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É (li t i 0 Il S du
" Petit Écho
Je la M0Clc"
l, Rue Gazan
PARIS (XIYC)
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Pé~iod=':e
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1"""'1
PARUS DANS LA COLLECTION
"STELLA" _iiUiiiiiiiiiiiii:":
M. AIGU~PERS
: 188. Marguerlfe.
1I1.lhild. ALANIC : 4. Lu E,péranw. - 56. Monell ..
Pion. ALCIETTE: 246. Lucile et le Mariage.
M. d•• ARNE AUX : 82. L. Mariage Je Gratienn ••
G. d'ARVOR: 134. L. Mariage de Ro.e Dupre/J.
IL .t C. ASKEW : 239. Barhara.
Lucy AUGÉ: 154. La Mai,on dan. le bols.
SaIn du RÉAL : 160. Au/our d'Yod/e.
M. BENDANT : 231. L'Anneau d'opal..,
BRADA: 91. La Branc/.e de romarin.
Jean d. la BRÈTE: 3. R~ver
01 Vlore. - 25. illusion malCul/n •. 3-1. Un Réveil.
y....",. BRÉMAUD: 240. La Brève Idylle du pro/emur Maindror.
André BRUYÈRE: 161. Le Prince d'Omhre. - 179. Le Châleau Jes
lempGles. - 223. Le Jardin bleu.
Clor..·Loui.. BURNHAM: 125. Porle cl por/e.
ADda CANTEGRIVE : 220. La revanche merveilleus•.
ROJa-Noncl.dte CAREY: 171. Amour cl Fierlé. - 199. Amitié ou Amour}
- 230, Pelite J\lfay. - 244. Un Chevalier J'aujourd'hui.
A.•E. CASTLE: 93. Cœur de prince"..
Comlm. d. CAS'fELLANA.ACQUAVIVA: 90. Le Secr.1 de M aroussio.
Mme Paul CERVIÈRES : 229. La Demol,elle de compagnie.
CHAMPOL: 67. Nom., - 113. Anc.li,., - 209. Le Vœu d'André.
- 216. Péril d'amour.
Comt.... CLO: 137. Le Cœur cheminc. - 190. L'Amour quand m~e.
JOAl1ll. d. COULOMB: 60. L'Algue d'or.
l!dn.ood COZ: 70. Le Voile déc!.iré.
Eric d. CYS: 236. L' [nfanl à (Jcarboucle.
Mllnu,1 DORÉ: 226. M ademoi.. lle d' H crvic, mécano.
Il. A. DOURLlAC: 206. Quand lamour vien/... - 235. J'aimerais aimer.
Ge.niè.o DUHAMELET : 20S. L" 1népou,ées.
Victor FÉLI: 127. Le Jardin du ,ilence. ·- 196. L'Appel à l'Inconnue.
Jean FlD: 152. Le C",ur de Ludivine.
Mortb. FIEL: 215. L'Audac/eus. Décis/on.
Z'u.id. FLEURIOT : III. Marga. - 136. Peille Belle. - 177. Ce
pau ore Vieux. - 213. LoyauU.
Mary FLORAN: 9. Riche 011 Aimée? - 32. Lequel l'aimait? 63. CarmeTlclta. - 83 . Meurtrie par la vie 1 - 100. Dernier
Aloul. - 142. Bonheur m~conu.
- 159. Fidèle à .on r~ve.
173. Orgueil vaincu. - 200. Un an d'épreuoe.
M.·E, FRANCIS: 175. La Ro,e blcue.
JacquOl d.. GACHONS: 148. Comme une lerre .an. eau ...
George. GISSING : 197. Thyrza.
Pierre GOURDON: 242. Le Fiancé disparu.
Jacqu .. GRANDCHAMP: 47. Pardonner. - 58. L. Cœur n'oublie pa,.
- 110. Lu Trôn~J
3'écroulent - 166. Ruut! d Françai3c. 176. MalJonne. - 192. Le Sup, •• ne Amour. - 232. S'aimer encore.
M. d. IIARCOET: 37. Deralers Rameaux.
Mary HElLA : 238. Quand la clnc". ,onna ...
Mn HUNGERFORD : 207. C!.loé.
JUD JEGO: 187. Cœur de poupée. - 228. Mleu., que l'nrgenf.
(Suite au ""r..... )
-
0
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P.incipanx 'folumea parns cbI~
la CoUectioD (S.ite).
Paul JUNKA: 186. Pelite Mal,on, Grand Bonhc.ur.
M. LA BRUYÈRE: 165. La Rachat du bonlteur.
Ge.evi •• e l ECO~lT
: 243. Mort Ueutenanl.
Anui. LE GUERN: 233. L'Ombre el 1. Reflel.
Mme LESCOT: 95. Moriagd d'aujour,/'bui.
G,orge. d. LYS : 141. Le Logi,.
MAGALI: 22 1. Le cœur d. lante Miche.
William MAGI/AY: 168. Le C""p de foudre.
Pbüippe MAQUEr: 147. f .c Bonh.ur-du-jour.
Hé1 •• , MATliERS: Il. A Iravm It. ceigi...
Ev, l'AUL-MARGUERITrE: 172. L. Prl.o" hlanch ..
JeaD MAUCLERE : 193. Les Uens brisé•.
Suzonc, r~ERCY
: 194. Jocelyne.
Pr~.p
..· MÉlUMÉE: 169. Colomba.
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Jos' \\lYRE: 237. Sur l'honneur.
B. NEULLIÈS: 128. La Vole J. l'amour. - 212. La Mafqul.. GGllIo/.
Claude N1SS0N : 85. L'Au/"e Route.
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Alfred du PRADElX: 99. La Forêt J'argenl.
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Piem> RÉGiS : 224. L. Veau d'Or.
Claude RENAUDY : 219. Ceuz qui vivenl. - 241. L'Ombre .le /q Gloire.
Procope LE ROUX: 234. L'Allneau brisé.
I..b.n. SANDY: 49. M aryla.
Y"Olll!. SCHULTZ: 69. Le Mari Je Viviane.
No.bert SEVESTRE: Il. Cyrun<lle.
Emmanuel SOY : 245. Roman Jéfendu.
René STAI! : 5. La COllqutle d'un cœur. - 87. L'Amour al/c.cf...
J•• n THIERY: 136. A grande 011...<. - 158. L'ld~e
de SIIz;e. 2 ID. En }utl.e.
Mari. THIERY: 57. R~ve
el RéailIE. - 133. L'Om~re
d~
/>D".'
Lo... .le TlllSEAU: 117. Le Finale d. la .ymp[,onie.
T. TRILBY : 21. Rio. J'amour. - ~.
Prinlemp. pert/u. - 36. Lu
Pel/ol •. - 42. Odel/e de LY/1loille. - 50. Le Mauvai. Arno.r. 61. L'j,wllle Sacrifiee. - 80. La Tran.fuge.. - 97. Ar/elu, jewn,
Ju mou Il,, .
fille monerne. - 122. Le Droll d'almu.'- 144. La Ro~e
- 163. L. Retour. - 169. Une /oule pelile avenlure.
M.on.. VALLET: 225. La Cruelle Victoire.
Andrée VERTHJL: 150. M ad.mol..U. Prin/.e;mpL
Je"" VIDOUZE: 218. La FI1l~
lIu Contrebandier.
M. de WAILLY: 149. Cœur d'or. - W4. L'Oi.eau blanc
A.-M .• t C.-N. WlLIAAMSON: 105. Le Soir dl- 'On rr"',·'llte.. ' ... 127. Priz
de beaul~.
Ifenr, WOOD: 198. Anne Hereford.
=
IL PARAIT DEUX VOLUMES PAR MOIS
Le volume: ) Er. 50: Iraneo : 1 Ir. 7;;.
· obam~
au dooix,Sn.nco: Q m.-..
Le =hi/,o,..e "".,tJ1d de 10 colleellon ,,1 envoyEfraneo eon/,e 0 Ir. 25.
Cinq.
�T. TRILBi
PRINTEMPS
PERDU
C OLLECTIŒ>i
STeLLA
É&tioas du "Petit Écho d,~
ln !l!.l..' , ,
1 , R aa Cu;:an. P",.i:: ( X ~ V ')
��Printemps Perdu
1
Un beau jour de printemps, un jour de gai solcil,
la jolie Jacqueline Maurias se fiança 'avec Jacques
Daumon, un camarade de tennis, dont elle avait fait
]a connaissance, l'été à Dieppe.
Elle avait vingt ans, lui vmgt-huit, tous les deux
étaient riches, jeunes, beaux.
Lui, aimait passionnément cette poupée blonde
aux grands yeux noirs, qui riait à tout propos et
disait mille folies avec un petit air sage très II1telligent. Il adorait cette gamine aux robes longues, qui
ne pensait qu'à s'amuser, patinant, dansant, allant
la nuit et le jour, infatigable, patins aux pieds ou
raquette à la main.
Il aimait tout en elle, sa gaieté, son insouciance,
mais il aimait surtout ce rire léger et moqueur qui,
parfois, sans cause appréciable, jaillissait de ses
lèvres roses.
Ce rire avait des résonnances de cristal, il était
pur, clair, charmant; c'était une chose délicicuse
d'cntendre et de regardcr rire Jacqueline Maurias.
Elle, aimait son fiancé en jeune fille bien élevée,
qui ignore absolument ce quc · c'est que l'amour.
L'amour, avait-elle jamais eu le tcmps d'y pcnser \
~usq'à
dix-huit ans, elle avait beaucoup travalllé, suivant dcs cours, des conférences, prenant
des leçons avec lcs professeurs lcs plus en vuc de
~)aris,
tous émerveillés ùe l'intelligence de celle
Jeune élève. Aussi, lorsqu'elle fit son entréc dans le
mong e , elle était, ce qu'on c~t
convenu d'appcler,
unc Jcune fille accomplie.
Elle travailJait avec plaisir, ellc s'amusa avec
a.rdcur, ct.. puisquc ses parents jugeaient son éducatIOn termllléc, ellc envuya promener du jour au leu-
�.pRINTEMP~
PERD\.,
t1emain cours, leçons et professeurs, ct se lan;;a a\'ec
1111 entrain i.n,imasinable dans la vie. de p la~ sir~
q~'ol
lui offraJt . .1 enl1lS, bIcyclette, patlllage, l:qultatlon,
'promenad~
en autombi~e,
tout l'amusait ; les
10urnées lU! semblaient lo.ujOur.s t~·op
c.Ol.lneS, et les
Jluits, quand l'Ile dansait, n'etaient lamaiS assez
longues.
Avec une vie aussi occupée, Jacqueline l1'a\'all
'amais cu le temps de penser au mariage, au mari
à l'amour 1 Pourtant, lorsqu'elle fit la cunais~
de Jacques Daumon, toul de suite cc grand garçon
'lui prat!quait cO,ml:n e elIe tou,~
les sports, lui fut
sympathIque. II etait de premll:re force au tennis,
dansait le boston et le double boston avec une
"race incomparable, patinait, disait-on, Comme un
professionnel, et montait a cheval avec une éléoance
de gentilhoTl}l11e.
..
.
'
b
De plus, Ii causait bien, et, trl!S vIte, Jacquelinç
s'aperç~t
qu'il était intelligen.t et spirituel.
AUSSI, lorsque sa mère JUI fit part de la demande
du jeune homme, elle répondit en souriant qu'elle
serait heureuse d'être sa femme.
Officiellement, ils fur~nt
fiancé~,
et quelques jours
arr1:s, M. et Mme Maunas ouvraient leurs salons de
l'avenl;le du Bois pour présenter Jacques Daumon
leur futur gendre, aux nombreux amis qu'ils uyaient
à Paris.
Dès quatre heures, en taule, les invités arrivèreut
et les jeunes fiancés, etltourés, complimentés n~
savaient à qui répondre.
'
Jacqueline, Linette pour les intimes, trouvait ce.la
'très amusant, ct, ,!-vec un rire heureux, elle présentait son futur man.
- Vois-tu, disait-elle à une compagne d'enfance
qui l'embrassait avec tendresse, mon fiancé est
oelui que Dieu me destinait; tous les deux nDUS
avons les m~es
goùts, nous aimons les mêmes
choses, nous .•.
Et, passant à de nouveaux arrivants, n'ayant pas
le temps de iinir sa phrase, gaiement elle ajoutait:
« Tu comprends! »
Nombreux, les amis se succédaIent; nul1emcnt
lasse, conteute de tou s ces témoignages de sym ~thie,
Jacqueline, radieuse, affirmait à tous son
bonheur.
Plu.s calme,. mais. non moit~s
heureux,. JaC]u'!s
serraIt Jes malDs qUi se tendaIent vers lUi et dlsuit
ctw elqucs mots aimables à tous ces inconnus.
Vers six heures, alors que les invités commcnQ60i.ent à s'en aller, un couple arriva, qui fit sensation.
Belle, d'Llne beauté sévère · la. lD.[1m~
était ~ ..
�~rand
PRlNTEMPS PERDU
7
deuil, un tout jeune officier de marine J'acpmpagnait. Jacques Daumon se précipita vers eux.
- Comme vous venez tard 1 leur dil-il affectueu.
sement. Et, se raRprochant de sa fianc6c, il présenta:
- Mon frère GLly, un grand cadet, fit-il en mon·
trant la haute tatlle de son frère, ma sœur Raymonde, dont je vous ai souvent pari.:!.
Gentiment, Jacqueline lendit ses mains aux arrivants.
- Je suis bien heureuse de vous conna1trc, leul
dit-ellc.
Puis, se tournant vers Guy qui lui souriait, elle
ajouta:
- Comme il est regrettable, monsieur, que vous
partiez demain 1 nous aurons à p~ine
le temps de
nous entrevoir. Jacques m'a appris que le gouvernement ne voulait pas prolonger votre cOl1gé; il parait
que les fiançailles d'un frère ne sont pas des raisons
suCiisantes. C'est vraiment dommage!
Plus grave, s'adressant àla jeune f.:!mme qui l'examinait curieusement, elle lui dit:
- Je vous suis tr~s
reconnaissante, madame,
d'avoir bien voulu, malgré votre deuil, venir aujourd'hui. Je sais que votre mari vient de perdre sa
mère, et, bien que je ne sois pas encore de votre
famille, VallS lUI direz que je prends part à son
chagrin.
Des amis, s'en allant, s'approchaient pour embrasser Jacqueline; le frère et la sœur quit~ren
les jeunes fiancés.
Ne connaissant personne, ils s'assirent dans un
coin du salon, et, silencieux, regardl:rent tOtlt autour
d'eux; puis la jeune femme se pencha vc..rs son.
frl!re, et, très bas, presque sans remuer les li!vres,
demanda:
- Comment la trouves-tu ?
jolie.
- Tr~s
- C'est tout?
- Que veux-tu que je te dise? je l'ai vue quelques
second'!s.
Te pl ait-elle ?
Elle est aimable.
Mais encore?
Rien.
Enfin, ton Impression?
Bonne .. ct toi?
- :Moi, jusqu'à présent, je persiste à croire, ce
que tout te monùe me dit d'clic; c'est une poupée,
rue jolie poupée sans cœur ni cervelle. Aussi, j'ai
l»cn peul' que cette petite fille soit capable de rendue
Son mari tri:s maJhcureL!.!(. Je oillins Jar:Ques; ce
�'1
t-RINTEiY.IPS PERDU
mariage sera pour lui, j0 le crains, une source de
chagrin.
_ Crois-tu} Elle est si jeune! il pcut la changer.
_ Saura-t-il'? Et puis,' de bien des cotés, on m'a
a[(]rmé que celfe enfant était tres volontaire; ses
parents l'ont mal élevée 1 ]-<'I~
n.'aim~,
parait-il, qu'à
s'amuser ct sc vante de n'avoir Jamais pleuré.
_ Calomnies!
'J
_ Une de mes amies, pas méchante, celle-là, l'"
entendue dire dernièrement: « Tristesse, c'est un
mot si vilain, si sombre, que mon fiancé et moi nous
l'avons rayé de notre dictionnaire . Du reste, je ne
sais pas ce que c'est que d'être triste; depuis que je
suis au monde, je ris ... etd'e veux continuer. Cc
n'est pas un mari qui me ren ra sérieuse. »
- Enfantillage, bêtise, qu'elle adite pour s'amuser.
_ Admettons-le, et puis comme elle est la fiancée
de Jacques, nous devons nous taire,
- Et une fiancée qu'il aime passionné,ment ; si ce
mariage ne s'était pas fait, Jacques aurait beaucoup
souffert.
- Le penses-tu vraiment? . .
_ J'en suis certain; hier sOir tl m'a parlé d'elle
avec une tendre se dont tu n'as pas idée. 1\ est follement amoureux.
- C'était inévitable.
- Les jeunes filles d'aujourd'hui, ajouta-t-clle,
avec un soupir plein de r0gret, savent se faire aimer.
De mon temps, il y a à peine de cela une dizaine
d'années, la coC\uetterie était un défaut, maintenant,
c'est une qualité, qualité que notre future bellesœur possède, paraît-il, au plu,s haut degré.
Guy Daumon regarda attentLvement sa sœur, puis
il lui dit:
- Raymonde, je ne te reconnais pas; toi si juste,
si bonne, tu a~ l'air d'en vO,uloir, trGs particulièrement, à cette Jeune fille qUI est la fiancée de notre
frère, Avant cc soir, tu ne l'avais jamais rencontrée,
aussi je ne m'explique pas ton antipathie.
- Ce n'est pas de l'antipathie, reprit-elle vive1el,~
bonteusc ùe cc reproche mérité.
- Qu'est-ce donc, alors?
_ Rien, ou presque rien, Un petit froissement
d'amour-propre, tout simplement.
1 ~
gxplique-loi.
f1~nçailes,
il y Q.
_ Jacques m'a annopcé se~
quelques Jours; avant, JI ne m avait Jamais parlé de
u~
rêve, un tout
cette jeune Elle; Pour lui, j'ava!s fa~t
autre rêve, qUl le rapprochait tri,;S .etroltement de
moi, Quand on est comme nous trOIS, seuls sur la
terre, on aime. à resl'~
les liens de Cartille avec
�PRINTEMPS PERDU
ceux qui vous restent... Cette jolie Jac'lueline Maurias a brisé mon rêve, de cela je lui en veux un peu.
- C'est injuste.
- Oui, mais si elle rend mon frère heur..:ux, ma
rancune ne durera guère.
Guy ne répondit pas, Jacqueline bondissait ver::
eux.
- Que faites-vous dans ce coin tous les deux, tout
seuls? Je suis sùre que vous dites du mal de moi .
Et comme ni l'un ni l'autre ne disait mot, elle
ajouta:
- Non, tant mieux si je me trompe. Voyons,
avez-yous pour votre future belle-sœur un peu de
sxmpathie ?
' Guy s'inclina galamment.
- Notre sympathie, vous l'aviez depuis longtemps,
mademoiselle, bien que nous n'eussions pas le plaisir de vous connaltre.
Linette éclata de rire.
- Oh! que c'est joliment répondu, monsieur,
ajouta-t-elle en faisant une révérence, vous m'avez
l'air d'être un parfait gentilhomme. Mais, puisque
votre sympathie m'étaIt déjà acquise, je ne m'en
contente plus; dès aujourd'hui, il faut me donner
autre chose. Voulez-vous essayer d'avoir pour moi un
peu d'amitié, puis, plus tard, beaucoup d'affection?
Et gentiment, tendant la rnulIl à la jeune femme
qui la regardait attentivement, elle demanda:
- Vou:; aussi, madame?
Presque séduite, très grav!), Raymonde répondit:
- C'est promis, nous essaierons de vous aimer.
Le ton était froid, presque solennel. Jacqueline
s'étonna ct, reculant de quek[ues pas, ses grands
yeux noirs dévisageant sa future belle-sœur, elle dit
doucement:
- Nous essaierons ... quel vilain mot 1...
Mais oubliant bien vite l'impres ion désagr6able
qu'die venait de ressentir, très enfant, volontaire,
elle ajouta:
- .Je veux que YOUS m'aimiez, tout le mancIe
\I,'aime, vous ferez comme les autres. D'aburd, lOUl
de suite, vous allez quitter cc ton grave, cet air céré·
monieux, vous allez m'appeler Linette et m'embrasser.
Elle tendit ses joues. Raymond..: mit un baiser très
frai? sur le front de la ieune IiUe.
LlIlette soupira gaiement:
~
Vous n'êtes pas gentille, vous m'ayc~,
d'Jnné uo:
hUlser de religieuse. Tenez, je suis sûre que vou'.
[Ivez été élevée au couvent ?
Le ton était drôle, la physionomie très amusün1tt)
Haymol1d~
sOLlrit.
�.pRINTEMPS PERDU
JO
- Vous avez deviné juste, dit-elle .
• tourdiment, Linette s'écria :
- Quel dommage 1 C' es t pour cela que vous ne
lavez pas embrasser.
. ..
.
Puis, se tournal.Il," è,3 Guy qUI nalt, elle aJouta:
, - Comm ,; ~a Y\l <n: ennuyeux de VlVre dans
on COUYèntl S: m,~;
,),I:cnts m'y avaient enfermée,
l'aurais cs'uY':, cl~
:'~S~lu'.(!r
pa,r la porte ou par la
fenUre, J.l'llS Je t,'\, ,'_ïalS certaInement pas restée.
Graye, \ OJlé1~
ur,j~ler
une le«on à cette étourdie,
R aYI':wnd..: r,-prn :
-- lVl.li, J'1l,.Je1l1L' ise!le"je n'avais plus de parents,
1", ~;œ\lr
Llrllent ma iamJlle, le couvent, ma maison.
Dans cetle maison, où l'on peut être heureuse
ClU) ~z-Je,
on m'a appris de bonne heure que la vi~
: est
,une partie de plaisir ct que nous y avons
L;
(~\'olrs.
l,as
Craignant d'avoir fait de la peine, Jacqueline gen,Cll t s'ex cusa.
-- Pardon, j'ai parlé sans rélléchir, je n'avais
a'_cune intention mauvaise, je vous l'assure. Quand
'il LIS me connaltrel. davantage, vous verrez que je
perte bien mon nom. Linette vient de linotte, affirme
votre fr<:ro, et vous savez nllelle réputation a ce
petit oiseau.
1
Jacqùes s'approchait d'eux, Raymonde ne rép0Gdit pas. Ils caust:~'en
t'?us ensemble c,ncore quelques instants, pUIS la Jeune femme demeurant à
Versailles, à cause de la santé précaire de son mari
voulut s'en ale~;.
Guy, ayant encore quelques male~
à fermer, la SUivit.
Bientôt il ne resta plus dans les salons que quelques vieux amis que Mme Maurias avait retenus à
diner.
Les Ilancés se réfugièrent dans une petite bil~
thèque communiquant avec le hall.
JIeureux d'être seuls, ils s'installèrent l'un à cOté
;le l'autre et Linette déclara:
- Enfin, on va pouvoir bavarder.
Jacques se mit à rire.
- Pauvre petite 1 elle n'a pas dit un mot de lé{
'journée. d~
- Si, repondit-elle riant aussi, mais parler avec
beaucoup d'indifférents, ce n'est pas amusant, c'est
même ennuyeux. On répéte cent fOIS la même chose.
,j Merci, monsieur ... merci, madame, comme vou s
êtes aimable d'être venue 1. .. C'est gentil de ne pas
m'avoir oubliée. » On ne sait plus ce qu'on dit, on
est très fatigué, mais on est tout. de même content
~t
malgré tout, c'est une bonne Journée.
'« Seulement. a,Drès ces heures exclusivement
Li.
�PRI.NTEMPS PE.l{J)",
mouctumes, je suis heureuse d'être seu le ayec vous.
<lue je
J me semble qu'il y a longtemps, lon~temrs
:Je vous al pas vu et que J'ai une foule de choses à
vous Jire.
- D'abord, parlons d'aujourd'hui, puis ê.prè:s de
demain.
- Mes amis VOL:S plaisent-ils?
- Ilum 1. .. pas tous. Il y a certains messieurs qu
se pe1'l1lettent de vous parler surun ton que je n'aimE
pas heaucoup.
- Vou:.> tmuvez? Mais ce sont des èamarades de
1 nnis, des danseurs,' des petits jeunes gens sans
aucune importance. SerieZrvous jalou!X, pal' hasard'
- Jusqu'à présent je ne me connaissais pas ce
d.::faut.
- Et il ne faut pas qu'il vo·us vienne; ça doit être
a:;~ümnt,
un mari jaloux. Et puis, comme je suis
trb coquette, vous me feriez des reproches tout le
rcmp!:l.
Taquin, Jacques demanda
- Vous f>tes coqt1ctte?
- Cette question! comme si \lOUS ne vous en
étiez l"as déjà aperçu. Mais demandez à maman, à
mes amis, à tou ceux qui me connaissent: ils vous
r·épùndront que Jacqueline Maurias aurait inventé
la coquetterie, si elle n'exIstait déjà.
- Eh. bien 1 i! faudra. tâcher de vous corrIger,
-nademolsel10 LlIlet1!e. JusCLu'à présent, personne
ne ;;Quffrait de ce petit défaut, maintenant ce serait
tout différent. Vous ne "OU lez pas me rcntlre ma}.
heureux?
- Non, certes, s'écria-t-elJe avec élan; puis, en
riant, elle ajouta: J'essaierai de me corriger, mais
ce sera tri::s di fficile, j'aime plaire à toul le monde,
j'aime qu'on m'aime ... alors Je ne sais pas être désagréal)!e. . .
- MalS je ne vous demapde pas cela, dit Jacques
amusé.
- Alors, expliquez...moi ce que vous me demandez; j'écoute.
5érieuse, les malllS croisées, les yeux fixés sur sOJt
fiance, Linette attend it, mais, comme Jélt:ques tardait à répondre, elle repl'it vivement:
- Peut-être ne le savez-vous pas vous-même'
maiS, croyez bien, monsieur mon futur mari, que i~
n'efforcerai d'être· pour vous la compagne id<.lale
D'ilbord, pour savoir ce qu'il faut faire pour cela.
Je n'ai qu'à l'egarder ma chère maman. Il ya Vi'DSt>cinq ans qu'elle est mariée, et papa répète, à qui
veut l'entendr e, que, pendant ces vmgt-clflq années,
sa femme OP. ll.li a jamai s causé le moindrp chaGrin ...
�PRINTElVU'S pERDU
Ce sont de vieux amoureux ... lis S'aliTIent encore
comme aux premiers jours ... Nous tacherons de les
imiter.
Avec émotion, Jacques répondit:
- Oui, ma chérie, nous nous aimerons, comme
eux, toute notre vie.
Craintif, il demanda:
- Vous m'aimez, n'est-ce pas?
- Voilà ce qu'on appelle de la coquetterie; tous
les jours, vous me posez cette question, à laquelle
je dois rél ortdre affirmativement. Mais comprenez
donc, Jacques, une fois pour toutes, que, si je n'avai:;
pas cu pour vous une afTection toute particulière, je
ne vous aurais pas laissé passer à mon doigt la bague
des fiançailles. Vous savez que je veux être heureuse,
et qu'il n'y a pas de bonheur possible avec un mari
qu'on n'aime pas. C'est une vérité que m'a cent fois
répétée ma vieille cousine Marie, vous savez, celle
qui a l'air d'une Anglaise en voyage. Je vous ai présenté à elle cet après-midi.
- Oui, je me souviens très b!en de. son visage.
Celle-là, je l'aime tout pleIn, et Il faudra l'aimer, Jacques. C'est une vieille fille sans aucune fortune, maIs qui fail avec son cœur plus de charités
qu'une millionnaire. Je la devil:e un brin sentimentalc; maman m'a dit qu'elle avalt eu un grand amour
pour un pauvre garçon qui est ~ort
sans av.oir pu
l'épouser. Est-ce cet a~our
qu~
la r~nd
SI dIfférente de tout le monde? Je ne saiS, maIs vous VOus
apercevrez bien vite qu'on ne peut la voir sans
l'aimer.
- Je l'aimerai, affirma Jacques, je vous le promets.
- Vous êtes gentil, fit-elle et) tendant sa main.
Maintenant, parlons de demain, parlons-en longuement, voulez-vous?
- Mais le programme a été arrêté hier définiti'fement avec Mme Maurias; vous étiez là, Linette?
- Oui, mais si cela ne vous ennuie pas, répétezle-moi, je m'en souviens à peine ... ~t puis Je me
promets de m'amuser tellement, que le veux y penser toute la nuit. L'attente du plaIsir est une chose
el:quise.
Prenant .Ie ton d'un écolier qui répète une leçon,
Jacques dit:
- Demain matll1, de fort bonne heure, nous partirons en auto pour Dourdan, et ...
- En auto découverte, interrompit Linette, c'est
~en
plus amusant j au moins on sent qu'on va vite,
~
VOUS grise, c'est délicieux.
- La voiture dans laquelle vous monterez sera
ôl.écouverte. ie fOUi l'ai promis.
�PRINTEMPS PERDU
13
Merci. A Dourdan, nous arrêterons-nous?
- Oui, quelques instants. Je veux vous montrer
u!!. vieux château qui est assez curieux, puis de là
touS filerons au Prieuré. Avant le déjeuner, nous
ferons tous les deux, tout seul , le tour du proprié.
taire, et j'espl!re, Linette, que ce vieux château, qui
plus d'un sil!cle, vou!:.
est dans notre famille depu~s
)Iaira.
- C'est certain, je suis sûre que l'e m'y amuserai
beaucol!~.
D'abord, j'adol'e toutes es fleurs, particulièrement celles qu'on ne plante pas, et vous
m'avez déjà dit que la forêt en était pleine.
- Surtout â cette époque.
- Alors, j'y ferai des bouquets merveilleux, et
puis nous courrons les bois ensemble. Vous êtes
bon marcheur?
- Infatigable.
- Quel bonheur que nous ayons les mêmes
~oûls
1 Nous ne nous quitterons jamais ... c'est S1
ennuyeux d'être seule l'... Je chasserai avec vous.
VGUS m'apprendrez à tuer les jolies petites bêtes
sans leur faire trop de mal.
- C'est entendu; mais vous ne commencerez pas
vos leçons dès demain. Votre père amène quelques
amis, très bons fusils, qui seraient désolés d'avoir
aYec eux une débutante. Les cnasseurs, ma chérie,
manquent presque toujours de galanterie.
Linette fit la moue.
- Quand nous serons 111àriés, Jacques, vous
n'inviterez que des chasseurs aimables, qui comprendront qu'une femme doit suivre son mari partout.
- C'est entendu.
Me souriant pas, très grave, Linette demanda:
- Demain, votre sœur viendra-t-elle.?
- Je l'espère; elle doit arriver pour déjeuner avec
son mari et ses enfants,
- Son mari lui ressemble-t-il ?
En riant, Jacques s'écria:
- Ob 1 pas du tout. Il est très gros, très petit et
500 visage n'a rien de séduisant. Une épaisse barbe
n()Îre lui couvre la moitié de la figure.
Les sourcil" froncés, Linette reprit avec \m.pahooce:
- Vous ne m"avel pas comprise; je vous demaLF
~.il
s'il lui ressemblait ... moralement.
- Ma foi, je n'en sais rien; mon beau-frèrl... l'arl<<
peu. rit rarement, est souvent triste; mais pourtant
pc (:J'ois que Raymonde et lui ont les mêmes idées.
IAnette ne répond.it pas, mais soupira longuement.
- Que veut dire ce soupir? interrogea Jacques.
1 Ob 1 rien lot'edl'aordinlÙre .
.
�J.
PRI~r.!M"S
PERDU
- Expliqut:z..le, fit-d, et comme Linette }le dis-'t
,toujours rien, il aj~ut
tendrement:
"
- Je vous en pne.
'..
- Eh bien l reprit-elle en baissant moclestemelh'
'}es yeux, votre sœur me fait un peu peur.
- Peur, Raymonde 1 Lmette, vous vous moquez.
Toujours séneuse. d'un ton tranquille, elle ré.
?Ondit .
- Non, je vous assure que c'est la vérité. Tout 4
l'heure. avec un ton d'orateur chrétien, elle m'a fait
un pdltsermon, très réussi, qui m'a aidée à comprendre à quel pomt nous étion~
loin l'une de l'autre.
Elle doit être bourrée de quahtés, de verlus moi
Je n'ai que des .défauts, dont je ne cherche pas d~
tout à' me cornger: Alors, vous comprenez que
devant une temme SI parfaite, la pauvre pécheresse
que je suis, est toute tremblante; elIe se sent jugé~
pour ce qu'elle vaut, pas grand'cbose, après tout.
Un nre .léger .et charmant termina ce petü discours, mais ce nre n'étaIt J1-ollement humble il était
plem de vie, de jOie et d'audace;
,
Jacques saisit les deux mains de Linette et les
couvnt de baisers, en s'écriant:
- Petite foUe, délicieuse petite chose, je vous
aime telle que vous êtes. Ne .vous corrigez pas surtout, car vos défauts [ont partIe de ce qui m'a séduit
en vous.
«J'aime votre gaieté, votre. insouciance, 'fotre
folie ... J'aime que vous ayez l'alr d'.un de ces petits
oiseaux effrontés et. tapageurs qUi 07 se pOsent
jamais nulle part, qUI ne peuvent se tenIr tranqui'lles
et qui osent tout, .sûrs d'avan.ce. d'être pardonnés ...
J'aime que votre )e~s
SOit epnse de liberté, de
que vous ne SOupçonniez
grand air, d'espace, J alm~
(las que la vie pOllir certains. peut être douloureuse,
taime que vO\ls n'ay.ez la.mals p~euré,
jamais souf~
fert ... Petite Lmette, ~e SUI s cer~am
que nous serons
heureux ... Vos grands .yeux. SI rieurs, ne doi'ent
jama)s être mor.oses, nt .méchants ... Vos lèvres ne
$avent que sounre, elles Ignorent sûrement les mati
durs les mots gui font mat au fond du cœur ... Vos
maids, si petites et. si b!anch~s,
son.t délici cuses à
rcgarder. .. Cet: n:aIDs-la, .vrales maIDs. de poupée,
qUI que ce solt... Linette
nc sauraient ~hatler
Linette, ma jolie. mienne, ?ans quel.ques semain~
1'OUS serez à mOl pour toulours, et Jaloux, pressé
ie cacher à tous mon trésor, Te vous emporterai libas, dans ce vieux château qye vous connaltrell
.cfemain.
ç~
Grj~cl
p!1r ces paroles, un peu lasse, les jCu.x.
,JESlue clos. Linette appuya sa t~fe
sur l'épaulè de
�PRINTEMPS PERDU
s.a liance, et. dans un murnl'~
trè;s crOllX., eilè
r,~p(\ndit
:
(f)
Oui, 1,ùus allons être divinement heu, c 'H.
l)";
. b o l"(~.
ce sera très gentil de partir 10US les deux,
tou t" '.-" .. Je veùx aller loin, très loin, devinez où?
--" j,. 11<; "aisj)as.
~
r. JI "Ii ê. e veux abs01ument connaltre ce pays
4ue Yl t.. C n::l"issez et que vous aimez déjà. NQuS
.;:!6couvn rons ,-n~
mbie
d~scoin6
inconnus de vous,
ceux qu'euc\.! n 1".li·J e ne meùli0llne; nOl1s fuirons le~
musées, Ic s é~l
~'!:,
["5 m onuments, tout ce que vous
avez déjà vu. Nuu ' ~'IC .'(;r:->
ns
l'Italie en amateurs, ne
nO\ls arrérant qu:! h ) r~ " u'l\
paysage n'Ous aura
séduits, ct que nou s pO'..ITOnS l'admirer seuls" Vous
rerrez comme ce voyage sera une chose àmus'ante.
Jacques se pencb:l. \"er$ la joli~
tête qui était tout
près de la sienne, cl il osa meUre un baiser très
tendre sur les yeux qui se fermaient; puis, un .peu
w0ublé, à 'Voix basse, il répondit:
- La vie s'ouvre devant .nous radieusement belle.
le bonheur vi'ent. .. Linette. nous saurolls le garder.
u
.Dans sa jollÎte chambre rose. c1ai.R et gaie,Unette
s'habillait avec un soin méticuleux.
Vêtue d'une a"obe blanche très simple, mais Cfui
lui seyait ll!lerveilleusement, ene se coiffa dI'un tOI4<1:
petilt chapeau, uo amour, qui iui d-0ŒlI.a\a \!Ill ai!" 4d:"ipon
que Jacques aimerait sûrement.
Prête, elle se rega1·da avec plaisir dans la glace et,
contente, s'avoua qu'elle n'avait jamais 6,/; plu jolie.
Sas che\lcux, sous -ce chapeau !1()ir, pataissaient
plos dorés, ses joues étaient toutes roses, si roses.
u'un peu de poudre lui sem.bla néCE:ssaire. C~la
fait, elle s'enroula joliment dans les grands voiles de
gazc qui devaient la prCltéger contre la poussière et
le vent, elle mit sur sa robe blanche un Ion!?, paletot
sombre et, prêle à affronter Œes courses ;es ,pl,us
rapides, elle ouvrit sa fenêtre et s'avança sur le l>a~
e<;>n pour guetter l'ar~vée
de 'Son fiacncé.
.
En bas, dans 1a rue, l'aut'ÛDlobile de ses parents
était déjà là, un grand coupé bien clos.
Linette ,n 'aimait pas oette voiture "C(Hiforta..We.
avec elle, les promenades manquaient d'itm~lpréV,
~ ~>uis
ie rchauffeur n'allait lamais IV'ite Ietœnil1tissait
toujours ,son chemin. Depl\'Îs longtemli's,. Line1~
�J6
r'RINTEMPS PERDU
rêvait de courses folles, ?e yitesses vertlgmeuses
Aujourd'hui, elle espéraIt bIen que Jacques, e~au.
çant son. désir, serait un peu! oh '. très peu, impru.
dent et qu'il l'emmènerait vite, .Vlte, vers ce vieul
chàt~au
entouré d'une forêt qU'Il disait pleine <X,
fleurs.
) Comme il fer~it
bon à la campagne, le soleil ëtait
merveilleux, le cIel bleu sans nuage et une brise très
1.10uce promettaient une belle journée.
Tout à coup, Linette tressaillit et se pencha afi.
de mleux.voir.
Une belle limousine approchait et, très habilement, Jacques la rangeait derrière l'automobile des
Maurias.
La jeune fille quitta son balcon, sa chambre, et
s'élança dans l'appartement en criant:
- Papa, maman, Jacques est là, il nous attend,
il faut descendre.
Prêts depuis quelques instants, M. et Mme Maurias accoururent. Ils eurent un sourire plein d'indul, fille, cette gamme
gence et de ten?resse .pourl~
de vingt ans, qUI sautaIt de JOie en leur parlant.
En mère prudente, Mme Maurias demanda:
r - Es-tu bien couverte, ne crains-tu pas d'avoir
froid?
- Tranquillise-toi, maman, je su. is prête à affronter un voyage au pôle Nord; mais descendons, je
t'en prie, J'al hâte de partir.
Bientôt, se suivant l'une derrière l'autre les deu~
autos s'en allèrent.
'
A côté de Jacques qui conduisait lui-même sa
voiture, Linette souriante se taisait. Dans Paris la
CIrculation est dif(]cile et un conducteur d'automobile
a besoin de toute son attention pour éviter les accidents. Mais, lorsqu'ils furent sortis de la "ille, la
jeune flUe se ratp~.
.
D'abord, très gentiment, eHi remercia son fiance
des 0eurs gu'illui avait el1~oyés
le matin, puis elle
admIra, en personne qUI s'y conr'alt, la belle
VOltUrl':.
..
Le moteur paraissait «épatant ll, la carros serie lui
plaisait, ct jusqu'à la couleur qui était sdon SOI1
"oût. Cc bleu de rOI, bordé de blanc, devait ressembler de loin a .qu~le
é~endar
.merveilleux que le~ .
Et. , COCluetle , se
P iétons ne faIsaient qu entrevoIr.
,
penchant vers J acques, d une VOIX tendre, elle
Implora:.
.
- Si on allaIt un peu plus vIte, Ce sel an encore
plus amusant.
Devant eux la route éta!t to.ute droite, sans courbe.
aucun ohstacle n'apparalssaü. Jac<lues obéit.
�PRINTEM~
FERI){)
11
La belle voiture s'enfuit, laissant loin derrière elle
l'auto des parents de Linette.
Les nannes dilatées, la bouche entr'ouverte, 1a
jeune fille battit des mains.
- Quel plaisir 1 s'écria-t-elle, je crois que nom
'olons. J'al à peine le temps d'apercevoir lea, kilomètres. Les arbres, les maisons, tout passe a.ec la
rapidité de l'éclair; je ne distingue rien et c'est 1ri.:s
amusant 1 Jacques, je vous en prie, allez encore plus
vite .
Cette fois le conducteur n'obéit pas; au contraire,
il ralentit sa machine; immédiatement Linette s'en
aperçut.
- Oh 1 dit-elle, en faisant la moue, nous allons
déjà moins vite.
- Oui, c'est juste, nous ne volons plus, mais,
petite Linette, il faut penser que nous n'avons pas
d'ailes et que, si nous tombions, nous nous ferions
grand mal. Aujourd'hui je dois être très prudent;
on m'a confié pour le première fois votre chère per..
sonne, alors il me faut bien mériter cette confiance.
Elle soupira.
- Que c'est ennuyeux d'~tre
raisonnable 1
En riant, Jacques laregal:da, puis comme on approchait de Dourdan, il ralentit encore. Alors elle
s'écria:
- "Nous marchons comme un omnibus.
- Eh bien, rendez-vous compte que « l'omnibus"
a été tellemc!lt vite qu'on n'aperçoit pas, même très
loin, l'auto de vos parents. Il faut nous arrêter.
Linette se retourna vivement.
- C'est vrai, dit-elle, maman va s'inquiéter.
- Qui en est responsable? demanda Jacques.
Malicieuse, elle sc tourna vers lui.
- Vous, puisque c'est vous qui conduisiez .
•- Et qui voulait aller toujours plus vite, qui me
l'a demandé, si gentiment, que je n'ai pas su refuser?
- C'est moi; je m'accuserai, s'il le faut.
Tout au bord de la roule l'auto s'arrêta. Debout,
relevant son grand voile, Linette regarda derrière
clle.
COD1lfle elle sc taisait et qu'elle ne souriait plus,
Jacques s'inquiéta.
- Vous avez peur d'être grondée, lui demanda-t-il
tout bas, à cause du chauffeur.
Amusée, elIc éclata de rire.
- Non, dit-ellc, non. pas du tout, seulement jf.
n'aime pas à attendre, cl puis nous avons l'air d'être
en panne; c'est très vexant.
Orgueilleuse 1 Personne ne passe.
C'~QI
vrai. }1'lais on pourrait passer ... Enfin .. :
�PR'INTEMPS l"Ei.{DU
oui, j..: crois ... c'est la voiture, elle ari\'~
Dlcn tl"8nquillcmetlt. Jacques, nous pouvons contlll'.ler r.~te
rOUte .
. Linette se rassIt, l'auto repartit tGul de suite.
- Si nous ne nous arrêtiol'ls pas à Dourdan? pro
posa la jeune fille, j'ai grand'hâte de faire connais_
sance avoc votre chateau.
- Comme vous vondret, acquiesça Jacques, alon
nous filons tout droit, et, dans quelques instants
·lOUS serons arrivés. Linette, ouvrez tout grands vos
plis yeuK et qu'ils. soient pleins d'indulgence pOUI
;e coin de pays {lU nous viendrons dans quelques
semaines cacher notre bonheur.
- Cacher 1 Quel trisle mot 1 On ne cache, monsieur, que les choses vilaines, .et notre bonheur ne
se ranne pas dans celte catégone. Au contraire, tous
les de~x,
fiers d'être heureux, nous nous promènerons nous nous montrerons à tous, ct, en nous
voya~t,
les gens diront: «Laissez passer les amoureux. • Et nous pa.sserons en S{)uriant, et ce sera
ainsi toute notr~
vie. Jacques, promettez-moi que
nous serons toujours un ménage d'amoureux.
Sérieux, ne riant pas de ces enfantillages, il répondit :
Linette, moi je sais bien que je
- C'est p.r0m~s,
vou s aimerai touJours.
QUIttant la grande route poussiéreuse, l'auto s'engagea dans un chemi.n étroit qui trave~i
.I~ ~orêt.
Après le grand sole1l, l'ombre paraissaIt dehcleuse
ct l'air semblait tout parfumé.
- Ralentissez, Jacques, demanda la jeune fille
allez tout doucement, n'effrayez pas les oiseaux .. :
Comme ce sentier est joli! Est-ce que nous
sommes déjà chez vous?
- Non, pas chez m~i,
chez vous, petite madame,
cette forêt vous apparttent; les arbres, les oiseaux,
les fleurs, tout est à vous.
- Comme vous. êtes gentil!. .. Jacques, j'aimerais
à quitter cette vOiture et à marcher très lentement
avec vous.
au chauffeur, et, en vagabond, en
" Laissez l'aut~
évitant les ,chemms connys, eo sau tant par-dessus
les murs, SA c'est nécessaIre, nous pénétrerons che;
vous.
- Je ne demande pas mieux, mais votre mère
approuvera-t-elle celte fantaisie?
- Oh 1 ne v~)us
tourmentez pas. Du moment que
je fais des bêtIses ayec vous, maman ~rouvca
cela
très bien. Vous êtes le gendre de ses rêves, et pui~
dans peu de temps, ne serez-vous pas mo,n mari?
Alors, nous pOUIVl:lITS bien agir COmme si nons étions
�PRINTF: ..':'PS PERDU
aêià mmriés ... Jacques, ne l'efusez pas, mes jambis
me (ont mal, il y a SI longtemps que je suis tral'llIuil\e! Je vous en pne, arrêtez la voitllre.
Immécliatement, Jacques obéit. Linelte sauta à
terre el, apercevant tout pr{;s J'elle, dans tlne clai·
riiôre ensoleillée. quelques pieds de muguet Dru r ; :;,
elle s'élança.
- Des fleurs 1 Venez vite les admirer. Comme·
~les
sentent bon, comme elles sont Jolies 1
Apri:savoir donné les ordres au Cha\ICfeur, Jacques
vint rejoindre Linette, et, apercevant le Dluguet, il
se pencha pour en cueillir quelques brins. La jeune
fille s'y opposa.
- Non, dit-elle, ne touchez pas à ces fleurs, elles
sont nées là, elles doivent s'y faner ... Et puis, je
m'imagine, j'ai la manie des histoires, que ce bouq~le
tout blanc, aperçu en descendant de l'auto. est
un bouquet de bienvenue, un bouquet que vous
n'aviez pas commandé; et pourtant c'est encore vous
qui me l'offrez, puisq"ùe je l'ai trouvé dans votre forêt...
Jacques, quand nous serons de vieux mariés, nous
reviendrons tous les ans au pnntemps près de cette
c1airit:re pour voir si votre forêt m'offre toujours des
fleurs ... Maintenant partons, conduisez-moi où vous
voudrez, mais tâchez de nous perdre, afin que nous
n'arrivions pas trop tôt. Sommes-nous trts loin du
château?
- Non, dix minutes à peine. De l'autre côté de
làce petit bois de châtaigniers que vous apercv~z
bas, nous trouverons une porte du parc.
- Alors nous allons suivre le chemin des écoliers,
et, au heu de traverser le petit bois, nous allons en
faire le tour.
- Si vous voule{ ; aujourd'hui, je ne sais qu'obéir.
Cette réponse amusa Linette.
- Et j'espère bien gue ce sera souvent ainsi,
s'écria-t-elle; sitôt mané, vous n'allez pas vouloir
être le ma1tre et faire de votre pauvre épouse une
humble servante.
'
Jacques regarda sa fiancée, son profil tr\!s pur éta.it
un peu hautain, ses yeùx, son sourire, pleins d'irCllnie.
n répondit en soupirant un peu:
- Linette, je crois que vous ne serez jamais tlli:!
3lumble, et vous n'avez rien de ce qu'il fnut poat
faire une servante.
. Etonnée du ton, elle demanda:
- Le regrettez-vous?
- Non pas, Je vous aime teUe que vous êtes et
VOllS le save7- bien, coquette 1
- Je m'en dOUl~.
�J:'RINTEMPS PEROU
- Je m'imagine sur vous, Llllette, reprit Jacque~,
des choses très amusantes.
- Dites-les.
- Vous ne vous fàcherez pa::; ?
- Mais non.
- Je crois que, dès les premiers jours de votre
laissance, alors que tous les bébés pleurent, vouS'
leviez déjà rire.
- Maman le prétend.
- Toute petite, vos menottes d'enfant devaient SI'
twdre vers tout ce qui ~st
joli, tOut ce qui brille,
tout ce qui réjouit. Vou~
étiez, j'en suis certain, une
adorable gamine, désirant des choses folles; capricieuse charmante, n'écoutant que vos fantaisies.
Comme je regrette de ne pas vous avoir connue à
cette époque 1
D'un ton sag~,
en petite fille qui avoue ses torts,
Linette répondit:
- Vous savez, maman assure que je n'ai pas beauC(1)UP changé.
Pensant à autre chose, voyant un papillon qui
iraversait un rayon de soleil, elle s'écria:
- Si nous suivions ce papillon, sûrement il nous
mènerait loin de la petite porte que j'aperçois déjà.
Jacques pri~
le bras de Linette et, la serrant Ull
[IIe'I.l, il répondit: '"
.
.
- Non, cette fOlS je diS non; l'ecole bUissonnière
a assez duré et les écoliers doivent se souvenir
'l.u'aujourd'hui, ils reçoivent chez eux des parents
et des amis qui leur sont très chers ... Linette, il faut
r6l1trer.
Elle eut un gros soupir.
- Je n'ai pas du tout envie d'obéir. Il fait si beau!
- De l'autre côté du mur le temps ne changera
pail; le soleil.est notre ?ôte pourtoute la journée.
- Oui, ma l? là-bas, Il ne me parallra plus si joli.
- PourquoI?
- Je ne sais pa.s, c'est très difficile à ex.plique!'.
- Si vous essayIez?
- Près de vous, dans cette forêt, j'étais heureuse,
\!t'ès heureuse, d'un bonheur tout nouveau ... C'était
si gent il cette p:o.menade ~ deu~
1.:. Je. m'iagn~
-6t t que nous etlOns manés: ... je Jouais à la dame.
~&t-ce
que vous trouvez que j'al l'air d'une dame ~
- Non, pas beaucoup.
- Quel dommage!
- Ne vous plaigne,; pas, cet air-là vient toujours
a:ilOeZ vite.
Vi atteignaient la petite porte du parc, Jacques
l· ... nit. Lmette se retourna pour regarder une der~e
fois ce CQin de forêt Clue le printeOl'os habillait
�PRINTEMPS PERDU
21
si luxueusement. Elle regarda les arbres fleuri d'un
blanc merveilleux, les buissons dont les bourgeons
venaient d'éclore, ct, par terre, elle admira, perçanf
l'épais tapis de feuilles mortes, les violettes, les
pnmevères, le coucous, humbles fleurs au parfum
subtil qui embaumaient la brise.
Elle étendit la main vers un vieux tronc d'arbre,
sorte de banc rustique.
- J'aurais aimé, dit-elle, à m'asseoir là avec vous
un long moment. Je crois, il me semble, que j'avais
encore beaucoup de choses à vous dire, et que cel<..
eüt été délicieux de vous les dire ici ... Je ne sais pas
ce que j'éprouve ... c'est étrange ... mais je n'ai plus
envie de rire ... Jacques, mon cœur bat très fort. ..
une émotion me serre la gorge ... Regardez bien, il
me semble qu'il y a des larmes dans mes yeux.
Jacques s'approcha de la jeune fille et, l'attirant
vers lui, il l'embrassa tendrement.
Dans ses bras, Linette trembla toute, et, troublée,
très confu.se, elle s'éloigna un peu.
- Voyons, dit-elle avec un sourire charmant,
l'école buissonnière a assez duré. Maintenant, je suis
prête à obéir.
- Vraiment, vilaine capricieuse 1
- Tout arrive, fit-elle en franchissant la porte.
Devant elle, se dressant fièrement sur le haut
d'une colline, Linette aperçut une vieille abbaye
admirablement restaurée. De grands escaliers de
pierre conduisaient à une terrasse sur laquelle s'ouvraient les appartements de réception.
A droite du château, une petite chapelle recouverte de lierre; à gauche, une grande prairie pleine
de /leurs.
Jacques expliqua:
- C'est un ancien couvent modernisé à notre
usage. Il y a longtemps, très longtemps, des religieux
vivaient là.
- Qu'y faisaient-ils?
- Ils travaillaient et priaient. De leur temps,
l'imprimerie n'avait pas vulgarisé le livre; alors ils
recopiaient des manuscrits.
- Et ils ne sortaient pas de leur belle abbaye?
- Jamais, la règle était formelle.
- Ils ne devaient pas s'amuser tous les iourl\
s'écria Linette.
Ce cri sincèr~
e:[ray'a Jacques,. et,. craignant que
lt! château déplut a la Jeune fille, Il lUi demanda:
- Est-ce que vous avez peur de YOUS y ennuyer?
- Non, certes. D'abord, nous n'y mènerons pas
).Q vie des pauvres moines; et puis, nous n'y habiterQtl.1ii que l'été. Et, quand il fait beau et QlIe les jar-
�22
~RINTEMS
PERDU
tlins sont pleins de neurs, peut-on s'ennuyer à 1:.
campagne?
.
.
• Maintenant, monSieur mon man, dépêchons .•
nous. J'apcrçois sur la terrasse plusieurs silhoucn
,~;
que J~OUS
connarsson . Courons, voulez-vous ~
Sans attendre sa réponse, Li J'lette luipril la marn,
et très vire, l'er,tralna à travers la prairie, vers li::
château. Et c'e st ainsi qlJ'ils arrivèrent, en gamin~
qui s'amusent, au bas ~e
la terrasse olt les attendaient M. ct Mme MaUJflas, Raymonde, son mari et
ses deux. enfant.s; deux ~out
pctlts garçons qui rcgal'dai'enr avec envIe cette Jeunc fille, lcur futurc tante,
courir à travers les l:erbes ~lautes
de la prairic.
Au bas des escahers, LiJlette lâcha la main de
son fiancé et, gravissant, quatre à quatre, !l;S marches, essouffiée, toute rose, elle se prCcipita ycrs ~a
mère.
- Ne dis rien, e~ surtout ne reproche pas il Jacques cette entrée SI peu protocolaire; c\:st moi, la
se~l
coupable.
Avec ses. ch~veux
ébouriffés, Linette était si jlJlie,
et paraissaIt SI heureuse, que Mmc Maul'ias n'cut
pas le cyurage d'a58ombrir, par des grondt:l·ies, ce
Jeune vIsage..
.
- Je me doute, dIt-elle, que tu as voulu celte
escapade.
_
.
.
Se voyant pafodn.~e,
L~net
qUItta sa mi.:re et,
en s'excu ·ant, dit bonJour a Raymonde, qui lui présenta son mari et St's deux enfants.
Elle serra la f!!ain de son futur beau-frLre, et
embrassa les reflts garçuns en leur proll1ctt"nt de
faire ~.Vi':c
eu. , dans l'après-midi, une belle partit de
cache-cache.
Puis, comn;e il étai~
l'heur.e du ~ljeunr,
Jacql~.
conouisant Lmette, sachemlna, SUlVI de /lc::; invté~,
vers l'a salle il manger.
La pièce, l'ancien réfectoire tles moines. t!lait
immense et fort sunplement meublée. Au milieu de
cette grande salle sév~r.e,
la table, lUxueusement
servie, toute rIeu:Je ~1e .lIlas blanc, paraissait UN
étrange chose qu on etait tout étonné cie trolJ.>'cr là
Un peu inti mi déc, Linette ,fut c(Jmduite par 8411,
Sanc'; à la place d'honneur.
Jacques vonlait que, dl:s aujourd'hui, la jeune hUe
Clccupàt à cette table la place qUI bIentôt lui aDpar.
tiendrait.
Et puis, c'étaJ! déhcicl}JI d'avoir en face de s(\i le
cher visage, et de pouvoir regaroùer, lout à son ai3e
les lèvres rieuscs et les grands yeux qU'i! aina.ait
tant. C'était pour J1.1I ' comme un avant-goClt do bOll.
lIeul"
qllÎ
J'/l11endait dans quelques sema.ines.
�PRINTEMPS PERDU
23
Ave..: url unbo.rras charmant, mais C1éjâ ayec.
l'aisance d'une tt.n11;te, Lwette remplit son rôle. Elle
fut gracieuse avec tous, s'occupa de chacun, surtout
des enfants, et, à la fin du déjeuner, les petits
garçons étaient conquis par celte jeune t'lute, qw
ne voulait pas qu'on leur fit des observatibtls, et qv;
les .comblait de friandises.
Après le repas, tout le monde s'installa sur lb
terrasse, puis les chasseurs arrivl!rent; ce fuI. Je:
signal du départ.
'foute désolée de voir que son fiancé partait déj6.
pour cette vilaine chasse, où on ne voulal! pas
d'elle, Linette fit la moue, mais cette moue ne durôl
"uère. Elle appela les deux. petits garçons, et [out
bas leur demanda s'ils voulaient recondUire jusqu'!
la forêt leur oncle et ses amis. Les enfants acceptbrenl avec joie, ci, sans bruit, tous les trois sUIvirent
les chasseurs.
Jacques s'aperçut lDut de suite de leur présence
et s'approcha d'eux.
- Vous nous accompagnez jusqu'à la porte da
parc, dit-il à Linette, c'est une gentille id?e.
- Vous trouvez 1 Et moi qUI craignais de vous
ennuyer.
- ln corrigible coquet~
1 Croyez-vous vral.ncot
que vous pUIssiez ennuyer quelqu'un?
- Oui, et si vous demandiez leurs avi~,
a ces
graves chasseurs qui marchent devant nOl!., je crois
qu'ils vous diraient tous que le vol d'un faisan est
cent fois plus amusant qu'un bavardage de femme.
Aussi, comme j'aperçois la porte, jc m'arrête, ct,
mon très cher époux, Je continue à jouer à la dame.
jl! vous dis au revoir. Soyez pmdent, soyez bon: eo
l'honnrUl' de ce beau jour, faites grâce à quelques
jolies bêles.
- Oui l pour vous faire plaisir, madame mon
épouse, Je reviendrai bredouille. Est-cc cela que
vous voulez?
- Non pas, yous auriez l'air d'un maladroit, ct je
serai., très ~'exé.
Mais, sauve~o
... Regardez, les
-:basseurs ne vous attendent même pas, vous le 111J11;re de céans! D~cidément,
vous aVLez raison. l~
hommes les mieux élevés., lorsqu'ils Ont un lUS •.
jans la main, devicnnent des sauvage. Au revoir. 11
.out à l'heure, ne soye!:: pas t~op
long surtout!
EJle s'enfuit en courant, S.UiVle des enfants.
Jacques la 'regarda s'en aller, puis, lorsque la J'()&.e
olancbe disparut derrière un gros arbre, il envoya.
jans la direction qu'elle ayait p.l.is.e, plusieurs bai3ers; et, avec un gros soupir il pa,:tit rejo.indre le~
:hasseurs.
�l'RINTEMPS PERDU
Tout en racontant des histoire3 aux petits gar.
çons, Linette :egagna la terrasse où Raymonde et
sa mère causle~t.
Grav~ment,
se souvenant qu'elle
était presque aUJourd'huI I?altresse de n:ai!'on, elle
s'assit dans un grand rockIng-chair, décidée à parler avec sa future belle-sœur.
Quelques instants elle pcouta la conversation,
se demandant ce qu'elle pou rrait dire à cette belle
jeune femme qui paraissait si sérieuse. Elle la sentait très différente d'ell.e, elle 0evinait que Raymonde
la jugeait. sal!s la ~olnre
Indulgence, et comme
Li nette aImait à plaire a tous, elte cherchait, trL:S
consciencieusement, les mots qu'il fallait prononce!
pour prendre ce cœur qui ne voulait pas se
donrler.
Intelligente et 0ne , ~inet
observa attentivement
Raymonde, et, bien vite, elle surprit les regards de
tendresse a:'ec, lesquels la mère contemplait ses
enfants, qUI s amusaient à tresser une couronne
pour leur jeune tan~e.'
avec de grosses marguerites
cueillies dans la prame.
La jeune fille sourit, elle avait trouvé.
et rêveuse, elle se
QUittant sa pose no~chal(
redressa sur son fauteUIl et prof]ta d'un silence pour
s'adresser à sa belle-sœur.
- Je crois, madame, dit-élie, que, maloré nos
natures, trL:S différentes, nous nous entendnfns bien
et que nous finirons même rar nous aimer.
Polie, mais sans aueun élan, Raymonde acquiesça.
- Je n'en doute pas, mademoiselle.
Inquiète cie ~e
préambule, et I?Our rappeler à ce
diablotin de Lll1ette qu'elle deVaIt être convenable
et gentille, Mme.f\1aur.ias tous~
légl:rement. Linette
comprit et sounl, .mals aucun celat de rire ne vint
interrompre son d1scours.
- Oui, reprit-elle, nous nous aimerons, et savezvous pourquoi?
Embarrassée, Raymonde répondit:
_. Mais, cela me semble tr '~ s naÎurel.
- Non, pas du tout. On a d':jà vu, dans l)ten de,.
familles, des belles-s·œurs n'avoir l'une pour l'autre
aucune affection. Ne protestez pas, cela se voit tous
les jours, el je ne suis pas éloignée de croire que ce
cas cüt pu être le nôtre,
,
Déroutée par cette ran~hlse,
presque froissée,
Raymonde fronça les, sourclls,.mals Lmette ne voulut pas s'en apercevOIr et contll1uQ:
.Rassurez· vous, madame, je vous Cl:~rme
qu" cela
ne sera jamais. Voyez-V OU!5, 11 y a dc)u entre nous
un lien qui, fa.talement, nous rapprochera un peu
r;>lus toU? les Jours; ce n'est pas Jacques .• car je
�PRINTEMPS PERDU
crois que ce lien-là ne serait pas assez fort pour
faire admettre ft votre sagesse ma fol ie !
Les yeux de Raymonde interrogèrent Linette;
:ette conversation SI peu protocolaire la stupéfiait.
La jeune fille se leva, et, s'approchant des petits
garçons qui lui tendaient la couronne de !."argue~
rites, gaiement, elle ajouta:
- Le lien puissant, incassable, ce sont ce~
deux
enfants-là, mes neveux. Je suis très fii;re d'6tre
déjà tante j et puis, j'adore ~es
petits, ct les vôtres,
madame, m'aiment déjà ... Voyez-vous ces menotteslà, fit-elle, en prenant les mains des bébés, ces
amours de menottes vous conduiront très souvent
chez moi j alors, à force de nous voir, nous nous
aimerons, vous verrez.
Cela dit, avec les petits garçons, elle descendit
doucement les escaliers; mais, en bas, fatiguée d'être
restée si longtemps tranquille, elle se mit à courir
vers la grande prairie pleine de fleurs, tout entourée
de genêts et de lilas qui commençaient à fleurir.
Llnette voulai t emporter à Paris des bouquets d~
toutes sortes; elle voulait en emporter à ne savoir
qu'en faire: souvenirs ch;:J1"mants de cette journée
ùe printemps.
Tout en cueillant, elle chantait. Jamais elle ne
s'était sentie si complètement heureuse, jamais clic
n'avait trouvé le soleil si beau, les fleurs si jolies;
et, lorsque, relevant la tête, elle apercevait devant
elle la belle abbaye et la grande forêt sombre, elh; se
disait qu'il ferait bon vivre là, avec Jacques, Je gai
compagnon,
Pendant ce temps, sur la terrasse du cllâteau,
MmeMaurias e!Raymonde causaient tranquillement,
tout en travaillant à quelque ouvrage de broderie.
Sujet inépuisable, elles parlaient de 'leurs enfants,
Raymonde racontait les mots exquis, les mots
narfs, les mots qu'on ne comprend pas, de ses petits
garçons; elle disait, avec un enthousiasme de mère,
que déjà leur jeune intelligence était plus développée que celle des autres bébés de leur age. Et, avec
LI1quit:tude, en pensant à la santt: si. prt:caire de Ron
mari, elle affirmait, voulant le crOI'te, que ses fils
n'étaient jamais malades. Le médcc"., ,iisait-e1l6,
les trouvait très robustes,
Mme Maurias écoutait et rép,ondait en parlant de
Linette. Elle avait été, elle aUSSI, un amour d'enfant,
une petite fille ri,euse e~ déli,cieusement sensible;
~rande
fille, sa gaieté était toujours la m&.;~)
et sou
creur n'avait pas changé.
Pendant qu'elles parlaient ainsi, el1es entendaient
ùans le lointain les COl1)~
cie f'~sil
des chasseurs.
�PRINTEMPS PERDu
uis, plus près, le. rire clair de Linette. ou sa voi:i:
~1:X
enfants de vlel11 ~s
COB'!.
Foyeuse qui chan~lt
plaintes d'autrefms
Au-dessus d<.:s d,'
· · 1mf,.'~
;~l
ét(',it uniformément bleu, a~cJ;
h!:~'
: :l'1: ' ,;.,," "~alt;
un. soleil
magnIfique écl<:I.1,r.'·' ill!tcs ChO~d
et l'aIr é~alt
parfumé par les mJl,~
;'c'1t(:8 fl.:!urs q~e
Je p:lJ?,te'!lPs
l'lit éclore. Dans 1 :3 arbres, les oIseaux tnllaIent
1;IWnlumCrll ; tout parlait d'amou;;, de bonheur, d'es,
l'
l.".
cUX \f'\:: '.-nes, qUI étaient as;;ises sur cette
~ " \., •• ,'1.' . ,e3S'l;ltalent différemment cette impression.
L'une, " ~) li'" '\gée, ne pensait qu'à son mari;
"
elle espérait vIvre longtemps encore près de cet
homme qu'~le
aimaIt, depuis vingt-cinq ans, d'un
amour infim.
L'autre pensait â s{"s enfants. Pour elle, le bonheur
AC pouvait venir que par eux.
Un peu arisés. par le printemps, toutes deux,
escomptant 7'aven,r~
se trouv'Uen~
heureL1ses 1
Aprils un long sIlence! :. ,)ncha!~
d'une voix
iiDditIérente, Raymonde dit a Mm,' .. ;I,'"S :
- Tiens! Jà-?as, tout Jà;-bas, SUI' 1,) ,'11.1 ~ '1 ui descend de 1a foret, J'apercols nos cha
s~(;
' " ; ils ont
l'air de vl/nir de ce c6té. Rentrail~-Js
(,i"jà f
- Oh! c'est impossÎ'ble, ré-pondil h:me Maurias,
il n1est pi-lS encore ql~atre
h'rures.
- En cITet, c'est bien tôt.
-Ils cJ~anoet
de terrain, probablement; i t .-; vont
chasser en pFaine. Je crois que votre frère avait dIt
qu'ils finiraient par là.
Raymonde regarda p' '') attentivement.1
- 'Nt n, (' ';ciJémcn' 'eprit-cllc, ils viennl'\nl'par
iû, il me ~Cl
l'Le bien ~.u'iJs
s?nt très chargés ... O\.1Ï,
ils ont l'air de marcher diffiCilement.. . fort dlffiçilement. ,
- Vraiment?
- Ils ~nt
peut-être tué quelg:~
gibier elftraordinaire CJ.u'ils rapportent à. votre jolIe Jacqueline.
Mme Maunas se leva et, à son tour, essaya de
distinguer les chas~eur
'.
.
Je Sms tr~s
myope; mais
- Je vois.maI, ~ht-e1J,
vous a"'cz raison, ils revIennent.
- Oui, ils descef.1dent .à trav.ers ,la bruyère, ils
~f)nt
prmdre un peht seotler qUI mene Lfireclement
à la porte du parc.
._
- Linette va êt.1'e con~e,
Je ",:,a15 l'appeler.
Raymonde, qur regardaIt t011J0u1'S, poussa un
léger cri et dev}nt très pàle.
.
- Qu'y a-t-Il? demanrla Mme Maunas, subitement inQui1;t e .
�PRINl'E.:y{PS :eE1UJÜ
- Je ne sais pas, mes yeux sont aveuglé!> par
:;e grand soleil ... jc ne distingue rien ncttcment.
- Mais, enfin, que croyez·vous voir?
- li me semble, je me tmmpe peut-être, qu\·r:
I;'Mte q1Jülqu'un .
. - Etcs-vous certaine ? ... alors ... vous croye!': ...
mon Dieu, protégez-nous! qu'il y aurait un blessé? ..
Un accident de chasse, non, ce n'est pas possible,
tous ces mcssieurs sont dc's chasseurs rem.arquables
et prudents.
Devant l'erIt·oi de Mme Mnurias, RaY.[J.lOnde se
rejjsaisit.
- Voyons, chère madame, ne vous inquiétez p.as
ainsi; je puis me tromper, et même un de ces messieurs a pu glisser, tomber, se fouler le pied, et
pour une bètise pareille, on est incapable de marcher ... Alors les gardes le portent ... cela s'explique
très bien ... Mais je suis certaine que ce n'est rien
de grave ... rien, entendez-vous? Je vous en pri>e,
ne vous inquiétez pas ainsi ... Du reste, d.ans quelques minutes nous allons savoir ... ils atteignent la
porte du parc.
- Il faut appeler Linette, elle va aller nu-devant
cl'eux, moi je ne pourrais pas ma1·cher.
D'une voix étranglée, Raymonde dit vivem ...nt :
- Non, n'appelez pas LJ11elte!
Mme Maurias s'affola.
son père qu'on
- Pourquoi? cria-t-elle, est~c
rapporte? Ah! madame, par pitié, si vous savez
fluclque chose, répondez..moi.
- Je distingue mal, mais)e puis vous affirmer
que je viens de voir M. Maunas marchant à côté dli
blessé ... Les voilà, madame, ils tournent l'allée .. .
Nous allons savoir, ils .sont tout près de nous .. .
Mais ... regardez .... non, ce n'est pas possible 1 Maclame, dites-moi que je me trompe ... c'est Jacques ...
c'est mon frt:re ... c'est lui qu'on nous ramène.
Et, descendant les marches, comme une folle, la
jeune femme se mit à courir vers le groupe de chasseurs.
AfTreusemcnt pâle, cramponnée à La.balustrade de
?ierre, Mme M.uurias regardait venir le lugubre
cortèoe.
De~
gardes portaient Jacques, le beau fiancé, iis
le portaient comme on porte un mort.
Derriùre Je i)lez'u,:, lvL l\1aurias ct sc:; amis ma~
obaient, soutenant Raymonde qui sanglotai.t.
Lentement, avec précautions, on monta le corps
qui semblait privé de vie, et les hommes, il bout·de
forces, le déposèrent sur lInc chaise longue d'osioc
~1Ji
se trouvait sur la terrasse.
�PRINTEMPS PERDU
Mme Maurias se pr~cita
au-devant de son mari.
- Il est blessé? demanda-t-clle d'une voix rauque.
- Un r.oup de fusil reçu dan,s les yeux, il a perdu
tout de suite connaissance, malS nous espérons que
ce n'est pas grave, on est parti chercher le méj ~cin.
,.' •
Attirant son man 10111 de Iii chaIse longue où
gisait Ja~que,
elle ajouta d'une voix qu'un doute
'uorrible fal salI trembler:
- Mon ami, dis-moi, tout de su ite, qui est responsable de cet affreux malheur?
- Je ne sais pas, mais je t'afflrme que je n'a'Vais
pas encore tiré lorsque l'accident est arrivé.
Mme Maurias eut, un soupir de soulagement.
- Merci, mon Dieu 1 fit-elle tr~s
bas, cela aurait
été trop affreux.
,
Elle se rapprocha de la chaise longue où Raymonde
donnait des soins à son frère, et regarda avec une
pitié infinie le pauvre blessé. Puis, pensant im~
diatement à sa fille, elle murmura: Linette.
Un éclat de rire lui réponrlit et elle entendit la voix
joyeuse qui disait: ,
petits, c'est l'heure de goûter, j'ai
- Allon s, m~s
faim vous aussi, eh bIen, nous allons dévorer tous
les gâteaux de l'oncle Jacques, N'ablmez pas vos
beaux bouquets, c'est pour maman, vous sayez,
Tous ceux qui étaient autour du blessé se regardèrent ~vec
épouvante" il était trop tard pour empêcher la Jeune fille de monter là,
Comme s'il avait entendu cette voix chérie Jacques s'agita, et dans un soufne balbutia :
'
- Linette!
Mme Maurias s'avança vers l'escalier elle ne
savait pas ce qU'elle,devait faire, ni ce quleHe allait
dire, mais elle voulatt tàcher d'éloigner sa fille.
Elle arriva juste au moment Où Linette commençait ~ grimper,. deux par deux, ,les hautes marches
de pIerre. La Jeun~
fille portaIt dans un bras un
énorme bouquet [ait avec les neurs cueillIes dans
la prairie, et, dans l'autre, une immense gerbe de
.
lilas et de genêts d'or, ,
Apercevant Mme Mal!nas, Joyeuse, elle s'écria:
- Voi~
t?ut ce,que Je r~p.ote,
Jacques va ms
gronder J'al dévalisé sa pra lne.
Tout de uite Linette se rendit compte que sa mère
était bouleversée, elle s'arrêta saisie et demanda:
- Qu'as-tu donc, maman, tu es toute pâle, tu as
l'air malade?
Trop émue pour parler, Mme Maurias I." r~pon
dit pas, alors Lin,elte monta les dernii:res marches
et, voyanf son Ocre et ses amIS qUI lnstemcnt la
�PRINTEMPS
l:'~RDU
regard<'licnt. troublée, d'une voix déjà inquit:tc, , 11,
:;'écria :
- Comment, vous étes d6jà rentrés... mai~
Qu'avez-vous, pourquoi me regardez-vous ainsi r ...
~I y a quelque malheur, .. je ne sais pas ... je né
':omprends pas .. . Maman ... Jacques ... où est-il?
Mme Maurias voulut prendre sa fille dans ses
Dras, Linelle la repoussa; elle écarta aussi son père
qui voulait l'empëcher d'arriver dans le coin de kJ
terra se où elle devinait bien qu'on lui cachait quelque chose.
Lorsqu'elle aperçut son fiancé, elle le crut mort,
alors elle poussa un cri afircux et courut vers lui .
Là, ses forces la trahirent et elle tomba inanimée à
côté de ce lit de douleur près duquel déjà une
femme sanglotait.
Les marguerites, les boutons d'or, les lilas et les
genëts se répandirent tOut autour des deux jeunes
fiancés, pauvres fleur cueillies avec tant de joie et
sur lesquelles maintenant tombaient de SI crucHes
larmes!
Et là-haut, le ciel était toujours aussi bleu, le
soleil aussi beau ct dans les arbres les oiseaux trillaient encore amoureusement.
ru
Dans la jolie chambre rose de Linette, assise sur
un fauteuil, tout près du lit, Mme Maurias guettait
le réveil de sa fille.
DepUIS vingt-quatre heures Linette était malade,
ses parents l'avalent ramenée du Prieuré grelottant
de fièvre ct ayant à. peine conscience de l'afTreux
malheur arrivé à son fiancé . Très inquiète, sa .mère
l'avait soignée comme un tout petit enfant. LlOette
fiévreux
ne répondait pas, ne disait rien, ses ye~x
pleins de larmes sembl~int
ne pas vOIr ceux qui
l'entouraient.
Appelé en toute hàt '_. le médecin, après un Jon~
examen, rassura les auvrcs parents.
Un grand chaf.-rin, une g.rosse émotion, avait amen.:!
.:etle fli::vre qu .. 'e durerait P';ls. Du calme, un calme
absolu, et 11' ,-,le santé de LlOette serait victorieuse
de celt<:. c .... elle épreuve . Il prescrivit une POtioll
calmante, 11U1' s'en alla, apr\.:s avoir dit àMme Maurias à quel point il plaignait sa pauvre fille, frappée
au seuil m&me du bonheur
�3°
i'RINTEMPS PERD'l.
La potion pnse, Linette s était endormie d'ur
de .grosses larme.
sl)mmeil agité et, tout en don~at,
coulaient de ses yeux clos, pUIS, le modlcament opérant 1e sommeil é.tait devenu plus profond et Linette-,
'oubiiant tout, avait passé u~c
nui~
as~z
c~lme.
'
Mainteoant, Mme Maunas s'mqUlétmt de SOit
'"éveil et des questions que la jeune fille allait lui
l'oser, auxq~1eIls,.
pourtant, il. fallait .répondre.
Linette devaIt savoir tout de sUite la vénté, et elle
seule sa maman, pouvait la lui di re.
Le; petites mains s'agitèrent, elles repoussèrent
le drap, p'uis, lentement, Linette ouvrit les yeux.
Aper.cevant sa mère, encore tout endormie, elle
lui tendit les b>ras en murmurant: « Maman. "
Avec tendresse, Mme Maurias l'embrassa beu~
reuse que l~ premier J!l~t
de sa. fille eût été pou'relle.
Mais les baisers révelllerent Lmette, elle se souvint
d'h1er et, repoussant doucement sa mère, d'une voix
trembiante, d'une pauvre petite 'Voix bien ma1heureuse, elle demanda:
- Comment va Jacques '?
Mme Maurias ne ~épondit
,pa.s à cette question.
- Voyns~
ma chene, ne t a~lte
pas ainsj, tu as
été malade, Il faut penser à tOl, à nous aussi. Tu
sais com~
je m'lI1quiète dès que tu as le moindre
malaise.
Linette n'entendlt pas ces paroles, une seule choSQ
la préOccupait.
ses dleveux qUI
Elle s'assit sur son lit, l'~pousa
l'aveuglaient, et, nerveuse, ll1terrogea de nouveau:
- As-tu des nouvelles de Jacques? Que dit le
médecin?
, Cette fois, Mme Maurias comprit qu'il fallait
répondre.
- Je ne sais pas au juste, fit-elle embarrassée ce
matll1 ... je crois ....iI d?it Y avoir une consulladon,
i>.Jusieurs grands medecms ... Ton père ira sans doute .
se tut et re~da
sa mère, e.lIe la regarda
. Linet~
SI attentIVement que Nlme.,Maunas s'loqUlda. Ces
Jeux. qiUi sembl3:1ent vouloIr devll1e,r ce qu'elle pen.
~ail,
ces yeux: qUI ch.erchatefolt à saVOIr, la troublawnt,
Elle se leva, ouvnt la fenetre et, très tendrm~
aiemunda ,
- Et toi, ma chérie, comment te sens-tu?
~ Tout à fait bien.
- Veux-tu te lever?
~
Certall1emeol... et lorsque je serai prête. UOUl.
'
Irons voir Jacques.
Les mains de Mme, ~aurs
tremblèrent et cRe
:-essa d'arranger les ,ohs ndeaux de mousseline
~klnche.
�.t:>RINTEMP:5 PERDU
Sans regarder sa fdle, lui tournant presqu~
le dos,
eUe répondit :
- Tu n'es pas assez forte pour sortir aujourd'hu i,
l'air te ferait du mal,. tu auvais SÙI ement ce s{)ir de
la fièvre ... et puis ... et puis ... le médecin ne l'a pas
l)ermis.
- Cela ct'a aucune importance, déclara Linette ea
sc levant et, tout en s'enveloppanu dans un peignoir de
flanelle blanche, elle ajouta : Jerne sens tou t Hait bicn~
rieR oc peut ni ne doin nous empêcher de sOI,tir. ('
Mille Maurias repuit vivement :
- Ma chérie, c'est impossible, le médt:cin re\'ien1
aujourd'hui et ce serait peu conveoalDle de ne pas
être là.
LiL1ette s'app/locha d'e sa mère, et, lui pren.ant les
mains, la forç~nt
à la rega'irdev, elle lui déclara:
- Maman, Je sens quetu ne me dis pas la vérité,
explique-nloi ce qu'il Y' a. Oh 1 je t'en pde, ne me
cache rien. Pourquoi ne veux-tu pas que j'aille chez
mon fiancé? Est-Il plus. mal ~ ces paroles d"espoir
que le médecin de Dourdan a prononcées. étaientelles donc seulement des paroles de pitié? Maman,
dis-moi, Jacques ne va pas mourir ... cc n'e~t
ras
[)os~ble
... ce serait tr0!D affreux.
Mme Mal1rias pl'it Linette dans ses bras et, avec
toute la tendresse qu'une mLre peut mettre dans de
simples paroles, elle. répondit:
- Ma petite fille, Je te promets, tu entends, que
la v:e de Jacques n'est nullement en danger. Sur ce
point-là, tnus les médecins sont d'accord.
Un soupir heureux gonfla la jeune poitrine de
Linette. elle quitta les bras de sa mère et, avec vÎvaci.!6, ene demanda:
- Alors, explique-moi, maman chérie, pourquoi
tu ne veux pas me conduire près de lui.
Embarrassée, cherchant ses mots. Mme Maurias
dit :
- Mais, ma petite, comprends doI'lc que ce n'est
p.as ta place.
- Comment 1 s'tkria Linette étonnée. pres de lui,
ce n'est pas ma place 1... Ne suis-je donc pas sa
fiancée, presque sa femme!
Se détournant, honteuse de ce q~l'e
allait dire,
très ba , en rougissant. Mme Maunas murmura :
- Tu l'étais, maintenant. c'est différent.
Les yeux de Linette étincelèrent, elle s'écria: "
- Je l'étais. mais qu>est-ce que cela signihe?
Voyons. maman, parle. tu me caches quelque'chose
que tu n'as pas le droit de me cacher.
Courageusement, comprenant qU'il fallait en finir,
Mme Maurias reprit:
�PRINTE:MPl5 1"ERD1J'
- Linette, 6coute.moi, ma chérie, et ecoute-mol
lvec ta raison et non pas avec ton cœur ... Tout à
l'heure en t'affirmant que la vie de Jacques n'était
as en 'danger, je t'ai dit la v6rité, mais ce que je ne
;'ai pas appris et ce qu'ilfaut pourtant que tu saches,
c'est ce que craignent les médecins ...
Là Mme Maurias s'arrêta, n'osant achever.
(>,.Ibrs, fol~ment
inquè~e,
la jeune fi~le
s'é,:ria :
- Dis-mal, maman, dis-mOI ce qu'Ils craignent...
C'est donc .bien affreux que t~l n'oses me l'apprendre ~
D'une VOIX tremblante, pleme de larmes, Mme Matt:,
rias repnf :
- Eh bien, ils ont peur que les yeux de Jacques
soient... si terriblement atteints qu'ils ne guérissent
jamais ... ils ont peur que ce pauvre garçon ne soit
plus qu'un infirme, ne pOuvant marcher sans guide.
En entendant les paroles de sa mi;re, Linette devint
si pale que Mme Maurias crut qu'elle allait se trouver mal.
Lentement, en prononçan t chaque syllabe, la jeune
fille dit:
- Alors Jacques serait aveugle ... aveugle ... pour
toujours? .
.
.
- Les medeclns l' afJ1r ment, repnt vh'~ment
Mme Maurias et, voulant terminer cette conversation qui lui était très pénIble, elle ajouta:
- ru comprends, ma chérie, que, naturellement
Il ne peul plus être question de mariage entre toi et
ce pauvre ga!·çon. C'est pour cela que tu ne peux pas
aller chez lm .
.....Espérant encore, ne pouvant pas s'imagmer que
tout était fini, Linelte protesta:
_ . Mais ne crois-tu pas qu'il guérira? les médecins
se trompent souvent. Le temps, des soins, peuvent
lui rendre la vue.
- Tu ne peux pas en courir la chance dit
Mme Maul'ias avec une énergie presque brutal~.
- Mais, .maman,. voyons, .r6fléchis ... ce n'est pas
possible ... Je ne dOIS pas.;: Je ne veux pas abandon.
ner Jacques ... ct parce qu 11 e~t malade, malheureux,
le quitter ... Non,. Je ne ferai pa.s cela, tu ne peux
pas me le conseIller .. : C? serait rn,!-l... ce serait
laid ... je ne veux pas lUI faIre de. la peille.
Avec une tendresse persuaSiVe, Mme Maul'las
réponcal:
.
" .
~ Ma chéne, le comprends tres bIen le sentllllent
que tu éprou."es, ton cœur. ne pOuvait en ressentir
un autre; maIs tO'1 cœ.ur a vIllgt ans, m~
petite, c'est
un très jeune cœur qu'tl ne faut pas tOUjours éCouter.
~ AUJourd'hui, t~ es tout émue par l'affreux malheur arrivé à cellll que tu anl)elalS ton fiancé; tu.
�PRINTÈMPS PERDU
33
voudrais aller près de lui pour le consoler, pour lui
~firme,
avec des mots qui sont des engagements,
que tes sentiments n'ont pas changé et que tu lui
resteras toujours fidèle. Aujourd'hlll tu serais trl!s
beureuse d'aVOir fait cela, mais demain ... et les jour~
qui sUivront, serais-tu aussi contente? Te VOis-tu,
telle que tu te connais, obligée de te tenir de longues'
heures immobile près d'un fauteuil de malade; t6
vois-tu condamnée à vivre des jours et des jours
dans une chambre obscure, privée de soleil et de
, lumière? Te VOis-tu marchant lentement, posément,
servant de ~ide
à ce pauvre garçon?
« Non, LlDetle, crois-moi, tu remplirais mal ton
rôle, tu souffrirais et tu ferais certainement souffrir.
Troublée, déjà moins décidée, Linette balbutia:
- Crois-tu?
Profitant de celle hésitation, avec plus de force,
Mme Maurias reprit:
- J'en SUIS sùre. Tu n'es pas faite, tQ.i, si rieuse,
pour consacrer ta VIC à un malade. Et puis, ni ton
père ni moi, nous n'y consentinons jamais! Nous
n'avons que tOI, petite, et notre vieillesse, un jour,
aura besoin de ta Jeunesse et de ta gaieté. Non, nous
ne voulons pas que tu perdes les plus belles années
de ta vie à soigner un ))auvrf. garçon qui ne guérira
jamais.
Très bas, Llnette murmura:
- Il est mon fiancé.
- Oui, mais dès qu'il connaltra la vérité, il sera
le premier à te rendre ta parole, il comprendra,
mieux que personne, qu'Il ne peut pas prendre ta vie.
Les yeux pleins de larmes, Linette balbutia:
- Pauvre garçon, est-ce qu'il souffre beaucoup?
- Je n'en sais rien : hier soir, les nouvelles
n'étaient pas I?auvJ~es,
ton pi:re y est en ce moment.
- Ah 1 OUI, repnt-elle vivement, tu m'as dit ..•
c'est vrai ... que ce mat1l1 il y avait une consultation.
Ces nOUVeaux médecins donneront peut-êr~
de l'espoir, ils trouveront, eux, le moyen de le guénr. Je ne
veux pas croire, maman, que Jacques soit pour toujours un malheureux infirme ... Non, ce n'est pas
~oslbe
... nous étions si heureux, si conten.ts, il ya
Jeux jours à peine, ce bonheur n'est pas finl. .. c'es"1
'Un cauchernar. .. une épreuve que Dieu nous enVOle
pour éprouver notre amour. .. Mais tl.! verras, maman,
lacques guérira, papa va revenir et Je SUIS sûre qu'il
,lOUS apportera de bonnes nouvelles.
sages, Mme lVlaunas
Avec quelques mots tr~s
essaya de calmer cette petite tête folle qui ne voulait pas croire qu'un chagrin pllt durer et qui, déjà,
espérait; mais Linette ne la laissa })lS parler.
1
1
�PRINTEMPS PERDU'
Tais-toi, maman, dit-elle nerveusement, tais.
toi tu V:1S encore dire des mots qui me font frissonne; des mots qui me font mal. Il me semole que
c'e~t
mon bonheur que tu détruis ct que tu veux me
persuader, malgré moi, que tout est fini. Eh bi~n
,
,e ne crois pas, je ne veux pas croire qu'un pareit
malheur pUisse s'abattre sur un être qui n'a jarJ1ais
rien rait de mal et qui n'a pas mérité une si cruelle
douleur. Non, ce serait trop injuste, aussi, c'est
impos$ible que Jacques ne euérisse pas 1
Comprenant que ce n'étaIt pas le moment de disru ter Mme Maurias répondit :
- - Attendons ton père, ma chérie; lui, mIeux que
personne, te dira exact~mn
la vérité.
Linette se tut et, anxieuse, le cœur étreint par une
douloureuse angoisse, elle s'approcha de la fenêtre
et regarda da~s
la rue . Elle avait besoin de repos, de
calme et de sIlence .
Devinant que sa fille désirait être seule, Mme Maurias prétexta un ordre à donner et sortit de la
chambre; alors Linett? vint .s'asseoir dans une vieille
bergère qu'~le
af~etLOnl
tout particulièrement,
et, là, les malUS cr01se,~
sur se~
genoux, ell e réfléchit.
\Jne seule pensée s Imposait à elle, pensée douloureuse qui la remplissait d'effroi. Elle se disait et
elle se répétait sans cesse : «Jacques va devenir
aveugle, Jacques est un ave.ugle.» Elle ferma ses
paul~res,
ne voulant nen vOIr .
Un long moment elle resta immobile, les yeux
obstinément clos, pUIS ce nOir, cette nuit qu'elle
avait devant elle l'effraya, cl, tout bas, elle murmura:
- TOUJOurs Jacques sera ainsi ... toujours ...
Toujours! Ce mot tout à coup lui parut épouvantable; jusqu'à p'résel;t, ~1l
n'e~
avait Jamais compris
le sens et aUJourd hm Il Itll semblait effrayant,
menaçant.
Toujours ! !\lais al.ors pour !acques c'était la fin
de tout, Jamais plus. Il ne verrait le soleil, les fleurs,
les étoiles; c'ét~l
piS que ~a mort, puisque vivant il
serrut enü"rmé aans une pnson dont les murs étaient
infranchissables.
Pauvre Jacques! Quelle vie l'attendait 1
Mais, comme. elle l'avait dit à sa mère, malgré
:<llut elle espérait e~cor;
.elle espérait que son père,
ayant 1'\1 les médeclUs, lm apporterait tout à l'heure
!e bonnes nou~el.s
h
Pour se mUfler, Ils .ate~drln;
ils étaient Jeunes
\ous les deux, et pUIS Linette n'avait que de bons
sOUI'enirs de son temps de fiançailles, et ne demandait qu'à Je prolonger.
Sfirement cet affreux cauchemar aurait llne fin, et
�, PRINTEMPS PERDU
3~
Je nouveau, pour eux deux, la vie serait belle e4
'lyant souffert, ils Jouiraient mieux de leur bonheur.
Oui, dans le vieux château qui lui avait tant plu.
dans le grand parc l1euri, un jour viendrait où lou~
les deux, maFchant à côté l'un de l'autre, un peu
plus sérieux qu'autrefois, parleraient de ces heures
sombres et cruelles où ils avaient beaucoup pleuré,
Oh 1 comme ce serait bon d'être heureux. de
nouveau 1
La porte de la chambre s'ouvrit et 1\''"-. et Mme Maurias entrèren t.
Linette se leva lentement pour aller au-devantd'emo_
Le visa~e
grave et triste de son père lui fit peur;
ce visage-là apportai.t de mauvaises nouvelles.
Elle s'arrêta, tendIt les mains, et, d'une voix étran
g10e, demanda:
- Que disent les médecins?
M. Maunas s'approcha de sa fille, il prit les deux
petites mains qui tremblaient et, très ému, répondit:
Ma chérie, il ne faut pas, tu ne dois pas garder
d'esp ir.
Linette tomba sur une cllaise en balbutiant:
- Alors c'est fini ... plus Jamais... jamais il ne
verra ... il est aveugle pour toujours!
- Hélas 1 les médecins l'affirment.
Un long sanglot fut la réponse de Linette.
C'était pour elle la fin de tout, la fin de son bonheur et de son insouciante jeunesse, qui ne croyait
pas au malheur.
Ce sanglot fut si douloureux que les pauvr(;s
parents ne purent l'entendre sans pleurer; ils soufl'raÎent de la souffrance de leur enfant et ils ne
savaient comment l'adoucir.
Et Mme Maurias, que son amour maternel rendait
injuste, en voulait déjà à celui qui était la cause de
cette douleur. Elle regrettait que sa Hile eût connu
Jacques, elle regrettait ce temps des ûançailles, où
le fiancé avait tout fait pour conquérir Linette.
Mais, maintenant, c'était à elle de reprendre sa
fille; il fallait, à force de tendresse, la consoler,
tàcher de lui faire oublier ces heures cnlelles, ct il
f<ttlait surtout lUi faire comprendre que, pour clic,
'I.! bonheur était encore p )sslble .
- M. Maurias, qUi n'avait jamais vu Linette pleurer.
,Oc&ardait, atterré, sa fille sangloter, . et. ces larmes
q\ll tombaient des yeux de l'enfant bnsalent Je cœur
du père. Il souffrait. aussi de ~e r.endrc compte que,
l'.our sa fille, ~a petite fille ~UI,
SI longtemps . n'avait
aimé qu'eux, ils ne comptaient plus.
Lll1ette voyait pleurer sa 111ère, les yeux ete sail
père étaient pleins de la l'mes, ct elle ne semblait Drt
4
..
�PRINTEMP" PERDlJ
s'en apercevoir: elle se plaignait s'ans penser à ceux
qui étaient là.
Mme Maurias voulut abr.jger cette seime oouloureuse.
. d' II
d .
. .
- Ma chéne, It-e e, tu ne OIS pas pleurer al nSI,
11 faut avoir du courage; pense un peu à nous. Dls\.'11 que ton chagrin nous fait mal, dIs-toi aussI que
tes earents te restent, et qu'ils vont t'entourer de tanl
d'affection que ta douleur s'apaisera.
La jeunesse de Linette se r6volta. Jetant ses bras
autour du cou de sa mère, très petite fille, dans un
sanglol, elle s'écria:
- Non, j'ai trop de chagrin.
- SI, crois-moi, ma ch6rie, aucune douleur n'est
éternelle; tu oublieras ces heu res affreuses.
- Maman! protesta Linette.
- Tu les oublieras, il le faut. Tu nous dois bien
cela, à nous, qui t'avons donné vingt années de soins
et de tendresse. Nous approchons de la vieillesse,
ma petite, et, p<our être heureux, pour achever doucement notre \"le, nous avons beSOin de tes sourires ...
AUSSI, un jour, oh! je n~,
dis pas tout de SUIte, il
faudra nous les rendre. l LI nous les dOIS un peu,
mignonne, nous t'aimons t'ant 1
- Mamanl
- A:llons! ne pleur. e plus/.voyons, ma toute petite,
sois raisonnable et viens dl:!)euner avec nous.
- Je ne peux pas 1
- Je t'en pne, depuis que tu es malade, ton
pauvre papa ne mange pl us; la table est si orande
sans toi, ma chérie!
b
- Je n'ai pas faim, répondit-elle.
- Aiions, ~ais
un effort, Viens avec nous, pour
nous faIre plaISIr.
A bout de force's, Linette ne discuta plus et bien
vile sa mL're l'entraîna loin de cette chambre
depUIS .quelqu.es hel:lrcs elle avait. tant pleuré. '
Soucieux, bIen tnste, M. Maunas les suivit.
0"
,
IV
Quinze jours après l'a.fTreux accident de Jacque,
Daumon, la plus grande animation régnait che,
M. e' Mme Maurias. Les domestiques, nOI1 sans
grQgner, prépb.raient l'appartement pour 1'6té.
fi valet. de chambre tr~u\'al
q',le c'était folie de
I;I\.Ltler Pans au mOIs de mal pour s'en aller en Suisse,
�r'RINTEMPS PERD']'
3r
un pay~
où même en août II y avaIt de la neige 1 Mais,
confidentiellement, 11 diSaIl aux t'ournisseurs qUI se
désolaient de ce départ prémallll'é, que c'étaIt rap.
pori à MademoIselle, qUI depUJs le malheur "ITIVé ~
son fiancé n'allait guère bIen.
Sans être positivement malade, Lmette rest~i
très
pàle et n'avait aucune force. Ennuyé de l'état de la
Jeune fille, le médecin conseIlla la montagne, un
changement d'air ct de milieu; alors le départ avait
été décidé immédiatement.
Dans le salon, pendant que les domestiques recouvraient de housses les vieux fauteuils et les belles
tapisseries, les femmes de chambre, dans la lingene,
se dépêchaient de faIre les malles, car on partait
demain.
Mme Maunas allait, venait, donnait des ordres à
son nombreux personnel ".i:lllant à ce que tout fût
fail ct bIen {ait.
Dans sa chambre, étendue ~ur
une chaise longue,
Lll1ett", lIsait un roman anglaiS. Ce roman ne devait
guère l'intéresser, car elle ne tournaIt pas souvent
les pages, et parfois le livre s'échappait des mams
qui le 'tenaient SI mollement.
De temps en t ... mps sa mère venait la vOir; CUlILente
de la trouver lisant, elle se penchait vers elle et,
sans lui parler, l'embrassait avec tendresse; pUIS
bIen Vite, ayant beaucoup à faire, elle repartait.
Sitôt la porte fermée, les yeux de Linette quittaient les pages du livre, et flxement regardaient le
coi n du ciel qu'on apercevaIt par la fenêtre ouverte.
Vers le milteu de l'après-midi, le valet de chambre
vint la prévenir qu'une de ses amIes, ayant appris
son départ, demandaIt à êt re reçue.
Sc disant fatlguée, Llllette ne voulut pas la voir, ct
pourtant cette amIe était une de ses intimes qu'elle
aimait bien.
InqUiète de ce refus, Mme Maunas vint demander
à sa fille de faIre une exception pour une de leurs
parentes.
- Ma chérie, lUi dit-elle, notre vieille COUSinE
Mane est venue tout exprès de Sailli-Germain où
elle est en villégiature, pour prendre de (es nouvelles,
~le
serait tnste de partir sans t'embrasser.
Sinc0re, avec élan, Lillette répondit:
~
.Te serai tr0s heureuse de vOIr COusine Mane;
(u sais, maman, que Je l'aime b 7aucoup.
Contente, Mme Maunas partit chercher (-:11..: que.
Li nette voulait bien vOir.
Quelques secondes après, toutes deux entraient
dans la chambre de la jeune fille.
Cousine Marie étaIt une créature bizarre; sil t()i~
�l'Rlt-.l1i''E:MPS PEkDU
lette, q.ui avait éoé à la mod e dix ans aUpard Yant, lu:~
donnait l'air, com~e
d l ait LI nette, ~'une
Anglai se
en voyage; un iDe.tlt sac de CULL' ~tlac.h
àsa cemture:
un canotier en talle cHée comple1.a.!ent cet ensemble
qui n'avait rien de séduisant. ~lais
di!~
qu'on voyait ,
de la ~le l le deIJ?.Qls~,
dès qt::'eJlc vom
les yeux g~iS
aValt soun, on &trut charme, et on pe11salt tout de.
suite que c:e tte femme ctc:vmll avoir un cœ.ur qui
fl()jvait all'lD.<tX.
.'
. ' .
.
Linette l'accueIllit avec JO.le et hl! demallCta de LUI)
faue ooe longue, tri!!s lomgpe visite'.
Ayant ~es.ordt!
àidon:m:el!, :rv~e
Malllriass'en alla,
après aVOEr lustaU(;! COlisme Mane {lans un bon. fuu"
teuil, prf!s de la chaise longue; de sa ?lle.
,
La porte fcrm
' ~c,
lorsque Lmelte fut certamc que.:
sa m:,re ne' pOUVél'l!t l'entendre, elle tendit ses deux
mains à la visiteuse ct les yeux: pleins de larmes ell.:.
se plaignit:
- Ah t cOl!J'sine Marie, comme Je suis malheureusel
,
Avec tendresse, la viel~
demoiselle répondit:
- Ma pa~1Vre
petite ... 1.ou,te mon âme a été vers
toi. .. c'est SI dur de sO';1ff1ar a t0tn. àge l
- Oh' oui!. .. et puis Je n'en avais pas l'habitude
je ne savais pas c~ qU,e c'était \ - c:-t, très enfant, eH~
ajouta: - et ça .fart tres mal ct a:roll' d:u chrugün.
Cousine Mane eut un soonre ~nste,
nuüs elle
fût du même avis que Linette.
. - OUL, ça faIt tr~s
mal, dit-elle.
- Vous, 'fOUS comprcmez que je plcure.; ici, per-,
sonne ne le comprend,
- Vraiment !. ..
- Oui, et ce qui m'C:s~
le. p~us
pénible, c'est d'être
obligée de cacher. ma perne ;' Je n'ose pas en pal'Ier {j
mcs parents. Le J,our, maman, ne. ~e
quitte gu~re
.. .
la nUit, elle se releve pO~lr
vOir SI Je ne pleure pas .. .
et pOIJ rtan't. cela me [eralt tant de. bien de. pleurer.
D'une VOIX: grave, preaque sévL:re, COUSJllQ!: :Maric'
demanda:
- Crois-tu?
Tr~s
étonnée, Linette répondit :
on.a du chagrin cela SOU} '
- Mais oni . . ~Quand
qu'il me fai,t mal.
\age ... J'ai parfoLs le cœur SI IO~l'd
- Les larmeS ne te soulageralent pas, petite; (011
cœur est lourd de la peine d'uo autre..
Linette rougit, maÎfL tout de suite.,. t];ès francbe'
ment, elle s'écria:
"
, - Oui, c'est cela, c'est bien cela, cousine Marie ~
""omme vous me c.ompren:ez!: .. A personne d'autr\!
je n'oserai avouer cc que Fe vIens de vous dire.
Po~rc:",;l
' ? U est tout naturel oue tu pe11ses il
�PRINTEMPS PERDU
ce pauvre garçon, que tu croyais aImer. Quand j'ai
~pris
cet aITreux malheur, je vous ai plaints tous lef
teux, mais lui, beaucoup plus que toi, Linette,
;omme il doit souffrir!
- Ah! reprIt la jeune fille, je ne peux penser à lui
sans pleurer. Mais, COUSine Marie, pourquoi me
dites-vous que j'avalS cru l'aimer. Je l'aimais bien et,
mariés, nous aur:ions été très heureux.
- Peut-être:! lui t'aimaIt vraiment; il suffi-sait d{
l'entendre parler de toi pour en ètJTe convaincu; mais
tOI, mIgnonne, je te répète que tu ne l'aimais pas
- Cousine Mane, vous vous trompez .
- Non, comprends-mOI bjen, ma chérie, si tu
l'avals aimé, tu ne serms pas malade, tu r.e resterais
pas des journées ~rlècB
sur une chaise longue, et
s urtout tu ne partiraiS pas demaIn.
La jeune fille tressai llit, el elle regarda fixement la
vieille demoiselle qui lui souriaIt avec tendresse.
Honteuse de cc qu'elle lisait dans les grands yeux
gris, Linette détourna la tête.
Je ne pars pas, (lilt-elle très bas, on m'emmène.
Oui, mais 1JU es consflnta'1te!
• - Non! ne .croyez pas cela.
- Si 1 aw donc le courage de t'avouer que tu es
même presque heureuse de fUIr Paris où tu as souffert, et où tu ne peux t'empêcher de penser, à chaque instant, qu'un autre souffre plus que toi.
Linette baIssa la tête; elle ne savaLt pas ment!r.
- Cet autre, repnt cousin.e Marie, ne sail nen;
des médecins, sa sœur, lui ..D"\entent tous les jours., et
pOUf l'enoourager, ,p our l'alder à 'Vivre, lui affirment
qu'il guélnra. Et ilcsphe guérir.
- Pauvre garçon!
- Hélas! ce mensonge aura une fin; un jour VI.cQ~
dra où on sera forcé de lui dire la \'érÏ1é. Pens.~tu
quelle sera la souffrance de cei :homme qu'aucune
tendJ1cssc n'entourera.
Les yeux pleins de larmes, :Linette balbutia :
.
- C'est affreux, et dlre crue Je ne peux nen pour lUI.
- Crois-tu?
- Mais ouj ... Je IVOu1aJiS ,le revoir, mes parents ne
me l'ont pas permis ... Je l'ai demandé bIen des fo!sr
.cousine Marie.
- J'en uis certaine, .Je conflaiS ton 'cœur.
-- AJo!"!; ... jl m'a bien fal lu obéir.
~
Naturellement, mais je ne 1e savais pas si docile; il ya peu dé temps, deux semaines à peine, tu
u'oqéissais jamais. 'fu as beaucour changé, Linette.
- Oui, plus 'que "Vous ne le jJlcnsez.
S.ur un aUJ;c ton, presque gaiement, cousine
Marie reprit :
�riHNTEMPS rl!:RDU
_ Ma,,, ne parlons plu ~le tous ces chagrin~,
cela
te fait du mal et c'est bien InutLle ... Ta mamàn m'a
dit que vous partez demain pour Genève; tu ne connais pas la Suisse, c'est un pays à découvrir, ce qui
'sr toujours amusant; et pUIS ce pays-là, petite
~mie
ne te réserve aucune désillusion. Les lacs et
les m'ontagnes, l'cau et la forét, vois-tu, il n'y a rien
de plus beau. Tu verras là-bas des couchers de soleil
admirables, tu verras des aurores dont tu n'as p,,_
idée. Uuit jours après ton arrivée, je suis certaine
que tu auras retrouvé ta belle santé.
Linette ne répondit pas, mais sa tête fit un signe
négatif.
- Non, oh 1 ne dis pas non, le calme, le changement d'air guérissent de vrais malades, et tu n'as
pas l'air bien .sérieusement atteinte.
Avec énergie, la Jeune fille se redressa, elle repoussa ses oreillers, s'assit .s~r
sa chaise longu~
et,
preflant les maInS de la Vieille demoiselle, lUt demanda:
.
- Cousine Mane, ne me parlez pas ainsi; vous
avez l'air de causer avec quelqu'un que vouslconnaissez à peine e.t qu~
vous pensez ne jamais revoir .. .
Cousine Mane, aJouta-t-elle très émue, elites-moi .. .
lorsque ... le. grand mal~,eur
~st
.arri.vé ... ce que
j'aurais pu faire.:. ce que J aurais du faIre ... enfin ce
que vous ~unez
taIt?
.
Attendne, la vJ~!le
d?molselle regarda le joli
vi sage qUt attendàlt anxieusement sa réponse, et
très maternelle, doucement, elle dit:
- Ce que tu pouvais' f'ai.re? Pas grand'chose. Le
petit oiseau l'leur .que tu c~al.s
ne savait guère que
rire et s'amuser; il a pleure, LI a souffert· mais bientôt, demain, il reprendra son vol, car le l;etit oi eau
n'avait pas donné s?n c~ur.
- Mais SI, mais SI, protesta Linette. J'aimais
Jacques, et je l'aime pl.us encore depuis qu'il est
voudr~ls
pOu~olr
le consoler, je
maJbeu.reux: J~
voudraiS ~UI
fall"? du bl.en, et J.e ne. sais pas comment ... pites-moI,. cou~lI1e
~ane,
SI un pareil malheur était arnvé a ... a celUI que vous avez aimé
'autrefois, qu'eussiez-vous fait? Pardonnez-moi
-d'oser vous parler de cela, mais je suis si malheu'reuse, si désorientée que... j~ voudrais que vous
m'aiaiez à comprendre .ce qUI se passe dans œ.on
cœur. Cousine Mane, Je vous en prie, répondezmoi.
La vieille aemoiselle hésita un long moment, puis
très a('fectusmn~,
m~ls
~vec
fermeté, elle parla.
- Ce que tu aurais du faire, ce que j'aurais fai~
Linette,_cela je ne te le dirai jamai$\.
�PRl.l'lTEl\1PS PERDU
41
Pourquoi? supplia la jeune fille toute désap.
pointée.
- Parce que je ne suis pas ta maman .
.- Mais ...
- Ce que je veux bien te dire, c'est l'histoire de
'na vie . Oh 1 c'est une très s imple histoire, mais elle
'apprendra, ma chérie, que sur la terre nous avons
tous cles peines qu'il faut savoir supporter.
« Comme toi, 'petite, j'ai été fiancée, je venais
j'avoir vingt ans, à un ami d'enfance que je con.laissais et que j'aimais depuis toujours. Comme toi,
Lin etle, j'ai connu de s jours de bonheur où tout
vous fait espérer un avenir merveilleux. Mais le'
malheur vient sans vous prévenir, tu en sais quelque
chose, et il bouleverse les vies.
« Un soir où, comme cie coutume, j'attendais mon
fiancé, il ne vint pas et le lendemain matin nous
apl~renios
par les journaux que son père, banqlller
jusque-là très honorable, était en fuite, avec une
partie de l'argent de ses clients .
« C'était le déshonneur, c'était la honte, honte
dont le fils n'était l,as responsable, mais qui tout de
même rejaillissait sur lui.
,
« l'vIon fiancé ne voulut pas me revoir; immédiatement il m'écrivit qu'un mariage entre nous étai t
maintenant chose imp ossible. Je l'aimai s, Linette,
je lui répondis que je me considérais toujours comme
sa fiancée.
« Je n'avais plus de maman, ni de papa pour me
comprendre, rien qu'un tuteur qui me traitait de
folle lorsque je lui dlsai"- que je voulais, après cette
afTreuse histoire, 6pousel' celui que raimais, et que
la raute du père n'était pas celle du fils . Malgré f!1a
f<tmille, mal1-lré mon tuteur, malgré tous mes amiS,
je restalla {iancée de ce malheureux qui cherchait à
~auver
de Cl! désastre un peu d'honneur.
• « ,\vec lui, près de lui, l'enc.ourageant. a~tn
que
Je le pouvaiS, J'al lutté. Il n'avait qu'une Idee, qu'un
rQI'e, qu'un but, gagner beaucoup d'argept pour
d':';;intéresser les créanciers de son père. Après cela,
In<lis seule ment après cela, nous devions nou s marier.
« Le pauvre ~arçon
e saya d'abord de trayaille(
en Frunce, mai's son npm, si tristement célèbre, lui
krmait tuutes les portes; alor~,
con:me on lui oni'a if,
Jl1 poste avantageux en Aménque, Il partit, le cœ\)
d0chiré de me quitter.
~ Un <ln après son départ, .une dépêche m'apprenaIt qu'il était mourant et qU'II me demandait ..... 'ét'1is
majeure, libre, je m'embarquai.
" Petite Linette, tu devines ce qLle fut ce voyag<" ...
Je suis arrivée deu" heures avant sa morl.
�.t'RiNTEMPS PERDU
Pauvre cousine Mal1le!
_ Il m'a reconnue, et la Joie que j'ai vue sur ce
visage de mourant m'a [ait 0l!blier les années douloureuses dont cet amour avait été la cause ... Il s'est
endormi doucement dans mes bras; Il est mort heu·
reux, parce qu'~l
savait que l'achèveraIs sa. tache.
« J'ai ramene son corps en France, pUIS lorsque
tout a été termmé, je me SUIS mIse à travailler pour
payer les dettes que mon fiancé considérait comme
siennes.
« J'ai uJ1ll'an passé; maintenant je peux mounr,
celui que j'al aimé ne me reprochera neo.
Toute remuée par ces souvenirs, la VIeille demOiselle
essuya quelques.1armes.
Linette pleuraIt aUSSI, mais elle [lleuralt douce~
ment, sans CriS, ni sanglots. Il lUI semblait que tout
à coup un grand calme se faIsait en elle; elle n'étaIt
plus nerveuse, elle n'était plus sourfrante, avec ces
larmes l'apaisement étaIt venu.
L'histoire de cousme Marie avait fait du bien à
son pauvre cœur qui depuis quelques Jours était
t·ri!s malade ; ce~t
histOire, c'étaIt une leçon dont
Linette profiteraIt.
D'un mouvement charmant, presque dévotement,
elle pnt les deux l1:ams de la VIeIlle demOIselle et
les embrassa, tour atour, tendrement.
Et comme cousine Marie se défendait de cet hommage, avec un sounre qui Atait presque gai, el1e
lui dIt:
- Laissez faire 'V\ démon qui demande à une
sainte son pardon.
AlTalrée, affectant une gaieté qui sonnait faux
'
Mme l\1aurias reparut.
_ Eh bien 1 avez-vous assez bavardé?
,
Etonnée de voir sa fille assIse sur sa chaise longue,
elle s'écna:
- Lll1ette j tu n'es pas raisonnable, le médec1l1 Cl
tant recon:-mandé que tu ~e te fatIgues pas.
- Je valS bea~coup
mIeux,. maman, répondit la
jeune fille, la vls~e
de COUSLOe Mane m'a fait dl
bien. Dans peu de Jour~,
tu verr:as, Je serai guérie.
Joyeusement. surpnse, maIs encore mquiète,
Mme Maunas dit:
- Je t'en prie, ne faIS .pas .d'imprudence, pensf'
que nOl)s partons demam. Le voyage est long ~
fatigant.
Pendant que sa mère reconduisait cousine Mane,
Linette lentement répéta:
_ C'est vrai ... nous partons demain.
Elle s'étendit de nouveau sur sa chaise longue et,
lasse, ferma les veux.
�Longtcml's elle resta là, sans bOLlger; dormait-eUe
rêvai t-elle ?
Comme sept heures sonnaient, elle se Jeva et, t'rè&
pale, d'une main ferme ouvrit la porte et appela if
femme de chambre.
- Mon sac de voyage, ,demanda-t-eHe.
,./" Il est déjà .commencé, mademoiselle, Tl?ondit
ta domestique. le le unirai après le dl.ner.
- C'est inutile, reprit Linette d'une voix qui
tremblait Jégè.rement, je le ferai 1lI1oi-li1:16me.
- Je vais le chercher tout de :s uite.. Mademoiselle
veut-elle prendre quelque chose?
- Non, merci, je n'ai pas faim.
Gomme la femme .de cllambre s'en allait, Linette
la rappela:.
- Maman est-elle partie?
- Oui, Madame croyait q~e
Mademoiselle dormait, et elle n'a pas voulu réveiller MademOli.s!!lle;
ruais Madame rentrera de bo·nne heure, tout de
s uite après le dl~er.
.
- BIeD, mercI, apportez-moI mon sa.c.
Le sac là, immédiatement Linette l'o.uvrit, mais
avant de commencer à le faire, elle hésita enco:re .
)\;l~rs,
à voix basse, dentement, gravementt, .eUe dit:
"P'uisQlue nous parton·s c1ermllJin. »
Cette sltupl.e phr.ase la décida; un Noyage ne peut.
pas se remettre 1
Alors., fébnle, Ul) p.eu nerVf.use. -ses maiJ18 tremblaient en touchant chaque objet, - <,-<lie mit dans
son saC tout ce .q ui llUi 'était uliJepourunenuit. Cela
faIt, elle s'approcha de la cheminée, prit la pJaotographie de sa m .è.rc qu~el
em0,t'assa passionnément,
pliltlS ca1le de son p~re,
et les mit tO.Llles deux ·al.a:ns
un grand portefeuille qU'elJe voulait .emportel:.
elle déta. D'une mata qui tre-mblait rll,lS encor~
cha dlJ cbevet de son lit son chapelet de première
COlT" ,..Jnion et" un peu pr4l;ta:lement. eUe Le jela dans
le S&C; puis, au hasar,d, sans ,sav.oir alU jLl S:te ce
qu'clic faisait, elle prit . ql e tl~ILes
li>jbelots, petites
choses n'ayant de a.a vale.w..r que ,par les : sou~tmir
ju'clJe y attachall.
Gette petite pendule lui avait été donnée -pour sa
l'il"tlmiiJre dict~e
Bans fallLte_ A·vec ce porte-plUJOI..
à'ivoire telle av.ait pass6 son examen. G~tre
coupe.de
'/c rmcil 6tait le prix du matcb cie DIepp e qu'elle
~vait
gagné l'an passé, si brillamment,. avec Jacques.
Pauvre garçon, il ne jou erait plus jamais au tennis; jeune, il étai t rareil à un vieillard, il ne pouv,,;'
marcher sans gu ide.
Et Linette frémissait en pensant à la vie qui attenliait son fianc6. ul1,e angoisse horrible l'étreignait;
OtJl
�4
l'RINTEMP:, PERDU
pour lUI elle avait peur, peur de l'avenir. Elle allait
et venaIt' dans sa chambre, agitée, nerveuse, rangeant,
dérangeant, .ne faisant pas grand'chose, mais ép,-ouvant le besolO de se remuer.
Son sac étaIt fini, elle avait emporté tous les bibelots qu'elle aimait, et maintenant cette jolie plèc<
avait déjà un air inhabIté. Tout à coup Linelle s'al'
rêta, pUIS, résolue, elle s'assIt devant ,son bureau,
'10 petite mervellie anCienne que son pere hu avaIt
donnée pour ses ymgt ans. D'une mmn qUI ne tremblait plus, elle pnt un porte-plume et sur une feuIlle
de papier écriVit quelques Itgnes qu'ellc mIt sous
enveloppe.
Cela fait, elle regarda longuement cette lettre avec
des yeux pleIns de larmes, et dans un cri plmntlf,
elle murmura:
- Maman, oh 1 maman!
Ce fut sa dernière défaJllance.
Vaillante, elle se releva, ouvrit son armoire, prit
son chapeau qu'elle mit ImmédIatement, s'enveloppa dans un grand man~eu
de voyage, et son sac
à la malU, prête à partIr, elle se dll'lgea vers la
porte.
La ma1l1 sur le bouton, Linette hésita, tellement
émue que ses jambes f1~geola.t
Elle se retourna,
regarda une dernière fOIs sa I0Ite chambre rose où
elle avait été si heureuse.
Celle porte qu'~le
devait <:lUvrir,. cette porte qu'il
fallait franchir etal~
une barnère bIen peu solide; il
suffisait, pour la faire tomber, de quelques secondes
de courage.
.
.
Ici dans celle pIèce claire et charmante c'était la
SéCU;lté, la vie facile et égolste et dan~
quel~
temps, peut-être, le bonheur.
De l'autre coté de la porte, c'était le. devoir, le s~
crillce, le dévouement.
Et Lll1ette héSItait. Son cœur battait très fort sa
gorge contrac,tée lui faisait mal, ct ses 'lrands y~ux
brillants de fit.:vre, Imploraient.
Elle eut un long sanglot déchirant, pu is brusque.
, ment ouvrit la porte de sa chambre, sans regarder
elle traversa l'appartement, en courant descendit
l'escalier. Et dans la nuit qui venait, tou~
seule elle
s'en il~,
pauvre petite chose très malheureuse:
�"PIUNTEMPS PEl{l)U
'..cl:
v
J)dtl:l une chambre presque obscure, éclairée seulement par une toute petite lampe électrique, Jacques
Daumon était assis dans un grand fauteuil li. côté de
la fenêtre ouverte; ses mains soutenaient sa tête fatiguée, il ne bougeait pas .
Dans un coin, près de la table sur laquelle était
posée la lampe, sa sœur Raymonde travaillait. Souvent elle laissait tomber son ouvrage pour regarder
son frère et, malgré elle, ses yeux s'emplissaient de
larmes. Alors, comme elle ne voulait pas pleurer.
vite elle reprenait sa broderie et brodait avec une
ardeur d'ouvrière.
l'immobilité du
Cette chambre sombre, ce silen~,
malade étaient choses tragiques et douloureuses.
Raymonde ne savait que dire, Raymonde eût voulu
~rouve
des mots consolateurs, de ces mots berceurs
et caJins qui calment les chagrins; mais ces mots-là,
'lon cœur ne les connaissait pas ... Et puis, dits par
~ne,
eussent-lis consolé?
Et son aiguille courait, l'heure avançait et la nUlt
se faisait plus sombre, et Jacques ne bougeait pas.
A quqi rêvait-il d0nc? A quoi pensait-il dans son
grand fauteuil, moralement si loin de sa sœur, qu'elle
n'osait l'interroger?
La pendule de l'église voisine sonna. Jacques tressaillit et, d'une voix étrange, ~qui
ne ressemblait
guère à sa voix joyeuse d'autrefois, il dit:
- Raym.onde, tl est tard, tu devrais t'~n
aile!',
- J'al bien le temps, l'auto est là, et 11 me faut à
peine une demi-heure pour rentrer.
Tri;s doucement, Jacques reprit :
- Oui, mais à Versailles tes enfants t'attendent:
ils s'impatientent peut-être.
- Non, leur père est avec eux, je suis tranquille;
'andis gue, lorsque je m'en vais, je te laisse seul, et,
":ela m'lllquiUe toujours.
De cette voix bizarre qui tremblait, il répondit:
- Mon valet de chambre est parfait, il a pris très
~ite
l'habitude de servir un infirme.
RayniO~
;Je.
- .Pourquoi parles-tu ai,nsi? s'é~ria
tu saiS bien que ce n'es~
qu ~n
al~ure
de tCf'lOS 1
~
Je voudrais le croire, dlt-tl trtstement.
- Mais oui, tous les médecins l'affirment, ~u)e.
ment ce .. era long, très long ... c'est une grande ~
�PRINTEMPS PERDù
Jadie qu~
tù tais ... et, après, naturellement, la convalescence viendra ... Tu n'as jamais été malade, alors
tu manques de patience, mais il faul en avoir el tu ne
dois pas te désespérer si .. . si ... cette maladie dure
plus que tu ne le pensaIs.
"
.
Reprenant courage, tourné vers cette VOIX qUl Ill'
l'arlait de guérison, Jacques demanda:
. - Alors ... vraiment... tu crois bien que je guérirai
et que ce. n'est qU'li,ne a~ire
de temps ?:. Je reverrai la lumlère ... Je n aurai plus devant mOI cet affreux
mur nOir ... je reverrai les fleurs ... le soleil et surtout
les chers visages qee j'aimais.
« Raymonde, si tu es certaine ùe ce que tu dis là,
si ce n'est pas un de ces mensonges charitable::;
qu'on fait au.-{ malades pour leur donner du courage,
tu vas me promettre quelque chose, quelque chose
qui hâtera sûreme?t ma gu~rison.
Craignant ce qu~l
allait IUJ demander, avec héSItation elle répondit:
- Ma!s: .. je te promettrai ·tout ce qui pourra te
faire plaiSir.
près de moi, tout près, ta voix me
- Alors ,:ien~
semble si IOJlltaIDe 1
Inquiète, Raymonde s'appro.;ha du fauteuil de son
frère.
- Assieds-toi là, dit-il, donne-moi tes mains et
.écoute ma prière.
.
. La jeune fem~
essaya de plaisanter.
- C'est donc bien grave? fit-elle.
- Tu m'as dit, reprit Jacques, que ma maladie
serait longue, mais tu m'as affirmé qu'elle était guérissable ... Alor~
le veux revoIr ma fian.cée, ma pet-ite
Linette. Tes mams tren;ble!1 t , R~ymonde,
pourquQi?
- Tu te trompes, s écna la Jeune femme bouleversée, en essayant de dégager ses ma-ins .
.' M.lils Jacques resserra l'étreinte et tout à son idée
continua:
.,
'
or(!Uel.llD1'a
- Oui, les premiers Jours, un stupi'C!~
tl!l1l!pêciné de l'a-ppe1er près ~<!le mOI; je ne vo~laJis
pas
'1 u'elle conservat le ~ouvenlr
,de ces heures pénj bJes;
te ne vlOl\!I;\aÏ$ p~s
qu eUe m~
vl~
malade et,comme
pspérai:s §lé~Jf,
tou.t de -sliute, ),e trou1\a~s
inutl~
de
l'attrist' r. MaiS, pUisque m~
maJ.adie dure, p1.1 isqu'eUz va durer plus eocorlC, le veux la s.eniir là; j'ai
~esoln
cl'elle, <et cie sa gaJlJelé. lTe velllX enteodre sa
(oix rieuse, qui lOs'- -0; :lbien M.re câline. je veux que
.:ette w;ande cb~
. ~}bre
stIencleu·se ~'égaYe
cne .50[,1 ramage d'oiseau; )e veUK que 'Son fl'l"ede Icristal, son
rire léger, si cha!rmanl, peupL.e ceNe pièc.e d'aGlomble5 5DU'Ye:mlÏ.IrS. Rafmo.IDale, )e L'en prie. ~a me la
'Ch!erJ::1her..
�47
Incapable de dominer son émotion, d' un tI1OUVe..
sur lement brusque la jeune femme quitta le si0~e
quel elle élait assise.
Surpris, inquiet, Jacques tendit les I:V'ls vers l'en...
droil où il croyait trouver sa sœur.
- PourquoI l'en vas-tu? s'écria-t-il, où cs-tu, Ray.
monde? Mais parle donc, réponds ? .. Tu sais bien
qu'autour de moi tout est noir.
Prenant sur elle, Raymonde dit:
- Pardonne-moi, j'ai eu un mouvement nerveux.
que je n'ai pn réprimer ... Mais ce n'est rien •.. c'est ..•
c'est la suite de t<Dutes ces émotions ... Tu com.
prends?
Avec anxiété, Jacques reprit:
- Raymon,le, réponds-moi. Tu veux bien, Il'est-ce
pa ' , aller me chercber Linette ... Tu lui expliqueras.
sye ma maJadic ?era longue ... mais que je gué.r irai ...
1 u lui diras que Je l'aime rlus qu'avant ... tu lui diras
qu'il faut qu'elle vienne ... enfin lu lui diras que je oe
peux plus vivre sans elle.
Ne sachant que répondre, Raymonde balbutia:
Mais ... je- ne sais pas si je pourrai voir Mlle Maurias ... son père m'a prévenue, je te l'ai dit du reste,
qu'elle étatt soufJirante ... elle a besQin de beaucoup
de repos ...
Presque gaiement. Jacques répondit:
- Il Y a de cela quelques jours et LineHe a une
si belle santé qu'elle doil être remi se de cette indispos1tion.
- Ce n'est pas certain, fit Ray.nonde.
- Si, moi j'en suis sûr, reprit-il avec confiance.
Raymonde ne répondit pas. Alors, énerv6, Jacques
demanda:
- Ce malin, est-on venu de chez les Maurias,
prendre de mes nouvelles r
Ou i, comme tous les iours.
Qui esl venu '?
M. Maurias.
Tu l'as vu r
Oui.
, Eh bien, il a dû te dire comment allait Linette?
l{aymon~e
se tut, ce silence inquét~ Ja~q\les
et,
arec lmpattence, presque avec coler?, il s'ecl~
:
- Mais r6ponds-moi, ces hésitatIOns gue Je ne
::omprends pas m'agacent horriblemenl, Je ne vois
pas ton visage, alors je ne sais pas ce que tu me
caches; mais ~e devine qu'il y a qL~elu
cl?ose qu('
tu ne veux pas me dire. Raymonde, Je t'en pne, parle,
Ce silence me fait peur. Linette, ma petite i,1l1elt(',
serait-elle sérieusement malade?
- ~on
balbutia la jeune femme. non. ce n'est I~1!3
�l'RINTEMPS PERDU
cela ... Elle est fatiguée ... trés fatiguée, et les médeci ns ont conseillé de...
.
_
Elle s'arrêta, manquant Ge courage, pour d'Ire à ce
malhcureux l'affreuse vérité.
- A.:hève, supplia Jacques, ce doute me torture.
- Eh bien 1 reprit Rilymonde, eh bien, elle par'
demain pour la SUisse, sa santé l'exige, parait-il.
Jacques se leva brusquement et, les bras tendus,
cherchant à éviter les meubles, il se dirigea, guidé
par la voix, vers sa sœur.
Et Raymonde, appuyé,e contre la ta~le,
regardait
venir cet aveugle, son {l'cre, et pour lUI éViter cette
marche douloureuse, elle n'avait pas la force de se
rapprocher de lui.
Près d'elle, Jacques lui saisit le bras et le serrant
fortem ent, brutal, d'un ton de maltre, il orùonna :
- Tu vas me dire tout de suite la vérité. Ce voyage,
n'est-ce pas? n'est qu'un prétexte. Linette n'est pas
malade, ses parents l'emmènent; ils ne veulent pas
d'un infirme pour gendre.
Puis avec colère, il ajouta:
~ Et tu me parlais de guérison, ct tu me me ntais
avec une telle franchise que je te croyais 1 Ose donc
me soutenir, maintenant, que je peux guérir.
- Oui, je te ~e promels, Jacq!le~,
mon pauvre
Jacques, rép?ndlt Raymonde, mais Je t'en pne, ne
t'agite pas all1SI; la fievre va te reprendre, tu seras
malade demall1.
- Cela n'a ras. d'importance, fit-Il tristement,
puis, plus calme, tl demanùa : As-tu revu Linette,
depuis mon aCCIdent?
- Non.
- Elle n'est jamais venue ici?
Avec indulgence, Raymonde répondit:
- Cela lui était difficile, une jeune fille ne vient
pas chez un jeu~l
homme.
- Quand cc Jeune homme est son fiancé, il me
semble que c'est une chose toute naturelle ... Mais
dis-moi... t'a-t-elle éCrit, s'est-elle inqui étée de
moi?
- Elle était malade, ct puis par son père elle ;'11.tI;t
rJes nouvelles.
.
avec force, nI:- ml!
- Raymonde, repnt .Ja~ques
,1C~S
plus, Je t'.en supplie. r.u ,as v~ M. Maurids tou '
es JOUI., donc tu sais la vénle, et 11 faut, tu duis me
la dire. Linette est-elle consentante à Ce départ?
ou ol1éll-elle seulement à des parents prudents?
Enfin, crois-tu. qu'elle. me sera fidèle? .. Si Linette
n'était qu'un OIseau neur, sans .cœur, ni cervelle,
s:\ Tinette s'en va heureuse de fUIr un malade tais.loi ' Ravmonde, ne réooncls pas; je comp,.~nlrai
.
�0--- - -- -
--- - - -
- - -
--,--- :;---- -:--= ------ --1
49
"
PRINTE MPS PJ!:RDtJ
que j'avad aimé un être dont la forme seulPo était
adorabl e ...
• Au contrai re, si le me suis trompé , cne bien
haut que je ne dois pas douter du cœur de ma petite
lancée; cric-le, afin que je l'entend e longtem ps et
:J.ue ta voix affirmat ive m'enlèv e cet affreux doute
qui m'étrein t.
Jacques se croisa les bras et, immobi le, attendit .
Ternfié e par la douleur qu'elle allait causer, Raymonde regarda it son frère avec des yeux pleins de
farmes, mais clle n'osait plus mentir.
Et les seconde s passaie nt, et lui gueltai tle moindr e
bruit, car, malwé tout il espérai t encore.
Ce silence que rien ne troubla it était angoiss ant, il
devint si atroce que Raymo nde voulut le rompre .
- Jacques , mon pauvre Jacques , dit-elle, en lui
posant la main sur l'épaule .
D'un geste violent il repouss a sa sœur, et, secouant là tête avec énergie , il répond it:
C'c t lini, pour mot, mainten ant, elle est morte.
Et seul, vacillan t, longean t les murs, tatant pour
s'orient er chaque objet qu'il rencont rait, il se dirigea
vers son fautcuil . Epuisé, il s'y laissa tomber , ct d'unp
voix Qxtraor dinairem ent calme, dit à sa sœur:
- Il faut t'en aller, Raymo nde, je n'aime l'as à te
savoir sur la route de Versail les quand il fait nuit. ..
A demain et. .. merci pour tes bons OinS.
ne ':oulant pas le laissèr,
Et comme elle prot~sai,
il lui affirma très gentime nt qu'li préf'::rait être seul.
Il se sentait fatigué et alI;!l! dormir prl:s de la fenêtre
ouverte .
Raymo nde n'osa ras insister . Elle embra. sa le
pauvn: malade en lui murmu rant des choses afTectueuses , Il devait tâcher d'oublie r, et penser que
d'autres afTections lui restaien t. Guy rc\icnd rait
bientr)t de son grand voyage, ct puis, à Versail les, il
y avait ses deux nel'eux, qui aimaien t tant leur tonton Jacques . Tous les jours, les chers petits priai..:nt
bien, pour que le bon Dieu gu'::ril vitelt.: grand tonton.
Et Jacques , las de toutes' ces gentille sses, Jacque<
qui n'avait qu'une pensée, qu'un désir, t!tre senl,
)(Iur pouvoir soufTnr seul, eut un soupir de oula·
qement lorsque sa sœur s'en alla.
Quand il fut certain que Raymo nde était loin
son cccur creva, des sanglot s, de longs sanglot :
secouL fcnt tout son corps, ct s<i: douleur il: lit cner:
.
- Linctte , appela- t-il, ma petlle Ln ellc!
Et devant lUI, devant ses yeux malade s qUI fil)
voyaien t habituc llement que du noir, se dressa,
ironiqu e et charma nle, la silhoue tte chérie, I~ sil.
.
houette (aot aimée du celle qui avait élu s!LJ.;~ncée
L
�.t'!HNTEMPS PERDU
Vers ce délicieux fantôme, il tendit les bras, v"uJaNt étretndre cette adorable forme, mais ses bra,
se referm0rent et la silhouette s'éloigna. Alors il SL
leva menaçant, voulant atteindre celle qui le nar
guait 11 fit quelques pas, mais il se heurta si violem.
ment' à un meuble qu'il poussa un cri.
La douleur pbysique ramena la raison, il se sou.
VHlt de son infirmité, et, à tàtons, retrouva son
fauteuil.
Brisé par cet le hallucination, ne pouvant plus
pleurer, il resta là, pauvre chose merte, souhaitant
la mort.
Un long moment passa et, anéanti, Jacques commençait à s'assoupir lorsqu'il lui sembla qu'on
ouvrait la porte ~e sa chamb.re., P?urquoi le dérangeait-on ? IL devait sonner, S'Il aValt beSOin de quelque chose.
Il songea à renvoyer avec un mot dur ce domestique trop Pf~venat,
~is
il eut peur de sa voix:.
Dans cette VOIX: trainalent, peut-être, encore quelques larmes et il ne voulait pas que quelqu'un pût
se douter qu'il avait pleuré.
Il ne bougea pas; le domestique, s'apercevant que
son mal'1re dormait, s'en irait sans doute.
La porte grinçait toujours, .maintenant elle devait
être grande ouverte, pOurqUOl donc ne s'en allail-on
P~smobiIe,
Jacques prêtait t'oreille, cherchant à
comprendre en écoutant; enfin, il se rendit compte
qu'ayec la même précaution .on refermait la porte.
Content de rester seul, Il poussa un Soupir de
soulagement.
.Mals tout à coup, il cru.t ent.~r
des pas. on
marchait dans sa chambre, Il en etait certain.
Il e redressa sur ses coussins et d'une voix: qu'il
s'elTorça d'affermir, demanda:
- Qui est là?
.~nxieu,
il attendit la réponse qui ne vint pas.
Et pourtaLlt on contlnualt à marcher, on se rapprochait ùe son fauteuiL'
"~yec
impatience, presque avec colère, Jacques
redemanda:
- Qui est là ? .. mais répondez donc, puisque Ir
ne "ois pas.
.
Un sanglot lut toute la réponse qu'il obtint, e'
près de lui quelgu'un s'al:\cnoUllla.
.
Jacques tendlt les malflS vers cet etre qui soulirait et la première chose que ses mains rencontrèrent ce fut le visage de l'inconnu. Ce visage était
celui d'une femme.
Qui donc pleurait ainsi. près de lui?
�Ses mains se posèrent sur les cheveux.; cette
-grosse natte épinglée très ba sur la nuque, Il la
connalssaiL .. Mars non, ce f)',était[ pas possible ...
pourtant ces chevux-l~,
personne ne les avait!
Il eut un cri effrayant fait de joie et de doulel:lr.
- Linette, est-ce vous? est-ce possible, Que cv
soit vous -;>
Cette fois, une petite 1I01X plamtille. une petite
voix lr(:s malheureuse, loui répondit:
- Oui, c'est moi, Jacques ... c'est bien moi ... J'e nif
suis pLus mala<Jie ... Mors ~e suis vooue pour -vous
dire ... que ... que ... je 'Veux vous sOlgner. .. que je
velll vous guérir.
Anéanti par cetl.ie gcande joie, qe ma1ade eu~
ume
.courte défa,iHalllce ; .arvcc 1 eine, il murmura:
- Linette, ma petite Liln etle !
El[ à son tour, sans aucune pudeur, il se mit à
pleurer_
Ces larmes bouleversèrent la jeune fille ·et lui
:fir,ent comprendre à quel point elle était aimée.
Oulbhant sa propre peine, elQe se souvint q u'ellc
étai1 )lenue pOUf cOl'lsoler. El'Le 'se 'l'edressa, et prenant lcs mains de 5011 fiancê . très chastement, elle
les mit autour de sa taIlle.
êtes sûr main- Là, dit-elle, tenez..m01 bien, ~'ous
tenant que c'cst moü.
Presque gaiement, elle ajouta:
- El vous !;avez, maintenant que je s'lIis là, je
ne m'en vais plus.
Ne oolil'lp1'enanl pas, i1 balbutia:
-Linette, afllrmez-mol que je ne dors pas; ditesmoi que je ne [ms pas un 'l'êve merveilleux auquel
su.ccédera un <loulourel1x réveil. Parlez-moi encore,
dOlmez-mo; vos mains.
A l'CC empressement, elle obéit!
- Ne doutez pas, Jacques, c'est bien votre folle
Limette, votre petit oiseau riem', comme vous l'appeliez.
'Serrant avec tendresl>e les mains qu'elle lui abandonnait, il dit:
- OU1, ce SOI~t
bien vos maies, ~os
jolies petites
mains que j'aimais tant à regarder, ,'en reconnais la
forme parfaite, mais ce n'est plus votre voix; clll!
était si rieuse, si claire, maintenant on dirait que
ql1clque chose en a terni l'éclat. Linette, dans cell'4
vOÎx que j'entends al.'ljourd'hui, i1 me semble que les
lannes ont passé et, j'ai peur que cette voix se souyienne longtemps de leur passage. Linette, avez..vous
f40nc beaucoup pleuré?
- Jacques ... pr.otesta la jeune til!e.
.1
- Oui, je SI\Îs. vous m'almiez, 'vo'us m'aie~
�l:'RINTEMPS PERDU
bien mais votre jeunesse, votre gaieté, votre nature
besoin de rires et de joies et je ne pensais
pas, pardonez-lm~i,
que vous. sauriez aimer dans
la douleur. Mals, pUisque vous etes venue, puisquj
vous êtes là, c'est que malgré mon malbeur, malgré
mon inGrmité, vous m'aimez toujours, vous m'aime1
'encore. Linette, dites-le-moi.
. Très bas, un peu honteuse d'avoir tant tardé ~
prononcer ces mots que Jacques réclamait, eUq
murmura:
- Je vous aime, Jacques, je vous aime pour toll
jours; heureux ou. malheureux,. vous me trouverelt
près de vous. Rien désormais ne pourra nous
séparer, mon bonheur sera fait du vôtre.
t(
Un sentiment auquel vous donnerez un noTh,
m'a amen~
ici... .Là-bas, c~ez
mes parents, je
souffrais, Je pleura.ls j '1ne tnstesse, une angoisse
. affreuse m'étreignait; prè:, rie vous, je suis calme,
presque gaLe.
.
« Une force est en !liai, une torce étrange, qui me
fait envisager notre vie s1l:ns la moindre inquiétude,
je vois clair dans l'aven/.r. Vous m'aimez, je vous
gu JI nous faut pour passer
aime, voIlà tout c~
ensemble les mauvais Jours.
« L'amour est un bagage avec lequel nous voyage~
rons toujours, alors que nous faut-il de plus pour
être heureux?
Attirant tout ~rès
de JI;l~
la jeune fille, Jacques
répondit :
.
- Petite fée, petite encnanteresse, vos douces
paroles me grisent et j'oublie mon .malheur; je ne
plus ... Mon
songe r lus que mes yeux ne vous vOle~t
souveOlr est SI. fidèl~
que devant mal, malgré cet
affreux mur n01l'. qUi m'entoure,. vous êtes là, si
jolie, si pleine de Jeunesse et. de Vie q.ue vOus me!tez
en fuite toutes Jes pensées tf/stes ... Lmette, sounezmoi, je ne v~rai'ps
votre souri~e,
mais je le devine7'
rai. AutrefOIS, hier, vous penchiez un peu la tête et
.rialent en même temps que vos
vos yeux moque~l:s
Ii:vres. C'était dclJcJeux, et pour vous voir sourire
j'aurais fait toutes les folies. Je devine _ mon
cœur, ma cbérill, s'apprend à .voir clair - que vou~
ne souriez pas, mes yeux qUi vous regardent, san~
vous voir, vous font encore peur .. . Vous tàcherez,
11'est-ce pas, 0e vous y habituer .. . puis, plus tard,
lorsqu' "habitude sera venue et que vous pourre7.
me reguI'der sans trembler, vous mf! ferez entendre
de nouveau votre rire. Cc sera pour moi comme un
rayl ~ de soleil qui pénétrera dans mon àme, un
rayOt je ce soleil que je ne verrai plus jamais.
Tri!s émue. faiblement Linette DrQtesta.
avi~nt
�l"lUNTE1vIPS PE1WU
m~nt.
)3
Mais vous guénrez, tOllS les médecins l'affir-
- Oh! le beau mensonge, reprit Jacques, ~ Je beau
mensonge que vous faites là 1 Seulement vous n'avez
pas l'habitude, vous manquez d'usage, alors votre
' foix, Linette, n'est pas persuasive, et, pourtant, je
'oudrals pOUVOJl" vous croire.
Avec une énergie qu'elle ne se soupçonnait pas, la
Jeune fille s'écna:
- Je suis süre que vous guérirez, et puis si les
médecins français ne savent pas vous soigner, nous
irons à l'étranger et nou's fil1lrons bien par trouver le
docteur qui vous guérIra.
Craignant d'aVOir mal compris, en tremblant,
Jacques demanda:
- Nous irons ... mais vous pensez donc, vous
voulez donc, quand même, m'épouser? ... Linette, je
ne SUIS plus qu'un infirme.
Le dernier mot fut dit SI douloureusement, SI lentement, que les lèvres de Jacques paraissaient ne
pas vouloir le prononcer.
Avec pitié, très tendre, L1I1ette affirma:
- MaiS je n'ai jamais pensé que notre mariage pût
être différé.
Ce merveilleux mensonge mit un tel rayonnement
sur la figure .de ~acques
que L1l1ette fut tout heureuse de l'avOir fait .
Avec dévotion, il porta à ses lèvres les mains de
la jeune fille.
- Pardonnez-moI, dit-il, d'avoir douté un peu, oh 1
très peu, de votre cœur, je ne le connaissais pas 1Mais
un jour, Linette, ne regretterez-vous pas de l'avoir
écouté ? .. il se peut que je ne guérisse jamais.
La jeune fille eut un long fnsson, mais gravement
répondit:
- Je vous défends de penser cette chose-là, et
surtout d'en parler.
- MaiS enfin, avant de vous engager pour toujours, mon devoir d'honnête homme, devoir qui
m'est cruel, je vous assure, est de vous montrel'
quel triste avenir, peut-être,. vous ate~d.
Avec un rire étrange qUI fit tressaillir Jacques,
Linette répondit:
.
- Pour me le dire, monsieur mon fiancé, il est
trop tard, et puis je ne vous écouterai pas.
- Il est trop tard? répéta Jacques aveè surprise.
- Oui, il est dix heures passées, depuis unè heure
je suis seule chez vous et je n'ai pas du tout l'inten.
tion de m'en aller. Je veux passer cette nuit ici,
vous aurez bien un coin à m'offrir. Je pense qu'aprè~
�PRINTEMPS PERD U
cette escapade. je serai suffisamment compromise,
et que vous voilà forcé de m'épouser. .
.
Jacques se red~sa
~ur
son fauteutl et fébrile'
ment interrogea la Jeune fille.
_ Linette, que dl1es-vou'S ?
- Des choses très sensées.
- VGUS êtes venue ici, 'tou·te seule?
01!l'Î fit-e1Ie, charmante .d'auèlaoe .
- Vo~
parents ignorent yotre 'pl' ésence près d~
moi?
..
_ N O'l'l, )e les Il'l alVe'l1tJs.
- 'Expliql'lez.-vous.
- Ob! ~':Sl.
très simple. Avant de quitter t.
ma'lson, )'al Ben! il. maman pour 'lm dire que, RIe
trouvant très ma.heureuse lom de vous, j'a1lais vous
retrouver.
SesoulVenantdece que sa sœur lUi av~t
afirm.~,
doutant encore, Jacques ,demanda:
- Mais OR rn'avaltd>it... je croyais... enfin <ne
deviel1:-vous pas parrur demam ?
- Oui, reprit:-elle flaiem~t,
'c'est la vérité; mais
vous me onm~sez,
le SUlsu[ole médmante fille, qUI
n'aiime pas il obélf, alors, une fOlsele plus, j'al,àlésobéi.
- Que diront vos parents?
- D'abord, ils sc fâcheront un peu, pOIU me
faire peur, puis, après" ils [Ille pardonneront; illil"
sont SI bons, et ils m'aiment tant 1
penseront-ils de moi?
- Ma.js moi, ~e
- Vous, vous n'êtes pas fautif.
- Non,maisfauraisdû V'0'usren v oyer tout de BUTtC.
- PourqulOi?
- Papce que j'avais de'viné que 'Vos parents R';:
voulaient pas d'un ... maladie pour gendre.
- Eh bien, vous 'Vous 'trompez, 'ècria Lineittc
avec force.
.
- Alors, pç>urquol vous emmenaient-ils enSuis'!!e,
si loin de mOI?
- Parce Gju'ils n"étaient pas certains Ille mon
amour; i'ls cro'yaie1'lt ·que je ne vo.us aî'lllais que
oomme ... une Itn'Otte ; vous le i1>enSlezau€si. Mai::;,
lorsque mes parents 'lIerron1 que, p0UT veniT prL's .dll!
l'OI!lS j'ai tout quitté, ne doutant plus de ootr.e eOlll.
mun~
affection, ils nous marieron1. Et la lIllfl de
'l'bisto,i,re, vous 'la connaissez?
-Non.
- Le 'beau .prtnce 'e'!: la bel'Ie princesse vécurent
:les jours tissps d'or; ils parvinrent à un àge avanoé,
.et mDururent O!'1tourés de tou 'Ieu rs enfants el
"pe1its~l'fan,.
'.
.
En ,disant oela, Llllette eclata de nre.
Dac.\le~
b'essaiHi,toet mUrrR'lJ1'a l
�J:'RINTEMPS PE:.t<.,)U
55
- Ne nez pas ainsi, je serais sans [oree pour vous
rader raison. Lmetle, 11 faut vous en aller.
Gamine, la Jeune fille répondit:
- Non, non. non, Je ne m'en irai pas; d'aba.rd
;e m'installe. J'enlève mon chapeau, voilà, c'Psl
fait.
- Vous avez tort, prolesta Jacques.
- Mon manteau, à présent.
- LInette!
- Maintenant, je SUIS très à mon aise, tout à fait
comme chez moi. Jacques, souriez un peu, soyez un
aimable hôte, car je vaIs vous avouer que Je meurs
de faim. Je n'ai pas dlné cc soir, monsieur; aussi
vous seriez très gentil de me faire donner quelque
chose. Une tasse de thé, des petIts gâteaux, ce que
vous voudrez, mais vraIment Je défaille.
- Voulez-vous sonner, Lmette? dl! Jacques avec
résIgnatIOn; on va vous apporter ce que vous désirez; mais, après, il faudra vous en aller.
- C'est entendu, réponrht la jeune fille en sonnant ;d"e connais le l'efram.
Le omestique entra; Jacques donna des ordres.
Quelques minutes après, sur Ulle petite table, à
côté du fauteuil du malade, un souper attendait la
jolie VIsIteuse.
Dès que le valet de chambre fut partI, Linette
s'installa.
- Oh 1 c'est parfait 1 s'écna-t-elle; j'aime tout ce
qUI est là. Si vous me teniez compagnie, Jacques, cc
serait bien plus gentIl.
- Je n'al pas faim, dit-il.
- Essayez d'avoir faim; cette dlnette â deux pourrait être très amusante.
Linette approcha la petite table, et, prévenante,
mIt près de Jacques tout ce dont il pouvalt avoir
besom. Ieurx,~li
la laissaIt faire.
Ces mlOutes de joie, ces nunutes d'1l1tlffilté, les
dernières, car après elle parllrait, il le fallait bien,
il voulait les vivre doublement, il voulait en savourer
l'étrange douceur.
- Âllons, dit-il, je vous obéis et je vais essaye,
d'avoir faim.
- C'est parfait, s'6cria Linette Joyeuse, il est
tard, pre que l'heure d'un souper. D'abord, je suis
certaine que vous avez trùs mal dlné.
~
C'est juste.
- Pourquoi?
- J'6tais tnste, rien ne me plaisait.
- Eh bien, ce soir vous ne serez plus triste et tout
vous plaira. Je vous sers.
Et, vite, elle ajouta'
•
�Pl{INTEMPS PEH.DU
- je prends posses$ ion, dès aujourd'hui, de mon
rôle de maitresse de maison, yous, ne bougez pas,
:'est convenu , D'abord, vous etes encore un peu
l nalade, monsieur mon ,mari; ,aussi il faut vous laisser galer il faut vous laisser aimer,
' Jacquds chcrcha la main de la jeune fille; elle,
qui guettait ses, mOindres gestes, s'en apcrçut, et
bien vitc la lUI donna, Il la scrra avec tendresse,
uis la porta à ses lèvres i mais, sur les doig t de
inettc des larmes tombèrent. Alors ell e retira vivement sa main, et se facha,
- Jacqucs, pourquoi ètes-vous triste? Pourquo i
pleurez-yoLls?
,
Un peu honteux de sa faiblesse, très bas, il répondit:
- .le pcnse que vous allez part ir, qu'il le faut.
D'un bond, Linette fut debout et, s'approc hant de
son fiancé, très c~as
t emnt,
elle l'enlaça; puis, avec
tendresse, elle lUI dt{ :
- Je ne partirai 'pas, je vous l'affirme, à moins
que vous me ch~s
J ez vra im ent, et je ne crois pas
que vous, en aY,ez Jamais le COu rage. Et r,uis, dchors,
il fait treS nOir, la nU11 .est venue ct Je n'ai guère
l'habitude de sorhr seulc a une heure SI tardive,
- C'est vrai, murmura Jacques, je n'avais pas
pensé à cela.
- Nc pensez à rien, c'est préférable. Vivons cette
heure qui est douce, malgré tou~,
et dites-vous bien
qu'après m.on escap~d
9,e cc SOir, not;e mariage ne
peut plus eITe dlffert.! ... Ienez, quelC[uun Vient ici
j'entends marcher dans l'antichambre. Quand o~
ouvrira la porte, j'appuierai ma tète sur votre épaule.
C'est un geste d'époux, papa et maman :::ont SOuyent
ainsi,
N'ayant plus le courage de lutter, Jacques murmura:
- C'est fou, Linette, c'est fou.
La porte s'ouvl'.it to~e
grande pO~l'
lai sel' passer
Mme Maunas qUl, saiS ie de ce qu clle voyait s'ar.
r.}!;] sur le seuil de Id chambre.
'
Cette table de souper, ces cieux amoureux, non,
ccrtes, elle ne s'attendait pas à c,c s[1cetacle 1
•
LincHe ne bougea pas; clic laissa Ses bras autoui
iu cpu de Jacques, seulement sa tète sc releva' et
san~
paraître surprise le moins ~u
monde, a\'cc'lln
maliclcux sounrc, elle cllt à sa mLre :
- Ne gronde pas, maman, ct pour pOllVOI! me
pardonner tout de suite ma désobéissance, pense
flue pour papa tu en aurais fait autant.
,
Cette simple phrase calma Mme Maul'las, mais,
~ ,(jurtan.el
l e ne devait Das céder ainsi ~ son devoir
E
�rRINTEMPS PERDU
57
oe mère lui défendait d'autoriser une pareIlle folie.
Bien vite Linette ajoutait:
1
~
Avec lui, je serai très heureuse; sans lui,
pour moi, il n'y avait pas de bonheur possible,
son souvenir m'obsédait. .. Et puis, j'avais promis
de l'aimer dans la joie comme dans la douleur.
Enfin, je suis sÏlre d'avoir fait ce que tu aurais fait\
seulement, maman chérie, j'ai besoin de te l'en.
tendre dire.
Mme Maurias ne résista pas plus longtemps; les
yeux pleins de larmes, elle s'approcha du jeune
couple; et, tout en embrassant sa fille, murmura:
- Mes enfants 1
VI
Et Linette s'était mariée . Lnette, n'écoutant que
son cœur, grisée par la joie qu'elle causait, avait
voulu que leur mariage eÏlt lieu à la date qu'autrefois, aux jours de bonheur, ils avaient fixée.
Ce fut une cérémonie toute simple et très intime;
seule la famille et les témoins yassisti.:rent.
Dans sa robe blanche, idéalement jolie, Linette
sourit, parut heureuse; seulement perîdant la messe
Ile était si pàle que sa mi.:re ne put prier tant elle
était inquiète.
Et Linette le soir s'en était allée, elle avait quitté
se parents, la demeure familiale, sans aucune
larme, sans la moindre émotion apparente. A cousine Marie qui s'étonnait de ce calme, de cette indifrérence, elle avait répondu:
- Je ne veux pas p leurer, j'ai promis à mon
mari que je ~e pleurerais ~lus
j~mais.
Que dir~t-l
s'il s'apercevaIt que le premier sOir de notre manage
je manque à ma paro le? ~on,
.cousine Mar!e? d<li\'
!TIes yeux vous ne ven:ez JamaIs qu; de la JOie . U~
Jour vous m'avez apn~
qu.~
p01!r ctre heureuse Il
faut savoir aimer, eh bIen, J essaie de profiter de la
leçon .
.
. .
Cousin\:! Mane n'avait nen répondu, et, un per
triste, elle avait regardé partir le Jeune couple.
Lui s'appuyait sur elle, et elle, attentive, rëg\..dt
son ras sur lé sien. Les petits pied de Linette parfois frémissaient d'impatience, mais toujours ils
attendaient; on devinalt qu'une volonté puissante
les forçait à suivre la marche hésitante tlu pauvre
Jacques.
�PRlN['EM1':n PlERDU
•
En soupirant, le cœu<r wos, c<!usime ~arie
~élat
rapprochée de Mme Maunas q1.ll pleurait cn l'egar~
danl sa fille s'e.l aller. Dans les yeux de la mère elle
!u't tant d'inquiétude qu'elle voulut la rassurer.
- II guérira peut-être, dit-elle.
- No.n, ne ,cToyez pas ,cela. Linette est pour f.)lI'
"ours !la compagne .d'un ave\!lgIe... Toute sa vie ellt
aUTa devant ell:ede.s ye-ux ~ans
regard, des y.eux <lJ.tri
ne pourronl pas vOir sa, Jeunesse, sa beauté, 'so n
pronLe.mrups. Ob 1 qUellle <unste clnol;e '!
D'mne voix C'hal!l<rte, d~une·,Mol.X
plellle dCi1ielildiresse.,
c01ilsine Maliiea\,rut répondu:
- L'amour y mettra une lumli:::reque nlilUS -n'y
voyons pas. L'amou~,
vous le S~vez
mieux que personne, mon amie, fait de ces miracles que la raIson
ne comprend pas.
- MaIS Linette aime-t-elle aInSI? Ce cœur de
vingt ans n'est-il pas le jouet d'un sentiment qu'ellemême ne comp,rend pas? Es!-ce la pitié, est-ce le
deVOIr, est-ce 1 amour oU! a Jeté ma fille dans les
!»Iras de cet JUlfirrne?
Â'Vec persuasion, DOUSIne Marie reprit :
- C'est IPamour, ,n 'en ,doutez pas . 'Votr:e folle
Llllette avaLt un très bon cœur, comme pl're:oque
toutes les femmes, . seul~t1
poU!r donJll.er sa
mesure, .ce cœur a1véHt lDesom de soufr,~.
il a SQu{:.
fert, il.a aimé, il.sera ,fidèle, cf0y.ez-l'l'loi.
Sur aes par(j)!lesEmc0uragellI1tes, oousme Marie
i:laJt partie un .peu Mlste,enpe[;lsant à Linette
dont le bonheur était chose Incertaine.
'
Le jOLLT mi":me de le.ur mariage, Le 'jeune ménage
était parti p.our .le . Pneuré; 'malgré l'affreux SOU\:emr, ce cbateau etait iIlll .~eJul:\
!Dour l'aveugle. ill c:n
oOJ1tm.alSsllÏ.t toutes les .pI0ces, les plus petits coins
lui étaient famIliers. La, Il p01ùra~
secLtriger tont
fleul et "'Ivre un peu commeautJlefols.
1J.s 6taient partIs en auto, 11etfalsantle même
vory.age que ,quelqu,es. s~maiepélJr'Vnt,;
mais
cette fais :la vmtU11e .etalt lfenmoe,lle CIel éta1t sombre
et 1a nuit iVe.uait.
'
Jacques ,était infiniment. tri st?. Il n'avait plus pour
Linette cet amolU" tranqUIlle fait de sécuritéetlile
confiance, il l'aimait différemment. LOin d'elle, SI'C
\mOUT était ViOlent .et JUloux; près d'elle, il .n\:'tait
plus que craintif. Aussi, u1a.ns~et
yorture qUI 1er
emportaIt tous las deux., Il llosa pas Lm parler
cl'uolour. N'6t8lit-il pas un malade, un infir.me ct la
pÏitié 'se ule. p6<lt-être., avait conduit Linette Q~I mufruge.
.
,
Ce doute ,IWI fermaIt la bouche, ce OOUlt; l'cm{lêchail de dire à la bien-aimée II)Ill ce l1'I'tl IJLLt
�PRINTEMPS PERD l)
S9
w,ulu lui dire. Linette attendait-elle dC5 paroles
d'amour?
La jeune femme devi na cette souffrance, les cœUI'S
très bOlls ont de ces divinations.
Adorablement coquette, elle réclama les mot~
/blis, les mots charmants, et lui, grisé, ecoula la voiJi
câline, oublia son malheur et ;Jarla d'amour.
Le vOYalgc leur (!larut très court, et, maIgre le ciel
; 111$ et la nuit qui \'enait, l'heure fut exquise .
. Ar1:Îvés au chateau,. enlacés étroitement, il faisait
très sombre, ils gravirent lentement le grand escalIer, doulolU'eux souvenir! Mais Linette ne voulut
ras: gue Jacques se souvir', et, tout en montant.,
timidement, elle approcha "es lèvres du front de
~on
mari.
.
Cette JDrcmii::.rC: caresse, ce premier baiser donné
sans qu'on le lUI réclamai, mit une telle joie dans
le cœur du jeune homme qu'il eut un cri de bonheur, et, pl'enant sa femme dans ses bras, il l'em·,
porla, reconnaissant son chemin, ver un coin de la
terra:sse que des rosiers en fleurs parfumaient.
Un banc se trouvai' '"\, ils s'assirent tous les
deux, Limette appuya sa' tête sur Pépaule de
Jacque s . Le s fleurs sentaient bon, la nuit était belle,
ct lw j,e une femme admirait le parc que la lune
comme.n<;ait à éclairer de sa lumière mystérieuse.
Et ce soir-là, Linette appeit à Jacques à voir avec
ses yeux.. Elle lui Flarla des roses qui fleurissaient
rar milliers au-dessus de leurs têtes, et dont le l)arfum la grisait étra.ngement; elle 1ui parla dê la
forèt sombre qui s'étendait tout autour d'eux, el
des grands aTbres qui se dressaient si fièrement
'crs le ciel. Elle lui dit aus i que son vieux. chateau
a\ait l'air d'une demeurit de fthe, bien faite pO~lr
abriter des amoureux.
Et ils restè.rent là longtemps, longtemps, parlant,
se taisant, mais le plus souvent silencieu».
Cette J'unit qui les entourait, ce grancl calme l'es
apaisait, ils s'aimaient bien, ils s'himaiell<1l mieux,
leur amour s'élevait, quittait la terre, un souFfle divin
le traversait.
Lui avait desserré son étreinte; clic ne g'dpuyai~
lus sur sou épaule. Les mains croÎ 'ec~,
sur 'les
genou:~,
les yeux. levés vers les étoiles, Linette, le
petit ois<!au rieur, sentàit que quelque chose de tri:s
~rand
pas 'ait en elle. Casoir, elle était sûre d'aimer
son mari. Jusque-là, elle avait pu croire lue le
devoir, le bes(Jin de sentir sa conscience en repos,
J'a\'ait conduite chez, Jacque', qu'elle y avait été par
bonté, par pit'i é. mais non pa' par amour., Mainte!1al~t,
elle étail. cerl'line du contrainl
�6c
rRINTEMl'~
i'ERDU
Elle aimait comme son cœur de vingt ans ne soupt:onnalt pas qu'on plit aImer, elle aimait SI fortement
,< tiC rien ne l'épouvantait.
Non, les heures près de lui ne seraient Jamais
gnses, l'amour les embellirait toutes. Trè!s Vite, elle
s'habituerait à rester près de lUI; tranqUille et préve)1ante, elle se.alt sa compagne de tous les 1l1stants,
,on amie fJd~le,
son ép~lUse
aimante. TOUjours elle
serait là, gale, rieuse, SI te~dr,
que des yeux sans
vie, des yeux sans regard, II ne tomberait Jamais la
plus ç'elJte larme 1
L'amour fait oublier toutes les douleurs el celUI
que LInette resntai~
pour son man était si grand que
son cœur lUI semblait trop relIt pour le contemr.
Ce cœur que, Jusqu'à présent, clic n'avait guè!re
écouté lui disait, ce sOIl'-là, que l'amou r le plus ' beau
est celUI qui se dévoue, que, seul, cet amour-là ne
vous apporte 111 déceptions, 111 tristesses, 111 regrets.
Et Linette, très calme, très h~ures,
pensait que
c'était ainSI que cousme Mane avaIt aimé, ct elle
savait matntenant que cet amour-là, pourtant si
douloureux, avait mis dans la vie de la vieille fille
une telle lumière que ses veux en avaient encore
gardé quelques rayons.
Fat Iguée d'être SilenCIeuse, Linette se rapprocha
de Jacques et tout bas, très bas, avec des mots charmants, elle commença à lUI parler de son amour. Surpns déltcleusement, Jacques l'étreIgnit, alor~
Linette
l'entraîna vers le parc sombre, trouvant qU'II faisait
Irop clau' sur la terrasse et que la lune les regardait
curieusement. Sous les grands arbres elle oserait
enfin dire toutes les choses gentIlles qui lui venaient
à la pensée.
.
Très tard dans la nUit Ils errèrent dans le parc, au
milieu du grand slle.n ce de la campagne, que troublait seul, de temps a at.;tre, un en d'oiseau .
;[ l~s
jou~s
qu; s~iven't
f~lre;1
de~
. Le iend~a
Jours heureux; Jacques oubltalt son infirmité et sa
cramte de l'avenJJ'; près de lUI Linette ne désirait
rIen, l'amour remplissait ,sa Vie. Et les semaines, les
.avalent passé, et les, d.eux Jeunes époux étaient
';estés dans le chàteau ou Ils avalent échanoé leun
premiers aveux. Pans ne le~
tentait pas, Paris ne
les attirait plus. Jacques y eut été malheureux: les
ami~
•. es Indtflérents, les passants, lUI eussent rarpelé à chaque II1stant son malheur, et cela Lln,e tte
ne le voulait pas. 1\10r5 elle avait persuadé à s on
mari que nulle. part Ils ne serment aussI hebrcux que
dans cette VieIlle demeure et (;ue, pour longkmps,
il fallait S'y 1I1stallcr.
"JOn,
�PRlNTElIPS PERDtJ
0"1
Jacques avait hésité; pour Linette, il craignait
J'ennui. Cette grande demeure, ces pièces immenses
lui paraltraient vides, et un jour, peut-être, elle les
trouverait tristes.
La jeune femme avait eu réponse à tout.
Après avoir habIté ce grand cha,eau, ces salles si
vastes, l'hôtel de Paris, tout petit, ne lui plairait pas!
elle s'y porteraIt mal, elle y manquerait d'air.
Plus tard, beaucoup plus tard, on invIteraIt quel,
ques amis, de vrais amis qu'un séjour à la campagne
n'épouvanterait pas.
D'abord, avant tout le monde, cousine Marie viendrait. Celle-là comprendrait leur jeune amour; puis
Guy terminerait ~!lfn
80n ~ong
voyage, et, pendant
ses vacances, tI s InstalleraIt près d'eux. Raymonde
ct ses enfants, les deux amoureux de Linette, comme
les appelait Jacques, pourraIent venir souvent au
Prieuré.
Des têtes blondes, des rires d'enfants, vOIlà ce qu'il
fallmt pour ésayer la vieille demeure.
Linette avaIt dit cela d'une voix si tendre et déjà si
maternel'e que Jacques avait deviné son grand désir.
Et ce Jour-là, Ils ne discuti.:rent pas plus lon~
temps; Jacques fut persuadé que Llllette ava'it
raison et, d'un commun accord, ils décidi.:rent de
rester au Prieuré.
Depuis pri.:s de deu: ans, Ils vivaient là. Ul1e fOIS
par mois, un grand médecin de Paris, une de ces
sommités médicales qui réclament beaucoup
d'égards et d'argent, venait voir Jacques. Avec soin,
le maltre examinait ces pauvres yeux morts, qu'aucun traitement ne pouvaIt guérir. Prévenu par
Linette, il trouvait toujours que le malade allait
mieux et il parlait chaque fois de guérison procha;ne.
Jacques continuait à espérer, et, bien qu'infirme,
était heureux.
L'amour de Linette avaIt fait cc mi~·acle.
Cet amour si tendre étaIt à la fOIS humble et orgueilleux. Humble avec l'aImé, se pliant à tous ses
~aprices,
s'offrant, se· donnant sans compter, sans
nesure; orgueilleux aussi, fier d'unt.'! fierté superbe,
Je voir qu'II faisait oublier à un cœur tout ce CJll"
f<.!jouit les cœur ici-bas.
'
?rè!s de Linette, Jacques ne pensait guère que ses
yeux ne voyaient pas la lumière du soletl, il oublIaIt
que les pnntemps venai?nt,.que les ét6s passaient,
que les ileurs s'épanouIssaIent, sans que ce mur
noir, cette nuit affreuse dans laquelle il vivaIt,
s'éclairat un seul instant.
Et ainsi les jours aV.lIent pa sC tous pareils, mais
Jacques ct Linette ne les avaient oas lrouvi.!s lonus.
�PRINTEMPS PERDU
A l'occasion du second anniver aire de leur
à faire quelques invita.
mariane ils se déci~rent
tioDs.'"'l\1. et Mme MauIilas, Cousme Mane, pl!lis Ray.
monde ct ses enfants. M:als.. p!lr suite de cirons~
lances différentes, ces J,nvltatlOns ne furent pas
a-cceptées.
M. Maunas étant .souffrant depuis. quelque temps.
Je médeci n prescnvlt une-cure en SUisse, et le dépan
fut d6cidé immédiatement; naturellement Mme };lau.
rias l'ac.compagna.
Les deux en[al~ts
de Raymon~e
prirent la rougeole; seule, cousure Mane promit de veml' quelques
JOUI'S avec eux.
" .
.
Cette réponse l'eJoUlt Ll'OeUe; depuis lonolemp s
leur
elle suppliait !a vieIlle demoi'sel1e d'acept~r
hospitalité, maIs touIO~.JrS
Cousme Marie avait refusé,
heureux, les amoureux
écrivant que, po,?,r ~tre
n'avaient pas b~som
d un Vieux visage. Enfin, aUJourd'hui elle venaIt.
Depuis le .matin, Linette alJ~it,
trottait, fleurissant
toutes les pIèces du grand. chateau; elle voulait que
cet ancien couvent de momes eût ce jour-là un air
de fêle.
Sur la table du salon, la Jeune femme venaLt de
poser un bea~
bouquet de roses, et ce bouquet était
si joliment fait que Lmette ne pouvait se rasser de
l'admirer.
Ce salon, egayé par des gerbes de fleurs ces
arands fauteuils, trè!~
raPoch~s
l'un de l';utre,
àttendaient l'hôte qUl allait venlr. Tout était bien
ain i. Oui, mais, hélas 1 le principal Il1téreSsé celui
pOll!' qui chaque bouql!et était fai.t, ne le verrait pa&.
Ces roses se faneraient, ces IJlas se flétriraient
tout passerait, et lui, le cher aimé, ne les aurait pa~
admirés.
.
Un peu tris~,
Linet~.
soupira et leva les yeux vers
la chemll1ée ou une VIeille pendule d'autrefois illdi.
lualt l'heure. Aujourd'hui, elle ne voulait pas être
en retard.
Derrière Id pendule if y avait une glace et Lrnette
vi! son image. Sa robe de mousseli ne blanche la faisait ressembler à quelque pensIOnnaire; décoiffés
ses cheveux frisaient toul autour de son visage, cl
elle ttmait encore dans ses bras quelques fleurs nOI;
employées. I\insi elle était charmante ct, sans
aucune fausse modestie, elle le constata. Mais elle ne
sourit oas, même de sc voir si jolie, cela l'attrista.
Elle 'pensait que, pare.ille aux fleurs, sa beauté se
fanerait, elle ne durerait qu'un temps ct après ce
temps-ià elle serait vieille, laide, ct Jacques, l'aimé,
n'ul)rait pas vu ses lèvres semblables à un fruit, Ses
�FRINTEMPS PERDtJ
yeux brillants et ces cheveux que le saI ci: paraissail
avoir dorés.
Son printemps passerait comme le pri[jtel' ~ d ..
chaque saison; l'été viendrait, pUiS l'automne, et lui
ne verrait pas tout ce qui fleurissait en elle, pour lui;'
l cause de lui ... C'était triste, triste infiniment 1
Jacques entra et sans peine - on ne dérangeai;'
jamais les meubles - se dirigea vers la jeuoe femme.
Linette courut au-devant de lui.
- Bonjour, dil-elle, co l'embrassant. Tu dormai~
encore quand je me suis levée.
- Crois-tu? J'al très bien entendu la petite souris
s'agiter, aller el venir dans sa chambre, puis elle est
partie dans le Jardin; Je l'ai sUivie, en pensée, près
de toutes les plates-bandes, et elle a cueilli tant de
fleurs, la petite souris, qu'elle est tout imprégnée de
parfum et qu'en l'embrassant on croÏ1"ait respirer
une rose. Madame, ce matIn, tous les rosiers devaient
se pencher vers vous très amau reusement. Tenez, je
trouve dans vos cheveux, que je devine en désordre"
un pétale de fleur. Vous devez être délicieusement
jolie, ma chérie 1
Avec tendresse, elle répondit:
- Mon Ja.:ques, comme je t'aime 1
Ces mots étaient ceux qu'il attendait, mais la voix:
qui les disait était moins claire que d'habitude, elle
ne résonnait pas dans la grande pièce, elle ne s'envolait pas Joyeuse et pleine de vie vers celui qu'elle
consolait touJours. Quelque chose, ce matin, a, ait
attristé Linette.
Plus tendre, il s'approcha de la jeune femme et
ses mains caressant le cher visage, il demanda:
- Qu'aS-lu, ma chérie? il me semble qu'aujourd'hui je te sens dIfTérente d'hier; une pensée que lu
me caches, sûrement, t'a rendue lnsle. Ton front
n'est pas calme, sous mes doigts, il frissonne, et le
deVine que tes grands veux se ferment comme si Je
pouvais encore y lire. LInette, avoue tout de suite ce
qui t'a contrariée ce matin.
Vivement elle se dégagea et, trop gaie, répondit:
'.- Ce qui me contrane, c'est que je vais être en
:etard, je ne su is pa ~abilée
et .les rosi~
el tOI
toUS m'avez toute déCOiffée. Cousll1e Mane sera hi
dans un quart d'heure à peine, l'auto est partie Je
chercher, et je ne S\.lis pas prête. Or, si Je commeIH;6
à t'écouter et à t'em!:,msser, cousine Marie en arri.
vant me trouvera dans ce costume plus que négi~.
Je me sauve, va t'installer sur la terrasse, il fait ùélI
~
cieux; je te rejoins dans quelques minutes.
Tout pensif, Jacques quitta le grand salOl! et, pour
obéiT à LInette. 11 !;'.assit f:ur la terrasse. Là. comme
J
�PRINTEMPS PERf'TJ
touJours, il trouva son fauteuil à la même place, et à
côtû sur une table à portée de la main, tou~
ce dont
il p~lvait
avoir besoin. Linette avait déià passé
.oar là.
, Il song~a
à elle avec tendresse, avec amour.
Linette, c'était sa vie, son bien, sa chose, son soleil
qui éclairait à'une lueur magnifique la nuit obscurE'
qui l'entourait.
Sans elle, il ne pourrait pas vivre; sans elle, il nt:
serait qu'un infirme souffrant de son infirmité; sans
elle, il n'ose.rait plus. espérer cette guérison, si lente
à venir. Mais pouvalt-t1 douter? la voix de Linette
était si persuasive. :. « Mon Jacques, disait-elle,
quand tu seras guen, nous ferons de merveilleux
voyages, tes yeux seront des cuneux qu'on ne pourra
contenter. Mon Jacque~,
quand tu ne seras plus
malade, nous ferons ceCI, nous irons là ... » Pouvaiton ne pas la croire? Elle racontait cela si gaiement,
si affirmativement, que Jacques parfois lUI répondait
de même, et souvent, jJour se distraire, ils avalent
fait l'itinéraire de ~es
fameux voyages.
La gaieté de Linette, son rire clair et joyeux,
c'était tout le bon.heur de .Jacques;. aussi s'inq ulé·
tait-il dès que le flre cessall: Et .tout àl'heure Linette
n'avait pas ri, et sa ~OIX
étalt tnste.
Il aurait voulu devll1er la cause de cette tristesse'
et il souffrait d~
ne pou:,oir con~le.r
ce. chagrin
qu'on lUi cachait, .m~ls.
Il COI: naIssait Lll1ette, il
pa!' crainte de lui
savait qu'ellene lUI dll·.alt Jam~ils,
faire de la peIne, cc qUi pouvait l'atns~r.
Des petIts pas se firent entendre, Ils venaient
vite, vite. Jacques se rendIt compte que Linette
courait.
Près de lui, elle arriva tout essoufOée.
_ J'ai entendu l'auto, dit-elle, cousine Mane n'est
pas loin; quelle joie de la revoir 1
Jacques lui pnt !a mall1.
.
_ .Ne SOIS pas SI contente, fit-Il gaiement, je vais
dre Jaloux.
_ Toi, jaloux de quelqu'un, tu oses dire cela?
_ Je le dis, en riant.
_ C'est tout de même très vilain.
) _ Ne gron.de pas, je te demande pardon. T'es-tu
jaite belle aUJourd'hUI?
_ Oui, J'ai mis ma robe rose.
_ Celle qui est garnie de valenciennes et qui
laisse libre ton joli cou.
- Justement.
_ Tu es bien cOiffée?
_ Oui, comme tu aimes, les cheveux attachés très
bas et retenus par un peigne que je te défends d~
�.t'.KINTEMPS PERDU
toucher Aujourd'hui, tu dois être convenable toute
la journée.
- Voilà une journée qui va être bien amusallt ,
reprit Jacques maussade.
- Alors, fit Linette en riant, si tu ne m'ebras
s,~
pas tout le temps, tu n'es pas content.
- Mais, dit-il avec passIOn, tu sais bien que c,_
sont tes baisers qui me font vivre.
Attentivement, Linette regarda son mari, ses
sourcils se froncl:rent et une ombre passa sur snn
joli vi'age, mais elle redressa la têt e et dit:
- Jacques, voici .I~
voiture; ell e entre dans le
parc. Viens avec mOI, Ju squ'au haut du perron.
Et, très gamine, ell e ajouta:
- Aujourd'hui, les chàtelains du Prieuré reçoivent.
Bras dessus, bras dessous, les deux jeunes épo IX
avanc l:rent. Tout à coup Linette s'arrêta et, surprise,
s'écria:
.
- Jacques, cousine Marie n'est pas seule dans
l'auto, un monsieur est assis à Côté d'elle, un 11.onsieur que je ne connais pas.
- Que dis-tu là?
- Ce qui est. Cet inconnu, bien qu'assis, #Je
parait très grand, il a une barbe en pointe d'une
drôle de couleur. Qui est-ce? Il se trompe peutêtre? Pourtant cousine Marie cause avec lui et ;s
ont l'air de se connaître. L'auto s'arrête; nous allo '1s
enfin savoir quel est cet ét:,mger, je ...
Comme Lino' te s'apDrêtait à descendre, Jacques
l'arrêta.
- Dis-moi, demanda-t-il avec émotion, ce mnnsieur qui e~t
là, tu ~e l'as jamais vu?
- Non, Je ne CroIS pas .
- Ce n'est pas, je ne sa is pourquoi je pense à lui,
mon frl:re Guy? Tu te le rappelles bien, il est venu
le jouI' de nos fiançailles, il partait le soir même et...
Brusquement L~net
l~intero:p.
.
- Oui, c'est lUI, s'écna-t-ell e Joyeuse, c'est blen
lui; seulement je crois qu'il a encore grandi. Viens,
".lIons au-devant d'eux.
- Non, dit Jacques, très pâle, laisse-les monter·
seuls, attends avec moi: cela me fai~
tant de peine
de l'entendre venir et de ne pas le VOL r.
Elle n'eut pas le temps de répondre, ÇJuy gravis;a il les marches quatre il quatre et prenaIt son fri.;re
jans ses bras. Linette alla vers cousine Marie,
l'embrassa tendrement, tout en s'excusant de ne
pas avoir descenuu les marche.
- Nous ne comptions que sur vous, dit-elle, ahrs
j'ai été s i su rpri se que j'ai perdu la tête ... Regardez, cousine Marie, ajouta-t-elle en riant, comme
.,
�.t'RINTE MPS PERDU'"
c'est mal élevé un offiCIer de la marine français e. Il
oublie compl~ten
que son frère a une femme à
qUI Il devrait dire bonjour .
Guy entendi t ce reproch e et, quittan t Jacque s, il
vint vers Lmette .
_ Pardonn ez-n;ol, m~dae,
ht-il, de ne pas vou,,
\voir encore saluee, maIs ...
Il n'achev a pas sa phrase; moqueu se, Linette l'm.
terrom pit:
_ Vous revenez de Ch1l1e, lieutena nt, cela se voit.
Madam e ... Mais Je SUIS Lmette , votre belle-sœ ur,
presque votre sœur; alors ces noms pompeu x, ces
phrase~
respect ueuses n~
sont pas pour moi. Je
SUIS Lmette , vous Guy, le ne veux pas entendr
e
autre chose, smon le me fachera i.
LaIssan t le, leune homme un peu surpris , elle
entraîn a cousme Mane vers le château . Au momen t
d'entrer , elle se retourn: l vers les deux frères et leur
cria:
_ Je vais m'occu per de l'install ation de « monsieur 11 Guy, je vous laisse seuls, car je pense que
vous avez deux ans de bavarda ge à rattrape r.
Suspen due au bras de la vIeIlle demOIselle, Linette
la conduis It vers la chambr e qu'elle lui avait préparée; là, gentime nt, atTectueuse, elle l'aida à s'mstall er.
Lorsqu e cousme Mane fut prête, la jeune femme
lUI demand a ce qu'elle déSIrait faIre.
Voulait -elle se reposer dans sa chambr e, ou préféraIt-elle descend re dans le lardll1?
Cousm e Mane s'assIt dans un fauteuil près de la
fenêtre ouverte , et montra nt une chaIse à Lmette
elle répond it:
_ Reston s Ici quelque s instants , cette grande'
pièce où Jacque s prétend que Louis XIII a dormi
me plalt mfinlm ent, la vue y est superbe ; ce com
de forêt, tout Oeuf! par les bruyère s, est raVIssant.
Je devine que c'estla chambr e des invités de mal que
'a chambr e d'honne ur du chateau .
'
" En saunan t, un peu tristem ent, Linette répond it:
_ Les mvités de Il?a.rque, cousme Marie, ils sont
rares. Je vous al ChOISI cette .chamb re parce que je
l'aIme beauco up et qu~
depUIS longtem ps l'espéra is
,ous y VOIr. Souven t le SUIS venue m'asseOIr dans
ce grand fauteUIl où vous êtes en ce momen t; le
venàis là pour penser à vous e~ à, tout ce que vous
m'aviez dIt un lOur ... Quelqu etols 1entraIs dans cette
pièce, découra gée, triste, de la tris~e
d'un autre.
J'en sortaIs apaIsée , consolé e, prete à console r à
mon tour.
Cousin e Mane pnt la malO cle Linette et très~ sIm4'llernenl lui dit:
�o
PRINTEMPS PERDU
- C'est pénible parfois d'être toujours gaie.
Pour cacher quelques larmes, Linette baissa les
veux et tout bas répondit:
'
\
. - Trt:s pénible 1
CousIne Mane serra fortement la main qui trem
blait dans la sienne , et d'une voix pleine de ten·
\ jresse elle dJt :
- Pé:"vre petitel
Puis elle se tut, voulant laisser le temps à la jeune
femme de se remettre.
Linette était une vaillante; elle domina son émotion et vivement reprit :
-, Savez~ous"
cousine Marie" quc c'est aujourd'hUI l'anJ1lversalre de notre manage?
- Mais OUI, tu me l'as écrit.
- C'est vraI, je ne 11.le le rappelai s pas. Est-ce en
l'honneur de cet annIversaIre que vous avez bien
voulu accepter enfin notre invitation .~
- Non, ce n'est pas à cause de cette date, ma
ch éne; aUJourd'hUi, de près comme de lOin, j'aurais
pensé à vous.
- Alors, demanda Lmette surprise, qu'est-ce
qUI vous a donc d~ciée
?
- Quelque chose,
- Parlcz vile, cousme Marie, vous sav(:z que je
suis très curieuse,
La vieille demoiselle héSIta quelques instants,
pUlS, résolument, reprit:
, -Regarde-moi,petiteLinette,quetes paupières ne
me cachent pas ce que tes yeux voudraleIH m'a\'ouer.
- MaisJc t'l'ai ri en àcacher, protestalajeunc f~me.
- Ecoute-moi, petite, écoute-moi, comme un
jour, 11 y a deux ans de cela, tu m'as l:cout'::e.
Linette, Je SU IS venue près de tOI parce que Je t'ai
devinée un peu lasse. Ne dis pas non: c'était inévitable. Dans tes lettres, ma chûrie, tu ne disais
rien, mais ta vieille amIe t'al1ne tant qu'elle a deViné
bcaùcoup de choses. Tu m'écnvais toujours : Jacques va bien, Jacques oublJe s?n malheur, Jacques
croit qu'il guénra, nous nous almons, nous sommes
,J eureux. Les premiers temps, ccs courtes phrases
"vaient un air de fête, je te deVinais fière du bonhcur
olue tu donnais; pUIS tu as continué à mc parler de
jacques, malS Jamais .tu n~
me, p~rlais
de 101. Ce
silence m'a fait peur, Je t'a~
é~nt,
Illterrogf: lu ne
m'as pas répondu. Jacques etaIt heureux et s~'mblai
ne pas S'erJ.nuyer, c''::tait tout. ce que tu me disaIs,
Alors, un';ô)eu Illquli.:te,. Je SUIS yenuc, J.e pcns,ai$
qu'apr~s
deux ans de Silence cela te ferait du biC'
d'avoucr à une amie ce qu'on cache souve nt ;1 "o~
m0mc . .Me su is-j e ~romp
ée . Linette)
�68
1'1UNTEMPS PERDU
o
Elle secoua la tête.
. _ A quoi bon p~rle
de. c~la,
~it-el\,
je ne sais
même pas pourquoI, parfoIs, Je SUIS tnste.
- A nous deux,n.o'Js trouverons bien les raI so ns de
cette tristesse.
- Ce n'est pas certain .
-- Voyons, Linette, répond~-mi
avec franchise,
n'e~-t
u pas un peu lasse d~
sOIgner sans espoir?
.Elle protesta avec énergJe.
- Non, djH
~ le,
ce n'est pa~
cela? j'aime Jacques,
al"rs pour lUi flen ne me coute, t'len ne me paraIt
pel ible.
.
- Tu t'ennUIes peut-être, ce grand château doit
te paraitre vide.
_ Quelquetoi s, c'est vrai..
- Désires-tu des distractIOns, des plaisirs, enfin
regrette s-tu ta vie d'autrefois?
- Non, Jacques ne pourrait pas la vivre et sans
lui rien ne m'amuseraIt.
- Alors que~
est donc ce chagrin qui assombrit
tes yeux et qUI. rend ~on
sourire si triste que je
n'aime plus te VO\1- ~ouflr,
Ltnette, di~-lemo
?
Après avo u ' h6slté, tres bas, la Jeune femme
répùndlt :
.
Ce n'est flen, presque l'len .
Mais enfin.
Quelque chose de très vague, un espoir déçu.
Un espoir.' répéta cousi!1e Marie.
Oui, fit Linette en rougissant un peu.
Ah 1. s'écria la vieille demoiselle, je comprends;
tu eSI'6rms un enfant?
- Vous avez deviné. Un enfant pour moi c'était
le bonheur.
- Crois-tu?
- Oh 1 cousine Marie, si j'avâis eu près de moi
un de ces petits êtres qui vous doivent la vic et dont
le s premiers mot s S,?I\t de~
mots de tendresse, j'aurais été heureuse. SI J avais eu de.vant moi des yeux
qui vous. regardeI.'lt, des y~;lx
~UI
vous voient, des
yeux qUI vous fient: SI J aVais .retrouvé dans ces
petits yeux-là des rega~s
que J~ l?e croyais pao
r evo ir, je vous assure que Je n'aurals' Jamais pleuré ..
Le orand bonheur n'est pas venu et de l'avoir tarl.'l
désfré, j'en reste toute meurtri e. Voilà, je crois, la
cau e de ma tristesse. Seulement, ajouta-t-elle vive"'1.ent lacq ues ne s'en doute pas. Lorsqu'il me
dem~l
si je désire un enfant , Je lui dis tOllJour
.Iue <.:ct enfant se rait le bienvenu, mais q.u'il le me
manque pas, que nen ne me manque, pUlsq~.:)
nous
nous aimons. Alors, n'est-ce ras? vous ne me parlerez plus !amais de ce Que je viens de vous avouer;
�PRINTEMPS PERDU
à quOI bon? c'est un ,çhagnn que vous Ile l'ouve:'
pas consoler.
Très émue, couslI1e Marié' regardait LÎnel!c, ~I lIl,
d'une main nerveuse, essuyaIt quelques larmes.
- Vous voyez, reprit la Jcune femme, comme je
, SUIS peu raisonnable, je pleure en pensant à ce que
j'aurais pu avoir et à ce quc Je n'ai pas. J'ai l'air
d'une petite fille à qui l'on auraIt promis une belle
poupée, et comme cette bcllc poupée n'est pa~
vcnue, elle se plaint. Grondez-mal, cousine Marie,
je le ménte.
- Ma pauvre chérie, repnt la VieIlle demoiselh
avec tendresse, il nc faut p.:1s te désespérer, tu es si
Jeune 1
Linette se leva brusquement et répondit:
- Je n'espère plus, mais nc parlons pas de l'avenir, cela me fait mal; parlons de vous.
- Ce n'est pas bien intéressant, ulle vie de vicllle
et on arnve au
fille; tous les Jours se r~semblnt
bout de la route sans savoir comment,
- Oui, mais celte route intéresse ceux qui vous
allnent, et vous savez que je suis de ceux-là .
Avec un pellt sounre, bien lnste encore, elle ajouta:
- Je vous dO .IS mon bonheur.
- Ton bonheurl Pauvre petitel
FièTement, LlI1ette se redressa.
- Oui, mon bonheur, il faut y croire et ne pas en
douter. Oui,je SUlS heureuse, très heureuse. Jacques
me remplace tout. J e l'aIme, cousine Marie, comme
vous avez aimé, et vous savez blcn qu'avec cet amourlà on n'est lamaIS compl2lcment malheureux.
- Tu as raison, ma chérie
- SI vous êtes reposéc, descendons mainlenant,
Jacques finIraIt par remarquer mon absence, et pUIS
11 faut que je fasse plus ample connaissance avec
mon beau-frère. Savez-vous s'il s'installe pour longtemps au Pricuré?
Avec un soupir, cousine Marie répondit:
- Oui, il m'a dit qu'Il complalt passer tout son
congé près de vous .
- Et c'est long, un congé de marin i'
- Plusicurs mois.
'
toute Joyeuse,
- Qucl bonheur! s'écna Linet~
Jacques va être si content. J'al toujours peur,.
ajouta-l-eHe, qu'avec moi, toujours moi, JI ne finIsse
par s'ennuyer. Le séjour de son frère sera pour lui
une grande distraction.
- El pour tOI aussi, Linette,
- Oh! mOI, je n'en ai pas besoin,Jacq~l
me suffit.
Cousine Marie ne répondit rien et, slloncieuses,
chacune pensant au bel officier, cle~
descendirent
�PRINTEMrJ t,'l<:.RDU
VII
Cousine Marie espérait faire un long Séjour al
trieuré, mais, à son gran.ct, regret, elle. dut repartir
e lendèmam cIe son arnvee. Une amie d'enfance,
:rès malade, l'appelait à Pâris.
Le matin de son dtSpart, elie embrassa Linette
avec u ne tendresse passionnée.
- N'oublie pas, ~a
chéri~,
lLlÏ dit-elle, que je suis
Inn amie et que, SI tu avalS besoin de moi, dans
n'Importe quelle circonstance, j'accourrais. N'oublie
pas cela.
.
'
Désolée de ce court stSJour, Linette reconduisit
cousine Marie jusqu'à la gare; Jacques avait un
compagnon, alors elle pouvait bien rester jusqu'à la
dernière mmute avec celle qu'elle aimait tant.
Lorsque te train partit, emmenant la vieille demoiselle, Lmette resta }onwemps Sur le quai; elle ne
pOLI vail se d~c\er
a gUll.tel: ùes yeux ce tout petit
point nOIr qUI s en al~t
SI vlt~.
Un employé la Qrevmt polIment qu'on alla il fermer la sortie.
Un peu triste, elle rem'ol~ta
dans l'auto, après
avoir donné l'ordre au chauffeur de rentrer par la
for~t
et d'aller très doucement. Presque contente
d'être seule, elle se blottit dans un coin de la orande
voiture et, jouissant délicieusement de lab belle
malintSe, elle admira la forêt qu'elle traversait.
L'aulo allait lentement et pas ait dans un chemin
que la mousse ava.it complèten~
.envahi; sur cette
route verte, la vOiture semblait glIsser. De chaque
côté de ce chemm, des arbres, des grands arbres si
touffus, que Linette .n'apercv~it
que rarement 'uu
che,rchal,t à percer cet épais
coin du ciel. Le so~et1
rideau vert et mettait, cie-CI cie-la, des taches claires
sur la mousse sombre. Les oiseaux causaient entre
eux et la '.'oiture marchait si doucement qu'elle ne
Jes effravalt pas.
Linpllc regardait, ses yeux percevaient les adorahle~
:létails de la nature. Là, Sur une jeum
branClllC qui s'agitait à la moindre brise, un pll1son
en entendant l'aulo, il s'enfuit à
trillait ~perdumnt;
tire-d'aile. Plus loin, dans un rayon de soleil, dansait
un papillon; là, tout près d'elle, .si Pyè5 l~ ue sa mai n
Je ~ effleura, des églantJl1es fleunssalcnt, roses de la
forét qui se fanent dès qu'on les louch~.
Bien q u'elleallàttrès d.ouce.ment, la vOiture avançail,
ct Linette aur;:l1[ vou.!u t;lerLllser cNte lUJl1ute. Rester
�PRINTEMPS P ERDtJ
là, toute seule, quelques instants, ce serait délicieux.
Elle se penchait pour donner l'ordre d'arrêter,
lorsque le chauffeur tourna brusquement à droitej
alors Linette se tut, un peu émue; elle reconnàissait
le chemin, par lequel elle était arrivée au Prieuré, il
y aVilit deux ans de cela.
Ce jour-là, Ja~ql:es
conduisait la voiture, elle.
était à côté de lUI, SI gaie, si heureuse! Là, tout près,
elle avait voulu s'arrêter. Tou'( seuls, ils étaient
partis à travers la forêt; au détour d'un chemin ils
avaient trouvé des muguets fleuris, vrai bouquet de
fiancée; aujourd'hui les clochettes blanches étaient
fanées, le printemps presque terminé.
Linette se rappelait avec une joie très douce celte
promenade à cieux que les convenances défendaient.
Ils étaient gais, ils bavardaient, disaient mille folies;
pourtant un moment Linette s'6tait tue, une émotion
étrange, jamais ressentie, s'était emparée d'elle;
pour la première fOlS, son cœur avait tressailli.
Délicieux souvenir pour une femme aimante.
Le désir de revoir Jacques naquit de cc souvenir,
avec une vivacité digne de la Linette d'autrefois; elle
se pencha vers le chauffeur et lui donna l'ordre de
rentrer très vite à la maison.
Elle fut obéie, quelques instants après·, l'auto
s'arrêtait devant le perron du chàteau.
Elle sauta de la voiture, gravit deux par deux les
marches cie l'escalier, et, essoufflée, toute rose, clle
ari~
su r la terrasse où Jacques ct Guy causaient
tranquillement.
Sans penser une minute qu'ils n'étaient pas seuls,
elle noua ses bras autour du cou de son mari, et
tout en l'embrassant, lui dit:
- Je m'ennuyais, il y a 3i longtemps que je ne
t'ai vu, et toi, vtlain monstre, tu ne pensais pas à
moi; Guy t'absorbe trop, je vais devenir jalouse.
Et comme Jacques ravi rendait les baisers, elle
ajouta:
- Au fait, est-ce très convenable cc que nous
faisons là?
« Vous savez, dit-l1:lle en s'adressant à son beaufrère, à force de vivre comme des sauvages, nous
n'avons plus aucune idée des bonnes manil:res; mais
avec vous cela n'a pas d'importance; vous ne
~omptez
pas.
En riant Guy lui répondit:
- Merci, sansenavoirl'air, c'est très gentil ce ql1(
vous me di les là.
- Jo le sais bien, reprit Linette en souriant.
Jacques se leva cl, après avoir embrassé une dernière fois la jeune femme. il lui dit:
�l'RINT EMPS PERDU
- Ecoute, ma chérie, tu .vas rester avec Guy, le
fermier est là qui m'attend, Je veux discuter avec lui
quek1 ues réparations.
- ru n'as pas besotn de moi? demanda Linette.
- Je ne crois pas, rien d'écrit aujoul'd'hui, des
laroles seulement.
- - Alors, je te ~aise
d}scut~r
seu}.; tu sais à quei.
point ces dIscussIOns m ennUIent. lache de ne pas
être trop long.
- C'est entendu.
Lentement, en se dirigeant avec une canne.
Jacq ues s'en alla.
.
Silencieux, Guy et Ltnette le regardèrent partir.
Quand il eut dl.sparu.' la )eul:e femme prit le fauteuil que son mari venaIt de qUltter et, tout en montrant la por~e
que Jacques achevait de fermer, elle
dit en soupirant:
- C'est triste 1
Douloureusement l'officier répondit:
- Affreux 1 et les médecins n'espèrent plus, n'estce pas?
- Hélas! dit-elle.
Pu is vite elle ajouta:
- Mais, sait-on jamais?
- Lu i croit encore qu'il guérira?
Avec énergie, Linette reprit:
- Cela, c'est mon œuvre, et il faut qu'autour de
lui, tout le monde ~.it
l',air ~e ~roie
à sa guérison. Je
con nai.s Jacques,.s Il n espcralt plus, pour .lui, sur ~a
terre, tl n'y auratt pas de bonheur possible, et Je
veux qu'il SOI t heureux.
Guy regarda la jeune femm.e et, très affectueusement très doucement, Illui dit:
- Je n'ai pas encore pu vous voir toute seule, et
pourtant je le déSiraiS beaucoup.
- Pourquoi? d~man-tel.
surprise; qu'avezvous donc de mystelïeux a me <.Ilre?
- Oh 1 rien de mystérieux, seulement je veux que
vous sa.chle.z quel profond respect, quelle grande
admiratIOn J'al pour vous.
- Ce sont des choses beaucoup tror imposantes
ptlUr m:! petite personne, et ~Ile
ne I?,s. mérite pas.
- Alors laissez-moI v~us
dire q~e
J al rouI' vous,
i1Jl n que je vous connaisse depllls peu, une très
"I·allde affection.
,
,.. - ·l'aime mieux cel~,
c'est plus gentil.
- Cest une .affectlOn vraie et très dévouée; je
voudraiS pouvoIr faIre quelque chose pour vous,
quelq ue chose. que personne n'eüt jamais encore fait.
PourquoI?
- Pour vous l.>rouver ma reconnaissance.
�:PRINTEMPS PERDU
73
- J'enregistre, dit Linette gentiment : dans la vie,
'Vous savez, on a toujours besoin de dévouement.
Guy continua:
.
- Vous avez été, vous êtes pour morl frère la plus
tendre, la plus charmante des compagnes; il m'a dit
de quels soins, de guel amour vous entouriez sa vic.
Vous, si jeune, si jolie, vous n'avez pas craint de vous
lier pour toujours à un infirme, à un pauvre être qu'un
afTreuxmalheur rendait méconnaissable. Pour cet acte
de courage, cie bonté, cie dévouement, soyez b6nie
~
Un peu émue, mais ne voulant pas le laisser voir,
Linette reprit:
- Oh! que vous voilà cérémonieux, et comme
vous donnez de grands noms aux choses les plus
naturelles 1 J'aimais Jacques, il m'aimait; les bons
comme les mauvais jours, nous devions les passer
ensemble . C'est tout. Monsieur le marin, vous man·
quez de simplicité.
- Croyez·vous?
- J'en suis certaine, toute femme à ma place en
eClt fait autant.
- Je vous affirme que vous vous trompez.
- Oh! le vilain sceptique 1
Ne m'appelez pas ainsi; jel'étais,je ne le suis plus.
Depuis quand?
Depuis deux jours.
- Et qui vous a guéri de ce mal si triste?
- Vous, petite sœur, vous toute seule.
Joyeuse, battant des mains comme une enfant,
Linette s'écria:
- Petite sœur, c'est gentil, tout plein gentil; je
voudrais que vous m'appeliez toujours ainsi. Je n'ai
eu ni frère ni sœur, vous serez les deux il la fois,
voulez-vous?
.
.
En riant, Guy répop.dit :
- .C'est convenu, c'est pro 111 1s.
- Eh bien) monsibur .rnon frère, vous allez, dès
aujourd'hui commencer à m'obéir.
- je ne demande pas mieux.
- Alors, je vous dêfends ... je vous .prie ... c'est
plus poli, de ne pas me parler de ~Ol,
nel~
ne m'en·
nuie plus que cela. C'est une hlstcllre que le conai~
l'ar cœur et qui n'a rien d'an~u
sa nt.
.. Dans quel~
\OUrS, lorsque vous aurez v~c
un peu avec nous.
\'OUS vous rendrez comptc (lue IC ne SUIS pas la merveille qlle VOLIS croycz. J'al b.eaucoup de défauts. et ,
ce qui est tr~s
graH!. ie n'arrl\'c pas à m'en corrigu.
- Tant mieux!
- Pourquoi?
- Rien, à mon avis, n'est plus ennuycux qu'une
tcmme parfaite.
�PRINTEMPS PERDU
- N'est-ce pas? elle vous juge, elle vous compare à
elle ct dame! ce n'est pas toujours à votre avantage.
- ëela dépend. Je crois que vous pouvez facile~
mcnt supporter n'importe quelle comparaison.
Avec un malicieux sourire ct des yeux candides,
"Linette demanda:
- Même avec votre sœur Raymonde? Oh 1 je n~
uois pas.
.
Cette réponse étonna Guy, Il regarda attentivement
sa jeune belle-sœ.ur.
- PourquoI dites-vous cela, avec un air si particuli er 1
- Devinez?
- C'est difficile.
- Essayez . .
- Voyons, Je suppose qu'il n'y a entre vous
aucun désaccord .
Aucun.
- Vous vous aimez?
- Oui, nous .nous aim~ns"
comme elie veut qu'on
l'aime, très frOldement; Il n y a entre nous aucune
intimit0.
- Pourquoi?
- Je ne sais pas; jamais je n" lui ai parlé comme je
vousparleàv0.us, eH.e ne me comprend pas, je lui faiS
un peu peur, je croIs. Nous sommes si différentesl
- Mais non.
- Mais si. Je vais vous expliquer.
- J'écoute attentivement.
soigne avec un
- Depuis des .années votre ~œur
dévouement admlr;:tble son man, elle le soigne parce
que c'est son deVOir et que ce malade est le père de
ses enfants .
- Et vous, ne soignez-vous pas aussi?
- Oui, mais pas pour les m~s
raisons. Moi, je
ne suis pas une femmede devoll"de suis tout simplement ulle femme qUi ~l1me.
Mon ~vojr,
je n'y pense
jamais, mon amour, j'y pense tou jours. Voilà toute
la différence qu'II y a entre n6us, mais cette petite
différence empêche qlle nous nous comprenions.
- C'est bien peu de chose.
- Croyez-vous? Moi . il me semble que c'est un
mur infranchissable
- lVIfliS, reprit Guy, pour vous rapprocher vous
avc7. It~
:nfants; Raymonde m'a Gouven t écrit que
vous les gàtiez outrageusement.
La figure de Linette changea, son joli sourire s'cffa~
de ses lèvre~,
ses mains se ~rjspè.ent,
et d'une
VOIX qui tremblait un peu, elle. rcpondlt:
- Oui, je leur. donne cl.~
JouJoux, de c.es mille
petit es choses a.UI font la JOie des tout petits, mais
�PRINT ~MpS
pJr.RDU
75
'1y a des moments où leur présence ici m'est pénible.
Ces mots surprirent Guy, il regarda sa jeune bellesœur et s'apercevant que dans les grands yeux som.
bres il y avait quélques larmes, il ne demilnda rien..
Mais bien vite Linette reprit:
- Plus tard, quand nous nous connaitr0l15
mieux .. . je vous dirai ... je vous expliquerai ... c'est
un sentiment très intime ... un chagrin dont je ne
parle pas souvent.
'
Elle se tut quelques minutes et Guy comprit qu'il
fallait respecter ce silence; mais comme il devenai'
embarrassant, d'une voix encore troublée, Linette
dit:
- Voulez-vous m'amus-er?
- Je ne demande pas mieux.
- Eh bien! parlez-moi de vous. Faites-moi [aire
la connaissance de ce grand marin qui me regarde
curieusement, tout étonné de s'apercevoir que sa
belle-sœur est une femme un peu bizarre.
- Mais ...
- Ne protestez pas par politesse, je suis certaine
de ce que je vous dis là,
- Vous êtes imprudemment affirmative.
- Non, car j'ai l'habitude, voyez-vous, de lire 'sur
les visages et de surprendre les pensées qu'on voudrait me cacher. Si cela vous ennuie de parler de
vous, ne le faites pas, mais parlez-moi de vos voyages,
de cette Chi ne extraordinaire dont vous revenez.
- Je ne demande pas mieux.
- Dites-moi d'abord si VOLIS aimez beaucoup
votre carrière.
- Oui, je l'ai choisie librement et depuis je n'al
jamai eu de regrets.
- Vous n'aimez donc pas Paris? demanda-t-elle
étonnée.
- Non, je n'aurais pas su y vivre.
- Pourquoi?
- Le monde m'effrayait, m'ennLlyait. J'étais uu
sauvage, mal à l'aise dans les salons; ma haute
Sur le pont
taille, ajo!Jta-t-il en riant, y était ridcul~.
d'un navire personne ne s'en aperçOit, autour d~
vous tou~
est si grand ! L'immensité du large" neu
que le Ciel et l'eau, pour un rêveur.. quel honzon'
'( Petjte sœur, voyez-vous, j'ai fait bHm de~
"?yagcs,
l'ai navigué sur presque toutes les mers, j'al pa se
des mali vais jours, essuyé des tempêtes, soufrer!
parfoi.s de mon jsolem~nt,
mai , malgré ce!a.. jamai,:!
Je n'al trouvé un seu l ll1stant que mon metler était
rude, jamaisd'e n'ai ét? las de cette mer sllr laouelle
depuis tant 'années je VIS.
- Et, demanda Linette gravement. ne regrettez-
�PRINTEMPS PERDU
vous pas parfoi s jusqu'à la souffrance, les baisers
' ... ou d" une epoyse ?.
d'une mère
- Oui et non. Les baisers d'une mère, ceux-là
seuls sont sincères.
, - Quelle vilaine réponse 1 Il Y a d'autre~
ualsers
SJl1cères. Ceux que je donne à Jacques le sont, je
l
vous assure.
- Naturellement, vous ce n'est pas la même chose •
. - Mais qui vous empêche de vous maner et de
trouver, à vos ret~us,
des baisers qui vous attendent?
- Bien des raisons.
- Dites-les, vos raisons; je jugerai si elles sont
raisonnables.
•.
- SI je me mariais, pe~it
sccu,r, je n'épeuserais
jamais qu'une femme que J'aimeraIs passlOnnément.
Linette approuva.
- C'est très bien, dit-elle.
.faudrait partir je souf- Oui, mais. lorsqu'il ~e
frirais de la qUItter; et pUIS, Je me connais, je serais
affreusement jaloux;. L?ll1 d'~le,
la séparation exaspérant mon amour, Je m Imaginerais factlement qu'elle
m'oublie. Les femmes que l'on abandonne de longs
mois, par~ols
des années, :1!l.vent-elles être fidèles à,
une affectIOn?
- Mais oui, n'en doutez pas.
- Mon expérience ose. vous affirmer que vous
vous trompez. Vous avez vll1gt-deux ans et vous ne
connaissez que deux cœurs: celui de Jacques et le
vôtre. Ne jugez p'as l'hymanlté Sur ces deux exemplaires ul1lques, Je croIs.
- Et le vôtre, ne le rangez-vous pas dans cette
catégorie?
- Non, je n'ose pas.
- Pourquoi? Est-ce un volage? Ressemble-t-il à
quelque beau papillon, allant de fleur en Oeur, et ne
s'arrêtant auprès d'aucune d'elles?
- Non, même pas.
- Alors, si je ne suis pas indiscrète expllquez'
Jloi le mystère de ce cœur si spécial.
- Oh 1 il n'y a pas.de mystère, et ce cœur n'a riet
de spécial; tout simplement il n'a JamaIs aimé . Plu~
sieurs fois déjà, il a cru que ce grand bonheur
"enait; mais, tout de suite, hélas 1 il s'est aperçu
qu'il se trompait. Et, de .s'être trompé si souvent, il
<:st fatigué, las, déçu, et Il ne veut plus essayer J'ai-:J.er de nouveau. Voilà tout.
Rieuse, gentiment, Linette demanda:
.A
\lors, vraiment, aucune femme, ni blancn ... , n~
noire' ni jaune, n'a tait bl.\ttre ce grand endormi?
- Non, personne, répcndit-il amusé.
- C'eQt dommage ..J'ai ,dée que. s1 vous aviez biell
1
�PRINTE MPS PERDU
77
ioulu, vous a,uriez pu aimer quelque jolie Lllinois e
aux belles robes brodée , et là-bas, dans ce pays où
l'été est superbe , les fleurs extraor dinaire s, et les
maison s bizarres , ça doit être très amusan t d'aimer
une de' ces poupée s qu'on ne connait pas.
- Enfin, vous auriez voulu que je puisse vous
:aconte r l'hIstoir e d'une Mme Chrysa nthème ; cl:
bien 1 je n'ai même pas cela à vous ofrrir.
- Tant pis 1 je m'en console rai.
- Je l'espère ; mais j'ai peur de vous avoir déçu~,
et que vous me trouviez très ennuye ux.
- Alors? fit Linette moqueu se.
- Alors, comme j'ai l'intenti on, si vous le permettez, de rester quelq ue temps chez vous, cela me
contrar ie.
- SI j'osais, reprit la jeune femme en se levant,
je vous dirais, lieutena nt, que vous recherc hez les
complim ents. Eh bien! soyez déçu à v0tre tour, je ne
vous en ferai pas ... Mainte nant vous allez rester là,
tout seul, bien sageme nt; sur cette table, il y a tous
les journau x du jour. Jevaisv oirce quefait Jacqu'e s;
je trouve qu'il est bien long et que la convers ation
avec son fermier se prolong e d'une manière anormale. A tout à l'heure 1
Pressée d'aller rejoind re son mari, Linette s'en alla.
Seul, Guy prit machin alemen t un journal sur la
table, et se mit à le lire; mais les lignes dansaie nt
devant ses yeux et ses pensées étaient 1010 de l'article qu'il lisait. Alors Il posa le journal et regarda le
fauteuil sur lequel, quelqu es instants auparav ant,
Linette était assise.
Les coussin s gardaie nt encore· l'empre inte du corps
charma nt qui s'y était reposé, une rose, que la jeune
femme tenait àJa main,ét ait tombée au pied du siège.
Guy se baissa pour ramass er la fleur, puis il en
respira longuem ent le parfum . Minute exquise ,
.
.
minute qu'il.eû t voulu éte~nisr.
. Le ciel était pur, le soleIl admIrab le, l'air embaumait 1 Privé depuis longtem ps des merveil les de la
terre, Guy trouvait à chaque chose une nouvell e
beauté.
Le château , le vieux château de famiUe, lui paraissait plus accueil lant, les pièces étaient plus confortables, mieux arrangé es; d<l:ns tous les coins on
trouvait des fleurs, et les vieux murs en "taient
.
égayés. Une femme avait passé par là 1
Guy pensa naturel lement à sa belle-sœ ur, d. cette
sympa1hiqu.e Linette , si gen.timent bonne et dévoué e.
Il songea aussi à ce que la leune femme lui avait ~it
tout à l'heure, et il s'avoua que le mariage ne l'ép( u· ..·'Hait plus.
�PRINTEM:PS PERDU
Au n"our quelqu'un !'attendrai t, des bras s'ouvriraient tout grands pour le recevoIr. Quelle déliceu
,~
vision 1
La terre cie France lui paraîtrait encore plu belle,
et la vie meilleure à vivre.
Oui, mais pourrait-il trouver une femme qUI saUa
rait aimer comme Linette saValt aIlTIt!r?
Pendant ses Courts séjours à Paris, Guy, entralné
)ar Jacques, avait été quelquefois dans le monde; il
jr avait fait la connaissance de piusieurs jeunes filles
petites poupées mondaInes qUI, comme dIsait Ray.
moncle, ne pensaIent qu'à rire et à s'amuser ; êtres
frivoles, éJl.1v~es
pou~
le plalsi.r, incapables d'aimer.
Mais tout a coup, Il songeaIt que LlOette, Linett"
qu'il admirait tant, avait. été un~
de ces poupées
auxquelles Il ne cr?yalt ~1 cœur .nl cervelle.
Oui le premIer Jour ou Il avaIt été présenté à sa
fldure' belle-sœur, elle ll!l ~tai
apparue dans une
complIments. de tous, comme un
fête, grisée par le~
petit oiseau babllleur et ~entl,
qui se laIsserait
aJmer. Et voilà que le pettt oiseau était de'!enu cette
femme aimante, SI amoureuse, que son amour rayonnait tout autour d'elle.
Les Parisiennes, ces p.oupees mondaines, juoées par
tous si séllèrement, avalent-elles donc com~
toutes
l.es autres femmes un cœur que l'amour r~velaj(?
Et voilà que Guy pensait à sa sœur, et qu'il comparaIt.
Non, Raymonde ne savait pas aimer comme LlI1ette
aimajt
'
.
Certes, elle sOIgna It son man avec clévoucmènt,
eJ]e était prête à tous les .sacn.fices, mais on sentait
que seul le devOl.r la faIsait ~gl·
.. qhez Lll1ette, tout
éJ-a it si simpJe, SI. naturel, SI déliCieusement tendre
qu'on devlOalt bIen vite que l'amour guidait ses
moindres gestes. ,
Oh 1 être chéri par une fe~m,
comme Linette ché~
l1.issait Jacques, quel beau, revel Et votlà que Guy, le
bel offiCier, enVIaIt son fr,cre" c~ paUvre aVeugle.
C'est que cet homme n avait jaf!1aJs ~té
aimé. Tout
enfant, il ava-it perd~
sa mère, et il aVait grandi sans
t~ndres,
sans balse.rs.
Tri!s jeune encore, aimant les aventures, rèvant de
~ra nd~
voyages,. il ~vait
préparé le Borda,; sans
lucune dlf(iculté d y eta It entré. Alors sa canthe de
entJer, et, ~vre
de joie, Il était
marin l'avait pris t~u
de ses pre.mlers voyages, rêves
oarl i. Il se souvenal~
.écus qJ.!i ne lUI ayment .apporte al~une.
désillusion,
aus~,
avec angoIsse, ses retours.
mais il S(:l rapel~t
Dès qu't! I?etta1t le pIed su,r Ja terre de France,
un€. impresslOn cj.~ solitude, d'ISOlement, l'éreigna~
�PRINTEMPS PERDU
79
ct, a\'cc envie, il regardait ceux de ses compagnons
qu'une mère ou qu'une femme attendait. Pour ne
pas voir des baisers, pour ne pas entendre des mol S
.je tendresse, II s'enfuyait vers Pans, où, là non plus,
aucun baiser ne l'attendait.
Les deux frères pourtant s'aimaient bien; mai5
'une amitié de frère, si grande qu'elle soit, ne remi
I?lace jam;>is un amour de mère ou un amour ct
femme.
Très pnse par la santé délicate de son mari et pat
ses devdlrs maternels, Raymonde n'avaIt guère le
temps de s'occuper de Guy; alors, pendant ses congés, l'officier cherchait à dletraire son cœur, qui
désespérait d'aimer.
Puis, las de tous ces amours, il repartait.
Mais, celle fois, ce ne serait pas la même chos~:
il voulait aimer, il voulait qu'on Palmât; li était trop
malheureux amsi.
L'amour, pour les vivants, c'est le paradis terrestre, c'est l'image de celui qui nous est promis làhaut; alors, sans ce paradis pour but, la vie ne vaut
pas la peine d'être vécue.
.
La voix rieuse de Linette fit tressaillir Guy.
- Et que vous voilâ séneux 1 A quoi pensez-vous r
Bien Vite, Guy se retourna. Enlacé, le jeune couple
venait vers lui.
- Je pensais, dit-il, à vos bons conseils de tout à
l'heure; je crois que vous avez raison et que je finirai par vous écouter.
- Quel conseils il demanda Jacques.
- Voilà. Pour être heureux, je dois me marier. .
Est-ce ton avis?
- Certes, mais il faut que nous te trouvions une
autre L1l1elte ; sans ça, mon vieux, reste garçon.
- Alors, tu me condamnes à vivre seul.
- MaiS non r s'écria la jeune femme; nous vous
trouverons une petite merveille; eulement, comme
nous serons trOIS à chOISir, nous tâcherons de la
prendre plu: -'usonnable que moi
« Voyez-vous deux folles dans ce vieux château 'lmais les pauvres moines sortiraient de leurs tombes
pour nous chasser de le'l.lr demeure. Non, croyezmoi, ici, une L1l1elte suffit.
«'En attendant celle belle inconnue, venez dans le
parc; il fail un lemps délicieux, et c~est
l'heure de la
promenade.
En causant, tous les trois s'en allèrent.
�PRINTEMPS PERDU
VIII
- Linette, Linette, êtes-vous bientôt prete? Le
soleil est depuis longtemps levé, ne vous a-t-il donc
pas réveillée ce matin, ra~seu
?
Du jardin où Guy.étalt, Il parlait ainsi à sa bellesœur, qu'il s~poalt
être dans sa chambre; et, en
disant cela, Il lançait, par la fenêtre Ouverte deuF.:
~ ' ose
qu'il t?nait à la mai~.
'
En peignOir de n~ouSsel1
blanche, tous les cheveux sur le dos, Lll1elte apparut.
- Merci pour les roses, ce gentil bonjour vous
fail p~rdoTIJe
de ne pas m'en avoir 9it un autre. Ne
vous Hnpatlentez pas, dans un pellt quart d'heure
nous descendons.
- - Et qu'est-cc que je vais faire pendant ce quart
d'h
,~ ure
?
- Asseyez-vous là-bas, sous le grand chêne imagin
e z-vou~
q~e
vous êtes sait~
Loui~
et que' vou
rendez la juslICe avec une éqUité admirable. Je sais
mon histoire, admll'ez 1
Guy fit la moue.
- J'admire, mais ça ne m'amuse pas du tout
d'être saint Louis.
- Pour un quart d.'heure,.vous êtes difficile; moi
j'ai idée que ces. qUInze mmu.tes d.e .sainteté vous
fl.!ratent grand bien. Au. revoir! SI je me mets à
bavarder avec vous, à midi nous serons encore là.
Linette disparut.
.
Résigné, déciclé à obéir, Guy se d~riga
do.ucement
vers le grand chêne. Sur la mousse cpalsse, Ii s'assit,
mais au lieu de penser à sam.t Louis, il pensa à
l'adorable vision qUI venall de lUI apparallre, Linette
enl{)ur~
de ses cheveux qu'un rayon de soleil dorait
magnifiquement.
"
. . ..
Qu'clic était donc lohe aWSI, SI .Jeune, si délicieusement jeune, qu'elle ressemblait dans cc matin
d' · ~Il:
Ù une étran~e
fleur à pel~
,:!cl0se 1
Depuis un mOIs que GUY,vlvan près de la jeune
femme son cJ1:lrme, sa bonte, sa beauté tout l'avait
conquis. I1l'aimait c0!llme une sœur, si 'ten.drem'ent
chêne, qu'Il ~e pouvaJt penser, sans S011f[nr, qu'un
iour il faudrait la quilter.
Ah 1 comme ce serait bon de rester toujours 'orès
d'elle, cI'p.ntencire sans cesse cette voix rieusê, si
tenu l'C 1
Hélas 1 dal)~
quelques mois, il faudrait repartir de
'nouveau, quitter la t~re
de Fr'lnce, le viel1x chateau
�PRllfTEMPS PERDU
ck ~amile,
et laisser là son frère et cel1e qui avait u
sc faire tant aimer ...
Reviendrait-il r... Les reverrait-il ?. . Savalt -ul1
jamais 1. .. La ca rrii:re d'un marin est pleine de dangers ... Les climats meurtriers, les naufrage ... c'est
la mort loin du pays, loin de ceux qu'on aime.
Le cœur de Guy fut étreint par une angoisse dou,
',oureuse dont il s'étonna.
Jusqu'à présent, il était toujours parti gaiement,
content de s'en aller ve rs des pays inconnus <,;(
songeant à peine à ceux qu'il laissait ; ,jamais il ne
s'était dit qu'il pourrait ne pas les revoir.
Pourq'Uoi donc aujourd'hui cette pensée }'obst:dait-elle ?
.
De la fenêtre de sa chambre, Linette cria :
- Guy, où êtes-vous ?... Ah 1 je vous vois, vous
êtes sous le grand chêne. Cller saint Louis, Jacques
va vous re joindre, voulez-vous aller au-devant de
lui? Dans dix minutes je descends, et nous partons.
Guy se leva précipitamment et sc dirigea vers son
frère qui, tout en s'aidant d'une,canne, "enait vers lui.
Les deux hommes se serri:rent affect ue~mnt
la main, puis Guy passa ,',n bras sous celui de
Jacques .
- Veux-tu faire un tour ,I..l1ls le parc en attendant
Linette r demanda-t-iL
- Avec plaisir, un peu d'exercice avant de monter dans l'auto nous fera du bien il tous les deux.
- De quel côté veux-tu aller? reprit Guy .
- Cela m'est indifférent! répondit Jacques tnstement; pour moi, tu sais, tous les c6té:s ont pareils.
Désolé de sa maladresse, ne sachant comment la
réparer, Guy s tut.
Aprè:s un court si lence, Jacques reprit :
- - Je suis content de te voir seul, car j'ai à causer
avec toi de quelque chose qui me tient beaucoup
au cœur et qui m'inquii!te plus que tu ne saurais le
croire .
- Qu'est-ce donc r Tu me semblais si parfaitement heureux?
- Certes, je SlllS heureux, très heureux, autant
que je peux l'être, mais ce qui m'inquiète, cc n'est
pas mon bonheur, c'est le bonheur d'une au!'re .
- Linette 1 s'écria Guy .
- Oui ! j'ai peuT' qu'elle ne soit lassede soignerur
~ jéllade dont la guérison tarde tant.
- Tu es fou l
- IIélas 1 malheureusement, je ne le SUIS pas.
- Mais qui te lait cro ire cela, qui t'a mis unI;
idée pareille dans la ce:'velle ?
-- Personne 1
�PRINTEMPS PERDO'
Linette t'aime, alors rien ne peut lui sembler
oél'lible.
.
"
'
En hésitant un peu, Jacques reprit:
- Oui, Je suis sûr de son amour, elle m'en a don~
lan.t de preuves; mais ce que Je ne voudrais pas.
vois-tu, c'est qu'elle ar.rivât un Jour â regretter c(
que l'amour lUI a fait faire.
- Pourquoi veux-tu qu'elle le regrette, dit Gu~
embarrassé, LlOette me parall très contente, très
heureuse r
•
- Oui, jusqu'à présent je pensais comme toi.
mais depuis quelque temps un doute m'obsède.
- Pourq uoi i' Elle sl ,gale, si rieuse r
- OUI, mais sa gaieté n'est plus la même.
des choses qui ne sont pas.
- Tu t'l~agies
- Non, Je SUIS cert<l:1O de tout ce que je dis. Dans
la nuit affreuse où Je VIS depuis deux ans, j'ai appris
à devlOer toutes les émotions qu'on voudrait me
cacher, J'al appris à comprendre toutes les pelOes,
toutes les larmes qu'on me dissimule. Eh bien r je
SUIS sûr, tu entends, que lorsqu'elle est seule,
Linette pleure; souvent sa VOIX tremble, parfois
même elle vibre douloureusement comme après des
sanglots. Comprends-tu mallltenant quelle est mon
inquiétude r ...
- Mais ...
trouvée
- Guy, réponds-moi {,'anchement, l~as-tu
changée après ces deux années?
- Certainement, mais plus belle qu'avant. L'amour
a fait ce mll·acle.
Jacques serra fortement la main de son frère et,
anxieux, de~an:
'.
- Dis-mal,. ses 'yeux so.nt-Ils ,~OuJors
les mêmes,
SI br·illants, SI plelOS de Vie, qu Ils donnent du courage à tous ceux qUI n'en ont pas? Sont-ils très
tendres Jorsqu'ils me regardent, sont-ils amoureux ... ~u
pitoyables?
Très ému, Guy répondit:
- Ils sont tels que lu les déSires,
- Dis-f!1oi encore, son s01.!rire ~'-tiI
pas changé,
Est-il touJours moqueur,. Sl mahcleux que l'on a
envie de' rire dGs qu'elle nt r
- Oui, il est touJours le même.
- Et son teint, se~
cheveux, sa beauté enfin est.
elle intacte? Au caIO des yeux, près des lèvres,
n'as-tu l~as
remarqué ql!elques petites lignes profondes, qu'on peut à pel.ne appeler des rides, mais
~es
déceptions et des
qui sont les preuves ~cf1tes
tristesses? JI Y a des rides, VOlS-tu, qui sont pleines
de larmes.
_ Etreint parune émotion douloureuse.GUl'répondit:
�l'RIK ':':'EMPS PERDU'
- Tu te fais de la peIne InutIlement; je t'affirme
que Linette est plus belle qu'autrefois,
- Je t'en pne, reprIt Jacques avec impatlencG,
ne respecte pas « mon bonheur ", dis-mOl avant tout
la vérité; cette incertitude me faIt la nt de mal I...
Ah I si je pouvais voir le visage de L1l1ettG, seulement quelques mstants, je m'apercevrais bien vIte
de ce qui la rend tnste, .. Je devineraIS, sans peine,
SI elle est lasse de mon amour et SI elle regrette de
s'être donnée à un pauvre malade, qui le sera peut"
être encore longlemps ... Guy, sa Jeunesse s'eflraie .. .
c'est possible ... de cette convalescence si 10 nguG .. .
Ne Crois-tu pas que c'est cela qui, parfois, la faIt
pleurer?
- Mais elle ne pleure pas, 'elle ne pleure JamaiS,
je la VOIS 10uJours rire.
- Oui, elle ril, c'est certain, elle rit souvent;
mais, pour celui qui ne fait qu'écouler, ce rire cache
des larmes,
- Si tu crois cela, pourquoI n'interroges-tu pas
Linette? Il me semble qu'elle ne sait guère mentir 1
- A moi, elle me mentirait. Elle n'a qu'un but,
mon bonheur; et comme elle sait que ce bonheur
dépend du sien, pour me persuader qu'elle est heureuse, elle est prête à falre tous les mensonges j par
elle, je ne saurai Jamais la vérité.
Alors ? .. , fit Guy.
Alors, j'ai compté sur loi pour me la dire,
MaiS je ne la sais pas.
Tu la lui demanderas; à tOI, elle ne mentira pas.
CroiS-lu?
- J'en Sll1S SÜf, el, lorsque tu sauras cette vérité, '
qU'elle me dissimule avec tant de courage, tu me la
répéteras. Cela, tu' me le Jures? C'est une parole
d'honneur que je le demande.
Guy ne répondIt pas,
- Tu héSItes, repril Jacques tnstement, déFI tu
as peur de ce qu'il faudra me répéter,
- Non, protesta Guy ; non, ce n'est pas Cela,
- Qu'est-ce donc alors)
- MaIS je ne sais comment te dIre, comment
t'explIquer .. , Enfin, je Irouve que ce. que tu veux me
faire faire n'est pas bICn; essayer de surprendre le,
secrets d'un cœur de femme pour les répéter apri:s l
ce n'est pas digne de nous,
- Qu'importe! )e ne peux plus vIvre. avee cette
inquiétude, elle empoIsonne tous les tnstants de n,a
vie, tou tes mes minutes de bonheur, Je veux saV(J1r,
entends-t u, il faut que je sache, celw vau d l'a mleua:
pour moi, et pour ellc. auss I... Guy, je so~fTre
et )'oi
déjà tant sou(1erl flue~'ai
drolt à tailltlé . P r omets-ma
�1:' lUNTEMl'S
:PERDU
que tu me dIras ce qui parfoIS fait pleurer ma Linette.
Hésitant, troublé, Guy balbutIa;
- Mai ...
Avec une violence douloureuse, Jacques reprit:
- Faut-il, pour t'arracher celte promesse, que je
te rappelle l'af1reux. malheur qui a f~it
de moi,
momentanément, un Infirme? Faut-il que "e te raconte.
par quel~s
souffrances j'ai passé.
•
.
mes yelJJx tOl,l)Our.s
« DepUIS plus. de deux. a~s,
malades n'ont nen pu dlstlnguer; autour cl'è" °mOl ,
le nOI r, la nuit la plus. sombre que tu puisses
t'imâginer. Guy, les salon~
passent, les J1eurs
nais ent et meurent sal~,
.que le puisse les voir, et le
printemps de celle que) a~me
p~
ser~
aussi sans que
mes yeux en aIent pu ad.~lre
l'ebloUissante éclOSIOn.
Comprends-tu pourqUOI le souffre, comprends-tu que,
si le n'étaiS pas certall: de guérir un jour, je ne pourrais
pas vivre ? .. MalS ce Jour-là, les médecins ne peuvent
me le préciser. La,guérison sera longue, tlès longue,
disent-ils, et peut-etre qu'tl se passera des semaines,
des mois ~r core, avant que i.e distingue les chers
visages qUI sont autour ~e mol. Alors, pu~sqe
je ne
peux ç1evll ter les chagr.ll1s qu'on me ca( he, il faut
m'aider ... Près de mOL, une femme souffre une
femme pleure, et ce~t
femme q~le
j'adore, je nel peux
rien pour elle, car le ne connais pas la cause de sa
souffrance. Guy, sa souffrance est devenue la mienne
j'al mal, pUisqu'elle a mal, et, i'?se te le di~e,
ne m~
mépnse pas, le pleure, lor~que
Je m'aperçOIs qu'elle
a pleuré ... Ces larmes qUI coulent de mes pauvres
yeux sont bien douloureuses. Guy, nous.laisseras-tu
tous les deux malheureux?
La VOIX étranglée par une cruelle émotion, Guy
répondit:
. .
- J'essaierai de saVOIr, Je te le promets je te dirai
tout. .. tout ce qu'elle me dira.
'
Jacques serra fortement la mai~
de son frère, et
sans parler les deux hommli!s contlQuèrent leu r promenade.
Après un long moment de silence, Jacques reprit:
- Où sommes-nous? Il faut retourner, Linette doit
{ltre descendue ..
La voix de la leune fem~
apporta la réponse .
- Guy, Jacques, venez VIte, depuis longtemps je
suis prête, et Je Vous attends.
Les deux frères se hâtèrent vers elle. Tout en marrhant, Jacques dit à Guy:
, - Surtout, tàche d'être gai, Linette ne doit se
douter de rien.
Au bas du perron, ils trouvèrent la Jeune femme
installée dans l'aulo.
�l"1{IN"'l'HIPS PERDU
Comme vous êtes en retard 1 s'.seria-t-elle j hier
nous avions convenu que le départ seraIt pour huit
heures, et neuf heures vont sonner. Ce n'est pas l'aisonnablr.
.
,
- La faute n'est-elle pas à vous, chère madame i
... 'épondil Jacques gaiement en s'asseyant à côt(
d'elle; votre todette, que je ~evin
adorable, vous
a pris un très long lemps. Quelle robe avez-vous mise?
- Une de celles que vous aimez, la toute blanche,
qui me fait ressembler, prétend Guy, à une jeune
pensionnaire.
La voiture parlait, le bruit fit taire Linelle quelques instants; maIS, lorsque l'auto fut lancée sur la
route, après avoir regardé son man et son beau-frGre,
elle leur dit:
- Je trouve que, ce matin, vous avez tous les deux
de vilaines figures; vous paraissez ennuyés comme
si vous veniez de parler politique. Vous seriez-vous
disputés, par hasard?
Ensemble, Guy et Jacques protestèrent.
- Quelle Idée 1 s'écrièrent-ils.
- Tant mieux si je me trompe, reprit Linette, mais
tout de même vous ne me semblez pas très en train.
Cette promenade vous ennuie-t-elle?
- Mais non, dit Jacques, tu saIs bien que j'aime
tout ce que tu aimes, el j'éprouve autant de plaISir
que toi à respirer cet air de la forét SI parfumé.
- Et vous, Guy?
- Moi, petite sœur, j'ai tres envIe de voir ce vieux
donjon en rutnes, dont vous nous avez fait hier soir
une deSCrIption SI enthousiaste, que toute la nUIt
j'en al révé.
- Et vous verrez que je ne vous ai pas menti, et
9,ue tout ce que j'ai pu vous dire est loin de la vérité.
Ces rui nes toutes fleuries, perchées au sommet de
la collme, sont merveIlleuses Nous grimperons JUsqu'à elles, car Je veux que vous voyiez le paysage,
Il est SI beau 1 Sur un petit plateau, le vieux donjon,
dernère lui la forêt, et devant, à ses pieds, la plaine
immense avec ses champs de blé pleins de fleurs;
puis, loin, très loin, un ruban d'argent, une petrtt
rivière. JÇ) ne sais pas son nom géographique, mais
ie l'ai baptisée.
'- Comment l'appelez-vous?
- Oh 1 je lui ai donné un nom très simple, mais
qui lui va bien. Je l'appelle ~ La Jolie •. Vous verraz
qu'~le
ménte ce qualificatif.
- Il me semble, dit Guy en s'adressant à J(l(;:ques,
'lue je ne SUIS jamais venu par ici. Pourtant, lorsque
nous étions jeunes, nous nous promenions beaucoup
pendant 110 v<,cances.
�86
...:-!<lNTEMPS .t'~RDl
- Oui, mais nous allions toujours sur les m0mes
routes, toujours du même coté. J.'ai. d6Cou"ert, avec
les yeux de. Linette, une foule de joIts COll1S que je ne
soupçnaJ~
pas.
.
ce que vos
- Je devlfle, reprIt la Jeune f~me,
promenades deval~n
être . .La ,vel!le, VOus preniez
une carte, vous fals~z
un Itll1eralre, Vous vouliez
celles
toujours suivre les foutes dép~rtemnals,
qui SOl1ttoutes bêtes, toutes drOites, et dont chaque
tournant, chaque descente ~st
prévue. Vous allie;: à
un point fixé d'avance, pUIS vous l~evcniz.
Alors
vous n'avez Jamais v';1 que les endrOlt~
.déjà visités
par les autres,.les pOll1ts. de. vue, les Vieilles ruines,
les chàtcaux hlstonques II1dlqués par le guide.
- C'cst vrai, répondit Guy, c'est l'exacte véritél
- Eh bien 1 ce n'est pas du .tou~
ma méthode. A
pied, à bicyclette, en, a.u to: j'agl.s t?Uj0l:lfS de la
même façon . Je pars,.ou, je n en S~I
.nen, Je prends
la première rO';1te qUI me semble jO~le
et. je marche
jusqu'à ce que Je rencontrc. un ~hemtn
qyl ~e
tente,
Je le prends de nouveau; JC vaiS il drOite, je vais à
gauche, je tombe souvent sur des roulcs peu carrossables, mais avec d.e labo.nne vol~n.té
:t de la bonne
humeur, on s'en tire tOUlollrs . Jal decouvert ainsi
des coins ravissants ...
- Je m'en doute, fit Guy avec conviction.
- TIJHe7., tout près d'ici, au tournant d'une route
se cache un amour de petit pays; les maisons d~
pauvres chaumii;res, sont couvertes de li"erre et dans
chaqué fenêtre il ya d.es .f1~urs
..Nous avons découvert ce h~n:eau,
en plelll et~
un jour de beau soleil,
il était dclIclcux. Nous y sommes revenus l'hiver
par un temps de neige, l.es toi,t.s é.taient tout blancs
et la route blanche aussl. .. C etait beau mais un
peu triste. La neige souligne duremn~
la :n!sère des
pauvres. Cette promenade nous avait attnstés . Te
souviens-tu, Jacques? .
.
- Oui, et j~ me souviens aussI que le lendemain,
malgré un frol~
atroc~,
tu es rcvcnue dans ce petit
village, les mal0s p ic Ines de vêten:~s
et de provisions; tu n'~va
l s !llê!lle pa~
oublie les enfants, tu
leur apporta l.s des JouJoux, SI beaux,. que ccs pauvrcs
petits .n'osalent p~s
y .touche:, 1:1 s'approcher de
toi. Mal~
'\! les as bien v~te
apnvOls~
et, lorsque tu
~s parti( 's s'accrochalent.,à la vOlturc, réclamant
un dernie .. baiser, une dernlere caresse.
- Comment sais-tu cela? demanda Linette élonn~e;
tu n'étais pas avcc moi ce jour-là, un rhume te
retenait à la maison.
- Oui! mais sur terre il ya beaucoup dc bavard'"
et j'ai S,I ccttc rustJ)ire oue tu m'avais cachée.
.,
�PIUNTEMPS PERDU
8;
Oh 1 le vilain curieux\
Pourq uoi es-tu si mystérieuse?
Ces choses-là ne te regardent pas.
-- Sil
.- Nonl
- Sil
- Assez 1 reprit Linette, ne continuons pas à nous
iljsputerj pour ton frère cc n'est pas bien amusant.
- Ne vous occupez pas de moi, je vous en prie,
demanda Guy.
,
- Mais si, vous êtes aujourd'hui très spéciale.
ment mon invité. Tenez, regardez là-bas, tout là-bas,
vous voyez ce petit point noir, eh bien! ce sont llos
ruines. D'ici, c'est peu de chose, mais plus nous
af, p roeherons, plus nous trouverons que ce peu de
c 10se est admirable.
- Le cadre est joli, reprit Guy. Cette forêt vers
laquelle nous allons me parait merveilleuse et si le
vieux donjon est ce que vous nous avez dit, petite
sœur, c'est un coin où un sâuvage, comme moi,
aimerait à faire son nid.
- Oui, mais ce nid sans oiselle serait in!ln im ent
triste et, comme vous ne la cherchez gui.:re, je ne
vous vois pas vivant tout seullà-baut.
- J'ai J'habitude de1a solitude.
- C'est une mauvaise habitude, nous n'avons pas
été créés pour vivre seuls .
Guy ne répondit pas et tous ;èS trois se turent un
)on~met.
L'auto traversait lenlt::111ent un petit village et les
habitants sortaient de leur maison pour voir passel
la belle voiture. Linette souriait aux enfants, ces
visages mat débarbouillés, ces tètes embroussaillées
lui plaisaient, ct lorsqu'un tout petit qu'on tenait dans
~es
bras tendit vers elle ses menottes, elle ne put
s'empêcher de dire:
- Comme il est gentil, il voulait venir avec moi!
Guy regarda sa belle-sœur et crut s'apercevoir qUf
ses yeux étalen t plus brillan1s que de coutume .
Qui donc? demanda Jacques.
La jeune femme eut une légère hésitation, puis,
très vite, expliqua:
- En nous voyant passer, un tout petit bébé s'est
mis à rire et vers nous il a tendu ses deux petites
mains. Il a eu un geste adorable de confiance. ce te
grosse voiture ne lui fai ait pas peur.
En sor1ant du \'illage, l'auto prit une grallde roui..;
trac~e
au milieu d'une vallée superbe; à droite,
d'immenses champs de blé pleins de fleurs, à gauche,
des prairies où paissaient des bestiaux. Le soleil
uorall les é.ois mûrs, et sous ses chauds ra.vol1s, les
�.t'RINT EMPS PERDu
bC:tes r ~pues
ne bougeaien t .guè rE!. Cette gr~nde
laine étai t belle, d'une beaute calme et grandiose.
P Tout à coup Linette se leva pour parler au chauffeu r.
dit-cli c, pu is tout droit jus- Tournez à ga~che,
qu'au bas de la co1lme. Vous vous arrêterez àl'en trée
de la forêt.
\ Bientôt la vOHllre stoppa, ils descenùlrent e
Linett( prit le b ras cie Jacques .
- Comme c'est bon, fit -ell e, de se dégourdir u n pell
les jambes,.voi là plus d'~neh?ur
qUI.!. nou roulons .
- Les mIennes sont lat lgul:e , repnt son man et
je me sens très paresseux. J'ai e~vi.
cIe vous lais'ser
fa ire seuls l'ascenSion, Je resterai la ct, sans aucune
impatience, je vou~
attendrai:.
.
-- Cela m'ennllle de te laisse r, dit Linette en fa isant la moue.
- Pourquoi.? demanda-t-il en ?ouriant tristement,
je ne bougeral pas et pUlS, SI. J'avais besoin d'un
guide avant ton ret.our, le ~haufer
est là ... Ne so is
\)as inquiète, ,;a vOir ton "Oll1t de vue ct tu me diras,
en revenant, s Il est auss I beau que de coutume . Va
ma chérie, ya vite, Guy l'attend.
'
Avec une tendresse materne ll e, Linette instal la
son mar..i sous un bouquet d'arbres, puis prenant la
main de son beau- frère, elle l'entraîna.
~ 1\1Ions vite, dépêchons-nous, je n'aime pas
lU.sser Jacques longtemps seuL
- Nous pourrions .ne pas y aller, proposa Guy.
Li~te,
- Jacques ne serait pas content, r~pondit
ct puis je VOllS al promis de vous fall'e voir atljourd'hui quelque chose de ~eal.
• Vous voyez ce se."t,ler. de chl:vres : une, i~ux,
lrols, le premIer arrll'\.: la-haut aura tiroit à une
récompen6e.
Avec ~ne
souplesse étol!nante, Linette grimpa et,
sans peme, arnva la prcInI re.
I{I('lISe, elle interpella le retardataire.
- ,Je cours mi.:!u_· que VOliS, dit-clic, c'est presque
ridicule.
VOlIS wimpe:r. comme un chat, rGpondit-il, je ne
\"()us cnal~sS
pa~
cc talent.
Moqle~c,
C(l':!1m,) il '~tai
tout près d'clic, die lut
it.:ndit la main.
- 1\ I(]n~,
je l'dIS VOLIS aider, pauvre vieillard.
Guy re')(]lIS',a la main qui s'offrait.
- Jo.; lleJaigne Vulre aide, fit-il en plai antant ; le
l'ietllal\j Pt.:ut encore mardl.:!r seul.
Une ombre de tristc,se ras~
sur le vÎsau,e de la
Îl;une femme; elle pensa à celui ljt\i, si jeune' encore
ne pouvait plu, mareller seul. Mais son bcal-fri;~
l'tait là, devant cil". il dait sun hÙ1L:, elle dev:-i J lui
�rlUNTEMPS PERDU
lalre vi~ler
le donjon; ce n'était pas le mome!,t d~
se Sùuvenir de ce qui lui faisait tant de peine.
- Nous voilà arrivé, dit-elle, maintenant ret;uedlez-vou, il ne faut pas regarder les vieilles r,icrres
avec des yeux qui rient. .. Des êtres ont vécu là, il$
ont aimé, ils ont souffert, et personne ne se souvient
plus d'eux ... Ne trouvez-nous pas que cctte pensée,
Jctte un voile de mélancolie sur toutes les ruines?
Venez, nous allons pénétrer dans l'int~r<.:u
du donJon ... Regardez, les plantes ont tout envahi; dans le
corps de cette grande cheminée poussent maintenant de petits arbres, 11 y a à peine de la terre, 011 se
dcmande comment ils peuvent vivre ... Ces fcnètr'e,>
ne sont plus que de jardinières; autrefoi des
femmes ont regardé par là.
« Nous avons ,trouvé, dans un vieux livre de
légendes, qu'une châtelaine avait vécu, près d'une
de ces fenêtres, trois ans et dix moi , .
« Tout le jour elle regardait la route par laquelle
son mari Ôf'en était allé. Elle prenait ses repas là; le
soir venu, on lui dressait un lit, toujours à la même
place, et la nuit, lorsqu'elle ne dormait pas, elle
guettait encore, espérant le retour de son cher
époux ... Elle est morte près de cette fenétre, épiant
cette route, sur laquclle celui qu'elle a,imait ne devait jamais repasser. Il avait été tué en Terre sainte,
enseveli là-bas avec tant d'autres.
- La légende est jolie, reprit Guy; autrefois les
femmes savaient être fidl:les jusqu'à la murt.
- C'e 1 tout pareil aujourd'hui, vilain sceptique,
et puis je vous défends d'avoir de ces idées-là; ce
sont des idées qui apparticnnent à tout le monde et
qui sont tres ridicules.
- Croyez-vous?
- Mais oui, et puis je ne VClIX pas pour le moment les discuter. Venez, nous allons monter sur la
pUile tour; elle n'est pas bien solide, mais eHe sup'
portera facilement nos deux poids.
- Est-ce bien raisonnable? demanùa Guy.
- Je vous en prie, s'écria Li nette a l'Ct: impét uo,
sit,~
venez avet: moi, j'ai enVie, depuis très longtemps, de faire quelque chose qui ne soit pas du
tout raisonnable,
. « Eh bien 1 SI les pierres branlent un peu, nous
nous accrocherons aux branches des arbres et cellcsci sont solide:, je vous en réponds.
.
Résister à Linette, Guy ne savait guèrc; Il ~üi\'t
la jeune femme qui, s'agrippant au lierre, rnontat( ,sur
des marches que son oiùs faisait remuer.
C'L:tait imprudent, bu, mais c'était d01iclcux dl:
voir celle jeune taillu souDlc sc ./)JiCf et suivre I~
�go
L'RINTEMPS
.l:'~RDU
mouvement vacillan.t des pie ~res.
Ç'uy ne p.ensait pas
au danger, il mon.talt, montait touJours, SUIvant cette
robe blanche qUI surgissait tout à coup là où l'on
-;royait qu'un OJS~U
seul pOuvait se po ser.
ft
Arrivée la premlere sur le haut de la tour, cheveux
·'t robe au vent, joyeuse, Linette s'écria:
, - Comme c'est beau, qu'il fait bon! Ah! Guy,
vous ne renrelterez pas cette ascenSIOn périlleuse.
Bien vite~
l'officier fut près d'elle.
Linette avait raison, ce poi nt de vue était merveilleux.
.
Cette plaine immense',entièrement cultivée, semblait plus belle vue de tr\.!s haut,. ~t,
serpentan t au
milieu des cér~ales
et des prames, une rivi ère
~Iaire
et scintillante, mettait une note gaie dàn~
ce paysage que le travatl. ùe rhom~e
faisait si beau.
Là, sûrement, autrefOIS. 11 n y avait que des forêts;
les générations se succedant, pour vivre, avaient fait
la plaine.
,
.
Bien que Guy fut habitué aux Pilysages splendides,
bien que ses 'yeux eussent c<?ntemp-lé des horizons
inoubliables, JI trouvait ce COll1 plut beau qu'aucun
autre, parce que ce cOln-~,
c'';télit son pays, c'était
la terre de France! Et pUIS il le voyait par une ra,dieuse jourQ.ée d'été, à cOté d'une femme qu'il aimait
infiniment.
li
.
Recueilli, le cœur étrelOt par une émotion heureuse il dit à LlI1ette : .
- Vous avez raison, c'est très beau.
- Plus beau que tout ce que vous avez vu d,lOS
vos pays baroques et mals~in
?
En souriant, Guy répondit:
- Peut-être, c'est plus calme, plus simplement
beau.
.
.
- Et de c~ calme, repflt Llr:t~e,
se dégage une
grande purete. On se sent bon ICI, on e t si loin des
choses de la terre! Regardez, nous sommes tout près
du ciel.
- Tout près, .dit Guy, cn levant les yeux.
- Si près qU'li semble que d'un coup d'aile on y
serait.
En disant cela Linette s'avança très imprudemmenl'
tout au bor.d de la tour. Guy eut peur et brusquement
il saisit la Jeune femme. .
- Vous n'êtes pas un Oiseau, Linette, VOLIS n'av.:
\las d'ailes.
Elle sc dégagea doucement.
- Comme votre cœur bat 1 dit-elle.
- J\ai cu peur, avoua Guy.
Il regarda la jeune femme avec des yeux si inllUl.::ls
nu'elle s'étonna ..
�PRINTEThIPS PERO Ll
91
- Vous m'aimcz donc tant que cela? demandat-cllt;!.
Avc,- un ton qui voulait être indiffércnt, Gu,
répondit:
- Ce sont des questions qu'on ne pose pas.
La réponse était correcte, mais Ics yeux avouaient;
;.Is étaient si brillants, si tendres, que Linette le~
fegarda attentivement.
Après un court silence, elle dit un peu émuc :
- Guy, vous avez les mêmes ycux que Jacques,
(e m'en aperçois aujourd'hui pour la première fois;
Ils ne sont pourtant pas de la même couleur, mais
l'expression en est toute semblable. Guy, regardezmoi encore, je veux revoir les yeux de mon mari.
Le jeune homme détourna la tête.
- Allons-nous-en, dit-il, Jacques nous attend.
- C'est vrai! s'écria Linette, je suis si bavarde
que je ne m'aperçois jamais que le temps pas e. La
descente est plus difficile que la montée, mais je
compte sur vos bras. Passez le premier; les endroits
dangc)rcux nous les passerons ensemble.
Silencieux, Guy commcnça à descendre. L1l1ette
le suivit. A rrivée à un passage pél'illeux, - il fallait
sauter d'une pierre à l'autre ct l'espace était grand,
- la jeune femme demanda:
- Aidcz-moi, Guy, cette distance m'eITraie un peu,
j'ai peur de tomber. Tendez vos bras et recevez-moi.
ElIc sauta ct l'officier reçut le joli corps souple
entre ses bras.
Il le serra si fortement que, d'un mouvement qui
pou\ait lui coüter la vie, Linette se dégagea et continua scule à descendre.
Ellc n'osait plus regarder Guy, ses yeux brillants,
si tendres, l'enniJyaicnt. .. Ellc réfléchit et sc jugea
ridicule, les yeux de Gu)' gardaient tout simplement
quelques reOets du solcil qu'ils avaient admir~
làhaut... Elle 6tait sotte de sc troubler pour si peu de
chose 1 Pour Guy, elle n'était qu'une petitc sœur
lu'il aimait tri.:s respectueusemcnt.
Au b3S de la tour le nuage qui ayait assombri son
visage 5'étail dissipé; calme, ayant chassé d~finl
vcm <:! nt [oul."s ses vilaine pensées, elle ~e tourna
vers G·J\.
- VOllàl dit-clic; la promenade est tcrminée.
Donnons I.n dernier regard au vieux donjon, il el,
vaut la peine, et courons rejoindre Jacques.
L'lln à côl": de l'autrc, ils s'arrêti.:rent quelques
instants pour regarder les ruines.
.
Ces vieilles pierres recouvertes de lierre, ;ùr lesquclles çà ct là quelques Ocurs avaient pous é,
étaient éc1ilirées par lc soleil oui. passant à trayers
�~)2
rl<1NTEMPS PERU\"
les arbres, paraissait doux Cl myst.
~ rieu;,.
, ' 11 metl81t
des taches claires sur la terre brune, il égayait Cette
maison sans toiture; Grace, à lui et à 1..1. nature qui
lvalt repris ses droits, le vle~x
donjon avait un air
Je fête. Cc n'étaient que des rUines ct pOUrtant to ut
parIait de vie.
,
Dans les vieux murs les Oiseaux avalent fait leurs
J1Ïds, et les petits déjà nés réclamaient !eur pàture ;
dans \111 C01l1, une fauvette couvall, sa jolie tète brune
passait !uste entre deux pierres ct ses yeux effrayés
regardaient les étrangers, Sur une branche, non loir
d'elle, un pinson chan!alt, des l'aplllons volaient
des abellles bourdonnaient autour des Oeurs' enfin
dans cc coin perdu où personne ne venait, le~
bète~
vivai.:nt heureuses ct tranqUIlles.
Immobiles, Guy ct L1I1ct.le restaIent là l'heure
était douce, si douce que ni l'un ni l'autr~
n'osait
dire le mot qUl ferait cesser cette minute.
Avec un gros soupir, ple1l1 de regrets, la jeune
femme murmura:
- Allons! il faut nous en aller ...
Et comme Guy faisait un geste pour la retenir,
elle aJouta:
- Vous devez obéir.
Les yeux du jeune homme la regardèrent SI tristement (iue Linette s~ détourna Cl, lentement, bien
moins gale qu'au depart, elle repnt le sentier de
chi:vres au b<is duqe~
Jacques .tes attendait.
SilenCieux, en soupirant aUSSI, Guy la suivit.
IX
Dans sa chambre Linett,e s'hablllait, et, ce matin,
sans trop savoir pourquoI, elle dal! un peu triste.
Elle regardait Je Ciel gl'I.S et les ,gros nuages nOirs,
elle écoutait le vent qUI Soumalt en tempête e\le
était-ce cela qui J; renvoyait les arbres s~efTuil'j
dait rêveuse et qUl la fai sait faire toute chose SI lentement, que, depuIs un long moment, elle hé~ital
. dl' la robe à mettre, guettant derrière la fenêtre la
!ln de ce mauvais temps '?
La robe, y songeai :-elle beaucoup?
~Ile
étaitcoquetle, comme toutes les femmes, I.lai"
.:\le ~avl\
;ue n'Importe quelle robe lui allait bien.
Non ce n'était pas cela qll1 la rendait sonncuse.
Erie pensait qu'hier il faisait beau et que"la promenade avait été déllcieuse ... surtout l'aller ... Au retour
pour'1uoi donc tOLlS les trois étaient-ils d.ifférents?
�l?RINTDfPS PERDU
93
Quelque chose, qu'elle ne s'expliquait pas, était
entre eux ... quelque chose qui l'inquiétaIt, qui 1<
troublait, qu'elle ne voulait pas même s'avouer.
Hélas! Jacques avait été plus sombre que de cùuturne et elle n'avait pas réussI à l'égayer j même un
moment, énervé par sa gaieté, il lUi avait dit un peu
brusquement : « Ne ris donc pas ainsi, ton rire me
fait mal. »
Linette s'étajt tue, ses lèvres avaient cessé de sou·
rire, et elle avait regardé Guy, comme pour lui de·
mander conseil. Mais il avait détourné la tête et ses
yeux n'avaient pas rencontré les yeux de Linette.
Alors, la jeune femme avait eu froid au cœur, et
dans ce grand salon Ol! ils étaient tous trois, elle
s'était sentie seule, toute seule.
Voulant dominer ce malaise douloureux, elle s'était
levée pour aller dans le jardin, mais à peine avàitelle fait quelques pas, que Jacques, d'une voix àpre
et mordante, d'une voix qu'elle ne lui connaissaIt
pas, lui avait demandé:
- Où vas-tu donc, Linette? Ne peux-tu rester
tranquille? La promenade de ce matlO ne te suffitelle pas?
Trop émue pOllr répundre, elle s'était assise près
de Jacques et avait pris sur la table un ouvrage commencé j mais ses malOs tremblaient tellement qu'elle
ne put rien faire.
Alors Guy s'était levé brusquement, et, d'un ton
de mauvaise humeur, avait dit : « Je sors 1 » Et sans
autre explication, il était partI.
Tous les deux, seuls, Linette, pleine de 'pit ié amoureuse, avait passé ses bras autour du cou de son
mari, et tout bas, tr1!s tendrement, lUi avait demandé:
- 1\1on Jacques 1 qu'as-tu donc aujourd'hui contre
moi? T'ai-je fait de la peine sans le vouloir? Dis-Iemoi bien vite pour que je t'en demande pardon?
Doucement, .Jacques avait dénoué les bras de
Linette.
- Ma chérie 1 ne m'en veux pas, répondit-il;
aujourd'hui je suis nerveux, toul m'irrite j moralement, je suis mal à l'aise, ct, physiquement, une
affreuse migraine m'endolorit. Je vais monter clans
.r:a chambre, la journée est avancée et je ne serai
bien qu'après une bonne nuit. Vous dlnerez sans
moi, ct, demain matin, je me réveillerai aussi di 'pos
que d'habitude ... Val lai se-moi 1
Seul, refusant le bras de Linette, il avait ql11tté
le salon, et elle l'avait entendu monter l'escalier 'll1l
conduisait à sa chambre_ Quand elle fut bien c.:rlaine que personne ne pouvait plus la voir ni l'entendre, son coura~e
l'::tbandonna. et. -:achant sa
�94
~RINTE:\1PS
PERDU
tête dans 'D:; coussins du fauteUil, elle sanglota.
pourquo. f11eura-t-elle? P~ur
,quelques mot" dur"
yue son mari malade lUi avait dlls.
...,
C'était enfantm, ndlcule, et pourtant, longtemps
,'nfouie dans les coussins, elle resta là, pleurant.
' La cloche annonçant le diner lui rappela qu'ellc
avait un inVité, Guy.
Vite, elle monta dans sa chambre, baigna ses
yeux, qUi étalent afr~usemnt
rouges, et entra douce.ment chez son man.
Étendu sur sa chaise longue, Jacques dormait
probablement, car il ne s'aperçut pas de la présence
de Linette.
Elle s'en alla et entra dans la salle à manger en
même temps gue son beau-frère.
Le dlner rut triste; pour les domestiques qui
l'écoutaient, e~, par politesse, Linette causa un peu,
maiS son cspnt etait autre part. Guy, du reste, semblait heureux de ne pas parler.
Après le repas, comn~e
tous l~s
soirs, ils allèrent
sur la terrasse, Ils y étalent ~ pelOe depuis quelques
IOstants qu'un domestique vmt prévenirLlOette que
Monsieur v0l!lalt reposer et demandait qu'on ne le
dérangeât pomt.
.
Non loin de Guy, la Jeune femme s'assit et resta
là silencieuse, heureuse de pouvoir se taire. Il
faisait nuit, elle n'avait plus besoin de sourire, per~
sonne ne voyait son. vl~age,
personne ne s'aperc~
vralt que ses yeux etaient rougis par les larmes.
La nUIt était belle, très calme, et ce calme apaisait Linette. Alors elle se SOUVlOt qu'elle n'était pas
seule sur cette terrasse, et qu'un autre était là tout
près d'elle. Il s'ennuyait, peut-être, et il ~levait
penser que sa belle-sœur ne faisait pas grand effort
pour le dIstraIre.
Vite Linette cessa de songer à elle, à ce qui l'avait
fal.t pleurer, et,. se to~rna
vers le c,oin d'où Jaillis..
salt de temps a autl e une petite ét1l1celle décelant
la présence d'un fumeur, elle dit:
- Guy, à quoi rêvez-vous?
En héSitant, !e je~lO.
homme .répondit:
- Je ne sais SI Je rêve; le pensais à vous, à
Jacques, puis à .vous:
.
- Et que pensiez-vous de nous? avait-elle demandé.
- Des choses très tristes.
- Alors ne les dites pas, ce soir surtout.
")ui, parce qu~
vous avez assez pleuré pour
auj0ùl'd'hui. Ah! SI Jacques voyait les sillons
rouges qU,e les larmes .ont tracés Sur VoU:: visage~
quel serait son ch~grln
1 Vos, yeux, Vos grands
yeux. <lue Jacques aime tant, étalent .::e soir si som-
�PRINTEMPS PERDU
95
bres, si désolés, que IC ne pouvaIs les reRarder.
Llnelle, Il ne faut plus pleurer.
- Je ne pleure pas sou vent, balbutia lajeunt"emme.
- Oui, maIs souvent vous souffrez, et pour qU'00
ne s'en aperçoive pas, vous riez; mais Cé rire ne
trompe personne, car dans votre nre Il y a des
!armes ... Linette, votre amour a peur de l'avenir.
l)ites-mol la vénté, petite sœur; ne craignez pas de
m'avouer que vous êtes lasse de soigner. Votre viey
avec ce malade qUl espère toujours guénr, par
moment, dOIt être affreusc à vivre.
Comme Guy disaIt ces mots, Linette bondit de sa
chaise et, d'une VOIX tremblante, s'écna:
- TaIsez-vous, j'al entendu marcher; quelqu'un
étaIt là, quelqu'un nous écoutait.
- Quelqu'un 1 MaIs qUi? Vous rêvez. A cette
heure-cl les domestIques dlnent, personne n'est
dehors. C'est un animal qui aura remué quelques
feutlles ; vous vous effrayez inutJlemcnt.
- Pcut-être; mats, pourtant, répondit Linette,
j'avais cru cntendre des pas.
- Ce n'étaIt nen.
- Croyez-vous?
- MaIs OUI, j'en SUIS certain, personne n'étaIt là?
- J'espère, dit Lmette, avec crainte.
- Ne pensez plus à cela et répondez-moi.
- Non 1 laissons cette conversatIOn. SI ce.soir,
vous vous êtes aperçu que J'avaIs un peu pleuré,
mettez ccla sur le compte des nerfs; vous savez, les
femmes sont toutes un peu nerveuses; et soyez persuadé que Je su is, malgré tout, très heureuse. Nous
nous aImons, avec cela on peut toujours s'arranger
un bonheur.
Linette avaIt tendu sa maIn, mürmuré bonsoir, el
Guy avaIt sa ISI la pet 1 te mam, et très longuement
l'avait embrassée.
Ce baIser ennuya LInette, et, un peu brusquement, elle était partie.
Ce matin, elle pensait encore au brUIt entendu et
au baiser de son beau-frère; ces deux choses la
troublaIent.
Si elle ne S'Clalt pas trompée, sIon avait marché,
quelqu'un se cachait donc tout près d'eux, les
. piant, cherchant à surprendre.leurs paroles.
Quelqu'un? MaIs qUI donc? Un domestIque peut~
être. Qucl intérêt? Quel mobile l'aural1ipoussé ? Non.
ce n'était pas possible ... QUI donc alo'rs ?
1 Aucun nom ne venant à sa pensée, elle se an que
son beau-frère avait sans doute raison, et que
quelque animal avaIt causé ce brUlI.
Lmclte, depUI!l Iii veJile, n'avaIt pas revu son
�rRINTEMPS l:'l!..1<.DU
marI. Sr! reposant peu la nuit lorsqu'il souffrait de
la tète ii s'assoupissait le matin, et Linette n'osait
pas tr~uble
ce "()!Jlmeil. Mais aujourd'hui, il ta~'
dait vraiment.
Impatiente, elle regarda l'heure et, juste à 3
lJom~nt,
Jacques entra. Linette s'élança vers lui.
_ Comment vas-tu? Te sens-tu tout à fait bier
lujourd'hui ?
.
_ Oui, machérie, ma migraine est passée, il ne m'en
reste qu'un p~u
de lassitud? .Je ~'aPi=>0rte
le courrier
qu'un dome~lqu
maladrOIt avait mis c1:ez moi:
Linette prit les letr~
q~e
Jacques lUi tendait et,
toul haut, lut chaque missive.
_ Une carte de maman. Papa va mieux, mais le
méJl!cin exige encore deux mOIS de séjour, comme
c'est lonn. Maman nous envoie une [oule de baisers
pour toJs les deux. Je vais t'en donner quelquesI,ln~
et tu me les rendras.
Jacques sc lai sa embrasser et murmura:
_ Petite folle 1
Linette continua:
_ Une lettre de Raymonde, les enfants vont
mieux, mais le médecin leur [ait encore garder la
chambre j elle ne pourra pas venir celle semaine
comme elle l'espérait. Elle t'embrasse et m'assure
de son amitié. J'aimerais mieux un bais'er.
Jacques excusa sa sœur.
_ Raymonde t'aime bea~coup,
mais elle n'est pas
tlemonstmtlve, tu le sais bien.
_ Oui, oui, un vieux reste de couvent et puis
elk n'a pas eu de m.ama:l ... Oh 1 je ne lui en ~eux
pas,
je t'assure ... Je vais lkc~hetr
la dernière lettre
mais j'hésite, Je ne connais pas celle écriture.
•
_ Un fournisseur, sans L!oute .
_ Non, je ne crois pas.
_ Ouvre l'enveloppe, tu le verras.
_ J'aime à deviner qui .m'écrit, j'ai horreur d'être
oblinée Je chercher une s ignature.
-"Quelle originale tu Fals, ma Linette!
_ Et puis l'inco~
mefait toujours peur.
_ C'est Je l'enfanlJllage, décachette donc.
- ,le t'obéiS.
- Enfin.
_ Ah ! s'écria Linette i.mmédiatement, je te l'avalb
bien dit, c'est une mauvaise nouvelle.
_ .\lais guai, qu'.est-ce qu'il y a ? parle, explique-toH
_ COUSllle Mane est malade.
_ Est-ce possible?
_ Oui, très malade, reprit Linette douloureusement, m<)urante même, c'est une de ses amies qui
ml.! pré v it.:l1t.
�PRINTEMP.:i PERDU
91
- Lis tout haut, d"manda JacquC's, tu exagères
peut-être.
Avec une voix qui tremblait, Linette lut:
« Madame,
Ma pauvre amie, votre cousine Marie, souITrante
depUIS plusieurs jours d'une bronchite,est aujourd'hui
très mal; cette maladie, qu'on croyait fort bénIgne,
s'est agl3ravée subitement, SI bIen que le médecin ne
nous laIsse plus gu1!re d'espoir. La pauvre malade,
qui se rend parfaitement compte de son état, m'a
priée de vous prévenir; elle désire vous revoir.
« Croyez-moI, madame, bIen peinée de vous
annoncer une SI douloureuse nouvelle.
«
« SŒUR ·SUZANNE.
li
Linette laissa tomber la lettre ct sc jeta en rleu~
raut dans les bras de son mari. Avec tendresse
Jacques essaya de la consoler.
- Voyons, ma chéne, tàche d'avoir du courage,
tu dois partir tout de suite; dans deux heures avec
l'auto tu seras à Pans. Ne te désesp1!re pas, ll!S
médeclI1s sc trompent SI souvent J HabIlle-toi,
LineUe, pense que la pauvre cousine Marie t'attend.
Aidée IJar la femme de chambre, en quelques
minuks, Îa jeune femme fut prête. Les ordres avaient
été donnés, l'auto l'attenda II, elle pouvait partir.
Elle descendit avec Jacques et rencontra Guy qui,
prévenu du départ de sa belle-sœur, accourait pour
lui dire au revoir.
Douloureusement unpresslOnnée, Linette serra la
main de son beau-fri;re et, lui mon\rant Jacques
avec des yeux suppltanls, elle murmurd:
- Je vous le conne.
Puis, nerveuse, elle embrassa son mari et monla
dans l'auto.
La VOIture partit Immédiatement, bientôt tI ne resta
plus, ~?mc
Indice de son passage, qu'un nuage de
pousslt.!re montant vers le Cid.
Alors Guy se rapprocha Je Jacques et lui prenant
tes bras, l'entralna vers le parc.
- Allons, vieux fri;t~,
nous voilà seuls ici, comme
autrefois.
Tristement, Jacques dit:
- Non, pas comme autrefois.
Guy se tut. Que rOUvatHI répondre ? l~ ne savait
pas mentir comme Linette, ct parler toujours
d'espoir et de ~uérison.
Silencieux, les deux frèn.!s
rnarchè:rent. 11 'ne pleuvait plus, mais le ycnt soufflait
toujours, les branches d'arbc~
'",p \ordaienl. Je_
~
�PRINTEMPS PERDU
ft!uiJ1es tourbillonnaient, !es pétales des fleurs
s'envolaient, c'était l.a tempete.
- Comme c'est trIste, murmura Guy.
- Infiniment, répondit Jacques.
- Veux-tu rentrer?
- Oui dans la maison nous serons mie ux. Le
Pri e uré s'ans Linette, par un jour de .mauvais temps,
mon pauvre v.Leux, sa manque de gaLeté. Que vas-tu
faire toute la Journee ?
- R"ster a,vec t~i,
~10US
.causerons, je ferai un peu
de musique, je te lIrai les journaux.
- Enfin, reprit Jacques avec amer.tume, pour le distraire, tu seras garde:malacle. Pour Jouer ce rôle, mon
petit, il faut une patl~1c
que tu.ne dois pas avoir.
- Garde-malade? s ecna Guy Vivement, quel vilain
mot 1 pour un malade, tu as Joliment bonne mine.
lis étalent arrivés devant le perron du chateau.
,Tacques ne ~'épondit
pa~,
ct. talant avec sa canne
chaque marcne de l'esc~hr,
Il monta seul.
Dans un coin dela terrasse, tous les deux s'assirent.
- Je te ren~s
ta liberté, G~y,
dit Jacques: ne le
croIs pas oblIgé de me tel11r compagnie, je sais
m'occuper.
.
- Si je ne te gêne pas, je resterai ici, à moins que
lu ne prHères être seul.
- Non, pas du tout.
- Alors, je m'installe. .
- Je suis heureux, repnl Jacques lentement, que
tu restes avec mOl, car je pense que tu as bien des
choses à me dire.
- Mais, fit Guy gaiement, j'ai toujours quelque
chllseà te dire. Quand on.a été séparés si longtemps
on a un arriéré de causenes à rattraper, ct...
'
Brusquement, Jacques t'interrompit.
- Ce n'est pas .de cela dont je veux te parler.
- M.ais de quoI donc?
- Je t'avais cha.rg~,
ne t'en Souviens-tu plus, de
J11e savoir pOUl'quOl lmette pleurait.
Très gêné, très troublé, Guy balbutia:
- Oui, mais les o~casjn
m'on.t manqué, je n'ai
ras pu causer ~\'ec,
Ll1~te
... ct ~uls.notre
amitié est
si r0cente que Je n auraIs pas Ose lUI dema!"lder dei!
'!hoses intimes.
Avec violence, Jacques reprit:
- Tu n'as pas pu causer avec elle, ta mémoire est
.;ourte, mon ami. Hier, je,vous ai Jaissés seul s près
d'une heure, seuls, compktemcnt sc~l,
personne ne
pouvait vous VOir, personne ne pouvait vous entendr\;.
Surpris du ton de son frère, ne sachant que dire,
machinalement Guy demanda ~
- Quand dont.: ?
�PRINTEMPS l'ERDt..
9_
- Lorsque vous êtes montés aux ruines, je n''3 '
pas voulu vous suivre, espérant que tu te souviendrai s de la promes e que tu m'avais faite. Une heur •.
s'est écoulée pendant que vous étiez là-haut. Je peu .
te dire que mon cœur en a compté toutes le
secondes, je peux te dire que mon oreille attentiy ,
a entendu, malgré le chant des oiseaux, le murmur,
de vos deux v0ix. La sienne, si claire, si joyeuse.
semblait la cLanson d'une fauvette, la tienne m ,
paraissait ({ès solennelle. Vous avez causé ensembJ.
presque tout le temps. Si tu ne l'as pas interrogée
que lui as-tu donc dit pendant cette heure?
- Mais, je ne sais plus, nous avons parlé de ~
ruines, elle m'a raoonté leur histoire, notre conyersation était des plus banales et vraiment il me semblai
difficile d'aborder là des questions trt.s Intimes .. .
Et puis elle était si gaie, si contente que je n ai pa s
voulu mterrompre la chanson de cette fauvette.
- Alors, peux-tu m'expliquer pourquoi, lorsqu'elle est revenue pri:s de moi, elle était toute tremblante, pourquoi elle s'est blottie dans mes bra
~
comme une enfant que quelque chose vient d'effrayer
pourquoi son cœur battait, pourquoi sa voix étai t
différente -r Je l'al sentie émue, d'une émotion causée.
par ... quelque ... chose que je ne savais pas ... Cett e
émotion la bouleversait tellement que, dans me
bras, tu entends, dans mes bras, elle ne pensait pa ô
à moi, elle n'était plus mienne! Alors, le cœur
déchiré par une douleur atroce, je l'ai repous~
presque brutalement, et, incapable de me contenir
si je restais là, j'ai voulu partir tout de suite. J'étaiF
jaloux, jaloux de qui? de toi, mon frère!
- .Jacques J s'écria Guy bouleversé, est-ce possible! Que crois-tu donc?
Comme s'il n'avait pas entendu, Jacques continua:
- Quelle journée j'ai pas>,ée, quel calvaire j'ai
monté! Tout le temps je vous ai épiés, cherchant à
entendre ce que mes yeux ne pouvaient voir ... Si
Linette riait, je m'imagInais que tous les deux vous
vous l 'oquiez de moi, de l'infirme; si elle se taisait,
son si\..:l1cc m'inquiétait, me faisait peur!
- Jacques, tais-toi, supplia Guy, tu te fais du ma'
et tu m'en fais aussi.
~ - Écoute-moi jusqu'au bout,i! fautquetu'saches
touL .. tout.
« lIier soir j'ai prétexté une migraine pour vous
laisser dlner seuls, je savais qu'après 'le repas vous
viendriez sur cette terrasse et que l'heure serait propice aux confidences .. Alors, la jalousie me rendant
'ou, je suis sorti de ma chambre à talons, ;'ai .des '.J,.\1 I~
cendu l'escalier. ie ne sais J~S
comment. j'al trouv;:O Bl lU <,
~
.
�lDO
PRINTEMPS PERDU
la porte qui ouvre sur le Jardin; là" l1!'orientant avec
mes mains, quelle affreuse c'hose 1 )'al cher~
le mur
de la terrasse et, croyan,! aVOIr t,rouvé à peu pri:!s
l'endrOIt où vous senez, )e me SUIS cah~
SOUS des
arbustes, a~tend
que .vos VOIX :n'Jdlqu~set
que
le ne m'étais pas trompe ... Vous etes arnve,s, Linette
'cst assise tout près. de la ~alustrde,
SI près de
moi que je l'entendais respirer. Vous êtes restés
silenc ieux, ce silence m'a étonné,)e cToyals que vous
aviez beaucoup de choses à vous dll'e; puis elle a
parlé .. , J'al tout entendu. Lorsque tu lUI as dit qu'un
grand sillon rouge marquait sur son visage la trace
de ses larmes, Il ~mblé 'a
vOir ce sJ!lon qU'll1Volontairement J'avais I~,t;
lorsque tu lui as dit que
son J'1re était parfo Is SI douloureux qu'tl ne trompait
personne, )'al p~nsé
que tu allaiS essayer de savoir
son chagnn, malS sentant qu'e,tle avait besoin qu'on
la plaigne tu a~ aJouté que la Vie qu'elle menait avec
ce malade, qUI espérait t?U)ours guérir, devait être
affreuse .. Cette ph~ase
-I a, o.uy, cette toute petite
phrase a tué en n: OI un eSl?olr qUI me faisait vivre,
E:t de l'entendre dire p,ar tOI, mon frère, tO I, si loyal
ct SI bon, )'al compns que depuis deux ans, ies
médeCins, L1I1ette, tout le monde m'avait menti.
Guy voulut orotester, mais Jacques, impitoyable,
continua:
- Cette véri'.é m'a anéanti physiquement, un vertige m'a pns et pour ne as tomber j'ai dû me crampo.nner aux arbus~e
q~ 1 m'ento.ura~,
Lorsque
J'al pu marcher, le SUIS reparti, SI desespéré SI
découragé, que quelques tnstants j'ai erré près d'e la
terrasse, ne pouvant retrouver mon chemin, C%
IDstants-Ià, j~ ne le~
souhaite à qui que ce soit~"
Enfin, cc mat J11, ,apn:s une r:t Ult t,erriblc, que Dieu ne
t'en donne )am~s
une parellie! Je SUIS calme, j'envisarre l'avenir frOIdement, posément et je t'illttlrrnne
::... Tu m'interroges, repnt Guy 'bouleversé, m~i
il me semble qu'après tout ce que tu viens de me
dire je n'ai plus nen à ajouter. Tes affreux soupt;ons
n'existent plus, tu me l'as presque affirmé tout
il l'heure.
- OUI, mais je ne t'ai j1aS dit ce que j'avais compiis,
Craintil, Guy demanc a:
_ Je ne saiSIS pas ta pensée,
'
Très ~as,
d'u~e
VOIX rauque,. Jacques reprit:
- J'al compns que, SI tu n aimais pas encore ma
Linette, tu étaiS tout prêt à l'aimer, que seuls 'la
loyauté, ton honneur, l'affection que ttl as pour moi
t'empêchaient de t'apercevoir que tu marchaiS su;
un chemin qui c~ndt
1 à, l'amour,
~ _ Tais-toI 1 tais-toI) <;'ecna Guy.
r:
�PRINTEMPS PERDU
JOI
._ J'àl compris que j'étais l'obstacle, continua
sacques avec fermeté, obstacle qu'un jour tu halrais.
Tout l'être de Guy protesta, il se leva, cl avec \llolence répondit:
- Tu .cs fou, mon pauvre ami, complètement fou,
ta jalousie te fait dire des choses que tu regretteras
tout à l'heure ... Mais je t'aime, je te plains, et jf
donnerais bien des années de ma vie pour que tu
auérisses.
o Effroyablement calme, Jacques dit:
- Ne te d.::fends Jonc pas ainsi; ceux qui sont
waiment innocents dédaignent les longues plaidC)1ries.
Désespéré, Guy reprit:
- Écoute, Jacques, il faut que je t'apprenne quelque chose qUI te prouvera vraiment mon affection.
Tu sais à quel point j'aime mon métier, tu sais quels
ont été mes rt:ves d'enfant, rêves qlie j'ai pu vivre et
qui ne m'ont pas déçu. Eh bien 1 lorsque j'ai appris
par Raymonde l'affreux accident qui faisait de tOI,
momentanément, un infirme, craignant qUE. 'on
mariage n'e fût rompu, je ne connaissais pas Linette,
j'ai voulu donner ma démission pour pouvoir vivre
avec toi. Sans regret, je quittais ma carrière, Je bnsais mon avenll', J'oubliais tous mes rêves ambitieux.
« Si tu ne me crois pas, Jacques, si tu doutes de ma
parole, Raymonde pourra te montrer le télégramme
que je lui ai envoyé, auquel elle a répondu par ces
simples mots: « Le mariage de Jacques aura heu
dans quelques semaines. » Je n'étais plus utile; ulle
autre, celle que tu aimais, te consacrait sa vic. J'ai
continué ma route, tranquille, te croyant aussi heureux que tu pouvais l'étre. '. outes-tu encore de mon
affection Î'
- Je n'en ai jamais douté, répondit Jacques.
- Alors pourquoi me soup" <lnnes-tu d'une chose
si laide, si vilaine, que je n'ose y penser?
- Tu viens de dire un mot trGs juste: lu n'oses
pas. parce que tu as peur de t'apercevoir que j'ai vu
clair en toi.
Avec col1;re, Guy s'écria:
- Tu cl6raisonnes, en voilà assez sur ce sujet.
- Non, ct puis pourquoi te facher, je ne t'en vem,
'l'as, Peut-on respirer une fleur sans être gris6, peutun regard::-' un prinkmps sans en être enivré, peuton vj,re à côte: d'elle sans l'aimer?
- C'es;.t vrai, mais mon afTection est toute fraternelle.
- Mensonge! A nos âges, mon petit, il n'y c. qu'un
seul amour,
loi, le rêveur, tu Je sais mieux qu'un
au1re. Affirme-moi donc Que deDuis un mois sa
cl
�PRINTEMPS PERDU
beauté ne t'a pas troublé; os~
donc me dire que
parfoIs tu ne m'as pas envié, mo~,
le pau.vre aveup.le,
mOI qUI vis à côté d'elle, sans vOir cc qUi fait la JOie
des autres 1Ah 1 ces jours qui s'enfuien.t, ce pnntemps
de femme qUi passe, sans que, mOl, le malt:e, J.e
puisse l'admirer, quelle torture 1 Et Je sens que )'arrl<
verai à ne plus pouvoir supporter qu'un 'lutre la.
renarde à ma place,
Jacques avait dit ces de,rnl~s
. ~ots
très bas, très
vite, mais Guy les entendit; Il paltl., ses mal11S tremblèrent ct ses yeux dev1I1rent SI br1llants qu'on
aurait pu crOire que cles larm~s
y ~taien
montées.
In.:apable de dominer son em?tlOn, II se leva, fit
quelques pas po,!r calmer,sa cokre, pUIS Il s'arrèta
et rt.!uarda son frere attentivement, longuement,
La' t.:te baissée, les é~aules
vOlltées! Jacques lui
sembJa tout à coup vlelllt, et sur son VlSé!ge 11 aocr"
çut des ndes que la douleur creusait. .
•
.\lor8 une immense pitié lUi empltt le cœur' cet
homme qUI souffrait? c:était son frère, c'étatt ~elui
qu'il avait 10ulours aime,; leur enfance, sat1s parent::;,
sans tendresse, a\'att mis entre eux quelque chose
qUI 'ne l'ou\'ait se bnser facilement,
Guy sc souvenait; tout ce passé d'affection lui
remontait au cœur; ,non, n~l1,
tl ne pouvait oublier
cela, II ne l'ou biterait Jamais,
Linette, avec son fin profil, ses grands yeux sombrc~,
son soum e charmant, passa devant ses yeux;
hCla& 1 il devait la quitter 1
Sc,:; doq:;ts sc crispèrent, ses lèvres se contractèrent
un sanglo't sourd lUi déchIra la gorge, mais pourtant
il murmura:
- C'est bien, je partirai demain.
Cela dit, n'ayant p~s
I~ c~urage
de dissimuler plus
lon~temps
son chagnn,. Il s cnfult tians le parc lour
V cacher ses larmes d homme, comme nagut le il y
cachait ses larmes d'enfant,
x
Dans l'auto qUl I~emnait
très vIte vers Pari~,
Lmette s'était blottie l!ans un, com, pa'lYre petite
chose malheureuse, qUI e~saylt
d'avOlr du coura!,c
et de ne pas pleurer, mais la pens0e de la mort la
bouICI'l!rsait.
Linette n'avmt jamais vu mourir; elle ne savait pas
ce que c'était qu'une agonie, qu'un cadavre, et c~
mots, qu'elle se répétait san!' cesse, la terrorisaient.
�PRINTEMPS PERDU
1°3
Pauvre cousina Marie, la reverrait-elle, arrlveraitelle à temps pour voir encore une fois son beau
regard se poser sur elle, tendrement interrogateur?
Pourrait-elle encore lui dire quelques mots, la reconnaltrait-elle?
L'auto marchait vite, les arbres, les maisons lisparaissaient; Linette pouvait à peine en distingLer
la forme; pourtant elle trouvait que la voiture àla~î
encore trop lentement. Les minutes, les secondes
peut-être étaient comptées pour la malade, qui lui
était .:hère; ct si elle n'arrivait pas à temps, cou~ine
Marie pourrait croire que Lwette, sa préférée, n'avait
pas répondu tout de suite à son appel. .. Cousine
Marie mourant, toute seule, n'ayant pr1:s d'elle qu'une
amie, ce serait triste, douloureux et tr1:s injuste.
Linette se souvenait qu'à chaque maladie, même
la plus bénigne, cousine l'vlarie était près d'elle,
sachant la plaindre, la guérissant toujours. Dès
qu'elle arnvait, la chambre n'était plus la même;
avec elle entrait un peu d'espérance. Mieux que personne, elle savait parler doucement, sa VOIX ne
fatiguait jamais, elle ayait des gestes tendres, on
était bien dans ses br"1S, et cette femme, qui n'avait
jamais été maman, était plus maternelle que la
meilleure des mères.
Linette se rappelait St:> illaladies d'enfance; deux
visages étaient toujours penchés au-dessus de son
lit: sa mère et cousine Marie. Quel regret de n'avoir
pas été près d'elle au début de cette bronchite, pour
pouvoir lui rendre un peu de celte tendresse qu'elle
avait prodiguée autrefois à la toute petite 1
L'auto marchait toujours ct, anxieuse, Linette
regardait la route; mais ses yeux qui, depuis yjngtquatre heures, avaient beaucoup pleuré, ne reconnaissaient rien; ct puis, il y avait si longtemps qu'elle
n'était venue à Paris 1
Depuis son mariage, elle n'avait pas quitté le
Prieuré; ses parents, ses amis, ceux qui l'aimaient
\·raiment, venaient l'y voir; les autres, elle ne s'en
souciait gu~re.
Paris ne l'attirait plus. Paris même l'effrayait,
Jeune fille, elle y avait été trts heureuse, mais cette
période de sa vic lui paraissait si lointaine, qu'il lui
5cmblait parfois que c'était unt:! autre qu'elle qui
:avait v~cue.
Brusquement l'auto ralentit, Linette se penchant à
la porti(:re sc rendit compte qu'elle traversait Paris;
1ans peu de temps elle serait arrivée.
Les voitures, les tramways, les omnibus, le bruit
cette cacophonie ahurissante étourdit la jeune femme;
cHe ferr[''l le. veux ct se souvint avec délices du
�PRINTEMPS PERDU
grand silence du Pneuré: ce sllence de la campgne~
que trouble seule la chanson Lies oiseaux ou les
cns des II1secles.
La VOIlure stoppa. Linette se redressa, el!e était
arrivée. Elle reconnaissait la rue tranquille, la petite
maison où cousine Mane habitait.
Il fallatt descendre, monter l'escalier, sonner à la
porte et quelqu'un, qu'elle ne connaissaIt pas, allaIt
peut-être lui dire brutalement; « Madame, tout est
fini 1 »
Linette n'avait plus auCun courage, ses Jambes
vactllaient el sa main tremblall tellemcnt qu'elle ne
pouvait ouvrir la porllère dc l'auto.
Le chauffeur s'empressa et l'aIda il. descendrc de
voiture. Ne sachant plus ce qu'elle faisait, elle travcrsa le long coulOJr sombre qui condUisait à l'escalier et, machinalement, t:omen~a
~ monter, mais
elle dut s'arrêter, elle respIraIt dlffictlement. Linette
avait beaucoup de chagn n, mais aussi elle avait
peur peur de ce qu'elle allait apprendre, de ce
qu'o~
allaIt lui dIre 1
Enfin elle arnva devant la porte du petit apparIement dC cousine Marie, il fallaIt sonner.
H6sitantc, sa main se posa sur le bouton; ce fut
un coup dIscret, tremblant, craIntif.
Un long moment ~e passa sans qu'on vlnt ouvrir
puis .Llnette entendit marcher. C'était fini, elle allait
savoir.
Elle s'appuya au mur, et dès que la porte fut
entre-billllée, d'une VOIX peureuse, elle demanda:
_ Eh bIen 1 comment va-t-elle?
La porte s'ouvnt toute grande, un flot de luml8re
pén0tra dans l'escalier sombrc et Linette VIt une
religIeuse qm sounalt, et elle entendit ces mots qUI
lui parurent mervetllcux:
- Elle est !l1 leux , beaucoup mieux, depuis ce~atJn,
et, SI DieU veut, nous la garderons avec nous
\lour longtemps encore.
LmctLe eut un cn d.e JOIe et, sc rapprochant de la
relIgIeuse, les yeux .bnllants d'espérance, ellc Insista.
- Alors, le medecm promet, affirme que tout
danat;r cst écarté.
-.: Il sort d'Ici et il ne rcvlcndra pas avant demain
matin, c'cst vous dIre il. qucl pOInt 11 est tranqullie.
- Comme Je SUIS heureuse! s'6cna la Jcuno
-;emme.
- Nous le sommes tous, madame, fit la rcligieuse:.
doucemcnt.
- J'en .SUIS sûre, ma sœur, maIs pour moi c'cst
un~
JOIe SI grande; ~ou
nc avez pas ce que je vicns
de passcl. Je croyais, J avais peur ... enfin n'cn par-
�PRINTEMPS PERDU
105
Ions plus .. Ma sœur, Je voudrais bien voir votre
chère malade
- Naturellement, vous êtes sans doute Mme Vaumon?
- Om, ma sœur.
- Ah 1elle vous attend avec beaucoup d'impatience .
- Et moi, je serai bien heureuse de l'embrasser.
- Voulez-vous entrer, ,aadame; d!:s que la malade
sera réveillée, je lUi annonceraI votre arrIvée et je
SUIS certaine que votre visite lui fera le plus wand
bien Hier, elle était si mal qu'cHe croyaIt mOUrIr
cette nuit, et son p lus grand chagrin, c'était de parbr sans vous revoir. Elle vous a appelée plusieurs fOIS .
Tout en dIsant cela, la sœur avait ouvert la porte
du salon .
- Pourquoi ne m'a-t-on pas prévenue di:s le début
de sa maladie? demanda Linette, j'aurais voulu la
soigner avec vous.
- Elle me l'avait défendu; croyant gu.érir, elle
trouvaIt inutile de vous inquiéter.
Linette ne répondit pas, elle connaissaIt cousIne
Marie, elle savaIt bICn qu'on ne faIsait que ce qu'ell e
'VoulaIt.
La sœur ferma doucement la porte, laissant la
jeune femme seule.
Tri:s lasse, elle s'assit dans un fauteuil (.t répéta
plus ieuri:' fois les mêmes mots: « Elle est sauv(:e, elle
guérira, le médecin l'affirme . »
Apri:s l'horrible angoisse, cette sécunté étaIt
délICIeuse.
Dans peu d'instants, Linette seraIt pri:s cie cousine Mane, elle reverrait ses yeux qu'e\1e aImaIt
tant, elle entendrait sa voix, cette voix qu'elle avaIt
cru ne plus jamais entendre . C'étaIt une JOIe IncompaI'able pour elle qUJ avait craint de retrouver immobile pour toujours cette forme humaIne que toute
petite elle avait connue.
Oh 1 cousine Marie ne savait peut-être pas à quel
point Linette l'aimait ; ces choses-là, lorsque les
gens vivent, on trouve inutile de les leur d Ire, maIs
àujourd'hui, cousine Mane saurait que c'était un
cœur de fille qUI sc réjouissait de sa guénson.
Et clic II.! lui dira It avec des mots SI tendres, si
gentils, si caressants, que la chi:re malade en guérirait l'lus vite. C'est SI bon de se sentIr aimé 1
Reposée, toute Joyeuse, Linette quitt& son fau
teUlI et fit quelques pas dans le salon .
Cette pièce, toute retite, était très confortable el
arrangée avec un gOllt parfait.
Deux grands fauteuils anciens occupaient les coins
de la cheminée ; au milieu. unI" l'ibl" ~onde
sur
�lOb
P lUNTEMPS PERDU
laquelle tralnait, à côt~
d'un livre ouvert, un ouvrage
commencé. Quelques JOurs auparavant, la maltresse
du lonis vivait là et, subitement, sou~'nlemt,
la
maladie l'avait atteinte. Un album était sur la table,
Linette le feuilleta, elle y retrouva toutes ses photographies d'enfant, puis celle de Jacques au moment
je leu rs fiançailles.
Elle regarda cette de.rnière phptographie longue~
ment heureuse de revoir sur ce DOut de carton les
yeux' expressifs et aimants de son mari; pui s, un
peu triste, elle. peJ?-sa. q~'el
n~
reverrait p!us jamais
ce regard, qUI lUI ~ISlt
~I
bien, autrefoIs, qu'elle
était Jolie et qu'~J
etait almée.
, .
Ces yeux-là etaient morts, morts pour touJours.
pour eux pas de gué~ison.
possible!
'
A vec un gros soupir, Lll1ette reposa l'album. Ces
photograph.les de s<;m .enfance, de sa jeunesse heureu se, l'avalent attnstee et elle ne put s'empêcher de
comporer le passé av.ec le présent.Actuellement, sa
vie n'était pas bien gale, et nen ne pouvait la changer.
Seuls tous les deux dans ce grand château c'était
parfois bien triste, et les journées lui se~blaint
longues. Pour égayer les grandes pièces il aurait
fallu des rire.s d'eJ?-fants; avec des tout petits, les
heures s'enfuient vite.
2t Linette, dans un geste douloureux, serra les bras
comme pour bercer et câliner le bébé qu'elle désirait
tant. Tout i?as,. el!e prononça des m?ts .étranges:
.mon cher petit, Je t'auri~
• c< !VIon petit,. ~:salt-,
aime! Pour tOI, J aurais ete une maman SI tendre SI
attentive, que tu n'eusses Jamais été malade 1 il 'me
semble que j'~urais
su te préserver de tout mal.
Pour nouS aImer beaucoup, nous nous serions
cachés un peu, afin ~e ne pas rendre ton papa jaloux.
Tu m'aurais. regarc;lee avec des yeux tout pareils à
ceux de qUI t~ sais .. . Mon pellt, mon chéri, mon
bébé, pourquoI n'es-t.u p~s
venu? •
Du reyers de la mall1 Lmettc. essuya une larme qui
'remblalt au bord de sa paupière . AUnos il ne fallait plus pen~r
à tout cela ... Aujourd'hui' elle était
très impres.slOnnable,. cette a~te
1'6.nervait, déjél
elle craIgnait que cousme Mane fut moms bien.
Sur la table elle pnt l'ouvrage commencé une brassière pour les pauvres, et elle sc mit à tra~ile.
EII.e avait à peine fait quelques ra~1s
que la sœur
OUVrit la porte. Le costume de rellgleuse le doux:
sourire apaisa Linette.
'
- Notre malade vient de se réveiller dit-eUe '
aprl:s c~ bon somn~ei,l
elle ~s
tout à fait bien. Je lui
al appns votye arnvce, ~a JOIe est très grande, elle
veut VO\lS vOir tout de sUite.
�PRINTEMPS PERDU
10 7
'(Jn peu émue, Linette suivlta'reI~.
Sur Je seuil de la chambre, la Jeune femme s'arrêta, ne pouvant réprimer un mouvement de surpi~e.
En peu de jours, la maladie avait transformé le
cher vIsage; la figure paraissait toute petite j les yeux,
qu'un grand cercle bleuâtre entou~al,
n'avalent
plus la méme expressIOn. Ils regardaient Linette s~
douloureusement, SI pasSIOnnément, qu'elle en était
boulcvcrsée.
La main de la malade fit un mouvement, signe
d'appel. Linette se précipita et, d'une voix tremblante, SI faible qu'on la croyait lointaine, cousine
Marie parla.
- Petite, dit-elle, chère petite, l'al bien cru ne
jamais te reVOIr et c'était un grand c 1agrin pour moi
de partir sans t'avoir embrassée.
Les yeux pleins de larmes, Linette balbutla:
- Ne dites pas cela ...
- Rassure-toI, reprit la malade, je guérirai; mon
heure, Farait-il, n'est pas encore venue.
Puis, avec un faible sounre, elle ajouta:
- Je t'aurai dérangée inutilement.
- Cousl!1e Marie, protesta la jeune femme, l'aurais voulu être là dès le début de votre maladie,
j'aurais voulu vous soigner, vous guénr. Je vous
aime tant 1
- Je le sais, petite Linette, et je me figure très
orgueIlleusement que celte affection que tu as pour
moi et que je te rends, peut t'être utile. Je m'imagll1e,
les malades ont parfois des Idées bllan'es, que Dieu
m'a laissée sur la terre parce que tu pouvaIS avoir
besoin de moi.
Un bruit lUger lie fit entendre, la religIeuse s'en
allait. La jeune femme fut tentée de la rappeler,
effrayée de rester seule avec cette femme qui paraissait
revenir d'un autre monde M,ais cousine Maneattendait sa réponse; d'une voix tremblante, elle dIt:
- Vous avez raison, on atoujours besoin de quelqu'un qui VOLlS aime comme vous m'aimez. Dès que
rous serez guérie vous Viendrez achever votre conyalescence au Prieuré, le grand air de la campagne
\'OUS remettra vite et puis je vous soignerai SI bien
que vous ne serez plus jamais malade. Vous re tert.!7
longtemps, Irils longtemps, si longtemps que ce
pet II appartement ne vous verra plus qu'en passant.
Votre demeure habituelle sera le Prieuré. Dites oui,
nous serons si contents de vous avoir.
Ces paroles affectueuses, dites avec tendresse,
firent plaisir à cousine Marie; une larme dè Juie
roula sur ses jouos pales.
Prenant la main de lajeune femme, la serrant autant
�PRINTEMPS PERDU
que sa faiblestie le lui permettait, elle m'Irmura:
-
Chère petite 1...
\
Alors c'est promis, reprit Linette Vi vt::111ent, c'est
'. WC chose entendue, vous ne nous. qUItterez plus.
Souriant de la vivacIté de sa Jeune cousine, la
"'11alade répondit:.
.
- Je n'ai encore nen dIt et tu conclus. Je voudraIs
d'abord savoir si tu as parlé de ce projet bizarre à
ton mari.
~;ans
aucun embarras, Linette avoua:
- Non, mais Jacques sera ravi, il vous aime
beaucoup.
- Et tu crois ~raiment
,que l!Ia vieille figure, mes
manies mes habItudes, n ennUleront pas ton mari?
Ma ché'rie mes soixante-dix ans ne doivent pas s'imposer à vo's jeunes él:n~es.
La vieillesse ,~t la jeunesse
sont deux àges SI dl!Tcrents, ~OIS-tu,
qu tl ne faut pas
vouloir leur fal re su!vre la me~
route. Je ne ris pas
toujOUl:S, je, SUIS tnste parfOIS, ~ous
~e
trouveriez
bien vite tres ennuyeuse j ~t pUIS un tiers dans un
lI~nage
d'amoureux est toujours de trop.
- Un ~éna.ge
d'amoureux 1 l:épéta Linette gravesont tellement difment, OUI, malS ces amour~x-l
f~rents
des autres 1 Ils. ne ne~
pas t~)Ujours,
ils sont
graves ~ouvcnt,
alors Ils sauraIent bIen comprendre
votre tnstesse. Vous, vous les trouveriez, peut-être
très ennuyeux, car ces amoureux-là, cousine Marie'
di.!s qu'ils sont loin l'un de l'autre, ont des larme~
dans les yeux. Ils. sourfrent ~hacun
de leur côté,
sans jamais se le dIre, et ds se louent, mutuellement
la comédie du bonheur.
'
Linette avait prononcé ces paroles avec un tel
accent que cousine Marie comprit. Elle trembla elle
eut peur: le cœur de Lmetle était-il las de se dév~uer,
n'aimait-d plus? Un autre, peut-être, avait volé ce
cœur.
Une subite colère contre cet inconnu, à qui elle
n'osait donner un no.m, empo.urpra les joues de la
malade j Lwette, qUI regardatt le cher visage, s'en
' 3.perçut, et demanda:
- Cette convers~ti.
ne vous fatigue-t-elle pas?
- Non, ma chéne, Je te le promets tu arrives à
r ci ne, n~ p~rle
pas de l'en. al~r.
'
- MaiS )e compte, repnt LlOctte vivement rester
ici longe~ps,
plusieurs jours, jusqU'à ce q~e
vous
soyez gu~ne.
.
.
- MaIS c'est ImpossIble, Je ne le veux pas. Que
deviendrait Jacques pendant ce temps?
- Guy est 'prl:S de lui .
...... Ah 1Inn beau-frère e~l
toujours avec vous?
-
- Oui.
..a-J
�PRINTEllPS PERDU
lOg
La _ponse fut courte et Linette la fit sans regarder
la malade.
- Et tu t'entends bien avec lUI ?
Très bien.
- Est-il d'un caractère agréable?
Charmant.
- Et 11 restera encore longtemps avec vous?
- Il a trois mois de congé, je pense qu'il les passera entièrement au Prieuré.
Un léger silence succéda à ces questJOns et à ces
réponses si brèves. La vieille demoiselle regardait
Linette attentivement et cet examen gênait la jeune
femme; aussi, voulant le faire cesser, très nerveuse
elle repnt :
- Vous ne m'avez pas répondu affirmativement,
cousine Mane, mais cela n'a pas d'importance, je
compte sur vous, et dans quelques jours, dès que le
médec1l1 le permettra, je vous emmène.
- J'irai ... peut-être 1
- Le premier mot est bon, le second mauvais.
pourquoI peut-être?
- Je n'Irai que si tu as besoin de moi.
- MaiS j'aI besoin de vous toujours.
- ComprenJs-moi, ma chéne, Il y a des moments
dans la vie où les plus forts se sentent très faibles, et
dans ces moments-là, il y a toujours quelqu'un qui
rôde autour de cette faiblesse. Toutes les femmeSc
ma petite, ont eu de ces défaillances, de ces lassitudes qUI parfois brisent une vie. TOI, tu as peut-être
déjà éprouvé cela, tes vingt-deux ans doivent souvent
trouver que la tâche est très lourde. Llllette, prends
garde, c'est ta vieille amie qUI te le dit, prends bien
garde que personne ne t'aide à t'apercevoir que ~u
es lasse de te dévouer pour celui que tu aimes. Ma
petite, si l'amour est ce qu'il y a de plus beau sur
la te.rre, s'il est le chemin le plus sûr pour nous conduire au ciel, Il peut dev8nir quelque chose de SI
laid que ton âme, toute blanche, que ton cœur, très
pur, n'y ont peut-être pmals pensé.
« MaiS moi qui t'aime autant qu'une maman, j'al
peur pour toi. Linette, je suis inquiète, je m'lIuagllle
que tout .à l'heure, lorsque je t'al regardée, tes yeux
:lnt fUI les miens, tes lèvres tremblaient un peu; as ..
tu donc quelq ue secret que tu veux me cach::r r
La tête baissée, très troublée, Linette répondit:
- Mais non, cousllle Marie, mais non, je vous
assure .
- Es-tu certaine de ce que tu me dis là, e~-LU
certaine que personne n'a cherché à troubler ton
cœur? Toi-même, ne t'es-tu pas sentie attiri!e vers
'6Uelqu'un qui faisait t.out pour te plaire. Dés yeux.
�LlO
l' .KINTEMPS
PERDU
'ui VOUS regardent, des yeux qui vous parlent, c'est
tne si douc~
cho~e,
.que tu as peul-être ~rop
I:egardé
les yeux qUI te dIsaIent souvent que tu etats jolie.
Voyant. que le t.rouble. de la jeune fe,rnme augmen<
.
ail, cousme Mane repnt:
- N'aie pas honte, ma chérie, de m'avouer cela
'ai été jeune, moi au.ssi, me.s cheveux blancs el me~
rides te le font oubher, maIS mon cœur se souvient
des tentalions qui l'ont effleuré ... Alors, dis-moi toul
_:is-moi ce qui vous fait pleurer l'un loin de l'au tre'
c! is~mo
pourquoi ~u .soufre~,
pourquOI tu n'as plu~
Je courage, car j'al bIen devIl1é que tu étais affreuse.
':le nI lasse. Allons, cache-toi dans mes bras, comme
.)rsque lu étais toute petite et que tu voulais m'avouer
,ûelque sottise que tu av~is
faite..
.
La tête charmante de L1l1ette s'1l1clma, ses grands
" eux se fermèrent et, très malheureuse, elle dit:
- Je ne saisyas au juste ce que (ai; ?epuis quellue temps la vIe me semble. parfOIS tres pénible <\
. I\'re, bien des choses m'ennUJent... et puis, je crois ...
'1 me semble que le caractère de Jacques n'est plus
. ~ même.,. Il S'Impatiente pour la moindre cho se et
, me parl~
.souv~nt
très. dureJ?ent... Maintenant,
,Il'ès de lUI,. je. SUI.S par.fols tl~.d
et sotte, je n'ose
: lus rien lm dIre, je crallls de llrnter et mon silence
"attriste. Il me questionne alors si brusquement que
;Jute confuse, je ne sais que lui répondre. Il y a quel~
'ue chose entre nous, quelque chose qui nous fait
~ien
souflrir tous les deux.
. _ Et il ya longtemps qu.e cela dure?
t _ Oh 1 non, quelques Jours à peine, répondit
:"inette.
Puis très enfant, le cœur gros, elle ajouta vite:
_ Mais cela me semble très long.
_ Et tu n'as pas trouvé le moyen de faire cesser
~et
situation?
- Non.
_ As-tu interrogé. Jacques? Sans le vouloir, le
nains du monde, lUI as-tu fait un de ces chaorins
'ont on souffre en sJlence; son affreuse irf~mté
ioit le rendre susceptible?
_ Cela, j'y ai songé t~u
d'abord,. mais allez donc
nterroger quelqu'un qUI ne veut nen vous dire et ~
ont les yeux, hélas 1 ne peuvent plus vous montrer
.e qu'ilS pensent..
"',.
_ Ton beau-frere ne salt nen, Il na nen deviné"
'- Je ne crois pas.
_ Lui en as-tu parlé?
_ Jamais je n'ai dit. à personne ce que je viens de
JOus dire, j'osais à pe1l1e me l:a~ouer.
C'est si triste
;i1être malheUl".li:llX a.uand on saune tantl
�PRINTEMPS PERDU
ln
- Linette, regarde-moi, que tes yeux, qui ne
savent pas mentir, ne quittent pas les miens j aimestu encore Jacques par-dessus tout? Ne regrettes-tu
pas, parfois, de lui avoir donné ta jeunesse, ta beauté?
Ton amour était-Il un de ceux qui durent toute la vie:
Le regard haut, la voix claire, Li nette répondit ~
- J'aime Jacques, cousine Mane, et je veux l'aimer
tOUJours, c'est mon plus grand désir, croyez-le bIen.
Un sourire de joie éclàira le visage de la malade,
pUlS, lrè:s calme, elle reprit:
- Eh bien 1 ma petite, moi je vais te dire ce qu'il
y a entre vous.
« De ton côté, pas grand'chose, un peu de coquetterie que ton âge te fait lout de sUIte pardonner. Tu
es jolie, très jolie, et depuis bien longtemps personne
ne te l'avait dit. Quelqu'un, tu sais bIen qui, est venu
troubler ta vie, tu as trouvé ce compagnon très
agréable, tu le lui as laissé voir, ce n'était qu'un camarade, un ami, presque un frè:re. Ce mot-Jà t'a fait
oublier que tes vingt-deux ans sont un printemps
qui grise. Lui, un tr\:s honnête homme, j'en suis sùre,
ne s'est peul-être pas apei-çu de cette ivresse lente
qui peu à peu lui montait au cerveau j il s'y est abandonné, sans défense j n'étais-tu pas ,)resque sa
sœur ? .. Avec ce mensonge-là entre vous, vous avez
vécu tous les deux très heureux. Mais à cüté de vous
quelqu'un qui t'aime, qui t'aime pasion~met,
Linette, tout à coup, à la suite d'un mot, d'une phrase
ou d'un geste qu'il a deviné, a pris ombrage de cette
camaraderie, de cette amItié, et il a commencé à
soufrnr, car un mal affreux était né en lui, la jalousie.
« Alors son caract\:re a changé, il n'dait plus le
même. Douter de son frère, de sa femme, s'Imaginer
qu'on vous cache quelque chose, et ne ras pouvoir
regarder les visages qui vous entourent, afin d'y lire
que rien n'y est changé, ce doit être une douleur
atl'Oce, une douleur qui vous déchire le cœur ...
« Commences-tu à comprendre ce qui vous "
séparés?
La tGte cachée dans ses bras, appuyée sur le lit,
Linette pleurait doucement; un grand apaisement se
jaisait en elle, il lui semblaIt que cousine Marie
venait de lui arracher du cœur quelque chose de
mauvais qui s'y était glissé.
Fébrilement inquiète, elle s'interrogeait et elle
retrouvait intact son amour. Oui, cet amour saurait
être patient et dévoué, il saurait aussi consoler. Elle
comprenait maintenant la peine de Jacques, elle
savaIt pourquoi il était triste, pourquoi subitement
son caract1.!re avait changé. De tout cela elle ne lui
parlerait. Jamais. Mais, bien vite, elle lui dirait avec
�Il2
PRINTEMPS PERDU
des mOLS tendres qu'elle n'aimait que lui. Guy, avec
ses yeux rieurs, traversa sa pensée, Guy, c'était le
danger, le chagnn peut-être. II fallait ou~lier
ce compagnon, ce camarade dont elle avaIt revé faire un
frère ... Bientôt tl repartirait, elle ne le verrait plus.
tout serait fini ...
Cousine Mane se taisait, sa main caressait la tete
blonde' elle devinait que la jeune femmc avaIt besoin
de silc;1ce et que ces larmes étaient des larmes
nécessaires.
Un long moment, elle la lai ssa pleurer, puis, se
sentant très fatiguée, elle lUI dit:
- Chérie, sois vaillante, r?ù~se-toi,
enVIsage
courageu sement c~ que. tu as a faIre. Je ne te dIrai
rien, je nc te consetl~rai
pas, tu sais mieux que personne comment tu dOI.s agir. Va, retourne là-bas, près
de lUI, près d'el:lx. SOIS bonne, SOIS douce, pour celui
à qui tu vas faire comprcndre que ton cœur s'est
donné autrefOIS, pour toujours ... N'emploie pas des
mots durs, des mots qL11 font du mal, que tes vingtdeux ans n'affichent pas une vertu dont nul n'est
sûr ne parle pas de devoir, mais parle d'amour.
,: Console celui q~i
va peut-ètre pleurer, que t3.
tendresse de femme 1 entoure; maiS, s'Il veut partir,
laisse-le s'en aller.
« Va, il faut me qUiller, le me sens la.sse, ma petite,
tr,-s lasse ct Je veux me reFevsp,r. Je ValS m't.;nd"rmlr,
je le sens, ct mes ycux sc ermeront en pensant à toi.
Lmette, ne m'oublie pas.
- Mais, reprit la jeune fe~m,
JC veux VOllS soioner,
je veux rester avec VOLIS Jusqu'à votre guérison,
Jacques ne. m'a~tend
pas..
. .
D'une VOIX tr".s fatble,.cous~n
Mane répondit:
- Retourne la-bas'.,lc.1 tu n es plus uttle, pUisque
je suis gu';ne, et pUIS, J al sœur Suzanne, elle est tr~s
bonne, très gentille, c'est une l'Iellic amie et je la
garderai jusqu'à c~ ~ue
tu Vlcnnes me cher~.
Va
relrouver celUI qUI t aIme, Lln~te,
ct que tu aimes ;
il so uffre et d'un mot tu peux faire cesser cette soufjran~e.
Va, r~a.
chért.e, Je SUIS heureuse ct tranquille,
car JC SUIS SUIC mall11enant quc ma l~et
L1I1elle,
ma GUe d'adoptIOn, restera tOUjours la cr0ature loyale
el franche que j'ai .dn t almée. Regarde-moi u ne ~lcr
mère fOIS, tes yeux sont clairs, aucun trouble n'y c~t
plus. Sourts-mol en t'en allant ct du SCUll de la porte
envoie-mOI un baiser j
"
~ Ll11 ellb obéit; elle rcgarda longuement COLI. ine
Marie, puis, après avoir embrassé la malade, elle
s'en alla à reculons; ~u moen~
où elle allait quitter
la chambre, ses mams cnvoyL!rent des baisers à
celle qui l'aimait d'une tendressc SI pr~voyante.
�PRINTEMPS PERDù
II3
Dans le salon, Linette retrouva sœur Suzanne qUI
lui reprocha affectueusement sa longue visite, r"llS
elle s'en alla, en promettant de revenir bientôt. :
Tout en descendant cet escalier qu'elle a\'alt
monté avec tant d'1I1qulétude, elle se sentait heureuse, apis~e.
COLlS1l1e Mane vena!t une fUIS dl
plus de lui montrer le chemll1 qu'il fallait U 1\' l'e.
Linette partie, sœur Suzanne se dingea vers la
chambre; elle ouvrit doucement la porte, car la
jeune femme l'avaIt prévenue que cousine l\lane
s'endormait.
'
Les pas légers, le cltquetis que faisaient le crucifix
elles médaJile de la religieuse ne révellll:rent pas
la malade; sœur Suzanne s'approcha de son lit et la
rer;arJa attentivement, L'expn:sslon de bonheur, le
divi n sou nre de cousine Mane la su rpn rent; inrlUli:te,
clle l'nt la main de la vieille demOiselle, chercha le
pouls: il ne ballait plus.
U ne défaillance peut-être, un é\'anouls~emt
causé
par la fatigue de cette longue viSite. Sœur Suzanne
se pencha avec anxiété "ers cette bouche qui ne
semblait lais cr passer aucun sourne. Elle se releva,
très pàle, ayant acquIs la certItude que ce lèvres-là
avaient un sounre qui n'appartenait pas à la tene.
Tout à l'heure, le médecin explIquerait ce cas, il
dirait embolie pulmonaire, maIS sc.C!ur Suzanne
savait bien, dès mamtenant, que Dieu avaIt envoyé
un cie ses anges pour prendre cette amc faite de
tendresse et de dévouement. Il n'a\'ait pas vuulu,
ce Dieu de bonté, que celle créature, semblable à
lui, ~oufÎrit
pour s'en aller; Il l'avait rappelée aprl:s
une wande )Ole, alors qu'elle souriaIt à cette L1l1ette
qu'elle avait tant almée.
XI
Enfin, l'auto s'arrêta. Lll1etle sc fit descendre à la
porte du parc. 11 étuit cinq heures, personne ne l'attendait clIc voulait surprendre Jacques.
Où pouvaIt-il bIen être) Sans doute Il se prome
nalt uvec Guy Jans la fort:t - la fin de cett\.: journée
était d'::licleuse - ou il causait avec son fr"re sur
la te\Tas~.
Linette ~l.! hatait. Dans les allées elle courait, traversait les pC'lou~c
en plcin milIeu, ne ~'ar(;lt
même pas, ce qu'elle faisait toujours pOLir regarde!
les neurs nou\'ellement 6closes, Non, elle n'avait
qu'une idée, arriver,
�rq
PRINTEMFS PERDU
Elle e"rra par les communs, traversa l'office, sans
rencontrer personne, Dans le vestibule, elle s'arrêta,
surprise d'y trouver u!1e malle, une grande malle
qui avait l'air d'avoir ~aJt
beat:coup de voy?-ges,
A qui diable pouvait-elle bien appartenll'?
Llllette nE, s'attarda pas longtemps près de Ge
meuble encombrant et courut vers la terrasse,
Dalls le coin de Jacques, il n'y avait personne, et
ce coin, arrangé par elle, le matin même, lui sembla
tout changé.
Les fauteuils n'étaîent plus à leur place, les cous,ins trainaient par terr,e, et la table de l'aveugle, à
laquelle aucun domestique ne touchait jamais, était
toufe dérang~.,
'.
Prise d'une Inquiétude subIte, Llllette rentra dans
le salon et sonna, Un domestique accourut et fut
tout surpris de voir J?adame,
Immédiatement la Jeune femme l'interrogea:
- Où est monsieur? demanda-t-elle,
- Je ne sais p,as, madame; je n'ai ç as vu monsieur depui~
Je déJeuner.
Linette s'ImpatIenta.
- Mais ces messieu.rs, sans doute, sont ensemble,
demandez à l'office, a la loge, quelqu'un les aura
vuS passer.
,
Imperturbable, en dom,estlC[ue bien stylé qui va
apprendre une nouvelle etrange, maIs qui ne doit
pas s'en étonner, Ji répondit:
- M. Guy est clans sa cl~ambre,
il termine ses
malles; si mada,me le déSIre, Je peux aller me renseigner près de lUI.
.
Guy dans sa chambre, fa,lsaJ?t .ses malles, Linette
ne comprenait pas. Que s étaIt-Il donc passé pendant son absence?
Dissimulant son étone~,
ne voulant pas que le
domestiqu~
pûts'a~ercold
sa surprise,elle reprit:
- C'est InutIle, J'Y vaIs mOi-même.
quitta le salon ct prit le grand
Tranquill.cment, ~le
escalier qUI conclulsalt aux ?ppartements,
Quand elle. [~l
?i?n certal~,
que le domestique
~tai
retourne a 1 office ct qu Il ne pouvait plus la
'foi r, elle. e~cald,
,les marches deux par deux et
courut alnsl Jusqu a la chambre de son beau-frère,
Là, ave.c préclpitatio?, elle toqu.a,
.
Immediatement, d un ton desagreable, Guy répondit:
- Entrez 1
Sans aU~L1ne
hésitation, Linette ouvrit la porte.
Guy était en tram de boucler sa valise, il ne s,e
retourna même pas et, croyant parler au domestl.
\lue, il dit ~
�PRINTEMPS PERDt.
[.rançois, venez donc m'aider à fermer cette
serrure; je ne peux pas y arriver.
Un éclair de malice traversa les yeux de Lindte . A
petits pas, elle s'approcha et, gamine, s'ageuùull. lant près de son beau-fi'ère, elle s'écria :
- Me 'l'là, monsieurl
Saisi, Guy se redressa et, ne comprenant pas cam
ment sa belle-sœur était là, stupéfait, il balbul1a :
- Vous, vous, Linette 1
La jeune femme se releva et, sérieuse, répondit:
- Oui, c'est moi, c'est bien moi, je viens vous
gronder. Je vous avalS confié Jacques, vous m'aviez
Jromis de ne pas le quitter. Où est-il?
, - Mais ... balbutia Guy.
- Voyons, expliquez-moi tout de suite, reprit
Linette vivement, pourquoi je vous retrouve dans
votre chambre faisant vos malles, sans votre fr1:re.
Qu'est-ce que tout cela signifie?
Embarrassé, en regardant les clefs qu'il tenait à
'3. main, Guy répondit:
- Jacques est dans sa chambre, du moins 11 y
Jait tout à l'heure. Moi j'ai reçu une dépêche qui
m'appelle à Paris.
- Ah! fit LinetU étonneè, vous partez.
- Oui, un ami me réclame.
- Et cet ami vOus est si cher que vous n'att endiez
pas mon retour, et que vo,u s n'hésitiez pas à laisser
Jacques seul ici. Guy, ce n'est pas croyable?
De plus en plus embarrassé, il reprit :
- Un ami, c'est beaucoup dire. Le secrétaire
du ministre a besoin de me demander certains renseignements concernant mon dernier voyage ... C'est
très pressé ... Alors, je suis forcé de partir. .. tout de
suite ... Affaires de service. Vous avez du mal à
comprendre cela, Linette?
- Non, je comprendrais très bien si c'était la
vérité, mais je devine, Guy, que dans tout cc que
vous venez de me dire il n'y a J-ias grand'chose de vrai.
- Quelle idée 1 Pour vous faire plaisir, je ne peux
pourtant pas inventer une histoire.
- Non, je ne vous demande pas cela; je voudrais
~Implent
que vous me disiez la vraie raison de
ce départ subit, la raison impérieuse qui vous faisait
abandonner Jacques aux soins des domestiques.
Je ne devais pas revenir ce soir et vous partiez ...
'Sans songer à votre frère, qui ne peut se passer dF
i'un de nous.
- Je vous l'ai dit, Linette, affaire de service, et
cela passe avant toute autre chose ... Cette dépêche
était prossante, l'ordre était formel.
La jeune femme réfléchit et, grave, répéta:
�PRINTEMPS PERDU
116
formel que cela?
Mais oui, je vous l'affirme.
Eh bien! fit-elle simplement, ml. ntrez-moi donc
cette dépêche, elle dissipaa vite tous mes doutes.
Guy devint très rouge ct, mentant mal, répondit:
'Je ne l'ai plus. Jacques, Je cr~:HS,
l'a gardée.
- Ah! reprit-elle, c'est très bIen, le vais la lui
demander.
Elle fit quelques pas vers la porte. Atterré, Guy
la regardaIt I;lartir. Alors, comme elle allait s'en
aller Il s'tScna :
- ' Ne demandez rien à J acq ues; il n'a pas cetta
dépêche.
- Ah 1 vous avouez enfin que vous venez de faIre
un gros, très gros mensonge.
- Oui, dlt-t! avec ImpatIence, malS comprenez
donc qu'il ya des choses qu'on ne peut pas dire à
sa belle-sœur!
Linette fronça ses fins s':lUrcils. Cette phrase lui
semblait étrange; elle devll1t très pale, et baissant
ses paupières, elle tourna le bouton de la porte.
C'est bien, Guy, fit-elle lentement. Je ne vous
demanderai plus rien. Je ne croyats pas que vous
aviez un secret .dans votre .Vle, sans cela Je ne me
serais pas permIs de vous Interroger avec une telle
vous prIe de me pardonner celte
inSIstance. ~e
indiscrétion Il1vOlontalre.
Raide c:t hère, ~ans
regarder son beau-frère, la
jeune femme ouvnt la porte, ct comme elle allait
en franchir le seuil, Guy tendit ses mains vers elle
en criant :
- Lll1ette 1 Lll1ette 1 que croyez-vous donc?
Hautaine, elle se retourna et, les yeux durs, répondit:
- Pas autre chose que ce que vous m'avez dit
et du reste, cela n'a aucune importance.
'
'Ces p~role.s
désespérèrent. Guy; il protesta :
- MalS SI. Je SUIS certa In que vous ne m'avez.
pas compris.
'.
Et comme elle ne r~pondalt
pas, li ajouta :
- Soyez bonne, LInette, pensez que je vais parti\'"
pas avant bie' des
et que vous ne. me r~vez
années: Alors, J'al drOIt à un peu d'affection, écou..
tez-mol.
- J P, ne vous reruse pas mon affection seulement
~Olrqu.oi
vous. écouter ? Tout à l'heure, ~ous
m'avez
dit qu'II y avaIt des choses dans votre vie qui ne
regardaient pas votre belle-sœur, vous aVIez absolument raison, et J'étais une étourdie de ne pas avoir
déjà pensé qu'un ho.mme de votre age devait avoir
b eaucouP ::le souvenirs .
::'1
�PRINTEMPS PERDU
J
17
Les yeux brillants, la figure mauvaise, cr. col1;re,
Guy s'écria :
- J'ai menti.
- Encore, fit Linette railleuse; mais vou s ne
faites donc que cela?
Cette moquerie, ce sourire exaspérl!renl le jeunehomme.
- Ne riez pas, vous ne devez pas rire de ma sauf.
france, je vous le défends.
- Vous me le défendez, mais de quel drOIt?
- Du droit qu'ont tous les malheureux de vous
dire: Ne vous moquez pas de ceux qui pleurent.
Plaignez-moi sans comprendre, mais plaignez-moi;
votre pitié adoucira ma peine.
Il prononça ces mots SI tristement que Linette,
émue, sc rapprocha de lui. Alor elle s'aperçut que
les yeux de Guy étaient pleins de larmes.
Devant celte preuve certame de chagrin, elle oublIa
vite sa grande colère; elle s'assit sur une malle et là,
croisant ses bras, délicieusementgentille,elle déclara:
- Voyons, mon cher Guy, unissons-en 1 Expliquez-moi la raison de cc départ subit et après nous
ferons la paix.
.
Je ne peux pas vous la dire.
- Alors ... je m'en vais, fit-elle en soupirant.
- Non, restez, supplia-t-il, je n'ai plus que quelques instants à vous voir; dans une demi- heure je
serai parti.
- Et Jacques qui m'attend?
- Il ne sait pas votre retour.
- C'est vrai, mais je désire le voir, et puis je
pense que lui me dira tout de suite la mystérieuse
raIson de cet étrange départ.
- Ne la lui demandez pas, je vous en prie.
- Pourquoi?
- Parce que lui non plus ne vous dl\'ait pas la
vérité.
- Alors il faut que je la devine toute seule; j'ai
envie de vous interroger.
- He le faites pas, je vous mentiraIS encore.
- MerCI de me prévenir.
- Linette, repnt Guy avec émotion, restez là,
'ranquille pr1!s de moi; laissez-moi vous regarder
longtemps; mes yeux veulent emporter pour toujours votre image; parlez-moi, afin que mes oreilleo
attentives puissent se souvenir de la musique de
votre voix ... Dans quelque temps, je partiraI; il se
peu~
que je ne revoie jamais mon pays, ni cc vieux
château où je suis né, ni ... tous ceux qui y sont. Je
m'cn vais, cela mc déchire le cœur de nartir ... Je
suis très malheureux.
�PRINTEMPS PERDU
Affectueusement, Lmettc tendit sa main.
_ Mon pauvre ami, ût-elle, )e voudrais poul'o ir
vous dire quelque. chose qui vous fasse du bièl1,
mais c'est SI dlfficlle de consoler lorsqu'on Ignan::
la cause du chagnn 1 Je vous plams de toute mon
âme, et )e SUIS triste, trl!S triste, à la pens~
que
vous allez nous qUItter bientôt pour repartir là-bas,
vers ces mers lOU1taincs où vous resterez encore SI
longtemps .. Vous me manque~z,
Guy, j'avais pns
trl!S vlte l'habitude d'avoir pres de mal un SI bon
camarade.
.
_ Alors, vous me regretterez un peu, et vous penserez quelquefoIs à mOI?
- OUI, trl!S souvent.
_ Merci, vous ne pouvez. savoir la )oie que vous
me causez. Partir, c'e t toujours crut.!!, mais partu"
sans laisser de regrets, .c'est comme SI la mon vous
qu'on
cff1eurait déjà. On e.st SI tnste, SI décol~a,
n'a méme plus le des Ir du retour. .. A quoI Don revenir puisque personne ne vous attend?
'route co.agrine, compre11.ant cette peine, Linette
s'écria:
- Olll, mm:; maimenant, ce n'est plus votre cas,
je sera!. .. nous serons t\ quand vous reviendrez
- Je vous remercie d.c le vo.ulolr, et je peux bien
\'ous dIre, pUisque Je valS partIr, que yotre souvenir
est lu chose la plus préCIeuse que j'emporte avec
mol. Jamais je n'oubIJeral ce mOlS passé avec vous,
notre intimité, nos causenes, nos promenades. Toujours je me souviendrai de. cette excursion aux
fumeS. Ah! LlOette, quelle Journée de lumi
' ~fe,
et
comme il faisait beau 1
_ Trè~beau
1 fit-elle avec émotion.
- Et je voudraiS vous dire encore, reprit Guy,
qu'il ne faut pas que ,·O\.lS arez sur mal de mauva.ises
pensées, Il ne faut pas crOire, il ne faudra jami~
croire que j'al, comme vous le disiez tout à l'heure, .
beau.coup dc souv..:nlrs Non, Lll1ctte, malgré mon
iln!.!, Ji.! n'en ai pas.
0 _ J'en SUIS certaine, maintenant je pense tOut
autrement.
- PourquoI? dcmanda-t-tl étonné.
Elle se lcva, e,t, tou~
en le regardant tnstement,
~rl!s
f'ral'c, elle r..:pondlt: .
- J'al compns pourqUOI vous partez.
Et comme lui, b.ouleversé, se d6tournait un peu,
Slmpl..:ment, elle aJouta:
- Mon pauvre ami, c'est bien maJheureux! tl"
Franchement, en camarade, elle lui tendit la ma1l1.
Lui la saisit et l'ét.reignit si fort quc Linette ne put
retenir un léger cn.
�PRINTEMPS PERDU
Pardonnez-moi, dit-il, je vous ai fait mal.
Cl.! n'est nen, je suis ndiculement sensiole.
Comme elle disait ces mots, la pendule sonna.
Guy tressaillit.
- Six heures, dit-il, la voiture dOit être en ba",.
J'entends le domestique qui vient chercher le"
malles. Linctte, c'est l'aITI'cux momcnt, c'est fini.
ic ne vous verrai plus.
Lcs domcstiqucs entraient, la jeune femme n'eut
pas le temps de répondre. Machinalemcnt, elle
donna des ordres.
Il fallait charger tout de suite et se dépêcher j il
n'y avait qu'un quart d'heure avant le train.
Les domestiques se pressèrent j comme ils descendaient l'escalier, Linette entendit dans le couloir
les pas incerta"Îlls de son mari j vite, elle alla vers lui.
Surpris, Jacques s'arrêta.
- C'est Linette? demanda-t-il anxieux.
- Mais oui, c'est moi, répondit-elle en l'embrassant affectueusement j cousine Marie est entrée en
convalescence depuis ce matin, alors elle m'a renvoyée vers toi.
Soupçonneux, il demanda:
- Tu arrives à l'instant?
Très franehement, sans comprendre la gravité de
cette question, elle répondit:
- Mais non, il y a un grand moment que je suis
ici. Je t'ai cherché d·ans le parc, sur la terrasse, personne. J'entre dans le vestibule, je 1rouvè une malle,
et j'apprends que Guy est rappelé à Paris pour des
affaires de service auxquelles je ne comprends pas
un mot.
Elle avait essayé de parler gaiement, mais sa
gaieté était si peu naturelle que Jacques s'en aperçut
et, nerveux, répondit:
- J'étais dans ma chambre, toujours un peu de
migrai ne ...
Glissant son bras autour de la taille de la jeune
femme, l'étreignant comme s'il voulait surprendre
les battements cie son cœur, il ajouta:
- C'est dommage que Guy nous quitte j cela
.h'attriste, et toi?
Linette hésita une seconde, puis bravement, ne
voulaIll oas croire que Jacques la questionnait, elle
dit:
- Oui, cela me fait beaucoup de peine aussi j
,louS nous entendions très bien, et puis de savoir
qu'il va parl)r bientôt et qu'il s'en va si loin, cela
double lc chagrin, nc trouves-tu fas?
Jacques ne oit ricn j Guy venait vers eux. Pas UI1
mot ne fut échao.l/,é.
�J 20
.PRlNTEM1'>~
F~RDU
tous les trois descendirent l'escalier.
Linette avait le cœur gros, SI gros qu'elle n'osaIt
parler ' elle trouvaIt cette séparatIOn très douloureuse, 'maIs cousme Marie lui avait dit: « S'Il veut
partir, laisse-le s'~n
aller. .. »
El elle le laissaIt s'en aller.
Très soucieux, Jacques accompagnait son frè:re ;
ce départ lUI étal" pénible . Malgré lUI, Il pensait:
« C'est mOI qUI force Guy à quitter cette demeure,
qUI est aUSSI u~ peu la Sienne, parce qU,e Je le soul2çonne. Je SUl,S Jaloux, Jalo~x
qu:11 ne solt pas pareIl
à mol. .. Je lUI en veux qu 11 pUIsse VOir ce que mOl
il.! ne vois plus ... ~t
s'il n'allaIt pas revenir, si ce
'/ovage étaIt le dermer, sI,là-bas, la mort le prenait,
Il'én serais-je pas responabl~
?»
Un moment, Jacques déSira qu'un incident imprévu empêchàt ce départ; ~ais
sa jalOUSie fut pl us
forte que son affectIOn. Non,.11 Jev~l1t
s'en aller ,
Sans émotIOn apparente, 11 contll1ua à descendre
J'escalier.
Très adroit, avec une sûreté étonnante, il traversa
Je vestibule et s'arrêta sur la terrasse
De rrière lui venaIt Guy, pUiS Llllette, qUI faIsait
de grands efforts pour ne pa pleurer.
Tu ne descends pas? demanda-t-dle à son mari.
- Non, répondit J~cgues.
cl'un ton de maltre;
nous nous séparerons ICI.
Et il tendit sa ~ain
vers l'endroit où Il supposait
que son frère ~tal.
U: ne seconde Guy hésita, mais
le regard suppliant, et ~t( "\né de Linette le Gt céder.
La poignée de ma1l1 fI' correcte, indifférente; on
sentaIt qu'aucun des deux hommes n'y attachaIt
d'importance.
D<.:vant ?a belle-sœur quy S'inClina, puis il prit la
petite mam qUI, tremblaIt très fort, ses lèvres l'efIleuri:!rent à peine, mais avec ce baiser une larme
était tombée.
Très émue, pouvant à peine parler, Linette murmura:
- A bientôt, n'est-ce pas? nous nous rcverrons;
ne soyez pas tnste, surtout.
Incapable de répondre, Guy s'enfuit et de cendit
en courant les marches du perron. Comme il allait
mon!l.!r dans la VOIture, une dernière Cois il se
retourna vers ceux qU'il laIssait là, Alors il vit que
Jacques descendait vers lUI Ic;> bras ouverts
Les deux hommes s'étreignirent, l'un murmura:
pardon, et l'autre r,r0nonça peyt-ètre le même mot;
puis brusquement lis se sépar<.:rcnt.
La vOiture emmena Guy, pendant que Jacques,
très triste, remontait.
SI~0ncieux,
�PRINTEMPS PERDU
121
':-a jeune femme ne demanda TIen, ne questionna
pas; pourtant elle deVlOalt bien qu'une querelle
était survenue entre les deux fri:res, mais elle' ne
sUJ2posait pas qu'elle en étaIt la cause.
Très tendre, très maternelle, elle passa son bras
sous celui de son man et, oubltant sa peine, elle
essaya de le consoler.
- Mon Jacques, dit-elle affectueusement, 11 ne
. faut plus penser à ton chagnn. Je te propose une
promenade à nous deux dans les petIts COIOS Ju
parc que nous préférons . Veux-tu? Il fcra bon, c'est
l'heure exquise, c'est l'heure où tout s'apaise, où
tout se taIt.
Jacques se laissa entrainer, et, tout èn marchant,
Linette lUI parla.
- VOis-tu, dlsal1-elle, nous avons bien fait de
sortir; une maIson où quelqu'un manque, c'est touJours un peu tnste. On retrouve le fauteuil qu'll
occupait, le livre qu'LI aimait, on s'imagine même,
parfOIS, qu'on va entendrc sa VOIX. 11 était là, tout à
l'heure, on s'ex['lJque mal pourquoI tl n'y est plus.
TandIS qu'ici ricn ne nous parle des autres, tout y
est à nous, Les petits sentiers que nous suivons, Je
ne les al jamais pris qu'avec toi, ce sont de vrais
sentiers d'amoureux, et ce sOir Ils sont partlculti.!ment Jolis .
« Au-dessus de nous, le soleIl, CJ.Ul se couene, rait
le ciel tout rouge; on aperçoit cctlncendie à travers
les feUIlles, c'est très beau. Tout est calme, aucun
souffle n'agitc la plus petite graminée; les oiseaux
se taisent, les III sectes mêmes ont interrompu leur
éternelle promenade.
« Veux-tu nous asseoll' quelques instants ICI, 11 Y
a un VICUX tronc d'arbre qUI nous servira dè banc.
lis s'asslrcnt l'un près de l'autre, SI pri;s que la
tête Je Linette se posa naturellement sur l'épaule
de Jacques. Elle avait besoin de se senttr alméc.
Lui JevlOa ce déSir, et Il se pencha vers k vlsagaqUi était SI près du sien, et il y mit un long baiser
en murmurant :
- Ma LlOette, J'ai cu SI peur dc te perdre.
Ne voulant l'as comprendre, elle répondit:
- Ce n'est pas raIsonnable, je l'al qUItté à peine
quelques heures, et c'était pour aller VOl!" une Jîau~
vre maladc. Tu ne peux pas m'en VOUJOI r'
- MaIS non, seulemcnt moi aussi jc suis un
malade avec lequel il faut avoIr beàucoup de patience
ct qui réclame toute ton indulgence. C'est si dur,
ma Linette, de ne pouvoir adlTIlrer des sOIrs comme
celUI-C I. J'oublie peu à peu la forme des choses, à
peine si Je me souviens de leur couleur. Pour mO.I,
�2RINTEMPS PERmI
les fleurs n'existent plus que par leur parfum, et if
m'est presque impossible de me rappeler celles que
j'ai le plus aim~es.
« Dans cette nuit affreuse aL. je vis, une seUle chose
Ireste lumllleuse, ton visage, tout ton être, tout ce
qui çst toi. Tes grands y~u,
sombre.s, si tendres
parfois, sont là, devant mOI; je les VOIS: Avec me~
mains, mes pa.uvres m,ams ci'av~uBle,
j'en syis le
dessin si parfaIt; tes levres maliCIeuses, qUI souriaient toujours au fianc.é, n'ont pas. changé, j~en
suis certalll; elles ont toujours cette te1l1te vermellie
qui les faisait resmb~
à u~e
cerise mûre.
~ Tes mains, tes petItes malllS d'enfant sont touiours aussi nervu~s,
elles tremblent, elles s'agitent
à la moindre émotIOn.
« Donne-les-moi, Linette, qU'elles se blottissent
dans les miennes comme de petits oiseaux: frileux
qui cherchent la chaleur. du nid. Là, maintenr1nt que
je les tiens, r~po.nds-ml
.. Le départ de Guy t'a tait
beaucoup de pe1l1e)
- Mats oui, sans .doute, tlt-elle, ennuyée par cette
question; c'est .sl triste de partir scull
La pitié de L1l1etle agaça Jacques.
- C'est son métier, dit-il d'un ton bref.
soupira légèrement.
Elle ne répondit pas.. mai~
Alors, exasp~ré
rar sa jal?1:s~,
Jacques écouta:
- C'est lUI qUI l'.a ChOISI, Il voulait être marin,
courir les mers, la vie de tout le monde l'ennuyait.
Il ne !'èvait qu'av~ntres.
et. voyages, il a ce qu'il
désirait; pourq U.OI se plall:tt-II ?
- Il ne se plaml pas, dit doucement Linette,
- Il se fait plaindre, ce qui est encore plus rididoute il t'aura r~conté
qu'il est malheucule. San~
reux, qU'IL souffre de sa sohtude! et que maintenant
il ne r(.!parl plu~
avec l'e~thousam
de ses premIères années. Eh ~1
! j~ ne veux pas que tu le
plaigne.s, garde tayltw, LlI1ctte, pour Ceux qui en
ont vraiment besol11.
Elle ne répondit pas, mais sa tête quitta l'épaull
de Jacques ct elle. es~ay.
de .dégager ses mains.
- Réponds-mal, s écna-t~I
~vec
colère, dis-moi
jonc quc!que chose, tu VOIS bIen que ton silt:ncL!
m'exaspère!
1.'r"s pàle, bouIeve.rsée par cette sCi.!nc, Linettc
,t.:ssaya de parle:, mais. les mots .ne sortaient pas de
sa gorge et, apres pluslcurs essaiS, elle murmura:
- Je ne peux pa .
Sa voix était si frêle, si malheureuse, que Jacques
cut honte de sa col1:rc; lâchant l':!s mains de la jL!une
f..:mme, il dit:
- Pardonne-moi, j'ai tort, le t" f1.i~
du mal, mais
�PRrNTE1::OS PERDU
12 3
par moments, vois-tu, je m'imagine qu'oll veut te
prendre à moi, et ce qui est plus affreux que tout, je
dClute de ton amour.
, LlIlette eut un cri de reproche.
)- Oh! Jacques, fit-elle, peux-tu penser une chos e
pareille; mais souviens-toi de notre passé ct, sur\out, de nos secondes fiançailles. Je suis venue à tOI
librement, parce que je t'aimais. Rappelle-toi ce
SOIr-là. Tu étais tout st!ul dans la grande chambre,
tu avalS l'air si malheureux, que moi qui arrivais
pour te parler de bonheur et ù'amoUl, Je n'al plu s
osé, mais lorsque tu as su quelle élalt cette deJ'illère
vi iteuse, ta figure s'est illuminée. Te souviens-tu de
notre petit souper? J'avaIs très faim; toi, le malade,
tu m'as tenu compagnie, ct, jusqu'à l'arJ'lvée de maman, nous n'avons parlé que de notre amour.
Apaisé, Jacque enlaça Linette.
- Dis-moi encore des choses d'autrefoIs, muJ'mura-t-Il, cela me fait du bien. Rappelh:-moi notre
pas sé, dIs-moi, même si ça n'est pas vrai, que dcpuis
no,re mariage, malgré mon infirmité, tu as cu de ~
moments de bonbcür. DIs-moi que tu as des souvenI rs dont tu te souviens avec JOIe.
- 110n Jacques, reprit Linette, le t'aime, je n'aime
que 1ali, et tu ne dois pas douter de mon amour.
Avec toi je SUIS heureuse, et même, lorsque tu cs
mécbant, comme tout il l'heure, je t'aime encnre.
Rentrons, veux-tu, rentrons par le plus long chem1l1,
celui des écoliers; nous passerons devant la petIte
porte par laquelle je SUIS entrée chez tOI, il Y a t~lus
de deux ans de cela . Te 1 appelles-tu, nous aVIons
qui1té l'auto; j'avais voulu traverser avec toi un coin
de la forêt. Nous étIOns seuls, les muguets embaumaI e nt, et les oiseaux chantaient à tuc-tête. Avant
d'ouvrir la porte, tu t'cs penché vers mOl, et tu m'a s
donné un baiser d'amoureux. Ce premier bai ser m'a
boukyersée, mais il m'a faite tienne pour toujours.
Jacques, je ne l'ai jamais oublté, JC ne l'oublIerai
jamai--.
D'un commun accord, les deux époux se Icvl:l'ent
et lentement ils reprirent le petit sentier où l'on ne
pouvait marcher qu'enlacés.
Le soleil avait disparu, l'ombre venait, les arbres
prenaient des formcs fantastiques, et le plus petit
bruit était effrayant.
1
P.:ureuscment, Linette se serrait contre son mari,
et pui-;, par délIcate e d'amoureu51.', cHe exagéraIt
son effroi, afin que Jacqucs, le maitrt.!, se renult
compte qu'elle avait besoin d'6tre protég~e.
�PRINTEM.l:'S PERDU
XII
Au Pneuré, la vie avait repris son cours li Jiforme,
seulement Linette était pale et pleurait souvent.
La mort de couslDe Marie l'avait profondémen'
atteinte et elle ne pouvait se eonsoler de n'avoir pas
été près d'elle pendant les derniers moments.
Sœur Suzanne avait eu beau lui dire que la vieille
demoiselle était partie le sourire aux lèvres, en pensant à elle, Linette ne pouvait s'imaginer qu'on mourait de la sorte, sans soufrnr, et cette agonie, qu'elle
n'avait pas vue, l'obsédait.
Les premiers temps, Jacques respecta ce chagrin,
pUtS éfSoiste, comme sont souvent les amoureux, il
fut pell1é de votr que le cha,8rin de Linette n'était
pas un de ceux qu'on oublte tacilement.
Pourtant la jeune femme faisait tout ce qu'elle
pouvait pour dissimuler sa peine, mais Jacques
de\lnait l'effort et cela l'exaspérait. Alors, souvent,
avec elle, il manquait de patience.
Elle ne disait rien, acceptait tout; parfois, pendant
des journées entières, Jacques ne parlait pas.
Ces journées-là étaient longues, et Linette avait
beau travailler pt lire, elle en trouvait les heures interminables.
Le temps était vilain, gris et pluvieux; l'automne,
si beau parfois tians nos campagnes françaises, s'annonçai t mal; les jours passaient sans que le soleil
parüt. Il faisait déjà froid, on ne pouvait plus se tenir
sur la terrasse et puis Jacques, depuis le départ de
Guv, halssait cc coin.
Guy, on ne parlait jamais de lui au Prieuré; pourtant Linette y pensait souvent. Elle aurait voulu
savoir si son départ était proche, mais elle n'osaitl~
dtre à son mari, craignant de lui déplaire.
•
J~cques
songeait aussi à son .frè~,
mais sans aucun
plaiSir;, son souvenir méme 1111 était désagréable.
Une .Idée, contre laquelle il se défendait, mais qui
fil11ssalt par s'imposer, l'obsédait. Il croyait, le malheureux, que le chagrin dt! Linette, sa tristesse,
avalent pOllr cause la mort de l:ousine l'vlarie et le
décan de Guy.
bile pleuratl cousine Marie, mais, sans doute, Lin~tc
I.'egrcttai ! le camarade, l'ami, celUI qui savait la
dlstrall'e, ce,lut qui la faisait rire, elle pleurait aussi
un peu CelUI qUi était parti.
,Et Jacques s'exaspérait; il devenait désa~rblc,
grognon, brutal. Et comme Linette ne disait rien, ne
�PRINTEMPS PERDU
.
J25
repondalt jamais, cette douceur l'humIliait. QuelquefoIs, il essayaIt, à force d'amour, de falf(: oublier
les vilaines paroles. MaIs cet amour-là n'était plus le
même; il effrayaIt Linette.
'.
Lorsque Jacques l'embrassaIt, il lUI faisait mal;
ses baisers, SI tendres naguère, étaient rudes maintenant; Ils ressemblaient à des morsures. ElIe, la
petIte, l'innocente, trop Jeune pour comprendre, ne
pouvait deviner ce qui 'se passait dans le cœur de
cct homme, et comme elle n'osait le lui demander e!
que lui ne voulait pas l'avouer, un fossé se creusait
entre eux, et chaque lour qui passait l'agrahdissalt
un peu.
Et Lll1ette pâltssait, ses grands yeux étaient cernés
d'un large cercle bleuàtre, el lorsqu'elle se regardait
dans la glace, elle se trouvait très différente, mais
personne ne s'en apercevait. Moralement et phYSIquement elle était SI lasse, qué, chaque SOIr, elle se
demandait si, demaIn, elle aurait le courage de recommencer à vIvre une Journée toute semblablc' " celle
qui venait de s'achever.
D'espOIr en un avenir meilleur, elle n'en avaIt pas;
elle savaIt bieN que Jacques ne pouvait guénr, alors
tous les deux vieilliraient entre ces vieux murs; les
jours, les mois, les années passeraient sans apporter
dans sa vie aucun changement, pUlsque maintenant
elle n'espérait plus le bébé aux yeux rieurs et aux
menottes roses qUI l'eût consolée de tous ses chagrins.
Un matin que Lll1ette rentraIt d'une courte promenade dans le parc, un domestique lui remIt une
dépêche qu'on venait d'apporter.
Raymonde s'ano~lt
pour le déjeuner.
Cette I,Duvelle lal%a Ltnette Jl1différente; entre les
deux belles-sœurs, Il n'y avait aucune intimité, elles
s'estimaIent et c'était tout.
Pensant que son mari serait content, L1l1ette s'empressa d'aller JUI annoncer la venue de sa sœur.
Jacques étaIt dans un de ses maUlalS jours; il
n'avait pas dormi, obsédé par de cruelles penseJs.
AUSSI, reçut-IlIa jeune femme fort peu mmablcment.
- Que veux-tu? J'al la migraine, les yeux me font
mal, J'avalS défenclu qu on me dérangeal
Gentiment, Lll1ette répondIt:
- Je suppose que la défense ne me cr""""rnaj(
pas.
Jacques regretta immédiatement sa brusC]u el'lf.
- Non, dit-Il, bien entendu.
- Je venaI~
t'annoncer une bonne nouvelle: Ruy
monde vient d'envoyer un télégramme; elle nOU5
arnve pour déjeuner.
�PRINTEMPS PERDU
- Ah r je suis content de cette surprist::. Les
enfants l'accompagnent, naturellement.
La finure de Linette changea.
- R'aymonde ne les annonce pas, dit-elle.
- C'est sous-entendu; elle. ~e vient jamais seule,
et elle sait trop avec quel plaISir nous recevons se~
enfants pour nous en priver. Ce sera bon de les
entendre riTe.
Linette se tut, ses mains froissaient le télénrammQ
qu'elle avait g a r d é . ,
0
Voyant qu'elle ne répondatt pas, Jacques demanda:
- Cette visite ne te fait pas plaisir, Linette?
- Mais si, fit-elle vivement. Quelle idée r
- Une idée qui n'arien d'extraordinaire car main.
tenant on chercherait vainement ce qui peut t'amuser.
Le ton de Jacques était si dur que Linette tressaillit douloureusement froissée; mais comme elle
aucune discussion, elle répondit en s'en
ne vo~lajt
allant:
- Je te quitte, J'ai quelques orùres à donner,
Raymonde ne peut tarder.
Sans un mot de tendresse, sans un de ces mots
qui font, tout pardonner;, Jacques la lais,sa p,artir. ~l
regrettait pourtant ce,q~
Il vel:alt de lUI dU'e; II auratt
voulu la rappeler, ~als
~ q~OI,
bon des baisers, puisqu'après chau~
d eux Il ~taJ
plus malheureux?
Dans le coulOIr, les pellts pas s'élOignaient lentemOint, on aurait dit qu'à regret ils suivaient le
chemin; même un moment, Jacques crut qu'ils
s'étaient arrêtés.
Il ne se trompait, pas, ~inet
avait espér6 que son
mari la rappellerait. MaiS elle eut beau attendre un
long moment, aucune porte ne s'ouvrit, et la voix si
ch,"re ne l'appela pas.
Bien triste, elle descendit pour commanùer le
déJeuner; puis elle fit quelques bouquets avec de
la fleur de la sai,son . Sa maison
gros chrysant~ème,
prête, elle pnt SOI~
ouvrage et un hvre, " t alla se
blottir dans un com de la terrasse que 113 oleil réchauffait.
Là, elle fit, d'abord quelques points à sa broGerie,
mais bien vite cel<;l l'enm,lya; alors, elle ouvrit son
li vre et essaya de lire, mais ce roman lui parut peu
intéressant; elle le ferma presque tout de suite. Elle
resta là, ne pensant P<;ls à gr~nd'chose,
regardant
machinalement les fcullJes qUI sc détachaient de~
arbres et que le ve~t
empo:tait très loin. Elle entendit venir l'aulo qUi amenait sa belle-sœur' elle ne
bourTca pas, Elle vit la voiture s'arrêter d~vant
le
pen~,
Raym0!lde en" d~scenr
avec ses deux
enfant s. Dormait-elle. revalt-elle, elle ne s:1Vait pas.
�PRINTEMPS PERDU
mais il lui semblait qu'une force invincible la clouait
sur son fauteuil et que quelque chose l'empêchait
d'aller au-devant des arrivants . Elle voyait ,l es enfants
monter avec un air sage et attentifles grands escaliers
de pierre, les petits pieds se posaient tous les deux
5ur la même marche, puis l'un partait lentement et
l'autre, très vite, allait retrouver son camarade.
Arrivés au haut du perron, ils regardèrent le grand
escalier qu'ils venaient de gravir tout seuls; alors ils
pnrent un air fier, très amusant, et croyant qu'ils
venaient d'échapper à un grand danger, Ils st:
rapprochèrent de leur ml!re.
Raymonde leur sourit tendrement, prit leurs peti~
main , ct tous les t rois s'avancèrent vers Linette.
Elle regardait venir cette ml!re et ses deux enfants
avec une telle angoisse, une si affreuse jalousie,
qu'elle croyait que cet horrible sentiment allait la
faire mourir.
Pour les accueillir, elle essaya de sc lever, elle
essaya de sourire, mais l'effort fut trop grand, elle
retomba sur son fauteuil, sans connaissance .
Lorsqu'elle rouvrit les yeux, tout de suite elle vit
Jacques . Il était si pàk, :;j bouleversé, que Linette
éprouva tout de suite le besoin de le rassurer.
- Ce n'est rien, dit-elle, c'est fini.
Puis, voyant Raymonde, elle ajouta:
- Je vous demande pardon de cette réception
bizarre, Je ne sais pas ce que j'ai eu ... peut-être suisje restée trop longtemps au soleil... Depuis si longtemps nous en étions privés que j'ai voulu en profiter
ce matin . J'ai été imprudente, voilà toul.
Appuyée sur Jacques, elle essaya de se lever ct
comme elle se sentait forte, elle reprit vivement:
- Ne parlons plus de moi, je vous en prie; je suis
si contrariée de ce qui m'est arrivé que vous me
ferez plaisir en ne vous en souvenant plus.
lis s'installèrent sur la terrasse, et comme Linette
11e voyait pas les enfants, elle demanda :
- Les petits sont dans le parc?
- Oui, répondit Raymonde, avec leur gouver.
'1ante. Si vous voulez les voir, je vais les appeler.
- Non, non, dit Linette Vivement, laissez-les prosi rare, je .. . ks cmbra fiter de cc beau temps, il ~st
serai ... plus tard.
Il y eut un court Silence, puis Jacques demail1l3 à
RaYlnonde des nouvelles de son mari, si la Suisse
lui avait fait du bien, s'il se sentait plus fort. lis
l'arlèrem aussi des propriétés qu'ils avaient indivises dans le Midi .
Sans se mêler à la conversation, L1l1ette les écoutait, mais ses FUX suivaient deux J)ctites taches
�PRINTEMPS PERDU
blanches qu'on apercevait ur la grande pelouse.
Tout à coup, la jeune femme tre5sadlll, et saf.l~
boU[~er,
elle écouta encore plus attenlivement.
Raymonde ,lisait:
.
.
_ DepuIs longtemps Je Jeslrals venlJ' te VOIr, malS
avec mon man touioui s souffrant et mes enfants r.
survetller, ie ne fais pas ce que Je \eux.
_ Je le sais, et je t'assure que le le comprends
tr\:s bien,
_ IIcureusement, mais Guy n'est pas comme toi.
Et comme Jacques ne répondaIt pas, Raymonde
ajouta:
_ L'autre jour, Il m'a envoye une dépêche me
demanJanl de ventr lUI parler Immédiatement, Je ne
pouvais partir, les epfants étalent enrhumés, alors
comme Je pensais que .ce n'était nen de grave, Je lui
al écnt pOlJr lUi expliquer que tout déran9,ement
m'~tan
dtlficde, le le l'naIs de yenl)' à\' ersailles.
_ Il est venu? l1l:manda Jacques.
_ Non, ct il ne m'a pas donné signe de Vie pendant
hUit Jours,
- Et depuIs?
_ Hier Ji m'a écnt quelques,llgnes pour me prévenir qu'il repartait po~r
la Chine. Il qUittera Cherbour g samedi prochalJ1.
Cette nouvelle Impressionna douloureusement
Linette. Elle savait quelle était la cause de te départ
subit. . SI Guy ne revenaIt pas, ~l quelque malaclle
le frappait là-bas, 10111 des Siens, nI.! ,scrait-elLe pas
responsable de cette mort ) ... ,\vec lUI, elle avait été
un peu coquette, COUS1l1C Mane l'avait bien devlJ1é,
et peut-être que, sans cette coquel1enc, Guy n'eùt
Jamais pensé à l'aImer! Pauvre garçon 1 comme elle
le plaianalt 1.. Dans hUit lours, il partIrait, personne
ne serail prè:s de lUI, ct 11 connaltrait encore l'amerlume de CI.!S départs solitaires.
Linette avait beaucoup de chagnn, mais elle ne
devait pas le montrer; elle se raIdissaIt contre sa
peine et ses maIns cnsp~e
sc cramponnaient
aux l;l'as du fauteuil d'OSIer sur lequel elle (;t,lit
assise.
llaymonLle.continualt à p,arler ;,elle disait: . .
_ Cettl.! resolutlon est LIlexpll(.able; LI a\'alt SIX
moi3 ..le congé, comprenJs-tu celle fantalsie:?
Jacques la comprenait, J.acqul!s a\all la certltude\
maintt.!nant, que Guy aLmalt LLIlette.
Affectant l'LIldifférence, il répondit:
_ Guy a toujours été incompréhensible; c'est un
rêveur que notre VIC ennUIe.
_ MalS enfin, protesta Raymonde, jusqu'à présent Ll n'avaIt JamaIs fait cela; Il passait ses congés
�PRINTEMPS PERDU
1.19
ent:.èrement avec nous. Pendant son séjour ici, il ne
t'uvait pas parl~
de ce projet?
- Non 1 du moins je ne me le rappelle pas, fit
Jacques .
Pui s , se t(jumant veG'> sa femme, il lui demanda:
- Et toi, Linette? .
Cette question était toute naturelle, mais pour
Jacqu es elle était décisive. Il n'attachait aucunE'
im~
ortance
à la réponse de Linette; il savait bien
que les mots servent à cacher les sentiments ; mais
il v avait une chose que la jeune femme ne pouvait
pas changer : c'était sa voix, cette voix aux résonances
de cristal, que la plus petite émotion voilait.
Le s yeux fixés au loin, quelques secondes à peine,
Linette fit attendre sa réponse, puis elle dit:
- Il me semble qu'il ne nous avait jamais parlé
d e ce projet.
Elle avait prononcé ces mots tranquillement,
posément, sans le moindre trouble, maIs Jacques
devina très aisément qu'elle cachait son chagrin .
Pour la rr./eux écouter, il s'était redressé dan~
son
faut euil, espérant qu'il allait acquérir). enfin, la certitud e que Linette n'avait jamais aimé Liuy. Mai s cette
voix terne, sans timbre, le rejeta bJ'\s~
au fond de
son siège.
Raymonde continua à dlscl.ter celle fantai sie; elle
fit les suppositions les plus bizarres, se moquant de
ce rêveur qui « brûlait » son congé. Elle parla longtemps, sans s'apercev')ir que persônne ne l'écoutait.
Comme on ne lui répondait pas, elle finit par se
taire. Li pette profita de ce silence pour se lever.
Elle ne [Jouvalt plus carder ce visage impassible,
cette immobilité de statue ; elle n'avait qu'un d~sir,
s'éloigner quelques seconees pour pouvoir ne plus
sourire, alors qu'elle avait er,v ie de pleurer.
Jacques entendit du bruit, alors il comprit que
Linette s'en allait.
- Où vas-tu? demanda-t-il.
Prise à l'improvi ste, elle balbutia:
- .Mais: .. Je ... il fau~
Clue je nl1"nte dans ma chambre, Je SUIS toute décoIffée.
- Vous vous sentez tout à fait bien? interrogea.
';laymond~.
- Oui, je VOliS remercie.
Comprenant que la jeune fcmme désirait êtn:
l'lenle, sans plus d'expllcalior:s, Jacques la lai sa
I~ arti.
Il savait, il devinait que Linette avait les ycu:<
'::-Ieins de larmes . Oh 1 ces larmes versées rouI' Uil
1l1.1lre que Itll, ces larmes qu'il nc voyait [las Je tnrtu.taie nt ; il lui se1l1DJail que c'Glai~
:UI qui l"s versait,
et que c'était ùes larme." de sang.
5
�;3"
PRINTEMPS PERDti
Et Jacques qUI aurait voulu crier, tant sa peine
était' douloure'use, Jacques qui sc déchirait les main,
sans s'apercevou' qu'il se faisait mal, entendit tout ~
coup Raymonde qui, de sa voix tranquille et uniforme, lui disait:
.'
- Je trouve Li nette changee; elle m'a paru maigrIe,
elle a trl:s mauvaise mine.Vienl-c:lle d'être soufTrnlt:~'
LI nette changée, Linette maigrie,. malade. Jacques
tressaillit. Depuis quelque temps, Il ne pensait qu'à
lUi qu'à sa douleur; il ne s'inquiétait pas de celle
qui souffrait, peut-être autant que lui.
- Mais non, elle ne se plall1t jamais, et tu dis, tu
cs certaine qu'elle a ... mauvaise mine'"
- Oui! elle est très pille, ses yeux sont affreusement cernés, et dans sa fohe noire, elle m'a paru si
mince, que je ne crois pas. n.e tromper en l'affirmant
qu'elle a beaucoup malgn.
.
. .
- Alors, tu croIs donc, demanda-t-Il avec anxléte,
qu'elle est vraiment malade 'r
- Malade. ce n'est pas le mot, soufTrante certainement.
Jacques ré.lléchit, puis r~pit
:
- Dis-mOI, crois-tu qu un chaonn, qu'un orand
chagrin pUIsse ê.tre la cause du c~angeml
l~e
lu
constates chez Linette?
- Peut-être . MaiS pourtant, chez un p.tre aussI
jeune, cela m'étonneraIt. Et puis, quel grand chagrin
Linette a-t-elle donc eu ~
Jacques répondit bru~qemnt:
- La mort de sa COUSI ne l'a profondément peinée;
,:le ne se console pas de l'aVOir qUIttée SI peu d'instants avant la fin.
- Sans. d?ule, cel~
a dù lUI faire beaucoup de
peine mais je ne croIS pas que lu dOives atlflbuer
le cha'ngement de Linette à cette mort.
- Que crois-lu donc?
.
- Je ne sais. Mais Linette est ieune . elle s'ennuie
peut-être un peu dans ce srand chateau'; depUIS deux
ans vous n'en ~vez
pas Doug? Pourquoi ne felïez\"ùus pas un petlt.voy:age? VOilà l'hiver qUI vient, Cl.;
n'est pas bien gal d'etre ICI quand il fait vjlain. Ul1
chanaement d'air vous ferait du bien à tou les deux.
Du~emnt,
Jacques répondit ~
..... - Tu oublies, Raymonde, que je sui un infirme
un .de ceux. qUI n'ont pas le clrolt de boubtr dç l~
maison qu'lis connaissent.
.
~
Tu te fais des idées.
~
Non, mal.s vois-tu ~e. couple que nous ferions,
Linette toute jeune et SI jolie que lOut le monde la
.{egarde, trainant un aVt.!ugle, son mari?
; - Jacques! fil Ravmonde sur un ton de reproche.
�PRINTEMPS PERDU
- Oh! plus de mensonge, repnt-il, c'est inutile.
Je ,a iS à peu pr1:s la vérIté et dans peu de Jours je la
saurai tout à fait. DepUIs deux an s vous m'avez tous
mentJ, vous avez cru bien faire, Je ne vous repf/:: -he
rien, mais votre pitié était cruelle .
- Que dis-tu " s'écria Raymonde bouleversée.
- OUI, voûs n'avez pas pensé qu'un Jour viendrait
où un hasard m appre.ndrait la vénté, car Je ne gué.
rirai pas, Raymonde, J'en SUIS certain ... Jamais Je ne
sorllral de ces ténèbres; Jamais, entends-tu, je nt:
re\'erralla lurnt:~,
nlles visages de ceux que J'aime ...
Oh! cette nLllt SI sombre tout autùur de mOI, celte
nLll! qu'aucun rayon n'éclaire, cette nUit que toute
ma volonté ne peut pas percer, Je ne veux plus la
subir! Raymonde, il n'existe donc f1en sur la terre
qui pUisse ml! guérir 1 N'y a-t-il pas un médeCin plus
savant que tous ceux que nous avons consultés i'
.Très émue, elle répondit:
- Si, peut-être, Je ne sais pas, nous causerons de
cela avec Linette.
- Je ne veux pas; Je te défends de lui parler de
ce que Je viens de te dire .
- Pourquol-;'
J'al mes raisons.
Di s-les .
.EUes ne regardent que moi.
Alors n'en parlons plus.
Très pitoyable, Raymonde mit sa mam sur l'épaule
de ~on
frère.
- Mon pauvre ami! fit-elle.
- Je ne veux pas être plaint.
Découragée, Raymonde retira sa main. Ne sachant
que di re, elle se t ut, pensant que le silence calmel'alt
son fr è re.
Au bout de quelques instants, Jacques lui demanda:
- OLI est Linette?
- Je ne sais pas; pourtant il me semble apercevOir dans une allée du parc ulle petite robe nOire qui
ressemble à la Slenlle; 'seulement celte petltc robe
nOire va SI lentemenl que l'hésitais à la reconnaître.
- De quel côté ,a-t-clle?
- Elle se rapproche des enfants; mais elle se
cache derrière les a,rbres; on dirait qu'clle VèUt les
su rrrendre.
Au !icu de monter dans sa chambre, Linette était
'\ll ':;e dans le parc; elle avait besoin d'air, (IC mouve.
ment.
Après une courte promenade, se sentant 1)lu5
calme, elle allait retourner pr~s
de Jacques, lorsqu'un rire, qui montait vers le Cid comme Ulle chan.
son d'oiseau, retentit pr"s d \.:lIe.
�-pRINTEMPS PERDU
Contrariée, elle s'arrêta; vraiment les enfants de
Raymonde l'agaçaient, elle ne pouvait plus les sup~orte.
Elle regaraa derrière elle et les aperçut tO.;8 les
deux.. Il s ~jo uaient
au cheval, l'un était l'animal, et
l'autre le cocher. Le plus petit, f e lgn~t
d'aVOir peur,
ruait en donnant des coups de pied; et refusait
d'avancer. Impassible, l'autre bambi 11 tenait haut les
guides et fouaillait sans pitié la méchante bête.
Linette ne retourna pas vers Jacques, et douce.
ment en se cachant derrière les arbres, elle SUIVit les
enfa~ts.
Ils l~entra1.è
assez l<?ln; les petites
jambes couraient bien, et, comme Ils avalent lai ssé
leur gouvernante dans un coin du parc, heureux
d'être hbres, lis en profitaient.
\ Linette ne savait pas pourquOI elle suivait ces
enfants ni pourquoi elle les regardait joue r et counr
dans ce parc, où elle aurait tant aimé y vOir Jouer les
siens' c'.:!tait pour elle presque une souffrance'
mais quelque chose l'attirait ve rs eux et ell e ne pou
~
valt s'emp êcher de trembler et de presser le pas
lorsq ue les petIts couraient trop fort.
,
Il arriva une chute presque II1évitable; dans une
desce nte, un peu raide, le cheval ayant voulu s'e m~
ball er, le s petits pieds se rencontrèrent, et animal
et cocher roulèrent pêle-mêle par terre .
Il s curent un en de terreur, et, se voyant se uls
sentant qu'tls avaient mal, ils se miren t à pleurer, '
, LlOette se précipIta vers eux.
A sa vue, les petits, étonn és , s'arrêtè rent de crier
pUIS, reconnaissant leur Jeune,tante, celle qui n'avait
Jamai s pour eux que des gateoes et des so urires, Ils
tendirent leurs petits bras.
Elle les prit tous les deux s ur ses geno ux:
_ Mes chériS, leur dit-elle, vous vous êtes ' fait
mal montrez-moi vos jambes. Ab 1 le cheval est cou~
ron~é,
c'est dommage, mais il allait si vite qu e ,;' es'
bien un peu de sa faute.
« Oh! le pauvre cocher s'ést égratigné les mains,
mais ce ne se ra n en; tante L1I1elte va laver tou s ces
bobos-là ct tout à l'heure il ~1'y
parallra plus, Vous
êles des petits hommes, tl'l':S courageux j'en su is
süre; aussi il ne faut plus pleurer.
'
Et, pour être de petits hommes très couraaeux, les
pnfanls , nattés dans leur amour-propre, sc carmèrent.
LlnetlP. sc reley!,!" et, tenant les petits garçons par
la mail1, -tlle se dirigea vers le chàteau.
,
) Les l?ambin~
march èrent quel~
~ emps
sans pur.
ler DOIS, 'o ubllant leur gros chagrin, Il s bavardèrent .
..:..' Tante Linette, demanda )'::tiné, pourquoi tout il..
l'heure, étais-tu si pàlc ?
'
�PRINTEMPS PERDU
lJt
J'étais malade.
Beaucoup?
- J'avais mal, très ma!.
~
Où?
- Au cœur, répondit Linette .
Le plus petit, dans un bégaiement adorable, lu.
demanda :
- Tu avais donc mangé trop de gâteaux?
Linette se pencha vers les cheveux blonds et y
déposa un tendre baiser.
- C'est peut-être bien cela, dit-elle en riant.
Plein de pitié pour son cadet, l'ainé haussa les
épaules, el, comme es genoux lui faisaient mal, il
demanda d'un air important:
- Tanle Linette, où vas-tu soigner nos blessures?
- Dans ma chambre . .
- Dans la chambre de la reine ; c'est la tienne,
n'esl-ce pas?
- Quelle reine?
- Comment Ilu ne sais pas, s'écria le petit garçon,
d'ignorance, qu'Anne d'Autriche a
stupéfait de ta~
couché chez tOI?
Fier de son savoir, il ajouta:
- Anne d'Autriche, c'était la maman de Napoléon .
- Non, répondit Linette en riant, non, je ne savaIs
pas; mais qui t'a appris cela?
- Mon oncle Guy; il sait beaucoup de belles histoires; 11 ne t'en a jamais raconté?
- Si, quelquefois.
Tout en parlant ain i, ils étaient arrivés au château;
Linette, pour ne pas effrayer Raymonde, passa par
les communs et monta directement dans sa chambre.
Avec soin elle lava les légères écorchures.
- Tu ne me fais pas mal, dit le plus grand; on
dirait que tu ne me touches pas. Tante Linetter
déclara-t-il gravement, tu ,sais très bien soigner.
Comme un écho, son frere répéta:
- Oui, très bien 1 on n'a plus de bobo .
Soulagés, ils coururent dans la chambre, aln~
venant, touchant à lout, et Linette, le cœur bier.
gros, les rennrdait.
L.'immobUilé de la jeune femme intrigua l'alné det
petits garçons.
- Qu'est-ce que tu attends? demanda-t-ll en s'ail
rêtant tleva:Jt elle; ah 1 je saIs, on ne t'a pas dit merci
Et, avec un entrain charmant, il tendît ses dem
bras vers Linette.
- Merci, merci, tu es genülle, ma petite tanre, e\
si tu veux l'être plus encore, tu ne parleras pas à
maman de noire accident. Tu comprend, elle nous
Miss, et Mi~
gronderait sürement d'avoir ~uité
�serait (Trond~e
pour ne pas nous avulr suivis. J\!')ï S
tu ne lITras nen, tante Linette, promeLs-le
_ Je promets, malS c'est à l~ne
condition, c'e st
que vous ne qUitlerez p lu s JamaIs MIss.
S'écltappan t des bras de Lmette ct sautant de JOie,
il s)écna :
_ Tu es LJOII ne, je t'aime trop, aUSSI, pour te faire
plaisir, je te donnera i mon grand cheval nOIl', mon
prMéré.
_ Garde-le pour toi, mon peUt bonhomme.
_ PourquoI? c'est vrai, tu es trop grande , tu ne
pourrais pas monter dessus, malS, pourt~n,
je voudrais bien te donner quelque chose, car je t'aime.
LlI1ette se pencha vers l'enfant, et, l'attirant tout
près d'elle, elle murmura pour lUI tout seul :
_ Ecoute, tu peux me féèlre l'lalsir.
_ DIS vite comment?
_ Quand tu faiS ta prit:re, toi qui es un grand gar~on,
demande au Bon Dieu de m'envoyer un jol!
pelIt ange q UI t~ r~sembl.
Gravement, l1lche dans le cou de Linette, tl répoHdl t très bas:
_ Un petit allge, malS 11 ne me ressemblera pas;
maman dit que Je SUIS un démon.
Emul.!,mals d'une émotIOn très douce, LI nette reprit:
_ Eh b1t~n
1demande un démon, mais n'oublie pas.
Tout haut, séneux, li affirma:
_ Je te le promets, ce ~olr
même je te lerai plaiSIr.
Cette promes~
rel1':h.t. Lll1ette heureuse, Di~u
exaucerait peut-etre la pnt;re du tout petit!
XIII
LI,; lendemain matin, Jacques demanda à Linette
si elle voulait profiter du beau temps pour [aire une
longue promenade e n automobtle. Ils déjeuneraient
n'lfuporte où , et t~viendral.
lard par la forét.
.
Cette demande donna la jeune femme. Del uis son
aCCident Jacques n'avait jamais voulu prendre un
repas hors d~
chez lUI; les premiers temps de IClI!"
mariage, plus)~r
fo:s Linette le lw avait t'l'v," )"': '
mai ' toujours il avait refusé .
. ujourd'liui li voulait sortir ct di!.ait d'un ton na i :
_ Linette, ma chéne, habille-toi vite; fai:-~"I
,J,, !Ic:, Je t'emmène.
Et t.:omme elle lui demandait où il voulait a!ICl :
_ QU'Importe! répondi 1-il, nous irons devant n0u5,
sans itinéraire. et n0US ""us arrêteronsdans un coi!}.
�PRINTEMPS' PERDU
que tu trouveras Joli. N'est-ce pas la façon la meil~u
re
<le voyager? Du moins, autrefois, c'était la tienne!.
Linette dit à Jacques que celalui plaisait touiours,
et, un peu inquiète, elle alla s'habiller.
Pour faire U11e partie à deux, une partie d'arnou
reux, il fallait être gaie, et Linette ne l'était guère.
La mort de cousine Marie lui avait fait beaucoup de
chagrin, mais un chagrin sans remords n'est jamais
très douloureux. Linette en avait un autre, un autre
dont elle ne pouvait parler à personne.
Guy partait! ce départ était nécessaire, inévitable,
mais de cc départ elle était responsable.
Elle se reprochait ses innocentes coquetteries, les
jolies robes qu'elle aimait à mettre lorsqu'il était là,
pour pouvoir lire dans se's yeux que ces robes lui
allaient bien. Elle avait fait cela sans réfléchir, ~rou
vant très agréable de s'habiller pour quelqu'un, elle
qui, depuis deux ans, ne s'habillait que pour cllemême.
Alors, elle avait souri à celui qui l'admirait, elle
avait taquiné ce grand frère, et l'histoire finissait
mal, le grand frère s'était mis à l'aimer ...
Tout en s'habillant, Linette pensait à ces chosl.'s
et oubliait la promenade qui la tentait fort peu.
Dans son désarroi. sentimental, elle souhaitait qu'un
événement imprévu, un de ces événements qui vous
forcent à agir, traver at sa vie. Elle songea à sa mère,
elle eüt aimé à l'avoir près d'elle; l'enfant qu'elle était
encore souhaitait l'étreinte des bras qui l'avaient
bercée.
Mais sa mère était loin, près de son père malade,
qu'elle ne pouvait quiller.
.
La toilelle de Linette n'avançait guère; en bas,
Jacques s'impatienta .
Il monta chez sa femme, et gentiment gronda la
paresseuse.
- L'auto est devant le perron, les couvertures
sont clans la voiture, je t'attends, que fais-tu?
Un peu honteuse, elle s'excusa:
- Pardonne-mol, je ne sais pas Ct; que j'ai ce
matin, mai je n'arrive à rien. Descends, installe-toi
et dans cinq minutes je te rejoins.
Linette 30nna la femme de chambre et vite cl~
>s'habilla.
Elle mil une robe blanche, un tout petit chapeau
qui lui allait très bien, cndossa son grand paletot de
fourrure 1::1, t(Jute rose Je s'être tant dépGchée, elle
courut rejoindre son mari.
.
Vitc. clic monta dans la voiture, et l'auto se mit en
l·arche.
Doucement, ll.! chauffeur traversa le parc, lJuis i),
�PRINTEMPS PERDU
prit une route bardée tout le long de grands oeupliers .
. - Où allons-nous? demanda Linette.
Devine?
- Je ne sais pas.
- Pendant que tu finissais de t'habiller, Il m'est
venu une idée, un souvenir plutôt Je me uis rappelé qu'à cette époque de l'année Versailles est
lI\erveilleusement beau . Je t'y emmène.
- Nous allons voir Raymolîde?
- Non, madame; nous allons nous promener tous
~es
deux, tout seuls, en an:oureux. Ne préfères-tu
pas cela' clemanda-Hl a~1xleu.
- Si, certainement, dIt Linette avec un pauvre
petit sourire.
., , .
En amoureux! Comme ils etaient de tristes amoureu. 1 Et pOUf tant la jeune femme avait besoin
d'amouf; frileuse, sa petite main ...llla se mcher dans
celle de son mari.
Elle y resta pnsonmère, et Jacques la porta à ses
lèvres en murmurant:
- Ma chéne, je t'ain;e tant! mais j'al peur; Je
crmns de ne pas savoIr t aimer.
Linette relira sa malll .
cela? demanda-t-elle'; l'amour
- PourquoI ~hs-tu
est donc une SCIence?
- Non, c'est un sentJment dont le cœur est le
ma1tre; seulement il faut saVOll' l'écouter.
- Et tu t'imagmes peut-être que tu ne saiS pa ?
- J'en SUIS certall1; Je t'aime très égolstement.
- Mais non.
- MaiS SI. Est-cc que Je n'aurais pas dû deviner
que, depui~
quelque tem~s,
tu étais moins rose?
est-ce que Je n aurais pas du penser que, souvent, tu
t'ennuyaIs au Prieure, avec un malade qUI ne guérissait ras?
- Jacques 1 protesta Linette .
- Que ces mots ne t'effraient pas ma chérie' 11
faut prendre l'habitude,~
les entdr~.
Mainte~,
occupons-nous de .tOL lu as malgyJ, tu es très pâle;
Raymonde me l'a dit; 11 Y. a des raIsons à cet état de
santé, raIsons phYSiques ou morales? réponds,
petite Linette.
- Tu t'Imagines des choses ...
QUI sont vraies.
- MaiS non
- SI, seulement tu ne veux pas me les dire. JI '
SOUpçol.1ne ma Line~t
d'avoir un ,petit cœur trè~
cachottier, et cc pelLt cœur veut etre malheureux
tout seul. Tu sais, ma chéne, que je t'aime de beaucoup de façons, depllls hier j'al découvert cela
D'aboru; je t'aime en man" cela tu le sais depui5
�PRIHTl::).rps PF.RDU
137
iOD f.'tcmps , mais JC ('aime aus. i en grand frère, en
ami, Je voudrais que (u cor Iprennes que tu n'en a~
pa de meilJeur.
- Mais je le sais, fit Lll1etle un peu inqui 01t;.
- Sals-tu,aussi que la plus douce chose en amitié,
c'est la conftance?
- OUI, dit Linette très bas.
Mais, comme l'auto faisait du bruit, Jacques n'en·
tcndit pas cette réponse, JI continua:
- La confiance absolue, pp-tlte chérie; à un ami
on dit tout ce qUI vous ennuie, d'abord pour qu'il
vous plaigne, c'est très bon d'être plaint; pUIS on lui
dit aussi toutes les choses qll'on ne dirait pas à un
mari ... Aujourd'hUi, pour toi, je ne SUIS qu'un ami,
Je ne veux être qu'un ami, ct, à cet ami, LInette, tu
vas dire, tout de suite, depUIS combien de temps tu
es si pàle?
- Mais je ne sais 1 as, Jacques; jt.: t'assure que
Raymonde se trompe, et qu'elle t'a Inquiété bien
1I1utIlement.
- Alors, tu ne veux rien dire? repnt-il brusquem ent.
- Mais je n'ai rien à dire, je te k promets.
Jacques eut un mouvement de coli:I't.:, CLtt0 rési . tancc l'exaspéraIt.
11 se tut: Linette le regarda, 1r6s triste de penser
qu'elle lUI faisaIt de la peine: mais pouvait-elle lui
.avouer ce qUI la rendait pàle? Pouvait-elle lui dire
que sa Jeunesse était lasse d'cspérer cn vain une
pdite tête blonde? Pouvait-elle lUI dire qu'elle
pensait à Guy, ct qu'elle avait la hantise de ce
départ solItaire"'
Non! dcrrii.!re l'ami, il y avait le man : ce que l'un
com pr.:ndrait, l'autre ne le pardonnerait pas.
Qu.:J. malheur, c'eût été si bon de dire, de tout
dlle, d, surtout, de pouvoir parler de ce pauvre
garçon qui, dans quelques jours, serait si 10111 de la
terl'l.! de France 1
('lh! si Lmette avait osé 1 ~I elle n'avait pas eu peur
ct Ja JalOUSie de Jacques; ellt; lui aurait d<.:mandé
dl.! la condUlre ~ Cherbourg. Là, lor que Il.! grand
bateau 'en serait allé, elle eût agité 'on p.:tll mouchoir afin de faire comprendre à Guy qlH. dl.!s veux
rk sœur, cI'amil.!, sUl\'aient le beau naYlre ...
Cela, il ne fallait plus y penser; JI fallait lai~
sc l
pUltir Guy, tout seul, sans quelques mots de ten-tresse fraternelle, et pOUl tant ces quelques mots
eussen t apaisé Linette. Sa coquetterie avait fail
lnconSClcmment du mal, elle eût voulu le réparer.
- Où srl mmcs-nou ? demanda Jacques brusque.
m,'n1.
�'3 8
PRINTEMPS PERDU
Linette sursauta, mais se hàta de répondre:
_ Où 1 je ne sais pas au juste 1 nous traversons
un vi'Jlage planté au bord de l'eau. Au bout de oette
route il ya une petite église, très extraordlOaire; elle
a deux clochers que le l!erre recouvre entièrement.
- Elle est jolie?
- Etrange, plutôt. ~u-dcs
du porche, il y a
une grande croIx de pierre autour de laquelle s'ènroule de la vigne vierg~
que l'aut0!llne fait rouge. La
porte est ouverte, mais cette église a presque l'air
abandonné.
_ Si nous y entrions, veux-tu (
_ Je ne demande pas mieux.
Jacques donna l'ordre d'arrêter; ils descendirerf.
.
et se dirigèrent vers l'église.
Au moment d'entrer dans le heu salOt, Jacques di1
doucement:
- Linette, toute église est ouverte à la douleur fla prière, à l'espérance; sais,-tu ce que j'y viens fajr~
î
_ Mais ... nous allons pner.
- Oui je viens demander au Dieu de bonté au
Dieu de pitié qu'il me lil:isse ton amour.
'
besoin de deman- Jacques, fit-elle froissée, a~-1u
der cela?
Il ne r~pondit
pas et ils entrèrent.
C'était une petite ~glise
toute simple, à peine
entretenue; seul, le maitre-autel, datant du xm e siècle
mén~ait
d'être regardé. La Vierge, entourée d~
plusieurs saints, se penchait vers la crèche, où dormait l'Enfant-Jésus.
Ces grande.s statues de pierre étaient d'une
nalveté merveilleuse, les corps des saints étaient
grêles ?t ~aldifs.'
ma!s leurs visages, graves cl
recueillis, ImpressIOnnaient étrangement.
Le tailleur de pierres, le simple artisan était un
grand artiste; il a~lt
su m~t1re
da,ns les yeux de ses
saints un regard SI calme, SI attentif, si plein d'amour
que rien qu'en les regardant on avait envie de joindre
les mains et d'adorer comme eux l'Enfant-Dieu.
Le visage de la Vierge était d'une idéale beaut é'
clans un geste aclorable fait de tendresse ct cie r c,,:
pcct elle se penchait vers le tout pelit qui tendait
vers elle ses bras de nouveau-n6.
A cOté de son mari, Linette s'agenouilla mai" elle
ne pria ras; elle 'inclina même pas la' tête; ell e
regardait l'autel.
'A \.J bout d'un women!, ses bras se levèrent l entc~
ment, et, rcpod~isant,
sans s'en douter! le geste
charmant de la VlCrge, clle tendJt ses mall1S qui nc
demandaient qu'à Dercer des tout petits, vers la
crl:h~
Clù reposait l'Enfant-Jésus.
�PRINTEMr-; PERDU
139
La pnère finie, Jacques se leva et reprit le bras de
Linette.
- As-tu prié? demanda-t-il.
La Jeune femme ne mentlt pas, et très franch0
ment répondit:
- Non, J'al regardé l'autel!
- Qu'a-t-ll donc de partJcuher?
- L'Enfant-Jésus est dans sa crèche, la Vierge ct
les Saints l'entourent; c'est simple, mais très beau,
Sur le seuil de l'église, Linette se retourna; avec
un soupir très triste, elle regarda une derl1lère fois
le maître-autel; puis elle remonta dans l'auto.
La voiture repartit à tout e allure. Versatiles étaIt
proche, Jacques avait hâte d'arriver
Là-bas, il interrogerait de nouveau Linette; là-bas,
dans le grand parc silencieux, l'âme ne sc cacherait
plus, le cœur dirait son secret.
- Où sommes-nou s? demanda-t-tl anxieux.
- Nous entrons dans Versailles; J'ap erçois la
porte du parc; est-ce là que tu veux t'arrêter?
- Oui, je voudraIS descendre ~ 11 Y a plus de deux
heures que nous roulons.
L'auto arrêtée, avec un e nvaclté qui surrnt
LlI1ette, Jacques se leva, et, ounant IUI-l11émt:: la
port ière de la voiture, descendit le premier. Elle le
reJolgl11t, et tous deux se dtrigèrent vers le parc. Au
hasard, Linette prit une glande allée sombre . Les
allées de Versailles sont particulières; celUI qUI les
a faIt planter n'aimaIt que les belles lignes droites,
et les hOrizons vastes; leur largeur est unIque, ct là,
comme partout dans cette Ville, on deVine qu'un cul
homme a discuté, voulu: le Roi. Un peu de son
ame erre encore dans ce grand parci son ombra
vous suit. Dans Versailles, LOUIS XIV est présent; à
\ peIne songe-t-on à ceux qui lUI ont sucéd~.
LInette, SI faCilement impressIOnnable, ressentit
sous cette grande allée une émotion étrange, faite de
respect et de regret.
Elle respectait ce qu'elle voyaIt, parce que c'était
beau; elle regretlalt que Jacques ne vlt pas ce parc
sous le soleJ! de ffildl. ..
Au lOIn, clle apercevaIt le grand canal que la
(umlère dorait superbement; une brise tendre, douce
II câl1l1e, ridaIt la surface de l'eau; quelques feuilles
,'agItaI ent tout là-haut, et, de temps en temps, .
l'une d'elles se détachaIt.
Len t ement, presque maj estueusemen t, s'accrocban t
aux branches, elle descendait et venait tomber aux
pieds de Linette, petite 1ache d'or sur la terre brune.
Très bas, la jeune femme murmura:
.- Jacques, nous marchons sous une gr.ande aUée
�pRINTEMPS
P~RDU
sombre, on dirait une chapelle. Les arbres en sont
les piliers, et les branches, avec leurs feuilles, en
forment la voûte. Un peu de piété y flotte, mais c'est
une piété sereine, très douce, toute différente de
celle des vraies églises.
- C'est beau? fit-il.
- Oui, d'une beauté imposante, on se sent là une
foute petite chose, un atome, un grain d.e poussière
jeté dans l'infini.
- Un joli gram de poussière, un délicieux atome,
murmura Jacques tendrement.
_ Moqu~U1:,
je suis trè.s sérieuse e.t tu rallies.
- Me sUIs-je moqué? je ne le croIs pas, j'ai mis
simplement des adjectifs devant les noms que tu
venais de dire.
- Ici, reprit Linette, toute à sa pensée, rien ne
peut être joli, tout est beau à force de grandeur et de
simplicité.
- Alors, tu ne regrettes pas d'être venue?
- Ohl non, dit-elle, cette promenàde me fait du
bien. Tu avais raison, Versailles en automne est une
chose inoubltable. Veux-tu que nous allions pous
asseoir là-bas, devant le grand canal?
- Oui, ma!chérie, répondIt Jacques avec tendrèsse.
Les bras ums, presque enlacés, ils quittèrent la
grande allée sombre et s'avancèrent ainsi sous la
belle lumière .
Midi qui approchait faisait :;1) parc désert· on
n'entendait aucun bruit, aucun pas, rie.n qu'~n
iéger
brUIssement que, tout là-haut, les feUilles faisaient.
Cette chanson des arbres, SI doucement musicale
était ·p leine c!e mélancolie e~ permettait les rêves, et
Linette rêvait, elle espérait un avenir meilleur. ..
Pouvait-on être toujours malheureux?
Le bonheur pour Linette, c.'était Jacques résigné,
acceptant sans colère son mfirmllé; le bonheur,
c'était Guy consolé; le bonheur, surtout c'étaient
des petites têtes blo.ndes, des rires d'enfa~ts.
L'Ivresse si douce de celte belle journée d'automne
n'?-paisait. Pél:s Jacques, un souroe de .violence l'agitait et faisait .trembl~
le bras qu'il avait glissé
autour de la taille de Lmette.
Brusquement, presque brutal, il embrassa la jeune
lemme.
)
Linette sursauta et eut un cri de reproche.
_ Tu m'as fait peur, dit-elle.
- Peur. pourquoi? demanda-t-il surpris de cm
tffroi.
- Mals re n", sais pas, j'étais très loin d'ici.
_ Très loin de mOI, dit-il d'une voix dure.
~ Craignant qu'il ne se fàchàt, bien vite elle protesta.;
�PRINTE MPS P ERV a
- Non, non, ce n'tst pas ce que j'ai voulu dire,
f' ~ pen sais.. ..
.
Il l'interro mpIt avec vIOlenc e:
- N'ajout e rien, je ne te demand e rien, je ne veux
rien savoir.
1
- Pourqu oi? demand a Linette doucem ent.
- Parce que tu mentira is encore; tout à l'heure,
dans la voiture , tu m'as déjà menti; alors il est
inutile que tu fasses un nouveau menson ge.
Désolée que Jacque s füt d'aussi méchan te humeur ,
elle ne répond it pas, et, le cœur lourd, un peu lasse,
elle s'assit sur un vieux banc de pierre, tout verdi
par la mousse .
Il se mit auprès d'elle, mécont ent de lui-mêm e.
Ils restèren t silencie ux, elle n'osait plus parler.
Jacque s, honteux de son emport ement, maudi ss ant
cette jalousie qUI le harcela it, se pencha vers elle
et murmu ra :
- Pardon .
Elle l'aimait , elle pardon na et un long baiser 'le
prouva.
Jacque s voulut expliqu er la raison de sa mauvai se
humeur .
- Tu compre nds, dit-il, je ...
LInette l'interro mpit.
- Je ne veux f1en compre ndre, c'e st fini, nlen
parlons plus.
- Mais ...
- Crois-m oi, ' cela vaut mieux. Un baiser, mon
Jacque s, n'est-ce pas la meilleu re des expilca tions?
- J'ai été brutal, méchan t; vraimen t tu ne m'en
veux pas?
1
Mais non, puisque je t'aime.
- Süreme nt?
- Ai-je besoin de te le dire si souvent pour que
tu le croies?
- Oui, répète-l e-moi sans jamais te lasser, répètele-moi, Linette , pour me faIre du bIen. Je t'aime;
ces mots-là , tu as une façon de les dire si charmante que rien' qu'en les écoutan t je me sens devenir meIlleu r ... Je t'aime, il me semble , je veux le
croire, que tu n'as Jamais dit cela qu'à mol.
Froissé e, Linette s'éloign a de son mari .
- Mais que veux-tu dire?
- Rien, ma chérie, je suis fou, je suis malade , ne
fais pas attentio n à mes paroles . Nous nous aimops ,
il faIt beau. Tu es heureus e de cette promen ade, il
'"_ ne faut pas abîmer l'heure que nous vivons ... Linette ,
je voudrai s ne pas te sentir si tnste. Linette , Je voudrais entendr e ton rire d'autref ois; il était chilnna nt.
il éclatait à tout propos comme une chanso n d'oi-
�... Te souviens-tu du nom que je t'avaIs doné
'~
- Oui, mais maIntenant je ne le ~énte
plus.
- Lmelle, mon petit oiseau neur~
le voudrais
pouvoir encore l'appeler ainsi.
-, J'essaierai.
- Et tu réussiras, je t'y alderai . J'a; de gra.l1~
,raJets pour cet hiver.
- Dis-les-mol.
- Non, c'est une surpnse que le veux te faire et
puis rien n'est encore précis, 11l arrêté. Nous câu'sel'ons de cela tous les deux ensemble, le sOir au coin
te plaidu feu. Tu verras, je SUIS sûr que mes proJet~
ront.
- Je n'en doute pas.
- Mais, reprit Jacques en se levant, 11 me semble
que l'heure du déjeuner est depuis longtemps sonnée.
Viens, Linette 1 nous allons traverser en silence le
beau parc .. . Tu t'imagineras que tu es quelque belle
marquise d'autrefois! !a plus belle de toutes; d,
_lu'à coté de tOI, tout pret à te servIr, marche un ami
t r~s
épns.
Les mains unies, ils allèrent. Ils longèrent d'abord
'~ grand canal où se reflétait, avec une précloion
~dm
i rable,
tout le feuillage d~s.
arbe~;
puis, qUit tant
'ce COin que le soleil de midi emplissa it d'un~
JOie
~omptues,
Ils pnrent une allée sombre pleine d'une
mélancolie accueillante, Et toujours sans parler, mais
très près l'un de l'autre, ils ma~chèrent.
Le restaurant, V<lISIfl du palaiS de VersaIlles était
foin du graml canal, mais ni l'un !li l'autre ne: trouyèrent la promenade 10n~ue,
Ils écoutaient, II" comj,'rcnaicnt la voix mUSicale de la forêt; ils de,'inalwt
"ame des bOI S, celte âme mysténeusl.!, d'un mysLt;re
si grand, mai s si tranqutllc.
Un soum~
léger, uoe .b ns <..! tout.e ('arhlmée, pa 5:salt
~ arfoi
s au-dessus d'eux; e\l~
agltal,t doucement les
~hevux
cie Lmette; elle était exqUise à resplreret à
,; entlr.
.
Bien qu'ILS allassent lentement, ds arrivèrent, mais
.• u moment d'entrer dans Je restaurant, Linette s'ar'êta, hésl\ante ,
.
.
Derrière elle to';!t étaIt beauté, .grandeur, paIx; là,
I:I n monde [ou s'aglta.lt, e~ tous ces elrsa~n
· t, venant,
'o urant dans ce petit eSDi\c.e, lU! semblaIent de ~ '1) ,
'.
\esques marionnettes.
_ Eh bien! Li.nette, qu'aned~-t?
,
. Ou faut-Il entrer '?
_ Mais rien, Je ne sais pa~
La qllestion étaIt maladrotte, pourtant Jacques y
"épandit:
, _ Va tout droit devant toi, passe la première, sans
t'oecuoer crie moi; ie saura! bien te SUIvre,
i~au
�PRIN"TE:.1:PS PERDU
T~
Linette entra dans une grande salle; un 'rr.3:U·('\
d'hôtel sc précipita vers elle et lUI désigna 'lne tabl~
libre, près de la porte d'entrée.
Le restaurant é-talt plem de monde. Linet~,
avec
sa robe blanchô zt son paletot de loutre, étaIt pile
ct très élégante; elle fit se~ation.
Un peu gênée, elle
rougit légèrement et s'assJt, contente de ne plus être
debout all milieu de tous cesgens qUlladévisageaienl.
S'aidant de sa canne, Jacques s'installa en face d'elle,
ct, pendant qU'li :ommandalt le déjeuner, la jeune
femme s'amusa à regarder tout autour d'eux.
A la table voÎsll1e, )llste à côté, un Jeune couple
s'installait aussI; machinalement Linette les observa j
mais tout à coup elle poussa un léger cri:
- Jeanne 1 fit-elle.
La jeune femme se retourna et à son tour s'écna :
- Lmette!
Affectueusement,leurs mains se jOignirent, pUIS les
questions commencèrent.
.
- Quelle surprise 1 Ah 1 je ne m'attendais guère à
te trouver ici!
- MOI non plus.
- DepuIs deux ans tu te caches, . vIlaine; tu n'as
jamais répondu â mes cartes postales envoyées
pendant mon voyage de nooes. C'était pourtant bien
aimable de ne pas t'oublJ(~r.
.
- Oui, mais tu ne mettais jamais ton· aoresse;
alors, pour te répondre, c'étaIt plutôt difficlle.
- Cela ne m'étonne pas, tu connaIs mon étour-.
dene, et en vieillissant, ce terrible défaut prend des
proportions inqUiétantes.
- Ça dOit être genlli.
- Pas touJours. Monsieur mon mari, que je ne t'ai
~as
encore présenté, tr0uve que c'est très ennuyeux.
Les présentations faites, Jeanne déclara que, puisqu'on s'étatt retrouvé, on allait déjeuner ensemble.
Les tables furent rapprochéé's, LInette resta près
de Jacques: il ne pouvait se passer d'elle. Jeanne se
mit en face de son amie. Les hommes causèrent vaguement de choses inslgOtfiantes, et elles bavardèrent.
- Alors, depuis deux ans, demanda Jeanne, tu
n'as pas bougé?
"'\- Non.
-. - Est-ce possible! Et tu ne t'ennuies pas, dans
-<;etle vIeille demeure?
- Pas du tout.
~
Moi, j'en ai le frisson. J'admire, certes, comme
tvut le monde, ces bâtisses d'autrefoIs; mais je ne
pourrais y vivre, c'est trop grand, trop large, trop
beau pour mol. Tiens, tout à l'heure, avant le déjeuner, nous avons été faire un tour dansle parc. c'est
�PRlr-<TEMPS PERnU
rb'lfJatoire; eh bien 1 en marchant sous ce$ allée, '
l'ores, en entrant dans ce jardin du roi, dont tous
1('<, arbres à cette époque sont couverts d'or, je me
5::'lS trouvée grotesque,
- Pourquoi? demanda Linette, amusée.
- Ma rob~,
mon chapeau, ma personne, rien
n'était à l'unisson. Je me retourne; derrière moi, mon
mari. Ah 1 ma chère, comme ~O?
veston et son petit
chapeau rond m'ont semblé ndlcules 1 Je lui ai ri au
nez; il s'est fà~hé,
et n?ys a~ons
quitté le jardin
royal en nous dIsputant. lu VOIS ce qUI m'attendrait
tous les jours dans une demeure comme la tienne .
- Oh lIa mienne ne ressemble en rien à Versailles
<lit Linette en riant.
'
, _ Naturellement, mais tout de même, elle s'en
'approche; c'est l~ même ~tyle,
je crois.
- Pas tout à falt. Le Pneuré est plus ancien, Il a
>té construit sous Louis XIII.
- _ Brr .. " c'est encore plus triste. Dans ce temps-là,
lout le monc\c s'ennuyait tellement que l'ame des
artistes était tout imprégnée d'ennui. Alors les
lignes étaient sévères, droites, rigides, ennuyetises,
comme des vertus,
- Tu as des principes', ...
. Ceux qui pré- Aucun, c:est plus ~omde
tendent en avoir ne sont lamaiS d'accord avec eux'
ieurs paroles sont belles, mais leurs actes le~
démentent. Alors, pourquoi passer sa vie à se mentir
à soi-même?
- Ah! tu es bien toujours la même, tu n'as pas
:hangé.
.
,.
.
.
- PourquoI aurais-Je change? f\.-h OUII le mariage
:ransforme les femmes, un man vous donne ses
goûts, ses }dées;. auta,nt. ~e
bétisl.!s que racontent
les g~ns
qUI n'ont Jamais. et\.! m~rlés.eut-ê
qu'au.
trerOIS, quand ces meSSIeurs, I.!pousal(;nt des petites
« oies blanches» quP sortall.!nt du couvent trem.
)Jantes et timid?s, ces chosys.là étaient po's~iblt.!;
mais nous qUI vl,yons au mill,eu des nôtres, avec des
l'r,'res, des COUSIns, des ~mls,
toutes jeunes, nous
sa\'on~
à lluoi nous en temr sur la valeur morale de
nous marions avec
ceux que nous épousons. Nou~
un (:Ir" -" lia] à nous, qUI ne nous est upérieuren rien,
J)OUli jl,;nol1s un camrd~,
un ami, Uil mari, mais
iam~
LIn maître ... Du mOinS, c'est mon idée , et toi,
Li nette?
Sans a"endre la réponse de son amje, JeannE
continua:
- Il Ya deux ans passés que nous sommes mari6s,
un mois après toi, je m'enchaînais à mon tour. Quelle
vic j'ai menée pendant ces deux ans 1
.
ilc;:
�PRINTEMPS PERDU
Raconte-la, demanda :Linette.
Oh! il me faudra it des heures, u ne semain"l
peut-être; j'en ai tant fait depUls deux ans 1
- Passe les détails, dis-moi cn général.
- Eh bIen 1 devine où, le so ir de notre mariage.
nous avons logé.
vous, à l'hôtel,
- Mais, je ne sais pas, che~
- Non, plus bizarre que cela.
- Dis vite.
- Eh bien! après le lunch de famIlle, nous avons
été nous installer dans une roulotte de bohémiens .
Naturellement, Adrien, c'est mon mari, l'avait fait
agencer avec tout le confort possible. JI.! voula.is faire
aJl1si mon voyage de noces, et comme mon fiancé
était très épris, il y avait con enti sans trop ..te peine.
Le~sux
briJlants, la voix claire, Linet~
demanda :
- Et le voyage a dû être' follement amusant?
Jeanne fit la moue.
- Ma foi, non; jt: dois t'avouer qu'au bout de
quelques jours, tous les ' deux, nous en avions assez.
Tu sais, une roulotte, ce n'est jamais bien grand, et
puis on marche très lentement et, quand on a beaucoup fait d'automobile, ça finit par vous ennuyer.
- Alor· ...
- Alors, huit jours après, nous avons planté là
les domestiques et la roulotte, après avoir chargé le
valet de chambre de revendre notre m ... ·:- ~n "oulante
à queique amteu~
de sport lent; puis nous sommes
partis pour le Havre; nous voulions achever not re
voyage de noces sur mer. Là, nous avons loué un
yacht ct nous S0mmcs partis.
- Ça doit êt re exqUls, dit Linette, de pouvoir s'en
aller où on veut?
- Rien d'extraordinaire. Nous avions eu la bêtise
de louer un voilier, ce qui fait que nous n'étions pas
ma1tre d'aller où nous vouHons; le vent soufflait
toujours du,mauvais côté. Et ruis, nou avons eu des
gros temps, des 1empêtes; le bateau dansait, j'étais
malade afTreusl:ment. Nous avons d6barqué avec
plaisir.
- Et ,tN l S ?
- Aprt·s, je voulais yoyager en a6roj1lane, mÇl.IS
Adrien n'a pas voulu; alors, nous avons rCJli~
notre
bonne petite aulo pour filer en Italie. Là, tu devine> (
que nous avons vu tout ce qu'il y avait à voir. Le~
églises, les tableau?" les campagnes, les volcans, les
indigènes. Après SIX mois de chaleurs torrides, j'ai
voulu connallre la Russie ct nOLIs sommes pal"is,
touJours en auto, de Rome à Saint-Pétersbourg.
" Quel voyage 1 Nous avons travers6 do: ~
montagnes
par des routes vmiment infranchissables: ·.o~us
avons
�q6
pRINTD1PS PERDU
côtoyé aes préci~.s
effroyables, nous avons risqué'
notre vIe d'une maOler~
grotesque, mals, malgré cela,
nous sommes arnvés LOtacts et sans panne à Saint.
Pélcrsbourg, un jour olt la neige tombatt si violemment que notre auto s'est tcouvée bloquée pendant
quelques heures. ApFès l'Italie au soleil de plomb,
au ciel d'un bleu SI lOtense, cette neIge que l'hiver
semble vouloir faire éternelle, c'est inoubliable
comme contraste.
Très D,entlment, Linette dit:
- Com~
tu racontes bien 1 Il me ~embl.
que tu
viens d'ouvrir devant m.ol un grand llvre d'Images.
Cette histOIre-là, la tIenne, m'amuse follement.
Continue-la, je t'en pne.
- Après, je n'ai que des choses très banales à te
dire. La roulotte, le yacht, l'Italte, la RussIe avaient
pris plus. d'un. an de notre \ le; la famIlle, maman
surtout me rec\amalt. AloI' , nous sommes rentrés
par le ~hemin
de fer; ce fut affreusement ennuyeux.
Là, la repnse de la vie. paris,ienne m'a paru une chose
extl aordinalre. Au debut, je peux bIen te l'avouer,
j'ai trouvé que ~os
amies, pendant mon absence,
étalent devenues fort peu Interessantes. Ces femmes
qui se passIOnnaient pour une forme de robe pour
la couleur d'un chapeau, pour un match d.:: It:!nnis
ou pour la pièce .Idlote d'un auteur à I~ mode, m'ont
semblé des nullités av~c
lcsqu~1e
IC ne pourrais
plus 'Vivre. MaIS l'e1:p~nt
n:étallpas complètement
effacée; peu à peu,.) al ?ublte le CIel d'Italte,le5neiQes de la RUSSIe et)e SUIS redevenue une Parisienne.
"Je me suis mise à m'occuper avec rage de ma 1'01'lette, bIen négligée depUIS dIx-hUit mois; l'ai passé
des journées chez les marchands d'antIqUItés, alÏn
d'acheter des choses modernes qu'on me vendait très
cher pour que je les cru~se.:ln;
j'ai perdu des.
h.:ures à prendre le the, ) al couru avec mon man
tous les restaL1l'~
à la mode, enfin aujourd'hui
comme Il est de bon ton de venir admirer Versal~
à l'automne, nous flOUS sommes décIdés, cc matin à
faJre comme tout le monde. Et le suis contente d'êÎre
venue rllisqlle)e t'ai rencontrée; sans cela bIen
des JO~lrs
se seraient encore passés sans que je ;'evoie
ta jolie frimousse.
.
.
Affectueusement, LlIlette serra la mal n de son amIe.
- MOI aussi, je suis très heureuse de t'av?ir
revue; mais, puisql:le tu c~rules
si faCIlement. U
faudra venir. nous VOII' au Pneuré.
- C'est promis, fit Jeanne.
?uis, vite, elle ajo~t
:
. .
. ,
Est-ce que tu vIens souvent ICI? MOI, c.e restaurant m'amuse beaucoup, on y trouve toujours des
�P RINT EMl'::, PERD U
. 11
lêtc::: de connai ssa nce . Tu VOIS , cette: grande dJ me
blonde , si chi c, qui es t tout a u bo ut de la salk'~
- Oui, dit Lin ette apri.! avoir r l:garc~
.
- Tu ne la reco nna: s pas?
- Mai s non; je ne l'al jamais vue.
.
- Tu ne te ra ppe ll es pas Marie-Andrée , c1ucou rs
Lau re , celle q UI était touj ours p remliort! en compo··
s iti oll franç aise">
- SI, pa rfait ement.
- Eh bi en! cette grand e dam e blonde , c'es : elle .
- - Es-tu b ien süre ?
- l\l ais oui ! C'est une actrice en vue et comme
mon mari a des principe s, il ne ve ut pas qut:: je la
r eco nnai s e. Avo ue qu e ce n'est pas gentll.
- J e ne sai s pas, mais il me semol!.! q ue cda te
gênerait jolim ent d e cau ser avec elle.
Se to urn a nt vers son mari, el1 rian t, Jeanne s'écria :
- Vou s l'ent ende z, Adnen . ~ Lin ette est de vot re
.aVI S , au bout de peu d e tem p vous fl:ril':z un e pa ire
d'ami s . C'es t conve nu, nou s irons tri.!s proc hai nem ent au Pri euré.
Et comme le d éjeun er dalt fin i, J eanne sc J.:va .
- Adri en, d épêchons-nou s, vo us savez qu e nous
:de vons être à Pan s à trois h eures.
Se tournant ve rs Llll ette, elle expliqua:
- Ce S011", avec des ami s, nous allon s dln er à FontalI1 ebleaU pour vOir la forêt. Dan s la journée , n 'JS
auron s fai t les d eux résidences ravales ; c'est ;:l n
peu ndicule, mais il fau t amasser' d es soUvel"r!)
pOUf l'hive r et, dimanche p rochalll, le vent et L
plm e auront peut-être emporl0 tout l'or c.es ar b res .
II faut nou s d épêch er, no us d épêcher, c'est la VIe,
d it-ell e en riant .
LU1 ett e soupIra. Se dépêcher 1 ce n'était amu san t
q ue lorsqu'on avait quelque chose à faire
Jeanne se rra affectu eusem ent la matn d e son am ie.
- Au revoir! à bientôt, lui dit-elle.
- A bientôt! N'oublie pas ta promesse.
- ~aquel?
- Etourdie, tu dois venir au Prieuré.
- Certes, j'irai, mais pour que ton Invita tion
soit tout à fatt protocolaire, ce qui est indlspen sabl f
pour que mon mari m'accompagne, il faut que tu
"Iennes nous inVIter, toi-même, à Paris.
- C'est imposslbl e ! s'écna Lin ette.
- Pourquoi? Rien n'est jamais impossible. J e
l'eux te montrer ma maison avant d'aller voir la
tienne; tu verras à quel point elle peut être ri d l'
c ule. C'est un mélange affreux de moderne ct d'anciell. Des murs blancs, véritab les pâtisseries, des
radiateurs aux [ormes bizarre s ct laIdes, et. au
�1
PRINTEMPS PERDU
mtlieu de cela, quelques bijoux J.'autrefois, tapisse..
fies de famille, sûrement authentiques; puis, à côté~
se prélassant près d'elles, des fauteuils anglais qui ne
sont que confortables. Tu verras des bibelots qui
Viennent de partout; J'ai la manie d'acheter un tas de
choses inutiles; Il Y en a de jolis, d'amusants, et d'af.
freux, mais comme chacun d'eux est pour mOI un sou'
venir Je ne m'en débarrasse pas. Je te montrerai tout
cela. Veux-tu venir demain? Non, je ne SUIS pas libre.
mais après-dema1l1 ? C'e~t
entendu, n'est-ce pas?
Avec regret, LlOette repondlt:
-Mais non,Jene peux pas ;Je ne valsJamaiSàParis.
- Eh bien! tu feras un~
exception pour moi.
N'est-cc pas, monsieur? dit-elle en s'adressant à
Jacques, que Linette dOI.t faire pourune Vieille amie
de cours ce qu'elle ne faIt pour personne? Voyons 1
promettez-moi que vous me l'enverrez 1
- Certa1l1ement, madame, dit Jacques lentement
ma Ilemme Ira vous vOir après-demain, je vous l~
promets.
- :l'lais ... fit Linette.
- Chut! tu n'a~
plu~
nen, à dire, repnt Jeanne'
avec impéluosllé. lu dOIS. o~élsance
à ton seigneur
et maître, ct, pour une fOIS, Il faut t'en souvenir. J,e
t'attendrai pour déjeuner. Ne me fais pas faux.
bond, surtout 1
Elle embras~
son amie, serra lamain de Ja"ëques,
pUIS avec un rire heureux, contente de Vivre elle
s'en alla, suiVie 0e son mari qui avait l'air ct'être
passIOnnément ép IS Je cette Jolie folle.
Jeanne partie, la salle parut toute triste. Linette
demanda à s'en aller.
MaJgré.les SOins de sa remme, ~e déjeuner avait été
un supplice pour Jacques; aussI Il se leva avec empressement. et tou,s ~eux
q~ltèren
le restaurant,
Comme' Ils arnvalent pres de la porte deux
hommes qui causa!ent enscm?le, n'apercv~t
pas
L1I1etle, la bousculerent. Immediatement, en voyan~
une toute jeune et Jolie femme, tls s'excusèrent très
galamment, SI gal~ment
que LlOette, rougissante.
gênée s'en alla Vite, laIssant Jacques franchir spll1
quel~s
marches qu'tl ne co.nnaissait pas.
Pressé d'aller retrouver Linette, Jacques ne tâta
pas le sol avec sa canne, celte canne. qui lui servait
à diriger ses pas. Alors, tout à coup, Il sentit le vide;
Il voulut reculer, mais son pied manqua; il poussa
un léger ai et tomba lourde~nt
pa: terre.
En'rayée, LlUelte se précipita, mais déjà Jacques
se relevait.
- Ce n't:st nen. é'fUrma-t-iI; j'ai buté contre une
pierre.
�PRINTEMPS PERDU
'49
- 'l'u ne t'es pas fait mal?
Avec impatience, il répondit:
- Mais non; je te dis que je n'ai rien. C ela arrive
à tout le monde de tomber.
Linette se tut, offrit son bras que Jacques accep'ta.
Ils allèrent s'asseoir dans le jardin de l'h6tel.
Lui, pour montrer qU'il n'avait attaché aucn~
importance à cet accident, dont son orguei l souffrait, d it à Linette:
- Ton amie est charmante,
- N'est-ce pas?
' - Cela t'a fait plaisir de la revoir?
- Oui, beaucoup.
- Il Y a longtemps que tu la connais?
- C'est une amie d'enfance' nous avons fait
tout es nos étud es ensemble.
- Son mari m'a paru intelligent. Est-il bien
'c omme homme?
- Oui, très dist1l1gué. Une tête fine et sp iritu elle.
- Elle est jolie?
- Ravissante.
- Un beau couple! fit-il avec amertume.
Un s il ence accueillit ces paroles. Linette devinait
·'lue Jacques comparait et que cett e comparaisoll
,;tait une souffran ce, Elle-même ne pouvait s'empé. . her de penser que, sans l'accider..t de Jacques , ils
aurai ent pu ressembler i ce couple, qui avait l'air si
heureux de vivre et de s'aimer.
Le silence se prolongeant devint pénible, presque
douloureux; ni l'un III l'autre n'osaient parler. Ils
avaient peur des mots qu'ils prononceraient; la
derni ère phrase de Jacques les séparait un peu.
Linette voulut faire cesser cet étrange malaise.
Courageuse, elle se leva, et avec un e gait é bien
extraordinaire en un pareil moment, elle s'éc ria:
- Mon Jacques, tu rêves; descends sur la terre,
s'il te plait, car il va falloir songer au retour.
.
- Au retour ? répéta Jacques.
Pui s, levant la main, très las, il ajouta:
'-- Pourquoi Caire?
- Pourquoi faire? En voilà une question. Ma'ls
pour rent rer chez nous ... chez nous, Jacques, répéta
Linette avec tendresse .
Il se leva et, rés igné , répo ndit:
- Allons! il est tard, je crois.
- TrOIS h eures passées, et nous avons une lO'1gue
route à faire.
Il s montèrent en voiture. Pour ne pl." parler,
Jacques se dit fatigué et... il pensa:
Maintenant, il était bien convaincu qu'avec lui
Linette ne pouvait plus être heureuse. A ses vingt~
�PRINTEMPS PERDU
deux an3, II fallait de la jeunes se , de la vie, de la
gaieté. ,( Je l'aime, se disait-Il, mon amour est immense; mais mon amour est triste, c'est presque un
amour de malade; son age ne peut s'en contenter
Avec moi, Linette est malheureuse .. . »
Et alors, devant ses yeux il tout jamais ferm é_.
une sIlhouette se dressait. Guy, en costume d'offiCier,
Gu)', tel qu'LI était deux: ans auparavant. Sa haute
taIlle, ses yeux: neurs et calm s, sa bouche SI moqueuse, Il n'avait ~Ien
oublIé. TO';lt il coup pr~
d"
lUI, Il Vit, extraordll1ane VIs ion, L1I1litte, sa femme,
tians toute sa radIeuse Jeunesse! Quel beau couple
tous les deux faisaient! De rage, ses mains se fermèrent, et 11 dut s~re
très fort les lèvres pour
qu'aucun cri ne sort It de sa gorge contractée ... Non,
Il ne voulait pas vOir cela, et ses bras firent un
mouvement pour repousser l'affreuse VISIon.
A coté de lUI, un peu lasse, Lll1ette regardait la campagne; elle admirait le soleil couchant ql1l, crevant
de joliS nuages grIS, emphssalt d'or tout l'hoflzon.
Elle pensait il Versailles, à t.:e parc splend Ide,
pleJl1 de mystère tranqutlle ct de pIété sereme. Elle:;
pensrut aussi il son amIe.
Le SOir était venu. Avec lU!, l'apaisement, le souvemr de la rencontre avec Jeanne lui était très doux.
Elle sc rappelait l'histOire du voyage de noces' die
sounait, amusée par toutes ces aventures.
'
Et la Journée s'achevait, et la voiture roulmt entre
de grandes allées droites, égayées par des bouleaux
d'argent au pied desquels poussait la bruyère rose.
Devant Linette, la route semblait poudrée d'or les
arbres en étaient vêtus. Cet hOrizon nche et sCI~tl
Jant rendait l'âme morose. Le soleil mourant empltssalt ces bOIS d'automne d'une mélancolie immense'
tout brillai l,tout resplendissait SI magnifiquement qu~
Lll1ette ne pou\alt s'empêcher de penser que pareille
splendeur ne durait qu un Il1stant. E~core
quelques
minutes et c.et Jl1cendte superbe serait éte ll1t.
De cette splendeur, il ne resterait nen, n en.
Le cœur de L1l1ette étai t plein de re'lrets 1
XIV
Le lendemain, Linette, se sentant très fatigu ée, SÇ!
leva tard et elle était encore dans son cabi net de
toilette l~r sque
la temme de chambre lui apporta le
tourner. Peu nombreuses étaient les lettres; il Y en
avait trois seulement, toutes pour elle.
�P KINTEMPS
PERDU
Une de sa ml. re, lui apportant èe bonnes nouvelles
de son père, une carte postale de son amie J eanne.
écrite à Fontainebleau pour lui rappeler sa .c'·o
ntesse, ct 'u ne autre dont l'écriture la trou bla.
Elle venait de Guy; elle était adressée à elle.
Pourquoi donc lui écrivait-il?
Elle hésita avant d'ouvrir l'enveloppe; elle devinait
que c'était une lettré dont peut-être il ne faudrait pas
parler à Jacques, et cette pensée l'effrayait.
Jacques c'était son mari, son maître; clic était son
bien, sa cho se, ct on n'avait pas le droit de lut
écrire en cachette ... C'était mal ce que Guy faisait
là ... Il eût été sage de ne pas décacheter cette lettre;
il eût été sage de la mettre dans un tiroir quelconque
ou de la \::irûler, tout simplement; mais Linette
était curieuse comme toutes les femmes, ct, pour
s'excuser vis-à-vis d'elle-même d'une chose que sa
con scIence réprouvait, elle se dit que cette lettre
était peut-être des plus banales et qu'elle s'imaginait des histoires qui n'existaient pas. Alors, lentement, presque à regret, elle ouvrit l'enveloppe.
Quatre pages d'une écriture serrée, toute petIte,
difficile à lIre, tombèrent à terre. Elle les ramassa,
s'assit dans une vÎl.ille bergère, puis, un peu émue,
en commença la lecture.
« Linette, ma chère Linette,
Quand vous recevrez celte lettre, je serai bien
près de mon départ, et, comme il est certain que ie
ne vous reverrai pas avant de longues années, )e
veux vous écrire tout ce que, l'autre Jour, je n'ai pas
su vous dire.
«Je suis parti du Pncuré comme un malfaiteur,
sans penser à vous remercier de votre délicieuse
hospitalité, et pourtant, mon amle, il faut que vous
sac!1iez cc que ce mois passé près de vous a été pour
mol.
« J'ai cu l'illusion, pendant ces jours qui m'ont
semblé si courts, quc quelqu'un m'aimait, pensait p
moi.
« Vous étiez si prévenante, si doucement affecILlLuse, que le sauvage que j'ai toujours été ne se
souvenait pl us dc sa sauvagerie; il ouwait son
cœur, son âme tout eotj~r
à la petite SCl"]r qui
semblait si bien le comprendre .
« Nous avon s eu des heures exqui$cs d'intimitl!,
des causeries charmantes dont j'emporte le souvenir,
et lùr",que je serai loin, bien loin de tous ccux que
j'aime, je me souviendrai de ces causeries commfl
d'u ne chose lointaine, mais si inoubliable qu'eUe
est ((mjours présente.
«
�PRINTE.\lJ.' S PERDU
• Il me se m ble que j'entendrai toujours votre
VOIX, celte voix claire, SI p ur e , qui n'appartient qu'à
vous, me dire: « Guy, mon ami, aujourd'huI vou~
para issez so mbre ; quel rêve nŒr fait de vos yeu}.
un morceau de nuage ?»
« L ln ctte, depuIs que je vo u s ai quittée, mes yeux
sont toujours ainsi, ct m ême il arrivc quelquero ls ,
je n'ai pas honte de vous l'avoul:l, que dl: ces nuages
tombent de grosses gouttes, de plu,le:
.
« Petite sœ ur, il y ~ des, J ~ ur s v U JC !l'al plus du
t o ut dc coulage et J'aI chOIS! un d e ces Jours-là pour
vous éc nre,
« C'est ndlcule, mai s je vous devine ple ine d'indulgence; sur vos lèv res aucun oun re m<;Jqueur ne
paraîtra. Vous n e songe rl:z ras u,ne minute que
CelUI qui vous éC rIt est un homme qUI a fait plUSieurs
fOIS le tourdu m onde e t qUI se croyait très braIe ,
parce qu'Il aVaIt reçu, depUIS ,l ongtemps déjà , le
baptême du feu , Non 1 vous ne fi rez pas! ~otre
âme ,
votre cœur d'enfant comprendront qU' Il est des
douleurs morales plu s douloureuses qU n'lin porte
7
qucJll! douleur ~-,hyslque
l,
« Linette 1 Je souffre, Je SU IS unyauvre malheureux 1
J'Implore Je vous, avant mon dt!part, une r~ponse
à.
cctte lettre.
« Dc:u;( Il'mes suffiront, mais dans ces deux
lignes el1l'oy:;'z-moi mon pardon.
« Petite sœur, je vous a l gravcment offe n sée 1
,( Lorsque je SUIS arrivé c h ez vous, dans ce Pneuré
où l'avaiS passé to'!(es mes vacn~es
d'enfant, j'étais
heureu): de pouvoir enfin vous dire quelle admiration j'a\'<'.ls pour vous ,
,','
« DepUIS lOJ':gtemps, deJa, Je vous vénéraIS pour
ce que "ous aViez fait j 1:?Ur l~
bonheur que vous
dOlll1i<'!z à mOIl pauvr" trc:re; a caUSl: de tout cela
VoLIS l!t:\'IeZ m'étl"e doublemcllt &<lcr0e,
" Comment se fait-il que c~!te
affect ion, si pure,
que J'avais pour VOUS, ~c,
SOit ,tout, à c~up
transformée? Co~ment
se, fait-il qu un ,jourde me sois
aperçu que IC vous allualS ct que je ne evais plus
VI :rl: prè:s de vous?
"J'ai fait cette vlla1l1c décoLlvt.:rlc le matIn où
u~
avons.::té visiter les 1'L1Ine , Dieu, cU'II fai,;ai'
'ail! Vou souvenez-vous';>
•
( L(; lendemain, J(; suis parti,' ,je croyais ["" pas
\'OU.'i reVOII", malsyourlal;t)e des lra l,s "olre présence
folkrncnl. VOLIS etes arnl'<.;e toute JOYl:ust.:, et vous
a\'er. l'oulu savo ir pourquoI Je m'en all a is, Je ne sais
SI d'hahitude 011 vous résiste, mais moi, contre votre
'fouloir, j'étals,sans force, au bout de peu d'illstants,
"fOUS aviez dcvwé la cause de mon brusque clépart.
�PRINTEMPS PERDtJ
({ Linette, Je n'oublierai Jamais votre visage lors1ue vous m'avez dit: « J'ai compris. »
\
« Vos yeux, vos grands yeux se sont à mOitié clos,
votre bouche s'est contractée nerveusement, l'ai eu
l'impression très nette que notre amitié se tcrlTIlnail. ..
« Linette, Ji vous en pne, oublJez ce mom ... nt de
:oli e.
« A présent, c'est fini, jamais plus je ne \()Us par~
' lerai de ce passé; je m'en vais, je pars pour très
longtemps. Quand le reviendrai, petite sœur, SI le
reviens lamais, je voudrais vous retrouver aussI fraternellement aimante qu'autrefoIs
« Dites-mOI, écnvez-mol que vous me gardez un
peu de celte afft.'ctlOn que vous m'aviez donnée.
« Linette, il m'est très dur de parttr sans vous
revOir; mais le départ sera moins douloureux si
j'emporte quelques lignes de vous m'envoyant mon
pardon. Il me semble que vous ne , pouvez refuser
cette absolutlOn à celUI qUI part pour un SI long
voyage, qu'il ne peut fixer l'époque de son retour.
« Linette, que votre leunesse ne sa lt pas IntranSigeante, qu'elle comprenne, qu'elle pardonne et
qu'elle plaigne .
« J'attends votre réponse, nous qUIttons Cherbourg dans trotS jours; Ju squ'à la dernière minute,
l'e sp6rel'al cette lettre que je réclame de vous. Ne
me laissez pas partir sans me l'envoyer.
« Petite sœur, pardonnez 1. ..
« GUY. »
La lecture achevée, les dOigts de Linette S'OUVrirent lentement, et la lettre de Guy tomba sur le
tapis. Très émue, la leune femme appuya sa tête sur
un coussin et ferma les yeux. Elle avait beSOin de
se recueillir et ce silence ql11 l'e ntourait était très
favorable. Elle était triste, lasse phYSiqueme nt et
moralement, si lasse que tout mouveme nt lUI _ "mblalt pénible
La lettre de Guy demandait une répon s'=' i flill'donnez, disalHl; certes, elle pardonnait, n'dalt-e ll e
pas un peu re spo nsable de ce qUI dait arrivé?
L111ette souffrait de faire souffrir, et elle pensUl('avcc
chagnn que Guy était malheureux ... Il allait pa rt Il'
pour longtemps ... longtemps ... Quand reViendrait.
il ? ... Reviendrait-il jamais ' .. .
Cetle pensée fit fn sso nner Lmette, son cœur S~
serra et de ses yeux: clos deux: lalïyt es tombt:J'ent.
Un baiser Ie;s recue;tllit.
Jacques était entré tout doucement; .% 1 tiUlI
chemin, il avait trouvé la vieille bergère où Linette
était assise. li s'était pench,~
et ses lèvres avaient
,
�PRINTEMPS PERDU
re.ocontre L es facIlement le cbep visage'. SalSJe, toute
ùésorientée, elle l'epoussa brusquement son mari.
- Jacques! s'écria-t-ell'e, lDar où donc es-tu entré?
je ne t'ai pas entendu, tu m'as fait presque peur.
- Par la porte, ma chérie, comme tout le monde,
seulement tu voyageais, tu étais très loin d'ici. Ce
voyage était un peu triste, Linette, car tu pleurais.
Du revers de la maln, la jeune femme essuya ses
yeux.
- Mais non, dit-elle, je I~e crois [Das.
- J'en suis certain, et même, si tu ve-=, je pourrais te dire ce qui a causé. ton cnagrrn.
. - Jacques! fit-elle, craintive.
- Oh! c'est très simple"; (!11 m'approchant Je la
bel1gçre, où tu étals, j'ai mls le pied sur une lettre,
elle' était tombée de tes genoux., et soo contenu
t'avait tellement préoccupée' que tu ne t'en étais pas
aperçue . Sur ton visage, j'ai, trouvé. des larmes; la
.conclusion n'était pas difficile.
V lvement Lin.ette s' écria:
- C'est une lettre de ...
Ja~ques
l'interrompit:
, - Je ne te le demande pas, ne dis rien.
- Pourtant..
- Jle ne veux nco savoir.
Et, se penchant vers elle, il ajouta tendrement:
- Tout ce que je sais, c'est que tu es triste, que
quelque chose .ou quelqu'un t'a fait de la peine et
que tu as besoin d'être consolée. Viens prçs de moi,
ma cht:rie, ne cherche pas à mettre un masque sur
ce visage que je ne vois pas, pleure sans crainte que
je te demande la cause de tes larmes .
- Jacques ... balbutia Linette.
- Oui, reprit-il avec émotion, cela t'étollne de,
m'entendre parler ainsi; pauvre petite, parfois j'ai
été tr1!s dur avec toi... Linette, comprends que je
t'aime à prf:sent mieux que je ne t'ai jamais aim~e,
et plus tard, bçaucoup plus tard, lorsque tu seras
vieille, tu comprendras. que le i,our. où j~ ne t'ai pas
demandé la cause de ton chagnn, )e t'al donne une
grande preuve d'amour.
Mais ... fit-elle, ayant il: Jésir de s'excuser.
- C~ut!
reprit Jac.ques, .il est convenu que tu ne
diras nen ; et pUIS, )e crOIS qu'en ce moment tu
.. 'as aucune cnvie d'ètre bavarde.
11 s'agenouilla pri;s d'elle, et sa main qui tremblait ramassa la lettre tle Guy.
- Til:ns fit-il, voici ces vilaines pages qUI ['ont
{ail du chàgrin, youx-tu les garder 'r
D'un mouvement nerveux, Linette Jéchira la lettre.
- Non, non, dit-elIc.
L
_
�PRINTEMi':.'!· PERDu
- Alors 1 c'e~l
Ullt.: chose convel~,
nous ne
;el'arkrons plus cie cette hl~toire;
Vel.1'k-lU essayer
de l'oublier?
Elle ne répondIt pas, malS elle cacha sa tète sur
l'épaule de son man. Alors Jacques repi~
très dou~
cement:
- Reste là, ma chérie, reste là, très longtemps, el
SI c'e s t une consolatIOn P?ur tOI, pense que Je t'aime,
LInette, nc pleure pas all1SI, tout s'arrange dans la
vie; JI n'y a pas de chagrin dont on ne se console
ças. LlI1ette, tes larmes me font mal.
Elle balbutia:
- Ah 1 Jacques 1 Jacques! SI tu savais I! !
Avant dc. répondre, Il héSIta; il voulait consoler et
sa JalousIe lUI rendait la tâche très pénible.
Tous bas, pour que Linette ne s'aperçût pas que
<lan" sa VOIX, 11 Y avaIt de la douleur, II murmure:
- Je sais 1...
Tout l'être de la jeune femme fr~ml
en entendant
c.ctte réponse, mais elle ne bougea pas. Elle restait
la, blottie ùa~)s
les bras de son mari, tel un petit
oiseau elIraye par l'orage. Elle restait là, ne pleurant
plus, malS elle étmt toujours très malhcureuse. Elle
pensait ~ Guy, à son prochall1 départ Le lal sseraltelle partIr sans cette lettre qU'JI implorait?
xv
L'auto était rantSée au bas du perron c t le mécanicien se tenaIt à c6té de la portière, prêt à l'ouvnr
di.·s que Madame para1tI:ail, mais Madame se faisaIt
attendre. Elle avaIt .c lmmandé la vOIture pour dIX
heures, la demie allaI t sonner, et Madame n\~tal
pas
''lcnre descendue.
Le chaufreur savait qu'on allaIt à Paris, ct se disaIt
déjà que, pour arriv.cr pou~'
~e dé!euner, il faudrait
marcher vIte ÙU SOixante a 1 heure, ct il y avaIt ùes
"dlaQ'~
à tra~
' er~!
Ce ne sera it guère prudent, mai~
al'cc l'insouciance qUI caractérise les conducteur
d'automobiles qu'une fau~se
manccuvre peut tuer,
il pen~alt
d':ja aux grandes ro~tes
sur lesqu-elles on
pOllWlIt facilement falfe de la "!tesse.
Il ren<;ilit at1s~
que c'étaIt étonnant de 1'(); 7
A!adilll1l' s'en aller toute seule à Paris. Depu!s Geu>.
ans, depUIS que Mon~l.eur
était marié, l\ladame ne
l'avait quitté qu'une fOlS, et pOlir une raison grave.
la maladie de la vieille couSine . Quelle cbose extra·
ordinaire appelait donc Madame à Pans?
,.
�PRINTEMPS PERDU
Hier soir, à l'office, la femme de chambre affirmait
que c'était pour aller déjeuner avec une amie. Lui
n'en croya it rien; il connaissait Madame, il savait
que ce n'était pas pour son plaisir que Madame
iaissait Monsieur.
La femme de chambre, une coquette, qui distribuait ses amitiés tantC)t au cuisinier, tan tôt à lui-même,
racontait cela pour faire croire que tout le monde
lui ressemblait. Mais lui, savait à quoi s'en tenir 1
Il en était là de ses réflexions lorsque Linette
parut, accompagnée par Jacques . Au moment où la
1eune femme allait monter dans la voiture, son mari
.la saisit brusquement dans ses bras et la serra très
fort contre lui .
Elle s'étonna un peu de cette étreinte devant un
domestique, mais elle ne fit aucune réflexion .
Elle embrassa Jacques, lui affirma une fois de
plus qu'elle serait là à six heures, et partit contente
d'aller voir son amie, mais triste de laisser son mari.
Longtemps, Jacques écouta le bruit que faisait la
voiture en s'en allant; puis, lorsqu'il n'entendit plus
rien, il remonta l'escalier. Ille remonta si lentement,
il semblait si las que tout enort devait lui être pénible . Arrivé au haut des marches, il se traina jusqu'à
son fauteuil, sur lequel il se laissa tomber lourdement. Un long moment, il resta là, immoblle; puis il
se redressa avec énergie; sâ main chercha sur la
lable le bouton électrique, et il sonna.
Immédiatement, le valet de chambre vint savoir ce
que monsieur déSirait.
- Le docteur vient ce matin, dit Jacques d'un
ton bref; vous le conduirez ici directement.
Bien, Monsieur.
Quelle heure est-il?
Onze heures .
Merci.
- C'est tout ce que Monsieur désire i'
-Oui .
- A quelle heure faudra-t-il servir le déjeuner?
- Comme (i'h'ibitude, aussitôt après le départ du
docteur . .
- Bien, lVlonsleur.
, Le domestique s'éloigna; Jacques se leva, dé ireux
de faire quelques pas. Il "e raraissait plus fatigué,
une agitation extrême s'était emparée dc lui; il mar«
chait nerveusement, Sllr de lui.
Tout à coup il s'arrê1a. Dans le grand slIence qui
l'entourait, il entendait le bruit long ct saccadé quo
fait un train en marche. Ce bmit cessa, le train en
trait en gare; puis, au bout de qu'lques minutes, la
locomotive sima ct II.! bruit fc commença.
.
�PRINTEM~
l'ERD u
1f>7
- C'est le train du docteur, pensa Jacques, Cette
pensée lUI fut très désagréable, mê~
elle p;:".". lui
Hre tr&s pénible,
« Le docteur, le docteur 1 » murmura-t-il avec
l'motion.
Pourquoi donc était-il ainsi ému? Le docteur
venait souvent, presque toules les semaines; Il n'apportait aucun soulagement à on état, ses yeux ne
{\uérissalent pas, malS c'était bon tout de même de
l'entendre dire d'une voix chaude, d'une voix qui
n'avait pas l'ail" de mentir : « Eh bien! cela va mieux,
j[ y a moins d'InflammatIOn, Il vous faut encore de la
patience, beaucoup de patience, malS VOUS guérirez, »
Lonptemps Jacques avait cru vraies ces paroles
d'espoir, longtemps Il 's'était imag~né
qU,e son mal
n'était que passager. Ma111tenant 11 savait qu't! ne
guérirait pas!
Un cheval qUi trottait sur la route, la gnlIe du
parc qu'on ouvrait, puis la vQiture roulant sur le
gravier; Jacques entendit tout cela sans bouger
. Il voyait, par la pensée, le docte", descendre de
la victoria; un domestique s'emprt.~v
près de lui
po~r
le r!ébarrasser de s,on paletot, puis le docteur,
qUI connaissait Ic chateau, demandait où était
Monsieur; le don,cstique indiquait la terrasse, Alors
d'un pas al(~gre,
le '1l.édeC1l1 traversait le vestibule'
Je grand salon, jetait ,un coup d'œil distrait sur le~
magnifiques taplssenes, et, d'une main déCidée
ou\~rait
la porte vitrée qui donnait sur la terrasse:
Tout à l'heure, dans unc seconde, il serait là ..
Non 1 non! déCidément Jacques ne voulait pas le
recevOir, JI allail s'en aller dans le parc. Croyant
être tout près de l'escalier, Ii Dt que:ques pas, malS
arrolé JI se dllïgea de l'autre cOté, Juste à Ct; moment
le do~teur
ouvrait la porte.
_ Eh bien! cher monsieur! comment allez-vou>:
aujourd'huI?
,
Celui qui prononçait ces paroles était un homme
d'une soixantaine d'ar:t nées ; ses cheveux blancs, sa
barbe blanche donnaient une ~randc
douceur à sa
physionomie. Il avait d'étranges yeux verts et un
SOUlïre d'une InefTable bonté,
,Jacque dut f~lre
appel à toute son ,énergie et à
:>ollte sa bonne educatlOll pour l'CCCvell/', poliment
~elui
qu'il \'oulall fui l': D'un m(lu\'e~t
ne,rveux;
saccadé, JI tcndll sa ma1l1, une ma1l1 glacee qUI trcm
blait lin pe,lI.
pareIl, docteur, répondit-Ii, il n'y a
- TOUJo~r:s
aucune aml!iIO"atlon,
Bon, trl:S paternel, le médeCin répondit:
~
Voyon, ! vous n'cn savez rien du tOllt. V~
�l'RIr TE111'S PERDÙ
asseoir là, sur le dlvall, et montrez-moi ces
pauvres yeux.
Jacques se laissa examiner avec patience.
- Céla ne va pas mal, pas mal du tout; seulement,
nous allons changer de méd Icament.
- Encore une lOIS, Jlt Jacques J',un ton acerbe.
- Olll, encore une fOI~!
que vouI.::z-vous, ch<.!l"
monSieur, la science [aIt des progrès tous .Ies jours.
de grands progrès; alors, nous sommes bien forct:S
de Ics suivre, Du resle, J'espère beaucoup du nouveau traItement que nous allons commencer.
Jacques ne répondit pas. Le docteur continua:
- Ce qU'Il faut absolument, c'est que nous arl'J\'Ions à faire disparaHre complètèment ces maux cl<;
tête, Cf;S migraines qui vous font tant souffrir.
Mme Daumon me disait l'autre jour que "ous en
aviez beaucoup en ce moment?
Jacques Inclll1a la têle.
- Prenez-vous assez d'exercice? Il faut marcher;
dans ce parc, les allées sont 51 belles que toute p1'omena,ie dOIt y être agréable. Sortez-vous tous les
Jours ~
- A peu !J.ts.
- Cct à peu près ne me suffit pas; je vais dire , à
Mme Daumon qu'elle doit exiger Journellement deux
heures de marche. Elle obtIendra facilement que
vous SUiviez cette ordonnance .
- Vous ne pourrez pas le lui dIre, docteur, car
vous ne la verrez pas.
SaISI, le médecll1 regarda Jacques attentivement.
Mme Daumon absente, l'lolme Daumon ayant qUltté
son man! DepUIS deux ans, il n'avaIt jamais vu cela.
A.vcc Intérêt, II demalida :
- Mme Daumon serail-elle souffrante?
- Non, pas du tout; elle e~t
à Pans.
La physIOnomie de Jacques IndIquait net~m
qu'II ne désirait aucune question sur cc sUjet. Le
Llo<..teul' le compllt, ct, tlrant lie sa poche un portefeuille, Il se m.t à réJiger l'ordonnance.
- VOilà, dit-Il tout en éCrIvant, ce que vous ferez.
DeUX fois par jour, malin et SOir, quatre gouttes dl.
'oilyre, pUIS je VOLIS recommande de contlOuer Ic~
a \ëi!.(.;s ",haud ' et de les fal re Je plus SOuvent pOSSible.
C'cst tout, docteur-(
-- Oui, c'est tout pour aujourd'hui, Si ce nouveau
cpdYle 10US fait Ju bien, nous le contlnucrons en
al~i1ent
la dose; seulement, comme il cst tr0s
viol<:nt, Il faut aller progressivement; une trop forte
do~e
pourrait vous [aire du mal.
- Vraiment? fil Jacques d'un ton moqueur .
. lV1al à sun aise devant cc malade qui paraissall
"OUS
�PRINTEl\iIPS PERDU
159
raillei" tout ce qu'Il lui dIsaIt, 1(;; docteur réf .ondit :
- Mais oui, croyez-mOl.
Et voulant abréger ~et
e~tr?in,
sentant qu aujourd'huI loute conversatJ(~
etaIt 1Juposslble, il reprit:
- Je vais être obllgé de \OUS qUItter, j'ai des
malades, très malades, qui m'attendent à Pans et
je voudrais essayer d'attraper le prochall1 train. '
Jacques se k ..:a et d'une voix calJl1e demanda:
- Docteur, votre retour est-il urgent? PouvezVOLIS le différer '?
Etonné ùe cette insistance, il répondIt:
- MaIs je viens de vous expliquer que c'étaIt une
questIOn de devoir professIOnnel.
- Alors, si je vous pnais de bien \ouloir m'accorder quelques 1l1stants encore, vous refuseriez)
Avec un bon sourire, le doCteur répondIt:
- Je ne dis pas cela 1 Vous êtes un malade, pas
très malade il est vrai, mais epfin vous avez le droit,
tout comme les autres, de prendre mon temps . Je
suis votre medecin, et un médecin est toujours à la
dispositIOn de son client. Cher monsieur, si vous
avez besoin de moi, je prendraI le train SUlnlllt.
Jacques ne sourit pas; il s'assit sur un fauteuil
en face du médecin, et, d'une VOIX grave, d'une voix
qui impreson~la
son 1lt~rocue,
j.l dIt ~
- Docteur, SI Je vous al demandé de bien vouloir
me consacrer quelques instants de votre 1emps s
précieux, c'est qu'il faut absolument qu'ajordh~
Je cause avec vous.
- Je suis tout.à votre dISposItIon.
- MercI 1 MaIS avant toule autre chosEl, je vais
vous demander de me promettre que cette conversation que nous allons a\'oIJ' restera entre nous
Jamais, quoi qu'il arrive, Jocteur, personne ne
devra se. douter que j'al pu vous parler comme je
vais le faIre. C'est votre parole d'honneur que je vous
demande; vous me la donnerez, n'est-ce pas -,.
- Naturellement. Mon métIer m'a appris, cber
monsieur, à. entendre bien des confidences dont je
ne me souvIens Jamais.
- Ceci posé, docteur, écoutez-moi, et surtout
répondez-moi avec la plus grande franchIse; dltes~
\'ous qu'il y a lies moments où le m~nsoge
devient
pre que criminel. Je vous en conjure, mème par
Vitié, ne mente7..plus. .
Surpris, très Impres~lOné,
le docteur. répondIt:
- Que voulez-vous dire, mon cher enLnt r Je nE
comprends pas.
.
.
S'agrippant aux bras du fauteuIl, Jacques 6t un
orand effort pour rester calme, et, d'une VOIX qui
tremblait à peine, li demanda:
,.
�J60
PRINTEMPS J:'ERDtJ
- Docteur, n'e st-ce pas, je ne guérirai Jamais 'r
Le médecin compnt toute l'anxiété, toute l'af..
oreu se ango isse qu'il y avait dan s cette question; il
;omprit que cet homme voulait la vérité . Pourtan~
il essaya de mentir encore. Gaiement, il répondit:
- En voilà une idée ! Qu'est-ce qui vous fait croire
/:ela? Est-ce ce changement de traitement? C'es t
enfantin. Il est vrai que les malades sont de grands
enfants.
Jacques s'impatienta el, presque grossièrement,
il repnt :
- Docteur, vous ne m'avez pas compris.
- Croyez-vous?
- J'en suis certain; je vous ai demandé la vérité
ef vous me parlez comme vous parleriez à un malade
qui n'aur~it
.aucun ~ourage.
Je ne pensais pas que
-JOUS me Ju giez ainsI.
- Vous vous trompez encore.
- Non, car san's cela, vous n'auriez pas hésité
une mmute à me dire nettement ce que vous pensiez
de mon état. Voyons 1 docteur, pour vous décider
à parler, faut-il vous dire que depuis longtemps je
ne me fais aucune illusion? Oui, je paraissais vous
croire, je suivais scrupuleusement vos ordonnances;
mais cela ne signiGa it rien. Je savais que tout était
inutile, que mes yeux étaient depuis longtemps
condamnés et qu'aU<.:une science humaine ne pouvait
leu r rendre la vi",.
Le docteur essaya encore de nip-.
- Mais non 1 mais non 1 dit-il. Vous exagérez ... ce
sont des idée s que vous vous faites, personne ne
sait, pas même les mMecins. Votre maladie n'est
pas un cas connl.l, étudié, c'est 'ln accident. Nous
essayons des traitements dont nous ne connaissons
pa les effets ... Alors, si vous n'éprouvez aucun
soulagement, ce n'est pas étonnant ... il faut attendre ... espérer.
En disant cela, le docteur se leva, désireu x d t:>
mettre fin à cette . conver~ati
pénible ..JQcques
perçut ce mouvement et comprit. II sc clr.;ssa, fil
quelques pas et sa main che rcha le bras du dOdcu r.
L'ayant trouvé, il le serra avec une violence dont il
ne se rendit pas compte, ~; d'une voix sourde. o!elllc
de colère, Il s'écria :
~ Non 1 no,: 1 vous ~le
vous en irez pas avallt qu~
'/OU~
:n'ayez dit. la vénté. Je la veux, entendez-l'ous ?
Je la. I.!Ul< tout entii.·re, aujourd'hui même ... Un
autre jou. le ne serai pa~
eul ct ma femme vous
emp':'c heralt encore de parler. En se mbl e vous échangez des gestes que je ne vois pas, mais que ;·17
devine ... ':Je sais qu'on vous a fail la leçon et qU 'OG
�" PERDU
PRINTEMPS
161,
vous a demandé de me raconter que je guérirais .. :
Mais celle qui vous a dit cela n'est plus de cet avis,
ct aujourd'hui elle est partie afin que je sois libre de
"'ous interroger.
,
« Docteur, avant de vou~
eIl: aller, il faut me
répondre. .. Voyons! . supplIa-t-tl, 'pa~lez-moi,
j'ai
beaucoup de courage, Je sais ce qUI m attend, mais
je désire vous l'entendre (lire. Docteur, ce n'est pas
difficile cie prononcer C?S quelques fIl:0ts : ~ Vous
ne guérirez pas ... ». Apn::s vou.s serez Itbre, 11 ~re
de
prendre votre train pour Pans, libre de ne Jamais
revenir voir un malade auss I désagréable.
_ D'abord, calmez-vous, mon pauvre enfant;
vous êtes dans un état nerveux qui fait mal. J'ai
manqué le train '; nous avons près d'une dem i-heure
devant nous. Je "ous promets de répondre à toutes
vos questions . :Vous voilà rassuré . '
Jacques reprit vivement :
_ Eh bien, alors, dites-moi vite ce que vous pensez
de mon état. N'est-cc pas que Je ne guérirai iamais ?
- Mais ...
_ Oh 1 je vous en prie, docteur, parlez; il y lt (fOP
1 0ngtel~ps
que j'attends et je sais bien que toutes
~es
réticences SOIl~
faites pour me préparer. .. Je
devine, tout me l'Indique, ce que vous allez me
dire ... Croyez-moi et su.rtou t comprenez qu'il est
préf.::rable pOUf l'av~nir
gue je sache exactement à
quoi m'en ten.lr ... SI Je d.ols rester aveugle, il me faut
arranger m.a VIC .tout d~femt.
.. Docteur,. depuis
deux .ans Je SUIS marlc a une femme que J'adore .
DeplllS deux ails nous nous sommes enfermés dans
ce chàteau pour y attendre ma guérison . Pour une
jeune femme de vingt-deux ans, la vic n'y e t pas
gaie. Comme compagt;l0n, un mari malade, (lui se
plaint souvent ct gUI ne pen e qu'à se -so igner,
hypnotisé par celle Idée fixe qu'un nouveau rem1:de,
un nouveau médecin peut lui rendre la vue.
Depuis deux ans, je n'ai pensé qu'à moi, oubliant
qu'elle, dont la jeunesse réclamait impérieusement
une autre vie .. . pouvait êt re lasse ... Cette autre vie
docteur, si je me sais inguérissable, je peux la lui
donner, sinon, si .vous me.Ialscz~
plus p~ti
espoir,
ie rec.ommenceral encore a lutter, Je verrai des m0deCiIlS, des charlatans, n'importe les9uels, j'essaierai
tOJles ks drogues, më~e
~els
qU! tuent.
'( Voilà! Jc IlC vouS al nen cach!.:, vous saver. eue
vos paroles décideront du sort de deux malhcüreûx,
Doctcur, n'hésit!.:z plus 1
,.
,
Le médecin se recueillit quelques secondcs,"pUIS
sa pbysionomie s'éclaira, P.t d'une voix chaud!.:, très
pl_l. :rab le, il répondit:
1(
6
�PRINTEMPS PERDU
Mon cher enfant, vous avez raison, vous ètes
un brave, 'ln de ceux qUI préfèrent connaltre leur
sort. Je vous approuve.
:"
Il s'arrêta comme s'il hésitait à continuer, maiS la
physionomie de Jacques était SI anXieuse qu'il comont qu'à tout prix il devait parler, Douloureusement,
regrettant ce qu'il allait dIl'e, Il ajouta:
- Je ne crois pas que vous guénrez.
Jacques ne fit pas un mouvement, aucun musc! e
de son visage ne bougea, seulement ses mains serrèrent si fortement les bras du fauteuil que l'osier
grInça, Ce fut tout; Il ne dit nen, immobile, raidI par
une volonté toute-pUissante, li semblait attendre que
le médecin parlât encore, Le docteur ne savait plus
que (lire; maIntenant qu'Li avait prononcé les mots
terribles, Il en mesurait toute la portée. Pourtant, il
ne se reprochait ,rien, Pour .lui arracher la vérité,
Jacques avait dit tout ce qu'Il fallait dire. N'avait-Il
pas moatré que son eXIstence et celle de sa charmante femme seraient tout autres s'il n'espérait
plus guérir? La radieuse Jeunesse de Linette avait
passé devant ses yeux; Il avait eu pillé de ces vlngtdeux ans, qu'un espoir ensevelissait dans ce grand
chateau, et, en pensant à elle, 11 avlt"'~I
la vérité
à ,cd homme qUI la réclamait avec tant de ténacité.
Le sl!ence se prolongeait. Jacques ne voulait pas
parler; Il craignait que sa VOIX ne trahit l'affreux
désesrolr qUI s'était emparé' de lui en entendant ces
paroles qUI résonnaient encore à son oreille comme
un glas: « Je ne croIs pas que vous guénrez. »
C'était à lUI que le docteur avait dit c.:la, à lui
qUI, malgré tout, espérait encore. Cette fois, c'était
fini, tout eSp'Olr était mort. Il savait que ce mur
sombre qU'1! avait devant les yeux ne s'en Irait
Jamais, que ce nOir opaque ne serait éclairé par
aucun rayon, que pour toujours, touJours, c'était la
nuit profonde, l'éternelle nuit dont il ne sortirait pas.
Comme dans un rêve affreux, il perçut que le docteur se levait, lUI serrait longuement la malO; Il
l'entendit prononcer des mots dont il ne compnt pas
le ~ens,
puis le, médecin s'élOigna, Il perçut encore
le bl'UJt de la vOiture dans les allées du parc, le trot
Ju chcv,ll sur la route. Le train arnva, la loc motive
stoppa, sima, pUIS le tra1l1 repartit et, Je nouveau
c.: fut le silence, le granel silence à peine trou!'l; pa;'
nuelquc chant d'ois~au,
~
Se rappelant vaguement que c'était i'ht;UIL ùU
uéJcuncr.. il s,onna et [lr6vi~t
le domes,tique qu'ayan'
la f!1lpl'aInc, Il ne prend rait nen; pUIS, s'imaginant
toujours CJU'11 Vivait quelque horrible cauchemar, Il
quitta la terrasse et. s'apouyant sur sa canne, il
�PRINTEMPS PERDu
,ra\'ersa le salon, le vestibule, monta l'escalier el.
entra dans la chambre de Linette .
Sur le seuil de la porte, il s'arrêta; le parfum pré,01~ de la jeune femme trainait encore dans cette
peu d'e\l~
'qu'elle y avait
pi.èce, c'était comme ':I~
laIssé, et ce parf-um saisit Jacques a !;l gorge.
Linette, vision de jeunesse, de beauté ct d'amour!
Linette! Une émotion trop forte le terrassa; il s'assit
près de la cheminée, dans une petite bergère où elle
sc tenait d'habitude, ct là, bien à l'abri de tous les
regards indiscrets, il pleura.
.
Cette défaillance ne dura qu'un ILlstant. Avec
énergie, il se redressa, quitta la bergère et fit quelques pas dans la chambre. Alors il rcnol1t~
la petite
table sur laquelle étaient posés tous les objets dont
Linette se servait tous les jours. Avec tendresse, ses
mains adroites touch,~ren!
tous les bibelots; il en
sui,-it lentement la forme, les petits doigts de la
jeune femme les avaient encore effleurés ce matin.
Sur cette table, dans un petit vase d'argent, il trouva
deux roses, les dernières de la saison. Il voulut en
respirer le parfum pé,nétraot et que Linette aimait,
mais sa main tremblait el une des roses s'efïeuiJla
silencieusement les larges p~tales
tombèrent.
'
Jacques reposa le petit vase sur la table el s . loigna. Au milieu de la chambre, il hésita, puis d0cidé
se dirigea ver le bureau de Linette. La c1cf'étaJt su;
la serrure. D'une main nerveuse, il l'ouvrit.
Buvard, papier, porte-plume, il trouva tOut ce
qu'il fallait pour écrire.
~cri,
depu~s
de~x.
ans il n'~vait
jamais ·essayé.
PUlsqu'tl devaIt gut!nr. à quoI bon s'habituer à
écrire sans y voir?
Il prit Il.! porte-plume de Linette, mais ses dOlf,ots
étaient si raides qu'ils lâchèrent le fin bâton d'ivoire.
Nerveux, il le reprit, mais sa main semblait ne pa
vouloir lui obéir; les mots qu'il tra'rait devaient étle
illisibles. Découragé, il rejeta le porte-plume, froissa
le papier et s'éloigna du bureau. Son geste avait été
si brusque gue le buvard.tomba parterre. Il se baIssa
pour le ramasser; alors Il s'aperçut q1!e ce buvard
contenait des lettres. Des lettres que Ll11ette I-,ardait.
De qui donc --:enaient-etles? Soup\onneux, il l~s
prit
dans ses mall1s; Il les ~ompta,
Il y en aVait dix.
Jacques eût donné plUSieurs années de sa vie pour
J'louvoir en lire une seule 1
fi tenait ces lettres, il les froissait COffin:;e s'il
.o:spérait arracher leur ~ec.rt
Ses doigts, ses pauvres
doigt:; ~l'avcuge
e~
SUivaient .le ~ont.ur,
cherchant
des. lDltlaks; .mals tout é~alt
mutIle, les peti cs
feUilles de papIer ne révélaient nen. Leur parfum
�PRIN'fEM'PS PERDU
était nul. Pourtant Jacques, hypnotisé par une seule
idée, 'imaginait que de ces lettres se dégageait une
'fine odel\r de tabac d'Onent. Guy! Aucun autre
Dom ne se présenta à sa pensée .
11 devint pâle, il eu t [rold, Il lUi sembla que la
chaise sur laquelle il était assis n'était pas bien
;lDllde; il étouffait. Il se retint au bureau de Lin ette,
croyant qu'il allait tomber. Par un effort de volonté,
il se leva, et, s'appuyant au mur, respIra longuement.
Se sentant plus fort, tl se dingea vers la porte, emportant les lettres trouvées dans" le buvard de Linette.
Au moment de qUItter la chambre de la jeune
kmme, il s'arrêta ; le parfum de Linette qui trainait
rlans l'air le retena't pnsonnier, sans chaînes, entre
tes murs. Là, malgré son infirmité, il avait vécu des
heures heureuses, des heures inoublIables, Il devait
s'en aller, s'enfUir, quitter celle chambre; s'Il se
rappelait, s'il se souvenait, jamaIs il n'aurait le courage de faire ce qu'il devait faire pour le bonheur
de Lll1etle.
Comme un malfaiteur qui s'en va après la mauvaIse action commise, il s'enfuit, emportant le produit de son vol, les dix: lettres trouvées dans le
buvard de la jeune femme, lettres d'amour, supposait-il. Les serrant contre sa poitrine, marchant vite,
connaissant SI bien le chemin qu'il n'avait pas
besoll1 de s'orienter, il alla chez lui, dans cette
chambre où il se réfugiatt chaque fois qu'il était
souffrant moralement ou phYSIquement
Comme une bête blessée, il s'abattit sur le divan
et, cachant sa tète dans les coussins, il mordit ses
mall1S pour ne pas crier. Tout so n corps était secoué
par de grands frissons, d'affreux sanglots sans larmes, Illlaletait. Cette angoI sse fut lo ngue, ses nerfs
sureXCItés ne pouvaient retrouver leur tranquillité ~ t
sa volonté étaIt Impui ssante à les calmer. Il tenait
toujours les lettres; ces Il!ltres exaspéraient sa
jalousie, et pourtant Il voulait aimer Linette d'un
amour si grand que, pour qu:elle fü.t I?eureuse, it
n'hésiterait devant nen. LUI, lUI seul, etaIt l'obstacl,.
à son bonheur, et quel triste obstacle 1
rt ne doutait plus: Guy ct L1I1ette s'aimaient; seulement ils avaient eu pItié du pauvre In(Jrme; l'un
étail parti, s'exilant vo lont<l1reme'lt, l'autre était restée, mais cette séraratlon la ren ait s i malheureuse
Qu'elle changeaIt tous les j()ur
~ ... Raymonde avai t
~rF1mé
qu'elle n'était plus recoJ'nai ssable ... Alors à
'~U()
I bOIl lutter, continuer à vivre ainsi, puis(/ue ponr
eux deux il n'y avait plu,; de honheur possi)le ? "
S'tl avaIt espéré sa guérison, il eût attendu, pU[~,
guéri, il eût essayé de rccon,luérir Linet~,
de la dis-
�PRINTEMPS PERDU
l~
puter à celui qUi voulaIt la lUI prendre. Un premIer
amour met dans le cccur d'une femme de si profondes
racines qu'Il suffit souvent de peu de chose pour le
faire refleurir. Linette se seraIt souvenue des premiers baisers, des premIères tendresses. Linette eût
repris son cœur qu'un voleur avaIt surpris un jo ur
de laSSItude. Puisqu'II ne guériraIt pas, ce rêve-là
étaIt un de ceux qui se bnsaient aUJourd'hUI. Sa résolutIOn étaIt bien défiOltIve, c'étaIt un arrêt de mort
que le docteur avait rendu tout à l'heure en dIsant
ces SImples mots: « Je croIs que vous ne guénrez
pas.» .
PourquoI VIvre, pourquoi traîner plus longtemps
celte affreuse eXIstence, pUisque sa mort ferait le
bonheur de deux êtres qu'JI aimaIt ? ... LInette pleurerait, elle aur~t
un gros chagrin, maIs elle avaIt
vIngt-deux ans, toute une l'eunesse devant. elle, et à
cet âge-là les larmes sèc Jent vite, et pUIS aucune
douleur n'est éternelle .. L'amour de Guy, de ce bel
officier, la consolerait bien vite, et, avec lui elle
recommenceraIt une autre vIe ... Guy entendrait de
nouveau son rIre étIncelant, SI claIr, si gai, son rire
que depuis de longs jours lui n'avait pas entendu .
A VOIX basse, comme S'Il priait, Il murmura:
« LInette, petIt oiseau l'leur et charmant; ma
LlI1etle, tu m'as consacré deux années de ta VIe,
dey" a,né~s.
de ton printemps, merci. Longtemps,
gra.:e a tOI, J'al oublIé que Je n'y voyais pas; tes
yeux regardaIent pour mal, et tu savais si bien
m'exp,Iiquer toute chose que je ne souffraiS pas de
cette',Infi:mlt.é, dont j'espéraIS gu0nr. :r..,lnette, mercI
de m avoir aImé malade, mercI de m'avoir épousé
car tu sava is déjà, J'en suis certain, que je ne gué~
nrais pas .. . Lorsque tu es venue toute seule, chez
mal, me dIre que tu m'aimais encore, tu m'as donné
une si grande joie, un tel bonheur, que Je me SU IS
promIs de m'en s.oul'enir toujours; c'était une deite
que Je contractaIs envers tOI, non pas une dette
d'honneur,. maIs une deue . d'amour; Je l'acqUItte
alljourJ'hul. Pour Clue tu s9 1s heLlleuse, ma LInette,
pour qu'un autre que mOI 'asse retentIr d~
n.ouveau
ton nre charmant, l'our que tu pUisses JouIr de ta
ïeunesse, Je m'cn l'aIs. C'e~t
douloureux de te qUItter, c'est affreux même\ le me croyais bl:ave et je ne
le suis guère, Llnet~,
J al peur de mounr ... la morr
pourtant ne m'effr<].le pas, mais )e ne t'entendrai
plus ... Tout à l'heure, quand tu rentreras, tu ne
trouveras ici qu'un cadavre ...
" Pauvre chél ie, comme tu vas vivre une nellr
oouloureuse, ct Je ne peux pas te l'éviter! Si, pr\:~
d'Ici, Il y avait eu quelque rivière au cours raplJe~
�lob
PERDU
PRINTEM]1~
j'y seraIS allé, ma mort eût été presque naturelle .. ,
« Tu rentres à six heures; une heure avant ton
retour, jepartirai pour un voyage d'où je ne revien.
drai JamaIs. Ma petite Linette).. jusqu'à mon d'}part
le ne vais penser qu'à t01. .. t.;e sont les suprême!
préparatifs ... Je te revoIs si bien telle que tu étais
lorsque je t'ai connue 1 C'était en plein été, un jour
de beau temps, au tennis de Dieppe; tu venais de
gagner, et le jeu, le plaisir d'avou' battu de redoutables Joueurs t'avaient mis dans les yeux des
rayons de soled. Mon amour date de ce Jour, et si
je ne t'en ai pas parlé tout de suite, c'est que je voulaIs que t<l m'aimasses aussi ... Mais je n'ai pas su
attendre longtemps, et q uelq ues mois après nous
étIOns fiancés. M'aimais-tu? je ne crois pas; tu
ignorais l'amour. Pourtant, Je crois que la première
émotIOn amoureuse de ton cœur àate du premier
voyage que nous flmes ici ...
" '1'01, marchant à mes côtés toute recueillie, c'est
mon plus :toux souvenir et je veux m'en aller en y
pensant.. Linette, le moment approche, quatre
heures sonnent; dans une heure tu seras libre, libre
de m'oublier, lIbre d'aimer celui qUI m'a remplacé
dans ton cœur. Vous serez heureux tous les deux,
vous avez tout pour vous: Jeunesse, santé, amour,
mal ce qu'il n'aura pas, lui, c'est le premier émOi
de Ion cœur, c'est ton premier baiser. J'emporte
ces trésors avec mOI, ils m'aideront à achever ma
route . .. le passage est pénible, douloureux ... c'est
un dur calvaIre à gravIr. »
.
.
. .
..
...... .. ...
. .
. . . . .. . . . . .
Quelque temps encore Jacques resta étendu sur
le divan, tenant toujours dans ses mains les lettres
pn es chez LLllette, puis il se leva et marcha vers
son bureau. Il s'assit sur un lauteuil; sa main, qui ne
tremblait plus, ouvnt un tIrOIr; il prit un tout petit
revolver, vrai joujou d'enfant, et il écouta.
La demie de quatre heures sonna .
En<.:ore trente minutes, » murmura Jacques et.
calme, soutenu par !lne volonté, celte lois t011teouiS5ante, il attendit.
t(
XVI
Jeanllt" l'amie de Linette, s'était réveillée fort tard.
cc matin. A reme ava!t-elle ouvert les yeux qu'cl le
appela son man, sa femme cle chambre, et leur
demanda en m6me temrs, à tous les deux, vingt
choses à ,,, fOIS.
�PRINTE!vIPS PERDU
Le m~rÎ,
qui avaIt l'habitude de ces révetls-là,
embrassa sa femme très tendrement, puis après
s'être assuré que Jeanne étaIt toujours aussI gale,
aussI rose, aussI bien portante, Il retourna à ses
affau'es, laissant la femme de chambre s'Occuper de
son encombrante maitresse.
Dans un bablliage Incompréhensible, Jeanne
demanda à la fOIs SI le courner était arnvé, SI son
chocolat était prêt, SI sa CUISll11t:re avait pensé qU'Il
y avait du monde à déjeuner, SI la Oetllïste avait
apporté les neurs, SI la coutuni.:re avait téléphoné
pour l'essayage, SI son nouveau chapeau ChOISI h:er
était arnvé, enfin s'il faisait beau; pUIS sans attendre
même qu'on lUI réponqit, elle rejeta avec son pied
les fins draps de batIste, qwtta son lit, et, toute rose,
toute blonde, devant sa psyché, elle se contempla
attentivement.
Sa mÎne était superbe, ses cheveux étalen 1 encore
extrêmement ondulés; elle sount à son Image.
.
« Vite, mon bam et dépêchons-nous; il est diX
heures passées et J'al une amie qlll Vlent déjeuner
avec moi. C'est presque une provil1clale, aUSSI 11 se
rounalt qu'elle fùt très matmale. »
Aidée par la femme de chambre, Jeanne fit sa
tOllette aussI vlte qu'elle put, mais une toIlette de
Parisienne est toujours ch0se longue, et Il était près
de midi lorsqu'elle sor111 de sa chambre .
Elle passa par le bureau de son man qUI travaIllait; elle lUI sount, admira SO'1 courage, et pour ne
pas le déran!;er, lUI envoya un baiser.
Il tendIt les bra . Jeanne s'enfUit en nant.
- Il est midi, s'écna-t-elle .
RéSigné, maIs avec un gros soupIr, Il repnt sa
plume, fit des chiffres, des chiffres, afin de trouver
des combinaIsons nouvelles qlll am1:nerment encore
de l'or entre les dOIgts de sa JolIe femme.
Cette robe 'q u'elle portait aUJourd'hUI et qUI la
fal8alt 1 belle étaIt une merveIlle, mais une merveille qui cOlltalt cher. Il aimait à la voir ain SI parée:
Il était nche, gagnait beaucoup d'argent et etali
content que sa femme SLlt le dépenser .
. Dans son arpartement, Jeanne allait et ve,Hllt :'~
.. hantant, tout était prêt, Il n'y avait nen à re'llre.
tout attendait LlOette. Le salon étaIt mervctlus~
ment Oeuri. Çà ct là de monstrueux chrysant~me,
quelques roses tr1:s pales mouraient dans un Vieux
delfl et dan un grand vase. de cUIVre dec:. branc;hag~s
de chene aux étonnantes couleurs.
JùarlOe admira le goùt de la fleunste. haiment
cette femme etail une ~ arli~te;
on· ne pouvait faIre dl!
�l:'RINTE~V[PS
PERDù
tJlus jolis bouquets'] Midi sonna, Linct((.: n'était pa.t,;.
là. Aurait-elle oublié, la vilaine?
Pourtant, avant-hier, de Fontamebleau, JeannE.
lui avait envoyé une carte-rappel, cctte carle lUI
était sûrement parvcnue Les lettres pcrdues, Jeanne
n'y croyait pas ... Enfin, LlI1ctte pouvait encore
arriver. Le déjeuner était commandé pour midi et
demi, et Jeanne, un peu gourmande, espérait bien
.gue son amic arriverait à temps pour manger bon le
lin repas qu'on aVait fait en son honneur .
Un coup de sonnette réjouit Jeanne; elle se préCipita dans l'antichambre. Essoufflée d'aVOir grimpé
vite les cll1q étages, Lmette entrait. .
Tout en l'embrassant, Jeanne questIOnna:
- PourquoI es-tu montée à pied? L'ascenseur ne
fonctIOnne pas?
- SI l Mais Je SUIS SI nerveuse cn ce moment que
je n'al pas osé m'en servir. J'avais peur
- Est-ce possible? Tu es donc malade ?'
- Faliguée Simplement.
- Et tu es venue quand même? C'est bien gentil.
L'entralnant dans sa chambre, elle demanda:
- Et ton voyage s'est bien passé? Aucune panne?
r Non, et nous avons marché vite. J'étais en
retard . C'est la premiè.re fois q.ue pour un plais ir je
qUitte mon man, aUSSI, cc matll1, Je ne pouvais me
décider à me mettre en route. Ne te fache 1 as, maIS
je vais t'avouer que, SI lacques ne l'avait pas voulu,
malgré le désir que j'avais de te revOlr, Je ne serais
pas venue.
- Vilaine l s'écria Jeanne.
Et en riant elle aJouta:
- Es-tu donc à ce point amoureuse qu'une
absence de quelques heures te SOit pénible?
- Non, ce n'est pas cela. Seulemcnt, lorsque le
SUIS loin de Jacques, tout pour lui m'inquiète.
- Folle l Que veux-tu qu'il lui arnve dans ce
château qu'H connalt, entouré de domestiques
empressés à le serVlf ?
- Je sais; c'est ndicu le.
- Alors, puisquc tu l'avoues toi-même, n'y pense
donc plus. Nous allons déjeuner. As-tu faIm? Tu
sa is quc nous serons toutes les deux seules. J'ai dit
à mon mari que nous ne vou lions pas cie lUI el je l'ai
tnvoyé au restaurant.
- Ce n'es t pas gcnti l.
- Ce sera mieux. Nous pourrons bavarder tout fi
notre aise. Un mari dans un bavardage de femmes
tsl toujours de tfOp, et puis, lu ne le connais pas,
fa serait toute une conna issance à faire et nous
r avons pas le temps aUJourd'hui.
�PRINTEMI)S PERDU
f6g
« Viens, dit-clle, en prenant le bras de Linette, jp
uais te faire visiter la boite où Je vis.
- Elle a l'all" bien Jolie.
- OUI, ce n'est pas mal j il Y a des gens qui s'en
moquent, malS moi elle me plait. Je ne te montre
pas le cabinet de toilette ni la salle de bains, tout
cela est modurne, alTr eux, mais tr~s
pratlq ue. TIens 1
VOICI les salons j c'est ce qu'II y a de mieux.
En entrant dans un petit boudOir où s'entassa ient
tant de meubles qu'il semblait impossible de s'y
mouvOir, Jeanne s'écria:
- Ici, c'est mon com préféré, j'y mets mes souvenirs. J'al tout ac.heté moi-meme, c'est pour cela,
te dirait mon man, qU'Il y a des choses SI laides,
mais toutes ces choses J'Y tiens.
/( Dans un tlrOl1' de ce ndlcule secrétaire, dans
une Vieille boite qUI date de mon en fance, il y a des
lmages que tu m'as autrefoIs données, tu saiS, de
ces affreuses Images en gélatine, couvertes de roses
et sur lesquelles nous collions dans un coin une
hirondelle avec cette légende:
Vole vers mon
amie. » C'était. riSible, mais malgré cela je re~ad
toujours ces images avec plaiSIr. Dans les ailes de
l'hirondelle Je revoIs mon enfance, mon Innocence,
tout ce que Je n'ai plus enfin 1
- Tu regrettes ce temps-là? demanda Lll1ette en
SUIvant son amie qui l'entralnait vers la salle à
manger.
- Non, pas encore 1 répondil-elle en nant.
Puis, presque grave, elle ajouta:
- MaIS Je. préVOIS qu'il vlCndra une époque où Je
le regretteraI
Dans la salle à manger, claire, toute blanche, elles
s'mstallèrent l'une en face de l'autre. Une corbeille
de VIOlettes était sur la table.
Ce sont les premières cie la saIson, dit Linette.
- Oui 1 Elles ont l'air triste, ne trouves-tu pas?
- Ce ne sont pas des fleur::. gaIes .
- Elles te l'l'" "emblent alors, ma petIte L1l1ette.
Tu n'as plus r
ie ta gaIeté d'autrefoIs. Tu es St
différente qU'il "le semble presque que c'est une
autre amie que L"ai devant mOI, et que celle-là Je ne
la connais pas. Inette, qUl t'a changée ainsi'? Et-ce
le manage, ou le mari?
_ C'est la vie 1 dit-elle en sounant tnstement .
•.\ _ C'est vrai, tu n'as pas eu de chance j mais c'est
61 beau ce que tu faiS 1 Ah 1 tu r:te pe!lx t'ima!7ll1er
çomme nous t'avons toutes .a?nlIrée fon manage,
c'étaIt un roman que nous VIVIOns, le premier. Quel
~ntl1osiame!
Nous étions arrivées à déSirer toutes:
"ue aueluue chose de semblahle sllnianne à n ;"
1(
.J
�17°
PRINTEMPS PERDU
iiancés. C'était Idiot; mais, Jeunes filles, nous
~flOns
des romanesques dont tu te moquais tou·
jours 1 Et ce qUI est drôle, c'est que toi, mademoiselle
la positive, comme nous t'appelions, toi seule tu as
fait un mariage J'amour. Et dans quelles conditIOns?
C'est admirable!
- Ne m'admll e pas 1 J'aimais, c'était tout naturel.
- Oui, mais il faut savoir aimer jusqu'où tu as
aimé, Jusqu'au dévouement, jusqu'au sacnfice. Au
fait, Je pense que cette conversation dOit t'être
Insupportable. Tu as une petite figule qui fait pitié.
Linette, tu es toute pàJe. Tu n'es pas soulTrante, au
moins '?
- Non; mais le parfum de ces violettes me semble
très violent : il m'incommode,
Jeanne regarda attentivement son amie, puis fit
signe au domest ique d'enlever la corbeille.
L111ette s'excusa
- Je te p1'lYe de tes fleurs, mais clepuis quelque
temps ie ne SUIS pas bien portante, la moindre
chose me fait mal.
Avec un bon sourire, gaiement, Jeanne s'écria:
- Cela passera, ne t'111quiète pas.
- Oh 1 cela m'est bien égal d'être malade. Seulement Jacques serait si malheureux 1
- Jacques, touJour Jacques: tu ne penses qu'à
lUI ? Tu es une femmo modi:le. Comme je te res~
semble peu 1
Elle se tut un 111stant pour permettre au domestique de faire le service . PUIS, lorsqu'il fut part!,
elle repflt drôlement:
- Ma petite Linette, je n'aurais jamais CrU que tu
serais devenue cet ange d~
vertu. Lorsque tu é tais
jeune hile, tu me ressemblais beaucoup. AUSSI p,alc,
aUSSl folle, a im ant par-dessus tout à t'amuser. MOI,
j'al continué, seulement, ,'al changé de maître. Je ne
SUIS plus l'objet de luxe de parents riches, je sui le
bibelot coûteux d'un banquier audacieux, mais
h onnête . Je dépense sans compter, parce que cela
m'amuse et que mon mari no me dil ,amalS 1'1en;
i'ai une vio qu'aucun SOUCI n'efneure. J'essaie d'êtrè
bonne; Je donne à tous ccux qui mc tendent la mal1l,
mais c'c ·t une charité S l facile que je ne compte pas
sur elle l'OUI' m'ouvnr la porte du paradis. A c6té
de toi, je ne vaux nen. Cette constatation m'humilie
profondément. Aussi Je m'applaudis d'aVOir ronvoyé
mon ma~l,
il aurait comparé, el, dame 1 cette C0111paraisor. }l'eût pas été à mon avantage.
En di , ant cela, le déjeuner étant fini, Jeanne- s(
leva ot prit le bras de son amie.
- Ne proteste pas, petila violette 1 Que ta mo
�PIUNTE MPS PERDU
171
destie souffre en silenct! et accepte l'homm ag.:: de
mon admirat IOn.
__ Moque use 1 s'écria Linette en riant.
_ VIens dans le boudOIr « des horreu rs. digérer
en paix un repas auquel tu n'as guère falt honneu r.
- Je n'ai pas d'appét It en ce momen t, pardonn emoi.
- Oh 1 je te pardon ne, ma chérie. Installe -toi dans
ce vieux fauteuil , tu y seras très confort ableme nt.
VC'lx-tU une cigaret te?
- Non, Je ne fume pas.
- El je devine que l'odeur te serait très désagré able.
S'assey ant en face de son amie, Jeanne lui
deman da:
- A quelle époque monsie ur ou madem oiselle Bébé
dOII-il faire son appantl On ?
.'
L1I1ette devint't rès rouge, et, embarr assée, repond lt:
- Mais tu te trompe s; Il n'en est pas quesllO n.
- Es-tu certaine de ce que tu diS là ?
Moins affirmat ive, Linette repnt :
- Je ne saIs pas, j'ai tant espéré que je n'ose plus
.espérer encore.
_ - Tu désl:es beauco up un enfant 'f demand a
Jeanne surprIs e.
- OUII de toutes les forces de mon être. Une malsun sans enfant, c'est toujour s une maison vIde et
tnste.
- Je ne trouve pas. Mon apparIe ment ne me
semble ni vide ni triste.
- Tu es peut-êt re encore trop jeune, reprit
Linette doucem ent, pour sentir le besoll1 d'avoir
aul ur de toi des petites têtes à aimer? Mais ce
momen t-là VIendra.
Jeanne éclata de rire .
- Trop jeune, non 1 Mais voyez cette vieille de
vingt-de ux ans 1 Tu as seulem ent, madam e, quelqu es
mOIs de plus que mal et tu me parles avec une
autorité qui m'en impose 1
- Nous sommes presque du même âge, c'est
vrai; mais, voiS-lU, Jeanne, ces deux années que
j'ai vécues près de mon pauvre man m'ont prématuréme nt vieillie. J'ai vu SOuffrir, j'ai vu pleurer
alors j'al perdu l'habitu ?e d'être gaie,. d~
me, d~ ,
chanter , ct malgré mes vll1gt-deux ans, l'al une âme
très VIeille . _
J canne se leva précipi tammen t pour embras ser
,on amie.
'- '
- Tlens 1 je suis stupIde avec .mes qUt!stions plus
niaises les unes que les autres; Je te fais de la peine
sans le vouloir , aussi pour l'lOUS change r les idées
nous allons sortir, veux-tu ?
�PRINTEM1:'S PERDU
- Je ne demande pas mieux, mais je n'ai pa:?
beaucoup de temps, J'al dIt que je rentreraI à six
heures. SI j'étais en retard, Jacques S'lI1 quléterait.
- Nous avons deux heures devan t nous . Plus
lu'il ne nous en faut pour faire beauéoup de choses .
... 'est aU Jourd'hui l'ouverture de l'exposition des
ch rysant hèmes, cela te feraIt-il plaISir d'aller admIr er toutes les merveilleuses ho rreurs que les hortl~
culteurs ont exposées?
- Oui, certainement 1 J'adore les fleurs.
- Alors, dépêchons- nou s.
AIdées par la femme de chambre, les deux amies
s'habI llè rent et clllq mll1ut es après la décisIOn pnse
elles étment in stallées dans l'auto, qUi les emmenait
rapid ement au Cours-la-Rell1e.
Il y avait déjà foule aux portes de l'expOS ItIOn,
lorsqu'e ll cs arnvèrent, les P ans lennes ne se lassent
jamaI s de ces eXposItIons florales. Jeanne et Lll1ette
se faufilèrent adrOItement et e ntrèrent presque tout
de s UIte. Après avoIr traversé d'un pas rapide les
p etit es salles enco mbrées de tableaux, elles arrIvèrent
dan s le grand hall où étaient réunis les échantillons
les plus extraorè''1alres de cett e plante lUI nous
vi e nt du Japon . Il y aVait des chrysant h èmes de
tout es les sortes, des gros, si e fr o yabl
e~\Cnt
gr os
qu'Lis e n étaien t laids j il Y en avait d'orL\ueilleusement beaux, parfaIts de forme, superbes d ,~ couleur;
pUI S des petits, tout simples, maIs charmants.
LU1ette les préféraIt aux autre s .
~ VOIs-tU, dIt-eUe à so n amie, j'aIme ces chrysanthèmes-là que personne n'admire j ils sont jolis tout
simplement et on devll1e, rien qu'en les renardan t,
qu'ils ont" pou ssé dan s un coin d e terre sa l ~s qu'on
s'occupe d'eux. Le solet! s'est chargé de les fal re
fl eurir, aucune science humaine ne s'en est mêlée .
MOI, Je préfère presque les fleurs des champs à toute s
!es merveIlles qu'on a entassées icl.
- Comment peux-tu dIre cela, Linette? R egard e
:es bégonias, as-tu jamaIs vu rie n de plu s magnifique? CelUI-CI, d'un rou ge éclatant, n e te faIt-il
;>as penser à quelque robe d e cardinal ? Regarde
ce jaune claIr, si pur, qu'il semble trop fra gile pour
pouvoir vivre l'es pace d'une heure, et ce ro se pàle,
SI Inleux qu'il parait presque fané, ne te faIt-Li pas
pense r à quelqu e charmante vieille dont le temt
claJl" et passé gard e encore qu elque chose de sa
radi euse jeu nesse? Linette, ne dis pas que tu n'admll"es guère ces [' ''urs: on ne peul rien trouver d e
t>lu s magm fiqu e.
- Je les admire, Jeanne, mais moins que les
autres. Si tu a vais vécu beauc0up à la campagne. tu
�PRiNTEMPS PERDU
173
préféreraIs peut-être aussi les fleurs des champs;
seulement, pour les aimer, il faut les avoir regardées,
puis cueillIes, soi-même, au hasard d'une promenade;
dans les pratries, le long des routes, près des fossés.
Tu ne peux t'imaginer comme elles sont simplement
merveilleuses. Je te les ferai connaltre, tu verras,
je te les ferai aimer.
1
- J'en doute, J'ai peur d'avoir une âme qUI ne les
comprendra lamais. J'aime tout ce qui bnlle, J'aime
la beauté qUI s'impose et qu'on n'est pas obligé de
découvrir.
- Paresseuse 1
- Peut-être; mais sauvons-nous, l'air n'est plus
respirable, et tu deviens toute pâle.
Devant les bégonIas, la foule se pressait désireuse
d'admirer la superbe collection; Jeanne entraina son
am le, qU'elle devinaIt fatiguée.
Au détour d'une allée, sous un bosquet de clématites, elles trouvèrent deux chaises, Linette
demanda à s'asseoir quelques instants.
- Cette chaleur, fit-elle, ce monde, tu sais, je
n'en ai plus l'habitude; je suis devenue une vrale
provinciale, pas amusante à sortir ... Je suis tout
étourdie, un peu mal â mon aise; cela va passer.
Elle avait l'air si las que Jeanne s'efTraya.
- Voyons, Linette, rassure-moi; tu n'es pas
malade?
- Non, ce n'est rien; depuis quelque temps, j'ai
fréquemment des étourdissements, des vertiges.
Jeanne respira, et tout bas, se penchant vers son
amIe, mystérieusement, murmura:
- Pauvre petite maman 1
La figure de L1l1ette changea; elle devint toute
rouge, et très grave répondit:
- Oh! si tu disais vrai, si tu ne te trompais pas,
mon Dieu! que je serais heureuse!
- Mais, ma chérie, tu dOIs le croire.
- Vraiment! fit Linette â VO'IX basse.
Puis elle se leva et, avec un doux sourire sur les
lèvres, elle dit en regardant sa montre:
- Jeanne, tu ne te fâcheril:s pas, m~is
bien qu'il
ne soit que quatre heures, Je voudraiS m'en aller.
Depuis ce matin Jacques est seul et cela me tourmente.
_ Petlle amoureuse, je te donne ta liberté et je te
remercie des heures que tu as bien voulu me donner.
« J'irai prochainement au Prieuré, car j'ai . 'iée
que tu ne circuleras plus beauco~p.
.
Elles quittèrent le bercea.,u de clematites et, doucement Il n'était pas facile d'avancer dans cette foule,
le long q~s
merveilleuses corbeitles.
elles ~epasèrnt
•
�'74
PRINTt:Ml'" r'ERDU
Linette les regardait il peine, le parfum concen tré
de boutes ces fleurs lU! montait à la tête; il lUI sem'blaiL q lie ce parfum de chrysanthémes si acre si
et
riotent, n'était fait que pour parfumer les tombe~
cela l'attristait de le sentir ainsi flotter autour d'elle.
Elle n'avait plus qu'une idée, s'en aller, fuir cette
exposition, fuir ce monde, pour retourner là-bas,
près de Jacques, près du cher mari, auquel elle
parlerait, peut-être, de la folle, mais délicieuse espérance.
Dehors, avec plaisir, Linette respira longuement.
- Ah 1 dit-elle, comme il fait chaud, ne trouves-tu
pas?
Avec un beau sourire, joyeuse d'affirmer sa su·
perbe santé, Jeanne répondit:
- Tu sais, moi, rien ne me gêne: ni la chaleur,
ni le froid. C'est une chance que j'apprécie.
- J'étais comme toi autrefOIS,
- Ne t'attriste pas, Linette, cela reviendra, Alors,
c'est décidé, tu te sauves; un petit goùter avec moi
ne te tente pas?
Linette hésita une seconde, puis répondit:
~
Non, vraiment, j'aime mieux rentrer; je revien.
drai une qutre fois.
- C'est promis?
_ Juré, à condition que tu n'oublies pas que je
t'attends la semaine prochaine.
- J'a.l noté celll sur mon carnet de choses amu·
santes, celui que je con&ulte tous les matins.
__ Alors, à bientôt· et merci de la bonne journée
que tu m'as fait passer,
Tout en reconduisant Linette vers son auto, Jeanne
répondit en riant:
_ Journée que tu es bien contente de voir s'achever. Je te devine si anxieuse de retourner près de
ton cher époux, que, bien que j'~i.c
encore ~ne
fo~le
de choses à te dire, je ne te retiens pas. Va, petite
amoureuse, va vers celui qui t'attend 1 .
.
Linette rougit, et' comme Jeanne. avait, pari~
un
peu haut, ene lui m.ontra le chauffeur d un air de
reproche.
,
_ Bah' fit-elle avec insouciance, tes d0l!estC.u~
98'Vent bien que vous vous aimez. Et pUIS mOI, Je
veu,x. croire qu'ils entendent tout sans comprendre.
C'est plus commode.
Malgré le monde qui les entourait, ies éleux amies
s'embraSStlfent affectueusement.
cou,rs., dit Jean~,
c'est
_ Comme au temps d~
rldolt:.ule, mai'S cela me fait plaISIr. Alors' Lmett.e 1
e~promis,
lU ne m'oublies plus. Pense quelè[uofoIB,
veux-tu, que je t'aime beaucoup.
�PRINTEMPS PERDU
Et taqume, se penchant à la portière que le chauffeur fermait, à voix basse, elle lUi dit:
;
- A blentét ! chère petite amoureuse 1
Après une dernière pOignée de main, elle rentra
dans l'Exposition qu'elle voulait revoir.
Linette la regarda s'en aller, pUIS l'auto l'emporta
très vite. La se, elle se blottit dans un COIl1 de la
voiture, ferma les yeux. et, sans s'en apercevoir, s'e:ndormit. Quand elle se réveilla, Il faisait déjà sombre. Vite elle se pencha à la portière, la voiture traversait la forêt du Pneuré j bientôt elle serait près de
Jacques. Elle allait le surprendre et elle se réjOUlssult
de cette surpnse.
Oh 1 comme elle allalt êtl e tendre et cal!ne, comme
elle allait bien se blottIr dans ses bras pour lUI dire
le cher secret, car Jeanne avait raISO!1, elle croyait
m.lÎntenant qu'au pnntemps prochain un bébé
serait là, et elle était si contente, si heureuse,
qu'elle oubliait un peu le pauvre Guy.
Cette joie intense, si pure, SI nouvelle, cette jo;e
orgueilleuse de la jeune m\.:re lUi faisait pourtant
désirer que tout le monde fût heureux autour d'elle,
elIe eût voulu ne vOir que des vIsages souriants,
que des yeux pleinS de bonheur, elle eût voulu savoir
que tous ceux qu'elle aimait ne soufTralent pas.
L'auto stoppa, LlOette se pencha, on ouvra '.1 la
gnlle: SI Jacques était sur la terrasse, Il devéIlt
entendre le bruit du moteur, peut-être le trouveraltelle au haut des marches.
En quelques secondes, la grande al~e
du parc fut
traversée, pUIS le chauffeur rangea sa vOiture le long
des escaliers, Linette descendit, et, comme le valet
de chambre venait au-devant d'clle pour lui prendre
ses aifal res, elle demanda vivement:
- Où est MonSieur?
- Là-haut, Madame j MonSIeur a quitté la terrasse
de très bonne heure aUjourd'hui.
Le docteur est venu?
- Oui, Madame.
- Il a déjeuné avec Monsieur?
- Non, Madame. M. le docteur était pressé, Il n'"
pas voulu qu'on dételle; du reste, MonSieur nor
plus n'a pas déjeuné.
Surprise, LI nette s'arrêta de monter.
- PourquoI donc? demanda-t-elle.
- MonSieur m'a dit qu'II avait la migraine et qu'il
ne voulait rIen prendre
Ennuvée de savoir que pendant son absence
Jacques avait été souffrant, LJI1ette monta plus vite
l'escahcr.
.
. - Oh 1 comme elle regrettait d'avoir été à l-ans 1
�PRINTEMPS
l'~RDU
d'une anxiété que nen ne justinait, elle t:ntra
dans son cabinet de toilette, défit son chapeau et
~on
manteau, traversa rapidement sa chambre, sans
s'apercevoir que son bureau était ouvert, puis, doucement, pour ne pas réveiller Jacques s'1I dormait,
elle souleva la taplssene qui séparait les deux pii;ces,
et entra chez son mari.
La chambre était si sombre que d'abord elle ne
distingua rien; alors elle avança lentement, glissant
sur ~'épais
tapis, afin qU'aucun bruit ne réveillàt le
dormeur.
Ses yeux s'habituèrent vile à cette obscunté; elle
distingua le divan vide et ennn aperçut Jacques
assis devant son bureau. Il était drOit, il était immode statue . Dormait-il, rêvait-il?
bile, d'une ~mobilté
Linette pensa que ce serait gentil d'arriver à pas
de loup derrière lui, de mettre ses bras autour de
son cou et de l'embrasser doucement, bien doucement; s'il dormait le réveil serait agréable. Comme
elle s'apprêtait à mettre son projet à exécution, la
pendule de la cheminée sonna ; elle avait un son
grave , semblable à quelque bourdon de cathédrale.
EtQnnée, Linette vit que Jacques ne dormait pas
et que tout haut il comptait les heures .
- Tl m'attend, pensa-t-elle .
.-- Un, disait Jacques, deux ... son bras droit se
leva lentement, sa ma.in tenait quelque chose que la
jeune femme ne distingua pas, trois ... il pencha la
tête, que faisait-il donc ?... quatre ... dans un cri douloureux il appela Linette.
Alors, pnse d'une subite angoisse, d'un efTroi terrible, comme le cinquième coup résonnait, la jeune
femme se précipita vers so n mari.
- Jacques, Jacques, cria-t-elle, qu'allais-tu donc
faire, pourquoi m'appelais-tu en pleurant 'r qu'as-tu
donc?
Snq1éfaIt, ahuri, revenant presque d'un autre
monde, ne comprenant pas comment Linette C:tait
là, Jacques laissa tomber le revolv..:r sur ~on
bureau.
L'arme produisit un son sourd qui effraya Linette.
Voulant savoir la vérité, elle tourna Je bouton 0lectrique. La lumière jaillit, inonda la pi i:ce ; alors la
jeune femme aperçut, brillant su~
le bureau, le peti '
revolver que Jacques tenait un l11stant aupara\'ar
Elle eut un affreux cn de douleur.
- Oh! Jacques! mon .Jacques 1 dit-elle,
Ce [ut tout, mais ce cri-là était un cri d'amour,
llacques ne s'y trompa pas, il tressaillit de bonheur;
pui s, anXlelJX, il écouta cc que Linette allait dire.
Ces premiers mot s seraient peut-être des mots
d'am0ur. Il attendit, mais la jeune femme ne parla
P~ise
�PRINT .t!.MPS PERDU
pas; alors, il eut peur de s'être tromp é, ct ce doutlt
paralysa tout son être.Mais non, à côté de lui, tout pri.~
é1e lUI, il entend it des sanglots sourds et déchirants,
des sanglots presque silencieux, mais si doulourem
que seule une affreuse angoisse pouvait faire pleurer
awsi. Ilonteux, regrettant presque déjà ce qu'il voulait faire quelques instants auparavant, il balbutia:
- Pardon, Linette, pardon .. . ne m'en veux pas ...
mais vOis-t'l, J'étais SI malheureux ... J'ai bien des
excuses , va 1. .. Je te dirai ... Tu comprendras ...
Brisée, l'émotIOn avait été trop forte; ell e se laissa
tomber sur le divan en murmurant:
- Viens là, pr~s
de moi, et di:l-moi tout de suite
pourquoi tu voulais faire ... cette abominable chose ...
Tu ne pensais donc pas à moi?
- 51. .. au contraire.
- Que vcux-tu dire, Je ne comprends pas?
- J e te voulais heureuse et, avec moi ... je sais
bien que cc n'est pas possible.
- Pourquoi donc?
Avec un rire amer, ironique, Jacques s'écria :
- Ma petite Linette, quand on a sa vie li ée à celle
d'un infirme, d'un aveugle, il n'y a pas de bonheur .
- MalS tu peux ...
Jacques ne la laissa pas achever.
- Tout mensonge est inutile . J'ai vu le docteur,
le lui ai arraché la vérité; je sais que je ne guénrai
jamais.
- Et c'est pour cela que tu voulais te tuer?
Sév:::re, Linette ajouta :
- Jacques, tu n'es vraiment pas courageux.
Sous ce reproche, il pàlit.
- Ce n'est pas cela, dit-il, J'avais une autre raison.
- Dis-la donc?
Il hésita avant de répondre.
- Tu yeUX la connaître, es t-ce bien nécessaire?
-elle va te fai re encore de la peine.
- J'ai eu tant de peines aujourd'hui, gu'une de
plus ne m'effraie pas. Et puis, Jacques, Il nc doit
plus y a\'oir entre nous ri en qui puisse nous sC:parel" j
di~-mo
cet1e raison que tu voulais me cacher.
Prenant les mains cie Linette entre les siennes..
Jacques avoua :
- Je croyais que tu ne m'aimais plus.
Tranq uille, elle interrogea:
- C'es t tout?
- Non!
- Ach1.:ve 1
Il hésita encore, puis il dit très vite:
- Eh bien! je pensais que tu en aimais un autre r
Dan s les mains de Jacques les petites mains de
�PRINTEMPS PERDU
Lmette tremblèrent, mats elle ne chercha pas à .es.
enlever. Toujours très calme, elle demanda:
- Et cet autre, tu lui avais donné un nom?
- OUI!
- Dis-le!
- Je n'ose.
- Je t'en prie!
- J'al peur, murmura-t-Il, de te blesser et que tu
ne me le pardonnes pas.
- Veux-tu que Je te dise ce nom que tu n'oses
prononcer?
- OUI! nt-il très bas.
- C'est Guy, n'est-ce pas?
La tête de Jacques s'll1clma.
- J'en étais certame !
Eprou van t le besoJJ1 de se justifier, Jacques s'écria:
- Tout me l'a fait croIre: ta gaieté lorsqu'il était
là, pUIS ta tnstesse après son départ.
- La mort de cousine Mane m'avait profondément pemée, et puis', J'étais souffrante.
1~
repnl avec violence:
- Et lUi, lUI, 11 t'aime, lU ne peux pas le nier, et
une fois, lout près de moi, ce misérable a osé te
parler d'amour. Oh! cela, j'en SUIS sûr! Dans mes
bras, tu étais toute troublée ... Et, l'autre Jour, cette
lettre que tu as reçue, qUI t'a tant fait pleurer, elle
venaIt de l'Il, ne dIs pas le contraire, je ne le crOiraIS
pas.
- Mars Je ne cherche pas à mellltr. OUI, cette
lettre venait de Guy.
- Ce n'était sans doute pas la premIère .
Avec une dignIté étonnante chez une SI jeune
femme, Linette répondit:
- SI, Je te le promets, et tu dOIs me croire.
- Et dans cette lettre, naturellement, il te parlaIt
d'amour; 11 te disait, j'en SUIS certam, que mOI,
l'innrme, J'empêchaIs votre bonheur?
D'une VOIX grave et triste, pleme de reproches,
Linette dit :
- Mon pauvre am!, tu conna', bIen mal ton [r~e.
- Alors, pourquoi l'écnvmt·A ?
Sans héSiter, comprenant qu'elle devaIt dire le
vénté, LInette répondit:
- Pour me demander pardon d'avoir, un Jour de
folle, oublté gu'étant ta femme, j'étais de celles que
l'on ne pouvait aimer. 11 me supplIait de lui envoyer
par lettre ce pardon, me J~sant
que son départ sera~,
bien doul/Jurcux SI je ne répondais pas.
- Et tu as répondu?
- Pas encore.
- Tu réponuras ?
�PRINTBfPS PERDU
179
-- Si tu le veux, Jacques; mais il me semble que
ce serait bien dur de le laisser partir ai nsi, tout seul,
sans un mot de nous.
Ironique, Jacques s'écria:
- Son amour te le rend sympathique; i\ s'en va
parce qu'il t'aime. A tes yeux, c'est un héros de
roman. Tu l'admires?
- Non, je le plains.
- Et moi, ne suis-je donc pas à plaindre? Moi,
l'aveugle condamné à vivre toujours dans cette nuit
perpétuelle? Pense donc, Linette, que Je ne reverrai
,amais ton cher visage que j'aime tant 1
Amoureuse, tendre, elle se fit toute petite dans
les bras de son mari.
- C'est très triste, mon Jacques; mais il faut
essayer de te résigner. Oui, c'est v;-ai, tu ne me verras plus, mais aussi tu auras l'avantage de ne pas me
voir vieillir. Pour toi, je serai toujours bellc, touJours
jeune ... Sais-tu que pour une petite coquette comme
moi, ce n'est pas déplaisant?
Tout en l'embrassant doucement, Jacques murmura;
- Parle encore! Dis-moi des choses tendres; tes
paroles calment ma douleur.
Linette continua;
- Jacques, nous pouvons encore être heureux
tous les deux; il faut oublier les mauvai iours que
flOUS venons de passer. Nous nous cachlons pour
pl~ure
et c'était très vilam ... Moi, j'étais triste parfOIS, et je ne te le disais pas, craignant de te faire
de la peine; j'avais un gros chagrin dont je n'osais
te parler. Toi, tu étais jaloux, tu n'avais pas confiance
en mo!, tu me soupçonnais.
Jacques fit un mouvement.
- Ne dis rien, j'ai deviné ... Quelqu'un m'a aidée
à comprendre ta souffrance.
- Qui donc?
- Cousine Marie. C'était une sainte qui connaissait si bien le cœur humam, qt1'On n'avait pas besoin
de lui dire grand'chose pour qU'elle devinât tout.
Je te lirai quelques lettres d'elle (e concernant. Tu
verras comme elle avait bien compris ta peine.
Un peu honteux, Jacques demanda;
- Ces lettres sont dans ton b\:lreau?
_ Oui 1 fit Linette avec étonnemenl..
- Dans (on buvard?
- Oui 1 répondit--elle encore plus surprise.
- Pardonne-moi; (out à l'hcure, affolé par ma
~I()ugje,
je les ai JDrises, croyant que c'étaient des
.tUres de Guy, des lettJ'es d'amour 1
- Pauvre grand malade 1
�i~O
PRINTE MPS PERDU
- DépUl" une heur~,
dies ne m'ont
qllltté;
Je les tenais serrées contre ma pOitrinepas
, Je m'imaginaiS que ces lettres d'amou r me donner aient du
courage , car Il m'en fallait, ma Lillette . C'Mait tout
je même bien dur de te qUitter pour te donner à un
autre. Pauvres petites lettres 1 Je ne suppos ais
guère qu'elles venaien t de cousine Marie 1
- Moi, je veux croire qu'elles t'ont protégé l Tu
me les rendras , nous les lirons ensemb le.
- Elles sont là sur mon bureau, je les tenais
encore tout à l'heure quand tu es entrée.
En se souven ant de cet affreux momen t, Linette
trembla toute.
- Mon Dieu! murmur a-t-elle , dire que je pouvais
arriver trop tard 1... Quelqu es mtnutes ... de plus, et
Ici." je ne te retrouv ais pas ... vivant.
Un sanglot d":chirant la secoua. Jacque s l'embra ssa
passion n":men t.
- Ne pleure. pas, dit-Il, à cause de mOI, Linette 1
Je ne croyais pas, Je ne pensais pas que tu souffl'!rais autant; sans cela Jamais, je te le jure, pareille
idée ne me serait venue 1 Certain de ton amour,
malgré tout, ,'aurais voulu vivre. L'amou r console de
toutes les douleur sI
- AJors, malllten ant, :,epnt Ltnette , tu n'auras.
plus Jamais de ces vllalOes pensées , pUisque tu es
sûr que Je t'aime? Tu vas essayer d'être heureux .
- J'al peur.
- De quOI"
- Que tu te lasses de m'aime r.
- Méchan t 1
- MaiS oui, la vie à la campag ne, pour une jolie
femme comme toi, manque d'agrém ent; j'al peur que
tu t'ennuie s . Et pourtan t, Il me semble imposs ible
que nous viVIOns à Paris.
- Certatn ement.
- Alors tu cOflclus ?
- Que nous restero ns ici.
- MaiS SI tu t'ennui es?
- Je ne m'ennu ierai pas.
- Pourtan t, je SUIS certain que souvent , déjà, tu
as trouvé les journée s longues ; dis-moi la vérité?
- Oui, Cluelquefols ; mais mainten ant ce sera tout
différent.
•
- Pourqu oi?
- C'est un secret.
- Dls-I~,
puisqu' il est conven u qu'entr e nous il
n'yen aura plus.
- Oui, mais c'est que celui-là n'est pas pareil aux
autres; c'est un cher et doux secret SI joh, si mer.
veilleux qu'on ose à peine y croire 1
�PRINTE11PS PERDU
- Dis-le vite, ma Lmette!
'.
Tout bas, rougissante, d'une VOIX émue, elle reprit:
- Je crois ... je n'en suis pas très sûre, malS je le
crois bien pourtant, qu'au printemps prochain un
bébé sera là.
En entendant ces mots, Jacques tressaillit d'une
JOIe très émouvante. Un enfant dans une maison,
c'est une si douce chose 1
Tout son cœur alla vers Lmette. Avec une ten,
dresse respectueuse, il lUi parla : .
- Ma chérie, dit-il, comme le suis heureux! Tu
ne peux pas savoir.
- SI, Je devllle; ton bonheur est le même -:.. ue le
mien. Comme nous allons l'aimer, mon Ja..:ques 1
- Et le gâter 1 Il sera insupportab!e J
- Non, Je ne veux pas r Il faudra .u. apprendre
tout jeune â obéir.
- Alors, il ne te ressemblera pas.
- Taquin 1.
Linette se tut, voulant penser dans les bras de son
man au cher petit être qu'elle attendait. Jacques
respecta ce silence. Il était heureux autant qu'}1
pouvait l'être; il croyait à l'amour de Linette, et
puis, celui qUl allait venir le lui garderait sûrement.
·XVII
Le rapide du matin venant de Pans déposa à
Cherbourg une foule nombreuse de voyageurs.
BourgeOIs en excursion, paysans cossus venant des
environs faire des achats dans cette Ville, soldats et
marins revenant dé congé. Avec une hâte heureuse,
tous ces gens se précipitaient vers la sortIe, dési~
reux de respirer un peu d'air pur; ils allaIent vite,
se bouscu lant les uns les autres, pressés de quitter
·ctle gare noire ct sombre.
\1achlnalement, les employés prenaient les bJ1lets
Cl chaque voyageur â son tour franchIssaIt l'étroit
passage réservé â la sortie. En l'espace de quelques
mmutes, le quai fut VIde et le surveillant alla:t don. ner l'ordre de fermer la porte de sortlc lorsLju'il
aperçu', ve~ant
le~tcn,
un jeune couple. La fern~a
était toute Jeune, Johe et élégante, l'homme, un pel!
plus âgé qu'elle, lui donnait le bras. Ils allaient dOl].
çement, elle souriaIt en parlant, lUI écoutait.
- Des amourcux 1 fit l'employé en riant avec Ill<
dulgc.nce. Ceux-là ne sont Jamais pressés de quitter
le tram.
�PRINTEMPS PERDU
, Et patiemment, il attendit ces retardataires.
Ils passèrent tous les deux ensemble.
- Mazette 1 fit le contrôleur qUI s'était mis â
côté de son compagnon pour regarder ces derniers
voyageurs, la femme est bigrement jolie.
Avec un soupir, les deux employés fermèrent la
~orte.
Sorti de la gare, le jeune couple s'arrèta,
jlésitant sur le chemm â prendre. Lui questionna:
Eh bien! Linette, quel temps fait-il?
- Radieux! Le ciel est bleu, le soleiL admirable:
un vrai Jour d'été.
- Tant mieux 1
Puis avec tendresse et se penchant vers elle.
Jacques ajouta:
- Tu n'es pas fatiguée?
~
Non 1 Pas du tout 1
- Bien vrai?
- Je t'assure.
- Alors prenons vite une voiture .et allons près
du port, l'officier nous renseignera.
Une voiture, qui devait rOllier depuis de longues
années, tralnée par un pauvre vieux cheval de
labour qui n'avaIt plus ru couleur ni age, vint se
ranger devant le trottoir. Linette fit monter son
mari et s'installa près de lui.
- Où faut-il vous condUIre? demanda le cocher.
- Nous voudrions parler â l'officier de port, dit
Jacques. Pourriez-vous nous mener près de lui?
- C'est facile, bougonna-t-J!; mais je ne sais pas
trop SI vous le rencontrerez ce matin.
11 fouetta son cheval et la voiture démarra.
Elle suivit d'abord une longue et large rue bordée
de magasins, semblable à toutes les rues de province, puis traversa une place sur laqudle s'élevait
un monument affreux, de style vaguement romain,
et sur lequel Linette lut; <r Théatre muniCipal. ~
Une énorme affiche indiquait qu'un acteur de la
Cornédie-FI'ançaisc venait Jouer le lendcmam une
pièce à succès .
Linette expliquait à Jacques ce qu'elle voyait;
• - C'est drôle, dit-elle, je ne pensais pas gue dans
cette ville de province il pouvait y a\'OIC assez
ie spectateurs pour qu'un sociétaire se dérangeât.
Amusé par cette réflexion, Jacques sourit.
- Petite parisienne, tu t'imagines qu'on ne
s'intéresse aux choses littéraires qu'à Pans? Mais
détronpe~i,
ma chérie, p>artout il y a des gens
intelligcl'lts qui sont aussi aptes que les Parisiens à
comprendre ce qui est beau.
, - C'est vrai? fit Linette étonnée.
Mais oui, crois-moi 1
�PRINTEMPS PERDU
Malgré le trot lent du cheval, la voiture avançait
ct, tout à coup, en se penchant un peu, Lmette
aperçut le port. Elle eut un cn de JOie.
,- Nous approchons, Jacques. Je vois la mer.
Comme elle est belle, SI bleue, que tout là-bas elle
se confond avec le ciel 1
Au bout de la rue, le cocher s'arrêta et se tournant vers les voyageurs, ü leur dit:
- Si c'est à l'oOïcier de port que vous voulez parler, faut VOir à descendre là et à demander, malS
j'ai idée que vous aurez du mal à le trouver.
- Pourquoi? demanda Jacques.
- D~me
1 aUJourd'bUl c'est le départ de l'escadre
et Je ~UIS
bien sûr qu'Il doit être en tram de se bala..
der dans la rade.
- Justement, reprit Jacques vivement, nous voulions saVOIr à quelle heure partalt l'escadre. Peutêtre pourriez-vous nous le dire?
- Pour sûr f J'SUIS renseigné mieux qu'un autre.
Mon fils est mousse sur le bateau-amiral. Le départ
est annoncé pour troIs heures, mais ce ne sera
gUl:re avant la demie.
- Alors nous avons le temps; il doit être deux
heures à peu prè:s?
- Un peu plus, j'crOIs.
- Il faut nous L1épêcher! reprit LInette.
QuestIOnnant le cocher à son tour, elle demanda:
- ICI, peut-on trouver facilement un bateau?
Nous voudrions aller à bord d'un cUirassé.
Le cocher eut un sourire plcl11 de pitié pOUf ceLte
jolie dame qUI parlait, tout naturellement, d'aller à
bord d'un cUIrassé, une heure avant son L1épart.
- Faut pas compter là-dessus, dll-il; on est en
trall1 d'appa' ~ lier. Ya déjà un bout de temps que
la canllnlè:re loSt revenue.
Désappointée, LlOette se tourna vers son mari:
- Alors, dit-elle, c'était presque inutile de venir,
puisqu'il partira sans savoir que nous sommes là t
- Ne te désole pas, ma chérie 1 Nous allons arranger c~Ja.
Jacques paya le cocher et lui donna un ma O I11fique pourboire. Puis, pensant que cette lar~e"s
rendrait l'homme complaisant, Il lui demanda:
- Avez-vous un camarade? Connaissez-vous
quelqu'un qui pourrait nous conduire dans la rade
assister au départ de l'escadre?
Le cocher hésita, puis avec un gros rire, il dlt ;
- Dame 1 oui 1 Seulement cel-ui que j'connais nt:.
sera pas b~en
~ai
aujourd'hui.
El comme LIl1,etle le regardait, intriguée, il ...,'outa;:
U a enterré sa bourgeoise ce mattn.
�PRINTEMPS PERDU
Il Y eut un petit silence. PUIS Jacques reprit:
- C'est tr~s
tnste 1 Mais enfin sortirait-ii toul de
même cet après-midi?
- J'pense que OUI ; Il sait bien qu'y a à gagner à
faire sortir aUJourd'hui la Julie. La Julie, expliquaHI, c'est le nom de son bateau et de sa femme.
Avec impatience, Jacques l'mterrompIt :
- Eh bien 1 où est cet homme?
- Il dOit être à traîner du côté des jetées ; vous
n'avez qu'à demander le père Mane, tout le monde
vous l'mdlq uera.
Pressée d'arnver, Linette entralna Jacques vers
un groupe de manns qUi, pipes à la bouche, causaient en regardant du côté de l'escadre.
L'un, le plus vieux dE{ tous, disait:
- J'al idée qu'avec cette Jolie brise y aura du
monde dans la rade, le départ n'va pas tarder. Tout
à l'heure, en revenant de conduire la pauvre Juhe,
comme on s'arrêtait pour boire un coup, j'al entendu
le clairon.
Apercevant des étrangers et flairant une bonne
.T~ire,
11 enleva sa pipe, marque d'estime pour la
J>lie dame, et demanda :
- QUI que vous cherchez, monsieur, madame '?
- Le père Mane, dit Jacques.
- Ben 1 Justement, c'est moi 1
- Un de vos camarades nous a dit que votre
bateau étalt libre. Nous voudnons aller le plus près
possible de l'escadre. Pouvez-vous nous emmener
immédiatement?
Comprenant que c'étaient des gens qui pouvaient
payer, rusé le pi:!re Mane dit tristement:
- Dame, peut-être ben qu'oui, malS, j'al pas !:>eaucoup de cœur à l'ouvrage aujourd'hUi; c'mat:n, l'al
enterré ma bourgeOise, la pauvre Julte : c'était une
bl~n
bonne femme, monsieur. Alors, ça se comprend
Qu'on n'ait pas envie de se distraire un jour comme
tdui-là.
CraJ~nt
de perdre ces bons clients et qu'un
camaraJe ne les lui prit, Il ajouta vivement:
- MaiS f~ut
bien gagner sa vie, n'est-ce pas j> le
m~lIer
est SI dur qu'on ne peut pas sc reposer quand
I)n \'eut; al0rs, malgré tout, monsieur, madame, la
JI/llc est à votre diSpOSitIOn, el c'esl un bon bateau
aller., aussi bon que ma pauvre femme, el c'est nas
peu àlre.
- Etes-vous amarré 1010 d'ici? demanda Jaèqu .. =
l )erv6 par CL: verbiage.
- Là, tout pri.:s, au bas de ce grand escalier dr
pierre, le mousse est dans le bateau, on peut parti
"uut de suite. J'pai'se devant, hi"loire de vou~
�PRINTEM~
,
PERDU
montrer le chemin; vous n'avez qu'à me suivre.
Le père Mane se dirigea vers le port en faisant
claquer ses galoches et en se dandinant sur ses
Iambes que l'age et l'abus de l'alcool rendaient peu
solides. Un peu raide, très lentement, 11 descendIt
les marches toutes mouillées de l'escaher de pIerre,
au bas duquel son bateau é.tait amarré. Familier
comme le sont tous les marins, il dIt à LJl1ette :
- Méfiez-vous, ma petite dame, l'escaIJer n'est
pas commode, ça gIJsse partout; méfiez-vous 1
Uil peu InquIète, au l1aut des marches, LJl1ette
hésitait. Cette promenade en bateau lUI semblait
impossible. Jacques ne pourraIt pas descendre;
c'était dangereux, fou, Imprudent 1 MaIs qu.e lui
dJfe? déjà II s'ImpatientaIt, c'était trop tard pour
reculer. Toute tremblante, Linette pnt le bras de
son mari et elle essaya de dinger ses pas. Cette
descente fut longue et pénible; enfin, sans accident,
ils arrivèrent et dans le vIeux bateau de pêche S'Jl1Stallèrent. Le père Marie leur désigna les places qu'Ils
devaient occuper pour ne pas gêner la manœuvre.
puis il donna au mousse l'ordre de hIsser la voile et,
vers la rade, le bateau s'en alla. Le père Marie prit Je
gouvernail, et jugea utJle de dire, d'une voix larmoyante:
- Ah 1 la pauvre Julie, elle qUi aimaIt tanl a naviguer, pour sûr qu'elle nous auraIt regardés partir.
Et, trouvant nécessaire d'expliquer, JI ajouta:
- C'est de ma malheureuse femme que je parle.
Amusé, le mousse Je regarda, et il eut un imperceptible sounre qui ,Ioulait en dire long. LUI, qui
depuis deux ans était au service du père Mane,
savait bien que la déf~mte
et le patron ne s'entendaient guj'r~
~ :i~;
s":: -.1isputaient souvent ct, les soirs
où tous les deux en avalent trop pris, Ils se battaient
dur. .. Alors, pourquoi toutes ces grimaces?
Trop jeune pour comprendre, et s'en moquant
r-as mal, n'ayant nen à faire, il s'assit au pIed de la
voile et regarda les clients.
L'homme ne l'intéressa guère; pourtant son
visage immobile, ses yeux ûxes, qu'il fermait souvent, retinrent son attentIOn quelques instants, mais
bien vite il se détourna pour admIrer la dame.
Mazette! qu'elle étaIt jolie et qu'elle rèsembla~
?eu ~ sa f!1ère. ct à ses. sçcurs? les seules femmes
que, Jusqu'a present, tl eut lamaiS regardées.
Celle-là était toute blanche, toute rose, pareille à
une belle image, et puis elle avait l'air gentil, aimable; elle souriait tout le temps ct parlait avec un~
VOIX qui rappelait celle des oIseaux des champ.
. II pensa qu'à cette I).lace nù était la jolie Jamq,
�ISD
PRiNTE.\fPS PERDU
Julie, la défunte, s'asseyait parfoi s. Le vi age enlu·
miné de la vieille lui revint à la mémoire. Il se so uvint de son petit cblgnon planté au sommet de la
tête et sur lequel, les Jours de fête, elle Juchait une
capote qUi datait de son mariage.
Elle n'était pas méchante, la patronne, quand elle
n'avait pas bu, mais .quelle avare, sainte Vierqe! En
aV81t-ilmangé, depuis Jeux ans, des trognons de palll
dur, si dur que ses dents de qUll1ze ans ne pou\"alent
\es casser.
Un commandement vint le tirer de son extase et
je ses souvenirs. Le père Mane lui parlait brutalement, comme d'habitude. En général, Il n'y fai ait
lamaiS attention, les patrons parlent toujours durement aux mousses, mais aujourd'hui, clevant cette
belle dame, ces mots le choquaient comme une
hornble Injure. Pourtant, il obéit, et comme on
sortait du port et que la brise était plus forte, il
cargua un peu la voile, puis cela fait, silenCIeux, Il
s'accroupit de nouveau au pIed du mat, les yeux
fixés sur Linette. et écoutant attentivement ce
qu:elle dIsait.
Emcrveillée par ce qu'elle voyait, Linette essayait
d'expliquer.
- Nous sortons du port, disait-elle à Jacqucs,
nous dépassolls les Jetées; là-bas, au millcu d'u ne
foule de petlts voihers, j'apcrçois des ~rands
bateaux
tout gris. Ce sont les cuirassés, je pcnsc.
Très rouge, un peu i~onteux,
le mousse osa
répondre.
- Oui, madame, fit-il.
- Sont-Ils nombreux? demanda Jacques; pourra·
t-on dlstJDguer CelUI que nous ch.:rchons?
- Oh 1 je crol que ce sera racllc; nous nous din:Jeons directement ur cux. GOY sc tiendra sur lc
.)ont, sans dQute; il nous verra b'icn; j'aglt~r
mon
'M'and VOIle, ct ce drapeau tout blanc attirera ses
regards.
- .le l'espère.
- Jacques, reprit-clic, tout autour de nous il ya
des barques, et lOIn, très lOin, on aperçoIt des
petItes voi les. C'est très joli 1 Ticns! voilà une
vedctte qui passe.
- C'cs.t ccllc cie l'ami,'al, dit le père Marie, y
:l'poyrrait blcn gue l'escadre ne tardat pas à partir,
LlI1ette questIOnna.
- Quels sont ces grands bateaux qui ne bnu"cn t
pall ?
- Y en a dc Ioules les sortes: les grands
~(,nt
dc,>
batcaux-écoles; celui qui cst tout blanc et qU! il.:
'ffS la mcl', c'cst LIn a\'lso garde-rèchc; ceux ql(,)nt
�PRIN'tEMl'S PERDU
des cheminées blanches et noires, ce sont les remorqueurs de l'État; puis il yale bachot des scaphandriers, celuI qui vient à droite, remorqué par une
vedette. Tous les voiliers, à part quelques pilotes,
sont là comme nous, pour leur plaisIr.
- L'escadre va-t-elle partir bient6t, ariveons~
nous à temps? demanda Linette.
- Mais, madame, regardez donc, ils échangent
encore des signaux avec leurs pavillons, et avec
cette jolie brise on y sera dans un moment.
Poussé par le vent, le bateau filait VIte, 11 allait un
peu penché sur l'eau, maIs tout vieux qu'il était, il
semblait si solide que Linette n'avaIt pas peur. Le
balancement de la barque lui était agréable, et elle
regardaIt tout autour d'elle, admirant la rade, le flot
SI bleu et le ciel qu'aucun nuage ne traversait.
Elle connaIssait peu la mer. Jeune fille elle avait
été deux ans à Dieppe, malS le tennl , le golf et les
promenades en auto j'occupaient exclusivement.
AUJourd'hui, elle trouvait une beauté, une grandeur qu'elle ne soupçonnai! pas, à cette eau bleue
si caime dont l'immensité l'émerveillait.
Le bateau approchait; condUit habilement par le
père Marie, la Julie passait del'ant toutes les autres
barques.
- Nous approchons, dit Linette à Jean, nous
sommes devan t l'escadre; près de nô'.ls, si prè qu'on
distingue bien toute chose, il y a un grand cUirassé.
Tous les marins sont sur le pont, ils agitent leurs
bras,
- Ce sont des signaux, osa expliquer le mousse,
ils répètent l'ordre êlonné par le bateau-amiral.
Linette regarda celui qui venait de parler, et lui
t:ouvant une gentille figure, elle lui demanda :
- Tous les cuirassés partent?
- Non, madame, quelques-uns restent dans la
rade; ceux qui vont partir scn! ceux qUI crachent
la fumée par toutes les cheminées.
- Et dans quel ordre s'en vont-ils? Paseront-il~
chacun à leur tour devant nous?
Le mousse expliqua:
- D'abord, le premier, comme de juste, passera le
bateau-amll'al escorté par se torpilleurs, puis les
autres Viendront l'un apri:s l'autre, ct si personne ne
se met ue\'ant !lOUS, pour sûr qu'on verra tous c ux
qui ~(Jnt
sur les bateaux.
. .
- Vou~
connaissez la Afarselllalse?Vous pourrl.(
nous l'ln(lIquer(
.
1
- Oui, madame! C'est pas ulfflcIle, et vous la
voyez d'ici. Le bateau qui est à gauche et qu i a
deux chcminét.:s, c'est ça la Marseillaise.
�Linctte regarda et dit à Jacques:
- Le bateall de' Guy est là, tOllt [lrès ; lorsqu'il
passera, il nous verra sûrement. Comme Il sera content! Et puis, ajouta-t-elle très b.b, 10rsc/ll(' 1<, bateau
sera tout près, nous nous lèverons, mon J ,1<~que
, ct
tui tu fGras un signe, celui que tu voudra~;
mais il
faut n s'en allant que Guy comprGllnc Clue de sa
folie d'un jour personne ne sc souvient. Pour qu'il
ait le courage de lutter ann de n'venir, il faut qu'il
soit certain de retrouver ~ur
la terre de France un
[l'ère qui l'aime tendrenl 'nt.
+' Tu feras cc signe, mon jacqur.s, n'c~t-e
pas?
Tu l11e le promet!, ? J\ DUS sommes heureux, bientôt
nOlis le serons plus encore. Eh bien! il faut tàcher
que personne: ne souITre de notre bonlwuT.
Jacques pressa la jl(!lite main qui tellait la sienne,
et, av('c tendresse, il répondit:
- Ma chl~rie,
tu sais bien Clue je lui ai pardonné.
Et [luis, ètait-il coupable? l'eut on vivre à côté de
toi "an" t'aimer?
Une sonncrie tIc clairon retentit, vibrante et
longue; elle dumilla t()U~
les autres bruit s.
Le mousse rensa qll'il fallait prl'venir la dame.
- C'est le signal, dit-il; lis vunt s'en ;>II .. T.
Au 1l1ÔI11P moment, un de~
grands cuirassl's bougea. Cc flll <J'abord impelceptibll', puis, duucement,
il avança. M;Jjest\lcux ct SUpCIUr, il fendait l'eau
cl;Jin' et la p'j<'tait dcrrirre lUI, toute blanchc ct
toutl' "cintillante.
Le,; chemin('~,
comme disait le mousse, crach<lirl1t leur fum{'C', ct Cl'ltl! fUI11I',(' s'en allait vers le
ci('I, forma 't de~
nuage"- qui bien vite disparais~ait;1
l.
Les troÏl:; couleurs du drapeau françi~
avaient un
air de fete ct, au haut du mât d'avant, le ravillon de
l'amIral, jaune et blanc, Oottait au vent.
Sur la passerelle, ('nto\lrant lC'ur supéneur, se
lenaient LOth les uflic('r~,
pt ce~
homme ... , sur ce
grand batl'au qui S'Cil allait ver~
la 111('1 i111,m(115e,
avaient l'air dc' petites marionct~,
ck vrais JOujoux d' 'nfants,
Le b"au cuirassl" passa tout [ln~;
de la barque ou
Jarques ct Ltnl'llc ('la:(!nf ; "i rn'>.; que l'e<1u agit("e
p;u' les hl\iC'~
fonna cil.' gros,~
v[lglles ct Ir, petit
bal('au d(' p(\cll<' fut rUdl'rn('l1t ,,,1CIlUI\ LInette eut
nn peu pf'ur ct St' cralnpOl1n;' ,( S'III nl<1ri,
- Il n'y a pa>, d" dan,g'('r ~ d'·Jl1111.!;H-I'lle;n1 père
M,lri,', ql1l fumall llllljnur>-' 11'<",.. tranqllilll !1H'lll sa
pipe.
,
- l'OUI "ùr <in!.' non, m;l pdlt(' danw; dl(' en a
YU d'autre~,
la jlt/re. Plus d 11 nt' l'JI-, allcz, elle a
�PRINTElvl"PS PERDU
failli ·.1e pas revenIr; mais elle est sOliLie,' et puis le
patron a de la poigne. et du courage. Avec ça, voyez"Vous, on s'en tIre touJours.
Rassurée, la Jeune femme regarda le beau CUl rassé
s'en aller. Au moment où il allait qUItter la lade,
deux torpIlleurs sortant de l'arsenal à toute vitesse
le rejoignirent, et, l'un fi droite, l'autre à·gauche, lis
l'escorttrent.
Saisie par ce spectacle tout nouveau pour elle,
Linette admiraIt et ses yeux suivaient sans se lasser
le bateau-amiral qui s'en allait vers la mer.
Tout à coup, le mousse se pencha vers elle et lui
dit:
- Madame, faudrait regarder du côté de la Marseillaise, la v'là gUI va passer 1
Linette treSSaillit; la Marseillaise, le bateau de
Guy!
Vite elle se retourna. Le mousse avait raison,
l'autre cUIrassé, celui qui avait deux chemmées,
s'avançait lentement. Il suivait le même chemin
que le bateau-amiral, et si cela était possible, il passerait encore plus près de la ba l'que de pêche.
Linette s'était mise debout et elle agItait doucement
un pan de :;on grand voile de mousseline blanche
Jacques demanda :
- C'est la Nlarseillaise 'quI va passer, n'est-ce
pas? Elle doit approcher, le bateau commence à
osciller.
- Oui, la VOIlà; elle est tout près mall1tenant.
Sur Je pont, je vois tous les marins. Là-haut, sur la
pa s creUe, il va beaucoup d'officiers.
- VOIS-tu mon frère? demanda Jacques avec
anXIété.
Dé appoll1tée, LInette répondit:
- Non, je ne le dlstll1gue pas; ils sont n~mreux
et Ils ont tous le même· uniforme ... Ah! mais Il me
semble que je l'aperçOIs; il y en a un à drOIte plus
grand que tous les autres, c'est lUI ... Je crois ... j'en
SUIS certaine maintenant.
Nous vOit-il?
- Non, pas encor.,.
- Que fait-II?
pas; il regarde du côté de la mer i
. - Il. ne ?oug~
Il a l'aIr. tr\:s ,tl'lste. Pau~re
garçon 1
Le CUirasse approchaIt. Le petit batea'J dansaIt
énormément. LlI1ette, qui voulait rester debout, se
cramponnait à son mari, et, de l'autre côté, elle
s'appuyait sur l'épaule du mousse, qui, tout fier d~
soutenir la belle dame, se fai ait raide comme un
jnorccau de bois. Son corps, habItué au tangage et
au roulis, ne bougeait pas.
�19°
PRINTEMPS l'ERDU
, Tout à coup Linette eut un cri de joie.
- Jacques, dit-elle, il regarde attentivement de
!10tre coté; il nous a vus, il nous a reconnus ... Ir
n'est plus le même, il s'agite, il nous fait des sigles,
Jacques, il est tout près maintem:nt.
Rapide, le cuirassé s'avançait; il passa.
Calme et grave, Jacques leva le bras. Et dans It
vide, vers celui qui s'en allait, sa main droite lraça
le signe de croix. Signe de pardon, signe de paix,
signe d'oublI.
'
'Jacques oubliait, Jacques pardonnait, et Linette
était là qui souriait ct qui semblait dire:
- Au revoir 1 Nous nous retrouverons, espérez 1. .•
Lorsque Guy les aperçut, il fut si surpris qu'il ne
sut pas d'abord si cette émotion qui le bouleversait
était une émotion heureuse. Son cœur était plein
d'un bonheur singulier, d'un bonheur grave et presque triste. Le passé, l'avenir étaient là dans celte
petite barque. Le passé, ce frt:re alné si loyal et si
bon, cette Jemme, cette Linette qu'il avait osé aimer.
L'avenir. Lui qui n'y pensait depuis quelque
temps que pour soul1é:..· ter la fin d'une vie qui lui
semblait trop lourde, .J l'envisagea tout différemment. S'il reveDait, et Il voulait revenir, son amour
purifié ne serait plus de ceux qu'on condamne; il
aimerait encore, mais il aimerait mieux ... Celui qui
était là, le pauvre aveugle! celUl-là c'était son fr i:! re,
et les liens du sang, les liens invisibles, mais difficilement brisables (Pune enfance commune, lui mettaient au cœur un ardent désir de repentir.
Il se souvenait des longues années passées avec
son frère, où, petits enfants sans mère, ils étaient
tout l'un pour l'autre.
Il se rappelait son premier départ, cette ivresse
heureuse avec laquelle 11 était parti, jetant un adieu
à peine mélancolique à celte terre de France qu'il
quittait pour deux longues années.
Qu'il était donc insouciant et que la vie lui semblait belle 1 Il voulait jouir de tous les dons, ne perdre aucune de ses grâces; il voulait être heureux et
s'irnagll1ait nalvement qu'il suffisait de vouloir.
AUJourd'hui, tri:s lucide, il envisageait l'avenir.
Pour lui, il pouvait être encore plelD de douceur,
mais la flamme si chaude, l'enchantement merveilleux d'un cœur qui s'ouvre à la vie, tout cela pf'Uf
lu! c'était fini ... fini ...
H en éprouvait une mélancolie amère; il se entait
VIeillIr. mais il était apaisé et souriait d'un sourire
falt dl' bonheur et de tristesse à ceux qui étaient
dan~
la petite barque et clont, très vite, il s'éloignait.
Le cuirassé passa; il ouilla la rade, convoyé par
�PRINTEMPS PERDU
Tg!'
.deux torpilleurs. Linette n'agitait plus son volle
blanc, le grand vaisseau tout gris semblait, là-bas,
une SI petite chose que bientôt li avait disparu
Fatiguée, un peu triste, la jeune femml' dit à
Jacques;
- SI nous rentrions, veux-tu? La Marseillaise
est déjà lOlO.
Immédiatement, le pére· Marie et le mousse prirent les rames; le sOir venait, aucune bnse ne gonflait plus les voiles. Dans le rayonnement d'un coucher de soleil admirable, sous un Ciel coulelèl" de
san~,
la petite barque reVlnt vers Cherbourg.
Les mains UTIles. Jacques et Lmette se taisaient.
Graves et recuil.~,
ils pensaient à celUI qUI s'en
allait sur la mer immense, vers un 10mtall1 pays
qu'ils ne connaissaient pas.
. ...
. . . . . . ..
Le lendemall1 matin, lis étaient revenus au Prieuré;
·de leur voyage à Cherbourg, Ils rapportai ent un
souvenir apaisant.
Guy était parti; il les a\'alt qUlttés le sounre aux
lèvres, les mauvais jours étalent oubltés. Quand Guy
reviendrait, rien ne le séparerait plus. Un nouve l
hôte rece-:ralt le voyageur, ses petits bras charmants
se tendrme.:! vers cet oncle dont, tout jeune. on lUi
aurait parlé.
Et LlI1ette expltquait à Jacques, au cours d'une
prome
n~d
e qu'ils ralsalent dans le parc, que maintenant Il fallait tout oublier pour ne penser qu'à
celui qUI allait venir.
- Mon Jacques, diSait-elle de sa voix tendre, LI ne
faut plus être triste, Guy est parti content, heureux,
sûr qu'on l'aimait toujours. Alors sa vie de marin,
cctte vie qu'Il a chOIsie parce qu'elle lui plaisait plus
que toute autre, va le reprendre; il retrouvera à la
vivre tout le charme qu'il y trouvait nagui;re. Maintenant, Ji raut songer à nous.
Et, rieuse, elle ajouta:
. La maison doit être en fête; 1) faut que tout
SOit gal, car bébé s'ennUIerait si son papa étai t
morose.
- Nous essa ieron s cie vous obéir, petite chérie
Ce sera factle si Je te sens heureuse.
- Oh 1 mon bonheur est certain maintenant;
c'est un b?nhcur nouveau, un peu grave, mais très
bon. CelUI que J'attends, vois-tu, apporte dans ses
peLites mains talft de douces choses qu'il me semble que l'avenir est tout cnsoleillé.
« C'est l'automne, Je ne sais pourquoI tout Id.
monde dit que celte sruson est tn ste et mélancolique. Moijclui trouve unegrace.un charme étrange.
r
�PRINTEMPS PERDU
Les dt:rOicres fleurs ont une couleur unique, les
lrbres ont des feuilles d'une nuance admirable.
« Un coup de vent et elles s'envolent. Il yen a qui
tomt ~nt
lentement, majestueusement, tout autoUl
de nous, taches de cuivre sur l'herbe verte; au-dessus de nos têtes d'autres tourbillonnnent gaiement;
elles vont où le vent les conduit; elles ont l'air de
danser une ronde dont nous n'entendons pas la
musique.
« Bientôt l'hiver viendra, tout dormIra, puis le
printemps enfin arrivera. Le printemps, Jacques, je
ne peux y pen er sans que mon cœur tressaille. Au
pnntemps, bébé sera là. Il viendra avec les fleurs;
c'est un joli moment pour faire -,~ n entrée dans le
monde, ne trouves-tu pas?
Sans attendre la réponse de son mari, elle continua:
- Comment l'appellerons-nous? Si c'est un fils.
tu choisiras, c'est ton droit; si c'est une fille, tu me
laisseras libre de lui donner le nom que je veux:
c'est promis.
- Oui, mais j'aimerais à savoir cc nom!
- Curieux! s'écna-t-elle.
1?uis, gravement, elle ajouta:
/"" Je l'appellerai Marie, en souvenir de celle qui
n'est plus. C'est une dette que j'acquitte; si nous
sommes heureux, nous lui sommes redevables de
ce bonheur.
Devinant que Linette était émue, Jacques mi, U.I
baiser sur la main qu'il tenait, et, silencieux, leurs
cœurs tout près l'un de l'autre, ils .;ontinuèrent à
marcher. Et vers la forêt, le couple s'en alla.
Un soleil éclatant venait de dissiper une mystérieuse brume. De cette nature qUI semblait avoir
ralenti son travail se dé€jagealt un apaisement irrésistible. Tout allait Dmr, mais pour recommencer
bientôt. 11 Callait se souvenir, il fallait espérer ...
Jacques et Linette écoutaient et comprenaient la
mystérieuse leçon que leur donnait cette l'adieu e
journée d'automne. Un vent léger, qui ressemblaIt
des arbres;
à de petits sanglots, enlevait les t.,~"'(s
elles tourbillonnaient autour du jeun<.- ('J',, ' '~ ct le
frôlaient parfois. Linette souriait d'ull sou; !"..; ':j~,
mant. Son espoir la faisait heureuse ..
Résigné, Jacques pensait à l'avenir, et il y pensait sans tristesse. L'amour éclaire les cœurs d'une
lumi i.;re si merveilleuse que les yel!X qui voient n'en
aperçoivent jamais sur la terre de plus belle!
FIN
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Collection Stella
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Publisher
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Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
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Printemps perdu
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Trilby, T. (1875-1962)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1921
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
192 p.
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Collection Stella ; 29
Type
The nature or genre of the resource
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Language
A language of the resource
fre
Rights
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BCU_Bastaire_Stella_29_C92550_1109606
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Bibliothèque Université Clermont Auvergne
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du
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��LA PETIOTE
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A Grandcamp, petit village de pêcheurs
situé dans la presqu'île du Cotentin, le dimanhe, pas un marin ne prend la mer.
Les barques restent au large, dépouillées de
leurs voiles; ainsi déshabillées, elles ressemblent à de petites maisons abandonnées.
Superbes, en pantalons de drap bleu et en
jerseys noirs, les pêcheurs, patrons, hommes,
mousses, vont à la messe le m1.tin; puis
l'après-midi. un cigare de deux sous entre les
lèvres, les mains dans les poches, ils se promènent sur le Perret, long chemin en pierre
qui borde la mer.
Là, après vêpres, les femmes, en toilette,
viennent les retrouver. Celles qui sont mariées
portent encore, presque toutes, la coiffe blanche, la robe à forme simple de cachemirl! noir
et autour du cou, pointes dans le dos, le tout
petit fichu de soie.
Les jeunes filles têtes nues, corsages clairs,
ne ressemblent pas à leurs aînée!';. Celles-là
ont vu des Parisiennes, il en vient quelques.unes l'été, et elles cherchent à les imiter.
�6
LA PETTOTE
Leurs figures, brûlées par le soleil, hâlées
par le vent qui souffle rud e par.fols, s'aco~
modent mal de ces nuances claires; ces tOIlettes, prétentieuses et laides, font ressortir ce
qu'il y a de défectueux en elles.
Hardies. ne craignant pas grand'chose.
provocantes, riant fort, chantant, elles se promènent, agaçant les marins par de multiples
taquineries. Eux, ne s'étonnent guère; ils sont
habitués à leurs manières et ne les blâment
pas.
Ces filles-là ne sont pas des (c promlses D,
el les peuvent bien s'amuser
Un peu loin de tous, deux par deux.
timides et rougissants, se promènent les
fiancés.
Le marin, son bras passé sous celui de la
jeune fille. regarde respectueusement sa compagne. Cet homme, habitué au dur labeur du
pêcheur, sait parler gentiment à celle qui sera
sa femme, et les mots de patois. si rudes et si
laids, paraissent doux quand c'est un promis
qui les prononce.
Dans ce pays les cr promesses JI sont longues; souvent pl usieurs années les Jeunes
filles attendent fidèles et patIentes.
Pom se marier, il faut de l'argent; les plus
pauvtes veulent avoir un lit neuf avec deux
bons matelas et une belle armoire pleine de
linge. Mais comme la vie du pêcheur. si pleine
de danger, rapporte peu, pour entrer en ménage. longtemps, longtemps, il faut économiser.
Un dimanche de juillet, un dimanche où il
�LA PETIOTE
'7
faisait un temps superbe, un terrible accident
arriva, qui bouleversa le pays. Tous les habitants étaient sortis et sc promenaient sur le
Perret, lorsque daus la grande rue qui traverse
le villagc, ils virent passer, à une allure vertigineuse, un superbe automobile.
.
La voiture marchait si vite qu'aucun d'eux
ne put distinguer les personnes qui l'occupaient; mais immédiatement après son passage, ils entendirent une fortc détonation, suivie de cris de douleur.
Les hommes, effrayés, se regardèrent, s'interrogeant.
M<J.is un jeune marin, qui avait fait son
temps à Paris, dit d'un air important:
- Sûrement que c'est un pneu qu'a crevé,
la voiture a peut être bien fait panache, allons
VOIr.
Tous se précipitèrent dans la grande rue et,
au bout, tout au bout du village, ils aperçurent
l'automobile complètement culbuté, roues en
l'air; les malheureux voyageurs étaient dessous.
Emus de la même pitié, les pêchcut'S se
mirent à courir vers le lieu de l'accident. Là,
les plus forts d'entre eux essayèrent de redresser cette grosse voiture, mais la chose n'était
pas commode. Habitués à manier des voiles,
des rames, des fdets, ils ne sa.vaient comment
s'y. prendre.; cette voiture, d'un nouveau genre,
était pOlll' eux une inconnue. La plupart de ces
hommes n'avaient jamais touché à un automobile.
Enfin, après un grand quart d'heure de tl'a-
�8
LA PETIOTE
vail, stimulés par la pensée que des êtres humains étaient là-dessous, ils arrivèrent à redresser la voiture. Ce qu'ils virent alors les
épouvanta, et ils se reculèrent effrayés.
Le mécanicien gisait là, complètement
écrasé, la ligure en bouillie, les membres cassés.
Il était sttrement mort celui-là.
Immédiatement les conversations cessèrent,
et un vieux marin, se découvrant pieusement,
dit d'une voix grave:
- Les gas, pour ce m'alheureux, il n'y a plus
qu'à aller chercher M. le curé.
Un mousse se détacha du groupe et se mit
à courir vers le presbytère.
Autour du cadavre, têtes nues, pleins de
pitié, les marins restaient là; cette mort, ce
sang, cet accident, tout cela les épouvantait. .
Chez eux on ne meurt pas de cette façon.
Parfois, au large, un jour de tempête, une
vague vous emporte et on a pour tombe « cette
grande gueuse J) si terrible, mais qu'on aime
tànt.
Les maladies non plus ne sont pas fréquentes; les vieux marins. que la mer n'a pas
pris, meurent de rhumatismes, de bronchites.
- Il faut bien mourir de quelque chose. _
Mais ce sang, ces membres brisés, cette loque
humaine, ils n'avaient jamais vu cela et, bien
qu'ils fussent habitués à braver le danger, ils
étaient effrayés comme des enfants. Silen~
cieux, tout près de ce mort, ils attendaient avec
impatience M. le curé. Lui déciderait, il dirait
ce qu'il fallait faire de ce cadavre.
T out à coup, une petite voix claire perça le
�LA PETIOTE
9
silence. Une fillette de cinq ans, curieuse comme
on l'est à cet âge, avait quitté la main de sa
sœur aînée et s'était approchée de la grande
maison roulante. Non sans mal, elle avait
réussi à grimper S1,1r le marchepied tout abîmé,
et, se levant sur la pointe de ses petits pieds,
elle s'était amusée à regarder dans la maison,
fermée par une portière. Sous les coussins, tout
sens dessus dessous, il lui avait semblé apercevoir une dame; mais oui, elle ne se trompait
pas, c'étaient bien des pieds qu'elle voyait là.
Alors el l e avait appelé.
- Venez donc par ici, vous autres, j'crois
ben qu'il y a une dame dans la maison!
Tous les marins se tournèrent vers l'enfant,
et l'un d'eux se précipita à côté d'elle.
Elle avait raison, la gamine, il y avait du
monde là-dedans!
Une main se posa sur la poignée toute tordue, mais la portière résista. Enfin, après plusieurs essais, on réussit à l'ouvrir et, sous les
coussins, on aperçut une toute jeune femme en
toilette claire.
Elle était très pâle, évanouie sans doute,
mais elle ne paraissait nullement blessée.
Avec des gestes maladroits, les marins s'efforcèrent de sortir de la voiture ce'petit paquet
de dentelles et de mousseline; ils y réussirent
sans grand'peine. Mais la jeune femme avait
besoin de soins immédiats; où allait-on la
porter?
Embarrassés, ils se regardèrent. Toutes les
maisons étaient pleines d'enfants qui cou-
�10
LA PETIOTE
chaient déjà deux et trois dans le même lit;
que faire?
Un vieux marin, vivement, écarta les
groupes. Très grand, un peu voûté, le visage
encadré par un collier de barbç grise, des yeux
bleus très doux, il avait l'air triste, mais bon.
Qu'on la porte chez nous, dit-il d'une
voix tremblante, la chambre de la petite est
vide, elle ne gênera personne.
Chacun s'écarta respectueusement, et un peu
de pitié aJla aussi vers cet homme.
La « petite D avait dix-huit ans, elle était
morte au printemps dernier.
Précédant les deux hommes qui portaient la
jeune femme, le vieux marin se dirigea vers sa
maison.
Il fallait prévenir la mère Norbin et faire
ouvrir la chambre où personne n'entrait depuis
que l'enfant en était partie.
Un peu essoufflé, il arriva devant chez lui.
C'était la plus belle maison du pays, la maison de Jean N orbin, elle avait deux étages et
cheminée dans presque toutes les pièces.
Sa femme était assise sur une chaise devant
la porte. Bonnet bien blanc sur ses cheveux
gris, robe noire, elle avait bonne allure.
Vite, Jean Norbin s'expliqua. Un accident,
un mort, une jeune dame blessée, personne ne
pouvait la recevoir; alors il avait pensé qu'on
pouvait la mettre là-haut!
Là-haut! c'était la chambre aux volets clos,
la chambre où, depuis la mort de l'enfant, le
père n'était jarrlais entré! De temps en temps,
en cachette, la mère y apportait des fleurs; cha-
�LA PETIOTE
Il
pelle sainte, endroit sacré, où une pauvre
femme inconsolable venait pleurer et prier.
Il fallait ouvrir cette pièce, introduire une
étrangère dans cette chambre, donner le lit de
sa fLlle!
Non, ce n'était pas possible, le père devenait
fou de demander une chose pareille.
La vieille se leva, un éclair de colère traversa ses yeux qui avaient tant pleuré. Elle
allait répondre durement, refuser ce que le
vieux avait offert.
En voyant la fLgure bouleversée de la pauvre
mère, Jean Norbin comprit tout ce que sa
femme ressentait, son cœur se serra et il courba
la tête, un peu honteux de la pensée qu'il avait
eue. C'était presque un sacrilège! Du revers de
la main il essuya une larme.
Mais, au moment où la femme N orbin ouvrait la bouche pour parler, elle se tut, n'osant
plus. Portée par deux marins, la jeune femme
était là, devant elle ... et les porteurs demandaient où ils devaient déposer la blessée.
Comme elle la trouvait pâle, elle souffrait
peut-être... et puis, elle était blonde ... blonde
comme la petite... et si jeune!
La pauvre tête pendait, ballottée dans tous
les sens, les pieds passaient sous la robe de
dentelle, vrais pieds de petite fLlle. Qu'allaiton faire de ce pauvre corps si elle refusait?
Qu'importe, c'était une étrangère, une Parisienne sÎirement, et elle haïssait, de quelle
haine, les Parisiens!
C'était un des leurs qui avait pris le cœur
de sa fille, e~ malgré le médecin qui préten-
�12
LA PETIOT E
dait qu'elle était morte d'un mal de langueur,
d'anémie, la mère croyai t être certaine qu'un
mal d'amou r l'avait tuée. Celui qu'elle aimait,
un Parisien, venu à Grandc amp pour la belle
saison, était parti un soir, prome ttant de revenir bientô t; ct, jamais, il n'avait donné de ses
nouvelles. Lasse d'atten dre, n'espér ant plus, la
petite mourut, pleura nt l'infidèle qui, pour se
distraire, s'était amusé à prendr e son œur.
Non, non, la mère se souvenait, elle n'ouvrirait pas sa porte à une des leurs!
Et le visage dur, les sourcils froncés, el1e
s'appro cha du groupe, bien décidée cette fois.
Pour ne pas entend re ce qu'elle allait dire,
Jean N OIbin s'éloig na un peu. Il était lâche, il
ne se reconnaissait pas. Chez lui, il avait toujours été le maître, et naguèr e sa femme et ses
enfant s lui obéissaient sans discuter. Mais
mainte nant, on avait tant de chagrin , qu'il
n'osait plus élever la voix pour donner des
ordres ; chacun faisait à sa tête.
La mère N orbin par1a :
- Mes amis, dit-elle, je ne peux pas.
Un peu émue, elle s'arrêta ; cela lui coûtait:
vraime nt de renvoyer cette malheureuse... et
puis ... et puis, elle était blonde, comme la petite!
Après encore quelques secondes d'hésit ation
elle reprit brusquement:
_ Allons, suivez-moi, je vais ouvrir la
chambre.
�LA PETIOTE
II
La chambre! Ce fut avec des mains qui tremblaient que la pauvre m're ouvrit les fenêtres;
lentement, elle poussa les ,'olets clos depuis
pl usieurs mois. Cela fait, les yeux pleins de
larmes, elle se retourna: la jeune femme était
sur le lit.
Sur l'oreiller, où sa iille avait dormi plusieurs années, où elle était morle, une autre
une autre avait pris la place de
tête repos~it,
son enfant.
Marchant tout dotlcement, chaque bruit lui
semblant une profanation, elle se réfl1gia près
de la cheminée, près de la photocrraphie de la
petite qui, comme tOl1jours, était entourée de
fleurs; et, de là. avec rancune, elle regarda
cette étrangère.
Elle souffrait horriblement; elle se reprochait l'élan de bonté qu'elle avait eu, et qui
lui avait fait ouvrir la porte de sa iille à une
inconnue. Crispant les mains, craignant d'éclater en sanglots, elle restait là, immobile, ne
pouvant détacher les yeux de ce lit occupé par
une femme qui ne lui était rien.
Sur la pointe des pieds, émus par cette douleur si compréhensible, les marins qui avaient
apporté la blessée s'en allèrent et, dans la
pièce, il ne resta plus que les deux Norbin et
�LA PETIOT E
le pharmacien qui s'efforçait de faire cesser le
iong évanouissement de la jeune malade.
Cet homme. ancien interne des hôpita ux de
Paris, depuis six mois à peine dans le pays,
ne se rappel ait rien et ne s'apercevait pas qu'à
côté de lui il y avait une femme, une pauvre
mère qui pleurait.
Non, il se souvenait simplement qu'au printemps il avait fourni dans cette maison de la
pharmacie, et qu'il y avait eu une mort; c'était
tout. Aussi, dans cette chambre, il allait. venait, circulait, parlait haut: « Ah! le pouls remonte, le cœur bat régulièrement, les mains
sont moins froides, elle va mieux ... dans quelques niinutes cet évanouissement cessera »
Tout à coup, une main de fer se posa sur le
bras du phanTlacien, et une voix rude lui parla
à J'oreille.
Jean Norbin était près de lui.
- Taisez-vous, dit-il en montra nt sa femme,
ne parlez pas si haut, la mère a du chagrin.
PUIS, plus doucement, il expliq ua:
- La petite, notre fille, est morte ICI, au
printemps dernier.
Le pharmacien se tourna vers la vieille
femme. Cette figure douloureuse, ces mains
crispées,' cette immobilité l'impressionnèrent; il
e tut et, silencieusement, continu'a ses soins.
Le vieux marin resta près de lui, avec des
yeux pleins de larmes il regard ait le lit de son
enfant ...
Tout à coup, lentement, la jeune malad e
souleva les paupières. Jean Norbin, vivement,
se pencha vers elle, puis s'adres sant à sa
�'5
femme, d'une voix infiniment douce, il lui dit :
- Elle a les yeux bleus, elle aussi!
Toute tremblante, la vieille quitta la cheminée, s'approcha et regarda.
Oui, elle avait des yeux bleus!
Alors, près du lit, tout près du lit, elle vint.
La malade se plaignait: « Je souffre, disaitelle, j'ai mal. l)
La femme N orbin tressaill it, tout son être
s'émut; la petite, à la même place, avait dit
ces mots-là si souvent.
S'adressant au pharmacien, d'une voix
rauque, elle parla:
- Fant la coucher, vous voyez bien qu'elle
est mal comme ça.
Les deux hommes comprirent et quittèrent
la pièce; une femme sait toujours mieux.
Jean Norbin, 'en s'en allant, regarda d'un
air reconnaissant le portrait de sa fille qui disparaissait sous des gerbes de lis.
Quelques minutes après, la porte de la
chambre fut brusquement rouverte, et la vieille
LA PETIOTE
cna:
- Faut prendre tout de suite la carriole au
père Mathieu et aller vite chercher le médecin.
Je crois bien que cette nuit il y aura sur terre
un petit chrétien de plus.
�16
LA PETIOTE
•
III
Le lendemain, dans la maison de Jean Norbin, dans la chambre de la petite, dans le berceau qui avait srrvi à tous les enfants du marin, il y avait un tout pelit bébé.
Pàuvrc petit être, né, lrop tôt, d'une mère
e. trêmement délicate.
Le docteur, très affirmatif, disait que ce
bébé, qui pesait à peine trois livres, ne vivrait
sans doute pas; et, flatté de soigner une Parisienne, voulant lui montrer qu'à la campagne
on savait aussi bien qu'à Paris, il s'empressait
auprès de la jolie malade et ne s'occupait guère
de l'enfant.
ee petit être, condamné par lui, ne l'intéressait pas.
Pourtant, le matin, en s'en allant, après avoir
expliqué plusieurs fois à la femme Norbin ce
qu'il fallait faire pour la jeune maman qui,
épuisée, dormait, il s'approcha du berceau où
était la pauvre petite nIle et, étonné de la trouver encore vivante, il dit:
- Maman Norbin, pour cette mioche-là
vous vous y conna1ssez mieux qu moi, et si
quelqu'un peut la faire vivre, c'est bien vous.
Le docteur, en parlant ainsi, disait la vérité.
La femme Norbin avait eu quatre enfants, et
dans tout le pays, quand ils ' taient petits, 011
�LA PETIOTE
17
ne pouvait voir plus beaux bébés, U1 mIeux
soignés.
L'aîné, Nicolas, maintenant remplaçait le
père, il était patron de leur barque le Saint
1ean; à trente ans, il passait pour le plus bel
homme du pays. Le second, Maurice, emporté
par une vague un soir de tempête, était mortau large, la mer n'avait jamais rendu son
corps. Le troisième, une fille, Marie, qu\m chagrin d'amont avait tuée à dix-hult ans; et le
dernier, Pierre, qui allait avoir onze ans, était
le gars le plus intelligent ou pays. L'institu
teur disait que si les parents voulaient, plus
tard il pourrait, lui aussi, instruire les autres_
Les Norbin hésitaient devanl la résolution à
?rendre; le père, cela ne lui allait guère. Tous
les siens depuis si longtemps étaient marins,
qu'il ne pouvait s'imaginer qu'un de ses fils ne
ferait pas comme eux.
La mère, depuis la mort de ses deux enderfants, avait le secret désir de garder ~on
nier né près d'elle, mais elle n'osait guère le
dire, craignant de contrarier son mari et ne
voulant pas tr0p influencer l'enfant. Si, plus
tard. le gas regrettait, il ne fallait pas qu'elle
en fût responsable. Elle savait que ces petits,
nés près de la mer, ont pour elle un amour
avec lequel il ne faut pas lutter.
Tout en berçant ce petit paquet de chair
rouge qui dormait dans le be.rceau d'osier de
ses enfants, la femme Norbin pensait à tou
ceux qui avaient dormi là. Elle croyait bien
que dans ce berceau, qu elle n'avait jamais
vouiu àonner, aUCUll enftin!. n'y dormirait plu,
�LA PETIOT E
18
et voilà qu'un bébé, qui ne 1ui était rien, dor~
mail là, tranqu ille et heureux. Et c'était elle,
elle qui ne savait plus que pleurer et aller au
cimetière, qui, en berçant, fredon nait la vieille
compla inte avec laquelle elle avait endormi
ses enfants.
Elle chanta it dans la chambre de la petite,
dans colt.e chambre où elle avait tant pleuré et
où, impassible en apparence, elle avait assisté
à l'agoni e morale, puis physiq ue de sa frl1c!
Oh! ces Parisie ns! ces Parisie ns! comme elle
1es haïssél it !
Pourtant, la jeune femme qui, si pâle, reposait là, le bébé qui dorma it bercé par elle,
ét'üent de ces gens.là, et elle leur avait ouvert
sa porte, et elle les avait mis dans la chambre
de sa fille!
Son cœur de femme s'était ému, mais son
cœur de mère se reprochait cctte piLié qui lui
avait fait tendre les bras à cette inconnue.
Cette, étrangère couchée là, dans le lit de son
enfant , c'était vraiment un sacrilège!
Doucement, la jeune malad e ouvrit les yeux
et, curieuse, regard a cette femme à coiffe blanche et ce berceau d'osier.
Depuis qu'clle était là, épuisée par les souffrances, elle n'avait fait aucune question et
n'avait parlé que pour se plaindre, deman dant.
simplement, à être soulagée, Mais elle venait
de dormir et, reposée, ne souffra nt pIns, la vie
reprenait en elle, et elle s'inquiétait.
La mère N orbin, en voyant ces yeux clairs
fixés sur elle, pleins d'interrogations, crut comprendr e ce qu'ils deman daient ; elle se leva,
�LA PETIOTE
19
prit le bébé et, s'efforçant de sourire, s'approcha du lit de la petite maman.
La jeune femme, fixement, regarda l'enfant;
puis elle demanda:
- C'est une fille au moins?
Et sans attendre de réponse, elle ajouta :
- L'auto esL-il complètement démoli?
La mère N orbin, tenant toujours le bébé
dans ses bras, s'éloigna un peu du lit, le cœur
serré, ne comprenant pas.
Elle se rappelait l'émotion sainte et joyeuse
qui s'emparait d'clle quand, pour la première
fois, sa mère lui montrait ses enfants. Des
larmes d'orgueil, des larmes d'amour montaient à ses yeux, et lentement, recueillie, elle
tendait les bras pour prendre le nouveau-né
afin de le serrer sur son cœur.
Cette jeune femme, en voyant sa fille, n'avait
pas eu un élan vers elle; elle pensait à l'auto!
Qu'avait-elle donc dans l'âme, cette femmelà ?
Un peu méprisante, ne souriant plus, le
visage dur, la mère Norbin regardait cette
étrangère; pour elle elle n'avait plus aucune
pitié.
Elle ne savait pas que chez certaines femmes
très jeunes l'amour maternel se développe seulement à mesure que l'enfant grandit.
Sans deviner quel trouble ces paroles fai saient naître chez S011 interlocutrice, la malade
redemanda :
- L'auto est-il démoli, le chauffeur est-il
blessé?
Sévère, serrant très fort contre son cœur le
�20
LA PETIOTE
petit être qui avait, pensaitclle, une si mauvaise maman, la mère Norbin répondit d 'une
voix grave:
- J:homme qui conduisait vôtre voiture est
mort, madame!
A peinc <Jvait-elle prononcé ces paroles
qu'clIc se souvint de la recommandation du
Doctcur: « Aucune émotion, maman Norbin,
vous m'entende7., pas de bruit, un grand calme.
la plus petite chose pourrait occasionner une
grosse fièvre. »
Effrayée de ce qu'elle venait de dire, la
femme Norbin, anxieuse, regarda l'effct que
ces paroles produisaient sur la jCt1l1e malade.
Elle avait pâli un peu en pensant que la
mort aurait pu la prendre, ellc aussi; et
contente, bien contente d'y avoir échappé, elle
murmura:
- Ah! le pauvre garçon!
Quelques instants elle resta silencieuse, les
yeux clos; puis les rouvrant, brusquement, elle
ajouta:
- Comment vais-je pouvoir partir, maintenant?
De plus en plus surprise, choquée au dernier point de cette indifférence devant la mort,
la mère Norbin, sans répondre, s'éloigna du
lit ct alla reposer l'enfant dans le berceau ;
puis, s'asseyant près du nid où le petit oiseau
qui était tombé là, n'avait pas encore reçu un
baiser, elle se pencha vers la toute petite figure
et, tendrement, l'embrassa.
La jeune maman n'avait rien remarqué. Obsédée par une idée fixe, elle ne pensait qu'au
�LA PETIOTE
21
départ, ne s'imaginant pas que son pauvre
corps, qui avait tant souffert, demandait le
repos.
Non, elle voulait s'en aller, partir au plus
vite, a[u1 de rejoindre le jeune mari, très aimé,
qui \bientôt allait arriver à Dieppe. Mais mainlenant que le chauffeur était mort, qui donc la
conduirait?
Attentivement, elle regarda la femme à
coiffe blanche qui chantait près du berceau;
cette figure austère, ces cheveux gris, cette tristesse répandue Sur tout le visage l'effrayaient
un peu.
Elle avait vingt ans, était mariée depuis un
an à peine, et ne connaissait de la vie que la
joie et les rires. La douleur, les larmes lui faisaient peur, et cette vieille femme avait l'air
d'avoir beaucoup pleuré!
Pourtant elle voulait être renseignée.
Cette nuit, épouvantée par la souffrance, elle
n'avait rien demandé; elle ne savait même pas
où elle était, qui l'avait recueillie.
Cette chambre au plafond bas, aux rideaux
de mousseline blanche, ne devait pas être une
chambre d'hôtel. Cette cheminée où une pendule dorée était sous globe, avec, de chaque
côté, des bouquets de fleurs en papier, également sous verre, indiquait une chambre habitée. Ce portrait d'une petite fille en première
communiante était sans doute l'enfant de cel:te
femme-là. On l'avait transportée chez des..habitants du pays où l'accident était arrivé.
L'accident! Elle s'en souvenait fort peu.
U ne détonation, une effroyable secousse, puis,
�22
LA PETTOTE
plus rien. Elle avait dû perdre tout de suite
connaissance, car elle ne s'était réveillée que
dans ce lit, souffrant horriblement.
Maintenant qu'elle se sentait bien, elle voulait tout savoir.
ITimide, elle demanda:
- Madame, pourriez-vous me donner quelques renseignements?
Les mains croisées sur sa robe noire, la
femme Norbin inclina la tête en signe d'assentiment. Elle avait jugé avec intransigeance
l'étrangère. Mauvaise mère, peu de cœur, pour
cette âme frivole elle se sentait sans indulgence.
La petite Parisienne, habituée aux bavardages aimables des inférieurs, s'étonna; cette
femme était vraiment bizarre.
- Madame, reprit-elle avee un sourire, voudriez-vous me dire où je suis? Cet accident, la
naissance de ce bébé, je me sens encore tout
ahurie; et je ne connais même pas le nom du
pays où ma fille est née.
- Vous êtes à Grandcamp, près d'Isigny.
- Et qui m'a offert l'hospitalité? Qui doi~Je remercier?
Sans bouger, du même ton sévère, elle répondit:
_ Vous êtes chez Jean N orbin; vous ne devez remercier personne. Ce que nous avons fait
pour vous, nous l'aurions fait pour tous,c'était
notre devoir!
La jeune femme se tut. Cette femme, si différente d'elle, l'impressionnait étrangement.
Jamais elle n'avait rencontré quelqu'un d'aussi
�LA PETIOTE
sévère, et parlant aussi peu. A Paris, on parle
beaucoup, pour ne rien dire souvent, mais c'est
amusant, cela fait rire. Rire! jusqu'à présent
.
elle n'avait pas fait autre chose.
Orpheline, toute son enfance s'était écoulée
chez des cousines sans enfants, qui l'adoraient
et la gâtaient à qui mieux mieux. Les conseils
d'une maunn lui avaient manqué. mais de
cela elle ne s'en était jamais rendu compte.
Possédant une grosse fortune, vivant dans un
monde très futile, adulée par tous, on ne lui
avait guère appris ce que voulait dire le mot
devoir.
Un devoir, pour elle, c'était une chose très
ennuyeuse, un verbe bien fait, une analyse sans
faute. Voilà tout ce qu'elle savait sur le mot
devoir. Et cette femme du peuple, cette femme
de marin venait de le prononcer d'une manière
si grave, que la petite Parisienne en était tout
'tonné.
Le mot devoir avait donc une signification
qu'elle ne connaissait pas.
Son âme, peu habituée à réft.échir, chassa
bien vite cette pensée sérieuse et, songeant de
nouveau à son départ, elle redemanda:
- Madame, pensez-vous que l'auto puisse
rtre arrangé? Est-il très abîmé?
Tout en berçant la petite fil1e qui commençait à crier, la femme Norbin répondit sans
regarder son interlocutrice:
- Je n'en sais rien; mais, en tous les cas,
ee n'est pas ici qu'on pourra l'arranger, faut
pas compter là-dessus.
Des larmes montèrent aux yeux de la petite
�LA PETIOTE
malade el, très enfant, touchantt: dans son
effroi, elle demanda:
- Alors, comment pourrais-je m'en aller
d'ici?
- Par le chemin de fer. Nous autres, nous
n'avons pas de locomotives à nous, et nous
voyageons bien tout de même.
Puis, plus doucement, se rappelant les recommandations du médecin, elle'ajouta:
- Vous feriez mieux de dormir, madame,
de vous tourmenter de tout cela; si
plutôt qu~
vous continuez à parler ainsi, vous vous rendrez malade ... Voulez-vous boire?
La jeune femme ne répondit pas, elle pleurait. Larmes puériles, gros chagrin de petit enfant.
La mère Norbin s'approcha du lit, fit boire
la malade, redressa les oreillers, puis attendit
qu'elle fût un peu calmée. Quand elle vit que
les larmes s'arrêtaient et que la jeune figure
redevenait souriante, elle demanda d'une voix
toute différente, si différente que la petite maman s'étonna.
- Par rapport à l'enfant, dit-elle, M. le
curé va passer tout à l'heure, faudrait bien savoir quel nom vous voulez lui donner.
Rieuse, son chagrin oublié, la jeune femme
s'écria:
- Quel nom? Cest vrai, je n'y avais pas encore pensé. On ne l'attendait que dans deux
mois, cette demoiselle; vous comprenez, j'avais
bien autre chose dans la tête.
Non, la mère Norbin ne comprenait pas.
�LA PETIOTE
Quand on attend un enfant, peut-on penser à
autre chose?
Amusée, la jeune femme continuait:
- Eh bien, voyons, appelez-la comme vous
voudrez, vous avez une nlle, je pense, ajoutat-elle en montrant la photographie, comment
s'appelle-t-elle?
La femme N orbin crispa ses mains et s'appuya sur le haut du lit. C'était si dur d'entendre par 1er aussi légèrement de la chère petite
morte.
Les lèvres tremblantes, d'une voix brisée,
elle répondit:
- Son nom ... son nom est Marie.
- Alors nous appellerons ma petite nUe
~1arie;
ce nom est un peu banal, mais tout de
même joli. Et puis il sera un souvenir de sa
naissance bizarre, car cette naissance, il faut
l'avouer, ne manque pas d'originalité. Un accident d'auto, et une petite nlle arrive quand on
ne l'attendait pas.
Gaiement, voulant être aimable, elle demanda:
- Quel âge a votre IiI le? Est-elle jolie?
Porte-t-elle la coiffe, comme vous? .. Je suis
très désireuse de la connaître.
C'était trop; la mère Norbin, cette fois, n'en
pouvait plus ...
Elle quitta le lit, elle avait peur de défaillir,
et s'assit sur une chaise; là, d'une voix si basse
qu'on l'entendait à peine, elle répondit:
- Madame, ma nlle est morte au printemps
dernier; elle -avait dix-huit ans.
Dans ces paroles si simples il y avait tant
�LA PETIOTE
de douleur que la jeune femme s'émut. Elle
était bonne et pitoyable. Gentiment, compatissante, elle croisa ses mains et les tendit vers
la pauvre femme:
~
Pardon, di.t-elle, je ne savais pas.
Puis, troublée par ce chagrin qu'elle sentait
si profond, si grand, elle ferma les yeux, comprenant que cette femme voulait pleurer, et
qu'elle, l'étrangère, la gênait!
IV
Quinze jours après l'accident, un matin, de
fort bonne heure, de, ant 1a maison de Jean
Norbin, la carriole du phe Mathieu s'arrêta.
Dans celte carriole, qu: servait d'habitude
aux travaux de la ferme, on mait mis un large
fauteuil et une chaise de paille; ct bien que ce
ne fût pas dimanche, le charretier avait fait
toilette: blouse bleue toute propre, casquette
des grands jours, et fouet neuf.
Il allait conduire la Parisienne de chez Jean
Norbin à ]a gare d'Isigny, il fallait bien lui
faire honneur.
La jeune femme s'en <dlait, malgré l'avis du
médecin qui lui conseillait encore quelques
jours de repos. Elle s'était levée hier pour la
première fois ct, ne se trOllvant pas trop faible,
ne voulant rien écouter, elle avait fixé son dépmt à ce matin.
�LA PETIOT E
Et dès la première heure, dans la chambre
de la petite, elle s'habillait, tout en bavard ant
avec la mère Norbin.
Elle était contente de s'en aller, car elle
allait retrouver le cher mari qui ne soupçonnait rien. Avec des Américains, ses compatriotes, depuis un mois il faisait une croisière
sur les côtes de Bretagne, et croyai t sa femme
chez des amis. Ces jours-ci il devait arriver à
Dieppe ; la jeune épouse voulai t l'y surpre ndre
et se faisait une véritable joie de lui annoncer
qu'il était père.
Enfan t, gamine, rieuse, la petite Parisienne
disait à la mère N orbin:
- Je pense avec joie à l'étonnement de mon
mari, quand je lui annoncerai qu'il a une fi.l1e
depuis quinze jours! ... Il ne se doute de rien,
vous savez ... Ce qu'il va rire!
Ce qu'il va rire! Décidément, jamais la
femme Norbin ne compr endrai t ces gens-là;
ils riaient donc de tout!
Sans s'arrêter, la jeune femme contin uait son
bavardage, parlan t sans s'écouter, sans guère
penser à ce qu'elle disait; passan t d'un sujet
à l'autre, gaie, contente de quitter cette maison
où elle avait souffert, de reprendre son vol, dc
retourner vers le plaisir. Petit moineau parisien qu'un accident avait arrêté en route, et qui
était tout joyeux de reprendre le chemin qui le
conduisait vers les amis, les fêtes et les rires.
- Alors, madam e N orbin, c'est '.Jien convenu; cela ne vous ennuie pas trop, vous voulez bien garder bébé ...
Elle poussa un très léger soupir, puis reprit:
�LA PETIOTE
- Puisque c'est l'ordre formel du médecin,
et qu'il affirme que celle petite bonne femme
ne supporterait pas un voyage, il faul l'écouter ... Mais, tout de même, cela m'attriste un
peu de la laisser ici ... Je sais bien que vous la
soignerez mieux que personne, et que pas Une
nounou ne lui donnerait les soins que vous lui
nonnez ... Moi-même, je ne saurais pas ... c'est
si difflci1e ... je n'ai jamais appris ... et dès que
vous me mettez celte petite poupée vivante
dans les bras, j'ai si peur de Ja casser que je
n'ose même pas l'embrasser. .. Enfin, un mois
;('ra vite passé, et dans un mois, nous reviendrons chercher ma fille avec son papa, et vous
verrez, madame N orbin, comme il est gentil son
papa. Il est Américain d'origine, mais il n'habite jamais son pays, et tout le monde le prend
pour un Parisien.
Prête, bien pâle encore, mais délicieusement
jolie, la jeune maman s'approcha du berceau
d'osier Oll reposait son enfant.. Là, elle regarda
ce long paquet d'étoffe où on n'apercevait
qu'une petite figure grosse comme un poing.
Un peu émue, elle se pencha et embrassa Je
bébé.
- Petite 1111e, sois bien sage, dit-elle, n'ennuie personne ici.
Puis, subitement illquiè>te, très sérieuse, elle
demanda:
- Croyez-vous qu'elle sera jolie;>
La mère Norbin prit l'enfant daus ses bras
et la serrant très fort contre san cœur, l'adoptant, la faisant sienne, elle répondit d'un air
de reproche:
�LA PETIOTE
- Ne la trouvez-vous as tout plein mignonne déjà?
La jeune femme éclata de rire.
- Ma foi non! Regardez ce petit nez rouge.
ce bonnet affreux qui lui cache toule la ugure,
ces mains maigres et longues! Ah! non, je ne
la trouve pas jolie, ma fille, espérons qu'elle
changera!
Gênée, sentant qu'elle allait froisser celte
femme, mais pourtant, avant son départ, il fallait bien agiler cette question, elle ajouta:
- Madame Norbin, pour les frais que ma
présence ici vous a occasionnés. pour tout ce
que cette petite fille vous coûtera jusqu'à mon
retour. :. il faudrait bien que vous me disiez, à
peu près, ce que je dois vous envoyer. Je n'ai
aucune idée de ces cho:;cs-là, je ne connais pas
la valeur de l'argent.
La femme Norbin rougit et, très sévère, répondit:
- Ce que nous avons fait pOUf vous, madame, nous l'avons fait par devoir, ce que nous
ferons pour votre enfant, nous le ferons avec
tout notre cœur. Ces choses-là, voyez-vous, chez
nous ça ne se paie pas.
Embarrassée, toute confuse, la jeune femme
;'oulut discuter.
- Mais, madame Norbin, comprenez. Te ne
puis pourtant pas accepter que vous nourris. siez ma fille, un petit enfant coûte très cher.
Tous les jours cette demoiselle-là boit déjà
beaucoup de lait. Dans ces conditions, mon
mari ne voudra pas, certainement, qu'elle reste
ici le mois que le médecin exige.
�LA PETIOTE
La femme Norbin tressaillit en entendant
ces paroles; elle aimait déjà l'enfant de l'étrangère, qui s'appelait Marie. Pendant quinze
jours, avec une tendresse d'aïeule, elle l'avait
soignée et sans s'en douter, plus qu'elle ne voulait se l'avouer, elle s'était attachée à cette
toute petite, qui était née dans la chambre de
sa fllle. Aussi, comme elle désirait garder encore quelques temps ce bébé qui la consolait,
elle fit une concession.
- Eh bien, puisque vous le voulez, on vous
enverra tous les mois la note du lait. Mais,
maintenant, ne parlons plus de cela.
La jeune femme tendit sa main.
•
- Il est bien permis de vous remercier au
moins, vous m'avez si bien soignée.
La mère Norbin fronça les sourcils, elle
n'aimait pas les compliments.
- C'était tout naturel, répondit-elle, désagréable.
La Parisienne, quelques minutes, se tut. Elle
réfléchissait, se demandant ce qu'elle pourrait
bien dire pour faire plaisir à cette femme qui,
pendant quinze jours et quinze nuits, l'avait
soignée avec tant de dévouement.
Elle eut une idée charmante, comme ces
âmes légères en ont souvent.
S'approchant du portrait de la jeune morte,
qui n'avait plus de fleurs (cela faisait mal au
bébé), très doucement, elle dit:
- Je sais faire de très jolies fleurs artificielles, dès que je serai chez moi, je ferai une
gerbe de lis pour la grande Marie qui est au
cimetière; et vous les lui porterez de la part
�LA PETIOTE
d'une femme qui n'oubliera jamais ce que sa
maman a été pour elle.
Cette tois, la Parisienne avait touché le cœur ,
de la mère Norbin. Vivement, elle prit la main
de la jeune fcmlue et, la serrant très fort,
d'une voix douce et t nclre, elle répondil:
- Merci, madame, merci. J'acceple, puisque
c'est pour elle.
Mais, honteuse de cette émotion qui en faisait une autre créature, elle reprit:
- Je crois que c'est l'heure de partir, si vous
ne voulez pas manquer le train. Le cheval au
père Mathieu n'est pas rapide.
Avec émotion, la jeune femme dit:
- Alors, il faut s'en aller.
Elle jeta un dernier regard vers le berceau
où dormait son enfant.
- Adieu, petite ulle, fit-elle, je viendrai
bientôt te chercher. Puis ouvrant la porte, pas
très solide, elle essaya de descendre l'escalier.
Mais immédiatement' elle crut que tout dansait autour d'elle et, craignant de tomber, elle
se cramponna à la rampe.
Désolée, elle se tourna vers la mère N orb in.
- Je ne peux pas marcher, s'écria-t-elle, les
larmes aux yeux.
- Attendez un peu, je vais appeler le père,
il vous portera.
Aussi vite qu'elle le pouvait la vieille femme
descendit; mais ce ne fut pas le père 'qui
monta.
Nicolas, le beau marin, l'aîné des Norbin.
vint ·chercher la petite Parisienne, ses br~
étaient bien pl us solides!
�LA PETIOTE
La Jeune femme s'étonna.
- Vous n'êles don' pas parti en mer aujourd'hui?
Surpris de lp. trouver si jolie, le marin détourna les yeux.
- Non, répondit-il, le Saint-Jean se repose;
les hommes ont congé. Je voulais vous souhaiter bon voyage, moi aussi.
- C'est gentil! Alors vous me conduirez
jusqu'à Isigny?
- Mais oui, ma chaise esL dans la carriole,
et le charretier du père Mathieu vous attend.
- En route alors, fit-elle gaiement.
Un peu troublé le beau marin s''approcha, en
riant elle mit les deux bras autour de son cou
pour lui faciliter la tâche. Sérieux et grave,
il l'emporla.
. Nicolas étail doué d'une force peu commune, pour lui ce petit corps de femme n'était
pas un poids; mais pourtant il descendit l'escalier très difftcilement. A chaque marche il
hésitait, et ses bras tremblaient légèrement.
- Je suis lourde, dit-elle, l'escalier est petit,
ce n'est pas facile de me descendre ainsi.
Lui ne répondit pas.
Non, elle ne lui paraissait guère lourde la
petite dame, mais elle était jolie, si jolie, qu'il
n'en avait jamais vu une semblablé. Et de la
tenir ainsi dans ses bras, tout près de lui, cela
le troublait infiniment.
Enfin en bas ils arrivèrent, et doucement,
comme s'il portait un vase précieux, Nicolas
déposa son fardeau. Mais elle se cramponna
aux bras qui la soutenaient encore.
�LA PETIOTE
33
- Aidez-moi à monter dans la voiture, ditelle, le médecin avait raison, je ne suis pas
très solide.
Dans la carriole, assise sur le large fauteuil,
se sentant mieux, elle regarda ceux qui l'entouraient. Pour tous elle eut un sourire et un
mot aimable.
A Jean Norbin elle affirma qu'elle regrettait de quitter sa maison où l'on était si bien,
à sa femme elle promit d'envoyer bientôt les
lis, à Pierre, le dernier de la famille, celui qui
travail! lait pour devenir instituteur, elle enverrait des livres, de beaux livres, qui 1'aideraient à devenir savant. En parlant ainsi, elle
souriait et ce sourire, ces cheveux blonds mousseux, ces yeux clairs, faisaient la conquête de
tous, et ceux qui l'entouraient étaient désolés
de voir ce rayon de soleil quitter leur maison.
- Allons, faut s'en aller, dit le charretier
cn faisant claquer son fouet, le train ne nous
attendra pas.
Au trot lent d'un cheval habitué aux gros
travaux de ferme, la voiture partit. Nicolas,
. superbe avec ses habits du dimanche, s'assit
sur la chai.';e, et, pour ne pas gêner la jolie
dame, il se mit loin d'elle; mais en traversant
le village, l'air conquérant, il se redressait, très
ner de l'accompagner. D'un geste protecteur il
saluait les femmes et les filles qui, sur le pas
de la porte, guettaient depuis le matin le départ de la Parisienne.
Quand la voiture eut traversé le village et
que, continuant son chemin, elle roula doucement sur la route qui conduisait à Isigny, le
2
�34
LA l'ETIOTE
marin osa regarder ln jeune femme; celle-ci,
curi:::use, le regardait aussi. Il surprit ce regard
attentif, et, un peu gêné, détourna les yeux.
Elle s'amusa de ce trouble qu'elle devina
bien vite; elle était femme et très coquette, ct
comme la route était longue, qtùl y tivait at!
moins dix minutes qu'elle ne parlait pas, ,har.
mante, elle lui d::manda :
--- Si on causait un peu, monsieur le marin,
Je chemin sera moins Cnl1l1)'eux, voulez-volls?
Cette fois K icolas devint très rouge, et
le b:'!au matelot qui, d'habitude, était si hardi
aVec les filles de Grandcamp, baissa la tête et,
timide, répondit:
--- Je ne sais pas causer avec les dames:
nous autres, on 11C parIe jamais qu'avec deg
hommes, des pêcheurs comme nous, et ce he
sont pas des chos~
qui vous inléresseraient.
Elle, très amusée de cet embarras, souriante, un peu provocante, reprit:
- Vous vous trompez. Jaime beaucoup la
mer, et sur elle oh ne m'a jamais rien raconté.
La mer 1 Le mal'Îl1 pouvait répondre.
Relevant la tête, les yetlx au loinl n'osant
plus regarder sa jolie compagne, ...... ces chevelne blonds, si légers, le grisaient un peu) il reprit:
- La mer, YOUS l'aimez comme toutes le(;
dames de Paris, tm mois par aIl. Mais nOLIs
autreS, les pêcheurs, nous l'aimons toule
l'année, toute la vie. Et si dure qu'elle soit, si
ctuelle, car souvent elle nous prend les nôtres,
notls l'aimons tout de même, nouS l'aimons
toujours.
�LA PETIOTE
35
En prononçant ces mots, vraie profession de
foi, Nicolas avail élevé la voix, et ses yeux
bruns brillants, sa figure heureuse faisaient
comprendre, encore mieux que ses paroles,
l'amour qU'lI avait pour la mer.
Intéressée, la jeune femme demanda :
- Le métier est dur, pourtant?
Regardant bien en face la jolie dame, le
beau marin répondit :
- Oui, le métier est dur, mais on l'aime
tout de même, c'est si beau, parfois ... Quand la
mer se fâche, et qu'il faut résister, on se sent
un autre homme... A ce moment-là, voyez-vous,
madame, on a tout autour de soi des camarades, des amis, des frères, qui sont prêts à
pbéir, prêts à défendre la barque qu'ils aiment,
comme si elle leur appartenait. Les jours de
tempête, il n'y a plus de patron, il n'y a que
des courages qui luttent ensemble, et que des
énergies qui veulent sauver le bateau.
Ces jours-là, quand on rentre au grand
complet, la barque intacte et pleine de poisson, on est si fier, madame, que ça vous récompense de tout le mal qu'on a eu.
La jeune femme frissonna, ces images de
tempêle l'effrayaient.
- Et vous n'a\'ez jamais peur, ces jours-là?
Très simplement, le pêcheur demanda :
- Peur de quoi?
- l\lais peur de mourir, Au large cela doit
être affreux, une tempête! Sur ces petites
barques, une vague a bien vite fait d'emporter
un homme, et c'est la mort, la mort si loin de
tout.
�LA PETIOTE
Du même ton tranquille: en homme habitué
à penser souvent à cette un-là, haussant les
épaules, il répondit :
- Faut bien mourir un jour, et mourir là ou
dans son lit, c'est tout pareil, allez.
La jeune femme se tut, étonnée de ce cpurage si simple. Ce marin ne ressemblait guère
aux hommes qu'elle a"ait connus jusqu'ici.
Autour d'elle on ne parIait presque jamais
de la mort, car chacun y pensait avec effroi.
Les jeunes, comme à une chose très lointaine
qu'ils n'étaient pas près de connaître; les
vieux, avec l'espérance qu'ils vivraient plus
longtemps qu'aucun de ceux qui les avaient
précédés dans la vie.
La mort, pOl,lr elle, c'était la fin des rires, .
des plaisirs, c'était la un de tout ce qui faisait
sa joie. Elle n'y songeait jamais, clle avait
vingt ans; est-ce qu'on meurt à cet âge?
Le cheval marchait au pas et la voiture ]ongeait de grands prés où des bêles paissaient.
Le bruit de la carriole leur faisait parfois lever
la tête, puis, sans bouger, elles la regardaient
passer. Ce paysage tranquille, vu si lentement,
était nouveau pour la petite Parisienne; elle
n'avait jamais regardé la campagne que très
vite, dans son automobile, et elle s'étonnait de
trouver si jo] ie, cette chose si simple, des
vaches paissant dans un pré.
Depuis plusieurs années pourtant elle voyageait; elle avait traversé bien des villes,
admiré bien des points de vue, mais jamais
elle n'avait ressenti cette émotion si douce, si
tranquille, qui lui faisait regarder avec admi-
�LA PETIOTE
37
ration ce grand pré vert, qu'un admirable soleil
fa1sait flamber.
Elle désira communiquer celte impression
toute nouvelle à son compagnon de route. Sa
main montra le paysage.
- Comme c'est joli? dit-elle.
- Oui, répondit le marin, mais ça ne vaut
pas la mer.
Elh sourit, amusée.
- La mer, c'est votre seul amour.
Puis, curieuse, elle demanda :
- Pourquoi ne vous mariez-vous pas?
- Pour bien des raisons.
- Si ce n'est pas indiscret, dites ces ra1sons?
Hésitant, le marin regarda la jeune femme.
Les hommes de la mer, habitués aux longs
silences, ne sont pas bavards, ils n'aiment pas
à parler d'eux. Ces hommes-là, pourtant, tout
comme les autres, plus que les autres, caressent
des rêves mais ces rêves, même aux femmes
qu'ils aiment, ils ne les racontent pas ... Aussi
Nicolas était troublé pat cette question que la
Parisienne lui avait faite en riant.
Surprise par ce silence, ne comprenant pas
ce qui se passait dans l'âme du marin, - oh
aime tant en général à parler de soi, - de
nouveau, la jeune femme interrogea :
- Voyons, dites-moi donc ces graves raisons?
La question était accompagnée d'un sourire
délicieux, le beau marin était vaincu.
Brusquement, un peu honteux de parler de
son cœur à une étrangère, il dit :
�LA PETIOTE
- Voilà. Te ne me suis pas marié parce que
je n'ai jamais rencontré une fLlle que je puisse
aimer pour toujours. Je ne veux pas faire
comme les camarades, prendre une fille, simplement parce qu'elle me plaît; je veux aimer
celle qui sera ma promise, de toutes les forces
de mon cœur... Je veux pouvoir chaque fois que
je la quitterai penser, avec joie, au retour. Je
veux, quand je suis la nuit au large, et que
toutes les étoiles brillent au ciel, poU\'oir songer à elle, et la trouver encore belle. Je veux
qu'elle soit la plus jolie, la plus douce, la
meilleure. Je veux tant de choses, voyez-vous,
madame, que jusqu'à présent je n'ai jamais
rencontré celle qui, j'espère, doit m'apporter
le bonheur.
- Vous êtes sans doute très difficile; à
Grandcamp, j'en suis certaine, il doit y aVOIr
de jolies filles.
- Oui, mais je n'en aime aucune.
- Cela viendra, vous verrez, au moment où
vous ne l'espérerez plus et, ajouta-t-elle moqueuse, ce ne sera peut-être pas la .plus jolie,
ni la meilleure.
Le marin détourna la tête et ne répondit
pas; et comme le cheval s'était mis à trotter,
que la carriole faisait beaucoup de bruit, la
jeune femme, elle aussi, se tut. Fatiguée, elle
ferma les yeux et Nicolas, les mains jointes,
croyant qu'elle reposait, n'osait bouger et la
regardait avec admiration.
Qu'elle était donc belle la jolie dame, et si
petite, si mignonne, si blanche et si rose qu'eIle
ressemblait à l'enfant Jésus. qu'un grand pein-
�LA PETIOTE
39
tre avait peint dans la petite église d'Isigny.
La roule s'achevait, dans quelques minutes
on serait arrivé. Nicolas, en pensant au départ
proche, avait Je cœur qui se serrait. Il croyait
le chemin plus long ... Ce voyage dans la ca:(riole du père Mathieu, comme longtemps il
s'en souviendrait!
La voiture s'arrêta devant la gare, la jeune
femme ouvrit les yeux.
Joyeuse, contente de quitter ce pays où elle
avait failli mourir, elle s'écria:
- Enfin, nous voilà arrivés!
Enfin! Le mot fit mal à Nicolas. La route
lui avait semblé si courte à lui!
Elle, rieuse, tendit ses bras.
- Portez-moi jusqu'au train, dit-elle, ce
voyage décidément m'a fatiguée.
. Il se pencha, et prit dans ses bras le corps
charmant et si léger.
Sans s'en rendre compte il serra un peu trop
fort la jeune femme, et elle, étonnée de cette
étreinte qui la gênait, n'osa plus regarder le
beau marin.
C'était un homme, après tout, et dans la voiture, pour s'amuser, il Iall..it bien passer le
temps, elle avait été un peu coquette! Et elle
se sentait une si petite chose dans les bras
forts de ce grand gas.
Assise dans le compartiment elle se ressaisit, et se tourna vers Nicolas qui ne la quittait
pas des yeux.
Elle aurait voulu lui dire quelque chose de
gentil, autre chose que ce qu'elle é;lVait dit à
son père et à sa mère, mais elle ne savait pas,
�I.A PETIOTE
et elle ne trouvait rien. Ce beau marin, maintenant, l'intinlldait.
Le train siffla, il allait partir et pas un mot
d'adieu n'avait été prononçé.
On ferma les portières; la jeune femme se
leva, le train s'ébranla, elle s'en allait. Et Nicol as, impassible, tête nue, la regardait partir.
Alors la Parisienne se pencha, et en souriant.
délicieusement jolie, sans réfléchir une seule
minute, au beau marin qui restait à Isigny elle
envoya un baiser, en criant :
- Jlerci, et à bientôt l
Lui, tressaillit violemment, et, le cœur gros,
bien gros, quand le train fut disparu, quitta la
gare.
La carriole l'attendait, il la renvoya. Il ne
voulait pas refaire le chemin, en face du fau.-teuil vide. Non, il rentrerait à pied, tout dou~
cement, en longeant les prés qu'elle avait trouvés jolis.
v
Quelques jours après le départ de la Parisienne, une merveilleuse gerbe de lis arriva à
Grandcamp.
C'était un dimanche, Nicolas et sa mère la
portèrent au cimetière, et elle fit l'admiration
de tous ceux qui, ce dimanche-là, vinrent visiter leurs morts.
Puis une semaige passa, puis une autre, le
�LA PETIOTE
41
bébé tous les jours se fortifiait; enfin, un beau
matin, le docteur déclara que maintenant, sans
aucun danger, l'enfant pouvait supporter un
voyage.
Cette bonne nouvelle attrista les Norbin.
Ils aimaient cette enfant qui portait le même
ils aimaient celle qui
nom que la jeune mo~te,
était née dans la chambre de la petite. Bien
portant, le bébé allait les quitter, on le leur
reprenait pour toujours. Jamais plus, dans la
vieille maison, ils n'entendraient ses petits
cris qui, depuis un mois, semblaient avoir ramené chez eux un peu de gaieté.
Occupée toute la journée par le bébé, la
mère Norbin ne pleurait plus, près d'un berceau
d'enfant les larmes n'osent couler. Le père, lui
aussi, souvent regardait la toute petite fille, et,
très fier, prétendait qu'elle ne souriait qu'à lui.
Dès qu'il rentrait, après avoir quitté ses
grandes bottes, Nïcolas venait sur la pointe
des pieds contempler la petite Marinette, II la
petiote» comme il l'appelait. Avec un sentiment fait de respect et d'amour, il s'agenouillait près d'elle, et sur ce petit visage encore
informe, il cherchait à trouver une ressemblance avec sa maman.
Pierre, le dernier des Norbin, aimait aussi
la petite fille, il l'aimait comme un beau joujou
auquel on vous défend de toucher; mais il
espérait qu'un jour ce beau joujou marcherait,
parlerait, deviendrait une petite sœur.
Donc, chacun des Norbin, d'une manière
différente, s'était attaché à . celte enfant née
chez eux, e~ l'idée de départ, de séparation les
�LA PETIOTE
peinait. Aussi, quand une dépêche arriva annonçant pour le lendemain la venue de la
jeun,e maman, personne ne dit rien, mais chacun s'e:J aJla d son côté, pensant avec tristesse que bientôt la toute petite ne serait pl us
là.
Le lendemain arriva ' vite; ce jour-là le
Saint-lean ne sortit pas, Nicolas voulait dire
adieu à la petite Marie, Nicolas voulait revoir
la jolie dame.
Prêt de grand matin, devant la maison, sur
la route, il guettait l'arrivée des voitures venant d'Isigny; il guettait avec impatience, désira11t. et craignant le relour de la Parisienne.
Il se sentait si timide qu'il se demandait s'il
oserait l'aborder, s'il oserait lui parler ... Pourtant il le voulait, puisque c'était la dernière
fois qu'il la verrait. Ce soir, sans doute, toutes
les deux partiraient et jamais, jamais il ne
reverrait ni la mè-re ni l'enfant. De cela il en
était sÛr. .. Alors, c'était pour la vie qu'on
allait se dire adieu ...
Les cheveux blonds si légers, les yeux bleus
si purs, le sourire si prenant ... tout allait disparaître, s'enfuir, s'envoler ... pour toujours ...
toujours ... Le rêve était uni.
Le petit tramway d'intérêt local 'qui fait Je
trajet entre Islgny et Grandcamp arriva; il
passa devant la maison des Norbin.
Nicol as regarda à peine les voyageurs, convaincu que celle qu'il attendait viendrait en
aulomobile ou en voiture.
Qnelques minutes après J'arrivée du tramway, à sa grande stupéfaction, il vit venir vers
�LA PETIOTE
43
lui, portant un tout petit sac, la jeune femme.
C'était elle, toujours aussi charmante, t~u
jours aussi jolie. C'était elle... qu'allait-elle
lui dire? Quel serait son premier geste, son
premier mol? .
N'appelant personne, recueilli comme lors.
qu'il enlrait dans une église, avec respect, il
contemplait la jolie ligure qui, de loin, lui
souriait.
Tout de suite elle l'avait reconnu, et comme
elle avait gardé un très bon souvenir du beau
marin, gentiment, de sa main qui était libre,
elle lui faisait un signe affectueux. Lui comprit que ce geste lui disait de venir, et lentement il obéit.
Quand il fut arrivé près d'elle, il se découvrit, et osa à peine serrer la main qu'elle lui
tendait.
- Bonjour, dit la jeune femme en souriant,
tout le monde va bien ici? Et ma petite lille
est superbe, paraît-il. Votre maman m'a écrit
qu'elle était en train de devenir un beau bébé.
C'est grâce à elle, grâce à ses bons soins. Marie
lui devra un peu la vie, nous tâcherons qu'elle
ne J'oublie pas.
A côté d'elle Nicolas se mit à marcher, bal ..
butiant quelques mots, n'osant lui demander
si, toute la journée, elle resterait avec eux. Il
avait peur que le train suivant n'emportât la
mère et l'enfant, il avait peur de voir disparaître la jolie vision.
Comme ils allaient entrer dans la maison,
sur le seuil de la porte elle s'arrêta, et, regardant la mer qui sous un ciel gris ~t sombre pa-
�44
LA PETIOTE
raissait verte, elle dit en frissonnant un peu
-;- Tout est triste aujourd'hui! Vous rappelez-vous le radieux soleil du matin de mon
départ, comme il faisait bon, tout me semblait
beau, j'élais heureuse! La mer, les prés, le ciel
rayonnaient, tout paraissait rire... Aujourd'hui, on dirait que tout pleure.
Nicolas baissa la tête sans répondre, il
n'osait pas dire, ne sachant comme'n t s'exprimer, que son cœur était, comme la mer, le ciel,
sans soleil, sans joie, puisqu'elle allait repartir
pour toujours
La Parisienne soupira tristement, puis entra
dans la maison, suivie de Nicolas.
Les Norbin se trouvaient dans la salle à
manger; le père lisait, la mère travaillait à
côté du berceau où reposait l'enfant.
Avec bruit la porte fut .ouverte; ensemble
les deux vieux se levèrent, les sourcils froncés,
la mine rébarbative, prêts à tancer fortement
ce visiteur bruyant qui ne respectait pas le
sommeil de la petiote.
Quand ils aperçurent la jeune femme, leurs
visages changèrent d'expression, tme immense
tristesse les envahit.
Lentement, le père enleva sa casquette et fit
quelques pas, la mère posa sur la table la petite brassière qu'elle était en ttain de tricoter,
et timidement avança une chaise.' Gentille, ne
s'apercevant pas de l'émotion des vieux, la
jeune -femme leur tendait ses mains.
- Bonjour, bonjour, disait-elle, que je suis
heureuse de vous revoir!
Puis, vivement, elle s'approcha du berceau,
�LA PETIOTE
45
écarta les rideaux de grosse mousseline blan~
che et, s'agenouillant près de son enfant, longuement elle regarda le bébé en lui disant tout
bas: (t Ma petite hile, ma toute petite hl1e. II
Respectueux de cette émotion, les N orbm se
taisaient, mais ils avaient des larmes plein les
yeux. L'heure allait venir, l'heure cruelle du
départ!
Au bout de quelques instants ]a jeune femme
se releva, et, se tournant vers la mère Norbin.
elle lui dit avec beaucoup d'affection :
- Comme vous l'avez bien soignée, je ne
J'aurais jamais reconnue. Comment vous dire
merci?
La vieille femme, tristement, répondit:
- Ne 'me remerciez pas ... C'est vrai, je l'ai
soignée comme si elle était mienne ... mais c'est
parce que je l'aime tout plein, votre petite hlle,
madame.
Ne pouvant p]ùs se contenir, les larmes coulèrent le long de son visage.
Alors la jeune femme s'étonna, et timidement, craignant d'être indiscrète, tout bas elle
demanda:
- Pourquoi pleurez-vous?
Elle ne put répondre. Le père Norbin expliqua 'avec émotion.
_ C'est rapport à la pètiote.
Et comme la jeune femme ne comprenait
pas encore, Nicolas ajouta:
- Depuis deux mois, depuis que l'enfant
est là, la mère s'ima c;inait avoir retrouvé sa
hlle ... Alors, puisqu'elle va parLir, pui ~ que
vous allez l'emmener et qu'on ne la reverra
1
�LA PETIOTE
peut-être jamais, le cœur de la mère ne sait
pas cacher son chagrin .•. Comprenez-vous,
madame?
La jeune femme eut un triste sourire; s'approchant de la mère Norbin elle lui prit les
mains, la força à s'asseoir, se mit à côté d'elle
et dit:
- Ne pleurez plus, je vous en prie, et causons ... Je ne viens pas chercher ma petite fille,
au contraire, je viens vous demander si vous
voulez bien la garder encore quelque temps.
- La garder! La femme Norbin n'entendit
que cela. Instantanément ses larmes séchèrent,
ses lèvres fanées essayèrent de sourire.
-- Si je veux, s'écria-t-elle. Oh! mad ame,
mais c'est la joie, c'est le paradis, c'est le bonheur que vous nous laissez.
Le cœur gros, la petite maman reprit:
- C'est le chagrin pour moi, c'est dur de la
quitter ... Je m'en vais si loin ... si loin ... pour
deux ans au moins en Amérique ... Une catastrophe arrivée là-bas, presque toute la mine
brûlée... notre fortune ternblement compromise ... Mon mari, tout de suite, a dû partir .. .
10!, je vais le rejoindre, je pars demain .. .
C'est un pays sauvage où l'dn ignore le confortable, où l'hiver est atroce et l'été effroyable.
On ne peut songer à y emmener un jeune enfant, le médecin de Paris m'a dit que ce serait,
pour elle, la mort certaine. La laisser à qui?
je ne savais pas. Les parents de mon mari sont
tous en Amérique et, de mon côté, je n'ai que
des cousine::. très âgées, qui, ne pouvant s'occuper de ma fille, la confieraient à des dom.es-
�LA PETIOTE
47
tique; cela, je ne l'ai pas voulu ... Alors
j'ai pensé à vous, à vous qtlÎ avez été si
bons pour moi, et je me suis dit que vous
voudriez peut-être bien garder ma petite fille,
le temps que je passerai l~-bas
... J'ai beaucoup de chagrin de la laisser ... La seule chose
qui puisse me consoler, c'est de la laisfier ici,
où elle est née, près de vous.
A vous tous je la recommande, remplacezmoi près d'elle, et Dieu veuille qu'elle soit heureuse. Voilà pourquoi je suis venue. Maintenant je vais reprendre le tramway qui va partir tout à l'heure, ce soir on m'attend à Cherbourg. Je vais m'en all!'!! toute seule, encore
une fois ... Comme c'est triste!
Les vieux Norbin étaient émus, certes, le
chagrin de la petite maman les touchait, mais
il y avait en eux une telle joie que, pour consoler, ils étaient maladroits.
La mère pourtant essaya:
- Pauvre madame, dit-el1e, on la soignera
bien votre petite fille, et quand vous reviendrez, vous verrez quelle grosse bonne femme
vous retrouverez. Soyez tranquille, ne vous
tourmentez pas, on l'aimera tant qu'on pourra.
- Je sais bien, fit la jeune femme, aussi je
vais m'en aller sans trop de chagrin.
En disant cela elle se leva; la mère Nor15in
,:omprit que l'heure du départ était venue, alors
elle prit le bébé dans ses bras et le tendit à
sa maman.
Cel1e-ci, maladroite, serra de toutes ses
forces son enfant contre son cœur; un gros
sanglot souleva sa jeune poitrine et, douce-
�LA PETIOT E
ment elle reposa sa flUe dans son berceau.
- Adieu, dit-elle en pleuran t, ne bougez
pas, restez tous là, près de mon enfant ; je veux
emport er cette vision ... je veux me souvenir,
quand je serai loin, que trois grands cœurs la
protègent.
Et comme Nicolas faisait quelques pas, voulant la suivre, elle ajouta :
- Non, laissez-moi partir seule, ce sera
mieux; restez là, près d'elle. A vous aussi, Nicolas, je confle ma petite flUe.
Lentement, à reculons, la jeune femme s'en
allait, regard ant avec des yeux désespérés le
groupe que formai ent les L Torbin entour ant
son enfant .
Quand elle fut sur le seuil de la porte, elle
eut un cri déchirant, ses mains se tendire nt
vers le berceau, puis brusqu ement elle se retourna et disparu t. Nicola s voulut s'élancer
pour la rejoindre, le père Norbin le retint.
- Laisse-la, dit-il, il y a des douleu rs où
l'on a besoin d'être seul; tu gênera is S011 chagnn.
VI
Tout doucement, la petite Marie a grandi ;
le bébé chétif et maling re, condam né par le
docteur, est devenu une belle :fillette pleine de
vie.
Elle a les cheveux blonds de sa mère, ses
�•
LA PETIOTE
49
yeux bleus si câlins, et le rire charmant et
léger qui a pris pour toujours le cœur du
grand Nicolas.
Maintenant Marie avait six ans passés, et sa
maman n'était pas encore revenue d'Amérique;
ses lettres toujours annonçaient son retour,
mais les semaines, les mois, les ans passaient,
et elle ne revenait pas. Marie ne s'en inquiétail
guère. Cette maman dont on lui parlait, elle
ne la connaissait pas; ses caresses et ses baisers
ne lui ava·ient jamais manqué, car dans la
vieille maison, chacun s'efforçait de remplacer
l'absente.
Aimée, choyée, comme une petite reine, l'en~
fant adorait les deux vieux visages qu'elle
voyait si souvent penchés au-dessus de son
petit lit. C'était toujours vers la mère Norbin
que ses bras se tendaient, c'était vers elle qu'elle
alIait pour être consolée.
Pourtant, quelquefois, elle pensait à la jolie
maman qui était là-bas, en Amérique, un pays
que Pierre lui montrait sur la carte; elle y pensait comme les enfants pensent à une belle
histoire qu'une vieille grand'mère un jour leur
a contée, histoire qu'ils aiment tout particulièrement, mais qu'ils devinent inventée pour
leur faire plaisir.
.
Pas une photographie, pas un souvenir de
la vraie maman; alors, ce n'était pas possible
qu'une toute petite aimât une dame dont on lui
parlait toujours avec un tel respect, qu'elle
sentait bien que cette dame-là ne ressemblait
pas à ceux qu'elle chérissait
Le dimanche, quand le grand Nicolas l'em-
•
�•
LA PETIOTE
menait se promener sur le Perret, longuement
il lui parlalt de la jolie mar)1an. Sa toute petite
main, blottie dans celle du grand matelot, très
raisonna ble, la fi l1ette écouta it. Depuis longc'était la C0!lVertemps el1e avait compris q~le
salion préférée du beau marin, et pour lui
faire plaisir, toujours el le le questionnait:
- Alors, dis, Colas, la vraie maman a des
cheveux blonds comme moi et des yeux. tout
pareils?
Avec respect, très doucement, comme s'il faisait une priere, le marin répondait:
- Oui, elle a des cheveux blonds comme toi
et des yeux bleus, si bleus que je n'en ai jamais
vu de semblables .. . Parfois! pourtant, dans
le ciel, j'ai retrouvé leur couleur. Quand je
suis sur la mer par un beau temps et que le
soleil brille tout autour de nous, tout à coup,
je regarde là-haut, et tout là-haut c'est le même
bleu, petite, que les yeux de ta maman.
Un jour, après une longue conversatlon,
naive, l'enfant demanda:
- Tu l'aimais bien maman, dis, Colas?
Le marin se troubla et se tut, ne sachant
guère que répondre. Mais Marie attendait, répétait sa question.
Serrant un peu pl us fort la gentille main,
il reprit très bas:
- t\ous l'aimions tous, petiote, comme nous
t'aimons.
Ce jour-là. la fin de la promenade fut silencieuse; le grand Nicolas ne parla plus à l'enfant.
�LA PETIOTE
51
VII
Les années passèrent vite, la petite Marie se
transformait, bientôt elle serait une jeune fille,
ct toujours elle était à Grandcamp; de sa maman on recevait peu de nouvelles.
Un soir, un beau soir de juin, une lettre
arriva. Elle était bordée de noir, et venait
d'Amérique.
Le vieux Norbin, pressentant une mauvaise
nouvelle, appela ses fils, et tous trois, loin des
yeux de Marie, lurent cette missive qui arrivait de Chicago.
Quand ils retournèrent près de l'enfant,
leurs visages étaient si graves, que la petite
fille n'osa les interroger. Mais, ce soir-là, ils
l'embrassèrent tous si affectueusement, qu'elle
comprit bien qu'un grand chagrin allait lui
arriver.
Aussi, le lendemain matin, elle ne fut nullement surprise, quand la vieille mère Norbin
entra dans sa chambre portant une robe noire.
- Ma petite, dit-elle, ta jolie maman est
partie chez le Bon Dieu; il faut prier, prier
beaucoup pour elle..• Mais ta ·vieille maman te
reste, et elle t'aimera pour deux maintenant
Ce fut tout Jamais la mère N orbin ne fai ...
sait de longs discours; mais le baiser qu'elle
�LA PETIOTE
donna à Marie fut si tendre, que le cœur de
l'enfant éclata.
- Pauvre jolie maman, ut-elle, c'est bien
sûr qu'elle est morte ... J'aurais tant voulu la
connaître!
Elle pleura doucement, sans désespoir. Elle
n'avait jamais cru vraie l'histoire de sa maman
qu'on lui contait si souvent 1
Autour de l'enfant orphel ine, les affections
devinrent plus enveloppantes; les vieux ne
vivaient plus que pour elle, pour lui éviter une
larme, un chagrin, ils étaient prêts à tout.
Kicolas, le bcau marin, toujours célibataire,
l'aimait comme un père aime son enfant et,
avec le respect que les mJrins ont pour les
choses saintes, il vénérait cette petite âme
blanche.
Pierre, J'instituteur, l'aimait comme un maître
aime une élève qui lui fait honneur; il la chérissait d'abord pour son intelligence vive, et
aussi pour la joie que sa présence rpettait dans
la vieille maison.
Entourée de toutes ces tendresses, la petite
Marie se consola bien vite de la mort de sa
maman, qu'elle n'avait jamais connue.
Seulement, depuis ce jour-là, les rêves de la
fillette ne furent plus les mêmes; lorsqu'elle
songea à l'avenir, au mariage, son imagination
comme
n'entrevit plus pour mari un Paris~n,
il en venait l'été à Grandcamp. Non, puisque
sa maman n'était pas venue la chercher, il faudrait bien qu'elle épousât un marin ...
Mais, voilà, elle était t.:ne « demoiselle D et
�LA PETIOTE
53
les manières rudes et brusques des pêcheurs
l'épouvantaient.
Tous n'éLaient pas comme Nicolas. tous n'a"aient pas vécu quinze ans près d'une petite
fille qui pleurait, quand on lui parlait trop
fort.
Alors ... alors ... l'enfant qu'elle était encore
ne savait pas, mais J'a\-enir ne l'effrayait guère.
Elle était jolie, on l'aimait, elle avait toute la
vie devant elle, et les histoires les plus merveilus~,
les contes bleus les plus enchanteurs emplissaient ses rê\'es .
• Pour elle la vie serait belle, serait douce
sûrement, elle croyait au bonheur!
A dix-huit ans, Marie était rayissante, et le
grand Nicolas, - qu'on n'appelait plus le
beau gas, il approchait de la cinquantaine. en la regardant, pouvait croire que la jolie Parisienne vivait encore.
Marie avait tout de sa mère: les che\'eux
blonds, les yeux bleus, la taille mince; seulement, élevée au grand air du large, la peau
était moins blanche et elle paraissait plus
robuste.
Les deux vieux Norbin, courbés par l'âge,
s'acheminaient doucement vers la tombe; mais
la mère en avait peur. Elle craigl1ait la mort,
non pour elle, la chère vieille, mais pour la
petite. Cette mort ferait :Marie une seconde
fois orpheline, et la laisserait toute seule, avec
des hommes, dans la vieIlle maison. Ce serait
bien triste pour l'enfant... Afil1 d'éviter cela,
il fallait marier la jeune fi.lle; et puisque, jusqu'à présent, elle avait remplacé la mère, puis-
�LA PETIOTE
que du père, on était sans nouvelles, I~s
deux
vieux, avant de s'en aller, devaIent achever
leur tâche: il fallait marier Marie.
Et un jour que le père Jean fumait sa pipe,
tranquillement assis devant sa porte, la vieille
vint s'asseoir près de lui et parla:
- Jean, tu sais, ce n'est pas pOUI te faire
de la peine, ce que je vais te dire, mais faut
penser que peut-être on n'a plus longtemps à
~ivre.
Bourru, sa pipe entre les dents, sans regarder sa femme, le vieux répondit:
- Alors ...
- Alors, il faut penser à la petite; il faut
la marier avant de partir.
Jean Norbin tressaillit. Marie s'en allant,
quittant la maison, c'était la joie, la gaieté, le
rayon de soleil qui réchauffait son vieux cœur.
Il se retourna et regarda au loin.
Il faisait beau, les enfants se promenaient;
Marie avait voulu aller sur mer et les deux fils
l'accompagnaient. Ils allaient rentrer tout à
l'heure; elle, toute décoiffée, rose, rieuse, ravie
de sa promenade; ils dîneraient ensemble autour de la table ronde, et ce serait des histoires
folles, des taquineries gentilles qui égaieraient
le repas. Marie était un oiseau qui chantait
toujours 1
Perdre la jeune fille, donner tous ces trésors
à un inconnu; non, ce n'était pas possible,
Mais la vieille insistait. De sa voix chevrotante, elle redisait:
- 11 faut marier la petite, tu entends, Jean,
c'est le devoir.
�LA PETIOTE
Le pêre Norbin s'impatienta. Le devoir !...
le devoir!. .. il savait bien quel était son devoir; il n'avait pas besoin qu'on le lui d ît
ainsi.
Au mariage de la petite il y avait d éjà
pensé, mais comme à une chose très lointaine
et qui n'arriverait jamais; et voilà justcm'nt
qu'aujourd'hui, où il faisait si beau, où la
mer élait merveilleusement belle, où mal g-ré
son grand âge il se sentait heureux, bruta:ement ' on touchait à son bonheur.
- Jean, il faut marier la petIte.
Furieux, se levant brusquement, très en colère, le vieux s'approcha de sa femme, et la
regardant peu tendrement, il répondit:
- Faut la marier, c'est convenu ... pas la
peine de le rabâcher tant de fois. Mais le mari,
l'as-tu?
Elle ne se laissa pas intimider, cette violence
ne l'effrayait. pas.
- Non, dit-elle, et c'est pour t'en causer que
je suis là.
La figure du vieux s'adoucit, il respira; le
malheur n'était pas si proche qu'il croyait.
Il s'assit de nouveau et très calme, cette foi s
il parla:
'
- Moi, je ne connais personne, et puis
Marie est une demoiselle; elle ne peut pas
épouser un gas d'ici!
- Alors? demanda la mère Norbin.
- Alors, moi, je ne sais pas, que veux-tu
que je te dise!
La vieille se leva; elle avait compris. De Son
�LA PETIOTE
mari, pour l'enfant tant chérie, elle ne devait
attendre aucun secours.
Le vieillard l'aimait pour lui, pour sa satisfadion personnelle, son amour était égoïste.
Presque tous les hommes aiment ainsi!
Sans rien dire, - elle avait l'habitude de
ne pas prononcer de para lés inutiles, - elle se
leva et rentra dans la maison. Elle parlerait
à Nicolas, elle était sûre du cœur de son frIs,
lui la comprendrait
IX
Peu de jours après la conversation qu'e11e
avait eue avec son mari, un après-midi, la mère
Norbin, très pensive, tricotait dans la salle à
manger; assise à côté d'elle, Marie brodait. La
fenêtre était grande ouverte et la jeune frIIe
levait som"ent les yeux pour regarder la mer.
Loin, très loin, on apercevait les barques qui
attendaient au large, pour rentrer, l'heure de
la marée.
Tout à coup, joyeuse, Marie s'écria:
- Ah! voilà le Saint-Jean, je le reconnais.
Levant ses lunettes afin de mieux voir, la
vieille femme regarda aussi
- Où donc, petite?
- Là-bas, tout là-bas, ce petit point noir à
l'horizon, c'est lui.
- Tu en es sûre... Mais comment, si loin,
peux-tu le reconnaître?
�LA PETIOTE
57
- Je ne sais pas. J'aime tant le bateau que,
dès que je l'aperçois, mon cœur se met à battre
si fort qu'il me fait mal. Tiens, regarde si je
ne dis pas la vérité.
'
Prenant la main toute ridée de la mère Norbm, la jeune' fille l'appuya sur sa jeune poitrine.
C'était vrai, son cœur battait très fort La
vieille femme s'étonna.
- C'est drôle, dit-elle; mais, se souvenant.
elle ajouta: j'étais comme toi, autrefois; quand
j'apercevais le Saint-j can, souvent le bonheur
me faisait pleurer. Mon promis, le vieux père
Jean, commandait l'équipage; je J'aimais tant
et j'en étais si fière! mais toi, petite, tu n'as pas
de promis sur ce bateau.
Marie devint toute rose.
- C'est vrai, maman Norbin, mais Nicolas,
Illon grand frère. commande le bateau, j'en
suis fière aussi..
Baissant les yeux, très chaste, après un COUlt
silence, elle dit encore :
- Pierre est avec eux aujourd'hui.
La vieille, surprise, laissa tomber son tricot,
et comme pour regarder le bateau, voulant bien
voir, elle ôta ses lunettes. Toute tremblante.
très émue, attentivement, elle examina la jeune
fille.
Le cœur de Marie s'éveillerait-il, et serait-ce
Pierre l'élu?
Ce grand bonheur entrevu fit tressaillir ]a
mère. Son fils et la petite mariés ensemble
vivant là, près d'elle, étant là pour lui ferme;
les yeux 1
�LA PETIOTE
Mais non, il ne fallait pas penser à ce mariage; elle sc trompait peut-être.
Elle remit ses lunettes bien droites sur son
. nez, reprit son tricot, et, silencieuse, travailla.
Les barques, tout doucement, avançaient;
Marie avait laissé son ouvrage, et, souriante,
regardait.
- Tu vois que je ne m'étais pas trompée.
Voilà le Saint-Jean,' comme il se balance joliment! Il est bien le plus beau de tous ... Ah!
on cargue les voile.s, ils vont rentrer maintenant.
Vi
~ e, elle se leva, et, joyeuse, demanda:
- Je vais au-devant d'eux; viens-tu avec
moi?
- Non, petite, mes pauvres jambes ne te
suivraient pas, et puis ils aiment mieux voir ta
jolie frimousse que le visage tout ridé de leur
viei.lle maman.
Ces dernières paro 1es étaient prononcées si
tristement, que Marie revint sur ses pas, et,
pôssant ses bras autour du con de celle qui
parlait ainsi, très câline, elle l'interrogea :
.- Tu n'es pas jaloltse, au moins, que tes
fils m'aiment tant?
Une larme coula sur le visage ridé que Marie
embrassait.
_ Petite, n'es-tu pas un peu ma fille aussi?
_ C'est vrai, s'écria gaiement Marie, je suis
sotte, est-on jamais jalouse de ses enfants?
L\. tout à l'heure, maman chérie.
Rieuse, clle s'en alla, et longtemps celle qui
restait au logis la suivit des yeux.
Pendant son absence, la vieille rêva et ses
�LA PETIOTE
59
rêves, un peu fous, mais très doux, amenèrent
plusieurs fois des sourires sur ses lèvres...
Les trois enfants, comme les parents disaient
encore, revinrent tard pour dîner; Marie ayant
voulu assister à la vente du poisson, ils rentrèrent au moment où le soleil se couchait.
Fatigué, la pêche était superbe, mais la journée avail été dure, Nicolas marchait le premier
tenant à la main une belle paire de soles quo
la petiote avait désirées. Pierre et Marie Je suivaient très lentement, ne se pressant guère. Ils
Se disaient des choses banales, des choses que
tout le monde pouvait entendre, qui n'avaient
rien de mystérieux, el pourtant ils étaient heu·reux, très heureux. Leur joie venait de ce qu'ils
marchaient l'un près de l'autre, et que souvent
leurs regards se rencontraient.
Gentiment, Marie taquinait.
- Eh bien, monsieur l'instituteur, cette
pêche ne vous a pas trop fatigué? Hein, cela te
change un peu de la table de multiplication
que tu apprends, par la force, aux pauvres petits paysans.
Et lui, amusé, répondait:
- Oui, cela me change' très agréablement,
car mes petits paysans ont la tête plus dure
que la belle demoiselle qui fut ma première
élève.
- C'est vrai, tu as été mon maître, et pendant plusieurs années je t'ai obéi.
- Oh! obéi, c'est beaucoup dire. Tu te
fâchais si drôlement, surtout quand je voulais
�60
LA PETIOTE
t'empêcher de parler patois, que, souvent, pour
ne pas rire, il me fallait tousser. Te souvienstu de ces toux fréquentes, :\larinette?
~
Oui, monsieur le professeur.
Près de la maison, au moment de rentrer. la
jeune fille s'arrêta, l'heure était si douce 1 Elle
se tourna vers la mer, et, sérieuse, recueillie,
dit à son compagnon:
- Des soirées pareilles ne devraient pas
s'achever. Pierre, regarde, tout s'apaise, tout est
calme, comme c'est beau!
Le jeune homme regarda et, silencieux. admira, comprenant qu'il ne f<:tllait prononcer
aucun mot; la moindre chose eût troublé l'émotiJn, très pure, de la jeune fille.
U ne étrange poésie se dégageait de ce soit·
de juillet. Le soleil sa couchait derrière des
nuages très gris, mettant dans le ciel des taches
d'or. L'eau était lumineuse, opalisée par place,
ct les barques mouil lées au large, habillées enrare de leurs grandes voiles grises, avaient l'air
d'oiseaux qu'un caprice avait momentanément
arrêtés.
Bien qu'elle fût habituée atlx horizons admirables, Marie se sentait ce soir particulièrement émue. Pourquoi, elle ne se l'expliquait
pas, mais elle était heureuse, heureuse infmiment; et ce bonheur était si grand. qu 'il amena
des larmes dans ses jolis yeux bleus.
Très simplement. avec une grande franchise.
comme elle faisait toute chose, cJ1e se rapprocha de Pierre.
- Tu ne croirais pas. ,dit-elle, que ce couch~r
de soleil me fait pleurer.
�LA PETIOTE
Immédiatement le jeune homme s'inquiéta:
- Marie, c'est vrai, tu pleures!
'l'ournant vers'lui ses yeux pleins de larmes,
mais ayant sur les lèvres un délicieux sourire,
elle répondit:
- Oui, mais c'est de bonheur.
S'éloignant un peu du jeune nomme, rougissante, toute confuse, elle ajouta:
~
Te vous aime tant, .. tOllS les quatre.
Cel a dit, vite e1le disparut dans la vieille
maison, laissant Pierre très ému ...
Etait-ce possible, Marie l'aimilit-elle? l'aimait-elle d'amour? Est-ce cela qu'elle avait
voulu dire?
Mais non, il était fou, il se trompait. Marie,
d'abord, le lui avait bien fait comprendre; elle
les aimait, tous les quatre, de la même façon ...
Allons. il fallait oublier la douce émotion
que ces mots, prononcés si gentiment, avaient
éveillée en lui.
Marie, la demoiselle, n'éta:t pas pour Pierre,
le fils de Jean Norbin.
Lui. simple enfant de pêcheur. un peu plus
Savant que les auh:es, ne devait pas lever les
yeux vers ce radieux printemps. Non, il fallait
aimer Marie simplement comme un frère, prêt
à tout pour lui éviter une larme.
�LA PETIOTE
x
Un jour d'août radieux, un jour où la mer
était belle et la brise propice pour la pêche, à
Grandcamp, tous les bateaux étaient sortIs;
seul, mouillé au large, le Saint-f ea1Z, sans
voiles, avait l'air abandonné.
Le grand Kicolas n'avait pas pris la mer. Le
grand Nicolas, si rude, si vaillant, qui, par
tous les temps, courageux, intrépide, partait
sur son bateau, donnant à tous l'exemple; le
grand Nicolas qui, un soir de tempête, avait
sauvé deux équipages, sans penser une seule
minute qu'à chaque instant la mort pouvait le
prendre; le grand Xicolas qu'on n'avait jamais
vu pleurer, pleurait aujourd'hui comme un enfant; et sans force, sans courage, ne se sentant
pas l'énergie nécessaire pour travailler, il avait
donné congé à tous les matelots du S aillt-l ean.
Les hommes, connaissant le chagrin du patron, ne s'étaient pas réjouis de cette aubaine
inespérée; chacun à sa manière partageait la
peine du grand Nicolas.
Marie, la demoiselle, la petiote, s'en allait.
Au retour, on ne verrait plus ses yeux c1airs,
ses cheveux blonds; on n'entendrait plus son
nre.
C'était p9urtant bien gentil, quand ils rentraient las de quarante-huit heures en mer,
�LA ' PETIOTE
d'apcrcc\'oir la petite forme svelte qui, sur
l'épi, les a~tcndi.
Comme ils oub!Jaient vite leur fatigue quand
la jeune fille, de ~:! voix claire et bien tImbrée, s'écriait: Cl Ah! les beaux poissons! Aujourd'hui, comme tous les jours, les matelots
du SI1Înl-! Ct11l ont été les plus habiles, II
fp'cc quelle ficrté ils s 'empressaient de lui
montrer les belles pièces, heureux: de son ap~
probation.
La nuit, quand la mer était mauvaise et que
le! vent souffl ait fort, annonçant le danger
proche, sou\'ent les marins du Sailtt-! ean pensaient à Marie, la demoiselle.
Ils y pensaient pieusement, respectueusement, confondal'i.t l'amatir qll'il$ avaient pour
l'enfant ayec l'amour qu'ds a\'aient pour la
Vierge j et quand la barque était secouée par'
les grosses lames, et qu'ils ne se sentaient plus
maîtres du Saint-1 t!an, tout en manœu\'rant,
ils balbutiaient une prière t\ l\Iarie, et, similitude de nain, en priunt, c'était toujours à la
demoiselle qu'ils pensaiel1t.
Et la demoiselle partait, et le gnuld Nicolas se cachait pour pleurer!
'
Depuis ce matin, dans la pi,èce b~
Oh tang-eait les cordages et les filets, assis sur un tas
de sats, sa pipe éteinte, consterné, il était là
se d emandant si c'était possible, si c'était vrai '
que l'enfant partait, l'enfant de la jolie maman, sa petiole!
Dix-huit ans auparavant la Parisienne, s::tns
s'en douter, en riant 'presque, luÎ tlvait pris le
cœur; et le grand Ntcolas n'avait jamais pu
�· LA PETIOTE
oublier la vision radieuse, le sourire . enchanteur, et le baiser charmant qu'une petite main
lui avait envoyé.
Fidèle à ce souvenir, il ne s'était pas marié,
entourant la petite Marie de tendresse. Cette
enfant qu'il aimait passionnément le consolait
d'un amour sans.espoir. Pour elle, pour entendre toujours son joli rire, il s'était déshabitué de ses rudes manières; à trente ans passés
il était devenu un autre homme. Le beau matelot qui aimait tant, le dimanche, à taquiner
les filles, ne les avait plus regardées. Il passait ses jours de cong6 près d'un berceau, s'amusant de la toute petite fille, comme si elle
était sienne.
Puis, pl us tard, l'enfant bavarde, rieuse,
l'avait accaparé. Le grand Nicolas, c'était son
bien, sa chose, il ne fallait pas y toucher.
Mieux que personne il savait construire les bateaux, ses histoires étaient les pl us jolies; et
quand quelquefois, le soir, le marin parlait
d'aller retrouver des camarades, Marie, exigeante, un peu despote, ne lui permettait de
partir que quand il l'avait endormie, en lui
chantant des complaintes dont elle raHolait.
Et les jours, les années avaient passé, Nicolas n'était plus' le beau matelot. Les filles ne
le regardaient guère maintenant; de cela, il
n'en avait souci.
Il était si fier, le· dimanche, quand il partait
à la messe, accompagnant la petite. Est-ce
qu'aucune des Grandcampaises pouvait lui
être corn parée?
N on, pas une n'avait ces cheveux blonds,
�LA PETIOTE
couleur cl'épis mûrs, pas une n'avait dans les
yeux un coin du ciel... Laquelle possédait
cette taille mince? laquelle avait ces mains
d'enfant? Non, personne vraiment ne lui ressemblait.
Et sans tristesse, sans rancune pour la jolie
maman qui lui faisait sa jeunesse solitaire, le
marin avait vieilli à côté de la fillette qui
poussait.
Il l'aimait plus qu'lm père aime sa fille; il
J'aimait avec une tendresse d'aïeul; il l'aimait
avec une j,alousie d'amant; il l'aimait enfin,
parce qu'elle lui représentait, à elle seule, le
rêve de toute sa vie.
Et tout cela, tout cela, aujourd'hui c'était
fini, Marie partait, et le marin sanglotait.
Hier, quand il était rentré de la pêche, il
n'avait pas aperçu sur l:épi la petite silhouette
mince; pourtant il faisait beau. Pressentant un
malheur, subitement inquiet, laissant les
hommes faire la vente du poisson, comme un
fou, il s'était précipité vers la maison.
Dans la salle à manger il avait trouvé les
pauvres vieux, la figure bouleversée, tremblants
de tous leurs membres, et essayant de consoler
la jeune fille qui pleurait.
Brutal, Nicolas avait écarté les parents et,
prenant Marie dans ses bras, presque en colère,
il avait demandé:
- Qu'as-tu? pourquoi pleures-tu lainsi ?
Et la jeune fille, se blottissant contre lui,
n'avait pas pu répondre, son cœur était trop
gros.
il
�66
LA PETIOTE
Alors, d'upe voix toute cassée, ]a vieille
avait raconté:
- Mop pauvre gas, ce matin une lettre de
Paris est arrivée, le père de Marie est revenu
d'Amérique; il est à Paris maintenant, et il redemande sa fille. La petite doit partir demain.
Puis, colère, on sentait qu'elle avait été affreusement froissée, la pauvre femme dit encore:
- Il a envoyé de l'argent pour nous, une
grosse somme, la petite la lui rapportera. Pour
qui nous prend-il donc, cet homme-là?
Nicolas, en entendant sa mère, s'était révolté.
Marie partir! Non, il ne le voulait pas, l'enfant était à eux, elle leur appartenait. Qui donc
l'avait élevée, soignée, instruite? Qui l'avait
entourée de tant de tendresses et d'affection
que jamais la petite fiUe ne s'était sentie orpheline? Qui donc avait fail tout cela? Eux, les
Norbin.
Et voilà qu'un étranger qui, pendant dixhuit ans, ne s'en était pas occupé, la redemandait, la prétendant sienne. Non, non, ça ne se
passerait pas ainsi.
Nicolas irait à Paris dire à ce monsieur que
Marie était leur enfant, et qu'il n'avait pas le
droit de la reprendre.
En entendant cela la jeune fille s'était ar
rêtée de pleurer, et, vaillante, prête à résister,
elle avait répondu :
- Il a raison, je ne partirai pas. Je resterai
avec vous, vous êtes ma vraie fanli1le.
Mais les vieux avaient secoué la tête; leur
�LA PETIOTE
cœur droil, leur âme honnête, leur disaient que
Marie devait partir.
D'une voix grave, la vieille femme était intervenue.
- Tu dois obéir, c'est ton père, petite.
Nicolas, c'est mal ce que tu conseilles à Marie.
Honteux, devant le clair regard de sa mère,
le grand marin avait baissé la tête, puis, brusquement, laissant la jeune fille, il avait quitté
la pièce. ·
Et Marie, comprenant qu'il fallait obéir,
s'était remise à sangloter.
La soirée fut lugubre; tous avaient les yeux
rouges, personne ne parla. Ils étaient partis se
coucher chacun de leur côté, n'osant se dire
bonsoir, ayant peur de pleurer.
Tard, Nicolas avait attendu Pierre qui était
parti, le matin, voir un camarade.
La scène entre les deux hommes fut rapide
et douloureuse.
Pierre revenait joyeux, content de sa journée, heureux de rentrer au logis où l'enfant
blonde était.
Brusquement, le grand Nicolas lui avait dit:
- Mauvaise nouvelle, frère.
En voyant le visage si défait de l'aîné, inquiet, pensant aux vieux, Pierre avait demandé:
- Le père, la mère?
- Non, ni l'un ni l'autre.
Alors, d'une voix hésitante, il ajouta;
- La petite?
- Oui, elle s'en va!
Elle s'en va! Tout d'abord, Pierre n'avait
�68
LA PETIOTE
pas compris. Ce matin il n'était question de
rien, et souriante, un peu timide, Marie lui
avait dit au revoir, très gentiment.
Effrayé, il répéta très bas:
- Elle s'en va!
- Oui, à Paris. Son père la redemande.
Un !:ilence avait suivi cette réponse. Les
marins ont l'habitude de souffrir sans rien
dire, ils sont maîtres de leurs émotions.
Les deux hommes s'étaient regardés profondément, comprenant qu'ils ressentaient la
même douleur, mais pas tm mot ne fut prononcé.
L'aîné, le premier, avait tendu la main.
~
Bonsoir, frère.
- Bonsoir.
L'étreinte fut rude; mais les deux hommes
sentirent, ce soir-là, qu'ils s'aimaient infiniment.
Et le jour fixé pour le départ de Marie
arnva.
De grand matin, la mère N orbin monta dans
la chambre de la petite afin de l'aider, pour la
dernière fois, ~ s'habiller; puis, la jeune fille
prête, la malle fermée, silencieuse, ne voulant
pas montrer son chagrin, elle embrassa Marie
une seule fois. Et comme la petite tendait encore ses joues, elle la repoussa en lui disant :
- Va-t'en, moi je resterai ici.
Et Marie cOmp11e11lant que l'heure était
venue, qu'il fallait partir, jeta ses bras autour
ùu cou de la vieille femme, et couvrit de baisers ce visage ridé.
�LA PETIOTE
69
- Je reviendrai, maman chérie, Je reviendrai bien vite.
Et la vieille, malgré elle, tout bas, répondit :
- Je n'y seraI peut-être plus, petite... Mais
va-t'en, il ne faut pas pleurer.
Marie descendit et la pauvre femme resta
dans la chambre vide. L'oiseau, pour la seconde fois, était parti, et elle croyait bien
qu'elle ne le reverrait jamais.
Confondant dans un même amour sa fille
et l'enfant de l'étrangère, elle prit les deux
photographies qui étaient à côté l'une de
l'autre sur la cheminée, et longtemps, longtemps, en les regardant, la pauvre mère pleura.
EIIe entendit partir la voiture qui emmenait
Marie, et elle ne bougea pas. Cetle fois, c'était
nni, bien fini; la « petite )l, tout comme J'autre,
avait quitté la vieille maison!
Sur la route, la carriole avançait; Nicolas,
sans pitié, fouettait le pauvre cheval.
Derrière lui, Marie, en toilette des dimanches, était assise, ayant Pierre il côté d'elle. Ils
ne se disaient rien, ils ne pouvaient parler;
mais, de temps en temps, Nicolas se retournait
et regardait la jeune fille.
Il la regardait si tristement, qu'elle détournait les yeux, afin de ne plus voir ce rude
visage, que le chagrin bouleversait.
Nicolas, le beau Nicolas, par un matin lumineux, refaisait avec l'enfant le voyage qu'il
avait fait, dix-huit ans auparavant, avec la
jolie maman.
Et le ciel était semblable, et les prairies tout
aussi belles, et les bêtes, dans les prés, du même
�LA PETIOTE
regard indifférent, regardaient passer la carriole.
Et Nicolas, rêvant, se demandait si, par un
mystère étrange, il ne revivait pas la matinée
d'autrefois.
Etait-ce poss.ible que dix-huit ans aient
passé si vite, que le bébé de quelques jours fôt
devenu cette belle jeune fille.
Non, il se trompait. Celle qui était assise
dans la carriole, c'était la jolie dame, la Parisienne. Ceux qui la prétendaient morle devaient être des fous!
Mais, tout à coup, Marie parla.
- Nicolas, viens t'asseoir près de moi.
Pierre va conduire, il faut que nous causions.
Cette voix, ce tutoiement, le marin tressail1it. Son rêve l'avait emporté si loin. C'était
bien l'enfant qui était là!
Très las, sans rien dire, il obéit. Pierre prit
les guides et mit le fouet de côté.
On avait bien le temps d'arriver; plus le
cheval irait doucement, plus la route serait
longue. Ces minutes passées ensemble, les dernières, peut-être, seraient un souvenir douloureux, mais quand même bien cher. '
Et puis, dans cette carriole, ils étaient encore là, tous les trois. Au bout du chemin il y
avait la gare, et le train attendait, le train qui
emporterait la tant aimée.
S'il avait osé, Pierre aurait mis le cheval au
pas.
Derrière lui, le grand frère et la petite causaient. Très bas, de façon à n'être entendu que
de Nicolas,. Marie disait:
�LA PETIOTE
- Tu sais, je reviendrai bien vite.
Et comme le marin secouait la tête, ayant
l'air de douter de ses paroles, la jeune fdle se
fâcha et éleva la voix.
- Je te dis que je reviendrai, Nicolas, il
faut me croire. Penses-tu donc que je pourrais
être heureuse loin de vous. N'êtes-vous pas ma
seule famille? Je veux vivre toujours avec
vous.
Nicolas murmura :
- Toujours, petite, ce n'est pas possible; ta
vie est à faire, tu as dix-huit ans.
l\Iarie comprit. Il faisait sans doute allu.·
sion à son mariage.
Avant de répondre, elle hésita. Devait-elle
avouer à son grand frère que son cœur avait
choisi?
Serrant ses petites mains. détournant] a tête,
doucement, si doucement que ce fut à peine si
Nicolas l'entendit, ene balbutia:
- Je veux faire ma vie près de vous.
Puis, plus haut, elle ajouta:
- Je te recommande notre pauvre maman;
elle va avoir tant de chagrin: console-la, embrasse-la, aime-la plus si c'est possible!
Là, les petites mains se crispèrent autour du
bras du grand Nicolas et tout h3.s. plpurant
presque, donnant au mann le nom qu'elle Jui
donnait lorsqu'elle était tout entant. Marie dit
encore:
- Colas, Colas, garde-moi Pierre surtout.
N ico 1as tressa i11 it; tout de suite il comprit,
et d'abord il souffrit.
Il souffrit en pensant .que, dans le cœur de
•
�LA PETIOTE
•
Marie, Pierre était le préféré. Il souffrit, parce
que le meilleur d'entre nous est toujours un
peu égoïste; il souffrit, parce que l'amour si
pur qu'il avait pour la jeune fille n'était pas
exempt de jalousie.
Mais Marie, anxieuse, attendait une réponse;
sa jolie figure faisait pitié.
Prenant sur lui, très fraternel, Nicolas passa
son bras autour des épaules de la jeune fille et,
l'attirant, il embrassa les yeux qui le regardaient si inquiets.
- Jete le garderai, petite, ne crains rien.
Confiante, il ne lui avait jamais menti, souriant presque, elle demanda encore :
- Tu promets?
- Oui, je promets, mais ne tarde pas.
Audacieuse, elle se redressa.
- Sois tranquille, à ce monsieur qui est
mon père, je dirai tout, et comme il comprendra que mon bonheur est près de vous, il mc
renverra bien vite.
.
Nicolas ne répondit pas, il ne fallait pas
attrister Marie; mais il pensait que quand le
père aurait vu sa fille, il voudrait toujours la
garder près de lui.
Malgré le pas lent du cheval, la route s'a_
cheva, et la carriole entra 'dans Isigny. La
gare! Cette fois, c'était fini.
Le train partit, emportant Maric.
�LA PETIOTE
XI
La semaine qui suivit. le départ de la jeune
fdle, le Saint-l ea1/ ne navi gua pas; le patron
était malade, les hommes disaient ({ rapport
au départ de l'enfant ll. Et la barque, ancrée
au large, resta là huit longs jours.
Ennn un matin, sur le Perret, le grand Nicolas parut. De son ton brusque et plus rude
encore, il prévint ses matelots qu'on embarquerait à la marée, et une heure après, un petit
bateau emmenait, vers la grande barque, patron et équipage.
Depuis ce jour-là, le Saint-lean reprit sa
course. Mais le grand Nicolas n'était plus le
même. Courbé, vieilli, il dirigeait la pêcbe sans
aucun entra in; et maintenant, parfois, le métier lui semblait dur.
Il ne pouvait s'habituer au retour. Au large,
pendant la manœuvre, il oubliait un peu son
chagrin; mais, quand la pêche finie, il fallait
rentrer, à mesure qu'on approchait de Grandcamp, son cœur se crispait douloureusement.
Malgré lui, sur l'Epi, il cherchait la petite
silhouette mince que toujours, autrefois, il
apercevait. Hélas! elle n'était plus jamais là!
Ces retours, il les redoutait.
A la maison c'était encore plus triste. En
rentrant, tous les jours il répétait les mêmes
�74
LA PETIOTE
mots. Après avoir souhaité le bonsoir aux
vieux, il disait:
- Avez-vous des nouvelles?
Presque toujours la réponse était affirmative.
Une lettre de Marie l'attendait sur la table.
Alors, tout mouillé, tel qu'il était, il s'en
emparait et, dans sa chambre, loin des siens,
il l a lisait.
Les lettres de l'Tarie se ressemblaient toutes,
lettres tendres et aimantes; l'enfant n'oublIait
pas ceux qui l'avaient éle\'ée. Elle parlait à
peine de son père; pourtant, une fois, elle écrivIt qu'il s'étaIt remarié et que, depuis longtemps, il ne se souvenait plus de sa jolie maman.
De sa seconde femme, une Américaine, il
avait trois fils, et on disait à l\farie que ces enfants-là étaient ses frères. J\Tais la jeune fille
avouait qu'elle ne pouvait les traiter ainsi. Non,
elle n'aurait jamais qu'un frère, le grand Nicolas.
J\farie aussi écri\'ait qu'elle ne pouvait s'habituer à la vie de Paris, et qu'clle troU\'ait très
pénible de vivre dans une maison où. personne
ne parlait français et où une étrangère, qui
avait pris la place de sa maman, semblait toujours lui demander ce qu'elle faisait là.
Ah! elle n'oubliait pas les bons vieux parents, là chère maison, le grand Nicolas et son
ami Pierre! Ces quatre-là étaient sa vraie familIe.
Jusqu'à présent, dans aucune de ses lettres,
Marie n'avait padé de retour.
�LA PETIOTE
75
Chaque dimanche, après la messe, depuis le
départ de la jeune :fi.lle, les deux frères et les
vieux se réunissaient dans la salle à manger.
Pierre prenait alors une grande feuille de papier pour écrire à J'absente, et chacun dictait.
D'abord le vieux père Norbin commençait. Il
donnait à Marie des nouvelles de tous ceux
qu'elle avait connus; il annonçait les rI promesses », signalait les décès. La mère Norbin
venait après. Elle, c'était très court; mais en
quelques phrases elle rappelait à l'absente que
son vieux cœur ne l'oubliait pas.
Nicolas parlait du Saint-l ean, des belles
pêches, des couchers de soleil et des nuits
pleines d'étoiles; son âme simple et naïve trouvait les mots qu'il fallait dire, pour qu'à Paris
Marie n'oubliât pas « la grande gueuse »,
qu'elle aimait tant.
Puis, venait le tour de Pierre; lui terminait
la lettre, et toujours il était embarrassé. Pour
les autres cela allait très bien: plein d'entrain,
de sa grande écriture régulière, il écrivait tout
ce qu'on voulait. Mais voilà que quand c'était
à lui, tout à coup, la plume devenait lourde
dans sa main, et parfois il ne savait que dire.
Oh! s'il avait osé, si l'espoir lui eût été
permis, il aurait bien vite su ce qu'il fallait
écrire!
Souvent, pendant qu'il restait là à regarder
cette feuille de papler, il était atrocement tenté.
Dans son esprit alors, les mots venaient vite,
il trouvait très simple et bien facile de dire à
Marie qu'il l'aimait. Et c'était triste, pénible
et douloureux, quand on avait le cœur plein
'"
�LA PETIOTE
d'amour, d'écrire des phrases banales, que tout
le monde pouvait lire.
Chaque dimanche, Pierre connaissait ee suppliee et chaque dimanche Nicolas lui disait:
- Eh bien, frère, voyons, tu ne trouves rien
à dire à Marie? Et se rappelant la promesse
qu'il avait faite, un peu inquiet, il ajoutait:
- Tu ne l'oublies pas, au moins?
Pierre rougissait, protestait, et bien vite, très
banalement, il terminait sa lettre; puis les
deux frères partaient la porter. Et jusqu'au
soir ils restaient ensemble, allant se promener
très loin dans la campagne.
Nicolas ne voulait jamais aller sur le Perret.
Les filles, en belles toilettes, provocantes,
l'agaçaient. Nicolas avait un cœur à garder, et
il ne voulait pas qu'une Grandcampaise le prît.
Maintenant, il s'était résigné; puisque Marie
aimait Pierre, il serait content qu'elle l'épousât. Ainsi, pour toujours, la petite leur appartiendrait.
Et déjà, en pensant à ee mariage qu'il espérait proche, son cœur avait des tendresses
d'aïeul, et, dans ses rêves, pendant les nuits
qu'il passait en mer, il songeait à ce jeune
amour, et il n'en était plus jaloux.
XII
L'été s'acheva; en octobre, Pierre fut nommé
instituteur dans un village proche de Grandcamp. Il quitta avec regret la vieille maison,
�LA PETIOTE
71
où il ne pourrait plus venir gue le dimanche.
Les vieux reslèrent donc seuls. car Nicolas,
toujours en mer, passait, en semaine. à peine
quelques heures à terre. La vie était triste pour
les N orbin. et ils soaffraieht de cette vieillesse
solitaire.
De Marie ils n'en parlaient pltts guère, bien
que les lettres de la jeune fille vinssent toujottrs régulièrement"; cbmme elle ne parlait. pas
de retour, ils n'osaient espérer. Tous les deux,
résignés, pensaient qu'ils ne la reverraient jamais, et las de la vie, attendaient la mort.
Mais la mère Norbin la redoütait. Non pour
clIc; n'ayant jamais fait que son devoir sur la
terre, elle ne pensait pas aux châtiments possibles; elle la craignait pour les siens. Elle
partie. qui donc veillerait sur le père, qui donc
s'occuperait du grand Nicolas?
Deux fils célibataires, c'était chose bien
triste. Il ne fallait plus songer à marièr Nicolas; la mère ne savaiL pas pourquoi, impitoya_
blement, il avait repoussé toutes les avances
des fi.lles de Grandcamp. Jamais elle n'osait
l'interroger sur ce sujet. comprenant que ce
cœur d'homme cachait peut-être un secret douloureux, auquel une mère même ne pouvait pas
toucher. Pour celui-là, du reste, c'était fini, il
allait a.voir cinquante ans et, à cet âge-là, on
ne crée plus un foyer.
Mais l'autre. son dernier né, Pierre; celui-là,
il fallait le marier au plus vite. Alors la pauvre
vieille s'en irait tranquille, une femme serait là
pOUr la remplacer, 1ll1e femme serait là pour
soigner le vieux père Jean.
�LA PETIOTE
Et, oubliant son rêve d'un jour, oubliant
qu'elle avait espéré pouvoir appeler Marie sa
fille, elle résolut de parler de ses projets à
Nicolas.
Un soir, au moment où. le marin allait partir, au moment où il se penchait pour l'einbrasser, sans aucun préambule. elle lui dit:
- Mon gas, il faut marier Pierre. II le faut,
pour que je puisse partir tranquille. Il vient
demain, je compte sur toi pour lui parler.
- Marier Pierre!
Le grand Nicolas se redressa. Marier Pierre,
mais la mère n'y pensait pas!
Les yeux de la vieille interrogeaient, el~
demanda:
- Pourquoi?
Oui, pourquoi? Nicolas hésita. Avait-il le
droit de trahir le secret de 1a petite? Avait-il
le droit de répéter ses paroles dites seulement
au grand frère : « Colas, garde-moi Pierre,
surtout J)? Non, il ne dirait rien, mais, pourtant, il fallait bien répondre à la mère.
Comme si la vieille devinait ce qui se passait
dans l'âme du grand Nicolas, elle insista.
- Il faut le marier. A Grandcamp, les
filles ne manquent pas. Tu lui en causeras, mon
fils.
D'une voix douce, comme s'il parlait à Marie,
Nicolas dit:
- Oui, mais crois-tu qu'il se laissera machoisi déjà.
rier? Il a peut~êr
La mère comprit. Son fils, tout comme elle,
avait espéré garder Marie, mais cet espoir était
irréalisable.
�LA PETIOT E
79
. Sévère, elle reprit :
- S'il a déjà choisi, il doit oublier!
- Pourquoi?
- Parce qu'elle ne reviendra jamais, qu'on
nous l'a prise pour toujours, et qu'on la mariera
là-bas.
Nicolas se révolta, la mère n'avait donc pas
confiance, la mère ne se rappel ait donc plus
comment Marie les aimait. Puisqu'elle avait
promis de revenir, elle reviendrait; lui ne doutait pas du cœur de la « petite »... Mais ce qu'il
ne voulait pas, c'était qu'on parlât à Pierre de
mariage.
- Attend s un peu, au moins, dit-il, il faut
être Sûr qu'elle ne reviendra pas.
Attendre, attendre, Nicolas en parlait à S011
aise, il avait encore bien des années devant lui.
Mais clic, ses jours, ses heures peut-être
étaient comptés, et ellc ne voulait pas laisser
la maison seule, les trois hommes sans foyer.
Supplia11te, ayant les yeux pleins de larmes,
elle reprit :
- Crois-moi, mon fils, elle ne reviendra
pas... Il faut marier Pierre, sûrement Marie
nous oubliera.
Cette fois, directement, la mère accusait la
petite!
Ne voulant pas se mettre en colère, Nicolas
prit ses affaires, embrassa la vieille et s'en
alla. Mais, avant de quitter la pièce, d'une voix
qui tremblait un peu, il dit:
on mariera Pierre, mais avant,
- C'est bi~n,
j'irai à Paris, voir si Marie nous a oubliés.
�80
LA PETIOTE
XIII
J'irai à Paris!
Comme un défi, Nicolas avait crié cela;
mais, depuis ce jour, ces mots le hantaient, et
quand sur Je Saint-l ean la nuit ~enait
il .s'as~t reflé~hIsat.
Il
seyait à l'avant d,~ la b~rqe
pensait que Ge. qu Il ~V;l-,t
d.It, Il fallaIt. le faire.
J'irai à Pans! OUl, c etaIt son devoIr. Après
tout, la mère avait raison; si Marie ne devait
pas revenir: il fallait ,9u~
Pi~re
l'ou~Iiât.
Lui savaIt comme c etaIt tnste de VIvre seul,
de ne pas avoir au foyer une épouse, il ne voulait pas que Pierre souffrît ce qu'il avait souffert.
Pour consoler sa jeunesse solitaire, il avait
eu l'enfant de la jolie maman; mais Pierre
n'aurait personne, personne!
Non, non, décidément, la mère avait raison.
C'était irrévocable! il partirait. Le Saint1ean, pendant huit jours, ne naviguerait pas.
Un samedi de janvier, au retour, une fois
la vente fait.e, il annonça à l'équipage que de
1a semaine on n'embarquerait pas; puis il rentra chez lui, et aux vieux il dit simplement :
- Demain, je partirai.
Demain! Les yeux de la mère Norbin s'il luminèrent. Demain, il verrait la petite, il verrait Marie. Par lui, bientôl, on aurait des nou-
�LA PETIOTE
81
velles, on saurait si on pouvait encore espérer.
Car, malgré tout ce que la pauvre vieille avait
dit à Nicolas, tout au fond du cœur, elle espérait toujours. C'était un si beau rêve, celui
qu'elle avait fait un soir!
Justement, dans l'après-midi, elle avait revu
toutes les affaires de son grand gas. Ses beaux
habits du dimanche, bien brossés, étaient prêts
pour demain, ses bottines plus reluisantes que
de coutume. Nicolas pouvait partir, il lui ferait
honneur!
Le dîner fut moins triste, les vieux parlèrent
un peu.
- Nicolas, disait le père Jean, à Marie, tu
parleras de moi. Tu lui diras que la maiSon est
bien vide, qu'on s'ennuie d'elle, et qu'on l'attend l'été prochain.
- Nicolas, faisait la mère, écoute-moi. Tu
lui raconteras que sa chambre est prête, pleine
de fleurs comme quand elle était là. Tu lui
diras que tous les jours je l'espère.
Pierre qui venait d'arriver et que, d'un mot,
on avait mis au courant, dit à son tour :
- Frère, tu ajouteras qu'ici personne ne
l'oublie, que les jours sont tristes depuis qu'elle
est partie; mais que nous croyons tous qu'elle
reviendra bientôt... et pour toujours. Frère, tu
lui diras encore que j'aurais voulu t'accompagner, mais que je ne le pouvais pas, et que... je
l'aime... que nous l'aimons, plus qu'autrefois,
si c'est possible!
Souriant, Nicolas répondait. Il n'oublierait
rien, il dirait à Marie tout cc qu'on lui disait,
il l'embrasserait pour tous.
�LA PETIOTE
Et à l'idée que dans quelques heures il tiendrait la petiote dans ses bras, les larmes lui
montaient aUx yeux, mais cette fois c'était de
bonheur.
Le lendemain matin, bien avant l'hettre, le
grand Nicolas fut prêt. Superbe en ses habits
du dimanche, le visage resplendissant de bonheur, il embrassa les vieux, serra la main de
Pierre, ct, radieux, partit.
Sans regarder derrière lui, il s'en alla comme
un fou, ne pensant guère à ceux qu'il lai5saiL
là. Il marcha si vite qu'il arriva à la gare presque trop tôt.
Quand le train fttt patti, il respira, heureux. Ïl craigl1ait lant qu'un obstacle imprévu
vînt se mettre en travers de ses projets. Le
train nIait, J'emportant enfin vers Paris, 01'1
Marie était.
Marie! Ce nom le faisait tressaillir; dans
quelques heures il serait près d'elle.
On marchait rapidement, déjà Nicolas ne
voyait plus les grands prés de la Normandie.
Il approchait, son cœur battait, le rude marin
était tout tremblant.
Pourtant ce bonheur proche aurait dt! lui
donner du courage, mais non, cc grand bonheur 1ui faisait peur et il s'inqt1iétait.
S'il allait trouver la petite malade? Depuis
plusieurs jours on n'avait pas reçu de lettre
d'elle, et la dernière était si triste que l a mère
Norbin, qui pleurait rarement, avait pleuré en
la 1isant.
Ah! si cehll qui la leur avait prise ne la rendait pas heureuse, malheur à lui!
�LA PETIOTE
1
Le train s'arrêta, tout le monde descendait.
Nicolas en fit autant, c'était Paris.
Tout d'abord, le marin fut effrayé. Ce
monde qui allait et venait, ces machines, ces
trains; il n'en avait jamais vu autant, tout cela
l'étourdissait; et puis l'atmosphère lui semblait lourde, il respirait diflicilemenl.
Il suivit les voyageurs et sortit de la gare.
Dehors, Paris lui parut encore plus effroyable. Les automobiles, les voitures, les omnibus,
stupéliaient le pêcheur, et, ahuri, il resta sur le
trottoir, n'osant bouger et ne sachant plus où
il devait aller.
Mais il se rappela; l'adresse de Marie était
là, dans son porte-monnaie. Sur une feuille de
papier, Pierre l'avait écrite de sa belle écriture.
28, avenue Marceau.
L'avenue Marceau, cela ne disait rien à Nicolas. Et puis, comment traverser cette place, ces
rues encombrées de voitures?
Il lit quelques pas et, touchant sa casquette,
il arrêta un passant.
- L'avenue Marceau, s'il vous plait?
- L'avenue Marceau! Ah! vous n'y êtes
pas. Suivez tout droit, puis à gauche, attrapez
les Champs-Elysées, l'Etoile, et vous la trouverez.
- Merci.
Mais Nicolas ne comprenait pas. A droite,
à gauche, les Champs-Elysées, l'Etoile, tout
cela ne lui disait rien. Bien ennu yé. il resta là
immobile. se demandant ce qu'il allait faire. '
Un cocher s'arrêta devant lui.
�LA PETIOTE
Eh! le marin, Où Ileüt-O'n vous conduire?
Nicolas n'hésita pas. Il ouvrit la portière et,
Se casant avec peine dans cafté voiture ttop
basse pO'ur sa haute taille, il cria d'une VOiK
cO'nquérante!
- 18, avënue Marceau.
Le fiacre matchait vite; Nicolas, sût d'arriver maintenant, S~ sentait tO'ut joyeux. Curieux,
il regarùa Paris.
Mais l a nuit était venue et il ne vO'yait guère
que des lumières. Il se rendait compte que de
grosses voitures le frôlaient, il s'apercevait que
des tramways venaient vers lui, marchant à
ttntte vites!;e, et il se demandait comment cette
toute petile chO'se, une voiture, pO'uvait ne pas
être broyée par tous ccs IO'urds véhicules.
Il traversa des rues qui lui semblèrent pareillesj c'étaient partout les mêmes lumières,
les mêmes hautes maisO'ns; jamais, à lui seul,
il n'aurait pu trO'uver sO'n chemin, Tout à coup,
la vO'ilure s'arrêta, il était arrivé. SO'n cœur
battait si fort qu'il eut du mal à descendre.
Vite, il donna au cO'cher l'argent qu'il réclamait, puis il regarda. Devant lui il vit une
haute maison toute blanche, et au-dessus de la
porte cO'chère il aperçut un numéro. Il s'apprO'cha: 28, c'était bien là.
Il entra, el, tout de suite, fut intimidé. Le
vestibule de marbre blanc, le tapIS de haute
laine roüge, les banquettes de chêne, cela lui
parut merveilleux. Marie habitait un palais;
et, déjà, il s'attrista.
Il sc rappelait leur maison de Grandcamp,
la plus belle du pays pourtant, maÎs pouvait-
�LA PETIOTE
elle être comparée à celle superbe bâtisse moderne?
A gauche, il vit une porte.
Là, sans doute, il serail renseigné.
- Mlle Marie Dhunoy, s'il vous plaît?
Sans même lever la tête, il lisait son journal,
le concierge répondit:
- Au troisième, à gauche.
- Merci.
Nicolas prit le grand escalier qui était devant lui, et monta trois étages.
Très troublé, il sonna.
Nicolas avait le cœur lourd, si lourd, que
toute joie en était partie.
Un domestique ouvrit la porte et regarda,
étonné, cet étrange visit .ur. Ce marin au teint
hâlé, de si haute stature, que venait-il faire
ici?
Touchant à peine sa casquette, Nicolas demanda:
- Mlle Marie Dhunoy, c'est bien ici?
Le valet de chambre, intrigué, répondit:
- Oui, mais mademoiselle n'est pas encore
rentrée.
Nicolas sentit un grand froid l'envahir, il
n'avait pas prévu que la petite pouvait ne pas
être là.
Interdit, ne sachant que faire, il regarda autour de lui.
Le domestique. plus aimable, reprit:
- Mademoiselle ne va pas tarder, si monsieur veut attendre.
En disant cela, il ouvrit la porte toute
grande.
�86
LA PETIOTE
Raide, embarrassé, mal à l'aise, Nicolas
entra et suivit le domestique.
Ce dernier lui ut traverser une longue galerie, très somptueusement meublée, puis il l'int.roduisit dans un petit salon, et le laissant là,
sans rien dire, il s'en alla.
Et. Nicolas resta debout, au milieu de la
p'ièce, regardant avec mépris ces meubles qui
l'entouraient.
C'était peut-être joli tout ça, mais comme il
aimait mieux la maison des vieux.
La haute pendule, avec son long balancier,
lui paraissait in uniment plus précieuse que
cette petite chose blanche qui était sur la cheminée, pour indiquer l'heure.
Justement. elle sonna.
Ah! ce son grêle, si petit, si mièvre, comrpe
il lui sembla laid.
I! se rappela1t le timbre grave, sévère de la
grande pendule de chez eux. Cette péndule,
depuis plus d'un siècle, était dans la famille;
elle avait. sonné pour tous les siens les heures
joyeuses et douloureuses, elle avait sonné ce
matin, juste comme il quittait la vieille maison; et. il avait voulu voir là un présage de
bonheur.
Maintenant, il ne croyait plus à ce présage.
Ici, facilement, les cœurs devaient changer;
l'ien ne leur rappelait le passé.
Chez eux, chaque meuble avait son histoire.
Les belles armoires normandes, si finement
sculptées, avaient été données comme cadeau
de mariage par les grands-parents. Le buIiet
de la salle à manger, si brillant avec ses fer-
�LA PETIOTE
rures d'étain, appartenait depuis longtemps
aux nIs aînés des Norbin, et cela continuerait
ainsi.
~fais
dans cet appartement, on devinait bien
vite que ces belles choses luxueuses avaient été
achetées n'Importe où, par n'importe qui.
Pressés de se meubler, les habitants de cet
appartement s'étaient, sans doute, adressés à
quelque grand marchand, et ce marchand avait
tout fait à son goût.
Ici, aucun meuble ne venait des ancêtres,
dans cette pièce aucun souvenir ne rôdait.
Se souvenait-elle entore, celle qu'il attendait? Se souvenait-elle des vieux, de Pierre?
Nicolas tremblait. Si, grisée par la vie de
Paris, l\Iarie les avait tous oubliés? Si le joli
visage, en l'apercevant, n'allait pas être
joyeux? Si les yeux bleus de la petite s'étonnaient, si elle ne trouvait rien à lui dire? Ah!
cOmme il regretterait ce voyage, comme il s'en
voudrait d'être venu au-devant de cette douleur!
Car cette douleur serait effroyable, et il se
demandait s'il aurait alors le courage de repartir.
Là-bas, que dirait-il? Comment appren . .
drait-il aux viellx que l'enfant qu'ds avaient
aimée comme leur fille; que l'enfant qu'ils
avaient choyée, adorée pend~t
dix-huit ans,
?
ne pensait pl us à em~
Non, si pareil malheur arrivait, jamais Nicolas ne rentrerait au pays. Mais alors, les
vieux, que deviendraient-ils? Pierre, qt1~
ferait-il?
�88
LA PETIOTE
Et le Saillt-J ean? Lui parti, qui donc monterait sur le bateau? qui le commanderait?
Le cœur de Nicolas se crispa; un autre
homme que lui sur le Saint-Jean! Non, non,
pas tant qu'il vivrait!
Si Marie les avait oubliés, il repartirait tout
seul; il dirait aux vieux que c'était nni, que la
petite était morte, et qu'il fallait aller porter
des fleurs au cimetière, comme pour l'autre
Marie, la grande sœur, part.ie aussi à dix-huit
ans. Elle s'en était allée parce qu'un Parisien,
venu l'été, lui avait parlé d'amour. Pendant'
deux années de suite elle avait espéré son retour; puis lasse d'attendre, n'ayant plus le courage de vivre, doucement, sans trop souffrir,
elle était morte.
Nicolas, en pensant à toutes ces tristes
choses, avait les yeux pleins de larmes, il en
eut honte.
Du revers de la main, brusquement, il essuya
ces larmes qui coulaient malgré lui.
Juste, à ce moment, la porte s'ouvrit doucement, le marin se recula un peu, et regarda
avec anxiété celle qui entrait.
Cette belle demoiselle si bien habillée, mais
oui, c'était Marie, la petite. l'enfant!
Ses mains serraient sa casquette, e1les se
tendirent vers la jeune fille; ses lèvres tremblaient, il ne put parler.
Marie avançait. La pièce était à peine éclairée, elle voyait une silhouette d'homme que,
tout d'abord, elle ne reconnut pas. Elle l'attendait si peu.
Ce matin même elle avait reçu une lettre
�LA PETIOTE
89
d~
Pierre, lui donnant des bonnes nouvelles
de tous.
Tout à coup elle tressaillit, cette haute stature n'appartenait qu'à un homme. Elle s'approcha doutant encore. Le costume! Ah! oui,
elle le reconnaissait. Celui qui était là, immobile, et qui la regardait si tendrement, c'était
Nicolas, son gr~nd
frère.
Avec un rire Joyeux, mêlé de larmes, la jeune
fille se jeta dans les bras qu'il lui tendait et,
sans rien dire, divinement heureuse, se serrant
bien fort contre 1a large poitrine, un long moment elle resta là.
Et lui ne bougeait pas, content, oh! bien
content. La petite n'avait pas hésité une seule
minute; avec quel élan elle s'était jetée dans
ses bras!
Paris, décidément, n'avait pas changé Son
cœur; ce cœur. qui battait si fort en ce moment,
était bien toujours le même.
Marie secoua cet engourdissement délicieux.
Elle se dégagea des bras qui l'enserraient,
s'assit, attira le marin près d'elle, puis, vite,
vite, elle parla. Elle avait tant de choses à demander.
- Là, es-tu bien? Maintenant, donne-moi
des nouvelles de tous. Pourquoi es-tu venu?
Il n'y a personne de malade là-bas? Le père,
la mère, toujours vaillants? Pour eux, la vieille
maison doit être bien grande. maintenant?
Un peu plus bas, se rapprochant encore. ello
demanda:
Et Pierre?
' Ioyeux, un peu taquin, Nicolas ne répondit
�go
LA PETIOTE
pas tout de suite à cette dernière question.
D'abord il donna des nouvelles des vieux:
du côté santé, tout allait bien, mais depuis son
départ, ils étaient tristes, et la maison leur
semblait vide; puis il parla du Srrint-f ean,
raconta que les hommes de l'équipage pensaient encore à elle. Chaque fois que chez eux
une fille naissait, en souyenir de la demoiselle,
ils l'appelaient l\Iarie. Depuis qu'elle était partie de Grandcamp, il y avait eu cinq petites
Marie.
n parla des mLl.uvais temps d'octobre, des
tempêtes terribles qui avaient ra\'agé la côte;
il raconta qu~
ce mois-là deux barques s'étaient
perdues corps et biens devant Cherbourg. Une
venait de chez eux, le Flambard.
Cette tempête, à Grandcamp, avait fait dix
orphelins.
Un peu de tristesse passa sur eux. Marie se
rapprocha du grand Nicolas.
Elle devinait ce qu'il ne disait pas; elle comprenait que 1ui aussi, ce jour-là, était en mer,
et qu'il avait fallu lutter pour ne pas périr. Elle
savait que si les hommes du Flambard étaient
morts, c'est que le grand frère n'avait pu les
sauver.
Elle se rappelait une tempête terrible de l'an
passé. Les barques étaient rentrées, sauf une,
)a M arie-R ose, ct on l'espérait réfugiée à Cherbourg.
l'\icolas ct elle étaient sur le Perret, admirant les hautes vagues qui bondissaient, superbes ct terribles, éclaboussant tous ceux qui
se trouvaient là.
�LA PETIOTE
91
Tout à coup, au large, très loin, ils avaient
aperçu un petit point noir; ce fut elle la première qui le vit, et bien vite, elle se rendit
compte que cette petite chose était la barque
qu'on croyait réfugiée à Cherbourg.
Un coup de vent la rapprocha d'eux; alors,
ils virent que l'équipage n'était plus maître du
bateau. Les voiles arrachées, déchiquetées par
le vent, pendaient. lamentables; le grand mât
était brisé et les hommes. cramponnés aux bastingages. faisaient des efforts inouïs pour résister aux vagues qui. à chaque instant, submergeaient la barque.
A côté d'eux, une femme avait dit :
- Les pauvres ga:=;, ils sont perdus!
Alors, Nicolas s'était avancé, casquette en
arrière, superbe d'audace, il avait crié:
- Deux hommes de bonne volonté!
Et courant vers un petit bateau, il l'avait
traîné jusqu'à la mer.
Deux hommes de bonne volonté!
Bien des marins étaient l~, mais la plupart
avaient leurs femmes à côté d'eux qui leur
disaient que la lutte était impossible, et qu'ils
allaient au-devant de la mort.
Deux hommes de bonne volonté!
Dans Je canot, seul, le grand Nicolas partit.
D'abord, il godilla, essayant de prendre la
mer.
Plusieurs fois de suite, il fut rejeté, mais
toujours intrépide, il recommençait. Alors
deux mousses, deux enfants oe seize ans, enthousiasmés, étaient venus le rejoindre. Et le
•
�LA PETIOTE
petit bateau, enfin, s'en était allé sur la mer er.
furie.
Par moment, il disparaissait entièrement;
Marie ne vivait plus, mais elle restait là, vraie
fi.lle de marin, fière de celui qui, bravant la
tempête, cherchait à sauver ceux que la mer
voulait prendre. Sans avaries, le petit bateau
était arrivé près de la grande barque; alors cc
fut le sauvetage, le retour avec tous les hommes
de l'équipage; il n'en manquait pas un!
Marie se rappelait avec quelle joie et quel
orgueil elle avait couru vers Nicolas; elle se
souvenait avec quelle tendresse respectueuse
elle s'était jetée dans les bras du grand frère
qui, tout mouillé, lui disait en ri~nt:
.
- Tu n'as pas eu peur, au molUS, petite?
Emue par ce souvenir qui 1'avait emmenée
si loin de Paris, Marie, tendrement, embrassa
le brun visage qui était si près d'elle; puis
posant sa tête sur l'épaule de Nicolas, très bas,
elle demanda :
- Et Pierre, comment va-t-il?
Heureux de celte insistance, il s'amusa à 1"
taquiner. Prenant ses deux petites mains dans
les siennes, il répondit en riant :
~
Et Pierre, et Pierre! Tu n'as que cc nomlà à la bouche, ce n'est pas gentil pour moi. .
Marie sc redressa, inquiète. Pourquoi, depuis
qu'il était là, ne lui avait-il pas parlé de Son
frère, pourquoi ne répondait-il pas? Sa bouche
se crispa douloureusement. Avec anxiété, ses
jolis yeux interrogèrent.
Nicolas comprit, il ne fallait plus rire. Marie
,,'inquiétait.
•
�LA PETIOTE
93
- Allons, petite, ne te fais pas de chagrin,
je te l'ai gardé ton Piel're; mais, dis-moi, tu ne
l'as donc pas oublié? Ici, pourtant, tu dois en
voir des beaux messieurs, et, jolie comme tu
l'es, les compliments ne doivent pas te manquer.
Joyeuse, Marie se fâcha.
- L'oublier? Oh! le vilain mot que tu dis
là.
Hésitant, ayant peur, Nicolas demanda :
- Alors, tu reviendras bientôt?
Le sourire disparut des lèvres de la jeune
fille.
- Non, dit-elle, mon père ne veut pas. Je
dois attendre ici mes vingt et un ans. Il espère,
il croit que j'oublierai... Il voulait me marier à
Paris, près de lui.
- 'Alors, tu ne reviendras pas avant trois
ans?
- Non, il ne le veut pas.
Tous les deux se turent, bien tristes. Trois
ans, c'était si long!
.
Tout bas, Nicolas reprit:
- Quand tu reviendras, les vieux n'y seront
plus.
•
Les yeux pleins de lanJ1(~,
Marie répondit:
~
Ne dis pas cela. Nicolas, ne m'enlève pas
mon courage: c'est si dur de vivre ici.
Le marin tressai11it; que voulait-elle dire, la
petite? Vite, à son tour, il l'interrogea.
- Dis-moi, Marie. il f,aut me parler franchement; ici, est-on bon pour toi, es-tu heureuse?
La jeune fille hésita avant de répondre, il
�94
LA PETIOTE
fallait peut-être cacher la vérité au grand
frère.
Mais il insistait :
- Voyons, petite sœur, dis-moi tout.
Elle se tut encore un instant, réfléchissant,
tentée de tout avouer. A personne encore elle
n'avait dit sa peine et ce serait si bon de se
plaindre à quelqu'un qui vous écouterait avec
un cœur compatissant, prêt à vous consoler.
Elle se rapprocha, et, très bas, comme si elle
elle parla:
craignait qu'on l'entdî~,
- Nicolas, ici, on ne m'aime pas. Mon père,
quand il est 1~., est bon pour moi, il m'aime,
peut-être à sa manière, mais ce n'est pas comme
chez vous.
A Paris, vois-tu, on n'a pas le temps de
s'aimer. Mon père part tous les matins de fort
bonne heure, très pris par ses affaires il rentre
tard le soir, et souvent il sort; je le vois à peine,
je ne le connais pas. Pour moi, il est, et restera
toujours un étranger, et ce nom de père que je
lui donne, me semble si bizarre, que, souvent,
je me trompe, et je l'appelle monsieur!
Vis-à-vis de moi, il ressent, j'en suis certaine
la même chose. Cette grande ftlle, à qui il ~
pensé à son retour en France, est pOur lui une
inconnue.
Mon arrivée à Paris, Nicolas, je me la rappellerai toute ma vie ... A la gare, un domestique
m'attendait. Ici, il n'y avait personne; mOn
père ne rentre jamais qu'à huit heures, et ce
jour-là. il est rentré à la même heure.
Notre entrevue a été très correcte; il m'a
regardée longuement, me détaillant avec soin,
�LA :PETIOTE
95
puis il m'a tendu la main en me di~ant
:
({ Vous ressemblez beaucoup à votre mère,
Marie, je suis content de vous voir », et cela a
été tout. Il m'a conduite à ma chambre, après
m'avoir prévenue que ma belle-mère arriverait le lendemain avec ses trois fils t mes
frères!
Nous avons dîné ensemble, comme deux
étrangers, nous observant, gênés mutuellement ... Ah! ce premier repas pris avec mon
père, comme il a été pénible J et la nuit qui
suivit fut, aussi, bien dOl.lloureuse.
Nicolas était trop ému pour parler, mais il
prit dans ses larges mains les petites mains de
Marie, et les serra fortement.
La jeun(3 fille continua;
- Ma belle-mère n'est pas méchante, mais
si différente de moi. C'est une Américaine, elle
parle à peine le français, mais sait tout de
même me faire compre~ld
qu'elle me irouve
ennuyeuse. Elle se demande ce que je fais
chez elle... je me le demande aussi. Elle est
toujours en fête, et moi la vie de Paris m'ennuie... Je n'ai pas été élevée pour elle, et tout
m'étonne!
Ici, les repas !:$culs nOtls réunissent, et encore,
biep sou ven 1:, mon père et sa femme vont chez
trois collégiens
des amis. Alors, je dîne av~c
qui ne m'adressent jamais la parole. Pour eux
j n'existe pas, puisque je ne pratig e aucun
sport. La bicyclette, le tennis, le golf, tous ces
jeux me sont i~1conus;
pour ces enfants élevés
en Amérique, c'est une tare dont on ne se relève pas.
�96
LA PETIOTE
Pendant ces dîners luxueux, si tristes, je me
rappelle les repas que nous prenions ensemble
clans la grande salle à manger, ces repas si gais
où nous parlions tous à la fois; chacun racontait sa journée; nous avions toujours quelque
chose à nous dire.
Et nous riions comme des fous, pour des
bêtises; tu redevenais enfant, Nicolas, pour
m'amuser, et M. l'instituteur t'imitait.
Depuis que je suis chez mon père, j'ai compris à quel point vous m'aviez aimée, et, quelquefois, j'ai peur de n'avoir jamais su vous
dire quelle reconnaissance j'ai pour vous.
Ce fut d'une voix tremblante que Nicolas
protesta:
- Tais-toi, petite. Tu as été, pendant dixhuit ans, le soleil de la maison; depuis que tu
es partie, tout est gris là-bas ... Maintenant, les
repas sont silencieux, chacun pense à toi, mais
personne n'ose prononcer ton nom, car on s'est
aperçu que le père ne peut plus l'entendre sans
que ses yeux s'emplissent de larmes. Il sc fait
vieux, le père Jean! Et la mère est tonte blanche, maintenant... Ah! Marie, si tu ne viens pas
bien vite, tu ne les reverras plus.
Toute triste, la jeune fLUe répondit :
- C'est impossible, mon père ne veut pas
et, pour le moment, sa' décision est irrévocable.
- T li en es bien certaine?
- Oui, il avait pour moi d'autres projets.
Un soir, très vite, il était pressé, il m'a parlé
mariage; il vou lait me présenter, le lendemain,
un cousin de sa femme, un j\.méricain. Alors,
tout de suite, je lui ai dit que mon cœur n'était
�LA PETIOTE
97
plus libre, et que j'aimais déjà. Il s'est mis à
rire, a haussé les épaules, et m'a affirmé que,
dans trois mois, j'aurais changé d'avis. Depuis,
nous n'avons jamais reparlé ensemble de mon
avenir. Seulement, quand je lui ai dit mon
grand désir d'aller vous retrouver, sèchement,
il m'a répondu: « A vingt et un ans, pas
avant. D Et c'est tout. Jamais il ne m'a demandé qui j'aimais.
Résigné, Nicolas se leva.
- Eh bien, petite, nous attendrons.
Craintive, Marie demanda :
- Pierre, que va-t-il dire?
Pour rassurer la jeune fille, en souriant, il
répondit:
- Qu'il t'aime aujourd'hui, qu'il t'a toujours aimée et que, dans trois ans, il t'aimera
pl us encore.
- Tu es bien sûr! au moins, de ce que tu
dis là?
- Oui, petite; mais, toi, à ton tour, lui
seras-tu fidèle? Ici, on fera tout pour que tu
l'oublies.
Marie se rapprocha et, reg,ardant bien en
face Nicolas, le regardant avec ses yeux clairs
qui ne savaient pas mentir, elle répondit :
- De moi, je suis certaine, je l'aime depuis
si longtemps. Toi, tu me le garderas encore
. pendant trois ans.
Nicolas promit, puis il parla de départ;
Marie s'attrista.
- Déjà.
- Mais oui. Les vieux attendent, Pierre
aussi, et le Saint-f ean ne navigue pas.
4
�98
LA PETIOTE
La jeune fille supplia:
_ Reste encore demain, il y a si longtemps
que je ne t'ai pas vu. Nous sortirons ensemble
toute la journée, Je te montreraI Pans que tu
ne connais pas.
La proposition était bien ~enta,
mais Ni.
colas hésita. En face de IUl, au-dessus de la
cheminée, il Y avait une grande glace où il
voyait leur double image.
Lui pourtant avait ses beaux habits du dimanche, mais à cÔté de cette demoiselle si élégante, si parisienne, son costume semblait
étrange.
Le jersey noir, la casquette, tout cela était
bien pour le pays; mais, à Paris, il craignait
d'être seul ainsi.
Pourtant à Grandcamp, ils sortaient toujours ensemble, mais Marie était simplement
habillée.
Souvent même, pour s'amuser, et aussi parce
qu'elle savait que Nicolas et Pierre l'aimaient
ainsi, e1le mettait, pour aller à la messe, Une
coiffe de la mèr~
Norbin. Cette simplicité élonnait les jeunes Grandcampaises qui, coif[ ées
de chapeaux extraordinaires, se croyaient
belles, ainsi empanachées; mais Marie, avec Sa
petite coiffe blanche, tout unie, posée Sur ses
cheveux blonds frisés, était quand même la
plus jolie 1
Oui, au pays, ils pouvaient se promener tous
les deux; mais, à Paris, ce n'était pas possible.
Marie insistait:
.
- Dis, Nicolas, tu restes, c'est convenu?
�1
LA PETIOTE
99
Lui essaya d'abord de résisler, puis, un peu
honteux, confessa la vérité.
- Non, petite, pour sortir avec toi je ne
suis pas assez bien habillé. Un marin, dans les
rues de Paris, ça ne doit pas bien faire.
Cette fois, Marie se fâcha:
- Non, mais tu es ridicule, est-ce que tu
crois qu'ici on s'occupe' de vous? C'est fou, ce
que tu dis là. Cette fois, je décide, tu ne partiras qu'après-demain. Allons, c'est promis:
obéis. Autrefois, ajouta-t-elle en souriant, tu
en avais si bien l'habitude.
Nicolas ne discuta plus, il promit. Il s'en
alla, reconduit par la jeune ul1e qui n'osait pas
le garder à dîner; elle était si peu chez elle,
dans la maison de son père!
XIV
Le lendemain, il faisait un temps superbe.
A huit heures, bien joyeux, Nicolas sonnait à
la porte de l'appartement olt Marie habitait.
Après avoir attendu un long moment, comme
personne ne venait lui ouvrir, il recommença
plusieurs fois de suite. Le domestique unit par
enlendre et, furieux d'être dérangé de si grand
matin, reçut fort peu poliment le matinal visiteur.
Mais Nicolas ne se laissa pas intimider, IH /Co
- Mlle Marie, s'il vous plaît?
~/}
�100
LA PETIOTE
Grossièrement, le domestique haussa les
épaules.
- Mademoiselle dort encore, si vous croyez
que je vais la réveiller.
l\icolas s'étonna. Comment, la petite dormait encore? là-bas, à six heures, elle chanlail
déjà.
Une minute embarrassé, il resta là; mais
tout de suite, au bout de la galerie, il aperçut
Marie.
Bousculant le domestique un peu rudement,
il l'écarta ,en lui disant:
- Vous êtes bien renseigné.
Tout joyeux de retrouver la petite, son bien,
il s'empara du bras de la jeune fille, et, l'entraÎnanl, comme des fous, ils descendirent l'escalier.
Dans la rue, Marie se dégagea, et, souriante,
en regardant Nicolas, elle s'écria:
- Comme je suis heureuse!
Puis elle ajouta:
- Où allons-nous, maintenant?
Lui, cela lui était bien égal; il irait où elle
vo~drait.
Sa joie, son bonheur, c'était de marcher à côté d'elle, de la regarder sans se lasser,
de s'emplir les yeux de tout son être. Il voulait,
en cette journée bénie, emmagasiner dans son
cœur du bonheur pour trois longues années.
Marie pouvait le promener dans les plus
beaux jardins, lui faire voir les plus jolies
choses, il regarderait peut-être, mais il ne se
souvicndrait pas.
En mer, pcndant les longues nuits, il se rap
pellerait seulement que les yeux de l'enfant.
�LA PETIOTE
101
étaient toujours aussi bleus, et que, pour Se
souvenir de leur couleur, on pouvait encore regarder le ciel.
Il se rappellerait que ses cheveux étaient
toujours blonds comme la moisson, qu'ils frisaient encore tout autour du joli visage.
Il se rappellerait enfin que la bouche était
toujours rieuse, mais que maintenant, parfOIS,
un souffle de tristesse embrumait la jeune
figure.
Il se souviendrait de Marie exclusivement,
parce qu'il l'aimait d'un amour immense, fait
de tendresse, de dévouement, de respect; d'un~
amour si grand, si pur, qu'il n'avait plus rien
d'humain . .
Et, à travers les rues, l'un à côté de l'autre,
ils marchaient. Ils descendirent les ChampsElysées. Marie s'arrêta devant le pont Alexanthe, pour montrer au marin la perspective superbe de la large avenu'e, que le monument des
Invalides termine.
Et lui, pour faire plaisir à la jeune fille,
admira. Oui, c'était beau, très beau, mais il préférait les larges horizons de la mer, et l'immensité de l'infini.
Ils tontinuèrent leur chemin; ils marchaient
vite. Marie, en un jour, voulait montrer tant
de choses.
. Dans un grand magasin, ils entrèrent. La
Jeune fille désirait que Nicolas emportât, pour
chacun, un souvenir d'elle.
Pour le père, ils choisirent une pipe superbe,
comme aucun habitant de Grandcamp n'en
Possédait; pour la mère, un beau cadre où Ma-
�102
LA PETIOTE
rie mettrait sa photographie. Pour Pierre, la
jeune fille hésita, et demanda conseil à son
compagnon.
Nicolas ne savait guère, Pierre était un savant, toujours fourré dans ses livres.
Marie eut une idée charmante. Elle allait lui
envoyer un simple anneau d'argent, comme en
portaient, là-bas, les promis et et les promises!
Lui, de son côté, en achèterait un, et bien vite,
le lui enverrait. Ainsi, pour toujours, ils seraient liés; et. sans crainte. sans inquiétude.
confiants dans leurs promesses, ils atten•draient.
Nicolas sourit.
Oui, c'était une bonne idée, le frère serait
bien heureux.
Les emplettes finies, ils sortirent. Là. Ticolas réclama. Il avait faim. Marie allail déjeuner avec lui. Avec joie, la jeune fille accepta.
Mais lui. réfléchissant, demanda:
- Dis donc, petite, as-tu prévenu chez toi?
Marie se mit à rire, mais son rire était
triste.
- Mon père est en Angleterre pour huit
jours, ma belle-mère ne s'occupe jamais de cc
que je fais; je jouis de la plus grande liberté,
mais je n'aime pas cela. Aussi. quand je serai
retournée chez vous, vous me reprendrez bien
toute. Vous me demanderez ce que je fais. à
quoi je pense; enfin mon Lemps. mes plus secrètes pensées, vous les accaparerez. Je voudrais redevenir une petite fille. pOlir sentir. de
nouveau, autour de moi, les chaudes affections
qui onl entouré mon enfance.
�LA PETIOTE
103
Dis, Nicolas, ce sont toujours les mêmes tendresses qui m'attendent chez vous?
Cette fois, tant pis pour les usages de Paris,
le grand Nicolas attrapa le bras de la jeune
fLIle, et, se courbant vers elle, il répondit:
- Marie, as-tu besoin qu'on te dise que,
lorsque tu reviendras, c'est la joie qui rentrera
dans la vieille m~ison?
Tout nous semblera
plus beau; et moi, quand je sen~i
en mer et
qu'à mon retour je t'apercevrai sur le Perret, je
crois bien que je ne saurai plus commander la
manœuvre. Ah! petite, j'ai peur que tu ne comprennes jamais à quel pomt nous t'aimons.
Très doucement, les larmes n'étaient pas
loin, Marie reprit:
- Si, j'ai compris, je t'assure.
Puis tous les deux se turent, et, un long moment, silencieux, ils marchèrent.
Maintenant les passants étaient nombreux,
et, curieusement, regardaient les deux promeneurs.
Ce marin au teint hâlé, vêtu comme s'il s'embarquait le soir même, les amusait, et comme
Ja femme qui l'accompagnait était ravissante,
ils passaient en souriant.
Un peu Jasse, Marie demanda gaiement:
- Eh bien, oit allons-nous déjeuner?
- Où tu voudras, je ne connais rien, ici.
- Tiens, voilà justement un restaurant devant nous. Te plaît-il?
Et lui, en riant, répondit:
- Mais tout me plaît, du moment que tu e~
avec moi.
Dans le restaurant ils enlrèrent. La pièce
�104
LA PETIOTE
était pleine de monde, tous les hommes regardèrent Marie.
Intimidée, elle baissa les . yeux, n'osant plus
avancer. Un garçon, avec empressement, s'avança vers eux.
- Par ici, monsieur, madame, par ici, il y a
de la place.
En disant cela, il leur montrait, dans un endroit un peu isolé, une table qui n'était pas
pnse.
Surmontant sa timidité, Marie traversa le
restaurant, suivie de Nicolas.
Installée, contente de voir qu'Ils n'avaient
'pas de voisin proche, la jeune fille sourit.
- Ah! dit-elle, je n'aime pas ces endroits
où tout le monde vous regarde.
Bourru, ayant beaucoup de mal à loger ses
grandes jambes sous la petite table, Nicolas
répondit :
- C'est de ta faute, pourquoi es-tu si jolie?
Marie éclata de rire.
- Vas-tu me gronder? Ce serait la première
fois.
- Te n'en ai pas envie.
- A la bonne heure. Allons vite, commande, je meurs de faim.
Le marin prit la carle sur la table et la lut
attentivement, puis il la passa à Marie.
- Je n'y comprends rien, choisis toi-même.
Très Parisienne cléjà, Marie commanda un
fin déjeuner. Et Ile, avec l'appétit de ses dixhuit ans, Jui. avec son bel estomac qui n'avait
jamais été malade, firenl honJ:1cur au repas
qu'on leur servit ...
�LA PETIOTE
Tout en mangeant ils causèrent. Marie, très
gaie, parla de ses projets d'avenir.
- Quand nous serons mariés, nous habiterons la vieille maison, si vous voulez de nous.
- Coquette. Faut-il te dire que c'est notre
plus grand désir?
Elle, rieuse, continua:
- Pierre ira tous les jours à son école, c'est
si près. Et puis, peut-être qu'à cette époque-là,
il sera nommé à Grandcamp ...
Quelques jours avant mon départ, le maire
avait promis de faire des démarches. Les a-t-il
faites?
- Oui, sa nomination est presque certaine
pour janvier prochain.
Comme une enfant, Marie battit des mains.
- Tu vois, tout s'arrange. Allons, encore
quelques années mauvaises pour nous, et puis
après, le bonheur, le grand bonheur!
Nicolas n'avait plus dIx-huit ans, toute une
vie devant lui; une partie de sa route était
faite, el il trouvait que les années mauvaises
seraient bien longues!
Il soupira et. dit:
- Des Jours, des semaines, des mois sans
t.e voir; après ceUe journée-là, cc sera affreux.
Marie devint toute trisle.
- Oh! le vilain, qui n'a pas de courage et
qui m'enlève le mien!
Nicolas, je suis seule à Paris, traitée comme
une étrangère chez mon père. Jamais de lui, ni
de personne, une caresse, un baiser, un mot
affectueux.
Toi, au moins, quand tu rentres, on t'attend.
�106
LA PETIOTE
Tu es ~ûr
que si tu as besoin d'un baiser, les
lèvres de ta mère te le donneront
Lequel de nous deux est le plus à plaindre,
Nicolas?
Le marin baissa la tête et ne répondit pas.
Marie avait raison.
Un peu tristement, le repas s'acheva. Ils
quittèrent le restaurant, moins joyeux qu'ils
n'y étaient entrés.
L'heure s'avançait, Nicolas devait prendre le
train de quatre heures et, avant. il voulait reconduire !\Iarie.
Elle désIrait aller à la gare, rester avec lui
jusqu'à la dernière minute, mais il refusa.
Il connaissait l'amertume de ces départs, le
désespoir fou qui vous envahIt, quand on VOlt
partir ce train qui emporte pour longtemps,
pour toujours peut-être, une personne tendrement chérie.
On voudrait, par un geste irraisonnable, arrêter sa marche, mais il s'enfuit, il n'est plus
qu'un tout petit point noir à l'horizon; et bientôt il ne reste de lui qu'un peu de fumée blanche montant vers Je ciel.
Deux fOIS, déjà, Nicolas avait connu ces départs douloureux.
Un matin, par un soleil radieux, la jol ie
maman s'en était allée, sans se douter qu'elle
emportait son cœur.
Dix-huit ans après, c'était la petite qu'il
avait conduite à la gare; c'était l'enfant qui
partait, c'étaIt Marie que le train emportait
Ce jour-là, il lui avait fallu beaucoup de
courage pour revenir chez eux et reprendre sa
�LA PETIOTE
107
vie... Non, il ne voulait pas que Marie le reconduisît, il ne voulait pas que la petite connût
cette souffrance
Déjà, il la sentait lasse, toute brisée; ce
.
n'était pas la fatigue qui la rendait ainsi.
Marie pensait que chaque pas la rapprochait
de chez son père, et qu'il allait falloir quitter
le grand frère. Des semaines, des mois passeraient avant qu'elle entendît des paroles de
tendresse, et cela serait ainsi pendant trois
longues années.
Marie eut beau marcher lentement, très lentement, malgré tout, ils arrivèrent.
Devant la porte de la maison, Nicolas
s'arrêta.
Malheureuse, elle demanda :
- Tu ne veux pas monter, cmq minutes
seulement.
- Non, ce serait toujours la même chose;
il faut bien se séparer.
Elle insista.
- Dans celte rue, devant tous ces passants,
c'est triste.
- Cela vaut mieux ainsi, Marie, ne pleure
pa5, surtout... Allons, je m'en vais.
Désespérée, oubl iant les passants, elle s'acrocha à lui.
_ Ne l'en va pas ainsi, je ne t'ai rien dit
pOliT (ous ccux qui t'atlen denl.
__ Mais si, ne l'inquiète pas, je me souviens
(l'ès bien. D'abord, en arrivant, de ta part, j'emlw<!sscrai le père. la mère. puis Pierre.
l.a jeune fille rougit et murmura, un peu
honteuse:
�108
LA. PETIOTE
- Oh! Nicolas.
- Eh bien, qu'y a-t-il de nouveau? Avant
de 'partir, ne l'embrassais-tu pas, et ne l'as-tu.
pas toujours embrassé?
Elle répondit, délicieusement prude :
- Oh! autrefois, ce n'était pas la même
chose.
Taquin, Nicolas reprit :
- Eh bien, c'est entendu, on ne l'embrassera
pas.
Vivement Marie répliqua
- Mais si, au contraire!
Lui se mit à rire.
- Petite, tu ne sais pas ce que tu veux;
mais ne te tourmente pas, j'ai compris.
En disant ces mots, il s'approcha de Marie,
la prit dans ses bras, et, malgré les passants,
tendrement l'embrassa; puis, ne voulant pas
pleurer et sentant que les larmes venaient,
brusquement il la quitta. et se mit à marcher
vite. Elle appela:
- Nicolas, Nicolas!
Lui ne se retourna pas; il avait besoin pour
s'en aller de tout son courage. Et pour ne plus
voir la jeune fille, pressé de s'éloigner, il monta
dans la première voiture libre, et, sans regarder
derrière lui, il partit.
�LA PETIOTE
10
9
xv
A Grandcamp, le Saint-f eatz avait repris la
mer et, par les plus gros temps, il naviguait.
Alors que le vent soufflait, terrible, et que la
plupart des barques ne sortaient pas, lui, quand
même, bravant le danger, s'en allait. Et, toujours, le patron était si habile, il revenait intact, rapportant tlne belle pêche.
Nicolas n'avait plus qu'un but, qu'un désir.
gagner de l'argent, beaucoup d'argent; leur
modeste aisance ne lui suffisait plus.
Il voulait que quand î-.larie reviendrait chez
eux, elle trouvât tout embelli.
La maison réparée, du beau linge dans les
armoires, un tapis, un grand tapis dans son
ancienne chambre.
Aux vieux, Nicolas ne parlait pas de ses
projets, ils ne comprendraient pas! Eux trouvaient leur maison superbe, et la jugeaient la
plus belle du pays.
C'était vrai. l\1ais Marie, pendant trois années consécutives, aurait vécu dans un palais
que Nicolas connaissait, et il ne fallait pas
qu'elle souffrît en revenant ici.
A Pierre. il lui avait tout dit: comment la
petite vivait, et quel luxe l'entourait. Alors, de
son côté. sur son faible traitement d'instituteur, le jeune homme économisait et le diman-
•
�110
LA PETIOTE
che, les deux frères, mettant en commun leur
bourse, s'en allaient soit à Bayeux ou à
Carantan, acheter des choses pour orner la
vieille maison.
Un jour, c'était une superbe paire de chenêts en fer forgé, une autre fois, une belle
jardinière en porcelaine de Rouen; Marie
serait heureuse de cette acquisition, elle aimait
tant les fleurs! Quand elle était là, il y avait
des bouquets partout. Puis ils achetèrent aussi
des fauteuils, des chaises, des gravures.
Les vieux s'étonnaient, mais ils ne disaienl
rien. Il fallait mieux voir les gas dépenser
ainsi leur argent, que d'aller, au cabaret, boire
avec des camarades.
Avec un soin touchant, le père et la mère
N orbin, mutuellement, se soignaient.
Eux qui, autrefois, ne faisaient jamais
attentIon à la rigueur du climat, ne sortaient
plus quand il faisait froid; ils évitaient avec
soin un petit courant d'air.
Ils voulaient vivre jusqu'à ce que la petite
revînt; ils voulaient voir de nouveau, assise à
leur foyer, Marie, la chère enfant qu'ils avaient
élevée.
Alors, pour cela, vu leur grand âge, j} ne
fallait pas commettre d'imprudence, ni risquer
d'attraper quelque maladie qui les emporlerait
bien vite au vieux cimetièrc.
Ils désiraient voir les enfants mariés, et
quand ils rêvaient, - on rêve à tout âge, _
ils se disaient que, si Dieu Jeur prêtait vie
encore quclques années, ils pourraient peulélre embrasser le premier né de leur gas Pierre.
�LA PETIOTE
III
Dans la salle à manger, le père Norbin avait
llccroché au mur une grande feuille de papier
blanc. Sur cette feuille. de sa main tremblante,
le vieux avait tracé des petits bâtons. Ces petits
bâtons représentaient des jours, des semaines,
trois années!
Chaque soir, il en effaçait un, et, avec joie,
disait que quand tous ces petits bâtons seraient
effacés, Marie reviendrait.
L'hiver, le printemps passèrent, l'été arriva.
Il y avait déjà un an que la jeune nUe était
partie.
Ses lettres venaient régulièrement; elles
étaient toujours aussi tendres. Mais Marie
écrivait souvent, qu'll ne fallait pas espérer
fléchir son père avant ses vingt et un ans.
A celte époque, elle serait libre de quitter
Paris, de se marier; personne ne s'y opposerait.
Résignés, les jeunes attendaient, les vieux
aussi; mais ils craignaient la mort 1
Un soir où Nicolas revenait de la pêche, en
entrant dans la salle à manger il ne trouva
personne. Le fauleuil du père était là inoccupé.
Cette pièce lui parut sombre, il pressentit un
malheur.
QUIttant vite ses grandes bottes toutes
mouillées. il monta au premier. Dans la
chambre des parents, le père était couché. Très .
pâle. les deux mains croisées sur les draps, il
semblait dormir.
Debout, dans un coin, sa pauvre vieille
figure bouleversée, la mère priait.
Nicolas s'avança. Inquiet, à voix basse, il
demanda:
�112
LA PETIOTE
Le père est malade, depuis quand?
La pauvre femme tourna vers son fils un
visage désolé.
- Ça lui a pris ce matin, il n'a pas pu se
lever. Nous avons cru d'abord que ce n'était
rien, une faiblesse qui passerait; mais, vers
midi, il s'est trouvé si mal, que j'ai fait chercher
le médecin.
Là. la vieille s'arrêta, à bout de courage.
- Et alors? reErit Nicolas anxieux.
- Alors... il a dit que c'était la fin. Il n'a
rien, pas de maladie... la lampe s'éteint faute
d'huile. Voilà.
D'un geste très doux, le grand Nicolas
attira vers lui sa mère et, en l'embrassant, il
murmura:
- Ah ~ père, père, le pauvre père!
Puis il demanda :
Pierre est-il prévenu r
est parti le chercher.
- Oui, un vois~
- Et la petite?
- Non, on ne voudrait peut-être pas la
Jé!isser venir! Et pourtant, cela lui aurait fait
bien plaisir de la revoir encore une fois.
Nicolas réfléchit un instant, puis reprit :
- Quand Pierre sera là, on enverra une
dépêche.
- C'est inutile; même si Marie partait, tout
de suite, elle n'arriverait pas à temps. Le médecin a dit qu'il s'en irait cette nuit.
Nicolas et sa mère avaient parlé bien bas,
pourtant le murmure de leurs voix éveilla 1"
mourant. Il ouvrit les yeux, reconnut son ah,
et lui fit signe d'approcher.
�LA PETIOTE
Nicolas vint tout près du lit et, pieusement"
s'agenouilla.
Levant avec peine sa main tremblante. )e
vi . ~ux
père Jean la posa sur l'épaule du gral1d
marin, puis, d'une voix faible, toute changée,
il parla:
- Mon gas, mon pauvre gas, je vais mou~jr
et je ne la reverrai pas.
C'était la seule pensée, la seule tristesse, le
seul regret qu'avait cet homme. Ayant toujours
travaillé dur, charitable pour tous, il n'avait
aucune crainte en pensant que par delà la vie
l'attendait un au delà mystérieux et terrible.
En face de la mort, il restait calme, ayaat
demandé lui-même M. le curé, non pour
confesser des fautes, mais pour partir béni,
comme tous les Norbin jusqu'à lui étaient toujours partis...
Seulement il avait tant espéré vivre jusqu'au
retour de Marie, que ce départ lui faisait
grand'peine. Depuis qu'il avait compris que
c'était la fin, sans cesse il répétait :
- Je vais mourir, et je ne la reverrai pas!
Très émUt ayant bien du mal à s'empêcher
de pleurer, Nicolas balbutia
-- Père, tu guériras.
D'une voix pl us forte, le vieux reprit:
- Pourquoi mentir? Je n'ai pas peur de ]a
mort, c'est une vieille connaissance. Sur Je
S aùtt-! ean ... , sur mon bateau, bien des fois je
J'ai vue, et de très près, mon gas.
Puis, plus doucement, il dit encore :
- Puisque je m'en vais sans re" oir Marie,
tu lui diras que je l'aimais plus que tout au
�114
LA PETIOTE
monde, plus que VOliS, peut-être... N'en soyez
pas jaloux; elle, c'était la dernière, la petite,
l'enfant.
Le vieillard ferma de nouveau les yeux,
puis avec peine, croisa ses mains.
Et àans la chanlbre on n'entendit plus 'l,le
Je souffle court du mourant, et les sanglots du
grand Nicolas qui, agenouillé près du lit,
restaIt là. pleurant comme un enfant.
Lentement, la porte s'ouvrit et M. le curé
entra, suivi de Pierre.
Pour ne pas gêner le prêtre qui commençait
les prières, à côté de l'aîné, Je cadet s'agenouilla.
Alors avec angoisse, il regarda son père. Il
le trouva si calme que lui, qui n'avait jamais
vu mourir, pensa qu'on se trompait et que le
vieux n'était pas si mal.
.
La mort, il ne se l'imaginait pas ainsi. On
devait souffrir, se plaindre, crier; l'agonie
létait toujours, disait-on, une chose horrible.
El le père nc se plaignait pas, ne criait pas, et
n'avait pas l'air de souffrir.
De temps en temps, il ouvrait les paupières,
regardait ses [ds, sa femme, puis ses yeux
avaient l'air de chercher quelqu'un qu'il ne
voyait pas. darie, pensa Pierre.
Le curé disait les prières; très pieusement,
la mère Korbin lui répondait.
Quand il eut fmi d'administrer les derniers
sac~emnt,
il souleva le bras droit du morihond et lui fit faire le signe de la croix; puis
il dit: u Pattez cn paix. JI
Et comme si le vieillard eût attendu ces
�LA PETIOTE
JJS
m,ots pour s'en aller, sa large poitrine se
souleva très longuement, une dernière fois il
ouvrit les yeux et, doucement, la mort le prit. .
- C'est nni, dit tout bas M. le curé.
Pierre se leva brusquement, ne voulant pas
croire ce qu'on lui disait. Ce n'était pas pos,ible, on ne meurt pas ainsi.
- Monsieur le curé, cria-t-il, vous vous
trompez; c'est une défaillance, un évanouissement, il faut le secourir.
Le prêtre prit le bras du jeune homme et, le
dominant, voulant calmer cette colère, causée
par la douleur, sévèrement il lui dit:
- Taisez-vous, Pierre, c'est un mort qui est
là.
Pierre se tut. M. le curé avait l'habitude, et
s'il le disait il fallait bien le croire.
Alors, sanglotant, il se réfugia près de sa
mère et, malgré sa peine, il trouva que c'était
très doux d'avoir encore une maman, près de
laquelle on pouvait pleurer, sûr d'être consolé.
XVI
Deux jours après la morl du vieux père
Jean, malgré le beau lemps. . f une barque ne
sorLit.
Dès Je matin. Lous les marins sC' promenaient
dans les rues, allendanl l'heure de l'enterrement.
�06
LA PETIOTE
La porte de la vieille maison était tendue de
draps blancs; sur deux chaises. la bière était
posée, recouverte également d'un drap blanc.
Devant le corps, sur la table de la chambre
du défunt. il y avait un grand Christ d'argent,
et deux flambeaux dont les bougies étaient
allumées.
Au pied du crucifix, une assiette pleine
d'eau bénite, dans laquelle trempait un rameau
de laurier sauvage.
Un grand nombre de pêcheurs se tenaient
près de la maison mortuaire, causant du mort,
rappelant ses qualités, et plaignant ceux qui
le pleuraient.
L'enterrement était pour midi. Cette heure
étonnait les marins, jamais. à Grandcamp, on
n'avait vu enterrement à pareille heure; mais
« probable l) que les garçons et la veuve du
défunt avaient leur idée.
Dans la chambre où le père était mort, bien
tristes, tous les trois restaient là. Elle. anéantie
par sa douleur, regardait le lit, vide maintenant, où tant d'années, l'un à côté de l'autre,
ils avaient dormi.
Ce lit, donné par sa mère pour son mariage,
a\'alt été son lit de noces, ses quatre enfants
y étaient nés, le père venait d'y mourir.
Ses émotions les plus grandes, ses joies les
plus saintes, elle les avait ressenties dans ce
lit, aussi el le désirait, de toute son âme, y
rendre le dernier souJ1ir.
Elle pensait avec tristesse. mais nl1llement
effrayée, que ce soir elle dormirait là, toute
seule. Et bien que dacs sa vie de femme de
�LA .PETIOTE
marin elle eût déjà passé beaucoup de nuits
solitaires, celles qui venaient maintenant seraient infiniment plus pénibles, car elle savait
qu'à présent, jusqu'à la fin, dans cette chambre
elle resterait seule. Le vieux père Jean, l'époux
tant aimé, était parti pour un voyage dont il
ne reviendrait jamais.
Il était encore là, dans cette maison qu'il
aimait II. si fort l), le pauvre vieux; mais dans
quelques instants, quand M. le cUJ.,é serait arrivé, des camarades le prendraient et l'emporteraient d'abord à l'église, puis au cimetière.
Et ce serait fini, fini pour toujours. De Jean
Norbin, il ne resterait plus qu'un nom gravé
sur une pierre
La pauvre femme se sentit si malheureuse
qu'elle détourna les yeux de ce lit où son mari
était mort; et, pour se consoler, pour se trouver
moins seule, elle regarda ses fils.
Tous les deux" près de la fenêtre, lui tournaient le dos. Que guettaient-ils donc ainsi?
Ah! oui, elle se rappelait, ils attendaient
Marie.
On lui avait envoyé deux dépêches, une lui
annonçant que le pèl'e Tean était mort, l'autre
lui disant l'heure de J'enterrement; et Nicolas
ct Pierre assuraient qu'elle viendrait
La mère leur avait dit et répété pourtant que
Marie ne pourrait se faire libre, que son père
s'opposerait à sa venue.
Eux, confiants, répondaient : « Elle fera
l'impossible; elle aimait tant le vieux père
Jean. "
Et, pour laisser à la petite le temps d'ar-
�118
LA PETIOT E
river, l'enterrement avait été fixé à midi.
La matiné e passa, midi allait sonner et Marie
n'était toujou rs pas là. Pourta nt, Nicola s et
Pierre espérai ent encore.
Depuis ce matin, debout derrière la fenêtre,
ils guettai ent tous les passan ts, et leurs cœurs
battaie nt fort, quand ij-,ls aperce vaient une
voiture.
Hélas, aucune voiture ne s'était arrêtée.
Tout à coup, les deux frères tressai llirent et
se rappro chèren t l'un de l'autre. Tristement,
les cloches commençaient à sonner ; elles annonçai ent l'enterrement, et préven aient que
M. le curé quittai t l'église, pour venir chercher
le défunt .
Dans quelques minutes, le clergé serait là, et
on emport erait le vieux père Jean.
Nicola s étouffa un sanglo t, Pierre ne put
retenir ses larmes.
Sans forces, la mère se leva.
- Mes enfant s, dit-elle, il faut descendre.
Nicola s suppli a:
- Mère, attendo ns encore un peu.
Ayant compris la secrète pensée de son fils,
tristem ent la vieille femme répond it :
- Non, elle ne viendr a plus.
Puis, bien vite, pour excuser la petite, pour
bien faire compre ndre qu'elle ne la soupçonnait pas d'indifférence, elle ajouta :
- On l'aura empêchée.
Presqu e en colère, - la douleu r le rendai t
méchant, - Nicolas reprit:
- Je te dis qu'elle viendra, nous pouvon s
bien atlend re encore.
�LA PETIOTE
IIg
Comme il prononçait ces mots, Pierre, qui
était toujours près de la fenêtre, dit d'une voix
grave :
- Non, Nicolas, il faut descendre; voilà
M. le curé et les enfants de chœur.
Cette fois, c'était fmi, le père Jean s'en irait
sans que celle qu'il avait tant aimée l'accompagnât à sa dernière demeure.
Résigné, soutenant sa mère, Nicolas descendit, suivi par Pierre. Derrière la bière, ayant
son visage des mauvais jours, les bras croisés,
il se mit.
Quatre pêcheurs, choisis parmi les plus vigoureux, attendaient. Sur un signe de M. le
curé, ils enlevèrent le corps j un mousse du
Saint-l ean le recouvrit d'un drap blanc. Autour
de la bière se mirent les amis du défunt, et le
triste cortège s'ébranla.
Portant une haute croix d'argent, marchait
le plus grand des enfants de chœur, puis venaient les chantres qui, à pleine voix, psalmodiaient le De Profundis. Derrière le corps,
seul, Nicolas marchait, immédiatement après
Pierre et sa mère, puis suivaient les parents
éloignés, les amis de la famille, presque tous
les marins.
Et sur ces visages bronzés par la mer, il y
avait une réelle tristesse. En ce moment, ceux
qui étaient là regrettaient celui qui s'en allait:
Emotion passagère, mais qui les faisait suivre
respectueux et recueillis, ce mort qui, toute sa
vie, leur avait donné l'exemple du courage et
de la bonté.
L'église était au bout du village; pour Yi
�120
LA PETIOTE
parvenIr, il fallait monler une côte assez longue qui longeait la grève.
Le triste cortège, en y arrivant, ralentit un
peu et tous, même les fils et la veuve, regardèrent la mer. Sous un soleil superbe de seplembre, le flot avait des reflets merveilleux, et,
bondissant, plein d'écume, il venait se briser
contre les falaises.
Les pas des porteurs se firent plus lents, les
chantres chantèrent plus bas, tomme s'ils
avaient compris que le murmure caressant des
vagues était surtout le chant qu'il fallait à
celui qui s'en allait là.
Pour la dernière fois, l'Océan venait saluer
ce vieux marin, qui, pendant cinquante ans,
l'avait sillonné de tous côtés.
A l'église ils arrivèrent et le service commença.
Debout, impassible en apparence, Nicolas
s'était mis, comme la coutume le voulait, seul
derrière la bière du défunt. Il ne priait pas,
il avait trop de chagrin. Et puis, peu à peu,
une affreuse inquiétude l'envahissait. Il pensait à Marie, il la croyait malade, il ne pouvait
s'expliquer son absence autrement.
Malade! Mon Dieu! Est-ce qu'elle aUSSi
pouvait mourir?
Cette idée le bouleversa tellemenl qu'il
chancela; ceux qui l'entouraient crurent qu'il
allait tomber.
Les prières étant finies, les porteurs reprirenl le corps pour le cond uire au cimetière.
Machinalement, affreusement las, Nicolas
suivit. Sans une larme, mais le visage ontracté
�LA PETIOTE
121
par la souffrance, il vit descendre dans la
fosse le corps de son père; puis il jeta de l'eau
bénite; et sans savoir ce' qu'il faisait, il serra
toutes les mains qui se tendaient vers lui.
Mais quand M. le curé fut parti, et "qu'il se
trouva près de la tombe avec sa mère et Pierre
qui, agenouillés, sanglotaient, brusquement il
leur dit:
- Allons-nous-en.
Et comme la pauvre femme demandait à
rester encore quelques instants, il confessa
- Je suis las, je n'en puis plus.
Nicolas se plaignant, Nicolas avouant sa
fatigue, sa mère n'avait jamais vu cela.
Inquiète, oubliant l'époux, elle vint près de
son frIs et lui demanda:
- Tu es malade, mon gas?
- Non, fatigué seulement. Rentrons chez
nous, veux-tu?
Tous les trois quittèrent le cimetière et, lentement, le cœur bien gros de laisser là le vieux,
ils retournèrent chez eux.
Nicolas ne voulait pas se l'avouer, mais il
espérait qu'au retour il trouverait 1a petite ou
quelque chose venue d'el le; c'est pour cela,
qu'au cimetière, ne voulant pas dire son secret
espoir, il s'était prétendu fatigué.
Hélas! ' la mai son 'taiL vide, les volets clos,
le facteur n'avait rien apporté.
Celte constatation fIl crever le cœur du
grand Nicolas. Il ne voulait pas accuser Marie,
mais ce silence était vraiment incompréhensible!
Quittanl Pierre et sa mère qui, assis l'un
�122
LA PETIOTE
près de l'autre, causaient doucement du mort,
il s'enfuit dans la chambre de la petite et là,
comme une véritable bête, - la douleur le
rendaIt fou, - il se mit à crier, en appelant
désespérément l'enfant.
XVII
La semaine qui suivit la mort du père Norbin, le Saznt-! can ne navigua pas, le patron
restait avec les siens; puis, la semaine passée,
il reprit la mer et, de nouveau, en tous sens,
sillonna l'Océan.
Physiquement, la mort du père avait bien
changé le grand Nicolas; il s'était courbé, il
avait vieilli, ses cheveux devenaient blancs.
De plus en plus, pour lui, les retours au pays
étaient douloureux.
La vente du poisson faite, comme un fou, il
ccurait chez eux.
En entrant, ses mots étaient toujours les
m~es.
- Bonsoir, mère, as-Lu des nouvelles?
Depuis un mois, la réponse ne variait pas.
- Non, Nicolas, rien encore.
C'était tout, jamais maintenant ils ne parlai!nt de Marie. Ils y pensaient ct s'inquiétaient, mais chacun gardait popr soi S011
inquiélude.
Seulement, Pierre devenait plus triste tous
�LA PETIOTE
12 3
les jours, et les deux frères n'achetaient plus
rien pour orner la vieille maison.
Enfin, un dimanche, une lettre arriva. Nicolas se trouvait en bas; vite, il s'en empara et,
tout de suite, r,econnut l'.écriture de Marie.
La lettre venait de l'étranger et était adressée à Jean N orbin.
Ah! ce douloureux silence s'expliquait.
Marie avait quitté la France, elle ignorait la
mort du père.
Qui donc, maintenant, allait ouvrir cette
enveloppe? Lui, le fils aîné. Un scrupule
l'arrêta. Il en avait le droit, pourtant, mais la
mère serait si heureuse de décacheter cette
lettre.
Avec des jambes de gamin, il grimpa l'escalier et, tout joyeux, entra dans la chambre des
parents.
Au pied du lit, agenouillée, sa mère priait.
Nicolas, respectueusement, se découvrit.
Quand elle eut fini sa prière, la vieille
femme se releva eL regarda son fils.
Sa figure radieuse l'étonna, et elle demanda:
- Qu'y a-t-il?
Mais, comprenant tout de suite qu'une seule
chose pouvait mettre un tel .rayonnement sur
le visage de Nicolas, elle ajouta:
_ Tu as des nouvelles de la petite?
Alors lui, ne se contenant plus, la VOlX
claire, pleine de joie, s'écria :
- Oui, une lettre, une lettre qui vient de
l'étranger, et elle est adressée (I ll père... Tu
voi s, ell e ne sait pas qu'il est mort, et on osait
croire qu'elle nous avait tous oubliés.
�12
4
LA PETIOTE
En entendant ces paroles, la mère Norbin se
révolta:
- Qui donc, mon fils, croyait cela? Ni moi,
ni toi, ni Pierre, je pense?
- Non, certes, mais dans le, pays on jasait,
et son absence à l'enterrement du père a été
très remarquée. Mère, je t'en prie, ouvre vite
sa lettre.
La vieille refusa.
- Appelle Pièrre, dit-elle, c'est lui qui doit
la lire.
Nicolas ouvrit la porte et, très fort, comme
s'il donnait un ordre sur le Saint-l ean, il cria:
- Vite, gamin, on t'attend pour lire une
lettre de ta promise.
Quelques secondes après, Pierre arriva,
ahuri, mais très heureux.
D'une main qui tremblait, il ouvrit l'enveloppe et, doucement, il lut la lettre écrite pour
celui qui n'était plus là.
« Mon vieux père Jean.
Il Un mois, un mois passé que je n'ai pu
vous écrire : que devez-vous tous penser de
moi?
« T'espère qu'auèun de vous ne m'accuse
d'oubli et que, si Nicolas ou Pierre osent dire
sur mon compte de vilaines choses, toi, le papagâteau de toute mon enfance, tu leur imposes
silence.
« Car, tu sais bien que si je ne vous ai pas
donné de mes nouvelles, c'est que je n'ai pu le
faire.
(/ Nous avons qllitté Paris si brusquement.
�LA PETIOTE
12 5
qu'un matin je me suis trouvée dans le train
qui nous emportait au Hcivre, sans savoir
comment; puis, le même Jour, nous nous
sommes embarqués pour l'Amérique, NewYork, d'où je vous écris.
a La raison de ce voyage précipité, mon
père ne me l'a pas dite, mais je l'ai devinée.
De mauvaises spéculations, des pertes d'argent
considérables; le voilà encore une fois ruiné,
et il retourne en Amérique essayer de regagner
ce qu'il a perdu en France.
a Ces questions de fortunes ne m'inquiètent
guère, et je crois même que, pour moi, elles seront la cause de mon bonheur. Voilà comment:
(l
Si, dans quelques mois, mon père n'a pas
trouvé une belle situation, il partira avec sa
femme dans l'Amérique du Sud, et nous, ses
nls et moi, serons libres .de faire ce que nous
voudrons pour gagner notre vie.
u. Alors, bien vite, je prendrai le bateau et
j'arriverai chez vous, les mains vides, comme
je suis déjà venue, il y a bien longtemps è-e
cela.
(1 Oui, père Jean, la promise de ton nls n'aura même pas un trousseau, rien, rien; c'est une
pauvre nIle à qui, pour la seconde fGlS, tu ouvriras la porte de ta maison. Cette pensée ne
me fait pas souffrir, j'1i déjà tant reçu de
vous! Et puis, avant de devenir ta belle-nIle,
J'aurai été ta nlle bien longtemps, et on n'a
aucune honte de tout devoir à son papa.
u. Aussi, c'est bientôt, plus tôt que vous ne
le pensez, que je vous arriverai.
oc Je crois. monsieur Jean Norbin, que je
�LA PETIOT E
serai là avant que tous tes petits bâtons soient
effacés .
« Quel bonheu r! Quand je pense à ce retour que j'espère proche, mon cœur bat si fort,
qu'il me fait mal!
« Je vois la grande salle à mange r; je vous
vois autour de la table; oh! les gais repas que
nous faisions là!
« Dire que ce temps joyeux va revenir, que
je vais retrouver vos chers visages, et que je ne
vous quitterai plus.
« Ennn, je vais donc revoir des ngures qui
me souriro nt; quand j'arrive rai vos bras s'ouvriront et vous serez tous heureux!
« De nouveau, autour de moi, on ne parlera
plus que français, et tu sais, Pierre, malgré toi
j'appre ndrai le patois et tous les mots que tu
me défend ais de dirô, je les dirai; et tu ne me
gronde ras pas, car tu penseras qu'il y a bien
longtem ps que je ne les ai entend us!
a C'est le cœur plein d'espoir que je termine
cette lettre, père Jean; c'est toi, aujour d'hui,
que je charge de mes commissions.
« D'abor d, tu les embrasseras pour moi, bien
des fois; puis tu diras à Nicol as qu'ici où je
suis seule, où tout m'est étranger, sa grande
affeclion protectrice me manque et que, plus
qu'ava nt, je m'aperçois à quel point je l'aime.
« A Pierre, mon fiancé, tu lui assureras que
dans mon cœur jamais une autre image ne s'est
glissée et que toujours, toujou rs je lui serai
fidèle, parce qu'il est mon premier, mon seul,
mon unique amour.
t{
A maman Norbin, à ma bonne vieille ma-
�LA PETIOTE
12 7
man, dis-lui que sa petite va revenir toute
meurtrie, el qu'elle aura besoin, plus que jamais, de sa tendresse, de ses baisers, pour lui
faire oublier les mauvais jours.
« Ennn, pour toi, père Jean, toute mon
affection dans un bon baiser.
« MARIE. D
Ce fut en pleurant que Pierre atheva la lecture de cette lettre, Nicolas et la mère pleuraient aussi.
Tous pensaient à l'absent; le pauvre vieux
eÎlt été si content!
Son souvenir, un peu de lui, était dans cette
chambre, Ott si longtemps il avait vécu.
Les meubles, ces choses témoins de nos joies
et de nos peines, étaient ceux sur lesquels il
se reposait, maintes fois il les avait touchés de
ses mains.
Chaque matin, depuis qu'il ne naviguait
plus, en sc levant, il s'approchait de la fenêtre
et, du même geste lent, il relevait le rideau
pour regarder 1a mer. Et le rideau gardait encore le pl i que la main du vieux pêcheur lui
av ail donné.
Dam. cette chambre, tout rappelait tell ment Jean N orbin, que ses fils et sa femme
croyaient sentir son fime roder autour d'eux.
Nicolas expliqua, brièvement, ce qu'il ressenlait.
- Ici, dit-il, je ne peux pas m'imaginer que
le père est mort!
Puis, se levant pour dompter l'émotion qui
�128
LA PETIOTE
s'était emparée de lui, il fit quelques pas, et,
de son ton brusque, il dit à son frère:
- Tu vas écrire à la petite, tu lui annonceras bien doucement que le père Jean est parti,
et tu ajouteras que nous l'espérons bientôt.
Ceci, c'est pour la mère et pour moi. Toi, tu
lui diras tout ce qu'un promis peut dire à sa
promise. Pierre, fais ta lettre très tendre, très
affectueuse, écris-lui aujourd'hui des choses
que tu n'as jamais encore osé lui écrire.
Tu comprends, là-bas, elle sera toute seule,
quand elle apprendra que le vieux père est
mort.
XVIII
Dans la vieille maison N orbin il y avait
toutes sortes d'ouvriers, maçons, peintres,
.charpentiers, venus d'Isigny, avec l'ordre de
:faire la maison aussi belle que possible. Dt~
haut en bas, on lavait, on grattait, on peignait;
intérieur comme extérieur étaient refaits à
neuf.
Dans le pays, les habitants s'étonnèrent.
Quoi, sitôt après la mort du père, les frIs dépensaient ainsi. Il avait donc beaucoup d'argent le défunt? Et les langues marchaient,
chacun aurait voul u sa voir 1a raison de tout
cela.
Le grand Nicolas allait peut-être se marier?
La mère se faisait vieille, et que deviendraient
�LA PETIOTE
12
9
les deux garçons dans cette maIson sans
femme?
Le grand Nicolas n'était plus très jeune
pour contracter mariage, mais, malgré cela, bien
des filles encore seraient contentes de l'épouser. Le Saint-Jean était le plus beau bateau
de Grandcamp, leur maison la plus belle; et
on les disait riches!
Alors, Nicolas, malgré ses cinquante ans
proches, pouvait être considéré comme un beau
parti.
A Pierre, l'instituteur, comme mari, personne
n'y pensait. C'était un savant, à qui il faudrait
pour femme une demoiselle, et, à Grandcamp,
il n'yen avait pas.
Et puis, ées filles de pêcheurs préféraient
épouser un des leurs; elles avaient toutes un
secret mépris pour les terriens, et, malgré que
la vie de femme de marin fùt parfois bien
douloureuse, elles n'envisageaient jamais tm
autre avenir.
Pierre, un monsieur, toujours fourré dans
ses livres, n'était un mari possible pour aucune
d'elles!
Et, furieux de ne rien savoir, les Grandcampais en vinrent à conclure que, puisqu'on réparait la maison et qu'à chaque instant des colis arrivaient, sûrement une femme allait venir chez les Norbin ... Mais alors, le grand
Nicolas avait donc choisi en dehors de Grandcamp. A Carantan, à Isigny, à Bayeux peutêtre?
On bavardait, on potinait, et on se rappelait
que, depuis quelque temps, tous les diman6
�13°
LA PETIOTE
ches, les deux frères partaient après la messe
et revenaient tard J... soir. C'était chez la promis qu'ils allaient, probablement.
E. les mères et les grand'mères étaient furieus~
contre le grand ~icolas,
car eiles s'imaginaient qu'il avait chOIsi femme loin du pays.
Aussi màintenant, quand on 1L rencontrait,
c'est à peine si on lui disait bonjour, et les
filles, sur son passage, se détournaient aVec
l'ancune.
Lu: nL s'apercevait guère de ce manège.
QUànt1 il revenai:. bieL vitc:, il allait chez lui
et. là. avec soin, il regardait le travail des ou~
vrie~
qu'il vou larl parfait.
Quelqfoi~
sC' mère s'étonnait.
Avec son beau rire des temps passés, le
grand gas répondait:
- Ne dis rien, il faut qu'autour d'elle tout
;...oit Joli. Toi-même, tu n'arrêtes pas de travailler.
D epuis la dernière lettre de Marie, la mère
l Torbin s'était mise à l'ouvrage; elle voulait
faire elle même le trousseau de J'enfant.
Au début, elle avait été très embarrassée.
Son linge, à clle, était beau, solide, dur;1it
long emps; mais il lui semblait trop simple,
trop grossIer pour Marie.
Marie, c'était la petite, un être à part, une
femme qui ne lui ressemblait pas; on ne pouvait lui donner le même trousseau qu'à elle,
simple 6l1e de pêcheurs. Et puis l'enfant avait
vécu à Paris, pris les habitudes des PaIÏs'ennes, et la mère Norbin se souvenait, bien que
�LA PETIOTE
ce fût très loin, du beau linge de la jolie maman.
Alors, un soir, elle avait écrit à un grand
magasin de Paris pour demander des modèles.
Les modèles arrivés, avec joie, immédiatement elle se mit à l'ouvrage, et ses vieux doigts
s'efforcèrent de bien faire. Mieux qu'elle ne
pensait, elle réussit.
Alors les pièces blanches, jolies et virginales, augmentèrent peu à peu, dans la chambre de Marie. Déjà, bien des choses étaient
faites, rangées dans l'armoire et recouvertes de
mousseline blanche, pour qu'elles ne s'abîmassent pas.
Sans relâche, la mère Norbin travaillait,
craignant que la petite n'arrivât avant que son
trousseau fût fmi.
Pierre, le dimanche, devenait tapissier. Aidé
par son frère, il tapissait d'étoffe cl aire les
murs de la chambre .de Marie; il taillait des
rideaux, recouvrait des sièges, se montrait fort
habile. Et sa joie était grande, quand Nicolas
assurait que la maison finissait par ressembler
au palais que la jeune fille habitait à Paris.
Elle pouvait venir, la petite, quelques semaines encore et tous auraient fini. Et ce serait
joli, si joli, qu"elle ne reconnattrait plus, sous
sa parure neuve, la vieille maison où elle était
née.
�13 2
LA PETIOTE
XIX
Les échelles étaient palties, le dernier ouvrier avait quitté la maison des l'\orbin. Blanche, éclatante, superbe, cette maison faisait
l'admiration de tout le vIllage. Plusieurs fois
par jour, les gamins s'arrêtaient devant elle,
ds n'avaient jamais vu si beau! Et des gens
bien informés préterdaient qu'à l'intérieur
c'etait encore pl us merveilleux. Malheureusement, on n'y entrait pas facilement. Sans être
fiers, les Norbin voisinaient peu et, depuis leur
deuil, on ne les voyait presque plus.
Le din,anche, sur le Perret, les deux frères
ne se promenaient pas et, dans le Village, rarement on les apercevait.
La mère Norbin était bien toujours assise à
10 fenêtre de sa salle à manger, mais elle trapar un bonv<1illait avec ardeur et r~ponclait
jour pressé aux sourires aimables des voisines.
Elle n'était pas bavarde, alors on ne pouvait s'arrêter pour lui Jcmandcr à visiter sa
maIson.
Pourtant, un jour, une jeune fille, plus audacieuse que les autres, entra sans en être pnée
Sans trop regarder autour d'elle, un peu
gênée, elle s'assit dans la salle à manger ct,
bien vite, expliqua à la mère Norbin le pourqU0t de sa visite.
�LA PETIOTE
133
Elle avait fait sa première communion avec
Marie, e1Je l'aimait bien, elle voulait avoir de
ses nouvelles.
La visiteuse était habile; Marie! ce seul nom
lui ouvrait la porte toute grande.
La mère Norbin posa son ouvrage et, en
souriant, répondit que Marie était en Amérique, mais qu'on l'attendait bientôt. Peut-être
serait-elle là pour la Saint-Michel.
- Pour la Saint-Michel, s'écria la curieuse,
l'époque des mariages.
Et la vieille, en riant, tout heureuse, reprit:
~
Justement.
Cela dit, elle se remit à travailler. La jeune
fille comprit qu'elle ne saurait plus rien.
Elle se leva, remercia; mais, en s'en allant,
elle osa regarder.
La salle à manger, bien meublée, toute fieu.
rie, lui parut sl1perbe; aussi, à toutes ses camarades, elle nt une description enthousiaste de
ce qu'elle avait vu.
Bientôt, tout le pays sut que Marie allait
revenir à Grandcamp et s'y marier. C'était pour
elle qu'on avait fait la maison si belle.
Se marier, mais avec qui?
Vite, les commères devinèrent. Nicolas fut
jugé trop vieux; c'était Pierre, le futur mari.
A Grandcamp. on avait toujours bien dit
qu'il n'épouserait qu'une demoiselle!...
La Saint-Michel passa, bien des fille.:: se
marièrent, mais Marie n'était pas pai:mi elles.
D'Amérique, les Norbin avaient reçu une
seconde lettre, douloureuse et bien triste. La
petite savait la mort du vieux père Jean, et
�134
LA PETIOTE
elle ne pouvait s'imaginer qu'à son retour, il
ne serait plus là, et que jamaIs, jamais, elle ne
le reverrait. De son procham départ, elle ne
parlait pas.
Les jours passèrent; depuis deux mois ils
étaient sans nouvelles. Pourtant Pierre écrivait souvent et, dans chacune de ses lettres, il
suppliait Marie de répondre, lui affirmant
qu'un voyage ne les effrayait pas et que, si
elle voulait, Nicolas irait la chercher.
Il lui disait aussi, en termes chastes et doux,
son grand désir qu'elle devînt sa femme. Il
avait osé parler de leur mariage, de la SaintMichel; puisque tout était prêt pour elle et que,
depuis si longtemps, ils avaient échangé leurs
promesses.
La Saint-Michel passée, ses lettres furent
encore pl us pressantes; aux Pâques proch aines, il voulait être marié.
Maintenant, son amour, exaspéré par cette
longue attente, osait crier à Marie « la demoiselle D qu'il la voulait. Mais c'était un vou10ir
si respectueux, si tendre, si plein d'amour,
qu'une promise ne pouvait s'en fâcher.
Pourtant, la lettre partie, Pierre avait un
remords, et sa jalousie s'inquiétait. Il craignait
que, par delà les mers, son cri d'amour, si
pressant, ne troublât Marie, la vierge. Et ce
premier émoi, cette première rougeur, il ne les
verrait pas. Un autre pourrait surprendre ces
sentiments, un autre lui volerait ce qui lui appartenait.
Cet te pensée le faisait, parfois, atrocement
souffrir, et. alors il regrettait ces lettres
�LA PETIOTE
135
d'amour que, malgré lui, chaque semaine, il
envoyait par delà l'Océan.
Et les jours passaient, Marie ne répondait
pas et Pierre, de plus en plus, se tourmentait.
Pâques arriva, l'été, puis les vacances scalaires. Las de tout, avec bonheur, Pierre quitta
ses livres et, n'ayant rien à faire, pour passer
le temps, il s'embarqua, avec Nicolas, sur le
Saint-l ean.
Mauvais marin, n'ayant aucune expérience
de la manœuvre, il s'asseyait à l'avant du
bateau et restait là. de longues heures, immobile, ne s'apercevant pas de l'activité qui
régnait autour de lui.
Ses yeux fixés au loin suivaient le mouvement des vagues, et sa pensée s'en allait làbas, là-bas, de l'autre côté de l'Océan.
Parfois, quand la mer était belle et que la
nuit venait, faIsant du ciel un plafond lumineux, Nicolas s'asseyait à côté de lui et, tout
bas, pour ne pas troubler ce grand calme, il
lui parlait, essayant de consoler cet homme
qui n'espérait plus.
Mais Pierre n'écoutait rien. Toujours il répétait : « Elle ne reviendra pas, je suis bien
malheureux. D Et, souvent, Nicolas devinait
que ce grand garçon de trente ans pleurait
comme un enfant.
Un soir, il le vit si triste, si découragé, si las,
qu'il eut peur; et pour lui donner du courage,
pOtll' lui montrer que toute une vie on pouvait
vivre avec un souvenir, très simplement, le
~rand
frère parla de son amour.
Le Satnt-l ea1t ne bougeait pas, aucune brise
�LA PETIOTE
ne gonflait les voiles, les hommes, à l'arrière
du bateau, pêchaient à la ligne; à l'avant, les
deux frères étaient seuls et la nuit venait,
superbe.
Nicolas mit sa large main sur l'épaule de
Pierre et, d'une voix tendre, très douce, il dit:
- Vois-tu, frère, il ne faut pas te plaindre,
il ne faut pas croire, surtout, que tu ne peux
continuer à vivre ainsi, simplement, en pensant
à celle que tu aimes. Elle, tu l'espères, tu l'attends, elle est ta promise, elle viendra ... Moi
qui te parle, j'ai vécu toute ma vie d'homme
jeune avec un souvenir... J'ai aimé, Pierre, j'ai
aimé avec tout mon cœur, toute mon âme, et je
savais que celle que j'aimais n'était pas pour
moi, et que je ne la reverrais probablement
jamais... Mais, vois-tu, tout de même, j'ai vécu,
et pas trop mal heureux ...
Lorsque, comme toi, j'étais désespéré, je
m'asseyais là, où tu es assis, je fermais les
yeux, et je la revoyais toute, car ma pensée ne
la quittait guère.
Oui, ses cheveux blonds, ses yeux bleus, son
sourire, tout cela était devant moi, et dans mes
bras, il me semblait encore que je la tenais.
comme je l'avais tenue, une seule fois! Elle
m'apparaissait telle qu'elle était, si jolie, si
jolie, que lorsque J'ouvrais les yeux pour regarder le ciel, j'osais dire en le regardant :
([ Celle à qui je pense toujours. celle qui m'a
pris tout mon cœur, celle que j'aime enfm, c'est
la plus belle! D et je pouvais admirer longtemps les étoiles, pas une n'était plus merveilleuse que mon souvenir!
�LA PETIOTE
137
Frère, toute ma vie j'ai vécu simplement
avec un souvenir; toi, tu es jeune, l'avenir te
sera doux, pourquoi désespères-tu?
Pendant que Nicolas parlait ainsi, Pierre,
très ému, 1'écoutait respectueusement.
Pour la première fois, il comprenait que cet
homme, au parler brutal, aux façons brusques,
avait aimé peut-être plus profondément que
lm n'aimerait jamais. Il comprenait que, sous
cette rude enveloppe, se cachait un cœur délicieusement tendre, et que ce cœur avait dû
souffrir affreusement de sa solitude.
Jamais, à personne, il n'avait parlé de son
amour. Le père était mort sans connaître le
secret de son gas; la mère l'ignorait encore. Et
Pierre, qui se sentait consolé, soutenu, encouragé, le plaignait de toute son âme. Un chagnn qu'on peut avouer, dont on ose parler,
devient moins douloureux; ceux qui vous
aiment en prennent chacun leur part. Avec une
émotion faite de respect, d'admiration et de
tendresse, Pierre prit la large main du grand
frère qui tremblait un peu et, la serrant très
fort dans la sienne, il lui dit:
- Nicolas, c'est la jolie maman que tu as
aimée.
En détournant la tête pour cacher quelques
larmes qui, malgré lui, montaient à ses yeux,
il répondit :
- Oui, Pierre, c'était elle.
se tut quelques instants, puis il reprit:
-- Frère, je t'ai dit tout cela ce soir pour te
donner du courage, pour te montrer aussi que
à en
si ti.: ;).~ de la peine, tu n'es pas le set~j
n
�LA FETIOTE
avoir... Seulement, ce que je viens de t'ap~
prendre restera toujours entre nous.
- Je te le promets.
- Tu aimes, tu peux aimer, c'est un bonheur que je t'envie; moi, mon amour, il fallait
cela me ferait mal
le cacher. Alors, vois~tu,
qu'on y touche... Et puis, maintenant, c'est le
passé. Je suis Un vieillard depuis qu'elle est
morte, et il ne faut plus Jamais me parler
d'elle...
Brusquement, de sa voix de pat'ron, il
ajouta:
- Tu as compris, n'est-ce pas?
Pierre, la gorge serrée, ne pouvait répondre.
11 inclina la têre, et les deux frères ne parlèrent
plus.
Le bateau ne bougeait tC'ujours pas, tristement les voiles pendaient le long ùes mâts.
La nuit, nuit d'été, était superbe, et on n'entendait que le clapotement de l'eau autour du
bateau.
Ce bruit, chanson de la mer, berçait doucement la rêverie des deux hommes.
Et cette rêverie était presque la même: tous
deux pensaient à des cheveux blonds, à des
yeux bleus. à un sourire. Pour l'un, c'était le
passé, le merveilleux passé qUl ne reviendrait
jamais; pour l'autre, l'avenir, qu'il espérait
tout proche.
�LA PETIOTE
139
xx
Le jour de Pâques, à Grandcamp, dès le
matin, les cloches sonnèrent à toute volée, et
le vent emporta très loin ce carillon joyeux.
Il parvint aux pêcheurs qui attendaient au
large l'heure de la marée pour rentrer; et, sur
tous les bateaux. il apporta de la joie.
Ce carillon, que les marins entendaient,
de leur pays.
c'était l'âme r.~me
Les pères songeaient aux enfants, aux petits
bras qui se tendraient tout à l'heure vers eux;
les promis pensaient à leurs promises. Pendant
deux jours on allait pouvoir s'amuser, courir
les champs, faire les fous! Un frisson de bonheur faisait battre plus vite leur cœur.
Sur le Saint-l ean aussi on entendit le carillon, et les deux frères pensèrent qu'il n'y avait
que ces mêmes cloches
pas bien l o n r~t cmps
ava ient sonné pour leur cher défunt.
peut-ètre, olt, pour Pierre,
Un jour v i ~ ndrail,
r(>s cloches sonneraient gaiement!
Dès que ce fut pleine mer, beauprés en
avant, une bonne bnse les poussant, les barques
,'a pp rochèrent et, j'un bateau à l'autre, les
ptchel p·s s'interpellcrent.
La p~c he était bonne, superbe; allons, pour
tc.l~
. lC' jour de Pâques s'annonçait bien.
Sur le Sai1zt-l l'an, les hommes aussi auraient
�LA· PETIOTE
aIme se reJouir et chanter comme les autres,
mais ils n'osaient pas. Le patron et son frère
n'avaient pas l'air joyeux!
Le Saint-l ean, comme toujours, arriva le
premier. La barque ancrée, tous montèrent dans
le canot qui devait les conduire à terre; mais
au moment où le grand Nicolas allait donner
l'ordre de ramer, il chancela, et si un marin
ne l'avait soutenu, il serait tombé à la mer.
Remerciant à peine cel ui qui l'avait secouru,
d'une voix rauque, il donna le signal du départ; mais sa rame ne suivit pas celle des
autres, il était incapable de faire un mouvement.
Les yeux :fi.xés sur le Perret, il regardait
l'épi, et là, tout au bout, toujours où Marie se
mettait, où depuis près de deux ans il n'avait
jamais vu personne, il apercevait une femme
qui regardait la mer, et cette femme avait la
tournure de la petite.
Ses yeux se troublaient, un vertige de nouveau le prit, quelque chose lui disait qu'il
devait être le jouet d'une hallucination ... Mais
la barque avançait toujours, et la femme était
encore là.
Pressés d'arriver, les hommes ramaient avec
force et, assez vite, l'embarcation se rapprochait de l'épi.
Derrière Nicolas, tout à coup, Pierre se leva
et poussa un grand cri. Il venait d'apercevoir
la forme svelte.
La voix étranglée, il mur~'a
- Frère, regarde donc, là-bas!
Tous les marins reg,,;:d 'rcnt également. Eux
�LA PETIOTE
J.p
ne doutèrent pas. Ensemble, ils s'écrièrent:
- C'est Marie, c'est la demoiselle!
Et Nicolas, fou de joie, mais ayant peur,
balbutia:
- Vous... vous trompez... peut-être.
Mais tous éclatèrent de rire. Se tromper? Je
patron perdait la tête; qui donc ressemblait à
la « demoiselle D?
Encore plus rapidement, le canot avança.
Maintenant, celle qui était sur l'épi les avait
aperçus; ses mains s'agitaient. Cette fois, Nicolas fut certain. Il connaissait ce geste qui,
tant d'années, l'avait accueilli.
Oui, c'était la petite qui se trouvait là!
Et les cloches sonnaient, sonnaient, le carillon semblait de plus en plus joyeux; les marins du Samt-J Mn étaient ivres de bonheur'
Ils abordèrent et, écartant brusquement
femmes, enfants, promises, avec Nicolas et
Pierre tous coururent vers la demOlselle. Ils
voulaient saluer Marie, cette vierge qui, tant
d'années durant, croyaient-ils, avait protégé
le Saint-Jean.
Ah! ma intenant, il s pouvaient prendre la
mer par n 'importe quel temps, tenter les pêches
les plus hasardeuses, jamais ils n'auraient une
minute de crainte, puisque Marie, leur protectrice, était revenue.
El ell e, con fuse de VOlr tous ces hommes
têtes nues l'ectourer, serrait, un peu embarrassée, ces mains qui se tendaient vers elle.
Tout à coup, deux bras l'enveJoppt:rent, et
Marie se sentit emporter très vite; c'était Nicolas qui l'enlevait à ·tous. Elle appartenait aux
�142
LA PETIOTE
Norbin, la petite, et il ne voulait pas que tous
ces marins, avant lui, pussent en approcher.
Ses premiers sourires, ses premiers mots, devaient être pour eux seuls.
C'était leur bien, bien qu'on ne leur reprendrait plus jamàis!
Marie s'amusait de cette course folle, souriait à Pierre qui les suivait, et trouvait délicieuse cette sensation protectrice qu'elle ressentait contre la poitrine du grand Nicolas.
Pauvre petit oiseau qui, depuis deux ans,
avait quitté son niçl, et qui le retrouvait enfin.
Sur le seuil de la maison, Nicolas déposa
son cher fardeau et, debout, sans bouger, il la
regarda, doutant encore.
Marie, bien vite, les entraîna; la mère les
attendait. La pauvre vieille était transfigurée;
sur son visage, un peu de jeunesse semblait
être revenue.
D'une voix joyeuse et émue, à ses fils, de la
petite elle conta l'arrivée.
Elle se trouvait près de la fenêtre, comme
tous les jours, elle avait les yeux clos et pensait à Marie quand, tout à coup, deux bras
l'entourèrent et des bai "ers lui tombèrent un
peu partout.
D'abord, elle crut que le sommeil l'avait
prise et qu'clle rêvait; mais ce rêve était si
doux qu'clle n'osait bouger, de peur de se réveiller. Et les baisers continuaient... Alors
doucement, avec crainte, elle avait ouvert les
yeux et là, devant elle, bien vivante, elle avait
vu Marie ...
Et tout à coup' la mère s'était sentie si
�LA PETIOTE
heur~s
'43
que, sans penser à ses fils, elle désira
mourir!
Mourir! La jeune fille se fâcha et défendit
à la mère Norbin de prononcer ces mots-là,
puisque, pour toujours mamtenant, elle était
avec eux. Son père, parti en Océanie, l'avait
laissée libre de revenir ici.
Puis, un peu honteuse, elle dit encore qu'eile
revenait les mains vides. L'argent de son
Yoyage était le seul que son père avait pu lui
donner.
1\ icolas et Pierre la grondèrent i avait-on
idée de parler de ces choses-là.
Marie rougit, toute conf use, alors la vieille
l'attira vers elle et, tendrement, lui dit:
~
Tu es ma fille et la fille aussi du vieux
père Jean. Tout ce qui était à lui, tout ce qui
est à nous t'appartient. Tes ma ·ns ne sont pas
"ides, car tu rapportes dans ces petites mainslà tout le bonheur de la maison que tu a\·ais
emporté avec toi ... :Maintenant, mon enfant,
avec Piérre, va au cimetière, que ta première
visite sail pour Je cher vieux, ses derniers mot$,
à lui, ont été pour toi.
Les deux promis oh~irent
et, lentement, ils
montèrent la côLe qui conduisait à l'église,
lentement, car ils n'étaient guère pressés. Ils
éprouvaient une JOIe immense à être l'un près
de J'autre, et cc bonheur leur suffisait.
Ils ne se disaient rien, mais une grande
chanson d'amour chantait dans leurs cœurs, et
le bruit de la mer. qu'ils écoutaient religieusement, leur semblait un accompagnement délicieux.
�LA PETIOT E
Marie avait vingt ans, elle aimait profon dément et, après une longue absence, elle
venait de retrouver frdèle celui qu'elle aimait.
Pierre était ivre de joie, il croyai t au bonheur. Sa vie ne ressemblerait pas à celle de son
aîné.
Les cheveux blonds, les yeux bleus, le sourire, tout ce qu'il adorait, sa promise enfrn,
était là, à côté de lui et, s'il voulait, s'il osait,
il pourra it prendr e la petite main qui se trouvait si près de la sienne.
Il hésita, puis il se décida ; après tout, la
jeune frlle lui appart enait un peu.
Marie ne s'effray a pas de ce geste amoureux, elle sourit et, les mains unies, ils entrèrent au cimetière.
La tombe du père Jean était bien fleurie;
tous les deux, pieusement, s'agenouillèrent, et
la même prière monta vers le ciel.
Ils deman daient au père de bénir leur
amour, de bénir leur union; et Marie, doucement pleura. Elle regrett ait profon démen t que
cel ui qui avait été si bon pour la toute petite
ne fût pas témoin de son bonheur.
Mais, comme si l'âme du vieux souffraiL de
ces larmes douces, comme s'il voulait consoler
J'enfan t qu'il avait tant aimée, les cloches de
Pâques, de nouveau, se mirenL à sonner.
Et Marie et Pierre, malgré eux, se regardèrent. pensan t que ces cloches sonneraient
pareillement pour leur mariage.
Une telle joie gonfla le cœur de l'homme,
qu'il se releva brusquement, honLeux de ce
bonheur qu'il éprouvail, si près d'un mort.
�LA PETIOTE
145
Marie se releva aussi, tenéirement, elle sourit
à Pierre, son fi.ancé, et, se penchant vers lui,
tout bas, au-dessus de la tombe du vieux père
Jean, elle murmura le secret de son cœur.
- Pierre, Pierre, dit-elle, je t'aime depuis
toujours.
Cet aveu rendit le jeune homme moins timide; il attira vers lui sa jolie promise et, près
de la tombe fleurie de Jean N orbin, devant la
mer qui était à leurs pieds et dont le mnrmure
parvenait jusqu'à eux, pendant que les cloches
sonnaient à toute volée, ils échangèrent leur
premier baiser d'amour. Et ce baiser les troubla
tous deux infiniment.
Elle, confuse, mais très heureuse, s'écarta de
Pierre et, les yeux baissés, toute rose, lentement
elle quitta le vieux cimetière.
Bouleversé par ce premier baiser, fou de
bonheur, il la suivit et, ensemble, comme ils
étaient venus, mais peut-être un peu plus loin
l'un de l'autre, ils redescendirent.
Sur la roule ils rencontrèrent des gens du
pays qui montaient à la messe; Marie passa
près d'eux en inclinant la tête, elle ne voulait
pas s'arrêter.
Tous comprirent qu'elle venait du cimetière
et qu'elle avait du chagrin. C'était bien naturel, ils s'aimaient tant, le vieux père Tean et la
demoiselle!
Et respectant cette douleur qu'ils avaient
devinée, ils passaient vite, mais les hommes se
retournaient pour apercevoir plus longtemps
la jolie promise de Pierre.
�LA PETIOTE
Chez les Norbin, les fiancés décidèrent, d'un
commun accord, qu'ils ne se marieraient qu'à
la Samt-~licheJ.
Dans la maison la joie était revenue;
comme autrefois, Marie, du matin au soir,
allait, venait. chantait.
La mère semblait rajeunie; sans relâche elle
travaillait au trousseau de la belle mariée et
les merveilles s'acrumulaient. Jamais, à Grandcamp, on n'avait vu pareil trousseau!
Pour la. petite rien n'était trop beau, Nicolas
faisait d€.s folies, 11arie protestait, malS il
n'écoutait rien.
Un dimanche où il rentrait de Bayeux, les
mains pleines de cadeaux pour le jeune ménage, 'i\{arie, cette fois, se fâcha touL à fait.
Profilant da l'absence de Pierre, à !\icolas,
très sérieusement, elle parla.
- Tu comprends. dit-elle, je ne veu. pas
que tu continues ainsi; Pierre n'épouse pas une
princesse. mais tout simplement la fille d'un
pêcheur. et je ne veux pas être traitée par vous
<tutrement.
Pour moi, tu fais des dépenses folles. et cela
ne peine plus que tu ne le crois ... En échange
de tout ce que vous me donnez, qu'est-ce que
j'apporte? Rien."
�J
LA PETIOTE
147
Nicolas voulut l'interrompre, mais e11e continua :
Non, laisse-moi te dire, ce soir, j'ai le
cœur gros ... Je ne dois pas accepter ainsi tout
de vous; puisque je ne vous suis rien... Alor~
parfois, j'ai des remords. Oh! ne ris pas, de
grands remords.. , Je me dis, Nicolas, que c'est
peut-être pour me donner plus de bien-être,
pour m'élever comme une demoiselle que tu
ne t'es pas marié; je me dis que c'est peut-être
moi qui ai gâché ta vie! Oh ! vois-tu, cette idée
me rend affreusement malheureuse.
Nicolas attira brusquement Marie vers lui
et dit:
- Petite, regarde-moi.
Obéissants, les yeux bleus, pleins de larmes,
se levèrent.
- Marie, qui t'a dit cela? Quelqu'un t'a
parlé, t'a raconté une histoire; ce n'est pas toi,
toute seule, qui as trouvé toutes ces bêlise,s -là?
Tristement, elle répondit :
- On a parlé devant moi, j'ai réfléchi, et
j'ai compris.
Furieux, Nicolas demanda:
- Qui t'a parlé?
- Personne. Seulement, ce matin, comme
je sortais de la messe, deux jeunes filles du
pays que je connais bien, sont passées à côté
de moi, sans répondre à mon bonjour, et l'une
d'elles a dit: « Regarde, celte belle robe, elle
doit leur co CIter cher aux Norbin, cette demoiselle! D Et l'aulre a ajouté : CI Pas étonnant
que le grand Nicolas ne se soit pas marié, tout
�148
son argent est passé sur le dos de cette pimbêche-là. D
Ah! en ente'ndant cela. j'ai eu bien du mal
à cacher mes larmes ... C'était si vrai ce que
ces jeunes filles venaient de dire, depuis que
je suis au monde, vous m'avez tant gâtée que
j'ai dft vous coûter très cher . .•
Alors. quand je pense que c'est à cause de
moi que tu ne t'es pas marié, que c'est à cause
de moi que tu es tout seul. sans femme, sans
cnfant. je me dis que je n'ai plus droit au bonheur qui m'attend!
:\larie se tut, ne pouvant plus s'empêcher de
pleurer. Nicolas, en colère, crispait les poings.
Ah! ces filles, ces gueuses, s'il les tenait, elles
paieraient cher les larmes de la petite.
Faisant un grand effort pour rester calme,
il prit la jeune fille dans ses bras et, d'une voix
qu'il fit très douce, il parla:
- Ma petite, mon enfant, tout ce que tu
viens de me dire là, ce sont des bêtises.
Pour quelques mots que des filles laIdes el
envieuses t'ont dits, tu te fais du chagrin et tu
t'amuses à gâter ton bonheur ... Ma chérie, dar:.s
tout cela, il n'y a pas un mot de vrai.
Entc!tée, pas convaincue, Marie demanda:
- A lors, pourquoi ne t'es-tu pas marié?
Embarras é, Nïcolas, machinalement, redit:
- Pourquoi je ne me suis pas marié?
ïristement, cl le reprit:
- Oui, tu vois bien, tu n'oses pas me l'expliquer.
Comprenant quc la jeune fillc souffrait vraiment, Nicolas raconta:
�LA PETIOTE
149
- Je ne me suis pas mane, Marie, parce ,
que j'ai aimé, avec tout mon cœur, quelqu'un
que je ne pouvais pas épouser. Je l'ai aimée
tant et tant que, même maintenant que je suis
vieux, je l'aime encore ... Toi, tu lui ressemblais, tu me la rappelais à chaque instant.
Voilà le pourquoi de mon amour pour la toute
petite fille ... En t'aimant, c'était encore un peu
d'elle que j'aimais en toi ... Ton berceau, tes
premiers pas, tes joiis sourires ont été ma COllsolation; ta tendresse me donnait du courage,
tes baisers endormaient moh chagrin. Avec toi
j'ai vécu presque heureux.
Tu vois, ajouta-t-il gaiement, que je suis au
contraire ton créancier, et je le serai touLe ma
vie, car ne t'imagine pas une seule minute que
je te tiens quitte pour l'avenir. Marie, j'ai besoin de ta jeunesse pour vivre, et quand je serai vieux, tout à fait vieux, comme le père Jean
était, c'est encore près de toi que je viendrai
réchauffer mon pauvre cœur. Ainsi, malgré ce
que j'aurai fait pour toi, comme tu clis, ce sera
toujours moi qui te devrai quelque chose. Astu compris?
La jeune fille embrassa très respectueusement le grand Nicolas et, tout bas, elle répondit:
- J'ai compris.
Et, ce soir-là, ni l'un ni l'autre ne se dirent
plus rien.
�LA PETIOTE
xxn
Le 29 septembre, jour de la Saint-Miç:hel, le
soleil se leva radieux. L'air était doux et
chaud, et bien qu'octobre fût tout proche, il
faisait un temps d'été.
Chez les Norbin, 'la mère s'était levée bien
avant le jour; alerte, oubliant sa vieillesse, eï~8
allait dans chaCfUe pièce, afin de s'assurer que
ses ordres avaient été compris et que vraiment,
partout, régnait un air de fête.
Dès qu'il lit clair, elle-même, avec ses vieilles
mains tremblantes, confectionna les bouquets.
Dans le plus petit vase, dans le plus petit
coin, elle mit des fleurs. Marie les aimait tant;
et aujourd'hui, jour de son mariage, il fallait
que tout pl ût et sourît à la jeune mariée.
Tout en faisant la maison belle, la mère
Norbin pensait à l'absent, au pauvre père Jean.
Ah! s'il avait élé encore là, le cher vieux, la
joie serait complète, si grande, si grande, qu e
son cœur de croyante s'effrayait; cetle joie ne
serait pas humaine!
Les bouquets finis, elle appela la servante>
pour 1ui donner ses dernicres instructions;
puis elle monta dans sa chambre.
Elle voulait s'habiller avant d'éveiller
Marie.
Avec un soin pieux, elle sortit le chttle-tapis
�LA PETIOTE
de son mariage, et que depuis, elle n'avait pas
remis.
Devant sa glace; elle l'essaya. Pauvre vi':!i11e,
ses épaules vOtltées retenaient mal cette lourde
parure!
'
Avec un peu de mélancolie, elle regarda sa
figure ndée; si parcheminée. C'était tout ce qui
restait de la belle mariée de Jean Norbin.
Car elle aussi, avait été jolie, moins que la
petite, naturellement, mais, tout de même, le
jour de son mariage, l'époux était fier de celle
qu'il avait au bras.
Il était bien aussi, le père Jean, grand
comme Nicolas, avec son jersey noir et son
pantalon de drap fin, il avait belle tournure ct,
à Grandcamp, bien des filles le désiraient
comme mari. Mais lui l'avait choisie entre
toutes, bien qu'elle ne fût pas riche, parce qu'il
la savait bonne. Et cela, aujourd'hui, sans 0;:gueil, eHe pouvait dire qu'elle avait été bonne
pour l'époux; elle l'aimait tant !
Pendant des années, dIe s'était trouvée très
heureuse, bien qu'elle passât parfois de terribles moments.
Les jours de tempête, lorsque le SaÎ1ll-Jean
était au large, elle tremblait; mais, fille de
marin, ayant toujours vécu près de la mer, elle
connaissait celle souffrance-là, et n'avait jamais envisagé la possibilité d'une autre vie. Et
puis, quand après ces heures douloureuses, le
bateau rentrait intact, avec tout son équipage,
c'était une telle joie, une telle ivresse, qu'on
oubliait bien vite ce qu'on avait souffert.
Ah 1 aujourd'hul elle se rappelait ces bai-
�LA PETIOTE
sers du retour, et les mots très doux qu'ils se
disaient alors !... Hélas! tout cela était le
passé, un· bien cher passé qu'elle ne revivrait
jamais. Et un peu de tristesse lui venait en pensant que sa vie à elle, pour toujours, allait être
finie ...
Mais, aujourd'hui, il ne fallait pas penser à
ces tristes choses, elle était une vieille femme,
de qui on ne parlait plus. Chacun son tour. Elle
avait eu ses heures de joies, ses années de bonheur, de quoi se plaignait-elle? Elle devait céder bien vite sa place aux jeunes et, quand ces
jeunes étaient des enfants qu'on aimait tendrement, le sacrifice devenait moins douloureux!
Qu'ils fussent heureux, les chers petits; sans
amertume, près de ce jeune bonheur, elle se
souviendrait!
Vite, sans plus songer maintenant qu'à
Marie et à Pierre, les mariés de ce jour, elle
s'habilla.
Avec soin elle posa sur s('s cheveux blancs
la coiffe immaculée, drapa le lourd châle-tapis
sur ses épaules, puis, son vieux livre de messe
à la main, elle quitta sa chambre et, toute
joyeuse, monta réveiller la belle mariée.
Doucement, elle entra; Marie dormait encore.
Les bras repliés sous la tête, ses cheveux
blonds en désordre, le visage souriant, elle rêva!t, sans doute, et ses rêves devaient être doux,
Célr dans son sommeil elle paraissaiL heureuse.
Un soufRe égal sortait de ses lèvres entr'ouvertes, gonflait sa jeune poiLnm., et tout son
�LA PETIOTE
153
être se reposait si bien, que la mère Norbin
n'osa pas interrompre ce sommeil. Au pied du
lit elle s'assit, et les yeux fixés sur le joli visage
elle attendit que Marie s'éveillât.
Cette attente lui rappelait une douce et bien
chère habitude. Pendant l'enfance de la petite
tous les matins elle venait s'asseoir près d'elle,
guettant, comme aujourd'hui, son réveil; et
lorsque les yeux de l'enfant s'ouvraient, c'était
son vieux visage, qu'en premier, la petite apercevait. Alors, tendre et câline, pour se faire
embrasser et dorloter, Marie tendait ses petits
bras et, pendant quelques minutes, elles échangeaient tendresses et baisers.
Une voiture passa dans la rue, Marie bougea, puis des marins chantèrent; cette fois, la
jeune ulle ouvrit les yeux. Et, comme lorsqu'elle était enfant, en voyant la vieille femme,
elle sourit et tendit vers elle ses jolIes mains.
Mais, en apercevant la toilette de la mère
Norbin, elle rougit, et, toute confuse, cacha son
émotion dans les bras qui l'avaient tant bercee.
- Oh! que tu es belle, maman chérie, que tu
es belle! murmura-t-elle.
La vieille ne répondit rien. Cet émoi de ce
jeune cœur, elle le comprenait, mais elle ne le
montra pas. Quels mots pouvait-elle prononcer?
Non, ce trouble de l'enfant, nul ne devait
s'en apercevoir, et le silence, ce complice
complaisant, permettait à Marie de croire que
les yeux fatigués de la vieille maman ne se
rendaient pas compte qu'elle devenait toute
1
�154-
LA PETIOTE
rose, en pensant qu'aujourd'hui c'était son jour
àe noces.
Doucement elle se dégagea des bras qui l'entouraient et dit en riant :
- J'ai dormi tard, ce matin, et ce sont des
chansons qui m'ont réveillée!
Sans plus tarder elle se leva. La mère Norbin
ouvrit les persienne3, et le soleil entra dans
la chambre.
En chemise de nuit, Marie courut vers la fe~
nêtre. La mer était calme, le ciel bleu; il faisait
beau, quel bonheur!
Joyeuse, elle commença sa toilette. Tout ce
qu'elle allait revêtir aujourd'hui était là, préparé sur deux: chaises. Pour bien montrer
qu'elle n'était simplement que l'enfant d'un
marin, elle avait voulu se marier comme une
fille de pêcheurs.
Halgré Nicolas, malgré la mère Norbin qui
rê, ait pour el le une belle toilette de mariée en
so~e,
une toilette de demoiselle, elle s'était fait,
el~-mê,
une robe de mousseline blanche,
to~e
simple, presque une robe de première
conmuniante. Sur ses cheveux: blonds frisés,
el ~ poserait la coiffe du pays, la coiffe des
fe urnes de Grandcamp; sur cette coiffe elle
me ttrait la couronne de fleurs d'oranger et,
air si, clle irait à l'église, plus simple, plus mode-,te que toutes celles qui s'étaient mariées
ju< qu'à ce jour.
quand elle fut prête, cette toilette choisie
par elle lui allait si bien, que la mère Norbin
ne pouvait se Jasser de l'admirer. Jamai$ elle
n'aurait cru qu'on pat être si jolie avec 1111t-
�LA PETIOTE
simple robe de mousseline blanche! Marie
se laIssa regarder et se regarda aussi, tout
étonnée de se trouver si gentille. Elle était
contente d'être belle, Nicolas et Pierre seraient
heureux!
U ne dernière fois, avec un peu de respect,
la VIeIlle femme embrassa la jolie mariée, puis
elle lui dit:
- Petite, il faut descendre.
Obéissante, l\'Iarie suivit la mère Norbin.
Dans la salle à manger fleuriè elles entrèrent;
les deux frères et quelques amis s'y trouvaient
déjà.
Marie, très émue, mais souriante, dit bonjour à tous, puis Nicolas lui offrit le bras;
tremblante, la mère N orbin prit cel ui de Pierre
et suivis de leurs amis, ils sortirent de chez
eux.
Dehors, 1es marins du Saint -Jean, en grande
toilette, les attendaient; ils se mirent devant
le cortège el entonnèrent une complainte normande, vieille chanson de France.
Et sous le clair sole!, longeant la mer
bleue, ils avancèrent ainsi.
Dans les rues, tous les habitants de Grandcamp étaient sortis; d'abord, avec admiration,
ils regardaienl passer la belle mariée, puis la
suivaient; à chaque minule, le cortège s'augmentait, et les voix des femmes et des enfants
sc mêlaient au.' voix des marins du SaÎ1zt-
Jcalt.
Heureuse, Marie marchait, sans voir personne, se demandant si cc n'était pas un rêve
qu'elle faisait... Là-bas, à Paris, elle avait tant
�LA PETIOTE
pleuré, croyant que ce jour n'arriverait jamais;
et maintenant qu'il était venu, elle s'effrayait
un peu ...
Doucement. elle s'appuya sur le bras du
graùd Nicolas, sur ce bras qui l'avait toujours
pr e: tégée, et elle trouva que c'était très bon
d'aller ainsi vers le bonheur.
}lierre, le cher fiancé, se trouvait là, derrière
~
elle; ses yeux, elle en était certaine, ne la quit
taient pas. Elle sentait ce regard aimant qui
1 enveloppait, la pénétrait toute, elle sentait
que ce cœur d'homme était plein d'elle.
Relevant un peu la tête, Marie aperçut
l~gjse,
toute blanche sous ce beau soleil, si
si !!ple avec sa croix de pierre. Recueillie, elle
el .tra. C'était dans cette grande chapelle
q l'elle était venue si souvent, les jours de tem~
p; t~, prier pour le Saint-l ean. C'était là aussi
qûf', toute petite fille, chaque dimanche, le
grdnd Nicolas l'amenait. Les mains croisées,
bi ~n sage, elle répétait les mots que le marin
lt i disaic.
}Jle priait pour la jolie maman, pour qu'elle
! Jt heureuse sur la lerre, puis, plus tard, elle
a 'lait demandé all ciel de 1ui être clément.
Ses souvenirs les plus chers étaient dans
c tte église, ils flottaient autour d'elle, ils
}' ;ccompagnaient vers cet autel, vers ce prêtre
q i allait les unir.
Pendant que M. le curé prononçait les
r 'lères, Marie, attentivement, regarda l'homme
t ' l'l'Ile aimait, ce compagnon qu'elle prenait
{Jour 1ft vie.
Ce visage doux, si franc, ces grands yeux
�LA PETIOTE
157
clairs, cette bouche souriante et bonne, tout
chez lui inspirait con.fi.ance. Marie pensa qu'elle
serait heureuse, et pieusement, à côté de son
mari, elle s'agenouilla
La messe dite, la jeune mariée sortit au bras
de l'époux; sur le porche de l"église, .les amis
attendaient. Les marins du Saint-Jean, tête
nue, entourèrent la nouvelle épousée. Ils ne
savaient guère que lui dire; ~larie
leur apparaissait, aujourd'hui, si différente d'eux. 1Iais,
avec bonheur, avec lespect, ils s'emplissaIent
les yeux de cette vision blanche; et aux mau",l1S jours. souvent ils penseraient à cette belle
mariée qui leur était app:uue, si jolie, un matin
de septembre.
Précédés des mousses qui chantaient toujours. les jeunes époux q~\itlèren
l'église.
11arie ne demanda pas où on la conduisaIt,
cela lui était bien indiffé!"cnt.
Elle marchaIt. heureuse de sentir (jt:C, pour
toute sa vie, elle était unie à cel homme qu'elle
a\'1It toujours comlU, toujours aimé.
Aucun regret ne lui venait pour l'existence
qui l'attcndait; non. la ne de Paris, si mon daine. si agitée, ne la tentait pas.
A Paris, comme elle le disait souvent, on
n'a\'ait pas le temps de s'aimer, et son cœur
tendre voulait aimer.
Aussi, elle "tait contel/te d'avoir choisi cc
compagnon, cette "ie simple, parr que dans
celle vic-là, il y aurait beaucoup d'amour.
Chez les Norbin, on s'était toujours aim(·,
ct m' intcnanl on s'aimcrait encore dnval11 age.
Les mariés arrivèrent sur le Perret, quelques
�LA PETIOTE
amis les avaient précédés; en voyant ce beau
couple, ils poussèrent des cris joyeux.
Tous les bate'aux étaient ancrés au large;
parmi eux, il y en avait un tout pavoisé, le
Saint-Jean.
Marie, en le voyant si beau, lui sourit tout
comme à un vieil ami, qu'en ce jour de joie
elle était particulièrement heureuse de retrouver.
Les matelots du SaillI-Jean s'approchèrent
du canot qui, lui aussi, avait un air de fête. Repeint à neuf, à chaque bout étaient fixés des
bouquets blancs.
Nicolas vint près de Marie et, avec une tendresse toute paternelle, il l'embrassa; puis
Pierre lfit monter la belle mariée dans le petit
bateau.
Etonnée, Marie s'assit, son mari se mit à
côté d'elle, les hommes poussèrent le canot
vers la mer et il 's'en alla, tout doucement, rejoindre la grande barque pavOIsée qui, au
large, attendait les jeunes époux.
Et Marie comprit que les Norbin voulaient
que sa première journée d'amour se passât sur
le Saint-J eau.
A présent, elle était bien fille de marin, sœur
de marin, puisque le jour de son mariage elle
faisait ce que toutes les femmes, qui l'avaient
précédée dans la famille des Norbin, avaient
fait.
A l'avant de la barque, près de son mari,
elle regardait les amis restés sur Je Perret. Au
milieu de tous, elle apercevait Nicolas, elle le
distingua le dernier à cause de sa haute taille;
�LA PETIOTE
159
mais bientôt elle ne vit plus que de petits
points noirs, puis tout disparut.
La brise les emportait vite, vite, vers la
pleine mer. Les hommes, occupés à la manœuvre, ne regardaient pas les jeunes mariés;
Pierre et Marie se sentaient seuls sur cette
barque.
Ils s'assirent l'un à càté de l'autre; le je.une
mari attira sa femme près de lui, elle ne ré~ista
pas. La tête blonde, si charmante, se bll)ttit
contre son épaule et, tout bas, d'une voix
pleine de tendresse, elle murmura les mots
qu'il attendait:
- Pierre, mon Pierre, je t'aime pOUl' toute
la vie.
Les mouettes, les grandes mouettes blanches,
qui volaient au-dessus de la barque, furert les
seuls témoin. du baiser que le jeune époux
donna à celle qui venait de dire une si jolie
chose.
Bien serrés l'un contre j'autre, balancés par
les flots, divinement heureux, longtemps, longtemps, très bas, ils se parlèrent.
Et Sur la mer, le Saint-Jean s'en allait, emportant ces de1lx êtres qui allaient con'); Ître
toutes les joies que l'amour donne aux cœurs
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Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Collection Stella
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
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Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
La petiote
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Trilby, T. (1875-1962)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1921?]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
159 p.
18 cm
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Description
An account of the resource
Collection Stella ; 36
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_36_C92558_1109639
Source
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Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
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10. La Darne au'" Genêts, par L. de KERANY.
11. Cyranette, par. Norbert SEVESTRE.
12. Un Mariage • in extremis ", pnr Claire GENIAUX.
13. Intruse, pnr Cloude NISSON.
14. La Mai,!on des Troubadours, par Andrée VERTIOL.
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de Lord Loveland, l'or Loui, d·ARVERS.
16. Le Sentier du Bonheur, par L. d. KERANY.
17. A Travers les Seigles, par Hélène MATH ERS.
18. Trop Petite, l'or SALVA du BEAL
19. Mirage d'Amour, par CHAMPOL:
20. Mon. Mariage, PUf Julie BORIUS.
21. Rêve d'AJUour, par T. TRILBY.
22. Aitné pour Lui-tnê:rne, par M.re J-IELYS. ,
23. Bonsoir Madame la Lune, par Marie THJ.E lty.
24. Veuvage Blanc, par Morio Anne d. BOVET.
25. Illusion Masculine, par Jean de 1. BRETE.
26. L'In"lpossible Lien, pot Jennne cle COULOMB.
27. Chettlin Secret, par Lionel de. MOVET.
28. Le Devoir du Fils, par Mulbllde ALANIC.
29. Printen"lp8 Perdu, pnr T. TRILBY.
30. Le Rêve d'Antoinette, par Evelina le MAIRE
31. Le Médecin de Lochrist, por SALVA du BÊAL
32. Lequel l'aimait? par Mary FLORAN.
.
33. Com~e
une Plutne... par Anloine ALHIX.
34. Un Reveil, par Jean de la BRETE.
35. Trop Jolie, par Louis d·ARVERS.
36. La Petiote, pAr T. TRILBY.
37. Derniers Rameaux, par M. de HA'1COF.T.
38. A,u delà des Montat_par Marie THlt;RY.
39. L Idole, 1,.r André. VEKTIOL.
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Assi:,e d.:yunl une {:1blc;;-nureall, pluwe à la
main, OJt:lk de Lymaille travaillait fiéneusement. Penchée sur une grande feuille de papier,
elle écrivait, effaçait, écri\'ait de nouveau; mais
l'inspiration était sanS doute rcbelle, car la jeune
fille, il. chaqlle instant, fronçait ses fins sourcils et
son joli visagt,; se crispait.
Après plusieurs ratures successives, d'un mouyement de mauvaise humeur, elle jeta sa plullIe
-· ' 11' la table, se leva brusquement, et, pour faire
dih'l',;ioll, s'approcba d'un merveilleux bouquet
dl,; chrysanthèmes dont elle respira longuement
l',\cre parfllm. Voulant se distraire, pendant quelques minutes, elle s'amusa Ù disposer les mOllUmentales fleurs Je façon diiférente'; puis, bien
"ite, lasse de ce jeu, nerveuse, très triste, elle
soupira ... Alors sa figure s'éclaira, et, en souriant
cette [ois, elle dit:
Il faul pour soupirer avoir des souvenirs.
- Oh l le joli vers! s'écria-t-elle joyeuse,
comme il terminera bien mon sonnet.
r.t, à haute voix, elle le répéta:
Il
faut pour soupirer :n'oir des souvenirs.
�6
ODETTE DE LYMAILLE
Vite, elle prit sa plume, mais, au moment
d'écrire, hésita ... puis se souvint. Dans quelque
coin de son esprit ce vers s'était logé comme une
1rès ·jolie chose, et voilà qu'aujourd'hui, cette jolie
chose, elle voulait la faire sienne.
Non, cette délicieuse pensée ne lui appartenait
pas, elle était à un autre .
.Vexée, Odette s'avoua qu'elle ne savait pas du
tout comment finir son sonnet.
.
'
Oh 1 ce sonnet :le commande, ce sonnet qu'on
attendait, comme il l'agaçait 1. .. Dans quelques
heures, elle devait le déclamer devant un public
nombreux. Cela elle l'avait promis fi Mme Tardif,
la meilleure amie de sa mère, qui était venue le
lui demander si aimablement qu'elle n'avait pu
refuser.
- Quelques vers nouveaux de vous, ma chère
Odette, lui avait-elle dit, de vous, la lauréate de
Minerva, ce sera le c10n de ma soirée.
Eh bien! en ce moment, Odette n'av:lit nllcune
envie d'être le clou de la soirée de Mme Tardif.
Pourtant, elle aimait tollemenl la poésie, c'était
jusqu'à ce jour son seul amour! Elle aimait anssi,
comme toutes les femmes, les hommage$, les adu·
lations qne 'son jeune talentllli attirait.
Odette, mise à la mode par ses amis, était toute
prête. à c~oire
qu'cl!e av~t
~l
génie. Elle venait
d'aVOir vmgt ans, 1 âge ou 1 on pense naïvement
que la terre, les êtres, les choses, sont créés pour
votre plaisir; l'âge des rèves fous, où l'on attend
tout de la vie parce qu'elle ne VOllS a pas encore
eJéçu.
.
Grisée par Ull succès facile, Odette se laissait
adulcr ct adorer par des parents dont elle était la
fille unique.
Dcpuis son cnfa~,
jusqu'à, ce jour, Odette
n'avait cu aucun SOUCI. Douée cl une santé magnifique, les maladies ne l'avaicnt jamais atteinte et
avaient été nne poupée cassée,
ses grands chagri~ls
un match de tenms perdu.
Toute pctite, cl~
aima écrire; au cours de
français, ses rédactions étaient toujours clasée~
premières et lues à ses compagnes.
�FEr.DfE DE LETTRES
1
~7
Un jour, elle avait aiol"' quinze ans, elle Cl1t
l'i0ée de faire des \'ers pour la fète de Mme la
directnce.
.
Ces vcrs, très ~elis,
furent jugés parfaits
par la maitresse du cours, qui, flattée de cet
hommage, remercia son élèvc en termes tels. que
dès lors Odette crut en son talent.
Alors sa jeune volonté décida que, suivant
l'cxelliple d'illustres devancières, elle serait une
femme de lettres, et, à l'''ge olt l'on rêve d'amour,
ellc rèv,a de gloire lilléraire. Ses héroïnes furent
Mme Desboraes-Valmore, George Sand, et, avec
une persévérance digne d'éloges, elle travailla.
EUe écri\,jt des vers, beaucoup de vers. Quelques-uns, délicieusement naïfs, plurent tellement
~l SOli entourage, que son père, Je duc,de Lymaillc,
Ilt éditer à ses frais, bien entendu, le premier
recucil des poésies de sa fille.
Cc livre, donné aux amis, eut un certain succès,
et une grande dame, qlli sc raisail gloire de protéger les jeunes, n'ayant rien de mieux celte
année-là, recommanda, tout spécialcment, Je
recueil d'Ode Ile au jury du concours de poésie
d'un célèbre magazine. Les désirs de la grnnde
dame furent respectés et Odette eut Je p'retuier
prix à l'unanimi lé.
'
Pour l'enfant de vingt ans, ce fui 1~ gloire avec
toute l'ivresse qu'elle apporte. Du jour au lcndemail1,Odellese crut célt:brc, son porlrait parut vn
peu partou t, et, dès lors, elle devin 1 très . orgueilleuse de son talent qui lui valait de tels honneurs.
Grisée pal' ce premier prix, Odette continua à
travailler, essayant un roman el rê.\':.1.l1t d'un grand
drame historique à la manière du doux Prançois
Coppée. Aujourd'hui, drame, roman, elle avait
tont laissé de côlé pour Ira\ ailler à ce sonnet SUI'
les chrysanthèmes, réclamé par Mme TarJif.
Mais ce sonnet ne venait pas, ct, furicuse, sans
aucune pitié, Odette martyrisait les beaux chrysanthèmes que son camarade Jean Tardif lui avait
cllYoyés, la veille, pour l'inspirer.
Très eJ~ colère, la jeune poétesse se moquaIt cie
ces magmfiq ues fleurs:
�8·
ODETTE DE LYMAILLE
- Monstrueuses beautés, disait-elle, fleu'rs du
pays nippon, fleurs biz~res,
tourmentées, fleurs
au parfum âcre, fleurs de deuil, fleurs des morts ...
. pourqnoi veut-on que je VOlts glorifie? .. Nos
fleurs françaises sont bien plus ·bel1es... Sur la
rose, à l'infini je ferai des vers; J'œiHet, le . Iis
m'illspireraient de jolies ' pensées; mais ce chrysanthème, qui devient beau à force de laideur,
engourdit mon esprit el fait de moi une bêle!
En disant cela, Odette 'arracha de la gerbe une
des su perbes fleurs et la jeta, de tontes ses forces,
sm le tapis.
.
Comme elle accomplissait cet acte enfantin, la
porte du petit salon s'ouvrit doucement, et une
jolie voix de femme demanda:
- Ma chérie, puis-je entrer Sans te déranger?
- Oui, maman, répondit la jeune fille, et tu ne
me troubleras guère; aujourd'hui je suis rebelle à
tout travail. Je me demande même, si je pourrai
finir ce fameux sonnet, promis à Mme Tardif.
Mme de Lymaille dit:
- Repose-toi quelques instants, et après, tout
ira bien ... Viens l'asseoir là, près de moi, nous
allons causer. .. sérieusement. ..
Odette s'étonna. Sa mère ne souriait pas,
paraissait triste, et, jusqu'ici, elle ne lui avait
jamais \',u ,'Cet air-là. Mme de Lymail1e avait juste
vingt ,ains de 'plus que sa fille, et quarante ans rouI'
une Parisienne, c'est encore la jeunesse.
, En les voyant assises toutes les deux, aussi
minces, aussI souples l'une que ,l'autre, blonde!!
pareillement, les mêmes yeux s?mbres aux gran~l
cils noirs la même bou0Ile nense, on croy:u!,
dilfc
l el1~nt,
quo l'une de ces deux femmes était
la mère de l'autre.
Un FOU moqueuse, Odette demanda:
_
r U veux causer avec moi, sérieusement?
- Oui, ma chérie, très sérieusement.
Et · d'un·geste ,câlin attirant sn fille tout contre
elle, très ba~, . comme si elle crnignnit cie l'€>ITaro\lcher, elle élJOU ta !
- Tu veux bien?
-- . Mais oui; de quoi s'agit- il '!'
, •
�FEM-\!E DE LETTR ES
9·
De bien des choses.
Dis tout de suite la princip ale.
Tu le veux?
Oui, .je t'en prie.
Eh ·blen! aujourd 'hui, j'ai besoin de savoir
cc qui se passe dans le cœur de ma grande illie.
En riant, nullem ent émile, Odette répond it;
- Sois tranqui lle, maman , il ne se passe rien,
mais rien du tout. Là, fi t-elle en montra n t son
CŒur, c'est le désert, la solitud e, et je t'assure que .
person ne .n'essaie d'y pénétre r. Franch ement, cela
ne me manqu e pas du tOltt. .•
\1 Mes amie s, depuis longtem ps
déjà, ne parlent qu'amo ur ct mariag e; pour elles, c'est le but
Je la vie. Moi, (en ai un autre; voilà pourqu oi, je
crois, je ne pense jamais à interro ger m.()ll CŒlrr.
- Mais, ma chérie, reprit Mme de Lymail le , il
faudrai t y penser.
- J'ai bien le temps; avec vous je snis très
heureu se et le mariag e ne me garanti t pas te
bonheu r que vou s me donnez .
- ' Oui, sans doute, mais enfin.,. il faut ... III
dois te marier.
- Pourqu oi?
Un peu embarr assée, sans regard er sa fill e,
Mme de Lymail le réponù it;
, ,
,
- Pour' bien des raisons. D'abor d, tu ,n'as pas
l'intent ion, je pense, de res ter fille toute ,ta vie.
En sourian t, Odette dit:
- Mais celte idée me l'lait asse.: . Une femme
Je letlres n'est jamais la (( viei lle fille »), avec tout
l'ennui ql1e cc seul nom inspire, C'est un être à
part qui sait aimer, compre ndre, sou!Trir. Pour
mon art, je renonc erais avec plaisir au mm:iag e, el
je crois que je saurais très bien ~ m'arlgc
une
vie artistiq ue des plus agréabl es.
( Lorsqu e j'aurai passé l'âge où madam e
maman doit vous accomp agner partout , je voyagctrai; j'irài voir des pays nouvea ux, je.m'cm plirai
les 'yeux ùe tou tes:les splend eurs de [a terre; 'PUill"
911 :1nd,mon ~e
scra pleine de visions radi?us es,
Je re\\lendrm Ici, dans oe petit hôtel .que J'aime
tant, et près de vous, j'écrira i tous les rêves que
-
1
�.10
OPET'(E· DE, L"\éM AI 1. LE
da~s
ces pax,S fabuleux. J'y mettrai le
meIlleur de mql-même, 1)' me.t tral tout mon cœur,
parce qu'il sera libre, et ,tu verras, maman, je
ferai ùe belles choses qUI te permellront d'être
fière de ta [die.
En parlant ain~,
,Ode~t
se l,eva et s?~
jeune
enthousiasme étaIt SI plem de VIe et de JOIe, Clu e
qu~les
instants, ave~
orgueil, M!ne de Lymaille
contempla sa fille; pUIS, un peu tnste, elle reprit:
- .Oh! les jolis rêves, les fous projets d'avenir!
- Ne les traite pas de fous, mes chers projets,
ils sont si beaux!
- Mais, ma chérie, ce sont des rêves, rien que
des rêves, impossibles à réaliser.
Le ton de Mmc de Lymaille était graye, Odette
s'inq uiéta :
- Mais pourquoi me dis-tu cela si tristement?
- Tu vas comprendre. Pour voyager, peti te
!Ille, il faul dc l'argent, beaucoup d'argent.
Les yeux. d'Odelle s'ouvrirent tout grands, ct,
aainlivc, elle demanda:
.
- Mais ... est-ce que père, est-ce que nous ne
so.nmcs pas riches?
- , Non, dit brièvement Mme de Lymaille.
- Ah! fit Odette, et, troublée, sans rien direc\e
pJlI~,
elle se l,lpprocha de sa mère.
Pt'ndautquelqucs secomlcs, dans la petite piè:œ
si intime, il)' eut un silcnce pénible, durant lequel
OJepesentit venir vers elle Je parfum étrange d..:s
chl"i~aèmes,
et ce parfum de cimetière, ce
parfum qui la pénétrait toute, l'impressionna douloureusement.
Trè!> vite, fébrilement, M.me de Lymaille parla:
- Tu com prends, Odette... au trefois, nous
avions une assez jolie fortune ... mais la vic de
Paris est si chère que, peu à peu, sans s'en apert:e,'oir, on cntame le capital, et, un beau jour, on
e:it tout étonné d'apprendre qu'il ne vous reste
plus grand'chose ... Mais ne t'inquiète pas oulre
ille:iUre., ma c;hérie, ce n'est pas la misère. Pendalll enCore un an, nouS pouvons garder Ic même
train de vie, CI, pendant cette année, les choses
lont bien ~hanger.
j'a~ri.fts
�FEMME DE LETTRES
1
<\ Ton père a de belles relations, et ayant été
autrefois dans les ambassades, il lui sera facile d'y
rentrer. Il nous faudra certainement quittà Paris;
mais avec les chemins de fer, aujourd'hui, il n'y a
plus de distance. Pour toi, mignonne, si tu veux
être raisonnable, l'an prochain, tll peux être
mariée. Tu es jolie, je ne t'apprends là rien de
nouveau, tu as ce que le monde appelle un beau
nom , et, si ma petite Odette veut s'en donner la
peine, ces grands yeux-là troubleront plus d'un
CŒur ...
(1 Allons, ma chérie, ne détourne pas la tête el
ne t'attriste pas; mariée, tu seras plus heurel1se
que tu ne l'eusses été, vieille fille, vagabondant à
1l'avers le monde.
Lentement, Odette répondit:
- Je ne le crois pas, j'avais rêvé une vie tout
autre.
- C'était un rêve simplement, un sonnet que
tu faisai s pour toi-même. La poésie et la vie,
petite, ce sont deux mots qu'il ne faut pas vouloir
mettre ensemble.
La jeunesse d'Odette se révolta.
- Mais moi, je ne voulais pas vivre comme les
antres ... je voulais ...
L'im possible! Allons, ne parlons plus de
les rêves, ils sont comme les explosifs, très (Iangereux à remuer. Parlons seulement de toi, de ton
avenir, et, puisque tu n'as pas de secret que III
cachais à ta maman, je peux bien te dire la vérité ...
Ce soir, Mme Tardif va te préscnter un jeune
homme, qui désire beaucoup te pl;1ire .
Tristemcnt, Odette s'écria:
- Déjà 1
- Mais oui, déjà, reprit Mme de Lymaille en
::,ouriant; ton père et moi nous sommes soucieux
de ton bonheur et nOLIs n'avons qu'un an devant
nOliS, pense à celn, ma chérie.
- Pourquoi ce délai '!
- Parce que, dans un an, nous serons loin d' ici.
Quelques instan ts, les yeux tix6s à tert'e, Odette
réfléchit; puis,' vaillante, elle se r dressa prête à
lutter de nouveau.
�Hl
ODETTE DE LYLIAILLE
Maman, dit-elle, pour{].uoi ne pUl'tiraisjt pas
avec vous~
Je serais contente, si contente de ne
pas vous quitter, ~t, puisque ,mon grand désir é~ait
de voyager, ce deslI-, le voIlà exaucé, tout sllnplement.
.
Mme de Lymaille secoua la tête.
- Allons, ma belle romanesque, il va falloir
encore te parler raison . La si tuation que ton père
aura dans les ambassades ne sera pas très brillante pour commencer; nous deux, nOlis nOlis en
contenterons; mais toi, jolie fleur de luxe, en
pleine jeunesse tu ne saurais ètre heureuse dans la
médiocrité.
({ Ecoute-moi, sois raisonnable, ce soir accueilie
bien le prétendant qu'on và te présenter; il est
riche, très riche, Joli garçon, d'une honnête
famille, enfin nous espérons qu'avec lui tu serais
heureuse. '
Très sérieuse, Odette demanda:
- Maman, dis-moi pourquoi ce monsieur, si
parfai t, veut épouser une jeune fille qui n'a pas de
fortune?
Un peu ennu yée par celle question, Mme de
Lymaille répondit:
- Mais il \'eut t'épouser parce que ... pan:e
que .. . Mme Tardif lui a dit beaucoup de bien de
toi.
M09,ueuse, Odette reprit:
- Et, dans 'sa collection de jeunes filles, celle
impitoyable marieuse n'en avait pas Ulle autre li.
proposer?
- Mme Tardif connatt notre situation, et c'est
par affection pour toi qu'elle a pensé à ce
mariage.
Odette demanda encore :
_ El comment s'appelle-t-i l, ce phénix '!
Mille de L)'111aille rougit et, se levant avec indiffér~nce
semblant n'attacher aucune importance ~
ce qU'eile .allait, dire, elle répondit:
- LOUIS NOIreau.
Odette ~cla(
de rire .
_ Ah ! s'écria-t-elle, le nom est charmant:
« Odette Noireau, Mme Noireau: Cela fera
�;FEMME DE LETTRES
vraiment bi<ln sur les cartes de \'isi te. Et, railleuse,
clle déclama:
« Sonnet sur les chrysanthèmes, par Mme Odette
Noireau. »
- Cela. sonne joliment, ne trouves-tu pas?
C'est élégant, distingué, et, pour les rimes, ce sera
si facile: Noireau 'r ime avec bigarreau, poireau,
lapereau, ct beaucoup d'autres encore. Allons,
quand je serai Mme Noireau, il faudra que je fasse
des vers pour les cuisinières, ce sera ma seule
chance de succès.
Enervée, les yeux pleins de larmes, Odelle se
lais a tomber sur un fauteuil. Mme de Lymaille ne
voulut pas s'apercevoir de l'émotion de sa fille et,
jugeant qu'elle en avait assez dit pour ce jour-là,
se dirigea vers la porte.
- Voyons, ma chérie, fit-elle; ne sois pas si
moqueuse. Je te laisse après ce long bavardage,
cal' je pense à tou sonnet. Mme Tardif y compte
teltement que cc serait vraiment peu gentil de lui
manquer de parole ... A tout à l'heure, ma grande
fi li e.
A. 'peine Mme de Lymaille avait-elle fermé ]a
porte qu'Odette se red ressa, et a "ec u ne énergie
farouche, plusieurs fois de suite, elle murmura:
- Non, non, non!
Puis elle s'assi t devant sa table à écrire, el, avec
rage, reprit sa plume. Sa colère l'aidant, en peu
c.Ie temps elle refit entièrement son sonnet, et dans
ces vers écrits fébrilement, elle blagua, avec beaucoup d'esprit, l'engouement de toule la France
ponr les monstrueuses Oeurs venues du pays
nippon.
T[
. A l'hotel Tal"dif, rue de la Faisanderie, dès
heures du soir, automobiles et voitures commencèrent il amener les invités et c'était avec une
"ive admiration que ces Paris~n,
si blasés pour-
dIX
�ODETTE DE LYMAILLE
, .
tant, traversaient la &,alerie japonaise qui conduisait
aux salons de récepllon où la maltresse de maison
se tenait.
décorée avec un goût parfait.
Cette galerie étai~
Sur les murs, de merveilleuses broderles représentaient des fleurs, des personnages et des
animaux si admirablement coloriés qu'on s'imaginait, avec peine, qu'une petite aiguille pouvait
avoir fait ce travai]'
~
Là, c'était un groupe de cigognes volant audessus de pommiers en fleurs; plus loin, des
crapauds, au bord d'une mare, regardant Je reflet
de la June dans l'eau; à côté, au-dessus d'un petit
pont, les stalactites violettes des glycines formaient
un superbe plafond de rêve à deux petites mousmées, qui, agenouilléeb, semblaient prier.
Le long des murs, des jardinières basses en
ébène sculpté contenaient des chrysanthèmes
variés, aux couleurs vi"es et heurtées, c!'espècf'''
différen tes.
Les uns, très coùteux, se dressaient énormes et
orgueilleux, seuls sur une frêle tige; les au Ires,
poussés par petits groupes bien serrés, semblaient
les parents pauvres d'une famille très riche. Il y en
aVait des rouges, des blancs, des jaunes, des verts;
partont, dans les plus petits coins, on apercevait
ues chrysanthèmes.
Les lampes électriques se cachaient sous des
bottes de ces mêmes fleurs, et cet éclairage discret
permettait de jouir du charme étrange et exotique
qui se dégageait de cette pièce fleurie.
Lentement les arrivants traversaient la longue
galerie, louant sans restriction, et c'était avec des
exclamations admiratives et sincères qu'ils complimentaient Mme Tardif.
Très aimable, avec un gracieux mol pour tous,
la maltresse de maison accueillait ses invités. A
ûôté d'elle, son fils, un grand et gros garçon,
saluait sans trop savoir ce qu'il faisait et paraissait
n'avoir qu'un désir, celui d'échapper fi la corvée
« que maman lui imposait ».
Au bout d'une heure de cc petit exercice, n'y
tenant plu', il se pencha vers sa mère, bredouilla
�FE1iM'E DE LETTRES,
1
quelques mois incompréhensibles, et dans la foule
disparut.
' ,
Vite il traversa les salons, souriant gentiment à
toutes les personnes qu'il bousculait. Arrivée à
l'entrée de la galerie japonaise, il s'arrêta, et
s'approchant d'un grand jeune homme qui lui
tourJlait le dos, brutalement il lui mit la main sur
l'épnule en s'écriant:
- Tu te rases, hein l mon vieux '?
Le vieux se retourna, il portait à peine 1:ingthuit uns .
Il était srand, très grand, mais si bien p!'oportionllé qU'lI ne Je paraissait pas. Sans être un joli
gurçon, il plaisait, car tout en lui charmait.
La bouche grande était mal dessinée, mais le
soul'iœ, très spirituel, montrait des dents admirables, les yeux cla irs sembluient des yeux d'enfant.
D'une grande distinction, le comte Pierre de
Rouvray portait bien un très vieux nom.
En souriant, il répondit à Jean Tardif:
- Mais je ne me rase pas du tout.
- V raiment, ça ne t'ennuie pas, ces bastl'tngueslà ?
- Si, généralement, mais aujourd'hui cela
m'amuse, d'abord parce que je suis chez ta mère,
ct qu'ensuite le COUl) d'œil est tellement joli ,que le
plus sincère misant lrope ne regretterait pas d'être
vcnu. Cette l3'alerie est une merveille, je compte y
passer ma SOirée.
- Alors, reprit Jean, tu ne danseras pas?
- Ah! certes 11on .
- Et mam.m qui comptait SUl' ta grande complaisance pour [aire sauter les « gros paquets ».
- Merci de l'honneur qu'elle me réservait, dilill:1l riant, mais je le refuse.
- Dommage pour les gros paquets 1... Alors,
si tu ne danses pas, nous allons causer, j'ai un
l'enseignement à te demander.
Et, se rapprochant de son ami, três mystérieusement, il lui dit:
- Tu connais Louis Noireau?
- Louis Noireau'?.. Attends donc. Oui, il me
semble l':lvoir rencontré, ces jours~ci"
dans une
�)6
ODETTE DE
Ly
~r
AILE·
maison amie. Un beau garçon, très riche, mais
assez· commun.
"
- C'est cela même, reprit Jean. Eh !vien,
croirais-tu que maman veul le présenter ce soir,
comme mari, à la jeune fille la plus délicieuse que
je connaisse! Elle est ravissante et d'une distinction, d'une intelliSl!nce qui en font un être à part.
Et maman vell t ((onner tous ces trésors à ce grn<;
épicier enrichi.
Pierre de Rouvray se mit à rire.
,
- Eh! dis donc, Jean, je crois que tu serais
heureux d'ètre le possesseur de tous ces trésors.
- Non, répondit-il un peu tristement, je me
rends très bien compte qu~je
ne suis pas digne
d'elle; je ressemble trop à Noireau, je suis de la
même race, du même type, et Odelte de Lymaille
devenant ma femme, ce serail tout aussi ndicule.
Non, à Odette il faut un mari qui ne soit ni moi,
ni Noireau; un homme de sou monde, élégant,
distingué, qui ait ce qui nous manque à nous tous,
bourgeois enrichis, de l'allure, et juslJu'à présent,
mon vieux, ça ne s'achète pas ... Non, Jean Tardif,
marchand de bouchons, ne peut épouser Odette
de Lymaille, fille du duc de LymaiJle.
La bonne figure, si rieuse, du jeune homme
s'~th
~ ista
én prononçant ces mots ... Le rythme
tnste ' et voluptueux d'un tango se fit entendre;
alors, blagueur, il ajoutn :
.
- Voilà la danse qui commence, cachons-nous
dans la galerie; ici maman me trouverait tout de
suite, et il faudl'ait faire marcher mes pauvres
jambes.
Entrainant son ami vers un coin sombre Oll il Y
avait des sièges, Jean s'assit à côté de Pierre.
Cachés par les lleurs, on les voyai t à peine, mais
eux apercevaient très bien la salle de bal où les
couples com.mellçaient à danser.
Jean sou rira.
•
_ Comme ils vont avoir chaud, les malheureux!
El dire que parmi ces danseurs il y a beaucoup
\le mes camarades! Ah 1 ils doivent m'aimer, ce
'loir! '
Pierre se mil a rire.
•
�FEMME DE LETTRES
1
- Ne te tourmente pas, quelques-tlns, pculètre, sont très contents.
- Tu crois? ... Tant mieux. Dis donc, mon
Vie\lX, un tango, un seul, tu ne le danseras pas:l
- Non, pourquoi?
Un peu embarrassé, en détournant 13 tête, Jean
répondit:
- Yaurais voulu te voir danser avec Odette de
Lvmaille.
Etonné, Pierre demanda;
- Mais, pourquoi?
Avec indifférencc, Jean reprit;
- Oh 1 pour rien ... simplemeut parce que vous
ètcs grands et , minces tous les deux, et que vous
eussiez fait un joli coup1e.
Pierre regarda son ami bien en face, et brusqucment, lui dit:
- Tu as une idée que tu cherches à me cacher,
lu ne sais pas mentir; allons, parle!
Avec un soupir de soulagement, le jeune homme
répondit:
- Oui, c'est vrai, voilà la vérité ... Je pense
th.:puis longtemps que tu es le mari qu'il faut à
Odette, et qu'Odette est la femme qu'il te faut.
Comprends bien ... je vous aime beaucoup tous les
deux, tu es mOIl mei lieur cam:lrade; on ' s'est battu
<Ill lycée tant qu'on a pu; ces batailles-là font des
affections sfires. Tout petit, j'ai jOl~
avec Odette;
tout petit, je l'ai aimée d'un amour fraternel, d'un
amollr pur et respectueux qui la mettait tellement
au-dessus de moi que jamais, autrement qu'en ami,
je n'ai pensé à elle. Alors, puisque vous êtes tous
les deux, après maman, les êtres que je chéris Je
pIns, j'1:\i songé à vous réunir; je crois que
pour vous deux, ce serait le bonheur ... Qu'en
penses-tu?
Pierre de Rouvray se leva, et répondit tout en
posant sa main sur l'épaule de son camarade:
-:- Que tu es le meilleur et le plus charmant des
aml~,
ma!s .que je ne veux pas me marier. Le
manage! vors-tu, sérait pOllr moi la plus affreuse.
des. SCl"V:I~des,
ca~
je ne saurais pas ètre fidèle, à
moms d aimer vraiment, passionnément, comme
�ODETT.E DE LYMAIU"E
tin fou. Mais ces amonrs-Ià ne se renco!1irent
iamais clans le mariage.
.
Jean intervint.
- Il Y a des exce.oti?l1S, et Odette est assez jolie
pour inspirer une passlOll.
- C'est possible, mais elle a, à mes yeux qui ne
la connaissent pas, un défaut colossal.
J~ln
se redressa, prêt à se meUre eu colè~.
- Ne · t'emballe pas, reprit Pierre; ce défaut,
pour d'aut.res, est une qualité. Odette de Lymaille
s'intitule femme de lettres, et jamais, jamais ent,~nds-u
je ll"èpouserai une femme de leUres. La
felUme-auteur , la femme-poète, c'est une race que
je ne veux pas perpétuer.
Avec 611ergie, Jean défendit son amie:
- Odette a beaucoup de talent; e lle u'est pas
comme ces poupées de lettres que tu connais; elle
sera, elle est déjà un écri n1in de valeur.
- Je ne nie pas son talent, elle peut en avoir,
plais je ne venx pas être le mari d'un sénie.
- Ah! voilà la vraie raison! repnt Jean, c'est
Ion orgueil de mùle que sa personnalité blesse,
c'est ton orgueil qui refuse.
~
Peut-être bien, mais je ne me sens aucune
aptitude pour être le mari d'une femme célèbre.
- Cette célébrité, qui te fait peur, ne dure ra
pas. Odelte mariée, femme, amoureuse, ne penser,l
plus à la poésie.
- ~ous
n'~l
savons. rien, person~
ne peut k
garantir, aussI je ne déSire pas en courtr lachanc c;
et puis, je n'a.i nulle envie de me marier maintenant.
Jean questlOl1na :
- T?n cœur n'est pas libre?
SI.' u~ais
n'insiste plus, vraiment, tu me
1
c()ntrae~us.
Jean soupira :
- C'est dommage; tu passes à côté du bonheur.
Puis il ajouta: .
- Allons faire un tour du côté de maman; ell.:
doit être inquiète de mOll absence et surtout d.:
celle des de Lymail~
... Les de Lymaille, mon cher,
c'est le clou de la sOIrée!
.
Comme les deux jeunes gens traversaient la
�FEMME DE LETTRES
galerie, 1.~ domestique, qui était à l'entr6e de la '
Congue plece, annonça;
« M. le duc, Mme la duchesse de Lymaille,
Mlle de Lymaille. »
Un autre domestique, à l'entrée du salon de
réception, répéta le nom des arri vants. Immédiatement, les couples cessèrent de danser et, curieux,
se tournèrent vers les nouveaux venus.
Après s'être arrêtés quelques minutes 'avec Jean,
le duc et la duchesse traversèrent, pour aller saluer
Mme Tardif, les groupes de danseurs qui s'écartaient respectueusement devant eux.
Délicieusement jolie dans sa robe blanche, ayant
à la main deux gros chrysanthèmes rouille, Odett e
f~lt
retenue par Jean dans la ,galerie. Sans restriction, elle admirai 1.
- Mon ami, disait-elle avec enthousiasme,
cette 'décoration est merveilleuse, si merveilleuse
que je ne sais comment ex {'rimer mon admiration .
.Tc m'imagine être loin, blCn loin de Paris, et je
"eux croire que je viens d'arriver au Japon, pays
des Oeurs extraordinaires. Jean, toule la soirée, je
resterai ici.
En entendant annoncer les de Lymaille, vivement Pierre avait quitté son ami; mais, de loin,
t:urieux, il regardait la jeune fi Ile; puis, lentement,
comme à regret, il se rapprocha d'elle.
Etonné de ce prompt retour, un malicieux sourire sur les lèvres, Jean, le désignant, présenta:
- Mon camarade, mon compagnon de toujours:
Pierre de Rouvrny ... Ma petite amie d'enfance,
Mlle de Lxmaille.
Pierre s inclina et,lout en souriant, parla:
- Mademoiselle, permettez-moi de vous dil'e
CJ ue vous avez raison de vouloir rester ici. Dans cc
paradis, depuis ce soir, il manquait une fée, elle
vient d'arriver. La fée doit se montrer bonne, et
permettre anx simples mortels de l'admirer longtemps dans sa demeure.
Cont!uuant sa plaisanterie, gracieuse, Odette
répondit:
- La fée, puisque vous J'appelez ainsi, ne
ponrra vous satisfaire, monsieur; elle aime benu-
�20
ODETTE DE LYMAILLE
coup danser et le maitre de maison ne permet
pas qlle l'on danse dans celle galerie.
Vivemcnt, Jean reprit:
- A vous, Odette, tout est permis.
- Alors ... dit-elle en se tournant vers le com te
de Rouvray.
- Alors. .. reprit-il joycux, puisque la fée
consent, nous allons danser.
Et, passant son bras autour cie la laiIlcsollple de
la jeune fllle, il j'eutraîna.
Jean regarda quelques instanls le joli couple,
puis, content, se frolta les mains el, se précipitunt
sur une grosse fille qui, depuis le commencement
de la soirée, n'avait pas encore dansé, arec une
énergie farouche il la fit tourner ...
III
Dcux mois après la soirée des chrysanthèmes,
dont tout Paris parla, le comte de Rouvray était
officiellcment fiancé à Mlle de Lymaille.
Follemcnt épris dès la première rencontre,
après plusieurs entrevues, Pierre, sans s'inq uiétei
de la sltualion pécuniaire de la famille de Lymaille,
avait demandé Odette.
Son nom, sa fortune, dcs plus solides, lui valul'en t de :;c:; [u turs beaux-pareil ts le meilleur accueil.
Rlli:;ol1née par sa mère, prMéralll le comte de
Rouvray à Louis Noireau, OJette accepta sallS
enthousiasme ce n~arige,
et ne com prenant pa:i
['amour qu'clle avaIt inspiré, avec indifférence, ~t!
laissa aimer. Les attentions charmantes que son
1iancé cut pour elle, les cadeaux dont il la combla,
ne touchèrent pas son cœur. Fiancée, Odette resta
femme de 1ellres, rêvant d'aventures et d'amour
pour les héros quc son il1a~nto
enfantait et ne
songeant pas qu'elle p uvall vivre un merveilleux
roman.
Très amoureux, Pierre ne s'apercevait pas de
�FE111IE DE LETTRES
l'indifférence aimable de sa fiancée, tou t en elle le
charmait: ses moindres gestes, ses paroles les plus
insignifiantes, son sourire le moins accueillant. Et
cela, parce que, pour la première fois de sa vie,
profondément, passionnément, il aimai t.
Ayant perdu ses parents très jeune, élevé par
lin tuteur qui s'était contenté de surveiller ses
études et de lui remettre sa fortune à sa majorité,
Pierre n'avai t jamais été choyé; aussi son cœur,
celui d'un grand enfant, désirait par-dessus tout
aimer et être aimé.
D'une intelligence remarquable, très énldit,
s'intéressant à toutes les sciences nouvelles et travaillant beaucoup, Pierre n'avait jamais eu que des
liaisons faciles et courtes, aussi c'était avec l'enthousiasme et la folie d'un premier amour qu'il
aimait Odette.
Le lendemain de la soirée Oll il J'avait rencontrée,
oubliant son antipathie pour les femmes de lettres
ct son serment de la veille, il s'était précipité chez
son ami Jean, et là, très simplement, lui avait
avoué qu'Odette de Lymaille lui plaisait infiniment.
D'une voix qui tremblait légèrement, Jean, le
bon gros Jean, répondit:
- Allons, mon entrevue a mieux réussi que
celle de maman, et ma petite amie sera bientôt
comtesse de Rouvray.
Avec crainte, Pierre reprit:
- Tu crois qu'elle voudra de moi, je peux espérer?
Blagueur, cherchant à dissimuler une émotion
inexplicahle, Jean dit:
- Mais, mon vieux, regarde-toi donc. tu n'cs
pas un type qu'on refuse. Sois tranquille, dans
deux mois, je vous bénirai.
Voulant rom pre cet entretien qui Jui était Ull
peu pénible, Jean avait emmené son ami chez s
mère .
. En apJ?renant ce « coup de foudre )l, Mme T~Il'
dlf se )'éJ.ouit. C'était un mariage à faire, ct ce
beau manage seroi t le couronnement de sa carrière
le marieuse. Oubliant Louis Noireau le prétendant
qui la veille réunissait toutes les q~l:ités
clevanl
�22
ODETTE DE LV MAILLE
assurer )e bonheur d'Odette, avec un enthousiasme
juvénile, elle s'occupa de réunir les deux jeune!:>
gens.
Elle donna de petits dlners olt les seuls invités
étaient la famille de Lymaille et le comte de Rouvray. Dans cette intimité, presque familiale, il
étal! facile aux jeunes gens cie s'isoler et de eauser.
Pierre chaque fois avait attendu ces réunions
avec impatience, espérant toujours qu'Odette se
montrerait plus confiante, moins réservée; mais ,
soit malice ou effroi, Odette ne voulait rester a'.!ec
lui que si Jean était là, et le bon Jean, très ennllyG,
.
.
malgré lui obéissait et restait.
Depuis leur toute petj le enfance, il n':.lvait jamais
résisté à Odette. Leur amitié datait des ChampsE1)'sées. Jean, grand garçon de huit l'Ins, s'amusait
?t faire des ptHés pOllr l'adorable bébé qu)était
Odette. Presque toujours le jeu finissait mal; la
petite fille, très gatée, un peu despote, trouvant
que Jean n'allait pas assez vite, se fàchait, prenait
à pleines mains le sable et le lui jetait à travers la
ligure.
Aveuglé, pleurant, Jean s'en allait, mais au bout
de quelques instants, penaud, comme s'il était
fautif, il revenait près de la poupée blonde. Elle,
nullement surprise, lui donnait l'ordre,d'un air de
reine, de recommencer les pl1t6s el de bien faire
attention.
Maintenant Jean ne faisait plus de pùtés, mais
toujours il obéissait, et quand Odette en sonriant
lui disait: Il Venez avec nous, » très penaud, tout
cOlllme autrefois, il venait.
Donc ces entretiens à trois, qùi précédèrent les
linnçaillcs, furent d'une aITreuse banalité. Odette
parlait de tout ct de rien, ne livrant aucune de S('!;
pensées, ne discutant allcune de ses id6es.
plusiellrs fois, Pierre avait essay6 de la questionner. Aimable, charmante causeuse, Odette
éll1dait les questions et, avec une habileté surprenante, ramenait b conversation sur les chose.
tlites amusantes de la vie moderne: pièces et livres
dont une jeune fille pouvait parler, eJ\position ,
conférences, défaut des amis, source inépuisahle!
�23
J;i'ElIME DE LETTRES
Pierre s'était fia,ncé sans rien connaltre ùe l'f:lre
moral de celle qui l'acceptait pour mari. Etait-elle
encore une enfant, une âme toute neuve qu'il allait
pouvoir'façonutfr à sa gllise, ou avait-elle déjà une
personnalité qu'il devrait respecter?
Pierre n'en savait rien, et, pour Je moment, cela
ne l'inquiétait guère. Il aimait Odette; il aimait
tout en elle, sa beauté, sa distinction, son charme.
Il l'aimait aussi pour le bonheur que cet amour
avait apporté dans la vie.
L'eKistence maintenant lui semblait 1?elle, elle
serail douce et bonne avec cette femme à ses côtés;
et Pierre rêvait d'intimité, d'éloignement, de
fuite vers un pays trallquille et ensoleillé, où, s'aimant, ils vivraient seulemcnt l'un pour l'autre.
La solitude à deux, c'est le paradis sur la terre,
quanù on est amoureux!
..
.. .
' . ..
Fiançailles officielles, réception chez Mme la
duchesse de Lymaille .
avec eO"roi, à
Depuis le matin, Pierre pen~ait,
celle corvée mondaine .
Que de gens à saluer! qu-c de sourires à faire!
que de paroles inutiles à prononcer!
Laréceptiol1 étai t pour trois heures; mais, voulant
arriver bien avant les invités, le jeune homme
partit immédiatement après le déjeuner. Maussade,
tout en fumant, il se dirigea vers l'hôtel de
Lymaille, retlou tant cette journée qu'il prévoyait
très ennuyeuse.
La ,duchesse, sa future belle-mère, lui avait
annoncé la veille que nombreux seraient les admirateurs de la poétesse, el eD riant, elle ..nait aJouté:
,( De ceux-iiI, monsieur de H.ouvrny, il ne faut pas
être jaloux. Vous comprenez, Odette, pour CtlX,
n'est pas une femme, elle est la poésie. » Pierre
s'était incliné sans répondre .
.Il n'était pas jaloux, il ne le serait pas, il ne vonlall pas l'être; \ mais, marié, il saurait bicn Jaire
comprendre aux admirateurs de la femme de
lettres qu'Odette était avant tout sa femme, et
qu'elle n'avait que faire de leur admiration.
Pierre ne pensait jamais, sans un certain malaise,
.
. .
.
�ODETTE , DE LYY.AILLE
à .ce titre de poét~se
.. que le monde dé~rnait
à
Odette. Il se rappelait comment, il n'y avait pas
bien long,t emps; de cela, il jugeait ,ces femmes, la
plupart sans taleth, qui, 'non contentes . d'être
épouses et mères, cherchent à· se singulariser en
essayant par tous les moyens possibles, et à n'importe ql;lel prix~
d'être. de celles dont on parle.
Oui, JI .,y avaIt à peme que1ques sema mes, avec
deux de ses camarades, auteur dramatique et 1'0mapcier de talent, il s'était moqué de ces poupées
de le:ttres, q~d
bâclent un roman comme elles font
nn chapeau', croyant que pour écrire il suffit de
vouloir.
11 aV;Nt raillé avec âpreté ces maris complaisants
qui permettent à. leur feIume d'afficher leur nom
el souvenlleur titre sur la couverture de<livres qu i
bles:,ent la morale, ou qui sonl jugés détestables
par les vrais lettrés.
.
Bien que nous vivions à une époque où les
opinions changent vite, malgré ses lîançailles avec
une femme de lettres, Pierre pensait toujours de
même; mais, confiant dans son amour, il se disait
(!u'il saurait bien faire ?ub!ier à. la comtesse de
Rouvray les rêves de (jIOlre lIttéraIre qu'Odette de
L)'maille pouvait. aV,OIr eus.
,.
Nullement attnste par ces pensees, 11 sonn a i)
l'hôtel de Lymaille.
Immédiatement dans le petit salon, en hahilllé,
un domestique l'introduisit.
Ces dames n'étaient pas encore descendues ;
elles s' hahillaient, mais il allait les prévenir.
Pierre attendit sans impatience, il att e ndit même
avec joie.
JI y (\ des moments dans la vic oill'attcnte eslla
plus douce des voluptés. Il savait que tOlll à
l'beure il entendr<lit des pas légers, que la port e
S'OII vrirait et qu'Odet.te, la ta!1 1 aimée, sa fiancée
parallrait. Il cherchaIt à ~evlnr
la robe lill'ell e
alfrnit et si son vîsage seraIt séneux ou souriant ...
Aujourd'hui, peul-être, iJ la trouverait émue, Pour
la première fois,devant tous, elle allait se ' montrer
aux côtés d'un homme à 'lui elk ,appartenait déj;\
un pen, à qui elle avait promi J'appartenir tOll-
�li'EMME DE ' LETTRES ;
25
et ces fiançailles officielles, précédant de
quelques jours Je.grand acte du mariage, pouvait
,troubler la jeune 611e, la vierge ... Ses grands yeux
.sombres seraient peut-être moins lumineux, la
chère figure moins rose.
Dans l'antichambre, des pas se firent entendre,.
le cœur de Pierre se mit à battre si tort qu'il s'élonna de ces mouvements désordonnés et, en souriant, se traita'de « gamin ).
.
.
La' porte s'ouvrit, et Odette parut' si jolie, si
troublante, que Pierre se sentant incapable de
parler, s'inclina devant la jeune fille en portant à
ses lèvres la main qu'elle lui tendait. Longuement,
illa baisa.
Nnllement troublée, très aimable, Odette s'excusa.
- Pardonnez-moi, dit-elle, de vous avoir fait
atiendre si longtemps, mais je ne savais pas que
vous deviez venir de bonne l1eure.
'
Dissimulant son émotion, Pierre répondit:
- M'avez-vous fait attendre si longtemps?
Etonnée, eUe reprit:
- Il me semble qu'il y a plus d'un quart
d'heure qu'on vous a annoncé.
- Pent-être bien; mais comme je pensais à
vous, le temps a passé très vite.
Odette s'assit dans une vieille bergère et, souriante, demanda à son fiancé:
- Cela vous aml~e
donc de penser à moi l'
Pierre s'étonna, la question était bizarre.
- Amuser: Quel vilain mol vous cmploye.l là.
Moqueuse, avec vivacité, elle reprit:
- Préférez-vouS" gue je dise ennuyer?
- Vous raillez. J'aurais voulu que vous me demandiez tou t simplement si j'aimais penser à vous;
alors je vous clisse répondu eeci : Depuis q lie je
vous connais, mademoiselle ... Odette, penser à
yous a été ma plus grande joie; depuis le jour où
Je vous ai vue à celte soirée, si jolie daus votre robe
blanche, votre image s'est grnvée dans mon c rveau d'une façon si nette ct si précise que je n'ai
fju'fI fermer les yeux pour vons re"oi1' toute.
Il Je ponrrais vous dire 1:1 nuance de chrvsa JOI fS ;
�thèmes que vous teniez à 11). m~in
ce soi r-là; je
pourrais \ous dire toutes les personnes à qui '"0'1
avez souri, et les p,aroles que .vous avez prononcée,>,
JIf me souviens si bi eu Je la façon charmante ct
reçueillie avec laquelle vous admiriez les fleurs.
« Ce jour-là, Odelle, 'vous avez été pour moi un
rayon direct du soleil; san ménagement, brusquement, -vous m'avez pénétré, attiré, et j'ai compris ,
tout de suite, que je n~
pourrais plus vivre 9,ue
dans le cerclp de lumIère que vous r~pandlez
alitour de vous.
- Atte ntiye, chalïnée, Odette demanda:
, ~
Puisque 'vot re mémoire est si fidèle, vous
rappelez-voLls aussi les vers que j'ai dits à celte
soirée des chrysanthèmes?,
_
Franchem e nt, Pierre avoua:
- Non, j'étais resté avec Jean; il me parlait d e
VOLlS, je n'avais pas d'autre désir. Vous, vons, seulement \'OU5, le" vers et les chansons ne m'intéressaient pas.
- C'est dommage, reprit Odette sèchement,
cela m'eût fait plaiSIr.'
Puis, avec un peu d'emphase, elle ajout::. :
- Les vers, la poésie, tout ce qui touche à cet
art sublime, m'intéresse passionnément, el je sui!>
certaine q Lle je ne pourrais me passer de ce tte
nourriture intellectuelle ... Je crains que, su r cc
point, nous ne nous comprenions pas.
I( Voyez-vous, il ne
faut pas croire que \'OUS
épousez une pe,lite fille qui, jusqu'à présent, n'a
pensé qu'aux chiffons et au titre de « Madame»
que le mariage I~i apo,~tril.
~o,n
j'ai beaucoup
trayaillé, réfléclu, lu, J al des Idees très arrêtées
sur toutes choses, enfin j'ai une personnali té 1i tléraire que je désire que mon mari rèspecte.
« Mon prcmier volnme a cu du succès; mon
second, q IIi va p:lraHrc ces jours-ci, est impatiemment attcndu, el j'espère qu'il ne fera pas tort il.
son alné.
« Voilà ce que je v?ulais vous dire. V QUS \'Orer.
que mes préoccupations ne ressçmblcnl pa s il.
celle!> des aulres, jcunes filles ·t
- En effet, répolldit Pierre.
�FEMME DE LETTRES
- Le regrettez-vous? demanda Odette ptête à
se fâcher.
- Oui et non ... Non, parce que je suis très fier
d'épouser \1De femme supérieure; oui, parce que
j'ai peur que cette femme m'échappe; j'ai peur
que ]a poésie ne me la prenne .toute ... Odette, Je ne
suis pas UD poète, je ne sais guère vous parler joliment de mon amour, mais cet amour il faut y
croire, car il est grand, sincère, passionné; seulement il est timide, très timide, vous l'encouragez
8i peu.
'
Odette regarda attentivement Pierre et fut
frappée de l'émotion du jeune homme; puis,
comme si elle craignait de rester plus longtemps
seule, avec ce fiancé très amoureux, elle se leva en
disant:
VOliS VOliS calomniez, vous savez fort bien
dire de jolies choses.
Et voulant montrer qu'elle ne Jésirait pas continuer celle conversation, elle ajouta:
- Mais il est trois heures, je crois que nos
amis vont bientôt arriver.
Pierre se leva et lentement s'approcha d'Odette.
- Si vous vouliez, dit-il d'une voix qui tremblait lm peu, me permettre de vous parler quellIuefois de l'amour que j'ai pour vous, je crois que
je saurais vous faire comprendre, bien vite, à
quel point je vous aime.
li Depuis que nous sommes fiancés, ces quelques
minutes d'intimité que vous venez de m'accorder
sont les premières; toujours, entre nous, vous
voulez un tiers, et ce tiers, généralement, est notre
ami Jean. Pauvre Jean! Je l'aime bien pourtant,
J11ais depuis quelque temps, som'ent j'ai envie de
lui dire des sottises.
Amusée, Odette répondit:
- Ingrat! c'est par lui que vous m'avez connue.
Comme elle disait ces mots, un domostiquf'
OllVl'itla porte du petit salon et annonça: « M. Jean
Tardif l>.
La i~une
fille éclata de rire,
- Nous parlions de vous, s'écria-t-elle { ' n tel1Ù:.mt la main an nouvel arrivant.
�~
Vraiment! Alors ce n'cst p:lS pour en ,.. ire
du bien.
- Tu te trompes, Jean, J't:prit Pierre n,'ce
aplomb. Mlle de Lymaille me reprochait mon
ingratitude vis-à-vis de toi.
- Comment cela?
- Il parait que depuis quelque temps je ne
t'aime plus aulant. C'est Ulle découverte que ma
fiancée a faite.
Sérieux, Jean répondit:
- C'est naturel. Tu aimes et lu aimes si passionnément que cela te [aillout oublier. Uamiti(;
à colé de l'amouf, c'est si peu de chose ... N€ vous
lourmentez pas, pe tite amie, je me résigne assez
facilement.
Le Ion, les paroles, étonnèrent Pierre et Odette j
affectueusement, le premier, M. de Rouvray interrogea Jean:
- Tu as un ennui, mon vieux, allons, conft.'ssetoi; si tu as besoin dequelqu'ull, je suis là, tu sais,
Plus douce, Odette demanda:
- Vous avez un chagrin, j'en suis certaine, il
faul me le dire tout de suite.
Avec une gaieté, qui ne semblait pas très natu'
l'elle, Jean s'écria:
- Chagrin, ennui, rien de tout cela, à peine un
peu ùe va~ue
a ['âllle, pour ressembler à une jolie
femme ... J\l(ais voilà vos invités qui arri \'ent! allons,
mes amis, ne vous occul?ez plus de moi.
La d~lche
se appelUlt les fiancés, ils durent
abandonner Jean.
Bientàt les salons de.1'hôlel de LYll1aille furent
bondés; tous ceux qui faisaient partie ùu « ToutParis » tenaient ù èll:e. vus Ù l~ t'éce~ion
de la
duchesse. Hommes pol! lIq ues, artIstes, httéra teurs,
\'enaient apporler à la jeune fiancée leurs vœux d e
bonlwul'.
Entourée, félicitée, adulée, Odette posait un
peu, heUl'e;lSe de I~lnre
à son fu.tur mari comme
le monùe [apprécIUIt. Elle croyait, la naïve, que
tous ces hommages s'adressaient à son talenl. El
quand un académicien, ùes plus notoires, lui
tlemanda si la pol5sie n'allait pas perdre une de s -;
�FEMlIIE DE LETTRES
filles, très haut, de façon à être entendue de tous,
ellc n'pondit qu'elle était anHlt tout une femme de
lettres, et qu'elle en resterait toUjOUl-S une.
Pierre ne dit rien, mais son cœur se serra douloureusement, et, quclques minutes, l'avenir lui
parut sombre.
Mais il regarda Odette; elle aYGil vingt ans, son
amour saurait bien ètre le mailrc dc cette enL.ll1L
IV
Le mariage de Mlle de LymajJje el <lu 'omte de
Rouvray fut un des mariages les plus brillants de
la saison parisienne.
L'église, selon la formule habi tuelle, se trou va
trop petite pour contenir la foule des ill\'ités
venus pour apporter leurs félicitations aux jeune;;
époux. Après la cérémonie religieuse, la duchesse
recevait; mais pOUl' celtc réception, résel'~
aux
intimes, peu nombreuses avaient été le;; iIl\ itations.
En rentrant au bras de son mari, dans cet hôtel
qu'elle allail bientot définitivement quitter, Ode tte,
pOlIr la première fois de la journée, sc sentit véritablement émue, et, sans aucunc joie, songea que
désormais sa vic était liée à une autrc vic.
Une pensée, fort pénible, l'attrista aussi; celle
maison, toute I1curie, si gaie aljo1~-d'bui,
cetk maison Dl! ellc était née, olt elle a\'ull vécu lrès heureuse, allait appartenir à d'autres; des étrangers
bientôt seraien t là, vivraient là ...
Dans Ull Illois, ses parenls auraÎelft quitté Paris,
la France; M. de Lymaille venait d'être nommé à
l'ambassade de Pékin ... Ainsi donc Odelle allait
rester seule, toute scule avec son mari, un incolHtU
qu'elle n'aimait pas.
Et dans sa belle robe blanche qui la faisait si jolie,
m~lgré
les tendresses qu'on lui prodiguait.et les
baisers qu'elle recevait, Odette se trouvmt très
malheureuse. Elle souriait pourtant, aimable tou-
�30
ODETTE DE LYMAILLE
jours, mais par moments eUe avait envie de
pleurer.
,
Quand elle eut fait, avec son mari, plusieurs fois
le tour des sal<)fis, jugeant que le protocole mondain ne pouvait rien lui reprocher, elle quitta
Pierre et, seule, alla s'asseoir dans un petit bOlldoir.
Elle y était à peine depuis quelques minutes,
qu'uoe femme, d'une excentrique élégance, vint l'y.
retrouver.
- Odette, ma chérie, s'écna-t-elle en entrant,
ne bougez pas, vous êtes divine dans ce grand fauteuil. Avec vos lis et cette robe moderne, vous
représentez bien la vierge d'aujourd'hui, la vierge
que la poésie nimbe d'idéal. C'est une vision dont
je me souviendrai.
Puis, plus pratique, elle ajouta:
- Je meurs de faim, venez luncher avec moi.
Joyeuse, Odette prit le bras de la jeune femme et
toutes deux se dil'lgèrè'mt vers le buffet. Dans un
coin, en mangeant, elles bavardèrent.
Cette extravagante personne s'appelait Myriam
Laudet; elle était la plus chère amie d'Odette.
Sculptant avec goût, orgueilleuse de son gentil
talent, elle avait été la confidente des rêves littéraires d'Odette. Odette avait été la sienne; chacune
croyait vraiment au talent de j'autre; celte croyance
les faisait amies.
.
Myriam Laudet n'était pas cc qu'on appelle Une
jolie femme, mais son charme, un peu pervers,
retenait les regards. Très brune, ses yeux clairs
étonnaient, ils savaient si bien être na'ifs 011 voluptueux. Sa bouche aux lèvres fortes, extrêmement '
sensuelle, faisait tantôt une moue (J'enfant ou souriait si spirituellement, que ceux qui la voyaient
sourire désiraient toujours savoir le pourquoi de
ce sourire de femme.
Myriam était aimable avec tous, car ene aimait
par-ùessus tout à plaire.
Elle avait connu Odette au cours de littérature,
l'une rêvait poésie, l'antre art; tout de suite, elle!
s'aimèrent.
Le muriage de Myriam avee 90n Cousin, gros
fin:mcier, n'avait pus séparé los dC\lX amie, le no 1-
�FE~\nI
DE LETTlŒS
veau méllage élan t venu habi ter tOll t près de l'hôtel
de Lymaille. Ce voisinage, au contraire, avait favorisé leur ami Lié.
Bien triste à ia pensée du prochain départ de ses
parents, Odette avaiL eu un élan de joie en voyant
venir vers elle My riam, la confidente, l'amie très
chère. Celle-là, au moins, lui l'estai t; celle-là ne
l'abandonnait pas.
Les deux. jeunes femmes causaient gaiement.
Oubliant Oll elles étaient, pourquoi Odette portait
cette robe blanche, elles parlaient d'arL et de litté·
rature.
' ,
Myriam disait:
- J'ai fini votre livre hier, Odet te j c'est tou t à
fail bien. Ce second recueil dépasse de beaucoup,
comme valeur, votre premier. Vos vers sont joliment ciselés. Vous marchez à grands pas vers le
chef-d'œuvre, je suis fière d'être yotre amie.
Et OJette, souriante, habituée à ces louanges,
demandai t :
- Et vous, Myriam, que nous préparez-vous
pou r le Salon '? Ayez-voLIs trouvé le modèle COIlt"urme à votre idée? Allc;: -youS ellcure une fois
nous étonner pal" l'audace de \ otrc composition '1
Myriam allait répondre, lorsque quelqu'un vint
troubler leur bavardage; ce quelqu'ull, cet importUll, trouvèrent-ell.es, était Jean Tarùif.
Avec Ull bon ~ou,J:ircet
d'une voix afl'e clueuse, il
s'écria:
- Enfin, Odette, je vous trouve, Pieu!.! et moi
llOIlS étions inq niets. Qu'ête::;-vous cJe\ enue .,
D'ull 1011 peu aimable, Myriam intervint:
- D'abord, bonjour, monsieur Tardif, vous ne
m'ayez pas encore vue.
Moqueur, Je~1I
s'inclina:
- En efTet, madame, je n'ai pas eu ce grand
honneur.
- Vousauri.:z pu vous e.ll souve.lir .
peu de mémoire,; une anlre fois, j'essaie. ,- J~,ai
rai de laire mieux.
- Maintenant, reprit Myriam lin peu vexée, je
yous rends b belle mariée; je J'avais si bien ncca-
�parée qu'ene onbliaitson grand ami. Nous causions
de choses très intéressantes, monsieur Tardif; pa::.
chiITons, je vous assure.
Avec ironie, Jean répondit:
- Hélas! les femmes cFaujourd'hui ne causent
plus jamais chiffons, ce qui est hien regrett.:\ble.
Acerbe, Myriam demanda:
- Qu'entendez-vous par là? .
- Beaucoup de choses que la femme supérieure
que vous êtes troUrverait stupides; aussi je ne ,ous
les expliquerai pas.
Myriam haussa les épaules et, dédaignant son
interlocuteur, ne IUT répondit pas.
- Odette, dit-elle, je vais saluer votre mère.
Tout à l'heure, je vous présenterai un de mes amis,
rédacteur à 1& Revue de Ilj1rt par les Femmes;
j'avais demandé pour lui, à vos parents, une invi1atiOlI. C'est \lll de vos admira.teurs, ma chère; il a
Je plus grand désir de vous connaitre.
Raide, sans I-éponclre au salut extraordinairement respectueux de Jean, Myriam s'en alla.
A peine avait-eJle tourné Je dos que le jCtlOC
homme fit une grimace si drôle, qu'Odette ne put
s'empêcher Je rire.
- Vous ne l'aimez pas, dit-elle.
, . Ah non Is'écria-t-il; Ii\, franchement, je ne
l aIme pas.
- Pourquoi?
- Parce que je ne la crois pas bQnne, et qu'ensuite j'ai îdée qu'elle quittera très rapidement le
sentier de la vertu. Cette femme-là, comme (lirait
ma vieille nourrice, c'est pa' du bois clont on fait
les honnêtes femmes.
_ Méchant 1 (il Odette amusée.
Puis elle demanda:
- Et moi, suis-je du bois dont 011 fnit les
honnêtes femmcs?
Jean ne sourit plus, et, très gr:lV(', répondit:
- Ûl1i, si vous aimoz. Et il J'anl :litncr, Odette
il fant aimer sans réserve, aVel! 10l1t voIre cœUl' .• :
Croyez votre camarade de lonjollrs, votre ami
tl' on f~nce,
Dans l'amour, VOllS trouvc.~7
e bonheur.
t'amonr vous don lora toutes l " )OIes CI le va 1S
�FEMME DE LETTRES
33
rêvez, l'amour seul peut faire de vous une femme
complètement heureuse.
Tristement, Odette secoua la tête sans rien
répondre.
Très bas, Jean reprit:
- Il faut essayer d'aimer, pelite amie. Jusqu'ici
..-ou n'ayez aimé personne, je crois pouvoir l'affirmer; depuis si longtemps mon affection fraternelle
vous su it.
Très simple, Odette ayoua :
- Non, je n'ai jamais aimé.
- Alors, c'est si simple de commencer ... 00.
vous adore, vous en doutez-vous?
Les grands yeux sombres de la jeune femme se
b.lissèrent.
Jean continua:
- OJctle, il faut être charitable et donner llll
peu de ce cœur qu'on réclame. Croyez-moi,
essayez d'aimer, d'aimer exclusivement, vous
verrez comme c'est bon ... Pour l'èlre aimé, tous
le sacrifices, même ceux qui semblcnt très douloure ux, de\'iennent faciles. Aimez avec votre cœur,
avec votre âme, avec tou te votre personne; aimez
follement, passionnément, mellez dans votre
amour toute votre jeunesse el tous vos rêve.
Aimer, c'est le secrel du bonheur, l'explication la
meilleu re et la plus vraie de la vie.
.
Ces derniers mots furent dits avec Ulle telle couviction qu'Odette s'étonna; jamais elle n'aurait
cru que Jean, le gai camarade, le bon vivant, pût
parler ainsi.
Intriguée, très affectueuse, à son tour elle illterrogea:
- Jean, vous aimez, j'en suis certaine, dit-ell e.
Il détourna la têle, se tut quelques instants, puis
en riant, répondit:
- Moi? Mais non, OdeUe, je ne suis pas un de
ceux qui rêvent d'amour. Regardez-moi donc,
est-ce que mon physique ne m'interdit pas ces
r~yes-Ià
'?
- Yous vous calomniez.
Mais Hon, VOUS savez bh:n que je dis la \'érité
et votre amitié seule proteste. Regardez yotœ
:1
�ODETTE DE Ly:r,fAILLE
34
mari, il vient vers nous, admirez son él.égance, cet
air de race . Celui-là, oui, peut et doit être ailJlé;
mais Jean Tardif, vrai bourgeois gros et court,
n'est bon qU'à faire un ami, mais celui-là, petite
madame, vous est dévoué jusqu'à la mort.
Comme Pierre s'approchait d'Odette, hcareux
de la trouver seule avec: Jean, Myriam Laudel
\enait aussi, suivie d'un tout jeune homme yètu
,t"t'c une recherche de fort mauvais goùt.
E~:\lbérante,
M}'riam s'écria:
- Ma chère 0 :lelle, permetlez-moi de vous
présenter M. Arnold de Busenève, un confrère,
criti'lue littéraire de la Revue de l'l\rt par- les
F<!lIllHes, une revue dont le succès sera wlossal.
Depuis longtemps M. de Busenè\·e avait le grand
désir de vous connaitre .
Lc jeune homme s'inclina et, en tenues savants
pleins d'emphase, longucment exprima à Odette
la "ive admiratioll qu'il avait pour son talent. Il
cita des vers de son dernier recueil et affirma, avec
une autorité amusante, qu'elle était, actuellement,
Ull de nos meilleurs poètes. Il termina, en demanJant à la comtesse de Rouvray de bien vouloir
l'autoriser à de\·enir son historien.
- Madame, fit-il avec de grands gestes, je
deyine votre avenir, je vois la route qui s'ouvre
devant VOLIS; elle est belle, glorieuse et tout encombrISe de lauriers. Permettez-moi de la suivre
loin de vous, très respectueusement. l e refusez
pas, vous n'avez pas le droit; par votre talent
YOUS appartenez J. l'histoire lilléraire de notre
pays.
« Je sollicite cet honneur, madame, fort humblement, et vous me verrez plein de c:onfusion,
mais très heureux si vous me l'accordez. .
Pendant que le jeune homme disconrait ainsi,
Odette avait ressenti dcs sensatiOllli bien (liff~rCl(es
.
D'abord elle trouva cet importun grotesque et
ennuyeux, mais la lIatterie, même la plus grossière,
étant toujours acceptée, les compliments la fil ent
sourire; la dernière demande du jeune homme la
surprit tellement, qu'elle la jugea déplacée.
�FEMME DE LETTRES
35
Pourtant, avant de refuser, eUe hésita et regarda
les visages de ceux qui l'entouraient.
Jean dissimulait mal une folle envie de rire.
Pierre, les sourcils froncés, ['air méchant} paraissait vouloir dévorer M. de Busenève.
Cette attitude décida Odette. Elle jugea que son
mari manifestait une jalousie intempestive; si elle
cédait aujourd'hui, cela en était fait de sa carrière
de femme de lettres!
Elle allait donc répondre affirmativement, quand,
craignant un refus, Myriam s'écria:
- Ma chère, M. de Busenhe a raison; vous
n'avez pas le droit de refuser, votre talent vous
met au-dessus des autres femmes et vous permet
d'agir différemment. C'est donc votre consentement que vous allez lui donner.
Le comte de Rouvray voulu l intervenir, mais
Jean s~y opposa.
- Tais-toi, dit-il tout bas, en désignant Mme
Laudet, cette femme est à moitié folle, il ne faul
pas discuter avec une détraquée, et si tu n'attaches
aucune importance à cette scène ridicule, ce soir
Odette ama oublié cet idiot de rédacteur d'une
revue qu'on ne lit jamais. Crois-moi, ajouta-t-il en
entraînant son ami, ne lutte pas avec les l'êves
littéraires de ta femme, arrange-toi, simplement,
pour qu'eUe les oublie.
Très triste, Pierre répondit:
- Ce sera bien difficile. As-tu regardé Odette
tout à l'heure, quand cet homme, ce rien du tout,
lui parlait? Son visage resplendissait de joie. Je ne
lui ai jamais vu cette expression parfaite de bonbeur pendant 110S fiançailles.
Jean haussa les épaules.
- Jaloux, va ! et jaloux de quoi? De ce vermissenu, afi'reusemelll laid el combien grotesque 1
-Mais...
. .
- Tu déraisollnes .•• Viens dans la serre fumer
a vec moi u Ile cigarette, la dernière de ta vie d t!
garçon.
�ODETTE DE LY"lIIAILLE
v
Le soir même de son l1arig~,
Pi0rre de Rouvray avait emmené sa femme dans un c1ultt:all
qu'il PO$5 'dait en Normalldie, près de Li~:,jeux.
Le ch~\leaL
des Oi:;elles, '.<éritable petite merveille, àppartenait à la Camille de Rou,ral depu; s
près de' deux siècles. Niché au milieu li un parc
dcssiné selon le goût du dix-huitième, construit
sur le modèle de Trianon, pour une grand'mèn;
ql\l, disait-on, avait été aimée du roi, cl1<lljlte
chosc dans cette demeure avait été [aile pOlir le
plaisir c1es yeux.
Le jardin, bien clos par des murs qui disparai 'sai nt sous les i1eur:s, était discret el ombragé;
bo:::q uets, charmilles, peli tes a lJées toul1'ues el
sombres, rien ne manquait de cc qui rait la joie
des·amoureux.
Et cc jardin en avait vu des amoureux!
Dt:puis 'que la jolie grand'mère S'Cil était allée
vers un paradis indulgent, toutes les ieunes femmes
de la f,ll11ille des de Rouvray étaient venues pa~sl:r
là luttl' lune de mil!!.
Que de tendres bHisers et de naïfs aveux les jeunes
couples avaienl échangés sous les vieux arbres!
D'ans l~ pays ou remarquait que cus tlncètres
tou l'l'liS accaparaient tous les oiseaux. Leurs vieilles
bralll.:hes, sous lesq lIeltes les amants sc promenaient, ,étaicn-l~
plus hosl)i~aère,
ou savaientelle,s lTIJe.ux gara,ntlr de, la p lue et ~u vent les tout
petits ljUI ,ntlls.S tl LCnt là ?
ne S~Vlt,
ct personne
l1e s'expltqualt pourclUOI tant d Oiseaux, lous les
ans, venaient bâtir leur nid dans ce parc merveilleux.
Pierre adorait ce château, et c'est avec joie qu'il
y, vait conduit Odette. Il espérait que, dans cette
demeure où l'on s'était tant aimé, eux feraient
comJl1\:. les autrcs ct s'aimcraient aussi.
911
�FEMME DE LETTRES
37
Depuis quinze jours le jeune ménage}' habit"it,
et ces qllinze jours Odette les avait tromé:> terriblt:mentlongs . Qu Iques helll\:!s à peine elle s'intéressa à l'adorable chose qu'était ceHe vieille maison, 'i admira1.Jlement conservée.
Une matinée, elle trouva amusant de voir sa
silhouette moJerne traversn es pièces dont la
décoration et l'ameubll'l11ent étail,nt si iLltacts,
qu'on s'attendait, à chaque minute, à "oir surgir,
Jans qUcllJUC coin, des dames poudrées à paniers,
et Jes gentilshommes à pelTuques . Le veston cie
son mari ct sa jupe courte dans cet intérieur la
tIrent rire; puis le ICDl\'ll1uin tout œla ne l'amusa
plus .
. .SOIl mari lui fit visiter le parc cu détails; avec
)Ole, le propriétaire lui en montra les plus jolis
endroits.
Cc chateau l'0sséJ"it, comme Trinlloll, un temple de l'Amotll'. La fantaisie des aïeules avait fait
entourer cc temple d'une multitude de roses. Il
yen avait des milliers de toutes sortes et cie toutes
couleurs, et cc; temple, aux tines colonnades, ainsi
caché par ces fleurs royales, était la plus jolie
chose qu'on put vuir.
Odette admira distraitement; décidément rien
ne l'entio~as,
Cl clic ne comprenait pas
l'adoration que S011111<11 i éprouvait pour ce coin de
terre.
Certes, ce chàtcau était joli. Mais elle le trouvait triste; elle s'y ennuyait!
Odette n'aimait pas, alors l'amour de son mari
lui paraissait pénible.
Pierre l'aimait, et l'aimait si passionnément qu'il
ne s'apercevait pas que son amonr était seulement
supporté.
Pourtant un jOllr vint où, Odette étant plus
sombre que de contume, il le remarqua; bien vite,
il s'inquiéta. D'abord il ne dit rien, ne L[ucStiOl1Uél
pas, mais nvec soin il observa la jeune femme
tQute la journée, puis, quand le soir fut venu, il
l'entraîna dans le parc, bien décidé à connaître la
cause de cette tristesse, Ci ni lui semblait inex plicable.
�ODETTE DE LYMAILLE
Ce soir-là il faisait une nuit superbe, pleine
d'étoiles, une de ces nuits de juillet où l'être le
plus rebelle à toute émotion sent son âme troublée
par l:.t divine harmonie que la nature répand sur la
terre. Les fleurs exhalaient un parfum pénétrant,
les grillons dans l'herbe s'appelaient, et une brise
très douce agitait légèrement les feuilles des
grands arbres.
Pierre avait passé son bras sous celui d'Odette,
et lout en marchant il paclait, il parlait bas, ne
,"oulant pas troubler ce grand calme du soir. Il
disait:
- Entendez-vous, Odette, les peupliers qui
s'agitent, ct ce bruissement si doux qui se fait tout
là-haut? ce soutles feuilles qui causent entre elles.
Et savez-volis ce qu'elles disent, petite chérie?
-Noll, fil la jeune femme, distraitemen t.
- Elles di:;cu( que jamais ellcs n'ont vu se promener si belle dame, que bien des châtelaines ont
passé là, mais qu'aucune n'était aussi jolie. Elles
jasent en votre hon! eur, et ce murm,ure charmant,
qui semble venir du ciel, est lIU hommage à votre
beauté. Chérie, l'avez-volIs compris?
Ces parolcs d'amour, si tenùrement dites, e1\
appelaient d'autres. Nulkmcnt éIllUe-, Odetlécou~
tait, el vers ses l~vrcs
auclln mot doux ne moutait.
Etonné d~ ce silence, Ull peu tristement, Pierre
reprit:
- Pourquoi ne me répondez-\"ouS pas; cette
promenade vOliS ennuie '/
Poliment, la jeune femme riposta:
- Mais non! quelle étmnge id ée !
- Pas si étrange qu'elle cn a l'air, car c'est seulement la parfai te femme d II monde que vous Clles
qui vient de protester. Odette, vous manquez vis.
à-vis de moi de sil1l.,;érilé.
Ne sachant 'lue dire, elle se luI.
Alors, un peu brusquement, Pierre s'éloigna
J'elle el, très bref, fit:
- Rentrons.
Jusqu'au cha teau, ni l'un ni l'autre ne parlèrent.
Sans s'occu pek' Je sa femme, Pierre s'installa
,!:lus un coin du salon et, prenant les journaux de
�FE:}.IMEDE L.ETTRES
39
Paris que le courrier du soir av"it apportés, il se
mit à les parcourir.
Un peu désemparée, Odette s'assit près de la
fenêtre et) les yeux fixés sur Je ciel étoilé, JOill,
bien loin, ses pensées s'envolèrent.
D'abord, avec tristesse, elle songea à ses parents,
partis depuis quelques jours, si tOlll .déjà; puis elle
pensa il ses amies. Depuis son mariage, aucune,
sauf Myriam, ne lui avait écrit. Elle, au moins, ne
l'oubliait pas; chaque matin, une lettre arrivnit cl
cet te lettre, venant de Trouvi Ile, étai t a llendue
<.1\"ec impatience par la jeune femme.
Myriam ne racontait pas des choses bien intéressantes, mais elle parlait de Trouville, de ses
plaisirs, et aussi de l'enthousiasJ1le e}.traordinaire,
assurait-elle, que le dernier livre d'Odette avait
soulevé parmi ses lecteurs et amis, très nombreux
sur la plage normande,.
Croyant Hai ce que Myriam écri\'ait, Odette
plus que jamais était fière de sa jeune célébrité et,
stupidement orgueilleuse, s'imaginait avoir déchu
en épousant le comte de Rouvray, un inconnu!
Elle accertait l'amour de son mari COll1llle un
hommage qui lui était dû, hommage souvent
ennuycll· . Quand 011 n'aime pas, l'amour est "touJOLI rs im.portuI1, ct Odet te n'aimai t pas.
Le mariage, (( la vie à deux ll, si douce pour
des amoureux, lui semblait pénible, ct avec eil'roi
die songeait que toujours, toujours, elle vivrait
ainsi .
Elte se demandai t si longtemps encore ils
allaient rester dans ce château Ol! elle s'ennuyait
tunt.
-
Ils y étaient seulemcnt depuis quinze jours, et
ces quim; jours lui avaient paru mortellement
longs. Odette, se trou rant très malhcll rClIse, s'a pitoya sur elle-même. Elle regretta d'avoir c}.:outé
:;a mère et de s'être mariée. Ce mariag\! l'enchaîna i t.
Libre, Cjll'eùl-elle fait? Elle n'cn savait rien;
mais son (\me de femme, incompréhensible, se
disait que, libre, elle eùt été heureuse.
Jamais, jusqu'à ce jour, elle n'avait connu l'en-
�ODETTE ' DE LYMAILLE
nui; autrefois les heures s'enfuyaient toujours
trop vite. Le travail, ses amis, le monde absorbaient sa vie; maintenant de tout cela e1le n'avait
plus rien, rien ... Décidément elle était bien mal
heureuse 1 Et un soupir, un gros soupir d'enfant,
gonfla sa jeune poitrine.
Ce soupir parvint jusqu'aux oreilles de Pierre et
le troubla.
Il était rentré très triste, un peu fâché; malgré
tout son amour, il en voulait à Odette, il lui en
\'oulait de sa souffrance de ce soir. Tout à l'heure,
en se promenant avec elle, alors qu'il lui parlait si
amoureusement, l'altitude de la jeune femme
l'avait surpri s et profondém ent attristé; puis, peu
à pen, il étài t arrivé à se deinancler si Odelte l'ai mait.
Lui l'aimait tant. .. Etait-ce possible que cet
enfant de vingt ans fût rebelle fi. son amour'? Elle
ne l'avait pas compris tout à l'heure, sans cela elle
n'eût pas été aussi cruelle. Odelle était bonne et si
elle s'apercevait du chagrin qu'un geste d'elle avait
causé, elle aurait pitié ! ... PitIé, oui, mais Pierre ne
voulait pas, par ce chemin-là, conquérir son cœur.
Il souffra it aussi dans 50 11 orgueil, car il se disait
qu'il n'ayait pas su se faire aimer; et pendant qu'il
feignait d e parcourir le journal, il se rappelait
unè phrase que son ami Jean Tardif lui répétait si
SOl1l'enl : « Mon vieux, tu es un lype que toules les
femmes adoren t. )1
E1I disant cela, Jean ne se moquait pas, et si
Pi erre avait voulu, il etH pu avoir bien des aventur<.:s ... Alors, pourquoi sa femme ne l'aimait·ellc
pas ')....
Il réfiéddssait ain.si fort tris~men,
quand le
soupir d'Odette parvlllt Jusqu'à IlU,
.
Ce so u]\ir fit envol.er très loin le peu de ran cune
qu'il avait contre la Jeune femme. Jetant son journal, vite il s'approclla ùu fauteuil où Odette
rèl'uit, et prenant sa main qui pendait languissan te, il demanùa d'une voix douce:
- Pourquoi ce gros so upir'!
Surprise, elle répondit:
- Mais ... je ne sais ... pour rien.
Tendrement, 1I1l1sista :
4
�FE~m
DE LETTRES
41
- Ce n'est pa une réponse.
Es ayant de sourire, Odette fit:
- Sait-on jamais? Il suftit de si peu de chose
pour vou ' attrister.
- C'est déjà presque un a\·eu ... Allons, continuez , dites vite cette petite chose qui. vous rend
triste.
Odette, ne voulan t rien avouer, ne répondit pas.
Alors, pour être encore plus près, Pierre s'agenouilla devant elle.
- Yorez, reprit-il, j'ai l'air d'un enfant qui
demande pardon. Allons, ne vous faites pas p!1er,
avouez-moi toutes \'os pensées, depuis que YOU '
êle Itl, j,rès de celle fenêtre, immobile el silen1
cieuse. 'ai le droit de les connallre, puis'le~
ont embrumé vos joli yeux que j'aime tant.
Odette comprit qu'il fallai t répondre; elle a \oua:
- J'ai pensé d'abord li mes parents, au. si li mes
ami ' ... et puis, vorez-vous, je ne sais commen t \OllS
dire cela, mais cc château, ce grand château, où
nou:, sommes tous les deux seuls, me semble lin
peu dé~ert.
Parfois, dans ces hautes pièces, je
n'ose parler, ni rire ... Tout ce passé, d'un autre
~iècle,
qui nOliS entoure, m'altri~e
Ull peu. Je
s age li toutes celles qui son t \'enue. là, avan 1 moi;
elle étaient jeune, jolies, on les aimait... Aujourd'hui persoune ne se souvient plus d'elles. Les
êtres so nt partis, mais les choses demeurent, et
c'e 1 infiniment triste!. .. Alors souvent je pense à
la mort. .. C'e t la faute des choses, de ce jolies
choses du temp passé. Voilà la raison de ce
'i1ain oupir qui est parvenu jusqu'à vos oreilles
inùiscrète ; ce soupir voulait ne pas être entendu.
Glis ant son bras autour de la taille de la jeune
femme, trè-s tendrement, Pierre répondit:
- Odette, cette mélallcolie que YOUS m'expliquezi joliment, et dont vous rendez les cho,>cs
re,;pollsables, moi qui nc suis qu'un am"cux profane, je vais vous la définir d'un mot, un peu
brutal: pelite chérie, vou del'enez neurasthénique.
La jeune femme voulut proIe 'tc r .
• - Chut! reprit-il vivemenl, taiscl-\'OU el
c.;outez.
�ODETTE DELY:'IAILLE
« Ceile ma lad ie, très il. la. mode, se snigne, heureusement, sans médecin j pour se guérir, il suffit
de se distraire. Odette, nous allons nOliS distraire.
Et, très gaiement, il demanda:
- Commandez, madame, que vouleZ-VOlis faire?
Vous voyez que votre mari, foulant ~ux
pieds la
loi divine, ne demande qu'rl vous obéIr.
lIésitant, n'osant arOuer son désir, Odette réponùit:..
.
- MaIS Je ne saIs ...
- Alors je propose. Voulez-vous voyager?
- Oh! oui, s'écria Odette ave~
joie.
- Quel pays rous tel1te-t-il? l.Jes lacs d'Ecosse,
les liords de Norvège, les steppes de Russie?
- Non, fit-elle en riant, c'est trop loin.
- - Alors, dites vile votre secret désir, car vous
en avez UIl, j'en 'suis certain.
--- Je n'ose pas.
- Même si on vous en prie? Voyons, fit-il, en
baisant les l1J<lins cie la jeune femme, compreneL
Jonc que ces deux pelites men ttes, que je tiens
prisonnières, me mèneraient, si elles vOldaient, au
bout du monde. Je suis voIre esclave, Odette ... Je
l'ointe tanl!
Ces derniers 1110ts furent dits si amourensemeut
que la jeune femme eut honte de ce qu'elle allait
demander. Les yeux baissés, tou te confuse, elle
avoua:
- Je voudrais aller il Trouville; il raral! qu'on
s'y amusc tant, el papa n'a jamais voulu m'\, l'011duire.
•
Très étonné de ce désir, Pierre acquiesça pourtant.
- Nous irons il Trouville, ma chérie, mais VOLIS
verrez, par vous-mème, que celte ville n'est pas un
1l'OU pou r des t\mOUl"eu x.
Un baiser d'Odette, pl'emicr bniser qu'elle donnait sans qu' n le lui r6damât, récompensa le
jcune mari.
Très heureux, il l'CS ta là un long moment,
agenouillé près de celte femme qu'il adorait el
dont il espérai t bien, à force d'am.ouf. conq uéri r
le cœur.
�FE;\n.1E DE LETTRES
43
Vl
Trouville en août, Trouville pendant la saison
des cour:;es, est la ville où se trouvent réunis tous
les gens qui demandent au monde de les amuser.
Pour eux, la municipalité multiplie les attractions,
le Casino Jait venir à grands frais les artistes les
plus cotés de Paris, et les femmes, réputées les
plus jolies, y promènent leur élégance.
J:;.. Trounlle, personne ne songe à la mer; ceux
~UI
vont à la plage se promènent sur des planches
Jetée sur le sable, le long des villas, où de cha'lue
côté sont assis une haie de curieux qui, stupidement, pendan t des heures entières, regardent pas~
ser les promeneurs.
Des êtres humains, des cabines de bains, des
para ols plantés les uns coutre les autres; une
plage tellement encombrée, que les enfants, très
nombreux, S'y disputent le sable; c'est là tout
l'horizon! Derrière celle foule de choses et de
gens, il ya la mer que personne ne regarde. Les
jolies robes de Mme X ... sont plus intéressallles
à voir, il faut surreiller le flirt de Mme Y ... ct
llcher d'entendre le dernier polin. Le dernier
pOlin, que ne ferait~on
pOUf le connaltre 1
Les méchancetés, les sottises qui peuvent se
débiter bOUS ces parasols, près de ces pl:.1nche<;,
cinématographe Vivant, sont incalculables!
A Trouville, il IJent y avoir de coucher., Je
soleil admirables, e ciel peut s'enOammer, rcs~
plendir de lumière, les soirs de tempête être tra~
giquement beau: qu'importe, ce n'est pas amusant!
L'heure des courses, du thé, des représentatiol1";
théâtrales, ce sont les seules heure que cOIlMissent les baigneurs venus à Trouyille pour s'amuel'. Qui donc, parmi tous ces snobs, songe à.
quelle heure le soleil se couche?
C'est dans cette ville si mondaine et si banale,
�ODETTE DE LYMAILLE
qu'Otlette, la poètesse, avait voulu venir, et le
jeune ménage y était à peine depuis quelques jours
que Pierre s'y déplaisait horriblement.
~e voulant à aucun prix habiter dans l'intérieur
de la ville, il avait conduit Odette aux Rocbesl'oires, un grand hôtel campé en face de la mer, il
l'extrémité de la plage. Là, il espérait ne pas
eutcndre les danses à la mode rilclées par de mauvais violons.
Depuis leur arrivée, si Pierre se sentait parfois
rlgacé et de mauvaise humeur, Odette semblait
renaHre.
.
Gaie, charm:mte, pleine d'entrain, son rire
éclatait ù tout propos; mais ses rires, sa gaieté,
koiss: ient le jeune mari. Aux Oiselles, seule avec
lui, la jeuoe femme ne riait pas, et paraissait s'enIluyer. A Trouville, il avait sufii Cju'elle retrouvàt
J'anciens amis pour que sa jolie bouche se re!l1l1
il 'i(Jllrire .
./',11! comme il les détestait, les amis d'Odette!
l,';:);(,rd son antipathie condamnait sans merci
Cûttc Myriam Laudet, qu'uu cercle de snobs
cn ln uraient.
Ces gens-là, ct bien d'autres, tous les jours
s'empressaient auprès d'Odelle, chacun la réclaJ11.lit l'our la féliciter de son dernier livre, un chefd'( ·u vre, disaient-ils!
Rao.ie de son succès, grisée par tOllS ces hommages, Odette •.,c transformait sOus les ycux
étonnés de 5011 man.
De la jeune femme triste et revclI<;e, qui quinœ
jours durant avait promené sa lrist<:sse ct sa rêvelie aUl11ilieu d'lin parc merveilleux C[u:clle avait :l
l'cine regardé, il ne rc~toai
plus ~·iel.
EI!c était
l"(;lJ1placée par un~
PanSlCl1l1e plellle de VIC ct de
I~aiclé,
qui semblait avoir une soif de s'amuser el
~le
rire, que l'0l?- n~
pourrait rassasier facilement.
!)ierre s'attnslalt de ce changement: l'amoureux, l'amant sourfrait parce qu'il6tail jaloux.
Pourtant, san<; rien dire, le sourire aux lèvres,
il accompagnait partout Odette. Le matin, avec
une complnisance très louable, il arpentait ave.:
die la fUt.: de Paris encombrée d'éql11pages, s'ar0
�FEIIIME DE LETTRES
45
rêluit devant tous les étaklges, admirait llPe COlllmode soi-disant ancienne, et s'extasiait devant une
ro be de forme nouvelle. Si Odette retronvai l ses
amis. ce qui arrivait presque chaque jour, ou s'i.nstallait sur des chaises, devant le Casino, et là, les
propos les plus insigllifiants s'échangeaient.
On parlait course, on discutait res chances du
grand favori; le temps était aussi un inépuisable
sujet de conversation, puis chacun disait du mal
de ses meilleurs amis, absenls naturellement.
Parfois on callsait littérature, on discutait le
dernier livre d'un auteur à la mode .
La plupartde ces gens qui ne l'avaient lu « qu'en
~oura.nt
», avec un aplomb inimaginable le
Jugement.
Sur ce point, Odette était très écoutée, et ses
critiques originales et pleines d'esprit faisaient le
tour de la plage.
Souvent, las à crier quelque sottise, Pierre
s'éloitil1L\J l. Rapidement il se cl irigeai t vers la jetée,
il allrut jusqu'au bout olt personne ne va, de peul'
d'être éclaboussé par les vagues, et là, seul devant
la mer, il lui prenait des rages iouïes.
Il s'en voulait de sa bêtise lui avait consenti à
amener Odette à Trouville; 11 se reprochait sa
faiblesse qui l'y laissait.
\ Il se disait, avec amertume, que tous les deux
gachaient les J?lus beaux jours de leur vic. Ils
étaient jeunes, Ils s'?-imaient, mariés depl1is qllinze
jours, et ils venaient promener leur amour à Trou
yi Ile, au milieu de toute cet te foule.
Odette s'ennuyait au château, voulait voyager:
il falluill'cmmener, pas très loin, en Bretagne par
exemple, clans un coill sauvage et solilaire.
Il fallait l'emmener n'importe olt, sauf à Trouville, cette plage de désœuvrés Ol! elle avait
retrouvé ces amis qui l'éloignaient de lui, el qui,
tOllS les jours, la prenaient de plus en plus.
Ah! s'en aller a\'ec elle, rien qu'avec elle, fuir ce
moncle qui lui volait ses heures de jeunesse et
tl'amour! Voilà ce qu'il fallait faire, ce qu'il ,Yonlai t faire; c'était trop bête de gàcher ainsi son
bonheur!
�ODETTE DE LYMAILLE
Résolu à agir, il quittait la jetée, croyant que sa
volonté, cette fois, saurait s'imposer; mais dès
qu'il approchai-t de la jeune femme, dès qu'il
entendait sa voix claire et rieuse, son grand courage s'en allait, et il se disait qu'il n'oserait jamais
attrister ce joli visage. Et les jours fuyaient tou s
pareils; la jeune femme ne parlait pas de départ et
son mari, craignant de lui déplaire, taisait son
désir.
'Pourtant, un matin de tempête où Pierre était
sorti seul (Odette craignant le grand \"ent), après
une courte promenade il revint, bien décidé celte
fois à expliquer à sa femme son grand besoin de
solitude.
Plein d'espoir, joyeux, il gravit les deux étages,
et, cr0r.ant trouver Odette encore couchée, doucement II entra dans la chambre; mais le lit était
vide, l'oiseau avait quitté son nid.
lJn peu déçu, Pierre pensa que la jeune femme
devait être à côté, et, traversant vivement la pièce,
il ouvrit la porte de commuilication qui donnait
dans un petit salon.
Assise devant une table, lui tournant le dos,
Odette écrivait.
SUl" la pointe des pieds, Pierre s'approcha et
mit un baiser très tcndre sur la nuque blanche, Oll
mille petits cheveux blonds frisaient. Désagréable,
la jcune femme se retourna ct, nen'euse, dit:
- Je vous en prie, ne me déranliez pas lorsquc je travaille, je n'aime pas à être Interrompue.
Sans ri en répondre, le cœur serré, Pierre
s'assit près de la fenêtre et regarda la mer.
La tempête sévissait, le vent souffl ait avec
violence, des vagues monstrueuses, écumantes,
bondissaient les tlnes par-dessus les autres, et
venaient se briser contre la jetée.
Vu de haut, le spectacle était superbe, mais
terrifiaMI, et Pierre pensait a"ec angoisse à tous
les petits bateaux de ptkhe, partis hier soir par
une mer très calme et pas encore rentrés.
Obsédé par cette idée, oubliant qu'Odette travaillait et qu'elle ne voulait pas être dérangée,
Pierre allait lui communiquer ses inquiétudes,
�47
lorsqu'on frappa Ù la porte. Tout en· continu'a nt i'l
écrire, Odette dit:
- Entrez!
Une femme de chambre parut; elle venait prévenir Mme la con1tesse qu'un rédacteur de la lïc
Agréable sollicitait l'honneur d'être reçu.
Sans hésiter, sans consulter son mari, Odt' lte
donna l'orel re d'in trad uire im médiatement ce
visiteur. Quelques secondes après, la. porte s'ouvrit de nouveau, et un jeune homme entra.
Après avoir salué, sans aucun embarras, il
expliqua pourquoi il avait demandé cet entretien.
Le dernier livre de la comtesse ele Rouvray la
mettait tellement en vue, dit-il, que le directeur
de la Vie Aglt_'able l'avait Cl1\"oyé, tout exprès i'l
Trouville, pour savoir si J'auteur voudrait se laisser interviewer.
« Tout e;près n. Ces deux mots-là flattèrent
l'amour-propre el'Odette, car elle les crut vrais.
Elle ignorait que ce jeune rédacteur était envo\(~
par le Joumal des Sports, po.ur faire le C01l11{te
rendu des courses de Deau VIlle, et par l'A éro,
Pr0ur suivre l'arrivée des « dirigeables » Parisfroltville. Elle ignorait que ce jOl1rnai~te,
l'ayunt
aperçue la veille au casino, avait tout de suite
pensé que pour la Vie Agréc"tble, où il écri\"ait de
temps cn temps, une interview de la com((;sse de
Rou\l"ay, femme du monde ùes plus en VUl et
poétesse de talent, serait acceptée avec plaisir et
hien payée.
Non, très flattée, Odette se disnit et se r(;pétait
qu'un journaliste avait {ait le voyage de 'l'rouyille,
ex pr0s, pou r venir l'j n tervie\\ er.
Aussi, toul de suite, elle répondit qu'ellc était
très heure lIse d'accorder ce qu'on lui demandait.
Alors, en homme de métier, le jeu IlC rédaLl C'l' r
interrogea.
Ce fut d'abord l'enfance de la poetesse, es premières idées, ses premiers rêves, Ses premiers \('1"<':.
Avec plaisir, et s.ans omettre aucun délilil,
Odelle raconta ;\ œt Il1conl1U tout son passC. J"lle
lui dit, très emphatique, gue, tOllte jClIl1t, clle
Grrouvait le besoin d'écrire des yers, comme les
�ODETTE DE LYMAILLE
oiseaux éprouvaient le besoin de chanter. Quand
elle ne travaillait pas, expliqua-t-elle, un immense
elUlUi, Ulle tristesse insurmontable s'emparaient
d'elle, mais dès qu'elle reprenait sa plume, bien
loin les papillons noirs s'en allaient.
Le rédacteur demanda encore à la jeune femme
ce qu'elle ressentait en face de cette tempête.
Là, Odette se recueillit quelques instants, {luis
les deux mains jointes, les yeux tournés vers ia
mer, dans une pose in spi rée, elle répondit:
- Ce not qui bondit, écumant, magnifique, me
fait songer à une catastrophe admirable et terrible,
que personne au monde ne pourra prévoir.
I( Cette vague qui .... ient, superbe, étincelante,
va se briser contre la digue, faible rempart; mais
un jour d'autres vagues plus grandes,. plus fortes,
plus puissantes, viendront, géantes, inconnues d e
notre paune humanité, renverser en se jouant
ces travaux de nains, construits par des hommes.
« Celle tempête, ce vent qui souffle, qui hurle,
qui se plaint, cette mer qui se révolte, c'est tragiquement beau, mai s eITroyable. Pourtant, en
regardant ce spec tacle si terrifiant, je ne ressens
aucun sentiment de crainte, ni d'inquiétude.
« J'admire seu lement , j'admire avec toute mon
Ame, tout mon cœur, j'admire avec le respect
qu'on doit avoir devant toute manifestation belle
de la nature!
Pendant toute la conversation du journaliste et
de sa femme, Pierre n'avait pas dit un mot; il
écoutait, observait, mais ses sourcils froncés el
ses lèv.res crispées montraien(son mécontentement.
Celte interv iew ne lui plaisait guère; il la
jugeait grotesque et, malgré tout son indulgent
amour, ne pouvait s'empêcher de trouver qu'Odette
s'y j)t'êlait avec un,e complaisn~e
inimaginable.
E le « se racontatt » avec une Impudeur inouïe,
el à ce rédacteur, un inconnu, elle disait des
choses qu'elle n'avait jamais di tes à SOI1 mari.
L'amant était jaloux, et l'homme dn monde se
révoltait à la pensée que, bientôt, des milliers de
lecteurs liraient les confidences que sa femme
~vait
faile s à un journaliste.
�FEMME DE LETTRES
49
Quand Odette parla des impressions qu'elle res~
sentait en face de la tempête, Pierre souffrit de
voir que ses impressions ne ressemblaient guère
aux siennes. Il ne pouvait comprendre qu'un
cœur de femme n'eût pas pensé d'abord, avant
tOLlte autre chose, à ceux qui luttaient au large,
contre le vent et la force des vagues.
Lorsq u'elle eut fini de parler, il se leva, et d'un
tou qui youlait être plein de reproches, mais qui
était encore plein d'amour, ir dit:
- Avant d'admirer cette tempête, Odette il
faudrait songer à tous les pauues gens qui sont
sur cette mer démontée, et surtout à ces petits
?ateaux de pêche que vous voyez tous les jours;
Ils sont partis hier matin, ils doivent revenir ce
soir; seront-ils tous là? .. Pensez aux drames si
courts, aux deuils si cruels que ces vagues, que
YOUS admirez tant, causent en l'espace d'une
seconde! Pensez à cela, et votre admiration se
mélangera d'horreur.
Le journaliste se leva et, très aimable, répondit:
- C'est fort juste, ce que vous venez de dire,
monsieur, mais permettez-moi une peti te cri tiq ue:
au point de vue littéraire, c'est très banal. Aujourd'hui, nous avons tous ces pensées-là; d'au tres
avant nous les ont eues, d'autres après nous les
auront encore; tandis que les idées de madame la
comtesse de Rouvra)' sont neuves, inédites, et
c'est un honneur que j'apprécie, soyez-en certain,
d:avoir été le premier à qui elle voulût bien les
dlre ...
~ Madame, il me re te à YOUS remercier de
votre si charmant accueiL
Aprés avoir salué, le journaliste s'en alla.
Dès qu'il eut fermé la porte, Odelle vivement
reprit sa plume, en s'écriant:
- Pas un mol, Pierre, je vous prie; je veux
écriI"e tout de suite ce que je viens de dire à cc
rédàcteur; je ferai avec ces idées-là un fort beau
sonnet.
Agacé, très nerveux, Pierre répondit:
- Voyons! celle comédie est terminée, per~
sonne n'est là, ne la jouez pas pour moi.
�5°
-
ODETTE DE LYMAILLI!:
.Le ton ùe Pierre élait .s i agressif qu'Odette , surprise, laissa tomber sa plume et demanda: .
.
- Quoi? Que voulez-,-ous me dire?
- C'est fort simple: cetle conversation m'\l
déplu , et je ne puis admettre que vous vous prêtiez ainsi il un pareil int rrogatoire.
\( Vous êtes femme de lettres, c'est bien; mais
"ous êtes aussi ma femme, et vous ne devez pas
j'oublier.
En entendant ces paroles, l'étonnement d'Odette
(lit si grand, que tout de suite elle ne réponclilpas;
.dors, plus doucement, Pierre reprit :
- Oui, comprenez, ma çhérie, que vous venez
de faire une chose bk\mable ... Vous êtes jeune,
,l'ès jel1l1C, vous n'avez aucune e.·périence, el confiante, sans rétléchir, vous lincz \'OS plus secrètes
pensées, vos rêves les plus purs, enGn un peu de
\"(jus-même, à un inconnu qui va faire avec cela un
Irticlc sensationnel. Dans quelques jours, tout ce
qJe \OUS avez dit tout à l'heure sera imprimé,
l'ublié, lu par tout le momIe. Pour les lecteurs,
\d US serez classée parmi les femmes dont Oll parle:
l'il1C parce quc c'est une actrice, célèbre par la
i . .)hesse cie ses bijoux dus à la générosité de ses
nombreux amants ; l'autre, parce qno c'est une
femme de lettres, sans talent, 1l1allresse attitrée
d'un de nos plus célèbres écrivains, VOLIS serc;;
discutée, jugée, raillée peut-ètre, vou:;, Odette, 11lJ
tant cbérie ! Non, je ne veux pas que vous soyez de
..:elles dont on rit. Comprenez done que vous ètrs
pour moi l'nnique, la seule; personne ne pellt, 1',-'
doit vous être comparé. Mon amour est jalou .·: ,
égoïste, mais si grand, qu'il faut l'écouter et Il'!
ohéir.
Très tranq uillelUcnt, la jeune femme se leva d,
s'approchant de son mari, lui répondit:
- Pierre, je vais èlro très si llcère et très franche;
écoutez-moi bien. POLIr que notre mariage soit 1111
hcurell x mariage, il no l'au t pas vouloir vous opposer à ma carrière lil1 éraire. Ma vie cie femmc '" ra
séparée en deux parties bien distinctes: l'une \OUS
appartiendra entièrement, l'autre, je me la rber- .
verai pour mes occupations personnelles.
�FEMME DE LETTRES
« Cette interview, que vous me reprochez si
amèrement, est nécessaire à ma réputation littéraire, je ne pouvais la refuser. C'est une sorte
de réclame gratuite que recherchent les plus célèbres de nos auteurs.
soyez de votr~
siècl;. et
« Réfléchissez, P~er;
rappelez-vous qu'auJourd'huI les souverams memes
accordent des interviews ... aux rédacteurs des
journaux illustrés .•• Donc, votre i"t.!ol1sie ne doit
pa s'alarmer de ce [ait, qui peut se reproduire .
.Le ton d'Odette, en parlant ainsi, étail si volontaire que Pierre, froissé, répondit vivement:
- Alors, vous pensez vraiment me faire ad~leLtr,
.colllme nécessaire, que le premier journaliste plusse se permettre de venir vous demander
"? sen alions sur n'importe quel incident de votre
VIe, ou de celle des autres?
(( Non, non, Odette! Jamais, vous m'entendez,
je ne tolérerai une seconde comédie pareille à celle
de tout à l'heure ... Ma foi, un moment, j'ai cru que
cel inconnu allait vous interroger sur ce que vous
avez éprouvé lors de mon premier baiser.
( Mais, pensez donc que ces journalistes sont
des hommes comme les autres, ni meilleurs, ni
un ':Œur, des sens. Vous êtes jeune,
pÏl:es; ils Ol~t
Jolie; vous mterVlewer, c'est très amusant: Sorti
de ~hez
vous,. ni par malice, ni par méchanceté,
mais par besom de parler, ce rédacteur, avec qui
vous venez de causer, racontera sa visite à des
camarades, des confrères, des amis; el votre nom
sera pranoncé par ces hommes sans le respect
voulu; même quelque plaisanterie sotte el grossière, comme nous en faisons tous, peut terminer
leur conversation ... Non, Odette, vous, ma femme,
vous que j'aime tant, votre conduite ne doit pas
autoriser ces plaisanteries-là. Voilà ce que je
devais vous dire, et ce que vous devez comprendre.
Très rouge, fort en colère, Odette allait répondre, lorsqu'on frappa à la porte.
Un valet de chambre de l'hôtel venait prévenir
Mme la comtesse de Rouvray qu'un rédacteur de
Millerva sollicitait l'honneur d'être reçu.
Pierre ne laissa pas le domestique achever; se
�52
ODETTE DE
LY~fAmE
précipitant vers iui, la voix tremblante, avec rage,
11 dit:
- Vous répondrez à ce monsieur que Ivlme ln
comtesse ne reçoit pas:
Le domestique, qni, probablement, a rait reçu un
bOll pourboire, inslsta :
- Monsieurle cO\11te, ce monsieur ...
Furieux, Pierre l'interrompit:
- Je viens de vous dire que Mille ln comtesse
ne recevoit pas. Toute insistance est inutile.
Comme le domestique s'en allait, Pierre le
rappela:
- Vous passerez à la direction prévenir qu'un
prépare la noIe. Nous partons. Nos appartemenls
seront libres cc soir. EllYoyez de suite la femme de
chambre pour commencer les malles.
Sans faire aucune réflexion, le domestique
répondit:
- Bien, monsieur!
Puis très vite disparut.
Sans regarder Odette Cjlli, pendant cette courte
scène, n'avait pas bougé, Pierre en s'en allant dit:
- A tout à l'hèure, c'est convenu. Nous prendrons le train de 5 h. 30. Je vo.Îs retenir des pInces.
VII
En quittant Trouville, IL' jeune ménage de ,Rouvray était \"CI111 se réinstaller au chateau des
Oiselles. Pierre comptait y rester ù peine quelques
jours; loul de suite îl voulait emmener Odette en
Bretagne, espérant que cc voyage, où il s'efforcerait d'ètre le plus charmant des compagnons et le
plus tendre des amoureux, dissiperait le malentendu qu'il y avait entre ellX, malentendu qui le
désespérait.
Depuis leu r brusque départ de Trou ville, Odette
parlalt à peine. Quand sun mari l'interrogeait, elle
rt:ponLlait; mais son ton était si froid, si indiH'érent,
�\<"nJME DE LETTRES
53
que Pierre s'inquiétait, craignant d'avoir profondément blessé la jeune fClUme. Alors, avec amertume, il se reprochait le ll1ou\'ement de colère
auquel il avait cédé. Il eClt dü patienter plus longtemps, s'expliquer pIns doucement. Peut-être
Odette amait-elle compris quel chagrin, sans s'en
douter, elle faisait à son mari, Mais lui s'était emporté, avait parlé en mallre; c'était cela, probablement, que la jeune femme ne pardollnait pas.
D'abord, Pierre pensa que celle bouderie ne
durerait pas, et que quel_lues bons baisers efi'aceraient cette querelle; mais Odette recevait 1 s baisers sans les rendre, et SOI1 attitude restait la même.
En arri\'ant au chàteau, Pierre, se souvenant
qu'elle disait s'y déplaire, tout de suite la prévint
que, dans quelques jours, ils repartiraient pour la
Bretagne .
Snr un ton qui ne permettait pns la discussion,
Odette répondit qu'elle ne voulait pas voyager et
qu'clic désirait finir l'été au cbüteau. Et, comme
Pierre insistait, lui rappelant que cette demeure
ne lui plaisait guère, elle avait eu un geste de
lassitude qui signiGait :
« Ailleurs, c'est tOub.pal'ei1. »
Cette f?is, Pierre n'osa pa' imposer sa vololdé.
Donc, le Jeune ménage se réinstalla au chateau des
Oiselles.
D~s
le lendemain de son arri vée, sans se préoccuper le moins du Illointle ùe son mari, sdon ses
gOlHs, Odelte arrangea sa vie.
Levée de grand matin, dès qu'elle était )1\'(!te,
elle s'installaIt dans le boudoir contigu ,l sa dlalllbre, ct là, assise devanl un adorable petit h il'CaU
Louis XVI, clic travaillait.
Avant ellc bien des femmes s'étaient assises
devant ce petit. bureau, ,n~?is
comme ,ce qu'elles
lignes lplC,
écrivaient devait être lhllerellt d~s
d'une main f.iévreuse, Odelle traçait:
Ce petit bureau, disa~
l~
légenc~,
avait été
placé 1ft par la helle grand mere, ct PIerre, II Llund
ri \oyait sa femme y rester de si longues heures,
ne pouvait s'empêcher ùe penser que sa jolie
�ODETTE DE LYMAILLE
aïeule s'en était servie pour écrire à son royal
ami. .• Et le pauvre mari, qui était seul à aimer,
songeait aux tendres lettres qui avaient été écrites là.
Ah! si les choses pouvaient pader, si elles
pouvaient influencer les êtres, comme ce bureau
aurait dû inspirer à Odette d'amoureuses pensées:
Autrefois, il avait dû surprendre de bien jolis
sec rets, on lui avait confié, c'était certain, de doux
messages; mais de ce passé d'amour il ne restait
rien, l'alousement les amoureux l'avaient emporté
dans a tombe, et les choses gardaient pour elles
seules le souvenir de l'ancien temps.
Odette, qui chaque jour restait de longues
heures assise à ce bureau, n'avait jamais pensé ~
tout cela. Très adulée, trop aimée, habituée à
songer beaucoup à elle, elle ne comprenait pas le
charme étrange et prenant qui se dégage des
choses d'autrefois. Certes, elle admirait les meubles anciens; l'artiste les aimait, mai:; elle n'y
cherchait pas la trace des disparus,
Si elle eClt voulu, pourtant, ur ce passé qui
l'entourait, et qu'on devinait si aisément, elle eût
pu écrire des choses charmantes. A côté de ce
bureau où elle travaillait, il yarait un tout petit
canapé où l'on pouvait s'asseoir deux. Le bOlS en
était joliment sculpté et la dorure avait cette teinte
si belle des ors d'autrefois. Un épais coussin de
soie brochée, gris tourterelle, cachai t le siège
canné; li. chaque extrémi lé et le long du dossier il
}' a\'ait des petits coussins de m~e
élofl'e.
Sur l'un d'eux, on remarquaIt quelques traces
légt:res, comme des traces de larmes. L'histoire,
la légende plutèt, racontait que c'étaient des larmes de roi. Sur ce canapé, les amants s'étaient
dit adieu pour toujours.
Un soir, Pierre raconta celte anecdote à la jeune
femme; d'une oreille distraite, elle écouta Je commencement, [luis au beau milieu, disant qu'elle
avait à tra\'ai 1er, quitta S.o11 mari, prit sa plume,
et, sans so nger un seul ll1stalll aux charmante
choses que Pierre venait de lui conter, continua
le poème auquel, depuis son retour, elle cOl1sa-
�FEMi.\Œ DE LETTRES
nuit tan! d'heures, et ce poème· s'arpelait
sitlde»~
55
« La~
:'briée depuis un mois, OlleHe croyait avoir
gàché sa vie, ct, très sincère, s'imaginait être
l'épouse malheureuse et incom prise d'un homme
llu'elle voulait voir volontaire et brutal.
Dans de longues strophes, nullement amusanLes, elle peignait sa douleur, pleurait sur ellemème ct, sc jugeant très n1<1 Ibeu reuse, souhaitai 1
le repos, le grand repos de toujours.
~es
premiers temps, pendant ses h~ures
d,~
travali, elle avait bien voulu, à eOl1cLJtlon .qu Il ne
houge~t
pas, que Pierre restât près d'elle; mais,
peu à peu" sa préselll:e l'agaça, et un mati~l,
d'un
(011 peu aimable, elle lui déclara que ce Jour-là,
l'our travailler, elle avait besoin de solitude.
~;ans
rien répondre, Pierre sc leva, et très .eha{{IïJl s:apprêta à quitter le boudoir, cc boudoll' olt
JI avait espéré qu'on s'aimerait tant.
, Cette petite pièce, autrefois si délicieusement
mtime, se transformai t tOliS les jou rs. Les sièges
n'étaient plus si près l'un de l'autre, et les coussi ilS, redressés par une main ferme, Ile gardaient
plus l'cmpreinte de.,; corps. Maintenant les volelS
n'étaient Jamais clos; le grand soleil, si indiscret
y entrait tout le jour; les fleurs mèü1es que le jar:
di nier y mettait étaient différentes.
Les bouquets d'héliotrope, ùe ré::;éda ct de roses
qui toujours embaumaient la pièœ, avaient été
supprimés; des fleurs sans parfum les remplaçaient. Tous ces petits changements s'étaient faits
';an~
que Pierre s'en aperçut; mais aujourd'hui où
il qllittait si triste cc boudoir, il le regardait avec
lks ycux étonnés, ne le reconnaissant pas.
Ce matin-là, il n'avait aucune pensée tendre
piJur la jeune femme qui, si froidement, le congédiait. A bout de patience, son amour ne l'excusait plus. Avant de fermer la porte, il la regarda
fixement une dernière fois; elle, 5éricuse, attentive, penchée sur une feuille de pa\1ier, écrivait,
réfléchissait... Elle était si loin de ni qu'elle ne
s'apercevait mème pas qu'à quelques pas d'elle,
son mari l'observait, et qu'il avait une envie folle
�56
ODETTE DE LYMAILLE
de la prendre dans ses bras, afin de lui crier:
« Je t'aime, sois bonne, aime-moi ... aie pitié ...
je souffre, aimons-nous ... »
Quand Odette travaillait, rien ne la troublait,
elle était toute à son œuvre. Seulement, lorsque
d'un mouvement de rage, qu'il ne put retenir,
Pierre ferma viol emment la porte, elle tressaillit,
lera la tête et soup ira d'aise en voyant qu'elle était
seule.
Sentant qu'il avait besoin de marcher pour
apaiser la colère, dont ence moment il n'était pas
martre, le pauvre mari partit se promener dans le
parc .
Vite, il parcourut les allées ombragées; le deux
mains derrière le dos, les }'eux fixés à terre, il
Flssait à côté des massifs les plus beaux et des
Heurs les plus merveilleuses, sans même les regarder.
Un immense découragement s'était emparé de
lui et, pour la première fois, il s'avouait que l'avenir l'effrapit. Il avait peur, peur que son amour
ne fût jamais partagé; alors, le mariage, dans ces
conditions-là, devenait une chaine douloureuse.
La jeunesse de Pi erre se révoltait, e t il se demandait pourquoi sa femme ne l'aimait pas.
Et les idées les plus bizarres traversè rent sa
pensée; puis une, une seule, s'imposa. Odette
a\aildû aimer, elle aimait peut,..être encore? Torturante pensée! Sa jalousie chercha, mai s comme
il conn aIssait à peine les amis des de Lymaille, il
ne troum pas qui pouvait être l'élu.
Alors, exaspéré, il résolut d'interroger Odetle
le plus tôt posibl~.
Le plus tot pOSSIble, 110n, tout de suite. 11 voulait S(lVoir, être, certain, préférant tout à. cette
inùifférence polle, gu'elle lui témoignait. Bien
décidé, aussi vite qu'il était venu, il repartit vers
le chlteau.
Cette fois l'explication serait nette, franche
dc!cisive.
'
Suns regarder autour de lui, tout à son idée, il
es~ai:ldt
le perron, lorsqu'une voix joyeuse
arrêta 5011 élan :
�FEMME DE LETTRES
5'i
- Eh! là! disait-elle, mon vieux, où cours-tu
aillsi?Maparole,on diraitquetu montes à l'assaut.
. Pierre leva la tête et sa figure s'éclaira en reconnaissant Jean Tardif qui, tranquillement assis sur
la terrasse, fumait de l'air le plus calme.
Avec vivacité il gravit les marches qui le séparaient de son ami, et prenant affectueusement la
main que Jean lui tendait, tout content, demanda:
- D'où sors-tu?
- Cette question! Ça ne se voit pas? J'ai ùonc
une tenu e de gala. Mon cher, reg-arde sur cette
chaise mes lunettes de croquemItaine, ma casquelle d'apache, mon paletot gris de poussière,
et conclus que je descends d'auto. ,
- Alors, reprit Pierre en hésltan,t un peu, tu
es venu nous voir? Comme c'est genltl !
- Dame! fit Jean en riant, cela a l'air de t'étonner j est-ce que je n'ai pas l'habitude d'être gentil?
Et puis, avec ma nouvelle auto qui fait du cent à
'l'heure, mes petits enfants, vous êtes à la porte de
Paris. Alors, ce matin, ayant envie de me promen~r,
de res!)irer un peu d'air pur, et de voir des
vIsages amIS, j'ai [ait chauffer et me voilà.
,Il )' ,cul un sil,ence de quelques secondes; puis,
vIte, PIerre repn t :
- As-t u vu Odette?
- Non, -pas encore. Le domestique m'a dit Rue
Madame travaillait et avait donné l'ordre qù'on
ne la dérangeât pas.
Pierre haussa les épaules.
- C'est idiot, elle eût été ravic dc le voir.
Gaiement Jean répondit:
- Bah! cela n'a aucunc importance, mon vieu x.
Je compte, si tu veux bicn me faire l'honneur de
m'inviter, déjeuner avec vous, j'ai donc le temps
de la voir ... D'abord, tous les deux, nous avons à
causer.
- De quoi? fit M. de Rouvray, les sourcils
froncés.
Jean ne se démonta pas et tranquillement continua :
- Ob t de tout et ,de rien. Viens t'asseoir, ou
.:ause mal debout. MalUtell<\nt parlons de politique,
�ODETTE DE JX'IrAILLE
d'agriculture, de commerce en général. Tu vois
Ci ue les sujets de con versalion ne ll'JUS manq ueron 1
pas.
Pierre regarda son ami, el avec tristesse lui dit:
- Jean, tu te moques de moi.
- Oui, un peu, mais c'est de ta faute, tu m'y
forces.
Étonné, Pierre demanda:
- Comment! je Ile com prends pas.
- Dame! ta figure fermée, tes yeux qui fuient
les miens, tes mains qui se crispent, me font COnlp.renù~·
que je suis importun, que je tombe Inal,
SI tu aunes mieux ...
« Pourtant, i,e vais te dire, moi, pourquoi :jc
suis venu.
I( Depuis ton mariase, très gentiment, tu m'as
écrit deux ou trois l'OIS; ta dernière lettre m'est
arrivée hier, et bien que celle lettre fût affreusement banale, j'ai cru deviner que tu avais quelque
ç]Jagrin que tu ne me disais pas. Je mc :,ouis imaginé, à lort peut-être, que tu avais besoin d'Ull
ami, alors je suis parti. Mais ... puisquc ... jc me
suis trompé, n'cil parlons plus, et en attendant 1
déjeull r, allons faire un tour ùans le parc.
Quelques instants Pierre hésita, puis tr~s
hl~
répondit;
- Tu as raison, tu as tout devinl:, j'ai beaucoup
de ·chog\ in, je suis très malheureux.
D'un geste spol1tané, Jean tendit la main à son
ami.
- Allons clone, avoue la \éritéj crois-tu que,
tont à l'heure, rien qu'en le voyant arriver, je
n'avais pas compris '1 Tiens, tu avais le même air,
la même figure q \l'aut rcfois, quand nous étiolls .
pctits tOLlS les deux. J'ai cru revoir tOll visage
d'enfant, qui se crispait pour ne pas pleurer. Tc
rappelles-tu le temps du collège, le temps Oll tu
me détestais, parce que j'avais une mère, une
t'rrllliIJe? Tu étais jaloux de moi, tu m'en vouluis
de ce bonheur, panvre gossc Cjui ne savais pas ce
'lliC c'était qU'Ull baiser cie maman 1
(e Tc souviens-tu qu'au relour des vacances,
pemlanl plusieurs jours tu me boudais, puis tu fai-
�FEMME DE LETTRES
59
sais le fanfaron, tu te moquais de moi: « J'étais
gardé comme une fille, cajolé comme un poupon,
une honte 1 »
<.! Quand tu padais ainsi, je te plaignais avec
tout mon cœur d'enfant, car je comprenais bien
que tu eusses donné tout ce que tu possédais, pour
être, seulement pendant quelques jours, « gardé
comme une fille, cajolé comme un pou pon Il.
u Vois-tu, dans ce temps-là, déjà, ton camarade
devinait très bien ce qui se passait dans ton cœur.
Très ému, les larmes aux yeux, Pierre serra
I!nergiquement ta main de son ami.
Jean continua:
- Eh bien! mon vieux! rien n'est changé; les
::lUnées ont fait de nous des hommes, mais ces
hommes-là ne sont guère plus raisonnables que
des enfants.
Pierre voulut protester. Jean ne lui en laissa pas
le temJls.
-:- Ecoute-moi, reprit-il. Pour .des .riens, .des
bêltses, des chose!> qui n'en valent Jamais la pelUe,
nous nous montons l'imagination, nOLIs sommes
tous p.areilsj alors la colère s'empare de nous el
nous JU~eons
les acles des autres, sans être en
po sessIOn de notre' bon sens. Presque toujoUrs,
nous nous trompons complètement, crois-moi.
Avec rancune, Pierre répondit:
-.. ~ais
quand ces actes vous blessent, vous font
souffnr, on n'est pas maltre de soi, On s'emporte,
et alors ..•
- Alors, on brise, on casse quelque chose, et
c'est un très mauvais système, car il y a des cassures qu'on ne peul pas réparer.
Pierre s'emporta.
- Selon tOI, il faut tout permettre, tout laisser
faire, tout supporter'?
- Tout, non; je n'ai jamais dit cela. Je pense,
je crois que, dès le commencement d'une vie à
deux, il ne faut pas vouloir être le maUre ...
(( Si je me mariais, nous parlons ici en thèse
gl!nérale, j'essaierais avant tout de me faire aimer
non pas aimer un peu, ni beaucoup, mais aime:'
corn plètement, passionnément, si passionnément
�ODETTE DE 'LYlIIAILLE
qu'avec cet amour entre nous, il ne serait jamais
question d'obéissance . L'un ferait, devinerait ce
que l'autre voudrait, et l'autre n'aurait pas à céder,
puisque, les deux cU!urs ~'en
faisant plus qu'un
seul, les pensées deviendraIent les mèmes .
- Mais. reprit Pierre, si on ne voulait pas
t'aimer, si tu sentais qu'on est rehelle à ton amour,
Ci ue les ba isers que tu donnes sont seulenH.:nt accept6s, jamais désirés, et que les paroles les plus
tendres que tu dis ne sont pas comprises. Peu à
peu, toUIl:OIl1Ule les autres, Jean, tu te lasserai::>,
ct, dans Ion cccur, où il n'y a\ait que de l'amour,
iu sen tirais que deux au Lres sen timenls s'y développent rapidement. La rancune, d'abord, puis la
jalousie; et ces deux sentimellts-Ià feraient de toi
llil homme très malheureux .
- Pierre, pour obtenir cet alllour unique, dont
je te parl::lis tout à l'heure, cet amour qui doit \ OliS
donner le grand bonheur, il [uut beallcoup de
patience . Des semaines, des mois, une année peutêtre est nécessaire . Un cœur qui se défend, qui
ne l'eut pas aiml:r, est peul-être une conquête djfficile, mais quuud on est victorieux, comme la victo i re est bdle !
« Nous autres hommes, les femmes le disent du
moins, nOLIs aimons à v',inyre les difficultés, et
e:;t-l:C vraiment une très grosse diffLcldté lille de
conquérir le cœul' l!'ulle enfa.nt de vingt arts '/
Ave..; une grundè tri~les,
très bas, Pierre
reprit:
- Non, la difficulté, ce n'est pas la conqllc;te à
faire; la difficu lté, l'angoisse, la souffrance, l:'est
de savoir si l'enfant de vingt ans a un c(eu]'. ..
« Ab! Jean! quand on "oiL que sans ancullc tendresse, avec indif1el'ence m(;llle, de grands yeux
sombres \'OUS regardent; qllan Ion se rend compte
que votre présence est seulement support6e; (illane!
on s'aperçoit qu'on vous écoute par de\olr, ct
qu'on vous répone! par politesse, on devient fou
de rage, on devient méchant, et on voudrait à son
tour faire souffrir. .. Puis LIll jour, il arrive qu'une
pensée traverse rapidement voIre cerveau, vous la
chassez bien vite, mais elle revient, elle s'impose;
�FE~DŒ
DE LETTRES
61
alors ce dont vous doutiez devient une certitude,
et. vous ,'ous di tcs (['.le si on ne vous aime pas,
c'est qu'on en aime un autre ... Cet autre, on donnerait dix années de sa vie pout' le eonnallre!
Alors, commc un dément, sans rét1échir, on veut
:,avoir et on interroge.
.
B r usquemcnt, Jean se leva.
- Tu as fait cela? s'écria-t-il.
- Non, j'allais le faire q1\ulld jc t'ai rencontré.
Cette explication, cet interrogatoire plutôt, eût
peut-être amcné entre nous des choses ir~pl
rables; je te sais (J'ré de me l'avoir évité. Ah! mon
a mi, ajouta-t-il a~ec
désesp o ir, pl a in~-l10,
car je
su is bien malbeureux.
Bourru, mais bon, Jean rcprit :
-- ::\'lalheurcu.· ! malheureux! parce quc tu le
veux biell . Ta jalousie est stupide ct blessante. Sur
quoi rel)osc-t-elle, je te lc dcmande?
- A ors, fit Pierre, POUrlllloi ne m'aime-t-elle
pas?
- Pourquoi? pourquoi? Mais en es-tu CCI tain
seulement? Les fel11l11eSll'aimcnt pas Oll1ll1e n()l\~.
- Mais ...
- Tais-toi, dit Jean brusquement, "oil11 Oddtc .
Par la porte-fenctre du SUI011, doue ment, 1<\
jeunc femme sortait. Eblouie par le grand 'uJ e il de
midi, elle s'avançait, légère et gracIeuse, tenant à
la main un cahier. Elle alla s'a!)puyer sur la bal us·
Ir,lde de la terrasse et d'auon regarda attentivement la belle vallée qui ûtait il ses pieds; pHis, ~e
.::royant seule, elle se mit à feuillctel' son cahier et
à Jwute voix lut quelques pussages.
Cachés par un gros oranger, jes deux hommes
J'observuien t.
Quand Jean ,la vit se mettre il lire, fortement il
serra le bras de son ami, el, d'un air de mépris très
amusant, lui dit tout bas:
- Grand niais, ton rival, eelui ayec qui il faul
.lutter, c'est une dame, mon cher, de très haute
importnnce: eJle s'appelle t( Madame la Poésie)).
M ais, vilain jaloux, regarde ùonc ta f 'mmc, regarde ce visage pu!', cette rln;<.,io~'
d'enfant.
Commcn 1 peUX-lU dou lcr! 1 e voilà tranq nille
�62
ODETTE DE LYMAILLE
maintenant, je pense; tu connais ton ennemie, ~
toi de la vaincre. Honore ta rivale, ne l'en moque
jamais i encense-la, adore-la; c'est encore le meilleur moyen de la démolir.
« Sur ce, je vais saluer la belle châtelaine et lui
demander II déjeuner, les kilomètres sont un apéritif admirable.
Jean prit le bras de Pierre et tous deux se dir~
gèrent rers Odette.
"lU
Octobre étant venu, l'Iullieux et froid, très triste
en Normandie, les de Rouvray avaient quitté le
château des Oiselles pour Paris. Dès leur arri\'ée,
les course indispensables, pour organiser un intéricur é}.égant, les occupèrent pencfant plus d'un
moi s.
Sans se faire prier, trouvaut cela très amusant,
Odette avait accomp,1gné son mari chez les fournisseurs; Pierre voulait que chez eux tout [ftt à son
goüt. Il espérait ainsi que la jeune femme se plairait et st.: rait heureuse dans cet intérieur choisi par
elle.
Lorsque tout fut commandé, Odette reprit sa
liberté, cl comme son amie Myriam était rentrée,
chaque jour, elle sortit avec eUe. Les deux jeunes
femmes partaient visiter une exposition ou écouter
une conférence; puis, toujours, elles finissaient la
jOllrtlée dans un de ces grands salons de thé. Des
amis, hommes et femmes, ,'ellaient les rejoindre,
el longtemps elle restaient là, bavardant, riant,
s'amusant du bruit, du mouvement ,qui se faisait
autour d'elles.
Elles étaient jeunes, jolies, élégantes; on les re.
gardait beaucoup. Cette curiosité leur plaisait el,
de plu , M yrÎ:lUl la jugeait nécessaire II leur jeun
célébrité. 1
Elle disait que ce n'était pas tout d'al'oir du
�F i!:~EI
DE LETTRES
talent, mais qu'il fullait savoir l'imposer, afin de
fo/cel' un certain monde à y croire. Pour obtenir
Ct résultat, ajoutait-elle, on devait être vu partout.
C'est pour cela que, chaque JOUï, Myriam allait
goùtel' dans un de ces luxueux thés où, avec plaisir,
son amie l'accompagnait. Et les heures qu'Odette
passait autour d une table entourée d'amis, qui
l'admiraient et la flattaient, étaient pour elle les
plus agréables de la journée.
Quund le soir, un peu lasse, elle, l:en.trait cbez
die! el; retaJ'd pour dincr, elle. n a\:fut aueun.e
<:11ne d ètre aimable avec son mon, qlll, là depuIs
k'1gtemps, l'attendait, lisant pour sc donner une
cOlltenance.
Pierre ne faisait aucune obsenation à la jeune
femme, mais il avait une manière de regarder la
penùule qui agaçait alTreusemcnt Odette.
Alors, silencieux, tous deux passaient à la salle
ü,n~?gc:.
L~,
a.vee une patience l~érito,
Je mari
s efforçait d animer la conversation, mms Odette
ne s'y prt:lait pas. Pendant deux heurcs, elle avait
ial1~
c.~usé
el ri, que toul son être désirait le repos
ct k ~t1enc.
Ql~and
aucunc. in~'tao
ne les appelai.t del:ol'S,
la sOirée se terl1111léllt tristement· PlelTc tumalt ou
lisait, pendant qu'Odctte, retié~
dans son cabinet
de travail, r~va!t
ou é~rivajl.
Très tard, la jeune
femme travatlléut, oubliant complètement que tout
près d'elle, Ull mari très aimant l'atlendail. Élles
jours passaient ainsi, tous pareils, éloign:lI1t les
deux époux, et Pierre scntait lue bientôt il ne saurait plus êtrc paticnt.
Toul d'abord, il essaya de sui \ re les conscils de
Jean: il voulul se faire aimer. Tendrc, aimahl ,
prévenant, il co'mbla OdeHe, cherchunt à satbfaire
loutes ses fantaisies. Elle, non par méchancclé
l.lais par inditl"érence, ne s'en aper~l
pas.
'
Sàns rien dire, Pierre supporta tout: les ren1 'ées tardives, les airs ennuyés, les longues heures
de travail; il supporta même chez lui les gens qu'il
('ü 1 été heureux de mettre à la porle.
Changeant d'appartement, et son nouveau domicile n'étant pas fini d'installer, Myriam avait
�ODETTE DE LY}'IA!LLE
demandé à Odette de recevoir, pendant quelque
temps, chez elle. Sans même consulter son rtlari,
bien vite Odette répondit que sa maison lui était
grande ouverte. Alors, une fois par semaine, les
am is et les relations de Myriam défilèrent dans le
saloll de Mme de Rouvray.
Ces relations, ces amis appartenaient à un
monde dHlérent; c'étaient des artistes de talent,
des débutants pleins d'audace, des journalistes
arrh'és el des littérateurs inconnus. Les uns
venaient parce que la maitresse de maison était
jeune, johe et spirituelle, et qu'ils savaient pO\lvoir
lui faire.la cour sans qu'eUe se;fâchat; les autres se
trouvaient heureux d'être reçus là où fréquentaient
des hommes célèbres. Ceux-là, régulièrement,
chaque semaine venaient, afin de:; pouvoir dire à
des confrères que Mme Laudet ne recevait pas:
- Hier, M. X ... , de l'Académie, me donnait
ce conseil.
Pour ce plaisir-là que n'eu sent-ils pas fail !
':lJ Parmi les amis de Myriam, il y aI'ai t peu de
femmes, elle ne les al'préciait pas. Si petit est le
nombre de celles qui sont célèbres el dont les relations peuvent \'ous êlre utiles! Pourtant, quelques-unes venaient, types bizarres, propres au
vingtième siècle. Conférencières, peintres, auteurs
dramatiques, femmes di vorcées; toutes féministes
enragées, haïssant l'homme, l'ennemi, et traitant
avec un sOUYCraill mépris tout représentant du
sexe male.
Ces femmes, dont certaines avaient du talent,
se prétendaient capables de remplacer les hommes
ùans n'importe. quelle carrière, et elles espéraient
que bientôt toutes les portes s'ouvriraient devant
elles , cal' leur intelligence et leurs ét udes les faisaient les égales de l'homme, q uelq ues-unes
disaient même supérieures.
Elles condamnaient le mariage, n'a.dmeltaienl
pas la maternité, tll.lC chaine 1 Vivre seules, libres,
entrer dans la bat,Hlle, lu lier pont' arriver, aimer
en pass:ll1l, pour se distraire, mais fuir le grand
amour, qui e t encore une forme de i'e clavage:
voilà les théories que soutenaient, avec Ulle verve
�~rès
FEMME DE LETTRES
~us
amusa,nte et une élocution des plus briUantes,
ces bas-bleus modernes.
Au début, Odette fut un peu ehoquée; les
conversations et les façons très libres des hommes
vi s-à-vis d'elle l'étonnèrent, la froissèren t. Elle en
parla à Myriam.
Celle-ci se mit à rire en disant:
- Ma petite, pas d'idées de grand'mère, je "ous
en prie; nous vivons au vingtième siècle. Les
hommes d'aujourd'hui nouS traitent en égales, en
ca~r1es,
c'est plus amusant. Vous. êtes une
arllste, ma chérie n'ayez pas de ces petitesses-là.
Et Ode~t
pou; ne pas avoir de c~s
« ,peti ~es
là», aVait unité Myriam, et se laissait faIre un
peu, oh! très peu fa cour. Et puis, entre cama' danger, cel
. aucune
' ~ 'a d es, c,
éUut.sans
a '
n avait
lIn~ortace.
Seulement, Pierre, le mari, n'en jugeait pas
ainsi. Mais il ne . disait rien; il voulait avoir de la
patience. Et puis, il pensait qu'Odette, la première, se lasserait de cette existence si futile, et
qu'il viendrait une heure où elle aurait besoin
d'affection vraie, d'amitié passionnée, d'intimité
douce, d'amour.
D'abord, plein de confiance, il espéra cette
heure, mrlis les jours fuyant, tous pareils, peu à
peu il perdit l'espoir d'un avenir meilleur, et tm
soir Oll,
, , pour diner, il attendait
. en vain sa femme ,
exasperc par cette attente qUI se prolongeait, il
comprit que c'était Gni. Ce jour même, il parlerait
à Odette; cette vie-là ne pouvait continuer.
Debout, immobile, les yeux fixés sur la pendule,
les mains crispées, les lèvres serrées, il se disait,
très en colère, qu'Odette et ses amis, probablement en ce moment, se moquaient du mari
corn plaisan t et facile, qui attendai t bonassernent
au logis la rentrée de l'épouse.
Sa femme devait être dans Ull de ces grands thés
à la mode, Oll l'on s'entasse pour goùter; il1a
voyait dans cette salle, discrètement éclairée, lieu
de rendez-vons pour les femmes du monde. 1\ se
disait, se rappelant ses souvenirs de jeune homme
que bien des intrigues commencent là, et finissent:
3
�66
ODETTE DE LYMAILLE
Dieu sait où 1 Il pensait avec rage que, peut-être
en ce moment, un des jeunes gens que Myriam
Laudet avait fait connaltre à Odette était là, près
d'elle. Il le voyait se pencher vers elle, et tout bas
lui murmurer de ces phrases troublantes, qui
semblent jolies, lorsqu'on les entend entouré de
cette atmosphère spéciale des salles de thé, où
trainent tous les parfums des femmes. A cette
heure-là, il savait que la musique est particulièrement voluptueuse; les doigts des musiciens sont
las, trainent sur les cordes, et les chants des
violons deviennent douloureux.
Cette musique vous attire, vous prend, vous
~rise,
vous conduit vers l'amour, et les nerfs des
femmes ne savent guère lui résister.
se disai t. tou t,.cela, et s~ colère jalouse I.e
.Pi~re
faisait tant souffrtr qu tille savait plus s'Il haïssait
Odette, ou s'il l'aimait encore.
Ah lIa cruelle, l'ingrate, la méchante) comme
elle savait bien le torturer 1Et, pendant ce temps,
les aiguilles de la pendule marchaient, marchaient
toujours, el Odette ne revenait pas. Sept heures,
sept heures et demie, huit heures. Jamais encore
elle n'était rentrée si tant Où était-elle? Que
faisa! t-elle ?
Dès son retour, avant toute au Ire chose, il allait
l'interroger sur l'emploi de sa journée.
Ah 1 SI elle s'était moquée, si par plaisir elle
l'avait fail souITrir, à son tour de se moquer et de
la faire souffrir 1
Avec quelle joie cruelle il allait lui interdire la
continuation de ses travaux littéraires, travaux qui,
prétendait-elle, la forçaient à. mener cette vie mOIldaine et frivole 'l.u'il ne voulait plus permettre.
Qu'clle écrivit, SI cela lui plaisait ct l'amusait,
mais jamais, maintenant, il n'autoriserait sa femme
à publier un nouveau livre.
Non, il ne voulait pas que son nom, affublé de
son titre, allât se promener aux devantures des
librairies.
.
Fou de rage, Pierre éprouvait un plaisir extrême
à penser que, tout à l'heure, il donnerait de
ordres et signifierait brutalement sa volonté; sa
�FEMME DE LETTRES
rancune était telle, qu'il se réjouissait d'humilier
cette femme qu'il adorait.
Comme la demie -de huit heures allait sonner,
la porte du salon s'ouvrit et, de l'air le phts
naturel, sans même paraltre se douter de l'heure
tardive, Odette entra.
Tout en enlevanL ses affaires, tranquillement,
elle dit:
- Bonsoir! Nous allons diner bien vite, car
Myriam et Son mari vont venir nous chercher
vers neuf heures. Nous avons envie d'aller ce soir
à Montmartre.
Sans regarder sa femme, Pierre répondit:
- Nous n'irons pas.
Etonnéc, Odette demanda:
- Pourquoi donc?
- Parce que cela ne me plait pas.
Le ton de Pierre, plus encore que ses par01es,
blessa la jeune femme. Elle se redressa, et tout de
suite répondit:
- A voIre aise, ne venez pas si cela vous déplalt,
mais moi j'irai.
Toujours aussi calme, Pierre reprit:
- Vous ne m'avez pas compris, Odette. J'ai dit
que nous n'irions pas, ce pronom personnel vous
désigne aussi bien que moi.
Agacée, ellc s'emporIa.
- Oh ! je VOlIS en prie, ne faites pas d'esprit, ce
n'est ni l'heure, ni le moment. Vous pOl1yez être
certain que si Myriam vient, je partirai a,'ec
ellc.
- Non! fit Pierre brièvement.
- El qui donc m'en empêchera? reprit la jeune
femme hors d'elle et stupéfaite de celle résistance
inaccou tumée.
-Moi.
- Vous?.. Et commenr donc? Vous mettrezvous en travers de la porte pour m'empêcher de
sorlir?
•
- Non! Tout simplement, je vous le défendrai.
- Et vous croyez que j'obéirai? reprit Odette,
en riant avec rage.
Pierre la regarda et, très ferme, répondit:
�68
ODETTE DE LYMAILLE
-·Oui!
- Vous vous trompez, mon cher, et afin de
vous Je prouver, je valS sonner immédiatement la
femme de chambre, et lui donner l'ordre de préparer ma robe.
Comme Odette s'approchait de la sonnelte,
Pierre la prit par le bras, et brusquement l'arrêta.
Puis, les dents serrées, la voix tremblante, lout
près ùu joli visage de la jeune femme, il dit:
- Vous ne sonnerez pas, et vous ne sortire7.
pas ce soir, parce ... que .•. je ... ne ... le ... veux ...
pas.
.
Folle de colère, Odette voulut se dégager.
- Lâchez-moi 1 cria-t-elle. Laissez-moi, vous
me faites mal!
Ces mots firent rougir Pierre. Confus, il desserra son étreinte et Odette en profita pour
reprendre sa liberté.
Quelques minutes silencieux, les deux époux se
regardèrenl fixement. Les yeux noirs d'Odette
étincelaient, ceux de Pierre, conlrits, suppliaient.
La première, la jeune femme détourna ses regilrd~
et, plus calme, demanda:
- Enfin, qu'avez-vous, ce soil:? Pourquoi ce
refus? Est-ce simplement pour me contrarier, me
taquiner? Est-ce pour m'obliger à cette discussion
qui me fait 111ul?
Doucement, très doucement, Pierre dit:
- Non, Odette! Pour aucune de ces raisons-là.
- Alors, je ne comprends l'_us.
- Vous allez corn prendre. Voulez-vous me faire
la grâce de m'écouler? Causons, sans nous mcttre
en colère.
- Ce n'est vraiment pas l'heure, il est tard,
vous cn dou leG-volts?
- Depuis tres longtemps; il Y a plus de deux
houres que je vous attends. Soyez tranquillc, je
serai bref.
Oc1elte railla.
- Il Y a une chanson, dit-elle, qui commencc
comme cela.
Pierre IlC relcva pas cette ironie et continua:
- Pourricz-vou me c1irc ce que VOliS u"ez fait
�FEMME DE LETTRES
aujourd'hui? Vous êtes partie à une heure, vous
venez de rentrer, et il est huit heures et demie.
Moqueuse, elle répondit:
- Ah! vous regardez l'heure de mon départ et
celle de mon arrivée. Mes compliments, je ne vous
connaissais pas cette âme de che! de gare.
Pierre s'impatienta.
- Ne raillez pas, répondez-moi.
vOt~:;
conte~r
ct. faire changer
- Si cela pe~l
voIre hume~,
Je. valS, voys dn'7 bien vite ce que
nous avons faIt aUJourd hUi. Je dIS nous, car je suis
sortie avec Myriam.
- Naturellement. Et où avez-vous été?
- Décidément, c'estlill
,· " interrogatoire. Greffier,
écrh"ez" .. En sortant d ICI, nous nous sommes fait
conduire chez le fondeur de Myriam, puis à l'atelier de X ... , qui nous attendait pour nous montrer
ses envois au Salon. De là, nous a\ons élé entendre
une conférence de Mme Marlyl sur les droits de la
femme; enfin, nous avons goûlé Cl fini la soirée au
Palace.
« Voilà l'emploi, rigoureusement vrai, de ma
journée; mon~leur
le juge d'instruction, êtes-vous
salisfail?
- Alors, vous êles restée au Palace de cinq
heures à huit heures? demanda Pierre avec étonnement.
Cettc insistance dé plut à Odette; elle s'cm porla
de nouveau.
:- Oui! répondit-ellc. Et en voilà nssez sur ce
sUJet. Après lout, j'ai fait cc qui m'a plu, ct cela ne
\"Ous regarde pas.
- Vous allez comprendre pourquoi je vous ai
pos6 toutes ces questions.
« Je vous prie, Odette, de bien youloir changer
désormais votre manière de vivre. Je déplore
l'amitié que vous avez pOUl" Mme Laudet, et je vous
de~an
de ne plus ~voir
avec elle celte intimité
qUI me dépla!!. Cetle )cune femme (1 un genre, des
h~bitudes,
une façon de compreudre la vie si
bIzarre, que je crains qu'clic ait sur vous une
fâcbeuse inOucnce. Je condamne l'existence qu'cUe
mène, donc je ne pourrais admellre que vous viviez
�ODETTE DE
LY~IAE
la même ... Elle voit des gens charma nts, intelli·
gents certes, mais les homme s ont une façon d'être
avec elle que je ne pourra is suppor ter s'il s'agissa it
de vous.
« Elle est une artiste, c'est diŒérent. Elle
rêve
d'ètre célèbre , elle veut lutter, cela la rcgarde .
Pour les homme s, elle n'est plus qu'un conlrèr e à
qui ils peu vent faire la cour, mais Ci u'ils raillent dès
qu'ils en trouven t l'occas ion.
« Vous, Odette , vous n'êtes rien de tout ccla,
heureu sement pour moi. Jeune fille, vous avez fait
quelqu es gentils vers; le nom et la person nalité de
votre père aidant, voas ayez obtenu un joli succès
tI'estime ... Mais, n'est-ce pas, vous vous eu tiendre z
là? Si cela vous amuse d'écrire , écrivez , travaillez
eomme un futur académ icien, je ne vous l'interd is
pas; .mais. ne YOUS imaginez jamais que)e vous
autons eral, vous, ma femme , à publ~r
vos
œuvres ... Je m'y oppose formell ement.
Cela dit, calme, Pierre regarda sa femme. Sa
rancun e satisfaite, il regrett ait ses parolas , craignant le chagrin qu'il avait pu faire. •
Pàle, profon dément froissée, Odette se taisait.
Timide ment, Pierre la questio nna:
- Odelte , vous consen tez, YOUS voulez bie!)
faire ce que je vous deman de?
La jeune femme regarda fixement SOI1 mari. Le
bravan t, hautain e, elle répond it:
- J'aime mon umieM yriam plus que vous ne le
croyez ; je suis seule, mes parents sont loin. Elle,
c'est tout ce qui me reste du Lemps Oll j'étais si
heureu se... Vous, vous voudrie z faire le vide
autour de moi. Vous compre ndriez fort bien que
je ne voie personl le et que je n'aie ni amis, ni
relation s. Mon cher, nous ne vivons plus à une
époque Ollon enfcrm aitsa femme, pour ètre sClr de
sa fidélité. Non, vous ètes de quelqu es siècles en
retard ... Mainte nant, pour ce qui est de mon art,
car je réclame hautem cnt le titre d'artist e que vous
décerne z à Myriam , j'enten ds, je vous l'ai déjà~it,
fIue vons ne vous m liez en f1cn de ma carrIèr e
littérair c. Vous prétend ez m'empt :cher dc publier
mes œuvres , mais de quel droi!'!
�FEMME DE LETTRES
71
Cette résistance, le ton d'Odette, son ait: arrogant, tout exaspéra Pierre:
- De mon droit de mari, reprit-il avec violence.
Je ne veux pas que mon nom traine sur des couvertures de livres, aux devantures des librairies.
- Votre nom? s'écria Odette, mais que voulezvous que j'en fasse? Ce n'est pas le mien. Je
m'appelle de Lymaille, et continuerai à signer mes
livres ainsi.
- Non! non! non! fit Pierre avec rage. Vous
êtes lua femme. vous portez mon nom. Derrière
Odette de Lymaille, il y a la comtesse de Rouvray,
et je n'admets pas que celle-là soit une femme de
lettres. Je ne le veux pas, entendez-vous! je ne le
veux pas 1
Devant cette colère, Odette ne recula pas. Bravement, défiant du regard son mari, elle répondit:
- Eh bien! tant pis. Mais de votre vouloir, je ne
m'occuperai pas. Lorsque vous m'avez épousée,
vous saviez qui j'étais, ce que je faisais. Avant
mon mariage, il fallait me prévenir. Vous ne m'avez
rien dit, donc, n'ayant rien promis, je me considère
entièrement libre. Quoi que vous disiez ou que
vous fassiez, je contillUerai à écrire, parce que
j'aime cela plus que toul au monde, vous entendez?.. Pour moi, les gentils vers que je fais,
comme vous dites si aimablement, sont toute ma
vie ... Comprenez donc qu'une femme a hesoin
d'une confidente, d'une amie à qui elle puisse se
confier dans les heures douloureuses. Cette amie,
pour moi, c'est la poésie ...
Brusquement, Pierre interrompit la jeune
femme:
- Je vous en prie, Odette, pas de lillératurc
dans une conversation aussi graYe.
De j)lns en pl us en colère, elle reprit:
- Pierre, de\)u is le comenl1~t
de celle cl iscussion, vous 11 avez cessé de me dll'e des chose
désagr~ble.
Vous vouliez, sans doute, me faire
<k: la peine, vous y avez réussi, soyez contell.t. Mais
laIssez-moi rire, en pensant que quelquefoIs VOliS
avez eu l'aplomb de me dire que vous m.'aimiez!
Quel étrange amour est le vôtre!
�72
ODETTE DE LY:\IAILLE
Je"vous en prie, ne parlez pas d'amour, c'est
un sentiment que vous ignorez . complètement. Si
vous aviez seulement un peu d'affection pour moi,
est-ce qtle vous ne feriez pas tout de suite ce que
je vous demande? Quand on aime vraiment, on est
prèt à tous les sacrifices.
Moqueuse, acerbe, Odette répondit:
- Je ne m'en aperçois guère.
- Alors, vous trouvez que depl1is notre mariage
je n:ai rien fait pour vous? Mais rappelez-vous
donc ce que depuis six mois j'ai supporté. Votre
tristesse at~
Oiselles, votre coq uetterie à Trouville,
de femme libre depuis que nous
et votre ~e
sommes à Paris ... Vous, quel saCrifice avez-vous
fait? Vous êtes franche, répondez-moi.
- Aucun, fit Odette.
Triomphant, Pierre reprit:
- Vous voyez bien!
Méchamment, heureuse de faire souffrir à son
tour, elle ajouta:
-- Mais, moi, j'avais une raison.
Avec crainte, Pierre demanda:
- Laqu elle?
Très lentement, elle affirma:
- C'est que je ne vous aimais pas.
En entendant cette déclaration si ne lie et si
entelle, Pierre devint très p:lle; il s'éloigna de]a
jeune femme, puis d'une voix ferme, mais si différente, il parla:
- Odette, dit-il, vous ètes libre, libre de suivre
le chemin qu' il vous plall ... Seulement, VOtiS le
su ivrez seule ... Il fa ut... Nous devons nous quitter.
Avant de réponùre, Odette hésita. Ell e était
bonne, et, bien que ~ier
l:eClt particulièrement
froi ssée, elle regrettait la peine qu'elle venait de
lui faire; mai s ce regret fut très fugitif. Tout de
suite, elle se rappela cc gu e Myriam lui di sait si
souvent:
Il L'arliste, bien que femm e, se doit av ant lout
à son arl. )l
Son art, à elle, c'était la poésie. Elle se croyait,
on le lui avait dit si souvent, du génie.
Puisque son mari ne voulait pas qu'Ile écrivit,
�FEMME DE LETTRES
13
puisqu'il ne croyait pas à son talent) il fallait le
quitter!
Le quitter 1Ces deux mots si simples effrayèrent
Odette. Son âme, âme de petite fille, se demandait .c'était bien, si elle devait accepter cette
séparation. Elle avait vingt ans, sa colère commençait à se calmer. et sa grande jeunesse hésitait
devant la résolution à Erendre ... Mais, tout à coup,
elle se ra ppela ce Cl. ue Pierre 1ui avai t dit :
« Vous avez fait quelques gentils vers qui,
grâce à la personnalité de votre père, vous ont
\aln un petit succès d'estime. »
Ah! comme il avait bien su la froisser! l'humilier, et elle, parce qu'il avait l'air d'avoir de la
peine, hésitait. Quelle bêtise! Alors, sans regarder
son mari, reprenant son étole et son manchon
qu'en arrivant elle avait jetés sur une chaise, elle
dit:
- Vous avez raison, Pierre; quand on ne
s'aime pas, il faut se quitter ... Au revoir, je m'en
vais 1
Doucement, elle fit quelques pas et se trouva
devant la porte.
Comme elle allait l'ouvrir, Pierre s'écria:
- Mais où alleZ-VOliS donc?
- Chez Myriam! cria-t-elle sans se retourner.
La porte du salon s'ouvrit, Odette disparut.
Puis, bient6t, un bruit sourù avertit le mari que
la jeunc fcmme avait quitté l'appartement.
Dans Je salon, immobile, -Pierre ne bougeait
pas; il attendit ainsi un Jong moment. Quand il
rut bien sCir qu'clic ne revie.nd.rait pa~,
.d~scpér,
11 regarda tout alltour de lUI SI celle qll1 etait partie n'avait pas lai 'sé quelque chose. Alors, sur la
cheminée, il aperçut deux petits gants gris qu'en
s'cn allant Odette av.lit ou bités. Il s'en empara, et
tout en 1 s embrassant passionnément, il se mit d
plourer comme un enfant.
�ODETTE DE LYMAILLE
74·
IX
-
A.lors, Odette, c'est convenu, bien convenu,
à neuf hctu'es, tu seras prêle ct nouS filons.
- Oui, Myriam, sois tranquille, je ne te ferai
pas attendre: livrée du soir, sourire de commande,
telle que tu me désires enfin.
- Parfait! Je com pte sur ton exactitude.
Tout en parlant ainsi, Myriam était entrée dans
la chambre que son amitié avait offerte che,.; elle à
la comtesse de Rouvray, lorsque celte dernière
avait quillé son mari.
Vêtue d'une robe audacieusement collante qui
laissait voir les formes impeccables de son c~rps,
ce soir-là Mme Laudet était vraiment charmante
et le savait.
'
Avec admiration Odette la regarùa et, sincère,
lui dit:
- Tu es très bien: cetle robe est une perfecfection, el puis, lu as l'air si heureux que tu fais
plaisir à vou.. Je suis sûre qu'à ce cllner, tous tes
flirts t'attendent.
- Oui et non ... Mais mes flirts serollt délaiss~,
car je vais faire la cour au secrétaire des
beaux-arts. C'est un homme charmant, parait-il,
ct comme il peut beaucoup pour moi, tu penses
que, ce soir, aucun autre homme ne pourra se
vanter d'attirer mon attention. C'e:;t un siège cn
règlc que jc vais commencer.
- Alors, !-lauvc-toi vite, ma chérie, tu vas ètl'e
en retard ct si par ta faute, l'estomac Ju secré!-louiTre de la faim) ce seraitull
taire <.lCg i enux~arts
mauvai déhut .
.- ,Tu as raison, répondit M~rjam.
Pour cclto
fOIS, JC veux être exacte. A tout a l'heure!
En s'en allant, elle cria à son amie:
- Ah 1 j'oubliais. Jean Tardif a téléphoné pour
demander à te voir. Comme il LI été très poli avec
�FEMME DE LETTRES
75
moi, chose rare, je lui ai dit qu'il pouvait venir ce
soir, que tu serais là.
Odette ne répondit pas et, reprenant Je livre
qu'elle lisait avant l'arrivée de Myriam, elle essaya
de continuer sa leclure. Mais, SOIt que cette Œuvre
ne fùt pas très attrayante, soit que la jeune femme
aimât mieux penser, le livre glissa de ses mains et
tomba sur ses genoux. Alors, elle le ferma, puis
le posa sur une petite table qui était à. côté d'elle .
•.. Un long moment passa; elle ne bougeait
pas; les yeux fixés au mur, elle semblait ne rien
voir. La pendule sonna, elle tressailli t, et, machinalement, regarda l'heure.
Sur la cheminée, à côté de la petite pendule, il
y avait une grande photographie de femme. Les
regards d'Odette s'y arrêtèrent fixement, puis,
tout à coup, guelque chose passa devant ses yeux
el elle ne la VIt plus ... Un gros sallglot souleva sa
jeune poi trine, ses bras se tendirent désespérément
vers ce morceau de carton, elle eut un cri de douleur et appela: « Maman 1. •• Maman!... Il Mais
lourde suite, honleuse de cette défaillance ridicule, eIle se redressa et, fébrile, sonna la femme
de chambre pour se faire habiller.
Prète, elle constata que les larmes avaient laissé
quelques traces sur son joli visage; a lors, avec une
rage d'enfant, elle couvrit sa figure de poudre de
riz. Comme elle était devant la glace, un domestique vint la prévenir que M. Tardif la demandait.
- C'est bien, répondit-elle, j'y vais.
Puis, se ravisant, elle dit:
- Priez M. Tardif de venir ici.
Tournant Je dos à la porte, très nerveuse, elle
continua à poudrer son visage.
Ql1e1911cs secondes après, le valet de chambre
introdUIsait le visiteur.
Sans se déranger, d'un ton amical, Odette dit:
- Bonsoir, Jean 1 As~yez-vou,
je suis à vous
dans un instant. .. Cc soir, jc sors uvee Myriam ...
Elle Va venir me chercher tout ù l'heure. Nous
allons ù une réunion féministe que Jeanne Dartyl,
notre amie, préside. Vous savez, Jeanne Dartyl,
la jolie femme?
�ODETTE DE LYMAILLE
Tranquillement, Jean _s'assÎl et, d'un ton très
calme, répondit:
- Bonsoir, Oelette !
Puis il ajouta:
- Jeanne Dartyl, la jolie femme, m'est absolument indiITéreute. Ce n'est pas pour que VOU3 me
parliez d'elle que je suis venu.
Gentiment, Odette lui tendit la main.
- Je le sais bien, reprit-elle; je vous disais
cela •.•
Jean l'interrompit:
- POUf me dire quelque chose, n'est-ce pas?
Elle se mit à rire.
- Vous êtes loujours taquin.
- Je n'ai pas .:hangé; el vous?
Un peu embarrassée, la question était presque
ildscrèt~,
Odet~
fit attendre sa réponse.
- Mals ..• mOl non plus, Jean; pourquoi me
demandez-vous cela?
- Parce que je suis venu ici pour causer avec
ma petite amie d'enfance, celle que j'ai toujours
connue, toujours aimée, et je ne voudrais point
me trouver en face d'une au tre, que je ne connattrais pas.
\{ Odelte, ma dernière visite date des Oiselles,
il y 1. ÙOllC bien longtemps q ne nous nous sommes
vus.
- C'est vrai, mais à qui la faute? Vous êtes
parti comme un fou pour un long voyage, sans
prévenir vos amis, sans mème leur clin::; adieu.
Trois mois durant, nous n'avons su où vous étiez,
trois mois de silence, est-ce gentil? Pourquoi
avez-vous 3f{i ainsi?
Jean son nt trislement.
- J'avais des raisons très sérieuses, dit-il.
- Chagrin d'amour'! demanda Odctte Cil riant.
- Peut-èlrc bien ... Mais ne parlons pas Je
moi, je vous cn prie, de VOliS, c'est plus intéressant ••• A mon retour j'ai trouvé votre existence
bouleversée. lIier, je vais chez vous, personne. Je
rencontre Pierre au cercle, qui m'apprenù votre
dépdrt et votre insl.lllation ici ••. Mais c'est une
boutade d'enf,lnt, lIll caprice ùe petite fille qui ne
�FE.nIE DE LETTRES
77
va pas durer, Odette, vous n'allez pas rester chez
Mme Laudet?
- Si fait, pour le moment du moins.
- Mais voyons, c'est impossible, pour une
discussion, on n'abandonne pas ainsi le domicile
conjugal.
Moqueuse, Odette répondit:
- Vous parlez comme un avoué, mallre Jean;
j~ vous trouve très ennuyeux.
Désolé ùe J'atlitude de la jeune femme, plus
affectueusement encore, il reprit:
- Je vous cn prie, causons gentiment, comme
cle u. a mis.
- Oui, mais à une condition, c'est que VOLIS
! e me parlerez pas àe mon mari.
- Pourquoi?
- Je veux l'oublier.
- Vous n'cn .\\ ez pas le droi l, vous lui appartenez.
Odette s'emporta.
- Non, non, jamais je ne lui obéirai; i" ne
" llX pas être sut! esclave.
Jean, malg-ré lui, sourit.
- Oh! la belle réponse, s'écria-t-il, si enfant
qu'en l'entendant je me sens rajeunir de dix ans!
Odette, nous jouons ensell1blt.:, vous "oulez naturellement que je vous cède; j'essaie en vai n de me
révolter, cl vous vous écriez .",ec colèr~,
Cil frappant du pieù: u: Je ne veux ras être ton esclave,
donc tu dois m'obéir. » Oh la ch(;re petite fille,
comme elJe a l'cu changé!
Odette se IUlL à rire, el très simplement ul'oua:
-:- C'esl vrai, je ~lIis
loujo.urs la mt:me; puis,
s~l'1eu,
avec afiecLlOn, elle ajouta: Jean, cela me
hit plaisir de vous voir, cela me fait mèm du
bien ... Ce soir, sans auculle cause, croyez-le, j'étais
triste; tout à l'heure, comme un .bébé, en. regardant la photographie de maman, Je me SUIS mise
à pleurer. Elle est si loin; et ici je suis i seul~
...
Myriam est une amie parfaite, une amie, comme
peut-cIrc il n'en exisl<: pas deux, maIs cc n'est
qu'une amie cl, de peur de l'ennuyer, je n'ose lui
lU~n'er
ma tristessc. Je l'ai résen-ée pOlir vous.
�ODETTE DE
LY~IAE
Voilà une preuve d'affection dont vous vous seriez
bien passé.
"
Jean prit les !la~ns
cl Odette et en les regardant
attentivement, Il dIt:
,
_ Comme ces petits dOIgts-là voudraient bien,
pendant quelques instants, cacher au vieil ami les
yeux de leur m~l:es
1 ~a.is
c'est inutile, le vieil
ami a vu que les )oils yeux etaIent pleins de larmes ...
Pleurez, Odette; parfois, cela faIt tant de bien!
La jeune femme s'excusa:
- C'est nerveux, dit-elle; le, plaisir de vous
revoir.
1. .., fit Jean étonné, voilà que je sors
- Al1on~
de mes attnbul1ons. Autrefois, il vous suffisait de
me voir pour rire; aujo~rd'hi,
je vous fais pleurer.
- Tout change, anu Jean, sauf votre amitié.
Avec un peu d'emphase, voulant faire rire
Odette, Jean s'écria:
- Celle-là est éternelle, vous entendez, petite
madame, éternelle!
- J'entends, et il y a longtemps que je le savai ' .
- Très bien; ceci posé, écoutez-moi. Me basant sur cette amitié, que nous venons de décrét er
éternelle,
vais me mêler, sans que vous y trouviez à rec ire, d'une fOllle de choses qui ne me
regardent pas. Odette, il ne faut pas rester chez
Mme Laudet. Celle femme, qui est peut-être pour
vous une amie parfaite, n'est pas un chaperon
convenable pOUl' Mme de Rouvray, partie du
domicile conjugal. Je ne vous apprendrai rien,
Oùette, en vous di sant que les bonnes, comme les
méchantes langu es, attribuent à Myriam Laudel
plusieurs a ventu l'es.
- C'est faux! s'écria Od ette avec énergie.
- Peut-être bien, mais son genre de vie, sa
tenue, ses actes prêtent tellemen t 1':1 la médisance que
sa mauvaise réputation est bien méritée. Donc, ,:,ous
devez quitter cette maison aussitôt que pOSS ible.
-:- Dans un temps plus ou moin s long, répondit
ln )elme femme, je m'en. irai, non à caURe ùe ces
calomnies, mais simplement parce que je ne veul;
pas encombrer mon amie.
- Et alors, dit Jean Msitnnl un peu, n3tl1re~
l'e
�FEMME DE LETTRES
79
leillent vous retournerez chez vous, où un mari
très aimant vous atteud '?
- Jamais! fit Odette avec une telle énergie,
que Jean n'osa pas iusister.
~
Alors? demunda-t-il.
- Eh bien, à Paris, les pensions de famille ne
manquent pas, ct si c'est mon lllari qui vous a
envoyé pour me poser toutes ces questions, vous
pouvez lui répondre que, tout comme lui, je suis
fière de mon nom, et que je saurai partout le [aire
respec1er.
- Odette, dit Jean, sans regarder la jeuue
femme, pardonnez-moi de vous parler de choses
indiscrètes, mais ... il faut bien vivre ... et Pierre ...
m'a chargé de vous dire ... que son notaire tenait
à votre disposition l'argent dont vous pourriez
avoir besoin.
Odetle se leva brusquement et, les sourcils
froncés, très cu colère, die répondit:
- Vous direz à M. de Rouvray que je n'ai pas
besoin de son arf{ent. Mon gentil talent d'amateur,
comme il dit si bien, saura me faire vivre; je n'ai
donc nul besoin de lui, ce dont je suis très heureuse.
Jean insista.
- Odette, êtes-vous certaine de ce que VOLIS
avancez?
- Oui, Jean, et puis, même si cela n'était pas,
iamuis, vous m'entendet, je n'aurais recours à
.M. de ROll\ray. 11 m'a si profondément blessée
féprouve pour lui tou.te autr.e
que, par moe!lts~
seul service qu'il
chose que de l'mdlflcrence: ~e
puisse me rendre est celuI-cI: Mes parents sont
loin; avant un an ou deux, ils nc peuvent revenir;
je voudrais, je le ùésire vivement, qu'ils ignorent
notre séparation. Maman en aurait du clwgrin,
~'inquéte:a.
Par Jetlre on s:explique si mal C).ue
,'attendrai son retour pour lUI apprendre la vérité.
Voilà, Jean, ce que je VOUS charge de dire à votre
Chèr amI.
. Le jeune h01Ume se leva; il connaissait Odette,
Il savait qu'aujourd'hui personne ne la ferait céder.
Tres· lentement, il reprit :
�80
ODETTE DE LY)'IAILLE
- Je n'ai plus rien à vous dire, Odette, et {luis
Mme Laudet va venir vous chercher, et je ne tIens
pas à la rencontrer. Au revoir. Quand VOllS
reverrai-je?
.
Odelle ne répondIt pas; brusquement -la porte
s'étatt ouverte, et Mynam, très rouge, très excitée,
entrait:
.
- Allons, vite, chère mdolente, dit-elle; l'auto
nous allcnd. Un diner épatant; le secrétaire des
Beaux-Arts est un homme charmant, il va venir
visiter mon atelier celle semaine. Tu vois, la conet
quête est faite; vict.oi.re ,fa<:i le, somme ~oute,
j'espère un beau 1ralt~
d all.lance. BonsoIr, monsieur Tardif; allons, vIens vIte, Odette; là-bas, on
nous attend .
i1y~a
ei
. Ii éÎait' près de dix' heures, ~orql'c
Odette pénétrèrent dans le vestlbule, peu éclairé
d'un hôtel cie dernier ordre.
'
Cet hôtel, situé clans un quartier excentrique de
Paris, avait mauvaise apparence et les deux jeunes
femmes ne se sentaient pas très braves d'y être
venues seules.
Près d'un poèle à gaz, un garçon dormait, le
bruit de la porte qui se refermait le réveilla. Un
peu ahuri, il se lev~
brusquement, ne sachant
guère où il était, ni ce qu'il devait faire ou dire.
D'un ton décidé, Myriam l'interrogea.
- La conférence de Mme DartyJ, c'est bien
ici ?
Familier, il répondit:
.
.
- Oui, madame, au premler; maIS faut VOliS
dépè~her,
car j'crois que ça va commencer.
Sans remercier, Myriam se dirigea vers l'escalier, suivie d'Odette.
La monlée rut pénible, l.es ma~ches.
étaie~
~aut.cs,
on y voyait peu clair, et 1 escalier,. Ires
ct~Ol,
tournait si rapidement, qu'Odette, etant
stl)etle au vertige, fut obligée de se cramponner à
la rampe.
~fin,
elles arrivèrent à un couloir ~ui
les condUISit à la sai Je Oll la conférence avai t heu.
Ces dcux jeunes
IJcur entrée fit ' cn~atio.
�FEMME DE LETTRES
femmes, en robe de soirée, semblèrent de la plus
haute élégance à ce public qui se composait d'ouvrières, d'institutrices, d'étudiantes, toutes en
tenue de travail, ayant mis simplement, rour
s'habiller un peu, des rubans clairs dans leurs
cheveux.
Nul~men
gênée p~r
ces regards, Myria~l
s'avança Jusqu au pre~l
rang, où elle savait que
des chaises leur ét'llent réservées; plus timide,
OJette la suivit.
Contente de l'effet produit, Myriam s'assit et,
se penchant vers son amie, en souriant, lui dit:
- Je crois que nous venons d'exciter bien des
curiosités. J'adore cela, et toi?
- Pas toujours; ici, vraiment, c'était inutile.
Nous avons eu tort de nous habiller.
Myriam se mit à rire, mais elle ne répondit pas,
car la séance commençai t.
La présidente de ce groupe fémiAiste faisait son
entrée sur l'estrade, suivie de la vice-présidente
et de la secrétaire générale.
Ces trois femmes étaient des phénomènes
étranges, types inimaginables dc laideur et de
ridicule, La présidente, grosse ct forte commère,
ayant dépassé largcment la cinquantaine, ressemblait à un culti\'ateur normand; elle en avait le
masCjue. Sa figure couperoséc, s~
yeux petits ct
SOUPl1ois, sa bouche aux lèvres {Ines, qu'une forte
mou tache soulignait, lui donnait un air masculin
tl-ès amusant. Sa toilett e bizarre accentuait sa laideur. Elle sc composait d'unc jupe en drap ct
rcbaWisé d'une
J 'un corsage de cachcmirc j~lnc,
garniture de vcloul' turquoise. Sur unc tète dépourvuc de chcveux, elle anlit épinglé, de traycrs,
ull_grand béret bleu, garni de plumes blanches.
Fière de celte toilet te, qui était sensa.tion nellc,
d'lin air majestueux, ellc s'assit sur le fauteuil qui
lui était réservé au fonel de l'estrade, ayant à sa
droite I~ vice-p,l ~sident.
~t la secl'~tir
sénérale.
La vlcc-prômlente etait une Vieille hile sans
âge, au visagc ridé et si jaune, qu'on pouvait avoir
des cloutes sur sa nationalité. Elle ressemblait à lm
vieux magot japonais, dont la tète, bien Su. pendue,
�ODETTE DE LYMAILLE
remue au moindr e choc. Elle avait des tics nerveux dans toute la figure, et paraiss ait toujour s
dire bonjou r à quelqu 'un.
La secréta ire généra le était une petite femme
effacée, habillé e comme une ouvrièr e. Elle avait
l'air très gêné de p.?-raltre sur cette estrade , devant
t~u
ce monde . Une calvitie, presqu e complè te,
qu'aucu ne peruq~
n~
dism~lat,
l~i
~onit
un
air lament able, SI tnste, qu elle faisait peme à
regarde r. Derrièr e ses deux import antes collègues, elle essayait en vain de se dissimu ler.
Madam e la préside nte se leva et, d'une voix
forle, annonç a que la confére ncière venant d'arriver, la confére nce allait avoir lieu imméd iateme nt.
Tout de suite, Jeanne Dartyl enlra.
C'était une jolie femme qui gagnait sa vie en
écrivan t pour des journau x de provinc e, et en
faisant, dans de différents milieux, des confére nces
sur des sujets imposé s.
Affectueusement, elle salua Myriam et OdeHe ,
puis s'aperc evant que les deux jeunes femmes
gardaie nt leurs mantea ux et paraiss aient transie s
elle parla bas à la secréta ire général e.
'
Quelqu es instant s, assise devant la table recouverte du traditio nnel tapis vert, elle regarda son
auditoi re en sourian t, pUIS, lorsque le silence fut
comple t, elle comme nça.
Elle avait une grande facilité d'élocu tion et une
jolie voix; sa confére nce sur l'amou r platoniq ue
fut Une gentille chose, agréabl e .à entend re.
Pendan t qu'elle parlait, circula it dans la salle,
sous l'œil altentif de la secréta ire généra le, un
poêle à pétrole , où, avec plaisir, les assistan ts sc
chau {faient.
Ce poêle, dont chacun e arrange ait la mèche à
sn manièr e, fumait terrible ment, et répond ait une
odeur daus la salle qui n'avait rien d'agréa ble.
Lorsqu e la confére nce fut terminé e, la pré i·
dente, après avoir remerc ié l'illustr e femme de
leU~'s?
deman da quelles étaient les person nes qui
déSiraient prendr e la parole.
Plusieu rs femmes sc levèren t et s'avanc èrent
vers l'estrad e.
�FE~IM
DE LETTRES
Majestueuse, la présidente désigna l'une d'entre
eJles, et lui donna le « droi t à la parole ».
Alors une vieille Anglaise, son chien sous le
bras, gravit rapidement les marches et voulut expliquer la nécessité, étant femme, d'être féministe.
Mais ellc parlait mal le français, et ce qu'elle
disait n'était guère compréhensible.
En~)
avec véh~l1enc.,
elle déclara que son
expénence de la vie lUI permettait de conclure
que J'homme n'était qu'une brute, qu'il ne fallait
jamais aimer; seules les bêtes, par leur affection
docile, méritaient l'amour 1
Cette conclusion ayant fait sourire plusieurs
personnes, la présidente jugea prudent d'interrompre cet étrange orateur. Un coup de sonnette,
impérieux, lui fit comprendre que {( le droit à la
parole» lui était enlevé. En colère, elle s'en alla,
tout en parlant à son chien.
Une jeune' fille lui succéda. Celle-là, d'une manière nelle et précise, pqrla poliliqlle, élections.
Avec des accents I?athéliques elle supplia toutes
les femmes qui étalent là, de faire de la propagande pOUT" les députés intelligents, qui, dans leur
programme, reconnaissaient aux femmes des
droits égaux à l'homme.
- Mes sœurs, disait-elle, imitez deux de nos
collègues gui viennent d'accomplir en Angleterre
un acte méritoire. Pendant plusieurs jours, ellcs
sc sont promenées dans les ru es de Londres, hab ill~c
s en hommes-sandwiches, portant des atftches
réclamant, par devant, le vote des femmcs, ct recommandant, par derrière, Je candidat dc leur
choix.
« Mesdames, que beaucoup d'en Ire vous, je
voudrais dire que toutes, fassent la mêmc chose;
montrez-vouS dignes du rôle auquel nous vous
convions. Travaillez avec COli rage, travaillez avec
foi) sans crai nd re le ridiculc, et, si vous travaillez
ainsi, simplcment pour la cause, le jour est proche
olt nous scrons les mallresses du monde. })
Ce discoll rs souleva un tonncrre d'aprlaudisselllents. Debout, Myriam criait: « Bravo bravo 1 )}
Odette ne bougeait pas, et avec stupeur regardait
�ODETTE DE LYMAILLE
son amie. Etait-il possible que SOI1 enthousiasme
fûl sincère? Ne percevait-elle donc pas le ridicule
ùe cetle scène, jugeait-elle cela vraiment intéressant?
1 ..
Odette n'eut pas le OISlr de le lui demander.
Une pauvre vieille femme gravissait péniblement
les marches qui conduisaient à l'estrade, et la
sonnette réclamait le silence.
Devanl ce public attentif, la pauvre vieille se
troubla; mais la présidente veillait el aiTectueusement l'encouragea. Alors d'une voL, tremblante,
honteuse, elle dit:
- Mf'sdumes, je suis une victime de l'homme,
une victime de son amour.
Cette femme étai t si laide et si vieille qu'il semblait il1p
~osible
qu'un l:omme. eût pt: jamais
l'aimer. En face de ce visage ndé, toute idée
d'amoui' était choquante, et ces lèvres fanée"
di~aent
ùes choses que sûrement elles ne comprenaient pas.
Après une courte hésitation, elle raconta sa vic.
Elle parlait toujours slIr le llIème ton, sans un
éclat de voix, sans lin geste; ses deux bl':l5, paralysés, pendaient lamentables le long de son corps.
Son histoire était semblable à cdle de beaucoup
J'autres.
Mari(~e
de bonne heure, à ril1!tt ans, elle avait
Jéjà troi !> enfants; ses maternités sUCcessives
l'ayant ,icillie préma lurélllcnl, son mari l'abnnJonna. Alors, pour se consoler, pour ne pas
resl~
seule, elle prit un ami, comme Ull second
man.
Ccl ami la rudoya, la fit soutTrir de loutes les
façons; vingt ans durant, ellc ne ful pour lui
qu'ulle do!Ucstique, qu'illle payait pa '.
Un soir, lasse ù'être battue, elle partit tiO rifugier
chez un de ses fils marié, qui la l'envoya. L
SCCOIlÙ agit de m(:me, le troisième aU5si .
. M[~lade,
réJuit e à la misère, ne pouvant plu:,
~,I.ler
aucun dese enfants ne voulait se charger
L'homme, affil'Illa-t-elle avec éneq~i
était incapable d'un bon sentiment. Mari, amant, fils, tous
�fEMME DE LETTRES
85
l'avaient fait souffrir, tous étaient cause de sa
misère physique et morale,
Quand elle eut fini sa douloureuse histoire, la
pauvre vieille s'inclina devant le public, puis q uilta
l'estrade ,
Comme il était près de minuit, la prési<;l.ente
déclara la séance close, Elle remercia le nombl'eux
auditoire qui avait écouté si attentivement et, dans
une péroraison lue quelque part et apprise par
cccur, elle affirma que maintenant le jour était
proche oLl la femme, considérée comme l'égale de
l'homme sur tous les points, jouirait des mêmes
droits.
« Nous semons, dit-elle, nous ou d'autres récolteront. »
Sans grand brui t, un peu las, le public s'en alla.
Avec tout le monde, les deux Jeunes femmes
quittèrent la salle; dehors, l'au to les altendait; avec
plaisir elles y montèrent.
Frileuse, Oclelle mit ses pieds sur la boule d'eau
chaude.
- Ah 1 fit-elle, comme on est bien dans ta voiture, comme elle scnt bon! Jamr.:s je ne l'ai trouvée
si confortable qu'aujourd'hui, Ccllc salle dc conférence manque vraimcnt dc tout ce qui est il1cs~
pCllsable.
Myriam regarda Odette et, très poseuse,
répondit:
- Ma petite, le fémin~le
est à son début, les
réunions commencent dans une grange, mais, plus
tard, el ce ne sera pas bien long, elles auront liou
ùans un palais.
Ollelle éclata de rire .
_ Ah 1 non, fil-elle, je t'cn prie, ne continue
pas! J'ai entcndL! asscz d~incptes
pour ce soir.
Furiellse, 1\1: ynam repn t sèchement!
- Nous ne Jugeons pas de la même façon, alors
inutile de discu ter.
Rieuse, Odette se tourna vers son amie.
- Non, vraiment, dit-clic, tu ne me feras jamais
croire que tu n'as pas t l'ouvé tonIes ces femmes
grotesques et leurs théories ridicules. Mais avec
beaucoup de petites scènes comme celle de ce soir,
�86
•
ODETTE DE LY}.,IAILLE
le féminisme serait vite enterré , bientôt on n'en
parlera it plus. Du reste, je dois t'avoue r que j'ai
tellement peur de ressem bler à tous ces monstrueu,x
phénom ènes que je me sens, à cette heure, aI?-t1léministe, et Je crois bien que cette impressIOn
durera longtem ps ... Souviens-toi de la président~,
rappell e-toi sa noble allure, ma chère, elle ferait
recette à la foire de Neuilly.
Un long éclat de rire termin a cette phrase .
Très e,n colère, Myriam répond it:
.
, - FaiS de l'esl?rit sur le dos d~s
autr~s,
SI ce~a
t amuse, c'est toujour s faci!e, m~lIs
ne ~ en ennUie
pas. Je te prévien s, d'ailleu rs, que Je compte
organis er chez moi des réunion s fé~1inste,
auxq uelles J'e te prierai de ne r.as assister , ne
tenant pas u tout à te servir de Cible.
- Non, vraime nt dit Odette , dissimu lant mal
un fou rire, tu veux réunir chez toi toutes ces
détraqu ées, tu veux les faire parler devant un
public nombr eux? Mais ce sera pour amuser tes
IIlvités, une sorte de représe ntation sensationnelle
ct inédite que tu leur offriras.
Myriam s'empo rta.
- Du tout, je compre nds ces femmes, leurs
revendications sont justes. Il faut vraime nt que tu
n'aies pas de cœur, Oelette, pour avoir pu entend re,
sans être émue, l'histoire navran te de cette pauvre
vieille. Comm e elle avait raison, pourta nt;
l'homm e, presque toujour s, n'est heureu x que
quand il nous fait soulTl'ir.
- Bah! reprit OdeUe, le cas de celte femme
est un cas person nel, et nullem ent collect if; a
conclus ion est stupide , elle ne peut juger J'humanité sur deux tristes exempl aires.
Acerbe , Myriam s'étonn a.
- Tu défends les homme s, mainte nant?
Avec énergie , Odette reprit:
- Oui, à I?résent, je \cs défen~s,
et de toules
mes forces. BlCr, je me disais fénmllste, suns trop
sayoir pourqu oi, comme on se ~it
royalis te, républicame, par habitud e. C'étaIt une expresSIOn
neuve, qui me plaisait, et au fond, je cl'o)'nis que
ce titre, amusan t, ne signifiait pas grand'c hose.
�FEMME ,DE LETTRES
Mais ce soir, je viens de comprendre où ces idéeslà peuvent vous mener; j'en ai apprécié le ridicule et l'inutilité.
« Penser qu'un jour je pourrais ressembler à
ces êtres grotesques que nous venons de voir,
venir clamer à un auditoire, nullement attentif,
mes chagrins personnels, dévoiler ma sou(france
intime, et sans pudeur meUre à nu mon pauvre
cœur devant des femmes que je ne connai pas,
l~our
lesquelles je suis simplement un sujet ù'étude.
Cette vision-là me guérit à tout jamais de mes
idées féministes .. . Que m'importe que nous ayons
dÏ"oit d'éligibilité, que nous siégions au conseil des
prud'hommes, et que les humanités soient accordées à l'enseignement secondaire! que celles qui
n'out rien à faire d'autre ùans la vie , et que cela
amuse, s'intéresseltt à ces questions-là; heureusement pour moi, je peux m'occuper plus intelligemment.
D'un ton cassant, M}'riam repriL .
- Alors, ma pe ite Odette, si tu penses ainsi, ce
, eru, je crois, la fin de notre amitié. Ne discutons
pas, c'est inutile. Je t'annonce simplement que,
depui hier, j'ai accepté la présidcnct! d'un groupe
féministe; je comptms sur toi pour m'aider, tu ne
veux pas, n'en parlons plus ... Je je préviens pourtant CJue la prochaine réunion a Iteu chez moi,
dans huit jours; si cela te déplalt vraiment, autant
qlle tu le dis, tu ferais peut-être mieux ...
Hautaine, très pâle, Odette interrompilsonamie.
- Dans huit jours, Myriam, je ne serai plus
c.1lC'~
toi; l'hospitali,té, même la plus gcntil~,
a des
1Il111le • Jean Tardif m'a trouvé une pensIOn ùe
famille, parfui te sous tous les rnpports ..• Ce soir,
il est venu me l'annoncer.
,attcnti veJl1~nt;
puis elle
Myriam regarda Od~te
haussa les épaules, et, 1l1ddTél'e!lte, dl~:
- Comme tu voudras; et pUIS, apres tout, tu as
raison; ne suivant pas le même chemin J llOtl ne
nous comprendrions plus.
Odette ne répondit rien. .
.
Cc soir-là, les Jeux amies sc qUittèrent san
s'emurasser: leur amitié venait de se rompre.
�88
ODETT E DE LY::VIAILLE
x
En quittan t son amie, Odelte était venu s'installer dans une pension de famille, avenue de la
Grande -Armé e. Cette pension , qui occupa it deux
étages d'une maison neuve, lui avait été recommandée par une jeune Anglais e, rencon trée chez
Myriam . Depuis près de quinze jours, dans une
chamb re des plus s~mplent
meublé es, vraie
chamb re d'hotel , elle vivait.
Elle était arrivée là, pleine de joie et d'espérance, croyan t y venir 'pour quelqu es semain es à
peine, et pensan t que, bientôt , elle pourra it suffire,
non seulem ent à toutes ses dépens es, mais avoir
un • home» qu'elle ne devrait ct,u'à elle. Pendan t
des jours et des nuits, Odette Imita Perrett e, la
laitière du bon La Fontain e.
Ses li vres lui rappor teraien t beauco up, beaucoup d'argen t ; ils la feraien t riche. Alors ene
louerai t un apparte metrl, le meuble rait à son goM,
et, heureu se, vivrait, sans mari, dans ce coin
qu'elle devrait à son travail.
Oh 1 comme elle serait fière, conten te, quc « son
gentil talent d'amat eur» lui permit cela 1 Et,
pendan t des heures et des heures , en attenda nt le
rendez- vous qu'elle avait deman dé à son éditeur ,
Odclte bàtit des château x en Espagn e, plus beaux
les uns que les autres.
Puis, un jour, une lettre arriva. L'édite ur,
revenu de voyage , fixait à Mme la comtes se de
Rouvra y un renuez -vous pour le lendem ain.
Avcc une impatie nce d'enfan t, Odette avait
attendu celte heure; cnfin elle était venue, et,
joyeuse , jolie à faire retourn er tous les passant s,
elle part it.
Quand , deux hcures plus tard, elle rentra, sa
figure n'était plus la même, ct en regarda nt avec
attentio n la "jeune femme, on se fClt aperçu 'lIlG
près des yeux sa voilette était humide .
�FEMME DE LETTRES
Dans sa chambre, ne voulant pas être dérangée,
elle s'enferma, et avec rage se dévêtit. Puis, les
sourcils froncés, la bouche crispée, tremblant de
colère, tou t en marchant de long en large, e)]e
pensa à ce que cet éditeur venait âe lui dire.
Elle ne pouvait rien lui reprocher; il avait été
vis-à-vis d'elle plein de déférence, mais combien
cruel 1
Avec un sourire charmant, il lui avait appris
que ses livres qui, parmi les lettrés, avaient obtenu
u 0 joli succès, ne portaient pas su r le grand pu b]ic,
et c'était celui-là seul, avait-il précIsé, qui vous
faisait gag-ner de l'argen t. Et, comme Odette insistait, exphquant que par suite de diverses circonstances elle était obligée de demander à son travail
la vie de chaque jour, étonné, l'éditeur avait
répondu que la vente des recueils de poésies ne
vous donnait jamais de quoi vivre.
Celte réponse, si peu prévue, troubla tellement
Odette, qu elle ne parvJnt pas à dissimuler son
émotion. Alors, paternel, très bon, l'éditeur lui
donna quelques conseils.
- Faites du métier, un bon roman à situations
fortes et neuves, dit-il, voilà ce qui rapporte.
Tâchez d'écrire dans des revues, des magazines;
faites des cootes, des nouvelles. On place toujours
des choses amusantes. " Mais les vers, iJ y a si peu
(le gens qui les aiment, et ceux qui disent les
aimer ne les achètent pas souvenl. .. Concluez!
Très digne, Odelte se leva, remerciant sans trop
savoir ce qu'elle disait, n'ayant qu'une idée: s'en
aller, afin de n'être plus obligée de sourire de
temps à aulre.
Dans la rue, une crise cie désespoir l'ayait prise,
et, pour pouvoir pleurer tout à son "ise, elle entra
dans une église.
Là, aucune prière ne monta de son cœur vers le
ciel. Non, sur un prie-Dieu, la tête cachée dao s ses
mains, elle sanglot"i!. Larmes de rage, larmes
amères .. , Dans celte église oll e1Je aurait de.
oublier sa rancune, plu~
que jami~
ellc en v?l1lait
i't son mari. Son orgueli, Cjll1 venaIt d'être SI 1'rolondémcnl atteint, l'accllsait: Pierre le premier,
�90
ODETTE DE LYMAILLE
ne s'était- il pas moqué de son talent, el, avec l'injustice commu ne à ceux qui sou[re nt, elle voulait
croire qu'il était la cause de son échec.
La nuit calma Odette , et le lendem ain elle se
leva, bien décidée il. suppor ter vaillam ment cette
premiè re désillus ion.
De grand matin, elle se mit au trayail ct essaya
de faire du « métier ».
Pendan t de longue s heures , elle travaill a, éprouvant une grosse difficulté à raconte r une histoir e
en q uelq ues pages; enu n, non sans mal, elle bâtit
une nouvelle qu'elle envoya avec un mot charma nt
au directe ur du magazi ne où, l'année dernièr e, elle
avait obtenu S011 premie r prix.
.
Plusieu rs jours de suite, non sans impatie nce,
elle atleudi lla répons e; puis, comme elle ne venait
pas, elle partit la cherch er.
Dan' le salon d'atten te qui précéd ait le cabinet
du directe ur, avec beauco up d'autre s person nes,
pendan t plus ùe deux heures elle attendi t, espérant toujour s que la porte derrièr e laquell e elle
entend ait parler 5'ouvri rait, et que son tour vienrait. Mais la journée s'achev a et, un à ~m,
ceux
qui étaient là s'en allèren t. Elle, las:.e, décour agée,
fit \~01le
eux et s'en alla au ssi.
. A la suite de ce nouvel échec, pendan t deux
Jours Odelle cessa tout travail ; mais un matin,
vaillante, elle reprit sa plume cl essaya de bâtir,
pour son éditeur , utl roman pouvan t plaire au
grand public.
Ce matin-l à, l'imagi nation d'Odet te brodait facilement . Déjà les grande s ligues étaient arrêtée s el
la jeune fem me trouvai t à chaque instant des péripéties qui, presqu e toutes, étaient heureu ses .
. ~al\
fa.tig.ue, depuis plus de deux het~r
elle
ccnvalt a11151 ; sa plume allait, venait, nOirCissant
les pages blanche s de son cahier, lorsqu' à la porte
de sa chamb re 11 toqua.
Entrez 1 Gl-elle sans lever la tête.
La femme de chamb re ùéposa le courrie r sur la
table, pu is s'en alla.
Ma~hnl
ment, Odette regal'da es leUres el
tressatl ltt en reconn aissanl sur la premiè re cuve-
�FEMME DE LETTRES
Joppe J'écriture de son mati. .. Alors elle posa sa
plume, prit la lettre. Au moment de l'ouvnr, elle
hésita ..• Sa rancune lui conseillait de renvoyer
intacte cette missive à son propriétaire, mais
comme elle était curieuse, avec impatience elle décacheta l'enveloppe, et lut ce qui suit:
« Ma chère Odette,
" J'ai reçu hier une lettre de votre mère dans
laquelle elle se plaint de votre silence; elle s'inquiète, vous croit malade, s'imagine qu'on lui
cache la vérité et me supplie de lui répondre au
plus tôt. Or, pour cette réponse qu'elle réclame,
me voilà très embarrassé. Je sais mal mentir, et
lui dire que vous allez bien, sans que je le.tienne de
vous, me parait chose îm possible. Donc je VOliS
prie de m'envoyer de vos nouvelles au plus vite,
de manière que je puisse les transmettre, sans
délai, à Madame de Lymaille.
« Jean Tardif, notre ami commun, m'a fait part
de votre désir. Je m'y conformerai, et vos parents
n'apprendront pas par moi notre séparation.
« Mes respeCtUÙUx souvenirs.
\( Pierre de ROUVRAY. »
La leure lue, Odette la posa sur la table, puis la
rcrrit, et plusieurs fois de suite la relut.
Cette Jet tre l'étonnait prodigieusement. Ces
mots corrects qui se suivaient, ce ton d'indifférence, cette absence absolue de toute tendresse,
la choquaient comme un manque d'égards ... Etaitce possi bIc que ce fCt t Pierre qui eCl t pensé et éai t
cette lettre, 0"1 clic ne retrovvait plus rien du mari
amoureux, qui toujours lui parIait si tendrement?
Sérieus , clic réfléchit quelques instants, puis
un malicieux sourire éclaira sa 'physionomie, et
prenant une gr~\nde
fcuilJc de paplcr, sur la page
blanche de sa haute écnture, ellc traça ces mots:
« Santé' parfaite. Moral excellent. Prière de
communiquer. I l .
•
.
.
Vivement, elle plia la feuille de papIer, la glissa
dans une env~lorp
et, contente, mit l'adre se.
�92
ODETTE DE LYMAILLE
Comme elle se levait pour sonner la femme de
chambre, afin de faire descendre immédiatement
il la poste sa laconique réponse, elle fit un mouvement si brusque que son buvard, et tout ce qu'il
contenait tomba. Pour ramasser ces papiers épars
sur le tapis, elle s'agenouilla, et la première chose
qu'elle prit [ut la lettre de son man. Elle allait la
déchirer lorsqu'elle s'aperçut que sur la seconde
page Pierre avait écrit aussi.
.
Vivement elle se releva et, blotlle dans un fauteuil, elle lu t la secoude partie de celte lettre,
Qu'un hasard venait de lui révéler:
(1
Ma petite Odelte,
« Quand j'ai commencé à VOLIS écrire, je voulais le faire eu camarade, en ami; j'ai tracé des
mots, fail des phrases qui ont un sens, qui signifient quelque chose. Cela m'étonne, car parfuis
ma main était rebelle et ne voulait pas m'obéir.
EUe savait bien, elle, qui a teuu si souvent votre
petite menolle, que je mentais, et que la camaraderie, l'amitié, l'indifférence, ,sont choses impossibles entre nous.
« Odelle, po~rq
uo.i ê~s-vou
pal:tie? Pou r'lllOi
m'avez-voltS qUltlé ainsI? PourquoI depui'i ckuIC
longs mois n'êtes-vous pas revenue?
« .le. sais, VOllS me l'avt;z ~i bien dit, que vous
ne m'allllez pas. Je \'OIIS eens cela sans ranC1IIle :
l'amour est un sentiment dont 011 n'est jamais le
lllallrc, il nall sans qu'on s'en doute et où cela lui
plalt; il est capricieux, fantasque, incomprëhensible; il rend heureux certains, et torture les
autres, ct ce mal qui vous déchire n'est même pas
contagieux.
u Odette, malgré ct lie vous ne m'aimiez pas,
moi je vous aime comme un fOLl et je Il{; pe\ll{
vi re sallS VOliS.
I( Revenez,
reviens, sois bonne, aie pitié ùe
moi. Je souffre tant.
I( Da ilS la rue, quand un pauvre te tend la Inain,
tu ne le repousses pa , tu fais le geste qu'il implore.
�FE_fME DE LETTRES
93
« Odette, je suis un mendiant. Tout mou être
s'élance vers toi, il prie, il Sil pplie 1
« Seras-tu insensible? N'écouleras-tu pas la
'
prière du plus malheureux?
« Odette, chère petite aimée, reviens vile, nous
oublierons cette vilaine querelle où tous les deux,
très méchants, nous avons cherché à nous [aire du
mal. Ce que je l'ai dit, je ne le pensais pas. Toi,
je n'ose espérer que tu as menti ... un peu ... Pourtant, si ce n'était pas vrai, si seulement par colère
lu avais dit la vilaine chose, alors ne perds pas
une minute, viens telle que tu es, accours ùans
mes bras qui t'attendent ct qui te garderont à
jamais prisonnière, et tu verras, mon aimée adorée, que cette fois nous saurons être heureux tous
les deux.
« Odette, Odette, viens, viens, je t'attends, je
t'aime, je sOl1fTre, je pleure.
«
PIERRE. 1)
Quand elle eut fini de lire cette seconde partie
de la lettre de son mari, Odette se leva, nerveuse,
agacée de se sentir si émue.
Pour dissiper celle émotion qu'elle qualifiait de
faiblesse, elle s'approcha ùe la tenêtre, souleva le
rideau et regarda dans la rue.
L'avenue ùe la Grande-Armée est une des avenues les plus animées de Paris. Les autos, les vo itures, les tramways encombrent la chaussée, el le
passants se bousculent sur les trottoirs. Voulant
les /fC!U1
se distraire, avec ntlention Odclle r~gad
qui passaicnt sous sa fenêtrc,' Chcl~ant
ft ùev.lller
vers quels lieux, inconnus cl elle, Ils se rendalCnt.
Cerlains allaient yjte, des amourellX peut-être
ou des hommes d'aITaires. Plus lentement, les
femmes passaient. Quelques-unes riaient joliment coqueltes même en marchant; les autres,
des o'uvrieres, de travailleuses, jupc~
courtes cl
têtes nues, d'lln pas saccadé et nervcux se dirigeaient vers le métro.
Tout ce monde qui s'agitait si près d'Odette 13
distraya quelques instants. Mais, tout eu regardant
daus la rue, ses lèvres s'agitaient cl murmuraient:
�ODETT E DE
94
/
LY~IAE
Je t'aime, je souffre, je pleure. »
Furieu se, elle quitta la fenètre , et d'un mouve ~ent
brusq~
prit l'envop~
qui .conten ait s~
l'eponse. AllaIt-elle l'envoy er amSI, SI co.urte ~t .Sl
peu affectu euse? .. Mais oui. Pourqu oI hésltalt elle? Pourqu oi se posait- elle cette questio n?
De nouvea u à sa pensée ces mots s'impo sèrent:
« Je t'aime, je souITre, je pleure. » Ses mains crispées tenaien t l'envel oppe; elle était tout près cie
la chemin ée, où à chaque coin il y avait un bou1011 de sonnett e, et elle n'osait pas sonner ponr
faire venir la femme de chamb re qui emport erait
sa brève répons e.
. .
Elle n'osait pas et elle s'en voulait de sa
C( làcheté n. Qnelqu esseco ndesen
coreso n hésitati on
dura, puis sa rancun e, mauvai se conseil lère, lui
rappela certain~
paroles de SO I1 mari, certain es
moquer ies concer nant son talent. Si aujourd 'hui
elle ~édait
à un mouve ment de pitié, si elle écrivai t
genltm ent à Pierre, qui se prétend ait malheu reux,
llll jour, peut-êt re, il lui dirait que ses échecs
littéraires avaient été la cause de sa gentille sse.
Non, cela, elle ne le voulait pas. Alors, avec
précipi tation, elle sonna la femme de chamb re.
La lettre emport ée, un grand froid la s:lisit; il
lui sembla qu'elle venait de rompre avee tout son
passé.
M~jntea,
il y avait entre elle et son mari lIne
harnèr e qu'elle jugeait infranc hissabl e. Tout à
coup, l'avenir lui parut sombro , la solitud e lui fit
pCllr.
Alors, comme une enfant, elle courut vers la
porte, et dans le couloir appela la femme de
ch:lmb re, voulan t reprend re sa lettre.
Mais il était trop tard, lin domest ique l'inform a
que celte dernièr e venait de descen dre à la posle.
Lentem ent, Odette regagn a sa chamb re. Là,
voulant sc remettr e à 1rav~le,
e.lle arrange a S:I
table, serra la !cUre de son man, et ne voulan l
plus penser à cet inciden t reprit a plume el SOIl
cahier.
Mais les idées ne vinrent pas; longtem ps cil
resta immob ile devant ks pages blanche s, puis clle
cc
�FEMME DE LETTRES
95
essaya de tracer des mots, mais ces mots n'avaient
aucun sens.
Enfin, très lasse, elle posa sa plume et ne se
contenant plus, la tête cachée dan!! ses mains, elle
sanglota en murmurant:
- Moi je souffre et je pleure aussi!
Xl
Un jeudi de mars, jeudi de Mi-Carême, Odette
mOlltait l'escalier qui conduisait à l'Avenir, petit
quotidien où, grâce à la recommandation de Jean
Tardif, principal commanditaire, depuis quelque
temps déjà elle écrivait.
.
Tout de suite, tant la recommandation était
puissante, le directeur lui avait pris une grand'::!
nou ....elle qui paraissait en feuilleton, et commandé,
pour chaque semaine, une fantaisie en vers, où
elle devait blaguer, avec humour, les agissements
du zouverne1l1ent.
.
Ce succès combla Odette de joie, ct, naïvement,
elle s'imagina qu'ayant réussi lA, elle réussirait
partout. Maintenant, les mauvais jours étaient
linis, une occupation agréable, très littéraire, allait
remplir ses journées que, quelquefois, elle trouvai t si longues.
Cc fut avec joie et orgueil qu'un soir de janvier,
elle apporta au journal son I?remier sonnet.
Le secrétaire de la rédacllon la reçut fort aimablement, mais, malgré son amabilité correcte,
Odette crut s'apercevoir qu'il sc moquait un peu
qui .se faisait joura~iste"
de la femme du ~onde
Puis, pendant qu elle causmt avec lUi, plUSIeurs
jeunes gens rédacteurs à l'AlIenÎ1", entrèrent pour
demander 'des renseignements. Quelques-uns,
assez impertinemment, la dévisagèrent. Elle était
jolie, toute jeune, très bien ~is;
on ne l'avait
lamai vue là, sa présence excItaIt naturellement
toutes les curiosités.
�ODETTE DE LY~fAIE
Partout où elle allait, Odette était habituée il
être très regardée, et cela lui plaisait. Pourquoi,
dans cette salle de rédaction, sous ces regards
indiscrets se sentit-elle si confuse, si gênée, qu'une
rougeur l~aencotrus
enya~it
.son visage? .Ne
s'expliquant pas ce trou~le,
ml!:n1dée, maladrolt.e,
toute désorientée, trè.s vite, ce J.our-là,. elle parll t.
Bra ve, le lendemam elle revlllt, mais elle avait
mis un voile si épais qu'on distinguait à peine son
joli visage.
'
Peu à peu, les rédacteurs s'habituèren t à voir
venir la jeune femme; ils essayèrent même de la
traiter comme l'un des leurs; mais Odette n'accepta pas celte camaraderie, son orgueil le lui
ùéfendait , et sa r"ison la lui faisait craindre. Elle
passai t à l'Avenir le moins de temps poss ible, donnait sa copie, corrigeait ses épreuves, puis vite
s'en alIait.
•
Bien que depuis près de deux mois Odette \'tnt
chaque jour au journal, c'était toujours avec le
l'escamême se ntiment ùe gêne qu'elle gravi~st
lier cJui la conduisait à la salle de rédaction, el cc
jeudi-là, p lu s encore que d'habitude, elle éprou.
vait ce sentiment.
POlir arriver au journal, elle avait dù traverser
le~
boulevards; c'était ta mi-carême, et les plaisa nteries les plus grossières, les compliments les
plus audacieux ne rui avaient pas été épargnés.
Un moment, énervée, très lasse, OJetle se
demanda s i elle n'allai t pas retou mer, mais, au
journal, 011 attendait sa copic, ct elle dut continu er son chemin uU1l1ilieu de celte foule en dé lire,
qui s'amusait bêtcment, jugeait-clic.
En1in, c ite é tait arrivée, mais si étourdie, si
fatiguée, qu'avec son visagc en feu et ses JCux
pleins de poussièrc elle n'osaitllirrontc.r les regard s
des rédactcurs. Ah 1 comme elle cClt aimé, comme
elle e(\! voulu, cc jou r- là, être loi,ll, bicn loin de
~et
escalier 'lui conduisai t à l'j\,'emrl
, Pour.la prel1!ière fois, Odette pensa que le, ~lé
lier ùe Journaliste étuit par moment un dur metler!
, Ju.squ:ù présent, si ennuyeuse que fût pour e~l
1obbgallon de faire, à jour fixe, des vers llUmon -
�FEMME DE LETTRES
97
tiqües, jamais elle n'avait voulu s'avouer que ce
travail l'ennuyait ; mais aujourd'hui, elle se sentait
si lasse, qu'elle éprouvait le besoin de se plaindre
et de se dire que de son beau rève d'autrefois il n
restait rien, rien.
SOIl rêve l'avait conduite à ce journal où ses
vers, vite faits, et S011 feuiHeton qu'elle n'aimait
guère, lui permettaient de vivre très simplement
dans une peltsion de famille.
Un coin à elle, un appartement qu'elle meublerait selon ses goûts, comme cette histoire qu'elle
s'était contée un jour 'lui paraissait folle!
Aujourd'hui, avec une netteté singulière elle
voyait son avenir. Une vie de travai[ très grise,
très sombre, et jamais, il fallait bien vivre, elle
n'aurait le temps de faire une de ces œuvres qui
ne plaisent pas au grand public, mais que l'auteur
et 9 uelques rares lettrés aâorent.
Des feuilletons populaires, des vcrs humoristiques qui font l'ire, voilà ce C).u'elle était obligée
d'écrire. Oh! comme cet avelllr lui paraissait terrible 1
Pendant qu'Odette pensa't ainsi, tout en montant cel escalier où l'on voyait à peine clair, dehors
un admirablc soleil étinccfait. Des cris joyeux, des
rires retentissaient; la gaieté était générale.
Gelle première journée de printemps, cette fête
de la mi-carême grisait les jeunes comme les
vicux. Les heureux de ce monde laissaient éclater
Icur joie, et les malheureux oubliaient, pOUl' quelqucs heul'es, leur misère.
Un sounle de bonhcur, de tendrcsse, traversait
Paris; tous les èt l'CS éprouvaient, ce jour-là, un
besoin de s'amuser, de rire, de se promcner, afin
de jouir de ce beau soleil et de ce cicl bleu, don l
un rude hiver les avait privés si l~ : H1g,temr:s
Obligée de sortir, Odcttc ~V:lt
Circulé d~ns
cc
Paris joyeux, et ce jour de pnntcmps mervetlleux:,
ce jour de printemps ' où elle se sentait seule,
l'avait troublée si profondément que, voulant
trouver une cause véritable à sa tristessc, elle avait
songé ?l sa carr!ère ,lit~érae
fort ~omprise.
Ainsi, elle s'expllql1alt l'uumense laSSitude morale
"
�98
ODETTE DE L YMAILLE
et physique qui s'était emparée ?'elle. C.ourageuse,
dominant sa faiblesse, ce fut dune mam vaIllante
qu'elle ouvrit la porte donnant dans la salle de
rédaction.
.
Il était de bonne heure, aUSSI la grande salle
était presque déserte; seul, un rédacteur, assis
devant une table, écrivait.
Odette le connaissal1; plusieurs fois déjà elle
l'avait rencontré. Voulant être renseignée, elle lui
parla.
.
- Monsieur, dit-elle, pourriez-vous me dire si
M. Lignon est arrivé?
Brusquement, le jeune rédacteur leva la tête. Il
avait entendu la porte s'ouvrir, mais, supposant
que c'était quelque importun, n'avait pas bougé.
La tristesse dJOdelle, sa fatigue, la rendaient
aujourd'hui particulièrement jolie, sa figure n'avait
pas ce masque de froideur qu'habituellement elle
s'imposai t.
Aimable, le journaliste salua la jeune femme.
- Madame, M. Lignon n'est pas arrivé et je
crains qu'il ne vienne bien tard. At\jourd'hui c'est
fête, et notre grave secrétaire de rédaction en profitera, tout comme les autres. Mais, vou lez-vous
l'attendre? je puis me tromper; peut-être ne
tardera-t-il pas.
Empressé, il avança une chaise.
Avec plaisir, Odelte l'accepta; Ile était si
fatiguée.
Lui, laissant de côté sa copie, s'assit en face
d'elle et demanda:
- Vous avez dû avoir bien du mal, madame, à
arriver jusqu'ici.
Heureuse de se plaindre, Odçlte répondit:
- J'ai mis près d'une heure pour venir et la
marche, au milieu de cette foule hurlnnle ct
batailleuse, m'a été vraiment pénible. Je pense
avec effroi, ajouta-t-elle sans réfléchir, au retour .
. Négligemment, sans avoir J'air d'attacher aucune
Importance aux paroles qu'Ode Ile venait de prononcer, il ùit:
-:- Oui, aujourd'hui, on entenù des plaisanterie
qUI manquent ùe finesse; parmi celle Ioule se
�FEMME DE LETTRES
99
glissent de vilains individus, qui sont très contellts
d'ennuyer une femme. Moralité: le ; ur de la micarême, madame, il ne faut pas sortir seule.
Odette ne répondit pas, mais elle poussa un très
léger soupir, que son lllterlocuteur perçut. Lui se
leva, 'prit sa copie, regarda l'heure, et, comme s'il
se parlait à lui-mème, à haute voix dit:
- Fini. Il ne viendra pas avant ce soir, inutile
de l'attendre.
Immédiatement, Odet guestionna.
- Pardon, monsieur, mais vraiment croyezvous que M. Lignon tarde encore à arriver?
- J.e crois, madame,. qu'il ne faut pl~IS
com]?ter
sur !t1l. Souvent, les Jours de fête, Il ne vient
qu'après dlner.
- Alors, demanda Odette, ma copie, à qui
dois-je la remettre?
- Donez-Ia~mi,
madame, je vais lij, poser,
avec la mienne, sur le bureau du grand chef, il la
trouvera en arrivant.
Quelques secondes, le jeune rédacteur disparut,
puis il revint, et en souriant dit à Odette:
- Maintenant, sauvons-nous, dans unc heure
il n'y aura plus moyen de circuler.
Odetle se leva. Avant de partir, elle voulut
remercier celui qui s'était montré si complaisant;
il ne lui en laissa pas le temps. Tout en mettant
son chapeau et son manteau, très gai, il bavar
dait:
- Là, ficelons-nous bien. ne laissons voir qu'un
tout petit coin de notre visage.
Ensemble, ils descendirent l'escalier. Sous la
porte, Odette s'arrêta et dit en tendant la main à
son compagnO!l :
.
- Au reVOir, monsieur, et merCl pour votre
obligeance.
Prenant la petite main, illa garda dans la sienne
et répondit:
- Chère madame, croyez-moi, il n'est pas
prudent de circulcr seule, aujourd'hui. Permettczmoi dc vous accompagner.
La phrase était con"ccle, mais la poignéc d
main était si longue, qu'Odette n'osa accepter. ~\1. .F~")
.\
',.
-
,.», .
�100
ODETTE DE
LY~IAE
- Je vous remercie, monsieur, j'ai pu venir
seule, je m'en irai de mème.
Se rapprochant et regardant fixement la jeune
femme, il demanda:
_ Pourquoi ne voulez-vous pas?
Ce regard déplut à Odette et, er~s'n
allant très
sèchement, elle répondit:
'
- Mais je vous l'ai déjà dit, monsieur, je préfère
m'en aller toute seule.
U la suivit et reprit, tont en marchant près
d'elle:
- Ce n'est pas la vraie raison, La vraie, la seule,
c'est que vous craignez de mécontenter votre
amoureux,
,Furieuse q ne ce journaliste, ce rien du tou t, osât
lm parler avec cette familiarité, tremblant de
rage, OLletle demanda :
~
Monsieur, il qui croyez-volis donc VOliS
ndresser, et qui vous a permis dc faire sur moi
une telle supposition?
Amusé, ne croyant pas la jeune femme sérieusement fâchée, il répondit:
- Mais je m'adresse il une très jolie journaà un confrère des plus
liste, il nne c~marde,
charmants. Mall1tenant, le mot supposition que
vous venez ~l'empoyr
n'est pas juste, car votre
ai110Urell. eXIs~,
chère ma~e,
l?CaUCOllp d'entre
nous le connaIssent. Oh! 11 est hùèle et patient.
Tous les jours, à la mêmc heure, il est là il vous
attend. Quand YOUS sortez du journal, ~le
loin
sans en avoir l'~Îr,
il vous suit. Où vous rejoignez:
vous? Aucun de nouS ne le sait. En tout cas, ce
que je puis vous ,di,re, e'est que, tO~l
er~
le regrettant, je vous fébcIle de vO,tre chOIX :, il,c,st charmant, votre aJ1oure~
MalS fourqu,Ol,hlllJ?-lposer
ces longues séances d allente . ParfOIS Il arnve une
heure avant vons, et, le jour ùe la gran~le
neige,
IL: jour où vous n'êtes ra~
venue, troIs heur~
durant, sous la tcmpète, JI vous. a attenùue ...
Madame cmers cet amoureux SI fidèle, vous
manquez' quelquefois LIe charité.
D'unc oreille attentive, OLIctte avait écouté.
Celle histoire l'amusait. Sans colère, elle répondit:
�FEMI\IE DE LETTRES
101
- Cei . an:lOureux, monsieur, puisque vous
l'appelez amSI, est fort respectueux, car jamais il
ne m'a parlé. Imitez-le, cl quittez-moi.
Lui sc rapprocha.
- Non, chère madame, non, la mi-carême
autorisant toutes les folies, je ne vous quitterai
pas, avant que vous soyez venue prendre le thé
avec moi. Cédez vile, ce sera le seul moyen de
vous lébarrasser de mon encombrante personne.
Je connais, tout près d'ici, un coin charmant,
fréquenté seulement par des étrangers. On y goùte
bien, la musique est bonne et il y a beaucoup de
fleurs. Vous les aimez, n'est-ce pas?
« Venez! Pour une fois, fai les faux bond à votre
amoureux. Je suis un de vos confrères, un camarade de tous les jours; venez, en ami, on blaguera,
on rira, on s'amusera. Nous parl~ons,
si ça peut
vous faire pllisir, de ce bel inconnu. Puisque vous
dites ne p:lS le connaître, je vous le dépeindrai.
Odette s'arrêta et, posant sa main sur le bro.s
du jeune homme, demanda:
- Comm nt est-il?
Amusé, lui regarda en souriant la jolie curieuse,
et très bas, mystérieux, répondit:
- Il est flTanù, grand comme les chevaliers
d'autrefois; JI a de longues moustaches brunes el
des yeux hleu~
très d?ux .. E~lfin,
il est ch~rmalt.
Pendant qu'II parlaIt a~ns.l,
Ode.tle avaIt baIssé
la tète et doucemen1 s'etaIt remIse à murcher.
Maintenunt, elle ne soupçonnait plus, mais clic en
avait la certitude: cet amoureux fidèle et patient,
c'était l iarre ... Pierre, so
ari!
Odette ne vit pus là une preuve d'amour. SOI1
orgueil souffrit de cette survaillnnce qu'elle jug~a
hlessante ct olTensante pour sa dignt~.
L'autre, tout près d'ellc, l1n~rt
:
.
_ Venez, mUllame. Ne vous J~utes
pas prIer
plus longtemps. Aujourd'hll,i, tü.ut le moncle est
gai. Pensez comme ce seraIt trIste d'être seule.
RegarJez ce soleil comme il est ~eau
ct cl~ir
...
Regardez rlus haut encore Cl admIrez le CIel, il
est bleu, d un bleu merveilleux: c'est le printemps
tlui vient, il est arrivé ce matin. Par ce beau temps,
�102
ODETTE DE LYMAILLE
les cœurs battent tous un peu plus vite, les mains
se cherchent pour s'étreindre, les lèvres appellent
les baisers. Ce tem ps-là vous grise, ne trou vez-vous
pas, madame? Aussi, ce serait presque un péché,
qu'un homme passât cette journée sans s'asseoir
près d'une jolie femme.
« Vous êtes bonne, j'en suis certain; alors, sans
plus vous faire prier, vous allez venir goùter avec
moi, et vous me permettrez de vous regarder. Ce
tout petit bonheur que vous m'accorderez sera le
seul que je vous demanderai. Confiez-vous à moi,
sans aucune crainte. Je serai pour vous un camarade, un confrère, un ami très respectueux. C'est
promis, juré même s'il le faut •
. Tout en parlanlainsi, il. avait pris le bras de la
Jeune femme et l'entraînait.
Abs?rbée par ses pen~és,
Odel~
ne l'~vai
guère ecouté ; elle songeait à son man, à cc Pierre
qui s'obstinait à se mettre sur sa route.
Ah 1 puisqu'il la surveillait, aujourd'hui il serail
content. Pour bien lui montrer qu'elle était libre
et qu'elle ne craignait personne, ell e allait accepter
l'invitation de ce jeune journaliste, heureuse cie
passer une heure agréable avec un homme intelligen t, qui causai t bien.
Relevant la tête, regardant avec défi le jeune
homme qui, anxieux, attendait sa réponse, elle dit:
- C'est enlendu ! Conduisez-moi.
XII
La permission accordée, vile le jeune rédacteur
en profita. Une voiture passait, 111'arrêla, ct, brave,
Odette y monta.
Pendant le trajet, fort court, il fut un comrag non
charmant, el si correct, qu'elle se félicita d'avoir
accepté Son invitation.
La sa~le
du restaurant, convertie en sa ll e pour le
thé, étut presque déserte lorsqu'ils y entr~
;à
�FEMME DE LETTRES
1°3
peine, dans un coin, trois ou quatre couples, que
de hauts paravents d'étoffe cachaient à merveille.
Le jeune journaliste était un habitué de l'endroit.
car le maître d'hôtel s'empressa.
- Monsieur Parnyl, votre table est libre!
Le regard d'Odette devint moq lieur. Lui expli.
qua bien vite:
- Avec un de mes frères, nous venons ici presque tous les dimanches.
- Vous avez raison, dit-elle en souriant, c'est
un endroit charmant, je ne le connaissais pas.
H se dirigèrent vers la table habituelle de M. Parn}'l, qui se trouvait dans un coin peu éclairé de la
grande salle.
Un peu gênée, Odette s'assit. Lui, très content,
dit;
- CeLLe place est la meilleure; on voit tout le
monde entrer, et puis ce paravent VOtlS préserve,
110n seulement des courants d'air, maIs encore
vous permet de causer sans que les voisins, touJours curieux, vous entendent. Et comme nous
allons bavarder, Tire) faire un peu les fous, il ne
faut pas scandaliser notre prochain.
Odette sourit, la gaieté du jeune homme, sa
bonne humeur était contagieuse.
- Je vais vous avouer, dit-elle rieuse, que je
meurs de faim.
- Quel bonheur! Nous allons commencer par
des crêpes. Les aimez-vous?
- .Je les adore.
- Parfait!
Il donna des ordres et bientôt, sur la petite table,
les crêpes fumantes furent apportées.
Odette en pdt une ct dit tout en la saupoudrant
de sucre:
- Vous n'avez pas idée comme cela ~e
semble
ùrôle et agréable de manger en.« fraL~çls
».
Elooné, ne comrena~
pas, Il répeta:
- Manger en « fn:IJ~çalS
JI ?
. _ Attend ''l., fi t-elle en riant, je vais vous ex pliquel' ce que cela V?ut dire ... I?epuis 9uel que (~mps,
j'habite une pensIOn ùe famIlle qUI ne reçoit CJue
des étrangers. Aussi, à tous mes repas, à côté, en
�104
ODETTE DE LYMAILLE
face, derrière moi, il y a des Anglais ou des Américains, et ils parlent, ils pallent sans s'arrêter un
~eul
instant. C'est une cacophonie peu musicale,
Je vous assure.
- Brrr l. .. Cela ne doit pas être amusant. Comprenez-you'S l'anglais au moins?
- Oui, suffisamment pour suivre une conversation. Mais lorsque quinze personnes. parlent
ensemble, je suis ahurie, perdue. Alors, )e tâche
de ne pas écouter.
Mellant les coudes sur la table et regardant très
tenclrementla jeune femme, il di t:
- Lorsque ces repas cacophoniques vous
ennuient trop savez-vous ce que vous devriez
faire?
'
Odette ne détourna pas les yeux, el souriant, un
peu coquette, ce f{oûter l'amusait, répondit:
- Non, ma fOl!
- Eh bien! je vais vous le dire, reprit-il en se
rapjJroehant d'elle.
Craintive, elle l'arrêta:
- Taisez-vous, je crois que ce sera plus sage.
Ne m'effarouchez pas, je suis comme les moineaux,
très audacieux, mais je m'envole vite, el j'aurais
vraiment du regret de m'en aller laissant là un
compagnon agréable, ct beaucoup de bonnes
choses auxquelles j'ai très envie de goûter.
Doucement, il demanda:
- . Alors, vous ne voulez pas qu'on vous [asse la
cour l
- Non, certes! Souvenez-vous de notre pacle :
(( Venez ell ca marade, en cùnfrère, en ami ... Il Et
VOLI S avez eu bien soin de faire sonner, Ires haut,
ce derni er mot.
« lmagi nez-vou que vous avez en face de vous ...
qui 1... Voyons, cherchons ensemble ... Votre
frère, "oulez-vous'? puisque: c'est lui qui habituellement occupe ma place.
- Madame la moqueuse, mon frère est si différent de vous, que vraiment, même avec bcaucoll p
de, bO~1ne
YOIOlllé, je ne puis m'imaginer que c'est
lu! qUl est là. Il n'a pas ces yeux sombres, qui font
fnssonnel' tous ceux que vous voulez bien rcgar·
�FEMME DE LETTRES
1°5
der; il n'a pas ces cheveux d'or, qui illuminent ce
coin, si joliment, que vous avez l'air d'avoir
apporté avec YOUS un rayon de soleil. Il n'a pas
ces lèvres rouges qui, pour se fâcher, se plissent
si drôlement, que votre pauvre camarade n'arrive
pas à avoir peur ... Mon frère est un grand monsieur, très grus, tout barbu, ses mains sont énormes,
tandis que les vôtres, madame, sont si petites qu'on
se demande si elles n'ont pas oublié de grandir.
Ces mains-là sont vos mains d'enfant, celles que
vous aviez quand vous jouiez à la poupée, il n'y a
pas bien longtemps de cela.
En parlant ainsi, il essaya de prendre une des
maius d'Odette.
Sans se fâcher, très sérieuse, la jeune femme
demanda:
- Voulez-vous me fai re plaisir?
Lui s'écria:
- Mais je ne demande que cela.
- Eh bien! ne me faites pas de compliments.
Parlez-moi de toute autre chose. Causons lillérature, de votre métier, de ce que vous voulez faire,
cela me plaira.
La physionomie du jeune homme changea; il eut
"lll rire méprisant:
- La littérature, madame! Quel mot vous
venez de prononcer là! ~oi,
je ~'en
fais pas.
J'écris des articles à tant la Itgne, VOIlà tout.
Odette insista:
- Mais c'est bon pour un d6bul. Plus tard,
quand vous Serez connu, vous ferez autre cbose.
Le journall'Al'ellil' n'est pour vous gU'lIn marchepied qui vous conduira à d'autres Journaux plus
uuportants.
Tristement, il répondit: .
,
..
.
- Un marchepieù dont Je ne depasser:lI JamaIS
la première marche.
- Pourquoi diteS-VOlis cela.? N'avez-vous pas
en vous d'autres rè\'es? Ne déSIrez-vous donc l~as
la !floire'!
baissa les yeux et répondit:
- La gloire! Comme il y a longtemps que je
n'y ai pensé !... Autrefois, quand j'avais vingt ans,
�106
ODETTE DE LYMAILLE
je ne travaillais qu'avec ce mensonge-là devant les
yeux. Mes vers, je me suis cru poète; mes romans,
Je me jugeais romancier d'avenir, je les écrivis avec
foi, car mes œuvres, je les voulais belles. Je les
écrivis aussi avec l'amour qu'on a pour ces rêves
qui sortent de votre cerveau et qui sont vraiment
vos enfants. Je les ai aimés, madame, comme un
cœur chaste seul sait aimer.
\( Puis, quand un recueil de vers et un .r0ma.n
furent achevés, avec une audace de fou,)e SUIS
parti i'oir un éditeur, sans recommandation, sans
un mot de qui que ce soit. Je croyais avoir fait des
chefs-d'œuvre et pensais, naïvem~t,
q~le
le tale~
n'a besoin de personne. Le premIer édIteur que Je
vis ne voulut même pas lire mes chers manuscrits;
le second les garda six mois et me les renvo}':a
sans aucune explication; le troisième me fit
at tendre plusieurs semaines sa rér.0nse; enfin il
me la donna: « C'est bien, me dit-Il, mais si vous
voulez être ' édité, il faut payer la moitié des frais
ùe l'édition. )
Il Je n'avais auclIne fortune. Toutes ces dém,lrches, ces attentes m'avaient pris un an de ma
vie. Je serrai mes vers, mon roman dans Un tiroir
que je n'ai jamais rouvert depuis ... Mais, comme
il fallait bien vivre, des amis influents 111e firent
cntrer à un journal d'enlan ts . Pendant plusieurs
moi j'y écrivis des contes stupides; puis encore
des recommandations - on n'arrive qu'avec elles
- me firent ouvrir les portes de l'A1Jenir. J'y suis
rédacteur: q L1el beau ti lre 1 Je m'occupe des grèves
( l je fais de temps il autre des articles sensationnels.
i}ar moments, avec un cœur compatissant, je
plains les 0\1 vriers, je conte leur misère el celle
des petits enfants ùe tOtlS ces malheureux. Mais ...
si l~ directeur change (ce qui arrive sou ven t) et
<In' II oriente sa politique d'un tout autre côté (cela
dépend du bailleur de fouds), je dois maudire les
gr~ves
, bafouer l'ouvrier, parler de ses sal~ire
'1 111 • sont beaucoup plus gros qu)on ne le CJ:Olt, el
plamdre le patron, ce grand méconnu, qUI, avec
lin couragc admirable, brave la furour de ses
ouvriers et chaque jour risque sn vie.
�FEMME DE LETTRES
JO']
« Voilà toute ma littérature. Vous voyez que
j'avais raison de vous dire qu'il ne faut pas prononcer ce mot-là, quand on parle à un rédacteur
qui fai.t de~
ar.ticles à tant la ligne, pour un journal
d'aussI petIte Importance que l'Avellir.
Odette avait voulu cette conversation; elle espérait qu€! ce journaliste, homme de métier, lui donnerait quelques bons conseils pouvant l'aider.
El voilà que tout au cotüraire ce jeune homme
lui racontait une histoire qui était presque semblable à la sienne, une histOIre qui lui faisait peur,
et qu'elle se refusait à vivre.
Non, non, rour elle ce ne serait pas la même
chose. Lui n avait peut-être aucun talent, mais
elle, elle était encore certaine d'en avoil'. Avec
énergie, la jeune femme se répétait cela.
Lui, ne se dou tant guère des pensées de sa compagne, à son tour, très gentiment, la questionna.
- Maintenant, madame, que je vous ai parlé de
moi fort longuement, il fuut me parler cie \'0 1:1 s, de
vos rê\'es de gloire. Vous en avez, cela est certain.
Odette avoua.
- Mais oui, comme tout le monde.
- Et réussirez-vous?
- J'ai déjà eu deux volumes de vers édités.
- Et un prix à Minerva, si j'ai bonne mémoire.
C'est exact.
- Et le succès a-t-il été grand '?
- Cela dépend duquel.
- C'est vrai, dans notre métier il y en a deux si
différents: succès littéraire et succès d'argent.
- Oui, et longtemps je ne me suis. occupée que
du premier; puis j'ai voulu me renseigner, savoir
ce gue mes livres pouvaient me rapporter. Quelle
désillusion! Alors, comme vous, des amis influents
m'ont fait entrer à l'Ave/lir, mais je veux espérer
que je n'y resterai pus.
Un ~eu
moqueur, il demanda:
- Cela ne suffit donc pas à votre ambition?
Avec énergie, elle affirma:
_ Non, certes, il me semble qu'il y a cn moi
autre chose. Les vers commandés, livrés ~ jour
fixe, quelle honte de les écrire! L'inspiration vous
�108
ODETTE DE LYMAILLE
fail toujours défaut; vous composez sans aucun
a?10ur, et, le sonnet terminé, vous rougissez de le
sIgner. .
« Toute mon ambition, pour le moment, se
résume en ceci: pouvoir écrire quand cela me
plaît, ne m'occuper que de mon goùl, et jamais de
celui des autres.
Sceptique, il ajouta:
.
- Enfin, faire un livre que vous consIdérez
comme votre chef-d'œuvre, mais qui ne trouvera
pas d'acheteur. Madame, celte littérature-là s'appelle de la littérature d'amateur, ct, pour se
l'ofrrir, il faut une grosse fortune.
Odette soupira.
Lui, bien vite, reprit:
- Mais nous nous aUristons; quelle conversatio~
funèbre pour un Î.0ur
M!-<;:arème! C'~s
mOl le fautif; le premIer, lrcs ndlcl!lelllcnt, J'al
exhalé mes plaintes.
- El moi, je vous ai imité.
- Alors, bien vite, ch .... ngeons cle sujet. Parlons
de qui ... ou de quoi, de qui, c'est toujours plus
amUSant.
Gamine, elle s'écria:
- Prenez garde, la médisance est un esprit
facile.
:- Oh! je ne veux pas mèdire; vous m'en voudnez; nous allons parler, si cela vous plo il, de
votre grand amoureux.
Odetle cessa de rire et ne répondit pas, mais sa
main Gt Ull geste de négation.
- Non, est-ce vraiment non? Savez-vous
d'abord que j'aime ce bel inconnu '?
- Pourquoi donc? demanda la jeune femme.
- C'est difficile ù dire.
-- Dites toul de mème.
-- VOliS ne vous ülcberez pas?
_.- Non, c'est promis.
- Eh bien, je pense que je lui suis un peu redevable de l'heure exquise que je viens de pa~ser.
Comment cela? fit Odette, étonnée.
- .le crois que vous avez voulu lui faire ce que
nous appelions, quand nous étions enfants, une
cl:
�FEMME DE LETTRES
10 9
niche. Vous vous êtes dit: « S'il me suit, il sera
bien attrapé. » J'ai bénéficié de cette niche; voilà
pourquoi j'aime votre amoureux.
Odette ne répondit pas, lui se tut aussi et tous
-les deux, machinalement, regardèrent la salle qui
s'était remplie pendant qu'ils causaient, et, sili:mcieux, ils écoutèrent la musique.
Les musiciens jouaient une danse lente et voluptueuse, le parfum des fleurs et celui des femmes
montaient à la tête, et des idées peu sages effleuraient toutes les personnes présentes.
Le jeune rédacteur regarda sa compagne; elle,
peut-être aussi, éprouvai t ce trouble; une langueur inaccoutumée se peignait sur son visage, ses
lèvres si rouges se tendaient, cherchant des baisers. Les mains, les petites mains posées sur la
table avaient l'air lasses d'être seu les; elles s'abandonnaient, demandant une caresse, une étreinte ...
Lui crut pouvoir les prendre. Doucement, il s'empara de celle qui était tau t près de la sienne j Odette
ne bougea ras: alors il osa la serrer un peu plus
fort, puis i la caressa. La jeune femme ne fi t pas
un mouvement. Les yeux fixés dans un coin de la
salle où il n'y avait personne, elle semblait voir
quelqu'un. Dev:mt cette immobilité, croyant
qu'elle consentait, caché par le paravent, il osa
parler la petite main à ses lè\ res ct, tremblant un
pen, y posa un long baiser tout en regardant sa
compagne. Les paupières d'Odette battIrent légèrement, ses lèvres s'enlr'Ollyrirent, et, JOllcernent,
elle murmura: \1 Pi rre! Il
Alors le jeune r6dacleur c.omprit que s~ pe~lsé
voyageait, et que ce n'était pas à ltll ql! elle
songeait.
Triste, en soupirant, il reposa la pel.ile m,,,in sur
la table ct, pallCnt, lr~s
bon, attcmllt qu Odette
eCtl terminé son rC::ve.
�llO
ODETTE DE LYMAILLE
XIII
1
•
Le lendemain ùe la Mi-Carême, Odelle se réveilla de lrès bonne humeur el avec plaisir elle se
souvinl de la journée de la veille. Le goCtter avait
été exquis, le camarade charmanl et rien ne lui
faisait regretter d'avoir acceplé celle audacieuse
invitation. Courageuse, salls. aucun ennui, elle
s'assit devanl sa table de travail; avant loute autre
chose, elle voulail écrire à sa mère.
Dans ses lettres, iJour ne pas i~1q uiéler celle qui
était loin, toujours Odette répétaIt: « Je suis heureuse, Pierre est un excellent mari. ))
Souvent, elle rageait de faire un si gros mensonge pour un homme qu'elle n'aimait pas et don.l
le cfespotisll1e seul, pensait-elle, la faisait malheureuse.
Ce matin-là, elle écrivit la môme chose; mais,
se souvenant d'hier, de cette surveillance qu'il
exerçait sur elle, elle ajouta 9ue, par moment,
Pierre devenait ennuyeux, tant il ét:ut jaloux.
Cette petite lhrase lui fit plaisir, et elle était
encore s.i enCan, qu'elle s'imagina s'ètle vengée de
son man.
Sa lettre terminée, elle se mil au travail et
essaya de faire quelques vers sur la grève des
postes et télégraphes; mais tant d'idées trottaient
dans sa cervelle qu'elle ne put contraindre son
esprit ~ penser seulement à cetie grève, sur laquelle elle devai t [ai re un sonnet.
Immobile devant sa table, souriante, elle se
disait qu'hier, si Pierre s'était amusé à la suivre,
sans nul ùoute, il l'avait vue monter en voiture
avec un inconn u, et, un peu méchante, cette pensée la rendait heureuse.
~Ile
ne songea pas un seul instant que celle survetl.an~
pouvail être un acte d'amour; non, elle
se dlsall que Pierre fàisait cela par despotisme ou
�FE.~Il\1
DE LETTRES
III
curiosité. Sans cesse elle se répétait, comme on se
répète une chose qu'on a peur d'oublier, que
Pierre ne l'avait jamais aimée) sans cela l'eût-il
laissée partir, n'etH-il pas fait toutes les concessions nécessaires pour la garder auprès de lui?
Non, il avait parlé en maltre, dit: « Je veux»
et depuis, ne s'était plus jamais occupé d'elle .
Odette oubliait la lettre si tendre qu'il lui avait
écrite, et à laquelle elle avait répondu par un bulletin de santé.
Ce malin-là, la jeune femme pensait beaucoup
à son mari, et elle y trouvait probahlement un
certain plaisir, car les pages de son cahier restaient blanches, et la plume dans le plumier.
Un moment, lasse de s'appuyer sur une table,
elle se leva, s'assit dans un fauteuil d'osier, et, la
tête contre le dossier de ce siège peu confortable,
regarda sa chambre.
Le décor banal et nullement élégant ne lui plut
guère; aussi, ne désirant pas le voir, elle ferma les
yeux.
Alors, tout à coup, devant elle surgit son cabinet
de travail d'autrefois, que des mains de maman
nvaient arrangé pour la travailleuse. Elle revit Son
bureau anglais, si commode, sa petite bibliothèque
olt tous ses auteurs favoris voisinaient, et le grand
canapé où l'on était si bien pour bavarder.
Elle se souvint aussi des belles fleurs qui toujours emhaumaient la pièce. Ces fleurs lui étaient
ofTertes par Jean Tardif. Ce bon Jean, depuis
qu'elle était grande fille, lui envoyait, chaque nouvel an, un vase avec une jolie gerbe, el toute
l'année, la fleuriste avait l'ordre d'entretenir, dans
ce vase donné rar lui, des fleurs [l'aiches.
Qnand Odette le remerciait de celle g,1terie si
délicate, avec un hon rire, il répondait:
« C'est mon ami tié que je fieu ris, il faut, je Je
veux, que vous y p.ensiez un pet~
tou~
les jours.
Vous voyez quel amI encombrant Je SUIS. »
Oui, Jean, cc bon gros Jean que tant de personnes trouvaient sot el vulgaire, avait été pour
clic, cl était encore, un ami commc il yen a fort
peu. Et cet homme, capa hie de toutes Ics déli-
�II2
ODETTE DE LYMAILLE
catesses, ce grand cœur, aimait comme un frère
son mari, ce Pierre despote et brutal!
Comme elle songeait à Pierre, sa pensée s'envola vers sa chambre de jeune femme, si simple et
si jolie. Son mari l'avait choisie. Et pendant leurs
courtes fiançailles, il s'était amusé à dessiner les
motifs des sculptures du lit.
Odette n'avait eu qu'à admirer, et même aujourd'hui, où elle jugeait Pierre si sévèrement, elle ne
pouvait s'empêcher de reconnailre qu'il était
homme de goût. Oui, leur appartement était vraiment un joli nid, où, si Pierre avait voulu être
raisonnable, ils auraient pu vivre heureux.
Très indulgente pour elle-même, Odette pensait
qu'après Lout elle ne demandait pas grand'chose à
ce mari intransigeant; simplement elle voulait
q u'illa laissât agir à sa guise, sans meUre obstacle
à sa carrière littéraire. Mais ce Pierre, qui se disait
amoureux, avait pris ombrage de tous ceux qui
l'approchaient.
Pour Myriam, Odette était bien forcée de
s'avouer qu'il avait eu raison; mais les autres, des
artistes, des confrères, il ne voulait pas admettre
q.u'elle [~s
reçût. ~nfi
n, par t~us
les moyens posd~
l empêcher d'écrire,
Sibles, Pierre av;ut ~s.ayé
c'était son but, elle 1 alfirmalt.
Elle ne se disait pas qu'elle eût pu faire des vers
pour eUe ct quelques rares lettrés, non, car~le
ne
voulait pas s'avouer que dans la littérature elle
avait surtout cherché à satisfaire Sa vanité.
Pourtant, elle savait bien que seut l'amour de la
gloire l'avait poussée à rechercher les rédacteurs
en quête d'intervie.ws sen~atiol1,
et les critiq lies littéraires q III exaltalenl Son laient.
Très nettement, Odette se rappclail ses acles
mais elle ne se les reprochait pas. Myriam lui
avait répété si souvent que c'étaient les obligations
du métier, qu'elle finissait par le croire, et comme
ces obligations n'avaient rien de désagréable elle
s'y éLait conformée même avec plaisir.
'
Elle ne songeait guère que celte façon d'agir
pouvait ne pas plaire à son mari. Non. Quand elle
pensait au passé, avec un ent8temel'Ü d'enfant
�FEMME DE LETTR ES
113
coupab le et volonta ire, elle se répétai t que sa vie
littérai re ne regarda it qu'elle, et puisqu e Pierre
ne voulait pas la laisser libre de la vivre comme
elle l'enten dait, elle avait bien fait de s'en aller !...
Elle avait bien fait de s'en aller•••
Celle pensée fut la dernièr e de sa médita tion,
et, un peu hon teuse de celle longue perte de temps,
elle rouvrit les yeux.
Le lit de cuivre, l'armoi re anglais e, les chaises
en bambo u, la table de travail en yitchpi n, tout
cet ameub lement de chamb re d'hôte la saisit, elle
en était si loin! Depuis une heure elle voyageait
dnns le passé.
Odette se leva. Décidé ment, ces longue s rêverie s
lui faisaient mal j elle en sorlait affaiblie et sans
cou rage pour se mettre au travail. Sa ballade
comma ndée sur la grève n'était pas comme ncée, et
ce soir il fallait la porter au journal .
Cela, elle le savait bien. Mais aItez donc faire
des vers sur un sujet aussi ennuye ux quand depuis
une heure on est immob ile dans un fauteuil, et
qu'on s'amus e ù remuer de vieux souven irs.
Comm e il faisait très beau, Odette pensa qu'une
courte promen ade dissipe rai L sa noncha lance.
Vi te, elle s'habill a el parti t.
Dehors , le clair soleil chassa vite sa mélanc olie,
et de nouvea u elle reprit confiance dans l'avenir .
Elle ayaiL vingt el un ans, toule une vie devanl elle,
et un· jour, certain ement, elle écrirait quelqu e
beau livre qui la ferait glorieu se et riche.
Par de allées détourn ées - depuis sa séparat ion
avec Pierre, elle évitait tous les endroit s olt elle
pouvai t rencon trer des amis -;.elcg~na
~'il1té
rieu r du bbis. Puis, trouvan t qtdl Il faisait v~alnet
Lro~
beau pour rentrer , clle se ~)J1la
~ongc.
.
Cet après-m idi elle travil.c~,
malS,. c~ malin,
eHe voulait joui r de cette dél~ceus
matll1CC.
Doucem ent elle marcha it, regarda nt aulour
d'die tOIlS les lJeti ts buissons ~ ui verdoy aient. A ces
jeunes branch es, clic trouvai t des grâces d'enfan t,
el, vers ellcs, pour le~ admire r de plus près, Oc}elte
sc pencha it. La dél1cntesse de lcurs premiè res
feuilles, celte couleu r un peu crue la ra vissaienl.
�H4
ODETTE DE LYlIIAILLE
Quand on est très jeune, comme elle était, on
aime presque toujours l'éclosion nouvelle; le
printemps ne vous eŒraie pas, il vous charme et
vous prend. Puis les années passent, les premiers
cheveux blancs viennent, et avec eux les tristesses
et les désillusions. Alors les âmes des vieux préfèrent Fautomne. Celte saison-là est triste, mais
douce et favorable à la mélancolie de ceux qui
savent que, pour eux, le terme du voyage est
proche.
L'automne de .sa vie, Odette n'y pe)1sait guère.
Pensait-elle seulement que le pnntemps pouvait
fi 1ir?
Non, elle jouissait sans· arrière-pensée cie celle
matinée de congé qu'elle s'était offerte; elle
respirait largement l'air plein de parfums, elle
o~vrait
grands ses y~ux,
rega~dnt
avec audace le
CIel, oit un beau soleJ! flambmt.
Si elle cCl t osé, tant elle étai t contente, elle se
fllt mise à chanter. Dans cette petite allée solitaire,
les oiseaux trillaient éperdument, et Odette avait
l,ne envie folle de les imiter. Mais, comme de
j, mps en temps un promeneur la croisait, elle
" osa pas.
Elle marcha ainsi près d'une heure; puis, se
sentant lasse, avant de prendre le chemin du
rcto~l,
elle s'assit. Là, avec regret, elle pensa qu'il
r.1l1alt Tell trer.
Au bout de quelques instants, résignée, elle ~e
levait pour s'en aller, lorsque la surprise ct une
indéfinissable émotion la tinrent immobile sur
SO.l banc.
Venant vers elle, (out en causant, clle reconnaissait Pierre, son mari, et Jean Tardif.
l:uir fut la première idée qui vint à sa pensée,
malS c'était chose impossible, les deux prom 'neurs
1 uraient certainement reconnue, et elle ne
\·oulait pas avoir l'air de craindre de les rencontrer.
Bravc1l1 nI, elle les attenùit.
. L~
premier, ~ier
l'aperçut. on ~aisemnt
1ut SI grand qu'li s'arrèta net, el sa mml1 se crispa
sur le bras de son ami.
�FEMME DE LETTRES
Saisi, Jean regarda et, voyant Odette, vivement
s'approcha d'elle. Pierre le suivit.
La jeune femme s'était levée; souriante, très
coquette, elle s'adressa à Jean, sans même répondre au respectueux salut de son mari.
- Eh bien! ami Jean, dit-elle en riant, vous ne
vous attendiez pas à me rencontrer? Ce matin je
me suis donné congé; il faisait si beau! Et vous,
vous vous promenez aussi?
Un peu embarrassé, Jean allait répondre, mais
Pierre ne lui en laissa pas le temps.
Très pâle, vraiment ému, d'une voix grave, il
demanda:
- Odette, vous ne voulez pas me dire bonjour?
La jeune femme regarda attentivement son mari,
et s'apercevant de son émotion, elle eut un sourire
de triomphe.
Quelques secondes elle hésita, ne sachant que
dire. Une réponse aimable? Non, elle ne voulait
pas la faire. Son orgueil, que Pierre avait si maltrailé certain jour, le lui défendait.
Hautaine, détournant la tête, elle répondit:
- Bonjour! si cela peut vous faire plaisir; moi.
je nry attachc aucune importance.
Puis, s'adressant à Jean, elle ajouta:
VOliS sa vez, cela marche très bien à l'Avenir.
Votre ami, le directeur, est un homme charmant;
nous nous entendons à mcrveille. Mon feuilleton
paraIt en ce moment, et il plalt beaucoup aux
lecteurs. Enfin, conclut-clle, je suis enchan Léc.
Pendant qu'c1le parlait ai~ls,
Pierr?, san se
retourner une scule fois, s'élOigna. Il pn t une allée
qui se trouvait à droite, et presque tout cie suite
disparut.
Trisle, Jean le regarda s'en aller. Puis, essayant
d'êtrc un peu sévère, il dCJ1l~na
à Odelle :
- Pourquoi avez-vOUS falt cela?
Cc reproche juste la froissa.
_ Quoi? qu'ai-je fait? demanda-t-elle en colère.
Rien, absolument rien. Est-ce de ma faute si votre
ami vous a q uitlG? Vous ne perdez pas au change,
mon cher: au lieu d'un compagnon bougon cl
�116
ODETTE DE LY1IAILLE
désagréable, vous héritez d'une femme qui, ce
matin, a très envie de s'amuser et de rire.
Ces mots étaient dits avec une voix si étrange
que Jean regarda la jeune femme allentivement.
L'expression douloureuse de son visage le
renseigna fort bien. Très affectueusement, il
répondit:
- Menteuse! Vous n'avez l'as du tout envie de
rire. Odette, vous regrettez déjà les mots que vous
avez prononcés tout à l'heure. Malgré vous, vous
pensez au chagrin que vous avez causé.
Elle voulut protester. Jean l'interrompit:
- Ne dites rien! Je connais ma petite amie
mieux qu'elle ne se connait elle-même.
La jeune femme n? répo~dit
pas. Silencieux,
l'nn à eôté de l'autre, Ils se mIrent à marcher.
Maintenant, Odette allait les yeux baissés, Je
cœur gros, ses lèvres ne souriaient plus; le printemps avait cessé de l'enivrer. Les oiseaux, pourtant, chantaient toujours, l'air embaumait encore,
mais elle ne s'en apercevait plus.
Le premier, Jean parla:
- Cet après-midi, dit-il, je voulais aller chez
vous, j'avais besoin de vous voir.
La jeune femme .leva la tête, ses yeux interrogèrent son compagnon.
- Pierre !l1 avait chargé, reprit-il, de VOliS
apP?r.ter une lettre que votre mère lui a écrite. Je
ne 1 al pas sur moi.
Odette demanùa :
- Que dit maman?
- Votre mère lui annonce, ainsi qU'à vous, que
c.lans un mois elle sera à l aris.
Odette cut un ri dl! JOIe:
- Maman rC\il!lll? dit-elle.
- llélas 1 pas pour longtemps. Votre père cs!
appelé en ~lgéric
• .voyage diplomatique ... VOII:e
nlere le Cjl11ttera vlllgt-quatrc heures pour \'el11r
vous embrasser. Elle demande surtout qu'aucun
ami ne ~oit
pré,venu tle son ,)ussage .. Son sC 1I1t.lésir
!,t de vous VOir, vous sa fi le, que Jusqu'à present
clic n'avait jamais quittée.
Très émue, temlrernclll, Odette murmura:
�FEMME DE LETTRES
117
Maman! ma chère maman!
Jean continua:
- Ces vingt-qu at re heures, elle désire les
passer près de vous. Au début de voire mariage,
VOllS ltlJ aviez écrit- c'est Pierre qui me l'a ditque chez vous, vous aviez fait meubler une
chambre pour elle. Très joyeuse, el le vous annonce
CJue dans un moi~
elle viendra habiter cette chambre que votre tendresse lui a réservée.
Troublée, tout haut, Odette pcn~a
:
- Est-cc possible? Maman revient. Mais je
croyais ... elle m'a\ait dit qu'avant deux an~
elle
ne pourrait songer au retour!
- Raisons diplomatiques! répondit Jean.
Après avoir réfléchi, Odette demanda:
- Pourquoi ne m'a-t-elJe pas prévenue? Pourquoi 11e m'a-t-elle pas écrit'? Moi, je suis sa fille;
l'autre n'est pour elle qu'un étrange ...
Très tranquillement, Jean reprit: :
- Elle pense différemment, je crois,
- Parce qu'elle ne sait pas, reprit Ode tte avec
rage.
- Petite amie, ne soyez pas injuste; c'est vous
Cl ui a vez voulu qu'elle ignoràt vos discussions avec
l'lierre.
- Parce que je la croyais partie pOlir deux, ns.
- Et puis que VOLIS craigniez aussi le ehagrin
que cela pouvait lui faire.
- Peut-ê tre, lit Odclte. Mais j'ai cu tort, puisque maintenanl il faul tout lui ùire . Aujourd'bui
même, je lui écrirai.
Très placide, Jean dit:
- Il n'esl plus tcmps; elle s'e~
~mbarquéc
hier. Dans vingt-huit jours, elle sera ICI. .
- Mais alors, di t Odet te, comUH.:11 t fture?
Après avoir réOéchi, coutrariéc, 0.1 1e aj(~lt
:
l
_ Pourquoi m'a-t-on rrévenue bl t~rd
- Pierre a reçu celte lettre ce malIn.
Od ette se tuL qucllilles instants, puis elle reprit:
_ J'irai attendre maman à 10. gare ct je lui dirai
tout.
Toujours aussi calme, Jean répondit;
- Le quai d'une rare n'est pas un endroit Irès
�Ils
ODETTE DE LYMAILLE
agréable pour apprendre à quelqu'un une mauvaise
nouvelle.
Acerbe, Odette répliqua:
- Mauvaise! Vous exagérez.
- Disons triste, alors ...
- Pas davantage.
- Peut-être jugez-volis ainsi, OJetle; mais VOltS
savez parfaitement que votre mère pensera diré~
remment. Rappelez-vous comme elle était heureuse de ce mariage; elle croyait, nous croyions
tous que Pierre ct ... vous, vous vous aimeriez ...
Elle est partie tranquille, parce qu'elle avait confié
sa fille à un homme qu'elle estimait profondément.
Cette tranq uillité, dont elle fait peut-être, à présent,
son bonheur, vous allez la trou bler. Vous voulez
mettre l'inquiétude dans son cœur de mère, et, à
cette femme qui arrive pour passer vingt-quatre
heures avec vous, vous allez, dès son arrivée, lui
crier: (1 Maman, que ta joie se change en larmes,
que ta quiétude disparaisse, écoute mon histoire.
Mariée, je me suis trouvée malheureuse, alors j'ai
quitté mon mari. Maintenant, je vis seule, dans
une pension de famille. Toi qui m'as tatlt gatée,
tant aimée, toi qui pendant vin~t
ans as écarté
toutes les pierres de mon chemm, il faut que tu
t'habitues à me voir travailler pour vivre; je suis
rédactrice au journal l' Avenir. Ce métier-là est dur
Jlour une femme, et il me rapporte à peine le
nécessaire. Tu voulais que je fusse heureuse, tu as
tout [ait pour cela, eh bien 1 ta fille souffre et souvent pleure! ))
« Odette, je vous connais, mieux que vous peutêtre, jamais vous n'aurez re courage cie dire cela
à votre mère. Vous l'eussiez peut-t:tre écrit, plume
à la main - LI ne femme de lettres est toujours
vaillante - mais, quand vous verrez ven.il' vers
VOltS votre mère, toute joyeuse de vous reVOlr, vous
n:oserez pas l'attrister. Croyez-moi, Odette, vous
n oserez pas.
Troublée, hésitante, elle dit:
- Mais pourtant, il le faut bien!
Très simple, Jean demanda:
- Est-ce si nécessaire '/
�FEMME DE LETTRES
119
La jeune femme s'arrêta et, posant sa main sur
le bras de son ami, l'interrogea:
- Que voulez-vous dire? fit-elle.
Lui continua à marcher; il préférait ne pas regarder Odette. Docile, elle le suivil.
Sans avoir l'air d'attacher aucune importance à
.
ses paroles, J ean reprit:
- Si j'étais il votre place, je sais bien ce gue
je ferais.
- Dites 1
- Non! Vous allez vous fâcher.
Avec impatience, Odette fit:
- Non f non! parlez!
- Eh bien! voilà, je m'arrangerais pour que
ma mèl'ene sc douttlt de rien. Vingt-quatre heures
sont bien vite passées, et pourquoJ attrister la joie
du retour par de vieilles histoires 7 Après tout, celle
querelle que vous avez eue avec Pierre ne regarde
personne, c'est Comme une querelle d'amoureux
et celles-là ne se racontent jamais.
- C'est plus qu'une querelle, fit Odette gravement.
Puis elle ajouta:
- Voyons, Jean 1 Admellons que je sois de
votre .ms, et que je ne veuille pas attrister ma
mère par celle histoire, forcémen t, notre vie séparée lui apprendra, tout de suite, ce que vous me
conseillez de lui cacher.
- Oui ... sans cloute 1 fit Jean en hésitant beaucoup. Pourtant, il y aurait peut-être un moyen.
- Dites-le!
- Pendant vingt-quatre heures, c'est si court,
vous pourriez re\'onir ... chez vous.
Odette se rêvol ta.
- Jamais! cria-t-elle. Retourner chez Pierre 'l
Vous n'y pensez pas.
.,
- Pardon 1 ce n'est pas chez PJerre, c est chez
vous. Vous n'êtes pas sépa~,
don~
Je logis appartient aux deux 6poux; c est la lOI, madame ...
Regardez comme cc sûrait simple. Votre mère ne
se douterait ùe rien, ct Pierre est assez galant
rendre aussi ~gréable
q~l;.
po~
homme pour VO,l~S
sible ce court sejour ... Même, SI vous l'eXigIez, 11
�!20
ODETTE DE LYMAILLE
s'en irait; il m'a chargé de vous le dire. Vous
tâcheriez seulement de trouver quelque bonne
raison pour expliquer son absence à votre
mère.
.
Odette réiléchit longuement, puis elle dit:
- Je songerai à tout cela; nous avons encore
presque un mois devant nous ... il se peut que,
pour éviter un chagrin à maman, je suive volre
conseil, mais à la condition absolue que Pierre
s'absentera de chez lui ce jour-là. Je ne veux pas
être obligée de jouer, devant ma mère, une comédie grotesque pour nouS deux.
Jean s'inclina.
_ Ce sera comme vous voudrez, Odette; Pierre
saluera votre mère à son arrivée et partira itnmédiatement après . Je sais qu'il se conformera à tous
vos désirs, il m'a chargé de vous le dire.
- Ah ! fit Oùelte moqueuse; je vois qu'ensemble vous aviez déjà discuté ce que j'allais faire.
Jean, je vous en prie, ne me parlez plus de toutes
ces choses, cela m'agace prodigieusement. .. Du
leJ)~
de ch~l1in
qu'il me
re te, me voilà ~riyée,
reste à parcourIr, Je vou raIs le fUlre seule, j'ai
beaucoup à penser.
All'ectueusement, elle lui serra la main, puis vile
s'en alla.
Tout en marchant, Jean la regarda partir, et,
quand il ne la vit plus, sa figure changea.
Cette bonne grosse figure, qui ne savait que
rire, comme disai t Odette, devint tragique et dOllloureuse; ses mains se crispèrent, ses paupières
ballirent plusieurs fois, et ses yeux tout à coup
parurent si brillants que, si quelque ami l'eClt rencontré en ce moment, cet ami se fût peut-être
aperçu qu'il y avait des larmes, dans les yeux si
bons de Jean Tanlif.
�FEMME DE LETTRES
XIV
Un mois plus tard, Odette et Jean, tout en se
promenant, - ils étaient en avance, - se dirigeaient vers la gare pour attendre l'arrivée de
Mme de Lymaille.
Ce n'était pas sans lutte qu'Odette avait suivi les
conseils de son ami. Tout d'abord elle s'était
révoltée, trouvant que ce Jean manquait vraiment
de tact, et qu'il n'avait aucune idée de la dignité
féminine.
.
Comment osait-il lui 'proposer de rentrer pour
quelques heures chez son mari!
Jamais, même par affection pour sa mère, elle
ne consentirait à une chose pareille. Sa mère, elle
J'aimait bien pounant, elle l'aimait m(eux maintenant qu'elle ne l'avait jamais aimée. 1
Autrefois, choyée, adulée par tous, elle se laissait ndorcr par ses parents, trouvant cela naturel;
elle était si heureuse qu'elle ne comprenait pas
que son bonheur venai t de cet amour.
Lorsque sa mère était partie, certes, Odette
l'avait regrettée, mais une nouvelle vie commençait
pour elle, et un mari empressé et amoureux s'efforçait'de lui plaire.
Mais voilà que tout à coup son existence avait
changé; elle n'était plus de personne l'unique
aiTcction. Alors, dans sa ·petitc chambre d'hôtel,
où si souvent bien Jas e elle rêvait, elle avait COlllpris comme sa mère l'aimai l. En elle la sou [france
litnallre un besoill de tendresse, un désir d'aimer
à son tour. Et Odettc, qui croyait n'être vraiment
éprise que· d'idéal, s'aperçut qu'une fcmme de
lettrcs a un cœur comme tou tes lcs autres femmes,
et gue ce cœur sait réclamer s~ p~rt
de bonheur.
~ue
de [ois, lorsqu'elle travaillait, tout cn s'appliquant à ne vivre q lie la vie de ses héroïllcs,
d'autres idées traversaicnt son cerveau! Sa pensée
�122
ùDETTE DE LY1IAILLE
fuyait loin, bien loin, par delà les mers, et dans
un pays inconnu, dans une maison qu'elle s'imaginai t bizarre, ses yeux cherchaient à voir une
douce figure de femme qui lui ressemblait étrangement! Alors, lasse, sa main laissait tomber la
plume, ct ne songeant plus guère à ce qu'elle
écrivait, elle murmurait comme Ulle plainte:
«( Maman! maman! »
Souvcnt aussi, des remords la troublaient. Elle
se reprochait, comme lorsqu'on a perdu quelqu)un
qui V;)us est cher, de n'avoir j·amais été tendre
avec sa mère; alors, pu.i squ'elle e .r0~vait
encore,
elle voulait répare!" . VIte, ellc écnvalt à celle qui
était loin des lettres a{fectueuses et charmantes.
Dans ces lettres, elle disait à sa .mère qu'elle espérait que son absence ne dun~raJl
pas deux ans, el
qu'un heureux hasar.cl la ra~el1nt
ell France.
Une question « dIplomatique », disait Jcan lui
permettait de venir, et voil~
q':lO~et,
pour 'une
question stupide, ne se réjOUIssait pas de celle
visite inespérée.
Pendant des heures et de~
heures, elle avait
pensé à tout ce~a;
chaquc, J~ur
.elle s'affirmait
qu'elle ne cédcralt pas et q~ à j arnvée de sa mère
elle lui aprel1du~t
lO~t,
OUI, toul. Mais, à mesure
que Ics jours s)cnfuyalent, Odelle se sentait moins
de courage.
Elle suvait si bi~n
(sa mère le lui avait écrit souvent) que la ccrtJ.lude ~e
~on
bonhour avait fait
accepter, sans plulI1te, 1 eXI.I, à la Pari~lCJ1e
rafJJnée qu)était Mme de LymaJ!le ..
Et voilà qu'Odette se proP?sUltde venir troubler
sa quiétude . Son o;guetl ~l ,défendait de céder,
ruais son cœur le !Lll conseillait.
Un soir, olt e,lIe était encore bien hésitante, elle
lut, dans un l!vre, ql1elc,onque, '1u~
le plus bel
amour st cehll qUI se de voue et 'lIU sait souffrir
pour l'ètre aimé. Cela, persolllle ne le lui avait
jamais dit.
.
.
Avec un l~thouS<1Je
dIgne de ses vinf{t ans,
Ode1!c se déCIda; pour sn mère, clic voulult souffrir! Alors, vile, clIc écri,it ù Jean sa résolution.
C'était chose convenue, pour éVIte!; un chagrin à
�FEMME DE LETTRES
12 3
Mme de Lymaille, elle irait passer vingt-quatre
heures chez Pierre; seulement elle espérait qu'il
voudrait bien s'absenter.
Cela fait, elle s'efforça de ne plus penser et travailla; mais, sans joie, elle voyait les jours s'enfuir. Enfin, un soir, en rentrant du journal, elle
fut obligée de se dire que demain, de par sa
volonté, elle rentrerait chez son mari.
Cette nuit-là, elle dormit mal, et songea plus à
ce Pierre, qu'elle disait haïr, qu'à sa mère, qu'elle
croyait aimer l?lus que tout autre.
Le lendemam, très tard, cette nuit d'insomnie
l'avait fatiguée, elle se leva et sans aucune joie
commença sa toilette. Avec soin elle s'babilla;
pour sa mère, seulement pour sa mère, elle voulail
être belle.
Prête, elle se regarda dans la glace et fut conlente de se trouver jolie.
Son chapeau neuf, une folie, lui allait bien; son
costume tailleur de l'année dernière avait encore
fort bon air, et un bouquet de violettes égayait
discrètement sa robe sombre. Vraiment ainsi elle
étai t élégante, et n'a rai t pas l'air d'une pauvre
journaliste, qui gagnnit, en sc donnant beaucoup
de mal, juste cinq cents francs par mois. Si
Pierre venait ù la gare saluer sa mère, il pourrait
constater qu'elle se passait très bien de son argent,
et que son petit Il talent d'amateur Il lui rapportail
assez pour s'habiller joliment.
Lorsque Jean vint la chercher, il la trouva si
charmante qu'il ne put s'empêcher de le lui
dire.
Cc compliment sincère ravit Odette, et, joyeuse,
elle donna le signal du départ. Jean .eutbeau affirmer qu'ils seraient en avance et obligés d'allelldre
longtemps à la gare,. elle, ayant envi~
de se promener, voulut partir. Comme toujours, Jean
obéit. Dehors ils marchêrent lentement, ce qui
leur permit de bavarder tout à leur aise.
.
D'abord Jean dell1.anda si les affaires littéraire
d'Odette allaient bien, si elle était contente.
La réponse de la jeune femme ne fuL pas très
compréhensible; maiS, comme elle avait froncé
�124
ODETTE DL LYlIIAILLE
ses sourcils et que sou joli sourire s'élait em-olé,
Jean n'insista pas. , _
_
Taquin, sacha.nt t~'es
bIen la br?llllle des deux
jeunes femmes, II }UI par~
de M.r~am
- Et voIre chere aUlIe, la divme slaluaire la
présldente du group~
féministe de je ne sais plus
quel quartier excentnque, que devient-elle?
Sèchement, Odette répondit:
- Je n'en sais rien.
Avec hOllhomie, Jean repril :
- Bah! est-ce. possible? votre inséparable 1
plus.
- Je ne la VOLS
•
1
•
•
.mals ~lJ
vous a séparées?
- Non, vralm~t:
Voyons, dites-I1l:0I, SI JC dcvllle .. U~l
jour, quelque
beau coq a surgI enlre les deux JollCs pou!cttcs, et
les deux roulettes, ne voulant pas se battre se
lournl:rent le dos.
'
Odette sourit.
- Non, pas më~
cela. Vous savez q-u'en
général les vraies artIstes nc font gUt:re attention
au beau coq. Leurs pc.nsées sont plus haules.
Moqueur, Jean repnt:
- Oui, on dit cela, c'e.st la théorie des femmes
qUi s'occupen.l d'art, ~las
.pe~l
la mettent Cn pratiq l.le. TCIl,Cl, Je, e , su~
laIsse raconter que votre
,Ullle Mynam s affichaI l, de plus en plus avec un
œrlain député connu p~>lr
soulenir les r~vendica.
tions féministes. On pretend même qu'elle n'a pl ll5
riûn à 1ui refuser, cl Ci ue ...
n:
Odette l'in Icrrompit.
- Méchant, voulez-vous bien vous taire et garder vos potins pouy ~ous?
Jc les ai en horreurl
Myriam fail ce q.ll1lU1 riait:. cela,!le me regardû
pas. Je ne la VOI~.
p!us palce 'lu II ya cu enlre
nous divcl'gence d Idees. . , ,
«l'vlyriam st devenue fcmmlste, féministe avec
un de ces acharnements dont nOLIS sommes seules
capabks, ct elles ,u accepté toutes les théories ùe
ces associa lions blza l'I"CS.
« Elle lJui est jnl . elign~,
VO~lS
ne le nicrez pas,
écolltc avec allenllOn, les mep!les que Ces femmes
débile/II; elle n'en perçoil pas le ridicule el le
grOle lIUC'
�FE1H.1E DE LETTRES
12 5
«( Au lieu de se consacrer simplement à son art,
elle s'est mêlée à cette cohorte de détraquées, qui
rev~ndiqut
pour elles seul~
toutes les positions
sociales des hommes. Mynam ne rêve plus de
statues, de choses jolies et précieuses, elle rève de
gloire politique et, comme celles qui l'entourent,
elle voudrait être député, sénateur, ministre,
pourquoi pas? Vous n'avez pas idée de la prétention de ces femmes-là!
« J'a i assisté à pl usieurs de leurs réunions; ies
premières, très modérées, m'in téressèrcnt. J'y vis
quelques femmes instruites qui m'afiirmèrent que
notre intelligence était bien supérieure à celle de
J'homme. Su r le moment, je trou vais un certain
piaisir à entendre cette affirmation, et, conquise,
avec elles, je vous l'avoue franchement, je revcndiquais la liberté pour les femmes mariées . Dans
le ménage, nous devons être des éga les, des associées; c ét<lit, et c'est encore mon idée, car je la
crois juste. Mais toutes les au trcs revendications
féministes, je les trouve inutiles. Vouloir être juré,
s'ocl,;uper ùes lois, nous mèler à la po li lique , une
si vilaine chose, comme nous y perdrions bien vile
tout ce qui nous fai t a imer! Et puis une femme
juriste, une femme d iscutant le socialisme, allant
à la Cham bre, courant les ministères, jamais elle
n'aurait le temps d'être maman.
« Et, voyez comme je suis en retard pour mon
siècle, je m'imagine encore que nous avons été
créées pour cela, et que celles gu i ne saven t pas
être mères devront, au jour Ol! toul se paie, expier duremen t l'abandon dans lequel elles aurOnl
laissé leurs enfants. Avec ces idées très bourgeoises
et d'une autre époq lie, je faisais mali vaise figure
au milieu ùes féministes qui me regardaient comme
une brebis dangereuse, et le jour où je me permis
tk dire que nos nerfs, notre cœur, notre sensibilité nous inlerdisaient certaines carrières, je devins
\( smpccte », et on douta de mon intelligence.
,( Myriam se lo.i:,sa peut-être convaincre par ces
folles, ," e ne sais, mais à la sui te d'une réu nion
généra c, où j'eus le tort de rire, elle me fit
I:om prenJre C] ue, nos deux vies s'orientant
�126
ODETTE DE LYMAILLE
différemment, notre amitié s'en ressentirait.
« Le leudemain, je partis de chez elle j depuis,
je ne l'ai jamais revue.
- Et cela vous manque beaucoup? interrogea
Jean craintivement ..•
- Moins que je ne me l'imaginais, répondit
Odette avec franchise; je crois que nous nous
aimions très é~oïstemn.
Chacune admirait dans
l'autre la qualtté qu'elle croyait avoir. J'aimais
Myriam parce qu'elle était artis~e?
je l~i
plaisais
pour les mêmes raisons. Ces amlltés qUI reposent
sur si peu de chose, on les oublie vite.
- Oui, reprit Jean, celles qu'on n'oublie jamais
sont faites de dévouement ct cie souffrance. Celleslà, il fau t espérer que la mort les respectera.
Le jeune homme avait prononcé ces mots d'une
voix si grave qu'Odette, un peu émue, ne dit j)lus
rien. Du reste, ils apr~clent
de la gare ct 'enc0I?-brement des rues etait tel, qu'on ne pouvait
guere causer.
Comme ils montaient l'escalier qui conùuisait
aux quais d'arrivée, Odette demanda:
- Jean, e!:>t-ce que votre ami sera à la gare 'Z
- Oui, il vieut saluer votre mère et, puisque
c'est votre désir, il partira après.
- Bien, dit la jeune femme.
Au haut des marches, elle reprit:
- Où va-t-il 'l
- Qui donc? fil Jean très niaisement.
- Mais Pierre, dit-elle avec impatience; plUS,
embarrassée, elle ajouta: - Vous comprenez,
je voudrais sa voir où il compte aller pour ..•
pour ...
Jean l'interrompit.
.- Celle curiosité est très naturelle, mais je ne
sa,ts au juste, J'ai négligé de le lui demander. Aux.
Oiselles, probablement.
- Oui, sans doute, fit Odette, et il ne sera pas
?l plaindre, en ce momellt Je parc doit être ravissant. Tous les buissons sont sùrement en fleur,
et ces buissons des Oiselles sont une chose délicieuse.
Etollné, Jean dit:
�FE~fM
DE LETTRES
12
7
- Je croyais que vous n'aimiez pas cette propriété '?
- Je le croyais aussi, mais, depuis quelque
temps, je me mets à aimer tout ce que je n'aimais
pas, et je n'aime plus ce que j'aimais. Voyez-vous,
la femme est décldément très capricieuse.
Simulant une grande frayeur, Jean s'écria:
- Odette, je suis très inquiet, et j'ose à peine
vous demander si, autrefois, vous m'aimiez.
- Oui, mon cher ami, répondit-elle en riant,
et je vous aime encore, car vous êtes de ceux qui
résistent à tous les caprices.
Pour cette phrase gentille, Jean ~;'ra
très fort
la petite main qui pendait le long de la jaquette.
- Que faisons-nous? demanda-t-il; nous avons
plus d'un quart d'heure avant le train.
- Promenons-nous de long en large, répondit
Odette; le temps passera plus vite. Jean, je me
sens très impatiente. Je suis très heureuse! Je vais
voir ma mère, je vais l'embrasser ... li y a si longtemps que je n'ai embrassé quelqu'un que j'aime!
Maman! je ne peux croire qu'elle sera là tout à
l'heure. Il me semble que je l'avais perdue, qu'elle
était partie pour toujours, et que Dieu me la rend
pour me permettre de lui dire ce que, peut-être, je
ne lui al jamais dit: « Maman, je t'aime infiniment)). Jean, dans ma petite chambre de l'avenue
de la Grande-Armée, je me suis décon vert un
cœur que je ne me connaissais pas.
Très bas, il reprit:
- Ce cœur, petite Odette, un trop facile bonbeur l'avait eng-ourdi; un peu de chagrin, l'angoisse de la sohtude, la souflrallce enfin, l'ont réveillé et, maintenant, je suis sùr qu'il est très
exigeant.
- Oui, dit-elle, joyeuse d'être si bien comprise,
il veut aimer et veut qu'on l'aime; c'est pour cela
qu'aujourd'hui il bat si fort, que, par instants, il
me fuit mal. Qui vous aime jamais mieux que votre
maman?
Jean allait répondre, mais une sonnerie annonça
que le train étaJt proche.
Comme une enfant, Odette se mit à courir "crs
�128
ODETTE DE LYMAILLE
la porte de sortie, son compagnon la suivit.
L~,
elle s'installa derrière l'employé qui allait recevoir
les billets. Ainsi elle était sûre de ne pas laisser
passer la chère voyageuse.
Juste au moment où le train entrait en gare, en
face d'elle, Odette vit Pierre. Elle devint très pâle,
mais ne détourna pas ses yeux, et, comme Pierre
la saluait, elle s'inclina aussi.
Le brouhaha d'une arrivée, la préoccupation de
regarder les personnes occupa Odette, mais bientôt une émotion affreuse s'emp,ara d'elle, les voyageurs passaient et sa mère n était pasJJarmi eux.
Elle ne s'attendait pas à celle grosse ésillusionj
aussi, très peu raisonnable, déjà ses yeux s'emplissaient de larmes. Tout à coup, elle poussa un cri,
et bousculant l'employé qui était devant elle, elle
se jeta au COll dc Mme de Lymaille.
- Maman! maman! dit-elle en sanglotant.
L'employé attendit que l'étreinte des deux
femmes [Ctt terminée, pour réclamer le billct de
celle dernière voyageuse, si impatiemment attendue.
L'él11oLioll d'Odette était telle que, sans savoir
comment, elle se trouva installée dans l'automobile de Pierre, ayant à ses côtés Sa mère ct, ell
face, sOllmari ct Jean.
Là, elle se ressaisit, son corps ployé se redressa,
et ~l?
regarda Pierre avec étonnement. Pourquoi
était-Il là, puisqu'il avait promis de s'abscnter
penJant lc séjour de sa mèrc? Allait-il donc rcntrer avec elle, chez lui? Non, cela n'était IXls possible, Odelle ne le voulait pas et avec co ère elle
regarda Jean, le rendant responsable de la pré·
sence de son mari.
Mme de Lymaille sc chargea de la lui eXlJliq uer.
- Ma chérie, disait-clle, tu ne pourrais croire
ce que je suis heureuse de t'avoir là, près de moi.
TOll cher visage, je le revois autrement qu'en
rè,'c. Ma petite fille, comme tu m'as manqué 1
Avcc tendresse, clic aLlira la jcune femmc près
d'elle, et tout cn l'embrassant passionnémenl,
demanda:
'
- On l'aime tOlljours, sa maman 1
'
�FEMME DE LETTRES
Tout l'être d'Odette tressaillit.
- Plus qu'autrefois, elit-elle.
- Oh 1 le gentil mensonge! Autrefois, dans
votre cœur, madame, il n'y avait que votre maman; le mari, vous y rêviez bien; mais comme il
11e possédait ni figure, ni nom, vous ne pouviez
l'<1imer~
Maintenant, c'est différent.
Avec affection elle regarda Pierre, et ajouta:
- Mais je ne suis pas jalouse et votre bonheur
fait le mien.
Odette se détourna légèrement et regarda avec
attention dans la rue. Mme de Lymaille reprit:
- Devine un peu, ma chérie, ce que, dès mon
arrivée, ton monstre de mari voulait faire?
- Mais ... je ne sais, dit la jeune femme avec
elllbarras.
- Tout simplement, il voubit s'en allw. Pondant qu'avec Jean tu sortais de la gare, il m'a
racouté que le régisseur des Oiselles le demandait
pour une réparation urgente. Je lui ai répondn
que son régisseur attendrait, et que je venais pour
voir mes deux enfants.
Pierre insista.
- Je VOliS assure qu'il m' est impossible de ne
ras partir, j'avais annoncé mon arrivée pour oujouru'hui; là-bas, tout le monùe m'attend.
Gaiement, Mme de Lymaille reprit:
- Eh bien 1 on vous aUendra.
Ennuyé, Pierre dit encore;
- Croyez-moi, madame, je suis forcé do partir ... celte réparation est urgentc, on m'a nppeM
par dépêche ... Bien quc ce soit mon plus cher
désir, j"e ne peux pas rester avec vous. Demandez
à Jean, à votre fille plutot, cHo vous dirn que j'ai
rai son, ct que je dois m'en aller.
.
TOUjours souriante, Mme de Lymai11e sc tourna
vers Odette:
- Voyons, ma chérie, trouves-tu vraiment que
cela soit gentil de m'abandonner lorsque je viens
de si loin, pour si pc';! de temps, et ne cf<?is-ttt
pas que celte réparatIOn, urgente, pourr::\It at~
tendre?
Ouette se tronbla, ne sachant que répondr •
5
�1"0
ODETTE DE: LYMA1LLE
Ses yeux se fixèrent tour à tour sur son mari,
puis sur Jeun, ce gros Jean qui, voyant SOI1 embarras, ne l'aidait pas à en sortir. Mme de Lymaille ins
~ ta.
- Eh bien, Odette, réponds-moi, n'hésite pas,
dis avec franchi.:ie lequel des deux a raison; ni
l'un ni l'autre nous ne t'en voudrons.
Oelelle se lut encore quelques secondes, puis,
appuyant sa tète aux coussins de la voilure, très
pàle, die répondit:
- Il me semble que cette réparation pourrai i
attendre vingt-quatre heures.
- VOLlS voyez bien, s'écria Mme de Lymaille
joyeuse, alTaire conclue, vous ne partez pas.
L'<J utol11obile s'arrêtait. Pour dissi lllU 1er sou
embarras, Pierre s'empressa aupres de Mme de
Lymaille, et ce fut avec elle qu'il entra dansltt
O1ai:;on; plus lentement, accompagnée par Jean,
~Jelt
suivait. Afin de cacher son émotion, la
Jeune femme parlait, parlait, sans trop savoir ce
qu'elle disait.
Sur le scuil de l'appartement elle s'arrêta, et e
tournant vers Jean, demanda:
- Les c.lomesti ctues '?
Tout de suite il comprIt et expliqua.
- Pierre a remplacé tout SOI1 pcrSOlll\el, pour
lui VOLIS arri\'ez de voyage avec votre mère.
Odette respira. II lui eût été vraiment pénihle
ùe re tro u vcr là, Jans son ancien u. chez clle ~, des
ubnltt!rnes qui eussent été au courant de la collléc1ie 'lu' lie venait jouer. SOIl mari avait pensé
tl. lui éviter ce froissemcnL intimc, elle lui en sut
gré.
l'cndant qu'Odette condl1isait sa mère dans la
chalubre fi ui avait été prépat"ée pOli r eile, 165
cleux hommes en(r~t
dans le salon.
Là, nerveux, agité,. Pierre se mit à lllarcher•.
Plncjde, après aVOlr regardé avec compas. \Ou
son ami, Jean s'a!lsil dans lIU borl fauteuil el demanda:
- Dis donc, vieux, cela ne te fait pus mat au
cœur de tourner ainsi dans celte rièce?
Pierre s'arrêta.
�FEMME DE LETTRES
- Je ne m'en apercev:>is pas, elit-il. Et, las, il
se laissa tomber sur une chaise.
Compatissant, Jean reprit:
- Pourquoi t'agites-tu ainsi? Tu vois, tout
s'est bien passé; du calme, du calme, je t'en prie 1
Pierre s'emporta:
- Du calme, c'est facile à dire; tu ne comprends pas; tu ne peux pas comprendre cc qui se
passe dans mon cœur.
Grave, Jean répondit:
- Si, Pierre, Je t'assure que je comprends très
bien.
Toul à ses pensées, M. de Rouvray reprit:
- Je ne peux croire qu'elle est là, tout près de
n'loi, chez nous, comme avant. .. Tout à l'heure,
par cette porte, elle va entrer. .. Elle aura peut.être le même geste charmant, gy'elle avait toujours autrefois quand elle arrivait dans cette
pièce. Elle s'approchera de cette vieille glace,
découverte par elle chez un antiquaire, et ses
petites mains arrangeront les mèches folles que le
moindre sOl1rrJe met autour de son visage.
I( S'a percevra-t-elle qu'ici rien n'a été chan?é,
gue tout ce qu'elle avait arrangé a été respecté ·..•.
Si tu savais, mon ami, que de fois je suis venu
dans ce salon vide; Ott tu es, je m'asseyais, et, les
yeux à moitié clos, je rêvais ... Je voulais m'imaginer qu'elle allait venir; je l'attendais comme je
l'avais at1endue tant de soirs. Lorsque la nuit venait, Je désir <le voir mOIl rêve réalisé, l'obsession
enfin était si forle, que parfois je croyais entendre
]e bruit de sa iupe.stp·le tapis ... Alor~,
pour pr<?longer cette IlluSIOIl, je ne bougeais pas et Je
restais ainsi longtemps, longlem ps; puis enfin,
~xaspér,
je tcndais mes, bra~
\C.1'5 cette fo~me
1J1lpalrable, cl mes bras n étrclgnalcnt que le "Ide.
« Jean, :,i les murs étaient havards, ils te raconteraicnt qu'ici souvent j'ai pleuré:
- Pauvrc ami 1 fit Jean avec tendresse, tu as
bien souffert. Hélas! tout homme qui aime,
comme tLl aimes, ~ un moment de sa vic gravit un
calvaire; toi, lu as commencé par là. Ne te plairw
pas, puisqLle le p:m1c!is sera ta récompense.
�i:;S
ODETTE DE LYi'.L\ILLE
- Le paradis! fit Pierre sceptique, je ne crois
pas le trouver sur la terre. Ce que je sais bieu,
par exemple, c'est que, demain, je serai encore
plus malheureux. Demain, elle va partir; oh! je
la connais et n'ai UU":lln espoir, elle ne restera pas.
-- Qu'en sais-tu?
- Tu ne dou terais pas, si tu avais vu son visa~e
lorsqu'elle a prononcé ces mols: « Je crois qlle
celte réparation pourrait attendre vingt-:quatre
heures ». Ce visage crisf)é disait sa souffratlce;
elle souffrait parce qu'el e allait passer près de
moi, qu'elle hait, un jour enlier.
- Très calme, Jean répondit:
_.- Tu te Irom pes; Odette ne te hait point.
- Elle ne nùumt: pas: pour moi, c'est la même
cbose.
Comme se parlant à lui-même, très bas, JeUlt
dit :
- Je ue suis plus SOl' qu'elle ne t'aime pas.
-- Que dis-tu? demanda Pierre, qui n'avait pas
entendu.
- Rien d'intéressant.
- Répète-le.
- Non, Pierre, à quoi bon prononcer des paroles d'espoir 'lui te sembleraient folles '! mais,
pourtant, j'ai comme l'intuition que, bientôt, tll
'cras hcureux.
- Ton amitié s'illusionne. Dcmain, Odette S'l'U
ira~
alors, ,tOllt espoir de bonhclu' est perdu pour
mOI. JanIals clic ne pardonnera ce que je lui ai dit
da us un mouvement de colere, bien compréhensibl , pO\1rlant.
- Tu affirmes une chose que tu ignores, fit J~au.
Si, louchée par I1~Ol
,chag~'in
reprit Pierre,
~I 1 oc,nté, Odette r~5Iat,
1 aVC:l1lr me ferait peur.
Sans 81 our, Jean, tI n y a pas de bonheur P09!lible••• Odette est toujours la femllle de lettres,
qui préfère à tout sa littérature. Tu ne peux pas
nier cela.
- Non, elle aime écrire COlllllle d'autres femUles
aimelü chantel'; ceci n'a rien de blilmable et tu
n'exigerais pas, Je pense, qu'clle CCi:itlo.l loute occupation lilléraire.
�FEMME DE LETTRES
133
- Non, mais ce que je ne veux pas et ce que je
n'admettrai plus jamais, c'est la rc:clame tapageuse
faite autour. du nom de ma femme; ce que je ne
supporterai plus, c'est celle cOllr ridicule que les
femmes artistes font aux cllroniqueurs influents,
aux éditeurs d'art ou de romans. Ce que je ne
tolérerai pas, ce sonl ces photographies dans le!;
journaux illustr6s, ces interview:; clans lesguellcs
ces talentueuses personnes se racontent. Enlill, ce
que je ne veux plus voir chez 1110i, ce sont des
femmes à réputation louche, ql i deviennent des
amies intimes, trop contentes de se servir pour
elles de l'honneur d'une femme, qui est à l'abri de
lout sou pçon.
« Traite-moi de vieltx fossile, troltve que mes
préjugés sont d'un autre siècle, peL:t-ètre as-tn
raison; mais je reste convaincu que la littérature,
rous apportant tout ce que je vien' de t'énumérer,
Cgt dans un ménage un triste élémcnt cie bonheur.
- t'ierre, reprit Jean, je ne veux. pas me faire
le défenseur du féminisme; pourtant, sur ce sujet,
il y a des choses qu'il faut que ip. te dise.
( Lors9u'une femme a vraiment du talent, je
trouve 'lU l:l1e doit faire profiter J'l1ulUnnité de ce
que Dieu a bien voulu meUrc en elle, et qu'on n'a
pas le droit d'cxigerql1'en sc mariant el~
renonce
à son Hl. Et puis, Pierre, as-tu pensé q lie beaucoup de femmes vivent de res tolents que tu juges
si durement? Ces femmes-là sont pluscollrageuses,
plus travailleuses que n'importe quels hOlllmes, ct
ponr cela ellcs ont droit au respect dc tous.
\! Moi j'en connais une qui, élevée dnns l'opulence, réduite à gagner S~ vie du jOllr au le çjE)nu:lÏll, ~'est
ll1ir.e à la besogne avec une énergie
dont l'cu !>crnicnt carables. Surmontant les dûsillusions que ces carrières-là vous l'lSf'rVent, SUtlS
sc yl:1indre à qui que c.e.soit, ~lIc
a trava.illé, travatllé; ct, comme parfOIS les Jours n'étalent pas
;1SSCZ Jongs, les nuit elle travaillait allssi. Et cela,
Pierre, lui l'apportait si peu, si peu, qu'il y avait
lies jours où les omnibus étaient Lrop chers pOUl'
~a
bourse.
\1
Celte
fcme~là
a peut-être recherché les
�134
ODETTE DE LYMAILLE
interviews, elle a peut-être été coquette avec des
hommes influents, légère, il/conséquente dans ses
amitiés; mais le courage dont elle a faÎt preuve,
son énergie dans sa médiocrité, la font grande à
mes yeux et J'absolvent de ces petites faiblesses,
bien féminines, que tu juges, avec ta jalousie de
mari, si sévèrement.
Pierre se leva brusquement.
- Jean, demanda-t-il, de qui parles-tu donc 1
- Tais-toi! j'entends marcher, ce sont elles 1
Mme de Lymaille et Odette entrèrent dans Je
salon.
La jeune femme donnait le bras à sa mère; les
yeux brillants, nerveuse, elle exagérait une gaieté
qui n'avait rien de naturel.
En s'asseyant dans un fauteuil que Pierre avançait, Mme de Lymaille lui dit:
- Savez-vous, lUonami, que ~epuis
mon départ
votre femme est devenue ternblement égoïste?
Elle s'est presque fachée parce que je voulais venir
vous retrouver.
Souriante, roulant entre ses mains fiévreuses un
petit mo uchoir cie linon, Odctte expliqua:
- Puisque c'est moi que tu es venue vo ir, il est
bien compréhen<:ible que je veuille te g:lrùer,
n'e~t-c
pas Jean '1
Jean n'eut pas le temps de répondre, Mme de
Lymaille disait:
- Oh! je t'en prie, ne demande pas à Jean son
avis; je connais d'avance sa rCponse: u Mais oui,
Odette, "OllS avez raison! )1 Avec lui, autrefois, lu
avais toujours raison, je pense que cela n'a guère
cbtlDgt!.
. '
En riant, Jean repnt :
.
- Si, chère lJ1nd;tme; dCl?U1S qu,clque temps,
j'ose tenir tète à votre fill,e; OUI, parfaItement, nous
arrivons mème à nouS dis pu ter.
_ Cela m'étonne; est-ce vrai, Pierre '1
M. de Rouvray se trouhl:l.
- Oui dit-il, il me semble.,.
Mme tie l.,'mai11e se tut, ct, attentivement,
regarda sa fille.
Appuyée '. :ontre le dossier d'un fauteuil, Odette
�FEMME DE LETTRE,'
135
paraissait gênée; sa bouche souriait, mais ses yeux
étaient tristes. Ce masque de gaieté qu'elle avait
mis sur sou visage ne trompait pas l'œil d'uue
ulère.
Pendant cet e 'amen, dont chacun s'aperçut,
Jean cherchait vainement ce qu'il fallait dire I?our
rompre le silence, qui dcyenait pénible, mais 11 ne
trouvait pas. N'ayant aucune idée, il se proposait
d'interroger Mme de LYllluille sur la Chine, lorsqu'clic parla.
- Odette, viens près de moi, ma chérie, tu es
trop loin.
La jeune femme obéit et s'agenouilla sur un
pelil coussin, aux pio::ds de sa mère.
Mme de Lymaille prit la jolie figure entre ses
deux mains.
- Là, dit-elle, tu es bien ait.si. Laisse-moi te
regarder lout à mon aise. Ne souris pas de celt"
façon; ce sourire-là ne me fait pas plaisir; il n'est
pas naturel el me semble ... presque trisle.
- Ticns, je découvre là, sou tes grands yeux
si chers, un peti t pli que je ne connaissais pas.
Comment e~t-i
venu? Est-ce le passage dune
larme qui l'a fnit?
La jeune femll1e eut peur de ne pouvoir contenir
son ém01ion, elle ferma ft;::; yeux et recula un
peu.
Mme de Lymaille l'attira de nouveau :
-:.. Oh! pourq 110i t'éloignes-tll '? demanda-t-eIJe ;
on croirait que tu veux me cacher quelque chose.
Laisse-moi te regarder, ma pCli le fille, c'est un si
granù phi sir pour moi 1 Pelldnnt de long' jours,
de bien long jours, je penserai ù cet instant de
bonheur que j'ai cn ce moment; souvent je me
reverrai ainsi, toul pres de loi, tenant 1011 cher
visage entre mes deux mains. Ma chérie, laisse-moi
l'l1dmircr. Tes cheyeux sout toujours de la même
couleur; tu as encore tes cheveu.- d'enfant; ta
coiffure n'est plus la même; coquette, tu suis la
mode scrupuleusement ... Ton front a une ride;
Odette, à V1l1gt el un ans, tu n'as pas honte? Mai"
cette ride me semble soucieuse, morose ... elle est
triste ... ce n'est pas en riant que tu te l'es faite.
�1;i6
ODETTE DE LYMAILLE
Pierre, venez près de moi que je vous demande
compte de cette ride-là.
Brusqnement, Odette se releva.
- Maman, dit-elle, très nerveuse, je t'en prie,
ne dévoile pas à tout le monde mes imperfections
physiques.
Mme de Lymaille ne répondit pas, mais son
regard inquiet interrogeait tour à tOUl' sa fille et
son gendre.
- Mes enfants, dit-elle, après un assez long
silence, vous avez l'air le deux amoureux qui se
sont querellés; puis, en souriant, elle ajouta: J'espère que ce n'est pas ma venue qui en est cause,
et que Pierre n'a pas déjà pris en grippe cette
belle-mère lointaip.e et si J1eu gên::ll1te.
M. de Rouvray et Odette vivement p.'otes.tèrent.
- Alors, reprit Mme ùe Lymaille, pour me
faire plaisir, devant moi, tout de suite, vous allez
signer uu traité de paix.
'Vivement, Pierre s'avança vers Odette; elle,
hautaine, regardait 5011 mari et semblait ne pas
voir la main qu'il lui tendail.
Jugeant qu'il fallait en finir et que la situation
devenai.1 pénible, Jean s'approcha de la jeune
femme, et lui dit:
- Allons, madame, obéissez à votre maman
ct, pOUf ce soir, faites la paix avec ce grand
pécheur repentant: dOntlCZ-moi votre main, je vais
la mettre dans celle de voIre mari; ainsi ni l'un
ni l'autre vous n'aurez cédé.
La petite main d'Odette, emprisonnée dans
celle de Pierre, voulut, dès l'étrell1te, se sauvcr;
maiE lui la tenait bien et, tenùre et respectueux,
la porta vers ses lèvres.
Par un brusllue mOllVel1lcnt, au moment où ene
allait recevoir un baiser, Odette la dégagea. Cette
étreinte, cc geste, ce baiser, tout troubla la jeune
femme; mais e trouble inattendu lui était
agréable.
Vite, elle se ressaisit et cl~te
détcnte do ses
nerf, Ile dura qu'un court instant. Pierre ne fi n
aperçut pas, mais Jean le devina.
�FE:\LUE DE LETTRES
137
Juste à ce moment, le domestique vint annoncer
que Madame était servie.
Madame, c'était Odette, et çlle devait faire à Sc'l
mère les honneurs de chez elle.
Correct, Pierre s'approcha de sa belle-mère et
lui otTrit. son bras. OJette prit cclui de Jean.
Penùant qu'ils passaient ù la salle à manger,
Jean murmura:
- Cela va très bien, Oùette, du courage, continuez!
D'une voix toute changée, eJle dit: ,
- Je n'en ai plus beaucoup, je voudrais m'en
aller, m'en aller...
. ,
Etonné, Jean la regarda; mais il n'eu,t pas le
temps de lui répondre.
A-près une légère hé"itation, la jeune femmucprit
son ancienne place et s'as:'lt en face de son mari.
Cette pièce, C0ll1u1e h reste de l'appartement,
était toute garnie de fleurs. Mme de Lymaille en
félicita la maîtresse de maison.
- Les jolis bouquets, Odette! naturellement,
c'est toi qui les as [ai ts ?
Vite, Jean intervint:
- Des fleurs sur une table, c'est décidément
une chose exquise, dit-il; cela relève un pelt l'acte
hestial que nous venons accomplir chaque jour, à
heures fixes. Ne trollves-tu pas, Pierre'l
Pierre élait si loin de cc qu'on disait qu'il tressaillit en entendant son nOI11. Il regardait sa
femme, il la trouvait plus jolie qu'autrefois, et,
comme il l'aimait toujours autant, son cœur souffrait en pensant qu'eUe n'était là qu'en passant.
DCll1a1l1, elle partirait, il en était certain; elle
retournerait dans sn pension de famille, vers cette
vie de travail si pénible ct si peu rétribuée que,
parfois, elle ne pOllvait pns l'rendre l'ornnibu6. Et
lui, llii qui j'adorait, rcstcrml seul au milieu de ce
luxe, qu'il n'aimail que lorsqu'eHe en était le plus
coüteux bibelot.
Oc son côté, Odette pensait.
A se retrouver là, dans cet appartement, autrefois le sien, elk éprouvait un sentiment étrange,
qui l'étonnait.
�138
ODETTE DE LYMAILLE
D'abord, elle retrouvait tout si joli, si délicatement joli, qu'il lui sembl:lit n'avoir jamais bien
regarùé ces choses qui lui avaient appartenu.
Cette salle à l11an-;er fleurie, discrètement éclairée,
elle n'en avail jamais apprécié, jusqu'ici, la haute
élégance.
•
»cpui' plu ieurs mois, elle prenait ses repas
dans lIne pièce sombre, autour d'une grande
tab1t:, où, presque chaque jour, les convives changeaient. Il en venait Je tous les pays, il yen avait
de toutes les races. La pl~art
parlaienl à peine le
français et causaient avec ùes compatriotes, sans
s'occuper de la petile Parisienne, -lui rc:stail seule
dans son coin.
Ces repas étaient toujours terriblement longs.
Des domestiques, mal stylés, faisai"nt le service
bruyamment, avec négligence, et souvent, agacée,
Odette S'CIl allait avant fa fin.
Ici, tout était parfait. Le maUre d'hOtel allait,
venail, si doucement, qu'on ne l'entelhlait pas; la
table, toute petite, lui paraissait très gaie avec ces
fleurs, ces cristaux et cette belle argenterie. Les
convives étaient peu nombreux et, sauf un, elle les
aimait bien.
Un selltiment de regret envahit Odette; ce luxe,
auquel elle était habituée depuis son enfance,
qu'clle retrouvait ce soir avec un tel plaisir, ['amenait à penser que, si Pierre avait ,'oulu, elle eùt
pu "ivre heureuse dans ce joli appartement.
Le bonhGur, pour clle en ce moment, c'était de
ne pas être obi ig-ée ùe calculer la plus petite dépense, ùe pouvoi r acheter ce C[ ni tenle, de atisJaire tles caprices raisounables, eofin de pouvoir
donner à ceux qui vous tendent la main.
Lc bonheur, Odette voulait croire que c'était
tout cela j mais voilà que tout à coup 5011 cœur,
un indiscipliné, lui disait que c'était autre .::h05e
aussi.
Une pensél.:, qu'elle n'avait jamais eue encore,
s'cm parait d'(·lIe.
L'appartement joli, le décor luxueux ne lui sufficomplètetnt!nl heureuse, elle
rait. plu: j pour ~tre
avaIt besoin d'aimer, cl, contre celle loi de la na-
�FEMME DE LETTR ES
ture, Odette se révolta it, ne voulan t pas admett re
qu'elle fût comme tout le monde ... L'amou r,
pour1a nt, elle)' a\'ait beauco up songé, mais pOUl
les autres, pour les héros que son imagin atioll
créait.
A dix-hui t ans, très sceptiq ue, elle disait à son
amie Myriam : « L'amou r, c'est la clef des rOlUons
à succès, c'eslle sujet inépuis able pour poète en
mal de vers. »
Et voilà qu'oujo urd'hui , où elle se croyait si
complè tement désabu sée de tout, son cœur récla.
mait, avec une.vio lence dont elle était stupélà ite,
son droit de vie, son droit au bonheu r.
Pourqu oi, s'étant aperçu e que les yeux de son.
mari ne la quittaie nt guère, ce cœur semtai-l~
battre si fort, qu'OJe lte se deman dait si tout le
monde ne le voyait pas?
Furieu se, elle jugeai t cette émotio n ridicule ,
puisqu' elle l'éprou vait pour quelqu 'un qu'elle n'ai ..
mait pas.
Car ce Pierre, ce Pierre, elle ne l'avait jamai&
aimé, et elle ne l'aimer ait jamais. Cela, Cil sa pensée, plusieu rs foiscles uite,cll e se le répéta. Elle eClt
voulu pouvoi r l'aflirm er, le crier devant tOllS, tant
elle était certain e de ce sentim ent.
Pendan t le dlner, la présenc e du domest ique fit
ln conver sation banale. Jean parla beauco up;
Odette et Pierre, absorb és par leurs pensé~
répond irent à peine.
Le repas achevé , les convive s retourn èrent dans
le S:lIOI1.
Lasse, Mme de Lymail le s'assit SUl' un canapé ;
Odette vint sc blottir contre ellc.
- Ne parle pas, mère chérie, dit-elle très bas,
restons là toutes les deux, je suis si bien ainsi! Je
t'aime, vois-tu , ie t'aime, et je veux te le dire.
Quand tu cs partIe, j'étais encore une petite fille;
je t'avais touJour s eue près de moi, et Je ne savais
pas ce qu'une maman peut vous manqu er. Mais
main1e nant il faut que tu compre nnes que ton
absenc e désespè re mon affectio n.
Mme de Lymail le embras sa tendrem ent la jeune
femme .
�140
ODETTE DE L YMAILLE
- Chut' ma chérie, ne nous attendrissons pas;
aujourd'hui, c'est jour de joie.
- Oui, dit Odette, mais demain viendra si vite!
- Eh bien 1 demain je te permettrai quelques
larmes, juste ce qu'il faut pour que je m'aperçoive
que ton mari a bien voulu me lais~er
une petite
place dans ton cœur.
- Une pelite place, oh! maman 1 protesta
Odette avec une émotion si grande, que Mme de
L}'maille en fut toute bouleversée.
Ne vou lant pas pIeu rel' devant sa fille, elle se leva.
- Ma chérie, je suis très fatiguée, je vais me
retirer. Ne VOliS dérangez pas, que personne ne
m'accompagne, je connais le chemin. Bonsoir,
mes enfants ... Je dis mes cnfants, ajouta-t-elle,
car, Jean, votre amitié si dévouée, depuis long.
temps vous a fait de notre famille.
Un peu ému, Jean embrassa la main que Mme
de Lymaille lui tendait.
Celle-ci partie, ceux qui restaient dans le salon
ne trouvèrent rien à dire.
Odette prit ulle [Jeur dans un bouquet, pui!.,
pour se donner une contenance, en respira le parfum. Avec un grand coupe.papier d'h'oire, Pierre
tapait sur une table et, sans en avoir l'air, observait
la jeune femmc.
Très mal il son aise, précipitamment, Jean dit:
- JYIe~
.lInis. il fuut que je rentre ... J'ai dC:l
lc::ltres en retarà; \.!c soir, <:('\115 faute, je doi trJvailler.
EITrayés en pensant qu'ils allaicnt rester seuls,
les deux époux protestèrent.
- Non, pas tout de suite; te~ le(tl'(,5 attendront,
dit Pierre.
- Voyons, vous pouvez hitn IIÔllS accordel'
encore quelques instants, s'écria Odette.
- Non, je vous ns~lre,
jo ~e peux pas; malgré
mon désir, c'est chose lmposslhle. Lettres urgentes
d'affaires ... BonSOir, je me sauvc.
Afl'ectuensement, il serra la main des deux jeu~
nes gens ct, vite, s'en alla.
Pierre reconduisit son ami jusqu' à la porte d'entrée. Ouand à pas lents il revll1t danq le salou t il
�FEM1fE DE LETTRES
14 1
trouva Odette assise dans un fauteuil, près de la
fenêtre qu'elle avait entr'ouverte. Ses yeux fixaienL
attentivement la fleur que sa main tenait.
Triste, Pierre la regarda. Puis, prenant une
cigarette, il l'alluma.
- La fumée ne vous gêne pas? demanda-t-il.
-- Non, nullement, reprit Odette.
Quelques instants appuyé à la cheminée, silencieux, Pierre fUIl'ia. Il eût voulu, en celle minute
où ils étaient seuls, dire à Odette .ce que depuis
son départ il avait souffert; il eût voulu lui crier
sa détresse, son amour, lui demander d'oublier le
passé, la supplier de rester, de reprendre la vie
commune. Il eClt voulu lui dire tant et tant de choses affectueuses eL tendres, qu'Odette n'eûL pu les
entenùre sans que tout S011 être en fût troublé. Des
mots d'amour, de passion, de folie montaient à
ses lèvres, mais Pierre n'osait les prononcer. Il
savait qu'Odette ne l'avait jamais aimé ••• Alors, il
ql'oi bon 1... Elle ne comprendrait pas ce qu:il
voulait lui dir p ••• Mais pourtant lui l'aimait tant 1. ..
lis étaient si Jeunes encore! Etait·-n possible ~u'ils
dussent renoncer, pour toujours, au bonheur.
Odette liC J'aimaIt pas, c'était certain; mais plus
lard, peul-etrc qu'un jour, touchée par sa consLance, elle voudrait bien essayer de l'aimer; alOI":;
il h~!1trai
l'inijm:"3ibll: Four ht conquérir:., Au
début de leur mariage, il n'avoit passu êlre patienl.
Ce cœur dc vierge ignorait l'mnour, il f<lll:l1t attclldre qu'il éprouvât le besoin d'aimer. Mais lui,
s'alarmant des coquetteries suns importance, l'Vai!
parle C;:U Illoltre.
Voulant excuser Odette, Pierre s'accusait. Tou L
il coup, c.J6cidé à parler, il jeta sa cigarette qu'il
uvait il peine fumée, et fit quelques p:\s vers l~ faltleuil, où, impassible en' apparence, Odette élait.
La gorge ser~,
lr~s
ému, il s'arrèla près de la
jeunc femllle.
C!llme, clle leva les yeux sur lui.
Pierre sc troubla, et n'osant rien lui dire, balbutin:
VOliS ••• ne l'oulez pas un livre'l ... J'ai ici
quelqurs nouveautés que YOUS nimeriez, je crois?
�142
ODETTE DE LYhlAILLE
- Non! fit-elle tout d'abord.
Puis, se ravisant, elle reprit:
- Si! cela m'aidera à passer la soirée.
- Voulez-vous venir dans mon bureau?
demanda Pierre; vous choisirez vous-même.
Odette se leva, prête à suivre son mari.
Pour aller dans cette pièce, il fallait traver!ler
son ancienne chambre, .où, celte nuit, elle allait
doni~.
Cetl~
pensée lui fut si d~sagréble
qu'eUe
se nlsslt en disant:
- Au fait, c'est inutile 1
Désorienté, ne comprenant pas, Pierre demanda:
- Vous ne voulez pas lire?
- Non!
Ce sujet de conversation épuisé, Pierre se tut.
L'altitude d'Oùette l'attristait, le froissait. Il
était très ému, lui, et n'essayait pas de cacher Gon
émotion. Elle paraissait si calme, si indifférente,
q~l'i1
se demandait à quoi, ou à qui elle pouvait
bien penser.
A qui '/ Une colère folle le fit trembler, Le
silence devenait de plus en plus embarrassant. Ne
sachant comment le rompre, sentant qu'il n'allait
plus être mallre de lui, il songeait à s'en aller,
lorsque Odette parla:
- Je ne vous ai pas encore remercié, dit-elle,
sans reerarder
son mari,
d'a\"oir bi~n
voulu vous
r.>
•
prèter à cette comédie, dont nous sommes les
Cela d?it vous ennuyer ...
principaux: ac~en·s.
autant que mOI, 1e pense, malS grace à cette complaisance ma mète repartira sans se douter que
nOlis vivons ... séparément ... ct je sais que cela eOt
été pour elle un gros chagrin ... J'ai vou lu le lui
éviter. Merci de m'y avoir aidée.
Les derniers mots, Odette les prononça très
doucement, si douccment"quc cette douceur sembla presque à Pierre de la tendresse. Cette fois,
il osa s'approcher de la j~un
fe~m,
et tout, près
d'elle, si près d'elle qu'il n était p'lus besolll de
parler haut pour qu'elle J'entendit, 11 murmura:
- Odette, si pouviez deviner cc que votre pr~
Bence ici me rend joyeux 1 Il me semble que je
vien de vivre 1111 mauvAis rêve ... Votre départ
�FEMME DE LETTRES
était un cauchemar affreux ... Je me réveille, je
vous retrouve ... Ces six mois, si longs, si trisles,
c'est un autre qui les a vécus. Vous, chère petite
aimée, vous êtes là, vous ne m'avez jamais quiLlé ...
Celle qui a fui celte maison, ce n'est pas vous,
c'est une autre dont personne ne reparlera ...
Notre querelle est 1.we vieille histoire, querelle
d'enfants méchants, qu'il faut oublier. Le grand
garçon avait des torts im menses; en cherchant bien,
fa petite fille en avait peut-être quelques-uns. Enfin,
ils se sont pardonnés ... Le voulez-vous, Odette?
En parlant ainsi, Pierre se mit à genoux près de
la jeune femme, et prit la petite mam qui se crispait le long de la robe. Toul le corps d'Odette eut
un long frisson; indulgents et émus, ses yeuK
regardèrent son mari.
Pierre vit cetle émotion ct, tremblant de bonheur, doucement, il conduisit la petite main frissonnante vers ses lèvres et y mit un loug, bien long
baiser ...
Purieuse de cette émotion jamais ressentie et
qui la fais:-.il trembler toute, Odette se leva brusquement, et la voix dure, méchante, dit:
- Avouez que nous sommes d'admirables
comédiens. mais ce dernier acte était ..-raiment
inutile, puisque maman n'est pas là.
Hautaine, en colère, elle passa devant 501\ mari
sans mème le regarder, ouvrit la porte de son
ancienne chambre, s'arrcta sur le seuil quelques
instants, puis, résolue, y pénétra. Et Pier~,
désespéré. resta seul dans le salon, regardunt celle porte
derrière laquelle était sa femme et qu'il n'osaIt pas
ounir.
xv
Le lendemain malin, Odette sc réveilla fort tard.
Couchée très avant dans la nuit, elle n'avait guère
dormi. Au petit jour, et seulement pendant quelques heures, un sommeil fiévreux. s'était emparé
d'clle.
�144
ODETTE DE LYMAILLE
Elle se leva fatiguée, nerveuse. pressée de voir
finir cette journée, qui sûrement allait être pour
elle très pénible.
Après avoir renvoyé un peu brusquement la
femme de chambre qui venait prendre ses orùres,
lasse, sans courage, Odette commença sa toilette.
Ce fut pourtant avec un véritable plaisil' qu'elle
retrouva toules ses affaires. Dans son cabinet de
toilette, rien n'avait été changé, ses flacons-étaient
corpleins des odeurs qu'elle préférait. Les deu~
nets de cristal clans lesquels autrefois elle mettait
toujours des fleurs, étaient garnis si joliment,
(}!l'elle se demandait quelles mains habiles avaient
fait ces bouquets. La femme de chambre, sallS
doute? Mais qlli donc avait indiqué à cette nouvelle venue OLt autrefois Odette les posait?
- Qui donc?
Tout en se coitT.1nt, debout devant sa psyché,
ellc réfléchissait, Oui, qui donc avait voulu que
dans la chambre de la jeune femme rien ne fût
changé? Les bibelots, les livres, tout était resté tel
qu'elle l'avait lai sé le jour de son départ. Sur la
table, prè-s de son lit, elle avait retrouvé le livre
commencé, le coupe-papier en marquait ellcore la
E.age. Et pourtant plus de six mois étaient passés.
<Jui donc, pendant ce long temps, avait voulu
qu'on respectilt les caprices, les fantaisies de celie
qui étai t paltie? Qui donc '?
Un seul nom s'imposait à la pensée d'Odette, et
ce nom elle ne voulait pas le prononcer. Elle se
rappelait son émotion d' hier, ce trouble inexplicable qui l'avait envahie, trouble qu'elle ne voulait
plus ressentir. Alors clle s'efforçait de ne pas
penser li celui qui l'avait fail naitrc, elle craignait
même de prononcer son nom. Mais, malgré soo
ferme vouloir, dans la glace à chaque instant, clle
croyait voir ks ycux bleus si doux, les longues
moustaches blondes. Dt:pitée, furieuse contre
elle-même, sans miroir, elle se coifTa.
Vivement, clic termina sa toilette. Pr6te, au
nl0ment do quitter sa chambre, une dernière fois
elle la regarda.
Cette chambre qu'elle ne ru.verrait plus jamais,
�FEMME DE LETTRES
pensait-elle, voilà qu'en cet instant, où pour touJours elle allait la quitter, elle la trouvait jolie, si
jolie, que ses yeux s'arrêtaient longuement sur
chaque ~anoieux
détail, et, malgré elle, elle
comparait.
Ce soir, su petite chambre de la pension de
famille lui paraltrait bien laide, et vraiment triste.
Ici, un tapissier, homme ùe goût, s'était plu à
copier la chambre de Marie-Antoinette à Vers<'\l ll es. Un artiste scrupuleux avait relevé le dessin
des meubles si exactement, que les plus petites
sculptures étaient les mêmes. Le dessinateur avait
chanj;é simplement le monogramme. Cet artiste,
c'étaIt Pierre. Odette le savait, mais elle ne 'ioulait
pas s'en somenir.
Dans leur chambre, tout h,1i rappelait son mali.
Là, près de 10 cheminée, il y. avait toujours à la
m(:me place le fauteuil où, lorsqu'e lle était de
bOllllC hUll1eur, Pierre venait s'asseoir, demandant
la permission ùe rester là, pendant qu'clIc arrangeai t ses cheveux pour la nui l.
SOllvent, quand cela plaisait à Odette, ils causaient ensemble . A cette heure-là, loin de toute
influence, parfois ]a jeune femme s'était montrée
affectueuse, et lui, osant parler de son amour, lui
a\:!il dit de (;('5 cho!:) es charmantes et tendres.
Autrefois, Odettc ne pensait jamais à ces minutes-là; l'amour de son mari lui était dCt: il
l'aimait, il Icluidisait joliment, rien de plus naturel.
Mais voilà qu'aujourd'hui, dans celle chambre,
tout à coup elle songeait à ce passé amoureux, et
elle éprouvail le désir d'entendre Pierre lui dire
doucement, très bas, comme il le lui disait avant
son départ, qu'il l'aillH.lit éperdument, et pour
Loujourti .
Pourquoi ce désil' subit qui la rendait tremblante? 1 oUl'quoi rougissait-elle ainsi?
Elle ne le comprenait pas. Mais comme pour
elle-même elle voulait trouver une raison plausible, elle sc disait quc ce désir était cruel ct
méchant.
Oui, elle souhaitait que Pierre, une fois de pla· .•
lui affirmât son amour, afin de pouvoir lui répéter
�146
ODETTE DE LYMAILLE
qu'elle ne l'aimait pas et qu'elle ne l'aimerait
jamais.
Pauvre petite Odelle ! célèbre femme de lettres,
psychologue si habile pour les autres, elle ne
savait pas analyser son propre cœur.
D'un mouvement brusque, elle ouvrit la porte
de sa chambre. D~cidément,
l'almosphère de celle
pièce élait malsaine, elle y respirait lies parfums
violents qui l'énervaient, et qUI l'empêchaient de
voir clair en ses pensées.
Elle entra d Jns le salon. Garni de flcurs fralches, le soleil y pénétrait par une large baie qui
élait grande ouverte. Ce salon lui parut gai et
riant, lrès agré~le
à habiter. EI~
s'approcha de
la fellèlre et aJll1lra la vue. Ce bOIS de Boulogne,
elle le connaissait bien pourtant, mais l'avoir <lin i
sous ses fenètres, par un jour de printemps, c'élait
un\3 chose exquise; et malgré elle, cette fois en~ore,
elle pensa que ce soir elle retrouverait Sans
aucun plaisir l'avenue de la Grande-Armée, si
bruyante avec .ses lramways et ses innombrables
autos. Mais elle ne voulait pas Mnger à cela, ni
faire de comparaisons qui, naturellement, n'étaient
pas encourageantes pour sa vie aduelle.
Dix heures sonnèrent. Qu'a1Jait-elle faire? Su
mère, très faliguée, se reposait, encore. Plus de
deux heures la séparaient du déjeuner. Comment
employer cc temps, dans cette maison qui n'était
plus la sienne?
Elle lit ql1elques pas vers la fenêtre ct s'avançu
sur le ba leon. Appuyée sur la balustrade, elle
s'amusa à r0garder passer les cavaliers, se moquant
ùe la plupart. Très bonne écuyère, clle était peu
indulgente pour les débutant.' qui, très fiers, vont
tlU Bois, slir lIes chevaux de manège, promcner
lel1t" inexpérience.
Tout à coup, elle tressaillit. Devant elle, ou;;
ses fenêtres, lin cheval avait peur d'un camion
automohile; il se cabrait, se défendait, refusant de
passer. Ruant, sautant, fou ~'etroi,
,il ~hercil
il.
se débarrasser de . on cav:t!te;l". LUI, Ilnpasslble,
ne bOllgeail pas, cravachaIt de toutes se ' forces
l'animal peureux. et on le sentait bien décidé à ne
�FE1JME DE LETTRES
147
pas céder. Odette reconnut Pierre, et avec angoisse suivit la lutte. Elle fut c9urte, le cheval fit
un bond terrible, mais passa, et cavalier et bête
disparurent dans un nuage de poussière.
Instinctivement, afin de les voir plus longtemps,
Odette courut à l'extrémité du balcon, et quand
au détour d'une allée elle aperçut le cheval galopant tranquillement, elle respira.
Afin d'expliquer sa frayeur, presque il haute
voix, comme si quelqu'un l'avait vue, elle dit:
- II arrive beaucoup d'accidents avec ces automobiles,
Puis, fatiguée, les jambes lasses, elle voulut
rentrer.
Alors elle s'aperçut qu'elle u;était plus devant
la fenêtre du salon. Sans s'en rendre compte, elle
avait fait le tour de l'appartement et se trouvait,
maintenant, devant le bureau de Pierre. La fenêtre
en était ou,'erte. Odette avait une envie folle d'y
pénétrer pour voir si, là aussi, on n'av it rien
changé. Vite, sans réiiéchir, elle entra, regarda
autour d'elle, et constatant que le ménage était
fai t et tou t en ordre, pensa que personne ne pourrait la surprendre, Obéissant à un sentiment qu'elle
ne voulaIt pas analyser, elle s'approcha de la
grande table-bu reuu,
A gauche, toujours à la même place, elle retrouva
sa photographie, mais le c~dre
avait été clwngé,
Autrefois, un simple verre présenait son imuge
de la poussière, maintenant, un bois finement
sculpté j'entourait et les sculptures représentaient
des \leurs. Quelles fleurs? Odette regarda de plus
près et s'aperçut que des chrysanthèmes, de toutes
eSf)èces, avaient été sculptés à même le bois.
Par quel concours de circollstances cc cndre
était-il venu là? Était-ce le hasard d'une venle, ou
bien Pierre, se sou\"enant encore de leur première
rencontre, avait-il commandé ce travail à quelque
artiste de talent '!
Odette, ne s'a~trd
pas à celle pensée et continua son 1I1specllon.
A droite, sur le bureau, dans un grand casier, il
y avait beaucoup de lettres, elle n'osa pas y tou-
�l48
ODETTE DE LYMAILLE
cher, mais constata que l'écriture de ces missives
était très féminine . .. Ah ! si elle vivait encore avec
Pierre, aucun scrupule ne l'etH arrêtée; bien vite
clle eût Ollvert ces enveloppes et lu ces let tres,
pOlir sal'oil" quelle était J'.effrontée qui se permetlait d'écrire à ::;on mari, au dOnllcil.e conjugal.
Oui: •• mais yoil?t, elle ne sc considérait plus
comme la femme de Pierre. Alors, clle n'avait
aucun droit ..• et puis au fond ..• éela lui était bien
é~at:
.• Elle. eùt voulu savoir c.e que ces leUres
dlsatent ..• ~'!mple
nt •.• par CUriOSité.
Mais, tonl de même, cette curiosité devait être
bien fort", car elle ne quittait pas des yeux ces
enyeloppes toutes pareilles, si nombreuses. Et
voilà qu'à lor.::c de regarder cette écriture, il semblait li Oùetie qu'elle la con~isat.
Mais 1100,
c'était ill1p05!:iible !
Sans plus hésiter, elle avun('u la main et prit une
lettre. Le cachet de la poste marquait (1 avenue do
la Grande-Armée )) ... Qu i Pierre pou vnit-il C011naUre dans ce quartier?
TÔllt à cou p Odette _poussa un cri. Elle reCOI\naissait cette écriture! C'étailla mème qui, toutes
lus semaines, à la pension de famille, fuisait sa nole •
. : lors, comme elle ne comprenait pas, elle n'eut
)1115 aucun scrupule, elle l'nt la lettre dans l'cnve1oppe décachetée et, tn;s surprise, lut co qui uit:
\1
« MOL sieUl',
Maùame de Rounuy va nussi bien
t{tl'! 1'0:,-
:.iblc, elle a déjeuné avec üppétit, mais ù peine
dlné. Elle n'a pas l'air gai •.. )l
Vite, une seconde lettre, lIne troisième. Tou jour:.
Jes bulletins de santé, presque pareils. TOll' le
jours, cette femme, une espionne, élTivait à Pierre
pour lui donner de ses nouvclks.
Quand Odette eut lu toutes les lettres, dIe Ics
laissa éparses sur le burenu et, se levant, fit quelques pas. Apai ée, elle reprit sa place et relut
encore lIne fois ces courts billets qui pourtant
n'étaient pas intéressants, puis, sans aucune h6 i-
�FEMME DE LETTRES
tai~n,
man.
149
elle ouvrit les tiroirs du bureau de sou
Dans le premier elle ne trouva rien d'intéressant;
daus le second, un paquet de Journaux attira
son attention. Elle s'en empara et viL que c'étaient
des numéros de l'Avenir. Pierre s'intéressait-il
donc maintenant à ce qu'elle écrivait?
Au hasard, elle ouvrit un tournaI; en première
page elle aperçut une de ses «li an taisics poli t iq ues Il
qUI l'ennuyait tant à faire. Elle s'amusa à la relire,
cl, la trouvant vraiment sotte, eut honte de l'avoir
écrite.
Pourtant, presque sans regret, elle l'avait signée.
Pourquoi aujourd'hui cela lui était-il désagréable
de voir son nom sous ce sonnet si vivement é.;rit '!
[~lIe
regarda av~c
attention sa signature, et vit qu'à
un cudroit elte était presque effacée. Une tach0,
une goutte d'eau, sans doute, ou peut·être uue
larme ... U ne larme?
A celte idée, les yeux d'Odelte devinrent si
humides que, ne voulanl pas eŒacer complètement
son nom de "eUe page, vile elle rejeta le journal.
TOlls le numéros de l'A1 Jenir furent laissés sur le
bUI'eau avec les lettres. Oùetle ne pensait pas à
dissimuler ce que sa curiosité lui faisait faire.
Pour le dernier tiroir, elle se mit à genoux, aiin
de mieux regarder son conteLlU, et, dans la crainte
de laisser au fond quelque chose d'intéressant, elle
Je renversa sur le tapis.
Que de photographies peu amusantes! C'étaient
toutes celTes d'OJette faites à des ages bien di[ércnts. Eu les regardant, "Ile eùt pu <;ulvre l'histoire
de son enfance; mais celle histoire-là ne l'amuc.;ait
plus. Une autre la prenait, ln tenaillait, lui faisait
battre le cœur, comme jamais encore il n'avait
battu.
Mêlées à toules ces photographies, Odette trouva
de drôles de choses; un ch rysanthème séché, une
carle d'invitation à la soirée Tardif, cette fameuf>e
soirée où ils s'étaient rencontrés. Puis, au milieu
de tout cela, une petite paire de gants lui appartenant, ellc en était certaine.
Pourquoi les avail-on joints li. tous ces souvelai~,
�150
ODETTE DE LYMAILLE
nirs? On, Odette savait bien qui, mais elle ne
voulait pas prononcer ce nom. Tout bas, pourtant,
e!le osa dire que vraiment ( 011 YI J'avait beaucoup
almée.
Elle pensait à cela comme à une chose passée,
souvenir doux d'autrefois, et pourtant tout SOIl
être ~lOra
et physique réclamait cet amour, mais
Odette, qui croyait connailre le cœur des autres,
ne savait pas lire dans le sien; et eHe s'étonnait de
l'émotion pleine d'angoisse, mais délicieuse, que
ce passé amoureux mettait en elle.
- Odette! Odette! Oll clone es-tu ?
En entendant sa mère l'appeler, brusquement la
jeune femme se redressa, et, laissant tout en
désordre, s'élança sur le bal,::oll.
- Voilà, maman, je prenais J'air de ce côté.
Mme de Lymaille tendrement embrassa sa
fille.
- Où le cachais-tu? dit-elle, nous te cherchions
t;artout. Pierre, sans le décou vrir, a fait le tour de
l'appartement.
La figure d'Odette s'empourpra.
- J'étais là, je regardaIs les cavaliers.
Mme de Lymaille n'insista pas; suivie d'Odette,
elle rent ra dans le salon. Pierre et Jean s'y trouvaient; ils sa lu èrent la jeune femme.
A Jean, Odelle dit très gentiment bonjour; la
main qu'elle tendit à son mari tremblait un peu;
leurs yeux se rCl1contr.Jl'{;nt, bien vite elle détourna
les siens.
TOll te confuse, elle alla s!asseolf près de sa mère
et, d'une voix q IIi s'efforçait d'être calme, demanda:
- A quelle heure pars-tu, maman?
- Hél;J6! ma chérie, plus tôt que je ne le pensais, Jf':J11 m'a appris que mon train était à deux
heures.
Odette poussa Ull cri.
- Mais alor;;, elit-elle avec tristesse, c'est tont
de suite que tu t'en vas. Et 1110i qui croyais te
garder jusqu'à ce soir! Pourquoi ne m'as-tu pas
prévenl1e hier?
Mme de Lymaille attira sa fille vers ellc.
- Sois raisonnable, ma chérie, j'ai besoin de
�FE:M1\ffi DE LETTRES
beaucoup de courage et, si je te vois pleurer, je
n'en aurai plus du tout.
Ces mols ne calmèrent pas Odetle; ses nerfs
surexcités depuis la veiHe au soir se délendaient
en une crise de larmes. La tête appuyée à l'épaule
de sa mère, elle sanglotait comme un enfant.
- Maman, maman, disait-elle sans se rendre
compte des paroles qu'elle prononçait, ne t'en va
pas ... je t'eu prie, reste avec moi ... je suis malheureuse quand tu n'cs pas là ... toute seule ... toute
seule ... voiS-lU, c'est affreux ... Maman, maman,
emmène-moi, ne me laisse pas ici ... maman ...
Les yeux pleills de larmes, désespérée, Mme de
L);maille regarda Jean, puis essaya de calmer sa
fille.
- Tu ne sais plus ce que tu dis, ma chérie, tu
ne restes pa:. tou le seule, puisq ue Pierre est là, ce
grand mari qui t'aiOlP tant... Allons. mon ami,
ajouta-t-elIe.en se tournant vers M. de Rouvray,
venez m'aider à consoler votre femme.
En hésitant, n'osant guère, Pierre s'approcha,
mais en entendant les paroles de sa mère, déjà
Odette s'étail redressée el, 1ëbrile, toul en essuyant
ses yeux, dit:
- C'cst fini, je serai raisonllable. je: te le promets, mais je ,feux rester avec toi j USt) u'à la dernière minute, ne plus te quiller d'ull lllslant. Tu
pars à cieux heures, ah ! comme il me reste peu de
lem ps 1
Se: levant, clIc ajouta:
Toyons, je suis là, je ne fais rien, tout est-il
pI·êl pour loi? A quelle heure vcuX-lu déjeuner l
Mille ùe Lymaillc répondit:
- .Je ne Immgerai pas avant de me metlre da us
le train, mais VOlle;?
- Ob 1 moi, je n'ai pas faim 1
- Mais ton mari. Jean, vilaine égo'i:>tc 1
- Eh bien, qu'ils aillent déjeuner 1
Pierre el .Tean passèrent à la salle ~ manger;
Odel te et sa mère restèrent seules.
L'une contre l'autre, lle tenant les mains, u
long rnomenl, Mme de Lymaille regarda s fille;
puis elle parla.
�152
ODETTE DE LYMAILLE
Petite chérie, dit-elle, tu m'écriras souvent.
Dans tes lettres raconte-moi toul, bien tout. De
loin, je vis avec toi et cela m'est très doux ...
Maintenant que je connais ton « chez toi », ce me
sera encore plus facile. Heure par heure, je te suivrai les yeux fermés; je te verrai aller et venir dans
toutes ces pièces, jusqu'à ce grand balcon que tu
affectionnes tant.
« Ton appartement est ravissant, si joliment
situé, tout y est d'un goût exquis; pourtant je vais
le critiquer ... Il me parait vide, terriblement vide,
sais-tu pourquoi?
- Non, fit Odette curieuse.
-- Eh bien, mon CŒur de grand'mère, très impatient, voudrait voir circuler au milieu de ces
jolies choses un beau petit bébé. Oh! je le vois
déjà, courant de-ci, de-là, si mignon, si gon til, que
personne n'en aura jamais encore eu un semblable.
Il aura tes cheveux blonds, les miens aussi,
madame, ct les yeux. bleus de son père, si purs et
si doux. Il rira pour un rien, ressemblera aux
anges; mais parfoIs, pour bien montrer qu'il tient
de sa mère, vous aura des colères de démon.
« Vois quel joli avenir ta maman sait imaginer!
Odette ecoua la tète.
Bien tri~emn,
- Non? tu dis non, pourquoi? Tu mens et c'est
un tr~s
vilain mensonge. Ose me dire en face que
lu ne tronv,':;; pas ton grand ap~rte
pal' mo~en(s
ment VIde, ct que lu n cprollves p::lS le désll' cie
serrer dans tes bras un bébé qui soi t tien? Non, ne
réponds rien; ~c désir-là est dans le cœur de tonIes
les femmes, seulement quclquefois elles nc s'en
l'caden ( pas com pIe.
II. Un enfant, "ois-tll, Cjue!c!uefois vous fait souffrir, et même pleurer, mais ce sont des souffrances
pures et des lannes chères.
Le cœur bien gros, Odette ne répondit pas.
Pierre et Jean entraient, l'heure du départ était
venue.
En hâle les derniers préparatifs furent faits, et
l'au to cie nouveau transporta à la gare ]a voyageuse
et ceux qui la reconduisaient.
Quelques minutes à peine restaient avnnl Je
�FEMME DE LETTRES
départ. Mme de Lymaille embrassa l?assionnémenl
sa fille qui, très paIe, s'accrochait à elle avec
désespoir.
Sans pleurer, Odette reg... rda ]e train partir,
puis quand il eut complètement disparu et qu'il ne
resta plus, comme trace de son passage, qu'un peu
de fumée montant vers Je ciel, brisée, ayant besoin
d'un ami, elle se retourna, croyant trouver Jean.
Surprise, elle constata que PIerre seul était là;
alors, vivement clle demanda:
- Jean est parti?
- Oui, c'est-à-dire qu'il a été se renseigner, U
nous quille dans huit jours, il va visiter l'Inde.
Une nouvelle fugue qu'il vient de m'annoncer.
Etonnée, Odette s'écria:
- Mais:: ne m'avait jamais parlé de ce projet.
- Ni il moi non plus.
Embarrassée, elle reprit:
- Alors nous, .. je ne l'attends pas ... il devait
pourtant me re\,;ondUire.
- Il ne m'a rien dit, mais si vous vouliez bien
me permettre de le remplacer, j'en senlis très
heureux.
Craignant et désirant à la fois ce t6te-à-t(!te,
Odette hésita, puis brusllucl11ent dé.::ida.
- Soit, dit-elle; du reste ce n'est pas bien
loin.
Accompagnée par Pierre, elle sortit de la gare.
Sans rien dire, elle monta dans l'auto, son mari sc
mit il côté d'elle. La voiture roubit déjà depuis
(1llclql1c temps, lorsqu'clic pensa à demander il
Picrre s'il avait donné son adresse au ch·auffcur.
- Non, fi l-il timidement, puis avec courage, il
njollta :
- Je lui ai dil d'aller au Bois. Odette, pardonllcz-moi, mais l'e vC\1X VOliS parkr.
Elle fronça es sourcils et durement répondit:
- Qu'avcz-vollS donc de si intéressant à me
<.lire 'P Il me semhle qu'hicr soir déjà, votre tentaUve a échoué. Vous avez dt.: la persévérance. Plu:;
doucement elle ajouta: A quoi bon?
Lui se retourna vers elle, ci la regardant fixe-
ment, avcc reproche, lui dit:
�ï54
ODETTE DE LYMAILLE
- A quoi bon, Odette? mais c'est toute notre
vie qui va se déciùer, Vous êtes ma femme, vous
ne pouvez empêcher cela; vous m'appartenez par
la loi divine et encore p41r la loi hum::une. Vous ne
m'aimez pas, je le sais, "ous ne me l'avez pas
caché, mais moi je "ous aime et je vous aimerai
toujours. Mon amonr esl un de ceux qui ne !,'achèvent qu'avec la vie ... Cct amour, Oùette, n'a
aucun orgueil, il est humble, il mendie, il implore.
Oublions notre querelle, les gestes fous, les mots
durs. Oublions tout, le voulez-yous?
Odette ne réponùit rien; elle ne regardait pas
Pierre, ses yeux fixaient les maisons, les passants,
et l'auto allait si vite, si vite, qu'elle s'imaginait
fuir, et cette fui te à deux, si raid~,
ne l'efIrayait
paps.ourtant P"JCrre mterrogealt,
. 1'1 la
r 11'
ait r é pont1rc.
Oublier, demandait-il; mais aujourd'hui, elle ne
!le souvenait plus de celte querelle lointaine. Eu
vérité, depuis cc jour-li\, elle avait cu à supporter
lant de froissements que sa susceptibilité n'étail
plus la même. De la poétesse, naguere si fière do
son talenl, il ne restait qu'une pauvre petite femme
de lettres connaissant la luite pOUl' l'argent. Celle
lutte avait fait comprenJre à l'orgueilleuse qu'elle
était, que son jeune talent de femme du monde,
consacré par des amis, n'était pas de ceu)(qui s'im~
posent;) la roule.
« Un geolil talent d'amateurl>, lui avait dit son
mari: clIc n'osait s'avouer qu'il ne s'était gl1ère
trompé; ct puis, à vingt ans, pouvait-elle avoir
autre chose?
Ces pensées lui firen 1 répond re très doucement
à Pierre:
- Il ya longl omps que je Ile III souyieng plus
de cette ljLlcrelle.
Tremb ant de bonheur, n'osant croire ce qu'Il
cotenJait, timide, Pierre reprit:
- Alors, vous m'avez pardollllé, vous ne m'cn
voulez plus?
Bravement, Odette le reHarda.
- Mois non 1 fit-elle, c est une vioil1e histoire.
Les mains de Pierre se tendirenl vers celles de
�FE1HIE DE LETTRES
155
la jeune femme, mais elle ne voulut pas s'en apercevoir et demnnc!n:
- Je vouùrais rentrer; :nous sommes au Bois,
je crois?
- Voulez-vous marcher un peu? Il fait si
beau!
- Non, fit Odette, je suis lasse. Reconduisezmoi.
- Oh ! pas tout de suite! j'ai tant de choses à
vous di re !
- Alors, dites-les vite.
Il se tut; son émotion, sa crainte étaient SI
grandes, qu'il croyait ne pas pouvoir pnrler.
Ce silence étonna Odette; elle se tourna vers
~on
mari et le regarda; mais les yeux de Pierre
étaient si pleins d'amour qu'elle baissa vite les
siens, car le trouble qui l'avait tant étonnée, hier
soir, renaissait en elle. Son cœur batt:lit très fort,
le sang affluait vers s~
joues, et ses lèvres sèches
sc crispaient nerveusement.
Depuis gu'elle était dans celle voitnre, assise à
côté de Pierre, cite se sentait très brave, prête
pour la discussion, et voilà que tout à coup elle
avait peur, mais cette peur était une chose délicieuse, cl Ouette ne déSIrait pas s'y soustraire.
Comprenant qu'il fallait parler, courageux,
Pierre reprit:
- Odette, dites-moi, est-ce possihle, le voulezVOliS encore: devons-nous vivre toujours ainsi?
Avec at\xiété, Pierre attendit la réponse. Très
bas, elle prononça quelLJl1cs mots, mais l'auto
faÎik'\it du tap~ge
et Pierrc ne les entendit pas.
Impatienté, il fit arrêter la voiture, descendit le
premier et tendit la main à Odette. •
La jeunc femme ne protesta pas j obéissantc,
clic suivit son mari. Une petite allée déserte était
devant eux, vite ils la prirent; tous deux désiraient
)a soli tilde.
De nouveau, lui questionna:
_ Odette, répondez-moi franchement: sommesnOl1. heureux alllsi, chncun de notre côté?
Avec nn aplomb inimaginable, elle dit:
- C'est vous qui l'avez voulu.
�r 56
ODETTE DE L YMAILLE
Ce reproche attrista Pierre.
- Oh! Odette 1 fit-il.
Un peu honteuse, elle protesta.
- Mais oui, je vous assure que c'est la vérité.
Pourquoi avez-vous voulu m'empècher de faire de
la littéï·ature, pourquoi vous êtes-vous moqué de
mon talent, pourquoi avez-vous voulu êlre le
ma!lre, et m'imposer vos volontés?
Avec une énergie désespérée, Pierre s'écria:
- Mais parce que je vous aimais si exclusivoment, si passionnément, que je halssais tout ce
qui vous détournait de moi.
Violente, Odette répondit:
- Votre amour était égoïste.
- Peu t·être, mais si sincère : vous ne l'avez
j~l1nais
compris, vous n'y croyiC't pas.
- Non, avoua-t-elle.
- J'en étais certain, sans cela vous ne m'eusi~
pas fait soullrir comme vous l'avez fait?
Un peu coquette, elle demanda:
- Vous ai-je fait sourrrir tant que cela?
- Oui, dit-il si gravement qu'Odette tressaillit
et comprit qu'il disait la vérité.
Elle s'arrêta, un banc se trouvait là; très lasse,
elle s'assit.
- Vraiment, reprit-elle, je ne m'e"Xplique pas
comment j'ai pu VOliS rendre si malheureux:.
Sans la regarder, Pierre répondit:
- Odette, rappeleZ-VOlis ce que la littérature
vous faisait faire, cl ju~ql'Où
\'(jus poussiez le
dé iir de la réclame. POLIr voir votre photographie
ùans un journal illustré, pour qU'litt critlqU6
l'éloge de vos livres, vous étiez avec les dispensaleurs de ces I( hautes graces ») tcl1emelll coquette,
que ces hommes, qui ne sont pas des saints, so
c~oyuient
autol'is?s ~ VOl,\,S fni~e
t~ne
cour ~,i ald~
cleuse que, parfOIS, )e m lI"!lagInals à to.rt, J en SUIS
certain, que vos coqlet~rs
v.OttS ~vaten
~tlra
n6e très loin ... Je ne dIsaiS nen, Je voullUs vous
conquérir, ct puis j'c"l'érais qU'Ull jour vIendrait,
où vous vous rendriez compte de la MtÎse de ces
choses-là.
Il Compl't:llez.moi bien, Odette, je ne blilme pa~
ni
�FEMME DE LET'fRRS
157
lc& écrhraills hommes ou femmes, dout la littérature est le métier, qui veulent et dé irent ces
réclames nécessaires. Au siècle où nous vivons,
leur littérature est une marchandise comme une
autre; le public ne l'achète que si on la lui recommande tout particulièrement; donc, pour eux, 1
réclame est une obliB"ation. Mai.:; que vous, une
femme du monde, qUi n'avez nullement besoin de
l'argent que voas rapporteront vos livres, vous
fassiez cela, je ne l'al jamais corn pris ... Riez, si
vous voulez, mais je vnis vous avouer que je ne
puis lire le nom de ma femme, dans un journal,
sans éprouver subitement uu profond malaise.
Tout de suite, je pense à tous les yeux qui liront
ce nom, je me dis gue, parmi ces lecteurs, il yaura
des hommes, et Je sou ffre cn songeant quelles
peuvent être leurs pensécs. Je suis jaloux, Odette,
terriblement, follement. Plail.{llcz-moi, comme
vous plaignez les malheureux; c'est un d'eux qlli
vous parle.
En disant ces mols) Pierre s'assi t auprès d'Odelle
et, Joucement, lui prit les maills; cette fois, la
jeune femme nu les retira pa '.
LII i continua:
- Odette, \'ot1lez-vu~?
.. reprenons la vie
com1llune, l11eltons-y chacun un peu du notre.
Moi, je vous promets de vous laisser libre d'écrire j
vous, dites-moi que vous renonce:: il tout ce battage que Jet; amis complaisants fai"aienl autour
de yotre tnlent. Pense", rêvez! écrivez, ~ans
que
per:oIlnc n'en snehe rien, et Ile dites p [1 IUt l'~
miel' vOuu vos jùées personnelles, vos sel ~,\tIous
intimes. Puis un jour, si vous voulez, LlÎssez
publier vos heures de rêves, ne les signez pas,
deux étoiles suffiront. Les livres anonymes, lorsqu'ils ont de la valeur, font leur cbelllill toul
comme les autres. Ne mettez pas snr une Couverture (Iuclconquc votre nom chéri, Odette. Ce D0111
si petIt, si gentil, si neur, si câlin, e~t
à moi, je ne
veux pas que des indiGërents puissent le prononcer. Tout ce que je vous dis là est peut-être très
enfantin, je ne suis ... vous souriez ... Ah 1 j'oubliai,
vous êtc:; romancière, ct vous anulysaz probabl(>-
�158
ODETTE DE LYMArLLB
meut, avec curiosité, mon pauvre amour de grand
gosse.
Très sincère, Odette protesta.
- Oh! Pierre, s'écria-t-elle, comment pouvezvous croire une chose pareille!
Pierre! ce nom, elle l'avait dit sans y penser,
tout naturellement.
.
Tremblant d'espoir, il reprit:
- Alors, vous .•• voulez bien '1
Elle hésita, ne sachant que répondre . La vie,
avec Pierre, ne l'effrayait plus ct pourtant il posait
ùes conditions, demandait de gros sacrifices, et
Odette ne se révoltait pas.
Autrefois, sans réfléchir, tout de suite, elle eût
ditnoll. Pourquoi donc aujourd'hui admettait-elle
comme possible ce que Pierre réclamait? Pourlanl il louchait à sa littérature, à sa chère littérature 1
Tout près d'elle, Pierre suppliait 1
- Odette! répondez-moi, je suis si anxieux 1
Elle balbu lia :
- Je ne sais pas, je ne vois plus clair ... la pension de famille ... le journal. .• j'ai des engagements.
Bien vite, tout joyeux, il se récria:
- Nous arntngerons cela; cette vie de Iravail
si dure, si pénible, vous n'Nes pas obligée de la
vivre.
Odelfe ~e redressa, tous ses traits se con traclèrent. Si elle disait oui, si elle rentrait avec Pierre
dans le j~li
appartem,ent, il ,cr~it
pent-être 'lue
'leute la Vie {uctle cl nante 1attiraIt. Ah 1 no'n, cela
clle ne le voulait pas. Au!;si ' pour celte raison,
pour celle-là seulement, elle allait dire non.
Devinant ce qui se passait dans l'dme de hl jeune
femme, bien vite il reprit:
- Celle vic-là, ma chérie, il faut la bisser i\
une autre, qui en a vraiment besoin. Vous avez
une place à .Iaqu.elle
pris pend,ant quelg u,e te~ps
vous n'aviez _pas droit, plllSgllC vous pouviez vIvre
autrement, Cette place qu'une antre attend, rendez-la bien vile, rendez-la avec joie, cnr vous ferez
certai nemen tune heureuse ... i\laintenant ne pensez
plus à cela, pensez seulement à me répondre, mon
�FEMME DE LETTRES
159
impatience est si grande! Oùette, je vous aime,
comme un fou, quoiq.ue vous ne m'aimiez pas, el
s'il vous est impossible d'exaucer ma prière, ne
me répondez rien. Ne me dites plus, en face, de
ces mots durs, qui font mal, et dont on se souvient
toujours. Non, si vous ne voulez pas revenir,
allez-vous-en, tout simplement, sans rien dire. Je
comprendrai,
P!erre s'éloigna un peu de la jeune femme, et,
anXIeux, attendIt.
OJelle regarda son mari bien en face; longuement ses g-rands yeux sombres le fixèrent et Pierre
crllt }' vOIr des larmes; puis, dou~emcnt,
ellc se
délourna.
Pendant quelques secondes, elle ne bougea pas;
loul son être tremblait, ses petites mains gaulées
~ e fermaient nerveusement; puis, lenlement, si
lentemen t que Pierre, tout d'abord, ne s'en aperçut
pas. elle sc leva,
Epouvanté, le cœur broyé, il n'cuL pa un cri,
mais son visage sc crispa si douloureusement que
deux grosses larmes roulèrent ~ur
ses joues.
Deboul, prêle à s'en aller, Oùette regarda encoro
une [ois son mari, el, le voyant pll:urer, oubliant
lout, dans un rire fou cl heureux, elle ~e jeta d:1ns
ses bras, en lui disant:
- Mais, je l'es le ! je r este! C'étnil pour vous
fuire pcur 1
Ne pouvant y croire, osant à l'cine l'embrasser,
Pierre murml1ra :
- Oh 11u llllkhunte! la IUéch.lnlc!
Pu is, Cncore inq uiCI, il t!cll1anù" :
- C'esl pour loujours, au moins 'l
Coqnelle, elle r6pondit :
- Mais oui, à moins que vou:> ne Hntliel plus
dt! moi.
Il pl'éci~a,I1gt
-
fices
vite,
-
pour leu~'
bonheur ~
.
voulez bien Ctn' cntlr aux gro' sacrique je vous demande ~
Oui, dit-clic, un l'cu honleusc de céder si
oui, si cela vous fail plaisir.
Mais alors, dit-il, fou de joie, vous m'uilllcz
VOLIS
donc un l'cu?
�160
ODETTE DE LY'SAILLE
Tou t bas, si bas que c'est à peine s'il l'entdi~
elle murmura:
, - Je crois que je vais vous aimer beaucoup.
N'hésitant plus, cette fois, Pierre J'embrassa
passionnément.
J llste à ce moment, un couple venait dans l'allée.
C'était un homme et une femme d'un certain
age; indulgents, ils regardèrent le joli cc,llple et
lui sourirent.
Quand ils furent pass6s, honteuse, toute rouge,
Odette dit:
- Pierre, ils vous out vu m'embrasser.
- Tant pis, dit-il gaiement; non, tant mieux,
car nos baisers leur rappelleront leur jeune temps,
(t, s'ils ont a :mé, il n'y' en a ras de me.illeur.
Heureux, en riant, Ils s'en allèrent.
FIN
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Il
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à M. ORSONI.
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The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
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Collection Stella
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Editions du "Petit Echo de la Mode"
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Odette de Lymaille
femme de lettres
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Trilby, T. (1875-1962)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1921?]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
160 p.
18 cm
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Collection Stella ; 42
Type
The nature or genre of the resource
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Language
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BCU_Bastaire_Stella_42_C92563_1109659
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on imagine nécessairement que la main qui
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2. Pour Lui! par Alic. PUJO.
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4. Les Espéra nces, par Mathilde ALANIC .
5. La Conqu ête d'un Cœur, par René
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6. Madarn e Victoir e, par Marie THIERYST
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7. Tante Gertru de, par B. NEULLIE S.
6. Cornrn e une Epave, par Pierre PERRAU
9. Riche ou Airnée ? par Mary FLORAN . LT.
10. La Darne aux Genêts , par L. de KERANY .
II. Cyrane tte, par Norbert SEVEST RE.
12. Un Mariag e" in extrern is", p.r Claire GENIAU X.
13. Intruse , par Claude NISSON.
14. La Maison des Trouba dours, par Andrée VERTIO L.
15. Le Mariag e de Lord Lovela nd, par Louis d·ARVER
S.
16. Le Sentier du Bonheu r, par L. de KERANY
17. A Traver s les Seigles par Hélène MATH ERS..
1
18. Trop Petite, par SAL VA du BEAL.
19. Mirage d'Arnou l', par CHAMP OL.
20. Mon Mariag e, par Julie BORIUS.
21. Rêve d'AJno ur, par T. TRILBY.
22. Aimé pour Lui-rnê me, par Marc HELYS. •
23. Bonsoi r Madam e la Lune. par Mari. THIERY .
24. Veuvag e Blanc, par Marie Anne do BOVET.
25. Illusion Mascul ine, p.r Jean de 1. BRETE.
26. L'Impo ssible Lien, par Jeanne de COULOM B.
27. CheJnÎ n Secret, pat Lionel de MOVET.
26. Le Devoir du Fils, par Mathilde ALANIC .
29. Printem ps Perdu, par T. TRILBY.
3D. Le Rêve d'Anto inette, par Eveline 1. MAIRE.
31. Le Médeci n de Lochris t, par SAL VA
32. Lequel l'aima it? par Mary FLORAN . du BEAI..
33. Cornrn e une Plume... par Anteine ALHIX.
34. Un Réveil, par Joan de la BRETE.
35. Trop Jolie, pat Louis d·ARVER S.
36. La Petiote , par T. TRILBY.
37. Dernie rs Ramea ux, par M. de HARCO ET.
36. Au delà des Monts, Pat Marie THIERY.
39. L'Idole , par André. VERTIO L.
40. ChenlÎ n Montan t. par Antoin. ALHIX.
41. Deux AJnour s, par Henri ARDEL.
42. Odette de Lymail le. Femme de Lettres, 1'"' T. TRILBY.
43. La Roche· aux-Al gues, par L. d. KERANY
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44. La Tartan e amarré e, par A. VERTIO L.
45. Intègre , par Pierre L. ROHU.
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n"
31.32.33.
et 35
Quatrlème ,érl. :n" 16. 17. 18. 1get2O Hull/ème,érle: n" 36. :17. 38. 34
3get4O
Ncuolèm. ,éric; n" 41.42.43.44 et 45.
Chaque série de 5 volumes: 8 Ir. franco. -
Etranger: 10 frms.
AdrcSicr commandes et mandats-poste à M.
7, rue LcmaigDan, Paris (XIV').
ORSO NI ,
�T. TRILBY
Le Mauvais
Amour
Éditions du "Petit Echo Je la Mode"
P.
Orsoni. Directeur
,. Rue Lemaignan. Paris (XIve)
�•
�Le Mauvais Amour
1
Le premier jour d'une nouvelle année, Paris se
réveilla tout blanc; il faisait froid depui s une
semaine et, sur le sol glacé, les légers flocons s'amoncelaient, formant une couche épaisse. Les voitures à
che\'aux ne circulaient pas, et les autos, peu nombreux, marchaient prudemment. Paris désert, Paris
silencieux, semblait maussade.
Dans une des avenues qui aboutissent à l'Etoile,
devant une maison de tr1:s belle apparence, un concierge regardait la neige tomber; c'était bien du travail en perspective, mai s malgré cela son vi sage
re s tait souriant. Le 1 CI' janvier, les concierge sont
toujours de bonne humeur, et celui-là, lettres à la
main, attendait qu'il fût neuf heures pour monter le
courrier à ses locataires.
Après avoir refermé h. porte cochère, afin d'empêcher la neige de pénétrer sous la volite, le WI1cierge prit l'ascenseur,
Au premier étage, il sonna et, avec un sourire
obséquieux, il confia les lettres à un domestique Cil
lui faisant remarquer qu'une missive rose cl parfumée, adressée à Mlle Colette Darny, portaill'indication soulignée: « Très urgent ».
Neuf heures 1 Mlle Colette était à peine réveillée;
pourtant le domestique s'empressa (le I CI' janvier
tous les domestiques s'empressent) de remettre la
lettre à la femme de chambre. Celle-ci la posa sur
le plateau à déjeuner qu'un coujJ de sonnette impérieux réclamait, et comme Mlle Colette n'aimait pas
à attendre, la femme Je chambre se dépêcha.
Dans une pièce presque sombre la domes tique
pénétra; elle posa le plateau sur une table, puis
ouvrit volets et fenêtres. Alors, dans le lit qu'encadraient des rideaux de mousseline garnis de dentelles
blanches, une forme s'agita et une voix dolente,
endormie, dit en bâillant:
�6
LE MAUVAIS AMOUR
- Il neige ...
- Oui, mademoiselle, depuis plusieurs heures, il
fait très froid.
Colette Darny se blottit sous ses couvertures et, ne
laissant dépasser que ses cheveux châtains aux
reflets roux et ses yeux clairs, elle commanda:
- !,-lIumez-m<;>i du fe!-l, je me lèverai tard, puis
vous Irez prévenll' MonsIeur et Madame que je suis
réveillée.
La femme de chambre s'empressa d'obéir et, tout
en mettant de l'ordre dans la pIèce, fit remarquer à
Mademoiselle que sur le plateau il y avait une lettre
urgente.
Avec une hâte frileuse Colette sortit un bras de
son ht et regarda l'enveloppe; reconnaIssant l'écriture, vite elle la décacheta.
« Ma chérie,
Le lac cst enfin pris, on a patiné hier. Plaque
les visites de famille et viens me retrouver devant
l'lle, à dix heures et demie; 0.11 étonnera la foule par
nos grâces. Ne manque pas, le t'embrasse.
« LouTE. »
«
D'un mouvement brusque et joyeux, Colette rejeta
ses couvertu l'es et bondit hors de son lit:
- Vite, dit-elle à la femme de chambre, préparez
mes affaires, mon bonnet de fourrure, mes bottines
lacées, je vais patiner; puis, réfléchissant une
seconde, elle ajouta: mais avant tout, allez vitc chercher Madame.
Colette s'enveloppa dans un peignoir et s'approcha
de la fenêtre. La neige avait cessé de tomber, mais
devant elle tout était blanc, aucun balayeur dans
l'avenue, ct sur les branches des arbres les flocons
cachaIent le bois noir; le ciel était gris, malS derrière les nuages on devinait le soleil proche.
Le Bois, poudré à frimas l serait joli et sur le lac
Colette et Loute patineralCnt dans un décor de
rêve. Pour un amusen~
si rare à Paris, on pouvait bien « plaquer» les Visites de famille, visites du
rCl' janvlCr touJours ennuyeuses.
Certainement M. Darny le voudrait; Colette
savait bien que, du moment qu'Ji s'agissait de son
plaisir, ses parents ne lui refusaient jamais rien et,
tranquille, elle commença sa tollette.
Elle était en tram de se COIffer lorsque sa mère
entra dans sa chambre.
- Maman, s'écria-t-elle, tu vas être gentille et
�LE MAUVAIS AMOUR
1
1
t
1
...,
m'accorder tout de suite ce que je vais te demander.
Mme Damy sourit et, indulgente, répondit:
- D'abord, dis-moi bonjour. Ma petite fille, c'est
aujourd'hui le ICI' janvier et tu n'as pas l'air de t'en
souvenir.
Colette embrassa tendrement sa mère, et, très vite,
lui expliqua ce qu'elle voulatt. Loute avait écrn
qu'on patinait au Bois, Loute l'attendait à dix heures
et demie.
Mme Damy parla des visites de famille; grandpère, les tantes!
Colette irait cet après-midi, à Paris on patine si
rarement! Mme Damy fit encore quelques objections,
mais Colette se mit à nre, comprenant que la permission était accordée.
- Voyons, maman, dis oui tout de suite, ne te
fais pas prier, c'est si fatigant 1
- Ton père?
- Permettra du moment que cela m'amuse!
Mme Darny ne discuta plus. Colette était une filk
uniq ue, gâr'ée et choyée. Ses parents l'aimaient d'ur,
amour aveugle, ne savaient guère lui résister; pour
que leur fille s'amusât et lût contente, ils étaient
prêts à tout.
Mme Damy trouvait bien que ce n'était guère
gentil de ne pas aller embrasser, ce matin du nouvel
an, les vieux parents; mais pour absoudre Colette.
clle pensait que sa Cille avait dix-neuf ans et que les
obligations traditionnelles n'étaient pas amusantes,
Et il fut convenu que l'auto condUIrait Colette all
lac, que rltaman et papa iraient faire les visite:;
ennuyeuses et que vers midi ils reviendraient chercher leur fille.
Une avalanche de baisers tomba sur les joues de
Mme Dam)'. Colette, cheveux sur le dos, sauta
comme une gamme.
- Maman, tu souhaiteras à tous nos parents l:l
bonne année, tu les embrasseras pour mOl, tu lem
diras que je les aime, mais que ce matin il faisait
trop beau pour s'enfermer, tu leur montreras 10
neige, les arbres et cet amour Je soleil qui essart!
de dissiper les nuages. Ils comprendront, tu verras:
n'aie pas Je regrets. ta fille est contente, ta fille y~
s'amuser!
Souriante, Mme Darny s'en alla, apr1:s avoir recommandé à Colette Je ne pas partir sans passer ch.: ,;
son pl!re.
Aidée par la femme de chambre, Colette fut
bientôt prête, et à dix heures, après avoir cm ·
�LE lIAUVAIS AMOUR
brassé maman et papa, l'auto l'emmenait vers le lac.
Les rues étaient déjà l~et.oys
j le sel, Jcté par
les. balayeurs, com,mençalt ?- f~l1re
fondre la neIge,
malS dès que la vOiture atteignIt le BOIS, Colette fut
éblouie. Les trottoIrs, la chaussée, les arbres, étaient
recouverts de flocons, quelques voitures passaient
doucement, roulant sur l'épais tapis sans l'ablmer.
Colette regarda sa montre, elle était en avance;
vite, elle donna au chauffeur l'ordre de la condUire
dans une allée où personne ne seraIt passé.
Discuter un ordre de Mademoiselle, c'était chose
inutile. Tout en maugréant, le mécanIcien obéit et,
dans un chemlll de traverse, sur un tapis immaculé,
il s'engagea. Colette avait baissé la glace de la portière et, penchée vers ce bois blanc, elle regardait
émerveillée. Le soleil avait enfin percé les nuages;
brillant, il faIsait étinceler la neige, égayait ce paysage
d'hiver et le parait d'une beauté préCIeuse mais
éphémère.
Devant une clairière, tout entourée d'arbustes,
l'auto s'arrêta, et Colette crul voir un miraculeux
verger, si fleuri, que les pétales des fleurs tombées
des branches cachaient entièrement le sol.
Le rendez-vous, Loute qui l'attendait, la jeune fille
n'y pensait plus. Devant cc coin merveilleux, elle
oubliaIt tout. De ce paysage se dégageait une poésH.!
intense; le monde, si près pourtant, semblait très
loin.
Colette songeait à des choses étranges : petits
enfants vêtus de blanc ayant sur les lèvres de clairs
sourires et dans les yeux des regards très purs, premières c~muniates,
ce n'était pourtant pas la saison, manées passant au bras de l'époux ... Colette
rêvait...
La co~ne
d'un auto troubla le silence impressionnant, la Jeune fllle tressaillit; Loute, le patinage, que
:aisait-elle là? Se moquant d'elle-même , de cc rêve
Je quelques secondes, elle donna l'ordre de la con.juire bien vite au lac.
Il y avait déjà be~ucop'
de n:o~de.
En vraie Pa!'i,ienne, Colet.te sc dcbroul~a
et a diX heures etdemle,
",)atins aux pIeds? ellc filait sur le lac, cherchant son
tmie. Tout cie SUIte, elle aperçut un bonnet roux sous
equel deux petits yeux noirs pétillaient de malicc.
Colette 1
- Loute r
- Tu as plaqué les visites?
- Comme tu vois. Et, regardant tout autour
i'elle, Colette ajouta: Je ne sUIS pas la seule.
�LE MA UV AIS AMOUR
9
- Certes, celp m'étonne, mais enfin, je constate
avec plaisir que l'humanité est moins bête que je ne
le pensaIs. Perdre cette matinée de neige, de lumière,
c'est preuve de sot!Jse. Tant pis pour les absents 1
Les deux jeunes filles se prirent les mains, et commencèrent à patiner. Heureuses de détendre leurs
jeunes muscles, de respirer l'air pur, elles furent
sIlencIeuses pendant assez longtemps, puis, peu à
peu, elles parlèrent.
D'abord, des ré(lexions sur les passants. Celui-là
patmait bIen ... celle-là était ridIcule ... et la débutante mül'e que ce vieux monsieur soutenait. A cet
àge-là on devrait se tenir tranquille; s'ils tombaient,
ils seraient grotesques. PhIlémon et Baucis.
Louis XIV et Mme de Maintenon! Et, pour des
choses qui n'en valaient guère la peine, les deux
amies riaient. C'était bon de rire par ce beau temps,
et comme de jeunes oIseaux qui chantent sans
savoir pourquoi, simplement pour essayer leur voix
et se griser de leur propre chanson, les jeunes filles
riaIent à perdre haleine.
PUIS Loute ralentit l'allure vertigineuse qui les
étourdissait un peu, et sérieuse, tout à coup, s'écria:
Colette, il faut que je te parle.
- De quoi, cMrie?
- De choses graves.
- Vraiment, tu n'en as pas l'air, et puis tu sais,
les choses graves m'ennuient toujours. Il fait beau,
regarde le soleil qui donne à la neige des reflets
l'oses, regarde les gens qui passent, regarde tout ce
que tu voudras, maIs ne pense à rien. Sois heureuse,
sois gaie, suis-mol.
Colette lâcha les mains de Loute ct fila sur la glace
unie; elle passa sous le petit pont qui relie les deux
îles, admira les guirlandes de lierre qui tombaient
lourdes de neige, et se retourna pour voir si son
amie la poursuivait.
Tranquillement, sans se presser, Loute venait;
son visage était sérieux, ses petits yeux ne riaient
plus et Colette comprit qu'Il lui faudrait entendre
les choses graves que son amie voulait lui dire.
Alors, comme elle était entourée de patineurs, elle
fit un demi-cercle très élégant pour se rapprocher
ùe Loute; elle évita un couple imprudent, un traîneau
encombré d'enfants; puis, tout doucement, ralentit
son ail ure et, résignée, repritles mains de son amie.
- Eh bien, dis-les tes choses graves, puisque tu
ne veux plus rire.
Un peu vexée, Loute répondit :
�10
LE MAUVAIS AMOUR
- Tu as raison de vouloir les connaltre, il s'agit
de ta personne, ma chérie.
Colette devint cuneuse. Sa personne, c'était ell
effet une chose très intéressante.
- Voyons, Loute, raconte, ne te fais pas prier, de
quoi s'agit-Il?
- D'un mariage, tout simplement 1
Manage 1 Colette entrevit : bague. de fiancée,
cadeaux, robe blanche, messe en musique, fêtes et
plaisirs .
.,. - Ah! dit-elle un peu surprise, qui donc veut me
maner?
- Mme Dausmond, tu sais, cette vieille dame que
nous trouvons un peu folle, elle a toujours des candidats au mariage. Le tien est un veuf.
- Le mien, tu vas vite, Loute, et puis un veuf, ça
ne me dit rien.
- Oh! mais, c'est un veuf épatant: fondé de pouvoirs, prochainement agent de change, trente ans,
une fortune superbe, auto, château, chasse, tout y
est!
Colette réfléchit. Trente ans, c'était bien; une fortune superbe, mieux encore! Elle avait été élevée
dans le luxe, ne savait rien faire par elle-même et la
médiocrité lui faisait peur. Auto, château, chasse,
complétaient le parti.
Oui, mais veuf, ce mot classait un homme; Colette
serait ennuyée de dire à ses amies qu'elle épousait
un veuf. Pourtant, elle questionna:
- Tu connais ce monsieur?
- Non, mais je suis très renseignée, j'ai lu les
lettres échangées, maman laisse tout tralner.
- Eh bien! ton veuf?
- Non, ce n'est pas le mien.
Colette s'impatienta.
- Le veuf, enfin, a-t-il été marié longtemps?
- Non, deuK ans, il a une petite fille, très gentille, paraît-il.
Une petite fille! Colette ne pensait pas à cela. Ce
mariage la ferait belle-mère. li faudrait s'occuper de
cette petite ... avoir dès le début des gouvernantes,
des institutrices, et supporter tous les ennuis que
ces femJ;TIes amènent avec elles. Et cela pour l'enfant d'une autre! Non, n011, à dix-neuf ans, on ne
fait pas de ces bêtises-là. Mme Dausmond pouvait
garder son veuf, ce sl!lperbe parti, elle n'en voulait pas.
- Un veuf avec enfant ne me dit rien! s'écriat-eIJe. Je refuse; c'est inutile de m'en parler ·plus
longtemps.
�LE MAUVAIS AMOUR
1
II
Les yeux de Loute pétillèrent, elle reprit en riant:
- Tu ne refuseras pas, et ce mariagè se fera. Cent
mille francs de rente, joli garçon, tu oublieras, d0s
que tu l'auras vu, que c'est un veuf, et tu l'épouseras
sans penser à la mioche.
- Non, non, je te dis que non.
- Eh bien, nous verrons, fit Loute conciliante,
mais je te préviens que, vu les excellents renseignements, tes parents sont ravis, et la première entrevue
est très proche. Si cela t'intéresse, je te dirai le jour
et l'heure.
En entendant ces mots, le fin visage de Colette
changea, ses sourcils se froncèrent, une expressIOn
dure vieillit sa jeune physionomie. Furieuse de n'avoir pas été consultée, elle s'écria:
- Oui, renseigne-moI, et, pour apprendre à mes
parents à ne pas faire les choses en cachette, je
serai désagréaole avec leur prétendant.
Loute regarda son amie, et elle s'étonna de la voir
aussi fàchée.
- Mais, ma chère, on ne prévient jamais les
jeunes filles de ces choses-là.
Colette redressa la tête et affirma:
- Autrefois peut-être, mais aUJourd'hui ...
- C'est tout pareil, nous croyons « rouler» nos
parents et ce sont eux qui nous roulent. Ils nous
aiment, ils nous gâtent, avouons-le, ridiculement;
nos fantaisies, nos caprices sont pour eux des
ordres, ils nous obéissent presque, et nous laissent
faire tout ce que nous voulons. Mais, dès qu'il s'agit
mariage, ils reprennent leurs droits et nous servent,
sans que nous nous en doutions, le mari de leur
choix. Première qualité, il est riche, un beau
mariage fait toujours plaisir aux parents. Santé,
idées, famille, relations, tout ça vient après; ce sont
les accessoires inévitables, accessoires plus ou
moins beaux, comme dans les cotillons.
« Va, Colette, ne te fâche pas, cela n'en vaut
guère la peine; les mariages d'amour, le coup Je
foudre, VOls-tu, ce sont des choses qui ne sont pas
pour les jeunes filles de notre monde. Nos toilettes,
nos allures bizarres, notre luxe surtout effraient les
jeunes gens. Ceux que nous connaissons, ceux qui
nous plaisent, rient, s'amusent avec nous, mais nous
approchant de tr0s près, ils ne nous épousent pas,
nous leur coûterions Irop cher 1 Non, nous ne pouvons nous marter que par relations, présentations,
toutes choses bien pesées, arrêtées d'avance. Tu as
une grosse dot, lui est un beau parti, c'est le mariage
�12
LE MAUVAIS AMOUR
celui qui comp~·te
le m~ins
d'aléa,
celuI qUI te permettra de continuer la vie que nous
aimons. Crois mon expérience. J'ai vingt-trois ans.
Colette, et n'ayant pas encore rencontré le mari
l?'aSSUrera le l':lxe auquel je suis habitué~,
riche 9~i
)'al prefere attendre. Mais, ne fais pas comme mOI
saisis l'occasion, elle I?eut ne pas revenir.
'
Les deux amies ghssaient trl!s lentement sur le
grand lac uni, l'heure s'avançait, les patineurs se
dispersaient, Colette n'avait plus envie de rire.
- Mais, fit-elle, pourquoi Mme Dausmond n'at-elle pas pensé à toi? Ce veuf aurait parfaitement
pu te plaire?
- Oui, fit Loule nerveusement, mais tu oublies,
ma chère, que nous ne nous ressemblons guère, je
suis laide, tu es jolie.
Colette protesta.
- Laide, ce n'est pa! vrai.
- Merci de me le dire, mais je me connais, les
miroirs sont là et je ne suis Eas aveugle. J'ai une
figure amusante, c'est tout. foi, tu as une beauté
qui piait, et Mme Dausmond le sait. Tu n'auras qu'à
paraltl:e et son veuf, qui veut une jolie femme, sera
conqUIs.
- Rien ne le prouve, fit Colette, et puis je suis
très difficile... J'ai le droit de voulOir que mon
futur mari soit ...
Loule l'interrompit en riant:
- Tu es une gamine qui ne sait pas du tout ce
qU'elle veut. Aujourd'hui, tu as les idées d'une amie
vue hier, demain tu auras celles d'un conférencier
qui l'emballera. Ecoute-moi, sameLii prochain, au
bal des Ballot, vers onze heures, Mme Dausmond
amènera son candidat; par hasard vous vous rellcontrerez. Sois jolie, cela ne t'est pas difficile, sois
aimable, ne parle pas trop, et dans deux mois tu
seras Madame.
Colette ne répondit pas. Elle avait écouté son
amie avec srande attention; les vingt-trois ans de
Loute, son mtelligence remarquable 1'influe~at.
Les yeux fixés sur l'horizon blanc, elle revoyait le
merveilleux verger aperçu tout à l'heure et pensait à
ses rêves si peu précis.
Au printemJ;>s prochain elle pourrait être mariée,
avec un monsieur qu'elle ne connaissait pas encore,
et celle idée l'effrayait un peu. Dans sa vie si remplie de choses amusantes et inutiles, aucune pensée
I-!raye ne s't!tait encore glissée. Depuis son enfance,
~es
parents n'avaient eU qu'un but, son bonheur, et
rais~nle,
Y.
?
l
�LE MAUVAIS AMOUR
•
ils avaient écarté toute peine de son chemin. Colette
ignorait la souffrance, la douleur. Colette, toute
charmante qu'elle fût, était une égolste affectueuse
qui pensait toujours à elle avant de penser aux autres.
Elle ne savait pas que c'était mal, son père et sa
mère ne le lui avaient jamais appris j dans la maison
paternelle son bon plaisir faisait loi. Sérieuse, à côté
de son amie, elle oubliait le merveilleux verger, les
rêves qu'à dix-neuf ans un cœur peut faire et elle
pensait aux avantages que ce mariage projeté lui
apporterait.
L'enfant, la petite fille, c'était le point noir; mais
elle ne s'en embarrasserait pas. Une gouvernante âgée, sérieuse, c'est facile â trouver, et à dixneuf ans on ne peut être une belle-ml:re 1
Etonnée de ce silence qui se prolongeait, Loute
interrogea son amie:
- Tu penses au veuf'?
- Oui.
- Et peut-on connaltre ta décision?
- J'irai chez les Ballot et j'examinerai le candidat.
- Et, ajouta Loute en riant un peu nerveusement,
dans deux mois tu seras Madame. Cent mille francs
de rente, auto, château, chasse, c'est un parti qu'on
ne refuse pas 1
Cette précision agaça Colette.
- Rien n'est fait, s'écria-t-eHe, tu conclus sans
savoir.
- Mais, petite fille, rappelle-toi donc qu'il y a 'six
ans que j'ai fait mes débuts dans le monde j j'en
connais toutes ses farces et celle du mariage très
particulièrement.
Enel"vée, Colette frissonna.
- J'ai froid, ne causons plus, partons. Il doit être
très tard, mes parents ne vont pas tarder.
- Patinons, fit Loute, mais avant, remercie ta
vieille amie qui t'a révélé des secrets d'Etat.
- Merci, merci, mais je ne veux plus y penser.
Et, légères, enlacées, les deux jeunes filles prirent
leur élan. Sur le lac désert elles firent des courbes
savantes: souples toutes deux, leurs jeunes corps se
pliaient, obéissant à leurs fantaisies j peu à peu, COllfiantes en leur adresse, elles augmentèrent la vitesse
de leur course et, toutes roses, haletantes, s'arrêtèrent devant M. et Mme Darny qui marchaient
autour du lac tout en cherchant Colette.
- Les foÜ'es, les imprudentes 1 s'écrièrent les
parents; mais leurs sourires et leurs yeux aimalltr
�LE MAUVAIS AHOUR
faisaient cO,inprendre qu'ils étaient heureux du plaisir que les Jeunes filles avaient pri ,
- Vous êtes-vous bien amusées? demanda
M, Darny,
- Follement 1
- Et n?us avons été sages, répondit Loute, nous
avons patiné ensemble toutes les deux, aucun flirt
pas le moindre ùanseur sur le lac.
'
- C'est le le,' janvier, fit M. Darny.'
- Oui, la corvée des cartes, des fleurs et des bouquets. Une vilaine journée pour tout le monde;
nous, nous l'avons bien commencée .
Sur cette affirmation de Loute, patins enlevés, les
deux jeunes filles remontèrent dans l'auto. Avenue
des Champs-Elysées, Loute descendit, puis la
famille Darny s'en alla déjeuner chez une to vieille
tante, qui habitait place Mazarine.
II
Dans le petit salon, proche de la chambre de sa
mère, Colelle lisait tranquillement. Il était neuf
heures, c'était le soir du bal Ballot. Très agitée,
Mme Darny allait et venait de sa chambre au salon,
recommandant à chaque instant à sa fille de ne pas
se mettre en retard.
Un moment, énervée par l'attitude de Colelte,
Mme Darny s'écria:
- Voyons, ma chérie, quitte ton livre ct va commencer ta toilette.
Sans lever les yeux, ayant sur les lèvres un sourire malicieux, la jeune fille répondit:
- Il est neuf heures, maman, et nous avons pris
l'habitude de n'arriver au bal qu'à minuit. C'est
beaucoup plus agréable! nous évitons. ainsi la grande
cohue. Pourq U01, ce SOir, veux-tu faire autrement?
Mme Darny se troubla et, d'un air qu'elle voulait indifférent, mais qui était plein d'anxiété, expliqua:
- Nous connaissons beaucoup les Ballot... arriver
en retard ne serait pas poli ... et puis ton 'père me
disait justement ce matin que si nous voulions partir
de bonne heure il nous accompagnerait. ..
Colette se mit à rire.
- Papa nous accompagne 1 cela est extraordinaire ... Mais il va s'ennuyer ... pourquoi lui imposer
t
1
�LE 1IAUVAIS AMOlJR
'5
cetle corvée? Partons tard, il ne viendra pas.
Celte fois Mme Darny s'impatienta.
- Colette, tu es insupportable, tout est arrangé,
ton père est contlmt de venir, ne le contrarie pas.
La jeune fille posa son line et, se levant d'un
bond, alla embrasser sa mi;re.
- Ma petite maman, je ferai ce que tu voudras ...
je vais m'habiller; dans dix minutes je serai prête,
et nous partirons.
Ce n'était pas encore ce que Mme Darny désirait.
- Dix minutes pour t'habiller, mais tu es folle 1
Regarde-toi, tu es très mal coiffée ... il faut recommencer, tes cheveux ne sont pas bien ainsi ... ce soir,
tu n'es pas du tout à ton avantage.
Inquii;te, la jeune fille s'approcha de la glace qui
était au-dessus de la cheminée, et :ses grands yeux
clairs examinèrent son visage. Après quelques minutes d'attention, se trouvant jolie, elle sourit à son
image.
- Suis-je mal coiffée, je ne sais; mais, poUl' te
faire plaisir, maman, je ,'ais recommencer. - Aprl:s
un silence, tout en regardant Mme Darny, taquine,
elle ajouta: - La question robe doit t'être indifférente, j'ai envie de mettre ma toilette blanche.
- Mais non, j'ai fait préparer ta robe neuve.
- Pour ce bal-là! Voyons, c'est bien inutile.
Mme Darny s'énerva.
- Ce soir, Colette, tu as pris le parti de me contrarier ... Je ne sais pas ce que tu as, mais tu me
parais bien nerveuse.
La jeune fille rit doucement.
- Ne renverse pas les rôles, ma petite maman,
c'est toi qui es très nerveuse. Tu as l'air d'une débutante qui va pour la première fois affronter le public,
- et en s'en allant Colette ajouta: - Débutes-tu cc
soir dans un rôle que j'ignore?
Cette dernière phrase inquiéta Mme Darny; la
jeune fille se douterait-elle de q uelq ue chose? Mais
non, Mme Dausmond et la mère de Loute connaissaient seules les projets de mariage.
Dans sa chambre, Colette n'était plus indifférente;
devant un miroir à trois glaces qui lui permettait de
se voir de tous les côtés, elle essaya plusicurs coiffures et s'arréta à l'une d'elles qui dégageait complètement son front. Cela fait, elle poudra d'une poudre
invisible son visage, puis elle se fit habiller.
La robe neuve était préparée. Colette la mit avec
un sourire en pensant à l'anxiété de sa mère, ct,
pendant que la femmc de chambre l'agrafait, elle Sc
�16
LE MAUVAIS AMOUR
rappela les recommandations de Loute : « Sois jolie,
cela ne t'est pa5 difficile. »
Et elle était jolie, cette robe rose s'adaptait à son
corps presque trop bien; cette coiffure, une trouvaille, complétait sa toilette. Elle soupira. Elle était
triste et gaie, elle ne savait au juste ... Elle plairait au veuf, c'était certain ... et dans deux mois,
comme disait Loute, elle serait « Madame ».
Madame! Ce mot l'étonnait. Ellc porterait des
fourrures somptueuses, des bijoux superbes, elle
recevrait, donnerait des dîners, des fêtes, ce serait
très amusant 1
Madame! Ce titre imposait Jes devoirs nouveaux,
mais personne ne le lui avait jamais dit. De sa premii::re communion il lui était resté une piété douce cl
accommodante. Elle allait chaque dimanche à la
messe de onze heures pour retrouver des amies et
prier Dieu; mais elle priait sans élan, lisant sa
messe en petite fille bien sage qui a des distractions.
Elle communiait aux grandes fêtes de l'année, suivait
des retraites mondairies, prêchées par des prédicateurs célèbres, dont elle admirait le talent. Les
devoirs que le mariage impose, les pensées sérieuses
que toute jeune fille devrait avoir au moment de
fonder un foyer, elle les ignorait, et, malgré son
intelligence, n'envisageait un changement ue vie que
comme une nouvelle fête.
1
Après un dernier regard à sa glace, Colette alla
rejomdre sa mère, qui, après l'avoir examinée avec
soin, ne trouva aucune critique à faire. M. Darny, lui
aussi, admira, mais sa fille prit un malin plaisir à le
taquiner.
- Pourquoi ce soir sortait-il? croyait-il donc beaucoup s'amuser cbez lcs Ballot? sûrement il n'yaurait pas de table de bridge, que ferait-il toute la
soirée?
Mme Darny répondit pour son mari; très vite,
avec volubilité, elle expliqua à Colette que les
Ballot étaient de vieux amis, que partout on remarquait que M. Darny ne se dérangeait jamais ... que
cela finissait par ètre ridicule d'arriver toujours avec.:
un mensonge aux lèvres pour excuser un homme
bien portant. .. Enfin ... enfin ... c'6tait elle qui avait
voulu que M. Darny les accompagnât.
Colette écouta ce beau discours avec un sourire
moqueur, puis, posant sur ses épaules le manteau
que la femme de chambre lui apportait, elle s'~cria
:
- Eh bien 1 partons, il est déjà tard, et il faut que
nous soyons arrivés avant onze heures.
t
,1
t
�LE MAUVAIS AMOU R
Cette simple phrase immob ilisa Mmt; Darny.
- Pourqu oi onze heures? demand a-t-elle , tu n'as,
je suppos e, aucun rendez- vous?
- Moi, aucun ... fit Colette malicie usemen t, mais
d'autres peuven t en avoir, et, après un silence pendant lequel Mme Darny regarda son mari, ellc
ajouta: - je sais que Loute en a Iplusieu rs. Deux
nirts et un ami d'enfan ce doivent se dispute r son
premie r tango. Je voudra is voir cette dispute .
Rieuse, elle s'en alla, suivie de ses parents qui
comme nçaient à se demand er si Colette ne soupço nnait pas la v(;rité .
Dans l'auto qui les emmen ait très vite, Colette fut
silencie use; elle pensait à la présent ation et se promettait d'obser ver le candida t sans aucune indulgence. Après tout, elle n'avait que dix-neu f ans, et
d'autres partis aussi beaux pouvaie nt se rencont rer.
Veuf, et une petite fille: deux points noi rs!. ..
Boulev ard Saint-G ermain, dans un vieil hôtel que
les Ballot, des industr iels ayant fait fortune , avaient
acheté, l'auto s'arrêta et la famille Darny descend it.
Sous une haut0vo LIte fleurie et brillam ment éclairée, les invités attenda ient leur tour pour passer au
vestiair e; à gauche , les messie urs, à droite, un
petit boudoi r orné de glaces permet tait aux dames
de se reoarde r une derni(;r e fois.
Mme ])arny ne leva pas les yeux vers le miroir,
mais elle observa Colette avec soin.
- Tu as une petite mèche au-dess us de l'oreille
qui ne fait pas bien ... tu me semble s pale, n'as-tu
pas trop de poudre ?
- Mais non, maman , fit la jeune ([Ile avec impatience ... je t'assure que je suis tri:s bien ainsi ... Cc
soir, tu m'exam ines comme si tu allais me présent er
à un jury tri:s dif(]cile . Ma petite maman , il n'y a
pas de Jury à ce bal, et ta IIlle ne concou rt pour
aucun prix.
Mme Darny ne répond it pas et suivit Colette .
Après avoir montE:: un escalier que de merveil leuses tapisse ries d'Aubu sson décorai ent, la famille
Darnya rriva aux salons de récepti on. A l'entrée ,
M. et Mme Ballot recevai ent trl:S aimable ment.
M. Ballot montra le fumoir où il y avait dE::jà plusieurs tables de bridge; Mme Darny s'instal la prl:s
d'une amie et CoJette fut enlevée par Loute ct emmenée par elle clans le coin cles jeunes filles.
On l'y 'reçut avec des exclam ations admira tives:
- Comme tu as une jolie robe 1
- Ta coiffL1re est onginal e, mais seyante .
�(8
LE IIIAUVAfS
A~WUR
- Cela le change.
- Tu sais, ce soir on va s'amuser, il est défendu
d'étre s6rieuse, une seconde.
Colette remercia des compliments, sourit et
accepta de ne pas être sérieuse.
Massé dans le fond du grand salon, caché par des
plantes vertes, l'orchestre jouait une .musique lente
et ennuyeuse; gravement, avec des VIsages sévères,
des couples allaient et venaient, se courbaient, se
déhanchaient sans aucune grâce.
- Loute, l'aînée de toutes les jeunes filles qui
étaienl là, s'6cria :
- M<.;s petites amies, il faut nous d6cider à
danser ces danses grotesques, Mme Ballot le désire;
seulement il est bien convenu qu'aucune de nous ne
raillera sa voisine .. et que toutes nous admirerons
ces distractions funèbres. Pourtant, je fais une restriction, Colette et moi nous ne danserons pas tout
de suite.
- Pourquoi cela? demanda une gamine qui
paraissait a l'oi r à peine seize ans.
- Parce que, petite enfant, répondit Loule tri;s
gravement, nos beaux princes charmants ne sont
pas encore arriv6s.
- Vos princes charmants, rép6ta la fillette qui se
souvenait encore des contes de fée,;.
- Mais oui, petite fille, nous appelons ainsi nos
11irls qui ont appris avec nous toules ces danses
sauvages qui font fureur dans les salons. Nous ne
dansons qu'avec eux.
- Mais moi, je danse avec toul le monde.
- Oui, parce que vous avez seize ans 1
Les jeunes filles qui entouraient Colette et Loute
furent invitées, et dans le pelit coin si gai, si animé
quelques minutes auparavant, les deux amies restèrent seul~.
- Il est tout près ue onze heures, dit Loute
vivement, surveille l'entrée ct lu verras arriver la
meryeillû des merveilles, ton fulur maHre.
- 1\1on maître, répéta Col elle en fronçant les
sourcils, je n'aime pas cetle expression.
- Bah, lu Ile sais pas ce que c'est, ni moi non
plus. Depuis bien des années nos parents ne font
que cc que nous voulons. As-tu jamais été contranée, t'a-t-on jamais fait obéir? Aie donc le couraAe
d'avouer que cc sont tes caprices qui dirigent la
famille Darny.
Colelte haussa les épaules.
- Je suis insupportable arec mes v~rilés.
�LE 1IAUVA1S AlIOUR
19
reprit Loute. Mais ne parlons pas du passé ... Ma
chérie, si tu veux ce soir t'amuser, regarde ta mère.
Elle non plus ne quitte pas la porte des yeux. Je ne
sais ce que la dame qui est à cOté d'elle peut lui
raconter, mais je crois que toute conversatIon l'ennuie profondément. Ah 1 elle regarde la grande pendule qui est sur la cheminée, onze heures sonnent,
notre veuf est en retard, un mauvais point 120ur ,lui.
- Loute, tu es agaçante, ct pour te fuir J'ai envie
d'aller danser.
- Quel beau mensonge 1 Et ta coiffure sensationnelle qui ne doit: pas t:tre très solide, et ta robe
de mousseline, si fralche 1 Non, n'ablme rien, tout
est bien ainsi, je me tais, puisque tu le veux.
Les petits yeux malicieux de l.oute fixèrent
Colette. Enervée, celle-ci se détourna un peu et
feigni t d'observer les danseurs qui passaient devant
elles. Mais Loule ne la laissa pas tranquille.
- Ah! ta mère s'agite, elle se lève, se rassied, est
émue, je devine l'ennemi proche; en elTet, voilà
Mme Dausmond et le beau Jacques Ternot.
- Colette ne daigna pas jeter un regard vers les
arrivants. Loute l'agaçait et elle ne voulait pas montrer à son amie sa première impression. Elle continua à regarder les danseurs, mais Loute la renseigna.
- Ah lIa comédie commence. Au bras de Jacques
Ternot, Mme Dausmond fait le tour du salon; par
hasard, quel merveilleux hasard 1 Mme Dausmond
rencontre ta mère, où donc se cache la mienne?
Présentation, salutations, comme par miracle, ton
père parait. Coup d'œil échangé, les deux hommes
ont l'air de se plaire el se serrent la main. Ils
causent de quoi, grand Dieu 1
« Mme Dausmond prend son face-à-main, elle te
cher~
parmi les danseuses. Désillusion! dans
notre petit coin, nous sommes presque invisibles ...
Ah 1 elle reprend le bras du beau Jacques, le tour
du salon recommence, il faut bien te trouyer. La
musique esl lente et voluptueuse, petite Colette,
ils approchent et, avec sa bonne grâce habituelle,
Ion amie Loute va te servir de repoussoir.
Ennuyée, Colette se lcya, mais elle ne put échapper à la présentation annoncée. Devant elle, madame
Dausmond, montrant des fausses dents admirables,
souriait. A côté d'elle, Jacques Ternot d6visageait
les deux jeunes filles.
.
- Ma petite Colette, fit Mme Dausmond, permettez-moi de vous présenter un de mes bons amis,
�20
LE MAUVAIS AMOUR
M. Jacques Ternot; il ne connait presque personne
ici et j'ai pensé que vous seriez assez gentille pour
causer un peu avec lui.
Colette s'inclina et, intimidée, ne trouva pas un
mot à répondre; Loute, que Mme Dausmond avait
complètement oubliée, s'écria:
- Tenez, monsieur, prenez ma place, on est bien
dans ce petit coin pour débiter des bêti es; les
choses sérieuses, dans un bal, vous savez, n'ont
pas cours.
Et sans que Mme Dausmond l'en eût priée, Loute
prit le bras de la vieille dame et l'entraîna loin des
Jeunes gens.
Jacques Ternot eut une légère hésitation, mais
supposant que Colette était prévenue, il s'assit sur
la chaise de Loute tout en demandant :
- Vous m'autorisez, mademoiselle?
- Oui, monsieur, dit Colette décidée à observer
le candidat.
Il y eut un court silence. Colette ne savait comment commencer la conversation; les phrases
banales sur la fête, la décoration fleurie des salles,
lui semblaient ridicules. Tous les deux étaient là
pour s'examiner, parler de leurs goùts, do leurs idées,
de leurs pensées; mais Colette devinait qu'elle allait
jouer une comédie où elle ne livrerait rien de sa
personnalité. Elle était trop jeune pour comprendre
que l'homme, qui sc trouvait près d'elle, prétendait,
lui aussi, cacher les plis secrets de son cœur. Il
avait vingt-neuf ans, il se croyait très perspicace, ct
ne voulait épouser qu'une jeune fille pouvant ramener à son foyer désert le bonheur qui l'ava.it fui.
La toute petite, qui était sans maman, avait besoin
de I;>ras maternels, et avant une femme il cherchait une mère pour son enfant. Mais cléjà Jacques
Ternot était séduit, la beauté de Colette, Loute avait
raison, était une de celles qui troublaient. Les yeux
clairs, frangés de grands cils, se tournèrent ,'crs lui
ct lorsque, avec un sourire, Colette dit :
- De quoi pourrais-je bien parler pour vous distraire, monsieur? ..
Jacques Ternot était conquis.
- De tout ce que vous voudrez, répondit-il.
Et c'était lui qui se troublait, lui qui venait avec
l'idée d'interroger, t!e scruter le ~œur
de la jeune fille.
- Danser, repnt Colette, Je devine que vous
n'aimez pas danser,
- C'est-à-dire, répondit-il, que je ne sais pas, et
que je n'approuve guère toutes ces danses,
r
�LE MAUVAIS AMOUR
21
Avec un sourire et de la candeur plein les yeux,
Colette fit son premier mensonge.
- Moi non plus, seulement, ajouta-t-elle avec un
soupir, nous, les jeunes filles du monde, sommes
forcées de les danser.
Elle étail presque sincère, elle voulait plaire et
elle oubliait avec quelle passion elle avait travaillé
tous ces pas difficiles.
Si Loute avait été là, elle eût raillé; Colette était
bien heureuse de l'absence de son amie.
- En effet, reprit Jacques Ternot, les jeunes
filles sont obligées de suivre la mode; mais, ajoutat-il avec un regard admiratif pour la toilelte de
Colette, il y en a heureusement quelques-unes qui
ont assez de goût pour la modifier.
Colette sourit] ce compliment lui plaisait. Une
femme est touJours contente qu'on remarque sa
robe. Elle voulut remercier, ne sut que dire, et se
rappelant une recommandation de Loute : « Ne
parle pas trop », elle se contenta de sourire; elle
ia\'ait que son sourire était charmant.
Jacques Ternot fut de cet avis et, rapprochant un
peu sa chaise, brusquement il entama la conversation.
- Vous êtes très liGe avec Mme Dausmond je
crois. mademoiselle?
- Oui, je la connai,; depuis longtemps, c'est une
parente de la mère de Loute.
Loute, Jacgues Ternot iglwrait; Colette expliqua:
- Loute, c est une amie de toujours, nous avons
été élevées ensemble, nous ne nous quittons jamais.
Elle était près de moi, tout à l'heure, lorsque vous
êtes venu.
- Je ne l'ai pas vue.
Colette sourit encore; décio~ment,
ce candidat
savait faire comprendre, très délicatement, ce qu'il
pensait. Il n'avait pas vu Loute parce que Colette
éclipsait son atme. Pauvre Loute!
Désirant continuer la conversation, elle demanda:
- Vous êtes un grand ami de Mme Dausmond?
- Oui, répondit-Il presque timidement, elle est
la marraine de ma petile fille.
La petite fille! c'est le point noir; mais Loute
avait raison, Jacques Ternot semblait charmant. Il
fallait accepter« le point noir ».
Grave, avec dans ses yeux clairs un peu de tendresse, sans se rendre compte qu'elle continuait à
jouer la comédie, Colette demanda:
- Comment s'appelle votre petite fille, et quel
âge a-t-elle?
�22
LE MAUVAIS AMOUR
_ Simone, elle va avoir six ans. Elle est blonde
toute menue et déjà bonne.
'
Cette réponse fut fa,ite avec une voix qui priait
une voix qui imploralt pou: la toute petite j il n~
faIJait pas que c.ette ~nfat
fut.un obstacle. Colette
le comprit, et bien vite répondit:
_ J'aime tous les bébés, mais je préfère les
fillettes j à six ans, elles sont déjà très mignonnes.
_ Oui, et j'espère que lorsque vous connaîtrez
Simone vous l'aimerez. Voudrez-vous me permettre
mademoiselle, de vous la présenter?
'
Cette question demandait une réponse qui serait
presque un engagement. La musique s'était tue
quelq ues jeunes fiUes allaient venir reprendre leu;
place j Colette se lev? ct, e.n songeant. à tous les
avantages que ce manage ~U1
al?porreralt, en regardant ce jeune homme 9 uI avait belle allure sous
J'habit noir, eUe répondJt :
_ Oui, je ferai avec plaisir la connaissance de
votre petite Simone.
Jacques Ternot lui offrit son, bras et tous deux.
traversèrent le salon . La .salle a n~ager,
où était
installé le buffet, ne les retint pas j Il s allèrent vers
la serre.
.
Là, sous de grands palmIers, dans des rocl<inose .reposaient j pr~s
chair, quelques jeunes. fi~les
d'elles des Jeunes gens etaient assIS. Ils causaient à
voix basse, et Colette et J acque.s curent l'impression que leur venue les dérangeait. .
Sur le seu il de la ser.re, Ils regardaient, cherchant
des chaises libres, déSirant contll1uer leur conversation, et comprenant que cet endroit tranquille était
propice aux confidences.
Tout à coup, devant.eux, se. dressa Loute. D'où
venait-elle, de quel CO.1I1 sortail-eIJe., mystère 1
Rieuse, les yeux pétillants de malice, elle apostropha les jeunes gens : .
.
_ Beau couple, sur le seUlI de ce palaiS, que cherchez-vous?
Méfiante, craignant les railleries de son amie,
Colette s'écria:
_ Loute, je t'en. prie!
Mais Loute contll1ua :
_ Des fleurs, des fruits, un cœur ?... ou simplement une bonne place, près du muguet qui
embaume ...
« J'ai là, m'appartenant, deux fauteuils; un flirt
inept.e les garde; je vais vous les offrir avec grand
plaiSir.
�LE nlAUVAIS AMOUR
Très femme du monde, Colette présenta:
- l\1ademoiselle Simarois, une petite cousine de
Mme Dausmondj monsieur Jacques Ternot.
Et comme le jeune homme s'inclinait, Loutt!'s'écria:
- Je vous connais, monsieur, sans vous connaltre ... depuis longtemps Mme Dausmond nous
parle de vous; \'os goûts, vos qualités, voire même
vos défauts ... je sais tout.
- J'espère qu'elle n'a pas été trop inùulgente 1
- Ternblement 1 mais nous ayons l'habitude de
ses exagérations. Venez par ici, je vais vous installer.
Et, les précédant dans une petite allée bordée de
cyclamens et de primevères, elle s'arrêta devant un
tout jeune homme qui, assis dans un fauteuil, atten~
dait philosophiquement.
- Mon cher, lui dit-elle, nous allons donner cette
excellente place à deux personnes qui déSirent
causer sérieusement; nous, nous avons essayé de
nous distraire, mais nous n'y sommes guère arrivés.
Allons danser, boire du champagne, voilà notre
affaire. Je suis trop vieille et vous trop jeune pour
pouvoir comprendre le charme de ce petit coin.
Colette, le muguet embaume ; monsieur Ternot,
vous entendrez à peine la musique ct de loin eUe
est charmante. Mes enfants, aJouta-t-elle avec un,
sourire moqueur, je vous permets de vous raconter
de jolis secrets.
Et, riant d'un rire qui sonna faux, Loute s'en alla
avec son flirt « inepte ».
Elle dansa, voulant oublier que là-bas, près du
muguet qui embaumait, Colette examinait le candidat de Mme Dausmond j sans aucun doute, ce candidat lui plaisait ... Allons, c'était certain, encore
une amie qui se marierait ... Loute serait l'inévitable demOiselle d'honneur. Elle ùevrait sourirc,
quêter pour les pàuvres, dire avec tout le mondt:
que la manée étaIt ravissante ct qu'elle se réjouissait de son bonheur.
Elle connaissait les phases de la cérémonie: Oançailles j elle serait la conOdentc, l'amie à qui on peut
tout dire, celle qu'on em~n
choisir le trousseau
de la mariée, les meubles du jeune ménage ... Colcte;
étalerait de\'ant elle ses joies, ne lui cacherait rien
de son nouveau bonheur, et elle, fille laide, delTait
sourire et se réjouir avec son amie. Il fallait danser
pour oublier les jours qui l'attendaient, il fallait rire.
Après la danse, le cl:ampagne; coupe cn main,
ento.urée de quelques Jeunes gens, elle se moqua
de tous et de toutes.
�LE MAUVAIS AMOUR
24
Dans un coin du grand salon, Nlme Dausmond,
Mme Darny et la mère de Loute, causaient, et
comme ce trIO de mamans avaient vu Colette et
Jacques se dlflger vers la serre, déjà ouvertement,
elles parlaient de l'avenir et Mme Darny, radieuse,
trouvait naturels t?US les .compiiments qu'on lU!
faisait. Sa fille était JolIe, mtelltgente, elle n'avait
aveugle, mi;re
pas un défaut; ,mère vol~taremn
qui ne saYaIt CJu aimer et ga~er,
Mme. Darny approuvait qu'on louat Colette, et 1 admiratIOn exagérée de
Mme Dausmond ne la surprenait pas.
Ce mariage serai~
un beau mariage, mais Colette
ne devait pas ~
faire un a.u tre , aucune Jeune fille
ne pouvant lUI etr,e comparee!
Elle seule poss,:dalt toutes les qualités, elle seule
avait toutes les graces, elle seule pouvait prétendre
aux plus hautes alltances. PrInce, duc, mllliardaire,
rien n'eût étonné Mme Darny,
Et penda,nt. ce temps-là! ?ans la serre, Colette
continuait a Jouer la comedie; elle dissimulait ses
goûts et ses idées, se souvenant tout le temps de la
recoJ?mandatl?n de J;-oute : « N"~ parle pas trop et,
souriante elle ecoutaIt Jacques Iernot. Lui, cachait
aussi ses p~ores
pc.:l!s~e,
de sa petite fille Il n'était
plus question . DéJa Il soupçonnait que Simone
pourrait être un obstacle et. il voulait pour femme
cette jolie Colette qUI serait à sa place dans son
salon d'homme riche et qu'il était capable Il le
comprenait, .d'aImer comme un fou. A tout prix il
voulait séduI.re ~l,
pour ~ela,
la nature humaine est
ainsi faite, Ii dlss.lmulmt sa p.ersonnalité, mentait
sans s'en apercevoIr. Se~
yeux Imploraient, lout son
être se donnait à cette. Jeune fille qui ne devinait
pas que l'amour venait au-de.v~t
d.'elle. Inconsciemment égo'lste, ~olet
se 'éjOUlSsalt que ce candidat fût riChe el bIen de sa \)ersonne, et elle était
heureuse de lui plaire. Sa coquettene s'était vite
aperçue de ce gue son cœur ne soupçonnait même,
pas.
)l,
III
Les fiançailles de Colette Darny el de Jacques
Ternot furent courtes; deux mois pendant lesq uels,
fêtes et ré~etjons
se succédant, les fiancés n'eurent guère le loi.sir de se ~onalre
.. Ils. se. voyaient
chaque jour, mais ne causaient Jamais IOllmement,
�LE MAUVAIS AMOUR
il Y avait toujours près d'eux des amis, des parents
'llll empêchaient toute conversation sérieuse. Et
puis cause-t-on jamais séneusement dans un dlner,
Jans une soirée ou à quelque concert où l'on est
obltgé d'écouter et d'applaudIr.
Très épns, Jacques Ternut combla sa fiancée:
biJoux splendides, vieilles dentelles, fourrures de
prix; la corbeille était une mervctlle. Colette reçut
ces cadeaux avec un sourire satisfait.
Trouvant cela naturel, Mme Darny diSaIt à sa fille
qu'un mari doit avant tout vous gater et YOUS aimer;
des deyoirs de la femme elle n'en parlait JamaIs. Et
Colette pensaIt que le manage ne seraIt qu'une
suite à sa vIe de jeune fille, et que toujours, autour
d'elle, il y auraIt des êtres empressée à lui plaire,
prêts à satisfaire tous ses caprices. Manée, elle continuerait à s'amuser.
Le pOInt noir, la petite fille, jusqu'à présent ne
l'avaIt guère embarrassée. Elle l'avaIt vue une fois,
le lour de ses fiançatlles.
Simone était un frêle petit être, blonde, avec de
grands yeux nOIrs, elle paraissait très raisonnable.
Elle avait regardé longuement Colette, pUIS comme
son papa lui disait tout bas d'être gentille, elle
s'était approchée de la Jeune fille pour l'embrasser.
Mais Colette n'avait pas compns le geste et machinalement, tout en carres sant les cheveux de l'enfant,
elle avait dit:
- Elle a cie jolies boucles, j'aime cette couleur;
puis, pensant a autre chose, elle avait demandé
à Jacques Ternot si, ce SOIr-là, il Irait à l'Opéra.
Et Simone, toute raide dans sa belle robe de broderie blanche que son AnglaIse lui avait bien recommandé de ne pas chIffonner, se sentit dans ce salon
des Darny SI malheureuse, si seule (son papa s'occu palt de la belle demoiselle et Miss n'était l'as là)
que, sans bouger du grand fauteuLl où M. Ternot
l'avait assise, elle se mit à pleurer.
Chagrin silencieux d'une enfant qUI n'avait pas
de maman et qui savait bIen que ses larmes n'attendriraient personne.
Ses petItes mains croisées sur sa robe blanche,
bien sage, elle resta là et ce fut Mme Darny qui s'aperçut la première que la fillette pleurait. Alors,
pour que Colette ne vit pas de larmes le jour de ses
fiançailles, pour que la mOll1dre chose ne l'attristat
pas, elle emporta Simone et la consola loin des
fiancés. Elle y réussil assez vite. Gentille et souriante, la fillette assista au déjeuner, et, ni son père
�LE MAUVAIS A),!OUR
ni Colette ne soupçonnèrent que l'enfant avait eu
du chagrin.
Depuis, Colette n'avait pas revu Simone. Tri:s
prise par les courses inévitables qui précèdent un
mariage, la jeune fiancée n'avait pas le temps de
s'occuper d'une enfant.
Pour voir Loute, dont elle ne pouvait se passer,
elle emmenait son amie dans les magasins et la
consultait pour bien des choses. Et Loute choisissait le satin broché qui devait tendre les murs de la
chambre de la jeune femme, et Loute, aimant le
style Louis XVI, les vieux meubles et les tapis
d'Orient, imposait ses goüts aux fiancés.
- Vous ètes incapables, leur disait-elle, de voir
clair, de voir juste; sur vos yeux l'amour a mis un
voile qui ne se déchirera que Jans quelques mOIs.
Si je n'.;tais pas là, les marchands, qui abusent
toujours d'une situation de ce genre, vous fourraient
n'importe quelle horreur que vous trouvenez merveilleuse. Mais quel ternble réveil vous auriez en
l'apercevant chez vous 1 Heureusement que Loute,
l'alUle à tout faire, est là, et comme hélas! rien ne
l'aveugle, elle regarde pour vous, les amoureux 1
Et les iiancés riaient, et ils ne choisissaient rien
sans Loute ...
Les deux mois passèrent vite, la veille du mariage
arriva. Mariée civilement le matin, Colette avait
déclaré à son fiancé que, voulant être belle pour la
cérémonie du lendemain, elle se reposerait tout
l'après-midI. Prévenues depuis longtemps, Loute et
quelques amies devaient venir goûter et enterrer la
vie de jeune fille de Colette.
Vers quatre heures, Loute en tête, la bande
arriva.
La bande se. composait des intimes de Colette.
Jeannc et Mane Je Lionard : l'alnée, bachelière
depuis un an, la cadette, violoniste de talent; Marguerite Rambaud, grandc jeune fille poussée trop
vite et qu'une, santé délicate forçait à faire de longs
séjours en SUisse; Suzette, l'enfant gâtée et terrible
â qui ses amies permella.lcnt tout.
lndulgente, le cœur bien gros CIl pensant au tendemail~
Mme Darny abandoll.na le petit salon aux
amies de sa fille, et les domestiques reçurent l'ordre
d'y senlr le succulent goûter que Colette avait
commandé.
Mme Darny partie, les jeunes filles s'illstalli:rent
autour de la nouvelle « Madame Il et les conversalions commencèrent.
�LE MA UV AIS AMOUR
Eh bien, comment cela s'est-il passé ce matin?
fut leur première question .
.
- Très simplement, répondit Colette, cette cérémonie est presque ridicule. Le maire a bafouillé son
discours, la salle n'est pas belle, et la statue de la
République, pleine de poussière, nullement imposante. J'ai dit oui sans aucune émotion. Jacques
m'a imité, et voilà.
- Et, fit Suzette, c'était fini ... finÎ. .. Mon Dieu,
comme le mariage est une chose grotesque. Après
deux petits « oui D, M. Ternat avait le droit d'emmener notre amie au bout du monde. Etait-il ému,
Colette, ce beau mari?
- Je ne crois pas.
- Mes enfants, s'écria Loute, ne vous y fiez pas!
Je suis certaine que Jacques Ternot doit savoir
très bien dissimuler ses impressions; depuis
plusieurs semaines je l'al vu fréquemment et Je
pense le connaltre un peu.
Intéressée, Colette demanda:
- Et que crois-tu aVOJl" découvert?
Loute se fit prier.
- Je ne sais si ie dois .. . après tout, je puis me
tromper ... je ne SUIS pas une voyante extra-lucide.
Ensemble, toutes les jeunes filles s'écrièrent:
- Loute, soyez gentille ... Loute, expliquez-vous.
Loute se cala dans son fauteuil et, les yeux bnlJants, elle parla.
- Eh bien, mes petites filles, en ce moment,
avant toute autre chose, Jacques Ternot est un
amoureux. .. Ceci, vous allez me répondre, vous le
savez aussi bien que mOI ct la chose ne vous étonne
guère; Colette est la plus jolie de nous toutes, et sa
oelle dot rendait tout amour facile .
« Pour Jacques Ternat, la question pécuniaire si
importante, n'existait pas; donc JI est, je le répète,
pour le moment nen qu'un amoureux. Mais, derrière cet amoureux qUI ne sait dire actuellement que
des mensonf.les, se cache l'homme avec ses défauts
et ses qualités, et c'est celui-là que Je croIs avoir
deviné.
Elle s'arrêta un moment et regarda son jeune
auditoire ...
\:., Tous les visages étaient tournés vers elle, même la
nouvelle mariée semblait anxieuse; contente de cette
attention, elle continua:
- Eh bien, cet homme doit avoir de grandes
qualités. 11 est intelligent, je l'ai deviné bon, et je le
crois loyal ...
�LE MAUVAIS
A~IOUR
Loyal, s'écria Suzette, loyal, yous êtes comme
M. le maire, Loute, vous bafouillez 1. .. Tout à l'heure,
vous prétendiez qu'il ne sayait dire que des mensonges.
_ Petite gamine, reprit Loute, comprenez donc
que l'amo';1r l'y force .. Il veut 'que Colette l'aime, il
veut être aIme. Alors Il se pare de toutes les \'erlus
conventionnelles. li est empressé, il est aimable,
il est gai, il est charmant, et il cache ce qu'il croit
être des défauts. li est un père très, tendre, il
dissimule sa tendresse; seulement, lorsqu'il parle
de son enfant, sa voix change et, lorsqu'il la resarde,
il a sur le visage une expression de douceur inhnie ..•
de Lionard, la bache- ExagératIOn, fit J ea.n~
lière maIs la phrase est lohe 1
_ 'Parle-nous d'autre chose, dit Colette avec un
peu d'impatience, l'enfant c'est un thème que l'on
connaît.
- Eh bien, ton mari, reprit Loute, ma belle amie,
sera jaloux.
- Bien amusant 1
- Pronostic délicieux 1
- Je te souhaite de l'agrément 1
Toutes ces interruptions firent sourire Loute; elle
allait y répondre, lorsque Colette, un peu inquiète,
J'interrogea.
_ Crois-tu vraiment ce que tu dis? un mari jaloux,
c'est insupportable 1
- Oui et non, il y a deux thèses, mais sois tranquille, je ne vais pas les soutenir. Je me suis
aperçue, la se~ain
dernière! à l'~péra,
9!le Ja~ques
Ternot ne seraIL pas un man patlent. .. Iu étaIS, ce
soir-là, particulièrement jolie, décolletée audacieusement, tu attirais tous les regards ... Un fiancé
vaniteux ou imbécile en eût élé ravi, mais Jacques
Ternot trouva, j'en suis sûre, que certains regards
dépassaient la mesure du savoir-vive. D'un geste
très tendre, maill qui était un geste de maltre, if prit
la dentelle qui était sur le dOSSIer de ta chaise, et en
couvrit tes épaules nues. Tes yeux l'interrogèrent.
Alors, avec un sourire il expliqua: « J'ai peur que
vous ayez froid,. Colet.te, ta. salle est. très. mal
chauffée. » On etouffalt, m~ls
lu sentis qU'li ne
fallait rien dire. Ose donc Iller que tu as compris
immédiatement que ta robe lui paraissait trop
décolletée.
Colette ne chercha pas à. se déf.eJ?c1re.
.
- Mais c'est maman qUI a ChOISI cette tOilette, Je
n'y suis pour rien.
�LE MAUVAIS A110UR
- Maman, s'écria Suzette, l'enfant terrible, c'est
gentil de t'entendre invoquer ce nom comme excuse.
l'lIais combien y a-t-il d'années que cette pauvre
maman ne fait que cc que tu veux. Colette, toute
petite, tes parents t'adoraient à mains jointes; tu
étais la fille unique; jamais de réprimandes, ni
d'observations 1 Autour de toi un concert de louanges. Tout ce que tu faisais était bien ... Ah 1 ce que
Je t'ai enviée, tu ne peux le savoir L .. Moi, je suis la
s ixième fille, alors mes parents n'ont plus aucune
patience pour ce demier rejeton qui a, paralt-il,
ramassé tous les défauts de la famille.
- Pauvre victime! fit Loute.
- Non, je ne suis pas une victime, j'ai pris la vie
du bon côté, j'accepte les observations avec un sourire, tout m'amuse.
- Vous avez de la chance, fit Marguerite Rambaud, moi aussi je voudrais que tout m'amuse ...
mais ma santé m'empêche d'être gaie.
- Ne soyons pas tristes aujourd'hui, s'écria Marie
de Lionard. Marguerite, vous avez très bonne mine
et je vous crois guérie. C'est l'OUS que nous marierons après Colette.
- Mais non, reprit Suzette, ce sera Loute, notre
doyenne [
Le mot était cruel, la gamine l'avait dit sans réfléchir, Loute le releva en femme d'esprit.
- Oui, je suin votre doyenne, mais ,une doyenne
qui restera pour compte, mes amies. Je suis très
difficile à caser.
~
Pourquoi? interrogea Suzette.
- Trois raisons: mon visage, mon intelligence (je
suis modeste), mes prétentions.
- DGveloppe, fit Colette, c'est assez incompréhensible.
- Mon visage, ne m'obligez pas à vous répéter
que je suis laide.
Les jeunes filles protestèrent et Suzette s'écria:
- Eh bien [ moi, Loute, j'aime votre laideur; si
j'étais un homme, je serais très capable de me
toquer de vous . Voyons, la bachelière, rappeleznous Mme de Meterlinck et dites à Loute que cette
laide fit des passions.
- Merci, petite Suzette, mais malheureusement
vous n'êtes pas un homme et je ne suis pas l'vlme de
Meterlinck. La seconde raison, je \"ous l'ai dit sans
aucune modestie, c'est mon intelligence. Que vouIez-vous, je me rends compte que je ne suis pas bête,
et je me sens incapable d'épouser quelqu'un qui le
�LE MAUVAIS AMOUR
sera. Avoir devant SOI, matin et soir, un mari qu'on
juge un sot, c'est une épreuve qui peut être longue
et qui doit être bien pénible. Mes prétcntions 1 Je
veux épouscr un homme ayant de la fortune, car je
ne saurais me passer du luxe dans lequel je vis. Un
homme distingué, int clligent et riche, c'est un oiseau
rare qu'on ne rencontre pas souvent.
Lcntemcnt, Margucritc Rambaud dit de sa voix
calme:
- Jacques Tcrnot possède toutes ces qualités?
- Oui, fit Loute en riant nerveusement, mais
Jacq ues Ternot voulait une jolie femme, et il a bien
choisi.
En disant ces mots elle se leva, et comme on
apportait le goüter, la conversation cessa pendant
quelques instants.
Autour d'une table ronde les jeunes 'filles s'installèrent et firent honneur aux nombreux gâteaux ct
sandwiches, puis, quand leur faim fut apaisée, un
domestique apporta du champagne et le servit. Dès
qu'il fut parti, Suzette saisit une coupe pleine de
vin mousseux et, montant sur un pouf, annonça
qu'elle allait porter un toast à la nouvellc mariée.
- Collette, dit-elle, tu vis avec nous tes dernières
heures de jeu'ne fille; demain tu ne seras plus des
nôtres, puisque tu entres dans la phalange sacrée des
nobles épouses ... Sois une bonne fcmme si tu veux,
cela m'est indifférent, mais reste toujours notre
amie. Que les nouveaux plaisirs .. . que tes importants
devoirs de maltresse de maison ne te fassent pas
oublier tes compagnes. Elles n'ont rien de neuf à
aimer, aussi clles seront tristes si tu les abandonnes. Jure, sur l'autel de l'amitié, que tu nous verras
toujours avec plaisir et buvons à ton bonheur.
Coupe vidée, Suzette sauta de son pouf.
- Maintenant, ajouta-t-elle, terminons la fête.
Marie a apporté son violon, elle va nous jouer
quelques danses langoureuses, moi je l'accompagnerai et les au t res tourneront.
L'idée parut excellente; en quelques minutcs la
table à thé fut e~lvé,
le tapis de Smyrne roulé, .
chaises et fauteUIls rangés contre le mur, ct Marie
de Lionard, violon en main, commença à joucr.
Pour surprendre ses amies! elle débuta l:a: l'aria
de Bach, sévère, d'une beaute pre~qu
l'ehglcuse ;
la musique immobilisa toutcs ce.s Jambes de vingt
ans ... Mais ce n'était pas l'affaIre de Suzette, ct
Loute, elle-même, trouvait qu'aujourd'hui toute
chose grave était importune. On enterrait, c'est vrai,
�LE MAUVAIS
A~lOUR
la vie de jeune fiUe de Colette, mais il fallait l'entr~
rer gaiement; et bien que ces deux mots allassent
très mal ensemble, Loute voulait rire ... rire ...
Suzette attaqua avec un entrain endiablé un
schimmy, danse bizarre qui consiste à sc secouer
autant que possible. Colette et Loute firent un
couple. Marguerite Rambaud et Jeanne de Lionard
en Grent un autre, et, en riant, comme des folles,
les jeunes filles sc secouèrent en mesure. Quelques
pas extraordinaires furent essayés, et Suzette dansa
une gigue qui lui valut les bravos de ses amies.
Décoiffée, rouge, haletante, elle terminait par un
saut excentrique, lorsque la porte du petit salon
s'ounit doucement, ct, très intimidée, s'arrêtant sur
le seuil, Simone Ternot parut.
Sauf Lou te, personne ne connaissait la future
bel~fi
de Colette; aussi, l'apparition de cette
enfant les surprit, ct excitée, prête à railler, Suzette
s'écria:
- Tiens, une mioche, qu'est-ce qu'elle vient raire?
Mais par un simple mot, Loute la fit taire.
- C'est Simone Teroot.
- Simone Teroot. Ce nom suffit à changer
l'atmosphère du salon, les rires s'arrêtèrent et,
curiellses, toutes les jeunes filles regarùèrent cette
petite qui n'osait avancer.
Colette se décida à aller au-devant d'elie, sans
grâce j Simone était un trouble-fêle, elie la prit par
la main.
- Petite fille, lui dit-elle en lui donnant un baiser
très sec, je ne t'attendais pas aujourd'hui.
Troublée, Simone n'osait répondre, et ses grands
yeux regardaient ces visages qui l'entouraient. Mai;;
Simone était raisonnable, elle avait promis à son
papa t!'ètre gentille et elle voulait tenir sa promesse.
A toutes les jeunes filles elle tenùit sa petite main
el dit: « Bonjour, mademoiselle» j puis, cela fait,
elle se réfugia près de Colette. Et comme la mariée
de demain lui demandait la raison de sa visile, elle
essaya de l'expliquer:
- Papa m'a raconté que, maintenant, j'avais une
maman ... ~a
me faisait plaisir d'être pareille aux
autres petites filles ... alors ... alors ... papa m'a permis de \'eni1' YOUS voir ... et il m'a dit aussi que je
pouvais VOllS appeler maman ... Vous voulez bien,
mademoiselle?
Suzette ne laissa pas le temps à Colette de répond.re, clic se précipita sur Simone et l'embrassa pluSleurs fois.
�LE MA UVAIS AMOUR
- Ce qu'elle est gentille et raisonnable, un amour
cette mioche; et vous avez quel âge, petite fille?
- Six ans.
- Six ans, fit Loute, et elle sait d é jà parler
comme une femme, et elle vous raconte des choses
charmantes. Allons, Colette, embrasse ce bijou et
dis-lui que tu es contente d'être sa maman.
Colette embrassa, mais avec indifférence .
. - Avez-vous goûté, petite fille? demanda Marguerite Rambaud.
- Oui, mademoiselle, merci.
- Voulez-vous danser? interrogea Marie de Lionard.
- Je ne sais pas.
Les jeunes filles se regardèrent, se demandant ce
qu'on allait faire de cette enfant. Colette l'assit sur
un fauteuil, comprenant que maintenant c'était fini
de "rire et de s'amuser.
Il fallait être séneuse et s'occuper de la petite
fiJ1e, et elle lui en voulait un peu d'avoir troublé la
fête, sa dernière fête chez ses parents.
Gentille, sachant encore ce qui plaisait aux bébés,
Suzette parla poupées avec Simone.
- Avez-vous beaucoup d'enfants? lui demandat-elle très sérieusement.
Et la petite fille, de son ton raisonnable, répondit:
- Quatre, mademoiselle, trois garçons et une
fille.
- Vous préf0rez les oarçon s ?
ug petit frère .
- Oui, je v~udrais
Pourquol?
- On ne s'amuse pas bien toute seule.
, - Vous n'avez pas d'amies?
- Si, mais elles ne sont pas toujours là ... j'aimerais mieux un petit frère .
- En effet, reprit .Loute en riant, ch bien, il se
peut que. l'an prochaln Noël vous en apporte un ; il
faut le lUi demander.
Les ye':lx s.om.bres de Si mone fixèrent la jeune fille
qui parlalt ainSI, ces yeyx d'e~rant
étaient étrangement graves, presque tnstes. Elevée par des gouvernantes, cette fillette n'avait jamais eu près d'elle de
vraie tendresse; son père l'aimait beaucoup, mais
veuf à vingt-quatre ans sa Jeunesse n'avait pas su ce
qu'il fallait à une toute petite. N'ayant plus de
parents, il avait confié à des domestiques, souvent
peu consciencieux, son enfant. Près de Simone les
~ouvernats
s'étai ent succédé, et, toute jeune, la
iillelte avait compris qu'il ne fallait s'attacher à
�LE MAUVAiS AMOUR
33
aucune. En dehors de son père et de ses poupées
elle n'aimaiL personne, ct c'cst pour cela qu'elle
souhaitait si vivement la présence d'un petit fr1:re.
Cette demoiselle lui disalt que Noel pouvait lui en
apporter un. C'était un beau cadeau, S1 beau, qu'elle
n'y croyait pas.
- Alors, fit-elle d'une voix qui tremblait, c'est
vrai, le petit Jésus vous envoie des fr1:res ? ..
Et Lou te, devi nant l'anxiété de l'enfant et ne voulant pas lui mentir, répondit:
- Il faut beaucoup prier.
Croisant ses mains, Simone avoua tout bas:
- Dans ma prière, quand je suis couchée et que
Miss n'est plus là, tous les soirs je demande au Bon
Dieu une maman ct un petit frère.
En entendant ces paroles, les jeunes fliles furent
émues j mal élevées, gâtées outrageusement par des
parents trop faibles, malgré leur apparence frivole,
leur égo'lsme, leur personnalité encombrante, elles
étaient bonnes et susceptibles d'éprouver une émotion vraie. Toutes comprenaient que l'enfant qui
parlait ainsi, à un âge où d'habitude on ne sait que
rire, avait dû, malgré tout le luxe qui l'entourait, être
parfois très malheureuse. Et, se rappelant leur
enfance si choyée, elles éprouvaient pour cette petite
plus que cie la sympathie.
Colette quitta sa chaise et, se meHant à genoux
pri;s du grand fauteuil où la fillette était assise, elle
lui dit tendrement:
- Simone, aujourd'hui le Bon Di~u
t'a envoyé une
maman.
L'enfant ne répondit pas, elle regarda Colette et
doucement, gravement comme elle faisait toute
chose, glissa 'du fauteuil où on l'avait assise, ct lorsqu'elle fut debout, tout contre Colette qui était
restée à genoux, elle mit ses petits bras autour du
cou de ta jeune fille, et se serrant très fort contre
ell"" murmura timidement:
- Ma maman ... ma maman à moi. ..
Dans Jes yeux des jcunes filles il y eut quclques
larmes. LOLlte, énerY~,
s~
détourna; Marguerite Rambaud, de sa main longue ct fine, carcssa doucement
les boucles blonJes j .1 canne, la bachelière, pensa
que l'amour maternel était le plus bel amour j Marie
la musicienne. songea à quelque romance trè~
tendre, jouée le matin mê~.
~uzet
haussa les
t.lpaules et, blague~,
:;'é~ria
.
- Mes enfants, Je CroIS, ma parole, que cette
gamine m'a émut:!. Elle a une façon de vous regarder,
2
�34
LE MAUVAIS AMOUR
de parler qui vous chavire l'ame. Colette, tu vas
être une belle-mère ridicule. Les amies 1. .• ce sera
un passé dont demain tu ne te souviendras plus.
Demain évoquait pour Colette une fète mondaine.
Demain, c'était la parade, la robe blanche, l'église
pleine d'amies, les compliments, les jalousies ...
demain ce serait peut-être le plus beau jour de sa
vie .
Elle se releva, rieuse, oublia la petite fille, l'émo~
tion qui venait de la transformer, et répondit:
- Vilaine, as-lu fini de me railler 1 Elle est très
gentille, Simone; puis, bien vite, elle ajouta: Vous
savez, les demoiselles d'honneur, ne soyez pas en
retard. A cause de Monseigneur qui vient me marier,
je veux faire mon entrée à une heure, nous n,ate~
drons pas les retardataires.
Et elles continuèrent à parler de la cérémonie de
demain, du voyage que Colette allait faire, des
cadeaux que le jeune ménage avait reçus, des fêtes
que Colette donnerait dans l'hôtel qu'elle allait
habiter boulevard Lannes.
Dès leur retour, Colette le voulait, on pendrait la
crémaillère, et il fallait la pendre d'une façon originale, comme jusqu'ici personne ne l'avait Ltit. Concert bizarre, fète travestie, dlner paysan, soirée
nègre, qu'importe 1 il fallait rendre inoubliable cette
premIère fête. Toutes les amies de Colette donnèrent
leurs idées, elles discutèrent, avec passion, heureuses en pensant au plaisir cn perspective. .
Et pendant qu'elles bavardaient ainsi, ne songeant
plus guère.à la peti~
qui tout à l'heure le~
avait
émues, assise aux pIeds de Colette tranqUIlle et
heureuse, Simone répétait de temps en temps, tout
bas: _ Ma maman, ma maman à moi. » Et la jolie
tête blonde cherchait à se nicher dans un pli de la
jupe, et les grands yeux sombres s'éclairaient et le
petit visage resplendissait .
IV
Dans la chambre de Colette, depuis le matin, les
fournisseurs sc succédaient: lingère, manucure,
coifTeur et cOl1turi~·e.
Dans un coin, parfaitement inutile, tant elle était
émue, Mme Darny restait assise; clic ne voyait plu~
juste et se rendait compte que ses yeux, qui à
�LE MAUVAIS AMOUR
35
chaque instant s'emplissaient de larmes, étaient incarables d'apercevoir si la toilette de la mariée avait
un défaut.
Debout, devant une grande glace, Colette, très
calme, observait avec soin toutes les transformations
qu'on faisait subir à sa charmante personne.
La lingère reçut des compliments, la manucure
des observations, et le coiffeur apprit qu'on n'avait
besoin de lui que pour le voile.
Maintenant la couturière, première de grande maison, une princesse qui se dérangeait tr\.:s rarement,
passait la robe, un nuage de tulle blanc, Colette
n'avait pas voulu d'étoffes lourdes et riches. Le
satin imposant, la moire antique, le cachemire de
soie, bon pour les vieilles manées; mais à dix-neuf
ans, il fallait que tout fût jeune, frais, léger. Et,
malgré Mme Darny et la couturière, le tulle avait été
choisi, imposé et aujourd'hui on pouvait féliciter la
jeune fille de son goùt si parfait. Cette robe, d'une
simplicÎté voulue, s'harmonisait avec la beauté de
Colette; le tulle blanc, rendait plus éclatant le teinl
de la jeune fille, faisant paraitrc plus claires les
larges prunelles, et leur donnait une expression pure
ct candide qui ne leur était pas habituelle.
Pendant que mademoiselle la première attachait
la robe, Colette se détaillait avec une attention scrupuleuse.
Là, un point faisait mal. .. le tout petit bouquet de
flL:ur d'oranger, beaucoup trop apparent. Ces fleurs
étaient raides, vilaines, ridicules 1... La femme de
chambre reçut l'ordre de découdre le bouquet.
M:me Darny protesta; pour elle, une mariée sans
Oeur d'oranger n'était plus une mariée. Sa fille la
traita d'aleule, se moqua cie ses idées arriérées, et
lui déclara qu'elle ne l'écouterait pas.
Suffisante, ridicule, Mademoiselle la première fut
de l'avis de Colette, et comme elle supposait que sa
jeune cliente ne voudrait pas de ce bouquet, une
horreur! elle avait apporté un lys et du myrte.
Colette prit le myrthe, le lys était encore un
symbule qui ne lui plaisait pas.
On dernier point à la jupe, le fichu Marie-Antoin.etl~
qu'elle croisa un peu plus h.aut pour faire plaiSll· a .!\tme Darny, et MademOiselle la Première
déclara (l u'clle n'avait jamais habillé plus belle
mariée.
Le coifTcur fut appelé pour poser Je voile Colette
lui indiqua ce qu'elle voulait, le tulle devait l'entour..:!" dcrant ct derriGre.
�LE :MAUVAIS AMOUR
Lorsque ce fut fini, les fournisseurs se dépechèrent de s'en aller, voulant avoir des places à l'église,
et sachant d'avance que ce serait di rticile; le mariage Darny Mant un événement mondain.
Dans la chambre de la jeune fille, SI bruyante
toute la matinée, Mme Darny et Colette se trouvt:rent quelques instants seules; la mariée, contente
d'être belle, souriait à son image et ne devinait
guère, que, tout près d'elle, il y avait une femme
malheureuse, qui cherchait à dissimuler son cha·
grin. Trè!s élégante, dans une robe de dentelle noire,
Mme Darny èssayait depuis ce matin de se persuader qu'elle était heureuse et que ce mariage comblait tous ses vœux. Mais cette toilette blanche, le
sac de voyage dissimulé dans un coin, lui rappelaient
~t
que tout à l'heure son
que le voyage. était pr~che
enfant ne lU! aprartJendralt plus. Elle eût voulu
prendre sa fille dans ses bras, comme lorsqu'elle
était petite; elle eût voulu lui murmurer d'abord des
tendresses, puis des conseils. Aujourd'hui, au moment de la séparation, elle avait peur, il lui semblait que Colette était encore une toute petite fille,
qui ne savait ~uère
que rire et s'amuser. Et voilà
que déjà elle avait des devoirs à remplir ...
Mme Darny se leva et, tout émue, se rapprocha
de sa fille. Elle ne savait que dire, ct pourtant elle
devait parler, faire entrevoir à Colette que la vie
n'était pas une éternelle fête.
- Ma chérie, commença·t-elle.
La belle mariée se retourna, et examina sa mère ...
Elle ne remarqua pas les yeux pleins de larmes, les
pauvres lèvres qUI tremblaient, elle n'entendIt pas
qu'il y avait un sanglot dans la voix.
- Avance un peu, maman, viens en pleine lumière
que je vOIe si ta toilette est bien ... Ne bouge pa~,
tu es superbe, mais tu n'as pas l'air contente?
- Je suis triste, avoua Mme Darny.
Triste, Culette ne voulait pas. La charmante égolste
désirait qu'autour d'elle, tout le monde fût gai,
quand elle était gaie. Avec un peu d'impatience, elle
répondit:
- Ma petite maman, tl;l n'es pas raisonnable; !li tu
rais aujourd'hui pareil vIsage, Je ne saurai pas être
heureuse. Est-ce cela que tu veux?
Ce reproche bouleversa la pauvre mère. Colette
avalt raison, il ne fallait pas l'attrister. Immédiate·
de Mme Darny changea. elle sc
ment le Vlsa~e
redressa, essàya de sourire:
- Tu as raison, ma chérie, il faut être gaie et je le
�LE .MAUVAiS AMOUR
37
suis. Mais, Colette, ajouta-elle avec crainte, tu es
certaine d'être heureuse ... tu aimes beaucoup ton
mari, tu l'aimeras toujours?
Colette ne comprit pas l'anxiété de sa m1:re, elle
se mit à rire.
- Ma petite maman, pour me poser celte question il est trop tard; depuis hier, Je suis civilement
Madame et tout à l'heure la bénédiction de Monseigneur me permettra de porter mon nouveau nom:
Madame Jacques Ternot! Mon Dieu 1 que ceJa me
semble drôle. J'ai si peu l'air d'une dame 1
La porte de la chambre de Colette s'ouvrit.
M. Darny, sachant sa fille prête, venait la chercher
pour la conduire aux salons où déjà beaucoup de
monde l'attendait. En voyant Colette si belle dans
sa toilette blanche, il se redressa plein d'orgueil, ce
fut son premier sentiment. Un second, moins joli, se
glissa Jans son cœur. Il en voulut à cet hommt:
qui allait lui prendre sa fille et qui l'emmènerait
pour toujours loin de son foyer.
Calme, sc dominant, il offrit le bras à Colette, et
celle-ci, coquette, lui demanda:
- Me trouves-tu belle?
- Tu le sais bien, et je crois qu'aujourd'hui l'avis
de ton papa t'importe peu.
- Méchant 1 Tu es aussi de mauvais humeur, vous
n'ètes pas gentils tous les deux.
M. et Mme Darny se regardèrent et ils eurent
honte de n'avoir pas su cacher leur cl1agrin. Attrister Colette en un pareil jour, c'était vilain 1 Ils se
jugèrent très égolstes.
Lorsque Corette entra dans le salon, ce fut un
concert de louanges : part.!nts, amis, déclarèrent
que la jeune fille n'avait jamais été aussi jolie.
Jacques Ternot s'approcha, prit la main de Colette
et la porta à ses lèvres en murmurant un compliment que seule la mariée entendit.
Simone, qui était parmi les demoiselles d'honneur, s'approtha avec une vivacité qui ne lui était
pas habit utile, et, levant vers la mariée sun visage
Joyeux, d'une voix pleine de bonheur elle s'écria:
- Bonjour, ma maman, - puis croisant 5e5
petites mains, elle ajouta:
- Oh 1 que vous C!tes belle 1
Colet~
sourit, cel hommage nalf l'amusait j mais,
n~
pensant qu'à elle, elle ne s'aperçut pas que la
fillette attendUit un baiser.
- Va, Simone, lui dit-elle, n'approche pas, t
chilfonnerais ma robe.
�38
1.E MAUVAIS AMOUR
Les grands yeux sombres s'assombrirent davantage, mais, raisonnable, la petite fille s'en alla
rejoindre le groupe des demoiRelles d'honneur.
Puis ce fut le départ, le salon si animé peu à peu
devint désert, et Colette et son père restèrent seuls
quelques instants. Elle ne pensait qu'à l'entrée
qu'elle allait faire dans l'église pleine d'amis, et sans
cesse elle consultait la glace qui était au-dessus de
la cheminée. M. Darny regardait sa fille et ne pouvait s'empêcher de songer que dans quelques heures
elle serait partie.
L'un derrière l'autre ils descendirent l'escalier.
Colette sourit au concierge, aux domestiques de la
maison qui la regardè:rent passer, puis elle monta
dans l'auto, et son père s'assit près d'elle.
Il faisait très beau, le trajet fut court. Colette
remarqua le soleil et le ciel bleu.
Devant l'église un monde fou faisait la haie de
chaque côté du tapis, Colette descendit; un petit
trottll1, que Mademoiselle la Première avait posé là,
se précipita. En quelques secondes elle tira la jupe,
arrangea la traine, drapa le voile, et Colette, sentant qu'elle ne prêtait pas à la critique, monta lentement les marches de l'église.
Un autel fleuri et étincelant de lumières, des têtes
qui se penchaient curieusement; c'est tout ce que
Colette vit. Elle marchait sans penser, étreinte par
une émotion nouvelle. La musique religieuse emplissait de mystère cette él'llise ct lui enlevait son caractère de réunion mondallle.
Colette s'agenouilla avec le grand désir de prier;
près d'elle, debout, les bras croisés, Jacques Ternot
semblait se recueillir.
Monseigneur, évêq ue in partibus, fit un discours
charmant; Colette avait toutes les qualités: bonne
et tendre fille, elle serait une épouse dévouée. Orphelin de bonne heure, Jacques n'avait jamais connu
les douceurs de la vie familiale, les parents de sa
femme deviendraient les siens. Et Monseigneur parla
en dernier, de la petite fille qui aujourd'hui retrou:
vait une maman.
Il maria lui-~êmc
les j~unes
gens et Colette s'engagea pour la vie en sounant.
La messe commença, les voix d'enfants chantaient
« Alleluia ».
Pendant le discours de Monseigneur, les invités
s'étaient lu, mais maintenant les langues marchaient,
il fallait bien critiquer. Certains trouvaient Colette
charmante, d'autres déclaraient la jeune mie moins
�LE MAUVAIS AMOUR
39
bien que d'habitude ... La robe, une trouvaille ...
mais il fallait être Colette pour se permettre cette
simplicité ... Simplicité 1 Lorsqu'on porte au cou un
collier de perles qui représente une petite fortune,
est-on jamais simple r ... Qui avait donné ce collier ? ...
Le mari ? ... Un bijou de famille r... Ah 1 alors la première femme l'avait déjà porté ... La première femme,
c'était un souvenir désagréable.
Après tout, on avait beau dire, ce n'est jamais
très plaisant d'épouser un veuf... et puis, il y avait
Simone... Belle-mère, en se mariant, ce n'est pas
amusant ...
Et sous toutes ces conversations la jalousie perçait. Les jeunes filles et surtout leurs mcres
enviaie.nt le beau parti qu'était Jacques Ternot, et
en voulaIent un peu à cette Colette qui n'avait eu
qu'à paraitre pour plaire à ce monsieur si difficile
et que tout le monde voulait marier.
La messe achevée, les invités se précipitèrent à
la sacristie: bousculades honteuses, chaises empilées les unes sur les autres, tous voulaient pasSt!r
en premier, et n'hésitaient pas à pousser violemment
ceux qui les précédaient.
Souriante, Colette serrait les mains qui se tendaient vers elle et essayait de répondre gracieusement aux compliments qu'on lui faisait.
Elle était aimable, charmante, mais lorsqu'une
relation. provinciale» cherchait à l'embrasser, elle
de se reculer qui faisait comavait une mani~re
prendre qu'elle ne permettait pas une pareille familiarité. Colette soignait sa beauté et les baisers font
rougir les peaux fines.
La sortie de l'église fut un triomphe pour la jeune
femme; elle et son mari faisaient un si beau couple
que les critiques s'arrêtaient et que les plus malveillants ne pouvaient s'empêcher d'admirer.
Ces mariés étaient jeunes, beaux, riches, et un
avenir merveilleux semblait leur être réservé.
Dans l'auto qui les l'amenait à la maison, les nouveaux époux ne parlèrent guère, ils étaient intimidés.
Jacques demanda à sa femme si eIJe ne se sentait
pas fatiguée, le défilé avait été très long. Colette
répondit qu'il y avait un monde fou.
Quand ils arrivèrent dans l'appartement fleuri et
?ù pendant leur absence on avait dressé un buflel,
11 y avait déjà du moncle et Colette fut enlevée à son
mari, entourée par ses amies.
Pendant une heure les salons ne désemplironl
pas, et la nouvelle mariée dut causer avec tous ...
�4°
LE MAUVAIS AMOUR
Pu.is, presque ensemble, les Invités s'en allèrent, et
il ne l'esta plus que les personnes du cortège et les
demoiselles d'honneur.
Alors Loute déclara qu'elle avait grand'faim et
que Mme Ternot dissimulait depuis longtemps d'indiscrets bâillements.
Madame Ternot 1 Colette se mit â rire tant ce nouveau nom lui semblait dr6le.
En quelques instants, dans la salle à manger, on
dressa une table ronde et les jeunes époux et les
demoiselles d'honneur s'installèrent; dans la galerie,
les parents en firent autant. Sans Loule, ce déjeuner
eût été trisle, mais la verve de la jeune fille l'anima.
C'était bon pour les parents d'être silencieux et
solennels, eux devaient leur donner l'exemple et
.-appeler â tous que ce jour-là était un jour de joie.
Et elle railla la pompe de l'église catholique et le
discours de Monseigneur. Elle l'avait écouté d'un
bout â l'autre, c'était un beau morceau d'éloquence,
mais heureusement pour elle Colette ne possédait
pas toutes les qualités énumér6es par le prélat ...
- Une femme parfaite, s'écna-t-elle, Jacques
Ternot, je supprime monsieur, avouez que vous n'en
voudriez pas, rien n'est plus ennuyeux 1Je suis certaine que vous espérez que Colette possède un tas
de petits défauts et vous vous réjouissez de les
découvrir.
Jacques Ternot ne protesta pas, mais il regarda sa
femme avec des yeux qui disaient tout son amour.
Puis Loute se moqua de certaines toilettes, personne ne fut épargné, et elle raconta que sa quête
faite à des gens riches et élégants n'avait pas été fructueuse. Quelques pièces blanches et le reste de
vilains sous. Vraiment, maintenant, on ne savait
plus donner ...
Elle tag,uina les jeunes époux. L'heure du départ
approchait où allaient-ils cachet leur bonheur ? ...
Jacques était un mystérieux, et ne voulait rien dire,
mais elle avait tout deviné, et elle savait quel train
les emporterait ce soir. Elle espérait que ce voyage
ne serait pas l.ong; ~ Paris M. e,t Mme Ternot laiSsaient des amIS qUi seralCnt tres malheureux. Les
jeunes époux devaient promettre que dans un moi~
ils seraient là.
Départ. Ce mot-là faisait sourire Colette, elle
aimait voyager et elle devinait que le voyageur qui
partait avec elle serait un compagnon délicieux.
Pendant leurs courtes fiançailles, il avait ét6 un
flanc"; trùs épris, ne discutant jamais, voulant cc que
�LE MAUVAIS AMOUR
Colette voulait, et ta jeune femme supposait que
toute la vie ce serait ainsi.
Autour de la table, assise entre un monsieu,
qu'elle ne connaissait pas et Loute, Simone avai :
déjeuné en petite fille bIen sage; sans les compren
dre, elle avait écoulé les railleries de Loute et, pou
être polie, avait souri quand tous les autres riaIent
Mais maintenant la conversation devenait pour elle
int6ressante, Loute parlait de départ, qui donc
allait partir?' Elle devenait attentive, elle voulai
~
savoir.
Les grands yeux fixaient Colette. Son papr
s'absentait quelquefois, mais il le lui disait longmaintenant que sa maman
temps ?'?-vance, et I~uis
étaIt la, Il ne pouvaIt plus s'en aller.
Sa maman! Celle-là ne s'en irait jamais, Simone
savait bien que les mamans ne quittent pas leur
petite fille. Elle, quand elle s'en allait à la campapagne ou au bord de la mer, emmenait toujours se~
enfants el pou rIant elle avait trois garçons insuppor.
tables, madame, et seulement une fille!
Mais, maintenant, en parlant à Colette, Loute
disait qu'il se faisait tard et que le train n'attendait
jamais les amoureux.
Alors, pendant que Loute continuait à railler, le
petite mam de Simone s'appuya sur celle du monsieur qui était près d'elle et qu'elle ne connaissait pas.
Croyant que l'enfant désirait quelque chose,
empressé, ce garçon d'honne.ur, ami d'enfance d"
Colette, se pencha vers la petite.
- Que voulez-vous?
Tout bas, s'efforçant d'être compréhensible,
Simone inquiète demanda:
- MonsIeur, qui donc s'en va tout à l'heure?
Lui ne réfléchit pas que peut-être l'enfant ne
savait rien et, insouciant, r()pondit très vite:
- Mais votre papa et sa femme; puis une boutade
de Loute le fit nre, et il ne pensa plus à la fillette.
Simone ne montra pas son chagrin, seulement elle
devint très pâle, el ses mains sous la table se cris·
pèrent. Ses paupières trop lourdes cachèrent se!:
yeux sombres, et elle pencha la tête pour ne plu "
rai.l donc jamai:
voir personne .. C'ulait fini, elle n'~u
de maman, pUisque celle qu'on lUI avaIt donnée hie
partait, la laissant là.
sa
Dal;S
ëh;mbre: C'olette 'eniv~l
. sa' r~be'
bian
che. Mme Darny et Loute l'aidaient. Sur le lit 1.
�LE MAUVAIS AMOUR
blouse de linon, la robe de ,:oyagc étaitent préparées et, fermé, Je sac attendait à côté.
Les mains tremblantes, Mme Darny dévêtait sa
tille; elle avait renvoyé la femme de chambre, ne
voulant personne près de Colette; elle supportait
Loute parce que Colette la désirait... Et puis celte
Loute empêchait toute émotion, sa voix de gavroche
résonnait dans la chambre, le moindre mot dit par
cette voix avait une allure plaisante; tant que Loute
serait là, Mme Darny était sûre de ne pas pleurer 1
- Allons, quille ta parure virginale, enflle ta robe
faite pour la poussière, et ne te regarde pas ainsi,
en blanc ou en gris, tu seras toujours jolie 1
- Loute, tu es ridicule 1
- Je sais, c'est le refrain. Depuis que nous
sommes amies, il ya très longtemps de cela, tu m'as
servi tous les jours des compliments de la sorte, et
comme je suis très bonne fille, je ne m'en froisse
jamais. Mme Darny, avouez que, malgré votre aveuglement, vous vous êtes quelquefois aperçue que
l'étais une amie parfaite.
- Mon aveuglement? répéta Mme Darny surprise.
- Dame, je ne trouve pas d'autre mot. Vos yeux
depuis de longues années n'ont jamais su :voir une
autre personne que votre fille, elle seule avaIt toutes
les qualités ct, lorsque nous étions ensemble, il
'allait que je m'unisse au concert de louanges que
fOUS chantiez près d'elle.
- Vous êtes folle, balbutia Mme Darny un peu
LlOnteu se de comprendre que Loute disait la vérité.
,- Folle 1 Folle! Me voilà classée, cataloguée; mais
::omme SUI' terre chacun est un peu fou, cela ne
m'attriste pas. Madame Darny, permettez-moi de
vous dire, très respectueu sement. que je connais
'Iotre folie. Colette, quelle sera ' la tienne? Cela
m'inquiète un peu pour ton mari. Tu es le papillon
g~i
quitte la t1e~r
o~
il est né~
tu t'en vas vers
l'lllconnu. Je SUIS vraiment poétique, une âme de
poète rôde par ici.
Colette daigna sourire.
- Loute, tu es insupportable, tais-toi et passe-moi
mon chapeau et mes épingles.
Loute obéit. Imitant une femme de chambre bien
stylée, silencieuse elle passa chapeau, épingles :
ses mains adroites mirent la voilt![le, puis, prenant
le sac, elle le tendit à la jeune femme.
- Voilà, madame, êtes-vous contente ain si?
Colette ne répondit pas. Au moment de quitter sa
�LE MAUVAIS AMOUR
43
chambre de jeune fille, elle était un peu émue; elle
avait vécu là des années heureuses, jamais le moindre chagrin ne l'avait effleurée. Cette émotion fut
courte, Colette allait vers une nouvelle vie qui serait
aussI bonne que celle qu'elle quittait.
Elle se tourna vers sa mère et lui sourit affectueusement.
- Maman, voyons, ne sois pas triste, nous ne
partons pas pour bien longtemps.
Ce «nous que Colette disait si naturellement, fit
souffrir Mme Darny; ce « nous annonçait la nouvelle vie de Colette; ce « nous
mettait entre l'enfant et les parents une barrière.
Madame Darny regarda sa fille, et grosses et
lourdes des larmes jaillirent de ses yeux. Elle se rapprocha de Colette j tendres, caressantes, ses mains
arrangè,ent le chapeau, la voilette, la chemisette de
la jeune femme. Elle était pourtant impeccable,
mais la mêre retardait ainsi le départ j dans celte
chambre, Colette était encore sa petite fille; clans le
salon elle ne serait plus que Mme Ternot, que son
mari allait emmener.
Colette ne partageait pas ce chagrin, elle répétait:
{( Maman! voyons, maman» et, désespérée, regardait son amie, lui demandant secours.
Blagueuse, tout de même un peu émue, Loute
s'écria.
- Allons, madame Jacques Ternot, l'auto en bas
gronde, le train chauffe, tl faut suivre votre mari,
Monseigneur l'a dit et Sa Grandeur doit être
écoutée.
Comme réponse aux paroles cie Loute, la porte de
la chambre s'ouvrit et M. Daruy parut ...
En homme qui a du chagrin et qUI veut brusquer
les choses il agit.
Vite, il entraîna sa fille, l'embrassa entre deux
portes. Dans la gal~rie,
Jacques attendait en costume de voyage. Après avoir serré énergiquement la
main de son gendre, M. Darny ouvrit lui-même la
porte du palier et fit signe aux jeunes époux de s'en
aller. Colette eut un sourire, sa main envoya un baiser ... puis, ce fut fini.
Trb pàle, mais parfaitement maUre de lui-même,
M. Darny rentra dans le salon où quelques perSonnes de la famille causaient encore et, sans le
moindre trouble apparent, il se mêla à la conversation.
Lorsque les derniers' invités furent partis, il poussa
un soupir de soulagement; après les avoir reconduits.
)l,
)1
)1
�LE MAUVAIS AMOUR
44
il retourna dans le salon plein de gerbes blanches
qui commençaient déjà à se faner et donna l'ordre
d'enlever tous ces bouquets. La galerie, la salle à
manger étaient envahies par des domestiques; dans
son appartement, ~l n'~tai
,Plus chez lui, et ~e soir
de fête lui parut tnste mfinlOlcnt. Il songea a aller
à son cercle pour fuir cette tristesse, mais il pensa
à sa femme qui, dans quelque coin, devait pleurer.
Il la chercha dans son boucloir, dans sa chambre
et tout à coup, devina qu'elle était chez Colette.
obucement, il ouvrit la porte cie cette pièce, vide à
Darny qui, assise sur une
présent, et aperçut l\~me
chaise basse, semblaIt étrangère à tout bruit. Sur le
lit s'étalait la robe blanche, par terre, les petits souliers cie sat in, et sur un fauteuil, le voile de tulle.
l'vI. Darny s'approcha de la pauvre maman et, lui
prenant la mai~l,
.cli.t avec une. grande aITection :
- Moi aUSSI, l'al clu chagnn.
Et Mme Darny répondit :
- Pourvu qu'elle soit heureusel
Le bonheur de Colette, C'était son unique
préoccupation.
Après un silence, MmeDarny demanda:
- A-t-elle eu du chagrin quand elle est partie,
pleurai t-elle ?
- Je ne lui ~n .ai pa~
laissé le temps, avoua
M. Durny, et pUIS Je crOIS qu'elle n'était pas très
émue. Elle est si jeune!
- Je me. suis mariée à son âge, mais je n'étais
pas fille unique, et mes parents ne m'avaient gUt.ft:
gatée.
- Tandis que nous ...
M. Darnr n'acheva .pas sa phrase.
- Nous, Interrompit sa femme, nous l'ayons aimée.
- Presque trop.
Mme Dam)' se r~desa
et, inqui1:te, interrogea:
- Que veux-tu dIre?
- Oh J ce sont des !dées vagues ... qui, après IOUl,
ne sont peut '11
être pas . Jllstes; l'avenir , Je l'espère , me
prouvera qu e es é-talent
fausses.
Mme Darny s'impat.ienta.
- Mais enfin, explique-toi.
- Voilà. Il y a des jours où je me demande si ce
n'est pas très Imprudent de gater une enfant comme
nous avons gaté Colette. Toi, comme moi, nous ne
lui refusions jamais rien, et nous nous sommes errorCl:S de lui faire la vie aussi douce que possible. Estcc que nous avons eu raison, tout est là,
- Je ne te comprends pas.
4
�LE MAUVAIS AMOUR
Voyons, tu admettras bien que Jacques ne s'inclinera pas, comme nous le faisions, devant tous les
caprices de Colette.
- Pourquoi pas?
- Mais, parce qu'un mari a autre chose à faire.
- Colette est tri::s raisonnable.
- Je le suppose, nous, nous ne lui avons jamais
demandé d'être raisonnable.
Mme Darny se fâ.cha.
- Enfin, ciue veux-tu dire, qu'as-tu cc soir contre
ta fille? Toi qui l'aimes tant, tu me sembles injuste.
Que t'a-t-elle fai t, la pauvre 'petite?
Cette exclamation fit sourire M. Darny.
- Ne la plaignons pas, je t'assure qu'en ce moment
elle ne pense gui!re à nous.
Mme Darny se leva brusquement et s'écria:
- Jaloux, tu es jaloux, voilà la vérité. Tu aurais
voulu que ta fille en nous quittant manifestât son
chagrin, tu aurais voulu la voir pleurer, la voir
souffrir.
M. Darny réfléchit et tout bas, avoua:
- Peut-être, et je crois qu'à toi aussi les larmes de
Colette t'eussent fait plaisIr ... Il Y a des larmes qui
consolent mieux que n'importe quelle rarole.
Mme Darny ne répondit pas et se rapprocha de
son mari.
La chambre s'emplissait d'ombre; l'un près de
l'autre, les deux époux regardaient le lit où ce soir
l'enfant ne reposerait pas, le nid était vide, l'oi"eau
était parti pour toujours.
Toujours! C'est un mot qui fait peur, un mot sans
fin, sans suite, sans espoir.
Ce soir il effrayait Mme Darny, et elle n'osait le
prononcer. Ses mains se tendaient vers la robe
blanche abandonnée ...
La chambre, les meubles, toutes ces choses parlaient de Colette, dans cette pièce, elle était e ncore
présente, et pourtant, elle n'y reviendrait plus jamais.
Tout à ses pensées, M. Darny murmura:
- Nous sommes de pauvres vieux qu'elle oubliera
très vite.
Résignée, la mère répondit :
- Q'u'importe si elle est heureuse 1
Et, malgré lui, M. Darny ajouta:
- Dis-moi que nous avons su l'aimer et qUt'
l'amour dont nous l'avons entourée ne lui as pas lait
de mal. Dis-moi qU'elle sera une aussi bonne épOUSL
que sa mère.
La chambre devenait sombre; Eur le lit, 13 robe
�LE MAUVAIS AMOUR
faisait une gran.de lach~
claire. Mme Darny ne
r ::pondit l'as, n:als ses n~as.
tremblantes sc lev~rnt
\'e rs l'imanc pieuse qUI etait au-dess us du lit de
Colette et,bsubitcment inquiète, elle demanda à Dieu
le bonheur de son enfant.
v
Dans un petit salon contigu à sa chambre, étendue
sur une chaise longue, Colette lisait. Revenue depuis
quelques jours, un d)eu fatiguée par le voyage, elle
se reposait en atten a!1t son amIe Loute.
Elle lisait un mauvais livre, maintenant elle pouvait tout lire ct, sans réfléchir, sans demander conseil, elle achetait n'importe quoi. Mais chose bizarre,
en général, ces mauvais livres ne l'amu saient pas.
Celui qu'elle feuilletait vraiment l'ennuyait; aussi
elle finit par le poser Sur sa chaise longue, et là, les
yeux ouverts, elle r~va.
D'abord, elle s'aperç~t
qu'un calendrier posé sur
son secrétaire ma~'qult
la date du jour, 3 mai, il y
avait juste deux mOlS qu'elle était mariée. Deux mois 1
Jacques n'~vait
p~s
pensé à. cet anniversaire, elle
le gronderait ce SOIf, bouderait un peu, pour lui faire
comprendre q.ue.les d.ates avaient une importance.
Jacques,. c'ctalt vraiment un compagnon charmant, tOUjours .de. bonne. humeur et qui l'aimait
follement, elle etait certaine de cela. Elle ne s'interrogea pas pour savoir si elle lui rendait son
amour. Colette continuait à sc laisser aimer.
Leur voyage avait été un voyage délicieux; partout, en France, comme en Italie, un ciel bleu et du
soleil. Jacques pré~endait
que tout souriait à Colette
et Colette le croyait.
Au relour l'hôtel, fini d.'installer, avait plu à la
jcune femme; SimOI?e, s.a petite belle-fille, n'était pas
gênante et ne paraIssaIt qu'aux heures des repas.
A son sujct, Jacques avait cu avec Colette 1.1ne
conversation sérieuse. En sc servant de mots
tendres il lui avait demandé de s'occuper de Simone,
de sur~eil1
la gouyernante q1.1'il ne croyait pas
irréprochable.
- En aimant ma fille, Colette, c'est moi que You",
aimerez et je n'oublierai jamais ce que VOLIS fcr..:!.
pour mon cnfant.
Colette n'avait pas compris quelle pri ère il ya"ait
�LE MAUVAIS AMOUR
47
dans cette voix d'homme, et elle avait répondll
qu'elle trouvait la gouvernante parfaite.
Jacques avait insisté.
Agacée, Colette s'était dite jalouse, et Jacques
n'avait plus osé parler de la fillette.
Simone continuait à adorer sa maman, mais cette
adoration était craintive; elle s'efforçait d'être plus
sage qu'ellc ne l'avait jamais été. Pas ùe cris, pas de
rires, elle jouait silencieusement et ne voulait même
plus que ses petites amies vinssent; on ne pouvait
les empêcher d'être bruyantes et sûrement sa
maman n'aimerait pas cela.
Colette s'apercevait bien que Simone était une
enfant « modèle» et elle s'en réjouissait.
En dehors du baiser qu'elle lui donnait matin et
soir, elle n'avait pour la fillette aucun geste de tendresse: oubli, Indifférence. Toujours très aimée,
trés choyée, Colette ne devinait pas qu'il y a des
loutes petites qui, pendant des jours et des jours;
désirent une caresse, et Simone pensait au baiser de
Colette bien longtemps d'avancc. Si, trop pressëe
ou distraite, la jeune femme ne le lui donnait pas,
le soir, lorsqu'elle était couchée, Simone pleurait.
Depuis leur retour, les jeunes époux n'étaient
guère restés chez eux: un dJncr de famille par
semaine et les autres soirs théâtre généralement,
Jacques y rctrouvait des amis et, après les présentations faites, .ils allaient tous ensemble souper dans
quelque restaurant très en vue.
Ce soir, le ménage Ternot et de vieux mariés d'un
an, cousins de Jacques, devaient se retrouver aux
Variétés, et dès lc théâtre fini tous les quatre
s'étaient promis d'aller dans un cabaret de Montmartrc voir danser. Colette se rëjouis~at
de cette
soirée ct, pour être belle, prolongeait son repos.
Sur sa chaise longue, dans ce petit salon très joliment meublé, qu'une gerbe de roses égayait, Colette
trouvait qu'il était doux de vivre, et elle pensait à
tous les plaisirs qui l'attendaient. Elle avaIt eu rai~on
d'épouser Jacques Ternot, Loute ne se trompait
pas en lui disant que c'6tait pour ellc Je bonheur.
.Jeune fille, elle s'eft'rayait dc ce titre ùe vcuf, qu'il"
avait donc pcu d'importance 1 Le point noir, comme
cl~
dis~l
au.trcfoi.s, c'était. Simone, ma}s. que ce
pl)lnt nOIl' étaIt petit; et vralmcnt pourrdlt-ll Jamais
l'ennuyert
Trois heures 1 Loute tardait, mais Colette n'était
pas pressée de la voir arriver; elle' était bien l, chez
cHe» ct trouvait très agréable d'y rêver.
�18
LE l\IAUVAIS AMOUR
Chez elle, ces mots la faisaient sourire, elle
n'avait pas encore l'habitude de les dire.
Elle quitta la chaise longue et alla sc regarder
dans une glace. Elle ne voul.ail pas être indulgeI?-te
pour el-m~!
~le
voulait sc trouver mauvaise
mine ou mOll1s )ohe que de coutume, elle ne put y
parvenir et constata avec plaisir ·que cette robe J'intérieur de soie paille lui allait à ravir.
Tout à l'heure Jacque.s a:vait el?- raison lorsqu'il
lui avait dit: « Ma ch êne, Je croIS que tu deviens
tous les jours plus jolie, est-ce l'amour qui rait ce
miracle? li
Le timbre annonçant Ulle visit.: retentit.
Colette s'allongea.de nouveau sur sa chals~
longue,
prit une. pose gl:acleuse, puis at~p
le mauvais
livre, qUl affirmait ses droits. Il était temps; sans se
{"aire annoncer, Loute grimpait l'escalier et pénétrait
en coup de vent dans le salon de son amie.
- Bonjour, madame, je suis en retard ... ne dis
rien ... Que tu es belle 1 Mais tiens donc ton livre à
['endroit, je pense que tu ne dois pas pou voir lire
ainsi.
Colette rougit et, furieuse, jeta l'ennuyeux roman
sur la chaise longue; .l es deux amies échangel" ...nt un
baiser, puis Lout.:: pnt un fauteuil.
- Ouf, tu ne devineras jamais qui je quitte.
- Un amoureux.
- Non, ma chère, ils sont en grève 1
- Une amie ... mon mari ...
- Non.
- Je ne sais pas.
- Ta mère, ma chère, Mme Darny en personne.
Colette se redressa brusquement.
- Tu ne lui as pas dit que tu venais ici ni que
flOUS sortions ensemble.
'
- Mais nOIl! j'ai bafouillé ... ellc n'a rien compri s.
Colet (e respira soulagéc et, vite, expliqua:
- Tu comprends, j'aime beaucoup maman, je
suis très contente de la voir, mais elle voudrait sortir
av..:c moi tous les jours; alors, comme me l'a dit une
cousine de Jacques, c'est une très maL1vi~e
habitude on ne sait plus comment s'en dC:barrasscr.
Sc' débarrasser de sa m1:re ou de l'habitude, Loute
ne comprit pas, m.ais el~
~rol'a
inutile d'insister.
- Voyons, habille-tOI Ylte, Ji est temps de partir.
Le deux amics allèrent dan!< la chambre d..:
Colette dix minutes arrès la jeune femme était prête.
Au t~omen
où elles descendaient l'escalier, la
gouvernante de Simone parut.
�LE MAUVAIS A1roUR
49
La présence de Miss à celte heure étonna Colette,
elle l'interrogea:
- Vous n'êtes donc pas sortie avec MademoisL!lle?
Miss expliqua que la petite fille était enrhumée et
ayait très mal à la tête.
- Eh bien, laissez-la à la maison, j'irai la voir
dès que je rentrerai.
Cela dit, Colelte prit le bras de son amie et, sallS
plus penser à Simone, monla dans l'auto qui les
emmena très vite à une exposition de peinture. Là,
ellcs ne firent qu'entrer el sortir, juste le temps de
regarder quelques tableaux de maitrL!S indiscutables;
puis elles s'en allèrent goi1ter chez un pâtissier où
elles étaient certaines de rencontrer des amies ...
Quand elles entrèrent, les salons qui tiennent à la
boutique étaient plei ns; le11te111en t, en dévisageant
tous ceux qui étaient là, Loute en fit le tour.
Dans un coin ellc découvrit une table et Jeux
amies : Jeanne et Marie de Lionard. Heureuses de
sc retrouver, eUes s'installèrent et Colette, la personne intéres~a,
tout en déyorant des gâteaux,
raconta son voyage, et la vic très agréable qu'elle
menait depuis son retour à Paris. Du mari elle parla
peu, mais avec complaisance s'étendit SUl' les pièces
de théâtre qu'elle voyait et qui n'étaient pas pour
les jeunes filles. Elle dit aussI ce qu'elle allait faire
ce soir et ses amies lui firent promettre de leur
raconter en détail tout cc qu'clic l'cITait; lcs danses,
surtout, lcs danses inquiétaient les sœurs de Lionard. Un ami de Icur frère prétendail qu'à Montmartre, ct tant d'autres endroits semblables, les
danseuses de profession dansaient plus convenablement que certaines jeunes lille;; du monde.
L'opinion d'un homme ne compte pas, mais tout de
même elles seraient heureuses de pouvoir donner
un démenti formel à ce monsiclI1' qui osait faire
pm'aille comparaison.
Colette allait bien regarder tous les pas, et dès
demain clic téléphonerait ses impression .
Elles bavardèrent longtemps, les salons peu à
peu se vidèrent ct il était tard lorsque les quatre
amies sortirent de chez le pàtis~er.
Il faisait beau
devant elles s'l'Iendaient la place de la Con~rde'
le;; Cllamp$-Elysécs, t::t dans le lointain l'Arc d~
triomphe se détachait sombre sur un cid que le
suleil couchant empourprait.
J'ai envie de marcher, dit Coletlè.
- l\larcholls, répondit Loule .
.kanlle o.:t MariL! de LioJlnrd les quitti:rcnt, elles
�5°
LE MAUVAIS AMOUR
habitaient boulevard Saint-Germain et étaient
attenùues.
D'un pas alerte, les deux amies s'en allèrent.
Dans les Champs-Elysées, malgré les voitures, le
monde le bruit, le pnntemps continuait son œuvre:
il avait transformé les marronniers, en avait fait de
gros bouquets blancs. Au milieu des massifs, les
i ulipes se dressaient éclatantes et les plus petits
arbustes portaient ~es
fleurs. S';lr les pelouses, dans
les allées s'attardaient les mOineaux, becquetant,
jasant, insupporta.bles et .adorables. Colette et
Loute, sans se le dIre, ralentirent leur marche; elIes
se taisaient, regardant les arbres, les fleurs, les moineaux j le printemps était là, elles se redressaient
vibrantes, prêtes à comprendre tout ce qu'il murmurait. Colette pensa à Jacques si amoureux, elle y
pensa plus t.endrement que. d'habitude et. souhaita
l'entendre dll'e de . ce~t
VOIX chaude qUi était la
5ienne : « Ma chéne, I.e vous aime ... je t'adore ... "
Triste, Loute songeait que le fiancé tardait à venir
ct pourtant il eût été b?n de s? promener ce soir,
pri!s de quelqu'un qUI n'auraIt rien blagué. En
remontant les Champs-Elysées, elle se découvrait
Hne ame de grisette i tout c?mme les autres, elle
portait en elle le déSir merveIlleux. d'aimer et d'être
aimée.
1\ u rond-point, Loute, énerv~,
rai l1a; elle avait
hesoin de rire ou de pleurer et le rire est toujours
fri!s près dc~
I.arm~
s .
.
'..
- Ma chene, fit-elle , Je nc saI!; a gUI tu rêves,
roais je croi s que tu oublies complètement l'heure.
Colette tressaillit.
- C'est wai, il doit être tard, et il faut que je
m'habilk
Le charme était rompu, le printemps ne les troublait plus.
.
Elles rcmontt; rent dan s l'aLlto. Colette déposa
Loute chez elle, ~t, C] uelg LIes minute~
npr\!s, la jeune
femme descendaIt devant l'hôtel.
Elle grimpa rapidement. l'escalier, craignant de ne
pouvoir con sacrer à sa tOIl<.:tk a:;sl.!z dt.: temps.
La ft.:mme de chambre, le codTeur, l'attendaient;
elle sc lit déshabiIler par l'une ct onduler par l'autre.
Elle mettait sa robe lorsque son mari entra.
Le coup d'œil discret, mais a~mirtf
de J~cques
lui fit comprcndre quc sa tUOIque ver~,
tres collante, lui allai! \)jen; contente, elle soun!.. .
_ Je craignaIS d'être en retard, fit-eUe, J'al été me
promener <l\' CC Loute, Dieu qu'il faisait bon 1
�LE MAUVAIS AMOUR
51
- Oui, une jolie journée de printemps, j'espère
que Simone en a1.1ra bien profité.
Simone r Colette l'avait oubliée. L'exposition, le
thé, les amies, la promenade. Allez donc se souvenir après tout cela qu'une petite fille a mal à la
tête.
- Simone est enrhumée, fit-elle, Miss n'a pa. ~
voulu la sortir.
Jacques se tourna brusquement vers sa femme.
- Ce n'est pas grave? demanda-t-il.
- Non, certainement, ce matin elle paraissai\
très bien.
La physionomie de Jacques changea et, si Colette
n'eùt pas été très occupée à regarder l'efret d'une
rose blanche sur sa robe verte, elle eM remarqué
que Je visage de son mari était différent. Les sourcils froncés, le regard sévère, Jacques observait sa
jOlie femme.
- Vous ne l'avez pas vue ce soir? demanda-t-il
d'une voix presque dure.
- Non, fit Colette en attachant sa rose, pas
encore. Je suis rentrée pour m'habiller.
Jacques n'interrogea plus, mais il quitta le cabinet
de toilette, et referma la porte un peu bruyamment.
Colette continua à se regarder dans la glace, rectifiant avec la femme de chambre un pli qui ne faisait
pas bien et admirant comme cette robe mettait en
valeur son collier. Elle était prête et très satisfaite de
sa toilette lorsque son mari entra.
D'un air qui était plein de reproches, il dit:
- Je ne trou\'e pas Simone bien, j'ai dit à Miss
de téléphoner au docteur.
- C'est toujours plus prudent, fit Colette, puis
elle ajouta avec un sourire: pourtant il me semble
que Miss pourrait soigner un rhume.
- Je n'y connais rien, reprit Jacques, Simone a
mal à la tête, Miss prétend qu'elle a de la fièvre,
j'aime mieux avoir un avis.
- Vous avez peut-être raison, dit Co Id te conciliante, mais vous fcrez bien de vous habiller, nous
al lons être en retard.
Jacques regarda sa femme si jolie dans sa robe
ver~.l
De cette soirée. Colette se prOJ'!le~tai
grand
plaiSir, ses yeux bnJlalcnt, elle semblait llnpatientc
de partir.
- Mais, fit-il en hésitant un peu, jc voudmis voir
le docteur.
D'un ton qui voulait clorc touteùisctlssion Colette
répondit:
'
�LE :MAUVAIS AMOUR
- Vous n'y pensez pas, les Gérard nous atten·
dent à huit heures chez Pommier.
Craignant de contrarier la jeune femme, Jacques
dit tllnidement :
- On pourrait peut-être leur téléphoner, et nous
irons les rejoIndre après le dlner.
Cette fOIs Colette se fâcha. Les sourcils froncés,
elle reprit:
- Mais où voulez-vous diner, pas ici, je pense,
rien n'est prêt; et pUIS vraiment, pour un rhume, ce
serait ridicule. Et, tout bas, ayant presque honte de
ce qu'elle allait dire, elle ajouta: Si chaque fois
que votre fille est enrhumée, il faut rester à la maison, ce sera bien amusant 1
Jacques était très amoureux, Jacques aimait, il ne
répondit pas et alla s'habiller.
Une demi-heure après cette discussion, la premIère, le jeune ménage Ternot avait retrouvé les
Gérard et tous les quatre dinaient eaiement dans
une salle fleurie. Cuisine excellente; vins de premier choix, la petite Simone fut momentanément
oubliée.
La pièce des Variétés était un peu leste, mais très
amusante, Colette rit beaucoup. Elle remarqua bien
que son mari semblait soucieux et ne partageait pas
la gaieté générale, mais habituée à s'occuper avant
tout de SOft plaisir, elle ne s'en inqtliéta pas.
Pendant un entr'aete, Jacques Ternot fut assez
longtemps absent.
Quand il revint, ses amis voulurent le taquiner.
Il les arrêta par ces mots:
- Je viens de téléphoner chez moi, le docteur
n'a pas trouvé ma fille bien; - et, se tournant vers
sa femme, il ajouta avec un peu de rancune: c'est plus qu'un simple rhume, Simone a beaucoup
de fii.:vre. Le docteur reviendra demain matin.
Colette ne répondit pas, mais le troisi0me acte,
le meilleur dç la pil!ce, lui parut moins drôle que
les autres et, fon",ièrement injuste, elle en voulut
à cette petite qui gâtait son plaisir. Si sa belle-fille
~tai
tout le temps malade, ce serail bien amusant.
Ah 1 le point noir grossissait terriblement. Et les
yeux clairs ne bnllèrent plus et le joli sounre
disparut.
Colette bouda pour bien faire comprendre à son
mari qu'elle ne voulait pas qu'on lUI troublât son
plaisir avec un rhume de petite 11lIe.
A la sortie, elle se laissa mettre son paletot par
Jacques, puis, sans même le remercier, suivit Gérard.
�LE M"ÜJVAIS AMOUR
Dehors, l'air vif ct surtout le souper en perspective
lui changèrent les idées; devant l'auto, regardant
le ciel plein d'étoiles, elle dit:
- Qu'il fait bon ce soir, ne trouvez-yous pas,
Jacques, Montmartre va nous paraitre merveilleux.
La main sur la poignée de la voiture, sèchement,
Jacques répondit;
- Nous n'irons pas ce soir, - et se tournant
vers ses cousins, fI ajouta: - Vous nous excuserez, mes amis, mais je suis pressé de rentrer.
Miss m'a paru inquiète, je youdrais voir moi-même
Simone.
Rentrer 1 Colette n'en revenait pas ... Alors ils ne
souperaient pas à Montmartre, demain elle ne pourrait téléphoner à ses amies les danses extraordinaires qu'elle y avait vu danser. Et tout cela à cause
d'une petite Glle qui n'avait rien du tout ...
Ne voulant pas montrer sa déception, elle dit rapidement bonsoir aux Gérard et, furieuse, monta
dans la voiture. Elle se blottit dans son coin, bien
résolue à ne pas dire un mot à son mari!
La décision prise, la chose faite, Jacques, cumme
tous les amoureux, était lin peu inquiet; il craignait
que Colette fClt très dé~ue.
C'était encore une
enfant qui se promettait grand plaisir de ce souper
à Montmartre.
Elle n'avait que dix-neuf ans! il fallait être indulgent.
.
- Cette pièce vous a-t-elle amusce, Colette j- demanda-t-il.
- Oui.
- Bons acteurs, jolies femmes, cette troupe est
la meilleure de Paris.
Colette se tut, aiiectant de s'intéresser au spectacle de la rue.
- Ne trouvez-vous pas r reprit Jacques.
- Oui.
Ces deux laconiques réponses firent comprendre
au mari que décidément sa femme était fàchl:e. Cette
bouderie d'enfant l'amusa. Il se l'appro.;ha de
Colette, qui dans son coin se faisait toute petite.
- Voyons, dit-il d'une voix tendre, qu'avez-vous r
je
- Mais, je n'ai rien, répondit-elle, s~ulemnt
trouve que nous n'avons pas été polIs avec les
~érad
... Depuis huit jours cette soirée était organIsée, et au dernier moment nous les lâchons. Ce
n'est pas gentil.
- Les Gérard ont fort bien compris la chose, ne
vous inqui6tez pas, nous irons avec eux un autre Eoir.
�54·
LE l\IAUVAIS AMOUR
Oh, fit Colette méchamment, il y aura encore
un empêchement.
Jacques n'insista pas et les deux époux ne se
parlèrent plus.
Arriv6s chez eux, Coletle alla dans sa chambre,
Jacques monta yoir Simone. Miss l'attendait. La
\1etite fille dormait, mais elle avait une forte fièvre,
le médecin craignant une maladie éruptive oe se
prononcera it que demain. Jacques regarda quelque
temps sa fille; ce visage rouge, c.e souflle court l'inquiétaient. Au bout d'une demi-heure, voyant que
Colette ne montait pas, il s'en alla, non sans aV01r
recommandé à Miss de bien surveiller la malade.
Au premier étage il s'aperçut que tout était
éteint dans le cabll1ct de toilette, dans la chambre
de Colette aucun bruit ... Sans monter voir Simone,
sans dire bonsoir à son mari, la jeune femme s'6tait
couchée: décidément la brouille C:tait sérieuse.
Tout triste, péniblement impressionné, Jacques
alla dans sa chambre ~t lut toute la nuit. Inquiet de
Simone, Il ne poul'alt dormir et puis l'avenir lUI
faisait peur, Colette semblait ne pas s'attacher à sa
fille, elle paraissait ne pas aimer son enfant.
Vl
Colette s'était réveillée de fort bonne humeur de
sa déception de la veille il n'était plus questio~.
ft
faisait un temps merveilleux, le soleil entrait à nats
dans sa chambre, de son lit elle apercevait le bois
vert et le ciel bleu.
Que ferait-elle aujourd'hui? Le matin une petite
visite â ses parents, puis cet après-midi goûter au
Pré-Catelan. Loute était libre, tout à l'heure elle
téléphonerait aux de Lionard pour leur demander
de venir; la journée serait très agréable.
La femme de ch~mbre
apporta le courrier: lettres
de fournisseurs, Journaux; Colette ne les regarda
pas elle jeta le tout sur son lit ct se leva.
U'n coup d'œi~
à sa glace pour regarder que, décoiffée, elle étaIt charmante, s'.envelopP?r d'un
peionoir de laine blanche fut l'arralre d'un Instant;
pui~,
rieuse, toute prête à pardOn!ler à ce méchant
mari qui n'avait pas voulu la condUire à Montmartre,
elle alla dans son boudoir où tous les matins on
~ ervait
le premier déjeuner du jeune ménage.
�LE MAUVAlS AMOUR
55
Le déjeuner était là, mais Jacques absent. Pas
encore prêt, quel paresseux 1
Colette sonna; au valet de chambre qui accourut
elle donna l'ordre de prévenir Monsieur que Madame
"attendait.
Le domestique répondit que Monsieur était chez
Mademoiselle.
La bonne humeur de Colette disparut, la petite
fille était malade, il fallait aller la voir. Vite, pOUf
s'en débarrasser, elle monta.
Lorsque Colette entra, Jacques, assis près du
lit, causait avec Simone qui, très rouge, un peu
haletante, lui disait de sa petite voix douce:
- Ma tête me fait moins mal... ça tape encore un
peu ... demain je serai guérie.
Tout à coup la fillette aperçut Colette, alors sa
figure se transforma, elle tendit vers elle ses petites
mains et S'écria, joyeuse:
- Bonjour, ma maman, - puis elle ajouta: - Je
ne suis pas malade, ça va très bien maintenant.
Simone tendait ses mains, mais elle tendait aussi
son visage, désirant un baiser ... Colette ne le comprit pas, elle regarda la petite fille avec attention et,
au lieu de s'approcher du lit, elle recula. Cette face
était là, tout bas,
rouge et enJ1ée l'efTrayait. Mi~s
d'une voix tremblante, elle l'interrogea:
- Mais qu'à donc Simone sur la figure"(
- Ce doit être la rougeole, madame, hier soir, le
médecin la craignait.
'
La rougeole 1 Colette recula encore 1
Toute petite, Mmc Damy avait habitué sa fille li
woir peur des enfants malades. Di.: qu'une de ses
amics étaient enrhumée, toussait le moins du monde,
Colette avait ordqe de la fuir, jamais Mme Dam}'
~'alit
prendre des ~ouvels
.dans une maison ou
JI y avait une maladie contagieuse, tant elle craignait de contaminer sa fille; aujourd'hui Colette
avait peur.
Tout près de la porte elle dit à son mari :
- Le déjeuner est servi, vencz-ou~,
Jacques.
Simone regarda l;a belle-mère, nc cnmrrenanl
pas, mais elle devina que Colette désirait emmener
son père. Bonne, voulant avant tout faire plaisir à
sa maman, elle dit gentiment :
- Va déjeuner, papa, et se tournant vers Colette
Suppliante, elle ajouta : Vous reviendrez tous les
deux. C'est promis.
Puis retombant sur ses or.::illcrs, ellc ferma les
yeux en murmurant:
�56
LE MAUVAIS AMOUR
J'ai bien mal à la tête ...
Jacques crut qu'elle voulait dormir, et suivit
Colette.
En descendant l'escalier, ils ne se parlèrent pas,
mais dès qu'ils furent dans le boudoir, Jacques dit:
_ C'est la rougeole 1
_ Evidemment, répondit Colette .
De chaque côté de la petite table où était préparé
leur déjeuner .ils s'assirent, les toasts froids furent
jugés par la Jeune femme détestables, et le th6,
beaucoup trop fort, ne lui plut pas davantage. Jacques, préoccupé, mangea les toasts froids, but le thé
noir sans dire un mol.
C~let
s'impatienta.
_ Vous n'êtes pas bavard, ce matin.
C'était presque un reproche, Jacques $'excusa.
_ C'est vrai, ma chérie, mais je suis préoccupé.
J'attends le médecin avec impatience.
Colette regarda son mari, puis dit d'un ton dégagé :
- Si c'est vraiment la rougeole, qu'allons-nous
faire?
Jacques se tourna vers elle, ne comprenant pas.
_ Ce que nous allons faire? répéta-t-il, interrogeant à son tour.
- Oui, expliqua-t-elle, qui va soigner Simone ? ..
La rougeole, c'est une maladie ... contagieuse ... Miss
voudra-t-elle s'exposer?
Jac:ques n'e';lt 'pas l~ temps de répondre, le domeslique venait 1 avertir que le médeCin était là.
, Dès que son mari fut parti, Colette se précipita
au téléphone. Avec une hâte fébrile, elle décrocha
le récepteur et demanda un numéro. La communication ne se fit pas attendre.
- Qu'est~c
qui est au téléphone?
- Germame ... Prévenez Madame que je VeU1\: lui
parler de sui~e
. Oui, Madame Ternot. ..
Elle attendit quelques secondes, pUIS reprit:
C'est toi, maman ... oui. .. pour le moment je
n'ai pas le ~emps
de. t'écouter... Viens vite, j'ai
besoln de tOl. .. Une tUile ... Ne t'afTole pas Sîmone
contraa la rougeole ... Tu as raison.. c'est plus qu~
riant. .. Alors tu viens de sUite.
Colette raccrocha le récepteur et, calme, alla commencer sa toilette, son ennui allait prendre !in puisque sa mère arrivait. Elle ne savait pas ce que
Mme Darny ferait, mais elle était certaine qu'elle
arn~eit
tout pour le mieux.
La Jeune ft.:mme se dépêcha et elle était prête lor-s-
�LE 1IAUVAIS AMOUR
57
que le domestique vint la prévenir que le médecin
quittait la chambre de Mademoiselle.
Colette le retrouva dans le bureau de son mari.
Jacques lui présenta le docteur qui tout de suite lui
donna des explications. Il ne croyait pas à la rougeole, une mauvâise roséole, mais comme l'enfant
avait une très forte fièvre, il reviendrait ce soir,
maintenant il fallait laisser la petite malade tranquille, une potion, un peu de tisane, et c'était tout.
Ordonnance écrite, il s'en alla, et ses dernières
paroles furent très rassurantes. Malgré son apparence frêle, Simone avait un bon tempérament, Il ne
fallait pas s'inquiéter, c'était une indisposition, une
simple indisposition.
Lorsque les deux époux furent seuls, Colette
affecta d'être très gaie, elle ne voulait pas parler de
la malade, sa mère s'en chargerait.
Ce qu'elle désirait, elle n'en savait rien, mais
elle se rendait compte qu'ayant peur, elle ne voulait
plus pénétrer dans la chambre de Simone. Avouer
ce sentiment à son mari, ce n'était pas chose facile,
Mme Darny ferait comprendre à son gendre, mieux
que n'importe qui, quelles précautions sa fille devait
prendre.
- Jacques, maintenant que vous voilà rassuré,
pensez un peu à votre femme: depuis hier, monsieur,
vous l'avez bien négligée.
Le mari fut sensible à ce reproche.
- Petite Colette, il ne faut pas m'en vouloir.
- Bien entendu, à la condltion que vous réparerez.
- Comment le puis-je?
- Il est onze heures, n'allez pas à votre bureau,
et consacrez-moi la fin de votre matinée.
- Avec plaisir. Voulez-vous sortir?
Sortir 1 Colette ne le désirait pas; elle se décida à
dire une partie de la vérité.
- Non, fit-elle, j'ai téléphoné à maman que Simone était soufirante, elle m'a annoncé qu'elle viendrait cc matin prendre des nouvelles. Ce serait peu
gentil de ne pas être là.
- En eITet, eh bien 1 attendon votre mère. Je
veux, vous le savez, être un gendre modèle, je veux
qu'elle finisse par m'aimer.
- Mais elle vous aime.
- Non, Je viens de lui prendre sa fille elle ne
m:a pas encore pardonné. Plus tard, nou's serons
1111eux ensemble, v~)Us
verrez. Et puis, ajouta Jacques tendrement, Je m'entendrai toujours très bien
�58
LE MAUVAIS AMOUR
avec votre mère, je désire, ~a
chérie, vous éviter la
plus petite peine. Je voudrais vous rendre très heureuse.
Colette avait entendu sonner, elle entendait monter. La porte s'ouvrit et la jeune femme se précipita.
vers sa mère.
_ Maman ... bonjour ... que tu es gentille d'être
venue si vite; il me semble qu'il y a très longtemps
que je ne t'ai vue.
Tout en embrassant sa fille, Mme Darny répondit:
_ C'est vrai, mais je n'ose venir te voir ... je crain"
de vous ennuyer. Une maman est toujours de trop
chez un jeune n:énag e ..
Jacques tendIt la mam et protesta gaiement.
_ Ne dites pas cela, nous causions de vous à
l'in stanL
Mme Darny s'assit sur le fauteuil que lui avn~it
son gendre, e~,
tout de suite, parla de la questlOl1
qui l'JOtére::isalt ..
_ Eh bien, dIt-elle, vous avez un ennui, Simon€'
a la rougeole?
_ Roséole plutôt, répondit Jacques le médecin
n'est pas encore tr\:s fixé. "
'
_ Roséole, rougeole, repflt vivement Mme Darny,
de vous dire que ces malapermettez ~ une m~an
dies sont bIen parellies. Dans les deux cas c'est une
fièvre éruptive et contagieuse.
_ En effet, fil Jacques en riant, nous voilà en
quarantaine.
_ yous riez, s'écrÎa M.me Damy un peu vexée,
mais Je vous av~)U.e
que Je ne trouve pas la chose
drôle, ct m~e.
J'ao~te
que j~ suis un peu inquii!te.
_ C'est lOutlle, SI vous aViez entenùule médecin
vous ~eriz
l.out à fait r.assu:ée! n'est-cc pas, Colette?
La Jeune lemme, qUI devmalt de quelle inquiétude
pariaIt sa m~re,
trouva plus simple de ne pas
répondre. Jacques ct Mme Darny ne se comprenalCll t pas.
_ Il nouS a dit, continuait Jacques, que ce n'était
qu'une indisposition, Simone est très solide.
_ J'en suis bien heureuse pOllr elle, fit
Mme Darnv. En effet une ruugeole chez les enfants
est une maladie rarement grave, seulement elle
pre5que dangereuse, lorsque
devient mauvi~e,
des personnes, d'un age différent, en sont atteinte!>.
_ Oh 1 reprit Jacques avec in~oucae,
on
n'attrapc jamais rien d'un ~trc
plu!> Jeune que boi;
je vous assure que cela ne nous tourmente pas.
Nous 1 II croyait que Colette partageait se~
idées;
�LE MAUVAIS AMOUR
59
et il eut été heureux de le lui entendre dire. Mais la
Jeune femmc se taisait; son visage ne la trahissait
pas, elle semblait tr1.:s loin de ce débat.
- Avez-vous pensé, s'écria Mme Darny, que
Colette pouvait attraper celle maladie! Elle l'a eue
fort bénigne autre~ois,
et comme elle ~st
en ~e
moment un peu fatiguée par son voyage, Je la crOiS
plus susceptible qu'aucune autre .
.Jacq ues regarda sa belle-mère et Colette, non
vraiment il n'avait pas songé que sa femme pût être
contaminée. Il fallait éviter cela.
- En effet, vous avez raison. Colette fera mieux
de ne plus monter chez Simone, Miss la soignera et
je vais dire au médecin de nous envoyer une garde.
Mme Darny reprit, avec embarras:
- C'est unc solution ... mais vous savez, je ne
sais si elle est parfaite .. . Une maison où il ya une
rougeole est considérée comme infectée. Les
microbes y sont partout et je crains bien que la
précaution de ne pas monter chez Simone ne suffise pas . Colette peut attraper cette maladie. Je vous
avoue que je suis très tourmentée.
EnnuyG, Jacques ne savait que dire, il trouvait
que sa belle-mère o::xagérait à plaisir la situation,
mais il n'osait pas le lUI faire remarquer; et puis le
silence de Colette l'agaçait, elle semblait penser
comme sa mère, lui donner raison.
- Que voulez-vous faire? reprit-il, énervé, dans
toutes les maisons où il ya des enfants, ces choseslà se produisent.
- Naturellement, répondit Mme Darny vexée de
voir que son gendre ne la comprenait guère, mais ...
ne pourriez-vous pas pendant le temps de la maladie
vous absenter quelques jours. Fontainebleau est
charmant à celte époque et ce petit voyage vous
ferait grand bien à tous les deux.
Jacques se leva el, indigné, s'écria:
- M'en aller, quiller ma fille lorsqu'elle est
malade, vous n'y pensez pas. Plus doucement, il
ajouta: - Si Coletle a peur, si vraiment vous craignez
pOUl' c:11e, elle peul aller passer quelques jours chez
vous, le ne m'y oppose nullement. Que voulez-vous
faire, Col elle ?
Cette fOlS la jeune femme élalt obligée de répondre
son mari l'interrogeait.
'
- Je ferai ce que vous vou<;lI'e?, Jacques; si yraiment vous avez pe~r
pour mOl, SI vous trouve/!: plus
p!,u.dent ~e nous separer pour quelques jours, je me
l'eSlgneral.
�60
LE MAUVAlS AMOUR
Malgré sa jeuness e et son inexpér ience, Colette
compre nait qu'il fallait persuad er son mari que •
.;'était lui qui désiralt ce départ.
Jacque s' ne répond it pas; laisser partir Colette
c'était la joie, l'amour qui s'en allaient de son foyer,
la suivre lui sembla it imposs ible; la petIte maiade
le réclama it. .. Non, il n'a1ait pas le droit d'expos er
sa femme, il ne pouvait lui dire de rester dans cette
maison qu'on prétend ait contam inée. Colette devait
partir, et il se trouvai t ridicule d'en éprouv er une si
grande tristess e; quelqu es jours sont bien vite passés. Pourqu oi lui semblait-il qu'une main m6chan tc
venait de toucher à son bonheu r, poul'quoi hésitait -il
à pronon cer les mots qui autoris eraient sa femme à
partir? C'est qu'il espérai t toujour s qu'elle allait se
révolter contre la décisio n qu'on lui demand erait de
prendre . L'air raisonn able de la jeune femme, son
attente résigné e ne laissaie nt aucun espoir, alors
Jacque s finit par dire à sa belle-m<:re:
- Vous al'ez raison, il faut mieux que Colette s'en
aille pour quelqu es jours.
. . . . . . . . . . . . . . ....
Le soir, Colette et Jacque s dlnaien t chez .M. et
Mme Darn)'.
La jeune femme était très gaie, cela l'amusa it de
reprend re pour quelqu es Jours sa chambr e de
jeune fille; c'était drôle d'ètre Madam e et d'habit er
chez ses parents .
du repas, Jacque s sembla it soucieu x, àe
Au d~but
mauvaise humeur , mais l'atmos phère cordiale ,
l'amabi lité de ses beaux-p arents, les rires de Colette
eurent raison de ses pensée s grises, ct lorsqu'i l
quitta la table il était aussi joyeux que les autres.
Dans le salon, Colette s'assit tout pr<:s de lui, et
coquett e, jolie à faire perdre la tC:te, elle taquina son
man.
- Voyons , mon ami, faites-moi la cour; je suis
une jeune fille à marier. Dites-moi des choses gentilles et conven ables, des choses que papa ct maman
rougir.
puissen t entendr e san~
Jacque s mur!llura tl'<:5 ba's:
- Je VOU5 atme.
- Ce n'ctit pas cela, monsie ur, que vous devez
dire, il faut me parler de ma personn e,. de me:;
charme s, ne soyez pas un amoure ux tranSI, trouvez
le s paroles qUI renden t folles les petites jeunc~
filles.
- Je t'adore.
C'est toujour s le même refrain, la même ritour-
�LE MAUVAIS AMOUR
nelle, n'en connaissez-vous pas une autre, celle-là
me plait mais je suis coqu eUe, changeante, fI;vole,
il faut m'amuser, sans cela ...
- Sans cela? répéta Jacques gravement, cherchant le regard de Colette.
- Sans cela, s'écria la jeune femme en quittant SOIl.
siège, ma mi::re ne vous accordera pas ma maIn ..
Elle courut vers Mme Daruy et, neuse, conllDU'l
la plaisanterie.
- N'est-ce pas, maman, que tu me conseilles de
refuser cet amoureux qui n'a pas su me plaire. Les
amoureux, voyez-vous, monSieur, le n'en manque
pas; aujourd'nui, j'en ai rencontré trois ... Le premier, un danseur de l'an passé. Nous nous prome..
nIOns au BOIs avec Loute lorsqu'Il a paru. Avec de~
mots discrets ql1l voulaient dire beaucoup de choses ..
il m'a demandé la permission de venir me voir.
Jacques, ne soyez pas jaloux, j'ai refusé. Le second,
un gamin de quinze ans, m'a lancé une balle dans
les jambes, et Il a rougi lorsque je la lui ai rendue
Loute.a prétendu qU'Il nous avait suivies une parti(.
de la l.ournée. Le troisi<.:me enfin est le plus char..
mant, Il n'est pas aussi jeune que vous, mais Il a une
allure d'homme sage qui me plait. Cet amoureux-là,
voyez-vous, n'a jamais su me contraner et comme ce
SOir Il est tout heureux de m'avoir chez lui, il a
empli ma chambre d'autrefois de /leurs délicieuses.
Cet amoureux-là, c'est mon papa.
En disant cela elle embrassa affectueusement
M. Darnv.
La SOirée s'acheva gaiement, deux amis de
M. Daruy vinrent faire un bridge auquel Jacques
prit part, il était tard lorsqu'il songea à retourner
chez lui. Dans l'antichambre, seule Colette l'accompagna, ct là, avec tendresse, satisfaite d'être 10111 de
la maison contaminée, elle lui dit bonsoir et lui
l't:commanda de venir bien vite le lendemain lui
donner des nouvelles de Simone . Elle pensait beaucoup à la petite, elle était désolée de n'avoir pu la
soigner; maintenant qu'elle était loin de la malade,
elle pouvait bien faire ce mensonge.
Ce mensonge rendit Jacques heureux, il aimait
Colette et voulait lui trouyer toutes les qualités.
- Je viendrai demain, de très bonne heure ma
chérie, dormez bIen, pensez un peu à votre mar; qui
vous adore.
Un baiser, ~ne
étreinte passionnée qUI fit rir.::
Colette, ces dIx-neuf ans ne comprenaient pa~
encore l'amour, et la porte sc referma.
�LE MAUVAIS AMOUR
Duns la galerie elle était seule, une ampoule électrique éclairait à peine la grande pièce sombre; un
peu triste, le départ de Jacques l'avait impressionnée, la jeune femme alla vers sa chambre.
C'était ridicule d'être triste, mais il lui semblait que
quelque chose venait de finir ct que jamais plus
Jacques ne serait aussi aimant, aussi bon. Le
remords l'effleura, elle regretta d'avoir quitté sa
maison, la fille de son mari; c'était peut-être son
devoir de la soigner.
Lentement, comme à regret, elle pénétra dans sa
chambre et, surprise, y trouva Mme Darny. Et les
mots tendres, les baisers, les compliments ridicules
firent envoler bien vite les pensées sages; elle
redevint l'enfant gatée ct futile que cette mère trop
aimante avait élevée .
Jacques était parti avec un cœur plein de bonheur. Ce soir Colette avait été plus tendre que
d'habitude, et il s'était bien rendu compte, au moment du départ, de l'émotion de la jeune femme.
Leur première séparation 1 C'était un peu triste,
mais demain ce serait bon de se retrouver. Colette lui
avait demandé avec insistance de venir de grand
matin, il viendrait, certainement.
Ce fut avec ces pensées-là qu'il rentra chez lui; il
ne se dépêcha pas, la nuit était merveilleuse, les
fliCS désertes, le ciel plein d'étoiles, un temps dl:licieux: pour se promener à deux.
A l'hôtel, personne ne l'attendait, tout était étt!int;
seul, l'escalier restait allumé . Il allait monter chez
Simone, écouter à la porte, puis il se coucherait afin
que demain vint bien vite 1
li grimpa les marches deux par deux, il était
jeune, heureux, il avait presque une chanson sur les
li.:vres.
Sur le palier il s'arrêta brusquement, Simone
pleurait, criait. Inquiet, Jacques ouvrit la porte.
Maintenue par la garde et Miss, Simone était dans
un bain ct se plaignait.
Avec autorité la garde expliqua à M. Darny que,
voyant la fii.:vre monter, le médecin avait ordonné un
bain au milieu de la nuit. La petite fille délirait, il
il ne fallait pas faire attention à ses cris.
Ne pas faire attention à ses cris 1 Pour une garde
qui voit souffrir tous les jours c'est chose facile,
mais demander à Ull papa de ne pas al'oir le cœur
déchiré par les cris de son enfant, c'est impossible.
Jacques s'ass it au pied du lit et, désolé, regarda la
fillette .
�LE MAUVAlS AMOUR
6j'
Le corps de Simone était couvert de plaques, son
petit visage n'avait plus ni forme, ni contours; les
paupièrcs, les lèvres étaient enflées et de se1pauvres yeux déformés coulaient de grosses larmes.
La petite fille ne criait plus, mais elle pleurait.
Jacques aurait voulu pouvoir consoler ce chagrin,
arrêter ses larmes, mais il ne savait que faire.
Dans son lit Simone se calma, elJe sembla s'assoupir; la garde s'approcha, tâta le pouls .
- La fièvre ne baisse pas, fit-elle, la nuit sera
mauvaise.
Elle dit à Miss d'al1er se coucher ct s'in~taJ
dan
un fauteuil.
Simone ne bougeait presque pa:;, mais son souffle
était court et baletant ; ell! murmurait des mot:;
qu'on ne comprenait pas. Tout à coup, elle ~uvrit
ses paupières gonflées et au pied de son ht elle
aperçut Jacques. Elle le reconnut, essaya de sourIre, mais ne le put pas.
doucement, pui~
elle chercha à 5e
- Papa 1 fit~el
lever et poussa un grand cri. Maman, ma maman 1
Cet appel resta sans réponse; alors !es petits
y:eux se refermèrent et de nouveau les larmes jaillirent. Simone pleura en murmurant: « Maman, ma
maman 1 »
Cette plainte était si douloureuse que la garde qui
ne savait rien, elle venait d'arriver ct Mi5s n'avait pa::;
eu le temps de la mettre au courant, dit à Jacques:
- Je crois qu'on ferait bien de prévenir sa mère,
elle l'a déjà réclaméc tout à l'heure e4. je ne l'ai
calmée qu'en lui prometf.ant qu'ellc vicndrait bientôt. En ce moment elle a toute sa tète et rleure
parce qU'ellc veut sa maman. Voulez-vous aller la
chercher, monsieur, l'enfant s'en trouvera mieux,
c'est une idée de malade.
Jacques se leva, s'approcha de Simone ct J'UllC
voix sourde où il y avait de la douleur
dc la
cOlère, il répondit:
- Sa mère est morte ...
Puis, les poings crispés, l~s
yeux durs, il se
l'assit sur la chaise, près du lit, el toute la nuit il
~esta
là à regarder pleurer et sounrir son enfant.
ct
�Gt·
LE MAUVAIS AMOUR
VIt
La rougeole de Simone avait été l1l::l..lvaise; pendant deux jours le médecin s'était montré inquiet.
mais sous son apparence frêle, l'enfant était robuste,
et la vilaine maladie n'avait laissé aucune trace.
A.près trois semaines d'absence, Colette élait
rentrée chez elle, tout heureuse de retrouver son
mari ct sa maison; mais Jacques l'avait accueillie
avec un visage sévère, un visage qu'elle ne connaissait pas. A. cause de la contagion, des fameux microbes qu'il poul'ait apporter, Jacques n'~tai
pas
retourné chez Mme Darny; pendant toute la maladie
de Simone, il avait conversé avec sa femme par téléphone. Tous les matins ColeUl: demandait des nouvelles; puis, ce devoir accompli, elle disait à son
mari ce qu'elle complait faire dans la journée; le
soir, longuement, elle lui racontait où elle avait été,
qui elle avait vu et toujours, se jugeant fort gentille,
elle ajoutait qU'elle désirait vivement rentrer chez clle.
Simone guérie, l'hOtel désinfecté, Colc:lte s'était
hâtée de revenir, mais seule l'enfant l'avait accueillie
avec joie. Colette s'imaginait que son retour. crait
pour son mari un jour de f&te, qu'il emplirait de
tleurs toute la maison et que peut-être qul!lque joli
cadeau attendrait la Ijeune épouse. Mais l(rsCJu\~e
était UITi,'ée, Jacqul:s n'était pas là; puurtant la
de lui Jire
veille, par téléphone, elle avait eu ~uin
l'heure exacte de son retour.
Froissée, déçue de ne pas êl re trailée comme une
souveraine, elle était montée directement à sa
chambre; tout était en ordre, mais rien in'inJiquait
que le mari, l'amoureux. était passé par là. Pourtant,
la chambre d'une fl:mme aill1él:, c'ust un peu d'ellemême, et en la Ocurissant, c'est elle llu'UIl !1c;urit.
De mauvaise humeur, Colette avaIt reIlI'oyé sa
femme de chambrl:, désirant rester seule; déshabillée, elle avait été à son boudoir, la pi1;ce llue
Jacqul:s aillait tant, et là non plus elle n'avait ncn
trouvé::l Uil orJre parfait, pas lu moindre grain Je
poussière, impossible Je gronder les dOllwsliquus,
et pourtant dIe ellt voulu pouvuir se mettre en
c(,J1;fe.
Se jet..:r dans un fauleuil, fl!uilldcr de~
n;\ue~,
parciiunr les juurnau.\, pl:l1s..:r qu'dk fc:ra Cul1l-
�LE MAUVAIS AMOUR
65
prendre à Jacques son mécontentement, tout cen.
fut pour elle l'affé;.ire d'un instant; puis el~
eut
envie de ressortir, mais il était tout près de midi,
cela semblerait ridicule aux domestiques. Colette
s'était résignée à attendre.
Des petits pas pressés, un heurt discret, et Simone
était entrée chez elle. La joie de l'enfant fut si grande
que ses yeux s'emplirent de larmes et, oublrant sa
réserve habituelle, elle avait jeté ses bras autour du
cou de Colette.
- Maman, ma maman, c'est vous, dites, promettez-le à votre petite fille, vous ne partirez plus.
Colette s'était laissé embrasser, puis elle avaIt interrooé la fillette.
- Te voilà grande, Simone, et guérie. Ton papa
est parti de bo'nne heure, ce matin?
.
..
- Mais non; papa m'a condUIte au BOIS, pUIS Il a
été voir un ami.
Colette n'avait plus rien demandé, comprenant
que son mari avaIt voulu ne pas ~tre
là poùr son
retour.
Quelques minutes avant le déjeuner, Jacqu.es était
rentré; avec sa femme il avait été correct, aimable,
mais Colette ne reconnaissait plus le mari épris qui
ne pensait qu'à satisfaire ses plus petits caprices.
D.evant el~
il y avait un homme c~ar-?1nt,
causeur
ag\~ble,
maIs qui très nettement faIsaIt compren~
qu Il entendait s'occuper de sa fille. La petite
Simone ne devait plus être reléguée au second avec
sa gouvernante.
Avant sa rougeole, la petite fille prenait ses repas
seule dans u ne salIe à manger avec Miss. DésormaIs,
Jacques voulait avoir sa fille aux repas.
Il avait expliqué cela à Colette avec un sourire, il
avait dit : « Je désire, » mais la jeune femme 'avait
bien compris que cela signifiait: " Je veux. ~ Et,
profondément Illjuste, elle en voulut à Simone de
cette préférence que son père lui marquait.
Et la vie avait repris, Colette boudait un peu, mais
Jacques feignait de ne pas s'en apercevoir. Il restait
le mari très aimable, sortant volontiers, cherchant à
amuser sa femme, fler de sa beauté, de ses succès,
mais ce n'était .plus qu:un .mari. L'amoureux aveugle,
l'amoureux qUI trou\'aIt bien tout ce que Colette faisait et qUi ne se remtl~i
jamais la plus légère critique, avait disparu. 'La leune femme, aimant à être
adul~e,
était furieuse de cette disparition.
Un jour où elle se sentait fatigu6e, un jour où
elle n'avait rien d'amusant en perspective, elle télé8
�66
LE MAUVAIS AMOUR
phona à sa mère pour lui demander de venir passer
avec elle quelques heures. Bien vite, Mme Darny
accourut.
Dans son boudoir ensoleillé, Colette était sur sa
chaise longue; elle avait mauvaise mine et paraissait
triste, la pauvre maman s'inquiéta.
Alors, sans sourire, la jeune femme expliqua. La
mine, la fatigue, l'ennui, c'étaient choses naturelles.
dans quelques moi s elle serait maman.
D'abord cette nouvelle réjouit Mme Darny, puis
elle pensa à Colette, et, craignant pour sa fille la
soufTrance, finalement, elle la plaignit:
- Ma pauvre chérie, tu vas être raisonnable, te
laisser soigner, dorloter, aimer ... Tu seras pi·udente ...
tu passeras un été bien tranquille, tu songeras à ta
santé, avant tout.
Colette fit la moue. L'été tranquille, la prudence,
toutes ces choses étaient ennuyeuses. Elle avait rêvé
d'aller à H()ulgate ou à Cabourg, là où elle serait certame de s.'amuser ... Maintenant, il ne fallait pas y
penser. C'étaient des mois perdus, qu'allait-elle
faire?
- Que dit Jacques? questionna Mme Darny.
De m,lUvaise humeur, Colette rGpondlt :
- Jacques, il ne s'inquiè:te pas de ma fatigue, ni
de ma mine; pourvu que Simone aille bien, que
Simone grandisse, que Simone soit rose, le reste ne
compte pas.
'
- Tu exagères, ma chérie; Jacques, c'est vrai, est
un pi.!re trL:S tendre, mais cela ne l'empêche pas de
t'adorer, et , en ce moment plus que jamais, il doit
te gater.
Boudeuse, Colet! e protesta:
- Tu te trompes, ce matin, à déjeuner, il n'a
même pas remarqué que je ne pouvais rien manger.
Mme Darny trouva cela extraordinaire.
- C'est iml'OS51 ble, fil-elle.
- C'est pourtant la véritG . Tu ne me crois pas,
ajouta Colette avec rage, l:nais je t'assure q~'ic,
Il
n'y a qu'une personne qUI compte: c'est Simone r
Depuis un mClis nous avons renvoyé trois gouvernantes, Jacques ne les troUYC jamais asscZ bien.
L'une n'cst pas soigneuse, l'autre pas comme il faut,
la troisi"me n'a\'ait pas l'alf d'aimer les enfants et
Jacques veut qu'on aime Simone et qu'on l'Glè!vc
avec tendresse. Il m'a même dit un jour qu'il désirait
que Si fille Ile s'aperçût pas qu'elle n'avait plus de
maman.
Cette phrase étonna Mme Darny.
�LE MAUVAIS AMOUR
Et toi? s'écria-t-elle.
Moi, fit Colette, d'abord je ne suis pas sa
maman et je ne veux pas la remplacer. Au début de
mon mariage, j'étais toute prête à aimer Simone; elle
est gentille, cette petite, mais J8:cques m'a empêchée
de le faire. Il adore sa fille ndlcuJcment, et cela
m'exaspère.
Furieuse contre son gendre, mais ne voulant pas
le montrer, Mme Darny essaya de calmer Colette.
- Voyons, ma chérie, ne sois pas aussi nerveuse,
en ce moment tu attaches de l'importance aux plus
petites choses, je suis süre que si tu parlais àJacques,
gentiment, si tu lui disais que tu es un peu jalouse ...
- Je ne suis pas jalouse, protesta Colette.
- Enfin, tu pourrais lui faire comprendre que ces
attentions exagérées pour Simone et ses gouvernantes te contrarient ... que cela est ennuyeux de
changer si souvent de physionomie. Tu ajouterais
que tu as besoin plus que lamais d'être gatée, aimée.
Crois-moi. Jacques te reviendrait bien vite, un mari
a toutes les indulgences pour une jeune maman.
Voyons, il doit être content, ce méchant mari.
Colette détourna les yeux, et tout bas, un peu
honteuse, avoua:
- Il ne sait pas encore, je ne lui ai rien dit.
- Comment, fit Mme Darny, tu as gardé ce
secret pour toi seule; sais-tu que ce n'est pas gentil?
Un reproche, un blâme de sa mère, Colette ne
l'a~meti
pas. Elle fronça les sourcils, et d'une
VOIX sèche répondit:
- Cela me re~ad.
Désolée d'aVOir pu contrarier sa fille, bien vite
Mme Darny reprit:
- Au début peut-être as-tu raison, mais je crois,
ma chérie, que maintenant il faudrait le lui dire ...
p'abord votre été va être dilTérent ... Il ne peul plus
ctre question de voyager.
- C'est bien amusant 1
- Nous nous arrangerons pour que lu ne t'ennuies
pas. VeUX-lu aller à la campagne r
- On ordonne à Simone la mer, Jacques voudra
l'y conduire.
.
- Eh bien, nous irons où tu iras, nous ferons
tout ce que lu voudras et tu verras que les j'ours
O}I tu. ser~
un peu patraque, cela te fera p aisir
ù avoir pres de toi ta maman.
- Certainement, fit Colette sans aucune amabilité,
mais Jacques voudra aller à la Rouillère, inviter des
amis, une maison à organiser.
�68
LE MAUVAIS AMOUR
Mme Darny se révolta.
- Cela, c'est impossible, Jacques n'est pas égolste,
il comprendra que cet été il ne doit t'imposer aucune.
fatigue; je le lui dirai moi-même.
- Il t'écoute r,. très poliment, et n'en fera qu'à sa
tête.
- Nous verrons bien.
Il y'eut un silence, Colette arrangea ses coussins,
puis s'étendit, bailla en murmurant:
- Je suis fatiguée.
- Repose-toi, dit Mme Darny, j'ai mon ouvrage,
je vais travailler. Essaie de dormir un peu, ne t'occupe pas de moi.
La jeune femme lerma les yeux, puis les rouvrit,
bâilla dé nouveau et constata qu'elle s'ennuyait.
Elle se sentait trop fatiguée pour sortir, et malUtenant qu'elle s'était plainte de Jacques, elle n'avait
plus rien à dire à sa m~re.
Mme Darny s'installa près de la fenêtre et se mit
à broder, de temps à autre elle regardait sa fille et,
navrée, constatait qu'elle paraissait triste.
L'ennui de Colette, pour cette mère aveugle, devenait tristesse, et elle s'imaginait que la jeune femme
sourfrait vraiment. Malatse physique ou moral,
Mme Darny ne savait pas, la pensée que sa fille pût
être malheureuse l'empêchait d'être clairvoyante. Et,
profondément injuste, elle en voulait à Simone, cette
mnocente!
La porte s'ouvrit brusquement, et la voix de Loute
se fit entendre.
- Toute la maison dort décidément, en bas les
toi, Codomestiques m'OlJt laissée à la porte et ~hez
lette, ça sent l'enn ui!
Apercevant Mme Daruy, Loute s'excusa:
- Bonjour, madame, Je vous demande pardon, je
c:;.e vous avais pas vue.
Le visage joyem:, Colette s'était levée.
- Que tu cs gentille d'être venue, je ne t'espérais
pas et je m'ennuyais beaucoup.
- C'esl poli pour ta mi!re, fil Loute sérieusement.
Avec ur sourire qui demandait pardon, ColeHo
expliqua.
- Maman ne compte pas, elle partageait mon
ennui.
- Ma petite fille, reprit Loute en s'asseyant, j'al
beaucoup de choses à te dire; d'abord de's tas de
nouvelles à t'apprendre, puis, on arrangera notre élé.
Mme Darny A.t un geste pour arrêter Loute, pour
11. prévenir qu'il ne fallait plus parler de certaines
�LE MA UVAIS AMOUR
choses; mais mettre un frein à la langue de Loute,
c'était chose impossible.
Résignée, elle reprit sa broderie et lais.sa les deux
amies causer.
- D'abord, ma chère, je t'annonce le mariage de
Marie de Lionard; la cadette passe sur le dos de
l'amée gui n'en est pas ravie.
- Qm épouse-t-elle? demanda Colette.
- Un. musicien, .un l:omme qui a une grande
mèche fnsée, des pieds Immenses et des ma1l1S de
singe; mais ces malDs-là, vois-tu Colette, lorsqu'elles
touchent un piano, deviennent des mall1s d'ange,
si les anges ont des ma1l1S 1 Je l'ai rencontré hIer
soir; tout de suite, tu me reconnais bien là, je me
suis mise à rallier l'extérieur de cet homme; depuis
la mçche frisée jusqu'aux pieds immenses, rien ne
m'échappa. J'~tais
en verve, je fus très méchante.
Marie ne m'arrêta pas, entre deux plaisanteries elle
me rut simplement:« Pour le juger, attendez de
l'avoir entendu, il jouera tout à l'heure. » Vers la fin
de la soirée il se mit au piano, j'eus envie de m'en
~ler.
En général, tout « morceau • travaillé pour
Jo~er
dans le monde m'ennme profondément; je rescar je com~eçais
à
tais pour faire plaisir à ~la.rie,
comprendre qu'elle portait Illtérèt à ce mUSICien. Ma
chère, dès les premîères mesures je fus emballée,
les mains de sll1ge étaient devenl,les des mal ns. d'amoureux, tour à tour elles caressaient ou frappaient:
douceur, tendresse, force, cet homme avec des
touches d'ivoire et des cordes rendait tous les sentiments humains. Quand il eut fini, j'étais émue, oui,
ta vieille Loute, l'éternelle blagueuse, 8\'ait été
remuée par la mélodie d'un incunnu. Marie s'eo
aperçut et en fut si fii::re qu'elle me dit lout son
roman en me faisant promettre de n'en pas parler
avant quelques jours. Tu vois comme je tiens ma
promesse.
- C'est gentil, s'écria Colette amusée, mais
raconte-moi le roman, la cachottii::re ne m'en a pas
parlé.
- I l est très banal. Un jour son professeur de violon lui a donné un concerto à débrouiller d'un musicien qu'il ne connaissait pas Marie a trouvé cc
concerto merveilleux, l'a travaillé avec passion:
C'était déjà l'amour qui rôdait autour d'elle. L~
professeur, emballé lui aussi, a voulu connaHrc
l'auteur. Marie a insisté pour être présentée à cc
m1;lSicien qui l'avait char~ée.
Et VOilà toute l'histolre. Lenancé n'est pas nche, travaille pour vivre;
�LE MAUVAIS AMOUR
concert, leçons; mais la dot de Marie, sans être
très grosse, leur permettra de vivre médiocrement et
Marie ne désire plus une autre vie.
- Ils se man~ret,
termina Colette, et eurent
beaucoup d'enfants.
- Voilà la conclusion et le roman moral pouvant
être entendu par toutes les jeunes filles. Ma petite
Colette, je t'assure que je n'envie pas notre amie.
Un mari laid, qu'on ne peut aimer que lorsqu'il joue
du piano, et la médiocrité pour base d'un ménage,
tout cela m'épouvanterait. Marie est une cou'rageuse 1...
- Oui, fit Colette 'gravement.
Loute reprit.
- J'ai vu Jeanne Rambaud, les Viotte, les Marly,
tous vont à Cabourg; alors, naturellement, j'ai
décidé mes parents à louer une villa; c'est fait
depuis hier. Nous habiterons les uns près des autr~s
et nous nous amuserons. Et toi, as-tu parlé à
Jacques de tes projets? Tu sais que nous comptons
absolument sur vous. On a déjà organisé des
matches de tennis sensationnels où toutes les vedettes doivent venir, et puis, il parait qu'il y aura
des concours de danse et d'avance nous connaissons tous la lauréate. Personne ne pouvait danser
mieux que Mlle Darny, Mme Jacques Ternot doit
s'en souvenir.
Sur sa chaise, Mme Darny s'agitait, Loute était
vraiment maladroite; anxieuse elle regarda sa fille.
Assise en race de son amie, les deux mains
croisées, Colette se taisait, mais son visage parlait
pour elle.
- Eh bien, repritLoute, tu n'as pas l'air emballée, tu
as une figure de carême; qu'y a-t-il, ma petite Colette?
- Il Y a, fit la jeune femme avec un soupir, que
cet été je ne pourrai pas jouer au tennis, ni danser;
alors, je préfère, ne pas aller à Cabourg.
Loute regarda Mme Darny, qui paraissait triste,
et Colette qui avait un air ennuyé, ridicule.
- Eh bi en, s'écria-t-clle, si c'est avec ces figures-là
que vous recevez l'héritier, pauvre gosse, il aurait
mieux fait de rester dans le paradiS cres enfànts.
Mme Darny protesta vivement.
- Mais nous sommes très contentes.
- Peut-être, vous n'en avez pas l'air. Voyons,
Golctte, ne fais pas cette moue. Un cnfant, VOis-tu,
t.:'est tout de même tr~s
gentil, et ça vaut mieux que
des parties de tennis ou de danses exotiques. Un
cnfant. .. Je ne sais pas, mais ça doit amener dans
�LE MAUVAIS AMOUR
71
une maison un tas de choses nouvelles. Un enfant,
c'est de la joie qui Vient, et puis ça nous rend enfin
utiles. Nous autres Jeunes filles du monde, vraiment,
à quoI servons-nous'? A rien Lie précIs, sorties des
salons, nous n'avons aucune raison d'être. La materlllté, c'est un devoir, le premier qUi nous incombe;
cela peut nous sembler ennuyeux, mais tout de
même, li faut être fi<:re de pouvoir le remplir. Voistu, Colette, Je croIs que Je ne me marierai pas, Je le
regrette, les enfants m'eussent transformée. Quand
Je SUIS séneuse, ce qUI ne m'arnve pas souvent, le
me dis qu'élever des mioches et les aimer, c'est
peut-être encore ce qu'li y a de meJ lieur sur la
terre. Petite Colette, ,e SUIS prête à adorer monsieur
ton fils, car ce sera un fils.
La Jeune femme sount à son amie.
- Tu es gentille, fit-elle.
- Cela dépend des Jours et des heures; en ce
moment je SUIS bonne, tout à l'heure Je serai mauvaise. AUJourJ'hul, Je te parle sagement, demam, Je
te conseillerai des folIes. Je viens de te dlstrau'e, en
sortant d'Ici, j'ennuierai quelqu'un. Maman, qui
pourtant m'adore, m'a déclaré ce matin que je devenais méchante, et c'est la vénté. Je suis Jalouse de
to.u t , et de tous; je me découvre une âme prête à
faire le mal. .. Après cette confession je me sauve.
Mme Darny me regarde, effrayée. Soyez tranquille,
Chl:re mâdame, je ne toucherai pas à votre fille,
celle-là, je l'aime encore ... Ma petite Colette, Je te
recommande d'être t l'ès insupportable, de désirer
les choses les plus folles et de bien savoir les réclamer. Un mari, pendant ces moments-là, ne vous
r~fuse
jamais rien; profites-en. Demande l'impossible, le beau Jacques sera trop heureux de te sahs-fau·e. SOIS cal?ncleuse, taquine, coli':!re, ennuie tout
le monde, mais ne te laisse pas ennuyer.
Un baiser à son amte, une poignée de main correcte à Mme Darny et voilà Loute partie.
Dans le boudoIr d'où le soletl avait fui, madame Darny et Colette étaient de nouveau seules;
assise sur une cha1se longue, les malOS croisées
La Jeune femme semblait réfléchir. Loute, avec s~
vc:rve endiablée, avait remué beaucoup d'idées qui
t~oublaien
Colet~.
Un enfant,. c'est de la jOie qui
Vient. Loute avaIt peul-être raison, et si madame
Darny le disait aussi, elle .était toute prête à le croire.
Mme Darny ne compnt pas sa fille, elle crut que
Colette pensait il Cabourg et que ses réflexions
étaient tl'lstes.
�LE MAUVAIS AMOUR
_ M.a pauvre chérie, fit-elle, un été est bien vite
passé et l'hiver prochain tu t'amuseras, nous donnerons une grande fête: bal, comédie; tu choisiras ...
Nous fetous tout ce que tu voudras .
Colette soupira et pensa que décidément elle
était à plaindre.
Il se faisait tard, Mme Darny quitta sa fille, non
sans lui en a'fOir fait mille recommandations que
Colette écouta d'une oreille distraite; elle fit attention à la dernière qui concernait son mari. madame Darny recommandait d'avertir dès ce soir
Jacques, car un plus long silence pouvait le froisser.
Mme Darny partie, Colette quitta sa chaise longue,
elle n'était plus fatiguée; cette journée à la maison
lui avair paru vraiment longue, heureusement que
Jacques allait rentrer.
Jacques, ce. nom lU,i rappela toutes .Ies c?que~t
ries. Elle aVait mauvaise mine, elle était mOInS bIen
que d'habitude, il fallait soigner davantage sa toilette, Elle aimait que son mari la trouvat jolie.
Elle mit une. robe d'intérieur de crêpe paille et
modifia sa COiffure. Quand elle eut fini, il était près
de sept heures, Jacques ne tarderait pas. Elle s'approcha de la fenêtre e~ regarda le Bois. Juin le faisait
somptueux et le solell mettait au-dessus ùes arbres
un léger nuage rose qui estompait l'horizon, Colette
pens~
que la campg~e
d.evait être belle; si Jacques
voulait, elle s'y réfugierait tout l'été, et, ma foi, s'il
faisait beau, les mois passeraient vite avec un mari
amoureux?
L'orgueil de Colette n'admettait pas qu'il ne le
[lIt pltls, mais son intelligence lui faisait comprendre
à mille petites choses que, depuis leur séparation,
causée par la maladie de Simone, Jacques n'était
plus le même ... Qu'aurait-il donc voulu?
Un jour, en plaisantant, Loute avait dit : « Ma
chère, une rouge?le ce n'est rien, si tu l'avais attrapée, tu n'en serais pas morte, et tu aurais eu droit à
la reconnaissance de ton mari. Soigner Simone, se
dévouer, faire en un mot la sœur de charité; c'était
un joli geste, qui t'assurait à tout jamais la suprémalie dans le ménage. Tu avais un rôle à jouer épatant,
Bartet aurait fait pleurer toute une salle; tu as jugé
plus prudent de partir, l'avenir nous dira si tu as eu
consultée, je
raison. Ma petite Colett.e, tu ~'auri.s
t'aurais dit : reste. Si Pans valait une messe,
Jacques Ternot valait bien une rougeole. »
Colette s'était fachée et toute une semaine avait
boudé Loute, mais aujourd'hui elle se souvenait des
�LE MAUVAIS AMOU,R
73
aroles de son amie. Colette en voulait à Simone de
f,'avoir
mise dans le cas de mal agir. Si Simone
n'avait pas été malade, tout cela ne serait jamais
arrivé; et Jacques eût continué à adorer sa femme.
Simone ... Simone ... Colette commençait à croire
que cette petite fille dans leur ménage était de
trop ..
Une porte qui se fermait apprit à la jeune femme
que Jacques venait de rentrer; décidée à reconquérir son mari (elle serait plus forte qu'une petite
fille de six ans), elle quitta la fenêtre et alla attendre
Jacques sur le palier du premier étage.
Un peu fatigué par la chaleur, Jacques montait
lentement, ne se doutant guère que sa femme l'attendait, Colette ne l'avait pasnabitué à ces prévenanceslà!. .. II fut très surpris de l'apercevoir.
- Déjà rentrée? fit-il.
- Je ne suis pas sortie.
- Vous avez eu raison, il faisait très chaud.
La conversation s'arrêta. Jacques embrassa sa
femme avec un peu d'indifférence, puis, après avoir
pO,sé s,a serviette sur une table, il annonça qu'il allait
VOir Simone. Cela, Colette ne le voulait pas.
- Avant de monter au second étage, reprit-elle
très, gentiment, je vous demande un moment d'entretien.
Etonné, Jacques s'écria:
- Qu'y a-t-Il? La gouvernante s'en va, Simone
n'a pas été sage, les domestiques font grève?
.répondit Colette en l'entralnant vers son
- ~on,
boudOir, nen de tout cela. Vous avez parlé de la
gouvernante, de Simone, des domestiques, il ya une
autre personne dans la maison, Jacques, â laquelle
vous n'avez pas pensé.
- Vous, Colette?
-:- Oui, moi, est-ce que vous ne cr,oyez pas que je
plllsse avoir quelque chose à vous dire?
.Jacq ues regarda Colette; ce soir, elle lui semblait
étrange, son visage était différent et son sourire
presque tendre ,
La jeune femme s'assit sur sa chaise longue ct fit
signe à son mari de venir se mettre près d'elle' il
obéit, étonné de ces manières arfectueuses.
'
qu'avez-vous à
- .Eh bien, Colette., dem~na-til,
me dIre. Savez-vou, aJouat-t-I1, que me voilà inquiet j>
- Ob, je vais bien vite vous rassurer car c'est
une bonne nouvelle.que je vais vous apr~nde.
- Alors, dites VIte, les bonnes nouvelles sont
choses rares.
�74
LE MAUVAIS. AMOUR
- Essayez de deviner, reprit la Jeune femme en
se rapprochant de Jacque~
et en posant sa tête sur
son épaule.
- Je ne sais pas jouer à ce jeu-là, et si vous ne
m'aidez pas je ne devinerai jamais.
Jacques était encore amoureux. Colette était toujours jolie et se montrait plus tendre qu'elle ne l'avait lamaIs été. Les bras de Jacques entourèrent le
buste de la Jeune femme.
- Eh bien, fit-Il, vous ne voulez pas m'aider?
- C'est si facile.
- Je n'ose comprendre.
- Eh bien, cela est pourtant, me voilà laide pour
plusieurs mois.
'
Très heureux de cette nouvelle, Jacques parla avec
tendresse.
- Laide, ma chérie, mais vous n'y pensez pas; ce
soir vous êtes plus jolie que vous ne l'avez jamais été
et je crOIS, v!lame coquette, que vous le savez bien.
Tout à l'heure, lorsque )e vous ai vue en haut de
l'escalier, vous étiez déliCieuse, cette robe jaune fait
paraltre plus chaud vo re teint, plus brillants vos
cheveux; Colette, j'ai lùée que vous avez mIs cette
jolie robe pour m'annoncer l'heureuse nouvelle.
Merci, ma chérie,
Colette retrouvait son mari, l'amoureux des premiers jours. Souriante, les yeux mi-clos, elle demanda:
- Vous m'aimez bien?
- Je vous adore.
- Vous me gaterez beaucoup?
- Autant que je le pourrai.
- Vous ne serez jamais méchant, vous ne me
trouverez pas parfois trop exigeante.
- J'aimeraI vos exigeances.
- Si, d·:s ce SOIr, J'aI un caprice, vous voudrez
bien le satisfaire?
- Dites, afin que tout de suite j'obéisse.
- Je voudrais dJner , avec vous, en amoureux. Je
voudrais d'm er iCI seuls tous les deux, les domestiques ne viendraient que pour l'indispensable, je
voudrais enfin vous aVOir à moi ce soir.
Jacques hésita une seconde, mais Colette était
devant lui et ses yeux clairs priaient.
Enlrevoyant une vie nouvelle, pleine de tendresse,
gaiement Ji s'écria:
- ' Nous dlnerons ici, nous causerons, nous
bavarderons, nous rirons comme des enfants.
�LE MAUVAIS AMOUR
75
Une demi-h eure apr1:s cette convers ation, dans la
grande salle à manger , Simone dînait avec sa gouvernant e. Jusqu'à huit heures elle avait attendu son
papa et sa maman , puis le domest ique était venu
dire que Madam e étant fatiguée ne descend rait pas
et que Monsie ur dînerai t près d'elle. Sageme nt,
Simone s'était mise à table, mais sa décepti on lui
enleva tout appétit .
Bien tranqui lle sur sa chaise à haut dossier , elle
essaya de manger ce qu'on lui servait, mais elle ne
put y arriver, et le dîner fut triste et long. Pour elle,
tout finissai t ainsi, dès qu'elle avait une joie, une
peine suivait. La semain e dernièr e son père avait
voulu l'avoir au repas, l'enfant s'en étaIt réjouie.
Aujour d'hui, ses parents dînaien t là-haut, sans elle;
pourqu oi?
Résigné e, en quittan t la saIle à manger , Simone
murmu ra:
- C'était trop beau pour que ça dure.
La gouvern ante entendi t et interrog ea, mais la
petite fille ne dit jamais ce qui était trop beau.
VIII
Tous les courts de tennis de Cabour g étaient ocdans le grand jardin où sont rassem blés les
Jeux. on ne voyait que robes blanche s et pantalo ns
bl~ncs;
des mots anglais nets et précis fendaie nt
l'ail' presqu e en même temps que les balles, parfois
une voix. mascul ine ou féminin e annonç ait une ,·ictoire. A ce momen t-là, les joueurs change aient: deux
robes blanche s et deux pantalo ns blancs allaient
Sur le court que les autres loueurs abando nnaient .
Sous une grosse tente de coutil, un certain
!,!ombre de jeunes gens, de jeunes femmes et de
leunes filles goûtaie nt tout en critiqua nt ceux qui
Jouaient. Un coup était applaud i, un autre discuté ,
puis des rires s'envola ient.
Potins de la veille, scandal e à l'horizo n, flirt qui
comme nce, ces dames, ces demois elles, ces messi~ur
causaie nt de tout, et comme rien n'est plus
amusan t que de parler de son voisin, que l'esprit
qui critique est un esprit facile, personn e n'était
épargné .
. Quatre joueurs prena!e nt place sur un court, immédlatcme nt on se moquai t d'eux.
~upés;
�LE MAUVAIS AMOU R
Ah 1 Colette ne joue pas bien aujourd 'hui... on
la dirait préoccu pée.
- Pour elle, ma chère, il n'y a pas assez de
monde, si on ne s'écrase pas pour l'admir er, elle ne
fait attentio n à rien.
pas
~ - Elle est moins jolie, la matern ité ne l'a
embelli e.
Et sur Colette et sur d'autre s les langues s'exerçaient.
Loule, parfois, disait avec son sans-gê ne habitue l.
- Faut-il que nous n'ayons rien à faire pour être
aussi bêtes et aussi méchan ts.
Rien à faire! L'expre ssion ne sembla it pas juste,
car du matin au soi l' tous ces gens qui étaient réunis
sur cette plage n'avaie nt aux lèvres que cette expression: qu'allon s-nous faire aujourd 'hui? Que feronsnous demain ? Que pouvon s-nous faire d'amusant?
En général les journée s se ressem blaient toutes.
Le bam le matin, si la marée le permet tait, causeri e
sur la digue en écoutan t des nègres racler les danses
à la mode, déjeune r tardif qUi faisait l'après- mi.di
moins long. Réunio n au tennis vers quatre heures ;
là, le sport diminu ant les distanc es, gens de tous
les mondes se retrou\' aient.
Les femmes très comme il faut jouaien t avec celles
les homme s, de ré\?Ulation
qui ne l'étaien t gu~re;
intacte, accepta ient n'impo rte quel partena Ire, une
bonne raquett e, voilà ce dont on s'occcu pait. .
Au milieu de ce monde mélan gé , des Jeunes filles
charma ntes et de très bonne famille circulai ent,
elles venaien t là simplem ent pour s'amuse r et pour
voir de belles parties. La fin de l'après- midi s'achevait au casino; les uns étaient attirés par le baccarat ou les petils chevaux , lE:s autres par la danse ...
Toutes les joumée s se ressem blaient , parfois
qudque s excursi ons dans ce merveil leux pays gu'esl
la Norman die en coupaie nt la monoto nie; malS ces
gens étalent blasés sur les plaisirs de l'auto, et ne
s'en servaie nt plus que pour aller voir des amis dans
le s envi l'on s .
Maman depuis six mois, Colette menait cette viclà, la matern ité ne l'avait pas changé e; dans sOll
existen ce son fils avait été un aCCident agréabl e
dont elle n'enten dait pas s'ennuy er. Une bonne
nourric e en qui on pouvait avoir toute confian ce,
Mme Darny avait trouvé une perle, et Colette sans
inquiét ude, sans scrupul e, sans remord s lui avait
abando nné son fils complè tement. El puis avait-on
�LE MAUVAIS AMOUR
77
le temps d'être maman quand on était une jolie
femme très à la mode et qu'on tenait à garder le titre
de la Il belle Mme Ternot ».
Pour cela, il fallait être toujours élégante et se
m~ntre
un peu partout. Une bande d'ami~
entou!"aIent Colette, elle était riche, Jacques venait d'être
nommé agent de change, les hommages, les adulalations allaient au jeune ménage.
Très occupé par sa nouvelle charge, Jacques passait à Cabourg quelques heures par semaine. Colette
n'en éprouvait aucune tristesse, son mari ne lui
manquait pas, maintenant qu'elle l'avait reconquis.
Elle ne pensait qu'à s'amuser.
L'été dernier, dans le grand château sévère, elle
s'était très fort ennuyée, et Jacques, pour la consoler,. avait dû promettre plusieurs étés en N01:mandle; dès cette année il s'était exécuté. Il avaIt
l~ué
pour Colette et les enfants une jolie villa sur la
dlguc et travaillait, content de voir les petits bien
portants et sa femme s'amuser. Colette venait d'avoir
vi~gt
ans, il ne fallait pas lui demander d'être trop
raisonnable et il était tout naturel qu'elle aimaI
louer au tennis, et danser comme ses amies. Pour
sa ~em
qui lui avait donné un Gis, Jacq,ucs avait
matntenant toutes les indulgences, il était fiel de
Colette, de sa beauté, de son élégance, enfll1 il
l'aimait...
.
Loute, qui jouait avec un Parisien, très bonne raquette, quitta le court de fort mauvaise humeur;
av~c
une facilité surprenante Co)elle et son partenan'c, un insignifiant venaient de Ics battre hontcusement et Loute ~oulait
bien être battue, mais
pas de cette façon-là.
Peu polie, elle rejetait toute la faute sur son camarade.
- Vous avez joué indignement, monsieur, et sans
vous donner de mal. Nous sommes prcsque ridicules ... Vous avez passé votre temps à regardcr
Mme Ternot, et je crois que pour lui faire plaisir
vous avez raté plusieurs balles. Si vous êtes amoureux, monsieur, faut le dire, moi je ne joue jamais
avec des gens attei nts de cette maladie-là. Et puis
vous savez, vous n'êtes pas le seul, ils sont iCI une
àizaine d'imbéciles qui tournent autour d'elle.
Pour obtenir de nager, de danser ou ùe jouer avec
elle, ils supplient pendant des heures; si vous vouIez faire le onzième vous êtes libre, seulement à
l'a~enir.
cherchez pOUl' le tennis une autre pa;tc.
nal[C,
�LE MA UV AIS AMOUR
Cela dit, Loute tourna les talons, laissant le jeune
homme stupéfait, et alla rejoindre Colette qui s'installait dans un grand fauteuil d'osier et qui déclarait
que ce soir elle ne jouerait plus.
- Moi je t'imite, ut-elle en s'asseyant en face de
son amie, aujourd'hui, j'ai assez du tennis, les terrains sont mauvais et les joueurs assommants.
Des protestations s'élevèrent du côté masculin.
- Tenez, continua Loute imperturbablement, il y
a deux courts libres, faites des jeux d'hommes, vous
nous distrairez et vous nous débarrasserez. On
étouffe sous cette tente, elle est immense, mais vous
encombrez toujours le même coin; c'est à qui sera
le plus près de Mme Ternot. Lorsqu'elle veut un
fauteuil, vous êtes dix à lui en apporter un; si elle
a soif, les dix se précipitent à la cuisine; si elle
bâille, les dix cherchent quelque chose d'intelligent
pour la distraire, mais, hélas 1 ils ne trouvent jamais
rien. Allons, les dix, laissez-nous un peu tranquilles 1
Lorsque Loute commençait à railler, elle ne respectait rien; les jeunes gens jugèrent plus prudent
ùe s'en aller, et comme il y avait en effet deux courts
libres ils se mirent à jouer.
- Oufl fit Loute quand ils furent partis, nous
voilà débarrassées. - Mais comme Colette ne réponJait pas, elle ajouta: Ça ne t'a pas contrariée, ma
chêne, que je renvoie ta cour.
Non, tu sais, pourtant, qu'ils ne m'ennuient pas 1
1 Mais MalÎe Bauval doit
- Tu as de la chal~e
venir nous voir, il faut mi eux ql,e nous soyons
seu les pour causer.
- Marie Bauval, reprit Colett .. , c'est un bien
vilain nom quand on s'est appelé Marie de Lionard.
- Elle ne le trouve pas vilain 1 Tu ne l'as pas
revue depuis son mariage, elle est transformée. Elle
élait ni laide, ni jolie, l'amour en a fait une femme
ravissante.
- Et moi, demanda Colette, est-ce que le mariage
m'a ainsi changée?
.
Loute r ega rda son amie et, sérieuse, répondit:
- Non, 'tu es toujours la même, tu as encore tes
yeux, ton sourire de jeune fille. Vois-tu, je crois
qu'aucun amour nc t'a jamai s cfOeurée. On t'aime,
mais il me semble que tu n'aimes pas encore. Tu eg
une enfant qui joue avec deux amours sans les comprendre.
- Deux amours, répéta Colette (!tonnée.
- Mais oui, ton mari et ton fils.
Colette ne répondit pas, Loute venait d'apercevoir
0-
�LE MAUVAIS AMOU R
79
Mme Bauval, et vers elle les deux amies se précipi tèrent.
Après les premiè res effusion s, le thé servi, Loute
interrog ea la jeune femme.
- En bien, a-t-il joué divinem ent, le maître?
Mme Bauval eut un sourire heureux , et posant ta
tartine qu'elie al~it
mange~,
croisan t les malOS avec
une grande émotIOn, elle dit:
- Il a cOl1quis la salle; dès les premiè res mesure s
on a entendu un frémiss ement, les ~ens
se redressaient, s'appuy aient sur leurs fauteUils pour mieux
écouter , tous étaient attentif s, quelqu e chose de
très grand secouai t leur habitue lle apathie . Il a loué
du Ghop 111 , du Beethov en, pUIS il a terminé par une
fantaisi e qu'il a compos ée le mois dernier . C'est un
rythme sauvage , le chant est triste, déchira nt parfois, mais si prenan t, si passion né qu'on ne peut
l'entend re sans frémir. Eh bien, 10us ceux qui
étaient là ont compri s, la foule n'est pas bête, et ils
ont crié d'admir ation. Ahl voyez-\'ous, mes amies,
ces minute s-là sont si belles qu'on voudra it mourir
après les avoir vécues.
Etonne e, Colette regarda it son amie, Loute avait
raison: Mane de Lionard était transfo rmée; l'amour
avait fait un miracle .
- Mourir , railla Loule, quand on s'aime comme
vous voùs aimez, Marie, le désirer , c'est folie.
- Vous ayez raison, mais lorsqu' on est si heureux, l'avenir vous fait toujour s peur.
- Alors, reprit Colette , vous ëtes très heureu se?
- Plus que je ne l'espéra is. C'est un bonheu r si
grand qu'il veus semble trop beau pour la terre.
- Oh 1 il est évident , fit Loute, que vous voyagez
en ple1l1 ciel, je vous souhait e de n'en jamais descendre, les choses de la terre ne sont pas belles.
- Mais, reprit Colette , pardonn ez-moi, Marie, si
je suis ll1discrè te, ce change ment de vie ne vous est
pas un peu pénible ?
- Non, il me semble que je comme nce à vivre. La
médioc rité, voyez-vous, ne vous faÎt peur que quand
on ne la connait pas. Je me passe, avec une facilité
dont vou~
n'avez pas idée, des robes sortant des
prcmi~es
maison s, l'auto ne me manque gUl re, les
tramwa ys me le rempla cent. Nous voyageo ns en
second e classe avec les ouvrier s, j'ai découv ert que
ces gens-là valaien t beauco up mieux que je ne te
croyais . Nous descen dons dans des hôtels simples
et parfois la cuisine y est meilleu re que dans les
somptu euK palaces . Toutes ces choses doivent
�80
LE MAUVAIS AMOUR
sembler un peu ridicules à Mme Jacques Ternot, la
femme de l'agent de. change, mais voyez-,:ous,
Colette, elles font parhe de mon amour. J'aI été
heureuse de tout sacrifier à mon mari, et il y a des
jours Oll je regrette que ces petits sacrifices ne
m'aient pas coûté plus. J'eus voulu lui en faire de
très grands, de très pénibles qui m'eussent fait
soufTrir vraiment.
Loute était émue, Loute trouvait que son amie
.
était sublime, elle se moqua.
- Oh 1 tennis, toi qui entends chaque jour de si
futiles paroles, toi qui vois le commencement de
bien de vilains flirts, tu dOlS être fier, cette amoureuse vient de prononcer des paroles inoubliables
qui t'ont purifié. Désormais, lorsque des couples
b'assiéront sous cette tente, la grande figure de
Marie Bauval les protégera et les renverra vers le
chemin du devoir et du sacrifice ...
- Loute, vous êtes insupportable!
- Loute, vas-tu te taire, on n'entend que toi.
- Ma petite Colette, j'étais emballée, pardonnezmoi Mane, et donnez-nous des nouvelles de votre
sœur, elle n'écrit plus, la vilaine paressseuse; vat-elle enfin nous arriver i'
- Oui, la semaine prochaine, mais je puis vous
apprendre qu'elle vous arrivera fiancée.
- Ah J elle aussi, fit Loute avec un peu d'amerlume. Et quel est le bien-aimé?
Tout en buvant son thé, très vite, Marie répondit:
- Arthur Lévy.
Loute regarda Colette, puis, en riant, s'écria:
- Oh! que ce nom me paralt juif, il évoque des
nez crochus, et des mains sales 1
Très [ouse, contrariée d'être obligée d'avouer la
vérité, Mane répondit:
- La famille de mon futur beau-frère est juive,
lui n'a aucune religion, mais sa femme sera libre de
suivre la sienne ct les enfants seront catholiques.
- C'est tout de même ennuyeux, fit Loute, mais
je pense que le futur doit être très riche.
- Naturellement, ma sœur n'admettait pas un
autre mariage.
- Et il fàut bien passer sur quelque chose, reprit
Colette concilliante, elle sera, nous l'espérons toutes,
très heureuse.
- Oui, fit Marie, elle et moi nous ne désirions
pas le même bonheur.
Il y eut un court moment de silence, pendant
lequel les trois amies regardi;rent les joueurs, puis
�LE MAUVAIS AMOUR
Mme Bauval se leva; son mari l'attendait, elle voulait
rentrer.
- Qu'allez-vous faire ce soir? demanda Colette.
- Une promenade sur la digue, du côté où personne ne va, et où la musique des nègres ne trouble
pas la chanson de la mer.
- Ah 1 Marie, s'écria Loute, que vous voilà
devenue poétique; décidément l'amour vous a transformée. Vous fuyez le monde, vous n'aimez plus
que la solitude, l'an passé vous n'étiez pas ainsI.
- Je vous ai déjà dit, Loute, que je commençais
seulement à vivre ... Jusqu'à mon mariage je n'avais
guère compris la vie, je ne savais pas que l'amour
est un sentiment divin qui fait de la terre un paradis.
- Et comme conclusion il faut vous imiter 1
Colette, que dirais-tu d'une balade à Deauville.
Cette Mane m'a troublée, allons nous emplir les
yeux d'élégance.
Colette approuva, elles prirent congé des joueurs,
ramenèrent Marie Bauval jusqu'au très modeste hôtel
où elle était descendue, puis partirent à Deauville.
. A cette heure, la plage fleurie était à peu près
vide, mais au casino on s'écrasait. Colette et Loute
retrouvèrent des amis, et jusqu'à huit heures elles
restèrent dans ces salles, prenant plaisir à bavarder
et à regarder jouer.
Lorsqu'elles sortirent du casino, déjà la nuit venait;
Colette et Loute s'en étonnèrent.
Il était tard, le temps passait vite à Deauville,
heureusement que Loute avait décidé ses parents à
ne dlner qu'à huit heures. Le chauffeur reçut
l'ordre de faire de la vitesse, les deux amies ne pensaient guère aux accidents possibles.
Pour rentrer à Cabourg la routl! est ravissante,
c'est la belle campagne normande, avec des prairies
vertes et des échappées sur la mer. L'auto allait
vite, il était impossible de jouir de la paix du soir.
En voyant passer comme. des .flèche~
res arbres et
les fermes, Loute regrettait qU'li fût SI tard et qu'on
n'eût pas le temps d'aller doucement. Elle pensa à
Marie Bauval; avec un homme qu'elle aimait profondément, ce soir, loin de tous elle se prom\;nerait, et
la musique des nègres ne troublerait pas la chanson
de la mer. Et Loute n'avait plus envie de railler
.;ommencer
l'amie qui prétendait, à vingt ans p~sé,
seulement à vivre.
ëol~t
r~nta
de ~auv'is
h~lmu
... il étai!. l~ri
elle avait juste le temps de dlner et de s'haIJHler~
,
�LE MAUVAIS AMOUR
Loute et ses parents devant passer la prendre dans
la soirée pour aller au casino.
D~s
le vestibule, eUe se rendit compte que chez
eUe il se passait quelque chose d'inaccoutumé ..•
L'antichambre n'était ras cclairée, dans la salle à
manger le couvert n'était pas mIs, et aucun domestique ne se montrait. Funeuse d'un pareil désordre,
elle sonna. Très occupé à bavarder à la cuisine, le
valet de chambre n'ayalt pas entendu l'auto rentrer.
Il s'excusa et avertit Maùame qU'Il revenait à l'mstant de la gare oLI il avaIt accompagné la nourrice.
La nournce 1 Coletle ne comprenait pas. Alors le
domestique expliqua que vers quatre heures Nounou avait reçu une dépêche la demanJant au pays;
son mari était très malade.
On avait cherché Madame au tennis, au casino,
chez tous ses amis, on ne l'avait trouvée nulle part;
alors 1'\ ounou était partie.
Le mari malade, toutes ces explicatIOns, Colette
ne retint qu'une chose, c'est que la nourrice n'élatt
plus là.
Quel ennui 1 une véritable tuile, aurait dit Loute.
Nerveuse, elle interrogea:
- Qui est près de Bébé, à qui la nourrice a-t-elle
expliqué ce qu'il fallait faire?
- Mlle Simone el la femme de chambre sont làhaut, elles diront tout cela à Madame.
De pl us en plus agacée, CoieHe monta chez SOli
fils et brusquement ouvrit la porte de sa chambre.
La pièce à peine éclairée ne permettait pas de
reconnaître les gens qui entraient; près du berceau
Simone se dressa ct sa petite voix fachée murmura:
. - Ne faites pas de bruit, Bébé dort.
Colette obéit à la voix enfantine, et sur le seuil
s'arrêta.
Alors Simonc vint vers sa belle-mère, mais clic
ne tendit pas sa jouc commc elle le faisait autrefois,
gentiment eUe S'cxcuf,a :
.
- Pardon, maman, je ne savais pas que c'était vous.
Et à cette petite fille qui n'avait que sept ans
Coletle demanda des e.KplicatlOns.
Bébé dormait, mais que fallait-il lui donner à son
réveil? La nou rrice avait-cite tOut expliqué, enfin cc
départ était ridIcule 1
Simone allait répondre quand un petit cri sc fit
Clltcndrc. Bébé était réveillé, Colette entra.
Assise près de la fenNre oU\'crtc, la femme de
chambre, une princesse, avait l'air de très mauvaise
humeur. Elle donna ù Madame les renseignements
�LE MAUVAIS AMOUR
qu'elle demandait, mais son attitude fit comprendre
à Colette qu'elle ne consentirait à garder l'enfant
que quelques heures; même elle prévint Madame
que pour la nuit il ne fallait pas compter sur elle,
elle était incapable de se réveiller.
Debout, au milieu de la chambre, très perplexe,
Colette réfléchissait . Elle regardait tour à tour
Simone, son fils et la femme de chambre, et ne
savait que décider. Assis dans son berceau, M. Jean
Ternat, qui causait à sa maman tant de soucis, jouait
avec sa sœur. Un polichinelle dansait, sautait et ce
gros garçon, très bien portant, riait de ce petit rire
doux ct charmant qui n'appartient qu'aux bébés.
Enfin Colette parla, à sa femme de chambre elle
donna des ordres:
.
- Vous allez envoyer une dépêche à Mme Darny,
vous lui direz que Nounou est partie, et g,ue Bébé a
besoin d'une autre nourrice dès demain ... Vous
ajouterez aussi que je voudrais bien que Mme Darny
vint passer quelques jours à Cabourg.
Cela dit, Colette ajouta avec un soupir:
- Pour cette nuit vous passerez le berceau dans
ma chambre.
Une heure' après Bébé était installé dans la
chambre de sa maman et Colette, qui pour cc soir
re.nonçait au casino, essayait, aidée par Simone, de
faire la toilette de nuit du petit garçon. Elle était
maladroite, Bébé s'impatientait. La femme de
chambre donnait des conseils et déclarait à chaque
instant que lorsqu'elle entendait les enfants crier,
elle perdait la tête; seule, Simone aidait Colette
intelligemment. Elle étai.t t,!ujours avec Nounou, elle
savait ce que Nounou faisait.
Enfin B6bé fut lavé, emmailloté, tout prêt à être
couché. Fière de son œuvre, Colette Je regarda avec
admiration.
Dans le berceau ce fut une autre aCfaire, il fullait
faire accepter à ce monsieur, pas commode, le bie~
ron. D'abord le petit garçon refusa; très en colère,
il poussait des cris perçants qui affolaient sa maman.
Agacée, Colette s'éloigna du berceau en mur~
rant:
- Cct enfant est insupportable, qu'alons~
en
faire?
La femme de chambre regardait Madame avec
piti6 et pensait que si une nourrice n'arrivait pas dès
demain, la maison .serai~
intenable) et pendant ce
temps M. Jean, qUI avait grand'falm, continuait â
crier.
�LE MAUVAIS AMOUR
Alors, au milieu de ce désarroi général, près du
berceau, une petite voix s'éleva. Simone chantait
pour essayer de calmer la colt:re de ce gros garçon.
D'abord cela ne réussit pas, Bébé était furieux, mais
comme Simone berçait en chantant, il finit par se
calmer i la petite fill.e fit un signe à Colette qUl comprit et rapporta le bIberon. Et comme Bébé s'endormait et qu'il avait grand'faim, les yeux mi-clos, il
consentit à prendre la nourriture qu'on lui offrait.
C'était Simone qui avait calmé le petit garçon,
Colette lui en fut reconnaissante et l'embrassa affectueusement.
- Va te coucher, ma petite, il est tard, et merci.
Simone rendit le baiser.
- Si Jean est méchant cette nuit, dit-elle, maman,
vous pouvez m'appeler, Nounou me le confiait bien
souvent, je sais le consoler.
La femme de chambre et la fillette s'en allèrent et
Colette, pour la première fois, resta seule avec son
fils.
Tout doucement, marchant sur la pointe des
pieds, elle commença sa toilette pour la nuit. Lorsqu'elle fut prête, elle s'aperçut qu'il n'était que dix:
heures, vraIment elle ne pouvait sc coucher à cette
heure-là. Ne sachant que faire, un peu désemparée,
elle s'approcha du berceau ct regarda son fils. La
figure calme et reposée du bébé, les petits cheveux
blonds qui commençaient à friser, les grands cils
foncés qui faisaient une ombre, tout était beau. A
qui ressemblait-il ce bonhomme-là? A elle? à
Jacques? A tous les deux à la fois. Les petites
mains, si mignonnes, reposaient sur la couverture,
Colette les admira, quelle merveille que des mains
d'enfant 1 et elle se pencha pour les embrasser. Son
baiser fut si doux que Bébé ne bougea pas, mais cet
effleurement le fit sourire en dormant, ct Colette vit
ce sourire.
Unc 6motion très douce, toute nouvelle, s'empara
de la jeune femme; plus près de son enfant elle se
pencha, écoutant le soune léger el régulier, heureuse de voi r son fils si joli et si fort.
- Mon fils ...
Tout bas elle prononça ces deux mots, s'étonnant de les trouver si beaux. Jusqu'à présent cc
bébé-là avait été si peu à elle i dès les premiers
jours de sa naissance, la garde, la grand'mère,
tout le monde s'en était emparé, sauf la maman.
Mme Darny avait dit: « Un enfant est très fatigant
à élever, je t'ai trouvé une nourrice parfaite, tu dois
�LE MAUVAIS AMOUR
85
t'en rapporter à elle, JO et Colette avait écouté sa
mère, et comme Jean poussait tout seul, aucune
inquiétude ne l'avait troublée.
Ce soir, près de ce berceau, elle avait des pensées
nouvelles qui l'étonnaient: le casino, Loute, les
flirts, comme tout cela était loin.
Elle étaIt prête, elle aussi, à comprendre la vie ...
Elle se coucha, tout heureuse d'avoIr près d'elle son
enfant, d'entendre le petit soume léger et régulier;
cl~
n'avait plus peur des cris, ni des colères de
Jean, elle était certaine de pouvoir le consoler.
SImone avait chanté, Simone avait bercé, Colette
savait beaucoup de vieilles chansons.
« Do, do, do, l'enfant do, l'enfant dormira tantôt.
Do ... do ... do ... do.
Colette chantonnait tout doucement, lorsqu'on
frappa à sa porte. Elle se dressa comme Simone
l'avclit fait quelques heures auparavant et sa voix
mécontente répéta les mêmes paroles:
- Faites donc attention, Bébé dort.
Sur le seuil de la chambre, le domestique dit à
voix basse que Mme Darny venait de téléphoner.
Ell e arriverait demain avec une nourrice, elle était
trl:S contranée, et clle recommandait bien à Madame
de ne pas se fatiguer.
Le domestique parti, Colette essaya de reprendre
sa chanson, mais ses pensées n'étaient plus les
mêmes; demain sa mère serait là, demain sa mère
n'aurait qu'un but, lui éviter la l'lus petite contrariété, la plus lég:':re fatigue, et Colette était pourtant tout près de comprendre qu'il y a des contrariétés et des fatigues que l'on aime.
Elle regretta un moment d'avoir appelé sa mère,
mais elle pensa qu'elle ne pouvait se passer de
nourrice et qu'après tout elle ne connaIssait rien
aux enfants. Mme Darn.y s'occuperait pendant quelques Jours de son petIt-fils, et Colette reprendrait
~a
vie. '~Olt
,é tait bien ainsi,. et apr~s
avoir regardé
Jean qUI vralf!1ent ressemblait à un ange, tranquille
elle s'endormit.
)1
_
IX
J?ans le petit boudoir de Colette, Loute était seule;
phllosophlquement, tout en attendant son amie ell'
lisait un livre d'un auteur femme, fort à la m'ode
qui employait son talent d'écrivain, très réel, ~
1
�86
LE MAUVAIS AMOUR
écrire des livres malsains. Loute s'intitulait vieille
fille, Loute pouvait tout lire, et rien ne la choquait.
Novembre avait ramené à Paris les ParisIens;
rentrée la veille, Loute venait dès ce matin voir son
amie, mais la jeune femme était sortie et Loute,
résignée, l'attendait.
Le livre n'était pas ennuyeux, le boudoir fleuri,
le fauteuil bon, Loute, sans ennui, patienta une heure.
Vers midi Jacques arriva, il tut très aimable et,
pour excuser sa femme, expliqua qu'ils étaient
rentrés depuis peu et qu'elle avait beaucoup de
courses à faire; puis il demanda à Loute de rester
déjeuner avec eux; ainsi ell'e était certaine de voir
son amie. Loute accepta et téléphona chez elle pour
prévenir de son absence.
En attendant Colette, elle taquina Jacques qui
tout le temps regardait la pendule.
- Quel amoureux vous faites, dix minutes de
retard et vous vous inquiétez 1
- Je ne m'inquiète pas 1
- Non, mais alors pourquoi avez-vous si vilaine
figure?
Jacques était bien élevé, il fut sensible à ce reproche.
- Pardonnez-moi, dit-il, je suis pressé, cela
m'agace d'attendre et Colette est terrible, elle ignore
l'exactitude.
- Elle a toujours été ainsi; quand elle était
petite, elle prétendait que tout le monde devait
l'attendre, et nous, les amies, nous l'attendions
sans murmurer.
- Elle n'a pas changé, reprit Jacques, mais moi
je murmure, ajouta-t-il en riant.
- Vous êtes moins commode que les amies,
nous, nous l'adorions.
- Moi aussi je l'adore 1
Loute remarqua que Jacques avait prononcé ces
mots presque tnstement, mais ne voulant recevoir
aucune confidence, elle changea de conversation.
- Et Simone et Jean, vont-ils bien?
- Oui, à peu p'rès; pour J ~an,
ces ch.angements
de nourrice ne lUI ont pas toujours réussI.
Vous avez eu bien des ennuis '?
- Qu'il eût été facile d'éviter.
- Comment cela?
- En n'ayant pas de nourrice. Colette était
bien portante et pouvait nournr son enfant; mais
Mme Darny n'a pas voulu.
Loute trouva que cette fois encore la conversation
�LE MAUVAIS AMOUR
devenait difficIle, elle comprit que dans le ménage
Ternot il y avait de légers nuages. Elle regretta
presque d'être restée. Colette était insupportable
de le faire attendre ainsi.
De fort bonne humeur, à midi et demi, la leune
femme arriva et se montra enchantée de retrouver
Loute, sa vieille Loute ; eUe ne fit nulle attentIOn au
visage sévère de Jacques et ne remarqua pas que
son man, ostensiblement, regardait la pendule.
Elle s'excusa, sans s'excuser... Ces couturières
étalent assommantes, un ,e ssayage l'avait retenue
une beure.
A table, Colette et Loute firent tous les frais de la
conversation, Jacques s'y mêla par pohtesse, mais
son attitude disait son mécontentement. A peine
le déjeuner fini, il s'excusa près de Loute, mais
il était déjà en retard, et avait des rendez-vous importants; puis, avec ulle voix tendre, il rappela à sa
femme qu'elle devait aujourd'hui aller voir la directnce d'un cours pour Simone; la petite fille avait
sept ans passés, il était temps de songer à son
éducation.
Colette s'en souvenait, elle irait sfirement à la
:fin de l'après-midi.
Ravies d'être seules, les deux amies bavardèrent.
Il 'f avait bien longtemps qu'elles ne s'étaient vues,
prl:s de six semaines, elles avaient bien des choses
il se dire.
D'abord Loute parla 1
bêtise.
- Colette, j'ai failli faire une gr~se
- Cela ne m'étonne pas, tu fimras mal.
- Je me suis amourachée, pt::ndant deux jours,
d'un homme charmant, pauvre comme Job, qui
partaIt tenter fortune au Canada.
- Heureusement que ~ela
n'a Juré que deux joursl
- Oui, mais faut-il dtre heureusement'? Il était
charmant, jeune, sincère et plein d'enthousiasme 1. ••
Près de lui j'ai rêvé d'amour éternel, je me suis vue
au Canada luttant avec cet homme que J'aurais aimé
infiniment. Un soir, par un beau clair de lune, j'ai
pensé au départ, à la vie que je mènerais là-bas.
J'étais folle, presque amoureuse. Sais-tu ce qui m'a
arrêtée?
- Je ne m'en doute Ras.
- J'ai songé qu'au Canada dans la très modeste
mai son où nous serions obligés de vivre - je disais
déjà nous - il me faudrait faire mes robes moimême. Loute couturière et modistet .•. Je me suis
mise à rire, c'était fini, le rêve s'est terminé avec le
�88
LE MAUVAIS AMOUR
clair de lune et le lendemain l'homme pauvre, mais
charmant, est parti en pensant que je m'étais moquée
de lui. Voilà l'histoire, tu vois que j'ai failli très mal
tourner.
Sérieuse, Colette répondit:
- Oui, très mal.
- Aussi, reprit Loute en se levant brusquement,
je reviens avec le désir de m'amuser, comme jamais
Je ne l'ai fait. J'a:lr~i
vingt-~q
ans dans un mo.i?,
me voilà classée vieille fille, Je pense donc tout VOIr
et tout entendre ... Colette, il me faut des robes très
élégantes. Je te propose de faire aujourd'hui la
« tournée» des couturières, cela me corrigera à tout
jamais de mes rêves de vie pauvre. Une chaumière
et un cœur, bon pour les romances, ma petite
Colette ta Loute n'en veut pas.
Un q~art
d'heure après cette conversation, l'auto
de Mme Ternot conduisait les deux amies rue de la
Paix.
Elles commencèrent par le plus grand couturier,
celui qui mod1:re la mode et dont le goût est toujours
indiscutable. Colette et Loute étaient de bonnes
clientes, près d'elles, les vendeuses s'empressèrent.
Dans un salon elles s'assirent et devant elles on fit
déflIer « les mannequins '.
Les femmes étaient jolies et pOftaient bien la toilette; les deux amies se trouvèrent fort embarrassées
pour choisir, et après être restées à discuter avec la
vendeuse près d'une heure, elles s'en allèrent sans
avoir rien commandé.
Elles firent quelques pas dans la rue de la Paix
regardant les étalages des bijoutiers, s'enthouia~
mant pour une bague,un collier. Loute adorait les
perles, Colette p~éfralt
le~
émeraudes.
Mod iste, fleunste, parfumeur, elles s'arrêtèrent
partout, tr0':lvaI1t un p!ai~r
à regarder ces devantures
qui conten.aI.cnt de SI Jolles cho~es,
et où tOute l'élégance pa:Islenne sc ret~O?Val.
Place Vendôme,
elles entrerent dans un vletl hôtel où s'est installé
un couturier. Là, il Y avait foule, Parisiennes
étrangères, se côtoyaient. !--es unes attendaient pou;
essayer, les autres venment commander ou voir.
Colette et Loute expliquèrent à une vendeuse ce
qu'elles voulaient. Des robes du soir, très à la mode,
ct devant les deux amies de nOuveau les mannequins
défilèrent.
La mode s'ano~it
particulièrement grotesque
ct arrivait à enlaidir les jolies filles qui la présentaient.
�LE MAUVAIS AMOUR
1
89
Colette et Loute n'osaient pas se communiquer
leurs impressions, ces robes étaient à la mode et,
pour les jeunes Parisiennes, ce mot-là résume tant
de choses. Pourtant, elles n'osaient commander ces
toilettes bizarres et de mauvais goût. Elles regardaient les mannequins, les dames qui les entouraient,
elles entendaient les vendeuses réclamer les essayages des femmes les plus en vue de Paris. La
duchesse de M ... attendait à côté de Mlle D ... , du
Vaudevillc; Madame C ... , la plus jolie danseuse,
commandait une de ces robes que, dans leur for intérieur, Colette et Loute trouvaient si laides. Brusqucm~nt,
~Iles
se décidèrent. Colette prit une robe
du sOIr cense, et Loute choisit un manteau vert, très
criard, facile à porter, disait la vendeuse, avec toutes
les nuances. Mesures prises, rendez-vous arrété,
elles s'en allèrent furieuses d'avoir commandé de si
vilaines choses.
Dehors, Colette proposa de traverser ct de monter
chez une couturière, mais Loute ne voulut pas; pour
voir de pareilles horreurs elle n'avait pas besoin de
se déranger.
Il était cinq heures, elles échouèrent à un thé. En
entrant, Colette prévint son amie qu'elle ne pourrait
rester tard, devant aller voir la directrice d'un cours
pour Simon
~ .
- Quelle corvée 1 s'écria Loute, et puis c'est ridicule à ton age de s'occuper de ces choses-là 1
Installées autour d'unc petite table, elles oublièrent bien vite la " corvée lt. Elles avaient faim, un
orchestre faisait entendre unc musique médiocre
mais amusante, elles goûtèr~n
et écoutl.!rent.
Comme Colette se servaIt une scconde tasse de
thé un mouvement brusque de Loutc la fit s'arrêter
et ~cgard.
Devl!-nt leur table, I.e visage souri~nt,
un
jeunc homme s'lOc!lDalt. C'étaIt u~
dcs «dIx Il de
Cabourg, un. des J!:mcurs de tennIS les plus empressés, un Ihrt patient.
La jeune femme sourit et tendit la main.
- Vous voilà de retour, monsieur de Grandjac, ct
ces chasses en Ecosse, ont-clics été belles?
En s'asseyant devant Colette, il répondit avec un
sourire:
- Non, après Cabourg, rien ne m'a semblé beau.
Un petit rire satisfait fit comprendre au jeune
homme que le compliment plaisait.
- Eh bien, reprit Loute taquine, vous n'êtes vrai~ent
pas difficile, car, entre nous, nous pouvons
bIen avouer que Cabourg n'est guère joli. Pas de
�90
LE MAUVAIS AMOUR
plage, une digue où l'on s'écrase, un mélange de
monde dont on n'a pas Idée, un casino et un hôtel
qui bouchent tout horizon. Ah! pour trouver
Cabourg beau, mon cher, il faut que vous y ayez été
amoureux.
- Peut-être 1 fit M. de Grandjac, en regardant
Colette ostensiblement.
- Je crois, s'écria Loute gaiement, que vous êtes
en train de vous tromper. Un fltrt avec une Joüe
femme n'est pas de l'amour, c'est une distractIOn,
voilà tout.
Vexé, M. de Grandjac regarda la jeune fille qui
parlait ains.l, il ~'av,lt.
plus cet air aimable et souriant qui lUi allait SI bien.
- Je pense, mademoiselle, fit-il d'une voix cinglante, que vous parlez d'une chose que vous ne
connaissez pas.
- Encore une fois, vous vous trompez. Nous
autres jeunes filles, nous apprenons le flirt en même
temps que l'histoire de France, et, en général, nous
n'oubltons pas les règles de ce jeu. N'est-ce pas,
Colette?
- Tu es insup~rtable
1 s'écria la jeune femme,
monsieur de GrandJac, ne l'écoutez pas, elle est si
taquine.
M. de Grandjac dissimula sa mauvaise humeur.
- Vous avez raison, madame, et puis Mlle Loute
étant votre amie a droit à toutes les Indulgences.
- MadrIgal" romance, ~'écria
Loute en riant, vous
fa~t
des mlrac~s.
finirez par m'alI!ler 1 Le ~Jrt
M. de GrandJac ne repondlt pas. La discussion
avec Loute étaIt t0':ljours ,chose périlleuse, dt!Jà bien
des fois cet été JI avait dû se taire ne pouvant
jamais trouver la réplique qui terminerait la joute à
son avantage. Il se rapprocha de Colette et feignit
d'Ignorer la présence de' son amie.
D'abord Loute n'y fit pas attention; occupée à
finir de goûter" elle rega!'dait les départs et les
arrivées, écoutait la musIque et surveillait deux
fiancés qui, non loi,n d'elle, sou~
l'œil d'une maman
attentive, se cont~le
des petites choses niaises,
très gentilles. MaiS L.oute s,e retourna, Colette et
M. de Grand)ac causaIent, trcs bas, cela ne lui plut
pas elle I11terpella son amie .
....: Colette, l'heure s'avance, j'ai envie de m'en aller.
TranqUillement, en femme qUi a l'habitude de ne
sc gêner p.our personne" Mf!l~
Ternot répondit :
- Moi, Je me 1rouve bien ICI, malS Sl tu cs pressée
de rentrer, tu peux prendre l'auto.
�LE MAUVAIS AMOUR
91
Froissée, elle était de trop, son amie le lui faisait
comprendre, Loute se leva.
- Au revoir, s'écria-t-eIle, et puisque tu trouves
du plaisir à causer avec M. de Grandjac, je te laisse.
Colette ne s'inquiéta guère, la boutade de Loute
n'était pas sérieuse, un coup de téléphone ce soir
en aurait raison. Elle se retourna vers M. de Grandjac, souriante:
- Eh bien, vous rêviez de pouvoir causer avec
moi sans témoins, vous voilà satisfait, je pense.
M. de Grandjac remercia avec chaleur; fit des
protestations de dévouement, parla d'amitié éternelle, et dit son grand désir de pouvoir rencontrer
souvent Colette.
Dans cette atmosphère tr~s
surchauffée de salon
de thé, en écoutant cette musique malsaine, Colette
ne trouvait pas extraordinaire les propos de M. de
Grandjac, en tout autre lieu ils l'eussent blessée.
Elle s'apercevait bien que ce «flirt », un des « dix ,.,
se posait en amoureux, et qu'il avait complètement
l'air d'oublier qu'elle était une honnête femme à qui
l'on ne pouvait faire qu'une cour très discrète, mais
cette audace nouvelle l'amusait.
Enfin, il fallut penser au retour, et il était tard
lorsque la jeune femme quitta le salon de thé ... Elle
avait promis des choses folles, qu'elle était bien
décidée à ne pas tenir; elle avait promis que bientôt elle reviendrait avec Loute goûter dans ce même
~alon,
et qu'elle y. rencontrerait encore .M. de Grandlac, puis, qu'un Jour, elle y viendrait seule.
Dans l'auto qui la ramenait chez elle, elle pensait
à l'empressement de son flirt. Lui plaisait-il, ce flirt?
Pas plus que les autres. II n'était ni bien, ni mal,
physiquement il ressemblait à beaucoup d'hommes,
et son intelligence était très moyenne. Loute ne
l'aimait pas, c'était certain, Loute était partie
fachée. Dès son retour Colette téléphonerait, et
pour bien lui montrer qu'elle ne lui cachait rien,
raconterait toute sa conversation avec M. de Grandjaco Loute rirait, et ce serait fini.
Colette rentra chez elle de très bonne humeur.
Pendant qu'elle se déshabillait, sa femme de
chambre lui apprit que Monsieur était là depuis
une heure et que les domestiques avaient reçu
l'ordre de ne le déranger pour personne.
,
Etant. certaine que cette défense ne la regardait
pas, la Jeune femme, des qu:elle .f~t .prête, se dirigea
vers le bureau de son man. DehCICusement jeune
dans une robe de mousseline de soie blanche, ellc
�92
LE MAUVAIS AMOUR
entra le sourire aux lèvres; elle attendait des compliments, des mots d'amour: les yeux bruns de
Jacques la regad~nt
presque sévèrement. Il ne se
leva pas comme il le faisait de coutume, il ne s'empressa pas pr~s
de cette jolie femme si sùre de son
pouvoir, de suite il l'interrogea :
- Eh bien 1 Colette, que vous a dit la directrice?
La directrice 1 la jeune femme sursauta. Les couturières, le thé, M. de Grandjac, tout cela lui avait
fall oublier le rendez-vous.
Un peu ennuyée, mais ne voulant pas le montrer,
elle dit d'un ton indifférent:
- Je n'ai pas été libre de bonne heure et je n'ai
pu aller voir la directrice ... j'irai demain.
Furieux, Jacques se leva.
- Qu'aviez-vous donc à faire de si urgent, qui
vous a empêché de vous rendre à un rendez-vous
pris depuis plusieurs jours?
En pensant aux couturières, au thé, àM. de Grandjac, la jeune femme rougit, et ne voulant donner
aucune explication, répondit:
- Mon Dieu 1 la visite à cette directrice n'était
pas une chose tr1;s importante, et en pensant à la
réf1exion de Loute elle ajouta: du reste, je ne suis
pas d'âge à m'occuper de ces choses-là.
Cette réponse ne plut pas à Jacques; les sourcils
froncés, presque en colère, il s'écria:
- Vous avez l'âge d'être maman, et vous ne vous
en souvenez gu1;re.
- .Jean a un an, je pense que je n'ai pas à m'occuper de son instruction.
- Simone a sept ans.
- Elle n'est pas ma fille.
En entendant ces paroles, Jacques devint très
pàle, ses mains tremblèrent lég1;rement, et il héSIta
avant de répondre. D'une voix sourde, où il y avait
de la douleur, presque des larmes, il dit:
- C'est vrai, Simone n'est pas votre {-ille, mais en
vous mariant vous aviez promis de remplacer la
maman qu'elle n'a plus.
Colette s'aperçut bien de l'émotion de son mari,
elle pensa qu'elle avait crié une bêtise un peu
méchante, mais ses parents ne l'avaient pas habituée
à s'occuper de la peine des autres. Elle songea à
son propre mécontentement,. à sa colère, jamais personne ne lui avait parlé aussI durement.
Elle en vouhat à Simone, cause de cette discussion.
parlons de votre flUe, vous me
- Dès que nou~
�LE lVLAUVAIS AMOUR
93
dites des choses désagréables. Ce n'est pourtant pas
amusant d'être belle-mère à vingt et un ans, et vous
devriez bien ne pas me rappeler sans cesse ce titre
qu'en me mariant je n'ambitionnais pas.
Cette fois Jacques se Facha.
- Ne dites pas de bêtises, Colette, à n'importe
quel age il faut faire son devoir. Or, envers ma fille,
vous en avez un. Vous ne prétendez pas laisser cette
enfant toute sa vie entre les mams d'une gouvernante '?
Le ton de Jacques plus encore que ses paroles
exaspéra Colette; jusqu'a présent personne ne lui
avait jamais résisté: parents, amis, tout le monde
s'inclinait devant ses caprices, et son mari, cet
homme qu'elle avait bien voulu épouser, cet homme à
qui elle avait donné un fils, lui faisait des observations comme à une gamine. De sa jolie bouche faite
pour des paroles de tendresse et d'amour sortirent
ces mots:
- Si les gouvernantes ne vous plaisent plus pour
garder votre fille, il y a des pensioi1S, des couvents
où les enfants sont très bien élevées.
A peine avait-elle prononcé cette phrase qu'elle la
regretta, et si Jacques n'avait pas été en col1:re il eùt
remarqué le geste de Colette. Ses mains quittèrent
sa robe de mousseline et se crois~ent
pour demander pardon d'avoir été si méchante, mais Jacques,
atteint dans le plus profond de son être, humilié
dans sa tendresse de père, froissé dans sa ùignité
d'époux, répondit sans regarder le joli visage qui
s'attendrissait:
- Ma fille, tout comme vous, Colette, est ici chez
elle et jamais elle ne quittera la maison. J'entends,
vous comprenez, j'entends que vous vous occupiez
de nos enfants; cetle vie mondaine ne vous vaut
rien; désormais, vous aurez l'obligeance de vous
c~nforme
à. mes ~ésir,
et ~ie vous souvenir. qu'il y
a ICI des pellts qUi ont bes01l1 de vous. DepUIS deux
ans j'ai mis bien des choses sur le compte de votre
jeunesse, je pensais: elle s'amuse, tout cela ne
durera pas, lorsqu'elle aura un enfant à elle, elle
comprendra ce qu'elle doit faife pour l'enfant d'une
autre. Jean est venu; votre mère, crai~nt
pour
votre santé, vous a persuadée qu'il fallait le confier
à une nourrice et vous ne vous êtes pas plus inquiétée de votre fils que vous ne vous inquiétiez d~
Simone; votre mère se chargeait de toutes les corces coyvées-Ià, je veux que VOU
t~
vées, disiez-vo.us. Or~
vous en occupiez; desormals, c'eSL vous qui réglerez
�94
LE MAUVAIS AMOUR
les sorties de vos enfants, c'est vous qui les soignerez quand ils seront malades, c'est vous qui surveillerez leur éducation. Il faut comprendre que la
maternité a des charges et des devoirs dont vous ne
vous doutez pas. Colette, ajouta-t-il plus doucement,
soyez pour Jean ... et pour Simone une bonne maman.
La Jeune femme n'écouta même pas la dernière
phrase, à ses oreilles résonnaient les mots qui
l'avaient particulièrement froissée. Je veux ... J'entends 1... Avait-on idée de parler à sa femm!:! sur ce
10n ? .. Non, non, elle ne céderait pas ... En se
mariant elle avait pris un camarade, un compagnon.
Jacques voulait se poser en maltre et commander,
clic n'obéirait pas.
En colère, co.mme une petite fille, ses deux poings
crispés, elle cnf!- :
..
..
- Après mOI, vous critiquez ma m<.:re, Je ne
m'attendais pas à cela. Mais 1'0LlS comprendrez aisément qu'après cette discussion pénible je m'abs1 ienne de descendre, ce soir je n'aurais pas le
courage de dlner à côté de votre fille.
Jacques ne répondit pas, comprenant enfin que
Colette, en proie à une colère folle, ne savait plus ce
(lu'elle crimt.
Il la laissa partir sans 1u i dire un mot; avec des
yeux désespérés il regarda ce corps charmant si
Joliment vêtu qui allait disparaitre; il eut la tentation
folle de l'arrêter par un cn d'amour qui aurait effacé
les vilaines paroles. Quand elle ouvrit la porte, il eut
(;ovie de courir vers elle et de lui demander pardon.
Mais Jacques, bien qu'il fût un homme très amoureux, était un caractère; pou r être sûr de ne pas
céder à la tentation, ses mains serrèrent les cuivres
de son bureau.
Très lentement la jeune femme s'en alla; malgré sa
colère elle regrettait ses paroles, son intelligence et
son cœur lui disaient que Jacques avait raison et
Ilu'clle devait l'écouler, mais, dëpuis son enfance,
clle n'écoulait que son rlai~.
Au moment où dans un dernier accès de rage elle
:>'apprêtait à c1aqucr la porte, durc, sa voix s'~leva
:
VOLlS pourrez aller voir la directrice du cours,
je vous jure, Jacques, que je n'irai jamais.
Fii!re d'avoir trouvé celte dernière méchanceté,
clic rel1agna son boudoir et, prt5tcxtant pour les
domestiques une migraine, elle donna l'ordre à sa
fcmmë de chambre de servir son dl ner dans la petite
pièce close et intime que Jacques avait meublée pour
eUe avec tant d'amour.
�LE MAUVAIS AMOUR
95
x
Et le~
jours passèrent divisant les deux époux,
augmentant leur désaccord. Colette, se jugeant
l'o)Tansée, ne fit ricn pour se rapprocher de Jacques,
et \'ls-à-vis ,de sa belle-fille adopta une attitude qui
blessa son man.
Déjà elle ne s'occupait qu'à peine de Simone, elle
affecta de ne plus s'en occuper du tout; elle n'alla
pas chez la dl rectrice du cours et, lorsque la gouvernante demandaIt un ordre, elle répondait: " Adressez-vous à Monsieur, cela ne me regarde pas. »
Les premiers temps, Jacques avait pensé que
Colette boudait et quc cette bouderie ne durerait
gu~re,
mais les semaInes pass1!rent et Colette cooserva la même altitude. Elle ne regardait plus Simone
et répondait à peine aux paroles alTectueuses de l'eofant. La petite fille ne s'expliquait pas cette indilTérence; son jeune cœur comprit seulement que
Colette ne voulait plus être sa maman, et, peu à peu,
sans que personne ne lui ait nen dit, elle évita de
parler à la jeune femme et même de la rencontrer.
Un matin, pendant que Colette dormait encore,
elle arriva plus tOt que
dans le bureau de son p~re
de coutume et trl:S calme explLqua:
- Papa, Je voudraIS te demander quelque chose.
Jacques était triste, il sentait que son bonheur
s'en allait; il regarda sa fille, cette toute petlle bonne
femme que Colette n'avait pas voulu aimer, et lui
répondit avec un souri re rresque douloureux:
- Que veux-tu, ma chérie?
Les petites mall1s de Simone serrèrent bIen fort
sa robe de pIqué blanc, et ses grands yeux presque
clos elle repnt:
- Voilà ... Matntenant j'ai beaucoup à travailler,
mon cours, l'anglais, le piano, alors ...
Là, eHe s'arrêia. ne sachant comment terminer son
petlt. d,sc<?urs qu'elle avalt pourtant pr6paré depuis
plUSIeurs Jours.
- Alors, ma chérie) fit son père tendrement.
- Alors, dIt la fillette bien VIte, je voudrais bie
ne plus d6jeuner, ni L~lnr
....à table .. avec vou~.
Si
tu veux, on nous serVlrmt, MISS ct moi, là-haut dans
la [Iettte salle à manger, comme autrefois, avant. __
avant ... Enfin, tu comprends, papa, ajouta-t-eUe en
�96
LE MAUVAIS AMOUR
ouvrant ses yeux, ça serait bien mieux comme ça.
M. Ternot ne répondit pas, il observait sa fille,
cette enfant de sept ans devinait déjà ce qu'il aurait
voulu lui cacher, et sa rancune contre Colette s'en
accrut ... Simone, il s'en rendait compte, avait des
larmes dans les yeux.
Pressée de s'en aller, surprise du silence de sbn
père, elle insista:
- Dis, papa, tu veux bien ? ..
Jacques reprit sa plume et se remit à écrire, il
voulait avoir l'air de n'attacher aucune importance à
ce désir d'enfant. Il cëdait à un caprice, voilà tout.
- Si cela peut te faire plaisir, Simone, fit-il, c'est
entendu, je préviendrai les domestiques.
La petite fille, de sa même voix calme, répondit:
" Merci, papa, JI puis doucement, tranqutllement
-:omme eIle était arrivée, elle partit, mais elle n'embrassa pas son. père, car dans ses yeux les larmes se
multipliaient et peut-être que J'une d'elles serait
tombée, révélant ainsi toute sa peine.
Le soir, dans la grande salle à manger, il n'y avait
rlus que deux couverts; Colette ne demanda rien,
mais en dépliant sa serviette, Jacques la renseigna:
- Simone, fit-il, préfère prendre ses repas avec
l\iiss.
- Caprice, s'écria Colette, auquel vous avez cédé,
naturellement.
Le domestique servait, Jacques ne répondit pas,
la jeune femme en profita pour conclure:
- Je trouve cela bien peu poli pour vous et pour
moi.
Jacques regarda sa femme fixement, Colette n'insista pas et, depuis ce jour, SImone prit ses repas
avec Miss.
Pour bien montrer à Jacques qu'elle n'entendait
pas changer sa vie, Colette continua à sortir chaque
Jour, courant les expositions, les th'::s, les couturières. Loute, voulant oublier son rève d'un soir,
était une compagne fidèle qui l'entrainait au lieu de
la retenir.
A celle amie de toujours, Colette racontait ses
~ricfs
el, bien entendu, donnait tous les torts à son
man. Loutc ne jugeait pa~,
mais elle avait une façon
il elle de consoler SOI1 amie.
- Quand on a des ennuis, ma petite Colette, jl
fallt les oublier, alors on cherche dcs choses bêtes
à faire, on cause é1 vec des gcns idiots, ec n'est pas
.Iil1ieite à trouver, et la bNise entralnant la gaieté,
on. rit et c'est fini. Ami.:nc à Jacques un de tes dix
�LE MAUVAIS AMOUR
97
flirts, par exemple cc M. de Granjac dont tu sembl~
entichée, écoutez-le tous les deux une soirée entière
et je vous réponds que vous vous amuserez, car
vous aurez devant vous le type le plus ridicule qu'on
puisse voir . Béte? certes, mais rou.é cOf!1me potence
et capable, Je crOIS, de rouler plus IntellIgent que lui.
C'est une distraction que d'étudier cet homme-là.
Colette, pour oublier il faut s'amuser, vouloir rire à
tout prix de soi et des autre~.
Regar~-moi,
je ne
fais que des choses bêtes, Il y a hUit ans que je
tralne de soiré.e. en soirée.. bal en bal, d'exposition en expOSitIOn, et VOilà que cette année je
recommence. Ma petite Colette, il faut nous amuser;
toi, tu ne penseras plus à ta belle-fille, et moi j'oublierai tous les rêves idiots que les clairs de lune
vous inspirent.
Et Colette, écoutant Loute, continua à mécontenter son mari.
S'apercevant de l'attitude de son gendre,
Mme Damy essaya bien de faire à sa fil1e quelques
sages remontrances, qui ne furent pas écoutées. La
jeune femme embrassa sa mère et lui répondit:
- Ma petite maman, toi, au moins, tu l1e m'as
jamais ennuyée, aussi ne commence pas, j'ai assez
des discours de mon mari, il m'en réserve un par
Jour, cela me suffit. Reste ce que tu as toujou rs été,
une maman qui m'aime beaucoup et qui nc cherche
qu'à me faire plaisir,
Incapable de résister à de si gentilles paroles,
Mme Darny dit en souriant:
- Mais ton mari n'a pas l'air content.
Alors en éclatant de l'Ire, Colette avait répondu:
- Nd t'occupe pas de son air, m~an,
je suis en
train de lui faire comprendre que Je ne SUIS plus
une petIte fille et que j'ai moi aussi une volonté.
C'est l'affaire de quclques mois et après tout ira
bien ...
Le printemps arriva multipliant tous les plaisirs
mondains; Colette ct Loute ne posèrent plus chez
elles ct dès que le Concours hippique eut ouvert
ses portes elles y allèrent chaque jour.
Un après-midi, après le déjeuner, Colette comme
d'habitude monta s'habiller. Elle étrennait robe et
chapeau neufs qul devaient faire sensation au Concours hippique. Prête, elle se regarJa avec complaisa.ncc; sa robe !a désha~ilt
superbement, la
!fil nec étoffe de s~le
desla~t
le ~orps
élép.ant de la
Icune femme; la Jupe laIssait val!' les jambes, et le
corsage, largement échancré, s'ouvrait sur sa gorge.
4.
�LE MAUVAIS AMOUR
Une fourrure, jetée sur ses épaules, ne dissimulait
r;en.
Contente de se trouver belle, elle souriait à son
ima<Te lorsque Jacques entra.
D~ bonne humeur, une toilette réuss1e influence
le caractère des femmes, elle dit à son mari :
- Je vous croyais parti.
Jacques ne répondit pas; arrêté à quelques pasde
Colette, il la re:'ardait.
Pensant qu'il l'admirait elle lui demanda soudante:
- Ma robe est bien, n'est-ce pas? C'est une
nouvelle coutlfriè:re qui me l'a faite, elle a un goût
uarfait ses cbenles sont toutes des actrices .
• - J~ m'en rends compte, dit Jacques d'une voix
"noqueuse, elle vous a habillée comme si vous en
aiez une.
mais, s'efT~rçant
de ne pas comColette rou~it,.
prendre la ralJlene, voulut vOir là un compbment.
- Mais il n'y a que ces femmes-là qL1l s'habillent
bien!
Jacques fronça les sourcils, il eut un geste bref
qui renvoyait la femn: e de chambre, puis, nerveux,
s'assit dans un fauteuIl.
- Vous n'allez pas sortir ainsi? demanda-t-il.
D'abord la jeune femme ne comprit pas que cette
phrase était un blame, elle crut que son mari craignait pour sa san lé.
- Oh 1 fit-elle, je n'aurai pas froid, ma fourrure
est très chaude, et puis il fait beau aujourd'hui.
- Vous ne m'avez pas compris, je n'ose croire
que vous ayez .la prdention de. sorti~
ainsi dévêtue;
celle robe est Inconvenan te, et Je désJre qu'avant de
la porter, vous la fassiez arranger.
'
Critiquer la robe d'une femme, c'e!;t presque toujours la mettre en col~re,
Colette rougit et s'emporta:
- Ah, fit-elle, vous n'allez pas vouloir maintenant
vous occuper de ma toilette, cela ne regarde pas lcs
hommes ... d'abord il n'y connaissent rien et ont
presque toujours mauvais goût.
- Mes aptitud.es en pareille matj~re
n'ont aucune
importance, repnt Jacqu~s
avec calme, le fait est là,
vous portez une robe qUI vous déshabille et je n'admels pas que vous vous promeniez ainsi. Croyczmoi cette mode que vous trouvez jolie a été créée
par' des fem~
peu .comme il fauI; vous, vo~s
ne
devez pas vous laisser Influencer par des coutuni'res,
f>t tolérer qu'elles vous fassent des robes pareilles
Q celle que vous portez aujourd'hui, Colette, je
�LE J\IAUVAIS A1l0UR
99
vous demande de ne pas sortir avec cette toilette.
La jeune femme eut un éclat de rire strident, décidément son mari cherchait toujours à la contrarier.
- Vous vous moquez, Jacques, Loute m'attend à
la porte du Bois, nou~
de~on.s
nous pr<:>mener
ensemble et arrès :.:lIer a l'Hippique. Je n'al pas le
temps de me déshabiller et, du reste, me trouvant
bien ainsi, je ne le faai pas.
Jacques se leva et, s:approchant de sa femme, il
lui prit le bras.
- Colette, lui dit-il, puisque vous n'avez pas
voulu céder à 1~0
~ésir,.
maintenant j'exige, je
veux que vous qUIttiez Immediatement cette robe· si
vous refusez encore, j'aurai le regret de vous p~ier
de ne pas sortir.
J'exige, je veux, des mots que Colette ne pouvait
supporter. D'un mouvement brusque, elle S'éloigna
de son mari.
- Vous radez une langue que je ne comprends
pas, je n'aclmettrai jamais que mon mari me dise
« je veux", ct, se dirigeant vivement vers la porte,
elle ajouta: A cc soir, J'espère que vous serez plus
calme et plus raisonnable.
Avant que son mari ail eu le temps de s'y
Opposer, Colette était partie.
Seul, le cœur effroyablement lourd, Jacques sc
dirigea vers son bureau comprenant que, s'il ne
prenait une décision immédiate, la paix et l'honneur
de son foyer étaient compromis.
Dans l'auto qui l'emmenait très vite, Colette n'eut
pas le loisir de réfléchir; à quelques secondes de
chez elle, elle trouva Loute qui l'attendait. ..
Il Caisait beau; Loute qui engraissait voulut marcher, les deux amies prirent une petite allée déserte
que le printemps faisait charmante.
Tout de suite, très en colère, Colette demanda à
son amie:
- Loute, sincèrement, comment trouves-tu ma
robe?
.
Loute (it quelques pas en avant et regarda.
- Parfaite, dit-elle, mais terriblement osée.
Colette fronça les sourcils, cette réponse lui plaisait à moitié.
- Enfin, reprit-elle, suis··je ridicule?
- Non certes, tu es assez jolie pour lancer la
mode.
- Eh bic~1,
ma chère,. s'écria Colette, crois-tu qU(~
Jacques avait la prétention de m'empêcher de sortir
avec cette robe; et sans que Loute l'en priât , f'"\
:~
.\-
,.'
<""
[ ;CIU
'â
??
.
�100
LE MAUVAIS AMOUR
jeune femme raconta toute la scène que son mari
venait de lui faire. Naturellement elle l'exagéra et
Loute fut forcée de conclure que Jacques, avec ses
idées d'un autre siècle, devenait odieux.
Tout en parlant, les deux amies avaient fait du
chemin;" arrivées au bout de la petite allée, elles
débouch:'rent sur une pelouse où jouaient plusieurs
groupes d\!nfar:ts. Pr~s
ù:une voiture, assise sur un
pliant, Loute decollvnt Simone.
- Voilà ta belle-fille, elit-elle à Colette, elle doit
garder ta 1 /lIs pendant que la gouvernante et la
nourrice causent; allons les voir.
Simone vit veni r sa belle-m::re ct 50n amie j polie,
elle se leva. Jean dormait, il avait maintenant dixhuit mois, c'était un superbe enfant. 11 ressemblait à
son p:'re et à sa mè:re,des boucles blondes entouraient
son yisa"c, et de grands cils noirs faisaient une
ombre sil'r sa peau (lne.
- Qu'il est beau, fit Loute, il te ressemble, Colette!
Et la maman, très ~"re,
voulant affirmer son cirait,
arrangea le couvre-pied et se pencha vers le visa;.;e
de son fils. Elle l'embrassa trl!S doucement, mais
Jean, qui dormait depuis assez longtemps, se réveilla
ct sourit en tendéplt ses petits bras.
Colette oublia la ,robe ne,uve. E ll e jeta ù son amie
en-cas et sac! et pn! le pettt garçon. Sur les bras de
sa maman, 11 ouvnt plus grands ses yeux clairs;
pour mieux voir il les trotta énergiquement avec son
petit poing fermé! puis regarda tout autour de lui. Il
aperçut sa !1ourrrce" la .g()~vernat,
Il s~ détourna;
tout pr~s
de Loute, Il Ylt Simone; alors Il tendit de
nou\'eau ses a !',. remu? énergiquement les jambes
en criant: « S1581, SISSI. »
Colette !e, mit p~:
terre et, aussi vite qu'il put, il
courut rejOindre Sllllone. Cette arrection déplut il
Mme Tcrt1ot, elle reprit sac ct en-cas ct, aprl!s avoir
dit quelques parole;,; à la nourrice et à la gOllvernante, elle partit. LOLlle la suivit.
'
Il était près de quaI re heure'l lorsque les deux
amies entrèrent au. ConcoUl:s hippique; c'était la
journée cotée parmI les plus IDtércssantes, il y avait
foule. L'arrivée de Colette fit sensation; sa beauté,
sa l'ob!.: 1( terriblement osée ", comme d isait
Loute, at!iraient toUs les r~gas.
Arrivées dans
l'cncclOte réservée aux soclétalres, elle:; renC(Jntri:rent des amies gui s'pmparèrent d'cllc.!s. Mal~
l'l'\.! clic LOule dut s'lOstaller entre deux cOllsine!l de
I;rovinc~,
ct Çolette, ~yaIt
retrouvé M. de qrancljac,
l'inévitable [l1rt, partit falrc un 'tour avec lUI.
br
�LE MAUVAIS AMOUR
101
M. de Grandjac, « roué comme potence ». s'aperçut
que la belle Aime Ternot n'avait pas son visaoe
habituel, ct comme on. lui ava!t raConté la v.eille q~e
le ménage ne marchait pas, Il conclut qu'll y avait
cu dispute entre les dlUX époux. AIOI"s Il redoubla
d'amabilités ct, sachant comment plaire, il fit à
Colette coml'liment de sa robe.
VOLIS ayez là une merveille, chl:re madame ct
je crois que je ne suis pas le seul à le trouver 'car
partout où vous passez japerçois dl:s regards
admiratifs.
- Je suis heureuse de vous entendre dire cela
. répondit Colette vivement, car, tout a l'lll.: ure, qud~
qu'un m'a prétendu que cette robe était inconvenante.
- Ce quelqu'un ne s'y connalt guère.
- C'est ce que je pensais.
M. de Grand]ac devina que ce quelqu'un était le
mari, mais il n'insista pas.
Derfl~
une foule de spectateurs dont la plupart
tournaient le dos à la piste, Colette et M. de Grandjac regardèrent quelques instants un officier cnrriger
Son cheval qui refusait de sauter, luis, le clH;val
ayant cédé, ils reprirent leur promenade.
Au haut des marches qui dominent Je palkloc ils
restèrent assez longtemps, observant les gens qui
passaient. M. LIe 'Grandjac connaissait presque
tout le monde, et n.ommai,t les [en:mes ~n
peu
en vue; sur chacune JI savait de petites histOIres
scandaleuses ct les racontait d'une manière très
amusante. Colette riaIt, oubliait la discussion qui
l'avait mise i fort en colère et trouvait M. de Grandjac charmant.
Comme ils regagnaient la tribune des sociétaires,
ils croisèrent une très jol ie femme accompagnée
J'un of(]cicr ct que 1\'1. de Grandjac salua. Colette
demanda son nom.
- Elle s'appelait autrcfnis Mme Verlat, clans huit
jours elle sera baronne Pi6rar.
- C'est une veuye?
- Non, elle a divorcé l'an passé. Son mari la
rendait Ir1.:s malheureuse, il n'avait aucun des mêmes
gouts; elle n'a pas \'oulu vivre une existence entihe
avec un homme qui ne cessait LIe lui Llire des
choses désar;réablcs. Elle se remarie avec cet ofllcier
qui l'accompagne, le baron Pié:-ar.
- Et dans l'armée on admeltra, on recevra une
femme divorcée? questionna Colette.
- Certes, reprit M. de Graucljac avec chaleur,
�102
LE ::yrAUVAIS AMOUR
nous sommes au xxO siècle, ne l'oubliez pas, madame,
et les \'ieux préjugés qui forçaient un homme ou
une femme à être malheureux n'existent plus. Que
voulez-vous, quand on s'est trompé on doit chercher à sortir de cette erreur le plus tôt possible,
et, lorsqu'on en est sorti, il faut vouloir refaire sa
vie.
- Elle n'avait pas d'enfant?
- Si, une petite fille, mais tout s'est très bien
arrangé.
M. de Grandjac n'insista pas; du reste, à mesure
qu'ils approchaient de là tribune des sociétaires, la
foule devenait plus dense, et il était impossible de
causer. Loute trouvant moyen de làcher ses cousines de province, M. de Grandjac dut s'éloigner.
- Je suis éreintée moralement! s'écria-t-elle; une
heure de conversation convenable, c'est afTreux. On
m'a donné des nouvelles d'un tas de parents dont
je ne me souvien? méme pas .. Le petit dernier de
Rose, une cousJOe, a eu bien du mal à percer
ses dents; Jean, un autre cousin, a une facilité
inoule pour le travail. Marie, encore une cousine,
a eu deux jumeaux, l'un est laid, l'autre beau ...
Enfin je n'en puis plus et j'ai besoin de voir, d'entendre des choses amusantes.
- Regarde les chevaux, dit Colette.
- C'est tout ce que tu me proposes 'pour m'amuser ( Mais tu sais bien que cela ne m'mtéresse pas
du tout, du reste je ne suis pas la seule. Autour de
nous, sauf dans la tribune des oJ;ficiers où quelques
petites jeunes filles consciencieusement pointent le
programme, personne I~e s'occupe de la piste ..
- Alors, pourquoI Vient-on? demanda une Jeune
femme récemment mariée.
- On vient, chère madame, rérondit Loute, pour
plusieurs rai~o;ts:
D'abord beaucoup de gens de
~poq':1e.
pour venir à
province chOISIssent ~et
Paris; c'est une occasIOn qU'lI saIsIssent avec empressement; ils retrouvent ici des amis, des camaNous, les Parisiennes, nous y
. alles, tles par~nts.
notre temps, pour
venons par habitude, pour pa~ser
montrer lies robes. sensatIOnnelles - regarJez
Mme Ternot - ct pUIS nous y venons encore pour
une autre raison. Au Concours hippique, les jeunes
filles ct les jeunes femmes qui ont des flirts peuvent
leur donner rendez-vous sans se compromettre ;
tout le monde vient à l'Hippique, ct personne ne
s'étonne de vous y rencontrer avec un ami. C'est
très commode, madame, das endroits comme ceux-
�LE MAUVAIS AMOUR
1°3
ci ct, lorsque j'y suis, je regrette toujOUl'S de n'avoir
pas de fli rt.
r.eprit la jeune fl!mme,
- Mais je vous as~re,
qu'il y a des gens qm ne VIennent que pour les
chevaux.
- Je veux bien vous croire, fit Loute, mais cela
me fait de la peine de penser qu'une personne
intelligente peut regarder pendant ~:ois
heures le
même spectacle: les hales, les. barnLl'es blanches,
la rivi"re, la banquette écossaise, et le cheval qui
accomplit bien gentiment son petit parcours, tout
cela me semble terriblement monotone; mais enfin'
je suis pl!ut-ëtre la seule à penser toutes les bêtises
que Je vous débite. Conclusion, Colette, je crois
que nous ferions bien de nous en aller.
Colette fut de l'avis de Loute et ks deux amies se
dirigè:rent vers la sortie. Mme Ternot, trè:s regardée,
entenJit des compliments qui, pour une femme du
monde, sont presque des offenses et, pour la premiè:re fois, elle pensa que Jacques ayait eu peut-être
raison, mais elle lui en voulut et lUI reprocha de
l'avoir exaspérée. Elle était partie sans sc regarder
une derniè:re fois!
Dans l'auto, les deux amies furent silencieuses.
Loute pensait à ses parents de province si différents
d'elle, ceux-là sa\'aient vivre modestement ct dans
leur chateau pt;rdu au fond de la BretaQne, ils étaient
heureux. Le bonheur, c'est donc pour certains chose
facile ... Le bonheur, Loute, malgré sa gaieté, en
étalt tr08 loi 11.
Colette songeait à son mari, comment ce. soir
l'aborderait-elle? Pour le dîner, elle qUltt<.:ralt sa
robe, cause de la discussion. EIle rcgrdtait de
l'ayoir commandée, portée, c'était pour une Parisien ne élégante presque une faute de goùL Elle
songea aussi à M. de Grandjac et à toutes les histOires
qu'il lu i ayait contées, celle cie la jolie femme qui
avait diyorcé pour refaire sa vie était h ~s présente
à sa pensée.
XI
En rentrant chez elle, Colette n'était plus aussi
arrogant e qu'à son départ; sans bruit, elle monta
dans sa chambre et bien vite enleva la robe qUI, à
présent, ne lui plaisait plus. Elle revêtit une (ollctte
que Jacques aimait partlculii::remcnt, elle sc rccoûf"
�LE MAUVAIS AMOUR
avec soi n et, se trouvant très jolie, pensa que son
mari ne bouderait pas.
Pour une discussion sans importance, jugeait-elle,
il était inutile d'échanger de nouveau des choses
désagréables, elle était résolue à ne plus parler de
la malencontreuse robe.
Elle alla dans son boudoir, et là, en attendant le
retour Lle Jacques, écrivit à Jeanne Rambaud, retenue en Suisse pour sa santé. Sans penser qu'on ne
dOit pas parler à ~ne
ma.lade des plaisirs qui lui sont
momentanément Interdits, elle conta tout ce qu'ellc
faisait avec ~?ue,
et dit, à l'exilée, que Paris n'avait
jamais été SI JolI. Lettre achevée, elle pnt un livre
et, blottie ~ans
une bergère, elle ~n
commença la
lecture. MaiS le roman ne fut pas Jugé amusant; à
chaq ue inst<,lnt les yeux de Colette se dirigeaient
vers une petite pen.dule de marbre blanc, elle trouvait que le ~emps
etait long. Au bout d'une demiheure elle Jeta son hvre sur une table et sonna. La
fem~
de chambre arriva presque aussitôt.
Monsieur est-il rentré? demanda Colette.
- Oui, Madame, il y a longtemps.
- Alors, pourquoI ne sert-on pas?
-- IVlonsieur a donné l'ordre de ne servir qu'à
huit heures.
Renseignée, l\In:e Ternot congédia la (emme de
chambre ct, pens~
l'e, reVll1t s'asseoir dans la bergère. Jacques étaIt n:ntré, Jacques ne venait pas
chez elle, elle n'Irait certes pas le trou\'er dans ~on
bureau. Ils se rencontreraient dans la !:ialle à manger
et là, à ca.use cles. clo1e~tiqus,
il ne pourrait phls
être l1ue5tlOll de.dlscusslon, cela valait mieux ain~l.
Le Jour halssalt, d~ns
le boudoir de Colette il faisait sombre; par la fenêtre ouverte, c Ile apercevait
la grande m<l;sse nOIre ~u
Bois, et dernère, l'cllvoclel l.le feu; ~uelqs
autos
10ppa!1t, un. Im~1ens
passalCnt trc~
vlt.e, leurs petites lU1l1lères dansaient,
puis disparl(;~t
au t?urnallt ~'une
rue; un peu
de fum0e venant d un tram montait doucement vers
le CiCL embrasé ct faisait un léger nuage très blanc.
Tnste, sans cause, ~olet
l'?gardait la nuit venir.
Huit heures sonnCl'ent, la Jeune femme tressaillit,
dans son boudol)' l'obscurité était grande; \ite, clic
tourna un commutateur. La IU1l1:ère jaillit, alors
Colette soupira d'aise, et s'approchant Je la glace, se '
re~ad
encore avec attcntion. Satisfaite de cet
c.\.amen, elle descendit.
Dans la salle à manger, parlant au valet de cham~
bre, elle trouva son mari; ~c jU4eant l'offensé, Jac-
�LE :MAUVAIS AMOUR
10 5
ques n'était pas venu dans son boudoir; elle se mit
à table son mari l'imita, et le premier service se
passa 'sans que les .deux épC!ux s'adressassent la
parole. Trouvant ce sdence nclIcule pour les domestilJues, Colette essaya de commencer une COnversation, mais les réponses sèches de Jacques l'empêcbèrent de continuer. Le dîner s'acheva comme il
avait commencé. Furieuse, à peine le repas terminé,
Colette se leva, Jacqu~s
en fit de même et, s'approchant de sa femme, dit cl'un ton de maltre :
- Voulez-vous venir dans mon bureau, j'ai à vous
parler.
Elle inclina la tête, consentante, et monta l'escalier. Dans le bureau, elle aperçut sur une chaise,
bien en vue, le sac de voyage de son mari; sans
questionner, elle s'installa dans un fauteuil et là,
moqueuse, tout en regardant Jacques, elle dit;
- Je vous écoute, seulement tachez de ne pas
être long, car j'ai commencé un livre qui m'amuse
follement.
Elle mentait, en souriant, mais pendant le dlner
son mari avait boudé, c'était à son tour à présent.
Jacques ne répondit pas. Trl:s calme, il s'assit
devant son bureau, rangea quelques papiers, croisa
les mains, puis, sans regarder sa femme, il parla;
- Colette, je pars dans un instant pour la Belgique, je rentrerai probablement demain soir ou
après-demain matin; pendant mon absence, je
désire - et il appuya sur ce mot - que vous prépariez tout pour notre départ. 1.1 fait très beau, la
campagne à cette époque est raVissante, les enfants
Of,t besoin de changer d'air. Nous nous installerons
au château d1!s mon retour.
- pour les vacances de Paques, répondit-elle,
mais c'est chose convenue depuis fort longtemps,
seulement nous ne partirons que la semaine prochaine, LOllte ne peut pas venir avant.
Toujours de cc lT.'ême ton qui impressionnait
Colette, Jacques repnt :
- Non, cc n'est pas seulement pour les vacances de
Pâques, nous partIrons apr1!s-demain, comme je
.vous j'ai dit, et nous ne revie.ndrons à Paris que
l'automne prochain. De plus, le vous uemanderai
de bien vouloir faire comprendre à votre amie
Loute. que pendant quelque temps nous désirons
être seuls; puisqu'elle ne peut pas partir maintenant, la chose sera facile.
En entendant ces paroles, Colette se redressa toute
vibrante de colère, s'écria:
�106
LE MA UV AIS AMOUR
- Vous ne pensez pas s6rieusement que je vais
partir à la campagne en a\'ril pour ne revenir qu'en
novembre; si les enfants ont besoin de changer
d'air nous n'avons qu'à les y envoyer.
- 'Désormais, répondit Jacques sans se départir
de son calme, Je ne confierai plus mes enfants à des
gouvernantes ou à des nourrices.
Conciliante, Colette fit :
- Eh bien, la chose est arrangeable, maman ne
demandera pas mieux que de les prendre, elle part
la semaine prochaine.
- Je ne Jout? pas qu~
votre m"re ne s'offre à
vous rendre serVice, mais Je trouve que vous devez
vous occuper de vos enfants, c'est votre devoir.
Cette fOIs la jeune femme sc facha, elle se leva et
déllant son mari, répondit:
'
- Je vous a\'crtis que je nc partirai pas, la campagne à celle époq.ue me ~one
~e
la neurasthénie,
et c'est une malaJle que JC ne tlens pas du tout à
avoir.
Jacques regarda sa femme, ses yeux fixèrent ce
joli visage que la coli:re transformait, et, sèchement,
répondit:
- Vous partirez, parce que je le veux, je vous
l'ne de nc pas discuter cette décision, ce serait par(alternent inutile. Vous êtes encore une enfant, Vous
me l'avez prouvé cet aprl:s-midi, aussi mon devoir
est de vous diriger.
- POlir unc robe, s'écria CoJette en riant nerveusement, c'est bien la peille de faire tant d'histOll'es 1
La robe n'est. qu'un petit fai.! joint à beaucoup
d'autres; maigre mes ob~ervals
rêp6t6es, vous
continuez à mener une Vie que Je dépl l'e. On ne
voit que vou~
clans les salons de thé vous passez
vos journées à l'.llippique et vous y r~nco(ez
des
gens qui me plaisent plus ou moins.Vous avcz une
lllsouciance qui m'étonne, vOus ne pensez pas que
vous portez mo,: !1 0m i pourtant je vous préviens
que je n'admetlr~1
Ja:n~ls
qu'on parle d~ ma femme.
J'ai été cet apres-mlC.lI au Concours hippique, ct je
me suis rendu compte que beaucoup d'hommes
vous prenaient p~JUr
ce que ,:,ous n''::tiez pas; de plu~,
ce M. de GrandJac avec qUI vous vous êtes promenée si longtemps ne me plaît guère, il a c1es allures
avec vous que JC ne tolérerai pas. Pour que tout cela
·lit une fin, lc mcilleur moyen, croyez-moi, Colette,
~st
de vous en aller; là-bas, loin de ces plaisirs malsains, vous reprendrez conscience de vous-m~e,
�LE MAUVAIS AMOUR
1°7
vous comprendrez qu'une femme et une maman se
doit avant tout à son mari et à son enfant. Votre
amie Loute est en ce moment pour vous une très
mauvaise amie ... C'est convenu, n'est-ce pas, Colette,
.
nous partirons dans deux. jours..
Sans l'interrompre, la. Jeune lemme avait écouté
son mari; lorsqu'Il eut fini, elle le regarda avec un
sourire presque méchant.
- Votre discours est terminé, je pense, demandat-elle, alors, laissez-moi parler à mon tour. D'abord
permettez-moi de vous dire, que vous m'avez beal1~
coup ennuyée; le mot devoir, répété si souvent
devient fa stidieux. J'ai vingt et un ans, je vis m~
jeunesse, j'entends la vivre joyeusement et je ne
vous ai pas épousé pour que vous m'enterriez à la
campagne. Je porte votre nom, c'est v rai, mais ne
comptez pas qu'à cause de ce nom je refuserai tout
hommage masculin. Maintenant, soyez bien certain
que je continuerai à mener la vie qui me plait, jamais
je ne romprai avec Loute et dans deux jours je ne
partirai pas. Bonsoir et bon voyage.
Ce ton railleur, ce sourire exaspérèrent Jacques,
son poing frappa le bureau.
- Vous partirez, Colette, les ordres sont donnés
et dans deux joursd'e vous emmènerai.
Les grands cils e la jeune femme cachèrent ses
yeux clairs et, moqueuse, elle répéta :
- Dans deux jours! puis sans regarder son mari
elle s'en alla.
La porte fermée, Jacques n'eut pas le loisir de
penser, il était l'heure de partir; son voyage, voyage
d'affaires, important, ne pouvait se remettre; il prit
sa valise et quitta son bureau. Sur le palier il
s'arrêta un court instant, espérant que Colette allait
revenir, ma is la porte du boudoir resta close et il
descendit seul le grand escalier. En bas, il trOllva
Simone qui, assise sur une chaise dans l'antichanbre, li sait bien sagement.
- Que fais-tu là, petite fille'? lui uemanda-t-il.
- .1e t'attendais pour te dire adieu.
- Pourquoi n'es-tu pas venue dans mon bureau?
Les grands yeux se détournèrent et l'enfant répondit avec tri stesse :
- Maman était avec toi.
Jacques serra très fort la petile fille contre lui, il
l'.embrassa longuem~t,
tendremenl, ct Simone senht que dans son petit cou tombait une larme. Son
papa avait du chagrin et elle savait bien qu'elle ne
Pouvait le consoler.
�108
LE MAUVAIS AMOUR
Elle essaya pourtant.'
- Nous serons bien sages, papa, fit-elie. Jean est
trl:s gentil, il ne fait plus de col're; cet apr~s-mldi,
quan'd maman est venue nous voir, il a dit bonjour à
contente.
Mlle Loute maman était tr~s
Maman .. .' maman ... Simone savait bien que ce
mot-là consolait son père.
Jacq ues sourit à la fillette et partit le cœur moins
lourd.
Colette était entrée dans son cabinet de loilelte
en proie à une. col~re
fu!le ; elle y trouva sa femme
de chambre qUI preparait tout pour la nuit. Sans
s'apercevoir que sa maltresse paraissait de très
mauvaise humeur, la domestique llll demanda
quelles toilettes ~1.adme
désirait e.mporter à la campagne ct, contranee de qUllter ~>ans,
el~
aJouta que
I"aire loutes les malles en deux JOurs, c'etaIt presque
impossible.
Cette demande su.rprit Colette, elle comprit que
.facques avl~
donne des .ordres. Alors elle perdit
fout sang-froId. La volonte de son mari s'affirmait,
même lui absent; cela l'épouvanta, elle comrrit
qu'elle serait obligée de céder ... Alors, d'un mouvement nerveux, elle qUItta sa r?be et donna l'ordre à
sa femme de chambre de lUI apporter immédiatement un costume tailleur. Tremblante, elle se laissa
habiller, demanda son chapeau et ordonna de préprer dans son sa~
de voyage tout ce qu'il fallaIt
pour passer une nUit. .'
La domesllque obeIt,. ne comprenant pas, et
:;'imagina que madame, Jalouse, allait rejoiJldre son
mari. Quand Colette fut prèle, elle regarda autour
ti'elle, puis, nel:v~us,
s'approcha de son bureau;
debout, elle ~CIï'Jt
~uelqs
lignes sur une l'cuille
dc papier, quo elle gltssa dans une enveloppe, clic la
cacheta, féhnIl!ment, y traça le nom de son mari,
puis alla porter cette lettre sur Je bureau de Jacques.
Cela fait, elle n:vint dans sa chambre, prit son sac el
dit d'un ton qu'elle s'erforça de rendre cJlme:
- Marie, lkmam YO~s
m'apporterez chez ma mè re
des robes et du linge, Je ne pars pas à la caml'agne.
Ces paroles ét?nnl:renlla/ernme de chambre,' elle
n'osa pas questlllnnt.:r, malS clic regarda Madame
:;'en alkr, cOI11j1n:nant que cc départ à pareille
heure était une chose grave.
Sac à la main, Colette descendit vivement l'escalier, clic ouvril la porte de l'hOlel ct la referma avec
J'fuit...
A dix heures du
.
SOir,
.
le boulevard Flandl'll1 est
�LE MAUVAIS AMOUR
log
désert; elle frissonna, mais au coin d'une rue trouva
un auto, quelques mètres la séparaient de la maison de ses parents, la voiture l'y conduisit très
vite.
L'ascenseur étant en réparation, elle monta les
deux étages en pens~t
à ce qu'~lIe
allait dire.
Elle leur raconterait tout: la violence de Jacques,
la façon dont il avait osé lui parler, elle dirait qu'il
lui avait donnL: (ks ordres! Elle connaissait son
p"re et sa mère, e1Je était certaine IU'ils approuveraiel,t sa dl:cision de rompre avec un mari qui ne la
comprenait pas.
Elle sonna d'une main tremblante, il était tard
elle eut la crainte qu'on ne l'entendit pas .
'
Devant elle la porte s'ouvrit, le valet de chambre
s'étonna de la voir venir à pareille heure, mais sans
rien dire il l'introduisit dans le petit salon où son
pi::re fumait tout en lisant et où sa mère brodait.
Ensemble M. ct Mme Darny levl rcnt les yeux et le
même cri s'échappa de leurs lèvres:
- Colette, qu'y a-t-il?
Pour ne pas les émouvoir, la jeune femme avait
laissé son sac dans l'antichambre, elle répondit
d'une voix claire:
- Mais je viens vous voir, - puis elle ajouta d'un
ton indilTérent : - mon mari est en voyage.
Elle s'assit en face de son p' re, tout près de sa
ml're, et riant, pour dissimuler son émotion, elle
expliqua:
. - Voilà, je m'ennuyais chez mOI, a10r3 je suis
venu passer la soirée avec vous ... ct même ... si vous
voulez, vous me garderez cette, nuit, cela m'amusera
ùe reprendre ma chambre de Jeune fil!l.!.
Mme Darny se pencha vers Colette et lui répondit
avec tend resse :
- Si nous voulons 1 Mais, ma chérie, ici tu es
toujours chez toi.
M. Darny regarda sa fille attentivemcnt, ct lui
demanda:
- Ton mari approuve cette fantaisie r
- P1:rc, je t'ai d.::jâ dit qu'il était en voyage.
M. Ternot, ajouta-t-elle avec un petit rire sarcastique, est un agent de change très occupé.
- Quand Jacques est-il parti? insista M. Darny.
Cct~
foiR~
Col~te
fut obligée de répondre, la
questIOn étal! prcclse.
- A neuf heures cc soir.
- Et avant son départ, lui as-tu parlé de cette
fugue?
�no
LE MAUVAIS AMOUR
Le joli visage de la jeu1}e f~me
s'~t;lpoura,
elle
comprit que son père eXlg~.t
lé!- vénte.
Elle se leva, et ~lervus,
s ecr~a:
.
.
.
- Je ne voulaIs pas vous prev.enlr .ce sOIr, maIs
puisque père n~'y
fo.rce,~man
Je vaIs t'ap~endr
une nouvelle." )e SUIS tr.es malheureuse ... la vIe avec
Jacques devient impossIble .. : mon mari est odieux ...
et je suis résolue à ne plus nen supporter.
M. Darny protesta.
- Colette tu es en colère, donc tu exagères.
Ce mot e),aspéra la jeune femme.
~u
vas en juger. Ce
- J'exagère, s'~cria-tel,
soir avant de partl~,
mon mal'! m'a déclaré que les
enfa'nts ayant b~sol1
,de changer d'air nOLIs partirions dans ~eux
Jours a l~ campagne, et que comme
il me trouvait trop mondalD.e, trop gaie, trop coquelt~,
tout l'été je rest.erals enfermée dans son horrible
chateau, sans VOII' ~es
parents, ni mes amis. Il a
ajouté qu'il entendaIt être obéi, qu'il n'admettait pas
les dis.:ussions et que dans deux jours il m'emmènerait. Voilà mon exagération 1
M. Darny se leva à Son tour et face à sa Glle il
discuta:
- C'est impossible, Jacques n'a pas pu te parler
ainsi, Jacques est avant tout un galant homme 1
- C'est trop fort, cna Colette hors d'elle, tu ne
me crois pas. Jacques n'a pas pu me parler ainsi
Jacques est un galant homme 1 On voit bien que t~
ne le connais pas 1 Quand Jacques veut quelque
chose il faut que tout le monde lui cède ... Simone a
mauv~ise
mine, il s'imagine qu'elle a besoin de la
campagne, il. ~au?r
que no~s
y allions; il m'a
toujours ~acnfie
a s~ fille 1 Et Je ne peux pas la voir
cette petIte, son.obélssan.ce, sa douceur, sa bonté
m'exaspèrenl. .. Je la crol~
fausse ... c'est elle qui
monte son père contre mOI.
- Tu. ne sais 'pl~s
ce que tu dis, celte ~nfat
a sept
ans, ct Je la C~OIS
lI1~apbe
d'un mauv~ls
sentiment.
- A celle-la aUSSI, tu vas donner raIson, certes je
ne croyais pas en vena~
ici m'entend.re. traiter de
la sorte. Avant mon manage vous m'aImIez, maintenant je ne compte plus pour vous.
Ces mots, qui étalent ceux d'une enfant, furent
dits avec une voix pleine de larmes; Mme Durny
s'approcha de sa fille.
- Ma chérie, voyons, n.e ~e fais pa~
de chagrin, tu
sais bien que lu resteras ICI autant de temps que tu
le voudras, mais écoute ton père, tu as un mari, des
enfants.
�LE MA UVAIS Al_mUR
H·I
- Maman, fe t'ai déjà dit que j'étais malheureuse.
Je me suis trompée, je croyais à Jacques un tout
autre caractère; sans cela sois bief! certaine que je
ne l'aurais pas épousé ... Nous di/orcerons, voilà
tout.
Divorcer! La piété de Mme Darny s'effraya.
- Ma chérie, tu ne parles pas du divorce sérieusement, tu es catholique et croyante.
- Je t'avoue, maman, que cela ne m'arrêtera pas.
- Et ton devoir, s'écria Mme Darny, est-cc ton
devoir de quitter pour une discussion tes enfants.
Jean, c'est ton fils, celui-là, tu as envers lui des
obligations que tu ne soupçonnes pas. Que de\'iendra-t-il si vous vous séparez?
- Le divorce me le donnera.
Devant l'entêtement de sa fiIle. 1\1. Daruy s'empOlia.
- Le divorce, le divorce, vous autreS jeunes
femmes d'aujourd'hui vous n'avez que ce mot-là à la
bouche, ct je crois qu'en vous mariant vou : > y [ll..nsez
déjà. Maintenant une femme essaie de vivre avec son
mari, ut elle ne fait aucune concession parce qu'elle
sait que la loi odieuse, lui donne toute facilité pour
reprendre sa liberté. Eh bien, Colette, tll es d'une
famille où le divorce n'a pas cours.
- Je regrette, reprit sLchemcnt la jeune femme,
mais je ne me sacrifierai pas pour ma famille, et
personne ne pourra me fain.: revenir sur une décision que j'ai prise et que je considère comme définitive.
Mme Darny essaya d'intervenir.
- Mais ton devoir, ma chérie, dit-elle tendrement, est de rester près de ton mari et de ton fils.
Sa mère se permettant de la critiquer, cela stupélia Colette.
- Mon devoir, s'écria-t-elle, vous lie m'en avez
jamais autant parlé qu'aujourd'hui, et je vous avoue,
ujoLlta-t-clle en riant nerveusement, que cela m'ennuie. Je ne m'imaginais pas en venant ici être reçue
de la sorte, sans cela, j'aurais été chez (ks amis qui
m'cussent accueillie aimablement.
Mme Darny fut sensible à ce reproche.
- Ma chérie, nous n'avons pas à t'accueillir, tu
es ici chez toi, seulement, nous de"ions te dire
qu'on ne brise pas'ainsi avec sun mari.
- Mais, maman, tu n'as pas l'air dc comprendre
l}\I'aVeC Jacques je suis très m<Jlhcurcuse.
Malheureuse 1 Colette malheureuse, c'était un mot
que Mme Darny ne pouvait supporter; son cœur
�!l2
LE .MAUVAIS AMOUR
s'emplit de griefs contre ce J~cques
qui n'~vait
pas
su comprendre sa fille, et qUl se permettait de IUl
donner des ordres..
'.
- Ma chérie, repnt-elle, tu sais bien que ton
père et moi avons toujours fait l'impossible pour que
tu sois heureuse, cela a été et c'est encore notre
plus granJ désir, et, se t0!-lrnant ve'rs soI! mari qui
paraissait de très mauvaise humeur, tunldement
Mme Damy ajouta: - Puisque tu veux vivre pendant
quelque temps avec nous, ta chambre d'aL~trefois
est prête à te recevoir; quand Jacques reviendra,
tout cela peut-être s'arrangera mieux que tu ne le
penses.
"
Colette trouva mutIle de discuter.
- Garde c,et espoi:, maman, si cela peut te faire
plaisir, mais Je con~l1sJaque,
il ne cèdera pas, ni
moi non plus. La Vle a la campagne ayec un mari
n'est pas faite pour une femme
jaloux ct désag,r~le
qui vient d'avoir vlOgt et un ans.
M. Dam)' regarda sa fille ct, tr~s
triste, conclut:
- J'ai bien peur que tu sois en train de gacher
toute ton existence. Tu n'es encore qu'une enfant, ct
tu crois que la vie est une éternelle partie de plaisir, mais tu apprendras à tes dépens qu'il faut savoir
suppùrter certaines contrariétés,
Colette fit la moue.
- Tu ne m'as jamais parlé ainsi.
- C'est vrai, nous t'avons trop aimée trop gâtée,
lu nous punis aujourd'hui.
'
Colette ~ail,;
ce sermon l'ennuyait.
- Je SUIS fatiguée, dit-elle.
. Mme Da~·ny.
~e pr6cipita vers la porte.
- Je vais lUire préparer ta chambre, ma chérie.
La jeune femme :esta seule avec son père.
M. Darny repnl son Journal et affecta de ne faire
aucune attention à sa fille. Il était contrarié il trouvait que ni lui ni Mm.e Darny n'eUSsent dù jiacCLleiJlir: d~s
son arnvée Il eùt fallu la reconduire chez
elle ... Mais Colette avait raison, le mot devoir était
pOUl' elle un mot nouveau, ses parents pendant dixneuf ans ne le lui avaient jamais rait entendre et
maintenant qu'il fallait lui faire comprendre la
grandeur de cc 1110t, elle ne voulait rien écouter,
Pour Colette, son pt:re et s~ mi;re avaient été penùant des années d~s
fournl.sseurs de plaisirs, ils
devaient le rester s'Ils voulaient encore être aimés 1
M. Darny avait l'air de lire son jejul'l1al, mais pardessus la feuille ses yeux regardaient cetle fille tart
ch6ric, el il se disait qu · ~ del'rii;rll cc joli vi~agt.;
sc
�LE MAUVAIS AMOUR
II3
cachait une ame égolste et que cette ame, c'étaient
eux qui l'avaient faite ainsi. Pendant dix-neuf ans,
Mme Darny et lui avaient cherché à éviter à leur
enfant tout spectacle triste: ~al!die,.
misère, enterrement larmes, Colette n'avait Jamais vu toutes les
réalités' de la vie. Sa mère disait: « Je ne sais ce que
l'avenir réserve à ma fille, je veux lui fai re une
enfance heureuse. • Le père approuvait et tous
deux, aveuglés par leur amour, ne se rendaient pas
compte qu:ils préparaient I~ malheur de leur enfant.
QuelquefOIS, M. Darny disait: « Nous la gàtons
trop, nous l'élevons mal, » mais tout de sUite sa
femme répondait: « Elle est heureuse, » et ce mot-là
faisait taire sa conscience paternell'.!.
. Mariée, Colette avait voulu continuer cette existence, la maternité ne l'avait pas changée et M. Darny
comprenait maintenant qlle Jacques voulût l'emmener pour quelque temps loin de ce Paris où les tentations pour une jolie femme de son àge étaient
multiples.
Il approuvait son gendre, mais il savait gue le
dire à Colette était chose inutile. Il n'avait jamais
été gu'un papa très aimant, qu'un papa qui ne grondait jamais, sa fille ne comprendrait pas son nouveau
langage, elle le lui avait dit très sèchement. Il fallait
donc consentir à ce que Colette voulait. M. Darny
ne pouvait admettre cela. Il allait parler, discuter
encore, su pplier même, mais sa fille ne lui en laissa
pas le temps. Trouvant son père peu aimable et
de:,inant qU'il la blàmait, sans lui dire un mot, elle
qUitta la pièce.
Dans sa chambre elle retrouva sa mère qui s'erforçait de rendre agréable cette pièce inhabitée
depuis deux ans; avec une gaieté exagérée, Colette
S'écria:
- Comme je vais être bien, tu ne peux savoir
avec quelle joil! je retrouve ma chambre. Ici, ajoutat-elle avec un soupir, j'ai toujours été heureuse.
Colette se disait joyeuse, mais ses mains trembla~cnt
en sc dévêtant et, doucement, avec beaucoup
tic baisers, elle renvoya sa mère.
Je suis très lasse, j'ai besoin d'être seule, bonsoir, maman.
La femme de chambre ~eçut
aussi son congé; la
P~rte
rermte! Colette re~pla.
Elle se répéta, tout en
[alsant sa tOilette: « Je SUIS contente, je suis contente, • mais elle s'étonna de voir dans la glace que
ses yeux clairs étaient sombres. Au moment Je se
Coucher, au pied de son lit, elle s'uITêta; Jevant elle,
�114
LE MAUVAIS AMOUR
accrochées !'lUX murs, il y avait deux gravures pieuses
.ùevant lesq LIeUes, enfant,. elle s'a[.\enouillait. Jeune
tille elle priait encore, mal~.ec
pnalt en pensant à
beaucoll" de choses; malï<.:C, un I!atel" et un Alle
rapidement dits 3:va~t
de s'c.n~orml
et c'était ~out.
PourquoI c.e ~Ols.agenouil-t~,
pourq';lol ses
pas les wavul'es pieuses,
yeux ne qUl<.:re~t-s
pourquoi se S~uviOt-el
des p.I.'!' l'es. d'autrefois.
C'est que ce SOir, pour l~ prcmh:rc [~IS
~le
sa vic,
elle avait quelque chose a dem.ander a Dieu: elle
voulait qu'il protégeat SO,O enlal!t, so.n petit Jean,
ùont elle ne s'occupait gu, rc, mais qUI était tout de
m(me son fils, ce SOif elle le sentait sien j et pour la
nremlè're fois Co.lette éprouva .celle angoisse de
toutes les mères ~lImantes
:.Ia cralOte que pendant la
!~uit
une malaclte mauvaise s'approchat de son
enfant.
de ses craintes
lWc 'se releva .émue, se moq~a
('llles, 'puis se .gllssa dans son ht ~n
pensant à son
lits qUi dormait ùans une autre maison,
XI
Le soir du départ ~e
son père,. Simono s'était
couchée très tard; aussI le .lendemam matin, il était
huit heures lorsqu'elle ouvnt les yeux.
Le ~rand
sO,leil qui ,~ntl'ai
clans sa .chambre la
sUf[)fJt, et, craignant ct etre en. reta~d,
blCn vite, elle
!le leva ... La pendule consulte.e lUI fit comprendre
que Miss avail oublié. la consIgne ... Simone devait
être ré.veillée 10us les Jours à sept heures. La fillette
passa un peignoir et se dirigea vers la chambre de
sa gouvernante. Elle toqu'.l à la porte et, ne recevant
aucune 1'6ponse, se dcclela à ouvrir. Le lit était
défait, la pil:ce en désordre, mai~
Miss n'était pas là.
Etonnée de cet1e absence, SImone alla vers la
chambre de Jean. La porte était ouverte mais
ridc:aux et per~ins
closes montrai.ent que ie petit
gar,"on dormait encore. Sur la pomte ùes pieds
Simone s'avança vers le berceau j elle entendit des
rires, des gazouilemnt~,
Jean était réveillé. EHe
s'approcha,. le bébé tendit s~
~ras
ct, ~lans
son jargon que Slmon(; comprenait a merveille, réclama
Nounou ct sa soupe. Simone tira les rideaux, poussa
les volcts ct Noullou ne parut pas.
Jean s'impatientait, allX rires avaient succédé des
�LE MAUVAIS AMOUR
115
cris, Simone le consola et lui donna son polichin elle.
« Nounou avait été cherche r la soupe, il fallait être
bien sage. »La fillette alla sur le palier, ct doucement, pour ne pas réveille r maman , appela, plusieu rs
fois: « Nounou ! Nounou 1 » !vlais personn e ne
répondi t. Simone n'y compre nait rien. Elle revint
vers Jean, qUl s'occup ait à déchire r le bel habit de
son polichin elle, le voyant tranqui lle et sachant bien
que le gros garçon ne serait pas sage longtem ps, la
petite fille ~e décida à aller cherche r la nourric e.
Vêtue d'un peignoi r de laine blanche , toute menue
ous la grosse étoffe, les pieds nus dans des sandales, Simone descend it. Au premie r étage tout était
silencie ux, elle pensa que Colette dormai t encore,
et ses pas se firent plus légers. En bas, dans la salle
à manger , dans l'antich ambre, aucun domest ique.
La cuisi ne, l'office 6taient en sous-so l, l'escali er mauvais pour des petites jambes de sept ans; résolument, Simone ouvrit la porte de commu nication .
Des rires, des convers ations très an imées parvinr ent
à ses oreilles , tous les domest iques étaient là.
L'escal ier noir, elle ne savait comme nt on l'éclairait, lui fit peur; alors, de nouvea u, elle appela :
« Nounou , Nounou . " Mais sa voix était frêle, les
domest iques causaie nt très fort, personn e ne l'entendit. Alors Simone compri t qu'il fallait descend re.
Ses petites mains s'aggrip èrent à la rampe de bOIS,
et ses pieds cherchè rent les marche s; elle trembla il,
l'obscu rité l'errraya it.
Pendan t qu'elle accomp lissait cette descent e
périlleu se, des phrases incom préhens ibles venaien t
Jusqu'à çlle. « Il va faire une tête, ~uand
il rentrera .
- Mes enfants , je me trotte. - Sion lui envoyai t
une dépêch e? - Tu es fou. - lIistoir e de rire .• Et
des rires lourds, des rires grossie rs, des rires qui
faisaien l frisson ner l'enfant succéd èrent aux phrases
qu'elle ne comj1renait pas. Enfin Simone arriva à fa
dernièr e marc le et, derrière la porte vitrée, elle
aperçut les domest iques. Lentem ent, presque sans
bruil, elle entra.
La petite silhoue tte blanche parut en pleine
lumière ; immédi atemen t les rires, les convers ations
cessère nt; tous les domest iques se sentaie nt en
faute, cl muets, gênés, attenda ient que l'enfant
parlât.
- Noullou , dit Simone de sa voix douce, il est
tard, Jean réclame sa soupe.
Le dGjeuner des enfants , personn e n'y avait pensél
La cuisiniè re s'appro cha de son fournea u qUI n'était
�HG
LE MAUVAIS AMOUR
pas allumé, et Nounou. s'avanc;a vers ~a petite fille.
_ Maciemoiselle Simone, balbutla-t-elle pour
s'excuser, c'est justement ce que j'~tais
venue chercher.
fi
é
1·
l'
1·
Et, précédant la lllette,. c aIrant ~sca
Icr sombre,
elle remonta pr~s
du pcllt garc;on. SImone la suivit,
devinant qu'il se passaIt quelque chose d'anormal
dans la maison.
Pr~s
du lit de son frl:rc qui s'amusait toujours
avec son polich.inelle, elle dt.!m~na
à la nourrice:
_ Miss n'était pas en bas, ou donc est-elle?
_ Ah! j'oubliais de vous dire, mademoiselle
Simone, sa sœur arrive aujourd'hui,. elle .doit passer
la journ~e
avec elle ... l\ladame lUI avait donné la
permission.
.
_ Bien, répondit la fillette, et seule clle alla faire
sa toilette.
.
Elle y arriva tant bien que mal, mais elle ne put
:urangcr ses bou~les,
et comme Nounou ne savait
Das, la perspectIve de rester toute la journée
~lcuifée
l'ennuyait. Un p.eu. C.oquet1e, elle ne pouvait se 1"6sigller à rester ainSi Jusqu'au soir. Sa maman sayait' faire les boucles; si Simone osait lui
demander, le désordre de sa coifrurc serait bien vite
réparé.
Prête, la fillette se glissa hors de sa chambre il
était neuf hew-es, elle savait qu'à cette heur~-Ià
Colette, venant de se lever, lisait ses journaux daos
son boudoir.
Avec un cœur qui battait de crain~e
et d'espoir,
elle alla frapper à l~ porte du bouLiolr. Elle frappa
plusieurs {OIS de SUIte et, eomme ?n ne lui répontlait pas, se déCida à entl:er. La pl~ce
vide ne l'inqui6ta gub·e. Colette. dev.alt Mre ellCore dans son lit.
ml~
toussa po~r
prevenir ~l'e
était là, puis, à
petits ras .cralntlfs, :;e . dlflgea vers la chJmbre
qu'une ,portlère ·séparalt. Elle la souleva, la trouvant
[oUl·Je.
Dans la chambre il faisait sombre, rideaux et persiennes fermées étonnl:rcnt l'enfant. Colette Jormait
donc encore. Mais les yeux de Simone, s'habituant
.\ l'obscurité, s'aperc;urent que Je lit était vide. Elle
cmt d'abortl qu'elle ne voyait pas bien et, le cœur
étreint par u.ne anf.!oisse affreuse, comprit que sa
maman n'avait pas couché la.
Ce qui se passa dans cette petite tête (l'.;nfant en
quelques minutes f~t effrayant. Se raprdant tous les
contes lus, les terrIbles Barbe-B!eue, les ogres, les
méchantes fées, elle eut peur efiroyablement, mais
�LE MAUVAIS AMOUR
depuis cet hiver elle allait au catéchisme et savait
bien '1ue toules ces choses n'étaient pas vraies.
Alors ... Ol! se cachaJt sa maman, cellc de son
petit frè:re ... disparue ... morte peut-être ! ... La mort,
pour une petite ame de sept ans, c'est siml:>lement la
disparitIOn de quelqu'un; la mort, c'est ne plus
vOir les gens, et puisque Colette n'était pas là,
puisque sun lit indiquait qu'elle n'avait pas dormi
là, c'est qu'elle élal! morte comme la premii.:re
maman de Simone.
Cl!tte certJlude jeta la fillette éperdue au pied
du lit
Elle resta là longtemps, tête blonde enfouie; dans
les draps, se plaignant comme un petit enfant, parlant à celte maman qui n'avait pas voulu l'aimer et
qu'elle avait tant aimée.
La femme de chambre, venant chercher des affaires
que Madame fdisalt réclamer, la trou'-a ainsi.
Les rersicnnes ouvertes, elle aperçut le visagt::
bouleversé de l'enfant.
- 7I1ademoiselle, fit-cite comratlssante, faut pas
vous faIre du chaf!rin, Madame reviendra, c'est des
histoires qui ne durent pmais.
Madame reviendra, Simone n'entendit que ces
deux mots. Colette était donc partie.
Faisant un effort pour arrêter ses larmes, eUe
intl-rro;lea ;
- Mais Ol! est-elle donc, ma maman .~
La f"mme de chambre ne demandait qu'à parler,
elle raconta:
- Chez Mme Darn)', Madame est partie hier soir,
après Monsieur. Ils ont cu une dlscu;;sion rapport à
la campagne, je ne SaiS l'as Iror pourquoi; enf1n,
j'ai entenclu J\ladame qUI disait tout en s'habIllant:
« J'en ai assez des enrants, J'en ai assezl ~ Puis elle
a écrit à .Monsieur et elle s'en est a110e.
Simone se redressa. Les veux secs, elle écoutaIt
la femme de chambre. Elle -ne pleurait l'Jus maintenant, elle savait que Colt::ttc etait partÎe à cause des
enfants. Les enfants, Ce n'était pas Jean, c'était elle!
SImone avait beaucoup Je peine, il présent; c'était
fini, clic comprcnait qu'il ne fallait plus aimer sa
maman.
Elle remonta che7. elle et, pour ne pas montrer
Son chagrin, alla (hn5 la salle d'~tuc;
elle prit ses
cahiers et, comme tous les autres Jours, se mIt à travaIller.
Elle ayait pour son cours de demain à conJuguer
le verbe aimer, à analyser grammaticalement celle
�118
LE MAUVAIS AMOUR
phrase: li( Mam.an nous a recomand~
d'être bien
sages. ~ Elle pr~t
sa plume et ,so.f} cahier et voulut
s'appliquer, maiS, devant elle, eCllt en gros caractères, il y avait l~ mot « m?man n et ce mot lUI !'a~
pelait à chaque lI1stant qu en bas la chambre etait
vide.
.
.
Maman!... Maman 1... .sa petite VOIX prononça
plusieurs fois le nom SI cloux, elle l'écrivit sur
une page blanche, f!lais elle n'eut pas le courage
de continuer à travatller. Elle rangea ses cahiers,
puis alla ~'etrouv
Jean..
.
Le petit g~ron
~ta
habdl~,
No~nu
encore
absente, auSsI le bébe en profitait pOU l'jouer avec de
['eau, chose défendue.
.
.
Simone le gronda, Jean se facha et nt.
r! La chambre était ~out
~n
désordre, que faisait
donc Nounou ce mattn? SIlTIOne devina qu'elle était
repartie à l'office, ~auser
du départ de Madame avec
les autres domesttql:les. Et les phrases entendues
tout à l'h.eure devenaJent po~r
elle compréhensibles.
« Il va faire une tête quand Il rentrera 1 n C'était de
son pèr.e dont .on p~rlait
ainsi, de s?n père qui ne
savait flen. LUI aUI ait autant de chagrtn que sa petite
fille. Et Simone souhaita éperdument son retour:
pleurer avec lui, pleurer dans ses .bras, .ne plus se
senllr seule dans cette grande. maison silencieuse.
La fillette emmena sor: petit frère dans la salle
d'étude, et toute la matlllée les deux enfants restèrent seuls, P<l:s de maUre .à la maison, les domestiques en prenawnt à leur aise, les gosses POuvaient
bien se garder tout seuls.1
.
De temps en temps, Simone Interrompait les jeux
de Jean et l'appelait près d'elle j . elle l'embrassait
avec tendresse, et, en le .serrant bien fort dans ses
bras, disait: «Mon p.elit [l'ère, mon petit frère 1 ))
Bien vite, pour être .llbre, Jean rendait le baiser
puis, in~ouca1t,
malS ras content, Sissi. ne vou:
lait pas Jouer, Il reprenait son. fou,et et tapait Sur son
cheval. Et Simone le I:egardalt, aimant ses cris, ses
rires j près du bébé loyeux, elle se sentait moins
abandonnée.
, èol~t
s'6ta·it. ~év'eil,
. tal:d j • pl~siu
[oi; déjà;
Mme Darny avaIt en.tr ouvert .la porte de sa .chambre
et toujours dans le lit blanc rIen ne bougeait. Enfin.
vers neuf heures, elle ouvnt les yeux et, apercevant
sa mère qui passait la tête, l'appela:
- Maman, j'ai bien dormi ct, ajouta-t-elle immôdialemenl, je suis très contente d'être ici.
�LE MAUVAIS AMOU R
119
Mme Darny embras sa plusieu rs fois sa fille.
Certes, Colette avait tort, elle la blamait de vouloir
rompre ayec son mari, mais elle était hcureus e de
l'avoir à ellù toute seule, comme autrefo Is. Et puis
Mme Darny pen~ait
que cc départ du dOITIlcile
conju.nal n'était qu'une fugue d'enfan t ga~";e,
et que
ce SOIr, le man, tr; s amoure ux, l'l.!vlendr;lIt cherche r
sa femme. Avec des bai ' ers, ,tout 'arrang\.:, aussi
Mme Dam)' ne voulait l'as parler rai ' on, désiran t
jouir de la présenc e de sa tille.
- Ma chérie, il fait un temps superbe , que dil'aistu d'une promen ade matinal e au Bois?
Colette fit la moue, puis répond it:
- Avec Loute j>
Mme Dailly ne montra pas d"entho usiasm e.
- Je crois qu'il vaudrai t mi\.:ux ne pas préveni r
ton am ie de ce qUI s'est passé hier. Loule est un peu
bavarde .
Colette fronça les sourcil s et, désagré able, répondit:
- Loute saura et doit savoir, c'est ma meilleu re
amie, je veux la préveni r moi-mê me, Et pUIS, si elle
est bavarde , cela n'a aucune importa nce, je ne
cachera i à per, onne que nous aHons tbvorce r.
Divorce r 1 l'lime Darny, tr~s
croyant e, ne pouvait
entendr e sa fille pronon cer ce mot-là; mais, ne voulant pas contrar ier Colette , elle ne discuta gu ' re.
- Ma chérie, rél'~chis,
on ne dit ces choses- là
que lorsqu'c lics sont irrévoc ables, et heureu sement
tu n'en es pas là.
Le visage de Colette restant boudeu r, Mme Darny
ajouta:
- Mais enfin, si tu "cux voir Loute, tu peux lui
télépho ner.
Colette sourit de nouvea u.
Ellc mît beauco up de temps à faire sa toilette , et
comllle dans sa chambr e de jeune fille elle se trouvait
un peu désorie ntée, elk garda sa ml:re rrl:s d'clle,
Elle lui rac,HlIa, dans les plus petits détails, IGs exagérant à plaisir, ses discuss ions conjuga les, elle prétendit avoir été dcpuis deux ans l'éterne lle sacflfié e 1
Chez son man, ellc ne disait plus chez clIc, on ne
pcn:;ait qu'ù SImone ; Jacque s n'avait des atkntio ns
et des tendres es que pour sa fille; pour Culette , il
n'avait jamai eu que des mots durs et méchan ts.
- Et ton fils, ton beau petit Jean, demand a
Mme Darny, avec une tendres se de grand'm "re.
T(lut en brossan t ses cheveu. chataill s aux ondes
souples ct caprici euses, Colette répond it:
�120
...
LE MAUVAIS AMOUR
Son père n'y fait guère att<!ntlon.
Jean; cc nom-là avait éve.illé c1;e~
elle. un regret,
elle se souvint de son angoIsse d hIer sOIr et eut le
désir d'avou' cc matin. des nouvelles de son enfant.
Justement, elle v(:ulalt n:etr~
un paletot qu'elle
n'avait pas, sa nll.:re serait trcs bonne de l'envoyer
chercher.
Mme Darny consentit et, u,ne demi-heure après, La
femme cie chambre rapportait le l'aletot.
Sans avoir L'air, Colette la questionna, et elle eut
bien vite la certiud~
que ch~z
elle tout allait bien:
La domestique n'av~lt
pas os\.! parler du désespoir de
Mlle Simone, et.ùlre que :ous les gens là-bas [llaionaient celte pelLte fille qu on avaIt trouvée pLeurant
~u
pied du lit de sa maman.
.
Vers onze heures, Colette sortit de sa chambre
elle n'avait rien dit à Lout\.!, mais lui avait donn6
rendez-vous au Bois.
de son pè:re et hésita
Elle passa dev<l:nt le ~urea
avant d'entrer. Iller. SOir M. Darny n'avait guère été
aimable, Colette Il~1
e~
voulait un peu, mais c'était
son père, elle devait faire une concession. Se jugeant
très bonne, elle entra.
M. Darny écrivait, ilev~
à peine la tête, ct répondit très froIdement au bonjour de sa !HIe.
CoLette ne sc troubla pas.
_ Tu m'en veux touJours, papa, tu as bien tort
moi je me sens gaie, heureuse comme je ne l'ai pa~
été depuis Longtemps.
_ Tu as de I.a cl:ance, je t'avoue que Sur ce terrain je ne te SUivraI pas.
_ Tu y viendras, papa, et tu finiras par approuver ma décision.
- Jamais.
_ C'est une idée à laquelle il faut que tu t'habitues.
M. Dai'ny jugea inutile de dis~L1ler.
_ Tu déraisonnes, conclut-II, ct il sc remit à
écrire.
Peu poLiment Colette h~usa
~es
épaules et s'en
alla mécontente de son p\.!re. SI lous les jours il
était aussi désagréable, cc ne serait pas tr\:s amusant 1
beau, elil! oublia ses préoccupa. Dehors il ~isél:t
tIons ct se rCloult de retrouver Loule. Avec elle on
ne s'ennuyait jamais.
Dans le Il Sentier de la Vertu " qui borùe l'allée
des Acacias, elle retrouva son amie assise un peu il
l'écart.
�LE MAUVAIS A110UR
121
Bonjour, fit Loute, je suis mélancolique, mon
état d'ume est mau\'ais ce matin. Le printemps, les
petites Oeurs qui naissent, tout cela est déplorable
pour une ex-amoureuse.
Loute triste, Loute occupée d'elle-même, cela nc
plaisait pas à Colette qui venait retrouver son amie
surtout pour parler d'elle; elle avait une si belle
aventure à conter!
- Moi, je suis très gaie, dit-elle, le beau temps, le
soleil, les jolies toilettes, tout cela me ravit, et puis
je me sens libre comme je ne l'al pas été depuis
deux ans.
Loute regarda son amie qui s'était assise près
d'elle ct trouva que le printemps la rendait bien
jolie.
- C'est vrai, fit-elle avec indirférence, ton mari est
absent.
- Oui, il rentre ce soir, mais chez lui une surprise l'attend.
- Une surpri$e? questionna Loutc.
- Oui, ma chère, il trouvera le logiS vide; hier
soir, ajouta-t-elle avec une emphase de jeune débutanle, j'ai quitté le domicile conjugal.
Cette nouvelle si peu attendue secoua Loute, elle
se redressa, saisit les mains de son amie, ct lui
demanda:
- Que diS-lu là, ce n'est pas possible, pourquoi
t'en aller ... où donc as-tu été?
- Chez mes parents. Jacques m'a fait une scène
trop longue à te raconter, il prétendait m'enfermer
tout l'été dans son chàteau, alors, après son départ,
l'oiseau a ouvert sa ca~
et s'est envolé.
En c.li~ant
ces mots 'Culette se mit à rire.
Loute ne part~e
pas sa gaieté; stupéfaite, ell!:
regardait SOI1 amie.
~
Toi , Colette, lu as fait cela?
- Mais uui, j'en avais assez c.l''::tre malheureuse.
Malheureuse 1 Ce mot amusa Loute, mais elle ne
sourit pus ct très grave demanda:
- Et les enfants?
Cette questlun déplut à la jeune femme. Les
enfants, les enfants, tout le monde y pensait. Elle
avait Svullert, elle aql.Ît presque pleuré, mais ses
souffrances et ses larl1le:>, personne ne s'en inqui6tait.
Coletlè ne r':pondit pas ct comme il y avait du
monde dans II.! «Sentier de la Vertu », clle demanda
à Loute de sc rapprocher afin de puuvoir admirer les
tuilettes qui passaient.
�122
LE MAUVAIS AMOUR
Loute comprit qu'elle avait dé~lu
à son amie, mais
cela ne l'intimida pas; elle repnt la conversation:
_ Colette vraiment que comptes-tu faire?
_ Divorc~,
afrirma la jeune femme avec fierté.
- Et puis apr<':s ?
.
Apr<':s, Col~te
n'y ~vlt
pas. e,~cor
pensé. Son
d0part, son dIvorce, valla ce qUIlll1llUleta!t pour le
moment. Cette questIOn de Loute r'::vedlail une
pensée !nauvaise qui dorm~it
en elle: U~
jour, avec
un sounre charmant, un 011 t lUI, avait dit: « Quand
on s'est trompé, on refaIt sa \'Ie. » Eh bien, puisqu'elle s',était trompée, lorsqu'elle serait libre, elle
essayerait, tout comme les autres, de trou\'er le vrai
chemin du bonl~eur.
Se~
croya.l~s
s'opposaient à
une seconde union, mats. sa pIete mondaine, très
sUI'erficielle, ne l'arrêterait pas; elle consid~rat
la
reli~()n
un peu comme un brevet d'~Igance
dont
parfois on pouvait ~e. pas.e~
Sa .ml.:re ne lui avait
enseigné qu'une reltgLOn Jolie, falle de pri<':res, de
messes et de sermons enten,dus dans une églIse à la
mode. La misi.:re, .les ~ouflrances"
les larmes, eUe
I~norait
tout cela,.1ama.ls ?n ne lUI avait appris que
èllaque être hUI}1a1l1.doil 5 el~poyr
à soulager ceux
qui soulIrent, JamaIs. elle n avatt compris ce que
~ignf1e
le !not ~ Chanté ». Pour, elle les malheureux
appartenalCnt a une cl~se
~Ifern
qui suivait un
autre chemin qye le. ~Ien.
,Colette Ignorait donc la
religion. du Çlmst; sl.l11tel!tge?te qu'elle fLlt, elle ne
l'avait JamaIs compnse; ne 1 ayant pas comprise
elle n'y élait pas attaché:e. .
'
_ Je songerai à l'avenIr, fit-elle avec bravade
lorsque je serai libre.
.
'
Loute ne la questIOnna plus, à quoI bon, ce matin
elles pensaient dirré:remment. Loute élait mélanClllique, au printemps tout- parle d'amour, et Loute
trouvait ndicule de gacher un bonheur. Jacques TerIlot était .un r:tari charm~nt,
et elle ne croirait
jamais qU'Il av~t
re!,!du saJcmme malheureuse.
Les deux amies echangc,rent des propos indifffrents; les Jupes. s'~largicnt,
les ,ch~peau)(
se pr)rlaient plus petits, les couleurs etaIent violentes
puis toutes deux, trouvant le lemps long, jugi'rent
lu'il était l'heure de renll:er. Lasses d~
n'avulr rien
'ait, ni rien dit, elles repnl'ent le chcmtn du l'cio ur.
eolelle en v?ulait. à. L~ute
d~
ne pas l'avoir approuv~e;
depUIS, sa JOie s en étaIt allce.
Loute reprochait à Colette son égolsme. La jeune
femme ne s'était pas aperçue qu'elle était triste
tristesse sans cause, c'est vrai, mais par Cc matin d~
�LE MAUVAIS AMOUR
12 3
printem ps Loute eût aimé parler un peu d'eIlemême. Ce qu'elle eût dit, elle n'en savait rien, mais
aujourd 'hui elle eût voulu causer d'amou r, et Colelte
était arrivée avec des mols qui raillaie nt loute sentimenta lité. La liberté, la liberté, voilà cc que la
jeune femme trouvai t admira ble, et Loute cc matin
était tout près de compre ndre qu'il y a des chalnes
qu'on aime. Pour éviter le monde, les deux amies
prirent un petit sentier que le printem ps faisait joli,
les buisson s comme nçaient à verdir, le "oleil dorait
les troncs d'arbre s el faisait sur la terre des taches
claires. L'air sentait bon, tout pri:s du chemin de~
petiles violette s pâles Oeuriss aient, et Loule eû~
aimé s'arrête r pour en cueillir quelque s-unes. Cettr
idée «de midine tte ", jugea-t-elle, la fit sourire et, Sl:
trouvan t ridicule , elle eut le désir de quitter au plus
vite ce sentier fail pour les amoure ux.
- Colette , prenon s l'avenu e, elle est encomb rée
et poussié reuse, mais toujour s amusan te.
- Non, fil la jeune femme boudeu se, je préfère
renlrer.
- Alors je vais te quitter, j'ai besoin de côtoyer
des éléganc es.
- Au revoir.
- Au revoir.
Une poignée de main rapide et Colette , sans rien
ajouter , lourna le dos à son amie. Loute la regard<l
s'en aller, puis haussa les épaules , et partit se mêlel
à la foule qui encomb rait l'avenu e du Bois. Toul lk
suite, elle y retrouv a des amis, et fut avec eux gaie
et amusan te.
Elle cul un esprit endiabl é qui dérida les visages
les plus morose s, mais qui n'arriva pas à distrair e
celle qui le faisait. Loule riait, ses yeux pétillaie nt,
ses denls de loup surgiss aIent à chaque in , tanl
entre ses lèvres rouges, Loule avait l'air de beaucoup s'amuse r, mais dans les pelits yeux brillanlS,
les larmes étaienl proches , et le rire striùen l était
presque un sanglot . Loule était joyeuse , disaien t les
amies.. . el Loule pensait qu'elle étail triste ,j
pleurer .
èol~t
r~nta
de fort m'auvaise hU~ler,
'le d~ieu
ner qui réunit les pal:ents, et la fil~e
manqua de
gaieté. M, Darny cont!l1Ualt, à « faire la tête ,,;
Mme Darny mal à so n, aise, pnse entre sa fille et son
mari, ne savait que dire.
Apr~s
le déjeune r, la jeune femme sc demand a ce
qu'elle allait faire; Loute avait été désagré able et
�12
4
LE MAUVAIS AMOUR
Colette, se jugeant l'of!"ensée, n:avait aucune envie
de demander à son amie d? yenl: av.ec e~l,
et. puis
Loule n'al'ait pas approuve sa declslol1, a quOI bon
la V01l' en ce moment:. Colette, .ne sachant où aller,
résolut de ne pas sortIr. ElJe ~'lIsaJ
dans le retit
salon avec un ouvrage et un hvre; sa m' re, obligée
d'aller ft une ~'éunl()
de chanté ?unt elle. était la présiJent~,
serait absente une p.lrtle de la jOurl11:e.
D'Ins l'arpartcm.cnt silencieux, d'.abord la Jeune
femme se trouva bien, son livre paraissait amusant.
c'dait l'histOire d'un divorce, et Colette S'identIfiai!
au personnage rinc~pal,
U17e tr~s
jo.lie femme pers~cutée
par son man !. .. IvhllS, au mllieu du roman,
l'h~r()ne
pardonnait et aV(l~t
a\:olr eu des torls;
Culette aba.nJonna le livre. blle pnt s~n
Ouvrage, un
carn~
de fdet su~
lequel elle Y<lulalt broder une
sir"ne, Son de~stn
cle\:ant elle, .elle. s'a['pliqua,
comptant .les P(!tnts, maIs elle éy\lt dIstraite, et la
siri.:ne a"alt le vIsage de tral'ers, Elle reg1rcla l'heure
et constata avec s.ur~ne,
que .q~latr
hcures n'avaient
laS encore sunne; l ap'.'"s-mldl lUI scmblait I\.>ngue.
pensa à son man, a sun retour.
\~Jle
Qui lui annoncerait la nouvelle, les domestiques
ou Simonc?
Ellè cut la curiosité de voir à quel!e heure il pouvait arriver! ct alla dans le burea~1
de son p<:re
consulter 1'lJ1dlcateur, JJcques, sCI:alt chez lui vcrs
cinq hcures; sans ,aucun doute Il \'Ie~drait
Ici immédIatement la SUPrlter?e rcntrer. .. MalS elle ~tai
hi en
dl~ciée
à ne pas cedr~.
elle te!lttlt au divorce à
moins gue ... pourtant..; s Il.voulalt faIre dc grandes
concessions ... ne plus lamaIS parler de campunne ...
CO~lI':nt.
. : alors ... al0rs, peu't-(:tre
m tire Simone ~u
qu'elle consentlratt a 1enli er CiJ~l
elle, mais elle
était résolue à nc plus sllp['0.r ter aucune observation.
Elle rct()u~a
Jan~
\e petIt s,alon.et essaya de reprend rc son Il vre, decldement il (!taIt trl:S enn uyeux'
clic demanda le thé.
'
Le th~
lui semL?la mauvais, elle n'avait 1 as faim.
Elle bailla, se d6tlra, Coleue dans la maison de ses
parents ne sc tr()~I'al
ras b!en, Elle cllcrcha a comprendre quel était cc r~al
e moral, qUI !'envahissai!. .. Autrefois, elle aImaIt c.c petIt salon, elle y
avait passé des heures très agreablcs, seule ou avec
ses amies; pourquoi donc, aUJourd'hui, tl'ouvait-clle
11 pi: ce triste, pourquoi ne sc sentait-elle plus chez
elle dans cet appartement?
Deux ans la séparaient de sa vic de jeune fille,
mais deux ans avall;nl suffi pour changer son cœur.
�LE MAUVAIS AMOUR
]25
Ce cœur avai1 des aspirati ons, il était hésitan t,
éperdu , ce cœur voulait être heureu x, mais il ne
savait plus oü trouver le bonheu r. N'aime r que soi,
c'est le vide à certain es heures, et Colette , seule
dans cc petit salon, était prête à se trouver très
malheu reuse. Injuste, ne voulant pas compre ndre
qu'elle était la coupab le, elle reproch ait il. son mari
les heure' grises qu'elle vivait, ct sa rancun e la faisait méchan te.
Cinq heures ... Jacque s arrivait à l'h6tel, près de
lui les domest iques s'cm[J1 'aient, mais aucun
n'osait l'avertir du départ de J\ladam c. Et, enfoncé e
dans un fauteuil , les yeux. mi-clos , ayant sur les
lèvres un sourire ironiqu e, Colette suivait la scène
qui sc déroula it, là-bas, chez elle.
Le petit boudoi r était vide; Jacque s, ne se doutan t
guère qu'il était vide pour toujour s, allait dans son
oUl'eau. Sur la chemin 0e, bien en vue, une lettre
était là; sa concisi on la faisait précise , quelqu es
li gnes tr1:s sèches appren aient au mari que sa ['emme,
n'enten dant pas obéir à un maitre, avait repris sa
liberlé.
Jacque s palissai t, froissai t le papier, man.:hait de
long en large, comme lorsqu'i l était soucieu x ou
fàch ,,;, puis l'exerci ce le calman t, il fé{1écbis<iail. Sa
femme n'était plus une enCant, il avait eu tort de iI,ti
parler comme il l'avait fait... Alol'<i, lenteme nt, un
peu honteux , Jacque s quittait l'hôtel, ct amoure ux,
repenta nt, venait chez ses beaux-p arents.
Cinq heures ct demie, il ne tardera it pas ...
Colette quitta son fauteuil et s'appro cha de la
fen0tre. Elle revarda dans la rue pour s'amuse r, se
distrair e, il ne 1i1l1ait pas croire qu'elle guettait J'arrivée de son mari.
Passan ts, autos, c10fil~rent
nombre ux, Colette ne
quittait pas des yeux le trottoir devant lequel s'arrêtai ent les \oitures , elle regarda it les gens descend re,
ct quand une silhoue tte mascul ine surgiss ait par la
portil!r e, Colette sentait son cccur but~l'<:
plus vite.
Dans le wand immeub le beauco up de gens rentrèrent, maIs Jacque s Ternot ne parut r-B.
Un peu étonnée cie cette absenc e, Colette songea
que le train avait ~u
sa\ls dOl~te
d~
rc~ad
et que
mainten ant son man ne Viendra it qu apr~s
le dlner.
Contrar iée d'avoir été si longtem ps absente ,
Mme Darny rentra et acbl~
sa fille de tendres ses.
Cette journ ée, pour elle avait dl! être longue; à la
réunion , Mme Darny, préoccu pée, ne savait ce
qu'elle disait, elle ne pensait qu'à Colette , elle aurait
�LE MAUVAIS AMOUR
voulu être prGs d'elle pour l<l; consoler. Le. aemier
mot ne plut pas à la Jeune ~em,
ellc affirma en
riant qu'elle n'avait pas besoll1 d'être c~nsolée.
Elle
mentit et prétendit que le temps avait passé très
vite.
à
.
A table, 1\1. Darny parla pell1e, et Mme Darny,
craignant touj~rs
qu~
s~ fille ne s'ent~uyà,
raconta
avec force détatis la rcunJon .de chante.
Neuf heures les. trouva lllstall.és dans le petit
salon; Colette avait repns so~
livre, Mme Darny
SOll ouvrage et M; . •·ny. sa pipe. Çolette ne lisait
guère, elle écoutmtles mO!1dr~s
brUlls.
Tout à coup, M .. Darny, qUI sans doute avait les
mêmes préoccupatIOns que sa fille, demanda:
_ Colette, à quelle hc~r?
ton mari arrive-l-il ?
La jeune femme tressalllLt et, désagréable, répondit:
. '
_ Je n'en sais nen, et Je t'avoue que cela ne
m'intéresse guère.
prit son journal et
M. Darny haussa les. ~paules,
s'abor~
èla.lls la politique. Mme Darn} regarda
son man, pUIS Colette; elle eut un SOUpll", l'avenir
.
lui faisait peur. .
pourtant il
Colette semblmt ne pas vouloll" c~der,
était impossible qu'.el.le en vlnt au divorce t
El, longue, la SOiree passa. La Jeune femme ne
lou rnait pas souvent les I;'ages de son livre ses
mains s'agitaient ~ chaque !1~tan
e~ son joli visage
avail une expressIOn dure qUI ne l.uI était ras habituelle. Comme onze heures son~alet,
Colelle jeta
son roman sur la table et, na nt nerveusement
s'écria:
'
_ C'est perdre. son temps qu.e ~e lire des choses
aussi bêtes. Vraiment, les é.cnvall1s. d'aujourd'hui
n'ont plus aucun tô: lent ;. pUIS el1~
aJouta: je suis
fatiouée de n'avOir nen fait, bonSOir.
Un baiser indillérent à son père et à sa mère el
Colctte partit.
Un long silence suivit le départ l~e la jeune femme.
puis Mme Darny regarda son man, ~t sans rien dirc
les deux époux se com~l"rent.
~l
av.ment de la peine;
tremblantes, leurs mall1s se Jo~gn!ret,
mais ils ne
parlèrent pas, les mots leur fals.~
peur, les mots
eussent dépassé leur pensée. Nil un ni l'autre ne
voulaient juger Colette.
•
�LE MAUVAIS AMOUR
12 7
XlI
Trois jours passère nt, trois jours pendan t lesquel s
Colette attendi t en vain son mari: colLre, amourpropre froissé, orgueil, révolte, puis rancune , elle
connut tous ces sentime nts. Ses parents essayi.r ent
en vain de lui faire faire une 'démar che concilia nte,
elle refusa; c'était Jacque s qui devait venir Implore r
son pardon ; mais Jacque s ne vint pas et n'écrivi t
pas.
Colette aurait bien voulu savoir ce qui se passait
chez elle, quelle décisio n son mari allait prendr e;
mais, ne voulant pas envoye r questio nner les domestiques, elle se résigna à attendr e.
.
A ses parents chaque Jour elle parlait d'avoué , de
séparat ion, mais elle n'avait cncore fait aucune
démarc he, les mots la content aient, ct luis pour
agir, il fallait savoir ce gèle sor. mari décid,\it. Cette
attente l'énerva it, elle ne savait comme nt employ er
~on
temps.
Loute sc faisait rare, et Coktte , se sentant dans
une position fausse, ne chercha it pas à rencon trer
ses autres amies.
Mme Darny se désespé rait, le bonheu r de sa fille
lui sembla it compro mis, mais pour lui parler raison
<:lle n'avait aucune autorité . Elle se content ait d'entourer Colette de tendres se et de soins.
Un matin, M. Darny avertit sa fille qu'en sortant
du bureau , il Irait voir son mari.
Colette s'empo rta, fut presque malhon nête,
d~c1ar
qu'elle ne voulait pas, que son p1:re n'avait
pas le droit de faire cette démarc he.
•
Sur un ton qui termina la discuss ion, M. Dm ny
répond it que, désiran t avoir des nouvell es de son
retit-fil s, il allait en cherche r lui-mêm e.
Colette devint rouge, puis palit, mais elle ne discuta plus.
Le soir, pour bien montre r qu'elle n'était pas
pressée de savoir le résultat de la démarc he de son
pl:re, elle rentra fo:t tard, afleclan t u.ne g1ieté qui
ne lui était pas habitue lle, M. Darny 1'll1terrompit et
lui apprit sans ménage ment la nouvelle.
- L'bôtel bouleva rd Flandri n était fermé, tout le
morlcle était parti depuis deux jours.
Colette fut atterré e; ainsi, sans la consult e",
�LE iVIAUVAIS AMOUR
Jacques avait emmené son fils;. il n'en ava!t pas le
droit demain ks tnbunaux le lUI apprendraient .
M.' Darn y ne discuta pas, ce départ l'avait bouleversé, il avait peur que S~lO
f!endre., sous l'empire
de la col~re,
ne prit une resolutlon lrrévocable.
Deux Jours pas~rent
encore! Colette lisait le code,
écrivait des lettres qu'elle dechll·all aussit6t. Elle
alla chez un avoué, mais l'attente dans l'antichambre
l'auaça et elle parllt, mal renseignée par un clerc.
D~sorienté,
fLirteuse Je ne savoir que faire un sOir
Colette dit. à sa m0re son ennui et avou~
qu'elle
aimerait qUltter Pans. Ses parents avaient loué un
chateau en Normandie, elle d6sirait y aller passer
quelque temps.
Un déSir de Colette, c'était un ordre pour
Mme Darny, quarante-huit heures après les domestiques faisaient lc~
m?lles.
,
Par un :n~l1
d aynl ensoleillé, ,les Darny et leur
fille qUlttl:rent Pans. Dans le train, prétextant une
migraine, Colette ferma les yeux. Elle était contente
et vexée de s'en al~:.
C~nte.d
changer d'atmosphùre, d,e f:~lr
p~[
IS ~
depuls L1.n~
semaine elle
s',en~lUyat
tll:S f~I t, vex;e, .de parhr a.la campagne,
a1l1S1 elle avait pt esque 1 ail de Cétler a son mari.
Il y a dix Jours, la campagne, c'était pour elle un
affreux cauchemar, qUitter Pans en avril alors que
la Ville ~st
jolie et que tout ,le mon~e
s'y amuse,
c'étatt folle 1 La campagne aUJo~rd'hul
devenait le
refuge. Colette tuyalt les regards Ironiques des amis
rencontrés au hasard des courses: Jacques parti,
Colette à Pans, les pohns CouraHmt les salons
chacun voulait savoir, et les questions Il1diser\;t~
se multiplialCnt. Raconter à. tous l'histoire banale
si dépourvue de fal.ts I~t;rsan,
c'était tr1;~
ennuyeux, C?le~t
avatl. prefere partl~·.
Mais loin de
Paris elle agll·att, avoue, avocat seraient consultés,
par l,eltres, c'est chose t:a ctle , et dans quelques
semaines on forcerait M. 1 eroot à ramener son fils
ce beau bébé que tout le monde admirait et qui
appartenait à sa maman.
Gaillon ... 11 [allait descendre, Colette rouvrit les
yeux. A la gare l'al:lto les .attendait et en quelques
minutes les conJulsl t au Vieux-Moulin.
La jeune femme ~e
connaissait pas I~ propriété
que ses parc.nts av~ent
lou~e,
tout de SUite ce vieux
chateau LOlils XIfr entoure de vergers en fleurs
lui pl ut.
Elle refusa d'entrer dans la maison, voulant faire
le tour du parc. Elle partit, regarJant le ciel bleu,
�LE MAUVAIS AMOUR
129
le soleil qui resplendissait et s'arrêtant à chaque
instant pour admirer les flews que le printemps
faisait éclore.
Colette était tout étonnée de découvrir que la
campagne au mois d'avril est déjà jolie. Elle suivit
d'abord une allée entourée d'arbres dépourvus de
feuilles, quelques cerisiers sauvages Jleurissaient;
par terre, tout le long de l'allée, les violettes, les
primevères, les coucous, les anémones surgissaient
blanches, jaunes, rouges,. faisant des taches différentes et embaumant la bnse.
Cette journée d'avril était aussi douce qu'un jour
d'été; Colette trouva qu'elle marchait trop vite, il
faisait bon, elle voulait que sa promenade flit longue.
Un petit bois tout proche du chàteau l'enchaI1ta,
elle marcha sur de la mousse, près d'elle, les oiseaux
s'appelaien t ...
Au bout du bois, elle découvrit un verger, entièrement fleuri. De loin, les arbres semblaient tout
près l'un de l'autre, mais ils conservaient leur forme
et chaque arbre avait l'air d'un immense bouquet. ..
Les branches souples pliaient parfois j.usqu'à terre,
dissimulant le tronc qui portait la merveilleuse gerbe,
Colette s'arrêta ...
Ce verger en fleurs la surrrenait, c'était quelque
chose de très beau, mais toute beauté amène des
pensées graves et elle regardait avec ldes yeux
tristes cet horizon blanc.
Le printemps appelle l'amour, les oiseaux font
leurs nids. il y a des mariages de fleurs, tous les
cœurs se cherchent, la solitude fait souffrir ... Colette
se trouva subitement lasse ...
Lentement elle contourna le grand verger; tout
au bout du champ elle aperçut une charrue tralnée
par deux chevaux et qu'un homme, vêtu d'une blouse
bleue, conduisait ... Les chevaux marci1aient doucement, la charrue creusait un large sillon, l'homme
suivait les bêtes en siftlant. .. Tout était calme, paix,
silence ...
Colette marcha plus vite, ces arbres en fleurs qui
parfumaient la brise, ce ciel bleu, cc soleil d'été
troublaient son ume de Parisienne; elle était loin de
ces salons tle thé où de médiocres musiciens font
entendre une mu ique malsaine, elle était loin des
visites chez les couturiGres, des rendez-vous donnés
à des flirts stupid~,
elle était loin de Paris, tle sa
vie bête et inutile ...
Elle passa devant un Gtang entouré de barri1:rcs
blanches, au milieu de l'herbe verte des coucous
5
�LE MAUVAIS AMOUR
fleurissaient, guclques touffes ~e ro.seaux se miraient
dans l'eau claire. Colette ne s an'eta pas, elle voufaçon
lait rentrer, cette atm?sphère. la grisait ~'une
étrange, elle voulut fUir ce pnntemps qUI se glissait
partout...
.
Dans une allée elle croisa une femme qui portait
un enfant. Cette fem.~
en p~sant.l
salua, l'enfant
lui sourit. Colette lm reponclIt, mais son sourire fut
triste ... Arrivée au chàteau, elle visita de bas en haut
les ch.ambres claIres, le salon aux
la grande m~ison,
tentures cense, l~ salle a manger aux vastes proportions donnant directement ~ur
le parc, tout l'enthousiasma, et nerveus 7, gale, d'une gaieté factice,
dlle déclara qu'elle serait heureuse de passer l'été au
Vieux-Mllulin. Jusqu'au soÏl·.elle s'occupa, aidant
les domestiques, se mulliplJant, inutile souvent,
mais refusant de se reposer.
Le soir, lorsqu.'elle tut dans la ~hambre
nouvelle
qu'elle allait habiter p~ndat
plUSieurs mois, elle se
sentit perdue, et .le sleJ~c
de la grande maison
l'erIi·aya. Elle ouvnt .sa fe~tr,;
devant elle s'étendait
le parc sombre et 10111, tres 10ll1, derrière les champs
elle apercevait d~ p:tit,es lu~ières.nqat
les mai:
sons, là-haut le Ciel etait clal,r, d~s
utolles y brillaient.
II faisait doux! dans le 10intaJl1 un chien aboyait,
~olet
resta la un long ,momer:t, regardant la
silhouelle sombre des arbles, finIssant par aimer
ce grand calme de~a
~ampgne.
Elle pensait à beaucoup de choses et a. nen, ~u ;erger fleuri, au bois où
les oiseaux chantaient" ,a 1 cau, claire de l'étang
mais tout à coup ,une VISIOn surgIt devant elle, s'im:
posa. Elle rev<?yalt la f?mme qUI 'portail son enfant,
elle se rappelait le sourire du petlt. .. Colette S'éloigna de la fenêtre, l~ ferma brusquement et pour
s'endormir, prit un hvre.
'
~àciue
1 Le .Vi~u-Moln·
n'ét~i
plus' ~Ie
gra~d
maison stlencleuse, Colette avaIt v~ul
ll1Viter ùe ~;
a~is,
trouvant que les chambres VIdes étaient trop
trIstes.
,
Marie Beauval et S011 musicien, Jeanne Rambaud
et ses parents, Loute et Sa mère, tout le monde
avait accepté et Colette, deduis l'arrivée de ses invités, ne s'ennuyait plus:
Pâques 1 dès le matl~
les cloches sonnèrent et
réveilli:rent tous les habItants du chateau j en causant
ils descendirent vers la petite église de Gaillon.
Colette et Loute furent en retard; lorsqu'elles arrivèrent, la messe était commencée. Un peu honteuses,
�LE MAUVAIS AMOUR
toutes les têtes se tournaient vers elles, elles regagnèrent le banc où deux places leur étaient réservées.
Colette s'agenouilla, Loute l'imita ... D'abord Colette
ne pria pas, elle regarda .l'église, les gens qui l'entouraient . Cette chapelle simple, presque pauvre,
l'étonna; mais ce qui l'étonna plus encore, c'est que
tout le monde chantait avec le prêtre les prières de
la messe. La messe à Paris, c'était chose bien différente, une demi-heure passée dans une église
encombrée, les prières lues sans penser! quelques
secondes de recueillement élégant, puis la sortie
où 'l'on retrouve les amis. Gaillon n'était qu'à deux
heures de Paris, mais dans cette chapelle on se sentait loin, très loin de la ville fiévreuse.
Le sermon. Colette soupira, prévoyant qu'il serait
ennuyeux. Le curé commenta une page de l'Evangile, ce fut bien dit et court. Colette eut pour Loute
qui bâillait discrètement un regard désapprobateur.
Aujourd'hui pour elle les mots divins avaient un sens .
L'office terminé, toute la jeune bande remonta au
château, le court de tennis attendait les joueurs. Les
parties s'organisèrent et le hasard ayant mis Colette
et Loute ensemble, entre deux balles Loute parla
à son amie.
Tu sais que cet après-midi tu auras une visite Sur
laquelle tu ne comptes pas.
- Qui donc? demanda Colette pendant un court
répit.
- Un ancien flirt, lança Loute tout en rattrapant
une balle de volée.
Mais la partie devenait passionnante; les deux
plus. E~
cinq
amies, voulant gagner, ne parl.èe~t
balles elles enlevèrent le dernier Jeu et, fatIguées,
cédèrent la place à d'autres.
Elles s'étendirent sur de grands pliants, à l'ombre
des sapins, et là, Colette questionna:
- Tu as parlé d'une visite, Loute, cela m'étonne,
peu de personnes nous savent ici. Comment s'appelle cet ancien flirt qui doit venir me voir.
.
- Ancien, c'est une manière de parler, flirt
actuel plutôt...
Colette rougit et ne demanda plus rien.
je l'ai rencontré
- Tu comprends, reprit L0l!t~,
la veille de mondé part, Il te saVaIt ICI, et m'a annoncé
immédiatement, afin que je te le répète, que le
jour de Pâques il allait excursionner en auto dans les
environs de Vernol1. Il cherche une propriété pour
ses parents qui désirent passer l'été en Normandie,
ce sont des parents vraiment très complaisants.
�LE MAUVAIS AMOUR
Colette eut un sourire satisfait qui agaca Loute.
_ C'est un monsieur très fort, ion !lirt ;'une femme
séparée de son mari est une femme à survéiller, surtout quand elle est riche.
_ Loute tu déraisonnes.
_ Je l~ voudra is, mais j'a.i peur de voir clair.
Colette, tu avais le bonheur, Je crains que tu aies
bien du mal à le retrouver. ..
Le déjeuner dans la salle à manger pleine de
soleil 'lut très gal. Colette et Lo~te
eurent un esprit
endiablé; Je,anne Rambaud, bien [portante, leur
donna la réphque et Mane Beauval, assise aux côtés
de son mari (il ne fallait pas séparer les amoureux
disait Colette) rit avec les autres.
'
Après le repas, le~
ye~x
pleins de malice, Loute
annonça qu'elle allait faire une proposition intelligente . Il faisait un temps ,Idéa l, il, y avai,t deux ~ quarante chevaux» dans les ecu l'les, Il fallait les utiliser.
Une petite promenade à Rouen plairait à tout le
monde.
La pro~sitn
~t
ac~eil
avec joie; seule,
Colette, qUi attendait la visIte annoncée par Loute,
protesta.
'
Le jour de Pâques, les. routes ,serai~t
encombrées
il n'avait pas plu depUl~,
pluser~
Jours, la pous:
sière, etc ... maIs Loute Imterrompll :
- Nous n'avons pas cent ,?ns, nous pouvons
affronter le mo~de
et la poussll.:re, et puis, sur ces
routes encombrees, nous rencontrerons sûrement
des amis, et cc sera très amusant.
Colette ne di~cuta
pl,us, seul~mnt
elle fut très
l~ngue
à s'ha~ler,
lalssa,nt ,ainsI à la personne
qu'elle attendalt le temps d arnver,
Elle ne sc trompa ras ct, com~
les autos sortaient
du parc, une limousllle qUI venalt en sens contraire
s'arréta ct Colette reconnut M. de Grandi'ac.
Des bonjours s'6~hangèet,
puis il ut décidé
qu~
le , vislt~ur
feraIt sa vlslle ~n
route, et même,
pUl~qu'
était. seul dans sa VO ilure, on allait lui
lenlr compagnie,
Colette se .leva avec empressement, et demanda à
Loute de ven Il' avec elle; Loute grogna un peu mais
suivit.
'
Empressé, M, de Grandjac in s,talla l~s
deux amies,
et laissa son chauf1eur condUire, afm de pouvoir
bavarder, Avant d'aller à Rouen, la bande vou lait
visiter les ruines du château Gaillard; M. de Grandjac, pour montrer son érudito~!
parla de la célèbre
forteresse. Il raconta que Philippe le Bel y faisait
�LE MAUVAIS AMOUR
133
enfermer les femmes accusées d'avoir manqué de
fidélité à leurs maris.
Loute trouva que M. de Grandjac avait une conversation maladroite; une toux discri.:le et un sourire railleur rappelèrent au flirt de Colette qu'il y a
des COllyersations qu'il ne faut pas avoir lorsqu'on
est près d'une femme séparée de son mari et qu'on
courti e .
Au pied des ruines, les autos s'arrêtèrent;
Loule descendit la première et courut rejoindre
Jeanne Rambaud . Sans s'attendre, les uns derrière
les autres, tous s'engagèrent dans le sentier qui
conduit aux terrasses gazonnées sur lesquelles
s'élève la forteresse.
Colette et 1\1. de Grandjac montaient les derniers.
Pendant le trajet ils ne parlèrent pas, l'ascension
6tait rude, les cœurs battaient, les souffles étaient
courts; mais, arrivés sur la plate-forme, M. de
Grandjac sc mit tout près de la jeune femme et
Colette accepta son compagnon.
Devant eux, s'6tendait un paysage splendide. La
Seine passait au milieu des prairies, formaut de
petites îles; au loin, des clochers, et tout près une
tlèche s'dançait vers le ciel, et un dôme semblait
cacher un cœul'.
- Les églises, dit Colette à mi-voix, comme elles
font bien dans l'horizon ...
M. de Grandjac sc rapprocha de la jeune femme,
et tout bas répondit:
- Ce qui lait bien surtout, c'est vous, près de ces
ruines. Ce donjon serait triste si vous n'y étiez pas.
Madame, je ne suis venu que pour ,·ous, je veux
que vous le sachiez, voulez-vous me permettre de
YOUs dire que Paris est très vide uepuis que VOllS
n'y êtes plus '?
Colette se troubla, rougit, chercha Loute, mais
L.oute était loin. Elle se penchait très imprudemment I~our
voir le souterrain OLI l'on avait assassin6
l\1arQuerite de Bourgogne. Pr~s
d'elle, Jeanne RambauJ ct à l'aLt~
boùt de la forteresse, Marie Beauval ct Hon mari.
Colette se 5el11i1 seule pri:s de cet homme, el elle
comprit que la r6po11se qu'elle allait faire autoriserait cc flirt à se poser en pr6tendant. Un jour, il lui
avait dit: « Quanu on s'est trompu, il faut vouloir
refaire sa vif:!. ») Aujourd'hui elle voulait, avec
toute la volonté dont elle 6tait capable, C:tre heureuse.
Loute et les autres avaient disparu uerri1:re un
�134
LE MAUVAIS AMOUR
fossé; M. de . Gr~ndjac
s'était rapproché, il devenait
pressant et disai t:
.
- Madame, vous savez bIen que Je vous aime
depuis longtemps? il Y a. u~
m~IS
enco~
je n'eus
pas osé vous le dire,. maIs Je saIs que blenti?t vous
serez libre. Je voudrais que vous me permettlCz de
vous aimer. Ne rép0J?-dez pas aujourd'hui à cette
question SI grave, mais simplement. autorisez-moi à
essayer de VO\JS plaire, autonsez-mol à Vivre près de
vous ...
Colette se taisait, hésitante; elle voulait bien ne
plus avoir le cœur vide, mais pouvait-on aimer
M. de Grandjac. Les yeux quittèrent l'horizon clair
et nraves regardèrent l'homme qui parlait d'amour.
L~ ~iLhoute
lui parut peu élégante; à côté la nar"uant, sc dressait celle de Jacques Ternot. '
:-> Une silhouette ne comp~e
pas, n'a aucune importance une silhouette ne fait pas un bonheur. Mais
de C?lette, qui . découvr~ient
.si bien Les
les y~ux
ri,licules, scrute~n
,le vl~age
qUI était .tout près
d'elle. Sous le ra~ ~ heux
.so.Lell M., de Grandlac paraissait vieux. So~
[l'ont eta it barre pa~
trois rides profondes ct, pres des .temres, à l~ naissance des cheveux, il avait de peutes ll gn,e s, Imp?rceptibles dans
.Ies salons de Paris mal é~la
lr .és,
I?-~S
.que la lumière
blonde de cette Journée d ~v'Ll
preCisait cruellement.
La bouche sounante devait <;:tre, au repos, maussade
et les yeux bleus. trop clau's semblaient déteints.
Colette se souvenait d un autre. Cet autre avait un
nrand front sans ndes, des yeux bruns lumin eux
~n peu railleurs. Les lèvres très rouges s'ouvraie~t
sur des dents presque trop blat~ches.
Ce visage-là
pouvait supporter les grands soleils d'été, ce visagelà n'était pas fané, des cheveux abondants le couron!lalent.
.
Et voilà que Colette eut une Idée étrange ' à ces
paroles d'amour que cet hom.me avait mur~ées,
à ces promesses gU'11 demandait, el.le allait répondre
Ilar une. pl~rase
IdlOt,e, Elle v?ulalt, c'était la seu le
Idée qUI s'Imrosalt a. son cel veau, el!c vouLait lui
demand er qu'Il enlevat son chapeau. hUe était cerle s cheveux étaient
taine que saLIS ce CO~lvre-chf
rares. Elle était certall:c que nu-tète il paraissait
encore plus vieux. La l.e~1sc
e~t
cruelle. CoLette
nuvrait la bouche pour lau'c cette etrange demande,
lorsque, au-dessus cI'ell.e, perchée sur l'extr0mité
d'une pierre, Loute surgit,
.
- Eh bicn, mes en fant s, cna-t-elle de sa voix railleuse, vous avez une étrallae façon de visiter les
�LE MAUVAIS ATl10UR
135
ruines. Allons, Colette, un peu de courage, viens
nous rejoindre, d'ici le paysage est sensationnel.
Et Colette, oubliant M. de Grandjac et ses discours, se mit à courir pour rejoindre son amie .
• R~un'
d~vit
ê'tr~
~i;té
très 'viÏe; ~n'
c~up
;;i'œii
général, dit Colette, le temps d'apprécier la merveilleuse floraison gothique. Loute, le nez en l'air,
admira les flèches nombreuses qui pointent vers le
ciel, et les rues aux vieilles demeures.
Le Palais de Justice, la Grosse Horloge, SaintMaclou, l'église Saint-Ouen, la Cathédrale, tous ces'
merveilleux spécimens de l'art gothique où la pierre
est ajourée ct fouillée à l'infini, enthousiasmèrent les
Parisiens, et il fallut parler plusieurs fois de départ
pour que toute cette jeunesse consentît à quitter la
ville. 11 était tard lorsque les autos furent mises en
marche. Invitée par Colette, M. de Grandjac dlnait au
Vieux-Moulin, et la jeune femme avait consenti à
rentrer dans sa voiture. Loute et Jeanne Rambaud
étaient dans le fond; M. de Grandjac avait pris le
volant et Colette, défiant le blàme qu'elle lisait dans
les yeux de ses amies, s'était mise à côté de lui.
Pour sortir de la ville, M. de Graodjac conduisait
vite, mais dès qu'on cu t franchi l'octroi, il ralentit.
IlIétait tard, le soleil se couchait et faisait le ciel rose;
la Seine, que la voiture côtoyait, avait des reflets
d'opale. L'eau coulait calme et tranquille au milieu
des prairies vertes pleines de pommiers en fleurs.
Les mains sur le volant, regardant la route, très
bas, M. de Grandjac parlait à Colette. Il comprenait
que l'heure était favorable, que cette brise parfumée
qui fouettait les visages devait émouvoir un cœur de
vingt ans. C'était un professionnel en amour, et il
devinait que la jeune femme pouvait devenir ce soir
une proie facile. Le mari était loin, la brouille compli.:te; à Paris déjà 00 parlait de divorce.
- Madame, disait-il, d'une voix qu'il s'efforçait
de faire tendre, madame, il faut me répondre, il faut
me dire que V01)S me permettez de vous ·aimer ...
ne
L',lmour est un 7ompaBnon indspe~bl,vo
devez pas voulOIr l'doIgner de votre VIe... ~alsez
moi vivre près de vous, lalssez-moi vous dire mes
pensées, mes idées, vous verrez que nous sommes
faits pour nous entendre ... Un mot de réponse,
j'implore un mot.
Et Colette, les yeux fixés sur le paysage rose ct
sur les cullines blondes, répondit à voix basse:
« Parlez encore. "
�LE MAUVAIS AMOUR
Et M. de Grandjac continua, il dit ses rêves, ses
désirs il eut des mots heureux, des paroles douces
il gris~
cc cœur que le. printemps troublait. Mai~
les yeux Je Colet~
éta.lent. presque dos, elle ne
regardait pas celUi qUi lUi parIait d'amour. Elle
l'écoutait seulement à tous ces mots tendres, elle
ne trouv~i
rien à répondre et, étonnée, furieuse
contre elle-même, contre son cœur qui se souvenait
elle murmura à voix bas~e
:. « Jacques 1 Jacques 1. .. ":
Ce nom la réveIl.la, dl~SI
pa le trouble qui l'envahiss'ait, trouble qUI venait de ce paysage trop ro e,
. de ces pétales de fle~rs
que le vent apportait. Elle
se redressa, eu~
un nre pers~nt
et répondit, voulant
défier celui qUI ne se soucIait pas d'elle et qui prétendait s'imposer à son souvenir :
_ Je vous perm~ts,
mon cher ami, de me faire la
cour. Mais soyez dl.scret et peu .compromettant, je
suis une femme. en lstan~e
de divorce ...
M. de <!randl~
compnt que c'était tout ce qu'il
obtiendrait ce SO ir .
.L'auto re.partit à une vive allure, et jusqu'au
Vleux-Moultn Colet~
ne regarda plus les collines
blondes et les pom~ers
en fleu:s. Elle parla de tout
et de rien, de Pans et des amis, de l'été et de ses
distractions. A Verpon, M. ~e.
Gra~djc
trouverait
sûrement une propnété, ~n VOlsmeralt fréquemment,
à la campagne on .pouvalt .encore s'amuser. S'amuser 1 M. de Grandlac saval! qu~
cc. m?t-là était la
devise de Colette et que pOl!r.lllL Elaire LI fallait s'occuper avant ~out
de ses. plaiSirs . Et cette journée de
pnntcmps. SI douce à v\vre pour ~es
CCCurs aimants,
s'acheva pour Colette d.une manll.!re étrange.
Après le diner, elle m.Lt Jeanne Rambaud au piano,
ct, avec M. ~e
Gra!1 d lac , el~
dans.a une de ces
danses malsall1es qUl s.e sont IntrodUites depuis peu
dans les salons français et que les mères ont la faiblesse de laisser danser à leurs filles.
M. Darny, trouvant que Colette n'avait pas une
attitude convenable pour une femme Séparée de son
mari, quitta le salon t:1:s fâché; Mme I?arny laissa
raire, Colette s'amusait, .Ia pauvre petite avait en
perspective tant de c!1agn n 1
•
Assise clans un com, Loute regardait danser son
amie. Tout à coup cette danse lui parut si grotesque
et si inconvenante, qu'elle cul honte de l'avoir dansée. Colette, rieuse, éner.vée, se dél!anchant avec
des souplesses de profess!onnelle, lUi parut m(!prisable elle pensa au man, à l'enfant de Colette cl
trouv~
qu'il était impossible de respecter une femme
�LE MAUVAIS AMOUR
137
qui avait des allures semblables... Loute sentit
qu'une tristesse insurmontable envahissait son
âme, car elle se rappelait que, pour s'amuser, elle
aussi consentait à faire toutes ces excentricités ...
Loute quitta son fauteuil et le salon.
Le parc sombre et silencieux entourait le château,
elle s'en cloppa dans une écharpe et s'en alla dans
la nuit ... Mais une nuit de printemps murmure aux
oreilles des jeunes filles des choses folles et sages,
Loute tout à coup pensa à celui qui était parti au
Canada pour tenter fortune; Loute pensa que si
elle l'avait suivi, c'eût été presque raisonnable,
Loute savait maintenant que les plaisirs ne remplissent pas un cœur ...
Les nuits de printem ps murmurent aux oreilles
des jeunes filles des choses folles et sages.
XIII
Avril, mai ont· passé, juin trouva les Darny encore
au Vieux-Moulin. Colette se plaisait et ne désirait
pas rentrer à Paris. Ne voulant rien entendre, elle
avait constitué avoué et avocat et par lettres, par
téléphone, correspondait avec eux. De son divorce
elle ne parlait jamais à ses parents, elle savait qu'ils
blâmaient toute séparation définitive.
Un matin, la jeune femme reçut une lettre de son
avoué qui la demandait à Paris, une conversation
avec sa cliente lui paraissait indispensable. Colette
sc rangea à cet avis ct partit.
A Paris, il faisait très chaud, elle trouva la ville
poussiéreuse ct laide, l'avoué habitait près de
l'Opéra, elle s'y rendit en auto. Une vieille maison
grise ct triste, un appartement sombre entre deux
cours, une étude encombrée de papiers et de clercs,
l'attente au mil ieu de gens qui la dévisageaient, tout
impressionna défavorablement Colette.
L'avoué était un honnête homme, il parla sagement à cette femmc dc vingt ans qui voulaIt divorcer,
mais elle l'interrompit, sa décision étai t irrévocable ...
Le ton, le visage, l'attitude firent comprendre à
l'avoué que Mme Tern?t le priait de ne voir en elle
qu'une cliente, alors. il se contenta de lui parler
affaires. Pour poursUIvre sa demande, des papiers
faisaient défaut: contrat, acte de naissance, tout le
grimoire officiel.
�LE MAUVAIS AMOUR
Colette promit de les envoyer, puis elle insista
pour que son divorce allât aussi vite que possible,
maintenant elle était pressée de mettre entre elle et
Jacques l'irréparable. Ce qu'elle désirait, c'est que
de temps a autre M. Ternot lui envoyât son enfant.
elle voulait
Elle ne parlait plus déjà de le rep~nd,
" refaire sa vie », et M. de Grand)ac était arrivé à lui
faire comprendre que son fils serait pour eux presque un embar~.
.
M. de Grand)ac voyait Colette chaque JOur, il
s'était emparé de cette âme en déroute, ct, sans en
la jeune femme.
avoir l'air, dirigeait ~?mplèten
Sans fortune! ce pIlle: de s~lon
voyait le beau
mariage ~ faire: DepUIS p.lusleurs a?nées il cherchait l'alliance nc~e
; dédaIgnant les Jeunes filles, il
était empressé prèS des nouvelles mariées et dès
qu'un ménage semblait moin~
uni, il devenait l'hôte
habituel, le consolateur, l'ami aux mall\'ais conseils.
Bien des fois déjà il avait été tout prêt d'atteindre
son but, mais au dernier moment la proie lui échappait, un raccommodement, survenait ct le ménage,
uni de nouve~,
se. sépa~l
d,e l'ami. des jours de
disputes. MaiS à present Il etait certam que Colette
Jacques Ternot, le beau
ne lui échapperaIt p~s,
Jacq ues se renfm~Jt
dans un silence plein d'orgueil, silence q u'hablemn~
il exploit.ait.. .
La rancune est m~uvalse
conseillère, Colette
écoutait M. dl.: Grand)ac et ne faisait plus que ce
; ,bien qu'élevée ch~étienm,
elle
qu'il vo~lait
e~
comprenait qu'à son âge on
aclmettall le c~lvore
devait « refaire sa VIC ». Un nouveau mariage ne
l'etIrayi~
pas, M;. de Grandjac,.lui, aLimellrait que sa
femme almat à s amuser. Ce simple mot renfermait
pour elle tout un programme; s'amuser, était-on
pour aut re c~O,se
s.ur la te.r~?
Colette, élevée par
une mère qUI 1 avaIt n:t al almce, n'avait pas encore
découvert que toute vie a un but.
En sorlant de chez l'avoué, elle se lrouva très
embarrassée; contrat, acte de naissance tous ces
papiers étaient à l'hôtel, el~
les avait pro~is
cl ne
savait comment elle pourrall se les procurer. Dans
un petit bureau de sa. ~hambrc,
JaC:llues lui a~i.t
fait serrer ces actes CIvIls, « Ma chene, lUI avait-IL
Liit Lie sa voix tendre, mettez tout cela au fond d'un
tiroir nous n'en aurons besoin quc lorsqu'un de
nous 'Licux s'en ira dans l'autre monde et je souhaite
que cela soit le plus tard possihle. J'espère que
nous vivrons ensemble très vieux. »
/ Et Colette, de sa \'oix moqueuse, lui avait répondu'
�LE MAUVAIS AMOUR
139
et Baucis li. Quand on est vieux, l'amour
« Phil~mon
me semble ridicule.
Mals Jacques n'avait pas permis aux jolies lèvres
de blasphémer plus longtemps, et il avait expliqué
combien l'amour des vieux est un amour joli ...
Colette, en pensant à ces papiers qu'il fallait
aVQir, pensait aussi à Jacques.
Elle monta l'avenue de l'Opéra, elle marchait lentement, irrésolue. Allait-elle repartir pour le VieuxMoulin et de là écrire à un domestique en expliquant où se trouvaient les actes dont elle avait
besoin ... était-ce une solution ? ... n'yen avait-il pas
une autre ? ...
Place du Théâtre-Français, elle entra chez un
pâtissier et déjeuna d'une tasse de thé accompagnée
de sandwiches, elle resta là une demi-heure et en
sortit tout aussi indécise. Elle savait les heures des
trains pour Gaillon, maintenant il lui fallait attendre
ju squ'à cinq heures pour repartir. Il était une heure,
l'attente serait longue, aller chez les couturières,
courir les m!lgasins, tout cela aujourd'hui l'ennuyait,
elle préféraIt essayer de rencontrer Loute.
Une auto la conduisit dans le qUaI'lier de l'Etoile;
elle trouva son amie sous la porte cochère de sa
maison. Tout de suite Loute remarqua le visage
soucieux, l'air ennuyé de Colette; comprenant que
la jeune femme ne s'expliquerait pas dans la rue,
Loute remonta avec elle. Lâ, dans un petit salon,
bizarrement meublé, le coin de Loute, elle installa
son amie. Colette dut s'asseoir sur une vieille bergère, bourrée de coussins, un petit banc renaissance,
délicieusement sculpté, fut avancé pour ses pieds,
puis Loute expliqua :
- Tu vois, ce petit salon devient un vrai maga~in,
on se croirait dans une arrière-boutique de brocanteur. Je mélange tous les styles, le Louis XVI se
dispute avec l'Empire. DIS, Colette, comment
t rouves-tu mon coin?
La jeune femme regarda autour d'elle et sourit.
Loute avait raison, ce petit salon encombré de vieilles choses avait l'air d'un véritable magasin. Sur
une table de bois sculpté un bassin de cuivre où
s'épanouissait un hortensia voisinait avec un délicieux groupe en Saxe; sur la cheminée une pendule
Empire, surmontée d'un groupe de femmes, écrasait
par sa somptuosité deux petits flambeaux Louis XVI
en amarante. Les sièges étaient de tous les styles;
les meubles, bureau, bibliothèque, vitrine appartenaient à des époques dirférentes; sur un magnifique
�Lt°
LE MAUVAIS AMOUR
tapis d'Aubusson, s'étalaient Je petits tapis de
Smyrne, et les bie~ots
venaient de tous les pays.
- Ton coin est blzarre, dit Colette, mais tu as de
belles choses.
_ Oui, fit Loute en s'asseyant en face de son
amie, mais je sup'o~e
,que tout cela aujourd'hui
t'est parfaitement Il1dlfferent. Colette, tu as l'air
d'une femme très ennuyée, raconte ton ennui ' je
t'écoute avec une indu1gence de vieille dame.
'
di~
son souci, Des papiers
Colette soupira, ~uis
dont son avou6 avalt besolJ1, et ces papiers étaient
chez Jacques.
Loute r6f1échit.
... chez Jacques... mais c'est
- Chez Jac ~ 1ues
encore chez tOI.
_ Oui, mais enfi~
... je ne puis les aller chercher.
- Tu peux, repnt Loute en regardant son amie
bien en face, I1?-als tu ne veux pas.
Colette rougit e~ avoua.
_ Cela m'ennUIerait.
. -: Pourquoi? L'h,otel est vide. et le concierge
1l1dlfT6rent; le plus sImple, ma petIte Colette serait
d'y aller toi-I!1ême. Ecrire" demander servic~
à un
domestique, Je ne te copsellie }?as de te mettre dans
les mains de ces gens-la et, p~lsque
tu ne veux pas
correspondre av~c
Jacques, Je ne sais guère comment tu t'en sortiras.
La jeune femme ne répondit pas; pendant quelques instants, eUe contempla la basS1l1e de CUlvre
l'horten sia rose et le groupe de Saxe. Tout à COU!;
elle se tourna vers Loute ct d'une voix décidée
s'écria:
- Tu as raison, je vai~
aller. chercher ces papiers
mais si tu veux être gentllle, viens avec moi.
'
Loute avait encore son chapeau sur la tête
Collette était toute prête, les deux amies q uiltèrent
l'appartement. Dans la , rue el~s
parlèrent de toutt.!
autre chose. Colette ne ,:oulD;lt attacher aucune importance à ce qu'eUe allait faire, poul'lant l'idée de
rentrer chez Jacqu~s,
chez elle, la troublait profondément· elle parlait pour cacher son émotion.
ce qu'elle comptait faire cet été
Elle r~contai
le Vieux-Moulin la garderait toute la belle saison'
en septembre elle irait à Biarritz avec sa mère. El
Loute, était-ce encore Cabourg qui la verrait celte
année?
Cabourg 1 Loute en avait assez, ce borü de mer
sans plage, celte digue encombrée, tout lui semblail Jésagréable. Non, elle désirait aller tians un
�LE MAUVAIS AMOUR
coin de Bretagne, sauvage, où aucun casino n'attirerait la foule désœuvrée. Loute avouait avoir besoin
d'émotions saines, d'horizons larges. Se raillant
elle-même, elle expliqua à son amie:
- Vois-tu, Colette, malgré mes vingt-cinq ans, je
me sens très vieille et comme il y a l'ort longtemps
que je vais dans le monde,
suis lasse de toutes
les comédies qui s'y jouent. 'ai besoin, ma chère,
ne ris pas du grand mot dont je vais me servir, j'ai
besoin de communier avec la nature. Depuis plusieurs mois j'ai une âme toute troublée, mon cœur
s'épouvante de vivre séul, et hélas, aucun monsieur
ne se prGsente pour recueilltr cet abandonné.
Colette, Je suis une vieille mIe, je rêve de béguinage,
de coin charmant ct tranquille, où je tinirai ma vie
sans pensées, sans tristesses.
- Tu deviens misanthrope, s'écria Colette en
riant.
- Peut-être .... dit Loute gravement. ..
Deyant l'hôtel elles s'arrêtèrent. Les fenêtres fermées, la maison hermétiq uemen t close rassurèren t
la jeune femme. Loute allait sonner, Colette l'arrêta.
- Attends, tit-elle, toute pâle.
- Alt\.!l1dre quoi, T'imagl11es-tu que Jacques est
derrière la porte?
- Non, mais ... ma clé est restée dans mon sac,
nous pourrions entrer sans déranger personne.
- Entendu, il ne nous manque plus que le manuel
du parfait cambrioleur ...
D'une main qui tremblait, Colette glissa la clé
clan la serrure, une toute pelite clé, vrai bijou d'orfi;;\'re que Jacques avait fait faire spécialement pour
elle.
La porte ouverte, Loute, s'apercevant de l'émoti ()[l
de son amie, passa la première.
- J'entre, dit-elle, si Je maître se cache dans
cette maison sombre cela m'étonnera.
Colette suivit son amie.
Loute monta directement au premier. La jeune
femme gravit l'escalier lentement; cc retour dan~
cette maison, tout empaquetée pour l'Glé, lui semblait lugubre. Les premiers temps de sa séparation,
elle avait songé quelquefois à sa rentrée dans cet
hôtel; son mari ayant fait toutes les concessions.
Elle serait revenue avec un visage sévère et SOli
âme, encore enfantine, se plaisait à imaginer tout Ct;
que Jacques ferait c? jour-là pour fêter son relour
L'hôtd serait remplJ de fleurs ct dans Je petit boudoir, sur la cheminée, près d'un beau bouquet, un
j'e
�LE MAUVAIS AMOUR
nouveau bijou attendrait Colette. Et voilà que la
jeune femme rentrait seule, presque en se cachant.
L'hôtel était sombre, les tapis enlevés, et dans le
boudoir les housses recouvraient tous les meubles.
L'hôtel était triste, il semblalt que quelqu'un en fût
parti pour toujours. ..
Nerveuse, elle se dmgea vers le petit secrétaire
en bois de rose oû elle avait serré les papiers que
l'avoué réclamait, elle l'ouvrit et, da.ns le tiroir où
Jacques les avait serrés, elle les trouva.
Elle prit la chemise de papier fort sur laquelle en
l.es dates et les noms.
gros caract.ères se d~tachien
Elle tenait ces feUIlles de papier et machinalement
en les feuilletant, se rappelait qu'un soir dans le
salon de ses pa~ents,
un monsieur grave et' solennel
avait lu ce dOSSier. Jacques était à côté d'elle elle
avait une jolie rob.e rose qui lui al~
très bie~,
un
gros bouquet de lllas blanc parfumait toute la pièce
et elle écoutait d'une oreille indifférente cette prose
qui lui semblait triste : régime, exclusion des
dettes ..: app0.rt du f':ltur époux, de la fut ure épouse,
remplOI, repnses ... a tout ce~a
elle ne comprenait
rien ... Vite, elle ferma ce dOSSier et, le mettant sous
son bras, dit à Loute :
- Allons-nOlis-en.
Loute se dirigea vers la pç>rte. ~olet
regarda
encore une fOIS son boud~r,
.mal.s cette pièce
sombre, tout empaquetée, étaIt SI tnste, si dissemblable de celle qu'elle avait laissé.e, que bien vite
le p~l!er
e!le eut une
elle rejoignit son amie. Su~
hésitation et regarda l'escah~r
qUI menait au second
étage mais Loute descendaIl, elle la sui vit.
En 'bas les deux amies s'arrêtèrent.
- Tu ne parles ras au concierge, dit Loute.
- A quoi bon, Il loge au-dessus de la remise il
ne nous a sûrement pas vues.
'
- Alors, allons-nous-en mystérieusement.
Au moment de quitter l'hôtel, Colette se retourna
elle regardait l'escalier sombr~
qui conduisait au~
appartements ... Dehors, elle .dlt à son amie:
_ Tu vas m'accompagner Jusqu'à la gare.
- C est entendu ...
Loute, poussée par
Elles arrêtèrent un a~l.to;
Colette, monta la premwre .e~
au moment où la
jeune femme sc disposait à n!)oll1dre son amie, eJle
s'écria fébrilement:
- J'ai oublié mon ombrelle, là-haut, attends-moi
je reviens. l
'
Et sans que Loute eùt le temps de r6pùndre,
�LE MAUVAIS AMOUR
143
Colette avait ouvert la porte de l'hôtel et était
disparue.
Loute haussa les épaules ji!t, résignée, attendit.
Colette ne trouverait pas son ombrelle, car elle n'en
avait pas.
Dans l'hôtel, la jeune femme n'hésita plus, en
courant elle gravit les deux étages; sur le palier du
second elle respira profondément, puis se dirige;,>.
vers la porte qui était en face d'elle. Elle l'ouvrit
d'une main qUI ne tremblait pas, et pénétra dan s
une autre pièce aux murs tendus de papier bleu, et
où un petit lit, entouré de mousseline, disait quel
en était l'hôte habituel.
La chambre de Jean. Colette la regarda avec des
yeux qui la voyaient pour la première fois.
Une chambre d'enfant est my térieuse, c'est là
qu'une intelligence s'éveille, qu'une âme commence
à vivre, là que des yeux s'ouvrent et cherchent à
comprendre le pourquoi de chaque chose .
Une chambre d'enfant est mystérieuse . Colette
regardait le petit lit blanc, l'armoire de même
coulour et la minuscule toilette de M. Jean . Elle
avait acheté tout cela en riant, c'était pour une
poupée ces objets-là. La poupée était venue, chaqu e
Jour la faisait plus jolie, elle était blonde avec de
grands yeux noirs, elle ressemblait à sa maman ct
déjà avait des colères de petit garçon. La poupé e
s'en était allée, ct voilà que la jeune maman qui
riait de tout sentiment exagéré se disait qu'aujourd'hui elle eClt voulu trouver dans ce nid vide le petit
oiseau rieur et tapageur qui l'égayait si bien. Mais
le lit était entouré de mousselines blanches, de
grosses épingles les reliaient entre elles ct en
laisaient un paquet informe; la petite armoire que
Colette ouvrit était vide, le trousseau du bébé
l'avait suivi ...
La chambre sans rideaux était presque claire, les
persiennes laissaient filtrer les rayons du soleil.
Colette ne se décidait pas à s'en aller.
Loute, la voiture, le train à prendre, qu'elle était
loin de tout cela. Une seule pensée s'imposait ù clic
ct la domi nait, cette pensée-là avait chassé impérieusement toutes les autres, et dans le cerveau ~e
cette ft; mme dgotste s'imposait souveraine. Jean,
son enfant ... Et elle regardait la c.hambre, le petit
lit OLI le bdbé dormaIt ct vers cc 11t elle se pencha.
Au pied, tout pri.!s du mur, elle aperçut une chaussure blanche, oubliée là. Elle sc baissa vivement, la
ramassa ct la cacha dans le petit sac q lI'elle portait
�144
LE MAUVAIS AMOUR
à la main. Cela fait, elle pensa enfin à Loute, au
train à prendre, et s'enfuit de chez elle comme une
voleuse ...
'ne' fil:ent i. éol~t
Le 'soir, ·M.· ct' l'vime Dar~y
aucune question, ils se. désintéressaient de son
divorce et espéraie!1t toujours qu'un .incident quelconque empêcbralt~I'
fille de contInuer la procédure. La journée aVait été chaude, mais la nuit
s'annonçait fralche ct merveilleuse. Après le dîner,
Colette alla dans le jardin. Autour d'une corbeille
de roses il y avait des fauteuils; sur l'un d'eux,
lasse, elle s'assit. Les roses exhalaient un parfum
délicieux, autour d'elle tout était calme. Elle aimait
le silence qui l'entourait.; ce soir, elle voulait réflécbir ... Mais sa mère, craignant qu'elle ne s'ennuyât,
vint la rejoindre.
A peine était-elle assise, au lieu de respecter la
rêvene de sa fille, Mme Darny parla:
- Ma chérie, tu as l'air soucieux, rien ne t'a
particulièrement ennuyée à Paris?
- Non.
- Devant ton père ,'e ne puis te questionner,
mais si lu as quelque c lagrin il faut me le confier,
je t'aime tant, ma petite fille.
- Je n'ai pas plus de chagrin que d'habitutle.
La voix était lasse et découragée, Mme Darny
s'affola 1
- Colette, tu t'ennuies, j'en suis certaine .
- Mais non.
- Si, ne me trompe pas.
- Je m'ennuie, sans m'ennuyer, il y a des jours
où j'ai assez de tout, mais cela passe ...
- Enfin, tu ne peux continuer à vivre ain si, tu es
tror jeune, il faut vouloir ...
Là, Mme Darny h(lsita, craignant dc fâcher sa
011(;.
- Vouloir quoi? demanda Colette sans faire un
mouvement.
Alors avec courage, Mme Darny acheva très vite:
- Te' réconcilier avec ton mari, oublier ses torts,
pardonner ct tâcher de vivre avec Simone ...
- Non, dit la jeune femme, non, cela est impossible ...
Mme Darny protesta.
"
.
.
Pourq uoi ? Jacques est bon, 11 t aime ... faiS quelques concessions, sois patiente, tous les maris ont
des défauts. Ma chérie, sur terre aucun de nous
n'est parfait, toi-même, tu as peut-être q llclqucs
�LE MAUVAIS AMOUR
petits travers qui le contrarient ... Il les supportera
comme tu supporteras les siens. Il faut être indulgente et bonne, et vouloir faire ton devoir, sans
cela, il n'y a pas de bonheur possible.
ImmobIle, les yeux levés vers le ciel, Colette
répondit:
- Ce n'est pas aujourd'hui qu'il fallait me dire
tout cela.
La nuit claire permettait à Mme Darny de voir le
visage de sa fille, elle en fut toute troublée.
- Comment 1 balbutia-t-elle, je ne comprends pas.
Alors les yeux de Colette quittèrent le ciel plein
d'étoiles.
- Je vais t'expliquer, maman, et tu comprendras.
Pourquoi ne m'as-tu pas prévenue, lorsque le me
suis mariée, que pou r être heureuse les concessions étaient nécessaires. M'as-tu jamais parlé de
devoir, de sacrifices, non; tu ne t'occupais que de
mes plaisirs ... Je m'amusais, tu ne savais pas ce
que l'avenir me ré servait, alors tu écartais de moi
toutes les tristesses ... , mais tu ne te rendais pas
compte qu'en m'amusant tu préparais mon maJheur. .. Si, aujourd'hui, je suis malheureuse, je
crois que c'est un peu de ta faute, maman.
En entendant sa fille parler ainsi, cette fille qu'elle
idolatrait, Mme Darny éprouva une douleur affreuse,
elle eut froid partout, froid jusqu'au fond du cœur ...
- Colette, dit-elle, avec une voix pleme de sanglots, je t'ai élevée chrétiennement.
La jeune femme eut un rire méprisant:
- Ah oui, jolie chose que la religion des jeunes
. filles du monde, religion de convenances, qu'on
aime parce que c'est une élégance de plus. Oui,
j'allai.s à I.a messe, ~ous
s~ivon
quel~s
vagues
retraites, le communiais troIs ou quatre fOIS par an,
mais dès que les loi s religieuses ne me convenaient
pas, j'avai s bien vite fait cie les laisser de côté, et
toi, maman, tu ne disais rien. Je m'amusais J
Mme Darny eut une révolte.
- Colette, tu déraisonnes.
- Non, maman, reprit la jeune femme avec calme,
écoute-moi et souviens-toi. La nuit de No'::l, la nuit
olt tous les catholiques devraient être en prières,
comment la passions-nous depuis plusieurs années?
Nous allions au théàtre, nous choisissions une pièce
gaie, si eHe était un peu leste j'affectais de ne pas
comprendre, ct de là nous allions réveillonner dans
un restaurant à la mode où, à deux l1eures du matin,
tout Je monde était à moitié gris. Vous étiez bien un
�LE MAUVAIS AMOUR
peu choqués, ce n'était pas du tout mà place, mais
comme je m'amusais vous finissiez par être contents ...
Les danses inconvenantes sont arrivées, tu as payé
des prix fous pour me les faire apprendre, tu voulais
que ta fille dansât mieux que n'importe qui et je
travaillais des heures entières ces danses excentriques ... Mais le Pape, le chef de l'Église les a interdites; nous avons cherché ensemble des danses
presque pareilles et tu m'as laissée danser, tu étais
contente parce que je m'amusais 1 Trouves-tu vraiment que la religlOn que tu m'as apprise m'ait jamais
gênée?
- Colette 1 Colette! s'écria Mme Darny, tout en
larmes.
- Maman, laisse-moi dire, cette nuit autour de
moi tout s'illumine ... Avec Jacques j'aurais pu être
heureuse, tu as raison, mais il n'est plus temps
maintenant. .. je suis une orgueilleuse que tu as
habituée à ne s'occu pel' que de son propre bonheur ...
Aussi, je veux essayer de me refaire une vie, je suis
trop jeune pour vivre seule, tu as encore raison.
Près de moi est un homme ni jeune, ni vieux, ni
beau, ni laid, ni intelligent, ni bête, une de ces nullités comme le monde en e~t
rempli. Il épo\lsera
très fac11ement une femme riche, dIvorcée, et 11 me
laissera faire tout ce que je voudrai. Avec lui je
pourrai conti nuer à mener l'existence joyeuse à
laquelle tu m'as habituée, je m'amuserai sans penser
à personne, sans penser surtout que de par le
monde il y a un enfant qui est mien, ct que j'aurai"
du aimer plus que n'importe qui.
Mme Darny voulut sc défendre, elle balbutia:
- CoMte, mais je t'ai donné l'exemple, j'ai été
mère moi par-dessus tout.
Plus doucement, la jeune femme reprit:
- C'est vrai, mais tu as été une grand'mère trop
empressée, trop dévouée, tu m'as empêchée cie
m'attacher à mon enfant; les fatiAues, les soucis, tu
les as pris pour toi et je crois que l'amour maternel
grandit avec tous les ennuis que tu m'as épargnés.
Maman, ma pauvre maman, tu m'as trop aimée, tu
m'as trop gâtée, je ne sais que m'amuser, je ne suis
plus bonne à autre chose, ne t'étonne dune pas que
Je veuille continuer. Il me faut un compagnon pour
mener cette vie de plaisir, M. de Grandjac sera le
mari présentable, le danseur excellent, l'homme que
Tout Paris connalt ct qU'il faut à Colette Damy,
femme divorcée de Jacques Ternot. Le divorce sera
prononcé pour incompatibilité d'humeur, m'a dit
�LE MAUVAIS AMOUR
147
l'avoué, la vraie raison tu la connais, mon mari ne
permet pas que je m'amuse ... Et moi je veux rire, je
veux jouir de la vie, autant que je le pourrai ...
M'amuser, m'amuser, ah, maman, c'est tout ce que
je sais {aire.
Colette eut un éclat de rire strident, elle se leva
brusquement et sans regarder sa m1.:re s'enfuit dans
la nuit.
Mme Darny la laissa partir, elle ne fit pas un
mouvement pour retenir sa fille; sur son fauteuil
d'osier, le visage plein de larmes, elle resta là,
anéantie, un long moment.
Ce soir, pour elle aussi, tout s'éclairait et elle
comprenait que l'amour maternel peut être quelquefois un amour qui fait du mal, un mauvais amour ...
Tard, . très tard les deux femmes rentrèrent au
château, Mme Darny alla retrouver son mari qui
faisait dans le salon des parties d'échec avec son
secrétaire et elle reprit son tricot, mais ses mains
tremblaient et elle ne put continuer l'ouvrage commencé.
Colette remonta dans sa chambre et s'y enferma
pour ne pas être dérangée. Après s'être déshabillée,
elle s'approcha d'une table sur laquelle elle avait
posé le petit sac emporté à Paris; elle l'ouvrit lentement, puis, avec des gestes respectueux, elle en
tira le petit soulier blanc, un peu sali, trouvé dans
la chambre de son fils. Elle le garda dans ses mains.
Je contempla longuement, s'extasiant sur sa petitesse, pUIS, sans qu'elle s'en aperçût, ses genoux
fléchirent et elle se trouva à genoux au pied de son
lit. La tête toujours très droite, elle continua à
regarder la petite chaussure blanche que Jean avait
port é, puis son front s'inclina, ses mains se levèrent, et le soulier de l'enfant se trouva tout près de
ses l1.:vres. Alors, tenant contre son visage la petite
chaussure, elle courba la tête et fébrilement, plusieurs fois de suite, embrassa cette chose inerte, ce
morceau de peau blanche, qui avait préservé le pied
mignon aux ongles roses. Puis les baisers cessèrent,
cie grosses larmes y succédèrent et Colette pleura
longtemps. La nuit était fraiche et merveilleuse, les
roses exhalaient un parfum délicieux, mais dans le
ciel lentement les étoiles commençaient à dispara1tre.
�•
LE MAUVAIS AMOUR
XIV
Août ... Tout le monde est en vacancés; avoués
he!lreux de ~uir
les affaires ~
avocats, quittent ~aris,
pendant deux mOIs le PalaIs de Justice est vide les
robes noires ne circulent plus dans la grande ~ale
des Pas Perdus et les chambres de justice ne
voient ni juges, ni accusés, tout est suspendu.
Le divorce Te.fIlot n'en était. qu'aux pourparlers,
les vacances arnvant le retardaient au orand chaorin
de M. de Graudjac. Mari de demain~
llancé sans
l'être il se trouvait dans une situation très. fausse
ne pourr?-it pas êtr~
et étdit furieux. de p.enser. qu'i~
marié avant dix-hUIt mOlS. DIx-hUIt mOIs de cour
dix-huit moi~
cl~ambité
pendant lesquels il serait
obligé de dissimuler. son caractère, de jouer la
comédie de l'amour victorieux, dix-huit mois où il
faudrait cacher les c~ntraios
d'un estomac fatigué
par de trop bOI~s
dl1er~,
et les. douleurs qui de
teml?s il autre lUI rappelaient sa vIe de fête ( Mais ce
manage représentait pour I.ui ,tan~
de choses que,
malaré cette perspectIve qUi n était pas très agréable,"'il continuait il se montrer empressé et amoureux.
Colette avait voulu rester au Vieux-Moulin, elle
aimait le château, le part:: aux arbres centenaires
les v\:rgers qu'elle avait vus blancs, elle aimait tou<.:~
les beautés de l'été: les grand~
champs d'avoine ct
de blé, les ciels bleus, les soleils ardents, les nuits
claires.
Au château il y avait tO\ljours des amis, maintenant Mme Darny ne voulaIt plus rester seule avec
sa fille. Depuis le soir où qolettc lui avait dit des
choses si pénibles elle n'ét~l
plus la méme; vis-à-vis
de son enfant elle se sentaIt coupable, ct son amour
se faisait humble ~t sembl?-it, implorer un pardon
dont elle avait be sOll1. Des Idees Jolies traversaient
le cerveau de cette pauvre m~an,
elle révait de
s'enfuir un soir du VlCux-Moulln, et d'aller trouver
Jacques Ternot. Elle lui aurait avoué sa faiblesse,
elle lui aUI'ail dit qu'elle seule était coupable, et
qu'il ne fallait ras en vouloir à Colette de ses défauts
qui venaient d'une éducation mauvaise. hile supplierait Jacques d'avoir de la patience, elle lui demanderait de refuser le div()l'cC ct d'essayer de rcpr.:ndre
�LE MAUVAIS A.MOUR
'49
la vie commune, mais Colette le voudrait-elle ? ...
Mme Darny ne savait plus, Colette semblait gaie et
M. de Grandjac ne la quittait guère. Les journées
passaient, promenades en auto, tennis, VIsites, et
l'été s'en allai t.
Au Vieux-Moulin il y avait en ce moment les deux
de Lionard; l'aînée, mariée depuis un an àM. Arthur
Lévy, semblait supporter avec peine ce mari d'origine
juive ... 11 était venu avec sa femme pour la conduire,
disait-il, des afTaires d'intérêt l'appelant en Allemagne, mais dt.:pu~s
huit jours qu'il était là, il ne
parlait pas encore de départ. Eclaboussant tout le
monde de sa fortune, il donnait chaque jour aux
domestiques des pourboires princiers, faisant venir
de Paris les primeurs les plus rares., les fruits les
plus beaux et les offrant à Colette pour obtenir un
sourire. Il était galant avec ostentation, parvenu
dans toute l'acception du mot et, lorsqu'il faisait un
cadeau, n'oubliait jamais d'en dire le prix. A côté
de .Iui sa femme, fine et distinguée, semblait être un
objet de luxe qu'il avait acheté très cher et dont il
se parait avec orgueil.
Un an de mariage avec un homme si dissemblable
d'elle avait fait comprendre à Jeanne de Lionard
que la rout~
dans laquel.le elle s'étaIl e~1gaé
était
une mauvaIse route, malS elle y trouvait toutes les
compensati()~
qu'une grosse fortune donne. Elle
avait voulu se marier ricl1ement, toute union modeste
lui semblait ridicule, donc elle devait se contenter
du mari qui était Je siell, mais elle était surtout heurt.:U5e lorsque cc mari s'absentait. Sa sœur Marie était
arrivée depuis peu avec « son mu~icen
», comme
disait Lou te; mais ce musiciL!Il, homme de talent,
cccur simplL! cl aimant, rendait sa femme heureuse,
ct Marie avait un visage qui resplendissait de joie
il1téreu~.
Lout? prétendait qU'en la regardant on
se senlalt deven1l' bonne.
Un matin, M. Arthur Lévy reçut de Berlin une
dl:[lêche qlli IL! mandait en toute hate; en une demiheure il fut habill..!, sa valise faite ct descendit pOUl
prl!nd~
congé de ses hÏ>l(,!s.
Chacun lui dit au revoir joyeusement, personne
ne le rt.!grettait. Seule, sa beile-sœur eut un mot
gentil, le bonheur la J'(,!ndait indulgente, sa femme
i't.:mbrassa avec un sourire qu'elle dissimula ses
vraies vacances commt.!nçaient.
'
Quand l'auto eut disparu emportanll'hôte encomhrant, toute la jeune bande qui lisait sans grand
inlérC;l les nouvelles de Paris sembla se réveiller.
�LE MAUVAIS AMOUR
Jeanne proposa, avec une gaieté qui ne lui était plus
habituelle, une promenade avant le déjeuner.
_ Nous irons à travers champs, dit-elle, nous
cueillerons des fleurs comme les petites filles, J'ai
envie d'oublier que je suis une dame.
Loute et Colette se l~vèrent
avec empressement,
Marie tourna vers le chateau ses grands yeux clairs.
_ Mon mari travaille, fit-elle.
_ Oui, reprit Loute, mais il a bien recommandé
de le laisser travailler, venez avec nous.
Marie ne protesta plus, et les quatre amies se
mirent en route.
allée qui descendait à la grille,
Dans la grat~de
elles se donnerent toutes le bras, s'amusant à
marcher au pas, comme des troupiers, puis sorties
du parc, elles se séparèren.t. Colette et Jea~n
causèrent ensemble. Loute pnt le bras de Marie. Elles
traversèrent le village de Gaillon, passèrent devant
la caserne, l'ancien chateau du cardinal d'Amboise
et s'arrêtèrent pour re~ad
l'admirable point d~
vue qu'on découvre du haut des remparts.
_ C'est sensatlOnnellement beau, dit Colette.
_ Merveilleux 1 épatant 1 s'écria Jeanne.
Marie et Loute admirèrent en silence.
Elles reprirent leur promenade ct se trouvèrent
dans les champs. Une immense plaine jaune les
entourait les blés étalent mùrs, le soleil . dorait
magnifq~et
cette moisson. prête à être fauchée
le ciel était clair et vers l'honzon sans limites le~
oiseaux s'enfuyaient à tire-d'aile. Il faisait beau.
à leur pro~end,
Col~te
avait proComme b~t
posé d'aller jusqu'à l'éghse .d Aubevole, petite chapelle du xv 6 siècle, à peIne restaurée et qu'un
cimetière entoure.
A travers la campagne elles marchaient, presque
silencieuses; au début de la. promenade, Jeanne et
Colette avalent parlé d'avenIr, de Paris; cet hiver
elles sortiraient ensemble, toutes deux voulaient
s'amuser, sc distraire. Arthur Lévy aimait beaucoup
à recevoir; dans l'hOtel somptueux ue la rue de la
Faisanderie les fêtes succéderaient aux fêtes, elles
inventeraient des choses nouvelles, elles joueraient
la comédie, l'opérette; elles n'auraient pas le
temps de s'ennuyer. L'une et l'autre chercheraient dans les plaisirs à oublier leurs rêves
déçus ... Mais voilà qu'cr: longeant les champs de
semblèrent ridiblé, tous ces beaux prol.ets le~r
cules. Avait-on idée d'avoll' pareille conversation en
pleine campagne, ici on étaIt loin de tout, le calme
�LE :MAUVAlS AMOUR
s'imposait, et aussi les pensées plus hautes ... Et
Colette se tut. Elle parlait de comédie, avait des
expressions d'actrice, s'amusait à émailler ses
réponses de mots d'argot; tout à coup elle eut
honte de s'exprimer ainsi, et elle se sentit triste;
toutes ces fêtes, tous ces plaisirs ne lui apporteraient pas le bonheur. Et elle en voulait à cette
nature en fête gui lui faisait comprendre qu'il existait une autre Vie, ct que cette vie-là, faite de devoirs
et de sacrifices, devait donner un ·cœur calme ct
content. Le chemin était ét roit, elle passa devant
son amie et marcha entre deux champs d'or OLI les
coquelicots faisaient des taches somptueuses. Les
champs étaient pleins de nids et Colette entendait
les cris effarouchés des petits. l;:lle admirait la
nature, l'ordre merveilleux de chaque chose, l'ép i
de blé produit par un grain qui germe, l'oiseau faisant son nid, et son admiration la fit penser au
Créateur. Machinalement elle leva les yeux; alors
dominant la vallée, se dressant droite et fine, elle
aperçut la petite église d'Aubevoie et elle pensa
que dans cette simple chapelle elle prierait bien,
et avec un visage moins tri ste elle continua à
monter.
Jeanne la suivait, s'emplissant les yeux de la
lumi ère merveilleuse de ce matin d'été, et elle pensait avec joie que son mari serait absent pendant
une quinzaine et que cet éloignement lui donnerait
du courage pour reprendre la vi.e commune qui
parfoi~
lui semblait si dure! Les t6te-à-tête avec
M. Arthur Lévy, iils de Salomon Lévy ct de madame
née Kahn, manquaient d'agrément.
Marie marchait pri.:s de Lou te, toutes deux se
donnaient le bras, ces natures diflérentes commençaient à se comprendre ct à s'aimer. Marie était
toute tendresse, toute bonté, son grand bonheur la
rendait indulgente, elle plaignait surtout les cœurs
qui cheminent seuls, ct clIc avait deviné que Loule,
malgré son esprit moqueur, ses théories ridicules,
était susceptible de s'émouvoir. Et, pour parler à
Loule, sa voix se faisait tendre, elle disail une
impression ressentie, expliquait à voix basse, conliant un secrel, que le cher mari lui avait fail
comprendre que de chaque bruit de la campagne
naissait une harmonie, ct que cette harmonie étail
plus belle que toules celles que les musiciens ont
cré~s,
parce que cette harmonie-là est d'essence
divine.
Et Loute écoutait religieusement , ct Loute n'avait
�LE MAUVAIS AMOUR
pas envie de se moquer, la voix douce, la voix
tendre allait jusqu'à son cœur.
Au haut de la colline, un mur bas, couronné de
lierre, et deux vieux sapins sombres indiquaient
l'entrée du cimetière. Cimetière 1 Ce mot-là évoque
pour des Parisiennes un grand terrain où, derrière
des murs sombres, sont entassés des monuments
funéraires plus ridicule,s les uns que les autres. La
pierre, le granit, le marbre sont réuni, les riches
ensevelissent leurs morts dans ces chapelles somptueuses ou dans des sépultures écrasantes de luxe,
l'orgueil subsiste encore.
Le petit cimetière de campagne d'Aubevoie était
tout simple, il n'y avait ni grands murs sombres, ni
monuments somptueux, des croix de bois ou de
pierre, marquaient les tombes, presque toutes
f1euries. Les géraniums aux teintes vives, les asters
blanches et mauve, les sauges éclatantes égayaient
ce cimetière que de vieux tilleuls ombrageaient. Au
milieu des tombes, les îeunes femmes passèrent, et
sans s'arrêter sous le vieux porche de bois, entrèrent
dans l'église. Elles se mirent à genoux l'une loin de
l'autre, et dans cette chapelle simple chacune pria.
Colette d'abord mur~
une prière apprise, puis
elle s'interrogea, pour qUI devait-elle prier? Egolste,
clle pensa d'abord à elle ct demanda à ce Dieu qui
n'avait su qu'aimer les autres de lui donner le
bonheur, mais dans cette chapelle silcncieuse les
,ilains sentiments s'enfuyaient et Colette pria pour
son fils, celui-là, Dieu devait le prûserver de tout
malheur.
Les deux mains jointes, les regards levés vers la
croix Marie remerciait Dieu, Loute ne priait pas
Lout~
se contentait d'écouter son cœur, et ce cœu;
lu i disait des choses qu'elle ne trouvait plus folles ni
déraisonnables.
Jeanne murmurait les pnères habituelles, elle ne
"oulait pas se recueillir, elle priait sans conviction
~ans
émotion vraie, ct ~e fut elle qui donna le signai
du départ. Devant l'église, sou~
le porche de bOIS, il
Y avait un banc, Colette conseilla à s~
amies de se
reposer avant de prendre le chemin du retour .
.\ssises, l'une pr0s de .l'autl'c, comme à l'l:coh:,
clics éprouvèrent le besoll1 de parler, ce calme, ce
si len ce leur donnait des pensées trop graves qu'clles
voulaient oublier.
- C'est la vraie campagne, fit Jeanne, l'été
c'est bien joli, mais l'hiver je ne voudrais pas y
vivre.
�LE MAUVAIS AMOUR
153
- Moi,.répondit Marie de sa voix claire, cela me
serait bien égal, si mon mari s'y plaisait.
- Une chaumière et un cœur, s'écria Colette,
l'éternelle romance 1 Ma chère, vous devez être
fatiguée, il y a pri.:s de deux ans que vous la
chantez.
Marie ne se fâcha pas et repr it gentiment:
- Nous espérons bien la chanter toujours.
Colette se mit â rire.
- Loute, que dis-tu de cet amour, croyais-tu
qu'un sentiment pareil existat sur terre autre part
que dans les romans '?
- J'avoue que je n'y croyais pas, mais ...
Loute s'arrêta, regardant ses amies.
- Achevez, Loute, s'écria Jeanne, je suis süre que
vous avez envie de vous moquer, Marie a très bon
caractère, ne craignez rien.
- Je suis certaine maintenant, reprit Loute gravement, que Marie a été de nous quatre la plus sage.
Elle s'est mariée selon son cœur, elle n'a pas pesé
avantages et fortune, el~
aimait, l'homme choisi était
un honnête homme, ils sont heureux. Elle a bien
fait, malheureusement nous n'avons pas su l'imiter.
Colette, tu es en instance de divorce, et le divorce
t'apportera-t-il le bonheur? Jeanne, aurez-vous
l'aplomb de nous dire que vous êtes satisfaite de
votre vie? Moi, je vous avoue que je suis lasse de la
mi enne et je crois que je n'aurai pas le courage de
continuer à vivre ainsi. Que vais-je faire, je n'en sais
rien, mais maman ne me tra1nera plus dans le
monde, à vingt-cinq ans avec ma figure je n'ai pas
chance d'y rencontrer un mari. Alors je vais tâcher
de m'occuper intelligemment, je vais créer une
œuvre pour vieilles fdles incasables, nous aurons
un comptoir de laissés pour compte tout à fait étonnant. Les vieux garçons malades, qui cherchent à se
marier pour se taire oigner, n'auront qulà choisir.
Dès aujourd'hui J'ouvre une souscription ct je reçois
les offrandes, mesdames, approchez-vous.
Loute sc mit à rire, mais son rire sonna faux, et
ses amies en éprouvi.:rent un malaise. Colette se
leva, il fallait rentrer....
.
Elles traversèrent de nouveau le cimetière, mais
elles le traversèrent vite. Colette et Jeanne étaient
tristes, ct elles voulaient fuir ce coin charmant où
la voix railleuse de Loute leur avait dit des vérités
cruelles. Marie désirait retrouver le musicien qui
devait avoir fini cie travailler, Loute pensait que
M. de Grandjac attendait au château et que ce
�154
LE MAUVAIS AMOUR
serait très amusant de lui faire comprendre qu'elles
avaient fait une promenade délicieuse parce qu'il
n'était pas là.
Et elles longèrent de nouveau les champs d'or
qu'aucune brise n'agitait plus. Midi approchait et
rendait l'atmosphère lourde, les neurs se penchaient
vers la terre, les oiseaux demandaient aux arbres
un ~bri.
Il faisait chaud .... Et le retour fut long
et sllencleux ....
Le premier coup du déjeuner sonnait lorsqu'elles
entr~
dans le parc, elles se hâtèrent. Sous les
sapins elles trouv~en
les hôtes du château et
M. de Grandjac. Dès qu'il aperçut Colette il s'élança,
et avec cles paroles tendres qu'il croyait avoir le
droit de dire, il reprocha à la jeune femme d'avoir
été se promener par une chaleur pareille. Mais
Colette n'était pas de bonne humeur, elle répondit
à M. de Gl'an~jc
que c.ela n~ .le regardait pas, et
que son âge lUI permettaIt de lau'e toutes les Imprudences, puis elle lui tourna le dos et s'en alla vers
la maison. Elle monta dans sa chambre, pour se
refaire une beauté, comme disait Loute, mais dès
qu'elle entra elle aperçut, posée sur son bureau, une
le11.re. C'était une gr~nde
enveloppe blanche, une
mall1 peu exerçée avait tracé son adresse ... la poste
avait mis beaucoup de bonne volonté pour en lire
la suscription.
Colette jeta son chapeau sur son lit, puis vivement prit l'enveloppe, cette grosse écriture, si irrégulii.:re, l'intriguait. Elle regarda le timbre de la
poste et lut Paramé; elle savait par l'avoué que
Jacq lies devait y conduire ses enfants. Elle ouvrit
la lettre et lut ce qui suit:
u Ma chi.:re maman,
J?apa m'a donm:, parce que je s~i
bie.n sage et
que Je ne pleure plus, une boIte nOlre qlll fait des
l'holographies. J'ai \)ris Jean, mon petit frère et je
VOLIS l'envoie en cac lette, ma nouvelle miss o;t très
sé\ :: 1'0.
« Je vous aime, i.e voudrais que vous guérissiez
bien vile, volre petite Olle vous ombrasse et vous
demande de lui pardonner sa lettre mal écrite.
</. SIMONE. ,.
c
L'orthographe élait bizarre, mais Colette lut fa
lettre sans diff1culté. Dans l'enveloppe elle trouva
une mauvaise photographie toute noire, au milieu
une petite tache blanche se détachait, Jean, Sur un
�LE :MAUVAIS AMOUR
155
ane, riait à une personne que Colette ne connaissait
pas.
Elle relut la leUre, la trouva gentille. Cette photo~raphie
lui fai~t
très grand pla,isir,. et elle
contempla son {lis lon~uemt.
QU'Il était beau,
comme il souriait gentiment, aucun enfant de son
àge n'avait cet air lfécidé ct crüne. Un bébé qui n'a
pas deu .· an ' pourrait avoir peur seul sur un ane,
ct lui riait ... Assise dans un fauteuil, photographie
en mains, elle relut la leUre. « Je ne pleure plus ",
disait Simone, la petite fille avait donc beaucoup
pleuré ct Colette devinait que son départ en aValt
dé la cause. « Ma nouvelle miss est très s<.!vère ».
Colette espérait bien qu'elle ne s'occupait pas de
.Jean. Un petit bonhomme de son age ne devait pas
être grondé ...
Le - second coup avait sonné annonçant le
déjeuner, la jeune femme n'avait rien entendu, un
heurt discret à sa porte lui Jit cacher lettre ct photographie.
Le valet de chambre venait pr<.!venir Mme Ternot
qu'on l'attendait l'our déjeuner.
- J'ai la migraine, je ne descendrai pas.
Sans l'<.!néchir, Colette cria cette réponse, elle
désirait rester seule ct n'était pas disl'osée à
écouter les phrases tendres de M. de Grandjac.
Elle s'appelait encore Mme Ternot, il l'oubliait
vraiment trop et tout il l'heure son attitude, devant
ses amies, l'avait cho(l uée.
Elle reprit la lettrc, unc des dernières phrases
l'intrigua: « Je voudrais Llue vous guérissiez bien
vite 1I~ Pour expliquer son absence, Jacques avait
sans doute dit il la petite fille gue sa maman êtait
malade. Et Colette fut recunnalssante il son mari
d'avoir fait cc mensonge. Simone n'avait pas besoin
de savoir la vérité. Plus tard, lor~qe
le divorce
serait prononcé, son père la lui apprendrait.. . La
fillette aurait beaucuup de chagrin.
Apr~s
le déjeuner, laissant ses hôtes lluclques
instants, Mme .Darny vint. voir sa Hile, Çolelle la
rassura; sa mIgraine allaIt heaucoup mlCllx, elle
avait faim, d';jcunerait avec plaisir, maIs elle détiirait
déjeuner dans sa chambre .
.Mme ])arny s'étonna de celle fantaisie, et timidement in~eroga
.sa lille. Cnl,clte expliqua qu'aujourd'huI ses amies l'ennuyaient, surtout M. de
Grandjac.
.
Mme Darny eut un sounre heureux, et sans l'lus
rien demander s'ell alla.
�LE MAUVAIS AMOUR
Lorsque sa mère fut partie, Colette prit la lettre
ct la photographie et serra les deux choses dans un
tiroir de son bureau où il y avait déjà le petit
soulier blanc.
xv
Septembre, l'ouverture de la chasse avait fait fuir
les hôtes du Vieux-Moulin et Colette, fantasque et
~ap'riceus,
avait supplié ses parents de ne plus
ll1Vlter personne.
Maintenant elle n'ayait qu'un désir, être seule.
Dè:s le mati 11, elle ;;'en allait avec un livre et un
ouvrage s'asseoir dans un c.oin du parc et restait là
jusqu'au déjeuner, travaillant peu, lisant moins
encore, mais réfléchissant beaucoup ... Les aprèsmidi, dIe monlait Jans sa chambre et écrivait des
lettres interminables à Loute qui faisait un tour en
auto du côt<.! de la Bretagne. Elle avait une carle
routiè:re et suivait avec un intérêt passionnant le
voyage de SDn amie. La semaine dernière, Loute
était à Saint-Pair; le Mont-Saint-Michel l'avait
garJ~e
deux jours, maintenant elle se dirigeait "cr;;
la Rance, Dinan, puis Dinard et Saint-Malo. SaintMalo était tout prè's de Paramé, Colette Gcrivait à
sun amie de (;hercher su r la plage Jean et Simone.
Et el1e donnait des détails dont à présent elle se
sou lenait. Jean devai t p()rter des robes de piquG
blanc, garnies de broderies, elle les avait achetées
au printemps dernier pour l'étG. Elle disait encore
à Loute d'observer si l'Anglaise et la nourrice surveillaient bien le s enfants; les plages sont dangereu ses, les petits ont la manie Je patauger ct la mCr
vient plus vile qu'on ne pense. Et Colette, en écri.ces ~bose,
,s'étonnait; jusqu'à pr~sent
vant t,ou~s
elle n avait Jamais $u nge au uanger, pourquoi Jon.:
ll1ainknant s'effrayait-elle? A cette questjell1 elle
ne pouvait faire aucune réponse, elle-même ne
savait pas pourquoi elle était si différente.
Elle 6crivait aussi à so n avoué, d6sirant savoir ù
quelle époque les vacances de la magistrature finissaient, elle trouvait que c'était ridicule d'ajuurner
ainsi les affaires. Elle voulait que, dès la rentrée,
son divorce [ùt jugé en quelques semaines. Souvent
elle recommençait ces lettre s qui ne lui semblaient
jnmai · claires, aussi, parfoi s, elle ne ll.!s envoyait pas.
Chaqul! soi r, vers la fin de la journée, M. dl!
�LE MAUVAIS AMOUR
157
Grandjac arrivait; il était reçu très froidement par
11. et Mme Darny, Colette l'accueillait selon son
humeur. Un jour, elle raillait et s'amusait à dire à ce
flanc':: provisoire des choses désagréables; le lendemain, dle était charmante et lui affirmait, avec un
sourire délicieux, que sa visite quotidienne lui faisait
grand plaisir.
M. de Grandjac restait toujours le même, il
supportait les mauvaises humeurs, les railleries, et,
lorsque Colette était aimable, il expliquait que son
amour était de ceux qui ne se découragent pas ... Et
Colette finissait par le croire, elle admirait sa
patience, il serait vraiment un mari commode, un
compagnon pas gênant et, puisqu'il en fallait un,
mieux valait prendre celui-là qu'un autre ...
Et les jours passaient, long et monotones. L'été
s'achevait, chaque soir avait un coucher de soleil
somptueux ct magnifique; Colette voulait être seule
pour l'admirer. Elle allait prè de l'étang ct, s'asseyant
au borJ, regardait les reflets du ciel dans l'eau;
jusqu'à cc que la nuit fût venue, elle restait là. Quelquefois, non loin d'elle, ses parents passaient;
c'était l'heure où M. ct Mme Darny aimaient à se
promener, c'était l'heure où ils se confiaient leurs
chagrins présents, !o.:urs inquiétudes pour l'avenir.
Leurs chagrins présents, c'était Colette et son
existence manquée, Jacques qui se renfermait dans
un siknce plein d'orgueil et qui ne voulait corres,ondre que pal' son avou'::; c'était le petit-fils aux
[)oucles blondes, loin de ce grand parc que sa gaieté
eùt animé. Leurs inquiétudes pour l'avenir, c'était
Colette divorcée, dévoyée, Colette seule dans la vic,
raible devant ses tentations. Que pouvaient-ils faire,
les pauvre' parents? Ils se sentaient coupables, ils
étaient certains maintenant qu'ilS avaient mal aimé
leur enfant. Les conseils qu'ils pouvaicnt donner,
les obse('\'ations qu'ils auraient diJ faire, ils savaient
bien que Colette ne tes écuuterait pas. Alors, désespér'::s, ils voyaient le temps s'enfuir, le temps qui
augmentait k malentendu ct qui finirait par creuser
entre les deux époux un fossé infranchIssable. Un
jour, Colette remarqua le visaBe triste de ses
parents, elle s'étonna et les questIOnna:
- Qu'uviez-\"ous donc cc soir, vous paraissiez bien
SOUdt.!llX?
M. Darny regarda sa fille cl, grave, répondit:
- Nous le sommes.
Colette devinait les soucis de ses parents, mais
elle railla.
�LE MAUVAIS AMOUR
- La cause de ces visages sombres? demandat-elle.
Alors Mme Damy répondit d'une voix douce:
- Toi, ma petite fille.
Colette se mit à rire, il ne [allait pas se tourmenter, c'était bien inutile, la vic était courte, on
devait la vivre bonne. Elle parla ainsi, répétant des
phrases lues un peu partout, se sérvant des idées
des autres, ne voulant livrer aucune de ses pensées
personnelles; puis, comme il était tard, elle se dit
fatiguée, mais, avant de quitter ses parents, elle les
embrassa avec une tendresse qui ne lui était pas
habituelle.
Le lendemain, elle était encore couchée lorsque
Il femme de chambre lUI apporta son courrier. Il se
' composait de deux lettres et de cartes postales,
l'une des lettres venait de M. de Grandjac, Colette
ne la lut pas, l'autre était de Loute.
Vite la jeune femme ouvrit l'enveloppe, quelques
lignes sur une grand~
page blanche, c'était tout,
Colette fut déçue. Funeuse contre son amie, elle lut
ce qui suit:
« Ma vieille,
Impossible de trouver sur la grande plage de
Paramé le petit bonhomme qui t'intéresse, je vais
me renseigner près d'amis, j'interrogerai les fournisseurs et, dès que je saurai où 11 se cache, je
t'écrirai. Baisers.
Il LouTE .»
«
De mauvaise humeur, Colette jeta la lettre pal'
terre, Loute était une maladroite, une sotte, Jean ne
pouvait être autre part que sur la plage, tout simplement elle ne l'avait pas reconnu.
Ennuyée, elle se leva, il faisait gris, le ciel plein
de nuages annonçait la pluie, Colette pensa que la
;ournée serait longue. Elle resta un moment devant
sa fenêtre à regarder le paysage que le ciel faisait
nuage~
que le vent c~asit;
puis
triste, à suivre l~s
clic se mit à faire sa tOllette. Elle élalt en train de
sc coiffer quand la femme de chambre vint lui
apporter un télégramme.
Ce petit papier bleu annonce souvent de mauvaises
nouvelles, Colette tremblait un peu en le recevant.
« J'ai trouvé, télégraphiait Loute, lettre suit. »
~Ja
jeune femme haussa les épaules.. Loute ~e faisait nen comme les autres, pourquoI envoyait-elle
cette d6pêche, qui ne signifiait rien? Supposait-elle
�LE MAUVAIS AMOUR
159
pal' hasard que Colette était inquiète? Inquiète
pourquoi? Inquiète sans QEluse ? Ce serait vraiment
ridicule! On aurait cru que Loute ne connaissait pas
son amie .
Mais cette dépêche fut tout de même agréable à
Colette; elle fit sa toilette avec plus d'entrain et,
lorsqu'elle fut prête, malgré le mauvais temps, elle
descendit à la poste, à Gaillon, pour demander à
quelle heure les lettres, venant de Bretagne, arrivaient.
Vers cinq heures il y avait un courrier. Colette,
en sortant du bureau, ne savait pas si elle reviendrait. Elle était venue demander ce renseignement
pour occuper une matinée qui s'annonçait longue.
Elle remonta lentement au château, le ciel était
moins sombre, le soleil paraissait derrière les
nuages et en changeait la couleur; ils n'étaient plus
gris, ni tristes, et tout à coup les rayons merveilleux
parurent et le ciel devint bleu. Colette soupira <l'aise,
le beau temps revenait, la journée serail moins
longue.
Dans le parc elle se promena, prit une allée couverte où l'on marchait sur un tapis de mousse et
d'herbe, les oiseaux cbantaient très doucement.
Colette trouva que ce coin de bois était joli, et elle
pensa qU'elle aurait quelque regret de le quitter.
Septembre, c'est l'automne, bientôt il faudrait
rentrer à Paris; ces six mois de campagne avaient
passé très vite.
1
Six mois de campagne. Ce fut presque à haute
voix que Colette redit ces mots. Six mois de campagne ... Elle avait quitté son mari, son enfant, parce
qu'elle ne voulait pas se passer dl! Paris pendant un
si long temps ... La sincérité de Colette fut courte,
elle devait encore mentir tant elle avait peur de sc
mépriser. Alors elle chercha à se rappeler les mots
de son mari, sa colère, s.a violence. Il avait dit : « .Je
veux, j'exige, j'entends. » Il avait parlé en maltre
despote, donné des ordres, commandé. Colette ne
pouvait supporter cela ct, si elle avait cédé pour c~
six mois de campagne, les exigences de M. Ternot
sc seraient multipliées. Il avait été pourtant un mail
tendre el faible et amoureux, et elle trouvait naturelle
celte tendresse, cette faiblesse, cet amou r ... Elle sc
'aissait aimer, n'aimant pas, ne sachant pas, habituée à ne s'occuper que d'elle-même ... MalS l'amour
s'tHait enfui et Colette avait souffert ... Elle ne voulait
pas se l'avouer, mais quanLl elle comparait l'amoureux d'aujourd'hui avec l'amoureux d'hier, elle av:lÎt
le re~ct
[ou des jours passés. La vie conjugale avec
1
�160
LE MAUVAIS AMOUR
M. de Grandjac ne serait pas à toute heure agréable ..•
Et Colette soupirait et marchait plus lentement sur
le tapis de mousse et d'herbe verte, et le cœur lourd,
elle écoutait chanter les oiseaux qui bientôt ne
chanteraient plus ... L'hiver, tous les chanteurs des
bois se taisent...
Et ce fut le déjeuner dans la salle à manger où la
table paraissait bien grande pour trois convives. Le
temps était tout à fait beau, les grandes portes-fenêtres ouvertes sur le perron laissaient pénétrer toutes
les odeurs du jardin. Les héliotropes et la vervcine
mélangeaient leur parfum, la brise était douce et
légère, ce matin on croyait l'automne proche, midi
affirmait que l'été n'était pas achevé ct midi était
merveillcux. L'après-midi fut long, Colette se réfugia
dans la salle de billard avec son livre, mais le livre
était ennuyeux. Elle prit son ouvrage et alla s'asseoir
près de sa mère qui brodait dans le jardin, mais lc
soleil fatigua ses ycux. Elle alla à la ferme pour voir
Ics animaux, dans le poulailler la poule attentive
était près de ses poussins, dans la prairie le petit
cheval gambadait autour de la jument, et à Côté la
vache léchait son veau ... Elle gagna le potager, elle
y trouva la jardinil!rc qui écossait des haricots;
nichée dans ses jupon s, une toute petite fille de trois
ans à peine cherchait à aider sa mère. Colette s'enfuit près de l'étang ... sur un tronc d'arbre elle s'assit,
regardant l'eau tranquille, l'cau qui ne disait rien.
Au bord, tout au bord, imprudents et fous, elle aperçu t une nichée de petits oiseaux. Ils savaient à peine
"oler; autour d'eux la mère allait, venait, s'effarant
pour ces petits, les derniers venus. Elle poussait des
cris craintifs, signalant le danger, montrant l'cau, la
touchant avec ses ailes, s'cfTor~ant
de faire comprendre à sa petite famille qu'il ne fallaIt pas s'approcher.
Colette quitta Pétana, vite, vite elle rentra dans la
maison ... Elle voulaÎt fuir la ferme el le jardin, ell e
voulait fuir les animaux, les oiseaux, elle voulait ne
pas comprendre la grande leçon qbe la nature lui
donnait... Dans sa chambre elle ferma les fenêtres
afin de ne plus sentir !e parfum dcs Oeurs, et pour
ne plus entendre les oIseaux chanter ...
La fenêtre fermée, Colette resta un long moment
debout au milieu de sa chambre, puis, à pas lents,
elle se dirigea vers son bureau. Elle prit son buvard,
sa plume et ouvrit un petit tiroir, tout près, à portée
de sa main, il y avait la photograrhie de Jean envoyée
par Simone. Elle hésita, puis vIvement prit cc petit
bout de papier et le contempla longuement. .. longue-
�LE MAUVAIS AMOUR
ment ... Et voilà que, bien qu'eHe fût dans sa chambre close, eHe revit la poule avec ses poussins, le
jeune cheval gambadant près de .la jumen~,
la vache
léchant le veau maladroit et l'OLS eau s'eflorçant de
montrer à ses petits le danger du miroir entouré
d'herbes. Et Colette sentit que de grosses larmes
tombaient de ses yeux et que ses larmes étaient
des larr1Les bénies qui faisaient d'elle une autre
femme.
Alors, tenant toujours la ~elit
phot~graie,
elle
quitta son bureau, courut a la cl1emmée regarder
l'heure. Quatre heures et demie, l'heure clu thé.
Elle s'en moquait pas malI Vite son chapeau 1 Elle
descendit l'escalier en se hàtant, courut dans le
parc, évita le coin oû étalent sa mère et l'inévitable
M. de Grandjac. Elle prit des petits sentiers sous
bois gu; raccourcissaient; ses pieds se prirent dans
des lianes, glissèrent sur les aiguilles de pin, qu'import~
1 ~Ile
cou,rait, elle n'avait plus qu'un désir,
savoly s'11 y a\'l~
une lettre pour elle, une lettre gui
venaIt de Parame. Cette dép~che
de ce matin tout à
coup l'inquiéta. Loute l'avaIt envoy0e pour une raison qu'elle ne devinait pas. A la grille du parc elle
repnt une allure convenable, sourit à la petite fille
qUI lui ouvrit la gnlle ct jusqu'à la poste marcha vite.
Elle passa devant l'église, murmura une prière; s'il
l'avait une lettre elle irait remercier Dieu ... Son
cœur battait quanJ elle ouvrit la porte du bureau.
Elle se pencha vers le guichet et ce fut d'une VOIX
gui tremblait qu'elle demanda s'il y avait quelque
chose pour le chàteau. On lui remit tout un paquet.
Elle cul bien vite fait de reconnallre la grande ~cri
ture de Loutc. Alors elle se sauva ct, pOUl' ne pas
décacheter la leUre dan~
la rue, alla à l'église; là elle
y serait seule ct tranqUille.
Colette s'assit sur un vieux banc de bois, et après
un signe de croix, elle décacheta la lettre.
Loutc écrivait:
« Ma pauvre vieille, je n'ai pas vu ton bonhomme,
il est malade depuis plusieurs jours. Les nouvelles
ce soir n'6taient pas mauvaises, mais, comme chez
tous les enfants, il a beaU<.:oup dc fièvre, alors le
médecin ne sc prononce pas encore. Insolation dit
l'Anglaise que j'ai interrogée; ent~l'i,
prétend la
!10Urrü:e, mais ne te tourme~
p~s
Je reste à Paramé
Jusqu'à Cc que ton Je~n
SOit Euen et Je t'enverrai
des nouvelles chaque Jour. Baisers.
« LouTE. "
6
�LE MAUVAIS AMOUR
Colette relut deux fois de suite la lettre, puis elle
la laissa tomber sur ses genoux. Jean malade, Jean
en danger peut-être, car elle devinait bien que Loute
n'avait pas écrit la vérité ... Si Jean allait mourir 1. ..
I! sembla à Colette que son cœur s'arrêtait de battre,
un senttment inconnu la fit trembler toute, une
sueur froide mouilla ses tempes, une .angoisse
aITreuse l'étouffa, Colette connaissait la douleur.
Ses mains sc croisèrent, elle leva les yeux vers le
maltre autel, des têtes d'ange en marbre blanc souriaient autour d'une Vierge, Colette pria, implora la
mère du Christ pour son enfant. Jean ne devait pas
mourir, Jean ne devait pas souffrir, il n'était pas
Juste qu'un innocent payât pour les coupables.
Les coupables! Colette mentait encore ... les coupables, ce n'était pas cette gouvernante qui avait
peut-être laissé jouer l'enfant trop longtemps au
:,oleil, ce n'était pas la nourrice qui n'avait peuL-être
pas fait attention aux repas du bébé; la coupable,
détait la mèn.! absente, la mère qui, par orgueil, rancune méchante, avait quitté le foyer, la maison de
Llmille, sans penser au tout petit qU'elle y (Iaisait.
A pas lents, Colette rentra au château. Dans le
l'arc, assis sous les sapins, admirant un coucher de
·,)leil magnifique, elle trouva ses parents ct M. de
Orandjac. Elle n!pondit avec indifférence au bonsoir
JG cc voisin encombrant et, sans faire attention aux
l'hrases charmantes qu'il débitait sur sa jongul!
l bsence, ell e s'assit aux côtés de sa m(;n:, facl! au
~(l lei
couchant. Le ciel était couleur tic sang, au loin
J _s collines paraissaient roses, et des hirondelles
attardées traversaient l'espace, se hâtant, car la nuit
était proche. Les feuilles des arbres ne bougeaient
pilS, ks in sectes s'endormaient et les cris des oiseaux
devenaient rares; tout était calme ct beauté ... 1\1. de
Grandjac, voyant CJue Colette ne l'écoutait pas, finit
'1:15 se taire; tout le monde en hlt heureux. Et, sans
>ouger, sa ns que ses ye~x
q~itasen
l~
globe d'ur,
.1 jeune femme d'une VOIX .tn:s calme, dit:
- Maman, il faut que Je vous prévienne, jl.! pars
demain matin.
- Tu pars ? ..
- Où vas-tu ? ..
- Vous partez?
Ces trois questions furent faites sur des tons
diITérents. Mme Darny s'étonnait, ne comprenant
l'as; M. Darny voulait savoir où sa fille comptait
nller, si c'était encore une folie, il s'y opposerait;
�LE MAUVAIS AMOUR
M. de Grandja c était inquiet ... Sa fiancée de demain ,
la jolie proie, allait-elle donc lui échapp er?
Colette ne regarda aucun de ceux qUI l'entour aient ;
d'une voix toujour s aussi calme, elle répond it:
- Mon fils est souffra nt, les nouvell es de ce soir
ne sont pas très précise s, je préfère aller en cherche r
moi-mê me.
- Mais, fit Mme Darny bouleve rsée.
Brusqu ement, M . Darny interrom pit sa femme.
- Tu as rai~on,
Cole~t,
dit-il, et je t'appro uve.
Les yeux clall'S de la Jeune femme se tournèr ent
vers son père; ces yeux étaient pleins d'affect ion.
Mais M. de GrandJac ne put conteni r son émoi, il
se leva, s'appro cha de Colette , et, à voix basse, cc
qui était fort peu poli, lui dit:
- Vous ne pensez pas à partir ... ce n'est pas
possibl e, c'est votre divorce ajourné ... votre mari
sera sûreme nt là-bas ... Mon affection doit s'oppos er
à cette folie ... je ne le permet trai pas ...
Alors Colette se dressa et hautain e, pleine cie
mépris pour cet homme qu'elle n'aimai t pas, qu'elle
n'avait J'amais aimé, elle répond it:
- C 1er monsie ur, de quel droit me parlez-v ous
ainsi? Cette questio n de départ ne regarde que mes
parents ct moi, nous la discute rons lorsque nous
serons seuls. Excuse z-moi, j'ai beauco up à faire.
Et, sans tendre la main à M. de Grandja c, elle s'en
alla.
XVI
Le lendem ain, six heures du matlll trouva tout le
monde debout au Vieux-M oulin.
Devinant l'inquié tude de sa fille qujelle dissimu lait
par orgueil, M. Damy lui a.vi~
c,?nseill.é cie faire la
route en auto, elle gagnera it a1l1S1 plUSieurs heures.
Mme Darny voulait partÏl: aussi, mais son mari s'y
était opposé . Colette devaI1 seule prendre toutes les
respolls abilités , elle allait connall re les angoiss es,
les inquiét udes des mères, el.le all.ait appren dre à
sourrrir. M. Damy compre nait mall1tenant que la
soull'rance est une école nécessa ire.
Et Colette , par un clair matin, partit; elle embras sa
ses parents h.àtjv:me~,
puis cO~lme
Mme Dam)',
près de la vOiture, lUI demand ait, les larmes au.
yeux, d'envoy er bien vite une dép6ch e, Colette attira
sa m~re
v"rs l:llc, et la serrant tr~s
fort murmu ra:
�AMOUR
le bon Dieu me le
que
« Prie pour Jean, prie r our
garde, » et l'auto s'en alla.
La campag ne norman de était belle, les prés verts,
tes pommi ers chargés de fruits; il avait plu la veille,
aucune poussiè re ne gênait la marche , les routes
::taient déserte s et le chauffe ur conduis ait vite.
Colette trouvai t qu'il allait encore trop lenteme nt.
Jlle avait si grand'h âte d'arrive r ... Hier, elle avait
à ses parents son inquiét ude, à dlner elle
..I~simulé
affectaIt de causer de tout, sauf de son départ et de
Jean; mais, seule dans sa chambr e, elle n'avait guère
?u dormir et s'était penché e longtem ps sur la carte
routière , trouvan t que la distanc e qui la séparai t de
30n enfant était immens e. Deux jours seraien t passés
Jepuis que Loute avait écrit sa lettre, en deux jours
1 peut arriver tant de choses ; mais Colette n'osait
penser à ces choses ... Levée avec le jour, fatiguée
:lar une nuit d'insom nie, elle regarda it la route, heureuse lorsqu'e lle apercev ait les grosses bornes kilométriqu es annonç ant qu'on s'éloign ait du Vieux.\1:oulin.
A Caen, il fallut déjeune r. Colette n'avait pas faim,
mais le cnauffe ur réclama it un repos. Caen est une
"ieille ville qui a conserv é encore quelqu es vestige s
\ \) ses ancienn es fortifica tions. Caen a des églises
';Ul sont des merveil les d'éléga nce, de grâce ct de
richess e, mais Colette passa sans rien regarde r. Elle
puis attendi t le départ, essayan t de lire
1. , ~jeuna,
l '·e s journau x, voulant s'occup er, mais n'y parvena nt
; 'as .
. Enfin, le chauffe ur fut prêt, et elle lui donna
l'ordre imprud ent d'aller aussi vite que possibl e.
L'auto repartit . La voiture sembla it avoir des ailes,
'ur la route droite qui menait en Bretagn e, elle allait,
die allait; le chauffe ur se grisait de vitesse ; ses
n,
mains crispée s au volant, ses yeux rouillan t l'horizode
il passait , laissan t dcrrière lui un tourbill on
pOUSSIère. Et Colette étourdi e disait tout bas:
•• Allons plus vite ... encorc ... plus vite. » Le temps
passait, trois heures ... quatre heures ... Tout à coup,
au détour d'une route, une ville apparu t
'lr~isant
âhe sur un rocher qui domine la mer. Des fortifi'ations l'enser raient; au-dess us des toitures inéune flèche d'église d'une élûganc c merveil leuse.
~; al!s,
devina que cette ville close était Saint-M alo.
'~olet
J ans quelqu es minute s, clic serait près ùt: son
fils.
Le chauffe ur ralentit la voiture et se tourna vers
tUle Ternot. Où devait-il aller mainte nant?
"LE
~JAUVIS
�LE :MAUVAIS A:\IOUR
Colette hésita, l'avoué lui avait donné l'adresse de
son mari « villa des Marguerites », à Rochebonne,
mais voilà que, tout à coup, il lui semblait impossible
d'arriver ainsi, chez lui' Son orgueil le lui défendait,
son orgueIl lui rappelait qu'elle était partie en se
promettant de ne revenir que lorsque Jacques lui
auraIt demandé pardon ...
Le chauffeur attendait les ordres, Colette devait se
décider. Elle cria avec impatience:« Au Grand
Hôtel. » Lou te était là, Loute donnerait des nouvelles ...
En quelques minutes elle fut arrivée ct, étourdie,
clle (]ultta la voiture. Maître d'hôtel, domestiques
s'empressèrent, elle réclama Loute et retint une
chambre.
Loute n'étall pas là, mais elle devait revenir pour
le thé. Lasse, Colette s'assit dans un fauteuil, devant
la mer, et attendit son amie. Elle l'attendit près
d'une demi-heure, et cette attente lui sembla atroce.
Etre si près de son fils, et ne pas oser, ne pas vouloir aller jusqu'à la maison où il était malade. Tout
craindre et ne rien savoir, tout espérer et défaillir
di.:s qu'une silhouette parait, et que cette silhouette
peut être celle de l'amlC qui donnera les nouvelles.
Colette ne pensait pas qu'on pùt souffrir ainsi.
Enfin Loute arriva, elle sc dn.:ssa, puis retomba
sans forces sur son fauteuil, en tendant vers son
amie une main qui tremblait.
["oute s'élança vers ellt.;.
- Colette, tu es là, on t'a appelée, ça ne va donc
pas là-bas?
Là-bas, la Jeune femme devina tout de suite que
Loute parlait de la maison où Jean était malade,
Loute croyait qu'une d<.!pêche l'avait demandée.
- Je ne sais nen, balbutia-t-elle, ne cherchant
l'hls à cacher son émotion, ta lcttre m'a inquiét<.!c,
le :suis venuc ... voilà. Comment va-t-il? demandaH:lle à voix basse en baissant la tête.
Loute rp.garda son amie, et comprit que Colette
l'of~ueics
était vaincuc.
- Ce matin, fit-elk tristement, Jean n'allait pas
hien, on lui donne des bams froids la nuit el le jour,
maIs la fii;vre ne descend pas ... Le médecin s'Inquiète ... Ce soir, il y a une consultation avec un
docteur de Paris spécialiste pour enfants.
- Mais qu'a-t-il, que cramt-on i' s'écria Colette.
Loute détourna la tête, elle n'avait pas le courage
dc dire à son amie ce qu'on craignait.
- Je ne sais pas, fit-elle, à tOI on te dira ... moi
�166
LE MAUVAIS AMOUR
j'ai les nouvelles par le valet de chambre, un nouveau qui ne me connait pas.
A toi on te dira ... Colette n'entendit que cette
phrase-là j elle se leva, regarda son amie et lui
demanda, en rougissant un 'peu.
- Veux-tu venIr avec moIl ... là-bas ...
- Oui, répondit Loute, allons-nous-en vite, de
bonnes nouvelles, peut-être, nous attendent. Il fait si
beau, ce temps-là doit guérir les malades; espère,
ma petite Colette ...
Et les deux amies s'en allèrent sur la digue, parlant à voix basse. Comme elles étaient loin de leurs
conversations d'autrefois 1 Les flirts, les bals, les
thés, les méchancetés, les médisances dites entre
deux rires, ne leur avaient jamais fait comprendre
que l'amitié est un sentiment presque divin. Aimer,
souffrir avec celui qui souffre, compatir au malheur
qui le frappe, essayer de consoler, pleurer avec
celui qui pleure, c'est purifier un cœur, c'est l'élever au-dessus de la misère humaine, c'est le rapprocher de son Créateur.
Loute et Colette sentaient qu'elles n'oublieraient
jamais ce chemin parcouru ensemble sur la digue,
nu bord de la mer qui, lente et calme, murmLlrail
son éternelle chanson ...
TOUL au bout de Rochebonne, ù l'extrémité de la
digue, Loute designa une villa:
- C'est-là, fit-elle.
Dans cette maison, derrière les persiennes fermées,
Jean souffrait. Les bains froids, quand on a de la
fièvre, son t pour les petits très douloureux.
Colette s'assit sur lin banc, tout contre le mur du
jardin de la villa, ct dit à Loute :
- Va demander des nouyelles ... moi, j'ai peur. ..
El Loute sonna à la grille qui donnait sur la digue.
Le mur cachait Colette, mais elle pouvait entendre
la réponse qui serait faite à son amie.
Un domestique vint ouvrir.
- Comme nt va bébé? demanda Loute.
Le valet avait une figure triste, Loute fut sur le
point de lui crier qu'il ne fallait rien dire. Mais une
main nerveuse serra la sienne, Cu lette voulait
savoir.
- Ça ne va pas, mauemoisclle, les méuecins sont
bien inquiets j si cette nuit la fièvre ne tombe pas ...
ch bien, ils disent qu'il ne faudra plus espère!".
Un cri d'angoisse se fil entendre. Loute fut bousculée, le domeslique étonne se recula pour laisser
passer une dame qu'il ne connaissait pas.
�LE MAUVAIS AMOUR
Toute pâle, mais affreusement calme, Colette
ordonna:
- Conduisez-moi â la chambre de Bébé.
Le domestique, intimidé, n'osait pas obéir . .
- Mais, Madame, je n'ai pas d'ordres, Monsieur,
les médecins ont défendu ...
Alors Colette se retourna vers Loute qui était
restée sur le seuil de la porte et, dans un sanglot, cria:
- Dis-lui clone que je suis sa mamanl
Le domestique ne demanda plus rien, il traversa
le jardin suivi par Colette, monta au premier étage;
là, sur le palier, il s'arrêta et désigna une l'0rll!. ~
- C'est là, Madame.
Et Colette, d'une main tremblante, mais qui n'hési.
tait plus, tourna le bouton.
La pièce était sombre; près des volets qui laissaient pénétrer peu de jour, une femme lisait; en
voyant entrer une dame qu'cHe ne connaissait pas,
elle ~e leva, prête à interroger. Mais Colette ne lui
en las~
pas le temps, elle s'était approchée du lit,
du petit lit où Jean, terrassé par la fièvre:, dormait
d'un sommeil agité, et d'une voix brève, qui était
pleine de larmes, elle questionna:
- A quelle heure doit-il prendre Ull bain? Le
médecin revient-il ce soir?
- Oui, Madame ... à neur heures ... le docteur
préfère lui donner lui-même le bain. Mais, ajouta la
gouvernante, Madame a-t-elle vu Monsieur ... c'l:st
que personne ne doit entrer ici.
Colette ne répondit pas. Tranquillement elle enleva
son chapeau et son manteau dc voyage, tendit ces
deux objets à l'Anglaise, en lui disant:
- Mettez cela dans la chambre de Mlle Simone,
et ne vous inquiétez pas, je suis Mme Ternot...
La gouvernante obéit sans discuter.
Seule dans la chambre, Colette sc rapprocha de
Jean et regarda son enfant. Comme il était changé,
son beau petit garçon 1 Les joues creuses, le nez
pincé, Jean était pàle uniformément; ses 11:vres brüJ6es, entr'ouvertes par lin soulle court et haletant,
avaient l'airde fleurs malades. Colette se pencha vers
son fils, et sur les petits poings crispés ct brûlants
elle mil un baiser, et de ses yeux une larme tomba.
Elle sc redressa, il ne fallait pas pleurer. Jean
n'était pas perdu, Jean n'allait pas mourir, Dieu ne
permettrait pas cela.
Au pied <lu lit elle mit une chaise ct, les yeuxIixés
sur le visage de SlIn enfant, elle attenJit. Ses mains
instinctivclllent sc croisèrent, ct elle se mit à mur·
�168
LE MAUVAIS AMOUR
murer des prières, comprenant que le secours ne
pouvait vel11r que de là-haut et qu'il fallait implorer
Celle qui, sur terre, avait été mère.
Après avoir été à l'office raconter l'arrivée de
Madame, la gouvernante revint, empressée et obséquieuse . Elle expliqua qu'après la consultation
Monsieur était sorti pour promener Mlle Simone
qUI ne voulait pas quitter la chambre de son frère ...
Elle ne pouvait guère s'occuper de la fillette; la
nourrice, dès le début de la maladie de bébé était
partie, elle était seule pour les deux enfants ... et on
ne pouvait quitter le petit malade.
Comme Colette ne répondait pas et n'interrogeait
pas, la gouvernante se tut; elle reprit son livre et
sa place près de la fenêtre. Et ce fut Colette qui
changea la compresse glacée qu'on mettait sur la
tête de Jean, ce fut Colette qui lui donna à bOire,
ce fut Colette qui humecta les pauvres petites lèvres
que la fièvre desséchait. Elle n'avait jamais soigné,
elle n'avait jamais vu de malade, mais d'instinct son
cœur de mère devinait ce qu'il fallait faire. Et puis
l'ordonnance était posée sur la table, elle l'avait déjà
bien des fois lue.
Elle était debout près du lit de son fils, lorsque
derrière elle la porte s'ouvnt. Elle ne bou~ea
pas,
mais ses mains qUi tenaient une compresse se
mirent à trembler, et elle eut le sentiment très net
que Jacques était derrière elle. Elle posa sur le front
la compresse glacée, arrangea les boucles blondes,
puis elle entendit qu'on s'approchait, et tout à coup
deux bras entourèrent sa taille et une bouche fralche
déposa des baisers sur les mains qui venaient de
mettre la compresse; Simone était là. Colette se
pencha vers la petite fille, l'embrassa avec tendresse
en murmurant le nom que Jean lui donnait tOUJours,
Sisi, ma petiteSisi, et la fillette répondit en pleurant:
- Maman, maman, c'est bien toi?
Derrière elles la porte se referma doucement,
Colelte se retourna, il n'y avait plus personne ...
Alors, <..le sa VOIX douce, Simone expliqua:
- Papa a trop de chagrin, il ne peut plus entrer
ici, mais toi ... vous ... maman ... tu guériras Jean.
Colette murmura: « Le: Bon Dieu, ma chéne 1 »
Et Simone se blottit dans les jupes de la jeune
feml11":, ct toutes los deux fixant le petit malade, elles
restèrent là, pnant sans s'en douter .
. Èt l~ ~uit
I~t.:V
Col·et~
btin~
qu~
S·im~n
a·lIal
se coucher, elle avall dit: « Une petite fille ne doit
�LE MAUVAIS AMOUR
169
jamais désobéir à sa maman, » et Simone, résignée,
avait quitté la chambre.
En embrassant Colette elle demanda:
- Tu es guérie pour toujours, maman r
Et Colette répondit sans hésiter:
- Oui, pour toujours ...
A neuf heures le médecin arriva, Jacques l'accompagnait. Il salua sa femme très correctement, la
présenta au docteur, puis le médecin se pencha sur
le lit de l'enfant et ni Colette, ni Jacques ne pensèrent plus à autre chose ... La fièvre était très forte,
aucune amélioration; il fallait donner ce bain
sinapisé que le docteur, appelé en consultation,
conseillait.
La baignoire fut apportée. Un peu maladroite,
Colette déshabilla le pellt malade, puis, aidée par le
médecin, elle plongea l'en fant dans l'cau presque
froide ... Le bébé se révellla, se mit à crier, à se
débattre; de ses grands yeux clairs, si pareils à ceux
de sa maman, de grosses larmes coulèrent, Colette
en avait l'àme déchirée, elle n'aurait jamais cru que
des cris d'enfant fussent si douloureux à entendre.
Mais ces cris-là la faisaient tressaillir toute; ces
cris-là rendaient son cœur haletant et, à genoux près
de cette baIgnoire, les sentiments maternels qui font
de la femme un être respectable entre tous naissaient
en elle. Elle était mère absolument, complètement;
que lui importaient ses rancunes, son orgue,l
froissé, qu'était-cc que tout cela? Pour elle, maintenant, rien ne comptait plus: son fils, sa guérison,
elle était prête à tout pour l'obtenir de Celui qui,
seulement, pouvait le guérir.
Et. penuant que Jean criait, pendant que son petit
corps se couvrait de taches rouges, Co Id te fit un
vœu. Si son fils guérissaIt, elle pardonnerait, elle
croyait encore avoir quelque chose à pardonner, et
pour toujours elle adopteraIt Simone, cette enfant
d'une autre.
Roulé dans une couverture de laine, le bébé fut
remis dans son lit, puis le docteur s'en alla. Si l'enfant transpirait, si la réaction se faisait bien, il fallait
espérer.
Le docteur reconduit, .Jacques revint dans la
chambre, Miss fut congédIée, et les deux époux
rt.!stèrent seuls.
Assise près du lit, Colette n.e quillall pus des
yeux le petit malade; Jacques pnt une chaIse et se
mit do l'autre côté. Et lenle, une heure passa, heure
pendant laquelle ni Colette, ni Jacques ne sc parlè-
�LE MAUVAIS AMOUR
rent, ni ne se regardèrent ... Vers minuit, Jean, dont
le souffle court semblait marquer les secondes,
parut se réveiller; il ouvrit ses paupières, regarda
tout autour de lui. Le visage de sa maman, qu'il ne
reconnut pas (cinq mois pour un bébé de deux ans,
c'est très 10I,1g), l'effraya; il fit la moue et se mit à
pleurer; malS Colette parla, Colette chanta, et le
petit garçon se rendormit ... Alors le sommeil parut
différent, le souffle devint plus lent, ses petites
mains qu'il tenait toujours fermées se rouvrirent, et
son visage changea, ses lèvres se rapprochèrent, il
sembla ne plus respirer. Colette eut peur, elle se
dressa près du lit, ct se tourna vers Jacques ... mais
lui non plus ne savait rien ... Il balbutia ... ne sachant
ce qu'il disait :
- Je crois qu'il n'est pas bien ...
Alors, il se pencha sur le lit, épia le souffle du
bébé ... ce souroe qui déjà lui semblait lointain ct
prit la petite main ouverte, pour chercher le pouls.
Il poussa un cri sourd, se redressa ct un éclair de
joie Illumina son visage que Colette ne quittait pas
des yeux.
- La réaction, dit-il d'une voix rauque, il (allt
espérer ...
Colette n'eut pas la force de répondre, elle tomba
à genoux, et sur ses mains qui se croisaient pour
une prière des larmes reconnaissantes coulèrent.
Et la nuit passa ... nuit silencieuse et lon~uc.:,
les
deux époux ne se parlèrent pas. Le silence, 'le bruit
Je la mer, tout les troublait; l'un près de l'autre,
séparés par ce lit où était leur enfant, ils avaient
des pensées nouvelles. Ils comprenaient que le
divorce, toutes ces lois faites par les hommes, ne
!louvaient les désunir; le lien qui les tenait attachés
l'un à l'autre, c'était 1.::ur enfant et ce lien-là seul
Dieu pouvait le rompre, mais ils espéraient que
Dieu ne le voudrait pas.
Vers le matin Jean se réveilla; il eut encore un
peu peur dl! cet~
dame qu'il ne conna!ssa.it .pas,
mais accepta la ttmbale d'eau qu'elle lUI offrait, et
comme un grand garçon qui se Sent mieux, voulut
faihle, ses petites mains
boire seul. Il était tr~s
furent maladroites, ct la timbale faillit , inonder le
lit, mais maman attentive empêcha le désastre.
Quand le jtlur fut venu, .Jacques quitta la chambre;
en passant devant sa femme, Il eut pitié de cc visaAe
défait qui trahissait la fatigue du long voyage et les
nngoisses de la nuit.
- Colett", lui dit-il d'une voix qu'il s'dlor,a de
�LE MAUVAIS AMOUR
rendre douce, voulez-vous aller vous reposer, pendant que je resterai ici.
- Non, fit-elle, j'attends le docteur, et puis,
ajouta-t-elle en regardant tout autour d'elle après,
si tout va bien ... je partirai ... Je suis descendue au
Grand-HOtel... Loute m'attend... elle doit être
inquiète.
Jacques s'inclina et sortit.
Dès que son mari eut quitté la chambre, Colette
regretta sa réponse ... Pourquoi avait-elle parlé de
départ, elle n'en avait nullement l'idée ... Mais voilà,
son orgueil lui avait encore fait commettre une sottise. A huit heures, Simone arriva, elle savait par
son papa que Jean allait mieux, maintenant il fallait
penser à maman. Et les petits bras se nouèrent
autour du cou de Colette, ct d'une voix douce lui
dit:
- Maman, il faul déjeuner. .. lu n'as pas faim ...
cela ne fait rien, forcez-vous un peu, Jean n'est pas
guéri, nous avons besoin de loi.
Simone mêlait le vous et le tu, elle voulait être
tendre, elle voulait garder cette maman qui lui était
revenue, mais il ne rallait pas lui manquer de respecl
el puis elle sc souvenait du passé, elle était encore
craintive... Gentille, avec cles gestes de petite
femme raisonnable, elle servit Colette, s'inqUiétant
de la voir si pâle ct si cJéfaite.
Dans la matinée, le docteur vint et confirma le
pronostic Lies parents; la fibre était tombée, le
bébé avait faim, la terrible maladie qu'on craignait
s'éloignait, mais il fallait encore prendre bien des
précautions. Une alimentation très surveillée penuant des jours ct des jours, puis] dès que le petit
malade serait assez bien, Il faudrait l'emmener à la
campagne, loin de la mer, mauvaise pour un enfant
si nerveux. Il s'en alla non sans avoir recommandé
à Jacques de Caire reposer Mme Ternot qui semblait
bien lasse.
Après le départ du médecin, Jacques insista pour
que Colette quittàt la chambre.
- Vous êtes fatigu6e, dit-il, je vous assure qu'il
est raisonnable que vous allier. VOLIS reposer.
Simone tenait la main de Colette, la jeune femme
balbutia:
- Mais il faudrait prévenir l'auto ... Vous êtes
loin du Grand-rIOte!.
Prévenir l'auto... le Grand-IlOte!... Simone ne
comprit pas, mais elle eut peur.
- Maman, fit-elle venez dans ma chambre ... mon
�17 2
LE MAUVAIS AMOUR
lit est très grand ... vous verrez la mer, c'est la plus
belle pièce de la maIson.
Colette regarda Jacques dont le visage restait
impassible j elle attendait un mot, ses yetlx imploraient, mais Jacques ne parla pas. Alors la jeune
femme se redressa, elle quitta la main de Simone, et
marcha vers la porte, bien décidée à aller se reposer
au Grand-II6tel, puisque son mari ne voulait pas
condescendre à lui dire une parole aimable ... Mais,
près de la porte il y avaIt le lit de Jean. Très pâle,
le bébé souriait à ceux qui l'entouraient, il appelait
papa, Sisl, Nounou; pUIS, comme Colette s'approchait de lui pour l'embrasser avant de partir, Jean
fixa sur elle ses yeux clairs, il n'avait plus peur de
celle dame qu'il avait vue toute la nuit, il la regardait longuement ayaht l'air de chercher.
Tout à coup ses petits bras se tenJirent, ses lèvres
s'entr'ouvrirent, et tout bas, hésitant encore, n't.!tanl
pas bien certai 11, il prononça: " l\laman ... maman. n
Colette s'arrêta, saisit les barreaux de fl:r du petit
lit, embrassa Jean pour cacher son émotion; puis,
craignant de pleurer devant son mari, elle prit
Simone par la main ct lui dit tout bas:
- Conduis-moi à ta chambre.
XVII
Huit jours après la nuit terrible, Jean était en
pleine convalescence; il recommençait à manger, on
le levait plusieurs heures chaque après-midi, tians
peu de temps il pourrait partir. Colette était toulours là, ne quittant pas son fils, surveillant elll!même ses repas ... ayant peur pour lui de la moindre
chose .. La nourrice n'avait pas été remplacée. Un
soir, Jacques parla d'écrire à un bureau de placement, d'aller voir ù Sai nI-Malo si (luclque Brelonne
serait libre, mais Colette avait répundu qlle pour le
moment la nourrice était inutilc, Miss sullisait pour
les deux enfants ... Jacques n'al'ait plus. rien
demanué ... m les jours avaient passé, r6tabl~sn
le petit malade; maintenant il fallai! prendrc une
décision, le médecin conseillait la campagne, mais
IIi Jacques ni Colette n'osaient parler du d~pal't
...
l.a campaane 1 Jacqle~
al'aitlln <:LHltcau en Lorraine
�LE MAUVAIS AMOUR
173
où l'enfant serait bien, Colette rêvait de l'emmcnc:
au Vieux-Moulin, dans cette Normandie où l'automne est si beau.
Un jour, après le déjeuner, pendant que Jean
dormaIt, Simone partit se promener avec Miss.
Depuis son arrivée, Colette s'était toujours arrangée
pour ne pas rester seule avec son man; les premiers
temps elle ne quittait pas la chambre de Jean,
prenant ses repas dans une pièce contiguë, et depuis
que le bébé allait mieux, lorsqu'elle venait à la salk
à manger, elle amenait toujours Simone avec elle,
ct c'était la petite fille qui faisait tous les frais de la
conversation . Jacques parlait à Colette, il avait à sa
table une invitée et il s'en souvenait,
Simone partie, seuls, les deux époux se troUYèrent
gênés.
Pour se donner une contenance, Colette s'approcha de la grande baie qui ouvrait sur la mer, cl,
appuyée contre un montant de la fenêtre, elle regarda
l'horizon. Le ciel était gris, la mer de même couleur,
dans le lointain les bateaux passaient comme des
ombres, leurs voiles les enveloppaient de rêves ...
Colette était triste infiniment ...
Jacques s'approcha de la baie et, s'appuyant de
l'autre côté de la fenêtre, faisant face à la jeune
femme, il dit:
- L'automne est tout proche, aujourd'hui il f,'it
presque froid.
L'automne 1 Colette comprit que son mari al!a!t
parler de départ.
- Oui, fit-elle, la mer est triste, cette plage sa'1S
soleil fait frissonner.
- Il est temps de partir, reprit Jacques, et comme
Colette détournait la tête et ne répondait pas, il
ajouta:
- ,jean' peut voyager. Le docteur, que j'ai ren··
contré ce matin, m'a dit que pOUl' lui nous n'avion3
plus rien à cramdre.
- Oui, Jean peut voyager.
Colette était émue, Jacques avait dit nous, Jacques
pensait clonc que Colette ne s'cn irait plu5.
- Alors, fit-il, il faudrait fixer aujourd'hui la date
du départ ... On m'attend à Paris, je voudrais voir .. .
les enfants installés ... avant ... avant de les quitter .. .
- Oll voulez-vous les installer'? demanda Colette.
La jeune femme tremblait, mais comme elle voulait
c;\cher son émotion, son ton, malgré elle, fut cas
sant, alors Jacques répondit sèchement:
- l\i .. il; (;:1 !.,r rraine, où voulez-vous qu'ils aillent '?
�LE MAUVAIS AMOUR
L'air est excellent et les enfants heureusement ne
craignent pas de s'y ennuyer.
Cette réponse, qui rappelait les discussions,
agaça la jeune femme; elle quitta la fenêtre, alla
s'asseoir dans un fauteuil, et s'écria:
- Il n'y a pas que la Lorraine en France, et dans
une autre province l'air y est tout aussi bon.
- Peut-être, mais comme j'ai là-bas une maison
toute prête, je trouve inutile d'en louer une autre .
Jacques parlait en maltre et paraissait décidé à ne
pas céder.
- Mais, reprit Colette avec un peu d'impatience,
en Normandie mes parents ont une maison très bien
installée et Jean y serait fort bien pour achever sa
convalescence.
M. Ternot se méprit sur la pensée de Colette, il
crut que la jeune femme voulait emmener Jean seul.
- C'est possible, reprit-il d'un ton cassant, mais
je n'ai pas qu'lin enfant, et je ne permettrai jamais
qu'on les sépare.
Le ton, plus encore que les paroles, blessa la
jeune femme, elle répondit sans réfléchir:
- La loi vous y forcera peut-être un jour 1
Jacques se tourna brusquement vers Colette, illa
regarda, puis quitta la pièce sans lui dire un mot.
Et Colette resta seule, désolée de ce qu'elle venait
cie répondre. Le divorce 1 cette pensée lui était
devenue si lointaine, qu'elle s'étonna d'en avoir parlé.
Blessée par le ton de Jacques, peu habituée à
s'entendre parler ainsi, elle n'avait pu se dominer;
n'ayant jamais été contrariée elle ne savait pas
prendre sur elle, et avait crié n'importe quoi. Et
voilà que ce n'importe quoi, ces mots dits au hasard
augmentaient le malentendu, agrandissaient le fossé
qui séparait les deux époux ... Et pourtant Colette
savait bien maintenant qu'elle ne pourrait plus
vivre loin de son fils ... A présent elle aurait toujours
peur que quelque maladie ne s'abattU sur son
enfant. Et puis ... ct puis pendant les heures qu'eUe
avait passées seule dans la <.:hambre du petit malade,
ell,,: avait beaucoup réfléchi... Lorsque la mort a
frôlé un berceau, elle laisse autour de ce nid qu'on
a craint de voir vide, des pensées graves, des pensées qui s'impri.!gnent dans les cerveaux It.:s plus
légers ...
Plusieurs fois par jour Jacques venait dans la
chambre de Jean. Col,,:ttc reconnaissait s n pas
uans le couloir, il avait une façon à lui d'ouvrir la
porte. Elle affectait de ne pas le regarder, mais ellc
�LE MAUVAIS AMOUR
175
le voyait tout de même; quand il se penchait audessus du petit lit, elle admIrait les cheveux épais et
briUants etle teint mat et le front large ... Lorsqu'il
se redressait, elle le trouvait grand et mince et bien
proportionné. Elle se rappelaIt les cheveux rares de
M. de Grandjac, son teint de blond fatigué, un peu
couperosé aux pommettes, et son commencement
d'embonpoint que toutes les gymnastiques suédoises n'arrivaient pas à faire disparaltre.
Mal~ré
elle Col elle faisait des comparaisons et
pensalt qu'elle avait été loUe de songer à M. de
Grandjac comme successeur de Jacques Terno!.
Non, Jacques Ternot n'était pas de ceux qu'on
remplace. Alors elle avait conclu qU'elle était revenue pour toujours. Maintenant elle était certaine
d'aimer Simone, qui avait été bonne pour son enfan!. .. Et voilà qu'aujourd'hui son orgueil indomptable lui avait fait reparler d'une chose qu'elle ne
voulait pas. Et Jacques trl:S filché s'en était allé, et
Colette comprenait maintenant que Jacques était un
mari difficile à reconquérir.
Le ciel était gris et triste ... Colette sentit que ses
yeux s'emplissaient de larmes. L'horizon, elle voulait le crOIre, en était la cause puisque Jean allait
mieux.
Dans ce salon de villa louée, elle se sentait perdue, dans celte maison personne ne l'aimait. Elle
pensa à ses parents, à leur affecl10n dont elle ne
s'était jamais souciée ju squ'ici, elle se rappela leur
tendresse, leur bonté, leur faiblesse... eux, au
moins, l'aimaient. Lorsqu'elle était en colère et
qu'elle leur disait des choses peu gentilles, ils pardùnnaienttout de suite, un baiser et tout était oublié.
Aveé Jacques, ce mari sévl:re, ce n'était plus pareil,
un baisa n'effacerait rien. Un baiser ... Colette rougit,
un baiser 1 Ils n'en avaient pas échangé le plus petit
depuis son arrivée ... Il faut s'aimer pour penser à
s'embrasser ct Jacques n'aimait plus Colette. Une
poign6e de main ,correcte, matin et soir, bOI}jour,
bonsoir ... ct c'était tout. .. Et il y avait eu des jours,
des heures, où Colette désirait être étreinte par des
bras aimants; elle eût voulu qu'on lui murmurat des
paroles r6confortantes, elle eût voulu qu'on lui affirmat la guérison de Jean. Mais Jacques, même pendant la nuit angoissante, n'avait pas cu un geste de
tendresse. il avait souffert seul, ct sa douleur ne
l'avait pas rendu pitoyable
Aujourd'hlli, Colet te comprenait qu'au foyer, qu'elle
avait déscrlé, l'amour s'était l.:nful. .. Alors ... qu'al-
�176
LE MAUVAIS AMOUR
lait-elle faire ? .. divorcer, puisque Jacques le voulait... Elle finissait par conclure que c'était le désir
de son mari .
Une porte s'ouvrant brusquement fit tressaillir
Colette; dans le salon, Loute, en costume de
voyage, apparut.
- Bonjour, madame, dit-elle en serrant la main de
son amie, je viens te dire au revoir; ton bonhomme
est guéri, te VOilà tranquille, les oiseaux s'envolent.
Colette avança un fauteuil et ferma la fenêtre, puis
pour répondre quelque chose demanda:
- Et où allez-vous?
- Nous partons directement pour Rémy, en Seineet-~1:arn,
la chasse appelle mon père, et j'adore le
chateau de ma tante. Il y a des ombrages épatants,
des bois unill ues et, pour rêver au clair de lune,
une petite rivI~e,
ma chère, qui vous murmure des
choses folles et aclorables.
- Tu deviens romanesque, fit Colette en souriant.
- Mais oui, la vicilksse vous apporte des idées
nouvelles. A seize ans je raillais les émois des jeunes
cœurs, à vingt-cinq ans je regrette de ne pas les
uyoir éprouvés. Que dirais-je, quand j'aurai des
chcl'eux blancs.
- Tu diras des folies comme tu en as toujours
dit.
- Oui, hélas 1 jl;: n'ai fait qu'en dire, j'avais l'air
d'une toquée, liiô.is cette toquée était raisonnable, je
ne me console pas de cela.
- Qu'aurais-tu donc voulu faire?
- Tout ce que je n'ai pas fait.
- Mais encore? insista la Jcune femme.
Se rapprochant de son amlC, d'une VOIX pre~qu
triste, Loutt:: rél~ondit
:
- Dans notre monde, ce que nous appelons folie
est dans un autre sagesse. Si, très jeunc, je m'0tals
éprise d'un homme sans fortune, si j'avais voulu
l'épouser, mes parents, mes amis eussent tout fait
pour me détourner de ce pro\'et, ils m'auraient
affirmù qu'il n'y a pas de bon leur possible sans
argent, et élcvée comme je l'ai été, Je les eusse crus ...
Alors, toute Jeune fille, dès t}ue je trouvais un
homme à qui J'avais l'air de plaire, la toquée que Je
paraissais être s'Inquiétait adroitement de sa fortune;
elle t:tait m<!dillcre, elle ne pOllvait m'assurer le luxe
dans lequel je vivais, j'avais bien vitc fait de déçoura~e
cet hommc qUI trouvait ma laideur sympathique. Le résultat est qlle je suis devenue une vi cille
lille, et que Jans la vic je m'ennuie à mourir. Vois-lu,
�LE MAUVAIS AMOUR
177
les voyages, la musique, les expositions, les conférences ne remplacent pas un mari et des enfants . On
va, on vient, on rit, on a l'air de s'amuser, mais on
a dans le cœur un vide que rien ne comble, qui
s'agrandit tous les jours, et qui finit par faire souffrir
plus que tu ne peux l'imaginer. .. Ma petite Colette,
J'aurais voulu ne jamais connaître cette souffrance .
Etonnée, Mme Ternot regardait son amie; l'idée
que Loute pût être malheureuse nc lui était
jamais venue; Loute, la gaieté, la raillerie, Loute
« l'amuseuse» devenue triste, cela paraissait ridicule. Autrefois Colette se fût moquée, son égolsme
eût trouvé Loute ennuyeuse; compatissante maintenant, elle l'écoutait.
- Loute, fit-elle, à vingt-cinq ans, on n'est pas
une vieille fille, tu te marieras peut-être plus tôt
que tu ne le crois.
... Ce
- Je me marierai, c'est très probl~matique
luxe qui m'entoure effraie les prétendants ... et puis
en vieillissant je n'embellis pas, et mon espnt qui
pouvait plaire, auquel on reconnaissait un certai!:
charme, del'ient m<.!chant. J'en veux à tout le monde,
et surtout à mes parents .•Te leur reproche mon
éducation, et je me dis qu'élevée sévèrement et plus
simplement, j'eus été meilleure. Colette, j'ai raté ma
vie.
- Ne dis pas cela, tu es jeune encore, tu dois
vouloir être heureuse. Ne cherche plus la fortune,
Loule, elle n'apporle pas toujours le bonheur.
Regarde Jeanne de Lionard, crois-tu que son mari
ne la fait pas souffrir?
- Alors, reprit Loute très timidement en s'approchant de son amie, si je retrouvais mon amoureux
de l'an passé, tu saiS, celui qlli est parti tenter
[orlu ne au Canada, tu me conseillerais de l'écouter 7
Colette sourit.
- S'il est au Canada, cela me semble assez difficile.
- Sois sérieuse, reprit Loute, en ce moment nous
discutons en riant mon avenir .. Mon amoureux
va rc\'cnir passer quinze jours en France, je le
retroL1v.:rai chez ma tante.
_ Ah 1 el que comptes-tu lui dire?
Loute réfléchit, puis après quelques secondes de
silence, joyeuse, cl !e. ~'éria
:
- Que l'an passe! J'daiS folle, et que maintenant
je SUIS tri.:s raisonnable.
Apl"L:s?
A pr~s,
ch bien, que, s'il veut toujours, je suis
�LE MAUVAIS AMOUR
prête à m'expatrier. C'est un vrai roman, tu vois,
amour, mariage, départ, tout à fait comme dans les
livres pour jeunes filles ... Eh bien, Colette, tu ne me
félicites pas?
- Si, reprit la jeune femme, mais j'ai peur pour
loi.
- Tu as peur de quoi? Je suis certaine de mon
amour, j'ai lutté un an contre lui, il est le plus fort
et j'en suis très heureuse. Est-ce que tu crois que je
peux encore changer?
. - Non, fit Colètte .
- Alors .. . voyons, explique-toi, dit Loute un
peu inquiète.
- J'ai tort, répondit la jeune femme en hésitant,
j'en suis certaine, mais vois-tu ... les cœurs des
h(.mmes sont si différents des nôtres ... ils oublient
vite, quelques mois suffisent pour cela. Un an, c'est
tr;,s long ... Si ton amoureux te revenait avec un cœur
changé, si tu offrais ta vie à quelqu'un qui n'en
voudrait plus, tu aurais beaucoup de chagnn ...
Les deux amies e regardl:rent tristement, Loufe
comprenait ce que Colette ne voulait pas dire, elle
tkvinait que Colette avait retrouvé un mari qui n'aimait plus.
- Si cela était, si tu devinais ju::;te, reprit-elle,
ta'lt pis pour moi, j'aurais fait mon malheur l'an
p<lssé et je mériterais cette punition. Mais vois-tu,
Il va. me. re~ouY
trè.s
Cr)!ctte, j'espère malgré t.ou~
dllll:rente de ce que J'étaiS, 11 m'aimait, je veux s'Il
m'a oubliée le reconquérir, les souvenirs sont des
dlO'ies qui ne meurent qu'avec vous et nous en
avons quelques-uns de jolis. L'orgueil, en amour,
c~t
une bêtise, il ne faut pas être orgueilleuse quand
on aime ... Je lui demanderai pardon s'il le faut de
mes railleries de l'an rassé ct, comme il est bon,
il pardonnera.
Colette se leva brusquement.
- Loute, fit-elle nerveuse, en effd, tu es tr<:s
différente, mes compliments, tu as une àme nouvelle
que je découvre ct cela m'amuse t.!normément ...
Mais quelles inOuenccs subis-tu, qui donc t'a
changée ainsi?
- Je vais te r~onde
une chose ridicule, el dont
tu vas rire.
- Dis t(Jut de même.
- C'est l'amour, ma petite Cnlctl9. l'amour m'a
transformt:e. Tu v()is, le roman conti lIue, tu me
Irouves stupide, j'en suis certaine, ct lu as très envie
dc te moquer de ton amie qui pr~tendai
faire sn vie à
�LE MAUVAIS AMOUR
179
elle seule, sans l'encombrer de sentiments inutiles
et démodt.:s.
- L'amour, murmura Colette lentement, - puis
elle ajouta railleuse: - En effet, je ne te reconnais
plus. L'amour, mais Loute, c'est un rêve pour jeunes
!Ïlles, un mari vous aime quelques semaines, quelques mois et c'est fini ... crois-en mon expérience.
C'était presque un aveu, Loute osa questionner.
Elle prit la main de son amie qui tremblait un peu,
et demanda:
- Jacques ne t'aime donc plus?
- Non, fit Colette en s'éloignant, il y a longtemps
que cette histoire-là est terminée et ni l'un ni l'autre
nous n'avons le désir de nous en souvenir.
- Ni l'un, ni l'autre, reprit Loute, en es-tu bien
certaine, Colette?
- Mais oui, et puis vois-tu, je suis un peu comme
toi, j'ai manqué ma vie ...
- A notre âge, tu me le disais tout à l'heure, on
peut la refaire.
- Avec qui? fit Colette tristement.
- Mais avec Jacques, reprit Loute, Jacques est
ton mari, le père de ton petit Jean, il t'a aimée
beaucoup, il l'aime encore, j'en suis sûre, il n'y a
entre vous qu'une suite de malentendus. Colette, ne
sois pas orgueilleuse, humilie-toi si cela est nécessaire, prononce les paroles que sa dignité d'homme
attend.
- Jamais.
- C'est toi qui as été la coupable, tu es partie ...
rappelle-toi. Tu ne voudrais pas, j'en suis sûre, que
ce fût Jacques qui te demandât pardon d'une faute
que tu as commise?
Colette eut un sourire, mais ses yeux s'emplirent
de larmes.
- Pourtant, il doit prononcer certaines paroles,
jamais je ne reconnaltrai mes torts, lu sa is, maman
ne m'a pas habituée à cela. A la maison, c'étai1
ridicule, mais j'avais toujours raison.
Loute eut un soupir.
- Ah 1 Colette, nous avons été bien mal élevées 1
- Peut-être, mais ne me parle plus de toutes ces
choses tristes. Avant ton arrivée, Loute, j'ai pleuré
sans raison, c'est ridicule, je t'en prie, raconte-moi
des folies, amuso-l11oi, fais-moi rire.
- Je ne sais plus ... ct puis il faut que je m'en
aille, nous partons à quatre heures.
- AI()rs, au revoir, lu m'~airs
si ton roman
s'achève bien et si Je bel amuureux l'enlève.
�180
LE MAUVAIS AMOUR
- Je t'écrirai, fit Loute en embrassant son amie,
mais où faudra-t-il adresser ma missive?
- Je ne sais pas encore, Jacques veut emmener
!es enfants en Lorraine, moi je voudrais les avoir au
Vieux-Moulin, je ne céderai pas, Jean ne me
quitlera plus.
- Et Simone?
- Je voudrais la 'garder aussi, elle est bonne, ct
puis Jean l'adore.
- Pauvre petite, te rappelles-tu llu'autrcfo is je
l'appelais le point noir. J'étais bête.
- Ne f'accuse pas de bêtise, tu serais injuste, dis
plutôt que nous étions deux enfants gatés qui
croyaient que tout le monde plierait devant nous.
Loute dressa ses poings ct, de sa voix de gavroche,
s'écria;
- Et c'est nous qui plions! J'enrage, car je devine
que cela continuera.
Un baiser à son amie, un mot de tendresse, puis
Loute s'en alla.
La pluie commençait à tomber, le salon était
triste, Colette pensa que Jean devait être réveillé.
Près du bébé, Insupportable comme tous les petits
convalescents, Colette ne s'ennuyait jamais, et
lorsque l'heure du dîner arriva, elle était tranquille
et apaisée comme après une journée bien remplie.
Le ~oi
tic ~e ·mê~
j~ur:
à· table: c"olette· ar;i v~
en retan.!, cela l'ennuyait de revoir .Jacgues. Sa
méchante phrase de l'après-midi les séparait davantage. Elle avait pensé invoquer une migraine, afin de
rdarder toute explication, mais demain il faudrait
l'rendre une décision, alors mieux valait en finir
lout de suite.
Le ll1ner sc passa bien; Jacques parla du mauvais
temps, de la nécessité de quitter au plus vite la
pla;.\l! qui devenait froide ct humide.
En entendant ces paroles, Simone regarda Colette
puis son père, et un peu inquiète, demanda:
- Où allon s-nous aller, papa j>
gt comme Jacques ne r6pondait pas tout de suite,
la petite fille saisit la main de Colette ct, la serrant
bien fort entre les siennes, ell..: ajouta de plus en
rlus inquii.:te :
-- Maman, dis-moi olt nous allons?
Colette regarda son mari qui fixait Simone ct une
l'hrase de Loute lui revint à la m6mnire : « Il n'y a
j'as d'orgueil quand 011 aime, » et comme elle aimait
" an et Simone, pour ell". ri"'n que pour Cl1'~,
0
�LE MAUVAIS AMOUR
181
en se penchant vers la petite tille elle répondit :
- Je voudrais vous emmener tous les deux au
Vieux-Moulin, maIs je ne sais pas si ton papa le
permettra ...
Pour dissimuler son émotion, Colette déposa un
baiser sur les boucles blondes de la fillette, alors
Simone sc tourna vers son père qui, silencieux,
regardait sa fille et elle dit de sa voix douce:
- Tu permets, papa?
Et Jacques fut faible; Jacques, en entendant cette
prière d'enfant, en voyant ce visage qui rayonnait,
n'eut pas le courage de se montrer sévère; Simone
adorait Colet te, et Colette semblait maintenant vouloir l'aimer. Il ne sc reconnut pas le droit de les
séparer.
- Je permets, petite fille, r0pon •.!Jl-11.
Le domestique avait fini le service, Simone sauta
de ::;a chaise et VlOt se suspendre au cou de son père.
- Tu es gentil, papa, nous serons sages, nous
n'ennuierons personne, nous t'aimons bien, tu sais.
- Mais tu es ravie de me quitter, fit Jacques un
peu tristement
Tu viendras nous voir ..
J'ai des affaires ... les vacances sont finies ...
Eh bien, conclut Simone qui ne voulait pas
s'attrister, nous irons te voir et puis, quand Jean
sera guéri, nous revJCndrons tous.
Jacques se leva, chaque soir il allait faire un tOtH"
sur la plage. Après avoir embrassé encore une fois
sa fiU.::, correct, il s'approcha de Colette.
Celle-ci le regarda bien en face, et tout en lui
tendant la main, dIt d'une voix claire:
- Merci, Jacques, je suis contente d'emmener
mes enfants au Vieux-Moulin.
Jacques s'inclina sans répondre, mais pendant
qu'il s'en allait dans la nuJt .sombr~,
tlU~
en marchant
sur la digue Ol! la mer vcn,ut se bl"lser, Il n'entendait
pas le rdrain monotone de l'cali, i.1 e.l\t~ndai
scul~
ment la voix. claire de Coldte qUI disait: « Je SUIS
contente d'emmener" mes 1l enfants ), Et Jacques
était moins triste que d'habjtude ct Jacques ... pour
Simone, était l)reSl[Ue heureux .
•
�LE MAUVAIS AMOUR
XVIII
Au Vieux-Moulin, Jean, installé depuis quinze
jours, y était insupportable. De cette maladie qui
avait failli l'emporter il ne lui restait rien, du matin
au soir, il criait, chantait, ne se reposait qu'à l'heure
des repas, trottant dans les grandes pièces du vieux
château, gambadant dans les allées du parc, s'arrêtant, extasié, devant les poussins, cueillant les
fleurs les plus belles, se moquant des épines, des
chutes et des observations. Miss, préposée à sa
garde, souvent n'en pouvait plus, ct quelq uerois
M. Darny venait chercher son petit-fils pour faire
une promenade, mais la promenade presque toujours finissait mal. Jean voulait courir, grand-père
ne voulait pas, et le bonhomme se fâchait. Colette
arrivait, Colette punissait, au grand scandale de
Mme Darny. Un enfant de deux ans, ne comprend
pas encore, mais Colette avait arrêté tout blâme sur
les lèvres de sa mère en lui disant d'une voix grave :
u Je serai une maman très sévère, les enfants trop
gâtés ne sont pas heureux et 10nt du mal sans s'en
douter. »
Et Mme Darny n'avait plus rien dit.
Simone ne quittait guère Colette; cette petite fille,
qui n'avait pas encore neuf ans avait pour la jeune
femme des tendresses exquises. Sa petite âme d'enfant ne savait pas ce qui séparait ses parents mais
elle avait compris qu'il y avait quelque chose, et que
ce quelque chose faisait parfois pleurer maman.
Tous les deux jours régulièrement, Colette le voulait ainsi, Simone écrivatl à son père; les premiers
temps, elle montrait à la jeune femme les letlres
qu'elle envoyait, puis dIe ne les montra pJus et un
jour elle osa dire à son papa que quand sllui écrivait, il fallait mettre un petit mot pour sa maman qui
était si gel1tille pour elle.
Avec impatience, Simone at1endit la répunse.
Elle vint, mais elle apporta à la petite fille une
déception. Jaeques disait qu'il était heureux des
bonnes nouvelles, ct qu'il embrassait tendrement
ses deux enfants. En Po,,(-scriptun1 il aj'lutait: • Que
Simone devait ~tre
bien !:lage, afin de ne pas ennuyer,
sa maman qui se donnait beaucoup de peine [lour
elle.»
�LE MAUVAIS AMOUR
Colette lut la lettre, le post-scriptum la fit sourire,
mais cela ne suffisait pas à Simone, elle voulait que
sa maman redevint gale, gaie, comme autrefois.
L'automne était beau et chaud, l'automne permettait les longues promenades dans le parc, Colette en
faisait chaque jour avec les enfants. Elle les conduisait à la ferme, passait avec un certain orgueil près
de la poule et des poussins, regardait, méprisante,
les animaux et leurs petits s'ébattre dans la prairie
et trouvait un grand plaisir à faire admirer à la jardinière la taille de son fils. Jean était plus grand, plus
fort que les bébés de son âge et Colette aimait à
l'entendre dire .
Apprenant le retour de Mme Ternot, M. de Grandjac, espérant encore, s'était précipité pour lui faire
visite. D'abord Colette n'avait pas voulu le recevoir,
mais, après avoir réfléchi, elle était descendue avec
ses deux enfants M. de Grandjac avait souri et, pour
cacher son d~pit,
s'était penché vers Jean; mais, ce
jour-là le petit garçon, n'étant pas de bonne humeur,
avait refusé de dire bonjour à ce monsieur qu'il ne
connaissait pas. Une scène s'en était suivie, ct
Jean, grondé, avait pleuré. Colette, laissant sa mère
aveC M. de Grandjac, avait dû emmener Je bébé qui
refusait de se taire. Le prétendan t était parti, furieux, comprenant que Colette lui échappait. Les
enfants gardent une femme mieux qu'un mari, M. de
Grandjac, flirteur attitré des belles madames, consolateur des épouses déçues, le savait mieux que nul
autre. JI avait eu déjà bien des échecs dans sa carrière amoureuse, malS celui-là lui étaIt particulièrement rénible; à son âge, des mois perdus en une
cour inutile, représentaient des années. Chaque mai~ s'apercetin, lorsqu.'il se :egardait dan.s la glac~,
vait que bIentôt Il ne pourraIt plus diSSimuler ses
quarante fans et les ravages qU~L1ne
vie de fête avait
produits dans tout son organl.sme. Alors qu'il se
croyait si près du but, tout étaIt à recommencer, il
fallait chercher autre part.
Et il en voulait à la jeune femme de ces mois perdus, de la maisnn louée, cie tout cet été passé à
subir les caprices de Colette. Il eCIt aimé sc venger,
mais la vengea!1ce c'était encore perdre du temps, et
il l'allait bien vIte se remettre en campagne. Le lenpo~r
Biarritz, retro.uver un jeune
demain il part~i
pour ne pas blCJ1 s'entendre.
ménage ami qUi pas~lt
Et les jours s'enfLllrent, septembre s'achevait, les
après-midi étaient encore chauds et beaux, le soleil
semblait prodiguer ses rayons aux feuilles ct aux
�LE MAUVAIS AMOUR
fleurs qui allaient bientôt mourir. La nature recueillie attendait, l'hiver guettait, prêt a endormir la campagne ... Les soirées étaient longues, Colette les
passait avec ses parents et Simone, dans le grand
salon du chateau; autour de la cheminée où un feu
brCllait, elle lisait ou travaillai t, silencieuse la plupart du temps. A quoi pensait-elle, pourguoi avaitelle pariais SI triste visage. Mme Darny s'Inquiétait,
mais elle n'osait questionner, l'absence de Jacques
lui prouvait que les deux époux ne s'étalent pas réconciliés, et elle en voulait à son gendre de son incroyable rancune. Son amour maternel, aveugle
jusqu'au bout, qualifiait le départ de Colette,
l'abandon du foyer, de légèreté, regrettée par la
jeune femme; sa conduite d'à présent le prouvait ...
PourquoI Jacques ne venait-il pas voir sa femme et
ses enfants, pourquoi restait-il à Paris, pourquoi
Colette ne parlait-elle pas de départ?
Un soir, Mme Darny demanda à Colette quand
elle comptait rentrer, M. Darny, ayant dl;S les premiers jours d'octobre, des conseIls d'administration
à présider, ce serait bien fatigant pour lui de revenu' tous les soirs à Gaillon.
Colette lisait; cette question la troubla et, après
une hésitation de quelques secondes, elle répondit:
- Maman, dis-moi quand tu désires partir, et le
m'arrangerai ...
- Mais ... reprit l\lme Darny embarrassée, consulte ton mari d'abord, rien ne presse ...
- Maman, fit Colette av!.:c impaltence, il faut toujours nous en aller; fixons une date, dl:s ce sOir ...
- Eh bien, disons la fin de la semaine prochaine,
veux-tu?
- C'est entendu.
Colette reprit son livre, elle tourna les pages,
mais elle ne savait plus ce qu'elle lisait. La fln tic la
semaine, c'était tout proche, il fallait prévenir
Jacques du départ de ses enfants. Elle, qu'allait-elle
faire?
Rentrer chez elle, c'était son désir, mais son
orgueil ne pouvait pas céder ainsi. Elle voulait que
Jal:ques lui demandât de revenir, sa dignité de
femme, croyait-elle, la forçait â exiger cette démarchc ... Mais lui, la ferait-il ? ...
IWe avait pcur qu'il refusât. .. et pourtant 11 aurait
dü deviner avec quellc JOI!.: die accepterait de reprendre sa plul:c au foyer déserté. Ses enfants, elle
ne saurait plus s'en passer, et lorsqu'elle était sincère, elle s'avouait que son mari lUI manquait aussI;
�LE MAUVAIS AMOUR
maintenant que Jacques ne l'aimait plus elle s'était
mise à l'aImer avec un cœur qui, dépouillé de son
égoïsme, savait aimer tout comme les autres . Ah!
pouquoi ne voulait-il pas faire une toute petite concession, elle était prête, elle, à en faire de si grandes!
Simone, rentrant de GaIllon, interrompit les
réflexions de Colette; la petite fille avait été chercher les lettres à la poste, il y en avait une pour
tout le monde .
Grand-père, grand'mère, maman, et elle en avait
u ne de son papa.
Chacun se rapprocha de la lampe j M. Damy
alluma sa pipe pour lire les ennuyeux papiers
ù'af1aires. Mme Damy regarda les cartes postales
qu'une amie lui envoyait et Colette décacheta lentement l'elweloppe que Simone venait de lui donner.
Elle avaIt reconnu l'écriture de Loute, et Loute
était si loin de sa pensée. Elle lut, sans aucune
curiosité:
«
Ma chérie,
« Tout est fini. J'ai retrouvé mon amoureux fidèle,
et toujours charmant, et sans hésitation je lui ai
demandé sa main. Il me l'a accordée avec un sourin
et me voilà fiancée. Dans six semaines nous seron~
mariés et quelques jours après nous nous embarquerons. C'est fou, mes parents sont atterrés, mais j~
suis heureuse. Je plaque avec un bonheur san<
pareil les thés, les tangos, les expositions et les
çonférences, enfJn tout ce qui remplissait si mal ma
vie, et je suis contente de penser que dans le pays
tout neuf où nous allons habiter, mon ame, que le,',
salons de Paris ont faite si vieille, \'a rajeunIr.
« Ma petite Colette le vide de mon cœur est rempli et le souhaite qu'il en soit de méme pour toi. .le
veux crOlre que ma lettre te trouvera aussi heureuse que je suis. Etre aimée, Colette, c'est très bon
mais aImer c'est encore meilleur. Tun amIe a décou
vert cette vérité qui, je crois, est aussi vieille que 1
monde.
« .Je t'embrasse ainsi que ton bon 11Omme.
« LOül'E . •
Colette posa la lel1re sur la tahle, puis elle 1<
reprit et la relut. ~oute
fiancée, cela ne l'étonnai'
pas; apr~s
ses co.nftJcnces ellc atte.ndalt cette not!
velle, maIs ce qUI l~ suq?renal!, c'dalt, une pelitt
phrase que son amIe avaIt écnte : « J~tre
aime
c'est très bon, mais aimer c'~t
cncore mcilleur ...
�186
LE MAUVAIS AMOUR
Aimer ... comme ce mot pour Colette avait mainteenant de l'importance. Aimer ... c'est se dévouer,
,;'cst vivre pour un être... Aimer... c'est tout
; omprendre... tout permettre... tout pardonner. ..
.\imer, comme ce mot remplissait une Vie, que toute
c hose à côté semblait futile, Colette avait quitté son
ruari, son enfant, pour ne pas partir à la campagne L ..
A cette époque-là, il y aVait seulement quelques
mois de cela, elle n'aimait personne qu'elle-même,
maintenant elle aimait Jean, Simone, ses parents et
oeut-être son mari, mais elle ne voulaIt pas Se
j'avouer.
Une petite main qui se posait sur les siennes, des
boucles blondes tout près de ses lèvres, une voix
douce rappelèrent à Colette que Simone était là.
- Maman, je vais écrire à papa, tu permets?
- Mais oui, ma petite Olle.
Simone se rapprocha encore el, mettant ses deu ).'
petits bras autour du cou de la jeune femme, cIl<.:
murmura:
- Faut-il te laisser un peu de place dans ma
.etLre?
Colette rougit ct, taule troublée par cette question
d'en-fant, elle dit:
- Mais ... mais ... l?ourquoi faire?
Alors toul bas, SI bas que Colette devina les
mots pIuS qu'elle ne les entendit, Simone
répondit:
- Si tu écrivais à papa de venir nous voir ... je
~uis
bien sûre qu'il viendrait. .. il y a longtemps que
nous ne l'avons pas vu ...
Colette repoussa la petite Olle, clic eut un geste
brusque qui effraya l'enfant.
- Maman ... maman, je t'ai fàchée, fit-elle les yeux
ph.ins de larmes,
- Mais non .. , mais non ... et puis, ajouta-t-elle
avec effort, si cela te fait plaisir ... j'écrirai.
Simone donna un baiser ct partit, Colette reprit
,on livre. Pour les enfants, pour eux seulement, elle
h~manderit
à .Jacques de venir dimanchl.!.
.
. . . . . . . . . . . . . ....
Le dimanche suivant, Colette et Simone allèrent à
la messe de bonne heure. Papa n'avait pas r6pondu,
1111 ne savait pas s'il allait venir, mais la Iilll.!tle ct
la jeune femme l'esp6raient. Elles partirent à
l'église, Tout était gris, et la campagne semblait
revêtue d'un voile de deuil; Colette ct Simone frisonnèrent. Dans l'églIse, où les fidèles 6taient rares
toutes deux rrii.'fenl. Colette.; Il.! fit ave c rcrvclII',
�LE MAUVAIS AMOUR
demandant à Dieu de protéger son enfant et de lui
ramener son mari. Simone lisait avec attention les
prières de la messe et ajoutait à chaque fin de page:
« Jésus, je serai bien sage, mais envoyez-nous papa. »
L'office terminé, en sortant de l'église sombre,
elles trouvèrent un ciel éblouissant, le brouillard
s'était dissipé, il n'en restait qu'un peu sur le haut
des collines. Colctte et Simone furent heureuses de
ce beau temps.
Rentrées au château, elles allèrent voir Jean. Miss
reçut l'ordre de lui mettre une de ses plus jolie"
robes, ce qu'elle déplora; Colette voulut ellemême coiffer les cheveux rebelles qui frisaient
dans tous les sens. Quand M. Jean fut prêt,
il était éblouissant, lui-même se regarda dans la
glace ct daigna sourire à son image.
Après le déjeuner, Colette ct Simone l'emmenèrent
se promener dans le parc ct, sans se rien dire, se
dirigèrent vers la vieille allée de tilleuls qui conduisait à la grille d'entrée.
Cette allée, que Colette aimait infiniment, était
bordée de chaque cOté par des arbres centenaires
dont les br.anches se rejoignaient tout en haut, formant une voûte verte ct sombre j Colette appelait
cette allée l'allée de la prière, et elle s'imaginait
qu'autrefois, quand tout Gaillon appartenait au cardinal d'A mboise, maints prélats y étaient venus lire
leurs bréviaires. Arrivés près de la grande prairie
qui faisait face à la gnlle, Colette proposa de
s'asseoir sous un pommier; Jean pourrait s'amuser
à cueillir des fleurs. D'aborù le petit garçon refusa
net, il voulait aller à la ferme et tapait du pied pour
faire cétil!r maman et Sisi; mais un papillon parut et
l'enfant courut après.
Colette et Simone attendirent, guettant chaque
auto qui passait sur la route.
Onze heures sonnèrent à l'église. Colette se leva,
elle en avait assez d'attendre et Jean, le papillon disparu, l'6c1amait impéreus~nt
les poussins ...
Simone implora quelques m1l1utes encore, pour
faire prenùre patience au petit garçon j elle lui dit
que papa allait arriver bientôt, et qu'il ne serait pas
con10nt si Jean n'était pas là.
Papa 1 Le hébé daigna se souvenir, Il parla de voi ..
ture, dit des choses incompréhensibles, mais il
fallait qLle papa vlnt vlte; ...
Une corne d'auto se (11 entendre.
- Voilà, dit-il en levant son petit doigt et en
tirant la jllpe de sa mère.
1
�188
LE MAUVAIS AMOUR
Et l'enfant eut raison, l'auto s'arrêta devant la
G!'ille, que la concierge ouvrit précipitamment et
t..;olette reconnut son mari .
Elle s'avança, tenant Jean par la main. Jacques
descendit de voiture, et Colette eut pour lUI un
sourire de bienvenue qui le fit hésiter, 11 ne savait
plus comment aborder sa femme. Mais Jean était là.
Jean criait, Jean voulait embrasser papa, ct les baisers de Jacques allèrent à son fils. I! baisa passionnément les yeux clairs, les joues rose s, les cheveux
d'or, puis il pensa à Simone qui, sérieuse et grave,
sc tenait tout près de Colette, ne comprenant pas
pourquoi papa d'abord n'embrassait pas maman.
~le
reçut les baisers de son père en petite fille
bien sage et répondit à ses questions avec une retenue qui étonna Colette, puis Jeun s'empara de la
main de son père l'our le conduire voir les bète~.
Ils quittèrent la prairie; dans l'allée, Jacques se
trouva près de Colette, et comme Jean daignait se
taire, il lui demanda de ses nouvelles ct si les enfants
C·taient sages. Colette, en détournant un peu la tête,
i épondlt qu'elle allait bien ct que les enfants étaient
trl:S gentils .
I! y eut un silence, puis Jacques le trouvant pénible regarda autour de lui; à droite il y avait des bois
touf1"us ct verts , des allées tapissées de mousses; à
gauche, de grands chamlls et, les dominan t, le chateau qui sc profilait nettement sur un Ciel sans nuage.
- C'est Joli, fit-il, et je comprends, Colette, (iue
vous vous y plaisiez.
- Oul, j'aime beaucoup cette propri61é, aussi
j'espère que mes parents vont l'acheter ...
Jacques, ne trouvant plus rien à dire, se pencha
vers son fils. Il était ému, troublé; Colette IllJ semblait si difTurente qu'il avait peur quc son ancien
amour ne flit pas bien mort et que cet amOUI" l".:naissant le nt souffrir encore ... Il avait aimé Colctte pasSiOnnément, il avait tant souffert de lUI découvrir une
vilaine âme, qu'il craignait tout cc qui lui rappelait
sa soufTrance. Le départ de laJ·eune femme avait
crucllement mcur~i
s0r1; cœur 'homme épris. Le
retour dans la maison VIde, les larmes de Simon.:,
c'était des douleurs qu'il ne voulait pas oublier. Si
Colette désirait revenir, il ne l'en emp6cherait pa s ,
pour les enfants cela valait mieux, mais il était bIen
décidé à ne jamaiS se souvenir qu'il l'avait aimée.
Son amour était mort pour toujours, sa volonté Je
voulait ainsi. Et avec énergie il chassa cette émotion
qui l'avait troublé.
�LE MAUVAIS AMOUR
189
Jean accaparait son père, il voulait lui faire voir
ce qu'il aimait. M . .Ternot dut aller à la ferme et
s'arrêter devant tous les animaux.
Le déjeuner se passa bien; aimables, M. et
Mme Darny causèrent avec leur gendre de mille
choses et de rien, puis comme il faisait très beau, le
café fut servi dehors sous les sapins.
Mais, au bout de peu de temps, M. Darny, attendu
par l'architecte, dut s'en aller j la fermière vint chercher Mme Darny, et les enfants partirent avec leur
grand'mère; Jacques et Colette restèrent seuls.
Ce tête-à-tête auquel elle ne pouvait se dérober
contraria la jeune femme, mais elle le savait nécessaire, il fallait bien parler de l'avenir. Assise dans
un large fauteuil d'osier, les yeux fixant les bois,
clle attendit. Jacques se recueillait, cette journée de
septembre si lumineusement claire était douce à
vivre. Le jardin avec ses fleurs écloses avait des
grâces tendres et des sourires charmants. Dans ce
parc, sous ces ombrages, flottait une atmosphère
de tendresse. Jacques se sentait bon, il lui semblait
impossible de prononcer de méchantes paroles. Son
ame était claire, il la sentait allégée d'un poids très
lourd, il était prêt à pardonner.
- Colette, fit-il d'une voix douce, vous m'avez
écrit que vous seriez heureuse de me voir, car nous
avions des choses graves à discuter ensemble;
voulez-vous me dire ces choses?
La jeune femme baissa la tête, et seS yeux fixant
les mille petits brins d'herbe qU'elle avait à ses
pieds, elle répondit :
- Mais ... vous les devinez, je pense.
Jacques se tourna vers Colette, ann de voir son
visage, mais il n'aperçut que la nuque blanche.
- Peut-être ... mais je crains de me tromper, je
préfère que vous me les disiez vous-même.
Colette hésita, elle crut comprendre que Jacques
cherchait à l'humilier et voulait jouir de son triomphe. Il attendait des paroles repentântes, eh bitm 1
elle ne les dirait pas.
Relevant la tête, d'une voix qu'elle s'efforçait de
rendre sèche, elle reprit:
- C'est au sujet des enfants, mes parents vont
rentrer la semaine prochaine . Jean est tout à fait
r<!mis, Simone doit reprendre ses cours ... alors ...
alors ...
Là, elle s'arrêta, ne sachant comment achever sa
phrase.
- Alors? questionna Jacqut!s.
�190
LE MAUVAIS AMOUR
- Eh bien 1 fit Colette en détournant la tête, il
faudrait fixer aujourd'hui leur retour.
Jacques mit son fauteuil en face de celui de sa
femme, il voulait voir ce visage qui se dérobait.
Sous ses yeux sombres qui la fixaient, cherchant à
deviner sa pensée, Colette rougit.
- Leur retour... reprit M. Ternot d'une voix
grave, cOlncidera-t-il avec le vôtre, Colette?
Fâchée de ne pouvoir dissimuler son trouble, la
jeune femme répondit très vite:
- Mais je ne sais ... cela dépend de vous, Jacques ...
- De moi, fit-il tristement, vous vous trompez.
- Pourtant ... dit Colette à voix basse, si vous ne
désirez pas ce retour ... je ne veux pas vous imposer
ma présence.
Jacques ne regarda plus le joli visage, il avait
espéré un mot de tendresse, un mot de regret, et sa
dernière phrase lui semblait une phrase de coquette.
Il était un peu injuste et ne pensait pas que la jeune
femme, très émue , parlait sans réfléchir.
- Les enfants désirent ce retour, fit-il en se
levant, nous, nous ne devons penser qu'à eux.
Colette espérait une tout autre réponse; décrue,
elle se leva et comme les deux époux ne savaient
plus que se dire, puisque la question importante
était réglée, elle demanda avec un sourire de femme
du monde:
- Voulez-vous, pour passer le temps, faire l'inévitable tour du propriétaire. Il est joli et vaut la peine
d'être fait.
Jacques acquiesça d'un signe de tête et les deux
époux, quittant les sapins, se dirigi.:rent vers les
bois.
Là, les branches épaisses rendaient les chemins
sombres, quelques petits rayons de soleil passaient
à travers la futaie et faisaient sur l'herbe ou sur la
mousse des taches claires ct Aaies.
La forêt, les bois, quand il 'rait beau, sont entourés
d'une atmosphère pure, saine, heureuse. Jacques et
Colette s'en aperçurent ct, comme le chemin qu'ils
suivaient était étroit, ils se rapprochèrent l'un de
l'autre. Et, malgré lui, les ywx ùe Jacques se tournèrent vers Colette, et il admira le fin prof1l de la
jeune femme. Elle était toujours jolie, même plus
jolie qu'autrefois, mais sa beaut6 était tlirféro.;nte; les
lèvres n'avaient plus ce sourire orgueilleux qui leur
allait si bien. Ils marchèrent longtemps sans parler,
mais ce silence les rapprochait plus que n'impurte
�LE MAUVAIS AMOUR
quelle parole. Ils écoutaient la chanson des bois, les
appels des oiseaux, les cris des insectes et le bourdonnement grave des abeilles, qui butinaient sur
toutes les fleurs. Ils se laissaient griser par la brise
douce et parfumée, ils étaient jeunes, ils devenaient
bons, et sans savoir quelle main chercha l'autre,
leurs doigts se joignirent e t restèrent unis. Et ils
continuèrent leur promenade, n'osant encore parler,
ayant peur de l'importance des mots, ayant peur de
faire fuir ce sentiment divin qui les accompagnait et
qui leur faisait trouver les bois du Vieux-Moulin si
beaux 1
L'amour était là, il renaissait chez Jacques plus
fort qu'autrefois; depuis plusieurs mois, il s'était
glissé dans le cœur de Colette, et aujourd'hui il se
révélait maître absolu. La jeune femme se sentait
prête à dire les paroles de repentir que son mari
avait le droit d'exiger.
Au haut d'une allée que Jacques avait prise sans
savoir où elle allait, ils trouvèrent l'étang, et Colette
voulut s'arrêter.
- Asseyons-nous, dit-elle d'une voix qui tremblait, je suis lasse ...
Un arbre tombé était un banc solide, ils se mirent
tout près l'un de l'autre ... puis le bras de Jacques
entoura la taille de Colettc et la jeune femme appuya
sa tête sur l'épaule de son mari. ,
- Vous m'aimcz encore, Jacques? murmurat-elle.
Et lui, bien vite, répondit:
- Je vous aime toujours.
Craintive, elle demanda:
- Vous n'aurez plus jamais vos yeux sévères,
vous me sourirez comme autrefois?
- Je vous aimerai davantage ...
- Moi, fit-elle en J16sitant, je V(Jus promets ...
Simone ...
- Ne promettez rien ... j'ai de;i~é
q.uc maintenant
vous aviez pour ma fille un peu d aflectlOn.
Et en rougissant beaucoup, Colette dit très bas,
a vec ferveur:
- Je l'adore ... parce que ... parce que ...
- Achevez, dit Jacques en se penchant vers le
joli visage.
- Parce qu'cHe est votre filk, avoua Colette et
'
ct que son papa m'cst devenu très chcr.
Un baiser long ct tcndre fut la récompense de cct
aveu. Alors Colette, très aimante, désira s'humilier,
ellc ajouta:
�LE MAUVAIS AMOUR
Jacques, il faut pardonner, il faut oublier que
vous aviez épousé une enfant gâtée qui ne savait
obéir qU'à ses caprices .
-. J'ai pardonné, j'ai oublié ... ne parlons plus de
cela; pensons au bonheur qui nous attend j Colelle,
maintenant nous allons être très heureux.
La jeune femme releva la tête, et, avec une énergie
qui fit sourire son mari, elle s'écna :
- Oui, je crois que l'avenir sera beau .. . mais,
Jacques, il faut que nous ayons beaucoup d'enfants.
Une fille unique est toujours mal élevée,- et, rieuse,
elle ajouta: - Colette Darny en fut un exemple que
personne ne doit suivre .
- Et Loute ? dit Jacques en riant.
Colette devint grave.
- Ne touchez plus à Loute, Loute épouse par
amour un homme sans fortune, et elle s'expatrie avec
lui, Loute est la plus grande de nous toutes.
Ensemble, ils quittèrent l'arbre où ils s'étalent
reposés, s'approchèrent de l'étang ct regardèrent le
peuplier aux feuilles d'argent que la moindre brise
agitait. L'heure s'avançait, le ciel devenait rose,
blond, (:blouissant comme une aurore de pnntemps.
Dien serrés l'un contre l'autre, Jacques ct Colette
regardèrent ce soleil couchant et doucement ils se
diriBèrent du côté du chateau. Illeul" semblait qu'ils
all::l1ent vers une vie radieuse, l'avenir était clair, ils
marchaient avec des rêves et des espoirs; une allégresse inattendue ct si belle qu'ils en étaient étourdis, pénétrait leurs cœurs et leurs âmes, leur amour
se spiritualisait, ils étaient prêts l'un pour l'autre à
se dévouer jusqu'à la mort. Avant d'cntrer dans la
maison, Jacques ct Colette se retournèrent pour
regarder une fois encore les bois que l'automne teintall de tous les ors, ces bois dont ils avaient écouté
la chanson. Chanson adorable et tcndrc, chanson
Jure qUI avait ouvert leurs cœurs à toules les joies
1umaines, chanson qu'ils voulaient ne jamais ou blier.
I
FIN
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LE FILET BRODÉ
80
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�LE PETI T, E.CH O DE ~A MODE :
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et le conscll ler
r;:,
des jeuncs filles
et des maîtres ses Je ma ison.
" Elégance " et (( E conol1u.c "
est
telle est sa devise.
Il ne coihe rien, grâc'! a ses
prames.
Ses romans sont célebre s pour
leu l· l1.a li te q uali té ,
ainsi quc sa réJactio Jl) sa mode,
$es COU1·TJC r.s.
12 fr. - Etranger: 18 fr.
- Riranger : 10 fr.
fr.
7
Six mois :
Adre&.cr malldal· po. le li M. ORSONI.
Abonnement d'un an :
1
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Collection Stella
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Le mauvais amour
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Trilby, T. (1875-1962)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1922?]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
192 p.
18 cm
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Collection Stella ; 50
Type
The nature or genre of the resource
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Language
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BCU_Bastaire_Stella_50_C92571_1109745
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ji ~ ent:
mai, I S.. . je udi ... o ui ... c'est c c so ir . .. q ue
nous devions donn e r n otr<.! pre mier gra nd ba l d e la
s ai son!
A cette h e ure , s i rien n' é tait arri" l: , je s t.:rais <.:.,
b a s , d o nnant Je s derniers ordres , m'occupant de ,
p lu s petites cho ses , veJllantà tout. Ma ch i.: re mam a n,
s\ joliment paress euse, m'a tran
s mi
~ , d e pul" 'p lusieurs années , s on pouvoir ; Ir:.'5 jc m c, j'ai l'r i,
l'habitude ùe commander.
Si ri e n n' était arrivé ! ... Sur mon lit il y aurait une
rnbe de bal rose, l'mich e et jolie, un e mci-veill ,' l"I"t:Ge
par Renou x .
J e me retournc et j'aRcrçoi s , posé s u r mon CIJlI\Tepi ed d e vieille g uipure, un grand chapeau noir autll ut"
d uquel s'enrQul e un imm e nse voil e d e ctê pc . ,\ côt é,
jet é dan s un mouvement' (!t.: 1"l:\"lllte , un chùl e de
cachemire et., par t e rre, au pied du lit, d e u \ ga nh
de ux p etit s gant s si tri s te s , s i so mhr
c~ , lluC ri e l\
lju'à les \"oir on a e nyie de pl c ure r ... PJeUJ"t.: I ... il qu oi
bon, cela l'ail du mal, les larm es affaihli ssent ·;: t
e nl è ve nt tout couragc . J e ne ve u x pas plcurer .
Dan s la c hambre \'o i!)in e , \'c illéc par un c r t.: li L; i e u ~e ,
ma paU\Te maman s' cst e ntln e ndormi e. Ce \o ir 1 .
Jnct e ur m'a rassur éc , je la gard e rai, tnu t dange r es t
l'carié. Elle a b c:;o in cie ml' na ge m c nt s , dl' te ndre sse,
il faut qu' c li c oubli e ! Oubli e r! le po urra-t- e ll e? l':st-il
l' ossiblt d e n e plu s se sn uvenil' du camarade, d t.;
l'ami charmant, du mari s i te ll d rt.: q\I' 6tait mon p i.· r c · ~ ..
:vIon pauvr.e papa, jt.! Ilt.! p e ux pas croi!'c que .;' e~1
,Inl d que Je ne Ic reve rrai plu s lam ,\l s , lamai S...
La mort d'un être aim é l's t to uj o urs un e af r r t.!u~<:
" ho se, mai s lor ~ qu'el
e arri vt.: brutalemcnt, san s que
ri e n ne vou s y l'ré pare , ~ \·<; t un e te rrihk "'\l>ulcut'. [ Î
terrihl e 0, '1'on croit ne r i)" \' s UrI'iI';-r,
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nenreu x : maman allait bien; elle :wait reçu de nom"
1..reuses yi site ", snns aucune fatigue, c'était s on jour
té rt:ception: moi. avec plusie-ur <, d e mes ami e< ,
" :I \' Ji ~ l'i1 "~ I " un agr0ahlc apr~'
s -rnid
. .l ~nu
s avi o ns
: ,llI s è', l'l, ct nDU C; IlOUS 0tions (\uittt.:es en notl" 1'1' .. rncltant de nnus rctrouvcr le SOI\' mème au bal.
.\pl' è:S IeUI' d0parl, je m'dais mi s.e au piano et je
jlluai s Ulle sonate de Beethoven, lorsque le clomes.
tique: \'int me l~r6veniquc
le secl'l'!taire cie mon l',>re
Iksirait JIll; parler.
Un l'introduisit, Je continuai ma sonate tout el'
Illi demandant s'il'apportait, comme d'hahitude, la
llu.1uyaise nouvelle que pi::re ne viendrait pas dlner.
Le piano seul était éclairé, je distinguais à peine
la ligure du jeune homme, mais dils qu'il parla sa
\' pix me sembla si bizarre, qu'immédiatement je
cessai de jouer. Pourtant il ne me disait que des
choses tr~s
banales,
- ivladell!0isel!e R~gine,
M. le cOfl}te m'envoie
\'(IllS prèvel1lr qu'J\ ne pourra pas, ce SOir, rentrer d~
honne heure ... ct... si ~n
absence se prolongeait
I>lu s que d'habitude, il ne faudrait pas l'attendre
l'l'ur la soirée où VOli S devez aller.
.
I) ~ re
ne rentrant pas pour me condUire au bal,
~da
me s urprit extrêmement.
Contl'ari~.:,
j'interrogeai le jeune s ecrétaire.
- Que se passe-t-il donc ù la Banque, mon < eur
Pierre, on travaille la nuit, maintenant ?
Il h6sita avant de me répondre, mais cette h ( 'c;ita~
t ion ne m'inquiéta l'as, je le savai s timide.
- A,Tademoiselle RégiBe, reprit-il, i\1. le comte a
l!11 long travail tr;;s pressé ... à cxamiorr. .re crain ,.;
même qu'il soit fo rcé cie "ciller tard .
.le repris, rresque gaiement:
- Alo rs, J'irai au bal sans pl:re; mais vous lui
beauli irez que je suis Cachée et que Je lui en vel:~
coup . ~hlis,
sérieu sement, j'aJoutai: Depuis plusiel1rs
est nerveux, lrl:s nerveux; veIller. à cc
Jours r~e
qu'il ne sc fatigue pas, je VO\l S en serai bien n'con·kli-;sanle.
Prét à S'Cil aller, le jeune secrétaire s'inclina ".
l'C ctucusemcnt devant moi .
\lprs, jc ne ~ ai s pourqu o i. je lui tendis la main
-- l~mpécher.
l1 l: I'C de tra\'aill l l', Illon - ieur Pierre.,
·" ll\·oycz-k-moi de hon(~
heure, je "flUS en prie.
Il aëct·pt.\ mn main ct, la s errant avec une én e r~jt:
,' lrange, il '0cria:
- ) f.' f..:rai ce q lIC JC I)OlIlTai. je VOU" le promets,
1I1ademoÎ!';cllc; muis M. le cpmte ne m'écoute guère ••.
Enfin, y(1
~ '1 [\\'1'7 ( 111t:' i,' 1111 s\1i " tont cl(oVOll'; :
�.,
,
f
.\.Vu[;. que J.lIe l'II )'I~pnJre
à ..:c. l ,\l'ole ditl~
av.'..: .:,,,,,tIM1, il avait JispuJlJ_
['1\ in' ,~l
ie réné..:his il l'attitud •. di: ..:c iClJlh;
Je dé\lJul!lllellt qu'Ii
IWlllml" il ..:dt\J prote~lai()n
;l'Ilait Jc tnc tuire là, dan~
cc salon; mais maman
int me ..:hl!('eher, Je partis uve..: "Ile, ct ie Ill! l'en~i
l'lus au secrétaire de mun l'i:re.
\'cr~
onZe heures, ..:ommt! nOliS des..:endiolb l'c!''
catier pour nUlIs en aller, la sonnenl! UU télél'hllnL
retenti!.
Cd appel, il une hl!lll"I': aus<ii tardIve, me lil l'eur,
Jl' 'iaisi::. h.: bras lie maman, ct, ang"i"isec, il! III;
<-lis:
p~re
qui nousJcmallde, j'en ~uis
":erl,llllc,
- C'c~t
.\\eC un loli rire insoll..:iuut, maman me rép'1I1dit:
si llOUS SOlllmes
- Nalurcllement. Il veul ~avlir
f'alie~.
Toutes les deu.'., arrétées sur la lé1'~
l11ar..:h0.:,
n"'I:; uttendime!:i qu'on vint nous <':(Jmmuniqllc'r le:
mcs~a.
Nl.ui, j'attendais avc..: un cœur inquiet,
ll1aman, <l\'e..: un suurire de femme h..:urcusc_
.\\1 haut de l'o.:s..:alier, le ,alet dl.; ..:hambrc l'anlt.
Cc \"isa~e,
l'uro.:il il tant d'altn.:~,
,Ivait lltll.: C.\I'l"o.:'.
!'>i"l1 que j,; n'oublierai jamais. J\laman ne S'Cil aperçul pil~,
le regarda-t-elle ~clmit
Î'
- C'e~t
M, le ..:omlc qui t0ll:I,I1I/I1l!, lklllandat-clil-,
»Ili~,
l'ans atlendn.: la rl:pon!'>e, dit: ajout;!:
- V()u~
il"e/. dit quc nou::. parlions"
,l'cntendrai loujllurs Je~
par(le~
que le d()mc~liqu
bnlhulin d'unc voi x trcmblanll::
- Ll' :-;c..:rétairo.:, 1\t. Pierre, fait pré\cllir ,\IudelJ101'lo:llll qUO! M. Je ';Oll1tc est ~ujfr<lnt.
.. ,\\. Plell1:
revient <l"CC NI. le o.:omlo.: ... ils seronl ici dans l~
Cc qUI !>un-il ces mots, pub-il! Ill": le !'apelr~
.\ i-je vraiment Vtku ceS heures 'tragiques?
l':n ambulance, pèrc arrivait. Dell.- inconnus, de>,
infirmiers. le monlaient dans ~a chambre, cl, quelque!:> !'>ccondesaprès, l'agonie ..:()mmençaÎ.t.,. ,\ minuit,
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pied dc sun lit, Cil robe de bal, jc regardais, terrifiée,
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dll en mt! montrulll TIl'" l'Obe IOlr,~:
- .vlil pallHt. pt.:tllt, lI.! ;tai Cll!-.;r 1,I"il'll
�LA T R ANSF UGE
Puis très enfant, pauvre c hose s i fl·dtjile , elic m'a
tendu ses bras en ajoutant:
- ./.: n'ai plu s que toi, ma ch'::rie. Tu m'aime ra"
) Iu " .. . plu s ... qu'avant, promets-Ic-moi. Tu m'aim e ras
pour lUI, maintenant.
.J'ai pro~i
s , j'ai dit de ~ te~drc:>
s es,
j'ai d onné de:;
)a l e rs , j'al consolé; mOl qUI avaIs tant besolU d'être
c em soléel
:Via petite maman s'est endormie tranquIlle, tenant
ma main, et, près de son lit, un bon moment, je sui s
res tée là, re gardant ce visage si jeune encore, que le
· ~ ha g rin
e.t la maladie ont, en quelques Jours, rend,'
m'::co nnalssable.
Sans doute mon immobilité effraya la religieuse ,
car, afTectueusement, elle me s upplia d'aller me
r e ~ ~ . I~)
a: ,;_,t ;. ,~1 ' :'2: S !..I'!::p'''P, :~-.o'
~ ' __ . .: ma mère;
venue dao s la m,ellfle, non po ur me repose r,
mai s pour réfl échir. Je n'ai près d e moi ni frère , ni
s<cur, ni amie; m es parents n'avaient pas de famille ;
je suis seule, toute se ule . .. Personne n'est là pOUf
partage r mon cha
g r~n,
I?ér sonn e ne m ~ prendra d a ns
~es
bras , comme j'al pri s ma man t out a l'h eure, pour
me dire avec d es bai sers , 1..1u'o n p ens e à mell, qu'o n
me pl a int, qu'on J:!I'aime..
.. .
\
P l' re Ille croya it un e « vaillani e ", Il dI sait q ue
;'é;t ;Ji s née coura!:jeuse. S'il me voyait, ce soir, il
:urait hon te de moi.
,
Ce matin, au cimetière, j'ai rem e rcié , un peu b r usq lleme nt, deux amies qui voulaient me rame ner ici;
j't;s p t: rai s une visite et je d é sirais être seul e pour la
rec evoir.
De troi s heures à s ert h\lUres j'ai attendu, t re~ ~
tiaillant d ès qu'une voilure s 'arrétmt dc val1t l'h ùte l,
t:c nulanl avec anxi ét é s i le domestiqu e ven a it me
prévenir que quelqu'un me d e mandait.
P e rsonne n'a francni le s euil d e notre porte. La
joumée s'est achevée, et celui que j'esp érai S n'a pa s
')e !1s l: à venir prè s de moi, aujourd'hui'!
P,)u·rquoi ce s ilenc e, pourquoI s'est-il contenté ù (
me, se rrer la main a u mili e u <.le cetle foule , ~ i pel.
ft 'cue il lie, qui encombrait l'égli se ?
.l 'ose ù pe ine l' écrire . Je ne sai s rien de ce rtain,
l,ais jl.: c roi s avoir d evin é.
La Ill ort d e mo n pi.: rc , celte m ort « acc Îl1 enlt.:lI e "
m'a-t-0 11 dit, e1>'1: la con st: que ncc d'un d ésas tre Il 11 <lnCIl.: r. 'I\)ut Pari s d o it le savoir, moi, je l'i gno re, e t je
v()l1
la i~
l'i gno l·e r ju squ 'à d em ain. ,J'es r ':: rai :; qu e,
lc tnn il' )l1 c lqu'un se ra it prè s d e moi, qu elq u' un
Ill i :' llr;J il " II le .In,it cI' V (' 1re, r i qU t' nt)lI
~ c \J ~" i'J1 lS
ap Lll"i :. l: 1 :;~ m iJlc
le;, md. lIvd~CS
nou vell e!; ,
j' " ~ S~;
f'l
�Il n'est pas venu, parce qu'il savaii déjà!
Faut-il regretter, faut-il pleurer celui que mon
tœur était tout prét à aimer.
,
Non. Je ne veux pas avoir de chagrin, je ne veu:\
pas souffrir pour un être Llue je n'e~tim
plus. C-e~t
s i mal de n'avoir pas osé me faire une suprême vislt t·.
Elle aurait pu n'être que charitahle, amicale; Je nt
lui en demandaIs pas plus 1
Mais rien, rien.
Devant l'incertitude de la situation, il a eu peur de
~e
compromettre!
C'est vilain, c'est lâche, je méprise cet homme, ce
Jean de Marv\, s i séduisant, mais cela m'est douloureux d'être obligée de le mépriser.
Allons, ne pensons plus à lUI, ce rêve-là e~t
ml}
.-~
comme tant d'autres mourront dema in .
••
M. Pierre, le secrétaIre de père, est venu c.. matin.
Mon attitude énergIque, mon grand ail' brave, lUI
ont fait croire que je savais à peu près la v':rit':
aussi , sans ménagement, li m'a tout dit.
Nous :;Clmmei\ 1 ~ uin6es,
compl1!tement. Des "pécu
huions malheureuses onl .:nglouti la grn"se ;(,rtunc:
de mes parents; il ne nous reste rien, rien. 1,'ht,t<:1
où nous ~()mt:s,
les meubles, les ob,els d'aIl, ttout
ce qui nous entoure va devenu' la pr'Jie des çr~;ln
Ciers, et, d'iCI peu de jours, il s viendront n'clamer
ce qui leur appartient.
)la m1:re, de par son contrai, a tirOlt à des 1 eprises
qui nous donneront quelques billets de mtlle ranc~;
le temps de q()US retourner, de voir dau' devant nous.
Ruin ée!
Autrefois, lorsque j'étaI S une fillette, je lisai s des
livres - que Je juge stupides à présent - fatS,lnt
partie d'une bibliothèque pour demoiselles. Invariablem ent, dans ces roman s, c'était la même a venture:
Une jeune fille, de grande nai~sl)Ce,
se voyait
rout à coup obli!.;ée de gagner sa vie. Elle partait
)our l'étrangt:r el trouvait, tians un..:! famille tr~ 's
'iche , une SItuation d'institutrice ou de demoi~lt'
de compagnie. ,\u d6hut du J'Oman. on l'acu~ti
mal, on la faisait sOltl'f'rir. e ll e supportait tou t avec
patience, et s? bonté, sa douceur désarmaient se'
~ nemi
s.
Puis, l.juelqu'un s'éprenait d'l'Ile, cc qu~1
qU'lin était beau, bon, riche, ct, <'1 Ja {in du \'()Iumc,
il finissait,par ofl'rir son cn'\Jr et sa f(>l·tIH,,' ù la rt'l~
/nqitutrice gUI étrlit Jcune et )oJie .
•'1htl\lr Il-h>' M1l1! bunne
~lI,U'
dr'. i'llhl.,.I'.
,'hui, ""Ull 3 ...."0. J'I"l'l'.ltrml!nl ttue le' mu·
�.,i~un
l'eau"' et riche~
n'';pouscnt pas \è , dt'm"i "èllt'
de compagnie de leur famille, si nobles ~oient-lq
[':1 pourtant ces jeunes filles-là sont des jeun~
'i Iks comme les autres; elles onl, elles aussi, le désir,
e droit d'ètre aimées_ Nous, leuI"!; él0ves, sans nou="
en douter, nous sommes cruelles avec clics; ùlc~
vh-cnt aupr0s de nous, elles voient notre "ie facile,
'10US leur étalons nos joies, nous leur montrons tOtit
Ce qui nous fait heurc~s.
Leurs liifiuges de fil1o~
1;1ll\'ros restent toujours les m1;mes, Clles l'lavent
'tllIrire qlland il le faul, mais cc sourire, que 10 honh':1I1" dt;,; uutref; Icur arrache, doit être plain Je
"tlu~r_
Ces jeunes tilles-là souffrent, j'en ,mis certaine, toute leur vie et leur 'ielcs~
doit être Hm
chllge am'cuse,
La conclusion de ces réflexions, la voici_ Jamj~
je lle serai institutrice ou demoiselle de compagnie
IF~
aujourd'bui, il faut que j'envisage notre ~itua·
tillil nouvelle; nous sommes minées', cc qui V'-'ut
dire que t'argent va nous manquer.
'
Cela mc sl'mhle c\,traordinnÎrc. L'argent, jùsqu'ici,
je rn\~
sUls.i peu occul'-éc, ct, depuis'-qtlclqllcs heures, c\~st
l'illl'c llxc, l'idée qui m'()bs0d~,
qui ml,) hantt-.
l:arg<:lll, il en faut pour vivre, et maman saurat-elle sc passer, ,:an~
sOllll'riF, de Cl: )UXt;l qu'il dOIlIll'.
Ce matin, j'ai eS~J.y6
dt; lui parler de notre nouvelle situatloJl_ Je lui ai dit que, bientÎlt, dans quellIU,'S jours 1\ peine, il nom; faudnlÎt quitter cet !l0te!.
~an!;
s'étonner, sans fne questionnel', clh: m't)
ré pond II :
contento de m'en aller; ces pi0ces,
- .le se~'li
sarts ton pi.:re. sont lU~'Jbre.
Je le cherche partnut,
i'csr~e
toujours qu'il va rentrer, je ne peu\' pas
croire qll'il ne reviendra plus jamais_
D'une voix tremblante, j'ai rcpri!i:
- A lors, l'etite maman, tu ne souffriras pas ùe ne
1lUS habiter ici ... tu n'auras pas tl'Op de chagrin d'y
ajs'ier ct.!s meubles que tu aim.:~
tant?
~Ol,
ma churic, èar chacun d'cuy est ml S<)Q"
'-L nir, el (omme je veux viHe, à cau~e
dc toi, ill-aut
"tI'J Jlluhlit.:_ Allons-noll!'-en quand lu voudras.
'L~inc,
et où tu Hltldras_
•
Iii je voudrai 1 Le ~ais-je
~eulmnt
?
_
r)'ici quelques jours, une ou deux semaInes au
l'Ill';, il f:lllt que tout soit décidé_ Tout! Çe petit mot
-j .nllle tant de cho:;es: chanAL'mtnt de VIe, pallvret{'
tl'~\·ai.
Que faire: -,. Où aller-;
,
IJn cnn;;cil, un avis, quelqll'un [HJtlr me venir en
,\ld(:, i: -,"clame lU) appui. Beule, c'ost ,!flrcux 1... Dl!
."lJ\~',
Illon Dieu, dpnnez.nwi du Clllll'i'lr;!il je '>ui,
II> "11.;l hçm'" ri ... mi\ ylfl 0"1 t'CI\ ~\
vl'Jlhn!!I'! j1,.. "in\
j
l'
�II
f
f
La premIère chose désagréable lJ.u'il faut faire,
est de relnel cier les domestiq ues. Tout à l'heure je
préviendrai le maître J'hôtel, lui ~e chargera d'avertil
ses camarades; il y a des gens qui sont ici depuis
ma naissance, je prévois des larmts, Jes chagrins
q lie je ne veux pas voir.
Cela rait, j'écrirai à une uf!enœ de locat~ns
pour
demander un appartement. Dans quel pnx? Deu}
mille, trois mille francs! Peut-on avoir quelque ch'.l
~ e
de possible pour ce pri~-là?
Oui, sans Joute, mais
avec quoi le meublerons-noLIs ?,Tout ce qui est ici
appartient aux créanciers de pi:re. 11 parait que nous
p()urrions, à la rigueur, emporter nos chambre~,
demander des autorisations, discuter, s'abais!>.:1'
peut-être; cela, jamais 1Nous partirolls d'ici les mains
vides, n'emportant que la grande photographie de
celui qui n'est plus.
C'est bien, c\:st ce qu'il faut faire, mais c'est vraiment très pénible de partir ainsi de chez soi, et d'y
laisser toutes les choses avec lesquelld on a v~cu
depuis plusieurs années. Et puis, lorsqu'on pcn~e
que tout va être vendu, dispersé, acheté par n'importe qui, on a bien envie de ne plus être honnête,
le mot dw\'oir vous semble très sot, et vos main",
malgr~
vnus, sc tendent vers cès petits. bibclots
qu'un aime, souvenirs très chers d'un di~paru.
Il Y a là, sur mil. table, une petite pendule ancienne
que j'aJore; père . me l'avait donnée le joui' de mes
vingt ans. Je ne veuli. .pas qu'on la vende, je l'emportcrai ... en cachette ... Çe n'cht pas mun droit, ce bib<:lot a beaucoup de valeul' et je le sais. Qu'imporh',
je n'ai pas le courage de le laisscr.
J'écris cela, mais jl: s\lis sûre que le jour du départ,
je ne saurai pas me gliH~r
~e
chez moi cuml'lie une
volcul>c, pour emporter guelquc chose qui n'e m'appartil.!nt déjà plus. Non, Je laisserai tout ... tout.'
Où irun~-os?
Provisoirement à l'hôtel. ou 'tiMS
unI.! pension de famille, C'l:st cc qui mç sel11.bk le
;)IU5 l'ai~onbe;
puis , lorsque nO~J
ill.trollS pris
une déCIsion ct quc le saurai cc que je veux (Iirc,
nous louerons I1n petit appartement, \10U':' achNel'ons l'il1dispcnsablc, ct, nous atlcudr,\n<. .. Quoi ~' ...
.r" I~esaj!:i
pas ....J'ai vingt ct un aus. maman-quarantetrots; la VIC, pour nous de\.t];, peut elrc longue emcu!'I',
ct il faut espcl'er qu'clle nous résenc des jours m .. illeu!'.-.
AUJourd'hui l,!usieurs de mes Imie~
1le voir; pour ,:ertalu", .,;'tl..it l.a
ubli!!atolrc,
'
~ont
":<1111'
venuu
li, ,iute
�.1\
TRANSI'UCE
Elles ont pre:;quc toules .:!t0 banalemcnt ~cntilJ
mais leur ba,,?-rdage d'oiseaux m'a rait maI'; aucun!.!
JJ'a cu un v.:!lïtable élan, aucune ne m'a ~er";c
dans
.es bras, très tentlr.:ment. Non, déjà je n't:ai~
plus
?areillc à elles, elles J.; sentaient, moi aussi; quelqu<,:
~hnst.!
était entrc nous. Avant de venir, ensembk,
elles avaient causé, ct je devine cc qu'cliCS s''';taient
dit.
.
- Tu sais, Régine est ruinée, compli.:t<.:I11t.:Ilt. J
parait qu'il ne lui reste rien, rien.
- Vraiment, que va-t-elle l'élire '?
- Je'ne sais; ellt.: est si orgueilleuse qu'elle ne
,10US le dira pas.
- Tu y vas aUjourd'hui't
- Dame, on [,e peut gui.:re faire autrement. Je
l'aimais bien, Réglllc.
A vao t de \'en i r me voir, d";jà elles p<lrlai<.:ot au pas:;.:!
de leur affection.
Elles sO)1t venues, elles m'ont embra;;s':c; pUIS,
mutuellement, elles se sont regardé:es, ne ~achnt
que me dire. La plu:; jeune, presque un\.! \.!nJ'ant, m'a
affirmé que tout le mondc me plaIgnait ct pensaIt il
,noi.
J'ai soun tris',ement el je n'ai pas répondu.
Alors, au bout de quelqucs' minutes de silence,
géné0s, elle" ont essayé de me parler lÎ'autre chose
que de mon chagrin. lvtais, déCIdément, entre nous
la conversation n'était plus possible. Après plusieurs
essais infructueux, elles sc suntlevées, toutes ensembIc; clics avaient hâte de partir, hate Je quitter cette
mai~on
li ue la mort <l.vait transfurmée.
Je suis certaine que, dan~
ja rue, eJles ont poussé
des "oupirs de soulagement; la corvée ..;tait finie,
~Ile
(J\aient fait cc qu'clles de\'aienl. [';t, avec indifIéreJ1ce, je les ai regardées partir; je n'au rai~
paE; voulu
qu'une d'elles restat près de moi.
Pourtjlnt, avant, je les aimais bien, je les trouvai:;
lentil les ct, ensembl<.:, llOUS avons passé de bOl1s
noments. Oui, mais e~
amitiés é:taient très superficielks, mon grand ami, c'était père, et avec aUCUlle
d'elles je: n'a\'ais d'intimité.
Maintenant je suis toute seule, p1lisqu'il n'est plus
là!
c~
matin res domestiques sullt partIS, ct notH
nOLIs en iYon~
demuin dans une: pensinll de famille,
lIu'une umle de ma mèru nou;, u recommandée.
Cetle amie, Mme Durnal, nous reste fidèle; e ll e'
"1111\1 dl'~
m'llll'ais lours, t:l S'cil snUVlent encore.
11icr, ,'li -.!IJ Illle longue C(\l'cr~a.Liun
avec elle ,
�tA J."'kANS'F U G
,
t
13
Cl, ensemble, nous avons examiné nùtn.: situatIOn
actuelle. Elle n'e t pas brillante! Maman a une rente
de quinœ cenb frnncs qui lui vient d'une de ses tantcs,
rente insaislssabk, ct nou· avon~
devant nous une
dizaine de mille francs. « Le temps de se dl:brouil1er, » dit Mme Durnal.
Im e a raison, je nL dois pas me plamJre, tam
.l'autres sont plus maineureuses que nom,.
Nous avons discuté ce que je pouvais faire. In stitutnce, je n'ai que mon brevet éll:mentaire et puis,
n()n allurc:, ma figure seraient, parait-il, des obstacles
3l:r ieu x. Leçons de piano, je n'ai qu'un talenl J'ama·
!cUL Lectrice ou demoiselle de compagnie, prl.:~
d'une dame seule; \oilà, pour Mme Durnal, ce qui
sera it parfait.
- Ma chl:re Régine, m'a-t-elle dil, je crois que
IOUS ne pouvez pas espérer trouver autre chose,
après tout, ce n'est pas désagréable de faire la lecture à quelque vieille personne. Je connais une dall1l!"
',l'ès riche, qui vient de remercier sa demoiselle de
compagnie. C'est une parvenue, d'ongine aml:ricaine ;
elle adore la lloblesse et sera très fière d'aloir pllllr
lL:..:trice Mademoiselle de Bois-Mesnil. En .0rtal1t
d'ici je vais aller la voir, je lui parlerai Je \QUo. et je
suis I)re~qu
certaine de rl:ussir. Vous n'aurez h('~)i
n
d.:: faire aucune démarche, Je me charge de tll\lt.
anec.\ l'CC ent rain, cette obligeante amie me ~erT<1
tue~l1n
la main.
- Vous ëtes contente , Régine? s'écna-t-eJk.
Une question que je fis calma son enthl~ia"mc.
- Cbi:re madame, combien votre .\mLricalnt· d"l1nait-elle à sa lectrice qu'elll! I·ient de n":lllercicr··
- .Te ne sais pas au juste, lit l\\me Dllrnal cmh;trJ(ls5ée, cent cinquante ou deux ccnb franco. rar mois.
l': ll e cst 1ri:s riche!
- Et, naturl!lh:ment, cette S011ln1l.:, fixée l'al' ellc
d '·s Il' l'rem\(..:r JOllr, t;era toujour · la même.
- Bien entendu .
chl!re madame, je refuse.
- Alnr~,
!.'donnement de l\\me Durnal fut otréme.
- COJllment, v()U~
refusez! MaiS permetlez-mol LI!.
l'as du tOllt
vous dire, ma chère Régine, que ce n'c~t
raisonnable. Puisque, 'malhcurt':I,sclllcnt, vous ëks
f.. rcéc de tral'aillcr, t.:elle ;.;ituati"n n'a ricn de pénibic. Et l'IIUS savcz, ma petilL!, ajuuta-t-elle vesl:<!, ce
le ;';l' ra pas facile de trtlUI'Cr Ljuelquechosc l'our vou:).
~'lS
aucune humilité, je n..:pris:
- .Je le sais, et croyez que Jl: \·"us SUI:-' Ir"" , eCUI1
rl<1issante, madank, d'al"oir \oulu m'ai,ler.
Elle in sisla.
- NtillS enfin, l'OUS al!.!z Ulle r(\I~Ol
�LA TRAN::iltOGE
0 •.11, chère ma9ame, et J'espi::re 'lue vous J
com):>rendrez. LectrIce, demoiseile de compannic
cela ne mène à rien. On gagne cent cinquante, deux
cents francs par mois; on végè!te, la jeunesse pas~C
et avec elle l'énergie et Je courage, Un matin, on se
réveille très vieille, lasse de travailler, et on (JaunI.!
tuujour: s cent cinq uante francs par mois 1
,., b
-- C'est vrai, reprit-eUe, peu convaincue, mais
')uü;ljue vous ne pouvez pas laire autre chose, vous
dçvriez tOUjours prendre cette situation, en attendant
,\ - ' gn attendant quoi, ch;;re madame ';;
- Je ne sais pas, ,vous <.:tes jeune, petite amie,
\' (lUS poq-::ez y~)lS
man<.:l'. ,
\1.al:tn~'
tnol )'<:;clatai de l'1re.
- Me marier, m'écriaI-je, mais ces ..:hnses-Ja ne.;
sc voient que dan s les romans, En France, à Paris
surtout, on n'~puse
pa~
les jeunes nllcs pauvres.
Vous J\'èz un fils, madame, pour llii vous ne \'oudriez
pas d'une femme sansdn
~1a
réponse stupMia Mro.e Durnal.
Il veut entre nous un Cvurt silence, puis, trl:S
.
vite, élie reprit::,
- Ma chl're enlilllt, nous diitournons complètel1H.:nt la question. 7I1:on fils a peu de fortuQc, moi je
~pousait
une femme pauvre, j!nsem!l'Gn al ;,;ul:re, ~'il
bl<.: ils seraient très malheureu,:cJLes ingénieurs sor- .
tant de Centrale ne trouvent pas de brillante po~i
tiuns. Cinq mille, ~ix
mille fran,cs par an, c'e~t
le
maximum! Avec cda, il Paris, fin vit difficilement
lorsqu'on a une femmt,; et des enfants, Mais l1(lllS
voilà bien loin UG vous, ma petite R~ginc,
et de votre
situatiun. Du rèstc, je n'ai plus rien à vous dire, et
je vais m'en aller, car je pense que V()US clevez avoir
mille choses à faire. Vous parte7. demain matin:- OUI, vers onze heures. Maman n'est pas tr;;s
rnatinale.
- Aujourd'bui ~tre
pauvre maman m'a paru
rni<.:ux, mais dt..: est encore bien faible. Ce chan"cI1Wllt dt; vie doit lui être penible:,..,
- .IL! Il' cruis, répondis-je, mais [Jour Il: mument
[put lui e~t
~gal.
,.
El iL' sait que ,ouS ale~ctr
oblig~c
de travailler ')
OUI.
Que dll-t.:tk 'r
Elle plellï<':,
Ces larmes-là dllivent vous faire du mal. et
vous enlevt,;r 'litre counqe.
Non, je m<.: raison 11<.:.
Vuus êtes '::n<.:rgique,
Tl lé faut hi e n.
Mait> dites-nmÎ, reprit-elle en sc leValll, ~lU-C
�comptez- JOus faire? .Je ne VOUf; interr"!:,t: pa, pa1curiosité; j'ai pour vous, ma ch<:re enr· ,lt;Un( i,,;1]<.,
st tr<:s grande affection.
Ce que je comptais faire, je ne le savl~
p<ls. Ali
la~rd,
je répondis:
_ Rion n'est décidé ... je vais demander des con,cils, des avis, me renseigncr. Je crois qu'il y a des
llétiers 01:1 une femme arriw"i gagner assel. lar12 0rn'~t
sa vie ...
J'ul1nti~
blasphémé, que Mme Durnal, je crois,
n'cCli pas étu plus épouYa1'1tée.
_ Un métier, vous, Régine cie Bois-,Vlesnil, mais
vous n'y pensez pas'
_ Si, j'y pense, répondis-je amusée, el même tr,'s
s~rieumnt.
Je n'aime ras la pauvreté, et j~ veux
ell sortir à n'importe que prix.
,\hl/rie, .Mme Durnal reprit surun ton de reproche ~
_ A n'importe quel prix, Ré~ine
1
.
l\lors, ayec arrogance, j'ai répondu:
__ Compl·en~.i,
madame ~ pour moi il n'y a
'lu'une J'OU te, celle où l'on marche 1oujul1rs 1ête
hau1e ..Je ne crains pas les défaillances.
Mme Durnal s'est excusée, ellene voulait pn~
dire
cela, je n'avais pas bien compris; quelquefnig les
:1)I.t" expriment mal la pensée. Enfin, apri!s m'ayoir
emhrassée el répété que nous p{'lIvion~
compter sut
,"'1 amiti0, elle partit.
')U r le seuil de la porte, elle me dit encore:
__ N'nu !Jliez pas, ma chère petite, que si vous
changiez d'avis je suis prête il faire une démarchl:
aupr<:s de mon Américaine. Causez avec volrem~,
cl 0Cl'ivez~mo
un mot.
Causer aveC ma mère, je gais d'avance ce qu'clic
ml; répondra.
1< _
Fais ce que tu voudras, ma chérie, tu ~ais
mieux que moi cc qui est raisonnable, mais él:oulo.:
.~I nw Durnal, C'CRt une :Jonne amie ... n
.I u !:iuis certaine 'lue, cc Roir, Mme Durnal m'eT
yeut un peu.
1';lle dail contente de m'a,,Ibir trouvé cette ~i1la
tion. Son cœur (très pitoyabh:, je crois) se r6joui:~uil
d'aVilir pu secourir quelqu un de malheureux.
Mon relus l'a étonnée, froissé'c peut-être, mais l'e ..
fière qu'elle n~
se fàc:hera pas. Maman a 11f''ioi n cr
son amitié.
,
f
....
1
~'cst
jadernière soirée que nous passonc;jci, nolrt
tilner n été un bien tflste repa~.
l)an
~ la p,rande ~RlIu
ù manger, vers huit heure"
... Il
nn'H\ IIIHl1tn/ • n'lr/'lIV')II t ln [1'1111)\.· rit, ,-<lr"
�If)
LA TRANSFUGP.
cjr~t:
fI u<; a ServlcS, A:;sis,'s Ù CÔt..: l'un c de l'nuire,
n\lsii>ns pas nou!' n:garder, de l'eu r d'éclater
Q;;n 'anglots . En face de maman, la place de pi.:rt! !,.,
J e ne pouvaIs pas croire: que c'était fini, et qu'il ne
(iendrait plus JamaIs",
Chaque l'''IS qu'on ouvrait la porte, malgré moi
J<: me'retournals, pour hien m'assurer que ce n'dai\
que la domestique QU4 entrait.:. Mam,~l
pen~ait
la
Ill,;me chose, car un moment Oll nous etlons seu les,
elk m'a serr6Ja mai~
en me disant d'une voix raUllue:
« Tu l'al tends aussI. •
I.e.: repas n'a pas étélong; ni l'une ni l'autre nous
ne pou vJ()ns manger. La go rge contractée, les yeux
pleins de larmes, sans nous parler, nOliS avons
'il/itté la salle à manger, J'al suid maman dans ""
chamhre, elle ya eu une affreuse cnse de déscsp""
'Iut! Je n'al pas essayt: de calmer, Parfois les larme~
cl les cris soulagent. EpuistSe par la douleur, e.:lle.: a
\(lidu Sè coucher e t j'al remplaCé:. tant hlen que mal,
sa lemme de chambre; pUIS Je lUI al donné UIle.: 1'001fll'
calmante et, apri:s un dernier bai~er,
la 'I,yanl tranLjuille, Je l'al qUittée,
.
Il éta It à pt:ine neuf heurl!s, l'hôtel san:; dl>mc~.
tiques - il n e re~t
plus que le Cünt:ierge el ~a
femme étatt ét ran gement sIlencIeux,· .\u 'L1ne.:
èL!mii.:re, seule une ampoule brùlall encore au milieu
cl u grand escal i cr.
Je me dirigeai "ers l'antichambre, pOUl" éteindre
cett..: dernli.:;-e 1;11rté, Sur la table, près du "e::;lI<l1re.:,
jl;! trouvai une ,"~tle
lampe "::Iectnquc, lampe de
l'oche que mon rèrç'mr,,,r1a:' en ,'oyage, .le l'liS
ceUe lampe, )'éteignls la ::.! 'TII<:!'C ,'e :'e.~c,w(r
':.,
éclairée par une toute petite lucL:r, je I11<: dlrigt::al
\ers ma chambre, mais Je n'y entra i l'as, J'QUI" la
dernière fois, seule, je voulaIS revoIr quelques-unes
dl's j11i.:ces ou tous le s troi;; nous avions vé,u SI heureux , gt, sans r..::tléchlr que cc sera It l'eut-C:tre 11"<:s
dl,uloureux, J'ou\'ns la porte du cabInet de pl:re,
Rien n'0lalt cham;é, [out attendait ,clu l qui ne
re\"tendralt Jamai s, Dans un coin les journaux, avt.:c
leurs bandes '.nt:tctes. s'empi laient, quclqut.:s lt:ttn.:s
decachetées tralnalent sur k bureau; "ous k I,re<,st.:'>apler des nI tes écntes pal 1".'("(.' Illdiquniel1t se~
enLiez-vous,
,Ic manquai dl! C()'.Ira,;e ct cessai de I\:gare,er ce
,1Ieuhle sur kuuel, tou,> ks JOI-'r;;. mlll, 1':I'e lralaillait,
,\\!Ichinakment J" fis qLlce~
l'as Jan!' la I"'I\:C,',
pUl~.
Il'' la~·.
JC 111 a~:-is
d:Jns lIll 1<1t1t.,lIil rm'~
d ..
1." l hCITIlrt('c
fI, d'autre'" "Juvll1ir!'l . .
J ... I\~
1 \J.jt
11" t'ful)! -.k n l'n .tH'Aft',;t,
l1tlUS
Il',,,,,,·
�,
f
Lorsque j'étais Lille t"UI<.: pelile lille, j'ari\~
dano,
ce bureau, l·n couranl, p(IUr chercher le beau loui" l
que le pelil J 6sus y avait mis pOUl' moi, Un jour, ma
slup.::factlOn fut grande, le Joujou, une automobile
m6canique,61ait plus large que la cheminGe! Com.
1Uc;lll avait-il bien pu pa~,;er?
.l'accablais pl're d,
-le~tion5
si pressantes qu'il finil par ne plus savoi
_lUI.! ,lire el, pOUl' conclure, il me (it monte, dan"
l'auto; puis, moi, pédalant. lui, p()us~ant,
nous flmes
ulle entrée triomphale che7. ma mère où d'aulre::> sur·
l'ri
~e<;
m!altendaient.
.\lon Dieu 1 comme ces matins de Noël étaient de
doux matins 1
.Je nous l':\oi~,
dans la grande chambre de maman,
tous les troIS assis par terre, admirant les joujoux;
chacun jouait pour son compt..:, ct le~
p:rands s'amu·
saient autant que la r e tite, Quelquefois, en rianl,
nuu:; nous disputions; papa ut maman voulaienl li:
méme jouet, le le réclamais mi SS I; mais j'aval!'> bien
l'Ile fall de dire que tout étan il moi et qu'il fallait
m'ohéir,
C(;S souvenirs m'attristèrent tellemtnt que j".'lJ'
pc:ur Je pleurer; aussi, bien vite, je repris la petit'J
lilllll'c L1ue j'avais posée sur une table, afin de quitter
<.:ette pièce où chaque chosc parlait de celui qui
n'':lait plus.
Droite, je me dirigeai vers la porte. Au 1':.( . m~nt
OLI j'allais l'ou\Tir, JC me retournai l'ou' "'egarder, une
derniè:rc fois, ce bureau où père aval tant travaill é .
Me s veux fixè:rent un objet, vers !eqlJ<.:1 mc", mains
sc lendirent.
Le pork-plume de père était là, posé sur Ic plateau de l'encrier ...
.h.: ne sais à qucl sentiment j'ob6is, malS je Il s
quelques pas, et, san~
rélléchir. je saisis ce porteplume; puis, en courant, je quittai la piècc. Réfugiée
lans ma chambre, le regardais altentivement l'objet
IUC Je \'cnais de yolcr; car l'a\i~
volé 1
,\ li lendemain de la mort de mon )1t:re. les crééln(ie !'s '>Ill lail faire un inventaire. une saisie, je ne
;.;ais <lU iu~te,
ct le concierge e~t
responsable de toul
:e qu'il \' a ici. Rien ne doit sortI!' de l'hôtel. Ce
.'"rle-plume a une certaine valeur: - (('aille hlonde
t chiffre en or, - le l'avai,, donné, à r l' re k jour de
n<l l'!'emit 1'(' CIJmmUnlOn, ckl'ul" il s'en .:Inil Iflujpllr::
~el'
' i.
,l'aur;.$ dli rtlllgir de 111',n action )'au";us llù lllè
'l'écil'i."r l'IJlIr 1'I.: Jllcltre ,'.; qUl' j'av[tl" d,':rob0 dan!'
" 1I1"llIl'l1l de fllliL; mal. ll()n, J'0tais l'rcslj\ll' <.:nlll1ll
n'IlV'Iill nUCllll l'C!1lIJ!·1 ,
t J'
., pt'j.s 1" t:1~lI,
l "d~·rtliH.
mil IHIU1 flill1ElU40
�.. )' 3f.lpuym telJJrement mes lèvres et je II! cachai Ali
J'ond du petit sac que j'emporterai demain.
Seulement, comme je ne veux pas qu'on accuse ur.
innocent, avant de m'en aller, je préviendrai le <.:on·
cierge, et, si les créanciers l'exigent, je restituerai lç
porte-plume de mon plUvre papa.
MaintL!nant je devrais aller me coucher, la nui~
s'avance, minuit va sonner. ,Je suis fatiguée, mais
tout me l'et iL!nt près de cette table sur laqu'elle j'écris.
Les meubl~,
ce soir, me semblent avoir une âme.
un dirait qu'ils m'appellent, qu'ils me parlent, Je le "
aime d'un amour ridicule, et je ne les verrai plu s.
Bientôt Wle autre femme s'assriera devant cette
table, tous ces objets que mes parents m'ont donnés
appartiendront à des étrangers.
Non, je 110 veux pas; pourquoi faut-il que je !C"
laisse? D6sespérées, mes mains se tendent vers l:e
qui m'entoure ct, pourtant, je sais que je dois tout
"hand\,nllcr.
Uh 1 petites choses inutiles, bibelots préch.!lIx ;> t
charmants, je ne me Joutais pas que je vous ai;ml!"
tant, ct que vous faisiez partie de mon bonhelll' .
LlJ~
: Klue
je rentrais, j'aimai ' ù vous voir, P. vous tlJlIchl.'1", à vou~
remettre a votre place. Maintenant c'e ~ t
1i ni, VOliS allez partir, égayer une autre cham~1r
CJ ue
la mienne, et je ne peux pas, je ne dois pas emportl l'
Je plus petit d'entre VOllS.
Ikjù, ce soir, j'ai commis une vilaine action, cellc-Iù
c~t
cxcusable, une autre ne le serait pas. Aussi, ['OU r
11<.: plus être tentée, je nc regarde rien; je slds lass \. .
le sommeil va venir, j'oublierai .
.•.
No.us sommes jnstalé~,
depu.is quelques h~ur"
ù pelUe, dans une pensIOn de lamille, ct, deJà, l"
i'en~
t
au jour Oll
nou~
la quitteron!l.
La petite chambre, gue nos deux lits emplissent
-t tJ'isle, frnide, malsarne. La fenêtre s'ouvre surn~
cou rOll k ,,()Ir>il no vient jamais, ct, vis-à-vis de nous
du premier jusqu'au sÎ!(ième, des cuisines, <l'où, deu ~
r"is par jour. sortent c1es odeurs désagr(~ble
...
Ma mi.!rc n'a pas eu une plainte, elle semble r6sipn0e à tout, mais elle me regarde avec des yeux qu;
me disent: " gmmi!ne-moi, je suis mal ici. >1
Elle a sa figure de petite tille malade, cette IJgure
qu; :Ilquil:tait tant mon pall\TC pl:rc. On la ~ent
rrauik ;m la devine incapable dc !iupporter le moindre
c1l1:C physique ou moral. Il n'y a en clic <lllCIIIl"
"nersie, Ilucun" volont · . C'C!S lIlle ~r:lId
'nfl1nt '1111
jI't1b"I'JC1f1t10 •
�LA
T~:;FUG
Petite maman, je l'emmènerai le plus tot possible,
.lès 'lue j'aurai une situation.
L'tieure est venue où il faut agir, je ne dois .PJu~
penser qu'à l'avenir.
Ce matin, en quittant l'hOtel, l'ai verse 1f\CS der.
nièr~s
larme$; Il present, quoi qu'il arrive, je ne ple~
reral plus.
Sans rancu~e,
cet après..m.idl, Mme Durnal est
venue nous voir, et, avec entrain, eUe nous Il vanté
toutes les commodités de cette pension de trniUe
.enue par une de ses a m i e s . ,
Pour elle, notre chambre, tendue de cretonne
claire, était gaie, riante; sa petitesse la fais8,lt intime.
Par bc)Oheur, notre fenêtre ne donnait pa'S ur)a
rue, parfois très bruyante; tout était pour le miel,lx.
M.atin et soir fôt~émen,
nolls aurions deI! di tractions 1 c'était bon pour le premier jour de dljler dan
dès demain, il falllllt dEjeunotre chambre; de~n,
ner A la table coolmutte. Et comme je lui montrais
nos robes noires, elle s'est ~enché
vers mC)i, et, très
'J
ba , m a dit :
- Ma cMre Régine, HlSs'!: convenu, avec: la directrice de cette pension, que s repas doivent être
pris :vec le IUltres rensionnllires. Les conditions
ont ôte faites ainsi, e ce seral peu raisonnable de
voul~ir
les ~hanger.
(.
J'al rougi, vexée; cette maf1Ïère de me rappeler
notre situation m!humiliait. M~
Dumal a certainement de tre) bonnes intentiorili.,.,mais parfois elle
manque de tact, de mesure; ou oien, soyons ju te,
mon orgueil eit-il en ce moment l susceptible que
.Ia moindre cl\ose le fait souffrir? Il ftlut que je prenne
l'habitude
ces {rois8ements, pelts dens q"i me
emblent teafh"ble • il fau que je acbe tout entendre,
ans que
n visagé me trahisse.
aperçue qu'elle*,'avait blessée,
Mme Dutnal s~t
yeux ëton~
,
car, ap,rès lo'avoir regatd6e avec d~t"
eUe a hau ~ les épaules et s'est m\ é .. causer ave\.
maman. Elfe è t partie sans me di' un mot nlli ctucux. Je"uis seire que déjà cc
amies elle me
~e,
etl4!l"1ne blame. J'entend le
ut. ironque~,
~
motll mQchants, que ces dames disent tllut en
~en4t
le tlii:.
.
- Croyez-vous, ma chère, que j'avai trouvé une
81tuation pour Regine et qu'eUe me l'a refusee ?
- ESI!Iorü possible 1 Quelles rai ons ous a-t-elle
donnée
- At14Up'Cl de mérite d'être répétée, des prul'0
en l',,:r, qui e signifient rien.
OUs ~çluez
qu'eUe ne vcut pas tf'aVuer~
'r Je le crains
d'
�20
.
lJ_
•
';>
ùrors
....
. . . . .
'J:RANS FUGE
'
. ...
Mme Durnal ne réponJ rien, elle n'ose pas encore,
Bien "il<.: la bonne petite amie reprend :
- Moi, cela ne m'étonn e pas, J'avais touj
our~
Jug'
Ré.fjine ainsi. C'est une orgueil leuse qUI se croi t trc"
iol1e et qui s'Imagi ne, j'en suis certaine , que quelque
Prince Charma nt la sortIra de là.
- :!\l'on, je ne croIs pas, répliqu e faiblem ent
Mme Durnal.
- Chère madam e, votre amie Réglnc tourner a
mal, c'est inévitab le, c'est écrit. Vous verrez que,
dans quelque temps, nous aurons le chagnn cie ne
plus pouvoir la saluer.
.
Mme Durnal proteste pour la forme, mais au fond
d'elle-m ême, elle pense ce qu'on vient de dire,
Son amJtié ne me pardon ne pas. d'avoir refusé $<:S
conscil s, son amJtié aurait voulu me voir pJcur<:r
pour pouvoir me consoJe r. Elle me ju ge mal, par<.:<:
que l'ai du courage et que je ne pleure pas . Mais je
souJlre autant qu'une autre cl JC crois que. mon ca:~!I'
est pareil à bi en des cœurs,
Ce matin, il m'a fallu beauco up d'énergI C, j'avais
tant de chagrin 1 Je ne pouvais me décider à <{uitl<:r
ma chambr e, rour aller chez maman lui dire qll'il
fallait pz.rtir.
[>art1r, quitter cet hôtel où j'étais née, (lil tous Je"
tfois nOU 6 avions été si heureux , quiller tous ce"
soul'cni rs, c'était pour moi comme si la morl entr,lil
chez nous une second e fois. Et lac he, à bout de
forces, une heure durant je suis restée devant ma
tahle à écnre, pleuran t comme une enfanl .
La ~oneri
de la pendule , celte petite pendllk
que j'aimais tant, m'a fait tressail lir; je me sui s souvenue que maman ét ait là e t que ~ùn
chagrin JC\ ,lit
~tre
parell au mien, Alors j'ai cessé de pleurer , je Ine
suis hahillée , sans savoir ce que je faisais; plli;;,
Sdl1S rien regarde r autour de moi, le~
yeux fixés SUl
la porte, j'ai quitté, pour toujour s, ma chamb re.
Pale, d'une pàleur qui me fil peur, maman m'attendait.
En me voyant, tout de sUite elle s'est levée, d,
n'une voix sciurde, elle m'a dit:
- .J e SU IS Il'rête, p'1I0n~.
Nos malles, pleines de nos affaires personn elle,'
avaie:-t été emport ées la veille, nous n'avion s à la
mai!\ <lue n()~
sacs. Pour descend re ,l'escali er j'ai
soutenu maman , ses Jambes étaient moins fortes qlle
le s Jl1en~,
Mai~
Inrs'lue nous s ommes ;\ITi\'l'l'
dans Il~ <vcslihuk et lju'vlle a 'l['erç .1I le c"IlCr~e
c't
la fl.:l11l1le qui, soit pal <':l.IrÎosik Uli l'al' l'itil.:, I1<'US
�LA TR.\.TSFUCE
IL'gardnilnl partir, l'Ill- ~'tl
l'l'dn:s;;(:e, d, 5<JlIS aucune faiblesse, dIe n <jllilu:' SOli hôtel.
,\u l1loment (It: 111 01 lle l' dalls la yoilul'l ' qlli allail
1I0US L'lUmener, jl' 111e "uis "OU\elllll' (ll- l'l' lJlle J'il\'ai"
fail hier soir, Tc slIi~
n :""l1ue "111 me" pus, d j'ai diL
,
f
a1l l'ouciergc, ~aus
tllll'U11 l:')[tT~
_ .1 L' \'Ol~
prévit'n", Firmin,
:
que j'ai pri" daus le
I>ureau <le l\1. le Comll' SOli jlorle-plullle; "i quclCju 'ur
le réclame, ,'Ous Ule l'adresserez,
Ct'la fail, lie craigllanl plus qu'ou aCCUSl' Ull ill110
l'l'Ill, la eOllsl'ÎellCe Cil paix, je suis montée Cil ,oilllr',
Cc soir, sur cette table rIe pill'hpill, qu'ull tapi"
taché d'encre recOU\'1'e, i 'énis avec It: porLc-l'lulllC
dl' père, l't ce toul l'l'tit ,)l'.Ît'l, qu'il a lCllU si som e11t,
111 'est UD trè,. prl-cieux HJu\'cnir: au l1loins, ùans
l'I'ttl' dl:lJnbn; Il'llôtt:! oit lanl dl' geus oul passé, il y
,1 quel<]ut! l'lw",' qui \·ient dt l ~ l-has,
de nolre l'hère
l1laison que j'nimais tant.
'1:1l1l4ltl, :-;ans $'cn apen·l~\'()ir.
~'(:t
ClldolÏllH. .', ~()1
Joli \'i"al!l, si il'Inll' elll'ure, l'st délicieux il rl'ganlL'r,
1':1'" doit (ain' Cjul:lqm' I['\T hl'un' Ilx, l'ar l,IlL- ~ouril.
['allvrl: l'etilL' 111:1111;)11, l'om1lte d1c JI1e sCl1Ibll' ,U'li'illt:, "i jlt:1I (aitc 1'''"' ,o uffl'ir,
l'l'I1,lallt sa l~Unt:
,lgIIlllC, p1:re la tixail ,1\lT ,hos
"Cll" l('se~pér,
:-)nll" doute, il avait pL: 1'" pour l'I'"
,1<- Il yi,' qui l'(ltleudail; pour tUoi, il ilL: l'faignail
til'Il 1 L'heure t:"t \'CI1UC ,It: llloulrcI- qu'il tiC s'est pa~
Ir(J1lp~,
qlt!: sa tille esl bit-Il rliglll' cie lui, cl qu'clll'
;t',~
pas dl l'dies qui St' laissent "baUre par IL'
ntHlllcuI ,
I)cLDlill JC l'hen'huai Ulll' siluallOl1. Où) .Il' Ill'
n lUI ourcau, 011 m'o(frir:lit dl'S
,,:Iis ,Il' 11'irai p;t~
I.lal" '" " 'ilbtilutrin ou dl' dC11loisl' ll, d l' t'ompa!-!l1il'
d jl: 11<' "'~
ael'cplcrais 11"'' ' l'dt<- t1lTi"iolt e~l
irrl' Y(){'Hhh '.
Je tll's ire opprl'lHlrc uu l1toi~r,
1111 joli nll'licl lil:
fl'lll11Il', .Il' suis aclmitl:, .ic fai" tout ,'l' (]lIC Je yeux l'l,
Iticn SOIl\ ,'lIt, l'our des :11I11C5 cl l'our 11101-111': 111 l',
j'ai !-!alï1i dl'" ,it:lpl::lllX, ('DU Pl' des bloust,,, qui {-[aient
parfois lr~ 's
ré' u"sic", JI' ,'oudrai s cssayl' r (l'utiliser
t'l'S
talcn~
,
Ill'ltlaill, j'Irai dlt'Z 1I0S :Jlll'll'nS fourlli"stur", J(;
leur expliqu ')'J.i 1I10n désir, cl, peut-être, lrouverai-jf
l;j dl' précicux ,'ollscils.
**~
Ln jOllrnlol' t:sl fillle, jL SUIS fAtlguéc, lUais COIltt:ule,
j'a i r(·n~j
.
COlllcll1< , l':s\-l 't Jt. 1110\ <fu'il r.llll {nin'? :-:011, ,'M
je ~uis
tri - ll .. \'exl-e .. , PL:ut-l'lll, d'u\'oir ali:I~,
si
�!L,.
LA TIÙl.NS FLJul!:
vite, mu lib~rté.
Cette décisio n ressemb le à un coup
de tête, et, pourtan t, ce coup de tête est sage . Attendre, à quoi bon?
, Non, je ne dois pas regreVe r la déci:;io n quI.! j'ai
pri:se.
Cet après-m id,> je suis partie exa:;pér.:o.:, d'::cidét.
à quitter cette pen'sion de famille le plus tôt pussibl e.
LI.! déjeune r, avec une vingtain e d'.\mér icaine"
qui toutes savaien t nOs récents malheu rs, m'avait
énervée , et ma petite maman paraiss ait tan.t souffriT'
de cette curiosit e déplacé e, qu'elle ne pouvait ~lange
el qu'à chaque instant ses yeux s'emplb salent d e
'armes.
Nous avons quitté la salle à manger , le repas à
peine terminé . Vite, nous nous somme s habillée s cl
J'ai conduit maman chez J\.~me
Durnal, puis je ,suis
parUe,
J'ai débuté par Clarine , notre ancienn e modiste .
Il était à peine trois heure:;, mais déjà le::; salons
L'laient fltcins. Je ne m'atten dais pas à cela et sur il;
"-,uil de ,l a porte j'hésita i avant o'entr.:r . Mais déjà
ulle vendcus .:, une jolie fille blonde, m'avait aperçue j
espéran t ùne comma nde, elle s'avanç a vers moi.
J'étais seule, elle m'appe la madam e.
- Aujour< .t'hui, nous avons de bien jolies toques,
me dit-elle avec un sourire charma nt j vous 'velTL'z,
madam e, que nOtls arrivon s à rendre le crêpe élégant .
C'est un tour dé/orce , mais nous le faisons.
[)'un mot j'afrolai ce gentil babillag e.
- Madem oisèl!è, je ne viens pas pCJur choi~r
des
chapeau x, je voudrai s parler à Mme Clarine . Est-elle
là 'r
..
La petite vendeu se jeta autour de n\)u~
un rapide
C"lI!, d'œil.
- Je nc sais pas où est Madam e, mal~.je
sl:lpplls e
.Jll'I.!lle va venir. Si vous voulez attendr e, JC valS aller
me renseig ner.
. .
Sur un c'1napé , jem'as:-.i::;, cuntenl e de me dlsslIlllllt-r ,lc1'rièn.. Ulle table eneoJl\b ré.: lk ,:hapei.l
u ,\
1)" là. je voyais tout, eL l'on ne me v,oyait guere
.
.\prè:- avuir regardé auhmr dl"' moi, je pnls~i
Ill)
"Iupir de ~oulagcment,
je ne cl)1Ha~si
Ullcune de~
dchetcl1 ses.
. Au bout de queh.Jc~
minute:: ., ma julie vendeu se
revînt.
- Mme C:larinc est un' peu ::.oufTranll:, me Jit-ellc
elle voudrai t savoir votre !lUlU, madam e, ct j'ai justejlH'llt oublié de vous le d.'mand er.
.Te répond is:
- VOUlel'VOllS IIll lllrc que ,'ville dt: lnis-;\er'~
lIait hell,plI "d. illi parler.
�LA T'RICNSFuttE •
SJ:~
,,"vee Un clignement d'œil bien amusant. ta peti~
'endeuse me dit tout ba. 1
•
__ Rlle n'~st
pas malade, seulement il y. a deux
dames qU'ene pr~fèe
ne pas voir. VoilA une hQure
qu'elle sopt Jà, elles ont essayé plu de cent chapeaux et nt. nt pa encore déCidées. On les connaU,
cc sont deu. craml?0I).•• dont personno ne veut plut
s'occuper.•. Je vais pré"enlr Madame.
Elle s enfuit en .,riant, ot, très vite, revint.
ui re,mademoi ol.~cCa
son bureau.
a
C0Up'
cœur b~t.l
je me untis trl/o'l
Bi f9ft qu il
�,',
tA TRANsttlcr
}. \1 d,"')lI~
de not r~' enlrcticî., 1\1 1I1L' Clari nc étai t polie.
m;lllltcnant elle devcnait insolL'llk.llne col,\rc ~ul'J\!
~'.:mpar
de moi, 11 me semblatt que C\!tte h:I1\1l1e
non seulement m'immltait, mais insultait mon p l' I'e,
ma I11lère, tous ceul\. que j'all11ais. Brusquement, je
je réponIlle kvai, ct d'une VOIX qUI ne tremblait l'Iu~,
Li~
il la modiste!
- Vous pouvez être trall(\uille, madame, V/ltre
VOLIS dire, Jusll'm':llt,
i"L'lure scra pavée. ,Je vel~a;s
ljll(': nous nOlis" l'Ionni'll',s de IH: pas l'av'lir Cllcnrll
reçue. VeUIllez l'env,Iver à notrc 110ll\CI1C adrcssl.!,
'llll' voilà, ct dè~
',t'e ma m"rll J'auril \'ll'lfi0e, di("" li , ' sera rt~f-léc.
J\lnn Hlr, ' n1l>~
ton, en imposèrent à cette mal'·
chande; immc(iiatement elle l' 'deVint ohs"qleu~'
cl
slIurit en Ille disant:
- .:vlacle01olsclle de Ba ~-Mcmil,
vous ne m'aH';
l'as CIlI11I'l"lSC •.•
.le Ile la l'lissai pas achever, je ml.! dirigeai l'L' l'>; 1;
1'"l'Ie, cl m'en allaI sans la rl.!g(~de
Dans I\:!s salons Je retrouva! ma petite VCndL'lS~
qUI, ~entil1,
me recondUISIt.
.\u has de l'escalier, Je me ju~eai
ridicule. Somlllt;
)outl:, \:cttc remme étaIt dans son uroit, manljlle
d'0duealioll plut()t que vraie mé.:hanccté. Entin 111<111
cllgucll, mon stupiuc orgueil, venait ue me f'el'Ill '1'
une porte qUI, si i'avais l'té plus habile, aurait l'li
:;'ouvrir devant mOI.
[~l
pourtant,malgré ces raisons très sag~",
je n'ar.
rivais pas à rewetter mes paroles.
Non, Jamais Jll n'aurai ru obéir à cette Mme Clarine,
me rlll:r à ses rantalsles, m'entendre cntnmûnder par
(étte femme grossIère, au slhlrire méchant. ,1 e fl!\'ovai ...
Il: f-lCsle insulent avec lequel elle avait rl.!n\'()y~·
1;:
petite l'endeuse. Moi, je n'aurais jamais SUI j1r,rté
cela. Alors ... Alors ...
Le \:œur ,gros, Je marchai, ne sachant pLus ce que
le dL'l'ais faire, me demandant où je devaIS all(:r.
En q uittantmaman, j'étais d~clée.
D'abord Clarine.
,:>lIis, si je ne réussissaIS pa , Renoll. , notre coutu.
riel'. MaiS mall1tenant, j'hésitais. Chez Renoux il me
faudraIt suppNter les mémes humiliation . Là aU~SI
nou-; avions une facture très important\:! 1
U ne détresse affreuse :l'empara de moi, détresse
f'hvsique et morale. J'avais à peine déJcuné, et.
ma'lgré mes soucis, j'avais faim. J'entrai uans un
patisse r ; , ~t,
tout en attendant mon thé, je réfléchis
!l'abOI'
~savi
de me persuader qu'auiourd'hui
l'~ ne rou~ais
p"JlIS nen flltrc, el que ce scr;!-t sa~e
de
l''I!lfllll'l1
Al.m~\)
.r
de tnl\mll.l1.
ee uon' "her til l .1l\pê-<.!ha d~
pri:1I
J'rendre le
�LA
TRANSFUG~
TramWn\' 'lui l'J""ait devant la l'atis~L"e
et qui me
ralllellait , iredement il lu l'CIl''I'lll de f"mille .
.\Iam<ltl . .1..: voyais SOI! visage ravage par le ..:h,lgrtll,
1': p 'lbalS qu'elle n'avaIt plus tin <,:0111 Ù ' \le 't, qlJU
il: "'llr même il lui faudrait "'ul~
.. rler [a ":\I'i~lt
1l1di..:r01e d..: <':C!i 6tnlg~r.:,
':"l1tCI.~<
dl! l'"U\'' Ir
de\ i~agl'r,
t\lut a kur ai~.:,
ul1e <':llllltessC ruinct· 1
.\1 <1 111 a 11 1 Cc O1ot-I;II1,C p()us~a
datls la l'lie ct, 1 r,·t"
ks humiliations qui m'alll'IHh1lcl1t, j,: l'ris
;1 .I:n'p~l
le: ..:hl'lllin <lui .:cnduisait ..:hez
Rl'1l0\l),.
l'arrivai Lll!vant l'hotel du l"ollturi 'r, il: ,
,\\Itll:; encombraient la l',,rl<:. L'ide'.' de rencontre!'
'Iuelques-unes de tn..:s amies me fut si Jesagreahie,
' 'II': i..: res\llus, il11mediat":l1lenl, de n' l'as t..:s r..:cnnmlltrc ;,1 j',!'..:rn;(:re Pourtant, j'etais 'n..:on.: unc f..:mmc
.lu monde!
Tranq\lilkment, sans la Illlllnurc " n~(Ih'"
apparente, J": 111\lnlai l'escalier, ..:1, au haut des Illdr":;1\!S,
JC demandai au groom:
Llr~que
Savez-vous
~i
M. R..:nou\ est '\(:<I~é
?
Surement qu..: oui, madaml'. L'après-midi y n
l'as de chances qu'il ne fas~e
rtc\1.
- .\ qm'lIe heure sera-t-il lihre? J'attendnll.
- Faudrait demanùer ça aux vendeuses; 11101,
l1e suis pas.
- Eh hien! p<lurrit'z-vous pner une de el'S dl;ll1\llst.:lle!' de \'cnlr me l'arler .Ie ne voudrais l'ilS enlrer
dan~
les salon:,.
EI~,n\
1..: ;.:wom me regarda, l'UIS il me dit en
"OU na nt:
<,:a m'est défendu de houger d'iCI, lllillS lant
pis, j'\' vais.
'
<)uelques secondes al'r~,
tout cont..:nt , il rClinl
~ . .l'ai cu de la veille, J'ai ren..:ontré 1..: patron, 1'lui ai ra.:onté elu'une dame v<llliait le \"ir, ct, cnlHl1lt.:
qll'ell..:
ça Il'alait l'as l'air de l'emhall..:r, (ai aJ'l1~
é tait jeune \!I lotie. Alors, il va vellir .
.le rouuis clupiùr.ment, la réllexloll de Cc gamin Illc
déplaisait.
Très emhars~
de ma personn..:, je r..:"tai là, un
long mom..:nt. Enfin, M. Renoux parut.
TI me reconnut toul Je ~iUtc
et, respccluèuscment,
s'inclina devant moi.
_ Mademoiselle de 13ois-.\'1esnil, fil-il al\:": surl'rise, vous m'avez demandé, m'a-I-ol1 dit -:
. .le ha lhutiai :
l, ~
Oui, monsieu r, jc voudraIS vous racler.
- Voulez-vous m'ac..:ompagner dans Illon Dureau,
m~deois\c
Cro 'anl
.~
qll'il tûtail (ral'cr",.r tOIl" l,'s <.,;\ll)n" l'
ventc, j'!ic!>itëis .. l"él'0llJI'1::; a.lt'rs Il <lll'Ut a:
�!lb
kw!.
TI ya un
~tilge
à
mOQI.!.)r, 11Ial!> -:c
n'c 1 \,.1:> biCA.
.k :--ulvis le cllulllricr. (,ell.: loj~
il' fallait cn jinir,
d, (Ive," 0nergie, cn pentiall\ Ù mama1l, je gra,i., l'e~
!ter.
Devant llloi, I\\. [tcnou~
,mvrit \tne porte, l'entrai
dan~
lin juli bureau, meublé avct' HOllt. TI'L~
empre, :-"',
" m'avança IIll fautellil cl, dl'houl, dl:\anl la -:l1l'minüe, le!i hras -:roisé~,
il attelldit. ,\Iaib c·"mme,
Illlimidl:e, io.: Ine laisais, il parla:
- ,J'e'lI'l:l'c, mademoiselle, que .\llI1e la -:1lJt,·~e
\';1 ,lUS, i hien que po,.,,,iblc .\ '1 Ill' sU .ant':: ne sc
r.:!.scut pas dei:> p':njh~
lIlolI\ent::; qUe ~()uS
vcne/.
LI' traVel', el' .
•\ \ec dc~
milis poli, je le 1\!111 ·n:lai. Puis, me SilOIl'Ilalll de Illon 'Ivo.:llturc ..:hel. Clarilll', ie Jugeai l'rlldl'Ill d • l'UppCll!r la Il''\<! lJUl' 11011:-; llvillns chel. lUI
- ,\l'lIlsieul, di -jl', je !:iUI~
\ellUe VIl~
voir l'" li l'
l'Ill, iUlI!'s rai"ol1s .. , d'ahord ~l-:,IS)
de Ilolre ra":lul'e,
.I" \,,"lai, sa\'oir ,j '''li'' l'ulcl. rellli:--e .111 liquidakllr
"II ,1 '"lIb [ln'J', 1'1'1. que Il'HI'' \'\'11
la 1'1', 'lions Ih.lIS1I1,"ll1es .. , ell vou:-- demandanl du Il:mp" ,
1/'"~
"'"fI'air 'S, il !roUV.L Ill?, dt'malche toule
n.tlllrclk;
-
(.e que "011::' dé:--irercl., lIide1~t;.:,
lIlai" je .:rlJi~
qu'il est prt'furahle '1"0.:
jL lellh Ill! -:elle raclure;llI liqllid.lteul', à 1lOin~
que
,,," I l ' vou,> \' \)pl'psiez, t.:\'::.t t.:t: que je t.:ompte t'olire,
le 1l1'illt.:lin'ai, t.:dnsentnnle, puis, hiL'1l "Îte, <lVc":
-:tlllr.tgl', j'ajoutai:
- ,Ill v/luai~
<Ius:-oi VOliS demander, IIl\1llsieur, un
,1\ i , un t.:IIllsL'il, V"us ,.l''CI que I11PII pèle ('~t
111(1rt
l'Ilill':, cl que dl' Sil ;;rossc fortune il ne nOliS reste
riell, ,le .... uis du nt.: rOI'Cel' de gagner ma .je. Or,
\l'ayanl aucune di~pl)on
l'our êlre inslitutrit'e !tU
deolOisellc de compagnie, j'ai pensé que le commerce
L:lait, pour une femme, un dubtluche aus~i
hnlra~
ble quI,; beaucoup d'autres,
].'I:tlll:, M. RenDu:\. appuya:
- Î.ertainemenl.
Mais mulant en Eni!', tout de suite, j'ajoulai :
que VOUs l'()urri.eï., peut-ètr(.
- Et all,rs j'ai 'pcn~é
l11e trollver une SItuatIOn dans votre l11atSOIl. Je parle
!';I1~lais,
l'allemand, je suis tr!;:) adroitl'; enfin, j'a:
heaucoup Je bonne \'010nt0, cl je ne demande qu' ..
travailler.
Î.ontente (1 avoir dit tl)ul cc qu'il J'allait dire, jL
l'0us!iai un soupir de soulagement et j'usai !'e!J.ardel'
111011 interlo<,;l..··cur. TI s'C'lait assi ... Sllr IInt: 'hal:>":, en
1:11 t' d,' llifli •• ~(.
1ll0q1H'UI', il ""ri,lil
.k dl'll n;11 ~; ['CplJll t;,
1I1l
/
'lIi~,
.le
ra;tl
�L,\ TRf\ 'SFTT _E
.,.,
1
lIlÎll, elle, fit-il, j'admircvolf.:,11,,-,ti'l', m31S
vIltre jeunesse, v()tre inexpérience, VOliS ûmpêcllf'lll
tic \Olr le inconvénient'; de. vntre proje!. POlir reU,> 11'
dan ' le commerce, pour en slll'pori l' lI!s dés:1t!r,'
111<:l1t .1('.' ennuis, il Caut d'ahord un ,'aln.:t~I
trI.'
,\l,1
J
l'~.:ia,
,t puis connuill'l' cc milieu-la, y ;1\"1111' c1l:
clcvL'c. On nl' s'improvisc pa~
e')1l111lcrçante du jour
III Icndel1lain, :-\lIrtoul Inr:.qllc \'olt'e cducation nt:
-illiS y il IllIlkmcnt prepurGe.
(,o111prenanl Il' l'l'fus qui sc cachait SOLI" ces l':lro!cs, l'1 pensant 'Iut' je n'aurai plus Ic Cflllrnge d'allel
t'rappcr à IIne autrl' porte, j'implorai:
_ ~l(nsi!u',
je vous assure que j'ai be:ltlCllUl' dl'
honne volonté, croyez-moi, .Je suis jeune, je \iem;
d'avoir vingt el un ans. Eh hien 1 à ccl age-là, on
peul encorc ô'll'prendrt.', ct V!lU~
verre7. que je saurai
apprcndn:.
Celle l'ri\:l'e semhla ém,uvoir M, Renou\.
Plus rami 1ier. déjà" patron ", il consentit ù di 'cuter
_ Coml'rena-moi, ch0re madeoi~l',
je ne
dllutl' pas dl' vot l'l' intelligence, Je votre l'ltln YClllloir,
Illai' l'bel. mni, que pourriez-vous faire '~
EmbarraSSl'l: par cetll: que~tin,
je rérondis aveC
hGsit:\tllln :
-- .Il' ne
~ais
pao;:, je pourrais peut-ètrc m'occuper
des ,"trang\:rcs, jl' parle tr\:s hien l'an~i<;
ct l'.'ltlcilia nd.
_ Ici toutes mes vendeuses rarlent anglais, ct
l'all '1I1antl n'e~t
rat; nécessaire.
_ Alors, je pourrais urveiUer des O\wri\:f<'s, "Ire
Cllntremaîtresse dam; un cie vos ateliers.
_ Chère mademoiselle, regardez-vous. Avez-vous
une allure qui vous permette d'être contrcmaltresse!
Les oU\Ti~rcs
ne VOliS écouleraient pas.
Désnlél!, je me tus, comprenant que c'était fini l't
<]lle U, non 1)lu~,
il n'y avait rien à espérer .
.['allais me lever l'our m'en aller qU,lOti. à ma
!!rande surprise, M. Re\1oux reprit:
_ :\tndemoiscl1e, <.:roycz bien que je \'oudrai'
l'0uvllir faire quelque chose pour V(lUS, mai, je \'ai>;
'\tre très r~nc
.:t l'OUS expliquer lec; raisnn s de me'>
hésilallllns .
• lkruis qUlOze ans, je suis propriétaire dc celle,
maison, et depuis quinze ans bien des emrloyées
onl passé chez moi, Plusieurs étaient de~
emmes
lu monde que des déboires, des malheurs, le th:o.;ir
,le g-<.q:~ner
honnêtement leur vie, m'amenaient. .le
'ous assure, cl cela je vous le dis en toute franchise,
luc:une de ces fem~-Ià
n'a ré<.i<;tl' l'u,ier~
mnio.;,
Leur santé en étaIt snuycnl ln cause: cc sont de
flld('c; jOllrn{'ec; d(' nCllfhenres dn mnTin à hllÏl hf'lIP's
�L'\ TRANSFUCF:
Ilu <;oir, et l'endanl «,;'· ... II'·llll·:; 1:1, il fJllt l'Irl' 1,"jltr~
"lil/anle, d L'l'Outei les hêti 'l',", '1"C dl'''; l'll('rllc ,
1,lil s tin mnins comme i,l faut, l'IIU'"' déh,itl'Ill. L,'.
~'ml\cs
du monde '1a, Sl' ["nt l'a..; ù cetlc Ill'-hi, cl'" ,
~flgcn
au passé, J'!!" ct)llll'"renl au l'l't'sent l'l, 110
Il Il 1: Illl
1'<Juln', ac;c;eptcnl n'lI11pllrte .. , 'lui, 1"'111'
:,'ll'oUVer leur aisanc;l' "'UUlrl'lll;s, It:i, j'ai déj:1 III
cpla hien so\ll'C'nl.
l'l'l'S'lue l.:aiemen(, je di ... :
- .Je me' porte (ri.:s hien, el puis j'ui heaucoul' dQ
COli rage , ])'ahnrd, Je ne vis pas scull', j'ai une mamall,
fill'l d':licntc, qUI ne pelll l'as sc pas~ertl
mes soins,
1'0111' l'Ile, je travaillerai. l't je ,'ous a<;sure, monsieur,
'1l1C je Ile penserai qu'à l'Ile: ,
,
Ch"re la~jem\s:k,
III-il e,n souriant, Jl' ','udr;lI~
'·illl crOire, mUIS tant d" Il'lIn es filles m'ollt
d"j;l dit cela,
, ,
- Si "OliS "'Hllel, rCI'I'I'i-Jt; a'·cc; entrain, IlOU S
l'0urrii\ns C,",SU)'l'l' qllclque Il'l11pS,, (ln mois, deux
l11ois; al'rl:s, SI \'~lIS
trOIl\'ez 'I" ' Jl' ne l'nus rend"
allC;lIn senice, je m'en iraI.
Ces dcrniè'res p(lrnli.!s Illi ['llIl'ent; ill'arut mnlns
hl'sitanl, ct moi j'~l"ais
,Ic JlresL'I1\n~
qu'en (;e
m"ment Illon n"l'n!!' s~ JOll 'lI!. .Il' Il osaiS l'nt'Icr, je
Tl'"sais hOllge!', L't J'a\,;\ls 1111 l'CU J't'u!' dl'" illois q\le
j'allais cnte\,~r
1~lfi,
;'1"';-'; lIll long silencl', ,\1 HeTlPli.\' l11e
dit:
- :-,nit, mademoiselle, cetle fnis enCo!'e il' vais
"'Sa\', r de faire IravaillL'1 \llle femmc tlu monde, ,Je
"'''1,> av\ltlC qlll' je n'ai aucunp cllnf1ancc dans cet
""ai, mais l'IlÎsque "nus scmhlez tanl le dl'sirer, Je
'1(' '.l'1I:\. pus vous Ic refuser. ,
Fil ~nlcdat
c~s
paro!t: Je n'érrouvai au(;une
l"if.', ;\1111, mainl,e~t
que j~ lllu,chais au I~ut,
j:élals
!:lc he "ev'anl li: lait accompli, ct Je reg!'c'!;]IS délit ma
111>er10, }l. Rennux continuait:
- Vovon". vou leZ-l'Otis commencer tOtll de suite ')
.\lf\US sommes le ~:'1
aujourd'huI, l'oulez-vous entrer
le l'remier? Pour débuter l'OUS essUIerez de mus
nêCllpl't' de la vente, c'est (;e qui est le plus facile,
d li r('st e, je l'OUS recommanderai très spécia lem cllt
il Ill" première "cnde.se, une charmante femml
,l'espère qu'elle yC?us prendra en amitié et qu'cil,
,nus aplanira les dJfficultés du commencement. Moi,
p"ur cela, Je ne peux. ru>:; '·ous être uttle; ces qucs,
tion s de détail, Je ne m'en occupe jamais ... l\IainlL:
nant, pour leo 'lppolOtements, Je '"aIs fall"c une excep'ion cn ,"otre 9veur. Toute vendeuse qui débute ici
1 cinquan'(' trancs le s premiers mois; vous, madenlf)ic;elle, Jl' ,'(l U S donnropü t::en( fl'ancs, et si cela
.•
�l.A TRA'l"Sf.'t.
ror:
mar'll" hien, Je lilliS illl(or.:""el',ll 'III' l'~
','nlt'o;,
\ oil,i 1(1\1\ l:': qUL' je pell,' L.ir "
1~
di an! cl'Ia, il Sl' leva, Je ":t\lpri~
qu.: Il' dl'lalS
m'l'Il aller
ITlllnt"diatem0nl je pris ..:ongé .le lui, 110n san'!'
l'avilir l'ivemen! remen;i.:-. Somme totlte, cel !1'\lllnIC
11<111 l·t':' Irc's hon 110ur moi.
,k descendis l'escalier. Au premier je retrol1\'li k
~r"l1
qlll Ille sourit malicieusemenl, mais, Clll1lnH
il' ''l';ltl''Hl'' n'L'tait pas loin, il ne Jit aucune r':-Ill':\i li Il ,
Dehors l'all' m'étourdit, j't'tais fatigul'c d je Il'<lvai,,
pliis qu'tin d':-sll: rentrer, pour rl'Irouver maman .
.'l'avais soir de lendresses, je me sentais une amI.: de
l'etite fille, ct celte petile fille demandail il ëtrc .:ncOIIragée, soutenue.
Dans le tramway (\11l m'emmenait l'crs ellc, le
l'ensais aV0C joie qi.ll! )'allais la revoir. Elle serait 1;),
dans notre j)ctile chamhre, m'allendant, snng0anl li
sa grande fi le; di.'s que J'ouvrirais la porte, scs bras
sc tendraient. Pr:'s d'elle, je m'agrnnuillerais, 01 <ur
s~
genou:>., comme lorsque j'etais enfant, je po~el'ai
ma têle. Lù, tout has, jl.! lui al)prendrais qu' dans
l:inq Jours sa (ille serait l'ell Icu·c chez Ih:nou \, 1'0 li l'
né pas lUI faire d0 chagnn, le lui raconterais que
êelle Hltuation me tentait, qu .... t'ela l1'am~it
t1'l'I'1 rl'r
dao-- cette mnison. el qut' cette nouvl'ile vic nc m't.:·,
l'rayait pas. Enfin je me dIsais que, pnllr Il!' I)as la vllir
ple'urer, je saurais mentir ct lui l',H:!1er 1111111 afl'rclI"e
li'::se ·pérancc.
DCI'ant la pension Je famille, Je tramway ralentit,
le d0se0ndis si vite que le conducteur maut;r6a cont re
l'ImpruJenc'e des Yo"a!.!curs, l'uis, je grimpai le. trois
('Iages. Mon COllp <'Ie sonnülle Impatient fit "cmr
immédIatement la domestique, La porte ouyerte, le
Iraversai, en couranl, la ~alc'i.!,
puis le Innli coul"il'
sombre au bout duquel ":tait notre chambre. D'une
main lrcmblante je tournai le bouton, 1léla<;! la l'il:ce
l'Iait nOire, vide, maman n'était l'as là!
Brisée, ft bout de forces, le me laissai tomber sur
/unique fauteuil de notre chambre ct comme un l'et it
enfant, je me plaignis:
- 1\1<"11an, maman, pourquoi n'es-tu pas là?
IJongteml's l'ai répété cette phrasc, anl'antie raI'
mon chagrin, n'~at
pa. le courage de réagir, Mais,
lout à coup, j'al entendu marcher dans le couloll'
alor! j'ai cu l'l'ur d'être surpnse. Vite, je me SUI:
redlessée, prête à ouhlier ma peine. i maman m'0m"'rassail avec tendresse.
C'était sculemant la femme de chamhre. clic rn'al)portait une lettre de Mme Durnal.
Celte amie me nrç.I'('nait OlI'~nt
trouv.:' ma mhe
�triste, t\le la gardait il dlncr, Si Je "-oulais, je
pouvais aller les reioindre"
.\lICUII mot alfeetueu.· n'accompagnait cche invita·
tion; aussi je Il\: l'acceptai pH', ct je dînai :;cule
arec les :\m0ricainc!l.
Mon \'isat~:
p;ile, vruuncnt l1!conais~b,
11,)111'
IiI san!" doute plti\:, car clics \)rit\:rL'nt de Ille regardel
.:t ;\ la fin du repu!'!, gentiment, l'une (['clics me
demanda de venir au salon. Naturelkment je rcfuRai, \
mais cellc sympathi.(' me lit du .bien ct, plus caln1l,
'Twins désespérée, JC retournai dans mn chambre
pOUl' attendre ma TIl<:rc.
glle est rentrée, ellc m'a grnnd{:c dc ne pas ütn.
vcnue e!lnul' chczl\tme Durnal, j)Uis, ~an
. me demancler cc que j'avais fait tl,llltC. a jOI:r!ll'S' elle s:e~t
CouchL·e. Unc a!lreu~c
mIHnlll1!.: la lan,alt sOllfTl'lr ...
Moi, je n'ai pa~
~al
il la tète, ll1<\iq mon crcur est
bien malade, ct nen ne peut le sOla~cr:
ri.:~
\1a mr.·rL' sait, je lui ai ?ppris que j'entrais che!.
HL'nllux. Cette nouyelle lUI a cté tr,\::; désagrcahk.
1<:11 ~(lmcs-nou
'Iù, m'a-t-elk dit, ct li·, peu\-In
'):1<., t rOllver aulr.:: chose .,
1
•
\rcpont
.
tl'e, Vit ' elle a ajout "
1':1 eomme Je
laI'ct'
at~"
\t' voir rrendre une place de
- ,l'aurais prét'c~
!t:trice (lU Lie den:olsel1c tic compagnie, ce sont de~
.;hnscs que des femmes de noIre monde peuvent
t'aire; mais vendeuse, chez Re!1ou.·, notre ancien
clluturial Non, Régine, tu n'as pas r~nécli.
Ces paroles m'agac<:rcnt ct me firent de la peine.
- Ma petite maman, repris-je affectueusement,
!nais avec f~rleté,
c'est une chos~
dont je suis seuIl
Juge, .Je prefere, de beaucollp, etre vendeuse, qUl
Ipdrice chez l'Américaine cie Mme Durnal. D'ull
d')IL: il Y a de l'aven~r,
de l'autre, rien; ausc;i, je n'ai
pas hésité et c'est fait depuis hier.
- Comment, tu t'es engagée sans me consulter!
s'ccria-t-elle avec 6tonnement.
- Oui, il le fallait hien. Nos ressources sont r(streintes, ct ie devais commencer à travailler immédl<l'ement.
Plus doucement j'ajoutai:
- .\laman, j'ai besoin de beaucoup de courage.
'cu\·lu que nous ne continuions pas cette discu<;"ion'~
EI1..: m'est très p0nible.
~
Tu Youtli~as
que je t'approuvasse, reprit. ma
mi.:l'e avec t:o II.! re, ~on,
eela ne m'est pas pOSSible.
,"lme DLlrna~
m'~valt
pr~venu
de tes idée", mais je
t'avoue que If'; n \' croyais l'as.
�L.\ 'l'UNS1'
Uli~
').
\\l1t: DUI nuit ..:' IWIIl me fit .:nlpr'd~
'Illu j,01l1
dil>":\Is~on
cluit inulilL:. 1Ilcr, pun,
Il.. Inomcnt tou1l;
d,lIlt plu, icurs hcuru ... , maman UvUlt I,;uu>:,-' un:..: ~pr
an~
moi, pourtilllt la [ll'lll..:il'alt.:
'nlt.:rut.séc. ull.;:. avaicnt d.)ôdé cu que Jl! dc\uis l'i1irl',
Et voilà 'llIC, sail' IIÙICUlll1l'r .le leurs ba\'rdilgt.:~
san lellr I.lt.:malldt.:r c;'I1'iei l, j'avais agi ct !'.IVill'>
n:lIssi. De ct.:la, ma ffil'l'C, je C"nis, m'en "llllilit. l'l''''
f"ndéI1lt.:l1t altristl:l', jt.: mt.: I\lS; à quoi bon rL'pI1l1c1rt.!?
Mon silunct.: uxaspüru maman; ~1l!'\
t.:l', die n'pril ;
- Alurs, tu Ile veux pas renOnCL'r Ù Ccl te id')L', tu
IICIIS il devcnir une ..:ommL'rçanll; 1 Tu 1l~
le rcnd-;
l)oI~
complc qu'en agissaut uin"i tu quille," Ilot l'l'
monde. pour toujours. C'est une chose qu'OJl I\~
rait
pus 'ans r":Jléchir.
- Pour vivre dans notre monJe il faut dl..
{'tIr·
tune, ,t nOliS n'lin uvpns plus.
- C'e 1 pli siblc, mais tu pouval:, attcndr\'.
- A ltul1drc quoi-"
Maman fut l.!Iba'rist:~·,
~lmc
Durnal'ne lui (lI,lit
l"lS préparù eetl!.! rel,pns!.!.
- Entin. reprit-clic, tu Ill.! te l'I'COCClIl'!.! III d.
Illon 1I1'::..:untcntemunt, ni de IIlCo- dcsirs. Vrail11L'lIl,
I{é~inc,
je crlya~i
que lu !ll'aimai: mleu, 'Ille ..:el.l,
ct q1lc pOil\' tOI le cOlJ1pla\. plu~.
'
Ce ruproche mc fil mal. si ilia 1 'Ille Jt.: m\'~cria
;
:\lal1lan, oh, mamanl
'
(:e eri :,ind'r<J ûmul ma m"re; il1capahlt.: d rail·
cune, die III l' tenJil les brn .
Je m'y blollis, heur!.!us' de cdtc clreinle que,
kpui hier. j'é11'uis tanl Jésircc.
.
j tnintcnant maman pleurai!.
- C;1lpr.!nd~-moi,
ma ~randu
Heginc, je ne t'iii
,);l~
dit cda pour te faire de la p..:in!.!, mais je 11t.:
!'"UX pa~
m'imaginer, je ne peu:\. pas croire quc tni,
'1lU fill!.!. tu vas être employée, vendeuse, chez Rcnoux,
I.ui J'abord, puis tant d'autres vont se croire It.: droit
de te parler comme à n'impvl'tc qui, Cda, pr()nH~b
moi que tu ne le supporteras pus Or
Cct enfantillage me fit sourire: Jécidémt:nt ta l'I~
'icille dt.: nOlis deux, c'est oit.:n moi .
.\laman mt.: demanda encore:
- Régine, est-cc que tu vas ëtre prisc toute lh
Journée 'r
- Oui, Je neuf heures du matin ù huit heures du
soir.
- 'Et lU c10jcunera!'\ là-bas?
, - M. Renoux Ilt.: me l'a pas dtl, mai, je le SUpO~H;.
IllI'S, reprit·clIe, Je serais (oujours seule l
llcsserrant son dreinte, plainti""'llh'JlI, dlr ;ljllUlil;
Vraimen1, 1\1 m'abanL!/,nne::'t la ne ['<'\1" L'a!:> le ni!;:)".
.WIll; ut Cil, l'mblt.:,
:.1
�.le qumai Sl'~
hra~,
désolée .
.Jamais ma mi:rc Ilt! comprendrait quo.: c'était à
"Ill sc d'clic quo.: j"II'a is pris cette situati(lll.
~IlUS
111' parlames Ilus dc I{enllu)., ,1 qlloi bOl] >J\.:
Ill..: Il~
à rang..:r notre chamhre, pui~
jl! demandai cc
Ill l'elle comptait faire cet apri,s-midl. ,
.
•\ Ime nUJ'11al ven,lIt la prcndre, el es slIrt,lIcnt
l'~eJ1bk;
,Llurs je lui ili,,:
Tu n'as pas b~soin
de .moi, llHII.llan:
l'\OIl; Il laul hlcn que le l1l'Il"hltuc ù m..: passt,!f
'1(·
1111.
I.t: dll"11I1Lr ,,,n nait.. ce fut Ulle h..:ureu sl' di\crsi.on,
1n1l111'dJatell1el1t <tl'n's k r,,:pdS i\1t11e l)urll,tI arrl\<1,
1':lIe t'ut tendr\.: a\'ec l11a m "re, Iri', froide a\"c Illlli;
mumall parll! "un" me demander cc qllL' le '1l1111"
lai,> faire.
Cette indllTérence m'attrista, )'aV,lIs t<lnt espl"'';
pa!';'cl' nl<! dernll:n.: jOlrn~e
de liberté seule al't:c
lI1a m;'re, J'errais dans nlllrc chambre comme ulle
alllc en pcine, Ile ,\Dulall.t ]1U,S pel1sr'.~:aynt
de Ile
' H' 1,lcllrl'!'. .Je m arrelal pr..:s de la lL:netre, un tout
l'l,tii l'ily'! , Je s,nleil. ~Ivait
réus"i ft p.as~er
.dans la
,,,ur sombre Cl ,1Iil\lll.l:. Sans dOLlte, il I,IIMIII heau .
.k lll'hahill;11 el '-'l'lIS.
1 ,11"1', IIne déltclells\..luurnct.: d" ;ll,:i, l'ne de ccs
'"I/Iïll'C" tilt il vou:, ~cl1hk
impos tii ble d'être tri~ld
1':ll'l, t dl' sldeil (lU de l'rtl1lel11ps, 1l1ai " je Ille selliis
II\"ins malhcure~.
La blnldcne de lIlaman nl' dure[',Lit I)a~,
cl1el..Rcn o ll\, l,c rêl~:-,i·a!
. .J'aVili ::. a pa:o.:,,('['
qu,'lques .ann,ees mauvi,~s
maiS, a'pr;~,
Il; bonheur
l'" lendralt. I<.t, consolee, )e n.:gardai':' autour de l11ul.
Les arbres avaient Ioule" klr~
r l1ie~,
les femmcs
me ~emhlaint
t'.ILl.te:- I(le~,
ct les bébé:,.,. que I.e
crPlsaiS, me SOUriaIent gentiment. Dlcll, qU'II fal~
beau!
.\pri.:s avoir marché un long m()ment san~,hul
je
l'cnsais qu'il fallait profiter de ma dernière jourlll:e
.le lih,'rl\! pour aller au cimetièrc, 11 ~Iail
dc bonne
heure, 1,) résolus de m'y rendre à pied. La roulc ~1,lÎt
l(lnQue, mais )'avi~
dCl'ant mOI toute Ulle jl1urnét:;
manHln ne rentrerait pas avant le diner.
\,e 11I.!1. en l'air, cherchant jc nc ~ais
quoi, je pri '
l'!ll'min des écolier ... .Tc voulais éviter le ' rucs
""l\1hn:s ttt 'tmile , "ù le menelllcu\ s1)ll;il ne l'l:nlIl'ait l'as. Les ~ral1es
aYenucs biJrclées d'arbres, où
1\111 pou\'ait marcher .. an., ct rc b'lusculé, m'attirai<':l1t;
lC les pns il la suite l'une de l'autre, trouvant un vériable plaisir _~ "Ill.: pro~l1":e
seule. Près d'une Iwrtc,
le temarquaf JO 0cnlt:<l1l CI m'arrêtai .immédiatewcnt: • Vetil ;]l'p;lrlem"nl ,l louer . _
Je re~;4d.ü
la rnai~"l.
l'\1- l't~
dl' li ,;s ~ifJ1,lt
�.~
Jl?part:~e.'
,
les fcn:.tr~,
larg.: pr"l'~t.i:
d.:s
Je pen<;ill il notrc chamhr,' :tctuelll',
SI triste et si sombre,
J'entrai cheZ la CI Çlt:rg~.
I:appart-:m-:nl "Iait dt,
<lIHI1ZC c.:nts franc;; •• lU cinqul\:me, librc en JUillet.
':t1on, "aile à manger, deux chambres à ~,)uchr.
r:t comme JC demandais ,'JI \' avait cabinet de
toilette ct salle de bains. la cnncierge, avec U/1 h"l
pl\:~eC;
clare~,
gros rjre, . \~cria:
m(l~
-- Nf.n. mais, mati ·IlJP~ck.
faudr'lll pcut-ëlJ'c'
'IUt.: pour C~ l'rix-là on vous don nt.: • une. ascen~uJ'.
Pense/. donc qUe VOLIS avcz cinq i'enCtre6 ~uraVel1',
et lIll grand balcon. L'':t':, av.:c les :II'bres en des, ou:;,
c't.:st cvlllme si on était à la campagne. C'est magnifique là-haut, v(lu.:z·o~
VOIr'
'
.l'acceptai, ct, dt.:rri0rc la concierge, un~'
bllnll'
gnlssc m0re qUi montait aVec l'cine, je vl'lnlpai l'c '.
l'alier. Sur cha lUt.: palier, l'our rt.:prendre haleine, la
ç""'cierge s'arn:-tait ct me vantait sa maison,
- Une maison 'ii hien ha"lt0e, mademolsellc, "ù
on ne reçoit pas de femme seule; aus~i
une f"is dl:\
heures tout le monde est rentr':, Pas le tnoindr.'
hrUlt, on l'eut dormir sa nuit cnti,:re ~ans
ètre réveille
I~t
puis,c'est un qual,tier tranquille, où Il n'y a JamaIs
d, vilaines histoires
Enfin nllUS arrivame!'. L'al~rtem.:n,
l 'etit, malS
~,:ntJI
me <:éduisit par sa situatinn .
.II' donnaI CInq fr:tncs ;i la o.!nncierge 'lui, ravIe dl'
o.!l' pourbOire, me prlJlnlt de ne l'élS tRin: v,,,if/'I
l'apparh'mcnt pendant deux jo~rs.
hellors le fis des c:tlculs: qulOzc cents franc~
pOli 1"
'c Inyer. rUls l'achat de~
meuhles Indispensabk".
(Vec trois ou quatre mille fran~'g
nOLIs pourrions nOtl
installer. Nou~
avions diX mIlle francs devant nou-,
,'allnls gagner cent francs l'al' mois; si cet appanement plaisait à maman, il serait sage de l'nrrêtcr.
L'idée d'avoir de nouveau un cllin ;\ nous. un coin
qUI ne fût pas une chambre d·hôtel. m'enthousiasmait, ct j'espéraio:; bien que ma ml're l'ana!:(crait mon
enthousiasme.
Tout en pensant ù notre avenir. j'étal;; ariv~e
à 1...
10rte du cimeti0re. j'entrai, et. dès mes premiers pas,
,'éprnuvai une Impression tr0s douce. Là aussI h'
,1rtntemps avait fait son œuvre. Toutes le.s tombe."
;taient fleuries, les retites chapelle. pleines dl' Oeur s ;
les unes avaient (:1':: apport0c<; par des maino:; nlcuo:;cs,
les autres. le hasar,: les avait fait pousser là .... \Ul:U1:
mort ne sehlhlait abandonné. de simple: graminées
recouvrajent les pierres rongées par la mousse, les
ha.lustrades de fer, les croix roudl(es !,~\r
la rh1jl.
Ili!;p"rtuc;!lslent q{.u" 1,.. liflrre.
�LA TRJl.NS!,'UGE
L~s
.)iscuult chantai nt. Dans cet 'l\llroit silencn:ul!
:t tranquille lelll1ids tltaient nombl CUx; là, le ç;amin.
l'étalel1.t pas à crainJre, aucune !l1ain :-.ac.nl':Lic nt:
lIendralt prendre les petit.. Ali. ï lin dCVI!1JI.t ~U(
Jan~
cc t-lram1 <:lInChi·n.: I~s
01 'cau~
:it: .tIlUI.tlphau.!l1'
,vite. Pnrtout, près .le mOI, plu. hllll, l>1 10111 que ~'
n'était qu'un tnurmu.n.:, l'ent~:}\s
l~es
dl~nb
d'oi
seaux' concert eXL}tIIs, hannonlc lllvllle, Irl's consolante. 'Et vers la tumbe de Illon r"re J'3vançui. Elle/otall Il l'extr:mj~
du cImetière, mais le chemin Ill'
tIle parut pas lon~.
.
Dans Ja chapelle Je m'a~en()U1lj,
calme, résignê
climbicn dilféren!t: dt! celk qui, troi semaines aupllravant, avait a ..:ompagnt: ici mC:rm, la chère dé, ouilk
Cc jour-là, jl! n'avais l'as dc chagrin, J'':t<l; endormie,
Je vivais quelque alTrcux c,!tlèhemar q\li m'~JH)U\an
tait, ,t que le ne c;lJll1pren;IIS pas cncol'l::. Cette morl.
re deuIl 'urVCI1\l en plt-Ill bonheur m'<lvail anl!antj,'
A \ltour de moi ull s'étonnait de ma furce de ..:al.. \('t"re, cil.' n\{\n vlsa"e impassible Sil! le luel 011 Il'yoyait la trace d'au.:unc larm '.
~ans
avoir cc que le faisai , Ir 'S ùU cuveau Oll
'111 venait lie c\escendl'e mon p,~rc
j'al serré la main
il une fOllle d'ÎmhfTér nts que la CUr10sité ct pùu d(
flympathw avaient U!lIcnés lit; puis seule, refusanl
t:nerglqucment loute compagnie, Je suis partie ... 1~
l't n'est qu'en p~f!tran
\Ians l'he'ltel, qu'cn r.entranl
chez nOIl~,
que 1 al l'ompns que mon pi:re était mort.
En me rappelant cet '",rnble rclour, dans la petit,
Lhapellc, taniN, J'ai pleuré; mais ces l,lI'mcs n'étawnt
pas douloure.uscs. L'ame de mon 'pl!re était-elle trl:~
près ~Ic la l:l1I.enne, e~l-c
elle qUI m'a consolée 'r l':
ne saIs. MaIS le me SUIS releyee de cc prie-Dieu plcll1e
de c\)urage, prête.à lute~
..l'ai quitté le cimeti(;re.
l('s OI~CaL1X
chantment touJours.
Avec un tramway, j'ai rcgagné la pelHHon de famille,
maman aait là, clic a trouvé que 1e rentrais bien
tard; seule, dans cette chambre d'hôtel, ellu s'ennuie .
.),~i
parlé de I:appartement 9écoUl'crt, e~ pnncipe ~ela
lUI SOUrit; el.e a hate de qUItter la pensiOn de famIlle.
La Journée s'est achev~
très "ite les heures s'en·
tuyaient uvec rar!dilé: Cette der~iè
journée dl'
\ibt:rté, cette dernière J"Uflll::C Oll J'ètai~
encore un"
femme du monde, j'aurais voulu qu'clic Ile finit)amais.
De demain j'ai p(;ur, J)t.!ur de l'inconnu qUI m'attend
\'t.!lue d'une rpbc trb; !:'lInp1c, cUltf0c J'un chal'eaü
qUI Ill! m~
triste, le dé~espOlr
va gUlTe, je suis partie ce matin, bien
li? maman m'nvait I)Oule"ersé".
�P"ocfluil qUl je m' labillai
,~
l'l!=; rien dll'e, clio.: pl.:u·
rait. cl comme jo.: ne pou'lIis gul:r· In cO!lsolt:r, j'ai
. fait l)mblant dl: 110 pa"! m'en apen.:t:voir. Tout cn nIt:
on joli do;a"l~
d0comcllilfant, dans lugla..:c, je v"yai~
l'osé r,al" le chagrir.1. jo voyais ,t.;S lunnû ('1, il11pa •
sibk, JC ochoug\:HIS pas .
ris mn me'l"l', clic n'a pas
.\ton indd'ft::.rencc.l a sl!r~
c'umpri" <lUt: 1 jl m'approchais d'l·lIe pOlir la prcnd,~
dilns Ille. bras, c··talt tini, jt.; Ill' partirai_ p l~ .. l'a\i~
'1 peu de C\ltll\lge qu'il aur,lÎt sulli d'une' t\lute pctilu
..:1](1 l' l'our 111':- ratr' ft' 1 .1' lù, pr'.s de cc ht, CIl!
Illaman pleunnt,
Ces larm\) du ma ml:rc, j'en étais la callse directe
1;\ j d.~vina',
II." rnn!. 'lU,,!il l"vre'! n'" nil'nt pro-
111lncer.
COllllllurç,llll'·. d':ché<lncQ !
Voil;1 cc qu'clIo aurait \'olliu ml.! ,tin'; 1 Hli.' ['\llli
:1l: J'a!; ~n.t:dr'
~o.
li LI \. l1l\1t '-1", 1~(.:hclt!n
je m~
SUIS enfUI(; dt: r1l,trl.! charllbn:. nplls a\flir 'ffleurt.:
,l'un baiser le front do lIlél l'a,,, l'~ maman. Puis \ ilt.:.
"Îte, comm LIn.: flll.iL', j'ni quitte la r\.!l1. iUIl de fil!\lillc.
I.e 1nuTIway pa sal~;
en cOtin nt, je l'ai att1"lpt.':. [,à,
1 our m'()\,·clljCI'. )'111 regnnlé 1 R pCI'SOnLl~
qUI rn't:~
tnUI'<.IÎ(:n1. l'rl:S de moi deu), rl:t1O~
c!1l1sni.:nt. mai<.
je TIC pus lll'interesscr à lem c('nvcrsnti"n; maigrI.:.
mes cfTorls, malgr':: ma Hllnnt\:. je pensais que, !ta,!tI
lourd<.:rou mc rnppI'Od1'1!t \!l~
C!t~HlhIX.
Bicnl/II,
dans quelqut: mInule", Il faudréut cntr\.!L' ~Ialb
c',
magasin "ù ju n~ serai' l'lu: qu'UI1IJ employé\.!,
A I.!haque nrrtlt, j'in'ai envie do descendrc, je "('li'
lai~
rclotlrTler pr,:s de maman; elle a,'ail l;tj:;n!l, 'Taimenl je ne pOllVais llccep cr cella situation. Colait
l'nu, ridicule. ct j'aViliR pris ma d6cisio(l 11110;
réOéchir.
Le tramWéI ' s'arrêta, j~ me levai toutc tr'mblantc,
déjà j'apercevais la porte de Renom;. Ccmmc dnn,
'lIn rê"e, les\jambe'l l'CU f\(l1ido.:~,
je travursai la rut.:;
'l'" is, sans aucune héHitalion apparente, j'cllll'ai lhns
e joli magasin, i'vlaintenant, c"':tait fini.
Tnut d~
suite jo rencontrai le petit groom, il ml.)
'CConnut ct me 'oul'it,
- C'cq-y encore pour le patron Cllle VOliS venc.~
\ujlll!rd'hlll de si bonne heure, madcmoisclle? ml;
del11anda-t-il gouailleur .
d'une voix qui tremb lait un peu:
.le répondi~
- Oui. ;'ai hesoin de voir M. n.enoux, mais it
m'attend.
- Il vous attend? Alon, il va s'amener plus tôt
'lue d'habitude, tant pis pour les demoiselles qui ne
seront pas arrivt:es.
Et comme, r>mbArrasséc. je restais là. ne sachif~
�1.,\ l' l' \, :-;1' 1 (; l':
:~tJ
lU"
IIl'C
l'air<:
ni. qUI' dirc: le ~,li
.le 1,\ t<!tc au\ plcd ,
~'c:.·
, 'oh,
..11'1'<; lI1'.I\'"ir
,'\,\1111·
tri,' qlll'sI101l1l,1:
~)as
POIlI" JI.) l"ilette' 'l~
\'ou>;vcnc/..
ct bIen vile, "l>:1r,t"eU 'CIllCIIl, i':lJ"ut,ll: .le
\ i,'n" pOUl' tra\lk~'.
.
,
'
.\h! 1'<!f'nHI ct\lnnC, C esl-y quI.) vous s<.:l'Icz!J
l1(lu\'clk v<.:ud l'lI st.!, la 1iIl<: ,1'lI11e comtc' sc, ;\ cc ,\11'''11
111':1 ,,1':0111 ,':
,k r()l~IS
Ull p<':l1, ,cl n~':lfig,Ia
du t.:umin. l:u
cal1'l\'': ,,<.: Ir()\)\':ut lù, JC 111 v assIs ct dIs:
.le l'ais attendre :\1. RI,:l1ll11\, )'CSI'\:fl! qu'illh'
tardera pa..;.
_
.u "e peut, mais ça sc peul aussi qu'il n~
s'amène pas al'ant unze heures, vous fcri<.:z 1l1ieu
d'aller trouver Mme .leann<.:, c'est la première. Un,ru,."<':, aj<luta-I-i1 plus ba~,
une poseuse, q1li St.: ...:r,Jit
hclk! V"uILz-vous que Je l'OU" C<lI1\.LU~t!
près d'<.:IIL •
()n lu trouvcra facih:mcnt, cll.; d .. it êt re Cil t raiu d '
l'l'icI' <lpr"s I(.'ut le monde. .
.,
.
Hc,ign",', le me levaI ct le sutVIS le pdll groum. Il
traversa un salon "lt d"s vt.:ndo:use::., trl:' d,~gante.
hnl~aic
Je~
manneqnins; pui<: il entra dans unt:
t;l'anJe pii.!,;e tnute rllnc\<.: où, tou~
autour, derrii.!r,'
des faute\llls ant,;H:ns, d~
leun~
hlle:> drapaIent Je~
t'ofc~.
Au milieu, unc femme, duja ll'un certail1
aut.!. les surv<':llIait.
_ Voyons, made!U0I$elle Berthe, dl5ait-elle, ret;arcc, rns~
ft côté ~j
...:e rouge,
de/. cc que WIUS faJl~s:
..:'e5t affreux: Vou~
ete8 distraite cc matIn, vous nt'
n::marquc/. rien, C'est assommant de répéter toUI il.:
temps la m€:me chosc.
Brusquement le'gamIn l'interrompit:
- MaJa me .Jeanne, dit-il de son ton "ouaillClIr cl
.
.
1 a nO\lve11"
::> Cr>mml! Iv
Impertinent,
...: 'est
c ven J cuse;
patron n'est pas là, je vous J'ami:nc.
J\lme .Ic'anne sC retourna immédiatement, Quelques
instants, qui 111(' parurent trl.:s JOHnS, clic me d01'i,·
sa~<:,
cl, bien qu'elle me SClUl'lt, j~ compris que jt.:
lui déplaisais.
- M. Rennux m'a prévenue Jevotre bonnc volonté.
me dit-elle, mais aussi de votre ü~norace.
Il parellt
'lue V/)US avez tout il apprcndre.
Et comme j'inclinais la tête en signe d'assentimént,
'ile a1'luta :
'
_ Vous allez comm.encer par l'étalage, une de ..:cs
,iemolsellcs aura l'oblu::eance de vous montrer comment it faut le faire
'
Cc"- jemoiselle::. me regarJaient avec un sourirL'
';tran:.;t':I, elles sC nwquaient, :sans duute, de ceth'
ièune~fJl
dJ monJe qui \',~t1lai
,;c méler à elles, et
!",~n.(lr
de
~rtne
Sl-t V1L'.
�LA
1'6 Iui:> l'mbaITs
S ~c,
TRAL\~I,'[lCr
j'avl~
_
11\011 -:hapeHII, 1111
,.,
.' f
'<ll'èl
1 IUl e à la main, et le me rend.lI~
-:umplc 'Iut:, pl.intl!/'
i lll ulilicu dt' -: e salon, f é ra i ~ ridil.!ule. JJ\."ja l\ tllll .h ,lllli l
II I s'o':l:upait l'lu " de m"l, div donnait Lk s .. I \ I ,~.
I
k ~ tille li cS qui .:ntraiènt a chaque in"lalll.
Bravemellt le.; fi s quelques pas vers elk.
~ad.lm,
lUI demanJai-je, uù faul-ll mettre I1W '
.,trairès
.\VCI: 1111 peu d'imp,tticllCC, die Ille repundil:
. Dal1s l\tr1licbambrc, mademnlsdk, ,' .,mllle lulll
1 • mOllde .
- Je lle suis pas où est l'antichambre, madamt·.
Enep'l'c, clic reprit:
- Mais vous l'avez traver 'èe pour venir i~j.
- ~on,
madame, je ne crois pas; j..: suis cntrl'\
~
l'ar le magasin.
Elle ~e l'~.;ria:
- Voilà cc qu'il ne faut Jamais faire. Les emplovée s
entrent par la porte de ,service; VOliS vOtlJrez l'Ïicl1,
mademOiselle, vous conformer ù cette rl!CTk .
.Je rougis, alors lue l'aurais tant VOt1~U
:lvoir un
vIsage impassible. Mme Jeanne ~)aperçut
de mon
trouble, et il me sembla qu'un éclair de jo;' travt:1'
sait ses yeux gris.
Elle appela une jeune fille.
- Mademoiselle Marie, montre:c: à madeo1~lk
tout ce qu'elle a besoin Je connaître, et o':CUpl.l7.vous d'elle j ce matin le ne veux plus ètre d~rangé.:
Là-de~su:.
sans mème me regarder, elle pa%:1
devant moi ct alla s'Jnfitaller Ù un petit hUf(·au l'Ù
l'!le sc mit à écnrl.l.
J..: ::.uivis Mlle Marie qui, sans aucune obligeanCl"
~"me
on accomplit une corvée, me montra J'anti
chambre, la porte cie ~ervic
et le lavabo.
- La salle à manser est ,lU sixième, me dlt-dle, Ji
va deux tables, un.: à onzc heures et demie d l'autre
ù midi ct demi. Ii faudra demander à Mme ,lcanfll'
le quelle fournée vous serez ...
~(lUS
rentrames dans le salon, l'éta~e
était tinl.
plusieurs jeunes filles pilaient des dentt;;)es, d'autn"
hnbillaient des mannequins.
Mlle Marie prit une ril:ce de drap et commença;,
,a déplier, Je m'approchais f}our l'aider, lorsque de
.;on bureau Mme Jeanne m'interpella:
- MademOiselle. me dit-elle. \'oulel.-\,(HIS venil
me parler',;
Je traversai le ::.alon. Elle me rtgardail \'cnir el,
~ans
doute, queJqup. chose dans mon allure lui
''''''''1 ut, car elle ajouta brusquement:
- D~pèchez-\'ous
un peu,
.\ c6té d'e.lle. il \' osait .;,}UX fille-tt&s ,k m~l,
e il
�qu:ttlJrte ailS. L'une tenait un cOl'a~t!:
à peu pr:'~
Il'rmin " l'autre, un~
dentelle,
_ Madernlliscllc ... reprit l\\me .Jl'at\lll', ail b'l.
,:nmmf'1l1 -'OUS appelez- 'ou,; ~
_ Rl:~fc.
madame.
_ Eh bien, mad,~(\i
dl' \{éjlin " à "oze ht.lllt'e'
\' ... nMmt' du BIlIï\l'S va ellir P"1l1' 'In.·_say~!;,
kuse I.!~t
malade, \'OU 1.1 rl~'ace.,
V(lICI
'Ill
r'lrsage cl ,Il d('I11el1., \cllilh'z I11dtrn cela duns le
".llon rn c
UIll.!. vcndeu l', l,', ,alon l'Os,· ... cho'l 's
me parur nt ancomprehen Iblc.,.
Lc~
filkttt:s 01(\ tendaient 1(' ,'ors,lA\) el la dentel\o'
JI! le 1 ri." me demand.ln! c qu j'.llIaÎ<; en raire,
.'~ n'mll'no eaiJHl l\lrnc .Jeanne (ell
·etait rcmi!1"
:'1 (rrir .), j(' m'a rcssai:\ l\\lle l\laril' qui d'upaillll1 l'
cintre sur un manncqulll,
En s'en 'lIlant, ICf: 11tt..:tte curieusl·t1Il.!nt me di,vlsng1:rent, el la plu. o.mnlll.: d..:s cl 'ux, unl: pelil'
r'llisse aux yeu 'l1\,jrs, dit;\ a compn.l'nc cn pa '~ant
l'ri!<.; de 11H11 :
,
_ Zut 1 ce qu'elle est jolie. la n"mellu 1
Cette r nc~i(1I
dl' gamine me ftt !lO\lr!,e, mais '11,>
Ill' plut P'\S ù Mme JealllH, ct ses yCIl, j.:l'is !Th! l't'::.:"!'d,'rent sans aucune illuulgpn.:e, I\'mpnfwi l, n·rage ct la dentelle,
Dans le ~nl(
rol'oe, i~ n'y :lvait qu\.!, dc':; glacc!' qui
mu renvoycl'ent mon 1n1;lgC, Attentivement, jl.! me
I~ernplac
qUI
rcoardai. CeHt.' vend"uB..: dal1~
l'excn:icc de ses fon.:lion", c'était bien moi. Hét;ine de B(.i·;-;\>Iesnil, moi
si orgueilleuse de ma race, si fi i.' \"(- de mon nom,
qu'une longue lignée cie bravé' aVilil fait glorieux.
Je soutTns tant de me voir ainsi. qu'une' ueur
froide vint à mes tempe,> et, de nouveau, je rl~n·Di
que maman avait raison., Vendeuse. cc n'cst pas Uli
métier pos<;ible pour nH)I! .Tc cnntinuai il me rcqar
der et, (out à coup, je me souvins du c()ml~irH:nt
de
la fillette: " Ce qu'elle ,~t
jolie la nOllvel c! » Cettl'
phrase me consola, .Te SUIS coquette ut, san" raus"
mode~ti,
je trouvai que la pctite ollvrii!r avait raison,
Ma J'oh..: noire. trè!s simple. mais bien raite, dp~sin(
ioliment ma tnille, et puis le crêpe, si lri te pour le:;
la parure' des hlondes. Mes dle\'CUX
1runcS. I:~t
lorb;, nwn teint rMe. supportent facilement cette
ilett,· sombre,
,l'~n
aais là de mes réne.·jons lorsqu'nn ouvrit
w.;<1 ucm t::nt la porte du ~al(n.
_ Mademoiselle Régine. ml' criu ;\l1lc ;\lal'ie,
, , Renoo),; vous demande,
Te tenais toujours le corsa~e
et la dentelle,
_ Où doi""le pMer ('e1.1\" n!'r-je ~()tfmen1,
�-
mais
:~'ltpurh
où, SUI' Ullt.: chaise,
\JI
...
1 lut~'i
M. Rèn(.u.' vou attend.
l.'air IInport11nt de Mlle .\tlario.: ml.: fit c()mrènd~
'lue ~1.
RenoU)( devait ~tr
l' p:ltron l''JOllt ....Ic 1.1
\Iiv~.
ennuyc," th.: Il 'CL d' qll SOU, ks l'c,rd~
Ill\''hunt d' Mmd Jl'annc, ct leS ounrl:s mOllUo.:ur::i dl'
Icwoi. cle~,
il me fUlldrall 6c liter le p.l!'t les bicll\ùlllllnfcs que M. Renou . . . allait I1n:l dOule m'aliress(~r
dépèchez-\ou~,
.
h· .'l'and salon, debout devant l' bureau,
.\1. H. 'tWU c:\u~al
;Jvec ln pl'Oml"rc, les autre . It~lnC'
lil1 'S :1Vaient dif;paru.
Dl:: qu'il me vit, il vint vers moi, ~I,
trb ~imph'
III 'nt. cn camarnde, il me lundi! la mal1l.
- Bonjour, ma(let))<lÎ elle. vous v )ilà don&..: in •
1 IIlée parmi !luus. J'l!spl.:re qm: tont l11an.:h\lra bien .
. I( VOII. ai rt'comrnnnûuc li Mmt: .TfJnnnc, qui m'.1
l'n'HIiS (il' s'oc 'upel' èllc-mèmo de VOll$. V,)US Vcrre1
lUC YOIlS apprelldre? tres vite votrt' métier. '1 '1"'11
f)'e 1 pas plus d6saflréahle qu'un autre.
S~
tournant ver::> la premIère, d'lin ton de malll, .
D.lIlS
Il ajollt!! :
- . ladetnoisell\' S'oc~\1pr"
5\lecialemènl d.,
('ntes :\l1"lai es, elle connalt tre )ien la. lanuun '1
llh. pOllrnl 1I0\l rendr ain 1 dt' s rVl~e
appr.·
'Iablf;s.
Plu dOUCtment, ilm demanda:
- Comment vous appelez-vous!
.\. vant qu
j'aie eu le temps de rép ... ndn,
\ll11e .Jeanne k fit pour moi.
- R6gine. dit-elle; c'est par[ II, IlllU n'"vo~
pa"
du j..:llntS tllles de ce nom.
:\t. R~nou
m(' regalï~.i
longuc';l1unl, pui ... il reprit
• n sounant:
- Réf.!inc. c'c. t ' ;(1 Joli nom.
Ce complimenl ct ce sl1unrc me Jeplurcllt, maIs
il: dissimulai cetle Impression, êt balbuttal quelques
mots aimable que Mme Jeanne ne me laIssa pa
.Ichcvcr.
- Mademoiselle Ré~ine,
me dit-dIe. J'aper«{I.i~
.\lmc de Burne~,
Hlulez-vou aller lU rejoindrc,. C .
matin die doit choisir un manteau du sni\'; qllanl
on essnya!.!c sera fini vous viendrez me chcrchl:l'.
,II.! compris que M~c
Jeann\! Jé_lralt m't::l nignl.'l',
,·t je lui en fus rconl1ai~ste.
J';.Irrivni!; au salon rO!le comme lill • darne v entrait,
:It:t:ompagnél: par l\llIe Marie.
Celle-CI en 11\e ';oyant s'écria:
- '.7,.,,: ,; ,111c Régine, madame, qui l't'IllI'l:.J '('ra
~otre
Veh\;l~USt:.
Pui ('Ile. '('n alla en fermant la n() te. me lm ~:lf
�Li'. 'îRAN!:',r UCE
"cuit' .1\ l'L cet1l' damt' qui il'nrrclail, 111':I\;\it-'1I1 dit.
IOle de Hurne
clm~t.r'
qu.cl,que grp,:,,,,,
Inqllii:I", cralgnan\ ~'k
hèli~,'
Il' l11' dl'llHlnd:l1s CI.! 'lU 11 lall:lI\ Iain', cc qll'II
.tllait dirc, ,~I je cherchal:< à Ille S(lllVCnlrdc l'atti\uù'
\1: 1;\ "cnJeu'\! Inrsql1t~
le "",nais chezl enoux COmlnl
li('IlI,'. "tal~
mnn CSprlt 11'011bJG nc sc rappelait ncn,
J': nl<' ~"l1ais
!,<'Itl', t!~'n("c,
t'l cc sikncc m'ctnh;t.r"IS"-111
'P,:ntianl Ci' (emps, sans !,'I1Ll'1I1""f' Je moi. celh'
IAIn'< mdlalt sur une l'cIlIe tahlt! son sac, ses biJOU".
';c\a 1';\11, t'III.! s'apl'rocha ,le la gla('(!, se l'\!garda
pou,ha 1
'ltt(,lllil"I.!m ..'nl, arranj.!eH ses cheveux, 'i~
"1 sa!.!\! , l'ui~,
sc tl)Umant, elle me dit:
- .k suis rrÎ't\!, madeOls~,
"OtiS pouvez m'
d':'shabillcr.
Cl:' mots me boulevcrsi:rcllt ct mou orgueil sc
rl'volta. Déshabiller Cl.!ttl' dame, non, J\! nt' le V\l1a~
l'as,., c',"tait U!1, métier Je femme dl' chambr<' et ,C
H' devais pas l,lin: cela. On nc m'avait pas prévcnlle.
,C' n'etait pas dans les cnnditlons .. , ,l't'tais vendeusl.,
l'as autrc chose, Non, non, lamais Je ne déshab!llel,liS c~lt!
femme. Je me rapprochaiS de la porte avec
l'id!]e d ... fIl Ir, maIs tIerni:re cette pMte Il y avall
\Im(' ,lcaotlL' et ~e<;
yel1x gris méchants: cettc l'ISlnn
m'arrt'!:!.
1~lrTJC.
hé It"l1on. I1H:ompréhcnsible pour Mme dt;
I1W valut quelques paroles d';sagréables
- Vnus dormez. madel11(lIscllc, .J'attend", et l"
'1llS l'r('s<;('('
Résignée, I·!!' m<l.lns tremhlantft" je m'apro,~hil
j'elle et commençai à d~rac
son col, mais j'étaIS "1
houlc>.'Versée, que, maldr~ite,
j'attrapai ses cheveu>..
-- FUlles donc attention, th·elle furieuse, w"u~
wel l'ull' de ne pas savoir cc que vous failes
Cela était Vrai, je ne savais pas cc quc Je faisaiS
Lursquc Mme d·' Bumes lut déshahlllée, je la
rcgarù::l1 curicusemcnt. étonnée tic la trouver laid':
,.[ mal raltc. Son corsage la dissimu'lait SI habilement,
qUI? Jamais Je n'aurais soupçonné cette poitrine
l',.'ntrée. ces (paules hautes et maigres.
- Eh hlcn, me dit-elle nerl'euse, naturellement
mun cllI'saS'c n'l'st pas prêt, 11 va fallOir quc j'attende,
Vou..; ;\1lrip7, bien pu me prh'cnlr,
SM, :nrsagc t .Jc mc sl)llvins de l'avoir a~'porl":
,out à l'Iwure, il L'lait là, sur le fauteuil. Je le pris l'l
Je ;U\ montraI.
- L(' voilà. ma lamL', \,(lukz·"\'ous le Ill(.'[trr-'
,':;0. figure changea, elle l'examina. 1"1 11' trNl\;J.111
\<)11. dey!01. nI us aim!lbJ~.
.. Dpr~cIlOTn01.
me rht·.-)]r., et r<>nrinnt <]11" I~
~1'I
�"lI1S i1~rat'CI
mon
..:uI'SdW:, !l~z
ch,'r,'hcr
J'(.s~;I\·cu:é
Je ne ~,IVaS
gucre nll <'lle t: t.lIr. J, _
_'('l'II" du salol! J'uur Ille renselgncr
Dans le coul'nr jo.: rencontrai M. Hello\!'
Rra~'emlt,
Je j'arrêtai.
- :\Ionsicur, lui. dIs-je, Mme de Burnc'i, avcc qui
je' SUIS en cc o1Oml'I1I, réclame l'essaveusl'; Je nl' la
"onnais pas, ct ne sais où la trouver.
Le patron, comme toUI It:: mor.de dit Ici, se ül<.:h:1
- Mme Jcanne ne vous a donc nl.'n cxpliqul: 01<'
llt!JlJanda-t-il av.:c impaticnce.
- Non, monsieur; ct, voulant l'excuser, Î:ljoutal.
gUe était très pressée ce matin.
- Vencz avec mOI, madcoi~le,
Je \';li~
\"11)'
montrer l'atelier où soni le~
esayl~
.
Au hout du couloir il ouvnt une porte qui donnait
lans une grande salle tr~s
clain:. Une immcl1'-l' tabl,'
1l'nait le milictl de hl pi~ce;
autollr dt' .:el,~
tabl
,]uatre jeunes til1e~
coupaient dt::s étoffes; dun~
1111
,'Oil1, pJ'\!S dl' la fenêtr", deux vlcik~
fC!l1l1le'- l'''II 'ilit.'nt. L'arrivée du patrun fit senSallOlJ.
..\. L'cssayeu<;l' de Mme dt.' Burl'~
dl!01an,in
.v1. Rcnnu.\.
II ne tr~s
jolie brune se dérangea.
- Voilà, madcmoisclle Régine, me dit M. Hcnollx,
1l'ès aimablement.
.Je Je remerciai, ct je partis avec l'essavcusl: qUI.
l.'Ill!l11in faisant, m'interrogea:
.. Vous ète~
nouvelle, vous ne ctlnnaic;<;c7 l'a'.:ncore la holle t
Non, je suis ici depuis ce matin.
_.- D'où sortez-vous.,.
Je ne sus que ri:pondre, je ne tenal::' l'a::. à avouet
qUL je débutaIS. Heureusement pour moi nous l'encontramcs Mlle Marie qui nous prévlllt que Mme dt.!
Burncs s'impatientait.
- Ah! ça va &trc ,~entil
mUJ'mura l'essavellse, "1
elle est de.: mauvaise' humeur, rien ne marchera, ct
elle va nllus déhiter de ces amabilités dont clic n'<:,,1
")as avan;.
Moi tremhlante, elle riant, nom, cntnimes dans It
"'Jlon rose. Mme de Burnes, devant la glace, In\~
l'ouge, l'air méchant, nous apostropha.
- Eh bien, mademOiselle, vous y mettez le temp> :
puis, sc tournant ver::. l'essayeus<.:, elle lui dil : Je nt'
sais pas cc que YOUS avez fait à mon Cl)r~a!.\t,
mai,
• ,e ne peux plus l'aarafcr. Vous n'êtes pas ~Olant'I
L
Jan~
vos essayaqEls l madenlt)iselle, al Of", nutu\" '1
n~et.
quand tout est fini, rien nt:: va.
-5o.n5 se dtmonter Ut1~
mlhute, !I)ul(\,~
~ourial'Jt.;
l'. O.,I~·!l"
!l11lj,\III'I .. ullllt ~h"l'\t.
Mm\? d,> rol,,",l'I \ \
L'e~s:lyu,
�1 lll", 'flrt:
en
;l\VII c~sayl'
valTl
d 1'lgl'd.fer l,
lOI"
l '~,
t'Ile • \l releva et, Ir,";' calml:, elle répondit:
Ce qui arrive n'est pa!::! étonnant, maùame, VIlU,
""IYLZ pa:; le lIlême cor~et,
lme li.- Burnes protesta, m:1I elle mentait lnal, L't
,inlt pnr ,,l';'iuer, qu'clio u\';J,il chan"\: de COI' cti;:r~,
fnai qU'II lall,uL arrnn""f ROll clrsa~e
pllur Cl'tt"
IOIIV 'Ile coupe,
C('1l11l1è l'essllyeuse lins~at,
Mmt.; Jeanne entra,
\ lor<, !\'lme de Burne~
chan~
tl~
vi!la;.;c, ~Il'
'(;$ id
·j'.:'ln' arroganle, elle d vint utl1\nblc, .~I
demanda ù
\lm' .J..,;llIl1t,j elle avait p ns,', à Oll man\ 'nu dt
di!'
l't:lIùao\ qllc, :UIlS l'o:il atlclltii' d' la prelll1cfl',
rhabillaiS lV1mt' d I,~ul"nc
Ces <filin.,:, cal~f;"n:
dlitlnns, QUHlItll'cUH fIni, 1\1 ml' ,J\;al1n ' Illl! dit, ttlll\
"as (II" lIl<llltcr déjeuner,
1)l:Jcunc r , IC n'avni!l pas faim, cl puÏ'i cc repas pri
ln ,'/lIlIIIlUIl m'épouvanlalt. ,"étaIS dél'l l'ien la~sc
.:1
fltlU n'étion qu'au milll'u de lu journ('l! 1
Cmnm" je.: s~lfai:,
du alon,)1,; 1lIl! hOlll'tai à 1;1
f)ulitt, \)llvrj.:rc fOUS l! qui vl)nait chercher le ct)r.,~g"
li' .\l1ut: de Humes, Je le lm donnai.
- ,M ince, s'écn,H.t>lIe, cn rt':l1cu'uant le ' lJ'\<I,~
l'''IH' Ull • poiAnard ~, ,;'t'st tlil • poignant.! "
!:ctte phrasc 'ne arut ir~compG,hl;1'b
llIai ...
,IIllInte lu fillep,: parms!lmt UlOlablc, 1> Illl Jell1andi1
t
l" rn'lIldiqu " l'escalier qUI cnndult il h salle :
k
I~
r.
1n,IIl!..:ÙI"
- J'y \';lis Justement, lIladcnwis '(II.: H.e.:gi nt.: , _
dl<.; savait d('jii. mQn nom, - RI VOUS voulez on t'era
enticmhle.
,l'a.:ccptai avec empres ement. Ce yeux noil s,
;l1l1ltcicu." J.:es,lèvrcR qUI m~
sOll!',a!ent (les premièrl,;s
1<.:\ ili, C • mutin) me plaisaIent Intmnnl!l1r. En mon\.1111 l'e~:aicr.
nou~
causàmcs.
- • ;omment vous apelz-vo~1.
f demandai-jl' ;1
ma w:!ltilll:! .:ompaf,lne.
(Jefl'gct~,
,me dlt-ellc en rillDl, mais fa lit l'a!i
Ile dire l'OUS, ICI tout le monde me t\.ltole,
- l':h hien, 10 ferai comme tout le monde ct j .
'''liS lultli rai, Quel âge us-tu '?
t,.:,. yeux rieurs me re~adènt.
VnJ:; avoir sei7.e ans, dit·elll), mai~
je ne lei'
" '111<:
- Je
,'araie; pas; me
h,eveu.
_!,ans le dos. ct puis les
plll;s .:üurt·>c;, ça ralcum\. C'est pas pour ça que ]2
\C:., p,)rk,
-- Je le l'e~
bit,;n.
• 'Oll, c'est rapport il.
d't,Ion" ~t Cllltjnd MI flst
-
4u''''I1'I
<:AI~u)
.. ,
la boue, et
fi 1II:
'"
rUIS
lillfl/l. (',. t d~
faut motn
C'ho~(
�F'
.)
ulle 11lI'écriai-jl.l étc) "nét.:. (.lu..: t!lll lUllidUldll
Ricn, clIc n'a pas le tl'rr.ps aVl!C C' p.c>. C~,
.ft
'llis I\lin.:: .... , la t!t;lnii.,ft, ,\ di.'-huit In"ls,
-
-
~IX
-- Et
tOIi
papa (
La tigul'I.! de la filkllt..! dl.tllgca, elle ne l'uri! plu~,
<'1 ~wn
petil \'it,~1.!
('ul uni! eXl'resi'lIl de Miull'rance,
[J i!st l'arll, 111l' djt-elle, Y alail tr0l' J'elfant~
;h\!z I\Ol.l!i, If 1 l'embelait d'elt~J1rc
tl/lljoUI' aier,
./'avui:, envie dù ql.lesti"nncr, de d, mander i
L'<.:I1e petite 'i <.:1It! gagnail ::iUffi anl~!t,
et 1 elle",
'JJ'J il Il'y ;\yail J1a~
trop de misi:re i maili j'!;U~
peul'
f,' pal'aitrc indi crÎ.tt,;. Du l'lIste, de lllJlIVI.!.1U l"-'nfan1
,"uriait, d, ,Ion tOllr. clic m'interrogea:
'
- Et \'(lll t llladcl11oi:ellc Régine, VOI1S 0.:11 aVCl
<1111; j de
(L lIrs?
l'\ Il Il,
Et d<Jli fri:rel> (
l '(>11 plJ~
UnI! maman, au Illujn, ,
)\li, ulle mamall,
1~lk
:'arr0la 'ur une marche ct, nt ~ Illontrant 111;\
l'flhe nuir!.!, ~entil1c,
cHu ajouta :'
- C'ù~t
de \,(Jln.! Pilpa que vous é1l'o; en deuil' ~
Eill mL' (it cette question Sl alTl.!ctueUl'iI'lllcnt qU('
IlIe:- VeUX s"mplircnt de larc~,
1~j.""II aperçut,
l'l, vUlIlalll Ilk ~'ons(jler,
<:Ile dit =
- (~'cq
Luut par ,il à moi. ail,'/:, ,'al aulallt JL' dw·
~J'in
que ~'il
était mort. Elle sc<.:oua la t'::lc Cl braveIllent ajoul;l: ,\lIol1s, faut çontiu~'I
à "j'imper, y a
'nenre ll'vis {,Iages, C'est sous les tlj~.
on y gèle
J'hil'cl' (;( on y çuit l'été, mais on LI une ,"ue '::pitantc,
:->j j'avais 1IIlC lorgnette on pourrait p"':sqtl~
',nir
l'Isjue chcl.nous,
- Dl! habites-tu'
Oh! par, Jan:; les quartiers chi~,
l" n'al pi.\S
Ilùlcl ,avenue du !3ois. C'est dans un l petil' rue
d,;rri,!re le Saçrë·Cœur qù'on a son rez·dc-chaussl"',
,kllX piL'cl!5 et un petit jardin, grand cOlm~',n
mOl)'hoil, où on trouve moyen d'avoir une poulf' qui j)nnd,
- Ça dl)Îl être gentil.
NOII, <."e~t
lrb laid, Une :;cult: 1i;l1ètr c' pOlir
dcu:.:harnbrel>; c'est tris!>:, noir, humiJ.c, mai,s c'r,''''
t0ut u.: qu'on a trouvé, Quand v a ~I'
t.:llf.1I1h ;\
0Aer, personne ne ycut \'0\1 . Jouer,
,
~OlS
6tions ard\'ées en haut. (/, (,rl\etk 1\',1:
~I'imp":
le:; tilX <!lages tr~s
factletnl.!nt, moi, );'1<011"
• ~:;()lImte,
cc qui fit rirll la fillette,
r Vou n'avez pa~
l'habitude des échcllr s, ('itdlc:; vu C;Ull je la monte plus de trellte foi~
{'al' jelu!',
ie finis par nc plus m'apcn:cvoir qu'dit.: c~t
raide t
Tremt; fni, l'~r
jn1/r \':e~
i' l~!J.;:e,
JliJu\r.:: ~,:l(e
C
�1I1 ...·W.',·: J.':I, atlcndrtl', IC rc;a~di!'
t:c. pelit t:orps
rmncl', ec11e Il;.!oure eharmantl! m;lIs :>ounn::tl'use.
- C'cst par in, ;111 hl,.lt du eoul(.ir, ;1 drnite, d
1" pl'I1i~re
portl! devant vou~.
Au re"Cllr, l11adCnlOl'
,elle Hégine.
Et ;J,,;:int que j'aie cu le temps de la remereier,
Gc.orql!ttc avait di~panI
.
.Il' ·p.ri<; I~ couloir qu'clic m'ava.i! indiqué, et )',!
trollVill lacllunl'nt 1., l'0rte. Derncrc eclte port<',
i'entendis de~
rires. rimidemcl1t le tournai le bOIl
,nn mOIl apparition nt sensatIOn. Les rires ecssl:J'l'HI.
et v'ingt ptllres d'yeux me reg~IJ'nt
avc~
curiosit "
Je saluai en entrant, pUIS le murml\ral un vague
" bonjour H. Personne Ile me 1'L:pondit. Alors je fis
t:llmme Icsllutrcs, '~pris
une chaise et m'assis autour
de la table.
lJne voix pointue, désagréable, m'intapclla:
- Madcmolsl!lle, ne prenez pas la place Jc
Mml' LUCIe, cHe sera 1;\ dans quelques minute::;, elle
'inlt Ul'l e6savage .
.Tc me levai èt, m'adressant à t:elle qui venait dl.!
Il)(' rader, ie lui demandai, tr~s
poliment:
- POlrnc~VouS
m'indiquer, madame, une' pbce
qui rh' SOIt à !-lcrsonne.
.
pr~s
de Man ...
- Je nc saIs pa:;, rl.!n~eJgzvo\s
Marie, c'é!:lil sans doute la servante . .Je m'ap(\~
i:I1:1I d'clic; au hout de la table clIc Ille désigna une
<lU~1
.
.Tc m'asi~
entre deux jeunes filles qùi causaient
l'nsemhlc avec animatIOn. 1'I1a préseTice les ennuva
(' cJles'amus1!rent, cfnyanl que je ne les voy;iis
pas, il Ille Caire ~e
grimaces.
.
~mpasl
bIc, r~slgnée
tou,t at:.ceplcr',I'essayaJ dl.'
déjeuner, car malOtenant J a\ al" f,1I m. MaiS les regard:moqueurs, les chuchotements me tl'Oublaient, ct,
malgré ma volonté, mes mall1S tremblaient.
.le pus à peine man l1 cr, ce qui arut amuser mes
compagnes; l'une d'elles, qUI t:talt en face de moi,
Jit à une ';amarade assez naut pour que je l'entendisse.
- Rq;arde Jonc la duche~s,
l'ordinaire ne dC.lil
pas lui rlaire, die troU\'c que ça manque de chamrhai~c
<\
.r
11agne 1
'.
.
Elle lut Jugt:e sPll'ltuclle, car ,toutes celles qn'
avaient entendu éclatèrent de nre,
Je ne dis J'leD, je l~e m'en allai pas, quoiqtle J'euss<.
bien envie de le [ail";. mais Je regardai ces jeunes
filles avec un tel mépns, que le., rires ~'arêtèen.
1\ f'eîuf.' le rcpas fini, Je me k,<!i l'1 quittai la salle,
.Te redscnl~
les ,.;~
étages, je ro::ntr..~i dans le
'1agao;in, Jt..·s salnllb .!llli,·nt l' i dr·s. SC1-ll.', sur lIll
�d,> tablt.:, Sille ~!aric
,-,crivait. ,1... m'appro.:hal
J'ell,' ct lui demandai cc que Je devais raire
Enlluy"e d'ètl'e dl'ran~:e,
elle me réplll1dit :
- l,l' que V(lU~
'·oudre7., Jusqu'à deu;.,. heures il
n' ,'ient pas de client~.
Il <:tait à l'cine midi ct kmi . .le m'a~.ls
,ur UII
l'anapé, ne sachant cnmment m'nCCUrl'l'. S1' lettre
fit;li,', Mlle Nlaric ~'en
.llla, j)'autrel- jeunes tille ....
qllt'lques-unes de celle: <l"Cl' qui j'a\'ais dejt:uIH', la.
relllplacl!rent. L'une prit un livre, l'autre un Journal.
trois ,'4nstalll!rent non loin de m'li avec leur ouvra!:!!:,
heure fut longue! Ph);"'II\!nn nieu 1 comme cet~'
plement, j'dais mal ;\ l'aise, l'..;ttluflais dans cc salOl'
Ilcrmdique1l1ent clos, et puis mon inadion ml! pesait
.1 ... snulu\ltais que tjucly,ue cliente arrivat, afin dt
l'(lu,oir faire quelque chose. Mais ce souhait ne fut
pas exaucé ct, 'ur mon canape, Je restai là, lin lon~'
moment.
Tout à coup, Mme Jeanne parut: alors le salon
chanaea d'aspect. Livres, ouvragC's, jQurnau, furel1l
rangés en qucle~
second~,
et chaque vl!ndeust!,
~'l son tour, s'approcha de la prenlll're pl1ur l'l'cev/lir
~,'"
ordres . .J'imitai me:; compagnes.
-- Que dois je faire, madame, CL:t apr<:s-midi ?
PI'Uf' la vente, made(li~t;}L:,
VOliS vous rontl'l1IL ('('/, de 1l)U~
regarder, C'c"\ L:l1cprc le meillellr mOyell
d';lJ'prcndre. Pi,"rles es:;ayg~,
. i {\Ollsil\llns ht'';Oll1
dl' ,",'LIS, Je V(]u,' le dirai.
l'lIis, sans autre t!xl'lication, elle mt;! tourna le J" ...
.Il' conclus que vraiment Je lui déplaÎ ais. Belluc""I' de monde YÎnt, per~l'nc
ne s'occura dl' moi,
l't la journée s'acheva san~
(lue j'aie aprris grand'e hllse.
Lu Yenle me semble tl'l!S difficile, JamaIs je ,Il.'
saurai conseiller il des femmes \ieil1es ou l11al faite'-,
cl.:s robes c laires cl jolies, jamais je ne pourrai dire'
serez
à lin laideron: •. Cruyez-mol, madame, \'ou~
ravissante dan:; cette robe-là, d'abord le bleu \'(IUS
\'a délicieusement, c'est \'otre cuuleur " ; pui:; à une
'lutre, dont la maigreur fait pitI(~:
« Cette f'Jnne-lù
'''ur vous, madame, sera parfaite ... Tout le monde
nL' l'eut pas la porter, il faut avoir be~uclD
.1 ... li!.~ne
,.an~
cela celle toilette n'a aucun chiC. »
qu'" me sera ilTIP(~sbe
cie débiter, ~an
.le t.:r(li~
~ol1rie,
toute:-; ce.; belles .,'brases, tnus CL" men~',ngcs
... Mais ... pourtant ... il faut que j'al prenne: ù
, faire la vente ", sans cela Je nt.: serai bonnl! 1\ rien,
,t je "eu\' arriver à me créer chez Renollx un" sit ' I l'
iOIl qlli TÎlt.: rC'nùt: indépenuante
.Il' '''III'; l'artlt' :i sept heur~s,
Mme .Icanl1~'
n';.l\';lIt
rlJ~
l'e "in de moi . .Je voulais 1'(!lllr,'!' à l'i,''' l'I~
CV)"
�LA TRAN::,/.'
l.G~
respIrer autre chos~
qt1~
l!ette atmosph rt: ~Ie :,alon::-,
debo.l~T
je n'ai pas "ï,.ta.nt.l'l:laJS 13.5 e .•Ie !jIll. r~st':e
~lIut
l'apr'. '~TIld,
le n'en al pas l'habItude, et Cl! pIetinement, ~ur
les tapi~,
me parait trè~
fatigant.
J'ai Jü attèndrc JlL~i!urs
tramways, il y avaIt
roule; aussi, quand je suis arrivé:c il 1<1 pen:ion de
,amille, le diner 0tait presque uchev<.!. Mnman, devant
luut le !nnlldc, m'a dit que c'':tait c ridÎ<;ulc " lie
rcntrcl" ~I tard! Je me ~uis
mi~e
à table S;In~
lui donncl
d'e, plicatiol1>;, je s<:ntais que le moindre mot, la
illus l'etite chose me ferait pleurer, ct je nc \'i)ula~
pas pleurer.
/1 Y a il peine u!,! m(Ji~
qne je Huis chez IÜ;!lnu,,, cl
Jl' peux: dIre qUl! Je c{.mmcnce à cOIOI rendre « leli
af!~li"(:s
'. Cela étonlle tont le monde, et je ' lJi~
trl:S
ft~1
e de cd étol~!men1.
j'vlme .Jeanne me r~ , ganlL
(oujour' d'un mr moqueur I;)t méchant, mm" elle
commeoce à me confier les. cas Jiffieiles ~, cc qui
prouve qu'clic me juge capable de rendre quelques
services.
'
Trl:s vite, j"li pri::; l'habitude de n'6(rc pluH qUI)
maJcmoLelle Régine, Ulle vendeUse de cher. Relloux .
.Ie COl1l1tlÏ,l> ~lIJn
nom, j'y 1'6ponc!:>, ct mon yi age me
semble dlfft:rent.
.le nc rougis plus, je supporte tout, ,'ai l'ail' Je ne
fn'aperC~Yot
de r~en.
et i.e ~O.iH
qu'aucun muscle ne
IfH': trahIt. Cette lmpa,Slbllltt:, obt~nlC
au pri}~
de
b rnods clllll·ts, fi eu pour résultat de fail'e cesser le:;
railleries dc mes COlllpagnes. Elleli ne m'ont p<lS
acpt~e,
elles t:Je Hupporll',nt cl me laissent tran ..
quille. Du rc;;le, J'~vole
qtw Il! me sens si difTérellte
d'.clle5, quI.: JC crOl~
qu'entre nous aucune intimitl:
ne serait pl)ssiblll,
IA.:ur waot;e distra~ol,
leur ~ujt
inépui ablc de
9
havardage, c est la cliente. Los potl1~,
les htstoll'l':s,
voir\.! ml!me les seu ndales, elles savent tout HUI' les
femme qui vienncn,t s'habiller ici. Elles prétendent,
,'ai du mal à Je crcme, que I;J plupart de ces belles
madames leur racontent des pages de leur vic. Cela
ne m'c t pas .c~rê
arJ'iv~;
je m'occupe spé..:iak
ment des Amerlcalne,s, ct ccl1Gs-Ià sont touJours ,' ,
pressées qu'cJl.~s
n'on,! pasle temps d'avoir, cn France,
.les aV P '1tues. Ce qUI s'est 1 assé dans leur pay:;, de
\'autn.. ~6té
de la mer, à Pari' elles ne S'en ,~<)uvien
,lent gui'rc, et el.les ne perdraient pa~
leur tl!lllPS à le
raconter à des Jeunes filles a\'ee ql1L on peut parler
mode ct chilTons. EL je me suis !ri.:~
bien mise à
parl~
chilTollS. Maintenant, jc discute, une heure
I:l/raot, la fonne d'ulle l'obc. et k)('~que
j'ai Une idée,
�jl: m'llUar:ilw qu'clk csl hnlll1t, J m'etlorcc
la .:ltcntl.!cI Ill\kLllltCI', ectt\.! IH~'
vl;ranc,o
m'a valu un ':Llmpliment de i'vl. Ih:noll, ,
Cc matin, pendant qu<.: J'e~5aY<li:
,\.0 l'el' 1I,ldc!'
il uno Anwl'I.:ninc, ù'àAtJ in.:crtalù, qu'ull<' l'I!lw vi,,kUt, lui inut mIeux qU'li ne l'OhL' J'ilS " pOl tL!O pOlI' Il Il,
de nmi IltalHlcquills,IllCI'\'cilleu e IiI\..: du di hllit al1~,
10 • pntroll ~ m'Jlb~evait,
ce q'li l1I'inlllnidatt fort.
t\1ul~'é
tqU" mc~
Jjn:~,
la dallll' nlLiit '\1: cI':<'Îd"1'
l'oui, la rob" rose, lorsqu'cllu apel'l;ul J l. j{CI1<llll,
tmmùdiatcl\lc\lt ellc l'appela ct Illi lil.manda cln"'I~
SIJI1 avi:-; fut conforme au micn; L'l' que \"'\"Inl, l,
(;\111 ,f'u!'Ïeu ,partit ~ilOS
1 iell llnl1llll,lndul',
Dn;oll!c Je cct é.:he.:, après amit Jl'':tlll1pn''1 ' Il.
l' II1l
diUl1!1:, jl' l' "cnal , 1111 pell li 'çuc, Illr
hl'urtai à 11. !{enllU '.
'['(lut de suite, il me parla,
- l';ladetlloisollt! Réf.!II1C, me dll-il, '-lVClHIl1, 'lUI
\'u~
ét("i on train do devenll' uno tl'''''{ IWIlIl ' 11.'11-
Illi 4U\1
,II.! d~.:i\!r
'''li
,kusu,
Et comme ju le regardais, ,"tonn0e d' Cl' "IImplimenl survcnant à cet instant, il ajol11a:
.- Oui, compreocz-moi,llnc fnut ~l<\'1
It.;ndn !l'il1lllll'tll quoi, comllle fonl bcaucolq' dl l''ne! lIH. ,11
t'a ut yendre intelligemment alll1 '-Ill la .:tWill' "t,it
':IIn1l:nlo avant, et aprèR. Eh bIen, vol t (1 vj"illc 1\ 1IW
l'Icaine eül été grotesque dans sa l'obel ro~c,l'
quelque bonne nmll': lc .Iui aurait cerlalllcml.!nt dit. C'.ltl
robe-là, mademoiselle Régine. lit-il en C l'al'prll.:hnnt
dl.! moi, est faite pour celles qui (lnt \'In"t ans, l'pur
edit", qui pnrtent cet uf'l'-Ià avcu , rguetl, lï'J'l'S (Jo:
Irur Jcune sc,
Il ~o tut et me regarda Ri fil.:oment que cd" Ill'enIluya, AI()r~,
pensant qu'il n'uvail pIn. l'l'Il a m,'
dire, je voulus m'en aller; mais il t!t.lIt ,lt~\'an
ntoi,
I.!t ne s'écarta pas pour me lals!1cl pn.-"wl',
Contrari'::e, Je murmumi:
- Nlme Jeanne m'attenù.
Brusquement cet homme ml' ~uislt
le hra.; ,'!l'll'ne
pilur mt.: rotenir ct, très bas, murmura:
- Cette robe-là V(lUS irait hlen, m:ld, 1,1" ,\1,
Régine,
Frniss0e, je m'~lognai
de M, Renou:-; et, a'1' l' Il,',,
'hi[' une seconde, hautaine, je répondis:
- Vous <Jubilez, monSIeur, que je;> 5uis en ,1 IiI
, 'lu' c'e t cc deuil qui m'a amenée chez VO\l5,
[, me rendis compte, immédiatement, que j'aval!'
1"1'1':: en femme du monde et non pas en emplovée,
11. Hcnoux nc me lais!la pas le temps de m'excuser;
ir:,~
vite, comme si rien ne s'était passé, il reprit:
.- Vo 1
!lill!!!""t. ",Ç\.-Gmi·~t1
• A.Clft
~ue
1. tDrn~
�'./\ Tl-lANSI'UGE
•
IfIJ.lI,lt; llu.k,,:. palll' .,;,' ~uil,
j'ai rc',u 1111,· ,Iep'\ ,1,,'
rouI a l'heure.:, c'est It; dernie.:r d':lal
Cela dit il s\:n alla.
Je resta' là, furieusl.! ..:ont]'..: mOI-11lèll1t:. Vraulle.:n
'avais été l'Idicull!, et 1\\. Rl!noux e.:n ml! parlant d\";
-:ette rob..: Il'avait aucune mt..:nllOn mauvaise .
.fl! rantrUI dans k'i salons de \'~nt.:
et, <':Oll1lllc il
IUISUII Ir0s chaud ct que )e.: prl'velyals une.: fin de )"UI
né;: fatigan1t!, pl~ur
nH': dOI1f.1cr du courage, II: ~tlJgcu,
'lu. c l'étais eIl tram dl' dCl'cllIr unt.:" bonnc l'cnJe.:uSC)'
,M., Renum.. me l'avait dil, t.:1 JC savais qu'il ne pr'ldl~uail
pas les compliments,
1)(;\'cnlr lin..: " honn;: vendeuse ~, ..:'était à présenl
IIHlte mon amhltion.
\111lc "canne, me voyant ino<.:cupée, m'appela, Elit
c'ausait avec deux damt:s qUI me parurent très 1~lé
cantes,
. - .'\1adcmolst.:ll..: R':gme, Ille dit-e.:lll', .'\1mc ,1
.\l1k Tarduit voudraient \"Oir dt.:s <.:hcmlseut.: ., 11I0111ru-leur nos derniers mlldèlt.:s, ceux qll'Iln H Jesc('ll.
tins ce matm,
:\'lme et Mlle Tal'duit !
Le nom, je le .;onal~i"
hlen, tant de.: foi~
je
l'a\'ais etltendu annlJl1cel' ùans le salon ùe ma m(;rL,
Et les deux femmes qUI ,jtaient là, devant moi, ct
qui Ille l'ef.1al'daient curie~lsmnt,
c'étai~n
bicn celle ...
qu~,
pe.ndant l'Ills de dl\. ans, nous av]()nS apP,'le'':'"
nos amies!
,\tontn;r de::. t:lle.:miscttcs; faire la vt.:nJeusc, cela
m'c.:tail tl'<:5 p0nihle, et pourtant il le fallait ..\mu~,"e
.\lme Jeanne m'observait; elle devinait, elle sa ail
l'elit-être que ni liS n.ous connaissions, et cett.: petik
corn6die qUi se )nualt à c6te': d'e.:lIe devait l'intéresser
prodigieusement, carelle restait prè'" de Mme Ta l'du ii,
cau~nt
lhéatl'e CI mode,
!{osette, mo~
ancie~
amie, paraissait très gênl:~,
c\~sl
;'t pame SI dIe osaat regarder les mndi:lcs qUl'
me!'. mains tremblantes monfraient.
Tout à fait à sl~n
aise, Mme :rarduit m'interrogeait.
rn~
lorgnant mlll et me~
chemlsette.:s avec son face-:i
main,
- Ct.: mod\;lt' é:st }oli, il m'ira hien, n'est-cc pa ....
mademlHsellc .~
Comme je craignais que ma voix ne trahit mon
'rn,)tion, J'incla~
la tête en signe d'a,.;scntiment.
- El pour ma fille, reprit :\tmc Tarduit, '1 u 'all'_I.
mus lui fUlre?
Hosette se penc',a vers sa mère, tou l ha", l'"
m\lrmura quelques mots que je n'cntfndi!i pa~,
,\ !t)!'" . Im( Tilt'rlllÎI q \o'llr"ll VI; l'II Mmll Jcanllt:,
t 11-11 .Iit 11\ l'ÎI\ 11 •
�1.,\ fRAN sn
(. E
-- RI):,el\" a Je;, c:uprie~;
~e
vlIlgt an~,
d'Ï'Uh hlcr, f1 . la n:ndcnl pa~
r,\1~onable
d'hui, ellt' ne VCul plus ..:ommanJcl' de
'lu dk d
Alljour
chemlst~
'lucsti/)Jl de nuances, d'échanttlluns, Enfin, elle Sl'
Il'CHtcra quand Je viendrai Chsuver !es mlcne~.
<,>ucl jour mon essayal!e: Illudomoi"elll! - me
,lclllunJa-t-elle,
\\'(!( 'ourage, es~uvant
d'étrc ..:alme, ,l'une ,,"i'
qUI Ill/.! sembla presqul' natun:ll<.:, je lis;
La ~cntaie
l'rochailll:, lI1adalllt:, "I)U!eZ-I' /'lI!:
Itndredl, OOle heures Rosette, reprit Mme Tardllit, dl~-m
donc si IL'
T1'ai pas J'essayage CI! jour-là?
Sur un petit calepin, Rosette regar lél cl répondi
lH'gutivement.
/\ lors c'cSI entendu, mademoiselle, nOLIs ,iell,lÎn~
l'endredi matin, Je vais, en sortant l'iCI, .-11CI
ilia Ilhldistt:; ma Jille \IHIS apportera tout à l'heure un
l'chantilloll du vcIOUf:; Je 1110n ,'!Iaptau; Je voudraIS
III le chemisette dan::. Il: nÜ:lTlt ton.
Ilt:cl}nduitl:s l'ar Mme Jeanne, '\1mt: t:t Mlle Tardult
~'lf
~tlren
un ~oupir
de s'lulagell1Cnl, t:t, tout 1.11
à l'attitude de HOSCltL', Je me mis il rangu
le: l'torres depliét.!~,
HlI~e\c!
Autrefoj~,
c'était une de mes amies, elle
,·tall folle, ricuse, Insouciante, mais jl! la c'fl>yai~
h"nnl! t.:I incupahlcd'une lacheté, Aujourd'hui, ent/illl'l:t: dl: fL:me~
qu'e1lt.: ..:onnaissait plus ou Jl)oin .
o"e tendre 1;1 main il un,' amie'
H.. selte n'al'ait l'a~
,k"enue l'endeu .;;,
C'était petit, c'était vilain, ct cela me faisait hl" ,'lIur dl! J.lcine ....\llons, \:e1le-Ià non plus nc m'l'it:111
l'as d'étrc aimée!
,l'allais me mettre à 'crin: la ..:ümmandt.: dL'
.\Irnt.: Tarduit, lorsque la "oi, de l'vlmc Jeanne me fit
trI.! salil il'.
- Mademoiselle l~égine,
ml: disait-dIe d'un Ion
ll"rhé, aujoul'd'hui vous n'êtes pas heur(~s.
Tout ù
l'heurc VOliS avcz manqué la vente d'lllH: robe: dc bal.
"t si Mlle Tarduit n'a pascommandé: des chemisette ...
c·',,· ... ' hien votre faute, V()US ne lui avez rien montre
/'1 \'l~
n'avez même pas insisté pour la décider. Elit
ajlluta méchamment: Je l'OUS serai~
'r~·
IIbligé,'
d'';tr,' aimahle avec toutes les cliente ... , mé~
al'ec
L',:lk ... ql~
vous conaise~
particulièrement. 7'\ou",
nL' pOUHI/1S ~uporte
ces p.etites comédies-I;~
-t Ic
\·',IIf. l'I'I\: de ""US el1 ~I)u"enlr.
Vous vnus occupcrl:z
'f'c,ialcm.;.nt dl.! ,\Im,_ Tilrduit Pot l pendant l'c~uvaQ"
\ \I,ndrl'ldJ, \'I~
t"d"PI'M' I.~
l'.ttt'.:1T' 1\' ",Ir'- t>"tji, ••
.I~
p()u~al
1't.:I~an
j!Iltl l/'f\JI'rl'll\ll ,
�.,"
LA
l'RA. !:-WUta
de; vendrt:di. Ce' nlOt -l, nw tirC(lt mal.
un salon dèsh{lhillant 1\1 me l'al' luit,
vi~agc
de 'poupée' ,,"ntun! .le l'hul11ilw\illn ijl{'cllc m'lI11pOsiul. .le le s:\~al.,
I{o t:tte me
"avait dit souvent, Ra mi:r.· Ile m'aimait l'as; l'llll\ m~
rroyalt une orgm dkllsc fi"re d'un nllm et ,l'lin,·
forùlllO tl'vé~
dans lin hen;t:<Iu. De la haut!,) "Illia'
Illln de p're (llie d,lit joluS~,':
onvia.it 111\11'1" hlltel,
les b'l0llx (!c maman, ;'(1) tl~)
surtout. La nOll\dle
dt' noIre l'U1l1e ne l'avait cerlulIlL'mC1J\ pas l'ml1e ...
l,'essuY<l!.!e dl' vendredi, qUI;l çalv,ul'c J
1':1 on l,cIlsnnt à c~I!\,
IIne laHsitud ' insIU'.\1I".l1table
,tù·"'·ahit. ,l'ètoTa~
dll\1<.; cc 'nilln san;; rlll', lI11Jlr,''fi ~ do ,1I11'01'ontol-> plieurs, . .\\\!;l j/lmbes [<ltiollées _
l''['uis It.: Jll;jlin le Ile Ill'(·tal·, as.,lse q'li.l pour d0jCI\Il l' t' .. Illl: faI8U1~
Ilt In:tl, un ~(lJ'di.·
enl..:nt Ille prit,
,'1, pour n.c pa!\ .tL1mlll'1' 1~I
1,11I1JClI ~Iu
SUIIII1, je Il'O\"is~
.Ians un fauteuil, a cllte d lInu dlC{)1(~
'lUI at\cndm\
l'0llr eS!iaycr,
,
Ct.: qUI sc passa pend'mf lJ.uclqll s mlnul!!,', le nL!
111 ,1 rapl.!I~,
l'ilS. LvI' qUI: )e l" [ll'I ' ClnHis~a'è,
.kvant moi, nit! ft.:gal'dallt ~als
:J\lCllllt; pili." " \'i;,
L"Ib:tya~
me voyais dn~
le "oyais son
J('
\hrll' J ··<\nne. Elle Ille dit:
l<'atigub.'. malade! \~'lm.
111\'1 Je\'-Iù, m,l retlte, 11
'Ive/,
'
111' V(~lI
[atll.
f~r,7.
l'a~
a l'\.:
unt: t'1I,'rgtt' quI.; "OU'î
pa~,
1ll.:.l1rcnt du bien, iè qllitlni III fallleuil,
IllJi!l, t:n '{ounant, k ri.'pOlldis:
- Ce n'l'gl rien, un ('lourdissemcnt caus{' par la
halcur.
(:l!'1 mllts-J;'l
El comme Je voyms M, Renoux 'lui vt!nnit aYDC dl,!
\ IlH.:ncaines.. je nlC dlnge?i vcrs clly>;, Lui ~'uperçlt
"ue 10 n'a~ls
pas, mon v.ll:iage .habltut:I et, pènd:J\l1
Ille \t.;s clientes s asseY,lJent, JI me dl'manda affeclieu~cm1
:
.. Vous n'êles pas .;oum'ante, n1ad~moic;('J
.
l~(:gine?
- Non, monS1eur, mcrcl.
- Vous i',:tes !Ii pÎ.I!e. que je le craignaIs .
.Je n'cus pai> le lOISIr de l't!pondrc, deux bras <,l!
noll\:renl autour Je mon cou, el dCI1 J,.;vres fralches
m'embrassèrent, En même temps une VOIX ricu"e,
IIne voix: quc Je connaissais bien, me dlSUlt:
.- Régine, je t'appllrtf' l'uchantillon d\! velour" du
chapeau, il )'ya pas plu,> laid, malS cnlin, \'11 que
~'cst
la mode, maman en est t()qu!.'e. Faut titclwr dt!
lui trouver une horreur qui aille avec. Tu f\ais, j'a:
un quart d'heure de liberl; . .Je viens pour choisit
des blouses, - prétexte, - mais j'ai t c:;oÎn ç\o k
~olr.
-
Rosette, réJ'lofHil.q." ••
~n
m'tlntrnnl tri .. \ ITIArI
�•
.;aint:lS 4ui regardaient stupéfaie~
c~lt
sC~J1e,
main'L'nant je suis occupée,
Rllé ne s'embarrassa pas pour SI pi:U.
Souriante, gentille à croquer, die ~t.:
tCJurnu ver ....
\-1. Hellot!x.
_ MO[ljcut', je ~lis
votre plu~
VlcllIc c1iéllti:,
misqu'il deux ans vous me fail:'lcl. déjà dt.:s !'obc~;
th hiéll, [J'Hl!' ml! raire plaisir, pn;k/.-m(lÎ IllOl) amie
M. Renou:\, accorda Ct.: qu'elle lh:mandult, il appel ••
HilL' :wtn: vendCl~!,
ct Rost!l~
m'elltl'alnu vers \ln
l'anap': où il n'y avait pcrsonne,
Elle s'as:;it, ct me montrunt une place il co\(: d'cll,':
_ Viens lit, qu'on bavardc un peu cœur ù cœur,
Cllnlllle uutrcf"is,
_ .le ne l't.:ux pus, Rosette ... ulle vcnJt.:usc Ill.
clllit l'US s'a~e()ir
près J'une c1i~ntl!,
c'(:~t
Jéft.:ndu.
Tu cS unt.: cliente, ct jl! suis une vendeuse,
Le~
FUX l'bunnunls de Ro:;etk me regarJèrellt
avec te'ldrs~\:,
_. Ah 1 Régine, SI tu s;l'ais le chagrin quI. ça m'a
rait dt' te trllll\'er ici.
- Tu l'ignorais donc?
Oui, voilà pl'l:S dL troIS moio. 4ue nou::; tiommCti
j1al'~;
.dors, de ,toi,. )e nl! ~u\'a!s
.rien. ~c
n'écris
)al11illS ct (ln ne m'cent pas, J her, l'a. appns la 1I10rl
de ton p~rL',
ct votre ruine; mais tu :;a is, le mot
l'uim', ça nt: Ille disait rien ....le pùn"ui~;
que vous
L'ti~1.
moins riche:>, voilà tout. l\lan; jamais je n'aurai ,:ru, ma pauvrl! chéflL', l)UC tu étais obligée de
travailler ... Ge ... t afil'ùux. Dl5-moi, pourquoi Ui'-tu
choisi ce rndier-lù toi Regine [
- Que pouvais-j'e fai're Î"
_ C'est vrai, ça vaut encore miL'ux ljue d'êlre
ll1!>titutnce. Puis cn riant, elle ajouta: Tu sais, ma
vieille Anglaïse, tu te la l'appelles bien, cl!lle qui
avait un œil ~I'js,
l'autre' bleu.
OUI, parfaitement.
Eh bien [ Lkvinl! cc qui lui co.t arJ'i\~
::
-- J<:! ne sais pas. Elle est mOl1c .
._ Non, mariéc. Une idylle, que i.e te raconlerai
un autre jour. Parlons de t"i, dis-mOI (out.
_ Tout! l\la chl'ric, si tu savais cc qut.: c'est l'Cl!
de chose .
._ Enfin, l'eprit-elle en b':'sitant un peu, tu n'cs
)a~
trop malheureuse?
Cette question me troubla d, lllalL.;l'l: 1110i, mes
yeux s'emplirent dc lanne5.
Bontous!' de Cl.!tte faiblesse, je d":tuurnai la tête el
t'épond i~ ~
- Non, pa~
trup,
L~
muins <.Ir' R();~nc
'uisirent les mieu!lC'i.
�CumIDe tu a~
tht cda. Réuine. mainl<-,].III: 1"
!>U1S süre que tu ilS bcauCOIJI' dl: L·hagrin.
J'cssavai dl' M,urire mais jl" n'y reus~i
UU 'rL" .\ 1"1"'n;l petite amlt'. trl's :mlh', reprit: ,
- Dis-ml'I. R'::ginc. est-cc que II' Ile peu. l'Il ii
t'•• ire pnur tOI " c('la 1111:. renllt tant plal"-It"!
Npn. tu ne peu:>. rien.
A lors àquoi sert l'amitié de l'al Ille bien, l{ q~lt'".
tll cs, tll as toujours été mon amie préfért;e.
, Nt~
parle qU'Jl1 passé, R,)s,'ltc .. , l' ne Slll', 1'111"
t,m amie.
Elle sc révolta, ne c<lmprcnant pa~,
- C'est g('ntil cc que til me dig là; lj~
t'ai-j l' rait
Rien, seul ment on \le te Iwrmettra IdIIS, .'
L··,:,·t tout naturel, d'appeler ulle "endcllSC J<: dl<"1.
\{cnoux tnn amie 1
- En voilà des id':es, lilt-dle, l'I) bais'>.tnt le,.,
\ l'UX.
\)C~
IJees Llui 50nt celle:- de ta l11ere.
1·'aJ!)!eJlJt.:nt elle protesta:
Mais nun. jC t'assure.
rét1t':chir. Il' repnl-o:
~ans
Alors t>urq~ojp
d(lIlL Il; m'a-t-cllc pa" dl bun,<lUI') 1\1\ contraire, le crUIS que -:ette l'\!\lcontn:
l'amusait, car clic avait, en me regardant, lin ~<)ul'i(,:
iJ'onique, et...
.
.
(,{nt,e, Ro!'ette m'lI1!o!rn,mplt :
Hégio';!, i.e f'en pne ...
",' c')ll1pns Immediatement l'inconvenancc d,' Il)L ,
l'drnlcs, l'a~i
ouhlié quc J!:: parlais ù la filll' ,t.:
\1 me T;Jrdul(.
- Pardo~ne-mli.
lUI dis-je, conru"e, -:ette surtl"
ndicule, mais tout à l'heure ton attitude, plu'> cncon'
'jllC ceJle de la mère, m'a fait beaucoup dl' \Jein..:
I{("l~et,
pourquoI ne m'as-tu ra~
dit honjt>ur dè'",
lllt' tu m'as vue?'
.
}':Uc aVilua en rougissant:
- Maman me l'a~it
d~fenùu.
Il \' cut un courl si lence, toule~
ks dt!u\ n'Jlh
pensions des choses que OOU!;! ne rou\'i()n~
nnu'; dir '.
Bien vite, Rosette reprit:
- Dis-moi, t li t'entends bien a\t!-: la premJ' l't:,
/'ex-haut~
du ;;econd Empire :.
- Mme Jeanne")
Oui.
nien
c~
Oh 1 non, elk ne m'aime \Jas dit! le lui rend~
Que lui as-tu donc rait -..
.Ie nc sal~
pas,
Je dc-vine. tl; as vingt ans ct tll C~
Jolil'. c'~1J
"Ilcnl'C l1!US lolle qu'a':!lot r:'."inllllc'111 fais-tu,
tu
�',I~
'1 RANSFUG
l\1"4 u "1I::;c.
ct pUIS tu le ~al
1\1( n,
Moi' n"n, c'e::;l la ~érik,
il \. il ;J~!>t'z
.1..: ~Iac('s
ici pour te le Jire AUSSI Il'
1I~
ccrlaine que tu ne resteras pas longtemps cl1I'!
-
~{c'no\.
Vr.ument?
Mais oui, lU rencontreras, un de ces IPurs, qucl~
1li l' beau Pnnce Charmant qui oeviendr<l ,lnlOurCl 1 X
.le 1(Ii, e1. .•
- qui m'épousera.
- Nal urcllemen1.
- Ma l'etite Ro!'ette, lu oublie: qu'il n'y a ph,~
de fée, ni de Prince Charmant
- C\'sl \l'ai, mais il ya toujoun, de braves cœur~,
- Bien peu, Cl ils ne viendront pas chercher
l'l'mOle ici ... Et puis Je ne yeux pas ml! marier.
Depuis quand"
- Depuis que je me suis aperçu qu'un l!umlll'
\';l\lt rarement la peine d'(:tre aimé,
- .Jolie dt'couverte tlue tu as fail (; là 1Ja01i~,
,lLltrcfPl~,
III ne m'avais par é ainsi.
- .l''li beaucoup vécu depui~
cet autrefOIS.
l,
- .r" comprends.
'lj1\I~i()ns
Et lu as cu des Jl:ceptioll'i. d\::... quelqu'un peul-être, qui disail l'ai
t'n ...
.J ..~ st'ITai le bras de Hosel1' ~i
fi .... mal.
11 v a c~d
- Tais-toi, lui di~-Je,
.
I;nlt lamait' parler.
Ill';'r. ..
forlement que JI' 1\JI
dHl~es
<.Inn! il
Ill:
,\la petite amie me regarda tristement.
.J\' ~;tlS
mal:1droite, fit-clic, Je te fais de la l'cine
\{(l2ine, je t'aime pourtant.
- .Je n'en doute pas.
- A lors t\) resteras mon amie?
- Cc n'est pas de moi que cela JtpenJ .
. - Oh 1 sois tranqutlle, je serai fidi:le .. l'vwintenant,
lh t-clle en se levant, il faut que je m'en aille; je n'ayi~
qu'un quart d'heure de permission. Tu me fer~s
faire
deux blouses, tu les choisra~
miellx que mOi.
1~lJe
réOéchit quel~
second~,
Pllis me demanda:
R~gine,
esh:c que je peux aller voir ta mi!re?
Cette question me surprit, j'h~sita
ayant de répon,dre. Rosette est la lille de Mme Tal'duit; or, pour
l'ien au monde, je ne voulais que ma mère eût à sup'
porter les regards lriomphant~
de cette méchantt
femme.
'Rosette devina, je crois. ma pensée, car bien Ile
clJe aJouta:
- Si ma visite peut lui faire plaiSir, j'irai, un jour.
,lyec.manouvelh! Aog~alSc.
une trè" \.ei1!i daml' LlllI
ne dIt ra.., un mt)1 -le tranc<ln.
�1,A
l'.V\N~UG}o
luquit:tt:, aaigr.o.nt la curiosité Je l\lnll: '1arJuÎt,
Je récis~p
:
- Tu IrHS", scull! (
_ Oui, Tu sai~
bien que le ne urs ilVec lI1aman
'qu'un jamier, .p0u~
~t!s
vist~;
les autres mnjs jL'
f;ui~
libre, ma lantulsle me gUide,
.
.
\
... Alors Rusette, tu peu:\. aller 'Ul!' ma Illere
D'icI quelq'ues .i0urs ~ou
Sl~rUIH;
ilstaé~
d?IlS HI .
appartement bien petit, bl\.!Jl, modeste, !l'ais ou Il,nu s
~el'()nS
cont\.!ntes de recevoir cuux qUI ~c
SOUVlenIront de nous, Dès que nous auron~
eména~,
jl;
te 1 rèVlcll :Irai,
C'est convenu, A bientôt, lÜ:gtnll,
A vendr\.!di Î'
_ Non, je n'acomp~eri
pa~
maIllJn ... Elk Ill'
moi je t'adoru; n,)u:; linirion>. par IWU
disputer n pkin magasin, ce qui serait tout ù l'ail
rldl 'ulc, J(! viendrai essayer un autl'f~
Jour et on bavarl, ra ; j'ai beaucoup Je choses à te n .. :ontel'.
C'cst wui, tu ne m'a' pas parlé de toi,
Oh! tu sais, mon pt!rllnnnagc n'est pa ' biell
lfllL:ressanl; jeune fille Ju monde à marier ~;1nS
!'JIITIC 'Hère,
aVfllltures .
.Je l'esp~r
bien,
Pourquoi?
~ Dame, ma petitl.l Ro:.t!tte, lc.;~
aventures ne ~ont
l'a~
l'l'commandées aux jcunes filles du monde,
- C'e 't doma~e
1
~ Folle. sauve-toi, tu va!:) t<: fair "ronder.
t;.-: ""embrassant elle dit Irès ba.
une aventure, ct une
- ,-loi, j'ai idée yue tu aur~
l'elle, qui te, rendra à ,les amic~,
[~t
comme je \,(ju~ais
pr?tester, Vite, elle, aJouta: Nc dis pa~
Il: contrl~,
,'<II be~()tn
de le crOire pour i!tre heur~.,
Cc SOIr,
tC vai~
:lubal, t,li nc: ycux: pas que j'y sois tris~L';
~n
ral'onterallque Je SUIS amoureu:.e et cela m'ennUIL'ralt.
Cct (>~t"!me
inco~(;t
III chartll,ant m';Jmllsa; je>
(cgardm Rosette partir UVée lin sounre,
l.'a~to
l'em,~a
et bien qu'elle eût disparu lr;' ~
\ll/;, Jl: restai pres de III fenètre regar,Jant d,m" la
pas lont!lèmp '
rue .. , ,T,: ,me Slll,I\'Cnais qu'il n'y ~vui
'.k cela. Je '.:nan" comme Ro::.cltc, commander aH'~
mu m;:r, 'cs I,)il.::th::- chez Renoux.Mon Dieu, cnmlll<'
cette ViL lH!ureU~
me 'embluit lQintainé, était-l'"
hien moi qui l'avaIs vt!cue!
Le beau Prince Charmant, la bellc aventure, com~
dlsail °oset~,
je ne ,suis plus atisez enfant pour y
c:roir\;. .n~is
pourtant lC m'imagine, difficiienJenl, que
)e rcsta~
toute ma Vie ~he
Renoux. NoQ" quel~
cho e arnvera ... du mOins Je l'espère: n}im a\'enlr,
t'
mllil dc~til1,
per::."nnc ne le ~olna
!
�Nous ,jOmmes installées dans nnl,',' appartement,
,i relit, si ridi.:ule, dit maman, qu'il semble f:lit
,IOUI" un ll1ùnagc de pClUpl; 's, j\loi, Jll Ill'" l'lai." il'
:;uis t;pntente d'~l\oir
qUlltê hl l'el sir\ll de 'l~mi:!
,l'ai une chnmbrl' trb; Ctmite, ilps~ht!
à meubler,
mais dans nolrl! ÎluutiClll e,'est l'rcsq''!: un n\'at:.1~I,
11 n lit-divan, p nt! lab]':, UIIO L'nmmolk-tllill,tto.:, C'l:' 1
tou!; ct ,1 ne faut ras songer ;'1 y tl1l'tln! (lutl"l: clHI'j";,
Qut' m'importe, t'y suis che,~
moi, h' m'y lI'ou\!!
hieu. ,l'aime c !te simple table de 11ll yer sllr laq1lelle
l' -cri'~,
le purte-plume de pèn; C'l c t k princlp'll
"rn"mcnt. th'u!1! cho~
qui "I('nl de hi.hati, Cbl'J' ~,\u.
'unir uuquel je tiens.
,\ cùté, la chambre de maman, 1.\ pic'ce principall'
de l'appartement. Elle Clit petite, mais pleine dl'
l.leil, ct c'est un luxe qu'à Pari .. on l'aie 11':'-s dwr
,le a(li~
que ma pauvro mère ne s'y phil'll gui:re;
dit' Ill' ,l' r6i~nu
pas, elle regrotte sa VH.' d'nulrcf.. i~
l'l l'US9~
sos Journéos à sc l:'nuycnir, Alors', 1(: soir,
,-1\ • est fatiAu(:c d'avoir pleuré ct lUe l'ccoit a,'oc UI,
\ i a!ow dCf;olé, Et ce sont des plaintes, P'1IS dus rC!pm·
, hl'~.
Je rontre trop tard, le ne uis pliS l'Hi ()J)nahh
l'; Ile pense l)as à elle. En disant cela elle est sint.:~r',
,'lit ç.q mal l(;ureusc parce qu'elle 'illwginv quI.' It'
l'a banJonnc.
1<:lIe a été gattlc par tout le monde: délkatL1 .Ill
santé, :es parents d'abord, puis après t son Olari, ont
"ltisfait ses rlus étranges fantaisies. Lcs n:ali!ès dt:
la vie, elle les ignore ct ne veut pas les arrrendre.
Si IC lui parle raison, argent, elle me boude ct ml'
déclare que je suis ennuyeuse. Son p,rand d6sir, tout
son uspoir, c'est que b'lentôt je serai lasse de ma
nouvelle situation. Ce que III ferai en sortant de la,
l'Ile n'y pense guère; l'Important, pour le moment,
c'est que je quitte la mah;on Ren(\ux.
Que dire à cela? Si je cherche à lui faire entrevoir
l'avenir que j'e!':père, elle ne m'ticoutc pas; si j'insiste,
dIe finit par conclure que cela m'amuse d'être ven-
leusel
.J'essaie en vain de la raisonner, malS je n'al plu'
qur elle aucune intluence: elle s'élOigne de mOl, el
,'".la m'est très douloureux,
Mme Durnal est 11\, toujours là; l'achat des mou·
bics, l'~ména!et,
le choix de la ~omestiqu:
c'est elle qui a tout fait. .Je devrais iUl erre recon:
n,llssanle, eh bien, je ne le peux. pas.. Il me semplé
'lue C'08t cett!' f ."me qui me prend ma mi:re.
Quand ell" '.1 Ii\, 1). ,,",an parle, <l1Jrlt l'nAm .. : l
�1:\
l'RA
~FTlCE
hgur.: :,'anime .. ses, yeu.\.
rt.!Jt·\'iel1ll.clll
brillants,
Lomme autrefuis. De s que cetle ,tmle parfaite eSI
partIC, 11111mall I)\:st plus ln mème, clic reprenJ SOI'
visage doulour'::l1x, N,ClI!!: JlOUS regardons, nüu
~
n'avons rien :l nous dire, cl pUllr nc pas l1()J~
CI'
.apercevoir l'une pren~l1J
.livre, l'alll rc un ouvrage.
el la soirée s'achi.:vc sllenclcusement.
Lllrsque nous nOlis qllittons, J'ai erwic Je pf(~I.)JrL
1lIi.! mi' re dans mes bras ût de la supplier de m':lnTlI:1
l nco!"e malt> le bai"er qu'elle me donne e~1
si irllhf
raent,'je la se11S ~i l~in
de llloi, que mes bras, qUi
ôllJl\IÎel1t voulu !'etrelndrL', retombent dt.5sespel'l!s;
('t nou~
allol1s chacune dans notre chambre, La pOri l'
,k 'ommunicatiol1 e~t
fermée, maman ]() déSire; jl
Ille Ii.:ve de bonne heur.:: ût elle ne veut ras étr.:: révcillct'
l'nus les SOirs je suis seule, aITreus.::mû\1t seu le, c'
il' .. uftre de cette solit,ude, .Tc voudrais que quel'I"'u n fût là, pr0s de mm, que ce quelqu'un Ill'; 111111'llIura! des mot$ JOli:\. o.:t dcs mots tcndr~s
... ,1<: , .. (j_
,11'11 1~ pou voir al'P~I
yer ma tl7!te fat iguL'e sur Sil n él'au Ic'
.'t lui avouer 'lue Je n~aLJ1.:
de courage et dt: re~
'
".t'IDce ....k voudr.ats lUI crier que J'en ai asse/,
clll'il faut qu'on m'l1lde, et lue je ne- peu.\ plu~
vivn..
C,'Jllme cela, ,\ ce quelqu'un je ne donne ni Iln nom,
111 un ~"xc
, l'ai besoin d'aflectiol1, de tendresse, \'P II;\
1nul.
1)11! },i) urquf)i ma mi.:re ne cLlmprend-clle pas q Ul
'llIfTre!.Te suis son enfant, sa pt!l1te tille, 111)(l'c·tlle lille' qui, malg!'': sa granue taille et ,~&S
vingt t'I
lI!1 an~,
l'1t!llre le .o lr quand elle est cou..:hée,
J"
•
Oecidémt!l1t, chez Renoux, j'ai unt: amie, une petitt!
ami.: q\1l, j'en s ui~
certaine, m'aime beaucoup,
(;~nrget,
cette.gamlne de seize ans, s'est prise pour
mOl J'une alTectlo.n étrange ct exclusive, Di:s qu'ell.::
me \'Olt, son pet1l vIsag.:: souffreteux s 'éclaire, se~
"'u:\. brillent, Cl <:11e mcsourit affectueusement. Di,
1"IS par lour die :-i'an~e
pour me rencontrer et, fI
"haque rencontre, e!le me dit quelques mots gentil"
l101S ~imrlcs
ct nad!', qtli viennent t,)ut droit 'de son
.::œur.
La semaine dcrnil:re elle m'a apf'ort~
deux rose
hla nches, et comme Je lU! demandais SI ces fleur.,
poussaient dans son jardin, avec un beau rire elle
m'a répondu:
- Mai~
non, k parc, cher. nous, c'est grand c"mm<.
lu mam,
Alors r...
• -
1&1111'1
lIist' <!<' 11'<!>l' r.J1I.1\ nl~'"
IU~"'\lX
(')1~
m~
�le:- il ,10Int:"~
1"5 ai
il n'cst l'as a::;sez richt: l'(lur c..:!a! Je
avec mes ('c"noml":s
acheté~
Se~
~con"es!
ElI..: était si fi"ce, si cpntente, Cil
al!' di~ant
cela. que je n'al pas voul\l 1<1 gronder ni
Ilntt:rroger: mais Je parfum des r05":S que j'ill pt,/,t",'s tllute la jOllrnL'l: m'or ral'l'eJé jusqu'au sOir que,
l'pur Ill'pffril" des fleur'i, cette enfant ~'étai
privve du
'h·c.:I~ai
I"C.
,\lljourd'hul <IVCI.' Geoq,:ett..: j'ai eu une lon:,:ul' clin·
YtTS,ltipn; par momellt celte petite me dérOlllL',
mal'i snn cœur ml' sl'mblc une pr{'cieusc chose
,\ pr'·s le déjeuncl" je suis, ouve nI seule; 1\\ mc .Il'annc
"st abscnte, M. Renoux au!'si, la plupart dc~
\"l'II·
.]('u.,es sortent; elles ont tOUjours des courses ù faire
TrL:s au courant ùes habitudes du mal'!<Isin, Ol'IIIgettl! est arrivée quand il n'y avait personne; j'('L'I'I\' •• lS lorsqu'elle est cntrée.
- .le nc vous dérange pas?
Non, que veux-tu, mignonne:
C:'cst une lettre qu~'
vous faites ~ me tlemand.lt-('lIe un peu embarra sée.
- Oui, tu lc vois bien.
- C<,st·" à votre bon ami?
C:cttl' q\lCSIJon me déplut. malS Je rétle.hi~
'111<:
,10ur Georgette avoir" un bon ami -, c'était rl1l"'e
l'mte naturelle. Compr nant que la filletll' \'111Ialt
causl'l', jc posai ma plume et répondit:
. Petite fillc, Je n'al pas d'ami.
Elk cut un joli sourire et, battant dc~
maillt-,
s'ùcri;J. :
Ah! qUI! c'est dommage l
Cette Joie m'étonnn.
1"~lt-êrc
P"urquoi donc c ··tu si c0ntente <JlIl(tllr.!'hlli •
- Ça, c'est mon secret. JC vous le dIrai
tout à l'heure ... mal~
je ne veux pa~
lard,
~\Il
\ "u" 1·
di re mallltenant.
Comme tll vouùras, ton secret t'apparti..:nt.
Il \' l'ut entre nOLIs un court silence, puis, commeGeorgette était embarrassée, je lUI demandai:
Ta maman va bien ;.
Oui, ça man;he.
Les petite!' 1'œur~
au::;si ?
- Oui, ça tousse.
Encore!
- Dame. c'est naturel. le p<:re de ma;'an est mort
de la « tubercule ~.
Et toi, lu ne tousses pas)
- Si. au printf'ml?s cl à l'automnc. Mais c'e~,l
r"m. maman dit qUt' le sui~
la plus solide des sL,.
c~te
La pJ~s
~?lzd'!
talll,.lrPTr.
.Je n~gardis
C{'
1,,",1
ce. ér-aule~
'ÎtToj{~.
blanc <!\lI;t la mnindre éruo.
�LA TRANSFUGE
<.:vluruit. Pauvre gamintl; ,1 1\\ IU!- peur pour
·'lle de la tuberculose du grand-père .
• IllqUl\!tc de: mon sil~n.:c,
Georgette mt demanda:
- Ça ne \'!IUS ennuie pa:; que Je C3U';e al'cc VOliS'
l'on, fmgnonne., pa~
du tout.
.
(
Alor,; pourquOI vous ne parlez p!l~
,1 (' rcn~')ais
à toi.
.
Vrai lit-die <,vcc plaisir.,
~ Oui,' le me demandais HI tu étal!> bien raison.
lIable.
La fillette rougit et se détourna .
.. Hl.lilwnnabJe, fit-elle, ça depcnd.
(:l'Ill' réponse ct l'atiu~e
de Georgctte m~'
déplurent. ,v!nlgri: mOI, un P(;U sechc:rnent, JC repns:
- .Je parle de ta santé, le reste ne me rc~ad
pa,.,.
Le:; yl'ux de la petite se Icvèn'nt sur tnOl plcin~
de
Il'''11 ~v
Ilï)r(}ch'~
- Pourquoi me diLt'S-VOll. cela, mademolsdlttlugiw r Si 'OUt, voul!;z, je Voue; diraiS bien ... lonl.
.J \'0\1<; aime, ct pUIS' al cOI1fanl~
en vous
J'out. Etait-cc possible que cette dorant ~\It
tiêji\
.
.jut!1qUi! ..:hO!iC ;i confier>
Elle étail 1:, dt'vant mOI :.il humble. SI aimante,
pauvre petitl dlO~C.
que mes mams se tendirent
, \ l'rs elle.
- A Jlon~,
'IoItm:; d raconte-mOl lI.' que: III a, tn's
"nVle dl; me dir..;,
Vous allez me grond '1.
- Ça, pcuH:tro.
- Mai~
vous m'auncrez cne,'rc '
- Oui, je te le promets.
Fièrement, e]Je avoua:
.- Eh bien, madeois~l
Ré;.lme, ,'alun IlmllUreu.\
.II; ne fus pa:; étonnée, J'attendaIS cette confidence.
V cncleuses, essayeuses, tr(}in~
ont la même ambl1i~\n:
avoir un ami, un amoureux. Mais cette pet il L
était bien jeune pOur prononcer ces mots-là.
- Et alors ..: lui ~emandi-jc.
.
- Alors ... Je SUIS contente, heureuse, comme J '
ne J'ai jamais 0té; il est si gentil!
- Quel àge a-t-il?
- Oh 1 il est bien plus vieu\. que moi, Il a di:---
huit ans!
- Il v a longtemps que tu Je conais'~
- Oui, ça fait bien trois mois, mais <Jn Oc s'C::.l
t'uS parlé tout ùe suite. D'abord laut vous dire qu'au
L'())nmencemenl ça ne marchait pas, on se disputait,
il me taquinait. et jamaIs il ne trouvait co 'lUt: ie 1111
demandais.
- Que fait-il ?
... n'est • placIer» rhez Mernaudoo; c'est la que
�LA 'fRANSFt1C;r.
le l'ai connu. Je ne suis pas. coursiè re ., luais quand
il y a quelque chose de difficile à • réassor tir_, c'est
moi qU'on envoie. J'ai du goùt. Il. ce qu'elles disent
'à-haut.
- Oui, je lIl'cn SUif; déjà apt'rçue . ct ,ü tu vQlI.i~
tu pourrai s devenir une trè bonne ouvrièr e.
- Jo n'y tiens pas. je ne verrais plus mon Pierre'
- C'egt donc gérieux ?
- Oh 1 mais oui, c'est pOl:r touJourH. On "c:-'
parlé la semain e dernièr o, et on s'est fiancé hicr,
Faut vous dire qu'il habite du même c6tê que nou. ,
,Ilors on remont e ensemb le chaque soir et ce trajet,
court
'lui ost si long quand on le fait seule, est trè~
à deux. On en a tant Il se dire. il est bavard. mOI
aussi, alors on n'cn finit pas de rentrer chez nOl~.
puis. il fait si bon en ce momen t à la fin de lu
~t
journéc , que c'est domma ge d'aller s'enferm er dans
une chambr e où y a tou{ours dos ~() 'ses qui cricnt.
D'un air de reproch e, Je dis:
ce sont tes petites sœurs.
- Oeor~t,
- Oh 1 IC 1eR aime bien; seulem ent c'est terrible
.lunnd on est fatiguée de ne paR pouvoir dormir.
Voilà ,des nuits que Margue rite - c'cst la deroit::l'c
- ne fait que pleurer .
- Elle est malade ?
Illic
- Non, il paratt que c'est de hl mécbanet~,
a des colères terrible s, tout comme papa. Mon ami
non plus n'aime à rentrer ; sa mi:re ost remarié e, il a
un beau-pè re qui ne peut pas le voir. alors. chez lui,
c'est pas gai. Ça fait qu'y a des jours où à neuf heures
Iln est encore ensemb le ... On monte au Sacré-C œur,
on s'assied sur une marche . et on regarde Pari:;
s'allum er. Ce que c'est beau. madem oiselle Régine ,
vous n'en avez pas idée si vous n'avez Jamais vu ça.
Quelqu efois le ciel est rouge comme si Paris brillait,
un autre iour il est noir. et chaque lumière a 1ai r
d'une étotle. Alors on n'a pas le coutage de s'en
aUer. on reste là tard. très tard ... hier on ost parti
parce qu'on avait trop faim ... mais un de ces soirs
Pierre apporte ra à dlner et on dlnera sur les march~.
tous le deux. Ça sera gentil. hein 1 madem oiselle
Régine.
Les yeux de Georgettp. étaient pleins de bonheu r,
son sourire triomph ant. Je me l'!ntais tr\:!1 peu de
courage pour parler raison à cette enfant insouci l\nto
ct heureus e. Pourtan t, je lui di :
- :Petite, est· ce que ta mère approu ve tes fian.
çaillcs?
Sa figure change a et brusqu ement elle me répond it
- Maman ne sait rien. elle n(t voudrai t 8ûrcPit n\
pas qu'on se marie mainten ant. Je uis trop iemne.,
�\'vydZ-VOll'. ;,Llur:; à quvi hOh 11li dil e" <,:;\ 1:\ ()urIlH'llll:rail Illutilemem
- PourquoI cela 1:1 ~vUl'fh!ntLr.I·
SI 1011 tian.;,
e"t un bra\'e garçon elle sa,! -:"Ilh:ntl' qUt: lU l'itic'
rencont ré
.
neorgett(,; hau%a 1<;,.. ~'paLlI
, d L'ut un nft: l'tran,.:c'
.- Mademoiselle Hcgtnc. hl-(:!!<.:, VOliS T\(: .:"nn:lIS
,C'f riel! de la vi<; des (;u\'rières,
C<.;[[e réponse.! me stupdia, ,
,- Comm(,;llt que \'Cllx-tU clin.: r
, - ,Tc vais \'(;1I~
expliquer. Je rappo!'l,p Ù maillaI!
3 fI'. ;'0 par jour, avec les quarunte S()U~
que ma 5.CIJI
.;a~nc
on arrive à "ivre tous,les sept. SI Je tUe mariai::;,
.:c'~
:' 1'1'. ,',0, ello ne les aurait plus, n'est-cc pas; alon,
,a s..:ra la misère pour elle ct les petite::. ... Non, y J
f)a~
à Jire, c'est tout Je m~e
un peu tri~e,
mal~
Il'
ne dois pas songer à mt;lI pour le moment. .. faut
attendre que les gosses alcnt poussé.
Cctte réponse me surprit, je n'avais JanHû:' pensé'
il -:ela. Georgett<.! ne se trompait pa', je nc conai~
S.lIS ri?n de la vic .des,ouvri~
Je repri:,:
1 Il mèr..: dOIt s Inquwtcr lorsque lu renl rè~
larJ.
t-Ion, je lui dis qu'on veille ici, elle me CfOlt.
Tu mens, Georgette, fis-je avec reproche,
- y a pas moyen de faire autrement, mademoiselle Régme, cc mensonge-là e~t
néce~sai.:
l'our
que maman ne se tourmente pas.
Doucement, très maternelle, jl:! lui dis:
- Ma petite Georgclt~,
je voudrais te voir renonCl'r
Ù tc~
promenades du SOIr,
r:lIe tressaillit et, fachée, mt: répondit:
Mademoiselle Régine, demandez-moi tout cc
que vous voudrez, mais pa;; ça. Ces promenades-!;'I
,ont .la récompense de mes longues journées ct.:
lraval!; cc sont me:; heures de bonheur, pourquoI
voulez-volls m'en pnver?
- Parte que ce n'est pas bien, et que tu ne L!oi"
"as le faire.
.
• - Pourquoi?
Parler ,convcn.ances à ct;tte enfant, c'était ridi<.:uk:
alol':; \Talment Je ne savaIs que dire à cetl<.! pdlh
Iille SI différente de moi!
Une pirouette de G.eorgettc, Ull rire étoufTë, puis
dIe disparut en me ~l'ant
:
- V'là le ratron, le me " Ir.Jlt..: ".
Le patiO\, à cette lcure, q uelll! chose étonnante:
,\ u<.:une vendeuse n'était là, gu'allait-tl dire?
Par ll:!s lSlaces. je le \'oyals ven ir. Doucement, i
traversait ies salons, reaardant un modèle, arrao,
,!p~nt
lIne étoff... , ~c
\,()ld;lnt l'ilS aVOir J'air de l'ob,
1
�\51
CI'\I'I',
,II
je
l'epri~
Ge, rgttte .
•\\1 milt"u Ju
111;1 Ir'11I"":
;ntl'rrüllllJlIt' 1'.11
1';L!liv~,
~ali>n
JI !lie [';1l'la .
me demanda-HI. l,lI ~')Ilt
.\bJl'n1oÎsl!llc R~ginc,
e,'S dem"i~<.·lo
'
Cdt,· qUCstlO1l m'ennuya. Tri:s ~':nt.l·,
Jl' ré:pondlo. .
1 _
Mme Jeanllc est,à déJ<.'uncr comme d'habitude.
:Ik lit fUlIr..: qll'ù UIIC hcurc ct ..!L'mil.
li s'impaticnta.
- .It: sais, JiHl, mUls 1<::s <lutres, où :;onl-e~
\'uus JL,vriezètrc iCI quatre uu cinq, ct JC yous troUVe
"l'Ult:. Si deux clientes arnvaicnt, qUe feriez-v')lIS- A cctté heure-ci les clientes sont rart:s.
Dt: plus en plu~
nerveux, il reprit:
- Peu Importe, cc n'est pa~
une excuse .
. - Ces Jemolscllcs avaÎl.:nt des courses urgentes.
- Toutes le~
quatre, alors?
l\'1. Renoux fit quelques pas dan~
le magasin, puis
11 r<.;vlnl vers mol.
- Mademoiselle Régine, dites-moi la vèritc, .;'esl
ainsi tous les jours. Dès qUe M.me Jeanne o:st partiC',
l'CS demoiselles s'en vont.
~c
voul.ml pas accuser, je me tus .
.\1. lZenoux comprit.
- Votre silenc . s condamne. Je vou:> remercil.
de n'avoir pas css . de me tromper.
.Tc ne sais pas, murmuraI-je.
- La franchise est une qualité bien rare, maJ,·tnoisclle, et le vous féliCIte de la posséder.
Il ~e tllt; croyant qu'il n'avait plus rien à me dm:,
II.: me remis à écrire .
.\lI bout tle quelques minutes, M. Renou~
me
demanJa:
- Mademoiselle Régmc, votre lettre est-ell..: tr;'';
press":c? Pardonnez-moi cette question indiscrète,
Ina; S Je voudrais causer avec Yous.
'
- Cette lettre peut attendre, monsieur, je pré\'Î~n
une cliente du jour de son essayagl'.
Je posai ma plume, je croisai les main ' et regardai
~1.
Renoux.
- Voilà ce dont Il, s'agit, reprit-il bru~q<.:ment
.1 y a trois mois que vous êtes ici et j'ai pu me rend~
compte, assez vite, que vous ètes dou":c pour ks
Ifl'aires; vous :lVez un tempérament de commer
;anle.
Je souns et vôulus remer.:ier, mais je ne pus pd~.
Mon orgueil parfois se révolte encore, j'al du mal;
.Hlhlier que je m'appelle Régine de Bois-Mesnil.
Tout à son idée, M. Renoux continua:
- Ma maison se développe chaoue jour, au~:>i
Jl
veux créer lin T1f\11\'C'"1 rnynn de rob~
hrolé'~:
li
�'.>:':
1.1 tè~
de Ct' rayon J'ai bUS(lin d'une Îe mfll t' intel~
';t.:lltc ct travailleuse, j:ai pel;~
:l V()\I~
. SUI])rise, je r~()ntls:
.
_
t! VtlUS remerCIe, III '11;;ICUr. .
_ .k pense, ajouta-l-il en founant, 'lue vou,.; nc.
l'cgretterez pa'1 Mn:~e
.Jeanne .
./ t.: 1l'~cria
i avl'C )Ole :
Ah 1 Dnn, certes .
.Ie Ill! dis que cela, mais l.n 0n cri .lvait <:1"' ~I ":111;c'rl' qUl' M. RClWllX ~(1lprt.
.
,ll'<:n;u
_ Oui lit-il r Jusleuj"·; 101'\ Je Ille ~l'1
'Iu'cllt! fI'C VUIl~
m~nageil
gUI.:I'u. V",u' èles jeUll\!.
l'ou'> l!(es jolie, dt:ll.· ,;hl)s~:i
que It,S (eOlIllI!-; th' !'ufl
,1~Ù
Ilt.: l'ardonuenl pas. lel v~us
,lVL'l h,;allcnup d'(>I11,)lIi~
• ,t V(lUS aile/. cil a\'\nl' plus C Il e or\.!
_ Pourquoi'
Il -.ourit. amuse ...le ma nalvetc.
.. Damo, VOliS la dernii!re Vt'nlle, vou:> la plu~
jèunc, "ous passez avant les autre ', . Vous voilà qucl'IU'UIl, maintenant; vOus ail ct, ètru obhgét· de com·
Ulander, saurez-voUS VOUR faire obéir?
- Oui, je croî!'.
- .Jl' l'esl'l-rc aussI. Ll' mois prochain VOliS prCI~
t1,'cz VilS fOllCI ions. QUL'stion p0cuniairc. t"ois cents
franc~
comme appointements mensuels, Cl deux pOU!
cellt sur V0S aJTain:s.
I"r\li~
ccnts francs pUI' mois, deux pour cent sur
ks an'ire~,
c'était une belle situation. J'étais heu- ,
l'cuse, trt.:s heureuse. mai!; si gèné<: par celle quc«1j"l1 d'argent que, rougc, l!l11barrassée, je me taisais.
- Vous étes contente? me demanda 1'1'1. RenQux.
~t"né
Je mon silence.
mais ... j, ne sais pas com- Oui, r~pondjs"è,
ment vou~
le dire 1
S'apercev.ant de m"l1 émotion. il se détourna un
rcu ct repl'lt:
- Vous tachl'rez. mademoiscllù Régine, de lm:
faire de joli~
modi.:les, j'a! confiance en vous: ql1t'lqu'un m'a dit que vons li(iez une ft.:e.
Cette dernière phrase m'intr~ua.
- Quelqu'un ? ... l\lonsicul' Rc:noux, vous nI.! voudriez pas me dire qui?
- C'est Mlle Rosette Tardllit; elle m'a longuement
parlé dt.: vous et m'a dit qu'autrefois vous faisiez cie
merveilles pour toutes vos amies.
- RO<;l!lte est une bavarde et fi. c'(agéré.
- J'csp,:re hlen que non.
- Enfm, .nonsieul', je ferai de mon mil.!lIx.
- J'en suis çertain, mademoiselle, vous (~tc:
un,
con~iCleus.
Rn me ctiMnt cela, M, Renoux me ((lOdit la main,
�LA
TRAN~l,'U(a.
Le ~\lS:
llIait franc, sincère, uvec phmll' j')" repon
dis, Juste à cct lOslant trois vendeuses art'lVàlent
Elles me regardi:l'ent J'un air railleur; sur leur!i l è vrc ~
jl ~ devinais ks mots muchants qu'clics n'osaicllI dir"
Voyant leurs snurin.:s t:t compnmant cc qu'ilt' I~nitlae,
M. Renoux, fllrleux, se rctourn(1 v rs
dies,
•
votrt.! Ùl;- Mes compliments, mcsJt.!ol~,
jf.!uner a été long; malhcurt.!usement pour \'ou~,
il ")
a pr1:s d'une heure qu't! est terminé, prè~
d'une heu ...
que vous devriez étr.: ici. Pouvez-vou!:> me dire d'ou
\'ous venez ?
,
Elles me re~adènt
haineu!it.!ment; malgn mlll
jl: \'cculai de quelques pa s ,
- Mai,', monSieur, murmura J\ll1t.! Manl', 111'11 .
,·tions là-haut. il l'atelier.
- Non, 1llf.!l-tdeITIl)i sellc !:i , je Yon s al fait lkmand 1
Une Jeune fille,q li 'on appelait 1\1l1e Colett e, S';1\·anç.\.
1 cpuis peu, elle lai5ult partit' d\! la mai
~ on,
clk H\'.11 1
un genre déplorabl e, mai, COll1nll: c'était Iln e ('x.'t:l·
l ~ li t.! vendeuse, Mme Jeanne supportait ~es
CXCt:1
tricitês. Avec un aplomb I!xtraordll1a1J'e, cl!.,) U\\\\II
- Moi, monsieur, j'é tai ti s ortie. J'a\'als donne un
rendz~vous,
je ne pouvai s pas lu manquer. J~l
~ l
tonrnant \fers moi en riant, elle ajlJula: Mon ami
n'est pas employé dans la maison, faut hion qUto l'
:;orte pour le VOIr. .. Tout Iû monde n'a pas la cham;.
.
\le travailler près de son amoureux.
Je voulu >; répondre à cette insolènte, malS M. HI.."
nOlJ :\, très calme, me prévint.
~
Mademoisl!lle Colette, dit-il, pour vous permettre de sortir rlus à votre uise VOlis allez passer a
la caisse immédiatement ct, si vous voulez Jes rensl~ignemt,
je vous engage à vous taire.
,
'
La fj"ure de la jeune fille chanuea, clic dC\'1l1t S I
)ale ql~C
je c.:rus qu'elle allait sc t'rouver mal. 'l'rem)Iant de colère elle me .:ria:
- C'cst bien', je m'en vaul, mais avant ùe partir je
<hrai ~out
ce ~ue
je pense de cette !ll1e-Ià, Mademoiselle lait la mIJaurée, mademOIselle prend de!:i granù!'.
airs quand elle est dans la J'ue, seulement clic ré!:ev
~
; t's f,:races ct ses sOlriè~
pour Je patron. C\:st trl!~
habile, mes compliments, duchesse.
!lOmobik, ,e 10 rcgur,dais s'cn ~l1cr,
h~sital
Ù CI)rn1 l'encire ce qu'clic avaIt voulu Lhre. EtaIt-cf.! posibl~
que quelques-unes ùe c.:es jeunes filles, qui m'obocr
"aicnt en souriant, c.:russent vrai cc que l'une d'elJc~
m'avait crié dans un moment de colère. Ma fiert!;!,
ma dignité me défendaient de me disculper, mais Ct
silence m'était si pénible que mC5 Jambes tremblaient
<.!l que mon cœur banait avec violence.
I
�/'+
D,i~es'
;rt:t.!, chcrchantun refuge, jl: r(;~adi"
autour
'le moi; j'aperçus Mme Jeanne. .
Pressée, Imp(lrtante, elle arrivait. Les venJ"usl'S
1\,nto\1r,:'ret11 d chn\"ur.e, tr~s
bas, lui raconta, à sa
faÇOll, l'int.!ldellt.
F.llt; ne me dit rien, mais die me lixa "1 ln>.!ch<llll fit peur. Tout(! la .Journee elle lnt'
i1\,;nt qu'elle f!l~
h;lfc01a, Tlle taIsant des 'lbscrvatlOns devant les
~1t.;n
cs, s'amusant à m'humilIer, et m'employant alD,
plus fatig<lntes bl:sognes.
Le télùrhnne était casse entre l'atelier ct le J1\a~
~I';
sous prétexte de rense1gnements il. demander,
d'ordres à donner, elle me fit mLlnter plus de dix
Inis les six étages. Deux trottins étaient malades,
me disait-elle en souriant, il fallait bien les n:mplacer.
.lamais Journée ne me parut plus pénible; enfin
.. Ile st.! tl:rmina.
Rentrée chez moi, sans Joie, tant j'étais las~(',
t'annonçai à maman mon changement de situation.
Celte bonne nouvelle la laissa indifft!rente, elle t'lit
lIIême un sourire mystérieux qui m'donna.
- .le croi:,; que M. Renoux, me répondit-cil!:, ne
li' !!ardl:ra plus longtemps.
(~ct
phrase était incompréh~lbe,
J'en demandai
l',!xrlication.
- Mme Durnal vlclHlra le voir dimanche, 111411,
j'31 {\1"OmIS de me taire jusque-là.
r,e nom ?c Mme Durnal ne ':l'est guère SYI.l1p'aIhI4Uf.'.;'I n ~l plus aucune allectlOn pour cette vtellk
IInie . .Jc devmals un d<\nger et l'insistaI pOUl' le COI111:1.Itre: ma.ls molman nu voulut rien me dire.
(:t: soir il fait un temps merveilleux, ma f..:nell"
'~i
grande ouverte, et sur notre balcon il y a des
flot~
d'héliotrp~
qui embaument. Une folie dt'
maman! Je devr.als la gronder; pécunlairemeI,1t, dh:
L'st très peu raisonnable, et SI j'avais continué a
~agn6r
cent francs par mois, nous cussions étiS "Îte
au bout de nos ressources. Mais, ce soir, Je pense
que ma nouvelle. s~tuaion
me permet de respirer.
.ans regret, le déhcleux parfum des héliotropes.
I.e ciel est rouge, le coucher du soleil admirablt:.
Je ~;(lnge
à la petite Georgette, Je la vois: elle e~l
dsi~e
sur les marches de pierre. au pied de la ba~l'
lique; son fiancé est près d'elle, enscml.\e ils admi
'cnt Pans qui s'allume. Pour le moment ,'Ile est
neureuse, c'est son heure de bonheur comme elle
m'a dit cet apri!s-midi ... Pourvu quc ces heures-l;
ne la fassent pas pleurer un jour!
�L.e dimanche, '" :suis ,11'1:'", :~ar.;,<u
1 ulm.
<,
l'cster chcz mOl. J<; val~,
JC VIel!. , dan::. .:el aJ parr.:nent de POU!,t:c qui me sembl..: sl.lpcrbc, pan.:c qU'li
'fi à n()u~.
.u pension dc famillt: m'u donlll: pOUl
1oujours l'amour du ~ home ~.
Ce malin, en songeant à la visil<; .le Mme Durnal.
j'étais ennuyée, anxieuse de saVOl/' cc 'lu'cllt: \lIL
voulait. Les parole dc maman mc hantaient: " .1.
plus longlelllp:> .
croi:; lue M. Renoux nete tlarde~
Mme Durnal Venil1l-dle m'ofTnr quclque ~:Ilpçrht.
situalion ~
Cela, je n'y cruyal" gu..:rc .
.\or\:::; le dt!jl!UnCr, oou . cùmc::; la vi ile do.:: H.o~cl(;
Ah ,'qU'elle fut nenti\le'
Elle s'e'i.tasia t'>::;ur notru apparlcment, nou~
a\'l!1~
UOt.: VLlC commc il n'y ,:n avaIt pas dèUX dan .. Pln~.
el le::; hi:liotrol'es I·erithousam:~nl.
Avec moi, eUL
s'installa dan .. lu salon et cau~
une demi-heure san
s'interrompre. Puis, tout il coup, clic se souvlnl
qu'elle pn:nait le train à cinq heures ct qu'elle devail
rentrer finir son saL. glle s'enfuil, suivie dl! :;on
Anglaise. Puur la voir plus IOlgcmp~,
je t:OUl'U:>
vers le balcon, et (o!n:ne il fai::;ail beau, j'y restaI.
Mme Durnal d maman m'y Irouvèrent.
Très aimable, comme s'il n' , avait l"Ien cu cnlr,'
nous, Mme Durnal rn'emba:;~J
t.:1 m''lssura 'Ill' '!l,'
venait spécialemenl pour me voir.
.Te balbutiai un vacut.: remt:rcielTlcnt, t.:l l(}Jte~
le
trois nous nOliS regarJames ne :;achant que n()u~
dire.
Maman proposa de rentrer.
- Un balcon, fit-clic, n'est pa:. un cndroill'I"IJI'I',·
pour une conversation ::;érieuse.
Nous nous instalJamcs LIan:; le :;alon. lmmédlill,ment Mme Durnal parla:
- Ma chèrc Régine, nous aV()n~
à causer.
Le ton était froid, presque ~olc:ne,
il me :-'CI111'1:1
très peu affectueux. Je soupçonnais Jepuis lon~tcm)s
que cette femme ne m'aimait pas, aujolltd'hlli j't'n
avais la certitude.
Je répondis, un peu sèchement, que i'écoula~.
:\ta
mi:rc intervint.
- Régine, Ille dit-elle te,ldrement, nous n'il\'Ol1::
pas de meilleure amie que cette ch,~r
Mme f)Ulï1nl ...
laisse-toi guider par elle, ma grande, c't.:'<' l'nur 1"11
bonheur.
\:es paroles affectueuse::; cie maman nt. me nrl~'
<l!lcun plaisir, il!' Ill" dlWj~à
SU "ch/·r.' ;Jml~
• •:; 'J,.;Cl
r.epMt:
�OUI, Régine, il s'agit .en. c~et
de votre bonheur'
Votre ituation actuelh:, ni pt;l11ble pour vous et pou
.. eux qui vou." en~ourt:l,
peut, 1 vous le voulez
hangel' d'un jour a l'autre.
_ Bt que f,n~t-jl
faire pOlll cela?
Vous maner .
.l'cu' un ~clat
de nru ironique.
_ Ch1;:re madame, pour Il' Illl\l'1t.:I, il lam ctr,
h'U • et 'ous oubliez quc, puur les hommos (Fun
~1:rtU;i
lIlonde, I,mc jeune lill.., " qlli travaille » !'~t
'Itl~s/e
parmi celles qu'oo Il'épuu c pas.
_ Tous n,~
pen~,mt
pas cela, ma chère Régine!
_ Dt; plus, je suis pauvre, pas de dot et aucun,"
t:. përance 1
_ Qu'impo~te,
Je l'l'.nnais .un jeune homme, I..: IiI.
l'un de mc~
vle~x
anus, ~l\
ne .s'ocup~ra
pas d,
;.:tte questltHl-la. Il est l'lche, treH Intclhgen1, et l,'
,eul héritier d'un bûau nom. Son pl·re, un ~rai
gellIlhomme, sc déclare prét à accueillir ct à aimer la
kmmc que lion fils cirai ira .
.le voulus poser uno questiun, mais Mme DUlll;\!
le m'en laissa pas le temp . Vite, ell' continua;
~Ils ont un hôtel splendide faubourg Saint-G~I'
main, nn chateau admirable pr1: de Chantilly, ",
\lne merveilleuse villa à Beaulieu!
Tous ces a~jectis
m'amubèrent et, railleuse, j.demandai:
.- Et qu'ont-Ils encure '?
Alors, ,r~omphant;
.vlm\.' Durnal :-;\:cna:
- Ils ont trois cent mille fran.:s de rente qui IH'
doivent rien à personne. El, en regardant maman,
die ajouta: Fortune ::'Îlrc, placée en · grande partie à
l'étranger ... Et je crois qu'oll serait tout ,Iisposé à
reconnaltrc une dot il votre tille. Mais cc sont de!>
'lucstions à discuter ... plus tard.
- Certainement, s'écria ma ml·r.:.
Avec un sourire aimable .Mme Durnal reprit:
- Aujourd'hui il faut que R~gine
nous dise, simplement, si elle Vtut se marier. R6Iléchi!>sez, ma
petite amie, c'est, non seulement voIre vie. que vou,
lIIez décider, mai" aussi celle de votre mère.
J~
n~
railla.i.s plus, j'étais inquiète; je craignais, je
lIevlOals le piege.
- MaJame, fis-je, très gravement, permettez-moi
JI! VOliS poser beaucoup de questions.
- Mals, mon enfant, c'est tout naturel. Demandez
~t je vous répondrai.
- D'abord VO\llCZ-V0US m'cxp1iclut:r pourquoi Ct:
Jeune h'o mme, d'une situation ~':cuniare
si magnitique, désire épouser J..ne jeune fille dépourvve dt!
,pt 3vaotoge '?
�T'
mi~rc
'SFCGL
\'la qu~stlon
parut émbarrns<:er l lme Durnal,
- Mais parce que Je lui al purl6 de vous ... je lu'
.lI racontê vos malheurs .. , il cst tr1:5 bon 1
- En eITet, puisque sans me connaltre il s'Înl,'
eMe ;\ !hoi. 11 11I1l' âme "emblahlc Ù l'Ill: de S,tilt
vir._.:nt de Paul, voire jeune homnlt: 1
Conlral'uie, Mml: Durnal repnt :
- Que VOliS L-ICS donc sccptiql1l'. 1'6gine, el qu'il
'!'I diftlcik: dl' ca1lser avcc VOIl ,
~1ntal
int..!rvint.
Tu 11'es vra:mcnt pas l'uisonnabk, Ole dil-l'Il,
'0chem~
nt, tu te condUIS CO mm une ,'nfnnl
Enc,'v{ ,it.: m'é riai:
'\adnmc, comprener.-moÎ, je prétèn.! avoir 1.1
\ eriti', toute la \'eritl:, Dites-moi la rai!;ol1 du desilllérc!<semcnt lh cc jeune homme qui llè me connalt pa ,
;'lime Durnal ('1 mnman s ' regacl~nt,
puis la pn:- '
reprit:
- Ma ch~re
}{ "gine, vous êtes une ~ OlmI: scni>L'l
"1 Vous avez rai, on: les t'prClJVL~"
par lesquclles "ou"
"encz de pU"bt'r vous (mt pr6maturérnent "ieillÏL,
à la fCTllTllc que jl vais m'adresber. VoÎlù,
dOllc c'~t
Ce qui suivait (:tait pénible àdirl', tllr Mme Durnal
hésita LIll l'II1g m(lm\.:nt; puis, ans ml' rt:gurder, cil·'
,reprit:
'- Lû jCUlh: h')Tllt1lc en questilln c~t
d'lIlll intt:ll.·
genCc n.:marquablc, il a passé scs examens aVl!t:
~UCl!S
et continue à g'intércs~e
ù toutes les quc~
li~m.
nouvl'Ile , De plu~,
il est artislc, dessine lim
hlen, poi!te li ses hcures; enfin. sous Cl: raPI'0rt-la.
lo'!t est parfait.
- MalS al Ms ?
-- Alors. reprit-elle de plu~
en plus embarrassée,
l!c qui cst moins bien, c'est le coté santé. Enfant, 11
:1 toujours èt~ 1rl!~ dqlicat, et à la suite d'une malacli .
tl: ne sais plus laquelle. il est resté un peu ... par"
lYO;;é, Mai~
les m{'dccins disent, affirment mème, qUl
~I.!,
n'est qu'une qu '5tiol1 de k~lpS
cl qu'il peut partUllcmcnl gucrir. A trente ans, JI n'y a pas de maladll.'
Incurablel Tl marché, en ,,1apr.uyant s~lr,ce
cannl'
l1teml:nt, 1 cu dl' tèmps à la lOIS, tnH1~
11 marche
Tri: ~L'ril1
cmcnt je repris:
- l';nfin, c'est un infirme.
Mme Durnal Sl~ récria:
j hi. non, ma petite, cc n'est pas le mol qu'il
faut dire. C'est un Jcune homme momentanémcO'
,nufl'rant, comme il y en a beaucoup.
-, Pourquoi n'attûnd-il pa!' sa guérison pOdr "1.'
maner?
Ma queo;tion ,l!t/lit eml~4raS.\n;
Mm. l)\\rnal"
r~pondit
�l{égine, reprit-e1le, sI ce Jeune hom111<'
aurait pcut-ëtre d'autres pri::tr.ntion .
l;l' qu'il cher~,
~l.'
qu'i~
":UI, c'est unc compagm'
'lour ks mauvais Jours. I~nh,
vou-; aurcz l'l.'ut-êtr\>
"llIelqUl.'S années monotone5 à passer,mai!; 11 me sem
bIc que tout vaut mieux que votre situation acwell('
Ji.' me tournai Vt:r~
m"man d, impassible, nc III
lalc:.sant rien deviner de mes pCIlséc~,
Je lui demandai
_ .\1Rman, quel est ton aVIs?
lAI qu<.!stion était simple, mais je ln posais ave(; lin
,· ....:ur angoissé. Je ne pouI'His pas crbire que ma
rn·re d Mme Durnal fussent d'accord.
Maman hésita, elle f!le regarda avec des yeux malheureux qui demandaient pardon.
- Ma chérie, rit-elle, notrc amie a raison, il ml.'
, cm ble que pour toi c'est presque... c'est une .. ,
u.:easiol1 inespérée.
Ces paroles me r6volti.:rent et, en coll!re, je m'écriai:
Le mariage n'est pas une « occasion" 1
- !'Iaturcllement, reprit Mme Durnal, mais lors'-lu'on la rencontre il faut cn profiter.
Incapable de rCf>ter tranqUIlle i~ me levai, et décl;'!l',li nettement:
- Moi, je n'en profiterai pas.
L'6tonllement de M.me Dumal fut extrême ct son
\ïsage se tr~nsfoma.
Le sourire qu'elle. avait. sur les '
I,',vres depUiS le début de la convergatlOn dlsparul,
,t elle changea de ton.
- Je m'y attendais, dit-elle,je vous connaiS, Régine.
- Alors, chère madame, 11 était bien inutile de
mc parler de cette anai re,
- J'avai.s e~cor.
ma petite, malgré mon agI:,
luelques IlluslOng. Je croyais que l'aflection que
'.ous avez po~r
:otre .mère vous ferait ajoumer votn'
r·'ponse, malS Je l'OIS que vous n'avez pensé qu'à
"OUS, ce dont je vous félicite; c'est le meilleur moyen
l'our ètre heureuse dans la vie.
Ces paroles m'cxaspf'rèrent et j'eus la tentation de
'i re à M!Tle Durnal ce que je pensais cl'elle; mais jL'
mc SOUVIOS à temps qu'elle était l'amie de maman,
Esgayant d'êtr~
polie., je répondis:
- Madame, Je crOIs que personne n'a le droit, pas
TI,\me ,vous, ~e Ille r~pel
ce que je dois faire pour
lia 'ncre. SI J'al pflS cette situation chez Renoux.
lUt.. \' \.1"':<: ml:. reprocÎ1ez tant, c'est pour elle, rien qu~
pour eHe, ~)f,rCe
que j'espère arnver à gagner là, CI.:
qu'il nou:; faut pour vivre.
'
,
rJa voix mordante, pleine d'ironie, Mme DurarJ dil :
-- Cent francs par mois, de quoi mourir de faim.
- J'cn ai trois cents depuis hier, madame, et le
" UÜ~
irrt;lrpo.;,-?'l' sur 1('5 ~fair"<;
V(1l1$ YOVIM., Iljo\,)i~-J!"
t'tait
Ma
l1~IC
gUçll II
�LA
TJ1.AN~WICY
n :'Iuunant, que pour un début, CL n'est l'a~
!'1Ui.
Vexée, Mme Durnal fit contre mauvaise f.,rt"n~
',on cœur .
• - A votre aise, si vous préférez travaille- \OUlt'
. litre vie, personne ne vous ell cmpêdll:.
- Oui, je pl'éf~re
travailler. Le métier de gArde
malade nc me tente gul:re.
.
- C'est regrettable. Il y avait là, pour une rem~'
LIll joli ft le à' jouer
- On ne joue ces rOlest:là quI' dans Ics pil'CCS dt
:omédie ou ... par amour.
- Ah 1 voilà uonc le vêritable motif de votre refu,l'amour ... L'amour, vous y croye:r. encore 1
- J'ai l'âge d'y croire.
- Peut-être, reprit-elle avec col~',
mais pas la
situation. Certes, vous trouverez ues hommes qUI
vous diront que vous êtes jolie, d'autres qui vou~
aSSUl't!ront qu'ils vous aiment, mais pas un, entendez-vous, pas un ne vous ofTrira de vous épouser.
- Eh bien, je resterai fille.
- C'est très facile à dire! Vous n'avez que Vingl
çt un ans, vous ne soufTrez pas encore de votre solilude. Le changement de position, de nouvelles occuf'ations vous e'mpèchent de penser à Yoes; mais dans
Jeux ou trois ans d'ici, si vous êtes encore seule
(rappelez-vous ce que je vous dis aujourd'hui), vous
regretterez de ne pas m'avoir écoutée. Vous vous
verrez vieillir, et avant que votre jeunesse soit pass('l'
vous voudrez aimer, vous voudrez qu'on vous aime,
et vous donnerez votre cœur, "ous, Régine de Bois\1esnil, au premier cœur qui voudra bien du ,'ôtrc.
~e
protestez pas, ne m'affirmez pas avec l'audace de
tout être jeune que vous n'êtes pas de celles-là, que
\:otl'e orgueil vous défendra. Dan~
chaque vic cie
femme il y a des heures terribles, des heures dt:
dé~ouragemnt,
de lassitude, des heures où on souhaite à n'importe quel prix une épaule pour appuyer
sa tête. A ces heures-là il ya toujours un ami qui
rôde autour de vous, et cet ~mi
profite d'un instant
de faiblesse. Un matin, sans qu'on sache comme 11
';ela l"est fait. on se réveiile la compagne d'un homme
-lui n'est pas de votre monde, que vous n'aime/'
guère, et avec lequel il faudra vivre toute une vie!
\1.a retite Régine, je ne vous souhaite pas un de c~
éveIls-là, mais il faut avouer que vous le mériteriez
,- Grayement, je lui demandai:
, ,.... Madame, croyez-vous vraiment que cc serail
nonnête 1e ma part de consentir au mariage qU(
vous me proposez. Cette 11liance, avec un rnalaJe
nche, me semble p,lus ép'ouvant.able que tout c~ que
\ "IIS ·.'n~z
de ml" cit!'p <:;, 1':J,cnlf "(lUS donne raIson,
�LA TRA. SFUGE
SI un Jour, lélS!5e d'elrc sel1le, 1. f IS un de ces ma
riages qlfe vous \:enez .de d 'p<:mdre, tant piS pour
moi; malS, au m~)\ns,
r~.Jc
SUIS malheur<:use Je pour
rai encore m'.:sllmer. i:ll ]e ~ous
:COUlllIS, ~adme,
SI je l'onsenlais à cette ... aff.ure, le pen craie que Je
_lIi<; parl'ille à une de ces nl'1lh ureuses (;r~alies
~ui
sc dlJn~t
pUlIr de l'argèlll. Una c ·~émonit.
civile el reli 'I.'use ne ch~1l8C
pa~
ulle Sltuallon, elle
n'ennoblit pa un 'cte ~d
elle ne rend f'a~
bl'é1U çt:
qui est laid. ,
Mme Durn I!;(. moqua
Des urands m()1 s, de ' belle!? phra~cs;
vou clt!';
jeune enc()\,e, ma p,~tile
vou vous Il.risez de (.; qm'
".1l1S dileS, mai' tOllt cela c'e t IH peu l'rullque Et
r! tournanl vers mamall, clk ajouta: .vlach' re nmi".
,(lU' qui CO(Hltli S<:I. la vÎl:, allirmez dune à votre lIll
que lUll.S ce rai (~\1h
menl SOllt d.e raiso\1lll'ments
Je gamme ... A\ r'~
IC,.mallllllr qlll.V(,U!,; a frappe"'"
<!lIe n'a pas ll- droll LI cIre en,,:t)l'e 1 romancsqm.!
Ennuyée, maman mc re 'ardu 11 i lem .. nt: t:ntr,·
s()11 amie et moi, elle h Hilil.
- Je Ile peu' riell dire ;\ Ré'j.1inc, balbutia-t-elle,
"ela la regnr le absolument; ~l Plle prl'fi'rc rester
.;hc7. Renoux .. , i elle ne t l'OUVû pas cda trop épnllvanlable .. ,
Mme Dl1rnall'in\crrompit, furieuse.
- Alon;, ma ch~re,
si vous trouvcz que votre tille
a raison, n'en pari on plus. Cc que je rcgrel1e, c'e"!
Ile m'circ occu\,ée de cdte aff';lIrc. J'j.Ulrais dû me
,ouvenir QUl.! n "!:liOC n' "CIlU le per ollne.
A .bout de patience, j'allnis rl!ponLlre: maman m.
pr~vln,
-
Nous vous sommes bien reconnaissantes, ma
mOl, dit-clic; Jcpui. plusieurs mois
OtiS
des si bonne pour nous, ct ce mariage, que vou~
pro~siez
Ù R.~gine,
était encore Il,ne preuve de votn
allectlOn. MalS, vous savez, Il'S Jcunes filles de Cl'
si'::c1e ont des id0rs trb arrêtées que nous ne com·
prenons pas lnujour'; aus ,i, il vaut mlcux ne pas le'
.iiscutcr.
Cette déchration de ma m;'r(' stupéÎla Mme Durnal, elle se leta pour partir . .Te poussai lin soupir dt
'oulagement.
Après a\'oir serrê tr~s
Jégl.'J'cment la main que jê
lui tendais, elle emhras"a 111aman, et sc diril.:ea vel'!~
\a porte. Au moment de la franchir, die ~e relourna
, 'rs moi; pui"', avec un '1()urire, clle me dil:
- Rbgine, il faut ab olument qU(; vou~
me rcndie~
'If. service.
- Je ne demande pas ml':UX, madame.
Un Çli!U ~mb.!lra
sée. san s me re.uardel'. "Ue ajouta!
hile ct
��...
1<: • pn.'mlère l,. JI! ~ui!
Me voilà rnademoi~ulk
installée. J'ai trois jeune;; Hiles sous me.;; ordres, un
Iltclier à ~l1rvei
et un petit " trottm " pour mc
!'crvir.
1\ M. Renou:», j'<li demand(' Georgette;)e l'ai obtelue sans peine, et la l1\1ettc, cnchanlce. <le chang~r
Je première, est le plus doc!1e des lrothns. Elle faIt
II lCl ques course;;, Je~cnd.':1
re.montt.' .Ies e~sayg.
mais. dan;; peu de teml':;, )'espere arnver a lUI per.mader qu'il faut apprc.:ndre séneusement il travailler.
Si je l'exigeais mamtenant, malgr,; joute l'affection
_Iu'elle a pour moi, elle s'en irait. Rester toule unt;
ournée sans voir son fiancé, c'est lui demander une
;hose impossible 1 Son jeune amour est si sincère
.lue je n'ai pas le courage de lui parler raison.
Cc matin, comme ellt.' était en retard, je l'ai gronJée, bien doucement; clie avait trl's mauvaise mine!
:>a petite figure mc semblaill'lus mince que d'habl
mit.:, elle était jolic, mais la fi<::vre süre1l1cnt lu i donnait cel éclat .
.le t'appelai près de moi.
- Georgette, regarde l'heure.
_ Oui, le sais, il y a longtemps que)c devrais cIrc
•..:i.
- PourquoI es-tu cn retard?
Elle baissa les yeux, ses mains se cn:;pèrent. ct
die ne répondit pas. Son attitude m'étonna, jamai'
je ne lui avais vu pareil visage.
Un peu sévèrement, je repris:
_ Georgette, il r....1.11 me répondre; si lu a:; un"
cxcuse, donne-la.
- Non, dit-elle.
Cette obstination m'énerva, ct la prenant par \t.;
:Jras, la f~rçant
àme regarder, je lui dis pour.1'efTray'er:
- PUIsque tu nc veux pas me répondre )e prévlen.Irai M. Renoux, et tu lui expliqueras cette heure de
-ctard. Va-t'en.
Ses yeux noirs devinrent brillants, j'y vis quelques
:armes. Craintive, elle me dit:
- Vous ne ferez pas ça, mademoiselle Régine.
- Pourquoi dune?
- Mais ...
_ Voyons, tu supposes bien que j'ai dtlviné la
.ause de ton retard.
.
- Ah 1 fit-elle étonnée.
_ Oui, les promenades du soir avec ton fial.:é nc
'" ~ufisent
plus, le matin OllS vous rencontrez
~'Icore.
et c·nsemble \'(\11" r,uhlht.J. l'heure.
�_ C'est vrai Liu'on vient qucl~ÙHs
!OLl I~ , Jeu."-,
filais ces jours-là on est toujours ~,'acts.
Il allnc son
. ravail ct moi aussi... Aujourd'hui, je SV;" ven'J
'oule seule.
- Alors?
_ Alors, C' qui m'a mise en retard, c'est ùe~
'hose!> trï.stcs ... si tristes que j'aime mieux ne pa~
,()US les din:.
Les larmes qui étaient ùa~s
les ye~x
de G~orgetl,
~lIui'.:rent
sur son pauvre visage, malS c'(:talent des
larme;; silencu~,
aucun sanglot ne le s accompagnait.
.Il~
l1'avais plus envie de me facher, celle ùou!t:Ul'
1l1uette était poignante. J'attirai la petite pri'.:s de moi.
_ lcorgelle lu ferais mieux ,le me dire les chose
tn te qUI te hmt pleurer. Je ne te demande pa
,:da par ~urios!é,
tu sais bien que j'al pour toi bea\;
"oup d'alTection ...
_ Oui ... fit-ctk, mais ça me coCitc t.""'woup,
- b:ssavc.
- Eh b'ien, papa egt revenu hier.
- Et tu n'cs pas contente?
- Non, il est reparti ce matin.
_ Pour travailler, il revi~nda
ce SOIT)
_ Non maintenant qu'li .\ cc qu'II n'ut . il tif
reviendra' plus.
- Que voulait-il clone '?
_ L'alliance de maman ct une broche 4 u 't1 IUt
al'ait données autrefois.
- Pourquoi faire?
_ Pour les vendre, pardi". il n'a jamaic; tl'argent,
il boit tout.
_ . lOf":; ta mi!re aurait peut-être mieux fait de
~ilrde
~t.;S
bijoux.
__ Elle a essayé à ce qu'il paraît, mais eUe n'a
pa~
pu. Quand li 'a bu, il tape dur ... Les peti~
t\\'aie01 peur, criaient, lui aussi; alors, à cause de '
\()isn~
et du propriétaire qui hal it ent dans la mai~on,
maman a cédé.
- Tu étais là?
_ Non, fit-elle en rougissant, je me promenaiS'
wec Pierre. Maman dit que si j'avais été près d'elle,
Ile aurait eu plu de courage pour résister ... C'est
,a qui me fait tant de chagrin. Alors, ce matin, j'ai
pas voulu m'en aller avant que papa soit parti; j'avais
pe.ur d'une nouvelle scène ! Je me disais: J'explique.
rai. ~out
à madem?iseJ1.e R t:gine, .... ~I comprendra; et
\~Ila
q'!e !o\sque Je SUIS ~rnvée
lel,.Je n'al plus osé •..
(~est
Sl vllam ... MademOIselle Rl[ lnC, vous ne dire,
1'1 en Il M. Renoux, c'est tout de mém" ra"l de ma fnute.
Qu \qu'un r~pondlt
pour mf\i:
�Qu'est-ce qu'il ne l:1u.t pu dir
• l.. Renoux)
Saisi\!s, Ge(\q~.t
ct nlOl nous nOLIS n IllS rctouruâmcs. Le « p •.trO!1 • était. lù il ,ouriail, ct n'avait
pas j'air Cachç; ma~s
la petite -!ut ['\!ur, ellc sc sauva
en mû di ant:
'
m(~nsicur.
.
_ Mlle 1 égine \o.us cxr\iq~le.,
Mlle R0gine n'avait pas envie d'c.·pltquer quoI que
~c
soit.
Depuis k jour oll cdte vendel! e renvoyée a osé
prononcer mon nom ct celui de M. H noux, j'évite
soigneusement tü.ut· ~oner
a~il
Lltion particuli: rc; lui,
de même, et Je lUI sai gré' le c,,:lc dt:ltcalu-se.
r;orsqu'il veut m'expliqucr quulqlle cho e, me donner
leS indicalil,n . pour IllU. nOllvulles fonction , il me
parle devant Ic'> Hulre ~cndlu',
poliment, mais
bien en « patron '. Jtl lUI répond Iivec la J"J';;rrnce
d'une cmploy':c.
.,
,
Mon Dieu, comme le SUIS encore orgueilleuse: le
Inot .. employée ", lorsqu'il me dési!.!ne, me fait tOll
JOUI' souffnr. Je ne puis m'habituer il ce titre, il est
'i clitTérent de celUI qlle j'avuic; rL:vé de rorter 1
l ~es
bras croi.s~,
1\1. Renoux altcndUlt les explica:::1tl()I1S; nOl1 . etlOns pres,que seuls; le~
vcndeuses,
,lCcupt!es à plter c\c,s etoltes dans \In coin du saloll, .
actives, s'empr~
aIent. Le patron était la, il faltait
<;e montrel: tra\'ileus~.
J.e me taisais stupidement
_ Eh bien, mademol:;clle R';f!lI1e, me demandat-il qu'est-ce qu'il Ih; faut pas me dire i' Ce t ion~
t.,le'n ral'e~
que vous h';sitez si lr)n~temp
r
_ Non, monsieur, G 'orgette élait en retard d'un
heure el elle cralf!nait l'otre ml!conlcntcl11cnt.
Le • patron ~ fronça le sourcils ct, très différent,
reprit:
_ Vous ne devez pas tolL:rcr cela, mademoiselle,
c'est d'un exemple déplorable.
_ Je lui en ai fait l'observation, monsieur, mab
~lIe
avait vraiment des excuses.
_ Nous ne devons pas les connnllf(!, L'heure est
a même pour toules les ouvrières, ct on ne doit pas
~'ocuper
dc ce qu'elles font en dehors de la maison.
Cette petite mérite une amende, clic l'aura. Je vais
la signaler au chef du personnel.
Sortant de ma rt.!serve habituelle, je suppliai
:Yi. Renoux.
_ Oh 1 monslCur, jl! vous en prie, ne la signal('
'aiS, ~le
gagne 3 fI'. 50 par jour.
_ Ce n'est pas la ~eul
tian!': ce cas-là.
_ Oui. l"1ais chez elle, il y a cinq petites !1ccur" :
n6urrir,
Enfin, c'est votrt.
0111.
mon8iel~r.
I,rnté~'
'.
��I~h
bwn, l1ademoi~.:Ik
Hégine, il parait 1lit::
nu:, ;l'lt,Z l'ail une mervci Ile, peul-oll vlIir?
Lt~S
par\oIe.~
étalent aimblc~,
mai:; le I!ln OUVL
',!ÎncmcllL insolent. San:; me déranger, heureu:;c d,_
<luvoir lui répondre de la mème façon:
- Le mannequin est là, vous pOllvczlc regardc!'
.\1 me Jeanne et Mlle Marie Lout'ni.:renl ct n:tollfn l
t'111 la robe dans tous les sens. Le vIsage de la rfL"
III' l'L' me Iit comprendre que vraIment j'nvUls réu>.sl.
: ,Il<... murmura:
.- Oui, cc n'est pas mal pour un début. .. beau'''l'1!1 d'ine:,périencc, mais dame, vous Ile connai"sL·/.
I.li 1, métlCr.
l'i~,
suivie de .Mlle Marie qui n'avait pas lit un
nut, elle s'en alla.
Je n'eus pas le IO~ir
de Ille n:jouir de ce suce~;
,\J,clte ct sa mère, conduites par M. Renoux, arnaient.
SI cela me fatt touJours plUlsir de VOlf ma petitc
,1I!lie, il n'en est pas de mème pour .\-1mt:: Tarduil.
q\li affecte de ne ras me' reconnaltre et me park :1
1'cine poliment.
San::; s'occuper de ~a mèrt!, ROSette Olt:: ::;aula au cou
- Bonjour, ma Régine, nous sommes revenue,.,
!\:puis deux jours à peine, .:'e~t
puur cela que III nc
)]'u,> pas encore vue ... J'ai eu beaucoup ù raire ... je IL
l'd-:o\1lerai cela quand nous aurons fini 1" q\le~ti(1n
i ,b\~s
1 il m'en faut de toutes les :;orte:;, de Ioules 1 ,;
lIuleurs. Papa m'a don~
un crédit illimit0. Vl'lI ·'J1Iendc/., monsieur Renaux, illtmité ... mat'> n'L'I)
l'rofitez pas pour mt:: venclre tout tl'i.:s cher ...
Le sounre ~ur
les lèvres, Mme Tarduit ~'aproch.
1~lc
me salua d'un cùup de tête halltaÎ n, mais c"tlc
l'ois, elle daIgna me reconnaltre.
- Bon jour, mademoiselle Régine, M. Renollx m'a
dil que vous éti~z
une fée et que vous avie7. un modt'le de robe qUl semble créé pour moi.
~a
coquel~ri
lui faisait dire ces mots trb 'l.Ima·
hh:ment.
Je lui munIrai le modèle, en quelque:' minutes elle
t'ut décidée; nuance, broderie, tout ce que •. lui
~(\nseila
lui raraissalt indisèutable.
\vec une franchise cruelle, Rosette mt.. Jonna le
"ot Je cette énigme.
- Maman, dit-elle, vous faites bien de l'écouter,
'Ile a un goût parfall, Du reste, vous vous rappeJe7
]u'autrefols vous essayiez de copier ses robes, mai!:
:e n'était jamais aussi ·biel:.
'\tme Tarduit rougit et me jeta un regard enV'l<,u.·
cl mechant.
M'In niell . Que neul-elte m'envier malOtenant!
�J.:\ TRANSFt'C1S
:\iL
H.ellllU:-' <ln:.;
ta.:t intervint. Ali \I(l~·;
\li,
al1cndait ces dume ..
A.v..:.c un aplomb Îllimaglll<lr>It.!, Rosdtl d,.clara Ih'
"oul~ir
choisir a,ucun..: .lin'gerie, elle S'Cil ral'!,oitait a
:~ Il!t.!re. Le <.:hou; ~,.ratlong
et ..:.nnuy":\I:\, tilt.: pré
t.:rall rester avec mOI.
Sans lui ü\ire aucune oh~t:1'\.Ili"n
",lllle ,\"lrl1ll' ,
.-'en alla.
Cette manière d'agir m'étonna el le questiplIllai
Ro::>ette,
_ Tu fais donc tout ce que lU veux maint\.l1i1!1 '
:- Oui, depuis mon changem~t
de sit:latilln j'al
pn~
au,' yi!UX de mes parents un..: Importance carJtn'"
_ Ton changem..:nt ùe situatIOn 1 Tu veux dir~'
_ Mes fiançailles, car je suis l1anc/:.:, ma cll;'r .
te raconter <':llmllH'11
Lkpuis quatre jours. J..: "ai~'
cela s'est fait, el te parler du pauvre mortel il '11 i
j'~choue;
mais avant, causons de toi. Tu as mOI1I"
VIt e, te voilà ~ grosse légume» mal nlL:nallt. J\ I. Henul1.\.
parle de Mlle Régint.:, de 'on ç,oilt, dt! ~1)l
ac!\'(: 'c,
avec \In enthousiasme dign..: d'un amourvux.
_ J'osette, je t't.:n pri,~.
Qui, chère colombe, passons. Donnc-Il\\11 ,[,-,
nouvelles de ta mère, du petit appartcm\':l1t . .1.:héliotropes qui embaumaient à mu d..:rnii·r..:. ,jsit,
_ Ma mère vu bien, lOujour:,; un peu tn~c
; l'al parlenli!nt n'a pas changé, rnai:; ks Ii\:li()tr0l'cs $(loî
fanes.
_ Et lOI, pab Irop fatigucl: ( L'dt.!, Ù Pari:-;. ,;.\ c1"I/
.:t re terrible 1
_ Non, j'y ai trouve un cc:rtain ~harm.
_ Tu es couraut!USl: ct tu méntt.!" tou" lt:~
t'OI1
hl.!urs du mode;.~
pour toi, il n'yen apas en ruu,,"
Des bonheurs'r
Oui, personl11fiés par un mari.
Folle, est-ce que je suis mariabk?
En voilà une Idée!
Ne la discutons pas, Vl:ux.-tu, ct malntenallt
que tu sais ce que tu voulais savoir sur mon compte.
parle-moi de ton fiancé. Oir l'as-tu rencontr6, (OOl
ment cc mariage s'est-il fait? F.nfin Jonnl'-moi hl'UUC(\UP Lie détails, raconte-moi tûut.
.En personne qui va parler longuement, R""l'II,
s'mstalla.
_ Tu sais que nous sommes partis en Sl:pkllL'1
pour la Suisse. Dans le train nou~
avons Il'')\1 ;
Jeanne de Vernac et son mari, ils t'avaient just l:1l 1 t.!n'
vue ici quelques jours auparavant.
I)ui, mais elle n'avait l'il" n::;é ml' rcconnilitre.
'Pourquoi donc .,
Ma chérie, le salon dall nkill ,le monde l
�l'l{J\N51"UGE
C'elit hvntcllx, jl! ne la croyal:; pM lIustJi ::!o.....:ol
Er son mari?
.- Lui, pendant quc sa fel1:mc <:s~ayit,
a ~té
\r0J
lÎm,tblc ... c'e, t prl.:squc t?uj~,rs
ainSI .. , ~es
ami'
rnutrcJllis ne me cunnalssent plus, mais lelln
Inaris ;lfl.:ctent de me cunnaltn;; davantage, C'e~,
Ir<'lk ,[ un peu tri,tc ... -:'0)"0115, tu ne r:n~as,
pas
<:IICClr" dit le nom de ccliII que tu as ChOISI; je IL:
,"'IlÜ~
peuHHn::?
- OUI ta m~rc
le n:ct.!vait beauclIup. On disait
1ll':;lll\.! qu'>ïl te faisait la cour; '!lais il y c~ '1 tant '.1\11
l'ont rait la cour que tu ne dOIS pas toUVOIi' de qUI Jl'
.; 'ux parler .
pourqu"i cdtl' réponse m'Inquiéta ..h!
.le ne ~ais
Il~
désirais plus connaitre le nomdu f1anc6JeR0sette.
(~t m';;mc jl! ouhaitais nue mon amie partlt sans rien
me dire .
.l'essayai Je sourire;
Alon; ...
-- Tu fi'as pas devin':: ?
-
Non.
- Ça ne m'étonne pa~.
gh bi~n,
J'~pue
Jean ,j .
.\tar'·y. Comte, ma chi')'c 1
.1·ait~IJs
cc nom, j'en 6tai~
certain.:, mal:; pour1,1tIt ,:.da 111.e s~rbl
si peu royablc que pour Illl,;
(flJ1VUII1CrC le rcpctal ;
- 1 e .:omte de Marvy ,
. Une gl.ace m~
m~lntra
lIlUIl \Isage, il était tres pale
'·[I11t.'S yeu: bnlllllCl1t 'trangl!mt.!nl.
R", ette me demanda:
- Tu te le rappdles bien?
-, (J'Ji, cert~s;
il ~tai
u Il Je no:; intimes.
- Tu l'a? rt.!\'~
depuis la mort de ton ptrc'"
- Non, Jamais.
-- Mais, .. c'est toi qu: n'as pa::. voulu 11.: l'c'vOiï,
H':ginc?
.
"
qUI posaient cd-te queshoo. ,;taient Ull
1 CS H;'~S
IlI.!I1 inquiètes. J'aurais pu mc. venj~cr
et dir'c à HoSd~\
'
t;o;nment ,l cau de Marvy avo.tl agi; Je Ile le fis pas, Jl:
uc filS même pas ten~
de le faire. Non, je ne voulai;-.
pas attrister r:na relit.'"! ami.e, la seule qui eût ét{;
lidde. Sans cflort, JI.! repondls:
.
- l.a porleavail ét6 ':ùndamnéc pourtoutle roond '.
Hi! chérie.
Elle respIra. soulagée.
_. Je suis contente, dit-eUe, ,'avais peur qu'il n'eùl
I)a~
fait ce qu'il de'"J.i!. .. et, vois-tu, cela m'aur:lit
plus de peine que tu u(
C.l \1 ;{;" beu';lcoup de pein~,
1." \""')lnIS ,amals.
ru l'aimes donc ... sérieusement?
. {'ri 'userncnt, 11,' ne sais na:,. ça me eralt Il 'U~
�f.ltrt. tI'ès difficile; mais je l'aime, en riant, 'je crois
que c'est aussi une très bonne maniLrt!,
_ Certainement; pui'i j'ajoutai en rt:!l;1arù.ldl lll ....
IC!1telle aVec at\( ntion: Ton amoul" dOIt l,· "/'ndr..
loi.m heureux j>
__ Je le pense, mnis je n'en ~ais
rien
_ CommL'nt 1 il ne te l'a jamais dit '?
_ Non, toi qlli It.; connais ça ne doit pas t'~(lnmr.,
LI L'st aussi grave que je :;ujs folle, <lussi .tricux qUe
le suis ricn~.
Je l'amwie, j'en suis ccrtaim" m'aime·
t-il'f Point d'inlcrrtlgatjotl que je me pose ,1I1\'el\l.
- Mais 1 ui qu'il t'épouse.
Régine, tu sai' aussi bien que 11101 qUl <.:e n\:st
l'as un raison. [~ait-l
un mari~c
dl' CnnH!IJaIlCC<;
q1Je ma grosse dOl ct ma frimfltls. etui r tHlL:nt ar'l'é ..
bIc, ou bien m'épouse-toit parce quI,; je 1111 pl.li.,
... Mni" JL
• C'est la question " dirait une Alg1.d~e
no me tourmente pas, II cst chann'll1t, n.c" panml~
en raffolent et nous serons heUl'eu, ,
l)ifficilement. je ronl~ai
les mot que HO,'cUt
attendait.
_ J'en suis sCll'e. Puis, vite j'ajoutll1: Mnillll,;l1dllt
il faut ~arle
robes, tu es ici l'our c~l,
.
~)tlnc
l·(Jnm~r
_ C est vrai" je l'uubliais; ql~c1e
~anlc
1Tu sais, Je nc m'occuperai de ne Il; tu me
ft'f<tb
deux jolies robes, contrat ct muriagl!, 'l'li chui ir al'
tout, comme si c'était pour toi. 11 r,lllt que j. tli~
belle pour qU'il soit 11er de moi,.
_ Ta robe de mariée ... balbutiai·lè; mais l! t·ee
que cela ne regarde pus plutôt Mme Jeanne ')
_ Non, non, je ta Vl:UX brodée, donc c'est tnl1
rayon; et puis j'ai confiance en ton goù t; et je sais
que tu chercheras, mieux que personne, Cl: qui peut
m'embellir. Il faut que ce jour-là je soi$ tri.'s gentille,
plus gentille que d'habitude. Réginl!, je veux que
lorsque nt'us sortirons de t'église tous les deux, le
monde comprenne pourquoi le comte de Merry 8
épousé Mlle Tarduit. Je veux qu'on ne dise pa8 seulement: elle est riche, mais gU'on ajoute aussi: ellc
est très jolie. Régine, tu me feras jolie, n'est-cc pas)
Rosette, ma petite amie, ne Be doutait :luère dl>
sugplice qu'elle m'impowt.
\.:e que je lui répondit, je ne me le rappelle plu :
heureusement sa mère J'envoya chercher, Elle partif
apl'ès m'avoir annoncé qu'elle revienùrait bientôt.
L'après-midi, longuement. \'1. Renoux me parla dt
'C mariage, Pour mes débuts c'est une grave a;fain.:
.;t je le devine un peu inquiet. Il aurait' p,rcféré qu~
Mme Jeanne fût chargée de la robe de marié.ft, mO't
Olussi; mais Rosette ne veut rien entendre,
n~
-\
!'l "it'!, j
fr,f 1t ; "N'tir IJIlI
1-)1 "chu, ~r
._-'*
�dlOi.,ir.1I ttlut
qUi.'
le
,l, CC soin.
CII(1II,; dl vlan'v
Il faut que Rosett.: soit belll',
snit fier, ct jl' dois aider
('fi
il cela,
La !lat ur.:: humaine est décidément une ,'iJaîne
ch'Jsc, car. ce soir, je pense que je pourrais con"ciller;\ Rosette quelque toilette l'enlalùissant, et sr
'ontlance en mon goùr est si grande tolu'elle m'éCOt\it'nlir, Elle est petite, je pourrais lui faire faire quel
I.(lll: belle robe écrasante qui alourdirait sa silhouetl\;
je pC't1 ITais lui persuader de choisir cO,mme voi,le dt
lI1ariée quelque nche dentelle, elle qUI sera SI Jeune
d si j01ie tout entourée de tulle blanc,
Non, jamais je ne ferai cela, D'abord, ùepuis longkmps je ne pense plus à cc Jean de Marvy que
,'avai" cru aimer . .Te m'étais trompée, je lui prêtai~
une lime qu'il n'avait pas, il était charmant, son intelh<'t'ncc;;vous séduisait, ct on oubliait de lui demander
'Tl avait un cœur.
Pourtant. si mon p2 r e n'était pas mort, SI riell
n'(·tait arriv(" il est probable que c'est avec moi, et
il'In pas avec Roscttt-, que Jean de Many serait sorti
de l'&glisr, Mariée, j'aurais tt0 tr2s malheureuse,
plli"'1u'il ne m'aimait pa~
ct que je l'aimais ...
Hier soir, IlOliS avons dîné chez Mmc Durnal,
d'avance ce dln~r
!n'cnnuyait; ie savais y trouver
Illon rrt'tendant lI111l'mc ct S?U, pere.
Lorsq ue nous ~(lmes
aITI\'ces dans le salon, cint.j
persnllllCS nous attendait.!nt: Mme Durnal, son fihCil1\", 1I11 de mes camarades d'enfance, une vieille
lemoisclle invitée parce qu'elle ne parle pas, et les
deuA amis de la maltresse de maison venus pour me
"0i 1.
Les présentations se firent correctement et, comml'
(ln n'attendait plus que nous, Mme Durnal fit servir.
Au moment de passer dans la salle à manger, contrairement aux lsag~.'
le baron de Madaillac, le p.!rt
~u prétendant, m'offnt son bras.
Et comme j'hésitais avant d'accepter:
- Je VOliS en prie, mademoisellt, me dit-il, je remplace mon fils Jean, un peu souffrant ce soir.
Je compris le sentiment de ce rl:re. Mmc Durnal
ne l'avait pas prévenu de mon refus, ct il ne voulait
"as que je m'apercusse immédiatement de l'infirmit(
de son fils. Docile je l'accompagnaI dans la <;al~)
manger.
.Naturellement, je f1.1S placée li côté de Jean cie
Mq.daiUac,
P'ul'Îeu (" d'",\;~
"tr.' fflT'CA,. ci" 'U'.nl" â ee dlner,;~
�"f,1\
TRANSFI'CE
'\'te ml, ù c:auc;cr avcc mon voisin Ùl' ùrvik, GUY
)urnal, san~
m'occuper de celui qui "tait à gauche,
gl:ntil garçon, spirituel èl gai; je k
Guy est tr~s
'onnais depuis mon enfan.cc ct naturellement nou'
.\\ons beaucoup de souvenlrs communs. Taquine j"
'
lui demandai:
_ I<:h bien, mon ami, quelle nouvelle bêtise :1\ez,
'ous faite, depuis que nous nou~
~()mes
vus '?
Lt' mauvais sujet prit un air sage, l'l "" llench1\n'
v 'rs 11loi, avec contntion, il me dit:
Une gros~<.:
POllV<.:Z-VOtlS me la raconter '?
Celadl:pend. l~tes-vou,
dans un Jour de ,< vertu \,
Quell<.: question f ,Te suis toujours vert\leusr,
monsieur, appr<.:nez-le.
on visage eut une expression si amusante que i'
de rire.
ne pus m'ep~chr
_ Comme ça doit être ennuyeux! s'écria-t-il.
_ Non, pas du tout; c'est U'le habituue comme
une autre.
Que je ne prendrai jamais, hélas f
Si vous le regretlez, il est temps de Challl'(er.
- .Je ne regrette rIen, Régine.
_ Rh bien, cette grosse bètise, vous ne me la dit(,,;
pas)
- J<.: n'ose.
- Vous timide, Guy, je n'en reviens pas ,
Tr~s
bas, il reprit:
- Votre voi~n
a de mauvaises jambes, mais d"
honnes oreilles; j'ai peur qu'il nous l:l'oute.
- Quelle idée 1
-. Et p.uis, je viens de rec~
.... oir un ma~istrl
~oul'
de pied; il est de ma mi'!re, Je le reconnais. Je caus~'
trop avec vous, je \'ou~
absorbe, ct vous négligez le
beau de Madaillac.
- Cela n'a aucune importance.
- Pour vous, peut-être, mais ('our,moi c'est d.ift{.rent. Maman Lloit me remettre ce SOir ma penSIOn:
s i je la contrarie elle en profitera pour me la diminuer.
Aussi, amie Regine, ;e ne vou!' parle plu,:, durant
tout le dîner,
- Ça va être bien amusant.
- Soyez charitable, causez un peu avec votr p
l1rétendan t.
En coli.:re, toujours <'t voix basse, je répondi" ;
- Guy, je vous défends de me dire cela,
in('\'itabJe; mai~,
tai~ons·
- Vous y arriverez, c'e~t
nous, les yeux de maman lancent de~
~clairs.
Vite, Guy se retourna, (luis il se mit à causer U"C(
JI\. vieille demoisellE! et ne s'occupa plu:) de moi. C,
L1ue \·\) .... nt, .TMln
cIe MlId:\I!I:\c . <'
"",,,,,,,,, .. .,
�'.'
.Malgré ma mauvaise humeur, j'attendai: avec UIHl
'ertai ne curi()sité les pl' mi' rcs ramies ql~()
cc Jeun\!
lomme allait m'adrc<;scr. Je pen ai que, "u la t~,u'"
.;cté de cctte situation, il me parlerait du temps ~,
,Ics fleurs qui êtnient sur la tahle; nfill, j'c~pérai"
quclcjucs.unt:s de c~
'phrases bêt~s
lue les !1l:ns les
plus IIltelligenls n'hé!'ltent pas a dire lorsqu'lis sor
l!1har's~.
))'l111t: \'oi.' dlluce LI charmante, d'une voix qui Il'
surprit, .Jean de Madaillac me t~:munda
:
- 11 Y a IOI1F lem l s, maJemol"pllc, ql C vouS con
naissez Guy Durnal Î'
. Oui, tkpllis toujours. Enfants 1l0U avons jnut:
ensemble, cl nous nou~
some~
disput~.
- Ces disputes-lit [ont d's amitié sûres . .Tl' rt''''
grette de n'avoir pas connu Guy il cdle 61 oquc.
Mc rappelant ce que Mme Durnal IlOU' avait dit
sur l'ancienneté de S rl·!tltion, Cl 'CC les de MadaiI1ac,
Je repris:
VOliS croyais ùe très VIC1lX arni~.
Non, malh ureusement. Not rc nmitié est rêce ,te,
l'Ile dale d'examens pas 6S enscrbl~.
- Mais votre p' rI.' connni. :::nil Mme (lurnaJ hien
:Ivant cotie épo(]ue ?
pas, mon pi.:re est tri.:~
mondain, Je
- Je ne ~ais
ne le suis guè'rc ... 'j'u\1te n'11nion lO'ctTr:\ic, j' ne 5;or
presque jamai .
:'Iléchante, \'oulant embarraSser mon inlcrlocut·'l1r,
-
-
Je
je dis:
- Pourtant ce soir vous ètc ici 1
Ma phrase était stupidc, j'a\uisl'aird'une '''qu .(1l'
qui cherchait un compliment.
Jean de Mauaillac h,:sita quclqt1f's in:tants avant
de me répondrc, pui .. , un pl!11 tristement, il me dit:
- J'aime beauco~
Guy; il il insistù si gentiment
PO';1' qllc jevienne cc soir qlll: je n'ai pas su ItlÎ refuser
11 y ell,1 entr~
nOLIS un long silence, ni l'un ni l'al11 rt'
nous ne désinnns parler.
Mm!.! Durnal, qui nous surveillmt sans en a\'llir
l'air, s'inquiéta, et elle interpella mon voisin:
- Eh bi<:n, monsieur de JvlndailJàc, votre li\'r'
, .;I-il paru ;'
.
1'OI1S les regards se tnurni.:rent vers le pam'J"!'! gar~on
qui, gêné de ce!'~
attention 1~0nt.!rale
balbuti,'
lluclql1es mots que (<t!!'sonnc n'entendit.
Son p"re intcrvir.t
- Quelle 4ueslion r chi.:re madame; si le livre étai'
laru, VOliS auriez été la premi;':re servie.
Je souris en songeant que le baron de Madaillaç
;)vSil du débiter ,cette phrase-là bien deil foi~
«II'.ut I~ mt,mN Dn"l!i~.
Ci!r, tl1a Il'''IU. il l,,>::' ,
�1..A 'rRAN81' UCl!
~3
-, ~e r clame. VO\}S m'avcz ~it
l'Q.utr~
Jour que !t'remler \'olume Stralt pour mOI.
Le baron de Mùdaillac ne se démOlit a 1 as, Il suun
cl) disant:
- Qu.cl grand eJlfant que votre fils'? ch'.n: Il~dam<;.
La phrase dait aimable, mais il me: :;cmhlu (1 LIe k,
yeux qui rcgarclaient Guy .;tr.ient peu bienve\'llanlS.
Le dîner s'acllcVa tnskm';\lt. Selllt: , Mme Durnal
ct ma.na!. parlaient, JUY, avant reçu quelque avertissement s~rd,
Sc: taisait, r"rl \'Cll<lUJ; !\loi j'0tais
le tr',s mé~halie
hU\l1eur, eL Illon autn: voi~n
paraisait s'ennuyer. ~/lji
la mattrl'sse ,: ' maison ~e leva. '
Résoltfe à nc: pa~
ae 'epkr l,' bra~
du llarlll1 de Madaillac, j suiv~
la vieille.: Jemlll 'c:llc qui, certain' qUl
personne.: ne 1 e.:nseralt à elle, g,I~lait
tout .!ouce!Ut:1l1
le.: 'alon. Je J11'assi prL:s J'cil.', préf(;rant a :oCÎéle
il taule autrc.
Empres '{:, très aimable, pre lJue ridicule.:, II.! baron
de Madaillac s':lPI'rocha de mOI.
m'avez rait tau bond, ma lemoisclle, Yt'U
- Vou~
{·tes partie sans lJloi. C'c:~t
un ouhli, je vous en veu~.
D6cJJ!!e à NIC désagr~bk,
l't contente de dnnnif.
Ime leçon à cd homàle (' ui ne cessait de mL' d6,i.
<Jger. je 1"l:I'0ndb :
- Cet oubli cst volun,airc:, monsic:ur; une aut~
lue moi devait vous faire le grand honneur d'acceptcr votre bras.
Confuse, la vieille.: dcmoisellc rougit. Le baron de
;\tadaillac m'observa, et, quclquçs' secondeli, nos
regards S' croj ·'l'cnt. Les siens élaicnt étonnés, Ic~
miens, fort moqueurs. Se dllmill<lnt, beau jOIICU r , it
r.~pondit
:
- Vous avez raison, mademoisclh.:, l'aurai certall\~m'.!t
encore ?ublié qu'une autre, ~lC
V')US. \'oulait bll'II me faire ct:! honneur ... MaiS votrc bcautt'
trouble ks tGtes les plu~
sul ides ; vou:, étcs don\:
respollsable de mull impulitessc· .
.lugeant la cnnversatio . terminée,ie me tournai dl'
l'autr,, coté du ~alon.
Je vis alors Mme Durnal qU,i
vo;.:nail a\'eC' .Jean de J\'Iadaillac.
li marchait, Mme Durnal n'a\'ait pa .. 111 'ntl, il
murchail, mais q';lclle tristl.l.march '1 11 ~'apuyit
,ur deux cannes, II ne pOUVaIt ICI'cr le:;; pleuf ct IC'
~raint
d'un endroit à un autre. chaque pas d '"ait
lêc~siter
un en'ort douln.:~,
.;al' la figure Ull
)~lVr:
garçon SC contractait. Il ~'taî
roune, il avait
.haud, Il semblait ne plus pouvoIr a\ancer!
:)cu charitablement, sans s'en apercevoir, chl1ç 1
regardait. QUBllc souClrançe devait être c Ill" ,1,'
l't homme!
\,
J'oubliais ..:u'll ,'tail 'JI' uréto,;l1Jllnt. l'oubliais 1',11
�l'p'Tall\,.,, du D"r.: cl Pc le plaignis dt: toute mul! am",
un ge~t
d,c bonté imJ'ubive, j~ m~
levai, ct
. Jpprochal de l'Infirme Ull .1autt:Ull. Ep\lIsé, l'effort
avait du êtrt: grand, Il s'y lal!Ssa tombcl' sans mf'~
lIt: remercier.
Mme Durnal me réclamait pour !Servir le "afé, <::e
fut une heun:usc di\'t:rsion.
Tasse a la main, k baron de Madaillac 11lL: gratiti.\
d'li:) compliment ridicule auquel je nt: réponJis pa, .
.\Iaman me murmura avec un gros ::;oupir: ., C:e 1\:~t
pas possiblc ~. Mme Durnal me remercia avec tallt
de chaleur que je fus un peu inqul·t~.
Guy me lm.:douilla en colère:
- Je vous l'avais bien dit, ma pension n,t
ratée.
Le café s.:rvi, j'allai mt: rasseoir prb dt: la vlelll ...
.temoi~l,
décidée à la fair.: parler. Mme Durnal
!1~
me laissa pas en repo::;.
- Régine, me demanda-t-elle, l'llult.!z-vnus n011 ~
faire un peu de mmHque '? J'ai parlé à c<.:s ml'SIe!ur~
I.k vl)tre! beau talent ct ils ont trl's envi ... dc vous
L·ntl'ndre.
- Mon talen1, chèn: madame, vous exa~ér/.;
autrefois Je jouais gent :menl, mai::; c1epu is liï'-lun!!temps JC n'ai p.as lravaill6 que jt: n'oserai::;, Cl: snir,
ml' mettre au pIano.
La vieille demOl::;elle pensa que c'était k moment
dc parler.
- Pourquoi abandonnez-vous la musiquc, chi.rc
pdlte, me dit-elle, c'est un art SI agréab!.: r
Gaiement, contente de ce que j'allais dire, je répondis vivement;
- .l'ai abandonné la muslqut:, mademou;elle, pO'lr
deux raisons: d'abord parce que nous n'avons plu3
Je piano, et qu'ensuite, étant prise chez Renom.
(oute la journée, lorsque Je rentre le soir, j'ai encore
miIl., choses inds~able
a faire.
Cette réponse que j'avais lanclie comme un défi
produisit un elTet désastreux.
Terrifiée par le regard que Mme Durnal me lança,
la vieille demoiselle se tut. Le baron de Madaillac
eut un sourire .plein de pitié, ct Guy fut pris d'un
'iccès de toux VIOlent.
\près un court silence où chacun cherchait ce
qu'il pouvait dire, Mme Durnal st: resai~t
:
- Eh bien, fit-elle, nous allons or~anise
une parlie de cartes.
Liuyet 'Uo' n0<;15 rc~usam
de no~s
joincrre a "
,meurs. Je m'assIs pres de la chefrunée, regard;
\'iIguement les illustration, d'un magazine.
GUll vint me rejoindre ct me demanda;
.J';~s
,
�}{~gl1e,
'111 pt:ul causer">
Vous n'aVèZ plus peur '1
- C'est fini, je n'~rai
pa:s I1U pensIOn Cè SOlt
!lOfS je peux bù.:n faire cc qui m'cst agréable; et PUIS,
JL' ne serais pas raché de taquiner' maman.
- C'cst très vilain 1
Vous Ir,Il!\'Cï. '?
- Oui.
RéglOe, vous mentez.
- Mallt. ,nètel
Toul cn regardant Jean de Madmllac, il me dl! :
- .Tc suis certain qut:, ce soir, vous seriez tri!
contente de faire qut:\<':Ilt: cho~e
qui ne plairait pas à
,\ltoc Durnal, ma ml'!'C !
m'empl:chcr de sourire; alors il s'cm.le ne pu~
I)rcssa de condllrt.':
_ J'ai dc\'iné; vnus ne lui pardonnez pas '-on
infirme!
. Sans me demanùer p.:rmi,;slOn, ;Ivec dL: '1l\\lllturc,
II 'assit près de moi ct m'interrogéa:
- Comment tr01Jvez-VOUS votre prétendant "
- Guv, nc vous moquez pas de ce pauvre gan;o!1 .
.le Je plaIns, c'est tOllt ce que je peux faire. Son p0re
m'est Hntipathique.
- Moi aussi, ct je .:rOIS, malgré l'opincoJl dt
mamun, que c'e~t
un très vilain monsieur. En Çe
m(~rnelt
il fail faire, l'al' lln malheureux que Jt' connaiS, un recueil dc vers qu'il furcl!ra son fils à signer.
Il wu! qu'on croie que cet infirmc e~l
po~tc
! ... Mai ...
ou~.
avez raison, ne parlons pas Je cc .. gens-là; sur
<:ux Il n'y a rien d'intéressant à dire. Parlons de vous,
Régine.
-- Croyez-vous que cela soit beaucoup plus inll'ressant or
-:- Pour moi, certainement; d'abord vous deya
avoir un tas d'histoire à mc raconter.
- Des histoircs? Ils-je étonnl5c.
- Oui, chez Renoux v,ous dcvet. vOIr bt:aucoup dt'
cl1l1ses amusantès et choquant.:~
- Les amusantes sont l'ares; les choquantes,
grand fou, je nc vous les racontl!rai pas .
. - C'esl vrai, j'oublie toujours que vous èlt:. une
Il!un.e fille bien élevée. Ça doit VOU" , nnl,}','r Darf',)is
llé(unc d'être si bien ~Ievé
'?
nd pus m'empêcher ~e ri.re .
Regardant du côté des Jouer~,
cllra\'l.. Il 1111. dit.
Je vous en prie, ne riez pa~,
n'ay..:z l'a" l'air de
10US amuser?
- Pourquoi?
-. Mais, na'lve enfant, demain maman profitera. de
:: lire pour ajourner
n'l.l '""'11, ,i. m;~
nensioll.
Je
'il
�Je bajs~i
les yeux, Je croisai le:;; mllln<' et, l'air
'risle, je rcn~
:
- faut-il pleurer'?
.
'"
- Ah non, cda m'cnnu1t!ralt Joliment.
Se rapprochant dt,; moi . Ir"' my.,t(:ri<u~'!n
il
me demanda:
.
- Régine, dites-mlll, chez Rcnl'ux, on VOU!; fait 1.1
cour?
- Quelle idée!
- J;en suis certain, vous n'avt:l. jamid:; étû ~1
() lie •
.' C,: t;vmplimc!1,t ne. me rac\1a pas, il. nvait .été dl.
Irb gentiment. l aqullle, à VOIX basse, Je repn ':
- ' Guy, si VO~l"
~oltiJUC,
votre pen:;ion ne sera
pa::; pour Cf, mOls-çl.
~
Tant pis, l'instadl q le je passe pr~s
de YOl~
e t charmant, et je Vell. en praliler sans arrï r,'pensée. Si maman me IlllOit, comme un gosse, j't,;n
'crai quitlt: pour me coucher pcndant qut.:lque temps
tous les soirs à neuf ht:ures. Cc sera parfait pour ma
sanIe,.
-- Olli, malS tous Ics soirs Vf)ll', )'egreltel\:z CI?tk
,lcure.: passée avec moi.
- Cr(lyez~v)ts?
.
- .l'en SUIS certall1c.
--: ~gin,
j'~
~r",
envie dc VOljS dire la grosse
hC:llse quI.: Je valS h.llrt:.
itc'J-Ia.
Vou allez vous fucher.
m,.nnt·'e. je rt'varda!,> Guy.
- PourquoI donc -;. )·;st-ct.: trè Inconvenant ce
que vous allez me raconter?
Ton, mais je crois qUI! c'est un peu bête.
- Dame, une bêtise n'est iamai une chosc intel-
IÎrente.
- î.a dépend .
.- .Je ne saisis pas.
- Vou~
êles bicn nalvc.
- Parlez au passé, je l'ét~js,
je ne le $ui~
plus.
Cinq moij; chez Henoux, couturier rour dames ,
1chh'cnt très "ite une éducation de jeune fille
Gamin, en vrai potache, il reprit;
~
Alonl' le> peu>. o~cr,
vou ne direz ril:n '?
Curieuse, je lui l'('pondi .:
- Confesz~vu
d'abord, je gronderai ap~(;s.
Il jet fi un rapIde coup d'ù;)il v rs les joueur, put
il
dit m\'stérieusemcnt:
- Régine, je suis amourc~.
mG
- Ce n'est pas la première fois, je pense.
- Non, mai,> cette foi~-c,
c'r: t tr"s différent.
S,sneu 'e, n~l.Ie
je fis;
��,. .,
i<'1<lchantl> "uus cflerchez à me faire Je la p<!Ïnl'
- Non, vrai~ent,
mais cetle plaisner~
a assel
:lUTé; changeons dc conversation.
- ;Plaisanterie 1 Vous avez dcs mots cruels, moh
qui me fachent ct qui m.'~
blessent; aussi je \'ais
regarder les joueurs de bndge.
~
.le vous imite.
Nous nous leY<lmes ensemble ct, l'un à droite.
l'autre à gauche. en riant, nous nous appl'ochàmedes joueurs.
- Maman, fit Guy, pour changer nous nous
sommes disputés.
Celle petIte phrase amena un sourire charmant
sur les lèvres de Mme Durnal. Elle se tourna vers k
baron de Madaillac ct lui dit:
- Ce sont deux grands enfants; tout petits ils sc
battaient, maintenant ils sc taquinent. Ils sont lllSUpl'0rtahles 1
Me dévisageant avec insolence, le vieux mOllsieur
r{ipondit:
- Toutle monde voudrait être taquiné par d'au>'';1
jolies lèvres; je ne plains pas Guy, chère madame.
Ce compliment me déplut, et m'approchant de
maman je ~ui dis, tl'ès bas, que je désirais m'en aller.
Mme Durnal - cette femmp. voit toul - surprit Cc
l'ourt colloque, et s'écria:
- Régine, ne parlez pas de départ.
Voulant lui être désagréable et sachant cc qu'il
fallait dire pour cela, je répondis:
- Chère madame, vraim.ent n'i~stez
pas, je SUIs
fati"uéc. Chez Renoux, aUJourd'hUI, nous avons cu
unè-'journée terrible.
Les joues de Mme Durnal s'empourprèrent. ellc
me regarda avec .colère, ~ut
un mouvement ù'épaule~
tl":s compréhensible, pUIS me tourna le d'Is. Derri'>l'l
moi, Guy riait.
- Mes compliments, Régine, murmura-t-il, vous
savez dire cc qu'il faut pour plaire aux noble~
invités
dr- ma mère.
Cc fut un d~saroi
général. Mme Durnal ayant
quitté la table à jeu, le baron de Madaillac l' imita, la
\'Îeille demoiselle bien vite suivit, et maman se rapl'l'ocha de moi. Seul, devant la table vide, le pauvrr
; nfirme restait }l ne pouvait quitter sa chaise ~ans
Ine aide, et personne ne pensait à lui.
,Penda'Jt que. Guy causait avec maman, j'observais
lean de Madaillac. Pour s'occuper il essayait une
~usile.
et cela n'avait pas l'air de l'amuser. Furtil'cment, il consulta sa montre. Lui aussi !"ennuyait 1
Celte cûl1sta allon me le rendit wmrnthi'1H" ct le 10
rc,-:art:lni ;\Vf\C bio"lv iI1 ne~'.
�::;on visfAHe etait beau, mais ~es
yeux ly,,,nquaient
l'énergie, Cie vie. Parfois il soun:l1t, mais son SOIJ'ire était celui d'un être qui souffr..: ..:t que rien ne
distrait, ni ne séduit. J can de Madaillac, malgré ~es
'11illions, devait être tri!s malheurl!lJ ..
Je m'approchai pour lui dire adieu, el comme t\
,lie faisait pitié, gt:ntiment, je lui tendis la main.
_ Bonsoir, monsieur. Et j'ajoutai pOUl' prolongel la conv":J':5atÎon : Votre patience rGussit-... !lu ?
Cette question le troubla. Il me regarda, devint
1 rè:s rouge, ~ais
acept~
ma mam. . .
_ BOn:501r, mademoiselle, ml! dit-Il d'une voi"
~rave.
pardonnez-moi ... de ne pouvoir me lev..:r pour
vous saluer.
Comprenant que cd aveu devaIt lui ëtre pénible,
Je le quittai, et j'allai prendre congé de Mme Durnal.
Le baron de Madaillac était pd:s d'elle, il attendait
ma main que je ne lui (}fri~
pas.
Dans l'antichambre nous trouvames Guy, qui me
murmura:
. :- Régine, pour me faire I?la~sir,
pensez quclquelOIS à la bêtise que je vous al dite.
.
A vec ma mère, il fut ce qu'il est toujours, tf<~S
gentil; ct il lui promit de venil' la voir un p"ochain
dimanche.
Tout en descendant l'escalier maman me parla Je
(iuy.
_ Quel aimable garçon que ce grand fOIl!
- Pourqu.oi grand,t0u?
.'
_ Il est SI peu raisonnable; le mOlS derml"" ~;J
mère a encore été forcée de payer une partie de s..:::;
dettes.
- r: joue?
_ Oui, et puis il a des amis très riches qUI l't:mtralnent.
" _ C'est de la faute de Mme Durnal; tout petit,
<.~uy
n'avait!a permi.ssion de jouer.qu'avec ~es
enfants
l'lc.11es et blen habillés; grand, Il a contlOué à les
VOIr.
Comme j'avais raison, ma mère ne me répondIt
pas.
Nous étions dans la rue, maman désirait prendrt'
une voiture, mais, sachant que j'allais trouver cette
lé.pense peu raisonnable, elle n'osait me le dire . .Je
,UI demandai:
- Es-tu fatiguée?
-- Non, je ne suis pas sortie aujourd'hui.
~ Eh bien, si tu voulais me f.. ire pl.:ilsir nous [tI.1.
\rerions à pied; il fait si beau.
Elle acquiesça et nous partlme.,;.
Bien
'ltHl 001'S fm.~ioT'l"
fl"_!flt'li'" d'odot",..'
Il_1f'
�·
,
LA
rIL'\ 'SFUGI::
altune nUiT de printemps, avec un ciel plein d'étoiles.
Nous mareMmes san!'; rien nOlis dire. Je n'étais pas
triste, je ne pensnis ~u'r
à Jenll de ladaillac, ce
pauvre infirme, j'oubliai Rosette ct son prochain
mariage.: j()ui~sa
de cette beur ... que je troUV<lI ,
.
PourquoI étais-je aillSI (
.
Faut-il avou(' r quo des paroles d'amour font toul"UI' plaisir à Ulle J"mmc (.Te onscai à Guy, à st'
gros:;e bêt ist.l, j~ riais cie lette f(~l ie ~lUI
m'utait ag~ébl:
; ',jUS traverSIOns d 's rue'! ctroll<.!S, le troltOl1' êtalt
""le, pour ne pas abimer nos robes •. nou.5 de,ioI~s
:wus relever trU; haut; mama.n 'C plaignait, ma!5 Je
'\1 l'entJ1dai~
pao. Je regan1,l1s le ciel et les étOiles.
l\, n.,:~pjrais
UI'CG plaisir j'air.lt ui nH! semblait pur. TI
v a des heures d,tllS notre VIC Oll les cho cs les plm
'''li l,· ... nou '1pari~sln
rnervcill('uscs.
~ouce.
Chel. R~noJli.,
!lOUô sommes t'Il pleine fièvre, If'
.Il?l'iage de Rosette c::;t très proche, demam ce senl
fillI
HIe, à LIU lJ~u
le derni r essayage et tout le mond~
., éte cOllte!?t. Da!b. sa robe de mariée ma pAliie
oUille est vraiment Johe, et Je comte de Marvy pourra
t n être fier 1
•
C'est SI roi le! p:esqu~
.trop, ôimplc, a. critiqu(>
.\1. Renaux; mat') l:~Ien
vite 11 a ajouté que la lp.unesse
le .1 HIe Tardutt clugeait cette simplicité. Rosette ",,1
ravit' et ne sait comment mo;: nmercicr.
ujourd'hui, "cr"la fin cie la journée, elle est \'~I1U.;
scu)p, clic était mariée civilement, madame derui~
une heure 1
- Tu vois, m'a-t-clle dit en entrant, ma premi;'fl'
\ i ~ilc
de dame est pour toi. Je voulais t'amener mnll
m ari, il n'a jamais voulu; il prétend qu'un homme
dans un magasin de fcmmes est toujours ridiculc .
.T'ai eu beau h' ~lpicr,
il a résisté; alors, pour lui
montrer quc ,'aime à faire cc qui me plait, jl! sui~
venue.
'
- Tu a,; plut-être cu tort, Rosette, lui répondis-je.
1~lonéc,
elle s'écria:
- Tort, C' ?st loi qui me dis cela. J'avoue que je
ne ':::umprends pas.
- Damc, si dès k premier jour tu désub{>is ù ton
mllri, que fera --tu le seconcl l:! ks autres?
- Mais je n'obéirai jamais, c'est bien mon intention. Il y a vingt ans q\.le Je fais les volontés de tou t
le mond~.
cela me suffit.1 .T'&ntei;\dll mtintenant il!
fair,: (\lIC l .. mienner..
,
�lA r~.
"5Fll(,,,,
Tristement le regardais ma pelite amie; pOUl' el1e
;':'Ivals peur de l'av..,nir. Je connais Jean de Marv)', 1\
ne sera pas un man commode; <;1 l' oS~l
1.: lui résiste,
brisera cette poupee charmante.
lIeureu-;c, con!t:;ntt de !l1ontfc>r, a jolie toil \te. Ii!
flCtllp man,'t,: e re~a
lait ln no.; une L!iace.
-.le ui hien. [{tllil1L, lis-JT101 que j' .:;uis hien.
1.
Dl'liclL'u
·C.
_ l'u nc me dis pa .:cta pOUf me faire plai Ir'"
_ Coquette, as-tu 1,.. 0111 qu'on te l'aflirm\.! ';>
::>éril.'t1 e, elle se rai pro cha le moi et tout bac'
m1uvoua:
_ Oui car aUjourd'hui betl\1coup dé per!'>~nc.
m'ont uL/miréL·. n Ir lui. Avec Ses -éll qui VOLIS
tlé\'i~ugen,
tll le" c(l1nai~,
il m':J. re;'ardée Innnup-
ment; -j'attendai un comllimenl. il n'l'st pn~
vrnu.
,'ou sommes l'arti,>, on !lOtiS li mari ~, ct \'\1Îlà, fI
ne m'a même pas <Ill 'lue ma rohl l·tait jolie!
- TI le pensait surcmenl.
Roudl.'use, très cnfant, elle repnt U\'cc "ivaci!t.::
_ J'aime lt''l gens qui pensent (OUI haut. le.:; aulré.
m'cn nuicnt.
J'eus un cri dr' reproche:
- Rosette 1
[me éclata de j·ire.
_ Allons, ne prends pac; ce grand air tragi IUl; jl'
ne clis pas cda pour llli, !ian~
qUlli tOllt à l'heure.
devant M. le maire, je l'aurai.:: rdu"é, Non, seulement
.le';ln cst cc qu'on appdle un homn~'
sê;i u. , moi jl:
~IS
~OUI
le contraire. TI falit que le \\11 apI rcnn.;> <1
nre, JI ne sait pas!
.Je. regardais Rosette, elle ':!ait si jeune. si jolie,
que Je ne pus m'empêcher de r',urmurer:
__ fi l'adorera, va, sois certaine de cela .
. __ Je l'espi:re bien, Ill-elle rieuse. puis vite elhal?uta: Maintenant il faut que je me :\Hu\'e, j'ai encorl'
mille choses;) faire d'ici demain. Demain! c'e'!! le
granù jnt1r, le jour I)Ù mes" bonnes)l amie5 vont me
trouver laide: mais je sais que (.!ràce â toi, f!ràc(' à la
murveille que tu m'as fait faire, jl' peux êlre li re dl'
ma frimousse. Au rait, maman raffole dc Mlle Régine;
'i lu l'ent1dai~,
ma ch;'re. clic no; sait que dire C;lll
on compte!
- La ral~wn
de ce chan!:!cment ?
- Tes robe l'amincissent!
.\pri:: tin dernier baiser. Rllsettù 'l.'nfuit. Son:
I~part
me fit plai il'. Je ne uis pas encore tr~·'.l
rai. (lnnablc, et Il 'a de~
moments Oll le bonheur de ..
:Iutrcs, d'une aùtre surtout. me l'nit mal.
Dcm:lÎn je n'Irai pas au mariage de Rosette. Je
Inanquc' dp. coura~,
l't f'ui<; l'~
n" tiens guère à me
�retrou 'CI' au milieu de ce monde qui était autrefoi'
mIen D"\'am mes an<':lennes amies je passeraI;
hautnin , nt' ten,lant 1:\ main à pC'rsonnc, a\ peur
lue qu 'lqLI~-un.;s
d'cl I.e!>. h~sitaen
il t:ne la don ·
1er. Pour aller i la sacnstlc, le coudolerals des gen~
Illt: j0 c{Jnnaig. mai;; qUI !le m~
~onalset
plus.
l'aurais à n:·pOtl.dr,' aux saluls t11111des de quelque.s
belles dames, clientes de cht:7. Renoux. Il me faudrau
L'mbrass 'r la mariée. me l't'joui r avec elle, IL1Î mUfl!lurer des paroles menteuses; il me faudrait tendre
la main ù .Jean de Marvy et le féliCiter. Non, je crois
'Ille cela lI1e serail impossible. Je n'aime plus .rean
le Marv" mais je ne l'ai pas encore oubli\!.
Rosette', ma petite amie fi&l.e! tu ne sauras jamais
rendue cru<.>lIt.
Cc que parfois ta confiante amitié ~'a
LOI':>yue tu venais me voir, heureuse fiancée, tu ml'
parlais de ton bonheur ... .reall, ton Jean était venu
dt'jeuner chez ta mère, longuement V?US aviez c.ause;
puis. lorsque la conversatlOn devenaIt trop séneusl',
tu tenùais tes joues roses et la clluserie se terminait
tl'l'S amoureusement.
Une autre fois, vous aviez été visiter votre futur
chez vous, cette visite t'avait ravie. Ce Jour.là 1011
sage fiat:tcé, moins gra~e
q'!e de coutume, s'étail
laissé gnser par ta gaiete d'Oiseau. Dans la chambre
qui serait bientôt la vOtre il t'ava.t dit que tu ';tai~
jolie, et toi, affreusement coq.uette, tu voulus te
faire embrasser devant les ouvners. Il avait n:'sis:,:',
III t'étais fiichée, mais derrière une porte il 3ynit
céùé; el, f~"'re
de cette pre!TIii:re victoire, tu vin~
me la raconk" le lendem:un sans oublier aucun
détail.
Je connais votre future demeure aussi bien que si
je l'avais Yue. La dispOSition des pièces, les meubl~,
la couleur des tentures, les bibelots, tu m'as tOUI
dépeint; et je suis ta première invitée. D~s
ton retour,
je dois aller dlner chez toi, chez vous.
Je n'ai pas refusé, à quoi bon'r ,Je sais bien qUI
Rosette, devenué comtesse de Marvy, rie me reparlera jamais de cette invitation. Son mari lui fera COIllprendre que la comtesse de Marvy ne peut invite;
chez elle une première de chez Renoux. Rosette
protes~a,
j'en su~
cer~ain.
(le monde et SC" pl l"lugés ndlcules la laissent tnddTtrente), malS la volont",
de son mari sera formelle, et il ne ti0ndra pas à reCL"oir chez lUI Régine de Bois-Mesnil. Du reste, Je
n'accepterai jamais. Je ne veux pas revoir le mari
de Rosette, et surtout je ,le veux pas contemplel
Jr.ur bonheur.
Je ne sui,; pas une créature parfaite et quelquefois
, .. ml1llqul' dt' résirnlation. J'ai du l'oura~e,
Irav-ailler
Jt:
�LA
TRA!\'SFlJGI~
t,oute ma Yi~
ne m'effraie u~re,g
. e que je ,alouse jusqu'à la
lieur d'aimer.
~oufrance
mais t:e 4 ue 1"cnvI\:,
"est e bOf,
Patron, v('ndeuses, ouvri(;rcs, trottins, tous "on
:Illés au mariage de Rosette. l;;n..: était dlannanlè, ~ ...
"obc une merveille 1 .M. Renoux, en plc1l1 magasin.
devant Mme Jeanne, m'en a fait t:omplimenl. '.
. La charmante premiè:l"e en a profitt pOUl' me J.11·/·
Imméùiatement quelque chOSe' ùe Jl:s:tgréable.
Régine, 11t-elle tr~s
haut, je sni.,
_ Mademoi~l
heureuse d..: vous voir pour VOliS sigl1aler que tOlt
le monde sc plaint des ouvriè:res de votre ateli..:r
j':lle::; rient 1'11es causent dans k5 couloil's cl, parm
elles, il y ~" a une, la petite Ch:orf!etle, qui est in~(>
lente même a'ec moi! Chaque fois qu'dit.: me l'en
t:ontrc dans l'escalier, ce sont des grimaces, des sou'
rires tout à fait déplacés. Veuillez sun'tiller Je plu~
pr~s
vos subordn(-e~,
elles sont d'un exemplt
Jéplol'ablt: pour les autres.
M. Renoux l'écouta, mais il ne me fit allcuœ
observation. Il nous regarda toules les deux lr~s
attentivcment, puis il haussa légèrement le~
épaules
cl s'en alla sans l'Ien dire.
.
.Je l'imitai ct ne répondis pas.
J\ peine étais-je Instal~e
à mon ravun, qui est
lleureusement tr'·s loin de celui de l\imc Jeannt',
M. Renoux arriva. Je devinais qu'il ali~
m~
parler
de mon atelier ct me demander des expltcahons.
Au d~but,
avec les ouvri0res, j'ai cu beaucoup de
mal; je n'étais pas du métier, je n'en connaissais pales termes et je leur expliqua~
cc que je voulais
qu'clics ne compren~it
guèn:
d,ans. une l~ngue
.1 avalS aUSSI à lutter contre leur màuvalse vOlonk,
les ouvrières étaient prévenues contre moi ct bier
de" fois j'ai entendu des plaisanteries, j'ai surj~
des sourires qui étaient presque grossiers. J'ai [:"'1
>;emblant cie ne rien voir et de ne rien entendre. Le'
matin, j'étais là, en même temps qu'elles, me ' journécs étaient aussi longues que les leurs, ct me~
ub~erYations
toujours justes. Pe.u ~ peu, le~
RJaisan,
t~nes
ont cessé, ~ la dut:hesse» etait un~
trav~leS'.
F,lIes ont commencé à me respecter ct, Je m'Imagine,
- est-ce une illusion, - qu'elles commence'nt ;i
m'aimer. Si j'ai un traval\ pressé qui demande Unt:
activité ùe tous les instants, je monte à l'atelier e\
I:explique à la contremaîtresse, aux ouvrière!>. -lu'il
t!iut.donner ce qu'elles appellent « un COIt.p de col
her",: En g':néral, elles me répondent avec de gentile;
S<OUtlrOf,: ~ Nti! \'ou;:; tO'Jfmo~r.
• t\oII. n\lId~m,)i"*:oJ
�LA TRA~
S1- UG
J
Régine, a 3era prêt. • Une d'elleS, hlfJr, a ajoute:
_ C'est pas pour la cliente qu'on va « !u.rblner-.
ni I,'0ur le patron, c'est Dour vous faire plaisir, made.
nOlselle.
J'ai remercié ave\.. 1 econnaissance, c'est lI' ~ s bon
le se sentir nimee. Cette petite Olvri~c
ne s'est pa,..
loul6e qu'cl~
m'a donné du courage pour toult: I:t
fournée.
,\imablc, M. Renoux me demanda:
_ Eh bien 1 mademoiselle, qu'e~t-é
que c'est qUe'
.:ctte histoire de Georgt!tte avec Mme Jcanl1e '(
_ Je n'en sais rien moi-même, monSiCUI\
{aut tirer cela au clair, et gronder, ,,'il \. a
lieu, votre protégée.
.
J'inclinai :a tête cn signe d'assentiment.
L'observation faite, je pl'osais que M. Renoux
allait s'en aller, mais il restait là, de 'ant moi, me
regardant toujours. Çe! examel.' me ~ên;1it
ct, voulant
It~ l"aire cesser, le lut demandai:
_ Vous n'avez plus ricn à mt: dire, monsieur, car
je voudrais monter à l'atelier.
_ Sil mademoiselle, ,'ai une ques tion indiscl'"t"
à V0US 'aire; me la permettez-vous ?
Le ton de M. Renoux. avait changé, cc njétaÎl plu.
pourquoi ce t()n lU('
,e patron qui parlait. Je ne sai~
Mplut et je répondis s~chemnt
:
_ Si cette question Înt(:re;:se les af'f'airet:, mOll,
sieur, il n'y a pas d:indi.scr0tion pt par consequent
• votre employée» (j'lolslstal sur co mot) n'a pa~
de
p..:rmission à vous donner.
Il ceS6a de souri re, et, reprenant son air de patron.
il m'interrogea:
- MademOiselle Régine, voulez-vous m'expliquer
pnurquoi vous n'avez pas été àu mariage de Mlle Tarduit? C'est une de nos meilleures clientes à laquelLL
je tiens très particul~emn.
Votre absence est
presquc une grossiè:reté et peut faire un tort con si16rable à la maison .
.Je ne m'attendais pas à cette question. A CI:!S
reproches, 1;),011, vi~age
s'empourpra, je balbtltiai:
- C'est tout a fUit personnel, monsieur ... Mlle Tar;1uit ét!lit une de,mes amies ... et je ...
Il m'lOterromplt malhonnêtement:
- Il n'y a pas d'amies dans les aliaires .
.le hais:sai la tête et serrai les lèvres pour ne pas
'épandre. M. Renoux est le chef de la maison, i'
r.eut, .;i bon lui semble, me renvoyer demain. Alors
Ji me laudrait rechercher une situation, implort-, dl:
nouveau, et recommencer un apprentisfiage. Non, j"
dois, jq, VtlUX tout sl.lppnrl.el'; i~ 9'U , j~ rly';~
F'\'\lI
_n
cfl1e
�Mon fsilence ttonna M. Renoux; il reprit plus
louccment:
- Vous m'avez compris, madcl1lOiselle?
,le le regardai et, tr1:$ calme, je réponJi' :
- Oui, monsieur.
Puis, pour lui taire comprendre que je considéra~
a conversation terminée, l"appelai une de mes vendeuses et la priai de té éphol1cr à l'atelier pour
demander Georgette.
M. I{t;moux s\:loigna.
Afin de ne pas pen.ser! je 1~}I.;
mis i\ lra.vailler, el
;ur mon manncqulO J'éplOglal des broderies d des
dentelles anc' 'nnrs. J'étais très occupée ,]t, pris!:
par cc que je isais, j'oubliais la dbcussion pénible
que je venais d'avoir, lors lu'en me reculant, pour
admirer une vieille guirure, j'aperçu. derrière moi.
M. Renoux. Il me regardait avec audacl..! ct insolençe.
Une coll'rt; folk" 'empara Je moi, et je ne sais
. 'Juelle bêtise j'allais faire ou dire, lorsque i'entd~
IR voix de Georgette...
.
- Me voilà, mademOiselle RéglOc ?
Je me retournai, M. Renoux s'en alla.
Tremblant encore, mais d'une voix calme, )I!
répondis:
- Oui, j'ai besoin de causer ayec toi ..
. Très prise par les robes TardUlt, depuIs quelques
lours ;7 n'.lvais pas vu Georgette, elle .me sembla
plus mmce, plus pâle que d'habitude. Je l'tnterrogea t :
- Tu n'es pas soufTrante ?
Elle eut un sourire résigné.:
- Non, ça va.
- Et chez toi, ta mère, les pelites l?
- Ca va aussi.
- Alors, pourquoi as-tu cette figure-là ~ .
- y a des jours où on n'a pas envie de l'1re.
- Tu as du chagrin?
- Ca se peut.
- tu ne ve':" pas me le dire?
- Non .
r\!gardal Georgette avec atcl~ion;
.SI..!S yeu:..
• .T~
laient rouges et gonflés, cette petite avait pleuré.
Georgette, j'ai à (e faire des reproches.
- Pour mon travail?
- Non, pour ta conduite.
.
EJ1e~rougit
et grossièrement me répondit:
~
Ça ne regarde personne.
Elleavait parlé sans ré(]~chi
et regretta immédiate..
"?-ent sa réponse. Ses yeux m'implort!rent; ils étaient
~ r:nalheuretlx, si pleins Je tristt:s choses que j'eus
~tlé
de cette enfant.
- Va-t'en, lui dis-je, quand tu lIera$ Niaonnable
�vit:nJra:; .ml.! tll:lrler; mals. t!n attcml.aIl l, JC te prie
li:- .;esser ,k faire des grimaces à Mme Jeanne .;haQuc
Illis que lu la rencontrcras.
1~le
haussa Ic" épaules avec m~pri.
_ C'est"y tout ce que vo u s aviez à me dlrc, rul"
~'()rt
à ma conduite.
-- Oui.
f<;lIe fit quelque:; pas pour s'en aller, puis revint
~rs
moi.
- Mademoi:,;dle Régine. me dcman-H~le,
ça ne
.ou::. plait pas .;e qu\.! je vous ai r~pondu
tout Ù
l'ht:urc -- SI' ne peu:\. pas t~ ~ire
que je t'. trouvé.: poli\.!
'1 q Ut! tu m'as faIt plaisir!
.
Elle! me regarda attentivement, ct aprl~s
une lég1:\'\.!
hesitation avoua:
- Faut pas m'en vouluir, j'ai tant de chagrin 1
Comprenant qu'clle allait parler, je ne la q ucslirlllllai
pas.
gn baissant la tête. douloun.:useml.!nt dIe ajouta :
- Je ne suis plus fiancée, voilà.
EIlt: me semblait si enfant, si petite lilk, qu'une
"cuJe q uestio[1 me vinl à 1<1 pens~c.
- Vnus V()u~
ètes disputés <Non.
_ Ou'as"tu fait-r
Rien, mai:,; il ne m'aimc plus.
Il te l'a dit -,
1\'on.
tu t'imagines peut"êtrt!, petite, des chose!:>
A lor~
qui ne sont pas.
Affirmative, elle reprit:
- Non, je suis certaine qu'il ne m'aime plus.
En prononçant ces mots les lèvres de Georgette
1rembl1:rent et sa bouche se contracta. Malgré sc:,;
~e i .ze
a~s,
ce~t
enfant souffra it! Comprenant sa
pelOe, Jt: l'atr~
l dans un coin, derrière une table
qui nous cachait un peu.
- Allons, ra<.:onte"moi.
Alors, al'I'(: 'IDe voix frêle, Qouloureuse à entcndre,
. 1Ie parla:
~
Voilà, mon malheu,-acommcncél'autre semaine.
Je vous avais dit, mademoiselle R~gine,
qu'on avait
l'habitude de remonter ensemolc et que quand il
faisait beau on se promenait tous les dcux, le soir,
. rès ard. On avait tant de choses à se dirc, à "e
~aconier.
~lue
bien souvent on oubliait l'heure. On
[-tait grondés, mais ça ne faisait rien, on avait été si
(leurcux qu'on recevait les gifles sans sentir qu'on
avait mal. Puis tout cela a fini. Un soir, sans que j"
,a<:he pnur{}u .. '. îe ne l'ai ,..,a ~ tl'('UVe' rlcvan t la Tn n;1,·,
1u
�97
c'~t
là qu'on se donnait l'enliez-mus .. , .Je l'ai attendu
pri:s d'une heure ct, CI uyant qU'Il étuit malade. 'e
Ù la l11aison,
' uis rentr':e à moitié f'ol~
LI..' lendemain, sous préte\{1;) de l'éassol'tll, j'ai .:tc
:1 slIn magasin. Il était là, occupé, c'est vrai, mais il
le s'esl olême pas dérangé puur me dire bonj(lur.
''-li pense' que peut-être je l'avais f'àché", En riant,
ln se disputaÏl quelquefois .. , Je lui ai écrit dl;)s t-\entilles lettres, des très gentilles lettres, 11 Ill;) m'a pa,
l'épondu .. , Alors, mademoiselle Régin..:, j'avais l:lnt
de ,chagrin que j'al voulu savoir pourquoi 'i l ne m'aimail plus,
- Qu'as-tu rait 11llur cela?
- .Il.! l'ai suivi hier soir, lorsqu'il sortait de chez
Mernauùon.
- l ~h bien?
- ,Je l'ai vu comme je vous vois, maLlt:m,)isdk
l~":gi',
il se 11ressait, il sifllotait en marchant, il
a\'ait l'air content. Sur le boulevard il a renCf)ntle
un 7 grande blonde, pas bell..:, mais très bien b,~ilIé.e
et ils sont partis ..:n sc donnant le bras. LUl flUlt,
causait, tout comme avec moi, enfin r
- Pauvre petite 1
- Ça m'a fait si mal de les voir, et puis j'étais ~i
en colère ... quc j'ai cru que j'allais ,gifler la grand,",
blonde, mais j'ai pensé que ma tOilelle à Cill'" de
cette dcmois..:Ile :;erait ridi(ule; cl, comme Je 11<'
Voulais pas qu'ils rient dc moi, sans rien leur dire.
1;: ,Ics ai laissés partir. .. J'avais tant de chagnn 'lu e
1al pas pu rentrer chez nous,
gJfrayée, JC demandai;
- Où as-tu été?
- Là-haut. Jc me suis assise sur les man.:hcs oÙ
"11 s'asseyait tous les deux cet été, et puis là, j'ai
pleur..:; ça m'a fait du bien,
- Mais il faisait très fi'oid hier soir, Il pleu\'ait
mëme,
- Ça sc peut, j~ ne me le rappelle plus; Je n'ai
nen senti.
- Et tu cs restée là longtemps?
- ,Je ne sa is pas au juste, mais pour sûr ~UP
:'étal t la nuit, Paris 0tait allumé.
- Et aprè ?
- Après, il li bien raI!" rentrer.
- Ta mère devait êtl'c très inquiète,
- .Jc ne sais pas, elle m'a battuc, e!le m'a ''l'pe!ée
coureuse, fille de rien, et eUe ne m'a oas donné il
'langer. .. C'est tout ce qu'elle m'a dit, •
Je voulus C(lnsolel', mais les mots qui me \'1111""1.,
.HI X- J/>vre:; l'tonn!'ren l \'l'tiC ~wtie
'IOloureuse,
Georgette, Ina chérie, je cfJl1lprentIs Que tll "ies
80-1V,
�L/\ _. ANSFUG E
du chaarin, mais, vois-tu, cellii qUI:! tu aimais n'était
oas (h~ne
de ton alTectiùll.
, - Mais Je l'aime, fit-elle aVl!C Vivacité.
Surprise, l'in~sta
:
_ Malgré ce Q\I'11 t'a fait r
Oui; c'est p,lS à lui que j'en yeux, c'es, à elle.
~'est
elle qui me J'a pns. Lni n'e~t
pas comme moi ,
cc l'e~t
pas un ')lI vncr; il est resté très tard à l'ucole,
c'est ,)resque un" monsieur •. A.lon; ,cette fillc., avec
son c 1apeéll! il plumeR cl ~,a rO,be taLlleur, lU! aura
dit des gentdll:!sses, et.lll1, ça ,lUI, aura Vlu de se l?r~
mener avec une demOIselle SI bien mise. ))es fOIS Ll
me l'a dit qlle ma robe était laiJc ut trop courte, el
que mun eallullcr ne m'~l<!-it
pa~
bien. ,Je ~ïals,
san~
rien cnmprl'l'Idre que c' 'tait séneux ct qu'a cause de
ça te le perdra.ls. .
.
.
Crovant qU'li était de mon deVOir de parler ral SO I1
ft (dte petite, gravement, Je lui dis:
_ Sals-t u q ùelle est ma pensee, mignonne?
Non. dites-la.
_ gh bien, je aois, ne me luge pas méchante,
l(11'it vaut nneux pour [(n que vos fiançailles SOient
~le
~otnpues.
Les l'em;, Je Geoqwtte s'assombrirent, ct fàchée
me demanda:
- Pourquoi ça .(
- Parce 9u'il ne t'~Ul
~it
peut-être jamais épou~e.
lIn employe, Lu le sais bien. ce n'est ras un ouvner.
Quand tu seras plus grande. et que tes robes serOl1Î
1"Ul à fait longues, tu tachera
de rencontrer un
!lrave garçon qui ne soit pas" presque un monsieur ~;
ct s'iJ a un bon métier, et toi, si Lu es devenue une
honne ouvrii!re, tu pourras encore être heureuse,
crois-moi.
colt:re, la petite s'écria:
Les sOll\clls fronc~s,
- .Je n'epousera! J:tOléllS un ouvrier.
Cette réponse me stupéfia.
- Pelx~tu
m'e;xpliquc:l' cette idée, Georgette?
Elle hésüa, pUIS elle me répondit:
- Je ne SalS pas SI VOliS comprendrez, mais ~,
!jont des idées d'ateher, elles pensent toutes comme..
moi, là-haut. Notre métier, c'est lin métier de luxc,
on travUllle dans le bea~l.
ou aime les jolies choses
i:ju'on touche tous les Jours; alors, à force cie les
l'o ir, 0n le ' lésire,.on en voudrait qucles-n~'
pour SOI e .)i1 se dit que, ".out de même, ça you:
irait aussi I. "e n, qu'aux autteS. Epouser un ouvri·>
comme papa, 111mer comme maman pOlir élever k~
,.:osses el ayoi) flonr récompense Jcs (OUP~
les jourd" fête, 'larce 'lue. cc jour-là l'homme ya boire avec
Il.es rarnàradps, 11<> li , .;<{ ne l11(' dit rien. Moi, jl; l'Cll.\.
�lll'lrÎ ,\111 ~til
,'OlnnH: 11Il/1l 1'1 t'l'!''': , 1111 lIl,lI'! 'luI
ac:he \'tJUS parI r C;t; ntlfllC' rd , Uil man qu'ntl c~l
touI,
li;"re de sortir, tl'UI heureu <: tic' regard!.:r Voila,
Ce rili';lJlInemellt d'.::llfilnt lll<! tlOuhla, l'Ctlt.: l'etlte
ne IDUlltr:l.IT 1.111 des dalgcr~
de ln vie Ilu\'I'i\r<.:, ,bn
\.:r que je nt.: suuplfllllnais ll1l::me pas,
Sans :tUl:Une conviction, je lui dis:
- Georgette, tu leu x ['impossible,
_ AI"rs, je n0 me marie~
ras ct je r~ai
comme
tant d'(lutre~,
pOlir <ll'Olr des lolles rohes l' tnurnerai
un
ma t.
un cri de reprod1t!:
--:- Georgette, lU !"as pas honte de diJ:c cela!
1~tc
leva vers mOI ses grands yeux n')lr:.
_ Non, faut bien essayer d'être heureuse et moi
'cn ai <1SSC7. d'a\'oir du chagrin.
Notre conversation sc tet'mina sur cc.' mots, LInt!
\'<.:ndc..:usc :n'appdait, deUX c1ient<.!s me réclamaient.
'['oute la journée It! parlai robes, bl',deri~
la tuiletle de ft"setk alait fait sensation d plusi<.:ut''i
hclks dam '" m'CIl firenl complin1l!l1t. Quelq\t's-1(;~,
'1u<.: je nt: connaissais pas, vinrt!nt, amen0cs l'Ut'
:\l. Renoux, ,le pris des c.nmmandes fahult'uses, m,\
l"urnée d'Jtïaires t!st unel'lllrnéc superhe. Le patrtll1
duit '::lre .;unt' 'nt d j'employée l'est aussi, pu c(.!e
:II'gellt, ttllit \'a hit.:ll; si cela con1inut!, m,1man n';\llra
l'llls be~tli
d''::tre ;;conome. Je lTIJ,ntl! "ilt:, j'el1\isa:.!e
l'a\7 l1ir récun~aj:'p,esql
s.ans inqui;;.tud;,
Lave III r. .. pt!cu!1\alrc ! Celm-Ià seu 1dOlt m t'lCCU pel'.
Pourquoj donc la phrast.: de Uenrg<.:lte me re\'Îe!1\dit: à la mémoire: " Il faut bien essayer d'ètre heul'CU,SC ". Moi aussi je l'oudrais essayer lf'êt J't' heureuse,
mais comment?
rI y a des jours où Je ne suis pas raisonnable; ces
J!ll1l's-là j'ai le c(eul' si lourd que j<.: me sens bien
pt.!\1 de courage pour continuer la lutk,
Cnr ma intellant c'est la lutte, Bientôt, je le del'ine
~1. Renoux va me dire des choses qu'il Ile me faudr~
Ilas comprendre. A lors, si dans un moment de cl)~re
l'oublie que je nt! <mis plus qu'une employée, je lei
r':'l'ondrai mal. Comme résultat, mon départ, et cle
nou\'eau l'incertitude du lendemain,
l';t poul'tant jc ne puis supporter que cc i\1. Hen tl ux,
notre ancit!1l fournisseur, me rt;!~ade
comm.: "l'r~"ne
nl: m'a jamais regard;;.:.
Pour me calma, pour dompter ce caracti:!re ridiculement lier, je .me dis que j,~ ne .sl~i
plu~
q!Je
made,01~lc
Rt:gme, une ,llremlere 1 fres gentlment
1<.: dOIS télIre comprendre a mon patron que je Vel(o\~
l'(:ster une honni':te fille.
;t 'CIU<"1-'
.J\!US
~
. ~:y
�100
<t,A
~fRANSFUGE
('...ct aprb-Inidi de dimanche, j'étais seule a '
,naigoo' maman avait (·té entendre il Notrc-;/ame u
le jour de congé d,
réJ.::bre' prédicateur et c'~tai
Jutre domestique ..Je m'Installai dans notrc petl!
salon, pri:s d'un hon reu, et ayant à ma ]1I)1.10l! ur
\. \'fC amusant.
.Ie me r0jnuis. ais infl~)1\
de (;CS deux heures
de so litude et de tranqutllltL'. Chez ltenoux, tous les
jours, je suis obligée de parler, de. sourire, d'écouter; aussi, le uimanche., '-UlMe le sllence.
.
Con fortablement as Ise dans un grand fauteuil de
cuir an"lais la tête al~y0e
au dosslI.:r, je regardai
notre s~ lon:
Il est tout petit, trl:S simple, mais je
l'adore. Les ndeaux sont en cretonne (imitation ue
Jouy), de chaque. cOté de la chen~ié
il y a deux
fautcuils, plus 10111 quelques chij'ses; une bibliolhl:que ct une table compl.:-tl:nt l'ameublement. Parei par-là, quelques bibelots sans aucune valeur, ct
c'~st
tout. C'est une pll:ce pareJ!le à beaucoup d'autres, bien des Aens ont un salon qui ressemble à
celui-là; mais, ce que tout le monde n'a pas, c'est cc
so leil qUi entre par la grande fenêtre ct qUI met dl!s
taches d'or superbes sur un vi lain tapis rouge.
Ceux qui n'ont pas VtCU plusieurs semaii1es dang
tille c hambre de pension de famille au mobilicrhanal
d usagé, ~eu.x
qUI n'ont p~s
quitté une demeure olt
tout leur etatt cher pour n y plus revenir ne coml'rend?
~ pas'po?rquoi, ce dimanche-là, l:ép~OU\'ais
IIne )Ole infinie a regarder ces meubles qUI nous
arpartenaient, et que mon travail avait payé;;. I)e
L'l'la, j'étais Uf'!. t?eu fii:re; .e t je ('ensais que, mettant
tic côlé' des préjugés stupld es, l'avais le droit d'être
orgueilleuse de ma situation actuelle.
Dans le monde, dans celUI qui était autrefol!'1 le
mien, on consid~re
qu'une femme s'ahaisse cn trav<1lllant.
Chez Renoux, les .premiers temps, j'ai beaucoup
souffert, je me sentaIs déclassée, ct, imbue d'idées
fausses, jJ me semblait que le travail me dé.g radait.
Maintenant, je pense dlrféremment.
!\pres avoir tout admir(:, meubles, b ibeI O".s, soleil,
Je m'apprêtais à liTe lorsqu'un coup de sonnett(' long
ct prolongé retentit dans l'antichambre. Je me dressai
sur mon fauteUil en me demandan t qui pouvait bien
venir. Mme Durnal était à Notre-Dame avec maman,
.}tosette ('n voyage : cc sont lee; deux seu les personnes
qui 'onnaif.:;ent notre coin. J'hésitais à ouvnr, un
q('cnnd cnU' de son11I'I',' m',wcrfit que le visiteu:-
�fJA TRANSFUGE
:01
R2so1ne, je me dirigeai ver' \':lnLi:h:\mbrl' ~1 ;'elure-bâillai la porte.
Violettcs à J". main, souriant, Guy Durnal m'apparu\.
- llonJour, c'est moi. Régl'lc. Je vous al'i~
pro.
mis ma vislle, me voilà.
\
Pleine d'indulgence pour cet ami, mon cam::n'":iLle
d'enfance, tr0s aimablement JC lUI r0pnlluls:
-- Bonjour, Guy, je suis seule, maman cst à Not:e.
Dame avcc votre m<:re.
Un L:clair malicieux traversa ses yeux ükus et,
al'ec sa franchise habituelle, il me r0pnndlt:
- Je m'cn doutaIS, c'est bien un pcu pour ça que
I~
suis venu .
il
.le le fis entrer dans le salon. Avant de s'a~enir,
r<:!.;arda autour de lui.
:- Ça ne ressemble guère à vOtl:c palais .cl'au~r
flllS, mais c'est toul de même gcnltl. On dOit y \.:Ire
Ir\:s bien; aussi, Régine, si vous J~ permetlt.:z, J~
m'inSlalle.
'
Sans attendre ma permu:;sion, il posa sur une
cha.se, paletot, chapeau et canne; pUIS, t:n me tcndant les violettes, il dit:
- C'est pour vous . .J'aurais voulu vous apporleï
des roses, mais mes finances ne me le .perm'>ltaie,·
pas.
Je le remerciai.
- Vous êtes gentil, Guy.
-- Non, pas plus que d'habitude.
Pendant que je mettais les fleurs dans un Y3Se, il
s'installa Jans un fauteuil près de la cheminée.
- 11 fait bon ici, dit-Il en s'aPl?rochant Ju feu.
R':'gine, si vous le permettez, je vais passer un lon~
nh'ment avec vous.
- Vous vous ennuieriez 1
- Coquette, s'ennuie-t-on jamais avec une jolie
femme?
J'essayaI en vain de prendre un ton sév"~l'e.
- Guy, ne dites pas de bêtises.
- Je 'ne suis venu que pour cela. Vous pensez
bien que je ne vais pas discuter avec vous des questiClns de théologie ou de droit romain.
_. Je serais, du reste, incapable de vous répondre.
-- .\lors, nous n'allons parler que de nous. c'e!"t
o~u·s
amusant.
- Croyez-vou!> )
-. J'en- suis certain., d'ab?rd je vous interroge.
QUOI de nouveau depUIS que Je vous ai vue?
- Rien de bien intéressant i j'al travamé \'aIy
vieilli, tout doucement.
'
."
.1n éclat de rire me réllondit.
~·lmr;1tina.
�LA TRANSFlJG[.;
Rel~IO\;,
VOUS insulte~
11: j~unet':,
Guy, j'approche de me~gt.-dx
an~
_ Moi, j'en ai vingt-sept derl,1~
hlf'f, el jt! \'uLl
l..;sure que ie Ill.! me scns pas Ylellhr.
llll hommt.;.
_ Vou::; ~le5
_ hl vou:; unc femme, madcITIniscllc lu l'alil:t'.
Je ris de œtl.e boutade, et l:<-:la ~e
~n.bla
tr;!~
~on;
il Y avait SI Jongkmps que Je n uv::US III
(luy me dema,ncla:
',"
. lH'ginl.!. SU\'C:r.-VIJllS cc 'lUt: J Hl faIt cI!'plllS k
fameux din 'r .?
v
-
Non.
_ Eh bien, jL' me suis terriblemenl ennuy0.
SClptiqUè, je m'écriai:
_ Est-cc possible?
Il pnt un air malheureux et me raco~t:
_.. bman, furieuse de l'échec Mad::lI11ac, m'a fait
J[1C vic infernale, dc~
rcproc 11es soir cl matin; cl
"(lmme mon lI~jne
11l.! faisant pas cl'allaires s\:st l'lit'
jal~
l'ohtib?,ution de fermer ses l'orles, je l1H' SUI';
troll \'t' 8ans situation.
_ l'~:orc!
m'écriai-jc,
1)'1111 ton pitoyable, iltm~n!
dr()k, il :''-'l'l'jt :
Il suffIt, VOU" 1.
Oui l'!H;nrC, m" "ctlle l~cgn',
~aY':i\
bi/n, que j'cntre l::\ns une afTaire pour qu'imll1l·diatl ment ellt: TiC marche plus. Depuis qut.; je '-ui
"orti de. C.:ntr<lIe'.,lc de.mier, c'es! la septi"me hOlie
industnellc que J eSSUie, et toujours la ron.:<.: dt'
choses m'en Jail sortir. Ce qui Il'empèchl.! pas Ltllc
maman me répète tout le ternI' que je ne peux l'est':l'
nnll\.: pari, 9ut: c'~s.t
~race
à mon ma~vis
caractèl"('
'Ille les afTalr.es pel 'chtent.; enfi~
que IL! ne suif' bun
ù rien. DepUIS deux semaines, J'enlend ' cela soir et
matin, cl comme ma pension est ~urpimée,
je .. nis
-
tri's malheureux 1
.\-laqueuse, je lui demandai:
- Réellement, vous êtes malheureux ";>
l\vec cc ;;ouril"t! bizarre qui lui est particulier, i
m,' ré~ond)t
:
- Non, vous me connaissez assez Régine pOUl
savoir que, pour m~i,
plaie d'argent ~'est
pa~
mor
tdlc. Je m'arrange, j'emprunte, je rais des dC'ttes; ç
"c\'icnt au même .
.Je pris un air sévère pour lui dire:
- Ce n'est pas raisonnable.
- Peut-être, ,m~is
c'est si. bon de ne pas étre l'al:,\nnabJe le, SUIS Jeune, Régme, je ne peux: pas ap.ll
(I,mmc un vIeux.
VOUS êtes un enfant.
Terrible, je le sais bien.
Rt nù l'Il \'O"~
lT'i>nera-t~
(
�LA TRANSFUG.K
A êtù, «11, à m'amuse,
Et uprèYs?
Aprl;!S. tit-il sans aucun embarras, je serai Vleu:\
<:"mmc loU t le monde; maIs au mOins j'aurai u m'
l'OllIe de jolis souvenirs. Et pUtS, ne ml' parlez p;t~
'l,! j'avenir, c'est une chose à laquelle JI.! ne penre
.an lis. Le présent me plalt, je le "if; aVec piaisli'
l)flul'quoi penser à demain ? .. EIl cc mument. jl' 'i1JI~
fr;:s hl.:ureuli.. Je regarde avec un œd d'artiste Y'Il'e
joli visage, je COI1tl.:mp1c, émerveille, un las de l'et i~
rayons de soleil qui Jouent à cahl.!~:
dans \Il~
"heveux.
Ji:fonnêe de l'enlcndre parler ain 'i, Je I .. -"criai :
- Guy, faite:; attention, vous devenez poète.
JI s'écria en riant:
- C'l'sl l'heure, c'est la minute, c'e:;l l'ins:;}'1!,
c'esl vous, c'est ce parfum de violettes qui :;c' l't'l'and
dans la piece. Je S111S poete, Régine, quelle déc()l1~
"crIe venez-vou de faire ? .• Aujourd'huI, Je LW ~<Jit
pourquoi, je np n,'an,useraIS nulle parI alllanl,!u'icl.
- VOliS vou!:> amusez donc tanl que cela',
- / muser, est-cc le mot propre, je ne :.dl:, . . f",
SUIS bien près de vous. C'est sigenlll d êlre avec UIl"
lemme qUi ne vous (lIt nen de désagréabll:.
CCCI, c'est pour votre m(:re.
-- Pourma mt::re, oui, et beaucoup d'alr.:~
HU ',,1 .
.le .nr répondis pas, mais je ne pus m'empé(·her de
sounre.
- Parcionne7rmoi, l'eprit~,
la fin ue m<1 ph\'a~e
n'esl pas convenable; je ne dois pas VOliS ràrkr de
choses que ... vous Gavez pourtant.
- C'est la règle
- StupIde.
- Je vous l'accorde, malS respectez-la lout de
même.
- Vous ne permettez pas que JO la confirme?
- Comment?
- Par une exceptIOn
- Non, certes; et pUIS ce que vous auriez à me
raconter sur les dames qui vous disent toujours des
choses désagréables ne m'intéresse pas beaucoup.
- Croyez-vous? Généralement les Jeunes filles
sont très curieuses des histoires de ces dames~là.
- Ce n'est pas mon cas.
f\,vec un air séneux, Guy repflt:
- Régll1e, savez~ou
que depUIS un mpis. trentt.
lours, mon amIe, 1renIe lung;:; Jvurs, le ne regarue plus
ces fcmes~là,
ni les autres?
~
PourqUOI r
- Parce qU'Il n'y tH):.t plus qu'uue ~euJc
qUI 'XIS,1
'our 1110l.
�·04
Moqu
eus~,
j ' lUI ùcmallliai:
_ En<.:ore un nouvel amour? EsH;<..: que ct!la ç"r·
f<..:sponJ au changement de situation .~
_ Non, vilaine, çe n'cst pas UII nUl1\cl amour
f' es t une.: vieille afle<.:tion qui SI: tran sforme .
. ènmprel1<tnt (le qui il s'agissait, Vicl~1ent,
je
iepri :
_ Vou s n'allez pas recom me.:nc <..:l' vos hètiscs de
Yautre soir.
_ Elles vous ont fachée '?
_ Non , j'en ai ri; et c'est tout.
Nullement vexé, ce grand e nfant il trb:; hon caractè re il me demanda gentiment·
_' Alor s pourquoi ne voulez-vous pas que je vous
fa s~c
rir<..: en core?
_ Parcc que j~ trouve cela bien i,nutil e.
_ Inutile, Régllle, pouvez-vous litre <':t!tte çhose-Ià
sé ricusement. Mai s la gaieté, c'est « nécessaire), pour
\'ivl'<..:. Cnll!ment, vous avez la chance J'avoir un sujet
qui Vll \J 5 lait nre, e t vou s ne ~oulz
pas qu'on vous
en parle? Quelle ?rôle d,c pdlte !Ille vous è~es.
_. Une petite fdle qUI t!st pre qut! aussI grande
~ 1ue
vous.
.
.
.
.
bien rn 0 1l1S ral !:wnnable.
_ Oui, mais qUI t!~
_ Vraiment!
_ Dame, elle nL. veut pas qu'on l'amuse! Pourtant, je çrois qu<..: vous ne u<..:vez pa s rire t o u ~ les
1Jurs, chez Renom•.
Affectant un air brave, je répondis:
_ Bah! on s'y ~ait;
~'est
~n e habilud t! a f.'rendre .
Bon. avec u.ne e mol~n
~n;.
s tendre. Guy me dit:
_ Uoc habitude qUi dOit e trc parfOIS bien doul()ureuse.
_ Mais non, mai s non, et puis je vo us défends de
m'attrister.
_ Mc voilà trt.:s embar~sé,
R égine vous nI.!
vpulez pas rire, vou s ne voulez pas 1 leurdr, d e quoi
faut-il vous parler?
_ De vous, des autres, du temps qu'il l'ilit, de la
;,iè<.:e à la mode, du livre à SUCCl!s.
Guy fit la mou e.
, - Non, c'pst trop banal, cela ne me liit den, E
pui~,
ces so.rtes de conve,rsations sont bonnes l'OUI
le5 gens qUI Il e se connaissent pas, et Cc n'est pas
n0tre cas.
- Alor::. ...
- Alors, reprit-j.1 plaintl vf.ment, laisse/rmoi vou ',
parler de ... ma bêtIse.
- A: qut?i bon': ']"e~z,
pO,ur, vou~
cbanger le~
Jdécs Je vais VOliS oltnr le th.... ' ~Ule1n,
comme
m(Ju nombreu4 persollnel e~ t absent, \.QUl> all ez
�'05
quelques minutes seul, Ir! lemp" \llle jl' pre
parc cc qu'il faut.
Il sc leva ct, gaiement, s'écria:
- Quellf' gentille idée, j'avais justenH:nt faim.
Régine, je vous accompagne ft la cuisine, nous ferollS
k thé ensemhle.
TI me suivit et, consciencieusement, m'aiua. Le
th0 fait, il apporta le pJateélll dans Il: petit sa lon,
noliS mimes la table entre nOl1S deux ct, avec appétit,
nous dévorâmes les gâteaux secs que nous avions
dénichés dans une bolte.
TOlll en mangeant, il bavarda:
- Il me semble que je n'ai jamais si hi n goïlt':,
que c'est gentil ce tête-ft-tête! RéAine, 1<lIlS :lI'e7 hcali
dire, nous avons l'ail' d'amoureux.
- Si cette iclé~
vnus rait plt1isir, Illnll petit (~u:
Ll·la m'est biel~
égal.
. .
- Oh! la vlléllne réponse, oh! la vilaine flgr~
I~égine,
ne prenez pas cet air sage. Il l'OUS va 1/"
mal. Ma ch ère, n'imitez pas 1\1mè dl' M(1intenlln, :
ne suis pas Louis XlV! Ah! vous slluricz Inainten:lnl;
comme vous êtes jolie! Laissez-mni li: dir." cel;'] Il
i"ail de mal à personne .
.J'essayai de me fâ c her.
- Voulez-vous bien vous taire, \'nl~
l:(>~
ridicule.
Avec cc gl'alHI gam in ~I n'y a pa~
n111y<' n d'f ~ tla
sl'ricuse cieux minutes; l'Instant d':lpri:s, L1ne ,le- ~l'
houtades me faisait rire.
- l~éAine,
voulez-vous taquiner maman ? me dt;'<
l1and-t~i,
tout à coup, en buvant son thé.
- Quelle question!
- Jeune mie bien élevée, vous ne me l'aYOuerc7,
11!"nhablement pas, mai je. suis certain que I"ClUS
seriez très contente de faIre quelque chose qui
ennuierait un reu ma mère.
Je protestai faiblement:
- GuV, voyons...
'
- Ma'is oui, et c'est bien nature l. Mad:lillac, père
et fils, sont c1ilTiciles à oublier.
- ,J'essaie.
- Mais VOLIS n'avez pas encore réussi.
!f ~1()n
si lence J'amu a.
cs pen• . - ,l'en t tai s sûr, je devine les plus se~rl!t
s(lcs. Lorsque je serai dans la mi sè re Je prédirai
l'al'enir aUl. petitef dames, et vous verrez que Je
~ngcrai
beaucouf. plus d'argent que clans '11eS hnîles
ndustrielle s.
'
Malgré moi, (lbé~
is sam:
à lill très vilain sentiment,
je demandai à Guy:
.
- DitcB.. moi. qu r fa\1<lnlIt-il faire f10LI!' li~\uH(r
Mme llurnaL r
,.'
rc~te
�LA
TRANSl!~UGE
11 s'écl'Îll avec emphase:
_ 0 filles d'F.ve, que vous vous ressemblez loutes 1
:a cur-iosité a oerdu votr. mè:re el elle vous perdra
.lussi,
Impatientée, Je repns:
_ Voyons, soyez séneux et répondez-moi.
_ Eh bien, chi:n: R~gjne,
si vous vO~lkz
c()~traie
Mme Durnal, feIgnez de vous apcrc(;vou' 4. U <': Je brûle
d'amour pour vous.
- Simplement 1
_ Mais oui; comprenez donc, chère Innocente
que maman rêve pou' mOI le beau mariage, la h" :>s~
fortune, une Madaillac en Jupons; qu'ellc Soli laide,
borone, infirme, gu'import" pourvu [u'elle ait dt!
l'argent. J'ai déjà .refusé bletl. des héritll'res et je
continuerai, car, SI Je ne vous epause pas, Je ne me
,
.
m,lrieral pas.
Guy comme man! Celte Idee me parut extrava"ante et j'allais le lui dire lors lue nous enlendlmes
~uvnr
la porte de l'appartement.
_ Voilà maman, fiS-Je en repoussant un peu la
.able 1)our me lever.
e vous en prie, s'écria quy, ne bougez pas.
Votre mère n'est pas seule, la. m~en
l'accompagne,
et je ': ..mx qu'elle nous vOIe !linS! tous le~
deux.
- Vous vous ferez gronder .
.- Peut-être, mais l'auraI ma pension ce soir. Je
lui dirai que faute d'argent, ayant faim, je suis venu
Jemander à goûter à Ulle Jolte femme compallssante.
Je n'eus pas le temps de répondre, Mme Durnal
et maman entraient. Elles ne s.'attendalCnt ras à
nou~
trouver ensemble, et, .surpnses, différemment,
elles s'arrétèrent sur le ~ieUtl
de la parle.
Bonne, gentiment, ma mère dit:
- C'est très aimable à vous, Guy, d'être venu
Mme Durnal répondit à mon bonjour d'qlle ma~ière
forl désagt·~ble.
et sur le même ton elle parla à son
fils:
- je lit: savais pas te trouver ici.
Sans le momdre embarras, Guy lui répondit:
-- Depuis longtemps Je voulaiS venIr voir Mme de
Bois-Mesnil, Je SUIS très en retard avec elle. P'J.is se
rapprochant de sa mère, tout bas, il aJouta: La nécessité, maman, une dure néceSSité, m'a forcé à faire
cett .. visite. Je vous explIquerai.
Ct.Jdames s'installèrent à nos places, je leur serVI5
:~ thé. Ceçi fait, les lasi!~
discuter sur les mérites
.du .I:rédicateur qu'elles venaient d'entendre, je m'a p_
pro chai de la fenêtre pour admirer le clcl que le
~olei
eau chant embrasait. Gu vlnl me rejoindre. JO!
h' I;!,~
'd~
~"Vil
t"Î l1m' JI 1~:-!('h
1nl tlitl
""r.'
O
�LA TRANSFUGE
Vou::; av.:/. t:!llvi..: d''::trc taquint:?
' :'IlI)n $ourire il.! renseigna. Alor;;, Sl' rapprochanr
le moi, il murmur,1 :
"
\\
- R6gIne, je vais VOliS dlrè des folie'.
.Je me tournais vers Mme Durnal; sans Cil avoi"i
i'air elle nous observait. Résolue à êl re cuquette,
l:onlcnte d'lI1quiéter la ehi.'re amie de maman, je
répondis:
Vraiment, ch bien, Je \OUr accorde dix minutes.
Vous (lxez le temps, cruelle l
- C'est t1I1 jeu.
-. !U:las, pourq uoi ml.! le rappeler? Laissez-moi
111\' tlgurer, penJant ces dix minutes, que vous m'écoule? avec votre cœur.
Il n'a pas d'oreilles, mon ami,
, I\h! que vous êtes moqlll.!lISe <.!l comme on
\'ult bien que vo.us ne m'aimez pa~!
.\vcc un sounre que Mme Durnal '.it, Je dig:
- Vous YOUS trompez, seulement il y 11 beaucoul'
de façon'; d'aimer.
.
your moi il n'): en a qu'une!
.f e ne la c ,nnalS pas.
- Lais~c7.-mo
vous l'apprendre,
- .1\: ~"us
remercie, mais le pr"ress<.!ur m'effraie.
Il csl si l~cU
raisonnable.
Il']e serait si vous vouliez J'auner.
- Croyez-vous qu'il puisse jamais k devenir?
'- Je Ile sais pas, mais prenez-le tcl qu'il est.
l'auvre Guy] ":11 me disant ct.:]a il avait vraiment
l'air sincère . .l'allais lui répondre que lque gentille
parole, lorsque Mme Durnal, d'une voi.- pleine dl'
coli.:re, interrompit notre entrctlen :
Gu)', je m'en vais, il est tard. Nous d1nons en
\'ille, Je pense que tu m'accompagnes.
Nous nous n::tournames ensemble, ;;ouriant tous
les deux, Les regards furieux de Mme Durnal m'amusi'rent.
'
- Ça a pris, murmura Guy.
- Vous aurez votre pension ce soir, répondis-Il',
Les adieux s 'échangèrent, rapides. Mme Durnal
d":sirait emmener son fils de cette maison ott une
il'1lne fille, sans fortune et qui gagnait sa vie, osai',
"tre coquette! Se les accompagnai jusque sur l'esca·'
lier, et, comme ils descendaient, je criai à Guy, der'1ière taquinerie:
- . bientôt, m011 ami. Revenez un cil: ces 'dlman·
l'he:', ['apri.:s-midi, nous sommes toujours là.
Cette.: I:oméd ie dans laquelle j'ai joué un r61e est
\111 peu iidicule; mais j'avoue qu'elle m'a amusée
'nllemcnt. Malgré mon 3Tand air sage, comme dit
"uy, je n'ai nas Cl"''''-'' vinfl,t-dt:ux "ÙIS ci, ":1rrois,
�LA Tl{ANSFUGE
çda rn'e,dlUI<: LI'élre «"~J'lirs
séneuse Cl l'al Sil l' '''<.I.blL
bon de rire, cl d'oublier,
nI.::; qu'il arrive, quelque par~,
Gl~y
rnèt cie (a l'lit
lut aulour de luI. On est 1 lem J'lndulgellce pOli!
cc "rand fQu, on l'écoule en J'lant, et on lui pardonnt.!
I:C t>qu'on ne pardonnerait jamais à un aulre, TOdt
petit, il était allls;; grand, JI n'a pas changé" Ct.;
garçon de vlllgt-scpt ans est un vr,ll gam1l1, ct 11 le
~cra
él",rndlcmcJ1t.
t:'.
: ~l
,;Î
L~"
Jours "e ~ulven,
m,ais ne se ressemblenl pas,
Hier j'étais . contel!le, p,le~
d,e courage, ct cc soir,
lundi, je SUIS SI 11'!ste, SI J..,solee, qu'un long moment
ie suis restée assise devant ma table, n'ayant même
'p as l'énergie de prendre le cher porte-plume Je
pi.:n;, Enfin j'al s~coué
cet alanguissement morbide
d me votlà en tram d'écl'1l'c, .J e veux noter toutes les
heures mauvaises que j'al vécues depUiS hier,
Ce matin, comme de coutm~,
je Sl!IS partie trl: "
vaillante chez Renoux, En arnvant, j'al trouvé un
courrier important. .le l'a! lu, ~noté,
pu~s
j'ai r~c1amé
les essayages, Cela fait, )e SUIS mont,ée a l'atello.;r.
En entrant dans la grande pièce ou vingt ouvrière::;
sont r.!unies, j'ai deviné qu'ily ~vait
quèlque chC)~(;
l'extraordinaire; on ne travaillait guère..,t l'on causait beaucoup" J'ai !iPpelé ,la contremal'.,s~
je lui
ai donné certames lI1cllcallons, pUIS comme l'auit"
. ne ces~it
pas ,ct qU{lJ (;
tion de ces demoisC~l
continuaient à parler a VOIX b,asse,)e leur al demand é :
_ Qu'y a-t-il donc c,c mat1l1, vou,s avez l'ail' d'aVOir
appris quelque mauvaU:ie nouvelle?
Les ouvrières se turent immédiatement, aucune
n'osait parler,
Je ne sais pourquoI, ce silence m'impressionna,
et, avec un peu d'ImpatIence, Je repris:
- Voyons, qu'une d.e ~ous
me réponde, quell!:!
est la cause de votre agitatIOn?
Une jolie brune releva la tête et après avoi r regard'::
elle ~e
dit;,
'
ses comp~gnes,
- Volla, mademOiselle, c esl rapport à Georgette,
Georgette! Je fis,le tour,de la table ct je con::;tatai
~absenc
de la petite ouvnère,
L'air sévère, je me tournai vers la con! remallresse,
-" Elle est encore en retard? lui demandai-je,
"'" 'Toilà" mademoiselle, nous ne savons pas; et
-:'est ça qUI nous tOllrmente,
- Pourquoi?
La jolie brune reprit vivement:
-- On va tout vous raconter, mademOIselle, et
fOUS verrez qu'on a raison d'élre inqUiètes, Depuis
�l]lll'l<[UC temps, je ne ',ilS ~i \'ou~
l'av~
n:mar-.tu~,
(ieorgette était triste ct pleurait SOUVent. Ici 0,1 le.
taquinait, on lUI disait llu'dle avait Ull amou reux ct
que cet amoureu:-. dcvaJt lUI faire de la peine, Elit
était si petite cl si enfant qut.: .personne ne s'imagi·
nait que c'était vrai; sans ça, n'est-ce pas, on ne lui
:lUr,llt pas dit. Samedi, on aVait envie de rire, on lui
u l'ail une plai santerie. Une de nous a écn tune kure
d'amour pendant qu'elle étalt en cour"e et, à SO Il
re tour, je la lUI ai donnée en disant qu'on l'avait
apportée pour elle. D'abord,.<:n voyant sa ligure
Joycuse, on s'est bIen amusé; et pUIS, comme die
>]eurait cIe bonheur, on a eu peur d'av()ir fait une
lètisc; mais personne n'a os": le lui dirc ... Nuus
s()mmes parties ensemble; dans l'escalier j'ai cssaV0
de lui faire coml1 rendre que la lettre pouvait t:ll·e
~I ne phw;anterie ... Ah! mademoiselle H.":gine, jamaiI~
n'oublIerai sa figure. Elle s'est arrél0e, ct avcc
Violence elle m'a dtt:
- Nt! parle pas de ces choses-là, Marie; si cel\(,!
lettre est fausse, si on me J'a Gente pour sc moquer
de moi, cc soir le ferai un malheur, tant 11is pour eux.
Elle est partie dans le magaslIl, le ne l'ai pas suivie.
Mai s depuis samedi, je suis tourmentée, et comme
elle n'es t pasJà, cematll1, çane nous rassu re pas. Voilà.
Connaissant le secret de Georgette, je compris le
mal qu'inconSCiemment ses camarades lui avaient
fait. lvlai s ce secret n'Gtant pas le mien, je n'avais ras
le droit de dIre aux ouvrières combien clics Qvaienl
été cruelles.
Je repris:
.
- Si à midI Georgt!lte n'est pas venue, si elle n'a
pas rait prél'el11r, j'ira! chez elle,
Je redescendiS très inqu
'~tc.
J'avais beau me ral~on(;!r,
me dire que celte pellte n'étaIt qu'une enfant,
j'avalS peur que le chagrin ne lui (;ût fait fair e quel,
que sott ise irréparab!t:.
CIJmme j',urivais à mon rayon, Ulle vendeuse me
prévint que ,M. Renc;>uxme demandait à son bureau.'
Cette communicatJOI1 me fut d0sagréable. Je n'étai s
pas retournée dans le b~reau
de M. Renoux depuis
le jour où, venue 1 our lUI demander UI1L' situation, il
a\'<.lIt bien voulu me prendre chez lui, .l'eus un moment d'hésitatIOn. MaiS pou l'ais-je nc pas (1h6r?
D'un pas ft!rme, Je traversai le magasin ..ie rCII
:ontral .Mme Jeanne qui me salua en ;;'ulll·ianl. Cet~
lmab dit é m'inquiéta,
Devant la porte du patroll, prét à Introuuire les
Ilslteurs, le peltt groom attendait.
Je lUI demandai si J\!. Renaux. éta it seul.
- Non, me dit-il, Il Y a u;~
m/.·Dsip.u
!
�l i ()
,
Ull rOl1i~scu
.
Oui, on lui propo:.e des 1;( .ITl'~
l~ patnl
L!g ; 111\
dirait de l'nr el Je l'argent.
_ Il ,'a longtemps qu'il est là '
Oui, il range soT\, « bazar": ça ne sera PUg Ion).!
Jlainlenant.
Comme il disait .:cla la porte s'ouvril, Il: r"llrlli"
~l:Ir
allait.
me rappela qu: mt)n till1\" ':tail \enu.
_ C'est il vous, maJemlll se lJ c.
~'cn
Ll ~ ron~g
\ J'entrai.
. . . .
. A ~s is dcva n 1 son hureau, M. RCllo!\.\ '': 1'1 \~u t. Il 1na
/'s vell\ el nu: désigna un fauteuil.
~
Vcuilluz YOUS asseoir, madell1o!"c!lc, j';!ch i:\e
une d<:l'l:chc pressée.
.
.\ n \ ieuse je m'assis , attend,!-nt avec II11[\al ien..:..:
les paroles que cd homme ,,!l,ut prononce\'.
La d0pèche terminée, M, Re!1(1u x .go nnu h~ g r 1 ltl1l1
l'l lui donna l'ordre de la l'ilrter l111ll1L'd lalcnl ..:nt.
Cela fait, il sc lourna vel: moi .
.. .
_ Mademoiselle R0gme, me dlH I , j'al il \' 1I~
u\'pn:ndre Iles choses grav~3.
, •__ •.k vous écoute, monSlcur ,
_ Dans la journée de samedi 1,lusi..:ur" IlbJds Ilnt
di~rau
du ma;;asin. Une omhrclll! dl.! f-!rande vakur,
un col de dcnlt.!lle, une chemisette de s uie.
le le regardais 6tonn0e, me demandanl [\tlllr'llloi
Il me racontait cela. TI aJoula:
_. fmm('dia tement pr0ycnu par .\lm e ,1 ca nuc, dCl'1t~
ce malin je fais de s. rch~,
j'~1
~nle·"gé
tou"
les ernployé~,.
Jepuls I.c plu~,
l'dIt JLl~qu'a
l'lus
grand, et JC dOl '. \OU.S dire qu'a la ~UItc
dc~
rcns-Ï·
g ncmenlsrecuelllls Je pense Cnl1a~r
Jo coupable.
II s'arrêta encorc el m::' regarda fixelllent ; pli~
il
dit d'une voix nette:
__ C'e"t votre protégée, la petite Georgette.
CeHc accusation préci~e
me lévolta, Je m'écriai:
._ M.ais nOn, mom;ieur, c'est impossible, celte
enfant csl très honnête.
,\ lors, il ajouta:
_ Georgel1C a 0te YlIl' ~alOed
i dan
~ le magasir,
vcrs midi ct demi, Il,cu re à laquelle e l1 e .ne. duit ras y
tire; cl~
a regard:' l'.ombrelle CI. a :111 a LIlle "eodeusc qUI gC trOllY31t la: ,< Ça fcralt hlen mon affaire
pour s011irdimanche. " ,\ ~cpl
helr~,
S\l\!. p.rétexle
de demander un rCll sC lgn Lmen t, ()Il ne salt plus
leq!l e\. cJlt: est encore venue; le!; \'endus~
ran"",""(1il'l1l. (;:ll e les il aidécs ... CI.! 1lai:~,
1111 s'e~
\ apere\l
11\ \'Ilh ,;1" d',1!'I"'S L't' q~'/\n
m'a dit, clic Ii'a j'as i'a)~1.
l'I''Iu\'('Z-''''\I'', 111;11 J.-lllI' ISl'II ,', que: j'ai ttlrl de cDllclm-c
ut: l'cHe pt.!tik I,~l
1;; ,:()up<lb~?
�"'
Me r~fusant
à croire Georgette capal"\: u uJ1~
aussI
vilaine action, je la dl.l"t:ndi" :
- D'alre~
qu'elle. onl pu ,'clllr Jans le iuagasHl<
rappelez-vous, monsIeur, que Mme ,kanne et St.:~
lendeuses n'aiment pas ccllè enfant. Elle esl mn·
_}lIeLlSe, taquine, elle a heaucoup d'ennemies; ..:\
puis, pourquoI aurait-elle pris ces nbjels?
Dédaigneux, JI i1é1USSa les épaulcs,
- Vous (:Ies )ellne, mademoiselle, vous nu conn ~lser.
pas les ollvriè:res. Il y a qut'Ique amOl.1r!èu:\
la-d"'~OS,
votre prolég,;e aura vlluiu l't:blOllJr.
.\lun CIl!ur ~e serra el je L'Dmpns qpe M. Rt:I1'llIX
nL' ;;c IrO~T1i)al
pas. La petile, à moitié folk lk ..:11<1gnn, avait tenlt: ùe revoir celui l\u'elic :lImait; Ilollr
celle suprême démarche "Ile aVal1 voulu (:tr" h"lk!
N'ayant pas d'aq,!ent, clIc avait pris .. . 1'01('; c'é,tait
clail',
nl:solée, oubliant ma réserve habitudlc, j'in!..:rrogl:31 Al. Rcnùux.
- Et ;\lùr::<, 1l\onsieur, lUI ùemandai-j.:, SI ellt: es l
coupable, vous la reIlI'l:Iï·e:t.
.\1.<1 question était stupide et, fort <:11 ('olè'rc
M. Renom;: y répondit:
'
- L:1 renvoyer, sürement, mademoisl:lk, ,\lais
d'abord jl: ,ai;" faire une plainte pour l,ù;llt:r .1.:
retrouver <.:l!1te umbrelk qll1 vat!l clOq CUl1ts fr:ll1cs.
V"us n'avez pas l'air de vou:.: en douttr.
- Mais, lis-je enrayée, s i vous pC1rter. plalntL', c\:~t
la prison pOLIr elle.
- Non, vu son <ige, tout simplemi"ni la maisilil de
correction jusqu'à vit1gt et lln ans. Est-cc que l'I,U';
l'nus imaginez par ;,asard que je vais lai"ser L'dk
jeune vole~s
raire des dupes autre pnl'I \
Boulel'e rséc, comprenanl que cette dt-t:Îsion ,,'tait
irrévocable , je surpliai :
- Monsieur Renaux, je VOL.S en prie, l'é!1échbscZ,
Cette petit e, avant, était une honnête fille. Elle a
bien des excuses, elle est qi jeune! ki beaucoup dt:
clt .. ses la tentaien1.
.- C'est p,)ssible, mademoiselle, mais je ne peux
pus entrer dans ces considératiOns qui so nl I ~: mêmes
,l(lur loutes les ulIl'riè!res.
Cette réponse était tr\:$ JLIste, t:t qllt' pouvais-je
1irc. Pourtant j'Implorai encnrc:
- Monsieur, je vo us en supplie, attendez .l{unl Jt
lorler plain1'~,
;>11!èndez quel'lues heur~,
seulement
;1 St, peur qU'ellc re;.;r(;'·1e sa faute et qu'dl(' r11l1'"rtt
~tc
-m
ê me
cc qu'elle a prif
\
- Si cela dait, mademois.:lle, fit-il rall:eur, Cf
\I1alin elle aurait Jté ici aVant tout le monde P(,)I,1l
r,·rr). ur'! e pl;!!'fl tos obip.l" déf''Ibé,s, U <».~
on~
�112
LA T:!{ANSF lJ E
heures et el.-: n'a pas encore paru. Crtle ~bsencè
la
.:undamne.
_ Elle est peut~êrl!
.mala.de . .
_ Maladie qUi arnvenut lort à ~rop03.
,"on.
:royez-moi, votre protégée est une petite voleuse e
ne la défendez pas.
M. ItenlJux sè leva, il n'avait plus nen à me dire
rt je Je devinais résolu ;' agir . .Je me levai aussi ct
lui demandai:
_ Voulez-l'ous me permettre, monsieur, d'aller
,~ hl!z
Georgette?
Il fronça les sourcils et avec.: col1:r.e s'écria:
_ Pour la préveolr de mes Inlentl0n5, afin c\u'cl1e
aille temps de mettre chez une amie c,lmplalsanle
l'ombrelle qu'elle m'a volée. Vous aVl:Z une façon de
llt:- fellllre mes int "rèts qui est asseZ bizarre, mademoi se lh:.
_ N\rll1Slellrj jl.! l'OUS en prie, comprenez-moi . .Il.!
\'()lIdrai~
voir Uenrgette pour savoir les raisons qui
l'nnt poussée;'1 Cllmmet1 fe ce .1'1 1.: . ,1 e vO\ldrais qu'elle
mt: raconüil cL!lle vilaine hls10\re! pUIS,. comme jl!
~lIis
SÎlre que cetle petltl! me rl.! stltuera Immédiatement ks trois objets volt.:s, je l'OUS supplierai de nu
\'<\s porter plainte. G~rgetl
a."ne mèrc, cinq petites
SCl'urs; SI VuUS la laltl!s alï'l!lL!r, mctlre dans Ulle
ll1aison dl! correction, c'esf Je déshonneur et la mis1.!re
IHlll1' tuull: une i'ami:ic. Monsieur, vous croycz-VOl''3
le' dl'nit de raire tant de malheureux?
- - Le droit, certainement, mademoiselle.
~a
répon::;l.! était précise, mais il me parut main:
résolu . .le repris vivement:
- Oui, peut-6tH!; mais aU7dessus du droit il ya
la pitié, lu bonté.
.
NI. Rl!noux sc rapprocha de mOI et, en me reoardant fixement, il dit·
,..
- Cc sont deux mots que .Ies l'airons doivent
oublier.
A lors, cn souriant, très br:ave, je m'écriai:
- MonSIeur, le vou. en pne, aUjourti 'hui Souvenez\'(lIiS d'eux. Pensez que votre décision va crt.:er de la
pas, Je sachant.
joie ùu de la douleur; vo us n'b6site~z
- NOIl, parce que c'est vous qUI me le demandez.
En d!sal~t
c~la,
.M. Re!10u~
s'était approché de
mOI, el 11 m avait pns la mmn. Contente de sa décision
je ne la retirai pas. Alor. il la porta brusquement;
,eS lèvres et y mit un long baiser.
Furieuse de m'être laissé surprendre, je me l ecu lai
prête à me fâcher; mais très habilement, comme
rien ne s'était pas é, il reprit:
~.
J !lons, partez chez Georgette; j'attendral votre
i'C~OUJ
pUll!' Çlrçl\dre une d6Cil\\ol1,
si
�LA TRJ\N'WllGE
Je halhutiai un vague re!11t,;n.:ielllent cl Je quittai [e
hureau, rcc(lnduite par M. Rel1oux. Dans l'anll~hal1bre
;\lmc ,Jeanne attendait avec lin r()l1nis~eu
~ln
\'is<li!C' troublt:: dut lui faire plaisir .. Je ne m'oc·
;upai gu0l'e de ce qu'elle pensait, vitt.:, j'allai m'ha
')iller. Cinll minult::s apri:~,
dans un auto, dépense
folle, je roulais vers l'vlontmartrl! . . Je n'a"ais phl5
'Iu'une id0c: savoir la vérité, savoir pourqu(li Georf(etlc, que jl) croyais si honnête, avait commis cette
ilaine action. Je ne pensais plu~
au b<1i~er
qui,
pl)urtant, m'avait bnulevers0e.
Au ~out
cl'une rue que l'auto avait di ffiel1 111 cm
gnmp~e,
le chauffeur s'arrêta el me prévint qu'il ne
1 . "H~\'a,t
pas aller l'lus loin. 11 m'engagea Ù prel ld re le
11InICulalrl!, ce ljUt,; jl:: fis.
la. hasilique, superbe et solitaire, jo!
Ell \'o~r.ant
<;tlnuealS a la l'cille ouvrière. Je me souvenais de SOli
jeu.lle allltlUr, jt,; me rappelais avec quelle l'motion
enlanttl1e ct charmante Ile me 1 arlail de ses (\ heu]"(;s. de . bOJI~l.!ur
". Lù.. su;' les m<lr~hes
dc pierre,
assIse a c\Îtl.! dc son !tance, el ll: avait vécu les moments les plus hcurcux de sa dure vie de trottin·
là. el le avait cru vrli tout ce (lllC cet homme qU'el~
aimail lui lisait. Pauvrc petitvl POlir le reconqu0ril
c lic n'uvait pas hésité à Cllillmellrl! lIne vilaine a ·liull.
L'Oll1lwol11ettant sa tranquillit.::, sun avenir, ct risquant.·
de l'crdl'c une place qui la faisai.t "ivre elle l.!t le,
siens. L'amour d<::s humbles es(-tl donc l'lus r"cI,
plus sinci.:re, plus grand que le nùtre.; 1\loi. aussi j'ai
aimé, mais pour reprendr" celUI que J élimaIS jl: n'eus
rien tenté; mon orgueil me le défendall, et mon
orgueil était ma"ttrc de mon amour.
Le funi\.:ulairc me déposa sur tlne sorte de petite
place je demandai mon chemin; on m'indiqua la
rue o'ù habitait Georgette. C'était une rue élroile
hordée de maisons dè bien rauvre apparence . .le:
trouvai facilement celle quc Je cherchais. Sacbam
f'ar Gcorgette qu'ellc habitait au rez-c1e-chaussé<:, j,.
qui donnait dans une cour sombrE: el
I)ris un c~ltoir
IPquai à l~ I:rem~è
porte gue je rencontraI.
Je n'il,'aiS jamaIs YU de maisons d'ouvrters; celle-la
me l'arut si misérable, si malsaine, llue mon C()èllr
,e serra en pensant que de ~nfats
y vivall!nt.
Commc on ne venait pas m'ouvnr et que la clé 0t:1i'
sur la porte, j'entr~i.
.'
'. .
IYabord, je ne d l tn,gual nen, la pIèce etaIt sonl
;'rl!, une petite fenêtre seule l'éclairait; puis mcs
yeux s'a~coltumn
à cett,e obscur?té, le vis ,une
lable, II n lourneau, et lin htoll d"llxeniant',dofl11ment.
Par teJTe, sur les chai8es, ,j~'
la ta.;,!, partout.
'r\tl~j(;
des more~I)('
d ..· 1'",,,,1,,1'. cks v1cull (:hj1'·
p
�'CA "'K,\~It
'l'fi!.
une: Lt!rrÎuc, pleine d'eau grasSe, avail
f~\[l:)'
étè lajs~c
SI pt'<:s de la porte: que j'avàls failli la ca~sr
en
..:ntrunt. C\:t<ilt Ir-: désordre, la mlsi:rc. Une alTreU5t
Ildeur VO~IS
saiSissait à I~ florgc" on scnt<l~
que: ..:etle
I,ii:ce nUlcuJ..:me:llt chauffee, le fourneau efalt rouge,
le devait lamais êfre ouverte.
J'épl'o11vai un Ici malaise (lue je reculai de
quelques
ras prêkà m'cn allel·. La voix de Gt:ol'getlc: m'arrêta .
......: e'c,;! toi, m,lman ? d<.:mandait-.:l1c:
danf' la pii:cc et j'aperçus une porte
.Je m'a\u;l~
,·ntre-ba;U'::e. La petlt<.: dt:vait êlre là.
j'ouvris cette porle, cl je répondis:
ce n'èS! pas la m\:I'C, c'est m01.
El!..: pous<;a un cn douJ.>ureu,\:
- Madt:mnisel Je RL:gine, oh 1mademoiselle Régi ne 1
.Je mc diril.'cai \'el:s le: grilnd lit qUI eml'hs:-.àil la
cllilrnbre ct ,(. la fIllette se: reposait. Elk ':1:li! SI
l'al,', si cha.l-';:·~,
lue me~;
1'J'l'mleJ's rn"ts furo.:l1' :
- 'J'LI es .nnlado.:?
Sans ml' n':L\ardt:r, clic r~I'l1dt:
- OUI, i'ai\:raché k sang ':CÎ'" 1ltllt, j'al mal dan~
Sans I~siler
-- Non,
Gl.!orget~,
la p()Îlrine, on va m'emmener.
- Olt t'emmène-l-I'lo?
.' Pas à l'Elys0e, bien sil!'; il l'ht'I'ilal, ":"IIII11\:
tOlH 1.; mande.
l.'hClpitnl, Ct;; mol lit mal et j'ouhli.li \Iil m"1I1el1l
pourquoi j'2tals vellU<:: .
.le m'us';I" 1'1'\:5 du hl ct, I-'renant la l'o.:lil,: main
hrùlante, je lui dis:
.
Sais-tu que tll ne me reçoIs gUl'l'l' bien ~
elle me demanda:
- Pourquoi 6tes-vous venu<: ;.
- Pour te voir.
- C'est pas vrai, fit-elle grossi0remenl, VOliS ne
saviez pas que j'~las
malade.
- Tu supposes donc qu'il y a une autre raison?
- OUI, und;; Je ne vous la dirai pas.
Dêsagr(~ble,
Duucement. lout en car('ssant le pille visage, je
ft'I'ris:
-
<
- Vcux-lqejtadi~,:?
- Non, non, y a ..des clt(~CS
d"nl je ne veux pas
qu'on ml' parle ... Et pUIS, le SUIS malade, faut me
laisser lranqullle, c'e$l J.: m·~dc,
ill qUI l'a dit
- Pl'ut-être, ma.is.la maladil: n'~I!ra
qU'lin temps
~
quanl1 tu seras guenc, 11 Caudra r~'!lhc.
Elle me regarda tnstement, et, tl'o.:" grave, murmura
- .le ne gu~ria
pas~
tout ft l'h<:ure j'ai entende
... J'toI: <Ii rour :si);,
t: P'l:IeCIn qUI pré.paralt m~an
,<cn.'1Ines, deux mOIS .. , ct rUls ce sera fll1l.
f\\.tI(l,r(· mol, 1~.'
Y'!lIX !l'emplirent QI.: JurmL:s.
(J,·... \·"".;II.·
,'~)
;I1'rj~J
!I! "~pl'i
tl'I·· d'i1h·VI;"'l1.t,
�l
TS
Faut pa5' plcurer, ça m'esl ~i é~al
de mourir.
:>ierre ne m'aime plu~,
... j'aurais jamais été heureuse,
Jc dominai mon émotiun ct j'c~sayi
de sourire.
- )ui, tu me racul1tes cela pour m'attendrir. Tu
,~
rait une bC:tis , tu as peur d'être grondée, alon;
1; parles de mourir.
Elle secoua la tête.
- Hall! je sais bicn pourquoi vous venez, allez,
<.:'c~t
rapport à l'ombrelle, au (ocage, à la dentelle.
Toul ç:J, c'est là, dans un coin, avec voire adrc%c
des. us. Vous voyez que j'avais pas l'in{entinll de Ics
garder.
- Pourqu\)j les a~-tu
pris ;
- Ptlur me faire belle, pardi! J'c:spérals que hien
attifée mon Pierre me rèyiendrait. ldol", hier matin,
j..: me s uis habillée pendant CJllC maman était dehor
~
aycc les petites, ct J'ai été J'attendre dans sa rue. ,Je
!',IÎ YU, il avait l'air si content que ça m'a tOIlI"ll (' k
(cu~·.
To,ut.de même j'a~ris
pas cru qu'IHl l'nu\ai~
oubllcr SI vite. Je mc SlllS approchée, Je voulaIS lUI
causer. En me voyant avec mon beau corsage ct mon
ombrelle, il s'est mis à rire. « Tiens, la ~ose
qui '1
fa~t t(lie~
d'Gt~
en .biv.er, c'est pnur qùi? -. l'Oeil'
tOi, parth, que Je Itll reponds ... " Alors, sI.! l'le LI sement, il a repris: ~ Chercbe un autre amoureux, ma
petite, pour nous, c'est fini. T'es vraiment trop Qo,~e
trop mioche, adieu! »
.
Il est part.i, mademoist;\le Régine, je ne l ai l'as
sui 'i, à quoI bon? Tl allait rctruuver sa grande il
chapeau de plumes, une vieille qui a ~ùrel!nt
c'lill'::
sainte Catherine cette année. Moi aussi, je slj~
desce ldue à Paris. Pour me venger, je \olliais fair,· des
vilaines choses ... je n'ai Ras pu, j'a\'ais tl'(Jl' d,' ch:J.grin, J'ai mal:ché toute la Joumé?,. j~ n...: sais l';b 00
,'ai été ... J1~aIS
!e co~·sage
d? ~oc
I:'el,u( l'as c.:haud.
j'ai pris frOId •.. Je SU.l rcnt~
ICI 1res tayd <.:l mal~de.
Maman m'a battue, Je me SUIS couchee, je fZre!.lttaIS".
Une heure après, je crachais Ir sang. V, ilà.
Je n'avais plus' - courage ue gronder, (,l,nrg('lI(a
me faisait pitié! L'ombrel!e, le cor~age,
la .. lent l'lle,
c'était si peu de c110se pres d~ cc III de l1liltadl!,' La
gorge contractée par une émotIOn. d()ul,r
' Il~',
JC ne
savais que dire. Parler de guénson, Je bonheur,
d'espoir, dans cette. c.hambre mis~ra\)lc,
cela ml!
paraissait cruel t:l n~lce;
e~
pUI s, C~lt
petlle,
l'our le mument ne déSiraIt pas vivre. ,} e lu 1 demanJal
__ Où est ta' ml:re? je voudrais la "oir avant de.
JIll'en aller
_ Elit.: esl au commissariat pOlir 1';lm\),!I<lnce;
!)uaH qu'il ne l'au! pas que le marelle .
.,
f':1 t 'S S(CU1'",Ç
�·.
.\ i'école, ct il Y ..;11 a de '\11I1 dorm,'OI llanS
la cui ille.
- 0"1, je /..;::; ai vue~
t:11 III rail 1.
"[>r.;~
un in.tanl dt: silen..:e, Gcorgelle repril:
... - ])itc~,
Jl1adcmo~e
R ''' llh:, vous ëles v\.:nuc,
'apport .IU:-" ob;d~',
- OUI, ;;\.. st 1\1. l'tenou. qui m'a envoyée.
- Comment a-t-on ::;u qUl) c'était moi?
Cc n'était pas dil1iclk. Samedi tu avais aiùé lc.:s
\'.:nJel~;s
Je :\tme Jeanne il ranger, cc que lu nl)
fais Jamais.
LJn so urire tnsle parut sur :;cs l (;vre~
pales.
- .J'al pa:; été malIgne, quand on n'a pas l'habl.
lude, on flut ça b'::temcnt.
L'in 'ùucionce .le Geurgelle me surpnt.
-.- :\10.15 ç'e~t
tri.:s mal. Sais-tu que "L l~!noux
\'ouhllt le faire arête'~
Imm édi atement Je reg~tal
mes parol\.:s, crait;nant
l' émotion L[u'clk~
pouyal(.:nt causer ù la petite malade. Elle me regarda cl dll avec IIldlfférence:
- Ça m~est
bien égal, tout m'est égal mainknant.
.J'e
~say
l Je protester contre ce découragemcnl.
- Quand lu :;era~
guérie, lu c han
gt,;ra~
d'idt.:\.:.
ai dit que Je ne guérira i pa~
... et puis
_ . .Tc vC)u~
Je ne tien s pa~
à guénr ... .Je ne veux pas voir mon
PlclTe se martcr avec une autre.
Deux larmes coulèrent sur le pauvre \'Isage. Je me
pcnchai et j'embrassai la filleth: avec ~cntlrs.
_ .\Ilel.-I'ous-.cn! ~adem?lsi
Regine, repnl-elle,
maman va revenu', J'atme mleu \. que vous ne la voyiez
l'us.
- pourqu oI?
- Faudrait lUI expliquer J'ombrelle d le reste
elle crierait ct je ne peux plus entendre Cl'lcl'. L~
paq ucl.est sous le lit, .prenez-.le ..
.k pns le paquet ct Je promis a .eorgelk d'aller la
vOIr à l'hôpital.
- Faudra pas venir, m~
dit-elle; comme Je vous
aime beaucoup, ça me feraIldc la peine de vous dire
adieu ... ct je veux mourir Iranqutlle.
,r.: m'en allai le cœur gro.,; ..Je traversai la cUlsinc,
'c s ellfanb dormaient to'ujours.
Tristemen t je pris k chcmll1 du rdllur; il éta l'
'D r ~s
de midi qU<Jnd j'arri vaI.
Voulant parler de sUlte à 1\1. Renou;.;, le pGnGtral
dan s le magasin l'ar la I)orte. Jes dientcs dje mon la;
il s()n bur\.:au. Tl m'oul'l'It 1L11-mèmc.
- ,\h! YOtiS votlà. l'1<ldell1<1i .. clle, Justement ,'allaIS
l'il' ,if. Eh bien?
Bris'::c 1' .11' Il](111 0mol on, J' 111,' 1,I~sal
"'lllhC'r 'u r
~n
faut eu il d, IiUIl!> "i eu dir..:. 1": tendiS lY. .tJaqucl.
�.\ h! nt-il )O)"Cl1.\., \'ous <lVCZ tn LIV'; la piC au nl("",
tout \' c~t
.~
- 'OUI monSlcur, balbutüu-)C
- Qu..: vous a-t-clll! dit -r i\-t-elle a\Pué:'r Al'ez~()u:;
l!lI du mal à vou:; faire resl ituer lcs otl\elS ?
,\UCllll, IL: paquet était prê~
l 'adrl!s:,c cst des·
su~,
\ OllS l)ouv..::t constater.
Il regar. a.
- C'est vrai, dit-il,maisalurs, jc Ill! .:omprcnd:; pl~.
- Elle se meurt.
- Comédie qu'on vous a jouél.!; ct 1 ui~,
e::.I-C<.:
une raison pour voler?
- El\..; aLmait, elle n'avaIt pa~
d'argent l'ilur sc
fai rc belle.
- l\lademoiselle, si nous devions perl11dtre cela
aux ouvrii.:res, le magasin serait bient6tiJc.
Tr()~Lvnt
inutl~
de discuter sur cc sujet, )..: replïs'
- EnfIn, monslCur, vous ne porterez rai; l'lainte.
li h0sita, puis il dit:
-- Non; pourtant c'eûl étl! un exempk salulain· ...
Mais pour vous faIre plai~r,
madcmoi:;elle, jl: nt
dtlnnl!rai aucune suite à celt..: arfain: .
.Te me levai,.M. Renoux me t<::ndit la malll .
.- Vous ne me remercie;', pas? me demanda-1-Il.
11 avait raison, je lui devais des reml!Cnt~.
-- Pardonnez-moi, f1::.-je, je suis t'i hvulcl'ersc'c de
cc quI.! j'al vu là-haut, lJue j\.. üblie de vous e.\.l'rimcr
ma gratitude.
- Qu'avez-vous dont: vu de SI effraya.!;>
- La misi;r<.!.
,\vcc indifférence, II me répondi1;
_ C'est le loI Je toutes nos ou \Tii.:res j seUle"
elles pourraient. être heurc.usl.!s, mais elles onl la
manie de sc mar.ler. Le~
l.!nlal:ts vLCnllent, ;l(jr~
pa5
moyen de s'en lIreL .. Lc manage, voyez-vnUti, l'ulIr
ks femmcs, c'est toujours une bêtise, ellcs s'enchalnent inutikment .. . L'union libre, seuk, l'eut
donner le bonheur, parce quc sans s'oceu["er de
rien sans avoir rél1édll à rien, deux êtres que le
has~rd
a réunis n'h~sitc
pas à s'aimer.
Sc rapproch<l;nt. de moi, me regardan t avcc des
yeux brillants, JI ajouta :
_ C'est là mon rêve, Régllle; n'est-ce p; ,s le vôl re
aussi?
Ces mols (I1e firent rougir de honte. Oubliant que
.:ct homme qui me parlait ain -j étaLt M. Renoux,
mon patron, oubli,!-Ilt tout, j.e mc redressai ct. f)au. '
.
taine, méprisante, )e ~épOl:ds
le IlHen, monSieur, el )L
_ Ce rêve ne sera )aml~
croIs que rouI' me paTler élln :·'.1 VIlUS .avez complète.
ment oublié qui je ~UIS
ct 4Ul vou'; clPS.
�LA TRANSFUGE
118
Plein d'Ironie, s'amusant ùe ma .:olim!, il dit:
raison, n~ademoi"cl,
ùepui~
yueiques Instants Je ne me StES pas ~ouvCl1U
que le parlais à une de mes emploYées.
Cette réponse m'humilia ct, à bout le palienc..:,
e m'écriai:
- yous avez
- :Vlaintcnant, c'est vrai, je ne sui plus 4.U'UlIl
employée, mais rappelez-vous donc <Iu'il n'y a pa~'
encore' un an, VOllS n'étiez pourmni qu'un fournisseur.
<;.<;s mots ble::;sère.nt profonJ0m(;nt. M. ;Renoux. JI
kV11lt Ir1:$ pale, pUIS brusquement Il mit son cha:":<lU el quitta son bureau sans m'adres~
la parnlc.
Cc dêpart calma ma col<:rc. In:-rn6dwtement je
pen "ai que cet homme qui s'en allmt hi, tenait entre
"eS main::; ma position, 1110n avenir. Et l'avais le pres-
doull)ureux qu'il n'oublierait jamais ce
~entimc
<lue je lui avais dit.
La jtlurnêL. me parut tri.:s longue; .une cliente me
tint pri.:s Je deux heures pour m'expliquer de quelle
il l"allait couper ses rol~es
lI1;~ière
l'aminCIssent; j'écoutai
Se:S
'pour qu'c lics
expltcatlons . ans 1 s
l )r.:nde
.
Enfin le soi r vinl, Je qu iltai le magasin a ve.: angoi .,se.
j'avais l)eur du lendemain ..h.. ne mL! trompais pa,.
I~n
rentrant, maman me remit un pneumatiqul.: qui
I"t'natt d'arriver. M. Renaux, en styk commercial,
Ine pn;venait qu'à partir de cc suir jl~ ne faisj~
plll'
l'artie de samaison. Un chi;que de Cll1q cents ralH;~
0tai~
joint il}a lettre. .
.
BIen que Je m'attenùlssc a quelque .:l1usc de dés;1~rêable,
je fus. sJ saisie que, flri~'
d'LIll vertige, ;e
ml' cramponnaI a maman.
l~Ie
s'inquiéta ct me demanda:
- Régine, esl-ce une mauvaise l1uuvellc?
Incapable de dissimuler, Je r0pnndis d'une yoix
1)leine de larmes:
- Oui,. 1'1'1. Renou~
me prévient qUI: ... je ne fais
I)Jus parlle de sa maison.
~a
figure de maman s'illumina el, joyeuse, dIe
111' Interrogea :
- Alnf!':, t II ne retourneras plus chez lui?
~I)m
- Non.
- Et cela le fait du chagrin! Moi ;e suis bien
contente.
Cette insoul'iance
de maman m'exaspéra, le
.n'écriai :
- Commenlferons-nous si je negagnc pas d'argent.
- Mais tu retrouveras une ,l1Itre situation' trè$
facilt:ment. Mme Durnal...
Impatientee, j'interrompis maman.
- Ab! no!'. je t'en prie , ne me parlt;; pas du
�/
J 19
Mme Durnal. Je ne veu ... nell lui ,"ernander parc~
'lut je ne l'aime pas.
Cette déclaration si nelte contraria mu ll\e II:; 1'1::11'
liant le dlnE::r elle me bouda. AprL'slc repa:, st: disant
fati"uée elle se retira dan!:> "a chambrc et me lals,-,
toute
se~l.
M.aman, pourquoi cs-tu parite? maman, pourqlw"
n'as-tu pas deviné que ce SOli' ta gran~le
fille étai\
la~,
si efTroyablement lasse, qu'un moment, Ull
'ri:s court moment, die a pensé que l'hunnètcté était
parfois uno.: grande béti sc? Maman, si tll m'avai s
l'Iisll dans tes bras, si tu m'avais serrée hien l'on
cunlre toi, lamaIS pareille Idée no.: me serait vo.:nue'
te" baisers m'auraient redonné du courage. Maman,
pourquoi n'as-tu pas compris que j'ét:1Îs très malhelln'lIse 1
J'ai passé une semaine afTreuse. Quarallt('-bll'I
heures après ma visite à Montmartre, j'al ap~l'is
la
morl de Georgette, enlevée par une congestioll ['ulIlWnaJre. Cette mort m'a fait un réel chagrin; cdk
pdlte m'aimait ct le l'aimais aussi.
l\liJS les jours j'ai fait d~s
dtmarcltes futigantt!s el
inutiles, j'ai frappé à bien des portes et je n'ai obtt: li
'llIC des réponse::> vagues, des prones~
mentc\l~
~ ...
Ce n'était pas l'époque ... il fallait revenir; au printo.:mps, ,ln verrait. C'était partout la même r.:ho,~
',
dJaqu e soir je rentrais désepr~_
Mai' hier, mon
ciel noir, tout à coup, s'est éclatrci. Dès le matin,
Rosetle me faisait dire qu'elle passera II ml: ,' "il'
après le déjeuner. ,
. .
l~e
est venue; des qu'elle est entree il m'a so.:mblé:
que je n'ét~is
pl.us seule et que son af{er.:tioJ1 si !oillci:re saurait m aIder.
D'abord, dans un bavardage fou, elle m'a ra.:unt~,
que la veille, allant chez Renoux pour me ",oir.. l'lIl'
:t\'<1lt appris, par Mme Jea,nne, mOIJ d~part.
l'UJe~
de celte n{)u\'~lIe,
cliC; avait déclare, bIen haut, ([U'O/l
ne ferait plus Jam<us n~
pou,rellc dans ct.:tte maIson
l':t tl'<:s cll"ne elle étUlt rartlc.
;\ssise dcv;U1t moi, les hra~
cr0isés, délicieusement gentille, elle me. d.eman~l:
_
fall'L
_ Eh blCn, ma chene, qu est-ce que tu "a~
mamtenant?
Je ne sais pas, je cherche. .
_ Tu veux. rester dans les affaIres? qLl'~Ifa·
,-c ile.
_ Oui, pUlgque je réus~l
. J<~I rn ;tll )fltttl,,'nt rll'
f
l'tUl'lr
"'\~
.
vec ton gOû't
\11
r"r'"
�r20
-
-
,_.~
·J~K.i\NSFUGE
Je n'y cnml)te ·pas.
11 fali~
nllyen.
en êll'e 1 crl'l\ad0e et je t'en app"rte le
l~haie,
cl'oyanLà unt~
pla:santerie, Je dis:
- Le mo)'cn tic faire fortune? Roselle, III raile~.
- Non, fît· c lle gravement, 0colltc-mo l S:1I1" m'In'e rrompre.
Ce tOIl m'a1l111<;a et, pleille de cnndescendant!l', j~
1'(' I,ondis:
- ,Je t'e<.:ollte, i)elitc madame.
- Tu sais, ou tu nc sais pas, que papa m'a donn<
une dot fabuleuse; malheureusement la dot appar.
tient au mari . C'est stupide, mais c'est la lni, ùt je
lIt,; pcux rien y raire. Donc cc n'est l'as lie Ce Ct)t "-h
. . .
'11lt.; j'ai cherché.
machinait:. 'e comprenant l'a s du tout, Je rcp~'la
Ille nI:
- Que tu as cherché ...
- Oui, ne m'interrompli ras, )'uublierais <':0 que j'ai
j'ai él!::
Ù Il' dire ... lIier, en sortant de chez. R~nom.,
',-"ir lIne tante qui m'adore . •)e lUI al raconté l(ln
1I ~ tolre,
ça lui a fail le ta peine; c'est une très bonnl'
p" I' ~ ·'nc
ridicu!ement rIche ... Alors, e lle et moi,
]{lItS aVtl1\s cherché le moyen de le tirer d'afTair\:.
gt ... fis-je, très scept.lquc
,~adiel1':
Rosette s'éenu :
I;;t nous avons trouvé.
-- Dis vite.
- Voilà, nous t' lnstaIl011S. C'csl-à-dirc:, nOLIs n1(1n1,'I1S lIne 111H1velle affaire « Hohes d manle<lll\ " ct
..... 'st loi qUI la diriges.
- H.ohes et manteaux!
- Oui, dès demain nous irons \' isikr des ma~C1sins, nous ,choi Siron s des tapis, des meubles, en'Iin
tout ce qu'tl faul p0Ul' que ta boite 'oil jolie cl plaisa llte. Tu t'occuperas des employées, des modi;les, ct
dans quelques semai?es tu seras patronne, mach . Il'!
Un peu honteuse, )e demandm :
_. Mais qui raiera tout cela, Rosette? nous, nOLI S
[J'al'ons plus rien, tu sais,
IWe passa ses bras autour de son cou ct en riant,
lil1 peu émue, elle me répondit:
- Nia tante, grosse bête; elle devient ta Ctlmman .
.Iitaire, comme on dit dans les aflaires.
- gt elle fait ça pour mOl qU'clle ne connail l'a ~!
- Mais Oll1, d'abord parce que tu es mon amie ct
-1 ut! je t'aime: et Duis, elle fera là un très bon pla:·~menl
t
EfTraytc, Je dis:
- Mais si je ne ré1Jssis pas, et Hi je t\~r<1
ce
nrp\lO\ qui n"«u~1:
ilA.~
., moi. n- , (')~"tol
�JJ0l:ldéll1ent lU es folle, J)';:\'bllrtl li.! j'éusslras,
c'est ccrtain, cl je te défends dt.! penser àaulrc chose,
G03ntille clic SI! i<:va 03t 1110: [it une qrandc révérencl!
- Madl!l11oiselk, me dit-eli<:, :' VOliS 1 résenl(
voire prel11i<:re ,-:lio:nt\';,
"
Le~
yeu' pleins de larme" l't.!C()naIS~,;
je lut
nUIs Ie~
brus,
1': lIe ajouta Cil m'embrassant:
_ J'aurai5 mieux aimé te prl:sL'nler 1111 mari, ç,
viendra, plus tard,
Comm03 elle disail cda, nous I,;nt..:lldlmCS s()nner
- Une raseU8e, fit Rost.!lll!,
l':n soupirant, je r0pc1 ndis:
- iVlme Durnal, j\: crois,
,vIa l)elite ami03 fronça les sourcils,
- .le ne m'étais pas trompé!.!, mais ça l1'a pas
d'importance, Nous lui lLsons bDnjour, et je t'enlève,
- ]>our'r
- Chez moi,
Chez, clk, il Y alait 'on mari el je ne lilulais pa:.
le rL:VO!I', .103 cherchais qu<:lque bonn", t.!xcu:o.e lnr!:il.jue
la porte s'ouvrit. Cc n'élait l'ilS Mm\: Durnal, mais
snn Cils, Sa vis1t1! me fit plaiSir el Ct n,usd l e aussi;
elle a -:onnu 9uy tout enfant d ils se sont toujours
taquinés gentlluenl,
VilL', avant mème quI,; (,UI' lUI ait dit bOl1jnu,
lZ"s..:lle lui annonça la grande nlluvelle,
fi e:carqUllia ks yeux et, c:uIllcnt, s'(\<.;ria:
_ C'est merveilleux, RO!:ietlt,;, - (In peul l:llC(lle
\'l~
appeler comme ça, - lot rI,; amie fera fortune,
l'en suis certain,
A lors, d'lI1~
voix larmoyante, il me dit:
_ :VlaJe1l1oiselle Réginé, si V(lUS avez une: plü\:e
pour un ingénieur dans vutr..: maisoll, vous pe:ns..:l''':z
il moi,
NouS nous mimes à rire et la journée s'acheva
paiemenL Rosette nous ra<':Mlta Sun voyage, Elle a
~isté
l'Italie d'une façon étrang..:, se l'd'usant à pénétrer "Ian ' les musées, La raJson '! Elle devient triste
dè:, qU'cliC est enfermée, Tl p<l:rai.t que son mari a
1l'uuv,; cela ridicule ct le lUI a dit souvent, Elle n'va
'lltac:bé aucune impurtance et a c'Intillué à ne faire
~lC
ce lui lui plais~,t.
Je croi~
que Rosette ne sera,
')as une épouse obclsa~e!
,
Elle est partie la preInlere pl~r
aller,volI' sa bdl"
mère, une femme cnnuycus,e qUI ne l'al,me pas, Guy
ot resté encore quclge~
Instants"et 11 m'a afürml
que .,on amour prandl~s!t
cha!=)ue,IOL'1'. Il ne pense
plu s lu'à mo~:,
Ça Hml, m'a-t-1l dit (;n s'L'Il ;1I.lnn1,
l'jar ,~tr(>
1rès tatlgan t •
Vrlllà, maintenant 4l1e tOllt t:~l
.H"lo.l L. 'iue c'est
�m','vIJCilhlc, a: l' 'ur. \ural-je l'Jnergie, le courage
dc Jir~c;,
\!l,~
unè mal~;)n
?
J'ai ;'1 l','int: lludques mois d'aprentlsg~,
mOI;
::ducali()ll d~ ;eune tille du monùe ne m'a gU'::l'e l'ï0par':'€' il cette tucht,; et pUts, JC souffre d'être ddinlti\'l'n1l'nt cla~sée
cllutunère. Celle soullrance est SluL'a'.l'·
l'Id;:, riJicule, je 11<.: voudrais pas la re~'snti.
:lir, si noir hier, est presque dair rna~ted,
El.
Dien, non, cc soir je ne [1\.!ux pas me r0JoUlL
lluil mlll,; ont passé, bUll mois ùe VI\.! SI acllle quc
ht'llres s\.! succédaient le~
unes aux autres sans
,l'I.' jv m'arerçussL qu'c!;\.!s passaIent.
Depuis j'élé dernier Je suis in:.tallêe dans un
!è1;lIhl lTl<lpasin dair el gai. Sur la porte on lit:
'" I~"l.!int:'
Robes et manteaux lI.
1''''\11' prévcnir tic ['OL!verture dt.: celte !1ouvdl,'
'11: 1is"n, J'ai \.!l1voyé lIes cartes au Toul-Pal'l's cl ù
n.)~
a llel!.: rwes relations . .Ie complais sur leur curitl, i1L'.
1."~
premier!> jours il y avait foule chcz moi, lllls
;1 nt: 1t:J1I1t:S amie!> venaient me contemplcr dans l'cxcr,'ict: d.' me::; fonctions. Je me suis fait un visagt:
.lIlllahit:, ct j'ai reçu (out le monde avec un sO\1rii·c
J"VCllx.
1·;l11b:J.lTas:.ees d'abord, pUIS conquises (le~
lllOd,'les él::tient jDlis), clles ont commandé, el le prcmier mois nous avons 1:1.il lin Ici chirrre J'aflair"s
LJIII.! Hoseltc s''::criait:
- Ma chérie, si lu continucs, tu seras riche Jans
1'<:11 dCi\.!JllpS,
. l~ c\.!la a cunfinué, les afl·all'\.!s n'ont pas manljué,
mfl is ce qui a manqué, c'est l'argent 1
Pour comma'}der, les femmes n'hésitent pas; pour
['ayer, c'est dIfférent: Madame n'est pas là, Madame
cst occupée, Madame est absente, Madamc est malade. ToUS les mensonges sonl bons pour ne pas
acquitter une facture que l'on doit.
Ma commanditaire avait mis à ma disposil1on' une
somme importante, somme qui servit à solder les
:rais d'insl,'llation; puis, pendant quelquetemps, les
!1,ages dl! ";;rsonnel ct l'achat des marchandise;;,
Mais l'aq';I...1t s'épuisa vite, ct, grace à la mauvaisl'
roi des clientes qui se refusaient à payer ce qu'el~
i<'vaient, i'ai connu des heures alTreuses, des heur\.!<
ïiU jb me demandais comment je ferais pour /éoler
Je compte de mes ouvrit::fl:s, le lendemain. J'ai cognu
des nuits sans spmmeil, JVl nuits où je cra.yonnait
fëbrilt>mr.nl le nom des femmes qUI étaient su~cp·
libles Je sukie:' leurs faclures.
/l.'S
�Et le lendemain, dès que le garçon Lie l'ecette était
jusqu'à son retour, il me fallait dissimuler au
personnel, aux clientes, mon inquiétude, Je; surveillais, je souriais, tout cl1 guettant la porte par l'lCltlcllt
le garçon devait rt;ve~li,
cette porte qUt; sans ,'e~l
(ln ouvrait. I)è~
qlle li.! l'nperceyai." calme dl npp:l("enCl', j'allais il lui, h"'sitant ù lui dcmand\.!l' II.! r(:sultal de ses courses,
Qut: de fois cdle r6(ln~e
m'a ét<:; f,ute; " MadL<'
mùiselle; je n'ai trùllVl! pcr~()nl.!,
tOlites 'Cti dl\1llt:('taient sorties! Il Souvent il aynit viIwt factures ri
pr6sen1cr, et j't:nvoyais de bllnut! hCllrl.!"lc matin!
Après trois mois de Ct!S :-;oucis terribles, qlli m'(lnt
hrisée moralement d physiquement, j'ai pris une
r6sl)]ution qui m'a fait perdre beaucoup de clicnlL-s,
)I.! ne fais plus d'affaires qu'au comptant.
Cette mesurl.! a été très mal vue, cl le n'est pa,
admise en France et j'ai reçu ù'anciennt;s amies,
devenues clientes, dèS lettreR de sottises aux<}elc~
je: n'ai pat; répondu, Mon chitrrc L!'all'aircs a t1iminuL:
mais je préfère de beaucoup ct:la; je (;oJ11menCe l
il peu prl~
Il'avoir plus peur des. échéances et jl' dor~
1r;wqu illement.
Hosette, qut' je n'ai pas voulu mettre au nlUlan,
de mc~
angoisses, s'inquiète, mais mon clllnlL' la
rassure, }')!le dit, est-cc vrai, que j'éti1:~
f,lite l'our
les an'aires et répètt! que j'y trllu\'erai "la fortune, )
Fortune 1 je Ihl crois pas, mais je gagnerai ma vil'
cl c('lle le maman très largement.
Ma mère m'Illquiète, visiblement elle s'ennuie.
jvlai ntenant quc 'on grand deuil est fini el que Sltl
chagriu est moins vif, elle regrette sa vic d'autrcCoi
Elle est toujours. elle, la comtesse de Bois-M,snil.
mais elle a une tille couturière et notre monde n'adnw
I)as c~s
choses-là, Pa,uv re maman! .~e Youdrai~
la
Jistralre et pour ellc, a cause d'ellc, ,'al aCCe\)k <.l,
diner demain chez Rosette, Son mari cst à la l' l<lhSl!
nous dlnerons entre nous: ma commanditaire, Udt
\'il.!ilJe femme charmante, maman, Guv et moi,
Maman se fait tlnc fête de cc dlner. 'Elit. a une jolie
robe qu'elle se réjouit de meUre!
Bien que je sois devenue très raisonnable, Je cr' :s
-lue cela J!l'enouie d'aller chez Rosette, P0.urtant j('.
suis certame de n'y pas ren,contrer ~,)n
man; ,ct pl~
ml~J1t:
il me sembk que )C l'OUITUl le J't.!I'Olf ~ans
rcssentir aucune émocion, Cette hi:,;(oirc de ma vie
d'alltrefois me parait si lointaine, s: vieille, que jf'
llll! demande souvcnt si c'est bien 1110; 'l!li l'ai ,,6C\1(',
~artJ,
�Lrl
(RANSFUr;I~
...
Nous rentrons de chez Rosette, il est minuit passé.
le ne veux pas me coucher, certaine que je ne dOl':
'l1irai gUI~re.
Je suis nerveuse, agacée, irritée Cuntre
lJ1<'i et conlre les autres. Pourtant, lorsque je: ~uis
"enLie chercher maman, j'étais tr~s
eu train, très
~aie;
une bonne journée d'afTaires, mon ~cb(:ale
prêt.!, aucun souci pécuniaIre, m'avaient tlispos0e Cl
m'amuser .
•Jt) ne connaissais l'hôtel de Rosette que par ses
desaipt ions; je savais, par elle, que c'était joli, joli,
mais que tout ne lui plaisait pas. Dè:s l'antichambre,
sorte LI\.! grand hull, Je compris ce sentin:ent. Cett\.!
i1ii. ct) est belle, mais sévère, le styl~
He11l.' I~ y règne
en maltre ct, je SUIS comme ma pehte amIe, Je trouvc
que ce style vous donne le spleen!
;'\OllS traversâmes dans toute sa longueur celte
magnifique galerie ct le domestIque nous fil entrer
dé~ilS
un petit salon Louis XVI, clair et fleuri, que je
n'eu. guère le temps d'admirer. Roselte $'Y trouvait
ct me sauta au cou.
- Enfin, je te tit:ns, tu es chez moi, je le reçois 1...
Comme lu es gentille d'être venue ... Les deu.'( autres
convives sont arnvés, ma tante est en train de faire
admirer à Guy les splendeurs de l'hôtel! Tu ne tiens
,lUS il les voir et moi je ne désire pas te Jes montrer.
Avançant un fauteuil à maman et m'atlirant vers
un canapé, cite me demanda:
Eh bien, comment cela va-t-il ?
l\ff'aires?
Non, ce soir il est interdit d'en parler. Du reste,
i.Y.ec Guv, nous nous sommes promis de t'égayer,
('ur noue; avon~
découvert que tu ne sais plus rire.
Elit.: avait dit cela si afTectueusement que Je l'emnrassai. Juste à ce moment, Guv entrait; après avoir
salué ma mère, Il se précipita vèrs nous.
- El moi, RéSine, de111an<.la-t-il, vous ne me
donnez pas un pellt baiser?
Je haussai les épaules et, "ontÎnuant la plajsn~
lerie, je répondis:
- Non, pas aujourd'hui.
~ V' ous entendez, Rosette,. s'écria-t-il joyem:, CCCl
est une promesse pour l'avemr.
( ,\1aclame la comtesse étnnl servie », nou pa~·
"arncs à la salle à manger où la tante de Rosette
ma commanditaire, nous attendait déjà.
'
Le dj-..'!r très simple, mais trl!S bon, rut 1'01'1' gai
Rosette, tl1j~noe
et gentil~.
avait l'air d'une pen·
~jonail'"
en v~Clces.
Elle rimt Ù [!lut propos, SI
�LA
TRAKSF(
l Gr~
,follement, que sn tante lUI ftl rcmarqlll:r ljue d'hahi:\ldc elle Il'('tait 11a s aus s i gaie,
1';0 anglais, ~I cause des domestiqu~,
elle r2pondit:
-- Le Illaltre n'est pas là, alors je 111'amuSl'.
La l'I"ille dame fut un peu scandalisée, mais Ro setk,
li tl'al'ers la table, lui envoya un baiser. S'adressant
ù mui, personne sérieuse, ma commanditairr me dit
cil me montrant sa niè:ce;
- C'est une enfant!
Le cllner s'ac~hel
dans cette atmosph0re de SYlllpathie quc cn:", autour d'une table, l'assurance ~lue
\oules les personnes sc plaisent.
RCl'enus dan le petit salon, maman et la tant c de
Rosette sc mIrent à causer, et TUy dëclara que nous
allions nous amuser.
~ien
que ce mot fit sauter de joie la maltresse de
maISon,
- Que va-t-on faire? c1cmanda-t-elle.
. - Çhanter, répondit Guy; j'ai apporté ù vot re
IOtentlon des chansons amusantes.
- Quelle bonne idée 1 s'écria-t-elle; puis, d'un
ton grave qui me fit sourire, elle demanda; Convenables, Guy, \'os chansons? NOLlS av ns \.ll1e jeulll.:
lille Ici.
Je protestai virement;
- Ne t'occupe pas de cela, Rosette, 111011 age et
mon étal social me permettent d'entendre n'iml'tlftc
quoi.
- C'est vrai que tLl dois en voir <.le 10\ltes le~
<.:oulellrs dans ta boîte.
- Si elle était gentille, fît lUY, clic nous raconrait quelques potins.
.
_ Croyez-vous que cela vous é\111uscnltl ?
_ Ol1i, les secrets des belles madames sont toujours amusants à connaltre.
- Pour?
_ Pour en faire son profit.
- Eh bien, apprenez, curieux, qu'elles ont des
secrets de toutes sortes, ces belles madames, des
t risle.:;, des gais, c1es )'iL~cules,
ct des secrets C'[ui
SIlUI'enr sont' bien laids 1
- Dis les gais et les ridicule s, s'écn<t Ro~et:.
_ Les gais'; c'est qu'une grosse dame, qui déborde
de parlout, a toujours la. manie de VOLlS demander,
[l'l'S mystérieusemen.t , SI vous la ;rou:vez ~naigre
.3on corset la martynse, sa robe 11 est lamaiS assez
serrée; mais lorsq u'elle étouffe et qu'elle peut à
pcine respirer, daps un. sourire qUl lui ~ontrace
le
visage, elle vous dit radieuse,: « .MademOlsellL, .:ette
robe est parfalte, elle m'ammclt beaucoup -. Pour
obt enir ce résultat, les , !lfO~';es
clamps sont prêtes il.
�supporter n'Importe quelle souffranl"! Pressée:
'assée, maintenue par des barreaux de er, leur Chc.lt
.;sr meurtrie douloureusement, et je m'Imagine :1\e-:
lllei plaisir les grosses clam~s
voient les joul'ée~
1111ir. Le moment, l'instant, où l'Iles quitt\:nl mbes
et çlrsct~,
quellc ivresse!
- Pauvres femmes! dit Rosette en riant.
- Nl' les plains pas, el~
sont toujours ga ies et
cllIltcntes et personne ne se doute de leur marl)'I'c.
t,a corseti ère et la couturière, seules, pOllrralcnt
mcon l er cc qu'elles endurent; mais elles sc tai-;cnt
1;1 le~
grosses dames s'im,1f~\lcnt
loujoun; qu'hab ilI0c!' t:lks sont minces! ça, c'est parfois très amusanl.
- Dis, maintenant, lessecretsriclicuks, (it Rtlsetk.
- Les s..:crets ridicules sont aussi par['oi" Ull l't:u
tristes, Il ya des femmes, il y en a b..:aucoup, c'est
presque la généralité, gui ne veulent, pas vieillir, el
lU i s'imaginent CJue des rob~s
cla'~,
des l'Ilhes
~rt.a:!s
l'nul' des printemps de Jeunes tilles, vont kUI
~aire
retrouvcr leurs dix-huit ans 1 Une yieille , qui
,1t.J)uis k1nglt.!mcs a dépassé la ,s?i,xantainc, n'h':'siiL'
\':h i l'(lUS çontler qu'Il ta~l
ILu t a~re
une robe pOUl'
sull 0tat d'ame. La coutun':m.: deVient la con licl enlt.:.
"ans rougir, la vieille dame raconte qu'elle est amou;"_lIse et que celui qu'elle aime préfère les roht:s
~lairt;:.
Et ce sont des combinaisons de nuances,
d'~$
recherches Înoules pour arriver à rajeunir tout
Ct,; qui est très \'ieux,
Des heures, enfermée dans un pellt salon, sl'u!t.:
an:;c celle t.J.L1i a toute sa confiance - vendeuse (lU
patronne - prt:s de son \'isage rané, die cS<:3.ie dl'~
nuances les plus vives, les plus délicieusement jeun!.:'i
qu'die peut trouver, et lorsqu'elle croit a\oir rélhsi,
ellL! ~;e tourne ver. celle quiest là, t.!t joyeuse lui dil:
'.lais regardez-moi donc, silis-je jeune <l:insi ! Et puur
::lre bonnL! commerçante, avec Ull sounre charmant.
/1 faut réponclre: « Madame, vous jlvez vingt an~.
"
Il Cette phrase-là, \ois-tu, Rosette, C'L!t;'L la COI11 :nande certaine ... i\h! dans notre métier on apprend
vite ù mentir ... On ne peut pas traiter certaines cl iente,'
Je " vieilles folles ", l'l pourtant je t'assure qlle C'L!s l
""icn tout ce qu'elles mériteraient.
d.oRdte me prit la main et gravement dit:
- Pourvu qu'un jour nous ne r?s.semblions l'as ~
l'e lle Jont tu parles, Nous serons vlcIlks, nous aussi
i't peut-i:U'c am~ures
!
~
T'esp1;re bien que vous le serez avanl, s'écrii!.
lnl) Vous savez, Rosette, il n'est pas nt'cessair"
d'attt"dre soixante ans pOlir cela .
.Je regardai ma petite amie attentivement CI, 1~"lIsçe
)aT hl, èl1rÙ)gjté, Je m'~cria:
�Mal~
Guy, Hosdte est déjà amllureU!:.e, Elle est
mari ce, ne l'o\lhliez pas,
- Amoureuse, reprit-elle, jl! ;1l: erol~
pas 'lue je
l'ui::;"e jamais '·t rc amoureUSe de mon mari,
(:ctt.; confidence devam C<:l étourneau de Gu\' Ille
Sllll'l:fiu l~,
avec rel'ruc:hc, je fi~:
'
- Rosetle, lu t'amuSes ù dire des b~tlSC:".
Cette ohservation ne lui plut pas, bien vil<.:, el~
ajolll;l:
, - Niais c'est la vérité. Tu me COOl1'I1::;, tu connais
.Jeun, ct lu ,dois trt!s biel~
deviner cc qu'est notre
IIl('l1age, LUI, (jI-elle en nant, c'est l'homme "l'aH',
s6rJt'llx, qui:.t Jes idéeS arrêtées sur toutes cl'i~se;
deruls longtemps Jt a un but qu'il pour~l1it,
ct riCIl
Il,~
l'en c.lélournera.
Un hut? dcmandal-jc étonnéc.
Mais uui, reprit-elle, cn déclamant. la l'oliIJque.
Illa eht!l'c, la belle politique, .l'opposiliull elltin!
(~uand
on s'appelle je comte de Man')' tln Ile l'cUI
pas faire: <luire c;!1Qse ... Depuis un ail qu Il'111'
;,"n11l1CS mariés il n'y a Cl! ici que dûS dlflers d'illlJ11Illes inl1uents pendant lesqueb on parlait ~OlL\'CI
mell,t, socîai.smc, bataille dcctoraJel Ah! hl·gin,·, III
lie peux pas ~av)ir
à quel point c'est ennu)'l'\I\!
-- Pallvre petlte 1 murmura Guy,
- Oui, vous pouvez me plaindre, \.:ar cc Il'csl l'as
lilti. 1\ PJ.rls, !ln'y a pas dl:: place dt; d(:l'ute a prendre; alors Jean va acheter un chateau, Irt::s loin.
dans la grande campagne. El là,I'l'ndant deux ,1n~
nons allons essayer de conquerir Ic~
éledr~.
Çd
Ile sera plus seulement des Jîners. cc fo,'rollt dc'~
yisit.es qu'il faudra faire et recevoir. Les chatelain,,,
des environs, les fermières des alentours, les 1110.1Ir<:sses des ~coles
vont débarquer chez 1110i, LI il
l'audra causer avee ces femmes que je ne connais l''h.
- Ça sera peut-être amu ant, dit Guy pour la
wnsolt:r.
- Vous croyez. Et puis, Cl.! n'est pas tout. Jean
l'cul que là-bas, six mois. p~r
an,. je dev ienne S('(':UI
de charité. Il faudra que J'aille VOIr les palvr~s,
que
je visite les malades et qu'en le:; ~oignat
le leur
parle de mon cher mari. Les femmes, me répète-l-i!
chaque jour, font .s?uYe.nt u,n~
élecllOn. ];h [-~ien,
mOI
',c ne YCUX pas I~ tatre .. Je n al pas cc 'lU. tl faut p,}u~.
œla ... Et puis, J'en al assez de la politIque, J'en a' 1
mêml:: de trop . .fc ne yeux: l'as <:tl'\.: h' f"rnme d'un,
d';put6.
.
.
Voulant calmer Rosdte, JC repriS:
.
- Tu t'emhalles, ma chérie, et puis tu ne rMléclw
p:L. Il faul bien qu'un homme fa~se
quelque chose
- Oui, ie suis de ton aVl", mal~
tC>'l.~xcepé
d.,
�'LA TRANSFUGE
ta l'ullllqUl· . ','u n'as pas idée de ce que ça peut
rendre un homme ennuyeux. Soir et matin, jour et
nuit, il IH; pen::>e llu'à cela. Il a touir~
un visagt.:
,éril!lt, pt grave, on li<.!vinl! que Jerrière son grand
fronl il Se passe quelque chose qui n'est pas drole!. ..
.\ lors on n'ose plus nre devant lui, et oès qu'il l!st
parti on a, c'est forcé, li<.! .. allures de .'ensiol1 ""dl re
<':Jl vacances.
,~
.1
Va, je sais I)len que mon titre va ll'ès mal à ma
frimnllsse, que je n'ai pas l'aHurI:! 'lu'il faudrait avoir,
et que.les gens Je son monde pensent qu'il a épousé
une grisette. Ivlais la "risette ~tail
riche, el son argent
pcrn\cltra unl! bdle bataille decLOrale.
'
Ces mots me surprirent douloureusement. l(osette
avait-dIe déjà compris pourquoi son mari l'avait
<.:l'ousée? Je cherchais lcs paroles qu'il fallail dire,
mais Guy intervint.
- i\llons, s'écria-l-il, assez ùe choses SeIïCU::>l!S ...
I(Cls<.:lte, oubliez qui vous êtes et venez chanll:ï av~c
Tiloi. J'accompagne. Régine eSI le public et !ugera,
naturellement, salls indulgence.
'luy se mit au piano, Rosette pr<':::> de lui. Un pel!
"'1ucieuse, les confidences de ma petite amie m'avaicnt
rait de la peine, i? m'assis dans une grande bergère
hourrée de COUSSlDS,
.Tc revois Cl! moment comme si je Je vivais encore.
l'r(:Vl!JlLICS par Roselle qu'on allait raire ou bruit
maman ct la vieille dame s'étaienL installées dans l~
t;r<.lll'[ salon, Guy et Roselle chantaient une chansùn
bretonne au rythme berceur et calin; pri:s de moi,
~ur
une petite table, des tubJre~s
et Lk:, lila::> ex.habieul un parrul11 violent qui vous grisait un peu.
L'heure me semblait douce ... J'oubliais que j'étais
Lohc? Ro~etl
et je m'imaginais revivre les jours d'autrefois. Je ne pensais plus au pr(:sen.l. La maison
H,éqll1e, un vilain cauchemar 1Non, rien n'étaitarriv0 ...
)rers la fin de la journée, dans noLre petit salon, si
\'areil à celui de Rosette, nous recevions les visites
intimes . Les amis le savaient, quelques-uns venaient
lri!s souvent, Jean de Marvy était du nombre; et'
11arfois, seuls. dans Ct: petit salon, très longuement
nous avons causé. Il ml! parlait de ses projets, de sef
idées; elles étaient belles, je l'approuvais, ,~t j'attcn
l'lais d'un jour à l'autre qu'il me demandat d'être Sil
'"ml agne, ::;(>11 aide, son associée 1
.l'aurais accepté avec enthousiasme: ; cdte VIC rcA\
iqUt:., malwé ses batailles, .1<:: m'etrrayait pas. Dét'en
Irl! l~s
idées de sa race, luttcr contrl! c~ux
qui veulen'
III'r notre pays, c'est heau, ,'est grand, c'est généreux.
:~c>urpens
à cet autrefois, i'avais fla-mf les V'UT
1,0. chan ~on
breton ne favorisail mon éLI'an~e
rêvene
#
�:e rytJ111ll: édH:vdé u.'unc poli'a mL rit tressaillir et
secoua mon anél1~semct.
LentLlllent, désoke
d'l:tr.: troublét: (c'est bon parf(li~
de l'CIL'!"), je rOLivns
Ie~
yeu.\.
D~\'ant
11l()I, me re~J.alt
avec LIll :,ol/rire grave,
'apcn;L1~
Jean de Man'y.
II l'lait debout, ùevant la cheminl'l!, tel que je
J'nvÇlis vu tant ùe fois chet. Illon père, d, LIll in::.tant,
j\l m'imaginai que mon rêve continuait et que j'étais
111.t! "veillée.
Brusquement Je .me redt.:s~ai,
ct, avt.:~
éIH;rgie,
\;"lIlme l'ont les petlls enfants, Je lllt.: frottai les yeu:>.
,\lor~
de sa voi, bien timbrée, mon fantüme 111<: dit
t:Jl Ill<" tendant la main:
- Bonsoir, mademolsdk; comment l'oUYe/-vents
dormir avec ulle ~arejJl
musique ~
•
Tr.Hlblée, fUrieUSe de cette émotiun qUI me houle·
vc.:rsait, je rép\lOJis:
- ,J'étaiS Jasst, ct, ayant, 1 b ont joué ulle berceu"c
qUI m'a bercée.
Précipitamment, dans un mouvement qUI ml.: parut
ridicule, je me levai pour rejoll1dre les musiCiens qUI,
tapant ci quatre mams sur le malbeureu)( pianI>, ne
s'apercevaient pa~
dt! la pr~senc
du 1Jlaltrc de la
maison. JI devina ma pensée, al' sa main Jl1'cftleul't'
le bras.
- LUlse-~,
me dit-jl, ils s'amu~clt
Docile, jl' lUC rassIs dans la bergi.>rl', kit..:lli Ilt
d'écouter le tapage infernal que f::tÏsalent l ~nSl'tk
Cl
( JlIy.
Après quelLfc~
minutes de ~ilenc,
Jean dL' l\larvy
purla.
11lûdCI1HlI!>elk,
- Voulez-vous que nuus cau~ins,
\.Ill préférez-vous vou~
i.ntért.:sser à ..:ettc h<tcchanale?
,Je lerugardai bien en race, et ~t:chemn1
je répund 1s:
- Je préfère écouter.
Il dev1l1t pule et ses m.uns, qui s'appuyail.:llt sur
m petit raravent, tremblèrent un peu. Cette émutÎnfl
:'ut très fugitive. Il reprit bien "ite' son aplomh et,
!J'inclinant devant moi. e.n ~ol1riant,
il me dit :
- .Je vous laisse, puisque c'est votre désir.
Nos yeux sc rencontrèrent; les miens devaient
~rile
Je colère, car il aJ"uta:
~ ~
C'est Gtrangl.:, madcnwiselk, mais il me st.:l1Jhle
.[lle vous me regardez comme on regarde 1111 L!nlleml.
Hautaine, je répondl'" :
_ Vous \'ous lr.)ll1pet, !1ln~ieur,
li.: mari dl.. 1~C)t:
.le peut ra~
être pour mnl Uil ennemi. Ditc~,le1
indif:
fércl.It, l't'la s('ril l'x:]C1.
II me parlll ..:c.:rt,1111 que.: ccllt.: fuis j';llais l"w·sé
1:I'l.v
�·1011
C6joUI~.
IIlterlocuteur, cl je dois avouer \.jue 1'" m'en
n'un IOll r.1111eur Jean Je Marv)" n:prit :
- InùiftéI'ent, le mot m'étonne. Autrefoi;;, mati,
nuiselle, \"()u~
me fai~el
l'hf,nneur de me compt(
I)armi V')~
amis .
Je lui Ji~:
. Ce;; mots me rcvoltèrent ct, tout ba~,
- Monsieur, je Lfois \.jue pour VOLIS il :,crait pn..
{"érable tic ne pas ni ppl!ler cet aut refois.
Oruueilleux, il 111e délia:
- 'Pourquoi d~)nc
.~
,\ lors, oubliant que .:el homml: était Je mari de
J~uset(;,
conte1lte .le 1'11I1\'(.ir lui crier 1l1ô rancun..:,
jf' r:l'ondi~
.
- Parce que Iii ,je nous a fait comprendre, 1111
Jl'.:11 durement, que ce titre que nous donnions il ecu"
'lui semblaient nous aimer était rarement méritt: ...
trn ami, n'est-cc pas, un véritable ami, dojt être la
I!'s jours de jOie comme les jours Je ooulèur ... Eh
hicn, monsieur, il la n1 0rt de mon père, dès qu'on il
li notre ruine, nous avons eu bien peu d'amis ..lt;
rl'gri!tlt: Je vous dire ccci, chez Vous, mais vous m'V
.Il'CZ forcée ..\. cause de Rosette, il cause d'elle SCtlIUUlent,' i'ai oublie:: que VOliS :Jl'ez été de.: ecu;' dont
l'abanuvn m'a fait cruellement souffrir, j'ai uublie
'lue je m'étais juré de ne jamais tendre la main à Ct',.tmis d'autrefois ..• Du reste, soyez tranquille, nom;
lIC nom' ren(.ontrerons guère. Vous êtes Je comte de
Marvy, la fortune de Rosette vou~
assure aux prochaincs élections un si~gc
de député; moi, je IH'
~lIis
plus que mademoiselle Régine, lIne décJass(;c,
la couturière de votre femme, que vous ne ponvl'z
"aluer quand vous la rencontrez .
.T'eus un rire 'lui me fit mal, uo rire qui me déchinl
la gorge.
Rosette l'entendit, s'arrêta, et me demanda:
- Pourquoi ris-tu, Réainette chérie? Je parie yue
/lOUS jouons fa..lx.
•
Troublée, craignant que ma voix ne trah'tt mon
émution, je n'osais pas répol.dre. Elle se leva ct,
voyant SOIl mari, s'écria:
~
yous, .Jf'~n)e
vous croyais à la chasse jusqu'à
Jcmall1
\ Correc" jl ail ... vers elle.
Bonsoir, dit-il, en lui baisant la main. Pardon,
1 1cz-moi, mais je n'ai pu vous prévenir de mon retour ...
l'ai été rappelé par dépêche cct après-midi. Une.:
"l1Jtrpellation demain qui sera des plus graves ct qui
J"'l1rrail entraîner la thute du ministl:l"e.
Et, s'mpira Rosette drôlement, un ministère nt;
\,'1I1t l'a tn!Db,;r ",an:, '~L"
vou~
. 0 .... "7. J,l. Ahl mon
�LA '1J'j\NS],\ (:t
f ::'
y.1uvrê Jean, laut-il que \'ons ayez du .t:!l'I'''' .1 l'creil"(
.'our manquer, pOlir llllt" hetiSl! rareille. unc; journ6c:.
k
chu" e .
.fc,tIl ,ft, ALJ('VY rH: r':plll1.!it l'il". Il cllll'"ur la j{Jli~
1 'olnl(': eiui \L'llait de lui pm'Icl' ainsi un sOtl:'ir,: dl'
itil'; COITe'd, il ~l.!ITa
lil main lIL- <.11.1)', l'ui,' sc dÎ;igea
"as le grand salllil où maman ct la \·il·iUt> dame
cilusaicfl'j toUjllll!,".
'
Hosetk quitta Il' piano l't ,'n fnlsnnt la !ll('Uf' Tnt.
e
dit:
- (;'c<.;t !ini dc s'a1l\~er
lllainknanl.
l"aiblel11ent, Je pmt ~"tai.
- P01lrquoi donc·'
- Tu sens bicn qUe cc n'est dêj~l
plus la mëme
L'ho~e,
nOlis n'osons plus fin.:. Regarde GuV, il n
l'air d'avoir reçu qu<.:lque douchl! glacée. Qllcl malheur, c'('tait si ~cnti
('dte pdlk soin':l! Ù lroi!' 1
1':1 l'n L'o!èr", trùs haut, ~1t.!
ajouta ;
--- Sont-il!' assommanh l'es lt':Putt.:;;, de [oujou!'
st: disl)uler. Et tu me dcmandt.:s pourquoi jc hai" la
l'olitlqLle; [u te rends CtJtTll'li, maintenant, qll'.!ll '
~I.!
;nel en Ira crs de tPllS HlC;1 plaisirs.
l 'auvj'c RO<;d tt:, '" Il! avait l'air si corlvai nCllè dl' ~I <l'
lTHlthcttr qUl' je J't~mbrusai
tencll'cllll'Ill ~ p11is, (h"~i
J'atlt m'cn ult~r,
jt: me dis tl'\~
fatigu6~,
.\la l>e!i\.'
amie Hl.! chercha pus il hous retenir, ct, SOllS Il.! 1'r,:
It.:xk dl! nuus rcconduire, GU\- DuUS ~lIi\,jt
.Il! pt'is congé J(: mu commanditaire dOllt marh~J
il'ait fait la conq uNe, je remerciai Rosel!t.: de '"
.~e:oli
réception, ct je nic tournai vers .kan dt: Man y,
prêtt.: à lui tendre la main.
Le salut du maUrc de lu mailion, corree! cl banal,
me fit cOl11prendre qU'il ne désIrait pas sc prêt!!l' n \
cette,comédle. Nous étions de~
<.:nncmis, je Illl <lV:1I
dit des choses durt.:s ct cruelles, e1.es chose" qUe "li 1
(lrgucj] ne pouvait pat·donner. A quoi bUll échatH.. lT
une poignc!e Ge main? En réponse il son salUt, le
m'inclinai à peinc l.!t nOllS part1mes,
Pour me fair" plaisir, nous rc:n(rames ù l'i,~!.
.\hunan ct (lU\, bavardèrent, jc ne lcs écoulais P,h
.le pen~ai
à Jetul de Marv)" et j'étais salisfaik d'avIIll
pU lui dire ~lucqes
vérités d~sagrl:bc;
.
•
Sur Je seuil de nutre porte, l.uy nIC balsa 1 luslèur"
t'ois la main; distraite, je tie lui dIs rien. Al()Ii~;
il ml'
murmura des chose::; foJJe"_ des cl Jses tendres, Cl
it.: ne me fâchai ras. Tl pnrfit en tian[, h;en heul\:u \.
nie cria-loi!.
.Nerveuse, ,r'l:": Il'1.:te, J'embrassai m,iIJlUll ",II
rd1cxioQ, '.Iu'elle avail cll\'ic dl.
Ille: faire slIt' la soin:,: que Illll1 ' \1~liS
de passci
,l''l\':ii Il, dc'"il' d',\tr<: ~1'lI
1'(,lft· I1cp·c'r . f·:rl hil'f),
",uloir ':cnut<.:r le~
�LA TRA
'SJoIC;~
.. h'
tant s ouhnitl:<! 1I1'..:"t d()ulrCIJ~e
cette ~lIitude
\oudr:>' <(l'pir quelqu' un prt;!; de moi. Qui? jt: Ile
"" ,. JVl:.11l1an -~ ... non ... J\:! l'aime I)ourtan t biel1len drc, IIont, mais son àme est si dilfér.:n ll! de la lI1i (! nlll
'lue lorsliue j'ai du chagrin je Ile désire: pa s sa pré.
Sl-nce.
~.
Je voudrai s qu'une v Î>: me dise des mot::; le1dr'
hicl!.
si
nt
<:dnsole
qui
mots
<:es
de
<:alins,
mols
k~
sur ma
l'out à l'beure Gu)', Je cher grand fOll, a mi~
h6tise~
main de longs baisers , il m'a murmu ré de~
dlarma ntes auxque lles je pense avec plaisir. Ge:;[
ridicule , peut-êt re, mais c'est ennuye ux d'èt re toujours sérieus e. Je viens d'avoir vingt-d eux ans ct ii
trl!S
'f a des jOllrs où je m'aperç ois que je suis encorequ'ail
jeune, des jours où j'ai asser: de ne penser
les autres remtravail, qu'aux affaires ! J'ai, <:()J~me
sl:, d
méS, un cœur qui a besoin d'affectI On, de tt:ndres
que c~ cœur pourrai t
pendan t biell deI> années j'ai cr~
choisir Il! compuf-lnol1 de .sa l'Je. MaJl1te nant je s ai~
'luc mon nouvel état socJal ne me permet plus de
sonu;er au mariage . Je suis une jeune fille « qui tra·
vaille », donc une jeune fille qu'on n'épous e pas ; Ül\
un mari dans un monde
alon' il me faudrait ch()is~r
qui ll'Cst pas le mien. Cela je ne le veux pas, je sour..
frirais tfop1 .Je continu erai à vivre seule ... seule ...
•\la naissan ce , la vie facile et heureus e de mon enrac~
en sont la cause.
Vüyons , il est tard, il faut oublier ces rêveries , ce~
les affaires m'atten dent. .l'ai
songes creux; dem~in
des ouvrièr es à gronder , paresse uses adroite s qui
-me coûtent très cher, j'ai à renvoye r une jupière et
IIne corsagi ère qui sont d'e Il'lfuval ses têtes . .J'ai des
s il
compte s à vérifier avec le caissier , des es~ayg
surveill er, des modèle s à discute r. Allons, Je ne suis
plus qu'une petite couturi ère, je ne dois penser qu'à
'non métier ct à la journée de demain qui me semI:>IcJ1a, peut être, plus dure que les autres.
Tout marcha it bien, la maison Régine faisait beausans aucune inquiét ude,
d'allaire s et je \'~yais,
Mai S le malheu r est là qui vou s
l'année .s'acl~evr
il arnve sans qu'on s'en doute. Ce matin lIi
c.\1l~te,
b illet de faire part m'appr it la mort de la tante d.
Rosette , ma comma ndit'lirc .
Immédi atemen t jl! pensai à ma petite amie, isolét
e, lui par.
': 11 Suisse pnur l'hiver. Cette triste nouvell
,'enant là-bas, ferait tort à la cure de repos at Je
[!!"(!nd air qu'exig e ~a materni té prochai ne_
ais
r ~ l1rl'nnî'i la ):"llume l'nllf l"i .lin' <lue je rflrta,ge
CI)Up
�LA
TR.ANSFUG1~
J33
1or:;qu'lInc \'t.:IllIL·u<':c vint ml' prévenir
qile:: Mme Tarduit me priait, pour dc~
rai~pns
d'arfilre~
pl!rsnnnciles, Je bien oulnir venir <..le suite
dh.:z cli<:.
,\'lme Tarduil est une dt.: ml.!s gros~e:;
clientt:s e"
lHaintenant, elle est aimnbi<: ,Ivec moi. Dom: san.
llllcune appréhension, je me rendiS cher. cil..:. '
On m'attcndait. Le doml:;tique me fit entrer Jirec
1t.:melll dans lt: cabint:t de h,ilette de Mme Tarduit
Celle-ci, très occupée à terminer sa coifTure, m'a-:~
:lIeillit avec Ull sourire, mais ne me tenJil pas Ir
nain. Pour cette pal'l'enue, je ne ~ui
plus qu'uni
couturière. Je l'ris un siège qu'elle ne m'ofTrait p~
et, tout de suite, avec volubilité, Mme Tarduit parla'
- Cllère mademoiselle, \(lUS êtes bien gentille
d'être venue si vite, cela m'avancera beaucoup. J'ai
tant à faire avec ce dl!uil survenant à cette époque ..
J lIstemenl j'avais beaucoup de réceptions toute li
sl!maine et me vtlilà, au mo;ns pour cieux mois, condamnée à ne pas sortir. C'est ma belle-sœur, n'est-ce
l'as, alors mon mari va être ridicule et l!xiger un
deuil sévi.:re ... Vous allez me faire faire des robes
sans aucune garniture de crêpe, je trouve cela si
triste, si vieux, si ridiculement laid. Enfin, je m'en
ral'porte à votre goût. Tachez de ne pas blesser les
convcnances et de me faire, comme d'habitude, deH
111t:J'\'eiJles.
Pl:is, suprême recommandation et qu'une femme
lin peu fortl! vous répi:te toujours, elle ajouta:
- Mon dernier corsage était un peu large, il faudra
r.::trGcir mon patron, cal- je crois que j'ai maigri. Ne
trouvez-vous pas?
Debout, les deux poings ~ur
le hanches, très camO.
hrée devant sa psyché, elle m'apparut énorme. Mais
~olriante,
t.:n bonne commerçante, je répondis:
- .Justement, madame, je trOUVaIS 'que ~'otrc
ligne
l'lait toute différente ... Vous avez beaucoup am inci
Cl!S derniers temps ... nous serons obligées Je modilil'r complètement notre coupe.
Son visal.;e resplendit de joie, et ce bonheur la rendant aimable, elle me dit des choses charmante:-;,
hil.:11 inuliks .
.Ie l'intr!rrompis et lui demah.lal des nouyelles do
~I)n
('ha~ril1,
R<>settc
~a
mieux, mais, d'accord avec le médt:cin,
- Ei,~
nous lui cach..:rons la mort de sa tante. Toute Gmolion l'Ilurrail lui être nuü;iblc ct elle n'apprendra
cetle mauvaise ·nouvelle que lorsque b~é
sera '1~
A prop"s, mon gendre, le ~(,mte
de Mar")', m'a char
tr~e
dc 1'(, ~S dp"1' qu'au Silict dc mtre commandlll',
~(l"
n';IYC" <111CIJ:1C in<lu· ...'l"t-I<.:. 1. l' lestamenl d,' ma
�belle-sccUi est r'::digé si bètcllJent. 'lue l'oIl I~:jt
fOJ"'':
de tout réaliser; mais afin que vous n'ayeZ aucun
ennui, mon gendre, le comte de Marvy. pr mira .1
,on nom personnel votre dette, De cetts) fa~ln,
rien,
r)(lur vous, ne sera changé. Je aoi:; 'I"e c'c,,· fI peu
rr:,s Cl' qu'il m'a l'ri~L
de vou:; tOmmunlqucr; je
n'CI1 sui:3 pas lr<:s celiaine, cal' je ll'cntends ril'(1 au
:tfl'aircH, EcrivGï.-Iul pour te lui demandcl', Cl' SC1',1
mieux.
'
, Ce rut LWl dc~
affaires sériellses, Mme l';/l'dllil
retommença il mc parler rohes d chiffons, mc ~l'
\>Iiant de rendre jolies ces nffrellses 1oil.:ttc» ,h- de1lil
Je l'écoutais à ~ein,
je lui répnnclais par monl)yllabes; cette 11lstoirc: de commandite 111L.: boul<.:l'ûrsail.
La modiste arrivant, Mmc '!'anluitll1c Jaiss:l partil .
.Je quittai le cahinet dl' toilette avec nn ~ rÎll1ble SOllj'lgement.
'La grande galerie llui !m:,cl'de l'antichambre l'st un
1'\'11 sombre; absorb'::t' raI' l11es pcnsécs, je ne fi
;Iucune attention i.. une silhoUCll(' masculine. lût; Ît'
['('llcon1.rai; mais, comme j'ali~
m'en allc!', dC'rrii:J','
Croyant yU'
moi. j'entendis des pas précit~s.
"IW' Tarduit me faisait fail'€: quelques ;.lerntè'~
Itcornmandations, je me retournai, ct me trouvai el1
I",lce de Jean de Marvy. Le saisissell1cut me fit J!tcht'l'
l,., bouton de la porte: quelque" secnndcs, je fil, (rH
cmbarrassee,
Lui, je croig, s'amusa de cc trouble, .!t il me sembl"
même apercevoir sur scs 11.:vres fines un sourire railveu
leur. Immédiatement, Je me redresslli, et rhe~
l'interrogèrent.
_ Mademoiselle, me dit-il, pourriez-vouS m'nccP)"
der quelques minutes d'entretien '?
_ A quel sujet? fis-je avec hauteur.
_ Question affai res, répondit-il.
Là, /'e n'avais qu'à m'incliner: pour le moment
j'étais 'obligée de Cet homme.
Je le suivis. JI ouvrit une porte (:t m'introduisIt
.Jans une petite pièce,. sorte tic .bibliothèql1i::-fumoir.
Il m'avança un fauteUIl et s'assIt en face de m()i. Lù .
.,,,uriant, très aimable, il s'expliqua:
_ Mademoi elle, je ne sais si .Mme TardUlL vous
a prévenue que par suite d'uli testament mal fail,
l'DUS alliez être (orcée de changer de c()mmanditairc.
J'inclinai la tête, il continua:
_ Je pense qu'elle vous a nommL' .:e ... sucesscul'
Cette phrase et le sourire moqueur qui l'accom·
pagnait m'agc~r(nt;
hnlSQUement, sans rét1t:chir,
Je dis:
_
Oui mais ie
l'f'
11li ai ,Ioonc: anCtlnC nSpo~('.
�EIOnI1t::, 1\ me demanda:
- Une réponse?
- Rien ne proUI"C que i'dccepte ce nouveal,l com"andifaire.
J eut un rire in'nique qui m'humiliap;'ofolldément
- Cc sont des choses qu'on dit, mademoiselle,
".lis qu'on ne fait pal;. LI1rsqu'oll esl, comme VOU",
ur le chemin qui mi:ne à la fortune, pour unt: lJUl's"
... n d'oJ'élllei\, (Iucstlon bien futile, vraiment, on n~
'llIÎlle pa:; Ct: chemin-là, croyez-moi.
.
"Cc n01lYtl"U commanditaire peul ne pas \'I)U~
plain.!,
'nais \·ous l'accepterez quand même; el lUI, malgré
toutt:s It.:" chose::; dé a~rl:bes
qut: vous lui avez
.Iitt:, un jour, elit Ir.:/> h.::urellx, pour IiOUs montrer
.~u'il
ne vous garde aUClIllCl rancullo, qua vous deVCnH!Z
~Ol
()~l!gée
1
Son obligéd
Ce llIot me fit oublier toute prudence. Non je ne
voulais pal; etn.l I"obligéc de cet homllle qui ne cherchait qu'à m'humilier. .Te quittai le fautwil sur lequel
j'étais a,~ise
il m'imita, ct, debout, 1I0US nOll' regard!J.mc~
commt,; deux ennemis. Alors, lrembJllo( de
colère, je répondis;
- J'cspi:rc, mont-iicul', pouvoir Ille {la::iser de vot rI:
aide; je vous dcmandt: quarante-hUIt helr~s
p()J~r
\'OllS donner une réponse.
- Comme vous voudrez, mademoiselle, mai" 1
st bien entendu que Rosette doit ignorer ce::. trÎJ';teh
( hoscs.
- :-iove~
tranquille. monsieur. j'aime lt'Op mon
;l1l1ie pour lui faire de la peine, et je t-iuis quel serait
~On
chagril' ~i ellc apprenait mes soucis.
- Souci que vous vous créez vous-même .
- ,Te suis seule juge de cela.
- En effet, m.ldcffioiselle; aussi j'attendrai voire
réponse, comme vous me l'avez demandé, quarnte~
hui! heures. Si penda.nt ce ten.ps, fort court, IYouS ne
trouvez pas d'amis pouvant WlUS prêter cette semme,
n'oublie~
pa.' que je suis tOùt prêt à vous rendre cc
léger !'crvlcc.
- Service quc JC n'accepterai pas.
Railleur, il r"j)l'it:
- Alors, pour refuser mon aide, vous l1'attondc,
quelques heures.
'rne plu~
-- Non.
_ Vr)U:" ayez pour moi une étrange antipathie, fit-i;
'JI riant Ill:rvcusernent.
• - Ce n'est pas de l'antipathie.
Qu'est-cc donc alors,?
VOLIS désirer. 1" savoIr?
J titis oui, je suis trh 1'1J..rieu.\.
�130
•
LA TRA1\Sfo'UGE
'ans Ilésiter, je répondis:
__ Eh I,ien, comme jl.! n'ai l'our ,"ous aUl.:une estilO",
je ne veux rien vous devoIr.
(
Il cessa de 'ourire, ct, d'ulle VOIX qUI treml1lait IIr
peu, t! l"epl'lt:
- .Ie vous rl!mercie. mademulselle, .le la laç'l\l
;hul'mante avec laquelle vous aH!1 rèp"ndl1 à ml.!'"ffre amicales elcésintr~.!
A pr~s
ce qUt; Il''"S
\'(;I\I .Hl::; d'échanger, je crois qu't! est lIlutile que nOIl<;
nous revoYiOns. Vous vouclrez bien traiter tOllks
questions (l'intérêt avec mon notaire.
Sans même le regarder, jl.! me dlflgeal II.!I'S la porle.
Au moment où j'allaIS !'ouvnr, il me dit encore:
- Ayez l'obligeancl.!, mademoiselle, de fall'I.! krminer les robes de la comtesse de Marvy, je l'ars la
sem,lJJ1e prochaine ct je désire les emporter.
Les parole étaient polies, mail; le t01) SI SOUl'erainement insolent que je rus ten~
de me retoUlï1U
f'oul' répondre à cet homme qu'JI devait respectel'
une femme lui savait gagner sa vil.!.
:\1als, à quoi bon'( Je' quittai la bihiJot:;i.!que et,
sans rent:ontrer personne, je m'en allaI.
Dans la rue, seulement, j'eus c()nSCj'~e
dc .:e
(l'le jl.! venais de faire et je fus épou var:lée! L'argent
de ma commandite, cette grosse somme, il l'allall la
l'endre; cela me paraissait ImpOSSIble. Cet argent-là
C:lait représenté en mobilier, marehandises, et il Ile
pouvait ètrc réalisé en quelques jours, sans entrailler
la chute de la maison .. .
.
.
La IQUrnée me parul longul, ,'allais, le
\c~Jlai,
m'occupant des clientes, éC~ltan
leurs histlJires,
Icnrs confidences, malS tout le temps il me s('mblait
ll\tendrc: .( Il faul rendre l'at·gent ... TI faut rendrl.!
,
11rgeot ... ,.
. Le sOir vInt; comme il f~ 3ait.tr0s beau, je rentrai
'pied, tout en cherchant le moyen de sortir de cctk
liste· situation. Je pensais aux amis d'autrefois,
amis ma pensée ne s'y arrêta pas longtemps. J'aurais
~au
m'abaisser, implorer, supplier, je savais d'avance
~u'acn
de ces ancICns .amis, très riches pour la
n/upart, n'auralent dlsponlble .Ia somme nécessaire .
.. Les clientes! Quelques-unes étalent charmantes,
11ais je 11t: pouvais, sans risquer de les pereire, Jeu r'
expliquer l'embarras dans lequel je me lrOl.lvais.
Pour être fidèles, les clientes on~
besuin de cruirc
qu'une mUlson réussit; sans cela elles l'a bandonncnt.
Je finis raI' 1"'''lclure que si le n'acepti~
pas l'offre
de Jea~
Li .v1:ar vy, J'étais perdue ... Lou\ éfait à
:·daire ... Nies deux a.n~"'s
d.,. Ilitte. d(' travllIl, nI;
scrvaiell' :1 I"icfI, i, rien.
�LA TR.Jl.NSFUCF.
lJn immense décuuragcffitl'I s'empara de !l1ni, je
marchaI s lentement ~ans
v"i .. lo:s ras ' ants, sans
II1':m L sClngCI' qu'il fallait rcntrer, Au cOIn J';;ne ruc.;
"nlx hommes me bousculèrent, l'Ull d'cux duil Gn\ '
I~n
lllt.! voyant, II eut une exclamation Je Joie; vJle.
lll'rit congé de son compagnon et, SHns Ille dep1nndl'1
;ll/l11 avis, m'Imposa sa j'résl:nce·.
- Vnu s rentre" chez vou s , Régll1e, Je V,IUS aCClllll
l'agnI..! .
T"ut de' suite il s'aperçut d l: ma If/stesse ct, gen .
. Iment, Illl: dit:
avez la ngure d'une l'ersonnl: ennuyée
a mie; est-ce de me voir qUI vous relhi si
I<)r(~e
)
Nun, ne croyez pas cela.
Qu'est-ce donc a!nrs ? Vr,u:; Séll'e7. que je sui s
Il'':s mcll s cret cl que je vais V()U~
qucstionner .
.l'.: prollvais le besoin de me con11er, et ]luis (T\lY
, tail 111011 meilleur amI.
•
Ollestionnez. Je vou~
r<.!p<JI1Jrai.
Il faisaIt presqlle nuit, Jaruc où nous marchions
0Llit dé serte, Guy glissa son bras S'HIS le mien. Ct;
~ :l's
le ne me déplut pas, J'avais bcsOIn de lClldrcssl:,
d'amitié. Il y a des moments où l'fin est SI dC:COUfagl'
dl: lutter !:iculc, qu'un accepterait n'importe qUI!
- Avez-vous des peines cie cœur? ml' demanda
l-tl.
Nun, mon ami, il ya longtt::mps Clue JC nl: m'occ UJle plus de mon cœuÎ', alor; je ne SalS gui:re quand
il souffre.
Peines d'argent?
Oui.
.
Graves?
Tl'i::s graves, ma commandita ire est morte.
II s'6cria:
- Diablel juelle ht::tiscl.
.1 e le grundai :
- Gùy! Ils-je avec reproche.
- C'étail une charmante VIeille Janle, reprit-il
\'i vemenl. VOici son oraison funi::bre faite, maillknallt n'cn parlons plus ... Ses héritier,;, natun:lIl'men sont les Tarduit.
- Oui, mais le testament eS1 mal rédigé; il faut
I~arit-l,
tout réaliser.
- Ah 1 complication. Mais les Tarduit prendroJlt
Jans leur part votre commandIte.
- Je ne sais si c'est pos Ible, Jean de Marv)' ne
'l1'a pas parlé Je cette comhinaison.
-- Que vous a-t il dIt?
... 01 'il vouhtit dl,;~
nit nlOD r.: 1 tnl1nr!lt.,it'l",
tlt ftl 1111lY- '11' 'olt N.tI.l..;ilUnl V,:}. ' ~ /JlIih
-
VOliS
111<.11
t',
�IJt;
.... J'$ll relthé'.
Il s'écna gaiement:
- J'en Mais sür. Régine. VOus dvez bien fait.
Cet élan me surprit et je demandai:
- Pourqùoi approuyez-yous ma r'::solution ?
- Parce que le comte de Marvy, tout comte cl
beau garçon qu'il cst, me déplait sOllverainement.
C'est un homme remarquable, Irèti intelligent, mai-il m'ennuie.
- Julo'lIsie 1
- Non, fit-il en riant, car je me préfère à lui.
Cette abst.!l1ce complète de modestio m'nmuc;a, <.'1
je répondis:
- Moi aussi.
Il serra tr1:s fort mon bras contre le SlCn.
- Régine, fit-il, vous me faites, .sans vous . ')
doutC'f, un plaisir immense; VOliS me donne/. dl' 1
Il,it: pour bien des jours.
lVlalgré moi, je me plai~nh;.
- Ah 1 Guy, je voudraIs aussi être ht:ureust:, m,:i,
jtl crois que le bonheur ct mOl nous ne n01l9 renconlrerons plus j.".Ic1is.
- PO)Jrquoi déSespc,rcl'?
_ Rosette n'est pas Iil, je suis seule, toute seuk~
ce mot-là est affreux ... Depuis ce mà1.iO, j'ai (~hercl
é
~n
vain celui ou celle qui pourrait m'aider ... La
~ornme
qu'il me faut est importante et vous save",.
l'al' expérience, que la bourse des ami8 n"~st
jamais
la v6tre. Non, "oyez-vou, C'\lst IJm, je nt: sortirai
l':.ts de là. Ou il faut que j'accepte l'offre iosolenk
cleo Jean de .Marvy, ou c'est encore une fois ln déronlé,
la débilcle, la ruine. Eh bien, je suis si orgueilleuse
L! ue je préll:re l'incertit uJe du lendem:.tin cl 1'f'1)ligalion de tendre la main à cet horrtme ... Guv, dans
\Jeu de jours, le travail de deux années, les 'sôucis,
les ennuis, les humiliations acceptées, tout cela
fl'aura servi à rien ... ;\ rien ... Je m~
retrouverai
..:omme au lenclernain de la mort de mon P\!fC, sal~
argent, san:; sItuation, mais plus vieille de dt'lI~
années!. .. Je SlIlS bicll .rnulheureusel
Nous étion~
arrivés devant ma .'orte, Gu >t"Cl?
fralr,. •. ')!us lOIn.
- T'enez, Rt:gine, reprit-il tendrement, ne rentre:
ras t!l1core, j'ai des choses à vous dire. Je suis. vou'
te savez, un grandpC8~etL',
~n
grand fou, qui IU~
qu'à pr';sent n'a nen faIt d'uble sur Il terre; mai'
lout ~ou
que je s\lis, j'ai dl>~
(unis, et je vais, dès c
soit. ,:tller les. voir. Peut~êrc
pourral-jo trouver l'ar
gent uéecssalre pour rembourser, sans "rOlu li.;,
POLll' "'tUS, "ette !iJ01eU l' ~rnliqte.
. ! .. t,~\
tl r~l!
a).' f,\!
Il'0 '1>.811 \ OIA~
~!t
l ' \ \'1
�LA TRANSFUGV
paroles me sembla~n1
dèl1u<;<;, dt: nUl! »t.!11'-',
l'Iles Ille firellt Ù~I
bit.!l1.
- ~\l.1n
ami, lui lis-j..:, \Ull" c:1t.:. hou, mal" .III1S
plIlcz tenler J'iinpossibJc.
- L'im,possihle, fil-il tl'ès bas, 11\:, is1c' l',l:; quand
stolS
l
aime.
·L'amouI" d...: Guy m'avait toujours sembh: risibk
cu mOlllt.!111 il m't.!lI1ut prufondément. C't:st si bO Il
de n'ètre plus seule quand on a du cbagrin!
.l'a ll nis le remercier de SOI1 aff...:ction, lorsqu'illl\l!
lacha brusquemcnt Je bras en pOLIssant un grand
lTi.
Régint.:, r'::jouissez-vu\l5, :;oyez gait.:, j'ai t1'<l1:l\'(.:
Ihez, mais riez donc.
'
\ hu rie, ne <.:omprenant <'Ît.:n, it.: dt.:lIlallda· :
_. Vuus :wez trouvé qUH:
- Vut rIO cl>1l11llandilaIn':, Il ...: . t là, lOLIT pl'ès.
CcIlL' fois, Guy me fit peul'. li Illt.: s'.·mblait COIlll,l, temcnt pl'i\~
il! raison. N"lI~
":lions seuls dans
Il Il<; l't.:lite rue 1\'05 sombre, k- lUl11l01t:s des bouliqut.:s ôclairaiçnt Illul un trol!oir ét!'(>il. .k regar":.:·
1 lun ami a"lec une stupéfaction qui l'amusa. ~
Elle ne (;omprend rien, s'écria-t-il Cil riant.
Pallellc",:, l'éginc, je 'ais (out vous apprendr!.!.
l)'ubol'd, n:bl"l.lusstlIlS c:hemin, }<: n'a' plu~
grand'J.:hoo;e à Vuus dire:.
Nous llt>US remimes en rOI!((;, moi, lrb Intriguée,
,\pr'::s un COllrt silence, Guy 1 e l!0dara en enk\'an,
~I)n
chapeau;
R0SiIlL', ie uus p l ésçnt~'
v,.!r...: rutu!' C(lmnU1J1dituirt:. Guy Durnal, ingélliçur brc\"l:t":, ,.{'[rt! à la
.'vlai"nn R,;~'i\lc
les ju,ou;> [J'illIeS d, ;;a liul, argent
qui v!cnt ,IL- son pè're et qu'un notaHt.: lient à sa d isl)(!sltlon.
Je fus touchJ,: dL" cdte olTre, qu'\; "jas j, me ralla,
J'c'!"uSt:r.
- Merci, lllun ami; mais VOLIS \)L'[,Jit.:z L:ull1plictl'Ilwnt' \(>lre lll:rc.
- l',:';;int.:, :;o'y(;Z sans iT)qui0tudc . 0.: cl a s'éj,~{an
!,\era_ .vlJman sait que votre maisul1 la~:L
h e
t. r0s
bien, çt pui" la clLluse du h:stam';nt de mon pè r c
est rul'n,~JI<:.
Cel an~':lt
doit servir [,'OUI' aider à Illon
tablisscIl1enl lll1.trimonial nu ofllllll":cial. 'ot r,'
mai' (lil " RrJ!Jes cl manteaux ,. c t u .. e maiso n JI
,·IlIlll\1Crct.:, iune c'eSl l'arfait.
La dClicak,.sl· de lU)', qui Jli! profitait pas de
,dtt.: l~ircot1:;J.ne
pour m'arracher une promesse,
m'amena de~
larmes aux: yeux. Nous étions arrivéE
devant cheZ moi, je lui tendis mC's mains.
2'- Guy, l'a~ceptE.
avec joie, d'.0trc \'otre obl1gr.. "çl
J" rw pourrnl )am,lls l'OllS e"<nrsrl'er ma recon
l1 ; l1 ~-
�sanc",. Tout il. l'heure je disais que je n'avais pas
d'ami, pardonnez-moi ll'avoir penst.! cela.
Très vite il :;'cn alla. J'étais émue, lui aussi, et il
~raignt,
me dit-il, d'être ridicule.
Guy ne riant plus, 11t: disant plus dt: bél.ises, Ct
n'était plus Guy et, bien vite, jt.! le trouverais in>.upportable. ' Avant que j'eusse le temps de répondre il
avait dispar4 .
.Je rentrai chez moi, calme, presque ht.!urell se .
Celle af1ection, celle tendresse m'avaient rait du
bit:J1j d puis mon orgueil se réjouissait Je pouvoi,'
jeter à la tête de .Tean de Marvy cet argent qu'il
m'avait s i insolemment oITert.
Maman m'attendait, j'étais en retard. San s s'inquiéta de la cause, ell e me fit des reproelles; pui s,
uvee beaucoup de détails, elle me raconta un concc:n
de bienl"aisance auquel elle avait assi s té .
.Je lui appris la mort de la tante dt.! Rosette. CL.'lle
nort ne l'inquiéta pas. Elle plaignit Rosettt:, J\ll.f
duit, tout le monde, e.\.cepté sa (ille!
Déçu e, prétextant Ulle grande ratigue, je m'en allai
daos ma chambre, et le dois avouer que ie n e m',·
!iens ni triste, ni seu le. Mon bras Sc suu,ient tle
l'ét reinte ,ie ce soir, mon oreille Lmtend encor· la
voix tendre et affectueuse Je l'ami qui me parlnit
lout à l'heure.
•••
C'c:;t fini, grâce à Guy la catastrophe est l!v itl!e.
J'ai remis hier au notaire de la succession la somme
prêtée par ct. "le qui n'est plus.
Ce malin, lIne lettre du comte dt.! .\1arvy me remerciait: de l'empressement avec lequel j'avaii:i acquitft:·
ma dette. Il me dit, avec des mots rçspcctueu.\,
qu'une femme jeune et jolie trouve toujours à Pari~
des amis complaisants, cl il m'affirme qu'il est heureux de cette solution.
Malgré sa forme polie, celte kttre est sIJllverainl'ment insolente. J'aurai s vou lu y rt.!pondrei mai " le
comte de Marvy est Je mari de llosetle, de la chère
peiÎte amie qui m'a toujours été fidèle. A cause d'clic.
ie ne répondrai pas, et le l'omte de Marvy l'''urro
.1;re ce qui lui plaira.
.
.oJes affaires d'argent ten11ll\ ées, je respire. :\h.
Ilaison marche bien, l e~
c')mmandes sont nomoreuses J11on5, il faut me réjuuir, être gaIe, 01re
\leu rcuS .. ! L'avenir pécuniaire est assuré, j'ai l'espoir
le redonner bientôt à ma mère un peu de cc IUll.e
'"quel elle était habituée.
",elte r éuf'site e!'t inespérê"è' et je lIevrais ressentir
Ulle joie j'lm!n~c
.. " eh bien! je u'éorouvc aucun
�LA TRAN~l"UGi!.:
honlleu r. Pl11ll'll uoi ? lVe sui~.-je
donc ljV li lJe femmt
,limant la lUllt.!, n'ai-jt.! du COUI\lge que jllll.ll' la hataille
\'1, Ilne fois la vicloireassun::L, ne me rcsll!-I-il auclJne
ûnergie pour continuel'? Est-le œla'? Ou Ilien cdlil
\ie de cOllturii.'rt.!, si différer;!.:: Je celle que raidis
"'::\"0c, m't'ITrnie-t-cllc, lorsque je pense quc pOUf
\oujours cc scra la !.l:enne!
Là esl pellt-6t l'l'une des raisons de ma tl'ise~c.,
mais la \Taie, t'c'>t que celle vic de travail, suns
coillpagnon, salls ami, Sêlns amoul', me sembk péni·
bic à vivre.
L'amour, autrefois, j'y ai souvent pensé . .rI.! me
l;oyais la cl?mpagnc de Jean de Marvy ct .it.! croyais
1 nllner. Mallltenant un aulre aillour est [""'s de 1111)[:
(IllY, le chcr grand fou!
Depuis qu'il m'a n:nJu service, Jepuis que je sui
son obligé..:, il ne m'a plus jamais dit qll'il m'aimait.,
mais tous scs actt.!s le montrent. Guy chercht: st.!l"e~
semel.ll.à travailler; il a plusieurs positinl1s cn l'lit: e'
cc: sOir il est venu me demander conseil.
- ~égint:,
m'a-t-il dit, en c.lssélyànt de rire, mais j
8":l1tal::; lIu il n'en avait nulle t.!nvie, on m'offre: Ul.
p(lnt d'or" en AmériLJul!, dix mille francs p"lIr
commencer, ct, si je réussis, si l'alfaire marclle, 1··
moitit: des héni.!lIces la secondt: annGe. C'est 111er·
Yl.'ilkux t:t j'ai pcine à croire qut: jl! l'aill..: dc:~
aPI'tlin.
temn~
pardls. Qu'en pensz-\'ou~
- Que dit votre mère de Cette ojrre?
- lWc est ellcbantGc ct, malgré l'.::xil, me f'UI'plw
d'accepter. l~.e
s'imagine, les mamans font tfllljours des rêves, que d'lei peu d'années j'aurais rUil
fortune;, puis, elle .espi:l'<-: ,!-u~si
que, là-bas, ;-:: rencontrera! quclqu.e nche henllcre qUI sera lro]' heureliSe de m'nflnr, avec sa mUIIl, une grosse dnL
Maman est tri:s romanesque, vous savez.
- l~Jt.:
a peut-être raison; la fort li ne, c'I;'sl le
honheur,
Les yeux rieurs. de Guy Olt? re~ad\:n!
rJcins de
reproches, mais Il ne me ~It
~len.
Je lU.8 un j'cu
~mbarsée
ct sottement, JC lU! demandai :
- Cela vous'ennuierait de quitter la France'
- Je croyais que vous vous en ~outicz,
Réuinc.
Je rougis fortement et n:\Urmural: .
JC voulaiS dire.
- Ce n'est pas cc q~e
Alors, avec celle g~let.,
celte hon ne h1Jmcu l' q III
I.ui est propre, il rcpnt vivement:
- Je l'avais devtné. Lt:s mOlS, VOYCZ-"f)u:;, chi!re
lmic, IlC servent qu'à déguiser la pen~0c,
Cc qui ne
[rompt.: pa", ce SU!,t les yeux. Les \'otres, Slrto~,
no: savent pas mentir, ..:1. pendant que l'nlls Ill!' dISICl!
,1.. 11"<:'; vilaiu..:s chli:;e~,
J": COIiStil!.31-; Lill' ""II:' Ile les
l(
�pensio.: .. pas. AInsi, voyez quel1e et;l lllil ratuIl.!:, jl!
m'imagine que si je partais pour l' mérique vous
auriez ... un peu de chagrin. Vous ft:grdkricz l'ml1 i ,
k vieil anll J'enfance, celui avc:c leqllel vous pOllYU
parler de vos souvenirs d'au[refni~.
Lès djspute~.
les tucluioèric:;, les jouets qu'oll a cussét; cnscmhlt.:,
::;ont des liens tr05 puissants. On ne ~'el
d'HIle pa~,
mais lorsqu'utl camarade de volre jeunesse s'en va,
;lour quelquefois ne jamais re 'CJlir, le t;\.eur :,e t'errc'
;'[rangement, pour ne pas dire dllll[nurelisemcot.
Rq~jne,
si j..: pars, vous pleurerez.
: " Si je pars ~, ces mots m'ipres~onl
d,
~ri
s nerveusc, je repi~:
....,. \' IU~
pensez donc sGrieu~clnt
à ce départ'~
_ Sérieusement, je ne sais pal>; \OUS save?: hien
111/' je ne ~'t1is
jamais séri<.:ux.
'lais enfin, celte pObition qu'on \'1I~
"ff rl' ,
\IIUS 1ellll'-l-elle?
l Ton, mai:; si vous pense,.; '1 Ill' jl.! dpj:; J'aCt;epler
el ... portir, je partirai.
_ C'l.!st pllls qu'un .:on~til,
Ct.: 'lUl' "pus nw dCl1lan ..
l
Ci'. ~à
't
_ Oui, j<.: ,"Ub Jcmando d'nrit:l1ter ma vie.
Je v/Jullis Ille défunclrc de l'clie resptlnHahilii':; et
ceprib;
- ,k n'ai pas qualité pOUl' cela.
Il me regarda gravement, puis me dit:
- Régin<.:, vous seule, au contrairL', UCI'L'Z c()n~lIre.
]),jcidez, et jobéirai .
.~'h";ia.ul
lung n~()mlt.
(luy 1'e"pc.;["1 cc "ilcn..:e,
pur ('nlm Je répondis:
- .\vanl Je vous Llonner lin l'n[):;eil, jl' \kmand.~
à r0110dlir.
Gentiment il implora:
- Que mg J'.:!flexillns ne ~OilJt
pas 1rup If.lngue:; .
I.~l:gjne,
pCl\~ez
qUl.!lle esl mull anxi.:,té ... C'est 'er111.)Ie de ne ra~
savoir cc q L1'on va fairl,; ... Quel jllur
lOe donnLTllZ-YIHlS votre rép()n~e?
- .r e nu sai::> pas.
- Précisons. Demail1.\f)·~I
.
D.:rt:J3in, :;i vite ~ Cc ellllrt dl'Iai m'0piJUVULlla.
ljue l'elle nlill IHIlIr rGlléchir l
Dl'ma\J1, t;l JL' n'~IV<lS
.'lIl\ rtant Je n:l'~
- Demain, ,"csi entendll.
rI 6','1. alla,je l'al CIJ1ll1"'rl.1ili 1.1. qlll' SU I' 1\",calin.
1..: l,' reg<.lrd<1ls dc~,-·
.. 'ndlï' , J'dl,~I)
1;1 t, nt;lti'm d,' I,
. If l ,~Ier
pourllJl d~:na'Jtr1
PI'"I('IlL'I·r.j,· quelq\l' '
hllre:. Je dùlUl 'lu li 1I1'.IYlUt a, L'Iil'd··. J\olal , a qllll
'/'1' en jOllr de. plu' 11 ('hangtl'ait rien ...
. ; "11, .'d1\. nuli 1 . dois J, cHir-r 1',1Vcnir de (;uy "
1· llllel1, l:ar )e L'lirnprt.;ndl-o LI'''; t;e con :ril qlJ'i,
�1,,\
1
l' \
'srI
11:)
l.~,
r':<:lame es t JIn I;ngag\!m"nt de ilia p.lll. S, je lui ùi,
I\'acceptcr cette situation 'Ill 'on l:.!i offre ('11 \nll'-
l'lue, il s'en ira, certain que je n-; :-crai jami~
,1
emme; si je 1ui dis de re l<!r, ma vi.., est el1~a:'
1 il faut me lais~cr
aimer.
)iuy s'en <lllant, cela m'Gpouvank; son afr,xIÎ .. 1
"n amiti'::, ~a tendresse me manqueront. ,le sui -' 1
..,euh:, et pui~
pour moi dcrnièn:ml:J1t il il ék 1r ,
bonI J'ai coJ1tract6 envers lui une dette dt.: n',"'1
nais~;\I1cl'
qu'il me faut aC'luitter. Alol's je serai. a
lemme ... mais, Je crnis, j'al peur de n' pas l'au!lL r
o.:(lmme il faut aima son mari.
•
POlll' moi, cc n'est qu'un ami, qu'un o.:amara,ic,
qu'un grand fou dont les folies m'.lJl1us\!nt, cl je Il l.
peux pas m'imaginer que j'arrin·rai ,1 aimer.l TIl\
,l'amour.
Pourtant il m\! sembk qUl' ,:.' c relll tl<:" bOIl
l',limer.
Depuis deu ' ans J'ai V0l1111 OI.I,Il Ll' 'I"e' j'.lva i •· un
nT'ur, j'ai vuulu Ile pas voir 'lUt' t"!I!t·1-. l,',> Cel,llII ••
qui m'entoumient, client\!s, YCIl Il'Il" C"', tluvrièlcs ,
Ir"Uins, n'avaient qu'un rêve, l'alllullr . .l',li renn e· I L
\', ll' pour 11l' l'as m'ap\!rCCVOlf qu' CI' l'CI rncttall
.
,,' n
' . y'
'l.DP!o:.
un
" '-"
\
.,
ou,;ens t l' ~; 'pelte Lleorgetlt', JC' ml r,;PPll)e'
ql1ellc ll"rt(, recueillie die Ill\; parlait de s,,,,
l<.- lIlI\; amour. Il lui faisait oublier sa mi'::rl', 1'1 Il.! ~I,
lUI ~(!mb[ait
si bellcà vivre qu'elle n\'I1I'iail pcr:; .. "I" :
~i
j'aimai!' je ,e rais comme dit.:, di\'iIlt.:Illt:ot !-h'l\'
rCll .. e; travail, humiliations, souo.:is. ("lll cci 0,
,,0,;1":\11 riell ... Guy, o.:umme je voudrai" 11I1i :\iIIl(;rl. ..
J)cruis deux nn,.;, j'ai voulu tuer en IllOi 1.IUle. scr.·
~ih!l.J,
j'ai voulu dissimuler à tou~
mes "'1)lIrant:\!~,
o.:;.!r j'ni IJlE;~n
souffert. On ne change pas d'un JV<Jl' a
l'autr\! dc position sociale, sans qÙL: 'vIn: nrgudl Ill'
St' r":voltc, ~ans
que tout cc qu'il y a en \"lIS de tien,:·
nL: sc drc~se
pour VOLIS dire: attends, lSI'~re,
ne fl'
r":sign;.: donc pa~
si vite à n'être l'lu>; t.:l'Ile llue tu
"tai!:>. ,J'ai y,'ulu ne rien <1ttclldre, ne rien e~p0r.
'ai marché tri:s \'ite, sans regarder ce que je lais~
'cITièrt: moi. J'ai dc « la transfuge ..... Pau\ï'e Iran ..
:une [ Que Je fois il lui a fallu U!l conrag\.' d'lllllnnte
lo~r
rcsi<;leràcertaines humiliations que dcs remme
le son ancien monde, lui imposaient par m(·cllano.:('f 1
'1(1 par soti~c.
.
,
Les preml\!~
tC!l1ps on est t:es fiere de "'. VIrilite,
,,1 est très or~eilus
de faIre son chemll1 toutl'
,cule, Je gagnèr ,sa "ie ~ns
.Ie sec?ur~,
de personne i
11uis, un jour, un Jour où I! faIt particulièrement beau,
''i ln prml€:mrS \'OU'l (,lit retlcoutl'or D. chn(1u~
))1)\\
\
~'t.l
~:"
"
~
Pi
.,1"11"\'
.", . . . \1
,
II!.
lVl'C
�T,ft TRANSFnGE
coml'tl'; tL,ut Ù ,;oup, qU'lin\! f(.:nIJn..: n.'a l'as ét(, l'réé('
pOUl' Jouer c..:!; rôles-lil.
TOllJOUI'S commander, toujours se défendre, lou
jours lutter, c'est terrible ... et puis il y a tks heures
tic détresse affreuses à vivre 1 A ces heures-là, Jl
souhaIte, pour oublIer, d'mmer, J'almer Il'im~or,
'
lJui, mais de pouvoir aimer ... Mun cœur ne veut [ li~
obéir, et mamtenant 11 parle en ma1tre. Cc cœur a
rcsponl)esol11 d'amour; les affaire!', les stlucis, le~
,. ;abilltés n'ont pas (:toufTé son désir de tendresse,,,
.l'avoue, san" aucune honte, que j'al souhaité, avec
loutes les forces de mon etre, que quelqu'un vint
m'offrlr d'unir sa VIC à la mienne.
Cc quelqu'un est venu, c'est Guy; pourquoi donc
rcfuseral-je de l'aimer. ..
Il me senÜ)k que cet amour va l11e donner de la
jOJ(! . .Je crois que cela me sera tl'i:;s doux de penser,
p"ndant mes longues Journées de commerçante, que,
le soir venu, Je retrouverai celui qllJ m'U1me, mon
mari. Guv me donne là une grande preuve d'amour:
{'pouser llllC coutri~e,
pour un ingénicur, c'e)';[
dl~chOr
Mme Durnal va bien !';,luITI'IJ'.
AHons, Je SUIS déCidée. Je ne me sens pa le courage d'envoyer en Am6rique mon seul ami, Non, jl'
de moi, je veux. que son affeLYt.:\JX qu'il reste pr~s
'ion, sa tendrC5Sl:, me ~outjen
aux heur~
llHliJ·'.lises, le veux l'aimer l'our étre hClll'eLl5c 1
..
C'est fini, je suis fiancée; Mme Durnal a fait quel,lues difficull':s; mais, je ne sais comment GU\' s'y
est pris, sa résistancc n'a duré que deux jours.'" Le
temps d'une migraine ", dit son fils! Maintenant,
tout c t convenu, arrangé. nous nous marions d~ns
SIX semalOCS. Guy est s'i content, ~i
Joyeux, que SOI1
bonheur mo renJ heureuse. Il vient dlner chaque
~oir
ct, pour m'amuser, me distraire, jl ne sait qU'ln,'enter. C'est 110 ~amjl
Insupportable mais qu'or
'aimc, maman en ralTole ct nt avec nous des bélises qu'i
Jéblte.11 a une façon Je me parler de son amour teJle
ment étrange, que Je pense qu'elle n'appartient qu'i
lui.
- RégIne, me disait-il, ce soir, VOliS ne pouvc~.
vous imaginer à quel p0int cela m';'l1nu<;c de "OtlS
aimer.
- Cela vous amuse? fiS-Je étonnée.
- Oui, e.t n'ouvrez pas si grands vos jolis yellll,
rela m'amllse parce 'lue c'est 1Ilcomp1\"1", nll\hl\·, et
;',)dnrc:
•
'",\u~
CIl
4lJ.i iJt
Î1'I"nt\lr!J~h,d
;4,.1\' t"l!l.
�LA -l'RA"':-.,' 1J cr:
- :'liai", ('l'<l\lte! dune. CrnV"Z-()li~,
llilimeflt.
qu'i] duit naturel, rationnd, que mOI, qUI "uis Il<
'lmourClIx dl' I<l\lt cc qui est bizarre ct excentrique.
'loi qui ne suis tlU'un grand fou, vous le dites hlt:1
SOlll'ent, le m'éprenne de vous, Régine, l'OUS '1111
ête~
la sagesse, la beaut.::, la rais'lI1 ...
- La ï'alson, l.a sagesse f Gu)', si VOU" snl'i<:i
;"mme il y a nes Jours où ceS deux choses-là m'Cil'
I1llient! C'est terrible d'être toujours raisonnahle:
Cel aveu le réjOUit, il s'écria:
- Quel bonheur que vous soyez lasse d'être sage,
l1"tlS ferons des f()lies ensemble; c'est très h()n d'être
~'ai
ct de rire 1 Nous s()mmes Jeunes tous les dcux, il
1'.H1t profiter de ces Jours dl' jeunesse. VOl1~
Sé\VCi:,
Hégine, ils ne reviennent Jamais!
l' 'Ilsil'e, j,' répétais:
- lb ne rt;vlcnnent jami~,
- Oui, reprit-il gaiement, pénétrez-I'uus de cetle
iclé-I.'-là, c'est le meilleur moyen de hlen l:mployer sa
, jèllllesse. Moi, depuis que f'ai l'age de comprendr'
u qut' ce mot-lit renferme de merveilleux, je n'ai pa ....
l'l'I'du une helr~'
de ct? beau temps ... Régine. depuis
deux ans \ ous n'aver. pas dù hCilUCllUp vm.ls amuser;
,'h bien, nous allons r;'l ttrapel' les jours perdu""
D'abord, d<'s noIre mariage, nou<; partons.
- Nous parlons!
- Oui, mon parrain me donne, cu plus de la pièct.
d'argenterie obligatOIre, une petite somme l'our
vllyage de noce,;. Il a été mané trente et un aus, l'l
pendant sa longue vie conjugale, c'est le seul momenl
où sa femme a été agréable. En s()uvenir de èes
petits jours de bonheur, qui unt été hi en cpurt", il
nous rait cc ca?eau, c'est gentil f
- Trt:s gentil! maLS où irons-nous) Et puis, ptl1sez-vouS que je pourrai parlir '?
- Où nous irons? Mais vers le soleil, et Il faut
toul arranger pour ce départ. VOIre maison se passera bièn de vous huit jours.
Gela me semble impossible.
_ Rien. n'est i~nposhle,
Régin,a. et pui~.
si vou,
raites mOins d'affaIres, cela n'a p li" çrd'"
imrnrtance.
_ CUn1ment? je no compn.:nds
_ Vous pensez bien que dès que ,'aurai trouve
une belle situation, Je ne supporterai pas que ma
femme travaille .
._ Les belles situations sont rares, Guy. et JI est
':;~()nable
de s'en tenir à ce qui est certair•.
_ Raisonnable. raison, Régine, oh 1 comme j'a1lrai
tlLI \llll] 1\ \'1') , fil 1l'F.I l)\Iblh t k.CH,I 111Oll.l·!iI 1 M~!1I
nHI
,Ii~'r
l ' : ' ,4!lij~
.,. •• ~ ••'IJJn .. d~
tlll41I/ Olltl
v'
~Cl'
!! 11,1/'1,
�f III
cha! ma III , sans penser aux choses 'lfrit:lt:!es. :'lOU'J
lie sommes ras riches, c'est vrâi, mais qu'importe!
notre bonheur, notre amour, no' re jeunesse font dL
nous des millionnaires, L'avenir, ne vous en inq uiéte'/,
pas, nul ne Je c",nnait; il sera peut-'::tre superhe,
nersonne n'en sait rien ... Moi, je n'y p<':I1SC jamais, ,
Je me contente cie vivre l'heure présentL', je la trOllYL
,i helle!.., R6gint.:, essayez donc de m'imiter.
En souriant, je tendis mes mains il.;c grand t.:n1Ulll,
nais je ne lui répondis pas, A (luoi bon attl'istl.!r ~()n
hnnheur? Et pUIS, cnmprendrall-J1 mes soucis!
~la
maison marche bien, les clientes sont numhrcl~es,
les commandes affluent; mais, pour gagn el'
de l'argent, pour que mon travail rapport\:; il mL
rallt l\Jtter chaque jour, Lutter c(,ntre les vt.:!l(!t-uscs
qui cl~rendt
mal mes intérêts, lutter contrl~
Jes
Ilu v ril:res, discuter avec acharnement les pd.' de
revient, surveiller tout moi-rnC!me, nt: compter sur
c~rsune,
car je;: ~iUs
entourc\.: d'ennemis.
Quoi qUl' je fasst.:. si bonne, ~i jlst~
quu jl.! "ois,
III ne m'aIme pas; je suis" la paln.mne )', ..:el1e dorol
.n se moque, dont on rit ct pour (lui on IÙI }JlI\<ll,
pitie: ••\u.1 j.:: peux L'tre triste, aVOIr des yl.!ll\. pl"in~
'le larmes, aUCln(~
dt's feTlilUes qUI m";lltulirent He
4'en al ercevra. Et pourtant elles Ile :,ont pa~
nié .. ,
':l1ulltes ; dans hien cles circrmstançes j'ai pli 1('"
:uger, Dl'~
qu'une de~
leur" l"lObl! malade, e1;~
i<:
I,rolhguent ct, parOt~,
ratg~n
J'argc:1Jt '1,j' 'Ik,
ont 'tant de mal à • agne!'. ;'\1.11<;. 1)1)111' ê!lcs, J'.' n\.:
~uis
pas L1l1u fcmlllL, jo suis la .r l'atrune~,
'l'Ile
pas ;;lI ju"le po Il'qllul
lU'on dCllt halr, on Il.' ~Hit
• Cetle vie·là est tnUJdurs plt.:illt.: (h- ~ II1IL'i" 1 Lit q ,iller'~
n'ici longtemp s. jJ Ile l'e~pLr
l'a", la helle
situation de GUY, un r2\'J cie mon L!rHnd fOIl!
Pourtant il a' l'air hien d0ci~
'ù 1l':llitilkl', Il se
pourrait, il ne fait ri/;'lî c~lInme
p0r:;onIH', <Ille', "all';
chercher b<.lILUCOUp, iJ troUV:1t LIn" j'Ihiti(,n ;]1';1111<1C!l:s~;
m~is
j,e cf?is (!u'ellc nl.! scya j<l.mais SL1p~cbe
"t )'al pCIlle fi "!1'lInagmL'r qU'un JOLIr Je I)OllITitl Ill!
rien raire ...
\llons, je ne peux: rfl'; peoscrà l'ayenir; It.: pré~cn
'st bon, j'ai qUt.:lqU'Ull qui m'aime, je ne sui,., plus
uute seule ... Comme me dit Rosette, cl:!n5 sa lettre
le félicitations: ., 1I1a ch6rie, tu "pol/ses un homme
~ai
ct qui ne s'occupe pas de poJiLi'llIC; pClf\'-IL
',"nprend re ton bnnheur! »
')ui. je comprends mon bonheur, ut je ~l'n<;
4ue
'·,'IS ks jours Guy me devient plus c~er
. .Jl' 1'f\Wl<1i<;
l~iù
Lomme un ami, un canlUrade, je l'alJllerni lllaill_ClHl "" cumlnE' un mé\rij Il.t if) ~cn.RJ
Ir. ,"· . . i"", qll"il
~"rI!'l
!ld·d.re ~ Ii't.il ,~H; l\~
,!f~
!"'"
�Ob! cummL après ceS deux ann'::es Je solitude ct
iL: \";Ii~
trouyer d6IiL..eux d'avoir prb de mnÎ,
,III); heures noires, li n compagnoll Llui !ne consolera \
- Les heure,; noires, me dit <IllY, vous ne lt'!"
';(ln nUll n:z plus; tout sera rOSe pou l' nous; l'anHlu,
f,'ra des miracles 1
,\1111110, UUy, je vous croi::, et en jle1~an
a vous je
"/urÎ" gaiem<.'nt. ,Maintenant, j'ai parfois envie d\!
.:h'!1ltt:r, el JCI'Ul~
la mort de père Lda ne lll'était
.Ie lutte,
FlmHi~
['(lut
anïY'::,
l'heure iai fr<.'J!lnnc unevieillc chans(ln J,
j'al ae tcllel1wllt donnec LlliL je ml'
,ui' tue subitement. Cettu voi" l" mienne, me f'ai... ait p<::l1r. C'est sturide, mais il Y.1 deux ,.\n~
qlle le
Ile l'al ais el1lendue, el cetk voi, ft.:l11uait e.:n moi dl.'s
'''u\,(!flirs auxqueb je ne veux plus Jamais pcn;,LJ',
l'nn, je ~lis
gail!, je suis he.:llrell!"e, l'heure '[lll il!
\'is est bonne II Vl\fe; 10 passé d l'avenir, il ne fallt
l'a, y songt'r.
(Tuy, ,,1 vuus lisiey. ccs lignes, V,/US serky. c,lllll'nt
dl ,'ni re élève,
.It: me marie Jemain ct nOLIs pnrtul1s pOlir huit
jllllrs; il: parrain de GUY, un déliçiellY l'j<..:il Jlf>llll11e.:,
Il''IIS envoie sur la C()t~
d'Azur. NOliS Sl'jO LI l'Ill '1'(1 IH,
Ù Cannes, ct cie là nous ['ayonncr(fJ1s, Père.: Ill' f1llll\ait
s'absenter facilement, j'ai très p 'U \ I.J\'tH.(L, ,!li ," i jl,;
me.: réjouis de eette fugue vers c,~ pays 'lU'(lll dt! SI
1l1f1(1
Ù
I~nfacei
1Jl!'llI ,
.le laisse ma maison à la première, une! jolie iilk
donl la conduite n'est pas irrépr"chahil!, mai" qUI
l'arait m'aimer un peu, Elle est adrnill' t.:umnw UI)l!
l'l'L:, trl:~
!)onne, Elle est ravie que la patrollll<.' se
Illàrie; elle lie comprenait pas C\1111111ent je p(lll\,ji"
;)l'l)ir tant d'idées 1 Etrange mCl1tai~;
Jl~i
die e"-t "j
h\llille tille, si franche. qu'on lui pard"llllc les h<;tl"e"
'111'<'llu débite . Avec elle je suis à l'cu près tranLjuille
!"/lir huit jours, c'est tout ce.: que sa franchise a [lU
Ill': 1)\,()111Ctll'C,
1'; le sera là tous les matins, cxac1emCl1t, il l;j 1IlL:)JlC
lieure; son amoureux pour di.' jours est ahsellt;
)la " ..' cc d':'lui, elle ne m'a rien prnl11i", Du rl'~IL,
III li!. l1l: (.:oml'tllns pas nous absenter Il'l's 1\l11!.;ll'lIlp ';
(Jllya plusi,;urs sitL)utions ':11 vue dn"t il cf, ,1 'Pt.:;
;lIpe.:r,
'
j)"J11al " ., l" une joie llicn grande, c"ntl'Ille de
I\llil1:er les afire~,
je m'en Irai a"c '" IllLlll 1~"lri
";
mal1l.i1I et Mme Durnal! t,lla ?ellt:-rncr., J)mlltl' ont
lie notre nb CDee pour fil1lr cl ltlstall"'J'l1l11oi1 appnr';llleut que nous avons ~howj
pre' du bai, I,e lover
:n cst JI1 l't'II cher, mat" la rnal<,OIl Rt'''IfI'' mardlt
,i
biell ,,]III' (;Ii
cru
1',1l]Vnlr .Jut"'(~l
'_tU)' d {;Jill
�14....
LA
l'HAN~FUGE
cette folie. Le soleil il Paris d(!vient ;naborùable;
dès qu'un propriétaire a une mai~ol1
qui en re~ùit
quelques rayons, il fait payer les appartements l!ll
c,)ns équenc p · , Et pourtant le soleil est un d'.l11 de
Dieu 1
J)('mai; nou::. partons. Penùant buit l"n g~ ,-JUl"l
je ne verrai plus Pal-is et se~
maisons s i haules qu'il
faut cliercher bien loin pour voi~
un coin du cid .
Demain, j'oub lierai lout. Demain, je ne st!rai plus
maclemo;:;eIle Régine, de la maison Régine et Cie .. ,
Jc n'aurai aucun ordre à donner pendant une SC111uinc,
et il me fauùra obéir. Oh 1 comme cda va me sembk r
bon !....Je veux être pendant ce ' temps une femm,!,
une vraie femme, taquine, capricieuse, ne parlant
j:l1nals raiso[J, riant il tout propos, ne décida!'l rien,
ne discutant rien, se laissant vivre, sans penscr!
Guy, vou~
m'avc7. dit cc soir llue vous aliez peur
de ne pas me donner tout le bonheur que je mérita~,
ct que mon grand air sage vous errrayait encore.
Guy, lorsque nous serons dans le train vous ne
ml! reconnaîtrez plus. Vous retrouverez la petile flile
l'apric ieuse ut fantasque que vous adoriez 101' quI.!
\f)US étiez gamin. Ouy, vous verrez que malgré I11L\S
1TII1ées tristes je. sais encore rire. Guy, je me réjouis
de demain. Comme ça va èlre bon dt: partir tous les
Jeux, de s'en aller, de fuir Pari!:>, ut: fuir en amoureux. Guy, je. cruis ... vraiment mall1tenant que je
"(lUS aill1(;.
Cinq jours ont passé, cinq jours ch: bonheur. NlIus
ayons quitté Paris le soir de notre mariage, il faisait
fru id, lriste, gris. Le lenclemain matin, un soleil
':'datant nOLIs a réveillés. Derrière la vitre du COlnl'arllm<.:nt, Guy et moi tendrement enlacés, nous
I·,:gal:djolls émervcillés le paysage devant lequel llOUS
'lissions. Nous avons tout admiré. Les maisolls
)lanches avec le linge des habitants séchant à chaq uc
(,.:nétre, les oliviers au feuillage sombrc; mais cc lJui
'lOUS ravit, ce fut la côte de Toulon à Cunnes. Lorsq'lc
l'aperçl1s en fleurs les premiers mimosas, je poussai
des cris de Joi e .
•
Enfermée dans ce cUI.qJartiment, près de qu-:Jqu'un
'lue j'aimais, il Ille semblail entrevoir llii coin ..le
paradis vers lequel jan1;lis je re pnurrais aller. .r c fil'
part de celte impressilln a Guy qui se mit à l'ire.
re
folle, me lIil-il, dans une heure à peine,
- \ ~bè:
,lOU" serons dans cc paradis et nous y resterons huit
l\)n;.~
jours, unc semain ' cnl ière. Ah! Illa chérie,
lIjollta-t-i1 en l'ernh)as~IJ
~ai"némelJt,
cOJTIme
SI,lUS; cc b '~ al
~"kil
011 dUit ,,'aimcr bieul
l
�•
Cllq,IL:l1t:; e repris:
- Alors, ~ans
~lkiJ,
\'OUS ne 1l1'aimerie7, [las,
ecs mols dechalnèrl'nl UllC a"tlallche de ba!ser'O
)nlre lesquels je m~
d0fcndis mal.
- <luv, je vcux VOir, vous êtes illSllpportab,l',
.\lais il étail Je plu~
l'OTt ct je du!:' \'oulnir cc qll" j
le' pltll\ai:. empècher.
,\ Cannes nous primes une \'oilurt.!. Le Vll'Il: Pd r •
rain, à qui nnus devons ces jour:; c!f' bOllhl'lIr, /1(Jus
,lyui l retenu des chambres dans un hôtd s itu e au
milieu de l'Estérel.
l.'I·;stiCrcl, cela IlC mc dIsait rien. Je savais vahUiC'nent que c'ètait unc montagne, située [OU: l)ri.~
cie
:alliles.
Le cocher nous fit travcrser la vilk, plIi" :; )lnt Ull
(iJiCnlin qui longe la mer et qui cst borde, de l'Ulltre
61t6, par de superbes villas aux i .. <lins Oeuris, Le
,< nleil, cc soleil du Midi, que je Ih.: c ' naissais pas,
l'l'sI1lt.!ndissait. Le ciel etait bleu, la
'r, si pareille
:lU ciel, qu'au loin l'tIlle semblait la continuatio/1 de
l'au,tre. Il faisait l, l, j'étais heureuse, ma main
c'ht.!rcha celle dc Guy.
nrusqucm;;nt la voiture quitta la mcr !Ct prit \Ille
rtlull: comme je n'en avais jamais vu. fi. <1roilc, ~\
!-\,lllche, aussi loin que nous pouvions vnir, des ,ni!11'1H<lS flcuris, mais Je ces mimosas l[U'On ignore ù
l'uri~,
Les fleurs t)n sont trè . Jiff0rcntt)s, clics ,Jllt
ici LlllC intensité de nuance qui V(Jus étonne, el puis
leur parfum vous surprcnd. Il n'est plu~
le mêm.:,
,,1) ne lc connalt pas. Est-ct.:la brise ùe la mer, est-cL'
k sole il qui accomplit cc miracle" mais il m'a semhlé:
aussi \lar(umés,
n'avoi,. jamais senti de mi()~as
L'hMel du vieux parrain SL' cuche au milieu de
Celle végétation l11' ,veilleuse, il csl toul petit, IranCltlille, lin vrai nie d'amourem.. De notre chamhre,
/1 ' U~
avons L1ne vue '-;uperbe, la 111er est devant /11)\lS
si he lle , si bleue, qu'on ne se lasse pa' de la regarder. 1\. droite, L'E stérel avec ses houppes jaul1es,
!aches d'or su r cette montagne vert e; à gauche, la
cMe, Nice, l\lnnte-Carlo, cl, dans le rond, s'avançant
'l'ès loin dans la mer, le cap Martin t'ut boi ''.
Depuis cinq jours quc flOUS SUmméS ici. ,O!1l', le
tles ècoliers en vaclllFes, nous avons (ouru <l i'8ver<;
la m,)nt.:\gnc, /10llS avons llris des chemins lillprati
l·;ti)\es L~csendu
dq sentiers ù pic; IWU ' avon~
'\lcilli' au bord de la mer, POUSS{!CSÙ mêmcJa '"()cht,
hruyères hlanche.'· qui semblent gardL ,Otit
Il' ce~
lt.! parfum des bois. Enfin, ussis l'un pr~s
de 1';\ Itre,
au \lied d'un grand eycalyptus, chaque, son, dOUS
fll'()(}S regardé le soler! se coucher denl.::rc la l'IOt1Jt,;fle. Lor5"1l',1 .-.tail nal'li , nO\IS qUlti"J.I~
\'1·;;;. rel
�et, SOUS un ciel souveilt couleur dc sal~,
nom, allion:-:
vers la mer. Tout au bord de l'cau nous marchions
lentement, 6çoutant le bruit qu l'c)llt It.:s yagu.;s.
~ous
nous taision!:i, !1'::llrcllx, si hcureu.", que parfoi!<
'e grand bonheur me l~isat
peur. AloI' , pour bi.;n
m'imaginerq\le je ne faisais pa~
quclqu.; rêve délicieux.
ie r.;gadi~
Guy, mon cha compagnon, mon mari, el
,ll(ln'" bras, <-1 u'll tenait bien sert~l"
se rapprochai1
,'ncoru .(ie llll, Alors mon orai1d fou su punchait vuni
1I1oi ct, tout lIas, bien bas, il ml parlait de nous, dl'
:1I,tr,.. amour. Et c'l:tait charmant ClS conJldences
~l!\
I~LJ'
~ch(lngio,
bL!rCl:~
par k bruit monotonl
,il' la 111(;1',
l>c teJllps (;" lumps un coupll' d'oiseuLlx passaient
rapides au-dessus de nous, il:; pas~ient
en lançant
Ills ,Hlte>' dairlls, stridentes, tr"ublant étrangumul1t
Cc' grand siluncc du soir, ut nos yeux les suiyaienl
\U"qu' Jans l'Esterel où ils disparaissai..:nt. GUY
di <lot : " Cu sont dc putits a01ourLUX. )) Et moi j:':
1'l:p0tais avec cxta~u,
en pensant ù nnu:.; : " Cl SOllt
des amoureux 1 ))
l~t
tn nuil \enait, il fallait rentrer. Blun quc la 1<.:111l'èraluru Ù ClUe het,lre-Ià l'lit très ft,llchc, nous <I1lt'I1'
dj',ns lol1)(\Urs la pr":Il1ii;re (' l(lÎ il' , 1';lIc apparaL:;sail
ju~tc
au-L\c!:isUS d'ul\L! vi..;ille églisl' qui p()s~d.:
UIlt:
[(lUI' curréc. Celte étoile e~t
si bclk, si dairl', tille je'
m'im,lginl' n\;11 avoir jumûi<.: Y~I
d'nus~i
bri!l; l,le-.
XOl1S l'appdot1s " notre étoile» ct k soir, J,\'ant de
IlClLJ!' ·'oucber, tous h!~
dell!\, notls la ref.'ardnn<;,
Guy, je m SOLlYÎendrai tOlljours d<: ces c,;inl[ jill/r,
lk bonheur que nOlls ycnuns li<- passer.
i\ ujourd'hui j'l:tai~
si 'lur<;SS<:USl, t/ll'Ul'I'l:' l,
déJellll·.'r, nnéantic, éblouiu, grisée par cc )cau sokil,
Je n'ai 1 as \'oulu bouger de la lerra:s.: d..: notre l1ote!.
roSl'S, la me! hkllC, l!t t'lIll
,It' voyais les roçhu~
autoul' de !n(,iles mimosas, t;n l'kin,: Jkur, ~n,h:tl
mlti..:nt, A mes pieds des girof10es, des no,l"ci '''us <,1
de:-- roses poussaient là, ù la l "hand<1'.k. ~\ I),·ilo~
r.:ulti\'G~,
(iuy d('!':iratt aller ii. C,anllC!i; !lw.i, lTaimel\! j..:
n'aval" l';,~
CIlYtC dl! qUllter cc COli' de pal'ci~,
aus~i
j'ai <'ll\OVC mon mari seul il. la \illc.' Je lui
ai dit, l)(Iur
J.ér..:ider à partir:
L,d"'5eZ-JllOi.
~ y'l.is penser ci notre honlll'llr; c'~t
II' vivre dOL1bkmcfI ."
Et depuis qu'il (;SI l':lrli, " ".IX !tIIJ'(" VCili. :,c,
i", il'di pas songé à auln.' c!l() tc;.11
a cinq Jour' 'Iue
il' suis mariée, cinq jours se.lJlelllent. 1'1 l' DI' DI"
reconnais pas, je {le suis uis plus 'rave, ni $':rÎLllb(;,
tif ne pense;) l'lp.n c,,'ù \'jv['1' ,~v(;c
iwl'~"(,
,'l'S JOl1r,
llIui S'Cf.l~jcn
le
o(
�'e matin, GuS' m'a dit cn me re~a,dl1t
(lltenti·
lemcnt:
- Régine, commc vous êtes rose ct rieuse; vou:'
n'ay(;z plu,; cd ail' ~<lr;('
Cl ui m'effrayait! Vons souriez
oui le temps t!t cela YOUS va très bic!1, pdite ch6l'ie.
La petitc ChlTIC s'~t
blottie contre son mari et a
nUl'mur0:
- C'est l'amour qUI a fait cc miracle.
ellis, voulant cunstater que le cher mari n':1Vai:
pus menti, j'ai élu me poser devant une grande glaœ
qui tient tout un panneau de notre chambre, ut j'ai
l'~gardé
mon visage. Guy avait raison, je ne ~;ujs
plus
la même. Mc" yeux sont brillants, mes lcvres n'ont
l'lus ce sourire dccouragé qui faisait dire à Rosette:
• NI: souris clone pas ainsi, on dirait que tu vas pleurer .• Maintcnant j'ai l'ail' d'une personne très heu-,
rcnse; j'ai la figure d'une petitc fille contente, il me
~<:!mbl('
!'lllé j'ai étranqement rajeuni. Je ris souvent,
je ri" follemcnt pour des bêtises. Il y a deu.- an..; '1tH:
jl' n'avais p_1S ri ainsi 1
Tout à l'heure, lorsque Guy m'a quittuc, je l'ai
:l~.nOJpagé
jusqu'au bout du sentier yui con(!llit ,t
l :allllCF-, J~
l'ai regardé de~cnr
ct il était déjà loin
IOI':JCjuC Je l'ai rappelG pour m'embrasser une di!l",è;(\) fois. [\ est revenu, tr\:s vite, heureux lIl! ct:!
c:nfantillngt:; cl. 11 m'a dit avec ùes yeux plein~
d,.
h"nhcUl' :
Ce baiser-lù, Régine. me semhle meilleur qlh.'
l"LIS les autres.
Pourquoi?
Parce que c'est VUU!:l, c'est toi qui l'as ù0~iré
1\1alf'l'é deux vieilles Anglaises qui pa.ssaient non
I,.in de nous, il m'a prise dans ses bra~
et m'a mi"
d·.>! haisers sur tout le visage; ct comme je le grondais en disant:
- C'est ridicule, nous scandalisons rout le monde.
11 m'a répondu en riant:
-- Non, soyez tranquille, les gens nous regardent
parce qu'ils nous envient. C'est terrible et tr~s
triste
de vivre seul ici. C'est un pays, Regine, qui a été
créé pour les amoureUli.
le l'ni renvoyé avec un sourire ct je suis restée là,
le L'~gardnt
s'cn aller Lorsquc je ne l'ai plus vu,
:e me suis scntle tristc; il m'a semblé, tout à coup .
. , Ile le soleil disparaissait. Cette impression a étê s,
,,,,·tl,; que j'ai regardé tot.:t aulour de moi. Lt: cid
i!tait aussi bleu, le temps <1'1551 clat!', la mer aussI
hcllc. LeS {leur cmhaunwj('nt encnrp, ma:s leur f'a~
fUI!! ne mt: qrisatt IJlu~.
"U
Mo jUf.\e:.Il1t .( tl'ide. lI.: HlII 'mis inHtalléQ eur l" tcr
-, • /' .fl~t
~I"
i 111"11"-'"
f'41 U, li A'I
�,
1:;2
mun bOllh0Ur. Maillknam i'attelllb (lu\" il 1)", tar~h:
pas .•( Je serai là pour le thl', ln',,-l-;l dit, et puis
_ après nous partirons nous promener. Vous Ile sera
plus pan:sSt!usc:, Je pense? "
Non, je ne 'uis plus paresseuse: . .l'ai sec(lue: C.d
l'ngourlhssement de:lici<.!ux, je SUIS prête à partir,
prête il. aller v'lir le bt:au sOleil sc coucher.
On appt\rte le plateau du thé. La petit<: femme de
,hambre, une Anglaise, ml:! regarde ~ton!e
..Je SU IS
:;ule, <.:ela la sUI"])J"end. Elle a très envie de me _lues:Îonner, mal~
clio: n'ose pas. Elle installe la table,
:out est prut. il y a même, entl'c la théiùre ct 1(:
sucrier, un cornet de cn~tal
plein de roses el d'ane:mones. Celle dlnelte préparée est charmante ct la
salle il manger ,ligne d'un roi. Ali-dessus de la tablt:
s'~pan()UISelt
L'es mimosas de toutes les sortes; il
\' Cil a dunt ll:S bou les, toutes petites, semblent
jJoudrées d'or, d'autres dont la flenr tst longue
d tonte dnvctét.:; leur reuillage aussi (:st diJTéren1.
L'un ressemble, par sa délicate~s,
à quelque algue
warini:: d'un ven gris; l'autre, étrangement sombr,:,
il la forme de petites relli1l.es cle hOllx. Derrière Ct'
'!Jlllsson flenri 'je dresse, superlH' d'audace, un
immense eucalyptlls, et lorsque la bnse qui vient dl.'
la mer agik ces grandes feuilles, il vous semble qu",
de tO\lt là-haut d sccnd quelque parflllll suhtil, qui
l'rend naissance dans le ciel.
, La petite femme de chambre s'appruche de la tabll
fil! j'écris, die ne veut pas s'en aller sans me q ll<.!;;lionner. Elle esl là, devant moi, tri.:s embarrassée.
Avec un accent amusant, elle me demande :
- Faul-il prévenir le monsieur)
- Non, merci, Je l'attends.
Elle s'en va après aVOir jeté un dernier cl,lUp d'œil
sur la petite table, réSignée à ne pas savo ir Otl est
« le luonSleur " .
fi tarâe vrallu€tnt, « le monsieur". Lesrô lles refroiùlssent, le thé sera moi ns bon , lJue peut-i l raire si
lonf!temps à Cannes? VOilà plus de deux heure"
qu'Il est parti. ]1 sera grondé quand il reViendra ..
Le soleil baisse, ce soir nous ne le verrons pas part ir, et pourtant, tous les deux, nous aimons ce moment-là. Nous avons découvert un coin charmant où
lamais :'1ersonne ne Vient , nous l'appelons nolrl'
• observatoire" et lJOUS croyons qu'li est à nous.
D'Jei, il faut une demI-heure pour y parvenir; ce
"nr nous ne pourrons pas y aller.
Mais que peut faire Guy? les rôties ne SOl,t plu~
mangeables. le th(- froid. SI J'osais, ,'r ppellerais pou r
1.~I\Ht
II.1'On dt'!, e;'"
j
,1
,~!
tt'0t
t"hl pOll' R,~Ct/lr
hl.ltitJ'
�n'"ù jl: ,;uis )'aperçoi~
1<; ~clier
l'al' It-quel (JU)(
d"il revenil', CC s~'n(jer
qu'il a l'liS Lout il l'heurt'. ,ho
lois liJiIl, lrè'~
I"in, mais il n'y a persùnne. .Je c.,m
!TIencc à être: inquiète. Le suleil va "t! coucher, j'lU
f"rnid, j'ai peur, d je n'os\.! bouge!". .. St je d\.!s..:endai.,
.1 Cannes? Mais "ù irais-Je? Guy m'a dit: Je l'ats
faire lin lOllr, chel'<..:h\.!r les Journaux ct je l'l'I icns. \;:t
iI ya hiclltot trois heures qu'il esl n",·ti.
:Tc ne veux pas penser qu'il a pulül fUTIV'" 'Iüelqlle
accident. l'lon, il est dl/urdl, très P':I attentif, malS
tian;; Canllcs les auto~
Il\; man.:llllnt 1 as Vltll . .le C(,!11Inell"C pOli l'tant àêtre tourmr:!1 kt.:, j'ai li·(lId ... Lt.: soleil
esl couch'::, tout est sombre; j\.! sLI:~l'e,
l'a' peUL ..
.\ hl je resl'ird Ut-bas, lout là-has, j'al'i·l'I.;f)is Ull\.!
~ilh()IJct!:
que Je connais bien, c'est lui, J'en SUIS
~ilr:.
Ah! le viJain, comme je l'ais l'cmhras~e!
Lille
~e
doule probablement pas de 1110n inqlli0lude, JI ne
s\.! press\.! aucunement, il marclle m(:me très Ientt·
ment. Pourlant il approche, dans quel~s
lllillllkS
il sern là. Mais lIue son attitude est étrullge. il li l'oi(
trisle, fatigué ... A-t-il appris quelqul' mauvaise n"lI'
lelle qu'if vienL m'annoncer Ï' Non, cc matlll nous
a,ons cu des lettres de tous ccux. qu. ;' 'us .,Olt[
cl1l:l"s.; alors pourquoi cette figure " ... II croil que J<':
Ile SUIS l'lus sur la terrasse d s'arrèl.: l'l'ur re:t!,arder
la fenêtre de Il .lIre: chambre. II est tout près de !TIOI,
k huisson de mil1o~as
me cochc, JC VOIS trè~
hien
S"" visage, 1.111 visage ravagé. Guy a de la p<':l\1<:. Jc
1rem hie dl' frOid el d'inqUiétude, je sens qu'lin,·
douleur approche, cl je n'ose:: pas aller au-devant
d\:lIe .
enfant csl couché ct endormi: mlJI Je
.\lolJ ~rald
ICIlS d\.! terminer tes valises, les sacs, ct dt! r'::gler la
Il,,t\.! de l'hétel. N()m; partons dCl1lélin malin à la preIl1Ii:rc heure.
Nous partons. Ces deux 111l)ts-la sont ailreux. à
('cnre d cela me fait mal de les dire ... Nous partons,
" 1c faut, ce départ est obligatoire.
I,e chagnn, je le pressentais: ~I est venu sous une
""rme à laquelle Je ne m'attenda1:; pas.
Lorsque tout à l'heure Guy m'a aperçu..: sur la l<::1''asse, croyant que je ne l'a\~
pas vu, il s'esl avancé
: '1"$ moi en essayant de sounre.
- Je suis en retard. me dit-il, je ne sais pa~'
1llurlluoi.
.
Comme il ~ dpprùchalt pour m'embrass\.!J', ) al 1111,
lit'~
deux mains tremblH.ntrs sur ses t'panl!' l'l, I,~
(,'rçant a nw rrgardcl, Jr l'al i!ltCITn~'e;
1
�- QU'est-cc que vous avez j>
JI a d6toumL: ~S$
yeux, essayé de mentir.
_ Mais ri~.l
rien. Je suis vexé de vC)u~
avoir I"ail
Jtl(;fldre.
- Guy, r~plndz-m()j.
11 ~'est
un peu reculé de manière à me caL"llcl' ~\I1
vi:-;ùgc cl, avec impatience, a repris:
_ Mais je vous ai répondu, Régine. Voyons, nL
,cslcz pas ici, il fait froid, montons.
Comprenant qu'il ne voulait rien dire, résigncL,
j'ai pris mes afTaires et nous sommes partis. Dan.
1101 re chambre, nerveux, il a IctG son chapeau 'lUI'
le lit, ct s'c.st assis dans un grand faulcuil dl' rotin.
lnllt près de J,t fenêtre.
lnc"ilv ablc de faire quoi que cC' soil, Ir\;s inqllii'll',
iv le rcgadi~.
Cela l'ennuya .;l il me demanda:
- Pourquoi m'observez-vou,; ainsi j>
.\ lors je IDO rapprochai de lui ct, m'appuyant al.
d )!'. ;1"1' de son siège, ie lui dis:
_ Parce que votre figure o(.llciells<; me fOllrmente.
'1 ne bougea p.as, je c')ntinuai:
_ Guy, ceJlamemenl
avez ':ludque cb'Jtic;
raconter? (,lue VOllS est·I'
arri\(' dejllis que VOllS m'avcr. qllÏltéf' j> Avez-vnll"
'lpgri:s une m;:l.LIvaise nouve\k r'
.ia main fil uo geste négatif.
.... Non, ce n'est pas cela. Qu'est-cf" donc alor
'I" i vous fait si difTérent de vous-même'l'
Il ',e leva, fit quelques pa,;; clans la chambrt', plJi~
y~ \"1I1l vers moi.
_ Hégine, n'insister. pas ... plus tard ... Jel1laill,
il' 1",1 li " dirai tout. Mais aujourd'hui je ne pt!US pas;
)11111, 'Taiment, je ne peux pas.
- PULlrquoi'"
1/ avoua, très mall:1eureux:
- J'ai beaucoup de chagrin .
.le m'approchai Je lui el l'entourai dl; mes bl"a~.
_ Voyons, Guy, ne gardez pas pour vous toul
<:<.:\11 cc char.; ir. un mari ct IJ'1C femme doivent pardites vite ce qui,ous
la"..:r ks peuk'> et l,CS jo~es,
n.:nd si trisle .
.Te n'os,; pns.
C'est ùone bie'l grav\;
Oui, et très triste surtout.
_ Tant pis ... Je suis prête à ~volr
de la peine;.
uepuis une heure j'étais lollement inquiète.
_ J'ai peur qu'aprt:s, lorsque vous saurer., ",,\1"
ne m'aimiez plus.
_ Si vraiment vous efQyez ce qU(' "Jus dit/·s. ]11)1 n'
.\"1lour es! un 1fl:;te arn"l.lr
f1l'roc:s~\
. . . "jl; violt;du'
l'iI\lr')llOl ne pns me le
VOllS
�•
églne, nori, ne pensez P'\S celu, Jt: ne le' \,'lI:\
l'a: '" Vous m'eXCUS(;feZ, VOIlS pardonnere/.,
Ftonnéc, ne comprenant pa'l, je lel11 nd"
.T'ai dl'nc il pardon lier.
\ '"l'S, désireu. d't:n tillll', Il aH'ua:
Oui, fit-il en s'01"ignant.
Dilc:,; tout de mème.
I-':n bien ... j'ai jouô cl j'ai perelt;.
SI Upl;fllile, je m'écriai:
-
-
VI)l!l; avez jou6. m,lb (\11 !
.\ll Casino, naturellement.
0le saisis ant pas les cons':' IU('llce, ,k cd aCll'.)l
r"polldi,; :
- Il vaut mieux qu vous ayez pet'dll. (OIlS 11<':
l'L'cnmmencerez plus pareille bêtise.
Il mé regarda, .. uri~
d ' mon calmc.
- RGgine, vous ne cnmprencï. pa;;, J',li l' 'rdll
h<.:alH;oup, toLll
d')l111 , pOlir noIre
qlk 11\1111 l'ilrr:lÎl1 11\':\\:111
l'ar~t1
.
.l'cn· Urt grand cri d'llh\uiètud.:.
I\Iuis alors, comment al(ns-I1!t~
l'ain")
.\laJh'~urex,
il murmura:
-. Jc ne sais pas: .. DCll1,lin 111.ltin ;.; lélcwpphicrai
'1 lI~J1an
pour Il11 demandc')' .11 rH't1~
l,n'lcl' \11)<l'~rta)(.
!;omme.
J Il protestii avec énenlit:.
~
Non, jl: nt' veux. pets. ])\Ih"rd ".Ilrl' mt'J'" J'dU·
,crait; et puis, que pen"l:rail-eJle de ni li', ,l,' noIr.
v()Vl~e
ll1('nage?
- Oh! marhan a l'habitude, elll' connull Illon
lh- rant.
Vout; êtes joueur:Oui.
Pourquoi ne. me l'avez-voUs pas dit'~
Je [Ile cl:oyal.s guén. Depuis que jeolls aime,
Itégine, Je ne Jouais plus .
• - Mais aujourd'hui, comment :1VeZ-VOllS été tertlé';
_ Oh! c'est hien simple . .Tl' m suis J1l'llnkn
lans 1<.:5 rues dt.: Cannes, alors j'ai cu envie de \'ot"
Icheter beaucOUp cie jolies ChOSl'S., . .le n'a\i~
l'a..,
l'argent p0!lr. cela, maJs j'ni prnsé quc Si la èh:lllc.:c'
Je pourrais voUs r:lpportcl' lIn sCJu\'cnll'
Ile l~vorisaf
Il' notre voyage isi ... Je suis enlr': :~u Cas!nu IOI.lt
,le suitc j'a! gal~t: .J'a~r:lI
du.parlll', 1~<;
Jlaval"
')<:au..!Oup d'~Jblt.On,
le v<1ulats une Ire~.
g1'05S~
,omt"t:... J'al loue il '1 , h~sàrd
.:omme: tin 10 J.~'m
lommencè à perdre, J'lU ~olu
me l'attraper, l',"
d(lublt:, Iripl': mes m.isc~
et Je me ~uis
arl'été lorsqu!
111"n portefeuilk état! VIde ... Régll1", t(~
I;etour a 61::
1I11e lerribll' chose ... Oh!.c0Jn,!,c le chemin nl';, rUfll
l'II1\1'1 .1'lIw'rd" VOllltt nI:' 1amnl'" ,,"·f1VI'r ... afin cil' ru
�,
l'as '::tr<, ortlgé de VollS lI\L'llt'r <.:e ljllL j,. \,'n.1.is cie
\<lire. Maint~
vous ête" t,)llle ::'iste, [<lult.; diffô,
fe:ntc .. , Vos yeu.\. ne sont plus brillants, vou:-; n'avc%
,)Ius votre ligure: Je bonheur, ct c'esl Illoi ql~
~ui!"
1i1
C:luse de ceJa.
lluy étail ~i lamentilbk, :-;i malh..:urellx, quc jt: ne
, li fis allClIl1 repl',)(;I1..:, ,10 dis simplL!mellt:
- Il faut partil,
-
Pourquoi"
__ Po,:r nt: pas augmenter notre note. Nos h.ilet~
30nl payés, nous n'avon::; qu'à réglL!r nos cinq JOlll's
d'hôtel.
Désolé, il reprit:
- Mais, Régine, Je n'ai plus l'IL!n, rien; él\'e<.: quoi
YIIU1c;-;-vous que jo..: la règle.
- J'ai un po..:u <.J'argent, JC pcnse que l'l.;lil
3U l'Ii nI.
,\-lon pauvre mari rougit, io!t:mmo..:nt et, tOilt hOI1.
11'11.'1., il murmura:
l'\on, je ne veux pas, Jaissez-moi téléL\raphier li
maman.
- C,ela, je m'y 0Pl's~
Si vous il! faites maIgre
\11l1i, j'aurai
bt!l1.IICOUp
cie pl'ine.
Cnmme un enfant 11 se plaignit.
- Mais c'est si dur cie s'en aller, 110US
<:11(,)1'0..: trois jours de vae:l~.
-
C'~
a\'ion~
sera votre punition,
Partagée par vous, ce n'est pas juste.
- II fattt bien que vous ayez des rer:1orcls.
- Des remords, oh! Régine, si vous saviez cc que
ic suis malheureux!
.Je le regardai attent1\'emenl et JI me semhla que
Sc~
yeux. étaient pleins de larmes; alors je n'eus
plus' du [out envie de le gronder. Lasse, je m'assis
dans un fautt:uil en disant:
- Ce S:l'il l~'entô
l'heure du diner, apri:s je ferai
la malle.
[l ne rée ./"",'-1il ras et s'approcha de la fenêtre;
ouis il souleva le ricleau et ITIl\rmura:
- Notre étoilt: n'est pas là.
Cette constatation augmenta ma tristesse, C'était
ridicule, risible, enfantin, mais il y a des moments
dans la vie où Jes plus petites cb.oscs font dc la peine.
Cette étoIle, nOLIs l'aVIOns admIrée le premier soir,
elle nous semblait plus belle, plus claire, plus seinillante queles autres, etsadisparitiop, inexpliquée
m'impressionnait douloureusement. P(\urquoi ç~
soif u\Hait-elie pas là? Les étoiles font··cIles dc~
voyages ou là-haut, comme ici-has, y a-t-il des m'),ts
ini!ten.dues 'f
0%1'/;1. }!,hIlf""P tin dlnpr~
n011S descendlmes. Ce
�d~rlt:
repas fuI trisle. N(.tre ptlile tahk "lail Jle,F
il1<.:
~ <.:.-.c.:II'·11l5, nLai ,
ri, wmme d'habitude, k~
(,uy mange" à peil1<':, et moi j aval s la gorge t"" ser
ë~
·lll'aUcuJ1 alimellt IH.: IWlIvait passer.
,
Nuus n'a1tendime5 pas la Jin du dinel' ct nuu;:;
cgagnam,·s notre chambn.!. LiL, (,uy me prit dan~
il"'i; I\ra~
ct me su)'plia de Ill; pas ("., rL' ~i sérieuse.
- Rt)gine, je v .. us en prie. soun 1. encore . .l'('laii
Ji contel11, si fier de vous voir heut lise, el j'c;;l)érail
>~IJt
que çel~
durerait tuujours.
- Cc soir, je ne peux pas. Demaill, [1.our [',,-rlir.
,'nurai beauco~lp
de courage.
- C'est vraI, nous partons.
- lllè faut bien.
Il ~ou
pira
longuement.
- J'al du chagrin, surtout pour \OUS, R i!gine; je
liel'inc quelles sont vos pensé es ... Je saie; pnurql.llii
\'\.Iln.: visage est sombre ct grave.
- Si VOus l'avez devin u, ne Je dites pa s, Guy.
- Pourquoi?
- 11 Y a des choses qu'on a peur d'entendre .
IJ se tut ct, après un COtlrl silLlnce, me demanda:
- Régine, voulez-vous gue nOlis aJilolls nOl1s promener U 11<.: dernière fois?
.le n'avais aucune envie cie sOl"lir, je répondis:
- 11 fait froid.
- CouvJ"<':z-vous bien et venez, je vou::; en pri~
.
.1<.: ne résistai pas plus longtemps, nous dCbccndimes. JI faisait un temps calme, supabc. La lune
éclairait la montagne et la mer, elle s'était ILlvée juste
;Hl-dessus du port de Cannet: et se reflétait dan~
J'cau. Les baleaux avaient des silhouettes fantastiques, les arbl"es paraissaient immenses; tout ml'
<"emblait différent. Ce n'était plus le paysage de cet
après-midi, pay .. agc que ~e ,soleil rel!da'i~
si magnifiq ue; celte montagne tOlsye, b~lIe
, ç[ nante ~uel
qllCS heures auparavant, avait ullmr Sevère ct tragll[UI!" .
Guy,. il me prit le b'ras cl
.le me rapprochai d~
m'enlralna vers un petIt sentier qUI desc(;Jldait il la
111er.
- Venez marchons un p<.:u. le vouiez-l'nus?
- Oui, ~ais
n'illJons pas lrès Join, j'ai lu malle li
f~ \ire
ce soir.
Plein de bonne volnnlé il me d'It:
.le vous (1jderai.
- Merci, mnis jf' refuse.
- Pourquoi c
- ,Je n'ni pas cllnfÎ;JJlce-en votre savoir.
Tristement il re l' 1"1 1: .
"
- Vous n'avez plus cnntiancc en 11101 mumtenant.
- Paspource~.
.
�~jJenciuA,
!lOUS marche~;
Je ''l'and ...:alma Jt: lu
lLHt nous impressionllait. Autour de hollS, dans Il
:\I(,ntagne, aucun hruit; !>,1rfojg l1Ul' lér;erp bit t'
" !IlUalt les branches de • .1rhn:s t'l lorsque: nou
1',ls>;illn'o; l'l'ès d'un l'in. !lOliS ùntcniliolls unl: ll1l1SlqUl:
l'll'ail!'L'lllt.mt c1nlll'L',
Le \lm! agitait les àigulL'~
qui lellr S...:fI'L'nt dl.' fCLlic~,
d de cette agithtino nai~
suit Ullt: harmonie,
IJ ri~'l
par le charme ,le: l'hel1n:, dell\ fois je mmIl1Ul'Hi f'ad,le11lcnl:
tith, il laut l'ùntr<.:r.
Il l'arùt Il''': pa~
m'enle:ndrL ,~1 110Us ClHti1u;'In:~
notre prIl1l1l:nadc. Le hut, c'était la mer, et devinai"
qtH.: Guy, qui l'aime passionnément, tcmltt à la voir
une derni'.'rc fois .
.\ l'ri v..;s ;Il! hord de la grève, rtous nous arrC:tames.
L...:JltemLllt, avcc lin murmure tr;;s doux, It:s vagues
;lITi\'a.:n~,
t oules pètites, 'i Jcgèrcs CI lI'rllcs scmhl if:lll n.,' pas toucher Jes r"chl:s.
tnl\' 111 altira vers lui.
- Hl'·~in(>,
dit-il en m'C'ltIhrass:1nt, Iroll",;7,-vot!s
le
<.:c'I.t h0;lIl ?
)\11, Iri:s hunu.
-- • lors, \nllS m' n'~rLlIec/
plliS J'être venUL'
'tIS'i li 'le 1,
- i,(,n, cdk l1uit <;:;1 Il1crvl'illeusu.
l{ ..;.(ine, jl! v,'udl'ais que VOLIS Ile n:gre!tiez rien,
j, vovlrais que 'VOliS me pnlmettiez rf'ouhlic:r ma
j'nl[e.
- J'essaierai.
Cc mut ne lui plut pas, il implf1ra:
- Dito; qUe vous, 'Ihliel·cz.
.
.l'h osilals ayuht de rèpondre; mais Guy était toU!
f'IL~
de 11I(,j, ~C'S
hra<;1't~einc
ct il m\:!nbra~sil
";1115 r<.:pit. U,.,,,'::c, JC rérondi,,:
- J·oublil.'rai.
Alors, comme un enfant à qui on vlent de parti0l1!1er, il slécri,: jnycl1: :
Clc~t
Lini, jamais nnus ne rcparJenins ùe <.:e~
vilaines heures que nUlis "enons de vivre, Rèoinc,
nous ne nouS sotlvicndl'ons, tu nc te sotlviendràs"'qUL'
deS 'aut·s cie bonheur ct, Inrsgue nous scrons riche~.
lorsque j'aurai gagné bc,llJCOUP d'argent, nous viendrons en pèkrinage ici. (JC sera un pèlerinage d'amour
'1 LIe nous fcrons là.
Ji m'était difficile cil~
part"ger la gaie1é de Guy;
"nurtant je lui r~p()nclÎs:
•
~
Oui, tln pdcrJnage d'amUlIr.
Content, joyûux, charmant, (TUY contÎnua à m~
parler de l'avenir. Je 1'(:c:outaÎ sans l'kil dire. Le joli
sentier. le m,~e
(1\1" '10tl'. lWÎrlllS pris pOlir drs-
1
1
1
�':t.:ndrc, me sembla tri::s dur à gravir. Je trébuchaIs
,urees pierres, j'dais Ja~se.
Et !)t.:ndant tout lot trajet,
11011 mari, mon enrant, riait di! me voir si 1. eu solide
- Vous avez de trop petits pieds, madame CenInllon, me disait-il, ils sont si délicab, ces lieu."
1111oUrS, qu'ils Ile savent marcht.:r que sur 10::; tapis,
ArrivGs dans notre chambre, très vite. Gu y SI
~oucha.
- Deniai n, fa isai t -i l, les atfa ires sérieu ses; uefuain!
malle:;, valisl!s, tOllt ce qui est triste; profitons dt'loi "l' dernier soir.
.k ne l'écotltai pas ct je ru:; raisonnable Dour deux.
1)11 reste, il :;'endormit ",j vite qu'il ne me dit mème
pas bonsoir. Le sommeil d'un grand garçon <j\l'Vn~
)(\llrlléc de plein nir a fatigué.
.
Moi je fis la malle, les valis..:s; puis, celé( fail,
Il'ayililt allCll/1C\ envie de dormir, je me su'is Hs:;ise
devant ma table et j'écris. Je. SlJis triste, très Iriste;
je vois, je dcvipc la vic qui m'attend. Peut-on ga.~rj
1111 joueur? N'e5"-cc pas une <k ces maladie\; incli'
rablci'> '...
•
Hier j'envisageais la possibilité de qUItter (cr
oIffaires. Jc me disais: Guy est intelligent, l'amour
"Il fera 11n travailleur. Alors UJl jour vlendra où ;\1
jJourrai me consacrer à lui, à nos enfants, et n'ê\rc
plus qu'une femme, qu'une maman.
C'était un rêve, ce pays est dangereux. sous 'CQ
IJeau soleil les rêves deviennent Vite des réalilcli
'1U'011 croit très prochaines.
.
Déjà jli m" voyais quittant la llIaison RégiTll',
lIubliant ces deux années d'épreuves. Je pensais;
i'ai un mari maiMenant, un mari qui m'aime et gui
ml' 'protégera .•1,;. n'ai plt;s besoin de m'inquiéter de
1;1 VIl! de chaque Jour, lUI s'en chargera.
Je faisais des projets d'avenir, je voulais être une
femme aimante et aimée, je voulais faire à mon mari
tin intérieur délicieux!
Hélas 1 j'avais oublié que, par lassitude et par recon·
naisc~,
j'avais épousé un charmant demi·fou.
Pl:re je lcsais, n'aurait pas approuvé ce mariage,
mais
:;ituation dans laquelle il. nous a lai~é!S
Il1c
l'a prel;que imposé .
.le n'ai pas voulu vivre seule et ~ans
amour toutt
ma vic, c~ qui donc aurait cu le courage d'épouser
'wc couturière 1
SUES réfléchil' Guy m'''' fait :-;a femme. Unw nouvcl!( .
.... lic, dit sa mère.
Cette fois elle a pe~t·èlr
raison, puisque personne
de sensé ne m'aurait offert son nom' J'étais unel' 'UIlE
fille ~ tarée" parce que je travaillais! Allons, a Ions,
ie dois <1l1blicr wu! cc que j'JVaÎ!.; c"péré. Demain il
la'
�!60
LA Tl{ANSli'UG1,
Ille \.tLlUra reprendre mon vi~age
de , 'outurii:re ",
Icmain il me faudra lLIller [)t)ur d~fe.
circ l'arr;"nt
li ue Je gagnl contre mon mari, un joueur, cont re ma
mère qui n'en connait pas la ,'aleur,
La lutte, la lutte .. , Ce mot-là me sembk si Ile\! rait
p,Hlr les lèvres d'une femme; les miennes, depul~
c'inq Jours, avaient pris, trl~S
vite, l'habitude de ne
pronoJlcer que ùes moU; de tenJn;sse ct des mots
d'amoLlI- ... Maintenant c'estfim ... fi Ii 1. N(lUS rentrons
il Pari~,
ma vic de travaJ!leuse ,va ,r,e reprendre, ("ut
va recummenCer. Les déjeuners avalés, sur une table
de rt'staurant, en quelques minutes; les longues
Journées où POil piétine tant sur les tapl~
que, Inr.que le soir arnve, il vous semble que vos pied~
Ile
l'euvu11 pius VOliS porter; les discl~on:-;
perpl'luelles pour les prix de revient, les inqlétde~
al!
momenl des échéances, Enfin, toujuurs, ù chaquc
hcure, à chaque minute, la lutte!
.l'avais l'espoIr de n'être que pourun certailJ temps
" un.e transfuge ", ma,intenant je sais 9ue le le: yesl'-'ratl"ute'ma vie. Régwe de BOls-Mesml coutulïere 1
Voilà ma destinée ... Comme elle cst étrange!
J'entrevois mon avenir, il est pareil à celui d'un
{Iomm.;, j'al la responsabilité d'un ménage. Nous ne
f'Ommcs que deux, si un troisième survenait, s..:r,us-Îw
tülJlOIII'S
Ii,;urcllst:.... Oui, le crois qu'un bébé am~n':
dll hOll11<'1l1' <:1 de la joie. Je me ~\.!ns
une àml: Iri!s
Illalclï1l'lle. très vaillante; j'U1merai 111011 ellfalJ[ et je
~aur;.\l
le défendre.
AI{ln~,
dans rr\lln avenir très gris, c'est U~l
coil1
r"se, un toull'etit soJeil qui se lève dans le lOIntain.
La Iluit est moins profonde, les étoiles disparais!:ient
'cU ù peu, l'aube va bientôt venir, si racheuse, si
t elle icI.
.Je suis moins,tnste, moins d6courag~e,
Je pense à
mon petit soleil, je le compare au grand .. <lU sp Iendide, qui, dans quelques in~[ats,
majestueux ct
superbe, va embellir d'une beauté Incomparable (lU[
Cl! qui m'entoure. Le mien, plus modeste et plus
humhle, mettra dans ma ,ie de la lumière ct du
h"nhcur. Sans chagrin, Pl'L'S cie lui, je vieillirai; avel:
je tnl\'ail.ll!l:ai, ne trou\'ant plu"
I.'lluragt, pour lu~,
"xistcnce dure SI ceux que J'aIme son[ heureuxl
l"IN
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Collection Stella
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
La transfuge
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Trilby, T. (1875-1962)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1923]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
160 p.
18 cm
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Description
An account of the resource
Collection Stella ; 80
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
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Pas d’utilisation commerciale
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An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_80_C92589_1109806
Source
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Bibliothèque Université Clermont Auvergne
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PRIX;
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LISETTE, Journal des Petites Filles
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PI ER RO T, Journal des Garçons
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GU I GN 0 L, Cinéma de la Jeunesse
Mal/ az/". billlon.wel pour [rllel
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MO N OU VR AG E
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Arlette
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������). ~LET,
JEUNE FILLE MODERNE
~
'!le font « recaler "'; les jeunes filles réussissent
presque toujours.
•
- Je me sauve, reprit le jeune homme qu'Arlette
wait appelé M. d'Arcours, car je n'oserais jamaii
vous avouer qu'à plusieurs examens j'ai échoué. Au
rcyoir, mesdemoiselles, et à bientôt.
Les deux amies continuèrent leur promenade.
Habitant toutes deux boulevard Flandrin, chaqut'
joùr elles allaient ensemble au cours.
Devant un grand immeuble qui faisait face au Bois.
elles s'arrêtèrent; sachant, par expérience, qu'au
moment de se séparer les deux amies avaient toujours beaucoup de choses à se dire, l'Anglaise
'appuya contre le mur de la maison.
- Alors, faisait Arlette, vraiment, tu ne sortiras
l,as de la journée: des versions, des thèmes, un tas
de choses à piocher?
- Oui, et comme je n'ai pas ta facilité, il me faut
tout mon après-midi.
- C'est dommage, il fait si beau 1
- Les examens approchent; si j'étais refusée, tu
ne m'aimerai plus, dil Germaine tri 'tement.
- Folle 1 protesta Arlette, crois-tu qu'un diplôme
ruisse augmenter ou diminuer notre amitié?
.... J'en ai peur. Tout à l'heure, tu disais à M. d'Ar\;lJurs .. .
- ... Des bêtises, pour le taquiner.
- Tu n'as pas été très aimable.
- C'est vrai 1 Mais il a une manière de vous
regarder qui m'agace. Il a l'air de vous trouver amusante ou Insignifiante; on ne sait jamais ce qu'il
pense, et moi j'aime les veux qui vous I;acontent
tout de suite l'état d'âme de leur propriétaire.
- Oh 1 l'état d'ame de Roger d'Arcours doit rentret
dans la catégorie des choses qui nc sont pas pour
jeunes filles.
- Peut-être bien 1 fit Arlette en riant. Au revoir.
Téléphone-moi ce soir, et à demain .•
Un baiser, une étreinte et les deux amies se séparèrent. Germaine pénétra sous la voûte sombre et
Arlette continua son chemin. Cinq minutes après,
elle sonnait à la grille d'un petit ,ardin au milieu
duquel s'élevait un joli hôtel moderne.
Au valet de chambre, qui vint ouvrir, elle
demanda si son père était rentré et comme on lui
donnait une réponse affirmative, vite, elle grimpa
les marches du perron, jeta sa serviette sur une
banquette de l'antichambre et, joyeuse, {'énétra dans
le cabinet de travail du maltre de la maison.
A sis devant un bureau encombré de l'api ers, UA
��������'l.RLE.fTE, JEUNE FILLl!: MODERNE
1(
au plus haut pomt le don de l'éloquence, il parlaI
sans une note, sans que quelque livre vInt aider ~
mémoire.
Arlette ne put s'empêcher de l'admirer.
Lc conférencier interrompit sa br(:ve anaJ}'se rOI "
tire des vers; c'était son triomphe. Autrefois, l)iclt
avant que l'Académie lui eût ouvert ses portes, If
avait été un bel acteur, déclamant avec fougut;.
jouant lui-même ses pi1:ces; aujouro'!lui, il se souv'~
nait de ce temps-là.
Devant un public sympathique, qui ne demandait
qu'à l'acclamer, il se retrouvait ct, oubliant tous e3
grades universitaires, il n'était plus qu'un com<!dien
tr~s
fier des apludi~semnt
qui éclataient.
Cette fois, Arlette fut conquise, ses mains longue'
t:t fines imitèrent celles de ses amies et elle se joignit à l'ovation qu'on faisait au célèbre conférenclec
Etonnée, Germaine se pencha vers elle et lui dit
en ouriant:
- Il est superbe, tu es enfin de cet avis 1
- Oui, certes, répondit-clle, mais je crois que j.
l'aimerais surtout au théàtre. Quel admirable acte')('
nous auriong là 1
- Mais c'est un poète 1
-- Qu'importe 1 Molière l'était aussi.
Comme elles échangeaient ces paroh..s à voiJ(
basse, derrière elles plusieurs personnes s'agitèrent.
Très intéressée, Arlette ne bougea pas; Germaine se
retourna et aperçut miss qUI venait vers elles.
En passant, elle dérangeait tout un rang d'auiter~,
d'ou ce brUit.
- Ar!e~t,
fit Germaine, qu'y a-til'~
miss vient
nous rCjolndre.
Brusqucment la jeune fille se retourna. L'Anglaise contin.uait à faire lever toutes les pers0!1ne;
(les strapontins et, sans même s'excuser, passait.
Furieuse de ce sans-gêne, Arlette se dressa; el~
eut un geste impérieux qui l'immobilisa.
- Elie est folle et mal élevée, murmura-t-elle en
se rasseyant; et, sans plus s'en occuper, elle êcouta
la fin de la conférence.
Le maltre termina d'une manière charmante, Il
'jl.ppela ce qu'avait étê la chevalerie française et que
seule elle avait .. apothéosé ,. la femm p • comme elh:
devait l'être.
Naturellement le public fut de l'avis du oonféren.
cier'.. ~endat
qu~le8
minutes, il ne cessa d'applau.dir. t:~
poète, dIseur merveilleux, dut revemr plu.
~leJrs
fois de suite sur la scène, et, debout, toute
UUe salle l'acclama.
Arlette et ses amies firent comme tout le monde
������������ARLETTE, JEU1'E FILLE VfODEHNE
ch~:nars.
he~
29
Elle pleura longtemps ... Puis le sommeil Icrma
raupi~es
: un sommeil bantt.! par d'am·eu. 1:3\1'
IV
Il faisait grand jour quand Arlette se réveilla et,
'le se souvenant plus, se demanda quel rêve elle
continuait; elle se dressa sur ~on
lit, regardant ~elt
pièce qu'elle ne connaissait pati. Tout à coup, elle se
rappela la journée de la veille; alon;, vivement elle ~e
leva. Elle fit sa toilette avec Ulle extrême rapidité et
~'cn
alla, le cœur baletant, se dt:mandanl çomment
la malade avait passé la nuit.
Elle monta l'escalier et tra\e~
les couluir::; en
courant, puis elle s'arrêta devant la chambre de
Mme Davesnes. Comme elle 'al l'l'était à entrer, la
religieuse sortait.
- Ma sœur? fit Arlette.
. - Tout va bien, la nuit n'a pas été trop mau\ ai::.e,
elle vient de se réveiller. Ne restez que quelques
minutes; il ne faut pas la fati(.\uel'.
Arlette punutra dans la pièce et s'approcha du lit.
Mm~
Davt:snes la regardait venir; elle essaya de lui
sounre :
~
Il parait que je vais mi<!ux;tit-elle d'une voiK si
faIble que c'est à pe;ne i sa fille l'entendit.
- l\lais oui, maman, reprit Arlette doucement, la
sœur est très I:ontente. SoulTres-tu beaucoup?
- C'est supportable.
La malade ferma le~
yeux j une sueur inonJa
on visage. Arlette regarda autour d'elle, mais
elle était seule dans la chambre. .\lor~,
d'une
~ain
qui tremblait un peu, avec son lin mouchoir de
hnon, elle essuya le visage de l'opurée. Cela fait,
tendrement, eHe embrassa sa mère à plusieurs
reprises; elle l't'mbrassa comme elle ne l'avait peut.
ètre jamais embras~t.!
Hier, elle jugcélil ces démon~·
trations afTel:lueuses ridcule~
ct ilutj!~;
aujour.
d'hui, clle en eprouvait le grand besoin.
~on
malaise passé, Mme Davesnes rouvrit les
Veux et aperçut le visage anxieux d'Arlt:\te.
- Ma chérie, fit-clic, tu aimes donc beaucour ta
l'auvre maman?
Arlette ne put prononl:er que qucle~
mots:
- Maman 1 oh 1 maman 1
l~a
religieuse rentrait. L'émotion de la mère ct de
la ~J!lc
ne lui échappa pas; elle la l:om!1renait; mais,
Ja jugeant nuisible l'our sa malade, el e gronda
Mademoi,ellc .\ rlette. allcz-\'ouc;-cn; vou· avez
����ARL'b-A'E, JEUNE FILLE M.ODERNE
33
sou\int que c'était l'heure du déjeuner et qU'li fa1~it
aller s'asseoir autour d'une table, dans la grande
salle à manger. Elle quitta le jardin à regret,' là, OD
80ufTrait moins.
Le repas fut lugubre, personne ne parlait, personne
ne se connaissait, et aucun convive ne cherchait à
engager une conversation; quelques mots de poli.
tesse s'échangeaient à voix basse. Arlette put 6
peine manger, cette atmosphère de tris'~e,
de
deuil l'impressionnait.
Au milieu du déjeuner, une infirmière parut à
l'entrée de la salle: anxieux, tous les yeux se tournèrent vers cette forme blanche. Qui venait-on cherCher? Quelle mauvaise nouvelle allait-on apprendre"
L'infirmière se dirigea vers une jeune femme
assise en face d'Arlette. Elle lui parla très ba , perSonne ne put entendre les mots qu'elle prononçait,
rnais une telle douleur ravagea le visage de celle qui
écoutait qu'on devina bien que l'infirmièr venait
de transmettre un terrible message.
Vaillante, la jeune femme 'e leva, et, sou les
regards qui la suivaient pleins de pitié, elle alla retrouve: \e malade qui allait partir pour un grand voyage.
- C'est son mari? demandèrent quelques curieuses.
- Non 1 répondit une vieille dam!.:; son enfant,
lin petit garçon de cinq ans, opéré d'hier .
... • Opéré d'hier. • Cc furent les t'culs mot>.
qU'Arlette entendit. Opéré d'hier, ct aUJourd'hui tout
Berait fi ni.
. - Madame, balbutia-t-elle, en s'adressant à la
vI.eille dame qui venait de parler, pourriez-vous me
dire quelle opération on a faite, hier, à cet enfant ...
qui va mourir?
"7 L'appendicite, mademoiselle! On lia opéré en
p1ClOc crise j il est bien rare qu'on s'en tire.
Arlette se mordit le~
lèvres Jusqu'au sang pour ne
pas crier, et ses doigts se cnsrèrent autour de la
tourchette qu'elle tenait. La personne qui venait de
parler ainsi s'aperçut de l'émotion dc la jeune fille
et, compatissante, s'empressa d'ajouter:
- M~is,
pourtant ... j'ai vu des gué~i
ons: un.e de
~e
~mJes
a été opé.rée l'année derOlère et aUJour·
d hUI elle est trè vall1ante .
• rlette fut reconnai sante de ses paroles; ses
l'eu~
?rillanls, plcins de larmes, se tournèrent veu
'" Vieille dame el elle murmura:
- Mercil
Puis, n'en p/)lJvant plus. bien que le déjeuner ne
ftJl pas fini, elle quitta la salle et se dirige#' vers la
chambre de Mme Dave nell.
0'1-11
��������ARLETTE, JEUNE l'ILLE MODEIŒE
~J
Moqueur, le Jeune homme s'inclina.
- Votre intelligence e.st trts supérte~.J
à I~ nOtre,
mauemoiselle Arlette : Je lE" "avaIs déjà, et Je vous
remercie de me le rarpeler.
- Ne croyez pas que j'aie 'Voulu 'Vous ~ire
que~
ue chose de désagréable; non, ce sOIr, le ne saIs
pourquoi, je suis SI contente que je ne vous taquinerai pas.
Elle ~'asSlt
dans un vieux fauteuil Louis XIII et.
l'osant ses mains sur les bras sculptés, avoua:
- 1\ Y a des moments où l'on est vraiment heu'euse de vivre.
Souriante, elle regarda son père,. puis ~oger
à'Arc:Jurs, et comme elle leur trouvalt des vlsage~
Sérieux elle ajouta:
- Je vous en prie, tachez d'être gais; ce soir, j'ai
besoin de rire j Il faut que nous riions.
Le domestiquv annonçait le dlner; aucun dei!
deux hommes ne répondit.
Dans la salle à manger, Arlette prit la place de sa
mè~e,
rcgetan~
que cette vilajne migraine .la retinl
au ht; mais, pUlsqu'elle dormait, le mal allait passer.
La présence du domestique, ses devoirs d~
ttlaltresse de maison rendlfent la jeune fille sérieuse;
elle parla peu.
Jr1. Davesnes et son ami discutaient ulle afTair':l
dUlis laquelle tous deux avaient des intérêts; elle les
~couta,
son esprit s'intt:ressait à tout.
I.e rC{:as terminé, café et liqueurs furent aporté~
dans le hall. Après avoir servi svn père et Roger
d'Arcours qui continuaient la discussion commencée
à table, Arlette, gentIment, leur demanda de vouloir
un peu penser à elle et de cesser cette conversatiolt
.qui durait depuis bientôt une heure.
La réclamation était JUs.~,
M. Davesnes répondit ~
- Tu as raison, ma chérie. Du reste, nous avons
4 causer ensemble.
- De choses amusantes? fit Arlette galment.
M: Davesncs hésita. regarda son ami, pUIS
exphqua:
- Non ... ce ne sont pas des choses amu!\antes.
- A lors, p "'re, ne les dis pas; aujnurd:nul, Je ne
lC}Jx plus travailler et je te préviens que Je Ile sau·
'al~
entendre rien d'ennuyeux. J'ai une ame de touto
pell!e tille, et cette petite fille veut !'ire et s'al1~uef.
Il f!lll \~eau,
trl'S beau, il y n un cOIn dal:s le jardut
qUI dOIt ëtre délicieux, vllitlez-vous y ventr?
ous somme bien ici, Arletle, reprit M. Vao Je ne~,
c'est la pièce que tu préfères d'habitude,
pourquoi veux-tu ta quitter"? QII'en pensez-vû·-s.,
" 'Arl:ours 1
������������������������.. AI<LE'l
!
E, JEUNE fILLE ;\IODEfC'E
6S
l,in de ~<i
barque et du petit ruisseau. gt voiU
qu'une voix jeune, trl:S douce, parlait d'une douleur
l e le tcmp~
ne guérissait pas.
- Oui, répondit-il lentement, elle e, t mont! il y.1
bientôt Jix ans.
,J
Arlette n'étail pa~
une sen::.ilive, cl... .:royail
qu'aucun sentiment ne la dominûrait jamais; pourtant, ce matin-là, clle était si peu maltresse de se
nerfs qu'elle s'imaf:1n~
n'avoir jamais entendu
quelque chose d'au SI tnste que celte phrase: • Elle
e'l morte il y a bientôt dix ans .•
Aflèctucusemenl fraternelle, elfe se pencha ver,
no~er
et lui dit:
- Mon pauvre ami 1
Il accepta celte pitié tendre, ce" trois petih mot"
le consol(:rent, et comme son cccur étaIt plein J
, uycnirs, Roaer parla:
- Je ui' resté longtemps, fit-il, sans re\cnlr ici;
:' ~st
seulement l'année derni1:re que j'ai u le courage de le faire; cela m'a été tr'·s pénible ... el. ..
croyez-vous que, l'an passé, je n'ai pas osé me promener sur cette rivi(·re qu'elle aimaIt tant t ... J'avai"
peur que cette promenade [ùt très douloureuse ... Les
hommes manquent parfois d'':nergie ... Mais il y a
ct ~ chagrins ùont on ne se con ole l'a , des \Ide,
qU'aucun' affection humaine ne peut combler.
peine guiJl'c par Roger, la barque quitw la
VOllte sombre et déhoucha en plein oleil. dan~
Ulle
pnl1rie tleurie.
Cette grande Illmii:rl' urprit le~
Jeu). cau leur.
rompit le l'h rme qui le avait rendu si diflërcnts.
R "cr repl .... 51 rame, A rleUe sc redr ssa; mais
c' yeu re tèrcl1t brillants comme i quelque goutte
tI'enu, claire et limpide, était montée ;usqu',i cu, .
parI< rent l'lu, mai kur l'cnscûs u;·
II ne
Valent le mêm' chemin. Lui s()ng~ail
à lu ch/>re
di parUe, clic s répétait celte phra c: • Il Y a ue",
chn"rins dont on ne sc clin (l)" l'a • des vides
qU'aucune atl't;ction humaine Ile 1 cul combler.•
enide le manoir, il abor l''rent, t <;ou le "rand
s 1 il cell ' vieille d meure 1 arut à rlette ncorc
Ilu i ,li'. Elle t.lÎt con truitt; ell bri(lUC que 1·
ton
av lit rcn 1Ic~
l'II C • ct,
ur le clcI hleu. a
Silholl tte e détuchait légantc ct l'reciell
\
haler
.. 'loci E. nnonçant le d.jeun r 1 fit
l n t.lI· dan la~u
. m.lngcr,M.ct \me Dave ne
~
.1It ndni nI. Bi Il <lu',II' filt encore tr" pal.
1 me Da e 11
l ar.1i ,Iit mieu ; aH:C un purinendr· elle accueillit l' 1 romencur .
Cett prom nade ,Ill J.1rand uiravait rél~
i;\ ,\rIClle;
1» 7 ••
�ARLE1TE. JEUNE F1LLl!: MODERNE
eUe étai\ ébouriffée, charmante. ;:,a mère ne p
S'empêcher de le lui dire.
- Ma chérie, que tu es donc mal coiffée, mals
tomme cela te va bien 1
M, Davcsnes regarda sa filie et, moqueur, S'é\.113:
- Oui, tu a déjà unc allure campaloSnarJe; av~f
'cntrer, tu n'as même pas interrogé une glace. 1~
oilà tnut à fail au ton Je la maison; mes compliment 1
Arlette s'a~it
prt:s de la grande table de chêne.
Les fenêtres Je la :;alle à manger étaient ouvertes et
donnaient ur un lar e étan' entour' d'arbuste et
de roseaux.; au milieu ùe l'cau, de cygne évoluaien.
La jcune fille aima cette vue ct la contempla:
Pendant le repas. M, Da~esnc
ct 01 ami causèrent afl'aircs; ni J rlette, ni a m re nc sc mél rent
à la conversation. L'une regardait le 'r nù oiseaux.
blancs, maie tueux. et tran uilles, l'cau claire, les
ro caux que la moin Ire bri e agitait; l'autre regardait on mari rouriait quand il olll'iait, ct semblait
heureuse,
Le déjeuner It.:rmin • il:; allèrent dans le salon d'(:té,
dont les troi- pnrte -fenètretl dûnnah;nl ur le jardin
à la françaic;c,
Dan'> de vieux fauteuils, Inrl-les et confortables,
s'assirent. SilencÎl!uX el nonchal nI , les hommes
aHum'Tent ùe~
cigarette::; el :;'amu 'rent li <', oyer
de la fum':c dan de rayons tic olei!. rlette re ,ta
dehout, près d'une porte, pui clic Se rappr.) ha de
sa m' re ct 'inqui6ta de 'a ant '. Mme Dave nes la
elle C. !\cnlail bien; 'c oir, lor'iquc 1
ras ~lfa,
soleIl serai mOlfiS ardent, clic e pr' po ait d'alJcr
III jeunc fille, un tour dan le p rc
faire, a~ec
En enten lant cette répltO e, M. )), VCsnes c't
brl~qucmn
ver a femme:
- Cc oir. .. c., nir, dit.il... n' hoisi P uM
/leure tn ,) tardive, car nou
1 vone; pr ndr
tapide.
ne li voix' douce, qU'aucune Inqui
lait, Mm,! Dave!\ne demanda:
- V nu dev '7. 1 rendr '" d'A rco Ir vou
tlone? Je vou crova; pOil l' <}lIclqu • ' jv Ir
llandlC j>
I~og
r prote ta
,- Non, ch re ma ln,me, je ne r l'l,Ir p
il ait 'ndent à DcauvllI', 1 omm aucun affi 1re
"nI ne me r~p
11
Il ri ,j rc 1 mi ici 1 plu'
.onglcmps pOS Inle,
e tournant ver On mari, ouriant ,
Iranql IIl.l! 'Ille tout J'heure, cil, "int rJ"0g .1:
QUI ompl lHu donc 1 mm ncr av e tc.i ~
�ARLETTE, JEUNE FILLE MODERNE
6?
M. Davesnes allait répoodre, mais Arlette Je pr~·
vint. Fébrile, ,iant nerveusement, elle s'~cria
- Voyons, maman, ce c DOU • ne veut ricn dIre,
n t'inquitte donc pas pour un pronom ... Tu sortiras
vers cinq heures, avec .moi,. et ton chcr mari pourra
constater que tu vas déJà mICU)':' .. Ce t l'heure de ta
sieste et tu ais que la religieuse tient beaucoup l
ce repos pris après tes repas ... C'est écrit sur l'or~
Idonnance, en gros caractère!;; il ne faul pas désobéir
tl ton médecin.
Faiblement, Mme Davesnes protesta ~
- Mai aujourd'hui, je pensais ...
- Tu pensaismal, c'est moi qui maintenant pense
pour toi. Tien , voici la Sa:ur qUi vient te chercher.
La religieuse ouvrait la porle; se senlant fatiguée,
Mme Davesne ne discuta plus. Elle quitta on fau·
teuil, sourit à d'A.rcour , à son mari, qui coutait
femme el sa fille, ne comprenant gu rc 1 paroles
qu'cl les échangeaient.
Jusqu'au seuil du >ialon, Arlette accompagna sa
111ère; puis, après l'avoir embras ée, elle revint ver
les deu h')mmec;, qui attendaient d'elle une explication.
)).ru qucment, M. Dave nes l'intel . ca:
- Quelle e t celte comédie? Ta mère ne sait donc
pas que tu repars ce Roir?
Ion bref, en ref!'drd"n' on père bien en
])u m~rne
face, rlette r pondit:
- Je ne repar pa .. ce nir
- Pourquoi'? quel e 1 ~e c pnce"( Je ne veu pa
~u
tu voyage s 'ule, ct c' t ridicule de faire venir
/t}is~.
El pui ,ce oir 011 ernain, je ne oi pa
lanéc sitéde reculer ton voya 'c dequcl ue heure.
- Je ne partirai pa d ·main. Et sourdement,
presque n col rc,1 Ile ajou a: ni après ... je re te ici...
hec m man ... j,a œur ne m'a pas cachê qu'elle
était VI aiment malade.
Surpri , M. Dave ne demanda:
- M i
lor ... ton elamen... C baclur~t
POur h:quel tu S lant travaillé"(
.Apr·s un court Hen e, avec ellort, Arlett r pondit :
- J n Ir... pa crai pas, voilà lout.
L'orgu Il paternel
révCllla. 'J'Aul le mond . suvait
qu· Mil 1> V' nc c pré ntail; ne ~()yant
1 a son
lIom parmi le'! laur~ns,
on croir il à un éch c. C .. ttc
per pc liv ~t il dé n'r aille.
- Voy n ,nI M. Dave n,Ill exa ~re,
lue!qu
f!' aine de olitud n' feron. pa dc mal
ln re
-cat de la entimcntalilé peu rai onnée. Arlette, j
n
r connai pas et nc t'approuve lZuère. Et TOU
����������ARLETTE, JEUNE FILLE MODERNE
77
n Uliler. Pour être près du Dieu tout-pu issahl, point
n est besoin d'une église: vers un ciel rose, comme
ous une voûte som6re ,les mot bénis peuvent mon·
ter et Arlette, levant les yeux vers l'infini, pria.
Elle demand a le bonheu r, non pour elle, maIs
pour celle qui était là, immobile ur sa chai e longue,
et qui 1ui était si chère; elle parla d'amour! dit des
1I\0ts tendres et dou , des mots qU'elle n'avait jamaitt
encore pronon cé .
Une prière, sur la plase de Deauville, à quelqu es
Illinutes du casino oil l sur la terras e tleurie, un
orchest re de tziganes ,oue des valses à la mode,
c'était folie 1 Et brusqu ement, voulant rompre le
charme qui la faisait 1 diftérente d'elle-même, Arlette se leva... .
- Maman, fit-elle, je crois qu'il faut rentrer...
Mme Davesnes posa le livre qu'elle avait repris,
mai dont elle ne tournai t pas les pages, et répond it:
- Mais, ma ehérie, nous attendOn l'auto, et je
trou e qu'elle ne vient pas vite. an doute. le courner n'êtait pa arrivé .
...e courne rl Arlette avait complètement oublié
mari.
que Mme Davesnes espérai t une lettre de ~"n
qui conduia ait lia plage,
e tournan t vers !'~enu
la je\lne fille reprda et justeme nt aperçu t le
enait vers elles.
chauffeur ~ui
plus
- Voilà Jean, je vai au-devant de lui; tu a~rs
tôt la lettre que tu attenda si impatie mment.
rlette partit en couratit. Des main du dome
tique, elle prit le courrie r, a ez importa nt, et revint
er a mère.
Ile ux
- U, ftt-eUe en po ant le paquet sur l~s
de Mme Dave nes, le o'ai pa regardé ; chede 1Ihae.
vec des main qui tremblai nt, me Da e
éparpilla les lettre ; au bout de quelqu es teCon
cl'une yoi faible 7 eUe dit:
- Tu avai rai on, il n'a pa 6crit J j De sais •
"irrive tt.main .
n Iaift
. ,fit rlette, il v ut probab l mtD
•
pa
îent
pli
ne
il
ouvent
e...
urpri
te nerv u , Mme Dave n. rama a
ft
m r.
Il n -nou -en, At-elle; dans l'auto tu u
a
le lettr•. .rai cru reconDaltte l'écritUff
rcours; lui noul donner a peut-6tre
d
oger
d
uVene .
au bras de fille, me
nt a~puyû
oue
en 8il&. Indift6rente tout eUe ne repr
ft
empou
la r leu., ni le ciel que J.
• an Je. olr. 9r d. III ur du Cif
·CI)ett'M'IIIr.
*iI
��������������LZ MODD HE
���ARLETTE, JEUNE FILLE MODERNE
l . re, jUbqu'à pré. em, c l'avait jamai chllquée. Le
'"oree, c'est une institution mocler e â laquelle eU
pour le:; aulre " peut-être un peu p ur e!lem~c,
Jans un BVe ir tr::s lointain, et i son man la
; mais pour son p' re,. p~)ur
.a
rel1Jait malheur~
mère, c'est Une chose à laquelle elle n'av"lt )amcu.
en é et '-lui lui parai ail m n Irlleuse. A-t-nn le
ôroit de Jlvoreer !orblju'on a un foyer, une enfant?
PeUL-on allt;r olTrir Son CQ::ur à une autre femme,
fonder uoe autre famille, avoir d'autres enfants ?...
ce
pas PossibJ.e, sOll p' re ne
3T\lIr ces Idées-là ... Ces VOIX: inconnues mentaIent,
el es parlaient légèrement de cho~es
graves...
.
fi emble. les ro1e~
li
loge
'ouvrirent, mIS
S"m"on et M. Davesne rentrai nt. San dire un
mOI à son père, saI) même Je regarder _ elle .n'autait pu - Arlette reprit sa place ct se yeux: fi '::rent,
lans les voir, danseurs ct dan eu e .
n"rrière elle, a, ez bas pour nc 'ëner personne,
n } s Sym on et M. Dave n caus rent pendant une
p.u:ti de J'acte ..Arlelte n'écoUlait pa , mais pourtant 'Ile entendait de bouts de phra e des mots
qUI lui fai 'aient comprendre que le lcntie'main miss
:ym 'on et ~n
p1.r~
pa ~eral[)t
ensemble toute la
lournée. (TOit le. malin, de)CUfler à la C le de (rrace,
Ilofltcr à Trouville, et le Roir ca in/).
fis parJ renl de départ. Oc Je prcnuers 1 ur de
scptcr:nhrc, mis ~ymson
partirait: pui il -cali brenl 1 ba
ue la Jeune fille n'cntendlt plu rien.
Comme le cconJ acte t1ni ail, Hoger d'Arcoul'li
~nlra.
~ongcait
Nc~,
r~'e"t
po~vait
- Bonsoir, lUon ~ieux
1 /) noir, made mOI elle 1
Je UIS h urcu de ~'ou
voir.
CC!! mol
Illbl '['cnl d lUX
Arlet! . Bru qu _
mIt, elle e retourna:
- Moi au i, je sui bi
- Qlle âite -Vou <.1 ce lan 'ur ?
t Arlette
Iles S'Ciln'CUI.
aI/ail.pa le lelOp de r'pondre, AL 1)/1
- Je vou lai e avec lU hll , ~hl-i
ut à l'heur 1
{1
aOll, A
Pr d'i\ rlette, Hog cr S'Ill talla.
l! 1 regarda ntlectucu cm nt t, d
te <Ire qu'JI ~ ail cul nt nI p IlIr
manda:
- J~h III fi (
Alor,
Ounr
naVrilll!, hl 1 un fille 1
ré lil{u
,.
- Vou
lout . Cc
y~
•
QII
�������ARLETTE, JEUNE FILLE .MODJo R ElOI
Elle se leva en chantant, ce qui n'étal! gu\:re dans
es babitudes. Lor qu'elle fut prête, elle traversa
rapidement le parc ou tous les oIseaux piaillaient et
pgna, à travers champ , un villa8e proche du
manoir qui pos édait une toute petite chap Ile
• ~ouvert
de lierre.
\r1ette y entra comme l'office commen<;\"'tt. Elle
n\. possédait aucun livre religieux, n'aimant que les
beaux missel superbement enluminés et peu pratique à emporter; elle suivait la mes e à sa façon,
et n'aimait pas lire dan un livre le prières faite
par un auteur religieu pour des milliers de mortels.
Dan la p-etite chapelle, très simple, presque
pauvre, i différente de égli e pari ieone ,Arlette
prouvait un sentiment nouveau, elle n'assi tait J?lus
à la messe pour faire plai ir al sa m re. Elle pnait,
ans aucune di traclion, avec une foi qui l'étonnait.
utopr d'elle, peu nombreu e ,quelque paysanne
~ naient,« rapport à M. le curé _, un brave homme,
toujours prêt à rendre service. prt: la me .se. eUu
liaient serrer la main du vieux prêtre pour patlerun
eu de leur affaires et surtout pour bien lui faIre
oir qu'elles étaient là.
L'office terminé, la dernière, Arlette qUitta la
petite chapelle et lentement reprit le chemin du
r tour.
Ce matin-là, elle trouvait tout joli: les champ lui
emblaienl plus beaux que d'habitude,' ciel plu
leu, le manoir plu rose.
En rentrant dans le parc, tout de suit eUe aper ut,
u bout de ta grande allée, M. Dave ne ; Il venait
u-devant d'elle.
it
Depui la oirée d Deauville, rlette 1&
a trouvée eule a\
on père; il emblait lu'
rder rancune, l'embr ait peine et ne lui riaIt
u'en pré ence dam re. ette re contr , iné ibl ,fit battre le
ur de la ,eune fille et, tout en
regardant enlr eUe con tata, une foi de plu ,
qUe son p re re tait étonnamment jeune.
Le ourire aux 1 vre , M. Dave nes ab rda
it de bonne humeur t ré
• l'égli e pour m'a mu
• la mod , ce 80nt d
r; ,'al
fOir
��������������ARl
r: 1 l'E, JEU E FILLE MODE N
.. M ch re fill ,
• Pour des raison que le ne te dIrai pa , c r
age ne les comprendrait gul:re, j'al ré olu de TÎ~e
seul et de me parer de ta m re. Un divorce 'impose: ,'aurai, bien entendu, lous le 10rts.J'al,.u mOIl
"Ol~,
ce ra cho e vite faite, et
p re v u ~Ylter
r
toute ennuyeuse démarche .
.. Je te charge d'appren.:tre Il ta m r m n d Ir. Tu
es née dan Ull i cie q\li admet le divorce, tu ur
mieux ql1e per onlle, lui faire comprendre qu'on doit
Je séparer lorsqu'on ne s'entend plu . Et puis, t a
~tudlé
le code, tu connais la loi presque au i bien.
que moi, tu pourras donc lui être utile. J' sp re ue
vou n'aurez pu trop de peine de la décision 'lue je
suis obligé de prendre, et je compte que t 1, ' "
petite fille,
ton c ur.
lu
me garderas toujours une olac
• JACQUB
ft!
DA.
Après avoir lu cette courte missive, Arlet e eut
BCste de colère; elle ieta la lettre par terre, quitta le
"'uteuil sur lequel elle était assise et fit quelque. pat
ans la pièce. Son visage était rouge, ses mai.,. ser.rent nef'Vcuc:ement "étofTe de a robe, elle eilt aitn6
trier.
�����l2t
ARLETTE, JEUNE FILLE MODERNE
- S'il reH1:ett;ut, il erait là.
C'était logique indiscu table; rlette le compri t.
- Mai ,fit-elle he: itante, tu n'accep tera pas ... ce
J nt il parle dan a lettre ... tu r si tera ... c'e t ton
droit, et, pour ce qu'il veul faire ... 11 faut Ion con·
"eotem nt.
Mme Dave ne regarda a fill ; le joli \ u ble
avaient une expres Ion de Jouleu r infinie. .
- Je ne r i terai pa , dit-elle, mal~n:
me con·
i tions religi u e .. , je ne re: i terai pa ... par e
lue, pour moi, rien ne era change:.
Arlette Ire saillit, el, avec énergie , l' pril :
- Voyon , maman , et-ce po ibl '? Tu
lt
accepte r ce 9ue père dé ire ... tu veux lui rendr
liberté ... et te-tu demand é ce qu'il ferait de cette
liberté'? .. .
Les main de Mme Dave ne quittère nt celles
d'Arlet te; elle eurent un ge te d'indifl érence.
- Peu m'impo rte 1
Dê ... oncertê e, la jeu
fille
leva el, debo ,
vibrant e, elle dit avec force:
- Voyon ,mama n, je ne te reconna is plu , roi,
••ergique , tu renonce s à lutter, et cela d"'s le pr~
er jour Mais tu dois défendr e ton foyer, t ft
' . nheui
San un geste, de cette voix qui emblait si 10 •
laJoe Mme Davesnes répond it:
- Mon bonheu rl Arlette , ne pronon ce plu ja
e mot·là ... Oui, je me doute qu tu ne me co ..•
prend pa; tu app Iles faible e mon apparen te
résignation ... Plus tard ... b aucoup plus tard, lor Il tu aura aimé et ... souITert, tu admettrll "C Cl ~
condam ne aujourd 'hui.
La jeune fille eut un peu honte de sa violen ... e, ......
e rapproc ha et se mit à genoux devant a m re.
- Maman , fit-clle tendrem ent, i tu m'expli quai
te compr ndrai l'CUI-être tout de uite; depui ,
elques moi , j'ai eu bien de chagri n.
Mme Davesne regarda longuem ent Arle te, PUI
eMe parla.
- Voi -tu, ma petite fille, quand
aime com ...
taï aimé, comme j'aime encore, malon'réatout,
·
lu, malgré tout ce que l'être che:ri peut vou entend
faire, 00
Ile dé ire, on ne souhait e jamais qu'une seule chose:
on bonheu r. Ton l" re ne veut plus vivre avec nOU8\
l e ~ yer que tu me reproch es de ne pa d(:fendre. ce
qui restera toujour s le sien, emble ne plus lui
.u>tl",,"-,-- ,,,
�ARLETfE. JEUNE I.<'ILLE r.IODER E
(:.!I
.') lIt ront lamai. Il reprend on C(l'ur que j'aurai
1 ulll ~urdc
toujollr ; il le rcprend, je ne !;ais
c\, t on Iroit, en amour, cc mot-Id n'\;Xlste pn .. '
On ne IcIÏ nt pa. 1 n cœur, ct j'ai (ltnpris, n li unI
~et
Idtr ,qu'il .... reprenait pOUl 1 ûllnn r à un
lIre.
~
- Mnm, n, fit Arlette dan, un san 'l~).
- Oui, Il ure, ma petite fille, tu suuffrira. moin
'f C bien jeune pour apprendre toule ces l'ho e~,
Il i je I~'ai
que loi, ct lUI ne era plu' jamai là.
-
Mal ...
- Non, jl: n'accepte au"une di cu iun, c'e 1 inu·
\tIc: 111,\ ré olution est l'ri e. Je ne Vl:\lX I as le faire
IOrir, je ne vcu. pa qu'après vingt un d'amour
ralg~,
il alTi\e Ù ouhaiter qu'une maladie m'cm·
1 rtc-.
'ivemenl, la III in d'ArIelle se posa ur les lu r
d
a mère.
- Tai -loi, maman, tais-toi, je l'en pdc; ne dl
de chose pareilles. Jc ~ui
qu'il e t incapnbl
!
cl' ces pen ~
-là.
Mme Dav\; nes ne parlu plu , et longteml t'lll1
(.ntr· l'aulre le. deux femmes resltrcnt. Lu pclite
p\;nùult! en marbra blanc sonna plusi urs foi " Sil
timhl e grl:lc réSO'l.la dans la pi1.-ce itencicuse, el
Arldfc pensait, cn t'entendant, gue tléja, pou
l'autrt.: ,cc liJ11"r<.l, ,ieu' de deux iède, av.ut d
.onner de h IrC'sdoul()~
's.
}':nfin Mme Da ~csne
c leva; elle s'upprtlcha li
la chemin~,
rC6urda Je cadre \ide, comprit quell
photographie le l 're avaIt emporl~.
Le cœur brisG,
rc que jalou c, elle repou (j sn fille et s'enfui(
Jans sa chambre.
rlctte rc ta dan le bureau désert, ce bureau où
il ne viendrait plus. Révoltée, trouvant injuste cette
~oufrance,
elle e promettait de n'aimer jamaia
Ii'amour celui qui partagerait sa vic.
xv
l.a séparation des Davesnes étonna tout Pan .
Pendant huit jour, au moins, dan.s les salon , allie
cercles, aux théàtres, au fh e o'clocl" on parla
cette chose incroyable 1 Ce ménage parf.!it, cc Ille'
nage d'amoureux, allait donc, tout comme le il tire.
connaltre les mauvais jOllrs.
Les amis, les intimes, il y en a toujours bea .... l:uup
dans ces cas-là, ra.:onlÏ;rcnl des potlOg, inventi;rcO
des historc~,
L~
nf>m de miss S\'mslln fut I.)rononcé.
�MODERNE
ou. !Pari était à D auville, et to t Pans
sem rqué le a Hluit seM. D v ne. D co
.(Iut qu'il r pr nail sa liberté, our l'oOr.ir· l' \10
·caine. On affirma même qU'li ét i nt flanc ,
o Jjoula que le man3.f,'C au Il 11 u d'. QU'
divorce $crnit prononcê.
.Cette fois, le oti11 et les hi oires ~t j nl or ~
M. Dave ne cl mis Sym on n e qmttaient gu' r.c.
Installée li Fontain 'bl~au
pour 1 ute~'
rn~e31!""n
'ri aine jOlI'it au golf, lU lntait che"a,!r
la belle
et attenùall avec impatience le commencement des
càa s' .
J.e baron rh re 1 avait reçu on con "', cl e étai
seute dans sa 'l'Ilia et n'y r ccvalt gu'.re que M. Dayesnes. soa fiancé. Ensemble. JI se hvraient au
sports que tous deux aimaient, en cmble Ils SCI&~a'ent
8eureult. Lw parais ait avoir IOQt ubl~,
c'était une vie nouvelle qu'II commençait et,
ml
reJolarder derrière 'ui, Il alfait ...
1.1 pendant ce temps-là, Mme Dave ne et Il fille
1,,1 'aient de tri les Visites. Elles avaient dll v!l°r un
ayoué, lire de vilaiM papiers qui chargeaient l'époux
et le père, e.lles uaient dû entendre I~er
cet hon:un e ,
que l'une aunalt encore et que !l'autre a'elro~8Jt
de
délester.
Dans une antichambre très grise, près des c1erCll
qui les regardaient curieusement, elles étaient puées, toutes droite. s'efforçant de ne a laissu
~"iner
leur pein • e flérant être des inconnues;
l1I8is le divorce Dave nes était un divorce sen
sationnel.. et pui , Arlette était SI jolie que RU!lc
part eHe ne pa ait inape~Cju
... Tout bas, on chuchotait leurs noms et les visages se tournaient vers
elle. Cette curiosité était pour Mme Davesnes une
torture, et lorsqu'eHe sortait dt" l'étude elle était â
bout de forces physique t moral s. Souvent, dan
l'auto qui la ramenait che! elle, elle avaIt des suffocations ten'ibles qui venaient de 5')0 cœur, trop
éprouvé depui!l quelque temps.
ArIelle ne ,\uittalt pas sa m~·re
.•\-lloc Davesne
aurait voulu lUI éviter ceg tristes démarches, mais la
n'oppo-- ~
jeune fille n'y avait pas consenti. L'~pouse
sant aucune ré lstance, les choses allèrent vite, ct 1
Pur arriva où les deux cOOJoints furent appelés l
le jlréstdent du tribunal.
Le matin de ce jour-là, Mme Dayesnes s leva ta. ;
'1e aVllq pas é une mauvaise nuit, cette enc nlre
prévUt., dont elle ne pouvait se dis{>enser, -était l'our
fit Irès douloureuse. EUe devinait que son mari y
inditTtrent, et que, pas une {Gia,
• a pt.lrteAit un ~8age
!es ~K
lM .. poseraient affectueusement sur elle.(
0
o
��2
\RLETTE, JEUNE FILLB MODERNe
Une rumeur c nfuse, faite d toute
cOIm'er atlons, étour li ait {me Dave ne et Arlette; elle
lirent uel lue pn, fI' liant de avocats qui 1
regardaient curieu ement. Enfin l'un d'cu x
e
téta hu d'un woup ct Vl\ement Je rejoignit. '1'0 1 Il
Jn main, II le salu:!. Il avait une fi 'ure d'honl\;.:l e
homme; une Wu e mou tache blonde ct de cl
yeu' bleu qUI regardaient bien en fa e.
- 'vic dame , lit·il d'une voi nette ct pré i e,
Vous ête en avance, p,lrdonnel.-moi de n pa \OU~
avoir cherch6e plus tôt.
Mme Dave ne r~pon
lit que l'auto a\ait mar hé
tr S vite ct qu'elle ne \.:onnai sait pa exactement la
li tanc .
- 0,., devon -nou all;.:r? demanda.t.ellc.
- Voulez vou attendre iCI l'heure de voir \.:, nocation?
- Cc ra Ion' ? (it Arlette vivement.
- Non, ma cmoi elle, à l'cine un quart d'heure.
Alor tou le troi e mirent a marcher au milieU
e la aile. L'avoul!, .\{o Nar,", etait un de ~ lu~
connu de Pari, l'allure et la' di tinctinn de de
fcmmll les cla aient; pel' nnne ne pas .1Î1 pr' le
e an l'e' aminer.
ce ~rOlI
Toute â la rencuntre qui e prép.sait, Mille D....
e ne ne remarquait rien, e yeux; fi 'aient unt:
tatue le marbre au·de • u de laq',elJe <:tai in crit
en 1 !tre d'or:. 1"01"/1111 el.lus _.
Elle pen ait que \.:e deux; m t , pnur elle, n
i nifialenf rien, et que !;e lui allait c na cr d,ln
cc 1 alai , ce di\ or~e
qu'un 1 ré ident, de juS\!
rOl1ol1ceraicnt. t!tail peut· tre la CIrCe, mai Ihln
pas la ju tice.
l<:lIe 'efTor ait de ne n!6urdcr aucun de r"ur"
u'clle croi ait, clle 'ellorçait 4.le tenir es yeux
"'é tre haut, afin de ne 1 a rencontrer là, a\l
milieu de tout cc monde, le vi age de son mari. Elle
f1'~tail
p.\ certaine ..le on cœur, elle avait peur qu'il
',e c troublat, elle craignait une dMaillance ph r ique
ct elle suppliait Dieu de la lui éviter. Et pen la nt
!Ju'elle marchait, au milillU de cette ruche enc lm.
hr~e
ct vivante, elle priait ..le tOlite
n âme, ellt
riait pour clip. et aus i rllur c lui qlli la ft i
II/Trir.
Droite, arrogante, la tête haute, rr1. de l'i;1\(,ut:
rh:lle marchait; clic regardait tou le I!r(lupe~
h\"l'C je yeu. Je lièvre, ..le yeu. qui e péralent
rencllntrer ~e pèrc qu'die ne voulait plu allner.
Aimable et bon, devinant ce que ce deux fcmmes
e entaipnt, Me NarYJ,arlait j il c. a\'aitd'intére er
Arielle Ji s'était ren u Cllll1pte qllc' \Ime Daye ne
'
�ARI:E
r n:, JEU. E HLLE r-IODEI
!
L
ne l'éc<lutalt l'a . Il nommait le. célebrite du b
rt:llU, parlait des causes sensationnelles que c'
IOmmes avaient défendues, montrait l' ntrée ct ,
elle
(lifT('rents tribunaux, Une avocate le croi~a,
~tai
Wande ct portait bien la wbe et la tllqU ;
Arlette, n\ec l'ombre d'un ourin~,
la dé\i a~e.
~:lIe
ne~olmiqUpas
~on
imprc ~.ioàl\!N
r},
qUI saluait ave-: condescendance. a Jolie confr~e,
mais cHe t.:ut Il; ~entiJl
qu'au milieu de Cette
'rande ~ule
ln jt.:unl' fille n'était pas à ,1 l'lu ·e. Une
oix I"éminint.:, si l'clic qu'dIe soit, prollonee malc~
ilain, mots du Code, ct Arlette ne s'ima ,inait guère
'etle jolie femme, si bien co'-1uméc, t 'nlanl d'arra·
cher à Ull jury la tête d'un grand coupable.
Letle constatation lui causa tlne petite décepti n,
L'an pa é, clic jugeait ,que le. femme pouvaient
lout entreprendre, ct aujourd'hui lie r <-oonai ait
qu'elle n'nyait l'a . uflisammcnt al'profondi la
question.
Un bras qui s'appuyait lourdement sur le ~icn,
le
frémiss ment de tout un être fit comprendre à
Arktt que Mme Da\e 'nes avait al crçu un man;
la jeun' fille ne chercha pas à \'oir, mai ,yin~met
elle se pencha vers l'ayoué :
- Ma mi.re est fati 'uée, l'h~ure
est \enue Je
pense?
1 Mo Nary cI.mprit le dé~il'
d'Arlèlte.
1 - J'allais pro~c
à Mme DaH! ne dl! nl u~
rendre au cabinet du l'rt!sident.
Il quit~ren
la aile des Pa -Perdu .. Ce fut
repos pour les deux femmes; cette rum~,
ce bruit
de la foule auquel clics n'daient pa~
habituées, le
"Il
(t)urdis~a.
Suivant l'avoué qui les préc"dait, elles trava •
l'en! un cou loi r dé 'ert, puis arrivèrent dans une
antichambre où il y avait deux bureaux inoccupé,
une grande fenêtre à petits carreaux donnait sur la
Seine.
Dans cette antil:hambre, il y avait deux porte",
J'une à droite, l'autre à gauche; l'avoué pous 'a cell.
de droite, un garçon parut. Devan( Me Nary il s'iJl
<:Iina et laissa entrer Mme Dayesnes et Arlette. Da
cette pièce il yayait un canapé, Mme na\'e~s
"
laissa tomber, ct comme sa fille rc. tai deboll.
devant elle, l'ob~ef\ant,
die eut un re~ad
1::
détres:e infinie.
Le ~arçon
était là, Arlette ne pOUVI\' 1"<:11 Jlr •
mais ses yeux suppli"rent; ils deman faient à
Mme Dayesnes d'avoir du coura~e,
il' Je lui demandaient avec tant de tendresse qt.:'elle essaya de soul'Ire, mais, ce fut un pauvre sourire, si dnuloure:,l:
C
����ARLETTE, JEUNE FILLE Mum':k
12 9
tUe eut un cri de joie. La présence du jeune
1 .nnme éloignait l'heure qu'elle venait de vivre.
- Monsieur d'Arcour 1 fit-elle. Oh 1 que c'e t
gentil de venir auior~hl
Absorbé par sa lecture, il ne les avait pas enten·
dues. Le cri d'Arlette le suprit. Il se leva vivement
et s'appro cha des deu femmes. Il ne les questionna
pas. Des paroles banales furent échangées, mais la
mère et la fille comprirent pourquoI il était venu.
Aprl!s quelqu es minutes d'entretien, Mme Davesne s'en alla dans sa chambre pour changer de
toilette. Arlette t t Roger restèrent euls. Alors le
Jeune homme prit le gros bouque t de violettes qUI
était re té sur la chaise et le tendit A la jeune fille.
Elle l'accepta avec un sourire triste, y enfouit tout
n visage et demand a:
- Vous saviez donc que c'était ... pour aujourd'huil
- Oui 1 Me Nary est un de mes amis et je savai
aus i que vous üliez passer une bien mauvaise
heure.
La jolie figure quitta le gros bouquet, les mams ~ui
le tenaient tremblèrent un peu et Arlette répondit :
- Oui, très mauvaise 1... Jamai je n'aurais cru
qu'un divorce était entouré de tant de pénibles
cnoses ... Et dire qu'il y a des gens pour qui c'est
plaisir. Vous comprenez cela?
- Je ne cherche jamais à comprendre la mentalité
des !{ens que je méprise, et ceu qui divorcent par
plaiSir, je les r4n~
dans cette catégorie.
- Vous avez raison 1 dit rlette avec conviction.
Le divorce, c'est une institution abominable.
- Pourtan t, dans quelqu es cas graves, répondit le
jeune homme, il peut avou' son utilité.
Il yeut un court silence. Arlette et Roger suivaient
leur ~ pensées. Les yeu fixés sur les violettes, la jeune
fille dit:
- Monsieur d'Arcours, voulez..vous être très bon? ..
- Mais, je ne demande que cela.
- Eh bien 1 restez dlner avec nous. Je sais que çt
D'est pas très gai ce que je vous propos e; mais Je
481 aussi qu'on peut vous demand er ce qu'on n'oseait jamais demand er à nul autre. Vous 6
pour
un véritable ami; vous 6t.snto n aou, et s'il faUai!
pe\'de votre amitié, ren aurais beaucouQ de.
. !mu, mais ne voulant pas le laisser voir,
d'Arcours répond it:
resterai diner avec grand plaisir, mademoiArlette, et ma très vieine amitié voue sera t01l" .
fidèle.
' 'J.~
��ARLETTE, JEUNE FfLLE MODI'-R E
131
- MOIl ami, fit-etle d'une .oix calme, c'est ane ;olle
fin je roman, mais ce roman-!à, je ne l'ai p. COIDo
.lhencc. D'abord, personne ne m'arme ... et puis, vou
ne savez donc pas que je me ui' promis de ne jamaJ
limer mon mari j> Je veux faire un mariag d'estime.'
de sympathie réciproque, mailS d'où l'amour sera
banni. Ma mt:re a trop souflert, je ne veux pas
recommencer sa vie; l'amour me fait peur, il e tune
source de larmes. Ne me parlez pas de mon avenir,
il ne m'appartient plus, if est. maman tout entier.
J ne la quitterai jamai et je ne eux pas imposer •
mon mari sa douleur. Je SUIS sll8e, croyez..moi 1
A ec une émotion bien grande, Roger d'Arcoura
reprit:
- Sage, à dix-huit an 1... Je le regret! presque,
car si ous aviez voulu, je vou aurais parlé d'une per.onne qui vous aime ... et qui est toute prête à partager votre ie avec ses tristesses actuelles... M.ais
ous ne voulez pas j>
Arlette eut le soupçon que ROB f d'Arcours alldt
prononcer des paroi s graves, paroles qu'elle craignait d'entendre. El1e e leva \'ivement, comme pour
e désager de l'atmosphère de tendre e qui l'enveloppait toute, et désirant ne pas continuer cette
convenation, elle 'écria:
- Mes violettes se fanent, il faut que je les mette
da.ns l'eau 1
,!J'une main qui tremblait un peu, eUe s.nn. te
domestique, demanda un vase deChine au couleurs
';ives, et tranquillement, &fiectant un grand calme,
arrangea le (lros bouquet.
Silencieux, Roger la regardait faire; il aimait ce
silence qui les entourait; il l'aimait, parce u'il troublait Arlette et que CI' trouble lui mettait au cœUf
un espoir fou.
Arlette n'en finissait pas d'aft'anger les violettes.
Roger avait allumé une cigarette, et le parfum du tabac
ru se se mélangeait de nouveau à l'odeur des fleurs.
La lourde tapisserie se souleva, Mme Davesn.e
revenait. Elle avait mis une robe d'intérieur noire
qui la vieillissait un peu; elle s'efforçait de porter la
t~e
haute, mais on devinait que tout on être était las.
eUe la serra contre
Vers sa m re, Arlette '~)anç;
elle, l'embras a tendrement, follement, et, entre deux
baisers, lui apprit que Roger d'Arcours re tait dlner.
Et comme Mme Davesnes protestait, disant que
~'étai
trt s é~olste
de leur part, Arlette, nettement,
.répondit: '
- Ce que tu dis est vrai, maman: mllJs Ro~er
d'Arcours est notre ami, il nous appartient, et
au;ourd'hui, je le réclame.
�132
ARLETTE, JEUNE FILLE j\JODERNE
Personne ne discuta plU', et ce sOir-là l'amitié de
Roger se fit plus tendrc, plus douce que d'habituJe,
et l'amitié, cette forme de l'amour, consola un grand
chagrin, adoucit une douleur quc ricn nc parabsait
pouvoir calme-
XVl
Après la rencontre du Palais de Justice, Mme Davesncs avait dû s'aliter, une lassitude morale, plus
que physique, lui faisait désirer le calme absolu, la
solitude complète; et pendant ces heures-là elle ne
voulut pas "oir sa fille, le moindre bruit la faisant
.~olJfri
,me n'avait qu'une seule pensée: son mari qu'elle
allait perdre, qu'elle perdait, et qui bientôt, l'avoué ne
le lui avait pas caché, épouserait une autre femme.
Cet hommc, qu'elle avait cru sien, cet homme à qui
el~
avait ù.onné ,bonheur, jeunesse, amour, lui reprenaIt tout, Jusqu à son nom, ce nom que portait leur
enfant.
Et pendant ces heures où elle réfléchit si lonAued~
n'avoir pas lutté. ~ais.
ment,. il lui vint le"rg~t
à quoI bon? Elle connaissaIt son mari, elle saValt que
lorsqu'il voulait quelque chose, rien ne lui résistait...
Si elle avait refusé de demander le divorce, lui l'aurait fait; et, méchamment, poussé par miss Sym~on.
il aurait. ch~rgé
!la fen;me ~e mille fautes imaginaires.
Pour lUI éviter cette Vilenie, conseIllée par son avoué,
homme J'une honnêteté indiscutable, Mme Dave..,nes
avait signé la demande de divorce.
'
Alors cela avait été très vite, l'abandon du domicilc conjugal était un grief puissant et facilitait les
choses. Dans quelques semames, tout serait fini, tout.
Et les jours pas aient. Avec angoisse, Mme Davesnes les vivait; encore 'luelques-uns et elle ne
serait plus qu'une femme divorcée, abandonnée ...
Elle resterait seule, longtemps peut-lHre; elle n'avait
que quarante ans 1 Et elle finissait par souhaiter
qu'une maladie l'empo1·tttt vite, trt:S vite ... là où elle
'le souffrirait plus ...
Lor que ce désir l'eff1eurait, elle en avait honte.
l\.rlettc avait be oin d'elle. Que deviendrait la jeune
fi.He si sa mère s'en allait? Elle. n'accepterait pas d.e
""'Ivre près de son père remané 1 Alors elle serait
seule à un âge où l'on peut espérer le bonheur l Pout
l a fille, 'rime Davesnes devait vivre.
Depuis qu'elle avait revu son pt:re, Arlette était
,1corc plus malheureuse. Le regard de tendresse
10nt il l'avait enveloppée ne lui avait oas échappé, et
��, .
ARLETTE, 1EUNE FILLE MUDF.RN
Quel étd superbe 1 Pas une lournée gnse. En
'ormanthe, nous avons été parhcuilèrernent favo·
li es. Le manoir que Roger d'An:ours nous avait
rlécouvert ét ut déliclCU' à habiter, ct Deauville ...
Ilro ligieux. Le ca ino, prcsq ue trop 1 eau; Il Y avait
Dn monde IclU ... Nou' yavon retrr.tJ ; beaucoup
d'ami!'! que (U connais: le Draklne , le' 1\1antte, les
Rl:nard, lous d'un élégance llnpr\.! slonnante. 'l'en·
nis, golfe, casino, nous n'avIOns pas le temps de nou'
cnnU\'er. Le Olr, il y avaIt des fête. 'plendc~
tou [cs plu grands acleurs du monde entIer son!
venu e faire applaudir.
D' 11 ton tranquille, mal un peu tri te, Germall1e
rép ndit:
- Tu SUIS, J'ai lu les lournau.· ; Let été 11 ne parlaient que de Deauville. Je SUIS dOliC renseIgnée sur
tous tes plaiSIrs.
.
savait plus
Il r eut un court silence. Arlette n/~
que dire et n'osait regarder son amIe. Elle avait
que le doux. y ux l'examInaIent tendrement j elle
devinait qde ce erait bon de se confier, de raconter
à cc cœur si tendre et qui l'aImaIt tant, toute sa
peine; mais. elle croyait Cl.ue Germaine av.~'
délà et
elle attendall llue son amIe parlàt la première.
La fenêtre le sa chambre était grande ouverte;
die apercevait le bois de Boulogne dont le arbres
étaient couvert d'or, elle voyat! les auto fit r ver
un horizon rouge, coteaux de Saint-Cloud qu'octobre
faisait merveilleux..
Oc a \oix douce et calme, Germaine demanda:
- Tu m'a écrit que ta mère était tout à fait rétablie, j'en ui' bien heureuse. POllrralS-Je la voir?
- Non 1 fit brusquement Arielle. Maman ... nous
ne recevons personne.
- C'e. t ce que le domesltque m'a dit tout â
l'heure. Je voulais t~ demanùer ju"tement la raison
de cette consigne
Arlette regarda son amIe. Ne savait-elle donc
rien?
- Depuis notre retour de Deauville, reprit-eHe
lentement, maman ... mOI ... nOlIS ne voulon" pa.
recevoir ... nous préférons attendre que ... tout SOIt
fini ...
c Tout soit finI. .. » Ces mots furent di!!; avec une
"oix pleine de sanglots. «Tout soit fini. .. " (jCl'malOr.
ne comprenait pas. De quoi donc, de qui donc
Arlette youlait-elle parler -~ Mille cho c tra\""sèren'
sù pensée.
13accalaUl L,Ir t Arlette se présentaIt à la seSS101J
d'octobre, ct elle ne voulUlt voir personne avant
d'~tre
sûre de son sucè~.
Perte d'argent? Non, la
������14
\RLETTlt, JEUNE FILLE MODERNE
Sa décIsion prise, comme elle allait se retourner
pour en faire part • son amie, devant la grille d~
Jeur hOt el, tout près de la fenêtre, passa une petite
fille de six à sept ans qui donnait la main. un homme
d'une trentaine d'années. Plein de confiance et de.
peté, le jeune visage se levait vers celui de son
compagnon; la fillette bavardait et, en souriant,
l'homme répondait.
Un mot parvint aux oreilles d'Arlette: Papa ... Et
ce petit mot éveilla en elle tant de souvenirs qu'elle
resta appuyée contre la fenêtre, écoutant son cœut
qui enfin parlait.
Papa•..
Elle aussI avait été une petite fille gâtée, choyée ..
adorée. Elle ortait. eC' 1ua, très souvent; il aimait
• 'embarra ser de cette tOute petite qui toujours
questionnait, voulant savoir le pourquoi d.. cbo es;
et av.ec une patienc" pleine de tendre se, ü réponcllit tans jamai se lasser.
Papa ..• C'est lui qui avait guidé les études de la
fillette et bien sou'gent, le soir, il é'était f rivé de
quelque sortie pour e pliquer • la jeune écolière
des. questions abstraites que sel profeàseurl négli
geaJent.
Papa ... Que de cadeaux, que d'attentioIas, que de
pr6venances 1 Il avait été le père Noêl qua emplit les
petits souliers de choses merveilleu e , 9ui se fait
une Joie des joies de son enfant. Annaversaares, fêtes,
Il n'oubliait rien, et longtemps d'avance, Il préparait
des surprises pour ces Jour8-1••
Pal>a ... Comme elle était fière, lorsqu'al venait la
cherch.r au COurs 1 Ses amies lut enviaIent ce jeune
père qui malgré une vie d'affaires très surchargée,
trouvait le moyen de s'occuper de sa fille. Ils partaient tous les deux, bras dessus, bras dessous, renyant miss, et galS, contents de s'aimer tant, ils
bavardaient riaaent, heureux d'être ensemble .
.Pépa... Pourrait-elle l'oublier. pourrait-elle n~
1)1U'S se
des di -sept ans de bonheur qu'elle
tua
�ARI.ETTE, JEUNE FILLE MUD'E:RNE
141
~i longtemps le globe d'or étaient encore pleins
je ces rayons et ils ne distinguèrent pas tout de
suite la relite forme grise qUi, immobile dans la
bergère, attendait. La chambre s'étail emplie
<i'ombre, J'une ombre propice aux confidences.
Arlette fit quelques pas; et se trouva près de son amie.
- Germli.ine, dit-elle, d'une voix claire qui annon·
~ait
une victoire; Germaine, j'irai â Fontainebleau.
Deux bn\s l'enlacèrent et, tremblante, une voil
murmura:
- Ma chérie 1
Cette appellation affectueuse, ces deux mots Je
tendresse l'foublèrent Arlette, son én~rgie
l'abandonna, et un lrmg sanglot fut sa réponse.
Elle pleura; elle pleura toules les larmes que,
ile['uis des mois, elle n'avait pas voulu verser; elle
pleura ses espoirs déçus, ses rêves amoindris, elle
pleura sur ce père, dont elle avait fait un dieu et qui
/l'CI ait qu'un homme, sur elle-même, sur ce qu'elle
Avait voulu être et qu'elle ne serait plus jamais; elle
pleura comme toule ft'mme pleure lorsqu'un grand
chagrin la déchire.
Dans les bras de Germaine elle comprit que
l'amitié est douce et que ces petits mots de lendresse, que sa jeunesse heureuse avait raillés,
étaient bons à entendre; elle comprit que son cœur,
qu'elle avait voulu masculiniser, n'était qu'un simp:.
cœur de femme accessible à toutes les douleurs, ct
longtemps, longtemps elle resta près de cette amie
Ilui l'aimait assez pour soufTrir avec elle.
~xé
XVII
Octobre ramène à Paris les écoliers; on lei
sans pitié entre des grands murs somhres.
ol' ln leur parle de choses très ennuyeuse.
J>ehors, (out les appelle, tout les tente; les dea
niers jours d'automne sont délicieux, c'est la prololll
gation de l'été; il semble que les vacances durent
wcore et dans l'air trainent des souvenirs qui dis"aient les metlleurs élèves.
\rleHe n'était plus une écolière, mais elle avait
onservé de sa vie de travail l'habitude de 'le level
je bonne heure. Et voilà qu'un matin, où le soleil
brillait plus tôt que de c01}t' ame, Arlette, toute prête,
thapeau ur la tête, errait dans sa chambre comm"
une âme cn peine, regardant à chaque instant la.
pendule, et lrcuvant que les aiguilles march~ient
bien lentement.
~nferm
���J# ARU:r T!t, JEUNE FILLE MODERNE
mots; des mots qui avaient conduit des hommell à la
mort, au martyre, des mots qui avaient soulevé def
peuples.
Dieu le v() udra, dit-elle, puis, affirmative, ouvrant
ses grands yeux clairs où brillait le rayon de la foi.
elle ajouta : « Dieu le veut • et, confiante, pleine
d'espoir, elle regarda la campagne qu'elle traversait.
A la suite, tel un cortège, les petits villages se
succédaient, rien ne les différenciait; des maisoD8
lans aucun style, qu'un bout de terrain entourait,
peu de champs et peu de bois. Mais le train longea
[a Seine, et alors tout changea. Brillant, beau comme
un souple I1!ban d'argent, le fleuve parut; il coulait
calme et clair entre deux grands prés. Tout le long,
les arbres s'échelonnaient, peupliers ou trembles,
arbres au feuillage roux quo le grand soleil faisait
briller; et dans un fond très lointain; décor somptueux et magnifique, la forêt, i nmense tache de
pourpre , merveilleuse tache d'orl Arlette regardait,
ses yeux fixaient le paysage d'automne si riche en
couleurs, et ses yeux se rappelaient un tout autre
décor: des petites maisons que juin avait couvertes
de ros~,
des grands. pâturages verts, des vergers
symétriques, des pelltes fermes normandes où les
iris fleurissaient sur les toits.
Ce voyage d'aujourd'hui1 si solitaire, lui en rapp ..
lait un autre qu'elle avait tait
avec un aimable compagnon, voyage très rapide et charmant dont elle se
souvenait souvent, et ce souvenir lui était très doux ...
Mais, à force d'y penser,elle se rappela le grand
chapeau noir, elle se rappela comme la femme qui le
portait était jolie, et ce souvenir-là lui fut désagréable.
Roger était son ami, elle tenait à son amitié comme
à un bien précieux et nécessaire, et elle ne voulait
pas qu'une autre la partageàt. Arlette Davesnes trouvait qu'une amie avait le droit d'être jalouse.
Lentement, le train marchait, s'arrêta nt à tous les
villages et ne se pressan t guère pour repartir. C'était
~e
train omnibus avec toutes ses lenteur s. Arlette ne
s'impatientait pas; plus elle approc hait de Fontainebleau, plus elle sentait son émoi grandir et son courage l'abandonner. Pourtan t, lorsqu'elle arriva el
gare •.'r~s
calme, maUresse de ses nerfs, elle descenliit et! sans aucune émotion apparen te, demand a ..
chemm le plus court pour le Savoy HOtel. Un
tramway y conduisait, mais en suivant la grande
al~ée
bor.-lée d':lrhres il fallait à peine auelq,J~
mmutes.
.
Arlette suiVit la grande allée. Elle marchait, s'etlor.
çant de ne pas penser, mais, maJarê elle, elle chef'&bait let mots Qu'i \ raUait dire. EIT,! craignait la pre-
�AIU.E'rrE, JEUNE l"ILLE MODERNE
J'hrase, le premier geste le premier regard . .
Devant une grande grille blanclie, elle s'arrêta
puis, sans réfléchir, vivement, elle traversa le jardin
monta les quelques marches et pénétra dans le halo
irande pièce bien installée et luxueusement fleurie:
fauteuils de cuir, petites tables pour le bridge et Je
thé: tout le confort moderne s'étalait là. A gauche,
un bureau derrière lequel une employée écrivait
Vers elle, Arlette 8edir~a.D'un
VOIX qu'ellevould
:alme, mais qui était vOl16e, elle demanda:
est-il là ?
- M. Davesn~
L'employée relt va la tête, dévisa~e
la ,eune fme,
mais l'air comme il faut d'Arlette JUI imposa, et, très
poliment, elle répondit:
- Je ne crois pas, mademoiselle, M. Davesnes va
au g~lf
tous les matins, et je pense qu'il .est déjl
parti.
Un domesti9.ue traversait le hall, elle l'appela.
- N<?n,. il vient. de sortir, il all81t au parc, d'aprè.
ce que ,'al compns.
- Merci, madame, dit rlette, je vais essayer de
le rejoindre, mais, s'il revient avant mon retour,
voulez-vous le prier de m'attendre?
Un peu curieuse, l'employée demanda:
. - Qui faudra-t-il lui annoncer, mademoiselle?
Arlette hésita un court instant, puis, d'une voix
claire_ qUI ne tremblait plus, eUe r6pondit 1
•
- MUe DavesO'es.
Elle sortit, ilÙivle par les ~.
du personnel.
Dehors, un tramway passait; Arlette y monta et
descendit devant le château. Elle entra dans le parc,
se demandant de quel côté il fallait chercher son
père. Une rencontre !ui semblait impossible, l'
hasard ne fait pas si bien le.i choses, et dans ce
wand parc aux allées nombreuses on pouvait ma ....
Cher des heure, lIans se joindre.
Découragée, elle suivit un chemin que de hautes
futaies cachaient: elle y était seule, nul promeneur
ne s'y montrait.
Elle marchait sur les feuille mortes déjà tQmWe ,
on pied 14 fOulevait; c'6talt autour d'eile un bruisdoux qui montait de la terre. Et, dans sa
sem nt tr~s
toilette de serge bfeue, sou son chapeau de même
teinte, les yeux tristes et las, maJsi"é ses dix-huM
ans, Arlette semblait personnifier l'automne, la sa..
..on où les rêves s'achèvent et où les cœurs 81
lIentent vieillir.
tournait brusquement et condui ait
Le ~emin
ce d'eau. Li, marchant au soleil, plu leurs
, la
pllOlDeneurs... Aratte starreta et regarda; euminant
chaque silhouette. chaQue aroup- Ton.' C01\p. eUt
mi~re
J
�146
!\ LET1}:;. JElJNE FILLE MODERNE
tressaillit Une femme Je haute tature, prodigieu'
emen! blonde sous le grand jour, venait vers elle i
deux hommes l'accompagnaient. L'un était 11.L Da'eene : l'autre, Arlette ne le .onnai ait pas.
Un mouvement brusque la fit se cacher dan le
chemin sombre, derri' re les haute futaies: elle
loulait voir sans être vue, et, tout
cs d' lie, de
Pautre côté du buis on, les promeneurs p 5S' renl.
Arlette les suivit de loin, ne sachant que faire,
n'osant aborder son p "re tant qu'il serait avec cette
femme. A l'entrée du parc, le trio s'arrêta; bativement, miss Symson prit congé de M. Davesnes et,
avec son autre compagnon, eUe partit.
M. Dave ne les regarda s'en aller, . eJ.lbla hésiter
ur ce qu'il aUait faire; quelques pas le condui irent
du côté de la sortie, puis il retourna et ft'vint vers le
parc. Le petit chemin que sa fille avait parcouru
tout" l'heure le tenta, il s'y engagea; Arlette le suivit, et, le cœur battant d'une manière désordonnée,
elle se rapprocha de son père.
EUe marchait vite; sous ses pas légers, le, feuilles
raquaient .. peine. Tremblante, sa main se posa sur
le bras de M. Davesoes. Il s'arrêta, se retourna brusquement et eut un cri de surprise.
- Arlette 1 fit-il. Puis il se recula, gêné.
Entre eux passaient des souvenirs ... Mais Arlette
se rapprocha. ses yeux clairs étaient pleins de larme ; M. Davesnes eut un élan et ouvrit les bras.
- Père 1 murmura Arlette, et, se blottissant contre
lui, elle ajouta: Papa, oh 1 papa 1
Ces mots tendres, ces mots si dou étaient pre&que des reproches, M. Davesnes le comprit, son
~trein
se desserra et il s'éloigna de sa fiUe. Silencieux, ils firent quelques pas l'un à cbté de l'autre,
puis, correct, presque banal, il demanda:
- Que fais-tu à Fontainebleau, Arlette? Tu es
v~nue
avec aes amies?
- Non, p1!re, je suis seule ... Je voulais te voir.
Cette réponse si nette embarrassa M. Davesnes
et. silencieux, ils continuèrent à marcher.
toute tremhlante, Arlette désira se
l'rès ~mue.
poser; un banc était devant eux.
- Père, dit~e,
il faut que nous causions. Veuxlu que nous nous asseyions là ? Le chemin est soli.re. les prQmeneurs ne BOUS gêneront pas.
R.ssigné, le visage fermé, M. Davesnes c('flsentit;
rèS' de sa fille, il s'assit et attendit.
• A :Oté d'elle, Arlette pesa son gn.s manênon de
ftunkS, puis elle croisa ses mains 8'lDtées e4 sam
rder so p@re, les yeu fiIés Bur la fa~e
6lénte chl château qu'nfl U)Ucevait derrière rideau
'e
��;48
ARLET TE, JEUNE FILLE MODER NE
grand palais, au milieu de toutes ces robes noires.
nous nous somme s revus ... tu m'as regardé e comme
quelqu'u,n qui m'aimait. encore ... Ce regard m'a tO';1t
fait oublier , mon chagrIn ... mes rancune s ... al or Je
suis venue pour te dire qu'il ne faut pas que tu nous
quittes, car nous ne pouvons vivre sans toi. Père,
écoute-moi, ne détourn e pas ainsi la tête, tu es mon
papa, Je uis encore une toute petite fille, j'ai besoin
de ta tendres se, de ton affection, de ta présenc e
Pèr~,
reviens avec nous, renonce à ce divorce, qu.
est une chose abomin able.
Brusqu ement, M. Davesn es se leva. Arlette l'avait
ému et Il voulait résister à cette émotion qui s'enl>
parait de lui
Emport é par une passion violente, jusqu'à présent
il n'avait pas osé regarde r derrière lui. Une femme
divorcé e, p'ensait-il pour s'absou dre, peut toujour s,
refaire sa vie; quant à sa fille, elle était à un age olt
l'on s'occup e de son propre bonheu r et non pas de
celui de ses parents . Et voilà qu'Arle tte venait ver~
lui avec une voix dou~e,
des yeux supplia nts, et que
tout son être sembla it lui dire: • Père, sans toi, il
n'y a pas .de j?ie pos.sible .• Tout à l',"eure, quand
elle parlait, s'Il n'avait pas songé à mIS Symson,~:
eût pris dans ses bras cette I)etite fille de dix-hui t
ans qui réclama it son papa. Pour ~ési:lter
à la tentation, il s'était levé, voulant discute r... mais voilà
qu'il ne savait plus ce qu'il devait dire.
Il se mit à marche r devant le banc, de long en.
large; et, tout en marcha nt, il expliqu ait:
- Mainte nant, Arlette , c'est trop tard, il n'y a plus
rien à faire, les demand es sont signées ... On ne peut
détruire ces actes-là ... Les avoués s'en occupe nt ...
cela ne me regarde plus,.. Il faut laisser aller les
choses, ..
Arlette l'interr ompit:
- Père, fit-elle, toutes ces raisons -là sont de mau·
vaises raisons ; tu m'as écrit que je connais sais Ir
code ... alors je sais bien qu'un mot de toi, une sim
pie lettre à ton avoué peut tout faire arrêter.
Embarr assé, M. Davesn es hésita avant de répond re.
- Je ne dis pas ... mais il y a des engage ments
,pris ... des t-aroles donnée s .. , On ne peut pas revenir
là-dess us.
Arlette se eva, tout son être sembla protest er.
- Père, n'avais- tu pas déjà des engage ments? N'Y'
avait-il pas eoltre toi et maman plus que des paroles ?
1 M. Davellnes avait tort, il se fàcha; encore
une fois
ce~
deux caractè res se heurtai ent.
- Cela ne te regarde pas 1reprit-il d'une voix dure.
~
n'as pu .. iu"er tes parents ,
��m.x.a
1
E, JEU E
M. Da e Ile tressad liL
- Tu as un tram à prendr e? demancJa..t-ll. Owlo
t'atteAd ?
- Non t Je suis venue toute eule•.• A la maison.
011 me croit à Saïnt..oermain., cltez DlOD amie GerlDUDe•.. On sut que Je nt. rentren u Clue pour d :ner.
- Alors, pOUrquOI t'mqulète&otu de l'heure ?
- Mais, avoua Arlette un peu confuse , rai l'habitude de cUjeUller et j'ai très faim.
M. Davesnea ne put s'emptc her de nre.
- Ma pauvre petite fille l ,'ai complè tement eubli.
"dJ
,tait
Veux-tu venir avec moi au
J no cWJeuaerons là.
A
eII1p1'f1ument, Arlette ~cepta
Ils SOItinIn t du -pare.; Une 'VOIture passait, M. Dave&nes J!UTêta: e1e'IDe ct
Ir, la Jeune fiUe bavarda.
lA foret " 1 foli.,
utélllDDe la faiaait prestrop UDpC)saate. Les leui• • d'or et de pourpr
e
aient d'une rIchess e moule; c'eat à peine SI Poo
osait fouler celles qUI avaIent déjà quitté les arbres.
Quel meryeiJleux tapisl Quel plafond admtralSle 1
Les yeux en étaient tout éblouis J
Kt M. Davan e. l'ICOflta à Arlette que, le sou,
lorsque le soleil se coucha it, Il cmbn:s att III foret
taut end re, le ciel Pait la coul
du 8&D8t et les
bres au feuillage roux sembla!eitt ~biser:
t1ambea'ux d'or particip ant à l'apothé ose g6n.mI e 1
Devant l'hôtel moderne, la voiture les déposa.
M. Dave nes fit entrer Arlette dIlns une petate ..n.
manger 0 une table Mait prête•••
PenClaAt que son p re comma ndait le repas traDl
u1tl m nt, Arlette enlevait ganta et Te t ,pUla
eUe
pproch a d'une glace, constat a qU'elle étmt corrNrt ,
et se retourn a Ul'NIDte vers M. DlDeaa.. ,
Je SUIS PJ:6te, et J'ai très faim•••
- Mot aussi 1
mi ent à table et, avec app
~ Jéliô~t'we
Cttte pre.... painM'~
; ',tUJ;
~
..,an
pa"'.
��'!>2
o\RLETTE, JEUNE l"ILLl!! MODERNE
oublierons tout, tu verras comme not... aurons
te faire un nouveau bonheur. Père 1p te 1écoute-moit
M.
avait
son cigare, et comme s.
fumie parfois B6ne), 1
:.tait p~
urdes-p.,.
~= t.
~:VOWalt &Yaient
4isailDuletl61boo
fait naltre.
-DOUS
~Jj"
:~
�Al<.1.El rE, JEUl E FILLE ~10Dr.J{N"
153.
Le petit groom s'en alla.,. Arlette oupira, pu,"
sourit; c'était une victoire, mais elle cnmpr\!oait
que c'était une victoire dont il ne fallait pas parle/'
Elle quitta la table, s'approcha de son pi:re, l'embrassa cn passant, puis alla "cr:> la glace pour arran.
ge< une petite mèche folle qui s''::tait échappée Je
son lourd chignon. M. Da\'csnes avait repns soo
cigare, Il
mblait réfléchir; puis, tout a coup de.'
manda:
- Quel tl<l/l1 comptes-tu prendre, Arlette?
- Celui que lu voudras, père.
Les ..;()urcils froncés, grondant presque, M, Dav{:~ncs
reprit:
- Je n'aime pas à te voir voyager seule; je vais élre
inquiet toute la ,oirée,
D'un bond, Arlette fut près de son père: elle lui
mit les bras autour du cou et, charmante, murmura:
- Il Y aurait un moyen qui arrangerait tout et qui
t'empêcherait d'être inquiet.
- Lequel,(
,- Si tu m'accompagnais r
M. Davesnes se leva brusquemen t :
- Non, Arletle, non, cc n'est pas possible!
Mal', comme les grands yeux clairs s'empli~ant
de larmes, bien vite il aiouta :
- Comprends donc, ma petIte fille, qu'il ya des
choses qUI ne peuvent pas s'arranger ... tout de suite ...
Je le promets, ent.:nds-tu, que bientllt j'irai te retrouver ... que k divorce ne sera pas prononcG et que
ùan" quelques mois ... quelque" semaines, p 'ut-être,
nous r<!pendo~
tous les Iroi" la vie d'autrefoi~,
..
Je le l'l'omets, tu as confiance en moi?
Dans le:; bra de son père, pleurant presque, Ar1 He murmura:
- Oui, j'ai confiance ~n loi, mais j'ai peur, horri.
blement peur qu'on t'empêche de tenir ta promesse;
dejà, une foi , on t'a pri' a nous, alors on peut te
l'rendre encore.
- Non, sois tr<JnquiIJe, mu chérie. Autrefois, er.
m'en allant, je crllyais ne hrisa qu'lIll cœur, je
crnyai~,
pardonnl'-moi, que ma Ilile Gtait incapable
ù souITrir. Mai )e t'ai vue pkurcr, ,\rh:tte, et un
rapa ne rési te pas al': larmes de son enfant. Va,
ai . cnnliance, crois-moi, je reviendrai.
Il St;. regard"rent longuement, leurs yeux échal '
gèrent 1(;, promesses qui, alaient mieux que dcs
raroles.
- i\ lor ,murmura J\flctte d'une voix ~'ail\e.
i'
m'en irai [oute seule.
Er- l'embrassant, M. Davesnes répondit:
-- Oui, et tu ne partiras pas tard, je ne veux p.~
����ARLETTE
JEUNE FILLE MODERNE:
157'
Un silence douloureux SUIVIt
cette réponse.
Arlette rentra, et, ce soir-là, Roger s'en alla rlus tôl
que de coutume.
Le
qu{nzi'è~e
ï'ou~
a;riv~,
Àriet~
s~
I~va
'degr~nci
matin, et dès qu'elle fut p'rête, sortit avec miss.
JI était à peine huit heures, Il faisait sombre et gris;
l'Anglaise grognait, ""T\ais la jeune fille ne l'écoutait guère. Elles prirenc, à l'entrée de l'avenue du
Bois, le métropolitain; de très mauvaise humeur,
miss suivait, trouvant ridicule cette nouvelle
fantaisie de la jeune fille. L'auto était à l'hôtel, ne
servant à personne, pourquoi donc Arlette ne
l'avait-elle pas commandée? Dans la maison, depuis
le départ de M. Davesnes, décidément rien ne marlhait. Et, enfoncée dans son coin, le visage boudeur, l'Anglaise, qui aimait avant tout ses aises,
ail
\lensait que ce matin elle avait dû avaler son clf~
lait en dix minutes. Etait-ce permis?
EUes descendirent à Montmartre. Le quartier était
populeux, mi s le jugea vulgaire. Avenue du
BOIS, on dormait encore; les gens riches se lèvent
tard. Ici, tout un peuple était déjà dans la rue.
Chanso~
.... LlX lèvres, se disputant parfois, les
en:~"ls
allaient à l'école; les fournisseurs avaient
leur étalage fait, et, venant des Halles, les petites
voitures commençaient à arriver. ~
Les deux femmes croisèrent une marchande qui
portait un panier rempli de chrysanthèmes, c'étaient
des ch 1'\ • an thèmes simples et bon marché, dont la
couleur' était merveilleuse. Arlette eut un rel-\ard
pour le joli panier; accorte, la femme proposa ses
neurs, et voyant là un présage Anette se décida.
Elle acheta les grosses bottes nouées par un lien
J'osier, elle en emplit les bras de miss et ellemême s'en réserva la plus lourde part; puis elle prit
des violettes de Paris qui embaumaient, et laissant
le panier presque vide, elle s'en alla vers la grande
basilique blanche. Dans le funiculaire seulement,
l'Anglaise comprit où elles allaient et cela la ur",rit, Arlette ne l'avait pas habituée à ces vi itcs
pieuses
Elles entrèrent dans le sanctuaire presque dé en
à cette heure matinale; une messe commençait au
maitre-autel, Arlette s'en approcha, miss suivit.
Apr1.:s avoir posé leurs neurs sur des chaises à
côté d'elles, les deux femmes s'agnouiIlèrent. Miss
murmura tille rrière avec un cœur qui n'avait
rien à demander; les deux mains jointes, les yeux
clos, avec une ferveur qu'elle n'avait jamais eue,
e silencieuse '
Arlette oria. et ùans cette é~li
������ARLETTE, lEUNE f'ILL$ MbDE'R E
6J
CttH pl s, mais l'espère que u en connaltras dt
très beUe'" 'qtre, cc jouTMlà, oger sera tout pr~
(le toi.
_ 'L'ém·)t
de Mme Davesnes était SI communiea.
6"e que Roger d'ArcouT sentit sa gorne e serrer'
pal"ler lui cut étc impossihle. Alors il prit une eiga·.
rette ct l'alluma.
~rlet
aussi était un peu émue, malS elle n,..
.oulut pas le laisser voir; nerveuse, trop gaie, eIlt,ailla ~
- Je te promets, maman, que notre ami efa
IOn premier t6moÎn i je suis assez sotte pour me
maril:r; je te prumets encore de l'ennuyer toute ma
~ie.
Voilà ce que mon amitié lui donnera.
A cette houtaùe succéda un silence. loger s'occupa de a cigarette; dans son coin, l\lme Davesnes
ne bou 'calt pa' ct A'flette regardait la pendule:
sCf~t
heures allaient sonner.
bcpt heures! comme il etait déjà tard; celui
qu'Ile attendait ne sc pres<;a!t gui.re d'arriver; s'il
n'fiait pa là, m:ant le dlner, il ne ,iendrait plu . Le
prand espoir 'Arlette ~'cn
alla.
Cet e, Pllll', Cl, u'une phrase de sa mère avait fait
llailre, lui parais ait fou; rien ne le justifiait. Son
1 t:rc ne rentrerait pas ainsi, sans prévenir; ct puis
celle qui était là-ba ,celle qui lui avait fait tout qUItter
punr la suivre nc con nlirait Jamais à ce départ.
Lorsque ,~.
Dnvesne avait romi~,
il 6tait sincère;
mni depuis quinze jours miss ym on avait dû tout
!t:llter pour lui faire oublier sa 'promesse, et lui.
naturell ment, l'avait oubliée. Cetait fini, fini.
jamais 1\1. Davesnes ne reviendrait .
• eHe conclusion bouleversa tellement ArlettCl
Olle. pour dissimuler son C!motion, elle sc leva et se
mgea vers un ogro bouquet de chrysantèm~
qu'elle s'appliqua à défairc. Roger d'Arcours le
regardait, sc demandant avec anxi6té si c'était la
Cùmersatiort qu'ils a\'aicnt eue tout à l'heure QU
.rendait la jeune fille silencieu e.
rout à coup, un bruit les fit tres 'aillir, quelqu'ut
st.:couait ia porte d' ntrêe. (Le hall d onna.t directent nt sur le ve tibu:e, ce qui permettait d'cntendre.
Toue 1 troi sc rc 'ard' rent, ~\lme
Da'V~sne
et
Rogel d'Arcours quitt'! cnt leur si; ge et attendirent.
Arlette gard le chr)' anth, mes qu'elle avait à 1 ...
malO t tout nn être trembla. La porte c ~da.
et
doucement, celui qui l'a\uit ouverte la ~derma;
puis, lentement, i Icntement que ceux q~
étuient
dans le hall cnJr(.:nt qu'ilS vivaient une éte lité, li
ller onlle monta les quelques man:hes; r 'gulicrs,
on entendait sc pas. Dans le vcstibulf!. elle sc
������ARLETTl!., JEU~
FILLE MODERNE
16t
- One nouvelle, répondit-elle d'une vov sourde;
Ijuelqu'un qui vous apprend ses fiançailks.
C(;tte réponse mystérieuse étonna M. Davesnes.
- Cette nouvelle n'a pa l'air de te causer grand
rlaislr; quel est ce quelqu'un, Arlette?
Les yeux baissés, la jeune fille tendit la carte.
- \.is toi-même, père, moi, je ne connais ras ceUe
personne.
M. Davesnes railla:
- Ma petite fille, que te voilà grave 1. ..
Il n'acheva pas la phrase commencée. Sur la carte
~u'il
venait de prendre des mains d'Arlette, il
hsait:
« Miss Symson à l'honneur de vous fair.:: part de
ses l1ançailles avec le baron de Thorest. L L mdriage
sera célébré à Fontainebleau très prochain ment,
dans la plus stricte intimité. "
Les mains de M. Davesnes laissèrentstomber le
petit morceau de carton; il se leva brusquement, et,
apercevant sa fille qUI n'osait bouger,:1 lui cnu en
colère:
- Va-t'en 1 Arlette, va-t'en! j'al Le:,oin d'être
se\:ll ; tu as l'air de m'espionner el celr. '.e me pl ait
pas. Va-t'cn donc, je seraiS capable de ie ne sais
quoi, pour te fatre obéir.
Et comme la jeune fille, bouleversée, s'ap?rêtait à
quitter le bureau, ne se contenant plus, il ajouta:
- J'en ai a sez, entends-tu, de cette vie OLt tu
veux m'entermer. Votre bonheur ... votre bonheur,
tu ne pense qu'à cela. Et .le mien, qui dune 'en
occupe? Peu t'Importe que Je m'ennUie à mou ;, r ...
J'en aias ez, j'L' n ai assez, me comprends-tu ( Ne
crois pas que tu me retiendras 1 lus longkmps . rb
d'une femme fatiguée, ct près d'une fille qui n'a
pour son pLre que des airs de juge. Te m'en irai
tout de suite si cela me plalt.
La tapisserie qui retombait, la porte C]1,'/'!1 fermail
précipitamment, la fuite d'Arl<.:tte, tout lia calma
M. Davesn~.
Les deux mains dans ses Pl" hes, tl se
mit à marcher, puis il se rapprocha de (,JI bureau,
reprit le petit carton, cause de tout le mal, ct relut à
haute \'OIX :
• .Mis Syrllson a l'honneur de vous fai re part de
ses fiançailles av,cc le. baron de T~oret.
Le. mariage
era célébrll à l'ontatnebleau, tres prodlalncment,
!;in~
la plus tricte intimité. ~
.
Ce mariage-là, il l'empêcherait... Elle avait Jure
d'attendre des mois, des années, si cela était néce~
~ajre,
il avait sa prcJmessc que tous les jours cs
Jettres lui con(\rmalent. Ce matin, {'Ile avaIt encore
écrit; elle racontait sa vie. parlait de sa solitu.le, di ait
���J7~
ARU.. !
T~,
JEUNE FILLE MODERNE
Ce mouchoir, reprit M. Davesnes, est touf
humide ... Tu as pleuré, tOUI~
à l'heure... Arlette.
sans le vouloir, je t'ai fait de la peine ... Je ne veux
pas que tu pleures à cause de moi.
A.rlette ne répondit pas, mais de ses yeux I\!~
.armes recommencèrent à tomber.
Ce désespoir silencieux était poignant, M. Davesn~
ne put le supporter. Il prit sa fille dans ses bras et,
tout en la calinant, comme une enfant, il parla:
- Ma chérie 'e t'cn prie, ne me regarde pas avec
ces yeux tristes, 'J '!:e tout ce que je t'ai dit. Je n'ai
pas voulu te faire de la peine; j'étals très en colère
et j'ai crié des choses que je ne pensais pas, tu le sais
bien. Je t'aime, ma petite fille. Je suis prêt à tout te
sacrifier, tout, tu entends ... Tu ne crois pas, tu doutes
de moi, tu pleures encore. Arlette, sèche tes larmes,
nous allons tout arranger. ècoute ... Il faut que nous
oubliions cette année que nous venons de vivre; si
nous re~ton
ici, cela me semble impossible; les mau~ai
sOJlvenirs 'accrochent à vous et on ne peut s'en
défaire, Ji énergique qu'on soit. Alors ... alors, nou '
allons quitter l'hôtel, Paris, fuir tous nos amis, et
.nous allons aller nous guérir au soleil, là-bas, près
de la Méditerranée.TuneconnaispaslaCôte d'Azur,
ma chérie, c'est le paradis des vivants; nous irons
dans un coin où les autos ne pénétreront pas, où personne ne viendra nous rappeler les mauvais jours.
A.rlette, regarde-moi, dis-moi que ce départ est sagé:
et que tu comprends que je veuille partir.
La jeune fille quitta les bras de son père, et montrant son pauvre visage tout eonflé par les larme ,
elle répondit:
- Oui, père, tu as l'al son, il faut partir: là-bas,
nous oubli erons ... Mala, ajouta-t-elle craintive, malgré ... tes aO·aires ... tu ne nous quitteras pas ... Maintenant, e'e t fini ... fini pour touJours ... Nous ne nou
séparerons plus ...
Avec un baiser, M. Davcsnes répéta:
1 _
Nous ne nous séparerons plus, c'est Ijni ... fini
Puis, tendre, très paternel, il reprit:
Ma petite fille, promets-moi que tu vas te cou'
cht:: .. ;mmédiatement; tu as un visage qui m'eO'raie ...
Je n,, ' ':11 pa qu~
II! '(li~
mal<l;Je, et r.uis nou parton
~ .
Llemain sOir; ,'aurai beSOIn de tOI, mon secre·
tairt, t,>ute la journ~c.
Repo se-toi, ma chérie; n'aie
plu' de [lenséc tristes: tout est bien arrangé ain i,
et tu nI. Joi plus le souvenir que ce soir tu a . .,u
tcn papa trl.:'3 en co\' rc. C'est :JUblié; souris-moi.
- Je ne peux: pas, dit Arlette i demain. je te le pro'
\:ts, demain, je sen,j caic.·.
��������Ido
Al •• 1-" rrE, JEUNE FILLE MODERNE
une bonne nouvelle: dans deux jours, Roger serait
là. Il avait perdu un procl~s,
gagné l'autre, ut, ainsi
1u'i1l'avait promis à Arlette, 11 accourait.
Moqueur, M. Davesnes fit remarquer à a fille
qu'elle lui avait pris son ami : Pour Roger, il ne
comptait plus. Donc, Arlette se char'!cl ,Ù d~
r~ponde.
Et Arlette, souriante, heureuse, mont Jans sa
chambre pour écrire.
Sans hate, se recueillant presque, elle s'installa
devé'.nt sa table, et un long moment fixa un bouquet
de rOSt;S cueilli le matin même; puis, vers le papier'le se pencha et écrivit·
« Le Trey...
« Mon ami,
Je viens de faire une promenade solitaire qui
m'a ravie. Au cours dE' cette promenade, les mimosas m'ont parlé de Roger d'Arcours (ne cherchez
pas à comprendre), et, en rentrant, père m'annonce
que, si nous voulons toujours de vous, vous arriverez
dans deux jours.
« Si vous étiez une Jeune fille, je vous dirais que
vous êtes afTreusement coquette. Cette phrase: « Si
nous voulons toujours de vous .. , me semble presque
ridicule, vous avez bien que nous vous attendons
avec grande impatience.
« Votre coquetterie morale est satisfaite, je pense,
et, au reçu de cette lettre, vous vous mettrez bien
vite en foute.
, Je ne sais, mon ami, si vous connaissez 1'1 5térel;
mais ju veux croire qlle vous l'ignorez, j'aurais tant
de plaisir à vous montrer cette montagne que ce
serait une grosse déception, pour moi, si j'apprenais
que vous l'avez déjà explorée. Ensemble nous irons
dans tau les coins que j'aime, ensemble nous admirerons des coins que les promeneurs ne connaissent
pas, ensemble nous regarderons les couchers d6
soleil q,~i
font de la montagne verte une montagne
de feu.
e Nou' sOl1irons, seul , tous les deux, le prendrai
our vous accompagner mon air de • dame ". ct
VOII': "errez que parfois on m'en donne h: titre, co
ql' i ftl 'amu e beaucoup.
It Ici. tout va bien, très bien, ct i
commenCl! il
troire que nous pourrons ouhlier J'allrcux c,llIcbe·
mar. Père nu IlOUS quitte pa , il ~ t tend!'!.! et bon,
le suis certaine qu'il a le n!f(rct dl!s cho~
pa 'sée,
Souvent se yeux (ixent les cheveu: de ma 1l1<.:rc, &
t.>lis chev lIX blanc. et ses )'cux deviennent \rh
e
��"" '..e.rl'E, JEG E l'ILLE. MOnEl{NE
avec le baron. Thore t avait été <!lébré a yellle à
fontainebleau.
Inquiète, Ailette s'';loigna de bon père, aLtendant
qu'il allait prononcer. Calm~,
avec. anxiété le:; parole~
M. Davesncs pha . ~ journal. Il regarda sa fille avec
n visa, e qui n'avait nas changé. et, d'une voix r's
naturelle, dit:
- Les nouvelles ,le Pari:; me lais~ent
ind~'rc
;
le me. sens. i loin de tout.. Cela m'donne qu'il y ait,
là- bas, des gens qui .:ontinuent à vil're ct je n'arrive
Us. comprendre comment ces gens-là onl pu m'in·
téresser.
Dans les yeux. clairs qui le fixaient .. M. Davesnes
lut une telle joi!; qu'il sourit, et pour bien montrer
que l'i cident était clos, il ajouta:
- C'est fini, Arlette, oublions Paris. son ciel gns
et les io.ur tn:ltes que nO'lS y avons pas'lés. Nous
. 'y retournerons qu'au printemps et l'hiver aura
emporté avec lui tous les mauvais souvenirs.
, - Q.Ul, père, répondit-elle joyeu~
regarde le ciel,
il est !:il pur, u'on ose à peine croire que l'orage l'a
traversé.
M. Dave les s'étaIt lourné ver!:i la voie ct interro&eait l'hOrizon. Au bout de quelques minute
. 'observation, il s'écna :
- Arlette, vois-tu, \.â·bas, ce. petit nuaite qUI s'en;ole? C'est le train qUI vient. lUI s'apb,roehe j bientll
ton ami sera là.
La jeune fille oc réponu t pas; ce pettt Roint bran~J
qu'cil,' ,pl.!rccvait dans lc IOlntaln,lui faisait battre
le c( ur; elle 'étonnau de cet Cmol, elle s'étonnait
It: tr mvcr d~lrci.eu
e cette attente.
mie. se j,lntait toute ditr'rente, elle devinait qu'elle
J ahorderait plus Ho 'Cf comme auTrefois. Entrt: eux,
~uel
ue chose était passé. " dette ne voulait pas
donner lie nom à c(; quelque chose, et puis sa sClcnce
ignm:ai l u.el merveilleux sentiment (<lisait d0fai(1lr
00 C ur pendant que le train enlIait en gare.
D 1 ortf' res lui s'ouvraient précipilamrn nt, ..1< '
ge..n' qui ortaicnt avee hate de ra grande bolle som'
bre ('J il a\ aient été cnferm 'S si Ion 'tcmj{ .
cc fut J'.lboru tout c!;qu'Arlettevit. Ses yeu: allatcll
lie l'un à l'autre, cf1erchant la silhouette mince ct sc,
tt.:Ux dcvl.lnaient illq',i
,parce qu'ils ne 1 Jp r 'co
'laient pa~
,
Tout à coup. CL ni rc 1'. :lnc VOIX: )OylUsae. ef
u'elh: con11;l1 nt hl en l'Cmut délicl uscmcnt; C !te
("oix n(; dl ait que des 1"lrol, l)an:11', mais l'accent
f n l'ai ait un CIl de joie.
. - BunJour, D,lyesne 1 h. 'Jour, l,dite amie 1 il ne
4.lSaJt plu • rnademol elle Arlette o.
>
��1~4
~ARLE
rTE, rEUNf<: l'ILLE :\IODERNF:
de la tab e on voyait des rochers rouges ue fa
Napoule que!&. mer entourait. Tout près des fenê.
tres, cht::rchant à pénétrer dans la maison, des g,;ra.
Jliums-Iierre, des héliotropes géants parfumaient
toute la pièce. R:Jger souriait, Roger était heureux,
et il disait, comme Arlette, gue celle montagne était
un coin de paradis que Dieu avait oublié sur 18
terre.
De l~arJs,
Ils ne parlerent pas; tOUR les quatre
firent des projets; autour d'eux, il y avait tant de
jolies choses à voir que les journées ne seraient
lamais assez longues. Cannes, Nice, Grasse, Antibes,
le Cap Martin, la montagne des Maures, il fallait
tout connaitre.
Avec une exubérance qui ne lui était pas habi·
tuelle, Arlette s'enthousiasmait; ces projets lui sou·
riaient, elle avait envie d'admirer le pays Go nt on
J'larlait.
Après le déjeuner, ils s'installèrent dans le jardin,
près d'un buisson de mimosas qui étaient en pleine'
fleurs; et là, causant à peine, jouissant de ce qui les
entourait, ils restèrent.
Roger avait l'air de suivrt:: la fumée de sa cigarette,
mais Il regardait Arlette qui brodait près de sa mère.
C'était la premii.:re fois qu'iJ voyait la jeune fille se
livrer à un travail de ce genre et, sur la petite table
d'osier qui était près d'eux, Il cherchait les p.ro
livres dont habituellement Arlette s'entourait. Dc
gros livres à couverture sombre, dans ce coin de
paraJis, c'eù: été une ironie 1
Brusquement, Roger jeta sa cigarette, quitta .0
t'auteuil ct s'éc.ria :
- Mes amis, je subis déjà l'!nfluence de ce pays,
ie n'ai nulle envie de causer de choses sérieuses. Je
voudrais courir à travers la montagne, je me sens
une ame de collégien.
M. Davesnes eut un sourire triste.
- Hélas! "ai des lettres à écrire, une affaire ù
examiner, !e' dossier est là depuis quinze luur!; et Je
!l'Y ai pas e"';ore touché ... Me voilà forcé de rcstqr
ICI.
- J'e t'aider:i) dit tendrement Mme Da'/esncs, tu
peux f ravailler dehors, cela tc semblera moins dlJl"
- l' t moi, fit A rleHe en s'adrcs ant à Ro 1cr, je
vais courir avec vous; puisque vous ête mon ami,
j'ai bien I.! droit de vous encombrer Je ma personne,
et puis la monlagne est rrande, le collégien n la
eonnalt pas, il pourrait bien 'y perdre.
lor ,en roule 1 reprit Roger gaiement; je III'e.·
combre avec plaisir, et si vous I~
permetnz.
adame. nOlis ne rentrerons qu'à la nuit.
��������ARLETTE, JEUNE FILLE MODERNE
I~
1.
a!me refrain, il ne varie jamais, mai lorsque
«leur l'entend, il défaIlle de bonheur. Aimez cette.
romance, ma chérie, aimez-la bien, n'en a}'ez pa,
IR>nte, elle est d'essence divine, l'amour vient dt
Dieu.
Arlettt> ne rcpondit pas, mais elle marcna plus
le.tement et se lai a guider par le bra qui l'enRac;ait.
Ils continuèrent Il monter le petit sentier, la ouil
vuait, le ciel était rouge, aucune brise n'agitait les
albres, tout se taisait.
Lointain, berceur, câlin, un long murmure montait de la mer qui était là, derrière les pins, et que
~
rideau d'arbres cachait complètement.
Traversant le ciel de feu à une allure vertigineuse,
des oiseaux attarJés pas aient, pous ant de cris
aigus, et les yeux de Roger et d'Arlette uivaient
yols éperdu • troublant la grande paix du .
Comme il étaient près de la petite villa, la jeune
~e
pen a tout haut et dit avec tends6se:
- Nous nous aimerons toujours?
Et lui, malgré ses trente-trois ans proches, sincère,
prononça ce mot si grand:
- Oui, toujours 1
Au détour d'un chemin, s'appuyant l'un ur
'autre, ils apersurent M. et Mme Dave ne , et leur
attitude montraIt bien qu'aucun nuage n'était plut
entre eux.
En les voyant ain i, Arlette tres aillit de joie et,
eubliant son propre bonheur, elle s'écria:
- Roger ~
pour la première foi elle l'appelait
aiDsi - Roger, regardez-les, ils 'aiment, ils sont
kureu . C'est fini, le mauvai jour.
- 115 vous doivent, répondit-II, leur nouveau Donur, mais, nou ,DOU leur devons le nôtre; votre
~œur
ne m'eût jamais compris 'il n'avait pas ouflèrt ...
Comme la nuit venait vite, ,ite, et qu'il fal ait très
sombre, RORer mit des bai er
ur le yeux clairs
qui le regardaient, plein de reconnai ance.
Et les deux couple allèrent vers la petite villa
qu'une ombre parfumée entourait et qui, cachée par
les mimosas et les eucalyptus, semblail se recueillit
pour r :cevnlr ses hOtes.
PIN
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Collection Stella
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
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Arlette jeune fille moderne
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Trilby, T. (1875-1962)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1924]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
192 p.
18 cm
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Description
An account of the resource
Collection Stella ; 97
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
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Pas d’utilisation commerciale
Identifier
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BCU_Bastaire_Stella_97_C92599_1110064
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�Pu b lication s p ériodiqu es de la S ociété Anonym e du “ P etit Écbo de la M od e "
m e G azan, P A R IS (X IV e).
Le PET I T ÉCHO DE L A M O DE |
p a r a i t t o u s le s m e r c r e d i s .
3 2 p a g es, 1G grand form at (dont 4 en couleurs) par num éro
D e u x g r a n d s ro m a n s p a r a i s s a n t e n m êm e te m p s . A rtic le s d e m ode.
o d e.
:: C h ro n iq u e s v a rié e s . C o n te s e t n o u v e lle s . M o n o lo g u e s, p o é s ie s . ::
C a u s e rie s e t r e c e t te s p r a t i q u e s . C o u r r ie r s t r è s b ie n o rg a n is é s .
L A M ODE FR ANÇAISE
^
xj
y '
$
p a r a î t t o u s le s m e r c r e d i s .
C 'e s t l e m a g a z i n e d e l 'é lé g a n c e j é m i n i n e e t d e l 'i n t é r i e u r m o d e r n e .
1 6
pages, d o n t 4
e n c o u le u r s , s u r p a p i e r d e lu x e .
U n ro m an , d e s n o u v e lle s, d e s c h ro n iq u e s, d e s re c e lte s .
LISET T E,
<*>
Journal des Petites Filles
p a r a î t t o u s le s m e r c r e d i s .
1 6
pages d ont 4
PIER R OT ,
e n c o u le u r s .
Journal des Garçons
p a r a i t t o u s le s j e u d i s .
1 6
pages d o n t 4
GUIGNOL ,
M a g a z in e
en
c o u le u r s .
Cinéma des Enfants
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MON OUVR AGE
Jo u rn al d ’O uvrages de Dam es p a ra issa n t le l u r e t le 15 de ch aque m ois.
La
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Co l
l e c t io n
P R I NT EM P S
R o m a n s d ’a v e n t u r e s p o u r la j e u n e s s e .
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4. L e s E sp e ra n ce !.
—
28.
Le
ii,i f i l s . —
D e v o ir
56. M o n e tle . — 76. T a n te B a b io le .
H e n ri A R D E L : 4 1 . D e u x A m o u r s .
M . dea ARNEA UX : 8 2 . L e M a r i a g e d e G r a t i e n n e .
J e a n d'A R V E R S : 15 6 . M a d c l i n e .
C . d 'A R V O R : 1 3 4 . L e M a r i a g e J e R o s e D u p r e y .
L u c y AU GÉ : 1 1 Z L ’H e u r e d u b o n h e u r . — 1 5 4 . L a M a i s o n d a n s l e J o ij .
S a lv a d n E É A L : 18. T r o p p e l i l e . —
160. A u t o u r c i ' Y c r l l c .
L ia B E R G E R : 157. C e s t l 'A m o u r q u i g a g n e I
BR A D A : 91. L a B r a n c h e d e r o m a r in .
J e a n d e la B R È T E : 3 . R t c e r e t d o r e . —
25. I llu s io n
m a s c u lin e .
—
34. U n R é c e il.
A n d ré BRUY ÈRE :
161. L e
P r in c e
J 'O m b r e . —
179. L e C h â t e a u
des
te m p ê te s .
C ln ra -L o u b e BU RN HA M : 1 2 5 . P o r t e à p o r t e .
R oM -N oncH ette C A R E Y : 171. A m o u r e t F i e r t é .
M m e E. CA RO : 10 3. I d y l l e
n u p tia le .
A.-E . C A ST L E : 9 3 . C œ u r d e p r i n c e s s e .
C o ra te w e de CA STE L LA N A-AC QU A V1V A : 9 0 . L e S e c r e t d e M a r o u s t l a .
C H AM PO L :
67.
N o ë lle . —
113. A n c e l i s e . —
180.
Le
C r im e
de
M a d e m o is e lle B o u illa u d .
C o m te u e CLO : 13 7 . L e C œ u r c h e m i n e .
J e a n n e d e CO UL O M B : 6 0 . L ' A l g u e d ' o r . — 17 0 . L a M a i s o n s u r U r o c .
E d m o n d COZ : 7 0 . L e V o i l e d é c h i r é .
J e a n DE M A I S
t
1. L ' H é r o ï q u e A m o u r .
A . DUBARRY : 1 3 2 . L a
M is s io n
de
M a rie -A n g e .
V ic to r FÉL1 : 12 7 . L e J a r d i n d u s il e r .e e .
J e a u F1 D : 1 1 6 . L ’E n n e m i e . —
Z é n a ïd e FL E U R IO T :
p auore
11 1.
152. L e C œ u r d e L u d l v i n e .
-
M a rg a .
136 . P e t i t e
M arjr F L O R A N : 9 .
R ic h e
ou
A im é e ?
—
32. L e q u e l
54. R o m a n e s q u e . — 6 3 . C a r m e n c lta . — 83.
—
B e lle .—
177.
Ce
V ie u x .
100. D e r n i e r A t o u t . —
m éconnu. —
159. F i d è l e
E. FR A N C IS : 17 5 . L a
R ose
à
M e u r tr ie
l ’a l m a l t ?
par
la
—
ü le l
12 1 . F e m m e d e l e t t r e s . — 142 . B o n h e u r
rêve.—
son
17 3 . O r g u e i l v a i n c u .
b le u e .
J a c q u e t de* G A C H O N S : 148 . C o m m e u n e t e r r e s a n s e a u .
P ie rr e G O U R D O N : 1 4 0 . A c c u s é e !
J a c o u e r (¡R A N D C H A M P : 4 7 . P a r d o n n e r . — 5 8 . L e C œ u r n o u 5 /re p a s .
— 110. L e s
T r ô n e s s 'é c r o u le n t . —
166. R u s s e e t F r a n ç a is e . —
176. M a l d o n n e .
W . de HARCOET : 3 7. D e r n i e r s
R am eaux.
d e XÉ RANY • 16. L e S e n t i e r d u b o n h e u r . —
131. P i g n o n s u r r u e .
J e a n dn KE RL EC Q : 13 9 . L e S e c r e t d e l a f o r ê t .
¡VI. L À BRUY ÈRE : 1 6 5 . L e R a c h a t d u B o n h e u r .
R e n é L A 3R U Y È R E : 1 0 5 . L ’ A m o u r l e ,*>l u s f o r t .
M m e L E S C 0T : 9 5 . M a r i a g e s d 'a u jo u r d 'h u i .
C e o m e J e LYS : 12 4. L ' E x i l é e d ' a m o u r . — 14 1. l e
R a is o n s d u
C nu r.
l.o g ls . — 16?. L e s
( S u it•
a u
v e r a o .)
I.
�P rin c ip a u x vo lu m e* p a ru s d a n s la C ollection ( S u i t e ) .
W illia m M AGNA Y : 1 6 8 . L e C o u p d e f o u d r e .
P h ilip p e M A Q U E T : 1 4 7 . L e B o n h e u r - d u - f o u r .
H tlè n e M A T H E R S : 17. A
tra v e r s
Ic a s e ig l e s .
R aoul M A L T R A V E R S : 135. C h i m è r e e t V é r i t é .
E v e PA U L-M A RG U E R1 TT E : 172. L a P r i s o n b l a n c h e .
P r o s p e r M E R IM E E : 1 6 9 . C o l o m b a .
Je an de M ON THÉAS : 143. U n . H é r i t a g e .
L ionel d e M O V E T : 16 4 . L e C o l l i e r d e t u r q u o i s e s .
B. N E U L L 1È S : 12 8 . L a
C la u d e
N1SSON :
H o u le . —
52.
V o ie d e V a m o u r .
Leu
D eux
A m o u rs
d ’A g n h .
—
85.
L ’A u t r e
129. L e C a d e t .
L a d y A. N O Ë L : 184. U n L â c h e .
F ra n c is q u e P A R N : 1 5 1 . E n
S ile n c e .
F r. M. PEARD : 153. S a n s le s a v o ir . —
178. L ’ I r r c a o l u e *
P i e rr e P E R R A U L T : 8 . C o m m e u n e é p a v e .
A lfre d d u PR ADE IX : 9 9 . L a
Alice P U JO : 2 . P o u r l u i l
F o r ê t d ’a r g e n t .
( A d a p t é d e l 'a n g la is .)
J e a n S A IN T -R O M A IN : 11 5 . L ’E m b a r d é t .
I s a b e lle SA NDY : 4 9 . M a r y l a .
P i e rr e de SA XEL : 123. G e o r g e s e t M o i .
Y vonne SC HU L TZ : 6 9 . L e M a r i d e V i v i a n e .
N o rb e rt S E V E S T R E : 1 1 . C y r a n e t t e .
E m m an u e l SO Y : 18 1 . L A m o u r e n d e u i l .
R ané ST A R : 5 . L a
C o n q u ê te d 'u n
cœ ur.
87.
Gujr d* TE R A M O N D : 1 19. Z# A v e n t u r e d e
I 'A m o u r
a t t e n d ...
J a e ç u e lin e .
J . T H IE R Y e t H . M A R T IA L : 1 8 3 . U n e H e u r e s o n n e r a .
I ra n T H IE R Y : ,8 8 . S o u s l e u r s p a s . — 108. T o u t à m o i ! —
g r a n d e v i t e s s e . — 1 5 8 . L ’I d é e d e S u z i e .
M a rie T H IE R Y : 5 7 . R i v e
et R e a lité . —
13 8. A
133. L ' O m b r e d u p a s s é .
L io n de T1N SEA U : 11 7 . L e F i n a l e d e l a s y m p h o n i e ,
T. T R IL B Y : 2 1 . R ê v e d a m o u r ,
P e tio te . —
—
29. P r in te m p s p e r d u .
42. O d e tte d e L y m a illc . —
— 36. L a
50. L e M a u v a i s A m o u r . "
6 1 . L ’I n u t i l e S a c r i f i c e . — 8 0 . L a T r a n s f u g e . — 9 7 . A r i e t t e , j e u n e
fille m o d ern e. —
12 2. JLe D r o i t d ' a i m e r . — 1 4 4 . L a R o u e d u M o u l i n .
*t_ 1 6 3 . L e R e t o u r .
A n d ré e V E R T IO L : 118 . L e
H ib o u
des
r u i n e s . —* 15 0 .
M a d e m o is e lle
P r in te m p s .
C a m ille d e VE RZ IN E : 16 7 . L e s
Yeux
c la ir u
J e a n VÉZF.RE : 15 5 . N o u v e a u x P a u v r e s .
M . d e W AILLY : 14 9 . C œ u r d ' o r .
A.-M . e t C .-N . W IL LIA M SO N : 182. L e C h e v a l i e r d e l a R o s e b l a n c h e .
E X ÏG E R
PA RTO U T U
“ C o l l e c t i o n S T E L L A H.
R E F U S E Z les c o lle c tio n s s im ila ir e s q u i p e u v e n t v o u s ê t r e p r o p o s é e s
o t q u i n e s o n t p o u r la p l u p a r t q u e d e s c o n tr o ia ç o n s n e v o u s d o n n a n t
p a s les m o in e s g a ra n tie s .
DEM A ND EZ
p a r la
S o c ié té
===== IL
du
Ijie n
S T E L L A . C ’e s t l a s e u l e c o l l e c t i o n é d i t é e
' P e tit E c h o d « la M o d e ”.
P A R A IT
DEUX
V O LU M E S
PAR
M O IS. = =
L e v o lu m e : 1 f r . 5 0 ; franco ; 1 f r . 7 5 .
C in q volum es a u ch o ix , fran c o : 8 f r a n c « .
L e c a ta lo g u e
c o m p le t d e la c o lle c tio n e» t e n v o y é
fia n c o
c o n tr e O f r . 2 5
�T.
£ 9'¿613
T R IL B Y
L e D r o it
t! a im e r
C o lle c tio n
S 'l t L L À
É d it i o n s d u “ P e t i t É c h o d e
1,
1b M o d e '
R u e G a z a n , P a r i« (XlV 'i
��I ~,e
D r o it
J a im e r
i
D ep u is q u e lq u e s années, on a bâti à P aris u n
g r a n d n o m b r e d ’i m m e u b l e s d ’a s p e c t i m p o s a n t . D a n s
c e s m a i s o n s , t r è s m o d e r n e s , l e s a p p a r t e m e n t s se
r e s s e m b le n t t o u s : a n tic h a m b r e , galerie , p o rte s
m u l t i p l e s , p e t i t s c a r r e a u x , « p â t i s s e r i e s b l a n c h e s »,
é l e c t r i c i t é , c h a u f f a g e , t o u t y e s t ; e t l e s g e n s q u i s ’y
in s ta lle n t o n t d e s i n té r ie u r s q u e rie n ne d is tin g u e .
L e s p i è c e s é t a n t d if fi c i l es à m e u b l e r , à c a u s e d e s
n o m b r e u s e s p o r t e s , il n ’e s t p l u s d e m o d e d ’a v o ir
b e a u c o u p d e m e u b l e s ; d a n s le s a l o n , o n t o l è r e u n
p ia n o , d e p e tite s ta b le s c h a rg é e s de b ib e lo ts et d e s
b e r g è r e s p e u e n c o m b r a n t e s . L e s m u r s s o n t d ’u n e
b la n c h e u r éc la ta n te ; q u e lq u e s ta b lea u x san s valeu r
s ’y d é t a c h e n t f o r t m a l. L e s f e m m e s f o n t d e s f o li e s
p o u r u n co llie r d e p e rle s , les h o m m e s p o u r un a u to ,
m a i s o n n ’a c h è t e p l u s d e t a b l e a u x , e t l e s g r a n d s
p e in tr e s ne v e n d e n t p a s le u rs œ u v re s en F ran ce,
H e u r e u s e m e n t q u e ce b o n vie ux P a r is p o s s è d e
en c o re q u e lq u e s a n c ie n n e s m a iso n s, sa n s au c u n
s t y l e , c o n s t r u i t e s il y a u n d e m i - s i è c l e , et q u i , p r i v é e s
d u c o n f o r t m o d e r n e , o n t l’a v a n t a g e d ’a v o i r d e s
a p p a r t e m e n t s où les p iè c e s s o n t lo g e a b le s et où les
p o r t e s n ’o n t p a s p r i s t o u t e la p l a c e . M a i s p o u r
t r o u v e r c e s m a i s o n s , q u i o n t l ’a i r . d e p a r e n t e r
p a u v r e s , il f a u t a l l e r s u r l a riv e g a u c h e d e la S e in e ,
la p r o v i n c e d e P a r i s ; e t l à , d a n s d e p e t i t e s r u e s b i e i
t r a n q u i l l e s , o u s u r u n e p l a c e o ù a u c u n t r a m w a y n«
p a sse , on re n c o n tre en co re de ces im m eu b le s con
v e n a b le s où d e s g e n s , s a n s g r a n d e fo rtu n e , v ie n n e n t
loger.
P l a c e S a i n t - F r a n ç o i s - X a v i e r , t o u t p r è s d e l’é g l is e ,
se d r e s s e u n e m a i s o n à s ix é t a g e s , d e t r ^ s m o d e s t ç
�fi
L F. D R O Î T
D ’A Ï M E R
a p p a r e n c e : q u a t r e fe n ê tre s de faç ade . A u p r e m i t
et a u c i n q u i è m e , d e s b a l c o n s : c e l u i d u p r e m i e r e s t
é t r o i t e t v id e ; c e l u i d u c i n q u i è m e , b e a u c o u p p l u s
la r g e , e s t r e m p l i d e c a i s s e s o ù e n t o u t e s s a i s o n s il
y a d e s f l e u r s.
L e p r e m i e r é t a g e e s t l o u é à u n e vie ille d e m o i s e l l e
q u i a p l u s i e u r s c h i e n s ; l a p r o x i m i t é d e l’é g l i s e , la
pla ce p r e s q u e to u jo u r s d é s e r te où se s b ê te s p e u v e n t
s e p r o m e n e r s a n s r i s q u e r d ’ê t r e é c r a s é e s , f o n t q u e
d e p u i s p l u s d e v in g t a n s el le e s t u n e l o c a t a i r e t r è s
satisfaite.
L e c i n q u i è m e e s t h a b i t é p a r le l i e u t e n a n t - c o l o n e l
F a v i e r , p r o f e s s e u r à l’E c o l e d e g u e r r e , e t s a fille
J e a n n e . S a n s a u c u n e f o r t u n e , n ’a y a n t p o u r vivre
q u e sa so ld e , le co lo n el e s t obligé, p o u r p a y e r m o in s
c h e r , d e l o g e r s o u s le s t o i t s ; m a i s l’a p p a r t e m e n t e s t
si c l a i r e t si gai q u e l ’o ff ic i e r n e t r o u v e j a m a i s q u ’il
h a b i t e t r o p h a u t . P o u r t a n t l’e s c a l i e r e s t r a i d e e t il
n ’y a p a s d ’a s c e n s e u r . Q u ’i m p o r t e ? l o r s q u ’il a g ra v i
le s c e n t d i x - h u i t m a r c h e s , il e s t s û r d e t r o u v e r s u r le
p a l i e r , l’a t t e n d a n t , u n e p e t i t e d e m o i s e l l e d o n t le
s o u r i r e m a l i c i e u x d e v i e n t t r è s t e n d r e d è s q u ’el le
ap erço it so n père.
Q u elq u e fo is , c e tte p e t i t e , d e m o is e lle , qu i vient
d ’a v o i r d i x - h u i t a n s , o u b l i e q u ’e l l e a d e s r o b e s
l o n g u e s , e t , d è s q u ’e l l e e n t e n d d u b r u i t d a n s l’e s c a
li e r , el le s e p e n c h e s u r la r a m p e . Si e l l e r e c o n n a î t
la s i l h o u e t t e é l é g a n t e d u c o l o n e l , s a n s p e n s e r à s o n
g r a n d â g e , e l l e d e s c e n d , va le p l u s v ite q u ’el l e p e u t ,
e t s o u v e n t , s u r u n p a l i e r o u a u m i l i e u d ’u n é t a g e ,
c ’e s t q n e é t r e i n t e folle , c e s o n t d e s b a i s e r s s a n s f i n ;
c ’e s t t o u t u n r a m a g e t e n d r e q u i m e t d a n s l é s y e u x
c l a i r s d u c o l o n e l , p a r e i l s à c e u x d e s a fille, b e a u c o u p
d e b o n h e u r . E t ils r e m o n t e n t , b r a s d e s s u s b r a s
d e s s o u s , t r è s l e n t e m e n t ; l’e n f a n t b a v a r d e . E ll e s a i t
le n o m d e t o u s le s o ff i c i e r s , é l è v e s d e s o n p è r e : le
g r a n d D a r r a c q u i e s t t o u j o u r s e n r e t a r d , le p e t i t
B e n o is t, u n ty p e tr è s calé q u i s o r tir a d a n s les p r e
m i e r s e t q u i p o s s è d e u n e « c o t e d ’a m o u r » d o n t t o u s
le s c a m a r a d e s s o n t j a l o u x , le v i c o m t e d ’A g e n a c ,
n o b le s s e a u t h e n tiq u e , f o rtu n e im m e n s e , m a is g ar ç o n
intelligen t q u i ne se c o n t e n te p a s de s o n b la s o n et
de- s a r i c h e s s e . E ll e m é p r i s e « l e s p r o v i n c i a u x
i l l v d é s i g n e a i n s i c e u x q u i , se l a i s s a n t g r i s e r p a r le s
p l a i s i r s d e P a r i s , t r a v a i l l e n t m a l. P o u r c e s g r a n d s )
�LE
D R O IT
D ’A I M E R
7
■g a r ç o n s , p e u r a i s o n n a b l e s , le c o l o n e l e s t i n d u l g e n t ;
s a fille, a v e c l’i n t r a n s i g e a n c e d ’u n t r è s j e u n e c œ u r ,
le s juge, les b lâ m e , et, c o n s id é r a n t le m é tie r m ili
t a i r e c o m m e u n e s o r t e d e s a c e r d o c e , n ’a d m e t p a s l e i
p a r e s s e u x d a n s c e t t e p h a l a n g e d ’h o n n e u r .
E t , t o u t e n m o n t a n t l ’e s c a l i e r , i l s d i s c u t e n t , il?
c a u s e n t ; p u i s c ’e s t l a r e n t r é e d a n s l e p e t i t a p p a r t e
m e n t p le in d e soleil. D a n s ce p e tit a p p a r t e m e n t ,
s i p r è s d u ci el e t d e l ’é g l i s e , ils v i v e n t l ’u n p o u i
l ’a u t r e e t ils s o n t t r è s h e u r e u x .
T o u t e n f a n t , J e a n n e é t a i t s i r a i s o n n a b l e , s» a i m a n t e ,
q u e s o n p è r e n e s e r a p p e l l e p a s l ’a v o i r g r o n d é e , e t
m a in te n a n t q u e la voilà g r a n d e i l 'n e sa it p lu s q u e
l’a d o r e r . P r i v é e d e s a m a m a n t r è s j e u n e , l a p e t i t e
fille a é t é é l e v é e p a r u n e n o u r r i c e , u n e b r a v e f e m m e
a u c œ u r s i m p l e q u i lu i a a p p r i s à p r i e r e t à l i r e ;
p u i s l e s a n n é e s f a i s a n t d ’e l l e u n e f i l l e t t e , d a n s le s
d i f f é r e n t e s v ill es o ù s o n p è r e a é t é e n v o y é , el le a
su i v i l e s c o u r s q u i l’o n t c o n d u i t e a u b r e v e i . C e
d i p l ô m e c o n q u i s , e l l e s ’e s t m i s e à t r a v a i l l e r « s é r i e u
s e m e n t ». D e s s i n a c a d é m i q u e , r e l i u r e d ’a r t , e n l u m i
n u r e , c i s e l u r e d e d i f f é r e n t s m é t a u x . H e u r e u x d e la
v o i r s ’o c c u p e r i n t e l l i g e m m e n t , s o n p è r e l’a e n c o u
r a g é e , si b i e n q u e , m a l g r é s o n j e u n e â g e , J e a n n e
F av ie r e s t c o n sid é ré e p a r se s am ies co m m e u n e
a r t i s t e d ’a v e n i r . E l l e n ’e n t i r e p a s v a n i t é , n ’e x p o s e
ja m ais et p o u r ta n t c o n tin u e à trav a ille r avec a r d e u r...
U n m a t i n d e p r i n t e m p s , le c o l o n e l t e r m i n a s o n
c o u r s à l’i i c o l e d e g u e r r e p l u s t ô t q u e d e c o u t u m e ,
e t , n ’a y a n t ,r e n c o n t r é a u c u n c a m a r a d e , il s e d é c i d a
à r e n t r e r c h e z l u i, r a v i d e s u r p r e n d r e s a p e t i t e b o n n e
f e m m e . O n z e h e u r e s s o n n a i e n t , J e a n n e s e r a i t eu
t r a i n d e s ’o c c u p e r d e l a m a i s o n ; s a v ie il le n o u r r i e f
a v a i t b e s o i n d ’è t r e a i d é e e t l’o r d o n n a n c e , t o u t e n o u
v e l l e , n ’é t a i t g u è r e a u c o u r a n t . J e a n n e a ff i r m a i t
q u ’el l e f e r a i t d e c e p a y s a n u n d o m e s t i q u e p a r f a i t ,
m a i s , j u s q u ’à p r é s e n t , B i a i s e , u n b r a v e g a r ç o n ,
d e v a i t lu i d o n n e r b i e n d u m a l.
C ’e s t s a n s s e p r e s s e r , et t o u t e n f u m a n t un*? c i g a
r e t t e , q u e le c o l o n e l s u i v i t l’a v e n u e d e V i l l a r s q u i
d e v a i t le c o n d u i r e p l a c e S a i n t - F r a n ç o i s - X a v i e r .
E n m a r c h a n t , l ’o ffi c i e r p e n s a i t à s o n a v e n i r e t sui*
t o u t à c e l u i d e s a fille. D a n s q u e l q u e s m o i s , u n a n
a u p l u s , il p a s s e r a i t c o l o n e l . V e r s q u e l c o i n d e la
F r a n c e l’e n v e r r a i t - o n ? Q u e l r é g i m e n t .«'¡rait l i b r e ?
�s
LE
D R O IT
D ’A I M E R
il c o n n a i s s a i t d é j à b i e n d e s g a r n i s o n s , il a i m a i t l a
v ie d e p r o v i n c e , m a i s il s ’i m a g i n a i t q u e s a fille n e
s e r a i t p a s c o n t e n t e d e q u i t t e r P a r i s . C e n ’é t a i t
q u ’u n e s u p p o s i t i o n t r è s v a g u e , p o u r t a n t il c o m p r e
nait q u e les é tu d e s d e J e a n n e la r e te n a ie n t d a n s u n e
ville o ù il y a v a i t d e si b o n s m a î t r e s ; n u l l e p a r t e l l e
ne re tr o u v e ra it les c o n s e ils é c la iré s q u i é ta ie n t en
t r a i n d e f a i r e d ’el le u n e v é r i t a b l e a r t i s t e . . . M a i s . . .
d ’a u t r e s c h o s e s s e r a i e n t p l u s i n t é r e s s a n t e s . . . C o l o
n el e n p r o v i n c e , c ’e s t u n e s i t u a t i o n . Il f a u d r a i t
r e c e v o i r .. . q u e l q u e j e u n e o f fi c ie r s ’é p r e n d r a i t d e
J e a n n e . . . le f i a n c é , le m a r i a g e , l e s d o u x p r o j e t s
d ’a v e n i r , f e r a i e n t ^ i t e o u b l i e r à la j e u n e fille s e s r ê v e s
artistiq u es.
C e t t e p e n s é e a t t r i s t a le c o l o n e l : m a r i e r s a fille,
c ’e s t t o u j o u r s , p o u r u n p a p a , t r è s d o u l o u r e u x ; m a i s
J e a n n e n ’a v a it q u e d i x - h u i t a n s !
J e a n n e ! C e n o m s u f fi s a i t à l u i r e n d r e la g a i e t é ,
J e a n n e , avec s e s ch e v eu x b lo n d s , se s y e u x rie u rs et
t e n d r e s , é l o i g n a i t l e s p e n s é e s t r i s t e s . J e a n n e , c ’é t a i t
t o u t p o u r l u i. V e u f , d e p u i s d e l o n g u e s a n n é e s , il
av a it r e p o r t é l’a m o u r q u ’il av a it e u p o u r s a f e m m e
s i / - l’e n f a n t q u ’e l l e l u i a v a it l a i s s é e . Il a v a i t é t é
m a r i é I r o i s a n s à p e i n e : s o n m a r i a g e , u n v r ai r o m a n ,
t a n t d e f o i s r a c o n t é à s a fille 1 D a n s u n b a l , il ô ta it
a l o r s c a p i t a i n e , il a v a it fait d a n s e r p l u s i e u r s f o i s u n e
je u n e A ng la ise , d é lic ie u s e m e n t jolie, v e n u e en
F r a n c e p o u r a p p r e n d r e la l a n g u e . D ’a u t r e s s o i r é e s
s u i v i r e n t o ù ils s e r e n c o n t r è r e n t ; à l a fin d e l’h i v e r ,
ils é t a i e n t f i a n c é s .
B e a u c o u p de c h o s e s les s é p a r a ie n t : n a tio n a lité ,
r e l i g i o n , et la f a m i l le d e la j e u n e fille s ’o p p o s a i t à
c e t t e u n i o n . M a i s l ’a m o u r v a i n c l e s p l u s g r a n d e s
diffi cu lt és.; m a l g r é t o u t , ils s e m a r i è r e n t . L a j e u n e
A n g l a i s e d e v i n t F r a n ç a i s e , e l l e le fu t p a s s i o n n é m e n t ,
e t , p o u r q u ’il n ’y e û t e n t r e e l l e e t s o n m a r i a u c u n
n u a g e , el le s e fit c a t h o l i q u e .
P o u r e u x , m a l g r é l e u r s i t u a t i o n m o d e s t e , l’a v e n i r
V a n n o n ç a it b e a u , et lo r s q u e J e a n n e n a q u it le u r
o o n h e u r s ’a c c r u t e n c o r e .
M a i s le d e s t i n e s t là, le m a l h e u r r ô d e s a n s c e s s e
a u t o u r d e s tr o p g r a n d e s joies , et, p o u r r a p p e le r à
c e u x q u i l’o u b l i e n t q u e la t e r r e n ’e s t q u ’u n p a s s a g e ,
il f r a p p e a u x p o r t e s c l o s e s d e r r i è r e l e s q u e l l e s o n r it
p l u s q u ’o n n e p l e u r e . U n e m a l a d i e b a n a l e , u n e
�LE
D R O IT
D 'A IM E R
f l u x io n d e p o i t r i n e a t t r a p é e o n n e s a i t o ù , e t v o il à e j
q u e l q u e s h e u r e .; u n f o y e r d é t r u i t . D a n s s o n b e r c e a u ,
l ’e n f a n t e s t s e u l e , la p e t i t e m a m a n n e s e p e n c h f
p lu s , a tte ntiv e et a tte n d r ie , s u r c e tte m erveille
q u ’e l l e a m i s e a u m o n d e ; n o n , d a n s s o n l it , t o u t e
b la n c h e , to u te je u n e , to u te p u r e , la je u n e m a m a n
d o r t d ’u n é t e r n e l s o m m e i l .. . E t , p e n d a n t c e t e m p s , l a
to u te p e tite , q u i n e c o m p r e n d p a s e n c o re , p le u re ...
p l e u r e , p a r c e q u ’o n l’o u b l i e . . .
P o u r q u o i c e tte v ision d o u lo u r e u s e pa s sa -t-e lle
d e v a n t les y e u x d u co lo n el ? P o u r q u o i se rapp ela-t-il
q u e c’é t a i t a u s s i p a r u n e l u m i n e u s e m a t i n é e d e p r i n
t e m p s q u ’il a v a i t e n t e r r é la j e u n e m a m a n ? P o u r q u o i
se souvint-il d u g e s te b r u ta l avec le q u e l, a u r e to u r
d u c i m e t i è r e , ii a v a it a r r a c h é J e a n n e d e s b r a s d e s a
n o u r r i c e ? L ’e n f a n t n ’a v a i t p a s e u p e u r , e l l e s ’é t a i t
m i s e à r i r e p o u r l a p r e m i è r e f o i s. C e r i r e c l a i r , c e
r i r e p l e i n d e v i e , l e c o l o n e l l’e n t e n d a i t c h a q u e j o u r ,
J e a n n e a v a i t e n c o r e s o n r i r e d ’e n f a n t , c e r i r e q u i
p o u r t o u j o u r s l’a v a it r a t t a c h é à la v ie ...
E t , a v e c s e s p e n s é e s , il a r r i v a d e v a n t l’é g l i s e ; n a t u
r e l l e m e n t , v e r s le b a l c o n f l e u r i il le v a l e s y e u x . L e s
fe n ê tre s é ta ie n t to u te s g r a n d e s o u v e rte s , m a is
a u c u n e s i l h o u e t t e n e s e m o n t r a i t . Il m o n t a l e s c i n q
é t a g e s ; p u i s , s a n s f a i r e a u c u n b r u i t , il g l i s s a s a clé
d a n s la s e r r u r e ; l e n t e m e n t , il o u v r i t la p o r t e et la
r e f e r m a a v e c le s m ê m e s p r é c a u t i o n s .
D a n s l ’a n t i c h a m b r e , p e t i t e e t s o m b r e , a u p o r t e
m a n t e a u , il a c c r o c h a s o n k é p i , p u i s h é s i t a . L a
c h a m b r e d e s a fille é t a i t là , d e v a n t l u i, m a i s J e a n n e
n e d e v a i t p a s y ê t r e ; à g a u c h e , le s a l o n ; à c ô t é , la
s a l l e à m a n g e r . Il p é n é t r a d a n s le s a l o n .
T o u t e p e t i t e , m a i s p l e i n e d e s o l e i l , l a p i è c e lui
p a r u t p l u s g ai ç q u e d e c o u t u m e , u n g r o s b o u q u e t d e
l il a s la p a r f u m a i t . L e s m e u b l e s , v e n a n t d e s p a r e n t s
d u c o l o n e l , a v a i e n t é t é a c h e t é s à l’é p o q u e o ù l’a c a j o u
e t le v e l o u r s é t a i e n t la s u p r ê m e é l é g a n c e ; ils é t a i e n t
l a i d s , m a i s d e s c o u s s i n s l e s d i s s i m u l a i e n t . S u r la
c h e m i n é e , s u r la t a b l e , d e p e t i t s b i b e lo ts , / a n ;
a u c u n e valeu r; au m u r, q u e lq u e s b o n n e s gravures
v e n a n t a u s s i d e s g r a n d s - p a r e n t s . T o u t était en o rd re ,
a u c u n g r a i n d e p o u s s i è r e n ’a p p a r a i s s a i t , J e a n n e
a v a i t p a s s é p a r là . M a i s o ù é t a i t - e l l e d o n c , l a p e t i t e
fée d e l a m a i s o n ?
�IO
LE
D R O IT
O A IM E R
l i i e p O i ï e d u s a l o n d o n n a i t d a n s la s a l l e à m a n g e \
e l l'j é t a i t e n t r e - b à i l l é e : l e c o l o n e l s ’e n a p p r o c h a ei
r e g a r d a ; a l o r â s a p h y s i o n o m i e s ’i l l u m i n a . D a n s | a
p i è c e à c ô t é , p r è s d e l a f e n ê t r e , l u i t o u r n a n t le d o s
J e a n n e t r a v a i l l a i t . Il a l l a i t e n t r e r , s e s l è v r e s s ’uuv r a i e n t d é j à p o u r a p p e l e r t e n d r e m e n t s a fille, l o r s q u ’il
s ’a r r ê t a b r u s q u e m e n t : s u r u n e c h a i s e , n o n lo in
d ’e l l e, u n h o m m e é t a i t a s s i s , e t v a g u e m e n t il r e g a r
d a i t l a j e u n e fille t r a v a i l l e r .
S u r p r i s , m é c o n t e n t , n e s ’e x p l i q u a n t p a s l a p r é
s e n c e d e c e t i n d i v i d u , le c o l o n e l n e s a v a i t q u e f a i r e
Q u e s t i o n n e r J e a n n e d e v a n t u n é t r a n g e r , c e l a lu
s e m b l a i t r i d i c u l e , m a i s p o u r t a n t il v o u l a i t savoii ce
q u e c e t h o m m e f a i s a i t là.
T o u t à c o u p , l a v o ix c l a i r e d e l a j e u n e fiili
annonça :
— V o il à , j’ai f i n i ; l e t e m p s d ’e m p a q u e t e r , e t v o u s
s e r e z à m i d i c h e z v o u s . J ’a v a i s p r o m i s d ’ê t r e e x a c t e
je c r o i s q u e je l e s u i s .
L ’é t r a n g e r s e le v a e t , d e r r i è r e l a p o r t e , l e c o l o n e l
l’e x a m i n a t o u t à s o n a i s e . C ’é t a i t u n g a r ç o n d ’u n e
t r e n t a i n e d ’a n n é e s , v ê t u c o m m e q u e l q u e c o m m i s d e
g r a n d m a g a s i n - J1 a i d a J e a n n e à f a i r e le p a q u e t , veut
en rép o n d an t :
— C ’e s t q u e si v o u s av i ez m a n q u é d à p a r o l e ,
m a d e m o is e lle , on eû t été b ie n e n n u y é . L e client
v ie n t à d e u x h e u r e s ; c ’e s t p o u r u n e p r e m i è r e c o m
m u n i o n q u i a li e u j e u d i .
— A l o r s , c ’e s t p a r f a i t . A u r e v o i r , m o n s i e u r . V o u s
d i r e z à M m e R i p a r t q u e je p a s s e r a i c h e z el le c e t t e
sem aine.
L e p a q u e t s o u s le b r a s , l e c o m m i s q u i t t a la s a l le
à m a n g e r , e t , d è s q u ’il e u t f e r m é l a p o r t e , le c o l o n e l
Bntra.
J e a n n e , qui était en tr a in d e r a n g e r se s p in c e a u x ,
s e / e t o u r n a b r u s q u e m e n t e t s o n joli v i s a g e s ’e m
po urpra.
— T o i , p a p a , fit-elle, t o i , à c e t t e h e u r e ?
E t s o n é t o n n e m e n t é t a i t si g r a n d q u e s e s m a i n s
lr e m b la ie n t lé g è re m e n t.
L e t r o u b l e d e J e a n n e a t t r i s t a le c o l o n e l ; s a fille
avait u n s e c r e t d o n t el le n e lui a v a i t j a m a i s p a r r é .
i)’u n e v o ix d o u c e , p l e i n e d e t e n d r e s s e , le p è r e r e p r i t :
— M a c h é r i e , m o n a r r i v é e ... i n o p i n é e , t ’a s u r p r i s e . . .
•w i l e m e n t , q u e t u n e s o n g e s p a s à m ’e m b r a s s e r .
�LE
D R O IT
D 'A IM E K
il
C e r e p r o c h e jeta J e a n n e avec s e s p in c e a u x d a n s
les h r a s d u colo nel.
— C ’e s t q u e . . . fit-e ll e, je n e t ’a t t e n d a i s p a s . . . a l o r s . ..
a l o r s . ..
— A lo r s tu r i s q u e s d e m e r e m p l ir d e b la n c et de
v e r t , e t j’ai m o n u n i f o r m e n u m é r o d e u x !
B r u s q u e m e n t , J e a n n e s ’é l o i g n a . E ll e p o s a s e s p i n
c e a u x s u r la ta b le e n d is a n t :
— C ’e s t v r a i , je n e s a i s p a s ce q u e j’ai c e m a t i n ,
d e p u i s n e u f h e u r e s j’e n l u m i n e , je n e v o is p l u s c l a i r .. .
je s u i s i n c o h é r e n t e .
— E s t - c e v r a i m e n t le t r a v a i l q u i t ’a r e n d u e a i n s i ?
L e s y e u x clairs d u colon el in te rro g e a ie n t, ces y eu x là d e m a n d a i e n t l a v é r i t é , m a i s J e a n n e n e v o u la i t p a s
la d i r e .
E lle d é t o u r n a la tê te et r é p o n d it :
— M a is o u i; q u e veux -tu q u e ce s o it ?
I m p a t i e n t é , n e r v e u x , le c o l o n e l - s ’é c r i a :
— T o u t au tre chose.
A l o r s J e a n n e s e t r o u b l a c o m p l è t e m e n t , et s ’a s s e y a n t
s u r la c h a i s e b a s s e q u i lu i s e r v a i t p o u r t r a v a i l l e r , el le
d i t d ’u n e v o ix t r e m b l a n t e :
— P è r e , je n e c o m p r e n d s p a s l T u m e p a r l e s .. . tu
m ’i n t e r r o g e s c o m m e t u n e l’a s j a m a i s fait I
C e s p a r o l e s é m u r e n t le c o l o n e l : il d e v i n a q u e s a
f ille s o u f f r a i t , m a i s il n e p o u v a i t a d m e t t r e q u e J e a n n e
lui c a c h â t q u e l q u e c h o s e . It p r é c i s a :
— J e t ’i n t e r r o g e .. . p a r c e q u e , t o u t à l’h e u r e , j’ai
a p e r ç u , s o r t a n t d e la s a l l e à m a n g e r , d e l a p i è c e o ù
t u t r a v a i l l a i s , u n i n d i v i d u q u e je n e c o n n a i s p a s .
V i v e m e n t , la j e u n e fille e x p l i q u a :
— C ’e s t u n e m p l o y é d e la m a i s o n R i p a r t : il v e n a i t
c h e r c h e r d e s e n l u m i n u r e s q u e j’ai a c h e v é e s c e
m a t i n . .. L a s œ u r d e B l a n c h e fa i t s a p r e m i è r e c o m
m u n i o n d a n s q u e l q u e s j o u r s . .. je' lu i ai p e i n t un
p e t i t m i s s e l e t ...
L e c o l o n e l i n t e r r o m p i t s a fille :
— L a s œ u r d e B la n c h e , es t-c e ce c lien t q u i doit
ve nir à d e u x h e u r e s ? J e a n n e , tu ne m e d is p a s U
v é r i t é e t t u m e f ai s b e a u c o u p d e p e i n e .
C e r e p r o c h e a m e n a d e s l a r m e s d a n s le s y e u x d e
■a j e u n e fille ; el le r e g a r d a s o n p è r e e t m u r m u r a :
— J e n ’o s e p a s .
A l o r s le c o l o n e l se r a p p r o c h a e t , t o u t e n c a r e s s a n t
la t ê t e b l o n d e , il d e m a n d a •
�12
LE
D R O IT
D ’A I M E R
— C ’e s t d o n c b i e n g r a v e ?
— N o n , m a i s j’ai p e u r q u e t u n e t e f â c h e s .
— D is to u t de m ê m e .
L e s m a in s c ro is é e s , h é s ita n te , J e a n n e p a r la :
— T u s a i s q u e je d e s s i n e e t p e i n s u n e p a r t i e d e l a
j o u r n é e .. . j’ai f ait p o u r l a m a i s o n . . . p o u r m e s a m i e s .. .
t o u t e s s o r t e s d e b i b e l o t s . . . s i b i e n q u e je n e s a v a i s
p l u s à q u i o ffr ir m e s p r o d u c t i o n s a r t i s t i q u e s . . . U n
j o u r , M m e R i p a i t, l a p r o p r i é t a i r e d ’u n e g r a n d e m a i
s o n d ’o b j e t s r e l i g i e u x , m ’a d i t q u e j’a v a i s . .. d u t a l e n t ,
et q u e si je v o u l a i s el le v e n d r a i t f a c i l e m e n t m e s e n l u
m i n u r e s . . . J ’ai a c c e p t é . . . v o i l à t o u t .
— A l o r s , fit le c o l o n e l d ’u n e v o ix s è c h e , t u t r a
v ai lle s, e t c e l a d e p u i s c o m b i e n d e t e m p e
— D e p u i s . . . p l u s d ’u n a n .
— E t q u e fais-tu d e cet a r g e n t?
— J e . . . je n e s a i s p a s .
— C o m m e n t , tu n e sa is p a s ? V o y o n s , e x p liq u e t o i n e t t e m e n t . J ’a i m e l e s s i t u a t i o n s c l a i r e s .
T rè s rou ge, b ie n e m b a r r a s s é e , J e a n n e b a lb u tia :
— C ’e s t - à - d i r e .. . p a r f o i s . .. je m e p a i e d e s f an
ta is ie s, m e s fleurs, u n e r o b e , u n c h a p e a u ...
— E n f i n , r e p r i t le c o l o n e l a v e c a n x i é t é , t u n e t e
s e r s p a s d e l’a r g e n t q u e t u g a g n e s p o u r l e m é n a g e .. .
M a s o l d e , b i e n m i n c e , c ’e s t v r a i , suffit à n o u s f aire
vivre.
— M a i s o u i , p è r e , s ’é c r i a J e a n n e v i v e m e n t , j’ai
m ê m e q u e l q u e s éc o n o m ie s.
Le colonel resp ira.
— A l o r s , m a p e t i t e fille, r e p r i t - i l , f a i s c e q u e t u
v e u x . T u s a i s , c ô t é p é c u n i a i r e , je n ’y e n t e n d s r i e n ,
je m ’e n r a p p o r t e à t o i ... M a i s , v o i s - t u , j’a u r a i s b e a u
c o u p s o u f f e rt si j’a v a i s a p p r i s q u e t u t r a v a i l l a i s p o u r
s u b v e n i r a u x d é p e n s e s d u m é n a g e . C e n ’e s t p a s le
rô l e d ’u n e f e m m e , e n c o r e m o i n s c e l u i d ’u n e fille. Si
j’é t a i s v i e u x , i n f i r m e , m a l a d e , j’a c c e p t e r a i s p a r c e
q u e je n e p o u r r a i s p a s f a i r e a u t r e m e n t . M a i s , D i e u
m e r c i , j’ai u n e s a n t é s u p e r b e e t je s u i s s o l i d e a u
poste.
J e a n n e q u itt a sa ch a is e et se jeta au co u d e so n
)ère.
— A l l o n s , c ’e s t fini, n e p a r l o n s p l u s d e c e t t e vieille
histoire . D is-m o i, m a in te n a n t, p o u r q u o i tu es reve nu
d e si b o n n e h e u r e .
— J ’ai fini m o n c o u r s o l u s t ô t q u e d e c o u t u m e ;
�LË
D R O I T D ’A I M i
m e s élèv es, c e s g r a n d s g a rç o n s ,
n-éco u taien t
g u è r e . Il f a i s a i t t r o p b e a u d e h o r s 1
— L es in g rats !
— N e l e s a c c u s e p a s , m o i - m e m p V êtais d i s s i p é ,
c o m m e o n dit a u collège.
J e a n n e se m it à rire .
— L e p r o f e s s e u r e t l e s é l è v e s , c e s t jo li !
U n j o y e u x c a r i l l o n v e n a n t d e l’é g l is e p r o c h e i n t e r
r o m p it la c o n v e rs a tio n .
— M i d i 1 s ’é c r i a J e a n n e , e t le c o u v e r t n ’e s t p a s m i s !
A s s i e d s - t o i , s o i s s a g e , j’ai à f aire .
L e c o l o n e l s ’i n s t a l l a p r è s d e la f e n ê t r e o u v e r t e ;
m a c h i n a l e m e n t il d é p l i a s o n j o u r n a l , m a i s n e le lu t
p a s . J e a n n e a l la i t e t v e n a i t ; le p è r e r e g a r d a s a fille.
E n m a l t r e s s e d e m a i s o n e x p é r i m e n t é e , el le d r e s s a i t
la t a b l e . U n e n a p p e b i e n b l a n c h e , d e s c o u v e r t s d e r u o l z
b r i l l a n t s , d e s a s s i e t t e s , d e s v e r r e s s i m p l e s , m a i s d e f o rt
b o n g o û t , e t , a u m i l i e u d e l a t a b l e , d a n s u n joli v a s e
d ’é t a i n , u n e g r o s s e b o t t e d e g ir o f l é e s . L e p a i n c o u p é ,
les ch a ise s av an cées, J e a n n e a n n o n ç a g aiem en t :
— M o n c o l o n e l , t o u t e s t p r ê t , i n s t a l l e z - v o u s . .. je
v a i s f a i r e u n t o u r à la c u i s i n e .
L a p e t i t e fée d e l a m a i s o n r e v i n t b i e n t ô t ; d e r r i è r e
elle, p o r t a n t le p la t av ec u n e a t te n tio n to u c h a n te ,
l’o r d o n n a n c e s u i v a i t . A f f u b l é d ’u n t a b l i e r b l a n c , s o n
p a n t a lo n d e d r a p b le u tr o p la rge et tr o p long, ce
p a u v re s o ld a t é ta it rid ic u le . U n e b o n n e g ro s s e figure
d e p o u p o n , d e s y e u x r o n d s et n aïfs, u n e b o u c h e
o u v e r t e , q u i a v a i t l’a i r d e t o u t v o u l o i r a t t r a p e r , le
c o m p l é t a i e n t . C ’é t a i t l e p a y s a n fa i t p o u r b ê c h e r la
te rr e , s o ig n e r les b e s tia u x , m a is im p r o p r e à t o u t
service de m a is o n . P o u r faire p la is ir à m a d e m o is e lle ,
c e b r a v e g a r ç o n s ’e f f o r ç a it d e m a r c h e r l é g è r e m e n t ,
d ’o u v r i r l e s p o r t e s d o u c e m e n t e t d e n e p a s t r o p
c a s s e r d e vaisselle.
A v e c u n e l e n t e u r a t t e n t i v e , il p o s a le p l a t a u m i l i e u
d e l a t a b l e ; c e l a fait , il s e t o u r n a ‘-e r s J e a n n e , e t
avec u n b o n so u rire, m u rm u ra :
— Ç a y e s t , m a d e m o i s e l l e , e t je n ’ai r i e n r e n v e r s é .
P u i s , p r e s s é d ’a l l e r a n n o n c e r c e t t e b ^ n n e n o u v e l l e
à la c u i s i n i è r e , il s ’e n f u i t .
C o n t e n t , le c o l o n e l s ’i n s t a l l a d e v a n t la t a b l e f l e u r i e ;
J e a n n e s e m i t e n f ac e d e l u i, e t , a v e c l’a p p é t i t d e s g e n s
q u i o n t u n e b o n n e s a n t é e t q u ’a u c u n r é g i m e n e t o r
t u r e , ils d é j e u n è r e n t . T o u t e n m a n g e a n t , i l s e a u -
�14
VE D R O I T D A I M E R
a è re n t. L e colonel p a rla d e se s élèves, de c a m a ra d e s
r e n c o n t r é s le m a t i n , d e s n o u v e l l e s l o i s m i l i t a i r e s .
J e a n n e é c o u ta , q u e s tio n n a , d is c u ta m ê m e . T o ut à
c o u p le c o l o n e l s ’é c r i a :
— A u fait , j’aJlais o u b l i e r d e t e p r é v e n i r q u e j’ai
p r o m i s t o n c o n c o u r s a u g é n é r a l g o u v e r n e u r ; il s ’ag i t
d ’u n e fête p o u r je n e s a i s q u e l l e œ u v r e m i l i t a i r e ; o n
te d e m a n d e d e faire q u e l q u e s p r o g ra m m e s et de b ie n
vo ulo ir les v e n d re .
— C ’e s t e n t e n d u , r e p r i t J e a n n e g e n t i m e n t , m a i s
q u an d , a lieu c e tte fête ?
L e c o l o n e l r é f l é c h i t , p u i s , o u v r a n t s o n d o l m a n , il
p r i t u n c a l e p i n . A p r è s l ’a v o i r f e u i l l e t é p l u s i e u r s f ois,
il d i t , a s s e z p e n a u d :
— C ’e s t le d i x - h u i t .
— D a n s d e u x j o u r s ! s ’é c r i a J e a n n e , s t u p é f a i t e ;
g r o n d e u s e , e l l e a j o u t a : M o n c o l o n e l , je c r o i s q u e tu
a s c o m p lè t e m e n t o u b lié d e m e p ré v e n ir.
— O u i , j’a v o u e q u e je n ’y a i p a s p e n s é . L a s e m a i n e
d e r n i è r e , le g é n é r a l m ’a p a r l é d e c e t t e f ê t e , j’ai p r o
m i s ; c e m a t i n , il m ’a r a p p e l é m a p r o m e s s e .
— C ’e s t h e u r e u x . E n f i n , je v a i s m e d é p ê c h e r . O ù
ta f ête a- t- el l e li e u ?
— A u x I n v a l i d e s , j’ai le p r o g r a m m e .
— L e c a d r e e s t s u p e rb e . D o n n e -m o i t o u s les r e n
s e ig n e m e n ts q u e tu d o is avoir s u r to n petit ca le p in ,
e t je m e m e t s a u t r a v a i l . N o u s a l l o n s t r a n s f o r m e r la
salle à m a n g e r en a te lie r et la m a îtr e s s e d e m a is o n e n
fe m m e p e in tre .
E n q u e l q u e s m i n u t e s , la t a b l e f u t d é b a r r a s s é e , l e
che va le t m is p r è s d e la fen ê tre . J e a n n e enfila u n e
g r a n d e b lo u s e d e toile g ris e et, a p r è s avoir e m b r a s s é
s o n p è r e , le c o n g é d i a .
— S a uve-toi, p a p a , dit-elle, tu a s u n ren seigne«
m e n t à a l l e r *c^ r c h e r a u M i n i s t è r e , e t à t r o i s h e u r e s
s n rend ez-vou
" E c o l e . Si t u n e p a r s p a s t o u t d e
s u i t e , tu n e se,
p a s e x a c t , e t c e l a t ’e n n u i e r a . A ce
lo ir , ne r e n tr e p a s ta rd , s u r to u t 1
E lle r e c o n d u is it s o n p è re , alla s u r le b a l c o n a d m i
r e r s e s ( l e u r s e t ^'oir, d a n s la r u e , « s o n c o l o n e l »,
p u i s r e n t r a d a n s l'a s a l l e à m a n g e r e t d e v a n t s o n c h e
v a l e t s ’i n s t a l l a . S u r u n e l a r g e f e u il l e d e b r i s t o l el le s e
m it à d e s s i n e r ; de je u n e s so ld a ts , d e vieux g re n a d ie rs
V o i s i n è r e n t , p u i s u n e s i l h o u e t t e s ’i m p o s a : el l e avait
l e p e t i t c h a p e a u et l a r e d i n g o t e d u g r a n d e m p e r e u r .
�LE
D R O I T D 'A IM E ]»
15
1Î
C h a r m a n te d a n s u n e to ile tte b la n c h e tr è s s im ple,
J e a n n e a tte n d a it, d a n s sa c h a m b re , q u e so n p ère
l ’a p p e l â t .
C ’é t a i t l e j o u r d e l a f ê t e m i l j t a i r e ; p o u r c e t t e
s o l e n n i t é , le c o l o n e l r e v ê t a i t s a t e n u e n u m é r o u n , e t
c e tte te n u e é ta it lo n g u e à m e ttr e . Ils é ta ie n t p a rtis
s ’h a b i l l e r e n s e m b l e , e t J e a n n e s e t r o u v a p r ê t e b i e n
a v a n t s o n p è r e . A p r è s u n d e r n i e r c o u p d ’œ i l à s a
g l a c e , la j e u n e fille q u i t t a s a c h a m b r e e t a l l a f r a p p e r
à la p o r te d u c o lo ne l.
— P a p a , il e s t d e u x h e u r e s m o i n s u n q u a r t ; n o u s
a llo n s ê tre en re ta rd .
L e co lo n el p a ru t à ce t a p p e l. S u p e rb e d a n s so n
d o lm a n b le u s u r le q u e l brilla it la cr o ix d e la L ég io n
d ’h o n n e u r , il p o r t a i t f i è r e m e n t s o n k é p i o ù s e d r e s
s a i t l’a i g r e t t e b l a n c h e . B i e n q u e s e s m o u s t a c h e s
f u s s e n t g r i s e s , il s e m b l a i t é t o n n a m m e n t j e u n e , e t
p o u r t a n t il a p p r o c h a i t d e l a c i n q u a n t a i n e . A v e c d e s
y e u x p l e i n s d e t e n d r e s s e , il r e g a r d a s a fille e t
l ’a d m i r a :
— T u es ge ntille , m a c h é r ie , r o b e et c h a p e a u m e
s e m b l e n t p a rfa its . J e c ro is q u e tu fe ra s b o n n e re c e tte .
— A l l o n s - n o u s - e n v i t e , s ’é c r i a J e a n n e ; p o u r n e p a s
ê t r e e n r e t a r d , il f a u t n o u s d é p ê c h e r . T u a s é t é
l o n g à t ’h a b i l l e r , m a i s , a j o u t a - t - e l l e g e n t i m e n t , m o n
colonel est trè s b eau .
B i e n v i t e ils d e s c e n d i r e n t l e s c i n q é t a g e s ; d e h o r s
ils p r i r e n t u n p e t i t t r a m w a y é l e c t r i q u e q u i l e s d é p o s a
d e v a n t la c h a p e l l e d e s I n v a l i d e s . A p r è s a v o i r t r a v e r s é
u n l o n g c o u l o i r , i ls a r r i v è r e n t à l a c o u r d ’h o n n e u r .
C e t t e c o u r , vie ille d e p l u s i e u r s s i è c l e s , a l e s l a r g e s
p r o p o r t i o n s d u b e a u rè g n e : on y re tr o u v e inta cte
t o u t e l ’a d m i r a b l e a r c h i t e c t u r e d e M a n s a r d , e t , en
m a r c h a n t s u r c e s p a v é s q u i o n t v u t a n t d e g l o i r e , le i
g e n s l e s p l u s f ri v o l e s s e n t e n t q u e q u e l q u e c h o s e d<
tr è s g r a n d les é tre in t.
L à , p l u s q u e p a r t o u t a i l l e u r s , le p a s u . s u r g i t ; u a n
l a c h a p e l l e , d e v ie il le s l o q u e s p l e i n e s d e t r o u s itt dj.
�i6
LE
D R O IT
D 'A I M E R
>ang, d r a p e a u x p r i s à l’e n n e m i , v o u s l e r a p p e l l e n t
s u p e r b e m e n t , e t , t o u t p r è s d ’e u x , l’E m p e r e u r r e p o s i
p o u r to u jo u rs . S o n o m b r t p la n e a u - d e s s u s d e s Inva
l i d e s , c e m a g n i f i q u e m o n u m e n t q u ’il a p e u p l é d e
so u v e n irs .
E l e v é e d a n s le c u l t e d e l’a r m é e e t v é n é r a n t t o u t ce
q u i s ’y r a t t a c h e , J e a n n e m a r c h a i t a u x c ô t é s d e s o n
p è r e ; s ile n c ie u x , p r e s q u e re c u e illis , t o u s d e u x t r a
v e r s è r e n t l a c o u r d ’h o n n e u r e t p r i r e n t l’e s c a l i e r
H o c h e ; l a f ê t e a v a it l i e u d a n s l a s a l l e d e s M a r é
ch aux.
D è s q u ’i ls a r r i v è r e n t a u h a u t d e s m a r c h e s , d e u x
o f fi c ie rs s ’a p p r o c h è r e n t . L e c o l o n e l l e s p r é s e n t a à s a
fille : le c a p i t a i n e R o g e r , l e l i e u t e n a n t J e a n M a r v y .
L e c a p i t a i n e s ’e m p a r a d u c o l o n e l , le l i e u t e n a n t
offrit s o n b r a s à l a j e u n e fille.
T o u t e n t r a v e r s a n t l a g a l e r i e q u i c o n d u i t à la s a ll e
d e s M a r é c h a u x , J e a n n e p o s a d e s q u e s t i o n s : Y a v a it il d é j à d u m o n d e ? F e r a i t - o n b e l l e r e c e t t e ? L e s
v e n d e u s e s étaie n t- e lle s n o m b r e u s e s ?
L e lie u te n an t, q u i reg ard ait avec u n e a d m iratio n
n o n d i s s i m u l é e s a c o m p a g n e , r é p o n d i t q u e la fê té
n ’é t a i t q u e p o u r t r o i s h e u r e s e t q u e d e u x d a m e s v e n
daien t déjà d es p ro g ram m e s.
— Vos
d a m e s sont-eli»» ie u n e s o u v ie ille s ?
dem anda Jeanne.
L e l i e u t e n a n t n e s e p r o n o n ç a p a s , m a i s il r é p o n d i t
q u e l ’u n e d ’e l l e s é t a i t l a f e m m e d ’u n c o m m a n d a n t et
l’a u t r e l a v eu v e d ’u n o ff ic i e r s u p é r i e u r .
U n m a l i c i e u x s o u r i r e é c l a i r a l a p h y s i o n o m i e d e la
j e u n e fille ; le l i e u t e n a n t s’e n c p e r ç u t .
— V o u s v o u s m o q u e z d e m o i , m a d e m o i s e l l e , fit-il,
un peu penaud.
— N o n c e r t e s , s e u l e m e n t je v o u s d e v i n e . .. N o r .
m a n d ... ou est-c e p a r r e s p e c t h i é r a r c h iq u e q u e vous
n ’a v e z p a s v o u l u d o n n e r à c e s d a m e s le q u a l i f i c a t i f
q u e m o n '. r d i s c r é t i o n v o u s r é c l a m a i t ?
— C ’e s t p o u r l a d e r n i è r e r a i s o n , r é p o n d i t - i l , e t
p u is u n p e u p a r g a l a n te ri e : cela d o it ê tre si e n n u y e u x
d ’ê t r e v ie u x I
L e l i e u t e n a n t a v a i t v i n g t - s e p t a n s , m a i s il n e le s
p o r t a i t g u è r e , J e a n n e le r e g a r d a et r é p é t a e n r i a n t :
— O u i , ce d o i t ê t r e b i e n e n n u y e u x . P u i s el le
a j o u t a : M a i s n o u s n ’e n s o m m e s p a s e n c o r e là.
, A l ’e n t r é e d e la s a l l e d e s M a r é c h a u x , i ls s ’arrC -
�LE
D R O IT
D ’A I M E R
tè re n t, et co m m e J e a n n e ne c o n n a issa it p as re lia
s a l le , le l i e u t e n a n t s e lit s o n c i c e r o n e .
L o r s q u ’i ls e u r e n t c o n s c i e n c i e u s e m e n t a d m i r é l e s
p o r t r a i t s d e s g l o i r e s m i l i t a i r e s , J e a n n e s ’a s s i t s u r
u n d e s f a u t e u i l s r é s e r v é s a u x o f fi c i e r s s u p é r i e u r s e t
à le u rs fe m m e s et, avec u n a im a b le s o u r ir e , elle d it
au lie u te n an t :
— N e vou s cro ye z p a s obligé d e m e t e n ir co m pa»
g n i e , m o n s i e u r , v o u s a v e z p e u t - ê t r e b e a u c o u p d ’a u
t r e s c h o s e s à f a ir e.
E m b a r r a s s é , l ’o f fi c i e r r é p o n d i t :
— M a i s , m a d e m o i s e l l e , p a r o r d r e d u g é n é r a l e t ...
s i v o u s le p e r m e t t e z , je d o i s r e s t e r p r è s d e v o u s u n e
p a r t i e d e l a j o u r n é e . T o u t à l’h e u r e o n v o u s d e m a n
d e r a d e t e n d r e la m a i n p o u r l e s p e t i t s e n f a n t s d e s
m i l i t a i r e s , et . l a c o u t u m e v e u t q u ’u n e j e u n e fille s o i t
a c c o m p a g n é e . J ’e s p è r e , a j o u t a - t - i l e n h é s i t a n t , q u e
c e tte c o u t u m e n e vou s c o n t ra rie p a s .
J e a n n e eut u n e gentille r é p o n s e :
— A u c o n t r a i r e , c ’e s t t o u j o u r s u n p e u i n t i m i d a n t
d e d e m a n d e r la c h a r ité ; à d e u x o n e s t p l u s fort.
L e l i e u t e n a n t s ’i n c l i n a , v i s i b l e m e n t f lat té.
— E t l a f e m m e d u c o m m a n d a n t e t l a v e u v e d e l’offi
c i e r s u p é r ie u r, d e m a n d a J e a n n e , q u i d o n c les a c c o m
pagne ?
— J e n e s a i s ; l e g é n é r a l n ’a p e n s é q u ’à v o u s , et
c o m m e je s u i s s o n n e v e u . ..
— Il v o u s a i m p o s é l a « c o r v é e » !
— O h 1 m ad em o iselle 1
— O u i . .. c o r v é e I c ’e s t le v r a i m o t . L ’o b l i g a t i o n d e
r e s t e r a v e c u n e j e u n e fille, q u ’o n n e c o n n a î t p a s ,
t o u t e l a j o u r n é e , n ’a r i e n d e b i e n a m u s a n t .
— M a d e m o i s e l l e . ..
— L a is se z -m oi d ir e ; p u i s q u e n o u s a v o n s q u e l q u e s
h e u r e s à p a s s e r e n s e m b l e , il f a u t q u ’e l l e s '„oient
au ssi ag réab les q u e p o ssib le. Je n e veux p as q u e ce
so ir, a p r è s m o n d é p a r t, vou s p o u s s i e z u n s o u p ir de
s o u l a g e m e n t . V o u s ê t e s o f fi c i e r , m o i je s u i s fille d e
c o l o n e l ; ' s i j’a v a i s é t é u n g a r ç o n , j’a u r a i s é t é s o l d a t :
n o u s s o m m e s d o n c d e l a m ô m e f a m i l le . O u b l i o n s
q u e n o u s ne n o u s c o n n a isso n s q u e d ep u is q u elq u es
i n s t a n t s et c a u s o n s , e n a t t e n d a n t n o s « c l i e n t s »,
c o m m e de vieux c a m a ra d e s .
L a f r a n c h i s e d e J e a n n e , s o n t o n si d é p o u r v u d t
c o q u e t t e r i e p l u r e n t a u l i e u t e n a n t : il n ’a v a it i a m a i s
�:8
LE
D R O I T D 'A I M E R
e n c o r e r e n c o n t r é u n e j e u n e fille a u s s i s i m p l e .
— M a d e m o i s e l l e , fit-il, v o u s c o m b l e z t o u s m e s
vœ u x. J e s u is u n p ro vin cial a rriv é d e p u i s p e u et
j’i g n o r e le m o n d e p a r i s i e n . U n « v i e u x c a m a r a d e »
e s t to u jo u r s in d u lg e n t : vo us n e vo us a p e rc e v re z p a s
de m es bévues.
— J e s u i s c e r t a i n e q u e v o u s n ’e n fe rez a u c u n e ;
où étiez-vous en g a r n i s o n ?
— A S a i n t - M a l o : j’y ai p a s s é t r o i s a n s ; je v i e n s
d e p e r m u t e r a v e c u n a m i.
— V o u s d é s ir ie z P a r is ?
— O u i , je v e u x p r é p a r e r l’E c o l e d e g u e r r e ; c ’e s t
in d is p e n s a b le p o u r arriver.
L e s y e u * d e J e a n n e s ’i l l u m i n è r e n t .
— C e r t e s , fit -e l l e, o n s o r t d e c e t t e é c o l e - l à p r ê t à
vaincre. M o n p è re y est p ro fe sse u r d e p u is cin q an s.
— J e le s a i s , m a d e m o i s e l l e , e t je t r a v a i l l e c h a q u e
j o u r a v e c l e s l i v r e s d u c o l o n e l ; ils s o n t si c l a i r s , s i
p r é c i s , q u e l e s c h o s e s l e s p l u s d i f fi c il e s v o u s s e m b l e n t
t r è s s i m p l e s . C ’e s t u n g r a n d s a v a n t q u i a fait c e s
li v r e s - l à.
L a m a i n d e J e a n n e s e t e n d i t s p o n t a n é m e n t v er s le
l i e u t e n a n t , e t l e s y e u x h u m i d e s , le s l è v r e s u n p e u
t r e m b l a n t e s , el l e m u r m u r a :
— M e r c i . V o u s n e p o u v e z s a v o i r le p l a i s i r q u e
v o u s v e n e z d e m e c a u s e r . J e s u i s f iè re d e m o n p è r e ,
je l ’a d m i r e : il e s t s i s i m p l e , s i b o n i V o u s v e r r e z
q u e l m e r v e i l l e u x p r o f e s s e u r v o u s a u r e z là.
— H é l a s I il f a u t d ’a b o r d q u e je s o i s r e ç u I
— L o r s q u ’o n t r a v a i l l e b i e n , r e p r i t J e a n n e g a i e
m e n t , o n n ’e s t j a m a i s r e f u s é . .. P u i s e l l e a j o u t a :
M a in te n a n t c e s s o n s to u te c o n v e rs a tio n grave et
q u i t t o n s l e s s i è g e s d ’h o n n e u r , l e s i n v i t é s c o m m e n
c e n t à a r r i v e r . M o n s i e u r le l i e u t e n a n t , s o u v e n o n s n o u s q u e n o u s s o m m e s ici p o u r v e n d r e d e s p r o
g r a m m e s : t a c h o n s d ’ê t r e t r è s a i m a b l e s , af in q u ’o n
n o u s d o n n e b e a u c o u p d ’a r g e n t .
J e a n n e et le j e u n e o f f i c i e r s e m i r e n t à l ’e n t r é e d e
la s a l l e , et à c h a q u e a r r i v a n t , a v e c u n s o u r i r e e t u n e
g e n t U l e p a r o l e , la j e u n e fille p r o p o s a i t le p r o g r a m m e ;
r a r e s é ta ie n t ce ux q u i re fu sa ie n t.
B i e n t ô t t o u t e s l e s c h a i s e s f u r e n t o c c u p é e s , e t , le
G o u v e r n e u r é t a n t a r r i v é , le c o n c e r t c o m m e n ç a .
M a s s é e s u r u n e p e t i t e e s t r a d e , la m u s i q u e m i l i t a i r e
j u u a l a M a r n e H l a i s e t <^ue t o u t e l ’a s s i s t a n c e é c o u t a
�LE
D R O IT
D 'A IM E R
*9
d e b o u t . D a n s c e t t e s a l le , c e c h a n t m a g n i f i q u e s e m
b la it p lu s g ra n d e n c o re . A u x m u r s les a n c ê t re s
illu s tr e s , a u x p r e m i e r s ra n g s les g é n é ra u x , et d a n s
la g a l e r i e , p r è s d e s p o r t e s , p a r t o u t , d e j e u n e s officiers.»
J e a n n e , q u i é t a i t r e s t é e t o u t p r è s d e l’e s t r a d e
c h e r c h a les y e u x d e s o n p è r e et, ne les r e n c o n t r a n t
p a s , s e t o u r n a v e r s le l i e u t e n a n t .
— C ’e s t b e a u , d it - e l le .
Il
fu t d e c e t a v i s e t d o n n a a v e c é n e r g i e l e s i g n a i
des a p p la u d isse m e n ts.
L a m u s i q u e s ’é t a n t r e t i r é e , u n a c a d é m i c i e n n o t o i r e
v i n t e x p l i q u e r le f o n c t i o n n e m e n t d e l’œ u v r e e t r a p
p e l a a v e c u n e é m o t i o n g é n é r e u s e q u e c ’é t a it p o u r
l e s p e t i t s e n f a n t s d e s s o l d a t s d e F r a n c e q u e les
q u ê t e u s e s a lla ie n t t e n d r e le u rs b o u r s e s ; p u is d e s
a r t i s t e s i l l u s t r e s lu i s u c c é d è r e n t , e t q u e l q u e s r e m a r
q u a b l e s a m a t e u r s a s s u r è r e n t l e s u c c è s d e ce
co n cert.
P e n d a n t P e n t r ’a c t e , l a m u s i q u e m i l i t a i r e jo u a
d a n s l a c o u r d ’h o n n e u r d e v i e u x a i r s d ’a u t r e f o i s , e t
J e a n n e et le lie u te n a n t d e m a n d è r e n t à to u s u ne
o b o l e . P e r s o n n e n e r e f u s a , e t , l a q u ê t e t e r m i n é e , la
j e u n e fille a l l a d a n s le s a l o n d e s a r t i s t e s c o m p t e r
e l l e - m ê m e s a r e c e t t e . S u r u n c a n a p é el le v i d a s o n
p l a t e a u e t le l i e u t e n a n t l a b o u r s e e t , à g e n o u x ,
t o u s l e s d e u x se m i r e n t à t r i e r l e s p i è c e s .
T o u t à c o u p , J e a n n e p o u s s a u n c ri d e jo ie :
— U n e p i è c e d ’o r , v in g t f r a n c s ! Q u i m ’a d o n n é
c e l a ? je n e m ’e n s u i s p a s a p e r ç u e ! V o i l à q u i va
fa ir e m o n t e r le t o t a l . O ù e n ê t e s - v o u s , m o n s i e u r ?
— D e u x c e n t s f r a n c s , m a d e m o i s e l l e , j’ai b e a u c o u p
d e p iè c e s d e d e u x fra nc s.
— O u i , fit J e a n n e e n r i a n t , l ’o r , c h e z l e s officier'»,
c’e s t c h o s e r a r e . Q u e l e s t le C r é s u s q u i a m i s ce la
dans m a bourse î
— O n n ’a p a s b e s o i n d ’ê t r e « C r c s u s » p o u r v o u s
d o n n e r v in g t f r a n c s .
J e a n n e s ’a r r ê t a d e c o m p t e r et r e g a r d a s o n c o m p a
g no n q u i c o n tin u a it à trie r.
— M o n s i e u r , d i t - e l l e , je c r o i s a v o i r r t e v i ^ ê - q u e l l e
e s t l a p e r s o n n e q u i m ’a g l i s s é c e t t e p i è c e d a n s m o n
p lateau .
T o u t e n f a i s a n t d e s p i l e s , le l i e u t e n a n t ré'p o n d ïf
avec i n d i f f é r e n c e :
�LE
D R O IT
D 'A IM Ë R
— C ’e s t p e u t - ê t r e le g é n é r a l .
— N o n , e t v o u s s a v ez t r è s b i e n q u e c e n ’e s t p a s
tui.
* S ’a f f a i r a n t , f a i s a n t e t d é f a i s a n t l e s p i l e s , le l i e u t e
nant re p rit:
— V r a i m e n t . . . j’a i d i t c e l a a u h a s a r d , je n ’ai p a s
r e m a r q u é c e q u ’il v o u s a d o n n é .
J e a n n e s ’i m p a t i e n t a :
— J e v ou s en p r ie , m o n s i e u r , la is se z u n e s e c o n d e
c e s p iè c e s tr a n q u i lle s , et reg a rd e z-m o i.
L e l i e u t e n a n t o b é i t ; a l o r s J e a n n e , n e t t e m e n t , lui
d it:
— J e c r o i s q u e c ’e s t v o u s , m o n s i e u r , q u i a v e z g l i s s é
d a n s m o n p l a t e a u c e t t e p i è c e d ’o r . U n o f fi c i e r n e
m e n t ja m a is , ré p o n d e z -m o i.
— M a d e m o i s e l l e , fit-il e n s o u r i a n t , v o u s o u b l i e z
q u e la m a in d r o ite d o it ig n o re r c e q u e la m a in
gauche d o r" e .
— C ’e s t u n a v e u .
Le lie u te n a n t n e ré p o n d it p a s et se rem it à c o m p
t e r . J e a n n e l’i m i t a , m a i s s a f i g u re é t a i t s o u c i e u s e .
A p r è s u n c o u rt sile n c e , elle r e p r it :
t - J e v o u d ra is v o u s re m e rc ie r, m o n s ie u r , m a is
a v a n t d e le f a i r e j’a i m e r a i s à v o u s d e m a n d e r q u e l q u e
c h o s e ; m e p e r m e t t e z - v o u s d ’ê t r e t r è s i n d i s c r è t e ?
— M a d e m o i s e l l e , v o u s n e le s e r e z j a m a i s .
— S i, v o u s allez voir.
— J e v o u s en prie .
— M o n s i e u r , êtes -v o u s ric he ?
U n é c l a t d e r i r e p l e i n d e j e u n e s s e e t d ’i n s o u c i a n c e
r é s o n n a d a n s la p iè ce .
— P o u r t o u t e f o r t u n e , m a d e m o i s e l l e , r é p o n d i t le
l i e u t e n a n t , j’ai m a s o l d e , m a i s je m ’e n c o n t e n t e f o rt
b i e n . J ’a i m e l a v ie s i m p l e , je h a i s le l u x e e t a i n s i je
u is h e u r e u x .
A v e c u n p e u d ’é m o t i o n e t d ’u n e v o ix t r è s d o u c e ,
J e a n n e rep rit :
— A l o r s je v o u s r e m e r c i e d o u b l e m e n t , m o n s i e u r ;
q u a n d o n e s t r i c h e , c e n ’e s t r i e n d e d o n n e r ; q u a n d
-on n e l’e s t p a s , c’e s t t r è s b e a u . V o u s a v e z f ait u n e
f o lie d o n t o n d e v r a i t v o u s g r o n d e r , m a i s je n e s a i s
c a s gronder.
L e l i e u t e n a n t t r o u v a i t l e s m o t s si g e n t i l s q u ’il e t "
? e u r d e p e r d r e la t ê t e ; a l o r s , b i e n f o rt , e n s o l d a
•tait, H qria :
'
�LE
D R O IT
D ’A Î M E r ,
— D e u x c e nt tre n te , d e u x c e n t c in q u a n te , deux
c e n t q u a tre -v in g ts , tro is c e n ts fra n c s 1 M a dem oiselle»
v o u s av e z l à t r o t s c e n t s f r a n c s , c ’e s t s u p e r b e 1
E n s e m b le , to u s les d e u x se re le v èr en t.
— J e s u is c o n te n te , dit J e a n n e ; m e rc i, m o n sieu r,
v o u s m ’a v e z b e a u c o u p a i d é e .
— J e n ’ai fait q u e m o n d e v o i r , m a d e m o i s e l l e , e t je
re g re tte q u e ce de v o ir soit déjà te rm in é .
L a j e u n e fille c o m p r i t q u e c e s p a r o l e s é t a i e n t sin*
c è r e s , e lle-m ê m e é p ro u v a it u n e g ra n d e s ym pa th ie
p o u r c e t o f fi c ie r q u ’e l l e d e v i n a i t s i m p l e e t l o y a l.
— M a i s , f it-elle g e n t i m e n t , la j o u r n é e n ’e s t p as
f i n i e , et le g o u v e r n e u r v o u s a p r i é , je c r o i s , d e m ’a c
c o m p a g n e r p e n d a n t t o u t e la f ête .
L e v i s a g e d u l i e u t e n a n t s ’i l l u m i n a :
— A lo rs, m ad em o iselle, vous m e p erm e tte z d e res
t e r e n c o re avec vo u s ?
— J e vous le d e m a n d e m ê m e , m o n p è r e e s t p r is
p a r s e s c a m a r a d e s , je m ’e n n u i e r a i s f o r t s i j’é t a i s
se u le .
C h a rg é d u sa c q u i c o n te n a it la r e c e tte , le lie u
t e n a n t s u i v i t J e a n n e , e t i ls a l l è r e n t d a n s l a g a l e r i e
é c o u t e r l e s a i r s d ’a u t r e f o i s q u e l a m u s i q u e m i l i t a i r e
c o n tin u a it à joue r.
L ’e n t r ’a c t e fin i, l e s i n v i t é s r e n t r è r e n t d a n s l a s a l le ,
e t l a s e c o n d e p a r t i e d u c o n c e r t c o m m e n ç a . E l l e fu t
a u s s i b r illa n te q u e la p r e m i è r e , e t u n p u b lic e n t h o u
s i a s t e a p p l a u d i t c e s a c t e u r s c é l è b r e s q u ’u n s e n t i m e n t
c h a ritab le a m en a it d a n s ces vieux m u rs. A u c u n n e
m a n q u a à l’a p p e l , t o u s c o n t r i b u è r e n t a u s u c c è s d e
c e t t e f ête .
L e c o n c e r t t e r m i n é , l a f o u l e s ’é c o u l a l e n t e m e n t .
L o r s q u e l a s a l l e f u t à p e u p r è s v i d e , J e a n n e e t le
l i e u t e n a n t s ’a p p r o c h è r e n t d u c o l o n e l , q u i c a u s a i t
a v e c le g o u v e r n e u r .
E n v o y a n t v e n i r le jo li c o u p l e , s o u r i a n t à t a n t de
j e u n e s s e , le g é n é r a l s’é c r i a :
— Q u e d e r e m e r c i e m e n t s je v o u s d o i s , mada«
m o i s e l l e I V o t r e s o u r i r e a a m e n é d a n s l a b o u r s e de
a q u ê t e u s e la f o r t u n e , e t v o u s a v e z b i e n vo u lu
i c c e p t e r c e p r o v i n c i a l , c e s a u v a g e , p o u r cavaer.
— M a i s , g é n é r a l , d i t J e a n n e g e n t i m e n t , c e sa u v ag e
j’a b e a u c o u p a i d é e ; en o u t r e , je n e m e s u i s p a s d u
t o u t a p e r ç u e q u ’il m é r i t a i t c e n o m .
�22
* .£
d r o it
d ’a i m e r
— C ’e s t q u e v o u s l’avez a p p r i v o i s é ; je v o u s c r o i s
c a p a b l e d e f a i r e t o u s l e s m i r a c l e s '. M a i s , h i e r , ce
c h e n a p a n m e d é c l a r a i t q u e s a t i m i d i t é l’e m p ê c h e r a i t
d ’a c c o m p a g n e r u n e j e u n e fille. A - t - o n i d é e d ’u n e
so ttis e p a re ille ?
L e p a u v r e l i e u t e n a n t n ’é t a i t p a s t r è s à s o n a i s e , il
n ’o s a i t i n t e r r o m p r e s o n s u p é r i e u r e t p o u r t a n t il e û t
b e a u c o u p d o n n é p o u r q u e le g é n é r a l n e p a r l â t p a s
a i n s i / J e a n n e d e v i n a c e s e n t i m e n t e t d é t o u r n a la
co n v e rsa tio n .
— E te s-v o u s c o n t e n t, g é n é ra l, la re c e tte est-elle
bonne ?
— S u p e r b e , p l u s b e l l e q u e n o u s n e l’e s p é r i o n s .
M e f t i d e to u t m o n c œ u r , m a c h è r e e n fa nt, m e rc i
p o u r v o t r e a i d e i n t e l l i g e n t e , m e r c i d ’a v o i r p e i n t d e si
jolis p r o g ra m m e s . C o lo n e l, ajouta -t-il, vous êtes un
h eu re u x père.
L e c o l o n e l l e s a v a i t , il e u t u n s o u r i r e s a t i s f a i t .
J e a n n e d e v i n t t o u t e r o s e , e t le l i e u t e n a n t i n c l i n a la
t ê t e c o m m e s ’il a p p r o u v a i t l e s p a r o l e s d e s o n c h e f.
A p r è s av oir p r is co ng é d u g é n é ra l, J e a n n e vo u lu t
d ir e au re v o ir à celui q u i avait été s o n co m p a g n o n
t o u t e l a j o u r n é e , m a i s le l i e u t e n a n t d e m a n d a a u
c o l o n e l la p e r m i s s i o n d e l’a c c o m p a g n e r j u s q u ’à la
p o rte d e s Invalid es.
T o u s l e s t r o i s r e d e s c e n d i r e n t l’e s c a l i e r H o c h e et
t r a v e r s è r e n t d a n s t o u t e s a l a r g e u r la c o u r d ’h o n n e u r ,
où la m u s i q u e m ilita ire joua it la re tra ite .
L e c o l o n e l , le l i e u t e n a n t m a r c h a i e n t m i l i t a i r e m e n t ;
s a n s s ’e n a p e r c e v o i r ils a v a i e n t p r i s le p a s , J e a n n e
l e s i m i ta .
E n p a s s a n t s o u s u n e v o û t e la j e u n e fille s e m i t
r i r e , e t s o n r i r e é t a i t si j o y e u x q u e l e s d e u x h o m m e ^
la r e g a r d è r e n t .
i — P o u r q u o i r i s - t u ? d e m a n d a le c o l o n e l
en
so u rian t.
— N o u s a v o n s l’a i r d e t r o i s m i l i t a i r e s , m o n p e t i t
p a p a , m a i s j’ai p e u r q u e c e l a n e s o i t u n p e u g r ole s q u e q u a n d on p o rie u n e ro b e d e b ro d e rie b la n c h e
■it u n c h a p e a u g a r n i d e f l e u r s .
L e l i e u t e n a n t s ’e x c u s a :
• - C ’e s t v r ai I J e c r o i s , m o n c o l o n e l , q u e n o u s
m a rc h io n s au pas.
— M o i , j’en s u i s s û r e , lit J e a n n e , et c e l a rn’a m u s e r a i t b e a u c o u p si j’a v a is ui'*» a u t r e t o i l e t t e .
�LE
D R O IT
R 'A IM E x*
*3
o co lo n el d e m a n d a :
— V e u x -tu p r e n d r e u n e v oitu re , e s -tu fatiguée ?
— N o n , p a s d u t o u t , r e n t r o n s à p i e d . J ’a i m e m e
p r o m e n e r avec toi l o r s q u e tu es en u n ifo rm e ; c h a q u e
f o i s q u ’o n te s a l u e , c e l a m e f ait p l a i s i r , e t l o r s q u ’o n
te r e g a r d e , je p e n s e : « C ’e s t à m o i , c e b e l o f f i c i e r »,
e t je s u i s t r è s h e u r e u s e .
— J e a n n e , fit le c o l o n e l , t u e s u n e g r a n d e e n f a n t
— P a p a , r e p r i t - e l l e , n e g r o n d e p a s . J e p e u x dire
d e s b ê t i s e s d e v a n t le l i e u t e n a n t M a r v y , n o u s a v o n s
d é c o u v e rt q u e n o u s é tio n s d e vie ux c a m a ra d e s .
— D e v i e u x c a m a r a d e s 1 r é p é t a le c o l o n e l é t o n n é .
— O u i , il t r a v a i l l e p o u r l ’E c o l e d e g u e r r e , c ’e s t u n
f u t u r é l è v e , et d e p u i s p l u s i e u r s m o i s , t o u s l e s j o u r s ,
il c o n s u l t e t e s l i v r e s . P a p a , il f a u t le t r a i t e r e n
am i.
— M ad em o iselle, vous êtes tro p b o n n e , b alb u tia
le j e u n e h o m m e . C r o y e z b i e n q u e . . . q u e . . .
— C ’e s t j u s t e , i n t e r r o m p i t le c o l o n e l , u n f u t u r
é l è v e e s t t o u j o u r s u n a m i . A u r e v o i r , l i e u t e n a n t , je
v o u s r e m e r c i e d ’a v o i r a c c o m p a g n é m a fille. N o u s
r e c e v o n s t o u s l ç s p r e m i e r s l u n d i s d u m o i s , je s e r a i
trè s h e u r e u x de v o u s voir c h e z m oi.
C e t t e i n v i t a t i o n s i c o r d i a l e fit p e r d r e l a t ê t e a u
j e u n e o f fi c ie r, s a t i m i d i t é r e p a r u t , il b r e d o u i l l a :
— M o n c o l o n e l , m a d e m o i s e l l e , je s u i s t r è s f l a t t é ...
P u i s , s e r e n d a n t c o m p t e d e s a s t u p i d i t é , il s a l u a
m i l i t a i r e m e n t e t s ’e n f u i t .
L e c o l o n e l s e m i t à r i r e e t p r e n a n t le b r a s d e s a
fille, il l’e n t r a î n a .
— T o n lie u te n a n t e s t b ie n tim id e , m a ch é rie .
— C ’e s t u n b r a v e c œ u r , fit J e a n n e f i è r e m e n t .
E t o n n é d u t o n d e s a fille, le c o l o n e l c e s s a d e
p la isa n ter.
— O h ! oh ! q u e l e n t h o u s ia s m e p o u r ce je u n e
o f fi c i e r q u e t u c o n n a i s d e p u i s q u e l q u e s h e u r e s !
— P a p a , il n ’a p o u r vivre q u e s a s o l d e , e t p o u r î e s
p e t i t s e n f a n t s il m ’a d o n n é v in g t f r a n c s .
— C ’e s t b i e n d e s a p a r t , m a i s t u n ’a u r a i s p a s d û
accep ter.
— J e n e p o u v a i s f a i r e a u t r e m e n t , u n r e f u s l’e û t
h u m i l i é . C ’e s t é g a l, v in g t f r a n c s c ’e s t u n e g r o ss o
so m m e 1
— C ’e s t v r a i . A h l p o u r ê t r e s o l d a t , il n e f au t pas
. a i m e r l ’a r g e n t I
�24
„E
D R O IT
D ’A I M E R
— O n a i m e le d r a p e a u , s ’é c r i a J e a n n e , c ’e s t m i e u x .
— O u i , c h è r e p e t i t e p a t r i o t e , c ’e s t mieux,. T u a s
e n c o r e r a i s o n , e t t u d o n n e s u n e l e ç o n à t o n v ie u x
colonel qui ose m u rm u re r.
— « M o n v ie u x c o l o n e l s m a i s je t e d é f e n d s d e
S’a p p e l e r a i n s i . T u n ’e s p a s v i e u x , t u le s a i s b i e n ;
se u le m e n t tu d is c e la p o u r te faire faire d e s c o m p li
m e n t s . J ’ai d é c o u v e r t q u e t u l e s a i m e s .
— L e s tie n s , p e u t-ê tre .
— E t c e u x d e s f e m m e s d ’o f fi c ie rs s u p é r i e u r s . Il y
e n a d e u x q u i n e t ’o n t p a s q u i t t é a u j o u r d ’h u i . Q u e
t ’o n t - e l l e s r a c o n t é ?
— C e q u e les m a m a n s r a c o n te n t to u jo u rs . L e u r s
fils s o n t m e s é l è v e s , a l o r s e l l e s m ’o n t v a n t é l e u r i n t e l
l i g e n c e , l e u r s a v o i r , l e u r b o n t é , q u e s a i s -j e 1 E n f i n
l’é t e r n e l l e h i s t o i r e 1
— E t tu les as é c o u té e s tr ès g e n tim e n t.
— B i e n e n t e n d u , ç a l e u r f ait t a n t d e p l a i s i r I
D a n s la r u e le c o l o n e l e t J e a n n e é t a i e n t t r è s
r e g a r d é s ; l a g r a n d e t e n u e a v a n t a g e a i t l’o f fi c ie r e t la
j e u n e fille s e r é j o u i s s a i t d e v o i r l e s y e u x d e s p a s s a n t s
f i x e r s o n p è r e ; el le n e s ’a p e r c e v a i t p a s q u ’o n l’a d m i
r a i t aussi'v I l s a l l a i e n t d o u c e m e n t , n u l l e m e n t p r e s s é s
d ’a r r i v e r , c o n t i n u a n t à b a v a r d e r , p e n s a n t t o u t h a u t ,
n e se c a c h a n t rie n , je u n e s to u s les d e u x . L e u r s â m e s
é t a i e n t p a r e i l l e s , a u c u n s e n t i m e n t vil n e l e s e l f le u r a i t , l e u r s c œ u r s a v a i e n t l e s m ê m e s a m o u r s : D i e u et
le p a y s , e t c e t t e p e t i t e j e u n e fille si f rê l e , si r o s e , si
b l o n d e , é t a i t c a p a b l e , t o u t c o m m e s o n p è r e , d ’ê t r e
h é ro ïq u e très sim p lem en t.
III
L e s a l o n d e s F a v i e r ô ta i t u n , t o u t p e t i t s a l o n , d e
l o u r d s s i è g e s d ’a c a j o u l’e n c o m b r a i e n t , m a i s J e a n n e
s a v a i t l e s d i s p o s e r d e t e l l e s o r t e q u e m a l g r é l’e x i g u l t é
d e la p iè c e on po u va it re c e v o ir e n s e m b le u n as se z
•g r a n d n o m b r e d e p e r s o n n e s . L e p r e m i e r l u n d i d e
c h a q u e m o is , J e a n n e ou vrait les p o r te s d e la salle à
m a n g e r e t s u r la t a b l e e l l e i n s t a l l a i t le g o û t e r ; g o û t e r
tr è s b ie n je rv i où les s a n d w i c h e s les p lu s b iz ar re s
v o i s i n a i e n t a v e c d e d é l i c i e u * Wetits f o u r s .
�LE
D R O IT
D 'A I M E k
25
J e a n n e f a i s a i t t o u t e l l e - m ê m e e t , d è s le m a t in *
î i d é e d e s a vie ille n o u r r i c e , el le t r a v a i l l a i t ; p â t i s s i è r e
h a b i l e , e l l e r é u s s i s s a i t t a r t e s e t g a l e t t e s , e t é t a it
r a v ie l o r s q u e s e s v i s i t e u r s l e s t r o u v a i e n t b o n n e s .
L e s g â t e a u x p r ê t s , J e a n n e s ’o c c u p a i t d e s f leu r s,
S a b o u r s e n e lu i p e r m e t t a i t p a s d ’a c h e t e r d e s g e r b e s
c o û t e u s e s , m a i s a u p r i n t e m p s l e s l il a s, l e s g e n ê t s ,
le s p i v o i n e s f o n t d e s b o u q u e t s s o m p t u e u x .
L e p e t i t a p p a r t e m e n t f l e u r i, J e a n n e s ’h a b i l l a i t , el le
a v a it d e s r o b e s s i m p l e s e t c h a r m a n t e s , d e c o u l e u r
c la ir e ; so n p è r e p r é te n d a it q u e to u t ce q u i était
s o m b r e n e lui allait p as .
L e p r e m i e r lu n d i de m a i, J e a n n e revê tit u n e ro b e
q u i était du m ê m e ble u q u e se s y e u x , et, ce lu nd i-là ,
fut p l u s l o n g u e à s a t o i l e t t e q u e d ’h a b i t u d e .
P r ê t e , el l e a l l a f a i r e u n t o u r à la c u i s i n e , r e c o m
m a n d a à sa n o u r ric e de m e ttr e s o n t a b l i e r d e soie
n o i r e e t d e n e p a s o u b l i e r d ’o u v r i r a u x v i s i t e u r s l a
p o r t e à d e u x b a t t a n t s : le g é n é r a l d e v a i t v e n i r , il fal
l a i t le r e c e v o i r p r o t o c o l a i r e m e n t .
C e l a fa i t , el le d o n n a u n c o u p d ’œ i l à l a s a l l e à
m a n g e r. L es p ile s de s a n d w i c h e s é ta ie n t b ie n r a n
gé e s, les p e tite s ta rte s au x fra is e s p a r a is s a ie n t su c
c u l e n t e s e t le g r o s b o u q u e t d e p i v o i n e s , q u i t e n a i t le
m i l i e u d e la t a b l e , é t a i t r a v i s s a n t . L e s a l o n , m a l g r é
l e s v i l a i n s m e u b l e s , lui p a r u t c h a r m a n t ; e l l e a v a it
m is d a n s to u s les va s es d e s g e n ê ts et p a r t o u t ces
f l e u r s d ’o r s u r g i s s a i e n t .
S a t i s f a i t e , J e a n n e s ’a s s i t d a n s u n f a u t e u i l e t s o u r i t
à t o u t c e q u i l ’e n t o u r a i t . M a i s le t i m b r e d e la p o r t e
d ’e n t r é e a y a n t r e t e n t i , el le r e c t i f i a s o n a t t i t u d e et,
c o n tr a r ié e q u e so n p è r e n e fût p a s e n c o r e r e n tr é ,
s ’a p p r ê t a à r e c e v o i r g e n t i m e n t c e t t e p r e m i è r e v i s i t e .
A v e c u n p e u d ’a n x i é t é , e l l e é c o u t a si l a n o u r r i c e
suivait b ie n s e s in s t r u c tio n s . L a p o r te ou ve rte, elle
d e v a it d é b a r r a s s e r le v i s i t e u r o u la v i s i t e u s e d e c e
q u i l’e n c o m b r a i t , p u i s lui d e m a n d e r s o n n o m et
e n f in o u v r i r la p o r t e à d e u x b a t t a n t s .
T o u t fut b i e n fait, J e a n n e e n t e n d i t u n m u r m u r e , la
p o r t e s ’o u v r i t e t .. . le c o l o n e l F a v i e r p a r u t .
L a j e u n e fille e u t u n cri d e j o i e , m a i s el le s e f â c h a .
— T u m ’a s fait p e u r , j’ai c r u q u e c ’é t a i t u n e v is i t e
e t c e l a m ’e n n u y a i t d ’ê t r e s e u l e . J e c r a i g n a i s le
g én é ral, et m o n c œ u r b a tta it.
— P a u v r e p e t i t c œ u r , le g é n é r a l s e r a i t n a î t * t
�LE
D R O IT
D 'A IM E R
L e c o l o n e l e m b r a s s a s a fille, p u i s r e g a r d a îe s a l o r v
l a s a l le à m a n g e r , a d m i r a l e s g e n ê t s , l e s p i v o i n e s , l e s
ta r t e s , et d é c la ra q u e n u lle p a r t, d a n s P a r is , o n ne
po uv ait voir u n a p p a r t e m e n t p lu s jo lim e n t a rra n g é .
Le g é n é r a l n e s e d o u t a i t p a s q u ’a u h a u t d e s o n
a s c e n s i o n il t r o u v e r a i t u n si g e n t i l p a r a d i s .
E t le c o l o n e l a j o u t a q u e c e t t e v i s i t e l ’é t o n n a i t : le
g o u v e r n e u r n ’a i m a i t g u è r e le m o n d e , il l e d i s a i t b i e n
h au t.
J e a n n e n e r é p o n d i t p a s , m a i s p e n s a q u e l e lieute*
-jant J e a n M a rv y , ne v e u d u g é n é ral, a c c o m p a g n e r a it,
t r è s p r o b a b l e m e n t , s o n o n c l e . ..
L a p o r t e s ’o u v r i t , d e u x v i s i t e u s e s e n t r è r e n t ; l’u n e
é t a i t l a f e m m e d ’u n v i e u x c a m a r a d e d u c o l o n e l ,
l ’a u t r e u n e a m i e d e J e a n n e .
L a je u n e m a ltr e s s e de m a is o n ac cu e illit tr è s a im a
b l e m e n t la d a m e , l’i n s t a l l a p r è s d e s o n p è r e , p u i s
e n t r a î n a s o n a m i e d a n s la s a l l e à m a n g e r af in d e
p o u v o ir b a v a rd e r.
— C o m m e il y a b i e n l o n g t e m p s q u e je n e t ’ai v u e I
— B ien tô t un m o is .
— Q u ’e s - t u d e v e n u e ?
— J ’ai t r a v a il lé .
• - Moi au ssi.
—- E s - t u c o n t e n t e ?
— O u i , m o n p r o f e s s e u r a f f i r m e q u e je s e r a ! r e ç u e .
E t elles c o n t in u è r e n t à c a u s e r d e le u rs e s p o i r s :
l ’u n e p a r l a i t d e s a p e i n t u r e , l’a u t r e d u C o n s e r v a
t o i r e ; c e t t e d e r n i è r e , fille d ’o f fi c ie r s a n s f o r t u n e ,
vo ula it, to u t c o m m e J e a n n e , avoir d a n s les m a in s u n
m é t i e r . E t e l l e s e n v i s a g e a i e n t c e t a v e n i r s é r i e u x av e c
g a i e t é , f i è r e s d e l’i n d é p e n d a n c e q u e le t r a v a i l l e u r
a s s u re ra it. C h e z elles , a u c u n d é s i r de g r a n d e u r et de
luxe, le u r e s p rit t e n d u ve rs le b u t à a t t e i n d r e ne
s ’a r r ê t a i t p a s e n c h e m i n . H a b i t u é e s d è s l e u r e n f a n c e
I u n e vie s i m p l e , n e c o n n a i s s a n t p a s l a r i c h e s s e e t
fin a c tîo n q u i e n g e n d r e n t ta n t de m a u v a is e s p e n s é e s ,
«lie s é t a i e n t d e s j e u n e s fille s c h a r m a n t e s e t c o u r a
g e u s e s q u e to u t /iom m e e û t a im é av oir p o u r c o m
p a g n e s - M a is elles n e p e n s a ie n t gu èr e au m a riag e,
s a c h a m , m a lgré le u r je u n e s s e , q u e le u r pa u v re té
é l o ig n e r a i t l e s é p o u s e u r s . C e l a n e l e s a t t r i s t a i t p a s ;
e l les é t a i e n t g a i e s , r i e u s e s , c o n t e n t e s d e v iv re, a i m a n t
p a s s i o n n é m e n t l e u r s p a r e n t s et l e u r a r t .
L e p e t i t s a l o n s ’e m p l i s s a i t , d e u x c o m m a n d a n t s
�i/ f ï D R O IT
D 'A I M E R
27
v e n a i e n t d ’a r r i v e r , a i n s i q u ’u n c a p i t a i n e et s a f e m m e
n g a rn is o n à T o u lo u s e et J e p a s s a g e à P a r is . J e a n n e
e t s o n a m i e o f f r i r e n t le t h é , l e s v i s i t e u r s a c c e p t è r e n t ;
d a n s c e t t e p e t i t e p i è c e f l e u r i e , i ls s e t r o u v a i e n t b i e n
et res ta ie n t.
E n t r e o f fi c i e r s la c o n v e r s a t i o n n e v a r i e g u è r e : le s
c h o s e s d u m é t i e r , l e s i n v e n t i o n s n o u v e l l e s , la
gu erre . P e u élég a n te s, les fe m m e s ne p e n s a ie n t p a s
à se c r it iq u e r , elles é c o u ta ie n t ou c a u s a ie n t e n tre
e l l e s ; l ’u n e p a r l a i t d e s e s e n f a n t s : s u j e t i n é p u i s a b l e
p o u r le s m è r e s , l ’a u t r e d e s o n p r o c h a i n d é p a r t . E n t r e
ce s g en s du m ê m e m o n d e la p lu s g r a n d e co rd ia lité
r é g n a i t , e t ils é t a i e n t h e u r e u x d e s e r e n c o n t r e r .
T o u t à c o u p il y e u t u n s i l e n c e , l a n o u r r i c e
o u v r a i t la p o r t e e t , su i v i d ’u n o f fi c i e r , le g o u v e r n e u r
e n t r a i t . L e c o l o n e l le r e ç u t a v e c d é f é r e n c e ; c’é t a it
s o n c h e f , u n c h e f q u ’il v é n é r a i t p o u r s a g r a n d e
i n t e l l i g e n c e e t p o u r l a d i g n i t é d e s a vie.
T r è s a f ï a b l e , le g o u v e r n e u r s a l u a t o u s c e u x q u i
é t a i e n t là e t s ’i n s t a l l a p r è s d u c o l o n e l ; le l i e u t e n a n t
M a r v y , q u i l’a c c o m p a g n a i t , fut in v i t é à a l l e r r e t r o u v e r
l e s j e u n e s f illes.
— Il g o û t e r a p o u r m o i , m a d e m o i s e l l e J e a n n e , d i t
le g é n é r a l . A s o n â g e o n a t o u j o u r s f aim .
D a n s l a s a l l e à m a n g e r , le l i e u t e n a n t M a r v y fut
t r è s e m b a r r a s s é d e s a p e r s o n n e . M l l e F a v i e r l’a v a it
p r é s e n t é à s o n a m i e q u i le d é v i s a g e a i t , t o u t e n g r i
g n o t a n t u n g â t e a u , e t , t r è s o c c u p é e à p r é p a r e r le t h é .
J e a n n e s e m b l a i t n e p l u s p e n s e r q u ’il é t a i t là. K é p i
à l a m a i n , r a i d e c o m m e u n m o r c e a u d e b o i s , il
a t t e n d a i t , p r è s d e la t a b l e , q u ’o n l’i n v i t â t à s ’a s s e o i r ,
d av a it l’i m p r e s s i o n , t r è s n e t t e , q u ’il é t a i t c o m p l è t e
m e nt ridicu le.
E n f i n J e a n n e s e r e t o u r n a e t d e v i n a n t le m a l a i s e d u
je u n e h o m m e , g e n tim e n t elle lui dit :
— M o n s i e u r , je v o u s e n p r i e , d é b a r r a s s e z - v o u s d e
v o t r e k é p i , m e t t e z - l e s u r u n e c h a i s e .. , n ’im p o r te * o ù ;
n o u s allo n s g o û te r c o n f o r ta b le m e n t.
>
P r è s d e J e a n n e le l i e u t e n a n t s ’a s s i t , il a c c e p t a u n
s a n d w i c h , e t t o u t e n m a n g e a n t il c h e r c h a i t c e q u ’il
p o u r r a i t d i r e à c e s d e u x j e u n e s f illes. D e p u i s p l u
s i e u r s j o u r s il p e n s a i t à c e t t e v i s i t e , et s ’e n r é j o u i s
s a i t ; m a i s v o i là q u e s a t i m i d i t é le r e n d a i t si m a l h e u
r e u x q u ’il a s p i r a i t a u m o m e n t o ù le g o u v e r n e u r se
re tire ra it.
�_.E D RO IT D ^ iiM E R
S ’apov,^, a n t d e s o n m a l a i s e m o r a l , J e a n n e e s s a y a J
d e le f a i r e p a r l e r ; elle lui r a p p e l a la fête d e s I n v a
l i d e s , le q u e s t i o n n a s u r s a p r é p a r a t i o n ;1 l’Ecol-e d e
g u e r r e e t s o n s é j o u r à P a r i s . 11 r é p o n d a i t p a r m o n o
s y lla b e s , in c a p a b le de s o u te n ir la c o n v e rs a tio n .
) C e g o û t e r à t r o i s é t a i t si m o n o t o n e q u e , d è s q u ’elle
e u t fini, l ’a m i e d e M l l e F a v i e r s e lev a. E l l e s a l u a
l’o f fi c i e r , e m b r a s s a J e a n n e e t s e s a u v a p a r l a p o r t e
d e la salle à m a ng er .
L o r s q u ’ils f u r e n t s e u l s , le l i e u t e n a n t e u t u n s o u p i r
d ’a i s e e t s ’e x c u s a :
— M a d e m o i s e l l e , p a r d o n n e z - m o i , m a i s je v ie n s
d ’ê t r e s t u p i d e .
J e a n n e v ou lu t p ro te s te r.
— N o n , m a d e m o i s e l l e , n o n , n e m e d i t e s r i e n , j’ai
t e l l e m e n t e n n u y é v o t r e a m i e q u ’el le a p r é f é r é s ’e n
a l l e r ; d e c e la , je v o u s d e m a n d e p a r d o n . C e n ’e s t
p a s m a f a u te , c r o y e z - l e b i e n , je s u i s u n s a u v a g e ; je
n e s a i s g u è r e c e q.u’il f a u t d i r e d a n s u n s a l o n , e n c o r e
m oin s q u e lle c o n v e rs a tio n p e u t i n té r e s s e r u n e je une
fille. J e v i e n s d e m e c o n d u i r e c o m m e u n i m b é c i l e , je
)e r e g r e t t e b e a u c o u p , m a i s , h é l a s , je c r o i s q u e c e l a
\ n ’a r r i v e r a e n c o r e q u e l q u e f o i s .
J e a n n e se m it à rire :
— V o u s n ’av ez g u è r e d ’i l l u s i o n s u r v o u s - m ê m e !
' — A q u o i b o n ? J e n e s u i s q u ’u n s o l d a t , v o u s a v e z
déjà d û vous en ap e rcev o ir.
— Il f a u t ê t r e f ie r d e c e l a , l e s o f fi c ie rs t r è s b r i l
la n ts d a n s les s a lo n s ne s o n t p a s to u jo u rs d e b o n s
che fs.
— M e r c i , m a d e m o i s e l l e , c ’e s t t o u t à fait g e h t il ce
q u e v o u s m e d i t e s là.
L a j e u n e fille p r o p o s a u n e t a r t e , u n a u t r e
s a n d w i c h ; le l i e u t e n a n t a c c e p t a , n ’o s a n t r e f u s e r . Il
y eut u n sile n c e , p u is , to u t e n g rig n o ta n t un g âtea u ,
J e a n n e rep rit :
— M o n s ie u r , voulez-vous o u b lie r q u e vo us faites
u n e v i s i t e , v o u s a v e z l ’a i r t r è s m a l h e u r e u x ! V o y o n s ,
m e t t e z - v o u s à v o t r e a i s e . .. v o u s n ’a i m e z p e u t - ê t r e p a s
les g â t e a u x q u e je v o u s o ff re ... l a i s s e z - l e s ; la c u i s i
niè re -p â tiss iè re ne se fâ c h e ra p as .
— M * \ î ...
— C a u s o n s , c o m m e l’a u t r e j o u r a u x I n v a l i d e s ,
c a u s o n s c o m m e d e u x v ie u x c a m a r a d e s . Ç a m a r c h e
le t r a v a i l ?
�LE
D R O IT
D A IM E R
29
— O u i , à p e u p r è s , m a i s c’e s t p a r f o i s b i e n difficile.
— V o u s vo u s p r é s e n te z c e tte a n n é e ?
— D a n s q u e l q u e s m o is , le gé n é ra l le veut.
L e u r c o n v e r s a t i o n fu t i n t e r r o m p u e , il s e f a i sa it
:a rd , l e s v i s i t e u r s s ’e n a l l a i e n t . D a n s l e p e t i t s a l o n il
n e r e s t a i t p l u s q u e le g o u v e r n e u r q u i c a u s a i t a v e c la
colo ne l.
— N o u s d isc u to n s u n e q u estio n trè s sérieu se,
m a d e m o i s e l l e J e a n n e , d it - il à la ¡ e u n e fille, voulezvous m e la is s e r vo tre p è re e n c o r e q u e l q u e s in s t a n t s ?
— C e q u i si g n i f ie q u e je s u i s d e t r o p . G é n é r a l , je
m e s a u v e ; d u r e s t e , j’ai a u s s i u n e v i s i t e .
E l l e v i n t r e j o i n d r e le l i e u t e n a n t M a r v y , q u i avait
o s é s e l e v e r e t s’a p p r o c h e r d e l a f e n ê t r e .
— M o n s i e u r , f it-elle m o q u e u s e , v o u s ê t e s c o n d a m n é
à r e s t e r e n c o r e q u e l q u e t e m p s i c i, v o s s u p é r i e u r s
c a u s e n t d e c h o s e s g r a v e s.
— J ’e n s u i s b i e n h e u r e u x , c ro y e z - l e , m a d e m o i
s e l l e , e t je v o u d r a i s q u e c e s c h o s e s g r a v e s f u s s e n t
tr è s lo n g ue s.
J e a n n e r a il l a .
— Il m e s e m b l e q u e le s a u v a g e s e c i v i li s e !
— O u i , je le c r o i s a u s s i , m a i s , c h e z v o u s , t o u t le
m o n d e do it se p la ir e . V o tr e a p p a r t e m e n t e s t c h a r
m a n t , o n s e n t q u e l’o n vit d a n s c h a q u e p i è c e .
— C ’e s t f o r c é , il e s t s i p e t i t !
— E t p u is vo u s avez d e s a r b r e s d e v a n t vo u s, u n e
é g l is e , o n s e c r o i r a i t p r e s q u e e n p r o v i n c e .
— V o u s n ’airrçez p a s P a r i s ?
— S i, m a i s à c e t t e é p o q u e je r e g r e t t e t o u j o u r s la
c a m p a g n e . J ’h a b i t e u n r e z - d e - c h a u s s é e q u i d o n n e
s u r u n e c o u r , e t je n ’a p e r ç o i s j a m a i s n i ci el n i so l e i l.
— C ’e s t u n p e u t r i s t e .
— O u i , m a i s la b o u r s e d ’u n l i e u t e n a n t e s t si l é g è r e
q u ’il n e p e u t s e l o g e r a u t r e m e n t .
J e a n n e p e n s a a u x v in g t f r a n c s g l i s s é s d a n s s o n
p la te a u d e q u ê t e u s e .
— A h ! f it-elle a v e c u n s o u p i r , e n s e r v a n t s o n p a y s
o n n e s ’e n r i c h i t p a s .
- - Q u ’i m n o r t e ? r e p r i t le l i e u t e n a n t a v e c i n s o u
c i a n c e , ce ¿l'est p a s l a f o r t u n e q u e n o u s c h e r c h o n s .
D a n s c e s i è c l e , q u i e s t le s i è c l e d e l ’a r g e n t , n e
tr o u v e z - v o u s p a s , m a d e m o i s e l l e , q u ’o n e s t t r è s fier
d e m é p r i s e r ce m é ta l. J e sa is b ie n q u e les p e r
s o n n e s g r a v e s e t s é r i e u s e s m e d i r o n t q u ’il e n f a u t
�3*
LE
D R O IT
D 'A IM E R
p o u r ,v i v r e e t q u e t o u t s ’a c h è t e , t o u t s e v e n d .. . M a i s
t>n d o i t l i m i t e r s e s d é s i r s e t s a v o i r s e c o n t e n t e r d e
t r è s p e u . N ’e n v i e z p e r s o n n e e t v o u s s e r e z h e u r e u j :
J e a n n e p e n s a i t c o m m e l e j e u n e o f fic ie r, e l l e ie
Jui d i t :
— J e p a r t a g e v o s i d é e s , s e u l e m e n t je r e g r e t t e
q u ’à P a r i s t o u t s o i t s i c h e r .
— C ’e s t v r ai, e t il y a d e s b u d g e t s q u i s o n t b i e n
d if fi c i l es à é q u i l i b r e r , d e s a d d i t i o n s e x t r a o r d i n a i r e s
q u ’o n n e p e u t j a m a i s c r o i r e b o n n e s , q u ’o n r e c o m
m e n ce in la ssa b lem en t et q u i vou s d o n n e n t to u jo u rs
les m ê m e s to ta u x .
— C e so nt d es p ro b lè m e s à ré s o u d r e p re s q u e
a u s s i d i f fi c i l es q u e c e u x q u e n o u s f a i s i o n s e n c l a s s e .
— S e u l e m e n t c e n ’e s t p l u s l’e a u q u i c o u l e e t q u i
e m p lit les b a s s in s .
— C o m m e c e l a m ’e n n u y a i t I fit J e a n n e e n r i a n t .
— E t m o i d o n c l J e n e t r o u v a i s j a m a i s le r a i s o n n e
m e n t . C e q u e j’ai e u d e p e n s u m s p o u r l ’a r i t h m é t i q u e !
— O ù a v e z -v o u s f ait v o t r e é d u c a t i o n ?
— C he z les J é s u ite s , to u t p r è s d e B o r d e a u x ; m a
fam ille es t d e c e p a y s .
— V M i s a v e z e n c o r e v o s p a r e n t s ? d e m a n d a la
je u ne fw> .
— M o n p è r e e s t m o r t l ’a n n é e d e r n i è r e , m a m è r e
l o r s q u e j’é t a i s t o u t e n f a n t , je n e m e l a r a p p e l l e p a s .
L e s y e u x b l e u s d e J e a n n e , si r i e u r s , d e v i n r e n t
m élan co liq u es.
— M o i a u s s i , f it- ell e, j’a i p e r d u m a m a n l o r s q u e
j’é t a i s t o u t e j e u n e .
Ils s e r e g a r d è r e n t u n p e u é m u s , c e t t e c o m m u n e
t r i s t e s s e l e s r a p p r o c h a i t ; la j e u n e fille t r o u v a t o u t
naturel d e q u e s tio n n e r en co re :
— V o tr e p è r e était offic ie r?
— R e t r a i t é a v e c le g r a d e d e c o m m a n d a n t , a p r è s
u n e b le s s u r e re ç u e en A lgérie.
— V o u s é t i e z fils u n i q u e ?
— O u i , e t c o m m e t o u s l e s fils u n i q u e s , j’ai é t é t r è s
g â té , tr è s aim é .
— T o u t c o m m e m o i . M o n p è r e m ’a é l e v é e av ec
t a n t d e t e n d r e s s e q u e je n ’ai p r e s q u e p a s s o u f f e r t de
n’a v o i r p l u s d e m a m a n .
«- 11 e s t si b o n , le c o l o n e l I
P a r l e r d e s o n p è r e , c ’é t a i t p o u r J e a n n e u n s u |e t
i n é p u i s a b l e . A v o ix b a s s e , el le d i t le s s o i n s d o n t il
�LE
DROn
» -A I M E R
3'
a v a it e n t o u r é s o n e n f a n c e ; e l l e r a c o n t a a v e c q u e l l e
a t t e n t i o n il s u r v e i l l a i t s e s é t u d e s , s e s j e u x , n e l a
q u i t t a n t ja m ais, ne p r e n a n t a u c u n p la is ir, r e s t a n t p r è s
d e c e t t e p e t i t e q u i n ’é t a i t p a s t o u s l e s j o u r s a m u s a n t e .
S a n s a u c u n e t i m i d i t é , le l i e u t e n a n t M a r v y r é p o n d i t
eV t r o u v a n a t u r e l d e p a r l e r d e l u i - m é m e . Il d i t q u e ,
t r è s j e u n e , s o n p è r e lui a v a i t a p p r i s q u ’il f a u t a i m e r
a v a n t t o u t s o n p a y s , e t il e x p l i q u a c o m m e n t i 1
S’a i m a i t .
L e s d e u x c o u d e s s u r la t a b l e , J e a n n e é c o u t a
a t t e n t i v e m e n t , el le é t a i t h e u r e u s e d e c o n s t a t e r q u
le j e u n e o f fi c i e r p a r t a g e a i t s e s i d é e s .
— L i e u t e n a n t , s ’é c r i a - t - e l l e , v o u s ê t e s t r è s i n t é
r e s s a n t q u a n d v o u s n ’ê t e s p a s t i m i d e . J e s u i s c e r
t a i n e q u e m o n a m i e r e g r e t t e r a , l o r s q u e je l u i r a c o n
tera i n o tre c o n v e rs a tio n , d e ne p a s v o u s avoir e n t e n d u .
— Si e l l e a v a it é t é l à , m a d e m o i s e l l e , je c r o i s q u e
p e u s s e c o n t i n u é à b a f o u i l l e r . J e v o u s ai p a r l é , c ’e s t
v o u s q u i l’av ez v o u l u , c o m m e à u n v i e u x c a m a r a d e . . .
q u ’o n e s p è r e r e v o i r q u e l q u e f o i s . . . J ’ai p e u d ’a m i s à
P a r i s , je s u i s t r è s s e u l . . . si le c o l o n e l m ’a u t o r i s a i t ¿i
r e n o u v e l e r c e t t e v i s i t e , je n e p u i s v o u s d i r e à q u e l
p o i n t j’e n s e r a i s h e u r e u x .
— L e co lo n el a u t o r is e r a , o n re ç o it to u jo u r s un
vieux c a m a ra d e .
L e l i e u t e n a n t e u t u n g e s t e i n s t i n c t i f , il t e n d i t la
m a i n v e r s c e l l e q u i v e n a i t d e p r o n o n c e r d e si g e n
t i l le s p a r o l e s .
L a j e u n e fiile c o m p r i t ; c e f u t u n e p o i g n é e d e m a i n
p r e s q u e v i ri le , c ’é t a i t u n p a c t e d ’a m i t i é q u e c e s d e u x
n a tu re s lo y a le s c o n t ra c ta ie n t.
J u s t e à c e t i n s t a n t u n c a r i l l o n s e fit e n t e n d r e , il
s e m b l a p é n é t r e r p a r l a f e n ê t r e e n t r ’o u v e r t e , et,
s o n o r e e t m é l o d i e u x , il e m p l i t l e s p i è c e s d e m y s t è r e
r e l i g i e u x . L e l i e u t e n a n t e t J e a n n e é c o u t a i e n t , ils n e
p e n s a i e n t à r i e n d e p r é c i s . E t v o i là q u e le l i e u t e n a n t
d e m a n d a à "oix b a s s e :
— E st-ce p o u r u n m a riag e ?
E t to u te ro s e , u n p e u tr o u b lé e p a r c e tte q u e s tio n ,
S u r le m ê m e t o n J e a n n e r é p o n d i t :
— J e n e s a i s p a s , je c r o i s p l u t ô t q u ’e l l e s a n n o n
c e n t q u e l q u e fê te r e l i g i e u s e .. .
) ’u i s el l e b a i s s a t e s y e u x , s e d é t o u r n a u n p e u . . . e t
le s c lo c h e s c o n tin u è r e n t le u r c arillon .
�32
LÇ
D R O IT
D 'A IM E R
L e gé n é rai p r e n a it congé d u c o lo n e l; d ro it, la m a i |
g a u c h e s u r so n s a b re , le lie u te n a n t M a rv y se te n a it
p r è s d e s e s s u p é r i e u r s et t o u t e s o n a t t i t u d e d é n o t a i t
le r e s p e c t q u ’il a v a i t p o u r s e s c h e f s .
A vec d é fé re n c e J e a n n e re m e rc ia it le g o u v e rn e u r
d ’a v o i r m o n t é l e s c i n q é t a g e s e t o s a i t l u i d e m a n d e r
de re n o u v e le r sa v is ite ; p e n d a n t ce te m p s , tr è s
p a t e r n e l , le c o l o n e l d i s a i t a u l i e u t e n a n t q u ’il lu i
d o n n e r a it, avec p la is ir, c e r ta in e s in d ic a tio n s c o n c e r
n a n t s a p r é p a r a t i o n à l ’E c o l e d e g u e r r e . Il p o u v a i t
v e n i r q u a n d il v o u d r a i t ; t o u s l e s s o i r s , v e r s sir
' h e u r e s , le c o l o n e l é t a i t r e n t r é .
L e s d e u x o ff ic ie rs q u i t t è r e n t le p e t i t a p p a r t e m e n t ,
r a v i s d e l’h e u r e q u ’ils v e n a i e n t d e p a s s e r . E n des*
C e n d a n t l ’e s c a l i e r , le g é n é r a l p e n s a i t a u c o l o n e l ,
a u x i d é e s é c h a n g é e s , à t o u t ce q u ’ils a v a i e n t d i s c u t é :
q u e s t i o n s a c t u e l l e s , si g r a v e s p o u r le p a y s . L e l i e u
t e n a n t s u i v a i t s o n c h e f , m a i s il n e s o n g e a i t q u ’a u x
y e u x b l e u s e t a u x c h e v e u x d ’o r d e J e a n n e F a v i e r .
C e t t e c h a r m a n t e j e u n e fille, p o u r l a q u e l l e il r e s s e n
tait d éjà ta n t d e s y m p a th ie , ne p o u r r a i t ja m a is ê tre
p o u r lu i q u ’u n « v i e u x c a m a r a d e » ; s a s i t u a t i o n
d ’o ff ic i e r s a n s f o r t u n e lu i i n t e r d i s a i t t o u t a u t r e r êv e .
T o u t e n m a r c h a n t , le g é n é r a l p a r l a a u l i e u t e n a n t
d e s o n a v e n i r ; il lu i d i t q u e l’E c o l e d û g u e r r e é t a i t le
m a rc h e p ie d n é c e s s a ir e p o u r ar riv e r a u x g ra d e s
s u p é r i e u r s , p u i s il lui r a p p e l a q u ’a u M a r o c l o n g
t e m p s e n c o r e o n s e b a t t r a i t . L à , l e s j e u n e s o f fi c ie rs
p o u v a ie n t faire le u rs p re u v e s e t g a g n e r d é c o r a tio n s
et grades.
L e l i e u t e n a n t l’é c o u t a i t , m a i s s o n â m e n ’é t lit p as
à l ’u n i s s o n ; c e s o i r - l à , d e r r i è r e le s o l d a t il y avait
u n h o m m e , a u s s i faible q u e les a u tr e s , q u i tro u v a it
q u e l e s p l u s b e l l e s r o u t e s s o n t t r i s t e s l o r s q u ’o n le s
s u i t s e u l . S i l e n c i e u x , il e n t e n d a i t s o n p a r e n t d i s c u
t e r s o n a v e n i r , e s p é r a n t t o u j o u r s q u e le g é n é r a l p a r
l e r a i t m a r i a g e ; m a i s le g é n é r a l n e p r o n o n ç a p a s c e
• no t-l à.
A l o r s le l i e u t e n a n t s e n t i t q u ’u n e g r a n d e t r i s t e s s e
e n v a h is s a it so n c œ u r . L a b r is e était d o u c e , to u t
a u t o u r d ’e u x le p r i n t e m p s s ’a n n o n ç a i t ; d é ç u , le
,e u n e o f fi c ie r n e s ’e n a p e r c e v a i t p a s .
¿Is a r r i v è r e n t à l’e s p l a n a d e , le m e r v e i l l e u x m o n u
m e n t d e s I n v a l i d e s se d é t a c h a i t s u r u n ci el q u e le
s o l e il c o u c h a n t c o m m e n ç a i t à e m p o u r p r e r ; le s
�LE
D R O IT
D 'A IM E R
33'
c a s q u e s , les c u i ra s s e s q u i o r n e n t les m a n s a r d e s
a v a i e n t l’a i r d e s o l d a t s p r ê t s p o u r l a b a t a i l l e ; à
d r o i t e , le l i e u t e n a n t a p e r ç u t le d r a p e a u f l o t t a n t a u
v e n t , l i b r e e t fier .
)
A l o r s , il e u t h o n t e d e s a t r i s t e s s e ; c ’é t a i t u n e f a u
b l e s s e , u n e l â c h e t é ! Il f all ait o u b l i e r l e s y e u x b l e u s
e t l e s c h e v e u x d ’o r , il f all ait r e g a r d e r l e s t r o i s c o u ;
l e u r s e t v o u l o i r , lu i a u s s i , t o u t c o m m e l e s a î n é s ,
a l l e r l e s p l a n t e r l à o ù p e r s o n n e n e l e s a v a it j a m a i s
vues. E t, en th o u sia ste, avec ce t em b allem en t, cet
e n t r a i n q u i e s t le p r o p r e d e l a r a c e f r a n ç a i s e , il
r ê v a d e p a r t i r p o u r le M a r o c , p o u r c e p a y s o ù l ’o n
s e b a t t a i t t o u s l e s j o u r s . E n e n t r a n t d a n s l’h ô t e l
p l e i n d e g l o r i e u x s o u v e n i r s , il r é p o n d i t a v e c u n e
é n e r g i e q u i fit s o u r i r e le g é n é r a l :
—
O u i , e n s o r t a n t d e l’E c o l e , je p a r t i r a i p o u r le
M a r o c , e t j’y g a g n e r a i d e s g r a d * 6 .
IV
U n m a tin de p r in te m p s ," to u s les h a b i ta n t s de
F o n t a i n e b l e a u s e r é v e i l l è r e n t a v e c la m ê m e i d é e :
q u e l te m p s faisait-il?
L e ci el é t a i t b l e u , u n e j o li e b r i s e r e m u a i t l e s n o u
v e l le s f e u i l l e s , u n e b e l l e j o u r n é e s ’a n n o n ç a i t .
P o u r le r o i a t t e n d u , le c h a r m a n t r o i d ’E s p a g n e , la
ville d e F o n t a i n e b l e a u a v a i t f ait d e g r a n d s f r a i s ,
t o u t e s s e s r u e s é t a i e n t p a v o i s é e s e t à la p a r u r e m e r
v e i ll e u s e q u e le p r i n t e m p s l u i offre c h a q u e a n n é e ,
e l le a v a i t j o i n t d r a p e a u x e t r u b a n s ; l e s c o u l e u r s
d ’E s p a g n e se m a r i a i e n t a u x c o u l e u r s f r a n ç a i s e s , et
ce m a t i n - l à , c e t t e v ie ille ville d e p r o v i n c e a v a it l'ait
d ’u n e i m m e n s e k e r m e s s e .
L e r o i d e v a i t a r r i v e r à n e u f h e u r e s e t d e m i e ; m a i s,
b i e n a v a n t l’h e u r e , d e r r i è r e l e s s o l d a t s f o r m a n t la
h a i e , l a f o u l e s e p r e s s a i t , d é s i r a n t a c c l a m e r c e sou*
v e r a i n d ’o r i g i n e f r a n ç a i s e .
_ L o r s q u e le c a n o n s e fit e n t e n d r e , a n n o n ç a n t l’a r
r iv ée d u t r a i n r o y a l , t o u t e s l e s f e n ê t r e s d e s m a i s o n s
»’o u v r i r e n t e t , s e p r e s s a n t , b i e n s e r r é s le s u n s
c o n t r e l e s a u t r e s , le s h a b i t a n t s a t t e n d i r e n t le p a s t* * -n
�i£
D R O IT
D ’A IM E R
s a g e a u c i r (cge o ffic ie l. U n p e l o t o n d e t r o m p e t t e s ,
u n e d a u n v in i . a t t e l é e d e s ix c h e v a u x m o n t é s p a r d e s
K t i l i e u r s , et d a n s c e t t e v o i t u r e e n c a d r é e d e d r a g o n s ,
u n h o m m e d ’u n e l a i d e u r s y m p a t h i q u e p o r t a n t a v e c
u n e élé g a n c e to u te fra n ç a is e un u n if o rm e b le u de
colorie v o i là ce q u e la f o u l e vit. R a p i d e , le c o r t è g e
p a s s a , n ia i s p o u r t a n t c h a c u n p u t a d m i r e r l’a l l u r e
sim ple du roi q u i r é p o n d a it au x a c c la m a tio n s .
L a r e v u e m i l i t a i r e d o n n é e e n l ’h o n n e u r d u s o u v e
r a i n a v a i t li e u d a n s l a v a l lée d e l a S o l i e , u n d e s p l u s
beau x co in s de F o n ta in e b le a u ; q u e lq u e s rares p ri
v ilé g ié s p o u v a i e n t y a s s i s t e r . L e c o l o n e l F a v i e r e t s a
fille é t a i e n t d e c e u x - l à .
E n a t t e n d a n t l ’a r r i v é e d u r o i , d a n s l a t r i b u n e
o ffic ie lle , J e a n n e s e t e n a i t d e b o u t p r è s d e s o n p è r e ,
r e g a r d a n t l ’a m p l e c l a i r i è r e j a u n e et v e r d o y a n t e q u e
le s r o c h e r s l i m i t e n t ; c e t t e m u r a i l l e g r i s â t r e , c o u
r o n n é e p a r d e s b o i s t o u f f u s , l ’i m p r e s s i o n n a i t . E l l e s'e
d e m a n d a i t d ’o ù v e n a i e n t c e s i m m e n s e s p i e r r e s et
q u e l l e c a t a s t r o p h e l o i n t a i n e e t e f f r o y a b l e a v a it fait
ce c h a o s m e r v e i l l e u x . M a i s t o u t à c o u p s o n v is a g e
s ’é c l a i r a , le c o r t è g e r o y a l a r r i v a i t s u r le t e r r a i n d e
m a n œ u v r e s e t , s o u s le ci e l b l e u , p r è s d e s a r b r e s
v e r t s, t o u s c e s u n i f o r m e s - f r a n ç a i s e t e s p a g n o l s
b rilla ie n t m a g n if iq u e m e n t.
D a n s l e u r d a u m o n t , le r o i e t le p r é s i d e n t d e la
R é p u b l i q u e p a s s è r e n t d e v a n t le f r o n t d e Ja b r i g a d e
d e c a v a l e r i e q u i i n c l i n a s e s é t e n d a r d s , p u i s l a v o i
t u r e s ’a r r ê t a . L e r o i l a q u i t t a a l l è g r e m e n t e t se
d i r i g e a v e r s u n c h e v a l q u ’u n s o u s - o f f i c i e r t e n a i t .
E x p e r t , le s o u v e r a i n r e c t i f i a l e s é t r i v i è r e s , p u i s ,
a p r è s a v o i r c a r e s s é l a b e l l e b ê t e , p r e s t e m e n t il
m o n t a e n s e l l e , e t , e n c a v a l i e r c o n s o m m é , il vint se
p l a c e r p r è s d u g é n é r a l q u i a l la i t lui e x p l i q u e r la
m a n œ u v r e : u n e p r i s e d e c o n t a c t d e la b r i g a d e d e
c a v a l e r i e av e c u n e c a v a l e r i e a d v e r s e f i g u r é e , s u iv i e
d ’u n d é p l o i e m e n t et d ’u n e c h a r g e d e l a b r i g a d e .
L es cavaliers étaie nt en te n u e de c a m p a g n e , m a is
a v a i e n t la l l a m m e a u b o u t d e l e u r s l a n c e s ; r a p i m e n t , ils s e d é p l o y è r e n t , c h a r g è r e n t , v i r e v o l t è r e n t
a v e c u n e f o u g u e et u n e s û r e t é a d m i r a b l e s . A u
m i l i e u d e s e s c a d r o n s , suivi d e s g é n é r a u x , le r o i g a l o
p a i t , a d m i r a n t la m a n œ u v r e . L e s m i t r a i l l e u s e s c r é
p i t a i e n t >in n u a g e d e p o u s s i è r e s ’é le v a it , e t d e la
V ib u n e , où J e a n n e v ib ran te re g a rd a it, on e n te n d a i.
�LE
D R O IT
D 'A IM É '«
35
î e s c l a m e u r s d e l a c h a r g e . E n q u e l q u e s a o e o n d e s , la
b r i g a d e f u t à l’e x t r é m i t é d u t e r r a i n ; s a n s r e p o s elle
e x é c u t a u n e a u t r e m a n œ u v r e , a t t a q u a n t c e t t e fo is
d ir e c te m e n t, et to u t c e la avec u n e telle ri id ité q ue
c e u x q u i r e g a r d a i e n t a v a i e n t le c œ u r é t r e i n t .
L e s c la m e u rs d e la c h a rg e r e t e n tir e n t d e nouveau,
e t l e s d r a g o n s , l a n c é s e n f o u r r a g e u r s c o n t r e l e s escad r o n s e n n e m is , p o u r s u iv ir e n t avec u n e telle fu rit
q u e le r o i , p o u r m i e u x v o i r c e t t e p o u r s u i t e vertig!n e u se , se h a u s sa s u r se s é triers. T o u jo u rs au ssi
v i t e , la b r i g a d e se m a s s a a u p i e d d e s f a l a i s e s g r i s e s
e t v i n t .d é f i l e r d e v a n t l’h ô t e r o y a l e t le c h e f d e l’E t a t .
L à , d a n s la t r i b u n e , l e s a p p l a u d i s s e m e n t s et le s
c r i s é c l a t è r e n t et c o m m e l e s i n v i t é s a c c l a m a i e n t le
r o i, J e a n n e , t r o u v a n t c e t e n t h o u s i a s m e i n j u s t e , c r i a
t r è s f o r t : « V iv e l’a r m é e ! »
L a r e v u e f i n i e , l e s d r a g o n s d i s p a r u r e n t d a n s la
f o rê t . L e r o i e t le p r é s i d e n t r e m o n t è r e n t d a n s la
d a u m o n t.
L e c o lo n e l et J e a n n e , a p r è s avoir re tr o u v é non
s a n s p e i n e l a v o i t u r e q u i l e s a v a it a m e n é s , s u i v i r e n t
p e n d a n t q u e l q u e t e m p s l e c o r t è g e o fficie l. Il |fallait
r e f a i r e l e m ê m e c h e m i n , r e t r a v e r s e r la v i ll e, m a i s le
c o l o n e l c’^ r n a l’o r d r e a u c o c h e r d e q u i t t e r l a r o u t e
encom bré
d e les c o n d u ir e à M a rlo tte . P e n d a n t
l e s e x e r c i c e s d e t i r e t l e d é j e u n e r a u c h â t e a u , il vou«
l a : 1 m o n t r e r à s a fille le c o i n d é l i c i e u x o ù , je u n e
m a r i é , il a v a i t v é c u d e s h e u r e s h e u r e u s e s . E t p e n d a n t
q u e l a v o i t u r e l o n g e a i t l e s b o i s v e r t s e t q u e le
cheval é c r a s a it d e s m illie rs d e p e t ite s fleu rs é c lo se s,
u n p e u p a r t o u t , l e c o l o n e l p a r l a à s a fille d e c e t
a u t r e f o i s q u i , a u j o u r d ’h u i , é t a i t si p r é s e n t à s a
pensée.
~ M a c h é rie , lui dit-il, so u v e n t, avec ta m a m a n ,
j’ai f ait c e t t e p r o m e n a d e ; s e u l e m e n t , c o m m e n o u s
n ’é t i o n s p a s r i c h e s , j’é t a i s c a p i t a i n e , n o u s a l l i o n s à
P*ed o u à b i c y c l e t t e ; p e n d a n t n o s t r o i s a n n é e s d e
J o n h e u r , je c r o i s q u e n o u s n ’a v o n s j a m a i s p r i s un<
v o it u r e .
— E t, q u e s t i o n n a J e a n n e p e n s iv e, c e tte m é d io c rité
n e v o u s a p a s e m p ê c h é s d ’ê t re ' h e u r e u x ?
D ’u n e v o i x g r a v e , e n s o n g e a n t à t o u t e s l e s j o i e s
p e r d u e s , le co lo n el r é p o n d i t :
— N o n , q u a n d o n s ’a i m e , " c e s c h o s e s - l à ne
c o m p t e n t g u è r e . V o i s - t u , m a p e t i t e fille, a j o u ta -t - il ,
�3«
LE
D R O IT
D ’A I M E R
l o r s q u e t u t e m a r i e r a s , il n e f a u d r a p a s t ’i n q u i é t e r
d e la f o r t u n e d e c e l u i q u e t u é p o u s e s . O c c u p e - t o i d e
>’â m e e t d e l’i n t e l l i g e n c e d e l’h o m m e q u e t u a u r a s
• e m a r q u é : p u i s , q u a n d t u s e r a s s û r e d e l ’u n e c o m m e
d e l'a u tre , in te rro g e to n c œ u r avec lo y a u té . D e m a n d e t o i si t u e s p r ê t e à t e s a c r i f i e r e n t i è r e m e n t p o u r c e t
h o m m e , d i s - t o i q u e le s m a u v a i s j o u r s p e u v e n t ê t r e
t r è s n o m b r e u x , e t v o is si tu a i m e s a s s e z p o u r n e p a s
c r a i n d r e d ’a f f r o n t e r a v e c c e c o m p a g n o n l e s d o u l e u r s
l e s p l u s g r a n d e s . Si t u t e s e n s c a p a b l e d e t o u t s u p
p o r t e r , s i r i e n n e t ’e f f ra y e , c ’e s t q u e l’a m o u r e s t p r è s
d e t o i . .. A l o r s é p o u s e c e l u i q u e t u a s c h o i s i , e t si
c o u r t q u e s o i t t o n b o n h e u r , il t ’a i d e r a à vivre t o u t e
t a v ie ... C ’e s t a i n s i q u e t a m è r e e t m o i n o u s n o u s
s o m m e s a i m é s , e t je t ’a s s u r e q u e , ni l ’u n ni l’a u t r e ,
n o u s n ’a v o n s j a m a i s p e n s é a u x p l a i s i r s e t a u x j o i e s
q u e la r i c h e s s e p e u t d o n n e r .
L e c h e v a l a l la i t l e n t e m e n t , le c o c h e r lu i a v a it fait
q u i t t e r la g r a n d e r o u t e e t , d a n s u n c h e m i n s o m b r e
o ù le s o l e i l p e r ç a i t à p e i n e , il a v a it m i s s a b ê t e a u
p a s . C e d e m i - j o u r é t a i t f a v o r a b l e a u x c o n f i d e n c e s et
J e a n n e a v a it t r è s e n v i e d e d e m a n d e r à s o n p è r e b i e n
d e s c h o s e s qu i d e p u is q u e l q u e te m p s la t o u r m e n
ta ie n t un p e u . I d é e s vagues et p e u d éfin ie s, m a is
q u i , a u j o u r d ’h u i , p a r c e t t e b e l l e j o u r n é e d e p r i n
te m p s, se p ré c isa ie n t étra n g em e n t. L e c œ u r de
J e a n n e , ce c œ u r s ; d é lic ie u s e m e n t je u n e, é ta it to u t
ém u . C e tte b ris e q u i vena it d e là -h a u t é ta it tr o p
d o u c e , d e la t e r r e m o n t a i e n t d e s s e n j e u r s e x q u i s e s :
v i o l e t t e s , j a c i n t h e s , h u m b l e s p r i m e v è r e s , t o u t e s les
f l e u r s s ’u n i s s a i e n t p o u r g r i s e r la f ille tte . E t , a p p u y é e
a u d o s s i e r d e la v o i t u r e , le s y e u x m i - c l o s , J e a n n e n e
v o y a i t p l u s le s a r b u s t e s j a u n e s et v e r t s , n i le l i e r r e ,
ni la m o u s s e q u i f a i sa it p a r t e r r e d e s t a c h e s s o m p
t u e u s e s , elle n ’a p e r c e v a i t p l u s l e s r a y o n s d u so le il
q u i p e r ç a i e n t d r o i t la f u t a i e . N o n , d e v a n t s e s p a u
p iè re s lo u r d e s se d r e s s a it u n e s ilh o u e tte élég an te,
elle p o r t a i t l’u n i f o r m e q u e , t o u t e p e t i t e , J e a n n e
avait a i m é ; s e u l e m e n t s o u s le k é p i il n ’y a v a it p a s d e
m o u s t a c h e s g r i s e s , c ’é t a i e n t d e s p r u n e l l e s n o i r e s
qui s o u v e n t ria ie n t.
U n c o u p d e f o u e t et le c h e v a l p a r t i t r a p i d e m e n t ,
e n t r a î n a n t la v o i t u r e l o i n d u c h e m i n o m b r a g é . J e a n n e
s e r e d r e s s a , r o u v r i t le s y e u x : le c h a r m e é t a i t r o m p u
e /lc , « s e ra it p a r le r à son p è re d e se s idé es.
�LE DROIT D ’AIME k
37
J^e c o l o n e l é t a i t s i l e n c i e u x , l e p a s s é l’a v a i t r e p r i s ,
à c h a q u e c o i n d e r o u t e il s e s o u v e n a i t d ’u n b a i s e r o u
d e q u e l q u e te n d re p aro le .
D ev a n t u n trè s s im p le h ô te l, p r e s q u e u n e au b e rg e ,
la v o i t u r e s ’a r r ê t a . J e a n n e s a v a i t q u e s o n p è r e e t sa
m è r e a v a i e n t v é c u là p e n d a n t u n m o i s . E l l e d e s c e n
d i t e t s u i v i t l e c o l o n e l q u i c h e r c h a i t à c a c h e r so n
ém o tio n .
D a n s u n p e tit ja rd in , vrai ja rd in d e c u ré , s o u s u n
m û r ie r d o n t les feuilles é ta ie n t à p e in e é c lo s e s , u n e
S e r v a n t e d r e s s a l e c o u v e r t , e t d ’u n e v o i x q u i t r e m b l a i t
le c o l o n e l e x p l i q u a à s a fille q u ’a u t r e f o i s « i ls »
d éjeu n aien t so u s cet a rb re.
L a t a b l e p r ê t e , J e a n n e , a v a n t d e s ’a s s e o i r , e n l e v a
s o n c h a p e a u ; e t e l l e é t a i t si r o s e , si l u m i n e u s e m e n t
b lo n d e , q u e s o n p è r e la r e g a rd a ém erveillé.
— C o m m e t u lui r e s s e m b l e s ! m u r m u r a - t - i l .
J e a n n e e u t u n s o u r i r e t r è s t e n d r e , p u i s s ’a p e r c e
vant q u e les y e u x d e s o n p è r e é ta ie n t p le in s de
l a r m e s , el le s e d é t o u r n a u n p e u . E t c o m m e le d é j e u
n e r s e f a i s a i t a t t e n d r e , d e v i n a n t q u e le c o l o n e l p r é
f é r a i t ê t r e s e u l , el le s ’é l o i g n a .
L e p e t i t j a r d i n a v e c s e s f l e u r s p r i n t a n i è r e s l ’a t t i r a ,
les p la te s -b a n d e s é ta ie n t p le in e s d e v iolette s. J e a n n e
fit u n b o u q u e t d e c e s f l e u r s a u p a r f u m s i d o u x , p u i s
elle alla ve rs le verg er. L à , to u s les a r b r e s é ta ie n t
b la n c s , et J e a n n e , ém erve illé e , les c o n te m p la .
S o u s u n p r u n i e r f l e u r i , e l l e s ’a r r ê t a e t , r ê v e u s e ,
t o u t e n r e g a r d a n t ce c o i n q u e le p r i n t e m p s f a i sa i t si
jo li , e l l e p e n s a à s o n p è r e q u i s e s o u v e n a i t e n c o r e .
E t l’e n f a n t q u ’e l l e é t a i t , m a l g r é s e s d i x - h u i t a n s , se
d e m a n d a q u e lle forc e in c o n n u e e t m y s té r ie u s e
l’a m o u r m e t t a i t a u c œ u r .
L ’a m o u r 1 C o m m e c e m o t s i m p l e e t c o u r t t r o u b l a i t
J e a n n e : ce p r e m i e r j o u r d e p r i n t e m p s , d e g r a n d a i r,
la t a i s a i t t r è s d i f f é r e n t e ; a u j o u r d ’h u i , el le n ’o s a i t r i r e .
Q u e l q u e c h o s e q u ’e l l e n e d é f i n i s s a i t p a s f a i s a i t b a t t r e
s o n c œ u r , e l l e r e s p i r a i t h â t i v e m e n t toute!» l e s s e n
t e u r s d e c e v e r g e r , el l e t r o u v a i t q u e l e s f l e u r s é t a i e n t
t r o p p a r f u m é e s , le ci e l t r o p b l e u , l e so l e i l é c l a t a n t
E l l e e u t v o u l u a l l e r c a c h e r le t r o u b l e d e s o n à m e
d a n s d e s b r a s m a te r n e l s , et la p e n s é e q u e sa m è re
s ’é t a i t p r o m e n é e d a n s c e j a r d i n , q u ’el le a u s s i av a L
a d m i r é c e s b e a u x b o u q u e t s b l a n c s , l ’a t t r i s t a i infi
n i m e n t . P o u r la p r e m i è r e f o i s. J e a n n e c o m p r i t q u ’il
�3&
LE
DROU
D ’A IM E R
y a c i w j n o s e s q u ’o n n ’a v o u e q u ’à s a m a m a n ? .. .
L e n te m e n t, p r e s q u e la ss e , elle revin t vers le coin
d u j a r d i n o ù l ’o n a v a i t d r e s s é l e c o u v e r t . S o u s le
m û r i e r il n ’y a v a it p e r s o n n e , l a t a b l e a t t e n d a i t le s
c o n v i v e s . J e a n n e r e g a r d a d u c ô t é d e l’a u b e r g e , s o n
9 è r e 'e n s o r t a i t et, s a n s s e h â t e r , l’a i r t r i s t e et fa t i g u é,
1 v e n a i t v e r s e lle.
D ’u n e v o i x q u ’il 3‘e ff o r ç a i t d e r e n d r e j o y e u s e , le
colonel d it :
— M e tto n s-n o u s à ta b le , m a ch érie, n o u s avons
flâné to u 9 les d e u x .
E t il d e m a n d a à s a fille si le j a r d i n l u i p l a i s a i t .
J e a n n e p a rla d u verg er, m o n tr a so n b o u q u e t de
v i o l e t t e s , m a i s n e d i t r i e n ' d e l a t r i s t e s s e q u ’elle
a v a i t é p r o u v é e s o u s l e p r u n i e r e n f l e u r s ; p u i s elle
in te r ro g e a à s o n t o u r :
— D e q u e l c ô t é a s - t u é t é , p è r e , p e n d a n t q u e je
d é c o u v r a i s le j a r d i n ?
L e co lo n el h é s ita , p u i s t r è s le n te m e n t r é p o n d it :
— J e s u i s e n t r é d a n s la m a i s o n .
Je a n n e q u estio n n a .
— L ’a u b e r g e e s t - e l l e i n t é r e s s a n t e , i n t é r i e u r e m e n t ?
— N u lle m e n t, d e g r a n d e s salle s c o m m e on en
v o it p a r t o u t .
— M o r s , q u e ch e rch ais-tu p a r là ?
A p r è s u n e h é s i t a t i o n t r è s c o u r t e , d ’u n e vo ix s a n s
t i m b r e , le c o l o n e l e x p l i q u a :
— J e c h e r c h a is ... d e s s o u v e n irs . J e v o ula is d e
m a n d e r à q u e l q u e s e r v a n t e si la c h a m b r e q u e n o u s
o c c u p io n s avec ta m è re é ta it lib re .
— E t ? .. . d it J e a n n e tr è s ém u e .
— Il n ’y a a u c u n p e n s i o n n a i r e p o u r le m o m e n t .
— A l o r s .. .
— A l o r s , r e p r i t le c o l o n e l b r u s q u e m e n t , je s u i s
m o n t é , j’ai é t é j u s q u e d e v a n t l a p o r t e , m a i s je n e
l’ai p a s o u v e r t e
L a p e t i t e m a i n d e J e a n n e v i v e m e n t t r a v e r s a la
'a b l e et s e rr a tr è s fort celle d e s o n p è re .
— P a p a , f it-elle a v e c t e n d r e s s e .
C e t t e c a r e s s e f u t d o u c e à c e l u i q u i s o u f f r a i t ; v i te ,
t v a n t b e s o i n d e d i r e s a p e i n e , il r a c o n t a :
j - O u i , v o i s - t u , j’ai m a n q u é d e c o u r a g e , je s u i s
e s t é su * lu p a l i e r , r e g a r d a n t le vieil e s c a l i e r d e b o i s
,io ir q u e n o u s g r i m p i o n s le s o i r , é c l a i r é s p a r u n e
i n t e r n e . J e r e c o n n a i s s a i s t o u t e s l e s c h o s e s , la
�LE
D R O IT
D 'A IM E R
.-59
r a m p e d e f e r a u s s i r o u i l l é e q u ’a u t r e & i s , e t d a n s lo
c o u l o i r le s m ê m e s i m a g e s , u n p e u p l u s j a u n e s sim *
p le m e n t. J e m e su is s o u v e n u d e s r ire s de t a m è re
de v a n t u n e grav ure r e p r é s e n t a n t T h ie rs à la C h a m b r e
d e s d é p u t é s , T h i e r s q u ’u n d r a p e a u t r i c o l o r e c o u
r o n n e r i d i c u l e m e n t . C e p a s s é é t a i t si p r é s e n t à m a
p e n s é e q u e t o u t p r è s d e la p o r t e je m e s u i s a p p r o
c h é ; m a i s la m a i n s u r le b o u t o n je n ’ai p a s e u 1"
c o u r a g e d e r e v o i r c e t t e c h a m b r e d ’a u b e r g e q u e ta n .
d e p a ssa n ts ont profanée.
L e c o l o n e l s e t u t , J e a n n e n e p a r l a p a s , el le d e v i
n a i t q u e s o n a f f e c t io n filia le n e p o u y a i t c o n s o l e r .
D a n s ce p etit ja rd in p le in d e (leu rs, s o u s cet a r b r e
o ù a u t r e f o i s « el le » a v a it d é j e u n é , le f a n t ô m e c h a r
m a n t d e la je un e m o r te rô d a it , on n e po u v ait p e n s e r
q u ’à e ll e, e t l e p è r e e t la fille s o u f f r a i e n t d e l a s é p a
r a t i o n v ie ille d e t a n t d ’a n n é e s .
U n b e s o i n d e m o u v e m e n t , le d é s i r d ’o u b l i e r le s
s o u v e n i r s t r i s t e s f i r e n t q u e le c o l o n e l e t J e a n n e ,
a u s s i t ô t l e d é j e u n e r fin i, d e m a n d è r e n t l a v o i t u r e et
le c o c h e r r e ç u t l’o r d r e d e l e s c o n d u i r e r a p i d e m e n t à
la c a r r i è r e d e M o r e t o ù d e v a i t a v o i r l i e u le c a r r o u
s el. I l s y a r r i v è r e n t a v a n t le c o r t è g e o f fi c i e l e t se
p l a c è r e n t d a n s la t r i b u n e r é s e r v é e .
L e c h o i x d e la c a r r i è r e , p i s t e r e c t a n g u l a i r e r e s
s e m b la n t à q u e l q u e c i r q u e a n tiq u e , é ta it h e u r e u x ;
s i t u é e e n p l e i n e f o r ê t , d e s a r b r e s c e n t e n a i r e s l’e n c a
d r a ie n t m a g n if iq u e m e n t.
A tro is h e u r e s p r é c is e s , d a n s u n é c la ta n t ra y o n de
s o l e i l , a u b r u i t d e s c l a i r o n s e t d e s f a n f a r e s , la v oi
t u r e d u r o i et d u p r é s i d e n t p é n é t r a s u r la p i s t e et
vint s ’a r r ê t e r d e v a n t l a t r i b u n e d é c o r é e a u x c o u l e u r s
e s p a g n o l e s et f r a n ç a i s e s . L a m u s i q u e d ’u n r é g i m e n t
d ’i n f a n t e r i e fit e n t e n d r e l e s d e u x h y m n e s n a t i o n a u x ,
p u is la fête c o m m e n ç a .
V in gt-cin q t r o m p e tte s s o n n è r e n t et d a n s u n o rd re
s u p e r b e q u a r a n t e c a v a l i e r s s ’a v a n c è r e n t . L ’é t e n d a r d
d u 7<> d r a g o n s fut p r é s e n t é a u ro i q u i c o n q u i t t o u t
le p u b l i c p a r la m a n i è r e c h e v a l e r e s q u e e t s i m p l e
a v e c l a q u e l l e il s a l u a n o s s o l d a t s . E t t a n d i s q u e le s
t r o m p e t t e s f a i s a i e n t e n t e n d r e l e u r s a i r s si b i e n
r y th m é s , les figures d u q u a d r ille fu re nt e x é c u té e s
p a r l e s q u a r a n t e c a v a l i e r s a v e c u n e h a r m o n ' ^ n ar fait« d e s m o u v e m e n t s et u n e 'g r â c e i m p e c c a b l e .
�le
d r o it
d 'a im e r
D a n s ce c a d r e a d m ir a b le , s o u s c e tte lu m iè re s ‘
n e t t e , le s p e c t a c l e é t a i t m e r v e i l l e u x e t u n gran*
f ris s o n s e c o u a to u te s les â m e s fra n ç a is e s .
T r e m b l a n t e , t a n t el le é t a i t é m u e , J e a n n e r e g a r d a i t
íes élé g a n ts ca v aliers q u i s e m b la ie n t faire c o rp s
i v e c l e u r s c h e v a u x e t e l l e é t a i t t r è s f i è r e d ’ê t r e la
tille d ’u n s o l d a t .
L a r e p r i s e d e s é c u y e r s d e S a u m u r , le « c a d r e n o i r » ,
e x c i t a a u p l u s h a u t p o i n t l ’e n t h o u s i a s m e d u p u b l i c .
L e s a l u t a u r o i f u t fait p a r c e s c a v a l i e r s a v e c u n e
n o b le s s e q u i ré s u m a it to u te la grâc e fra n ç a is e , p u is
ils f i r e n t e x é c u t e r à l e u r s b ê t e s d e s a n g d e s e x e r c i c e s
de p ré c is io n q u i te n a ie n t d u p ro d ig e . C e s u n if o rm e s
b l a n c s e t n o i r s q u i d a t e n t d u p r e m i e r E m p i r e se
d é t a c h a i e n t s i n e t t e m e n t q u ’o n c r o y a i t v o i r q u e l q u e
i m m e n s e t a b l e a u a u q u e l , d a n s le f o n d , le f o r ê t v e r t e ,
avec s e s g e n ê ts e n fle u rs, se rv ait d e d é c o r. L e ciel,
d ’u n b l e u s u p e r b e , p r ê t a i t s o n c o n c o u r s à c e t t e
p a r a d e m i l i t a i r e , e t il s ’e n d é g a g e a i t u n e i m p r e s s i o n
d e g r a n d e u r et d e b e a u t é q u e s e u l e la f o r c e p e u t
donner.
A p e in e les c a v alie rs e u re n t-ils d is p a r u d a n s u n e
a l l é e q u ’u n b r u i t d e t o n n e r r e s e fit e n t e n d r e ; d e u x
m i t r a i l l e u s e s e n t r è r e n t s u r l a p i s t e à u n e a l l u r e v e r
t i g i n e u s e e t e n p l e i n e v i t e s s e s ’a r r ê t è r e n t ; s a n s u n
cri, s a n s le m o in d r e c o m m a n d e m e n t, les cavaliers
s a u t è r e n t d e l e u r s c h e v a u x et e n q u e l q u e s s e c o n d e s
p r ire n t le u r p o s itio n d e tir. U n c r é p ite m e n t, u n e
g r ê l e d e b a l l e s , p u i s t o u j o u r s a u s s i v ite la p i è c e fut
r e p la c é e s u r les v o itu re s et les s o ld a ts s a u tè r e n t s u r
le u rs che v au x et r e p a r t i r e n t à fo nd de tra in , c o u rs e
effray ante et d ia b o liq u e ! S u r u n e r e p r is e d e s sa u
t e u r s d e S a u m u r le c a r r o u s e l s e t e r m i n a . L e r o i e t s e s
i n v i t é s q u i t t è r e n t a v e c r e g r e t la b e l l e c l a i r i è r e .
S u iv an t son p è r e qu i s u r son p a s s a g e sa lu ait s u p é
r ie u r s et c a m a ra d e s , ém erv eillée , J e a n n e m a rc h a it,
ne p o u v a n t d é t a c h e r se s y e u x de la p is te r e c ta n g u
l a ir e o ù p a r u n e a d m i r a b l e j o u r n é e d e p r i n t e m p s ,
d a n s u n d é c o r f é e r i q u e , el l e a v a i t vu l e s p l u s b e a u x
s o l d a t s d u m o n d e ; et s o n â m e si f r a n ç a i s e s e r é j o u i s
«ai t d u s p e c t a c l e v r a i m e n t i n o u b l i a b l e q u e l’ar m é e,
" e n ait d e d o n n e r à u n roi é tra n g e r .
L e q u a i d e la g a r e d e F o n t a i n e b l e a u é t ait n o i r d e
m o n d e , e t . r i e u s e , J e a n n e p r é t e n d a i t q u e l ’o n n e
�LE
D R O IT
D’A IM E K
p a r t i r a i t p a s ce s o i r . L e c o l o n e l a v a i t c o n f i é s a fille
à d e s a m i s et a v e c d e s c a m a r a d e s é t a i t p a r t i f é l i c i t e r
l e s o f fi c ie rs d u 7e d r a g o n s ; p u i s il d e v a i t r e n t r e r à
P a r i s , d a n s la s o i r é e , e n a u t o .
L e tr a in arriva p r e s q u e v id e ; ta n t b ie n q u e m a l
on c a s a les vo y ag e u rs et, d e b o u t e n t re d e u x g r o s s e s
d a m e s q u i l ’é c r a s a i e n t u n p e u , J e a n n e fit l e t r a j e t
A P a r is , a p r è s avoir p ris c on gé de s e s a m is , J e a n n e
r e n t r a c h e z elle. A v e c f o r c e d é t a i l s e t e n t h o u s i a s m e ,
l a j e u n e fille c o n t a à s a n o u r r i c e la b e l l e j o u r n é e ,
p u i s , u n p e u l a s s e , e l l e p r i t u n l iv r e e t d a n s le p e t i t
s a l o n s ’i n s t a l l a p o u r a t t e n d r e s o n p è r e . A u j o u r d ’h u i
e l l e s e d o n n a i t c o n g é : n i t r a v a i l à l’a i g u il le ni
p e i n t u r e . M a i s le r o m a n n e l’i n t é r e s s a p a s , d e v a n t
se s y e u x d a n s a ie n t d e s u n ifo rm e s et d e s p r u n ie r s
e n f l e u r s ; el le n e p e n s a i t q u ’à c e q u ’e l l e a v a it v u.
A lo r s , les y e u x de m i- c lo s , elle rêva. D é c id é m e n t
c e t t e j o u r n é e d e p r i n t e m p s a v a it t r a n s f o r m é la j e u n e
fille. J e a n n e , h a b i t u e l l e m e n t t r è s a c t i v e , r e s t a p l u s
d ’u n e h e u r e i n o c c u p é e , e t s a r ê v e r i e é t a i t s i d o u c e q u e
d e t e m p s à a u t r e e l l e s o u r i a i t à s e s r ê v e s . S a n s q u ’elle
s ’e n a p e r ç û t l’h e u r e d u d î n e r s o n n a , e t a p r è s a v o i r
a t t e n d u u n l o n g m o m e n t , é t o n n é e , la n o u r r i c e v in t
l a t r o u v e r . J e a n n e s ’é v e il l a : e l l e d i t q u e , f a t i g u é e p a r
c e t t e j o u r n é e d e g r a n d a i r , l e s o m m e i l l’a v a it p r i s e ,
e t c o m m e il é t a i t t a r d , p e n s a n t q u e le c o l o n e l d î n a i t
a v e c s e s c a m a r a d e s , el le s e m i t à t a b l e . E ll e m a n g e a
de fort b o n a p p é tit , c a u s a n t avec sa n o u rric e , m a is
à l a fin d u r e p a s e l l e s ’é t o n n a d e l’a b s e n c e d e s o n
p è r e . E l l e a l l a s u r le b a l c o n , il f a i s a i t e n c o r e c l a i r ;
là, e l l e a t t e n d i t .
L e s c h i e n s d e l a v ie ille d e m o i s e l l e d u p r e m i e r se
p r o m e n è r e n t , l e s f i d è l e s s o r t i r e n t d e l’é g l i s e , l a n u i t
v in t; J e a n n e a tte n d a it to u jo u r s e t c o m m ê n ç a i t à
s ’i n q u i é t e r .
L a n o u r r i c e , q u i p a r t a g e a i t s o n e n n u i , v o u l u t la
r a s s u r e r . C e s v o itu re s m o d e r n e s n e m a rc h a ie n t jam ais
b i e n , q u e l q u e c h o s e s ’é t a i t c a s s é e n r o u t e e t on
r é p a r a i t ; F o n ta in e b le a u est loin de P a r is
J e a n n e é c o u t a i t , l a vie ille s e r v a n t e av a it s a n s
i!o u t e r a i s o n , m a i s la j e u n e fille n e p o u v a i t s ’e m p ê i e r d e p e n s e r q u ’u n a c c i d e n t e s t b i e n v ite a r r i v é ,
' u s q u ’à d i x h e u r e s el le r e s t a s u r le b a l c o n , c r a m
p o n n é e à la b a l u s t r a d e d e fer, g u e t t a n t l e s l u m i è r e s
d e s v o i t u r e s , t r e s s a i l l a n t c h a q u e f o i 1" - i ^ ï t n a u t o
�42
^
LE
D R O IT
D 'A IM E R
p a s s a i t ; p u i s , t r a n s i e , g r e l o t t a n t e , el le r e n t r a d a n s
l a s a lle à m a n g e r . L à , n e s a c h a n t q u e f air e, el le
s ’a s s i t p r è s d e la t a b l e , et d ’u n e v o ix t r e m b l a n t e d it
à s a n o u r r i c e q u e q u e l q u e c h o s e d e g ra v e était
arrivé à so n p è r e , elle en était c e r t a i n e ; u n e an g o is s e
a f f r e u s e l’é t r e i g n a i t . L a s e r v a n t e n e s a v a i t p l u s q u e
d i r e , el l e a u s s i a v a i t p e u r . A c ô t é d e l’e n f a n l q u ’elle
a v a it n o u r r i e , et q u ’e l l e a i m a i t c o m m e si el le é t a i t
s i e n n e , e l l e s ’a s s i t e t s a m a i n r i d é e s e p o s a , f a m i
lière et t e n d r e , s u r c e l l e d e s a j e u n e m a î t r e s s e .
—- M a fille, d i t - e l l e , no t e t o u r m e n t e p a s t r o p , si
c ’é t a i t g r a v e t u s e r a i s p r é v e n u e . . . a t t e n d o n s . .
E t les deu x fem m es a t te n d i re n t. E lles avaie nt
l a i s s é t o u t e s l e s p o r t e s o u v e r t e s , m ê m e c e ll e d u
p a l i e r , c e q u i fait q u ’e l l e s p e r c e v a i e n t le m o i n d r e
b r u i t . D è s q u e q u e l q u ’u n m o n t a i t d a n s l’e s c a l i e r ,
J e a n n e se p r é c ip ita it et, avec un c œ u r h a le ta n t
é c o u t a i t l e s p a s . B i e n vite el le r e c o n n a i s s a i t q u e ce
n ’e t a i e n t p a s c e u x d e s o n p è r e , m a i s el l e a t t e n d a i t ,
c r o y a n t q u ’o n v e n a i t la c h e r c h e r o u la p r é v e n i r . L e s
p a s s ’a r r ê t a i e n t s u r le p a l i e r d e s a u t r e s é t a g e s ; u n e
p o r t e f e r m é e , e t J e a n n e c o m p r e n a i t q u e c e t t e fois
e n c o r e c e n ’é t a i t p a s p o u r e l le . A l o r s ellb r e n t r a i t
d a n s le p e t i t a p p a r t e m e n t et a l la i t r e t r o u v e r la b o n n e
v ie il le q u i , p o u r n e p a s d o r m i r , d i s a i t s o n c h a p e l e t .
L a n u i t fut l o n g u e ; a u m a t i n , b r i s é e d e f a t i g u e , la
t è t e s u r la t a b l e , J e a n n e s ’a s s o u p i t , e t , c o m m e a u t r e
f o i s , la n o u r r i c e v eilla s u r s o n s o m m e i l , u n p a u v r e
s o m m e i l q u i ô ta it t r o u b l é p a r d e p é n i b l e s c a u c h e
m ars.
Un ra yo n de soleil, le s c lo c h e s qu i c a rillo n n a ie n t
é v e i l l è r e n t J e a n n e ; el le s e d r e s s a e ff r a y é e , s e d e m a n
d a n t c e q u ’e l l e f a i sa i t là, d a n s la s a l l e à m a n g e r . L a
p r é s e n c e d e s a n o u r r i c e lui r a p p e l a l ’a ff r e u s o a n Uoisse, e l l e t e n d i t s e s m a i n s e t d e m a n d a :
—r P è r e !
L a s e r v a n t e d u t r é p o n d r e q u e p e r s o n n e n ’é t a it
v e n u . A l o r s la j e u n e fille e u t u n e c r i s e d e d é s e s p o i r ;
a p r è s l’i n q u i é t u d e , la d o u l e u r m o n t a i t e n elle.
— Q u e f a i r e ? .. . s ’é c r i a - t - e l l e . J e n e s a i s p a s , je
ne sa is p a s ...
L a d o m e s t i q u e n e savait gu èr e non p lu s , m a is son
c œ u r p r o u v a l e s m o t s q u ’il fallait d i r e .
— M a p e t i t # f ille, a t t e n d o n s h u i t h e u r e s , p u i s
�L E D R O IT D 'A IM E R
4?
j’i r a i à l ’E c o l e , l à o n a u r a p e u t - ê t r e - a s n o u v e l l e s .
J e a n n e a p p r o u v a , t o u t e n p l e u r a n t ; e l l e n ’a v a it
p l u s n i f o r c e , ni c o u r a g e ; s a p a u v r e t ê t e lui f ais a it
m a l, et elle é ta it s e c o u é e p a r d e g r a n d s f r is s o n s d o u
lo u re u x . D e b o u t p r è s de la fe n ê tre , elle r e s ta un
l o n g m o m e n t a t t e n d a n t s a n s e s p o i r . A r é g l i s e les
h e u re s s o n n a ie n t le n te s , et J e a n n e , m a c h in a le m e n t,
r e g a r d a i t le s p a s s a n t s , U n i n c o n n u l u i a p p r e n d r a i t
t o u t à l ’h e u r e q u e l q u e t e r r i b l e n o u v e ü e , e l l e é t ait
c e rta in e de cela.
L e t i m b r e d e la p o r t e d ’e n t r é e r e t e n t i t e t d a n s le
p e t i t a p p a r t e m e n t s i l e n c i e u x il r é s o n n a a v e c f o r c e ;
la n o u r r i c e , a u s s i vite q u ’e l l e le p u t , a l l a o u v r i r .
N ’o s a n t b o u g e r , d é f a i l l a n t p r e s q u e , J s a n n e se
c r a m p o n n a a u d o s s i e r d ’u n e c h a i s e e t a t t e n d i t . L e n
t e m e n t l a s e r v a n t e r e v i n t , e l l e é t a i t p â l e e t '¡s l o n g d e
son ta b lie r se s m a in s tr e m b la ie n t.
— M a f ille, d i t- e l le .
J e a n n e n e l a l a i s s a p a s a c h e v e r ; à v o ix b a s s e ,
a y a n t p e u r d e s m o t s q u ’e l l e p r o n o n ç a i t , el l e m u r
m ura :
— Il e s t m o r t ?
L a n o u rric e p ro testa ;
— N o n , m a p e t i t e , n o n , je t e le j u r e . L à , d a n s
l’a n t i c h a m b r e . . . i l .y a u n o ff i c i e r ,., il m ’a d i t q u e ce
n ’e s t p a s t r è s g r a v e ... u n a c c i d e n t d ’a u t o , t o n p a p a
a é t é t r a n s p o r t é a u V a l ^ d e - G r à c e , il t e d e m a n d e . M a
fille, il a b e s o i n d e t o i , t u d o i s a v o i r d u c o u n t g ç .
J e a n n e se r e d r e s s a , elle p a s s a la m a in $u r son
f r o n t , p u i s , s a n s p a r l e r , s e d i r i g e a v e r s l’a n t i c h a m b r e .
U n i n c o n n u s ’y t r o u v a i t . T r è s é m u , il s a l u a l a j e u n e
fille, p u i s r a c o n t a l’a c c i d e n t , A l a p c f t e d e P a r i s ,
l’a u t a , d é r a p a n t , a l la i t b u t e r c o n t r e u n g r a - l d m u r ,
U n s e u l b l e s s é :1e c o l o n e l . L e p r o p r i é t a i r e d e l 'a u t o ,
u n d e s e s é l è v e s , l’a v a it t r a n s p o r t é a u V a l - d e - G r â c e ,
et t o u t e l a n u i t le m é d e c i n c h e f é t a i t r e s t é p r è s d e
lu i. C e m a t i n s e u l e m e n t le c o l o n e l a v a i t r e p r i s c on.
n a i s s a n c e e t il d e m a n d a i t s a fille,
— Je p ars, b alb u tia Je an n e .
E t m e t t a n t s u r s e s c h e v e u x e n d e a o i d r e UO ¿ha,
p e a u q u e s a n o u r r i c e lui t e n d a i t , enfilait* s u r s a rpbfc
c l a i r e u n m a n t e a u s o m b r e , el le s ’e n aL a . ^ ’officie l
l a s u i v i t e t , t o u t e n d e s c e n d a n t l’e s c a j i e r , d i t q u ’il
a v a it e n b a s u n e v o i t u r e .
J e a n n e n e r é p o n d i t p a s , rp a i s s a n s d e m a n d e *
�LE
D R O IT
D 'A IM E R
a u c u n e e x p l i c a t i o n el l e m o n t a d a n s l’a u t o . A p r è s
w > i r s o l l i c i t é l a p e r m i s s i o n d e l ’a c c o m p a g n e r , l’i n
c o n n u s e m i t à c ô t é d ’e l l e , e t r a p i d e m e n t l a v o i t u r e
s ’e n a l la .
B lottie d a n s s o n co in , les m a in s c ris p é e s , les y eu x
f ix es, J e a n n e n e b o u g e a i t p a s . E l l e a l l a i t , e l l e lfr
dev ina it, v er s u n e d o u le u r im m e n s e , m a is elle vo u
l a i t l a s u p p o r t e r e n fille d e s o l d a t .
V
1 A p r è s a v o i r s u iv i u n e r u e é t r o i t e b o r d é e p a r d e s
m a i s o n s d e p a u v r e a p p a r e n c e , l’a u t o s ’a r r ê t a s u r
u n e p e t i t e p l a c e , d e v a n t u n e g r i ll e a u - d e s s u s d e
l a q u e l l e f l o t ta i t le d r a p e a u t r i c o l o r e . L ’o f fi c ie r o u v ri t
la p o r tiè re et a i d a J e a n n e à d e s c e n d r e ; m a lgré to u te
s o n é n e r g i e , l’i d é e q u ’el le r e t r o u v a i t s o n p è r e b l e s s é ,
à l’h ô p i t a l , la f a i s a i t t r e s s a i l l i r .
L e n t e m e n t ils t r a v e r s è r e n t l a g r a n d e c o u r p a v é e ,
p u is p a s s è r e n t s o u s u n e v oû te q u i c o n d u is a it à u n e
g a l e r i e e n t o u r a n t u n p e t i t j a r d i n , l’a n c i e n c l o i t r e d u
m o n a s t è r e . L à , J e a n n e s ’a r r ê t a , à b o u t d e f o r c e s ;
d é s e s p é r é s , s e s y e u x f i x è r e n t le s m u r s b l a n c s , le
ja rd in , et elle d e m a n d a à s o n c o m p a g n o n :
— O ù d o n c e s t -i l ?
— D a n s u n e c h a m b r e a u p r e m i e r , l ’e s c a l i e r e s t a u
b o u t d u c l o i t r e , c ’e s t t o u t p r è s m a i n t e n a n t .
A lo rs J e a n n e se re m it à m a rc h e r. E lle m o n ta un
e s c a lie r trè s clair, p u is su iv it u n c o u lo ir et enfin,
d e v a n t u n e p o r t e , l ’o f fi c i e r s ’a r r ê t a .
— C ’e s t là, fit-il, v o u l e z - v o u s e n t r e r t o u t d e s u i t e ?
J e a n n e s ’a p p u y a c o n t r e le m u r e t r é p o n d i t :
— Il f a u d r a i t p e u t - ê t r e le p r é v e n i r .
• - C ’e s t i n u t i l e , le c o l o n e l v o u s a t t e n d .
E n t r e m b l a n t la j e u n e fille o u v r i t la p o r t e . D e v a n t
e l le, l’o f fi c ie r s ’i n c l i n a ; s o n t r i s t e r ô l e f i n i s s a i t là.
D a n s l a ¿ h a m b r e , le p l u s g r a n d s i l e n c e r é g n a i t .
L e s * v fets é t a i e n t c l o s ; t o u t d ’a b o r d , J e a n n e n e d i s
t i n g u a r i e n . M a i s , s e s y e u x s ’h a b i t u a n t , e l l e vit d e u x
l it s d o n t u n s e u l é t a i t o c c u p é ; p u i s , p r è s d e la
fe n ê tr e , elle a p e r ç u t u n h o m m e , t o u t d e b la n c
�LE
D R O IT
D ’A I M E R
45
h a b i l l é , q u i lu i f a i s a i t s i g n e d e n e f a i r e a u c u n b r u i* .
A l o r s , d o u c e m e n t , s u r l a p o i n t e d e s p i e d s , el le al la
v e r s l u i , n ’o s a n t s ’a p p r o c h e r d u lit.
A v a n t q u e J e a n n e e û t p a r l é , l’i n f i r m i e r l a r e n
se ig n a :
— Il d o r t d e p u i s q u e l q u e s m i n u t e s , l e s d o c t e u r s
v o n t v e n i r t o u t à l’h e u r e .
D ’u n e v o ix q u ’el l e s ’e ff o r c a i t d e r e n d r e c a l m e , m a i s
q u i é t a i t p l e i n e d ’a n g o i s s e , el le d e m a n d a :
— E s t - c e g ra v e ?
L ’h o m m e e u t u n g e s t e é v a s if , m a i s n e r é p o n d i t p a s .
— J e v tiu s e n p r i e , r e p r i t J e a n n e , d i t e s - m o i la
v é r i t é . C ’e s t m o n p è r e , je v e u x s a v o i r .
L ’i n f i r m i e r h é s i t a , r e g a r d a la j e u n e fille, p u i s e n se
d é t o u r n a n t fit :
— L e s d o c t e u r s v o n t v e n i r , m a d e m o i s e l l e , ils v o u s
d i r o n t t o u t ; m o i , je n e s a i s r i e n .
J e a n n e s ’i m p a t i e n t a :
— O n m ’a d i t q u ’il é t a i t b l e s s é , m a i s s a b l e s s u r e
est-elle d e celle s d o n t o n g u é r it? ... J e vous en
s u p p lie , ré p o n d e z -m o i.
B o u r r u , p r e s q u e d é s a g r é a b l e , l’h o m m e r e p r i t :
— Il a é t é c o m m e q u i d i r a i t é c r a s é c o n t r e le m u r ,
c ’e s t l a t ê t e e t le c œ u r q u i o n t t o u t r e ç u . V o il à .
C o m p r e n a n t q u ’e l l e n e s a u r a i t r i e n d e p l u s ,
J e a n n e , t r e m b l a n t e , s ’a p p r o c h a d u lit, e t c o m m e u n
ray o n d e soleil p a s s a it e n tre les p e r s i e n n e s m al
j o i n t e s , el l e vit s o n p è r e .
L e v i s a g e q u ’el le a p e r ç u t s u r l ’o r e i l l e r l ’e f f ra y a :
t o u t le h a u t d e la t ê t e é t a i t e n t o u r é d e b a n d e s et la
fac e é t a i t si d i f f é r e n t e q u ’e l l e n e la r e c o n n a i s s a i t
p l u s . E l l e s ’a p p r o c h a e t , a v e c u n e c u r i o s i t é a n g o i s s é e ,
g u e t t a le s o u f fl e , v o u l a n t s ’a s s u r e r q u e l a vie n ’a v a it
p as q u itté ce co rp s.
U n e p l a i n t e m o n t a , e m p l i t d e d o u l e u r la c h a m b r e
s i l e n c i e u s e , et J e a n n e , q u i n ’a v a i t j a m a i s v u s o u f f r i r
ni m o u r i r , e u t u n c r i d e d é s e s p o i r . E lle s e p r é c i p i t a
v er s l ’i n f i r m i e r , q u i s e p e n c h a i t s u r le b l e s s é ; s e s
m a i n s s ’a c c r o c h è r e n t a u x v ê t e m e n t s b l a n c s et el le
su p p lia :
— A p p e l e z u n d o c t e u r , a l l e r c h e r c h e r q u o i q u ’u n ,
je v o u s e n p r i e ! V o u s v o y ez b i e n q u ’i 1 e s t t r è »
m a ll
A g a c é , l’h o m m e r é p o n d i t s
— Il n ’y a r i e n à f air e.
�O R O IT D 'A IM E R
E t c o m m e l e s y e u x d e l a j e u n e fille s ’e m p l i s s a i e n t
¿ ’é p o u v a n t e , b o n , il a j o u t a ;
—
Y a r i e n à f a i r e ... p o u r le m o m e n t , f a u t a t t e n d r e
'.es d o c t e u r s . .
A p r è s ce cri d e d o u le u r, le b le s s é r e p o s a de n o u
veau. (
A u p i e d d u l it l ’i n f i r m i e r m i t u n e c h a i s e , e t J e a n n e ,
a y a n t q u i t t é s o n c h a p e a u e t s o n m a n t e a u , s ’i n s t a l l a .
D a n s sa pe tite r o b e r o s e p r in ta n iè r e , p r è s de ce tte
co u c h e a u t o u r de la q u e ll e la m o r t r ô d a it, elle était
u n e c ru e lle a n tith è s e . E lle r e p r é s e n ta i t la je u n e s s e ,
l a s a n t é , l a vie, e t , d a n s c e lit d e f er , c ’é t a i t la fin
p i t o y a b l e d ’u n s o l d a t q u i a u r a i t v o u l u m o u r i r s u r u n
c h a m p d e b a t a i l l e , f a c e à l’e n n e m i .
J e a n n e a v a i t d i x - h u i t a n s , e t à c e t â g e l’e s p é r a n c e
n e q u i t t e j a m a i s l e s c œ u r s . A f o r c e d e r e g a r d e r le
c h e r v i s a g e , el le le t r o u v a m o i n s c h a n g é , e t c o m m e
le b l e s s é n e f a i s a i t p l u s e n t e n d r e a u c u n e p l a i n t e , elle
se p e rs u a d a q u e se s b le s s u re s n e m e tta ien t p a s ses
j o u r s e n d a n g e r . S ’il é t a i t t r è s m a l , a i n s i q u ’elle
l’a v a i t c r u e n e n t r a n t , le m é d e c i n n e l ’a u r a i t p a s
q u i t t é e t , e n c e m o m e n t , il s e r a i t l à , prc;s d e s o n lit,
t e n t a n t l’i m p o s s i b l e . O n n e s é p a r e p a s l e s ê t r e s q u i
s ’a i m e n t , n o n , D i e u n e le v o u d r a i t p a s : e l l e n ’avait
q u e s o n p a p a , il n e fall ait p a s le lui p r e n d r e . E ll e
é t a i t e n c o r e u n e p e t i t e fille q u i av a it b e s o i n d e t e n
d r e s s e et d ’a ff e c t i o n . Q u i d o n c la p r o t é g e r a i t , q u i
d o n c l’a i m e r a i t si c e l u i q u i é t a i t là, i m m o b i l e , s u r ce
lit, s ’e n a l l a i t ? N o n , c e n 'é t a i t p a s u n e c h o s e p o s
s i b l e , il n e fallait p a s s ’a r r ê t e r à c e s p e n s é e s a f f r e u s e s ;
el le d e v a i t , t r a n q u i l l e e t e s p é r a n t e n la b o n t é d i v i n e ,
a t te n d r e les m é d e c in s . M a is , m a lgré to u t s o n vou
l o i r , l’a n g o i s s e é t a i t e n e l l e , et p u i s s o n i g n o r a n c e d u
d a n g e r n e l’e m p ê c h a i t p a s d e s ’a p e r c e v o i r q u e le
so u f fl e d u b l e s s é d e v e n a i t h a l e t a n t e t q u e s e s m a i n s
s e c r is p a ie n t à c h a q u e in s t a n t s u r les d r a p s de
g r o s s e t o i l e . J e a n n e s e s e n t a i t t r è s s e u l e : p r è s d e la
e n ê t r e , l’i n f i r m i e r n e b o u g e a i t p a s : il s e m b l a i t
g u e t t e r q u e lq u ’u n . T o u t à c o u p , t r è s d o u c e m e n t , il
e n t r o u v r i t ’e s v o 'e t s . A l o r s , é c l a t a n t e , l a l u m i è r e
d ’u n b e a u m a t i n u e m a i p é n é t r a d a n s l a c h a m b r e :
e l l e i n o n d a le li:__ d u b l e s s é , d o r a l e s c h e v e u x d e
J e a n n e c* d a n s l a p i è c e s ’i n s t a l l a s o u v e r a i n e .
V o i c i l e d o c t e u r , m u r m u r a l’i n f i r m i e r .
L a je u n e
s a P r e s s a ; elle allait d o n c sa v o ir te
�LE
D R O I'I
D 'A IM E K
47
v é ri t é . M a i s d e p u i s q u e ta l u m i è r e é t a i t e n t r é e d a n s
la c h a m b r e , el l e n ’a v a i t p l u s p e u r , el le é t a i t c e r t a i n e
q u ’a v e c l’a i d e d e D i e u s o n p è r e g u é r i r a i t .
L e n t e m e n t la p o r t e s ’o u v r i t e t l e m é d e c i n e n t r a .
C ’é t a i t u n h o m m e d ’u n e c i n q u a n t a i n e d ’a n n é e s , a u
d o u x v i s a g e ; il e u t p o u r la p e t i t e s i l h o u e t t e r o s e e t
M o n d e u n r e g a r d p l e i n d e p i t i é ; p u i s , a v a n t d ’e x a
m i n e r le m a l a d e , il s e r e n s e i g n a p r è s d e l’i n f i r m i e r .
— T o u j o u r s la m ê m e c h o s e , m o n s i e u r le m é d e c i n
c h e f : le p o u l s e s t i r r é g u l i e r , le c œ u r f ai b l i t.
— V o u s av e z fa i t la p i q û r e ?
— O u i , m o n s i e u r l e m é d e c i n c h e f : el l e a c a l m é
l e s s o u f f r a n c e s , il n e s e p l a i n t p r e s q u e p l u s .
A l o r s le d o c t e u r s ’a p p r o c h a e t , t o u t e n r e g a r d a n t
l e b l e s s é , il d it à J e a n n e :
— V o u s ê t e s s a fille, m o n e n f a n t ?
E t J e a n n e i n c l i n a la t è t e , n e p o u v a n t p a r l e r . C r i s
p a n t s e s m a i n s , d o m i n a n t s a f a i b l e s s e , el le b a l b u t i a :
— C o m m e n t le t r o u v e z - v o u s ?
L e m é d e c i n fit s e m b l a n t d e n e p a s e n t e n d r e ; il
e x a m i n a i t le m a l a d e , e t J e a n n e , h a l e t a n t e , s u i v a i t c e t
e x a m e n , q u 'e lle ne tr o uv ait p a s a s s e z atten tif.
A p r è s a v o i r é c o u t é l e s b a t t e m e n t s d u c œ u r , le
d o c t e u r d o n n a à l’i n f i r m i e r u n o r d r e à v o ix b a s s e
q u e J e a n n e n e c o m p r i t p a s ; m a i s l’h o m m e a u s s i t ô t
q u i t t a la c h a m b r e .
A lo ^ s , s e r a p p r o c h a n t d e la j e u n e fille, le m é d e c i n
lui p r i t la m a i n et l’e n t r a l n a p r è s d e la f e n ê t r e e n s o
le il lé e. L à , il la r e g a r d a a v e c d e s y e u x s i t r i s t e s
q u ’el le e u t p e u r d e s p a r o l e s q u ’il a l la i t p r o n o n c e r ,
et p o u r n e p a s les e n t e n d r e , avec u n e h â te fébrile
elle p a r l a :
— D o c te u r, dite s- m o i c o m m e n t e s t arrivé cet a c ci
d e n t ; je n e s a i s r i e n ; l e s b l e s s u r e s s o n t - e l l e s g r a v e s ?
soufTre-f-tl b e a u c o u p ?
Le m é d e c in e u t un h o c h e m e n t d e tête d é s e s p é ré .
J e a n n e y r é p o n d i t p a r u n c r i , s e s y e u x s ’o u v r i r e n t
d é m e s u r é m e n t , s e s m a i n s s e d r e s s è r e n t d e v a n t el le
c o m m e p o u r r e p o u s s e r l’a f f r e u s e v i s i o n . A v e c u n e
c o l è r e d o u l o d r e u s e , el l e s ' é c r i a :
— M a is réponde/v-m oi, d o c t e u r ; p o u r q u o i ne m e
d i t e s - v o u s r i e n ? V o t r e s i l e n c e m e fait p e u r t
—
L ’o f fi c i e r r e p r i t l e s m a i n s d e J e an n « /, c e s m a i fi s
q u i t r e m b l a i e n t , e t il m o n t r a à l a j e u n e fille le lit o ù
so n p è re était.
�i.E D R O IT D 'A IM E R
— Il n e f a u t p a s le t r o u b l e r , d i t - i l ; si v o u s n ’ê t e s
p a s co u rag eu se, n o u s ne p o u rro n s vous la isse r p rès
d e l u i. P r e n e z s u r v o u s , p a u v r e p e t i t e ; p l u s t a r d ,
v o u s r e g r e t t e r i e z t a n t d e l’a v o i r q u i t t é !
L a t ê t e b a i s s é e , n ’o s a n t r e g a r d e r l e m é d e c i n , à
voix b a s s e , J e a n n e d e m a n d a :
— I l e s t t r è s m a l a d e . . . e n d a n g e r .. . m a i s t o u t
S s p o i r n ’e s t p a s p e r d u ?
A l o r s , e n s e d é t o u r n a n t u n p e u , le m é d e c i n
rép o n d it :
— O n d o ic t o u j o u r s e s p é r e r . . . P u i s il a j o u t a : N o u s
a llo n s faire u n p a n s e m e n t q u i s e r a a s s e z long, p e u tê t r e d o u l o u r e u x . A ll e z a u j a r d i n , à l a c h a p e l l e , m o n
e n f a n t ; t o u t à l’h e u r e , v o u s r e v i e n d r e z .
L e t o n é t a i t p a t e r n e l , m a i s c ’é t a i t u n c h e f q u i
c o m m a n d a it; J e a n n e , a p r è s av o ir re g a rd é s o n p è r e ,
e m b r a s s a l a m a i n q u i n e c e s s a i t d e s ’a g i t e r , — c e t t e
m a i n é t a i t h u m i d e et f r o i d e , — p u i s , l e n t e m e n t , le
c o r p s s e c o u é p a r u n s a n g l o t s a n s l a r m e s , e l l e s ’e n
a l la.
E ll e s e r e t r o u v a d a n s le l o n g c o u l o i r a u x m u r s
v e r t s e t m a c h i n a l e m e n t le s u i v i t ; e l l e d e s c e n d i t
l ’e s c a l i e r et s ’a r r ê t a d a n s l a g a l e r i e , l ’a n c i e n c l o î t r e .
L e n t e m e n t el l e e n fit le t o u r , o b s e r v a n t t o u t e s c h o s e s
a v e c d e s y e u x q u i v o u l a i e n t s ’i n t é r e s s e r . D e s p l a q u e s
n o i r e s s e d é t a c h a n t s u r le m u r t r è s b l a n c a t t i r è r e n t
s e s r e g a r d s , e l l e s ’a r r ê t a e t l u t : « V i c t i m e s d e la
p e s t e , a n V I I. E x p é d i t i o n d ’E g y p t e e t d e S y r i e »,
p u i s s u i v a i e n t d e s n o m s . P l u s l o i n , el le l u t e n c o r e :
« V i c t i m e s d u t y p h u s , d u c h o l é r a , d e la f ièv re j a u n e ,
t u é s a u x a r m é e s », e t t o u j o u r s l a l i s t e é t a i t l o n g u e
d es so ld a ts m o rts... C e s m u rs b la n c s, ces p la q u e s
n o i r e s , c e s n o m s ’ q u ’el l e c o n t i n u a i t à l i re , t o u t c e l a
pa rla it d e d e u ils , et J e a n n e p e n s a it aux fem m es qui
a v a i e n t p l e u r é c e s s o l d a t s . E ll e y p e n s a i t a v e c u n e
g ra n d e p itié, se s e n ta n t le u r s œ u r ; so n â m e vaillante
s e d i s a i t q u ’el le e û t vu p a r t i r s o n p è r e p o u r la
g u e r r e s a n s u n e la rm e , m a is ce t a c c i d e n t b a n a l, qu i
m e t t a i t s e s j o u r s e n d a n g e r , la r é v o l t a i t . E l l e n e v o u
l a i t p a s c r o i r e a u d é n o u e m e n t t r a g i q u e ; n o n , en
p l e i n e s a n t é , e n p l e i n e a c t i v i t é , la m o r t n e v o u s
p r e n d p a s ains i.
E lle c o n t in u a à m a r c h e r d a n s ce c lo ître ; d e s sol’a t s la c r o i s a i e n t e t r e g a r d a i e n t é t o n n é s c e t t e j e u n e
M e e n r o b * r o s e q u i n ’a v ? : * p a s l’a i r d e l* s a p e r
�LE
D R O IT
D 'A IM E R
c e v o i r e t q u i s ’a r r ê t a i t d e v a n t c h a q u e p i a q u e n o i r e .
D a n s u n e e n c o i g n u r e , f a c e a l’e s c a l i e r , J e a n n e lu t
c e tte lé g e n d e : « L a C o n v e n tio n a p p r e n d r a avec se n
s i b i l i t é q u e p l u s d e s i x c e n t s o f fi c i e r s d e s a n t é o n t
p é ri d e p u i s d ix -hu it m o is au m ilie u et à la s u ite d e s
fonction», m ê m e s q u ’ils e x e r ç a i e n t . C ’e s t u n e g lo ir e
p o ^ r e u x , p u i s q u ’ils s o n t m o r t s e n s e r v a n t l a P a t r i e .
S e p t b r u m a i r e a n I II . »
E t J e a n n e , im m o b ile , re lu t to u t h a u t c e tte p h r a s e :
* C ’e s t u n e g l o i r e p o u r e u x , p u i s q u ’ils s o n t m o r t s e n
s e r v a n t l a P a t r i e . » E t v o i l à q u ’u n g r a n d f r i s s o n l a
se c o u a to u te : M o rt, m o rt, d a n s ce t h ô p ita l ce m ot
é t a i t p a r t o u t ; il s e m b l a i t s ’i m p o s e r à v o u s , il s e m
b l a i t v o u s d i r e : « L ’h e u r e e s t v e n u e , l a s é p a r a t i o n
a p p r o c h e ». E t J e a n n e , d e v a n t c e t t e p l a q u e d e
m a rb r e n o ir , se t o r d a i t les m a in s , n e p o u v a n t d é t a
c h e r s e s y e u x d e c e m o t q u ’e l l e c r o y a i t v o i r é c r i t e n
l e t t r e s i m m e n s e s : M o r t , m o r t . E ll e r e s t a là u n l o n g
m o m e n t, ne p o u v a n t p lu s r e te n ir s e s la r m e s ; p u is
d e s p a s s e fire nt e n t e n d r e ; a lo rs , v o u la n t c a c h e r sa
d o u le u r, elle se re m it à m a rc h e r .
E l l e s ’a r r ê t a p r è s d ’u n e a r c a d e e t r e g a r d a le p e t i t
j a r d i n q u e le c l o î t r e e n t o u r a i t . C e t e n c l o s v e r t av e c
s e s a r b u s t e s é t a i t r e p o s a n t ; l à , le m o t a f f r e u x , le
° i o t q u i ly i e n l e v a i t t o u t c o u r a g e n ’é t a i t i n s c r i t n u l l e
p a r t ; au c o n tra ire , d a n s ce p e tit ja rd in to u t pa rla it
d e vie. L e s l i l a s p o r t a i e n t f i è r e m e n t l e u r s t h y r s e s ,
d a n s u n r a y o n de soleil d a n s a ie n t d eu x p a p illo n s ,
le c a r r é d ’h e r b e v e r t e é ta it p l e i n d e p e t i t e s f l e u r s ,
s im p le s g iroflée s, c o u c o u s q u i de v a ie n t e m b a u m e r .
Là, on n e p en sait p lu s q u e cet an tiq u e m o n a stè re
était u n hô p ita l.
D es p a s qu i se h â ta ie n t a rra c h è re n t J e a n n e à sa
c o n t e m p l a t i o n , el l e s e r e t o u r n a : l’i n f i r m i e r v e n a i t
ye r s e l le . L à - h a u t , o n la d e m a n d a i t .
V a i l l a n t e , el le r e m o n t a . E n e n t r a n t d a n s l a c h a m
b r e , el le e u t l’i m p r e s s i o n q u e q u e l q u e c h o s e é t a i t
ch a n g é ; les d e u x fe n ê tre s , la rg e m e n t o u v e rte s , la is
sa ie n t e n t r e r la lu m iè re et avec elle p é n é tr a ie n t les
P a r f u m s d u j a r d i n . A u m i l i e u d e la p i è c e , la t a b l e ,
d é b a r r a s s é e d e s fio le s p h a r m a c e u t i q u e s et d e s b o î t e s
d e p a n s e m e n t s , é t a i t r e v ê t u e d ’u n e g r a n d e n a p p e
b l a n c h e . P r è s d u lit , c a c h a n t le b l e s s é , ^rois
m é d e c i n s - m a j o r s é t a i e n t l à . E n v o y a n t la j e u n e fill*%
jls s ’é c a r t è r e n l r e s p e c t u e u s e m e n t , et J e a n n e a p e r ç u !
�5«-
LE
D R O IT
D 'A IM E R
s o n p è r e q u i, soulev é p a r d e s o re ille rs , e s s a y a it d e
lui s o u r i r e . Il n e p u t y p a r v e n i r , e t J e a n n e , s ’a p p r o
c h a n t , vit q u e d e u x g r o s s e s l a r m e s r o u l a i e n t s u r le
p â l e v is a g e .
E l l e e u t p e u r , t e n d i t l es b r a s e t m u r m u r a d a n s u n
langlot :
— P a p a . . . p a p a .. .
E t le c o l o n e l , f a i s a n t u n ef fo rt q u i a m e n a à s e s
l è v r e s u n p e u d e s a n g , d i t d ’u n e vo ix q u i d é j à n ’é t a i t
p lu s d e ce m o n d e :
— M a p a u v r e p e t i t e fille I
A lo rs J e a n n e c o m p rit et t o m b a à g e n o u x p r è s d u
lit. L e s m a i n s q u e la m o r t p r o c h e r e n d a i t m a l a
d r o i t e s c h e r c h è r e n t l a t ê t e b l o n d e e t , l’a y a n t t r o u v é e ,
l’u n e d ’e l l e s s ' e f f o r ç a d e t r a c e r s u r l e s c h e v e u x e n
d é s o r d r e le s i g n e . d e la c r o i x .
D e v i n a n t q u e le m o u r a n t a l l a i t p a r l e r , J e a n n e se
r e d r e s s a et a t te n d i t avec u n e a n x ié té d o u lo u r e u s e
le s p a r o l e s , l e s d e r n i è r e s p e u t - ê t r e q u e l e s l è v re s
c h è r e s a l l a i e n t p r o n o n c e r . M a i s l a v ie s ’e n a l la i t ;
m a lgré to u t s o n vo uloir, le co lo n el ne p u t m u r m u r e r
q u e q u e l q u e s m o ts s a n s s u ite , to u jo u r s les m ê m e s .
— M a p e t i t e .. . c o u r a g e .. . t r a v a i l l e .. . m a p e t i t e .. .
C e t effo rt l’é p u i s a e t J e a n n e , q u i le fix ai t d é s e s
p é r é m e n t , s ’a p e r ç u t q u e l e s y e u x s e v o i l a i e n t , s o n
p è r e s e m b l a i t n e p l u s la v o i r . A l o r s l a j e u n e fille
se to u r n a vers les d o c t e u r s , q u i é ta ie n t au p ie d du
lit.
P o u r r é p o n d r e à c e r e g a r d q u i s u p p l i a i t , le m é d e c i n
chef ex p liq u a b rièv e m en t :
— N o u s a v o n s t o u t t e n t é , le c œ u r e s t a t t e i n t , la
s c i e n c e n ’y p e u t r i e n .
En e n te n d a n t ces p aro les, J e a n n e to m b a à gen oux ;
a p r è s q u e l q u e s s e c o n d e s d e p r o s t r a t i o n , el le se
r e l e v a t r è s c a l m e , m a i s s o n j e u n e vissage av a it
iine e x p r e s s i o n d e d o u l e u r i n t e n s e q u i le v i e i l li s sa i t.
S ’a d r e s s a n t a u m é d e c i n c h e f , d ’u n e v o ix q u i i m p r e s
s i o n n a t o u s c ^ u x q Ui é t a i e n t là, el le d i t :
D o c te u r, m o n p è re est u n c ro y a n t ; et m o n tr a n t
le m u r n u a u - d e s s u s d u lit, el le a j o u t a : J e v o u d r a i s
un crucifix et un p r ê tr e .
[,e d o c t e u r d é s i g n a la t a b l e r e c o u v e r t e d ’u n e
n a p p e b la n c h e et r é p o n d it :
— L ’a u m ô n i e r e s t p r é v e n u , il va v e n i r d a n s u n
instant ;
c o l o n e l l’a v a it d é j à d e m a n d é .
�■LE
DROIT D'AIME k
A l o r s J e a n n e p r i t l a m a i n d u m o u r a n t et s e mi*
1 p rie r.
L e p r ê tr e vint a p p o r t e r sa b é n é d ic tio n a u c h ré tie n
tjui s ’e n a l l a i t ; il d i t l e s d e r n i è r e s p r i è r e s , a u x
q u e l l e s l e s o f fi c ie rs r é p o n d i r e n t , a j o u t a q u e l q u e s
d o u c e s p a r o l e s p o u r l a j e u n e fille et q u i t t a la c h a m
b r e . L e s m é d e c i n s s ’e n a l l è r e n t , ils a v a i e n t d ’a u t r e s
m a l a d e s à v o i r, à s o u l a g e r ; p o u r c e lu i - l à , ils n e p o u
v a i e n t p l u s r i e n . S e u l e a v e c l’i n f i r m i e r , J e a n n e e u t
p e u r ; i m p r e s s i o n n e r v e u s e q u ’o n r e s s e n t d e v a n t le
m o u r a n t l e p l u s c h e r . E l l e s ’é c a r t a d u l it e t , m a l g r é
e l l e, r e g a r d a l a p o r t e ; m a i s , b i e n v it e , d o m p t a n t
c e tte f a ib le s s e , elle r e p r it s a p la ce .
L e so u f fl e d u b l e s s é s e r a l e n t i s s a i t l e n t e m e n t , il n e
souffrait p lu s . L e s fe n ê tre s é ta ie n t r e s té e s o u v er te s,
le s o l e i l e n t r a i t à f l o t s d a n s c e t t e c h a m b r e a u x m u r s
n u s ; s u r lo p i e d d u fft, u n r a y o n s ’é t a i t p o s é . J e a n n e
re g a rd a it c e tte c h a m b r e en so le illé e , ce m o u r a n t tr è s
c a l m e e t n e p o u v a i t c r o i r e q u e la m o r t fût u n e c h o s e
si s i m p l e . N o n , a v a n t d e s ’e n a l l e r p o u r t o u j o u r s ,
s o n p è r e p a r l e r a i t , s e p l a i n d r a i t , s e r é v o l t e r a i t , il n e
pouvait a c c e p te r a in s i c e tte s é p a r a ti o n affreu se q u i
l a i s s a i t s o n e n f a n t t o u t e s e u l e s u r la t e r r e . . . E t l e n t e s
les h e u r e s p a s s è r e n t ...
L e s c l o c h e s d ’u n e é g l i s e v o i s i n e s e m i r e n t à
s o n n e r ; c e b r u i t s o n o r e q u e le p è r e et l a fille a v a i e n t
si s o u v e n t e n t e n d u l à - b a s , d a n s le p e t i t a p p a r t e m e n t ,
s e m b l a r é v e i l l e r le c o l o n e l . 11 fit u n m o u v e m e n t ,
o u v r i t s e s y e u x , q u e l a fin p r o c h e r e n d a i t s o m b r e s ,
et fix a J e a n n e . C e fu t s o n d e r n i e r r e g a r d , r e g a r d si
p l e i n d e t e n d r e s s e q u e l’i n f i r m i e r , q u i p o u r t a n t av ait
l’h a b i t u d e d e v o i r m o u r i r , s e d é t o u r n a é m u . D a n s
u n s o u ff l e , le m o u r a n t d i t e n c o r e :
—
M a p e t i t e .. . P u i s il il e s s a y a d e c r o i s e r l e .
n i a i n s et m u r m u r a : « L a v o l o n t é d e D i e u . »
D o u c e m e n t il p a r t i t , si d o u c e m e n t q u e J e a n n e n e
s ’e n a p e r ç u t p a s . L ’i n f i r m i e r s ’a p p r o c h a p o u r f e r m e i
' e s p a u p i è r e s d e m i - c l o s e s ; a l o r s , c o m p r e n a n t qu<
t o u t é t a i t fin i, l a j e u n e fille t o m b a p r è s <-U lit.
E l le s e r e t r o u v a , s a n s s a v o i r c o m m e n t el l e y é t a t ,
v e n u e , a u m i l i e u d ’u n g r a n d s a l o n , a s s i s e d a n s un
laute.uil d e v e l o u r s r o u g e 5 d e b o u t , p r è s d ’e l le , lu
r eg ar d a n t a v ec d « s y e u * trè s b u n a , e lle vit le mé»
�52
LE
D R O IT
JJ'A IM E R
d e c i n c h e f. V e rs c e t h o m m e q u i a v a it s o i g n é s o n
p è r e el le t e n d i t l e s m a i n s :
— M a p a u v r e e n f a n t , lui d it- il , je v ai s v o u s d e
m a n d e r d ’a v o i r b e a u c o u p d e c o u r a g e . L a m o r t e s t
e n t o u r é e d e c h o s e s t r è s d o u l o u r e u s e s , v o u s l ’a p p r e
n e z b i e n j e u n e . .. V o y o n s . . . c a l m e z - v o u s , n e m e
rega rd ez p a s ain s i avec d e s y e u x q u i s e m b le n t ne
p a s v o ir , é c o u t e z - m o i .
D a n s u n sa n g lo t, J e a n n e m u r m u r a :
— J e v o u s é c o u te .
— V o y o n s , d i t e s - m o i , a v e z -v o u s d e s p a r e n t s
à P aris ?
L a t ê t e b l o n d e fit u n s i g n e d e n é g a t i o n .
— Et en p ro v in ce ?
S ’e f f o r ç a n t d ’ê t r e c a l m e , m a i s a v e c u n e vo ix q u ’o n
e n ten d a it à peine, J e a n n e ré p o n d it :
— N o n , g r a n d - p è r e F a v i e r e s t m o r t il y a t r è s
l o n g t e m p s , je n e l ’ai j a m a i s c o n n u , p a p a é t a i t fils
u n iq u e .
E m b a r r a s s é , le d o c t e u r r é f l é c h i t ; il fit q u e l q u e s
p a s d a n s le s a l o n , p u i s d e m a n d a :
— E t d u c ô t é d e v o t r e m è r e , a v e z - v o u s d e la
fa m i l le ?
J e a n n e s e r e d r e s s a ; s è c h e m e n t , el le r é p o n d i t :
— O u i , m a i s je n e (la c o n n a i s p a s . M a m a n é t a i t
A n g l a i s e , el le a v a it u n f r è r e e t u n e s œ u r q u i o n t
r e f u s é d ’a s s i s t e r à s o n m a r i a g e a v e c u n o f fi c ie r f r a n
ç a i s ... C e s g e n s - l à n ’a i m a i e n t p a s m o n p è r e . E t,
v o lo n ta ire, elle ajo u ta : J e n e les verrai ja m a is .
Le m é d e c in re g a rd a celle q u i v en a it d e p a r le r
a in si et, tr è s p a t e r n e ll e m e n t, r e p r it :
— L a m o r t , m a p a u v r e e n f a n t , e f fa c e t o u t e s le s
r a n c u n e s , ce s o n t v o s s e u l s p a r e n t s e t ...
P r ê t e à d i s c u t e r , J e a n n e s e le v a, e l l e n e v o u la i t
p a s q u ’o n lu i p a r l â t d e c e s é t r a n g e r s .
M a i s le d o c t e u r a j o u t a d e s o n t o n d e c h e f :
— Il f a u t , n o u s d e v o n s l e s p r é v e n i r , c ’e s t n o t r e
de v o ir.
Et J e a n n e i n c l i n a la t ê t e e n s i g n e d ’a s s e n t i m e n t .
T o u te p e t i t e , c e t t e fille d e s o l d a t a v a it a p p r i s q u ’o n
n e d i s c u t e j a m a i s le m o t « d e v o i r » e t , m a l g r é s o n
c h a g r i n , la r é v o l t e d e t o u t s o n c œ u r , el le s e t a i s a i t .
L e m é d e c i n c h e f lu i d e m a n d a e n c o r e si e l l e v o u l a i t
p r é v e n i r d e s a m i s . E ll e d i t s o n d é s i r d ’a v o i r p r è s
d ’el le la vie ille d o m e s t i q u e q u i l’a v a i t é l e v é e ; p u i s .
�LE
D R O IT
D 'A lM E li
53
a p r è s u n e l o n g u e h é s i t a t i o n , el le a j o u t a q u ’el e d é s i
ra i t q u e le g o u v e r n e u r f û t , u n d e s p r e m i e r s , i n s t r u i t
d e l’a ff re u x m a l h e u r . . . C e l a d i t , el le s e l e v a , s e s e n
ta n t a s s e z forte p o u r r e t o u r n e r p r è s d e so n p è r e ...
E t t o u t e b l o n d e , t o u t e j e u n e , J e a n n e al l a v e r s 1?
c h a m b r e o ù il n ’y a v a i t p l u s q u ’u n c a d a v r e . S u r 1<>
lit d e f er , le c o l o n e l r e p o s a i t ; o n l u i i v a i t mis,
son u n ifo rm e d e s g r a n d s jo u rs ,
so n u n if o rm e
q u ’il a v a i t l a v e i ll e , à F o n t a i n e b l e a u ,
et s u r
s a p o i t r i n e b r i l l a i e n t s e s d é c o r a t i o n s . O n n ’av a it
• a i s s é à la t ê t e q u ’u n l é g e r b a n d a g e ; é n e r g i q u e , la
f ig u re é t a i t i n t a c t e et si c a l m e q u ’e l l e a p a i s a i t c e u x
q u i l a c o n t e m p l a i e n t . O n a v a it l’i m p r e s s i o n t r è s
n ette , e n r e g a rd a n t ce m o r t, q u e cet h o m m e était
P a r t i a v e c u n e c o n s c i e n c e t r a n q u i l l e e t q u ’a u c u n
r e m o r d s , q u ’a u c u n e p e n s é e m a u v a i s e n ’é t a i t v e n u e
le t r o u b l e r à l ’h e u r e s u p r ê m e ; s o n à m e p u r e s ’é t a i t
d é ta c h é e d e so n e n v e lo p p e m a té rie lle s a n s h e u rt,
ni d é c h i r e m e n t .
A s s i s e a u p i e d d u lit , c a l m é e p a r t o u t c e q u e la
m ° r t m e t d e g r a n d a u t o u r d ’e l l e, J e a n n e , l e s d e u x
m ain s c ro is é e s , r e g a rd a it s o n p è r e ; elle n e p riait
P a s, m a i s s e s l è v r e s m u r m u r a i e n t l e s d e r n i e r s m o t s
q u e le c o l o n e l a v a it p r o n o n c é s : « M a p e t i t e .. . L a v o
l o n t é d e D i e u . .. » E t v o i là q u e l ’e n f a n t , q u i t o u t
à l’h e u r e s e r é v o l t a i t , é t a i t t o u t a p a i s é e .
D a n s la g r a n d e c h a m b r e q u e le s p e r s i e n n e s c l o s e s
n ’a r r i v a i e n t p a s à a s ç o m b r i r , l e s v i s i o n s t r i s t e s d i s
p a r u r e n t et, d e v a n t les y e u x de J e a n n e , s e s ye u x
c | a i r s , si p a r e i l s à c e u x q u e la m o r t a v a i t f e r m é s , se
d r e s s è r e n t d e s fa n tô m e s .
C e v i s a g e d e b é b é e n t o u r é d e b o u c l e s f o l le s, c e t t e
fille q u i c o u r a i t d e r r i è r e u n c e r c e a u , c ’é t a i t e l l e , et
c » j e u n e c a p i t a i n e , si s v e lt e , si b r u n , c ’é t a i t s o n p è r e
q u i l u i s o u r i a i t , f ie r d e v o i r c o m m e le s p e t i t e s
ïa m b es d e v e n a ie n t so lid e s.
U n e i m m e n s e é t e n d u e d ’e a u , u n c i t i e t u n e m e i
i n f i n i m e n t b l e u s e t , ail b o r d d e s v a g u e s q u i m o l l e
m e n t v i e n n e n t s e b r i s e r s u r le s a b l e , d e u x e n f a n t s ,
un p etit et un g r a n d ... Ils trav a ille n t avec a c h a r n e
m e n t ; le flot si b e r c e u r , s i c â l i n , m o n t e <**• d é t r u i t ,
e n s ’a m u s a n t e t s a n s e n a v o i r l’a i r , l e s c o n a r r u c t i o n s
le s p l u s s o l i d e s . M a i s u n o f fi c i e r d o i t s a v o i r c o n s
tr u ire d e s fo rts, d e s r e d o u te s q u i p u is s e n t ré s is te r
à to u s le s e n n e m i s , e t c e l le q u i s ’a v a n c e là si d o u -
�54
LE
D R O IT D ’A I M E R
c e r n e n t , si l a . i g u i s s a m m e n t , n ’a p a s l’a i r b i e n p e r f i d e .
E t l ' e n f a n t s ' é t o n n e , s ’i m p a t i e n t e m ê m e d e v o i r le
g r a n d c a p ita in e a lle r ch e v c h e r, u n p e u p a r to u t , p o u r
fo r ti f ie r la c i t a d e l l e , d e s p l a n c h e s , d e s g a l e t s , d u
varech. E nfin la c o n s tr u c tio n est p r ê te , i in g é n ie u r
e n c h e f , u n o f fi c i e r d e l’a r m é e f r a n ç a i s e s ’il v o u s
p l a î t , e n l è v e d a n s s e s b r a s l a t o u t e p e t i t e fille q u i e s t
v ê t u e c o m m e u n g a r ç o n . A u s o m m e t d u f o rt il l’i n s
talle et, c a m p é e s u r c e tte p la te -fo rm e , s o n b r a s d ro it
t e n a n t b i e n h a u t le d r a p e a u f r a n ç a i s , f a c e à l a m e r ,
ta f il le t te l a d é f ie .
M a i s , é t o n n é e , e l l e s ’a p e r ç o i t q u e c e t t e r e d o u
ta b le c ita d e lle , p le in e de m a té ria u x l o u r d s et d u r s ,
n ’e s t q u ’u n j o u e t p o u r c e t t e e a u b l e u e , si c l a i r e . E n
se m o q u a n t , c h a q u e v a g u e e m p o r t e u n p e u d e s a b l e ,
d é t r u i t u n r e m p a r t . L ’e n f a n t s ’e n t ê t e , c e s p e t i t e s
v a g u e s n ’a u r o n t p a s r a i s o n d u f o rt c o n s t r u i t p a r le
c a p ita in e F a vie r. E lle c h a n te et n e veu t p a s d e s
c e n d r e , elle d r e s s e to u jo u r s sa tê te b l o n d e et le d r a
p e a u . E lle a p e u t - ê t r e p e u r , n i a i s a u x c a m a r a d e s
q u i l’e n t o u r e n t el l e n e le m o n t r e p a s 1 L a m e r v i e n t ,
se p r e s s e , m o n te et, m é c h a n te , c a r e s s e les p e tits
p i e d s b l a n c s ; à b o u t d o c o u r a g e , le p e t i t g a r ç o n , q u i
n ’e n e s i ^ a a u n , n ’a q u e le t e m p s d e s e j e t e r a v e c
so n d r a p e a u d a n s les b r a s p a te r n e ls .
M a i n t e n a n t c ’e s t u n e a u t r e s i l h o u e t t e . D a n s u n e
g ran d e c a th é d ra le so m b re , to u t e n to u ré e d e m o u sse lin e b la n c h e , cierg e à la m a in , m a rc h e , les y e u x
b a i s s é s , le c o e u r é t r e i n t d ’u n e a n g o i s s e d é l i c i e u s e ,
u n e f ille tte s v e l t e e t b l o n d e . U n e m u s i q u e q u i
s e m b l e v e n i r d u c i e l e m p l i t d e p r i è r e s le g r a n d m o
n u m e n t . L a p r o c e s s i o n b l a n c h e f ait e n c h a n t a n t le
t o u r d e la b a s i l i q u e , p u i s l e s p r e m i è r e s c o m m u
n i a n t e s , p a s s a n t p a r le m i l i e u d e la n e f , v i e n n e n t
p r e n d r e p la ce s u r les b a n q u e t t e s d e ve lo u rs rou ge,
d e v a n t le m a r r e - a u t e l . L e s a b b é s o n t r e c o m m a n d é
uux e n f a n t s d e b a i s s e r l e s y e u x , r e c o m m a n d a t i o n
p r e s q u e in u tile , les p e tite s c h r é tie n n e s qui vont r e c e
v o ir l e u r D i e u s o n t si t r o u b l é e s q u ’e l l e s n e s o n g e n t
q u ’à l u i. J e a n n e s u i t s e s c o m p a g n e s , e l t e c h a n t e , sa
vo ix c l a i r e se m ê l e à c e l l e d e s a u t r e s . D e c h a q u e
c ù t é d e /*• n e f, le s p a r e n t s , l e s y e u x h u m i d e s , r e g a r
d en t . pas-,-.:r l e u r s e n f a n t s . J e a n n e n e c h a n t e p l u s ,
J e a n n e p r i e ; t o u t à c o u p s e s y e u x p r e s q u e c l o s s ’e n i i ’uw 'V sn' la p-rtiit*. v ie rg e r e d r e s s e l a t ê l e e t so u
�LE
D R O IT
D 'A IM E R
1
'■'égard p l e i n d e t e n d r e s s e va c h e r c h e r c e l u i d ’u n c o m
m a n d a n t q u i p o r t e s e u l et t r è s f i è r e m e n t l’u n i f o r m e
f r a n ç a i s . L e p è r e et l’e n f a n t s e n t e n t q u e l e u r a ff ec
t i o n s e d i v i n i s e , q u e l q u e c h o s e d e p u r la r e n d p l u s
g rand e. L a p e tite p r e m iè r e c o m m u n ia n te v o u d ra it
a i m e r p l u s e n c o r e c e l u i q u i l’a i m e t a n t , e l l e v o u d r a i t
se d é v o u e r p o u r c e l u i q u i , d e p u i s d o u z e a n s .
n ’a é t é q u e d é v o u e m e n t , et à c e D i e u q u ’el le va
r e c e v o i r et q u i a s u a i m e r j u s q u ’à la m o r t , el l e d e
m a n d e d e lu i a p p r e n d r e l’a m o u r .
P u i s ce s o n t d e s a n n é e s e t d e s a n n é e s d e b o n h e u r .
J e a n n e se revo it au b r a s de son p è r e : avec qu el
t e n d r e s o u r i r e il l’a d m i r a i t ! E t c ’e s t s o n p r e m i e r b al
c h e z u n g é n é r a l q u i a v a it s ix filles.
Se h â t a n t vers u n e gare , u n e s ilh o u e tte to u te ro se
e* q u e l e s p a s s a n t s r e g a r d e n t e n s o u r i a n t . C o n t e n t s ,
r ‘e u r s , l e p è r e et la fille s ’e n v o n t à F o n t a i n e b l e a u .
J e a n n e r e v o it le d é c o r f é e r i q u e , e l l e e n t e n d le b r u i t
d e la c h a r g e , e l l e r e v o i t a u s s i l a p e t i t e a u b e r g e e t le
R rand p r u n i e r b l a n c .
C e b o n h e u r - l à , c ’é t a i t h i e r , el le p o r t a i t a u j o u r d ’h u i
'a m ê m e r o b e ro s e , et p o u r ta n t elle é ta it d a n s un
h ô p i t a l , a s s i s e a u p i e d d u lit o ù s o n p è r e d o r m a i t
d ’u n é t e r n e l s o m m e i l . ..
J e a n n e r e g a r d a i t s a n s s e l a s s e r le b e a u v i s a g e si
c a lm e , el le e n t e n d a i t l e s d e r n i è r e s p a r o l e s q u e le
C o u r a n t a v a it p r o n o n c é e s : « L a v o l o n t é d e D i e u , »
ct J e a n n e f e r m a s e s p a u p i è r e s e t r e t i n t l e s l a r m e s
qu i y é ta ie n t m o n té e s .
La n o u rric e a rriv a ; a p rè s un b a ise r d e m è re à sa
P e ti t e , !u n b a i s e r o ù e l l e d o n n a e n c o r e u n e fo is t o u t
s o n c œ u r , el le p r i t s o n c h a p e l e t ; m a l a d r o i t s , les
v' e u x d o i g t s r a i d i s p a r l e s r h u m a t i s m e s e t l e s a n s
' ’é g r e n è r e n t . L e c l i q u e t i s d e s m é d a i l l e s , l e s m o t s
l a t i n s q u e l e s l è v r e s m u r m u r a i e n t , v o i là t o u t c e q u e J e a n n e e n t e n d a i t d a n s la c h a m b r e s i l e n c i e u s e .. . E lle
n e p o u v a i t p r i e r , m a i s el le s u i v a i t l a p r i è r e d e la
s e r v a n t e et l e s m o t s d i v i n s d e s p a t e r e t d e s ave
■’e m p ê c h a i e n t d e p e n s e r à la s é p a r a t i o n d é f i n i t i v e ...
V e r s le m i l i e u d e l ' a p r è s - m i d i , J e a n n e , q u i n ’av a it
P l u s la n o t i o n d u t e m p s , vit e n t r e r l’i n f t r n û e r ; il
v'e n a i t p r é v e n i r la j e u n e fille q u e le g o u v e r n e u r é t a i t
là. E ll e d i t s o n d é s i r d o l e r e c e v o i r d a n s la c h a m b r e
�5*>
D R O IT
D 'A IM E R
d e s o n p è r e , e l , q u e l q u e s m i n u t e s ' a p r è s , le g é n é r a l |
arrivait.
A v e c é m o t i o n , p r è s d u lit d u c o l o n e l , il fit u n e :
c o u r t e p r i è r e , e t , s ’a p p r o c h a n t d e J e a n n e , q u i , I
d e b o u t , s e m b l a i t d é fa i ll ir , t r è s s i m p l e m e n t , a v e c u n e |
t e n d r e s s e t o u t e p a t e r n e l l e , il l’e m b r a s s a , p u i s |
l’e n t r a i n a v e r s la p o r t e .
— M a p a u v r e enfa™*
^it-il, ve ne z avec m oi
q u e lq u e s in stan ts.
E t J e a n n e se la issa e m m e n e r to u t en d isa n t :
— Je ne veux p as q u itte r père.
M a i s le g é n é r a l e x p l i q u a q u e s o n n e v e u l’av a it
a c c o m p a g n é , il a t t e n d a i t d a n s le s a l o n a v e c le g r a n d
d é s i r d e v o i r la j e u n e fille.
D a n s c e t t e p i è c e o ù t o u t à l’h e u r e J e a n n e a v a it
ta n t p le u ré , les d e u x je u n e s g e n s se r e n c o n t r è r e n t ;
l e u r s m a i n s s ’u n i r e n t d a n s u n e c h a u d e é t r e i n t e et
leu rs yeux éch an g èren t d es p ro m esses. J e a n n e
dev in a q u e le c œ u r d u lie u te n a n t était p r è s d u sie n.
J e a n M a r v y d i t d e s p a r o l e s q u e t o u t le m o n d e a u r a i t
d i t e s , m a i s la v o i x q u i l e s p r o n o n ç a i t é t a i t p l e i n e d e
t e n d r e s s e . Il n e p o u v a i t r i e n , il n ’a v a it r i e n , m a i s il
o ffr ai t t o u t e s a vie e t J e a n n e le c o m p r i t . S o n v is a g e ,
si p â l e , s e m b l a s e c o l o r e r , s e s y e u x s ’é c l a i r è r e n t e t ,
n ’o s a n t lu i r é p o n d r e , e l l e s e t o u r n a v e r s le g é n é r a l .
— M e r c i , o h ! m e r c i d ’ê t r e v e n u , j’é t a i s si s e u l e .
Le l i e u t e n a n t s e r a p p r o c h a . J e a n n e a v a i t p r è s
d ’e l l e d e u x a m i s , el le n e d e v a i t p a s l’o u b l i e r ; p u i s
ils c a u s è r e n t . J e a n n e r a c o n t a l ’a c c i d e n t , l a m o r t
c a l m e et s a n s s o u f f r a n c e s ; m a i s d e l ’a v e n i r i l s n e
parlè re n t pas.
U n e h e u r e a p r è s , v r a i m e n t a t t r i s t é s , le g é n é r a l et
s o n n e v e u q u i t t è r e n t l’h ô p i t a l e t , d a n s l ’é t r o i t e r u e
S a i n t - J a c q u e s , s i l e n c i e u x , i ls m a r c h è r e n t . E n d é b o u
c h a n t s u r le b o u l e v a r d d u P o r t - R o y a l , ils a p e r ç u r e n t
un ciel c o u l e u r d e san g.
— U n ci el d e b a t a i l l e , d i t l e g é n é r a l .
P u i s , s o n g e a n t à c e q u ’il v e n a i t d e v o i r , il a j o u t a :
— Q u e l l e m o r t b ê t e et i n u t i l e . .. n o u s p e r d o n s u n
b r a v e o f fi c ie r 1
L e l i e u t e n a n t n e r é p o n d i t p a s ; c e s o i r , il n e p e n s a i t
g u è r e à l ’a r m é e . Il p e n s a i t q u e s ’il é t a i t r i c h e ,
d e m a i n , rl s e r a i t a l l é à l’h ô p i t a l a v e c d e s m o t s q u i
c o n s o l e n t , t a n d i s q u e , p o u r p r o n o n c e r c e s m o t s , il
¿ t a i t o b l i g é d e r é f l é c h i r .. . . .1« v o u s a i m e », c e t t e
�l e
d r o it
d ’a i m e r
,7
p e t i t e p h r a s e p l u s b e l l e q u e n ’i m p o r t e l a q u e l l e , iî
n ’a v a it p a s le d r o i t d e l a m u r m u r e r . N o n , il n e po\>'
'■ait d e m a n d e r à la j e u n e iillê d e p a r t a g e r s a v ie , u
fallait f u i r c e b o n h e u r q u i s ’o f ï ra it à l u i... E t ce
n o t a i ! •■«as le p a y s q u i d e m a n d a i t ce r e n o n c e m e n t «
t ou t.-s l e s j o i e s d e l a t e r r e . U n e p o i g n é e d ’h o m m e i
a v a i e n t fa i t d e s l o i s , d i s c u t é u n b u d g e t m i l i t a i r e , e t ,
s a n s p e n s e r q u ’i ls c o n d a m n a i e n t a u c é l i b a t o u à la
m i s è r e l e s o f fi c ie rs s a n s f o r t u n e , a v a i e n t v o t é d ’u n
c o m m u n a c c o r d l e s p a r c i m o n i e u s e s s o l d e s . E t v o ilà
q u e le l i e u t e n a n t s e r é v o l t a i t ; n o n , il n ’a v a it p a s le
c o u r a g e d e s ’é l o i g n e r p o u r t o u j o u r s d e c e l l e q u ’il
p l e u r a i t . A u t r e f o i s , c ’é t a it c h o s e f a c i le , e l l e é t a i t
h e u r e u s e e t r i a i t t o u j o u r s ; m a i n t e n a n t , p a r t o u t o ù il
ir a i t , la p e t i t e s i l h o u e t t e é p l o r é e le p o u r s u i v r a i t .
E t , p e n d a n t q u ’il m a r c h a i t s o u s le ci el c o u l e u r d e
s a n g , n e p e n s a n t q u ’à l’a v e n i r q u e d e s c h i ff r e s
o b s c u r c i s s a i e n t , l à - b a s , d a n s la c h a m b r e a u x m u r s
n u s , J e a n n e , à g e n o u x p r è s d u lit , f a i s a i t u n e d e r
niè re p r iè r e , les fe m m e s n e de v a n t p a s r e s t e r à
l’h ô p i t a l l a n u i t v e n u e . E lle p r i a i t d o u c e m e n t ,
a p a i s é e . L ’a m o u r et l’a m i t i é p a r t a g e a i e n t s o n c h a g r i n ,
•1 lui s e m b l a i t m o i n s l o u r d à p o r t e r . E t , c a l m e ,
r é s i g n é e à la v o l o n t é d e D i e u , a c c o m p a g n é e p a r s a
n o u r r i c e , J e a n n e q u i t t a la c h a m b r e m o r t u a i r e . E lle
d e s c e n d i t l’e s c a l i e r et r e p a s s a p a r l e c l o î t r e , q u e
l’h e u r e r e n d a i t m y s t i q u e ; el le t r a v e r s a l a g r a n d e
c o u r , m o n t a d a n s u n e v o i t u r e e t s ’e n a l l a v e r s le
P etit a p p a r t e m e n t c l a i r o ù s o n p è r e n e v i e n d r a i t p l u s
jam ais.
V!
T o u t e m i n c e , t o u t e f rê l e , d a n s s a s i m p l e r o b e
n oire , ay a n t s u r se s ch ev eu x un lo u rd c h a p e a u d e
c r é p u , J e a n n e é t a i t p r ê t e . E lle av a it u n e p h y s i o n o
m ie d o u l o u r e u s e , e l l e n e r e s s e m b l a i t p l u s à l’e n f a n t
rie u s e et in s o u c ia n te q u i, q u e l q u e s jo u rs a u p a r a
v a n t , c h a n t a i t à t o u t p r o p o s . E lle av a it s o u f f e r t , e l l e
avait p l e u r é e t s o n v is a g e e n p o r t a i t l e s t r a c e s .
D ans
m a i n s , el le t e n a i t u n t é l é g r a m m e a r r i v é
'o u ! à l ’h e i j r ç . e t . a v a n t à c ô t é d ’el le u n d i c t i o n n a i r e .
�58
LE
D RO IT D ’A I M E R
el l e c h e r c h a i t à t r a d u i r e la p h r a s e a n g l a i s e . C e t é l é
g ra m m e venait de L o n d r e s , d e se s p a r e n ts in c o n n u s .
J e a n n e s a v ait à p e i n e q u e l q u e s m o t s d ’a n g l a i s , a u s s i
n ’a r r i v a i t - e l l e p a s à c o m p r e n d r e c e t t e d é p ê c h e , q u /
devait, p e n s a it-e lle , d ir e t a n t d e c h o s e s .
A p r è s a v o i r l o n g u e m e n t c h e r c h é , e l l e fu t c e r t a i n e
q u e la p h r a s e c o u r t e a n n o n ç a i t l’a r r i v é e d e s a t a n t e
p o u r le s o i r m ê m e . C e t t e c e r t i t u d e la p e i n a . L ’e n t e r
r e m e n t a v a it l i e u t o u t à l’h e u r e , el le s e r a i t s e u l e I
P o u r p e r m e t t r e à s e s p a r e n t s d ’a r r i v e r , o n a v a it
r e t a r d é l a c é r é m o n i e d ’u n j o u r . A q u o i b o n , p u i s
q u ’ils n ’a v a i e n t p a s j u g é l e u r p r é s e n c e u t i l e ? E ll e
r e l u t le t é l é g r a m m e e t s ’a p e r ç u t q u ’a u c u n m o t
t e n d r e n ’a c c o m p a g n a i t l a b r è v e a n n o n c e : « V o t r e
îan te a rriv e ra d e m a in
d ix -s e p t h e u r e s tr e n te .
M a r k l e . » E l l e é t a i t s û r e d ’a v o i r b i e n t r a d u i t , a u c u n
m o t n e pouv ait signifier a u t re c h o s e . E lle e u t un
g e s t e d e c o l è r e , f r o i s s a le t é l é g r a m m e e t , i m m o b i l e ,
re s ta q u e l q u e s m in u t e s au m ilieu d e sa c h a m b r e .
S e s y e u x e n f i r e n t le t o u r , c o m m e s ’i ls d e m a n d a i e n t
a t ix m e u b l e s , t é m o i n s d ’u n b o n h e u r p a s s é , u n p e u
de c o u r a g e . M a i s s u r la c o m m o d e , d a n s d e s v a s e s
d ’é t a i n , l e s f l e u r s t o m b a i e n t , f a n é e s , et d e s o b j e t s d e
to u te s so rtes, g an ts b la n cs, ru b a n s ro ses, petits
m o u c h o irs fro issés, tra în a ie n t à côté de g ra n d e s
e n v e l o p p e s à b o r d u r e n o i r e . C ’é t a i t u n d é s o r d r e
i n a c c o u t u m é , a n n o n ç a n t l ’a r r ê t d e la vie r é g u l i è r e et
r é v é l a n t la c a t a s t r o p h e .
J e a n n e se to u rn a vers so n b u re a u en b o is de rose,
jo li p e t i t m e u b l e q u i v e n a i t d e s a m è r e ; là , s u r le
ve lo urs ro u g e , u n p e u fané, e n c o r e de g r a n d e s
feuilles à b o r d u r e n o ir e , et, au m ilie u d u p a p i e r , se
d é t a c h a n t n e t t e m e n t , le n o m d u C o lo n el F a v i e r .
A l o r s b r u s q u e m e n t J e a n n e p r i t s e s g a n t s e t le c h â l e
de c a c h e m ir e n o ir q u i tr a n c h a it s u r s o n c o u v re -p ie d
d e m o u s s e l i n e e t s ’e n f u i t d e s a c h a m b r e .
D a n s la s a l l e à m a n g e r , l’a t t e n d a n t , e l l e t r o u v a la
/ i e i l l e s e r v a n t e q u i la s u p p l i a d e p r e n d r e q u e l q u e
c h o s e ; s e s e n t a n t f a ib l e et v o u l a n t ê t r e c o u r a g e u s e
j u s q u ’a u b o u t , J e a n n e c o n s e n t i t ; p u i s l e s d e u :
f e m m e s s ’e n a l l è r e n t .
D a n s u n e c o u r d e l’h ô p i t u l d u V a l - d e - G r â c e s.
d r e s s e , b ie n s é p a r é d e s a u tre s b â t im e n ts , u n p etit
m o n u m e n t A c o lo n n e s d o r i q u e s q u e f e r m e .u n e grillr
�LE
D R O IT
D ’A IM E K
%
e n 1er f o r g é ; a u - d e s s u s d e la p o r t e d ’e n t r é e , n a r g u a n t
le t e m p s , s e v o i e n t l e s a r m e s é c a r t e l é e s d e F r a n c e
e t d ’A u t r i c h e , s u r m o n t é e s d ’u n e c o u r o n n e f e r m é e .
C ’e s t l à q u e le m é d e c i n i n s p e c t e u r c o n d u i s i t
J e a n n e . D e p u i s le m a t i n , l e s f e n ê t r e s d e c e v i e u x
I m o n u m e n t é t a i e n t o u v e r t e s , m a i s ce s a l o n , q u ’o n
a é r a i t r a r e m e n t , c o n s e r v a i t u n e o d e u r d ’h u m i d i i i
i m p r e s s i o n n a n t e . A u m u r , p r è s d e l’i m m e n s e
c h e m in é e , se d r e s s a it, im p o s a n t, u n g ra n d p ortra ii
d ’A n n e d ’A u t r i c h e . D a n s u n e a t t i t u d e r a i d e e'
g o u rm é e , c e tte fem m e s e m b la it r a p p ç l e r à c e ux qui
v e n a i e n t là q u e c ’é t a i t e l l e q u i a v a i t p o s é la p r e m i è r e
p i e r r e d e c e m o n a s t è r e q u e l a R é v o l u t i o n avait
tr a n s f o r m é e n h ô p ita l.
D a n s u n g r a n d f a u t e u i l , J e a n n e s ’a s s i t , e t , les
y e u x sec9, elle a t te n d i t. S es m a in s g a n té e s d e n o ir
s e r r a i e n t l e s b r a s s c u l p t é s d u v i e u x s i è g e ; e l l e se
te n a it b ie n d ro ite , s e d o m in a n t. U n iq u e m e m b r e de
la f a m i l l e d u d é f u n t , J e a n n e d e v a i t r e c e v o i r le s
i n v i t é s . F r i s s o n n a n t s o u s s e s v o i le s d e c r ê p e , elle
t r o u v a i t q u e c ’é t a i t b i e n d u r d ’ê t r e s e u l e e t e l l e , q u i
i g n o r a i t la r a n c u n e , p e n s a i t p o u r t a n t q u ’e l l e n ’o u b l i e
r ai t j a m a i s q u e s e s p a r e n t s « d ’A n g l e t e r r e » l’a v a i e n t
a b a n d o n n é e e n u n pa re il jo u r!
S e u l e .. . A h î d a n s c e s a l o n o ù v e i lla it le f a n t ô m e
d ’u n e r e i n e , e l l e c o m p r e n a i t l’h o r r e u r d e c e m o t !
S e u l e ... c ’e s t l’a n é a n t i s s e m e n t d e t o u t l’ê t r e a i m a n t ,
c’e s t l’é p r e u v e d é c h i r a n t e q u i v o u s l a i s s e a u s s i
d é s e m p a r é e q u ’u n b a t e a u s a n s g o u v e r n a i l . S e u l e .. .
D ie u n ’a p a s c r é é l ’h o m m e ’p o u r c e t é t a t : à c ô t é d e
J a d o u l e u r c t d e l à m o r t , il a m i s l’a m o u r et l’a m i t i é ! . . .
S e u l e .. . c ’e s t , p o u r u n c œ u r <nii p l e u r e , l’effroi d e
l’h e u r e p r é s e n t e , l’é p o u v a n t e u u l e n d e m a i n . S e u l e .. .
d a n s c e tte g r a n d e p iè c e s o m b r e et vide , ce m o t
s ’i m p o s a i t ; c ’é t a i t u n g l a s q u i s o n n a i t , s o n n a i t et
s e m b l a i t n e v o u l o i r j a m a i s s ’a r r ê t e r . 11 b r i s a c o m m e
11n fé tu d e p a i l l e l a v o l o n t é d e J e a n n e et la jeta
d éfailla nte au fo nd d u fau te u il rigid e q u i p a r a is s a it
n ’ê t r e fait q u e p o u r l e s , a t t i t u d e s g o u r m é e s et i m p o
s a n t e s d ’u n a u t r e s i è c l e .
L a r a i n e , a u r e g a r d d u r , a v a it l’a i r d e m é p r i s e r
c e t t e p e t i t e fille q u i p l e u r a i t s o u s s e s v o i l e s , e t , d a n s
te s a l o n , t r i s t e s , l e s s a n g l o t s m o n t è r e n t . . .
L a p o r t e s ’o u v r i t à d e u x b a t t a n t s ; la c o u r e n t o u r é e
de m u r s b la n c s é ta it p le in e d e s o le il; d a n s c e tte
�L E . D R O IT
D 'A IM E R
tro u é e lu m in e u s e p a ru t, en g ra n d e te n u e , le gouv er
n e u r , a c c o m p a g n é d e s o n n e v e u . J e a n n e se r e d r e s s a
e t , s a n s e s s a y e r d e c a c h e r s e s l a r m e s , a l l a v e r s le s
d e u x h o m m e s . A v e c e u x e n t r a i t l ’a m i t i é , e t le p a u v r r
c œ u r n ’o s a i t p e n s e r q u e p e u t - ê t r e l’a m o u r s u i v a i t.
L e lie u te n a n t s e rr a les p e tite s m a in s g a n té e s d e
no ir, se s y e u x c h e r c h è r e n t le s p r u n e ll e s c la ires . L e
g é n é r a l é t r e i g n i t J e a n n e , si f rê l e s o u s s e s v o i l e s , e t ,
a p r è s a v o i r r e g a r d é le s a l o n v id e , il s e m i t à c ô t é d e
la j e u n e f i ll e ; p u i s q u e s a f a m i l le , c e l l e q u i t e n a i t à
el le p a r l e s l i e n s d u s a n g , l a l a i s s a i t s e u l e , l u i, le
c h e f d e l’a r m é e , e s s a y e r a i t d e l a r e m p l a c e r . C e t t e
e n f a n t é t a i t l a fille d ’u n d e s l e u r s .
L e d é f il é b a n a l , si p é n i b l e p o u r c e u x q u ’u n e v r a i e
d o u l e u r te rr a s s e , c o m m e n ç a . T o u s les élève s d u
c o l o n e l é t a i e n t v e n u s : ils r e g r e t t a i e n t le p r o f e s s e u r
e x p é r i m e n t é d o n t la s c i e n c e f a c i l i t a i t l e u r s é t u d e s e t
le c h e f i n d u l g e n t q u i a v a i t s u , d a n s b i e n d e s c i r
c o n s t a n c e s , ê t r e l e u r a m i . E n e n t r a n t d a n s le s a l o n ,
ils a v a i e n t s u r l e s l è v r e s d e s p a r o l e s d e r e g r e t v r a i
m e n t s in c è re s ... M a is q u e po u v aien t- ils d ir e à c e tte
j e u n e fille q u i s e t e n a i t t o u t e d r o i t e p r è s d u g o u v e r
n e u r et q u i s e m b l a i t n e p a s v o i r c e u x q u i d é f i l a i e n t
d e v a n t el l e ? Ils s ’i n c l i n a i e n t , s a l u a i e n t m i l i t a i r e m e n t ,
p u i s p a s s a i e n t e t s e m a s s a i e n t d a n s le f o n d d e la
p i è c e . U n m o n s i e u r t o u t d e n o i r v ê t u s ’a v a n ç a e t d i t
à v oix h a u t e : « L e s m e m b r e s d e la f a m i l le ». A l o r s ,
r e f u s a n t l’a i d e d u g é n é r a l , J e a n n e s e d i r i g e a v e r s la
C h a p e lle .
L a f am i lle d u d é f u n t . .. C ’é t a i t c e t t e j e u n e fille q u i
s ’en a l la i t s e u l e s o u s le c l a i r s o l e i l e t q u i s e m b l a i t
e n c o r e u n e e n f a n t . L a fa m i l le d u d é f u n t . . . T o u s les
o f f ic i e r s q u i r e g a r d a i e n t m a r c h e r c e t t e
m in c e
s i l h o u e t t e n o i r e s e n t i r e n t q u ’u n f r i s s o n d e p i t i é
s e c o u a it le u rs c œ u r s .
L a fa m i l le lu d é f u n t . , , m a i s c ’é t a i e n t e u x , c ’é t a i t
l’a r m é e t o u t e n t i è r e q u i d e v a i e n t p l e u r e r l ’h o m m e
] u i , p e n d a n i p l u s d e t r e n t e a n s , av a it f i d è l e m e n t se rv i
s a p a t r i e , e t , d a n s u n é l a n , c o m m u n , t o u s l e s offi
c i e r s s u i v i r e n t la j e u n e fille, felle m a r c h a i t l e n t e m e n t ,
ils la r a t t r a p è r e n t a i s é m e n t , et o u b l i a n t le p r o t o c o l e
i n s t i t u é p a r c e s m e s s i e u r s d e s p o m p e s f u n è b r e s , ils
l ’e n t o u r i r e r 1*. U n c a p i t a i n e d e h u s s a r d s s e m i t à s.i
d r o i t e ; à g a u c h e , le l i e u t e n a n t M a r v y et le g é n é r a l ;
d e r r i è r e el le, t o u t p r è s , i>our u u ’el le se s e n t i t m o i n s
'
!
!
:
*
J
I
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�LE
D R O IT
D 'A I M E R
61
s e u l e , l e s a u t r e s o f fi c ie rs s e m a s s è r e n t . E t le c o r t è g e
a r r i v a a i n s i d a n s la g r a n d e c o u r d ’h o n n e u r . L e s
b a d a u d s , d e r r iè r e les g rilles, r e g a r d è - e n t p a s s e r ,
s a n s c o m p r e n d r e , la « fam ille d u d é fu n t » et r e m a r
q u è r e n t q u e t o u s l e s m e m b r e s d e c e t t e f a m i l le
a v a i e n t l’a i r d ’a v o i r d u c h a g r i n .
D a n s l ’é g l i s e , l e s o f fi c i e r s e n t o u r è r e n t le c a t a f a l q u e
s u r l e q u e l b r i l l a i t s e u l le b e l u n i f o r m e d u c o l o n e l .
J e a n n e s ’a g e n o u i l l a s u r u n b a n c d e b o i s , e t l’office
c o m m e n ç a . N e v o u l a n t p a s p l e u r e r , la j e u n e fille
s’e f i o r ç a i t d e p r i e r ; é p e r d u s , s e s y e u x f i x a i e n t le
v ie u x b a l d a q u i n q u e s i x c o l o n n e s t o r s e s s u p p o r t e n t ,
l es t r i b u n e s d e s a n g l e s e t s u r t o u t le m a l t r e - a u t e l ,
s o r t e d ’é t a b l e s o m p t u e u s e o ù l’o n v o it l e s a n g e s d e
B e th lé e m p o r t e r les v e rs e ts d u G lo r ia i n e x c e l s i s ,
p e n d a n t q u e l’E n f a n t J é s u s , c o u c h é s u r l e t a b e r
nac le, es t a d o r é p a r la V ierg e et s a in t J o s e p h .
J e a n n e re g a rd a it les b ro n z e s , les s ta tu e s p r é c ie u s e s ,
to u s les m e rv e ille ux d é t a i l s : elle ne vo ula it p a s voir
l’u n i f o r m e q u i b r i l l a i t s u r l e c a t a f a l q u e , e l l e s a v a i t
b i e n q u e c e t t e v u e lu i e n l è v e r a i t t o u t c o u r a g e .. .
E t , l e n t s e t t r i s t e s , l e s r i t e s f u n è b r e s s ’a c c o m p l i
r e n t . J u s q u ’a u b o u t , s i n c è r e s e t r e c u e i l l i s , le s offi
ciers a c c o m p a g n è re n t la d é p o u ille d u che f, p uis,
a p r è s a v o i r s e r r é l a m a i n d e J e a n n e , ils s ’e n a l l è r e n t .
Le gé n é ral et s o n ne v e u r e s t è r e n t les d e r n i e r s p r è s
d e la j e u n e fille. A v e c l ’a u t o r i t é q u e l’a m i t i é d o n n e ,
i l s lu i f i r e n t q u i t t e r le c i m e t i è r e , e t u n e l o u r d e e t
t r i s t e v o i t u r e d e d e u i l e m m e n a J e a n n e e t s a vie ille
s e r v a n t e v e r s le p e t i t a p p a r t e m e n t d e la p l a c e S a i n t F ra n ço is -X av icr .
L o r s q u ’e l l e s f u r e n t p a r t i e s , le g o u v e r n e u r s ’e n alla
avec s o n n e v e u et e n c o u r s d e r o u t e l’i n t e r r o g e a :
— T u d é s ire s re v o ir M lle F a v ie r> de m an d a -t-il
briè v e m e n t.
— O u i, m o n g én éral.
— C ’e s t p l u s q u e d e la s y m p a t h i e
S a n s h é s i t e r , il r é p o n d i t d ’u n e v oix c l a i r e :
— O u i, m o n gé n éral.
— Q u e c o m p t e s - t u f a i r e ? ... E l l e n ’a p a s d e
fortune.
— J e le s a i s . .. m o i n o n p l u s , h é l a s 1 E t e n s o u p i
r a n t il a j o u t a : Il f a u d r a a t t e n d r e m o n p ,-a d e d e
ca p ita in e .
Le g é n é r a l h a u s s a l e s é p a u l e s .
�62
1 £ D R O I T D ’A I M ü R
— C ’e s t f o u , g ro g n a - t -i l.
M a is se s y e u x , q u i n e s a va ie nt p a s m e n tir, d is a ie n t :
<T u a s r a i s o n . »
I l s n e p a r l è r e n t p l u s d e c e t t e c h o s e si g ra v e q u ’en
p e u d e m o t s i ls v e n a i e n t d e d é c i d e r , m a i s l ’u n e t
.’a u t r e é t a i e n t h e u r e u x d e s a v o i r q u ’i ls s ’é t a i e n t
co m p ris.
L o r s q u ’ils s e s é p a r è r e n t , d e s o n t o n d e c h e f , le
général d it :
— V ie n s m e p r e n d r e a p r è s - d e m a i n à c i n q h e u r e s ,
et n o u s iro n s là -b as.
L à - b a s , p o u r e u x , c ’é t a i t le p e t i t a p p a r t e m e n t o ù
u n e e n fa n t b lo n d e , vê tu e d e n o ir c ie s a tte n d a it.
L a s s e , n ’e n p o u v a n t p l u s p h y s i q u e m e n t e t m o r a l e
m e n t, J e a n n e avait m o n té les c i n q éta g e s p r e s q u e
p o r t é e p a r la vie ille s e r v a n t e . L a r e n t r é e d a n s le
lo g is v i d e fut d o u l o u r e u s e , le s o l e i l d e m i d i e m p l i s
s a i t d e c l a r t é c h a q u e p i è c e e t l a j e u n e fille s o u ff ri t
d e r e t r o u v e r t o u t c o m m e a u t r e f o i s . D a n s le p e t i t
s a l o n r i e n n ’é t a i t c h a n g é : l e s m e u b l e s d ’a c a j o u
é ta ie n t to u jo u rs a u s s i a c c u e illa n ts , les r id e a u x de
t u l l e b l a n c , a u x p l i s r a i d e s , l a i s s a i e n t e n t r e r t o u t e la
l u m i è r e ; s e u l e s , l e s p l a n t e s , m a n q u a n t d ’e a u d e p u i s
q u e l q u e s jo u rs , se fa n a ie n t le n te m e n t. A s s is e s u r un
faute uil, ne p e n s a n t p a s à se dé v ê tir, J e a n n e re g a r
d a i t a u t o u r d ’e l l e e t s e s y e u x s ’a r r ê t a i e n t d é s e s p é r é s
s u r c h a q u e c h o s e . L à, s u r la c h e m in é e , à p o r té e de
la m a i n , d e u x p h o t o g r a p h i e s , J e a n n e e t s a m è r e . Q u e
d e fo is il l e s a v a it r e g a r d é e s , t o u c h é e s 1... S u r la
t a b l e , b i e n r a n g é s , l e s l i v r e s q u ’il f e u i l l e t a i t p r e s q u e ,
c h a q u e j o u r ; à c ô t é , l’a t t e n d a n t , t o u t u n a t t i r a i l d e
f u m e u r . L à , t o u s l e s s o i r s , il s ’i n s t a l l a i t , t r a v a i l l a n t
ta rd , p r é p a r a n t s e s c o u r s , é c riv a n t, fa isa n t s e s c a rte s ,
p e n s a n t s a n s c e s s e à l’i n s t r u c t i o n d e s j e u n e s offi
c i e r s q u ’o n lu i c o n f i a i t . C ’é t a i t , b i e n c l o s e , d a n s
c e t t e p e t i t e p i è c e , t o u t e l a v ie d ’u n h o m m e q u i
n ’a v a it v é c u q u e p o u r s a fille e t s o n p a y s , e t d e
— '«vr e c e p a s s é , q u i d a t a i t d ’h i e r , e n l e v a i t à J e a n n e
to u t c o u ra g e .
A v e c u n e t e n d r e s s e m a t e r n e l l e l a s e r v a n t e la
d é v ê t i t ; e l l e e n l e v a !c v o i le n o i r , le l o u r d c h a p e a u d e
, . é p e , d é b a r r a s s a l e s é p a u l e s d u cl u i le d e c a c h e
m i r e , p u i s , c e l a fa i t , el le s u p p l i a « s a p e t i t e fille »,
e l l e l u i d o n n a i t c e n o m d ’a u t r e f o i s , d e b i e n v o u l o i r
�LE
D R O IT
D ’A I M E H
63
s e r e p o s e r . S a n s f o r c e p o u r r é s i s t e r , J e a n n e ail?
d a n s s a c h a m b r e ; e l l e s e c o u c h a e t i e s o m m e i l lu
a p p o r t a l’o u b l i . E ll e d o r m i t l o n g t e m p s , cl la n o u r r i c e
veilla s u r ce r e p o s q u e t o u t l’ê t r e p h y s i q u e d e la j e u n e
fille r é c l a m a i t .
I .e t e m p s p a s s a , à s i x h e u r e s u n v i o l e n t c o u p d t
s o n n e t t e r e t e n t i t . D a n s la c u i s i n e , la s e r v a n t e t r e s
sa illi t e t , e n c o l è r e c o n t r e c e t i n t r u s q u i f o r ç a i t le
c o n s i g n e , el l e a l l a o u v r i r . T o u t d o u c e m e n t , p r ê t e à
r e n v o y e r l ’i n c o n n u , e l l e e n t r e b â i l l a ta p o r t e , m a i s
u n e p o u s s é e é n e r g i q u e la j e t a c o n t r e le m u r e t u n e
g r a n d e f e m m e , v a l i se à la m a i n , p é n é t r a d a n s l’a p p a r
t e m e n t . E l l e r e g a r d a la d o m e s t i q u e q u i la c o n t e m
p la i t e ff r a y é e , p r o n o n ç a q u e l q u e s m o t s i n i n t e l l i
g i b l e s e t , a p r è s u n h a u s s e m e n t d ’é p a u l e s , d it e n
f r a n ç a i s a v e c u n fo rt a c c e n t :
— J e s u is m is s M ark le .
L a s e r v a n t e o u v r i t la p o r t e d u s a l o n , la g r a n d e f e m m e
y p é n é t r a , p o s a s a v a l is e , e x a m i n a t o u t a u t o u r d ’elle
et d ’u n e v o ix r u d e , p r e s q u e m a s c u l i n e , d e m a n d a :
— O ù es t m is s F a v ie r ?
A l o r s , e n b r e d o u i l l a n t , la n o u r r i c e e x p l i q u a q u e ,
t r è s f a t i g u é e , la j e u n e fille s e r e p o s a i t ; el le d o r m a i t
e n c o r e , m a i s n e t a r d e r a i t p a s à s ’é v e il l er .
L ’A n g l a i s e s ’a s s i t d a n s u n f a u t e u i l , c r o i s a les
j a m b e s , r e g a r d a s o n p o i g n e t q u ’u n b r a c e l e t - m o n t r e
en c e rc la it, et dit :
?
— S ix h e u r e s p a s s é e s . P u i s el le a j o u t a : F a i t e s
le t h é .
L a n o u r r i c e d i s p a r u t , m a i s e l l e n ’a l l a p a s « f a i r e le
t h é », el le c o u r u t p r é v e n i r J e a n n e ; d o u c e m e n t elle
a p p r i t à la j e u n e fille l’a r r i v é e d e m i s s M a r k l e .
E n t r e m b l a n t , J e a n n e s ’h a b i l l a ; p r ê t e , el le se
d i r i g e a v e r s le s a l o n o ù l ’a t t e n d a i t s a t a n t e , la s œ u i
du s a m è r e , e t e l l e av a it t a n t b e s o i n d ’ê t r e a i m é e et
c o n s o l é e , q u ’e l l e a l la i t v e r s c e t t e f e m m e a v e c u n
c o e u r p r ê t ù s e d o n n e r . T r è s é m u e , el le o u v r i t L
P o r t e , m a i s la p i è c e é t a i t v id e , u n e g r a n d e v a l i se e r
c u i r j a u n e , s u r l a q u e l l e é t a i e n t p o s é s u n c h a p e a u et
Une v e s t e , d é n o n ç a i t s e u l e la p r é s e n c e d . é t r a n g è r e .
J e a n n e a l l a d a n s l a s a l le à m a n g e r e t , p p, -u f e n ô t r r
o u v e r t e , a p e r ç u t s u r le b a l c o n c e ll e q u ’el le c h e r c h a i t .
L a g r a n d e s i l h o u e t t e , la r o b e r o u g e et n o i r e q u i la
v ê t a i t , d é p l u r e n t à la j e u n e f i ll e ; c e t t e f e m m e 11e p o r.
t a it p a s i e d e u i l J e s o n p è r * ' L e s b r a * u>'
tou
�la
D R O IT
D 'A IM E R
d a i e n t v e r s l ’i n c o n n u e s ' i m m o b i l i s è r e n t e t la v o u e
douce p ro n o n ç a p re sq u e d u re m e n t deux m o ts :
— B o njou r, m a d e m o is e lle .
L ’A n g l a i s e s e r e t o u r n a b r u s q u e m e n t e t d e u x
g r a n d s p a s l’a m e n è r e n t d e v a n t J e a n n e . E l l e s e c o u a , à
î a b r i s e r , l a m a i n d e la j e u n e fille, p u i s s e m i t à
p a r l e r t r è s vite d a n s s a l a n g u e n a t a l e .
J e a n n e l’i n t e r r o m p i t s è c h e m e n t .
— J e n e c o m p r e n d s p a s l’a n g l a i s .
S t u p é f a i t e , m i s s M a r k l e s ’a r r ê t a e t r e p r i t e n
fra n ç a is :
— C o m m e n t, vo us ne c o m p re n e z p a s I M a is votre
m è re é ta it A ng la is e!
J e a n n e eût b ie n aim é ré p o n d re q u e sa m è re , d e
p a r s o n m a r i a g e , é t a i t d e v e n u e F r a n ç a i s e , m a i s el l e
trouva ce tte d is c u s s io n in u tile et d e m a n d a à m is s
M a r k l e si el l e d é s i r a i t q u e l q u e c h o s e .
— J ’ai c o m m a n d é le t h é , fit-e ll e, m a i s a v a n t d e l e
p r e n d r e je v o u d r a i s m ’i n s t a l l e r ; m o n t r e z - m o i l a
cham bre.
L a c h a m b r e I J e a n n e la r e g a rd a é to n n é e ; c e tte
é tra n g è re c o m p ta it d o n c h a b i t e r avec elle !
— M a i s , c e t a p p a r t e m e n t e s t t o u t p e t i t , il n ’y a p a s
de p iè ce d is p o n ib le ... J e ne s a is v ra im e n t c o m m e n t
faire, m a d e m o is e ll e .
T o u t e n s e d i r i g e a n t v e r s le s a l o n , l’A n g l a i s e
rep rit :
— N e m ’a p p e l e z p a s m a d e m o i s e l l e , c ’e s t r i d i c u l e ,
je s u i s v o t r e t a n t e . . . P u i s , p r e n a n t s o n c h a p e a u e t
s o n m a n t e a u d ’u n e m a i n , s a v a l is e d e l ’a u t r e , el le
ajo uta :
— V o u s a v e z l ’a i r f a t i g u é e e t v o u s s e m b l e z n e p a s
C o m p r e n d r e c e q u e je v o u s d i s ; a p p e l e z la d ô m e s ,
/ i q u e q u i m ’a o u v e r t la p o r t e .
H e u r e u s e d e n ’ê t r e p l u s s e u l e a v e c c e t t e f e m m e
q u i n ’avait e u p o u r elle a u c u n m o t d e s y m p a t h i e ,
J e a n n e a l l a c h e r c h e r s a n o u r r i c e et la r a m e n a d a n s
,e s a l o n .
A l o r s m i s s M a r k l e s ’a d r e s s a à la s e r v a n t e :
— P e n d a n t m o n s é j o u r à P a r i s j’h a b i t e r a i i ci,
c o m b i e n y a-t-il d e c h a m b r e s d a n s c et a p p a r t e m e n t ?
— D oua s e u le m e n t, m a d e m o is e lle .
Eli b i e n , r é p l i q u a - t - e l l e e n h a u s s a n t l e s é p a u l e s ,
C’e s t t o u t c e q u ’il fau t ; e t , s e d i r i g e a n t v e r s la p o r t e »
ç |l e a j o u t a : M o n t r e z - m o i la s e c o n d e c h a m b r e .
�f.E
D R O IT
D 'A IM E R
. J e a n n e e u t u n c r i d ’a n g o i s s e . C h e r c h a n t à é v i t e r
to u t conflit, la n o u r ric e , tr è s p o lim e n t, r é p o n d it :
— C ’e s t i m p o s s i b l e , m a d e m o i s e l l e , c e t t e c h a m b r p
e s t celle d u p a u v re m o n s i e u r ; ^ o p u is sa m o n
p e r s o n n e n ’y e s t e n t r é .
L ’A n g l a i s e e u t u n e l é g è r e h é s i t a t i o n ; el le r e g a r d a
J e a n n e q u i , t o u t e p â l e , s e c r a m p o n n a i t a u x b r a s d e la
se rv a n te , elle p e n s a q u e c e tte en fa n t était rid ic u le
m e n t s e n s ib le c o m m e to u te s les F r a n ç a is e s , et, ne
v o u l a n t p a s , d è s le p r e m i e r j o u r , l a h e u r t e r , e l l e
co n c lu t :
— M a n i è c e m e d o n n e r a s a c h a m b r e et el le
p r e n d r a c e ll e d e s o n p è r e . V o il à .
C e la d it, elle so r tit d u sa lon.
A d i x h e u r e s d u s o i r , t o u t é t a i t c a l m e d a n s l ’a p p a r l e m e n t d e la p l a c e S a i n t - F r a n ç o i s - X a v i e r . M i s s
M a r k l e , i n s t a l l é e d a n s l a c h a m b r e d e J e a n n e , se
re p o s a it d e s fatigu es de s o n voyage et d o r m a it
d e p u i s u n e h e u r e d é j à . D a n s la s a l l e à m a n g e r , la
n o u rric e te n a it s a p e tite d a n s se s b r a s . E lle p a rla it à
v o ix b a s s e e t d i s a i t à l’e n f a n t q u e t o u t é t a i t p r ê t
p o u r e l l e c h e z s o n p è r e e t q u ’elle d e v a i t y a l l e r . M a i s
J e a n n e ne p o u va it se d é c id e r à e n t r e r d a n s ce tte
p i è c e q u ’il h a b i t a i t q u e l q u e s j o u r s a u p a r a v a n t . L e
c œ u r s i m p l e d e la d o m e s t i q u e t r o u v a l e s m o t s q u ’il
f allait d i r e p o u r q u e la j e u n e fille s e r é s i g n â t :
—
M a p e t i t e , fit -e l l e, il n e f a u t p a s a v o i r p e u r d e ^
c e l u i q u i n ’e s t p l u s ; tu d o i s t o u t d e s u i t e t ’h a b i t u e r
à vivre a v e c l u i, a v e c s o n s o u v e n i r . E n t o u r e - t o i d e ce
q u ’il a a i m é , p e n s e q u ’il t e voit t o u j o u r s e t s o i s b i e n
c e r t a i n e q u e D i e u , la b o n t é m ê m e , n e s é p a r e p a s
ainsi les m o rts d e s vivants. N o u s ne les vo y o ns p lu s ,
n ia i s p o u r e u x c ’e s t t r è s d i f f é r e n t , le s p l u s g r a n d e s
j o ie s d u ci el n e p e u v e n t l e u r f a i r e o u b l i e r l e u r s
e n f a n t s . I l s s o n t là , ils n o u s e n t o u r e n t , ils n o u s p r o
t è g e n t e n c o r e , e t c e q u ’ils o n t a i m é i c i - b a s d o i t n o u s
d e v e n i r d e u x fo is p l u s c h e r . C ’e s t p a r le s o u v e n i r
q u e n o u s h o n o r o n s n o s m o r t s . V a , m a p e t i t e , va
d a n s s a c h a m b r e ; l u i, m i e u x c j e m o i , s a u r a te
co ns o le r.
lit J e a n n e o b é i t , e l l e o u v r i t la p o r t e d ’u n e m a i n
h é s ita n te et p é n é tr a d a n s c e tte p iè c e où to u t pa rla it
d e l u i. L e s y e u x b a i s s é s , n ’o s a n t e n c o r e r e g a r d e r ,
e 'l c s ’a s s i t s u r la p r e m i è r e c h a i s e v e n u e , f r i s s o n -
i2t -n i „
�r,f>
î.f t
D R O IT
D ’A IM E R
n a n t e . A p r e s u n d e r n i e r b a i s e r , ia vieille n o u r r i c e
s ’e n alla et J e a n n e r e s t a s e u l e . L e s m a i n s c r o i s é e s
s u r s e s g e n o u x , el le n e b o u g e a i t p a s , le m o i n d r e
b r u i t lui s e m b l a i t s a c r i l è g e . L e lit d ’a c a j o u , r i g id e et
s é v è r e , lui f a i sa it p e u r . S u r la t a b l e elle a p e r c e v a i t
l e s é p r e u v e s d u d e r n i e r liv re J e s o n p è r e , (ci t o u t
'(’a t t e n d a i t et p o u r t a n t il n e r e v i e n d r a i t j a m a i s . (Jn
s a n g l o l la s e c o u a , m a i s v o u l a n t ê t r e c o u r a g e u s e e l l e
s e le v a e t , d o u c e m e n t , s u r la p o i n t e d e s p i e d s , p o u r
n e p a s t r o u b l e r le g r a n d s i l e n c e , el le al fa v e r s la
ch e m in é e.
L à, d ev a n t u n e p e n d u l e de m a rb r e ja u n e , to u te s se s
p h o t o g r a p h i e s d ’e n f a n t , s u r la c o m m o d e u n p o r t r a i t
de je u n e fem m e , à côte u n e s im p le b o ite de b o is où
le c o l o n e l c a c h a i t d e s s o u v e n i r s . F l e u r s f a n é e s , m o u
c h o i r b r o d é , c e r c l e d ’o r o r n é d ’u n e m o d e s t e p e r l e ;
la b a g u e d e f i a n c é e d e s a m è r e q u e J e a n n e d e v a i t
p o r t e r q u a n d el le a u r a i t v ingt a n s . S o u l i e r s d ’e n f a n t ,
si p e t i t s , q u e la j e u n e fille r ia i t c h a q u e f o i s q u e le
c o l o n e l le s lui m o n t r a i t , ' p u i s t o u t e s l e s l e t t r e s q u e
J e a n n e a v a it écrite,s p e n d a n t l e s c o u r t e s a b s e n c e s d e
so n pè re . T o u t cela rec ueilli, to u c h é p r e s q u e c h a q u e
jo u r p a r celui q u i avait ta nt a im é sa fem m e et son
e n f a n t . . . lit J e a n n e , p i e u s e m e n t , o u v r i t l a b o i t e et
re g a rd a ses tréso rs.
L e s f l e u r s f a n é e s , le p e t i t m o u c h o i r b r o d é , la
b a g u e , c ' é t a i e n t d e s s o u v e n i r s d ’a m o u r ; el le l e s c o n te m p la lo n g u e m e n t, tr o u v a n t u n e à m e à c e s ob je ts
in a n im é s , u n e à m e qu i disa it d e s c h o s e s c o n s o la n te s ,
q u i p a r l a i t d e ce p a s s é q u e s o n p è r e n ’av a it j a m a i s
o u b l i é .. .
L ’a m o u r e s t u n m o t m e r v e i l l e u x , c e l u i q u i le m u r
m u r e en l’e s p é r a n t s e n t q u e le b o n h e u r va p é n é t r e r
d a n s s o n c œ u r ; ce n ’e s t p l u s la m o r t q u i le frô l e , ce
n e s o n t p l u s l e s l a r m e s el la d o u l e u r , c ’e s t la vie av e c
t o u t e s s c s p r o m e s s e s et s e s r ê v e s l e s p l u s b e a u x .
J e a n n e t e n a i t la b a g u e d e s a m a m a n , le m o u c h o i r
b r o d é ; ■■
'
■ - 'é c l a i r a i e n t , s e s l è v r e s n e t r e m b l a i e n l | ! < , eiic o s a i t r e g a r d e r la c h a m b r e d e s o n
p è r e . A v e c r e c u e i l l e m e n t el le b a i s a l e s d e u x o b j e t s
q u i v e n a i e n t d e lui d i r e d e si d o u c e s c h o s e s , p u i s elle
le s r e m i t d a n s la b o i t é ; c e l a fa it , a p r è s a v o i r r e g a r d é
ie c r u c i fi x q u i é t a it a c c r o c h é . a u m u r , el le se d é v ê t i t
P rê te , se s ch e v eu x b lo n d s r é p a n d u s s ü r se s ép a u le s,
t o u t e b l a n c h e d a n s u n g r a n d v ê t e m e n t d e n u i t , elle
j
|
I
j
j
,
i
;
j
;
:
I
:
!
j
j
|
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�LE
D R O IT
D 'A IM E R
67
s> a g e n o u i l l a a u p i e d d u lit, et la, c a ‘ n e , a p a i s é e , s e n
t a n t q u e d a n s c e t t e p i è c e el l e n ’é t a i t p l u s s e u l e , elle
p ria p o u r so n p è re et p o u r sa m a m a n q u i, là -h a u t,
d a n s le b e a u c i e l , é t a i e n t e n f i n r é u n i s .
R lle p r i a l o n g t e m p s a v e c f e r v e u r , p u i s , l e s y e u j
m i - c l o s , s e g l i s s a d a n s le lit, e t , là, a t t e n d i t q u e le
s o m m e i l v in t. D o u c e m e n t , s a n s h e u r t , te l u n b é b é
q u ' o n b e r c e , el le s ’e n d o r m i t e n p e n s a n t à la p e t i t e
bague b la n ch e et au m o u c h o ir b ro d é.
V II
L e l e n d e m a i n , s a n s m é n a g e m e n t a u c u n , e n f em m e
q u i a r e ç u d e s o r d r e s el q u i l e s t r a n s m e t , m i s s
M a rkle a p p r it à J e a n n e ce q u e s o n o n cle, qu i d ev e
nai t s o n t u t e u r , av a it d é c i d é . J u s q u ’à s a m a j o r i t é ,
•Jeanne v i v r a i t à L o n d r e s a v e c e u x ; à v in g t e t u n a n s ,
si el le n ’é t a i t p a s m a r i é e , el le s e r a i t l i b r e d ’a u i r à sa
guise.
L o n d r e s ! C e s e u l n o m é p o u v a n t . . la j e u n e fille.
L o n d r e s , c ’é t a i t u n e ville é t r a n g è r e , l o i n d e lu F r a n c e
et o ù el le n ’av a it p a s d ’a m i s ; c a r c e t t e g r a n d e f e m m e
m a s c u l i n e , q u i p a r l a i t le f r a n ç a i s a v e c u n a c c e n t r u d e
°t v i la in , p o u v a i t ê t r e s a t a n t e , m a i s n e s e r a i t j a m a i s
so n a m i e . P a r t i r a v e c c e t t e A n g l a i s e p o u r r e t r o u v e r
Un m o n s i e u r q u ’elle n e c o n n a i s s a i t p a s e t q u i p o u r
ta n t'a v a it d e s d ro its s u r elle, tou t ce la était effrayant
P ou r u n p e tit c t e u r de d ix -h u it ans.
P a r t i r ! . . . D ’u n e v o ix q u i t r e m b l a i t , J e a n n e av a it
d e m a n d é si le d é p a r t é t a it d é j à fixé. A l o r s m i s s
M a rk l ç , e n r e g a r d a n t a u t o u r d ’el le, a v a it r é p o n d u
Qu’u n e d i z a i n e d e j o u r s s u f f i r a i e n t p o u r r é g le r
’a Ut. L e m a t i n , el le s ’o c c u p e r a i t a v e c l’h o m m e
^ ’a f f a i r e s , u n A n g l a i s r e t r o u v é à P a r i s , l ' a p r è s - m i d i ,
elle v i s i t e r a i t q u e l q u e s m o n u m e n t s . C e se ra tf
P o y re l l e e t p o u r s a n i è c e u n e d i s t r a c t i o n u t i l e et
■'Kréable.
, Le j o u r m ê m e , el le a v a it v o u l u m e t t r e s o n p r o j e t à
e x é c u t i o n , e t c o m m e le L o u v r e la t e n t a i t , elle d e m a n d a
J e a n n e d e l’a c c o m p a g n e r . L a j e u n e f i l l e , r e f u s a .
�uE D R O I T D ’A I M E R
é t a n t v r a i m e n t t r o p l a s s e e t t r o p t r i s t e . S e u l e , l’A n
gla is e é ta it p ar tie.
L e s o i r el le r e v i n t t a r d ; t o u t e l a j o u r n é e , g u i d e à la
m a i n , el le s ’é t a i t p r o m e n é e d a n s l e s m e r v e i l l e u s e s
s a l l e s e t e n a v a it t a n t v u q u ’el le n e s e s o u v e n a i t d e
r i e n ; p o u r t a n t , p e n d a n t le d î n e r , el l e d i s c u t a n o s
m a ître s , les c o m p a r a a u x p e i n tr e s an glais et d é c la ra
n e t t e m e n t q u ’a u c u n n e v a l a i t R e y n o l d s e t G a i n s '»oro u g h .
L e le n d e m a in , J e a n n e d u t a c c o m p a g n e r s a ta n te à
N o tr e -D a m e et au P a la is d e J u s t ic e et d o n n e r les
e x p l i c a t i o n s q u ’i n l a s s a b l e m e n t l’A n g l a i s e r é c l a m a i t .
V e r s c i n q h e u r e s , n ’e n p o u v a n t p l u s , el le m a r c h a i t
d e p u i s le d é j e u n e r , J e a n n e q u i t t a s a t a n t e q u i v o u l a i t
e n c o r e v i s i t e r le p a l a i s d u T r o c a d é r o .
L a j e u n e fille r e n t r a c h e z el l e a v e c u n c œ u r t r è s
l a s ; c h a q u e f o i s q u ’el l e r e m o n t a i t l e s é t a g e s , el l e s e
p o s a i t la m ê m e q u e s t i o n : C o m b i e n d e t e m p s e n c o r e
v iv ra i t -e ll e là ?
M i s s M a r k l e a v a it p a r l é d ’u n e d i z a i n e d e j o u r s et
il y e n a v a i t d é j à q u a t r e q u ’e l l e é t a i t a r r i v é e . S ’e r
a l l e r , q u i t t e r le c h e r p e t i t c o i n , c ’é t a i t e n c o r e u ni
d o u l e u r , e t J e a n n e v o u l a it o u b l i e r q u e c e t t e h e u r e - 1..
vie n d ra it.
U n e c h o s e l ’i n q u i c t a i t . Q u ’a l l a i t - o n f a i r e d u m o b i
l i e r ? E l l e n e p o u v a i t t o u t e m p o r t e r e n A n g l e t e r r e , le
t r a n s p o r t é t a i t c h e r .. . J e a n n e n ’a v a it p l u s b e a u c o u p
d ’a r g e n t e t e l l e n ’o s a i t p a r l e r d e c e t t e q u e s t i o n
p é n i b l e à s a t a n t e . E l l e s a v a i t q u e s o n p è r e n ’av a it
a u c u n e f o r t u n e , s o u v e n t s a b o u r s e d e j e u n e fille,
t o u j o u r s Lven g a r n i e g r â c e à s o n p i n c e a u , a v a i t a i d é ,
s a n s q u ’il s ’e n d o u t â t , c e l le d u c o l o n e l . C o m m e n t
ferait J e a n n e e n A n g l e t e r r e ? E ll e s e r a i t u n e i n c o n n u e
et n e pot rra it v n n d re se s tra v a u x ?
/ T o u t e s c e s c l 'o s e s é t a i e n t t r i s t e s , t r i s t e s . E n a r r i
v a n t s u r * - e p a l i e r o ù t a n t d e fois e l l e a v a it a t t e n d u
s o n p è r e , J e a n n e s a n g l o t a i t , et c e fut e n p l e u r a n t
q u ’e l l e r e n t r a c h e ? e l le . C h e z el le I C o m b i e n d e t e m p s
e n c o r e p o u rra it-e ll e d ir e c e s d e u x m o ts - là ? ...
P o u r la n o u r r i c e , q u e s e s l a r m e s d é s o l a i e n t , elle
s e c a l m a ; p u i s , « p r è s a v o i r c o n t é à la s e r v a n t e l e u r
p r o m e n cc!e à t r a v e r s P a r i s , e l l e l’i n t e r r o g e a :
M i s s M a r k l e lut a v a i t- e l l e p a r l é d e s e s p r o j e t s ?
^ » v a i t - e l l e si le jo>ir d u d é p a r t é t a it fixé ? Q u ’al lai t-
�LE
D R O IT
D ’A I M E k
69
î l l e f a i r e d u m o b i l i e r ? E t e n f in l a n o u r r i c e s u i v r a i t ■jlle « s a p e t i t e fille » ?
A t o u t e s c e s q u e s t i o n s f a i t e s a v e c a n x i é t é , la vie ille
f e m m e r é p o n d i t d ’a b o r d p a r d e s m o t s v a g u e s , d i s a n t
q u ’el le n e s a v a i t g u è r e , q u e m i s s M a r k l e n e p a r l a i t
p a s b e a u c o u p ; m a is elle ajo u ta les y e u x b a is s é s ,
s ’e f f o r ç a n t d e c a c h e r s a p e i n e , q u e J e a n n e d e v a i
b i e n p e n s e r q u ’o n n e p o u v a i t p a s l’e m m e n e r e n
A n g l e t e r r e . M a i s , n e v o u l a n t p a s i n d i s p o s e r la j e u n e
fille c o n t r e s e s p a r e n t s , e l l e a j o u t a q u e c ’é t a i t ' c h o s e
n a t u r e l l e e t q u ’à s o n â g e o n n e q u i t t a i t p l u s s o n p a y s .
E ll e d i t e n c o r e q u e d e u x m e s s i e u r s é t a i e n t v e n u s
d a n s l’a p r è s - m i d i e x a m i n e r c h a q u e p i è c e d e l ’a p p a r
t e m e n t e t q u e , s u r d e g r a n d e s f e u i l l e s d e p a p i e r , ils
a v a i e n t p r i s d e s n o t e s ; p u i s , a u m o m e n t d e p a r t i r , ils
l’a v a i e n t c h a r g é e d e p r é v e n i r m i s s M a r k l e q u ’o n v i e n
d r a i t p r e n d r e le m o b i l i e r l u n d i p r o c h a i n .
I n q u i è t e , J e a n n e s ’é t o n n a q u e s a t a n t e n e lui e u t
p a s p a r l é d e t o u t c e l a ; le d é p a r t é t a i t d o n c fixé p u i s
q u ’o n a l l a i t c o m m e n c e r à e m b a l l e r . M a i s é t a i t - c e b i e n
p o u r l e s e m b a l l e r q u ’oTi v e n a i t c h e r c h e r l e s m e u b l e s ?
L a n o u r r i c e n e r é p o n d i t p a s e t , p r é t e x t a n t le d î n e r
à s u r v e i l l e r , s ’e n a l l a d a n s l a c u i s i n e .
A ng oissée p a r ce d é p a rt p ro ch e, J e a n n e éprouva
le b e s o i n d e f a i r e le t o u r d e c e t a p p a r t e m e n t o ù il lui
r e s t a i t à p e i n e q u e l q u e s f o u r s à v iv re. E ll e e n t r a d a n s
son a n c ie n n e c h a m b r e . M o n D ie u ! C o m m e c e tte
p i è c e é t a i t d é j à c h a n g é e ! M i s s M a r k l e , si m a s c u l i n e ,
l’av a it c o m p l è t e m e n t t r a n s f o r m é e .
S u r la c o m m o d e , d a n s u n c o i n , el le a v a it r e l é g u é
•es b i b e l o t s d e J e a n n e , p e t i t s r i e n s s a n s v a l e u r , a u x
q u e l s l a j e u n e fille t e n a i t . L e s n a p p e r o n s b r o d é s , le s
c o u s s in s , to u te s c e s c h o s e s q u i m e tte n t d a n s une
c h a m b r e u n e n o t e si g a i e , é t a i e n t r é u n i s s u r u m
c h a i s e ; u n p l a i d l e s r e c o u v r a i t . P o s é e s u r la ta b le.
P rè s d u lit , u n e g r o s s e b i b l e s o u v e n t f e u i l l e t é e et d e i
M agazines a n g la is ; p e n d u e a u m u r , u n e la n iè re de
Crin , p u i s , t r a î n a n t s u r la c h e m i n é e , d e s c a r t e s p o s
ta l e s . S u r la c o m m o d e , la v a l i se j a u n e , g r a n d e o u v e r t e ,
'a i s s a i t v o i r c e q u ’elle c o n t e n a i t : l i n g e r i e t r è s s i m p l e .
P re s q u e g ro s s iè re , cols e m p e s é s , c ra v a te s , c h a p e a u
d e t o i l e c i r é e ; t o u t c e l a si p e u f é m i n i n !
D é s o lé e d e voir sa c h a m b r e ain si tr a n s fo rm é e ,
J e a n n e s ’e n a l la . C o m m e e l l e t r a v e r s a i t l’a n t i c h a m b r e ,
*e t i m b r e d e la p o r t e d ’e n t r é e r e t e n t i t ; c r o y a n t q u e
�/
70
T.E D R O IT
D ’A I M E R
c ’é t a i t m i s s M a r k l e , la j e u n e fille a l l a o u v r i r . E l l e se
t r o u v a e n p r é s e n c e d u g o u v e r n e u r et d e s o n n e v e u .
S u r p r i s e h e u r e u s e m e n t , m a i s si t r o u b l é e q u ’e l l e n e
s a v a i t p l u s q u e f a i r e , el le t e n d i t a u x a r r i v a n t s s e s
m a i n s e t a v o u a d ’u n e v o ix p l a i n t i v e j
— J e vous e s p é ra is ,..
P u i s , a p r è s ce g e s t e q u i d i s a i t s a d é t r e s s e , el le e u t
p r e s q u e h o n t e d e s a t r a n c h i s e , et, s e r e c u l a n t p r é
c i p i t a m m e n t , el le fit e n t r e r l e s v i s i t e u r s d a n s le s a l o n .
L e g é n é r a l s ’a s s i t s u r u n f a u t e u i l , p r è s d e la c h e
m i n é e , et m o n t r a n t à J e a n n e u n e c h a i s e , il lu i d i t :
— M e t t e z - v o u s là, m o n e n f a n t . N o u s s o m m e s v e n u s
v o u s v o ir , c a r n o u s t e n i o n s b e a u c o u p à s a v o i r c o m
m e n t v o u s al lie z. N o u s a v o n s b i e n p e n s é à v o u s t o u s
c e s j o u r s - c i , e t il n e f a u t p a s n o u s e n v o u l o i r si
n o u s a v o n s ta n t ta rd é . L e serv ic e a d e s e x ig en c es
q u e v ou s c o n n a is s e z .
Le lie u te n a n t M a rv y se te n a it d e b o u t p r è s d e la
c h e m i n é e , il r é p é t a l e s p a r o l e s d u g é n é r a l , m a i s il
l e s r é p é t a d ’u n e voix c h a u d e e t t e n d r e q u i c o n s o l a
le p a u v r e p e t i t c o e u r q u e t a n t d e c h o s e s d o u l o u r e u s e s
ava ie nt m e u rtri.
— O u i , fit-il, n o u s a v o n s b e a u c o u p p e n s é à v o u s .
P u i s il a j o u t a : D e s a m i s n e p e u v e n t o ffr ir q u e l e u r
a m itié , m a is , m a d e m o is e lle J e a n n e , vo u s c o m p r e
n ez q u e c e t t e a m i t i é s o u h a i t e q u e v o u s lui d e m a n d i e z
q u e l q u e c h o s e . Ne p o u v o n s - n o u s rien faire p o u r
vous ?
L e s y e u x b l e u s s e t o u r n è r e n t v e r s le l i e u t e n a n t ,
e t c e s y e u x - l à d i s a i e n t t o u t l e u r s e c r e t ; ils le d i s a i e n t \
si n a ï v e m e n t , si p u r e m e n t , q u e c e fut le j e u n e offi
c i e r q u i r o u g i t . O u b l i a n t s a p a u v r e s o l d e , il a lla i t
p e u t - ê t r e p r o n o n c e r d e s p a r o l e s g r a v e s , l o r s q u e le
gén éral rep rit :
— O u i, p a rle z -n o u s d e vo tre a v e nir, m o n e n fa n t,
d i t e s - n o u s ce q u e vo s p a r e n t s o n t d é c i d é .
E t J e a n n e , s ’e f f o r ç a n t d ’ê t r e c a l m e , v o u l a n t q u ’on
la j u g e â t v a i l l a n t e , r é p o n d i t :
— J e vais p a r t i r , o n m ’e m m è n e à L o n d r e s .
C e s m o t s b o u l e v e r s è r e n t le l i e u t e n a n t .
— V ous p a rte z p o u r ... l o n g te m p s ? d em a n d a -t-il
d ’un>’ ' : ' x q u i t r e m b l a i t .
L e s yiuix b a i s s é s , le c œ u r g r o s , J e a n n e dit :
v
— O u i , je c r o i s . .. j’ai p e u r q u ’o n n e m e y u r d c làb a s j u s q u ’à m a m a j o r i t é .
�LE
D R O IT
D 'A IM E R
71
C e l t e i d é e d e d é p a r t 1’a l ï o l a n t , s a n s r é f l é c h i r à ce
v|u’il d i s a i t , le j e u n e o f fi c ie r s ’é c r i a :
— P o u r q u o i d o n c p a r t e z - v o u s ~t
— M a i s , g r a n d f o u , s ’é c r i a le g o u v e r n e u r , p a r c e
q u ’el l e es t à u n â g e o ù el le d o it o b é i r .
— O u i , fit J e a n n e t r è s t r i s t e m e n t , je n ’ai qu«
d i x - h u i t a n s . E t el le a j o u t a : C e t t e i d é e d e p a s s e r t r o i s
a n n é e s l o i n d e m o n p a y s m ’e s t t r è s d o u l o u r e u s e et je
n ’o s e p a s p e n s e r q u e le j o u r d u d é p a r t e s t p r o c h e .
V o u s a l le z t r o u v e r q u e je m a n q u e d e c o u r a g e .
— M a p a u v r e p e t i t e , r é p o n d i t le g é n é r a l , je n e p e n
s e ra i j a m a i s c e l a . C ’e s t t o u j o u r s t r è s d u r d e q u i t t e r
s o n p a y s .. . L à - b a s , a v e z -v o u s d e s a m i s ?
— N o n , je n ’ai q u e d e s p a r e n t s q u i , je c r o i s , ne
d e v ie n d r o n t ja m ais m e s am is.
— P o u rq u o i ?
— T o u t n o u s s é p a r e : il s o n t A n g l a i s , je s u i s
F r a n ç a i s e , e t p u i s ils n ’a i m a i e n t p a s m o n p è r e ;
m i s s M a r k l e , d e p u i s t r o i s j o u r s q u ’e l l e e s t ic i, n e
m ’a p a s e n c o r e p a r l é d e l u i ... e l l e n e p o r t e m ê m e
pas son d e u il... elle visite P a r is avec u n e r o b e rou ge.
T r è s b a s , J e a n n e m u r m u r a c e s d e r n i e r s m o t s . E ll e
avait u n p e u h o n t e d e s e p l a i n d r e , m a i s c e s d e u x
h o m m e s l’é c o u t a i e n t a v e c d e s c o e u r s n m i s ; à e u x ,
elle p o u v a i t d i r e t o u t c e q u i l’a v a it f r o i s s é e d e p u i s
l’a r r i v é e d e sa t a n t e ; p e t i t e s p e i n e s q u i d o u b l a i e n t
s o n c h a g r i n . Malgré e l le , s e s y e u x s ’é t a i e n t e m p l i s
de l a r m e s q u ’el le n e c h e r c h a i t p l u s à c a c h e r .
E n c o l è r e c o n t r e c e t t e A n g l a i s e q u i f a i sa it p l e u r e r
J e a n n e e t q u i v is i ta i t P a r i s en r o b e r o u g e , le l i e u t e
n a n t s ’é c r i a :
— Q u e l l e v i l a in e f e m m e , et c o m m e j’a i m e r a i s la
r e n c o n t r e r p o u r lu i d i r e q u ’e n F r a n c e le d e u i l se
p o rte en n o ir!
— C h u t , fit la j e u n e fille g e n t i m e n t , el le n ’est
P e u t- ê tre p a s loin.
—• T a n t p i s , r e p r i t - i l s u r le m ê m e t o n , c e s fem m es'à n e m ’i n s p i r e n t a u c u n r e s p e c t et je v o u d r a i s
q u ’e l l e s c o m p r i s s e n t q u e t o u s l e s g e n s q u i o n t d u
co e u r p e n s e n t c o m m e m o i.
— J e v o u s en p r i e , fit J e a n n e , el le n e u t r e n t r o r
d ’u n m o m e n t à l’a u t r e .
C e s p a r o l e s c a l m è r e n t le l i e u t e n a n t . U n Teu
P u n a u d , il s ’e x c u s a .
— P a r d o n n e z - m o i , m a d e m o i s e l l e , je v o u l a i s v o u s
�72
LE
D R O IT
D 'A Ï M E R
dir<j t o u t a u t r e c h o s e e t je n e s a i s p o u r q u o i c e s
p a r o l e s d é p l a c é e s s o n t v e n u e s s u r m e s l è v r e s . .. P a r d o n n e z - m o i , m a i s v o u s av e z l’a i r d ’a v o i r t a n t d e p e i n e
q u e j’ai p e r d u u n p e u la t ê t e . .. m o n o n c l e v o u s d i r a
q u e je n e p e u x p a s v o i r p l e u r e r . . . s u r t o u t . . . s u r t o u t . . .
— S u r t o u t , a c h e v a le g é n é r a l t r è s l e n t e m e n t e n
r e g a r d a n t la j e u n e fille, q u a n d l a p e r s o n n e q u i
o l e u r e e s t u n e p e r s o n n e q u ’il a i m e .
Q u ’il a i m e . .. C e t t e p h r a s e b o u l e v e r s a l e s d e u x
j e u n e s g e n s e t l e u r lit p r e s q u e p e u r . B r u s q u e m e n t
ils s ’é l o i g n è r e n t l’u n d e l’a u t r e . J e a n n e r e p o u s s a sa
c h a i s e a u s s i l o i n q u ’el le le p u t , lui q u i t t a la c h e
m i n é e et a l l a s ’a s s e o i r s u r u n f a u t e u i l t o u t p r è s d e la
p o rte .
Q u ’il a i m e . .. c e s m o t s é t a i e n t p o u r t a n t b i e n d o u x
à e n t e n d r e . A p r è s le p r e m i e r é m o i , la j e u n e fille
a v a it c r o i s é l e s m a i n s s u r s a r o b e n o i r e ; l e s y e u x
b a i s s é s , le c œ u r b a t t a n t f o r t , s o n joli v is a g e t r è s
r o s e , e l l e s e m b l a i t a t t e n d r e q u e le l i e u t e n a n t r é p é t â t
les p a r o l e s d u g é n é r a l . M a i s le j e u n e o f fi c i e r n ’o s a i t
p a r l e r , c ’é t a i t u n t i m i d e , e t p u i s s o n a m o u r é t a i t si
g r a n d q u ’a u c u n m o t n e l u i s e m b l a i t p o u v o i r l’e x p r i
m e r . xl a i m a i t J e a n n e av e c t a n t d e r e s p e c t q u ’il e û t
v o u l u t r o u v e r p o u r el le d e s m o t s q u e s a j e u n e s s e p û t
e n t e n d r e s a n s e n ê t r e t r o u b l é e ; m a i s il a v a i t p e u r d e
lui-m è m e. L es p a ro le s q u i m o n ta ie n t à se s lèvres
p o u v a i e n t e f f r a y e r la j e u n e fille q u i , l e s m a i n s c r o i
sé e s, s e m b la it se re c u e illir p o u r e n t e n d r e q u e l q u e
p r i è r e . E t c ’é t a i t u n e p r i è r e a r d e n t e q u ’il v o u l a i t
m u r m u r e r , u n e p r i è r e d ’a m o u r q u i a l la i t l e s j e t e r
d a n s l e s b r a s l’u n d e l’a u t r e . . . M a i s av a it- il le d r o i t
d e p r o n o n c e r l e s p a r o l e s d é f i n i t i v e s . .. p o u v a i t - i l
o ffr ir à s a f i a n c é e la s é c u r i t é ? E t , d e n o u v e a u , à s o n
a m e v i b r a n t e e t a m o u r e u s e d e s c h i f f r e s s ’i m p o s è r e n t . . . L e p r é s e n t h e u r e u x , il n e fall ait p a s y
s o n g e r , p e u t - o n o f fr ir à u n e f e m m e u n e vie m i s é
r a b l e ? E t le r e g r e t d e v o i r s ’é l o i g n e r m o m e n t a n é n e n t s o n b e a u r é v e f e r m a i t le s l è v r e s d u l i e u t e n a n t .
C e s i l e n c e é t o n n a i t le g é n é r a l , m a i s p o u r s e c o m o r e n d r e l e s c œ u r s n ’o n t b e s o i n d ’a u c u n e p a r o l e !
L e s y e u x b l e u s , si c l a i r s , r e n c o n t r è r e n t l e s p r u n e l l e s s o m b r e s et a r d e n t e s ; a l o r s , c o m m e s ’il c o n t i n u a i t u n e c o n v e r s a t i o n , le l i e u t e n a n t b a l b u t i a :
— Il f a u d r a a t t e n d r e .
El J e a n n e r é p o n d i t :
!
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j
|
,
|
I
j
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|
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�LE ÜKOIT D'a IiMER
73
— J ’a t t e n d r a i . . .
P u i s , p e n s a n t à c e l u i q u i av a it p r o n o n c é l e s
p a r o l e s d é c i s i v e s , t o u s d e u x s e r a p p r o e ’r e n t . L a
j e u n e fille p r i t l a m a i n d u g é n é r a l , l e l i e u t e n a n t
q u i t t a s o n f a u t e u i l é l o i g n é e t , t r è s p r è s l’u n d e
l’a u t r e , e n s e m b l e ils d i r e n t :
— M e rc i...
E t o n n é , le g é n é r a l l e s r e g a r d a . I l s n e s ’é t a i e n t r i e n
d i t e t s e m b l a i e n t d é j à d ’a c c o r d ; s u r l e u r s j e u n e s
v i s a g e s le m ê m e b o n h e u r r e s p l e n d i s s a i t . I n d u l g e n t ,
le g o u v e r n e u r d i t :
— M e s e n f a n t s .. .
C e m o t d o n n a i t à J e a n n e urie f a m i l le , e t c e l u i fut
si d o u x q u ’e l l e d e m a n d a à l ’e n t e n d r e e n c o r e .
— G é n é r a l , fit-e ll e, r é p é t e z c e m o t - l à . J e v o u s e n
prie .
E t , t r è s b o n , il r é p é t a :
— M e s e n f a n t s .. . P u i s il a j o u t a : V o u s ê t e s d e u x
g e n t i l s f o u s q u e je d e v r a i s g r o n d e r . . . m a i s il y a d e s
fo lie s p o u r l e s q u e l l e s l e s v ie u x c o m m e m o i o n t t o u
j o u r s d e l’i n d u l g e n c e .. . V o u s s av e z , p e t i t e a m i e ,
q u ’il f a u d r a a t t e n d r e s o n g r a d e d e c a p i t a i n e , vo u s
ne p o u v e z v o u s m a r i e r m a i n t e n a n t .
— A t t e n d r e , r e p r i t J e a n n e d ’u n e v oix d o u c e , cela
n e d o i t p a s ê t r e p é n i b l e l o r s q u e c ’e s t le b o n h e u r
q u ’o n a t t e n d .
— N o u s s e r o n s t r è s c o u r a g e u x , fit le l i e u t e n a n t .
E t J e a n n e , t r o u v a n t ce p l u r i e l d é l i c i e u x , r e d i t :
— N o u s se ro n s très courageux.
Il y e u t e n c o r e u n s i l e n c e , le g é n é r a l r e g a r d a i t c e s
d e u x ê t r e s j e u n e s et b e a u x q u i s ’a i m a i e n t et t r o u vai t q u ’il é t a i t b i e n d u r d e le s s é p a r e r . . . M a i s u n
'¡e u te n a n t, s a n s fo rtu n e , ne p e u t é p o u s e r u n e fem m e
p a u v r e , le g l o r i e u x m é t i e r n e p e r m e t p a s c e s c h o s e s *à. L a s o l d e suffit à p e i n e p o u r u n s e u l , à d e u x , e s
s e r a i t la g ê n e e t , s ’il s u r v e n a i t d e s e n f a n t s , l a vraie
M i s è r e , d e c e s m i s è r e s a f f r e u s e s c o m m e le g é n é r a l
c n c o n n a i s s a i t t a n t , q u i s e c a c h e n t d e r r i è r e d e.
U n i f o r m e s b r i l l a n t s e t q u e t o u t le m o n d e d o i t i g n o r e r ,
^ n o f fi c i e r n ’a p a s le d r o i t d ’ê t r e m«'1 v ê t u , s a f e m m i
est f o r c é e d ’ê t r e p r e s q u e é l é g a n t t p o u r f air e j s
vi s i t e s o f fi c i e l le s d é c l a r é e s o b l i g a t o i r e s . P o u r c e t t e
“ r e p r é s e n t a t i o n » q u ’o n ex ig e, le p e t i t m i .âg e q u i
d é b u te se prive n o n s e u le m e n t du m o in d r e con fo rt,
'n a i s p a r f o i s d u n é c e s s a i r e , et t i le s e n f a n t s a r r i v e n t
�74
LE D .ROfT D 'A IM E R
n o m b r e u x , la vie m a t é r i e l l e d e v i e n t u n p r o b l è m e
i m p o s s i b l e à r é s o u d r e ; l e s d e t t e s g u e t t e n t l'offi
cier.
C e s r é a l i t é s a t t r i s t è r e n t le g é n é r a l , e t à c e s d e u x
ê t r e s q u i n e p e n s a i e n t q u ’a u p r é s e n t , il d i t d e s
p a ro le s r a is o n n a b le s :
— M e s e n fa n ts , êtes-v o us b ie n s û r s de vos c œ u r s ?
S a u ro n t-ils a t te n d r e d e s a n n é e s ?
U n d o u b le cri lui r é p o n d i t ; les je u n e s g en s tr o u
vaient q u e ce d o u te était u n sacrilè ge.
E n r e g a r d a n t la j e u n e fille, le l i e u t e n a n t r é p o n d i t :
— M o n o n c l e , v o u s savez, p o u r t a n t c o m m e n t je
l’a i m e 1
E t J e a n n e d i t a u g é n é r a l t o u t ce “q u ’el l e n ’o s a i t
d ire à so n neve u :
— J e n ’ai p l u s q u e v o u s , fit-elle, s a n s v o u s je
s e r a i s s e u l e , p r e s q u e a b a n d o n n é e . . . M a fa m i l le
a n g l a i s é m e r e c u e i l l e p a r d e v o i r , c ’e s t t o u t . .. P e u t o n vivre s a n s a f f e c t i o n ? ... V o u s m ’e n a p p o r t e z d e u x !
C a r j’ai b i e n c o m p r i s , g é n é r a l , q u e je n e v o u s é t a i s
p a s i n d i f f é r e n t e . A v e c c e s d e u x a f f e c t i o n s , je s u i s
c e r t a i n e q u e je s a u r a i a t t e n d r e le b o n h e u r , d e s
a n n é e s , s ’il le f a u t . G é n é r a l , v o u s av ez t o u j o u r s a i m é
v o tr e p a y s e t v o t r e d r a p e a u e t , c o m m e n io i, v o u s
ê t e s s u r d e le s a i m e r t o u j o u r s . . .
T r è s g ra v e , le g o u v e r n e u r r é p o n d i t :
— O u i , et s a n s m u r m u r e r , m e s e n f a n t s , o n d o it
t o u t l e u r s a c r i fi e r .
E n d i s a n t c e s m o t s , le g é n é r a l s e l e v a ; J e a n n e
l’i m i t a , e ff ra y é e .
— V o u s n 'a l l e z p a s p a r t i r ? d e m a n d a - t - e l l e .
L e g é n é r a l r e g a r d a la j e u n e fille a v e c t e n d r e s s e .
— M a p a u v r e p e t i t e , fit-il, il e s t l a r d , e t il f a u d r a
to u jo u rs p artir...
— M a i s je v o u s r e v e r r a i .. . a v a n t m o n d é p a r t . . .
L e v is a g e d e J e a n n e é t a i t si i n q u i e t q u e le g o u v e r
n e u r n ’o s a p a s lui d i r e t o u t d e s u i t e la vérit é.
— J e n e sa is , d e m a in n o u s q u itt o n s P a r is p o u r
itire u n e i n s p e c t i o n , n o u s s e r o n s p l u s i e u r s j o u r s
ib se n ts...
— A / o r s .. . i n t e r r o g e a J e a n n e av e c a n g o i s s e .
— A l o r s , r e p r i l - i l e n r e g a r d a n t le l i e u t e n a n t q u i
n e p o u v a i t p a r l e r , je c r o i s q u ’il s e r a i t s a g e d e v o u s
.lire a u r ev o i .. P u i s , S’a d r e s s a n t à J e a n n e d o n t le s !
y e u x s ' e m p l i s s a i e n t d e l a r m e s , il a j o u t a : M o n e n f a n t ,
�LE
D R O IT
D ’A IM E R
75
p o u r q u ’il n ’ail p a s t r o p d e p e i n e , s o y e z t r è s c o u
rag eu se.
D e l a p e i n e ! N o n , J e a n n e n e V oulait p a s q u ' i l e n
e u t . S e s l a r m e s d i s p a r u r e n t , el le c h e r c h a à s o u r i r e
et te n d it se s m a in s au lie u te n a n t.
— M o n t r o n s - n o u s t r è s r a i s o n n a b l e s , v o u s v e r re ?
q u e l e s a n n é e s p a s s e r o n t v i te . V o u s r a p p e l e z - v o u s
q u e n o u s v o u l i o n s ê t r e l’u n p o u r l’a u t r e d e v ie u x
c a m a r a d e s ? il n ’y a p a s b i e n l o n g t e m p s d e c e la . L e
v ie u x c a m a r a d e v o u s d e m a n d e a u j o u r d ’h u i d e n e
p a s av oir d e cha grin .
— E t m a f i a n c é e , q u e v a- t- el le m e d i r e ? m u r m u r a
le l i e u t e n a n t .
— E t votre fiancée, rep rit-elle en ro u g is s a n t, v o us
s u p p l i e d e n ’e m p o r t e r d e c e s o i r q u e d e s s o u v e n i r s
h eu re u x ... L o rs q u e n o u s se ro n s
séparés, nous
revivrons b ie n so u v e n t, en p e n s é e , les m in u te s q u e
n o u s v e n o n s d e p a s s e r là , d a n s c e p e t i t s a l o n ;
e h b i e n , i! n e fau t p a s l e s a s s o m b r i r . C ’e s t d o u l o u
re u x de se q u itte r , m a is n o u s e m p o r t o n s avec n o u s
u n t e l e s p o i r q u ’il m e - s e m b l e q u e c e t e s p o i r d o i t
n o u s e m p ê c h e r d ’ê t r e m a l h e u r e u x . . . A l l o n s , c ’e s t
m o i q u i v o u s d i s a u r e v o i r , e t , v o u s v o y e z , je v o u s
le d i s e n s o u r i a n t .
E n effet, J e a n n e s o u r i a i t , m a i s c ’é t a i t u n p a u v r e
s o u r i r e b i e n fra g ile e t q u i n e d u r e r a i t p a s l o n g t e m p s L e g é n é r a ! le c o m p r i t ; é m u p l u s q u ’il n ’e n v o u l a i t
a v o i r l’a i r , il b r u s q u a l e s c h o s e s .
— A l l o n s - n o ü s - e n , fit-il.
A vec un g e s te r u d e , m a is q u i voulait être te n d re ,
le g é n é r a l p r i t J e a n n e d a n s s e s b r a s ; il l u i m u r m u r a
q u e l q u e s p a r o l e s e n c o u r a g e a n t e s , p u i s , o u v r a n t l u im ê m e la p o r t e d u s a l o n , il s ’e n a l l a d a n s l’a n t i
c h a m b r e . Le l i e u t e n a n t le s u i v i t , m a i s s u r l e s e u i l d e
la p i è c e il s ’a r r ê t a e t , p r e n a n t la m a i n d e l a j e u n e
fille q u i s e c r i s p a i t le l o n g d e s a r o b e n o i r e , i ' à
p o r t a à s e s l è v re s .
C e b a i s e r t r o u b l a J e a n n e : c ’é t ait le p . e m i e r
t é m o i g n a g e d ’a m o u r , la p r e m i è r e c a r e s s e , e t s o n
co e u r s ’e f l r a y a i t d ’e n é p r o u v e r u n e si g r a n d e joie.
D a n s l’a n t i c h a m b r e , ils n e se p a r l è r e n t p a s ; la
p o rte du p a lie r o u v e rte , le u rs m a in s se jo ig n ire nt
e n c o r e , d e r n i è r e é t r e i n t e q u ’ils p r o l o n g è r e n t ; p u i s le
g é n é r a l p r i t le b r a s d e s o n n e v e u , e t, t r è s v ite ,
l ’e n t r a l n a .
�76
LE
D R O IT
D 'A IM E R
T o u t e n d e s c e n d a n t , le l i e u t e n a n t s e r e t o u r n ' p l u s i e u r s fo is p o u r v o i r u n e d e r n i è r e f o i s le c h e
v is a g e q u ’a u c u n e l a r m e n ’a t t r i s t a i t . I l c o n t e m p l a ,
avec d e s y e u x q u i v o u l a i e n t s e s o u v e n i r , l e s c h e v e u x
b l o n d s , l a jo lie s i l h o u e t t e m i n c e q u i s e p e n c h a i t
i m p r u d e m m e n t p o u r e n v o y e r à c e l u i q u i s ’e n a l la i t
u n d e r n i e r s o u r i r e ; p u i s l’e s c a l i e r t o u r n a , le l i e u t e
n a n t n e vit p l u s r i e n , e t il lu i s e m b l a t o u t à c o u p q u e
l a n u i t é t a i t v e n u e . Il f a i s a i t s o m b r e s o u s l a v o û t e ,
s o m b r e d a n s la r u e , e t l e s o l e i l c o u c h a n t a v a i f
b e a u e m p o u r p r e r le c i e l , le l i e u t e n a n t n e s ’e n a p e r
cevait p a s .
V III
L e p r i n t e m p s a p a rfo is d e s jo u rs a u s s i tr is te s
q u ’e n a u t o m n e , l e s o l e il s e c a c h e , l e c i e l e s t g r i s et
les n u a g e s p a s s e n t le n te m e n t, e n d e u illa n t to u te
c h o s e . C e fu t p a r u n d e c e s j o u r s s o m b r e s q u i
im p r e s s io n n e n t les â m e s les p lu s v ailla n te s q u e
p o u r J e a n n e l’h e u r e d u d é p a r t s o n n a . T o u t é t a i t
p r ê t , l a m a l l e , d a n s l’a n t i c h a m b r e , a t t e n d a i t , et
l’a p p a r t e m e n t , e n c o r e i n t a c t , a l l a i t ê t r e liv ré a u x
d é m é n a g e u r s , q u i e m p o r t e r a ie n t les m e u b le s a
l’h ô t e l d e s V e n t e s .
J e a n n e a v a it p r i é , s u p p l i é ; m i s s M a r k l e s ’é t a i t
m o n t r é e i n f l e x i b l e ; el le a v a it d e s o r d r e s et le m o b i
l i e r d e v a i t ê t r e v e n d u . J e a n n e n ’a v a i t a u c u n e f o r t u n e ,
p a s d ’a r g e n t l i q u i d e , il fall ait e n f a i r e , et p u i s , p r a
t i q u e , l’A n g l a i s e a j o u t a q u e c e s v ie u x m e u b l e s
é ta ie n t la id s, p e u c o n f o r ta b le s , et ne p o u r ra ie n t
s e r v i r n u l l e p a r t . J e a n n e s ’é t a i t r é s i g n é e e t el le
tâ ch a it, p o u r ne p a s souffrir d e to u te s ces p e in e s ,
d e n e s o n g e r q u ’à s o n b o n h e u r .
M a i s le m a t i n d u d é p a r t , la p e n s é e q u ’el le v oy a i t
t o u t e s ce s c h o s e s p o u r la d e r n i è r e fo is lui fut si
d o u l o v r e u s e q u ’e l l e s ’h a b i l l a t r è s vite et s ’e n f u i t ,
s a n s r e g a r d e r d e r r i è r e e l le , d e la c h a m b r e d e s o n
p è r e E lle s e r é f u g i a d a n s la s a l l e à m a n g e r . S u r u n e
c h a i s e e l l e s ’a s s i t et a t t e n d i t . . . Il é t a i t à p e i n e h u i t
h e u r e s , el le n e p a r t a i t q u e v e r s o n z e h e u r e s , l ’a t t e n t e
s e r a i t l o n g u ''. ..
�LE
D RO IT D 'A IM E k
n
L a v ieille s e r v a n t e v in t l a r e j o i n d r e , m a i s c o m p r e
n a n t q u e « s a p e t i t e » a v a it b e s o i n d e t o u t s o n c o u
ra g e , el le n e l u i p a r l a p a s ; c o m m e d ’h a b i t u d e , s u r
ia t a b l e d e l a s a l l e à m a n g e r , e l l e lu i p r é p a r a s o n
d é j e u n e r . E ll e v e n a i t à p e i n e d e le s e r v i r l o r s q u ’o n
h e u r t a f o r t e m e n t à l a p o r t e d ’e n t r é e ; l e s y e u x p l e i n s
d ’i n q u i é t u d e , l e s d e u x f e m m e s s e
reg a rd è re n t,
ay a n t de viné q u i fra p p a it d e la so rte.
Jean n e m urm ura :
— L es dém énageurs!
E t la s e rv a n te alla ouvrir.
G ran d s, gros, en c o m b ran ts, q u atre h o m m e i en
v a h i r e n t l’a p p a r t e m e n t ; t r a î n a n t l e s p i e d s , ils e x a
m i n è r e n t c h a q u e p i è c e , p u i s l’u n d e u x d it à J e a n n e :
— C e n e s e ra p a s long , a u c u n m e u b le sé rie u x .
T o u t pâle, b ie n d ro ite s u r sa c h a ise , J e a n n e in
c l i n a la t ê t e , e t le p il l a g e c o m m e n ç a .
C e fu t d ’a b o r d l ’a n t i c h a m b r e , p u i s i l s p é n é t r è r e n t
d a n s le s a l o n . Ils e u r e n t d e s m o t s g r o s s i e r s , d e s
p l a i s a n t e r i e s l o u r d e s ; a v e c d e s g e s t e s b r u t a u x , ils
d é r a n g è r e n t t o u s l e s m e u b l e s . S u r le d o s d e c e s
h o m m e s J e a n n e vit p a r t i r , p i è c e p a r p i è c e , le c h e r
m o b i l i e r . D ’a b o r d le f a u t e u i l d a n s l e q u e l s o n p è r e
t a n t d e f o i s s ’é t a i t a s s i s , p u i s s a p e t i t e c h a i s e d ’e n
fan t q u i l e s a v a i t s u i v i s d a n s t o u s l e s c h a n g e m e n t s
de d o m ic ile . L a g ra n d e ta b le d u c o lo n el, c e tte ta b le
o ù il é t a l a i t s e s c a r t e s d ’é t a t - m a j o r , s ’e n al l a a u s s i ;
elle é t a i t l o u r d e , e n c o m b r a n t e ; el l e p a s s a d if f i c i l e
m e n t p a r la p o r t e , e t l e s d é m é n a g e u r s d u r e n t s ’y
p r e n d r e à p l u s i e u r s fo is p o u r l’e m p o r t e r . S a n s s o i n ,
ils c o g n a i e n t , f o r ç a i e n t , e t J e a n n e s ’i m a g i n a i t q u e
•es m e u b l e s s e p l a i g n a i e n t . C e s m e u b l e s q u i s ’e n
a l l a i e n t , q u ’o n a r r a c h a i t d u c h e r p e t i t a p p a r t e m e n t ,
étaient d e s c o m p a g n o n s fid èles, d e s c o m p a g n o n s d e
t o u t e u n e vie d e t r a v a i l e t d ’h o n n e u r . E t J e a n n e ,
'e c œ u r s e r r é , s e d e m a n d a i t o ù ils i r a i e n t é c h o u e r ..
D a n s q u e l q u e s j o u r s ils s e r a i e n t v e n d u s ; p o u r
P eu d ’a r g e n t , e l l e e n é t a i t c e r t a i n e , q u e l q u ’u n
a c q u e r r a i t c e t t e t a b l e o ù s o n p è r e av a it t a n t t r a
vaillé, e t o ù il r ê v a i t d ’a p p r e n d r e à li re à s e s p e t i t s en fa nts.
O h ! q u e l s b e a u x p r o j e t s d ’a v e n i r , le p è r e e t l a
fille a v a i e n t f a i t s e n s e m b l e ! D ’a b o r d ils n e s e q u i t
t e r a i e n t j a m a i s . J e a n n e é p o u s e r a i t u n o f fi c i e r , et s e s
« n i a n t s , d e s fils n a t u r e l l e m e n t , c o n t i n u e r a i e n t lü
�i .e
d r o it
d ’a i m e r
g é n é r a t i o n J e s o l d a t s d e la f a m i l le F a v i e r . E t ce
s e r a i t le c o l o n e l , g é n é r a l r e t r a i t é à c e l t e é p o q u e ,
q u i s e r a i t l e u r p r o f e s s e u r . . . E t v o i là q u ’u n e c h o s e t
q u ’ils n ’a v a i e n t n a s p r é v u e , la m o r t , f a i s a i t f u i r le s
b e a u x r ê v e s e t d é t r u i s a i t le v ie u x n i d o ù le s p e t i t s
d e v a i e n t n a i t r e .. .
L e p i l l a g e c o n t i n u a i t , le s a l o n é t a i t p r e s q u e v id e , I
il n e r e s t a i t p l u s q u e d e s b i b e l o t s s a n s v a l e u r q u ’o n
e m b a l l e r a i t t o u t à l’h e u r e d a n s u n p a n i e r . J e a n n e
a u r a it d é s ir é e m p o r t e r q u e l q u e c h o s e , m a is sa ta n te
lui av a it d é c l a r é q u ' e l l e n e d e v a i t p r e n d r e q u ’u n e
m a l l l , tout tr a n s p o r t é ta n t ch e r.
11
y eut u n m o m e n t d e ré p it, p e n d a n t un q u a r t j
d ’h e u r e l e s d é m é n a g e u r s d i s p a r u r e n t ; p u i s ils r e v i n - j
r e n t , p l u s b r u y a n t s q u ’a u d é b u t .
L e s a l o n é t ait v i d e ; v o y a n t d u m o n d e d a n s l a j
s a ll e à m a n g e r , ils a l l è r e n t v e r s le s c h a m b r e s et,
p a r la p o r t e o u v e r t e , J e a n n e l e s vit e n t r e r c h e z s o n
p è r e . P o u r e l l e , c ’é t a i t u n e p r o f a n a t i o n ! E lle n e
v oy a i t p a s , m a i s el le d e v i n a i t q u e , s a n s a u c u n r e s
p e c t, ce s h o m m e s to u c h a ie n t à to u te s c e s c h o s e s
q u e la m o r t a v a it s a c r é e s .
Un
m ouvem ent
irra is o n n a b le , un
sen tim en t
d ’a m o u r la fit se d r e s s e r , el le a l l a v e r s la p o r t e , m a i s
d e v a n t el le p a s s a u n d é m é n a g e u r , il a v a it s u r s o n
d o s !e v i e u x s e c r é t a i r e d ’a c a j o u q u i f a i sa i t f a c e a u
lit. I l r e g a r d a c u r i e u s e m e n t la j e u n e fille, m a i s le
v isa g e d e J e a n n e é t a i t si d o u l o u r e u x q u ’il s ’e n al la
s a n s r i e n d i r e . V e r s c e t h o m m e la p a u v r e e n f a n t
t e n d i t le s b r a s , elle p r o n o n ç a q u e l q u e s p a r o l e s ,
p u i s , c o m p r e n a n t q u ’e l l e n e p o u v a i t r i e n e m p ê c h e r ,
e l l e s ’e n f u i t d a n s la c u i s i n e ; là , p r è s d e s a v ieille
n o u r r i c e , e l l e p l e u r a . Et l a s e r v a n t e la l a i s s a p l e u r e r ,
d e v i n a n t q u e c e p e t i t c r e u r , q u i v o u l a it s e m o n t r e r
h é r o ï q u e , n ’e n p o u v a i t p l u s . L e s l a r m e s s o u l a g e n t
e t le s d o u l e u r s q u ’o n p l e u r e s o n t m o i n s c r u e l l e s .
A o n z e h e u r e s e x a c t e m e n t , m i s s M a r k l e et J e a n n e
s’e n a l l è r e n t . D r o i t e , fix an t l’é g l i s e , la j e u n e fille
t r a v e r s a le t r o t t o i r e n c o m b r é p a r l e s d é m é n a g e u r s .
A b a n d o n n é s p r è s d e la v o i t u r e , le s m e u b l e s m o n
t r a i e n t i«>ir* m i s è r e . L e v e l o u r s d e s f a u t e u i l s é t a it
r â p é , u . 'a n n e a u d u s e c r é t a i r e f e n d u d a n s t o u t e sa
l o n g u e u r , le s c h a i s e s d e la s a l le à m a n g e r , b a n c a l e s
p o u r la p lu p a r t, L à -h a u t, to u s c e s m e u b le s s e œ -
�LE
D RO IT D 'A IM E R
79
b l a i e n t b e a u x , d a n s la r u e ils é t a l a i e n t l e u r p a u v r e t é ;
J e a n n e s e p r é c i p i t a d a n s l’a u t o q u i d e v a i t l e s c o n
d u i r e à la g a r e d u N o r d ; sa t a n t e l a suiv i t.
P e n d a n t le t r a j e t , m i s s M a r k l e n ' e u t p a s u n m o t
a f f e c t u e u x p o u r sa n i è c e q u i , t o u t e p â l e s o u s s o n
c h a p e a u d e c r ê p e , n ’a r r i v a i t p a s à d i s s i m u l e r s e s
l a r m e s . E lle n e p o u v a i t c o m p r e n d r e le c h a g r i n d e
J e a n n e , u n e A n gla is e est to u jo u rs e n c h a n té e de
v o y a g e r e t , l o r s q u e la m o r t d ’u n p a r e n t c h e r l ’a t t r i s t e ,
le v o y a g e d e v i e n t p o u r el l e u n e d i s t r a c t i o n n é c e s
saire,
A la g a r e d u N o r d e l l e s d e s c e n d i r e n t . J e a n n e
a l la i t, i n c a p a b l e d e d o n n e r u n r e n s e i g n e m e n t . M i s s
M ark le se d é b r o u illa se u le et, dix m in u te s a p r è s le ur
arrivée , e lle s é ta ie n t in s ta llé e s d a n s un c o m p a r ti
m e n t d e d e u x i è m e c l a s s e , l’u n e e n f a c e d e l’a u t r e .
L e t r a i n n e p a r t a i t q u e d a n s v i n g t m i n u t e s . .Miss
M a r k l e p r o p o s a à J e a n n e d e m a r c h e r s u r le q u ai;) t e ;
j e u n e fille r e f u s a , u n e l a s s i t u d e i n s u r m o n t a b l e
l’a n é a n t i s s a i t . P o u r n e p a s t r o p s o u f f r i r , p o u r n e
p a s p l e u r e r d a n s c e c o m p a r t i m e n t , 0C1 il y a v a i t d u
m o n d e , J e a n n e e s s a y a it de p e n s e r à so n av en ir.
M a i s el l e a v a it b e a u f e r m e r s e s p a u p i è r e s , c h e r c h e r
à s e s o u v e n i r , la s i l h o u e t t e d u l i e u t e n a n t M a r v y
é t a i t l o i n t a i n e , p r e s q u e g r i s e , l’u n i f o r m e n e b r i l l a i t
p a s .. . T r o i s a n s , c e m a t i n , lui s e m b l a i e n t u n e é t e r
n i t é ; t r o i s a n s , c ’e s t l o n g , t r o i s a n s , la m o r t v i e n
d r a i t p e u t - ê t r e e n c o r e .. .
« E n v o i t u r e .. . e n v o i l u r e ... »
C e s m o ts r e te n tir e n t , J e a n n e tres s aillit et, d é s e s
p é r é e s , s e s m a i n s s ’a c c r o c h è r e h t à la p o r t i è r e c o m m C
p o u r e n e m p ê c h e r la f e r m e t u r e .
B r u y a n t e , g a i e, a v e c d e s , a l l u r e s d e g a r ç o i / e n
v a c a n c e s , m i s s M a r k l e p é n é t r a d a n s le w a g o n , r a p
p o r ta n t p lu s ie u r s jo u r n a u x ang lais . E lle s 'in s ta lla
c o n f o r t a b l e m e n t , e n f e m m e q u i a l’h a b i t u d e de
v o y a g e r, p u i s s e m it à d é v i s a g e r s e s c o m p a g n o n s d e
rou te.
— E n v o i t u r e ... e n v o i t u r e . ..
L e r e f r a i n é t a i t t o u j o u r s le m ê m e et J e a n n e c o m
p r e n a i t q u e , d a n s q u e l q u e s s e c o n d e s , le t r a i n a l l a i t
¡’e m p o r t e r . E lle r e g a r d a i t l e q u a i o ù r e s t a i e n t q u e l
q u e s p e r s o n n e s ve nu e s a c c o m p a g n e r d e s am is .
— E n v o i t u r e .. . en v o i t u r e ...
C ’é t a i t la lin. Le l o u r d c o m p a n i u i e n i s ’é b r a n l a
�So
LE
D xO IT
D 'A I'M E k
d o u c e m e n t . P o u r v o i r p l u s l o n g t e m p s l e q u a i , la
ga re , ce coin d e P a r is , J e a n n e se leva et r e s t a d a n s
l e c o u l o i r , ^ e t r a i n s ’e n a l l a i t l e n t e m e n t . . . l e n t e
m e n t...
T o ut à c o u p J e a n n e tr e m b la ; là -b a s, c o u r a n t
c o m m e un fou, b o u s c u la n t e m p lo y é s et vo y ag e u rs,
e l le v o y a i t u n e g r a n d e s i l h o u e t t e p o r t a n t l’u n i f o r m e
; h e r . A v a n t q u e s e s y e u x le r e c o n n u s s e n t , s o n
c œ u r l’a v a i t d e v i n é . R e v e n a n t d ’i n s p e c t i o n , t e l q u ’il
était d e s c e n d u de cheval, le lie u te n a n t M a rv y v en a it
t e n t e r d e d i r e a u r e v o i r à s a f i a n c é e . E l l e é t a i t là,
e l le l’a p e r c e v a i t , s e s m a i n s s e t e n d a i e n t v e r s c e t
h o m m e à q u i el le a v a i t d o n n é t o u t s o n c œ u r , p o u r
/ui d i r e c e t a u r e v o i r q u ’il é t a i t v e n u c h e r c h e r .
P e n d a n t q u e l q u e s s e c o n d e s il s u i v i t le c o m p a r t i
m e n t, s e s y e u x d ir e n t to u t ce q u e s e s lèv res
n e p o u v a i e n t m u r m u r e r . E t p u i s . . . l e t r a i n s ’en
a l la ...
J e a n n e r e s t a l o n g t e m p s d a n s le c o u l o i r , v o u l a n t
v o i r u n e d e r n i è r e fo is P a r i s , c e P a r i s q u ’e l l e a i m a i t
d o u b l e m e n t , p u i s q u e s o n f i a n c é y r e s t a i t ; l o r s q u ’elle
r e v i n t s ’a s s e o i r en f a c e d e s a t a n t e , c e ll e -c i r e m a r q u a
q u e sa niè ce p a r a is s a it c o n s o lé e . M is s M a rk le p e n s a
u n e fois d e p lu s q u e les vo ya ge s a p a is e n t les p lu s
g r a n d s c h a g rin s .
*
J u s q u ’à C a l a i s e l l e s n e p a r l è r e n t g u è r e . M i s s M a r k l e
lut d e s jo u r n a u x et d é v o ra forc e s a n d w i c h e s ;
J e a n n e re fu s a to u te n o u r r it u r e et n e c e s s a d e
r e g a r d e r p a r la p o r t i è r e . E l l e s ’e m p l i s s a i t l e s y e u x
d e s o u v e n irs , elle vo ula it se r a p p e le r c e s vergers
fleu ris, ce s p r é s ve rts et to u te s les fleurs d u p r i n
t e m p s : p i v o i n e s é c l a t a n t e s , c y t h i s e s b r i l l a n t s , l il a s
bla n cs et m au ves.
A C a l a i s , le t r a i n s ’a r r ê t a d e v a n t le p o r t . E n
f e m m e q u i s a i t q u ’e l l e a le t e m p s , m i s s M a r k l e
r é u n it se s i n n o m b r a b le s b ag a g es , hé la u n p o r t e u r et
d e s c e n d i t , s u i v i e d e s a n i è c e . E l l e t r a v e r s a le q u a i ,
p i is , p a s s a n t l a p r e m i è r e , s ’e n g a g e a s u r l a p a s s e n 'l e e n d i s a n t à J e a n n e d ’u n a i r c o n t e n t :
D é s o r m a i s v o u s n ’e n t e n d r e z p l u s p a r l e r f r a n
ç a i s : n o u s s o m m e s s u r le R o y a l M a i l , b a t e a u a n
g la i s. '
L a j e u n e tille c o m p r i t b i e n v ite q u e d é j à elle
n ’é l i t p l u s e n F r a n c e . A u t o u r d 'e l l e , la b o u s c u l a n t ,
ra p id e s et b r a q u e s tes m a r in s p a s s a i e n t ; b é re ts
�Le
d r o it
D'a
im e r
P e r c h é s s u r l e h a u t d e la t ê t e , ils e m D l is .sa ïe n t le
pont d u b a te a u d e colis de to u te s s o rte s .
- C a l m e e t s e r e i n e , m i s s M a r k l e a l l a i t a u m i l i e u de
c e t t e c o h u e ; el le fit m e t t r e s e s b a g a g e s d a n s u n
c o i n , p u i s d e m a n d a d e u x f a u t e u i l s . A s s i s e , e l l e e n l ev a
s o n c a n o t i e r , le r e m p l a ç a p a r u n e c a s q u e t t e - b é r e t
r i d i c u l e , e n f il a u n g r a n d m a n t e a u d e voyage,, m i t s u t
Ses g e n o u x u n e c o u v e r t u r e e t , i n s t a l l é e a u s s i c o n f o r
t a b l e m e n t q u ’o n p o u v a i t l’ê t r e , s o n g e a à s a n i è c e .
I m m o b i l e , J e a n n e r e s t a i t d e b o u t ; s e s v o i le s n o i r s
q u i l’e n v e l o p p a i e n t l a f a i s a i e n t t o u t e m e n u e e t , s o u s
le g r a n d s o l e il q u i v e n a i t d e p e r c e r l e s n u a g e s , el le
é t a i t l’i m a g e d e la t r i s t e s s e . M i s s M a r k l e le c o m p r i t ,
et c e l a l’a g a ç a .
— I n s t a l l e z - v o u s , f it- ell e, n o u s a v o n s p r è s d ’u n e
h eu re d e tr av e rs ée .
J e a n n e o b é i t : e l l e s ’a s s i t à c ô t é d e s a t a n t e , s o n
sac s u r se s gen oux .
— M a is, r e p r it m is s M a rk le , én e rv é e , p o se z d o n c
v o t r e b a g a g e p a r t e r r e , p r e n e z u n j o u r n a l , f ai t es
q u e l q u e c h o s e : v o u s av ez l’a i r d e d o r m i r .
— J e re g a rd e , dit J e a n n e .
E t s c s y e u x f i x a i e n t le p o r t , l e s m a i s o n s , t o u t e s
c e s c h o s e s q u i é t a i e n t e n c o r e la F r a n c e Ç j j
M i s s M a r k l e n ’i n s i s t a p a s : e l l e p r i t u n m a g a z i n e
et s e m i t à li re . T o u t à c o u p u n s i f f l e m e n t p r o l o n g é
r e t e n t i t , le b a t e a u o s c i l l a et l e n t e m e n t s ’é l o i g n a
d u q u a i d ’e m b a r q u e m e n t . J e a n n e s e r e d r e s s a e t ,
r e j e t a n t s o n g r a n d v o ile p o u r m i e u x v o ir , r e g a r d a
les f a l a i s e s p r è s d e s q u e l l e s o n p a s s a i t , e t e l l e av a it
en v i e d e t e n d r e v e r s la t e r r e s e s m a i n s q u i s e c r i s
p a i e n t . L e b a t e a u s ’e n a l l a i t , le s c ô t e s d e F r a n c e
^ ’é t a i e n t p l u s q u ’u n n u a g e g r i s à l’h o r i z o n .
A l o r s , J e a n n e e u t p e u r . S u r c e b a t e a u , e l l e é t a it
P e r d u e , o n l’e m m e n a i t , el le n e r e v i e n d r a i t j a m a i s .
E ff ra y é e , e l l e r e g a r d a a u t o u r d ’elle. L e p o n t r e s s e m
b la it ù q u e l q u e m a r c h é d e p r o v i n c e ; p r è s d e n o m
b re u x colis d e to u te s s o rte s , d e s g e n s é ta ie n t a s s is :
>ls a v a ie n l l’a i r d e g a r d e r d e s d e n r é e s q u e t o u t è
• h e u re on vie n d ra it le u r a c h e te r. J e a n n e c h e rc h a it
' 'a i n e m e n t u n v i s a g e f r a n ç a i s et el le n ’e n t r o u v a i t
P a s ; p r è s d ’e l le , d e r r i è r e e l l e , o n p a r l a i t a n g l a i s ;
"cette l a n g u e l u i s e m b l a i t r u d e et p e u h a r m o n i e u s e .
E lle s ’a s s i t , fixa l’e a u c a l m e e t b l e u e .
�82
i„E D RO IT D 'A IM E R
U n cri j o y e u x t i r a J e a n n e d e s a r ê v e r i e : el le c o m
p r i t q u ’o n v o y a i t la t e r r e a n g l a i s e e t q u e s a t a n t e
sa lu ait so n p a y s .
V ite la c a s q u e t t e - b é r e t f u t r e m p l a c é e p a r le c a n o
ti e r , l a c o u v e r t u r e p l i é e , e t , c o l i s à la m a i n , v e r s la
s o r t i e m i s s M a r k l e s e d ir i g e a U n g r a n d q u a i où u n lon g tr a in a tte n d a it, d e s
em p lo y és q u i c o u ra ie n t en se b o u s c u la n t, un co m
p a r t i m e n t o ù m i s s M a r k l e j e t a s e s b a g a g e s , v oilà
t o u t c e q u e J e a n n e vit e n a r r i v a n t à D o u v r e s . M i s s
M a r k l e r e n c o n t r a u n e a m i e q u ’e l l e p r é s e n t a à s a
niè ce , a m ie q u i, ne p a r la n t p a s fra n ç a is , se c o n
t e n t a d e s e r r e r la m a i n d e la j e u n e fille. L e s d e u x
A n g l a i s e s s ’i n s t a l l è r e n t et c o m m e n c è r e n t ,à b a v a r
d e r ; d a n s s o n c o i n , J e a n n e s ’i s o la .
C o m m e le t r a i n a l l a i t p a r t i r , r i a n t , s e d é p ê c h a n t ,
u n j e u n e c o u p l e b o n d i t d a n s le c o m p a r t i m e n t , et,
e n s ’a s s e y a n t , la j e u n e f e m m e , f a t i g u é e d ’a v o i r
c o u r u , s ’é c r i a :
— Z u t ! n o u s a v o n s b i e n failli le r a t e r .
J e a n n e se r e d r e s s a ; ce zut! é n e rg iq u e , un peu
v o y o u , p r o n o n c é p a r u n e b o u c h e c h a r m a n t e , lui
s e m b l a i t d é l i c i e u x à e n t e n d r e . Z u t ! c 'é t a i t c e r t e s u n
m o t q u e ¡.’A c a d é m i e c o n d a m n a i t , m a i s q u ’il é t a i t
joli l o r s q u ’o n le c r i a i t d ’u n e f a ç o n s i f r a n ç a i s e !
E n t r e le j e u n e c o u p l e , la c o n v e r s a t i o n s ’e n g a g e a et
J e a n n e l e s é c o u t a . C ’é t a i e n t d e u x g r a n d s t o u s q u i
v e n a i e n t e n A n g l e t e r r e p o u r la p r e m i è r e f o i s ; n e
c o n n a i s s a n t p a s u n m o t d e la l a n g u e , ils c h e r c h a i e n t
à d e v i n e r ce q u ’o n d i s a i t a u t o u r d ’e u x . I l s i m i t a i e n t
la c o n v e r s a t i o n b i z a r r e d e s e m p l o y é s , d e s m a r i n s ,
c r i t i q u a i e n t t o u t d ’u n e f a ç o n p e u m é c h a n t e , et
J e a n n e , t i m i d e m e n t , l e u r s o u r i t . L’a r r i v é e à L o n
d r e s a h u r i t la p e t i t e F r a n ç a i s e . S u r le q u a i , a u
m i l i e u d ’u n e f o u le q u i a t t e n d a i t l e s v o y a g e u r s , m i s s
M a r k l e d é c o u v r i t u n g r a n d m o n s i e u r à v is a g e p â l e .
C ’é t a i t s o n f rè r e , l ' o n c l e d e J e a n n e . P r é s e n t a t i o n
fa it e, u n e j i " i n é e d e m a i n s ’é c h a n g e a . L u i i g n o r a i t
le f r a n ç a i s , m a i s il f u t s u r p r i s d ’a p p r e n d r e q u e sa
n i è c e , fille d ’u n e A n g l a i s e , n e c o m p r e n a i t p a s u n
mot
\ languç m a te rn elle .
L’a u e n t e d e s b a g a g e s fut l o n g u e et p é n i b l e ; la
s o r t i e d a n s u n e c o u r o ù le s v o i t u r e s a r r i v a i e n t si
v ite q u ’o n é v i t a i t l’a c c i d e n t à g r a n d ’p e i n e elVrayu
J e a n n e ; p u i s , e n a u t o , e l l e t r a v e r s a u n e v ille o ù le s
�LE
D RO IT D 'A IM E R
a u to b u s , p av o isés d 'a n n o n c e s , p a s s a ie n t n o m b re u x
et r a p id e s . E n fin , d a n s u n e ru e tr a n q u ille , la vo itu re
s ' a r r ê t a . J e a n n e d e s c e n d i t et vit d e u x m a i s o n s t o u t e s
pa re ille s : m a rc h e s b la n c h e s , p o r te s v ertes. D ev an t
l’u n e d ’e l l e s , le c h a u f f e u r d é p o s a l e s b a g a g e s .. . et
ce f u t l’e n t r é e d a n s la d e m e u r e n o u v e l le .
U n l o n g c o r r i d o r s e r v a i t d ’a n t i c h a m b r e ; à d r o i t e ,
J e a n n e a p e r ç u t u n e p i è c e q u i d e v a i t ê t r e la s a l l e à
m a n g e r , m a i s , s u i v a n t s a t a n t e , q u i p a s s a i t v ite , el le
m o n t a l’e s c a l i e r . S u r le p a l i e r , a u s e c o n d é t a g e , m i s s
M a rk le ouv rit u n e p o r te :
— V o ic i v o t r e c h a m b r e , o n a p p o r t e v o t r e m a ll e ,
in stalle z-vo u s; n o u s s o u p o n s à h u it h e u re s .
E ll e s ’e n a l l a , p r e s s é e d e r e t r o u v e r s o n f rè re .
E t J e a n n e r e s ta se ule d a n s c e tte c h a m b r e qui
a l la i t ê t r e la s i e n n e . T o u t e p e t i t e et s o m b r e , c e t t e
p iè ce était éc la iré e p a r u n e fe n ê tr e à guillo tin e qu i
d o n n a i t s u r u n e c o u r ; u n lit d e fer, u n e c o m m o d e ,
u n e t o i l e t t e , d e u x c h a i s e s , c o m p o s a i e n t l’a m e u b l e
m e n t . A u x m u r s , a u c u n e g r a v u r e , e t le p a p i e r r o u g e
foncé les faisait tris te s .
J e a n n e n e p r o l o n g e a p a s c e t t e i n s p e c t i o n , elle
v o u l a i t ê t r e c o u r a g e u s e . E ll e s e d é v ê t i t , r a n g e a s e s
a ff a i r e s , d éf it s a m a l l e et p e u p l a le d e s s u s d e s a
C om m ode de so u v e n ir s . P h o to g r a p h ie s de ses p a
re n ts , p e tits b ib e lo ts s a n s valeur. A huit h e u re s ,
elle d e s c e n d i t . D a n s la s a l l e à m a n g e r , el le t r o u v a
s o n o n c l e e t s a t a n t e . Ils n e f i r e n t g u è r e a t t e n t i o n à
e l l e ; p e n d a n t le s o u p e r , m i s s M a r k l e n e p a r l a q u ’à
s o n f rè re .
L e r e p a s fini, M . M a r k l e fit u n s i g n e à s a s œ u r ,
et c e ll e - c i, s ’a d r e s s a n t à J e a n n e , lui d i t a s s e z s è c h e
m ent :
— Il f au t v o u s m e t t r e t o u t d e s u i t e à a p p r e n d r e
■’a n g l a i s , v o t r e o n c l e t r o u v e r i d i c u l e q u e v o u s n e le
s a c h i e z p a9 . J a n e , t o u s le s j o u r s , je v o u s d o n n e r a i
d e s le ço ns .
L a j e u n e fille i n c l i n a l a t ê t e s a n s r é p o n d r e . P o u r
'a p r e m i è r e f o i s, s a t a n t e v e n a i t d e lui d o n n e r s o n
h o m , d é s o r m a i s p e r s o n n e n e l’a p p e l l e r a i t p l u s
•onim e a u t r e f o i s ; J a n e , c ’é t a it b i e n a n g l a i s I
U n b o n s o i r c o r r e c t e t f r o i d , p u i s la j e u n e fille
r e m o n t a d a n s sa c h a m b r e et b i e n t r i s t e se c o u c h a .
Û a n s l’é t r o i t lit d e f e r a u s o m m i e r m é t a l l i q u e , el le
�¿E
D R O IT
D ’A M E R
s e b l o t t i t e t , p a u v r e p e t i t e c h o s e p e r d u e d a n s ce
g r a n d L o n d r e s , el le a t t e n d i t e n p r i a n t q u e le s o m
m e i l l u i a p p o r t â t l’o u b l i . Il v i n t , r a p i d e , f e r m a l e s
y e u x c l a i r s e t e m p o r t a l’e n f a n t v e r s le p a y s d e s
songes.
IX
D e s v o ix f r a î c h e s e t j e u n e s q u i c h a n t a i e n t u n c a n
t i q u e r é v e i l l è r e n t J e a n n e ; e n g o u r d i e , el le o u v r i t l e s
yeux.
D ’a b o r d s a c h a m b r e l’é t o n n a , m a i s a u b o u t d e
q u e l q u e s m i n u t e s el le s e s o u v i n t ; a l o r s e l l e s e leva
e t s ’a p p r o c h a d e la f e n ê t r e . D a n s la c o u r , d e r r i è r e
u n t o i t d e z i n c , el l e a p e r ç u t l a f l è c h e d ’u n e é g l i s e et
u n p e t i t c o i n d u c i e l . Il é t a i t g r i s , t r i s t e ; m a i s c e
m a tin , re p o s é e p a r u n b o n s o m m e il, J e a n n e se s e n
ta it p le in e de co u ra g e . T ro is a n s ! celà p a s s e e n c o re
a s s e z v i te , e t l e s l e t t r e s r a p p r o c h e n t c e u x q u i s ’a i
m e n t . D è s c e m a t i n , e l l e é c r i r a i t à s o n f i a n c é.
C h a m b r e e t to ilette faites, J e a n n e p r e n a it so n
b u v a r d lo r s q u e sa ta n te e n tra . M is s M a rk le vena it
p r é v e n i r s a n i è c e q u e d è s le d é j e u n e r el l e l u i f e r a i t
v i s i t e r L o n d r e s ; il f all ait q u e J a n e c o n n û t t o u t d e
s u i t e c e t t e b e l l e ville.
L a j e u n e fille r e m e r c i a d e c e t t e a t t e n t i o n — la
p r e m i è r e — e t u n q u a r t d ’h e u r e a p r è s l e s d e u x
fe m m e s s o rta ie n t.
L e c i e l é t a i t b a s , l e s r a y o n s d u s o le i l n e p a r v e
n aien t p a s à p e r c e r u n b r o u illa r d ja u n e q u i e n t o u
r a i t t o u t e s c h o s e s . J e a n n e f r i s s o n n a , ic i c ’é t a i t
e n c o r e l’h i v e r.
L e s r u e s d e L o n d r e s o n t u n e p h y s io n o m ie p arti:u liè re ; n o m b r e u x , les p a s s a n ts von t, ne r e g a rd a n t
r i e n , a l l a n t t o u t d r o i t d e v a n t e u x , n e s ’a r r ê t a n t
de v a n t a u c u n d e s é ta la g e s ; le u r activité est vo ulu e
m a i s n o n j o y e u s e ; le t e m p s , c ’e s t d e l’a r g e n t . P r è s
d e «a ta. te, J e a n n e m a r c h a i t , c h e r c h a n t v a i n e m e n t
q u e r q u e g e n t i l v i s a g e lu i r a p p e l a n t l e s m i d i n e t t e s
d e P a r i s ; m a is les b é r e ts , les c a n o tie rs , les rid ic u le s
c o i f f u r e s d e l a i n e , e n l a i d i s s a i e n t l«s p l u s j e u n e s
�l e
d r o it
d 'a i m e r
85
f i g u r e s ; a u c u n e f e m m e n ’a v a it d e c h a r m e ni -.<’él égance.
R a p id e s , b a rio lé s d e ré c la m e s , les a u to b u 9 p a s
s a i e n t ; ils a m u s a i e n t J e a n n e e t e l l e fu t c o n t e n t e
d ’y m o n t e r . S a t a n t e lu i a p p r i t q u ’el le a l l a i t v i s i t e r
H y d e -P a rk , u n d e s p lu s jolis c o in s de L o n d re s .
D ev a n t u n e a r c h e d e m a r b r e m o n u m e n ta le , elle 1
d e s c e n d i r e n t et, o rg u e ille u s e , m is s M a rk le m o n tra
le s j a r d i n s q u i t r è s lo i n s ’é t e n d a i e n t d e v a n t e l l e s .
H y d e -P a rk était e n c o re e n to u ré d e b r u m e s ; m a is
to u t à c o u p u n e b r is e lé gè re e m p o rt a les n u a g e s et
le s o l e il r e s p l e n d i t . A l o r s c e g r a n d j a r d i n a u x
p e l o u s e s i m m e n s e s e t v e r t e s fu t d é l i c i e u s e m e n t
f ra i s , le p r i n t e m p s le p a r a i t .
D ’u n p a s r y t h m é , t o u j o u r s le m ê m e , m i s s M a r k l e
a l la i t, r e g a r d a n t d e t e m p s à a u t r e l e v i s a g e d e s a
niè ce , a t te n d a n t q u e J e a n n e m a n if e s tâ t so n a d m ir a
t i o n . M a i s l a j e u n e fille s e t a i s a i t : c e p a r c , s i b e a u
q u ’il f û t, n e lui f a i sa i t p a s o u b l i e r l e s j a r d i n s d e
F r a n c e ; l à - b a s a u s s i c ’é t a i t le p r i n t e m p s , t o u s le s
b u i s s o n s f l e u r i s s a i e n t s o u s u n ci el p l u s b l e u q u e
celui d e L o n d r e s .
M is s M a rk le e x p liq u a :
—
N o u s a l l o n s t r a v e r s e r la r i v i è r e e t je v o u s m o n
t r e r a i l’A l b e r t M e m o r i a l .
L ’A l b e r t M e m o r i a l I C e l a n e d i s a i t r i e n à J e a n n e ,
elle s a v a i t s e u l e m e n t q u e l a r e i n e V i c t o r i a a v a i t e u
p o u r m a r i le p r i n c e A l b e r t , e t el le p e n s a q u e c ’é t a i t
sa t o m b e q u ’e l l e s a l l a i e n t v i s i t e r . U n e t o m b e au
m i l i e u d e c e s j a r d i n s f l e u r i s , c e l a lu i s e m b l a i t
étrange. E lle m a rc h a it h e u r e u s e d e c e tte p r o m e n a d e ,
c o n t e n t e d e v o i r d e s a r b r e s m a g n i f i q u e s e t d ’e n t e n
dre c h a n te r d e s o is e a u x .
S u r u n b a n c , p é p i a n t , se d i s p u t a n t , el le a p e r ç u t
d e s p e t i t s m o i n e a u x e t , p o u r l e s m i e u x v o i r , elle
r a l e n t i t s a m a r c h e e t m ê m e s ’a r r ê t a . E f f r o n t é s et
p i l l e u r s , l e s p i e r r o t s a l l a i e n t d u b a n c à u n p e t it
c a r r é d ’h e r b e n o u v e l l e m e n t e n s e m e n c é e t p a r f o i s
s’a r r ê t a i e n t p r è s d ’u n e m a r e d ’e a u q u e le so le il
d o r a i t . I l s s ’é b r o u a i e n t d a n s ce p e t i t l a c e n m i n i a
t u r e , m o u i l l a n t à p e i n e l e u r s p l u m e s , p u i s d ’u n
g r a n d c o u p d ’a i l e s s ’e n a l l a i e n t s e p e r c h e r * u r u n
a r b r e t o u t p r o c h e . J e a n n e a u r a i t v o u l u r e s , e r là,
m a i s m i s s M a r k l e n e r e g a r d a i t p a s l e s o i s e a u x et
c o n t i n u a i t s a p r o m e n a d e . E l l e s t r a v e r s è r e n t la
�»3
LE
D R O IT
D 'A IM E R
r i v i è r e ; s u . le p o n t , m i s s M a r l d e e x p l i q u a q u e l e s
j a r d i n s c h a n g e a i e n t d e n o m , e t , s e d i r i g e a n t v er s
u n e allée tr a n s v e r s a le , o m b ra g é e p a r d e s a r b r e s
c e n te n a ir e s , elle ajo u ta :
— D ans q u elq u es m inutes nous se ro n s a rriv é e s.s
A l’e x t r é m i t é d e l’a l l é e , J e a n n e a p e r ç u t , i m m e n s e ,
é c r a s a n t , s o m p t u e u x , l ’A l b e r t M e m o r i a l . S o u s u n
dais re sp le n d issa n t de d o ru re s et de m o sa ïq u e s
so u te n u p a r d es p ila stres d é c o ré s de b rô n ze s, une
s t a t u e c o l o s s a l e r e p r é s e n t a i t le p r i n c e . T o u t e d o r é e ,
to u te neuve, très b rilla n te, cette sta tu e se m b la à
J e a n n e p r e s q u e r i d i c u l e ; s a t a n t e p o u r t a n t lui
e x p l i q u a i t le s b e a u t é s d e c e m o n u m e n t .
— Il a c i n q u a n t e - d e u x m è t r e s d e h a u t , d i s a i t - e l l e ,
il a c o û t é t r o i s m i l l i o n s et d e m i , l a r e i n e a d o n n é
d i x - h u i t c e n t m i l l e f r a n c s , l e r e s t e fut c o u v e r t p a r
u n e s o u s c r i p t i o n p u b l i q u e . N o u s a l l o n s e n f a i r e le
t o u r , a f i n q u e v o u s p u i s s i e z l’a d m i r e r t o u t à v o t r e
aise.
E l l e s m o n t è r e n t l’e s c a l i e r d e g r a n i t e t s ’a p p r o
c h è r e n t de c e tte m o n ta g n e de p ie rr e s . L e s s o u b a s s e
m e n ts o r n é s d e figu rines r e p r é s e n t a n t d e s h o m m e s
c é l è b r e s n ’i n t é r e s s è r e n t p a s J e a n n e , m a i s c o m m e
à c e t t e h a u t e u r el le d o m i n a i t l e s j a r d i n s , e l l e t o u r n a
le d o s à l’A l b e r t M e m o r i a l e t a d m i r a le g r a n d e s p a c e
o u v e r t d e v a n t e l l e, l e s p e l o u s e s v e r t e s , les b e a u x
a r b r e s , les c o rb e ille s d e r o s e s qu i c o m m e n ç a i e n t à
f le u r i r.
S t u p é f a i t e , s a t a n t e l’o b s e r v a ; c e t t e p e t i t e fille
é t a i t v r a i m e n t u n e é t r a n g e c r é a t u r e ! E l l e s ’a r r ê t a i t
a d m i r a t i v e d e v a n t d e s m o i n e a u x , e t l o r s q u ’o n lui
m o n trait un d es p lu s b ea u x m o n u m e n ts d e L o n d re s,
elle lui t o u r n a i t le d o s . A h ! c e s F r a n ç a i s e s , t o u t e s
é v a p o r é e s e t l é g è r e s ! Il f all ait d o m p t e r c e t t e n a t u r e ,
il f all ait q u e c e t t e p e t i t e s e s o u v i n t q u e p a r s a m è r e
e l l e é t a i t A n g l a i s e , il fall ait q u ’e l l e c h a n g e â t de
m e n ta lité .
— D e s c e n d o n s , tic b r u s q u e m e n t m i s s iVlarkle.
N e s e d o a n t g u è r e d e l’i m p r e s s i o n m a u v a i s e
q u ’e l l e v e n a i t d e d o n n e r , la j e u n e fille o b é i t , h e u r e u s e
d e q u i t t i ' r ce g i g a n t e s q u e m o n u m e n t e t d e r e t o u r n e r
v e r s l e s (ai‘d i n s .
A q u e l q u e s m è t r e s d e l’A l b e r t M e m o r i a l , m i s s
M a r l d e p r i t u n e c h a i s e e t d ’u n g e s t e s a c c a d é elle
g r d o n n a â J e a n n e d ’e n f air e a u t a n t ; p u i s , l o r s q u ' e l l e s
�LE
D RO IT D ’A IM E R
«7
f u r e n t a s s i s e s s u r la p e l o u s e , à l’o m b r e j ' u u g r a n d
c h ê n e , t o u t p r è s d ’u n b e a u b é b é q u i d o r m a i t d a n s
s a v o i t u r e , l a c o n v e r s a t i o n s ’e n g a g e a :
— S a v e z - v o u s , fit m i s s M a r k l e , q u e c e m o n u m e n t
q u e v o u s v e n e z d e v o i r e s t c e l u i d u p r i n c e A l b e r t , le
m ari d e la re in e V ic to ria ?
— V o u s m e l ’av e z d i t , m a t a n t e .
— E t , n a t u r e l l e m e n t , il n e v o u s p l a î t p a s ?
J e a n n e , n e v o u l a n t p a s la f r o i s s e r , r é p o n d i t en
so u rian t :
— J e lui p ré fè re ce ja rd in .
G ra ve, p r e s q u e r e s p e c tu e u s e m e n t, m is s M arkle
rep rit :
— C e m o n u m e n t , q u e la r e i n e a v o u lu b e a u , e s t
u n h o m m a g e à s o n m a r i . E l l e fut u n e é p o u s e a i m a n t e
et f i d è l e , l u i, u n p r i n c e b o n e t p a r f a i t . E l l e v o u la i t
q u ’e n A n g l e t e r r e p e r s o n n e n ’o u b l i â t le n o m d u
p r i n c e A l b e r t , e t c ’e s t p o u r c e l a q u ’elle a f ait b â t i r
c e tte s p le n d id e c h o s e . C o m p re n e z -v o u s ? C e la
m ’é t o n n e r a i t : le s F r a n ç a i s e s n ’o n t p a s d é c e s f id é
lités p o s th u m e s .
J e a n n e s e r e d r e s s a et s e s y e u x c l a i r s f i x è r e n t
m is s M a rk le .
r— M a t a n t e , fit-e ll e, p e r m e t t e z - m o i d e v o u s d i r e
to ute m a p e n s é e . C e m o n u m e n t, qu i m e s e m b le tr ès
p e u a r ti s tiq u e , es t, m e d ite s- v o u s, p r e s q u e ... un
g a g e d ’a m o y r . Il a c o û t é p l u s d e t r o i s m i l l i o n s et
c ’e s t la r e i n e q u i l’a v o u l u a u s s i s o m p t u e u x . J e n e
s u i s q u ’u n e p e t i t e F r a n ç a i s e t r è s p a u v r e , je n e s e ra i
p r o b a b l e m e n t j a m a i s r i c h e , m a i s si je v o u l a i s i m m o r
t a l i s e r le n o m d e l’h o m m e q u e j’a i m e , je n ’a g i r a i s
s û re m e n t p a s ain si.
J e a n n e c r i t i q u a n t la r e i n e , c ’é t a i t r i d i c u l e , e t le
p a trio tis m e de m is s M a rk le en s o u ffr a it; p o u r ta n t,
c u r i e u s e d e s a v o i r c e q u e c e t t e p e t i t e fille p e n s a i t ,
elle d e m a n d a i r o n i q u e m e n t :
— Q u ’e u s s i e z - v o u s d o n c fait ?
E t J e a n n e c r o i s a n t le s m a i n s , o u b l i a n t q u e q u e l
q u ’u n l’é c o u t a i t , | a j y g e a i t , l a i s s a p a r l e r s o n c œ u r .
— Si je p e r d a i s , d i t - e l l e , l’h o m m e q u e j’a i m e , et
q u e je f u s s e t r è s r i c h e , j’i n s c r i r a i s s o n n o m a u h a u t
d ’u n e g r a n d e m a i s o n b l a n c h e q u i n e c o n t i e n d r a i t
q u e d e p e t i t s l it s. L à , o n r e c u e i l l e r a i t t o u s le s e n f a n t s
qui s o u f f r e n t , o n le s g u é r i r a i t , o n l e s a i m e r a i t , et
d a n s c e tte m a is o n p e r s o n n e ne p le u re ra it. S i. p a r
�88
LE
D K O li
d 'a
ÎMÈR
h a s a r d , la m o r t p r e n a i t u n m a l a d e , e l l e s e r a i t d o u c e ,
o n l’e n t o u r e r a i t d e s ' d e r n i è r e s j o i e s p e r m i s e s : p a n
tin s b rilla n ts , c h e m in s d e fer m é c a n iq u e s , p o u p é e s
a r t i c u l é e s , e t l e s p e t i t s s ’e n v o l e r a i e n t le s o u r i r e a u x
l è v r e s . J e p e n s e q u ’aVec t r o i s m i l l i o n s e t d e m i o n
e û t p u s o u l a g e r b i e n d e s m i s è r e s , je p e n s e q u ’o n
e û t p u g u é r i r b e a u c o u p d ’e n f a n t s . V o y e z - v o u s , c e t t e
g r a n d e m a i s o n d o n t je r ê v e n e s e s e r a i t p a s a p p e l é e
h ô p i t a l , et l e s b é b é s y s e r a i e n t v e n tf s e n r i a n t .
J ’a u r a i s v o u l u , si j’a v a i s é t é à la p l a c e d e la r e i n e ,
e n t e n d r e l e s e n f a n t s p a u v r e s p r o n o n c e r s o u v e n t le
n o m a i m é , j’a u r a i s v o u l u q u e c e n o m fû t p o u r e u x
s y n o n y m e d e jo ie . L ’A l b e r t M e m o r i a l a v e c s e s p i e r r e s
é n o r m e s , ses d o r u r e s , se s m o s a ïq u e s , ne s e r a jam a is
q u ’u n m o n u m e n t i m p o s a n t , e t u n m o n u m e n t n e
forc e p a s les c œ u r s à se so uv en ir.
C e tte p e tite div aguait I M is s M a rk le se leva b r u s
q u e m e n t, s o n a m o u r - p r o p r e n a tio n a l é ta it a tte in t.
C o m m e t o u t e A n g l a i s e el le a i m a i t p a s s i o n n é m e n t
s o n p a y s , el le le c r o y a i t a u p r e m i e r p l a n ; a u s s i l e s
c r i t i q u e s , l e s r a i l l e r i e s d e J e a n n e la f r o i s s a i e n t p r o
fo n d ém e n t.
E ll e v o u l a i t u n e r e v a n c h e , el le v o u l a i t é t o n n e r c e t t e
p e t i t e F r a n ç a i s e , el le a l la i t l u i m o n t r e r t o u t d e s u i t e
une d es sp le n d eu rs de L o n d re s:
—
N o u s a l l o n s r e v e n i r p a r l’a b b a y e d e W e s t
m in s te r , d éc la ra-t-elle s u r un to n agressif.
J e a n n e q u i t t a s a c h a i s e , d é s o l é e d e l a i s s e r le j a r d i n
t l e u r i et le b é b é b l o n d q u i d o r m a i t d a n s s a v o i t u r e .
E l l e s p r i r e n t d e s r u e s p o p u l e u s e s o ù l’o n c i r c u l a i t
avec p e in e ; d e s m a is o n s to u te s p a re ille s les b o r
d aien t, m a iso n s étro ites q u i re sse m b la ie n t à des
j o u j o u x d ’e n f a n t s , t a n t l’a r c h i t e c t u r e e n e s t n a ï v e .
M i s s M a r k l e m a r c h a i t v ite , el le a l lai t v e r s s o n b u t ,
r i en n e la d i s t r a y a i t . T o u t à c o u p , a u b o u t d ’u n e
r u e , J e a n n e vit s u r g i r d e v a n t el le u n e m e r v e i l l e
g o t h i q u e . L e ci el s ’é t a i t d e n o u v e a u o b s c u r c i e t u n e
r u m e l é g è r e e n t o u r a i t l’a b b a y e e n f a i s a n t u n e
a d m i r a b l e g r i s a i l l e ; d a n s le f o n d s e d r e s s a i t ut
i m m e n s e p a l a i s a v e c d e g r a n d e s t o u r e l l e s , d ’i nn o ir,
b r a b l e s f e n ê t r e s o r n é e s d ’a r m o i r i e s , e t d e s niches,
re n fe rm a n t d e s s ta tu e s .
S u r e p l a c e , d e y a n t l’a b b a y e , m i s s M a r k l e s ’a r r ê t a
et r e g a r d a s a n i è c e :
p l i H f » r> -> f i t - e l l e a v e c f i e r t é .
�LE
D RO IT D 'Al.M E R
— C ’e s t b e a u , r é p o n d i t J e a n n e .
C e s d e u x m o t s n ’e ff a ç a i e n t p a s l e s c r i t i q u e s s u r
l’A l b e r t M e m o r i a l . A g r e s s i v e , m i s s M a r k l e r e p r i t :
— A v o u e z d o n c q u e c e t t e a b b a y e e s t s u p e r b e et
q u e v o u s n ’a v e z j a m a i s r i e n v u q u i p u i s s e lu i ê t r i
com paré !
— E t N o t r e - D a m e ! s ’é c r i a J e a n n e , p u i s s e r e p r e
n an t, elle ajo u ta : V o tr e a b b a y e es t tr è s b elle , m a i'
j’ai l’i m p r e s s i o n q u e l e s b r u m e s q u i l’e n t o u r e n t s o n t
n é c e s s a i r e s à s a b e a u t é , e l l e s e r a i t m o i n s jolie si
v o tr e c i e l é t a i t b l e u , c o m m e le n ô t r e .
M is s M a rk le n e ré p o n d it p a s : d é c id é m e n t cette
p e t i t e fille é t a i t u n e e n t ê t é e a v e c l a q u e l l e il é t a i t
inu tile d e d is c u te r.
E lle s p é n é tr è r e n t d a n s l 'a b b a y e ; les h e u r e u s e s
p r o p o r t i o n s d e l ’é d i f i c e , la b e a u t é d e s l i g n e s i n t é
r i e u r e s s é d u i s i r e n t J e a n n e , m a i s el le a p e r ç u t le s
m o n u m e n ts c o m m é m o ra tifs q u i e n c o m b r e n t les b a s
c ô t é s , m o n u m e n t s d e s t y l e et d e g o û t b i z a r r e s ; elle
vit q u e , p a r e n d r o i t s , p o u r m e t t r e q u e l q u e vilain
m é d a i l l o n , o n av a it e n l e v é l e s c o l o n n e s q u i s o u t e
n a i e n t l e s f i n e s a r c a d e s ; a l o r s el le ju g 3 a q u e le s
A n g l a i s d e v a i e n t ê t r e b i e n p e u a r t i s t e s p o ,_- a v o i r
d é té rio ré a in s i ce joyau g o th iq u e .
C o m m e e l l e s a v a n ç a i e n t v e r s le c h œ u r , u n h o m m e
h a b i l l é d ’u n e g r a n d e lé v ite n o i r e l e u r fit u n s i g n e
d e la m a i n q u i le s i n v i t a i t à p r e n d r e p l a c e d a n s u n
b a n c . M i s s M a r k l e o b é i t e t p r é v i n t s a n i è c e q u ’e l l e s
a l l a i e n t a s s i s t e r a u d iv i n s e r v i c e .
C u rieu se, J e a n n e d em an d a :
— Q u e l service ?
—
In m e m o r i am .
E t m i s s M a r k l e s ’a g e n o u i l l a n t , J e a n n e n e q u e s
t i o n n a p l u s . H a b i t u é e à la p o m p e d e l’E g li s e c a t h o
l i q u e , a u x p a r o l e s l i t u r g i q u e s , a u x s o n s d e l’o r g u e ,
a u p a r f u m d e l’e n c e n s , la p e t i t e F r a n ç a i s e r e g a r d a i t
stu p é fa ite ces e n fa n ts de c h œ u r à s u rp lis d e toile
q u i , d e b o u t , c h a n t a i e n t u n c a n t i q u e s u r u n air
'n o n o to n e . S u r son b a n c de b o is , au m ilieu d e c e tte
g r a n d e c a t h é d r a l e s o m b r e , J e a n n e -tait t r i s t e et se
‘ e n t a i t a f f r e u s e m e n t s e u l e . C e D i e u q u ’u n p r i a i t lui
s e m b l a i t n e p a s ê t r e le s i e n , et ; s M a i n s ,ie s e
c ro is a ie n t p a s , se s lèvres ne m n n r . u r . i i m a u c u n e
P r i è r e , l e s c h a n t s c r i a r d s e m p ê c h a i e n t t "i t r e c u e i l l e
ment. E t p r è s d e m i s s M n r k l e . n u i . t o u t b a s , c h a n -
�LE
D R O IT
D 'A IM E R
l a i t av e c le s e n f a n t s d e c h œ u r , J e a n n e s e n t a i t q u e
t o u t la s é p a r a i t d e s a t a n t e . C e t t e g r a n d e f e m m e , si
m a s c u l i n e , lu i f a i s a i t p e u r , e l l e l a d e v i n a i t s è c h e ,
' a n i t e u s e , i n c a p a b l e d ’a i m e r ; e l l e p r e s s e n t a i t q u e
: e t t e f e m m e l a f e r a i t s o u f f r i r , v o u l a n t la m o d e l e r à
■>on i m a g e . E t J e a n n e r e g a r d a i t le c h a p e a u m o u
g a r n i d e p l u m e s r a i d e s , l e c o l e m p e s é , le g r a a d
m a n te a u de c o u l e u r in d é fin is s a b le ; to u te s a c o q u e t
t e r i e s e r é v o l t a i t : n o n , e l l e n ’a u r a i t j a m a i s c e t t e
s ilh o u e tte d e c a ric a tu re . M a is , c h o s e p lu s grave, sa
t a n t e v o u d r a i t p e u t - ê t r e lu i f a i r e p a r t a g e r s e s i d é e s ,
s e s o p i n i o n s , s e s c r o y a n c e s ; ce m a t i n , el le a v a it
s e n t i q u e , p r è s d ’e l le, m i s s M a r k l e s e p o s a i t e n
é d u c a t r i c e . C e l a , la p e t i t e F r a n ç a i s e n e le p e r m e t
t r a i t j a m a i s . E l l e s a v a i t q u ’el le n ’é t a i t p a s p a r f a i t e ,
elle n e v o u l a i t p a s p é c h e r p a r o r g u e i l , m a i s s o n
p è r e a v a it m i s e n el le d e s p r i n c i p e s q u i s e r a i e n t
s i e n s t o u t e s a vie, et p e r s o n n e a u m o n d e n ’a v a i t d e
d ro its s u r so n àm e. S a p e tite â m e va illa nte , d é v o ué e,
a i m a n t e , l’à m e d e s a r a c e a v e c s e s d é f a u t s e t s e s
q u a l i t é s , el le la c o n s e r v e r a i t .
D a n s ce L o n d r e s c o lo s s a l, a u m ilieu d e c e tte
g i g a n t e s q u e f o u r m i l i è r e h u m a i n e , el le r e s t e r a i t F r a n
ç a i s e , m a l g r é t o u t . O n p o u r r a i t c h a q u e j o u r la c o n
d u ire d a n s c e s te m p le s a u s tè r e s , o n p o u r ra it éta le r
à se s y eu x to u te s le s s p l e n d e u r s a n g la is e s , so n c œ u r
n e c o m p r e n d r a i t p a s . E l l e n ’o u b l i e r a i t j a m a i s q u ’elle
é t a i t fille d ’u n s o l d a t e t q u e le d r a p e a u b l e u , b l a n c ,
r o u g e é t a i t s i e n . E t p u i s l à - b a s , d e l’a u t r e c ô t é d e
la m e r , d a n s l’o m b r e d e c e d r a p e a u , le c h e r f i a n c é
t r a v a i l l a i t , r ê v a n t q u e q u e l q u e a c t i o n d ’é c l a t f er ai t
l’a t t e n t e m o i n s l o n g u e . J e a n n e o u b l i a i t l e s c h a n t s
m o n o t o n e s , le t e m p l e a u s t è r e , la g r a n d e A n g l a i s e
qu i c o n tin u a it à p rie r. U n e m a in s è c h e se p o s a n t
b r u s q u e m e n t s u r s o n é p a u l e la fit t r e s s a i l l i r , s e s
y e u x s ’o u v r i r e n t , el le s o u p i r a , s o n r ê v e s ’é t a i t e n f u i .
E l l e s u i v i t s a t a n t e e t t o u t e s d e u x r e p r i r e n t le c h e m i n
Ju re to u r.
M i s s M a r k l e m a r c h a i t t o u j o u r s v ite, s e s p a s é t a i e n t
t o n g s , s e s m o u v e m e n t s b r u s q u e s et s a c c a d é s , elle
s e m b l a i t n e d e v o i r j a m a i s s ’a r r ê t e r ; b o u s c u l a n t à
d ro ite , b o u s c u la n t à g a u c h e , elle p a s s a it. T rè s la ss e,
J e a n n e a v a it b i e n d u m a l à la s u i v r e , e t l o r s q u ’e l l e s
a r r i v è r e n t à la m a i s o n la j e u n e fille n ’e n p o u v a i t p l u s .
L e d é j e u n e r a t t e n d a i t ; M. M a rk le , re te n u p a r ses
�L E D R O I T D 'A I M E R
91
i rj
a f fa ir es , n e r e n t r a n t p a s , le s d e u x f e m m e s p r i r e n t
e n s e m b le ce re p a s , p e n d a n t le q u e l elles ne p a r lè re n t
^ u è r e . M i s s M a r k l e f e u i l l e t a le T i m e s et u n a u t r e
j o u r n a l , T h e S u f f r a g e t t e - J e a n n e c o n n a i s s a i t cfn o m ; en F ra n c e , les su ffrage tte s on t u n e m a u v a is e
ré p u ta tio n , op les juge s u r le u rs a c te s , on les sa it
c a p a b le s d e to u t. E lles b r û le n t un c h â te a u , in c e n
d ie n t u n e u s in e , tr o u b le n t les p lu s g r a n d e s fête s
p u b liq u e s . O n ne sait ce q u 'e lle s r é c la m e n t, m a is
o n l e s t r o u v e u n p e u f o ll e s e t p a r t o u t o n le s c a r i c a '
tu ris e . E lle s on t d e s c h e v e u x ja u n e s , d e g ra n d e s
d e n t s , g ile t d ’h o m m e , c o l e m p e s é , c h a p e a u m a s
culin.
C u r ie u s e , J e a n n e in te rro g e a M is s M arkle.
— M a t a n t e , d i t - e l l e , ç e j o u r n a l p a r l e d e s su ff ra
g e t t e s , il cloit ê t r e b i e n a m u s a n t .
A m u s a n t 1 M i s s M a r k l e t r e s s a i l l i t ; c e m o t é t ait
p r e s q u e u n e i n s u l t e . A m u s a n t 1 et el le é t a i t e n t r a i n
d e l i r e le s t o r t u r e s q u e m i s s H a r i e t , m i s s S a n d e r
s u b i s s a i e n t à la p r i s o n d e H o l l o w a y . L ’u n e d ’e l l e s
v e n a i t d ’ê t r e r e l â c h é e , é p u i s é e p a r l a g r è v e d e la
faim , A p e j p e r e m i s e , a v e c p l u s i e u r s d e s e s c o m
p a gn e s, fe rve nte s m ilita n te s , elle s ava ie n t in c e n d ié
un c h a n tie r d e b o is , et les dé g â ts é ta ie n t é v a lu é s à
t r e n t e - c i n q m i l l e l iv r e s s t e r l i n g . A m u s a n t l H i e r , c e s
fem m es c o u r a g e u s e s , c e s m a r t y r e s l ava ie nt d é tru it
a v e c d e s a c id e ;; le s p e l o u s e s cj’u n s u p e r b e go lf, et
s u r t o u t le t e r r a i n a v a i e n t l a i s s é d e s c a r t e s p o r t a n t
ces m o ts : « P a s de vote, p a s d e s p o r t, p a s de
trêve I »
A m u s a n t I C e tte pe tite ne savait d o n c p a s qu el
a p ô t r e m e r v e i l l e u x e s t l ’A n g l a i s e . E lle n e s e d o u t a i t
P as q u e , p o u r d é f e n d r e u n e i d é e , c e t t e f e m m e , q u ’o n
•"aille e n p a y s l a t i n , e>-t c a p a b l e d e t o u t . R i e n n e lui
c o û t e : d a n s la r u e , s u r d e s e s t r a d e s p u b l i q u e s , d a n s
le t r a i n , p a r t o u t , el le e s s a y e d e f air e d e la p r o p a
g a n d e , E lle n ’e n t e n d p a s l e s m o t s m é c h a n t s , les
m o q u e r i e s ; s e s i d é e s font c o r p s a v e c e l l e e t elle
esp ère to u jo u rs p e rs u a d é r q u e lq u e s-u n s de ceux qui
•’é c o u t e n t .
A m u s a n t ! C ’é t a it u n m o t s t u p i d e e t h i e n d i g n e
d ’u n e F r a n ç a i s e !
D ’u n t o n m é p r i s a n t , M i s s M a r k l e r é p o n d i t :
— N e pa rle /, p a s a i n s i d e c e s f e m m e s ! P l u s t a r d ,
q u a n d v o u s c o m m e n c e r e z à c o m p r e n d r e l’à m c
�9
2
LE
D R O I T D ’A I M E R
a ng la is e, vou s a d m ir e r e z ce q u e fon t les suffragettes
p o u r f o r c e r l e P a r l e m e n t à n o u s a c c o r d e r le d r o i t a u
v o te p o l i t i q u e . . .
J e a n n e ne q u e s t i o n n a p lu s , elle c o m p rit q u e , s a n s
le v o u l o i r , e l l e a v a it f r o i s s é s a t a n t e .
—
M a i n t e n a n t , r e p r i t m i s s M a r k l e , v o u s a l le z
v e n i r d a n s m a c h a m b r e , e t je v a i s v o u s d o n n e r v o t r e
leçon.
L e s d e u x f e m m e s m o n t è r e n t l’e s c a l i e r e t s u r le
p a l i e r d u p r e m i e r é t a g e m i s s M a r k l e s ’a r r ê t a . E ll e
o u v r i t u n e p o r t e , e n t r a l a p r e m i è r e ; J e a n n e su i v i t .
L ’a s p e c t d e c e t t e p i è c e é t a i t é t r a n g e : a u - d e s s u s d e
la h a u t e c h e m i n é e , u n g r a n d r u b a n d e t r o i s c o u l e u r s ,
v e r t , v i o le t , b l a n c , e n t o u r a i t u n e p h o t o g r a p h i e d e
f e m m e ; a u x m u r s f ix é s p a r d e s p u n a i s e s , d e s
im a g es d é c o u p é e s d a n s d e s jo u r n a u x r e p r é s e n t a n t
d e s i n c i d e n t s d e la r u e : f e m m e s s e b a t t a n t , a r r ê t é e s
p a r d e s p o lic e m e n , et s o u s c h a c u n e de c e s im ages
u n e l é g e n d e o ù l’o n r e t r o u v a i t le m o t « s u f f r a g e t t e ».
J e a n n e p e n s a q u e s a ta n te d ev a it ê tre u n e fervente
ad m iratrice.
D e v a n t u n e t a b l e e n c o m b r é e d e r e v u e s e t de
j o u r n a u x , m i s s M à r k l e s ’a s s i t e t fit u n e p l a c e pou:
sa n i è c e ; p u is , sé v ère, e n n u y e u s e , la le ç o n co m
m e n ç a . D ’a b o r d d e s r e p r o c h e s , d e s r a i l l e r i e s ; J e a n n e
n e c o n n a i s s a i t a u c u n m o t e t s e m b l a i t n ’a v o i r a u c u n e
d is p o s itio n . M is s M a rk le p a rla it le fra n ç a is s a n s
d if f i c u l t é , e t p o u r t a n t el le n ’a v a it p a s s é q u ’u n a n e n
F r a n c e , il y a v a i t d i x a n s d e c e l a ! M a i s l e s A n g l a i s e s
sa ven t trava iller!
T o u t cela d it avec u n s o u r ir e m é p r i s a n t q u i frois
sait J e a n n e .
E t l e s m o t s r u d e s , si p e u m é l o d i e u x , e m p l i r e n t l a
p i è c e , p u i s le p r o f e s s e u r p a r l a d e g r a m m a i r e , d e
v e r b e ! L e v e r b e e s t t o u t d a n s la l a n g u e a n g l a i s e : il
f a ll ait q u e , dèr. a u j o u r d ’h u i , l’é l è v e l e c o m p r i t .
J e a n n . s ’a p p l i q u a i t , e s s a y a i t d e r e t e n i r ; m a i s d è s
c e t t e p r e m i è r e l e ç o n el l e av a it l’i m p r e s s i o n t r è s
n e t t e q u e c e t t e l a n g u e n ’é t a i t p a s jo li e. P o u r le s
s p o r ts , p o u r les affaires, elle deva it avoir s o n utilité,
elle se m b la it p ré c is e , r a p id e , m a is elle ne po uv ait
ê t r e c o m p a r é e à la l a n g u e f r a n ç a i s e , si d o u c e , si
t e n d r e , ;i é l é g a n t e . E t p u i s m i s s M a r k l e r é p é t a i t
t o u t le t e m p s « I w i l l ». J e a n n e s a v a i t q u e c e la
v o u l a i t d i r e « J e v e u x ». e t ¡I lui s e m b l a i t q u e c e s
�LE
D R O IT
D’A rMEx
93
d e u x m o t s é t a i e n t a c c o m p a g n é s d ’u n r e g a r d q u i n e
p e rm e tta it p a s d e se d é ro b e r.
D a n s c e tte c h a m b r e , p r è s d e c e tte fem m e, J e a n n e
se s e n ta it u n e to u te p e tite c h o s e s u r la qu e lle , d è s
a u j o u r d ’h u i , o n v o u l a i t m e t t r e u n e e m p r e i n t e q u i ne
^’e f f a c e r a i t p l u s . « I w i l l , I m u s t : je v e u x , je d o i s ».
ÈUe r é p é t a i t c e s m o t s l e n t e m e n t , a v e c c r a i n t e ; elle
a v a it p e u r d e l e s d i r e , il lu i s e m b l a i t q u e p a r cette
d o u b le affirm atio n elle p r o m e t ta it q u e l q u e c h o s e qui
en ga g ea it so n avenir.
L o n g t e m p s m i s s M a r k l e e x p l i q u a l a b e a u t é , la
f o r c e , la r i c h e s s e d ’e x p r e s s i o n s d e l a l a n g u e a n g l a i s e :
s o n p a t r i o t i s m e s e p l a i s a i t d a n s c e t é l o g e , e l l e fai
sait u n d is c o u r s , elle vo ula it p e r s u a d e r c e tte p etite
fille q u i l ’é c o u t a i t ; e t l e s d o u x y e u x b l e u s la r e g a r
da ie n t tr is te m e n t, et le s m a in s jo in tes s e m b la ie n t
s u p p l i e r c e t t e g r a n d e f e m m e d e s e t a i r e . M a i s el le
n e voyait rie n , ne c o m p re n a it p a s , p a rla it to u jo u rs
et r é p é t a i t p r e s q u e t o u t l e t e m p s la m ê m e c h o s e ,
a f in d e m i e u x p e r s u a d e r .
A u m i l i e u d ’u n e p h r a s e q u ’el le r e d i s a i t p o u r la
v i n g t i è m e f o i s, el l e s ’a r r ê t a b r u s q u e m e n t ; J e a n n e
n ’a v a i t p a s b o u g é , m a i s d e s d o u x y e u x b l e u s s u r l e s
m a i n s j o i n t e s u n e l a r m e é t a i t t o m b é e et d ’a u t r e s la
s u i v a i e n t . C e c h a g r i n p a r u t d ’a b o r d à m i s s M a r k l e
i n c o m p r é h e n s i b l e , m a i s b i e n v ite el l e le q u a l i f i a .
— P a r e s s e u s e I f it- ell e, e t f u r i e u s e , s a n s a j o u t e r
u n m o t , e l l e q u i t t a la p i è c e .
L o r s q u ’e l l e fut p a r t i e , J e a n n e s ’e n f u i t à s o n t o u r ,
el le s e r é f u g i a d a n s s a c h a m b r e , et là , s a i s i s s a n t la
p h o t o g r a p h i e d e s o n p è r e , e l l e l’e m b r a s s a p a s s i o n
n é m e n t ; p u i s e n p l e u r a n t , c o m m e s ’il p o u v a i t l’e n
t e n d r e , e l l e lui p a r l a :
— P a p a , faisait-elle, p a p a , p rotèg e -m oi. T o u t m e
fait p e u r . . . J e s u i s s e u l e . .. n e m ’a b a n d o n n e p a s . . .
Ici p e r s o n n e n e m e c o m p r e n d . . . p e r s o n n e n e
ni’a i m e . .. P a p a , p r o t è g e la t o u t e p e t i t e q u e l u c h é
ris s a is ta n t...
�94
LE
D R O IT
X
D ’A I M E R
*
L o n g s et e n n u y e u x les jo u rs p a s s è r e n t . J e a n n e
v o u l u t r e p r e n d r e s a vie o c c u p é e et l a b o r i e u s e , le s
M a r k l e s ’y o p p o s è r e n t ; l e u r n i è c e n e p o u v a i t t r a
v ai lle r. I l s a p p a r t e n a i e n t à l a b o u r g e o i s i e m o y e n n e ,
« m i d d l e clçiss *, jls t e n a i e n t b e a u c o u p à l e u r r e g p ç c
/ « b i l i t y , 1ils s e s a v a i e n t c o n s i d é r é s et ils e n é t a i e n t
t r è s fiers. M . M a r k l e , f o n d é d e p o u v o i r d ’u n b a n q u i e r ,
g a g n a i t l a r g e m e n t s a vie, J e a n n e a v a i t t o u t le c o n
fo rta b le n é c e s s a ire , q u e réç la m a it-elle d o n c ?
L a j e u n e fille e x p l i q u a q u e , ge s a c h a n t s a n s fo r
t u n e , el le v o u l a i t s e s u f f i r e ; o n la t r a i t a d ’o r g u e i l
le u se , et p o u r d e s s i n e r J e a n n e d u t s e c a ch e r.
E ll e j o u i s s a i t d ’u n e l i b e r t é r e l a t i v e ; m i s s M a r k l e ,
tr è s o c c u p é e (sa n iè ce n e savait p a s à qu oi), re sta it
p e u à la m a i s o n - C h a q u e j o u r , el le d o n n a i t à la
j e u n e fille s a l e ç o n , u n e l o n g u e l e ç o n d e d e u x
h e u r e s , p u is r e n tr a it s e u le m e n t p o u r les r e p a s ;
m a i s el le e x i g e a i t q u e J e a n n e lyi e x p l i q u â t l’e m p l o i
d e s o n t e m p s et s o u v e n t l’e n v o y a i t p o r t e r d e s
p a q u e t s d a n s to u s les q u a r ti e r s d e L o n d re s . P a q u e t s
m y s té r ie u x et lo u r d s q u ç J e a n n e devait d é p o s e r
s a n s ja m ais rien d e m a n d e r.
I n t e l l i g e n t e et t r a v a i l l e u s e , la p e t i t e F r a n ç a i s e
c o m m e n ç a i t à c o m p r e n d r e l’a n g l a i s , et d a n s c e
g r a n d L o n d r e s el le s ’o r i e n t a i t a i s é m e n t .
U n s o i r o ù el le a v a it é t é e n v o y é e p a r m i s s M a r k l e
d a n s u n q u a r t i e r e x c e n t r i q u e , el le s ’é g a r a et r e n t r a
f a t i g u é e d e c e t t e l o n g u e ç o u r s e . P o u r le s o u p e r ,
afin d ’o b é i r à s a t a n t e q u i l ’e x i g e a i t , el le m i t u n e
b l o u s e t r è s l é g è r e , m a i s a u m i l i e u d u r e p a s elle d u t
r e m o n t e r d a n s s a c h a m b r e t a n t el le a v a it f ro i d .
F r i s s o n n a n t e e l l e se c o u c h a et le l e n d e m a i n el le n e
p u t s e le v e r , u n e g r o s s e f ièv re lui e n l e v a i t t o u t e
f o rc e . E lle r e s t a d a n s s o n lit, c o m p r e n a n t q u ’elle
é t a i t m a l r J e et s e d e m a n d a n t ce q u ’o n allai t f aire
d ’elle.
N e la v o y a n t p a s v e n i r p o u r s a l e ç o n , m i s s M a r k l e ,
t o u t e p è l e à g r o n d e r , e n t r a d a n s sa c h a m b r e ;
�I ,E
D R O IT
D ’A I M E R
95
m a i s le v is a g e r o u g e el ¡ es y e u x ¿ t i u v l . m t s île s a
n i è c e (a r e n s e i g n è r e n t . E lle s ’e n a l l a , s a n s u n m o t d e
te n d re s s e , a v e rtir son frère d e ce d é s a g ré m e n t.
D a n s la j o u r n é e u n d o c t e u r v i n t ; q u e l q u e s h e u r e s
a p r è s , u n e g a r d e - m a l a d e s ’i n s t a l l a e t , p e n d a n t p l u
s i e u r s j o u r s , J e a n n e n e s e r e n d i t p a s c o m p t e d e ce
q u i s e p a s s a i t a u t o u r d ’e lle. E lle av a it m a l à 1;
g o rg e , à la t ê t e ; n e p o u v a n t g u è r e s ’a l i m e n t e r , el le
é t a it d ’u n e f a i b l e s s e e x t r ê m e , m a i s p o u r t a n t el le
s ’a p e r c e v a i t d e l’a b s e n c e d e m i s s M a r i d e . E ta i t - e l l e
e n c o r e c h e z s a t a n t e ? L ’a v a i t- p n t r a n s p o r t é e à l’h ô
p i t a l ? E lle n e s a v a i t . L o r s q u e la fièvre t o m b a i t ,
J e a n n e a v a it d e s a n g o i s s e s a f f r e u s e s : la p e u r d e
m o u r i r d a n s c e p a y s , l o i n d e c e l u i q u ’e l l e a i m a i t ,
l’o b s é d a i t , e t e l l e s u p p l i a i t c e t t e f e m m e q u i la
s o i g n a i t d e lui d i r e la v é r i t é ; m a i s la n u r s e c o m p r e
n a i t à p e i n e le f r a n ç a i s . A l o r s J e a n n e a v a it d e s
» d é s e s p o i r s f o u s , el le p l e u r a i t , c r i a i t , a p p e l a i t so n
p è r e , s o n f i a n c é , et t e n t a i t d e s e l e v e r ; m a i s , é n e r
g i q u e , la n u r s e la m a i n t e n a i t . A p r è s c e s g r a n d e s
c r i s e s . J e a n n e é t a i t f ai b l e c o m m e u n e n f a n t .
E n f i n , u n m a t i n , la m a l a d e s e r é v e i l l a s a n s f iè v r e ;
t o u t d e s u i t e l e s y e u x b l e u s a d m i r è r e n t 1111 r a y o n d e
Soleil q u i , s ’é t a n t g l i s s é e n t r e d e u x m a i s o n s , é t a i t
ve n u s e p o s e r s u r le p i e d d e s o n lit. C e p e t i t r a y o n
n i e l l a i t d e la g a i e t é d a n s la c h a m b r e . D a n s s a t o i
lette b l a n c h e d ’i n f i r m i è r e la n u r s e a v a it u n a i r d e
fête et elle c o n t e m p l a i t s a m a l a d e a v e c u n s o u r i r e
satisfait.
E t o n n é e , J e a n n e r e g a r d a i t a u t o u r d ' e l l e et el le
r e c o n n a i s s a i t c h a q u e c h o s e : la c o m m o d e d e f a u x
a c a j o u , l e s v i l a i n e s c h a i s e s d e t a p i s s e r i e et la t a b l e
p l i a n t e s u r l a q u e l l e c h a q u e j o u r el le f a i s a it s e s
d e v o i r s . E ll e é t a i t c h e z s a t a n t e , c h e z s o n o n c l e , ils
l’a v a i e n t g a r d é e m a l a d e ; el le l e u r en fut r e c o n n a i s
s a n t e . S u r u n g u é r i d o n , t o u t p r è s d e s o n lit, J e a n n e
a p e r ç u t un p a q u e t de le ttres non d é c a c h e t é e s ; vers
Ces l e t t r e s el le t e n d i t les m a i n s . La n u r s e c o m p r i t
ce g e s t e et d o n n a à la j e u n e fille c e q u ’e l l e r é c l a m a i t .
L e c œ u r j o y e u x , J e a n n e p r i t le s e n v e l o p ,
■:!
c o m m e n ç a la l e c t u r e d e c e s l e t t r e s q u i v e n a i e n t d e
F r a n c e . E ll e s é t a i e n t p r e s q u e t o u t e s p a r e i l l e s , ce
n ’é t a i t q u ’u n l o n g c h a n t d ’a m o u r ; le j e u n e officie r
c o n t a i t s a vie d e t r a v a i l , p a r l a i t d e s e s e s p o i r s et
Bul ' p l i a i t J e a n n e d e n e pas- ê t r e t r i s t e .
�1 E
D R O IT
D ’A I M E R
« M a p e t i t e f i a n c é e , d i s a i t - i l , il f a u t p a s s e r c e
t e m p s d ’é p r e u v e s g a l m e n t , l ’a v e n i r n o u s a p p a r t i e n t ,
le p r é s e n t n ’e s t q u ’u n m a u v a i s r êv e . J e d e v i n e , b i e n
q u e v o u s n e m e l’é c ri v i e z p a s , q u e p a r f o i s d a n s ce
L o n d r e s q u ’o n d i t si g r a n d v o u s v o u s s e n t e z s e u l e e t
loin d e ce u x q u i vous a i m e n t ; c h é rie , à P a r is , d a n s
•jn s o m b r e r e z - d e - c h a u s s é e d o n t je v o u s ai q u e l q u e
fois p a rlé , u n lie u te n a n t q u e vous c o n n a is s e z r e s s e n t
\ a m ê m e c h o s e . A l o r s , p o u r n e p a s s ’a t t r i s t e r , ce
/ i e u t e n a n t v o y a g e . Il a d e v a n t lu i d e g r o s l iv r e s
i m p o s a n t s , d e s c a r t e s d ’é t a t - m a j o r , e t a u l i e u d e l e s
r e g a r d e r , d e l e s é t u d i e r — n e g r o n d e z p a s — il f e r m e
le s y e u x e t le v o il à p a r t i . Il p r e n d u n t r a i n q u ’il
c o n n a î t p o u r y a v o i r v u, u n j o u r , d e r r i è r e l e s v i t r e s
é p a i s s e s , u n e p e t i t e s i l h o u e t t e n o i r e ; il t r a v e r s e la
m e r s u r u n b a t e a u p l e i n d ’é t r a n g e r s e t r e p r e n d u n
a u t r e t r a i n ; le v o i là à L o n d r e s . A l o r s , c o m m e u n fo u
il c o u r t à t r a v e r s l e s r u e s e n c o m b r é e s e t il f in it p a r
d é c o u v r i r la m a i s o n o ù v it c e l l e q u ’il a i m e . Il l u i '
p a r l e , il la r e g a r d e , l e s y e u x b l e u s s o n t t o u j o u r s
aussi clairs, les c h e v e u x b l o n d s font e n c o r e p e n s e r
a u x b e a u x é p i s m û r s . M a i s il n ’e n t e n d p a s la v o ix
q u i d o n n a it to u s le s c o u ra g e s . P o u r t a n t ce pe tit
v o y a g e lui a fait d u b i e n , il e n r e v i e n t v a i l l a n t et
r e t r o u v e , s a n s e n n u i , l e s g r o s l i v r e s , il s e p e n c h e d e
n o u v e a u s u r l e s c a r t e s d ’é t a t - m a j o r et r ê v e q u e s o n
g r a d e d e c a p i t a i n e e s t p r o c h e et q u ’il p a s s e a u c h o i x
d ’u n e m a n i è r e i n c o m p r é h e n s i b l e . .
« J e a n n e , q u a n d j’é t a i s u n g a m i n i n s u p p o r t a b l e ,
u n e p a u v re A n g la ise , a ffre u s e m e n t laid e, p o s s é d a n t
d e s c h e v e u x ro u g e s et d e s d e n t s é n o r m e s , vou lut
m ’a p p r e n d r e l’a n g l a i s . J ’é t a i s i n d i s c i p l i n é , je n e
rêva is q u e s a b r e s et d r a p e a u , et d e to u s les m o ts
b i z a r r e s q u ’e l l e m e r é p é t a i t c h a q u e j o u r je n ’e n
re te n a is p a s u n se u l. P o u r t a n t , en vo us é c riv an t,
u n e p h r a s e c o u r t e m e r e v i e n t à la p e n s é e , e l l e d o r
m a it en m o n c e rv e a u d e p u i s de lo n g u e s a n n é e s . Le
g a m i n n ' e x i s t e p l u s , m a i s l’h o m m e s e s o u v i e n t e t d e
cet'.c f irase d ’e n f a n t fait u n e p h r a s e d ’a m o u r :
« M y d e a r l it t le t h i n k », m a c h è r e p e t i t e c h o s e , q u e
v o u s v o ilà d o n c l o i n d e n o u s l q u a t r e m o i s d é j à ,
q u e v o u s ê t e s p a r t i e , q u a t r e m o i s q u e j’a i v é c u s a n s
v o u s v o ir ! D a n s m a s a l l e à m a n g e r - c a b i n e t d e t r a v a i l,
j’ai c l o u é •'■ois i m m e n s e s f e u i l l e t s di> p a t y e r a u s s i
�L E D RO IT u ’A IM E is
97
g r a n d e s q u e d e s affic he s, ce s on t tr o is c a le r- fr ie rs :
‘u n e s t c e l u i d e c e t t e a n n é e , l e s d e u x a u t r e s d e s
a n n é e s q u i s u i v r o n t . C h a q u e s o i r , je b a r r e d ’u n
g r a n d t r a i t é n e r g i q u e le j o u r q u i e s t f in i, m a i s je
n ’o s e c a l c u l e r c o m b i e n je d e v r a i f a i r e d e b a r r e s
s e m b l a b l e s . O h ! m a c h è r e p e t i t e c h o s e , c o m m e c e la
s e ra b o n , a p r è s c e tte lo ng u e s é p a r a tio n , d e se revoir!
« C a p ita in e ! C e g ra d e m e s e m b le lointain . J e a n n e ,
v o u s a l le z m e g r o n d e r , m a i s p a r f o i s je m u r m u r e
c o n t r e l’e n c o m b r e m e n t d e s c a d r e s , e t m o i , q u i a i m e
t a n t m e s s u p é r i e u r s , j’a r r i v e à d é s i r e r , à s o u h a i t e r ,
q u e q u e l q u e s - u n s q u i t t e n t l’a r m é e p o u r n o u s f a i r e
d e la p l a c e . L e s t r o i s g a l o n s s o n t si l o n g s à v e n i r ! J e
n ’o s e v o u s d i r e c o m b i e n d ’a n n é e s je r e s t e r a i u n l i e u
t e n a n t t r a v a i l l a n t b e a u c o u p m a i s n ’a v a n ç a n t g u è r e .. .
P a r f o i s j’ai e n v i e d e p a r t i r e n A f r i q u e , là o ù o n se
b a t e n c o r e , e t d e g a g n e r à la p o i n t e d e l ’é p é e ce
g r a d e q u i n o u s p e r m e t t r a i t d ’ê t r e h e u r e u x . M a i s le
g o u v e r n e u r n e v e u t p a s e n t e n d r e p a r l e r d e d é p a r t , il
d i t q u ’a v a n t d e f a i r e la g u e r r e il fa u t s ’i n s t r u i r e e t
q u e j’a i e n c o r e b e s o i n d e d e u x a n n é e s r é c o l e .
J ’o b é i s e t je r e s t e , m a i s il y a d e s h e u r e « o ù je m e
révolte c o n t r e ce g o u v e r n e m e n t q u i re fu se à se s
o f fic ie rs le d r o i t d ’ê t r e h e u r e u x . S i j’é t a i s u n s i m p l e
c o m m e r ç a n t , à v i n g t - s e p t a n s j’a u r a i s d é j à u n e
s i t u a t i o n q u i m ’e û t p e r m i s d e v o u s e m p ê c h e r d e
P a rt ir . J ’é c r i s d e s f o l ie s, J e a n n e , n e c r o y e z p a s s u r
t o u t q u e je s u i s l a s , j’a i m e la c a r r i è r e q u e j’ai c h o i s i e ,
)e la t r o u v e t o u j o u r s la p l u s b e l l e , m a i s je v o u s a i m e
a u s s i , m o n a m i e , et c e t t e s é p a r a t i o n e s t u n e é p r e u v e
cruelle.
• J e a n n e , d e p u i s h u i t j o u r s je s u i s s a n s n o u v e l l e s
et c e l a m ’i n q u i è t e . J ’ai foi e n v o u s , e n v o t r e a m o u r ,
'f a is , m a c h é rie , rép é te z -m oi s a n s c e s s e q u e vo us
f ’a i m e z , n e c r a i g n e z p a s d e m e l ’é c r i r e . C e s t r o i s
P e t i t s m o t s q u i t r a v e r s e n t la m e r s o n t c e u x q u i
c o n s o l e n t le m i e u x . Ils a r r i v e n t d a n s u n e e n v e l o p p e ,
11,1 c o n c i e r g e i n s o u c i a n t m e r e m e t lr l e t t r e t a n t
'■»tendue. D è s q u ’il e s t p a r t i je m ’a s s i e d s et a v e c d e s
R e ste s b r u s q u e s j’o u v r e la p r é c i e u s e e n v e l o p p e ,
“ à t i v e m a n t je lis l e s p a g e s e t l o r s q u e je t r o u v e le s
r o i “, m o ' s c h e r s , m o n r e z - d e - c h a u « s é e s o m b r e s ’e m .
H it d e l u m i è r e .
* C h è i î p e t i t e fée, c ’e s t v o u s a u i trai i.M o rm e z t o u t
* 2 2 .IV
�#8
L E D R O IT D’A IM E R
a i n s i , c; e s t v o u s q u i m e t t e z t a n t d e b o n h e u r a u t o u i
d e m o i , et l o i n d e v o u s je n e s a i s c o m m e n t v o u s
r e m e r c i e r . U n s o l d a t e x p l i q u e d i f f i c i l e m e n t c e q u ’il
r e s s e n » e t |e v o u d r a i s q u e v o u s d e v i n i e z t o u t c e q u e
je n ’o o e v o u s é c r i r e . »
L e s le ttr e s d e so n fiancé d o n n è r e n t à J e a n n e force
e t c o u r a g e ; d è s le l e n d e m a i n e l l e v o u l u t s e l e v e r.
D e b o u t , a v e c p e i n e , el le c i r c u l a d a n s s a c h a m b r e ,
p u i s c u r i e u s e d e s a v o i r ce q u i s ’é t a i t p a s s é d u r a n t
c e t t e s e m a i n e , el le s ’i n s t a l l a d a n s u n f a u t e u i l e t ,
d i c t i o n n a i r e e n m a i n s , q u e s t i o n n a la n u r s e . D ’a b o r d
sa m a la d ie ? U ne a n g in e trè s grave e t c o n ta g ie u s e . Sa
t a n t e ? A b s e n t e d e p u i s l e j o u r o ù le m é d e c i n a v a it
p a r l é d e c o n t a g i o n . E ll e é t a i t à l’h ô t e l a v e c M . M a r k l e
et té lé p h o n a it p o u r a v o ir d e s no u v elle s .
C e tte r é p o n s e s u r p r i t J e a n n e , elle c ru t ne p a s av o ir
o i e n c o m p r i s . F é b r i l e m e n t , a v e c u n e m a i n .q u i t r e m
b l a i t , e l l e c h e r c h a d a n s l e d i c t i o n n a i r e le m o t j u s t e ,
l’e x p r e s s i o n p r o p r e , e t d e n o u v e a u i n t e r r o g e a . C e t t e
f ois l a r é p o n s e fut d é c i s i v e . A v e c u n p e t i t r i r e p l e i n
d ’i r o n i e , l a n u r s e a v o u a q u e m i s s M a r k l e a v a i t e u
g r a n d ’p e u r . ..
J e a n n e n e p a r l a p l u s ; s u r s o n f a u t e u i l p r è s d e la
f e n ê t r e à g u i l l o t i n e , el le r e s t a i m m o b i l e , l e s p a u p i è r e s
clo se s. E lle se se n ta it p lu s se ule q u e ja m a is , elle
savait m a in te n a n t q u e m is s M a rk le avait q u itt é sa
n i è c e , l a fille d e s a s œ u r , c o m m e o n q u i t t e u n e
é t r a n g è r e . . . J e a n n e a v a it b e s o i n d ’a f f e c t i o n , e t les
j o u r s o ù e l l e é t a i t t r i s t e e l l e r ê v a i t q u ’o u b l i a n t t o u t e s
les r a n c u n e s , p lu s ta rd , sa ta n te et elle fin ir a ie n t p ar
s ’a i m e r . C ’e s t p o u r c e l a q u e d e p u i s s o n a r r i v é e à
L o n d r e s e l l e s ’e f l o r ç a i t d e p r e n d r e b i e n s e s l e ç o n s
et a c c e p ta it to u jo u r s ave c u n s o u r ir e les e n n u y e u s e s
c o m m is s io n s et les g ro s p a q u e ts ...
M a i n t e n a n t , c ’é t a i t fin i, J e a n n e s e r e n d a i t c o m p t e
q u e l e s M a r k l e n e l ’a v a i e n t r e c u e i l l i e q u e p a r d e v o i r .
D e v o i r ! C e m o t e s t g r a n d ; J e a n n e le m u r m u r a i t
a v e c h o n t e , p o u r e l l e il é t a i t s y n o n y m e d ’a u m ô n e .
E t s u r s a c h a i s e el l e r e s t a l o n g t e m p s i m m o b i l e ; la
c h a m b r e s ’e m p l i t d ’o m b r e , e t l e s y e u x c l a i r s d«
.a r m e s . M a i s l a p e t i t e m a l a d e p r i t l e s l e t t r e s de
F r a n c e , s c s m a i n s a m a i g r i e s l e s s e r r è r e n t t r è s f o rt e*
t o u t e la s o i r é e el le l e s g a r d a p r è s d ’e l l e.
�LE
D RO IT D 'A IM E R
99
L a b e l l e s a n t é d e J e a n n e fit la c o n v a l e s c e n c e
ra p i d e ; q u e l q u e s ¡ou rs a p r è s s a p r e m iè r e so rtie la
n u r s e s ’e n a l la , e t l e s M a r k l e r e n t r è r e n t d a n s l e u r
m a i s o n , q u ’o n a v a i t a u p a r a v a n t d é s i n f e c t é e . Us
n ’e u r e n t p o u r l e u r n i è c e a u c u n m o t d e t e n d r e s s e »
u n e p o i g n é e d e m a i n , « A il r i g h t », e t c e fu t t o u t .
P u i s l a .vie r e p r i t c o m m e p a r le p a s s é ; s e u l e m e n t ,
très p r is e p a r ses m y s t é r ie u s e s o c c u p a t io n s , m iss
M a r k l e n e d o n n a p l u s d e l e ç o n s e t c e f u t el l e q u i
d é s o rm a is p o r ta les gros p a q u e ts .
L i v r é e c o m p l è t e m e n t à e l l e - m ê m e , l i b r e d ’o r g a n i s e r
sa v ie c o m m e el le l’e n t e n d a i t , J e a n r t e e s s a y a d e
s ’o c c u p e r . E l l e a u r a i t v o u l u r e p r e n d r e s a p e i n t u r e ,
m a i s il lu i m a n q u a i t b e a u c o u p d e c o u l e u r s , el l e
n ’a v a i t g u è r e d ’a r g e n t e t n e v o u l a i t p a s e n d e m a n d e r
à s a t a n t e . S e u l e , el l e t r a v a i l l a l’a n g l a i s , p u i s s e
rem it a u d e s s i n ; m a is les jo u r n é e s é ta ie n t p arfo is
bien lo n g ue s.
U n m a t i n o ù s a c h a m b r e lu i p a r u t p l u s s o m b r e
qu e d e c o u tu m e , à uno h e u r e où m a ître s et d o m e s ti
q u e s d o r m a i e n t e n c o r e , e l l e s o r t i t . D e h o r s , j u il le t
r e s p l e n d i s s a i t ; le s o l e i l , l e v é t ô t , i n o n d a i t l e s r u e s
de lu m iè re , les a u t o b u s c o m m e n ç a i e n t S e u le m en t à
c irc u le r ; p e u n o m b r e u x , les p a s s a n t s n e se b o u s c u
l a i en t p a s , e t d e v a n t l e s d e v a n t u r e s d e s m a g a s i n s ,
des fe m m e s en c h a p e a u , p a u v re s et m is é r a b le s , n e t
toy a ien t les v itre s et les m a rc h e s .
C ’é t a i t L o n d r e s à u n e h e u r e o ù J e a n n e n e le c o n
n a is sa it p a s . C e tte im m e n s e m é tr o p o le c o m m e n ç a it
à v i v r e , e t il e û t é t é a m u s a n t d e r e g a r d e r l e s r o u a g e s
de la g r a n d e m a c h i n e s e m e t t r e e n m o u v e m e n t ;
m a is J e a n n e a l la i t , m a r c h a n t v it e , p r e s s é e d ’a r r i v e r .
En e n t r a n t d a n s H y d e - P a r k , el l e e u t u n e i m p r e s s i o n
de b i e n - ê t r e . D e v a n t e l l e, v e r t m a g n i f i q u e m e n t ,
é t e n d a i t u n g r a n d ja rd in où les p r o m e n e u r s é ta ie n t
ra r e s ; d e - c i d e - l à , o n a p e r c e v a i t u n e s i l h o u e t t e q u i
Se d i r i g e a i t v e r s la c i t é . J e a n n e p r i t u n e a l l é e t r a n s ve r s a l e e t la q u i t t a b i e n t ô t p o u r m a r c h e r s u r le
gazon *ouffu, c e g a z o n a n g l a i s q u e r i e n n e s e m b l e
j>blmer, ni l e s r a y o n s d u s o le i l, ni le p i é t i n e m e n t d e
Ja f o u le. Il e û t é t é b o n d e s ’a s s e o i r là , s o u s u n a r b r e ,
c'_e r e g a r d e r l e ci el q u i ô t a it b l e u , d ’é c o u t e r l e s
? lge a u x q u i p é p i a i e n t é p e r d u m e n t ; il e f i t d ' é b on d e
l ° u i r d u c a l m e d e l’h e u r e , d e c e t t e l u m i è r e o l o r t d e
vlü e j u i l l e t r é p a n d a i t s u r f o u t e (a t e r r e e t q u i f a l t ô i f o * 1
�IOO
LE
D RO IT D 'A IM E R
d e l a v ille si s o u v e n t g r i s e u n e v ill e p r e s q u e r o s e . Il
e û t é t é b o n d ’o u b l i e r t o u t c h a g r i n e t d e s e l a i s s e r
c o n s o le r p a r ce q u e D ie u n o u s a d o n n é : r a y o n s d e
sole il, fleurs é c la ta n te s et p a r f u m é e s , rivière q u i
m u r m u r e , o is e a u x q u i c h a n te n t, in s e c t e s q u i b o u r
d o n n e n t, to u te s ce s c h o s e s q u i fon t si d o u c e s à
v iv re l e s j o u r n é e s d ’é t é .
J e a n n e a l l a i t t o u t d r o i t u e v a n t e l l e , l e s y e u x f ix é s
vers u n h o riz o n lo in ta in . E lle tr a v e rs a la S e r p e n tin e ,
la c a s s e z é t e n d u q u i s é p a r e H y d e - P a r k d e K e n s i n g t o n - G a r d e n s ; là, p r è s d e c e t t e e a u c l a i r e q u e le s o l e i l
d o r a i t , e l l e n e s ’a r r ê t a m ê m e p a s ; e l l e p r i t u n e g r a n d e
allée b o r d é e d e c o n s t r u c t i o n s b a r o q u e s où q u e l q u e s
ca va liers c o m m e n ç a ie n t à a rriv er . S a n s r a le n tir sa
m a rc h e , elle c o n t in u a sa r o u t e ; p u is , d e v a n t d e u x
g r a n d s h ô t e l s q u ’u n e r u e s é p a r a i t , e l l e s ’a r r ê t a b r u s
q u e m e n t . C e m a t i n , e l l e a v a i t c o n s u l t é s o n p l a n , el le
é t a i t c e r t a i n e q u ’à « A l b e r t G â t e » s e t r o u v a i t l’a m b a s
s a d e d e F r a n c e , e t c ’é t a i t p o u r v o i r c e t t e a m b a s s a d e
q u ’el le a v a i t t r a v e r s é le j a r d i n si h â t i v e m e n t . E t v o ilà
q u ’el l e s e t r o u v a i t d e v a n t d e u x g r a n d s h ô t e l s c a r r é s ,
p r e s q u e p a r e i l s , e t r i e n n ’i n d i q u a i t à l a p e t i t e
F r a n ç a i s e q u e l ô t a it c e l u i q u i a p p a r t e n a i t à s o n p a y s .
E ll e é t a i t v e n u e là a v e c l ’e s p o i r c e r t a i n q u ’e l l e v e r r a i t
f l o t t e r a u - d e s s u s d e la p o r t e d e l’a m b a s s a d e le d r a p e a u
a u x t r o i s c o u l e u r s , m a i s e l l e n ’a v a i t d e v a n t l e s y e u x
q u e d e u x g r a n d e s m a s s e s d e p ie rr e s g ris e s , d e s
fen ê tre s m a u s s a d e s , d eu x p o rte s q u i se m b la ie n t
i n h o s p i t a l i è r e s , e t p a s m ê m e la h a m p e d ’u n d r a p e a u .
E ll e s ’a v a n ç a : c e n ’é t a i t p a s p o s s i b l e , q u e l q u e c h o s e
deva it in d i q u e r a u x F r a n ç a is p e r d u s d a n s ce L o n d r e s j
q u e là o n t r a v a i l l a i t p o u r le p a y s .
U n d e s h ô t e l s lu i p a r u t p l u s h a b i t é q u e l’a u t r e ; '
e l l e s ’a p p r o c h a , m o n t a l e s q u e l q u e s m a r c h e s . P r è s
d e la p o r t e
l ’e n t r é e , d e r r i è r e u n c a r r e a u , u n !
d o m e s t i q u e la re g a rd a it c u r ie u s e m e n t. E lle e x a m in a
c e t h o m m e : le v i s a g e r a s é e t c o l o r é , l e s c h e v e u x r o u x
e t d r u s lu i c r i è r e n t s a n a t i o n a l i t é ; a l o r s , d é c o u r a g é e ,
e l l e s ’e n a l l a . D a n s la r u e , e l l e d e m a n d a à u n p o l i c e m a n d e lu i i n d i q u e r « F r e n c h a m b a s s a d » , d ’u n g e s t e
b r u s q u e il lu i m o n t r a l’h ô t e l q u ’e l l e q u i t t a i t .
C ’é t ar i J o n c v rai ! c o t t e m a i s o n g r i s e , q u ’a u c u n
d r a p e a u n ’é g a y a i t , é t a i t l’a m b a s s a d e d e F r a n c e , et
J e a n n e , q u i a v a i t t a n t e s p é r é v o ir c e m a t i n l e s t r o i s
c o u l e u r s , s ’e n r e t o u r n a t r i s t e m e n t v t r s l e s j a r d i n -
�L E D R O IT D ’A IM E R
lo i
E l l e s ’a s s i t s o u s u n g r a n d h ê t r o , d e v a n t a i l e p a s
s a ie n t d e s e n fa n ts et d e s c a v alie rs q u i g a lo p a ie n t à
to ute allu re. J e a n n e n e voyait ni les ca valiers, ni les
e n f a n t s . M a l g r é le b e a u t e m p s , t o u t l u i s e m b l a i t
s o m b r e . J e a n n e é t a i t t r i s t e et el le n e s ’e x p l i q u a i t p a s
le p o u r q u o i d e c e t t e t r i s t e s s e , l’a b s e n c e d ’u n c h i ff o n
b l e u , b l a n c , r o u g e n e p o u v a i t la r e n d r e a i n s i ; p o u r
t a n t e l l e s a v a i t b i e n q u e s i e l l e a v a i t v u c e ch iff o n
f l o t t e r a u v e n t , el l e e û t é t é h e u r e u s e i n f i n i m e n t .
A u tr e f o is , elle ne f a is a itg u è re a tte n tio n au d r a p e a u ;
e n F r a n c e , il e s t s u r t o u s l e s m o n u m e n t s p u b l i c s ,
el le l e r e g a r d a i t e n p a s s a n t c o m m e o n r e g a r d e u n
a m i r e n c o n t r é c h a q u e j o u r : m a i s d e p u i s q u ’e l l e é t a i t
à L o n d r e s el l e n ’a v a i t p a s vu c e t a m i . C e m a t i n , el le
s ’é t a i t l e v é e a v e c le g r a n d d é s i r d e l’a p e r c e v o i r , et
s a d é c e p t i o n lui f a i s a i t u n c œ u r l o u r d q u i a v a it h o n t e
d ’a v o i r d e l a p e i n e p o u r u n e s i p e t i t e c h o s e .
E lle q u i t t a s o n s i è g e e t p r i t u n e a l l é e b o r d é e d e
c o r b e i l l e s ; in d if fé re n ts , se s y e u x r e g a rd è re n t les
f l e u r s. Il y e n a v a i t d e t o u t e s s o r t e s , c o r b e i l l e s d e
r o s e s q u e l e .g r a n d s o l e i l c o m m e n ç a i t à f a n e r , h é l i o
t r o p e s , a n t h é m i s e s , œ ille ts . D e v a n t u n m a s s if de
g é r a n i u m s r o u g e s é c l a t a n t s , el l e s ’a r r ê t a ; t o u t p r è s ,
u n e g ro s s e m a rg u e rite fleu ris sa it : b la n c , ro u g e, deu x
d e s c o u l e u r s q u ’e l l e a v a it e s p é r é v o i r ce m a t i n , e t en
l e v a n t l e s y e u x e l l e a p e r ç u t le c i e l b l e u .. . A l o r s elle
e u t h o n t e d e s a t r i s t e s s e : le d r a p e a u d e F r a n c e e s t
P a rto u t, d a n s to u s les ja rd in s d u m o n d e u n e F ra n ç a is e
p e u t le r e t r o u v e r e t r a r e s s o n t l e s d r a p e a u x q u ’o n
P e u t f a i r e a v e c d e s f l e u r s e t u n c o i n d e ciel.
J e a n n e s o u rit a u x g é r a n iu m s , aux m a rg u e rite s , et,
*es y e u x o u v e r t s , el le c o n t i n u a s a p r o m e n a d e . Il
faisait b e a u , l e s f l e u r s e m b a u m a i e n t et le j a r d i n c o m
m e n ç a i t à s e p e u p l e r d ’e n f a n t s . C e s p e t i t s , c h e v e u x
au v e n t , é t a i e n t d é l i c i e u x à r e g a r d e r e t J e a n n e
S’a m u s a d e l e u r s j e u x . U n e ' p a r t i e d e c a c h e - c a c h e la
r e t i n t i m m o b i l e et a d m i r a t i v e u n l o n g m o m e n t , et
elle s ’a v o u a q u e si el l e n ’é t a i t p a s v ê t u e d e n o i r elle
e û t e n c o r e a i m é c o u r i r a v e c c e s p e t i t s . ..
L a m a t i n é e s ’a v a n ç a i t e t b i e n q u e c e n e fût p l u s lt.
• s e a s o n », l e s p r o m e n e u r s f a i s a i e n t l e u r a p p a r i t i o n .
p i e d , à c h e v a l , e n a u t o m o b i l e , ils a r r i v a i e n t
n o m b re u x , c a u s a n t, p o tin a n t, h e u r e u x d e se re tr o u v er ;
(-‘s f e m m e s d ’u n e é l é g a n c e t o u t a n g l a i s e , le s h o m m e s
r a i d e s et i m p e c c a b l e s .
�LE
D R O IT D 'A IM E R
A u m i l i e u d ’e u x , c o r r e c t s d a n s l e u r s h a b i t s m i s é
ra b le s , q u e l q u e s p a u v re s h è r e s tr a v e rs a ie n t le s allé e s
d ’H y d e - P a r k ; ils s e m b l a i e n t v e n i r d e t r è s l o i n e t
p e r s o n n e n e l e s r e g a r d a i t . T o u t à c o u p , l a f o u l e s ’i m
m o b ilis a , u n e m u s i q u e m ilita ir e se fa is a n e n t e n d r e ,
e t J e a n n e , s ’a p p r o c h a n t d u b o r d d u t r o t t o i r , a p e r ç u t
d e s s o ld a ts . U n é c u y e r les p r é c é d a i t, p u is de g r a n d s
g a r ç o n s p o r t a n t l a v e s t e r o u g e e t l’i m m e n s e b o n n e t
à p o i l s u i v a i e n t , m a r c h a n t d ’u n p a s a c c é l é r é . A u
m i l i e u d ’e u x , d e s É c o s s a i s e n c o s t u m e j o u a i e n t d e la
c o r n e m u s e e t , d e r r i è r e l a m u s i q u e , u n o ffi c i e r
p o r t a i t le d r a p e a u . E n F r a n c e , l o r s q u e le d r a p e a u
p a s s e e n t o u ré d e s o ld a ts , les h o m m e s le s a lu e n t
r e s p e c t u e u s e m e n t e t l e s f em m es- s e t a i s e n t , t o u s
r e g a r d e n t e t l e s â m e s l e s p l u s f ri v o l e s c o m p r e n n e n t
q u e c e m o r c e a u d ’é t offe r e p r é s e n t e q u e l q u e c h o s e d e
très gran d .
L e d r a p e a u a n g la is p a s s a , et, s tu p é fa ite , J e a n n e
s ’a p e r ç u t q u e p e r s o n n e n e le s a l u a i t . A u t o u r d ’e l l e,
l e s g e n s a d m i r a i e n t l e s c o s t u m e s , la b e l l e p r e s t a n c e
d e c e s « H i s M a j e s t y ’s f o o t G u a r d s », m a i s a u c u n
h o m m e ne so n g e a it à se d é c o u v r ir et le s c o n v e r s a tio n s
c o n tin u a ie n t... L e d é t a c h e m e n t p a s s é , les p r o m e n e u r s
s e r e m i r e n t à m a r c h e r . J e a n n e s ’e m p r e s s a d e q u i t t e r
H y d e - P a r k ; à c e t t e h e u r e - l à le j a r d i n n e l u i p l a i s a i t
p lu s.
E l le r e n t r a d a n s la c i t é , r e t r o u v a l e s r u e s é t r o i t e s ,
les m a is o n s g ris es , les in d iv id u s affairés et p r e s s é s ,
et el le p e n s a e n v o y a n t c e t t e a c t i v i t é d é b o r d a n t e q u e
ce p e u p le était avant to u t un p e u p le c o m m e r ç a n t.
U n m a t i n , j u s t e a v a n t le d é j e u n e r , l a f e m m e dec h a m b r e v i n t p r é v e n i r J e a n n e q u e M . M a r k l e la
d e m a n d a i t e t l’a t t e n d a i t a u s a l o n . T r è s o c c u p é ,
M . M a r k l e é t a i t l’h o m m e d ’a ff a i r e s q u ’o n n e voit
g u è r e ; p a r t a n t d e b o n n e h e u r e le m a t i n , r e n t r a n t
t a r d le s o ir , r e s s o r t a n t a p r è s le d î n e r ‘p o u r a l l e r à
s o n oe n c le , il n e s ’in q u ié ta it jam ais d e *a sow jr ni «le
s a n iè c e .
\
�L E D R O IT D ’A IM E k
lo 3
Il l e u r d o n n a i t d e s o r d r e s s u r u n t o n q u i n ’a d m e t
t a i t a u c u n e d i s c u s s i o n , o r d r e s q u ’e l l e s s ’e m p r e s
s a i e n t d ’e x é c u t e r . J e a n n e n e v o y a i t s o n o n c l e q u ’a u x
r e p a s ; m a t i n e t s o i r il l u i d i s a i t l e s m ê m e s c h o s e s ?
< B o n j o u r , b o n s o i r , c o m m e n t v o u s p o r t e z - v « u s ? A il
r i g h t » ; p u i s il p r e n a i t s o n j o u r n a l , m i s s M a r k l e e n
f a i sa it a u t a n t et t o u s d e u x n ’i n t e r r o m p a i e n t l e u r l e c
tu r e q u e p o u r c o m m e n t e r les a rti c le s et d is c u te r
p o l i t i q u e . J e a n n e n e s e m ê l a i t j a m a i s à la c o n v e r
s a tio n . Q u e lq u e fo is m is s M a rk le se to u r n a it vers
elle e t , l o r s q u e s o n f r è r e n e l’é c o u t a i t p a s , c o n t a i t à
sa n iè ce , avec force d é ta ils , les a c te s v io le n ts d e s
s u f f r a g e t t e s a n g l a i s e s e t c o n c l u a i t t o u j o u r s q u e le
P a r le m e n t finirait p a r céd er.
■ A v e c u n e é n e r g i e s a n s p a r e i l l e , el le d é f e n d a i t l e s
d r o i t s d e l a f e m m e ; s a v oix p e r ç a n t e e t c r i a r d e
r é s o n n a i t d a n s la s a l l e à m a n g e r . M . M a r k l e s e m
b l a i t n e p a s l’e n t e n d r e e t s o u v e n t q u i t t a i t la t a b l e
p e n d a n t q u e sa s œ u r d is c o u ra it ain si.
C e t h o m m e froid et c o rre c t, d o n t les y e u x clairs
a v a i e n t d e s r e f l e t s d ’a c i e r , é t a i t u n e v o l o n t é , u n e
f o r c e , e t J e a n n e d e v i n a i t q u ’o n n e lu i r é s i s t a i t p a s
f a c i l e m e n t . L o r s q u ’el le a v a it v o u l u r e p r e n d r e s e s
p i n c e a u x , t r a v a i l l e r , m i s s M a r k l e , d ’u n m o t , l’e n
av a it e m p ê c h é e : « V o t r e o n c l e n e le p e r m e t t r a i t
P a s ». E t J e a n n e n ’a v a it p a s o s é e n f r e i n d r e c e t t e
d éf e ns e. E lle se c o n te n ta it d e c r a y o n n e r s u r un
a lb u m d e s s ilh o u e tte s a n g la is e s , m a is les pa ge s
p rê te s p o u r les fines e n l u m in u r e s ne s o r ta i e n t p as
d u c a r t o n . A q u o i b o n , p u i s q u ’il n e lui é t a i t p a s
P e r m i s d e f air e a r g e n t d e s o n . s a v o i r ?
C e m a t i n s o n o n c l e la f a i sa i t d e m a n d e r , e t c e t t e
c h o s e , si b a n a l e e n e l l e - m ê m e , l’efTrayait. T o u t e n
d e s c e n d a n t l’e s c a l i e r , el le p e n s a i t q u e d é s o r m a i s
r i en n e p o u v a i t lui f a i r e d e la p e i n e , p o u r t a n t el le
S e m b l a i t l o r s q u ’el l e p o s a la m a i n s u r ie b o u t o n d e
' a p o rte d u sa lo n .
S o n g e s t e a p e u r é fu t s i l e n c i e u x , e t l o r s q u ’elle
P é n é t r a d a n s la p i è c e el le fit si p e u d e b r u i t q u e
M- M a r k l e e t u n a u t r e m o n s i e u r q u i c a u s a i e n t p;èfi
(' e la f e n ê t r e n e b o u g è r e n t p a s .
P o u r J e a n n e , c e fut u n e m i n u t e d e r é p i t e t c e l a
‘Ui d o n n a le c o u r a g e d e s ’a v a n c e r . L e s p e t i t s p a ^
^ger;> f i r e n t r e t o u r n e r le s d e u x l i u i m n e x ; c o r r e c t ,
M a r k l e t e n d i t la m a i n .
�D R O IT D 'A IM E R
— B o n j o u r , c o m m e n t v o u s p o r t e z - v o u s ? M o n am i.
P a tr ic k M o r to n , a d é s iré vo u s c o n n a îtr e . M a niè ce ,
J e a n n e F av ie r.
L ’a m i d e M . M a r k l e a v a i t u n v i s a g e s y m p a t h i q u e ;
d e s yeult et d e s ch e v eu x s o m b r e s , u n e b a r b e p r e s q u e
b l o n d e l u i f a i s a i e n t u n e p h y s i o n o m i e à p a r t . Il s o u
riait à J e a n n e , et s o n s o u r ir e d é c o u v ra it d e s d e n ts
su p erb es.
— J ’ai d é s i r é v o u s v o ir , m a d e m o i s e l l e , fit-il, p a r c e
q u e a u t r e f o i s , il y a b i e n l o n g t e m p s d e c e la , j’é t a i s
a l o r s u n t o u t p e t i t g a r ç o n , |’ai e u le g r a n d p l a i s i r d e
c o n n a î t r e v o t r e m è r e . M a r y M a r k l e é t a i t l ’a m i e d e
m e s p a r e n t s et elle fut to u jo u r s tr è s ge n tille p o u r
l’i n s u p p o r t a b l e g a m i n q u e j’é t a i s . J ’ai c o n s e r v é d ’el le
u n r a d ie u x s o u v e n ir ; elle é ta it b o n n e et jolie, vou s
lu i r e s s e m b l e z b e a u c o u p .
L e v is a g e d e J e a n n e s ’e m p o u r p r a , m a i s s e s y e u x
c l a i r s s ’e m p l i r e n t d e b o n h e u r . C e t h o m m e l u i p a r
l a i t d e s a m è r e , c e t h o m m e l’a v a i t c o n n u e , c ’é t a i t
p r e s q u e u n a m i. E lle lui t e n d i t la m a i n s p o n t a n é
m e n t : s o n g e s te m o n tr a it s a s y m p a th ie .
— M o n s i e u r , f it-elle d ’u n e v o i x q u i t r e m b l a i t l é g è
r e m e n t , je p a r l e m a l v o t r e l a n g u e , m a i s je v o u d r a i s
p o u r t a n t v o u s f a i r e c o m p r e n d r e q u e je s u i s h e u r e u s e
d e v o u s c o n n a îtr e . L e s a m is d e m a m a n s o n t a u s s i
u n p e u l e s m i e n s , j’e s p è r e q u e v o u s n e l’o u b l i e r e z
pas.
P a t r i c k M o r t o n s ’i n c l i n a , f la t t é.
— M a d e m o i s e l l e , r e p r i t - i l , v o u s p a r l e z l’a n g l a i s
e n P a r i s i e n n e , c e q u i e s t c h a r m a n t , m a i s si v o u s le
v o u l e z , l o r s q u e j’a u r a i le p l a i s i r d e v o u s r e n c o n t r e r ,
n o u s p a r le r o n s fra n ç a is . J e vie ns d e p a s s e r tr o is
a n s à P a r i s : il y a u n e s e m a i n e q u e j’e n s u i s r e v e n u .
J e a n n e e u t u n s o u r ir e ra d ie u x .
— J e v o u d r a is b ie n , m a is , ajouta-t-elle e n re g a r
d a n t s o n o n c l e , ici c ’e s t d é f e n d u .
— E h b ie n ! l o r s q u e v o us v ie n d re z voir m a m è re ,
c a r v o u s lui f e r e z c e g r a n d p l a i s i r — e l l e e s t â g é e et
n e s o r t g u è r e — n o u s n e p a r l e r o n s q u e v o t r e jolie
lan gu e, et v o us v erre z q u e n o u s la c o n n a i s s o n s assez
bie n.
B ru y a n te , e n c o m b r a n t e , m is s M a rk le p é n é tra
d a n s le s a l o n .
— B o n jo u r P a tr ic k , b o n jo u r H a rry , b o n jo u r p etite ;
�LE
D R O IT
D 'A IM E j*
IO 5
. ' s u i s e n r e t a r d , m a i s j’ai t a n t à f a i r e q u e je n e s a i s
t ' i u s c o m m e n t je vis.
M o q u e u r , to u t en s e rr a n t la g r a n d e m a in q u e
m is s M a rk le lui te n d a it, P a t r i c k M o r to n d e m a n d a :
— T o u jo u rs v o tre affreu se p o litiq u e , vos re v e n d i
ca tio n s? Q ue n o u s préparez-vous?
I n q u i è t e , m i s s M a r k l e r e g a r d a s o n f r è r e : il f e u i l l e
t a it t o u j o u r s s o n m a g a z i n e e t s e m b l a i t n e f a i r e
a u c u n e a tte n tio n à la c o n v e rs a tio n .
— R i e n , fit- ell e n e r v e u s e m e n t ; je n e s u i s p a s u n e
m i l i t a n t e , je m e c o n t e n t e d ’a d m i r e r . V o u s ê t e s i n s u p
p o rta b le avec vos q u estio n s.
— Q u e s t io n s b ie n n a t u r e lle s ! J e s u is a u t e u r ,
m i s s M a r k l e , n e l’o u b l i e z p a s , e t j’é t u d i e a v e c i n t é r ê t
to u t ce q u i e s t n o u v ea u . O r, d e p u is q u e lq u e s a n n é e s ,
d a n s ce g r a n d L o n d r e s s o n t n é e s d e n ou v elle s
fe m m es, et ces fem m es s o n t s u r p r e n a n te s . L e s m o
q u e r i e s , l e s h u é e s d ’u n e f o u l e q u i l e s r a i l l e n e l e s
a r r ê t e n t p a s ; elles p o u r s u iv e n t l e u r c h e m in et se
c ro ie n t p r è s d u b u t. E lle s fo nt u n e p r o p a g a n d e d o n t,
n o u s a u t re s h o m m e s , s o m m e s i n c a p a b l e s ; elles
o n t d e s g e s te s sa uv ag es q u i c o û te n t d es p rix
f o u s ; la p r i s o n l e s g u e t t e , le h a r d - l a b o u r n e l e u r e s t
p a s é p a r g n é , m a is rien ne le s d é c o u ra g e . J e les
a d m i r e e t je l e s p l a i n s . J e l e s a d m i r e p a r c e q u e
to u te o p in io n s in c è r e est r e s p e c ta b le et q u e ces
f e m m e s s o n t d e s c o n v a i n c u e s , m a i s je l e s p l a i n s d e
f air e l a n t d e c h o s e s p o u r o b t e n i r c e t t e t o u t e p e t i t e
s a t i s f a c t i o n : l’é g a li t é d e v a n t la l o i. J e r e g r e t t e ,
vo y e z - v o u s , q u e t a n t d ’i n t e l l i g e n c e s , t a n t d e b o n n e s
vo l o n t é s s o i e n t d é p e n s é e s p o u r u n e c a u s e si f u t il e ,
et je s o n g e à c e q u e c e s f e m m e s , o r g a n i s a t r i c e s m e r
v e i l l e u s e s , p o u r r a i e n t f a i r e p o u r l ’h u m a n i t é . E l l e s
s o n t c a p a b l e s d e s p l u s g r a n d e s c h o s e s et s ’e n t ê t e n t
à f r a p p e r à la p o r t e d ’u n p a r l e m e n t q u i n e v e u t p a s
•es r e c e v o i r . E l l e s s o n t u n e f o r c e , c ’e s t i n d i s c u t a b l e ;
e h b i e n l q u ’e l l e s t o u r n e n t l e u r s é n e r g i e s , l e u r b e s o i n
d ’a c t i o n v e r s u n a u t r e b u t : l e s m a l h e u r e u x s o n t là,
q u ’e l l e s d a i g n e n t s ’e n a p e r c e v o i r .
U n s o u r i r e r a i l l e u r fut u n e r é p o n s e d e m i s s M a r k l e .
— J e s u i s r i d i c u l e , r e p r i t M . M o r t o n , j’ai l’a i r d e
P r ê c h e r , et )e s a i s b i e n q u e p e r s o n n e a u m o n d e n e
v o u s f e r a c h a n g e r d ’o p i n i o n : v o u s ê t e s i n c o r r u p t i b l e .
B r u s q u e m e n t , M . M a r k l e f e r m a le m a g a z i n e q u ’il
f e u i l l e t a i t , p u i s , d ’u n e vo tx s è c h e , il d i t :
�io 6
LE
D RO IT D ’A IM E R
— Q u e m a sceur ait d e s o p in io n s at d e s s y m
p a t h i e s d i f f é r e n t e s d e s m i e n n e s , c ’e s t s o n d r o i t ,
m a i s q u ’el l e s ’e n t i e n n e â d e s o p i n i o n s : c ’e s t t o u t
ce q u e je lu i p e r m e t s .
L e to n , p lu s e n c o r e q u e le s p a r o le s , im p r e s s i o n n a
J e a n n e ; el le n ’a v a it j a m a i s e n t e n d u u n h o m m e
p a r l e r a i n s i e n m a î t r e ; s o n p è r e , l o r s q u ’il l u i d o n n a i t
u n o r d r e , le f a i s a i t a v e c u n e v o i x t e n d r e q u i p r i a i t
d ’o b é i r . M a i s M . M a r k l e a v a i t u n r e g a r d f r o i d e t
s é v è r e , d e s g e s t e s b r u s q u e s , e* la j e u n e fille s o n g e a i!
q u e p e r s o n n e n e d e v a i t p o u v o i r lu i r é s i s t e r .
L e d é j e u n e r ôtait a n n o n c é : h ô te s et convives p a s
s è r e n t d a n s l a s a l l e à m a n g e r . L e d é b u t d u r e p a s fut
s i l e n c i e u x ; la p i è c e , d o n n a n t s u r u n e c o u r s o m b r e ,
é t a i t t r i s t e ; a u c u n e r e c h e r c h e d e l i n g e ni d ’a r g e n
t e r i e : m i s s M a r k l e n e s ’o c c u p a i t p a s d e c e s d é t a i l s .
L à , s o u v e n t , J e a n n e s e r a p p e l a i t la p e t i t e s a l l e à
m a n g e r e n s o l e i l l é e , la t a b l e f l e u r i e e t l e c h e r v i sa g e
q u i t o u j o u r s lu i s o u r i a i t .. . A l o r s s a g o r g e s e s e r r a i t
n e r v e u s e m e n t e t il lu i é t a i t i m p o s s i b l e d ’a v a l e r la
m o i n d r e c h o s e . L o r s q u e s o n o n c l e s ’e n a p e r c e v a i t ,
ci^la lui a t t i r a i t q u e l q u e d é s a g r é a b l e o b s e r v a t i o n :
— M angez d o n c, m a ch ère, vou s n e ten ez p a s à
t o m b e r d e n o u v e a u m a l a d e ; si ce n ’e s t p a s p o u r
v o u s , f a it e s- l e p o u r n o u s , a u m o i n s I
C e t « a u m o i n s » lui r a p p e l a i t q u e s a m a l a d i e
a v a i t é t é u n e t r è s « c o n t r a r i a n t e ' c h o s e ».
C e m a tin , J e a n n e ne se s e n ta i t p a s s e u l e ; en face
d ’e l l e, a u li e u d u v i s a g e s é v è r e e t d e s r e g a r d s d u r s
d e M . M a rk le , elle voyait u n e p h y s io n o m ie c h a r
m a n te et d e s y e u x b r u n s q u i ria ie n t. E t p u is p e r
s o n n e n e l i s a i t , l e s g r a n d s j o u r n a u x n ’é t a i e n t p a s
é t a l é s s u r la t a b l e et o n o u b l i a i t la p o l i t i q u e .
M . M o rto n p a rla it d e s d e r n ie r s livres, d e s p iè c e s
q u ’o n p r é p a r a i t p o u r l’h i v e r p r o c h a i n , d ’u n n o u v e a u
et s e n s a t i o n n e l m a g a z i n e q u e l’o n a l la i t c r é e r .
J e a n n e d e m a n d a t i m i d e m e n t si c e t t e n o u v el l e
r e v u e s e r a i t p o u r ) e u n e s f illes. M . M o r t o n r é p o n d i t
q u ’e n A n g l e t e r r e l a l i t t é r a t u r e m a l s a i n e n ’é t a i t p a s
perm ise.
— I ci, a j o u t a - t -i l a v e c o r g u e i l , t o u s n o s j o u r n a u x
s o n t c o n v e n a b le s , n o u s p o u v o n s les la is s e r t r a î n e r
s u r le s t a b l e s s a n s c r a i n t e p o u r n o s e n f a n t s .
C ’é t a i t u n e c r i t i q u e , J e a n n e la c o m p r i t . E l l e a v a it
e n t e n d u b i e n d e s f ois s o n p è r e d é p l o r e r q u e l e s êdi-
�LE
D RO IT D 'A IM E R
ÎÇ7
tç u r s f r a n ç a i s e u s s e n t le d r o i t d ’é d i t e r n ’i m p o r te
q u e l liv re .
C o n t in u a n t la c o n v e rs a tio n , M . M o r to n d e m a n d a
A J e a n n e si el l e a i m a i t la l e c t u r e e t si e l l e c o m m e n .
ç a it à l ir e c o u r a m m e n t l’a n g l a i s .
E t, s o u s les re g a rd s sé v èr es d e M . M a rk le , J e a n n e
r é p o n d i t q u e d e p u i s s o n a r r i v é e à L o n d r e s elle
n ’a v a it g u è r e lu et q u ’e l l e le r e g r e t t a i t .
A lo rs P a tr ic k M o r to n p r o m it d e lui p r ê t e r d e s
li v r e s , e t il fu t c o n v e n u q u e d è s le l e n d e m a i n J e a n n e
i r a i t v o i r M m e M o r t o n e t q u ’el le c h o i s i r a i t d a n s s a
b i b l i o t h è q u e t o u t c e q u ’e l l e v o u d r a i t .
P e n d a n t q u ’ils c a u s a i e n t a i n s i , M . M a r k l e l e s
é c o u t a i t a v e c g r a n d e a t t e n t i o n e t J e a n n e s ’é t o n n a
q u ’a u c u n e p a r o l e d é s a g r é a b l e n e v i n t l e s i n t e r
ro m p re.
Le re p a s term in é, h ab itu ellem en t J e a n n e re m o n
t a i t d a n s s a c h a m b r e ; c e j o u r - l à s o n o n c l e n e l e lui
p e rm it pas.
—
R e s t e z a v e c n o u s ', d it - il , v o u s n e s o r t i r e z
q u ’a p r è s n o t r e d é p a r t .
Et J e a n n e o b é it avec p la is ir : M. M o r to n , cet am i
d e sa m è re , lui était s y m p a th iq u e . D a n s le sa lo n
e l l e s ’a s s i t u n p e u à l’é c a r t , e t là, a t t e n t i v e , el le
o b s e rv a les M a rk le et le u r h ô te et elle fu t s u r p r i s e
de le u r a m a b ilité . S a n s d o u te , ce je u n e a u t e u r
é t a i t u n b o n c a m a r a d e q u ’ils é t a i e n t h e u r e u x d e
re tr o u v e r.
J e u n e a u t e u r ... J e a n n e r é p é t a c e s m o ts . E tait-il
le u n e ce t h o m m e q u i d is c u ta it avec ta n t d e verve et
d o n t les lèvre s jo y e u s e s s e m b la ie n t to u jo u r s p r ê te s
à r a i l l e r ? J e u n e , p o u r J e a n n e , c ’é t a i t l ’à g e d e s o n
f i a n c é . U n h o m m e a p p r o c h a n t d e la q u a r a n t a i n e
lu i s e m b l a i t p r e s q u e v i e u x . A c ô t é d e s o n o n c l e si
g r a n d , si m i n c e , l’a u t e u r p a r a i s s a i t p e t i t , m a i s il é t a i t
s v e lt e e t b i e n p o r p o r t i o n n é . J e a n n e le r e g a r d a i t ,
l’é c o u t a i t e t s ’a m u s a i t d e s e s r e p a r t i e s ; il é t a i t s i
cMTérent d e s M a r k l e q u ’el l e s e d e m a n d a i t c o m m e n t
il p o u v a i t l e u r p l a i r e . C h e z l u i, r i e n d ’a p p r ê t é , i’
s e m b la it ne p a s ré flé c h ir ava nt d e p a r le r et sa voix
j o y e u s e c h a n g e a i t l’a t m o s p h è r e
d u s a lo n
L es
m e u b les à h a u ts d o ssie rs étaien t to u jo u rs au ssi
ra i d e s , l e p i a n o c o l l é c o n t r e le m û r t o u j o u r s a u s s i
u u , l e s r i de a u x ; s o m b r e s m a i n t e n u s p a r d e s e m b r a s s e s
e i n D ô c b a i e n t c o m m e d ’h a b i t u d e le s o l e il d e p é n é t r e r
�1*0
LE
D R O IT D 'A IM E R
d a n s l a p i è c e ; p o u r t a n t J e a n n e t r o u v a i t q u ’a u t o u r
d ’e l l e t o u t é t a i t d i f f é r e n t .
C e m o n s i e u r M o r t o n s e r a i t p o u r e l l e u n a m i , elle
Je p r e s s e n t a i t , e t c e l a lu i é t a i t t r è s d o u x .
D e p u i s s o n a r r i v é e à L o n d r e s e l l e n ’a v a i t p a s
e n c o r e r e n c o n t r é u n v is a g e s y m p a t h i q u e , el le vivait
e n é t r a n g è r e d a n s la m a i s o n d e s e s p a r e n t s . E t
J e a n n e p e n s a i t a v e c j o i e q u e d e m a i n e l l e f e r a i t la
visite p r o m is e et q u e d e m a in elle e n t e n d r a it p a rle r
fra n ç a is .
U n e q u e s t i o n d e M . M a r k l e l a fit t r e s s a i l l i r .
— J a n e , M . M o r to n d e m a n d e si vou s aim erie z
a l l e r a u t h é â t r e ; m o i , je v o u s a u t o r i s e .
L a j e u n e fille r e g a r d a s o n o n c l e , e l l e c o m p r i t q u ’il
o r d o n n a i t d ’a c c e p t e r .
E ll e
q u itta
so n fauteuil et,
s ’a v a n ç a n t v e r s
M . M o r t o n , l ui d i t t r è s s i m p l e m e n t :
— J ’ai p e r d u m o n p è r e il y a q u e l q u e s m o i s .
E l l e a u r a i t v o u l u r e m e r c i e r d e l’i n t e n t i o n , e l l e n e
Je p u t ; le r a p p e l d e s o n c h a g r i n m e t t a i t t o u j o u r s
d e s l a r m e s d a n s s e s y e u x e t r e n d a i t s a v oix t r e m
b l a n t e . S i l e n c i e u s e , el l e t e n d i t l a m a i n , b a l b u t i a
m e rc i, p u is , un p e u h o n te u s e de c e tte d o u le u r
q u ’el le n e p o u v a i t c a c h e r , q u i t t a le s a l o n . M . M a r k l e
h a u s s a les ép a u le ^ , et, m é p r i s a n t, e x p l i q u a :
— C es p etite s F ra n ç a ise s so n t to u jo u rs rid icu le
m e n t se n tim e n tales...
M . M o r to n re g a rd a la p o r t e p a r la q u e lle J e a n n e
ven ait d e d is p a r a îtr e et, les y e u x b r illa n ts , r é p o n d it ,
rêveur :
— E l l e s o n t b i e n j o li e s I
— E l l e r e s s e m b l e û s a m è r e , fit o r g u e i l l e u s e m e n t
M . M a rk le , m a s œ u r était t r è s belle.
— O u i . .. m a i s v o t r e n i è c e a q u e l q u e c h o s e d e
t r è s p a r t i c u l i e r . O n d i r a i t . . . q u ’el l e r é p a n d d e la lu m i è r e a u t o u r d ’e l l e , t o u t p a r a i t c l a i r q u a n d el l e e s t l à . ..
O n d e v i n e s o n à m e e n r e g a r d a n t s e s y e u x . E ll e e s t
d i l f é r e n t e d e n o s j e u n e s filles a n g l a i s e s . .. S e s g e s t e s
s o n t g r a c i e u x , e l l e s a i t s ’a s s e o i r d a n s u n f a u t e u i l ,
n a r c h e r <’ n f e m m e d a n s u n s a l o n .
U n s o u r i r e )i<1t i s f a i t t r a n s f o r m a le v i s a g e d e
M . M a r k l e , m a i s c e s o u r i r e n e f u t q u ’u n é c l a i r et
P atric k M o rto n , qui p en sait à to u te a u tre chose,
n e If* r e m a r a u » c a s
�LE D RO IT D A lM ü k
—
O u i , fit M . M a r k l e d ’u n a i r i n d i f f é r e n t , el le e s t
U entille.
P u i s , b i e n v i te , il p a r l a d ’a u t r e c n o s e .
D an s sa ch a m b re , J e a n n e était rem o n tée avec d es
la rm e s d a n s les y e u x , m a is s o n c œ u r é ta it m o in s
t r i s t e q u e d ’h a b i t u d e e t , a v e c u n e h â t e j o y e u s e , el le
ou vrit s o n b u v a rd et se m it à éc rire à so n fiancé.
E l l e lu i d i s a i t t o u t , s e s p e i n e s c o m m e s e s j o i e s ,
m a is d e p u is s o n a rriv é e à L o n d r e s les joies ava ie nt
été b ie n r a r e s et v e n a ie n t s e u le m e n t d e F r a n c e :
c ’é t a i e n t l e s l e t t r e s d u l i e u t e n a n t M a r v y q u i l e s lui
a p p o r t a i e n t . A u j o u r d ’h u i , e l l e a l l a i t lu i p a r l e r d e c e
M . M o r to n , ce t am i d e s a m è re q u i voulait d e v e n ir
le s i e n .
« C e m a t i n , m o n c h e r f i a n c é , j’a i r e n c o n t r é , d a n s
le s a l o n f r o i d e t c o r r e c t d e m e s p a r e n t s , u n h o m m e ,
p a s t r è s j e u n e , m a i s c h a r m a n t ; c ’e s t u n a u t e u r . F a i t il d e s l i v r e s o u d e s p i è c e s , je n e s a i s , j u s q u ’ici o n n e
m ’e n a v a i t j a m a i s p a r l é ; il h a b i t a i t P a r i s d e p u i s
tro isan n ées e tle v o ilà à L o n d re s p o u r q u elq u ete m p s.
C ’e s t u n a m i d e m a m è r e , il l’a b e a u c o u p c o n n u e .
C e t i t r e , à m e s y e u x , e s t p l u s b e a u q u e n ’i m p o r t e
l e q u e l , a u s s i j’a i é t é h e u r e u s e d e c e t t e r e n c o n t r e .
« L oin de v o u s , loin d e m o n p a y s , loin d e to u t ce
q u e j’a i m e , je m e s e n s p a r f o i s p e r d u e , e t je m ’i m a
g i n e s o t t e m e n t q u e l’o n m e g a r d e r a ici p l u s lo n g
t e m p s q u e l a loi n e le p e r m e t . D ’a p p u i , je n ’e n ai
a u c u n , je v is a v e c d e s p a r e n t s q u i n e m ’a i m e n t p a s
et n e m ’a i m e r o n t j a m a i s , e t c e l a m ’e f f ra y e p a r f o i s .
M a i n t e n a n t je c r o i s q u e c e M o n s i e u r M o r t o n , c e t
am i d e m a m an , p o u rra it, en cas d e b eso in , m e
p ro tég e r...
« V o u s a l le z r i r e d e m e s i d é e s d e p e t i t e h l i e e t
v o u s a l l e z m ’é c r i r e , je le d e v i n e , q u ’à m o n p r e m i e r
a p p e l v o u s t r a v e r s e r i e z la m e r , e t p u i s , l o r s q u e v o u s
m ’a u r e z r a s s u r é e , v o u s a j o u t e r e z q u ’il n ’y a p l u s d e
c r o q u e m i t a i n e s . ¿Mais, q u e v o u l e z - v o u s , M. M a r k l e
m e f ait p e u r , je p r i e D i e u t o u s l e s j o u r s d e n ’a v o i r
j a m a i s à lu i r é s i s t e r . M a t a n t e , c e t t e g r a n d e et fo rte
f e m m e , n ’o s e p a s lu i t e n i r t è t e e t p o u r t a n t c ’e s t u n e
a s p i r a n t e s u f f r a g e t t e , et le s j o u r n a u x d e F r a n c e d o i
v e n t v o u s a p p r e n d r e q u e c e s f e m m e s - ln n e c r a i g n e n t
p e rso n n e ... »
�M î- D R O I T
P A IM E Jt
xn
L e l e n d e m a i n , t o u t d e s u i t ç a p r è s le d é j e u n e r ,
J e a n n e s ’a p p r ê t a p o u r s o r t i r . A t a b l ç , M . M a r k l e
a v a it i n t e r r o m p u s a l e c t u r e p o u r lui r a p p e l e r q u e
M m e M o r t o n l’a t t e n d a i t . Il l u i a v a i t é c r i t l’a d r e s s e ,
i n d i q u é le c h e m i n ; c ’é t a i e n t d e s o r d r e s q u ’il d o n
nait.
P o u r p l a i r e à c e t t e d a m e q u i a v a it c o n n u s a
m a m a n , e l l e s e fit b e l l e , s e s d o i g t s d e P a r i s i e n n e
c h iffo n n è re n t à n o u v e a u le ç r ê p e de so n c h a p e a u ,
e t e l l e s ’a r r a n g e a p o u r q u e q u e l q u e s m è c h e s b lo n ^
d e s , l é g è r e s ç t f r i s é e s , s o r t i s s e n t dQ d e s s o u s ce n o i r
si t r i s t e p a r l u i - m ê m ç . P r ê t e , e l l e SQ r e g a r d a a t t e n t i
v e m e n t d a n s la gja ce q u i était a u - d e s s u s d e sa
c o m m o d e et s o u r i t à s o n im ^ g e - S e s v ê t e m e n t s n ’a
v a i e n t r i e n d ’a n g l a i s , e l l e c o n s e r v a i t s a s i l h o u e t t e
p a ris ie nn e .
D e h o r s , tp u t riait ; les r u e s é ta ie n t p e u e n c o m
b r é e s , le s o l e i l f a i sa i t l e s m a i s o n s m o i n s l a i d e s e t
m o i n s g r i s e s . J e a n n e t r o u v a l ’a u t o b u s i n d i q u é p a r
M- M a r k l e e t , g r i m p a n t s u r l ’i m p é r i a l e , e j l e t r a v e r s a
à u n e vive a l l u r e la b r u y a n t e c i t é . A u n p o i n t t e r
m i n u s , d a n s u n q u a r t i e r tri;s p a u v r e , el l e p r i t u n
t r a m w a y e t d e s c e n d i t a u m i l i e y d ’u n e a l l é e b o r d é e
d ’a r b r e s o ù , d e c h a q u e c ô t é , il y av a it d e s m a i s o n s ,
p r e s q u e to u te s s e m b la b le s , e n to u r é e s d e ja rd in s .
E ll e s ’a r r ê t a d e v a n t u n e v illa c o n s t r u i t e e n b r i q u ç s
. ro u g e s , c o u v e rte d e vigne vierge et d o n t c h a q u e
f e n ê t r e é t a i t f l e u r i e . C e t t e m a i s o n é t a i t r i a n t ç e t te
j a r d i n q u i J’e n t o u r a i t l’é g a y a i t e n c o r e , D e s p e l o u s e s
v ertes, u n ie s , d e s c o rb e ille s d e fleurs, q u e l q u e s
g r a n d s a r b r e s e t , d a n s u n c o i n , c a c h é p a r d"-s p l a n
t e s g r i m p a n t e s , <jn t e n n i s .
A g réab lem en t im p re ssio n n é e, J e a n n e so n n a . Unei
f e m m e d e c h a m b r e v i n t lu i o u v r i r e t l’i n t r o d u i s i t
d a p ^ u n h a l l o ù d o n n a i e n t (d’a u t r e s p i è c e s - U n p e u
m u , i d é e , J e a n n e s ’a s s i t et Jà, t o u t e n r e g a r d a n t
a u t o u r d ’e l l e, a t t e n d i t . S o n a t t e n t e n e f u t p a s J o n q u e ;
p a r un e d e s port«» o u v e rte s , M . M o r to n en tra .
�LE D R O IT D 'A IM E R
L u s o u r ir e aux lè vres, la m a in t e n d u e , le s y e u i
a c c u e i l l a n t s , il d i t :
— B o n j o u r , m a d e m o i s e l l e J e a n n e ; c o m m e c ’est
g e n t i l d ’a v o i r b i e n v o u l u v e n i r j u s q u ’ici I
J e a n n e te n d it sa m a in et, o u b lia n t de dire b o n jo u r,
m urm ura :
— R e d i t e s e n c o r e m o n n o m , d e p u i s si l o n g t e m p s
p e r s o n n e n e m ’a a p p e l é e c o m m e v o u s v e n e z d e le
f air e !
M . M o r t o n c o m p r i t q u e l a j e u n e 511e é t a i t é m u e et,
J e v in a n t q u e de v a n t un é t r a n g e r elle ne voulait p a s
l a i s s e r p a r a î t r e c e t t e é m o t i o n , il r a i l l a , p o u r lu i
l a i s s e r le t e m p s d e s e r e m e t t r e :
— M a d e m o i s e l l e J e a n n e , m a i s , p u i s q u e v o u s le
p e r m e t t e z , je v o u s a p p e l l e r a i t o u j o u r s a i n s i , J e a n n e
e s t u n n o m f r a n ç a i s r a v i s s a n t et q u ’ic i n o u s d é f o r
m o n s . J e a n n e , c ’e s t d o u x à d i r e , c ’e s t g e n t i l , c ’e s t
c h a r m a n t , e t n o u s e n a v o n s l a it u n n o m b r e f q u i
s o n n e m a l et q u i p o u r u n p o è te n e rim e avec rie n .
M a is , v o y o n s , e n a t t e n d a n t m a m è re q u i à c e tte h e u r e
s e r e p o s e t o u j o u r s , n e r e s t o n s p a s d a n s c e h a l l , le
s a l o n e s t t r o p c é r é m o n i e u x p o u r l a fille d ’u n e a m i e .
A llo n s d a n s la b ib lio t h è q u e , là o ù n o u s vivon ^ h
o ù je t r a v a i l l e .
J e a n n e se leva et, s o u r ia n t à celu i q u i la rec ev ait
d ’u n e m a n i è r e si a f f a b l e , d e m a n d a :
— J e v o u d ra is b e a u c o u p q u e vo us m e p ar liez de
votre travail. J e vou s s a is a u t e u r , m o n o n c le et m a
t a n t e o n t d i t c e l a d e v a n t m o i , m a i s je v o u d r a i s
s a v o i r ... a u t e u r . . . d e q u o i .
A m u s é , il r e g a r d a la j e u n e fille. Il j o u i s s a i t d ’u n e
g r a n d e n o t o r i é t é , e t c e t t e q u e s t i o n le s u r p r e n a i t .
— I n s t a l l o n s - n o u s , fit-il, e t n o u s c a u s e r o n s d e
vo u t c e q u e v o u s v o u d r e z .
P o u r m o n t r e r le c h e m i n , il p r é c é d a J e a n n e e t p é n é
t r a le p r e m i e r d a n s la b i b l i o t h è q u e . C ’é t a i t u n e
g ra n d e p iè c e claire et g a ie ; de vie ux b a h u t s , u n e
lon gu e ta b le e n c o m b r é e do jo u r n a u x , d e s siè ge s
c o n f o r t a b l e s , a c a j o u et v e l o u r s , e t , t o u t , a u t o u r , d e s
p l a n c h e s r e m p l i e s d e l iv r e s l u i d o n n a i e n t u n a i r
h a b ité tr è s a g ré a b le . D e larg es p o r te s - f e n ê tre s o u
v r a i e n t s u r le j a r d i n e t p e r m e t t a i e n t à l a l u m i è r e e
a u s o l e i l d ’e n t r e r à flo ts.
— C ’e s t io li, fit J e a n n e , je n ’a u r a is ^ a s cr u q u e
a
�LE
D RO IT D A IM E R
p r è s d e L o n d r e s il y -iiit t a n t d e f l e u r s . O n s e cro irai t,
à la c a m p a g n e .
— E t c ’e s t ' a v r a i e c a m p a g n e . R e g a r d e z , d e v a n t
v o u s , il n ’y a a u j u n m u r , l e s j a r d i n i e r s a n g l a i s s o n t
h a b i l e s , ils c a c h e n t l e s l i m i t e s d ’u n e p r o p r i é t é p a r
d e s a r b r e s e t d e s f l e u r s. N o t r e j a r d i n s e m b l e g r a n d ,
il e s t p e t i t ; o n s e c r o i r a i t t r è s l o i n d e L o n d r e s e t o n
e n e s t t o u t p r è s . I ci, c ’e s t le c a l m e , a u c u n b r u i t n e
v o u s t r o u b l e e t p o u r t a n t l a vie f i é v r e u s e e t i n t e l l i
g e n te e s t à n o tre p o rté e .
A v e c u n s o u r i r e h e u r e u x , J e a n n e a d m i r a le f o n d
d ’a r b r e s , l e s p e l o u s e s b o r d é e s d e r o s e s e t la p e t i t e
p r a i r i e ; p u i s , s ’a s s e y a n t d a n s u n f a u t e u i l q u e le
j e u n e h o m m e lu i a v a n ç a i t , el l e r é p o n d i t :
— V o u s m ’av e z d i t q u e v o u s t r a v a i l l i e z d a n s c e t t e
p i è c e , je v o u s r a p p e l l e q u e je s u i s t r è s c u r i e u s e d e
savo ir ce q u e v ou s faites.
— V ou« do u te z- v o u s, m a d e m o is e lle J e a n n e , re p r it
M. M o r to n , q u e v o u s m e p o s e z u n e q u e s tio n tr è s
e m b a r r a s s a n te ? P a r le r d e soi est to u jo u rs u n p eu
r i d i c u l e e t je d e v i n e q u e v o s y e u x c l a i r s d o i v e n t d é
te n ir tr è s fa c ile m e n t ra ille u rs . P o u r t a n t , p u is q u e
v o u s le d é s i r e z , je v a i s v o u s r e n s e i g n e r .
— J e v o u s e n p r i e . ..
— E h b ie n , P a tr ic k M o r to n e s t u n p a u v re g ar ç o n
q u i a to u jo u r s été le d e r n ie r d a n s to u t e s les c la s s e s
o ù il a p a s s é . E t a i t - i l b ê t e o u p a r e s s e u x ? l e s p r o
f e s s e u r s n e s e s o n t p a s d o n n é la p e i n e d ’a p p r o
fo n d ir ce m y s tè r e . C e m a u v ais élève ne faisait rie n,
n ’a p p r e n a i t j a m a i s s e s l e ç o n s , b â c l a i t s e s d e v o i r s ,
a l o r s p e r s o n n e n e s ’e n o c c u p a i t . U n j o u r , p e n d a n t
u n c o u r s t r è s e n n u y e u x , il s ’a m u s a à f a i r e q u e l q u e s
v e r s , e t c e l a l u i p a r u t s i f ac il e q u ’il c o n t i n u a . A v in g t
a n s , ce m a u v ais élève e u t la c h a n c e d e voir r é u s s i r
s o n p r e m i e r livre, q u e l q u e s p o é s i e s s u r l e s s a i s o n s ;
p u i s u n e p i è c e s u i v i t , q u e le p u b l i c a c c u e i l l i t av e c
f a v e u r . A l o r s la. o u t e é t a i t t o u t i n d i q u é e . . . J ’a i m e
m o n m é t i e r p a r c e q u e j’a i m e t o u t c e q u i e s t b e a u ,
' o u t e e q u i c h a r m e , t o u t c e q u i fait a p p r é c i e r la vie.
ü n j o u r d ’é t é , u n r o s i e r f l e u r i, u n g e s t e d e f e m m e m e
d o n n e n t d e la jo ie . J e n e s u i s p a s p l u s m é c h a n t q u e
l e s a u t r e s h o m m e s , je c r o i s e n l’a m i t i é e t je s a i s
ê tre , p e tite m a d e m o is e lle , un am i tr è s d é vo u é .
V o u l è ; -v o u s m e p e r m e t t r e d ’ê t r e le v ô t r e ?
. L * v j i x d e M . M or to p ¿'ait b o o o e à e n te n d r e , c ’é ta it
�L E D R O IT D 'A IM E R
” 3
u n e v o ix b i e n t i m b r é e , a i l e p é n é t r a i t , p r e n a i t l ’â m e ,
¿t il s e m b l a i t q u e c e t t e v o i x - là n e p û t d i r e q u e d e s
■hoses v r a i e s .
M . M o r t o n p o s s é d a i t le d o n r a r e d e c h a r m e r d e s
l u ’il p a r l a i t , e t , c o n n a i s s a n t le f r a n ç a i s a u s s i b i e n
u e s a l a n g u e , il s e j o u a i t d e t o u t e s l e s d i f f i c u l t é s
g r a m m a t i c a l e s . C ’é t a i t u n p l a i s i r d e l ’é c o u t e r , e t
J e a n n e s a v o u ra it ce p la isir.
C e p o è t e o f fr ai t s o n a m i t i é , a v e c j o i e e l l e l’a c c e p -'
tait.
— M a i s , f it-elle e n s o u r i a n t , d e d r o i t v o u s ê t e s
p o u r m o i u n am i.
— D e d r o it... rép é ta -t-il, n e c o m p r e n a n t p as .
A lo r s , s é r ie u s e , les m a in s jo in te s , les y e u x fixant
i’h o r i z o n v e r t , e l l e a j o u t a :
— L e s a m is d e m a m a n s o n t le s m ie n s .
D o u c e m e n t , il d é c r o i s a l e s p e t i t e s m a i n s q u e l e s
ga nts n o ir s fa is a ie n t t r is te s , et e n p r e n a n t u n e d a n s
le s s i e n n e s il la p o r t a à s e s l è v r e s , p u i s , t o u t b a s , il
d it u n s e u l m o t :
— M e r c i .. .
E t J e a n n e ne re tira p a s sa m a in , t a n t ce b a i s e r é t a i t
re sp e c tu e u x . E t p u is, au g ra n d jo u r d e cet ap rèsm i d i d ’é t é , l e s c h e v e u x b r u n s d e P a t r i c k M o r t o n
é t a i e n t p a r s e m é s d e fils d ’a r g e n t ; p e u t - o n n e p a s
P erm ettre u n b a ise r à u n am i q u i vous se m b le p r e s
q u e vieux ?
U n s ile n c e , tr è s c o u r t, les s é p a r a m o m e n ta n é m e n t.
J e a n n e r e g a r d a i t l e s f l e u r s , le j a r d i n , le ci e l b l e u ;
elle p e n s a i t q u e l’h e u r e é t a i t d o u c e e t q u ’e l l e a u r a i t
été b o n n e à vivre si so n fian cé avait été p r è s
d ’e l le .
E lle s o u p ir a .
— Il f ait p r e s q u e t r o p b e a u !
L u i , q u i n e s e d o u t a i t p a s q u e c e j e u n e c œ u r a v a it
d é j à u n s e c r e t , s ’é c r i a e n r i a n t :
— M a i s , m a d e m o i s e l l e J e a n n e , s e p l a i n d r e q u ’u n o
j o u r n é e e s t t r o p b e l l e , c ’e s t p r e s q u e u n b l a s p h è m e ,
^ o u s en d o u te z- v o us ?
E lle ro u g it et e x p liq u a :
— J e v e u x d i r e . . . e n f i n .. . je t r o u v e . .. q u e c ’es\
P arfois u n p e u tr iste d ’a d m i r e r s e u l e l e s b e l l e s j o u r
n é e s d ’é t é . .. A L o n d r e s , je n ’ai p a s d ’a m i s . V o u l a n t
‘-‘x c u s e r s e s p a r e n t s , e l l e a j o u t a b i e n v i t e : M o n o n c l e
ks t t r è s i*ris p ar le « a f ï a i r e s . <*t m a t a n t e . , .
�(1 4
Lü
D R O IT D 'A IM E R
— V citre t a n t e e s t u n e s u f f r a g e t t e e n r a g é e , e t je
d e v i n e q u ’e l l e d o i t p a s s e r s e s j o u r n é e s d a . i s c e r t a i n
m a g a s i n d,e N e w - B o n d S t r e e t , q u i m ’a t o u t l’a i r d ’ê t r e
u n r e p a i r e , si je p u i s m e s e r v i r d e c e m o t . L ’a u t r e
jo u r, je s u is e n t ré d a n s c e tte b o u t i q u e p o u r m a r
c h a n d e r u n vie ux m e u b le q u i m e pla is a it ; une
fem m e âgée, à ch ev eu x b la n c s c o u p é s c o u rts, est
v e n u e m ’e n d i r e le p r i x ; e l l e é t a i t v ê t u e d ’u n e vieille
r o b e d e v e l o u r s t o u t e f r i p é e et s ’a p p u y a i t s u r u n e
c a n n e . S a tê te in te llig e n te , a u x tr a its a c c u s é s , m e
s é d u i s i t , e t p o u r l’o b s e r v e r à m o n a i s e , je d e m a n
d a i le p r i x d ’u n c l a v e c i n q u e je n ’a v a i s n u l l e en v i e
d ’a c h e t e r . . . T o u t à c o u p , p e n d a n t q u ’el l e m e m o n
t r a i t l e s b e a u t é s d e c e m e u b l e , je v is s o r t i r d u f o n d
d e l a b o u t i q u e t r è s s o m b r e p l u s i e u r s f e m m e s . E ll e s
d is c u ta ie n t a s s e z h a u t, m a is , a p e r c e v a n t u n clien t,
e lles se tu r e n t e t p a s s è r e n t n o n loin d e m oi. E lle s
a v a i e n t t o u t e s d e s p a q u e t s d e j o u r n a u x s o u s le b r a s
e t p o r t a i e n t , é p i n g l é s u r la p o i t r i n e , le r u b a n v er t ,
v i o l e t , b l a n p ; a u m i l i e u d ’e l l e s , r e c o n n a i s s a b l e p a r
s a g r a n d e t a i l l e , je vis v o t r e t a n t e . L o r s q u ’e l les
f u r e n t s o r t i e s , je m e t o u r n a i v e r s la vie ille d a m e , et,
e n s o u r i a n t , je l u i d i s : « D e s s u f f r a g e t t e s ? » E lle
a r r ê ta to u te é p ith è te m o q u e u s e ; avec un g este qui
a v a i t d e l a g r a n d e u r , e l l e m e m o n t r a , c a c h é d a n s un
pli d e s a r o b e , le m ê m e r u b a n .
— N e j u g e z p a s c e s f e m m e s , s ’é c r i a - t - e l l e ; si r i d i
c u le s q u e v o u s les tro uvie z, elle s s a v e n t d é f e n d re
le u r s id é e s .
« C e t t e d a m e é t a i t s i n c è r e , je la d e v i n a i s p r i s e p a r
s o n r ê v e , e t c o m m e j’ai t o u j o u r s r e s p e c t é la s i n c é r i t é
e t a i m é l e s r ê v e s , je l’ai s a l u é e t r è s b a s e t j’a i a c h e t é
le c l a v e c i n .
— O ù e s t- i l ? d e m a n d a J e a n n e e n r i a n t .
— L à , d e r r i è r e v o u s ; v o u l e z - v o u s l’e s s a y e r ?
V ite, J e a n n e q u it t a so n fau te uil, enleva s e s g a n t *
dt, s ’a s s e y a n t s u r le t a b o u r e t d e v a n t le v i e u x m e u b l e ,
e l l e l’o u v r i t d o u c e m e n t .
D ’a b o r d s e s d o i g t s l ’e f f l e u r è r e n t , h é s i t a n t s ; p u i s ,
s e r a p p e l a n t u n e v ie ille p a v a n e q u e s o n p è r o a i m a i t ,
e l l e la j o u a , e t f r ê l e s , m e n u s , v i e i l l o t s , l e s s o n s s ’e n
v o l è r e n t . D a n s c e t t e b i b l i o t h è q u e t r è s m o d e r n e , la
m u s i q u e d ’a u t r e f o i s s e m b l a i t u n e é t r a n g e c h o s e , et,
r e c u e i l l i , .e p o è t e l’é c o u t a i t . L a p a v a n e t e r m i n é e , lu
l e u n e fille s a t o u r n a v e r s s o n h ô t e ,
�LE
D R O IT
D 'A I M E »
l> 5
t ? Il » u n b ie n joli s o n , le c la v e c in d e la s u f fr a
g e tte .
-r- J o u e z e n c o r e , d e m a n d a P a t r i c k M o r t o p .
— J e ne sa is rien .
— En cherch an t b ien !
D e n o u v e a u les d o ig ts e ffle urèren t les vieilles
t o u c h e s d ’i v o i r e , e t J e a n n e , s e s o u v e n a n t d ’u n e
yie ille c h a n s o n , la f r e d o n n a .
L o r s q u ’e l l e e u t fini, u n e m a i n t r è s d o u c e s e p o s a
su r s o n é p a u l e e t J e a n n e s e r e t o u r n a .
D e v a n t e l l e, u n e d a m e e n r o b e d e s o i e n o i r e
g a r n i e d e fin e d e n t e l l e l u i s o u r i a i t .
— J e a n n e F a v i e r , d i t - e l l e , s o y e z c h e z m o i la b i e n
v e n u e . J ’a i m a i s b e a u c o u p v o t r e m è r e , e t v o u s lui
r e s s e m b l e z t e l l e m e n t q u e je c r o i s la r e v o i r ... V o u l e z v° u s m e p e r m e t t r e d e v o u s e m b r a s s e r , m o n e n f a n t ?
T r è s é m u e , la j e u n e fille s ’a v a n ç a , e t s u r s o n f r o n t
^Inie M o r t o n m i t u n b a i s e r q u e J e a n n e t r o u v a t r è s
't au x ; d e p u i s s o n d é p a r t d e F r a n c e , p e r s o n n e n e
l’avait e m b r a s s é e .
D a n s u n faute uil à h a u t d o s s i e r , M m e M o r to n
s 'a s s it; elle i n d iq u a à J e a n n e u n e c h a is e t o u t p r è s
‘l ’e l l e e t lu i d e m a n d a s i e l l e a i m a i t le p a y s d e s a
^ère.
L a q u e s t i o n é ta it e m b a r r a s s a n t e p o u r la p e tite
F r a n ç a i s e , e t P u ‘s J e a n n e é t a i t t r è s i n t i m i d é e . T o u t e
rüse , v r a i m e n t t r o u b l é e , el le r e g a r d a P a t r i c k M o r t o n .
— L ’a r r i v é e d e M ll e F a v i e r , fit-il, e s t b i e n r é c e n t e ;
° n ne p e u t p a s c o n n a îtr e un p a y s e n q u e l q u e s m o is .
—- Et p u i s je n e 9 o r s g u è r e , o s a d i r e J e a n n e ,
% d e - P a r k e s t le s e u l c o i n q u e je v i s i t e f r é q u e m m e n t .
Il f a u d r a e n c o n n a î t r e d ’a u t r e s , , r e p r i t M m e M o r *°n ; e t , a v e c y n p e u d ’o r g u e i l , e l l e a j o u t a ; L o n d r e s
va u t l a p o i n e q u ’o n lui c o n s a c r e p l u s i e u r s j o u r n é e s .
— J ’e n s u i s c e r t a i n e , fit J e a n n e , m a i s v o y e z - v o u s ,
M a d a m e , c ’e s t s i t r i s t e d ’a d m i r e r s e u l e q u ’o n finit
P*r n e p l u s a i m e r à d é c o u v r i r d e b e l l e s c h o s e s .
Yo.u$ n ’a v ç z d o n c p a s d ’a m i s e n A n g l e t e r r e ?
çm a n d a M m e M o rto n .
'v-'ec u n s o u r i r e t i m i d e , la j e u n e fille r é p o n d i t :
~~ J e n ’e n a v a i s p a s .. .
V a i r i c k M o r t o n lui s u t g r é d e c e t t e r é p o n s e et,
rès j o y ç u x , r e p r i t :
—* U f a u d r a q u e je m ’e n t e n d e a v e c v o t r e o n c l e et,
ttri d e c e s j o u r s , n o u s i r o n s n o u s p r o m e n e r e n s e m b l e
�x ,E
d r o it
d ’a i m e k
V o us v erre z q u e L o n d re s es t tr è s a m u s a n t à rega rde !1
à deux.
Jean n e* réfléch it q u e lq u e s se co n d e s. E n A n g le -1
" e r r e , j e u n e s g e n s e t j e u n e s fille s s o r t e n t e n s e m b l e ,
c ’e s t a d m i s ; e t p u i s P a t r i c k M o r t o n a v a i t d e s c h e v e u x j
gris.
— J e vo u s re m e rc ie d e c e tte a im a b le in te n tio n , j
r é p o n d i t - e l l e , m a i s v o u s d e v e z ê t r e t r è s o c c u p é ; je |
ne v o u d r a is p a s p r e n d r e v o tre te m p s .
M m e M o r to n o o s e rv a it a tte n tiv e m e n t les deux
je u n e s g e n s ; avec u n s o u r ir e in d u lg e n t, elle dit â
Jeanne :
— P a t r i c k n e t r a v a i l l e q u e l o r s q u e c e l a l u i p la ît- j
V o u s p o u v e z d o n c , s a n s r e m o r d s , a c c e p t e r s o n offre.
P u i s b r u s q u e m e n t , s u i v a n t s e s p e n s é e s i n t i m e s , elle |
d e m a n d a à J e a n n e : V o u s a v e z n a t u r e l l e m e n t été
é l ev é e d a n s la r e l i g i o n d e v o t r e m è r e ?
— O u i, m a d a m e ; m a m a n , p o u r é p o u s e r m o n pèrei
s ’é t a i t c o n v e r t i e : je s u i s c a t h o l i q u e , c o m m e m e s
p are n ts.
C e t t e r é p o n s e n ’é t a i t p a s c e l l e q u e M m e M o r t o n |
s o u h a i t a i t . U n e o m b r e p a s s a s u r s o n v i s a g e s i c a lm e ,
e l l e s e le v a e t s e d i r i g e a v e r s le j a r d i n .
— J ’ai f ait s e r v i r le t h é s o u s l e s t i l l e u l s , fit- ell e ;
c e t t e j o u r n é e e s t si b e l l e q u ’il f a u t e n p r o f i t e r .
J e a n n e e u t t o u t à c o u p c o n s c i e n c e q u ’e l l e é t a i t là
d e p u i s l o n g t e m p s ; p o u r u n e p r e m i è r e v i s i t e ce
n ’é t a i t p a s c o r r e c t . E l l e e s s a y a d e le d i r e :
— Il f a u t q u e je v o u s q u i t t e , m a d a m e ; je c r a i n s
d ’ê t r e i n d i s c r è t e e t ...
— M o n e n f a n t , r é p o n d i t M m e M o r t o n , v o u s n®
c o n n a i s s e z p a s l’h o s p i t a l i t é a n g l a i s e ; e n v o u s en
a l l a n t q u a n d o n s e r t le t h é , v o u s f a i t e s u n e i m p o l i
te s s e à vos h ô te s.
E t c o m m e c e s m o t s f a i s a i e n t r o u g i r J e a n n e , elle
ajo u ta avec u n d o u x s o u r ir e :
— J e v o u s d i s c e l a af in q u e , l o r s q u e v o u s v i e n d r e z
n o u s v oir, v o u s n o u s r e s tie z le p lu s lo n g te m p s
p o ssib le.
D-°r.s u n c o i n d u j a r d i n v e r t e t f l e u r i , s o u s
m a g n i f i q u e s t i l l e u l s , le t h é é t a i t s e rv i : b e u r r é e s fin es
t o a s t s r ô t i s , frai s e s e t c r è m e a p p é t i s s a n t e s . M m e M o r
t o n s ’a p p r ê t a i t à e n f air e l e s h o n n e u r s , m a i s son
r e g a r d s ’a r r ê t a s u r J e a n n e a v e c c o m p l a i s a n c e .
�LE
D RO IT D 'A IM E R
l ly
—
iMon e n f a n t , v o u l e z - v o u s s e r v i r le t h é ? lui
d em anda -t-elle.
E t, a v e c s a g r â c e h a b i t u e l l e , J e a n n e r e m p l i t c e t t e
f i s s i o n q u e M m e M o r t o n l u i c o n f ia i t.
A s s i s e d a n s u n f a u t e u i l d ’o s i e r , t r è s d r o i t e , la
vieille d a m e , s o u s c e d ô m e v e r t , é t a i t a u s s i i m p o
sa n te q u e d a n s la b i b l i o t h è q u e , e t o n d e v i n a i t
Qu’elle o b s e r v a i t a t t e n t i v e m e n t l a p e t i t e F r a n ç a i s e .
J e a n n e s ’e n r e n d a i t c o m p t e , e t s a m a i n t r e m b l a i t
l o r s q u 'e l l e t e n d i t à M m e M o r t o n l a t a s s e q u i c o n t e
nait le b r e u v a g e d o r é .
D a n s ce ja rd in q u i e m b a u m a it, s o u s ce ciel é t o n
n a m m e n t b l e u p o u r l’A n g l e t e r r e , il f a i s a i t b o n , e t l e s
^ rois ê t r e s q u i é t a i e n t r é u n i s l à g o û t a i e n t d i f f é r e m
m ent le c h a r m e d e c e t t e h e u r e . M m e M o r t o n , t o u t
r e g a r d a n t J e a n n e , p e n s a i t à M a r y M a r k l e , q u ’el le
?vai t t a n t a i m é e , à c e t t e M a r y q u i ô t a i t p a r t i e r i e u s e ,
'n s o u c i a n t e , p o u r a p p r e n d r e le f r a n ç a i s , u n e l a n g u e
W e l l e t r o u v a i t jo lie ! U n a m o u r m a l h e u r e u x , j u g e a i t elle, a v a i t g â c h é s a vie, a m o u r q u i lui a v a it fait r e n i e r
Pays, r e l i g i o n ; e l l e é t a i t d e v e n u e F r a n ç a i s e e t c a t h o
lique 1 U n e A n g l a i s e a d m e t d i f f i c i l e m e n t c e s c h o s e s - l à ,
et M m e M o r t o n , r i g i d e p r o t e s t a n t e , n ’a v a it p a r d o n n é
^ M a r y M a r k l e q u e le j o u r o ù e l l e a v a it a p p r i s sa
niort. C e t t e m o r t lui av a it c a u s é u n r ée l c h a g r i n ,
" e u v e d e b o n n e h e u r e , j o u i s s a n t d ’u n e b e l l e a i s a n c e ,
P ° u r s e c o n s a c r e r à s o n fils M m e M o r t o n s ’é t a it
f eti ré e d u m o n d e , n e c o n s e r v a n t q u e q u e l q u e s a m i s
‘n t i m e s ; M a r y M a r k l e é t a i t d e c e u x - l à . S a n a t u r e
'e n d r e , p r i m e s a u t i è r e , l’a v a it fait a d o r e r p a r c e t t e
P r o t e s t a n t e d ’u n e i n t r a n s i g e a n c e i r r é d u c t i b l e e t q u i
c° n d a m n a i t e n g é n é r a l le s m a n i f e s t a t i o n s e x t é r i e u r e s
d’a m it ié . M a i s à c e t t e M a r y e l l e av a it t o u t p e r m i s , et
eHe s e s e n t a i t p r ê t e à a i m e r a u s s i p r o f o n d é m e n t c e t t e
^ t i l e J e a n n e q u i lui r a p p e l a i t u n p a s s é si c h e r . E lle
p o u v a i t u n p l a i s i r in f in i à r e g a r d e r l e s c h e v e u x si
b,° n d s s o u s le c l a i r s o l e il e t l e s y e u x q u i é t a i e n t
aUssi b l e u s q u e le ci el.
■
1
T o ut en b u v a n t sa la s s e de th é , P a tr ic k M o rto n
p e n s ait q u e le j a r d i n n e lui av a it j a m a i s p a r u a u s s i
M i. Il a v a i t l’a i r d e f i x e r u n e c o r b e i l l e d ’oe i lle ts,
^ a i s s o n r e g a r d s ’a r r ê t a i t s u r la j e u n e fille, q u i
^ ° ù t a i t , e t le p o è t e a d m i r a i t le s o u r i r e t i m i d e , le s
[>e st e s c h a r m a n t s . Il s o n g e a i t q u e l ’é t é a v a i t a t t e i m
‘ ° n a p o g é e J e e l o î r e c i cfu'c. tfvQnt ’.’a n D 'x c h a i n , 011
�L E D RO IT D A IM B *
n ’a u r a i t p l u s u n e a u s s i r a d i e u s e j o u r n é e . D e m a i n ,
le s f l e u r s s e r a i e n t m o i n s b e l l e s , le s œ i l l e t s n ’e x h a l e r a i e n t plus, c e t t e o d e u r q u i p a r f u m a i t l a b r i s e ',
d e m a i n , le ci el a u r a i t d e s n u a g e s , e t p e u t - ê t r e q u ’u n
v o i le g r i s , si f r é q u e n t e n A n g l e t e r r e , a t t r i s t e r a i t t o u t .
P a t r i c k M o r t o n s e t a i s a i t ; le p o è t e é c o u t a i t so n
â m e , t o u t ce q u i l’e n t o u r a i t l ’i m p r e s s i o n n a i t U n e
c h a n s o n l e n t e c o m m e n ç a i t à c h a n t e r e n . l u i, u n e
c h a n s o n q u e c e s o i r , l o r s q u ’il s e r a i t s e u l , il é c r i r a i t
s u r u n e g r a n d e p a g e b l a n c h e . Il é c r i r a i t s a n s c h e r
c h e r s e s m o t s , s a n s r é f l é c h i r , e n p e n s a n t à l’e n f a n t
b l o n d e q u i av a it r e n d u p l u s b e l l e c e t t e j o u r n é e d ’ét é.
Il n e v e r r a i t p a s l a r o b e n o i r e , n i le c h a p e a u d e
c r ê p e , il n e v e r r a i t q u e deu x , y e u x c l a i r s d ’a b o r d ,
t r i s t e s e t q u e d e d o u c e s p a r o l e s a v a i e n t égayés.. Il
n ’o u b l i e r a i t p a s le p r e m i e r s o u r i r e , t i m i d e , p r e s q u e
e f f r a y é , il n ’o u b l i e r a i t p a s le g e s t e c h a r m a n t , r e s p e c
t u e u x , a v e c l e q u e l el l e a v a i t o u v e r f le v i e u x c l a
v e c i n - •• I l r e v e r r a i t s o u v e n
le s p e t i t e s m a i n s
a g i l e s q u i e f f l e u r a i e n t l e s t o u c h e s j a u n i e s p a r le
tem ps,
e n t e n d r a i t l o n g t e m p s la m é l o d i e a n c i e n n e
q u i , d a n s c e tte b i b li o th è q u e , avait év o q u é to u t un
s i è c l e d é f u n t . .. T o u j o u r s il s e r a p p e l l e r a i t le r a y o n
d e s o l e i l q u i e n t r a i t p a r la p o r t e - f e n ê t r e , d a n s a i t "sur
le t a p i s d e h a u t e l a i n e e t d o r a i t le s c h e v e u x d e celle
q u i j o u a i t . Il s e r a p p e l l e r a i t a u s s i le p a r f u m q u i
v e n a i t d u j a r d i n , p a r f u m fait d e t o u t e s l e s s e n t e u r s
d e s f l e u r s et d e s f ru it s» p a r f u m d e l’œ i l l e t , d e la
v e r v e i n e et d e s f r a i s e s , p a r f u m q u i c h a r m a i t , q u i
g r i s a i t I P a t r i c k M o r t o n s a v a i t q u e le p o è t e n ’o u b l i e
r ai t j a m a i s c e t t e j o u r n é e d ’é t é .
J e a n n e r e s p e c t a i t le s i l e n c e d e s e s h ô t e s ; d a n s ce
j a r d i n f l e u r i , e l l e é t a i t h e u r e u s e , c a r el le c o m p r e n a i t
q u e d e u x p e r s o n n e s é t a i e n t p r ê t e s à l’a i m e r . D e p u i s
.o f l g t e m p s , d e p u i s q u ’el le a v a i t q u i t t é la F r a n c e , elle
n’a v a it r e s s e n t i i m p r e s s i o n s i d o u c e . Il lui s e m b l a i t
q u ' e l l e n ’é t a i t p l u s s e u l e , q u e c e t t e d a m e d ’a s p e c t
p o u r t a n t s é v è r e s a u r a i t la p r o t é g e r ; qt à M m e M o r t o n
e l l e s o u r i a i t , d o n n a n t s o n c œ u r d a n s ce s o u r i r e .
B,t lu j o u r n é e s ’a c h e v a ; le g o û t e r t e r m i n é , J e a n n e
o s a d i r e q u ’el l e d e v a i t s o n g e r a u r e t o u r : p a r les
tra m w a y s
il l u i fall ait p l u s d ’u n e h e u r e p o u f
re to u rn e r û L o ndres.
A p r è s a v o i r c o n s u l t é ^ m è r e d u r e g a rd ,. P a t r i c k
M o r t o n offrit ;t l a j e u p e fi ll t J e la r e c o n d u i r e eU
'<
�LE
D RO IT D ’A IM E E
au t o. E lle a c c e p t a t r è s s i m p l e m e n t , s a n s c a c h e r le
P l a i s ir q u ’e l l e s e p r o m e t t a i t d e c e r e t o u r .
U n o r d r e d o n n é e t d ’u n e r e m i s e c a c h é e p a r d e s
ar b re s u n a u to so rtit. A vec u n e h â te p r e s q u e
f é b r i l e , P a t r i c k i n s t a l l a la j e u n e fille, p u i s il s a i s i t le
vo l a n t e t d é m a r r a .
S u r le p e r r o n , e n g u i r l a n d é d e v e r d u r e , M m e M o r îon r e g a r d a la v o i t u r e s ’e n a l l e r , s e s y e u x b r u n s
f ix è r e n t l e n u a g e d e p o u s s i è r e q u e l’a u t o s o u l e v a i t .
Un l o n g m o m e n t el le r e s t a i m m o b i l e s u r l a m a r c h e
de p i e r r e , p u i s l e n t e m e n t e l l e r e n t r a d a n s la m a i s o n .
R e l e v a n t d ’u n e m a i n s a r o b e d e s o i e n o i r e , e l l e
m o n t a l’e s c a l i e r e t p é n é t r a d a n s s a c h a m b r e . U n e
ch am b re a u stère, aux m e u b le s et te n tu re s de re p s
g r e n a t. A d r o i t e d u lit d e c u i v r e , é n o r m e , i m p o s a n t e ,
te n an t u n p a n n e a u , u n e g r a n d e croix d e bo is e t to u t
p r è s , p o s é e s u r u n e t a b l e , u n e g r o s s e b i b l e . C e fu t
ve r s c e liv re s a i n t q u e M m e M o r t o n s e d i r i g e a . E ll e
ï v a n ç a u n f a u t e u i l p r è s d e la p e t i t e t a b l e , l e n t e m e n t
elle o u v r i t l e g r o s in - fo l i o e t , l e v a n t l e s y e u x v e r s la
c ro ix d e b o i s , a v a n t d e l i re , p r o n o n ç a c e s m o t s :
« S e ig n e u r, q u e vo tre vo lo n té soit faite I »
P u i s e l l e s ’a b s o r b a d a n s s a l e c t u r e .
G ai , r i e u r , P a t r i c k e m m e n a i t J e a n n e ; p o u r r e t o u r
n e r à L o n d r e s , il p r e n a i t le c h e m i n d e s é c o l i e r s . E n
a u t o , il n ’y a p a s d e d i s t a n c e , e t t o u t à c o u p , ils s e
C o u v è r e n t a u b o r d d e la T a m i s e . A L o n d r e s , c e
fleuve a v e c s e s p o n t s e t s e s b a t e a u x a v a it d o n n é â
•Jeanne u n e i m p r e s s i o n d e f o r c e c o l o s s a l e : l’a g g l o
m é ra tio n d e s n av ire s, le s h a u ts fo u rn e a u x , les
e n t r e p ô t s d e m a r c h a n d i s e s d e r r i è r e l e s q u e l s s ’é t e n
d e n t l e s d o c k s , t o u t c e s p e c t a c l e d e la v ie c o m m e r
ciale l’av a it i n t é r e s s é e p a r c e q u ’il m o n t r a i t le c a r a c
t è r e d ’u n e r a c e q u i d e v a i t s a p u i s s a n c e à s o n
i n d u s t r i e . M a i s c e fle u v e si g r i s à L o n d r e s , si « c o m
m e r ç a n t », c o u l a i t c a l m e e t c l a i r e n t r e d e u x r iv e s
b o rd é e s p a r d e g r a n d s a r b r e s ; p e r d u s au m ilieu de
la v e r d u r e , d e n o m b r e u x c h â t e a u x s ’é l e v a : e n i
L a r o u t e q u e l’a u t o s u i v a i t l o n g e a i t l’e a u . P a t r i c k
N o r t o n la t r o u v a i t j o li e et il av a it r a l e n t i la m a r c h e
de sa v o i t u r e p o u r p e r m e t t r e à s a c o m p a g n e d e
l’a d m i r e t , et J e a n n e a d m i r a i t . S e s y e u x 11e s e
E s s a i e n t ¡ 'a s d e r e g a r d e r l’e a u q u e le cioi f a i s a i t
k le u o , s e s y e u x a p e r c e v a i e n t l e s m o i n d r e s d é t a i l s d e
�120
LE
D RO IT D A lM fc lR
ces c h â te a u x q u i é m e rg e a ie n t d e la v e r d u r e . E lle t
a i m a i t le s t y l e p r e s q u e u n i f o r m e , e l l e a i m a i t a u s s i lt.
.i e r r e s o m b r e q u i c o u v r a i t l e s m u r s d e c e s d e m e u r e s ,
vie ux lie rre c o m p ta n t b ie n d e s a n n é e s et q u e des
glycines et d e s ro s e s e s s a y a ie n t de raje u nir.
J e a n n e se to u r n a vers so n c o m p a g n o n , ce nou vel
i m i q u i l u i f a i sa i t f a i r e u n e s i b e l l e p r o m e n a d e .
— V o y e z - v o u s , lui d i t - e l l e , je n e c r o y a i s p a s q u e
la T a m i s é p u t ê t r e s i j o li e. A L o n d r e s , el le m e fait
l’effet d ’u n e i m m e n s e g a r e e t j’ai p e i n e à m ’i m a g i n e r
q u e c e t t e e a u b l e u e e s t la m ê m e q u e c e ll e q u e je
vois t o u s l e s j o u r s .
L a v o i t u r e a l la i t si d o u c e m e n t q u ’o n p e r c e v a i t à
p e i n e l e b r u i t d u m o t e u r ; a u t o u r d ’e u x t o u t é t a i t
c a l m e e t s i l e n c i e u x . L e s o i r v e n a i t , d u ci e l c l a i r u n e
g r a n d e p a i x d e s c e n d a i t . P a t r i c k M o r t o n , l’a u t e u r à
la m o d e , P a t r i c k M o r t o n , le p o è t e a d u l é , t r o u v a i t la
p r o m e n a d e c h a r m a n t e e t n ’é t a i t p a s p r e s s é d e la
t e r m i n e r . P o u r n e p a s i n t i m i d e r s a c o m p a g n e , d ’u n
a i r q u ’il v o u l a i t i n d i f f é r e n t , il lu i d e m a n d a :
— F i n i r e z - v o u s p a r a i m e r l ’A n g l e t e r r e , m a d e m o i
selle J e a n n e ?
E ll e , p o u r n e p a s b l e s s e r c e n o u v e l a m i q u i d e v a it
ê t r e f i e r d e s o n p a y s , r é p o n d i t e n p e n s a n t à l’a v e n i r :
— P e u t - ê t r e , m a i s v o u s s a v e z q u e je n ’y s u i s q u ’en
p assan t.
C e t t e r é p o n s e d é p l u t à P a t r i c k M o r t o n ; d ’u n m o u
v e m e n t b r u s q u e , il c h a n g e a d e v i t e s s e . L e p o è t e
v e n a i t d e s e r a p p e l e r q u ’il é t a i t i n v i t é à d î n e r p a r
l a d y Ilelvil q u i p o s s é d a i t u n d e s p l u s j o l i s h ô t e l s de
P a rk Lane.
XIII
O c to b r e é ta it v e n u ; fidèles et ré g u liè re s , le s le tlr e s
-te F r a n c e p a r v e n a i e n t à J e a n n e . E ll e y r é p o n d a i t
a v e c t o u t s o n c œ u r , s ' e f f o r ç a n t d ’e n v o y e r à c e fiancé
q u i l’a i m a i t p a s s i o n n é m e n t le r é c o n f o r t d o n t il avait
b e s o i P ' ) o u r vivre c e t e m p s d ’é p r e u v e s .
C e t t e s é p a r a t i o n i m p o s é e p a r la m é d i o c r i t é d e se*
r e s s o u r c e s h u m i l i a i t l ’o f fi c ie r, il n e s e c o n s o l a i t p a s
�L E D RO l'I
O 'A IM E K
121
d e v o i r a j o u r n e r l e u r m a r i a g e , e t s i le g é n é r a l le lui
a v a it p e r m i s il e u t é t é a s s e z f o u p o u r t e n t e r d e v iv re
à d e u x a v e c s a p a u v r e s o l d e . Q u a n d il p e n s a i t à cela..;
d e v a n t lu i s e d r e s s a i e n t d e s s i l h o u e t t e s d ’e n f a n t s e t
a l o r s il j u g e a i t q u ’il n ’av a it p a s le d r o i t d ’a s s o c i e r à
sa m i s è r e d e p e t i t s ê t r e s i n n o c e n t s . . . Il d e v a i t
a tte n d re , m a is se s le ttre s c ria ie n t so n im p a tie n c e ,
s e s l e t t r e s n ’é t a i e n t p l u s q u ’u n l o n g c h a n t d ’a m o u r
t r i s t e e t d é c o u r a g é . B i e n vite J e a n n e r é p o n d a i t .
T e n d r e m e n t el l e g r o n d a i t c e f i a n c é i m p a t i e n t , lui
r a p p e l a n t q u ’il f a i s a i t p a r t i e d ’u n e l é g i o n d ’h o n n e u r
à la q u e lle on d ev a it to u t sa crifier, et c e tte en fa n t d e
d i x - h u i t a n s t r o u v a i t l e s m o t s q u ’il f a ll ait d i r e p o u r
q u e le l i e u t e n a n t n e m u r m u r â t p l u s .
E t p u i s , p o u r c o n s o l e r s o n f i a n c é , J e a n n e a v a it
eu u n e i d é e l U n j o u r o ù le l i e u t e n a n t M a r v y é c r i v a i t
q u ’il é t a i t s e u l à P a r i s , e l l e av a it e n v o y é u n m o t à s a
n o u r r i c e p o u r l a p r i e r d ’a l l e r v o i r c e s o l i t a i r e q u i
s’e n n u y a i t . E t l a v ie ille b o n n e é t a i t p a r t i e a u s s i t ô t
la l e t t r e r e ç u e . E l l e a v a it m i s s o n p l u s b e a u b o n n e t
d e B r e t o n n e e t s ’e n é t a i t a l l é e s o n n e r à la p o r t e d e
officier.
L a n o u r r i c e d e J e a n n e ! E l l e fut r e ç u e c o m m e u n e
« u c h e s s e ! L e l i e u t e n a n t l’i n s t a l l a d a n s u n f a u t e u i l
et, a s s i s e n f a c e d ’e l l e, il c o m m e n ç a à lui p a r l e r d e
Sa f i a n c é e . P o u r l a vie ille d o m e s t i q u e c ’é t a i t u n
• h è m e i n é p u i s a b l e ; el le n a r r a , d a n s l e s p l u s p e t i t s
d é t a i l s , t o u t e l’e n f a n c e d e J e a n n e : s e s c o l è r e s , s e s
Rros c h a g r i n s , l e s m o t s l e s p l u s i n s i g n i f i a n t s , l e s
h i s t o i r e s l e s p l u s f u t il e s. E l l e p a r l a l o n g t e m p s ,
n ’o u b l i a r i e n ; e t l e s y e u x b r u n s d u l i e u t e n a n t la
r e g a r d a i e n t , la r e m e r c i a i e n t e t s e m b l a i e n t lu i d i r e :
* C o n t i n u e z , c ’e s t d u b o n h e u r q u e v o u s m ’a p p o r t e z . »
A c e t t e p r e m i è r e v i si t e e n s u c c é d è r e n t d ’a u t r e s , le
b e a u b o n n e t b r e t o n r e v i n t s o u v e n t d a n s le r e z -d e c h a u s s é e s o m b r e , e t le l i e u t e n a n t M a r v y r e ç u t t o u
j o u r s a v e c j o i e c e l l e q u i v e n a i t l u i p a r l e r d e l’a b s e n t e .
P a r f o i s , t o u s l e s d e u x , s u r le g r a n d c a l e n d r i e r , effa
r a i e n t le j o u r q u i f i n i s s a i t ; m a i s l e s b a r r e s n ’a u g m e n ’a i e n t g u è r e e t il f al l ai t e n c o r e e n f a i r e b e a u c o u p
ava n t q u e J e a n n e r e v i n t .
L a p e t i t e F r a n ç a i s e a v a i t vu f u i r P été a v e c j o i e ,
^>o6l a p p r o c h a i t , «lie a u r a i t c e t t e m u i - l ù d i x - n e u i
at>s; ë a n * d e u x n n * , e l l e M f t l t l i b r e !
d e p u i s q u ’el le c o n n a i s s a i t l e s M o r t o i j
Ue s ’eit*
�LE
D R O IT D’A IM E R
n u v a it m o i n s ; invité p a r de n o m b r e u x a m is , P a tr ic k
é t a i t p a r t i le l e n d e m a i n d e la p r e m i è r e v i s i t e d e
J e a n n e ; m a i s l a j e u n e fille é t a i t r e t o u r n é e s o u v e n t à
ia m a i s o n f l e u r i e . M m e M o r t o n , p r o t e s t a n t e a u s t è r e ,
t r è s « v i e i ll e A n g l e t e r r e », s ’é t a i t m i s e à a i m e r c e t t e
p e t i t e b o n n e f e m m e , i n t e l l i g e m m e n t m o d e r n e , q u i se
v a n ta it, avec u n p e u d e fierté, d e p o u v o ir ga g ne r ï3
vie a v e c s o n p i n c e a u . E t d a n s le j a r d i n p l e i n de
fle u rs, s o u s les tilleu ls, e n s e m b l e elles avaie nt pa s s é
d e d o u c e s h e u r e s d ’i n t i m i t é ; p o u r t a n t J e a n n e n ’avait
j a m a i s c o n f i é à M m e M o r t o n s o n c h e r s e c r e t . E lle
d e v i n a i t q u e la v ie ille d a m e a i m a i t p a s s i o n n é m e n t
s o n p a y s e t q u e t o u t a v e n i r , l o i n d u s o l a n g l a i s , ne
l u i p a r a î t r a i t p a s b e a u . A l o r s il f all ait m i e u x se
ta ire.
D e p u is q u e sa n iè ce avait été si b ie n a c cu e illie p ar
le s M o r to n , M . M a rk le se s o u v e n a it d e so n exis
t e n c e ; p ar fo is , l o r s q u e se s affaires lui en la is sa ie n t
le t e m p s , il « p e r d a i t » d i x m i n u t e s à c a u s e r avec
J e a n n e ; c o n v e r s a t i o n b a n a l e , M . M a r k l e p a r l a i t , la
j e u n e fille d e v a it é c o u t e r e t r é p o n d r e s e u l e m e n t
q u a n d il l’i n t e r r o g e a i t .
— V o u s t r a v a i l l e z t o u j o u r s l ’a n g l a i s ? lu i d e m a n
dai t-il s o u v e n t , e t il i n s i s t a i t s u r c e p o i n t , c o n s e i l l a i t
d e s l e c t u r e s ; p u i s u n j o u r il s ’o c c u p a d e l a t o i l e t t e
d e la j e u n e fille :
— V o u s n ’av e z q u e d e s r o b e s n o i r e s , c ’e s t t r i s t e
p a r ce b e a u t e m p s . A ll e z c h e z S e l f r i d g e , a c h e t e z ce
q u e v o u s v o u d r e z e t e n v o y e z la n o t e i ci.
J e a n n e a v a i t r e m e r c i é e t a c c e p t é : le p e t i t
c h a p e a u d e c r ê p e é t a i t b i e n f ri p é .
U n s o i r , a p r è s le d î n e r , a v a n t d e p a r t i r à s o n
c e r c l e , M . M a r k l e , t o u t e n r e g a r d a n t la j e u n e fille,
l u i a n n o n ç a q u e P a t r i c k r e v e n a i t la s e m a i n e p r o
c h a i n e . J e a n n e le s a v a i t , a y a n t p a s s é ia j o u r n é e avec
M m e M o r t o n . A l o r s , t o u t e n s ’e n a l l a n t , a v e c i n d i f
fér en c e, s o n on cle ajo u ta :
— E c r i v e z d o n c à P a t r i c k q u ’il v i e n n e d é j e u n e r
m a r d i p r o c h a i n , v o t r e t a n t e n ’a p l u s le t e m p s d e r i en
faire.
J e a n n e avait éc rit a u n o m d e M . M a rk le , m ais
c ’é t a i t à e l l e q u e le p o è t e a v a i t r é p o n d u . Il a c c e p t a i t
l ' a i m a b l e i n v i t a t i o n , d i s a i t s a jo ie d e r e n t r e r c h e z lu»
a p rtg
' e u x m o i s d ’a b s e n c e e t d e r e t r o u v e r w
L o n c i i v «es « m i s . (1 ajo u ta it a u s s i qu*:t s a v a i t q u ’u n e
�LE
D RO IT D ’A IM E R
I2 3
je u n e e t g e n t i l l e F r a n ç a i s e av a it t e n u f i d è l e c o m
p a g n i e à s a « M a t e r » t o u t l’é t é e t d e c e l a il l u i é t a i t
très r e c o n n a is s a n t.
E t l e m a r d i v in t . L e m a t i n , M . M a r k l e p r é v i n t
J e a n n e q u e sa ta n te ne re n tr e r a it p a s p o u r d é je u n e r,
l u i - m ê m e r e v i e n d r a i t l a r d ; il p r i a i t d o n c s a n i è c e de
t e n i r c o m p a g n i e à P a t r i c k j u s q u ’à s o n a r r i v é e .
A u n e h e u re , s e u le d a n s le sa lo n , J e a n n e a t te n d a it
l’h ô t e d e s e s p a r e n t s .
P o u r s ’o c c u p e r el le e s s a y a d e t r a n s f o r m e r la p i è c e
s o m b r e e t sé v ère. E lle élo ig n a les fa u te u ils d u m u r,
r e le v a l e s r i d e a u x d e m a n i è r e à c e q u e le j o u r
p é n é t r â t d a n s la p i è c e , m i t q u e l q u e s l iv r e s s u r la
table et d e s c e n d it d e sa c h a m b r e u n m e rv e ille u x
b o u q u e t d ’œ i l l e t s r o s e s , a c h e t é la v e i l le d a n s l a r u e
P o u r q u e l q u e s p e n c e . A i n s i le s a l o n a v a it u n a i r d e
fête q u i n e lu i é t a i t g u è r e h a b i t u e l .
G r a v e , d i f f é r e n t d e c e q u ’il é t a i t a v a n t s o n d é p a r t ,
P a t r i c k a r r i v a ; a v e c u n e r é s e r v e é t r a n g e il s a l u a
J e a n n e , p u i s s ’é t o n n a d e la t r o u v e r s e u l e . I n t i m i d é e
P a r c e t a c c u e i l , la j e u n e fille e x p l i q u a q u e s o n o n c l e
ne t a r d e r a i t p a s , u n r e n d e z - v o u s d ’a f l a i r e s é t a i t la
c a u s e d e s o n a b s e n c e . P a t r i c k s ’a s s i t e t r e g a r d a
a u t o u r d e lu i.
— Il y a q u e l q u e c h o s e d e c h a n g é d a n s c e s a l o n ,
fit-il.
J é a n n e m o n tr a les œ ille ts :
— Q u e lq u e s fleu rs, un p e u d e lu m iè re ; les p r é s e n ts
de D i e u q u ’o n o u b l i a i t d ’u t i l i s e r .
P a t r i c k s e d i r i g e a v e r s le b o u q u e t p o u r l’a d m i r e r .
P a t r i c k M o r t o n , l ’a u t e u r q u i a v a it e u d e s s u c c è s d e
•o u te s s o r t e s , é t a i t t r o u b l é , p r e s q u e i n t i m i d é p a i
d e s y e u x c l a i r s . C e s y e u x - l à , il le s a v a i t fu is ; p e n d a n t
d eu x m o i s , il s’e n é t a i t al l é d e c h â t e a u e n c h â t e a u ,
a s s is ta n t à d e s fêtes b rilla n te s , flirta nt avec les p lu s
o lie s f e m m e s d ’A n g l e t e r r e , c h e r c h a n t à o u b l i e r la
P e tit e F r a n ç a i s e ; p u i s , l a s d e t o u s c e s p l a i s i r s , il
¿ tait r e v e n u p o u r r e t r o u v e r l e s d o u c e s p r u n e l l e s . Eî,
voiln q u e d e v a n t el le il s e s e n t a i t si é m u q u e , p o u r
d i s s i m u l e r c e t t e é m o t i o n r i d i c u l e , il é t a l ' o b lig é
d’a ffe c te r u n e a t t i t u d e r a i d e et g o u r m é e q u i é to n n a it
^ je u n e a m is . Il le c o m p r e n a it b ie n e t, p o u r a c h e v e r
de s e r e m e t t r e , c o n tin u a it à a d m ir e r le s oe ille ts
�124
L E D R O IT D’A IM E R
C l a i r e , g a i e , p r e s q u e m o q u e u s e , la vo ix d e J e a n n e
s ’é l e v a :
— P a r l e z - v o u s à m e s f l e u r s , l e u r f a i t e s - v o u s un
sonnet ?
P a t r i c k ne p u t r é p o n d r e , M . M a rk le e n tra it.
E n v o y a n t l e s j e u n e s g e n s s e u l s , il e u t u n s o u r i r e
satisfait et ac cu e illit t r è s a i m a b l e m e n t so n am i.
L e d é j e u n e r fut g a i , l’a u t e u r a v a i t r e t r o u v é t o u t e sa
b e l l e h u m e u r ; il <.onta a v e c v e rv e l ' e m p l o i d e so n
te m p s . U ne s e m a in e à L ittle M a rb le , u n e a u tre à
S t r a w b e r r y Ilill e t la fin d e s v a c a n c e s à P e t e r s VillaBeau, t e m p s , f ê t e s n o m b r e u s e s , h ô t e s c h a r m a n t s :
l ’é t é p o u r lu i a v a i t p a s s é t r è s vite. Il r e v e n a i t avec
d e s s o u v e n i r s d é l i c i e u x , m a i s il é t a i t h e u r e u x de
r e tr o u v e r so n h o m e et s e s a m is . P e n d a n t q u e lq u e
t e m p s il v o u l a i t v iv re e n s a u v a g e e t r e f u s e r a i t t o u t e
inv itation .
M . M a r k l e s e m o q u a , P a t r i c k M o r t o n a i m a i t les
fête s, le s p la is ir s et les a d u la tio n s !
S u r c e t t e r a i l l e r i e , le d é j e u n e r p r i t fin. D a n s le
s a l o n M . M a r k l e d e m a n d a à J e a n n e ce q u ’e l l e c o m p
t a i t f a i r e l’a p r è s - m i d i , e t c o m m e la j e u n e fille n e le
s a v a i t g u è r e , il l u i d o n n a u n c o n s e i l . Il f a i s a i t b e a u ,
le b r o u i l l a r d , q u i d e p u i s p l u s i e u r s j o u r s a v a i t e n v a h i
L o n d r e s , s ’é t a i t e n f i n d i s s i p é ; J e a n n e d e v a i t p r o f i t e r
d e c e tte b elle jo u r n é e p o u r a lle r v isite r les ja rd in s
d e K ew , les p lu s b e a u x ja rd in s d u m o n d e !
E n e n t e n d a n t c e l a , P a t r i c k p r o p o s a d ’y c o n d u i r e
l a j e u n e fille e n a u t o . Il n ’a v a it r i e n à f a i r e , s a m è re
é t a i t a b s e n t e j u s q u ’a u l e n d e m a i n , il s e r a i t c o n t e n t
d e p a s s e r c e tte jo u rn é e à la c a m p a g n e .
— V o u s e n a r r i v e z , m o n c h e r P a t r i c k , s ’éc ri a
M . M a rk le .
— O u i , m a i s . .. m a i s l e s j a r d i n s d e K e w s o n t si
b e a u x , e t je n e l e s ai p a s v u s c e t t e .a n n é e .
— V o u s a v e z r a i s o n . J e a n n e , a l le z v ite v o u s
ha b ille r.
U n q u a r t d ’h e u r e a p r è s , s u r le s e u i l d e la p o r t e ,
M . M a r k l e r e g a r d a i t P a t r i c k i n s t a l l e r l a j e u n e fille
d a n s la v o i t u r e et il r e m a r q u a i t l e s g e s t e s e m p r e s s é s
d u p o è t e e t s o n a i r h e u r e u x . Q u a n d l’a u t o fut p a r t i ,
il r e n t r a c h e z l u i, se f r o t t a l e s m a i n s , m u r m u r a
« A il r i g h t », a l l u m a u n c i g a r e , p u i s s ’e n a l l a à ses
affaire*» e n r e n s a n t q u e l’u n i o n d e s a n i è c e avec
M o r t o n s e r a i ' n o u r la f am i lle c h o s e c t l o ri e u s '1
�LE
D RO IT D 'A IM E R
' 25
A t r a v e r s le s r u e s e n c o m b r é e s l’a u t o filait a u s s i
vite q u e p o s s i b l e : P a t r i c k a v a i t d o n n é l ’o r d r e ù. s o n
m é c a n i c i e n d e m a r c h e r r a p i d e m e n t , a y a n t h â t e d ’a r r i
ver à K e w .
P e n d a n t le t r a j e t , l e s j e u n e s g e n s n e c a u s è r e n t
pas. J e a n n e était un p e u s u r p r i s e d e se tr o u v e r
d a n s l a v o i t u r e d ’u n m o n s i e u r q u i , l o r s q u ’il l’a v a i t
r e v u e le m a t i n , n e lu i a v a i t p a s p a r l é d e c e t t e a m i t i é
s o l l i c i t é e d e u x m o i s a u p a r a v a n t . E t si el le a v a i t o s é ,
elle e û t r e f u s é d e f a i r e c e t t e p r o m e n a d e .
O n p e u t s e p r o m e n e r a v e c u n a m i , c ’e s t c h a r m a n t ,
c ’e s t d é l i c i e u x d e n ’ê t r e p l u s s e u l e ; m a i s l o r s q u ’o n a
à c ô té d e soi u n h o m m e q u i ne s o u r it p a s , q u i ne
P a r l e p a s e t q u i e s t r a i d e c o m m e u n A n g l a i s q u ’il
es»-, c’e s t f o r t e n n u y e u x ! A K e w o n s ’e x p l i q u e r a i t e t
J e a n n e d e m a n d e r a i t la r a i s o n d e c e t t e a t t i t u d e .
L a v o i t u r e s ’a r r ê t a d e v a n t u n e g r i l l e ; a v e c le m ê m e
e m p r e s s e m e n t, les d e u x je u n e s g e n s q u it t è r e n t
l’a u t o .
— E n f i n ! fit J e a n n e a v e c u n s o u p i r .
— C e tte p ro m e n a d e vou s a se m b lé lo n g u e ?
d e m a n d a P a tr ic k in q u ie t.
L a j e u n e fille r e g a r d a s o n c o m p a g n o n e t , r a i l l e u s e ,
r ép o n d it ; :
— O u i , e t t o u t à l’h e u r e je v o u s d i r a i p o u r q u o i .
— T o u t à l’h e u r e ? j’a i m e r a i s m i e u x le s a v o i r t o u t
d e s u i t e . L e c i e l e s t b l e u , p e t i t e a m i e , n e m ’y f a i t e s
P as v o i r d e s n u a g e s .
I ls m a r c h a i e n t a u m i l i e u d ’u n e a l l é e b o r d é e p a r d e
R r an d s c h ê n e s ; d e v a n t el le J e a n n e a p e r c e v a i t d e s
f l eu rs à p r o f u s i o n q u i s e r e f l é t a i e n t d a n s u n e p i è c e
d ’e a u .
— V o u s avez r a is o n , dit-elle, e x p l iq u o n s - n o u s .
— J e v o us en prie.
— S a v e z - v o u s c e q u e je v o u s r e p r o c h e ?
— J e n e m ’e n d o u t e g u è r e .
— E h b ie n , votre a ttitu d e de ce m a tin .
P a tr ic k M o r to n ro u git fo rte m e n t, son te in t tr è s
c l air , vrai t e i n t d ’A n g l a i s , l a i s s a i t f a c i l e m e n t d e v i n e i
ses im p r e s s io n s in tim es .
— M o n a ttitu d e ... ba lb u tia -t-il.
— O u i , j’ai vu e n t r e r c e m a t i n , d a n s u n s a l o n q u ’on
lva i t t â c h é d ’é g a y e r p o u r lu i p l a i r e , u n m o n s i e u r q u i
av a it l’a i r d ’u n c i e r g y m a n e t q u i s e m b l a i t n e p a s c o n
n a î t r e l’a m i e q u i l’a t t e n d a i t . O r , d e u x m o i s a u p a r a
�126
LE
D R O rr D’A IM E R
v a n t , d a n s c e m ê m e s a l o n , c e m ê m e m o n s i e u r avait
d e m a n d é à l a m ê m e j e u n e fille s o n a m i t i é e t e l l e av a it
p r e s q u e p r o m i s d e la lu i d o n n e r .
— E t m a in te n a n t? m u rm u ra P atric k .
— M a i n t e n a n t , fit J e a n n e e n r i a n t , c’e s t d i f f é r e n t .
J ’a v a i s p r o m i s c e t t e a m i t i é à u n m o n s i e u r q u i m e
p a r a i s s a i t i n t e l l i g e n t e t b o n , q u i n ’a v a i t r i e n d e la
r a i d e u r b r i t a n n i q u e , et q u i a v a it r a p p o r t é d e s o n lo n g
S é j o u r e n F r a n c e u n je n e Sais q u o i q u i le f a i s a i t
tr è s d iffé ren t de se s c o m p a tr io te s . L é g è re m e n t ém ue ,
e l l e a j o u t a : C e m o n s i e u r - l à a v a it c o n n u m a m a n ,
l’a v a i t a i m é e , c’é t a i t u n a m i q u e je r e t r o u v a i s . . . j’ai
p e u r d e l’a v o i r p e r d u .
— M a i s n o n , m a d e m o i s e l l e J e a n n e , ce m a t i n j’é t a i s
g r o g n o n , d é s a g r é a b l e ; u n e r i m e i n t r o u v a b l e , il n ’en
f a u t p a s p l u s à u n p o è t e . P a r d o n n e z - m o i , v o u le z vous ?
— J e p a r d o n n e , fit la j e u n e fille e n s o u r i a n t , à la
c o n d itio n q u e p e n d a n t c e tte p r o m e n a d e v o us p a rle
rez b e a u c o u p et q u e vous ne vou s a b s o r b e r e z p lu s
d a n s l a c o n t e m p l a t i o n d e s f l e u r s , c o m m e v o u s l’avez
f ait c e m a t i n . S a v e z - v o u s q u e v o u s ê t e s r e s t é d ix
m i n u t e s d e v a n t m o n b o u q u e t d ’c o i lle ts , le r e g a r d a n t
a v e c d e s y e u x q u i s e m b l a i e n t n e r i e n v o ir . A q u o i , à
q u i po u vie z-v ou s b ie n p e n s e r ?
— J ’ai é t é t r è s i m p o l i , c o n f e s s a P a t r i c k .
— T r è s , c e n ’e s t p a s le m o t , u n p e u , c ’e s t su ffi
s a n t . M a i s p u i s q u e le r e m o r d s v o u s e f f le u r e , l a fa u t e
est ou b lié e .
E n p a r l a n t a i n s i ils a v a i e n t q u i t t é l’a l l é e o m b r a g é e ;
ils s e t r o u v a i e n t d e v a n t d e s p a r t e r r e s d e f le u rs
e n c a d r é s p a r d e s g u ir la n d e s d e lie rre , g u ir la n d e s
q u i e n t o u r a i e n t d e s v a s e s d e p i e r r e d a n s l e s q u e l s de
m a g n if iq u e s g é r a n iu m s r o s e s fleu ris sa ie n t.
— A r r ê t o n s - n o u s , fit J e a n n e , il f a u t a d m i r e r .
U n e p la te - b a n d e d e r o s ie r s n a in s était t o u t près
d ’e u x ; c h a q u e p e t i t r o s i e r a v a i t u n e o u d e u x f l eu r s,
et c e s r o s e s , q u i s e r a ie n t s a n s d o u te les d e r n iè re s
d e ta ■'t i s o n , s e m b l a i e n t p l u s b e l l e s e t p l u s p a r f u
m é e s , , j c c e l l e s d e j u i n . E l l e s é t a i e n t t o u t e s d e l!
m ê m e n u a n c e , l e u r s p é t a l e s d ’u n r o s e v if s ’o u r l a i e n 1
d é l i c a t e m e n t v e r s le b o r d e t l a i s s a i e n t v o i r i e cœ u i
m i m e d e l a I lé u r .
a p e r c e v a n t u n « p e tite é tiq u e tte , c u r ie u s e d*
«.savoir le n o m q u ’on avait a t tr ib u i a c e tt« folie
�LE
D R O IT D ’A IM E R
e s p è c e , J e a n n e s e p e n c h a e t, s u r p r i s e , l u t « C a r o l i n e
T e s t o u t ».
— C e s o n t d e s r o s e s d e F r a n c e ! s ’é c r i a - t - e l l e
joyeuse.
— O ui, ce s o n t d e s ro s e s d e F ra n c e , r é p o n d i.
P a tr ic k M o r to n , et n o u s les a im o n s te lle m e n t q u e
n o u s en m e tto n s d a n s to u s n o s ja rd in s.
Ils f i r e n t le t o u r d ’u n e p i è c e d ’e a u , p u i s ils p é n é
trè re n t d a n s u n e p e tite s e r r e q u e P a tr ic k p r é s e n t a :
— V o i c i la m a i s o n d e s n é n u p h a r s , i l s f l e u r i s s e n t
là n o m b r e u x e t d e c o u l e u r s s i v a r i é e s q u e l o r s q u ’o n
r e g a r d e d e l o i n l e b a s s i n o ù i ls v i v e n t , o n y voit
t o u t e s l e s c o u l e u r s d e l ’a r c - e n - c i e l .
S u r l’e a u , é m e r g e a n t d e g r a n d e s f e u i l l e s v e r t e s ,
des fleu rs s u r g is s a ie n t : ja u n e s , m a u v e s , r o s e s ,
b la n c h e s , elle s é ta la ie n t o r g u e ille u s e m e n t le u rs
P é t a l e s a u x n u a n c e s v ives e t s e m b l a i e n t l e s r e i n e s d e
c e tt e p e t i t e m a i s o n . E n t o u r a n t l e b a s s i n , d e s b a m
b o u s a u f e u il l a g e d é l i c a t , d e s f r u i t s et d e s p l a n t e s
g r i m p a n t e s d e s t r o p i q u e s g a r n i s s a i e n t l’i n t é r i e u r e t ,
ca ch a nt les v itre s, fa is a ie n t d e c e tte s e r r e u n vé ri
ta b le n i d d e v e r d u r e .
J e a n n e a v o u a q u ’e l l e n ’a v a i t j a m a i s v u c o l l e c t i o n
a u s s i v a r i é e e t e l l e a d m i r a l ’h a b i l e t é d e s j a r d i n i e r s
'Jui p e r f e c t i o n n a i e n t à c e p o i n t c e s f l e u r s d i t e s s a u -
vages.
D e h o r s ils p r i r e n t u n e a l l é e b o r d é e d e f r ê n e s et d e
ti l le u l s q u i l e s c o n d u i s i t à u n l a c e n t o u r é d ’a u n e s e t
de s a u l e s ; s o u s u n c h ê n e m o n u m e n t a l il y a v a it u n
b a n c . J e a n n e , u n p e u l a s s e , s ’y a s s i t e t à s e s p i e d s ,
‘Ui f a i s a n t f a c e , s u r le g a z o n , P a t r i c k s ’i n s t a l l a ,
d e v a n t e u x s ’é t e n d a i t u n e i m m e n s e p e l o u s e a v e c d e s
g r o u p e s d ’a r b r e s d i f f é r e n t s , s a p i n s a r g e n t é s q u e le
Soleil f a i sa i t b r i l l e r , c è d r e s s u p e r b e s d o n t l e s
b r a n c h e s t o m b a i e n t j u s q u ’à t e r r e si t o u f f u e s e t si
s o m b r e s q u e l ’h e r b e e n p a r a i s s a i t p l u s c l a i r e . A c ô t é
de c e s a r b r e s s é v è r e s f l e u r i s s a i e n t p l u s i e u r s c l é m a
t it es , l e u r s i n n o m b r a b l e s f l e u r s s ’e n r o u l a i e n t a u t o u r
de c e r c e a u x d e b o i s e t d e r r i è r e c e s c l é m a t i t e s d e s
b o u x a u f e u il l a g e l u i s a n t b o r d a i e n t l’h o r i z o n . A u c u n
P ro m e n e u r ne p a r a is s a it, to u t était ca lm e , se u ls
Q uelques p e tits m o in e a u x se b a ig n a ie n t au b o r d de
le » u .
S ile n c ie u s e , J e a n n e r e g a rd a it ce ja rd in ci iu u t b a s
eH*
r é p é t a i t le* parole-s d e s o n o n o l* : » L a s jar-
�L E D R O IT D ’A IM E R
d i n s d e K e w s o n t l e s p l u s b e a u x d u m o n d e ». E t c e t t e
fois e l l e é fa i t b i e n o b l i g é e d e s ’a v o u e r q u e s o n o n c l e
av a it r a i s o n .
I c i, t o u t é t a i t r é u n i : f l e u r s d e s p a y s c h a u d s , a r b r e s
d e s c o n t ré e s les p lu s d iffé ren te s, et c e s ja rd in s , q u i
c o u v ra ie n t u n e s u p e rf ic ie d e c e n t h e c ta re s , é ta ie n t
a d m irab le m en t en tre ten u s.
P ro l o n d é m e n t h u m ilié e , J e a n n e se r a p p e la it q u e
l’a n d e r n i e r , à p a r e i l l e é p o q u e , a v e c u n e a m i e , elle
é t a i t a l l é e f air e u n e p o c h a d e à V e r s a i l l e s e t t o u t e s
d e u x a v a i e n t r e m a r q u é c o m m e l’a d m i r a b l e p a r c é t a i t
m a l s o i g n é . S u r d e s g a z o n s p e l é s , r o u s s i s p a r le p r é
c é d e n t é t é , d e s p a p i e r s t r a î n a i e n t , d a n s le s a l l é e s l e s
m a u v a i s e s h e r b e s p o u s s a i e n t et e n p l e i n m i l i e u d e s
p l a t e s - b a n d e s s ’é t a l a i e n t d e s f l e u r s f a n é e s .
Ici, l e s p e l o u s e s é t a i e n t s u p e r b e s , l e s a l l é e s s o i
g n e u s e m e n t r a ti s s é e s , les p la te s -b a n d e s n e m o n
t r a ie n t q u e d e s fleurs fra îc h e m e n t é c lo s e s ; d e s
m a in s so ig n e u ses p a s sa ie n t p arto u t.
— A q u o i songe z-v ous , m a d e m o is e lle J e a n n e ?
v o u s av ez u n a i r jr?ve q u i m e s u r p r e n d , d e m a n d a
t o u t à c o u p P a t r ie -*.
J e a n n e ro ug it, eL e ne vo ula it p a s a v o u e r à u n
A nglais ses p ro p re s p en sée s.
— J ’é t a i s à V e r s a i l l e s , f i t- e l l e ; l e v o y a g e e s t u n
p e u l o n g , m a i s m ’e n v o ilà r e v e n u e .
— Q u ’e n r a p p o r t e z - v o u s ?
— U n s o u v e n i r t r i s t e , e t c ’e s t t o u t .
P a t r i c k r e g a r d a a t t e n t i v e m e n t l a j e u n e fille, p u i s
d ’u n e v oix q u ’il s ’e ff o r c a i t d e f a i r e t r è s d o u c e il lui
dem anda :
— V o u s n ’ê t e s p a s g a i e t o u s l e s j o u r s ?
E lle voulut s o u rire , m a is s e s lèvres tr e m b l è r e n t un
p e u et elle a vo u a :
— N o n , p a s t o u s les [ours.
— V o u s avez eu b e a u c o u p de c h a g r in s ?
L a q u e s t i o n é t a i t p r e s q u e i n d i s c r è t e ; P a t r i e .,
t r o u v a n a t u r e l d e l a f air e. D a n s c e j a r d i n , o n o u b l i a i t
les c o n v e n tio n s m o n d a in e s .
T rès sim p lem en t J e a n n e rép o n d it :
— B e a u c o u p , n o n . U n s e u l , a f f re u x , i r r é p a r a b l e .
E t c o m m e le s y e u x d e M . M o r t o n q u e s t i o n n a i e n t
p le in s d e s y m p a th ie , J e a n n e ajo u ta :
— L a inorl de m o n pè re .
— P a u v r e p e t i t e a m i e t Et v o u s é t i e z s e u l e p o u r
�L E D R O IT D 'A IM E R
129
s u p p o r t e r c e c h a g r i n , c a r je s u p p o s e q u e v o t r e t a n t e
n ’a p a s e s s a y é d e v o u s c o n s o l e r . Il n e t a u t p a s lui
e n g a r d e r r a n c u n e , el le e s t i n c a p a b l e d e c o m p r e n d r e
c e r t a i n e s d o u l e u r s 1 E t v o u l a n t d i s t r a i r e J e a n n e il
s ’é c r i a e n r i a n t : D e p u i s p l u s i e u r s a n n é e s e l l e a
d o n n é t o u t s o n c œ u r a u x s u f f r a g e t t e s q u i n e le lu;
r e n d r o n t jam ais.
— J e la c r o i s t r è s c o n v a i n c u e , c ’e s t p r e s q u e r e s
p ec ta b le.
— C e r t e s , e t je d e v i n e q u ’e l l e v a d e v e n i r m i l i t a n t e .
Q u e d i r a l’h o n o r a b l e M . M a r k l e ?
— Il s e f â c h e r a , r é p o n d i t J e a n n e , et c e d o it être*
te rrib le !
k
— V o u s e n avez p e u r ?
— Un peu.
P a t r i c k r e g a r d a J e a n n e si m i n c e d a n s s a r o b e n o i r e ,
il r e g a r d a le joli v i s a g e , l e s p e t i t e s m a i n s c r o i s é e s ;
l a j e u n e fille p a r a i s s a i t f rê le et p e u f ait e p o u r l a l u t t e .
L ’a u t o r i t a i r e M . M a r k l e l’e f f ra y a i t , c e l a é t a i t c o m p r é
h e n s i b l e . P a t r i c k p a r l a d ’a v e n i r :
— V o u s n ’ê t e s c h e z M . M a r k l e q u ’e n . .. p a s s a n t .
— U n p a s s a g e .. . q u i s e r a lo n g .
— P o u r q u o i ? . . . E t d é t o u r n a n t l e s y e u x , il a j o u t a :
V o u s p ouv ez vous m a rier.
E n p e n s a n t â s o n f i a n c é , J e a n n e r é p o n d i t vive
m ent :
— N o n , n o n , p a s m a i n t e n a n t , je s u i s t r o p j e u n e .
A l o r s P a t r i c k se t o u r n a v e r s el le et e x p l i q u a d e s
c h o s e s q u ’il v o u l a it e x p l i q u e r d e p u i s le m a t i n .
— E n A n g l e t e r r e , d it- il , n o u s n e c o m p r e n o n s p a s
le m a r i a g e c o m m e v o u s le c o m p r e n e z e n F r a n c e . L e s
A n g l a i s , c r o y e z - m o i , p e t i t e m a d e m o i s e l l e , s o n t infi
n i m e n t p l u s s i m p l e s et p l u s c o n s t a n t s q u e v o s c o m
p a t r i o t e s . A la f e m m e q u ’ils c h o i s i s s e n t ils d e m a n
d e n t s u r t o u t d ’ê t r e l e u r a m i , l e u r c o m p a g n o n , et
P a r f o i s ils o n t p o u r el le u n m o t d e t e n d r e s s e q u i va
Vous f air e r i r e . Ils l ’a p p e l l e n t « o l d m a n », v ie u x
c a m a r a d e ; m a i s ils a d o r e n t c e c a m a r a d e et n e s a v e n t
P a s s ’e n p a s s e r . J e s a i s q u e leo F r a n ç a i s n o u s
r e p r o c h e n t d ’ê t r e é g o ï s t e s j c ’e s t u n c l i c h é t o u t fait
qu’il n o u s e s t b i e n p e r m i s d e n e p a s a c c e p t e c
^ g o t s t e s l M a i s le s A n g l a i s s a v e n t a t t e n d r e d e s m o is ,
d e s a n n é e s , s ’il le f a u t , et ils n e s ’o c c u p e n t j a m a i s de
ja f o r t u n e d e c e l l e s q u ’ils é p o u s e n t . J e c r o i s q u ’e n
‘' r a n c e c e l a n e se p a s s e p a s a i n s i . E g o ï s t e s ! M a i s
�LE m O I T
D ’AŒMJuR.
n o u s so m m e s h e u r e u x lo r s q u e n o s ie m m o s s 'a m u s e n t,
n o u s t o u r ¡ b c rm tit to a s d ’a l l e r o ù b a n l e u r s e m b l e , d e
v o y a g w s a n s a e i i s . E g n î ^ t e s ! m a i s n o u s aim <ins à
n o u s d é v o u e r e t n o u s/ s tt M o n s p m t ù c e r . C r e y a i n i n o i ,
m a d c m ô i s c rl le J e a n n e , l e s A n g l a i s n e s o n t p a s p l u s
p u r t'u l es i q u c ile s a u t r e s i h o m m e s ; i i s o m t / b i e n e n t e n d u ,
l e u r s d é f a u t s , m a i s ils o n t a u s s i d e s q u a l i t é s e t ils
s o n t t r è s c a p a b l e s d e r e n d r e u n e i ie m m e h e u r e u s e .
E n A n g l e t e r r e , l e s j e u n e s filles s e m a r i e n t t r è s i t ô t « b
trfcs t a r d . . . M a i s , je c r o î s q u e d a n s v o t r e s i t u a t i o n le
m a riag e s e ra it u n e is s tia :h e u » e u se .
A v e c u n ‘s o u r i r e c h a r m a n t e t d e s v e u x yriaims de
b o n h e u r, Je a n n e rép o n d it :
— V o u s a v e z r a i s o n . . . M a i s p o u r s e m a r i e r il f a u t
ê t r e d e u x . . . E t p u i s je c r o i s q u e m o n o n c l e d é s i r e
m e g a r d e r j u s q u 'i l m a ¡ m aj o rit é.
— V o t r e a rr a l e ... v o t r e o n o l e , o n s a u r a i t le faii'«
céder.
— Eta h i e û 1 p o i s q u e w<t>us ¿ t e s s i p u i s s a n t , ueptu*
J e a n n e en se levan t, j'aurai p m li-è tre u n jo u r r s c o u r f
à v iM is . V o u s « m u s soniV ieodre z q u e votts m ’a v e z
oflert votre a p p u i .
■
>
— S o y e z t r a n q u i l l e . . . E t p u i s je n ' a t t e n d r a i p e u t ê t r e p a s q u e v o u s m ’e n p r i ie z .
C e tte trupcanse é tim f ia J e a n n e , e lle n e la c o m p r i t
g u è r e , m a is n ’e n d e m a n d a p a s l’e x p l ic a tio n , li l l «
a v a it e n c o r e b ie n d u s .c h o s e s ù v « ir d a n s c e s b e a u x
ja rd in s,, e t p u Î6 e lle 4> e n sa it à u n m itn o , à u n a v ü re
q u i lu i aw ait tioitkt l e m a tin e t q u i c o m m e n ç a i t 98
l e ttr e a i n s i :« M a t o u t e p e t i t e si t e n d r e m e n t a im é e . »
C e tte t e t t r e é t a it c o n t r e s o n c c e u r e t le s rn atK-crh a r
m a n t i s o m l i l a i e n t y È trc in a c rits ie n 'lc fc tT e s irvofiaçablc*.
« M a t o u t e |>ritiite s i l e n d r o m e n t a i m é e . » C e tte
p h r a s e , ht b r i s e la m u r m u r a i t , hi s o u r c e q u i ow ulart
r é g u li è r e m e n t x e m b t a i t l a d i r e , c h a q u e g o u tte d 'e a u
é ta it u n m o t d ’û m o u ir. F atri-d k 'M o r t o n ^ e n pariant!
m a ria g e , av w » ir, a.v»it é v e illé ¡to u te s le s c h a n s o n s d*
c e s ja r d i n e .
Kn q u itta im t e s b o r d s d u (lac, ils a v a ie n t p r ia o n «
a iié û q u e -lea c l i î n e s e t le s f r ê û e s f a i s a i e n t soTOlMiei
q o e l q u o s l'e u il te s
m o n te s ( to m b a ie n t l e n te m e n t,
a n n o n ç a n t la f in d e l 'é t é ; l’h e u r e é t a it p le in e d<*
m é la n c o lie . J w m n e n e v o y a it p a s F allé o s o m b r e Jt*
le s fe u ille s rnibrte«, J e a n n e e n t e n d a i t l e s c h a n s o n s
T o u t p r i s etVlle, d a n s u n b u i s s o n , d e s m n jn o aw *
�LE
D R O IT
D ’A I M E R
p é p i a i e n t ; é g a r é e s , a ffo lé e s d ’c t r e lo in d e s f l e u r s e t
<Te Ta r u e lle , d e s a b e ille s p a s s a i e n t ; té Ion«* d e s
. t r o n c s d ’a r h r e s le s in s è c t e s t r a v a i l l a i e n t e t lii-h a iit
Tes f e u i r ie s a g i té e s p â r le V en t j a s a i e n t e irtre e lie â
et s e m b l a i e n t d f re : « Mîi t o u t e p e t i t e s i t e n d r e m e n t
¡limée. »
M ii éfld éU x , i ls a l l a i e n t . P a t r i c k o b s e r v a i t la
j e u n e fîtte e t é t a i t h e u r e u x ü e v o i t q u e Tes l è v r e s
r o s e s s o u r i a i e n t . M a i n t e n a n t , il é t a i t d é c i d é : d e
m a i n , il p a r l e r a i t à M . M u r k t C e t ifti d e f n S h d e r a i t
d e c o n s e n t i r â s o n m a r i a g e a v e c s a n iè ce .
C o m m e n t ce c é l i b a t a i r e d e t r e n t e - c i n q a n s q u i
s ’é t a i t j u r é d e n e j a m a i s p r e n d r e f e m m e èt r é t a i t - i l
a r r i v é lit ? ÏT 11e s a v i ii t l i i i - m i m e , m a i s s a d é c i s i o n
lu i é m i s a i t u n e g r a n d e jo re. T r a n q u i l l e , il m a ré ff itî t
3 c i l té d t J e a n i t e d o t l t il r e s p e c t a i t Ta r ê v e r i e .
l / a l l é e q t t ’rlâ s u i v a i e n t te s r a m e n a k f a g r i l l e o ù
ï ’.mt'o 1 « a t t e n d a i t ; r i v a n t d e q u i t t a Te pitre , a u
b o rd d ’u n e p e l o u s e , J e a n n e s ’a r r ê t a e t , r e g a r d a n t
in-.e d e r n i è r e f ois l e s a r b r e s d afrt Kis f e t i i i t e c 6 m 'ii t- n ç a ie n t ii j s u f r f r , e l l e d i t îi soir c o m p a g n o n :
. - - J e Vcms r e m e r c i e d e m ’ftv o ir fcfit m n n r f î t r c ces
jarcîkr* tle I t w , i l s so îrt Si b e a u x q u e j e n e Tes
■'MJWtetai j a m a i s .
Ktrtrr, m a is ire v o u l a n t p a s 1e t / l i s a i t p n + â îtte ,
T' i t r i e k r é p o n d i t en s ' i n c l i n a n t cOTractcrtiefit :
i S Ità n o n p l u s , m a d e m o i s e ll e J e a n n e , j e n e le s
’ MiWjfci'af j a m a i s .
U s rtn K M tè re flt d a n s l ’rtrrto e t W . M o rto n w d o n tia
o h in t/te u r dfe r e n t r e r p a r l<y p ) « s la B g o b e m îh .
A p r è s le s j a r d i n s d e K e w , o n tonir é t a i t eA lm e e t
k 'ï n i t é , I /o n d rc s , ax-’e c s e s r u e s t o r f t t e u s u s e t e n c o m
b r ée s, s e s m u r a i l l e s buri«ïéei= d 'il ttîc fret«, L o n d re s ,
A in c ie l b a s e t se«« jM.ü<tes m a is o n s g r is e s ,
V'trU) t a i t te n i e e t t r i s t e ; PHtrfaflt e n v o y a i t to u ties
les t a r e s . C e tte v ille n ’é t a i t v r a i w e n t iju M n c v fîle
^ « » t’h a n d e , r i e n n e l ’id é a l i s a i t !
JÎerifc-nw nt l ’itu to p é n é t r a (ta n s N y d è - P îir k ; le
M c t t e o n im e û ç n it ài r o u g i r le t i e l ; Ua»*s o u p an e , il
fa isu it hoir. M . A to rk m p ro p o s a
.f a i l l i e 1<te r e n tr e r ? "
“ p io d , la jû u o e fille iuw ® pta.
,
U s ‘» ( r ir ir e u t u n o a llé e «pi» d o u a it le * n te u e r à
^»T hlc-A i'ehi; ou faHe d e là g s s n d e - a n Ha ite ûiurfc*?,
'*s a p e r ç u r e n t u n r a s s e m b le m e n t. C u r ie u s e , Je ittitta
* a » h l t j< a l le r .
�132
L£
D R O IT
D ’A IM E R
S u r u n e e s t r a d e , f aite a v e c q u e l q u e s p l a n c h e s d e
b o i s , u n h o m m e , v êt u d e g r i s , {’a n t e d e j a u n e , d i s c o u
rais Il p a r l a i t t r è s f o r t, r é p é t a i t t o u t le t e m p s la
m ê m e c h o s e et a v e c d e g r a n d s g e s t e s t e r m i n a s o n
d i s c o u r s . L o r s q u ’il fu t d e s c e n d u , d e s f e m m e s i n s t a l
l è r e n t d e r r i è r e l ’e s t r a d e d e u x p i q u e t s d e b o i s a u x
q u e l s elles a t ta c h è r e n t u n e b a n d e d e calic ot p o r ia n t
c e tte in s c rip tio n é c rite en g ro s c a r a c tè r e s : « In ju s tic e
in o u r l a w c o u r t s . » ( L ’i n j u s t i c e d u P a r l e m e n t . )
— C e s o n t d e s suffra ge tte s, d it P a tr i c k en rian t,
l’u n e d ’e l l e s va p a i i t . .
— Q u e l b o n h e u r I s ’é c t i j Te a n n e .
E lle t a c h a d e s e f r a y e r u n p a s s a g e à t r a v e r s la f o u l e
p o u r m ie u x voir c e s fem m es q u i e x c ita ie n t sa
c u r i o s i t é , m a i s c e lui fut c h o s e i m p o s s i b l e . E ll e r e s t a •
d o n c au d e r n ie r ra n g avec P a tr ic k . L o r s q u e la b a n d e
b l a n c h e fut b i e n a s s u j e t t i e , l e s d e u x s u f f r a g e t t e s se
r e tirè re n t.
A l o r s s u r l’e s t r a d e s u r g i t u n e g r a n d e f e m m e v ê t u e
d ’u n c o s t u m e t a i l l e u r v e r t e t c o i i ï é e d ’u n c a n o t i e r . ..
J e a n n e c o n n a i s s a i t c e c o s t u m e , c e c a n o t i e r , e t, s t u p é
f a i t e , elle r e c o n n u t m i s s M a r k l e . D ’u n e vo ix f o rt e , la
s u f f r a g e t t e c o m m e n ç a à p a r l e r . E ll e s c a n d a i t c h a q u e
p h r a s e , c o n t e n t e d ’ê t r e là e t d e p o u v o i r a f f i r m e r s c s
o p i n i o n s . L e p u b l i c é t a i t a t t e n t i f , il s ’a m u s a i t , et
J e a n n e c o m p r i t q u e la p l u p a r t d e c e s g e n s s e m o
q u a i e n t d e c e tte fe m m e d u m o n d e q u i, en ple in e
a p r è s - m i d i , a u m i l i e u d ’u n e d e s p r o m e n a d e s l e s p l u s
f r é q u e n t é e s d e L o n d r e s , v e n a it e x p l i q u e r « l’i n j u s t i c e
d u P a r l e m e n t ».
C o n f u s e , p r o f o n d é m e n t h u m i l i é e , J e a n n e n e v o ulut
p a s é c o u t e r la fin d u d i s c o u r s .
— A l l o n s - n o u s - e n , d i t - e l l e à P a t r i c k M o r t o n . Ht»
m o n t r a n t d e u x d a m e s q u i r i a i e n t , el le a j o u t a , le cccuf
g r o s : M o i , c e l a n e m ’a m u s e p a s .
Ils é t a i e n t t o u t p r è s d e M a r g a r e t - S t r e e t . J e a n n *
p r i t c o n g é d e s o n c o m p a g n o n , e n le r e m e r c i a n t d e I®
b o n n e j o u r n é e q u ’il lu i av a it fait p a s s e r .
>
— E ll e fin it m a l , r é p o n d i t P a t r i c k ; l’e x h i b i t i o n d*
v o t r e t a n t e v o u s a c o n t r a r i é e . J e le com p re n d s* )®
m a is , vous savez, en A n g le te r re n q u s n'attacho n^
p a s d ’i m p o r t a n c e à c e s c h o s e s - l à . Ici, t o u t le m o n J e
e'st l i b r e .
— P e u t - ê t r e , fit J e a n n e t r i s t e m e n t , m a i s rr|oi r
s u i s F r a n ç a i s e e t je t r o u v e c e l a r i d i c u l e . .. M e voiJ"
�LE
D R O IT
D ’A I M L R
'3 3
p r o f o n d é m e n t h u m i l i é e d ’ê t r e la n i è c e d e c e t t e
f e m m e q u i d i s c o u r t e n p l e i n a i r .. . A u j o u r d ’h u i,
• a p r è s l’a v o i r ' v u e , je l a s e n s e n c o r e plus- l o i n d e
m o i ... C ’e s t t r i s t e d ’ê t r e t o u j o u r s s e u l e . .. P o u r m e
c o n s o l e r , je n ’ai q u e d e s s o u v e n i r s , e t il y a d e s
j o u r s o ù ils m e p a r a i s s e n t b i e n l o i n t a i n s .. .
T o u t e n s e r r a n t la m a i n d e l a j e u n e fille, P a t r i c k
rép o n d it :
— P e n s e z à l’a v e n i r ... v o u s v e r r e z q u ’il s e r a b e a u
J e a n n e s o u r i t e t s e s y e u x c l a i r s s ’i l l u m i n è r e n t .
— J ’y p e n s e t o u s l e s j o u r s , fit-elle, e t v o u s a v e z
r a i s o n ; q u a n d o n e s p è r e le b o n h e u r , o n n ’e s t j a m a i s
tr è s m a lh e u re u x .
Ils s e s é p a r è r e n t . E lle r e n t r a , p r e s s é e d ’é c r i r e à
J e a n M a r v y , s o n f i a n c é ; lui s ’e n al l a v e r s s o n c l u b ,
s a t i s f a i t d ’a v o i r c h o i s i . S a n a t u r e , t r è s c h e v a l e r e s q u e ,
s ’a c c o r d a i t a v e c s o n c œ u r ; il a i m a i t c e t t e p e t i t e fille
b l o n d e q u e p e r s o n n e n ’a i m a i t .
XVI
D eu x jo u rs a p r è s la p r o m e n a d e a u x ja rd in s de
K e w , le s o i r M . M a r k l e r e n t r a p o u r d î n e r p l u s t a r d
q u e d e c o u t u m e . A iiss M a r k l e a y a n t u n e r é u n i o n ,
s e u l e , J e a n n e l’a t t e n d a i t . C e s o i r - l à , M . M a r k l e fut
p a r t i c u l i è r e m e n t a i m a b l e ; il s ’e x c u s a d e s o n r e t a r d
et p e n d a n t t o u t le r e p a s c o n v e r s a a v e c s a n i è c e . A la
fin d u d î n e r , il la p r é v i n t q u ’il av a it à c a u s e r a v e c elle.
C a u s e r avec e lle ! C e s tr o is m o ts in q u ié tè r e n t
J e a n n e ; d e p u i s so n arriv é e à L o n d re s , ja m ais so n
o n c l e n e lui a v a i t m a n i f e s t é p a r e i l d é s i r .
A n x i e u s e , el le s ’a s s i t s u r u n e c h a i s e p r è s d e la
c h e m i n é e d u s a l o n e t a t t e n d i t . M . M a r k l e s ’i n s t a l l a
e n f a c e d ’e l le , d a n s u n b o n f a u t e u i l , a l l u m a u n c i g a r e ,
m i! u n v e r r e d e c o g n a c à p o r t é e d e s a m a i n , p u i s , l e s
y e u x fix é s s u r le v is a g e d e s a n i è c e , il p a r l a .
(
—
M a c h è r e e n f a n t , d it - il , v o i là p l u s d e s i x m o t s
cjuo v o u s vivez a v e c m o i , et c e s s ix m o i s v o u s o n t
t r a n s f o r m é e . V o u s n e r e s s e m b l e z p l u s à la p e t i t e
j e u n e fille si r i d i c u l e m e n t p a r i s i e n n e q u e m a s œ u r
m ’a m e n a - u n c e r t a i n s o i r .
�*34
LE
D R O I T D ’A IM E R
C ’é t a i t u n co m p li m e n t , m ais il n e p l u t arrière X
Jeanne
: êlle r o u g it, d é s a g r é a b l e m e n t surprise^
■ftl 'Markle n ’eut- pas l ’air d e s ’e n apercevoir e t ccn-tm ua :
v
f
— M a i n t e n a n t vo u s iHes n n e d es n ô tres, et v r u s
allez le d e v e n i r P lus c o m p lè t e m e n t .
l e a n n e s ’i n a u i ét a , tie c o m p r e n n n t n a s ; effrayée,
ses veu-x in te r ro g è re n t
T out en
p liq u a :
fum ant
tra n q u ille m e n t,
M
M üiJU e
ex
— L ’A n g let er re , .vous avez d û vous e n ap e r ce v o i r,
e s t le pavs rie la l i b e r t é ; .ici, to u t le m a n d e est .libre,
e l le s f em m e s, les le n n e s filles, p e n s e n t cir
c u l er ,ù n ’im p o r te qu el le h e u re , s û r es d ’ê t i e esP'-ct t e s . C e t t e lib e rté, qui e s t u n e d es forces 3 e n o t r e
pay s ...
- .
!Là M. M a rk le s ’a r r ê t a , b n t u n peu d e c o g n a c ,ct
ti ra n n e bouffée d e son ci gare. Je an n e le r eg a rd a it ,
se d e m a n d a n t ce q u e ce p r é a m b u le signifiait.
— Je disa is do n c, r e p r it ¡1, que c e tte liberté d m t
nos l e u n es filles l o u is s en t favorise les u n i o n s Les
j e u n e g e n s p e u v e n t se voir l ib r e m e n t, s ’a p p r é c ie r,
et, se c o n n a i ss a n t bierç, s û r s d ’e n x -m êtn es , se
m a ri e r... Cela se voit tous les jo urs, c ’e s t... ce q ui
vo u s a r riv e r a, ma c h è r e ... c ’est ce qui vous e s t
.a r r iv é .
A ce d isc o u rs .si e m b ro u i llé , tontine n e cnm,pren a i t tie n , p u t .lui était-il d o n c a rr i v é ?
M . Jiimkhe s e m b la it a t t e n d r e u n e réootuie, n n e c^nü d e n c e ; le m u t i s m e d e J e a n n e l!é.tc.nna
— E nfin, m a ch ère, r eprit-il a v e c un peu d 'i m p a
t i e n t e , ie s u is t r è s c o n t e n t , vous pouviez p lus mal
-choisir I
— C hoisir I «’é c r i t Teanne s tu p é fa ite , q u ’al-je d o n c
choisi ?
Aloti*, avec u n sourire, M M a rk le r e p r i t :
— J e v o is q u e v o u s n e v o u le z rie n m e d ir e , je v a is
d o n c t o u t v o u s l'd c o n te r. .Ce so ir, ,u n .b e a u je u n e
h o m m e e s t v e n u im e .voir e t . m ’a n p p ti s q u e , v o u s
R im a n t, j ) d é s i r a it .vous é p o u s e r .
i R ie u s e , n r t ll a in e n t f m n e , J e a n n e s ’é c ria :
* —* U n beau le u n e .ho m m e, m ’é p o u s e r ! M ais m o n
i n c l e , r e m o n s i eu r » » ^ tr o m p e ie ne l ’ai ja m a i s vu.
A U
.•« ), .i e - lie c o n n a i s p e r s c u n c
�L E
D R O IT
D 'A I M B R
ijg
L ea s o u r c ils tro a c é s j, p r ê t à s e fâ c h e r. M . M ark le re p r it :
— E t P a t r i c k M o r to n ?
A v e c u n s o u r i r e em aeL J e a n n e r é p o n d i t :
— P a t r i c k M o r to n n ’e s t p a n u n . j e u n e h o m m e !«
— V r a i m e n t ! , c ’e u t p o n r t a n t i l u i q u i m 'a de*
m a n d é v o t r e m a i n , e t j e v o u s , p r é v i e n s , a jo u ta :
M i M a r k l e d ’u n to n . s e c ,, q u e . j e 1», l u i a i æ c o rd ü © .,
T i e m h l a n t c , J e a n u e r se l e v a , e t ,, o u b l i a n t q u ’e lle !
av-itit p e u t- de- c e t h o m m e q u i; la . re g n a rd a it tué*
c b a m m e n t , , e l l e d i t d ’u n e v o i x c l a i r e :
— j e r e g r e t t e p o u r v o u s e t p o u r lui-, m o n o r e l e * ,
q p e - v o u » . n e. m ’ay e z , p m . c o u s u U é e r a - v a n t d e t ré p o n » .
ir< e„ car.j,e v o u s a u r a i s a p p r i s q u e - j e n e » u i » p l u s ! l i b r e ., '
— P lu * , l i b r e ! q u e v o u le x - v o u a d i r e , q u ’c s t r c e
fp u f c ’e s t q u e c e t t e h i s t o i r e ?
— O h .! u n e h is to i r e - t r è s s i m p l e . J e s u i s f i a n c é s
è u n . o f f i c i e r f r a n ç a is »
— U n . o f f ic ie r f r a n ç a i s , v r a i m e n t ! E t c o m m e n t-.
B-’a g p r i l e r t r i l ?
— L a l i e u t e n a n t J e a n M a r v y , en.- g a r n i s o n à Pa>-.
r i s,, 4b* r é g i m e n t d ’i n f a n t e r i e ; i l s e p r é p a r e à. pafr*
stsr sus, e j e a m e n s d e l ’E c o le d e . g u e r r e .
— A h I. i l - e s t e n c o r e : à l ’E c o le ,, r a i l l a M a r k l e .
J e a n n e se fâ c h a , e lle re d r e s s a la tê t e e t r é p o n d it
f i è r e m e n t ::
— U n e éc o le d ’o ù l ’o n s o r t p r ê t à v a i n c r e . k a p
p e l e z - v o u s lesi d e r n i è re » . g u e r r e * , m o n o n c l e : le»
o f fic ie ra v a i n q u e u r s a v a i e n t , t o u f a i t I r a n é t u d e *
en B ran c e
V e x é v , M . A lw rk lc. s 'é c r i a . :
— N e faisons p a s d e p o litiq u e , m a o h è re ; v o u a
n ty . c o n n a i s s e z r i e n . E x p l i q u e z - m o i d o n c p l u t ô t pi>ur->■
q u o i ce bel o f f ic ie r , v o t r e t i a n c é , v o u s a l a i s s é e p a r t i t ^
I l e û t é t é p l u s c h e v a l e r e s q u e : d e v o u a » ., ré c ltu m » la m o r t d e v o t r e p è r e , c e l a m ’e û t é v i t é b i e n d e s I r a is ,
J e a n n e b a i s s a l a t ê t e ; le l o n g d e s a r o b e se *
m a in s tr e m b lè r e n t, e t e lle e x p liq u a . ;
— M o n f i a n c é n ’a. p a s d e f o r t u n e ,, m o i, j e tx*aÿ
r i e n , e t lai s o l d e d ’u n l i e u t e n a n t e s t u n e t o u t e p e t i t e
s o l d e . . . N o u s n o u s m a r i e r o n s l o r s q u ’il a é r a c a p i t a i n e
— P o u r v o u s - m a r ie r,, re p r it M. M a rk le , il voua
fa u d r a « l ’a u t o r i s a t i o n d e v o tr e ; t u t e u r , , e t j e v o u s j
a v e r t i s t o u t d e s u i t e q u e j e l a r e f u s e r a i a u s s i long*- /
t e m p s q u e la- loi m e ln p e r m e t t r a .
j
�$6
LE
D R O IT
D ’A I M E R
N ’a y a n t p l u s le c o u r a g e d e d i s c u t e r , • J e a n n e
dem anda :
— P o u rq u o i ?
— P a r c e q u e le m é t i e r d ’o f fi c ie r e n F r a n c e e s t u n
m é t i e r o ù l’o n m e u r t d e f a i m ... C e l a v o u s i m p o r t e
p e u , c ’e s t v o t r e a f fa i re ; m a i s v o u s n ’a v e z p a s l e d r o i t
de c o n d a m n e r v o s e n f a n t s à la m i s è r e , et m o n d e v o i r
e s t d e m ’o p p o s e r a u t a n t q u e je le p o u r r a i à c e t t e
folie. R é f l é c h i s s e z , je v o u s e n p r i e , a j o u t a - t - i l p l u s
d o u c e m e n t; P atric k M o rto n vo us a p p o rte u n no m
c o n n u , e s t i m é d e t o u s ; il v o u s g a r a n t i t u n a v e n i r
h e u r e u x p a r c e q u ’il e s t r i c h e e t q u e , s a n s a r g e n t ,
m a p e t i t e , il n ’y a p a s d e b o n h e u r . N ’i m p o r t e q u e l l e
j e u n e fille s e r a i t f ïè re d e d e v e n i r s a f e m m e ; v o u s ,
v o u s n ’ê t e s m ê m e p a s s u r p r i s e d ’a v o i r é t é d i s t i n g u é e
p a r lui. V o y e z - v o u s , m a c h è r e , v o u s n ’ê t e s p a s p r a
t i q u e , l’a m o u r c ’e s t u n m o t q u i n e si g n i f ie p a s
g r a n d ’c h o s e et d e r r i è r e l e q u e l o n m a s q u e t o u t e s
s o r t e s d e v i l a in s s e n t i m e n t s . J e r e g r e t t e d e v o u s le
d i r e , m a i s je n ’e s t i m e g u è r e c e l i e u t e n a n t M a r v y .
P a r l e r d ’a m o u r à u n e j e u n e fille q u a n d o n n ’a p a s
d e q u o i la f air e v iv r e, c ’e s t l a i d ; lui a r r a c h e r u n e
p r o m e s s e , c ’e s t e n c o r e p l u s b l â m a b l e . Q u a n d o n
e s t * p a u v r e c o m m e v o t r e o f fi c i e r f r a n ç a i s , o n n ’a
p a s le d r o i t d ’a i m e r ni d e s e f a i r e a i m e r .
J e a n n e s e r e d r e s s a : c e t t e a t t a q u e si d i r e c t e é t r :t
u n e in su lte.
— C e n ’e s t p a s s a f a u t e , s ’é c r i a - t - e l l e , s ’il n ’a p a s
d e f o r t u n e , et je l’a i m e j u s t e m e n t p a r c e q u ’il a p r é
f é r é , à la v ie la rg e e t a g r é a b l e q u ’il a u r a i t p u a v o i r
d a n s l e s a f f a i r e s , u n e vie d e p r i v a t i o n s e t d e d é v o u e
m e n t . J e s a i s ce q u i m ’a t t e n d , je s a i s q u ’il m e f a u d r a
t r a v a i l l e r , l u t t e r p e n d a n t d e s a n n é e s , je s a i s q u e la
m i s è r e g u e t t e l e s m é n a g e s d ’o f fi c i e r s, je s a i s q u ’il
/ m e f a u d r a b e a u c o u p d e c o u r a g e , m d i s je s u i s c e r
ta i n e d ’e n a v o i r et q u e D i e u m ’a i d e r a .
Iro n iq u e , M. M a rk le la co m p lim en ta.
— P a r f a i t , d it - il , je v o is q u e v o u s n ’av e z g u è r e
d ’i l l u s i o n s ; m a i s p e r m e t t e z - m o i d ’a d m i r e r u n p a y s
q u i o ffre à s e s o f fi c i e r s u n e vie a u s s i c h a r m a n t e .
M a c h è re , lo r s q u e vo us ré flé c hiss e z à to u t cela,
v o u s d e v e z ê t r e (1ère d ’ê t r e F r a n ç a i s e .
L e s y e u x b l e u s b r i l l è r e n t et la voix c l a i r e d e J e a n n e
j’é l e v a :
— O u i , fit-ell e, j’e n s u i s f iè r e, p a r c e i j u c v o u j
�LE
D R O IT
D 'A IM E R
13 *
a v e z b e a c d i r e , n o t r e p a y s e s t p l u s b e a u q u e 1e
v ô t r e . L o n d r e s n ' e s t q u ’u n i m m e n s e m a r c h é q u ’u n
ci el g r i s a t t r i s t e i n f i n i m e n t . P a r i s e s t plu» petit,,
m a i s n o t r e ci el e s t c l a i r et n o s n u a g e s s o n t j o li s.
V o u s n ’a v e z q u e d e s r u e s é t r o i t e s e t d e s m a i s o n s
l a i d e s ; n o u s , q u e d e l a r g e s a r t è r e s b o r d é e s d ’a r
b r e s . V o s é g l i s e s s o n t f e r m é e s t o u t e la s e m a i n e , o n
ne s a it p a s y p r ie r ; les n ô tr e s s on t o u v e rte s to u t
le j o u r , et l e s f i d è l e s s ’y s u c c è d e n t . Ici v o u s a d o r e z
l’o r ; n o u s n ’e n s o m m e s p a s e n c o r e là. C h e z v o u s
l’a r t n ’e x i s t e p a s ; p o u r n o u s , il e s t u n d i e u . Ici t o u t
v o u s p a r l e d ’a f f a i r e s ; la T a m i s e , a v e c s e s e a u x s o m
b r e s , n e s e r t q u ’a u t r a f i c , el l e a d e s p o n t s m o n u
m e n t a u x et d e s d o c k s i m m e n s e s ; à P a r i s , t o u t le
l o n g d e l a S e i n e , se d r e s s e n t d e s m e r v e i l l e s . N o u s
a v o n s le L o u v r e , N o t r e - D a m e , la S a i n t e - C h a p e l l e . . .
V o u s attaq u ez n o tre arm é e p o u r u n e q u e stio n de
s o l d e ; c o m p r e n e z d o n c , c e n ’e s t q u ’u n a c t e d e
m a u v a i s g o u v e r n e m e n t d o n t la F r a n c e n ’e s t p a s
r e s p o n s a b l e . O u i , je s u i s f iè re d ’ê t r e F r a n ç a i s e , si
f iè re q u e j a m a i s je n e p o u r r a i é p o u s e r u n A n g l a i s >.
il m e s e m b l e q u e c e s e r a i t t r a h i r m o n p a y s .
A v e c v i o l c n c e M . M a r k l e j e t a s o n c i g a r e d a n s le t'eu.
— V o u s o u b l i e z , p o u r p a r l e r a i n s i , m a p e t i t e fille,
q u e v o t r e , m è r e é t a i t A n g l a i s e e t q u 'e l l e a é p o u s é
u n F r a n ç a i s .'
— P o u r la F r a n c e , m o n o n c l e , s ’é c r i a J e a n n e av e c
a u d a c e , t o u t e s le s f a i b l e s s e s s o n t p e r m i s e s : c ’e s t
u n si b e a u p a y s .
M . M a r k l e n ’e n e n t e n d i t p a s p l u s . S a n s d i r e b o n
s o i r à s a n i è c e , s a n s m ê m e la r e g a r d e r , il p a s s a
d e v a n t e l le , o u v r i t la p o r t e d u s a l o n , la r e f e r m a d ’u n
c o u p d e p o i n g , p u i s , p r e n a n t s o n c h a p e a u , il q u i t t a
la m a i s o n . D e h o r s , l’a i r vif le c a l m a , et t o u t e n a l l u
m a n t u n n o u v e a u c i g a r e il r é f l é c h i t .
C e tte p e tite était so tte, rid ic u le I S o u s p r é te x te
d ’e n g a g e m e n t , elle r e f u s a i t u n p a r t i c o m m e P a t r i c k
M o r t o n . C ’é t a i t u n e e n f a n t , el le n e s e r e n d a i t p a s
c o m p t e d e c e q u ’el le f a i s a i t ... m a i s il é t a i t là et i>
sa u ra it b ie n e m p ê c h e r son m a riag e avec un gueux
d 'o f fi c ie r. U n e u n i o n a v e c P a t r i c k M o r t o n , l’a u t e u r
a p p l a u d i , s e r a i t u n h o n n e u r p o u r la fa m i l le , et c e 'a
's e f er ai t .
P r é o c c u p é , M . M a rk le arriva à son c e rcle , serra
•es m a i n s d e q u e l q u e s a m i s , p u i s se d i r i g e a ve;*
�I M D R O IT TVA 1M E R
, l i iS alle 4 e le c t u r e , n n e g e a n d e p iè c e a n s m u r? ibVmcS
.évftvée n s r d e s r id e a u x ro n g e s e t d e s p la n t e s v ô tre s.
A .u n e ta b l e iib iv il s ’in s ta lla , p r i t s o n s ty lo g ta p lie ,
-cx iv rit e n b u v a rd e t, d e v a n t u n e fe u ille d e p a p ie r
b la n c , h é s ita lo n g te m p s ; p o is e n fin , s e d é c id a n t,
d u n e g r a n d e é c r i tu r e il c o u v r it d e u x p a g e s . S o t u n e
e n v e lo p p e , d e c e tt e m ê m e é c r i t u r e v o lo n ta ir e , il é c r i
v i t l ’a d r e s s e s u i v a n t e : L i e u t e n a n t M a t w , 46e r é g l
a i e n t d ’in / n n te r ie , P a ri« . Cola f a i t, 1* s o u r ir e a u x
lè v r e s , il d e m a n d a o o w tuoky-»o< l« e t s ’in s ta l la à
u n e ta b le d e bm dge.
/
!
!
• ......................... .... .................................. .....
S o n crncle p a r t i , T ean n e re m o n ta b ie n v ite d a n s s a
c h a m b r e , e t là e lle r é f lé c h it. Lfl d e m a n d e d e P a tr ic k '
M o r to n la s u r p r e n a i t ; c e t a m i, q n ’e lîe c o n s id é r a it
c o m m e u n c a m a r a d e a în é , p o a v a it d o n c l ’a im e r
d ’a m o u r 1 S e s d ix - h u it a n s c o m p r e n a ie n t m a l q u ’o n
p ftt a im e r a v e c d e s c h e v e u x b la n c s ... P a u v r e P a t r i c k I
il a u r a i t p e u t- ê tr e d e la p e in e ... I l lo i e n v o u d r a i t e t
eWe p e r d r a i t a in s i le s e u l a m i q u ’e lle a v a it e n A n g le
t e r r e . B ile « ‘o s e r a it p lu s r e t o u r n e r d a n s la m a is o n
fle u rie , n i r e v o ir M™* M o r te n ... J e a n n e c o m p r e n a it
q u e P a t r i c k n ’é t a i t p a s d e c e trx q tr’c lr re f u s e . H t lè s
m p t s d e s e n r.n c ie in i r e v e n a i e n t 4 l ’e s p r i t : • I l
v e n s o ffre u n e trie la rg e ... il v o a s g a r a n t i t u n a v e n ir
lie tn .e u * , p a rc e o u 11 e s t r ic h e e t d u e s a n s a r g e n t il
n ’y a p a 9 d e b o n h e o r ... »
L e s c o u d e s o o s ê s strr s a m f n m o d e , l a t ê t e r a c h é e
d n n s s e s m a in s , J e a n n e ré r> é ta it : ♦S a « « a r g e n t il n >
a p a s d e b o n h e u r ... » A lo rs ... a lo r s eH e n e s e r a i t d o n c
ja m a is h e u r e u s e , p o i a a u ’e lt e e t s o n fia n c é ti’p n p o s
s é d a i e n t n a s ... L ’a r g e n t ... l 'a r g e n t . . . eM«f n e v o û ta it
p»* l ’a im e r , e lle n e vou lait) p a s îec o n n h îtw * s a pnia^
w in ce, e t p o u r t a n t e lte c o m p r e n a it q u ’il é t a i t u n e
fo rc e a v e c la q u e lle i l f a l l a i t c o m p t e r . . . L 'a r g e n t ,
m a lg r é t o u t , é ta it! u n m a t t r e , e t c ’é t a i t p a r c e q u e
hop fia n c é ip e n avaiit p a » qw ’e lle é t a i t se u le d a n s
c e t t 9 c h a m b r e e t, si t r i s t e qn ei se*. ÿ e tix s ’empUfc*
srçient d e la r m e s .
4*
Q n ’litta it-^ H e d e v e n i r ? Q u ’a l l a i t o n / a i r e d 'e l l e ?
M M ark le n ’a d m e t ta i t p a s q i l ’oti lu i ré»istftt> L e
c o u v e n t, 1
« , p e n s io n , ne- l ’e f tr n \ a ie n t g -p ite : p a r t o u t
« ll f s e r a it p lu s h e u r e u s e 40e d a n » c e tte . t n a w m - h
p e r s o n n e n e l ’a i m a it ... C e M M a r k le , e lle <?n ®va»t
tço jo u tf» c p , p e u r , e lle p re s s e n ta it? q n e tvm lgré. sot» a ir
�l e
d r o it
d
’a i m e r
r p a p e u in b U e : e t s e s b e a u x p r i n c i p e s * i l é t ait* ca p a& te j.
r t w t r a r r i v e r à: s e s f i n s , ete f a i r e d e t r è 9 vil a i n e s c h o * es .
E lle d e v i n a i t q u ’il t e n a i t a v a n t t o u t à la f a ç a d e d'e s a’
( ¿ m i l l e : c ’é t a it p o u r c e l a q u ’il l’av a it.re cu e ill ie* ;; elle
c o m p r e n a i t - q u ' i l - e û t ô t é f i e r d e n o m m e r P a t r i c k son;
nevets. E t J e a n n e r é f l é c h i s a a i t , et J i e a n r re se r a p p e l a i t
q u e d ü p a i s q u e t q u e t e m p s M . M a r l t l e vis-à^vis d'elleavait b e a u c o u p c h a n g é ,, e t a e t e d e p u i s l e 1j o u r o ù elle
a v a i & c o n n u P a tr i- ck ... M-. M a clt le ara.it p e n s é : à c e m a
r i ag e ,. S a v a i t v o u l u a v a n t l e s p r i n c i p a u x i n t é r e s s é s , et
J e a n n e e t P a t r i c k n 'a v a i e n t é t é q u e d e s m a r i o n n e t t e s
d o n t il c o n d u i s a i t l e s f i c e l l e s. Malgré* s o n i n e x p é rü>nc& d e la vie, J e a n n e é t a i t c e r t a i n e d e n e pats se
t r o m p e r . I n q u i è t e , - e l l e s ’i n t e r r o g e a i t ; s a 1 c o n d u i t e ,
s e s p a r o l e s , s o n a t t i t u d e a v a i e n t - e l l e s p u d o n n e r de
l’e s p o i r à P a t r i c k ? E l l e n e p a r l a i t q u ’a m i t i é ; l u i,
a v a i t- i l c o m p r i s a m o u r ? E l l e r e g r e t t a i t d e S a v o i r
pas- c o n f i é1 s e s e s p o i r s à- M m e M o r t o n , à P a t r i c k
■ • ti f -n e ... P ré v en u - , il n ’e û t v u en e l j e q u ’u r t e p e t i t e
j n e j e u n e s e c u r .. . M a i n t e n a n t il fallait, c l i a n a m o u r e n a m itié , e t J e a n n e c o m p r e n a it q u e
■ ’.ait' d i o s e d iffic ile .
L a s s o d ’a v o i r r é l l e u h i , a n g o i s s é e d ’ê t r e s e u l e ,
' ¿ i i i e t o u t à c o u p s o n g e a que! s a t a n t e l’a v a i t p r i é e
d e llii a p p o r t e r u n m a n t e a u , à l a s o r t i e d e s a r é u n i o n . *
H e u r e u s e d e c e t t e o c c a s i o n q u i la f o r ç a i t à 1 a g i r,
elle' s ’a p p r ê t a ' e t s o r t i t .
Il- M « d i t d o u x , l e s r u e s 1, t r è s é cla-irées, é t a i e n t
e n c o r e 1p l e i n e s d e ' r n o n d e , p r o m e n e u r s q u i m a r c h a i e n t
d o u c e m e n t ; l e s a f f a i r e s f i n i e s 1, l e t e m p s - n o t a i t ’ p l u s
d<! l’argent.
L a j e u n e fille s u i v i t q u e l q u e t e m p s O x f o r d s l r e e t ,
p uis elle p r it u n e p etite r u e é tro ite au m ilieu de
l a q u e l l e s e t r o u v a i t la s a f f e o it sa t a n t e d e v a i t ê t re .
Q tf elk ; é t a i t c e t t e r é u n i o n ? J e a n n e n e s a v a i t , m a i s
e l le s u p p o s a i t q u d c ’é t a i t u n m e e t i n g d e s u f f r a g e t t e s
D e p u i s la r e n c o n t r e d ’I I y d e - P a r k , J e a n n e n ’avait
î*Ih s a u c u n e i l l u s i o n ; s e u l M . M a r k l è i g n o r a i t e n c o r e
q u e sa s œ u r était ttne suffragette m ilita nte.
D evant u n e g ra n d e p o rte , b rilla m m e n t é c la iré e , qui
p l u s i e u r s p o l i c e m e n g a r d a i e n t , J e a n n e s ’a r r ê t a e t , s<
r e n d a n t c o m p t e q u e la r é u n i o n n ’é t a i t p a« ♦" n n i n i e ,
1e l’a u t r e cOté d e la r u e , e l l e a t t e n d i t .
*
A u b o u t d e q u e l q u e s s e c o n d e s u n a g e n t v in t la
n r r e r d e n e p a s r e s t e r là. A l o r s , t r è s n a ï v e m e n t , la
�j
4o
1 g
D R O IT
D ’A I M E R
|e u n e tille e x p l i q u a q u ’e lle a t t e n d a i t u n e d a m e q u i
é t a it d a n s la s a lle . A p lu s f o rte r a i s o n il f a lla it s ’e n
a lle r.
I m p r e s s i o n n é e , J e a n n e s ’é l o i g n a d e q u e l q u e s p a s
et s e d i s s i m u l a d e r r i è r e u n e p o r t e : c e t t e r u e d é s e r t e ,
ces p o lic e m e n q u i n e p e r m e tta ie n t à p e r s o n n e de
s ’a r r ê t e r , t o u t c e l a l ’i n q u i é t a i t . L e s p o r t e s d e l a s a l le
s ’o u v r i r e n t , d e s f e m m e s e n v a h i r e n t la c h a u s s é e , e l l e s
s e m b l a i e n t t r è s s u r e x c i t é e s . A u m i l i e u d ’e l l e s , t r a n
q u illes et fo rts, les a g e n ts alla ie n t, ve n a ie n t, e m p ê
c h a n t le s g r o u p e s d e se fo rm e r et inv itan t les suf
fra g ette s a u calm e .
J e a n n e r e g a r d a i t c e s f e m m e s s e d é m e n e r , e l l e ne
re c o n n a is s a it p lu s les c o r r e c te s A n g la is e s et se d e
m a n d a i t c o m m e n t el le a p e r c e v r a i t s a t a n t e d a n s
c e t t e f o u l e.
S a n s q u ’o n s u t c o m m e n t l a b a t a i l l e c o m m e n ç a ,
c e s d a m e s e n t o u r è r e n t c h a q u e p o l i c e m a n , e t , av e c
l e u r s p a r a p l u i e s , l e s f r a p p è r e n t . E l l e s f r a p p a i e n t fo r
t e m e n t , v r a i e s f u r i e s e n d é l i r e , h e u r e u s e s d e f aire
m a l. L a b a t a i l l e d u r a q u e l q u e s s e c o n d e s ; t a p i e
c o n t r e la p o r t e , J e a n n e n ’o s a i t b o u g e r , el l e e u t v o u lu
s ’e n f u i r e t n e p o u v a i t p a s . D ’a u t r e s a g e n t s a r r i v è r e n t ;
e n p e u d ’i n s i a n t s , t o u t f u t c a l m e et l e s s u f f r a g e t t e s
r e p o u s s é e s . D e v a n t J e a n n e q u i f a i sa it c o r p s a v e c le
m u r , e l l e s p a s s è r e n t , p u i s , l o r s q u e la r u e f ut d é b l a y é e ,
la j e u n e lille a p e r ç u t , p r è s d e la p o r t e d ’e n t r é e d e la
salle, q u a t r e fe m m e s g a rd é e s p a r d e s p o lic e m e n .
E U r a y é e , el le lit q u e l q u e s p a s v e r s c e g r o u p e et
to u t d e s u ite r e c o n n u t la h a u t e s ta tu r e d e m i s s M a r k l e .
A r r ê t é e , s a t a n t e a r r ê t é e I A l l a i t - o n la c o n d u i r e e n
priso n ?
R o u g e d e h o n t e , J e a n n e av a it t o u j o u r s l’i d é e d e
f u i r, m a i s le- m a n t e a u q u ’e l l e t e n a i t l’e m p ê c h a i t d e
' e f aire : m i s s M a r k l e p o u v a i t a v o i r f r o i d , il fallait
vtre c h a r i t a b l e e t s ’a p p r o c h e r d e l a p r i s o n n i è r e .
T r e m b l a n t e , el le s e d i r i g e a v e r s le g r o u p e . E l l e
Mail h a b i l l é e d e n o i r , el le r a s a i t l e s m u r s ; o c c u p é s
à r e g a r d e r la r u e , l e s a g e n t s n e la v i r e n t p a s . M a i s
m i s s M a r k l e l ’a p e r ç u t . . . A l o r s e l l e r e d r e s s a s a h a u t e
t a i ll e et d ’u n e vo ix p u i s s a n t e c r i a :
—
.Ma c h è r e , v o u s d i r e z à m o n f r è r e q u e je s u i s
a r r ê t é e , je c o u c h e r a i t o u t à l ' h e u r e à la p r i s o n d e
H o l l o w a y . V o u s a j o u t e r e z q u e j’e n s u i s t i è r e , je
c o m m e n c e à r e s s e m b l e r à n o s c h è r e s m a r t y r e s et
�LE DROIT DAIMJl R
j’e s p è r e b i e n n e p a s m ’a r r ê t e r là. C e t t e n u i t , n o s
s œ u r s n o u s v e n g e ro n t. A M a n c h e s te r , d a n s le p a re
A l e x a n d r a , il y a u r a u n e c a t a s t r o p h e ; à . B r i s t o l ,
une m aiso n se ra in cen d iée. D ans l o u \ /A n g le te rre les s u ffr ag e tte s veillent, e lles a p p r e n d r o n t au P a r
l e m e n t q u ’il f a u t c o m p t e r a v e c e l l e s . N o u s f i n i r o n s ,
a j o u t a - t - e l l e , p a r a l l u m e r u n e f l a m m e d a n s le c œ u r
d e s h o m m e s e t n o u s l e s d é t e r m i n e r o n s à m e t t r e fin
à u n e situ atio n red o u ta b le.
M iss M a rk le ne p u t c o n tJn u e r so n d isc o u rs , b r u s
q u e m e n t l e s a g e n t s l ’e m m e n è r e n t . T e n u e p a r le s
p o i g n e t s , e n t r e d e u x h o m m e s , el le m a r c h a i t la t ê t e
h a u t e . J e a n n e l a vit p a r t i r , m a i s e l l e n ’e u t p a s ie
c o u r a g e d e l a s u i v r e , el le a v a it h o n t e d ’ê t r e la n i è c e
d e c e t t e f e m m e q u i a lla i t t r a v e r s e r le s r u e s d e L o n d r e s
p r i s o n n i è r e . E ll e s ’e n a l l a a u s s i vite q u ’e l l e le p u t ,
el le a v a it h â t e d e v o i r s o n o n c l e ; l u i, p o u r r a i t p e u t ê t r e e m p ê c h e r m i s s M a r k l e d ’a l l e r e n p r i s o n , lui,
a r r ê t e r a i t c e t t e t r i s t e a f fair e.
B i e n q u ’il fû t t a r d , M . M a r k l e n ’é t a i t p a s e n c o r e
r e n t r é ; 11e s a c h a n t o ù le p r e n d r e , J e a n n e l’a t t e n d i t .
L ’a t t e n t e fut l o n g u e . B l o t t i e d a n s u n f a u t e u i l , g r e l o t
t a n t e , l’e s p r i t e n d é r o u t e , p a r m o m e n t s el le s ’a s s o u
p i s s a i t . E n f i n u n e c l e f g r i n ç a d a n s la s e r r u r e . C e
b r u it tira J e a n n e d e sa s o m n o le n c e , elle se d r e s s a
v i v e m e n t et c o u r u t à l ’a n t i c h a m b r e . L e s a l o n é c l a i r * ,
s a n iè ce à p ar e ille h ê u r e , tou t c e la a u ra it pu in q g it te r tou t a u tre q u e M. M a r k l e ; m a is cet h o m m e ne
s ’i n q u i é t a i t j a m a i s . 11 s e t o u r n a v er s la j e u n e fille,
e t , c r o y a n t à u n e s o u m i s s i o n q u i l’a u r a i t e n c h a n t é ,
p r e s q u e a i m a b l e m e n t il lui d e m a n d a :
— V o u s m ’a t t e n d i e z ?
J e a n n e ne savait p a r qu o i c o m m e n c e r. C e q u 'e lle
-• a v a i t à d i r e a l la i t s a n s d o u t e b o u l e v e r s e r c e t h o m m e
; orgu eilleu x.
— M o n o n c l e , fit-elle d ’u n e v o ix t r e m b l a n t e , ce
[ s o i r ... a p r è s v o t r e d é p a r t je s u i s s o r t i e e t ...
— V o u s êtes s o rlie , in te r ro m p it M. M a rk le é to n n é ,
p o u r q u o i f aire ?
— M a t a n t e m ’a v a it d e m a n d é d e î u i p o r t e r u n
m a n t e a u , je s a v a i s o ù é t a i t s a r é u n i o n , je d e v a i s l’at
t e n d r e d a n s la r u e e t ...
g ,L à J e a n n e s ' a r r ê t a e n c o r e .
A p r è s ? s ’é c r i a M . M a r k l e , a g a c é p a r c e s r é l t
cences.
�LE
D R O IT
D ’A I M E R
— J e l ’ai r-eneonrtrée, d i t l a j e u n e fille e n ba»jsiai*t'
& t è t e , m a i s . . . m a i s e l l e n ’a p u r e n t r e r a v e c m o i .
N e s e d o u t a n t d e r i e n , s é v è r e , Ai. M a r k l e irtteuFOgea-:
— P o u r q u o i , d o o v ? . . . q u ’y a-t-il e n t r e v o u 3 > ...
V o u s êtes-vous q u e r e llé e s , p a r h a s a r d ? J e n e te
p erm e ttrais p a s 1
— O h i n o n , m o n o n c l e , c e n ’e s t p a s c e l a ...
— A lo rs , ex p liq u e z -v o u s .
— V o i l à , r e p r i t J e a n n e * tr& 9 v i te : à l a s o r t i e d e la
r é u n i o n il y a uu u n e b a t a i l l e e t .. . ot l e s p o l ic e m e * ont a r r ê té m a ta n te .
I m m é d ia te m e n t M . M a rk le c o m p o s a so n a t t i t u d t î
a p p u y é c o n t r e la p o r t e , il n e b o u g e a p a s e t p a r u t
indiffére nt.
— A r r ê t é e , f i t- il... I I r é f l é c h i t q u e l q u e s i n s t a n t « ,
p u i s a j o u t a : C ’e s t e n n u y e u x , m a i s l a d y H u r s t l e ftit
Ja s e m a i n e d e r n i è r e .
E t p a r c e q u ’u n e l a d y a v a i t été- e n p r i s o n , o e t
H om m e a d m e t t a i t q u e s a s œ u r y a l lâ t . L ’A n g l a i s » l e
c u i t e d e la n o b l e s s e , l e s a c t i o n s d e s nobles< s e r v e n t
d ’e x e m p l e à la b o u r g e o i s i e , e t o ù u n e f e m m e d o
b a r o n n e t a été, to u te a u t r e .p e u t y aller.
M . M a r k l e t r o u v a i t l’i n c i d e n t « e n n u y e u x », mtifci
n e t o u c h a n t e n r i e n ù la r e s p e c t a b i l i t é d e la f a m i l l e .
—
A ll e z v o u e r e p o s e r , d it - il à s a n i è c e , n e v o u s
e x a g é r e z p a 9 c e t t e .. . c o n t r a r i é t é .
D é r o u té e p a r c e c a lm e , J e a n n e rem o ntai d a n s s a
c h a m b r e ; d é c i d é m e n t e-lle-ne c o m p r e n d r a i t j a m a i s (3
m e n ta l it é d e oes A n glais. P o u r M . M a rk le , s a s œ u r
en p r i s o n , c ’é t a i t u n e a v e n t u r e c o n t r a r i a n t e - ; pou»i
J e a n n e c ’é t a i t u n e h o n t e e t s e s l a r m e s ô t a i e n t d e s
t e r m e s d e r a g e . T o u t e la n u i t el l e n e' p u t d o r m i r e t ,
l o r s q u ' e l l e f init p a r s ’a s s o u p i r , d e v a n t se» yeujt^
f i è r e m e n t i r o n i q u e , m i s s M a r k l e s e d r e s s a i t uuun,.
t e n u e p a P d e s •p o l i c e m e n .
�i r a D Jto iT » U n m e r
xv
E t le s. }nur.s p a s s è r e n t .
l i s p a s s è r e i t t ^ a m ts te p a s s e b * te s joues. te t e t e s .«pie
r ie n a f é d a i r e . A tis s M a rW p arwét 4 t i CQBxteitwtée
A sîk . m o is d e p r i s o n , I e s p o b c a to e a i a y a n t c i p é t é
s e s m e n a c e s . D a n s la n u it q u i s u iv it s o n a r r e s t a t i o n
à M stn e fa e sie r, te p av ilb o n d e s e a e t p s , s iw é , d a n s le
•pamc A l e i a n d r a , a v a it « té d é t r o i t p a r u n e tw in b e et
c e p a v i l l o n c © » te n a it u o e c o l le c tio n é v a lu é e à d ix
.m ille liv re 6 s te r l in g . A B r is t o l, a<ve m a is o n a v a it é té
i n c e n d ié e e t d e s m a n if e s te s * tr o u v é s t o u t p r è s 4 e
J’i n c i n d i e , ta is a ie n t c o m p r e n d r e q u e l* e n éA aient le s
a u t e u r s . M is s I ta r U le s a v a it d o n c 1-es .a tte n ta ts q u i
$e p r é p a r a i e n t . . .
S o n f rè re n e s ’ô ta it p a s o c c u p i . d e c e t t e >« h i s t o i r e »,
il a i ïe e ta it d e I’ig n o .re r e t, d é s e r t a n t ${t m a i s o n , re n tr a i t fo rt t a r d d a n s t e n u it.
.Jo aim e é t a it d o n c s e u l » t o u t e la jwnjraw«. D e p u is
q u e sor» o n c l e lu i a v a it (ait p a r td - e 1* d e m a n d e d e
P ü t r i c k , il y a v a it d o c v l a p l u s d ’u n e s e m a i n e ,l a je u n e
fille n ’a v a it aucun*.* n o u v e lle d e a o s a c n fe W 'u rto n , elle
n e s a v a it q u e l l e s r a i s o n s M . M a rk te a v a it d o n n é e s ,
ni si s o n r e f u s a ^ a it oaw sé d e l,a jpieane’.
L e m o is d e n o v e m b r e e s t u n n w > is $ ris j d a a s c e
,g r a n d L o n d n e s , p e n d a n t c e m o i s , t e s hnnM ll& rdg s e
m u l t i p l i è r e n t , ils é t a i e n t .ja u n e s , o p a q u e s , t r i î t e s
i n f in im e n t. A u p r i n t e m p s l a 'b r i s e le s d i s s i p e ut a l o r s
s u r f i t , « a n s q u ’a n s ’y a t t e n d e le m o in s <l*t m o n d e ,
u n e m e rv e ille ..g o th iq u e , u n e t o u r f e b u ie u s o m e n t
•vieille, u n p o n t s u s p e n d u , d e g r a n d e s G lie n ù n ô e s,
d o s c n in s a d o r a b l e s d e v-endune ; m a is »en .n o v e m b re
t o u t d i s p a r a r t , l a b r u m e e n d u r e c h a q u e « h o s e , c.’e s t
u n i m u r é p a i s q u 'o n n e p e u t p a s p e r c e r , u n e #ort,e $te
lin c e u l vjui g la o e le qoJips e t l’à m e . L e m o is d e
n o v e m b r e e s t le -m o is *le.s m o rtB , t o u t v o u s fa it p e n
s e r à, c e u x q u i n e s o n t p lu s .
i . e s j o u r s o ù J e a n n e a v a it t r o p d * « h a g v in , «Jie
a l la i t d a n s u n e c h a p e l l e p r o c h e .d e la m a is o n .
U n s o i r , o ù e lle a v a it p a s s é u n e j o u r n é e p lu s d é p r i
�144
LE
D RO IT D ’A IM E R
m a n t e q u e le s a u t r e s , l a s s e d ’ê t r e t r i s t e , d ’ê t r e s e u l e ,
m a l g r é u n e p l u i e p é n é t r a n t e e t f r o i d e el l e s o r t i t .
M a c h i n a l e m e n t elle m a r c h a , r e g a r d a n t l e s b o u
t i q u e s d ’O x f o r t S t r e e t e t e s s a y a n t d e s ’i n t é r e s s e r ,
c a r c e t t e s o l i t u d e si c o m p l è t e a n é a n t i s s a i t s e s f o r c e s
et so n én erg ie.
D ev an t u n d e s p lu s g r a n d s m a g a s in s d e L o n d r e s
e l l e s ’a r r ê t a , r e g a r d a l e s m o d e s e t , l e s j u g e a n t
affre u se s , c o n t in u a s a p r o m e n a d e . L a p lu ie to m b a it
to u jo u rs , les p a s s a n t s , p e u n o m b r e u x , se h â t a i e n t;
se u le , J e a n n e m a rc h a it le n te m e n t. E lle ar riv a à
H y d e-P ark .
C e c o i n é t a i t a u s s i t r i s t e q u e la r u e , l e s a r b r e s
m o n tr a ie n t le u r r a m u r e s o m b r e , c h a q u e lu m iè re
é t a i t e n t o u r é e d e b u é e . J e a n n e r e t o u r n a et r e p r i t le
m ê m e c h e m i n . M a i n t e n a n t e l l e a v a it f r o i d , c e t t e
a t m o s p h è r e h u m i d e la f a i s a i t f r i s s o n n e r , e l l e p r é f é
r a i t r e n t r e r , a y a n t le d é s i r d e r e t r o u v e r la m a i s o n
c h a u d e . E n f i n e l le a r r i v a . D a n s l’a n t i c h a m b r e , s u r le
p l a t e a u , el le a p e r ç u t u n e l e t t r e p o r t a n t le t i m b r e d e
F r a n c e ; e l l e s e p e n c h a et v o y a n t s o n n o m , r e c o n
n a i s s a n t l ’é c r i t u r e d e s o n f i a n c é , el le l a s a i s i t e t , h e u
r e u s e , l’e m p o r t a . D a n s s a c h a m b r e , b i e n v ite el le
en le va so n c h a p e a u et so n m a n te a u m o u illé s qui
s e m b l a i e n t a p p o r t e r d a n s la p i è c e c l o s e u n p e u d e
la t r i s t e s s e d u d e h o r s . D é v ê t u e , t e n a n t la c h è r e l e t t r e ,
e l le s ’i n s t a l l a s u r u n e c h a i s e , p r è s d e la l a m p e , et là,
r e c u e i l l i e , p r ê t e à li re l es p a r o l e s d ’a m o u r , l e n t e m e n t ,
p r o l o n g e a n t l’a t t e n t e , elle o u v r i t l’e n v e l o p p e .
L e s p r e m i e r s m o t s la s u r p r i r e n t .
« M a c h è r e J e a n n e », é c r i v a i t le l i e u t e n a n t M a r v y ,
et la m a i n q u i av a it t r a c é c e s m o t s d e v a i t , s a n s d o u t e ,
t r e m b l e r , c a r la j e u n e fille n e r e c o n n a i s s a i t p l u s la
t e r m e é c r i t u r e d e l'o f fi c i er . E m u e , J e a n n e c o n t i n u a :
« C e t t e l e t t r e v o u s é t o n n e r a , je n e v o u s l’e n v o i e
( u ’a p r è s d e l o n g u e s r é f l e x i o n s . J ’ai p a s s é d e s h e u r e s
là p e n s e r , j’ai v o u l u ê t r e p o u r v o u s u n v é r i t a b l e a m i .
1 « J e a n n e , je c r o i s q u ’il f a u t r e n o n c e r à n o t r e b e a u
r ê v e , la vie, t e l l e q u e je v o u l a i s v o u s l’o f fr ir , n ’a r i e n
d ’e n v i a b l e , c ’e s t u n e m i s è r e m ê m e p a s d o r é e , c o m m e
o n m e l’a d^t si j u s t e m e n t . V o u s ê t e s j e u n e , v o u s
¿•tes j o li e, je n ’ai p a s le d r o i t d e v o u s d e m a n d e r d e
d e v e n ir m a co m p a g n e . L es chiffres s on t r id ic u le m e n t
b ê t e s , m a i s ils s o n t n o s m a î t r e s e t n o u s s é p a r e n t . J e
v o u s e n prif!, n ' v . v z p a s t r o p d e c h i p r i n e t n e m u r
�LE
D R O lf D ’A IM E R
H:
m u re * p a s . G a r d e z p o u r v o t r e p a y s , p o u r n o t r e
a r m é e t o u t l ’a m o u r q u e v o u s a v i e z ; r a p p e l e z - v o u s
q u e v o u s m ’av ez d i t u n j o u r q u ’on d o i t t o u t l u t
sacrifier.
« A v a n t de v o u s é c r i r e c e t t e le tti ) . c o m m e u n f o u ,
p e n d a n t q u a t r e l o n g s j o u r s , j’ai
; ï ; dans P aris,
f r a p p a n t à t o u t e s l e s p o r t e s o ù r ? o ffi c i e r p e u t
e s p é r e r tr o u v e r u n e situ a tio n .
« H é l a s I je n ’ai a u c u n e a p t i t u d e , m e s é t u d e s s p é
c i a l e s n e m ’o n t p r é p a r é à r i e n q u ’à f a i r e la g u e r r e ,
je n e s u i s q u ’u n s o l d a t e t je d o i s e n r e s t e r u n . C ’e s t
u n e v o l o n t é d e v a n t l a q u e l l e je m ’i n c l i n e . L a l u t t e e s t
i m p o s s i b l e : l’a r g e n t , c 'e s t u n m a î t r e q u i t r a i t e d u r e
m e n t le s o f fi c i e r s f r a n ç a i s .
« J e a n n e , v o ilà , c ’e s t fin i, je v o u s é c r i s t o u t ce
q u e je n ’a u r a i s j a m a i s o s é v o u s d i r e ; l a vie n o u s
s é p a r e , m a p a u v r e p e t i t e a m i e . Et t e s c h i f f r e s d é r i
s o i r e s , q u i r e p r é s e n t e n t m a s o l d e , m e h a n t e n t et j’ai
e u b e a u l e s d i v i s e r , l e s m u l t i p l i e r , ils r e s t e n t l e s
m ê m e s et m e p r o u v e n t q u e m e s p a u v r e s r e s s o u r c e s
ne m e p e r m e tta ie n t p a s de vo us aim er . N on , n o n ,
c e l a e s t v ra i, je n ’a v a i s p a s le d r o i t d e v o u s p a r l e r
d ’a m o u r , je n ’a v a i s p a s le d r o i t d ’e x i g e r d e v o u s u n e
p r o m e s s e , u n s e rm e n t. V o u s étiez e n c o r e u n e
e n f a n t , v o u s é t ie z m a l h e u r e u s e et v o t r e c œ u r s ’e s t
d o n n é à celui q u i vous pa rla it g e n tim e n t. C e c œ u r ,
p e t i t e J e a n n e , r e p r e n e z - l e , m a i s a v a n t q u ’il m e q u i t t e
p o u r t o u j o u r s , l a i s s e z - m o i lu i d i r e q u ’il m ’a d o n n é
d e b i e n g r a n d e s j o i e s . A v e c l u i, le s e n t a n t t o u t p r è s
d u m i e n , j’ai v é c u d e d o u c e s h e u r e s , p r e s q u e t r o p
h ïlles.
J e v o u s ai t o u t d i t , v o u s v o ilà l i b r e , p e t i t e a m i e ,
l i b r e d ’ê t r e h e u r e u s e . V o u s é t ie z t r o p jolie p o u r
' " i i - c o n d a m n e r à u n e vie d e p r i v a t i o n s , v o u s a u r i e z
s t i l K r t , m o i a u s s i . J ’ai é t é fou d e v o u s p r o p o s e r
P a r e i l l e c h o s e , p a r d o n n e z - m o i , J e a n n e , je v o u s
a i m a i s . . . M a i n t e n a n t il n e f a u t p l u s r i e n r e g r e t t e r ,
c ’e s t t i n i ... »
L a l e t t r e t o m b a d e s m a i n s d e la j e u n e f i ll e ,'e l l e n e
c o m p r e n a i t p a s , elle p o u v a i t c r o i r e vrai c e q u ’e l l e
l is ait . E lle r a m a s s a la f e u il le d e p a p i e r , l u t et r e l u t à
h a u t e voix le s p h r a s e s a f f r e u s e s . E ll e s ’a r r ê t a i t à
s h n i v i ï fin* nm >r <*n •'•»en a p p r o f o n d i r te s e n s , p u i s .
�L E D RO IT D 'AIM E® .
t o f s q u e c e t t e l e c t u r e fut t e r m i n é e , s e s m a if l s s e jo i
g n i r e n t , s e d r e s s è r e n t , e t e l l e s ’é c r i a :
—
No«a.,,:non, je n e v e u x p a s I
E t e l l e s ’a b a t t i t s u r s o n l it , c r i a n t d e d o u l e u r . ..
¡viais p a r u n ef f o r t d e v o l o n t é e l l e s e c a l m a e t el le se
/&l e v a , p r ê t e à l u t t e r .
E lle avait b e s o in d e c o n s e ils , d e s e c o u r s , m a is à
q u i p a r l e r , à q u i s ’a d r e s s e r ? . . . D a n s la m a i s o n , il n ’y
a va it q u e d e s d o m e s tiq u e s et m ê m e a u p r è s des
m a î t r e s e l l e n-’e ù ï t r o u v é a u c u n a p p u i . . . P o u r t a n t . . .
il y a v a it q u e l q u e C h o s e à fa ir e. C e t a m o u r , c ’é t a i t sa
v ie , s a n s lu i el le n e p o u r r a i t e x i s t e r . Q u i d o n c p o u r
r a i t la c o n s e i l l e r ?
A d i x - h u i t a n s o n n e s a i t q u e p l e u r e r , o n n e sa it
p a s s e d é f e n d r e , e t J e a n n e d e v i n a i t q u ’e l l e a v a it u n
e n n e m i q u i voulait d é t ru i re son b o n h e u r . E lle était
s e u l e . .. a u c u n f o u i t d a n s la m a i s o n . L a p l u i e c o n t i
n u a it à to m b e r , re fra in tr is te et m o n o to n e .
D e b o u t, d e v a n t so n lit, J e a n n e ré flé c h is s a it ; son
v is a g e s e c a l m a i t , d e s e s y e u x l e s l a r m e s n e c o u l a i e n t
p l u s ; un n o m s u rg is s a it à sa p e n s é e ... P a tr ic k .
C ’é t a i t s o n a m i , s o n s e u l a m i à L o n d r e s . . . o u i , m a i s
M . M a r k l e lu i a v a i t d i t q u ’il l’a i m a i t d ’a m o u r . A u s s i
el le h é s i t a i t , o s c i 'a it - e l l e a l l e r le t r o u v e r , lu i c o n t e r
s a p e i n e , l u i d e m a n d e r c o n s e i l ? O s e r a i t - e l l e ?... U n e
p h r a s e lui d o n n a c e c o u r a g e . L e l i e u t e n a n t M a r v y
é c r i v a i t : « J e v o u s a i m a i s .. . c ’egt fini. » J e a n n e n e v o u
l a i t p a s a d m e t t r e c e p a s s é , e l l e v o u l a i t s a v o i r si l ’on
p o u v ait, a p r è s avoir aim é, ne p lu s a im e r d u to u t. S o n
c œ u r lu i d i s a i t q u e ¿ ’é t a i t i m p o s s i b l e , m a i s s o n c œ u r
é t a i t t r è s j e u n e , P a t r i c k ta r e n s e i g n e r a i t .
La d o u le u r r e n d é g o ï s te ; fé b rile m e n t, s a n s plus
p e n s e r à la p e i n e q u ’elle p o u v a i t f a i r e , J e a n n e
r e m i t s o n c h a p e a u et s o n m a n t e a u h u m i d e s . Six
h e u r e s , P a t r i c k é ta it à s o n c e r c l e ; t o u s l e s s o i r s
il y a l la i t. J e a n n e le t r o u v e r a i t là, l e f e r a i t d e m a n d e r ,
il v i e n d r a i t t r è s v ite , el le e n é t a i t c e rta ine .
E ll e p r i t s o n p o r t e - m o n n a i e , b i e n m a l g a r n i , et
d e h o r s e l l e s e t r o u v a si é t o u r d i e q u ’e l l e a r r ê t a u n
a u t o . L o r s q u ’e l l e e u t d o n n é l’a d r e s s e , el le fut p l u s
p l u s c a l m é , e l l e a lla i t c h e r c h e r s e c o u r s ,p r è s d e ce l u i
q u i l ’a i m a i t . A m o u r , a m i t i é ; l a f ie u i ï ra rw e c o n f o n d
t o u t et e l l e e s t la r a i s o n d e b i e n d e s d é f a i l l a n c e s .
D a n s l’a u t o q u i l ^ m m e n a i t , J e a n n e n e p e n s a i t
q u ’à s a p o i n t . A u c e n t r e d e L o n d r e s , d e v a n t u n e
�LE
D R O IT D 'A IM E R
*47
graudfe p o r t s , l a v o i t u r e s ’a r r ê t a ; u n g r o o m 6« p r é t i p i t a p o u r o u v r i r la p o r t i è r e ; t r e m b l a n t e , J e a n n e sîp an c f ca e t d e m a n d a si M . M o r t O n ê t a i f a r r i v é . L ?
r é p o n s e f u t a f f ir m a ti v e .
A p r è s u n e h é s i t a t i o n d e q u e l q u e s s e c o n d e s , !*
j e u n e fille é c r i v i t s u r u n e c a r t e , e n f r a n ç a i s , c e s
s i m p l e s m o t s : « J e a n n e F a v i e r a b e s o i n d e v o u s »,
p u t« elfe e n v o y a le g r o o m .
C e l a fa i t , o p p r e s s é e p a r l e s l a r m e s q u ’e l l e a «
v o u la i t p a s r é p a n d r e , e l l e a t t e n d i t , r e g a r d a n t lia
p o rte . A c h a q u e in s ta n t, d e s v is ite u rs entra iiint
o u s o r t a i e n t . E n f i n e l l e a p e r ç u t P a t r i c k q ü r se
h â t a i t . Il o u v r i t l a 1 p o r t i è r e , s a l u a J e a r m e , d o n n a â\t
c h a u f l e u r u n e a d r e s s e e t s a u t a d a n s l 'a u t o q u i cfé•n u rr a.
D ’a b o r d P a t r i c k n e d e m a n d é r i e n , il s e c o n t e n t a
d é s e r r e r l a m a i n d e l a ; e u n e fille e t d é l a g a r d e r
d a n s la s i e n n e , m a i s d è g q u ' i l s e u r e n t q u i t t é la rive
b r u y a n t e e t e n c o m b r é e , i l l ’i n t e r r o g e a :
— M a p e t i t e a m i e , v o y o n s , q u ’y a-t-il ? je n e ’ v ota
p a s v o t r e v i s a g e , m a i s je le d e v i n e b o u l e v e r s é .
ri p a r l a i t e n f r a n ç a i s , d a n s s a v o ix iV y a v a i t ' d t la
t e n d r e s s e ; p o u r s e c o n f i e r , l e c o è u r d e Tearfne n ’é n 1
d e m a n d a it p a s p lu s .
— J ’ai b e a u c o u p dfe c h a g r i n .
— E h b i e n , r a c o n t e z - m o i c e c h a g r i n , je s u i s v o t r e
a m i , v o u s le s a v e z ; à u n a m i o n p e u t t o u t d i r e .
— T o u t , m u r m u r a J e a n n e , t o u t . . . m ê ‘m e si ce
q u ’o n va d i r e p e u t f air e à c e t a m i . . . d e l a p e i n e ?
P a t r i c k e u t u n m o u v e m e n t d o n t il n e f u t ' p a s
m a ître , sa m a in q u itt a ce lle de J e a n n e et, n e r v e u s e
m e n t ,, i l la p a s s a s u r s o n f r o n t . A p r è s u n s i l e n c e d e
q u e l q u e s s e c o n d é s , o ù l’o n e n t e n d a i t b 'ru y a ri t; ifn>p oi l u n , l a . h r u i l d u m o t e u r , il r é p o n d i t :
— Q u i, vou s po u v ez to u t d ire.
Au m om ent de
l’a v e u , J e a n n e h é s i t a , m a i s
P a t r i c k é t a it la s e u l e p e r s o n n e q u i p o uv a i t- la
s e c o u rir .
— J e n !o s o p a s , fiUelle.
B o n , avec, u n e t e n d r e s s e d e g r a n d . I t è r e , P a t r i e k
r e p r i t Î a r m a t a q u ’il a v a it a b a n d o n n é e e t r é p o n d i l * :
— Il fa u t o s e r , v o y o n s , M . M a rk le e » t-il l ’a u t e « r
iJ * ie e ,ü h a g rin ?
jiï'
— N on, rép o n d it J e a n n e .
�148
LE
D RO IT D 'A IM E R
L a voix a e P a t r i c k c h a n g e a , elle ôtait s o u r d e , un
p e u t r i s t e , elle d e v i n t c l a i r e , m o q u e u s e .
— M is s M a r k le ? rep rit-il p r e s q u e g a ie m e n t, ne
d o i t g u è r e v o i s e n n u y e r , et c e n ’e s t p a s s o n e m p r i
s o n n e m e n t , je p e n s e , q u i v o u s m e t d a n s c e t é t a t !
— N on.
— A l o r s , je n e s a i s p a s . Q u i d o n c a p u v o u s
Faire d e l a p e i n e ? C e n ’e s t p a s m a m i r e . . . ni c e l u i
q u i v o u s p a r l e .. . V o u s s a v e z c o m m e n o u i v o u s
aim o n s.
J e a n n e p ro testa.
— O h ! n o n , v o u s a v e z é t é t o u s l e s d e u x si b o n s
p o u r m o i . .. M o n c h a g r i n n ’a p a s ô té c a u s é p a r
q u e l q u ’u n d ’ic i, il v i e n t d e F r a n c e , j’y ai l a i s s é .. . d e s
a m i s . . . u n s u r t o u t q u i m ’es t t r è s c h e r .. .
P a t r i c k s e d r e s s a d a n s l’a u t o .
— O ù a l l o n s - n o u s ? fit -i l; c e c h a u f f e u r c o n d u i t
m a l , je v a i s lu i d o n n e r d e s o r d r e s .
Il o u v r i t le c a r r e a u b r u s q u e m e n t , crifl q u e l q u e
c h o s e , p u i s s e r a s s i t et , d ’u n e v o i x v o l o n t a i r e m e n t
c a lm e , r e p r it ;
— V o u s d is ie z d o n c q u e votre c h a gr in est ca us é
p a r u n a m i q u e v o u s a v e z l a i s s é l à - b a s .. . e s t - c e u n . ..
fiancé, cet am i ?
C o n fu s e , p r e s q u e h o n te u s e de d ir e cela à P a tr ic k ,
Jean n e avoua :
— O u i , c ’é t a i t m o n l i a n c é .
— C ’é t a i t .. . je n e c o m p r e n d s p a s .
A l o r s J e a n n e o u b l i a q u ’el le p a r l a i t à u n h o m m e
q u i l’a v a i t a i m é e , q u i l ’a i m a i t p e u t - ê t r e e r .c o r e ; eile
c r i a s o n c h a g r i n , el le r a c o n t a t o u t .
— O u i , d i t - e l l e , q u a n d j'ai p e r d u m o n p è r e , a l o r s
q u e j’é t a i s s e u l e , m a l h e u r e u s e , il e s t v e n u m 'o ff r ir
d e p a r t a g e r s a v ie ... N o u s s o m m e s p a u v r e s , n o u s n e
•p ouvions n o u s m a r i e r t o u t d e s u i t e , il f a ll ait a t t e n jr e , m a is n o u s é tio n s s u r s d e n o s c œ u r s .. . D ep uis
j u e je s u i s ic i, n o u s n o u s é c r i v i o n s s o u v e n t , n o u s
p a r l i o n s ‘l e l’a v e n i r , n o u s é t i o n s p r e s q u e h e u r e u x ..
Q u ’e s t-i l a r r i v é ? je n e s a i s , m a i s t o u t à l’h e u r e j’ai
r e ç u u n e l e t t r e al T re u sc , il m e d i t q u e c ’e s t fin i, q u e
n o u s n e d e v i o n s p a s n o u s a i m e r , q u ’il n ’a v a it p a s le
d r o i t d e m e p a r l e r d ’a m o u r . A l o r s , c o m m e je ne
\»eux c r o i r e c e q u ’il m ’é c r i t , je s u i s v e n u e v o u s
t r o u v e r ; je v eu x q u e v o u s m e d i s i e z si, t o u t à c o u p ,
¿ a n s c a u s e c o n n u e , u n c œ u r p e u t se l a s s e r d ’a i m e r .
�LE
D RO IT D 'A IM E R
-49
M o i, je s a i s q u e le m i e n s e r a t o u j o u r s f i d è l e ; je s a i s
q u ’il p a r d o n n e r a s ’il f a u t p a r d o n n e r , m a i s je s a i s
a u s s i q u ’il n ’o u b l i e r a j a m a i s . D i t e s - m o i , je v o u s
en p r i e , si le c œ u r d e s h o m m e s e s t p a r e i l a u x
nô tr es .
P e n d a n t c e t t e c o n f e s s i o n , P a t r i c k n ’av a it p a s
bougé. C et aveu a n é a n tissa it ses p lu s c h è re s e s p é
r a n c e s : j a m a i s J e a n n e n e s e r a i t s a f e m m e . V o i l à ce
q u ’il c o m p r e n a i t , ce q u ’il r e t e n a i t , e t la j e u n e fille
lui d e m a n d a i t d e p r o n o n c e r d e s p a r o l e s c o n s o l a n t e s .
L ’A n g l a i s e s t c h e v a l e r e s q u e , l’A n g l a i s a i m e à p r o
té g e r , à d é f e n d r e , la f a i b l e s s e l’a t t i r e ; il e s t f o r t, il
est d o n c l e p r o t e c t e u r n a t u r e l d e c e u x q u i s o u f f r e n t .
F ix a n t la ru e s o m b r e et mal é c la ir é e , P a tr ic k
rép o n d it :
— L es c œ u rs de q u e lq u e s h o m m e s ressem b len t
a u x v ô t r e s , il y e n a q u i n ’o u b l i e n t j a m a i s . . . M a i s ,
m a d e m o i s e l l e J e a n n e — il n e d i s a i t p l u s m a p e t i t e
a m i e — il n e f a u t p a s s o u f f r i r p o u r u n e l e t t r e , s o u
v e n t o n é c r i t s o u s l’e m p i r e . d e q u e l q u e s e n t i m e n t
i r r a i s o n n é . C ’e s t c e q u i a d û a r r i v e r , v o f “.... f i a n c é
d o it r e g r e t t e r a u j o u r d ’h u i ce q u ’il v o u s a é c r i t h i e r .
Il faut m e c r o i r e , a j o u t a P a t r i c k , je c o n n a i s le s
h o m m e s , c ’e s t m o n m é t i e r d e l e s é t u d i e r .
J e a n n e s e t o u r n a v e r s lui.
— C ’e s t p o u r c e l a q u e je s u i s v e n u e v o u s t r o u v e r ,
|e s a v a i s b i e n q u e v o u s m e c o n s e i l l e r i e z . J e v o u l a i s
a u s s i v o u s d i r e q u ’il faut q u e je m ’e n a i l l e ... je n e
P e u x p l u s r e s t e r ici. V o y e z - v o u s , c e t t e m a i s o n d e
M a rg a re t S treet est tro p s ile n c ie u s e , tr o p tris te , et
le n ’y s u i s b o n n e à r i e n . O n m ’a m i s e l à c o m m e o n
m e ttra it un m e u b le , d o n t on ne s a u ra it q u e faire. Je
Vais a v o i r d i x - n e u f a n s le j o u r d e N o ë l , je c r o i s q u e
la loi f r a n ç a i s e m e p e r m e t t r a i t , a p r è s é m a n c i p a t i o n ,
de vivre o ù je v o u d r a i s .
— lit o ù i r ie z- v o u s ''' d e m a n d a P a t r i e k .
— En F ra n c e , n atu rellem en t.
— P r è s d e celui q u e vo us a i m e z ?
—. M a i s o u i, v o u s le p e n s e z b i e n . J e v e u x le v o ir ,
le v e u x , s ’il m ’a o u b l i é e , le r e c o n q u é r i r . Si j’av a is
é t é p r è s d e l u i, il n ’e û t j a m a i s o s é m e d i r e d e vi>
laines p a r o l e s ; n o u s n o u s a im io n s ta n t 1
P a t r i c k r e g a r d a le j e u n e v i s a g e q u e l e s r é v e r b è r e s
de la r u e é c l a i r a i e n t m a l , et ii d e m a n d a b r u s t u «
n H 'n t :
�tçp
L E Ü fcçrPT Ê>'AIM ER
•>- E ï s i v o u s n e p o w e - z ^ a s v tfu s é p o u s e r ^ . «^ue
ferez-vou*/ d o n c ?
J e à n f i c rie' sre d é W u r n a p a s ; e l l e r é p o n d i t :
J ' a i 1 d e g r a n d s projets-, je1 v e u x t r a v a i l l e r . Jff
s a i s d e s s i n e r , p e i n d r e ; l o r s q u e je m e s e r a i fait u n e
p e t i t e sit na fia n -, rtttus n o o s m a r i e n i d s . I ci, je p e r d s
rrioff t e m p s e t p u i s je s u i s t r o p m a l h e u r e u s e . . .
V«iyfe!Hdiiâv je n e p eifx1 vivrti a i n s i , M o r t o n c l e , m a
t a n t e m e s u p p o r t e n t , mais# p o u r e u x je n e s u i s q u ’lt n e
éfrart{i6 r e i j u ’r l s n ô l i r r i s s e i r t parc-d q u ’ils n e p e u v e n t
fafi?s! a u t r e m e n t . R e s t e r à Lûtfldf'ète; r & s te r p l u s l on g t e m p s d â f i s Cette m a i s o n - eù- p e r s o n n e n e ri’a i m « , je
n e p o u r r a i pais. J ’ai- b e s o i n d ’a f ie et i o rt , ert F r a t t t e j’e«au ra i.
T rè s oas, P a tric k m u rm u ra :
— I c i ... o n v o u s a i m a i t ' p o u r t a n t .
C e s m o ts r a p p e lè re n t à J e a n n e b ie n d e » c h o se s '
la m a i s o n f l e u r i e o ù o n l’a v a it t û r t d r e r i i e n t aCcwerfik;,
la vie ille darrte a u v i s a g e S é v èr e q u i s o u r i a i t quafftd
e î t e a r r i v a i t , e t P a t r i c k q u i av ait t o u j o u r s é t é s i b o n .
C o n f u s e d e n e p a s a v o i r n o m m é l e s s ô u l s am i.
q u ’e l l e a v a i t à L o n d r e s , J e a n n e r e p r i t :
J e rt’o t i b H e ra i j a m a i s c e u x q u i m ’o n t a i m é e .
— M a i s vc/us v o u l e z l e s ftrtr.
— J e v e u x t r a v a i l l e r , je v e u x r e c o n q u é r i r m**»
b o n h e u r , e t ici c ’e s t i m p o s s i b l e . M o n s i e u r M <irton,
v o u s ê t e s m o n a m i, v o u s ê t e s le s e u l e n q u i j’ai c o n
f i a n c e , v o u s ê t e s le s e u l q u i p o u v e z m ' a i d e r . M o r t
o n c l e c o m p t e b e a u c o u p a v e c v o u s , il v o u s é c o u t e ,il v o u s a d m i r e . ParleZ-4 u i , d i t e s - l u i q u e m t g artW f
i c i d ’e s t folie e t q u e j a m a i s , j a m a i s , je n ’é p o u s e r n i ü«
A ng lais.
I m n lê d f ia te m e M J'eatin o r e g r e t t a s e s d ô r t f i è r i ’»
p a r o l e s ; p r è s d ’e l t e, l ' a m i s e t a i s a i t .
L ’a u t o , l e n t e m e n t , f a i s a i t le t o u r d ’I I y d e - P a r k , et
P a t r i c k , penc fvd d u d ât ô d e l a f e n ê t r e , a v a i t l’a i r d e
r e g a r d e r l e s h ô t e l s q u i b o r d o n f l’a v e n u e . H a v a it de
'a p e i n e , J e a n n e fe d e v i m i t e t el fe n e sa-valt c o m
m e n t le c o n s o î ô r .
A p r è s u n -s O e W & p é fiiM o p o u r m iv s d e u x , P a t r i c i a
s a ti* brfU g ér; P é p o f ttif r ;
— J e p a r f e r a i à v o tre o n c l e , je v o u s p r w f te ts d e
fa ire to u t ¿ff q u e je p o u rra i-.
C e s p a v u le ’S d i t e s , le j e u n e h o m m e 8« r ej é t u d ai i*
le f o n d d e la v o i t u r e e t aif>uia f
|
,
:
■
;
�LE DROIT D'AIMÊR
FJî
-**• E st-fie t ô i i t cfe q u e v o u s a v i e a à m e dw^e?
— N o n , j e v o u d r a i s a u s s i v o u s ^>aY4d f ^ a û t f e
d'e... d é v o u e ., , m b n s i e û r M oftoft«
— D t m o i1? &’é c r i a - t ' i l . A-h-f frotv, pà's cela,- ji- v o u s
-én p r i e !
S i, rei>i'fi J o â f i n e , l a i s s 'é ^ m w r voi>y a f c p li ip w r ...
J e n>&i, v o u s l e savè70 a u c u t ) « e,t parie*) c e .. . m a i s
p o u r t a n t j'ai cictmpiis <)U<i j’a v a i s f e i t idl0 t#f>eift>e s a n s
te VoMïtfii'. M ort oîtt te- m ' a d î t , l ’untrfc ioitf, q u e v n u s
■<Jéfci#Jé& rri’éjioUSer', il’ m ’a f a i t compt'fcrtdi1« q u e )
b o n r i e u r v ô ü s m e 3'üisid?,1. L e ‘rtt'ot «■ hUniïêOT * est
j u s t e , je s u i s u n e p a u v r e fille s a n s a r g e n t , e t v o u s
ét to a trl-s b o n d e s ô r tg ü r ù m a i .
P îfl ï it t lt l'iiUferfOfHpit h f ü à q u e r t i c t t t :
-*• & i A r t g t e t b r f e , nctus h t êourotlfe p a s n p t v s le s
dotS i
- * J e 1« saisi, et je v o u s s u i s w t s r e c o n n a i s s a n t e
«l'avoir v o u l u m ’asB O clôr à v o t r e vva. M a i s vn y ez v o u s , m oft am», c’e s t votr-e bOrifé q u i a eftip& vwtre
crt.JùP.,. V d ü s tti’a ^ e z vue-¡âWrëttWHW q o e ’ jte n e {mis;
j ' é t a i s ftiàlheirfeiifeè, v o u s ttv’avitf plttifito e t voutv avez
x 'tü tA’ài tiie f. N e p p o l e è t e z p a s , é e d u t ^ ^ m o ! - , n e
m e tfez
u n r o n w d i d â n s t n a vlè. S o y d ï le £ r à n d
fri.re t W s b o n , Btvye« c è l n i q ti ’ott a i m e tirtifortr's; il
e s t d è s aiWitléS, j t l e ¿M is., q u i petiv&rtt 6t£ e a u s s i
JuiOlefc q u e l’anvout'. P a i d a f i n e z - m o i d e v o u s p a r l e r
a i n s i e t c o m p r e n e z e n f in q u e je s o u f f r e d e v ô u h ( air e
d e l a p è i tt è . M o n s i e u r M o r t o n , r ê p â n d e z - 'm n r .
i m p a s s i b l e , m u i s d ’u n e v o ix h é s i t a r t l e , Paftrick
p arla :
>-“• Q u è vouléü-voosi q ü e jfe v o u s d i s e ? . . . j 'e s s a y e r a i
d ’o u b l i e r . V o u s 6 tô s jeunfe, p e t i t e a m i e , v o y e z - v o u s ,
i'aWMOt* n e 9ô t r a n s f o r m e p a s a u s s i v ite , fë t e m p s
s e u l a r r i v e à kil ■dhaflger s o n n o m . .. M a i s n e p a v i o n s
•plus d e m o i , v ô u lè s^ v o u « > je n e s u i s ici q u e p o u r
v o u s et je VfHiK'^rorRCtn du f a i r e t o u t c e q a o jv p o u r
r a i p o i l t \ .. p o u r vmi-b a i d e r 6 c o i r q u é r i r v o t r e l i b e r t é .
J e a n n e e u t u n g r o s s o u p i r d ’e n i a n t .
— J ’ai <hi L-hâgrtn, fîNelle. Et el le a j o o t r *~ia s u i s
Vvitn lasfeo. ^
— A u s s i laut-ol f é ' M i e r . .. N o u s s o m m e s p v è s d e
iifoéfe v*m8-, je v ai s v o u s R e c o n d u i r e et v o u s ¿ l i e z m e
p r o m e t t r e d e v o u s r e p o s e r . E t p u i s , a y e z c o n f i a n c e ,'
to u t s ' a r r a n g e .
M . M o n t a i d o n n a vin o r d f e a u chfitfffe ur : l ’a u t o ,
�LL
U RO IT D ALM E R
q u i m a r c h a i t l e n t e m e n t , r e p a r t i t à u n e vive a l l u r è et
J e a n n e et P a tr ic k ne se p a r lè re n t p lu s .
f
B l o t ti e d a n s s o n c o i n , la j e u n e fille n ’av a it m ô m e
p a s la f o rc e d e p e n s e r , el le s e n t a i t q u ’el le av a it Tnal
et c ’é t a i t t o u t . D e s e s y e u x c o u l a i e n t d e s l a r m e s
l e n t e s , el le p l e u r a i t s a n s s a n g l o t s , s a n s c r i s , c a l m e
d é s e s p é r é m e n t . C e s o i r , q u e l q u e c h o s e e n el le ven a i t d e m o u r i r , s a c o n f i a n c e e n l’a m o u r , sa foi
a b s o l u e e n la p a r o l e d o n n é e , e l l e c o m p r e n a i t q u e
s u r t e r r e r i e n n ’e s t é t e r n e l e t q u ’il n e f a u t p a s
d e m a n d e r à d e s ê t r e s h u m a i n s d ’a v o i r d e s s e n t i
m e n ts divin s.
D a n s l’a u t r e c o i n d e la v o i t u r e , P a t r i c k é t a i t a u s s i
c a l m e , a u c u n m u s c l e d e s o n v is a g e n e b o u g e a i t , et
p o u r t a n t il s o u t i r a i t . Il a i m a i t la p e t i t e F r a n ç a i s e , il
i ’a i m a i t i n f i n i m e n t ; p e u t - ê t r e a v a i t - e l l e r a i s o n , la
p i t i é é t a i t le p o i n t d e d é p a r t d e s ^ n a m o u r , m a i s
d a n s s o n c œ u r b l a s é , h a b i t u é a u ., f a c i l e s c o n
q u ê t e s , c e t a m o u r s ’é t a i t i n s t a l l é e n m a î t r e .
A vec u n e
i n c o n s c i e n c e d ’a m o u r e u s e
Jeanne
s ’a d r e s s a i t à l u i , s o n s e u l a m i e n A n g l e t e r r e , e l l e
l ui d e m a n d a i t d ’i n t e r c é d e r p o u r q u ’el le p u t r e t o u r
n e r e n F r a n c e p r è s d e c e l u i q u ’e l l e a i m a i t . E t il
i n t e r c é d e r a i t , il d i r a i t t o u t c e q u ’il fallait d i r e ,
c ’é t a i t s o n d e v o i r ; a p r è s , il e s s a y e r a i t d ’o j j b l i e r . ..
L ’a u t o s ’a r r ê t a , P a t r i c k d e s c e n d i t et a i d a J e a n n e à
q u i t t e r la v o i t u r e .
L e r é v e r b è r e d e la r u e é c l a i r a le v isa g e d e la j e u n e
f i ll e ; e n le v o y a n t , P a t r i c k n e p e n s a p l u s à sa
p ein e.
— J e v o u s e n p r i e , dit-il a v e c t e n d r e s s e , r e n t r e z
v ite et p u i s n e v o u s c r o y e z p a s s e u l e . J e \ a i s t a c h e r
do v o u s f air e r e n d r e v o t r e l i b e r t é . J e c o m p r e n d s
enfin q u e les p e tits o is e a u x d e F r a n c e ne p eu v e n t
p a s v ivre d a n s u n p a y s o ù le c i e l e s t s o u v e n t g r : s . ’
D e m a i n , je p a r l e r a i ; d e m a i n , je c o n v a i n c r a i c e t e r
r i b l e M . M a r k l e . A y e z c o n f i a n c e , je v o u s p r o m e t s
de ré u s s ir.
t
S u r le s e u i l d e la p o r t e , J e a n n e s ’a r r ê t a :
— V o u s ê te s b o n , m u rm u ra -t- e lle , et p o u r ta n t
« a n s le v o u l o i r je v o u s ai fait d e la p e i n e .
— C ’e s t le p a s s é , fit-il, n o u s n ’e n p a r l e r o n s p l u s
ja m ais.
La p o r te se re fe rm a , P a tr ic k était se ul.
Il r e p a r t i t à s o n c e r c l e , j o u a p e n d a n t d e u x h e u r e s
�LE D RO IT D 'A IM E R
J5 3
c o m m e u n fo u , p u i s , ’a s d e c e t t e d i s t r a c t i o n , n ’e u t
p l u s q u ’u n d é s i r : r e n t i e r c h e z lu i.
11 r e t r o u v a s a m a i s o n c a l m e et s i l e n c i e u s e , m a i s
a u li e u d ’a l l e r d a n s s a c h a m b r e il p é n é t r a d a n s le
s a l o n . E c l a i r é p a r u n r a y o n d e l u n e , il s e j e t a d a n s
u n f a u t e u i l t o u t p r è s d u v ie u x c l a v e c i n e t là, f e r m a n t
p r e s q u e le s y e u x , il e s s a y a d e p e n s e r a u x f e m m e s
■qui a v a i e n t t r a v e r s é s a vie. M a i s la l u n e é c l a i r a i t le
s a l o n e t p r è s d u v i e u x c l a v e c i n il v o y a i t u n e s i l h o u e t t e
m i n c e , t o u t d e n o i r h a b i l l é e ; s e u l e , la t ê t e s e d é t a
c h a i t l u m i n e u s e , c o m m e p o u d r é e d ’o r . E t b i e n t ô t il
c r u t e n t e n d r e le r y t h m e c h a r m a n t d ’u n e v ie ille
g a v o t t e. N o n , n o n , il n e d e m a n d e r a i t p a s la l i b e r t é
d e c e t t e j e u n e fille q u ’il a i m a i t . . . E ll e é t a i t j e u n e ,
elle o u b l i e r a i t c e p r e m i e r c h a g r i n , e t l u i, à f o r c e
d ’a m o u r , c o n s o l e r a i t ce p a u v r e c œ u r . . . 11 fallait
a t t e n d r e . . . v o i là t o u t . . . m a i s il a v a it p r o m i s . ..
Q u ’i m p o r t e r u n e p r o m e s s e f ait e à u n e f e m m e q u i
P l e u r e n e c o m p t e p a s . . . L ’é m o t i o n v o u s f ait d i r e d e s
c h o s e s q u ’o n n e p e n s e g u è r e .. . 11 é t a i t r é s o l u , il n e
P a r l e r a i t p a s .. .
Il q u i t t a le s a l o n et l e n t e m e n t m o n t a l’e s c a l i e r ; e n
P a s s a n t d e v a n t la c h a m b r e d e s a m è r e il s ’a r r ê t a et
e n t r ’o u v r i t la p o r t e . U n e v e i l l e u s e é c l a i r a i t la p i è c e ;
M m e M o r t o n d c r m a i t . D o u c e m e n t , P a t r i c k s ’e n a l la,
niais il e m p o r t a i t la v i s i o n d u c a l m e v i s a g e , d u g r a n d
c r u c ifi x d e b o i s n o i r e t d e la B i b l e p o s é e s u r la
P e tit e t a b l e .. .
S a m è r e n ’a v a it j a m a i s m e n t i : u n e p r o m e s s e ,
P o u r e l l e , é t a i t c h o s e s a c r é e .. .
XVI
N o ë l a r r i v a ; p o u r J e a n n e , ce fut u n j o u r t o u t p a r e i l
aUx a u t r e s . A L o n d r e s , N o ë l e s t la p l u s g r a n d e f ête
l’a n n é e , m a i s d a n s la m a i s o n d e M a r g a r e t s t r c e t
P e r s o n n e n e s ’e n d o u t a . M i s s M a r k l e é t a n t t o u j o u r s
f i p r i s o n , s o n f r è r e fê ta ce j o u r - l à c h e z d e s a m i s ;
es d o m e s t i q u e s d e m a n d è r e n t la p e r m i s s i o n do
s° r t i r et J e a n n e r e s t a à la m a i s o n , u n p e u p o u r la
8®rder e t p u i s a u s s i p a r c e q u ’elL- n e s a v a i t o ù a l l e r .
�L E L>ROtIT D 'A IM ER
*54
D q p i u s « » o i 'ii s d i e n ’a v a it p a s r e v u P a t r i c k , eAteavait r e ç u d e lu i d e w l e t t r e s , tr ès, c o u r t e s d a n s t e a - ’
q u e l t e s ü d i s a i t *. « Ayez; comi:â g e , t o u t v a biet) ».
M a is , c o n m e t e s r a r e s f o i s où. s o n o n c l e ü t a it là i t n e
lu i p a r t a i t p a s , a f f e c t a n t m ê m e d e me p a s , s 'a p c i r cewcrif 4 e. aa; p r é s e n c e , e l l e n e s a v a i t q u e c o n c l u r e .
C r o y a n t t o u j o u r s s o n ¿ ¿ p a r t p r o c k e , v i v a n t danti
ceibe a t t e n t e , e l l e n ’a v a i t pas. r é p o n d u , a u l i e u t e n a n t
M b c t j t n i é c r i t à « a n o u r r i c e ; ed t e v o u l a i t l e s s u r
p r e n d r e t o u s les. d e u x , et t e v o u l a i t v o i r des. visage.»
q u ’n n ^ ' a u r a i t p a s t e t e m p s d e p r é p a r e r . M a i s t e s
j o u r s p a s s a i e n t , e t d ’é t e a i n s i s a n s n '"> v e l t e a u g
m e n ta it $ o n a « g » i s s e ^
,
sji.
S eu le d a n 6 la m aLson, a u c u n b r u i t ne v e n a n t t r o u
b l e r Ée s i l e n c e , J e a n n e s e s e n t a i t ab a n a d o i m é e :; n e
s a c h a n t q u e f a i r e , e l l e p r i t s e s p i n c e a u x e t s.’i n s t a ü 3
d a n s t e s a l o n . B i le n ’a v a i t a u c u n m o d è l e , s o n era(yuiu
alla i t aui l u s a n J , mais: b i e n t ô t s u r l a g r a n i l e fe.uiiUt'
de. brrsiofc s u i v i r e n t ctes p è r a s . N a d s auot i m p o s a n t e s
W r b e s , an*. h o t t e s r e m p l i e s d e j o u e ts ,, d e s ; c r è c h e « ,
d e s v i e r g e s a u x d o u x v i s a g e s a y a n t p r è s d ’e Urea les
a n im a u x lé g e n d a ire s .
J e a n n a p a i g o a i t , s ’a m u a a i n t à g r o u p e r . ces.silft o u e t t e s ^
travaiU ant p o u r p u b l i e r , c o n t e n t e d e s ’a p e r c e v o i r '
q u ’e l l e d e s s i n a i t t o u j o u r s a u s s i b i e n e t q u e c e »
lo n g » m ois- d ’uctiwifé n ' a v a i e n t p a s n u i à s o n taCenft
N o n, c e s b o n s h o m m e s ôta ie nt b ie n c a m p é s , le?
e n f a n t s J4 s*is s o u r i n r e n t , e t t e s V i e r g e s , a u p r o fil p u r ,
i n v i t a i e n t à l a p r i ó r e .. .
A u to u r d e J e a n n e , to u t é ta it s i l e n c i e u x ; M a rg a re t
S tr e e t e s t u n e r u e où les v o i t u r e s p a s s e n t ra r e m e n t,
s i a u j o u r d ’h u i b i e n p e u c i r c u l a i e n t . J e a n n e r e g a r d a i t
s e s d e s s i n s , e t , à m i - v o i x , e l l e s e m i t à leur
p a r ler :
v#
« P è r e NoCl, P è r e NoGl d e m o n e n f a n c e , t o i q u e
Vai t a n t a i m é , s o u v i e n s - t o i d e la p e t i t e F r a n ç a i s e q u i
vit t o u t e acjirlc d a n s <te v i l a i n L o n d r e » ; P è r e NoôK. si
t u aa q u e l q u e p u i s s a n c e , e n r a i e - m o i u n c a d e a u .
« J é s u s - e n / a i r l , J é s u s q u i e s t ven i» s u r te rr er poifl'
n o u s . a p p r e n d r e à! s ou ffrir,, c o n s o l e s - m u i i ; p o r t a v a n o
d ’e s p é r r a n c e , ciesti votre: fête aiujouTd/htidi.
« W o rg e iM a rie , la m a m a n dee to u t e s c u l l t s . q u i . n ’e*'
• e t p l u s , p r i e » p o u r m u r, d e m a n d e z àt C e l u i t u » pc»*
l o i i t q u t e s c e j o u r d e jo ie il a i t roiri.V dem a d é t r e s s e ..- *'
�LE
D RO IT ,D’A IM E R
E l c o m m e r é p o n s e A s a p a i r e , le t i m o r é d e il
p o r t e dîerutrôe r e t e n t i t .
T r o u b l é e , J e a n n e s e s o u v i n t q u ’el le é t a i t
¿la
lia iso n , t
i P o s a n t s e s p i n c e a u x , t d l e a l l a o u v r i r e t , tc èsisujçprise,
« e t r o u v a - o n f ac e d e P a t r i c k M o r t o n . D ç p u i s l e ,s i r i r
«ii el le a v a i t .été l u i d e m a n d e r d e J a s e o a m û r , « Jle rul ’a v a i t p a s r e v u , e t c e t t e v i s i t e , e n c e j o u r . d e f ê t e ,
^ in q u ié ta it.
■En i n t r o d u i s a n t :1e v i s i t e u r d a n s d e . a a l o q , «He lui
d it :
— J e s u i s t o a t e s e u l e i ci, e s t - c e p o u r m o n p o c l e
■»u p o u r m o i q u e v o u s v e n e z , m o n s i e u r in o rto ç t;?
D ’u n e v o ix c a l m e , t r è s d o u c e , P a t r i c k iBépojidit i
— J e s u i s v e n u p o u r v o u s , p e t i t e amie,, je ¡savais
«}ue v o t r e o n c l e é t a i t a b s e n t ......P a i ¡ p e n s é i q u ’g u j o u r 'tf'bui p e r s o n n e p e u t - ê t r e n e v o u s s o u h a i t e r a i t y n
'« j o y e u x N o ô l », qf j e v o u l a i s q u e v o u s ¡errtefldi?sipz
'es m o t s - l à . J o y e u x iN aôl, .m a d e m o i s e l l e ¿J ea n n e ,
j o y e u x N o CM C thl n e .s o u r i e z p a s ai i r i s t e w e n t , je
' n u s a p p o r t e d e s n o u v e l l e s .q u i v o u s f e r o n t h e u r e u s e .
( V nxieuse, l e s y e u x d e J e a n n e â o t e r r o g î a 'e n .t . :
— D e s n o u v e l l e s ? d e m a n d f l t t - e l l e >c b « t a i s a n t les
■mains, e f rl dit&s*les <vite’l
Ils s ’é t a i e n t l a g s i s «le c h a q u e <c£ité d e l a t a b l e , J !u n
« n iiuje J e l ’a u t r e . P a t r i c k , p o u r d i r e l e s * l i o n n e s
«nouvalles ». c e s s a d e r e g a r d e r ;la j e u n e ftile e t , t o u t
>en f i x a n t l e s d e s a i n s , i l . r e p r i t :
— J ’a r r i v e d e . E r a o o e . ..
~ D e F r a n c e ! m u r m u r a J e a n n e t o u l e recu eilfe:.
— O u i , p e t i t e a m i e , n e c o n n a i s s a n t ipas le s> lo i a ,
vo t r e o n c l e c r o y a i t l ' é m a n a i p a t i o n i m p o s s i b l e ; p a r
^ ' a m b a s s a d e , JC’^ ù t é t é 't r o p l o n g . J ’ai lia it île vwyage,
•out e s t a r r a n g é . . . v o u s p o u v e z p a r t i r . „ aqtrand v.<*iis
V o u d re z ...
-« V o u s p o u v e z p a r t i r . . . » J e a n n e n t e n t e o d i t iq u a
ce s m o t s . P a r t i r , c ’é t a i t la 'lib er ié .,ic ’é t a i t £ t e n f u r n l f t i n
"•e '(te p a y s o ù 'e l l e a v a it B o u f f e r t ; ( p a r t i r , ic’è t a i t
,1’e t f o m o r 'le c h e r f i a n c é 'cpii, .elle m i ô t a it o e r l n à c ,
l i m a i t . i n c o r e . î > e s yeutx ) M e n s s ’i l i u m i n ù K i n t , le s
■'"»ains-se t e n d i r e n t v e r s l’a m i q u i , p o u r n E f ^ a s ’- l a w i r
J e û n e u s e , r e g a r d a i t i s a n s ee l es B a r J e s f oo n fih o n u i rc s
TVoeas ;et l e s E n f a n t s J é s u s . J e a n n e c o m p r i t q u e ce
^ w i t c r u e l d e m o n t r e r s a ijoic.
— M o n s i e u r M o r t o n . f i t - e l l e , î u m m e v o u s a v e z êi«J
�LE
D RO IT D 'A IM E R
b o n d e f a i r e t o u t e s c e s d é m a r c h e s ! J e devine¡j
q u ’a v e c m o n o n c l e la c h o s e n ' a p a s d û ê t r e f a c i l e ^
— Si, je lui ai d i t q u e c e m a r i a g e a u q u e l j ’avais ;
p e n s é m e s e m b l a i t i m p o s s i b l e , q u e j’a v a i s r é f lé c h i
et q u e m o n î^ e, m e s che ve ux b la n c s pou vaient
clT rayer u n e t r è s j e u n e fille c o m m e s a n i è c e .. . I m m é -1
d i a t e m e n l il m ’a r é p o n d u q u ’il n e s ’o c c u p e r a i t plu »
j a m a i s d e v o u s . A l o r s je lu i ai d e m a n d é v o t r e l i b e r t é !
il m ’a o p p o s é v o t r e . .. m a n q u e d e f o r t u n e . J ’ai dit
q u e v o u s v o u li e z t r a v a i l l e r e t ... j’ai d e m a n d é , p o u r
v o u s p e r m e t t r e d ' a t t e n d r e le r é s u l t a t d e v o s t r a v a u x ,
u n e p e tite p e n s io n .
L e s j o u e s d e J e a n n e s ’e m p o u r p r è r e n i ; a v e c é n e r
gie , el le p r o t e s t a :
— N o n , n o n , je n e v e u x r i e n d e v o i r a u x M à r k l e :
o n a c c e p t e t o u t d e s g e n s q u i v o u s a i m e n t , r i e n d es
a u t r e s . M e r c i d ’a v o i r p e n s é à c e t t e c h o s e m a t é r i e l l e
si n é c e s s a i r e , m a i s je s u i s j e u n e , p l e i n e d e courage»
j ’e s p è r e r é u s s i r , je t r a v a i l l e r a i .
P a t r i c k r e l e v a la t è t e e t , d u r s , p r e s q u e m â c h a n t s ,
s e s y e u x d é v i s a g è r e n t le j e u n e v i s a g e . D ’u n e voix
s é v è r e , il d e m a n d a :
— O ù c o m p te z -v o u s a l le r ?
J e a n n e h é s ita avan t d e r é p o n d r e , m a is se s p au
p iè re s ne c a c h è r e n t p a s les c la ir e s p ru n e lle s .
— J e p e n s e , d i t - e l l e a p r è s a v o i r r é f l é c h i , q u e nia
n o u r r i c e p o u r r a m e r e c u e i l l i r p r o v i s o i r e m e n t ; puis*
l o r s q u e j’a u r a i r e p r i s m e s o c c u p a t i o n s d ’a u t r e f o i s ,
n o u s n o u s i n s t a l l e r o n s e n s e m b l e . . . je n e p e u x p a s '
vivre t o u t e s e u l e . .. e t e n f i n j’e s p è r e q u ’u n j o u r .. . je
m e m a r i e r a i . ..
L a n a t u r e h u m a i n e n ’e s t p a s p a r f a i t e ; P a t r i c k
a v a it t e n u s a p a r o l e , m a i s
e n v o u l a i t à c e t homrn®
q u e J e a n n e aim ait.
— V o us vo us m a rier ez , r e p r it- il; en êtes-vous '
c e r t a i n e ? . . . L e s F r a n ç a i s s o n t i n c o n s t a n t s , l é g e r s —J
J e a n n e e u t u n cri d e d o u l e u r .
— O h ! n e m e d i t e s p a s c e l a ... N e c h e r c h e z p a s à
m e f air e d e là p e i n e . .. V o u s s a v e z à q u e l p o i n t j ’a i m e
m o n fiancé vous savez q u e m o n c œ u r ne cha n ge ra
ja m a is... L e s F r a n ç a is s o n t légers, in c o n s ta n ts , peutê t r e e s t - c e v r ai, m a i s lui n e l’e s t p a s . J e l’a im er
c o m p r e n e z - v o u s , je l’a i m e , et m a l g r é t o u t le c h a g ri n
q u e s a l e t t r e m ’a c a u s é , m a l g r é t o u t c e q u ’il p o u r r a
�L E D RO IT D ’A IM E R
b i e n v i te s ’il m ’a o u b l i é e e t si v r a i m e n t n o t r e p a u
v r e t é l ’e f fra y e ; s ’il n ’a p a s le c o u r a g e d ’a t t e n d r e u n
a v e n i r m e i l l e u r , e h b i e n ! je n e le v e r r a i p l u s , m a i s
je l u i p a r d o n n e r a i e t je l’a i m e r a i e n c o r e .
E n e n t e n d a n t c e tte p r o te s t a ti o n a r d e n te , P a tr ic k
eut h o n te d e ses p aro le s m é c h a n te s.
■j — V o u s a v e z r a i s o n d ’- avoir c o n f i a n c e , r e p r i t il,
v o u s ê t e s , d e c e l l e s q u ’o n n ’o u b l i e j a m a i s .. . M a i s , m a
d e m o i s e l l e J e a n n e , m a i n t e n a n t q u e v o u s s a v e z la
b o n n e n o u v e l l e , il t a u t v it e r a n g e r t o u s v o s b o n s
h o m m e s e t y o - . j v êt i r c h a u d e m e n t . J e v o u s e m m è n e
v o i r v o t r .i c i l l e a m i e : e l l e v e u t v o u s a v o i r à s a t a b l e
c e s o i r d e N o ë l . M a m û r e s a i t ce q u e j’a v a i s r ê v é ...
et q u e v o u s a i le z p a r t i r , m a i s e l l e s a i t a u s s i q u e
v o t r e c œ u r n ’é t a i f p a s l i b r e , e t e l l e a le r e s p e c t , p l u s
q u e n ’i m p o r t e q u i , d e l a p a r o l e d o n n é e . E l l e e s t
t r i s t e d e v o u s p e r d r e , m a i s e l l e v o u s a p p r o u v e d ’a g i r
ain si.
J e a n n e s e le v a v i v e m e n t e t , p r e s q u e j o y e u s e ,
s ’é c r i a :
— J ’i r a i s b i e n , m a i s p u i s - j e l a i s s e r la m a i s o n
se ule ?
— M a i s o u i ; à L o n d r e s , le s o i r d e N o ë l p e r s o n n e
' n e s o n g e à v o le r. A l l o n s , v e n e z v i te , c h e z m o i o n
vous atten d .
E n q u e l q u e s m in u te s d e s s in s et p in c e a u x fu re n t
ra n g é s . J e a n n e m o n ta d a n s s a c h a m b r e et to u te
p r ê t e e n r e d e s c e n d i t . E ll e n ’é t a i t p l u s p â l e , el le
n ’é t a i t p l u s t r i s t e , s e s y e u x b r i l l a i e n t .
D a n s l a b i b l i o t h è q u e , a s s i s e d a n s u n g r a n d f au
te u il,. é c l a i r é e p a r u n e l a m p e b a s s e , M m e M o r t o n
l is a it . V ê t u e d ’u n e r o b e d e s o i e n o i r e g a r n i e d e
v ie i l l e s m a l i n e s , p o r t a n t s u r s e s c h e v e u x b l a n c s
la « c a p » d e m ê m e d e n t e l l e , M m e M o r t o n a v a it
g ra n d a ir et se m b la it p rê te à re c e v o ir d e n o m b r e u x
i n v i t é s . E t p o u r t a n t , c e s o i r d e N o ë l , elle n ’a t t e n d a i t
q u ’u n e c o n v i v e : J e a n n e F a v i e r . P a t r i c k lu i a v a i t t o u t
d it : s o n a m o u r , s a d é c e p t i o n et s a p r o m e s s e . Et
c e tte fem m e, q u i eût aim é in fin im en t à appelei
J e a n n e s a fille, a v a it e n c o u r a g é s o n fils à f air e s o n
d e v o i r . C ’e s t e l l e q u i a v a it c o n s e i l l é le v o y a g e en
F r a n c e . C ’e s t elle q u i a v a i t v o u l u q u e P a t r i c k p a r l â t
à M . M a r k l e ; et m a i n t e n a n t q u e t o u t é t a i t fini, eh »
p e n s a i t a u c h a g r i n d e s o n fils et e l l e d e v i n a i t q u e ce
�LE D R O IT 13'AJMER
efeagrjn-Jà s e r a i t p l u s d ifficile à c o n s o l e r que les
au tre s...
E lle lis a it m i liv re p i e u x , m a is s a p e n s é e n e s u i
v a i t p a s le t e x t e , el l e é t a i t a v e c P a t r i c k : d i e
v o y a i t la î na irto u d e M a -r g a r et S t r e e t , e l l e d e v i r a i t ,
les m o t s q u ’il i i r o n o n ç a i t . T o u s l e s d e u x » é t a i e n t
b i e n t ô t là. E l l e l ’a v a i t v o u l u , il n e f a l l a i t p a s l a i s
s e r J e a n n e s e u l e le j o u r île N o ë l . E t p u i s , p o u r
tf a tric k , ce tte so ir é e se ra it un so u v e n ir. B ile a v a it
S e * r i l a b i b l i o t h è q u e , le s a l o n , la s a l l e à m a n g e r ;
a n h o u x e t a u g u i se m ê l a i e n t le s r o s e s b l a n c h e s e t
j a u n e s , l e s m i m o s a s f r i l e u x . D a n s l a m a i s o n il
f a i s a i t b o n , e t le s f l e u r s, le s s i è g e s , la t a b l e p r ê t e ,
s e m b l a i e n t a t t e n d r e d e s h f tte s j o y e u x ; e t p o u r t a n t
ce lle q u i a l l a i t e n t r e r t o u t à l ’h e u r e n ’a p p o r t e r a i t
p a s a v e c e l l e cLe l a j o i e . Q u a n d e l l e p a r t i r a i t oe
s o i r , les f l e u r s s e r a i e n t u n p e u f a n é e s ; é m u e ,
M m e M o r t o n s e t a i r a i t , e t F a t r i c k , d a n s l ’o m b r a ,
c a c h e r a i t s o n c h a g r i n . L a p e t i t e F r a n ç a i s e , e n > ’e n
allan t, e m p o rterait d eu x cœ u rs.
ü u . b r u i t t r o u b l a n t 1c s i l e n c e , le r o n f l e m e n t d ’u n
m o t e u r , l a c o r n e d ’u n a u t o , t o u t c e l a a v e r t i t
M m e M o r t o n q u e le s » e n f a n t s » é t a i e n t * p i o c h e s ;
d e j i u i s p l t f s i e i u a m o i s el l e l e s n o m m a i t a i n s i . E l l e
e n t e n d i t o u v r i r la p o r t e , s u r les d a l l e s d u v e s t i b u l e
dses p e t i t s p a s r e t e n t i r e n t , p u i s , d a n s la. b a i e rçjùi
s é p a r a i t le s d o u x p i è c e s , J e a n n e a p p a r u t . E n
v n .yaut .Mme M o r t o n ,, e l l e s ’a r r ê t a , m a i s b i e n v it e
eMe a l l a v e r s elle,, e t , c o m p r e n a n t m i l l e c h o s e s qu«j
' P a t r i c k n e l u i a v a i t p a s d î t e s , a v a n t d ’e m b r a s s e r
l a v i e i l l e a m i e d e s a m è r e , elle, s e m i t . p r e s q u e à
g en o u x en m u r m u r a n t :
— M ad am e, o h ! m a d a m e ,,p a rd o n !
E l l e d e m a n d a i t p a r d o n d ’a v o i r é t é j p u n e , jolie,,
«l’a v o i r p r i s u n c œ u r « a n s l e vcrulbir; e l l e d em am <livt± p a r d o n , d ’a v o i r m a n q u é d e c o n f i a n c e . S i t-We
eftt o sé p a n i e r d e s o n a m o u r , P a t r i c k n ’e û t pn*
r ê v é l ’i m p o s s i b l e rxSve.
,
— P ard o n , m a d am e , oh pardon !
E lle, r é p é t a i t ces- m o t s , a t t e n d a n t s o n a b s o l u t i s a
L e n t e m e n t , M m e M o r t o n s e p e n c l i a v e r s elTe e t , f>«s a n t s e s l è v r e s s u r le s c h e v e u x b l o n d s , r é p o n d î t
— R e l e v e z - v o u s , m a p e t i t e a m i e ,, e t n ’ivye/ p a s d e
c h a g r i n . D ieu, n e v o u l a i t p a s qire v o u s d e v e n i e z m a '
fille, p u i s q u ’il a v a i t p e r m i s q u ’u n a u t r e v o u s aim Sti,
�LE
D R O IT D’A IM E R
V o u s rt’é l e s p a s r e s p o n s a b l e d e la p«*ine q u e v o tre
* d é p a rt cause .
A c ô t é d e M m e M o r t a n J e a n n e s ’a s s i t ; s u r l a v a b l e ,
t o u t p r è s d 'ô t l e , u n b o u q u e t d e r o s e s et d e m im o sa s
e m b a u m a i t . J e a n n e r e g a r d a oe b o u q u e t , la c h e m i n é e
g a r n i e d e h o u s ot l a g r o s s e b o u l e d e g u i a t t a c h é e
s o u s le l u s t r e .
— C ’e s t joli, fit-eH e; ici o n s ' a p e r ç o i t q u e c ’e s t u n
jo ur de f ê te ; d a n s la m a is o n d e m o n onc le, p e r s o n n e
n e s ’e n d o u t a i t . C o m m e je v o u s r e m e r c i e , m a d a m e ,
a j o u t a - t - e l l e a v e c é m o t i o n , ¿le m ' a v o i r i n v i t é e c e s o i r
' de Noël 1
— N e m e r e m e r c ie z pas., m o n e n f a n t, je s u is
h e u r e u s e d e v o u s re c e v o ir . C ’e s t p r o b a b l e m e n t la
d e r n i è r e s o ir é e q u e n o u s p a s s e r o n s e n s e m b l e ; H
fa u t t â c h e r d ’ê t r e g a ie , p e t i t e a m fe . V o t r e je u n e s s e ,
v o tr e s o u r i r e , c e s o n t d e s s o u v e n ir s q u e v o u s n o u s
la is s e re z .
J e a n n e e s s a y a de s o u r i r e , m a is d a n s s e s y e u x
c l a i r s il y a v a it a u s s i d e s l a r m e s .
P a t r i c k e n t r a . Il a v a i t r e v ê t u s.on s m o k i n # ; c,ette
te n u e .d e s o ir é e l e ra je u n is s a it, et J e a n n e c o m p re n a it
c e s o i r q u e , m a l g r é s e s c h e v e u x gris., M . M o r t o n
é t a i t u n h o m m e q u ’u n e f o m m e .p o u v a i t a i m e r .
P a t r i c k s ’a p e r ç u t d e l’é m o t i a a d e J a j e u n e fille et
a tte s ta u n e g r a n d e g aieté .
— M e v o ilà p r ê t » « m a t e r n , d it- il , m a i n t e n a n t ,}e
p e n s e q u e n o u s a l l o n s d i n e r . C o t t e .p r o m e n a d q à
L o n d r e s m ’a e n c h a n t é ; .p o u d e v u it u « e s, d » s r-in*
p a * e n c o m b r é e s » o n c i r c u l a i t s a n s difficulté,, ¿ ’était
ch a rm an t.
— V o u s nîav.ez p a s e u f r a k l ?
— N o n , p an d u t o u t ; m a is je cro-is q u ’il va n e i g e r
ce-hoir,, e t j’e n s e ra i .h e u r e u x . N o ë l s a n s n e ig e -n’ünj.
i»a%'NoCl.
L e d o m e s t i q u e a n n o n ç a n t le d î n e r i n t e r r o m p i t 1ï
c o n v e r s a t i o n . A t n b le .ih A t e s -et c o n n i v e s ’u f l b r e i r e » !
d f ê t r e g a i s . Ils pacR-Tent d e t o u t e t d e r i e n , l'a u t e m r
d e . s a n o u v e l l e p i è c e , J e a n n e d e l à c o l l e c t i o n W pllaKe
et d e s m e r v e i l l e s f r a n ç a i s e s q u ’e l l e c o n t e n a i t . P n u r
l«a a m u s e r , M m e I M o r t o n l e u r caoortta q u e , l a
s e m a i n e d e r n i è r e , e l l e .avait é t é v o i r a v e c u n e A r n é àw diQ e i l ' e x p o s i t i o n d e M m e T u s s e a u d o t q u e ,
d e p u is , c e tte je u n e é tra n g è re , u n p o u E x oo ntristue,
�;6o
LE
D R O IT D 'A IM E R
p r é t e n d a i t m o u r i r d ’a m o u r p o u r u n m o n s i e u r e n
c i r e et l’a l l a i t v i s i t e r t o u s le s j o u r s .
A m o u r , c’é t a i t u n m o t q u ’il n e f al l ai t p a s p r o
n o n c e r , il a m e n a le s i l e n c e , et le s t r o i s p e r s o n n e s
q u i é t a i e n t a u t o u r d e la t a b l e f l e u r i e n ’o s è r e n t p l u s
s e r e g a r d e r . M a i s le p u d d i n g a r r i v a , s u r u n p l a t
d ’a r g e n t il f l a m b a i t et J e a n n e , q u i n ’a v a it j a m a i s vu
si b e a u g â t e a u , b a t t i t d e s m a i n s c o m m e u n e e n f a n t .
C e g e s t e r a m e n a la g a i e t é , M m e M o r t o n s o u r i t ,
P a t r i c k l’i m i t a e t la fin d u r e p a s f u t c h a r m a n t e ;
c h a c u n o u b l ait q u e l ’h e u r e d e la s é p a r a t i o n a p p r o
c ha it.
A p r è s le d î n e r ils r e s t è r e n t d a n s le s a l o n et c o n t i
n u è r e n t à c a u s e r , m a i s a v e c m o i n s d ’a n i m a t i o n .
A d o s s é à la c h e m in é e , P a tr ic k fum ait to u t en re ga r
d a n t J e a n n e ; s e u le s , les d e u x fe m m e s p a rla ie n t. C e
q u ’e l l e s d i s a i e n t , P a t r i c k n ’e n s a v a i t r i e n , il é c o u t a i t
la vo ix d e J e a n n e s i c l a i r e et la vo ix g r a v e d e s a
m è r e ; l’u n e lui p a r l a i t d ’a m o u r , l’a u t r e le c o n s o l a i t .
L a j e u n e fille s ’é t a i t a s s i s e p r è s d u v ie u x c l a v e c i n , le
p o è t e e u t le d é s i r d ’e n t e n d r e e n c o r e u n e fo is le s o n
g r ê l e d e l’i n s t r u m e n t .
—
P e t i t e a m i e , fit-il d ’u n e vo ix q u ’il v o u l a i t f e r m e ,
m a is qui tre m b la it un p e u , soy ez as se z gentille p o u r
n o u s jo u er q u elq u e ch ose.
E m u e , c o m p re n a n t q u e P a tric k se souvenait,
J e a n n e s e d i r i g e a v e r s le vieil i n s t r u m e n t e t là,
d e v a n t le s t o u c h e s j a u n e s , e l l e h é s i t a .
U n e g a v o l t e , u n e d a n s e , q u a n d l’h e u r e d u d é p a r t
a p p r o c h a i t , c ’é t a i t p r e s q u e u n s a c r i l è g e . .. S o u s s e s
d o ig ts u n e m é lo d ie le n te s'éle va, u n c h a n t tr is te q u e
le s o n g r ê l e f a i s a it v ie illo t . M a l g r é la p a u v r e t é d u
s o n , le c h a n t é t a i t u n e p l a i n t e , m a i s m e n u e et f rag ile .
P o u r m i e u x é c o u t e r , P a t r i c k av a it é t e i n t le g r a n d
lu s tre du s a lo n ; se u le , u n e la m p e p o s é e s u r un e
c o l o n n e é c l a i r a i t la p i è c e . D a n s l’o m b r e , P a t r i c k se
cacha.
L a p l a i n t e m e n u e e t f ra g ile , il la c o m p r e n a i t :
J e a n n e lu i d e m a n d a i t d ’o u b l i e r , J e a n n e lui d e m a n
dait p a r d o n d u m a l q u ’i n v o l o n t a i r e m e n t el le avait
fait.
: L e v i e u x c l a v e c i n se t u t , P a t r i c k n ’o s a i t p l u s
»•egarder le c o i n d e l u m i è r e . M m e M o r t o n d e v i n a
l ' é m o i d e s o n fils e t , c o m m e ce s i l e n c e d e v e n a i t d o u
l o u r e u x , el le p a r l a :
�LE
D RO IT D A IM E k
— Q u ’a v e z- v o u s j o u é là, p e t i t e J e a n n e ? d e m a n d a t- el le .
L a j e u n e tille h é s i t a a v a n t d e r é p o n d r e , p u i s , t r i s
b a s , el le m u r m u r a :
— L 'A d i e u d e C o u p e rin
C e m o t r a p p e l a i t q u e l’h e u r e d e l a s é p a r a t i o n é t a i t
venue.
A v e c é n e r g i e P a t r i c k s e r e d r e s s a . J e a n n e q u i t t a le
c l a v e c i n et s ’a v a n ç a v e r s M m e M o r t o n . L a vie ille
d a m e o u v r i t l e s b r a s , s e r r a c o n t r e s o n c œ u r la j e u n e
fille.
— J e a n n e , d i t - e l l e , r a p p e l e z - v o u s q u e j’ai é t é u n e
a m i e d e v o t r e m a m a n ; c e s o i r , je v e u x v o u s p a r l e r
c o m m e el l e v o u s p a r l e r a i t . M a c h è r e p e t i t e , v o u s
a v e z d é s i r é n o u s q u i t t e r , je le c o m p r e n d « , v o u s
v o u l e z e s s a y e r d ’ê t r e h e u r e u s e . V o u s ê t e s j e u n e ,
jolie, so y e z p r u d e n t e , re ste z to u jo u r s a u s s i p u r e q u e
je v o u s ai c o n n u e . S i q u e l q u e m a l h e u r t r a v e r s a i t
v o t r e vie, si le c h a g r i n , l e s l a r m e s é t a i e n t la r é c o m
p e n s e d e v o t r e f i d é l i t é , r e v e n e z v ite v e r s n o u s ; n o u s
v ou s c o n s o le r o n s s a n s rien vou s d e m a n d e r . J e sais
q u e v o u s a v e z d u t a l e n t , je s a i s q u e v o u s e s p é r e z
v o u s d é b r o u i l l e r t r è s v i t e ; m a i s , c o m m e m a m a n , je
m ’i n q u i è t e d e v o s d é b u t s . C e s o i r d e N o ë l , v o u s
a v e z d i x - n e u f a n s ; si v o u s é t i e z r e s t é e p a r m i n o u s , je
v o u s e u s s e d o n n é u n s o u v e n i r , m a i s je c r o i s q u ’il
v a u t m i e u x q u e v o t r e v ie ille a m i e v o u s r e m e t t e la
s o m m e q u ’el le d e s t i n a i t à c e t a c h a t . E n F r a n c e v o u s
a c h è te r e z ce q u e vo us v o u d re z : toile, p in c e a u x , tou t
c e q u ’il v o u s f a u d r a p o u r c o m m e n c e r à" t r a v a i l l e r , et
c e l a vous; s e r a d o u x d e p e n s e r q u e c ’e s t u n c a d e a u q u i
v ie n t p r e s q u e d e v o t r e m a m a n . . . C h u t , p e t i t e a m i e ,
n e p l e u r e z p a s , v o u s s a v e z b i e n c e q u ’il e s t c o n v e n u ;
il n e f au t n o u s l a i s s e r q u e d e g a i s s o u v e n i r s . Q u i t t e z n o u s , m o n e n f a n t , e t d a n s l’a u t o q u i v a v o u s r e c o n
d u ir e ne soy ez p a s tr is te : vo us r e to u r n e z d a n s votre
p a y s , v o u s a l l e z v e r s le b o n h e u r .
D o u c e m e n t , M m e M o r t o n é l o i g n a J e a n n e d ’e l le,
P u i s el le la c o n d u i s i t d e v a n t s o n fils. E t P a t r i c k ,
c o m m e u n fo u , s a i s i t le s p e t i t e s m a i n s q u i t r e m
b l a i e n t et l e s s e r r a a v e c f o r c e e n m u r m u r a n t :
A d ie u I soyez h e u re u s e !
*
Et l e n t e m e n t , à r e c u l o n s , J e a n n e s ’e n u lla . S u r le
s e u i l d u s a l o n el le r e g a r d a u n e d e r n i è r e fois
4 2 2 -V I .
�LE
D RO IT D ’A IM E R
M m e M u r t u n q u i ¿ l a i t p r è s d e s o n 'f i l s , e t à c e l u i
q u i s o u f f r a i t el le e n v o y a u n b a i s e r .
D a n s l’a n t i c h a m b r e u n d o m e s t i q u e l ’a t t e n d a i t , il
l’e n v e l o p p a d e s o n m a n t e a u , l a c o n d u i s i t à ï*&uto
r a n g é d e v a n t la p o r t e e t b i e n v ite la v o i t u r e l ’e m
m ena.
D e h o r s 11'f a i s a i t s o m b r e , la n e i g e c o m m e n t a i t à
t o m b e r e t , m a l p r é le s c o u v e r t u r e s e t la b o u l e d ’e a u
c h a u d e , J e a n n e f ris s o n n a it. E lle ne p e n s a it p lu s à
s o n d é p a r t , el le p e n s a i t a u c h a g r i n q u ’e l l e a v a i t ' f a i t ,
e t el le p l e u r a i t d e n e p o u v o i r c o n s o l e r .
D a n s le s a l o n f l e u r i, g a r n i d e h o u x e t d e g u i , n e r
veu x, P a tr ic k m a rc h a it ; d e te m p s à a u t r e H re g a rd a it
s a m è r e q u i lui s o u r i a i t t r i s t e m e n t . T o u t à l’h e u r e .i l
s ’a p p r o c h e r a i t d e c e l t e f e m m e , e t e l l e s a u r a i t lui d i r e
l e s p a r o l e s q u i a p a f l f c f U ...
E t l à - b a s , t r è s l o i n , d e ’l’r u t r e c ô t é d e l a m e r , d a n s
<e d o u x p a y s d e F r a n c e , - d e v a n t u n e t a b l e c o u v e r t e
de c a r t e s d ’é t a t - m a j o r , *m o f fi c i e r S’a c h a r n a i t . Il
d r e s s a i t d e s p l a n s , p i o c h a i t la t a c t i q u e , v o u l a n t
v a i n c r e *à t o u t p r i x . M a i s d e t e m p s e n t e m p s il s e
j’e v a i l, m a r c h a i t d a n s la p i è c e e t p a r f o i s f o rm a i t los
y e u x p o u r n e - p a s v o i r u n ’joli ‘f a u t A m e q u i p o r t a i t à
so n doigt u n e -m erveilleuse b a g u e b la n c h e . C e fan
t ô m e , c 'é t a i t J e a n n e , et p o u r n e p a s t r o p s o u f f r i r
l 'o f f i c i e r r é p é t a i t à voix h a u t e :
—
E lle e s t h e u r e u s e , e l l e es t h e u r e u s e , je n ’a v a is
p a s le d r o i t d e g a r d e r s o n . a m o u r .
X V II
L e j o u r d u d é p a r t d e J e a n n e ¡avait é t é fixé p a r
M a r k l e a u i j a n v i e r ; a v e c s a n i è c e il e u t u n e
e x p lic a tio n trè s ic o u rte .
—
V o u s n e .voulez p u s v o u s m aifior, v o u s d é s i r e *
r e s t e r F r a n ç a is e , c a la v o u s re g a rd e . V ou s allez vers
la m i s è r e , je v o u s p r é v i e n s .; i m a i s t a n t q y e v ou s
h a b i t e r e z la F r a n c e je n e v o u s a i d e r a i p a s . V o ic i vos
c o m p t e s , exam ine27l.es. Il v o u s r e v ie n t c i n q c e n t s
f r a n c s d<- la v e n t e d e s m e u b l e s d e v o t r e p è r e . Xe
M.
�LE D RO IT ITA IM E K
v o u s p r i e d ’é c r i r e à m a s œ u r u n e l e t t r e d ’a d i e u d a n s
l a q u e l l e v o u s la r e m e r c i e r e z d e l’h o s p i t a l i t é q u 'e l l e
vous a donnée.
>
C e l a d i t , M . M a r u l e s ’e n é t a i t a l l é ei j e a o n e av a it
c o m m e n c é à f a i r è s a m a ll e .
E n f i n le 2 j a n v i e r arriva^ l a j e u n e fille s e le v a p l u s
t ô t q u e d e c o u t u m e ; d a n s s a c h a m b r e il f a i s a i t s i
s o m b r e q u ’e l l e f u t o b l i g é e d ’a l l u m e r . E l l e s ’h a b i l l a
l e n t e m e n t , el le av a it u n v i s a g e t r i s t e , p a r c e q u ’el le
a v a it p e u r . C e s o i r el le s e r a i t à P a r i s * c e s o i r el le
s a u r a i t s i , v r a i m e n t , s o n f i a n c é l’a v a i t o u b l i é e . C e
s o i r d a n s s o n b e a u p a y s , q u ’e l l e é t a i t si- h e û r e u â e d e
r a v o i r ,- e l l e s e r a i t p e u t - ê t r e e n c o r e p l u s m a l h e u r e u s e .
P r ê t e , el le r a n g e a s a c h a m b r e a v e c u n s o i n m i n u
t i e u x . L e j o u r s ’ô t a n t l ev é , e l l e é t e i g n i t la l u m i è r e e t
t â c h a d ’a p e r c e v o i r p a r la c o u r u n coin- d u oiel. 11
é t a it j a u n e e t b a s ; à L o n d r e s , le c i e l a p r e s q u e t o u
j o u r s l’a i r d e t o u c h e r le s m a i s o n s .
L 'h e u r e d u d é p a r t é t a n t v e n u e , J e a n n e r e g a r d a
u n e d e r n i è r e f o i s c e t t e pièce- o ù e l l e a v a i t v é c u , o ù
elle a v a it s o u f f e r t , p u i s , a p r è s - s ’è t r e a s s u r é e ' q u e toutétait bio n en o r d r e , elle q u itt a sa c h a m b r e .
D a n s ’ la s a l l e à m a n g e r e l l e t r o u v a M-. M a r k l e - q u i
p r e n a i t s o n t h é e n l i s a n t Iû T i m e s ; s a n s q u i t t e r s o n
j o u r n a l d e s y e u x , il lu i t o n d i t la- m a i n , m u r r v u r a
« A u r e v o i r ! » p u i s 1n e s ’o c c u p a p l u s d ’elle.
C e t t e i n d i f f é r e n c e révolta- J e a n n e , e l l e n ’e u t p l u s
q u ’u n e i d é e , f u i r cette- m a i s o n o ù p e r s o n n e n e
l’a v a i t a i m é e . E ll e c-ourut c h e r c h e r u n a u t o , fit
c h a r g e r s a m a l l e , et s o n a g i t a t i o n n e c e s s a q u e
l o r s q u ’e l l e fut i n s t a l l é e d a n s u n c o m p a r t i m e n t d u
t r a i n q u i a l la i t l’e m m e n e r v o rs la Fr.iHTCe.
L ày e l l e r e p r i t c o n s c i e n c e d ' e l l e - m è m e e t r e g a r d a
j-.ec u n c e r t a i n p l a i s i r t o u s c e s v i s a g e s d ' A n g l a i s
q u e l l e v o y a i t p o u f la d e r n i è r e fo is. L e s v o y a g e u r s
a r r i v a i e n t e n foule, e t n o m b r e u s e s é t a i e n t l e s p e r
s o n n e s qui les re c o n d u is a ie n t. T o u s p a rla ie n t,
c r i a i e n t , g e s t i c u l a i e n t , e m p l i s s a n t 1b quai-, e m p ê - '
chacit le s e m p l o y é s d e f a i r e l e u r s e r v i c e . L ’h e u r e
é ta nt ven ue , a p r è s les d e r n ie r s a d ie u x , les p a r ta n ts
s’i n s t a l l è r e n t et le t r a i n s ’e n alla.
J e a n n e r e g a r d a i t p a r la f e n ê t r e , h e u r e u s e d e v o i r
t<vur l a’ d e r n i è r e fo is la g r a n d e v ille a n g l a i s e . L a
sorti« de L o n d re s e s t la id e : d e s alfich es m o n u m e r
ta ie s , de c o u le u r c ru e , d e s m a is o n s b a s s e s , d ( ,
�IÓ 4
LE
D R O IT D ’A IM E R
t u y a u x J e c h e m i n é e i n n o m b r a b l e s et r é g u l i e r s , p u i s
s e d é t a c h a n t , a y a n t l ’a i r d e v o u l o i r p e r c e r le ci el,
d e s f l è c h e s d ’é g l i s e .
t
( L e t r a i n m a r c h a i t v i te , L o n d r e s é t a i t d é j à l o i n ; la
t a m p a g n e a n g l a i s e a v e c s o n t a p i s d ’h e r b e v e r t e p l u t
à J e a n n e : m a i n t e n a n t q u ’e l l e q u i t t a i t ce p a y s , elle
v o u l a i t b i e n le t r o u v e r jo li . L e s a m i r s a n t s c o t t a g e s
r a r n i s d e lierre, les je u n e s m o u to n s lâ c h é s d a n s d e
I j el l es p r a i r i e s , l e s p o u l e s g r a t t a n t l e s p e l o u s e s
f a it e s p o u r e l l e s , t o u t c e l a p a s s a v ite .
D o u v re s '! A v e c q u e l é l a n J e a n n e s e l ev a . D ’u n e
m a i n f é b r i l e , el le s a i s i t s o n s a c et s a u t a s u r le q u a i .
D e v a n t el le le p o r t e t u n g r a n d b a t e a u . E l l e c o u r u t
j u s q u ’à la p a s s e r e l l e e t n e s ' a r r ê t a q u e l o r s q u ' e l l e
fut s u r le p o n t . Il f a i s a i t g r i s , u n v e n t a i g r e s o u f fl a i t
p a r rafa le s, m a is J e a n n e ne d e s c e n d i t p a s . L a m e r
s e m b la it h o u le u s e , le s a lo n s e ra it p le in ; J e a n n e
p ré f é r a it avoir froid.
E t l a t r a v e r s é e , b i e n q u ’el le fû t p e u a g r é a b l e , p a r u t
à J e a n n e t r è s c o u r t e . A m e s u r e q u e le b a t e a u s ’é l o i
g n a i t d e l’A n g l e t e r r e , le c i e l s e m b l a i t c h a n g e r , il
•n’é t a i t p l u s g r i s , la m e r n ’a v a it p l u s c e t t e v i la i n e
c o u l e u r d e p l o m b , l ’a t m o s p h è r e s e t r a n s f o r m a i t , et
l o r s q u e l e b a t e a u e n t r a d a n s le p o r t d e C a l a i s u n
r a y o n d e sole il p e r ç a les n u a g e s .
J e a n n e n ’a v a it p l u s f r o i d , e l l e é t a i t h e u r e u s e , elle
s o u r i a i t a u s o l e i l , à la t e r r e d e F r a n c e . E l l e q u i t t a
le b a t e a u e t l e n t e m e n t g a g n a le t r a i n . A u t o u r d ’el le
le s visa ges av a ie n t c h a n g é , les e m p lo y é s p a r la ie n t sa
l a n g u e et e l l e n e s e l a s s a i t p a s d e l e s r e g a r d e r e t d e
des é c o u t e r .
L a r o u t e d e C a l a i s à P a r i s e s t m o n o t o n e , c ’e s t tin
coin d e F r a n c e q u i m a n q u e d e p i t t o r e s q u e , m a is
J e a n n e t r o u v a la r o u t e b e l l e .
P a r i s ! . . . U n e a n g o i s s e ¡’é t r e i g n i t , el l e a p p r o c h a i t
d u b u t d e s o n v o y a g e ; t o u t à l’h e u r e el l e s a u r a i t s ’il
l u i é t a i t p e r m i s d ’e s p é r e r o u si p o u r t o u j o u r s s o n
f i a n c é l’avai o u b l i é e . S a n o u r r i c e d e m e u r a i t r u e d e
l a T o m b e - I s s o i r e , e l l e vivait l à a v e c s e s é c o n o m i e s ,
f a is a it q u e l q u e s m é n a g e s . J e a n n e ne savait g uè re
o ù é t a i t c e t t e r u e et d o n n a l’a d r e s s e à u n c h a u f f e u r .
A u n e a l l u r e r a p i d e la v o i t u r e t r a v e r s a P a r i s , et
s ’a r r ê t a d e v a n t u n e m a i s o n s i m p l e m a i s p r o p r e , u n e
m a i s o n d ’o u v r i e r s b i e n t e n u e . J e a n n e d e m a n d a a u
co n ciern e M m e R é m o n .
�L E D R O IT D ’A IM E R
— A u c i n q u i è m e s u r l e c a r r é , l a p o r t e e n f ac e.
J e a n n e m o n ta l e n te m e n t ; t o u t p r è s d u b u t, elle
h é s ita it. E lle é ta it v e n u e J à s a n s ré flé c h ir; s a n o u r
rice p o u rra it-e lle la r e c u e ill ir ? Si n o n , où ira it- e lle ?
S o n fian cé lui avait é c r it q u e le g o u v e r n e u r é ta it
a b s e n t p o u r u n a s se z long te m p s.
D e p u i s u n m o i s , e l l e é t a i t s a n s n o u v e l l e s d e la
v i e i ll e s e r v a n t e e t la d e r n i è r e l e t t r e r e ç u e é t a i t t r è s
diffé ren te d e s p r é c é d e n t e s . P r i s e p a r s o n c h a g rin ,
J e a n n e n ’y a v a i t p a s p e n s é , m a i s v o i là q u ’e n m o n t a n t
l’e s c a l i e r , e l l e s e s o u v e n a i t d e s t e r m e s b i z a r r e s , d e s
p h r a s e s é q u i v o q u e s . L a n o u r r i c e n ’é c r i v a i t p l u s :
« M a c h è r e p e t i t e fille »; el l e a v a it m i s « M a d e m o i
s e l l e », et à l a fin d e la l e t t r e , e l l e d i s a i t q u ’à p r é s e n t ,
t r è s p r i s e p a r s o n t r a v a i l, e l l e n ’é c r i r a i t p l u s s o u v e n t .
J u a n n e a v a i t p e u r , l’o i s e a u c r a i g n a i t d e n e p a s
t r o u v e r d e n i d ...
Q u e l q u e s m a r c h e s l a s é p a r a i e n t d u c a r r é , el l e
v o y a i t l a p o r t e , u n e c a r t e c l o u é e i n d i q u a i t le n o m de
la l o c a t a i r e . J e a n n e l u t : « M a d a m e R é m o n » ; c ’é t a'
b ie n là. E l l e e u t u n e h é s i t a t i o n , p u i s , c o m m e eli>
¿ n t e n d a i t d u b r u i t d a n s l ’e s c a l i e r , e l l e f r a p p a . C ;
f u t u n h e u r t d i s c r e t , t i m i d e , u n h e u r t fait p a r u n
m a in q u i tr e m b la it.
t
— E n t r e z ! c r i a u n e v oix , l a c l é e s t d e h o r s !
T r o u b l é e , J e a n n e n e l’a v a it p a s r e m a r q u é e . E ll e
o b é i t , d o u c e m e n t l a c l é t o u r n a e t l a p o r t e s ’o u v r i t
D a n s u n e p iè c e é c la iré e p a r u n e fe n ê tre p r è s d e
l a q u e l l e u n e f e m m e t r a v a i l l a i t , J e a n n e e n t r a . Il fai
sa it s o m b r e d a n s le r e s t e d e l a c h a m b r e , l a n o u r r i c e
n e t o u r n a p a s l a t ê t e , c r o y a n t q u e c ’é t a i t u n e
vois ine .
— A s s e y e z - v o u s , d i t - e l l e , je v a i s a l l u m e r . J e finis
m o n b a s d a n s le n o i r , à la l u m i è r e o n n ’y v o it g u è r e .
J e a n n e ne b o u g ea p a s , so n c œ u r b a tta it à se
r o m p r e , el le n ’a v a it p a s la f o r c e d e p a r l e r .
C e s ile n c e é to n n a M m e R é m o n , elle s e to u r n a
b r u s q u e m e n t et a p e r c e v a n t c e tte s ilh o u e tte im m o b ile
eHe s e l e v a et d e m a n d a :
— Q u i d o n c es t là ?
A lo rs u n e voix tim id e r é p o n d it :
— N o u n o u , c ’e s t J e a n n e , t a p e t i t e fille d ’a u t r e f o i s .
— J e a n n e ! s ’é c r i a l a v ie il le f e m m e , e s t - c e p o s
s ib le ?
D o u t a n t e t a y a n t a u c œ u r u n e r a n c u n e , nu lieu de
�LE
D RO IT D ’A IM E R
c o u r i r v e r s l ’e n f a n t q u i t e n d a i t s e s m a i n s d a n s u n
g e s t e d e p a u v r e r é c l a m a n t u n e a u m ô n e , e l l e a ll a v e r s
l a s u s p e n s i o n , c r a q u a u n e a l l u m e t t e e t a l l u m a le
gaz.
B l a n c h e , é c l a i r a n t la p i è c e , l a l u m i è r e ja illi t et
Mme R é m o n re c o n n u t J e a n n e Fa vier.
E l l e n ’a v a i t p a s b o u g é , s e s m a i n s r é c l a m a i e n t
t o u j o u r s u n e a u m ô n e e t la s e r v a n t e l e c o m p r i t .
J e a n n e avait sou ffe rt, souffrait e n c o r e , e t o u b lia n t
t o u t , la n o u r r i c e s e p r é c i p i t a v o r s l’e n f a n t q u ’el le
a v a it é l e v é e.
— M a p e t i t e , f it- ell e e n l a p r e n a n t d a n s s e s b r a s ,
d ’o ù n o u s a r r i v e s - t u ?
— D e L o n d re s , d it J e a n n e en se b lo ttis s a n t c o n tre
la v ie ille f e m m e .. .
— T e s A n g l a i s t ’o n t l a i s s é e p a r t i r ? T u e s là p o u r
co m b ien de jo u rs ?
J e a n n e s ’é c a r t a d e s a n o u r r i c e e t la r e g a r d a n t a v e c
d e s y e u x q u i avaien t p e u r , elle r é p o n d i t :
— J e s u i s là ... p o u r t o u j o u r s . . . N o u n o u , v e u x - t u
m e g a r d e r . .. p r o v i s o i r e m e n t ?
P o u r t o u j o u r s . . . M m e R é m o n n ’e n t e n d i t q u e c e s
d e u x m o t s . P o u r t o u j o u r s . . . L a p e t i t e n ’é p o u s a i t
d o n c p a s s o n r i c h e A n g l a i s , el le r e v e n a i t h a b i t e r le
p a y s d e s o u p è r e . L a p e t i t e r e g r e t t a i t p e u t - ê t r e le
c h a g r i n q u ’el l e a v a it fait.
— M a is a lo rs , d e m a n d a -t-e lle , et ton m a ria g e ?
— M o n m a r i a g e t L e c œ u r d e J e a n n e s e b r i s a et
d a n s un sa n g lo t, elle r é p o n d it :
— Il n e v e u t p l u s d e m o i !
C e t t e d o u l e u r n ’é m u t p a s la n o u r r i c e .
— T u l’o u b l i e r a s , f it-elle s é v è r e m e n t , e t si t u a s J e
la p e i n é a u j o u r d ’h u i , c ’e s t j u s t i c e . T u a s f ai t p l e u r e r
j n h o m m e q u i e s t v r a i m e n t b o n e t q u i t ’aim ai» t a n t .
J e a n n e , ton p è r e ne s e ra it p a s c o n te n t. U n e p r o
m e s s e , v o i s- t u , ç a v a u t u n e p a r o l e e t le c o l o n e l t e n a i t
t o u j o u r s c e q u ’il p r o m e t t a i t .
L es yeux de Je a n n e ex p rim èren t u n éto n n em en t
s a n s fin.
— J ’ai fait p l e u r e r ? d i t - e l l e , m a i s je n ’a v a i s r i e n
p ro m is t et p u i r c o m m e n t sa is-tu c e tte h is to ir e ?
— V o y o n s , r t p r i t la n o u r r i c e a v e c i m p a t i e n c e , [e
te p a r l e d e t o n a n c i e n f i a n c é , le l i e u t e n a n t J e a n
M a rv y q u i t ’a r e n d u t a p a r o l e p o u r q u e t u p u i s s e s
�LE
D RO IT D 'A IM E R
<67
é p o u s â r t o n r i c h e A n g l a i s . C ’e s t c e l u i - l à q u i a e u d e
la p e i n e , c ’e s t c e l u i - l à q u i a p l e u r é .
Un cri d e jo ie f u t la r é p o n s e d e J e a u n e , e l l e j e t a
s e s b r a s a u t o u r d u c o u d e s a n o u r r i c e , l’e m b r a s s a
p 1-. i e u r s fo is si p a s s i o n n é m e n t , q u e l a v ie ille f e m m e
u
n p r e n a i t p lu s rien.
u 'e s t - c e q u e l u a s ? d e m a n d a - t - e l l e ,
a , s ’é c r i a J e a n n e a v e c u n e v o ix c l a i r e p l e i n e
1
’ai q u e ¡e s u i s h e u r e u s e , h e u r e u s e plus- q u e
t
ix le c r o i r e . M o n m a r i a g e a v e c u n A n g l a i s . ..
n
' t u n m e n s o n g e . . . je t e r a c o n t e r a i . R é p è t e
e
q u e tu m ’a s d it 1 A l o r s , le l i e u t e n a n t M a r v y
a
. il a e u d e la p e i n e , e t c ’e s t s i m p l e m e n t
p
' 'c i l i t e r u n r i c h e m a r i a g e q u ’il m ’a é c r i t
b
u n e l e t t r e . ' J e t ’a i m e , n o u n o u , je t ’a i m e ,
vu
p l u s q u e t u n e p e u x le c r o i r e !
e n c a r e s s a n t l a t ê t e b l o n d e q u i I’e n n b r a s s a i t ,
la o u r n e e r e p r i t e n s o u r i a n t :
■
J e c r o i s q u e c e n ’e s t p a s m o i q u e t u a i m e s
p<" le m o m e n t e t q u e t o u s c e s b e a u x b a i s e r s s o n t
d estin é s à un au tre.
C o n f u s e , J e a n n e ro u g it.
— V o y o n s , n e d t s p a s d e b ê t i s e s , m a is r é p o n d s m o i. V e u x -tu m e g a r d e r . .. p r o v i s o i r e m e n t ?
— T e g a r d e r . . . m a i s , ic i, t u e s c h e a t o i , m a p e t i t e
f ille ; s e u l e m e n t t u s a i s , c e n ’e s t p a s t r è s b e a u .
J e a n n e r e g a r d a la piè c e . U n - p a p ie r c l a i r g a r n i s s a i t
le s m u r s , u n v ie u x b u f fe t d ’a c a jo u , u n e t a b l e r o n d e ,
q u e l q u e s c h a i s e s , c’é ta it t o u t l’a m e u b l e m e n t ; m a is
l e s m e u b l e s r e lu i s a ie n t b ie n , le s r id e a u x d e m o u s
s e lin e é t u i - a t im m a c u lé s e t p a r t e r r e le p a r q u e t
b rilla it.
— J e s e r a i b i e n c h e z t o i , fit-e ll e, p a r c e q u e tu
m ’a i m e r a s .
Un b a i s e r les ré u n it . L a n o u r r ic e dé v ê tit la je un e
tille, p u i s la r e g a r d a a t t e n t i v e m e n t . D a n s s a r o b e
n o i r e , J e a n n e lu i p a r u t si. m i n c e q u ’e l l e g r o g n a . L a
p e t i t e a v a it m a i g n , el te n ’a v a i t p a s b o n n e m i n e .
J e a n n e p r i t u n e c h a i s e , M m e R é m o n s ’a s s i t p r è s
«¿’e l le, e t , l e s c o u d e s a p p u y é s s u r la t a b l e , l e s y e u x
m i - c l o s , la j e u n e fille d i t :
— M a i n t e n a n t , r a c o n t e - m o i t o u t , t o u t c e q u i s ’e s t
p a s s é d e p u i s m o n d é p a r t ; il y a e n c o r e b i e n d es
c h o s e s q u e je n e c o m p r e n d s p a s .
E t l a n o u r r i c e r a c o n t a . L e d e r n i e r j o u r v ’c u d a n s
�]6 8
LE
D RO IT D ’A IM E R
e p etit a n p a r te m e n t , la v e n te d e s m e u b le s à la q u e lle
el le a v a it a s s i s t é p o u r t â c h e r d e r a c h e t e r q u e l q u a
c h o s e , m a i s s a b o u r s e n e le lu i a v a it p a s p e r m i s .
L ’i n s t a l l a t i o n d a n s c e l o g e m e n t , la p r e m i è r e v is i t e
a u l i e u t e n a n t M a r v y , s u i v i e d e t a n t d ’a u t r e s . P e n d a n t
ces v is ites -là o n ne p a rla it q u e de J e a n n e .
M m e R é m o n a p p o r t a i t l e s l e t t r e s d e la j e u n e fille, le
l i e u t e n a n t lu i l i s a i t c e l l e s q u ’il r e c e v a i t e t e n s e m b t e
ils f a i s a i e n t d e s p r o j e t s . . . U n s o i r , la n o u r r i c e av a it
t r o u v é l a p o r t e c l o s e , le l i e u t e n a n t é t a i t p a r t i s a n s
r i e n d i r e . I n q u i è t e , h u i t j o u r s d e s u i t e , el le é t a i t
r e v e n u e , m a i s la p o r t e n e s ’o u v r a i t p l u s e t la c o n c i e r g e
n e s a v a i t r i e n . E n f i n , el le l’a v a it r e n c o n t r é et a v e c u n
v is a g e i m p a s s i b l e , m a i s si c h a n g é q u ’el le e n av a it
é t é b o u l e v e r s é e , le l i e u t e n a n t lui a v a it a p p r i s la
g ra n d e nouve lle. M lle F a vie r, c o u r tis é e p a r u n ric he
A n g l a i s , r e f u s a i t t o u t p r o j e t d e m a r i a g e p a r c e q u ’el le
s e c o n s i d é r a i t l ié e p a r u n e p a r o l e . E t d a n s l a l e t t r e
q u ’u n m i s é r a b l e l u i a v a i t é c r i t e , o n lu i f a i s a i t c o m
p r e n d r e q u ’u n o f fi c i e r f r a n ç a i s , s a n s f o r t u n e , e s t u n
p a u v r e g u e u x q u i n ’a p a s le d r o i t d e s e m a r i e r .
, — Et p a r c e q u ’il t ’a i m a i t , J e a n n e , p l u s q u e lu im ê m e , il t ’a r e n d u t a p a r t i e p o u r q u e tu s o i s r i c h e
et h e u r e u s e .
S a n s b o u g e r , d ’u n e vo ix q u i t r e m b l a i t , J e a n n e
dem anda :
— Q u i d o n c a v a it é c r i t c e t t e l e t t r e à m o n f i a n c é ?
E ll e av a it p e u r q u e ce n e fut P a t r i c k M o r t o n ; elle
a v a it p e u r d e m é p r i s e r c e t h o m m e q u ’e l l e a p p e l a i t
s o n a m i.
— T o n o n c l e M a r k l e , n a t u r e l l e m e n t ; il a é c r i t e n
a n g l a i s , m a i s le l i e u t e n a n t M a r v y m ’a t r a d u i t s a p r o s e .
A h l je t ’a s s u r e q u ’il n e m é n a g e a i t ni s e s m o t s , ni
s e s e x p r e s s i o n s ! Q u e l v ila in b o n h o m m e !
— C ’e s t u n o r g u e i l l e u x , fit J e a n n e s o u r i a n t , m a i s
¡e lui p a r d o n n e . R a c o n t e e n c o r e , r a c o n t e « s a » p e i n e .
E t l o n g t e m p s , la n o u r r i c e p a r l a . L e s p l u s p e t i t e s
c h o s e s , e llr s a l e s r a p p e l a i t ; l e s m o t s d ’a m o u r , le s
m o t s d e d o u l e u r , el le l e s r e t r o u v a i t ; c e t t e f e m m e a u
c œ u r s i m p l e r v a i t d e v i n é t o u t e s l e s l a r m e s q u ’o n lui
c a c h a i t . L o n j u ’el l e n ’e u t p l u s r i e n à d i r e , il é t a i t
l a r d ; a l o r s , l a i s s a n t J e a n n e à s a r ê v e r i e q u i la f a i sa it
s o u r i r e , el le p r é p a r a u n m o d e s t e r e p a s - q u e la j e u n e
fille m a n g e a a v e c a p p é t i t ; t o u t lui s e m b l a i t b o n .
A p r è s le d î n e r , il fa ll ut s ’i n s t a l l e r ; à c 6 t é d e la
�L E D R O IT D ’A IM E R
t a l i c à m a n g e r , M m e R é m o n n ’a v a it q u u n e a u t r e
p i è c e , t r è s é t r o i t e , o ù s o n lit e t u n e c o m m o d e
te n a ie n t difficile m e nt. E lle voulait d o n n e r s a c h a m
b r e , J e a n n e n e le p e r m i t p a s : c e t t e n u i t , la j e u n ?
fille c o u c h e r a i t p a r t e r r e s u r u n m a t e l a s , e t d e m a i n
î l l e a c h è t e r a i t u n p e t i t l it p l i a n t q u ’el le ' t e n d r a i t t o u s
le s s o i r s d a n s la s a l l e à m a n g e r .
A v an t d e se r e p o s e r , J e a n n e ouvrit ia fe n ê tre p o u r
r e g a r d e r le c i e l d e F r a n c e : il é t a i t c l a i r , h a u t , s a n s
n u a g e s , d e s m i l l i e r s d ’é t o i l e s y b r i l l a i e n t . D e m a i n il
f e r a i t b e a u , d e m a i n el l e v e r r a i t s o n f i a n c é . Si el le
n ’a v a i t é c o u t é q u e s o n c œ u r , c e s o i r , e l l e e û t é t é
s u r p r e n d r e J e a n M a r v y . M a i s J e a n n e n ’o s a i t p a s ,
l ’a m o u r d e P a t r i c k , v e n u s a n s q u ’e l l e s ’e n a p e r ç û t ,
l ’av ait r e n d u e c r a i n t i v e . E t p u i s e l l e r e v o y a i t
M m e M o r to n d a n s sa r o b e d e soie n o ir e ga rn ie d e
p r é c i e u s e s d e n t e l l e s q u i lu i d i s a i t a v e c u n e v o ix d e
m a m a n : « V o u s ê t e s j e u n e , j o li e, s o y e z p r u d e n t e ,
r e s t e z t o u j o u r s a u s s i p u r e q u e je v o u s a i c o n n u e . »
E.t J e a n n e f e r m a la f e n ê t r e , v it e s e d é s h a b i l l a e t , le
c œ u r p l e i n d e j o i e , s ’é t e n d i t s u r le m a t e l a s .
L a c o u c h e é t a i t d u r e , l e s d r a p s d e c o t o n r u d e s el
g r o s s i e r s , m a i s l a j e u n e fille s e t r o u v a i t h e u r e u s e .
X V III
U n r a y o n d e s o le i l av a it r é v e i l l é J e a n n e ; a u c i n
q u i è m e , el l e é t a i t t o u t p r è s d u c i e l , e t c e m a l i n - l à il
é t a i t p a r t i c u l i è r e m e n t joli ; J e a n n e n e s e l a s s a i t p a s
d e le r e g a r d e r . C ’e s t q u e p e n d a n t d e s j o u r s e t d e s
j o u r s el l e a v a it v u d e s n u a g e s , u n s o l e i l j a u n e , d e s
b r u m e s tr is te s , et d e cet h o riz o n gris elle g a rd a it un
m a u v a is sou v en ir.
i A. c ô t é d ’e l l e, d é j à l e v é e , la n o u r r i c e s ' o c c u p a i t ,
vite J e a n n e l’i m i t a e t , m a l g r é le r e f u s d e la vieille
d o m e s t i q u e , l’a i d a d a n s l e s s o i n s d u m é n a g e . L o r s
q u e le p e t i t l o g e m e n t fut b i e n e n o r d r e , le s d e u x
f e m m e s s ’h a b i l l è r e n t ; il é t a i t c o n v e n u q u ’e l l e s i r a i e n t
e n s e m b l e c h e z le l i e u t e n a n t . C e n ’é t a i t p e u t - ê t r e p a s
t r è s c q n v e n a b l e , m a i s u n e f o i s ' n ’e s t p a s c o u t u m e , et
�170
JUE D R O IT D 'A IM E R
l o r s q u ’o n a p p o r t e d e l a jo ie , il f a u t s e h â t e r . Il é t a i t
à p e in e n e u f h e u r e s lo rs q u 'e lle s s o rtire n t.
L a r u t ¿ e la T o m b e -I s s o ir e e s t p e u fré q u e n té e ,
m a l g ré deux, a u t o b u s q u i la t r a v e r s e n t e t u n e s t a t i o n
d e m é t r o t o u t p r o c h e , le s p a s s a n t s y s o n t r a r e s ;
q u e l q u e s p e t ite s v o itu re s v e n a n t d e s h a lle s , p o r
t a n t l é g u m e s et ( l e u r s , »’a r r ê t e n t p r è s d e s t r o t
t o i r s e t s o l l i c i t e n t les. f e m m e s q u i s e p r o m è n e n t
a v e c l e u r s f ilets. J e a n n e r e g a r d a i t l e s p a s s a n t s , les
b o u t i q u e s , l e s v o i t u r e s , et e l i e s o u r i a i à t o u t ce
q u ’el l e vnv f. P o u r a l l e r p l u s v ite , e l le s p r i r e n t le
m ' ro
D e v a n t u:
m a i s o n d e t r ' s s i m p l e a p p a r e n c e , la
n o u r r i c e s a n é a et r e g a r d a n t la ) e u n e fille, q u i é t a i t
t o u t e p a l e , el le I j i d i t :
— N o u s voici a r r i v é e s ; c ’e s t a u f o n d d e l a c o u r . ..
m a i s q u ’a s - t u '? ... E s t - c e le b o n h e u r q u i t e fait u n si
v i la .i r v is a g e ?
V i l a i n , J e a n n e n ’e n t e n d i t q u e c e m o t . V i l a i n I elle
é t a i t d o n c l a i d e , c h a n g é e p e u t - ê t r e ; a l o r s e l l e ne
voula it p a s e n tre r.
A cô té , tout p r è s , elle a p e r ç u t u n e b o u tiq u e avec
u n e gla c e ; elle co u ru t se r^ u a rd e r. E lle était pâle,
m a i s s e s y e u x r i a i e n t , p l e i n s d e b o n h e u r . E lle é t a i t
p â l e , m a i s s e s c h e v e u x e n c a d r a i e n t b i e n s o n v is a g e
et le p e t i t c h a p e a u n o i r l e s f a i s a i t p a r a î t r e t r è s
b l o n d s . E ll e é t a i t p a l e , m a i s n o n p a s v il a i n e .
T r a n q u i l l e , el le r e v i n t v e r s s a n o u r r i c e q u i , a m u
s é e , l’a t i e n d a i t .
— E n t r o n s , fit-ell e, m o n t r e - m o i le c h e m i n .
S o u s u n e v oû te s o m b r e elles p é n é tr è r e n t , p u is
tr a v e rs ’ rent u n e c o u r é tro ite e n c o m b r é e d e p o ts de
(leurs fan é es, et au b o u t d 'u n long co u lo ir , é c la iré e
p a r u n b e c d e gaz, e l l e s s ’a r r ê t è r e n t d e v a n t u n e
p o rte.
— C ’es t là, d it M m e R é m o n à voix b a s s e .
E m u e , l e s |am l> es p e u s o l i d e s , J e a n n e s ’a p p u y a
c o n t r e le m u r .
— S o n n e , f it-elle d ’u n e vo ix à p e i n e d i s t i n c t e .
L a n o u r r i ' o b é i t e t , i m p o r t a n t , s t r i d e n t , le t i m b r e
. ésonnr.
L es de u x ie m in e s a t te n d a ie n t avec u n coeur qui
D a ll ait , c r a i g n a n t le m o i n d r e b e u i t , le d é s i r a n t
p u irta n '.
D
la w i r o n n
en te n d a it
des
p as lo u r d s, et
�LE
D RO IT D ’A IM E K
17c
s o l d a t v i n t o u v r i r . A p p u y é e c o n t r e le m u r ,
J e a n n e n e b o u g e a it p a s .
— L e lie u te n a n t M a rv y ? d e m a n d a la n o u rric e .
— M o n l i e u t e n a n t n ’e s t p a s là , m a d a m e ; il r e n
t r e r a c e m a t i n , je n e s a i s p a s à q u e l l e h e u r e .
M m e R é m o n r e g a rd a J e a n n e , q u i é ta it to u te d é s a p
p o i n t é e : elle n ’a v a it p a s p r é v u c e t t e a b s e n c e . M a i s
la n o u r r i c e é t a i t u n e f e m m e r é s o l u e ; p o u s s a n t la
p o rte , elle en tra .
— 5 h b i e n ! n o u s a t t e n d r o n s le r e t o u r d u l i e u t e
nant.
N o u s . le s o l d a t é c a r q u i l l a l e s v e u x , il n ’a v a it p a s
vu la f o r m e n o i r e q u i s e t e n a i t i m m o b i l e c o n t r e le
m ur.
— J e a n n e ! a p p e l a i m p é r i e u s e m e n t la n o u r r i c e .
E t , à s o n t o u r , J e a n n e p é n é t r a d a n s l ’a p p a r t e m e n t .
C ’é t a i t u n b i e n m o d e s t e a p p a r t e m e n t ; l’a n t i
c h a m b r e , u n c o u l o i r t r è s s o m b r e . L a n o u r r i c e , en
p e r s o n n e q u i c o n n a i s s a i t le s a i t r e s , p a s s a d e v a n t le
s o ld a t et ou vrit u n e p o rte .
— N o u s a l l o n s a t t e n d r e l à , d i t - e l l e à l’o r d o n n a n c e
é b a h ie .
A u se rv ic e d u lie u te n a n t d e p u i s q u e l q u e s jours
s e u l e m e n t , le s o l d a t n e c o n n a i s s a i t p a s M m e R é m o n ;
m a i s c e t t e f e m m e a v a i t l ’a i r si d é c i d é q u ’il la l a i s s a
s ’i n s t a l l e r d a n s l a p i è c e q u i s e r v a i t à l’o f fi c ie r d e
s a l o n , d e s a l l e à m a n g e r e t d e c a b i n e t d o t r a v a i l. Un
p e u i n t i m i d é e , J e a n n e su i v i t .
L o r s q u e l’o r d o n n a n c e le s vit a s s i s e s , il r e f e r m a la
p o r t e e t r e t o u r n a d a n s la c u i s i n e .
A p e i n e f u r e n t - e l l e s s e u l e s q u e la n o u r r i c e s ’é c r i a :
— T e v o i là t o u t e c h a g r i n e , m a p e t i t e fille, p a r c e
q u ’il n ’e s t p a s là , m a i s il va r e v e n i r .
J e a n n e lu i s o u r i t g e n t i m e n t , el le é t a i t si é m u e
q u ’el le n e p o u v a i t p a r l e r , e t p u i s el le a i m a i t m ie u x
s e t a i r e : c e t t e a t t e n t e é t a i t d é l i c i e u s e . T o u t à l ’h e u r e ,
p a r c e t t e p o r t e , il e n t r e r a i t , il v i e n d r a i t v e r s e l l e et
les m a u va is jo u rs s e ra ie n t o u b lié s . C u r ie u s e , par
a m o u r , e l l e r e g a r d a a u t o u r d ’e l l e. D e u x f e n ê t r e s
d o n n a n t s u r u n e c o u r t r è s s o m b r e é c l a i r a i e n t m a l la
p iè c e ; d e s rid e a u x de toile g ris e à b a n d e s ro ug es,
d e s f a u t e u i l s d ’o s i e r , u n e t a b l e r o n d e , u n e a u t r e
c a r r é e , s u r l a q u e l l e li v r e s et p a p i e r s é t a i e n t e n t a s s é s
C o m p o s a i e n t l’a m e u b l e m e n t .
L a t a b l e a t t i r a i t J e a n n e ; t o u s c e s p a p i e r s , el le e u t
u i.
1
�LE
D R O IT D ’A IM E R
-voulu l e s l i r e , l e s t o u c h e r ; l e s l i v r e s a u s s i l ’i n t é r c o
s a i e n t l E l l e s e le v a e t , a y a n t u n p e u h o n t e d e s a
c u r i o s i t é , s ’a v a n ç a p o u r v o i r l e s t i t r e s d e c e s v o l u m e s ,
e t u n e é m o t i o n t r è s d o u c e lu i e m p l i t le c œ u r . C e s
livres é ta ie n t c e u x d e s o n p è r e ; p o u r se s élèves
a u t r e f o i s il l e s a v a i t f a i t s, e t c e l u i q u i tra->-ailla it là
le s c o n s u l t a i t e n c o r e .
J e a n n e v it l à u n h e u r e u x p r é s a g e , c e s ii vres-- J e s o n
p è r e é t a i e n t d e s a m i s q u i l’a c c u e i l l a i e n t . E ll e s ’a v a n ç a
e n c o r e p l u s p r è s , e l l e t o u c h a le s v o l u m e ? , l u t c e l u i
q u i é ta it o u v e r t; les m o ts t e c h n iq u e s ne i effray aie nt
p a s . « L e f eu d u t r o i s i è m e r a n g e s t r e c o n n u i r i s
i m p a r f a i t , c ’é t a i t l’a v i s d e N a p o l é o n ; il d e v i e n t p a r
fois n u is ib le à c e lu i d e s d e u x p r e m i e r s ra n g s. » C e s
m o t s - I à n ’a v a i e n t p a s p o u r e l l e la m ê m e s i g n i f i c a t i o n ,
Us l u i d i s a i e n t d e s c h o s e s d o u c e s e t t e n d r e s , d e s
. h o s e s q u i l’é m o t i o n n a i e n t . « R i e n n e j u s t if i e le t r o i
s i è m e r a n g , a ff i r m a i t le m a r é c h a l M a r m o n t , le feu d e
r o i s r a n g s e s t p r a t i c a b l e à l’e x e r c i c e , m a i s n o n p a s
à la g u e r r e . .. » E t J e a n n e c o n t i n u a s a l e c t u r e et la
n o u r r i c e n e lu i p a r l a p a s .
D a n s la c u i s i n e , t o u t e n f o u r b i s s a n t l e s a b r e d e
so n l i e u t e n a n t , l ’o r d o n n a n c e s e d e m a n d a i t : * Q u i
q u e ça p o u v a it b ie n ê tre q u e c e s d e u x d a m e s qui
j t t e n d a i e n t ? D es p a r e n t e s , p r o b a b le , m a is la jeune
<tait r u d e m e n t jo li e. »
Q u a n d le s a b r e t u t b i e n b r i l l a n t , il a l l a le p o r t e r
vlans l’a n t i c h a m b r e ; p u i s , e n s i f f l o t a n t d o u c e m e n t ,
« r a p p o r t a u x d a m e s », il s e m i t à e n c a u s t i q u e r le
p a r q u e t . Il v e n a i t d°. c o m m e n c e r , l o r s q u ’il e n t e n d i t
m a r c h e r d a n s l a c o u r ; c e s p a s - l à , c ’é t a i e n t c e u x d e
^ s o n l i e u t e n a n t . V it e , il s e d r e s s a e t , l o r s q u e l ’o f fi c ie r
o u v r i t la p o r t o , il l e s a l u a p a r c e s m o t s :
— M o " S e u té n a n t, y a d u m o n d e q u i vous atten d .
L e l ie u t t f n a n t M a r v y n ’é t a i t p a s d e . b o n n e h u m e u r ;
d ’u n t o n r a i d e il d e m a n d a d e s e x p l i c a t i o n s .
— Q u i d o n c î fit-il.
— J e ne sais p a s q u i ( st, m o n lie u te n a n t, ces
d e u x d a m e s n e m ’o n t p a s . i l e u r n o m . Il y e n a u n e
v ie ille e t u n e j e u n e . L a p l u s j e u n e s ' a p p e l l e J e a n n e ,
? e s t t o u t c e q u e je s a i s .
L e lie u te n a n t M a rv y b o u s c u l a le s o ld a t et c o m m e
i i 'o u t r a v e r s a le c o u l o i r . B r u s q u e m e n t il o u v r i t la 0
$«(•; '.c d e l a p i è c e o ù s e t r o u v a i e n t l e s d e u x d a m e s .
�L E D R O IT D ’A IM E R
J e a n n e l’av a it e n t e n d u v e n i r . S o u r i a n t e , m a i s b i e n
é m u e , a p p u y é e c o n t r e l a t a b l e d e t r a v a i l, e l l e a t t e n d a i t .
Q u e l q u e s s e c o n d e s ils s e r e g a r d è r e n t ; l e s y e u x d u
l i e u t e n a n t i n t e r r o g è r e n t â p r e m e n t , d e m a n d a n t l’e x p l i
c a tio n d e c e tte p r é s e n c e et la vérité. M a is les p r u
n e l l e s c l a i r e s é t a i e n t t o u j o u r s a u s s i p u r e s , aussi*
c o n fia n te s , ces p ru n e lle s -là ne m e n ta i e n t p a s . A lo rs
le l i e u t e n a n t o u b l i a t o u t , l a l e t t r e d e M . M a r k l e , ce
p r o j e t d e m a r i a g e a v e c le r i c h e A n g l a i s ; el l e é t a i t la,
c h e z l u i, d o n c e l l e é t a i t . t o u j o u r s s a f i a n c é e .
{ Il s ’a v a n ç a v e r s e l le , v e r s c e s o u r i r e q u i l’a p p e l a i t ,
v er s c e s p e t i t e s m a i n s q u i s e t e n d a i e n t ; il l e s p r i t
d a n s les s ie n n e s , les e m b r a s s a te n d r e m e n t , p u is
r e g a r d a d e t o u t p r è s le c h e r v is a g e. Il n e s ’é t a i t p a s
t r o m p é , l e s y e u x a v a i e n t le m ê m e r e g a r d p u r , m a i s
l e s l è v r e s s o u r i a i e n t e n t r e m b l a n t ; c e s l è v r e s - Ià
a v a i e n t p e u r , e l l e s n ’o s a i e n t p l u s c r o i r e a u b o n h e u r .
— M a c h é r i e , fit l e l i e u t e n a n t , v o u s / o i l à d o n c
rev e n u e p o u r...
J e a n n e n e le l a i s s a p a s a c h e v e r .
P o u r to u jo u rs , ré p o n d it-e lle fièrem en t.
P o u r to u jo u r s ... le lie u te n a n t ne c o m p re n a it p a s .
A l o r s J e a n n e e x p l i q u a b i e n v ite. L e m a r i a g e p r o p o s é ,
s o n r e f u s , la l e t t r e d e M . M a r k l e et la b o n t é ' d e s e s
a m is M o rto n .
— Si je s u i s ic i a u j o u r d ’h u i , d i t - e l l e , si n o u s s o m
m e s h e u r e u x , c ’e s t à e u x q u e n o u s le d e v o n s , il ne
f a u d r a j a m a i s l’o u b l i e r .
P u i s J e a n n e s ’i n q u i é t a d u g o u v e r n e u r . L e g é n é r a l
é t a i t d a n s le M i d i , e n ' e o n g é d e c o n v a l e s c e n c e a p f è s
u n e m a u v a is e b r o n c h ite .
G e l a , c ’é t a i t le p a s s é ; b i e n v i t e ils p a r l è r e n t d e
L’a v e n i r .
— J e s u i s c h e z m a n o u r r i c e , d i t J e a n n e , et el l e se
t o u r n a v e r s le f a u t e u i l o u é t a i t a s s i s e M m e R é m o n .
M a i s le f a u t e u i l é t a i t v i d e ; t o u t d o u c e m e n t , c o m p r e
n a n t q u e l e s g r a n d s b o n h e u r s n ’o n t p a s b e s o i n d e
t é m o i n , l a f id è l e s e r v a n t e s ’e n é t a i t a l lé e . E l l e d e v a it
ê t r e t o u t p r è s , o n l’e n t e n d a i t c a u s e r a v e c l’o r d o n
n a n c e . L a j e u n e fille s o u r i t :
— E lle a c r a i n t q u e n o u s n e n o u s ' d i s p u t i o n s , fite l l e ; c ’e s t q u e n o u s a v i o n s d e g r a v e s q u e s t i o n s à
r é g l e r . V o u s a v e z d o u t é d e m o n c œ u r , je m e d e m a n d e
si je d o i s v o u s p a r d o n n e r .
— P a r d o n n e z , m a c h é r i e , e n p e n s a n t q u e c ’e s t
�LE
D R O IT D 'A IM E R
p a r a m o u r q u e j’ai agi a i n s i . O n m ’é c r i v a i t q u e je
n 'a v a i s p a s le d r o i t d e v o u s a i m e r , e t t o u s le s
j o u e s m a c o n s c i e n c e m e le d i s a i t . J e s u i s p a u v r e ,
ileajine.
*•
!
— E t m o i , fit-elle a v e c y n b e a u r i r e , m e c r o y e z v p u s r i c h e ? D e p u i s q u e je s u i s e n F r a n c e je m e s e n s
t a n t d e c o u r a g e q u e m e v o ilà c e r t a i n e d e v a i n c r e .
M o n a m i , a j o u t a - t - e l l e f i è r e m e n t , je vais t r a v a i l l e r .
J e a n n e é t a i t a s s i s e d a n s u n f a u t e u i l d ’o s i e r :
p e n c h é v e r s e l l e, le l i e u t e n a n t [’é c o u t a i t e t la r e g a r
d a i t ; e n e n t e n d a n t c e s m o t s il s e r e d r e s s a :
— T r a v a i l l e r , fittil, t r a v a i l l e r .,. C e l a je n e l e p e r
m e ttra i ja m ais. E t p o u r ta n t , rep rjt-il a m è r e m e n t,
v p u s a l le z m e r é p o n d r e q u e v o u s y ê t e s f o rc é e .
— N a t u r e l l e m e n t , d i t J e a n n e d ’u n e vo ix d o u c e .
— A h ! v o us trou vez cela n a tu re l q u e n o u s a u tre s
o f fi c ie rs , n o u s q u i c o n s a c r o n s t o u t e n o t r e vie a u
p a y s , n o u s s o y o n s f o r c é s d ’a c c e p t e r q u e n o s
f e m m e s t r a v a i l l e n t . E t je d e v i n e q u e l t r a v a i l c e s e r a ,
ce l u i q u ’o n c a c h e , q u ’o n d é r o b e a u x y e u x d e t o u s
p a r c e q u e , v is - à- v is d u m o n d e e t d e s s u p é r i e u r s , la
f e m m e d ’u n l i e u t e n a n t n e d o i t r i e n f air e. V o u s t r a
v a i l le re z d o s h e u r e s et d e s h e u r e s , et p o u r r é c o m
p e n s e vous to u c h e r e z u n e s o m m e rid ic u le ; on p r o
fite t o u j o u r s d e c e s s i t u a t i o n s - l à .
« J e a n n e , v o y e z r v o u s , p o u r u n h o m m e j e u n e e.
p l e i n d ’é n e r g i e , c ’e s t a f fre u x d e p e n s e r q u e , q u o i
q u ’il f a s s e , il n e p o u r r a a u g m e n t e r s e s r e v e n u s ,
pou vez-vous c o m p r e n d r e qu e lle h u m ilia tio n vous
m ’i m p o s e / , p a r c e s m o t s : « J e vais t r a v a i l l e r »?
A v e c u n e g r a n d e t e n d r e s s e la j e u n e fille r e p r i t :
Ne soyez p a s h u m ilié , m o n lie u te n a n t, p u is q u e
c ’e s t p o u r h â t e r n o t r e b o n h e u r : l o r s q u e j’a u r a i u n e
c e r t a i n e s i t u a t i o n n o u s p o u r r o n s n o u s m a r i e r . Et
voyez-'vous c o m m e m o n c œ u r e s t d i f f é r e n t d u v ô t r e :
je s e r a i t t f è s f i è r e d ’a p p o r t e r m a p a r t a u m é n a g e . J e
m e d i r a i : m o n p a y s e s t p a u v r e , il n ’a p a s d e q u o i
p a y ^ r s e s o f fi c i e r s , e h b i e n , je l’a i d e d a n s la m e s u r e
J e m e s m o y e n s . C e n ’e s t p a s le l i e u t e n a n t M a r v y q u i
do it ê t r e h u m i l i é , c ’e s t la F r a n c e , a u s s i je c o n c l u s
q u ’il fau! ê t r e r a i s o n n a b l e e t me l a i s s e r t r a v a i l l e r .
N e f r o n c e z p a s l e s s o u r c i l s , n e v o u s f à c h ç z p a s , je
v o u s p r o m e t s d e c e s s e r d è s q u e ce n e s « r a p l u s util e.
Q u a n d v o u s ser-îz c a p i t a i n e , n o u s n o u s t r o u v e r o n s
ric h e s.
�LE
D RO IT D A IM E R
>75
— lf eu t-è tre :, r é p o n d i t le l i e u t e n a n t ; n * e n f i n ,
q u e v o u le z - v o u s f a i r e ?
— V o u s s a v e z q u e je d e s s i n e ; j’a i b e a u c o u p t r a
v ai llé . A u t r e f o i s je f a i s a i s d e l ’e n l u m i n u r e , ,j e ; v en d a is ,
d é j à , e h b i e n ,, je r e p r e n d r a i m e s t r a v a u x ,, j’e s s a y e r a i
l’i l l u s t r a t i o n , , e t je g a g n e r a i b e a u c o u p d ’a r g e n t .
— L ’a r g e n t ! je le h a i s !. s ’é c r i a le l i e u t e n a n t M a r v y
e a s e l e v a n t. O h 1. m a c h é r i o ,ual-vila in d u o d,’a m o u r ,
e t c o m m e j ' a u r a i s v o u l u v o u s, éviter, c e l a !
— N e reg rette z rie n , r é p o n d it J e a n n e e n s o u ria n t,
si n o u s é t i o n s r i c h e s , n o u s n o u s a i m e r i o n s p e u t ê tre m o in s .
— P o u r q u o i d o n c ? de m $ n d a- t- il, é to n n é .
— C ’es t u n e i d é e à m o i d o n t v o u s a l l e z p e u t - ê t r e
r i r e , m a i s je m ’i m a g i n e q u e la r i c h e s s e , t r o u v é « d a n s
u n b e r c e a u , e n d u r c i t les- c œ u r s l e s m e i l l e u r s . Q u a n d
o n n ’a p a s s o u f f e r t , je c r o i s q w to n n e s a i t p a s a i m e r .
M o i , je n ’a i j a m a i s é t é r i c h e d ’a r g e n t , m a i s j’é t a is
r i c h e d e t e n d r e s s e , d 'a f f e c t i o n , e t je m a n q u a i s p eu t ê t r e d e p i t i é p o u r l e s p a u v r e s ; je m ’a p i t o y a i s s u r la
d o u l e u r , m a i s je n e la c o m p r e n a i s , p a s . D i e u a v o u lu
q u e je f u s s e m a l h e u r e u s e , n o t r e a m i t i é e s t n é e p e n
d a n t ce t e m p s - l à . J<e v o u s ai rn e , J e a n , i n f i n i m e n t et
p o u r t o u j o u r s . J e v o u s a i m s c o m m e je n e v o u s a u r a i s
j a m a i s a i m é si j’é t a i s r e s t é e h e u r e u s e . L es, l a r m e s ,
v o y e z - v o u s , s o n t n é c e s s a i r e s , e l l e s p r é p a r e n t les
j o i e s , e l l e s é l a r g i s s e n t l e s cœ urs-.
— M a c h é r i e , fit le, l i e u t e n a n t , j’a u r a i s vouJu q u e
v o u s n e p l e u r i e z j a m a i s , j’a u r a i s v o u l u v o u s ( air e u n e
v ie d o u c e , e x e m p t a d e >s o u c i p é c u n i a i r e .
— U n c o n t e d e fée o u u n r o m a n p o u r j e u n e fille ;
o n l e s lit, m a is , o n n e l e s vit p a s . J e c r o i s q u e le
b o n h e u r c o m p l e t n ’e x i ste , g u è r e s u r t e r r e , c h a c u n
d o i t lui p a y e r u n e r a n ç o n t celle. q u ’il n o u s d e m a n d e
e s t d ’o r d r e p u r e m e n t m a t é r i e l , n e n o u s p l a i g n o n s
pas.
— C o i i i m e v o u s v o ilà s a g e , J e a n n e , et r a i s o n n a b l e !
— Je. s u i s p rès, d e v o u s , ju s u i s h.eurqus&.
— M a i s n e r e g r e t t e r e z - v o u s p a s un- j o u r l a m é d i o
c r i t é d e n o t r e vie ? L o r s q u e v o u s t r a v a i l l e r e z , n,e
p a s s e r a - t - i l pas, d e v a n t vo s y e u x f a t i g u é s l e f a n t ô m e
d e c e q u ' a u r a i t p u ê t r e v o t r e vie si v o u s a v i ez fait u n
r i c h e m a r i a g e ? J e a n n e , c ’e s t à c a u s o d e m o i , c ’e s t p o u r
m o i q u e v o u s a v e z r e f u s é l’u n i o n q u i v o u s a p p o r t a i t
l a r i c h e s s e , et p e u t - ê t r e le b o n ü e u r s e r a i t - i l v e n u .
�L E D R O IT D’A IM E R
M o n a m o u r , s a n s le v o u l o i r , v o u s a fait d u m a l.., je
souffre d e cela.
S é r i e u s e , d ’u n e v o i x g r a v e , J e a n n e r é p o n d i t :
— E c .o u t ez -m o i, J e a n , e t r a p p e l e z - v o u s c e q u e je
fa is v o u s d i r e , c a r n o u s n e r e p a r l e r o n s p l u s j a m a i s
d e c e t t e c h o s e - l à . O u i , j’a i r e f u s é u n m a r i a g e q u i
m ’a p p o r t a i t - t o u t c e q u e v o u s d i t e s , je l’ai r e f u s é
p o u r v o u s d ’a b o r d , m a i s a u s s i p o u r r e s t e r F r a n ç a i s e .
C o m p r e n e z - m o i b i e n : m ê m e si je n e v o u s a v a i s p a s
c o n n u , m ê m e s i je n e v o u s a v a i s p a s a i m é , j a m a i s je
n e s e r a i s d e v e n u e la f e m m e d ’u n h o m m e q u i n ’é t a i t
p a s d e m a race et q u i n e p artag eait p a s m es
C ro y a n c e s . J e n e c o n n a i s r i e n d e l a v ie, m a i s je
m ’i m a g i n e q u e , p o u r ê t r e h e u r e u x e n s e m b l e , t r è s
l o n g t e m p s , il f a u t a i m e r l e s m ê m e s c h o s e s ; e h b i e n ,
p o u r m o i , il n ’e x i s t e q u ’u n D i e u e t q u ’u n p a y s . J e
S uis c a t h o l i q u e e t F r a n ç a i s e ; h o n n e u r , a m o u r , f or
tu n e , rien n e p o u r r a m e faire ch a n g e r. J e a n , vou s ne
d e v e z p a s e n d o u t e r , e t il n e f a u t p a s s o u f f r i r d ’u n
so u v e n ir.
L e l i e u t e n a n t p r i t l e s m a i n s d e J e a n n e et l e s b a i s a
p assio n n ém en t.
— V o u s a v e z r a i s o n , d it - il , j’o u b l i e r a i t o u t .
— E t v o u s a i m e r e z n o t r e vie m é d i o c r e , v o u s n e
m u rm u re re z p lu s ?
— J ’a i m e r a i , r é p o n d i t le l i e u t e n a n t a v e c f e r v e u r ,
e t je n e m u r m u r e r a i p l u s .
— E h b i e n , r e p r i t J e a n n e , d é s d e m a i n je m e m e t s
e n c a m p a g n e . J e v a i s r e t r o u v e r la vie ille d a m e q u i
p r i s a i t m e s e n l u m i n u r e s et j’i r a i p r é s e n t e r à d e s
d i r e c t e u r s d e j o u r n a u x q u e l q u e s d e s s i n s . J ’ai d e s
b o n s h o m m e s N o ë l s q u i l e u r p l a i r o n t ; ils m ’a m u s e n t ,
ils a m u s e r o n t b i e n d e s e n f a n t s .
— J e v o u d ra is les c o n n a îtr e .
— V o u s n ’ê t e s p a s u n e n f a n t ?
— N o n , m a i s j’a i m e r a i s à f é l i c i t e r le d e s s i n a t e u r .
— E n f i n v o u s v o u l e z q u ’o n v o u s i n v i t e à v e n i r l e s
v o ir . C ’e s t c o n v e n u , v e n e z le j o u r q u ’il v o u s p l a i r a .
D o u c e m e n t , s a n s g r a n d b r u i t , la n o u r r i c e r e n tr a i t.
L e s j e u n e s g e n s l’a c c u e i l l i r e n t a v e c u n s o u r i r e
ra d ie u x . L e u r j e u n e s s e , le u r a m o u r s e m b la ie n t
i l l u m i n e r la p i è c e .
s
M m e R é m o n s ’e n a p e . ^ u t e t r e g a r d a a u t o u r d ’el le :
r i e n p o u r t a n t n ’a v a it b o u g é . L e s f e n ê t r e s é t a i e n t t o u j o u r - le rm ie« !, l e s r i d e a u x d ? t o i l e g r i s e à b a n d e s
�E D RO IT D’A IM E
'77
r o u g e s g a r d a i e n t i e u r s p l i s c o r r c x . . n ,a t é t a i t
p a r e i l ; s e u l e m e n t , d a n s c e t t e p i ' c e s o m b r e si p a u
v re m e n t m e u b lé e , m a lgré les f e n ê tr e s c lo s e s , q u e l q u e
c h o s e é t a i t e n t r é , e t c e q u e l q u e c h o s e é t a i t si v i s i b l e
q u e la vie ille f e m m e s e t a i s a i t e t , t o u t é m u e , le c o n
t e m p l a i t . L e b o n h e u r é t a i t là, il f a i s a i t b r i l l e r l e s
y e u x d e J e a n M a r v y e t d e J e a n n e F a v i e r . Il m e t t a i t
s u r l e u r s l è v r e s c e s o u r i r e r a d i e u x , ce s o u r i r e q u i
d i s a i t l e u r c o n f i a n c e e n l’a v e n i r e t l e u r foi r é c i
p r o q u e ; les m a u v a is jo u rs é ta ie n t o u b lié s , la s é p a ra
t i o n , l e s l a r m e s , t o u t c e l a c ’é t a i t le p a s s e , ils n ’y s o n
g e a i e n t p l u s . L ’a m o u r , ce m o t q u i d o n n e t o u s les
co u ra g e s , se ra it à p r é s e n t le u r c o m p a g n o n fidèle;
l'a m o u r ne les q u itt e r a it jam ais.
La n o u rric e ré su m a se s im p re ssio n s :
— M a p e t i t e fille, d it - e l l e ; v o u s ê t e s h e u r e u x I
A h l o u i , ils é t a i e n t h e u r e u x 1 E n s e m b l e t o u s les
deu x p arlè re n t :
— J ’ai e u d u c h a g r i n i n u t i l e m e n t , d it - i l , el le m ’î
t o u jo u rs aim é.
E t e l le , g r o n d e u s e , s ’é c r i a :
— L e v ila in d o u t a i t d e m o n c œ u r .
— D i t e s - l u i , m a d a m e R é m o n , si je l ’a c c u s a i s !
— E t t o i. n o u n o u , r a c o n t e - l u i q u e l l e a é t é mip ein e l
L a v ie ille s e r v a n t e n e s a v a i t à q u i r é p o n d r e ; p r è s
d e ce j e u n e b o n h e u r el le s e s e n t a i t r a j e u n i r ; el l e
s o u ria it à ces visa ges q u i ria ie n t en p a rla n t.
— T aise z -v ou s, le u r d it-e lle, et ava nt d e n o u s en
a l l e r , c a r il f a u t n o u s e n a l l e r , J e a n n e , je v e u x t e
m o n tre r q u elq u e chose.
Et el le s e d i r i g e a v e r s la t a b l e d e t r a v a i l a u - d e s s u s
de la qu elle p e n d a ie n t, c lo u é s au m u r, d e u x g ra n d s
m o r c e a u x d e p a p i e r b l a n c . E ll e l e s r e t o u r n a p r e s t e
m e n t e t d e s a l m a n a c h s p a r u r e n t . S u r l ’u n d ’e u x d e
p e tite s b a r r e s ra y a ie n t c h a q u e jo u r, m a is ces p e tite s
b a r r e s s ’a r r ê t a i e n t a u m i l i e u d e n o v e m b r e . C ’é t a it l e
v in g t n o v e m b r e a u ô le l i e u t e n a n t av a it r e ç u la 'e t t r e
de M. M arklc
J e a n n e s ’a p p r o c h a e t r e g a r d a l o n g u e m e n t ce
c a l e n d r i e r . C ’é t a i t l’h i s t o i r e d ’u n a m o u r , l’a t t e n t e
u d ô l e ; c h a q u e s o i r , J e a n M a r v y b a r r a i t le j o u r q u i
s ’e n f u y a i t . D e p u i s le v in g t n o v e m b r e le l i e u t e n a n t
n ’av a it r i e n ef la cé . V it e , J e a n n e p r i t u n c r a y o n et ù
jr a r v l? t r a i t s r a y a s e m a in e s e t m o i s : c e l a fait, el le s e
�LE
LiRO iT D 'A IM E R
t o u r n a v e r s s p n f i a n c e e t , c o m m e s a n o u r r i c e ¿ l a i t ¡à,
elle t e n d i t l e f r o n t.
T o u c h é paj- c e g e s t e de- c o n f i a n c e , le l i e u t e n a n t ,
v io le m m e n t ém u , m it s u r les c h e v e u x b lo n d s un
b a i s e r lé g e r,, u n b a i s e r c h a s t e q u i n e d e v a i t p a s
■.roubler la j e u n e tïile. E lle r e ç u t c e t t e c a r e s s e a v e c
an s o u r i r e , s e s y e u x f i x è r e n t l o n g u e m e n t J e a n M a r v v ,
e l l e v o u la i t, e m p o r t e r a v e c el l e s o n i m a g e e t le s o u
v e n i r t r è s p u r d e ce. p r e m i e r b a i s e r . E ll e s e d i r i g e a
v e r s la p o r t e , elle: s e m b l a i t g a r d e r un- p r é c i e u x
v i a t i q u e . L ’a m o u r , c e v i a t i q u e d e s v i v a n t s , el le
l e m m e n a i t d a n s l’h u m b l e p e t i t l o g e m e n t d e la r u e
d e la T o m b e - l s s o i r e ; m a i n t e n a n t il n e l a q u i t t e r a i t
p l u s , il l’a c c o m p a g n e r a i t d a n s t o u t e s l e s d é m a r c h e s
q u ’e l l e allai t faire,, il lui d o n n e r a i t t o u s les? c o u r a g e s ,
a v e c lui e l l e v a i n c r a i t , elle é t a i t c e r t a i n e d e c e l a .
D a n s la r u e , le s o l e i l , le c i e l b l e u , l e s p a s s a n t s ,
e l l e n e vit r i e n ; d e v a n t e l l e, p r è s d ’e l l e , il n ?y av a it
q u ’u n e s i l h o u e t t e , s o n oreille- e n t e n d a i t s e u l e m e n t
le s m o t s q u e t o u t à l’h e u r e il a v a it d i t s e t s u r s e s
c h e v e u x b l o n d s le b a i s e r é t a i t e n c o r e là.. L a n o u r r i c e
s e t a i s a i t , c o m p r e n a n t q u ’il y a d e s b o n h e u r s q u e
rien ne do it tro u b le r.
XTX
D a n s l e p e t i t l o g e m e n t d e l a r u e d e la t o m b s I s s o i r e , b i e n v i t e J e a n n e av a it o r g a n i s é s a vie. iV-u-,
l e s m a t i n s , a p r è s a v o i r a i d é a u x s o i n s d u m é n a g e et
a v a n t d e s e m e t t r e a u t r a v a i l, el l e l i s a i t le j o u r n a l
a v e c u n e a t t e n t i o n t r è s g r a n d e . L ’e m p r u n t p r o p o : , é T
l’i m m u n i t é d e la r e n t e , l e s d i s c o u r s d e s h o m m e s
p o l i t i q u e s , la c h u t e d u m i n i s t è r e , el l e s u i v a it t o u t
c e l a ; c e t t e q u e s t i o n d e l’e m p r u n t a s s u r a i t l ' a u g m e n
t a t i o n d e s s o l d e s e t p e r m e t t a i t en fi n d e f i x e r la d a t e
d e l e u r m a r i a g e . M a i s c ’é t a i t l o n g ; t o u s c e s « p a n
t i n s », c o m m e el le c o n t i n u a i t à l es a p p e l e r , p e r d a i e n t
l e u r t e m p s e n d i s c u s s i o n s e t p r o f i t a i e n t d e la t r i
b u n e p o u r a t t a q u e r le u rs e n n e m is . U n a n c ie n p r é s i
d e n t d t c o n s e il, c h e f du p a rti so c ia lis te , in s u lta it en
plein». O h a m b r e le p r é s i d e n t a c t u e l ; l e s d i s c o u r s ,
les r é p liq u e s , les a m e n d e m e n t s , q u e de c h o s e s in u
t i l e s 1 lit p e n d a n t c e t e m p s - l à , a n x i e u s e , m a l à l’a i s e ,
�LE
D R O IT D 'A IM E R
>79
la F r a n c e a t t e n d a i t . L a B o u r s e , l e c o m m e r c e s e
r e s s e n ta ie n t d e c e s h é s ita tio n s , m a is les h o m m e s
p o l i t i q u e s s ’o c c u p a i e n t s u r t o u t d e s h a i n e s d e p a r t i s ,
d e s p la ce s à g ag n e r et de f ru c tu e u s e s o p é ra tio n f i n a n c i è r e s ; b i e n p e t i t é t a i t le n o m b r e d e c e u x q u
s o n g e a i e n t à l’a v e n i r d u p a y s .
C h a q u e j o u r J e a n n e l i s a i t le c o m p t e r e n d u d e la
C h a m b r e e t el le n e p o u v a i t a d m e t t r e q u e t o u t un
p e u p l e a c c e p tâ t a u s s i fa c ile m e n t les d é c is io n s
d ’h o m m e s q u i v o t a i e n t d e s l o i s e n p l e i n e b a t a i l l e ,
d a n s u n e a t m o s p h è r e s u rc h a u ff é e , au m ilieu de
v o c i f é r a t i o n s e t d e c r i s q u i n ’a v a i e n t r i e n d e p a r l e
m e n ta ire . E t s a je u n e s s e se révo ltait, elle ra c o n ta it â
sa n o u rric e to u t ce q u i se p a ssa it à c e tte « C h a m b re »
d ’o ù d é p e n d a i t l e u r m a r i a g e . L a v ie ille f e m m e é c o u
t a i t , n e c o m p r e n a n t p a s g r a n d ’c h o s e à c e s m o t s
b i z a r r e s : e m p r u n t , i m m u n i t é d e la r e n t e , a m e n d e
m e n t , m a i s b l â m a i t , p u i s q u e s a fille b l â m a i t .
J e a n n e s ’Otait m i s e c o u r a g e u s e m e n t à l’o u v r a g e , It
l i e u t e n a n t M a r v y é t a i t v e n u a d m i r e r le s b o n s h o m m e s
N o è l s , m a i s il a v a i t c o n s e i l l é d e f air e d ’a u t r e s
p l a n c h e s . J e a n n e a v a it s u i v i c e c o n s e i l e t p l u s i e u r s
m a t i n s d e s u i t e el le a v a it t r a v a i l l é ; s o u s s o n p i n c e a u
O ta i en t n é s d e s a n i m a u x b i / a r r e s a y a n t !a r a i d e u r
b r i t a n n i q u e , d e s f i ll e tt e s i n c a r n a n t q u a l i t é s et
d é f a u t s d e l’e n f a n c e , d e s p e t i t s g a r ç o n s h a b i l l é s
c o m m e e l l e l e s av a it v u s à L o n d r e s : p a n t a l o n s
longs , vestes c o u rte s , cols b la n c s et c h a p e a u x haut
d e f o r m e ; t o u s s u r u n e g r a n d e f e u il l e d e b r i s t o l
a l l a i e n t , v e n a i e n t , c o u r a i e n t , p l e i n s d e vie e t de
g a i e té . C o m m e c a d r e , la T o u r d e L o n d r e s , cette
v ie ille f o r t e r e s s e , e t s e s g a r d i e n s a v e c le c o s t u m e
ilu m o y e n â g e q u ’ils p o r t e n t e n c o r e : c h a p e a u r o n d
e n v e l o u r s , b l o u s e à j u p e p l i s s é e e n d r a p noii
c h a m a r r é e d e g a l o n s r o u g e s . Q u a n d J e a n n e e u t fini
c e t r a v a i l , el le s e t r o u v a p r ê t e , et u n a p r è s - m i d i , s o n
c a r t o n à d e s s i n s o u s le b r a s , el le p a r t i t p l e i n e dt.
courage.
^
D a n s u n e p e t i t e r u e é t r o i t e et g r i s e , t o u t p r è s d u
b o u l e v a r d S a i n t - G e r m a i n , J e a n n e t r o u v a f a c i le m e n t
le s b u r e a u x d u j o u r n a l a u q u e l e l l e c o m p t a i t p r é
s e n t e r s e s d e s s i n s . U n e p a r t e v i t r é e d o n n a i t s u r la
r u e ; d a n s le m a g a s i n , p l e i n d e p i l e s d e l i v r e s et d e
jo u rn a u x , J e a n n e a p e r ç u t u n e c a is s e d e r r iè r e
l a q u e l l e s e t e n a i t u n e m p l o y é . Il f a u d r a i t aile!
�j 8o
L E D R O IT D ’A IM E R
jusqu e-là, p a rle r, d e m a n d e r d es ren seig n em en ts,
d i r e ce q u ’el le v o u l a i t . E ll e s e n t a i t s a g o r g e s e s e r r e r ,
•lie é t a i t t r è s i n t i m i d é e , p o u r t a n t , il f all ait e n t r e r .
D e l ’a u t r e c ô t é d e l a r u e , e l l e r e g a r d a i t le m a g a s i n ,
l ’e m p l o y é ; e n f i n e l l e t r a v e r s a t r è s v i te et d ’u n m o u
v e m e n t b r u s q u e o u v r i t l a p o r t e . L ’h o m m e q u i é t a i t
d e r r iè r e la c a is s e ne b o u g e a p a s ; a lo rs J e a n n e
s ’a v a n ç a v e r s l u i e t d ’u n e p e t i t e v o i x t r è s d o u c e
dem anda :
— M o n s i e u r , c ’e s t b i e n i c i le P l a i s i r d e s e n j a n l s ?
— O u i , fit l’e m p l o y é ; p o u r l ’a b o n n e m e n t a u p r e ,n i e r , l e s n u m é r o s à d r o i t e .
Il
av a it r é p o n d u s a n s r e g a r d e r , m a i s c o m m e il se
r e n d a i t c o m p t e q u e la p e r s o n n e q u i a v a i t p a r l é n e
b o u g e a i t p a s , il le v a l e s y e u x . L e c a r t o n q u e J e a n n e
a v a ii s o u s le b r a s le r e n s e i g n a .
— V o u s v o u le z p r é s e n t e r d e s d e s s i n s ? C e n ’e s t
p a s l’h e u r e .
C h a q u e jo u r c e t h o m m e vo ya it défiler d e v a n t sa
ca is se d e s a r ti s te s , h o m m e s et fe m m e s d e le ttr es ,
d e s s i n a t e u r s e t d e s s i n a t r i c e s ; il é t a i t h a b i t u é à v o i r
p a s s e r b ie n d e s visa ges d é ç u s , m a is celui de J e a n n e
e x p r i m a i t u n te l r e g r e t q u ’il a j o u t a :
— M o n tez au p rem ier, m ad em o iselle, d em an d e z à
voir le d i r e c t e u r , s ’il e s t d e b o ' . n e h u m e u r il v o u s
recevra.
J e a n n e e u t u n s o u r i r e t i r n i d e , ’ r e m e r c i a et se
d i r i g e a v e r s l’e s c a l i e r . E ll e le m o n t a l e n t e m e n t , el le
v o u la i t s e r e m e t t r e d e s a p r e m i è r e é m o t i o n .
E lle a r r i v a d a n s u n e a n t i c h a m b r e p l e i n e d e m o n d e
e t s c ' d e m a n d a à q u i e i l e p o u r r a i t s ’a d r e s s e r . . .
D e v a n t u n e t a b l e , u n i e u n e . e m p l o y é é c r i v a i t , el le
s ' a p p r o c h a d e lui.
— J e v o u d r a i s , d i t - e l l e à v o ix b a s s e , ' v o i r le d i r e c e u r d u ¡■‘ ¡ a i s i " d e s e n f a n t s .
— 11 n ’e s t p a s e n c o r e a r r i v é , m a d e m o i s e l l e , e t ,
m o n tr. i t l’a n i j c h a m b r e , il a j o u t a a v e c i r ir.ic : O n
l’a t t e n d .
J e a n n e c o m p r i t q u ’el l e d e v a i t f air e c o m m e le s
a u t r e s , e t , t r è s i n t i m i d é e , s ’a s s i t s u r u n e c h a i s e
l i b r e . D ’a b o r d el le n ’o s a r i e n r e g a r d e r , il lui s e m b l a i t
q u e t o u t le m o n d e la d é v i s a g e a i t , e t p u i s ce s i l e n c e
lui p a r a i s s a i t h o s t i l e ; a u b o u t d e q u e l q u e s i n s t a n t s
d ’a u t r e s f f e r s o n n e s é t a n t e n c o r e a r r i v é e s , e l l e leva
l es y e u x . A u t o u r
g r a n d e t a b l e r e c o u v e r t e d ’u n
�LE
D R O IT D ’A IM E R
la p is vert, h o m m e s et fe m m e s a t te n d a ie n t ; q u e l q u e s ,
u n s l i s a i e n t ; d ’a u t r e s , r é s i g n é s , n e f a i s a i e n t rien.
J e a n n e p rit un jo u rn a l et, le n te , tr è s e n n u y e u s e ?
u n e h e u r e p a s s a . M a i s c o m m e le d i r e c t e u r n ’a r r iv a i t
p a s , q u e l q u e s h o m m e s s ’e n a l l è r e n t . A v a n t d e q u i t t e i
î a p i è c e i ls s e p l a i g n i r e n t d e l ’a t t e n t e i n u t i l e ; u n
p a u v r e v i e u x s ’e m p o r t a : « L a m a i s o n é t a i t u n e
b o i t e , il n ’y r e v i e n d r a i t j a m a i s . »
1
L e j e u n e e m p l o y é n e r é p o n d i t p a s , : ia is q u a n d le
p l a i g n a n t e u t d i s p a r u , il d i t e n h a u s s a n t le s
épauler, :
— Il s e r a l à d e m a i n I
E t c e tte c o n s ta ta tio n , faite p a r ce ga m in , était
t r i s t e i n f i n i m e n t . « Il s e r a là d e m a i n », c e l a v o u l a i t
d ir e q u e cet h o m m e , u n vieillard, ava it a b s o lu m e n t
b e s o i n d e p l a c e r a r t i c l e s e t n o u v e l l e s . Il s a v a i t b i e n
p o u r t a n t c e q u i s e p a s s e r a i t . S a n s é l a n , le d i r e c t e u r
d u j o u r n a l l e s p r e n d r a i t , lui f e r a i t a t t e n d r e d e u x ou
t r o i s m o i s s a r é p o n s e e t n e p a y e r a i t l’a u t e u r q u e
l o r s q u e l e s n o u v e l l e s s e r a i e n t p a s s é e s d a n s le
P la is ir d e s e n fa n ts . A cc ep ta tio n , co m p o sitio n du
t e x t e , m i s e e n p a g e , s i x m o i s d ’a t t e n t e , e t s a c o p i e
l u i s e r a i t p a y é e c i n q c e n t i m e s la l i g n e I
J e a n n e n e c o n n a is s a it p a s c e s t r is te s c h o s e s , m a ielle c o m p re n a it q u e p o u r r e v e n ir d e m a in cet h o m m e
deva it être s a n s re s s o u r c e s .
E n f i n , à q u a t r e h e u r e s u n e p o r t e s ’o u v r i t et le s
g e n s c o m m e n c è r e n t à p a s s e r . C e la alla a s s e z v ite ;
u n e h e u r e a p r è s , il n e r e s t a i t p l u s d a n s l’a n t i c h a m b r e
q u ’u n e p r o s s e d a m e à v i s a g e s y m p a t h i q u e • et
Jeanne.
P o u r q u o i J e a n n e , q u i é t a i t t i m i d e , t o u r n a - t - e l l e les
y e u x vers c e tte d a m e ? P o u r q u o i reg a rd a -t-elle les
p r u n e l l e s g r i s e s d e l’i n c o n n u e ? P o u r q u o i lu i p a r l a t - e l l e ? M o u v e m e n t i r r é f l é c h i , l a s s i t u d e ; J e a n n e st
p l a i g n i t , el le e u t u n g r o s s o u p i r d ’e n f a n t .
— C o m m e c ’e s t l o n g , f it- ell e, je s u i s a r r i v é e à
d eu x h eures!
E t o n n é e , la d a m e d e m a n d a :
— C ’e s t d o n c - l a p r e m i è r e fois q u e v o u s v e n e z i c i ?
— Qui., a v o u a J e a n n e . E t m o n t r a n t s o n c a r t o n ,
elle a j o u t a : J e d é b u t e .
L e s y e u x g r i s la f i x è r e n t t r è s a f f e c t u e u s e m e n t ,
p u i s l ’i n c o n n u e r e p r i t ;
— P a u v r e p e t i t e , v o u s ê t e s b i e n je u n e e t b i e n
�L E D R O IT D ’A IM E R
jo lie p o u r ce m é t i e r - l à , e t ce q u ’il y a d e r e g í s t a b l e ,
c 'e st q u e je s u i s s û r e q u e v o u s av e z d u t a l e n t .
J e a n n e n ’e n t e n d i t q u e l a d e r n i è r e p h r a s e , vive
m e n t elle o u v r i t s o n c a r t o n .
L a d a m e s e p e n c h a e t , a t t e n t i v e , r e g a r d a le s
d essin s.
— C ’e s t c h a r m a n t , d i t - e l l e , l i g n e s , c o l o r i s , t o u t
e s t p a r f a i t ; s e u l e m e n t v o u s a l le z m o n t r e r c e s e s s a i s
à u n h o m m e q u i n ’y c o n n a î t r i e n e t q u i n ’a j a m a i s
t e n u u n c r a y o n d e s a vie. Il v o u s f e r a d e s c r i t i q u e s
d o n t v o us rire z et vo us d e m a n d e r a d e s c o r r e c tio n s
i n e p t e s . Il y a t r o i s a n s q u e c e j o u r n a l e x i s t e , c ’e s t
le c i n q u i è m e d i r e c t e u r ; ils s e s u c c è d e n t , t o u s a u s s i
b ê t e m e n t n u i s i b l e s l e s u n s q u e le s a u t r e s . R é s u l t a t :
le P l a i s i r d e s e n f a n t s s e m e u r t e t l’é d i t e u r - p r o p r i é t a i r e s ’e n é t o n n e .
L a f i g y re d e J e a n n e e x p r i m a u n te l d é s a p p o i n t e
m e n t q u e la d a m e a j o u t a :
— M a is v ou s r é u s s ire z p e u t-ê tr e , cela d é p e n d de
t a n t d e c h o s e s . E te s-v o u s r e c o m m a n d é e ?
— R e c o m m a n d é e . . . m a i s je n e c o n n a i s p e r s o n n e .
J e ' c r o y a i s q u ’il s u f f i s a i t ...
— D ’a v o i r d u t a l e n t , t e r m i n a la d a m e e n r i a n t ; m a
pauvre petite, co m m e vous vous tro m p e z I Je su if
f e m m e d e l e t t r e s , v ie illi e d a n s le m é t i e r , il y a d e :
a n n é e s q u e je f ai s d e s c o n t e s p o u r l e s e n f a n t s , d e s
c h r o n i q u e s p o u r j o u r n a u x d e m o d e , c ’e s t v o u s d i r e
q u e je c o n n a i s à f o n d c e s q u e s t i o n s - l à . J ’ai v u d e s
d e s s in a t e u r s , q u i avaie nt le u rs d e s s in s re fu s é s p a r
t o u t , d e v e n i r d e s m a î t r e s q u ’a u j o u r d ’h u i o n s a l u e
t r è s b a s ; j’ai vu d e s a u t e u r s a y a n t d e s d o n s m a g n i
f i q u e s , d o n t o n n e l i s a i t m ô m e p a s l e s o e u v r e s ; j’ai
vu d e s r a t é s s ’i m p o s e r , j’ai v u d e s g é n i e s m o u r i r d e
faim . A u s s i , s i t o u t à l ’h e u r e le d i r e c t e u r v o u s r e f u s e
vos d e s s i n s et v o u s re n vo ie s a n s q u e l q u e pa ro le
d ’e s p o i r , n e v o u s d é s e s p é r e z p a s , m a i s c h e r c h e z
a u t o u r d e v o u s e t d e m a n d e z à q u e l q u ’u n d ’i n f l u e n t
une le ttre de r e c o m m a n d a tio n . M u n ie d e ce tte piè ce
n é c e s s a i r e , r e v e n e z ici o u a l le z à u n a u t r e j o u r n a l ;
su c o m m e n c e r a à r e g a r d e r vos d e s s in s avec
tion et vous a u re z p e u t-ê tr e c h a n c e d e ré u s s ir.
J e a n n e r é f l é c h i t : le g é n é r a l a u r a i t p e u t - ê t r e p u lui
f a i r e a v o i r c e t t e l e t t r e i n d i s p e n s a b l e , m a i s il é t a it
en co re ab se n t p o u r p lu sieu rs se m ain es. Le c œ u r
V o s , el l e r é p o n d i t :
�L E D RO IT D 'A IM E R
— .7e n e c o n n a i s p e r s o n n e .
L a d a m e r e g a r d a le j e u n e v is a g e q u i n e l â c h a i t p a s
s a p e i n e e t , b o n n e , el l e r e p r i t :
— E h b i e n ! m o i , je v o u s l e r a i r e c o m m a n d e r e:
v ous réu ssirez.
L es m a in s de J e a n n e se te n d ir e n t vers ce tte in c o n
n u e si c h a r i l a b l e .
— M e rc i, m a d a m e , m e rc i avec to u t m o n c œ u r .
A c e m o m e n t l a p o r t e p a r l a q u e l l e le s v i s i t e u r s
p é n é t r a i e n t d a n s le b u r e a u d u d i r e c t e u r s ’ô u v r i t , et
le j e u n e h o m m e a n n o n ç a q u e M . l e d i r e c t e u r , é t a n t
a p p e l é p a r le p a t r o n , n e r e c e v r a i t p lu s ' ce s o i r .
R é s i g n é e , la fe m m e d e l e t t r e s s e le v a e t d i t à s a
je u ne c o m p a g n e :
— C e l a , c ’e s t l’i m p r é v u , m a i s , h é l a s ! u n i m p r é v u
q u i arriv e so uv ent.
E n s e m b l e e l l e s s o r t i r e n t ; d a n s la r u e , a v a n t d e se
s é p a r e r , J e a n n e d o n n a s o n a d r e s s e et la d a m é p r o
mit, d ’e n v o y e r b i e n v i te l a l e t t r e d e r e c o m m a n d a t i o n .
E t c o m m e la j e u n e fille d e m a n d a i t à c o n n a î t r e le
n o m d e la p e r s o n n e q u i a l l a i t l’o b l i g e r , la f e m m e d e
le ttre s r é p o n d i t tris te m e n t :
— C ’e s t i n u t i l e , m o n e n f a n t , d a n s v o t r e vie je ne
p u i s ê t r e q u ’u n e p a s s a n t e q u e v o t r e j e u n e s s e a
c h a rm é e ...
c
E t v i t e e l l e s ’e n a l la.
U n p e u d é s a p p o i n t é e , J e a n n e r e n t r a d a n s le p e t i t
l o g e m e n t d e la r u e d e la T o m b e - I s s o i r e , m a i s e l l e n e
d o n n a à sa n o u r ric e a u c u n e e x p lic a tio n . L e d ir e c
t e u r n e r e c e v a i t p a s a u j o u r d ’h u i , el le d e v a i t y
r e t o u r n e r d a n s q u e l q u e s jours.
L e l e n d e m a i n a u p r e m i e r c o u r r i e r a r r i v a la l e t t r e
p r o m is e : un m a ître r e c o m m a n d a it c h a u d e m e n t à un
é d i t e u r la j e u n e d é b u t a n t e .
P le in e de c o n fia nc e , J e a n n e re p r it s o n c a rto n .
P l u s v a i l l a n t e q u e l a v e i lle , el le p é n é t r a d a n s le s
b u r e a u x et a p r è s u n e a t t e n t e d ’u n e h e u r e fu t e n f in
reç u e.
U n b o n vit il e m p l o y é e x a m i n a s e s d e s s i n s , lui
p a r l a d e la p e r s o n n e q u i la r e c o m m a n d a i t , p u i s
s a n s lui f air e a u c u n c o m p l i m e n t lu i d o n n a u n e n o u
vel le à i l l u s t r e r .
li t J e a n n e s ’e n a l l a t o u t e c o n t e n t e d e cett.e r é u s s i t e .
L e p e t i t a p p a r t e m e n t d e s a n o u r r i c e é t a i t c l air ,
elle y t r a v a i l l a a v e c a c h a r n e m e n f , l e s h e u r e s lui
�i8+
LE d r o it
d ’a i m e r
s e m b la ie n t t . è s c o u rte s . L o r s q u e so n fiancé ve n a it,
elle c a c h a i t p i n c e a u x e t c o u l e u r s , d e v i n a n t q u ’il
s o u f fr a i t d e i a v o i r t r a v a i l l e r , e t p o u r t a n t c e t r av a il
é t a it n é c e s s a i r e , l’a r g e n t r a p p o r t é d ’A n g l e t e r r e s ’e n
a l la i t. J e a n n e a v a i t d û a c h e t e r u n l it p l i a n t , u n e
c o m m o d e p o u r r a n g e r s e s a ff a i r e s e t el l e a v a i t t e n u à
p a r t a g e r l e s d é p e n s e s d e la m a i s o n . . .
I E t p u i s il f all ait s o n g e r à l’a v e n i r h e u r e u x q u i
p e u t - ê t r e é t a i t t o u t p r o c h e . P o u r e n t r e r e n m é n a g e il
fau t u n t r o u s s e a u ; d é j à la n o u r r i c e c o m m e n ç a i t la
lin g e rie de la fu tu re m a riée .
J e a n n e travaillait, m a is so n g ain n e r é p o n d a it p a s
à s o n efTort, l e s i l l u s t r a t i o n s é t a i e n t p e u p a y é e s et
le s e n l u m in u r e s r a r e s ; n é a n m o in s , cet a rg e n t se ra it
u n a p p o r t d a n s le u r m é n a g e , et J e a n n e e s p é ra it
v o i r b i e n t ô t v o t e r l’a u g m e n t a t i o n d e s s o l d e s . .
C h a q u e s o i r , d e s q u e s o n f i a n c é a r r i v a i t , el le l’i n
te rr o g ea it a n x ie u s e m e n t s u r les é v é n e m e n ts d u jo u r ;
s o u v e n t l’o f fi c ie r é t a i t i n q u i e t , le s o r t d e la F r a n c e
s e j o u a i t en c e m o m e n t e t l e s h o m m e s p o l i t i q u e s
s e m b l a i e n t n e p a s s ’e n d o u t e r . Il e x p l i q u a i t en
t e r m e s s i m p l e s l a s i t u a t i o n ; p u i s , l’u n p r è s d e
l’a u t r e , l e s d e u x j e u n e s g e n s é t a i e n t si h e u r e u x q u ’ils
o u b l i a i e n t t r è s v ite le n u a g e n o i r q u i m e n a ç a i t
l’h o r i z o n . J e a n n e a v a it r e t r o u v é l a g a i e t é , m a i s la
d o u l e u r l’a v a it m a r q u é e d ’u n s c e a u q u ’a u c u n
b o n h e u r n ’e f f a c e r a i t ; la d o u l e u r a v a i t fait n a î t r e e n
el le t o u t e s le s c h a t i ' é s et o u v e r t s o n c œ u r à t o u t e s
le s m is è re s .
J e a n n e r i a i t e n c o r e , n i a i s s o n r i r e n ’é t a i t p l u s le
c h a n t d ’u n o i s e a u q u i c h a n t e iv re d e j e u n e s s e , s o n
rire était d e v e n u d o u x , un p e u cra in tif, s o n rire se
sou v e n a it d e s la rm e s v er sé es .
L e l i e u t e n a n t a u s s i a v a it c h a n g é ; d u g r a n d c h a g r i n
q u i lu i a v a i t b r o y é l e c œ u r il lu i é t a i t r e s t é u n e
a n g o i s s e ; il avait p e u r d e l’a v e n i r , p e u r q u e c e t t e
j e u n e fille, q u i lui c o n f i a i t s a vie, s o u f f r i t u n j o u r do
la m é d i o c r i t é d e l e u r e x i s t e n c e . Et p u i s , e n h o m m e
s a g e , il r e l i s a i t à l e u r b u d g e t ; s i l e s e n l a n t s s u r v e
n a i e n t , .]ue d e p r i v a t i o n s e n c o r e p o u r la m a m a n !
E t r e . m a r i é et n e pp.s s e r é j o u i r d e la n a i s s a n c e d e s
p e t i t s r ,a r c e q u e le t o t a l d e s a d d i t i o n s r e s t e t o u j o u r s
ie m ê m e , c ’e s t i n f i n i m e n t t r i s t e I E t c ’é t a i t c e e u e le
lie u te n a n t M a rv y craign ait.
P e n d a n t •:« t e m p s b é n i d e s f i a n ç a i l l e s , s o u v e n t le
�LE
D R O IT
D A IM E K
p l u s joli t e m p s d e b i e n d e s v i e s , il é t a i t h a n t é p a r
d e s c h i f fr e s . Q u a n d il é t a i t c h e z l u i, il r e p r e n a i t id
p r o j e t m i n i s t é r i e l , a j o u t a i t l’i n d e m n i t é d e P a r i s au x
p a u v r e s s o l d e s , p u i s , d a n s u n a c c è s d e r a g e , les
c o m p a r a it au x é n o l u m e n t s q u e to u c h e n t ce rta in s
f o n c t i o n n a i r e s d u g o u v e r n e m e n t ; a l o r s m a i n t e n a n t il
c o m p r e n a i t , b i e n q u ’il a i m â t t o u j o u r s p i s s i o n n é m e n t
s o n m é tie r, q u e d a n s c e r ta in s c a s les d é m is s io n s
s ’i m p o s e n t , e t il n e j u g e a it p l u s a u s s i s é v è r e m e n t
c e u x q u i , f a t i g u é s d ’u n e vie. n i d i o c r e , q u i t t a i e n t
l’a r m é e . M a i s d è s q u ’il s e t r o u v a i t p r è s d e J e a n n e , il
n e s e s o u v e n a i t p l u s d e s e s t r i s t e s p e n s é e s et avait
h o n t e d e s e s d é f a i l l a n c e s ; c e t t e j e u n e fille, p r e s q u e
u n e e n f a n t e n c o r e , a v a i t t a n t d e c o u r a g e q u ’el le lui
c o m m u n i q u a i t s a foi e n u n a v e n i r h e u r e u x . S o u v e n t ,
d e v i n a n t q u e s o n f i a n c é a v a it d e s c r a i n t e s d o n t il n e
lui p a r l a i t p a s , el le lu i d i s a i t a v e c u n d o u x s o u r i r e :
—
V o u s s av e z , il n e f a u t p a s t r o p s e p r é o c c u p e r
d e l’a v e n i r ; le g r a n d M a î t r e n o u s d i r i g e , o n d o i t
a v o i r c o n f i a n c e e n L u i. N o u s s o m m e s j e u n e s , n o u s
n o u s a i m o n s , n o t r e b o n h e u r e s t e n r o u t e , il f a u t 1q
re c e v o ir avec d e s visa ge s joye ux .
E t J e a n M a r v y é c o u l a i t la voix s a g e , la voix
a i m a n t e , et q u a n d il é t a i t s e u l d a n s sc n p e t i t r ez -d e c h a u s s é e s o m b r e , il r é p é t a i t : « L e g r a n d M a î t r e
n o u s d i r i g e , o n d o i t a v o i r c o n f i a n c e e n L u i. »
XX
D a n s là *salle à m a n g e r , d e v a n t u n e t o u t e p e t i t e
g l a c e , J e a n n e s e r e g a r d a i t . E ll e é p i n g l a i t a v e c u n
s o i n m i n u t i e u x u n p e t i t c h a p e a u a c h e t é l a veille,
t r è s b o n m a r c h é , m a i s q u i n e r e s s e m b l a i t en r i e n à
l’a ff re u x c a n o t i e r r a p p o r t é d ’A n g l e t e r r e . C e c h a p e a u
é t a i t n o i r , m a i s l a f o r m e , le n œ u d a v a i e n t é t é la its
p a r d e s m a i n s p a r i s i e n n e s , e t , m a foi! J e a n n e se
l’a v o u a i t , il la r e n d a i t jolie.
B i e n b r o s s é , b i e n r e p a s s é , s o n c o s t u m e ta ille u r,
i e u x d e p l u s i e u r s m o i s , a v a i t . e n c o r e b o n air.
C o m m e el le f i n i s s a i t d e s ’h a b i l l e r , M m e R é m o n
r e n t r a . J e a n n e c o u r u t v e r s el l e e t , s e p l a n t a n t d ev a n t
sa n o u r r i c e , el le lui d it :
— R e g a r d e - m o i a v e c a t t e n t i o n , e t c r i t i q u e si c e ! |
* est n écessaire.
�L E D R O IT D 'A IM E R
P o s a n t p a r te r r e s o n p a n ie r, M m e R é m o n m it ses
l u n e t t e s e t « r e g a r d a a v e c a t t e n t i o n ».
Im p assib le , trè s sérieu se, Je a n n e to u rn a
et
reto u rn a.
— Il n ’y a r i e n à d i r e , m a fille, t u e s s u p e r b e .
J o y e u s e , le. j e u n e fille e m b r a s s a s a n o u r r i c e .
— J e s u i s c o n t a n t e d ’ê t r e b e l l e e t je t e r e m e r c i e
d e m e le d i r e . . . A l o r s , t u e s b i e n s û r e q u ’il m ' a i m e r a
ain si ?
— M a i s o u i , m al o u b i e n h a b i l l é e , il t ’a i m e r a t o u
j o u r s . L e p a u v r e c o l o n e l e t l u i, c e s o n t d e s h o m m e s
c o m m e o n n ’e n v o it p l u s .
E n p a r la n t a in s i, M m e R é m o n v id a it so n p a n i e r et
m e t t a i t le c o u v e r t .
— II f a u t d é j e u n e r a v a n t d e t ’e n a l le r .
— J e n ’ai p a s f a i m , d i t J e a n n e e n s ’a s s e y a n t , je
s u is tr o p a n x ie u s e .
— M a i s n e t e t o u r m e n t e p a s , la loi p a s s e r a .
— J ’ai p e u r . . . d e la g a u c h e , et p u i s c e s a m e n d e
m e n ts , ces d i s c u s s i o n s p r o lo n g e n t ies d é b a t s et
r e t a r d e n t l e v o te .
L a n o u r ric e h a u s s a les é p a u le s .
— Je n e c o n n a is rien à to u te s c e s c h o s e s , m a is
j’e s p è r e q u e p o u r u n e f o i s l e s d é p u t é s f e r o r r l e u r
d e v o i r . G e s o i r , m a p e t i t e fille, o n f i x e r a la d a t e d e
v o tr e m a r i a g e . E t m o n t r a n t le p o i n g à d e s e n n e m i s
in v is ib le s, M m e R é m o n ajo uta :
— D ir e q u e to n b o n h e u r d é p e n d d e c e s b o n s h o m m e s-làl
J e a n n e e u t u n g r o s s o u p i r , p u i s q u i t t a la t a b l e ;
d é c i d é m e n t e l l e n e p o u v a i t m a n g e r . E ll e a v a it d i t à
sa n o u r r i c e la v é r i t é , e l l e av a it p e u r ! C e t a p r è s - m i d i ,
a p r è s d e s j o u r s e t d e s j o u r s d e d i s c u s s i o n , la C h a m
b r e a lla i t e n f in e n f i n ir a v e c la q u e s t i o n d e s s o l d e s ,
et, i m p a t i e n t e d e c o n n a î t r e l e r é s u l t a t , J e a n n e av a it
voulu a s s i s te r à c e tte d e r n iè r e j o u r n é e ; so n fiancé
l’a c c o m p a g n a i t . T o u s d e u x d e v a i e n t s e r e t r o u v e r
.levant la C h a m b r e d e s d é p u t é s , v e r s d e u x h e u r e s ;
il é t a i t à p e i n e u n e h e u r e , m a i s J e a n n e v o u l a it p a r t i r .
E lle s ’e n al la t r è s i n q u i è t e . D a n s la r u e e l l e m a r c h a
v it e , p r i t a u t o b u s , t r a m w a y , e t e n f i n se t r o u v a
•levant la C h a m b r e d e s d é p u t é s . T o u t d e s u i t e elle
a p e r ç u t le l i e u t e n a n t M a r v y . E m u s , ils s ’a b o r d è r e n t :
ils n e s e d i r e n t q u e d e s p a r o l e s b a n a l e s , m a i s l e u r s
veux se ra c o n ta ie n t le u rs e s p o irs .
�LE
D RO I'l
D 'A IM E R
«87
Ils e n t r è r e n t d a n s l a c o u r , l e u r s i_ar\es i ù r e n l
e x a m in é e s , p u is u n f o n c tio n n a ire cr ia « C onseil
d ’E t a t », e t , l e n t e m e n t , ils m o n t è r e n t u n g r a n d e s c a
lier d e p ie rr e . D a n s J a tr ib u n e , J e a n n e se m it au
p r e m i e r r a n g , s o n f i a n c é d e r r i è r e e l l e , et ils a t t e n
d i r e n t , n ’o s a n t p a r l e r .
L a j e u n e fille é t a i t t r è s i m p r e s s i o n n é e ; d a n s c e t t e
g r a n d e s a l l e c l a i r e , q u i a v a it d é j à vu b i e n d e s g o u
v e r n e m e n t s , a l l a i t s e j o u e r t o u t à l’h e u r e s o n a v e n i r .
U n r o u l e m e n t d e t a m b o u r , p u i s l ’e n t r é e d u p r é s i
d e n t ; et J e a n n e c o n s ta t a avec é to n n e m e n t q u e les
b a n c s é ta ie n t v id e s ; q u a t r e d é p u t é s s e te n a ie n t
d e b o u t p r è s d ’u n e p o r t e .
L e p r é s i d e n t n ’e u t p a s l’a i r d e s ’a p e r c e v o i r d e
l’a b s e n c e d e s m e m b r e s d u c o r p s l é g i s l a t i f ; a s s i s
d e v a n t s o n b u r e a u , il e x a m i n a d e s p a p i e r s .
J e a n n e s e t o u r n a v e r s le l i e u t e n a n t M a r v y et
dem anda :
— A q u e lle h e u r e c o m m e n c e -t-o n ?
— J e n e s a i s , m a i s l’e x a c t i t u d e ici m e s e m b l e
in c o n n u e .
U n à u n , s a n s se p r e s s e r , les d é p u t é s a r r iv è r e n t ;
l o r s q u ’il y e n e u t u n e t r e n t a i n e , le p r é s i d e n t o u v r i t la
séance.
D eb o u t d ev an t so n b u re a u E m p ire , ay an t à dro ite
et à g a u c h e s e s s e c r é t a i r e s , le p r é s i d e n t av ait g r a n d
air ; d e s che ve ux gris , u n e m o u s ta c h e b la n c h e tr ès
fin e lui d o n n a i e n t u n e a l l u r e m i l i t a i r e q u i p l a i s a i t à
J e a n n e ; il a v a it l’a i r f e r m e e t d é c i d é , e t s a s i l h o u e t t e
é l é g a n t e s e d é t a c h a i t b i e n s u r l a t a p i s s e r i e d ’A u b u s s o n q u i s e r v a i t d e f o n d et q u e d e u x g r a n d e s s t a t u e s ,
r e p r é s e n t a n t l a J u s t i c e et la V é r i t é , e n c a d r a i e n t .
P r o c è s - v e r b a l d e la d e r n i è r e s é a n c e lu e t a d o p t é ,
u t d e s u i t e o n c o m m e n ç a la d i s c u s s i o n .
C e fu t a v e c u n c œ u r q u i b a t t a i t d é s o r d o n n é m C n t
q u e J e a n n e é c o u t a . C e q u i l’é t o n n a i t , c ’é t a i e n t les
b a n c s \ y d e s ; le j o u r o ù l ’o n d i s c u t a i t u n e loi si
i m p o r t a n t e p o u r le p a y s , il y avait b e a u c o u p d ’a b
s e n t s . E n f i n , le m i n i s t r e d e la G u e r r e m o n t a à la
t r i b u n e . J e a n n e p e n s a q u ’il a l l a i t r e m e t t r e t o u t e
c h o s e à s a p l a c e e t e n l e v e r r a p i d e m e n t l e v o i e . Il y
a v a it t a n t à d i r e I p e r s o n n e n e p a r l a i t d e s l i e u t e n a n t s ,
d e s c a p ita in e s , p e r s o n n e ne d is a it q u e c e s jeunes
g e n s a v a i e n t d r o i t , e u x a u s s i , a u b o n h e u r , e t q u ’il
fall ait l e u r d o n n e r la p o s s i b i l i t é d e b â t i r u n foyer.
�LE
D R O IT D 'A IM E R
Or d i s e u a i t s u r d e s p r i m e s d i t e s d e f o n c t i o n , r é s e r
vée s a u x m é d e c i n s et p h a r m a c i e n s m i l i t a i r e s ; o n
p a r l a i t d e s f r a i s d e b u r e a u d e c h e f d ’é t a t - m a j o r , d e s
f ra i s d e t a b l e d ’u n a m i r a l ; o n .p i é t i n a i t s u r p l a c e . L e
p r é s i d e n t p r o p o s a le v o te . A l o r s d e s h u i s s i e r s p r o
m e n è r e n t d a n s t o u t e la g r a n d e s a l l e c l a i r e d e s u r n e s
im p o san te s.
^
A n x ie u s e , J e a n n e re g a rd a it vo te r. A vec u n e indif
féren ce e x tra o rd in aire, en ca u sa n t, en p la isa n tan t,
les d é p u t é s m e tta ie n t d a n s les u r n e s d e s b u lle tin s
b l a n c s o u b l e u s , e t c o m m e il y a v a i t b e a u c o u p
d ’a b s e n t s , u n s e u l d é p u t é s o u v e n t m e t t a i t u n g r a n d
n o m b re d e b u lletin s. T out cela sem b lait à J e a n n e
p e u s é r i e u x e t el le c o m p r e n a i t a l o r s q u e d e s lo is
f a it e s d a n s c e s c o n d i t i o n s f u s s e n t d e s l o i s p a r f o i s
reg rettab les.
L e d é p o u i l l e m e n t fut r a p i d e ; a v e c u n e m a j o r i t é
s u f f i s a n t e , l’a m e n d e m e n t fu t v o t é .
E n e n t e n d a n t le r é s u l t a t d u v o te , J e a n n e s e d r e s s a .
T o u te ro se , to u t é m u e , a y ^ n t envie d e c a c h e r son
b o n h e u r , el le q u i l t a la t r i b u n e , d e s c e n d i t le g r a n d
e s c a l i e r d e p i e r r e , s u iv i e p a r le l i e u t e n a n t .
D a n s l a r u e , l’a i r vif d i s s i p a s o n é m o t i o n e t elle
o sa r e g a r d e r so n fu tu r m a ri.
L u i a u s s i é t a i t t r o u b ! é ; il a v a it u n v i s a g e p â l e q u i
n e lu i é t a i t p a s h a b i t u e l , il m a r c h a i t p r è s d e J e a n n e ,
et s e s y e u x f i x a i e n t la S e i n e , l e s b a t e a u x , le ciel
g r i s , N o t r e - D a m e , C e r ê v e , q u ’il a v a i t c r u i m p o s s i b l e ,
il a l la i t le v iv r e, e t m a i n t e n a n t q u ’il p o u v a i t e n p a r l e r
c o m m e d ’u n e c h o s e r a i s o n n a b l e , il n e t r o u v a i t p a s
l e s m o t s q u ’il fall ait d i r e .
— J e su is h e u re u se , m u rm u ra Je an n e .
E t lu i b a l b u t i a :
— J e n e p e u x p a s c ro ir e à m o n b o n h e u r .
A l o r s , d ’u n e voix c l a i r e , la j e u n e fille r e p r i t :
— Il f a u t y c r o i r e ; t o u t à l’h e u r e , a p r è s le v o t e ,
m o i a u s s i j’ai e u p e u r , e t il m ’a s e m b l é q u e m o n
c œ u r était tr o p pe tit p o u r c o n t e n ir m a jo ie ; m a is
m a in te n a n t to u t e s t bie n.
— J e a n n e , n o u s allo n s p o u v o ir fixer la d aio de
n o tre m ariag e ?
Ils m a r c h a i e n t le l o n g d e la S e i n e ; l e s q u a i i
É t a i en t d é s e r t s , p e r s o n n e n e l e s o b s e r v a i t , m a i s 1»m o t m a r i a g e a v a i t t r o u b l é la j e u n o fille, e t c ’é t a :t el le
m a i n t e n a n t q u i fixait l’e a u et l e s b a t e a u x .
�LE
D RO IT D 'A IM E R
189
C e s i l e n c e i n q u i é t a le l i e u t e n a n t .
— Jean n e, vous ne me rép o n d ez p as ?
— J e s u i s h e u r e u s e , fit-elle, et je d e v i e n d r a i v o t r e
f e m m e d è s q u e v o u s le v o u d r e z .. . M a i s n e fau t-il p q s
a t t e n d r e le r e t o u r d u g é n é r a l ?
— M o n o n c l e s e r a l à la s e m a i n e p r o c h a i n e !
s ’é c r i a le l i e u t e n a n t , t r i o m p h a n t .
— A l o r s , fit J e a n n e e n r i a n t , n o u s n o u s m a r i e r o n s
la s e m a i n e p r o c h a i n e .
— M a l h e u r e u s e m e n t , c ’e s t i m p o s s i b l e , il y a d e s
form a lités , et p u is vo u drez -v ou s h a b i t e r p ro v is o i
rem ent m on pauvre a p p a rtem e n t de g arço n ?
A v e c t e n d r e s s e , e n s e t o u r n a n t v e r s lu i, J e a n n e
rép o n d it :
— J e vo u d rai to u t ce q u e v ou s v o u d re z et ja m ais
p r è s de vous rie n ne m e p a r a îtr a p a u v re . J e a n ,
a u j o u r d ’h u i , n e v o u s s e n t e z - v o u s p a s p l u s r i c h e q u e
n ’i m p o r t e q u i ? M o i , je s u i s u n e m i l l i a r d a i r e . V o y e z v o u s , la f o r t u n e n e d o i t j a m a i s d o n n e r d e j o i e s
s e m b l a b l e s ; a u j o u r d ’h u i , e n m o i , a u t o u r d e m o i , t o u t
e s t b e a u . . . L e s a r b r e s n ’o n t p a s d e f e u i l l e s , l’e a u e s t
g r i s e e t le s o l e il n e s e m o n t r e g u è r e , e t p o u r t a n t le s
a r b r e s , l ’e a u e t le ci el m e s e m b l e n t m e r v e i l l e u x 1/
J e a n , je v o u s a i m e et je s u i s h e u r e u s e d e v o u s le d i r e .
— M a c h é r i e I m u r m u r a le l i e u t e n a n t , et il o s a
g l i s s e r s o n b r a s s o u s c e l u i d e J e a n n e ', e t t o u t p r è s
l ’u n d e l’a u t r e , l e n t e m e n t , ils c o n t i n u è r e n t à m a r c h e r .
Ils s u i v a i e n t l e s q u a i s , le j o u r s ’e n a l l a i t , m a i s le
ci el d e v e n a i t c l a i r e t l e s n u a g e s s ’e m p o u r p r a i e n t .
S u r ce f o n d d e l u m i è r e s e d r e s s a i t , p r é c i e u s e e t f in e ,
N o t r e - D a m e , et l’e a u g r i s e b o r d a i t ce j o y a u d e
p i e r "s;, c h e f - d ’œ u v r e i m m o r t e l q u i s p i r i l u a l i s e l’atr
b i o s p h è r e d e P a r i s . S a n s p e n s e r q u ’ils s ’é l o i g n a i e n t ,
le s d e u x f i a n c é s a l l a i e n t v e r s la b e l l e c a t h é d r a l e , les
y e u x fix é s s u r ce m e r v e i l l e u x d é c o r >iui i d é a l i s a i t
leur a m o u r.
^
J e a n n e n 'é t a i t p l u s t r o u b l é e , el le n e s - e l ï ra y a i t
p l u s d ’é t r e s e u l e a v e c s o n f i a n c é ; t o u t p r è s d e lui
e l l e m a r c h a i t , d é s i r e u s e d ’e n t e n d r e l o n g t e m p s la
vo ix q u i d i s a i t d e si j o li e s c h o s e s .
— Ma. c h é r i e , m e r c i d ’a v o i r é t é b r a v e , m e r c i
d ’a v o i r l u t t é ; v o u s n ’avez j a m a i s d o u t é d e n o t r e
b o n h e u r , et c’e s t c e t t e b e l l e c o n f i a n c e q u i n o u s p e r
m e t d e le vivre a u j o u r d ’h u i . L ’a v e n i r m é d i o c r e n e
v o u s e l ï r a v e p a s ; p r è s d e m o i , je le s e n s , j’a u r a i
�L E D R O IT D 'A IM E R
u n e c o m p a g n e q u i m ’e n c o u r a g e r a a u x h e u r e s J e
d é f a i l l a n c e , e t l e s o f fi c ie rs ç n o n t c o m m e l e s a u t r e s .
V o u s , J e a n n e , m a l g r é v o t r e f rê l e e n v e l o p p e , v o u s
è t e 3 b i e n l a fille d e l ’a d m i r a b l e s o l d a t q u ’é t a i t v o t r e
p è r e , v o u s a v e z t o u t e s s e s q u a l i t é s . M a c h é r i e , je
su is h e u re u x et co m m e vous to u t m e se m b le beau.
M a p a u v re té , les d is c u s s io n s h u m ilia n te s a u x q u e lle s
n o u s v e n o n s d ’a s s i s t e r , j’o u b l i e c e l a e t j e m e r a p
p e l l e s e u l e m e n t q u e l’a u g m e n t a t i o n d e s s o l d e s , si
difficilem en t a c c o r d é e , a s s u r e n o tr e b o n h e u r . E t
c o m m e a u j o u r d ’h u i j e n e s a i s q u ’a i m e r , j’ai p r e s q u e
d e la r e c o n n a i s s a n c e p o u r c e u x q u i o n t m i s d a n s
l’u r n e l e s p e t i t s b u l l e t i n s q u i a s s u r a i e n t le v o te .
J e a n n e , ce s o i r , j’a i m e q u a t r e c e n t q u i n z e d é p u t é s 1
— C ’e s t b e a u c o u p , fit l a j e u n e fille e n r i a n t . Q u e
d i r i e z - v o u s s i je v o u s i m i t a i s ?
— J e s e ra is jalou x.
— D éjà!
— O n e s t t o u j o u r s j a l o u x d e c e u x q n ’o n a i m e .
Ils é t a i e n t a r r i v é s d e v a n t la g r a n d e c a t h é d r a l e
s o m b r e . J e a n n e e u t le d é s i r d ’y e n t r e r . N o t r e - D a m e
a p rè s la C h a m b r e d e s d é p u té s, q u el co n tra ste t
S u r la p o i n t e dtes p i e d s l e s f i a n c é s p é n é t r è r e n t
d a n s le s a n c t u a i r e , l e u r » v i sa g e s é t a i e n t g r a v e s , l e u r s
â m e s s ’é l e v a i e n t . Ils n ’a d m i r è r e n t p a s le s b e l l e s
p r o p o r t i o n s d e l a v ie ille é g l is e , i l s - p a s s è r e n t s o u * le
p or ta il s a n s le v o ir e t se d ir ig è re n t v er s le» p e tite s
ch a p ellesD e v a n t l’u n e d ' e l l e s , l’u n à c ô t é d e l 'a n t r e , ils
s 'a g e n o u illè re n t et levèrent les y e u x vers la fe n ê tre
o g iv a l e q u i é c l a i r a i t c e t t e c h a p e l l e . L e so le il c o tic h a n t f ais a it f l a m b e r les, v i t r a u x , l e s o rs, d u p e t i t
a u t e l é t i n c e l a i e n t ,, u n e v a p e u r d ’e n c e n s b l e u i s s a i t
l’a t m o s p h è r e ; l à - b a s , d a n s le' f o n d d u g r a n d s a n c t u a i r e , u n p r ê t r e o f fic ia it. D e s c h a n t s l i t u r g i q u e s
e m p l i s s a i e n t la n e f d é s e r t e , ils s e m b l a i e n t l o i n t a i n ^ ,
m ais le u r cha rm e, é ta it irré s is tib le . L a m a g ie d e s
s o n s , l’infhiep:ce r e l i g i e u s e a m e n ' r e n t d e s larm e-)
d a n s l e s yeutx d e c e u x q u i p r i a i e n t , e t l o r s q u e les,
d e u x f i a n c é s q u i t t è r e n t la s o m b r e e t m a g n i f i q u e
c a t h é d r a l e , ils a v a i e n t la t ê t e h a u t e et. l e u r s r e g a r d a
p l e i n s d e f l a m m e s m y s t i q u e s ; m o n t r a i e n t 'V i n é b r a « * l a b l e foi ci"Mis p o r t a i e n t e n l e u r s c œ u r s .
F IN
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1 2 3 }
à p a ra ître
d a n s la C ollection “ S T E L L A
G eorges
et M
0 1
p ar
P ie r r e
d e
SA X EL
•« L e Val l on , 25 mai 18...
1
U n e j e u n e fille, 24 a n s , 200.000 f r a n c s d e îlo t ,
d ésirerait épouser m onsieur,
n ’i m p o r t e
le q ue l,
j e u n e o u Agé, a v e u g l e 011 ln.-mmi ; t o u t t e q u ’o n l u i
d e m a n d e e s t d ’ê t r e d é c i d é à s e m a r i e r .
« A v a n t a g e s o f f e rt s :
« F a m ille h o n o ra b le , jo lie t o u r n u r e , g r a n d e d is
t i n c t i o n , c a r a c t è r e fac ile , c h e v e u x f r i s a n t n a t u r e l
le m e n t. — S a it jo u e r du pia no .
« >P r i è r e à t o u t e p e r s o n n e c o n n a i s s a n t j e u n e
h o m m e d i s p o n i b l e d e l ' a m e n e r ail c h â t e a u d u V a l
l o n , c o n t r e b o n n e r é c o m p e n s e . '*
J ’a v a i s r é d i g é c e t t e a n n o n c e h i e r , ' m o i t i é r i a n t ,
m o i t i é p l e u r a n t , e t m e d e m a n d a n t si j e n e s era ;
p u s u n .j o u r o b l i g é e d e r e c o u r i r à l a q u a t r i è m e
p a g e d ’u n j o u r n a l t>i»tr t r o u v e r »»«fin ce q u e -je
c h e r c h e . ,. 1111 m a r i !
D i e u ! la t ê t e q u a u r a i t f a i t e g r a m i ’m è r e s i , u n
b e a u s o i r , l a p o r t e d u V a l l o n s ’é t a i t o u v e r t e et
s i ,1111 m o n s i e u r e n c h a p e a u h a u t d e f o r m e , le s
�..
G E O RG E S
ET
MOI
>_ux e n c o u l i s s e , l a b o u c h e e n c œ u r , s e f û t p r é
sen té en d is a n t :
« M e s h o m m a g e s , m a d a m e la m a r q u i s e . M e v o i c i
p o u r r é p o n d r e a u x o r d r e s d e M l l e d e G i,,5r i g n y . »
Je ris t o u te s e u le e n y p e n s a n t !
M a i s p o u r q u o i p a r l e r d e c e l a ? C e l a , c ’é t a i t h i e r , ■
e t d e p u i s h i e r m o n ci el n e s ’e s t - i l p a s é c l a i r c i , e t
n ’a i - j e p a s u n p e t i t c o i n b l e u p l e i n d ’e s p é r a n c e
a u -d e s s u s d e m a tê te ?
Il é t a i t t r o i s h e u r e s , l ’h e u r e d e s v ê p r e s .
N o u s v e n io n s d e q u i t t e r le V a llo n, g r a n d 'm è r e ,
in a m a n e t m o i, p o u r s u i v r e le s e n tie r q u i c o n d u it
a u v i l l a g e , l o r s q u e n o u s a v o n s r e n c o n t r é le fac!eur, u n v i e u x b o n h o m m e c a s s é , v o û t é , e t q u i ,
m a lg ré cela, fa it as se z g a i lla r d e m e n t , c h a q u e jo u r,
par l é b e a u c o m m e p a r l e m a u v a i s t e m p s , s e s
k ilo m ètres.
Il
s ’e s t a r r ê t é e n n o u s v o y a n t e t n o u s n r e m i s le
Courrier, u n p a q u e t d e l e t t r e s h a u t c o m m e ç a ! Il 5
en a v a i t p o u r t o u t le m o n d e , e x c e p té p o u r m o i
i i e n e n t e n d u . . . c e la , c ’e s t i n é v i t a b l e . . . M a i s q u e l l e
n ’a p a s é t é m a s u r p r i s e e n r e c o n n a i s s a n t , p a r m i
les l e t t r e s q u ’il t e n d a i t à g r a n d ’m è r e , u n e e n v e
loppe bordée d e n o ir de M m e de L a s ta u n e !
D e M m e d e L a s ta n n e , u n e m a rie u s e d e p ro fe s
s i o n e t q u i é c r i t r a r e m e n t ! M a c u r i o s i t é s ’e s t
é v e i l l é e s u r - l e - c h a m o .. . Q u e p o u v a i t - e l l e a v o i r à
d ir e ? ... Q u e se p a s s a i t - i l ? S er ait-c e e n f i n ? ... T o u t
<lc s u i t e g r a n d ’m è r e a v a i t o u v e r t s a l e t t r e e t je l a
vo ya is d o n n e r , e n la lis a n t, d e s s ig n e s n o n é q u i
v o q u e s d e s u r p r i s e ; elle a g i t a i t s a m a in , a b a is s a it
s e s l u n e t t e s , f a i s a i t u n p a s , p u i s û 'ir a u t r e ; e n f i n
e l l e s ’e s t a r r ê t é e e n p o u s s a n t d e s p e t i t s : « H u m I
h u m ! » d e s t i n é s à a t t i r e r l ’a t t e n t i o n d e m a m a n . . .
P e i n e p e r d u e ! C e ll e - c i é t a i t p l o n g é e d a n s l a lec
t u r e d ’u n e v o l u m i n e u s e c o r r e s p o n d a n c e q u i l ’a b
s o r b a i t t o u t e n t i è r e . Il f a l l u t e n v e n i r îi d e s
m oyens
d ’a c t i o n p l u s é n e r g i q u e s , s ’a p p r o c h e r
d ’e l l e , l u i p o u s s e r l e c o u d e .. . A l o r s s e u l e m e n t ,
l e v a n t l e s y e u x e t v o y a n t l e s p a g e s q u ’o n l u i t e n >d a i t , e l l e l e s p r i t p o u r l e s p a r c o u r i r r a p i d e m e n t
à son to u r ... M ê m e effet m a g i q u e ! d è s les p r e
m iè re s lig n e s , elle d e v i n t r o u g e , ro u g e .
(A suivre.I
�ALBUMSdeBRODERIE
et d'OUVRAGES de DAMES
•<-<s
—--------------■■■■----------------
'
M odèles en grandeur d’exécution
A LB U M
N” 1.
Ameublement,
Layette,
Blanchissage,
Repassage. E x p lic a tio n s d e s différen ts T r a v a u x
d e D a m e s . 1 0 0 p a g e s. F o rm a t 3 7 X 2 7 > 2.
A LBU M
N° 2 .
Alphabets et monogrammes p o u r d r a p s ,
t a i e s , s e r o i e i l c s , n a p p e s , m o u c h o i r s , e t c . 1 0 8 p ag es.
F o rm a t 4 4 X ^ 0 */2»
A LBU M
N° 3 .
Broderie anglaise,
plum etis,
passé,
Richelieu et application sur tulle, dentelle
en filet, e tc . 1 0 8 p a g e s. F o rm a t 4 4 X 3 0 '4.
A LB U M
N ° 4 .
Les Fables de La Fontaine en
A LB U M
N ° 5 .
b ro d e r ie
a n g l a i s e . 3 6 p a g e s. F o rm a t 3 7 X 2 7 ', 2 .
Le
Filet
brodé.
300
m o d e r n e s .)
(F ile ts
m o d è le s .
a n c ie n s ,
76
p a g e s.
fi l e t s
F o rm a t
44X 30X .
A LB U M
N ° 6 .
Le Trousseau moderne : L i n g e d e
de
ta b le ,
de
m a is o n .
co rp s,
5 6 d o u b le s p a g e s. F o rm a t
3 7 X 5 7 , 1M.
A LB U M
N° 7.
Le Tricot et le Crochet. 1 0 0 pages.
2 3 0 m o d è le s v a rie s p o u r B é b é s, F ille tte s , J e u n e s
F ille s, G a rç o n n e ts , D a m e s e t M e ss ie u rs . D e n t e l l e s
p o u r lin g e r ie et a m e u b le m e n t.
A LBU M
Nu8.
A LBU M
N° 9 .
Ameublement
et broderie.
d ’a m e u b le m e n t, 1 7 6 m o d è l e s
1 0 0 p ag es. F o rm a t 3 7 X 2 7 */2.
Album
c h a s u b le s ,
liturgique.
nappes
42
19 m o d è le s
d e b ro d e rie s .
m o d è le s
d ’a u t e l , p a l e s ,
A 'a u b e s ,
e t c . 3 6 p ag es.
F o rm a t 3 7 X 2 8 / Î .
A LBU M
N " ÎO
Vêtements de laine et de soie au cro
chet et au tricot. 1 5 0
m o d è le s.
1 0 0 pag es.
F o rm a t 3 7 X 2 8 'A.
A LBU M
N"
1 1
Crochet
200
m o d è le s.
d’art
pour
8 4 p ag es.
ameublement.
F o rm a t 3 7 X 2 8 */t.
É ditions du “ Petit Écho de la M o d e ” , 1, rue Gazan, PARIS (X IV ').
(Service des Ouvrages Je Dames.)
t
o-o-o-o-o^>^<xK > -c>-ô^y< vA om^
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La Collection " S T E L L A ” !'
e s t l a c o l l e c t i o n i d é a l e d e s r o m a n s j> o u r l a f a m i l l e
e t p o u r le s je u n e s Ê ll C
S .
E ll e e st u n e g a ra n tie d e
q u a 1i t é m o r a l e e t d e q u a l i t é l i t t é r a i r e .
E lle
p u b lie
d e u x v o lu m e s c lia q u c
m o is .
JLa Collection “ S T E L L A ”
c o n s titu e
donc
p u b lic a tio n
P o t t r la
une
v é rita b le
p é rio d iq u e .
re c e v o ir c lic s v o u s , sa n s
v ous d é ra n g e r,
A B O N N E Z -V O U S
S IX
M O IS
F ra n c e . ..
i8
fr a n c s .
F ra n c e . ..
5 o fran cs.
UN
AN
( l u ro m a n s ) :
—
E t r a n g e r . . S o fr a n c s .
( 3 ^ ro itia w t) ;
—
E tra n g e r..
fra n c s .
A d r c sc : vos dem an des, accom pagnées d 'u n m an dat - p o s t *
(n i cliè(| iie post al, ni m an d at -car t e),
à M o n si eu r le D i r ect eu r du P e l i l ¡ ù ln> île la M o d e ,
t , rue C ar an , Par i s ( 14'') .
1
I
�
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Collection Stella
Relation
A related resource
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Description
An account of the resource
La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
Le droit d'aimer
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Trilby, T. (1875-1962)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1925]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
192 p.
18 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Collection Stella ; 122
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_122_C92613_1110365
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
A related resource
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5d798d83e4a560fbdcc9d57582f63bad
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Text
�0
<>
X
P u b li c a t io n s p é r io d iq u e s d e la S o c ié t é A n o n y m e d u “ P e t it E c h o d e la M o d e " ,
1 , r u e G azan, P A R I S ( X I V “ ) .
1L e
P E T IT É C H O
A
|
p a r a it
to u s
le s
d e la M O D
m e rc re d is.
32 pages, 16 grand format (dont 4 en couleurs) par numéro
D eu x g ra n d s ro m a n s p a ra is s a n t en m ê m e te m p s . A r t ic le s d e m ode .
: : C h r o n iq u e s v a r ié e s . C o n t e s e t n o u v e l l e s . M o n o l o g u e s , p o é s ie s . : :
C a u s e r ie s
et
recettes
p r a tiq u e s .
C o u r r ie r s
très
b ie n
o r g a n is é s .
R U S T IC A
R e v u e u n i v e r s e lle i llu s t r é e d e la c a m p a g n e
p a r a it
3 2
to u s
le s
p a g e s illu s tr é e s e n
s a m e d is .
n o ir e t e n
c o u le u r s -
Q u e s t i o n s r u r ales, C o u r s d e s d e n r é e s , E le v a g e , B a s s e - c o u r , C uisin e ,
A r t v é lé r in a ir e , J a r d in a g e , C h a s s e , P ê c h e , B r ic o la g e , T . S . F ., etc.
LA
M ODE
p a r a ît
F R A N Ç A IS E
to u s
le s
m e rc re d is.
C ’e s t le m a g a z in e d e l ’é lég a n ce f é m in in e et d e l ’in t ér ieu r m od er n e.
1 6
p ages,
de
Un
rom an
rom a n ,
dont
en
des
6
en
c o u le u r s ,
s u p p lé m e n t,
n o u v e lle s ,
su r
des
p lu s
p a p ie r
c h r o n iq u e s ,
4
pages
de
des
lu x e .
r e ce tte s .
L I S E T T E , Journal des Petites Filles
p a r a it
1 6
to u s
pages
le s
dont
m e rc re d is.
4
en
c o u le u r s .
P I E R R O T , Journal des Garçons
p a r a ît
1 G
pages
to u s
dont
le s
je u d is .
4
en
c o u le u r s .
G U I G N O L , Cinéma de la Jeunesse
M a g a z in e b im en s u el p o u r fille t t e s et g a r çon s.
A
M ON
A
O U VRAG E
J ou rn al d ’ O u vr ag es de D aines p ar aissa n t le l 01’ et le 1 5 de ch a q u e m ois.
La
C
o l l e c t io n
R om ans
P a r a ît
X
le
2 m"
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P R IN T E M P S
d ’a v e n t u r e s p o u r la
le
4 n* d i m
a n c h e
je u n e s s e .
d e
c h a q u e
m
o is .
L e p etit v o lu m e d e 6 4 p a g e s so u s c o u v e r tu r e e n c o u le u r s : 0 fr. 5 0 .
i
�L a C o lle c tio n
ST E L L A
e st la c o l l e c t i o n i d é a le d e 6 r o m a n s p o u r
e t p o u r le s je u n e s fille? . E le est
::
::
la fe m ille
u n e g ar a n tie d e
q u a lité m o r a le e t d e q u a lité littêr. ir e .
::
::
E l l e p u b l i c d e u x v o lu m e s c h a q u e m o is .
V o lu m e s
M a th ild e
A L A N IC :
p a ru s
4.
L es
dnns
fa
C o lle c tio n
—
E sp éra n ces.
28.
L e
:
D ev o ir
du
fils .
—
5 6 . M o r t e l le .
A n to in e A L H 1 X : 3 3 . C o m m e
J e a n d ’ A N IN :
107.
H enri A R D E L : 4 ! .
D eu x
1VL d e s A R N E A U X : 8 2 .
L o u i s d 'A R V E R S :
G. d’A RV O R :
L u c jr A U G E :
S a lv a
du
E m i le
134.
BÉAL :
de la
R noda
I V n g ia « .)
L e
M a r ia g e
18
du
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M o n
J e
d e
de
G r a lle n n e .
lo r d
R o se
L o o cla n d .
106.
L a
M m e E. C A R O :
B ra n ch e
103.
A .-E . C A S T L E : 9 3 .
C H AM PO L: 67.
—
31.
C œ u r
L e
M é d e c in
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V eu v a g e
de
L o c h r ls t.
et
fie r .
b la n c .
r o m a r in .
R é v e r
et
—
o io r e .
25.
Illu s io n
m a s c u lin e .
—
L 'O b s ta c le .
125. P o r t e
Id y lle
C œ u r
à
p o r te.
n u p tia le .
d e
p r in c e s s e .
C om tesse C L O :
L e
de COPPEL : 53.
L a
—
et
d e
M a ro u s slc .
c h e m in e .
F ille u le
26.
60.
S ecret
A n c e lis c .
F ils .
C œ u r
COULOM B :
cla ir v o y a n t.
113.
114. M è r e
13 7 .
de
—
N o ü lle .
A . C H E V A L IE R :
d e
la
m er.
L 'I m p o s s i b l e
L 'A lg u e
d 'o r .
—
L ie n
—
79.
48.
L a
L e
B e lle
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—
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E dm ond
Jean
A.
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D u p r ctj.
C o m te ss e d e C A S T E L L A N A -A C Q U A V I V A : 9 0 . L e
M
62. L e
R é v e il.
C la r a -L o u is e B U R N H A M ;
H.
—
bon h eu r.
p e tite .
BROUGH TON : 9 8.
Jeanne
m o n ta n t.
M a r ia g e .
COVET : 24.
BRÈTE : 3.
34. U n
M a r ia g e
M a r ia g e
de
BOUARD :
M a rio A n n e d e
B R A D A : 91.
4 0. C h e m in
130. I r è n e .
B O R IU S : ' U
B a ron n e S. d e
Jean
—
p lu m e .~
A m ou rs.
L e
L e
1 1 2 . L ’H e u r e
BERGY :
J n li e
15.
(A d a p té s
peron .
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L a q u elle ?
COZ : 70.
DEM A l S :
DUBARRY :
V icto r F E U :
Jean
F1D :
I.
L e
132.
L a
127. L e
116.
V o ile
J a r d in
III.
R ic h e
FLORAN :
9.
C u r m en clta .
—
d e
du
—
—
M a rg a .
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83.
121. F em m r.
C la ir o G É N IA U X :
M e u r tr ie
d e
12. U n
P ie r r e G O U R D O N : 6 9 .
le ttr e s .
m a r ia g e
A im ez
Jacqu es G R A N D C H A M P : 4 7 .
M . de
78.
D e
L 'a m o u r
H ARCOET ï 37.
M a rc H E LY S : 2 2 .
J .-P b . H E U ZE Y :
et
126. L a
—
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—
B o n h eu r
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100.
D er n ie r
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d e
la
142.
l ’o m b r e
B e lle .
32.
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1*10. —
P a r d o tn cr .
D e r n ie r s
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136. P e t i t e
A im ée
Jacqu es des G A C H O N S : 9 6 . D a n s
—
M a r ie -A n g e .
silen c e.
L fE n n e m l e .
M a ry
A to u t.
A m ou r.
M issio n
Z é n a ïd e F L E U R IO T :
t>3.
d é c h ir é .
L 'H é r o ïq u e
p illé .
—
—
58.
110.
A ccu sée l
L e
C œ u r
L es
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T rôn es
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s ’é c r o u l e n t
R a m ea u x.
la l-m ê m e .
V ic to ir e
(A d a p té
d o l 'o n s V » .)
d 'A r ie tte .
( . S u it e a u v e r s o .)
144-1
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Jean
JE G O :
p a ru s
109. S o u s
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L . d o K É R A N Y : 1 0. L a
—
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43. L a
E v e li n e
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D a m e
BR U YÈRE :
LE R O H U :
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—
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A
p lu s
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B e lle -m tr t.
H é r ita g e .
U n
L io n e l d e M O V E T : 2 7 . C h e m i n
£5.
T a n te
N1SS0N :
L ’A u t r e
13.
—
B a ron n e O R C ZY : 8 4 .
U n
—
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I s a b e l le
V é r ité .
V o ie
D eu x
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l’ a m o u r .
A m o u n
d ’A g n è s .
—
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d 'a r g e n t.
(A d a p te s d o I V
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C o n q u ête
G uy de TERAM OND :
J ea n T H IE R Y e t
88« S o u s ^ le u r s
57.
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m ol I
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F in a le
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d 'a m o u r .
S a c r ific e .
—
14. L a
—
—
80.
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L a
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v iv a n t.
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138. A
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C ou p
d e
—
v ite ss e.
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v o la n t.
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—
P r in te m p s
—
—
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50. L e M a u v a is
T r a n s fu g e .
d es
—
—
36.
A m ou r.
L a
—
97. A r ie tte , J eu n e
tro u b a d o u rs.
72. L 'E t o il e
H ib o u
101. L e
s y m p h o n ie .
d ’a im e r .
M a iso n
am a rrée.
P A R T O U T
REFU SEZ
ou
—
L u n e• —
la
102 .
29.
D r o it
118. L e
C om m a n d a n t d e W A IL L Y ;
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—
122 . L e
T a rta n e
d 'a m o u r .
M o rt
R om a n
à
—
8 7 . L 'A m o u r
J a c q u e lin e .
120 .
59. L e
T ou t
R é a lité .
117 . L e
V E R T IO L :
44. L a
et
d e
42. O d e tte d e L y m a ille .
m od ern e.
F le u r
108.
—
cœ u r.
pa ssé.
21. R ê v e
—
L 'I n u t i l e
A n d rée
—
B o n s o ir ,
du
L éon d e T1N SEAU :
P etio te.
d ’u n
V ictim es. —
R ê v e
133. L ’O m b r e
T . TR 1L BY
V ic ia n t.
119 . L ’ A v e n t u r e
pa s.
T H IE R Y : 2 3 .
—
M o l.
d e
H é lè n e M A R T I A L ;
J ea n T H IE R Y : 4 6 .
m o n ts .
et
M a ri
11. C y r a n e t t e .
R ené S T A R : 5. L a
—
128. L a
65. P h y llls .
123. G e o r g e s
N orbert SE V E S T R E :
61.
135. C h im è r e e t
115. L 'E m b a r d é e .
Y vonne SCH U LTZ : 6 9 . L e
fille
—
SAN DY : 49. M a r y la .
P ie r r e d e SA X E L :
M a rie
L o g is.
C a d et.
F o rêt
—
lu i I
J ea n S A I N T -R O M A I N :
141. L e
S erm e n t.
du PR AD E1X : 9 9 . L a
PU JO : 2 . P o u r
—
52. L e s
129. L e
P ie r r e P E R R A U L T : 8 . C o m m e
A lic e
to n -
secret.
G er try d e .
In tru s e.
R o u te .
du
ru e.
s e ig le s .
R aoul M A LTRAV ERS : 92. U n e
B . N E U L L lÈ S : 7 .
su r
fo r t.
—
d 'a m o u r .
J ea n d e M O N T H É A S :
C la u d o
S en tier
d ’A n t o i n e t t e .
tr a v e r s
143.
16. L s
131. P ig n o n
fo r ê t.
d ’a u jo u r d ’h u i.
124. L 'E x ilé e
17.
(S u ite ).
le flo t.
M a r ia g e s
H é lè n e M A T H E R S :
*—
g en ê ts.
105. L 'A m o u r le
104 . C o n t r e
M m e LESCOT : 9 5 .
G e o rg e s de L Y S :
C o lle c tio n
a rd en t.
au x
139. L e S e c r e t d e
LE M A IR E : 3 0 . L e
P ie r r e
la
R o c h e -a u x -A lg u e s .
Jean de K ER LEC Q :
R enée L A
d a n s
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D o u b le
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39.
L ’I d o le .
—
94.
L a
J eu .
la “ C o l l e c t i o n
c o lle c t io n s
—
la c .
ru in es.
s im ilair es
S T E L L A ” .
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ê t r e p r o p o s é e s et q u i n e son t p p u r la p lu p a r t q u e d e s c o n t r e
f a ç o n s n e v o u s d o n n a n t p a s le s m ê m e s gar an ties.
D e m a n d e z b ie n " S T E L L A ’ *. C ' e s t l a s e u l e c o l l e c t i o n é d t t c c
p a r la
S o ciété du
Le
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v o lu m e :
E ch o
d e la M o d e " .
1 fr . 5 0 ;
fr a n c o :
1 fr . 7 5 .
v o lu m e s nu c h o i x , f r a n c o : 8 fr a n c ».
L e c a ta lo g u e c o m p le t d e la c o lle c tio n est e n v o y é fr a n c o c o n tre O fr . 2 S
�e . ° î S . 6 2 >o
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(X IV * )
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Ad ossé au d om ain e r oyal de Ch a m b or d , le ch â
t ea u de la Sor celler ie se d resse su r u n p latea u
en tou r é de tr ois cen ts h ecta r es de bois. Le m ot
ch â tea u est bien p om p eu x p ou r cette gr a n d e m a i
son car rée, d ’au cu n s t yle , q u i n e d eva it être au
siècle d er n ier q u ’u n beau r en d ez-vou s de ch asse,
iîâ t i face à u n e collin e, au pied de la q u elle se
t r ou ve u n la r ge ét a n g, le ch â teau , d an s le p a ys
on 11e lu i don n e p as d ’a u tr e n om , a vec ses n om
br eu ses fen êtr es en cad r ées de vign e-vier ge et de
lier r e et ses gr a n d es gir ou ett es, a un vis a ge r ian t.
Le soleil lu i p r od igu e ses r a yon s : le m a t in , il
p én ètr e d an s tou te 6 les p ièces de la p r in cip a le
façad e, et le soir , il in cen d ie les ch am bres qui
d on n en t su r les bois..
D ep u is p lu sieu r s an n ées, ce ch âteau n ’est q u ’en
p a r t ie h a b ité ; la p r op r iétair e, M mo La r n ois, y vit
seu le. Veu ve à vin gt -cin q an s, elle a con sacré sa
jeu n esse et les r estes d ’un e for tu n e à m ettr e en
va leu r ce d om ain e qu e des p ar en ts n égligen t s
a va ien t aban don n é.
E lle est n ée un jou r d ’été au ch â teau de la .Sor
celler ie, et bien qu e sa m ère n e con sen tît à y
vivr e q u ’un m ois p ar an , tou te p et ite fille elle a
aim é ce coin de ter re de Fr a n ce, qu i a p p a r ten ait
�6
I.A
ROUE
DU
M O U L IN
à sa fa m ille d ep u is de lon gu es an n ées, p lu s qu e
tou s les a u tr es.
Mariée à un b a n q u ier q u i con sid ér a it la Bou r se
com m e u n e m aison de jeu , elle a con ser vé de ces
q u elqu es an n ées de m a r ia ge la cr a in te de tou te
sp écu la tion . Veu ve, à u n â ge où bien des jeu n es
filles n e son t p as en cor e m ar iées, ap r ès avoit
liq u id é la sit u a t ion de sou m a r i, jou eu r et p r o
d igu e, elle s ’est en fu ie de P a r is, a vec son fils, un
bébé de d eu x an s, à la Sor celler ie qu e ses p ar en ts
lu i a va ien t d on n ée en d ot au m om en t de son
m ar ia ge.
Im m éd iatem en t la P ar isien n e élégan te s ’est
tran sform ée, elle est d even u e un e m am an -fer
m ière, t r a va illa n t , d on n an t à tou s l ’exem p le,
vo u la n t fair e p r od u ir e à ce sol, la issé d ep u is
lon gtem p s en fr ich e, tou t ce q u ’il p ou va it .
Les p r em ières an n ées on t été d u r es, Mmo Lar n ois a fa it école : des essa is, des er r eu r s, la p lu ie,
la séch er esse, qu e de ch oses son t su r ven u es qu i
au r a ien t dû la d écou r a ger ! Mais il lui su ffisa it de
r ega r d er son en fa n t, q u i, élevé au gr a n d a ir ,
jo u issa it d ’un e sa n té su p er be, de se sou ven ir de
la vie de d ébau ch e de son m ar i, p ou r se sen tir, la
force de p er sévér er , p er sévér an ce q u i lu i p er
m et tr a it de tr a n sm ettr e à son fils d es ter r es en
p lein r ap p or t.
L ’en fa n t cessa d ’êtr e u n bébé, l ’â ge de la sép a
r ation vin t ; d ’accord a vec son tu t eu r , M me Lar n ois m it Pierr e au collège à Blois. La gu er r e p r it
sa cla sse alor s q u ’il y ét a it en cor e, il eu t ju st e le
tem p s de ven ir em b r asser sa m ère et de r evoir
u n e derniène fois ce d om ain e q u ’il a im a it ; il p a r
t it b r avem en t, a ya n t fa it com m e tan t d ’au tr es le
sa cr ifice de sa vie.
L ’a r m istice le sa u va ; son r égim en t, des bleu s
en cad r és de vétér a n s, d eva it a tta q u er le len d e
m ain . Le t r a it é d e p a ix fu t sign é alor s q u ’il éta it
en core sold a t ; à sa lib ér a t ion , il a lla , com m e sa
m ère le d ésir a it , fa ir e u n st a ge d ’un an d an s u n e
gr a n d e école d ’a gr icu lt u r e. C ’ét a it la d ern ièr e
sép ar ation , elle fu t la p lu s dure.
En fin le J our a r r iva où Pier r e La r n ois a ya n t
en poch e des b r evets con sta tan t ses ca p a cités a gr i
�I,A
ROUE
DU
M O Ü I-IN
7
coles, q u it t a l ’école p ou r n ’y p lu s r even ir . I l
a va it vin gt -d e u x an s, u n p h ysiq u e a gr éa b le, u n e
¿an té su p erbe et u n ca r actèr e d ’en fan t.
Ce jou r -là , au ch â teau d e la Sor celler ie, d ès
l ’au b e, Mme La r n ois s ét a it levée. M a i, lu m in e u x
et d ou x, a va it fa it fleu r ir tou s les b u isson s et a lor s
que les fleu rs éta ien t en core cou ver tes de rosée
elle en cu e illit u n gr a n d n om br e. Ave c q u elle
joie elle fit ses bou qu ets ! Le p et it, q u i m esu r a it
un m ètre q u a tr e-vin gt , a d or ait les lila s m a u ves,
elle en vo u lu t p a r tou t. La m aison , d on t t ou t es le s
p ièces ét a ien t ou ver tes, r essem b la à u n gr a n d
jar d in .
Dep u is q u in ze jou r s, en l ’h on n eu r de ce r etou r ,
Mme La r n o is a va it beau cou p t r a va illé : le p lu s
p et it gr a in de p ou ssièr e fu t p a r ses m a in s joyeu ses
im p itoya b lem en t ch assé, et des r id ea u x b la n cs,
im m a cu lés, p a voisèr en t les fen êtres.
Le r ep as, a vec la cu isin ièr e qu i a va it vu n a îtr e
Pier r e et qu i con n a issa it tou s ses go û t s, fu t lon
gu em en t d iscu té ; elles s ’ar r êtèr en t à u n m en u tr ès
fin ; le jeu n e p r op r iétair e n e m a n ger a it q u e les
p r od u its de son dom ain e.
Les fer m ier s et les gar d es r écla m a ien t l ’h on n eu r
de m on tr er à M. Pier r e leu r s t r a va u x p en d a n t
cette an n ée d ’absen ce. Les r écoltes s ’an n on çaien t
su p er b es, les cou vées d e fa isa n s éta ien t t ou tes
r éu ssies ; en fin le Cosson , r ivièr e q u i b or d a it la
p r op r iété, a ya n t débordé p en d an t l ’h iver , les p r a i
r ies alen tou r a ssu r a ien t la n ou r r itu r e des bêtes
p en d an t de lon gs m ois.
Le m aîtr e p ou va it ve n ir , tou t ét a it bien !
La m atin ée fu t lon gu e, Mmo La r n ois er r a it de
p ièce en p ièce, r ega r d a n t à ch aqu e in sta n t les
p en d u les, s ’im a gin a n t qu e l ’h eu r e où elle m on te
r ait en voitu r e p ou r a ller ch er ch er sou fils n e
son n er ait ja m a is. E lle se t r ou va à la ga r e u n e
h eure a va n t l ’a r r ivée d u tr a in , m ais cette h eu re
il’in a ction n e l ’effr aya pas. E lle a va it t a n t atten d u
e ‘ esp ér é ce r etou r !
Pen d an t la gu e r r e eut; cr oya it qu e ja m a is le
p et it n e r evien d r a it ; e lle p a ssa it d es n u it s en
tièr es, a ssise su r son lit , se d em an d an t su r quel
p oin t du fr on t sou en fan t a va it fr oid , et qu elle
�8
LA
ROUE
DU
M O U L IN
ter r e d u r e lu i se r va it de m atela s. L ’a r m ist ice
l ’a p aisa ; m ais elle eu t en core q u elqu es jou r s
d ’a n xiét é. Le jeu n e sold a t a va it été en voyé à Paris,
P a r is où il a lla it r et r ou ver tou tes les t en ta tion s
q u i a va ien t p er d u son p èr e! E lle son gea it à s ’y
in sta ller qu a n d Pier r e r eçu t l ’ord r e de r ejoin d r e
l’arm ée d u R h in : alor s Mm<>La r n ois osa en visager
.’a ven ir .
A p r ésen t, t ou t sem b la it fa cile, P ier r e n ’a va it
q u ’à se la isser vivr e. E n p lein r ap p or t, le d om ain e
n e d em an d ait p lu s q u ’u n e su r veilla n ce jou r n a
lièr e, la for tu n e r econ stitu ée p er m etta it un e exis
ten ce la r ge et a u t ou r d e la Sor celler ie et d e
Ch a m bor d il y a va it d a n s les ch â t e a u x de ch a r
m an tes jeu n es filles, élevées t r ès sim p lem en t, qui
ser a ien t h eu r eu ses d ’ép ou ser le p r op r iéta ir e de la
Sor celler ie. Da n s ce coin de F r a n ce la vie p ou r
P ier r e La r n ois s ’an n on çait belle, la lu t t e ét a it terju in ée, il n ’a va it p lu s q u ’à jo u ir d ’u n a ven ir p r é
paré p a r u n e m am an .
E t le t r a in a r r iva ; il a r r iva d ou cem en t, san s se
p r esser , les p or tièr es s ’ou vr ir en t , les voya geu r s
d escen d ir en t su r le q u a i. H a let a n t e, le cœ u r fr é
m issa n t de joie, M mo La r n ois ch er ch a it la h a u te
silh ou et t e qu i d e va it d om in er tou tes les a u tr es.
E lle l ’ap er çu t en fin . Un peu m yop e, Pier r e fer
m a it p r esqu e les ye u x pou r m ieu x voir , il tâ ch a it
d e d écou vr ir sa m ère et s ’éton n a it de n e pas la
tr ou ver . Qu elqu es secon d es, h eu r eu se d e l ’ém oi
de son fils, elle n e se m on tra p a s, p u is, n ’y ten an t
p lu s, elle se p r écip it a ver s ce gr a n d gar çon qu i
eu t u n cr i de joie en l ’a p er cevan t.
— Mam an , m am an !
— Mon p et it, c ’est fin i, fin i les sép ar a tion s.
Un lon g b a iser r éu n it la m ère et l ’en fan t.
Le p er son n el de la ga r e con n aissa it Mmc L a r
n ois, tou s sa va ien t qu e son fils r even a it défin iti
vem en t. Ave c u n bon sou r ir e l ’em p loyé dem an de
le b illet de ce d er n ier voya geu r .
Deh or s un e voit u r e les a tt en d a it. Le ch eva l, tin
cam ar ad e d ’en fan ce, eu t un h en n issem en t d ou x et
p r olon gé, il r econ n aissa it son m aîtr e. Ave c u n e
joie de ga m in , les ye u x r ieu r s, le jeu n e h om m e le
ca r essa, p u is s ’em p ar a des gu id es.
�LA
ROUE
DU
MOUUN
9
La uète q u i r etou r n a it à l ’écu r ie t r a ver sa le
villa ge à tou te a llu r e ; sou r ia n t à sa m èr e, P ier r e
exp liq u a it q u ’il n ’a va it q u ’un e id ée : a r r iver à la
Sor celler ie, r evoir la m aison , les bois, les prés,
la r ivièr e , tou t ce d on t il a va it été sép ar é et q u ’il
a im a it p assion n ém en t. E t il d em an d ait si les lila s
et les p om m ier s éta ien t en fleu r s, et si les r osiers
p io m et t a ien t de b elles r oses.
E t les bêtes, les va ch es, les ch e va u x, la bassecou r ; il én u m ér a it t ou t ce qu i fa isa it la r ich esse
d u d om ain e, et sa m ère r écolt a it en ce jou r de
m ai, si lu m in e u x, la r écom p en se de vin gt an n ées
d e t r a va il et de p er sévér an ce.
Cer tes Mme La r n ois a u r a it pu vivr e à P a r is, sa
p et ite for tu n e et la ven te de la Sor celler ie lu i
a ssu r a ien t u n r even u su ffisa n t ; à vin gt -cin q an s
elle p ou va it se r em ar ier et r en con tr er un hom m e
p lu s estim a b le qu e son p r em ier m ar i. E lle a va it
fu i la ville parce q u ’elle cr a ign a it qu e son en fa n t,
q u ’elle a im a it p lu s q u ’elle-m êm e, a ya n t en lu i
tou tes les tar es m or ales du père, fû t u n jou r
en tr a în é ver s ce m on de de jou eu r s et de n oceurs
q u i a va it ren d u ses cin q an n ées de m a r ia ge si
d ou lou r eu ses. Pou r son fils elle en fer m a sa jeu
nesse, sa beau té, elle ét a it tr ès belle, en tr e les
m u r s d ’u n ch â teau où elle n e r eceva it qu e des
voisin s d on t la r ép u ta t ion é t a it à l ’abr i de tou te
ca lom n ie.
Si p a r fois les h eu r es solita ir es a va ien t été
lon gu es, a u jo u r d ’h u i ce sa cr ifice "loin tain n e lu i
sem b la it p lu s u n sa cr ifice, elle éta it récom pen sée
au d elà de ce q u ’elle a va it ja m a is p u esp ér er. La
jo ie d e son fils, la joie de ce jeu n e p r op r iétair e
qui ven ait p r en d r e p ossession de son d om ain e
a vec des ye u x d ’a m ou r eu x, sold a it u n e fa ctu r e qu(
la m ère n e p en sa it p as à réclam er .
Un e r ou te bla n ch e et p ou ssiér eu se su ccéd a it au
p et it villa ge ; à d r oite, un ch em in tr a cé en p lein
bois con d u isa it au ch â teau . Dès qu e la voit u r e s ’y
en ga gea , Pier r e m it le ch eval au pas. Il ét a it ch ez
lu i et n é vo u la it pas t r a ver ser r ap id em en t ces bois
qu e m ai fa isa it fleu r ir . Les arbres, les bu isson s,
le ch em in m êm e, a u t a n t de vie u x am is a u xq u els
éta ien t accr och és tou s ses sou ven ir s d ’en fan t. Là ,
�wA
ROUE
DU
M O U I.IN
il ve n a it cu e illir des n oisettes, p lu s loin se t r o u
va it u n fou rr é d ’égla n t in e s. à côté les sa p in s
a va ien t b r û lé un soir , le q u in ze aoû t, de jeu n es a r
br es les r em p la ça ien t, gr a n d is en m êm e tem p s q u e
lu i ; au bou t d u clietn in , le ter m in a n t : la m aison .
Le jeu n e h om m e n e s ’im a gin a it pas qu e l ’on
p û t aim er si p assion n ém en t des p ier r es et des
b r iq u es, et il ch er ch a it la cau se de cette im m en se
va gu e de joie qui em p lissa it son cœ u r. Il tou r n a
ve r s sa m ère u n vis a ge r ecu eilli, il t en d it la m ain
d em an d an t u n e étr ein te ; tou te gr a n d e ém otion
es t silen cieu se. Mmo La r n ois r ega r d a it son en fan t,
elle d evin a l ’ém oi de ce jeu n e cœ u r , ém oi qu i
m et ta it un br ou illa r d su r les p r u n elles cla ir es ;
elle serr a ten d r em en t la m ain qu e Pierr e lu i t en
d a it , h eu r eu se de ce geste d ’a p p el p a r lequ el il
l ’in vit a it à p a r t a ger son bon h eur.
Su r le per r on , les d om estiqu es, les ga r d es, les
fer m ier s a tten d a ien t le jeu n e m aîtr e Da n s ce coin
de F r a n ce, les r évolu t ion s sociales éta ien t passées
sa n s ch a n ger l’esp r it des h a b ita n ts. Ch am bor d qui
d om in a it la p la in e sem b la it le ga r d ien in a m ovib le
d es r ègles et cou tu m es d’un e société d isp ar u e.
Pier r e La r n ois, ce gr a n d gar çon au regar d
d ’en fa n t, ser a it aim é a u t a n t qu e « N o t ’ Dam e »,
tou s éta ien t cer ta in s qu e le fils va u d r a it la m ère
et qu e l ’on ne vien d r a it ja m a is fr a p p er à la porte
du ch âteau pou r d em an der secou r s san s qu e celu i
q u i en d even a it le m aîtr e n e l ’o u vr ît tou te gran d e.
E t les m ain s se ten d a ien t vers l ’a r r iva n t , les sou
r ir es écla ir a ien t les jeu n es et les vieille s p h ysio
n om ies, et les « bon jou r m on sieu r Pier r e » sem
b la ien t êtr e le r efr ain d ’un e ch an son qu e ch acu n
ch a n t a it avec p la isir .
E t lu i, le tr ès jeu n e, lu i qui sem b la it si t im id e,
p a r la it à tou s, les r econ n aissan t, les a p p elan t par
leu r s n om s, ser r a n t les m ain s ca lleu ses, d em an
d a n t des n ou velles de la vie ille m èr e, d es en fa n ts,
d es bêtes, des r écoltes, de tou t ce qu i fa isa it p ar tie
d ' a vie de ces br aves gen s. Il p r om it des visit es,
il p r om it des r ép a r a tion s, ou l ’a tten d a it pou r 1er
d écid er , il p r om it tou t ce q u ’on lui d em an d a it, il
é t a it si h eu r eu x q u ’il vou J ait q u ’au tou r de lu i le
bon h eu r réi*nât.
�tA
ROVH
du
M O U L IN
xi
Le d éjeu n er fu t ch a r m a n t : tab le fleu r ie, cu isin e
exq u ise. La con ver sa tion n e la n gu it p a s, la m èr e
et le fils a va ien t t a n t à se d ir e ; p u is, le r ep as ter
m in é, ils a llèr en t s ’a sseoir d eh or s, sou s les t illeu ls.
To u t en fu m an t, Pier r e e xp liq u a à sa m èr e
l ’en seign em en t de l ’école. Le t r a va il a gr icole, si
d u r a u t r efois, d even a it p r esq u e fa cile a vec les
n ou velles m ach in es, et bien qu e cer tain s cu lt iva
teu r s se r efu sa ssen t, en têtem en t in exp lica b le, à
les em p loyer , lu i vou la it tou t d ou cem en t les con
va in cr e d e leu r u tilité.
Il fa isa it d es p r ojets : les ter r es qui en tou r a ien t
les bois de la »Sorcellerie éta ien t les p lu s belles de
la r égion ; gr â ce a u x en gr a is elles d evien d r a ien t
les p lu s fer t iles et d an s tou tes les exp osit ion s ils
en ver r a ien t des ép is, n on p a s p ou r cou r ir ap rès
les p r ix et les m éd ailles, m ais p ou r p r ou ver a u x
p a ysa n s, ces en têtés, qu e la scien ce ser t à qu elqu e
ch ose.
M mo La r n ois écou ta it et a p p r ou va it ; l ’en th ou
siasm e de son fils, ses idées de « d ip lôm é d ’école »,
d on t qu elqu es-u n es ne r ésister a ien t p as à la p r a
tiq u e, lu i p la isa ien t. E lle com p ar a it, fa isa n t u n
r etou r ver s sa vie p a ssée, ces p r ojet s d ’a ven ir avec
ceu x de celu i q u i a va it été son fian cé, p u is sou
m ar i.
M. La r n ois, lu i, n e d ésir a it q u ’un e seu le ch ose :
p osséd er u n e gr osse for tu n e p ou r s ’a m u ser !
Kô t e l a ven u e du P ois, villa à D ea u ville , la p lu s
lu xu eu se de la côte, au to p ou r a ller l ’h iver com m e
l ’été d an s tou tes les ville s où l ’on s ’am u se, parce
q u ’on y jou e. Les soir ées m alsain es, les sou
p er s où l ’on se gr ise , la r ich esse a vec t ou t ce
q u ’elle pr ocu r e de volu p tés basses, voilà ce que
très jeu n e, alor s qu e la vie s ’o u vr a it d eva n t lui
ovec ses p r om esses, ce qu e M. La r n ois sou h aita it.
Ah ! son fils ne lu i r essem b la it pas. Cette vo ix
jeune,'«»qu’a u cu n excès n ’a va it t er n ie, s ’éleva it
cla ir e, affir m an t la san té m or ale de celu i qui la
p osséd a it ; elle d isa it à la m èr e, qu i Pécoutait'
r ecu eillie, qu e l ’en fa n t ét a it sa u vé et q u ’aucun e
ta r e d u pèr e ne se t r o u va it en lu i. E t Mai en tou
r a it ces d eu x êtr es qui s ’a b r ita ien t d ’u n soleil d éjà
vil sous les t ille u ls , M ai p r od igu a it ses p ar fu m s,
�/.A
ROUE
DU
M O U L IN
ses b eau tés, Mai et son ciel de fête gr isa ien t ces
d eu x cœ u r s. Un e ivr esse tr ès d ouce fa isa it étin
celer les ye u x cla ir s du fils et les ye u x som br es de
la m èr e ; elle a d ou cissa it leu r s gest es et les alan gu is sa it . I ls viva ie n t u n e h eu r e de joie, u n e h eu r e
d on t ils con ser ver aien t le sou ven ir , ca r le présen t
*t l ’a ven ir sem b la ien t leu r a p p a r ten ir .
II
A la Sor celler ie la vie s ’or ga n isa com m e
Mmo La r n ois l ’a va it p r évu e. Pier r e p r it la d ir ec
tion com p lète de tou tes les fer m es. Il p a r t a it d e
gr a n d m a t in , se m êla it à la vie d es cu lt iva t eu r s,
les su r ve illa n t , les con seilla n t , tou t en a ya n t
l ’a ir de les aid er . Il fa isa it , d isa it -il en r ia n t , son
ap p r en tissa ge de p r op r iétair e, et il t r o u va it q u e
cet a p p r en tissage n ’ét a it p as pén ible
L ’été a va it r am en é d an s les ch â t e a u x en vir on
n an ts beau cou p de jeu n esse ; les jou r s de con gé
qu e Pier r e s ’a ccor d a it ét a ien t a gr éa b lem en t occu
p és : t en n is, ca n otage su r le Cosson , pr om e
n ades à ch eva l, p iqu e-n iqu es d an s les bois ; tou tes
ces d ist r a ct ion s de la ca m p agn e, qu e les jeu n es
gen s a im en t p ou r la lib er t é q u ’elles leu r d on n en t,
ét a ien t p a r lu i tr ès su ivies.
La d ign it é de vie de Mme La r n ois o u vr a it à son
fils tou tes les p jr t e s , et le d om ain e de la Sor cel
ler ie en p lein e va leu r fa isa it a ccu eillir le jeu n e
p r op r iétair e p ar les m èr es de fa m ille les p lu s difficiles.
E t a lor s qu e la vie s ’écou la it si d ou cem en t,
q u ’au cu n n u a ge n ’ét a it p r évu , n i p ossib le, il
a r r iva sou s u n e form e in a tten d u e. Un e lettr e,
q u elqu es lign e s tracées su r un e p n ge b lan ch e, cl
voilà qu e l ’h orizon s ’obscu r cit.
Un cr éa n cier de M. La r n ois, p r is de r em ord s
ta r d ifs, a la issé en m ou r an t au fils de son an cien
com p agn on de fête u n e im p or tan te som m e. M ajeu r
d ep u is p lu s d ’un an . Pierr e est ob ligé de ven ir à
�LA
ROUE
DU
M O U I.IN
13
Tar is p ou r r égler cette affaire de su ccession , son
tu teu r l ’en a ver t it , et cet h om m e, qu i a tou jou r s
bien gér é les in tér êts de son p u p ille, fixe la d ate
d u vo ya ge , vou la n t le fa ir e coïn cid ei a vec le
m a r ia ge de sa fille.
Vo ya ge , in vit a t io n , il n ’en fa u t p as p lu s p ou r
b ou lever ser Mme La r n ois. P a r is, qu e vin gt an n ées
de calm e n ’on t pu lu i fa ir e ou b lier , P a r is où elle
a ta n t sou ffer t, reste p ou r elle la ville d ’où peu t
ven ir le m alh eu r .
Ils son t tou s les d e u x d an s la sa lle à m a n ger ;
les portes-fen êtr es, la r gem en t ou ver tes, fon t com
m u n iqu er la p ièce a vec le ja r d in . Pier r e vien t de
lir e à h a u te vo ix la let tr e r eçu e, il l ’a posée su r
la tab le, et d ’u n ton bou d eu r d ’en fa n t gâ t é,
s ’écrie :
— Qu elle t u ile ! P a r is en ju ille t ! Vr a im en t, si un
h ér ita ge 11’ét a it pas t ou jou r s ch ose a gr éa b le, je
r ester ais ici.
Rien q u ’elle soit en n u yée, M me La r n ois s ’efforce
de sou r ir e en d isa n t :
— J e 11e te sa va is p as si in tér essé.
Ave c u n beau r ir e jeu n e et con fian t, Pierr e
s ’exp liq u e ;
— Il fa u t t ’a vou er que. je d ésir ais p osséd er en
ce m om en t un e som m e d ’a r gen t liq u id e. Le m ou
lin qu i se tr ou ve au bou t d u Cosson et qu i fa isa it
a u tr efois p a r t ie de n otre p r op r iété m e ten te d ep u is
lon gtem p s ; le p r op r iét a ir e vien t de m ou r ir , il est
à ven d r e ; 11e cr ois-tu p as qu e ce ser a it u n e bon n e
a cq u isition ?
— Peu t-êtr e, r ép on d M™ La r n ois a vec un e
in d iffér en ce affectée qui cach e u n e a n goisse.
— Ne d is pas p eu t-êtr e, repr en d le jeu n e
liom m e vivem en t , éton n é qu e sa m ère n ’ap p r ou ve
pas ses d ésir s ; ce m ou lin , je l ’adore. Tou s les
soir s je fa is un d étou r p ou r p asser d eva n t lu i tant
j ’aim e ces vieille s p ier r es ; m ais elles m e nar
gu a ien t et sem b la ien t m e d ir e : ceci 11e t ’a p p a r
t ien t pas et t u n ’eu ser as ja m a is le m aîtr e. E t je
d ésir a is ce m ou lin , m am an , com m e un en fan t
d ésir e un., b eau jou jou . Tu vien d r a s le vo ir avec
m oi ce soir à l ’h eu r e où le soleil se cou ch e, les
p ier res gr ises d evien n en t roses et la roue, lasse
�14
1,A
ROUE
DU
M O U L IN
de tou r n er , se repose. F a tit-il a vou er , p ou r que
t u sois con ten te, qu e lor sq u e je r en tr e en retard
c ’est q u e le m ou lin m ’a r eten u . J e r este a ssis au
bord d u r u issea u , je r ega r d e cette rofie im m o
bile et l ’eau si cla ir e m ’em m èn e. J e vo ya ge,
je va is loin a vec elle, m ais n e t ’in q u ièt e p as,
ce son t d e b e ^ x voya ges, j ’en r evien s tou jou r s
m eilleu r .
*
E t en r ia n t, il a jou te, p ou r con q u ér ir cette
m am an q u i n e p a r a ît pas p a r t a ger sa joie :
— Les vo ya ges for m en t la jeu n esse !
Le soir , P ier r e vie n t ch er ch er sa m ère et tou s
d eu x s ’en von t ver s le r u issea u et le m ou lin . L ’été
a con ver ti les fleu r s en fr u its, d an s les ch am p s
les cer isier s son t r on ges et les blés, d r oits et
vigou r eu x, p r om etten t des r écoltes su p erbes.
Un peu r em ise d e l ’ém otion q u e la let tr e de
P ar is lu i a don n ée, Mme La r n ois ca u se a vec sou
fils, elle a p p r ou ve Va ch a t du m ou lin et des
ter r es q u i l ’en tou r en t, elle a p p r ou ve .p ou r vu que
Pier r e s ’absen te le m oin s lon gtem p s p ossib le. E t
com m e elle n ’ose p as lui d ir e sa vér it a b le pen sée,
elle lu i p a r le du d om ain e qui sera san s ch ef p en
d an t q u elq u es jou r s ; elle a p er d u l'h a b it u d e de
s ’en occu p er et- se sen t tr op fa t igu ée p ou r en
r ep r en d re la ch a r ge. Pierr e n ’a gu èr e en vie de
p r olon ger à P a r is u n séjou r qu i lu i p a r a ît n ’êtr e
q u 'u n e cor vée, il n e pen se q u ’à son m ou lin , ce
m ou lin vers lequ el ils a r r iven t.
Le jeu n e h om m e n ’a pas tr op va n té le jou jou
q u ’il d ésir e, et il a ch oisi l ’h eu r e p r op ice p ou r le
p r ésen ter ; c ’est vr a im en t u n e p r ésen ta tion , car
ja m a is M“ B La r n ois n ’a r ega r d é le m ou lin com m e
elle le r ega r d e a u jo u r d ’h u i. Son fils l ’aim e 1 Ave c
qu el in t ér êt ses ye u x se posen t su r les vieille s
p ier r es, su r la. ~oue qu i tou r n e, r en d an t l ’eau
tou te blan ch e.
Bâ ti au bord d u Cosson , ju st e à l ’en d r oit où la
p etite r ivièr e fa it un cou de, le m ou lin se d étach e
éléga n t et fier des bâ tim en ts q u i on t été con str u its
au tou r de lu i. Des p r a ir ies bordées d ’ar br es, un
p et it p on t q u i con d u it à’ un ja r d in p lein de fleu rs
et cou r a n t au m ilieu de ce ja r d in et des p r a ir ies
tin e eau cla ir e qu e de gr a n d s r osea u x cach en t.
�LA
noun
DD
M O U L IN
15
Tou t ïa it com pren d re à Mmo La r u ois q u e 's o n fils
d ésir e ce coin de terre.
A cette h eu r e où le soleil com m en ce à em p ou r
pr er le ciel, l ’eau p a r a ît en r ecu eillir les d er n ier s
r ayon s, la r ou e tou r n e d an s un b r a sier a u x m u lt i
p les cou leu r s, et les p ier r es gr ise s d evien n en t
roses.
Au t ou r de cet in cen d ie tou t est calm e, d an s la
p r a ir ie les bêtes se tou r n en t ver s l ’h orizon em br asé
et r esten t im m obiles ; les feu illes des ar br es, les
r osea u x, qu e le m oin d r e ven t a git e, sem b len t
être d even u s des ch oses im m u ables ; la p a ix, la
gr a n d e p a ix d u soir , fa iseu se de silen ce, est d es
cen d u e su r la terre.
P ier r e se p en ch e ver s sa m ère e t d ’u n e vo ix
p assion n ée qu i éton n e Muie La r n ois il p a r le :
—
Mam an , com pren d s-tu qu e j ’aim e ce coin de
ter re qu i 11e m ’a p p a r t ien t p as en cor e, com pren d stu q u e je l ’a ie d ésir é a vec l ’a n goisse q u ’il fû t un
jou r p r is p ar u n a u t r e ! Mam an , ce d om ain e qu e
tu m ’as gar d é fa it de m oi u n h om m e h eu r eu x.
J e p u is t ’a vou er m ain ten a n t, san s te p ar aîtr e
lâch e, qu e lor squ e je su is p a r t i p ou r m e ba ttr e, si
j ’ai été va illa n t , si a u cu n e lar m e n ’a tr a h i m on
effroi, c ’est qu e je su is p a r t i avec l ’idée q u ’en d é
fen d an t la gla n d e p a tr ie, je sa u va is la p etite, cette
Sor celler ie qu e n ou s aim on s t a n t tou s les d eu x.
Dep u is la gu er r e, seu lem en t d ep u is la gu er r e,
j ’ai sen ti à qu el p oin t je ten ais à m on p a ys ; cette
ter re su r la q u elle n ou s som m es n és, ce n ’est pas
à n ou s q u ’elle a p p a r t ien t , c ’est n ou s qu i lu i a p p a r
ten on s. Sa is-t u que l ’a u tr e soir , com m e je r eve
n ais à tr a ver s ch am p s, j ’ai t r ou vé n os p la in es si
b elles qu e je m e su is p r esq u e a gen ou illé •, \ e
vou la is em br asser ce sol qu e nos en n em is on t
essa yé de n ous p ren d re. J ’ai com p r is la bea u té de
la Fr a n ce seu lem en t d ep u is qu e n ous a von s fa illi
la p er d re ; je cr ois n e l ’a voir aim ée, aim ée ju s
q u ’au sa cr ifice, q u ’à p a r t ir de ce jou r -là ? M a in
t en a n t je lu i su is a tta ch é p a r tou tes les fibres de
m on être, j ’aim e n otre m aison , n os p r a ir ies, nos
bois, d ’un am ou r in sen sé et je crois qu e si je
d evais 111’en sép ar er j ’en m ou r r ais. Mam an , ton fils
n ’est q u ’un ter rien tr ès m a lh eu r eu x de q u it t er ses
�i6
LA
ROUE
DU
M O U L IN
t er r es, m êm e qu an d il n e s ’a git qu e d ’un voya ge
de q u elq u es jou r s.
Le vis a ge de M me La r n ois a ch a n gé d ’exp r es
sion , il r ayon n e. Dep u is ce m atin , bien q u ’elle n e
vo u lû t p as se l ’a vou er , elle ét a it in q u ièt e, le
séjou r qu e son fils d eva it fa ir e à P ar is la p r éoc
cu p ait ; ce p et it de vin gt -d eu x an s lu i p a r a issa it
en core si je u n e ! Seu l, d an s u n h ôtel qu elcon qu e,
il s ’en n u ier a it et ch er ch er a it des d istr a ction s au
d eh ors : Mme La r n ois ét a it r estée si m eu r tr ie de
ses an n ées con ju ga les, q u 'elle ne p ou va it s ’im a gi
n er q u ’il y eû t à P a r is d es d istr a ction s h on n êtes.
P a r t ir a vec lu i ce n ’ét a it p as p ossib le! P r éven ir
Pier r e, lu i r acon ter la vie de son père, de ce pèr e
que ju s q u ’à p r ésen t l ’en fa n t a va it r esp ecté, c ’éta it
d étr u ir e u n sou ven ir ! Tou te la jou r n ée M” " La r
n ois a va it espér é q u ’un e ch ose im p r évu e, h eu r eu se
ou en n u yeu se, r etien d r a it le jeu n e p r op r iétair e à
la »Sorcellerie.
La p r ofession de foi de son fils ca lm a it ses
in q u iétu d es, Pier r e p o u va it p a r t ir , il p a sser ait
p r ès des t en ta tion s san s les voir ; il n ’ét a it q u ’un
t er r ien q u i ne p ou va it se sép ar er de ses ter r es, il
leu r a p p a r t en a it com m e il le d isa it si bien .
E n r etou r n a n t à la m aison , a p p u yée au br as de
son fils, elle se sen ta it ap aisée com m e tou te la
n a tu r e. E lle se t a isa it , r ega r d a n t de tem p s à au tr e
le jeu n e vis a ge qu i ga r d a it u n r eflet des ém otion s
t ou t à l ’h eu r e r essen ties.
La p a ix, la gr a n d e p a ix d u soir , fa iseu se de
»ilen ce, ét a it d escen d u e su r tou te la ter re.
III
E t Pierr e p a r t it , il q u it t a la Sor celler ie a vec u n
vis a ge bou d eu r , fa isa n t m ille r ecom m an d ation s à
sa m ère et à ses fer m ier s ; il com p ta it p ou r ta n t
n ’êtr e a b sen t qu e t r ois ou qu a tr e jou r s, m ais il
lu i sem b la it qu e p en d a n t ce tem p s les ca lam ités
les p lu s gr a n d es a lla ien t foudre su r son d om ain e.
�LA
ROUE
DU
M O U L IN
17
Il a r r iva ch ez son t u t eu r à l ’h eu r e € xée, et
a p r ès a voir atten d u q u elqu es m in u tes d an s mu
salon som p t u eu x il fu t r eçu p a r M° G e u t y, an cien
b âton n ier .
M° G e n t y ét a it u n h om m e a im a ble et d istin gu é,
très fier de sa n otor iété ; de su it e il r en seign a
Pier r e : Cin q cen t m ille fr a n cs liq u id es, tou s
d r oits p a yés, lu i r even a ien t. Le cr éa n cier r égla it
avec les in tér êts. Bien qu e l ’â ge de son p u p ille
le t în t q u itt e de t ou t con tr ôle, M" Ge n t y lu i de
m an d a ce q u ’il com p ta it fa ir e de cette som m e.
Pierr e p a r la du m ou lin et des ter r es qu i l ’en tou
r aien t, il vo u la it a gr a n d ir son d om ain e et r ép arer
les ferm es.
P a r isien de vie ille sou ch e, a im a n t en core tou s
les p la isir s de la ville , Me Ge n t y com p r en ait p ou r
ta n t q u ’011 p ou va it m en er un e vie in tér essa n te et
u tile a u tr e p a r t q u ’à P a r is ; il a p p r ou va le jeu n e
h om m e, et ap rès lu i a voir d on n é q u elqu es in d i
cation s su r la m an ièr e de t r a it e r la ven te des
ter r es, il q u it t a le su jet des affaires.
Ave c un e bon h om ie qu i r en d it P ier r e con fian t,
il l ’in ter r ogea su r sa vie , cette vie q u ’un e m ère
d évou ée lui a va it si a d m ir ablem en t pr ép arée. P a r
ler de M mo La r n ois, c ’ét a it p ou r le jeu n e hom m e
un e gr a n d e joie ; son a tt it u d e ch a n gea , sa r aid eu r
un p eu p r ovin cia le d isp a r u t , il sou r it , et avec
d es m ots ten d r es et u n e vo ix vib r a n t e exp liq u a
ce qu e sa m ère a va it fa it à la Sor celler ie d ep u is
vin gt an s.
11 racon ta a vec q u elle p er sévér an ce elle s ’ét a it
a tta q u ée à des ter r es qu e des fer m ier s peu scr u
p u leu x a va ien t la issées en fr ich e ; lu i n ’a va it q u ’à
p ou r su ivr e un e tâch e ad m ir a b lem en t com m en cée.
E t com m e M° Gen t y, u n peu scep tiq u e, lu i
d em an d ait si l ’a ven ir sévèr e q u ’il a va it d eva n t
lui n ’ép ou va n t a it pas sa jeu n esse, il eu t u n cr i de
r évolte.
Vivr e à P a r is d an s ces a p p a r tem en ts assom br is
par les m aison s voisin es, vivr e d an s ces pièces
étr oit es où il étou ffa it, vivr e loin de ses bois, de
ses p r és, de ses fleu r s, de ses bêtes, n e ja m a is
vo ir le ciel qu e p a r u n e fen être, n on , cela ne lu i
sem b lait p as p ossib le ! E t ou b lia n t q u ’il p a r la it
�i8
LA
ROUE
I>U
M O U L IN
à uti h om m e qu i a va it t ou jou r s vécu d an s ces
m aison s som br es, il affir m a qu e la vie à Pari?
ét a it u n e vie de p r ison n ier .
E n r ia n t M 0 Gen t y se leva , et t a p a n t a m ica le
m en t su r P ép a u le d u jeu n e h om m e, il lu i r é
p on d it :
— E h bien ! p en d a n t qu e vou s êtes m on p r i
son n ier , je va is vou s in t r od u ir e d an s u n e p r ison
où p eu t-êtr e vou s n e vou s d ép la ir ez p as. Nou s
m ar ion s m a fille d an s d *u x jou r s, il y a ch ez n ia
fem m e u n e r écep tion tr ès in t im e, je va is vou s
p r ésen ter à vot r e d em oiselle d ’h on n eur . Vou s
a i-je d it qu e n ou s com p tion s su r vou s p ou r cette
p etite cor vée ?
Im m éd iatem en t le visa ge de Pier r e se t r a n s
form a. De n a tu r e t im id e, la vie m on d ain e Peffr a ya it , il cr a ign a it su r t ou t l ’esp r it r a ille u r des
P ar isien s qu e sa m èr e ju ge a it s i m al. Il b a lb u tia
des excu ses : sa ten u e n égligée, sa sa u va ger ie,
a u ta n t de m a u va ises r aison s q u i n e fu r en t p as
accep tées.
M° G e n t y o u vr it u n e porte d issim u lée d err ièr e
un e t a p isser ie et p a ssan t d eva n t le jeu n e h om m e
lu i m on tra le ch em in .
— N ou s q u itt on s le ca b in et d ’a ffair es, je com
m u n iqu e p a r cet ét r oit cou loir a vec m on a p p a r
tem en t.
Qu elqu es m in u tes p lu s tar d Pier r e en t r a it d an s
u n salon lu xu eu sem en t m eu blé où a u cu n siège
n ’ét a it libre.
In tr od u it p ar M° Gen t y qu i l’an n on ça d ’u n e
vo ix son ore, Je jeu n e h om m e eu t l ’im p r ession que
des m illier s d 've u x le d évisa gea ien t . Sa h au te
t a ille, son a llu r e p r ovin cia le, et ce t it r e sou s le
quel il fu t p r ésen té : « M. Pierr e I .a n io is , un
jeu n e h ér itier », tou t fa vor isa sa con fu sion . Il eû t
d on n é un e p a r t ie de l ’a r gen t d on t il h ér it a it , a r
gen t q u i p ou r ta n t a lla it lu i p er m ettr e l ’a ch a t du
m ou lin t a n t d ésir é, p ou r évit e r cette p r ésen tation .
11 p er d it un peu la t êt e, et ne s ’ap er çu t pas tout
de su it e qu e Mmo G e n t y, la m aîtr esse de m aison ,
lui t en d a it la m ain a vec un sou r ir e officiel de
bien ven u e. Du côté des jeu n es filles qu i b a va r
d aien t au tou r do la tab le à t h é, des propos peu
�_A
ROUE
DU
MOUUF
b ien veilla n t s s ’éch a n gea ien t su r son com pte. I.a
fian cée d isa it à u n e gr a n d e jeu n e fille br u n e q u i
ob ser va it a tt en tivem en t Pier r e La r n ois :
— Ton com p agn on , Lia n e, p ou r la gr a n d e cér é
m on ie de l ’églis e ! Celu i-là au m oin s ne te
com p rom ettr a p as, je ju r e q u ’il ser a con ven able
et q u 'a u cu n e de ces h istoir es légèr es d on t t u r a f
foles n e te sera p a r lu i con tée.
Aya n t en fin d om in é son m a la ise m or al, Pier r e
s ’ét a it ap p r och é de la m aîtr esse de m aison ; in
clin a n t à p ein e la t êt e, il sem b la it a r r oga n t et
d éd a ign eu x a lor s q u ’il- n ’ét a it qu e t im id e. Un e
p etite rou sse q u i r ép on d ait au n om de Mou n e,
tou t en cr oq u a n t d u ch ocola t, r ésu m a l ’im p r es
sion gén ér a le :
— Il n ’est pas m al le p r ovin cia l, p h ysiq u em en t
p a r la n t , m a is, ch èr es en fa n ts, si on m e le p r o
p osait p ou r m ar i il m e sem ble q u ’on m e p r op o
ser a it u n croque-m ort. Rega r d ez sa toilet te, il est
vêtu de som bre com m e ces vila in s o isea u x ; r ien ,
p as u n d étail a m u san t n ’in d iq u e sa jeu n esse. Sa
ja q u et t e tr op sifflan te est sér ieu se, son p a n ta lon
m al cou p é, h élas ! ne fa it au cu n p li, et sa cr a va te,
som bre a u ssi, n ’est éga yée p a r au cu n b ijou . C ’est
u n n otair e de ca m p agn e qu i n e sa it fa ir e qu e des
testa m en ts ! vS’il vien t d an s n otre coin , je crain sbien qu e -n ous n e lu i fa ssion s l ’effet de p etites
pet-ruches bon n es à en ferm er.
M ép r isa n te, Lia n e, la gr a n d e jeu n e fille br u n e,
in t er r om p it ce b a va r d a ge :
— Mou n e, vou s d ébitez d es b êtises, qu an d vou s
n ’avez pas vos p etits d an seu r s vou s ne sa vez que
fa ir e et vou s n ou s en n u yez.
Person n e n ’in t im id a it Moun e, de p lu s elle
n ’a va it a u cu n e sym p a th ie p ou r Lia n e, l ’am ie
in tim e de la m ar iée. E lle a lla it lu i répon dre peu
p olim en t, l ’a r r ivée de ses d an seu r s l ’en em p êch a.
D eu x jeu n es gen s de p et ite t a ille , bien h a b illés,
bien far d és, bien p om pon n és, ven a ien t d ’en tr er
d an s le salon . Ap r ès s ’êtr e in clin és d eva n t la m a î
tr esse de m aison ils se d ir igèr en t d ir ectem en t ver s
le coin d es jeu n es filles.
Mou n e les r eçu t a vec joie. C ’éta ien t, d isa it-elle,
des t yp e s peu com p r om ettan ts q u ’elle em m en ait
�10
i .a
r o u i
;
d u
m o u l in
p a r t ou t a vec elle. Ils d an sa ien t m er veilleu sem en t,
u n e for tu n e su ffisan te leu r p er m et ta it d ’a voir u n e
a u to q u ’ils m et ta ien t à la d isp osition des jeu n es
filles d on t ils éta ien t les d an seu r s.
A P a r is, ven a n t d ’Am ér iq u e, u n e m od e ava it
*u r gi, les m èr es de fa m ille n ’a ccom p a gn a ien t p lu s
leu r s filles au ba l, les d an seu r s de ces d em oiselles
les ch ap er on n aien t.
Qu elq u es m èr es de fa m ille, p lu s in t elligen t es
q u e les a u tr es, n ’a ccep ta ien t pas cette m ode et
r efu sa ien t im p it oya b lem en t tou te in vit a t io n où
leu r s filles seu les éta ien t in vit ées. Un cer tain
m on de les ju ge a it m a l, et leu rs p a u vr es filles,
con sid ér ées com m e d es vict im es p a r leu r s am ies,
n e sor ta ien t gu èr e.
A gen o u x su r un e ch a ise, m on tr a n t des jam b es
p a r fa it es, Moun e t en a it t ête a u x d eu x jeu n es gen s
q u i lu i r ep r och a ien t d ’a vo ir m an qu é un ren dezvou s. E lle a va it bien le d r oit d ’êtr e fa t igu ée et d e
p r éfér er u n e h eu r e de m u siqu e à qu a tr e h eu res
d e d an se ! E t a vec u n r ir e p r ovocan t elle ajou ta
q u ’elle d eva it son ger à son ét a b lissem en t, et qu e
ce n ’é t a it p as au ba l, p a r m i les d an seu r s, q u ’elle
t r ou ver a it u n h om m e de tou t r epos, in t elligen t
e t t r a va ille u r , su scep tib le de d even ir un m ar i. Les
p et its jeu n es gen s n e com p r ir en t pas la m alh on
n êteté de cette r ép on se, Mou n e r ia it , Moun e m on
t r a it d es d en ts éb lou issa n tes et ses jolies jambes»
qu e sa robe cou r te n e ca ch a it gu èr e, s ’a git a ien t .
Au m om en t où Pier r e La r n o is a r r iva it d u côté
d es jeu n es filles, p r ésen té p a r M° Gen t y, d ’u n
bond Mou n e se m it su r sa ch a ise, et ap r ès s ’être
in clin ée a u ssi bas q u ’elle le p u t , s ’écr ia :
— La p r ésen tation ét a n t fa ite, M° Gen t y, vo u s
a llez p er m ettr e à tou te la jeu n esse, y com p ris
M. La r n ois, de ch a n ger de logis. Nou s a von s en vie
d e fa ir e beau cou p de b r u it , et les gen s sér ieu x,
s ’il y en a ch ez vou s, n e ser a ien t pas con ten ts ; le
p et it salon de vot r e fille, q u i va êtr e b ien tôt vid e,
n ous r éclam e.
»Sans atten d r e le con sen tem en t d em an d é elle
sa u t a à bas d e sa ch a ise et se d ir ige a ver s la ga le
r ie en cr ia n t :
— Qu i m ’aim e m e s u ive I
�I.A
ROUE
BU
M O U L IN
i\ i“ G e n t y sou r it , m u r m u r a : « Qu el em an è », et
in vit a Pierr e à a ccom p agn er la jeu n esse.
Der r ièr e Mou u e qu i ch a n t a it à tu e-tête, jeu n es
•gens et jeu n es filles p én étr èr en t clans le p et it salon
d e la fian cée. Un gr a n d d iva n r em p li de cou ssin s
et d es sièges bas in vit a ien t au repos. Le s m u r s
ten d u s de soie rose d isp a r a issa ien t sou s des gr a
vu r es, le p ar q u et sou s des t a p is an cien s, et des
fleu r s jetées d an s des cou p es de cr ist a l p a r fu
m aien t la p ièce. M ou u e s ’a llon gea su r le d iva n , se
b lot t it en tr e les cou ssin s et com m an d a :
— Un e ciga r et te, u n e ciga r et te, je m eu r s d e
n ’a vo ir p as osé fu m er d an s le salon fa m ilia l.
Les d eu x d an seu r s se p r écip it èr en t p or t e-ciga
r ettes en m a in s, et p ou r rie pas fa ir e de ja lo u x,
elle en p r it u n e à ch a cu n , p u is se t ou r n a n t ve r s
Pierr e La r n ois, s ’a m u san t de son a ir em barrassé,avec u n sou r ir e et des ye u x p lein s de m a lice elle
d em an d a :
— Un e a llu m ett e, ch er M on sieu r , je vou s p r ie.
E t com m e P ier r e fo u illa it d an s t ou tes ses
p och es, d ésesp ér a n t de t r ou ver la boîte a tten d u e,
elle a jou ta :
— E t vou s les a u tr es, vou s n e fu m ez p as ?
MUe G e n t y q u i ca u sa it a vec son fian cé r efu sa et
Lia n e, qu i s ’ét a it a ssise a u ssi loin qu e p ossib le d e
Mou u e, eu t un gest e de p r otesta tion qu e la ga m in e
n ’accep ta p as.
— Vou s posez, Lia n e, con clu t-elle, à vot r e
aise ; si la ciga r et te n e vou s p la ît p a s, il y a bien
u n de ces m essieu r s q u i a u r a u n ciga r e à vou s
offrir.
Un r ir e gén ér a l r ép on d it à cette r ép liq u e, p u is,
su r les cou ssin s, a u x p ied s de M ou n e, les d eu x
d an seu r s s ’a gen ou illèr en t ; d an s un coin som bre
les fian cés se cach èr en t, et P ier r e, d ebou t derrière
le fa u teu il de Lia n e, se d em an d a ce q u ’il a lla it
faire. Un geste ch a r m a n t de la jeu n e fiü c l ’in vit a
à s ’asseoir près d ’elle.
— Vou s d evez, fit-elle a vec un sou r ir e n n p et
tr iste, vou s t r ou ver bien d ép a ysé ; je cr ois qu e
vou s n ’h a b itez p as P ar is.
Pierr e a va it tou jou r s en ten d u sa m ère p a r ler
ies P a r isien s d an s des ter m es fju i les cla ssa ien t,
�22
La
n otre
DU
M O U LI N
et ce q u ’il eu vo ya it a u jou r d ’h u i n e lu i d on n ait
p as en vie de r even d iq u er sa n aissan ce p a r isien n e ;
au con tr air e, il vo u la it l ’ou b lier t a n t il a va it p eu r
de r essem bler , m êm e de loin , à ces d eu x p etits
jeu n es gen s qu i ne cessa ien t de con tem p ler et
d ’ad m ir er Mou n e, a d m ir a tion d on t la jeu n e fille
s ’am u sait.
— Oh ! M ad em oiselle, fit-il a vec u n e belle fr an
ch ise, je su is un ca m p agn a r d , vou s a vez d û vou s
en ap er cevoir , tr ès m al à sou aise d an s vos salon s.
Ici, a jou ta -t-il, en r ega r d a n t tou t a u t ou r de lu i
les ta b les en com br ées de b ib elots, je n ’oser ais
fa ir e un m ou vem en t t a n t j ’a u r a is p eu r de casser
q u elq u e chose. J ’ai l ’h a bitu d e des gr a n d es p ièces,
d es gr a n d s h or izon s. Est-ce m a t a ille qu i m e ren d
si r id icu le, car j ’ai le sen tim en t d ’a voir été, d ep u is
qu e je su is en tr é d an s l ’ap p a r tem en t de M. Gen t y,
très r id icu le.
Lia n e vo u la it êtrô aim a ble ; elle p r otesta.
— Oh ! d it le jeu n e hom m e ga iem en t, n e vou s
d on n ez pas la p ein e de m e con soler , cela m ’est
absolu m en t éga l : je n ’ai pas été élevé p ou r P a r is,
j ’ép r ou ve un cer tain p la is ir à m ’en va n ter !
I,a jeu n e fille se tou r n a ver s sou in t er locu teu r
et ses ye u x, d ’ad m ir a bles ye u x ver t s, le r ega r d è
r en t q u elqu es in sta n t s, p u is elle leva la m ain ,
d ésign a à p ein e Moun e qui t ou t en fu m a n t a va it
posé ses p ied s su r l ’ép a u le d ’u n de ses d an seu r s,
et , gr a vem en t , a vec d an s la vo ix p r esq u e d es
lar m es, elle r ép on d it :
— J e vou s com pren d s.
E t p en sa n t qu e ces qu elqu es m ots su ffisa ien t à
écla ir er le jeu n e h om m e, t r ou va n t qu e ce p r em ier
en tr etien a va it assez d u r é, elle se r ap p r och a des
fiancés q u i ou b lia ien t 1111 peu q u ’ils 11’éta ien t p as
seu ls. Pierr e resta' en core qu elqu es in sta n t s, p u is
com m e M,p' Gen t y r écla m a it sa fille p ou r la p r é
sen ter à des am is, il p r it con gé ap r ès a vo ir p r om is
l ’êtr e e xa ct le len d em ain .
Deh or s il r esp ir a à p lein s p ou m on s, et a ya n t
besoin d ’esp ace il se d ir igea ver s les Ch a m p sE lysées. En fin il ap er çu t des arbres, m ais c’éta ien t
de p a u vr es arbres a u x feu illes gr illé e s, et il pen sa
à ses bois si ver t s ! La Sor celler ie. Ah ! com m e il
�LA
ROUE
nu
M O U L IN
23
2« ét a it loin ! Les voit u r es, les au tobu s, t ou t ce
b r u it de P ar is l’ét ou r d issa it et l ’a ir lu i sem b la it
d r r e s p ir a b k . E t voilà q u ’il a r r iva à p la in d r e les
P a r isien s qui viva ien t d an s cet en fer p r esq u e tou te
’an n ée. Les P ar isien s ! il ven a it d ’en vo ir q u el
qu es-u n s, leu r s a llu r es l ’a va ien t un p eu choqué.
U r evo ya it la jolie Mou n e, éten d u e su r le d ivan ,
fu m a n t , r ia n t for t, et il r evo ya it les p et it s jeu n es
gen s p ou d r es, la fian cée qu i ne cessa it d ’em br asser
son fian cé.
Seu le, la .jeun e fille q u ’on a p p ela it Lia n e et
q u ’il d e va it accom p agn er le len d em ain se d éta
ch a it d e ce m ilieu a u x a llu r es s i libres. E t voilà
q u ’il r evo ya it les ye u x a u x p r u n elles ét r a n ges, les
ye u x q u i l ’a va ien t fixé tr ès a tt en tivem en t et il
en ten d a it la vo ix gr a ve d ir e : « J e vou s com
p r en d s. »
Lia n e a va it d ésir é im p r ession n er P ier r e La m o is ,
elle vo u la it qu e sa figu r e s ’im p osât à son sou ve
n ir : Pierr e p en sa it à elle a vec u n cer ta in p la isir
et ét a it tou t h eu r eu x d ’a voir p ou r com p agn e,
p en d an t ce m a r ia ge qui s ’a n n on çait com m e un e
fête très cou r u e, un e jeu n e fille qu i com p r en d r ait
et p a r d on n er a it s a tim id it é.
IV
Da n s sa ch am bre, d ebou t d eva n t u n e gran d e
gla ce qu i lu i r en voie son im a ge, Lia n e Du rcel
ach ève sa t oilette. Ave c u n e h a bileté q u i p r ou ve
sou in t elligen ce, Lia n e a su m ettr e en va len r tou t
ce q u i est bien d an s sa person n e et d issim u ler ses
im p er fection s. Un e robe de crêpe de ch in e ver t,
tr ès sou p le, cach e un b u ste trop p la t , u n gr an d
ch a p ea u n oir rend ses ye u x étr a n ges p lu s m ys t é
r ieu x en core, et fa it r essor tir l ’ova le d élica t de
son visage. Sa bouch e un peu gr a n d e a été ren due
p lu s ou ge q u ’elle n e l ’est h a b itu ellem en t p ar
q u elq u e fard in vis ib le, et u n n u a ge de pon d re
attén u e la t ein t e si ch au d e de sa peau .
�24
LA
ROUE
DU
M O U L IN
Lia n e s ’obser ve ch er ch a n t la cr itiq u e, m ais
cette P ar isien n e qu e lu i m on tre la gla ce n ’est pas
cr itiq u a b le.
A côté du gr a n d m ir oir , vêt u e d ’un p eign oir
rouge ta ch é, M mo Du r cel est assise et ad m ir e sa
511e ; elle se t a it , car elle sa it bien q u ’elle ne
¿erait pas su p p or tée si elle p a r la it.
M mo Du r cel est u n e gr osse d am e, a u ssi vu lga ir e
q u e sa fille est d ist in gu ée, elle a peu t-êtr e été
jolie a u tr efois, m ais la gr a isse l ’a en va h ie, et,
san s corset, a ffa lée d an s un fa u teu il, elle n ’est
q u ’un p a qu et de ch a ir peu a gr éa b le à r egar d er .
Lia n e se tou r n e ver s elle p ou r a voir son a vis,
q u i d oit êtr e sem b la b le au sien .
— E h bien ! m am an , com m en t m e tr ou ves-tu ?
— Su p er b e, et j ’esp èr e en fin q u ’à ce m a r ia ge et
a vec cette toilet te tu fin ir as p a r con q u ér ir 1111 m ar i.
Lia n e a un geste de d ép it et son jo li vis a ge
ch a n ge d ’exp r ession .
— Tu n e p en ses q u ’à m on m a r ia ge, tou s les
jou r s, m atin et soir , tu m e r ép ètes la m êm e chose.
Ne p ou r r ais-tu p as ch a n ger de su jet ?
— M ais, rep r en d M mo Du r cel, il m e sem ble que
c’est assez n a tu r el : t u as vin gt -d eu x an s, p as
d ’a u tr e d ot qu e ta b ea u té, p a r le tem ps qu i cou r t
ce n ’est pas gr a n d ’ch ose et ch aqu e an n ée qu e tu
p r en d s t ’en lève le d r oit de te m on tr er d ifficile. Je
11e su is p eu t-êtr e p as in t elligen t e, com m e d it ton
père, m ais j ’ai du bon sen s, et je sa is bien que
les ép ou seu r s son t r ar es qu an d 011 n ’a p as d ’a r
gen t . Tu as d es d an seu r s, 011 te fa it la cou r , t u es
assez jolie p ou r cela , m ais au cu n de ces b ea u x
jeu n es gen s qu i te t ien n en t des soir ées d an s leu r s
bras ne te d em an d e en m a r ia ge. Si tu passes
3 n core cette an n ée, tu t ster as p ou r com p te, et, vi
les affaires de M. Du r eei, ie m e d em an de ce q iu
tu fer a s? J e ne te vois pas t *én o-d actylo d an s un
m in istèr e, ga gn a n t qu a tr e cem „ fr an cs p a r m ois,
toi qu i d ép en ses d eu x m ille fr a n cs p ou r un e t oi
lette de d em oiselle d ’h on n eur.
Ces p la in tes d oiven t êtr e h a b itu elles, car Lia n e
n ’a p as l ’a ir de les en ten d r e, un im p er cep tib le
h au ssem en t d ’ép au les m on tre son in d iffér en ce.
Mais ce silen ce et cette a tt it u d e n ’em p êch en t
�LA
KOUE
Dt i
MQDl
in
25
pas la gr osse d am e d e con tin u er ses lam en ta tion s.
— Oh ! je sa is bien qu e t u es com m e ton père,
tu n e t ’occu p es p as de ce qu e je d is, m ais je v o is '
cla ir , je vois cla ir , je su is au cou r a n t, sa n s qu e
M. Du r cel s ’en d ou te, de ses a ffair es, et je sais
q u ’elles ne son t gu èr e b r illa n t es. C ’est peu t-être
la cr ise qu e tou t le m on de su p p or te, m ais un e
crise d on t lu i n e sor tir a p as. N ou s avon s u n bel
a p p ar tem en t, seu ls les salon s son t con ven ablem en t
m eu bles ; nos ch am br es, r ega r d e la tien n e, r es
sem b len t à des ga r n is m isér ab les. N ou s avon s
u n e au to le jou r où tu sor s, m ais n ou s som m es
ob ligés ch aqu e fois de ch a n ger de lou eu r , ca r n ous
n e r églon s ja m a is la n ote. J e d ois p a r t ou t, ch ez la
cou tu r ièr e, ch ez la m od iste, et ch ez tou s les p et its
fou r n isseu r s du q u a r tier . J e les fa is p a tien t er avec
d es acom p tes, m ais le jou r est p r och e où ils n e
s ’en con ten ter on t p lu s. C ’est u n e sit u a t ion san s
issu e, d on t toi et ton père vou s n ’a vez p as l ’a ir
de vou s d ou ter .
N ’a ya n t p lu s r ien à lu i d em an d er , Lia n e a
tou r n é le dos a u gr a n d m ir oir d an s lequ el elle se
con tem p lait, elle s ’est a ssise, en fa isa n t bien
a tten tion de n e p as fr oisser sa r obe, d eva n t un e
t a b le de bois laqu é q u ’un gr a n d t a p is d éch ir é
r ecou vr e, et su r cette t a b le, en com brée de tou s
les m en u s objets d on t u n e fem m e a besoin pou r
sa t oilet te, elle a p r is u n e lim e et tr a n q u illem en t
r accou r cit ses on gles roses.
F a t igu é e, Mmo Du r cel s'a r r êt e et elle ép on ge
d ’itn geste m a ch in a l son visa ge cou ver t de su eu r .
Lia n e r elève la tête, r ega r d e sa m ère d on t elle a
p itié.
— C ’est tou t ? d it-elle.
Ces m ots exa sp èr en t la p a u vr e d am e, elle fa it
un gr a n d effort et r éu ssit à se m ettr e d ebout. Cet
am as d e ch a ir d an s la p osition ver t ica le est en core
p lu s a ffr eu x et Lia n e, éléga n te et d ist in gu ée , se
d étou r n e p ou r n e p as le voir .
— N on , ce n ’est p as tou t , cr ie M,|X D u r cel, ton
a t t it u d e va m e for cer à te d ir e des ch oses peu
aim a b les. Il est tem p s, m a fille, que t u son ges à
n ou s p a ye r de tou s n os sa cr ifices, cai p ou r t oi, t u
n e p eu x pas d ir e 1<> con tr air e, n ous n ous som m es
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IA
KOUE
DU
MOUUN
sacr ifiés. D ep u is q u a tr e a n s, n ou s n 'a vo n s eu
q n ’u n seu l b u t : ton m a r ia ge. P ou r q u ’il soit beau ,
ton p èr e et m oi n ou s n ’a von s r ecu lé d eva n t au
cu n e d épen se. Tu é t a is h a b illée ch ez les p lu s
gr a n d s cou tu r ier s ; ch a q u e ¿fois qu e tu a lla is au
bal et qu e tes d a n seu r s n e p ou va ien t te r econ
d u ir e, M ad em oiselle a va it u n e au to qu i l ’a tten d a it
t ou te la n u it. Cet a p p a r tem en t som p t u eu x, beau
cou p tr op lou r d p ou r n ou s, a été p r is non seu le
m en t p ou r les a ffa ir es de ton p èr e, m a is a u ssi
p ou r ton éta b lissem en t. Il fa lla it qu e n ous p u is
sion s r ecevoir les m essieu r s q u i te fa isa ien t la
cour. Ah ! il en est ven u ici, des jeu n es com m e
d es vie u x, m ais p a s u n n ’a son gé à t ’ép ou ser . Us
r ia ien t, ils d a n sa ien t , ils s ’a m u saien t a vec toi et
ils a r r iva ien t à te p a r ler si lib r em en t ! M ais dès
q u e ton pèr e a va it l ’a ir de r em ar qu er leu r em p r es
sem en t et leu r p osa it d es q u estion s u n peu p r é
cises qu i p ou va ien t les en ga ger , ils se d érobaien t
et on n e les r e vo ya it p lu s.
Tou t cela d oit fin ir , et p u isq u e t u n e ve u x pas
n ous a id er n ou s a llon s ch a n ger de vie . J ’en ai
a ssez d e t r a va ille r com m e la d er n ièr e d es fille s de
ser vice p en d a n t qu e m ad em oiselle s ’am u se. Ch a
cu n son tou r , ôt p u isq u e t u 11e ve u x p as te fn ar ier ,
je te p asse la d ir ection com p lète d u m én a ge. Tu
essa ier a s, a vec la p et it e m en su a lité qu e ton p ère
m e don n e, d e t e n ir tête à t ou tes les d épen ses de la
m ai Sun.
E p u isée, Mmn Dttrcel r etom be d an s le fa u teu il
q u i est d er r ièr e elle ; u n e p la in te m on te d an s la
ch am br e silen cieu se, est-ce la gr osse d am e ou les
r essor ts d u siège qu i se p la ign en t ? Lia n e, q u i
aim e à d éfin ir tou t e ch ose, n e d éfin it p a s. Tou
jou r s a u ssi calm e, la jeu n e fille repose sa lin u
su r la t a b le, r evien t d eva n t la gla ce, repr en d la
h ou p p ette et t ou t en p ou d r an t son vis a ge r épon d :
—
Mais qu i te d it , m a p a u vr e m am an , q u e je
ne ve u x pas m e m ar ier ; cr ois bien q u ’a u t a n t que
toi, si ce îf’est p lu s, je d ésir e q u it t er cet a p p a r te
m en t som p t u eu x beau cou p tr op lou r d p ou r vou s.
J e te p r om ets, ajou te-t-elle, et je sa is t en ir m es
p r om esses, qu e d an s u n a u , jo u r p ou r jou r , je ue
vou s en com br er ai plus-
�I.A
ROUE
DU
M O U L IN
21
R a yon n a n te, im m éd iatem en t calm ée, M “ 0 Durcel r epren d :
— Lia n e, txi n e m e d is p as la vé r it é, tn as un
p r éten d a n t sé r ieu x en vu e ?
Avec d an s la vo ix beau cou p de la ssit u d e, la
jeu n e fille répon d :
— Sa it-on ja m a is si les p r éten d a n ts son t sé
r ieu x ; m ais sois t r a n q u ille, m ar iée ou n on , je te
rép ète qu e d a n s un an , jou r p ou r jou r , je n e sera
p in s ici.
La gr osse d am e s ’in q u iète. Bien q u ’elle ju ge sa
fille à sa va leu r , elle l ’aim e et n e vou d r a it pas la
p er d re, et p u is elle a l ’h a b itu d e d u sa cr ifice et
ser a it peu t-êtr e tr ès m alh eu r eu se si elle n e se
sa cr ifia it p lu s. L ’égoïsm e de Lia n e et son in d iffé
ren ce, q u i p a r m om en ts la m etten t h ors d ’elle, lu i
son t p ard on n és. La scèn e est fa ite, p h ysiq u em en t
M ra' Du r cel va m ieu x, m ain ten a n t elle vou d r a it
s ’excu ser . E lle n ’en a pas le tem p s : la fem m e de
ch a m b r e ,'q u i est cu isin ièr e quan d 1 la m aîtr esse de
m aison est fa t igu ée, p r évien t qu e M. La r n ois
atten d Mad em oiselle.
Mme Du r cel ou b lie tou s ses gr iefs, elle n ’a p lu s
q u ’u n e idée : vo ir le gar çon d 'h on n eu r afin de se
ren d r e com pte s ’il p eu t d even ir u n pr éten d an t.
E lle se lève p r esq u e vivem en t et se d ir ige ver s la
porte. Un gest e de sa fille l ’arr ête. Lia n e lu i m on
tre son im age qu i se r eflète à côté de 1a sien n e
d an s le gr a n d m ir oir , et d u r em en t lui d it :
— ,Te pen se qu e tu n e va s pas te m on tr er d an s
cette toilette.
E t san s un m ot ge n t il, san s un b a iser q u i fer ait
p ard on n er son ob ser va tion , Lia n e s ’en va.
Pierr e La r n ois n ’est que t im id it é ; vêtu de sa
ja q u et t e trop siffla n te, a ya n t des bottin es ver n ies
trop n eu ves, il se ren d com p te, en vo ya n t en tr er
lia n e si éléga n te, qu e le p r op r iétair e de la Sor
celler ie n ’est p as à sa p lace d an s un m a r ia ge p a r i
sien . 11 vou d r a it s ’en excu ser , m ais a llez donc
tr o u ver des m ots a p p r op r iés qu an d les ye u x
gr a ves d ’h ier , les ye u x q u ’il n ’a p a s ou b liés, lu i
s o u r ie n t ... Il voit la m ain q u ’on lu i ten d , il a un
fctstc b r u sq u e, son gr a n d br as se p r écip ite m ais
s ’arr ête en ch em in , et ses d oigts effleu r en t seu le
�LA
.R O U E
DU
M O U L IN
m en t les d oigts n u s de Lia n e. I l fa u t p a r t ir ,
l ’h eu r e ava n ce, ils son t d éjà en retar d. Pier r e ch er
ch e a u tou r de lu i qu elqu e m an teau qu i cach er a la
lob e cla ir e et les br as q u ’a u cu n e m an ch e n e d issi
m u le. Lia n e exp liq u e q u ’elle sor tir a a in si ; le
m ois de ju ille t est ch a u d , u n e éch ar p e de m ou s
selin e la p r éser ver a des cou r a n ts d ’air . Pierre
s ’éton n e q u ’on p u isse a ller d an s u n e église si peu
vêtu e, m ais il n ’est pas au cou r a n t des h a bitu d es
p a r isien n es. Ils s ’en von t ; d an s la vo it u r e Lia n e
n e p a r le gu èr e, elle d evin e q u ’il fa u t la isser le
jeu n e h om m e s ’a ccou tu m er à sa p r ésen ce, c’est u n
sa u va ge q u ’il n e fa u t p a s t r a iter com m e ses flir ts
h a b itu els. Un e ext r êm e r éser ve est tr ès pr u den te.
A l ’église, où t ou t le cor tège est d éjà r éu n i,
Lia n e p r ésen te à q u elqu es a m is Pier r e Lar n ois,
j.u is la cér ém on ie com m en ce et se d érou le san s
in cid en t . Beau cou p de m on de, u n e belle m u siq u e,
u n e m ar iée r a vissa n te et des toilet tes qu i va len t
d es p r ix fou s. Pier r e est a h u r i, il su it Lia n e, il
lu i ob éit ; qu e d evien d r a it-il si elle n ’ét a it p as là ?
A la m aison il assiste à la ruée des in vit és vers
le bu ffet, et se dem an de com m en t des fem m es,
q u i on t l ’a ir tr ès fr a giles, p eu ven t su p p or ter des
jou r n ées a u ssi fa t iga n t es et m an ger d an s cette a t
m osph èr e ; lu i est p lu s la s q u ’ap rès u n e jou r n ée
de m oisson , et l ’od eu r d es vict u a ille s, m élan gée
a vec le p arfum des fleu r s, l ’écœ u r e. Lia n e l ’a m o
m en tan ém en t aban d on n é ; éta n t l ’am ie in tim e de
la m ar iée elle est tr ès en tou r ée, et sa t oilet te, la
p lu s jolie de tou tes, lui va u t des com p lim en ts
sin cèr es et en vieu x. De loin Pier r e la r ega r d e et
l ’obser ve, il s ’ém er veille de voir a vec q u elle fa ci
lité elle tr a ver se les salon s, r ép on d an t à ceu x qui
i’abord en t. E lle a de jolis gest es, des sourires
ch a r m an ts, elle est d iffér en te de tou tes les fem m es
qui son t là, et le jeu n e hom m e s ’im a gin e q u ’elle
est a u ssi tr ès d iffér en te de celle q u ’on a p p elle
Momie.
Moun e a u jo u r d ’h u i est d éch a în ée, elle n e q u itt e
f.as le bu ffet, elle a au tou r d ’elle ses p et its d an
seu r s et q u elqu es vie u x am is de M" G e n t y qu i
tou s s ’a m u sen t à ver ser d an s la cou p e q u ’elle tien t
à la m ain d u ch am pagn e-
�LA
ROUE
PU
M OULU.
fille b oit, elle r it , elle ch a n te, d ist r ib u a n t des
fa veu r s à sa cou r . A l ’u n c ’est u n p et it bou t de
p ap ier p oisseu x q u i en tou r a it u n gâ t ea u q u ’elle
fien t d e m a n ger , à l ’a u tr e elle jet te qu elqu es
gouttes de vin m ou sseu x, visa n t u n cr ân e dép ou r vu de ch eveu x. To u t à coup elle p asse un
bras q u i trem ble u n peu au tou r d u cou d ’u n a vocat
célèb r e, con tem p or ain de M'-‘ Gen t y, et cr ie : « Toi,
E r n est, je t ’adore !» E t la cou r en th ou siasm ée
es t tou te p r ête à p or ter la jeu n e r ein e en triom p h e..
I.es r ir es on t été en ten d u s ju sq u e d an s le salon .
Lia n e a u n peu tou r n é la tête, se d ou tan t qu e
Mou n e d eva it êtr e p a r là ; au p a ssa ge elle a su r
p r is l ’a tt it u d e de Pier r e q u i est p r esq u e u n blâm e.
Sa n s en a vo ir l ’a ir , la issa n t u n e am ie, en r ejoi
gn a n t u n e au tr e, Lin n é s ’est r ap p r och ée d u coin
où le jeu n e hom m e se cach e et , a ya n t l ’a ir d ’êtr e
ven u e là , p a r h asa r d , elle s ’excu se a vec un e
r éser ve que le jeu n e hom m e ap p r écie.
Il d oit s ’en n u yer , il n e con n aît p er son n e, m ais
elle ét a it ob ligée de sa lu er tou s les am is de ses
p ar en ts qu i se t r ou va ien t à ce m a r ia ge ; ce d evoir
m on d ain a ccom p li, elle est lib r e, et com m e elle
est p r esqu e de la m aison , elle in vit e le jeu n e
homm e* à s ’a p p r och er d u bu ffet. Il est d eu x
h eu r es, n i lu i n i elle n ’on t d éjeu n é, il fa u t s ’en
sou ven ir .
Le bu ffet, c’est Mou n e, u n d a n ger pou r la co
m éd ie q u e Lia n e jou e en ce m om en t ; mais’ la
j^ une fille con n aît les a îtr es, et con d u it Pier r e
« an s u n p et it ja r d in d ’h iver , à l ’ext r é m it é de la
salle à m an ger . Des tab les y on t été dressées don t
qu elqu es-u n es son t lib r es. La fen être gr an d e ou
ver te d on n e a u x jeu n es gen s un e im p r ession de
fr a îch eu r tr ès a gr éa b le à r essen t ir en sor ta n t des
Salons su r ch au ffés.
Lia n e propose de d éjeu n er d an s ce coin , un
'n aîtr e d ’hôtel qu i con n aît la jeu n e fille apporte
tou t ce q u ’il fa u t, et Pier r e se rend com pte q u ’il
a faim . Il atta q u e a vec sa com p agn e ga la n t in e et
filet, s ’excu se en r ia n t de son a p p ét it de cam pagn a r d , et , com m e peu à peu les tab les se vid en t
il se t r ou ve p r esq u e seul avec M"° Du r cel ; le
ch am p agn e fa it d isp a r a îtr e sa t im id it é h a b itu elle.
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LA
KOUE
DU
M O U L IN
Lia n e a peu m a n gé, et c ’est à p ein e si elle a
t r em p é ses lèvr es d an s la cou pe q u e Pierr e lu i a
ser vie : elle obser ve et ve u t ga r d er tou s ses
m oyen s.
Fa im a p aisée, le jeu n e h om m e a tr ès en vie de
cau ser , m ais il ne sa it qu oi d ir e à cette jeu n e P a r i
sien n e ; leu r s vies on t été si d iffér en tes. E lle pré
vo it son em bar r as et c ’est elle q u i va m en er la con
ver sa tion . D ’abord e lle ve u t sa voir ce qu e p en se
M. La r n ois de t ou tes ces cér ém on ies, u n peu r id i
cu les, q u i en tou r en t u n gr a n d m a r ia ge p ar isien .
A vee un sou r ir e t r ist e et des ye u x can d id es elle
s ’écr ie :
— Avou ez qu e vou s q u itt er ez l ’h osp italièr e
m aison d es Ge n t y san s r egr et . Vou s d evez t r ou
ver les jeu n es filles de P a r is effr a yan tes, vou s les
ju gez, j ’en su is cer tain e, tr ès m al !
Pier r e s ’em p r esse de r ép on d re, et p ou r n e p lu s
vo ir su r le jo li vis a ge ce n u a ge de tr istesse il est
p r êt à m en tir .
— Oh ! d it -il, t ou tes les jeu n es filles de P ar is
n e se r essem b len t p as, h eu r eu sem en t p ou r elles,
il y en' a de ch a r m a n tes q u i ser a ien t bien a ccu eil
lies d an s la société si fer m ée des ch â t e a u x d e la
Loir e.
Lia n e a un r ega r d t r iom p h a n t : la d ern ièr e
p h r ase lu i p la ît , m ais elle 11e r ép on d ra q u ’à la
p r em ière.
— Vou s vou lez p a r ler de Mou n e ; cette gam in e
est vr a im en t m al élevée. C ’est un peu de sa fau te
et beau cou p de celle des a u tr es. Dès q u ’elle d it
un m ot t r ivia l, q u i n ’est m êm e p as sp ir it u el, sa
cou r , com posée "non seu lem en t de ses d an seu r s
m ais a u ssi d ’h om m es â gés, s ’ext a s ie ; u n geste
ca n a ille q u i m ér it er a it u n e gifle arr ach e à ces
m essieu r s des cr is d ’ad m ir a tion . E lle est à p la in
dre et sa cou r à blâm er .
Pier r e ose u n e qu estion qu i d évoile son état
d ’âm e.
— Est-ce qu e tou tes les jeu n es filles de P ar is
on t un e cou r ?
11 vou d r a it d em an d er à celle qu i est en face de
lu i et d on t les ye u x le tr ou b len t si elle r essem ble
à Moun e et si elle em m èn e p a r tou t avec elle des
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BU
M O U L IN
31
jeu n es gen s r id icu le s e t d es vie u x m essieu rs
p it oya b les, m ais il 11’ose.
Tr ès fin e, Lia n e a d evin é la qu estion d issim u lée
sou s u n e p h r ase b a n a le, et a vec u n jo li gest e
effrayé et un e vo ix d ’un e d ou ceu r p er su a sive q u i
ach ève la con qu ête com m en cée, elle r épon d :
— M on sieu r La r u ois, laissez-m oi vou s r ép ét er
en core u n e fois q u e Mou n e n ’est p as u n éch an
t illon q u i vou s p er m et de con clu r e. Moun e est,
h eu r eu sem en t, u n e excep tion . E lle a des p ar en ts
absorbés p a r u n e sit u a t io n officielle, son pèr e est
d ép u té, sa m ère n ’est qu e l ’a gen t élector a l de son
m ar i. Mou n e a ét é élevée p a r des in stit u tr ices
b olch eviq u es, et , se b a sa n t su r les op in ion s de
son p èr e, p r éten d le d even ir ; elle p a r t a ge ses
bon n es gr â ce s com m e le d ép u té vou d r a it , à la
tr ib u n e seu lem en t, p a r t a ge r les for tu n es. Qu elqu es
jeu n es filles à P a r is on t leu r cou r , m ais il y en a
b eau cou p , et c ’est le p lu s gr a n d n om br e, q u i n ’en
on t p as ; tou t d ép en d de l ’éd u cation q u ’elles on t
reçue. J e vou s a ssu r e que 111a m ère 11e m e tolér e
r a it p as des p et it s d an seu r s et des vie u x m essieu rs.
E n p en sa n t à Mrae Du r cel q u i ne se per m et
ja m a is d e fa ir e u n e ob ser vation à sa fille, Lia n e a
p r esq u e u n sou r ir e, m a is son b u t est a tt ein t :
Pierr e La r n ois d em an d e si M me Du r cel est là , il
r egr ette de n e p as lu i a voir en cor e été pr ésen té.
Ren seign ée p a r M e Gen t y, Lia n e sa it qu e le
jeu n e h om m e a p ou r m ère u n e fem m e r em ar qu able
q u ’il* aim e et q u ’il ad m ire.
Im m éd ia tem en t son joli vis a ge ch a n ge d ’e x
p r ession , ses p a u p ièr es ca ch en t ses ye u x étran ge#
et d an s sa vo ix il y a p r esq u e d es la m ies.
— I lé la s ! r ep r en d -elle, d ep u is q u elqu es m ois
n ia m ère n e m ’a ccom p agn e p lu s, c ’es t m on père
ou u n e vie ille a m ie q u i la r em p lace ; m am an a
le cœ u r tr ès m ala d e et le m éd ecin lu i d éfen d
tou te fa t igu e. Les p r em ier s tem p s j ’ai vou lu m e
ccn sa cr er à elle , la soign er , je u ’<mne gu èr e le
in on d e et les soir ées san s elle m e sem b la ien t
ter r ib lem en t ^ lon gu es. E lle m e l ’a d éfen d u , et,
com m e n ou s 11e vou lon s p a s l ’in q u ict er je va is au
bal et je d an se en m e d em an d an t si p en d a n t que
j ’ai l ’a ir de m ’a m u ser il n e se p asse pas à la m a i
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LA
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M O U L IN
son q u elq u e d ram e affr eu x. J ’ai p eu r le soir
qu an d je r en tr e, j ’ai si p eu r qu e sou ven t je r este
d er r ièr e la p or te, n ’osa n t p a s l ’o u vr ir . . M ais,
m on sieu r La r n ois, ajou te-t-elle en r eleva n t la tête
et en m on tr a n t des ye u x q u ’u n léger n u a ge rend
p lu s d ou x, je n e sa is p ou rqu oi je vou s d is c e la ..„
au m ilieu de cet t e fê t e ... c ’est u n peu r id icu le,
pard on n ez-m oi.
P ier r e se sen t tr ès tr ou b lé. Sa m ain , sa gr a n d e
m ain lon gu e et m a igr e, va ch er ch er celle q u e
lia n e a posée su r la t a b le, il la ser r e a vec u n e
for ce b r u ta le q u i d it tou te son ém otion . M ala d r oit,
il s ’e xp liq u e :
— M ad em oiselle, n e d ites p a s qu e c ’est r id icu le
de m e con fier vot r e ch a gr in , vou s a vez d evin é qu e
je le com p r en d r ais m ie u x q u ’u n au tr e. J ’ai u n e
m ère qu e j ’adore, si je la sa va is m ala d e, je n e
p ou r r ais p lu s vivr e. Merci au con tr air e d e m ’a vo ir
t r a it é .. . p r esq u e en am i.
Ave c u n e viva cit é q u i sem b le à Pier r e ir r ésis
t ib le , Lia n e s ’écrie :
— P r esqu e, le vila in m ot !
E t com m e si elle a va it h on te de cet t e p h r ase
q u i est l ’a veu d ’u n e sym p a th ie q u ’elle n ’a p u
cach er , elle se lève, sim u la n t u n e con fu sion n u l
lem en t ressen tie.
A h ! elle n ’a p lu s besoin de jou er la com éd ie,
la scèn e est ter m in ée. C ’est fin i : d an s les filets
q u ’elle a ten d u s a vec un e h a b ileté r em ar q u ab le
u n . gr a n d oiseau , q u i sor t à p ein ° d u n id , est
ven u se fa ir e pren d re. E lle p eu t , d an s le salon
où elle r etr ou ve qu elqu es am is, ou b lier p ar fois
son r ôle, il n e s ’en ap er cevr a p as, elle est d éjà
p ou r lu i u n e cr éa tu r e à p a r t !
Il r ép ète tou t | }as son joli n om : Lia n e, il ve u t
y vo ir u n sym b ole et com pren d tou t à cou p qu e
c ’est l ’am ou r qu i vien t d ’en tr er d an s sa vie. I l en
ten d va gu em en t les r em erciem en ts de M “ 6 Gen t y,
il s ’in clin e d eva n t d es gen s q u ’il n e r ever r a
ja m a is, il n ’em p orte a vec lu i q u ’u n sou ven ir et
q u ’une p rom esse.
E n sep tem b r e, Lia n e a vec des a m is d oit vis it e l
les ch â tea u x de la Loir e, elle a p r om is d e s ’a r r êter
tou te u n e après-m idi à la Sor celler ie.
�LA
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»
V
P ier r e est r esté a b sen t cin q jou r s et p en d an t et
xo u r t esp ace de tem p s, M me La r n ois a eu bien des
:n n u is. Un e va ch e, u n e des b elles va ch es d er n iè
r em en t ach etées, est m orte en qu elqu es h eu r es san s
qu e le vétér in a ir e, ap p elé en tou te h â te, a it pu
d éfin ir sa m ala d ie ; l ’eau a m an qu é d an s d eu x
fer m es, la séch eresse, t er r ib le cette an n ée, eu est
la cau se ; en fin u n gar d e a p r is en fla gr an t d élit
de br acon n age le fils aîn é d ’u n e fem m e em p loyée
au ch âteau .
Dès son r etou r Pier r e a été m is au cou r an t et
l ’em p r ise de la ter r e est si for te q u ’a va n t de le
qu estion n er su r son vo ya ge, ce vo ya ge q u i l ’in
q u iét a it tan t, M® ' La r n ois lu i a con té les in cid en ts
d ésa gr éa b les su r ven u s p en d an t son absen ce.
Ce n ’est q u ’au d în er , après qu e le p r op r iétair e
a e xp liq u é com m en t il a va it a ssu r é le r a vit a ille
m en t d e l ’eau d an s les fer m es et d it la d écision
p r ise p ou r le br acon n ier , qu e sa m ère son ge en fin
à lu i p a r ler de son séjou r . Il est là , il est r even u ,
le d om ain e l ’a r ep r is. Le voj^ age n ’est p lu s q u ’u n
sou ven ir e t M me La r n ois s ’éton n e d ’en a voir eu si
peu r.
E lle tr ou ver a n orm al qu e son fils n e lu i don n e
au cu n d éta il su r la jeu n e fille q u ’il a accom p agn ée
p en d an t tou te la cér ém on ie du m a r ia ge : u n e P a r i
sien n e, est-ce qu e p ou r les h a b ita n t s de la Sor
celler ie cela p eu t com p ter ? P ar fois Mmo La r n ois
p en se q u ’u n jou r « son p et it » d evr a pren dra
fem m e, m ais p a r eille à tou tes les m ères elle se d it
q u ’il n ’est en core q u ’u n en fan t. Dan s q u elq u es'
an n ées elle sau r a bien t r ou ver la jeu n e fille su s
cep tib le de le r en d r e h eu r eu x, et a vec qu el soit|
elle ch er ch er a cette com p agn e qu i d evr a p lu s tar d
la r em p la cer près de l ’en fan t t a n t ch ér i!
Au t o u r -le la Sor celler ie et su r les bord s cie lj»
Loir e il y a de gr a n d s d om ain es d ou t elle con n aît
les p r op r iétair es ; en vu e de l ’éta blissem en t de
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P ier r e elle en tr et ien t a vec eu x des r ela tion s. E lle
sa it q u ’à S u lly, à la Gr illèr e, à la Cr oix-Ver t e, il y
a d es filles ch a r m a n tes, élevées très sér ieu sem en t,
et q u i d em ain ser on t des fem m es. P ier r e les conîa ît d éjà : le ten n is, les p a r ties de ca m p agn e qu e
les b elles jou r n ées d ’été fa vor isen t, les r éu n issen t
sou ven t ; ce n e son t en core qu e d es en fa n ts jju i
s ’am u sen t, m ais bien tôt ils cesser on t d ’êtr e des
ca m ar a d es et P ier r e n ’a u r a q u ’à écou ter son cœ u r.
L a vie p ou r lu i est tou te d r oite et si fa cile !
Au s s i r ien n ’ém eu t M™ Lar n ois. Le jeu n e
h om m e p a r le a vec sévér ité des a llu r es lib r es d ’un e
MUe Mou n e, a-t-on id ée d e s ’a p p eler a in si, a llu r es
q u i l ’on t p a r t icu lièr em en t ch oqu é. Il d it qu e
M° G e n t y, q u i est p ou r ta n t u n br a ve h om m e, s u p
p or te t ou tes les excen t r icit és de cette jeu n e fille ;
il d ét a ille, a vec u n e ver ve qui l ’éton n e lu i-m êm e,
le p h ysiq u e de cette ga m in e a u x ch eveu x r o u x ; il
cit e ses m ots, e xp liq u e ses gest es ; Moun e, Mou n e,
on d ir a it q u ’il n ’a r em ar qu é qu e cette écer velée!
Lia n e , il n ’oser a p a s, d e p eu r de se t r ou b ler ,
p r on on cer son jo li n om . Le m ou lin et ses ter res,
l ’a ch a t , l ’a cte de ven te, il p a r le de t ou t ce q u ’il
va fa ir e a vec l ’a r gen t d u cr éa n cier r ep en ta n t ,
m a is il n e p a r ler a p a s de celle q u i, à ch a q u e m i
n u t e, s ’im p ose à sa pen sée.
E t la vie r ep r en d , tou te p a r eille en a p p ar en ce,
seu lem en t, p lu s sou ven t q u ’au tr efois, Pier r e reste
a ssis su r les vie u x m u r s du m ou lin d on t il est
d even u le p r op r iéta ir e, et là , im m obile, les ye u x
fixés su r l ’h or izon , il r ê ve ! P ar fois il s ’ap p r och e
d u r u issea u , sa m ain a r r a ch e q u elqu es sou p les
r osea u x et il s ’am u se à les en rou ler au tou r de ses
lon gs d oigt s. Ce jeu bien sou ven t lu i fa it ou b lier
3 ’heure.
I l r en tr e p ou r le d în er a vec, u n e excu se et un
baiser . Ap r ès le d în er , sou s p r ét ext e q u ’il fa u t
ad m ir er les n u it s d ’été si cla ir es et si b elles, il
r ep a r t et ju s q u ’à u n e h eu r e t a r d ive il r este d eh or s,
p r om en an t son r êve.
! Sep tem br e a r r ive, et vo ilà qu e P ier r e, au gr a n d
eton n em en t de sa m ère, r efu se tou tes les in vi
tation s et d on n e de m a u va is » r étext es : le d om ain e
le_ r éclam e, les fer m ier s, les m eilleu r s, on t tou-
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jou r s Desoin d ’êtr e su r veillés, et p u is le feu peu t
pr en d r e d an s ces bois qu e la séch er esse d e l ’été
a p r ép ar és p ou r l ’in cen d ie.
Mmo La r n o is in sist e, elle a p eu r qu e son fils ne
se lasse de cette vie au stèr e, elle vou d r a it q u ’il
p r ofitât de l ’été p ou r s ’am u ser. Mais tou tes ces
bon n es r aison s n e le fon t p as céd er , il s ’en tête,
il n e ve u t p lu s q u it t er la Sor celler ie.
Si, p en d an t ces lon gu es jou r n ées, sa m ère le
su iva it , elle s ’a p er cevr a it que son fils, l ’aprèsm id i, n e q u itt e gu èr e la n ou velle sa p in ièr e. On
vien t d ’y p la n t er de jeu n es arbres ; la séch er esse
con tin u a n t, p ou r les sa u ver , il fa u t les arr oser
ch aq u e iou r . Pierr e su r veille de très p r ès ce
t r a va il.
La sa p in ièr e d om in e la r ou te q u i con d u it à
Ch am b or d , la r ou te su r la q u elle les a u tos p a ssen t,
et le jeu n e hom m e se m et à a im er cette r ou te
p r esq u e a u t a n t qu e son m ou lin q u ’il d élaisse.
M ain ten a n t il r este des h eu r es à l ’abr i de
q u elq u es vie u x sa p in s, r ega r d a n t cet t e r ou te
blan ch e et p ou ssiér eu se, co u m e s ’il s ’a tt en d a it à
voir su r gir au m ilieu d ’u n n u a ge celle q u i a pr o
m is d e ven ir en sep tem b r e à la Sor celler ie.
E lle a r r ive u n e a p r ès-m id i, alor s qu e le jeu n e
p r op r iétair e est occu p é à fair e ba ttr e les blés, elle
a r r ive d an s u n e au to som p tu eu se, d er n ier sacr ifice
con sen ti. E lle a am en é a vec elle son p èr e, u n
h om m e d ’ùtie cin q u a n ta in e d ’an n ées, très fa t igu é ,
n iais .qui a la m êm e d ist in ct ion qu e sa fille ; d eu x
am ies l ’a ccom p agn en t, d eu x am ies p a u vr es, ch oi
sies a vec soin p ou r la p r ovin ce, et qu i, p a r recon
n aissan ce p ou r le beau vo ya ge offer t, son t prêtes
à tou t com pren d re et à tou t accep ter .
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A la Sor celler ie, les visit es im p r évu es eia n t
ch ose r ar e, il est d ifficile de t r ou ver im m éd ia te
m en t M“ “ La r n ois et son fils. Lia n e, M. Du r cel et
les am ies son t in tr od u its d an s le salon et un e
cloch e est son n ée p ou r a p p eler les m aîtr es.
P en d a n t l ’atten te, la jeu n e fille exa m in e tou t
au tou r d ’elle ; la gr a n d e pièce lu i p la ît Les m eu
bles con for tables n e son t p as du t ou t à la m od e,
n iais d es fleu r s n om breu ses cor r igen t l ’a llu r e vie il
lotte d e ce salon . Les fen êtres ou ver tes perm ettent*
�3<>
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à Lia n e de se r en d r e com p te de la va leu r du
d om ain e. D eva n t elle, à per te de vu e, des p â tu
r ages cou pés p a r des gr ou p es d ’arbres où p a issen t
des bêtes de p r ix (d ep u is la gu er r e, les P a r i
sien n es on t a p p r is qu e le b éta il a p lu s de va leu r
q u e les a ction s) ; p lu s loin , la collin e où des
m eu les su r ch a r gées in d iq u en t la belle r écolte, et au
h a u t de cette collin e, la cou ron n an t : les bois.
Lia n e sou r it et, se tou r n a n t ver s son p èr e qui
lu i a u ssi exa m in e, elle d it :
— Il est-b ien , le ch âteau de la Sor celler ie.
Les d eu x am ies tr ou ven t p oli de s ’ext a sier .
— C ’est su p er be, s ’écrie l ’u n e, et l ’au tr e
ajou te : J e n ’ai ja m a is r ien vu de si beau !
Lia n e h a u sse légèr em en t les ép a u les, ses am ies
l ’en n u ien t, et si elle n e vou la it p as sédu ire
M m0 La r n ois q u ’elle red ou te, elle ne s ’en ser a it p as
em barr assée.
/
E n h om m e d ’affair es, M. Du r eel éva lu e ce q u ’un
d om ain e com m e la Sor celler ie, m is en a ction s,
p ou r r a it r ap p or ter . C ’est u n e id ée qu e person n e
n ’a en core eue : les ter r es en société, p etites p ar ts
s ’ad r essa n t a u x p etites gen s ; tou s les h om m es
occu p és au d om ain e ser a ien t action n air es. D ’u n e
vo ix sèch e, Lia n e in ter r om p t ce beau d iscou r s :
— Ga r d e tes id ées de sociétés et d ’a ction s p ou r
P a r is, ici elles n ’a u r a ien t pas cours • p er son n e ne
te com p r en d r a it et 011 te p r en d r ait p ou r u n illu
m in é d on t il fau t se m éfier.
M. Du r cel a bien en vie de s ’e xp liq u e r , m ais il
aim e sa fille a u t a n t qu e ses affaires, et il sa it
p ar faitem en t, bien q u ’elle n e lu i a it r ien d it, ce
q u ’elle est ven u e fa ir e à la Sor celler ie. I l se t a it ,
11e vo u la n t pas la con tr ar ier .
Lia n e se lève, elle a ap er çu , tou t en h a u t de
la collin e, un e gr a n d e silh ou ette q u ’elle cr oit
r econ n aîtr e, elle s ’ap p r och e de la fen être et, s ’ap
p u ya n t con tr e la pier re r ecou ver te de vign e vier ge,
d evin an t q u ’elle sera n ou r lu i un e ap p ar ition
ch arm an te, elle atten d .
La gr a n d e silh ou ette, c ’est P ier r e, il est en
pan talon de ch asse et ch em ise bla n ch e, il a laissé
sa vest e, Dieu sa it où ! Il d escen d la collin e à u n e
a llu r e ver t igin eu se, il sau te les bar r ièr es blan ch es
�I.A
RODE
du
M O U I .I K
i7
q u i fer m en t les p r a ir ies, il éca r te les bêtes qu i,
le r econ n aissan t, vien n en t à lu i, il cou r t, décoiffé,
ses elieveu x r em p lis de p a ille, su perbe de jeu n esse
et de b on h eu r , a ya n t d evin é qu e celle q u ’il atten d
- t s t là. I l l ’ap er çoit, elle est ch ez lu i, elle sourit,
et ce sou r ir e est p lein de prom esses.
To u t p r ès d ’elle il s ’ar r ête et p en se au n égligé
d e sa ten u e ; sa ch em ise est ou ver te, ses ch eveu x
cou ver ts de p a ille, ses m ain s à p ein e p r op r es,
l ’em p êch en t d ’abord er cette b elle d em oiselle. E lle
con tin u e à sou r ir e, elle a m êm e u n gest e d ’ap p el.
E lle com p ar e, et com m e la com par aison , est à
l ’a va n t a ge de P ie r r e! E lle se r a p p elle ses an cien s
flir ts, leu r a llu r e sou r n oise, leu r s gest es et leu r s
con ver sa tion s qu i tou t de su ite la cla ssa ien t p a r m i
les jeu n es filles q u ’on n ’épouse p a s E lle com
p a r e et ses br as se ten d en t ver s cet a m ou r eu x
vib r a n t et sin cèr e qu i n ’ose p lu s ava n cer . L a vo ix,
q u i p eu t êtr e si d u r e, se fa it ten d r e ; elle d it p ou r
lu i seu l :
— Mon sieu r La r n ois, n e m e r econ n aissez-vou s
p a s?
Un cr i étouffé lu i r épon d , u n cr i q u i est un
a veu :
— Lia n e!
Les ye u x de M " 0 Du r cel se fer m en t pou r cach er
la joie d u tr iom p h e, elle sim u le u n e ém otion
p r esq u e r essen tie, et, à vo ix h a u t e, p ou r fair e
com p ren d re q u ’elle n ’est p as seu le, r ep r en d :
— M on sieu r La r n ois, ven ez vit e qu e je vou s
p r ésen te à m on p èr e et à m es am ies qu i m ’on t
accom p agn ée pou r visit e r votr e dom ain e.
P ier r e se r essa isit , il se sou vien t q u ’il a des
liôtes. I l en tr e t el q u ’il est, s ’excu se en sou r ia n t
de sa ten u e de ca m p agn a r d . La m oisson est si
abondan te q u ’on m an qu e de br as.
M. Du r cel s ’ext a s ie, le b lé c ’est de l ’a r gen t, et
s ’il o sa it il p a r ler a it d ’u n e affaire à la q u elle il
s ’in tér esse et qu i a p ou r Dut de r en d r e les ter res
tle Fr a n ce beau cou p p lu s p r od u ctives q u ’elles ne
le son t ; m ais Lia n e a défen du à son pèr e de p a r
ler affaires et il ve u t lu i obéir. Les d eu x am ies
p r ésen tées fon t un com p lim en t ban al. Pier r e, qui
n ’a p as l ’h abitu d e du m on de et qu i en ver r a it au
�r,A ROTIE nu MOULIN
d ia b le M. Du r cel et les am ies, r éclam e Mme l,a r n ois. E st-elle p r éven u e, il y a des en d r oits du
d om ain e où l ’on n ’en ten d p as la cloch e? Au m o
m en t où il va d e n ou veau fa ir e son n er , s î ?
m ère p a r a ît.
Su r le seu il du salon elle s ’ar r ête et d évisa ge
ces in con n u s : r ien n e l ’a p r ép ar ée à cette vis it e,
elle n ’en sou p çon n e pas le d an ger .
E m p r essé, m a la d r oit, P ier r e p r ésen te :
— Mam an , M"° D u r cel, son pèr e e t ses a m ies
n ou s fon t le p la isir , éta n t à Ch am bor d , de ve n ir
ju s q u ’ici. M n° Du r cel est u n e am ie de M 11« Gen t y.
M™ La r n ois a des gestes et des p ar oles a im a b les,
m ais elle d évisa ge cette M’le Du r cel q u i es t u n e
am ie de M1,e G e n t y et d on t P ier r e n e lu i a p as
p ar lé. Lia n e se réser ve, d evin a n t q u ’un e a n t ip a t h ie
p eu t fa cilem en t n a îtr e en tr e cette fem m e e t elle.
E lle p a r a ît t im id e, et sem b le se tr ou b ler dès qu e
Mm* La r n ois lu i adresse p a r t icu lièr em en t la p a r ole,
m ais elle pen se su r t ou t qu e la con qu ête d e la
m èr e sera p lu s d ifficile à fa ir e q u e celle d u fils.
La con ver sation la n gu it , ces gen s q u i ne se con
n a issen t qu e d ep u is qu elqu es m in u tes n ’on t pas
gr a n d ’eh ose à se d ir e u n e fois qu e les beau tés de
Ch a m b or d on t été glor ifiées ; le silen ce d evien t
u n e m en ace. Lia n e qu i n'ose* p a r ler com pren d
q u ’il ser a it d ésa st r eu x : M. Du r cel eu p r ofiter a it
p ou r se lan cer d an s un e con ver sation d ’affair es
q u e sa fille ve u t a va n t tou t évit er . E lle jet t e u n
r ega r d su p p lia n t ver s le jeu n e h om m e, sa m ain
à p ein e levée lu i m on tre les p r a ir ies, la collin e
blon d e, les bois. Pierr e com pren d , la vis it e de la
Sor celler ie s ’im pose. Du r este MUo Du r cel et ses
am ies n e son t vçtiu es qu e p ou r cela.
— Mam an , d it-il d ’u n e vo ix joyeu se q u i éton n e
M m0 La r n ois, n ous d evon s im p oser à n os h ôtes
le tou r du p r op r iétair e ; la Sor celler ie ap rès
Ch am bor d leu r p a r a ît r a u n e tou te p et ite ch ose,
m a is t elle q u ’elle est, elle va u t la p ein e d ’être
visitée.
Tou s se lèven t a vec em p r essem en t, h eu r eu x
d e vo ir fin ir u n e con ver sation qu i d even a it de
p lu s en p lu s d ifficile. Mme La r n ois ou vr e la p or te,
p r écéd an t M. Du r cel et les a m ies. Lia n e et P ier r e
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DU
M O U LI N
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su iven t ap rès a vo ir éch a n gé u n r ega r d q u i est une
q u estion et u n e répon se.
L ’u n in t er r oge et d em an de, l ’a u t r e r ép on d et
p rom et.
M. D u r cel, q u i ve u t fa ir e p la is ir à sa fille, s ’est
em p a r é d e M mo La r n ois et n e la lâ ch er a p lu s ; les
d eu x am ies au r on t l ’a ir d e su ivr e les jeu n es
gen s, m ais elles sa u r on t s ’a r r êter p a r m om en ts,
ou m ar ch er à un e d istan ce q u i p er m ettr a à Lia n e
et à P ier r e d e se cr oir e seu ls ; elles on t t ou t d evin é.
Basse-cou r , la it er ie , éta b les, gr a n ges, r ien n ’est
ou b lié. M. D u r cel, qu i p ou r su it tou t bas son idée
d e d om ain e en a ct ion s, ve u t se r en d r e com p te ; il
r ecu eille pou r son p r ogr am m e de p r op agan d e des
d ocu m en ts vu s , in a p p r écia b les. P ier r e b én it ce
cu r ie u x, il m ar ch e à côté de Lia n e , il vo it son
profil d élica t ; de tem p s en tem ps les ye u x ver ts,
si ét r a n ges, le r ega r d en t et le t r ou b len t, et il aim e
ce tr ou b le q u i lu i d on n e u n e joie in con n u e. Il
écoute la vo ix d ou ce p r on on cer des m ots q u ’il
:on n a ît, m ais qu i lu i sem b len t n ou vea u x. 11 m ar
ch er ait p r ès d ’elle des h eu r es en tièr es san s
lassitu d e, il m ar ch er a it a in si tou te sa vie.
Il n e se d ou te p a s, il n e con n a ît r ien du m on de,
q u ’on lu i ten d des filet s d an s lesq u els il va se
jet er , il n e se d ou te p a s qu e celle q u i m ar ch e à
côté d e lu i n ’est q u ’u n e a m b itieu se, égoïste,
a im a n t a va n t tou t l ’a r gen t p ou r la p u issan ce et
les joies q u ’il d on n e. Cer tes cet a m ou r eu x sin cèr e
p la ît à Lia n e ; elle cr oit , elle es t p r esq u e cer tain e
qu e lu i n e se d érobera p as qu an d il app r en d ra
q u ’elle n ’a a u cu n e d ot et qu e sa m ère est u n e an
cien n e ch a n teu se. E lle ap p or te à ce jeu n e
a m ou r eu x u n cœ u r de vin gt -t r ois an s, flétr i, u sé
p a r tou s ses flir t s, m en és a vec u n e h a b ilet é de
gr a n d e coqu ette ch er ch a n t le r ich e m ar ia ge. Est-ce
sa fa u te si tou tes ces d écep tion s l ’on t a igr ie. Est-ce
sa fa u te si elle n ’ép r ou ve a u cu n e r econ n aissan ce
p ou r celu i q u i va la sor tir du m ilieu où elle vit ?
11 y a en elle trop de r an cu n e am assée, il p aier a
p ou r tou s ceu x q u i ¿’on t fa it sou ffr ir ! E t elle p r o
d igu e »es gr â ces, ses sou r ir es, elle « cliève
p ru d em m en t la con qu ête com m en cée. i
D eva n t elle, la robe m au ve de M"1' La r n ois lu i
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r a p p elle qu e de ce côté-là tou t n ’est p as term ir.è
et q u ’il y au r a, elle en est cer tain e, u n e b a t a ille à
livr er . E lle n ’a vu cette fem m e qu e qu elqu es
m in u tes, m ais elle l ’a classée ; c ’est u n e p r ovin
ciale au stèr e q u i n e d oit q u itt er ses fer m es qu e
pour l ’église ; ici, tou t le m on de cer tain em en t lui
obéit, son fils le p r em ier. Ave c quel p la isir elle
le lu i en lèver a p ou r d even ir la ch â tela in e de ce
ch âteau qu i p orte un nom u n p eu r id icu le.
La Sor celler ie ! E lle pen se a u x sor cier s et à
l ’êtr e m ys t é r ie u x q u i est ven u a u tr efois bâtir
sa h u tt e d an s ces bois p ou r y exer cer son étr an ge
m in istèr e. 11 d eva it êtr e bien p u issa n t p ou r q u ’a
p r ès des siècles de ch r ist ia n ism e son sou ven ir
d em eure.
Le ch âteau de la Sor celler ie ! Ap r ès tou t ce
nom n ’est pas p lu s m al q u ’un au tr e et com m e le
ch â teau est beau elle p ou r r a in v’ter ses am is.
E lle b â t it u n peu trop vit e, la robe m au ve se
rap p roch e, et, im m éd iatem en t les d eu x am ies,
ad m ir ablem en t d ressées, se tr ou ven t p r ès de Pierr e
et d e Lia n e. M mo La r u ois n ’a p as lieu de s ’in q u ié
ter et p eu t répon d re à M. Du r cel q u i s ’ext a sie
d eva n t le m ou lin et d em an de des exp lica t io n s
t ech n iq u es qu e le jeu n e p r op r iétair e est aetuelk-m ent in cap able de lu i don n er.
Lia n e s ’én er ve, Pierr e tr op tim id e n ’a r ien d it
rie d écisif en core, il fau t q u ’il p a r le a u jo u r d ’h u i,
q u ’il s ’en ga ge ; elle a l ’im p r ession qu e lor squ e
celu i-là a u r a pron on cé les m ots q u ’elle atten d ,
ils d evien d r on t p ou r lu i un serm en t q u ’il tien d ra.
F a ce au m ou lin , r eliée p a r un p on t, un e p etite
île ém er ge de l ’eau ; l ’an cien p r op r iétair e y cu l
t iva it d es fleu r s de tou tes les esp èces, c ’est un
im m en se bou qu et. Lia n e tr ou ve l ’en d r oit ch a r
m an t. Mmo La r u ois et M. Du r cel ad m ir en t les
m ach in es, d an s la cou r les am ies veillen t ; r ésolu e,
?lle s ’en ga ge su r le p on t, Pier r e la su it.
Qu elqu es lila s et troèn es form en t au bord de
l’eau u n bosqu et tou ffu et d iscr et, u n ban c d t
bois sem ble atten d r e des a m ou r eu x.
Cette solitu d e p a r a ît tr ou b ler Lia n e, m ais c ’est
elle qu i con d u it tou te la scèn e, elle s ’assied , affec
ta n t d ’être lasse. Les ye u x ba issés, r ega r d a n t
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l ’eau , de cette vo ix ten d r e qu i ém eu t Pier r e,
elle d it :
— J e n e sa is ce qu e j ’a i . . . m ais je m e sen s tou t
étou r d ie, est-ce le gr a n d air , le s o le il... ou au tr e
ch ose, m ais en ce m om en t je n e p ou r r ais p lu s
m arch er. Vou lez-vou s qu e n ou s n ous r eposion s
1111 peu ?
Si Pier r e ve u t ! I l n e s ’im a gin a it p as q u ’u n tel
bon h eu r lu i ser a it offert. Il est seu l avec elle, seu l !
et il vou d r a it lu i d ir e des p ar oles q u ’elle n ’ou b lie
r a it p as, des p a r oles qu i lu i fer a ien t com pren d re
son ém oi. M ais il est t im id e, les m ots exp r im e
r aien t m al le t r ou b le de son êtr e, la joie r este da:.s
son cœ u r et 11e m on te pas ju s q u ’à ses lèvr es. Il
b a lb u tie :
— J e serai h eu r eu x d e m ’asseoir p r ès de vou s ;
et, d ésesp ér é de ses gest es et de ses p ar oles, il
s'a ssied près de l ’id ole alor s q u ’il vou d r a it s ’a ge
n ou iller .
Lia n e s ’im p a tien te, elle n ’a p as l ’h a b itu d e d ’un
a m ou r eu x a u ssi cr a in tif, et si com p la isa n t que
soit M. Du r cel il n e p eu t r eten ir M me La r n ois p en
d an t d es h eu r es ; il fa u t br u sq u er u n e sit u a t ion
q u i n e d oit pas s ’éter n iser .
— Dan s q u elqu es in sta n t s, r ep r en d -elle, n ous
allon s q u itt er la Sor celler ie ; j ’em p orter ai de cette
cou rte vis it e des sou ven ir s ch arm an ts ; votr e pro
p r iété va u t la p ein e d ’êtr e vu e.
Pier r e p â lit , Lia n e p a r le de d ép a r t, il n e p en sait
p as q u ’elle p û t s ’en a ller . Il l ’a tten d a it, elle est
ven u e, et d éjà on va la lu i p r en d r e, on va l'e m
m en er . On , c ’est M. D u r cel, les d eu x am ies, et
cette au to som p tu eu se q u ’il a aper çu e t ou t à
1 h eu r e, r a n gée d eva n t le ch âteau .
E lle va p a r t ir , il ose la r ega r d er et ses yeu x
exp r im en t tou t ce q u ’il vou d r a it dir e. Lia n e l ’a
-om p r is, m ais il fa u t q u ’il s ’en ga ge.
— J e 11e r evien d r a i p r obablem en t ja m a is à la
Sor celler ie, d ois-je vou s a vou er qu e je le r egr et
ter ai. l'e ch âteau au nom m yst ér ieu x m ’a jet é
u n sort. J e su is, ajou te-t-elle eu r ia n t, en sor celée!
Pierr e se r ap p r och e, il sa isit la tnain qui s ’offre,
il la serr e a vec u n e b r u ta lit é de d ébu tan t.
— P ou r qu oi n e r evien d r ez-vou s pas ? Si j ’osais
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je vou s d em an d er ais de r en ou veler cette vis it e le
p lu s tôt p ossib le, je vou d r a is qu e vou s con n ais
siez d a va n t a ge m a m èr e, je vo u d r a is ... su r tou t
q u ’e lle vou s a im ât.
Bien qu e Pier r e so it tr ou b lé, M“ Lar n ois
d em eu re p r ésen te à sa pen sée, Lia n e a va it bien
d evin é q u ’elle ser a it l ’ob st a cle!
R et ir a n t cette m ain q u ’e lle a b an d on n ait, elle se
tou r n e br u squ em en t ver s le jeu n e h om m e, et .ses
ye u x au r ega r d ét r a n ge et si d om in ateu r l ’in t er
r ogen t.
— P ou r qu oi, d em an d e-t-elle, d ’un e vo ix q u ’elle
ren d tim id e, d ésir ez-vou s qu e m ad am e votr e m ère
ép r ou ve p ou r fooi de la sym p a th ie ?
E t Pier r e n e sa ch a n t p lu s ce q u ’il d it , en tièr e
m en t d om in é, r épon d en fin les m ots q u ’e lle
a tt en d a it :
— Par ce qu e je vou s aim e.
M ais il a h on te de son au d ace, et cet aveti m et
en lu i un t el tr ou b le q u ’il se d étou r n e, cr a ign a n t
d e le laisser voir . E t c ’est Lia n e q u i pren d sa
m ain , c ’est elle qu i force le jeu n e h om m e à la
r ega r d er de n ou vea u . Sim u la n t de cr oir e à un
d ou te q u i n ’est p a s d an s sa p en sée, elle s ’écr ie :
— Vou s m ’aim ez, est-ce p ossib le? Vo u s m ’avez
con n u e d an s un m ilieu si d iffér en t du vôt r e qu e
je n e p u is com p ren d re cette affection .
Pier r e n e p eu t ad m ettr e q u ’on sou pçon n e sa
sin cér ité et cet am ou r qu i d ep u is d eu x m ois a
tr an sfor m é sa vie.
—
M ad em oiselle,
s ’écr ie-t-il,
m ad em oiselle
Lia n e, je cr ois qu e tou s les d eu x, dès le pr em ier
jou r où n ous n ou s som m es con n u s, n ou s avon s
ép r ou vé l ’un p ou r l ’a u tr e u n e sym p a t h ie q u i de
m on côté n ’a cessé de gr a n d ir . Dep u is le m a r ia ge
d e M 11“ Gen t y, je n ’ai p en sé q u ’à vou s et à votr e
p r om esse de ven ir à la Sor celler ie. J ’a va is p eu r
q u e vou s n e l ’ou b liiez, ou qu e vos am is vou s
en tr a în a ssen t d a n s u n coin de Fr a n ce, tr ès loin
d ’ici. J e p en sa is : si elle vien t , si elle son ge en core
au sa u va ge qu e je su is, c ’est q u ’elle a d evin é qu e
je l ’aitn e. J e n ’au r ai r ien à lu i d ir e, je lu i
m on trer ai le ch â teau , n os ter r es, n os bois, p u is
je lu i d em an der ai si elle veu t d even ir la com p a gn r
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d 'u n fe r m ie r ... J e vou s ai atten d u e des h eu r es et
des h eu r es, j ’ai gu ett é, in a ct if, p en d a n t bien des
jou r s, tou tes les a u tom obiles qu i p a ssa ien t su r la
r ou te d e Ch am bor d et je m e d ésolais, car je cr oya is
qu e vou s n e vien d r iez p lu s. Vo u s êt es ven ue,
vou s êtes là , p r ès d e m oi, je n e vou s laisser a i pas
p a r t ir a va n t qu e vou s m ’a yez r ép on d u . J e ve u x
sa voir si je p e u x, si je d ois espér er.
P ierr e se lève, a tten d a n t avec un e a n goisse qu i
l ’op p r esse l ’a r r êt q u i va d écid er de sa vie. Lia n e
r ed r esse la tête et r este u n m om en t silen cieu se ;
sa va n it é est sa t isfa it e, l ’ém otion de ce gr a n d
gar çon lu i p er m et de se r en d r e com p te de son
p ou voir !
E n sou r ia n t, ne vo u la n t la isser à celu i q u i la
con tem p le qu e .de d ou x sou ven ir s, elle r ép on d :
—
Com m en t a llez-vou s m e ju ge r si je vou s d is
tou t d e su it e qu e je serai con ten te de d even ir un e
fer m ière ; m a is, ajou te-t-elle p r u d en te, êtes-vou s
cer tain qu e tou t le .m on de, ici, m ’a ccu eiller a b ien ?
Fou d e joie, P ier r e n e fa it m êm e pas a tten tion
à la qu estion qu e Lia n e lu i pose. 11 aim e, il est
aim é ; cela su ffit à son bon h eu r . Il ose en fin s ’a ge
n ou iller d eva n t elle, et m ala d r oit, r id icu le,
exp liq u e qu e ce gest e est un acte d ’a d or a tion ! E t
elle, la r ein e de ce jeu n e cœ u r , s ’am u se à en lever
les b r in s de p a ille qu i son t r estés accr och és d an s
la ch evelu r e r ebelle de son am ou r eu x.
Qu el étr an ge cou p le ! Cette belle d em oiselle
h a b illée à la d ern ièr e m ode et d on t le visa ge bien
p ou d r é ne t r a h it a u cu n e ém otion , et ce gr an d ga r
çon vêtu com m e u n p a ys a n , qu i p leu r e de
joie. Au t ou r d ’e u x, les en tou r a n t, les ca ch a n t :
des fleu r s viva ces a u x ton s ch a u d s, l ’eau m yst é
r ieu se que la roue d u m ou lin r en voie tou te
blan ch e, et, com p léta n t le d écor, u n ciel d ’été
plein d e p rom esses.
P ier ie t r ou ve cette h eu r e d ivin e, Lia n e la tr ou ve
a gr éa b le, c ’est le cou ron n em en t de sa car r ièr e de
jeu n e fille p a u vr e.
Bien d iffér em m en t, h é la s ! ils son t h eu reu x,.
Lu i s ’im a gin e qu e leu r s cœ u r s se com p ren n en t
et ils n e p eu ven t p as êtr e p lu s loin l ’un de
Vau tr e.
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P ier r e est jeu n e, très n a ïf, élevé p a r u n e m t ! .
q u i ne lu i a p a r lé q u e de b ea u x sen tim en ts, ü
cr oit qu e tou tes les âm es r essem blen t à la sien ne
et à celle de Mmo La r n ois. Le collège, le r égim en t
n e l ’Oiit p a s for m é, il est p assé à côté d u m al san s
'e voir , p r otégé p ar l ’in flu en ce m ater n elle q u i se
p r olon gea it au d elà des lim it es h a b itu elles. Un e
jeu n e fille, p ou r lu i, c ’est u n êtr e à p a r t possé
d a n t u n cœ u r p u r q u i n e se d on n era q u ’à celu i
q u ’elle atten d : le fian cé. J am ais il n ’oser a it pen ser
q u ’à d ’au tr es h om m es Lia n e a p r od igu é ses sou
r ir es, ses r ega r d s t im id es et osés, et cette vo ix
ten d re qu i le bou lever se.
Lia n e la isse son a m ou r eu x s ’em p a r er de ses
m ain s et c ’est elle qu i les con d u it ju s q u ’à ses
lèvr es. E lle , q u i n ’a p as per d u la tête, a en ten d u
d u b r u it , elle sou p çon n e q u ’on les ch er ch e, qu e
M mo La r n ois a d evin é q u ’ils son t d an s l ’île et qu e
d ’u n in sta n t à l ’a u tr e ils von t êtr e su r p r is. Tr ès
for te, Lia n e ve u t êtr e su r p r ise.
L ’a u stèr e Mmo La r n ois a p p r en d r a a in si l ’am ou r
ie son fils, et, com m e a u x ye u x de son pèr e et de
ses am ies Lia n e sera com p rom ise, il fa u d r a bien
qu e Pier r e épou se. Au cu n e au tr e solu tion de ce
p et it scan d a le n e p ou r r a êtr e en visa gée.
P ier r e cou vr e de baiser s les m ain s de la jeu n e
fille, il est ivr e de bon h eu r , le p a r a d is lu i est
ou ver t, il n e s ’in q u ièt e gu èr e de ce qu i se p asse su r
la terre.
A t r a ver s le fe u illa ge , Lia n e obser ve ; d an s
q u elqu es in sta n t s le d er n ier a cte de la com édie
va se jou er . M'no La r n ois, M. Du r cel, les d eu x
am ies p a ssen t le p et it pon t. M. Du r cel p a r le a vec
de gr a n d s gest es, M m0 La r n ois n e l ’écou te p as, 011
la d evin e in q u iète, les am ies su iven t Ils on t p r is
u n p et it sen t ier qu i les am èn e d ir ectem en t au
.bosquet.
Lia n e se p en ch e ver s son am ou r eu x et pour
le gr ise r p lu s com p lètem en t, p ou r q u ’au cu n
b r u it 11e p a r vien n e à ses or eilles, elle p a r le :
—
P ier r e, c ’est fou ce qu e n ou s oson s d ir e,
n ou s som m es d eu x en fan te q u i n e r éfléch isson s
pas. Vou s 11e sa vez lie n de m oi, je ve u x vou s
ap p r en d r e a va n t tou te ch ose qu e je 11’ai au cu n e
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for tu n e et qu e m on fian cé d evr a se con ten ter de
m a person n e.
— L ia n e ... Lia n e, je vou s d é fe n d s ...
Un cr i de la jeu n e fille l ’in ter r om p t et u n geste
le r ep ou sse, Pier r e se r ed r esse et il aperçoit,
Mœe La m o is , M. Du r cel et les d eu x am ies. I l se
p r écip ite ver s sa m ère ; il est si fier de son am ou r
q u ’il n e lu i vien t p a s à l ’id ée q u ’on p u isse le
blâm er.
— Mam an , d it -il, je su is h eu r eu x, je l ’aim e et
elle ve u t bien d even ir m a fem m e, dis-m oi qu e tu
te r éjou is de m on bon lieu r. Tu l ’aim er as, n ’est-ce
p as ?
L ’ém otion de M m0 La m o is l ’em pêch e de r é
p on d re ; sa su r p r ise, en voya n t son fils a gen ou illé
d eva n t cette jeu n e fille, a été si gr a n d e et si d ou
lou r eu se q u ’elle n e r éu ssit p a s à se dom in er.
Pier r e ca ch a it son am ou r, il a pu vivr e pr ès d ’elle
san s lu i en p a r ler , ‘et c ’est d eva n t ces étr an ger s
q u ’il ose le lu i r évéler . Son âm e est bou lever sée,
elle cr oit q u ’on ch er ch e à lu i voler son p et it. Il
est à elle, r ien q u ’à elle, elle ve u t le d éfen dr e. On
n ’a p as le d r oit de le lu i pren d r e, il est à pein e
sor ti d u n id.
M. Du r cel, qu i n e s ’a tten d a it p as à un d én ou e
m en t a u ssi r ap id e, ju ge q u ’il est de son d evoir de
pèr e d ’in ter ven ir .
— M on sieu r La r n ois, d it-il, vou s n ous su r p r en ez
tou s ; su p p or tez qu e n ous vou s d ision s n otre
éton n em en t. Vou s a u r iez pu vou s a r r a n ger p ou r
ne p as r en d r e vos fia n ça illes p u b liq u es ; a ct u elle
m en t, elles ne son t p lu s u n m ystèr e p ou r person n e,
et n ou s, les p a r en ts, m a lgr é cette p et ite in fr a ction
a u x r ègles m on d ain es qu i m ér ite u n blâm e, n ous
ne p ou von s p lu s qu e don n er n otre con sen tem en t.
Lia n e se r ap p roch e de Mme La r n ois, elle sen t
bien qu e cette fem m e n ’accep ter a p as ces " fia n
ça illes p u b liq u es » très facilem en t.
— Mad am e,', d it-elle, a vec u n e t im id it é ch a r
m an te, il fa u t n ou s p ard on n er, c ’est n otre am ou r
q u i n ous a r en d u s cou p ab les, le d ép ar t proche,
n ou s a a ffolés! Cer tes j ’au r a is dû d ir e à m on pèr e
la tr ès vive sym p a th ie qu e, dès la p r em ière
ren con tr e, M. La r n oic m ’a va it in sp ir ée ; vot r e fils,
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je l ’esp èr e, vou s a va it p a r lé de m oi, et vou s a viez
p eu t-êtr e d éjà d evin é ce qu e n ous ign or ion s nousin êm es. Sa n s sa voir où cela n ou s con d u isa it, san s
y r éfléch ir , n ou s n ous som m es a vou é n otr e senti'*
n ien t m u tu el, n ou s l ’avon s fa it en p en sa n t à vous,'
vou s étiez en tr e n ous d eu x, com m e vou s le serez
tou jou r s. Vou lez-vou s com p léter n otre bonheur^
m ad am e, en n ous em b r assa n t?
Tr op tr ou blée p ou r p ou voir se d éfeiiü re,
H "” La r n ois accep te et ren d les ba iser s, les d eu x
am ies p a u vr es félicit en t les jeu n es gen s, et
com m e il fa u t bien qu e cette situ a tion qu i d evien t
em b a r r a ssan te se d én ou e, fa m ilier , se sen tan t
d éjà de la m aison , M. Du r cel d it à Mmo La r n ois :
—
N ou s p ou rr ion s r etou r n er au ch â teau , n ous
cau ser ion s en m ar ch a n t ; m a lgr é tou s ces iu ejd en ts
je su is ob ligé d ’êtr e à P ar is ce soir . Les affaires
vou s sa vez, les affaires !
Mm® La r u ois ob éit, elle n e - sa it p lu s ce q u ’elle
fa it , il lu i sem b le q u ’elle vit un cau ch em ar et que
tou t à l ’h eu r e elle va se r éveiller . Les am ies su i
ven t les p ar en ts, elles n ’on t p lu s de rôle à jou er .
Lia n e et Pier r e fer m en t le cor tège. L ’île fleu r ie
r etr ou ve son silen ce, les fleu r s r ed evien n en t les
m aîtr esses de ce coin de ter r e qu e l ’eau en tou r e
d e m ystèr e.
Vï
Le soir m êm e, dès le d ép a r t des Du r cel, il y
eu t en tr e M m” La r n ois et son fils u n e cou r te m ais
n écessa ir e exp lica t ion . Ave c fier té Pierr e avou a
tou t le p assé : il d it la pr em ière r en con tr e, l ’ém o
tion n ou velle ja m a is r essen t ie, le sou ven ir p er sis
t a n t , l ’a tten te et l ’im m en se joie en r evoya n t
Lia n e. 11 aim e, il est aim é, elle sera sa fem m e ;
il est h eu r eu x, sa m ère d oit l ’être. E goïste,
com m e tou s les en fa n t s u n iq u es et les a m ou r eu x,
il ne s ’est p as ren d u com pte q u ’en p a r la n t d e son
gm ou r a vec u n e vo ix vib r a n t e que M m0 La r n ois
Ce lu i con n a ît p a s, il a a gr a n d i la blessu r e que son
�l a
r o u e
du
m o u l in
47
silen ce a va it fa ite et q u i ser a lon gu e à se cica tr iser .
i Les q u estion s de sa m èr e n e le t r ou b len t p a s,
son am ou r n e s ’ar r êter a d eva n t r ien . A qu el m on de
a p p a r t ien t cette jeu n e fille ? A-t-elle ét é bien
élevée? Con n aît-il Mmo D u r ce l? Qu elle est cette
m a la d ie q u i la r et ien t t ou jou r s à la m aison ?.
M. Du r cel fa it des a ffair es, lesq u elles ? E t ces deux:
am ies in sign ifia n tes, p ou r qu oi son t-elles ven u es?
Pier r e r ép on d it q u ’il a va it con n u Lia n e cliez
M* Gen t y, le bâton n ier , et q u ’elle y ét a it p r ésen tée
com m e la m eilleu r e am ie de sa fille.
To u t à cou p il s ’est r ap p elé q u ’elle n ’a a u cu n e
for tu n e ; c’est u n d éta il, le cr éa n cier de son p èr e,
au r em ords t a r d if, lu i p er m et ta n t de n e p a s s ’oc
cu p er de cette vila in e qu estion .
Ces r épon ses si peu p r écises n e p lu r en t gu èr e
a Mmo La m o is . Im m éd iatem en t elle d écid a q u ’elle
ir a it à P a r is voir M 6 Gen t y. P ier r e a p p r ou va , sa
m ère n e p ou va it a p p r en d re q u e de jolies ch oses
su r sa fian cée.
Dep u is bien des an n ées Mmo La m o is n ’é t a it p a s
r etou r n ée d an s la ville où elle a va it été si m a lh eu
r eu se ; elle y p a r t it , cer tain e qu e p ou r elle d e n ou
velles sou ffr an ces se p r ép a r a ien t. L ’am ou r de son
fils, cet am ou r cach é, a va it m eu r tr i son coeur de
m èr e : elle ét a it ja lou se, et elle en a va it h on te, de
cette jeu n e fille qu i lu i a va it p r is si vit e son
en fan t. P ier r e r est a it t ou jou r s p ou r elle le fils
ten d r e et r esp ectu eu x, m ais cette in t im it é q u i
fa isa it leu r joie n ’e xis t a it p lu s. Au t r efois il d isa it
tou tes ses p en sées, m ain ten a n t il n ’osa it. Lia n e
ab sen te d em eu r ait à la Sor celler ie, et Mmo La m o is
a va it bien p eu r de n e p ou voir l ’en ch asser .
Pr éven u p a r u n e lettr e de Pier r e, M* Gen t y
a tten d Mmo La m o is . 11 la r eçoit d an s son b u r eau
où il a l ’h a b itu d e de t r a it e r les affaires, car cet
h om m e p r a t iq u e con sid èr e qu e t ou t m a r ia ge est
u n e affaire. Ap r ès les com p lim en ts d ’u sa ge, a vec
u n e h â te qu i m on tre son in q u iétu d e. Mmo La r n ois
in ter r oge :
»
— Pier r e vou s a exp liq u é le b'ut de m a vis .t e , je
vou d r a is qu e vou s m e p a r liez lon gu em en t de cette
m ad em oiselle Du r cel q u ’il a ren con tr ée ch ez vou s
�LA
ROUE
DU
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cl don c il se cr oit am ou r eu x. Cette jeu n e fille a
été élevée à P a r is, d an s quel m ilieu ? J e vou s en
su p p lie, r en seign ez-m oi, d ites-m oi, san s r ien m e
ca ch er , tou t ce qu e vou s sa vez d ’e lle et de ses
p aren ts.
Me Ge n t y ét a it l ’am i de M. I.a r n ois et son
a voca t, il con n aît peu Mmo La r n ois, m ais il la res
p ecte in fin im en t ; Cette fem m e est p ou r J ui p r esqu e
' u n e sa in te q u i m èn e un e vér it a b le vie de n on n e.
I l d evin e qu e l ’am ou r de son fils p ou r Lia n e,
cette p a r isien n e d er n ier st yle , l ’ép ou va n te, au ssi
il va essa yer de la r assu r er.
—
Mad am e, je con n ais la fa m ille Dxircel d ep u is
p lu s d e vin gt an s, j ’ai vu n a îtr e Lia n e, je p eu x
d on c vou s r en seign er . Du r cel fu t d ’abord m on
clien t , il d evin t m on am i. C ’est un h om m e d ’a ffai
res d an s tou te l ’accep tion d u m ot, un t r a
va ille u r , un ch er ch eu r , un e in t elligen ce II n ’a
p as en core r éu ssi, m ais il p eu t r éu ssir , car il ne
m an qu e pas d ’id ées. Au cou rs de sa vie h asard eu se
il a ép ou sé M11" Bu r in , un e ch a n teu se, d on t la
con d u ite n ’ét a it p as r ép r éh en sible. P ou r ta n t ce
m ar ia ge n e p lu t gu èr e à la fa m ille Du r cel, fam ille
de vie u x bou r geois. A cette époqu e le jeu n e m é
n age n e fu t pas r eçu , il y a des p r éju gés st u p id es,
m ais u n an ap rès p er son n e n e se sou ven a it p lu s
de l ’or igin e de M mo Du r cel, et , sa vie de fem m e
ét a n t au-d essu s de tou t sou p çon , n ou s l ’a ccu eillî
m es a im ablem en t et ja m a is au cu n de n ous n e s ’en
r ep en tit. Lia n e est née d eu x an s ap rès ce m ar ia ge,
à u n e époque où M. Du r cel, a d m in istr a teu r d ’une
; ban qu e étr an gèr e, a va it u n e bon n e situ a tion . Ses
jeu n es an n ées con n u r en t le lu xe. La gu er r e, la
r u in e p ôu r la m oitié de la F r a n ce, em p or ta la
sit u a t ion de D u r cel ; d ep u is, il végèt e, m ais je
su is cer tain , com m e je vou s le d isa is t ou t à
l ’h eu re, q u ’un jou r il r éu ssir a. Au p oin t d e ,vu e
d ot, a ctu ellem en t, il n e p ou r r a it rien fair e p ou r sa
fille.
La d ot, M”“ Du r cel n ’y son gea it gu èr e ; la
tfière, ch an teu se d on t la con d u ite n ’ét a it pas r ép r é
h en sible, voilà ce q u i l ’ép ou va n t e! E t Lia n e, sa
n a t u ic, son car actèr e, son éd u cation , M° Gen t y
laisse tou t cela d an s l ’om bre, et p ou r ta n t c ’est le
�LA
ROUE
DU
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49
p oin t le p lu s in tér essa n t. F a is a n t u n gr a n d effort
p ou r n e p as m on tr er son ém oi, de n ou veau elle
in ter r oge :
— E t la jeu n e fille qu i ét a it l ’am ie de votr e fille 4
vou s d evez bien la con n aîtr e ; p a r lez-m ’en lon gu e
m en t, d ites-m oi ses d éfa u ts, ses q u a lit és et qu els
exem p les elle a r eçu s de cette m ère, ch an teu se.
Un im p er cep tib le sou r ir e cou r t su r les lèvr es de
Me Gen t y : il com pren d qu e la sain te est scan d a
lisée à l ’idée qu e son fils, q u ’elle a p r esq u e élevé
com m e u n m oin e, a it p u s ’épr en d r e de la fille
d ’u n e ch an teu se. Il con n aît Lia n e com m e il con
n a ît tou tes les am ies de sa fille, il la d evin e peu têtr e p lu s m yst ér ieu se qu e les a u tr es, p lu s d ifficile
à ju ge r , m ais il n e le d ir a p a s. Il se p r ésen te pour
cette jeu n e fille p a u vr e un beau m a r ia ge et il se
con sid ér er ait com m e u n vila in h om m e si u n de
ses pr op os em p êch a it cette u n ion .
— J ’ai con n u Lia n e, r ep r en d -il, tou te p etite
fille ; elle ét a it d éjà jolie, tr ès in t elligen t e, elle
d om in a it ses com p agn es en cla sse et au jeu . vSa
m èr e est u n e br a ve fem m e q u i n e sa va it que ch an
ter , elle n e s ’est ja m a is occu pée de sa fille qu i à
d ix an s con d u isa it d éjà la m aison , M m<> Du r cel en
éta n t com p lètem en t in ca p a b le. Lia n e fu t l ’am ie
p r éfér ée de m a fille, sa con fid en te ; je p u is vou s
d ir e qu e son in flu en ce ét a it excellen t e et qu e nous
n ’avon s ja m a is em pêch é cette a m it ié qu i r em on tait
à l ’en fan ce ; au con tr air e n ou s l ’avon s en cou r agée.
Da n s le m on de Lia n e a beau cou p de su ccès, elle
est ga ie, tr ès sp ir it u elle, et je cr ois, Mad am e, p u is
qu e vou s m e fa ites l ’h on n eu r de m e con su lter ,
que votr e fils p ou va it p lu s m al tom ber .
Mm» La r n ois s ’in clin e, M° Gen t y ne sou p çon n an t
p as ses in q u iét u d es, a u cu n e d iscu ssion n e lui
sem ble p ossib le. P ou r ta n t il y a un e ch ose q u ’elle
ve u t sa voir et d on t le bâ ton n ier ne lu i a pas p a r lé ;
à P a r is, d écid ém en t, les h om m es n ’on t p lu s
d ’âm e !
N er veu se, d issim u la n t le m écon ten tem en t qui
est en elle et qu i gr a n d it de m in u te eu m in u te,
d ’u n e vo ix b r ève, elle d em an de :
— E t sa r eligion , vou s n e m ’en p a r lez p a s. su r
ce p oin t je ne céd er ai ja m a is.
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i.A
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Sa r e ligio n ! m a foi, Me Gen t y n ’y~ p en sait
ju è r e . P ou r ta n t il s ’em presse de répon dre :
— M ais Lia n e est ca t h oliq u e com m e m a fille, je
m e r a p p elle q u ’elles on t fa it leu r pr em ière com
m u n ion le m êm e jou r . E lle s éta ien t ch ar m an tes
tou tes les d eu x d an s leu r s robes b la n ch es, des
m ar iées p ou r m a r ia ges de p ou p ées. . .
— E lle est ca th oliq u e, cela n e su ffit p as ; su itelle sa r eligion , la p r atiqu e-t-elle ? Bâtir a-t-elle
son foyer a vec ses cr oya n ces p ou r bases ?
Mmc La r n ois ve u t des p r écision s.
Le fr on t de Me G e n t y d evien t sou cieu x, la sa in te
est d ’u n e a u st ér it é q u i lu i sem ble effr a yan te et
d on t il n ’a u gu r e r ien de bon p ou r le fu t u r m é
n a ge. I l vien t d e m a r ier sa fille et la belle-m ère
n ’est p a s ven u e lu i p oser des q u estion s q u ’il
ju g e d ép lacées.
— Mad am e, r ep r en d -il, je vou s a vou e qu e je
n ’ai ja m a is d iscu té r eligion a vec les am ies de m a
fille. M lle Du r cel a vin gt -d e u x an s, il m e sem ble
q u ’elle est en core bien jeu n e p ou r a voir pu d is
cer n er où ét a it la vér it é. C ’est aiu m ar i qu e r evien t
le bon h eu r de for m er , de d ir iger l ’â m e q u ’on lu i
confie.
Mme La r n ois se ren d com pte q u ’elle d oit se
con ten ter de cette répon se ; M° Gen t y ne com
pren d p as l ’im p or tan ce q u ’elle a tt a ch e à l ’éd u ca
tion r eligieu se de celle q u i ve u t d even ir la fem m e
de son fils. D u r este le bâton n ier a l ’a ir de dé
fen d re u n e cau se q u ’il est cer tain de ga gn er . E n
ven a n t à P a r is M™ La r n ois a va it espér é qu e l ’a n
cien t u t eu r s ’en ten d r a it a vec elle p ou r fair e
com p ren d re à Pierr e, à ce sa u va ge q u i n ’a va it
ja m a is q u itté scs bois, q u ’il ne p ou va it ép ou ser
u n e P a r isien n e. H é la s ! M° Gen t y a l ’a ir d ’a p
p r ou ver ee p r ojet Alor s tou tes les ob jection s que
son cœ u r de m ère ja lo u x et p assion n é a trou vée?
se p r essen t su r ses lèvr es, elle les cr ie à cet hom m e
qu i la r ega r d e, qu i l ’ét u d ie, com m e si elle éta it
lin e accu sée q u ’il d oit défen dre.
La m ère ch a n teu se! ah , la m ère ch a n teu se a vec
ses ta r es q u ’on ign or e, q u ’elle a pu tr an sm ettr e
à sa fille et qu i u n jou r se r évéler on t !
,
M"1'’ Lar n ois se sou vien t ¡ivec h or r eu r des salon s
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ROUE
OU
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¿1
d e P ar is, n *y a ya n t ren con tr é qu e d es p ièges d an s
lesqu els son fa ib le m ar i est tom bé. Lia n e y a
vécu . M. Du r cel lu i a r acon té, p a r va n ta r d ise,
qu e les m aîtr esses d e m aison s ’a r r a ch aien t la
jeu n e fille. 1311e aim e cette vie-là , c’est son affaire ;
m ais Me Gen t y la voit -il à la Sor celler ie, a lla n t de
la basse-cou r à la la it er ie, gr on d a n t celu i-ci, en
cou r a gean t celle-là, r em p la ça n t les br as q u i m an
q u en t, so ign a n t ceu x q u i sou ffr en t, con solan t ceu x
qu i p leu r en t. Est-ce qu e son éd u cation l ’a p r ép ar ée
à cette vie u t ile, est-ce qu e son am ou r sera assez
fort p ou r lu i fa ir e ou b lier ses su ccès de jolie
fem m e ?
E t P ier r e, Pier r e, un en fa n t ! A vin gt -d eu x an s,
est-on assez sû r de son cœ u r p ou r vo u lo ir épou ser
la p r em ièr e jeu n e fille ren con trée ? Lia n e l ’a t r ou
blé, c’est cer tain . Lia n e, su r tou t, l ’a d om in é, m ais
il n e l ’aim e p as, c ’est im p ossib le! E t a vou a n t son
ch a gr in q u i lu i p a r a ît êtr e u n e p r eu ve, elle ajou te
q u ’il n e lu i a va it ja m a is p a r lé de son am our.
Ave c p a tien ce, Me Gen t y a écou té le lon g r é q u i
sit oir e, et m a foi il t r ou ve qu e su r bien des p oiu ts
Mmo La r n ois a r aison . Mais Lia n e ? Les affaires
de Du r cel son t en m au va ise p ostu r e. Que ferat-elle, cette p et ite élevée d an s le lu xe et n e p ou
va n t s ’en p a sser ? La vie ir r égu lièr e la gu ett e a vec
tou tes ses sou ffr an ces, m ieu x va u t p ou r elle être
fer m ièr e, et cr oya n t bien a gir il d éfen d Lia n e, il
r éfu te a vec un e h a b ileté p r ofession n elle tou tes les
ob jection s de Mmo La r n ois.
E lle écou te, a ya n t en vie de l'in ter r om p r e à
ch aqu e p h r ase, car elle a le p r essen tim en t qu e
Me Gen t y n ’est p as sin cèr e, elle vou d r a it lu i cr ier
q u ’il n ’est q u ’u n a voca t qu i veu t ga gn er une
cau se. Mais à qu oi bon , elle est seu le, tou te seu le,
p ou r d éfen dr e son en fa n t, person n e ne l ’aid er a,
ch a cu n , au con tr air e, la p ou ssera à con clu r e ce
m a r ia ge qu e son cœ u r de m ère a p p elle tou t oas :
un e ca tastr op h e !
M° Gen t y p eu t con tin u er à p ar ler , son ba / arliage d ’a voca t n ’au r a a u cu n e in flu en ce, M m0 La r
n ois sen t bien q u ’un jou r ou l ’au tr e elle sera
va in cu e, non p a r la p laid oir ie du bâton n ier ,
n iais p a r la cr a in te de vo ir sou ffr ir son fils. Ce
»
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LA
ROUE
DU
M O U L IN
m atin , d ’u n t vo ix gr a ve , d ’un e vo iy q u ’elle n e
p eu t ou b lier , Pier r e lu i a d it :
—
Mam an , t u p a r s p ou r te r en seign er su r la
fam ille de Lia n e, ju r e-m oi q u ’au cu n e fa u te de
ses par en ts n e n ou s sép ar er a. J e cr ois qu e si
q u elq u e ch ose s ’op p osa it à n otre u n ion , je n e
p ou r r a is p lu s vivr e ici.
Pier r e n ’a qu e vin gt -d eu x an s, u n vo ya ge peu têtre lu i fer a it ou b lier cette jeu n e fille, m ais son
cœ u r q u i se r évèle à Mme La r n ois si p assion n é n e
s ’ép r en d r ait-il p as d ’u n e fem m e p lu s d an ger eu se
q u e cette Lia n e Du r cel à qu i, som m e tou te, elle
n e p eu t r ep r och er q u ’un e seu le ch ose : la p r o
fession de sa m èr e. M ar ié, ga r d é p a r celle q u ’il
a im e, Pierr e con tin u er a à m en er à la Sor celler ie
la vie d ’h on n ête h om m e qu e Mmo La r n ois lu i a
p r ép arée. Un d éla i d ’un e an n ée c ’est t ou t ce
q u ’elle exige r a . La cau se qu e M° Gen t y a si h a b i
lem en t d éfen d u e est ga gn ée.
VI I
Le d élai d ’un e an n ée e xigé p a r Mmc La r n ois fu t
p a r elle-m êm e abr égé, la sit u a t iou p ou r Pier r e
ét a n t deven u e in ten ab le. Devin a n t qu e Mmo La r
n ois n e l ’a ccu eilla it pas a vec joie, Lia n e, fr oissée
d an s son o r gu eil, r efu sa it de ve n ir à la Sor cel
ler ie, n iais p a r con tr e elle vou la it qu e son fian cé
fû t tou t le tem p s à Par is. Follem en t a m ou r eu x,
le jeu n e liom m e ob éissait, m ais le d om ain e sou f
fr a it de l ’a bsen ce-d u m aîtr e et le m aîtr e sou ffr ait
d ’êtr e loin de sou dom ain e.
Au p r in tem p s le m a r ia ge eu t lieu , u n e br on
ch ite em p êch a M "10 La r n ois d ’y assister . Le soir
.m êm e le jeu n e m én age p a r t it p ou r le Mid i afin
d ’y fa ir e u n cou r t séjou r , car la Sor celler ie
r éclam a it I’ier re qu i d ep u is p lu sieu r s m ois a va it
n égligé bien des ch oses.
Pr ofitan t de l ’absen ce des m ar iés, Mmo La r n ois
fit a r r a n ger le ch â teau ; m ain ten an t que Lia n e
�LA
RODE
DU
M O U L IN
53
é t a it la fem m e de P ier r e, elle vo u la it l ’aim er
■ omme u n e fille et t âch er de lu i r en d r e a gr éa ble
cette d em eu re qu i d even a it la sien n e. D es ou
vr ier s, m an d és de Blois, r eçu r en t l ’ordre de t r a n s
for m er tou tes les p ièces au go û t d u jou r . Qu elqu es
vie u x m eu b les, d én ich és ch ez des a n tiq u a ir es, r a
jeu n ir en t u n in t ér ieu r q u i sem b la it à M me Lar n ois
trop sévèr e.
E lle d on n a sa p r op re ch am br e, la p lu s belle
p ièce d u ch â teau , au jeu n e m én a ge ; celle de
P ier r e, bien en soleillée, d eva it êtr e r éser vée a u x
en fa n ts, car M m6 La r n ois se con sola it de ce m a
r ia ge q u i m a lgr é tou t lu i d ép la isa it en p en san t
qu e d an s u n an p eu t-êtr e u n e p et ite tête blon d e
ser a it là. E lle p r ép a r a des ch am br es d ’am is : à
vin gt -d eu x an s 011 n e p ou va it vivr e en sa u va ge, et
Lia n e cer tain em en t a im er a it r ecevoir .
Vo u la n t qu e dès son r etou r sa belle-fille se
sen tît ch ez elle, Mmo La r n ois s ’in st a lla d an s un
p etit p a villon qu i se t r o u va it à l ’en tr ée d u p a r c ;
les r ep as p r is en com m un ét a ien t la seu le ch ose
q u ’elle n ’a va it p a s en core le cou r a ge d ’aban d on
n er. E lle vo u la it bien s ’effacer, d isp a r a îtr e, sou
im m en se am ou r lu i a va it a p p r is le ren on cem en t,
m ais elle vo u la it vo ir de tem p s en tem p s la joie
de son en fan t.
Le m ois de con gé qu e Pier r e s ’ét a it accord é
p a ssa vit e ; les t r a va u x occu p èr en t Mmo La r n ois
et le d om ain e à s u r veiller l ’a cca b la p a r fois d ’un e
besogn e qu i n e lu i la issa it au cu n repos. E lle en
ét a it h eu r eu se, elle n e vo u la it p as sou ffr ir de
l ’absen ce de son fils p u isq u ’il a lla it r even ir.
Au t r efo is elle l ’a va it atten d u p en d a n t des m ois,
elle p o u va it bien l ’atten d r e en core.
Qu elqu es car tes h â tivem en t écr ites où le jeu n e
m ar i cr ia it son bon h eu r r éjou ir en t la m ère qui
s ’effor çait d ’ou b lier q u ’elle a va it été jalou se.
Le jo u r fixé p ou r le r etou r des n ou vea u x m ar iés
a r r iva
san s joie, a vec u n e cr a in te q u ’elle n e
s ’e xp liq u a it p a s, Mmo La r n ois fleu r it la m aison .
P ier r e n ’a va it pas p r écisé l ’h eu r e de leu r ar r ivée ;
-n ais, ca lcu la n t a vec ses h a bitu d es m a tin a les, elle
les a tt en d it p ou r d éjeu n er . Ils ne vin r en t pas ?
l ’ap r ès-m id i, le tem ps qui ét a it beau d ep u is le
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LA
ROUK
DU
M O U L II.
m a tin d evin t m en açan t et ver s t r ois h eu r es un
orage a ccom p agn é de trom bes d ’eau écla ta .
1 Der r ièr e les vit r es d u salon , Mmc La r n ois r ega r
d ait les r ou tes qu i d even a ien t im p r a t ica b les et se
d em an d ait, n on san s in q u iétu d e, où son fils a va it
p u se r éfu gier . Au p lu s for t de l ’aver se, t r a ver
sa n t des m ar es profon des, l ’a u tom obile a r r iva , et
t elle ét a it la force du ven t qu e Pier r e n e p u t ou vr ir
u n p a r a p lu ie p ou r p r otéger Lia n e. E lle d u t gr a
vir les m ar ch es du per r on sou s un e p lu ie b a tta n te
et p én étr a d an s le ve st ib u le de t r ès m au vaise
h u m eu r ; sa belle-m ère l ’y a tten d a it. La p r em ière
r en con tr e e u t lieu sa n s Pierr e q u i s ’efïor çait de
con d u ir e sa voit u r e au ga r a ge. Tr ès fr oid e, Lia n e
t en d it la m ain .
— Bon jou r , Mad am e ; et m on tr a n t son m an teau
q u e la p lu ie a va it tach é, elle a jou ta : Les a gr é
m en ts de la ca m p agn e a u xq u els on p ou r r a it
fa cilem en t r em édier . Un e sim p le m ar qu ise é vi
t er a it ces d ou ch es d ésa gr éa bles.
Mmo La r n ois n ’a va it p r ép ar é a u cu n e p ar ole de
b ien ven u e, elle com p ta it em br asser cette fem m e
qu e P ier r e a im a it ; l ’a tt it u d e de Lia n e l ’en em p ê
ch a. E lle lu i otlr it, com m e à un e étr a n gèr e q u ’elle
r eceva it p ou r la p r em ièr e fois, de m on ter t ou t de
su it e d an s sa ch am br e ; elle p ou rr ait, s ’y ch a n ger ,
ses m a lles ét a n t a r r ivées.
Ses m alles ! Lia n e eu t p r esq u e u n sou r ir e et
d em an d a si la fem m e de ch am bre les a va it d é
faites. Mmo La r n ois r ép on d it q u ’elle n ’en a va it pas
d on n é l ’ord r e et qu e du reste les clés n e lu i éta ien t
p a r ven u es qu e ce m atin .
Lia n e s ’éton n a , d ep u is d eu x jou r s P ier r e a u r a it
d û les en voyer ; elle a jo u t a p r esq u e a im ablem en t :
— Vot r e fils, Mad am e, est un étou r d i qui n ’a
pas l ’h abitu d e de vo ya ger a vec un e fem m e.
Pr écéd a n t sa belle-fille, M"10 La r n ois l ’in t r od u i
sit d an s la ch am br e q u ’elle a va it pr ép arée a vec
la n t d e soin . Im m ob ile, au m ilieu de la p ièce,
Lia n e exa m in a t ou t a vec cu r iosité. Ap r ès qu elqu es
m in u tes de silen ce, en en leva n t sou m an teau ,
elle m u r m u r a :
— P ou r un fer m ier, P ier r e a du goû t .
E t com m e sa belle-m èr e, après lu i a voir m on tré
�LA
ROUE
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M O U L I»
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son ca b in et d e toilet te, se r et ir a it , elle d em an d a ,
— Pou r ron s-n ous a voir d u t h é, je vou s avou e
que je n e sa u r a is m ’eti p a sser ?
To u t de su it e Mmo La m o is vo u lu t m on tr er la
p lace q u ’elle en ten d ait pren dre.
— Ma ch èr e en fa n t, d it-elle, d em ain je vou s
r em ettr ai les in sign es d e vot r e gou ver n em en t,
c ’est-à-d ire les clés, je vou s p r ésen ter ai les d om es
tiq u es et vou s vivr e z ici à vot r e gu ise. Vou s êtes
ch ez vou s, n e l ’ou b liez p a s, m oi je n e su is p lu s
q u ’u n e m am an t r ès h eu r eu se de t r a n sm ettr e ses
p ou voir s.
Ces p a r oles su r p r ir en t Lia n e ; elle cr o ya it se
t r ou ver en face d ’un e fem m e a u t or it a ir e, d espote,
q u i a lla it essa yer de la t r a it e r en p et ite fille, et
voilà q u e le jou r m êm e de son a r r ivée elle p r éten
d a it a b d iqu er . Lia n e ét a it r ar em en t sin cèr e et
p en sa it qu e les au tr es lu i r essem blaien t. E lle
ju gea q u e l ’a b d ica tion de M me La m o is n ’ét a it
q u ’u n e fein te : sa belle-m èr e a va it l ’a ir de s ’effacer
p ou r r ester d an s l ’om bre p lu s p u issa n te.
—
J e vou s r em ercie, Mad am e, d it-elle, je tâ ch e
r a i d e vou s sou la ger d an s les soin s d u m én a ge,
j ’eu ai u n e tr ès gr a n d e h a b itu d e et je sa is m e faire
ob éir des d om estiqu es les p lu s d ifficiles.
Les d om estiqu es les p lu s d ifficiles ! M mo Lar n ois son gea à la vie ille cu isin ièr e q u i a va it vu
n a îtr e Pier r e et à la n ièce de cette fem m e a u ssi
d évou ée q u e sa tan te. Lia n e n e d eva it con n aîtr e
qu e les d om estiqu es de P a r is r ép u tés p ou r leu r
m au va ise con d u ite. Ce u x de la Sor celler ie fa i
sa ien t î.-irtie de la fa m ille, Pier r e le d ir a it à sa
fem m e
Mmo La r n ois se r et ir a , et, com m e l ’or a ge s ’était
éloign é et qu e la p lu ie a va it cessé, elle p a r t it d u
côté d u ga r a ge p ou r vo ir son fils. E lle le t r ou va
'lan s l ’écu r ie, il exa m in a it les ch eva u x ; en voya n t
sa m ère, il eu t un élan ver s elle qu i r éjou it
Mmo La m o is. En sem b le ils r evin r en t vers la m ai
son , et p er d a n t le cou r t t r a jet elle osa p oser u n i
q u estion .
To u t en r ega r d a n t le ch em in in on d é, elle d e
m an d a d ’u n e vo ix q u ’elle vo u la it in d iffér en te,
m ais qu i ét a it in qu iète :
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— Pier r e, m on p et it , es-tu h eu r eu x ?
E lle esp ér ait en ten d re u n cri sin cèr e qu i serait
un ch a n t d ’a llégr esse, m ais des p h r ases su ccéd an t
les un es a u x au tr es ne lu i d on n èfen t pas l ’im p r es
sion joyeu se q u ’elle vo u la it a voir : Pier r e d isa it :
— Qu elle qu estion ! Si ap rès u n m ois de
m ar ia ge n ou s n ’étion s p as h eu r eu x, vr a im en t, ce
ser a it un d ésastr e. M ais ou i, m am an , r assu r e-toi,
Lia n e est la fem m e d on t t ou t h om m e rêve. Tu
sais com m e je l ’aim a is, p u isq u e j ’au r a is tou t q u itté
p ou r la su ivr e, je l ’aim e p lu s en core ; es-tu con
ten te m ain ten a n t ?
Mme La r n ois vo u la it êtr e con ten te, elle essa ya
de sou r ir e.
— J e n e vis qu e p ou r toi, m u r m u r a-t-elle, tu
sa is bien qu e m on bon h eu r dépen d du tien .
— Mam an !
Em u , Pierr e se r ap p r och a de sa m èr e et m a lgr é
les flaques d ’eau qu e ses gr a n d s p ied s n ’é vi
t a ien t p as, il p assa son br as sou s celu i de M ,na La r
n ois, et c’est a in si q u ’ils a r r ivèr en t d eva n t le
cb âteau . Le h asard vou lu t qu e Lia n e fû t derr ièr e
sa fen être ; cette in t im it é du fils et de la trière lui
d ép lu t, elle la con sid ér a it d an ger eu se p ou r ses
p r ojets, car la jeu n e fem m e, en d ign e fille de son
pèr e, a va it -des p r ojets.
Se r vi d an s le salon , le th é a tten d a it. Pierr e
ad m ira tou tes les tr a n sfor m a tion s et il en rem er
cia sa m ère avec cette ten d r esse
la q u elle il
l ’a va it h abitu ée ; p u is, com m e Lia n e n ’a r r iva it pas
et q u ’il a va it gr a n d ’faim , il p a t t it ch er ch er sa
fem m e.
Il p a r t it en cou ran t m on tan t les m ar ch es d eu x
p ar d eu x, un e ch an son a u x lèvr es ; il r ed escen d it
qu elqu es m in u tes ap r ès, len tem en t. F a t igu é e,
Lia n e vou la it pr en d r e le th é d an s sa ch am br e
avec son m ar i. Un baiser de fem m e ép r ise a va it
fa it ad m ettre ce ca p r ice, m ais Pier r e ét a it très
m a lh eu r eu x de l ’exp liq u e r à sa m ère.
Rien q u ’en voya n t son fils, Mmo La r n ois com p r it
qu e sa présen ce n ’éta it p as d ésir ée, elle se r a p p ela
tou t à cou p q u ’un ord r e à d on n er, q u i n e p ou va it
se r em ettr e, l ’o b ligea it à p a r tir .
Pierr e ne p r otesta pas, au cu n geste ne r et in t sa
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m ère. Lia n e, il le sa va it d éjà , n e r even a it jam a is
su r u n e.d écision q u ’elle a va it p r ise.
Mm0 La r n ois n ’a lla pas à la ferm e, m ais elle se
r éfu gia d an s le p et it p a villo n q u ’elle s ’ét a it ré
servé. Là , son p a u vr e cœ u r de m am an qui a va it
très m al cr eva ; elle p leu r a , m ais elle n e vo u lu t
pas ch er ch er la vér it a b le cau se de ses lar m es. Ner
vosité, fa t igu e, ch a n gem en t de d om icile, ces
p ièces ja m a is h abitées lu i sem b la ien t in h osp it a
lièr es, le ch âteau ga r d a it ses sou ven ir s. Bien
q u ’a u x m u r s fu ssen t accr och és les p o r t r a it s de
Pier r e à tou s les â ges, bien qu e les m eu bles fu s
sen t les m êm es, cette ch am bre n ’ét a it p lu s la
sien n e, ca r la p or te su r laq u elle elle a va it m ar qu é
les d iffér en tes t a ille s de son fils, la ch èr e p or te
a u x m ar q u es r esp ectées, n ’ét a it p lu s là . P ou r
qu oi ce d éta il in sign ifia n t p ou r tou s, sa u f p ou r
u n e m ère, la fa isa it-il sou ffr ir ? Pou r qu oi s ’im a gi
n a it-elle q u e bien tôt u n e m ain de fem m e efface
r ait ces m a r q u es? Mmo Lar n ois vou la it qu e ses
lar m es eu ssen t u n e cau se, elle l ’a va it tr ou vée.
E lle r esta ch ez elle ju s q u ’au soir , ce fu t la cloch e
d u d în er qu i la r am en a au ch âteau . Pier r e et
Lia n e l ’a tten d a ien t au salon , ils p assèr en t im m é
d ia tem en t d an s la sa lle à m an ger . Délib ér ém en t
la jeu n e fem m e s ’a va n ça ver s le m ilieu de la tab le.
Un geste de Pier r e l’ar r êta :
— C ’est la p lace de m am an , d it -il, vou s, m a
ch ér ie, vou s êtes à côté de m oi.
Le visa ge de Lia n e ch a n gea d ’exp r ession , elle
toisa sa belle-m èr e q u i, su r p r ise, n ’osa it p lu s a va n
cer ; qu elqu es m ots, p en sa-t-elle, a u r a ien t raison
de cette p etite fem m e en robe gr ise :
— J e cr oya is, d it-elle, qu e votr e m ère m ’a va it
tr a n sm is ses p ou voir s ! J e vou s rép ète ses propres
p ar oles, et je n e p en sa is pas qu e la place d ’une
m aîtr esse de m aison fû t au b ou t de la tab le.
l'r o issé, P ier r e a lla it rép on d re qu elqu e sottise.
Mme Lar n ois ne lu i en la issa pas le tem ps.
•— Vou s a vez r aison , Lia n e, d it-elle, j ’ou b lia is
que je n e su is p lu s ici q u ’u n e m am an adm ise à
con tem p ler votr e jeu n e bon h eu r ; a sseyez-vou s
don c en face de votr e m ar i, cette p lace vou s
r evien t.
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LA
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DÜ
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T r i o m p u an te, san s com pren d re la leçon
d ’h u
m ilité qu e sa belle-m ère ven a it de l u i . d on n er ,
Lia n e s ’in st a lla au m ilieu de la ta b le et Mme La r
n ois se m it p r ès de son fils.
La m ain de Pier r e s ’a b a tt it m alad r oite su r celle
d e M me La r n ois et la ser r a for tem en t ; cette
étr ein te ét a it u n r em erciem en t et u n e excu se, elle
so llicit a it u n pard on .
Vou la n t fa ir e ou b lier le m a u va is d éb u t d u r epas,
Lia n e p r od igu a ses gr â ces ; p ou r d ist r a ir e sa bellem èr e q u i d eva it p ér ir d ’en n u i, elle p a r la de leu r
vo ya ge ; les p et its in cid en t s de la r ou te r acon tés
p a r elle d evin r en t am u san ts, elle é t a it jolie, sp i
r it u elle, Pier r e n e se la ssa it p as d e l ’ad m ir er .
Au m om en t où la jeu n e fem m e com m en çait un e
n ou velle h istoir e, la vie ille cu isin ièr e en tr a dan s
la sa lle à m an ger et fa m ilièr e com m e les vie u x
ser viteu r s elle s ’ap p r och a de Mm6 La r n ois.
—
Tien s, d it-elle, Mad am e a d on c ch a n gé de
p la ce ; puis_ elle a jou ta : On vien t ch er ch er M a
d am e de là fer m e de l ’E t a n g, il p a r a ît q u ’on
r ap p or te le fer m ier qu asi m or t. On dem an de
Mad am e im m éd iatem en t.
Ave c la sim p licité qu e Mm» La r n ois m et ta it d an s
tou s ses actes, elle se leva e t se tou r n a n t ver s
Lia n e s ’e xcu sa ; p u is elle q u itt a la sa lle à m an
ger , p r it d an s l ’a n tich am b r e u n e gr a n d e cap e
b r u n e, sa p etite p h a r m a cie, et s ’en a lla . Deh or s
il fa isa it tin e n u it de m ai calm e et serein e, le beau
t em p s après l ’or a ge, la br ise é t a it d ou ce et p a r fu
m ée, le ciel p lein d ’étoiles. La n u it s ’an n on çait
su perbe. L ’otn bre qu i su iva it à t r a ver s les p etits
sen tier s sem b lait n e p as s ’en ap er cevoir , elle se
h â t a it , ou b lia n t ses p r op res p ein es pou r a ller con
so ler celles des a u t r es....................................................
La ferm e de l ’E t a n g, un e cou r en tou rée de
bâtim en ts : étab les, écu r ies, m aison d ’h a b i
tation , tou tes ces con str u ction s au ssi b asses, au ssi
p au vr es les unes qu e les a u tr es. Ver s un e porte
q u ’au cu n e m arch e n e su r élève, M1"' Lar n oi? se
d ir ige, elle l ’ou vr e en h abitu ée et en tre d an s la
sa lle com m un e. D eu x lit s en tou rés de r id ea u x
,blarr<i tien n en t le fond de la pièce, au tou r d ’une
tab le su r laq u elle une lam pe est posée trois
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I
fem m es p leu r en t ; d eva n t l ’u n d es lit s d eu x
h om m es, la casqu ette à la m a in , son t debout,
im m obiles.
Mme La r n ois s ’ap p r och e des fem m es.
«
— Fr a n çoise, Mar ie, voyon s, q u ’y a-t-il ? E xp li
quez-m oi ce qu i s ’est p a ssé, il n e fa u t p as p leu r ei
tan t q u ’on p eu t le soigtîer .
Fr a n çoise, la fem m e d u fer m ier , se lè ve ; la
p résen ce de M me La r n ois lu i sem ble si n a tu r elle
q u ’elle ne son ge m êm e p a s à la rem ercier. P et it e
et forte, fa t igu ée p a r le t r a va il de la ter r e et d es
m ater n ités n om br eu ses, à cin q u a n te a n s cette
fem m e est d éjà vie ille ; les m ain s croisées su r son
ven tre, la t ête ba issée, les ye u x fixa n t le sol, elle
r épond :
— I l t r a va illa it à la p ièce de t er r e q u i est p r ès
du m ou lin , il est tom bé en a v a n t .. . il n ’a p a s pu
se r e le ve r .. . c ’est le ch a r r etier q u i l ’a r am en é d a n s
le t o m b e r e a u ... il a va it les ye u x fe r m é s ... il
ét a it q u asi m or t. On l ’a d ésh a b illé, m is au lit ,
il n ’a p as bou gé ; il va m ou r ir , je le sa is bien ,
c ’est p o u r ça qu e je p leu r e. Le m éd ecin e t le cu r é
son t p r éven u s, ils von t ven ir , seu lem en t sû r
que cette fois com m e les au tr es c’est en core
M. le cu r é q u ’a r r iver a le p r em ier . Le m éd ecin
y vien t ja m a is d an s la n u it , on p eu t le p a yer
P ou r ta n t!
La m èr e Fr a n çoise n ’a p lu e r ien à d ir e ; la t ête
t ou jou r s baissée elle s ’ap p r och e a vec Mmo La r n ois
dit lit où est son h om m e, son com p agn on d e tr en te
an n ées d e t r a va il. E lle espèr e qu e la d am e d u
ch âteau qui a de l ’exp ér ien ce et qu i sa it soign er ,
va con n aîtr e cette m ala d ie su b ite qui a fa it de son
n tari, u n vie u x en core ru d em en t vigo u r e u x, p r es
que un cad avr e. E lle a un geste br u squ e e t un
n iot r u d e p ou r r en voyer ses fils et , a p p u yée au
bois d e lit . cach ée p a r les r id ea u x b la n cs, elle
a tt en d .
Mrae La r n ois îcga r d e a tten tivem en t le m alad e ;
la face violacée, les lèvr es p r esqu e n oir es, la p r os
t r ation , t o u t in d iq u e la con gestion qui p eu t d e
ven ir m or telle si l ’on n e d on n e p as im m éd iatem en t
les p r em ier s soin s. La m ère Fr a n çoise a r aison , le
m éd ecin éloign é de p lu sieu r s kilom èt r es n e vien
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r.A
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DU
M O U l.l N
d ra p as cette n u it , il fa u t a gir de su ite et elle a
besoin d ’êtr e aid ée. E lle con n aît les p a ysa n s, elle
sa it qu e les n otion s d ’h ygièn e les- p lu s sim p les leu r
sem blen t r id icu les : ici, elle n ’a u r a a u cu n secours.
P ier r e d oit être ap p elé près de ce vie u x ser viteu r
en d an ger . E lle n e fa it pas à sa belle-fille l ’in ju r e
d e p en ser q u ’elle ju ge r a d ép lacé son ap p el. E n
face de la m ala d ie q u i m en ace, de la m or t qu i
gu e t t e, tou t sen tim en t égoïste se t a it . E lle p r ie
le fils d u fer m ier d ’a ller au ch âteau ch er ch er im
m éd iatem en t le m aîtr e.
Pen d an t ce tem p s, Mme La r n ois p r en d d an s sa
p h a r m a cie tou t ce d on t elle va a vo ir besoin , elle
p r ép ar e su r la ta b le ven tou ses et scar ifica teu r .
Les fem m es r ecu len t et r ega r d en t ces ch oses avec
d es ye u x effr a yés, se d em an d an t ce qu e M m0 La r
n ois va fa ir e à cet hom m e q u a si m or t. E lle s on t
con fian ce, m ais elles on t peu r .
Pier r e a r r ive ; com m e sa m ère il ju ge im m éd ia
tem en t la situ a tion gr a ve et com pren d ce q u ’on
p eu t ten ter . Il est for t, il m a in tien t à lu i seu l le
m oribon d p en d an t qu e Mm° La r n ois scar ifie les
A 'e n t o u s e s . Les fils d u fer m ier se son t d é t o u r n é s
p ou r n e p a s vo ir le sa n g, et à l ’ext r ém it é de la
ch am bre les fem m es serr ées les u n es con tr e les
autres se d em an d en t si cette sou ffr an ce im p osée
) un m ou r an t est vr a im en t chose u tile. P ou r la is
ser a gir M m(> La r n ois, « p ou r lu i fa ir e con fian ce »
il fa u t q u ’un e affection de p lu s de vin gt an n ées
u n isse les p a ysa n s à la d am e d u ch â tea u ; tou te
au tr e n ’a u r a it p as le d r oit de tou ch er à cet hom m e
q u i va trép asser .
Ven tou ses et p iq û r es fon t o u vr ir les ye u x du
ferm ier, il r econ n aît Pierr e et b a lb u tie :
— J ’vas m ou r ir , c ’est fin i.
Les fem m es se r ap p r och en t, p r êtes à cr ier au
m ir acle, le m alad e r ega r d e Fr a n çoise sa com
pagn e qu i con tin u e à p leu r er et r ép ète les m êm es
paroles :
— J ’va s m ou r ir , c ’est fin i.
P u is il essaie de sou lever son br a s, m ais la paJ alÿsie a com m en cé son œ u vr e, un cr i de colère
S’éch appe de ses lèvr es.
Pierr e se p en ch e ver s lu i et a vec cette bon té
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DU
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sim p le q u ’il tien t de sa m èr e il p a r le à ce vie u x
ser viteu r :
—
F r a n çois, m on a m i, n e vou s effr a yez p a s,
vou s êtes m ala d e, m ais cela s ’a r r an ger a. Vou s
avez t r a va illé d u r a u jou r d ’h u i, il fa is a it très
ch au d , vou s n ’êtes pas t ou jou r s r aison n able, un
cou p d e vin a vec le soleil c ’est cela q u i vou s a
fa it d u m al. Un e p r ièr e, père Fr a n çois, le Bon
Dieu , c ’est en core le m eilleu r m édecin .
L e m oribon d sou lève son br as ga u ch e e t sou
ten u p a r Mmo I.a r n ois il fa it u n sign e de cr oix. Sa
fem m e s ’ap p r och e, elle n ’ose p a r ler au m ou r an t,
n iais e lle ve u t q u ’on lu i d ise qu e M. le Cu r é va
ven ir . Mmo La r n ois ju ge q u ’il va u t m ieu x a tten d r e
et n e p as fa t igu er le m alad e d on t le p ou ls b aisse
de m in u te en m in u te ; elle a tt ir e la Fr a n çoise
p r ès d ’elle, la for ce à va in cr e cette p eu r irraisoi>née q u i ]a t ien t éloign ée d u lit où son m ar i a go
n ise. o
Vo ya n t qu e la m èr e r este là , les fils se r ap p r o
ch en t et les d eu x n ièces d u fer m ier , com p ren an t
que la m or t vien t , se m etten t à p r ier . E t c ’est
au m ilieu de ce calm e r e ligie u x, en tou r é de sa
fa m ille et de ses m aîtr es, qu e le pèr e F r a n çois ren d
son âm e à Dieu .
C’ét a it un br a ve hom m e qu i a pein é d u r ; h on
nête, m ais r usé, san s faire t or t à p er son n e, il est
a r r ivé à la fin d e sa vie à a vo ir de l ’a r gen t q u ’il
ca ch ait au fon d d ’u n coffre d on t p er son n e n ’a la
c,f- 11 d isa it à sa fem m e : « Quan d 011 sera t ou t à
fa it vie u x on ach èter a u n e m aison et u n ch am p
et on se r ep oser a ». Il p a r t sa n s a voir ja m a is
con n u le r epos. M. le Cu r é a r r ive alor s qu e
M®* La r n ois fer m e les ye u x du père F r a n çois ; il le
bén it , d it q u elq u es p a r oles con solan tes à la fa m ille
et s ’en va bien vit e : on l ’atten d a u t ie p art.
Au m om en t où M mo La r n ois com m en ce la d er
n ièr e t oilet t e la p orte de la m aison s ’ou vr e et la
vie ille cu isin ièr e d u ch â tea u p a r a ît. E lle s ’a p
proch e, et m a lgr é la p r ésen ce du m or t, con ten an t
« gr a n d ’pein e la r évolte qu i gr on d e en elle, elle
s ’e xp liq u e à vo ix basse.
E lle est ven u e p arce qu e Mmo Pierr e lu i en a
don n é l ’ord r e Mmo Pierr e d em an de son m ar i tou t
�62
LA
RÜUK
DU
M O U L IN
d e su it e, elle m eu r t de p eu r d an s ce ch â teau où'
il n ’y a p ou r la ga r d er qu e d eu x id iotes o u i n e
sa ven t m êm e p a s fer m er les portes
_ Les d eu x id iotes, a jou te la cu isin ièr e, c ’est
n ous, on n e p ou va it pas ferm er les p or tes p u isqu e
Madam e et Mon sieu r n ’éta ien t p as r en tr és.
Mm'’ Lar n ois com pren d le p etit d ram e dom es
tique q u i s ’est p assé ; Lia n e ! d ep u is d eu x heure»
elle l ’a com p lètem en t ou b liée !
Le pèr e Fr a n çois est m ort, Pierr e p eu t s ’en a ller .
D ’abord il r efu se d e p a r t ir , n e vou la n t pas laisser
sa m ère a ch ever seu le un e si t r iste besogn e, m ais
Mul° La r n ois in siste et la cu isiu ièr e le d écide en
lu i affir m an t q u ’elle aid er a Mad am e, n ’a ya n t p as
du tou t en vie de r en tr er au ch âteau sa n s elle.
Tou te If», n u it Mm° Lar n ois p r ie près du fer m ier,
n ’in ter r om p a n t sa prière qu e p ou r con soler ; elle
s ’en va au p et it jou r alor s qu e les p a ysa n s d ’a len
tou r a ya n t a p p r is la n ou velle vien n en t sa lu er le
tr ép assé e t p leu r er a vec s a veu ve et ses en fa n ts.
VI I I
Qu in ze jou r s ap rès son a r r ivée, Lia n e a va it
or ga n isé sa vie. Ave c qu elqu es m ots ten d r es et
des baiser s q u i fa isa ien t tou t com p ren d re à son
m a r i, elle lu i a va it exp liq u é, la m or t d u fer m ier
lu ' ser va n t de p r ét exte, q u ’elle n ’ét a it q u ’un e
fem m e am ou reu se et q u ’il n e fa lla it p a s com pter
su r elle p ou r su ccéd er à sa belle-m èr e d an s les
fon ction s de sœ u r de ch ar ité. Ses vin gt -d eu x ans
r éclam a ien t d e la joie et n on d es lar m es.
Maîtr esse de m aison accom p lie, a ya n t d eva n t
elle les r even u s d ’u n e gr osse for tu n e, h eu r eu se de
p ou voir d ép en ser p r esqu e sa n s com p ter , elle q u i
d ep u is des an n ées sou ffr ait d ’un e sit u a t ion p r é
ca ir e, Lia n e s ’am u sa à tr a n sfor m er l ’in t ér ieu r d u
ch âteau .
L ’a n cien n e ch am bre de Pier r e qui d eva it être
celle des en fa n ts fu t ar r a n gée en b ou d oir ; si les
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ROÜB
DU
M O U L I»
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en fa n ts ven a ien t , elle n ’en sou h a it a it n u llem en t,
ou leu r t r ou ver a it u n e ch am br e p lu s loin de la
sien n e. Les vieille s ser va n tes n e su ffisa n t p a s, un
m én age d e d om estiqu es p a r isien s vin t leu r
ap p r en d re le ser vice t el qu e Lia n e l ’e xige a it ;
l ’au to con for tab le, m a is tr op len te, fu t r em p la cée
par u n d er n ier m od èle qu i fa isa it d u cen t à l ’heure
et q u i cla ssa it son p r op r iétair e p ar m i les sp or tsmen r ich es. Qu an d tou tes ces tr a n sfor m a tion s
fu ren t fa ites, Lia n e, vou la n t s ’am u ser la n ça ses
in vit a t ion s, la ca m p agn e n ’ét a n t h a b ita b le qu e
s> d es a m is ven a ien t s ’y en n u yer a vec vou s. E t
dan s ce ch â teau où d ep u is t a n t d ’an n ées 011 n ’a va it
feçu q u e d es gen s r esp ecta bles, tou te un e sér ie de
jeu n es m én a ges et d e jeu n es fille», m al élevées se
su ccéd èren t. Les fem m es p a r la ien t for t, r ia ien t
très h a u t , fu m aien t et b u va ien t p lu s qu e les
hom m es et leu r s con ver sa tion s se r essen ta ien t de
ces a llu r es lib r es. Lia n e s ’a m u sait.
So u ven t a bsen t, tr ès occu p é p a r le d om ain e,
Pier r e 11’y vo ya it a u cu n m a l, et Mmo La r n ois pou r
ne Pas gên er les jeu n es gen s viva it r etir ée
d an s son p a villo n , n ’a ssista n t a u x r ep as qu e
lorsqu e ses en fa n ts éta ien t seu ls. Un soir Mou n e,
,a ter r ib le Mou n e d éb a r q u a , e lle é t a it en p lein e
crise d e n eu r a st h én ie, p r éten d ait-elle, et son üèr e
^’en vo ya it se soign er à la Sor celler ie.
Mou n e n e d eva it p a sser qu e q u elqu es jou r s, m ais
son esp r it en d ia b lé, sa ga iet é, cette bon n e h u m eu r
q u i ét a it en elle, la fir en t ap p r écier d ’u n e ch â te
lain e t ou jou r s en q u ête d e d istr action s.
Moun e p r iée, su p p liée, fin it p ar r ester u n e p a r tie
d e l ’été ; elle aban d on n a la Sor celler ie lor squ e
•’au tom n e s ’a n n on çait ; la ca m p agn e sa n s soleil,
san s fleu r s, sa n s beau tem p s, lui d on n ait le
sp leen . Avec M ou n e les r écep tion s am u san tes
fin ir en t, q u elq u es ch a sseu r s vin r en t en core, m ais
Lia n e n ’a im a it p as la ch asse et les ch asseu r s l'e n
n u ya ien t. Au m ois d ’octobr e elle se r en d it com pte
q u ’elle a va it en p er sp ective u n h iver en tête à tête
avec son m ar i et com m e tou te list r a ct ion sa
belle-m èr e! Le m om en t de m ettr e ses p r ojets à
exécu tion é t a it ven u . E lle qui pen dan t t ou t l ’été
a va it n é gligé ses p a r en ts leu r écr ivit de lon gu es
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LA
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lettr es affectu eu ses qui eu r en t le r ésu lta t q u ’elle
atten d a it. Mme Du r cel très sou ffr an te n e p ou va it
vo ya ger et d em an d ait à voir sa fille. Le m atin où
Lia n e r eçu t cette lettr e elle n ’en p a r la pas a va n t
,1e d éjeu n er , m ais à la fin d u r ep as, d eva n t
Mm0 La r n ois, elle in for m a Pier r e que sa m ère ’a
r éclam a it.
,
Le m a r i, q u i aim a it a u t a n t qu e 1e p r em ier jou r ,
n ’ét a it pas p r ép ar é à un e absen ce, cette n ou velle
le su r p r it , l ’ém u t à u n tel p oin t q u ’il p r otesta :
— Lia n e, n on , vou s n e p ou vez pas p a r t ir , c ’est
im p ossible !
La jeu n e fem m e p r éten d a it d om in er son m a r i
a u ssi bien p a r sa beau té qu e p a r son in t elligen ce,
elle n ’a d m it p as qu e Pier r e osâ t d iscu t er u n d e
ses désir s.
— M ais, d it-elle, la vo ix d u r e, vou s n e m ’a vez
p as com p rise, je vou s ap p r en d s qu e m a m ère est
m alad e, tou te d iscu ssion est in u t ile, r ien n e m ’em
p êch er a de p a r t ir . J e com pte m e m ettr e en r ou te
d em ain .
Silen cieu se, Mmo La r n ois a ssist a it à cette p et ite
scèn e ; l ’a tt it u d e, p lu s en core qu e les pa,roles de
sa belle-fille, lu i d ép lu t, et le vis a ge bou lever sé
de son fils lu i fit m al. L ’absen ce de Lia n e ser a it
p ou r lu i un e sou ffr an ce.
Vo u la n t fa ir e ou b lier son cr i de r évolte, m a la
d r oit, trop a m ou r eu x, Pier r e s ’excu sa .
— Lia n e, j ’ai p a r lé en égoïste, je com pren d s qu e
votre m ère désir e vou s voir , qu elqu es jou r s seron t
bien vit e p assés, car vou s n e p a r tez qu e p ou r
qu elqu es jou r s ?
La vo ix de Pier r e t r em b la it, elle ét a it si
a n xieu se qu e Mmo Lar n ois n e p u t l ’en ten d r e, elle
in t er vin t alor s qu e le bon sen s lu i com m an d ait
île se tair e.
— Cr ois-tu , d it-elle, sim u la n t u n e ga iet é qui
vo u la it être m oqueu se, qu e P a r is soit au bou t du
miotide ?
L ’in ter ven tion de sa belle-m èr e n e p lu t pas à
Lia n e. C ’éta it la p r em ière fois qu e M,no La r n ois se
m êla it à un e con ver sation où p er son n e n e lu i
d em an d ait son a vis.
Kl le la r egar d a fixem en t, ses ve u x d om in ateu rs
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la toisèr en t, elle sa va it qu e ja m a is cet t e p etite
fem m e lie lu i r ésista it, c ’ét a it « u n e effacée »,
d isa it Moun e. Cette fois M“ e La m o is n e détourn a
pas son vis a ge ; au con tr air e, ses ye u x sou tin r en t
le r egar d de Lia n e, ils a va ien t l ’a ir de d em an der
des com p tes. E lle a va it >'u sou ffr ir son en fan t,
elle o u b lia it son effacem en t volon tair e.
Pen d an t qu elqu es secon d es q u i lu i p a r u r en t
bien lon gu es, les d eu x fem m es se d éfièr en t, l ’un e
qui ne s ’im p osait p lu s vou la it m en acer , l ’autre
se r ed r essa it, su p p lia n t en core, m ais p r ête à dé
fen dre.
Un gest e m ala d r oit de P ier r e, sa gr a n d e m ain
r en ver sa su r la t a b le u n e salièr e, m it fi*
à ce d ia logu e m u et, si m en açan t
— Du m a lh eu r ! d it le jeu n e m ar i qu i voya it
tou t en n oir.
E t Lia n e n er veu se r ép on d it en se m oq u an t :
—■Vou s cr oyez a u x p r ésa ges, c ’est u n peu r id i
cu le, ces p etites bêtises n e d evr aien t ja m a is être
d ites qu an d on h abite le ch âteau de la Sor celler ie.
La Sor celler ie, d em eu re des sor cier s et des sor
cièr es ; pren ez ga r d e q u ’un jou r à Par is nos bous
am is n ous a p p ellen t ain si.
— J e m ’en m oque, r ep r it Pier r e avec h u m eur,
les am is de P ar is je ne les con n aîtr ai jam a is.
Lia n e la issa passer cette bou tad e, elle ét a it cer
tain e de son p ou voir et n e vou la it pas l ’am oin d r ir
en se p r êt a n t à un e d iscu ssion . Le len d em ain ,
com m e elle l ’a va it d écid é, elle p a r t it en au to, elle
ga r d er a it la voit u r e ju s q u ’à son retour q u ’elle ne
vo u lu t pas fixer m algr é les su p p lica tion s de
Pierre.
Lia n e absen te, le ch âteau lie vit p lu s le m aîtr e
q u ’a u x h eu r es d es r ep as ; d ésir eu x de fu ir cette
gr a n d e m aison q u ’il t r ou va it vid e, sou ven t il
an n on çait q u ’il d éjeu n er ait ch ez un fer m ier . Le
soir il r even a it si la s, q u ’ap rès le d în er , p r is avec
sa m èr e, il m on ta it im m éd iatem en t d an s s«
ch am bre, cette gr a n d e ch am bre tou t im p régn ée
d u p ar fu m de Lia n e, et là, il ch er ch a it en va in le ,
som m eil. Les n u it s p ou r lu i étaien t lon gu es et
d ou lou r eu ses.
Par fois il s ’im a gin a it , les tén èbres fon t su r gir
M4- ii i
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LA
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M O U I .lt,
d es fan tôm es d on t le jou r vou s d élivr e, qu e Lia n e
é t a it p a r tie fâ ch ée. Il se r ep r och ait, le m a lh eu r eu x
q u i n ’a va it su q u ’aim er , des m ots, des taq u in er ies
in sign ifia n tes ; il se r ep r och ait de n ’a voir p as fa it
com p r en d r e à cette belle jeu n e fem m e q u ’il ne
p o u va it vivr e sa n s elle et q u e son absen ce était
u n e tor tu r e.
Il p a r t a it au p e t it jou r , p lu s las qu e la ve ille,
il p a r t a it au villa ge ch er ch er le cou r r ier . Ch a q u e
m a tin il t r ou va it la let tr e atten d u e : a u ssi p er sé
vér a n t e qu e son père, Lia n e p o u r su iva it ses
p r ojet s.
'
\
Da n s ses let tr es elle ne p a r la it p as de r etou r ;
la m a la d ie de Mmo Du r cel se p r olon gea it , le
m éd ecin n e p o u va it en fixer la d u r ée, m ais elle
ee p la ign a it de la sép ar ation qu e les cir con stan ces
leu r im p osaien t. Si la sit u a t ion se p r olon gea it
il fa u d r a it en visa ger un e solu tion , elle n e p ou va it
con tin u er à vivr e sépar ée de son m a r i, person n e
n ’a va it le d r oit de lu i im poser cette souffran ce.
Ces let tr es a ffolaien t P ier r e, ja m a is Lia n e n e lu i
a va it p a r lé a u ssi ten d r em en t. Un soir il d éclar a
à sa m èr e qu e, l ’absen ce de Lia n e d eva n t en core
se p r olon ger , il ir a it à P ar is p ou r qu elqu es jou r s.
E n octobr e, le d om ain e p ou va it m ieu x q u ’à n ’im
porte q u elle époqu e de l ’an n ée se p a sser du m aîtr e.
M™0 La n io is n e fit a u cu n e r éflexion , elle a ccep ta it
tou t ; cer tain e q u ’a vec Lia n e le m alh eu r ét a it en tr é
d an s la vie de Son fils elle a tt en d a it, p r ête à
d éfen dre son en fa n t.
Pier r e p a r t i, M ü,° La r n ois vécu t d an s son p a vil
lon des h eu r es som br es, des h eu r es où elle cr oya it
q u e tou te én er gie l ’a va it aban d on n ée ; son fils
d eva it r ester absen t d eu x jou r s, e lle l ’att en d it
n n e sem ain e p en d an t laq u elle il n ’écr ivit pas.
Il r evin t un d im an ch e. Au r et ou r de la m esse,
Mmo La r n ois fu t p r éven u e p a r la vie ille cu isin ièr e
qu e m on sieu r était a r r ivé
"»«dam e. A m id i, le
fr on t sou cieu x, Pierr e p a r u t. Pen d a n t le d éjeu n er
la présen ce d e la d om estiqu e em p êch a tou te con
ve r sa t ion s m tim e, et le jeu n e hom m e se m it à
p a r ler a vec u n e t elle vo lu b ilit é q u ’il eû t été bien
d ifficile à Mmo La r n ois de l ’in t er r om p r e’ l,f‘ do
m ain e, les sem en ces, les bois, les bcte.s, les
�L.1
r o u e
dtj
m o u l in
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d iscu ssion s a vec le p er son n el, il a lla it d ’un su jet
à l ’a u t r e, p r en a n t à p ein e le tem p s de m an ger .
M"10 La r n ois l ’écou ta it, l ’ob ser vait, et p en sa it qu^
son fils a va it qu elq u e ch ose à lu i d ir e q u ’iï
ju gea it d ifficile. Au t r efois le gar çon n et a gissa it
m u si. Tr ès fr an c, il d isa it t ou jou r s les bêtises q u ’il
a va it fa ites, m ais il n e les d is a it q u ’à son tem p s,
q u ’à son h eu r e, qu an d il se sen t a it le cou r age
n écessair e p ou r p a r ler . 11 s ’en t r a în a it d ’abord ,
p r éten d a it-il, a vec d es pr op os in sign ifia n ts. Pierre
n ’a va it p as ch a n gé : tou t à, l ’h eu r e, M mo Lar n ois
en ét a it cer tain e, il a vou er a it u n e ch ose qu e sa
m ère n ’a p p r ou ver a it pas.
Le café ser vi, la d om estiqu e se r etir a , Pierr e
allu m a u n e ciga r et te. Mmc La r n ois com p r it q u ’il
a lla it p a r ler . Ap r ès qu elqu es m in u tes de silen ce,
affectan t l ’in d iffér en ce, il d it , ch er ch a n t ses m ots,
a ya n t P a ir de r ép éter u n e leçon bien ap p r ise :
—- Mam an , il fa u t qu e tu sach es qu e je va is
r ep a r tir ; la sa n té de M mo Du r cel ne s ’am éliore
pas, Lia n e n e p eu t son ger à la q u it t e r . . . c ’est
sou d evoir . La Sor celler ie, à cen t cin q u a n te k ilo
m ètres d e P a r is, n ’est gu èr e h a b ita b le p ou r elle
Qi ce m om en t. D ’un a u tr e côté, je 11e p u is vivr e
san s m a fe m m e .. . n ou s n ous som m es m ar iés
p ou r êtr e en sem ble, un e d écision s ’im p osait. J e
l’ai p r ise. Nou s p asser on s l ’h iver a P a r is ... au
p r in tem p s n ous r evien d r on s i c i . . . Com m e je n e
▼ eux p as te la isser la ch a r ge du d om ain e et q u ’il
fau t qu e q u elq u ’un s ’occu p e d e faire ren dre à ces
terres t ou t ce q u ’elles d oiven t r en d r e, u n gér a n t
qu i m ’est t r ès r ecom m an d é m e r em p lacer a. J e n e
p eu x p a s tou te m a vie t r a va ille r com m e u n fer
m ier ; j ’ai vin gt -t r ois a n s, je ne vivr a i q u ’un e
jeu n esse, il fa u t bien qu e j ’en pr ofite.
P ier r e s ’a tt en d a it à u n e op p osition t»ès vive, il
v o y a it qu e M " La r n ois a lla it d iscu ter , essa yer
de lu i d ém on tr er la folie de ce p r ojet q u ’elle ne
Pou vait qu e con d am n er ; il p en sa it, Lia n e le lui
ava it affir m é, q u e M"1“ La r n ois a ccu ser a it sa bellefille et la r en d r a it r esp on sable de ce ch a n gem en t
de vie qu e les cir con stan ces seu les im p osaien t.
Ave c la p lu s gr a n d e atten tion , Mmo La r n ois a
écou té son fils, ses ye u x on t obser vé le jeu n e
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vis a ge , et elle a d evin é q u ’on lu i a p p r en d r a it le
m en son ge com m e on lu i a va it a p p r is la leçon q u ’il
r en a ît de r éciter .
< J e lie vivr a i q u ’u n e jeu n esse, il fa u t bien que
j’en p r ofit e» , c ’ét a it Lia n e qu i p a r la it aiu si !
Aya n t d it ce q u ’on lu i a va it fa it p r om ettr e de
d ir e, Pier r e a tten d a it et le silen ce de M me La r n ois
q u ’il cr oya it p lein de m en aces l ’én er va it. I l fa lla it
p ou r ta n t qu e sa m ère lu i répon d ît.
— E h b ien ! m am an , s ’écr ia-t-il, qu e pen ses-tu
3 e n os p r ojets ?
Les m ain s join tes, d étou r n an t un p eu la tête,
Mme La r n ois d em an da :
— Qu an d com ptes-tu r ep a r tir , le n ou veau fer
m ier de l ’E t a n g d oit a r r iver d em ain ?
Pier r e se leva , il n e cr oya it pas ce q u ’il ven a it
d ’en ten d re : sa m ère, qu i a va it p ou r P ar is un e
h ain e r id icu le et in ju stifiée, d isa it Lia n e, ad m et
t a it san s d iscu ssion q u ’il a llâ t y vivr e . E lle lu i
d em an d ait sim p lem en t qu an d il com p ta it r ep a r tir .
Il eu t le sou pçon qu e Mmo La r n ois sou ffr a it et
q u ’elle n e ?vou la it pas le d ir e p ar cr a in te de la
p ein e q u ’elle p ou va it lu i faire.
— J e pen se, r ép on d it-il, r ep a r t ir d em ain ; le
gér a n t d on t je t ’ai p a r lé d oit a r r iver tou t à
l ’h eu r e, il con n aît d éjà en p a r tie la p r op r iété,
c ’est u n am i de m on beau-père qu i m ’est très
r ecom m an dé.
M. Du r cel ! Ce nom a u gm en t a it les cr a in tes de
Mm° La r n ois : derr ièr e le gér a n t com m e derr ièr e
Pier r e, il y a va it Lia n e ; c’ét a it l ’en n em ie qu i de
loin r égn a it , com m an d ait, d écid ait. P ier r e en tr e
ses m ain s n ’ét a it p lu s q u ’un p a n tin d on t elle a gi
t a it les ficelles. Qu elqu es m ois a va ien t suffi p ou r
tr a n sfor m er l ’âm e n eu ve, si p u r e! P ie r r e ,'le gr an d
gar çon au sou r ir e n aïf, P ier r e, le jeu n e p r op r ié
ta ir e am ou r eu x de son d om ain e, P ier r e, l ’en fa n t
de sa ch a ir et de son cœ u r , ét a it en d a n ger , et
pou; lu t t er con tr e ceu x q u i a lla ien t le per d re,
Mm” La r n ois se sen t a it bien seu le.
E lle se leva à son tou r et s ’ap p r och a de son fils
q u i r ega r d a it p a r la fen être le p a ysa ge con n u.
Com m e si le tem p s se fa isa it le com p lice de Lia n e,
il p leu va it , un e brum e lim it a it l ’h orizon ; de
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l'ét a n g, des bois p r esq u e san s feu illes, des prés
in on d és, m on tait de la tr istesse ; le ciel gr is, u n i
for m ém en t, la la is sa it su r la ter r e. M me Lar n ois
eu t l ’im p r ession qu e ce p a ysa ge fa isa it p en ser à
îles d eu ils san s fin , in con solables, et vo ilà q u ’à
son gr a n d éton n em en t Pier r e d isa it
— J ’aim e la ca m p agn e qu an d elle est gr ise
com m e a u jo u r d ’h u i, cette bru m e m e r en d tou te
ch ose m ystér ieu se. Rega r d e l ’ét a n g, ce n u a ge qu i
flotte au -d essu s de lu i r essem ble à u n vo ile d ’a r
gen t ; si j ’éta is poète, je m e d em an d er ais qu els
d oigts de fée on t pu le tisser . Rega r d e les bois,
ils son t som br es, p r esq u e t r a giq u es, je vou d r a is
avoir le tem p s de 111’y pr om en er , je vou d r a is y
êtr e seu l p ou r p ou voir écou ter les b r u its de la
forêt, tou s ces b r u it s qu e j ’aim e et qu e je con n ais
si bien : feu illes m or tes qu i tom ben t, br an ch es qui
cr a q u en t, per d reau qu i s ’en vole, in secte qu i se
cach e p ou r con tin u er sa r ou te. Les b r u it s de la
forêt, com m e il y a lon gtem p s qu e je les ai en ten
dus !
San s m on tr er son ch a gr in Mme La r n ois a
en ten d u son fils p r ofesser un e foi n ou velle ; elle a
p u , san s cr ier son an goisse, a ccep ter le d ép art,
la vie à P a r is, m ais elle n e p ou va it p as, n on , elle
ne p o u va it p as su p p or ter qu e Pier r e p a r lâ t avec
cette vo ix t r ist e s i p lein e de r egr ets.
Lia n e sou p çon n er ait-elle ja m a is le sacr ifice
ù n p osé à ce m ar i q u ’elle d it a im er ? La m alad ie de
M“ » Du r cel n ’est q u ’un p r ét exte. Lia n e n e veu t
pas h a b iter la ca m p agn e l ’h iver . Am ou r eu x et
forcém en t a veu gle, Pier r e n ’essaie m êm e pas
d ’im p oser sa volon té ; il cède au d ésir de cette
fem m e adorée, d ésir q u ’elle a été assez h a b ile
p ou r lu i p r ésen ter com m e u n d evoir II cède,
tuais il ne s ’ar r a ch e pas, m êm e p ou r u n e absen ce
de qu elq u es m ois, de son d om ain e, san s sou ffr ir ;
ce gr a n d oisea u sa u va ge n ’est pas fa it p ou r les
ages dorées d e Par is.
Derr ière sa fen êtr e, silen cieu x, il r ega r d a it
com m e s ’il les vo ya it p ou r la d er n ièr e fois, les
•»ois, la p la in e, l ’ét a n g, tou t cet h orizon fa m ilier ,
tan t aim é. C ’ét a it 1111 peu de son cœ u r q u ’il la is
s e r a it à la Sor celler ie,. c ’éta it su r tou t sa vie
�y o
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in sou cia n te, h eu r eu se, u tile. Person n e ne d eva it
s ’a p e n evoir q u ’il la r egr et t a it .
Les m èr es com p ren n en t peu t-êtr e m ieu x q u ’eu xm êm es le cœ u r de leu r s en fa n ts. Mm0 La r n ois
d evin a la sou ffr an ce qu e Pier r e n ’oser a it ja m a is
a vou er et q u ’il vo u la it su r t ou t lu i cach er ; elle
sen t it q u ’u n e étr ein te, q u ’un baiser , q u i ser a it
p r esq u e u n a cte d ’a bsolu tion , fer ait d u b ien à
celu i qu i r est a it im m obile, p r ès de la fen être,
n ’osa n t pas d ir e q u ’il a va it besoin d ’êtr e con solé.
E lle s ’a p p r och a len tem en t, sa m ain tr em b la n te
se p osa su r celle de Son fils, la tête de Pier r e se
p en ch a et se t r ou va m a lgr é lu i sou s les lèvr es m a
ter n elles. Un baiser , uti seu l, p u is ils se sép ar èr en t
b r u squ em en t, ca r d an s les ye u x d e la m èr e,
com m e d an s ce u x d e l ’en fa n t, les lar m es ét a ien t
p r och e'
(X
Novem b r e p assa bien t r ist e p ou r Mm" La r n ois ,
tou t d ou cem en t, a vec u n e h a b ileté d ’hom m e
d ’a ffair es, le gér a n t, l ’am i eje M. Du r cel p r it pos
session du d om ain e. Il a va it com m en cé p ar s ’occu
per de la ch asse ; la sem ain e su iva n te il p én étra
d an s les fer m es, d iscu t a n t a vec les fer m ier s,
p a r la n t au nom de Pier r e q u i lu i a va it d on n é des
in str u ction s p r écises ; p u is, peu à p eu , il se r ap
p r och a d u ch â teau , et ob séq u ieu x, trop a im able,
sou s p r étexte de sou lager Mm* La r n ois, il la s u ivit
d an s la laiter ie, au p ou la iller , se fa isa n t t ou t
m on trer , tou t exp liq u er . Un rliurne de M1"” La r n ois
qui la r et in t au lit q u elqu es jou r s fa cilit a sa tâch e.
Quan d elle se r eleva et vou lu t .repren dre ses occu
p a tion s h a b itu elles, la p lace ét a it p r ise p a r un
hom m e q u i n ’en ten d ait p a s la lu i céder.
M I’ier re, d isa it -il, lu i a va it fa it p r om ettr e q u i
d ésor m ais sa m ère ne se fa t igu er a it p lu s. II a jou ta ,
»vee un sou r ir e, qu i d ép lu t a u ta n t qu e scs p ar oles,
qu e lor sq u ’on a va it la for tu n e des La r n ois, il ne
fa lla it pas pr en d r a la iilace d e gen s qu i a va ien t
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besoin de t r a va iller . Le len d em ain le gér a n t p r é
sen t a it sa fem m e q u i su r veiller a it qu a n d il ser ait
absen t.
En tou tes cir con stan ces, d ep u is son ve u va ge,
M™« La r n ois a va it lu t t é a vec un e én er gie p r esq u e
m ascu lin e, m ais ces lu t t e s qu i d u r èr en t p lu sieu r s
an n ées n e l ’a va ien t p as am oin d r ie ; au con tr air e,
elle en ét a it sor tie plus, va illa n t e, sou ten u e p a r
son am ou r m ater n el. Au jo u r d ’h u i elle se la is sa it
d ép ou iller parce qu e cet hom m e q u i la d ép ou illa it
(elle se r en d ait bien com pte qu e l ’a r gen t éta it
le m ob ile de cette p r ise de p ou voir s) le fa isa it au
nom d e son fils.
P ar con tr at, gén ér osité im p r u d en te, elle a va it
d on n é à Pier r e la Sor celler ie com m e d ot ; le m ou
lin et les ter r es qu i l ’en tou r a ien t lu i a p p a r ten aien t
en p r op re. Un jou r , si Lia n e l ’e xige a it , il p ou va it
d em an d er à sa m ère de q u itt er un e dem eure qu i
ne lu i a p p a r t en a it p lu s. Si ce jou r d eva it a r r iver ,
M"“ La r n ois su p p lia it Dieu de ue pas la laisser su r
lu ter r e.
•
Des n ou velles de P a r is, elle 11’en r ecevait gu èr e ;
Pierr e lu i écr iva it des lettr es courte? et ban ales ;
l ’éta t d e Mmo Du r cel s ’a m élior a it len tem en t, la
vie à P a r is n ’ét a it p as au ssi d ésa gr éa b le q u ’il
l ’a va it cr u ; de Lia n e il 11e p a r la it ja m a is Ava it il d evin é la r an cu n e q u i s ’a m a ssa it d an s le cœ u r
d e M'“» La r n ois, a va it-il d evin é qu e cette ran cu n e
se ch a n gea it peu à peu en u n e h ain e qu i ép ou
va n ta it la ch r ét ien n e? M"10 La r n ois 11’osa it p lu s
»’a p p r och er de la Sa in t e Ta b le, car elle 11e p ard on
n ait p as à celle q u i lui a va it p r is son en fan t.
La fin d e l ’an n ée a r r iva ; a vec q u elle im p atien ce
la m èr e a t t en d it les fêtes, cer tain e qu e son fils
p r ofiter ait de ces jou r s p ou r ven ir l'em b r a sser .
Pierre, p lu s qu e t ou t a u tr e, ét a it r esp ectu eu x des
eou tu m es, et m êm e si cette cou tu m e d ép la isa it à
Lia n e, il vien d r a it. Le m ois de décem bre fu t lon g,
la d er n ièr e q u in za in e P ier r e n ’écr ivit plu s.
M“ 0 La r n ois n e s ’eu éton n a p a s, p u isq u ’il a lla it
venir.
I.e jo u r de Noël e lle se leva p r esqu e
et
t ü e a lla à la p r em ière m esse, t a n t elle a va it peu i
d e m an qu er son fils. L ’a tten te de cette joie la
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r en d a it bon n e, elle p r ia a vec u n cœ u r lib ér é de
ce sen tim en t de h ain e qu i l ’effr a ya it ta n t, elle pri«
p ou r sa belle-fille com m e p ou r son fils ; d eu x
en fa n ts qu i vou la ien t s ’a m u ser a va n t de pren dre
la vie sérieu se. E lle leu r t r o u va it des excu ses,
ou b lia n t le gér a n t et ses actes q u i ch aqu e jou r
la fa isa ien t souffrir.
E lle q u itt a la ch a p elle a p aisée et r e vin t à tra
ver s les bois p ar le p lu s cou r t ch em in . I l fa isa it
u n tem p s sp len d id e, le ciel r essem b lait à u n ciel
d e p r in tem p s ; la for êt, bien qu e n oir e, n ’ét a it p *s
tr iste ; d ép ou illés de leu r s feu illes, les arbre#
a va ien t l ’a ir de r éch au ffer au soleil leu r s m em bres
en gou r d is p ar le fr oid , et q u elqu es oisea u x p ou s
sa ien t des cr is a igu s com m e s ’ils s ’éton n aien t de
cette tem p ér atu r e clém en te.
Mm' Lar n ois s u iva it les sen tier s, elle m ar ch a it
vit e, su r la m ou sse ép aisse, r esp ir a n t la sen teu r
q u i m on ta it de la ter r e, p ar fu m âcr e et violen t
q u ’au tr efois Pierr e t r o u va it gr isa n t . E lle a lla it ,
o u b lia n t sa p ein e ; elle a lla it , cer tain e qu e d an s
q u elqu es h eu r es, p eu t-êtr e qu elqu es m in u tes, elle
ser r er a it son en fan t d an s ses br as. O h ! elle n ’a u
r a it p lu s la sa ge p a tien ce de leu r d ern ièr e
en tr evu e, elle q u estion n er a it, elle d em an d er ait des
d éta ils : elle vou la it sa voir ce qu e fa isa it son p et it
d an s la p r ison où on l ’a va it en fer m é. E lle ne
cr a ign a it p as p ou r lu i les fr éq u en ta tion s m au
va ises, Lia n e d eva it êtr e ja lou se ! N e p ou van t
q u it t er sa m èr e, elle a va it vou lu a voir son m ar i
p r ès d ’elle. Mm° Lar n ois ch er ch a it à ou b lier q u ’h ier
elle p en sa it qu e la m alad ie de Mmo Du r cel n [était
q u ’un p r ét exte. Non , a u jo u r d ’h u i, jou r de Noël,
tou t d eva it êtr e joie p u isq u e son en fa n t a lla it
ven ir . Un e exp lica t ion n ette a r r a n ger a it les d iffé
r en ds. Pier r e p r éciser a it les p ou voir s du gér a n t et
elle d ir a it à son fils qu e le t r a va il ét a n t p ou r elle
ch ose n écessair e, elle vo u la it ga r d er , pen dan t son
absen ce, la d ir ection gén ér a le. En t r a va illa n t , elle
a tten d r a it san s en n u i le p r in tem p s, époque à
la q u elle il d eva it r even ir.
Au jo u r d ’h u i elle n ’a u r a it au cu n e fier té, elle
d ir a it sa p ein e, et com m e la Sor celler ie lu i p a r a is
sa it gr a n d e et vid e ! E lle d ir a it qu e ce séjou r à
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P a r is ne d eva it pas se r en ou veler , et qu e p ou r fa ire
va loir des ter res un gér a n t n e su ffit p a s. E lle p a r
ler a it des fer m es, des bêtes, des p iés, des bois, de
*e m ou lin q u ’il a im a it ta n t ; elle p r ier a it p ou r ces
ch oses qu i n e p ou va ien t p r ier m ais q u i r écla
m aien t le m aîtr e. Ah ! q u ’elle ser a it don c éloqu en te
2t a vec q u elle ten d r esse p er su a sive elle essa ier a it
de r ep r en d r e son en fan t.
Rep liée su r elle-m êm e, ca ch a n t sa d ou leu r , ne
vou la n t pas la m on trer à sa belle-fille qu i n e l ’au
r a it p as com p r ise, elle s ’éta it tu e, a tten d an t, m ais
a u jo u r d ’hui l ’heure ét a it ven u e ; ap rès d eu x m ois
P ar is, P ier r e d eva it être las de cette vie in u t ile.
Au ch â t ea u , a vec u n e én er gie q u ’elle n ’a pas
m on trée d ep u is des sem ain es et q u i r éjo u it les
▼ ieilles ser va n tes, elle d on n e des ord r es com m e
an trefois. I l n e fa it p as ch au d d an s la m aison , il
fon t a llu m er le feu d u sa lon , a ller ch er ch er
dàn s les bois p r och es du h ou x et d u gu i : c ’est
fête a u jo u r d ’h u i.
Ch a p ea u et m an teau en levés, elle se r ega r d e
d an s u n e gla ce, elle veu t êtr e belle. E lle se tr ou ve
ch a r gée, cela l ’a tt r ist e ; les d er n ier s m ois, si
^ <bles, on t la issé q u elqu es tr a ces su r son visage.
Pier r e s ’a p er cevr a de ses n ou velles r id es!
I<e feu a llu m é et les va ses ga r n is, elle s ’assied
¿a n s u n gr a n d fa u teu il bou rr é de ces cou ssin s
som bres qu e Lia n e a tn is p a r tou t, elle est ten tée
les en lever , m a is elle les r esp ecte, il ser a peu têtre con ten t de les r et r ou ver là. L ’h eu r e p asse,
le livr e q u ’elle lit n e l ’in tér esse p as a u t a n t qu e la
pen du le.
A u n e h eu r e la fem m e de ch am br e vien t
d em an d er tim id em en t si 011 peu t se r vir M™ Lar »ois h ésite, p u is r éfléch it qu e son fils n e vien d r a
Probablem en t qu e d an s l ’après-m id i.
Le d éjeu n er p r ép a r é p ou r u n con vive absen t
sem ble m a u va is, et p r ét ext a n t un e m igr a in e
elfe q u itt e la ta b le alor s q u ’il y a en core p lu sieu r s
p lats à se r vir , le p etit est si gou r m a n d ! Les
d om estiqu es com p ren n en t la d écep tion de leu r
m aîtr esse et la p a r t a gen t . M” e La r a ois va soign er
sa m igr a in e d an s le salon , près de la fen être d ’où
on a p er çoit la route.
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Un livr e et u n tr icot, elle t r a va ille ]>our les
p a u vr es m êm e les jou r s de fête, ne p ar vien n en t
p as à l ’occu p er ; ses m ain s la issen t tom ber S.
ch a q u e in sta n t le livr e on l ’o u vr a ge et ellû
r ega r d e la roiite. Qu elqu es ca r r ioles de p a ysa n s
p a ssen t, des fem m es et des en fa n ts en d im an ch és
von t d ’un e ferm e à l ’au tr e, c ’est fête a u jo u r d ’h u i!
Les h eu r es fu ien t ; le soleil, si p a r esseu x et»
h iver , r ou git d err ièr e les h au ts sa p in s la n u it est
p r och e et Mme La r n ois est tou jou r s assise su r sotl
fa u teu il, r ega r d a n t cette r ou te où p er son n e n e
p asse p lu s.
Da n s le salon m a in ten a n t l ’ob scu r ité es t com
p lète ; à qu oi bon a llu m er , pou rqu oi m ettr e de la
vie d an s cette p ièce som bre p u isq u ’il n e vien d r a
p lu s ?
11 n e vien d r a p lu s, p ou r le croire Mmo Lar n ois
r ép ète p lu sieu r s fois cette ->etite p h r ase q u i d it
t ou te sa d ésillu sion .
Il n e vien d r a p lu s. E lle pen se, c ’est la 'p r em iè r e
fois de sa vie, q u ’elle ser a it bien d an s un cim e
t ière. La n u it qu i l ’en tou re lui don n e de m a u vaises
pen sées ; il fa u t son n er, ap p eler , r éclam er qu elqu e
ch ose ; elle veu t en ten d re du b r u it , u n e voix.
E lle se lève à tâton s, s ’ap p r och e de la ch em in ée et
tou r n e le com m u tateu r ; la lu m ièr e ja illit , d is si
p a n t la tr istesà e et les m a u vaises pen sées. E lle se
r ed r esse, elle veu t être de n ouveau cou r a geu se,
elle excu se d éjà , d em ain elle pard on n era. Pierr e
n ’a pas pu ven ir , sa fem m e l ’a ga r d é le jou r de
N oël, il vien d r a au n ou vel an.
Le soir , seu le d an s son p a villo n , elle se cou ch e
si lasse, q u ’elle s ’im a gin e qu e la m alad ie va s ’em
p a r er d ’elle ; elle la sou h a it e, p eu t-êtr e, afin
q u ’un e d ép êch e a p p elle son fils. Il lui sem ble, c ’est
r id icu le, q u ’e lle , n e r ever r a p lu s son en fa n t , et
p ou r ta n t elle ne veu t pas m ou r ir a va n t de l ’a voir
em brassé en core un e fois. Le. som m eil n e lu i
ap p orte qu e des ca u ch em ar s, et le len d em ain , bien
q u ’a u cu n e m alad ie ne l ’ép r ou ve, elle est si fati-'
g u é e q u ’elle n e q u itt e p as le p a villon
E lle r e s t e
assise près de 1a fen être d ’où on voit ¡a T o u t e ,
tou tes l e s h eu res cla ir es de la jou r n ée. E lle tr a
va ille , elle n e ve u t pas r egar d er cet t e c a m p a g n e
�t
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som bre q u ’au cu n soleil a u jo u r d ’hui n ’éga ie, ni
cette r ou te d éser te su r la q u elle e lle espèr e t ou
jou r s voir su r gir la voit u r e q u i am èn er a l ’ierre.
Les jou r s p a ssen t- tou s p a r eils, la sem ain e
s ’ach ève, l ’an n ée se ter m in e, d em ain u n e n ou velle
com m en cera.
D em a in ! a vec q u elle a n goisse la p a u vr e m ère
vo it ven ir cette jou r n ée. E lle a r r ive, elle est
p a r eille a u x a u tr es, si som bre, q u ’il sem ble q u ’elle
ne p eu t ap p or ter qu e des ch a gr in s.
M mo La r n ois va à la gr a n d 'm esse, elle ve u t être
très occu p ée pou r que les h eu res s ’en fu ien t p lu s
vit e, elle lit les p r ièr es p r esqu e à h a u te vo ix, elle
écou te a vec atten tion le serm on du cu r é qu i sou
h a it e à ses p ar oissien s bon n e sa n té et bon n es
récoltes.
A la sor tie elle s ’a tta r d e p r ès d e tou s ceu x
q u ’elle con n aît, ser r a n t les m ain s qui se ten d en t
vers elle, r épon d an t a u x vœ u x, s ’in tér essa n t à la
n iisère et à la joie des p et it s qu i son t pou r elle
d e vr a is am is ; p u is, len tem en t, elle r evien t à la
Sor celler ie. Le ch âteau so lit a ir e lu i sem b le
im m en se, le feu a llu m é d an s le salon n ’a r r ive pas
à éga yer la gr a n d e pièce d on t les la r ges fen êtres
la issen t en tr er tou te la tr istesse de ce jou r d ’h iver ,
le h o u x et le gu i d e Noël son t en cor e là !
Il y a h u it jou r s, à cette h eu r e, l ’a tten te la fa i
sa it h eu r eu se, a u jo u r d ’hui elle est u n e a n goisse.
Mmo La r n ois a ffir m er a it p r esqu e à h a u te vo ix qu e
Lier r e n e vien d r a p a s, m ais d an s le fond de son
cœ u r l ’esp ér an ce p er siste. C ’est p en d an t q u ’elle
es t à t ab le, à cette tab le si gr a n d e p ou r elle tou te
seu le, q u ’on lu i ap p or te u n e d épêch e. E lle n ’a
Pas besoin de l ’o u vr ir p ou r sa voir ce q u ’elle con
tien t. y o n fils s ’excu se de n e , p ou voir ven ir et
h 'i en voie ses p lu s ten d r es baiser s.
Un in sta n t elle cr oit q u ’un étou r d issem en t va
'a for cer à q u itt er la sa lle à m a n ger , m ais ses
m ain s t ien n en t le p et it p a p ier bleu , la fem m e de
ch am br e atten d les n ou velles, et en fer m an t les
ye u x p ou r ca ch er sa pein e, elle m en t
—
L ’é t a t d e M1®0 Du r cel s ’e s t su b item en t
a ggr a vé. M. Pier r e a d û rester.
E lle n e veu t pas q u ’on accu se son fils, il est
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cou p able, m ais seu le elle a le d r oit de le ju ger .
Ave c u n visa ge im p assib le elle d éjeu n e p u is
elle va d an s le salon se r éfu gier près d u feu , car
elle gr elotte.
E lle r este là u n e p a r t ie de la jou r n ée, r eçoit les
fer m iers qu i vien n en t a vec leu r s fem m es et leu rs
en fa n ts p orter leu r s vœ u x, elle d ist r ib u e les
étr en n es prép arées. Le soir a r r ive et r am èn e le
r ep as solita ir e. A la fin d u d în er , d ’u n e vo ix d u r e
q u i n e lu i est pas h a b itu elle, M mo La r n ois p r évien t
la fem m e de ch am bre q u ’il fa u d r a p r ép ar er
d em ain sa va lise : d an s d eu x jou r s elle p a r t ir a à
Par is.
L ’a ttitu d e et le ton de sa m aîtr esse n e p er m et
ten t p as à la vieille d om estiqu e de qu estion n er .
E lle s ’em pr esse silen cieu se, en tou r a n t de p etits
soin s in u t iles cette m am an aban don n ée.
X
iJ an s un salon d er n ier s t yle , st yle qu i vien t
d ’Allem a gn e, Pier r e La r n ois, p r ès d ’un e tab le
en com brée de r evu es, lit u n jou r n a l fin an cier . Il
est en ten u e de soir ée, u n sm o k in g bien cou pé,
u n e ch em ise im p ecca ble, m etten t en va leu r sa
t ête fin e et son gr a n d corp s m in ce ; le jeu n e fer
m ier a u x h a b its d ém od és, a u x gest es m ala d r oits,
sem ble a voir com p lètem en t d isp a r u . 11 p ar aît
absorbé par sa lectu r e, p ou r ta n t de tem p s à an tre
il r ega r d e un e p et ite p en d u le. Sep t h eu r es son
n en t. Lia n e ce soir est bien en r etar d , elle ou b lie
q u ’ils r eçoiven t d es am is et q u ’elle d oit s ’h a b iller .
Lia n e p r ésen te, Lia n e absen te, occu pe tou te sa
pen sée, il n e vit p lu s qu e pou r elle et s ’im agin e
n e vivr e qu e d ep u is q u ’il l ’a con n u e. Les a u tr es,
sa m èr e q u ’il a d or ait, ses am is, son d om ain e,
r ien n ’exist e p lu s. 11 lu i a tou t sa cr ifié et il est
p r esqu e h eu r eu x, ta n t son am ou r est violen t , que
le sacr ifice lu i a it été p én ible.
Lia n e en sorceleuse ch a r m a n te, Lia n e a. d ou x
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nom , s ’est en rou lée au tou r de lu i, il est son ca p
t if : ses actes, ses pen sées, ses gest es lu i a p p a r
tien n en t, il ne fa it p lu s qu e ce q u ’elle ve u t et ce
ser vage lu i est d ou x. Il sa it bien q u ’il a git m al
avec sa m ère et qu e son nom est p a r fois syn on ym e
de rem or ds, m ais Lia n e lu i r ép ète si sou ven t
q u ’on n e p eu t p a sser un e jeu n esse à la cam p agn e
q u ’il fin it p a r le croire. Il fa u t vivr e sa vie ga ie
m en t, p ou r, a u x jou r s de r epos, n ’a voir au cu n
r egr et. C ’est u n e n ou velle d octr in e qu e la jeu n e
fem m e a fa ite sien n e et qu e son m ar i a acceptée.
Si Pierr e t ien t de sa m èr e u n cœ u r lo ya l et
ten d r e, son père lu i a tra n sm is u n e âm e su scep
tib le de su b ir tou tes les in flu en ces ; son père fu t
un fa ib le et un p a r esseu x a va n t dv“ d even ir un
cou reu r de tr ip ot s. Le jeu l ’a con d u it à la d é
bau ch e, la d éba u ch e au su icid e ; m ais cela Pierr e
l ’ign or e. Un m atin on a ram en é à Mme La r n ois son
m ar i p r ivé de vie ; ses com p agn on s de fête p r é
ten d ir en t q u ’un accid en t st u p id e, un e prom en ade
d an s la n u it au bord le la fa laise de Mon aco,
a va it cau sé sa m or t. Pier r e n e se d ou te p as de ces
tr istesses ; son père est un e figu r e loin ta in e, p er
d ue d an s le b r ou illa r d de ses jeu n es an n ées. Il
sou pçon n e bien qu e M. La r n ois n ’a p as été un
m ari exem p la ir e et q u ’à P a r is sa m èr e a beau coup
sou ffert, de là cette h ain e q u ’elle a con ser vée p ou r
la ville et ses h abita n ts. E t p ou r ta n t cette ville
a sou ch arm e, Pierr e en aim e les p la isir s, il s ’e *
gr ise com m e un en fa n t, il s ’en gr ise a vec cette
fem m e q u ’il adore et q u i lu i appr en d à vivr e avec
des b aiser s. Ah ! q u ’il est loin de ses r êves de l ’an
p assé ! A-t-il pu des m ois et d es m ois ne son ger
q u ’à ses ter r es, a-t-il pu r êver des h eu r es en tières
d eva n t des p ier r es gr ise s qui n e lu i ap parten aien t
p as et q u ’il cr oya it d ésir er p lu s qu e tou t a *
m onde ? A-t-il pu r egr etter des bêtes que la m a la
d ie em p or ta it, a-t-il pu s ’in tér esser , com m e si elles,
étaien t sien n es, à tou tes les m isèr es de ceu x qui
l ’en tou r a ien t, a-t-il pu a voir un cœ u r si jeu n e, si
n aïf, q u ’il se cr oya it h eu r eu x ! Lia n e a su lui
m on tr er q u ’il n ’ét a it q u ’un en fa n t gou ver n é p ar
1111e fem m e, et qu e son am ou r a libéré.
Il s ’am u se et dépen se beau coup d ’a r gen t ; tan t
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p is, il fa n t qu e les ter r es r ap p or ten t, il en est le
m aîtr e ap r ès tou t. Les bois son t là, les coupes
s ’im p osen t, il n ’a q u ’à d on n er des or d r es à son
sjérant qu i, bien d ressé p a r M. Du r eel, les r éclam e
en d isa n t qu e la Sor celler ie peu t r ap p or ter ch aqu e
an n ée d eu x fois p lu s q u ’elle n e r app or te.
Il n ’a q u ’à d on n er des ordres. P ou r qu oi d ep u is
qu in ze jou r s n e les a-t-il p as en voyés ? Pou r qu oi
h ésite-t-il ? P ou r qu oi n ’a-t-il pas eu le cou r a ge
d ’écr ir e cette lettr e que là-bas le gér a n t a tten d !
C’est que t ou jou r s, au m om en t où il pr en d sa
p ltu n e, il r evoit ces bois q u ’il a t a n t a im és, dan s
lesq u els il a prom en é son en fan ce in d ép en d an te
et sa jeu n esse r êveu se, il les r evoit au p r in tem p s
alor s q u ’ils .sem blen t plein s" de p r om esses, et à
l ’au tom n e qu an d leu rs feu ille s d ’or les en tou r en t
d ’u n p r est ige r oyal Cou p er ces bois, en fa ir e de
lon gs ca d a vr es qu: ,;eront éten d u s p en d an t des
m ois su r la m ousse r ap p ela n t le m al qu i a été fa it,
cou p er ces arbres p ou r a voir de l ’a r gen t, cet a r gen t
q u e P ar is en glou t it si vit e : n on , ce n ’est p as pos
sib le ! Le jou r n a l fin an cier d ir igé p a r M. Du r cel et
q u ’il lit a tten tivem en t in d iqu e à ses lecteu r s des
p lacem en ts a va n t a ge u x, r ien n e l ’em pêch e de faire
com m e t a n t d ’au tr es. Un p r ojet d ’association
a vec son beau -p ère a été en visa gé ; l ’hom m e d ’a f
fair es si r em ar qu able q u ’est M. Du r cel a p p or ter ait
son in t elligen ce, son exp ér ien ce, ses r ela tion s,
P ierr e ses ca p it a u x. 11 h ésita it, il se m éfia it ,
com m e il ve u t sa u ver ses bois, il n ’h ésiter a p lu s.
11 lu i fa u t de l ’a r gen t, Lia n e en r éclam e, ses jolies
m ain s s ’ou vr en t si facilem en t. Il est vr a i q u ’elles
ne s ’ou vr en t qu e p ou r elle, m ais Pierre lu i sa it
gr é de p a r er cette beau té q u ’il adore ; n ’est-ce pas
p ou r son m ar i q u ’elle est si coqu ette ? Lia n e,
com m e elle t a r d e, il lui en veu t de ce r etar d qui
le p r iver a sû r em en t d ’u n e de ses p lu s gr an d es
joies. Ch a q u e soir , pen dan t que la jeu n e fem m e
s ’h a b ille, il aim e à s ’asseoir d an s son cabin et de
t oilet te q u ’elle a vou lu si éléga n t, et là, im m obile
et silen cieu x, a tten d a n t qu e la déesse d a ign e lu i
p a r ler , il la r ega r d e a ller et ve n ir d an s le tem p le.
Ses gest es les p lu s in sign ifia n ts ¿on t d es gestes
q u ’il a d m ir e, et il lu i sa it u n gr é in fin i de bien
�IJ i
ROUE
DO
M O U I.TN
79
vou loir lu i p er m ettr e cette con tem p lation . Ce soir ,
les in vit és ser on t là qu a n d Lia n e s ’h a b iller a .
Se p t h eu r es et d em ie. Le tim br e de la p or te
d ’en tr ée r et en t it en m êm e tem p s qu e celu i de la
p etite p en d u le. Est-ce u n in vit é en a va n ce d ’u n e
d em i-h eu re ? Cela n e s ’est ja m a is vu à P a r is, à
m oin s qu e ce soit Lia n e qu i a it ou blie sa clé ?
Il n ’ose se lever et cou r ir d an s l ’a n t ich a m b r e,
il atten d a vec un cœ u r q u i b a t II écou te, et il
s ’éton n e d ’en ten d re d iscou r ir le d om estiqu e ; ce
n ’est p a s Lia n e, c ’est p eu t-êtr e q u elq u e im p or tu n
que le va le t de ch am bre bien s t ylé r en voie. M ais
ap rès u n colloqu e assez lon g, la p or te s ’ou vr e
d ou cem en t ; in t r igu é, Pierr e fixe cette porte qu i
6’en tr e-b â ille et tou t à coup il vo it s u r gir M™ Lar nois.
Un éla n le jet t e d an s les br as de sa m èr e, u n
cri jo ye u x réch au ffe le cœ u r de celle qu i h ésit a it à
p én étr er ch ez son fils, de p eu r d ’y êtr e m al
a ccu eillie. L ’étr ein te si sin cèr e q u i les r éu n it est
cou rte, ils se sép ar en t et se r ega r d en t gên és, il y
a ta n t d e ch oses en tr e eu x. Afin de d issim u ler
cet em barr as q u i lu i est p én ib le, Pier r e q u es
tion n e :
— Mam an , p ou rqu oi es-tu ven u e san s m e p r é
ven ir , j ’au r a is été te ch er ch er à la ga r e ; seu le,
d an s P a r is, tu as d û t ’affoler. E t p u is, q u ’est-ce'
q u ’il y a de gr a ve là-bas, p ou rqu oi as-tu q u it t é
la Sor celler ie?
Ave c u n e voix qu i im p lor e
M“‘° Larn oi#
s ’e xp liq u e :
— Tu n ’es pas ven u à Noël, au jou r de l ’an , ta
d ép êch e m ’a in qu iétée, j ’a va is p eu r qu e tu fu sses
m alad e et q u ’on m e le ca ch â t !
(On est p lein de sou s-en ten d u s.)
Pier r e essaie de r ir e, de se m oquer d e cet t e
in q u iétu d e, m ais d an s la vo ix de sa m ère il y a
t a n t d e pein e et le ch er vis a ge lu i sem ble si ch a n gé
q u ’il se sen t cou p able. Tou te son affection a n
cien n e q u i é t a it en sevelie sou s u n e a u t r e, d on t
les r acin es son t m oin s pr ofon des, r em on te à la
su r fa ce, et si M1“' La r n ois n ’a pas la p u d eu r d e sa
d ou leu r , elle va repr en d re son en fan t.
M ais tou t p a r a ît s ’u n ir con tr e la m ère. Ave r t ie
�to
l.A
ROUE
DU
MOUUS
p ar le d om estiqu e (cette visit eu se in a tten d u e si
p r ovin cia le ne p eu t p lair e à M ad am e), I.ia n e en tre
5an s le salon , t elle q u ’elle vien t d ’a r r iver .
E lle est éléga n te, elle est jolie, et p ou r d is si
m u ler sa con tr ar iété elle sou r it et d it des p ar oles
Minables. Mmo Lar n ois la r ega r d e éton n ée, Lia n e h
P ar is n ’est p lu s q u ’un e gr a vu r e de m odes qu i
p orte a vec d ésin voltu r e les fa n ta isies d ’u n cou
t u r ier n eu r asth én iqu e. E lle a je t é en en tr a n t u n
m agn ifiqu e m an teau de zib elin e su r un fa u teu il,
elle a au tou r d u cou u n collier de p er les q u ’un e
robe de soie ver te fa it r essor tir ; sa p oitr in e, ses
br as son t p r esqu e n u s et son visa ge si far d é q u ’elle
p a r a ît a voir vie illi de p lu sieu r s an n ées. Cet t e
Lian e-là, Mm» La r n ois n e la con n a issa it p as, elle
la ju ge en core p lu s d an ger eu se qu e l ’au tr e. Mais
elle ne se laisse p a s in t im id er : la p et ite fem m e
en robe gr ise , l ’effacée, com m e d isa it Mou n e,
sem ble êtr e r estée à la Sor celler ie. Lia n e a l ’im
p ression q u ’elle S" t r ou ve en face d ’u n e fem m e
q u ’elle n e con n aît pas. Les ye u x gr a ves q u i la
•lévisagen t sem b len t p lein s de r ep r och es, et la
vo ix qu i répond à ses p a r y/ es a im a b les est dure
et s ’im pose. C ’est un e en n em ie q u i vien t d ’en tr er
ch ez elle !
La jeu n e fem m e ne s ’en sou cie gu èr e, elle
con n aît son p ou voir , elle s a it d ’a va n ce q u ’elle
je r a victor ieu se d e la lu t t e qu e Mmo La r n ois p a r a ît
vou loir en tr ep r en d r e. Que vien t-elle fa ire ici, cette
« è r e en n u yeu se ? Lia n e a or ga n isé sa vie com m e
elle le d ésir ait. E lle a à P ar is un bel a p p a r tem en t,
possède collier de p er les et a u to ; son m ar i, q u i
l ’obsède qu elqu efois avec sou am ou r, lu i don n e
tou t l ’a r gen t q u ’elle *.écla m e, et p ou r êtr e bien
sû re q u ’il n e vou d r a ja m a is r ep a r t ir à la Sor celle
r ie elle est en t r a in de lu i p er su ad er de s ’associer
avec son père qu i t ien t eu fin u n e b elle affaire ;
Lia n e a p r is ses r en seign em en ts. Mm” La r n ois peu t
▼ anter les ch arm es de la ca m p agn e, en n u yer Pierre
avec ses gr a n d es idées de d evoir socia l,_ elle est
cer tain e qu e son m ari ne p r em ettr a r ien qu i p ou r r a
lu i d ép lair e. C ’est san s in q u iétu d e q u ’ap r ès a voir
in vit é sa belle-m ère i> d în er , un p etit d în er d ’am i*,
«•’.le la laisse seu'<> nvee son fils.
*
�l a
r o u k
du
m o u i . in
3i
La con ver sation va être em bar r assan te, Pierr e
e i a p eu r , la présen ce de Lia n e lu i a fa it ou b lier
¡’élan qu i l ’a jeté t ou t à l ’h eu r e d an s les br as de
sa m ère. Il son n e le va let de ch am bre q u i em porte
l*s affaires de Mra* La r n ois, et le r et ien t p ou r lu i
don n er des ordres p a r faitem en t in u t iles : en fin le
th n bre de la p orte d ’en tr ée le d élivr e d u m alaise
m oral qu i l ’en va h issa it .
Les am is ! c’est p ou r e u x que Mms La r n ois est
restée. C ’est parce q u ’elle veu t con n aîtr e ceu x qui
en tou r en t son fils q u ’elle a accep té l ’in vit a t ion si
peu aim able de sa belle-fille.
Les am is ! c ’est d ’abord M Du r cel qu i p a r a ît
p lu s en ver ve q u ’à la Sor celler ie. Il r econ n aît
Mm» La r n ois m ais la n é glige , elle n ’est p lu s un e
fem m e in tér essan te m ain ten a n t qu e son fils est
m ar ié. Deu x jeu n es gen s son t a r r ivés a vec lu i, ils
p a r len t cou r ses, ch eva u x, don n en t à P ier r e des
r en seign em en ts : Vu lca in est p a r ti s ix con tr e u ti,
Sa r d an ap ale au p esage a fa it cen t fr an cs ! L ’écu r ie
de Rou ssac est en core victor ieu se m a lgr é les
m an œ u vr es de la d ern ièr e h eu re. Pier r e p a r a ît
s ’in tér esser , il qu estion n e, il avou e en r ia n t, d ’ut»
r ir e qu e sa m ère n e lu i con n aît p as, q u ’aujou ré ’h u i en core il a p r is la cu lotte M. Du r cel lui
tap e su r l ’ép a u le et le con sole a vec ces m ots :
—
N e te p lain s p a s, m on p et it, toi tu p eu x 1«
pr en d r e, le blé te don n era cette an n ée de quoi
t ’am u ser.
Des fem m es a r r iven t a vec leu r s m ar is ; la d er
n ièr e, en m êm e tem p s qu e la m aîtr esse de m aison ,
p ar aît Moune.
Ap r ès des p r ésen tation s h â tives, tou t le m on de
en gr ou p e, lib r em en t, se d ir ige ver s la sa lle à
wa n ger . Le p et it d în er d ’am is est un d în er de
p r em ier ord re : fleu r s, a r gen ter ie, va isselle cu i
sin e, ser vice, tou t est p a r fait.
Mm® La r n ois con state qu e Lia n e est u n e m ai
t»esse d e m aison r em ar qu ab le, m ais elle se d e
m an de a vec in q u iétu d e si ce lu xe n e r epr ésen te
pas u n reven u bien su p ér ieu r à celu i de son fils.
E lle a p ou r voisin M Du r cel qu i s ’ext a sie et
q u i l ’in ter r oge su r Lia n e. Cette P ar isien n e élépa^ to i l i gr a cieu se " ’est-elle pas p ou r elle une
�LA
ROUK
DU
M O \Jl,IN
r évéla tion ; lu i, n e cesse d e l'a d m ir er . I l conclu/
a vec or gu eil q u ’elle est bien sa fille et q u ’elle
rien d e sa j-ière.
Mmo Du r eel, sa m ala d ie com m e tou s p ar aissen t
l’a vo ir ou b liée 1
Mme Lar u ois profite d ’u n silen ce et à h a u te vo ix
d em an de à M. Dureel des n ou vel’es de sa fem m e.
Sa fem m e, il y a lon gtem p s q u ’elle n e com pta p lu *
d an s sa vie. E lle est tou jou r s m ala d e, sa m alad ie
dure d ep u is vin gt an s, cela n e l ’em p cch e p a s d e
cou r ir les m a ga sin s et les b u r ea u x de p lacem en t,
car elle est tou jou r s san s d om estiqu e.
E n gr a n d e con ver sation a vec u n an cien flir t ,
Lia n e n ’eu ten d p as son p èr e qu i con tin u e à se
m oquer de son épou se et de ses p r éten d u s m a u x.
Con vain cu e d u m en son ge d e sa belle-fille, M ,no Lar n ois la r ega r d e ; ce soir la jeu n e fem m e lu i fa it
p eu r !
Le d în er s ’a ch ève, d an s le salon t r ois t a b les à
jeu son t in sta llées ; im m éd iatem en t, en h a b itu és,
les con vives p r en n en t leu r s p laces.
Pier r e s ’excu se, ciga r e à la bou ch e :
—
Mam an , ch aqu e fois qu e n ou s n ou s r éu n is
son s, n ou s t a illon s u n e p et ite ba n qu e, c ’es t très
a m u san t et cela va u t m ieu x, n ’est-il p as vr a i, que
de d ir e d u m al de son p r och ain ?
Cela d it , il r epren d sa p lace et p er son n e n e s ’oc
cu pe p lu s de Mm" La r n ois. Pr ès de la ch em in ée
elle r ega r d e et obser ve. D ’un e ext r êm e éléga n ce,
les fem m es on t des b ijo u x qu i r ep r ésen ten t un e
for tu n e ; m êm e Moun e, la seu le jeu n e fille de ce
cer cle, a un collier de p er les de tou te beau té.
E lle s jou en t gr os jeu , leu r s visa ges fa r d és on t
des exp r ession s triom p h an tes on d ésesp ér ées, leu rs
ye u x des écla ir s de con voitise et d es lu eu r s m é
ch an tes E lles r ien t qu an d elles p er d en t, posan t
p ou r la ga ler ie, elles veu len t êtr e de belle»
jou eu ses !
Mmo La r n ois en ten d ce r ir e qu i t ou t à cou p fa it
su r gir d eva n t ses ye u x le p a ssé, un p assé vieu x
de vin gt an n ées. E lle est ch ez elle , son m ar i l ’a
for cée à r ecevoir sa ban d e qu i sc com pose
d ’h om m es d em an d an t an jeu « la m atér ielle », on
a d în é vit e, ces m essieu r s son t tou jou r s p r essés,
�LA
!
ROUE
DQ
MOCJLIN
pt ap rès le r ep as ils s ’in sta llen t au tou r des tab le?
là jeu . M. La r n ois tien t la ban qu e, il a ce visa ge
r a va gé q u ’elle con n aît si bien et qu i lu i fa it p eu r ;
il a perd u cette après-m id i a u x cou rses la forte
som m e, il com p te se r efa ir e ce soir . Le d ébu t est
bon, il ga gn e, sa figu r e se d éten d , il d it un m ot
a im a b le à sa fem m e qui n ’est là q u e p ou r ser vir
d es liq u eu r s, m a is q u ’il ob lige à r ester dams ce
salon en fu m é où il con sidèr e sa pr ésen ce n éces
sair e. La ch an ce t ou r n e, les gr osses som m es
am assées d eva n t lu i d isp a r a issen t a u ssi vit e
q u ’elles son t ven u es ; a lor s il com m en ce à r ir e, de
ce r ir e q u i cach e l ’an goisse d u jou eu r et q u 'e lle
vien t / l’en ten d re d e n ou vea u . E t ju s q u ’au m a t in ,
lu i et ses am is r esten t d a n s le salon con ver ti en
t r ip o t ; a u p et it jou r il e xige qu e sa fem m e p r ésid e
le soü p er q u ’il offre à ses com p agn on s de d é
bau ch e. Mmo Lar n ois, ce soir , r evit tou t ce passé.
Main ten an t ses veu x n e q u itten t p lu s son fils, et,
h a llu cin a tion étr a n ge, il lu i sem ble qu e le fan tôm e
de sou m ar i erre d a n s la pièce.
Pier r e n ’est en core q u ’un d ébu ta n t, m ais 11 aim e
le jeu ; a vec q u elle joie il r am a sfe l’a r gen t q u 'il
a ga gn é, a vec q u elle vo ix tr iom p h an te il an n on ce
le p oin t.
Le p èr e se p en ch e su r son en fa n t, il ve u t le
repren d re ; p en d a n t vin gt an n ées 'la m èr e s ’est
effor cée d e t u er l ’h ér éd ité, elle r evien t tr iom
p h a n te. A P a r is, ce m ar i d e vin gt -d eu x an s ét a it
u n e b elle pr oie qu e sa fem m e 11e d éfen d ait p a s . . .
a u con tr air e, elle lu i ap p r en d à vivr e . M ais saite lle q u ’elle con d u it l'h om m e soi-d isa n t aim é vers
u n gou ffr e q u i n e ren d p a s ses vict im es? Bile
ijiiioj-e le p assé, c ’est sou excu se M“10 Lar n ois se
ju ge cou p ab le de le lu i .avoir cach é.
Ce soir , qu an d tou s les jou eu r s ser on t p a r t is,
elle d ir a A sa belle-fiMe t on t es les sou ffr an ces de
sa vie con ju ga le. P ou r sor tir Pierr e de ce m ilieu ,
elle a besoin de Lia n e : s 'il fa u t p r ier , elle p r ier a •
jlu m om en t qu Jil s ’assit d e son an ÎLn t rien n e h ii
sem b le p én ible.
Pr ès d e la ch em in ée, im m obile, fixa n t le s
jou eu r s, a tten d a n t le u r d ép a r t, elle r este là , n e
s ’a p er ceva n t pas qu e les h eu r es p assen t e t ’que
�g4
I.A
ROUE
DU
M O U L IN
•m
sa fa t igu e est ext r êm e, elle a tten d r a it ju s q u ’au
jou r s ’il le fa lla it.
j
A d eu x h eu r es d u m atin , Pier r e t ou t à coup
pen se à sa m èr e. Con ten te de la soirée solitaire
qu e Mme La r n ois vien t de passer et qu i lu i en lèvera
le goû t de ses fu gu es à P ar is, I iau e fein t aussi
de s ’en sou ven ir . Les in vit és , com p r en an t que
l ’h eu r e d e la r et r a ite a son n é, r a m a ssen t leu rs
e n jeu x et leu r s ga in s , ils se sép ar en t ap r ès avoir
p r is ren d ez-vou s p ou r la sem ain e p r och ain e.
Pier r e et Lia n e les r econ d u isen t et s ’attard en t
pr ès d ’eu x. Da n s le salon Mmo La r n ois se r ecu eille,
elle r assem ble ses for ces, car l ’h eu r e de la p rière:
est ven u e. Un p r ét exte, un e voit u r e à ch er ch er ,
va éloign er P ier r e, et p en d an t q u ’elle ser a seule
a vec sa belle-fille, elle d ir a ses cr a in tes, elle
accu ser a le pèr e m or t 'lo n t le fan tôm e ftii est ;
a p p aru si m en açan t.
To u t se passe com m e elle l’a p r évu , il est tar d ,
P ier r e n e ve u t pas qu e sa m ère r en tr e à p ied , il
ir a lu i-m êm e ch er ch er u n e voitu r e.
Il
s ’en va , et les d eu x fem m es r esten t en p r é
sen ce. Lia n e p r essen t l ’or a ge, elle p ou r r ait l ’évit er
en se r et ir a n t , m ais elle aim e le com bat et il va u t
m ieu x u n e bon n e fois s ’exp liq u er . Cet t e vieille,
cette effacée, d oit r ester à la Sor celler ie et n e p lu *
en sor tir .
Q u ’est-elle ven u e fair e ici ? les ép ier , voir leur
in s t a lla t io n , cr itiq u er leu r s fa its et «restes, su r
ve iller ses écu s !
Ap r ès tou t, ce n ’est pas son a r gen t qu e Lia n e
d épen se, c ’est celu i de Pier r e. Mmo I.ar n ois n ’a
a u cu n e obser vation à faire, Lia n e n ’en a d m ettr a
pas.
M ais q u ’atten d l ’effacée p ou r p a r ler , pou rqu oi
ses ye u x la fixen t-ils cr a in tifs, pou rqu oi se*
m ain s sc joign en t-elles com m e si elle se p r ép a r a it
à im p lor er ? Qu elle scèn e va-t-il fa lloir su p p or ter ?
La vo ix ten d r e et su p p lia n te s ’élève, d ’abord
h ésit a n t e, p u is, p eu à p eu , elle s ’affer m it :
—
Lia n e, m a ch ère fille, il fa u t qu e je vou s
p a r le ... j ’ai p e u r ... p ou r vou s. Vot r e jeu n esse ne
sc ren d pas co m p t e ... Pier r e, vot r e m ar i, cou rt
u n d an ger . Si vou s n e le sa u vez p as, il est.
�LA
ROUE
BU
M O U L IN
85
p e r d u !... J e n e vou s a i p as d it , et j'a i eu tor t,
que votr e beau -p ère ét a it u n h om m e fa ib le, que sa
faiblesse a r en d u cou p ab le. Mes cin q an n ées de
m ar ia ge, je les a i p a ssées p r ès des tab les à jeu,
"egar d an t m on m ar i se r u in er , san s p ou voir l ’en
•?mpêcher. Il est m or t, ap rès a vo ir per d u un e
p ar tie d e sa for tu n e ; il est m or t p arce q u ’il n ’a va it
p lu s le. cou r a ge de vivr e , et qu e la vie de débauch e
q u ’il m en a it lu i a va it fa it u n e âm e d e lâch e. 11
est m or t m e la issa n t u n e sit u a t ion em barr assée
et u n en fa n t d élica t en q u i je r ed ou tais de t r ou ver
les tar es m or ales du père.
Pou r le p r éser ver des t en ta tion s, p ou r lü i fa ir e
un corp s sa in et u n cœ u r én er giq u e, j ’ai fu i P ar is
et d an s cette Sor celler ie qu e vou s d éd a ign ez, j ’ai
t r a va illé com m e la p lu s h u m b le des fer m ières, m e
p r iva n t d e t ou t su p er flu p ou r lib ér er le dom ain e
h yp oth éq u é p a r le p èr e et p ou r p r ép a r er la vie du
fils. Vou s êtes ven u e ; vot r e beau té, votr e jeu n esse,
oh ! je 11e vou s en ve u x p a s, m ’on t p r is m on
en fan t ; je vou s l ’ai d on n é p ou r qu e vou s con ti
n u iez m a tâch e, et qu e vou s soyiez la ga r d ien n e de
cette con scien ce qu i n e con n a issa it p a s, p ou r ain si
(lire, le p éch é. Lia n e, d an s qu el m ilieu avez-vou s
m is Pier r e ? Ces t a b les, ces jou eu r s, ces m ain s
fiévr eu ses, ces r ir es p er ça n ts, tou t in d iq u e que
ces p a r ties son t ici un e h abitu d e. Vou s 11e cr a ign ez
don c p as qu e le jeu vou s pr en n e vo t r : m ar i com m e
il a p r is son p èr e ? C ’est vr a i, vou s n e sa viez p as -.
p ard on n ez-m oi, je su is si tr ou blée, m ais m ain te
n an t qu e vou s sa vez, m a p etite Lia n e, vou s allez
a gir . Vo t r e am ou r est tou t-p u issa n t, em m en ez
Pier r e, il fa u t q u ’il p ar te, il d oit rom pre ave< ses
am is q u i ét a ien t là ce soir et q u i son t tou s des
jou eu r s in vétér és. P ar tez en vo ya ge , a llez où vou s
vou d r ez, p a r tez p en d an t des m ois et des m ois, que
m ’im p or te de ne p a s a voir m on fils p ou r vu q u ’il
soit sau vé. J e l ’aim e p ou r lu i, r ien qu e p ou r lu i,
vou s m e com p r en ez? Lia n e , Lia n e , n ’est-ce p as,
vou s p a r tir ez ?
Ave c un e a tten tion p olie la jeu n e fem m e a
écou té M,no La r n ois, et p en d a n t qu e la m ère su p
p lia it , elle, ju gea it . H éla s, l ’effacée est en core p lu s
p r ovin cia le q u ’elle ne le cr oya it ! Ce soir qu elqu es
�86
l a
r o u e
DU m o u l i n
se son t r éu n is au tou r d ’un e tab le à jeu , trois
^ u a u a t r e m ille fr an cs on t été per d u s p ar les u n s,
« « ¿ s p ar les au tr es, est-ce qu e cela va u t la pein e
n _‘,er > Vr a im en t sa belle-m ère lu i fait m u
r id icu le ! Quan d Pierre r en tr era elle lui d ir a
ce q u 'elle en pen se et elle lu i con seiller a de r éex
p éd ier dès d em ain Mm0 La m ois. H a b itu ee à vivr e
au m ilieu d es bois, des bêtes e t des p a ysa n s, cette
fem m e n ’a au cu n e idée de la vie qu on doit m ener
ù P ar is Vin gt an n ées de r éclu sion on t tait d ’elle
une sa u va ge qu i n e se d ou te pas q u 'elle est très
e n n u y e u s e avec ses r ep r och es d éplacés.
La vo ix ten d r e répète :
__ Lia n e, vou s p ar tir ez.
E t la jeu n e fem m e, qu i n e p eu t se d ispen ser de
r ép on d re, d it avec u n sou r ir e :
Madam e, tou t cela est en fan tin . Pierr e
s ’am u se a vec des am is, à son â ge c ’est n a tu r el ;
je cr ois q u e, h an tée p a r J e p a s « , vou s avez vu
d ram e où il n ’y a que com édie. La fa t igu e de votre
vova^ e et de cette lon gu e soiree vou s a én ervée,
d em ain vou s r ir ez de vos in qu iétu d es
Désem parée, Mm0 Laxn ois regar de sa belle-fille ;
v a - t - e lle d e n ou veau su p p lier ? E l l e h ésite, elle
n e con n a ît p a s les cœ u r s sem b lables à ceu x de
1 ian e et elle ne sa it com m en t leu r p arler Su b i
tem en t, elle se sen t lasse et d écou r agée ; elle d it
en cor e :
.
_ Vou s ne m ’a vez pas com p rise, m on b is est
u n êtr e fa ib le q u i p eu t su ivr e le bon com m e le
m a u va is ch em in .
Ave c u n e ir on ie m éch an te la jeu n e fem m e
r épon d :
u est trop tard p ou r m ’a ver t ir d es d éfau ts de
m on m a r i, c ’est a va n t n otre m ar ia ge q u ’il fa lla it
m e p a r ler ain si.
M m0 La r n ois n e d iscu ter a p lu s, à quoi bon. elle
sa it bien m ain ten a n t qu e Lia n e n e la com p ren d ra
pas.
Pier r e tar d e ; su r ce fa u teu il où elle e s t restée
tou te la soirée la p a u vr e m èr e se sen t d éfa illir ,
elle 6e lève, elle ve u t s ’en a ller ; cette belle jeu n e
fem m e q u i la regar de si m éch am m en t lu i fa it
peu»"
s c è n e
�LA
R O U E "D U
M O U L IN
En fin la p orte s ’o u vr e ; col r elevé, gr elotta n t,
Pierr e p a r a ît :
— J ’ai ii’ie v<vtn re, s ’éer iè-t-il, m ais quel fr oid !
m am an , vr a im en t tu n ’es p as r aison n a b le de t ’être
m ise en r ou t e p a r un tem p s p ar eil !
M mo La r i’ois s ’est rap p roch ée de son en fan t.
A h ! q u ’il l ’em m èn e bien vit e , elle n e d em an de
p lu s qu e cela. Le tête-à-tête du fils et de la m èr e
p eu t êtr e u n d an ger . Lia n e, qn i sa it à quel poin t
son m ar i su b it les in flu en ces, va l’a ver t ir d e l ’état
d ’esp r it de M™ Lar n ois.
— Pier r e, (lit-elle en r ia n t, je vou s la isse !e soin
de r assu r er votr e m ère, elle est tr ès in q u iète parce
q u ’elle s ’im a gin e qu e la vie de P a r is va vou s
p er d re ; elle vou s cr oit , m a p a r ole, en core un
en fa n t !
Lia n e a d it ce q u ’il fa lla it p o u r fr oisser son
m ar i, les très jeu n es n ’aim en t pas q u ’on leu r r ap
p elle leu r jeu n esse- M a in ten a n t , P ier r e p eu t s ’en
a ller : si Mmo La r n ois recom m en ce la scèn e de tou t
à l ’h eu r e, e lle est cer t a in e qu e son m ar i n e l ’écou
ter a p a s.
P a r fa ite fem m e du m on de, elle r econ d u it sa
belle-m ère, lu i sou h a ite bon vo ya ge , sa n s s ’in
q u iéter du tem p s qu e Mmo La r n o is com pte passer
à P a r is ; p u is, con ten te d ’elle et de cette victoir e
q u ’elle vien t de r em p or ter su r l ’effacée, elle va
p ren d r e u n r epos bien m ér ité !
XI
Mmo La r n o is t-*t d escen d u e d an s un h ôtel près
de la gar e d ’O r sa y ; elle a p r is la seu le c h a m b r e
qu i y é t a it lib r e, un e p etite p ièce ét r oite q u ’un e
fen être basse d on n a n t su r u n e cou r obscu r e écla ir e
m al ; c ’est là qu e le len d em ain m a t in , ap r ès n u
som m eil de qu elqu es h eu r es, elle -se r éveille.
D ’abord e lle n e se r econ n a ît p a s et s ’im a gin e
ê t r e le jou et d e qu elq u e vila in c a n c h e m a T . Mai*
tou t à coup elle se sou vien t de ce q u ’elle est "venue
�LA
ROUK
DU
M O U L IN
5*
, •
4 P a r i s d e l a s o i r é e d e l a v e i l l e e t d e l ’ e ic U , .r e .
1 „ T -e l le a e u e a v e c s a b e ll e -fi ll e . E l l e s c
1
> n t
et
to u te
l ’a n g o i s s e
S e r a ” Vve c
te n d re
et
qui
sou t en ir .
lo y a l,
co m m e
é ta it
Km .
en
en
e lle
» .
q u e lq u e s
se
e .fn r t
m o is
une
f e m m e l ’a t r a n s f o r m é '•
C e t t e n u i t il a p u ê tr e p r è s d e s a m . r e s a n s l u i
J V - r d e l ’i n q u i é t u d e q u i é t a i t e n e l l e e t q u e
H n n e a v a i t r a illé e
£
il a p u la q u it te r s a n s u n m o t
te n d r e s s e . s a n s l u i p r o m e ttr e , c o m m e e lle le lu i
l i t a u e la S o r c e lle r ie r e v e r r a it b ie n tô t s o n
M o o rié te ire
P r é te x ta n t s a
f a t i g u e , i l s ’e s t e n f u i ,
p r e s s é d e r e n tr e r p r è s d e c e lle q u i lu i a p r is t o u t
“ c p ttT tiu it,
M m" L a r n o i s
p o u r re te n ir s o n
fils , e lle
n o n ç â t d e s p a ro le s
ê
Ce tte n u it,
« e u t-ê tre
Vest
la
v ra it
la
pas
fa it u n
ge s te
q u i a u g m e n te r a ie n t e n c o re s a
d a n s l a c h a m b r e d ’h ô t e l o ù ,
t a n t d e d o u l e u r s s o n t d é jà p a s s é e s , e l l e
s e n tie
fo rc e
n ’a
a v a i t s , p e u r q u ’i l p r o
de
si
s e u le
lu tte r.
m êm e
q u ’e l l e
P ie rre ,
ro u te
que
cro ya it
n ’a v o i r
c e la
é ta it
é c r it,
son
p è re
et
p lu s
s u i
fin ir a it
tom m e lu i.
,
Cet t e n u it , elle s o u h iit a it la m or t, san s com
pr en d r e qu e la sien n e en tr aîn er ait celle de son
en fan t • cette n u it , la vie pou r elle est ter m in ée,
égoïstem en t, elle son gea it au gran d repos.
Ce m a t i n elle a h on te, h on te d ’a voir cru la lu t t e
fin ie alors q u ’elle n e fa it qu e com m en cer. Lia n e
est très p u issa n te, Lia n e est un e ad ver sair e red ou
ta b le ; m ais elle, la m ère, d éfen d sou fils et toute«
les r u ses, tou tes les aud aces lu i son t perm ises.
I a h ain e s ’est
ce d ou x cœ u r de
La
» i em parée de ..............
/ .ii’nittiPi'
nter et con soler, 1o
d iu r n e qui• n--e---sa va
it q u ’a im
la lin]
h ain e
tr an sfor m e cette m ère qu i n ’ét a it qu e ten d resse la
h ain e va lu i don n er des forces q u ’elle cr oya it' ne
p lu s a voir . Cette fois sa con scien ce n e s ’ém eu t p a t
cet affr eu x sen tim en t q u i dom in e tou t son êtr e'
lu i sem ble san ctifié p ar son am our m ater n el. T ’en
fan t est e r d a n ge r ; sa vie m or ale, présen t
t
Zutu-e, est '"Com promise ; la m èr e d oit in ter ven ir ,
c’est son d evoir et la h a in e est per m ise p ou r celle
qu i en tr a în e ver s le m al. L ’in d u lgen ce, le pard on
seraien t d es faiblesses cou p ables
�’,A R O U E
nu
MQUL1N
89
Da n s cette ch am bre som bre, t ou t en fa isa n t sa
t oilette, Mm* La r n ois p r en d des r ésolu tion s. Mo*
D ieu ! com m e Lia n e lu i sem ble r ed ou table, et
p ou r ta n t c ’est pr ès d ’elle q u ’il fa u t a gir , elle seu le,
m ain ten an t, p eu t d ir ige r Pierre.
H ier soir , p en d an t leu r cou r te exp lica t io n ,
Mmo La r n ois s ’est ren du com pte q u ’au cu n sen ti
m en t d élica t n e p ou va it ém ou voir sa belle-fille ;
l ’a r gen t, l ’a r gen t, voilà ce qu e Lia n e eû t com pris.
E lle est la fille de M. Du r cel p ou r qu i les affaires
p assen t a va n t tou t. E lle aim e le lu xe , tou t ce que
la for tu n e d on n e ; si des am is lu i m on tr a ien t qu ’ou
qu elq u es an n ées son m ar i sera r u in é, il se p ou r
r a it qu e d ’elle-m êm e elle ren on çât à cette e xis
ten ce d an ger eu se. E lle est tr op jeu n e p ou r a voir
com m e r ègle de vie « cou r te et bon n e », tr op jeu n e
pou r n e p as vou loir jou ir a u ssi lon gtem p s que
p ossib le de cet a r gen t q u ’elle a d ésir é.
Mmo La r n ois n e con n aît p as les am is de Lia n e,
sa u f cette Moun e qu i n e d it ja m a is d eu x paroles
sen sées. Qu i don c p ou r r a it a p p r och er la jeu n e
fem m e, qu i d on c écou ter a it-elle ? Un nom vien t
à la ,pen sée de la m ère m a lh eu r eu se, u n nom q w
s ’im p ose : M° Gen t y ; elle s ’éton n e de n e p as y
a vo ir son gé p lu s t ôt. E lle va a ller le t r ou ver ce
m atin m êm e. N ’est-il pas r esp on sable de ce m a
r ia ge ? E lle lu i exp liq u er a la situ ation telle
q u ’elle la ju ge et ?lle est cer ta in e qu e lu i qu i a
con n u son m ari ne d em an d er a pa* m ieu x que de
l ’aid er .
Cette visit e d écid ée, a vec q u elle h âfe Mmo La r
nois fin it sa t oilet te ; elle est calm e, p lein e d ’es
p oir , tou t n ’est pas per d u . P a u vr e m èr e, elle
ou b lie q u ’h ier , en r ega r d a n t Lia n e, elle p en sa it
q u e p er son n e au m on de ne p ou r r ait lu t t er con tr e
cette fem m e.
Dan s le t a x i q u i la con d u it ch ez M® G e n t y elle
prépare son r éq u isitoir e, elle veu t d ir e la vé r it é,
et il n e fa u t p as qu e la h ain e la pou sse à d évoiler
tou t ce q u ’elle a d evin é de vila in d an s la n a tu r e de
Lian e.
Ch ez le bâton n ier , le d om estiqu e lu i appren d
qu e le sa lon d ’a tten te est bon d é et lu i con seille,
si elle n ’a pas un e com m u n ication u r gen te à fair e
�la
•o
Ce
n tv
r even ir ?
vJr’îlr
ro u e
pour
du
q u e lq u e
m ou u s
pro cès
en
co u rs,
de
o u ’elle vien t pou r u n e com m un i-
_ _ p a r d o n n e z - n i o i , t u c i c 1»
vav. vw u s a v u u
fa it a tt en d r e, m ais ce m atin je su-s débord é ; un
«nos procès p olitiq u e m en ace le m in istèr e, les
h om m es d ’Ê t a t se su ccèd en t les u n s après les
au tr es ; je n e p eu x r ien d ir e, rien pr om ettre, il
fa u t atten d r e.
T
.
I m m é d i a t e m e n t M” " La r n ois se rend com pte
com bien sa cau se va sem bler p et ite à c e t h om m e
s o l l i c i t é p a r des m in istr es E lle tom be m a l, elle
a u r a i t d û écou ter le d om estiqu e et r even ir d em ain ,
m
ais eu
ellee sou pçon n e qu
m ais
i e les m atin ées de M» Gen ty
d oiven t tou tes se ressem bler.
^ "È lle est ven u e, elle p a r ler a , et son in q u iétu d e
lu i fer a t r ou ver les m ots q u i r etien d ron t l ’a tten
tion d e l ’avocat. E lle s ’assied d an s le fa u teu il
r éser vé a u x clien ts d eva n t un e tab le encom bré«
de d ossier s.
Tou t d e su it e M- Gen t y l ’in ter r oge. L ne su p
pose pas u n e m in u te qu e M1“" I-ar u ais soit ven u e
lu i fa ir e n ue visit e am ica le • si elle est là , ai elle
�LA
ROUE
DU
M O U L IN
r éclam e de son tem p s c ’est q u ’elle a qu elqu e
ch ose à lu i d ir e ou à lu i d em an der.
— Vou lez-vou s m ’a p p r en d r e, ~hère m ad am e,
ie q u e vou s d ésir ez, ca r je su p p ose qu e votr e visit e
m atin a le a un b u t qu e j ’u serais q u a lifier d ’in
tér essé, si ce m ot p ou va it e xist e r en tr e la m èr e
«le m on an cien p u p ille et m oi.
D ’u n e vo ix fer m e et d écid ée, M™ La r n ois
r épond :
— C ’est de lu i qu e je su is ven u e vou s p a r ler .
M8 G e n t v n e p eu t d issim u ler son éton n em en t.
— De Pier r e ! Mais il m e sem ble q u ’il est au ssi
h eu r eu x q u e n ou s p ou vion s le d ésir er . J ’ai d în é
eh ez lu i il y a q u elqu es jou r - et je vo u s a vou e que
j ’ai ad m ir é votr e belle-fille. Cet t e Lia n e, qu elle
fem m e ! ('.n ice, bea u té, in t elligen ce t a ct , d is t in c
tion , esp r it , qu e lu i m an qu e-t-il ? lit cr oyez-vou s
q u ’elle a tr a n sfor m é le sa u va ge q u ’ét a it votr e
fils? Ma p ar ole, en qu elqu es m ois elle a fa it de
r et h om m e d es bois un P a r isien p lu s p ar isien
que n ou s tou s ! Lia n e est u n e fée, je vou s l ’a va is
bien d it !
Mmo La r n ois a écou té ce p a n égyr iq u e en th ou - .
sia ste a vec la p lu s gr a n d e atten tion . Est-ce pos
sib le q u e M° Gen t y, qu i a d û con n aîtr e t a n t de
m isèr es h u m a in es, a it u n e ân le a u ssi fr ivole, est-ce
p ossib le qu e Lia n e a it en sorcelé celu i-là com m e
clic a en sor celé Pier r e ?
E lle n e se laisse pas in t im id er p a r un état
d ’esp r it si d iffér en t d u sien , il y a en elle ce m atin
u n e force q u e rien n e p eu t d im in u er .
— Ce n ’est p as de Lia n e, r ep r en d -elle, qu e je
su is ven u e vou s p a r ler , je vou s r ép ète q u ’il s ’a git
de m on fils. E t com m e M” Gen t y fa it un geste
pou r l ’in ter r om p r e, elle a jou te : Laissez-m oi vous
r ap p eler qu e Pier r e a eu p ou r père un vr a i P ar i
sien , d ou blé d ’un m alh on n ête h om m e. Cette
accu sa tion , je n e l ’ai en core ja m a is p r on on cée,
tn ais on n i’y ob lige. J e sa is q u ’a vec d es m ots
con ven tion n els ; jou eu r , vive u r , d éb a u ch é, ou
a r r ive à ca ch er tou tes les ign om in ies ; p ou r ta n t
k » fa its r esten t les m êm es. Quan d u n m ar i pr ofite
J e l ’in exp ér ien ce d ’un e jeu n e fem m e p ou r lui
ext or q u er un e sign a t u r e q u i lu i don n e l ’ar gen t
�la
92
ro u e
du
m o u lin
l o o o r t é p a r "e l l e e n d o t , e t q u e c e t a r g e n t e s t l a n c é
ap p o rt P
rt à asSo u v ir u n e p a s s io n
C t e u s e je - sa is pas s ’il y a un au tr e m ot que
m alh on n êteté pou r Qualifier cet a tte-là.
M *G e n t v r e g a r d e a -/ e c é t o n n e m e n t M me L a r n o i s ,
re tte
fe m m e
v ib r a n te
e t p a s s io n n é e
il n e
la
co u -
n i î t p a s ' j u s q u ’à c e j o u r e l l e n e s ’e s t ja m a i s
n la in te , p o u r q u o i v i e n t -e lle c e m a tin fa ir e le p ro c è s
d 'u n h o m m e m o r t d e p u i s t a n t d ’a n n é e s ?
_ C h è r e M a d a m e , d i t - i l , je v o u s a v o u e q u e v o u s
m ’é t o n n e z , je v o u s a i c o n n u e a u t r e f o i s s i c a l m e ,
: r é s ie n é e
A u j o u r d ’h u i v o u s s e m b l e z n e p l u s
v o u lo ir
a cce p te r
ce
qui
e s t,
p re s s io n , u n e tr is te m a is tr e s
p a r d o n n e z -m o i
l ’e s *
a n c ie n n e h is to ir e .
Mm# La r n ois se r ed r esse et d ’un e vo ix fr ém is
san te q u i s u r p r e n d le bâton n ier elle r épon d :
' _ Te r a p p elle cette h istoir e an cien n e, s i
tr iste vou s a vez r aison , p a r c e qu e je n e veu x pas
q u ’elle d evien n e celle de m on fils, et qu e Lia n e,
cette fem m e éton n an te, cette fée, qu i a fa it du
sa u va ge u n P a r i s i e n , est en t r a in d ’appr en d re à
sou m ar i : le jeu et la d ébau ch e. Oh ! n e p r otestez
p as je sa is ce qu e je d is, et je n ’accuse p a s san s
p r eu ves. Moi a u ssi j ’ai d îu é ch ez e u x, m ais je
su is ar r ivée alor s qu e p er son n e n e m ’a tten d a it,
r ien n ’ét a it p r ép ar é p ou r m e r ecevoir , et j ’ai pu
m e r en d r e com pte de leu r vie. Sa vez-vou s ce qu e
cette fem m e ad m irable a fa it en qu elqu es m ois
de m on fils : u n jou eu r ! L ’h ér éd ité e xis t a it , m e
«lirez-vous, et n e d em an d ait q u ’à se d évelop p er ,
c ’est son excu se, m ais l ’im p r u d en te l ’a aid ée. Ah !
je n ’a i p a s été la n gu e à m ’a p er cevoir d u m al qui
m en açait ce foyer . Les a m is a r r iva ien t a v e c cet
a r got d e cou rses q u ’a u tr efois j ’ai con n u. Sar d an ap ale a fa it cen t fr an cs au p esa ge et l ’écu r ie
Roiissac, m a lgr é les m a n œ u vr es de la d e r n i è r e
t a e u r è , a été victor ieu se. Ap r ès le d în er , d în er où
ut c u n e con ver sation sér ieu se ne m ’a p e r m i s
d’ap p r écier l ’esp r it de m a belle-fille, au tou r de
«ables pr ép arées d an s le salon san s q u ’au cu n ord re
a it été don n é, les d om estiqu es con n aissen t les
h a b itu d es, les jou eu r s se son t in sta llés. Mon fils
t en a it la ban qu e, le baccar a est vr a im en t u n jeu
r ecom m an dé a u x fa m illes et a u x am is ; avec
�LA
ROUE
Bu
a t O U L li.
93
qu elq u es car tes P ier r e a d éva lisé ses con vives,
pu is la ch an ce a tou r n é, il a p er d u . Alor s j ’ai
reconn u les r ir es d u pèr e, j ’ai r econ n u ses gest es,
et je n ie su is r ap p elé q u ’on m e l ’a va it ram en é
m or t... accid en tellem en t, ap rès un e soirée m al
h eu r eu se à la r ou lette de Mon aco. La m or t de m on
m ari, je p eu x le d ir e et je n ’en r ou gis .p a s, a été
pou r m oi un e d élivr a n ce ; la m or t du pèr e, com
prenez-m oi bien , s a u va it 1le fils. J ’ai p r is m on
en fan t, je l ’ai em p orté loin de cette ville m a u
vaise, j ’ai t r a va illé pou r lu i com m e la p lu s h u m b le
d es m er cen aires ; ap rès lu i a voir d on n é le jou r ,
je lu i a i d on n é la vie . J ’en a va is fa it un h om m e,
u n sa u va ge c ’est vr a i, m ais un êtr e u t ile, qu i com
p r en ait q u e n ou s som m es su r ter r e p ou r ser vir .
Nous étion s h eu r eu x, je p ou va is son ger au repos,
m a tâch e ét a it fin ie. Un e fem m e est ven u e, en
q u elqu es h eu r es elle a p r is le cœ u r d e Pier r e, ce
eceu r jeu n e et si p u r , elle l ’a p r is p ou r s ’en ser vir .
Ne m e p a r lez p a s de son am ou r, je n ’y cr ois p lu s,
elle vo u la it , a va n t t ou t , ép ou ser u n e for tu n e qu i
lu i p er m ît de vivr e à P a r is, au m ilieu d e ce lu xe
q u ’elle a con n u et q u ’elle p r éfèr e à tou t. Son m ar i,
ce n ’est q u ’u n b a n qu ier a vec lequ el elle con sen t
à vivr e !
Ce r éq u isitoir e ém eu t M° Gen t y, Mmo La r n ois
sou ffre, ce q u ’elle d it lu i sem ble assez ju st e, m ais
il se d em an d e, n e con n aissa n t p as le car actèr e
de cette fem m e, s ’il n e se t r ou ve pas en présen ce
d ’u n e belle-m ère qu i ép r ou ve p ou r sa oelle-fille
u n e h ain e in ju stifiée. Com m en t Lia n e, si in telliKen te, si a d r oite, a-t-elle pu en q u elq u es m ois
am asser au-d essu s de sa jeu n e t ête t a n t de
r an cu n e ?
—
Mad am e, d it -il, je cr ois qu e le p assé vou s
fa it voir le pr ésen t tel q u ’il n ’est pas. Lia n e, je
vou s le con cède, est u n e P ar isien n e ad or an t P ar is,
qui s ’h ab itu er a p eu t-êtr e, u n peu d ifficilem en t, à
vivr e à la ca m p agn e tou te l ’an n ée ; elle est jeu n e
votre fils a u ssi, il fa u t bien qu e jeu n esse se n asse
Laissez-m oi vou s p a r ler en tou te fr a n ch ise ch ère
Mad am e, n e cr oyez-vou s p as qu e ce q u i a r r ive
*e soit le r ésu lta t de l ’éd u cation tr ès sér ieu se,
n iais p eu t-êtr e trop sévèr e, qu e vou s a vez don née
�1 V
ROUE
DU
M O U L IK
94
RU P ie r r e, t e l qu e je Va i vu Van n ée der• ^ n f e fa is a it l ’effet d ’un jeu n e m oin e lan cé I
,1UrC’l vie - il n e con n aissa it pas les ten ta tion s,
’forces p ou r leu r r ésister La pr em ière
V«i est ap p ar u e sou s les t r a it s de Lia n e, il su ch i et je cr ois, je vou s a ssu r e, q u ’il n ’y a pas
îl
r egr etter . La secon d e, c'e s t le jeu , m e
’'f® vou s- Cr oyez-vou s vr a im en t votr e fils perdu
~ ~ L a u -il p ar ie a u x cou rses de tem ps en tem p s
t a u c le soir il fa it un b a cca ia ? M ais/ -clièr e
Mad am e vou s p ou vez n ou s reproch er à tou s le
m êm e for fa it et je su is cer tain qu e vou s n ’y
fer iez a u cu n e a tten tion si Pierr e n a va it eu pour
p ère u n m a lh eu r eu x qu i vou s a fa it sou ffrir. Vou s
L v e z qu e I a m ois ét a it su r tou t un faible p lu s
m t’u n cou p ab le ; ce fa ib le d evin t un jou eu r qu i
fin it m a l, c ’est en core vr a i, m ais ce n est pas un *
r aison p ou r qu e son fils 1 im ite.
Voyon s, qu e p u is-je fair e pour vou s? Vou lez- 1
vou s qu e je p a r le à Lia n e, qu e je lin d ise q u ’il
s e r a i t sa ge de r en tr er qu elqu e tem ps à la Sorcel1
ler îc ? i f fa u t qu e vou s leu r p er m ettiez de faire
ch a q u e a n n ée u n p et it séjou r à Par is. Lian e a id
sa fa m ille, ses a m is, e lle n e p eu t rom pre a vec
son p assé. P lu s t a r d , qu an d les bébés ser on t
ven u s vou s ver r ez com m e t ou t s'a r r a n ger a et
com m e vou s r ir ez de vos in q u iétu d es. Ce ne son t
n u e d eu x en fa n ts qu i s ’a m u sen t , qu e d iable, a va n t
q u ’ils p r en n en t la vie sér ieu se, laissez-les d on *
,
^
t
o
i t
s a n
s
S ’a m u s e r !
,
„
^
S ’a m u ser ! Ah , com m e les atn es de M» Gen t y
e t ' de M mo La r n ois son t loin l ’u n e de l ’a u t r e l
S ’am u ser, c ’est ce m ot-là qu i a con d u it le p ère an
r och er d ’où il s ’est tu é. S ’am u ser, est-ce d on c la
n ou velle r eligion d e ceu x qui r esten t, est-ce p ou r
leu r p er m ettr e de s ’am u ser que t a n t de Fr a n ça is
se son t sa cr ifiés?
,
Mme La r n ois se lè ve . Qu e d ir a it-elle de (tins, cet
hotn m c n ’a p as com p r is son a n goisse e t tou t à
l'betiTe, qu an d elle n e sera p in s là avec son vis a ge
d ou lou r eu x, e lle est p r esq u e cer tain e q u ’en son for
in tér ieu r il r a iller a cette p r ovin cia le qu i s ’éton n e
que son fils, élevé, com m e u n m oin e, ve u ille con
n aître tou s les p la isir s qu e la vie p eu t d on n er .
�I,A
ROUE
«U
M O U U S
95
M a lgr é ses so ixa n t e a n s et tou te la r esp ecta b i
lit é d on t il s ’en tou r e, M° Ge u t y se fa it le com plice
de Lia n e, il ad m et, il excu se t ou t , il fa u t bien
qu e jeu n esse se p asse. Q u ’im p or te si p en d an t ces
q u elq u es an n ées l ’â m e se ter n it p ou r t ou jou r s,
q u ’im p or te si la sa n té m or ale, a u ssi bien qu e la
sa n té p h ysiq u e es t a tt ein t e, q u ’im p or te, il fa u t
bien q u e jeu n esse se p a sse !
M ' Gen t y p eu t p r on on cer des p ar oles en cou r a
gean tes, p r om ettr e qu e Lia n e com p ren d ra le d ésii
de Mme La m o is , la m ère n e l ’écou te p lu s ; elle s ’en
va en com m ettan t l ’in cor r ection in q u a lifia b le de ne
pas r em ercier le bâton n ier qu i lu i a va it con sacré un
tem p s qu e m in ist r es et d ép u tés r éclam en t.
E lle s ’en va em p or ta n t sa m isèr e, elle s ’en va
effrayée de sa solitu d e, elle s ’en va d ésespér ée
•nais non d écou r agée. Ta n t q u ’il y a u r a en elle
qu elq u es for ces, t a n t qu e son cœ u r b a t tr a , il a p
p ar tien t à son en fa n t et ju s q u ’à la d ern ièr e m in u te
de sa vie elle lu t t er a con tr e cette fem m e qu i le
lui a p r is.
XT1
De r etou r à la Sor celler ie Mmo La m o is a va it
com m en cé la lu t t e ; elle s ’ét a it d ’abord a tta qu ée
au gér a n t , am i d e M. Du r cel. Ave c u n e h a b ileté
q u i a u r a it bien su r p r is Lia n e, elle le s u r ve illa it
san s q u ’il p u t s ’en d ou ter. E lle n e r est a it p lu s,
com m e a u x p r em ier s jou r s du d ép ar t de son fils,
en fer m ée tou te la jou r n ée d an s le p a villon ; sa
sa n té, d isa it-elle, lu i im p osa it de lon gu es m ar ch es,
elle n ’ét a it n u lle p a r t et elle ét a it p a r tou t.
En p lein e for ât le gér a n t ét u d ia it les cou p es
q u ’on p o u va it fa ir e : alor s qu e p er son n e n e l ’a va it
p r éven u e MmD La r n ois su r gissa it .
Le gér a n t se t r o u va it d an s les p r és t r a it a n t la
» en te d e q u elq u es bêtes de p r ix : M"1“ La m o is
a r r iva it . Con n u e et r esp ectée, les a ch eteu r s fin issaien f tou jou r s p a r con clu r e l ’a ffair e a vec elle.
Oep u is d es an n ées ces gen s a va ien t l ’h a b itu d e de
�LA
ROUK
BD
M O U L IN
,
„ vec , la patr on n e . de 1a Sor celler ie
sa ch a n t bien qu e m a lgr é tou tes leu r s r u ses fls
«
p o u r r a ie n t
pas la trom per ; ils d isa ien t e .
i
Vile • c ’est un e fem m e q u ’on n e r ou le
'P
m-ü. 'q u i n e vou s r ou le jam ais.
Te Cé-an t s ’éton n ait un peu d ’être r em is au
P la n , m ais M mo La r n ois lu i a va it rappel/ ;
« n i e l l e éta it d ’u n e telle m am er e q u ’il n ’osa it !w
Aire en face q u ’il n ’a va it n u l besoin de ses con seil*
e t de s a p r ésen ce. I l écr iva it bien à M . Du r cel, s o n
am i et con fid en t, • qu e la bete r ep r en ait d u poil
rta bête c ’ét a it Mmc Lar n ois) et qu on n ’a u r ait p .#
r aison d ’elle fa cilem en t. Cer tes le p r ojet de m ctü;e
en action s le dom ain e de la Sorcel en e p ou va it
t ou iou r s êtr e en visa ge, m ais il fa lla it pou sser
P affair e à P a r is, p r ès du p r op r iétair e, ici il n ’y
a va it rien à espér er sa n s a voir reçu des ord res
p r écis et écr its, et les lettr es de M. Lar n ots
n ’éta ien t gu èr e en cou r agean tes.
Un jou r il ord on n ait un e coupe de bois, le len
d em ain il t élégr a p h ia it de ne pas la fa ire ; 1*
sem ain e su iva n te il d isa it de ven d re un e p a ir e de
b œ u fs, q u elqu es jou r s ap rès il écr iva it q u ’il n e se
d éba r r a sser a it d ’aucun e bête a va n t de les a voir
tou tes r evu es. Le gér a n t t r ou va it le patron u n
eosse in su p p or tab le, et si ce n ’a va it été p ou r
M Du r cel il eû t p laq u é cette situ ation ta n t la
cr éation de la société, d on t il d eva it être le
d ir ect eu r a vec de gr os ap p oin tem en ts, lu i sem
b la it loin ta in e.
Le s h ésita tion s du p atr on , les ordres don n és et
r ep r is a v a i e n t un e cau se. Un soir où Pierr e sou f
fr a n t ét a it seul à la m aison , Lia n e a va it été
em m en ée au th éâ t r e p a r des am is, un e lettr e de
H "‘* La r n ois a r r iva . Ce soir -là, d an s son ap p a r
tem en t som p tu eu x, Pier r e s ’en n u ya it. La lettr e
ven a n t de la Sor celler ie lu i ap p orta, m êm e avan t
p i’il l ’eû t ou ver te, u n e fou le de sou ven irs. Son
lom a in e, ses bois, sa r ivièr e, com m e il eu était
loin ! Dan s ces salon s p a r isien s où Lia n e l ’em m e
n ait sou ven t, au m ilieu d ’un e fête il ép r ou vait
u n e ’ a n goisse atr oce, l ’an goisse d ’un ca p tif qui
s ’im a gin e que la p r ison d an s laq u elle on l ’a
en ferm é ne .’ou vr ir a jam a is.
, e c o n
d
�LA
q
ROUE
DU
M O U J.IJ 1
97
Un r ega r d , u n sou r ir e de sa fem m e d issip a ien t
cet ét r a n ge m a la ise, m ais il r est a it tou te la soirée
im p r ession n ab le et n er veu x. Le jeu éta it un d ér i
va t if à sa d étr esse m or a le, le jeu au q u el il
d em an d ait d ’au gm en ter des r even u s qu e Lia n e
tr o u va it in su ffisa n ts. Qu elqu efois la ch an ce le fa vo
r isa it , alor s il a va it un e joie d ’en fan t à d époser
son ga in d an s les m ain s lon gu es et fin es de la
jeu n e fem m e et a vec elle il d iscu t a it ce q u ’elle
for ait d e ce ga in .
La p r op r iétair e de la Sor celler ie sa va it m ain te
n an t q u ’un ch ap eau de fem m e va u t qu elqu efois
au ssi ch er q u ’u n e b elle vach e et q u ’il fa u t ven d re
beau cou p de beu r re et d ’œ u fs p ou r p a yer ces robes
qu i ca ch en t à pein e le corp s des fem m es.
Mais si la ch an ce lu i a va it été con tr air e, s ’il
ab an d on n ait la for te som m e su r le t a p is ver t , la
r en trée au logis lu xu e u x n ’ét a it pas ga ie. F a t i
gu ée, m écon ten te de son m ar i, Lia n e n e d a ign a it
p a r ler qu e pou r lui d ir e qu e d em ain il fa lla it r a t
tr a p er ce q u ’il a va it si follem en t per d u . E t la vie
ch aq u e jou r recom m en çait tou te p a r eille, et l’ierre
com p r en ait de p lu s 011 p lu s la n écessité de tr ou ver
a P a r is u n e sit u a t ion bien r étr ib u ée. Son beau-père
lu i en offr a it ch aqu e jou r : il su ffisa it, d isa it -il,
d ’a vo ir q u elqu es ca p it a u x d isp on ibles. P ier r e, qui
ne con n aissa it pas exa ctem en t l ’éta t de sa for tu n e,
en p a r ler a it p r och ain em en t à sa m èr e.
Ave c u n e h âte joyeu se il d écach eta la lettr e
qu i ven a it de là-bas, et le cœ u r p lein de sou ve
n ir s il eu com m en ça la lectu r e.
Cette lettr e a va it été écr ite p a r M "' Lar n ois
q u elq u es jou r s ap rès son vo ya ge à P ar is, elle
a p p r en a it à Pierr e la t r ist e h istoir e de son père. Un
sen tim en t p ieu x (que le fils, d eva it com pren d re)
a va it r etar d é cette r évéla tion a u jo u r d ’h u i n éces
sair e. Mmo La r n ois 11e p r ia it p a s, a ya n t p eu r que
sa b elle-fille 11e lû t la lettr e et n ’en p r ofitâ t pour
r a iller ces a n goisses m ater n elles, elle écr iva it
sim p lem en t presque r u d em en t, la vér it é ; elle
m on tr ait le d an ger , Pier r e d eva it le com pren d re
et a gir en con séqu en ce. E lle 11e d em an d ait aucun e
r ép on se, la vie de son fils se ch a r ger a it de la faire.
Le p r em ier m ou vem en t de ce gosse aban d on n é
144-iv
�^3
I.A
ROUE
DU
M O U L IN
fu t d ’écr ir e à sa m èr e q u ’il a va it adorée et q u ’il
en core. Il lu i écr ivit tr ès ten d r em en t,
com m e au tr efois. E lle d eva it a vo ir con fian ce en
l u i , il ne vou la it n i l ’in q u iéter n i la faire sou ffrir.
Il a jou ta , sin cèr e, qu e tou t a lla it s ’a r r a n ger , que
Lia n e et lu i r evien d r a ien t au p r in tem p s poirr de
lon gs m ois. Il p r om it de 11e p lu s s ’appr och er d 'u n e
ta b le de jeu p u isq u e s a m èr e en a va it’ si p eu r ; il
p r om it, con n aissa n t son h ér éd ité, de la com battre
avec u n e én er gie qu i éton n er ait Mm" La r n ois, elle
a va it bien fa it d e le p r éven ir . Il écr ivit le m êm e
soir à son gér a n t, arr êta les cou pes ;le bois ord on
nées, les ven tes de bêtes d écidées, et j x mit tou tes
ven tes et cou pes n ou velles il fa lla it s ’adr esser à
Mmo Lar n ois.
Cela fa it , il a lla se cou ch er p lu s joyeu x q u ’il
n ’a va it été d ep u is lon gtem p s.
La let t r e de Pier r e r assu r a M“ ° La r n ois, m ais
elle la fit p leu r er . E lle a va it sa li la m ém oire d ’u n
père, il lu i sem b la it a voir atta q u é un hom m e qu i
ne p ou va it se d éfen d r e. E lle en eu t h on te, et cr u t
q u e son am ou r m ater n el s ’é t a it e xa gér é le d an ger
qu e son en fan t cou r a it. E lle a lla au cim etièr e
d em an d er pard on à ce m or t de P a voir accu sé.
Le p r in tem p s a p p r och a it, Pier r e bien tôt ser a it
là , il r ep r en d r a it sa vie a ct ive, in ter r om p u e p ar
u n e fu gu e à Par is. Ap r ès tou t M" (ien t y a va it
r aison , il fa lla it qu e « jeu n esse se passe. »
Le p r in tem p s a r r iva , les lettr es de Pierr e ne
p r écisaien t r ien , il d isa it « n ous vien d r on s b ien
t ôt, dès qu e Lia n e sera lib r e », m ais il n ’e xp li
q u a it pas de qui d ép en d a it cette lib er té. La sa n té
•le Mrao Dtir cel, c ’éta it un m en son ge don t person n e
n e p a r la it p lu s. En fin 1111 soir de m ar s un e déjiêch e
an n on ça leu r a r r ivée p ou r le len d em ain m atin .
Ave c quel soin Mmr La r n ois passa lq m aison en
r evu e afin de voir si tou t ét a it com m e Lia n e l ’a i
m ait. Sa bello-fille r est a it tou jou r s pou r Pierr e le
d an ger, m ais l ’esp ér an ce, cette ver t u ch r étien n e
qu e la r eligion a va it m ise si p r ofon dém en t en
elle , d em eu r a it. E lle p en sa it q u ’un cœ u r de vin gt tr ois an s 11e p eu t êtr e com p lètem en t in sen sib le et
qu e, loin d e son m ilieu , de scs p a r en t s, d e ses
am is, de cette vie fr ivole qui a va it été la sien n e
a im a it
�I.A
ROUE
I)U
M O U L IN
99
d ep u is sa n aissan ce, Lia n e p o u va it être con qu ise
p a r u n e affection qui se m a n ifester a it ch aqu e jou r .
Au d ébu t du m a r ia ge de son fils, par fier té,
p ou r n e p as en com br er le jeu n e m én age, Mmo Lar n ois s ’ét a it r etir ée d an s u n p a villo n , p en san t
q u ’u n e belle-m èr e d oit se fair e su p p or ter et non
d ésir er . E lle esp ér ait qu e sa belle-fille lu i sa u r a it
gr é d e sa d iscr étion , de son effacem en t et q u ’elle
fin ir a it p a r l ’aim er. Lia n e a va it-elle com p r is le.
sen tim en t qu i la fa isa it a gir e t n e s ’ét a it-elle pas
im a gin é qu e cette r etr a ite ca ch a it u n e a n t ip a t h ie?
Au jo u r d ’h u i MInü La r n ois vou la it tou t ou b lier ,
Pier r e r even a it : ses ter r es, ses bois, ses bêtes se
ch a r ger a ien t de le r ep r en d r e et de le gar d er .
E t ce fu t p ar un jou r de m ar s très en soleillé
m ais en cor e fr oid , qu e le jeu n e m én a ge r evin t.
M">° La r n ois s ’ét a it p r om is de ten d r e les bras à
sa b elle-fille com m e à son fils, e lle vou la it d ir e
d es p aroles affectu eu ses qu i fer a ien t ou b lier leu r
d er n ièr e en tr evu e. L ’a tt it n d c de Lia n e n e le lu i
p er m it pas.
— Bon jou r , Mad am e, d it -elle, en d escen d an t de
l ’au to, vo u s a llez bien ? et san s atten d r e la r épon se,
elle a jou ta : vou lez-vou s ap p eler les d om estiqu es
pou r p r en d r e les va lises ?
Der r ièr e elle, les br as en com br és p a r d es fou r
ru r es et des p a q u ets, Pier r e p a r u t , il t en d it ses
jou es com m e u n en fa n t, p u is il se r etou r n a et
r ega r d a a vec des yeu x, d ’a m ou r eu x : l ’ét a n g don t
Peau b r illa it au soleil, la collin e, où les jeu n es
blés p ou ssa ien t, et les bois q u i com m en çaien t à
ver d ir . Sa p oitr in e se d ila t a , il a sp ir a l ’a ir p u r ,
P a ir de ch ez h ii, et u n sou p ir d ’aise s ’éch ap p a de
ses lèvr es en t r ’on ver tes.
— M am an , s ’écr ia-t-il, com m e il fa it bon ici,
les bois n ou s en voien t d éjà leu r p a r fu m . Sen tezvou s, Lia n e ?
— J ’ai fr oid .
Mmo La r n ois ju gea q u ’elle d eva it laisser le jeu n e
m én age repr en d re seul p ossession de la m aison ;
elle q u it t a , le ch â teau , se r ép étan t q u ’elle éta it
h eu r eu se p u isq u e son fils a lla it r etr ou ver ses
occu p ation s sain es. E lle ét a it h eu r eu se, et p ou r
ta n t elle en ten d ait à ch aqu e in sta n t u n e vo ix durq'
�IO O
f .A
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DU
i u O U L IN
, ..
. i>ai fr oid ». E t m a lgr é le b eau soleil (le
o u i r é c h a u f f a i t t ou tes ch oses elle gr elo t t a it ,
a r c'é t a it au cœ u r , elle, q u 'e lle a va it fr oid.
F t la vie recom m en ça. P ier r e ét a it t r ès occu p e,
m a is Lia n e, n ’a ya n t p a s d 'a m ies, s ’e n n u ya it et
“ gé r a it son en n u i. E lle p a ssa it les jou r u ees
éten d u e su r u n e ch a ise lon gu e à lir e et à fu m er ;
le soir e lle p r é t e xt a it un e m igr a in e p ou r a ller
se cou ch er sit ô t le d în er . E lle d isa it , a vec u n sou
r ir e d olen t q u i im p r ession n a it P ier r e, qu e l ’a ir
de la Sor celler ie ét a it tr op vif p ou r elle, qu e son
cœ u r d élica t, h ér éd ité m ater n elle, n e p ou va it le
^ O u a n t T M“ La r n ois en ten d ait ces m en son ges
elle a va it bien en vie d e d ir e q u e les ciga r et tes
d eva ien t être p lu s m a u va ises q u e l'a ir vif, m ais
se r en fer m an t d a n s le r ôle q u 'elle s 'é t a it im p osé,
elle se t a isa it .
Ave c u n e p a tien ce m er itoir e p lu sieu r s fois elle
offr it à sa b elle-fille d e l'in it ie r à la vie q u 'e lle
m en ait et q u i 11’ét a it p a s d ép ou r vu e d 'in t ér êt , elle
lu i p a r la it de cette la it er ie q u ’elle a va it cr éée, des
bêtes qu i la con n aissa ien t, et a ya n t d evin é l ’âtne
in tér essée de Lia n e e lle ter m in a it en d isa n t :
q u ’u n e la it er ie m a r ch a n t bien , su r veillée d e très
p r ès, d on n a it des ren tes excellen t es su r lesq u elles
l ’É t â t n e p o u va it p r élever au cu n n ou vel im p ôt.
Lia n e écou ta it p olim en t les con ver sa tion s d e
Mm' La r n ois q u ’elle t r o u va it peu va r iées, et pou r
s ’am u ser , e t a u ssi p ou r la p r ép arer à cer tain s
p r ojets q u i ét a ien t su r le p oin t d ’a b ou tir , elle
r ép on d ait :
_ L a m eilleu r e su r veilla n ce est celle q u ’on fa it
exer cer p a r d es p er son n es q u ’on p a ie d 'a p r ès le
bén éfice d 'u n e an n ée ; p lu s les bén éfices son t
b ea u x, p lu s les su r veilla n t s tou ch en t ; a vec ce
p r in cip e-là u n e ferm e r ap p or te le m a xim u m de
ce q u 'e lle d o it r ap p or ter.
M1““ La r n ois e s s a ya it a lor s de p a r ler d es p a y
san s, des ou vr ier s, de tou s ces h u m b les q u i l'en t o u
r aien t, d u b ien q u ’il y a va it à fa ir e d an s ce p et it
coin d e Fr a n ce. Un sou r ir e ir on iqu e a r r êt a it <=on
beau d iscou r s
— Ra p p elez-vou s don c, Mad am e, d isa it Liam e ,
�LA
ROUE
Du
M O U L IN
I •' I
q u ’au d ébu t de m on m a r ia ge, sit ô t ap rès l ’h is
toire éd ifian te d u fer m ier, je vou s ai p r éven u e que
je n ’a va is p a s u n e âm e de sœ u r de ch a r ité. Ne
com p tez ja m a is m e voir cou r ir les ch em in s com m e
vou s le fa ites p ou r répon d re à l ’ap p el d ’u n m ou
r an t ou au cr i d ’u n n ou veau -n é. J e n ’ai h eu r eu
sem en t pou r m oi s u ivi a u cu n cou rs de la Cr oixR ou ge et je n e m e r econ n ais p a s le d r oit de soi
gn er tou t le m on de p arce qu e q u elqu es docteurs
à la m ode m ’on t décer n é un b r evet d ’a p titu d e.
E n en ten d an t ces r épon ses qu e la jeu n e fem m e
se p la is a it à fa ir e ch aqu e jou r p lu s m éch an tes,
Mmo La r u ois se d ésesp ér a it, et la con viction qu e
Lia n e n e ser a it ja m a is p ou r son fils u n e com p agn e
d ign e d ’estim e s ’a n cr a it ch a q u e jou r p lu s for
tem en t en elle. Le séjou r à la Sor celler ie n ’ét a it
q u ’u n e t r êve, le d a n ger m en a ça it tou jou r s P ie r r e!
Il
a r r iva un m atin . M. Du r cel l ’ap p orta a vec
d e belles p h r ases ten d r es et des sou r ir es tr iom
p h a n ts. I l ven a it, d isa it -il, p ou r voir sa ch èr e
fille d on t la sa n té n e le sa t isfa isa it pas. Il ven a it
p ou r voir Lia n e, et p ou r ta n t dès son a r r ivée il
r écla m a it P ier r e, le gér a n t , et tou s les tr ois s ’en
fer m a ien t d an s le bou d oir de la jeu n e fem m e.
P en d a n t p lu s de tr ois h eu r es ils d iscu tèr en t et
n e sor tir en t de la p ièce, où d ’h abitu d e Lia n e
n ’a d m etta it p er son n e, qu e p ou r le d éjeu n er . Le
gér a n t et M. Du r cel r a yon n a ien t, Pier r e éta it p â le
et p a r a issa it m alad e, Lia n e l ’en tou r a it d ’u n e s o lli
citu d e ten d r e qu i su r p r it M m° Lar n ois.
A ce d éjeu n er , t ou s, sa u f P ier r e et sa m èr e,
sem b la ien t jou er u n r ôle ; M. Du r cel d ir ige a it la
con ver sa tion , le gér a n t lu i d on n ait la r ép liq u e, et
Lia n e, a m ou r eu se, n ’a va it l ’a ir d e p en ser q u ’à
son m ar i q u ’elle t r o u va it , d isa it-elle, fa t igu é.
Pierr e m en a it u n e vie de m a n œ u vr e, levé tou s
les jou r s à cin q h eu r es : on ne r ésista it p as à u n e
exist en ce p a r e ille!
Si M “ 0 La r n ois a va it osé, a vec q u el p la is ir ell<
eflV '•épondu q u ’il ét a it p r éfér able p ou r la san té
d e 's o n fils de se lever à la ca m p agn e à cin q
h eu r es du m atin p lu t ô t qu e de r ester , à Paris,*
en ferm é un e p a r t ie de la n u it , d an s u n salon
fcnfumé et su r ch au ffé, au tou r d ’un e tab le à jeu ;
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I.A
ROUE
DU
M O U L IN
,„a is elle s ’ét a it p r om is d ’êtr e p a tien t e et n e vo u
la it pas q u ’un e d iscu ssion ob ligeâ t son fils a
ch oisir en tr e sa fem m e et sa m ure H é la s , elle
s a v a i t d éjà qu e Lia n e ser a it victor ieu se.
'
Le d éjeu n er s ’a ch eva ; pou r la isser le pèr e et la
fille en sem ble, M“ La r n ois a lla it se r et ir er , lors
que qu elqu es m ots de Lia n e ¡ ’arr êtèr en t.
—
Ch èr e M ad am e, d isa it -elle, u e n ou s qu itte?
p as si vit e, il fa it beau , les gib ou lées de ce m atin
ne m e fon t p as p eu r , je vou d r a is m e prom en er
Vou lez-vou s m e fa ir e le p la isir de m accom p agn er ?
St u p éfa it e Mm* La r n ois r ega r d a sa b elle-fille ;
ja m a is d ep u is son m a r ia ge la jeu n e fem m e ne lu i
a va it p a r lé au ssi aim ablem en t. E lle se dem an da
u n pou in q u iète la cau se de ce ch an gem en t. Est-ce
qu e M. T)urcel a u r a it u n e bon n e in flu en ce sur
lia n e et serait-ce q u elqu es obser vation s ju stes
q u i fer a ien t n a îtr e en elle de bon s sen tim en ts?
M a lgr é tou tes ses d écep tion s M™ La r n ois con
ser va it t ou jou r s l ’espoir de ga gn er et de con qu ér ir
ce cœ u r de vin gt -tr ois an s. Ave c qu el p la isir elle
a ccep ta la p r om en ad e proposée 1
L ’au to a tten d a it M. Du r cel, tou jou r s p r essé ; le
gér a n t et Pier r e l'a ccom p a gn a ien t à l a gar e. Les
d eu x fem m es p a r tir en t, vou la n t p r ofiter d ’une
écla ir cie, le m ois de m ar s est ca p r icieu x et le p lu s •
é c l a t a n t soleil ne d u r e p as.
O u b lia n t son cœ u r si d élica t, Lian e m ar ch e vit e,
elle s ’est a p e r ç u e q u ’elle en gr a issa it et p ou r rien
au m on de elle n e veu t perdre sa silh ou ette élé
ga n te ; cette fois l ’h ér éd ité m ater n elle est à
cr ain d r e. Vêt u e d ’u n e robe r ou ge, très cou r te, elle
va sa n s s ’in q u iét er si cette a llu r e r ap id e con vien t
à sa belle-m èr e. E lle a d écidé la prom en ade san s
la con su lter , elle ve u t tr a ver ser u n e p a r tie d es
bois et r even ir p ar le m ou lin . U n e - h e u r e de
m ar ch e, c ’est ce qu e le m éd ecin ordon n e à tou te
fem m e sou cieu se de la beau té de son corp s.
Le d éb u t de cette p rom en ad e r ap id e est silen
cieu x
La r n ois se reproch e ce silen ce com m e
n n c <111ie, m ais elle con n aît si peu sa belle-fille
q u ’elle ne s a it q u e lu i d ir e. Peu t-elle lu i p a r ler de
cette ca m p agn e qu i com m en ce à s ’éveiller , d e ces
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ROUE
OU
M O b l.lf.
ver ger s fleu r is qu i, au m ilieu des gr a n d es p lain es
silen cieu ses, r essem b len t à des r ep osoir s ; des
bêtes q u i son t n ées ces d er n ier s jou r s ; et d ’u n e
p a u vr e p a ysa n n e q u i, ap rès a voir per d u ses t r o if
fils à la gu er r e, va en ter r er sa fille d em ain m atin ,
em p ortée en qu elqu es jou r s p ar un e p ér iton ite
m al soign ée.
Lia n e, Mme La r n ois en est cer tain e, n e l ’écou te
r a it m êm e p as. A qu oi pen se-t-elle cette jolie
fem m e q u i m ar ch e si vit e ; elle t r a ver se les bois
san s les r ega r d er . E lle n ’a p er çoit p as les violett es
q u i se ca ch en t, les ja cin th es qu i se d r essen t
t r iom p h a n tes, les p et it s arb u stes a u x feu illes fr i
leu ses et les cer isier s sa u va ges tou s en fleu r s.
E lle p asse et n e vo it r ien , on d ir a it q u ’elle a u n
b u t à attein d r e.
Le silen ce con tin u e et d evien t p ou r M mo La r n ois
a n goissa n t. Les voilà en h au t d ’un e collin e qu i
d om in e la p la in e, au bas de la r ou te q u ’elles von t
p r en d r e : le m ou lin , la r ivièr e cach ée p a r des
r o sea u x. Lia n e s ’ar r ête com m e si elle vo u la it
r ega r d er le p a ysa ge ; p u is, se r etou r n an t ver s sa
belle-m èr e, e lle d it :
— S i vou s vou lez b ien , M ad am e, n ou s allon s
m ar ch er p lu s d ou cem en t, car j ’ai beau cou p de
ch oses à vou s ap p r en d re.
Mm' La r n o is in clin e la tête, elle n e p ou r r a it
p a r ler t a n t elle est effr a yée, il lu i sem b le que
cette jo lie fem m e va lu i an n on cer q u elq u e gr a n d
m alh eu r . E lle la su it m a lgr é 1111 tr em blem en t de
tou t sou êtr e, car elle n e ve u t p as qu e Lia n e
s ’a p er çoive q u ’elle a peu r . E lle gr elott e, ses
jam b es va cille n t , m ais elle redr esse la t êt e, com
pr en an t qu e l ’h eu r e d e la lu t t e est ven u e Lia n e
l'a em m en ée loin du ch â tea u , de son fils, des
d om estiqu es, de tou s ce u x qu i l ’aim en t, pou r la
fair e so u ffr ir 1 Elle est seu le, m ais va illa n t e, sa
belle-fille n e se d ou te p as de la force que l ’am ou r
m atern el m et en la p lu s d ébile d es fem m es.
— Mad am e, d it Lia n e, de cette vo ix d u r e q u ’elle
*ait si bien pren dre qu an d elle veu t d on n er tles
ord res q u i 11e d oiven t pas êt r e d iscu t és, vou.-. avez
dû vou s r eu d r e com p te qu e je 11c m e plaît, gu èr e
à la Sor celler ie ; cette ca m p agn e, a iou te-t-elle eu
�l t )4
I.A
R O U it
OU
M O U L IN
m on t r a n t la jolie va llée q u i s ’éten d à ses p ied s,
m e don n e le sp leen ; il fa u t com pren d re qu e
ja m a is je n e p ou r r ai y vivr e . D eu x m a la d ies m ’y
gu ett en t : la n eu r a sth én ie d on t ou gu ér it d iffici
lem ent/ et la m ioca r d ite, m on cœ u r n e su p p or te
p as cet a ir vif. Le m éd ecin vou s exp liq u er a q u e
je su is t r ib u t a ir e d ’un e h ér éd ité d on t m a m èr e est
r esp on sable. C ’est p ou r P ier r e e t p ou r m oi u n
gt o s en nui.Lia n e r ega r d e sa belle-m ère. M™ La r n ois
m ar ch e les m ain s cr isp ées le lon g de sa robe ; ses
ye u x fixen t le m ou lin , la r ivièr e, elle atten d .
— Vou s com p ren ez, r ep r en d la jeu n e fem m e
q u e n ous n ou s aim on s tr op p ou r son ger à u n e vie
sép ar ée ; tou t l ’h iver n ous avon s ch er ch é u n e solu
tion q u i ne n ous ob ligeâ t p as à vivr e loin l ’u n d e
l ’au tr e. J e vou s a vou e q u e je n e p ou r r ais su p
p or ter q u e m on m ar i p a ssât d es m ois ici et lu i
sou ffr ir a it , soyez-en sû r e, ca r il est ja lo u x ’ d e m e
sa voir seu le à Par is.
V° - X w Ve q U C U a l , e
M 1” 0 L a r n o i s i n t e r r o g e :
n e ,u i “ » « a it p a s ,
— Qu e vou lez-vou s d on c fa ir e?
— C ’es t lon g et d ifficile à vou s exp liq u er . Vo u s
sa vez, d it -elle a vec u n sou r ir e plein d e sou s
en ten d u s, qu e je n e su is pas un h om m e d ’affaires
La
b a ta ille
est
fa i t g u è r e a tte n d re .
co m m en cée,
la
ré po n se
ne
se
- V o u s n ’a ve z p a s besoin d ’êtr e un h om m e
d affair es p ou r m e d ir e la vér it é, et p u is, si vou s
vou lez bien n ous allon s p a r ler en tou te fr an ch ise
il est in u t ile de m e p r ép ar er à en ten d re u n e so lu
tion q u e vou s a vez tr ou vée.
Lia n e a un gest e d ’in sou cia n ce, ses ép a u les
m in ces se leve.it , ap r ès t ou t sa belle-m èr e a
,
Par bon té sim p le bon té, elle vou la it E
^
gen t im en t , Pier r e Pen a ch a r gée, la gr an d e d éci
sion p r ise ce m atin .
- J e cr ois, Mad am e, d it-elle, q u e vou s ne
xm r r ez q u ’a p p r ou ver ce qu e m on m a r i, con seillé
p a r m on père, a d écid é.
e
- Ali ! s ’écr ie M™ La r n ois a vec u n e iron ie qu i
f.o isse Lia n e M. Du r cel est d an s la com bin a ison ?
Cet t e fois la jeu n e fem m e se t r ou ve attaqu ée*
�Ï.X
ROUE
DU
M O U L IN
l ’effacée d evien t m éch an te, e lle se r évèle p lu s
belle-m èr e q u ’elle n e le p en sa it ; a vec qu el p la isir
Lia n e va la r en seign er . To u t est d écid é, Pier r e a
d éjà d on n é d eu x sign a t u r es. A quoi bon pr en d r e
t a n t d e m én a gem en ts a vec cette fem m e q u i n e
p eu t rien .
—• Ou i, r ep r en d -elle, M. Du r cel est com m e vous
le d ites d an s la com bin aison , h eu r eu sem en t p ou r
m oi et p ou r votr e fils, ca r si je n e l ’a va is p a s eu
p o u r n ou s d éfen d r e, vot r e bon té, votr e ch a r ité
ch r étien n e eu ssen t en fer m é n otre jeu n esse d an s
cette Sor celler ie d on t vou s vou s êtes ér igée la
ga r d ien n e, ou se d em an de à qu el t it r e ?
Le p r in tem p s en tou re ces d eu x fem m es q u i se
d isp u t en t si âp r em en t, le p r in tem p s a vec sa ten
d r esse, sa d ou ceu r et cet a p p el à l ’am ou r qu i
m on te d e la ter r e, s ’éch a p p e des n id s et des fleurs
q u i von t éclore. Le soleil fa it étin celer la r ivièr e,
d éb a r r a ssé d es n u a ges le ciel est p u r , t ou t est
b ea u .
— E t vou s, s ’écr ie Mmo La r n ois, vou s, où com ptez-vou s don c en fer m er la jeu n esse de m on fils?
La Sor celler ie n e vou s p la ît pas, p ar ce qu e vou s
n e p ou vez y a voir con tin u ellem en t les am is qu i à
P a r is vou s en tou r en t, a git a n t d eva n t vou s un
éter n el en cen soir . Vou s vou lez b r iller , êtr e a d u
lée d an s les fêtes où la for tu n e de m on fils vou s
p er m et de fa ir e fig u r e ... M ais qu e d ésir ez-vou s
d on c de p lu s? Vou s p a sser ez l ’h iver à P a r is, l ’été
ici, votr e cœ u r le su p p or ter a . Vou s d evez, c ’est
votr e d evoir , fair e cette con cession à votr e m ar i.
Vo u s cr oyez qu e vos tab les à jeu , vos fem m es
a u x a llu r es équ ivoq u es e t a u x con ver sation s
in ep tes, p ou rr on t r em p la cer tou t ce qu e m on fils
aim e ici. Vou s cr oyez qu e vou s p ou r r ez, san s
d an ger pou r le bon h eu r de votr e m én a ge, fa ir e de
P ier r e, h a b itu é au t r a va il d ep u is son en fa n ce, un
p a r esseu x? Vou s vou s trom p ez, m on fils ne se
con ten ter a p as de cette vie.
— J ’en su is cer tain e, Mad am e, rep r en d Lia n e
avec lin r ir e qu i fa it fr isson n er sa belle-m èr e,
a u ssi je n ’ap p r en d rai pas à votr e fils la p aresse ;
au con tr air e, n ous a llon s seu lem en t lu i appren d re
à t r a va iller in t elligem m en t . J u so u ’à ce jour,
�jo6
LA HOUE DU MOULIN
P ier r e n 'a été q u ’u n m a n œ u vr e m al r ét r ib u é. Si
n ou s a vion s pu ca u ser tr a n q u illem en t , si vou s
ne vou s étiez p as em p ortée d ’u n e m an ière qu i
tn ’a su r p r ise, je vou s a u r a is exp liq u é ce qu e
d ésor m ais il va fair e, et vou s eu ssiez t r ou vé que
p ou r u n e fem m e a u x a llu r es équ ivoqu es et a u x
con ver sa tion s in ep tes, j ’a i a ssez de bon sen s.
La d er n ièr e p h r ase est u n r ep r och e. Mroo La r n ois
s ’excu se san s con viction .
J e n ’a i p a s p a r lé d e vou s, m ais de votr e
en tou r a ge.
—
P eu t-êtr e, il est vr a i qu e vou s ne m ’a vez p as
ép a r gn ée. J ’aim e les fêtes, m ais à m on â ge c ’est
a ssez n a t u r el ; j ’y b r ille, gr â ce à J a for tu n e d e
vot r e fils. 11 est p r éfér able p ou r son h on n eur que
ce soit lu i q u i la possède. M ain ten an t qu e je vo u s
ai m on tr é le peu d e p oids de vos a ccu sation s
vr a im en t tr op p r ovin cia les, je va is vou s e xp liq u e r
la com bin aison D u r a i-I .a r n o is . Écou tez bien car
c ’est u n e com bin aison q u i va n ou s r ap p or ter b ea u
cou p d ’a r gen t et qu e vou s au r iez pu fa ir e d eou is
lon gt em p s.
v
Le d om ain e de la So r celler it , qu e vou s a vez si
gén ér eu sem en t d on n é à votr e fils le jou r de n otre
m a r ia ge, va êtr e m is en a ction s. I,e gér a n t actuel
sera n om m é d ir ecteu r , m on p èr e secr étair e gén ér al
e t l’ier re p r ésid en t d u con seil d ’a d m in istr ation
11 p r ésid er a ce crthseil à l’a r is où sera le siège de
lf. s° cl<:'t<:'- ^ co,n n ie ¡1
« n a ssez gr an d n om bre
d action s, il p ou r r a, si vou s le d ésir ez, vo u s en
p a sser qu elqu es-u n es.
Lia n e et M - Lar n ois son t a r r ivées p r ès d e la
r ivièr e ; p a r t a q u in er ie p er ver se, len tem en t, la
jeu n e fem m e se d ir ige ver s l ’île où l’ier r e et elle
se son t fian cés, elle sera h eu r eu se de sign ifier
ses volon tés à M»« La r n ois au m êm e e m l^ t
îlle n en ch aîn e sou fils.
Le d om ain e de la Sor celler ie m is en act.on s,
le gér a n t m a îtr e ab solu , P ier r e aban d on n an t
ses ter r es, ses bois, sa m aison , t ou t ce q u ’il
a t a n t aim é, ce n ’est p as p ossib le! Si cr u elle
qu e soit Lia n e , elle n e p eu t d em an der u n oar eil
'
sacr ifice I
, Cou r b ée v r « ’a ter r e, M™ La r n ois m arch e à
�LA
ROUE
DU
M O U I.IN
107
côté rte cette jeu n e fem m e tr iom p h an te Ce p r ojet,
q u i n e d oit êtr e en core q u ’un p r ojet, tr ou ble t e l
lem en t la p a u vr e m ère q u ’elle n e tr ou ve p as tou t
d e su it e les m ots q u ’elle vou d r a it d ir e. E lle s son t
pr ès du ban c des fia n ça illes, M mo La r n o is s ’en
so u vien t ; ép u isée, elle tom be su r les p lan ch es de
bois. Debou t Lia n e la con tem p le ; com m en t a-t-elle
p u a vo ir p eu r de cette p et ite fem m e, com m en t
a -t-elle pu cr ain d r e son in flu en ce su r Pier r e, elle
n e se d éfen d m êm e p as !
Ver s sa belle-fille, les m ain s de Mmo La r n ois se
ten d en t com m e si elle vo u la it la su p p lier
— Voyon s, d it-elle, h ésit a n t à ch aqu e m ot, ce
n ’est p as p ossible, je n ’ai p as c o m p r is ... la So r
celler ie' m ise en a ct ion s !
E t Lia n e, r a illa n t , r epren d :
—‘ M ais ou i, et n ous ch er ch on s des sor cier s
p ou r les pren d re.
— N e r iez p as, je vou s en p r ie, l’h eu r e est trop
gr a ve. Lia n e, la Sor celler ie, m ais c’ept à m oi : c ’est
u n e ter r e qu i a p p a r t ien t à m a fa m ille d ep u is des
siècles, j ’y su is n ée, je ne p ou r r ais m ’en sép ar er ,
ce n ’est pas cela qu e vou s vou lez.
t
— Pou r qu oi l ’a vez-vou s don n ée ?
— M ais je l ’ai don n ée p ar ce q u e . . . p ar ce que
je su p p osais qu e m on fils en ser a it le gar d ien
fid èle, le d ép ositair e d ’un h ér ita ge qui 11e lu i
a p p a r t ien t pas. Ce d om ain e se t r a n sm et d an s
n otre fa m ille com m e se tr a n sm et n otr e nom ;
p er son n e, p as m êm e P ier r e, n ’a le d r oit de le
ven d re.
— Le d r oit, vou s vou s tr om p ez ou vou s ign o
rez la loi. De p ar n otre con t r a t , fa it p a r votr e
n otair e, la Sor celler ie n ’a p p a r t ien t p lu s q u ’à
Pier r e, il en est le m aîtr e, elle ne vou s r evien t
■jue si votr e fils m eu r t sa n s h ér itier .
M "10 Lar n ois se débat.
— La loi, la loi, est-ce qu e cela a ja m a is exist é
en tr e u n e m ère et son en fan t ? Pierr e sa it bien que
le d om ain e est à m oi et q u ’il ne p eu t en d isp oser .
— C ’est -e qu i vou s tr om p e, il p eu t et il en a
d isp osé.
Qu e d ites-vou s, c ’est im p ossib le, m on fils
n ’est p as un m alh on n ête hom m e.
�Io S
u n
BO U E
DO
M O U L IN
_ Te su ;s t ou t à fa it d e vot r e a vis et il a sign é
u n a cte q u ’il a va it le d r oit de sign er .
Mm' La r n ois se lève, elle attr ap e le b r a s de sa
b elle-fille et d ’un e vo ix r au q u e, h a leta n te, elle
d em an de :
, ,
_ Q û ’a-t-il d on c sign é t
Ave c q u elle joie Lia n e lu i cr ie la vé r it é :
_ L ’a cte d e ven t e de la Sor celler ie à la société
D u r cel et C1« ; les p r em ièr es sign a t u r es on t été
éch a n gées ce m atin .
,
L ’a cte de ve n t e ! Mm* La r n ois n ’ét a it p as p r é
p arée à en ten d re ces m ots-là ; l ’acte de ven te, m ais
c ’es t la con d am n ation de son fils!
E lle répète, n e p ou va n t p a s cr oir e :
_ L ’acte de ven t e, l ’acte de ven te !
_ M a is ou i, r épon d Lia n e qu i ve u t en fin ir ,
vou s p en sez bien qu e n ou s n e p ou von s vivr e à
P a r is a vec les r en tes qu e n ou s avon s a ctu ellem en t,
la com bin aison de la société n ou s en don n e le
d ou ble, c ’est u n e jolie opér ation . A q u oi cela sertil, je vou s le d em an de, d ’a voir ici des h ecta r es et
dés h ecta r es, d ’êt r e u n gr a n d p r op r iétair e t er r ien ?
Je p r éfèr e, je vou s l ’avou e, à ce m ou lin en r u in es,
u n bel liôtel a ven u e d u Dois, e t la ven te d u m ou
lin et d es p r és q u i l ’en tou r en t n ou s le don n era.
Les ye u x de Mmo La r n ois fixen t la jeu n e fem m e,
e t d ’u n e vo ix d u r e où il y » d e la colèr e e t de la
d ou leu r, elle répète :
_ Vo u s vou lez qu e Pier r e ven d e a u ssi le m ou
lin et les ter r es, m ais vou s n e savez don c p a s q u ’il
les aim e et q u ’il les a désir és p en d a n t d es m ois
et d es m ois ?
_ Peu t-êtr e, répon d Lia n e avec ar r oga n ce, m ais
c ’ét a it au tr efois, a va n t n otre m a r ia ge ; le p a ssé
p ou r lu i n ’exist e plus.
_ je cr ain s q u e vou s n e d isiez la vér it é, m ais
m oi je su is la gar d ien n e de ce p assé et je vou s
p r évien s qu e je va is le r ap p eler à m on fils. Nous
ver r on s si Pier r e oser a r en ier ses affection s, et
b r iser cout lien a vec sa m ère.
La figu r e de Lia n e ch a n ge, Mme La r n ois n ’est
p as si fa cile q u ’elle le cr oya it. E lle s ’a tt en d a it à
d es r ep r och es, à des lar m es, elle s ’a tt en d a it à
un e r ésign a tion d ou lou r eu se, m ais voilà q u ’elle
�LA
KOUE
DU
M O U L IN
rog
te t r ou ve en face d ’un e fem m e q u i p r éten d de
m an d er des com ptes.
E lle con n aît la fa ib lesse de son m a r i, elle sa it
q u ’il aim e et q u ’il r esp ecte sa m èr e, les p r em ièr es
sign a t u r es seu les son t d on n ées, il n e fa u t p as que
Pier r e su b isse les r ep r och es q u i p ou r r aien t le
fa ir e h ésit er à ter m in er l ’affaire.
Ave c u n e iron ie cin gla n te, elle repr en d :
— Vo u s vou lez offr ir à vot r e fils la gr a n d e
scèn e : l ’h ér ita ge, les a ïe u x, la r econ n aissan ce
filia le, tou t ce qu e votr e im a gin a tion étr iq u ée de
p r ovin cia le va vou s su ggé r er Mais je vou s répète
p ou r la d ern ièr e fois qu e c ’est in u t ile, la -Sorcel
ler ie est ven d u e d ep u is ce m a t in , les sign a t u r es
son t d es ch oses d on t, je p en se, vou s con n aissez
la va leu r . Notr e vie est d écid ée, Pier r e ser a com m e
m on p èr e un hom m e d ’affaires. Da n s peu d ’an n ées,
d ir igé , con seillé p a r ce M. Du r cel qu e vou s d éd ai
gn ez, votr e fils a u r a u n e sit u a t ion q u ’il n ous d evr a
et je vou s assur e q u ’a vec cet a ven ir en p er sp ective
il b r iser a a isém en t t ou t lien qu i lu i sem b ler a u n
jou g. Vou s n ’a vez p a s l ’in ten tion , je p en se, de
lu t t er a vec m oi ; fau t-il vou s r ap p eler qu e je su is
sa fem m e et q u ’il m ’aim e p a ssion n ém en t!
Mmo La r n ois lie se con tien t p lu s, tou te la h ain e
q u ’elle a va it p ou r sa belle-fille, et qu e son âm e de
ch r étien n e s ’effor çait de com battr e, se r éveille.
E lle cr ie :
— I l vou s aim e, c ’est, h elas ! la vér it é et vou s,
vou s êtes a ssez ad r oite p ou r lu i fa ir e cr oir e qu e
vou s l ’aim ez, m ais je lu i m on tr er ai qu e seu le
votr e am bition vou s a gu id ée. Votr e am ou r, qu el
m en son ge ! c ’éta it le r ich e m a r ia ge qu e vou s ch er
ch iez. M ain ten a n t qu e vou s a vez le m ar i et la
for tu n e, votr e am b ition n ’est p a s en core sa t isfa it e,
vou s vou lez qu e d ’a u tr es, qu e ce m ar i soi-d isan t
aim é, vou s ad m ir en t ; q u ’im p or te qu e la vie
d ésir ée p a r vou s lu i d ép laise ! Vou a ordon n ez, il
obéit. Pierr e n ’est p lu s q u ’un p a n t in don t vou s
t ir ez les ficelles. Mon fils, qu e je vou s a va is don n é
h on n ête et t r a va illeu r , ne d evien d r a pas un in u
tile. Cela , vou s en ten d ez b ien , Lia n e, je ne le
p er m et tr a i ja m a is. Ava n t de vou s a p p a r ten ir
Pier r e m ’ap p a r tien t.
�1 .1 0
LA
R OUE
DU
M O U L IN
—
E t qu e vou lez-vou s don c fair e, r epren d la
jeu n e fem m e a vec violen ce, vou s 11e p r éten d ez
p as n ou s en fer m er d an s cette »Sorcellerie d on t
n ous n e som m es p lu s les p r op r iétair es ? J e vou s
p r évien s qu e tou t e séqu estr ation ser a it in u t ile,
j ’a i d es p a r en ts et d es am is q u i s ’occu p er aien t
de m oi.
Mme La m o is n ’en ten d p as les sar casm es d e sa
b elle-fille ; avec une- voix gr a ve et d ou lou r eu se,
elle r ép ète :
— Lià n e , je vou s le d is p ou r la d ern ièr e fois, je
n e vou s p er m ettr ai ja m a is de perdre m on en fan t.
La vie t elle qu e vou s l ’en visa gez le con dam n e. 11
m e sem ble qu e vo u s ven ez de m ’exp liq u e r com
m en t il va m ou r ir . Rap p elez-vou s qu e je n ’h ési
ter ai d eva n t r ien p oin sa u ver m on fils, tou s les
m oyen s m e ser on t bon s ; ne vou s en p r en ez q u ’à
vou s de ce qu i p eu t ar r iver .
M a lgr é elle, le ton , l'a llu r e , les ve u x d e '
M'“« La m o is p lu s en core qu e ses parole^ im p r es
'
s i o n n e n t Lia n e, elle s ’éloign e de sa belle-m èr e
cette p etite fem m e lu i fa it p r esqu e p eu r C ’est ,nufolle, et la folie m ater n elle est la p lu s d an ger eu se
E lle fa it qu elqu es pas à recu lon s n e se r e n d in t
p as com p te qu e d err ièr e elle, p lu s effr ayan te q u e
M“ « La m o is , est la r ivièr e au cou r a n t rapide
gr ossie p ar les p lu ie s du p r in tem p s. P ou r u ’
pas m on tr er ce m ala ise q u i est en elle et
q u i gr a n d it d e m in u te en m in u te, elle r a ille
**en core.
— Tou s les m oyen s vou s ser on t bon s m es
com p lim en ts ! P ou r u n e ch r étien n e p r a t iq u a n t e
t ou jou r s fou rr ée d an s les églises, vou s a vez u n e
Morale qu e j ’adm ire. Mais com p ren ez don c
M ad am e, q u e t ou t est in u t ile et q u e P ier r e n e
peu t p a s r en ier sa sign a t u r e. Dem a in n ou s
q u itter on s la Sor celler ie p ou r n ’y p lu s r eve
n ir , vou s u- p ou vez p lu s rien fair»
.1 .-st
trop tar d .
~
Tr op tard ! qu elqu es secon des
1,1 rh ois se
t a it ; est-ce p ossib le qu e son lils soit per d u et
q u ’elle n e p u isse le sa u ver ?
lîlle se redr esse et se r ap p r och an t de Lia n e et
de cette r ivièr e q u i b ou illon n e, alfolée p a r ces
�LA
ROUE
DO
M O U L IN
I I I
m ots qu i sem blen t con fir m er le d ésastr e en tr evu ,
elle s ’écrie
— Tr op tar d p ou r la m ère, m ais il r este la
fem m e. Vou s, Lia n e, p r ès de Pierr e, vou s, vou s
êtes t ou te-p u issa n te, je ve u x que vou s le fa ssiez
ren on cer à ces p r ojets. Un e d écision h â tivem en t
p r ise ne p eu t êtr e va la b le, et p u is, je su is tr an
q u ille, vou s vou s a r r a n ger ez tou jou r s a vec
MM. Du r cel et Cie.
M ép r isa n te, la jeu n e fem m e h a u sse les ép au les.
— Mon D ieu , M ad am e, si vou s n ’étiez p a s la
m ère d e m on m ar i, je vou s d ir a is qu e vou s êtes
folle ; com pren ez d on c qu e n otre d écision est
ir r évoca b le, Pierre et m oi n ou s n e vou lon s et n ou s
ne p ou von s en ch a n ger . La con ver sa tion su r ce
su je t , cr oyez-m oi, se p r olon ge in u tilem en t
M ain ten a n t Lia n e n ’a p lu s q u ’une id ée : s ’en
aller , fu ir cette ile q u ’un gr o s n u a ge ren d sin ist r e,
fu ir cette eau gr ise au cou r a n t si r ap id e, fu ir cette
fem m e qu i se r ap p roch e d ’elle et d on t le m asqu e
d ou lou r eu x lu i fa it peur.
P ou r ta n t elle n e r essen t a u cu n e p itié. Mmu Lar n ois est sa belle-m èr e, u n e belle-m èr e r ab at-joie
qu i ne perm et pas q u ’on s ’am u se et qui vou d r a it
o b liger sa belle-fille à t r a va ille r com m e u n e fer
m ière. Au x ye u x de Lia n e, M™ La m o is est u n e
m an iaq u e d an ger eu se, q u ’elle exècr e et q u ’elle 11e
r ever r a ja m a is. Cet t e scèn e, r acon tée à P ier r e,
exa gér ée p a r elle, sera le p r ét ext e d ’un e r u p tu r e
q u ’elle ju ge n écessa ir e p ou r la t r a n q u illit é d e son
a ven ir .
•
D ’u n geste br u squ e Mmo La m o is a sa isi le bras
de Lia n e, et sa m ain n er veu se le serr e p lu s qu e
de r a is o n .
— Vou s 11c vou s en ir ez p as d ’ici, d it-elle, a va n t
q u e vou s ne m ’a ye z p r om is qu e ja m a is vou s
11’ob liger ez votr e m ari à ven d re son d om ain e. Je j
ne ve u x pas qu e vou s lui im p osiez u n e p a r eille
sou ffr an ce, je ne ve u x p as le voir p leu r er je n e
ve u x pas qu e vou s en fa ssiez un m alh on n ête
h om m e, cou r a n t tou s les tr ip ot s de Par is,
La p a tien ce de Lia n e est à bou t, elle essa ie de
se d éga ger , m ais n ’y r éu ssit pas.
Laissez-m oi, cr ie-t-elle, je fer a i d e P ier r e
�112
LA
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DU
M O U L IN
re qu e bon m e sem ble et vou s n ’a llez p as con ti
n u er à m ’en n u yer de la sor te. Ab r u tissez-vou s à
la ca m p agn e si cela vou s p la ît , m ais laissez-n ou s
au m oin s jou ir de la vie.
Celt e fois l ’étr ein te de M m0 La r n ois d evien t t er
r ib le, sa colère lu i d on n e u n e force effr ayan te ;
elle secou e la jeu n e fem m e, elle 1» b a t tr a it si elle
y p en sait.
— Ah ! ta isez-vou s, s ’écr ie-t-elle, vou s n e savez
pas ce qu e la d ou leu r d ’un e m èr e p eu t lu i fair e
faire. Votr e vie, est-ce q u ’elle com p ter ait p ou r m oi
lor sq u e celle de m on en fa n t est en jeu ?
Un r ir e q u i tr em b le, u n e vo ix qu i a p eu r lu i
r ép on d en t.
— Alor s, si je vou s gên a is vou s n ’h ésiter iez pas
à m e su p p r im er . Méfiez-vou s, cette m en ace p ou r
r a it vou s m en er loin . En tou t cas n ie voilà p r é
ven u e : je sa is ce q u ’il m e r este à faire. Lâch ezm oi, et qu e cette com édie se ter m in e.
— Ta isez-vou s, il n ’y a p as de com édie, il me
sem ble au con tr air e qu e t ou t s ’éclair e. Mon fils
ét a it h eu r eu x, la vie s ’o u vr a it d eva n t lu i tou te
d r oite, très b elle : il ser va it , il p r otégea it, il a id a it
Vou s êtes ven u e, vou s, la ten ta tion , vou s êtes
ven u e pour lui m on trer le d a n ger eu x ch em in pou r
lu i d ir e q u ’il n ’ét a it su r terre qu e p ou r s ’am u ser
et jou ir , vou s êtes le m au vais an ge en voyé par
l ’esp r it du m al pou r le p er ver tir . Moi, la m ère
11101 qu i lu i ai don n é la vie, m oi, la gar d ien n e dé
son âm e, je va is pou r sa u ver m on fils vou s d é
tr u ir e !
Le bras de Mm* Lar n ois qui tien t si for tem en t
Lia n e se r a id it et, avec u n e vigu eu r su r p r en an te
ch ez u n e fem m e qu e la d ou leu r sem b la it avoir
an éa n tie, elle pou sse sa belle-fille ver s cette eau
Sri se et bou illon n a n te. Lia n e pou sse un cr i t er
r ib le ; elle a com p r is le d a n ger , son corp s se dresse
d ésesp ér ém en t, elle ten d les m ain s pou r s ’accr o
ch er qu elqu e p a r t, m ais à cet en d r oit la ben re
ron gée p a r l ’eau est à pic. La jeu n e fem m e d is
p ar aît, la r ivièr e la r eçoit et le cou r an t l ’em porte
vers la rou e du m ou lin qu i tou r n e là-bas a vec
tan t de fr acas.
Au h a u t de la b er ge, im m obile, Mmo La r n ois
�LA
ROUE
DU
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113
r este là . A-t-elle con scien ce de son gest e, com p r en d -elle q u ’il a été m eu r t r ier ? E lle su it la robe
r ou ge q u i s ’en va si vit e, elle d it p r esqu e à h au te
vo ix : « Lia n e se m eu r t » ; p u is ses ye u x ap er çoi
ve n t tou t à cou p la roue du m ou lin et d an s un
écla ir elle d evin e ce qu e les gr a n d es p a lettes de
bois vo n t fa ir e du corp s ch ar m an t.
A cet in sta n t seu lem en t la raison r evien t dan t
son cer veau affolé p a r la d ou leu r : elle com pren d
ce qu e son gest e a fa it , elle com pren d q u ’elle a
tu é !
L ’h or r eu r qu i m on te en elle la cou vr e d ’un e
su eu r d ’a gon ie, elle a un cr i d ’effroi, de r egr et , de
r ep en tir , et vo u la n t sa u ve r Lia n e q u ’elle h a it
p ou r ta n t, elle se je t t e d an s la r ivièr e.
Le fr oid la sa isit , en gou r d it ses m em bres ; elle
n a ge m a l, a r r ive à pein e à se d éfen d r e con tr e le
cou r a n t, et ch er ch e en va in la robe r ou ge. Alor s
elle ne sa it p lu s, ce fr oid q u i l ’en tou re lu i fait
sou h a iter la m or t, p ou r qu oi vivr e p u isq u ’il fa u t
ta n t sou ffr ir ? E lle est p r esq u e san s con n aissan ce
q u an d elle 'sen t qu e des bras la sa isissen t et l’em
p or ten t. E lle b a lb u tie : la robe r o u g e ... la robe
r o u g e ... le m o u lin ... et p u is un e vér it a b le
syn cop e fa it cr oir e à celu i qu i vien t de la sa u ver
q u ’il n e r ap p or te au ch â tea u q u ’un cada
XIII
P en d a n t des jou r s et des jou r s les r eligieu ses
q u i so ign a ien t Mmo La r n ois d ésesp ér èr en t de la
sau ve! : un e fièvr e cér ébr ale, com p liqu ée de
pn eu m on ie. Ch a q u e m atin le m éd ecin s ’a sseya it
près du lit de la m alad e, il r ega r d a it le visa ge
ém a cié qu e la m or t fr ôla it, les m ain s q u i tou jou r s
se ten d a ien t ver s le vid e, et les lèvr es br û lées par
la fièvr e q u i r ép éta ien t san s cesse : la robe r ou ge,
la robe r ou ge, le m ou lin !
Il con n aissa it l ’a ccid en t deven u n u d ram e
�H
4
K O U lî
u ii
M O U L IN
i l sa va it q u ’a u cou r s d ’u n e p r om en ad e,
fa ite a vec sa belle-m èr e, la jeu n e M™ La m o is
ét a it tom bée d an s la r ivièr e gr ossie p a r la fon te
«les n eiges. Le cou r an t l ’a va it em portée ver s la
tou e d u m ou lin ; en q u elqu es m in u tes le corp s de
la jeu n e fem m e fu t b r oyé, e t ■pour le m a r i fou
de d ou leu r , au cu n d éb r is h u m a in n e p u t être
r etr ou vé. Ave c u n cou r a ge q u e t ou t le m on de
ad m ir a it, M mo La m o is s ’ét a it p r écip it ée a u secou r s
d e sa b elle-fille, e t si u n p a ysa n t r a va illa n t d an s
un p r é n ’a va it en ten d u son cri de d étr esse, la roue
eû t fa it u n e secon de victim e.
1
e m éd ecin r esta it lon gtem p s d an s l a ch am bre
de la m alad e, non pas q u ’il ch a n geâ t le t r a it e
m en t m ais i l a va it p it ié de cette m èr e d é l i r a n t e
q u i , sa n s s ’en d ou ter , r en ou vela it ch aqu e jou r la
d ou leu r d e son fils.
D ep u is q u e ses fer m iers a va ien t en levé Pierr e
de la r ivr ère d an s la q u elle il s ’ét a it jet é, il p a r a is
sa it p r esq u e au ssi in con scien t q u t sa m èr e. Au
cu n e m alad ie n e le fa isa it sou ffr ir , n iais son
cer veau sem b la it n ’être occu p é qu e p^ r son ch a
gr in . Il ob éissa it a u x r eligieu ses q u i lu i d isa ien t
d e m an ger , de se cou ch er , et le T e s t e du tem ps
il le p a ssa it a ssis su r u n e ch a ise, au pied d u lit d e
sa m ère, la r ega r d a n t et l 'écou tan t d élir er . Quan d
M n,B La r u ois cr ia it : « La robe r ou ge, le m ou lin »,
il se d r essa it, cr oya n t vo ir ce d ram e d on t il n e
con n a issa it qu e la fin. Des sa n glot s silen cieu x
r ép on d aien t a u x cr is de la m ère fct p en d an t des
h eu r es, sa n s qu e r ien ne p û t le calm er , Pierr e
p leu r a it.
Au b ou t de d e u x m ois de sou ffr an ces où les
n u it s ét a ien t p lu s p én ibles qu e les jou r s, u n m a
t in , Mn"’ La m o is se Teveilla sa n s fièvre et ses ye u x,
q u i sem b la ien t d ep u is si lon gtem p s n e r ien voir ,
r ega r d èr en t a tten tivem en t le d octeu r et les r e li
gieu ses q u i gu ett a ien t ses m oin dres gestes
11 v eu t d an s la ch am bre 1111 m om en t d ’in ten se
ém otion . Pierr e, si in d iffér en t à tou t, a tten d ait
lu i a u ssi les m ots qu e la m alade a lla it pron on cer.
E lle d it d ’u n e vo ix fa ib le qu i sem b la it sor tir d ’um
tom be :
— Mon fils, m on p etit.
�LA
R O IfE
OU
M O U L IN
Ce m atin -là Pier r e ét a it en core p in s p â le que
<l’h abitu d e. »Ses gr a n d s ch eveu x em m êlés, sa barbe
pas fa ite, son costu m e n oir q u ’au cu n lin ge blan c
u ’écla ir a it, sou lign a ien t son ch a n gem en t p h y
siq u e. La d ou leu r l ’a va it m ar qu é d ’un sceau qu i
n e s ’effacer ait p lu s. M™ La m o is le r egar d a avec
d es ye u x q u ’a u cu n d élir e n e t r ou b la it , elle le re
ga r d a p en d an t p lu sieu r s m iiju tes, p u is se tou r n a n t
vers le d octeu r et les r eligieu ses, en m on tr an t son
en fa n t, elle d em an da : '
— M ais, qu e lu i a-t-on fa it ?
E t com m e aucun de ce u x q u ’elle in t er r ogea it
n ’osa it répon d re, ce fu t Pierr e qui d an s un sa n
glo t e xp liq u a :
"
— Lia n e est m or te, m am an , m a p a u vr e Lian e.
L ia n e ! ce n om r a p p ela à Mmo La r n ois tou t ce
q u e la fièvre lu i a va it fa it ou b lier d ep u is d eu x
m ois, Lia n e r essu scita Parti eu x p assé, le gest e
m eu r tr ier . Lia n e ét a it m or te, tuée p ar elle !
Su b item en t a u tou r d ’elle t ou t s ’écla ir a , elle
so r tit des tén èb r es qui d ep u is des jou r s et des
n u it s l ’en tou r a ien t, elle en sor tit cou p ab le, sen tan t
p la n er au -d essu s d ’elle l ’accu sation Rlle se sou
leva , ten d a n t les bras :
— Par d on , p ar d on , cr ia-t-elle ; m ais l ’effort
a va it été tr op gr a n d , elle r etom ba su r ses o r eil
lers sa a s con n aissan ce.
Les r eligieu ses s ’em p r essèr en t et le d octeu r ,
m écon ten t, d it à Pier r e :
— Mon en fa n t, si vo u s - vou lez con ser ver votr e
m ère, il fa u t lu i évit er des ém otion s p a r eilles ;
tou t ce q u i tou ch e à l ’h or r ib le d ram e la b ou le
ver se et la b ou lever ser a lon gtem p s en core.
Vou s a vez com p r is le cr i q u ’elle vien t de pousj i i le vou s d em an de p ard on , elle qu i a ten té
l’iuijMjssible, de n ’a vo ir pas sa u vé celle que vous
lim iez. E lle vou s d em an de pardon de vivr e alor s
que votre fem m e est m orte. Son gez à ce qu e sou
cer veau qui h ier en core n ’a va it a u cu n e idée lu
cid e, a dû t r a va ille r pou r a u jo u r d ’h u i se sou ven ir ,
son gez îi ce que vos lar m es lui on t fa it de m al. La
sa n té de votr e m ère dépen d de votr e cou r age ; si
elle vou s voit t r iste, m a lh eu r eu x, in con sola ble,
in a ct if com m e vou s l ’a vez ôté d ep u is d eu x lue.is.
�LA HOUE DU - m o u l i n
rœ n r o u i a t a n t besoin de calm e s ’affolera,
Tou s ne pou rr on s l ’em p êch er de sou ffr ir et tou te
souffrance chez, elle p eu t d even ir m or telle
Cela d it le d octeu r se r ap p r och a de M™ I.arn ois
nui com m en çait à ou vr ir les ye u x il recom m an da
le p lu s gr a n d calm e et s ’en al a tr ès m qu ie . Il
cr a ign a it qu e cette m ère et ce fils, qu i a va ien t été
s i h eu r eu x, n e r etr ou va ssen t ja m a is le bon h eu r
e t la p a ix Le d ram e d u m ou lin , com m e 011 l ’apn ela it d an s le p a ys , n ’a va it pas fa it q u ’un e
vict im e ' a ctu ellem en t Pierr e sem b la it in cap able
de r éa gir de cach er son ch a gr in , et le docteu r
r ed ou tait qu e M“ e La r n ois, sor ta n t affa iblie d ’un e
si lon gu e m a la d ie, n e p û t su p p or ter la d ou leu r
d e son en fa n t. I l la con n a issa it d ep u is de lon gu es
a n n ées, il la sa va it u n e m ère passion n ée q u ’au cu n e
au tr e a ffection n ’a va it ja m a is d ist r a ite de son
am ou r m ater n el ; si Pier r e ét a it m a lh eu r eu x r ien
ne la con soler ait.
. . .
E t la vie con tin u a . Mmo La r n ois n 'a va it p lu s n i
d élir e n i fièvr e, m a is son éta t gén ér a l n e s ’a m élio
r a it gu èr e, elle ét a it d ’un e fa iblesse in q u iét a n t e,
p a r fois elle p a ss a it des jou r n ées en tièr es san s
vou loir pr en d r e au cu n e n ou r r itu r e. Les r eligieu ses
la gr on d a ien t ; si elle ne fa isa it a u cu n effor t, elle
11e gu é r ir a it jam a is. E lle r ép on d ait en m on tr an t la
ch a ise où son fils p ou r obéir au m éd ecin n e ve
n a it p lu s s ’asseoir : « A qu oi bon », et sa p h ysio
n om ie d even ait si d ou lou r eu se que les sœ u r s
n ’osa ien t p r on on cer les m ots q u i con solen t.
En fin , un m a tin de ju in , un de ces m atin s bén is
u d Dieiî sem ble a voir en voyé su r la terre tou t le
p a r a d is, M mo La r n ois q u itt a son lit . Sou ten u e p a r
les d eu x sœ u r s q u i l’a va ien t soign ée a vec t a n t de
d évou em en t, elle a lla ju s q u ’à la fen être ou ver te
su r le ja r d in eh fleu r s, et là , se cr am p on n an t à
la bar re d ’a p p u i, elle r egar d a cette ca m p agn e
en fête. Les p r a ir ies lu i sem b lèr en t p lu s b elles
q u ’elle n e les a va it ja m a is vu es, la for êt p lu s
som br e et p in . m ystér ieu se ; l ’eau de l ’ét a n g ét in
cela it au soleil, m ille p et it s in sectes dan saien t
au -d essu s d ’elle, et les blés d éjà J>londs m ettaien t
d e l ’or su r la collin e.
Ave c u n e jou issa i ce profon de elle r esp ir a l ’a ir
�LA
ROUE
DU
M O U i:
117
p u r et em bau m é, cette b r ise lu i d on n a des for ces
n o u velles, et il lu i sem b la , elle q u i cr o ya it la
ch ose im p ossib le, q u ’elle vo u la it vivr e en core Ses
b r a s q u itt èr en t la b ar r e d ’a p p u i, ses m ain s s<
levèr en t ver s le ciel b leu , su p p lia n t es, elles de
m an d a ien t p ar d on a u Cr éa teu r d ’a vo ir suppr im é
une d e ses cr éatu r es. E t la m agn ificen ce de c<
jo u r d ’été, ces fleu r s écloses, la for êt ver t e, la col
lin e b lon d e lu i d on n èr en t u n m om en t l ’illu sio n
q u e son geste a va it été ju st e et q u ’elle a va it t u é
p ou r d éfen d r e ces fleu r s, cette for êt, cette collin e.
Mais vo ilà q u ’elle ap er çu t sou s ce ciel de fêt e,
t r a ver sa n t la p r a ir ie, son fils ; il ven a it ver s le
p a villo n . Ne se d ou t a n t p a s q u ’on l ’ob ser va it ,
Pier r e m a r ch a it san s r ega r d er les fleu r s q u i l ’en
t ou r a ien t , les bêtes q u i s ’a p p r och a ien t a tt en d a n t
le gest e ca r essan t, il m a r ch a it a vec sa d ou leu r
p ou r com p agn e. Les m a in s de M mo La r n ois r etom
bèr en t d écou r a gées, elle eu t h on te d ’a voir ép r ou vé
u n e jou issa n ce si gr a n d e à r esp ir er cette b r ise p a r
fu m ée q u ’u n e a u tr e n e r esp ir er a it p lu s, elle eu t
h on te d ’a voir cr u q u ’elle a va it le d r oit de tu er
p ou r sa u ve r un e ter r e qu i lu i sem b la it êtr e la ga r
d ien n e de son en fa n t, elle eu t h on te d ’a voir ou b lié
p en d a n t qu elqu es m in u tes le r em or d s q u i p esa it
si lou r d em en t su r sa vie.
Pier r e ven a it, d ep u is p r ès d e q u in ze jou r s elle
ne l ’a va it pas vu , le m éd ecin a ya n t e xigé cette
sép ar ation n écessa ir e, d isa it -il. Il ven a it les lèvr es
closes com m e les au tr es ; le d octeu r et tou s ceu x
q u i a p p r och a ien t la m alad e r efu sa ien t de lu i p a r ler
d u d ram e où elle a va it fa illi la isser sa r aison .
Bien des fois, p en d a n t q u e la fièvr e lu i la is sa it
q u elq u e r ép it, Mme La r n ois a va it d ésir é d ir e au
d octeu r la vér it é, t a n t elle vo u la it p a r t a ge r avec
q u e lq u ’un l ’h or r ible secr et. Les a tt en tion s, le!
bon tés, le d évou em en t, tou s ces t ém oign a ges dt
sym p a t h ie q u ’on lu i p r od igu a it la m et ta ien t lion
d ’elle , il lu i sem b la it q u ’elle a ccep t a it d es ch oses
a u xq u elles elle n ’a va it p as d r oit, et q u ’un ca ch ot
et d es ju ges c ’ét a it t ou t ce q u ’e lle m ér it a it . E lle
a va it tu é p ou r satuver son en fa n t , cir con sta n ce
a tt én u a n te, m a is le gest e r e s t a it le » Atn e *t Dieu
n e le p er m etta it pas
�uA
P ie r re
v e n a it,
ROUE
que
M O U L IN
s a v a it-il?
Dan s
quel
é ta t
a v a it-o n r e tr o u v é L i a n e ? E l le v o u la i t s a v o ir ; si
le d o u t e r ô d a i t a u to u r d e s o n fils , e ll e le d e v i n e
n t,
to u t
v a la it m ie u x
p e n d a n t s a m a la d ie
que
c e tte
in c e r titu d e
qui
l ’o b s é d a i t .
Pierr e ve n a it , elle q u itt a la feu etr e ou ver te su r
le ja r d in en fleu r s, elle q u it t a avec r egr et cet
h orizon de p a ix, ce ciel eu fête, elle d em an d a un
fa u teu il et p r ia ses dévou ées in fir m ièr es de la
laisser seu le. E lle ét a it for te, ce soleil la gu é r is
sa it et elle et son fils a va ien t t a n t de ch oses à se
^ P ie r r e ven a it, les r eligieu ses s ’en allèr en t avec
m ille r e c o m m a n d a t i o n s et M™ La r n ois a tten d it, s i
a n -oissée, que m a lgr é la ch au d e tem p ér atu r e elle
fr isson n a it. E lle en ten d it les p a s len ts, elle en
ten d it la v o i x t r iste répon d re au b ou jou r d * . s
sœ u r s, elle en ten d it la p orte s ’ou vr ir . Son ém oi fu t
tel q u 'elle fer m a les ye u x pour s e r ecu eillir ;
qu an d elle les r ou vr it son fils ét a it là. E lle vo u lu t
p ar ler , elle ne le p u t , elle ten d it scs br as.
O u b lia n t
to u te s
le s
r e c o m m a n d a tio n s ,
P ie rre
s ’a g e n o u i l l a d e v a n t e l l e e t c a c h a n t s a t ê t e s u r c e s
gen ou x
m a in s
qui
l ’a v a i e n t
a m a ig rie s
de
ta n t
la
be rcé ,
il
c o n v a le s c e n te
p le u r a .
Le s
care s sè re n t
la c h e v e lu r e e n d é s o r d r e , e t m ê la n t s e s la r m e s a u x
s ie n n e s e lle
tr o u v a le s m o ts
q u i a p a is e n t le s d o u
le u r s d e s e n fa n ts g r a n d s e t p e tits .
_ M o u c h é r i, to n c h a g r i n e s t le
m ie n ,
il
ne
fa u t p a s écou ter le d octeu r et te cach er p ou r p leu
r er. .. J ’ai m al a u t a n t qu e t u as m al, m ais à d eu x,
t u ver r a s on sou ffr e m oin s. Ce qu i est a ffr e u x ...
va, je le sa is bien , c’est d ’être seul avec la d ou
leu r , de n e p ou voir eu p a r ler à p er son n e, et de
ne ren con trer qu e des visa ges in d iffér en ts. Moi, tu
m am an , j ’ai un cœ u r sem blable au tien t u s.iis
bien q u ’a u tr efois n ous pen sion s tou jou r s
m ém o : je com m en çais n u e p h r ase que t u fin is s e s .
n o u s r etr ou ver on s cette in tim ité qui fa-isait n otr e
jo ie ,'t u ver r a s q u ’elle n ou s con soler a O h ! n ou s
il’ou blier on s pas ie sais bien que c ’est im p ossib le,
mai« tu es je u n e .'., les au tr es m it besoin de t oi,
à com m en cer p a r ta p a u vr e m a m a n . 1. tu n ’as p as
le d r oit de te dérober à la vie qui te r éclam e.
�I.A
ROUE
DU
M O U L IN
llg
Vo yon s, calm e-toi, je vou d r a is voir ton vis a ge , ce
ch er vis a ge d on t 011 m ’a p r ivée ; le d octeu r , ce
vieil am i, p r ét en d a it qu e t a pr ésen ce m e fa isa it
du m al. J e veu x voir si cette ord on n an ce cr u elle,
si bien su ivie , t ’a été sa lu ta ir e.
Ave c un e force qu i l ’éton n e elle-m êm e, Mmo Larn ois sou lève la tête de son fils, et p assion n ém en t
le r egar d e.
Pier r e n ’a p lu s son vis a ge d ’en fan t ; ses ye u x
cla ir s, si r ieu r s, sem b len t s ’êt r e a gr a n d is ; des
cer cles b istr es les en tou r en t, ces ye u x- là o n t trop
p leu r é. D e u x r id es d escen d en t d u n ez fin ju s q u ’à
la bou ch e sen su elle ; des r id es à vin gt -t r ois an s !
L a sou ffr an ce d u m a r i, le d éch ir em en t de
l ’a m a n t, son t in scr it s s u r ce vis a ge en lettr es
in effa ça b les. Le s m ain s d e la m ère tr em b len t, ses
ye u x 11e p eu ven t r eten ir les lar m es, sa gor ge les
sa n glot s. C ’est elle q u i a cau sé tou te cette sou f
fr an ce, c ’est son gest e qu i a ter n i l ’écla t de ces
prunelles'-' et qui a fa it n a îtr e les r id es d ou lou
r eu ses. E lle a tu é p ou r le sa u ver , elle a t u é pour
q u ’il v iv e ; vivr a -t -il?
- Mon D ieu , m urm ura-t-eïre, a yez p it ié de m oi!
Pier r e s ’a p er çoit d e l ’a n goisse de sa m ère il se
sou vien t d es r ecom m an d ation s du d octeu r et des
r eligieu ses : il fa u t lui cach er votr e p ein e, tou te
ém otion d oit être évitée. Il se r ed r esse, s ’assied
tou t près de la con valescen te et p r en a n t en tr e ses
gr a n d es m ain s les m ain s a m a igr ies q u i trem blen t,
il p a r le :
— Mam an , 111a p a u vr e m a m a n ... te voilà gu é
r ie, tu as été bien m a la d e ... j ’ai eu p eu r pou r
t o i . . . Ah ! n ous som m es bien m a lh e u r e u x... m ais
qu an d tu seras l à . . . qu an d je p ou r r ai vivr e avec
t o i . . . com m e a u tr efois, je cr ois qu e j ’a u r ai p lu s
île c o u r a g e ... c’est si t r ist e d ’êtr e s e u l... Sais-tu
q u e d ep u is le jou r , l ’a ffr eu x j o u r ... je n ’a i pas
p u r en tr er d an s le c h â t e a u ... Pen d a n t t a m a la d ie,
j ’ai d em eu r é d an s ce p a villon , m ain ten a n t je
cou ch e ch ez n otre fer m ier d es Cr e u x, il a per d u
sa fem m e, lui a u ssi, n ou s n ou s co m p r e n o n s ...
Qu an d tu seras bien et for te et v a illa n t e ... avec
toi, je r evien d r a i d an s n otr e m aisou qu e j ’a im ais
t a n t ... Tu en lèver a s ce a u ’elle a la issé, il fa u t
�120
L**
i v 'j u i î ,
DU
M O U L IN
q u e t ou t d is p a r a is s e ... J e n e ve u x p as r evoir ces
o b je t s ... ces ch oses qu i lu i on t ap p ar ten u et qui
ne lu i ser vir on t p lu s jam a is.
Un lon g sa n glot secoue le corps de Pier r e, un
sa n glot q u i se ter m in e p a r u n cr i. Mmo La r n ois
p en ch e la tête et ferm e les ye u x, elle n ’a jam ais
ta n t sou fier t ! Il lu i sem ble qu e sou cœ u r cesse de
battre.
D ’un e vo ix sou rde, Pierr e s ’écr ie :
— J ’ai besoin de toi, il y a des d écision s à
p r e n d r e .. . Sa is-t u , c ’est a ffr eu x ce qu e je va is te
d ir e .. . Lia n e, m a p a u vr e Lia n e n e r epose n u lle
part.
— M ais, m u r m u r e M mo La r n ois, je ne sa is r ien ,
on m ’a tou t c a c h é ... Cette in cer titu d e bou lever se
m on c e r ve a u ... La vé r it é, qu e ceu x q u i m e soi
gn a ien t on t r efu sé de m e d ir e, m e sou la ger a .
Racon te-m oi tou t, tou t ce qui s ’est passé cet h or
rib le jou r ; ap r ès, j ’en su is cer tain e, j ’ir a i m ieu x
e t j ’au r ai p lu s de cou rage.
P ier r e h ésite, il r ega r d e sa m ère, il la vo it si
a n xieu se, q u ’il pen se, m a lgr é l ’a vis d u d octeu r ,
q u e la vér ité a p aiser a ce cer veau q u e tr ou blen t
en core les fan tôm es cr éés p a r le d élir e.
— Mam an , d it -il, en a p p u ya n t sa tête con tr e les
gen ou x m ater n els, l ’a ccid en t qu e tu m e r acon ter as
un jou r , qu an d tu seras bien , tu le con n ais ; m oi
je l ’ign or e en core ; tou t ce q u e je p eu x te d ir e,
c ’est ce qu i s ’est p a ssé, a p r è s ... J e d escen d ais de
voitu r e, et je r ega r d a is com m e je le fais ch aqu e
fois, l ’ét a n g, la collin e, les b o is ... Tou t à coup
j ’ap er çois, tr ès loin , un hom m e qu i p a r a issa it
m ar ch er a vec p ein e t a n t sa ch a r ge ét a it lourde.
J e le r egar d e a tt en tivem en t , je ne sais p ou rqu oi,
je r econ n ais u n de n os jou r n a lier s, et je m ’a p er
çois q u ’il porte un corp s. Pressen tan t un m alh eu r ,
ih ! on p eu t d ir e qu e j ’ai sen ti ve n ir la m or t, je
.ou r s ver s cet hom m e, je cou rs si vit e q u ’en q u el
qu es secon des je su is près de lu i. J e te vois, tu c»
si pille q u ’un e p eu r affreu se 111’étr ein t. J e ve u x
te pr en d r e, ¿’a r r a ch er de ses br a s, m ais le p a ysa n
m e cr ie : « N e vou s a r r êtez p as, ici, je fera. _'e
q u ’il y a à fair e, a llez là-bas, à la r ivièr e d on t je
•ors la p a u vr e d am e et tâch ez q u ’on arr ête la m au
�LA
ROUE
DU
M O U L IN
121
d it e roue qu i a d û fa ir e d u jo li t r a va il ! » J e su is
r ep a r ti com m e un fou , n e co m ^ e n a n t p as en core
q u ’il y a va it un e a u tr e vict im e. J 'a r r ive près de la
r ivièr e, au bord de l ’eau je vois d eu x de n os fer
m iers a vec leu r s fem m es et leu r s e n fa n t s .. .
rou e du m ou lin n e t ou r n a it p lu s. J e m ’approch e,
les fer m ier s m ’a p er çoiven t, se t a isen t , se décou
vr en t, et s ’éca r ten t pou r m e la isser passer . E t je
vo is, m am a n , qu e n otr e r ivièr e si bleu e l ’été, si
b elle, cette r ivièr e su r la q u elle en fa n t j ’ai tant
jou é, n ’est p lu s q u ’u n r u issea u r ou ge, u n r u isseau
d e sa n g ! . . . J e n e com pren d s p as, je d em an de des
exp lica t io n s, ceu x qu i m ’en tou r en t d étou r n en t la
tête et se t a isen t ; en fin un p a ysa n qu e je m alm èn e
m e r acon te qu e la d am e q u i se p r om en ait a vec toi
d an s l ’île est tom bée, qu e t u as vou lu la sa u ve r et
q u ’im p or tées p a r le cou r a n t vou s a vez fa illi tou tes
les d eu x êtr e p r ises p a r la r ou e. 11 con clu t en
d isa n t : # H eu r eu sem en t qu e J ean a sa u vé n ot ’
d am e, la roue n ’en a t u é q u ’u n e! »
Mam an , m am an , j ’ai ép r ou vé u n e a n goisse si
t er r ib le qu e j ’ai bien com p r is q u ’il s ’a gis sa it de
Lia n e ; je sa va is q u ’elle se p r om en ait a vec toi, que
vou s étiez p a r t ies en sem ble. P ou r ta n t j ’ai cr ié,
a li ! je m e le r a p p elle bien , in su lt a n t tou s ceu x
q u i se t a isa ien t : « Ce n ’est p a s m a fem m e qui
est tom bée, ce n ’est p as elle qu i se p r om en ait a vec
Mn,° I.ar n ois ; répon d ez don c ! » Le silen ce, ces
vis a ge s qu i se d étou r n a ien t sign ifia ien t l ’a r r êt de
m or t d e m a p a u vr e Lia n e. C ’ét a it elle, m am an ,
elle, si jolie, si jeu n e, si belle, elle qiie j ’a im ais
t a n t , qu e la roue a va it tuée. J e m e su is jeté d an s
la r ivièr e r ou ge ; je vou la is la fou iller , arr ach er à
cette eau qu i s ’en a lla it si vit e , tou t ce qu i r esta it
d ’elle, je vou la is r etr ou ver ce corp s qu e j ’ad or ais.
H é la s! je n ’ai pas p u , ce r u isseau r ou ge, ce r u is
seau t ein t é p a r son sa n g, c ’ét a it un e ch ose atr oce ;
nies fer m ier s m ’on t em p orté à m oitié tou. Dep u is,
je vis, j ’essa ie de vivr e , m ais m a jeu n esse es*,
m or te, je n e su is p lu s q u ’un vieilla r d qui esp èr e,
ne m ’en ve u x pas m am an , qu e la fin est proch e.
Sa n s fa ir e u n m ou vem en t qu i t r a h ir a it son
in q u iét u d e, M mo La r n ois a écou te ce r écit qu i
l ’ap aise. Pier r e, com m e les a u tr es, ign or e qu e sa
\c
�122
LA
ROUK
OU
M OTJl.rN
un
est u n e vict im e ; il cr o it >
^l' ssÎ ,< à
a ccid en t. Person n e n e se d ou te de la vér it é p er
son n e ne sa it q u ’il y a eu cr im e. Si elle osa it , elle
rem ercierait Dieu .
.
Blot t i con tr e ses ge n cu x, com m e a u tr efois
Pierre est là , il a tten d les p a r oles qu i con solen t,
il a tt eu d , d éjà m oin s m alh eu r eu x.
Da n s u n e cou r te p r ièr e la cr im in elle im plor e
Celu i n u i d on n e les pein es et les joies ; elle de
m an de des sou ffr an ces p h ysiq u es et m or ales,
P exp ia t ion la p lu s ter r ib le la tr ou ver a prête
p ou r vu qu e son en fa n t ign or e sa fa u te et q u 'il
soit h eu r eu x.
,
.
Tr ès fa t igu ée, ce son t d e d u r es ém otion s pour
une c o n v a l e s c e n t e , M™ La r n ois r ep r en d :
— Mon p et it , je te rem ercie de m ’a voir d it ce
q u 'on m ’a t a n t ca ch é, m a in ten a n t je com pren ds
tou te t a p ein e et je la p a r ta ge. Tu veu x sa voir à
ton t ou r ce qu i s ’est p a s s é ... a va n t. H éla s! c ’est
t r è s s im p le .. • E n ca u sa n t on n e s ’ap er çoit p a s du
ch em in p a r co u r u .. . n ou s tr a ver son s les bois, n ous
som m es d an s l’î l e . . . u n fa u x p a s ... un geste
q u ’on n e p eu t p r évoir e t qu e r ien n ’em p ê ch e r a .. .
un cor p s qu i se p lie, qu i t r ou ve le vid e, un cr i, et
c ’est fi n i . . . D e va n t la r ivièr e je reste im m obile,
r ega r d a n t le cou r an t r ap id e, n e com p ren an t pas.
Mais t o u t à cou p j ’aper çois Lia n e, sa r o i*
r o u g e ... q « i s ’en va ver s la roue du m o u lin ... Je
d evin e ce q u i va se p a sser , je m e jet te à l ’ea u ,
m ais je n a ge m a l, le fr oid m e sa isit , je c r i e ... je
m e d é b a t s .'., et je m ’évan ou is. J e vo u la is, a h ! je
te le ju r e, sa u ver cette p a u vr e fem m e. H éla s ! Dieu
ue l ’a pas per m is. Me p ard on n eras-tu de vivr e
qu an d celle qu e tu a im a is n ’est p lu s?
Pierr e pren d les m ain s de Mra" La r n ois, ces
m ain s qu e la cr a in te et la faiblesse on t cou ver tes
de su eu r , il les serre d an s les sien n es, les porte à
, ses lèvr es, et les em br asse avec un e violen ce qu i
ép u ise la con valescen te. Sa tête se r en ver se su t
le d ossier du fa u t e u il, et les ye u x clos elle écou te
son fils sa n s l ’in ter r om p r e, e lle n ’en o p lu s la
force.
Mam an , tais-toi, lie d is ja m a is une chose
p a r e ille ... m ais si je t ’a va is perd ue, q u ’est-ee que
fe m m e
�I .A
R O T IE
DU
'M O U U N
12 3
je ser a is d even u ! Tu es m a m am an , je ne p eu x
p as t ’exp liq u e r ce qu e je r e s s e n s ... m ais tu fais
p a r tie d e m oi-m êm e .. . ta sou ffr an ce est la m ien n e,
n ou s n ’a von s, com m e n ou s d ision s au tr efois, q u ’un
seu l cœ u r , et t u sa is bien q u ’on n e p eu t p a s vivr e
san s son cœ u r . Ta is-toi, je d evin e ta fa t igu e, tu
n ’en p eu x p lu s ; t es p a u vr es m ain s qu i avou en t
ta fa ib lesse vou d r a ien t fu ir m on étr ein te je les
ga r d e, il fa u t q u ’e lle s s ’ap aisen t. On d ir a it qu e tu
as p eu r , m a m am an , tu tr em b les, tu te sou vien s,
j ’en su is cer tain , il n e fa u t p lu s te sou ven ir ! J e
ve u x qu e tu g u é r is s e s ... Rap p r och ou s-u ou s de la
fen être, réch auffe-toi ait soleil, r ega r d e com m c il
fa it beau . C ’est p ou r n ou s con soler , pou r a p aiser la
sou ffr an ce m ise p a r lu i su r la t er r e q u e Dieu a fa it
d es jou r n ées p a r eilles. Rega r d e les roses qn i son t
tou tes en fleu r s, sen s-tu leu r p arfu m qu i m on te
ju s q u ’ici ? Rega r d e l ’ét a n g, la collin e, les bois
que tu a im a is, écou te la ch an son de l ’été, en ten d s
les in sectes q u i ch em in en t, les o isea u x q u i ch a n
ten t p r ès de leu r s n id s et le m u r m u r e des feu illes
qu i les cach en t. Resp ir e cette br ise qui vien t on
ne sa it d ’où e t qui sem ble ap p or ter des sen teu r s
n ou velles, c ’est la vie q u ’elle n ou s don n e. Re
ga r d e, et n e te sou vien s p as q u ’u n e a u tr e ne ver r a
p lu s ja m a is ces roses p ar fu m ées, la collin e qu e les
blés fon t si belle, et les b ois... J e sou ffr e d éjà
m oin s d ep u is qu e je t ’a i d it tou te m a p ein e... tu
ver r as, nous- p ou r r on s vivr e sa n s elle. C ’est
a ffr eu x p ou r ta n t de pen ser q u ’un jou r n ou s p leu
r eron s m oin s et qu e n ou s aim er on s de n ou veau les
ch oses de la terre qu i son t si b elles... Mam an ,
p ou rqu oi l ’ai-je con n u e, p ou r qu oi l ’ai-je aim ée,
p ou r q u oi est-elle m or t e? J e n ’ai ja m a is fa it de
m al, j ’ai t ou jou r s aid é les m a lh eu r eu x, je n e com
p r en d s p as, je n ’ad m ets pas q u ’on m ’im p ose cette
sou ffr an ce. J e n e sa is p lu s ce qu e je d is. Non , je
11e m e r évolt e p as, j ’accepte l ’ép r eu ve p ou rvu qvrDieu te gu ér isse et te laisse su r la ter r e p r ès de
m oi, tou t p r ès de m oi... m am a n ... m am an .
�T.A
p on t;
DU
M O U I.IN
XIV
Au jou r d 'h u i M m0 La r n ois q u itt e le p a villon
o u ’elle ét a it ven u e h a b iter au m om en t d u m a r ia ge
de son fils De la m alad ie q u i a fa illi l ’em p orter
elle" est r em ise, elle se sen t m êm e p r esqu e au ssi
forte qu e l ’an p assé. Ce m a t in , de bon n e h eu r e, ■
d es p a ysa n s on t em p orté ses m eu bles, elle sait
r etr ou ver a sa ch am bre d ’a u tr efois. E lle sait
au ssi qu e celle de Lia n e est in ta cte, et que c ’est
elle qu i d oit r an ger cette p ièce p lein e d ’objets
p er son n els, si in tim es ; son fils le désire !
Ce r a n gem en t q u i, d an s tou te au tr e cir con s
tan ce ser a it u n d evoir p ieu x, va être pou r elle u n e
ch ose affr eu se, m ais elle a u r a le cou rage de le
fa ir e p u isq u e Pier r e n e ve u t p as r evoir tou t ce qu i
a ap p ar ten u à cette m orte t a n t aim ée. E lle p eu t,
elle d oit sou ffr ir , la sou ffr an ce lu i p a r a ît ju ste.
E lle s ’atta r d e d an s le p a villon ; d eu x h eu res
son n en t, elle est en core là , r ega r d a n t ces pièces
d ém eu blées, si t r istes, ces p ièces où elle a vécu
les jou r s les p lu s d ou lou r eu x de sa vie. E lle va de
l’u n e à l ’a u tr e, r even a n t p r ès de la fen être, h ési
ta n t à d escen d re l ’esca lier , en proie à u n m ala ise
m or al qu i l ’an éa n tit.
Au ch â tea u 011 l ’atten d , Pier r e a p r om is de ve n ir
ce soir ; d ep u is la m or t de Lia n e il n ’a p as en core
eu le cou r a ge de p én étr er d an s cette m aison où le
p a ssé dem eure.
E n p en sa n t à son fils q u i ve u t essa yer de re
pr en d r e un e vie n or m ale, elle s ’en va . E lle tr a ver se
le p arc san s r em ar qu er qu e septem bre fa it r ou gir
les vign es-vier ges et qu e les fleu r s d ’ar r ièr e-saison
a u x tein tes vive s son t tou tes ép an ou ies. E lle a p J
oroch e de cette m aison où Lia n e ne ren tr era p lu s,
Mie en ap p r och e a vec l ’a ttitu d e et le cœ u r d ’une
coupable^
La voilà d eva n t le per r on , les sou ven ir s se
d r essen t et l ’a ssa illen t . C ’est d ’abord l’ar r ivée d u
jeu n e m én age : or a ge, p lu ie, ven t ; p u is le m écouc m
’e l l e
�LA
R O U E
DU
M O U L IN
125
ten tem en t de Lia n e parce qu e son m an teau est
tach é. C ’est u n soir ; P ier r e a am en é sa jeun<
fem m e su r le per r on , il a p assé le br as a u tou r de
sa t a ille , il se p en ch e ve r s elle et lu i m on tre
l ’ét a n g, la for êt, la collin e ; ses gest es, ses p ar oles,
ses r ega r d s son t a u t a n t d ’actes d ’am ou r.
C ’est le d ép a r t p ou r la d ern ièr e p rom en ad e ;
ap rès u n lon g silen ce a vec q u elle ir on ie Lia n e
e xp liq u e ses p r ojets. La société Du r cel et Cl0, c ’est
ch ose fa ite, sign a t u r es éch an gées ; rien ne p eu t
en tr a ver u n a ven ir q u ’elle ju ge p ou r elle et son
m ar i d ign e d ’en vie.
Rien ! et p ou r ta n t il a su fp qu e la colère s ’em
pare d ’un cer veau de fem m e et q u ’u n bras se lève
p ou r qu e Lia n e et ses p r ojet s d isp a r a issen t à
ja m a is.
Les p r em ièr es sign a t u r es seu les ét a ien t éch a n
gées ; ap rès la m or t de la jeu n e fem m e Pierr e a
en voyé p r om en er beau -p ère et gér a n t. Les affaires,
il n ’y con n aissa it r ien , et p u isq u e celle q u i le d ir i
gea it d an s cette voie n ’ét a it p lu s, il ne p ou va it
su p p or ter q u ’on lu i en p a r lâ t. Pen d an t des jou r s
il a er r é d an s son d om ain e com m e un e âm e en
p ein e, u n e âm e qu i ch er ch a it le repos ; p u is, d ou
cem en t, san s s ’çn a p er cevoir , d em an dé p a r celu ilà, ap p elé p a r u n au tr e, il s ’est r em is au t r a va il.
La terre com m en ce à le r ep r en d re, la t er r e a ch è
vera sa gu ér ison .
Mmo La r n ois n ’a p lu s p eu r , son fils vivr a . E lle
n ’a p lu s p eu r ; p ou r ta n t en gr a vissa n t les m ar ch es
d u p er r on , elle fr isson n e, ca r il lu i sem b le sen tir
rôd er a u tou r d ’elle le fan tôm e de celle q u ’elle a
tuée.
Da n s l ’a n tich a m b r e, su sp en d u s a u x p atèr es, la
n a r gu a n t , il y a là le m an teau d ’au to de la jeu n e
fem m e et u n de ces gr a n d s ch a p ea u x de feu tr e
q u ’elle a ffection n ait. E lle se p r écip it e su r ces
ob jets, les ar r ach e des p or te-m an teau x et les jette
d an s u n ,coin ; p u is a p p ela n t la fem m e de ch am bre
d ’un e vo ix for te, d u r e, qu i n e lu i est p as h a b i
tu elle, elle don n e l ’ord r e d ’em p or ter ces ch oses
q u i 11e d oiven t pî>s r ester là , exp osées à êt r e vu es
p ar M. Pierr e
La ser va n te veu t s ’excu ser , m ais M m* Lar n ois
�126
LA
ROUE
DU
M O U L IN
en tr e clans le sa lon san s écou ter les exp lica t ion s.
D eb ou t , au m ilieu (le la p ièce, elle r egar d e l e s
m eu b les, les bibelots ap p or tés p a r Lia n e ; ici, tou t,
j u s q u ’à son p ar fu m q u i ap rès t a n t de jou r s p er
siste, t ou t p a r le d ’elle. Pier r e ne p eu t r en tr er d an s
c e salon sa n s sou ffr ir , et, d ou blem en t m eu r tr ièr e,
M ra0 La r n ois veu t tu er m êm e le sou ven ir de cette
fem m e q u i n ’es t ven u e d an s la vie de son fils que
p ou r lu i fa ir e d u m al.
Ave c u n e h âte féb r ile et u n e force qu e son a n
goisse d ou ble, elle bou lever se le sa lon , les m eu bles
son t ch a n gés de p lace, les im m en ses cou ssin s r elé
gu és d an s les ar m oir es avec les bibelots étr a n ges ;
d em ain , t ou t sera r en voyé à la fa m ille Du r cel.
Au b ou t d ’un e h eu r e d ’un t r a va il de d ém én a
geu r qui m et à sou fr on t de gr osses gou t tes de
su eu r , calm ée, M mo La r n o is con tem p le son ou
vr a ge. Pierr e p eu t ven ir , il n e r econ n aîtr a p lu s le
salon qu e Lia n e s ’ét a it am u sée à h a b iller au goû t
du jou r . Les vie u x fa u teu ils d ’a u tr efois, r elégu és
d an s un fu m oir où p erson n e n ’en tr a it , on t r ep r is
leu r p lace ; les d iva n s, su r ch a r gés de cou ssin s et
d e cou ver tu r es som bres, n e son t p lu s q u e d ’h on
n êtes can ap és. Le ch a n gem en t de d écor rend à la
p ièce son a llu r e d ’au tr efois, u n e seu le ch ose p er
siste en core : le p a r fu m de celle qu i n ’est p lu s !
M™ La r n ois se p r écip ite su r les fen êtres et les
ou vr e tou tes gr an d es.
M ain ten an t Pierr e p eu t r e ve n ir .. . Mais il reste
la ch am br e de Lia n e ; là -h a u t, le fan tôm e atten d
M™ Lar n ois. La p a u vr e fem m e se sen t si lasse
q u ’elle s ’a p p u ie un m om en t con tr e la fen être, e l l e
se cr oit à bou t de çou r a ge et pen se q u ’elle ne
p ou rra ja m a is con tin u er ce lu gu b r e d ém én a
gem en t.
Mais Pier r e I Pier r e a p r om is de r even ir : ce
soir il d oit q u it t er la ferm e des Cr eu x où d ep u is
son ch a gr in il s’est r éfu gié. P ie r r e ... c ’est a vec
c e nom qu i est pou r elle un via t iq u e q u ’uü« q u itte
l e sa lon .
Dr oite, r igid e, con tr a cta n t ses n erts et se»
m u scles, elle m on te l ’esca lier ; d eva n t elle l ’a n t i
ch am br e carrée, et là , tou t de su ite, la p orte
q u 'elle d oit ou vr ir . E lle s ’arr ête un e secon d e, un
�LA
R O U 1Ï
DU
M O U L IN
12?
Kin giot qu i n ’est q u ’un cr i de d ou leu r et d ’effroi
la secou e ; m a is, sou ten u e p a r u n e volon té qu i ne
ve u t p as d éfa illir , elle p én ètr e d an s cette pièce
close où d ep u is s ix m ois p er son n e n ’est entré.
Le m êm e p arfu m q u ’elle a essa yé de ch asser
d ’en bas la sa isit à la gor ge , elle étouffe et ses
br as s ’a git en t d an s le vid e ch er ch a n t à s ’a gr ip p er
q u elq u e p a r t. M ais elle se r essa isit et s ’avan ce
ver s la fen être. L ’a ir lu i fa it d u bien et elle ose
r ega r d er a u t ou r d ’elle. E lle r egar d e la t ête basse,
les ye u x p r esq u e clos, ca r elle a p eu r de voir
su r gir d eva n t elle celle d on t le corps n ’a p a s eu de
sép u ltu r e.
E lle ap er çoit le gr an d lit r ecou ver t du couvrep ied s de d en telle, la ch a ise lon gu e a vec les cou s
sin s qu i ga r d en t en core la for m e d ’un cor p s, la
p etite tab le a vec les ciga r et tes et le livr e com
m en cé. Su r un e ch a ise, u n e éch a r p e d e m ou sse
lin e ; su r la com m ode, des jou r n a u x de m od es, des
lettr es qu i n ’on t p as été ou ver tes ; d an s u n vase,
d es roses fan ées et p a r t ou t su r la ch em in ée, su r
la com m od e, su r les t a b les, tou s ces bib elots e xo
tiq u es qu e Lia n e affection n ait.
Tou ch er à cette ch a m b r e ar r a n gée p a r elle,
d ém eu b ler cette p ièce, em p a q u eter tou s ces bibe
lo t s, o u vr ir les com m odes les a r m oir es, le secr é
t a ir e, fou iller d an s le p assé de cette m or te, lu i
d em an d er ses secr ets, n on , c’est im p ossible, celle
q u i l ’a tuée n ’en a pas le d r oit. Les m ain s qu i on t
sa isi le br a s m in ce, les m ain s qui on t pou ssé la
jeu n e fem m e d an s la r ivièr e où elle d eva it t r ou ver
la m or t, ne p eu ven t p a s se poser, san s êtr e sa cr i
lège s, s u r t ou tes ces ch oses q u ’elle aim a it. Non !
u n e a u tr e fer a cela, un e a u t r e ... E t voilà qu e les
jam bes de Mmo La r n ois fléch issen t, ce geste lui
est im p osé p ar un e volon té p lu s forte que la sien n e
et à laq u elle elle ne r ésiste p a s Deva n t le lit de
Lia n e elle e s t à gen o u x et 11’ose b o u ge r s> ElIe
a tten d e lle e s t cer tain e qu e q u e lq u ’un va ven ir
qu i l ’a ccu ser a. Ah ! e lle ne se d éfen d r a p a s, elle
d ir a tou te la vér it é, elle est cou p ab le, il va u t
m ieu x q u ’on 1e saclie, le secret de sa fa u te est trop
lou r d à porter . Person n e ne sa it , p er son n e ne se
d ou te, on la tr a ite a vec estim e, a vec r esp ect, elle
�f,n
ROUE
r>U
M O U L ïft
(,ui d evr a it êtr e en p r ison . E lle vole ce r esp ect,
t-lle vole cette estim e, elle vo le l ’affection de sou
fils qu i lu i est reven u e t o u t en tièr e ; après avoir
Hé cr im in elle, elle est un e voleu se.
A li' c o m m e Lia n e se ven ge, a vec qu elle forcc
-lie accu se E lle p a r le de sa jeu n esse, 11e p ou va it
on lu i fair e cr éd it ? Qu elqu es an n ées m au vaises
son t bien vit e p assées ; p en d an t ce tem p s elle
a u r a it a p p r is à ses p r op res d épen s qu 'on n 'en tou re
pas 1111 m ar i de t en ta tion s. On p eu t tou t esp ér er
d ’u n êtr e de vin gt -tr ois an s qu i n e con n aît de la
vie qu e les d ifficu ltés. Est-ce qu e ce n ’est pas n a
tu r el q u ’u n e jeu n e fille qu i a tou jou r s été p a u vr e
ve u ille jou ir , m ar iée et r ich e, des p la isir s que la
for tu n e d on n e?
Lia n e, ne m en acez p a s, r ap p elez-vou s votre
am b ition , vôtr e égoïsm e, vos paroles d u r es, r ap p e
lez-vou s qu e votr e cœ u r n ’a va it ja m a is con n u la
p it ié. Ra p p elez-vou s qu e vou s n ’aim iez pas Pierr e
et qu e vou s l ’a viez ép ou sé p arce q u ’aucun au tr e
11e vou s a va it d em an dée. Ra p p elez-vou s que vou s
ne vou s sou ciiez gu èr e de son âm e, sa faiblesse
ét a it d even u e votr e force. Vou s étiez la m aîtr esse,
u n e m aîtr esse q u i vou la it pren dre tou t ce que cet
hom m e a p p or ta it : sit u a t ion , for tu n e, h on n eur, et
le jou r où il n ’a u r a it p lu s eu r ien à vou s don n er
vou s l ’eu ssiez aban d on n é. Lia n e, votre corp s si
séd u isa n t, vot r e vis a ge ch a r m a n t, ca ch a ien t un e
âm e basse qu e rien ne p ou va it élever p u isqu e vou s
con sid ér iez la m a ter n ité com m e un fâ ch eu x a cci
d en t ca p a b le de vou s déform er.
Lia n e, r etir ez-vou s, a yez p it ié de cette fem m e
q u i s ’accu se, ne la p ou r su ivez p as, laissez-la
a ch ever sa ta ch e, son fils 11’est pas en core sau vé.
Un jou r elle exp ier a , elle se con d am n er a ellem êm e, si la ju st ice h u m ain e l ’é p a r g n e ... Ecoutezla elle vou s ju r e q u ’elle souffre p lu s qu e vou s
n ’a vez sou ffer t, et elle vou s p r om et q u ’elle ch er
ch er a su r la ter re l ’exp ia tion la p lu s cr u elle que
vou s p u issiez im a gin er et qu e vou s a vez le droit
de réclam er .
Cou r bée com m e un e vie ille fem m e, d isan t à
vo ix basse tou t ce qu e son rem ords lu i su ggè r e,
s ’en tr eten a n t avec cette m or te q u ’elle s ’im agin e
�LA
ROUE
UU
M O U L IN
1 2 9
en ten d r e, Mm0 La r n ois q u it t e la ch am bre de Lia n e
san s a vo ir osé t ou ch er à ces ch oses q u i p a r len '
en core d e celle qu i 11’est p lu s.
Le soir , à l ’h eu r e où P ier r e d oit r en tr er ,
Mme La r n ois est d e n ou veau va illa n t e ; d an s l ’a n
tich am br e elle atten d sou fils, elle ve u t qu e dès
q u ’il fr a n ch ir a la p or te, il la t r ou ve au se u il d e la
m aison a vec tou te sa ten d r esse m ater n elle.
E l l e r este là lon gt em p s, il fa it tr ès som br e
qu an d Pier r e a r r ive. 11 est p â le et d issim u le son
ém otion n vee des p ar oles ban ales.
— J e su is en r etar d , le soleil m ’a tr om p é, il fa it
bien fr oid .
E t Mmo La r n ois, qu i com pren d q u ’elle d oit
rép on d re, qu e le silen ce est un d an ger , d it :
— M ais ou i, il est tar d , n ou s a llon s dîn er . L ’a u
tom n e ap p r och e, j ’ai pen sé qu e tu serais bien aise
d e te ch au ffer , il y a d u feu au salon . L e
salon ! Pier r e h ésite, p ou r ta n t il su it sa m èr e, t ête
b aissée, ne vou la n t p as r ega r d er a u tou r de lu i.
Le feu l ’a ttir e, il s ’ap p r och e de la ch em in ée, fixa n t
les flam m es, a ya n t p eu r d \ 4p er cevoir des ch oses
qu e Lia n e a laissées.
Mlue La r n ois l ’ob ser vé, elle ép ie son vis a ge et
scs gestes. E lle s ’est assise pr ès de la fen être, elle
vou d r a it p a r ler a fin ' qu e Pier r e se r etou r n ât. Il
p eu t r ega r d er le sa lon , tou t ce q u i r a p p ela it la
m or te a lisp a r u . M ais les m ots lu i fon t p eu r , ils
on t ce soir un e t elle im p or tan ce q u ’il n e fa u t pas
les p r on on cer légèrem en t.
Le silen ce con tin u e et d evien t a n goissa n t , la
fem m e de ch am bre ou vr e la porte et d ou cem en t,
com m e s ’il y a va it un m or t d an s la m aison , p r é
vien t qu e le d în er est ser vi.
La sa lle à m an ger , m on D ieu , com m e elle est
gr an d e, et ou e cette ta b le sem ble vid e.
I.es d eu x cou ver ts son t m is à côté l ’un de
Va u tr e, la p lace de Lia n e, en face de celle de
Pierre, r ester a in occu p ée ; M mo La r n ois n ’a p as le
cou r a ge de s ’asseoir où la jeu n e fem m e s ’a ss eya it .
Lu i se sou vien t qu e la m or te t a n t p leu r ée a va it
vo u lu , dès le p r em ier jou r , p ou r affir m er ses
(J roits, sç m ettr e au m ilieu de la t a b le ; a m ou r eu x,
�13°
t ,X
ROUE
2U
îrfO U L IN
il a va it e xcu sé cette bou tad e de jeu n e m ar iée
jalou se de son a u t or it é.
Au jo u r d ’h u i Mmo La r n ois d oit repr en d re 9«
p lace, p u isq u e celle qu i l ’a va it vou lu e n e r evien
d r a jam ais.
Il don n e l ’ord r e à la fem m e d e ch am bre de
m ettr e le cou ver t de sa m ère où il ét a it au tr efois.
Len tem en t Mmo La r n ois fa it le t ou r d e la tab le,
elle est s i p âle, si t r em b la n te qu e son fils s ’en
ap er çoit.
— Mam an , d it -il, il fa u t r epren d re tou t de su ite
110s a n cien n es h a b itu d es ; si n ou s n ’eu a von s pas
la force a u jo u r d ’h u i, d em ain n ous seron s en core
p lu s faibles.
E n s ’a sseya n t, les ye u x fer m és, M“ « La r n ois
répon d :
— La for ce, je l ’au r ai.
E t le d în er est ser vi, les p la t s r etou r n en t à la
cu isin e p r esq u e in t a cts. Pierr e seul p a r vien t à
m an ger , la go r ge con tr actée de M™ Lar n ois refu se
tou t a lim en t. Les su jet s de con ver sation son t d if
ficiles à t r ou ver , d an s cette gr a n d e sa lle à m an ger ;
le p a ssé, qu e les con vives veu len t ou b lier , dom in e
le p r ésen t.
Le p a ssé! bien qu e Pier r e essaie de lu i r ésister ,
in et des lar m es d an s ses ye u x, des sa n glot s dan s
sa vo ix, le p assé ét r ein t Mm,‘ La r n ois, e lle a peu r
que le tr em blem en t de tou t son êtr e n e la tr a h isse,
elle a p eu r d e celle q u ’elle a tu ée et q u i rôde
au tou r d ’eu x.
Da n s le salon , p lu s calm e, elle pen se q u ’il ne
fa u t p as p r olon ger un e soirée si pén ible. Pierre
d oit a ller fa ir e u u tou r d an s le p a r c, la n u it e s t
su p er be ; en r en tr an t, il m on tera d ir ectem en t d an s
la ch am br e p r ép arée à côté d e la sien n e, la
ch am bre qui d on n e su r les bois et d ’où la vu e < t
i i belle.
Le jeu n e h om m e su it le con seil de sa m èr t ce
J oir, il va u t m ieu x n e p as p ar ler d an s cette d e
m eu re qu e la m or t d ep u is d es m ois a fa ite s ilen
cieu se. 11 s ’en va er r er d an s les bois d on t tou s
les sen tier s lu i son t fa m ilier s, et le silen ce, le
gr a n d silen ce de la n u it l ’ap aise.
M "' Lar n ois m on te d an s sa ch am br e : gr â ce à
�LA
ROUE
DU
M O U L IN
ses ser va n tes elle n e se t r ou ve p as d ép a ysée,
ch a q u e m eu ble e s t à la p lace q u ’elle a im a it, les
d iffér en tes p h otogr a p h ies de P ier r e son t accr o
ch ées a u x m u r s ; là , le p assé d isp a r a ît, elle p eu t
espérer l ’ou b lier .
E lle s ’assied d eva n t s a t a b le à écr ir e où elle
r etr ou ve tou s les ob jets d on t elle se ser va it a u tr e
fois : les gr a n d s livr e s de com p ta b ilité q u ’elle
m et ta it à jou r ch aqu e soir a va n t de se cou ch er on t
r ep r is leu r p lace h a b itu elle. Le gér a n t est p a r ti ce
m atin , d er n ier tém oin d u p a ssa ge de Lia n e d an s
ce d om ain e q u ’e lle a vou lu bou lever ser .
Mmo La m o is r ep r en d la tâch e in ter r om p u e,
Pier r e n ’a m êm e p a s son gé q u ’un e a u tr e qu e sa
m ère p û t s ’en ch a r ger , c ’est lu i q u i a don n é l ’ordre
d ’ap p or ter ch ez elle tou s les livr es.
E lle eu est h eu r eu se, le t r a va il l ’a b sor ber a, la
sa u ver a d ’elle-m êm e, le t r a va il l ’em p êch era d ’en
ten d r e sa con scien ce q u i n e lu i la isse au cu n r ép it.
E lle va com m en cer d ès ce soir , car l ’in som n ie
a vec ton tes ses an goisses la gu ette.
P lu m e en m ain , p r ête à r elever les er r eu r s,
a tt en tive, elle o u vr e le gr a n d livr e ; des colon n es
de ch iffr es, des a d d ition s q u ’il fa u t vér ifier . E lle
se p en ch e su r les p a ges, et à h a u te vo ix, p ou r
tr ou b ler ce silen ce qu i l ’en tou r e, elle a d d ition n e.
P lu s ie u r s fois de su it e elle recom m en ce la m êm e
colon n e et n e t r ou ve ja m a is le ch iffr e exa ct . M al
gr é sa volon té elle écou te ce q u i se p asse d an s la
m aison , elle gu e t t e le m oin d r e b r u it . Qu elle est
cette cr a in te ir r aison n ée qui s ’est em p arée d ’e lle ?
E lle n e sera t r a n q u ille, elle n e p ou r r a t r a va iller ,
q u e lo r sq u ’elle aur a en ten d u son fils ren trer. Il
fa u t q u ’il soit là p ou r q u e cette in q u iétu d e, si
sou ven t r essen tie d ep u is la m or t de Lia n e,
s ’ap aise. Un accid en t est vit e a r r ivé, u n a ccid en t
qui p eu t p r iver de vie l ’êtr e le p lu s ten d r em en t
ch ér i !
Qu a t r e et d eu x : s ix ; s ix et s ix : d ou ze ; dou ze
et t r o is : q u in ze ; elle com p te à h a u t e vo ix, elle
com p te p ou r ch a sser celle q u i de n ou vea u s ’im pose
à sa pen sée. E lle com p te san s s'in q u iét er d u ré
su lt a t , gu et t a n t t ou jou r s le r etou r de Pierre. En fin
elle en ten d des pas h ésit a n t s ; elle se t a it , écou te la
�132
LA
ROUE
DU
SICJ0L1N
m ar ch e lou r d e, elle d evin e a vec q u elle p ein e son
en fa n t m on te l ’esca lier q u i con d u isa it p ou r lu i,
il y a q u elqu es m ois, à la ch a m b r e d e la bien aim ée. E lle d evin e sa sou ffr an ce, ses r egr et s, elle
d evin e a vec q u elle d ou leu r l ’a m ou r eu x p asse d e
va n t la p or te q u ’il fr a n ch issa it a u tr efois a vec tan t
d e joie. C ’est elle , elle qu i vou d r a it d on n er sa
vie p ou r q u ’il fû t h eu r eu x, elle qu i su p p or ter a it
p ou r lu i les t or t u r es les p lu s gr a n d es, elle q u i
est la cau se d e cette p ein e qu e r ien ne sem b le
p ou voir a p aiser . E lle , elle !
Pier r e e s t en tr é d an s sa ch am br e, il y est seu l
a vec tou s ses sou ven ir s ; elle vou d r a it a ller le
r etr ou ver , m a is qu e lu i d ir a it-elle ? I l y a des
m om en ts où elle n e p eu t p lu s le vo ir sou ffr ir ,
son ch a gr in est u n ch â tim en t q u ’elle n ’a va it p as
p r évu , u n ch â tim en t qu i lu i en lève tou t cou r a ge
p ou r d issim u ler , m en tir , con soler.
De n ou vea u elle se p en ch e su r le gr a n d -livr e
et r ecom m en ce les a d d ition s ; qu a tr e et tr ois :
sep t ; sep t et n eu f : seize ; seize et qu atr e : vin gt .
D eva n t ses ye u x les ch iffres se b r ou illen t , elle
n e les vo it p lu s et m ach in alem en t répète p ou r
ne p as en ten d r e u n b r u it qu i r essem ble à des
sa n glot s : seize et q u a tr e : vin gt ; seize et qu a tr e :
v in g t ! E lle je t t e sa p lu m e et d ou cem en t se r a p
p r och e de la p or te q u i fa it com m u n iqu er sa
ch am br e a vec celle de Pier r e.
Va -t-elle en tr er ? E lle n ’ose p as, elle écou te ;
ce son t bien des sa n glot s, de gr os sa n glot s d ’en
fa n t, u n cœ u r qu i cr ève d ’a vo ir cach é tou t un
jo u r son m al. M ain ten a n t que Pierr e est seu l et
q u ’il s ’im a gin e qu e p er son n e n e p eu t l ’en ten d re
il cr ie tou te sa u eiu e, e t ces cr is sou r d s la m ar
t yr isen t .
Derr ière cette p or te q u ’elle n ’oser a ja m a is
ou vr ir , la m ère m eu r tr ièr e a u n e su eu r d ’agon ie.
E lle tom be à ge n o u x, elle su p p lie D ieu , d on t
elle a t r a n sgr essé le q u a tr ièm e com m an d em en t,
de con soler son en fa n t. E lle r éclam e p ou r elle
les su p p lices de l ’en fer , les su p p lices qu e l ’âm e
la p lu s cr a in t ive a en visa gés ; t ou t la fer a m oin s
sou ffr ir qu e les sa n glot s de P ier r e qui p leu r :
un e fem m e adorée, tuée p ar sa m ère !
�.,A
ROUE
DU
M O U L IÎI
133
J u sq u ’au p et it jo u r elle reste là , ép u isée p ar
r et te ép r eu ve ; il y a lon gtem p s qu e le silen ce
s ’est em p ar é de la m aison en tièr e qu an d elle pen se
à se r elever . E lle est gla cée, ses m em br es sont’
r aid es, elle p eu t à p ein e m ar ch er . E lle va ju s q u ’à
la t a b le où son t les gr a n d s livr es, elle les repousse,
p u is s ’assied . Sa n s h ésiter , su r u n e feu ille b la n ch i
elle tr a ce qu elqu es lign e s, et p ou r êtr e certain e
qu e la let tr e q u ’elle vien t d ’écr ir e p a r t ir a ce m atin ,
elle d escen d la jet er d an s la boîte où est le cou rr ier
q u e le fa cteu r em p or ter a t ou t à l ’h eure.
Cela fa it, tou jou r s a u ssi calm e, p â le à croire
q u e t ou t le sa n g a d isp a r u de son vis a ge , elle
rem on te d an s sa ch am br e et se cou ch e. Qu an d
P ier r e vien d r a lu i d ir e b on jou r a va n t de p a r t ir ,
com m e a u tr efois, il n e se d ou ter a pas qu e sa m ère
a vécu cette n u it des h eu r es qu e seu ls les con
d am n és à m or t con n aissen t.
XV
Da n s le tr a in qu i l ’em m èn e à la Sor celler ie,
M” O en t y est de très m a u va ise h u m eu r . I l a p r is
ce tr a in , il n e sa it au ju st e p ou r qu oi, et ce vo ya ge
l ’en n u ie au d elà de tou t ce qu e l ’on peu t im agin er .
11 est un hom m e tr op occu p é p ou r qu e des am is
le d ér a n gen t san s cau se. Un an cien bâton n ier ,
absor bé p a r les a ffair es, sollicit é p a r les m em bres
d u gou ver n em en t, n ’a p a s l ’h a b itu d e d ’êtr e ap p elé
à la ca m p agn e, p r esqu e en h iver , p ar un e fem m e
qu i a tou t l’a ir d ’êtr e u n peu d étr aqu ée.
Cette fem m e, q u ’il a p p ela it a u tr efois un e sain te,
lu i a é cr it il y a u n m ois, un e lettr e presque
in com p r éh en sible. E lle vo u la it le voir au su jet de
1a m or t de Lia n e (cette m or t stu p id e, elle ét a it si
jolie, si ch a r m a n te, cette Lia n e ), elle vo u la it le
vo ir , m ais elle le su p p lia it de ven ir , n ’a va n t pas
le cou r a ge d ’a ller à Par is ; elle a jou ta it q u ’elle
lui en ver r a it d ’ici p eu un ren d ez-vou s Pierr e
d eva n t s ’absen ter p r och ain em en t
�*34
LA
ROUE
DU
M O U L IN
Ne p ou va n t con fier à son secr éta ir e un e lettr e
si p er son n elle, M° Gen t y a ou b lié de répondre,,
s a vie su r ch a r gée l ’excu se ; il n e p en sa it p lu s à
M mo La r n o is, q u a n d h ier il a r eçu u n e d épêch e
a in si con çu e : « Vo u s su p p lie d e ve n ir d em ain à
la Sor celler ie, la vo it u r e vou s a tten d r a a u train
d e d ix h eu r es. »
Cet t e d ép êch e, il n e sa va it a u ju st e pou rqu oi,
l ’a va it im p r ession n é, et,, son p r em ier m ou vem en t
ét a n t t ou jou r s bon , il se d écid a à rép on d re à cet
ap p el. R en d ez-vou s ch an gés,, affair es r em ises au
p a la is, t o u t fu t fa it , et i l s ’e n va , à u n e h eu r e où
d ’h a b itu d e il d or t en core ; ces ca m p a gn a r d s n ’on t
au cu n e id ée d u sa cr ifice q u ’ils, vou s im p osen t !
J u sq u ’à la p et it e ga r e où il d oit descen dre il
som m eille, n e d a ign a n t p as jet er un cou p d ’œ il
su r la ca m p a gn e q u e l ’a u tom n e fa it som p tu eu se.
M* G e n t y n ’en a cu r e, il son ge à ces r en d ez-vou s
m an qu és, à cette jou r n ée q u i l ’atten d d em ain , si
su r ch a r gée.
Il d escen d , il est seu l su r le qu a i ; ce P ar isien
h a b itu é a u x coh u es des gr a n d es ga r es se sen t
p er d u . H eu r eu sem en t, la vo it u r e est là , l ’au to
som p tu eu se qu e Lia n e a ch oisie. Il y m on te en
p en sa n t à la jeu n e fem m e qu i a si peu jou i d ’une
for tu n e t a n t d ésir ée. Lia n e, q u elle ét r a n ge d es
tin ée I M ou r ir au cours, d ’un e p rom en ad e, un e
im p r u d en ce et t ou t es t fin i! E t cette M““ La r n ois
q u i n ’a va it p ou r ta n t p as l ’a ir d ’aim er sa belle-fille
q u ’on r etir e m ou r an te de la r ivièr e où elle s ’était
p r écip it ée poux essa yer de sa u ver l ’im p r u d en te.
Un gest e de sa in te, u n vr a i film a u s si!
I l fa u t en ten d re M. D u r eel, ca b otin m êm e d an s
sa d ou leu r p a ter n elle, d écr ir e a vec de gr a n d s
gest es : la r ivièr e, le m ou lin , et cet t e roue m eu r
t r ièr e q u i a br oyé le cor p s de s a fille, ce corp f
lo u t on n ’a r etr ou vé qu e q u elqu es d éb r is in for m es
La vie , m ou D ie u , com m e c ’est p eu de ch ose, et
d ir e qu e, pou r la con ser ver , la p lu s gr a n d e p ar tie
du gen r e h u m ain est p r ête à com m ettr e le s p ir es
bassesses. M° Gen t y a r eçu t a n t d e con fid en ces
q u ’il p eu t m ieu x q u ’u n a u tr e ju ge r les con s
cien ces.
Ce m a t iu , est-ce l ’eflet d e la ca m p a gn e s o lit a ir e
�LA R O D E DU 10 OULIN
, 35
^ n’il tr a ver se, M° Ge n t y p h ilosop h e. Sa m a u va ise
h u m eu r est d issip ée, il 11e p en se p lu s à ses affair es
r em ises, cette jou r n ée d e gr a n d a ir ser a p ou r son
cer veau fa t igu é u n e jou r n ée de r epos. I l ou vr e
les fen êtr es p ou r r esp ir er l ’a ir p u r , m ais u n p eu
fr oid . E n n ovem b r e, les ch a m p s sem b len t p or ter
le d eu il d es b elles m oisson s, a va n t de r ecom m en cer
son la b eu r fécon d, la t er r e s e r ep ose ; M® Gen t y
t r o u ve ce p a ys a ge d ésolé.
La voit u r e p én ètre d an s les b ois, t ou t l ’or don t
l ’au tom n e d isp ose a été je t é s u r ces feu ille s que
la p r och ain e tem p ête em portera ; il y a des ch ên es
a u fe u illa ge cou leu r de s a n g et des p eu p lier s
r evêt u s d ’u n e robe d ’a r gen t.
E m er veillé, M" Gen t y r ega r d e e t p en se q u e les
a ffa ir es, q u i lu i on t p r is tou te sa vi<\ l ’on t em p ê
ch é d ’a d m ir er bien 1 des au tom n es ; elle s lu i on t
r ap p or té, c'e st vr a i, d e l ’a r gen t e t des h on n eu r s,
m ais il n ’a ja m a is eu le tem p s de jo u ir d es beau tés
d e la n a t u r e qu e les sa ison s fon t si d iffér en tes.
M* G e n t y sou p ir e, des r egr et s q u i n e lu i son t pas
h a b itu els l ’effleuren t.
D eva n t le perron la vo it u r e s ’ar r ête. Mme Lar n ois n ’est p as là p ou r r ecevoir son h ôte, le b â
ton n ier s ’en éton n e ; la fem m e de ch am br e qu i a
r eçu des ord res l ’in t r od u it d an s le salon .
M* G e n t y s ’ap p r och e du feu et in sp ecte la p ièce
con for tab le, il sou r it en p en sa n t que la belle Lia n e
ne d eva it p as a im er ce vieil am eu blem en t. C ’est
éton n a n t q u ’elle n ’a it p as ch a n gé tou t cela , elle
q u i p r éten d a it n e p ou voir vivr e san s ses bibelots
et ses cou ssin s. La belle-m èr e si vie u x s t yle n ’au r a
p r ob ab lem en t a u tor isé a u cu n e tran sfor m a tion .
Lia n e !
M° Gen t y se r ap p elle qu e c ’est au su jet de sa
m or t qu e M mo La r n ois l ’a ap p elé. S ’a git -il
d ’u n e d ifficu lt é a vec les Du r cel qui p r éten d en t
h ér iter de leu r fille , ou P ier r e, lib r e, a-t-il*
cessé d ’êtr e u n fils m od èle? Est-ce à l ’am i ou à
l’an cien t u t eu r qu e la m ère va d em an d er des
con seils ?
Sa cu r iosit é est éveillée et ïl se r a p p elle l ’in u
p ression étr an ge, si vit e ou b liée, qu e la lettr e d$
M** La r n ois lu i a va it apportée.
�13 6
LA
R O U fc
JU
M O U L IN
La p orte d u salon s ’ou vr e et celle q u ’il appe*
la it la sa in te est d eva n t lu i. E lle est vêtu e de n oir ,
elle p orte u n d eu il sévèr e q u e ses ch eveu x d eve
n u s bla n cs e t son vis a ge p â le r en d en t tr a giq u e.
E lle s ’in clin e d eva n t M° Gen t y, n iais ne lu i
ten d p as la m ain e t a u cu n sou r ir e n ’écla ir e son
visage. E lle d it d ’un e vo ix gr a ve :
— M erci d ’êtr e ven u .
Un gest e m on tr e au bâ ton n ier u n fa u teu il p r ès
d e la ch em in ée, elle s ’assied en face de lu i, croise
ses m a in s q u i sem b len t sor tir d ’un e tom be, et
ap rès les a vo ir élevées ver s qu elqu e m yst ér ieu x
au tel elle les p ose, t ou jou r s join tes, su r sa robe
noire.
Da n s son fa u teu il M" G e n t y est pr ofon dém en t
ém u . Il y a s ix m ois M mo La r n ois é t a it en core
jeu n e et b elle, la m alad ie con tr actée d an s la
r ivièr e l ’a-t-elle don c si cr u ellem en t ép r ou vée?
Qu elle fièvre p er n icieu se a b la n ch i ses ch eveu x
n a gu èr e si b r illa n t s. Qu el d élir e a la issé d an s ses
ye u x q u i le fixen t cette exp r ession d ’eflr oi? Il
r ép on d , tr ou b lé lu i-m êm e :
— Ne m e rem erciez p as, je su is u n vie il am i,
vou s d eviez vou s en sou ven ir . Que p u is-je fair e
p ou r vo u s?
M mo La r n ois fer m e u n in st a n t les ye u x, ses
m ain s join tes se r ap p roch en t de sa p oitr in e ;
d an s 1111 sou ffle, elle d it :
— M ’écou ter.
Bien q u ’il a it l'h a b it u d e d ’en ten d re tou tes sortes
d e con fid en ces, M® Gen t y cr oit q u ’il n ’a jam a is
r essen ti p a r eille ém otion ; il n e sa it ce qu e
M mo La r n ois va lu i con fier, m ais il est cer tain qu e
cette fem m e d ou lou r eu se 11e l ’a p as d ér a n gé san s
un m ot if gr a ve.
Les ye u x clos, len tem en t, M m° La r n ois p a r le,
elle n e fa it pas un m ou vem en t, son corp s est im
m obile et ses m ain s join tes la fon t ressem bler à
q u elq u e-figu r e p ieu se, im a ge de la d ou leu r.
C ’est l ’am i et l ’a voca t qui d oiven t m ’écouter.
A . am i je r ap p eller a i la vis it e qu e je lu i fis l ’h iver
d ern ier . J ’ét a is ven u e à P a r is voir m on fils, la vie
q u ’on lu i fa isa it m en er m ’ép ou va n ta . Alor s je vin s
u n m a tin ch ez vou s, p eu t-êtr e l ’a vez-vou s ou b lié
�LA
R O U E
DU
M O U L IN
vous d ir e qu e j ’a va is p eu r p ou r P ier r e e t q u e ...
Lia n e m e sem b la it êtr e la fem m e d an ger eu se d an s
t ou t e l ’accep tion d u m ot. Ce qu e j ’a va is vu de
leu r fo yer m e fa isa it cr a in d r e de m e t r ou ver en
fa ce d ’u n e d e ces cr éa tu r es q u i p r en n en t à leu r
m ar i t ou t ce q u ’elles p eu ven t lu i p r en d r e : am ou r,
h on n eur , for tu n e ; et q u i le r ejett en t loin d ’elle?
lor sq u e p a r leu r fa u te il a som bré.
M° G e n t y s ’in clin e et répon d :
— J e m e sou vien s.
Sa n s se r en d r e com p te qu e celu i q u i l ’écou te a
p a r lé, Mm6 La r n ois con tin u e :
— Vou s m ’a vez r assu r ée, vou s m ’a vez d it que
le so u ven ir d ’u n m or t m e fa isa it exa gér er u n e
sit u a t ion tou te n a tu r elle et q u ’il fa lla it « qu e je u
n esse se p asse ». P lu s ta r d , q u an d les bébés
ser a ien t ven u s, je n e sa va is p a s en core q u ’elle
con sid ér a it la m at er n it é com m e u n e catastroph e)
p lu s t ar d , Lia n e a im er a it 1a vie sér ieu se, il fa lla it
d ’abord la la isser s ’am u ser. J e vou s ai écou té et
je su is r ep ar tie. P ou r ta n t j ’a va is p eu r p ou r mon
fils, ca r je sen tais q u ’il com m en çait à a im er les
p la is ir s m a lsa in s ; le p èr e m or t ét a it p r êt à r evivr e
en lu i. J e n ’ai r ien d it , j ’ai a tten d u , p u is au p r in
tem p s ils son t ven u s tou s les d eu x. J e m e su is
r éjou ie, j ’ai pen sé qu e j ’a va is eu t or t, qu e je
m ’ét a is effr ayée in u t ilem en t et qu e vou s, qu i con
n a iss ie z la vie m ieu x q u e m oi, et Lia n e d ep u is sa
n a issan ce, vou s a viez eu r aison . J e les a ccu eillis
com m e d es en fa n t s p r od igu es. J ’éta is p r ête, je
vou s assu r e, à tou tes les con cession s p ou r vu q u ’on
la issâ t m on fils t r a va ille r d an s ce d om ain e q u ’il
a va it t ou jou r s aim é et où il p ou va it m en er un e
exist en ce h on n ête. Lia n e, je vou s d is l ’exa cte
vé r it é, a r ep ou ssé t ou t es les t en t a tives con ci
lia n tes. E lle s ’e n n u ya it , vou s sa vez qu e sa r è gk
île vie ét a it le p la isir .
Un m atin , tr ois sem ain es ap r ès leu r a r r ivée, un
jou r de m ar s où la p lu ie su ccéd a it au soleil,
M. Du r cel, l ’hom m e d ’a ffair es, est a r r ivé. Il p a r a ît ,
j ’ai su cela d ep u is, q u ’il s ’est en fer m é a vec m on
fils et sa fem m e d an s le bou d oir de Lian e et que
p en d a n t p lu s de tr ois h eu r es ils on t d iscu té. Il
a fa llu t r ois h eu res- vou s en ten d ez, tr ois h eu r es.
�I .A
HOUE
Ï> U
M O Ü I .I X
p ou r ar r a ch er à Pier r e des sign a t u r es q u i ve n
d aien t son d om ain e, cette Sor celler ie qu e je lu i
a va is d on n ée et q u ’il a im a it t a n t , à u n e société
q u i s ’a p p ela it Du r cel e t Ci0.
Com p a gn ie, c ’ét a it m on fils q u i a p p or t a it ses
t er r es, son a r gen t , son h on n eu r ; cette société
d eva it a vo ir son siège social à P ar is. Pier r e eu
p r en a it la d ir ection , Lia n e é t a it a r r ivée à ses fin s.
Mon fils ne vo u lu t p a s m ’ap p r en d re la m a u
va ise a ction q u ’on lu i a va it fa it com m ettr e, Lia n e
s ’en ch a r gea . L ’ap rès-m id i de*- ce m êm e jou r , elle
vo u lu t so r t ir a vec m oi ; le tem p s ét a it d even u
beau , n ous p a r tîm es, je n e m e .d o u t a is de r ien .
Ce ne fu t q u ’à la fin d e la p r om en ad e, alor s que
n ous q u itt ion s la for êt, et que n ou s a r r ivion s près
de la r ivièr e qu e Lia n e m ’a p p r it ce qu e Pierr e
ven a it de sign er . To u t ét a it fiu i, on m e p r éven a it
p a r cor r ection , je u ’a va is rien à d ir e p u isq u e k
d om ain e n e m ’a p p a r t en a it p lu s.
Mon sieu r Gen t y, il fa u t a im er un e ter r e, y
être n ée, esp ér er y m ou r ir , p ou r s ’im a gin er le
d éch irem en t ressen ti qu a n d un e fem m e, q u i n ’est
d an s u n e fa m ille q u ’u n e in t r u se, vou s d écla r e
en so u r ia n t qu e son m ar i, con seillé p ar elle, l ’a
ven d u e! A p a r t ir de ee m om en t-là, je n ’ai p lu s
été m aîtr esse de m es p a r oles n i de m es actes.
J e m e su is em p ortée, j ’ai cr ié, j ’a i su p p lié, j ’ai
essa yé d ’e xp liq u e r à cette fem m e ce qu e r epr é
sen taien t p ou r n ou s n otre m aison et 110s ter res.
E lle m ’a r épon d u q u ’elle p r éfér a it à tou s ces h ec
tar es u n bel h ôtel à Par is Alor s je lu i ai p a r lé
de m on fils, je lui ai r ap p elé en core u n e fois les
t a r es de son père qu i p ou va ien t r evivr e eu lu i.
E lle s ’est m oqu ée de m es cr a in tes, Pierr e vivr a it
à P a r is com m e elle en ten d a it q u ’il vive , M. Du r cel
If d ir iger a it .
Ce jou r -là , elle s ’est m on trée telle q u ’elle ét a it ;
a vec u n e im p u d eu r m éch an te elle m ’a d évoilé
son âm e si cr u e lle ! J ’ai eu p eu r , j.’ai cr u q u ’elle
n ’ét a it q u ’un e cr éa tu r e p er verse veu u e p ou r p er d r e
m ou en fa n t, j ’ai ou b lié q u ’elle a va it vingt-troi®
an s et qu e la vie et la sou ffr an ce p ou va ien t la
ren d re m eilleu r e. Affolée, vou la n t sa u ver Pier r e,
l ’a r r a ch er à cette fem m e q u i m«* l ’a va it p r is et
�LA
ROUE
DU
M O U L IN
139
d on t il ét a it le jon et , j ’ai t u é, ou i j ’ai t u é ! Nous
étion s p r ès de la r ivièr e, u n gest e violen t , u n
corp s q u i p lie, u n cr i, et t o u t est fin i- .. Voilà ce
q u e je vo u la is vou s d ir e.
M" G e n t y n ’a p as in ter r om p u cette lon gu e con
fession ; d ès qu e Mmo La r u ois e s t en tr ée d an s le
salon , il a d evin é q u ’elle a lla it s ’accu ser . Ton t à
cou p la m or t de Lia n e lu i a sem b lé m ystér ieu se,
l'a ccid en t n ’é t a it p eu t-êtr e p a s u n a ccid en t
Est-ce p ossib le qu e cette fem m e au vis a ge d ou
lou r eu x a it com m is u n c r im e ... J ’ai t u é .. . E lle
a r ép été ces m ots p lu sieu r s fo i s .. . il d oit la croire.
Il r ega r d e les m ain s b la n ch es t ou jou r s join tes e t
qu i sem b len t ét er n iser u n e p r ièr e m u ette ; on t-elles
pu a vo ir la for ce de p r écip it er Lia n e, cette gr a n d e
e t sou p le fem m e, d an s la r ivièr e. J ’ai t u é . . . Pou r
en a r r iver là , qu el ca lva ir e cet t e m alh eu r eu se a
d û m on ter !
Il se sen t u n p eu r esp on sa b le d e ce m eu r tr e, il
d e vin e tou s les r ep r och es qu e la cr im in elle p ou r
r a it lu i fair e. C ’est d a n s sa m aison qu e Pier r e a
r en con tr é Lia n e, c ’est lu i q u i a d on n é à M“ « Lar n ois tou s les r en seign em en ts la con cer n an t. Il
a ca ch é, sa n s qu e sa con scien ce lu i cr iâ t q u ’il
com m etta it u n e m a u va ise a ction , que cette jeu n e
fille m yst ér ieu se lu i sem b la it a vo ir le ca r actèr e de
son p èr e e t a im er a va n t t ou t la r ich esse et les
p la isir s. I l a ca ch é qu e M. Du r cel n ’ét a it q u ’un
b r a sseu r d ’a ffair es, se sou cia n t p as m al des am is
e t m êm e q u elq u efois de l ’h on n eu r q u an d sou
in t ér êt ét a it en jeu . I l a ca ch é q u e Lia n e n e se
la is sa it cou r tiser qu e p a r d es h om m es r ich es, et
q u e sa fa m ille, au m om en t où Pier r e s ’ép r it d ’elle,
viva it d ’exp éd ien t s. Il a ca ch é tou t ce q u ’il sa va it
p r op re à n u ir e à l ’éta b lissem en t de Lia n e, et à
cet t e m ère qn i lu i d em an d a it la vér it é au nom de
son am ou r m ater n el il a m en t i, car il sa va it bien
q u e la b elle Lia n e n ’a ccep t er a it p as fa cilem en t d e
vivr e à la ca m p agn e.
N ’est-il p as r esp on sable d u cr im e com m is,
n ’est-ce p as lu i q u i a r en d u ces m ain s bla n ch es
m eu r t r ièr es? M algr é la légèr et é d e son âm e,
M c Gen t y sen t m on ter en lu i le p oison d u d ou te ;
il n e sa it p lu s qu e fa ir e n i q u e d ir e, et lu i, lç
�1 4»
LA
R O U I,
..a
M O U I .I N
bâ ton n ier , le célèbr e a voca t des cau ses p assion
n elles est a u ssi tr ou b lé q u ’un jeu n e st a gia ir e qui
se t r ou ve p ou r la p r em ièr e fois en face d ’un gr a n d
cou p ab le. I l se d em an de p ou r qu oi cette fem m e,
qu i a si bien su ca ch er son cr im e, le lu i a r évélé?
Il lu i en veu t d e sa sin cér ité, il lu i en veu t de
l ’a vo ir forcé à écou ter un e con fession in u tile.
Lia n e est m or te, il y a h u it m ois ; sa u f son m ar i,
p er son n e n ’y p en se p lu s. P ou r q u oi r em u er ce
p assé ?
D eva n t lu i, im m obile, Mmo La r n ois atten d , ses
ye u x fixen t d er r ièr e M° G e n t y qu elqu e ob jet q u ’ils
ne voien t p a s, et ses m a in s, tou jou r s join tes, sem
b len t con tin u er leu r p r ière. E lle atten d , il a l ’im
p r ession q u ’elle a tt en d r a it a in si des h eu res. Il fau t
p a r ler , il d oit p a r ler , ah ! qu e les m ots son t d iffi
ciles à t r ou ver .
— M ad am e, d it -il, je vou s p la in s, vou s a vez
dû beau cou p s o u ffr ir .. . c ’est ter r ib le, p a u vr e
I .ia r t e ... M ais p ou r qu oi m e r évélez-vou s a u jou r
d ’h u i ce d ram e qu e vou s êtes seu le, je p en se, à
con n aîtr e. Lia n e, p ou r tou s est m orte p a r a cci
d en t, il ne fa u t p a s ch a n ger cette version . A quoi
bon , p u is q u ’elle est m or te!
Mmo La r n ois se tou r n e ver s M° Gen t y, et pour
la p r em ièr e fois d ep u is q u ’elle est en tr ée d an s le
salon , elle le r egar d e. Tou jou r s a u ssi ca lm e, de
cette vo ix m on oton e qu e r ien ne sem ble p lu s
p o u voir a git e r , elle répon d :
— Vou s n e m ’a vez p as com p r ise, je vou s ai
a p p r is m a fa u te, qu e n u l n e con n aît, pou r que
vou s p r en iez u n e d écision . Vou s a p p r och ez tou s
les jo u r s d es m a gist r a t s, vou s con n aissez les lois.
Qu e d evez-vou s fa ir e d ’un e fem m e cou p able d ’uu
m eu r tr e, n u llem en t p r ém éd ité, je vou s le ju r e !
E co u tez vot r e con scien ce, o b é is s e z- lu i... J e su is
Une cr im in elle qu i a avou é, il y a tou jou r s un
m om en t où les cr im in els avouen t^ * profitez-en ,
fa ites-m oi a r r êter . Dem a in , p eu t-êtr e je n ier ai
iou t, et vou s sa vez q u ’il n ’y a au cu n e p r eu ve.
M° (îe n t y n e ch er ch e p lu s ses m ots ; cette fem m e
' vcc son im m ob ilit é et son calm e, l ’exa sp èr e!
— Mad am e, s ’écr ie-t-il, taisez-vou s, ou je cr oirai
q u e la d ou leu r a tr ou blé vos facu ltés. Si vou s ave/
�LA
ROUE
PU
M O U I .l.
tu e, si Lia n e a p a yé de sa vie des fa u tes q u i m e
sem b len t légèr es, n u l ne d oit le s a v o ir ... Portez
seu le vot r e p ein e, n e m êlez p as la ju st ice à cette
t r ist e h istoir e. Vou s n ’a vez p as le d r oit de salir
vot r e n om q u i est celu i d e vot r e fils !
L ’âm e ch r étien n e de Mmo La m o is n e se con
ten te p a s de ces con seils p r u d en ts, elle ve u t le
ch â tim en t.
— J e d ois exp ier , r ep r en d -elle, je n ’ai p as le
d r oit de vivr e ici.
E t com m e M° G e n t y a un gest e violen t , elle
a jou te :
— Ecou tez-m oi, M on sieu r , en cor e q u elqu es m i
n u tes. L ’an p a ssé, à p a r eille ép oqu e, on m ’a va it
d éjà p r is m on fils, on e s sa ya it d e lu i fa ir e com
pren d r e q u e l ’affection q u ’il a va it p ou r m oi ét a it
exa gér ée et r id icu le. Peu à p eu il m ’a ou b liée ; il
est jeu n e, fa ib le ; j ’ét a is p ou r lu i le d evoir ; elle, le
p la is ir ! To u t de su it e ap rès la m or t d e sa fem m e
il m ’est r even u ; p ou r m oi il a essa yé d e su r m on
ter sa p ein e, p ou r m oi il a vou lu vivr e A p r ésen t
il a r ep r is sa vie de t r a va illeu r , il est sa u vé !
H é la s! je cr ois qu e, d ep u is q u ’il a t a n t sou ffer t, il
m ’aim e d a va n ta ge ; h ier , il m ’a d em an dé pard on ,
le p a u vr e p et it , d e m ’a vo ir n é gligée p en d an t
q u elq u es m o is ... »Son a m ou r , m ’a-t-il d it , lu i
fa isa it t ou t o u b lie r ...
M on sieu r , je vole cette affection , ces m ots de
ten d r esse ; ces ba iser s q u ’il m e p r od igu e je n e
p eu x les accep ter . S ’il sa va it , s ’il se d ou t a it que
j ’ai tu é cette fem m e q u ’il a d or a it , sa ten d r esse se
ch a n ger a it en h a in e ; il m e cr ier a it sa r an cu n e, il
m e r en ier a it , il vou d r a it m e vo ir fu ir cette d e
m eu r e qu e j ’ai vou lu lu i ga r d er . Son br as n e se
lèver a it p eu t-êtr e p as p ou r se ven ger , m ais, en m e
m on tr an t la porte, il m e d ir a it de ne ja m a is re
ven ir . M on sieu r Gen t y, com pren ez-m oi bien , je ne
ve u x p a s a ccep ter u n e t en d r esse à la q u elle je n ’ai
p lu s au cu n d roit J e ne ve u x p as être ob ligée de
con tin u er à m en tir , \ sou r ir e, à tr ou ver n a tu r el
q u ’on m ’en tou r e, m oi, u n e cr im in elle, de r esp ect,
d ’a tten tion s, d ’affection . J e ve u x qu e tou s eonn a iss e r 4’ m a fa u t e , je ve u x e xp ie r com m e les
a u tr es, lan s u n e p r ison q u i m e sép ar er a p ou r
�LA
R ovTE
DO
M O U L IN
tou jou r s de m ou en fa n t. J e ve u x sou ffr ir p lu s qu e
je n ’a i sou ffert ; je ve u x q u ’on m ’a baisse, q u ’on
m ’h u m ilie, q u ’on m ’in su lt e ; je ve u x en fin con
n a ît r e tou tes les tor tu r es qu e la ju st ice h u m ain e
a in ven tées p ou r les cr im in els. J e ve u x a u ssi qu e
ces sou ffr an ces m e d on n en t la p a ix, et qu e Lian e,
q u i n e cesse de m e h a r celer , d isp a r a isse à ja m a is
d e m on sou ven ir . Que p ou r r a-t-elle don c m e r é
cla m er qu an d m on fils sa u r a ce qu e j ’ai fa it et
qu e j ’e xp ier a i ju s q u ’à m a m or t!
M me La r a o is se t a it ; son cor p s, qu e sa robe
n oire fa it p a r a ît r e si fr êle, est secou é p a r u n tr em
b lem en t co n vu lsif, bien p én ib le p ou r celle qu i
l ’ép r ou ve et p ou r celu i q u i le voit.
Me Ge n t y cr oit q u ’il n ’a ja m a is en ten d u
u n e con fession si d ou lou r eu se. Tou te la bon té
q u i est en lu i se r éveille, sa vo ix se fa it ten d r e,
ses gest es d evien n en t p it oya b les, et su r cette
fem m e q u i vien t d e lu i con fesser sa m isèr e, il
se p en ch e :
—
Mad am e, m a p a u vr e am ie, laissez-m oi vou s
d on n er ce n om , vou s n e sa vez p lu s où est votre
d evoir . J e vou s r a p p elle qu e votr e fils, vou s m e
l ’a vez d it t ou t à l ’h eu r e, n ’a su r m on té sa pein e
qu e sou ten u p a r vou s. Il est fa ib le, très jeu n e, je
r ép ète vos p ar oles, qu e d evien d r a it-il si vou s
l ’aba n d on n iez et si cet aban d on cor r esp on d ait à la
r évéla tion qu e vou s vou lez lui fair e. P ier r e, a h !
j ’en su is «certain, n e su r vivr a it pas à cet t e secon de
d ou leu r . La m or t de Lia n e l ’a p r ofon d ém en t
a t t ein t , il l ’a im a it a vec tou te la folie de la jeu
n esse, c ’ét a it son p r em ier a m o u r .. . m ais il se
con soler a, il ou b lier a , la vie est lon gu e, il p eu t
r efa ir e son foyer . Cr oyez-vou s vr a im en t q u e, s ’il
a p p r en a it qu e sa m ère est cou p ab le, qu e des
h om m es von t êtr e ap p elés à ju ge r un gest e, don t
p eu t-êtr e elle n ’a pas été m aîtr esse et q u ’eHe
r egr et t er a tou te sa vie , cr oyez-vou s qu e le cœ u r
de vot r e en fa n t r ésister a it à ce n ou veau ch a gr in 1
Non , il sou ffr ir a it p lu s q u ’il n ’a d éjà sou ffert.
Vo u s im agin ez-vou s qu e je p u is lu i d ir e : Ta m ère,
ilon t tu es la ch a ir m êm e, t a m ère qui t ’a don n é
n on seu lem en t la vie, m ais tou te sa jeu n esse, t r a
va illa n t p ou r toi com m e la p lu s h u m b lt 'le.-;
�LA
ROUE
DU
M O U L IN
fem m es, t a m ère aimée- et r esp ectée de t ou s, ta.
m èr e q u i est le gu id e de t a con scien ce, t a m èr e
qu e t u vén èr es, n ’est q u ’un e cr im in elle d on t la
ju st ice va s ’em p arer ; son cr im e est d ’a voir t u é
celle q u e tu aim a is. E lle a t u é p arce q u ’elle
cr oya it qu e t a fem m e, cette Lia n e si ch ar m an te,
r o u la it te perdre. E lle a tu é p ou r te sa u ver d ’un
d a n ger qu e t u n e con n aissais pas et ver s leq u el
ta jeu n esse et ton in exp ér ien ce t ’en tr a în a ien t ; elle
« tu é p ou r te lib ér er , elle a t u é parce q u ’elle t ’a i
m ait p lu s q u ’elle-m êm e et q u ’elle p r éfér a it le ch â
t im en t à la m or t de ton âm e. E lle a tu é, tu d ois
cesser de l ’aim er ; elle a t u é, m au d is-la , si tu
oses ! . . . E xa m in e t a con scien ce et dem an de-lui
si t u n ’es p as le r esp on sable de ce cr im e et si
ce n ’est pas t oi, en tr a în é p a r u n a m ou r q u i s ’éta it
em p aré de t es sen s et de t a r aison , qu i a p er m is
que ces m ain s qui n e sa va ien t qu e t r a va ille r et
p r ier d e vin sse n t cr im in elles ?
M'”6 La r u ois s ’est dressée d eva n t Me Gen t y qu i
a ccu sa it son fils, elle vo u la it le d éfen d r e, m ais
elle est retom bée su r son fa u t eu il, sa t ête a u x
ch eveu x b lan cs s ’est pen ch ée, et m ain ten a n t
q u elq u es lar m es com m en cen t à tom ber su r sa
robe n oir e. E lle p leu r e ; et très d ou cem en t, avec
u n e gr a n d e t en d r esse, M" G e n t y con tin u e à lu i
p arler .
—
Le silen ce, su r tou t ce p assé, je l'e xig e
com m e am i et an cien t u t eu r ; n u l n e d oit sa voir la
vér ité. Vou s sou ffr ir ez, p a u vr e fem m e, vou s n ’-iublier ez ja m a is. Votr e âm e ch r étien n e r éclam e un
ch â t im en t ; le sou ven ir de votr e fau te sera su ffi
san t. Vou s ne d evez pas t r a în er votr e nom qui vst
celu i de vot r e fils d eva n t un p u b lic de cou r
d 'a ssises, je ne vou s en r econ n ais pas le d r oit. La
ju st ice h u m a in e vou s ign or er a , et là -h a u t, si la
ju s t ice est d ivin e, elle vou s pard on n era II faut
vivr e lib r e ; qu e votr e con vn en ce n® s ’effr aie pan
de cette lib er t é qu e je votif im pose, rap p elez-vou s
qu e vou s êtes la ga r d ien n e d ’u n e vie et q u e tan t
qu e Pierr e a u r a besoin d e vou s, vou s n e d evez pas
son ger à exp ier . L ’a ven ir a p p a r t ien t à Dieu , mai»
com m e m on â ge m e p er m et d ’en visa ger la m or t,
,vou s a llez in e p r om ettre n u e, si je d isp a r a issais
�tA
KO U U
uu
M O U LI N
a va n t vou s, ja m a is vou s n e r éclam er iez d e 1
h om m es la p u n it ion de votr e crim e.
M a in ten a n t Mmo La m o is sa n glot e ; elle ét a it
p r ête à t ou t , p r ête à su ivr e M6 Gen t y, p r ête à
q u it t er cette m aison san s r evoir son fils absen t
p o u r vin gt -q u a t r e h eu r es, m ais elle n ’ét a it pas,
p r ête à en ten d re d es p aroles d ou ces, à sen tir peser
su r elle des r ega r d s p lein s de p it ié. E lle n e s a it ce
q u ’elle d oit fa ir e, elle cr oya it p ou r t a n t q u ’au cu n e
con sid ér ation n e l ’a r r êt er a it et qu e r ien ne p ou
va it éb r a n ler u n e r ésolu tion d ictée p a r sa con s
cien ce.
Le silen ce, c ’est tou t ce q u ’on r éclam e d ’elle ;
elle com m en ce à cr oir e qu e les rem ords qui la
p ou r su iven t l ’on t m al d ir igée ; elle vo u la it s ’accueer , s ’en ten d r e con d am n er , p ou r qu e l ’exp ia tion
la d élivr e. Sa pein e l ’a égar ée et a fa it n a ît r e en
elle des sen tim en ts égoïstes ; elle ou b lia it son fils,
ch er ch an t a va n t tou t à se lib ér er d u p oid s ef
fr oya b le de sa fau te.
Le ch â tim en t, c ’est de r ester où Lia n e a vécu ,
c ’est de se sou ven ir à ch aqu e h eu r e de celle qu i
u ’est p lu s, c ’est de la sen tir rôder d an s le p ar c,
d an s la m aison , c ’est de n e p as oser s ’ap p r och er de
la r ivièr e, c ’est de p a sser les n u it s à r ega r d er dan s
tou s les coin s de sa ch am bre si le fa n tôm e n e va
pas a p p a r a îtr e, r éclam an t un e sép u ltu r e. Le ch â
tim en t, c ’est de r ecevoir les baiser s de Pierr e et
de n e pas les r en d r e ; le ch â tim en t, c ’est de sen tir
le cœ u r de son en fa n t lu i r even ir et d ’en a voir
h on te ; le ch â tim en t : c ’est de vivr e *
M° Gen t y a r aison , t ou t ce q u ’il d it est bien . Il
d éfen d, lu i, l ’a ven ir de Pierr e qu e d an s son affo
lem en t elle a va it o u b lié, cet a ven ir où il en tr e
voit un n ou veau bon h eu r . N ’a-t-il p as d it tou t à
l ’h eu re : « P ie r r e p eu t r efaire son fo ye r » ? Avec
un e m ère cou p ab le, con d am n ée, en p r ison , ce
ser a it ch ose im p ossib le ; com m en t n ’y a-t-elle pas
p en sé? E lle se t a ir a , p ou r son fils r ien n e lui
coû te, elle vivr a a vec son secr et, elle le cach era
à t ou s, p ou r vu q u e son p e t it soit h eu r eu x et q u ’il
ne p leu r e p lu s.
— J e pr om ets, d it -elle, je p r om ets ; vou s avez
•aisou 1p ’'ys t ie e h u m ain e ne p eu t sép ar er la m èr e
�LA
K O U E
DO
M O O L IN
d e l ’en fa n t. Ma con d am n ation r e ja illir a it su r
Pier r e, je n ’ai p as le d r oit de la lu i im poser.
Sa t is fa it d ’a voir ga gn é u n e si t r ist e cause,
Me G e n t y s ’assied en face de Mmo La r n ois : ii
ou b lie le t r a in à p r en d r e, il ou b lie q u ’on l ’atten d à
P a r is, il ou b lie t ou t ce qu i n ’est pas cette fem m e
au vis a ge d ou lou r eu x.
Pen d a n t u n e h eu r e en core il r este p r ès d ’elle,
l ’en cou r a gea n t, lu i p a r la n t com m e si elle n ’était
p as u n e cou p ab le d on t il con n aît le cr im e, s ’ef
for çan t de lu i m on tr er qu e le p ar d on su it tou te
fa u te r egr ettée.
Ce n ’est q u ’à m id i, lor sq u e le ch a u ffeu r vien t
p r éven ir q u e M on sieu r va m an q u er le secon d
tr a in , q u ’il se sou vien t q u ’il a à P a r is des r en
d ez-vou s, des clien t s qu i l ’a tten d en t, un e vie su r
ch argée ; m on Dieu ! com m e tou t cela lu i sem ble
loin . I l a vécu ce m atin des h eu r es q u ’il n ’o u
b lier a p a s, les p lu s t r a giq u es p eu t-êtr e de sa
b r illa n t e car rièr e.
X VI
Pou r la secon de fois d ep u is la m or t de Lia n e le
p r in tem p s est r even u à la »Sorcellerie, le p r in tem p s
et son beau soleil qu i a fa it de la p r a ir ie et de la
for êt u u im m en se bou qu et.
Si le p r in tem p s don n e a u x fleur« la vie, il donn«;
a u x âm es des sen tim en ts n ou vea u x. Pier r e Lar n ois, le p r op r iétair e (te l ’im m en se d om ain e,
s ’éton n e d ’ép r ou ver u n e joie oubliée à se p r om e
ner au m ilieu des ver ger s b la n cs, à m ar ch er A
t r a ver s les p r és fleu r is et à r est er d es Heures dan s
!es bois à écovifer la ch an son de cette for êt qui
i 'éveil le.
H ier , Pier r e ét a it u u con va lescen t q u i vo u la it
ét er n iser sa con valescen ce ; a u jo u r d ’h u i, il r ejette
le far deau de sa d ou leu r ; ses vin gt -cin q a n s, im
p ér ieu sem en t, r éclam en t d e la joie.
Lia n e, il y pen sera tou jou r s : c ’est le sou ven ir
de sa jeu n esse, p,le fu t son p r em ier am ou r ; m ais
�14 6
LA
RODE
DU
M O U L IN
en se p r om en an t d an s son d om ain e qu e le p r in
tem p s fa it si b eau , il son ge a vec r egr et q u ’e lle
n ’a im a it p a s la Sor celler ie et q u e, p ou r lu i plaire,
if ét a it p r êt à ven d r e ce q u i lu t sem ble a u jou r
d ’h u i, com m e au tr efois, fa ir e p a r tie de lui-m êm e.
I l fr ém it, il n e sou p çon n ait p as qu el sa cr ifice la
tan t aim ée d e m a n d a it ... Il n ’a va it p a s com p r is
q u ’u n gest e, u n e s ign a t u r e p osée a u bas de
q u elq u es p a p ier s lu i en leva ien t p ou r t ou jou r s ses
bois, ses p r és, sa m aison . I l écou ta it Lia n e ; pou r
la vo ir h eu r eu se, con ten te, il ét a it p r êt à tou t ;
il la s u iva it les ye u x fer m és, ne vou la n t p as se
ren dre com p te d e ce q u ’elle exige a it .
Lib ér é d u p ou voir q u ’elle exer ça it s u r 'lu i, Pier r e,
m a lgr é sa d ou leu r , a va it r en voyé M. D u r cel, le
gér a n t et leu r s com bin aison s. Ap r ès cet a cte de
cou r age, il vécu t les p r em ie’ s m ois de son d eu il
com m e u n êtr e h u m ain q u i n ’a ga r d é de ses facn ltés d ivin es qu e la p ossib ilit é de sou ffr ir ; p u is,
peu à peu , san s q u ’il s ’en ren d ît com p te, la vie des
au tr es le r ep r it. Il s ’in tér essa au ch a gr in ou à la
joie de ceu x q u i l ’en tou r a ien t, il p leu r a , essa ya
d e sou r ir e ; en fin la ter r e, cette ter r e q u i r écla m a it
d es soin s in cessan ts, l ’ap p ela. Un fer m ier m alad e,
la issa n t en r ou te ia m oisson , le for çait à d ir iger
les r écoltes ; u n e a u t r e fois, l ’or a ge m en açan t
l ’o b lige a it à se join d r e à l’effort de tou s p ou r
r en tr er les foin s ; en fin les p a vsa n s qui aim aien t
l ’en fa n t q u ’ils a va ien t vu gr a n d ir et le m aîtr e com
p a tissa n t lu i d em an d èr en t des con seils. Ab sen t
d ep u is p lu sieu r s m ois, Pierr e d u t fa ir e de n om
br eu ses visite» , p ou r r ain ever d an s ce coin de
t er r e de Fr a n ce la con corde qu i y a va it t ou jou r s
r égn é, d ét r u it e p ar les id ées a van cées d u gér a n t.
E t , les m ois s ’a jou ta n t a u x m ois, sa d ou leu r
s ’a p aisa ; il r esta t r iste, m ais il n ’ép r ou va p lu s ce
d ésir m alsain de m ou r ir à son tou r ; il a ccep ta it
d e vivr e , cr oya n t ne p lu s con n aîtr e la joie. Il t r a
va illa it , s ’in tér essa n t à tou t, cau sa n t a vec sa mèrr.
fom m e u itrefois. ; seu lem en t ja m a is u n sou r ir t
n ’é cla ir a it son jeu n e visa ge.
J1 vécu t d e u x an s a in si, ne q u it t a n t la Sor cel
ler ie q u e p ou r a ller , a u x foires d es en viron ^
su r veiller la ven te ou l ’a ch a t des bêtes, fl
�r .A
ROU E
I )D
M O U LU
-ne s ’e n n u ya it p a s, il n e s ’a m u sa it p a s ; il viva it .
E t vo ilà qu e ce p r in tem p s q u i vien t' ap r ès an
rud e h ive r r éveiller la n a t u r e en d or m ie, r éveille
a u ssi le cœ u r de P ier r e ; la br ise, sa tu r ée de p a r
fu m s d o u x et vio len t s, le gr ise , ses ye u x s ’ém er
ve ille n t de la p r ofu sion des fleu rs q u i n ’on t ja m a is
été si b elles, ses lèvr es s ’e n t r ’o u vr en t gou r m an d es.
Ap r ès u n e m a t in ée bien r em p lie, il d escen d en
cou r a n t la collin e, p asse près de l ’é+ang o ù les
in sectes d a n sen t d a n s d es r a yon s d 'o r ent* aîné«
p a r q u elq u e m yst ér ieu se m u siq u e, t r a ver se la
p r air ie en ca r essan t les bêtes q u i vien n en t p r ès de
lu i ; il t ien t à la m ain u n gr os bou qu et t aubép in e
q u ’il a cu e illi d an s les bois.
11 pén ètre d an s la m aison a vec ce visnç*_ r ia n t
qu e le p r in tem p s lu i a fa it ; la m aison s ilt n d e u s e
ne l ’a t t r ist e p a s, il y a en lu i t a n t d e jeu n e g .îeté!
D ’u n e vo ix cla ir e q u i r éson n e com m e u n han t
de tr iom p h e, il a p p elle Mme Lar n ois.
—■Mam an , t u es en core d an s ta ch am br e ; n ’ast u p a s h on te, q u an d il fa it si b eau , d e tV.n ferm er
d err ièr e des m u r s qu i t e ca ch en t le p r in t em p s?
Vien s vit e, je t ’en r ap p or te du p r in tem p s, t u vas
en m ettr e d an s tou s les va -es d e la m aison .
Les m a in s ten d u es ver s cet en fa n t au visa ge
jo ye u x, M m* La r n ois descen d ; elle p r en d l ’atibép in e, l ’ad m ir e, la serr e con tr e son cœ u r ; c ’est la
p r em ièr e fois, d ep u is la m or t de Lia n e, qu e Pierr e
cu eille d es fleu r s.
Ces fleu r s, cette vo ix cla ir e, ce visa ge sou r ian t,
tou t "r ie la gu ér ison . Dieu est bon, Dieu p ar
d on n e I E lle s ’em p r esse, elle e s t ga ie, bien i ue son
cœ u r s ’affole. Le d éjeu n er est p a r fa it , P ie r ie a un
a p p ét it d ’ogr e à gr a n d es b ottes ; les fen êtres
ou ver tes la issen t en tr er tou t le p r in tem p s et Je
jeu n e hom m e p eu t voir d e sa p lace le ver ger fleuri.
11 b a va r d e, t o u t à fa it com m e a u t r efois, il raconte
u n e h istoir e in vr a isem b la b le a r r ivée h ier à un de
ses fer m iers et il s ’en ain u se com m e u n en fa n t ;
tou t à cou p , p r esq u e san s ca u se, il r it !
M“ La r n ois s ’ép ou va n t e, d ep u is t a n t de m ois
e lle n ’a p as en ten d u ce r ir e ! E lle r ega r d e Pierr e
q u i con tin u e à d éjeu n er sa n s s ’ap er cevoir de son
ém oi ; alor s elle se r ed r esse, elle veu t jo u ir de
�Ï4 «
i .A
ROUE
DU
MOULIN
cette tr êve, êtr e h eu r eu se p u isq u e son fils n e
sou ffr e p lu s. . H éla s ! elle ou b lie qu e p ou r elle il
n ’y a p as de joie p ossible. Lia n e est là , tou t près
'd ’elle, si p r ès q u ’elle n ’ose se r etou r n er de peur
d ’ap er cevoir ce fan tôm e qu i n e la q u itt e n i jou r
n i n u it, ce fan tôm e qu i p leu r e, q u i gém it , qui
l ’in su lt e !
Le r ep as ter m in é, Pier r e force sa m ère à s ’asseoir
d eh or s ; il se don n e, d it -il, u n e h eu r e de con gé
p ou r fa ir e ad m ir er à Mme La r n ois ce p r in tem p s
q u ’elle n ’a p as en cor e adoré.
— Mam an , t u n ’as p as l ’a ir d e t e d ou ter qu e le
p r in tem p s est u n d ieu , un d ieu p a ïen , je t e l ’a c
cord e, a u q u el il fa u t sacr ifier . Per d s u n e h eu r e de
ta jou r n ée, m ais r ega r d e ces p om m ier s, ces lila s,
ces bu isson s m er veilleu x et ce ciel de fête qu i cou
ron n e l ’a u t el du d ieu tr iom p h an t. Mam an , d is-m oi,
non p as p ou r m e fa ir e p la isir , m ais p ar ce qu e tu
le p en ses, q u ’u n e jou r n ée p a r eille m et en vou s des
forces n eu ves, dis-m oi qu e n ous p ou rr on s de n ou
veau êtr e h eu r eu x. Dis-m oi qu e n ous ou b lier on s
les an n ées ter r ib les où n ous n ou s ca ch ion s p ou r
p leu r er . Dis-m oi qu e d an s cette m aison , si gr a n d e
p ou r n ou s d eu x, n ous verr on s qu elqu e jou r un
jeu n e visa ge q u i, p lu s tar d , ser a en tou r é de têtes
blon d es. M am an , d is-m oi, j ’ai besoin qu e t u m e
l ’affir m es, qu e, san s qu e ce soit un e in su lt e p ou r
n otre p a u vr e m or te, je p eu x son ger à r efa ir e m a
vie ! J ’ai vin gt -cin q a n s ; je p u is bien , il m e
sem b le, son ger au bon h eu r.
Ave c un e ten d r esse et u n e ém otion qu i ren d en t
sa vo ix t r em b la n te, M,n° La r n ois répond
— Mon p a u vr e en fa n t, certes tu as le d r oit de
son ger au bon h eu r ; le d eu il qu e tu as eu , si d ou
lou r eu x q u ’il a it été, ne d oit p as assom br ir tou tt
ta vie. Ou i, tu a s r aison , la m aison est trop gr an d e
p ou r n ou s d eu x ; ta vieille m am an p eu t, d ’u n jou r
à l ’au tr e, d is p a r a ît r e .. . alor s tu ser a is bien s e u l. ..
Un jou n e vis a g e ., des têtes blon d es, qu el beau
r êve. . M a is, m on p etit, m a sou ffr an ce, car j ’ni
sou ffert a u t a n t qu e toi ! m e per m et d e te d em an der
d ’êtr e p r u d en t. Ch oisis p r ès de n ou s, p arm i celles
qu e tu as con n u es a u tr efois et q u i a im en t la vie
que tu m èn es. Ch oisis ta com p agn e a vec ton cœ u r ,
�LA
ROUE
DU
M O U L IN
149
a vec tou te ton âm e. L ’am ou r p h ysiq u e, le p lu s
violen t, s ’ap aise ; seu l d em eu re l ’am ou r q u i a
pou r base d es sen tim en ts élevés.
R ecu e illi, P ier r e écou te. Lu i, tou t à l ’h eu r e si
jo ye u x, est d even u gr a ve ; il r ega r d e a t t en t ive
m en t sa m èr e, et il d écou vr e, p ou r la pr em ière
fois, su r son visa ge les tr a ces de la d ou leu r . Les
ch eveu x d even u s b la n cs si vit e, les r id es qu i
sillon n en t le fr on t, a ccu sa n t les t r a it s , et cet
a m a igr issem en t, cette p â leu r qu i fon t cr oir e que
M"‘c Lar n ois r elève de qu elq u e m alad ie. P ou r ta n t
elle n e se p la in t p a s, elle a r ep r is t ou tes ses occu
p a tion s et 011 n e l ’en ten d ja m a is d ir e q u ’elle est
sou ffr an te ou fa t igu ée.
Pier r e se sou vien t d u passé* : il se r en d com pte,
d ep u is lon gtem p s il n ’a p a s vu si cla ir d an s sa
con scien ce, qu e son m a r ia ge a d û fa ir e sou ffr ir
Mmo La r n ois. I l se r a p p elle ses actes et ceu x
d ’u n e au tr e : le d ép a r t, la vie à P a r is, la visit e de
sa m cre, la lettr e m on tr a n t le d a n ger et leu r
r etou r à la »Sorcellerie qu e Lia n e vo u la it lu i fa ire
ven d re. Mmo La r n ois a-t-elle con n u ces p r ojets
r id icu les ger m és d an s le cer veau d ’un hom m e
d ’a ffa ir es en q u ête de sp écu la t ion s? Pierr e ign or e
si, au cou rs de cette p r om en ad e où elle a t r ou vé
la m or t, Lia n e a eu le tem p s d ’exp liq u e r les com
b in aison s Du r cel. Il n e le cr oit pas. car Mme La r
n ois n e lu i en a ja m a is p a r lé. La Sor celler ie
m ise en action s, la Sor celler ie, cette ter re de
fa m ille, ven d u e à des in d iffér en ts q u i en ser aien t
d even u s les m aîtr es. 11 fa u t êtr e M. Du r cel pour
in ven t er un e ch ose p a r e ille ! Pier r e veu t ou b lier
qu e Lia n e d ésir a it , con seilla it , e xige a it cette com
bin aison qu i d eva it p er m ettr e l ’a ch a t d ’un hôtel
à P a r is, a ven u e du P ois. P ier r e veut r esp ecter la
m ém oir e de celle q u ’il a t a n t aim ée.
—
Mam an , r ep r en d -il, tou t en r ega r d a n t le
visa ge de cotte fem m e qu e son am ou r m ater n el a
cr u cifié, je te com pren d s et je d evin e tou t ce
qu e tu ne m e d is p as. Sois t r a n q u ille, si j ’ai le
cou r a ge de r efa ir e m on foyer , je m 'in q u iéter a i
d ’abord de sa voir si celle qu e je ch oisis sera u n e
fille p ou r toi. Au t r efois, tu le sa is bien , je n ’ai
p as été m aîtr e de m on cœ u r , d ès la prem ière.
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LA
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DU
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r en con tr e je l ’a va ir d on n é. Au jo u r d ’h u i, t ou t sera
d iffér en t. J e n ’aitn erai p lu s ja m a is com m e j ’ai
aim é ; c ’est la com p agn e de m a vie, la m ère de
m es en fa n ts q u e je ch er ch er a i. J e lu i d em an derai
d ’êtr e bon n e et d évou ée, gén ér eu se et ch a r it a b le ;
je vou d r a is a u ssi q u ’elle a it été élevée r eligieu se
m en t et t r ès loin d e ce P a r is q u ’on n e p eu t
q u it t e r qt:an d on y a tou tes ses h a b itu d es. Tu vois,
m am an , com m e je serai sa ge et p r u d en t ; a u ssi il
fa u t sou r ir e a vec m oi, être ga ie p u isqu e je su is
g a i et tâch er de r ep r en d r e ton an cien visa ge. Il
y a d eu x ¿ms t u éta is u n e tr ès jolie m am a n , je
▼ eux qü e t r le r ed evien n es. Ces vila in es r id es que
les lar m es t 'o n t fa ites, le bon h eu r les fer a d isp a
r a ît r e ; ce \ ü p r ès d e ta bou ch e, q u i la ren d si
sévèr e, est-ce <.;u’il fau d r a a tten d r e qu e les m ain s
d e t es p etivs-ciiian ts l ’effa cen t? Mam an , prom etsm oi qu e t a va s u soign er p ou r r ed even ir belle.
E n d isa n t ces m ots P ier r e se lève, il se sou vien t
q u ’on l ’a tten d . J1 s 'e n va ap r ès un d er n ier baiser ,
il a p r esq u e u n e ch an son su r les lèvr es.
Son d ép a r t a t t r is t e M mo La r n ois ; c’é t a it si bon
d ’en ten d re cette voix, jeu n e, vib r a n t e, p a r ler d ’un
a ven ir q u ’elle n ’o sa it en tr evoir ; c ’ét a it si bon de
se r éjou ir a vec lu i, d ’ou b lier p en d an t qu elqu es
m in u tes ! M ais le silen ce r éveille le p assé ; d an s
l ’om bre, tou t p r ès d ’elle, le fan tôm e est tou jou r s
là !
E lle S1 lève, cette n a tu r e en fête a u gm en te son
tr ou ble, elle vou d r a it p r ier . E lle p en se à l ’église,
au cim etièr e, où e s t in scr it su r u n e d a lle de
m ar br e b lan c le nom d e Lia n e. Au cu n corp s,
h élas ! n ’y repose, p u isq u ’on n ’a r etr ou vé dan s
cette r ivièr e p a isib le, tr an sfor m ée p a r la fon te
d es n eiges en tor r en t, qu e q u elqu es m or cea u x de
la robe r ou ge portée p a r la jeu n e fem m e. Br oyée,
d éch iqu etée p a r la roue, em portée p a r le cou r a n t,
Lia n e s ’en est a llée, a u cu n e sép u lt u r e n ’a pu
lui être don n ée.
M‘"<’ La r n ois q u it t e le p a r c, elle tr a ver se la prai
n e et su it u n ch em in q u i lon ge u n ch a m p de blé,
>uis elle p r en d un sen tier au m ilieu d es bois q u i
d escen d à la r ivièr e d on t elle n ’a pas en core osé
s ’ap p r och er . Un e for ce m ystér ieu se la p ou sse, la
�LA
ROUE
I>U
M O U L IN
con d u it : elle ve u t , com m e les a ssassin s, r evoir
l ’en d r oit d e son cr im e. E lle m ar ch e len tem en t,
!a tête cou rbée, les m ain s join tes, la vo ilà au bord
de cette eau qu i a em p orté Lia n e. E lle lève Iciye u x, d eva n t elle la p et ite île ém er ge t ou t e fleu r ie ;
à ga u ch e, le vie u x m ou lin , la rou e q u i, com m e
a u tr efois, tou r n e ; et de l ’a u t r e côté de la ber ge,
la p r a ir ie a vec ses p om m ier s en fleu r s q u i r es
sem b len t à d es r ep osoir s. E lle s ’a gen ou ille, elle
p r ie là m ieu x q u ’au cim etièr e. E lle s ’accu se, elle
es t u n e cr im in elle d on t il fa u t a voir p it ié, p u is elle
im p lor e D ieu , non p a s p ou r elle, m ais p ou r so *
en fan t.
E lle accep te de sou ffr ir , c ’es t ju st e, elle a ccep
ter a tou t san s m u r m u r er s i P ier r e est h eu r eu x.
E lle p r om et, elle ju r e, p r ès d e cet t e r ivièr e, tom
beau d e Lia n e, q u ’elle exp ier a . E lle ren on ce à
t ou tes les joies de la ter r e, elle y r en on ce pour
t ou jou r s, offr a n t les an n ées qu i lu i r esten t à p as
ser su r la ter r e, an n ées q u ’elle vivr a d an s la
p én iten ce et la m isèr e, à Celu i qu i pardon n e au x
p lu s gr a n d s cou p ables.
X VI I
Le bon h eu r en tr a à la Sor celler ie u n soir d ’été.
Un voisin , p r op r iétair e d ’un im p or tan t d om ain e
p r ès de Gh am bor d , vin t d em an d er à Pier r e Lar n ois de lu i p r êter des m ach in es d on t il a va it
besoin ; son fils e t sa fille l ’accom p agn a ien t. Les
a ya n t con n u s en fa n ts, Pier r e le s r etr ou va avec
p la isir et , ap rès un e h eu r e de b a va r d a ge, ils se
q u it t èr en t en se p r om ettan t d e se r evoir sou ven t.
Les d om ain es éta ieu t p r ès l ’un de l ’au tr e, la ch ose
p a r a issa it facile.
Vé t é fa vor ise les r en con tr es ; la jeu n e fille
ii'..t a it pas jo lie , m ais de vis a ge a gr éa b le, Pier r e
lu vit a vec p la isir . I n vit é ch ez ses p ar en ts, il p u t
se r en d r e com p te de l ’éd u cation qu i lui a va it étA'
don n ée. E t a n t l ’aîn ée d ’un e n om br eu se fa m ille, à
�152
>.A
C^Ü E
DU
.Î T O ü U N
d ix-h u it an s, elle ét a it d éjà un e p etite m am an qui
n e t r ou va it ja m a is les jou r n ées assez lon gue»
t a n t « ses en fa n ts » l ’absor baien t. M ais quan d
elle se t r o u va it lib r e, d élivr ée de t ou t sou ci, la
p et ite m am an se t r a n sfor m a it, elle a va it u n e
ga ie t é d ou ce, ch a r m a n te, et son r ir e cla ir , léger ,
t im id e, fa isa it p en ser à qu elq u e p in son q u i essaie
'a n ch a n t.
Pier r e si ép r ou vé p a r la m or t de sa fem m e,
P ier r e, q u ’on d isa it in con solable, in tér essa ce
jeu n e cœ u r ; elle s ’occu p a de lu i, p lu s qu e des
a u tr es jeu n es gen s qu e ses p a r en ts r ecevaien t,
p ar ce q u ’il ét a it m a lh eu r eu x. D ’abord ils p a r lè
r en t des en fa n ts, de leu r ca r actèr e si d iffér en t,
p u is d u p a ys où ils viva ie n t et q u ’ils a im a ien t tou s
d eu x du m êm e am ou r. En fin , u n soir , ap rès un e
ch a u d e jou r n ée où le t r a va il a va it été tr ès d u r ,
Pierr e osa p a r ler de lui-m êm e. Il con ta son rom an
si tr a giq u em en t ter m in é, rom an q u ’elle con n a issa it
d éjà ; il a vou a qu e, si sa m ère n ’a va it p a s été là , il
n ’a u r a it ja m a is eu le cou r a ge de se r ésign er .
Dep u is il s ’ét a it r ep r is, il n ’o u b lia it p as, m ais il
com p r en a it q u ’il fa u t a ccep ter les ép r eu ves, car,
à côté de la d ou leu r , Dieu m et t ou jou r s la con
solation . E t P ier r e d em an da à ce jeu n e êtr e qui
l ’écou ta it a vec t a n t d ’ém otion si elle p en sait
q u ’un e au tr e fem m e a ccep t er a it de p a r t a ger s*
vie, m a lgr é le sou ven ir q u ’il con ser va it de celle
qu i a va it été son p r em ier am ou r.
E t san s p h r ases, a vec des m ots t r ès sim p les,
la p et ite d on n a son cœ u r : a im er , con soler , pou r
u n e âm e com m e la sien n e y a va it-il su r ter re
p lu s belle tâch e I
Us fu r en t des fian cés ca lm es et h eu r eu x.
M m0 La r n ois a p p r ou va it le ch o ix d e son fils et le#
p ar en ts de la jeu n e fille se r éjou issa ien t de cette
allian ce q u i con ser va it prè.- d ’e u x un e en fan t très
ch ér ie et q u ’ils c o d a ie n t à u n h om m e qu e tou t '.e
m on de estim a it.
Céléb r é d an s u: p et ite é glis e q u e le cim etièr e
en tou r e, leu r m a r ia ge eu t lieu d an s la p lu s str icte
in t im it é. Bien qu e l ’au tom n e fû t ven u , le soleil
p r od igu a ses r a yon s, et p en d an t la cér ém on ie les
h ir on d elles, en tr a n t u ar une fen être laissée
�LA
kOU E
DU
MOÜUN
153
eu ver te, su r volèr en t le m a ît r e a u tel. La m esse
'lite, M. le cu r é affir m a qu e c ’ét a it u n p r ésa ge de
¿oie, et M m6 La r n ois, qu i lu t t a it con tr e ses sou ve
n ir s, la t êt e h a u te et le visa ge d u r , r ép on d it q u ’il
ét a it tem p s qu e la joie r en t r â t ch ez eu x. I l y eu t
au ch âteau de la Sor celler ie u n d éjeu n er qu i r éu
n it les d eu x fa m illes. Il fu t tr ès cor d ia l, ch acu n
ép r ou va n t p ou r son voisin la p lu s gr a n d e sym
p a th ie ; p u is, les p a r en ts de la m ar iée s ’en a llèr en t
et seu ls r est èr en t au ch âteau : P ier r e, sa jeu n e
fem m e, et JVI“ ° La r n ois qu i p a r t a it p ar le tr a in de
cin q h eu res p ou r M a r seille où elle com p ta it passer
u n m ois a vec un e am ie a r r iva n t des In des.
P ou r ne p as gên er les n ou vea u x m ar iés,
Mme La r n ois se r et ir a d an s sa ch am bre. E lle y
en tr a a vec le m êm e vis a ge q u ’elle a va it d ep u is
p lu sieu r s jou r s, u n visa ge r igid e , im p én étr ab le ;
m ais qu an d elle se sen t it seu le et q u ’elle pen sa
qu e p er son n e n e vien d r a it a va n t u n e h eu r e, elle
s ’a b a tt it su r son lit et elle p leu r a tou tes les lar m es
qu e d ep u is des sem ain es elle n ’a va it p as versées.
E lle p leu r a it , et p ou r ta n t Pier r e ét a it h eu r eu x,
elle p leu r a it p arce qu e d an s u n e h eu r e elle p a r t i
r ait p ou r t ou jou r s !
E lle t en a it son ser m en t, elle a va it p r om is
d ’exp ier , elle a va it ju r é de ren on c«r à tou tes les
joies de la ter re si son fils r etr ou va it le b o u t e u r ,
un bon h eu r sa in et p u r qu i élèver a it son âm e. La
p etite m ar iée d ’a u jo u r d ’h u i lu i a p p or ta it tou t cela,
Dieu l ’e xa u ça it , elle d eva it p a yer .
E lle p a ya it , elle fu ya it cette m aison où le fan
tôm e de Lia n e la h a r cela it ; elle fu ya it , ca r elle
n ’ét a it q u ’un e cr im in elle!
E lle fu ya it , p arce qu e, si m a lh eu r eu x q u ’a it été
son fils, m a lgr é le d a n ger qu i le m en a ça it, elle
n ’a va it pas le d r oit de s ’ér iger ju st icièr e et de
su p p r im er u n e cr éa tu r e de Dieu . Geste in volon
ta ir e, cr im e n u llem en t p r ém éd ité, cir con stan ces (
a ttén u a n tes pou r la ju s t ice h u m ain e, m a is la ju s
tice d ivin e 11e les a d m etta it p as. E lle n e p ou va it
jo u ir en p a ix du bon h eu r d e son fils, elle ne
p o u va it a tten d r e qu e des p et ites têtes blon des
vin ssen t r am en er la joie dan a cette d em eu re
en d eu illé?*
�ILÏ\
«O U J S
DU
M O U L IN
E lle s ’en a lla it , d an s d eu x jou r s elle s'em b a r
q u a it p ou r les In d es ; elle y p a r t a it , in firm ière
bén évole, so ign er les m a la d es et a ssister les m ou
ran ts. E lle s 'é t a it en ga gée à y r est er d ou ze an s,
m ais elle sa va it bien qu e, si sa vie s e p r olon gea it
d a va n ta ge, elle n e r evien d r a it pas. Rien n e !»
r a p p eller a it en F r a n ce, n i d eu il, n i n aissan ce. E lle
p a r t a it p ou r t ou jou r s, p u is q u 'a va n t son d ép ar t elle
r en d r ait son r etou r im p ossib le. E lle p ou va it
p leu r er ; t o u t à l'h eu r e, p ou r la d ern ièr e fois,
e lle em b r asser a it son en fan t ; elle m ou r r a it loin
d e lu i, e lle ser a it seu le au m om en t de l ’a n goisse
su p r êm e, seu le !
Le tem p s p a sse, u n e p en d u le qu i son n e lu i r ap
p elle qu e son d ép a r t e s t pr och e, e lle se red r esse,
elle ve u t a voir d u cou r a ge ju s q u 'à la fin . E lle
p asse d an s son ca b in et de t oilette, b a ign e son
visa ge r a va gé p a r les la r m es, u n gr a n d voile jeté
su r son ch ap eau la p r éser ver a des r ega r d s in d is
cr et s. E lle m et son m an teau , p r en d son sa c, la
voilà p r ête ; d an s un e d em i-h eu re l'a u t o sera
d eva n t la p or te, l'a u t o qn i l'em m èn er a. E lle s ’a p
pr och e de la fen êtr e, r ega r d e un e d er n ièr e fois ce
d om ain e q u 'e lle a t a n t aim é. I l fa it t r op beau
vr a im en t ; ce jo u r d 'octob r e a des d ou ceu r s de
p r in tem p s, la for êt qu e l'a u tom n e n 'a pas en core
tou ch ée se d resse som br e et m agn ifiq u e ; d an s la
p r air ie les bêtes se r ep osen t et, d escen d an t la col
lin e, elle a p er çoit Pierr e et sa jeu n e fem m e. 11 lui
a p r is le br as, et com m e elle est beau cou p p lu s
p etite, il se p en ch e a vec ten d r esse ver s ce visa ge
qui r ayon n e. Ah ! com m e ils on t l'a ir h e u r e u x!
Ce bon h eu r vu lu i don n e de la force : elle p ou r r a,
san s d éfa illir , q u itt er ce d om ain e ofi elle a tan t
t r a va illé , et ce fils q u 'elle a tr op aim é. E lle
s ’éloign e de la fen être, d ebou t, r ega r d a n t la p en
d u le, ne vou la n t p lu s fa ir e u n geste in u t ile, elle
a tten d , e lle n ’a p lu s qu e q u in ze m in u tes à vivr e
•buis r ette dem eu re.
La p or te s ’ou vr e, la p etite m ar iée p a r a ît. E lle
;s t ven u e se u le d ir e a u r evoir à sa belle-m èr e et
lui offr ir sa ten d r esse com m e u n e en fa n t offre des
fleurs. E lle ten d les br as, les jou es, cer tain e d ’être
bien a ccu eillie
�LA
ROUE
b ü
M O U L IN
x55
M mo La r n ois n e bou ge p a s, e lle s ’est im p osé
«Ine a t t it u d e q u ’elle n e ve u t p lu s q u itt er . Eton n ée,
la p etite jeu n e fem m e la isse r etom ber ses br as ;
ses lèvr es sou r ia n tes, p r êtes p ou r le b a iser , s f
p lissen t ch a gr in es.
— Mad am e, d it -elle, en h ésit a n t u n p eu , je
vo u la is vou s d ir e a va n t vot r e d ép a r t qu e je s u is
b ien con ten te d ’êtr e d even u e u n peu vot r e fille,
et qu e je vou s aim er ai b e a u co u p ... j ’esp èr e qu e
vou s vou d r ez m ’a im er u n peu . J e vou la is vou s
d ir e en core bien des ch oses, m ais vou s a vez l ’a ir
si t r iste et si sévèr e qu e je n e m ’en sou vien s
p lu s. M a d a m e ... je c r o y a is ... Pier r e m ’a va it
a ffir m é .. . q u e n otr e bon h eu r vou s d on n ait de la
joie.
M m0 La r n ois se tou r n e ver s sa belle-fille, elle
r ega r d e lon gu em en t ce jeu n e vis a ge et les gr a n d s
ye u x r a yon n a n ts de bon té et d e ten d r esse, et
vo ilà q u ’elle ép r ou ve le besoin im p ér ieu x d e d ir e
sa p ein e, de se con fier à ce cœ u r q u i n e con n a ît
p as le m al. E lle h ésite q u elq u es secon d es, elle
r ega r d e la p en d u le, les m in u tes son t com p tées.
Rom p an t le silen ce q u ’elle s ’ét a it im p osé, elle
p a r le:
— M ar ie, vou s qui p ortez u n nom bén i, je vou s
r em ercie d ’êtr e v e n u e ... J e vou s don n e m on fils ;
q u e votr e âm e si p u r e, qu e vot r e am ou r le gar d e
m ieu x qu e je ue l ’ai fa it. Vou s sa vez qu e celle q u i
est m or te, Dieu lu i pard on n e, é t a it u n e m a u
va ise fem m e q u i m e l ’a va it p r is pou r le p erd re.
Vo u s serez, vou s, j ’en su is cer tain e, la ga r d ien n e
d e son foyer , le m ère aim ée et r espectée. J e vou s
r em er cie, car vou s a vez r am en é le bon h eu r d an s
cet t e m aison où 011 n e con n a issa it p lu s qu e les
lar m es. J e ue vou s em br asse p a s, tou te ém otion
m ’est défen du e. J e p ar s, m a ch èr e p etite fille,
je p a r s, je n e vou s r ever r a i ja m a is ... Un jo u r , je
l ’esp èr e, vou s au r ez des en fa n ts, vou s leu r p a r
ler ez de m oi com m e si j ’ét a is m or te et vou s les
fer ez p r ier p ou r leu r gr a n d ’m ère cou p ab le. J e
su is cou p able, vou s le d ir ez à m on fils, d an s
q u elq u e t em p s, lor sq u e votr e am ou r ser a vict o
r ie u x d u p assé. Vo u s lu i d ir e z ... Mar ie, ap p r o
ch ez-vous d e m oi po«tr qu« je vou s çon fie tou t
�LA
ROUE
I ) U ' M O U L IN
bas l'h o r r ib le s e c r e t ... Vou s lu i d ir ez qu e sa m ère
aim ée et r esp ectée a t u é s a p r em ièr e fem m e,
vou s en ten d ez bien , je l ’a i tu ée. O h ! qu e vos
/ e u x si p u r s n e fu ien t p a s les m ien s, qu e vos
p etites m ain s r esten t im m obiles, je p a r s, vou s ne
me r ever r ez jam a is.
J ’ai t u é ! M ar ie, p lu s 'a r d , vou s m e p ard on n erez.
J ’ai tu é p ar ce q u ’u n e fem m e vo u la it fa ir e de m on
en fa n t, si h on n ête, u n m isér a b le! J ’a i t u é pou r
sa u ver son âm e qu i ét a it en d a n ger . J ’ai t u é
p ou r le lib ér er d ’u n e in flu en ce fu n este. J ’ai tué
san s sa voir ce qu e je fa isa is, exa sp ér ée p a r la
m éch an ceté et la cr u au té d ’u n cœ u r q u i ne con
n a issa it qu e le m al. Ma fa u te est sa n s excu se, je le
sa is ; n u l n ’a le d r oit su r ter r e de su p p r im er un e
cr éatu r e. J e p a r s p ou r exp ie r ju s q u ’à la fin de
m a vie m on gest e m eu r tr ier , et je m ’accu se d evan t
vou s, qu i rép éter ez à m on fils cette con fession
su p r êm e, p ou r qu e je n e p u isse ja m a is r even ir
ici, d an s cette m aison qu i est la sien n e Un e lettr e
qu e j ’ai là , d an s m on sac, et qu e je vou la is vou s
r em ettr e au m om en t du d ép a r t, vou s (lisait ce
p a ssé d ou lou r eu x ; elle est in u t ile, vou s êtes
ven u e, u n e force m yst ér ieu se m ’a ob ligée à tou t
vou s avou er.
Ad ieu , m on en fan t, pard on n ez-m oi et n e m ’ou
b liez pas d an s vos p r ières.
L ’h eu re est ven u e, la corn e de l ’au tom obile
ap p elle la voya geu se. MmB La r n ois d escen d , sa
belle-fille la r egar d e p a r t ir , ses m ain s se lèven t
p ou r l ’a r r êter , m ais r etom ben t d écou r agées ; silen
cieu se, elle su it cette fem m e q u i s ’en va . Pier r e
est d an s le vest ib u le, il atten d .
— Mam an , cr ie-t-il ga iem en t, d ép êch e-toi, tu
vas m an qu er ie tr a in . Ce ser a it d om m age, car tu
as bien d r oit à des va ca n ces, les pr em ières que
iu te d on n es d ep u is qu e je su is né.
P a ssa n t son br as sou s celu i de sa m èr e, il
l ’accom p agn e ju s q u ’au perron . I.a jeu n e fem m e,
elle, n ’ose p as a va n cer et vo ilà qu e son m ari
l ’a p p elle :
— Mar ie, ven ez vit e em br asser m am an , c ’est
un e m am an exq u ise qu e vou s ador erez qu an d
vou s la con n aîtr ez d a va n ta ge.
�LA
ROUE
DU
M O U L IN
157
L a p etite m ar iée s ’ap p r och e ; ses jou es si roses
il y a q u elqu es in st a n t s, son t d ’u n e t elle p â leu r
que P ier r e s ’en ap er çoit.
— Qu elle sen sit ive, s ’écr ie-t-il, voilà un e p etite
m ad a m e qu i n e p eu t voir u n d ép a r t ; r egar d e,
m am an , elle est tou t ém ue.
Ah ! ou i, elle est ém u e, la p et ite m ad am e ; la
con fession de sa belle-m èr e l ’a r em p lie d ’h orreur.
Da n s son cer veau affolé il n ’y a en core q u ’une
im p r ession , celle de l ’ép ou van te. Est-ce p ossib le
qu e M mo La r n ois, cette fem m e qu e tou t le p a ys
a p p elle u n e sa in te, soit un e cr im in elle ; est-ce pos
sib le qu e son am ou r m ater n el l ’a it en tr aîn ée
ju sq u e-là ? E lle est jeu n e, elle n ’a p as d ’en fan t :
elle n e p eu t ni com pren d re, n i pardon n er.
De voile de M m° La r n ois, les m in u tes q u i p assen t
p er m etten t à la jeu n e fem m e de r efu ser ce b a i
ser, elle se r ecu le b r u squ em en t p ou r la isser la
p lace à son m ar i. Lu i, qu i n e sa it p a s. p eu t
em b r asser cette cr im in elle q u i, h éla s ! est sa m èr e!
Les ye u x cla ir s si p u r s r ega r d en t la d ern ièr e
étr ein te. M mo La r n ois serr e son fils con tr e elle
avec u n cri sou rd et d éch ir a n t. La p etite m ariée
in volon tair em en t se r ap p r och e, elle d escen d les
m ar ch es, elle est tou t p r ès de la voit u r e et elle
en ten d la vo ix d ou lou r eu se qui rép ète : « Ad ieu ,
ad ieu , m on en fa n t ».
E t voilà qu e ses bras se ten d en t ver s celle qui
s ’en va ; elle vou d r a it p a r ler , d ir e des m ots qui
con solen t, m ais en ce m om en t au cu n e p arole
n ’e xp liq u e r a it ce qui se p asse d an s son cœ u r où
p a lp it e u n sen tim en t d ivin : la p it ié. J ésus fu t
p it oya b le à tou tes les m isèr es !
E lle se r ap p r och e de son m ar i, ses m ain s sa i
sissen t le bras qu i s ’a git e pou r p r olon ger l ’adieu ,
et, serrée con tr e lu i, d er n ièr e vision qu e la m ère
em p or ter a, tou t bas, elle m u r m u r e •
— Par tez en p a ix, je m e t a ir a i. Pierr e ne sau r a
jam ais.
F IN
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rjvrx*nu »111i!ini rmm.i l'i i i i 1111m in n-r i i i ritt'in Li irntiiiiiiiiiiirir
g
est p a s d ’a u ssi p a ss ion n a n t s q u e
ce u x d e la
! C o lle c tio n P R IN T E M P S
s p é c ia le m e n i
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fille s
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i i*i.i i i i . i i i i i i i M i l i n r i ' M J i i n i i u i i M inMM
1
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est la collection idéale des romans pc»ar la
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N u 2 .
♦
F orm at 4 4 X 3 0 X .
A L B U M
N ° 3 .
B r o d e r ie
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A L B U M
N
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L a
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b r o d e r ie
a n g la ise . 3 6 pages. F orm at 3 7 X 2 7 X .
° 4 .
A L B U M
N ° 5 .
L e
F ile t
m o d e r n e s .)
b rod é.
300
(F ile ts
m o d è le s .
a n cien s,
76
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F orm at
44X 30V 2.
A L B U M
L e
T rou ssea u
m od ern e.
d e t a b le , d e m a i s o n . )
N ° 6 .
56
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d o u b le s p a g e s.
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3 7 X 5 7
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A L B U M
L e
N ° 7 .
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A m e u b le m e n t
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1 0 0 p a g e s . F o r m a t 3 7 X 2 7 * /2 .
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A L B U M
A lb u m
N ° 9 .
litu r g iq u e .
c h a s u b le s ,
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d 'a u t e l,
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F orm at 3 7 X 2 8 h j.
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V êtem en ts d e
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croch et
- 2 8 '-i.
et
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t r i c o t . 1 5 0 m o d è l e s , 1 0 0 p a g e s . F o r m a t 3 7 x 2 8 '- i .
Ÿ Ch a qu e album, en vente partout : 8 (r-; fr anco: 8 fr 75.
^
A
É d it io n s d u “ P e t it É ch o d e la M o d e " , 1 , r u e G a za n , P AR I S ( X I V ) .
(S e r v ic e
d es
O u vra ges d e
D a m e s .)
❖
�N°U4. * Collection STELLA * 1er mars 1926
. •- - - -1- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 1- - - —« .
La Collection “ STELLA ” 1
e s t la c o l l e c t i o n i d é a le d e s r o m a n s p o u r la
fa m ille
et
m o r a le
pour
le s
je u n e s
et
E lle
fille s
par
sa q u a lité
p u b lie
deux
sa
q u a lité
litté r a ir e .
v o lu m e s
c lia q u e
m o is .
La Collection “ S T E L L A ”
c o n s titu e
donc
une
p u b lic a tio n
Pour
la
re c e v o ir
cbez
v é r ita b le
p é rio d iq u e .
vo u s, sans vo u s
d é ran ger,
A B O N N E Z -V O U S
SIX
F r a n ce.
..
18
F r a n ce.
..
3o
UN
M O IS
( i 2 r om an s) :
fr a n cs . —
AN
E t r a n g e r ..
3o
fr a n c s .
( 2 4 t o m a n j) :
fr a n c s . —
E t r a n g e r ..
5 o fr a n cs .
Ad r e s s e z vo s d e m a n d e s , a cco m p a gn é e s cl u n m a n d a t ^ )o.Wg
ou d ’u n c h è q u e p o s t a l ( C o m p t e C l i . p o s t a l P a r is 2 8 - 0 7 ) ,
à M o n s i e u r le D i r e c t e u r d u
P e t it E ch o
c/c la j M l o i I c ,
1, r u e G a z a n , P a r is
• y ,, , —--------------------------------------------
Le géra n t : Joan
. ,s •
L u u a r o . — l m p . d o M o n t s o u r l a , P a r i s U * . — H . C . S e l n o 5Ï879
�
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
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Collection Stella
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
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Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
La roue du moulin
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Trilby, T. (1875-1962)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1926]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
157 p.
18 cm
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Description
An account of the resource
Collection Stella ; 144
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_144_C92630_1110473
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
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P ublications périodiques de la Société Anonym e du “ P etit Écho de la M o d e” ❖
1 , ru e C aian , PARIS (X IV ").
%
L e P E T I T ÉCH O D E L A M O D E
p a r a î t t o u s le s m e r c r e d i s .
3 2 p a g e s , 1G g r a n d f o r m a t (d o n t 4 e n c o u le u r s ) p a r n u m é r o
D eux g ra n d s ro m a n s p a ra is s a n t en m êm e tem p s. A rticle* d e m ode.
:: C h ro n iq u es v a rié e s. C ontes e t nou v elles. M onologues, po é sie s. ::
C a u s e rie s e t re c e tte s p ra tiq u e s . C o u rrie rs t r è s bien o rg an isé s.
L A M O D E F R A N Ç A I SE
p a r a i t t o u s le s s a m e d i s .
!
%
C 'es t l e m a g a z i n e d e l ’él ég a n c e Jé m i n l n e c l d e l ’i n t ér i eu r m o d er n e. X
1 6
pages, d o n t 4
e n c o u l e u r s , s u r p a p i e r d e lu x e .
U n rom an, d es nouvelles, d es ch ro n iq u es, d e s recettes.
L I SE T T E ,
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V
J o u r n a l d e s P e tit e s F ille s
1 6
pages d o n t 4
PI ER R O T ,
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Journal
c o u le u rs .
des
G arçon s
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p a r a i t t o u s ile__s____________
m e r c r e dii■s .
pages dont 4
GU I GN O L,
en
c o u le u rs .
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C in é m a
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E n fa n ts
M a g a z i n e m en su el p o u r f i l l et t es et g a r ç o n s.
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Journal d Ouvrages de Dames paraissant le 1e r et te 15 de chaque mois.
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p a r a i t t o u s le s m e r c r e d i s .
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L A M O D E SI M P L E
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C e t a lb u m , q u i p a ra ît q u a tr e fo is p a r a n , c h a q u e fois s u r 3 6 p a g e s ,
d o n n e p o u r d a i n e s , m e s s i e u r s e t e n f a n t s , d e s m o d è le s s im p le s ,
p r a tiq u e s e t fa c ile s à e x é c u te r . C ’i s t le m o in s c h e r e t le p lu s c o m p le t
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�La C o lle c tio n
STELLA
est la collection id éale d es rom ans p o u r la fam ille \
e t p o u r les jeunes filles. E lle est u n e garantie de
:: :: q u alité m o rale et d e q u a lité littéraire. :: ::
E lle p u b lie d e u x volum es c h a q u e mois.
L I ST E
D ES
PA R
NOM S
D ’A U T E U R S
PRIN C IPA U X
PA RU S
D AN S LA
V O LU M ES
CO L L ECT IO N
M a th id e ALANIC : 4 . L e s E s p é r a n c e s . —
5 6 . M o n e t l e . — 76. T a n l e B a b i o l e .
A n to in e A L H IX : 4 0. C h e m i n m o n t a n t .
J e a n «TANIN : 107. L a q u e l l e ?
H e n ri ARDEL : 4 1 . D e u x A m o u r s .
J e a n d ’AR VER S : 156.
L e
M a r ia g e
M a r ia g e
H e u r e
d u
T r o p
L y a BERGER : 157. C ’e s t
Em ile BERCY : I 30. I r è n
J e a n de la BRETE : 3.
3 4. U n R é v e i l .
A n d ré B R U Y E R E : 161.
d e
J e
G r a tie n n e .
R o se
D u p r e y .
.— 154.
160. A u t o
L a
M a is o n
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d 'Y v e t te .
i A m o u r
q u i
C œ u r
114.
L e
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u r
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—
d ’O m b r e
25.
e
J a r d in
.
p o r te .
u t.
d e
d u
o u
121.
—
J a c q u e t des G A CH O N S : 148.
P ie rre GOURDON : 140. A c c u
sé e .
L e
C oeur
136.
?
F e m m e
d e
P e tite
— 32.
— 83.
d e
C o m m e
s o le il
L u d iv in e .
B e lle .
L e q u e l
—
le ttr e s .
—
l ’a i m a i t ?
M e u r tr ie
p a r
142.
la
v ie
I
B o n h e u r
rêve.
u n e
te rre
sa n s
e a u ...
•
J a cq u e s G R A N DCH A M P : 4 7 . P a r d o n n e r . — 58.
7 8 . D e l ’a i n o u t e t d e l a p i t i é . — 1 10. L
M. de H A R C O E T : 37. D e r n i e r s R a m e a u x .
J .-P h . HF.UZEY : 126. L a V i c t o i r e d ’A r i e t t e .
le
M a r o u s s ia .
M a r ie -A n g e .
152.
. —
A im é e
so n
S o u s
d e
d ’o r .
C a r m e n c ita .
à
J e a n JÉG O : 10 9 .
S e c re t
s ile n c e .
M a rg a
F id è le
L e
A m o u r .
—
ie .
63.
—
m a s c u lin e .
d é c h ir é .
M is s io n
R ic h e
Illu s io n
F ils .
’H é r o ï q u e
J e a n FI D : 116. L E n n e m
Z énaïde F L E U R IO T : I I I .
fie r .
c h e m in e .
L ’A l g u e
V o ile
L a
le b o is.
g a g n e !
te n d r e
v iv r e .
P r in c e
M è r e
L e
d a n s
r o m a r in .
R ê v e r
C o m to ise CLO : 137. L e C œ
J a n a e d« CO ULOM B : 6 0 .
M a ry FLORA N : 9.
54. R o m a n e s q u e .
100. D e r n i e r A t o
m é c o n n u . — 159.
—
fils .
e .
C o m te u e de CASTELLANA-ACQUA V1VA : 9 0 .
C H A M P O L : 6 7 . N o C l l e . — 113. A n c e l i s e .
J e a n D E M A IS : 1. L
A. DU BARRY : 132.
V ic to r FELI : 127. L
d u
—
C la ra -L o u ise BURNHAM : 125. P o r t e à
M me E. CARO : 103. I d y l l e n u p t i a l e .
A .-E. C A STLE : 9 3 . C œ u r d e p r i n c e s s e .
Edm ond COZ : 7 0 .
D e v o ir
b o n h e u r
p e tite .
B a ro n n e S. de BO UA RD : 106.
B R A D A : 91. L a B r a n c h e d e
A. C H E V A L IE R :
L e
M a d e lin c .
M. de» ARNEAUX : 8 2 .
G d ARVO R : 134. L e
Lucy AUGE : I 12. L
S a lv a d u BEAL : 18.
28.
L e
C œ u r
e s
7 rô n ei
n 'o u b lie
p a s.
s 'é c r o u l e n t .
a r d e n t.
(S u ite
a u
v e r a o .)
�Principaux volumes parus da:-s la Collcciion ( Su i t e) .
L . de KÉRANY : 16. L a
J e a n de KERLECQ : 139.
S e n tie r
L e
R e n ie LA BRUYÈRE : 105. L ’ A
P ie rre LE KO H U : 104. C o n t r e
Mme LESCOl : 95.
M a r ia g e s
G e o rje s de LYS : 124.
R a is o n s
d u
m o u r
le
—
b o n h e u r.
d e
la
131.
P ig n o n
N I5 S 0 N : 5 2 .
— 129. L e
L e
le
p lu s
162.
L e s
fo r t.
flo t.
d
141.
a m o u r.
L e
L o g is .
B o n h e u r -d u -jo u r.
tra v e r s
le s
C h im è r e
U n
te
L e s
R o u te .
s e ig le s .
e t
V é r ité .
H é r ita g e .
d e
l 'a m o u r .
D e u x
A m o u rs
—
d ’A g n è s .
A lfre d d u PRAD EIX s 9 9 .
le
P ie rr e de SAXEL : 123.
S a v o ir .
m e
L a
u n e
f
ép a ü a .
o rê t
G e o rg es
Y vonne SCHULTZ : 6 9 . L
N o rb e rt SEV ESTR E : I I .
e
d ’a r g e n t .
e t
M a r i
( A d a p té s do la i.a la i« )
P h y llh .
a r d é e .
M o i.
d e
V iv ia n * .
C y r a n e tte .
R ené STA R : 5. L a C o n q u ê t e d ' u n c œ u r . — 8 7 . L ’ A m
G uy de TER A M O N D : 119. L ’ A v e n t u r e d e J a c q u e l i n e .
J e a n TH IÉ R Y e t H élène M A R T IA L ; 120. M o r t o u v i v a
J a a n T H IÉ R Y : 8 8 . S o u s
g r a n d e v ite s s e . —
158.
le u r s
e t
d e
à
T o u t
o u r
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n t.
m o i I
138.
—
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S u z ie .-
R é a lité .
-
102.
L e
C o u p
d e
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v o la n t
p a ssé.
R ê v e
L e
F in a le
7 „ 42SCa c°r itf i c“e‘. j—‘
fille m o d e rn e . —
122.
A n d rée V E R T IO L : 7 2 . L
— I5 0 ; M a d e m o i s e l l e
l.e
d e
la
— 2 9.
d ’a m o u r .
In u tile
J e a n V EZERE : 155.
— 108.
p a s.
L ’I d é e
R ê v e
Le ,n d a T1NSEAU : 117.
T . TRJLBY : 2 1 .
L ’A u t r e
S ile n c e .
A lice P U JO : 2. P o u r l u t ! — 6 5 .
J a a n S A IN T -R O M A IN : 115. L ' E m b
Isa b e lle SANDY : 4 9 . M a r y l a .
M a rie T H IER Y : 5 7 .
133. L ’O m b r e d u
85.
C a d e t.
F r . M . P EA R D : 153. S a n s
F ra n c is q u e PA R N : 151. E n
P ie rro PER R A U L T : 8 . C o m
L
ru e.
d ’a u j o u r d ' h u i .
L ’E x i l é e
R aoul M ALT RA V ERS : 135.
Je a n d e M O N T H É A S : 143.
B. NEULLIÈS : 128. L a V o
61.
s u r
fo r ê t.
C œ u r.
P h ilip p e M A Q U ET : 147.
H élène M A T H E R S : 17. A
C laude
d u
S e c re t
oü.
L a
s y m p h o n ie .
P r in te m p s
D r o i t d ’a i m e r .
’E t o i l e
d u
p e rd u
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36
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97. A r l e i / r
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144.
118. L
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R o u e
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I n o u 'i n
d e s
ru i .
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P r in te m p s .
N o u v e a u x
C o m m a n d a n t de W AILLY : 101.
P a u v re s.
L e
D o u b le
J e u
.—
149.
E X I G E Z P A R T O U T la " C o l l e c t i o n
C œ u r
d ’o r .
STELLA ”.
R E F U S E Z le» collections sim ilaires q u i p eu v en t vous
ê tre proposée» et q u i ne sont p o u r la p lu p a rt q u e d es c o n tre
façon» ne vou» d o n n an t pas les m êm es garanties.
D e m a n d e z b ien " S T E L L A ” . C 'es t l a seu l e c o l l ec t i o n éd i t ée
p a r l a So c i ét é
“ P et i t E c h o d e l a M o d e” ,
L e v o lu m e :
1 fr. 5 0 ; f r a n c o :
lfr. 75.
C in q v olum es au ch o ix , fran co : 8 francs.
L e
c a ta lo g u e
c o m p le t d e
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c o lle c tio n
e t I e n v o y é fr a n c o
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(X IV * )
M ode ”
��LE RETOUR
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L e i i n o v em b r e 19 18 , N i c o l e d e K e r l i o u se
r é v e i l l e d e g r a n d m at i n , et t o u t d e su i t e el l e
o u v r e l es y e u x af i n d e v o i r si l e so l ei l a d éj à
p ar u d er r i è r e l es r i d e a u x d e so i e r o se d e sa
c h am b r e à c o u c h er . M a i s l e so l ei l est p ar esseu x
et m au ssad e, i l f a i t à p ei n e c l a i r . N i c o l e j u g e
q u ’ i l est d e f o r t b o n n e h eu r e et se p el o t o n n e,
av ec p l a i si r , d a n s so n o r e i l l er . L à , l es y e u x m i c l o s, el l e r ê v e : r ê v e s i m p r éc i s et v ag u es.
D ’ ab o r d , e l l e r e g a r d e l e d éc o r c o n n u , m ai s
c h ar m an t , d e sa c h a m b r e à c o u c h er . U n n i d ,
u n v r a i n i d , f a i t p o u r a b r i t er d es am o u r eu x :
et , p o u r t an t , j a m a i s au c u n m o t d ’ am o u r n ’ y a
ét é p r o n o n c é. D e p u i s p l u s d e q u at r e an s,
N i c o l e v i t l à ,- se u l e , t o u j o u r s se u l e ...
D ev an t el l e , f ac e à so n g r a n d l i t , u n e v i e i l l e
co m m o d e L o u i s X V I ; au - d essu s, su r l es m u r s
t en d u s d e so i e r o se, u n d é l i c i e u x p ast el a t t r i
b u é à L a T o u r ; p l u s l o i n , 1111 sec r ét ai r e d e l a
m êm e ép o q u e c o m p l èt e, av ec u n b o n h eu r - d u j o u r , l ’ am eu b l em en t d e c et t e c h am b r e q u i
sem b l e a p p ar t en i r à u n a u t r e si èc l e. P o u r q u o i ,
c e m at i n - l à, N i c o l e p en se- t - el l e q u e l ’ h o m m e
q u i a m eu b l é c et t e p i èc e est u n h o m m e d e g o f i t ,
u n a r t i st e ?... C o m m en t s ’ ap p el l e c e d éc o r at eu r
h a b i l e q u i a su f a i r e , d an s 1111 g r a n d h ô t el m o
�6
LE RETOUR
d er n e et b an al , u n e r ec o n st i t u t i o n si p a r f a i t e
d ’ u n e c h am b r e ap p ar t en an t à u n e ép o q u e o ù l e
g o û t f r a n ç a i s a v a i t at t ei n t l a p er f ec t i o n ?
N i c o l e s ’ ap er ç o i t q u ’ el l e n ’ a j a m a i s d em an d é
l e n o m d e cet ar t i st e. D ep u i s so n m ar i a g e, q u i
a eu l i eu q u i n z e j o u r s a v a n t l a g u e r r e , l es é v é
n em en t s se so n t su c c éd é si g r a v e s et si d o u l o u
r eu x !
V i n g t an s q u an d l a g u er r e se d éc l ar e, l a
n o u v el l e r eç u e à B r u g e s au c o u r s d e so n v o y a g e
d e n o ces, al o r s q u e N i c o l e e ssay ai t d ’ ai m er u n
m ar i q u ’ el l e n e c o n n ai ssai t g u è r e . So n m a
r i a g e -— 1111 m ar i a g e t r ès p ar i si en . D e u x n o m s,
d e u x f o r t u n es, d es am i s q u i p en sen t à l es
r éu n i r , san s so n g er q u e l e b o n h eu r d e d e u x v i es
est en j e u . E t , en r i an t , san s b eau c o u p r éf l é
c h i r , f l at t ée d e c et t e d em an d e t r an sm i se p ar
u n e m èr e v eu v e t r ès h eu r eu se d e m ar i e r sa
f i l l e, N i c o l e se m ar i e co m m e el l e al l a i t au b al .
E t p u i s, p ar t i e p o u r u n e v i e f ac i l e, l u x u e u se ,
en v i ée, v o i l à , al o r s q u ’ el l e est à p ei n e M ad am e,
q u ’ u n e d ép êc h e l es r ej o i n t au m o m en t o ù i ' s
s ’ em b ar q u ai en t p o u r u n e b al ad e su r l e l a c
d ’ A m o u r . L e l ac d ’ A m o u r d e B r u g e s !
P o u r q u o i d o n c, ce m at i n , N i c o l e r ev o i t - el l e l e
g r an d l ac si l e n c i e u x , l ’ eau d o r m an t e si c al m e et
si c l ai r e o ù se r ef l ét ai t l a m er v ei l l e u se f l o r ai so n
g o t h i q u e d e c et t e B r u g e s q u e l es B o c h es o n t
p eu t - êt r e d ét r u i t e?
L a c d ’ A m o u r ! L e s y e u x g r a n d s o u v er t s, à
v o i x h au t e, p r esq u e t en d r em en t , N i c o l e p r o
n o n ce ces d e u x m o t s, p u i s el l e se r ed r esse su r
so n o r e i l l er et r e j e t t e d ’ u n e m ai n n er v eu se sc s
c h e v e u x b l o n d s t o u t em m êl és. M ai n t en an t el l e
se r ap p el l e, d an s l e t r ai n q u i l e s r am en ai t en
F r a n c e , l es h eu r es m él an c o l i q u es et f i év r eu ses
où so n m ar i n ’ ét ai t p l u s l ’ h o m m e q u i c h er c h e il
se f ai r e ai m er , m ai s seu l em en t u n so l d at q u i a
p eu r d ’ ar r i v e r t r o p t ar d , ap r ès l es au t r es. B o u
d eu se, n e c o m p r en an t p as en c o r e, N i c o l e, p en
�LE RETOUR
7
d an t l e v o y a g e , en v o u l a i t à c e m o n si eu r q u i
se p er m et t ai t d e p en ser à au t r e c h o se q u ’ à sa
f em m e...
... Q u at r e an s o n t p assé, q u at r e an n ées
l o u r d es et d o u l o u r eu ses q u i o n t t r an sf o r m é l a
p et i t e P ar i si en n e él ev ée p ar u n e m èr e f u t i l e et
c o q u et t e.
N i c o l e, p en d an t t o u t e l a g u e r r e , et el l e en est
t r ès f i èr e, a ét é v r ai m en t c r ân e. B r a v e a u x
j o u r s an g o i ssan t s d e « l a M ar n e », se m o q u an t
d es f r o u ssa r d s et se b r o u i l l a n t av ec sa m èr e q u i
v o u l ai t l ’ em m en er d an s l e Su d - O u e st , N i c o l e
est r est ée à P a r i s, at t en d an t , d an s l ’ h ô t el d e sa
b el l e- m èr e, d o n t e l l e h a b i l e l e seco n d ét ag e,
l ’ en t r ée d es B o c h es q u e l e s f u y a r d s p r ét en d ai en t
i m m i n en t e. L e s B o c h es n e so n t p as v en u s, et
N i c o l e, ap r ès l ’ af f r eu se an g o i sse, s ’ est t r o u v ée
p l u s f o r t e p o u r su p p o r t er l ’ é p r e u v e ... U n m o i s
san s l et t r es, san s n o u v e l l es, p u i s, al o r s q u ’ on
at t en d av e c u n e d o u l o u r eu se f i er t é l ’ an n o n c e
d ’ u n g r a n d m al h eu r , u n e p et i t e c ar t e v o u s ap
p r en d q u e, l à- b as, t r ès l o i n , en A l l e m a g n e , l e
c h er so l d at q u ’ on c r o y a i t m o r t en h ér o s est
p r i so n n i er d an s u n c am p au n o m b i z ar r e.
N i c o l e se r a p p e l l e , ce m a l i n , l ’ ét r an g e sen sa
t i o n r essen t i e c e j o u r - l à . Sa m èr e, a y a n t ap p r i s
l a « b o n n e n o u v el l e » p ar u n p ar en t , l u i a t él é
g r a p h i é : « M e r é j o u i s av ec t o i , v i en s m e r et r o u
v e r , t em p s m e r v e i l l e u x , b eau c o u p d ’ am i s. » Sa
b el l e- m èr e, q u i h ab i t e l e p r em i er ét ag e d e c et
h ô t el q u e l a f am i l l e d e K e r l i o u p o ssèd e a v e n u e
d u B o i s, est u n e f em m e q u e N i c o l e j u g e au st èr e
et q u ’ el l e n e c o m p r en d g u è r e ; eh b i en ! c ’ est
i n c r o y ab l e, m ai s sa b el l e- m èr e, en ap p r en an t
q u e so n f i l s ét ai t p r i so n n i er , n ’ a m an i f est é au
c u n e ém o t i o n . E l l e t r i c o t ai t d an s sa c h am b r e,
t o u t p r ès d e l a f en êt r e, c ar sa v u e est si m au
v ai se q u e c ’ est à p ei n e si el l e d i st i n g u e l es o b
j e t s ; el l e t r i c o t a i t , et el l e n ’ a p as c essé d e t r i
c o t er .
�8
I.E RETOUR
Se s m ai n s l o n g u es et f i n es o n t t r em b l é, ses
l èv r es o n t m u r m u r é « p au v r e p et i t », m ai s, d e
ses y e u x q u i n e v o i en t p l u s, au c u n e l ar m e n ’ est
t o m b ée.
N i c o l e s ’ en est al l é e, o c c u p ée d ’ el l e- m êm e, se
d em an d an t s ’ i l f a l l a i t v r ai m en t se r é j o u i r . L e
m ar i à l ’ ab r i , c er t es, c ’ ét ai t 1111 b o n h eu r l o i n
t ai n , assu r é, m ai s, d an s c e P a r i s d e f i èv r e, ce
P a r i s d e g u e r r e , si l e n c i e u x et t r a g i q u e , el l e ét ai t
si f i èr e d ’ av o i r , co m m e t o u t l e m o n d e, q u el
q u ’ u n « l à- b as » !
A p a r t i r d e ce j o u r , N i c o l e, e x a l t é e p ar l a
d o u l eu r q u i l ’ en t o u r ai t et p ar t o u t e l a so u f f r an c e
r ép an d u e su r l a t er r e, N i c o l e a d éc i d é q u e,
p u i sq u e Je a n d e K e r l i o u n e p o u v a i t p l u s se r v i r ,
el l e l e r em p l a c er ai t . E t c et t e P a r i si e n n e , él ev ée
d an s l e l u x e l e p l u s g r a n d , s ’ est ast r ei n t e a u x
p l u s d u r es b eso g n es. Se r v a n t e à u n e c an t i n e d e
l a C r o i x - R o u g e , r a v i t a i l l a n t l a n u i t d es t r ai n s
d e b l essés, e n v o y ée d an s u n h ô p i t al c o m m e
au x i l i a i r e - i n f i r m i è r e , N i c o l e a f a i t , san s j a m a i s
se p l a i n d r e, t o u t ce q u ’ on l u i a d em an d é. Se s
m ai n s, ses p et i t es m ai n s d ’ e n f an t , o n t t o u r à
t o u r l a v é l a v a i sse l l e , f a i t l e s c u i v r e s, n et t o y é
l es i n st r u m en t s d es b l essés l es p l u s i n f e c t é s, et
c et ef f o r t s ’ est p r o l o n g é p en d an t q u at r e an s.
N i c o l e 11e v o i t p l u s sa j o l i e c h am b r e a u x m u r s
t en d u s d e so i e r o se, N i c o l e 11e v o i t p l u s l e p ast el
d e L a T o u r , o ù u n e j o l i e d am é so u r i t si f i n e
m en t
: d ev a n t ses y e u x c l a i r s p assen t d e
g r a n d es v i si o n s...
C ’ est u n e n u i t d e d éc em b r e o ù , d e l a t er r e
t o u t e b l an c h e, m o n t e u n f r o i d q u i v o u s e n v e
l o p p e co m m e u n l i n c eu l ; c ’ est u n e n u i t d e d é
c em b r e o ù l e s b l essés p assen t si n o m b r eu x
q u ’ on 11e sai t a u x q u e l s r é p o n d r e ... E n ar r i è r e
d e l a g a r e , au m i l i eu d es t r a i n s, N i c o l e g r el o t t e
so u s sa c ap e b l eu e et c o u r t d ’ u n w ag o n à u n
au t r e, t en d an t l es b o i sso n s c h au d es p o u r a p a i se r
l ’ at r o c e so i f q u i r o n g e l es b l essés. E t p u i s u n
�LIC RETOUR
9
o r d r e : i l f au t en d esc en d r e u n q u i n e p eu t p a s
al l e r p l u s l o i n . L e s i n f i r m i er s am èn en t u n b r a n
c ar d , u n p et i t so l d at p asse, p r esq u e u n en f an t .
I l ap p el l e « M am an ! » ép er d u m en t . H t N i c o l e,
q u i v o u d r ai t al l e r p r ès d e l u i l e c o n so l er ,
l ’ ap a i se r , si p o ssi b l e, r eç o i t l ’ o r d r e d e c o n t i n u er
so n ser v i c e. U n r eg ar d v er s l e b r an c ar d q u i s ’ en
v a , et i l f au t d e n o u v eau t en d r e a v e c u n so u r i r e
l es q u ar t s r em p l i s d e b o i sso n s c h au d es. A h ! cet
ap p el d e l ’ en f an t q u i v a m o u r i r , ce c r i d an s l a
n u i t , c e c r i d éc h i r an t — « M am an ! » — q u i
d o m i n e t o u s l es b r u i t s d e l a g a r e , N i c o l e sai t
b i en q u ’ el l e n e l ’ o u b l i er a j a m a i s.
« M am an », p o u r el l e , c ’ est u n e t r ès j o l i e
f em m e o c c u p ée d e sa b eau t é et q u i p en se i\ sa
f i l l e en t r e d e u x p l a i si r s. M am an , si N i c o l e av a i t
u n g r a n d c h a g r i n , el l e n e l ’ ap p el l er a i t p as.
M am a n , l e p et i t so l d at , m o r t su r so n b r a n c a r d ,
est p ar t i san s p o u v o i r p r o n o n c er u n au t r e n o m .
M am an , c ’ est d o n c p o u r c er t ai n s l e su p r êm e
r e f u g e ?...
... L e so l ei l n e se d éc i d e p as îl p a r a î t r e ; d er
r i èr e l es r i d e a u x r o ses, au c u n e l u eu r n e se
m o n t r e ; c o m m e ce j o u r , q u i ser a p eu t - êt r e d é
c i si f , t ar d e à v e n i r ! D ep u i s d es sem ai n es et d es
sem ai n es, n o s t r o u p es so n t v i c t o r i eu se s, et l es
A l l e m an d s d em an d en t g r â c e . A u j o u r d ’ h u i , l ’ a r
m i st i c e d o i t êt r e si g n é ; t o u t A l ’ h eu r e, l ’ af f r e u x
m assac r e ser a t er m i n é ; t o u t à l ’ h eu r e, l e sa n g
n e c o u l er a p l u s su r l a t er r e d e F r a n c e .
K st - c e p o ssi b l e q u e c et t e h o r r i b l e g u er r e
s ’ a c h èv e? ce c au c h em ar , 011 n e l e v i v r a p l u s?...
R ed o u t an t u n e c r u e l l e d éc ep t i o n , N i c o l e se r é
p èt e q u e l e s A l l e m a n d s n ’ ac c ep t er o n t p as l es
d u r es c o n d i t i o n s i m p o sées p ar 1111 m ar éc h al v i c
t o r i e u x ...
... L a sse d ’ at t en d r e l e so l ei l , q u i 11e p ar a î t
p as, N i c o l e, d ’ u n g est e v i f , r ej et t e ses c o u v er
t u r es et c o u r t à l a f en êt r e, l i l l e t i r e l es r i d e a u x ,
o u v r e l es p er si en n es et r eg ar d e. U n b r o u i l l a r d
�épais l ’em pêche de d istin g u er l ’a u tre côté de
l ’avenue, et, devant elle, les arbres, dépouillés
de leurs feuilles, sont des om bres im m obiles en
tourées de nuages.
L e b r o u i l l a r d , est - c e u n m a u v a i s p r é sa g e ?
N i c o l e esp ér ai t q u ’ u n b eau so l ei l d ’ au t o m n e
é c l a i r c i r a i t c et t e j o u r n é e q u i af f i r m er a l a v i c
t o i r e d e n o s so l d at s. T o u r n a n t l e d o s à l a f e
n ê t r e , el l e se v ê t d ’ u n so u p l e p e i g n o i r d e l ai n e
b l an c h e, p asse d an s so n c ab i n et d e t o i l et t e et
m ac h i n al em en t se r e g a r d e d a n s u n e g r a n d e
p sy c h é . E t , m a l g r é ses p en sées g r a v e s, m a l g r é
l ’ at t en t e q u i l ’ o p p r esse, e l l e so u r i t à so u i m ag e.
A h ! q u ’ el l e, est d o n c j o l i e , ce m at i n - l à ! Ses
c h e v e u x b l o n d s n ’ o n t j a m a i s ét é si d o r és, et so n
so m m ei l f i é v r e u x , a g i t é p ar d e g r a n d s r êv es d e
g l o i r e , a m i s l e d éso r d r e d an s sa c h e v el u r e. N i
co l e a u n p r o fi l p u r , d e g r an d s y e u x c l ai r s q u i ,
c e m at i n , f l am b o i en t ; u n e b o u c h e m o q u eu se,
d éd ai g n eu se, a u x l è v r e s r o u g es éc l at an t es. Sa
m èr e, u n e co q u et t e, a essay é d e t o u s l es f ar d s
p o u r en av o i r d e p a r e i l l e s... N i c o l e est d e t a i l l e
m o y en n e, m ai s si b i en p r o p o r t i o n n ée q u ’ el l e
p ar a ît g r a n d e, et , av e c c el a, d es m ai n s, d es
p i ed s d ’ en f an t , d o n t el l e est t r ès f i èr e.
T o u t eu f ai san t sa t o i l e t t e, N i c o l e c o n t i n u e à
p en ser à c et ar m i st i c e q u ’ on esp èr e v o i r si g n e r
a u j o u r d ’ h u i ... L ’ ar m i st i c e, p u i s l a p a i x , et l es
so l d at s p r i so n n i e r s
m ag n e l i b é r é s ! . . .
d an s
c et t e m au d i t e
A l l e
A h ! co m m e c et t e i d ée t r o u b l e ,N i c o l e ! E l l e
cesse d e b r o sser ses c h e v e u x d o r és et so n v i sa g e
se d u r c i t ét r an g em en t . Je a n d e K e r l i o u , so n
m ar i , est l à- b as, en f er m é d ep u i s p l u s d e q u at r e
an s.
O n d it, et c ’est chose certaine, que, dans bien
des cam ps, les F ra n ça is ont é té affreusem ent
m alh eu reu x . P riv és de nouvelles, de n o u rri
tu re , m altra ité s parfois, com m e ils o n t dû
souffrir !...
�LE RETOUR
i:
N i c o l e est j n t o y a b l e ; N i c o l e , q u i , d ep u i s l e
g u e r r e , n ’ a cessé d e se d év o u er , N i c o l e n ’ a
j a m a i s v o u l u s ’ o c c u p er d es p r i so n n i er s. Q u an d
011 l u i d em an d ai t so n ai d e o u so n c o n c o u r s p o u i
l ’ œ u v r e d es p r i so n n i er s, si n éc essai r e, el l e se
d i sai t ab so r b ée p ar d ’ au t r es d ev o i r s et el l e r é
p o n d ai t d ’ u n t o n q u i n ’ ad m et t ai t p as d e r é
p liq u e :
—
C ’ est i n u t i l e d ’ i n si st er , m a b el l e- m èr e s ’ en
o c c u p e t o u t e l a j o u r n ée ; i l y en a asse-z d ’ u n e
d an s l a f am i l l e.
E t , en ef f et , sa b el l e- m èr e s ’ en o c c u p ai t . D an s
l e g r a n d sal o n d u p r em i er ét ag e, ce n ’ ét ai en t
q u e t ab l es r em p l i es d ’ o b j et s u t i l es : g r o s c h an
d ai l s, c h au sset t es ép ai sses, c h em i ses d e f l an el l e,
b o ît es d e c o n ser v es, et , d u m at i n au so i r ,.
M me d e K e r l i o u , p r esq u e a v e u g l e , d i r i g e ai t ,
m al g r é so n i n f i r m i t é, l e n o m b r eu x p er so n n e]
q u i t r a v a i l l a i t au t o u r d ’ el l e. E l l e en v o y a i t d an s
t o u s l es c am p s, se f a i sa i t l i r e t o u t es l es l et t r es
et , d o u ée d ’ u n e m ém o i r e m er v ei l l eu se, se r ap p e
l ai t ce q u e c h aq u e p r i so n n i er r éc l am a i t . E t , l e
so i r , l o r sq u e l e t r a v a i l d e l a j o u r n ée ét ai t f i n i ,
i l f al l a i t v o i r M n’° d e K e r l i o u p asser p r ès de
c h aq u e t ab l e o ù l es p aq u et s ét ai en t f ai t s, p r êt s i
p ar t i r . E l l e l es t ât a i t , l es so u p esai t , et , si l ’ u n
d ’ e u x l u i p ar ai ssai t m o i n s l o u r d , l e d éf ai sai t
p o u r v o i r si q u el q u e f r i an d i se su p p l ém en t ai r e
n ’ a v a i t p as ét é o u b l i ée. Se s m ai n s d ’ a v e u g l e ,
« u t o u c h er si d él i c at , r ec o n n ai ssai en t ch aq u e
o b j et .
L e s p aq u et s p o u r so n f i l s p ar t ai en t n o m
b r e u x , et , so u v en t , l a m èr e y g l i ssa i t q u el q u e
j o l i b i b el o t q u i p o u v ai t f ai r e c r o i r e au m ar i q u e
ces p aq u et s a v a i en t ét é p r ép ar és p ar u n e j eu n e
f em m e am o u r eu se. H é l a s! j a m a i s N i c o l e n ’ i n
t er r o g eai t M mo d e K e r l i o u su r c e su j et . E l l e
sa v a i t
q u e l es p aq u et s p ar t ai en t , c el a l u i
su f f i sai t !
A u j o u r d ’ h u i , N i c o l e est d e ser v i c e à P h ô p i -
�LE RETOUR
t al ; sa t o i l et t e ac h ev ée, e l l e r e v ê t sa r o b e
b l an c h e d ’ i n f i r m i èr e et c ac h e ses c h e v e u x d ’ o r
so u s n n v o i l e d e l i n o n . C e c o st u m e l u i v a b i en ,
m ai s, ab so r b ée p ar ses p en sées, el l e 11e r eg ar d e
p l u s sa g l ac e .
D an s l a c h am b r e, u n e p et i t e p en d u l e so n n e ;
l e so n en est c h a r m an t , d i sc r et , v i e i l l o t , p r esq u e
f êl é : N i c o l e l ’ en t en d t o u j o u r s av ec p l a i si r . P e n
d an t l es n u i t s o ù l es g o t h as b o m b ar d ai en t P a
r i s, N i c o l e, d éd ai g n an t l es b o m b es, r est ai t d an s
so n l i t ; al o r s, l a p et i t e p en d u l e sem b l ai t so n n er
i r o n i q u em en t . Q u el so u v en i r !
H u i t h eu r es. A l l o n s ! i l f au t p a r t i r . L a c ap e
b l eu e, q u i a f a i t t o u t e l a g u e r r e , c ac h e l a r o b e
b l an c h e, et u n v o i l e f o n c é c ac h e l e v o i l e d e
l i n o n . N i c o l e, si l h o u et t e so m b r e, q u i t t e l ’ h ô t el
l u x u e u x , c o n f o r t ab l e, et , f r i sso n n a n t e, s ’ en v a .
A h ! q u ’ i l f a i t f r o i d , ce m at i n d e n o v em b r e !
L e b r o u i l l a r d v o u s en v el o p p e et v o u s o p p r esse.
L ’ i n f i r m i èr e se h ât e v e r s l ’ h ô p i t al l o i n t ai n o ù ,
d ep u i s q u el q u es m o i s, el l e est af f ec t ée. E l l e y
a r r i v e g r e l o t t an t e, et , t o u t d e su i t e, p r en d son
ser v i c e : u n e sa l l e d e v i n g t b l essés, t o u s g r a
v em en t at t ei n t s. E l l e est l ’ a u x i l i a i r e d ’ u n e i n
f i r m i èr e t r ès e x p é r i m en t ée . Sa b eso g n e est
h u m b l e : l i f t o i l et t e d es b l essés, f ai r e l es l i t s
p en d an t q u ’ i l s so n t au p an sem en t , r a n g e r l a
sal l e.
L e s b l essés, m êm e l es p l u s g r a v e s, so n t
p r esq u e t o u j o u r s g a i s : m ai s, ce m at i n , N i c o l e
s ’ ap er ç o i t q u ’ u n v en t d ’ esp ér an c e et d e v i c
t o i r e so u f f l e d an s l ’ h ô p i t al . So n en t r ée est sa
l u ée p ar d es b o n j o u r s v i b r a n t s. A v e c so n ac c en t
f au b o u r i en , u n P a r i si e n l u i c r i c :
— M ad am e, v o u s sav ez , c ’ est à' x i h eu r es q u e
l es B o c h es v o n t l âc h er !
»
U i i p et i t p ay san am p u t é d es d e u x j am b es
av o u e :
— M o i , p en d an t l a n u i t , j e 11’ ai p as sen t i m o n
m al , t an t j ’ ét ai s c o n t e n t !
�le
re tou r
13
E t il ajoute :
— C ’ est l a f i n , q u e j e v o u s d i s, M ad am e, c ’ est
la fin !
E t , b o n n e i n f i r m i è r e, av e c d es g e st es d e
j e u n e m am an q u i s ’ ap p l i q u e , N i c o l e v eu t co m
m en c er l a t o i l et t e. M a i s, a u j o u r d ’ h u i , l es en
f a n t s so n t r eb el l es ; o u b l i an t l eu r so u f f r an c e,
t o u t l e u r est p r é t e x t e à j e u . U n e ser v i e t t e v o l e
à t r a v e r s l a sal l e , u n m o r c eau d e sav o n est en
v o y é à u n « p ép èr e » q u i se p er m et d e d i r e q u e
l e s B o c h es so n t en c o r e t r ès p u i ssan t s. N i c o l e
v a d ’ u n l i t à l ’ au t r e , r am assan t l es o b j et s é p a i s,
g r o n d an t , av ec u n so u r i r e q u i p ar d o n n e. L ’ i n f i r m i èr e- m aj o r t r av er se l a sal l e . E l l e est t o u
j o u r s g r a v e et sé v è r e , m ai s, c e m at i n - l à, ses
y e u x so n t l u m i n e u x . E l l e n e f ai t au c u n e o b ser
v at i o n et se c o n t en t e d e d i r e à N i c o l e :
— T â c h e z d e c al m er t o u s c es j eu n es f o u s ;
san s c el a, ce so i r , l es t em p ér at u r es m o n t er o n t .
L a m at i n ée p asse assez v i t e : v i n g t l i t s, v i n g t
t o i l et t es à f ai r e, c ’ est b eau c o u p , et p u i s i l s so n t
t o u s si p eu r ai so n n ab l es ! E n f i n , q u el q u es m i
n u t e s'a v a n t i i h eu r es, N i c o l e a f i n i so n ser v i c e.
L a sal l e est r a n g é e , b i en en o r d r e, et , d an s l e u r s
l i t s b l an c s, i m m ac u l és, l es b l essés se sen t en t
m i e u x . N i c o l e r e g a r d e sa m o n t r e et d ’ u n e v o i x
c l ai r e, m ai s q u i t r em b l e u n p eu , el l e d i t :
— I l est i i h eu r es m o i n s 5.
A l o r s, d an s l a sa l l e si b r u y a n t e , i l se f a i t u n
g r a n d si l en c e.
I m m o b i l es, m ai n s c r o i sées o u al l o n g ées, t êt es
r ep o san t su r l ’ o r e i l l er , l es b l essés at t en d en t .
E t , su r c es v i sa g e s o ù so n t i n sc r i t es t o u t es l es
r ac es d u p a y s d e F r a n c e , l a m êm e e x p r e ssi o n se
r et r o u v e. L e s y e u x so n t f i x e s, l o i n t a i n s, i l s n e
v o i en t p l u s l a g r a n d e sa l l e b l an c h e éc l ai r ée p ar
d e l a r g e s f en êt r es d o n n an t su r u n j a r d i n ; i l s n e
v o i en t p l u s l es c am ar ad es, n i l ’ i n f i r m i èr e q u i r e
g a r d e t o u s c es l i t s, l es m ai n s j o i n t e s. N o n , c ’ est
l a t r an c h ée q u i est d ev an t l e u r s y e u x ép u i sés
�14
I.E RETOUR
p ar l a so u f f r an c e, c ’ est l a t r an c h ée o ù l ’ on
at t en d l ’ o r d r e q u i v a v o u s f a i r e p a r t i r à l ’ as
sau t . A h ! c o m m e l e c œ u r est ét r ei n t p ar u n
m al i n c o n n u ! ce n ’ est p as l a p eu r et p o u r t an t
c ’ est u n e an g o i sse san s n o m . E st - c e a u j o u r
d ’ h u i , est - c e t o u t à l ’ h eu r e q u ’ o n n e ser a p l u s
q u ’ u n m o r c eau d e c h a i r sa i g n a n t e ? B a h ! o n y
éc h ap p er a p eu t - êt r e en c o r e c et t e f o i s... et p u i s,
i l f au t b i en en f i n i r av ec l es B o c h es ! U n co u p
d e si f f l et st r i d en t v o u s p er c e l es o r ei l l es ; al o r s,
011 b o n d i t , 011 s ’ él an c e c o m m e 1111 f o u . O 11 c o u r t ,
l es y e u x p r esq u e f er m és, san s r eg ar d er l es c a
m ar ad es, 011 c o u r t v i t e , t r o p v i t e . T o u t il c o u p ,
q u el q u e c h o se v o u s su r p r en d , l es m i t r a i l l eu se s
c r ép i t en t , u n e g r ê l e d e b a l l es s ’ ab at t o u t au t o u r
d e v o u s et 011 t o m b e c o m m e l es a u t r e s... A l o r s,
c ’ est l ’ at t en t e, l a so u f f r an c e, l a m o r t q u ’ on d é
si r e, et c ’ est el l e q u i 11e v i en t p a s...
L ’o r e i l l e a u x ag u e t s, t o u t so n êt r e a t t e n t i f au
p l u s p et i t b r u i t , N i c o l e c o u r t v er s l a f en êt r e, et ,
d ’ u n g est e v i f , l ’ o u v r e t o u t e g r a n d e.
L e j a r d i n est en v el o p p é d e b r o u i l l a r d q u e l e
so l ei l c h er c h e à p er c er , et , l o i n t ai n es d ’ ab o r d ,
l es c l o c h es se f o n t en t en d r e, p u i s el l e s se r a p
p r o c h en t , et t o u t es l es c l o c h es d es ég l i se s q u i
en c er c l en t c et t e b a n l i eu e p ar i si en n e so n n en t
1111 c ar i l l o n v i c t o r i e u x .
D an s l a g r an d e sa l l e , l ’ ém o t i o n est i n t en se.
U n p et i t B r et o n se si g n e d év o t em en t et , d an s
1111 so u f f l e, m u r m u r e : « M o n D i eu ! » p u i s i l
se r en v er se su r ses o r e i l l er s, l es y e u x c l o s.
D r essé su r so n l i t , l es d e u x p o i n g s c r i sp és,
l e P ar i si en c r i e, r a g e u r et m en aç an t :
— Ç a y est ! ç a y est ! on l es t i en t !
L ’ am p u t é p l eu r e en r eg ar d a n t l e b as d e so n
l i t v i d e et d i t d an s u n san g l o t
— Je su i s t o u t d e m êm e c o n t en t ...
N i c o l e v a d ’ u n l i t à l ’ au t r e, ser r e t o u t es l es
m ai n s q u i se t en d en t , p r o n o n c e d es p ar o l es q u i
n ’ o n t au c u n sen s, m ai s q u i f o n t t o u t d e m êm e
�LE RETOUR
15
c o m p r en d r e a u x b l e ssé s q u e c ’ est so n c œ u r q u i
l e u r d i t : « M er c i ! »
L e s c l o c h es c o n t i n u en t à so n n er ; d an s l e
l o i n t ai n l e c an o n se f a i t en t en d r e ; o p p r essée
p a r u n e ém o t i o n q u i l a f a i t t r em b l er t o u t e, N i
c o l e s ’ ap p r o c h e d e l a f en êt r e p o u r êt r e seu l e
q u el q u es i n st an t s. A l o r s u n e g r a n d e d o u l eu r
l ’ en v ah i t . E l l e m u r m u r e : « C ’ est f i n i , c ’ est
f i n i ... »
y
E t , l e s y e u x f i x é s su r l e g l o b e r o u g e q u i
essai e d e p er c er l e b r o u i l l a r d , m al g r é l e can o n
q u i g r o n d e, m al g r é l es c l o c h es q u i so n n en t , m al
g r é l a M a r sei l l a i se q u i v i en t t o u t à c o u p d ’ éc l a
t er d a n s l a sa l l e , N i c o l e san g l o t e.
L ’ h eu r e si d ési r ée, l ’ h eu r e q u i an n o n c e au
m o n d e en t i er l e t r i o m p h e d e n o s ar m ées est
v en u e , m ai s, h él as ! i l y a t r o p d ’ ab sen t s, i l
sem b l e à l a j e u n e f em m e q u e d es m i l l i er s d e
m o r t s l ’ en t o u r en t . P en d an t q u at r e an s, el l e a
v éc u p r è s d e l a d o u l eu r ; p en d an t q u at r e an s,
el l e a v u so u f f r i r , p l eu r er , m o u r i r ; el l e n e p eu t
o u b l i er c e q u e c et t e v i c t o i r e c o f i t e à l a F r a n c e .
E l l e se r ap p el l e l es i n st an t s l es p l u s p én i b l es
d e sa v i e d ’ i n f i r m i è r e, l es t r ai n s d e b l essés,
l ’ ag o n i e d e c e u x q u i n ’ a v a i en t p l u s b eso i n d e
so i n s et q u ’ o n l u i d em an d ai t d ’ assi st er j u sq u ’ au
d er n i er m o m en t . P a u v r e s p et i t s ! E n a- t - el l e v u
p ar t i r d e c es so l d at s q u i s ’ en al l a i e n t , n ’ a y a n t
p r ès d ’ e u x q u ’ u n e si l h o u et t e b l an c h e i m p u i s
san t e à so u l a g e r l eu r s so u f f r an c es. N o n , c es
c l o c h es q u i ap p r en n en t au m o n d e en t i er n o t r e
v i c t o i r e, ce can o n q u i g r o n d e, c et t e M a r sei l
l a i se q u i est u n h y m n e d e g l o i r e , n e p eu v en t l u i
f a i r e o u b l i er c e u x q u i d o r m en t p o u r t o u j o u r s,
en sev el i s d an s c et t e t er r e d e F r a n c e p o u r l a
q u el l e i l s se so n t sac r i f i és.
L e j o u r d e g l o i r e est a r r i v é , c ’ est l a r éc o m
p en se m ér i t ée. N i c o l e, l es m ai n s j o i n t e s, sc s
y e u x c l a i r s l e v é s v er s l e c i el q u i s ’ em b r ase,
N i c o l e, t r an sf i g u r ée p ar u n sen t i m en t p u r ,
�16
LE RETOUR
p r esq u e d i v i n ,
N i c o l e c o m m u n i e av ec l es
m o r t s! ...
L e d éj eu n er f i n i , son ser v i c e t er m i n é, N i c o l e
r em et sa l i v r é e so m b r e. N e r v e u se , el l e ser r e l es
m ai n s d es i n f i r m i èr es, m ai s so n ét r ei n t e se f ai t
d o u ce p o u r c el l es q u i s ’ ef f o r c en t d ’ o u b l i er l eu r
p r o p r e d eu i l , p u i s el l e q u i t t e l ’ h ô p i t al . D eh o r s,
el l e f ai t q u el q u es p as et s ’ ar r êt e, sai si e. L a r u e
t r an q u i l l e, v r ai e r u e d e p r o v i n c e, q u ’ el l e a t r a
v er sée ce m at i n d an s l e b r o u i l l a r d , est é b l o u i s
san t e. P a r q u el m i r ac l e, d e q u el s m ag asi n s t o u t
p i o c h es, l es d r a p e a u x o n t - i l s su r g i ? L e s f e
n êt r es, l es m an sar d es d es m ai so n s so n t p av o i sées ; i l y a d es d r a p e a u x d e t o u t es l es c o u l eu r s,
d e t o u t es l es n at i o n s v i c t o r i e u se s, d es g r a n d s,
d es p et i t s, q u el q u es- u n s en so i e so m p t u eu x et
m ag n i f i q u es, d ’ au t r es en si m p l e ét am i n e. T o u s
c es d r a p e a u x so n t n eu f s, su p er b es, et f l o t t en t
d an s l ’ ai r , p l ei n s d e p r o m esses.
L a c h au ssée, l es t r o t t o i r s so n t e n v a h i s ; d éj à,
en h ab i t d e f êt e, l es g e n s v o n t , v i en n en t , s ’ acco st an t san s c au se p o u r se c o m m u n i q u er l a
n o u v el l e. Si l e n c i e u x , q u el q u es- u n s s ’ ét r ei g n en t .
C ’ est u n e a l l é g r esse g é n é r a l e , c ’ est u n g r a n d
j o u r d e f êt e q u i em b r ase P a r i s, c e P a r i s d e
g u er r e q u i d ep u i s q u at r e an n ées a co n n u l es
p i r es an g o i sses.
N i c o l e se m êl e à l a f o u l e, el l e v a à p et i t s
p as l en t s, p asse, en t o u r ée d e sy m p a t h i e ; sa
t en u e d ’ i n f i r m i èr e et so n j o l i v i sa g e en so n t
l a c au se.
E t v o i l à q u e p eu à p eu N i c o l e se sen t g r i sé e :
l a j o i e est c o n t ag i eu se. U n g r o u p e d e g am i n s
p asse en c h an t an t l a M a r sei l l a i se ; l a j eu n e
i n f i r m i èr e r el èv e l a t êt e, et , à p l ei n e v o i x ,
c h an t e av ec e u x . A u t o u r d ’ el l e p er so n n e n e
s ’ ét o n n e et q u el q u es j eu n es f i l l es l ’ i m i t en t .
C ’ est en su i v a n t u n e b an d e d ’ en f an t s d o n t
l e p l u s g r an d p o r t e f i èr em en t l e d r ap eau d e
F r a n c e q u e N i c o l e r en t r e c h ez el l e.
�I.E RETOUR
I"
E n so r t an t d e c et t e f o u l e v i b r a n t e , l ’ av en u e
d u B o i s l u i sem b l e so l en n el l e et en n u y eu se ; et
p u i s, q u el sa c r i l è g e ! au c u n d r ap eau a u x f e
n êt r es d e l ’ h ô t el d e K e r l i o u ! Sa n s r éf l é c h i r ,
e l l e g r i m p e l ’ esc al i er , en t r e en c o u p d e v en t
d an s l e sal o n d e sa b el l e- m èr e. L e v o i l e u n p eu
d e t r a v e r s, ses j o l i s c h e v e u x b l o n d s so r t an t d u
b an d eau d e l i n o n , e x c i t é e p ar c et t e j o i e q u ’ el l e
v i e n t d e f r ô l er , l es b r as l e v é s, e l l e s ’ éc r i e :
— M èr e, d o n n ez v i t e d es o r d r es, i l f a u t
q u ’ on p av o i se d e l a c a v e au g r e n i e r .
E n si m p l e r o b e n o i r e, f i c el an t d es p aq u et s
av ec ses m ai n s d ’ a v e u g l e ex t r êm em en t h ab i l es,
M èr e r el èv e so n v i sa g e , u n fi n v i sa g e a u x t r ai t s
p u r s, q u e l ’ âg e a à p ei n e m ar q u és. E l l e a p er ç u
l ’ ac c en t v i b r a n t d e l a j eu n e f em m e, el l e a c o m
p r i s q u e sa b el l e- f i l l e est p r êt e à r i r e o u à
p l eu r er . E l l e h ési t e à r ép o n d r e, p u i s, l en t e
m en t , r ep r en an t ses p aq u et s et sa f i c el l e, el l e
dit :
— N i c o l e, n o u s m an q u o n s d e d r a p e a u x ...
O n n e d e v a i t en ac h et er q u e p o u r l e r et o u r d e
Je a n ... M a i s j e d o n n er ai d es o r d r es, et d em ai n
l ’ h ô t el ser a p av o i sé.
L e j o l i v i sa g e d e N i c o l e cesse d ’ êt r e r i e u r ,
ses y e u x q u i b r i l l a i e n t d ev i en n en t so m b r es,
et l a g r a n d e j o i e q u i l ’ a v a i t am en ée si v i b r a n t e
d an s oe sal o n n ’ est p l u s.
L e r et o u r d e Je a n . . . P o u r q u o i c es m o t s q u i
d ev r ai en t l a r é j o u i r l a r en d en t - i l s t r i st e, p o u r
quoi ?
E l l e l ai sse t o m b er ses b r a s q u i r éc l am a i e n t
d es d r a p e a u x , el l e s ’ en v el o p p e d an s sa c ap e
b l eu e, et , p et i t e o m b r e si l en c i eu se, el l e q u i t t e
l e sal o n , r en t r e c h ez el l e, d an s c et a p p ar t e
m en t i n st al l é p o u r l e j eu n e m én ag e et q u e
Je a n d e K e r l i o u n ’ a j a m a i s h a b i t é ...
�l8
LE RETO UR
II
L e i i n o v em b r e 19 18 , m al g r é l e f r o i d , l a
p l u i e , u n c i el t r i st e i n f i n i m en t , t o u s l es p r i so n
n i er s d u c am p d e X . . . o n t d es v i sa g e s p r esq u e
j o y e u x . L e s f a c e s p âl es sem b l en t m o i n s m ai
g r e s, l es y e u x , t er n i s p a r l es l ar m es, b r i l l e n t ,
p l ei n s d e f i èv r e, l es l è v r e s so n t p r êt es à so u r i r e.
L e c am p , p o u r t an t , est t o u j o u r s au ssi l u
g u b r e . C o n st r u i t es au m i l i eu d ’ u n e p l a i n e ar i d e,
l e s i m m en ses b ar aq u es à t o i t s p l a t s o n t l ’ ai r
d ’ éc u r i es p eu c o n f o r t ab l es : l es f i l s d e f er b a r
b e l és, c es i m p l a c ab l es f i l s d e f e r q u i l i m i t en t
u n m o r n e h o r i z o n , en t o u r en t l e c am p , h ac h u r es
si n i st r e s, m en aç an t es, d ép r i m an t es, b a r r e a u x
d ’ u n e c ag e d o n t l a p o r t e n e s ’ o u v r e j am ai s.
I l s so n t l à d i x m i l l e h o m m es, p ar q u és co m m e
d es b êt es d an s l es c am p s A , B , C . I l s c o u c h en t
su r d es b a t - f l a n c , p i ed à p i e d , à p ei n e c o u v er t s,
à p ei n e n o u r r i s, j a m a i s c h a u f f és. I l s so n t l à d e
p u i s d es an n ées. I l s o n t v éc u l ’ af f r eu se d éb âc l e
d an s l aq u el l e l a F r a n c e a f a i l l i so m b r er . I l s
o n t v u l es d r a p e a u x a u x a i g l e s n o i r s h i ssés
su r t o u s l es éd i f i c es. I l s o n t en t en d u l es
c l o c h es so n n er p o u r f êt er l es m e r v e i l l e u x c o m
m u n i q u és : R e i m s en f l am m es, N o y o n p r i s, P a
r i s b o m b h r d é. I l s o n t c o n n u l ’ h o r r eu r d es
j o u r s u n i f o r m ém en t p ar ei l s, i l s o n t v u l es c a
m ar ad es t o m b er san s g l o i r e , ép u i sés p ar l e c h a
g r i n et l es m au v ai s t r ai t em en t s, i l s o n t su p p o r t é
l es p i r es so u f f r an c es p h y si q u es, l es d ét r esses
m o r al es l es p l u s af f r eu ses, et t o u s i l s o n t
« t en u ».
D ep u i s p l u si eu r s sem ai n es, m al g r é l es sen t i
n el l es, m a l g r é l a d éf en se ab so l u e f ai t e a u x
m ar c h an d s d e j o u r n a u x d e p én ét r er d an s l e
�I.E RETOUR
19
c a m p , cl es n o u v el l es o n t f i l t r é. O n a t t e n d ...
L e so i r , d an s l es p r i so n s d e sap i n , 011 11e d o r t
p l u s g u èr e.
D e u x é t ag es d e b at - f l an c , l o n g s d e c en t
m èt r es, so n t l e l i eu d e r éu n i o n d e c i n q c en t s
h o m m es, et , d e t o u s ces l i t s d e p l a n c h es, d es
r u m e u r s m o n t en t . U n « t u y a u », b o n o u m au
v a i s, est éc o u t é d an s l e p l u s g r a n d si l en c e.
H i n d e n b u r g est v a i n c u , L u d e u d o r f t u é, l a c es
sat i o n d es h o st i l i t és est i m m i n en t e. E t i l y a
t o u j o u r s u n g am i n q u i s ’ éc r i e en b l a g u a n t :
—
A l l o n s, m es en f an t s, l e j o u r d e g l o i r e v a
ar r i v er .
A u j o u r d ’ h u i , m a l g r é l a p l u i e f i n e, g r i se , p é
n ét r an t e. q u i 11e c esse d e t o m b er , l es p r i so n
n i e r s se p r o m èn en t l e l o n g d es f i l s d e f er b a r
b el és, g u et t a n t l e p l u s p et i t i n d i c e, at t en d an t ,
et
q u e c et t e at t en t e l e u r sem b l e l o n g u e !
Q u el q u es- u n s so n t m i sér ab l em en t v ê t u s, c o u
v er t s d e l o q u es d ép ar e i l l ées, v e st i g e s d ’ u n i
f o r m es q u i l eu r so n t c h e r s, san s l i n g e , san s
c h au sset t es, i l s g r el o t t en t so u s l eu r s v êt em en t s
t r o u és, m ai s i l s o n t l a t êt e h au t e. I l s at t en d en t ,
c er t ai n s q u e l e d én o u em en t est p r o c h e. L e c a
f a r d , l ’ a f f r e u x c af a r d d o n t q u el q u es- u n s so n t
m o r t s, est à j a m a i s c h assé. I l s o u b l i en t l a l u t t e
d e c h aq u e j o u r , i l s o u b l i en t ce q u ’ i l l e u r a f al l u
d ép l o y er d ’ én er g i e, d e p at i en c e, d e c o u r ag e,
p o u r p o u v o i r v i v r e l ’ h eu r e q u i en f i n v a so n n er .
' F i n e , g r i se , p én ét r an t e, l a p l u i e c o n t i n u e
à t o m b er , l e v en t so u f f l e p ar r a f a l e s, l e c h am p
n ’ est p l u s q u ’ u n c l o aq u e o ù s ’ en f o n c en t l es
c h a u ssu r e s d es p r i so n n i e r s. — L e s c h a u ssu r e s !
p eu t - o n d o n n er ce n o m à c es m o r c e a u x d e b o i s,
g a r n i s d e t o i l e, q u i p r éser v en t c er t ai n s p i ed s !
— M ai s q u ’ i m p o r t en t l a p l u i e, l a b o u c , t o u t es
l es m i sèr es? l es F r a n ç a i s sav en t b i en q u ’ i l s
n e so n t p l u s d es v a i n c u s...
... U n p i ét i n em en t , d es h o m m es q u i se r u en t
v er s u n seu l , et , t o u t à c o u p , l e t r o u p eau
�I.E RETOUR
20
s ’ i m m o b i l i se ; p u i s, u n g r a n d si l e n c e se f a i t .
U n m u r m u r e, u n e v o i x r au q u e d i t d an s l i n
so u f f l e :
— L e s A l l e m a n d s o n t d em an d é u n ar m i s
t i c e.
E t u n e au t r e aj o u t e , t r em b l an t e :
— I l v i e n t d ’ êt r e si g n é ...
L e n t e m e n t , r ép ét an t san s o ser l e s c o m
p r en d r e l e s m o t s q u ’ i l s v i en n en t d ’ en t en d r e,
l es p r i so n n i e r s s ’ él o i g n en t d e c el u i q u i v i en t
d ’ ap p o r t er l ’ i n c r o y a b l e n o u v e l l e , l u e su r u n
j o u r n a l b o c h e.
I l s s ’ en v o n t p a r p et i t s g r o u p es si l e n c i e u x ,
m ai s l es g r a n d e s j o i e s so n t co m m e l e s g r a n d es
d o u l eu r s, el l e s n e se m an i f est en t p as t o u t
d ’ ab o r d . E t p u i s, i l s o n t t an t so u f f er t , t an t e s
p ér é q u e, p o u r q u ’ el l e d i l at e t o u t es c es p o i
t r i n e s h u m ai n es, i l f au t at t en d r e q u e l a j o i e
so i t c o m p r i se.
M a i s, t o u t à c o u p , t r o u b l an t l e g r a n d si
l en c e,
d o m i n an t
le
v en t ,
un
c h an t
s ’ él èv e.
I n st i n c t i v em en t , l es g r o u p es s ’ ar r êt en t ,
l es
v o i x se r af f er m i ssen t , l es b r a s ar r a c h en t k ép i s
et c asq u et t es, et , t êt es n u es, so u s l a p l u i e q u i
t o m b e san s a r r ê t , l es p r i so n n i e r s c h an t en t l a
M a r sei l l a i se, en t o u r és d e sen t i n el l e s b o c h es.
A u j o u r d ’ h u i , l es sen t i n el l es n e c h ar g en t p as
à c o u p s d e c r o sses d an s c e t r o u p eau h u m ai n ;
l es sen t i n el l e s, se sac h an t v ai n c u es, l ai ssen t
f ai r e. E t l e c h an t g r a n d i t , m o n t e, s ’ am p l i f i e
d ém esu r ém en t ; i l est en t en d u d an s t o u t es l es
m ai so n s d es v i l l a g e s q u i b o r d en t l a p l a i n e
ar i d e. ■
C ’ est u n e v a g u e so n o r e, su p er b e, éc l at an t e,
d es m i l l i e r s d e p o i t r i n es h u m ai n es c h an t en t
l eu r d él i v r an c e. C ’ est u n h y m n e d e v i c t o i r e,
u n i n o u b l i a b l e et m e r v e i l l e u x T e D eu m . U n
cr i l e t er m i n e, u n c r i q u i se r ép er c u t e au l o i n ,
f r a n c h i t l a p l a i n e , l e s v i l l a g e s et m o n t e v er s
l e c i el .
�LE RETO UR
21
— V i v e l a F i a n c e ! ...
P u i s l es g r o u p es s ’ éb r a n l en t , l e s m ai n s se
ser r en t , et c h aq u e p r i so n n i er c h er c h e l ’ am i , l e
c o n f i d en t , l e c o m p ag n o n d es m a u v a i se s h eu r es.
A p r è s l e g r a n d am o u r q u i a em b r a sé t o u s c es
h o m m es et q u i l es a u n i s d an s u n e m êm e p en
sée, l es c œ u r s se r ep r en n en t v i t e : l a v i e est l à
a v ec ses j o i es, sc s d o u l eu r s, se s m i sè r e s...
Q u el q u es p r i so n n i e r s r en t r en t d a n s l e s b a
r aq u es, i l s t r av er sen t l ’ ét r o i t p assa g e c en t r al ,
p u i s i l s v o n t se r é f u g i e r d an s l e u r s c ases r e sp e c
t i v es. L à , l o i n d u b r u i t , l o i n d es c am ar ad es,
i l s v o i r t p o u v o i r p en ser . L a v i e l e u r ap p ar a î t ,
t o u t à c o u p , si d i f f ér en t e ! C e m a t i n , i l s ét ai en t
p r i so n n i er s, esp ér an t , c er t es, l a v i c t o i r e , l ’ at t en
d an t , m ai s d éf i an t s j u sq u ’ à l a d er n i èr e m i
n u t e. A u j o u r d ’ h u i , l a c er t i t u d e, d em ai n , d an s
q u el q u es j o u r s, i l s q u i t t er o n t l e u r p r i so n .
L ’ a i r p u r , l ’ ai r d e F r a n c e , l a l i b e r t é ! q u el s
m o t s n o u v e a u x ! d es m o t s q u i l e s ac c ab l en t .
L e u r j o i e est si g r a n d e q u ’ e l l e l e u r f a i t p r esq u e
m al .
Su r l e b a t - f l a n c d u d er n i er é t a g e , u n j e u n e
h o m m e est c o u c h é, l es m ai n s c r o i sées d er r i è r e
l a t êt e q u ’ el l e s so u t i en n en t . I l est l à, i m m o b i l e,
ses y e u x r e g ar d en t f i x em e n t l es p o u t r es en c h e
v êt r ées d u p l af o n d . I l est l à , seu l , l es c am ar ad es
r en t r és so n t au r ez - d e- c h au ssée, p er so n n e n e
t en t e l ’ esc al ad e. L a c ag e est f r o i d e, t r i st e, si l en c i eu se : p ar en d r o i t s l ’ eau f i l t r e . D e t em p s à
au t r e u n e g o u t t e t o m b e su r l es b at - f l an c q u i
ser v en t d e l i t s. C el u i q u i est 1 à n e s ’ en ap er ç o i t
p as : t o u t sem b l e l u i êt r e i n d i f f ér en t . E n b as l u s
al l ées et v en u es, d eh o r s u n e r u m eu r , d es c r i s ;
r i en n e l e t r o u b l e, ses y e u x 11e q u i t t en t p as l es
p o u t r es d u p l af o n d , et , m ai n t en an t , u n e à u n e,
l es l ar m es t o m b en t .
U 11 ap p el l e t i r e d e c et t e r êv er i e d o u l o u r eu se :
— T u es l à - h a u t , 111011 p o t e? d em an d e u n e
v o i x r ai l l e u se.
�LE RETOUR
22
E t l u i , san s b o u g e r , sa n s c h er c h er à c ac h er
sc s l ar m es, r ép o n d :
— M o n t e, D u r o y ...
D u r o y , l e « l o c at ai r e » d e l a c ase v o i si n e d e
l a si en n e, esc al ad e r ap i d em en t l ’ ét ag e : sa p e
t i t e t a i l l e , sa m i n c eu r , so n a g i l i t é , l u i r en d en t
t o u t e x e r c i c e co m m o d e. I l t o m b e à cô t é d e so n
c am ar ad e, et , san s s ’ ét o n n er d u v i sa g e t r i st e,
s ’ éc r i e :
— Ç a y est , m o n v i e u x ! ç a y est ! o n l es a !
J ’ ai a p p r i s l a n o u v el l e p en d an t q u e j ’ ét ai s à l a
K o m m an d an t u r . J ’ ai l âc h é l e t r a v a i l , j e su i s
r ev en u en c o u r an t . Je v o u l a i s v o u s ap p r en d r e
l ’ ar m i st i c e, m ai s v o u s l e sav i ez d é j à . M o n ef f et
est r at é ; m al j o u é , l e d er n i er ac t e. E n f i n , on
l e s a. T a m ai n , K e r l i o u , j ’ ai b eso i n d e m e r é
c h au f f er l e c œ u r . P e u x - t u c o m p r en d r e c e q u e
j ’ ai so u f f er t d ’ ap p r en d r e l a v i c t o i r e au m i l i eu
d es B o c h es? P a s d e c o p ai n , p er so n n e à em b r as
ser , p er so n n e p o u r c r i e r av ec m o i : « V i v e l a
F r a n c e ! » ... K e r l i o u , i l f a u t q u e j e t ’ em b r a sse !
Je a n d e K e r l i o u s ’ est r ed r essé ; sa h au t e
t ai l l e l ’ o b l i g e à r est er c o u r b é, c ar l e t o i t est
p r o c h e, m ai s i l t en d l es b r a s à so n am i .
U n e m i n u t e, si l en c i eu sem en t , l es d e u x h o m
m es s ’ ét r ei g n en t . D u r o y , q u i sen t q u e q u el q u e
c h o se d ’ h u m i d e m o n t e à ses y e u x , s ’ e x p l i q u e :
— T u c o m p r en d s, m o n v i e u x , i c i , t u es t ou t e,
m a f a m i l l e , et p u i s on a t an t so u f f er t en sem b l e
q u ’ on n ’ a p as l e d r o i t d ’ êt r e h e u r e u x l ’ u n san s
l ’ au t r e. E t 011 est h e u r e u x , h ei n ?
G r a v e m e n t , l e s y e u x l o i n t a i n s, K e r l i o u r é
pon d :
— T r è s h eu r eu x !
E t o n n é , D u r o y r eg ar d e so n am i :
— Eh
r an t .
b i en ! t o n
b o n h eu r
n ’ est
p as e x u b é
— V e u x - t u q u e j e sau t e d e j o i e ? r ép o n d n er
v eu sem en t K e r l i o u ; d ’ ab o r d , ce ser ai t i m p o s
si b l e. E t p u i s v a d o n c j u sq u ’ à l a f en êt r e et r e
�Î,K R ETO U R
23
g a r d e. I l s so n t t o u j o u r s l à , l e s b a r b e l é s. L a
p o r t e d e l a p r i so n n ’ est p as en c o r e o u v er t e , l e s
b a r r e a u x d e l a c ag e so n t t o u j o u r s so l i d es.
D é d a i g n e u x , D u r o y h au sse l e s ép au l es.
— B a i l ! d i t - i l , j ’ ai i d ée q u e l a p o r t e s ’ o u v r i r a ,
q u an d n o u s v o u d r o n s, t r ès f ac i l em en t . E t p u i s
l es p r i so n n i er s ser o n t , so i s- en c er t ai n , r e n v o y é s
au p l u s v i t e ; l es B o c h es n e t i en d r o n t p as à n o u s
g a r d e r . V i c t o r i e u x , i l s e ssa y a i e n t d ’ êt r e su
p er b es et n ’ ét ai en t q u e r i d i c u l e s ; v a i n c u s, i l s
ser o n t r ép u g n an t s. So i s t r a n q u i l l e ! i l s n e v o u
d r o n t p as n o u s m o n t r er c e v i sa g e - l à .
K e r l i o u se d éc i d e à a p p r o u v e r .
— P eu t - êt r e as- t u r ai so n . M ai s, t an t q u e j e
v e r r a i d es f i l s d e f e r , j e 11e p o u r r a i m e c r o i r e
libre.
—
A l l o n s ! n e p en se p a s a u x b a r b e l é s, c ’ est
d ém o r al i san t , et d esc en d s d e t o n p er c h o i r , c ’ est
l ’ h eu r e d e l a c u i si n e.
L e s d e u x am i s q u i t t en t l e u r s c ases. D u r o y
c i r c u l e à t r a v e r s l e s c h ar p en t es a v e c f a c i l i t é ;
K e r l i o u , à c a u se d e sa g r a n d e t a i l l e , est t r ès
m al ad r o i t .
E n b a s, d an s l e s b a r aq u es, l e s p r i so n n i e r s
so n t n o m b r eu x . I l s en t r en t , so r t en t , f o n t c l a
q u er l e u r s sab o t s, e x u b é r a n t s ; i l s c r i en t et
c h an t en t . L ’ at m o sp h èr e est h u m i d e, c h a u d e ,
m al sai n e. L e s d e u x am i s se h ât en t v e r s l a p o r t e.
D eh o r s, i l p l eu t t o u j o u r s. D an s u n co i n d u
c am p , t r an sf o r m é p ar l a p l u i e en u n e r u ar e d e
b o u e, d es p et i t s f o u r n e a u x so n t i n st a l l é s, su r
v e i l l é s p ar l e u r s p r o p r i ét a i r es. L e v en t est g l a c é ,
l ’ h u m i d i t é t er r i b l e ; m al g r é c e l a , l es p r i so n n i e r s
essai en t d e f a i r e c u i r e l eu r d éj eu n er p o u r n e p as
êt r e o b l i g é s d e m an g e r l ’ af f r eu se so u p e r é g l e
m en t ai r e. K e r l i o u et D u r o y al l u m en t av ec p ei n e
l e u r s f o u r n e a u x , m ai s i l s l e f o n t av e c p at i en c e,
en h o m m es h a b i t u és à c es c o r v ées- l à. D u r o y
j u r e b i en u n p eu , g r o g n e l o r sq u e l e f eu s ’ ét ei n t ,
m ai s i l n ’ en c o n t i n u e p as m o i n s à r est er d ev an t
�J,K RETO UR
24
l e f o y e r et à su r v e i l l e r l a c u i si n e . D u r i z c u i t à
l ’ ea u , d es sar d i n es, u n e b o ît e d e c o n f i t u r es,
q u ’ i l s g a r d a i e n t p o u r u n e b el l e o c c asi o n , l eu r
f er o n t u n m en u su p er b e ! D ep u i s p l u si e u r s se
m ai n es, l es p aq u et s n ’ a r r i v e n t p as, et l a c a n
t i n e u e p o ssèd e p l u s g r a n d ’ eh o se : a l o r s, r i z ,
sar d i n es, c o n f i t u r es, c ’ est u n f est i n .
E n f i n , l a p l u i e s ’ est ar r êt ée, l e v en t s ’ é l è v e ;
l es f l am m es d es f o y e r s m o n t en t , ar d en t es ; l e
so i r v i en t . S i x h eu r es v o n t so n n er . A c et t e
l i eu r e- l à,
t o u s l es f o u r n e a u x
d o i v en t
êt r e
ét ei n t s, c ’ est l a r èg l e.
A u j o u r d ’ h u i , l es sen t i n el l es l ai ssen t f ai r e ;
m él an c o l i q u em en t , el l es se p r o m èn en t , n ’ o san t
p l u s p a r l e r à c es h o m m es, d es v a i n q u e u r s! E t
l es v a i n q u e u r s en p r o f i t en t ; c h a c u n , c e so i r ,
v eu t f ai r e b o m b an c e.
L e u r r i z c u i t , K e r l i o u et D u r o y se d ép êc h en t
d e r en t r er . L e v en t est g l a c i a l , l ’ at m o sp h èr e d es
b ar aq u es .sem b l e p r esq u e a g r é a b l e . A l ’ i n t é
r i e u r , l es t ab l es so n t p r i ses ; i l y a u n e c en t ai n e
d e p l ac es, et l es p r i so n n i er s so n t c i n q c en t s !
L e s r et ar d a t a i r es s ’ en v o n t v e r s l e u r s c ases,
et l à , assi s su r l eu r s b at - f l an c , d an s u n e o b sc u
r i t é p r esq u e c o m p l èt e, i l s v o n t d în er .
K e r l i o u et D u r o y s ’ i n st a l l en t l ’ u n à cô t é d e
l ’ au t r e, et , si l e n c i e u x , i l s a v a l en t r i z , sar d i n es,
c o n f i t u r es.
L e m en u est su p er b e, m ai s l a l u m i èr e m an q u e.
A v e c h ât e, l es d eu x am i s al l u m en t l eu r s c i
g a r et t es ; l es p et i t s p o i n t s r ô u g es b r i l l e n t , é c l a i
r an t l eu r co i n .
En
so u p i r an t , D u r o y s ’ éc r i e :
— B i en t ô t o n p o u r r a f u m er san s c r ai n d r e l es
sen t i n el l es ; j e n e p e u x p as m ’ i m ag i n e r q u e ce
j o u r - l à so i t si p r o c h e !
— A l i ! r ép o n d K e r l i o u v i v em en t , l es sen t i
n el l es n e t ’ o n t j a m a i s g ê n é . T u n o u s a v a i s f ai t s
l es sen t i n el l e s d es sen t i n el l e s : c h ac u n , à t o u r
d e r ô l e ,- f a i sa i t l e g u et . T o i , j am ai s.
�LE RETOUR
25
— D es r e p r o c h e s! u n e sc è n e ! n o n , p a s c e
so i r ! D u r o y , l ’ ét er n el b l a g u e u r , D u r o y , q u i a
t o u j o u r s m at é l e c a f a r d , t o n v i e u x D u r o y , en
f i n , a d u v a g u e à l ’ âm e.
C e s p a r o l e s ét o n n en t K e r l i o u . D u r o y , c ’ cst
u n c am ar ad e d e r ég i m en t q u ’ i l ai m e co m m e u n
f r èr e. Q u at r e an n ées d e p r i so n su p p o r t ées en
sem b l e l es at t ac h en t l ’ u n à l ’ a u t r e : l es p ei n es
et l es j o i e s l eu r so n t c o m m u n es. D an s l e s h eu r es
l es p l u s an g o i ssan t es d e l eu r v i e d p p r i so n n i e r s,
I v ér l i o u n ’ a j a m a i s v u D u r o y d éc o u r ag é : i l
r em o n t ai t t o u j o u r s l e m o r al d e c e u x q u i se l a i s
sai en t ab at t r e. D ’ u n m o t , ce g a m i n d e v i n g t q u at r e an s sa v a i t c h a n g er u n e si t u at i o n t r a
g i q u e . I l d i sai t en r el ev an t l a t êt e, c l ai r o n n an t
p o u r l es o f f i c i er s b o c h es :
— A l l o n s, l es c am ar ad es, i l f au t t en i r ! M o
q u ez - v o u s d es c o u p s d e c r o sse, r i ez , r i ez , j u s
q u ’à la vict o ir e !
E t v o i l à q u e, c e so i r , D u r o y est t r i st e. P o u r
q u o i ? E n F r a n c e , d e u x v i e u x p ar en t s l ’ a t
t en d en t , d o n t i l est l ’ u n i q u e en f an t . Q u el l e j o i e
p o u r eu x q u e ce r et o u r , q u el l e t en d r esse l ’ a c
c u ei l l er a au seu i l d e l a m ai so n !
« L a M ai so n ! » l e r êv e d e t o n s c e u x q u i so n t
i c i . Q u el s p r o d i g es n ’ o n t - i l s p as f ai t s, l es m al
h e u r e u x , p o u r d i ssi m u l er p en d an t l es f o u i l l es
l es so u v en i r s fi n i s ’ y r at t ac h ai en t : p h o t o g r a
p h i es, l et t r es, f l eu r s séc h ées v en an t d ’ u n p et i t
j ar d i n t o u jo u r s co n n u .
L a M ai so n ! C e n o m seu l em p o r t e K e r l i o u
l o i n , b i en l o i n d e l a p r i so n o b sc u r e o ù l ’ at m o s
p h èr e, al o u r d i e p a r l a f u m ée, d ev i en t p r esq u e
i r r esp i r ab l e.
L a M a i so n ! P o u r l u i , c ’ est u n g r a n d h ô t el
b ât i su r u n e d es p l u s b e l l es av e n u es d e P a r i s.
Sa m èr e, u n e sai n t e, l ’ y at t en d . C o m m e D u r o y ,
i l est ( I l s u n i q u e, m ai s i l n ’ a j a m a i s c o n n u q u e
l es b a i se r s et l a t en d r esse d ’ u n e m èr e ; so n p èr e
est m o r t al o r s q u ’ i l ét ai t u n en f an t .
�20
LE RETOUR
La
M a i so n , u n e a u t r e p er so n n e l ’ h ab i t e
au ssi : N i c o l e , sa f em m e. A h ! c o m m e c et t e v i
si o n se p r é c i se ! E l l e est l à, d ev an t l u i , l e s y e u x
r i e u r s. I l r e v o i t ses c h e v e u x , si b l o n d s so u s l e
so l e i l , ses l è v r e s r o u g es, ses m ai n s, ses p et i t s
p i ed s. A h ! l a j o l i e p o u p ée !
U n h a sar d , u n e p r ésen t at i o n b an a l e , l a l u i
f a i t c o n n aî t r e, et t o u t d e su i t e i l ai m e c et t e g a
m i n e q u i l u i r i t au n ez q u an d i l p a r l e d ’ am o u r .
I l l ’ ép o u se, i l l ’ em m èn e, el l e est à l u i , i l est i v r e
d e b o n h eu r . E t v o i l à q u ’ u n e d ép êc h e l u i an
n o n c e q u e l a F r a n c e r éc l am e t o u s ses en f an t s.
I l s ’ en v a , sû r d e v a i n c r e ... A u b o u t d ’ u n m o i s
d ’ u n e g u e r r e i n c o m p r éh en si b l e, p ar u n m at i n
c o u v e r t d e b r u m e, i l se t r o u v e sép ar é d e so n
r é g i m e n t . T o u t e l a j o u r n ée , i l essai e d e l e
r e j o i n d r e , et , l e so i r , l es u h l a n s l ’ en t o u r en t , l e
d ésar m en t . L ' a r m é e al l em an d e est l à.
P r i so n n i e r ! P o u r l u i , l es r i sq u es d e l a g u e r r e ,
c ’ ét ai t l a m o r t o u l a b l essu r e, m ai s p r i so n n i e r !
q u el l e d ét r esse, q u el l e f u i l am en t ab l e d ’ u n
g r a n d r ê v e d e g l o i r e ! . . . N i c o l e ! A h ! co m m e,
d ep u i s q u at r e an n ées, e l l e a ét é l o i n t a i n e. L a
c en su r e n e l a i ssa i t p asser q u e d es l et t r es i n s i
g n i f i a n t e s ; q u el l e t o r t u r e p o u r u n m ar i am o u
r e u x q u e c e si l en c e d e l ’ êt r e ai m é ! N i c o l e, ce
n o m , q u ’ i l p r o n o n c e av ec u n e f e r v e u r d ’ am an t ,
l ’ ém eu t d él i c i eu sem en t . C ’ est l e p assé, m ai s
c ’ est au ssi l ’ a v e n i r . N i c o l e, ce m o t l e r essu sc i t e.
C e m at i n , ap r ès l a g r a n d e j o i e , i l p l e u r a i t ,
p r esq u e san s c au se, i l p l e u r a i t p ar c e q u e l es f i l s
d e f er b ar b el és l ’ en t o u r ai en t en c o r e. C e so i r , i l
n e v o i t p as l a c h am b r e o b sc u r e ; c e so i r , i l n ’ en
t en d p as l es c r i s, l es v o i x r au q u es, l es r i r e s b i
z ar r es ; ce so i r , i l se t r o u v e b i en d an s sa c ag e
d e b o i s, au m i l i e u d e c et t e at m o sp h èr e l o u r d e si
p é n i b l e à r esp i r er . C e so i r , N i c o l e est l à , et
t o u t es l es so u f f r an c es so n t o u b l i ées.
A l l o n g é su r so n b at - f l an c , D u r o y , q u i a f i n i
sa c i g a r et t e, t r o u v e q u e so n am i , « so n p o t e »,
�LE RETOUR
27
n e s ’ i n q u i èt e g u è r e d e l a d ét r esse q u ’ i l v i e n t
d ’ av o u er . So n « v a g u e à l ’ âm e », ç a v eu t d i r e
q u ’ i l a d u c h a g r i n . C o m m e u n g o sse, sa m ai n
c h er c h e d au s l ’ o m b r e so n c am ar ad e. I l l e f r ap p e
su r l ’ ép au l e b r u t al em en t et , t r ès si m p l e, c o n
f esse.
— T u sai s, v i e u x , j e su i s t r i st e p ar c e q u e j ’ ai
d e l a p ei n e.
K e r l i o u t r essa i l l e. A h ! c o m m e i l ét ai t l o i n !
H o n t e u x d e so n i n d i f f ér en c e, af f ec t u eu sem en t ,
i l r ép o n d :
— R a c o n t e , D u r o y , ç a so u l a g e t o u j o u r s u n
p eu .
— C ’ est d i f f i c i l e.
K e r l i o u c o m p r en d
c œ u r a sa p u d eu r .
q u ’il
f au t
i n t e r r o g er ,
le
— C ’ est u n e p ei n e r éc en t e?
— N o n , el l e d at e d e p l u si e u r s m o i s.
—
D e p l u si e u r s m o i s? r ep r en d
K er l i o u ,
ét o n n é. M a i s t u n e m ’ en as j a m a i s r i en d i t !
D u r o y d ét o u r n e u n p eu l a t èt e ; p o u r t an t , i l
f ai t o b sc u r , et so n am i n e p eu t v o i r ses y e u x q u i
se f er m en t p o u r c ac h er d es l ar m es.
— C ’ est v r a i , j e n e v o u l a i s p as t ’ en p a r l e r ;
m ai s l ’ ar m i st i c e, l e r et o u r , t o u t ça r en v er se l es
b el l es r é so l u t i o n s... T u v a s c o m p r en d r e... Je
su i s p ar t i ,
011 m ’ ai m ai t ; j ’ ét ai s c o n si d ér é
c o m m e 1111 f i an c é, o n d ev a i t m ’ at t en d r e t o u r
j o u r s. Q u at r e an s, c ’ est l o n g ... q u at r e an s, c ’ est
f o r c é, on o u b l i e ... J ’ ai ap p r i s, i l y a t r o i s m o i s,
q u ’ on a v a i t ép o u sé u n d e m es c o u si n s, u n t y p e
q u i a eu d e l a c h an c e. A p ei n e b l essé, d es g a
l o n s, t o u t es l es d éc o r at i o n s, et m a p et i t e Je a n n e
p ar - d essu s l e m a r c h é ... D ’ ab o r d , j ’ ai c r u q u e
c el a n e m e f ai sai t r i en ; u n e f em m e q u i n ’ est
p as c ap ab l e d ’ êt r e f i d èl e, v au t m i e u x s ’ en sé
p ar er av a n t q u ’ ap r ès. J ’ ai v o u l u n e p l u s y p en
ser , l ’ o u b l i er . Ç a a b i en m ar c h é l es p r em i er s
t em p s, j a m a i s j e 11’ ai ét é si g a i . A h ! j ’ en ai j o u é
d es t o u r s a u x B o c h es p en d an t c et t e p ér i o d e- l à !
�28
I.E RETO UR
P u i s, à m esu r e q u e l a g u e r r e a v a n ç a i t , l e c h a
g r i n , l a j a l o u si e , m ’ o n t m a r t y r i sé . J ’ ai so u f f er t
l à , v r a i m e n t , c o m m e j e n e c r o y a i s p as q u ’ on
p û t so u f f r i r ... J ’ a v a i s h o n t e, j e v o u l a i s c ac h er
m a p ei n e ; al o r s, j e r i a i s, j e r i a i s t o u j o u r s. C e
m at i n , l ’ ar m i st i c e : d ’ ab o r d j e n ’ ai so n g é q u ’ à
l a F r a n c e , p u i s, j ’ a i p en sé au r et o u r '. R e v o i r
Je a n n e m ar i é e, l a r e t r o u v e r l a f em m e d ’ u n
a u t r e , j e sen s q u e j e n e p o u r r a i s p a s : c ’ est t r o p
d u r ... V o i s- t u , m o n v i e u x , n o u s au t r e s, n o u s
a v o n s t an t so u f f er t q u e n o u s n e sau r o n s p l u s
so u f f r i r e n c o r e ... Je v e u x d u b o n h eu r , j ’ y ai
d r o i t et j e n e p e u x p a s ad m et t r e q u ’ u n au t r e
m e l ’ a i t p r i s... A l o r s, f i n i e, l a j o i e d e l ’ ar m i s
t i c e, f i n i e, l ’ i v r e sse d e l a l i b e r t é p r o c h a i n e ...
P l u s d e c o u r ag e ! j e n e sau r ai p a s m ’ en al l er
q u an d l es b a r b el és ser o n t c o u p és. J ’ en su i s l à.
Q u at r e an n ées c h ez l es B o c h es n e m ’ a v a i e n t p as
e n l e v é l e d ési r d e v i v r e , q u at r e an n ées c h ez l es
B o c h es m ’ av a i e n t l a i ssé v a i l l a n t . I l a su f f i d ’ u n e
p et i t e l et t r e p o u r m e m et t r e d a n s c et ét at . A h !
si el l e s sa v a i e n t , l e s f em m es, ce q u e c ’ est q u e
d ’ ap p r en d r e, d an s l ’ i so l em en t d ’ u n c am p , d er
r i èr e d es f d s d e f e r , u n e m a u v a i se n o u v e l l e ; si
el l e s sav a i en t q u el l es t o r t u r es el l e s i n f l i g e n t ,
q u el l es d o u l e u r s el l es c au sen t , e l l e s n e t r o m
p er ai en t j a m a i s... D am e, 011 est si c o n f i an t , on
ai i n e t an t q u an d o n est m a l h e u r e u x ! O 11 se r a t
t ac h e au p assé, t el l em en t , q u e l e p r ésen t l e p l u s
ab o m i n ab l e est ac c ep t é. I l su f f i t d e l i r e u n e
l et t r e, d e r eg ar d er u n e p h o t o g r ap h i e p o u r q u e
ce p assé r essu sc i t e d an s v o t r e c œ u r et v o u s
d o n n e l a f o r c e q u e v o u s l u i d em an d ez . E t , al o r s,
011 p eu t v i v r e d an s cet en f e r san s p a r a î t r e en
So u f f r i r ... M a i s v o i l à , san s c r i e r g a r e 011 m ’ a en
l e v é t o u t , t o u t ! C ’ est co m m e si j ’ a v a i s r eç u u n
p a p i e r b o r d é d e n o i r : c ’ est f i n i , on m ’ a p r i s
c el l e q u e j ’ ai m ai s, on m e l ’ a p r i se p o u r t o u
j o u r s... D ev an t m o i , u n g r an d t r o u , j ’ ai so m b r é
là - d e d a n s .. . E l l e n e m ’ é t a i t r i e n , d es p r o m esses
�2Ç
LE RETOUR
seu l em en t n o u s av ai en t u n i s, et j ’ ét ai s assez
n a ï f p o u r m ’ i m a g i n e r q u e n o u s ét i o n s l i é s p o u r
t o u j o u r s.
D u r o y se r ed r esse et , d an s u n su r sa u t d ’ én er
g i e d o u l o u r eu se, s ’ éc r i e :
—
Je l a h ai s, en t en d s- t u , j e l a h a i s p o u r
m ’ a v o i r ap p r i s l a d éf i an c e, l a t r ah i so n , l a r a n
c u n e, l a j a l o u si e ; j e l a h a i s p o u r m ’ a v o i r i m
p o sé d an s c et t e p r i so n al l em an d e, b a g n e p o u r
v r a i s f o r ç at s, u n e p a r e i l l e d o u l e u r . Je l a h a i s,
j e 11e v e u x p l u s l a r e v o i r , j e so u h ai t e q u ’ el l e
so i t m al h eu r eu se. Je v e u x q u ’ el l e p l e u r e c o m m e
m o i , q u ’ el l e so u f f r e au t an t q u e j e so u f f r e, j e
v e u x q u ’ el l e en d u r e l e p l u s c r u el d es m a r
t y r e s. Je l a h ai s p ar c e q u e j e l 'a i m e en c o r e.
V oilà !
D u r o y a f i n i sa t r i st e c o n f essi o n . A ssi s su r
so n l i t , n e p o u v a n t se r ed r esser à c au se d e l a
p r o x i m i t é d u t o i t , K e r l i o u l ’ a éc o u t é san s l ’ i n
t er r o m p r e. E n b a s, o n r i t , 011 c h an t e, l ’ a r m i s
t i c e r en d t o u s l es p r i so n n i er s e x u b é r a n t s ; en
h au t , l es r a r e s o c c u p an t s so n t t r i st es.
L e r et o u r , p o u r q u el q u es- u n s, c ’ est u n e m ai
son v i d e o ù p er so n n e n e l es at t en d p l u s : p en
d an t q u at r e an n ées, h él as ! i m p i t o y ab l e , l a m o r t
a c o n t i n u é so n œ u v r e ; c e u x - l à n e p eu v en t p as
p ar t ag e r l ’ al l é g r e sse g é n é r al e. L a F r a n c e , i l s
l ’ o n t ai m ée p l u s ( p i e t o u t , i l s p ar t ai en t p r êt s
au sa c r i f i c e , m ai s, m ai n t en an t q u ’ el l e est sa u
v ée, l e s c œ u r s se r ep r en n en t et s ’ ef f r ai en t
d ’ êt r e se u l s. K e r l i o u c o m p r en d l e d ésesp o i r
d e D u r o y , K e r l i o u ai m e p assi o n n ém en t , i l est
c o n f i an t , i l n ’ a j a m a i s d o u t é ; et v o i l à q u e l a
d o u l eu r d e D u r o y l u i
f a i t p eu r , i l l u i sem b l e
q u e q u el q u e c h o se v i e n t
cœ u r .
le
f r ap p er
en
p l ei n
Il
v o u d r ai t c o n so l er , m ai s l a so u f f r an c e d e
so u am i est d e c el l es q u ’ au c u n e p ar o l e n e p eu t
ad o u c i r .
D an s c et t e p r i so n d e b o i s, o n est seu l , si seu l ,
�30
I.E RETOUR
et ce san g l o t so u r d q u ’ i l en t en d l à , d an s l ’ o m
b r e, c ’ est u n e p l a i n t e d éc h i r an t e. L e s v i e u x p a
r en t s, l a l i b e r t é , D u r o y a t o u t o u b l i é. I l est
b r i sé. E t c e g a m i n , q u i a v a i t t o u s l es c o u r ag es,
se r év o l t e c o n t r e c et t e ép r eu v e, l a p l u s t er r i b l e
d e t o u t es c el l es q u ’ i l a su p p o r t ées.
K e r l i o u se r ed r esse, i l se r ap p r o c h e d e l a
c ase d e so n am i , i l se m et à g e n o u x p r ès d u
b a t - f l a n c , et l à, p ar t ag e an t l a p ei n e, t en ai l l é
p ar u n d o u t e, i l p l eu r e, l u i au ssi , i l p l eu r e san s
b r u i t , en m u r m u r an t :
—
M o u p a u v r e v i e u x , o n est t r o p m a l
h eu r eu x !
E n b a s, l es c r i s, l e s r i r e s s ’ esp ac en t , l es
c o r p s s ’ a l l o n g en t , l es v o i x b o u r d o n n en t , p u i s,
d e t em p s en t em p s, u n c r i é t r a n g e , u n c r i b i
z ar r e f ai t c o m p r en d r e q u e l a j o i e n ’ est p as
g é n é r al e. L a so u f f r an c e r ô d e en c o r e au t o u r d es
p r i so n n i er s.
III
U n m o i s ap r ès l ’ ar m i st i c e, à P a r i s, d éj à b i en
d es g e n s o n t l ’ a i r d ’ av o i r o u b l i é l a g u e r r e .
O n d an se, on r i t , 011 s ’ am u se, en f i n ! A p r è s
l es g r a n d e s d o u l eu r s, l es g r an d es j o i e s, c ’ est
h u m ai n .
P en d an t p l u s d e q u at r e an n ées, l e s j eu n es
co m m e l es v i e u x o n t ét é ét r ei n t s p ar l a m êm e
an g o i sse, q u at r e an n ées o ù l ’ on n e p en sai t q u ’ à
l a so u f f r an c e et à l a m o r t .
L ’ ar m i st i c e, av ec so n c o r t èg e d e v i c t o i r es,
l ’ ar m i st i c e q u i f ai t p l i er l es A l l e m a n d s el ev an t
n o u s, l ’ ar m i st i c e q u i n o u s an n o n c e u n e p a i x
g l o r i e u se , l ’ ar m i st i c e a g r i sé l es c e r v e a u x l es
p l u s sa g e s, et , i l f au t b i en l ’ a v o u e r , u n v en t
d e f o l i e et d e p l a i si r so u f f l e su r P a r i s.
L e s j eu n es f i l l es, q u i av a i en t o u b l i é l e u r j e u
�LE R ETO U R
31
n esse p en d an t l a g u e r r e , c o m p r en n en t q u e l e u r s
p l u s b e l l es an n ées so n t p assées et v eu l en t p r o f i
t er d e c el l e s q u i l e u r r est en t en c o r e. O u v r o i r s,
h ô p i t au x ,
c r èc h es,
so n t
ab an d o n n és ; el l es
d an sen t , et l e s A m é r i c a i n s, p o u r q u i l a d an se
est u n sp o r t co m m e u n au t r e , l e s r ec h er c h en t et
l es en t r aî n en t .
L e t an g o , c et t e t r i st e d an se d ’ av a n t l a g u e r r e ,
a essa y é d e r e p a r a î t r e , m ai s el l e est p r esq u e
ab an d o n n ée p o u r l e f o x - t r o t t , v en u d ’ A m é
r i q u e, q u i a u n e f av eu r i n e x p l i c a b l e . L e s j eu n es
co m m e l es v i e i l l e s, l es j e u n e s g e n s, l es v i e i l
l ar d s, t o u t l e m o n d e ap p r en d l e f o x - t r o t t : c ’ est
u n d e c es en g o u em en t s d o n t P a r i s est co u t u m i er .
L ’ ar m i st i c e n e g u é r i ssa n t p a s, h é l a s ! l es
b l essés, N i c o l e v o u l a i t r est er à l ’ h ô p i t al t an t
q u ’ on a u r a i t b eso i n d ’ el l e , m ai s l a g r i p p e , cet t e
m al ad i e q u i a f au c h é u n e p ar t i e d e l a j eu n esse
d u m o n d e, l ’ o b l i g e a à q u i t t er so n se r v i c e p en
d an t p l u s d ’ u n m o i s. G u é r i e , el l e v o u l u t r e
t o u r n er à l ’ h ô p i t al , m ai s u n e au t r e i n f i r m i èr e
l ’ a v a i t r em p l ac ée. A l o r s, N i c o l e s ’ ét ai t t r o u v ée
t o u t e d éso r i en t ée.
L e v é e d e b o n n e h eu r e, t an t el l e en a v a i t l ’ h ab i t i u l e, el l e er r a i t d an s so n ap p ar t em en t , a l l a n t
d ’ u n e p i èc e à l ’ au t r e, n e sac h an t p l u s, co m m e
au t r e f o i s, p asser d es h eu r es il sa t o i l et t e. P o u r
t an t , el l e ét ai t en co r e co q u et t e. L e s c o u r ses
c h ez sa c o u t u r i èr e, ch ez sa m o d i st e, l ’ o c c u
p èr en t p l u s d ’ u n e sem ai n e. M a i s, l es c o m
m an d es f ai t es, l es essa y a g e s t er m i n és, el l e 11e
su t p l u s q u e f ai r e.
T r è s d i sc r èt es, q u el q u es i n v i t a t i o n s a r r i v è
r en t . U n e am i e l u i d em an d ai t d e v e n i r p r en d r e
u n e t asse d e t h é, u n e au t r e l a p r év en ai t q u ’ el l e
f er ai t d e l a m u si q u e, ch ez el l e , t o u t es l es se
m ai n es, u n d î n er , san s c ér ém o n i e, ét ai t o r g an i sé
p o u r f êt er l a v i c t o i r e , N i c o l e 11e p o u v a i t m an
q u er . D ’ ab o r d , el l e r ef u sa.
�32
LË RETOUR
D e so n m ar i , d ep u i s l ’ ar m i st i c e, e l l e n ’ a v a i t
au c u n e n o u v e l l e, c el a l ’ o b l i g e ai t à u n e c er t ai n e
r et en u e, et p u i s l es t h és, l a m u si q u e, l es d în er s !
A p r è s q u at r e an n ées d e g u e r r e , t o u s c es p l a i
si r s l u i p ar a i ssa i en t ét r an g e s ; n o n , v r ai m en t ,
el l e n e p o u v a i t s ’ i m ag i n e r q u e, d é j à , l a v i e
j o y e u se r ep r en ai t . L e s so u f f r an c e s, l es m o r t s
q u ’ e l l e a v a i t v u s et l e c h i f f r e ef f r o y ab l e d e n o s
p er t es, t o u t es l es f em m es en d eu i l , t o u t es l es
m èr es en l ar m es, se p r ésen t ai en t à so n esp r i t ,
et i l l u i sem b l ai t q u e c es i n v i t a t i o n s ét ai en t
p r esq u e d es sa c r i l è g e s. V r a i m e n t , 011 o u b l i ai t
t r o p v i t e ce q u e l a v i c t o i r e n o u s c o û t ai t .
A ses am i s, si p r essés d e s ’ am u ser , N i c o l e
r ép o n d i t q u e ses d ev o i r s d ’ i n f i r m i èr e l a r et e
n ai en t p r ès d es b l essés, et q u el q u es- u n s s ’ ét o n
n èr en t q u ’ i l y eû t en c o r e d es b l essés ! L ’ ar m i s
t i c e si g n é , l a p a i x t r ès p r o c h ai n e a ssu r ai t l a
fi n d e l a g u er r e et d e t o u t es ces h o r r eu r s ;
v r ai m en t , l a p et i t e d e K e r l i o u e x a g é r a i t !..
D él ai ssée, N i c o l e s ’ en n u y a ; al o r s, el l e eu t
l ’ i d ée d e c h er c h er r e f u g e p r ès d e sa b el l e- m èr e.
U n m at i n o ù el l e se r é v e i l l e p l u s d éc o u r ag ée
q u e d ’ h ab i t u d e, el l e d esc en d , d éc i d ée à s ’ i n t é
r esser à l ’ œ u v r e d es p et i t s p aq u et s.
L ’ a v e u g l e l ’ ac c u ei l l e a v e c 1111 d o u x so u r i r e,
m ai s, c o m m e el l e n e p eu t v o i r l e v i sa g e t r i st e,
l es g e st es l a s d e l a j eu n e f em m e, el l e n e c o m
p r en d p as q u e c el l e q u i v i en t p o u r t r a v a i l l e r
v i e n t su r t o u t p o u r êt r e d i r i g é e , ai m ée, so u
t en u e.
N i c o l e a r r i v e en r i a n t , af f ec t e u n e g a i et é p eu
n at u r el l e et se m o q u e t r ès g en t i m en t d e ce
q u ’ el l e v a f ai r e. L e s p aq u et s p ar t en t , t o u j o u r s
au ssi n o m b r e u x , m ai s l es d est i n at ai r es o n t
c h a n g é ; l es p r i so n n i er s v o n t r e v e n i r , i l f au t
p en ser m ai n t en an t a u x m a l h e u r e u x h ab i t an t s
d es p a y s l i b ér és.
on
L e s p aq u et s en c o m b r en t 1 e sal o n , N i c o l e
f ai t l ’ i n v en t a i r e. E l l e s ’ ét o n n e d e t r o u v er
�LE RETO UR
33
au m i l i eu d es c h o ses n éc essai r es, i n d i sp e n
sab l es, d es j o u j o u x , d es p o u p ées, d es c l ai r o n s,
d es c h e v a u x d e b o i s. Sa b el l e- m èr e l u i e x p l i q u e
l a n éc essi t é d e ces o b j e t s « i n u t i l e s ». I l f a u t q u e
l és p et i t s en f an t s d es p a y s l i b é r é s r ap p r en n en t
à so u r i r e.
L e s p et i t s en f an t s, c ’ est v r a i , N i c o l e n ’ y p e n
sai t p as. A t t e n t i v e , e l l e éc o u t e M m® d e K e r l i o u q u i l u i r ac o n t e l a d er n i èr e v i si t e f ai t e p ar
so n sec r ét ai r e d an s u n v i l l a g e r ec o n q u i s.
. . . B o n d ée d e v i c t u a i l l e s, d e v êt em en t s, l ’ au t o
a r r i v e u n d i m an c h e, v e r s m i d i . Se s h a b i t an t s
so r t en t d ’ u n e é g l i se en r u i n e s, i l s r et o u r n en t
c h ez e u x , l eu r s m ai so n s so n t p r esq u e t o u t es
at t ei n t es. D es r u i n e s d e v a n t , d es r u i n e s d er
r i è r e , d es r u i n e s t o u t au t o u r . I l s so n t v êt u s
t r ès p au v r em en t : d es i .i o r c e a u x d e b o i s co m m e
c h a u ssu r e s! A m a i g r i s p ar l a f ai m , c o u r b és p ar
l a so u f f r an c e, i l s se t r aî n en t : 0 11 n e d i st i n g u e
p as l es j eu n es d es v i e u x . C r a i n t i f s, q u el q u es
e n f an t s m ar c h en t p r ès d e c es t r i st es g r o u p es,
l eu r s y e u x , q u i p ar ai ssen t i m m en ses d an s c es
v i sa g e s p âl es, r eg ar d en t t o u t au t o u r d ’ e u x . C es
P et i t s so n t e f f r a y a n t s à v o i r , i l s o n t l ’ a i r d e
so r t i r d ’ u n e t o m b e.
A l o r s l e sec r ét ai r e b o n d i t v e r s l ’ au t o et , r e
j e t a n t t o u t es i c s c h o ses u t i l es : p r o v i si o n s,
c h a u ssu r e s, i l f o u i l l e au f o n d d e l a v o i t u r e , o ù
q u el q u es j o u j o u x o n t ét é m i s. L e s m ai n s
p l ei n es, i l r ev i en t v e r s l es p et i t s sp ec t r es, et
l e u r t en d p o u p ées, c h e v a u x , t r o m p et t es. St u
p é f a i t s, l es en f an t s s ’ ar r ê t en t ; p eu r eu sem en t ,
i l s se r ap p r o c h en t d e l eu r s p ar en t s, p u i s i l s r e
v i en n en t c o n t em p l er c es m er v ei l l e s q u i o n t
c o û t é q u el q u es so u s! A p r è s u n e l o n g u e h ési
t at i o n , av ec d es g e st es b r u sq u es, i l s s ’ em p ar en t
d es j o u j o u x . I l s l e s r e g a r d e n t , l es ser r en t
c o n t r e l eu r s p et i t es p o i t r i n es a m a i g r i e s, p u i s
l e u r s y e u x se r em p l i ssen t d e l ar m es. A u l i eu
d e l es f ai r e r i r e , l a j o i e l es f ai t p l eu r er !
163-II
�34
LE RETOUR
N i c o l e d ev i n e- t - el l e ce q u e c es en f an t s on t
d û su b i r p o u r q u e l e u r b o n h eu r se t r an sf o r m e
en l ar m es? L a f a i m , l e f r o i d , l es A l l e m an d s
c o m m e m aî t r es, et , p o u r f i n i r , c e b o m b ar d e
m en t ef f r o y ab l e q u i an n o n c e l es F r a n ç a i s, m ai s
q u i l es t er r o r i se, e u x , p o u r d e l o n g s j o u r s.
P au v r es p et i t s !
N i c o l e c o m p r en d l e b i en q u e f a i t l ’ œ u v r e d es
p aq u et s q u ’ el l e a t an t r a i l l é e . E t , av e c u n e a r
d eu r j u v é n i l e , el l e p r ép ar e d es e n v o i s, p l i a n t ,
f i c el an t , em p aq u et an t , so u r i an t a u x p o u p ées
q u i s ’ en v o n t , c ar essan t l es c h e v a u x d e b o i s
q u i p ar t en t r é j o u i r l es t o u t p et i t s.
D ep u i s b i en d es j o u r s, l es h eu r es n ’o n t * p as
p assé si v i t e . N i c o l e r ev i en d r a t o u s l es m at i n s
t r a v a i l l e r p o u r c e u x q u i o n t t an t so u f f er t ’. E l l e
l e d i t , el l e l e p r o m et , e l l e est si n c èr e, et
M mo d e K e r l i o u , q u i sai t q u el l e i n f i r m i èr e p e r
sév ér a n t e el l e a ét é, se r é j o u i t d e l ’ ai d e q u e l a
j e u n e f em m e v a .l u i ap p o r t er . E l l e s se sép ar en t
t en d r em en t . N i c o l e r em o n t e c h ez el l e , c o n
v a i n c u e q u e sa b el l e- m èr e n ’ est p as l a f em m e
au st è r e , q u ’ el l e j u g e a i t en n u y eu se .
D ep u i s q u at r e an s, b i en q u ’ h ab i t an t l a m êm e
m ai so n , el l e s se so n t si p eu v u e s! A b so r b ée
p ar l es h ô p i t a u x , N i c o l e r en t r ai t t o u j o u r s f a. l i g u é e : u n e v i si t e c o r r ec t e à M mo d e K e r l i o u ,
et c ’ ét ai t t o u t . P r i se p a r so n œ u v r e et r et en u e
c h ez el l e p ar son i n f i r m i t é, M " 10 d e K e r l i o u n e
v o u l a i t p as s ’ i m p o ser à «ja b e l l e- f i l l e : et , à cô t é
l ’ u n e d e l ’a u t r e , ces d eu x f em m es a v a i e n t v éc u
t o u l es l es a n g o i sses d e c et t e af f r eu se g u e r r e
san s se so u t en i r m u t u el l em en t . A u j o u r d ’ h u i ,
N i c o l e l e r e g r et t ai t .
A p r è s u n d éj eu n er so l i t a i r e, l a j e u n e f em m e
s ’ i n st a l l e d an s so n b o u d o i r , q u i f a i t su i t e à sa
c h a m b r e à c o u c h er , u n e p i èc e t r ès i n t i m e o ù
e l l e a r éu n i t o u s ses so u v en i r s d e g u e r r e :
é c l at s d ’ o b u s, c asq u es a l l e m an d s, p h o t o g r ap h i es
d e b l essés et d ’ i n f i r m i èr es.
�LE R ETO U R
35
A n m i l i e u d e l a p i èc e, su r u n e t ab l e r o n d e,
u n e d o u i l l e d e 77 c o n t i en t u n e m ag n i f i q u e
g e r b e d e m i m o sas ; à c ô t é, u n p l at eau av ec d es
l et t r es. N i c o l e r ec o n n aî t l ’ éc r i t u r e d e d e u x d e
ses am i es. E l l e s ’ i n st a l l e d an s u n e g r a n d e b e r
g è r e et o u v r e l e s en v el o p p es.
L a p r em i èr e l et t r e : d e u x p a g e s d e r ep r o c h es.
N i c o l e a v a i t p r o m i s l a sem ai n e d er n i èr e d e
v e n i r à 1111 t h é, 0 11 l ’ a at t en d u e t o u t e l a j o u r n ée ,
et , p o u r l u i d o n n er d es r e g r e t s, so n am i e éc r i t
q u e t o u t l e m o n d e s ’ est f o l l em en t am u sé. I l
y a v a i t b eau c o u p d ’ A m é r i c a i n s, et l ’ o n a d an sé
l es n o u v e l l es d an ses j u sq u ’ à h u i t h eu r es d u
so i r .
N i c o l e l a i sse t o m b er l a l e t t r e et r ép èt e
p r esq u e à h au t e v o i x : « O 11 a d an sé l es n o u
v e l l e s d an ses j u sq u ’ à h u i t h e u r es d u so i r . » E t ,
i m m éd i at em en t , d e v a n t ses y e u x q u i f i x e n t
l ’ o b u s f l eu r i , d éf i l e l e c o r t èg e d es p a u v r e s g e n s
so r t an t d e l eu r ég l i se eu r u i n es. E l l e v o i t l es p e
t i t s sp ec t r es, l es en f an t s t en an t d es j o u j o u x
d an s l e u r s b r a s et q u i p l eu r en t d e j o i e p ar c e
q u ’ i l s n e sav en t p l u s r i r e ! « O 11 a d an sé l es n o u
v e l l e s d an ses j u sq u ’ à h u i t h eu r es d u so i r ! »
A P a r i s, l e l u x e , l es p l a i si r s, l a v i e f a c i l e et
h eu r eu se : à q u a t r e - v i n g t s k i l o m èt r es d e l a c a
p i t a l e, l e s v i l l a g e s en r u i n e s, l a m i sè r ^ et l a
d o u l eu r . A v e c u n g est e d e d ég o û t , N i c o l e j et t e
au l o i n l a c ar t e p ar f u m ée d e c et t e i n so u c i an t e.
L a sec o n d e l et t r e, d ’ u n e d e ses c o u si n es, est
u n h y m n e d e b o n h eu r . U n m ar i b l essé et p r i
so n n i er d ep u i s p l u s d e d eu x an s v i en t d e r e n
t r er : sa f em m e n e p eu t c ac h er sa j o i e. B o n n e ,
el l e so u h ai t e q u e N i c o l e en c o n n ai sse b i en t ô t
u n e p ar ei l l e.
E l l e éc r i t : h I I est l à , et c es t r o i s m o t s, v o i st u,, j e l e s r ép èt e san s c esse, n e p o u v an t m e p er
su ad er q u ’ i l s so n t v r a i s. J ’ ai t an t p r i é, t an t
p l eu r é, t an t esp ér é q u e j e su i s ém er v ei l l ée d e
c e b o n h eu r q u i d ép asse m es esp o i r s l e s p l u s
�»
36
LE RETOUR
g r a n d s. B st - c e l a so u f f r an c e ac c ep t ée ch r é- '
t i en n em en t q u i n o u s p er m et d e j o u i r au ssi i n
t en sém en t d es î i eu r es d e j o i e ? F a u t - i l av o i r
b eau c o u p p l eu r é p o u r êt r e si h eu r eu se. B i en t ô t ,
ce ser a t o u t o u r , Je a n n e p eu t t ar d er , et l a
p en sée q u e t u v a s v i v r e l e s j o u r s i n o u b l i ab l es
q u e j e v i s... »
N i c o l e n e l i t p a s p l u s l o i n ; c et t e l et t r e est
r i d i c u l e . A - t - o n b eso i n d e c r i e r à t o u t l e m o n d e
so n b o n h eu r ?
A g a c é e , e l l e q u i t t e sa b e r g è r e , s ’ ap p r o c h e
d e l a f en êt r e, et so u l èv e l e r i d ea u . I l f ai t f r o i d ,
g r i s, t r i st e. N i c o l e f r i sso n n e : p o u r t an t , l a t em
p ér at u r e d e ce b o u d o i r p ar f u m é est d o u c e et
ag r é a b l e . L e s so u r c i l s f r o n c és, l a j o l i e b o u c h e
m o r o se, N i c o l e p en se à c et t e c o u si n e d o n t l e
m ar i est r e v e n u , et el l e c o n c l u t q u e Je a n d e
K e r l i o u n e t ar d er a p as.
U n m o i s, q u i n z e j o u r s p eu t - êt r e?
Sa m ai n l ai sse t o m b er l e r i d e a u , et , l asse,
au ssi t r i st e, au ssi g r i se q u e l e t em p s, N i c o l e
se r em et d an s sa b e r g èr e. E l l e p r en d u n l i v r e
et l e r ej et t e au ssi t ô t . L ’ a u t e u r p ar l e d e l a
g u e r r e , N i c o l e a assez d e c et t e h i st o i r e- l à . Q u e
v a- t - el l e f a i r e ? D e u x h eu r es so n n en t , l a- j o u r n ée
ser a l o n g u e, i l f au t ab so l u m en t q u ’ el l e se d i s
t r ai e. %L a v i e q u ’ el l e m èn e est i d i o t e et l u i
d o n n e d es i d ées n o i r es. L ’ ar m i st i c e est si g n é ,
l a p a i x p r o c h ai n e. E l l e v eu t o u b l i er . • O u b l i er
l a g u e r r e , l es h eu r es .an g o i ssan t e s, e t
t an t
d ’ au t r es c h o se s...
A cet i n st a n t p r éc i s o ù N i c o l e , d ésem p ar ée,
se sen t seu l e, b i en seu l e, d an s ce p et i t b o u d o i r
si d él i c i eu sem en t i n t i m e, l a p o r t e s ’ o u v r e et
sa m èr e p ar aît .
R e n t r é e au m o m en t d e l ’ ar m i st i c e, M me cie
O r an d v al a ét é b i en h eu r eu se d e r et r o u v e r P a
r i s et sa f d l e, et , si e l l e n ’ a v a i t p as ét é t r ès
o c c u p ée p ar sc s c o u t u r i èr es et m o d i st es, N i c o l e
l ’ eû t v u e so u v en t . M a i s M mo d e O r a n d v a l r e n
�LE RETOUR
37
t r a i t d u M i d i , p a u v r e co m m e Jo b . D e p u i s p l u s
d e q u at r e an s, el l e n ’ ét ai t p as v en u e à P a r i s,
et c e n ’ est v r ai m en t q u e l à q u ’ o n s ’ h ab i l l e.
C et t e q u est i o n t o i l et t e l ’ a o c c u p ée p r ès d ’ u n
m o i s, .m ai s m ai n t en an t q u e l e s e ssa y a g e s so n t
t er m i n és, q u ’ el l e est r em i se à n e u f : r o b es,
c h a p e a u x , t ei n t u r es, p ei n t u r es, el l e p en se à sa
f i l l e et v i e n t l u i f a i r e u n e l o n g u e v i si t e . A l o r s,
c ’ est u n f l u x d e p ar o l es q u e N i c o l e a b i en d u
m al à su i v r e .
— M a c h é r i e, t u n ’ as p as b o n n e m i n e, t u es
t r i st e ; q u i est - c e q u i t ’ a f ai t c et t e r o b e- l à? L a
m an c h e est j o l i e , m ai s j e l ’ ai m e r ai s m i e u x p l u s
c o u r t e. O n p o r t e b eau c o u p d e b l eu p ao n ; t o u t ,
e x c e p t é d u n o i r . O n a assez .d e c et t e c o u l eu r
so m b r e ; d ep u i s c i n q an s, on n e v o y a i t q u e
c e l a ... I l m e sem b l e q u e t u a s m a i g r i ; j e v o u
d r a i s m a i g r i r au ssi , m ai s m o n m asseu r p r ét en d
q u e c el a m e v i e i l l i r a i t . T o u t l e m o n d e m e r é
p èt e q u e j e su i s ét o n n an t e d e j eu n esse ; p e r
so n n e n e p eu t c r o i r e q u e j ’ ai u n e t i l l e d e v i n g t
an s.
M m° d e G r a n d v a i ser ai t j o l i e si el l e n ’ ét ai t
p as si p ei n t e. N i c o l e , t o u t en l a r e g a r d a n t , r e c
t i f i e, d ’ u n t o n c al m e :
— V i n g t - q u a t r e an s, m am an . J ’ a v a i s v i n g t
an s au m o m en t d e l a g u e r r e .
M m” d e G r a n d v a i n e f ai t p as at t en t i o n à c et t e
r ép o n se, et p u i s el l e p en se d éj à à au t r e c h o se :
— M ,no d e K e r l i o u f a i t - e l l e t o u j o u r s d es p e
t i t s p aq u et s? H t Je a n , a- t - 0 11 d es n o u v e l l es?
L e s p r i so n n i er s r en t r en t , i l n u t ar d er a p as.
N i c o l e p ar l e d e l ’ œ u v r e d e sa b el l e- m ò r e, d es
p a y s d év a st és, et r ac o n t e l es i n n o m b r ab l es e n
v o i s q u i p ar t en t t o u s l es j o u r s.
P r a t i q u e , M m” d e G r a n d v a i c o n c l u t q u ’ el l e
a d û m an g er u n e p ar t i e d e sa f o r t u n e. E t , sé
r i eu se, u n p eu i n q u i èt e, el l e aj o u t e :
— Q u e d i r a Je a n q u an d i l r e v i e n d r a ?
Je a n , Je a n , d ep u i s u n e h eu r e o n n e p ar l e q u e
�38
LE RETOUR
d e l u i , o n n e p en se q u ’ à l u i . N i c o l e en est
t o u t ag ac ée. C o n n ai ssan t sa m èr e, et sac h an t
q u ’ el l e n e s ’ ap p esan t i t j a m a i s l o n g t em p s su r l a
m êm e i d ée, el l e l u i d em an d e c e q u ’ el l e f a i t a u
jo u r d ’h u i.
C e q u ’ el l e f a i t ?
d e G r a n d v a l n ’ y a p as
en c o r e so n g é : a v a n t t o u t , el l e v o u l a i t v o i r sa
f i l l e, sa c h èr e f i l l e, d o n t c et t e af f r eu se g u er r e
l ’ a sép ar ée. Si N i c o l e v e u t , el l e s so r t i r o n t en
sem b l e « co m m e au t r e f o i s ».
U n so u r i r e ef f l eu r e l es l è v r e s d e N i c o l e.
A u t r e f o i s,
sa
m èr e n e l a
so r t ai t
j a m a i s,
l es i n st i t u t r i c e s ét ai en t c h a r g é e s d e c et t e co r v ée- l à.
M me d e G r a n d v a l t i r e d e so n sac d ’ o r u n p et i t
c ar n et , et , au ssi g r a v e q u 'u n h o m m e d ’ af f ai r es,
el l e en f e u i l l e t t e l es p ag es. M a r d i , M er c r ed i ,
Je u d i ... A h ! Je u d i , P r i n t e m p s, D o u c et , M i n i s
t è r e et t h é ch ez Je a n n i n e .
C e n o m l u i r ap p el l e q u e Je a n n i n e a t él ép h o n é
ce m at i n . M “ ° M i t si n e ser a c h ez el l e à q u at r e
h eu r es, el l e d o n n er a u n e l eç o n d e f o x - t r o t t . I l
p ar a î t q u ’ el l e d an se d él i c i eu sem en t et q u ’ el l e
v o u s ap p r en d l es p as l es p l u s d i f f i c i l es en m o i n s
d ’ u n e h eu r e. Q u an d on a d an sé av ec el l e , on
] >eu t d an ser av e c t o u t l e m o n d e.
I l f a u t d o n c êt r e c h ez Je a n n i n e à q u at r e
h eu r es. E t l e P r i n t em p s, o ù el l e a d es c o u r ses
i n d i sp en sab l es à f ai r e ! et D o u c et ! O n l ’ at t en d
p o u r e ssa y e r u n e r o b e d e so i r ée r o se d e c h i n e ,
ad o r ab l e ! C el a n e p eu t se m an q u er . L e m i n i s
t èr e, c ’ est u n e v en t e d e c h a r i t é p o u r u n p a y s
d év ast é. C ’ est u n e v en t e san s r éc l am e, sa n s t a
p a g e , au c u n e ac t r i c e o u f em m e en v u e , u n f o u r
c er t ai n , i n u t i l e d ’ y al l e r . E n se d ép êc h an t , el l es
p eu v e n t êt r e il q u at r e h eu r es ch ez Je a n n i n e .
E t M m” d e G r a n d v a l c o n c l u t :
— N i c o l e , v a v i t e t ’ h a b i l l er .
E t , u n p eu h o n t eu se, el l e aj o u t e :
— N e t e f a i s p as t r o p b e l l e.
�l e
r et o u r
30
P u i s, ap r ès a v o i r j e t é u n r e g a r d v e r s u n e
g l a c e q u i est en f ac e d ’ el l e , e l l e af f i r m e q u ’ el l es
o n t l ’ a i r d e d e u x sœ u r s.
N i c o l e a l a i ssé M 1U0 d e G r a n d v a l p a r l e r san s
l ’ i n t er r o m p r e ; l e s m ai n s p o sées su r l es b r a s
d e l a b e r g è r e , i m m o b i l e, el l e l ’ a éc o u t ée.
D ’ ab o r d , l ’ i d ée q u e sa m èr e d an sai t en c o r e
l ’ a st u p éf i ée. Q u at r e an n ées d e g u e r r e n ’ a v a i en t
p as c h a n g é M mo d e G r a n d v a l , sa f i l l e l a r e t r o u
v a i t au ssi l é g è r e , au ssi f u t i l e q u ’ a v a n t l e g r an d
d r am e.
C et t e f em m e q u i a v a i t l ’ âg e d ’ êt r e g r a n d ’ m èr e, c et t e f em m e q u e v i e i l l i ssa i t u n em b o n
p o i n t , c o m b at t u p o u r t an t a v e c é n e r g i e , d an sai t
e n c o r e ! E t N i c o l e p en sai t i\ A I “ 10 d e K c r l i o u ,
à so n i n f i r m i t é si c h r ét i en n em en t ac c ep t ée, à
so n ac t i v i t é i n l a ssa b l e q u i se d ép en sai t p o u r
l es au t r es. A h ! c o n n u e e l l e ad m i r a i t l ’ œ u v r e
d es p et i t s p aq u et s !
A l '“ 0 d e G r a n d v a l s ’ i m p at i en t e :
— V o y o n s, N i c o l e , v a t ’ h a b i l l e r ,
n ou s n e
p o u v o n s p as p er d r e u n e m i n u t e.
L a j eu n e f em m e sec o u e sa t êt e b l o n d e et ,
t r i st em en t , r ép o n d :
— M am an , j e n e d an se p as.
« Je n e d an se p as. » I<e p l u s e f f r o y a b l e c o m
m u n i q u é ap p r i s à B i a r r i t z n ’ a c er t ai n em en t p as
ém u d a v a n t a g e l ’ âm e d e M m° d e G r a n d v a l q u e
c es si m p l es m o t s : Je n e d an se p as !
Je n e d an se p as ! l i t N i c o l e a v i n g t - q u a t r e
an s. M a i s el l e est f o l l e !
Je n e d an se p as. P o u r q u o i ?
E st - c e p ar c e q u ’ el l e n e sai t p l u s? M ai s
M '" u M i t si n e ser a l à, et t o u s l es p as c o m p l i
q u és d ev i en n en t f a c i l e s a v e c el l e . N i c o l e est
u n e o r g u ei l l e u se.
U n l é g e r h au ssem en t d ’ ép au l e s d e l a j eu n e
f em m e ap p r en d ti M T d e G r a n d v a l q u ’ el l e f ai t
f au sse r o u t e ; al o r s, u n e sec o n d e, el l e r éf l éc h i t .
A l i ! el l e a d ev i n é : N i c o l e n e v eu t p as s ’ él o i
�40
LE RETOUR
g n e r d u d o m i c i l e c o n j u g a l , N i c o l e 11e v e u t p as
so r t i r p ar c e q u ’ el l e at t en d so n m ar i .
C ’ est u n e am o u r eu se q u i n e d an se p as.
M mo d e G r a n d v a l , q u i n ’ a j a m a i s ai m é
q u ’ el l e- m êm e, t r o u v e c et t e at t en t e r i d i c u l e ,
Je a n 11e ser a p as l à av a n t q u i n z e j o u r s, u n m o i s.
N i c o l e n e p eu t se c l o î t r e r p en d an t c e t em p s.
C ’ est l ’ i n f l u en c e d e M “ ° d e K e r l i o u q u i se f ai t
sen t i r . C e so n t ses i d ées et n o n p as c el l es d e
N i c o l e.
C et t e f em m e- l à est
u n e r e l i g i e u se
l aï q u e, u n e r el i g i eu se q u i en n u i e t o u t l e m o n d e;
E t , co m m e l a j e u n e f em m e 11e r ép o n d p as,
M m° d e G r a n d v a l s ’ e x asp èr e.
C et t e r et r ai t e q u ’ on v e u t i m p o ser à sa f i l l e est
g r o t esq u e : u n e r et r ai t e sen t i m en t al e, b o n n e
p o u r 1111 au t r e si èc l e. P en d an t p l u s d e q u at r e
an s, 011 a en f er m é N i c o l e d an s d es h ô p i t a u x
m al sai n s, on l ’ a o b l i g ée à t r a v a i l l e r d u m at i n
au so i r ; l es b eso g n es l es p l u s d u r es, l es p l u s
r é p u g n an t e s, ét ai en t p o u r el l e. E t m ai n t en an t
o n v eu t l a c l o î t r er p o u r at t en d r e u n m ar i q u i a
ét é assez m al ad r o i t p o u r êt r e p r i so n n i er d ès l e
d éb u t d e l a g u er r e.
P r i so n n i e r , c ’ est r i d i c u l e : p as d e d éc o r at i o n ,
et , au
r et o u r , u n e en q u êt e p eu
f l at t eu se.
M mo d e G r a n d v a l n ’ ad m et t r ai t j a m a i s q u ’ on
e x i g e â t d e sa f i l l e p ar ei l sac r i f i c e p o u r u n m ar i
q u i n ’ en v a l a i t v r ai m en t p as l a p ei n e. E l l e i r ai t
s ’ en e x p l i q u e r av ec M rao d e K e r l i o u , a u j o u r
d ’ h u i m êm e.
T r è s p âl e, N i c o l e s ’ est l ev ée. Q u el q u es se
c o n d es, l es d e u x f em m es se r eg ar d en t . L e s y e u x
d e M " " ’ d e G r a n d v a l m en ac en t , c e u x 'd e l a j e u n e
f em m e so n t c o u v er t s d ’ u n e b r u m e, d ’ u n n u a g e
q u 'u n r i en f er ai t c r ev er .
A l o r s, d ’ u n e v o i x so u r d e q u i est d o u l o u r eu se,
N i c o l e r ép o n d :
—
M am an , 11e d i s d o n c p a s d e c h o ses i n u t i l e s.
T u as r ai so n , cet t e r et r ai t e sen t i m en t al e ser ai t
g r o t esq u e et j e 11’ ai n u l l e en v i e d e l a f ai r e.
�LE RETOUR
41
P u i s, en r i a n t n er v eu sem en t , el l e c o n c l u t :
— J ’ i r ai av e c t o i c h ez Je a n n i n e , j ’ ap p r en d r ai
t o u s l es p as a v e c M mc M i t si n e , et l e f o x - t r o t t
n ’ au r a p as, d an s q u el q u es j o u r s, d e sec r et p o u r
m oi.
— Je sa v a i s b i en q u e t u f i n i r a i s p ar ê t r e r a i
so n n ab l e.
IV
L e l o n g d e l a m er , d er r i èr e l es g r a n d e s d u n es,
u n e v i l l e a ét é b ât i e : D u n k er q u e. A v an t ^ l a
g u er r e, c ’ ét ai t u n e c i t é i n d u st r i el l e p r o sp èr e,
u n p o r t f l o r i ssan t . T h é â t r e , h ô p i t a u x , éc o l es,
h ô t el d e v i l l e , u si n es, t o u t d i sa i t l a r i c h esse d e
cet t e c i t é. L e; p o r t , l e s c a n a u x , l es c h em i n s d e
f er , c o n st i t u ai en t u n e r i c h esse n at i o n al e : 1 a v e
n i r ét ai t assu r é.
D u n k er q u e, en 1Q T 4, ét ai t u n e v i l l e m a r i
t i m e d e p r em i er o r d r e.
L e s A l l e m an d s o n t v o u l u l a d ét r u i r e. C en t
so i x an t e- d o u z e
b o m b ar d em en t s p ar
a v i o n s,
t r en t e- q u at r e p ar p i èc es à l o n g u e p o r t ée, q u at r e
p ar n av i r es d e g u e r r e , o n t sem é p ar t o u t ^ l a
r u i n e. D es m ai so n s so n t en t i èr em en t ef f o n d r ées,
d ’ a u t r e s d éc o u r o n n ées d e l eu r s t o i t u r es et év en t r ées p a r l e s e x p l o si f s. H ô p i t a u x , é g l i se s, c i
m et i èr es, r i en n ’ a ét é ép ar g n é. A u c u n e r u e n e
sem b l e i n t ac t e, t o u t es l es f aç ad es so n t m o u
c h et ées, l es b r i q u e s éc o r n ées, l es c a r r e a u x b r t sés
so n t r em p l ac és p ar d es p l an c h es o u d es p ap i er s
ép ai s, l a v i l l e sai g n e en c o r e. L ’ œ u v r e n éf ast e
d es H o ch es ap p ar a î t d an s t o u t e so n h o r r eu r .
U n so i r d e f é v r i e r i q i q , d e u x s o l d a t s ar r i v e n t
à D u n k er q u e : i l s d esc en d en t d ’ u n t r ai n q u i l s
o n t p r i s en c o u r s d e r o u t e, i l s v i en n en t d ’ A l l e
m ag n e, i l s n e sav en t q u el c h em i n i l s o n t su i v i .
I l s so n t f a t i g u é s, t r ès l as. D u n k er q u e est l a p r e-
�I.ïv RETOUR
42
m ière viUe française q u ’ils revoient. L ’om bre
froide dTin soir d ’hiver va b ien tô t envelopper
de m y stère tous les édifices, m ais, m algré la
b rum e, les plaies ap p araissen t effroyables.
Ces deux hom m es sont p artis, asp iran t l ’air
à pleins poum ons, q u itta n t avec ivresse la geôle
obscure ; ils o n t pris la ro u te qui co n duisait vers
la patrie. L es voilà arrivés, ils so n t libres !
P en d an t l e u r d u r e c a p t i v i t é , i l s n ’ o n t v éc u
( ] u e p o u r c et t e h eu r e, t o u t l eu r êt r e f r ém i ssai t
d e j o i e en y p en san t . E t v o i l à q u e d e n o u v eau
l a d o u l eu r l es o p p r esse. C et t e v i l l e , l a p r em i èr e
q u ’ i l s r ev o i e n t , r ac o n t e l e l o n g m ar t y r e q u ’ el l e
a su b i . L e s m ai so n s so n t b l essées, q u el q u esu n es m o r t es p o u r t o u j o u r s. L e s f en êt r es san s
v i t r e s, l e s f aç a d es c r i b l é e s d ’ é c l at s d ’ o b u s,
l ’ é g l i se am p u t ée d ’ u n e ai l e, t o u t est l am en t ab l e.
'
j
1
i
I
•
j
;
'
D e v a n t'd e s ru in es, contre un m ur in ta c t, ils j
s ’a rrê te n t. U ne vieille fem m e passe, ils la ques- ;
tionnunt.
— O ù so m m es- n o u s? c et
c ’ é t a i t ?...
—
Un
h ô p i t al , l e p a v i l l o n
i m m eu b l e d ét r u i t ,
d e l a M at er n i t é . ;
D es t o r p i l l es l ’ o n t m i s d an s cet ét at . F em m es,
en f an t s y
on t
ét é m af esacr és, l e 10
sep
t em b r e 19 17 . E t , p en d an t l e sa u v e t a g e , l es a v i a
t eu r s al l e m an d s d esc en d ai en t au ssi b a s q u e 1
p o ssi b l e p o u r m i t r a i l l e r c e u x q u i e ssay ai e n t
d ’ a r r a c h er à l ’ i n c en d i e d es b éb és d e q u el q u es
j o u r s.
L e s d e u x h o m m es, d o n t l e p l u s âg é a à
p ei n e t r en t e an s, s ’ ap p u i en t c o n t r e l e m u r . I l s t
sem b l en t si l as, si d éc o u r ag és, si p i t o y a b l e s, q u e s
l a v i e i l l e f em m e s ’ ém eu t . E l l e a l l a i t r ac o n t er
l a d o u l o u r eu se h i st o i r e d e D u n k ç r q u e, el l e a l l a i t
r ac o n t er l es b o m b ar d em en t s, c i t er l es r u i n es,
l es m o r t s. E l l e s ’ ar r êt e et r eg ar d e at t en t i v em en t 1
ces v i sa g e s p âl es q u e l a so u f f r an c e a p o u r t o u
j o u r s m ar q u és.
A so n t o u r , el l e i n t e r r o g e :
�LE RETOUR
43
— D ’où venez-vous? dem ande-t-elle avec
cette m anière ru d e de p a rle r q u ’o n t les gens du
N ord.
A lors, le p lu s jeu n e des d e u x hom m es ré
pond, eu se red ressan t u n peu :
— D ’A llem agne, m a p auvre dam e.
E t il a tten d avec u ne certain e an x ié té la ré
ponse qui va lui être faite. L a b ru m e descend
su r la ville, la n u it vien t, la vieille fem m e se
rap p ro ch e p o u r voir d e p lu s près ceu x qui
viennent de là-bas, du pays des b a n d its !
E lle regarde curieusem ent, d ev in an t ce q u ’ils
on t souffert, com prenant que, m algré son g ran d
âge, elle doit les respecter. Si elle osait, elle te n
d rait les b ras à ces d eu x m alh eu reu x .
— Aies pauvres gars ! s ’écrie-t-elle, ah ! mes
pauvres g ars !
L eu rs m ains s ’un issen t en u ne é trein te silen
cieuse et douloureuse.
Le vent souffle, la m er ru g it, la vieille femme
pleure. Ils se séparent. Jean de K erliou et son
ami D uroy rep re n n e n t le chem in de la gare, ils
vont tê te baissée p our ne plus voir les ruines.
T o u t à l ’heure Un train les em m ènera vers P a
ris. La vieille fem m e co n tin u e sa ro u te pour
ren trer dans sa m aison sans vitres où une p ar
tie du to it m an q u e...
C inq heures du soir en plein hiver, c ’est la
n u it. P aris, d epuis l ’arm istice, est assez bien
éclairé ; seules quelques g ran d es artères restent
obscures : le charbon est rare, et les réverbères
des avenues peu fréquentées ne sont allum és
fl'ie de loin en loin. L ’avenue du Bois est un
grand tro u noir avec quelques p e tits points lu
m in eu x . Jean de K erliou a fait arrê te r sa voi
tu re à l ’É to ile, e t, à pas len ts, recueilli comm e
s ’il allait à la table sainte, il se dirige vers la
voie obscure qui conduit à sa m aison.
Sa m aison. Ce m ot l ’ém eut. Sa m aison, elle
est in tacte, d eu x êtres chers l ’y a tte n d en t. Sa
�44
LE RETOUR
m ai so n d an s l a q u e l l e so n c œ u r , l à- b as, a r ô d é ;
t an t d e f o i s : sa m ai so n o ù t o u t est so u v en i r . Sa
m ai so n en f i n , e l l e est l à , t o u t e p r o c h e. Q u el l e j
i v r esse et q u e l l e ém o t i o n p o u r c et h o m m e q u i ,
d ep u i s q u at r e an s, n ’ a v éc u q u ’ en esp ér an t c et t e i
h eu r e !
I l r e g ar d e d ev a n t l u i . L e s g r a n d s ar b r es av ec «
l e u r s b r an c h es d ép o u i l l ées d e l e u r s f e u i l l e s i
sem b l en t l u i t en d r e l es b r a s : l ’ av en u e so m b r e i
l u i est f a m i l i è r e , i l l a r ec o n n aî t . C ’ est u n so i r ;
d ’ h i v e r d o u x et h u m i d e, c ’ est u n so i r d ’ h i v er
o ù i l f l o t t e d a n s l ’ a i r d es p r o m esses d e p r i n - r
t em p s. Je a n d e K e r l i o u se h ât e ; v o i l à l es p r e - 1
m i er s i m m eu b l es i m p o r t an t s et su p er b es, p u i s j
l es h ô t el s av ec l e u r s j a r d i n s. C et t e av en u e si l e n
c i eu se est ap a i sa n t e, l ’ o b sc u r i t é l ’ en v el o p p e d e }
m y st è r e . A u c u n e v o i t u r e 11e p asse, au c u n p r o - j
m en eu r . Je a n est seu l . I l s ’ ar r êt e, u n sp asm e j
l ’ o p p r esse, l a j o i e p a r f o i s est d o u l o u r eu se.
Sa m ai so n est d ev an t l u i , i l n ’ a p l u s q u ’ à t r a- \
v er ser l a r u e . I l v o i t l a h au t e p o r t e, l es ét ag es : j
au p r em i er , t r o i s f en êt r es so n t éc l ai r ées. L e se
co n d est so m b r e, t r i st e ; N i c o l e p o u r r ai t n e p as
êt r e l à ! I l n ’ a p r év en u p er so n n e d e so n r et o u r ,
v o u l a n t su r p r e n d r e l e p r em i er c r i , l e p r em i er
g e st e, l e p r em i er b a i se r ...
E t v o i l à q u e p eu t - êt r e l a m ai so n ser a v i d e. (
N o n ! ce 11’ est p as p o ssi b l e ! ...
I l t r a v e r se l a r u e, i l est l à , d ev an t 1 a g r a n d e]
p o r t e so m b r e. T r e m b l a n t e , m ai s v o l o n t ai r e, sa j
m ai n se p o se su r l e b o u t o n d e so n n et t e. L a i
p o r t e s ’ o u v r e et Je a n d e K e r l i o u p én èt r e so u s]
l a v o f t t e. U n so l d at . C ’ est à p ei n e si l e c o n c i er g e j
se d ér an g e. I l en v i e n t t an t v o i r M m<’ d e K e r l i o u
p o u r l u i r ec o m m an d er d es p r i so n n i er s p ar en t s
011 am i s !
U n so l d at . L e s o r d r e s so n t f o r m el s : o n d o i t
t o u j o u r s l a i sse r p asser .
L e c o n c i er g e, 1111 v i e i l h o m m e q u e Je a n n e
c o n n aî t p as, i n d i q u e l e c h em i n .
�I,E RETOUR
45
— A droite, sous la voûte, au p rem ier étage.
Jean va à droite, et m onte l'escalier.
Il avance len tem en t, les souvenirs l ’en
to urent. E n fa n t, gam in, jeu n e hom m e, il a vécu
dans cet hôtel, son père y est m ort, lui y est né.
A chaque m arche, u n e vision su rg it. M onter
l ’escalier, p o u r u n bébé, c ’était u n g ran d
voyage ; à d ix an s, il en fo u rch ait la ram pe et
descendait tro p rap id em en t.
S ur le p alier du prem ier, il s ’arrê te , hale
tan t. Iy’ém otion est tro p forte. I l écoute ; aucun
b ru it.
Sa m ère e s t.là , d errière u ne de ces portes, il
en est certain . Sa m ère est là ! A h ! l ’é trein te
Sera douce, consolante, ap aisan te ; avec quel
bo n h eu r il ap p u iera sa tête lasse de ta n t de
souffrances contre l ’épaule m aternelle. Ses
lèvres m u rm u re n t : M am an, et ses b ras .se
te n d e n t... M ais il fran ch it le p alier et continue
à m onter.
N icole, N icole ! Il escalade les m arches deux
par deux. E n h a u t, il n ’a au cu n e h ésitation, et,
b rusquem ent, il ouvre la p o rte qui donne sur
une galerie. U n tim b re re te n tit, la fem m e de
cham bre arrive.
— M adam e? dem ande-t-il d ’un ton de m aître,
E t il a tte n d avec une a n x iété douloureuse la
réponse qui va lui être faite.
Indifférente, la fem m e de cham bre dit :
— M adam e n ’est pas ren trée.
M adam e n ’est pas rentrée. Ce m ari am ou
reu x n ’avait pas prévu cet incident b anal. C ’est
une déception, u ne déception im m ense, m ais
q u ’il oubliera très vite quand Nicole sera là.
D ’u n e voix q u ’il s ’efforce de faire ru d e, ta n t
>1 a peur q u ’elle ne soit trem b lan te, il donne
des ordres.
— C ’est bien, j ’a tte n d ra i. Je vous prie de ne
prévenir personne de m on a rriv ée ; vous e n te n
dez, personne.
�40
LE RETOUR
C ette fois, la fem m e de cham bre com prend,
e t, m aladroite, s ’em presse :
— M onsieur, c ’est M o n sieu r... V raim ent, je
n e p ouvais sav o ir... N on, M adam e n ’est pas
là. M adam e est sortie to u t de su ite après le dé
je u n e r... J e p o u rrais p eu t-être téléphoner chez
les am is de M adam e.
Ce b avardage est é n erv an t : brusque, Jean
l ’in te rro m p t :
— J e vous ai d it d e n e p rév en ir personne,
vous ne m ’avez donc pas com pris?
E t, san s rien a jo u ter, il ouvre la porte du p e
tit boudoir d e Nicole.
A p rès avoir allum é l ’électricité, la fem m e de
cham bre d isp araît, pressée d ’aller annoncer à
l ’ofhce que M onsieur est arriv é et q u ’il n ’a pas
l ’a ir com m ode.
N erv eu x , Jean de K erlio u a jeté capote et
képi su r un canapé, et, las, il se laisse tom ber
dans u n e bergère. L à, p en d an t quelques in s
ta n ts, il ferm e les y eu x p our refouler les larm es
qui y sont m ontées.
A près ce tte déten te qui le calm e, avec énergie
il se redresse et, m achinalem ent, reg ard e a u
to u r de lui.
Ce petit boudoir q u ’il avait fait m eubler
p o u r N icole, il ne l ’avait jam ais vu fini : ce
p e tit boudoir où to u t est précieu x le su rp ren d .
B ergères, canapés, coussins, gravures, bibelots,
et ces fleurs qui p a tfu m en t la pièce. Ali !
comm e to u tes ces choses lui sem blent é tran g es !
A près les baraq u em en ts, les bat-flanc, les
fils de fer barbelés, ce luxe le su rp ren d et lui
fait presque m al. A lors, il ne sait pourquoi, il
pense au x cam arades qui ne reviendront ja
m ais, à ceux qui sont m orts là-bas, seuls, to u t
seuls, n ’a y an t q ue des Boches au to u r d ’eu x .
Il revoit u n petit chasseur qui, p en d an t u n e
longue agonie, ne cessait de rép éter : « Je veux
revoir la F ran ce, renvoyez-m oi, pitié, p itié ! »
�I,E RETOUR
47
A u p i ed d e so n l i t , l e s i n f i r m i e r s al l em an d s se
r eg ar d a i en t en r i an t .
Je a n d e K e r l i o u q u i t t e b r u sq u em en t sa b er
g è r e, i l v eu t c h asser l es so u v en i r s d o u l o u r eu x
q u i l ’ e n v ah i sse n t , i l v eu t êt r e t o u t au b o n h eu r
q u i l ’ at t en d .
I l f a i t q u el q u es p as et s ’ ar r êt e, ém u . L e s
f l eu r s q u i p ar f u m en t l a p i èc e si d él i c at em en t
t r em p en t d an s u n an c i en o b u s, et , p êl e- m êl e,
d an s u n c ad r e d e b o i s, d es p h o t o g r ap h i es d e
so l d at s et d ’ i n f i r m i è r es : au m i l i e u d ’ u n g r o u p e,
Je a n r ec o n n aît N i c o l e. I l s ’ ap p r o c h e et r eg ar d e
at t en t i v em en t l a m au v ai se ép r eu v e d ’ am at eu r .
C et t e p et i t e si l h o u et t e b l an c h e , c ’ est
sa
f em m e : c e c o st u m e l a c h a n g e ét r an g em en t et
l ’ en t o u r e d e m y st èr e. C e v i sa g e g r a v e , c es y e u x
q u i sem b l en t s ’ ê t r e ag r an d i s, c et t e b o u c h e sé
v èr e, Je a n n e l es c o n n ai ssai t p as. A u t r e f o i s,
N i c o l e r i a i t à t o u t p r o p o s. L a g u e r r e l ’ a d o n c
m ar q u ée, el l e au ssi , p o u r t o u j o u r s. I l p r en d l a
p et i t e p h o t o g r ap h i e d an s ses m ai n s, i l sc r u t e l e
n o u v eau v i sa g e d e sa f em m e, et u n e g r a n d e j o i e
l ’ en v ah i t .
L à - b a s, p en d an t l es m a u v a i s j o u r s, q u an d l e
c af ar d s ’ i m p o sai t en m aî t r e, i l c r a i g n a i t q u ’ à
l ’ ar r i è r e, d an s ce P a r i s f r i v o l e , 011 n ’ o u b l i ât
c e u x q u i su b i ssai en t en A l l e m a g n e l es p i r es t o r
t u r es san s b a i sse r l a t êt e. C e c o st u m e b l a n c , ce
p et i t v i sa g e t r i st e l u i f o n t c o m p r en d r e q u e N i
co l e s ’ est so u v en u e. I l l ’ ai m ai t d éj à i n f i n i m en t ,
>1 l ’ ai m ai t co m m e o u p o u r r ai t ai m er en en f er
u n co i n d e p ar a d i s q u ’ i l v o u s ser ai t p er m i s,
q u el q u ef o i s, d ’ en t r ev o i r .
N i c o l e, c ’ ét ai t l a v i si o n
c l ai r e,
l ’ esp ér an c e,
l a j o i e d u r et o u r .
N i c o l e ai d ai t à su p p o r t er t o u t es l es d ét r esses
- m o r al es, t o u t es l es so u f f r an c es p h y si q u e s : N i
c o l e, c ’ ét ai t l ’ am o u r .
L e c œ u r d e Je a n d e K e r l i o u se d i l at e, u n
sen t i m en t t r ès d o u x l ’ e n v ah i t en t i èr em en t , i l
�48
LE RETO UR
s ’ ap p r o c h e d e l a p et i t e p h o t o g r ap h i e e t , av ec
ém o t i o n , i l y p o se u n b a i ser .
C e g e st e d o u x l ’ ét o n n e. I l y a q u el q u es j o u r s,
i l ét ai t l à- b as, su r v e i l l a n t u n e p o r t e, u n b r u i t ,
se m éf i an t p er p ét u el l em en t , c r a i g n a n t l ’ o m b r e
o ù se c ac h ai en t l es sen t i n el l e s b o c h es. I l ét ai t
b r u t a l , h a r g n e u x , m éc h an t , i l c r o y a i t q u e l es
v e x a t i o n s su b i es, l e s t o r t u r es i n v en t ée s p ar d es
b c f ù r r eau x san s p i t i é, l ’ a v a i e n t en d u r c i p o u r
t o u j o u r s. E t v o i l à q u ’ u n b o u t d e c ar t o n , u n e
si l h o u e t t e b l an c h e , u n v i sa g e t r i st e , l u i r en d en t
so n c œ u r d ’ a u t r e f o i s, u n c œ u r j e u n e , t r ès a i
m an t , u n c œ u r q u i n e sa v a i t p as v o i r so u f f r i r !
A h ! c o m m e el l e t ar d e !
■ I l v o u d r a i t , c e m ar i a m o u r e u x , p r en d r e sa
f em m e d an s ses b r a s p o u r c o n t em p l er d e t r ès
p r è s so n n o u v e au v i sa g e , i l v o u d r ai t d em an d er
à sc s y e u x l eu r sec r et . M a i s, h é l a s! i l n ’ a d an s
l e s m ai n s q u ’ u n e p h o t o g r ap h i e, et i l s ’ e x a sp è r e .
S i x h eu r es so n n en t : q u e p eu t - el l e f a i r e à
c et t e h eu r e- c i ?
I l n e c o n n aît r i en d e sa v i e , d an s so n c am p ,
l a c o r r esp o n d an c e ét ai t t r ès l i m i t ée, et p eu d e
l et t r es l u i so n t p ar v en u es., I l n e sai t p as c e q u e
N i c o l e a f a i t 1 .n d a n t l a g u e r r e . I n f i r m i èr e,
c et t e p h o t o g r ap h i e l e l u i ap p r en d , n i ai s c ’ est
t o u t . P eu t - êt r e l ’ est - el l e en c o r e. E st - c e l a r a i
so n d e so n al î sen c e? Se p en c h e- t - el l e, en ce
m o m en t o ù i l l ’ at t en d si i m p at i em m en t , su r d es
b l essés?
I l f a i t q u el q u es p as, i l s ’ ap p r o c h e d e l a f e
n êt r e, so u l èv e l es r i d e a u x . L ’ av en u e so m b r e
e st d éser t e, au c u n e v o i t u r e n e p asse. A l o r s, u n e
a n g o i sse l ’ ét r ei n t . U n ac c i d en t est si v i t e a r
r i v é : à P a r i s, i l en su r v i e n t t o u s l es j o u r s. C et t e
i n q u i ét u d e est a f f r e u se ... I l v a .ap p el er l a f em m e
d e c h am b r e, l ’ i n t er r o g er . O ù est M ad am e? E t
pu is, l e r en sei g n em en t
c h e r c h er .
d o n n é,
il
p ar t i r a
la
I l al l a i t so n n er , i l n ’ o se p as : et p u i s, r ev o i r
�LE RETOUR
49
sa f em m e d an s l a r u e , n e.p as p o u v o i r l a p r en d r e
t o u t d e su i t e M an s ses b r as, êt r e o b l i g é d e r e s
p ec t er c er t ai n es c o n v en an c es, n o n , c e n ’ est p as
p o ssi b l e.
I l l ’ at t en d r a l à , c h ez e u x , l ’ at t en t e i m p a
t i en t e f er a l a j o i e p l u s g r an d e.
E n e r v é , i l f ai t q u el q u es p as d an s l e b o u d o i r
et s ’ ar r êt e d ev a n t u n e p o r t e. L à , c ’ est l a
c h am b r e d e N i c o l e.
I l p o se sa m ai n q u i t r em b l e su r l e b o u t o n , d e
l a p o r t e et , d o u c em en t , l e t o u r n e. L a l u m i è r e 'd u
b o u d o i r é c l ai r e m y st ér i eu sem en t l a c h am b r e :
i l v o i t l a co m m o d e, l e p et i t b o n h eu r - d u - j o u r ,
i l d ev i n e l e s g r a v u r e s, l e l i t av ec ses r i d e a u x
d e d en t el l es, et i l r esp i r e u n p ar f u m q u ’ i l r e
c o n n aî t .
L e n o m d e c et t e o d eu r , i l n e s ’ en so u v i en t
g u è r e : v e r v e i n e , i r i s, v i o l et t e o u essen c e à n o m
b i z a r r e ? Q u ’ i m p o r t e? i l sai t q u e c ’ est l e p ar f u m
d e N i c o l e , et i l s ’ ét o n n e q u ’ a p r ès q u at r e an s
p assés i l s ’ en so u v i en n e en c o r e. I l f r an c h i t l e
seu i l d e l a p o r t e, c e p ar f u m l e g r i se , d es so u v e
n i r s l ’ ap p el l en t .
C ’ est l u i q u i a f ai t c et t e c h am b r e, c ’ est l u i
q u i a d én i c h é, u n p eu p ar t o u t , l es v i e u x
m eu b l es. D e p u i s l o n g t em p s d é j à , i l av ai t ces
b e l l es g r a v u r e s an c i en n es : av ec q u el l e j o i e i l
l e s a d o n n ées.
C et t e c h a m b r e q u ’ i l a m eu b l ée av ec t an t
d ’ am o u r , N i c o l e l ’ a d éc o u v er t e seu l e. A - t - el l e
d ev i n é q u el l es m ai n s av ai en t r éu n i p o u r el l e
t o u t es c es m e r v e i l l e s?
L a d em i - c l ar t é l ’ o p p r esse, i l f a u t éc l ai r er
c et t e c h am b r e q u i sem b l e at t en d r e c el l e q u i n e
v i en t p as.
U n c o m m u t at eu r est p r ès d e l u i : v i v em en t
i l l e t o u r n e. L a l u m i èr e l ’ éb l o u i t , ses y e u x
s ’ ét ai en t h ab i t u és à l ’ o m b r e. D ev an t l u i , su r l a
c h em i n ée, u n e g r a n d e g l a c e l u i m o n t r e sa
p r o p r e i m a g e ; u n so l d at d o n t l a t en u e b l eu -
�LE RETOUR
50
h o r i z o n , p assée p ar l e .so l e i l , l a v é e p a r l a p l u i e,
f a i t p i t eu se m i n e d an s c e c ad r S é l ég a n t . E t ,
p o u r t an t , Je a n d e K e r l i o u r eg r et t e q u e c et t e
v est e n e so i t p as u n e g u e n i l l e t r o u ée p a r l es
b al l es.
C ’ est u n r e g r e t , m ai s i l r ed r esse l a t êt e : sa
d u r e c ap t i v i t é l u i en d o n n e l e d r o i t .
E t v o i l à q u e, t o u t à c o u p , i l ap er ç o i t d an s l a
g l a c e , en t o u r an t sa t êt e d e so l d at , d es p et i t s
c ar r és d e c ar t o n b l an c q u e l e c ad r e r et i en t . Q u e
fo n t - i l s l à?
I l se so u v i en t q u ’ a v a n t l a g u e r r e i l m et t ai t
ai n si , b i en en v u e , p o u r n e p as l es o u b l i er , l es
i n v i t a t i o n s r eç u es. M a i s... c es i n v i t a t i o n s so n t
san s d o u t e a n c i e n n e s... à m o i n s q u e ce n e
so i en t d es c ar t es p o u r d es v en t es d e c h a r i t é ...
'd e s ser m o n s... i l n e sai t .
Ç u r i e u x , i l s ’ ap p r o c h e et l i t :
« M ad am e
L er o y
r ec ev r a
tous
l es
v en d r e d i s,
de
c i n q à sep t h eu r es. M u si q u e,, d an ses am ér i c ai n es. »
« M ad am e D en i s ser a cl i ez el l e l e p r e m i e r sam ed i
d u m o i s. O n d an ser a. »
Sut une carte m auve :
« M a CHKlilK,
« M am an o r g a n i se u n f o x - t r o t t
j o u r s, l e m ar d i . So i s f i d èl e.
tous
«
l es
q u in ze
R i .n r t t k .
»
C ette l et t r e est d at ée d u n d éc em b r e 19 18 .
11 d éc em b r e 19 18 ! U n m o i s ap r ès l ’ ar m i s
t i c e ! . . . N o n , c e n ’ est p as p o ssi b l e ! I l l i t m a l ...
11 d éc em b r e 19 18 , i l n e p eu t se t r o m p er .
A u jo u rd ’hui, dans le tra in , un inconnu lui
a appris que la F ra n c e co m p tait seize cent mille
m o rts! Ce chiffre est effroyable, et les m illiers
de prisonniers, victim es des prisons boches, qui
dorm ent là-bas en terre ennem ie !
�LE RETOUR
51
Sei z e c en t m i l l e m o r t s ! E t , à P a r i s, o n d an se !
N o n , n o n , ce n ’ est p as v r a i .
Je a n d e K e r l i o u n e co m p r en d p i n s ce q u ’ i l l i t ,
m ai s p o u r t an t l es c h o ses so n t p r éc i ses : d an ses
am ér i c ai n es et d éc em b r e 19 18 . E t p u i s c es b o u t s
d e c ar t o n so n t n e u f s : l e t em p s, h é l a s ! n e l e s a
p as j a u n i s.
E t N i c o l e, o ù est - el l e? C e n ’ est p as l ’ h ô p i t al ,
l e s so i n s à d o n n er q u i l a r et i en n en t à c et t e
h eu r e- c i , c ’ est p eu t - êt r e l a d an se. L a d an se !
L e s p o i n g s c r i sp és, l a c o l èr e r en d an t sa v o i x
t r em b l an t e, i l p ar l e h au t .
. — V o y o n s ! M ad am e L e r o y , l e v e n d r ed i , c e
n ’ est p as a u j o u r d ’ h u i . M ad am e D en i s, l e p r e
m i er sam ed i , l a d at e est p a ssé e ...
Je a n r esp i r e, m ai s l e m ar d i , « f o x - t r o t t t o u s
l es q u i n z e j o u r s », l e m ar d i , c ’ est a u j o u r d ’ h u i .
A l o r s u n i m m en se d ésesp o i r en v ah i t ce so l
d at q u i a c o n n u l es p i r es so u f f r an c es ; i l f ai t
q u el q u es p as en t i t u b an t c o m m e u n h o m m e
i v r e, p u i s i l se l ai sse t o m b er , m asse v i v a n t e , su r
u n p o u f au p i ed d u l i t , et l à , an éa n t i , i l san
g l o t e.
I l 11’ a p as c éd é so u s l es m en ac es al l em an d es,
i l a en d u r é t o u t es l e s p r i v a t i o n s : j a m a i s, l à- b as,
° n n e l ’ a v u p l e u r e r . M a i s, a u j o u r d ’ h u i , i l n e
p eu t su p p o r t er c e c h a g r i n . I l est p l u s t er r i b l e,
p l u s d o u l o u r eu x q u e t o u s l es au t r es.
N i c o l e, N i c o l e ! i l l ’ a v a i t m i se si h a u t ! . . .
N i c o l e, c ’ ét ai t p o u r l u i u n so u v en i r c h a r
m an t , p l ei n d e p r o m esses ; u n r êv e, u n r ê v e
q u i l ’ a v a i t ai d é à v i v r e p en d an t q u at r e an n ées.
A h ! s ’ i l n ’ ét ai t p as m o r t , l à- b as, s ’ i l av a i t
d éf en d u av ec t an t d e c o u r ag e sa san t é, s ’ i l av a i t
l u t t é, c ’ ét ai t p o u r l a r e v o i r , E l l e ! So n m a r i a g e !
u n m a r i a g e d ’ am o u r , et p er so n n e au t o u r d e l u i
11e s ’ en ét ai t d o u t é.
N i c o l e , v o u s d an si ez , p en d an t q u e, l à- b as,
g a r d é s p ar d es b o u r r e a u x , v o s f r èr es m u r m u
r ai en t p en d an t l eu r ag o n i e : « Je v e u x r ev o i r
�52
I.iî R ETO U R
l a F r a n c e ! » N i c o l e , v o u s 11e sav i e z d o n c p as
t o u s l es su p p l i c e s q u e l es A l l e m an d s av a i en t i n
v en t és p o u r f ai r e so u f f r i r c es m a l h e u r e u x ? N i
c o l e, v o u s d an si ez , al o r s q u ’ on n ’ a v a i t p as en
se v e l i c e u x q u i ét ai en t m o r t s p o u r v o u s d o n
n er l a v i c t o i r e et p o u r v o u s c o n ser v er v o t r e
p ay s !
N i c o l e, v o u s av i e z d o n c d éj à o u b l i é ? P o u r r a t - o n j a m a i s v o u s p ar d o n n er cet o u b l i - l à ?...
A b o u t d e f o r c e et d e r é si st a n c e n er v eu se,
Je a n c ac h e ça t êt e su r l e l i t , et , p r en an t à
p l ei n es m ai n s l e c o u v r e- p i ed d e d en t el l e, i l l e
m o r d , i l l e d éc h i r e p o u r ét o u f f er sc s c r i s, l i t
i l r est e l à l o n g t en q i s, p u i s, en f i n , s</ s l ar m es
s ’ ar r êt en t ,' se s c r i s se c al m en t , m ai s, au p i ed
d e c e l i t c o u v er t d e d en t el l es, d an s c et t e
c h am b r e l u x u e u se o ù f l o t t e d an s l ’ a i r u n p ar
f u m p én ét r an t , c e so l d at d o n t l ’ u n i f o r m e p assé
r ac o n t e l a m i sèr e, c e so l d at q u i a t en u t êt e
p en d an t q u a t r e an n ées a u x b o u r r e a u x a l l e
m an d s, n ’ est p l u s q u ’ u n e l o q u e h u m ai n e. Ses
b r a s p en d en t l e l o n g d e so n c o r p s, i l est c o u r b é,
i l sem b l e 11e p o u v o i r su p p o r t er l e f ar d eau d e sa
d o u l eu r .
I l est en t r é d an s sa m ai so n , m ar q u é p ar l a
so u f f r an c e, m ai s l a t êt e h au t e, l e c r c u r ét r ei n t
p ar u n e an g o i sse j o y e u se .
Il
at t en d ai t
le
b o n h eu r , i l al l a i t au - d ev an t d e l u i , c er t ai n d e l e
t r o u v er d an s u n e ét r ei n t e ; i l p en sai t q u e d es
b ai ser s, d es m o t s t en d r es* l u i f er ai e n t o u b l i er l es
l o n g s j o u r s d ’ ép r eu v es.
E t , m ai n t en an t , t o u t est f i n i : d e b o n h eu r , i l
n e p eu t p l u s en êt r e q u est i o n . I l a p er d u N i
c o l e, d es p et i t s b o u t s d e c ar t o n l u i o n t t u é so n
r ê v e , i l 11e r e v i v r a j am ai s.
I l est l à , t o u t seu l , d an s l a c h am b r e p a r f u
m ée, et ses b r as se l èv er ai en t f ac i l em en t p o u r
m au d i r e c el l e q u i n ’ est p as l à.
T o u t est f i n i ... P o u r q u o i est - i l r ev en u ? I l
a u r ai t d û m o u r i r l à- b as, co m m e t an t d ’ a u t r e s!
�X.S RETOUR
53
I l ser ai t p a r t i , a v e c , su r l e s l è v r e s, l e n o m c h é r i ,
i l ser ai t p ar t i c r o y a n t à so n a m o u r ...
M ai n t en an t , i l sai t b i en q u ’ e l l e n ’ a u r ai t p as
p l eu r é l e m ar i p r i so n n i er . Q u el q u es m o i s d e
d eu i l , d e j o l i d eu i l q u i au r ai t f a i t v a l o i r sa
b eau t é b l o n d e, p u i s f o x - t r o t t et d an ses am é r i
c ai n es l u i au r ai en t f a i t o u b l i er l e so l d at m o r t
en t er r e d ’ e x i l .
L a p en d u l e, l a p et i t e p en d u l e q u e N i c o l e
ai m e t an t , so n n e, et Je a n , m ac h i n al em en t ,
c o m p t e : c i n q , si x , Sep t , h u i t . A h ! c o m m e i l est
t ar d ! Q u e v a- t - i l f a i r e ? I l n e sai t . I l n e p eu t
r est er l à ai n si , p r ès d e ce l i t . . . D ’ ab o r d , i l n e
v eu t p l u s at t en d r e, et p u i s i l v au t m i e u x q u ’ i l
n e l a r e v o i e p as, m ai n t en an t .
E l l e en t r er ai t g a i e, c h ar m an t e, t r ès él ég a n t e,
el l e en t r er ai t l e so u r i r e a u x l è v r e s, e x c i t é e p ar
l es d an ses b i z ar r es, et c et t e r en c o n t r e av ec ce
so l d at en u n i f o r m e sa l e , so n m ar i , ser ai t v r a i
m en t t r ès r i d i c u l e . N o n , Je a n d o i t s ’ en al l e r .
D an s cet t e m ai so n , l a si en n e, p er so n n e m ai n
t en an t n ’ a p l u s b eso i n d e l u i ... P e r so n n e ...
E t v o i l à q u e, d ev an t ses y e u x b r û l é s p ar l es
l ar m es, se d r esse u n e f i g u r e d e f em m e. C e v i sag e- l à n ’ est p as éc l at an t d e j eu n esse, i l est
c al m e et g r a v e : d es c h e v e u x g r i s l é g e r s en
c ad r en t c et t e p h y si o n o m i e t r ès d o u c e et d e
g r a n d s y e u x so m b r es, p l ei n s d e t en d r esse, l ’ a p
p el l en t . A l o r s, Je a n d e K e r l i o u se r ed r esse, ses
b r a s, q u i p en d en t si l am en t ab l em en t l e l o n g d e
so n c o r p s, se l èv en t et so n t p r êt s à se t en d r e
v er s c el l e q u e sa g r a n d e d o u l eu r l u i a v a i t f a i t
o u b l i er !
D an s u n so u f f l e, i l m u r m u r e : « M am an »,
p u i s, b r u sq u em en t , i l se l è v e et q u i t t e l a
c h am b r e p ar f u m ée. I l t r a v e r se l e b o u d o i r , l ’ an
t i c h am b r e ; c o m m e u n so m n am b u l e, i l m ar c h e,
i l d escen d l 'e sc a l i e r , l e v o i l à d ev a n t l a p o r t e d e
l ’ ap p ar t em en t d e sa m èr e. I l en t r e, i l so u l èv e
u n e p o r t i èr e, i l est c er t ai n q u e d er r i è r e c et t e
�54
I.E RETOUR
t ap i sse r i e i l t r o u v er a c el l e q u i d o i t t o u j o u r s
l ’ at t en d r e.
C et t e f o i s, i l n e s ’ est p as t r o m p é ; d ev a n t u n e
t ab l e, t r i c o t an t p ai si b l em en t , M " '° d e K e r l i o u
est l à.
Je a n c r o y a i t q u e so n c a i u r ét ai t m o r t , Je a n
p en sai t q u ’ i l n e c o n n aî t r ai t p l u s au c u n e j o i e, et
v o i l à q u ’ u n e ém o t i o n d o u c e l e p én èt r e. T o u t e
l a t en d r esse q u ’ i l a v a i t p o u r sa m èr e se r é v e i l l e
av ec u n e v i o l en c e d o n t i l s ’ ét o n n e l u i - m êm e. 11
l a r eg ar d e, i l l ’ ad m i r e, el l e n ’ est p as c h an g ée,
c ’ est l a m am an d e so n en f an c e.
M " '° d e K e r l i o u c o n t i n u e à t r i c o t er , sa t êt e
est t o u j o u r s i n c l i n ée , el l e n e se d o u t e p as q u e
so n f i l s est l à .
Je a n v eu t l a su r p r en d r e, j e t e r ses b r a s au t o u r
d ’ el l e , m ai s i l r éf l éc h i t q u ’ u n e t r o p g r a n d e ém o
t i o n p o u r r ai t l u i f ai r e m al , et , c r a i n t i f , i l f ai t
q u el q u es p as.
A l o r s, d e sa v o i x d o u c e, q u i sem b l e à so n f i l s
si t en d r e, M mo d e K e r l i o u d em an d e :
— C ’ est v o u s, P i e r r e ? l e d î n er est se r v i ? j e
v i en s.
Je a n n e r ép o n d p as, au c u n so n n e p eu t so r t i r
d e sa g o r g e c o n t r ac t ée. I l se r ap p r o c h e v i v e
m en t , l a l u m i èr e l ’ éc l ai r e en t i èr em en t ; f ac e à
sa m èr e, l es b r a s t en d u s v e r s el l e , i l a t t e n d ...
M m” d e K e r l i o u a p o sé so n t r i c o t . E l l e a levél a t êt e, ses y e u x o n t l ’ ai r d e f i x e r so n f i l s, et
Je a n , st u p é f a i t , en t en d c es m o t s :
— Q u i d o n c est l à ?
P u i s, l a m êm e v o i x d o u c e a j o u t e :
— C ’ est u n so l d at p eu t - êt r e ? P a r l e z , m o n
am i , j e su i s a v e u g l e ...
U n g r an d cr i l u i r ép o n d , p u i s u n c o r p s s ’ ab at
p r ès d ’ el l e , d es b r a s l ’ en ser r en t , et l a v o i x d e
l ’ en f an t d i t d a n s u n san g l o t :
— M am an ! O h 1 m am an !
I
�Ï.S R ETO UR
55
V
— V o u s so r t ez , N i c o l e ?
D e so n b u r eau q u i f a i t f ac e au b o u d o i r , Je a n
v o i t l a c h am b r e d e sa f em m e et i l ap er ç o i t l a
f i n e si l h o u et t e q u i v a , v i e n t , se h ât an t .
T o u t en m et t an t so n c h a p eau , N i c o l e r ép o n d :
— U n e ssa y a g e p r essé q u e j e n e p o u v a i s r e
m et t r e, m ai s, à t r o i s h eu r es, n o u s n o u s r et r o u
v er o n s ch ez l e m éd ec i n . J ’ ai p r o m i s à v o t r e
m èr e d e v o u s ac c o m p ag n er ; et n o u s t er m i n e
r o n s l a j o u r n ée c h ez m am an . C ’ est c o n v en u ?
—
C e l a v o u s am u se d e t er m i n er l a j o u r n ée
ch ez v o t r e m èr e?
N i c o l e se r et o u r n e, et , r e g ar d a n t
so n
m ar i ,
p l ei n e d ’ en t r ai n , el l e s ’ éc r i e :
— C er t es, c el a m ’ am u se. L e s r éu n i o n s ch ez
m am an so n t q u el q u ef o i s t r ès e n n u y eu se s, m ai s
a u j o u r d ’ h u i el l e at t en d d es g e n s i n t ér essan t s :
d es o f f i c i er s, q u i a r r i v e n t d e St r a sb o u r g , et u n
co m m an d an t d ’ u n b at ai l l o n d e c h a sseu r s, o f f i
c i er d e l a L é g i o n d ’ h o n n eu r , c r o i x d e g u er r e
av ec sep t p al m es !
Je a n r ep r en d l e l i v r e q u ’ i l a v a i t p o sé su r so n
b u r eau et s ’ ab so r b e d an s sa l ec t u r e. A p r è s u n
d er n i er r e g a r d v e r s l a g l a c e , N i c o l e c r i c à son
m ar i : « A t o u t à l ’ h eu r e ! » E t , l é g è r e , c h a r
m an t e, el l e d i sp a r a î t ...
L a p o r t e f er m ée, au c u n b r u i t n e p ar v en an t
p l u s il ses sen s a t t e n t i f s, Je a n f er m e so n l i v r e et
r e g ar d e l a c h am b r e v i d e , p u i s, p r esq u e à h au t e
v o i x , i l r ép èt e l es p ar o l es d e N i c o l e : T h i co m
m an d an t d ’ u n b at ai l l o n d e c h a sseu r s, c r o i x d e
g u er r e av ec sep t p a l m e s...
B r u sq u em en t , i l se l è v e , t r av er se r ap i d em en t
�56
I.E RETOUR
l a c h am b r e o ù i l a t an t so u f f er t i l y a à p ei n e u n
m o i s, l e b o u d o i r t o u j o u r s f l eu r i , et q u i t t e l ’ ap
p ar t em en t .
So n c œ u r est l o u r d , sa p ei n e est g r a n d e, i l se
r é f u g i e p r ès d e sa m èr e. D ep u i s so n r et o u r , i l n e
l a q u i t t e g u è r e , l es j o u r n ée s so n t l o n g u e s à
v i v r e ! I l l ’ a r et r o u v é e a v e u g l e , m ai s el l e su p
p o r t e so n i n f i r m i t é si v ai l l a m m en t q u e c ’ est el l e
q u i c o n so l e. A - t - e l l e d ev i n é q u e so n f i l s n ’ est
p as h e u r e u x , sai t - el l e q u e l es ép o u x v i v e n t l ’ u n
p r ès d e l ’ au t r e san s am o u r ? Je a n n e v eu t p as
l ’ i n t e r r o g er , m ai s i l l u i sem b l e q u e sa m èr e n ’ a
j a m a i s ét é au ssi t en d r e, au ssi b o n n e.- I l l ’ ad
m i r e, i l l ’ ai m e, c o m m e i l n e c r o y a i t p as p o u
v o i r en c o r e ai m er .
D e v o i l à ch ez el l e ; i l l a t r o u v e t r i c o t an t p r ès
d e l a f en êt r e o u v er t e , c o m m e si e l l e p o u v ai t
v o i r l e b eau so l ei l q u i d o r e l ’ av e n u e. E l l e r e
c o n n aît so n p as, el l e l u i so u r i t et l e r eç o i t p ar
c es m o t s :
— C o m m e i l f a i t b eau ! l e so l ei l est d éj à
c h au d . L ’ a i r est p ar f u m é. C ’ est l e p r i n t em p s.
Je a n r ép èt e : « C ’ est l e p r i n t e m p s... »
E t i l v i en t s ’ asseo i r p r ès d e l a f en êt r e o u v er t e.
L à , u n l o n g m o m en t , i l r est e si l e n c i e u x ,
s ’ am u san t à r eg ar d er l es p assan t s, l e b eau so
l ei l et l es ar b r es q u i m o n t r en t d es b o u r g eo n s
t o u t p r êt s à s ’ ép an o u i r . C ’ est l e p r i n t em p s. L a
t er r e s ’ ap p r êt e à r ec ev o i r l ’ h ô t e m e r v e i l l e u x q u i
v i en t l a r en o u v el e r . C ’ est l e p r i n t em p s q u i
c al m e t o u t e d o u l eu r : l e c œ u r d e Je a n s ’ ap ai se.
I l d i t d o u c em en t :
— 11 f ai t t r ès b eau !
P u i s i l d em an d e à sa m èr e si el l e n e so r t i r a
p as a u j o u r d ’ h u i .
M mo d e K e r l i o u a b eau c o u p à f ai r e, e l l e at t en d
d eu x am i es q u i v o n t v e n i r l ’ ai d er à p r ép ar er d es
e n v o i s p o u r l es m al h eu r eu x h ab i t an t s d es p a y s
d u N o r d ... I £h b i e n ! Je a n r est er a p r ès d e c et t e
f en êt r e o u v er t e j u sq u ’ à l ’ h eu r e d e l a c o n su l t a
�I.E RETO UR
57
t i o n q u e l u i i m p o se M mc d e K e r l i o u . A v e c f o r c e,
i l af f i r m e :
— Je l i e su i s p as m al ad e, m am an , c r o y ez m o i : u n p eu .m ai g r i , u n p eu p â l i , m ai s j ’ ai d er
r i èr e m o i q u at r e an n ées d e p r i so n .
M me d e K e r l i o u s ’ ar r êt e d e t r i c o t er , u n e d e
sc s m ai n s c h er c h e c el l e d e so n l i l s, el l e l a
t r o u v e, l a p r en d et l a g ar d e.
— C o m p r en d s- m o i , m on en f an t , j e sai s b i en
q u e t u n ’ es p as m al ad e, m ai s l es p r i v a t i o n s, l es
so u f f r an c es o n t r ai so n d es n at u r es l es p l u s r o
b u st e s... Je m ’ i n q u i èt e p ar c e q u e j e n e p e u x
p l u s v o i r t on c h er v i sa g e ... M es m ai n s, m es
m ai n s d ’ a v e u g l e so n t d ev en u es si sen si b l es
q u ’ el l es o n t d éc o u v er t su r t o n f r o n t , au t o u r d e
t es y e t l x , p r ès d e t a b o u c h e, d es p et i t s p l i s q u i
n ’ y ét ai en t p as. L e s an n ées p assées en p r i so n
en so n t l a c au se p r o b ab l e, m ai s j e v e u x êt r e c er
t ai n e q u ’ au c u n e m al ad i e n e t e g u e t t e ...
— M am an , c h èr e m am an !
A v e c q u el l e t en d r esse Je a n d i t ce n o m ! C ’ est
u n e p l ai n t e,, u n a v e u , u n c r i d éc h i r an t .
M '"° d e K e r l i o u
t r e ssa i l l e , et , t r ès b as,
aj o u t e :
— E t p u i s t a v o i x m e t o u r m en t e. E l l e ét ai t si
c l ai r e, si g a i e , au t r ef o i s. T u es l as, m on p e t i t ,
t o u j o u r s l as. Je v e u x q u e c e m éd ec i n , q u i est u n
d e m es am i s, t e g u ér i sse ; j e v e u x q u ’ i l t e
d o n n e d e n o u v e l l es f o r c es.
U n m u r m u r e, u n g r o s so u p i r , c ’ est t o u t e l a
r ép o n se d e Je a n . I l n e v eu t r i en d i r e, i l n e c o n
f esser a j a m a i s sa p ei n e, t an t i l en a h o n t e,
m ai s ce b eau so l ei l l e r en d p l u s f ai b l e q u e d ’ h a
b i t u d e.
M mo d e K e r l i o u a en t en d u c e m u r m u r e, el l e
r ep r en d d ’ u n e v o i x d o u ce
— V o i s- t u , m o n en f an t , j e c r a i n s q u e v o u s
au t r es, p r i so n n i e r s, v o u s n e n o u s r ev en i ez d an s
u n ét at p h y si q u e et m o r al t o u t à f ai t i n c o n n u
d e n o u s. P en d an t q u at r e an n ées v o u s av ez t an t
�58
LE R ETO U R
so u f f er t , t an t r êv é, t an t esp ér é, q u e v o u s av e z '
p ar é d ’ u n e b eau t é d i v i n e , et n o n p as h u m ai n e,
l es ê t r es c h er s r est és en F r a n c e . P o u r e u x ,
p o u r l es r e v o i r , v o u s su p p o r t i ez t o u t . A l o r s,
v o u s êt es a r r i v é s av e c d es c œ u r s e x i g e a n t s, d é - f
si r au t 1111 b o n h eu r q u i n ’ est p as d e ce m o n d e.
V o u s n o u s v o u l i ez , n o u s q u i , p ar r ap p o r t à
v o u s, n ’ av o n s p as so u f f er t , p a r f a i t e s, ad m i - ,
r âb l es, su r h u m a i n e s.'N o u s d ev i o n s n o u s êt r e !
él ev ées au t an t q u e v o u s- m êm és. E l i b i en ! Je a n , !
p en d an t q u e v o u s g r a v i ssi e z v o t r e r u d e c al - •]
v ai r c , n o u s, l es f em m es, n o u s e ssay i o n s d e f ai r e I
n o t r e d ev o i r ; m ai s n o u s ét i o n s, c o m m e a u t r e
f o i s, en t o u r ées d e t en t at i o n s, et l es p assi o n s l es ]
•p l u s m au v ai ses, c el l es q u i d én at u r en t l es p l u s
b e a u x ac t es, r ô d ai en t au t o u r d e n o u s. A l o r s,
b i en so u v en t , j e m e d em an d e si c es p r i so n n i e r s, d o n t l a sau t é m e sem b l e si f r a g i l e , n ’ o n t p as eu
à l eu r r et o u r q u el q u es d o u l o u r eu ses d éc ep t i o n s 1
q u i l es em p êc h en t d e r ep r en d r e l a v i e av e c co u - I
r a g e , j o u i ssan t d es b o n n es h eu r es, ac c ep t an t £
a v ec r ési g n at i o n l es m au v ai ses.
M ,,,# d e K e r l i o u d ev i n e q u e so n f i l s est t r ès
ém u et q u e c et t e ém o t i o n l u i est p én i b l e. So u - !.
r i an t e, p r esq u e g a i em en t , e l l e d em an d e :
— V o y o n s, Je a n , av o u e t o u t d e su i t e q u e t a j
m am an t ’ a u n p eu d éç u . E l l e 11e p ar l e q u e d e
ses p et i t s p aq u et s, l a c h am b r e d es p et i t s p a
q u et s, co m m e d i t N i c o l e, c ’ est l e c au c h em ar d es
p et i t s p aq u et s.
. ,
T en d r em en t , Je a n p o se sa m ai n su r l es l èv r es
d e sa m èr e.
— - T a i se z - v o u s, m am an , s ’ éc r i e- t - i l , v o u s
b l asp h ém ez !
E t , g r av e, i l aj o u t e :
— V o u s av ez r ai so n , q u c l q i f c s- u n s d e n o u s
o u i eu au r et o u r d es d éc ep t i o n s, c ’ ét ai t
t ab l e.
i n év i
U 11 si l en c e su c c èd e à c es p ar o l es, u n si l en c e
qu e le b r u it
d e l ’ av en u e t r o u b l e. Je a n
éco u t e
�LE RETOUR
59
at t en t i v em en t l a c o r n e d ’ u n e au t o , r eg ar d e u n
c a v a l i e r q u i p asse, su i t d es y e u x l e c er c eau d ’ u n
en f an t . I l f a i t b eau , i l n e v eu t p as p en ser .
M mo d e K e r l i o u a r e p r i s so n t r i c o t , et , p o u r
r o m p r e c e si l en c e p én i b l e, el l e d em an d e :
— V o u s al l ez c e so i r c h ez M m* d e G r a n d v a l ?
— O u i , N i c o l e d ési r e q u e j e l ’ ac c o m p ag n e.
— E t c el a n e t e p l a î t g u è r e ? P o u r t an t ,
M ”10 d e G r a n d v a l est u n e d e c es f em m es t r ès
am u san t es à r e g a r d e r v i v r e .
— P eu t - êt r e , m ai s, q u an d on a ép o u sé sa f i l l e,
c ’ est u n p l a i si r q u i f a i t p eu r .
— O h ! r ep r en d v i v em en t M me d e K e r l i o u , N i
c o l e n e r essem b l e p as à sa m èr e, l eu r s n at u r es
so n t ab so l u m en t d i f f ér en t es. M m6 d e G r a n d v a l
sem b l e a v o i r p r i s en c e m o m en t q u el q u e i n
f l u en c e su r N i c o l e , el l e l ’ en t r aî n e d an s d es p l a i
si r s q u e so n âg e et so n em b o n p o i n t n e l u i
p er m et t en t p l u s, N i c o l e est l e p av i l l o n i n d i sp en
sab l e. C ’ est p o u r sa f i l l e q u ’ el l e o r g an i se t o u t es
ces so i r ées d an san t es, o ù el l e o se en c o r e d an ser .
N i c o l e a v i n g t - q u a t r e an s, el l e a p assé d es an
n ées d u r es, n e p en san t q u ’ a u x so u f f r an c es d es
b l essés. A u j o u r d ’ h u i , el l e a l ’ ai r d e n e p en ser
q u ’ à el l e- m êm e : c ’ est u n e d ét en t e. M a i s j e c o n
n ai s N i c o l e, j e sai s q u e, si D i eu l u i en v o y ai t u n e
n o u v el l e ép r eu v e, el l e ser ai t v a i l l a n t e co m m e
el l e l ’ a ét é p en d an t d e si l o n g s j o u r s. N o n , m o n
e n f an t , N i c o l e n e r essem b l e p as d u t o u t à sa
m èr e.
— C o m m e v o u s l ’ a i m e z ! d i t Je a n , at t en d r i ,
p r esq u e r ec o n n ai ssan t .
M me d e K e r l i o u s ’ ét o n n e d e cet t e r em ar q u e :
— M ai s, m on f i l s, c ’ est t a f em m e.
Je a n se l èv e b r u sq u em en t . C e sal o n p ai si b l e,
c e p r i n t em p s q u i v o u s p én èt r e, c et t e l a r g e a v e
n u e d o r ée p a r l e so l ei l , t o u t est c o m p l i c e. S ’ il
r est ai t l à , i l c r i er a i t sa p ei n e, i l av o u er ai t sa d é
t r esse. I l d i r ai t q u e N i c o l e, q u i , p en d an t q u at r e
a n s, s ’ est d év o u ée, n ’ a p as eu p o u r sou m ar i r c-
�60
LE RETO UR
v en an t d es g a l è r e s al l em an d es u n g est e t en d r e,
u n m o t a f f e c t u e u x , u n b a i ser d ’ ép o u se.
.
L e so i r d e so n r et o u r , el l e est r en t r ée, l asse!
d ’ a v o i r d an sé j u sq u ’ à n eu f h eu r es d u so i r . E l l e
a r eç u so n m ar i en f em m e d u m o n d e o c c u p ée
p ar ses d ev o i r s d e m aî t r esse d e m ai so n . E t à
c e p r i so n n i er q u i r e v e n a i t asso i f f é d ’ am o u r ,
el l e a o f f er t u n d în er f i n , ser v i p ar d es d o m es- j
t i q u es ad m i r ab l em en t st y l é s.
I
E t t o u s l es j o u r s r essem b l en t à ee d î n er . N i
c o l e est u n e f em m e d u m o n d e q u i a d es o b l i
g at i o n s m u l t i p l es, N i c o l e est u n e m aî t r esse d e
m ai so n ac c o m p l i e, c ’ est t o u t .
A l o r s, i l y a d es j o u r s o ù Je a n se d éSesp èr e.
I l n ’ est p o u r N i c o l e q u ’ u n m ar i au q u el on p en se)
en t r e d e u x p l a i si r s, u n m ar i q u i n ’ a à so n a c t i f ,
c o m m e p ag e d e g l o i r e , q u e q u at r e an n ées d e p r i
so n b o c h e, u n m ar i q u ’ u n e f em m e n ’ est p as
f i èr e d ’ e x h i b e r . A u ssi , i l n ’ o se r i en d i r e à N i - ,
c o l e, et el l e c o n t i n u e à m en er l a v i e f r i v o l e , i n u - ;
t i l e, à l aq u el l e M me d e G r a n d v a l l ’ a, d ès so n
en f an c e, h ab i t u ée.
L a g u e r r e a v a i t t r an sf o r m é 1 a j e u n e f em m e ; f
l a g u er r e t er m i n ée, i l f au t o u b l i er . C et o u b l i est
u n sac r i l èg e . Q u ’ i m p o r t e? l a so u f f r an c e egt p a s- !
sée. V i v e l a v i e f a c i l e , j o y e u se , am u san t e ! L a
r u i n e a at t ei n t b i en d es f o y e r s, l a m i sèr e est
p ar t o u t , l e p eu p l e se r év o l t e ; d em ai n , p eu t êt r e, l a F r a n c e ser a en san g l an t ée p ar u n e g u er r e
c i v i l e ef f r o y ab l e. N i c o l e et ses am i s n e s ’ en i n
q u i èt en t p as, el l es d an sen t !
Je a n se p en c h e v e r s sa m èr e : u n b a i ser fi é- \
v r e u x , u n au r e v o i r r a p i d e , i l v e u t s ’ en al l er
b i en v i t e p o u r r ési st e r à l a t en t at i o n . A h ! q u e
ce ser ai t ap ai san t d e s ’ asseo i r a u x p i ed s d e c et t e f
m am an si t en d r e, d e p o ser sa t êt e l asse su r sc s ;
g e n o u x , et d ’ av o u er , t o u t b as, l ’ a f f r e u x ch ag r i n q u i l e r o n g e ... M ai s i l f a u d r a i t ac c u ser N i - ;
c o l e, c et t e N i c o l e i n so u c i an t e q u ’ i l ad o r e ; n o n ,
Je a n m o u r r a p eu t - êt r e d e sa p ei n e, c er t ai n s
�le
retou r
61
so i r s i l a d es su e u r s d ’ ag o n i e, m ai s i l n ’ en d i r a
j a m a i s r i e n ...
A t r o i s h eu r es, i l est d an s l e sal o n d u p r o f e s
seu r B . . . , u n sal o n an c i en , su p er b e, éc l ai r é p ar
t r o i s l a r g e s f en êt r e s d o n n an t su r l e s T u i l e r i e s,
et , c o m m e 'l ’ u n e d ’ el l es est g r a n d e o u v er t e, Je a n
r et r o u v e c e so l ei l , c et t e at m o sp h èr e d e p r i n
t em p s q u i , c h ez sa m èr e, l ’ a v a i t t an t af f ai b l i .
N i c o l e n ’ est p a s en c o r e a r r i v é e , d e u x p e r
so n n es at t en d en t d é j à , et Je a n , q u i t o u r n e l e d o s
à l a f en êt r e o u v er t e , l e s r eg ar d e p o u r se d i s
t r ai r e. C ’ est u n j e u n e m én ag e, l a f em m e est j o
l i e, m ai s el l e p ar a î t b i en f r a g i l e ; c ’ est el l e , c er
t ai n em en t , q u i est m al ad e. I l s se p en c h en t l ’ u n
v e r s l ’ au t r e, i l s se p ar l en t b a s, et p u i s l e m ar i
v a c h er c h er u n c o u ssi n . E l l e l e r em er c i e av ec u n
d o u x so u r i r e d e f em m e ai m an t e et ai m ée.
Je a n , p o u r n e p as v o i r c es a m o u r e u x , p r en d ,
au h a sar d , su r l a t ab l e, u n l i v r e et s ’ ab so r b e
d an s sa l ec t u r e. A p ei n e a- t - i l co m m en c é q u e l a
p o r t e s ’ o u v r e : c et t e f o i s, c ’ est N i c o l e. E l l e est
d él i c i eu sem en t h a b i l l ée, si b l o n d e, si r o se, si
f r aî c h e , q u ’ i l sem b l e q u ’ el l e ap p o r t e d an s l es
p l i s d e sa r o b e c o u r t e u n p eu d e ce p r i n t em p s
d o n t Jean a si p eu r .
Q u el q u es m o t s p o u r s ’ e x c u se r d e so n r et ar d ,
u n r e g a r d v e r s l e c o u p l e q u i l a c o n t em p l e av ec
ad m i r at i o n , et , p o u r s ’ o c c u p er , el l e r eg ar d e ce
sal o n o ù t o u t est o b j et d e p r i x .
D e n o u v eau , t r ès d o u c em en t , l a p o r t e est o u
v er t e, et u n d o m est i q u e p ar aît :
—
E c r en d ee- v o u s d e t r o i s h eu r es? d i t - i l .
A v e c em p r essem en t , t an t el l e c r a i g n a i t d ’ at
t en d r e, N i c o l e se l èv e : t r ès e n n u y é, Je a n l a
su i t .
A h ! c o m m e c et t e v i si t e q u e sa m èr e l u i i m
p o se est p én i b l e ! E t a l e r sa m i sèr e p h y si q u e d e
v an t u n e f em m e q u ’ o n ai m e, c ’ est b i en t r i st e.
�62
T.E R ETO U R
A u ssi , i l est d éc i d é à n e p as av o u er à ce m éd e
c i n q u ’i l y a d es j o u r s o ù sa l a ssi t u d e est f a i
b l esse, et d es n u i t s o ù l a f i èv r e l e r en d h al et an t
p en d an t d es h eu r es.
L e c ab i n et est sév èr em en t m eu b l é : t ab l e, b i
b l i o t h èq u e, f a u t e u i l s em p i r e. A u seu i l d e l a ?
p i èc e, d eb o u t , a v e c u n g est e a c c u ei l l a n t , l e
D o c t eu r r eç o i t l e j e u n e m én ag e. D e t a i l l e :
m o y en n e et d e p h y si o n o m i e ag r é a b l e , i l a d es
y e u x c l a i r s, d e g r a n d s y e u x l u m i n e u x q u i ,
t o u t d e su i t e, sem b l en t v o u s d ésh ab i l l er p h y
si q u em en t et m o r al em en t .
I l f ai t asseo i r N i c o l e et Je a n , et , p en d an t
q u el q u es sec o n d es, l es r eg ar d e at t en t i v em en t ,
si at t en t i v em en t q u e l a j eu n e f em m e, g ên ée,
r o u g i t . Si el l e o sai t , el l e c r i e r a i t au D o c t eu r
q u ’ i l se t r o m p e et q u e c e n ’ est p as p o u r el l e j
q u ’ i l s so n t i c i .
A p r è s u n si l en c e p én i b l e, l e M a î t r e p ar l e.
I l sai t q u e M . d e K e r l i o u n ’ est p as m al ad e ;
p o u r t an t ,' sa m èr e s ’ i n q u i èt e, et el l e a r ai so n . |
Q u an d 011 a p assé q u at r e an n ées d an s l es p r i - |
so n s b o c h es, i l est p r u d en t d e se f ai r e ex a m i n e r .
L e D o c t eu r se t o u r n e v er s N i c o l e p o u r êt r e J
a p p r o u v é; so u t en u , m ai s l a j e u n e f em m e, q u i
t r o u v e c et t e v i si t e r i d i c u l e , n e r ép o n d p as
cet
ap p el .
A l o r s, l e D o c t eu r s ’ ap p r o c h e d e Je a n d e K c r - i
l i o u , et l ’ e x am en co m m en c e. I l n ’ est p as b i en
l o n g ; a p r ès q u el q u es p r o f o n d es r esp i r at i o n s,
l e M aî t r e est f i x é .
P en d an t q u e Je a n se r h a b i l l e , i l r ev i en t s ’ as- ■
seo i r d ev an t so n b u r e a u , d éc i d é il f a i r e p ar l er
N i c o l e, c h er c h an t
d ev i n er , m ai n t en an t q u ’ i l
c o n n aî t l a so u f f r an c e p h y si q u e , l a so u f f r an c e
m o r al e.
—
V o y o n s, M ad am e, d em an d e- t - i l , d i t es- m o i
l a v ér i t é. C e m ar i , est - i l r ai so n n ab l e? D ep u i s
so n r et o u r , s ’ est - i l r ep o sé, so i g n é ? N ’ a- t - i l p as
v o u l u j o u i r c o m m e u n g r a n d en f an t , q u i en a
�LE RETOUR
63
ét é p r i v é t r o p l o n g t em p s, d e l a v i e j o y e u se d e
P a r i s, c et t e v i e q u e t o u t l e i n o n d e a r ep r i se
si v i t e ? Q u at r e an n ées c h ez l e s B o c h es, - c’ est
u n e t er r i b l e h i st o i r e.
L e s y e u x d u d o c t eu r n e q u i t t en t p as N i c o l e,
i l s sem b l en t p én ét r er j u sq u ’ à so n c œ u r et l u i
d em an d er l a c au se d e l a d ép r essi o n q u ’ i l a d é
co u v er t e c h ez Je a n d e K c r l i o u .
N e p o u v a n t c o n t i n u e r à g a r d er l e si l en c e, l a
j eu n e f em m e se d éc i d e à r ép o n d r e.
— Je su i s d e v o t r e a v i s, D o c t eu r , i l f a u t q u e
m on m ar i se so i g n e.
E t , r ed r essan t sa p et i t e t êt e, f i èr em en t , el l e
aj o u t e :
— L a g u e r r e ' a é p r o u v é t o u t l e m o n d e.
L e M a î t r e c o m p r en d c el t e a l l u si o n , m ai s N i
co l e est si r o se, si f r aî c h e , q u ’ on n e p eu t av o i r
p o u r el l e au c u n e p i t i é. A l o r s, i l r ep r en d g r a v e
m en t , p r esq u e sév èr em en t :
— P eu t-être, m ais ceux qui o n t le p lu s souf
fert, M adam e, ce sont les prisonniers qui nous
r ev i en n en t .
U n si l en c e su c c èd e à c es p ar o l es : N i c o l e r o u
g i t en c o r e, c e m éd ec i n l ’ én er v e, et Je a n est
c o n f u s q u ’ o n s ’ o c c u p e ai n si d e l u i . I l se l èv e
p o u r f ai r e f i n i r c et t e c o n v er sat i o n q u i d ép l aît
t an t à sa f em m e.
— A lors, D octeur, reprend-il, je puis dire à
ma m ère q u ’ellc a to rt de s ’inquiéter?
Le D octeur regarde u n e d ernière fois le jfcune
couple, et, triste m e u t, en se to u rn a n t vers N i cole, i l répond :
— V o u s d i r ez il M ra" d e I v er l i o u , p o u r l a
q u el l e j ’ ai u n e si g r a n d e ad m i r at i o n , q u e m on
o r d o n n an c e est c o u r t e, m ai s q u ’ el l e d o i t êt r e r i
g o u r eu sem en t su i v i e . Je 11’ i m p o se au c u n m é
d i c am en t , au c u n t r ai t em en t , m ai s j ’ e x i g e 1111
d ép ar t i m m éd i at . A l l e z d an s l e M i d i , au b o r d
d e l a m er , p r ès d ’ u n e m o n t ag n e. Je v o u s c o n
sei l l e u n p et i t co i n p er d u d an s l es M au r es :
�LE RETOUR
64
B eau v al l o n . R est ez l à t o u t l e p r i n t em p s et r e v e
n ez m e v o i r cet ét é. V o u s v o y ez q u e m o n o r d o n
n an c e est f a c i l e à su i v r e.
L e j eu n e m én àg e n ’ a v a i t p as p r év u c e c o n
sei l , q u i est p r esq u e u n o r d r e. Je a n d i t :
— C ’ est t r ès si m p l e.
N i c o l e r ép èt e l es m êm es m o t s, et l e D o c t eu r
aj o u t e, t er r i b l em en t p r éc i s :
— I l f au t êt r e p ar t i d an s d e u x o u t r o i s j o u r s, .
et j e co m p t e su r v o u s, M ad am e, p o u r m ’e n - ;
v o y e r d es n o u v el l es d e c e m al ad e q u e j e v o u s
c o n f i e... J ’ ai su , p ar M mo d e K e r l i o u , q u el l e
i n f i r m i èr e d év o u ée v o u s av i ez ét é. T r a i t e z v o t r e
m ar i , so i g n ez - l e, co m m e u n g r an d b l essé. V o u s
sav ez t o u t ce q u e ce m o t v eu t d i r e.
L a m ai n d u M aî t r e se t en d v e r s N i c o l e, e t ,
j
I
j
i
-
san s h é si t a t i o n ,- l a j e u n e f em m e ac c ep t e c e t t e ?
p o i g n ée d e m ai n q u i f ai t d ’ el l e l ’ a l l i é e d u m éd e
c i n . N i c o l e so i g n e r a so n m ar i , c ’ est so n d e v o i r , !
m ai s el l e r eg r et t e d e n e p as a v o i r à se d év o u er '
p o u r u n v ér i t ab l e g r a n d b l essé.
I
B l essu r e
af f r eu se,
m u t i l at i o n
t er r i b l e,
el l e
l ’ au r ai t ac c ep t ée, c er t ai n e d ’ êt r e t o u j o u r s p a - |
t i en t e, ai m an t e. C ’ ét ai t l a d et t e ; av e c q u el l e j,
r ec o n n ai ssan c e el l e l ’ eû t p ay ée !
M ai s so i g n e r u n m ar i p r i so n n i er , san s b l és- ‘
su r e, ap r ès u n m o i s d e c am p ag n e, se d év o u er
à l u i c o m p l èt em en t , t o u t ab an d o n n er p o u r l e j
su i v r e , c ’ est t r ès d u r q u an d , d e t em p s en t em p s,
u n e ^ e r r i b l e p en sée s ’ i m p o se : « p r i so n n i er san s V
b l essu r e ». E st - c e u n m al ad r o i t , o u Je a n d e K e r - ;
l i o u , q u i eu t p o u r p èr e u n v i v e u r , m ai s q u i
a p o u r m èr e u n e sai n t e, a- t - i l m an q u é d e c o u
r ag e?
A h ! i l y a d es j o u r s o ù N i c o l e f u i t c e m ar i i
q u ’ el l e n e v eu t p as m ép r i ser ; i l y a d es j o u r s
o ù el l e d an se d es so i r ées en t i èr es p o u r c h asser
c et t e o b sessi o n d o u l o u r eu se ; i l y a d es j e u r s o ù
el l e n e p eu t r eg ar d er cet
q u ’ u n m o i s so l d at !
h om m e qui
n ’ a ét é <
�1
I.E R ETO U R
65
L e jeune m énage q u itte le b u reau d u M aître ;
ils s ’en vont, trè s ennuyés. N icole d it en soupi
ra n t :
— Il va falloir p a rtir !
E t Jean répond :
— C ’est u ne corvée.
E t, avec h ésitation, obéissant à' u n sentim ent
d ’orgueil, il a jo u te :
— Si ce d ép art vous co n trarie, je p u is très
bien p a rtir seul.
D ans l ’autom obile qui les em m ène chez
M m° de G randval, ils sont assis l ’u n à côté de
l ’au tre, 'et Jean a tte n d , trè s an x ie u x , la ré
ponse de sa femme. T o u t en reg a rd a n t u ne d e
v a n tu re de m odiste, dev an t laquelle l ’autom o
bile est arrêtée, Nicole d it, lointaine :
— Ce serait ridicule !
Jean to u rn e la tête , il lu i sem ble que, to u t à
coup, le soleil v ien t de se cacher. Il ne sait
pourquoi, il atte n d ait, il espérait u n m ot tendre.
Le docteur, p o u rta n t, a d it très clairem ent à
Nicole que son m ari é ta it m alade. N ’a-t-elle pas
com pris? ou b ien n ’a-t-elle pas de cœ ur? I n
ju ste, Jean l ’accuse ; p u is il se rappelle ce
q u ’elle a fait p en d an t la guerre. A lors, p o u r
quoi n ’est-elle pas bonne p our lui? 11 a ta n t b e
soin d ’affection, d ’am our, et cette fem m e qui est
là, près de lui, si jolie, si g risan te, sa fem m e
enfin, le tra ite com m e u n indifférent 1
(( Ce serait ridicule. » Ce m ot lui a fait m al,
il frissonne, il a froid, et p o u rta n t u ne sueur
affreuse l ’envahit. A h ! le M aître a raison, il
est m alade, bien m alade, et, s ’il ne craig n ait
pas d ’être « ridicule », il crierait au chauffeur
de le reconduire to u t de su ite chez lui, car son
mal est douloureux.
D evant l ’hôtel de M rao de G ran d v al, l ’au to
m obile s ’arrête. T o u te à scs pensées, ne se dou
ta n t pas de la souffrance de son m ari, N icole lui
d it :
1 G 3 -III
�66
LE RETOUR
—
P o u r u i am an , af i n d ’ é v i t e r l e s q u est i o n s
en n u y eu ses, n o u s p ar t o n s p asser l es v ac a n c es |
d e P â q u e s d an s l e M i d i . C o m m e, à c et t e !
ép o q u e, t o u t l e m o n d e s ’ en v a , el l e t r o u v er a ;
c el a p a r f a i t .
L e sal o n d e M mo d e G r a n d v a l , t r o p f l eu r i , e st .
d éj à t r ès an i m é ; N i c o l e ser r e t o u t es l es m ai n s
q u i se t en d en t v e r s el l e. O n l ’ en t o u r e, o n l ’ e n - j
t r aî n e, et t o u t d e su i t e sa m èr e l u i p r ésen t e l e j
c o m m an d an t d e c h a sseu r s, o f f i c i er d e l a L é g i o n :
d ’ h o n n eu r , c r o i x d e g u e r r e av e c sep t p al m es.
E t , so u r i an t e, N i c o l e r ép o n d à t o u s, m ai s ;
el l e s ’ o c c u p e su r t o u t d e c e c o m m an d an t d e }
c h asseu r s, l e h ér o s d u j o u r .
I l a f ai t l a M a r n e , l ’ A i sn e , l ’ Y se r , l a M a l m a i - j
so n , l a So m m e, l a sec o n d e M ar n e et l a p o u r
su i t e, h é l a s! ar r ê t ée t r o p t ô t . I l r i t en r ac o n t an t
q u ’ i l a ét é b l essé d i x f o i s, q u e l es B o c h es p r e - I
l i ai en t u n p l a i si r e x t r ê m e à l u i d ém o l i r so n ;
P . C ., et i l aj o u t e q u ’ i l n e l e u r p ar d o n n er a j a - 1
m ai s d ’ a v o i r t r o u é t o u s sc s c asq u es.
U n i n st an t sé r i e u x , i l p a r l e 'd c l ’ A l sa c e , d ’ o ù
i l est d éb ar q u é ce m at i n , i l d i t l ’ en t h o u si asm e f
d es h ab i t an t s et r ac o n t e l ’ o v at i o n q u i a ét é f a i t e i
a u x so l d at s d e F r a n c e . P en d an t l es g r a n d e s]
j o u r n ées, l a g a r d e d u d r ap eau a ét é assu r ée p ar j
d es A l sa c i e n n e s ; à t o u r d e r ô l e, c h a c u n e g ar - j
d ai t l ’ em b l èm e ! E t i l a j o u t e q u e l es f i l l es d e l à - 1
b as so n t j o l i e s et q u ’ i l y au r a b i en t ô t b eau c o u p ;
d e m ar i a g es.
I l r i t , i v r e d e sa j e u n e g l o i r e , g r i sé p ar l e s}
h o m m ag es d e t o u t es l es f em m es q u i l ’ en t o u r en t .
N i c o l e est l a p l u s c h ar m an t e, N i c o l e l ’ éc o u t e
av ec d es y e u x q u i b r i l l e n t , t o u t so n êt r e p a l p i t e , ;
el l e est f i èr e d ’ê t r e r em ar q u ée p ar c e co m m an - ’
d an t q u i p o r t e su r sa p o i t r i n e l es t ém o i g n ag es
d e sa b el l e c o n d u i t e p en d an t l a g u er r e.
E lle oublie to u t : son m ari, la consultation,
les décisions q u ’il va falloir prendre ; elle o u
blie que, dans un coin de ce salon fleuri, encom-
�LE RETO UR
67
b r é et b r u y a n t , se c ac h e u n m a l h e u r e u x au q u el
p er so n n e n e f a i t at t en t i o n .
I l est l à , d er r i èr e c e p al m i er ; i l r e g a r d e , av ec
d es y e u x f i é v r e u x , c es o f f i c i er s, t o u s d éc o r és,
q u i sem b l en t so r t i r d e c et t e af f r eu se g u e r r e i n 't ac t s. L a v i c t o i r e , l e s g r a n d e s j o u r n é e s q u ’ i l s
v i en n en t d e v i v r e , o n t ef f ac é l e s l o n g s j o u r s
d ’ ép r eu v e. E t l u i , Je a n d e K e r l i o u , p r i so n n i e r
d es B o c h es, n ’ est p l u s q u ’ u n e l o q u e p h y si q u e et
m o r al e !
U n g r a n d b l essé ! A h ! co m m e l e D o c t eu r a
eu r ai so n t o u t à l ’ h eu r e ! I l n ’ est p l u s q u e c e l a ,
i n c ap ab l e d e r é a g i r , i n c ap ab l e d e l u t t e r . L e s
A l l e m a n d s l u i o n t t o u t p r i s : j eu n esse, san t é,
c o u r ag e. L e s f o r c es s ’ u sen t q u an d , p en d an t d e
l o n g s j o u r s, i l f a u t so u f f r i r d e l a f a i m , d u f r o i d ,
d e l a m i sèr e. L e s f o r c es s ’ u sen t q u an d 011 a c
c ep t e t o u t , l a t êt e h a u t e, a v e c i n d i f f ér en c e.
C o u r b é, l a t êt e p en c h ée en a v a n t , l a s d e t o u t e
sa d ét r esse, sa n s r e g a r d e r au t o u r d e l u i et san s
q u e p er so n n e s ’ en ap er ç o i v e, Je a n q u i t t e l e sa
l o n f l eu r i d e M mo d e G r a n d v a l . I l v eu t f u i r c et t e
at m o sp h èr e h eu r eu se, i l v e u t f u i r c es v a i n
q u eu r s q u i r et i en n en t t o u s l e s r e g a r d s et q u i
v o n t p r en d r e t o u s l es c œ u r s.
I l v eu t f u i r , p ar c e q u ’ i l sa i t b i en q u ’ o n n e
l u t t e p as av e c l a g l o i r e et q u ’ i l n ’ est p l u s q u ’ u n
g r an d b l essé. A u c u n o b u s n e l ’ a m assac r é, p e r
so n n e n e s ’ i n c l i n e r a d ev a n t sa m u t i l a t i o n , et
p o u r t an t i l est c er t ai n q u ’ i l m o u r r a d e sa b l e s
su r e , c a r e l l e est d e c e l l e s d o n t o n n e g u é r i t
pas..-.
VI
E n p l ei n e m o n t ag n e d es M au r es, à q u el q u es
k i l o m èt r es d u p et i t p o r t d e Sa i n t e - M a x i m e ,
P l u si eu r s v i l l a s o n t ét é c o n st r u i t es au m i l i eu
�68
LE RETO UR
d ’ u n e f o r ê t d e p i n s, d e c h ê n e s- l i èg e s, d ’ eu c a- ,
l y p t u s et d e m i m o sas.
C a p r i c i e u se , i n si n u an t e, l a m er a p én ét r é r
d an s c et t e f o r êt ; e l l e b a i g n e l e p i ed d ’ ar b r esj
c en t en ai r es, et , d an s l e sab l e f i n q u ’ el l e a am en é,
av e c e l l e , l e s f l eu r s n ai ssen t et s ’ ép an o u i ssen t . .
I l y en a d e t o u t es so r t es et d e t o u t es l es c o u
l e u r s. B o r d an t d es t am ar i s, au f e u i l l a g e aér i en
et a u x g r a p p e s d ’ u n r o se m a u v e su r p r en an t ,
u n e p l a n t e g r a sse , l e p o u r p i e r , c o u r t p ar t o u t ,
s ’ ac c r o c h e a u x p i er r es, a u x a r b r es, a u x r o u t e s,}
et é t al e su r l e sab l e d es f e u i l l e s p o u r p r es et !
v e r t e s e t d es f l eu r s r o u g e s, j a u n e s, m a u v e s,!
b l an c h e s, é c l at an t e s d e c o u l e u r . L e s i r i s p a r
f u m és, l es r o ses si m p l e s s ’ en t r em êl en t , p o u ssen t ,
au h a sa r d , l e l o n g d e l a p l a g e , au m i l i e u d es
p i n s et d es m i m o sas.
C et t e an se j o u i t d ’ u n c l i m a t p r i v i l ég i é.- 'A u
l a r g e , l e m i st r a l so u f f l e, l a m er est m o u t o n - '
l i eu se, l a m o n t ag n e p r é se r v e l e s m al ad e s d es|
g r a n d s v e n t s si d a n g e r e u x . C ’ est 1111 c o i n d e,
p ar ad i s q u i
porte un
n om
b an al , B eau v al l o n , r
m ai s c ’ est u n c o i n m e r v e i l l e u x q u ’ au c u n c a
si n o n ’ ab îm e.
U 11 g r a n d h ô t el , sa n s st y l e , c o n f o r t ab l e et
sp a c i e u x , se d r esse au m i l i e u d es p i n s e t p er
m et à u n e c en t ai n e d e F r a n ç a i s et d 'ét r an g er s#
d e v e n i r ad m i r er c e v al l o n q u i est 1111 d es p l u s
b e a u x d e l a c ô t e m éd i t er r an éen n e. C ’ est l à q u e
l e D o c t eu r a e n v o y é l e j e u n e m én ag e d e K e r - j
l i o n . U s y a r r i v e n t en p l ei n e n u i t . L e d o m es- J
t i q u e q u i l e s a p r éc éd és l e s c o n d u i t à' t r a v e r s
l ’ o b sc u r i t é v e r s u n e v i l l a l o u ée p a r M mo d e K e r l i o u m èr e, et q u ’ e l l e a a u t r e f o i s h ab i t ée.
T o u t d e su i t e, l a v i l l a d ép l a î t îk N i c o l e. C ’ est
u n e m ai so n an c i en n e, t r è s si m p l e, e l l e l u i
sem b l e p eu c o n f o r t ab l e. L e s d a l l es d e m a r b r e j
b l an c
et
n oir
du
sal o n
so n t
f r o i d es,
et
la
c l ar t é d es l am p es l e s r en d t r i st es. L a sa l l e à
m an g er est b a n a l e , en c o m b r ée d e m eu b l es 18 30 , j
�69
le r e to u r
l o u r d s,
m a ssi f s,
en n u y eu x .
Au
p r em i er ,
d es
c h am b r es m eu b l ées su c c i n c t em en t , d es c ab i n et s
d e t o i l et t e san s au c u n c o n f o r t .
N i c o l e so u p i r e en p en san t à l ’ i n t é r i e u r c h a r
m an t , à t o u t l e l u x e q u ’ el l e a q u i t t és. E n f i n ,
c ’ ét ai t so n d ev o i r !
F a t i g u é s p ar l e l o n g v o y a g e , Je a n et N i c o l e
c h o i si ssen t r ap i d em en t l e u r s c h am b r es et se sé
p ar en t , d é si r e u x d ’ êt r e seu l s. L u i est af f r eu se
m en t l a s, et i l v eu t c ac h er sa d ét r esse p h y si q u e .
D éc i d ém en t , i l n e p eu t p l u s r i e n f a i r e ; c ’ est
u n g r a n d m al ad e q u i a r r i v e d an s l a v i l l a t r i st e,
t an t v an t ée p ar M rao d e K e r l i o u .
A p r è s u n t u b c h a u d , q u i n e l e d él asse p a s, i l
se c o u c h e f i é v r e u x , esp ér an t t r o u v er l e r ep o s.
M a i s l e l i t i n c o n n u l u i sem b l e m a u v a i s ; l a
c h am b r e, d e d i m en si o n m o y en n e, l u i p a r a î t
t o u t e p et i t e. I l ét o u f f e, m al g r é l a f e n êt r e o u
v er t e et l a b r i se q u i se p ar f u m e eu t r a v e r sa n t
l a m o n t ag n e.
U n m o m en t i l s ’ asso u p i t , u n c au c h em ar a f
f r e u x l e r é v e i l l e . L e c o m m an d an t d e c h a sseu r s
v u l ’ au t r e j o u r c h ez M ™ d e G r a n d v a l est l à
d ev an t l u i , p l ei n d e v i e , su p er b e. I l c au se av ec
N i c o l e, et t o u s l es d e u x se m o q u en t d ’ u n m a
l ad e q u ’ o n t r aî n e en v o i t u r e , et ce m al ad e, q u i
r essem b l e
u n c a d a v r e , c ’ est Je a n d e K e r l i o u ,
c ’ est l u i - m ê m e ! A h ! q u el l e c h o se a f f r e u se ! I l
v eu t b i en m o u r i r , m ai s i l n e p er m et p as q u ’ on
l e r a i l l e ; i l t u er a c et h o m m e si d éc o r é q u i
c h er c h e à l u i v o l e r sa f em m e. Q u ’ i l s at t en d en t ,
l es b a n d i t s, c e n e ser a p as b i en l o n g !
C ette su e u r, qui l ’e n v ah it chaque f o i s que son
am our le fait souffrir, le co n d u it i\ la tom be im
placablem ent.
C o m m e c ’ est d u r d ’ êt r e seu l , et q u e l a n u i t
est l o n g u e !
P o u r q u o i est - i l p a r t i ? A P a r i s, i l a v a i t sa
n i èr e, c ’ ét ai t l e r e f u g e . I l n e l u i d i sai t r i e n , m ai s
i l sa v a i t b i en q u ’ el l e d ev i n ai t sa p ei n e. E l l e
�I.E RETO UR
70
ét ai t t en d r e et b o n n e, e x c u sa n t , sa n s j a m a i s
n o m m er N i c o l e , t o u t es c es j eu n es f em m es q u i
l i e p en sai en t q u ’ a u x p l a i si r s. Je a n so r t a i t d e
c h ez el l e ap ai sé, p r êt à l ’ i n d u l g e n c e . M ai n t el i an t i l est seu l , seu l av ec N i c o l e q u ’ i l ad o r e,
m ai s q u ’ i l j u g e sév èr em en t . I l sai t b i en , i l en
est c er t ai n , q u e sa f em m e n e l ’ ai m e p as. P o u r
qu oi?
C ’ est u n m y st èr e.
So u v e n t , san s q u ’ el l e s ’ en ap er ç o i v e, i l l ’ o b
ser v e t r ès at t en t i v em en t , et , q u an d i l l a v o i t
g a i e , r i eu se, i n so u c i an t e, i l se d em an d e si c et t e
j o l i e p o u p ée a d u c œ u r . E t p u i s i l se so u v i en t
d e t o u t c e q u e sa m èr e l u i a r ac o n t é : l e s
l o n g u e s n u i t s p assées d an s l es g a r e s, l es t r av a u x l es p l u s h u m b l es ac c ep t és en so u r i an t .
P en d an t l a g u e r r e , N i c o l e s ’ est d év o u ée p o u r
t o u s, et Je a n sai t b i en q u e, s ’ i l l e v o u l a i t , p o u r
l u i , el l e se d év o u er ai t en c o r e, m ai s Je a n r ef u se
c e d év o u em en t san s am o u r . I l n ’ est p as u n
b l essé q u el c o n q u e, u n i n c o n n u q u i p asse, q u ’ on
so i g n e av ec r ec o n n ai ssan c e p o u r l a v i c t o i r e q u ’ i l
a d o n n ée. I l est u n m ar i a m o u r e u x , u n m ar i q u i
v eu t êt r e ai m é. H é l a s ! l es c œ u r s 11’ o b éi ssen t
p as et l a v o l o n t é h u m ai n e 11’ a au c u n e p u i ssan c e
su r e u x . L e s c œ u r s se d o n n en t o u se r ef u se n t ,
;
'
]
'
|
f
•
!
]
;
j
j
j
;
\
n u l n e p eu t d i r e p o u r q u o i ... A u p et i t j o u r , j
b r i sé p ar c et t e l o n g u e i n so m n i e, Je a n , en f i n , |
c èd e au so m m ei l ...
L e l en d em ai n m at i n , l a m er et l e c i el so n t ;
é b l o u i ssan t s. A u l a r g e , 011 11e sa i t o ù l a m er
f i n i t et o ù l e ci el co m m en c e. I l s so n t b l eu s t o u s î
l es d e u x , si p ar ei l s, q u e l e c i el sem b l e r ef l ét er j
l ’ eau , “co m m e l ’ eau r ef l èt e l e c i el .
A u c u n n u a g e , au c u n e v a g u e , 1111 c al m e i m n en se, a p a i sa n t , g r an d i o se.
N i c o l e,
qui
s ’ est
c o u c h ée d e t r ès m au v ai se î
h u m eu r , b o u d an t sa c h am b r e af f r eu se et l e c a- j
b i i i et d e t o i l et t e ab o m i n ab l e, se r é v e i l l e , r c - f
p o sée, et el l e so u r i t ù c e b eau so l ei l q u i en t r e 5
�LE RETOUR
71
ch ez e l l e eu v ai n q u eu r . C u r i eu se d e v o i r c e
M i d i t an t v an t é et q u ’ el l e 11e c o n n aî t p as, el l e
se l è v e et , v êt u e d ’ u n e c h a u d e r o b e d e c h am b r e,
el l e s ’ av a n c e su r l e b al c o n .
B â t i e au m i l i eu d e l a m o n t ag n e, l a v i l l a d o
m i n e l a 111er . T r o i s t er r asses su c c e ssi v e s y c o n
d u i sen t . L a p r em i èr e, q u i est l a p l u s p r o c h e,
est p l an t ée d ’ o r a n g er s : d es b a l u st r es d e p i er r e
l a l i m i t en t ; à d r o i t e, u n v i v i e r t ap i ssé d e
m o u sse q u i r en d l ’ eau t o u t e v er t e. L a sec o n d e
n ’ est q u ’ u n p ar t er r e d e m i m o sas, d es m i m o sas
co m m e j a m a i s N i c o l e n ’ en a v u s : l es g r a p p es
so n t co m p o sées d e g r o sse s b o u l es v ap o r e u ses et
l ég èr e s q u i en t o u r en t c es a r b r e s d ’ u n n u a g e
d ’ o r . L a d er n i èr e t er r asse est l i m i t ée, co m m e l es
au t r e s, p ar d es b a l u st r es d e p i er r e ; u n c h am p
d e v i g n e l u i su c c èd e, b o r d é à g a u c h e et à d r o i t e
p ar » d es e u c a l y p t u s, u n c h am p d e v i g n e q u i v a
j u sq u ’ à l a m er .
L a m er ! est - c e p o ssi b l e q u e c e so i t c et t e
g r a n d e n ap p e b l eu e q u ’ au c u n e v a g u e 11e r i d e ?
L a m e r ! M a i s, i c i , c ’ est d o n c u n co i n d e c i el
q u i est t o m b é su r l a t e r r e ... E b l o u i e , N i c o l e
r est e su r l e b al c o n . C e so l ei l t r i o m p h an t ,
cet t e g r an d e l u m i èr e q u i r en d so m b r e l a m o n
t ag n e, c et t e m er c al m e et si b l eu e, t o u t l u i
p ar aît êt r e u n d éc o r d e r ê v e . E l l e 11’a j a m a i s
v u , el l e en est c er t ai n e, q u el q u e c h o se d ’ au ssi
b eau .
E l l e so u r i t , e l l e t en d l es b r a s au j a r d i n , a u x
f l eu r s, à l a m er , e t , san s p en ser q u ’ e l l e est
à p ei n e v ê t u e, el l e q u i t t e l e b a l c o n , t r av er se
sa c h am b r e et d escen d eu c o u r an t l ’ esc a l i er .
L a p o r t e d u v est i b u l e est o u v er t e , l e j ar d i n
est d ev an t el l e. N i c o l e y p én èt r e. E l l e av an c e
l en t em en t , c h ac u n d e ses p as l u i f ai t d éc o u
v r i r u n e m er v ei l l e . E l l e a p r i s u n e a l l é e b o r
d ée p ar d es e u c a l y p t u s, et d e c h aq u e c ô t é,
p o u ssan t
au
h asar d ,
f l eu r i ssen t
l e s r o ses,
l es
f r a i si a s,
l es
q u ar a n t a i n e s
de
t o u t es
l es
�72
LE RETOUR
c o u l eu r s, l e s an ém o n es r o u g es et v i o l et t es. ;
C ’ est u n e o r g i e d e f l eu r s, d e p a r f u m s q u i
g r i se n t l a j eu n e f em m e. E l l e v a , av a n ç an t d an s
l a l u m i èr e, a l l a n t v e r s c et t e m er b l eu e q u i l ’ a p
p el l e.
E l l e c u ei l l e d es r o ses, d es i r i s, d es g l y c i n e s,
t o u t es l es f l eu r s q u ’ el l e t r o u v e. L e s m i m o sas l a
t en t en t , d es b r an c h es v i en n en t g r o ssi r sa g e r b e. :
E l l e a l e s d e u x b r a s p l e i n s, e l l e est en c o m b r ée, ?
e t , r i eu se, a v e c u n e v o l u p t é i n c o n n u e d ’ el l e,
el l e p l o n g e so n v i sa g e t o u t en t i er d an s l a b o t t e ;
p ar f u m ée. L e s c h e v e u x s ’ ac c r o c h en t a u x f l eu r s, >
et , d ’ u n e m ai n i m p at i en t e, el l e l es r ej et t e. U n e
r o se et u n e b r an c h e d e m i m o sas r est en t d an s sa ?
c h e v el u r e b l o n d e. E l l e e st l à , d ev a n t l a m er ,
v ê t u e d e sa g r o sse r o b e d e l a i n e b l an c h e, d es.,
f l eu r s p l ei n l es b r a s, d es f l eu r s su r l a t êt e, el l e '■
a l ’ a i r d ’ ap p o r t er u n e o f f r an d e à c et t e eau b l eu e
si c al m e.
E b l o u i e d ’ ab o r d , e l l e a d e l a p ei n e S r eg ar d er
l a m er , m a i s sc s y e u x s ’ h a b i t u en t v i t e à c et t e
g r an d e c l ar t é q u i
r en d
t o u t e c h o se m er
v ei l l eu se.
U n e si m p l e b ar q u e d e p êc h eu r p asse, l a v o i l e •
en est r o se, N i c o l e l ’ ad m i r e et p en se q u e ce ser a
d é l i c i e u x d e se p r o m en er d a n s c et t e p et i t e '
b ar q u e su r c et t e m er q u ’ au c u n e v a g u e n e r i d e. |
P u i s, d an s u n g est e i n c o n sc i en t , el l e o u v r e l es ■<
b r as, l es f l eu r s t o m b en t à ses p i ed s. L a b ar q u e
q u i p asse f ai t n aî t r e q u el q u es v a g u e s, el l e s em
p o r t en t l e b o u q u et , l e b o u q u et t o u t en t i er , et
N i c o l e est r a v i e . C ’ est à u n e am i e q u ’ el l e o f f r e [
c es f l eu r s, à u n e am i e q u ’ el l e v i en d r a so u v en t
v i si t e r . Ses y e u x su i v en t l es m i m o sas, l es g l y - "
c i n es et l es r o ses, q u i s ’ en v o n t l en t em en t , t r ès *
l en t em en t . N i c o l e n e q u i t t e l e b o r d d e l a m er ■
q u e l o r sq u ’ el l es o n t d i sp ar u .
m on t e v er s l a v i l l a, t o u t l u i
o u b l i e q u ’ h i er l a t âc h e l u i
el l e o u b l i e j u sq u ’ au d o u t e
E n so r c e l é e , el l e r e sem b l e f a c i l e . E l l e
p ar a i ssa i t p én i b l e,
m êm e q u i , d ep u i s
1
f
|
!
�le
73
re to u r
p l u s d e q u at r e an s, p èse si l o u r d em en t su r so n
c œ u r ...
L e d éj eu n er r é u n i t l es é p o u x . F a t i g u é p ar sa
n u i t f i év r eu se, Je a n s ’ est l e v é t ar d et a à p ei n e
j et é u n c o u p d ’ œ i l d i st r ai t su r l e m e r v e i l l e u x
p ay sag e . Sa so u f f r an c e m o r al e et p h y si q u e l ’ ab
so r b e
en t i èr em en t .
N ico le
est
d él i c i eu sem en t
j o l i e , v i b r a n t e et r i eu se, el l e én er v e so n m ar i .
A v e c d es m o t s c r u el s, i l ar r êt e l a d esc r i p t i o n
en t h o u si ast e q u e l a j e u n e f em m e l u i f a i t d u j a r
d i n , d es t er r asses f l eu r i es et d e l a m er .
—
M a c h èr e, j e c r ai n s q u e v o u s n e v o u s
p l ai si ez p as d an s c e p a y s ; l e d o m est i q u e m ’ a
ap p r i s q u ’ i l n ’ y a v a i t au c u n c asi n o p r o c h e, et ,
à l ’ h ô t el , o n n e d an se p as. N i c o l e , san s f o x - t r o t t
t o u s l es so i r s, j e c r a i n s q u e v o u s n e so y ez t r ès
m al h eu r eu se.
A p ei n e ces p ar o l es so n t - el l es d i t es q u e Je a n
l es r eg r et t e. N i c o l e a r o u g i , ses g r a n d s y e u x
q u i r i ai en t se so n t asso m b r i s, e l l e b ai sse l a t êt e
et el l e n e r ép o n d p as.
E l l e a v a i t t o u t o u b l i é : l e s q u at r e an s d e
g u er r e av ec l e u r s an g o i sses, l e u r s d o u l eu r s,
l eu r s f at i g u e s. E l l e a v a i t t o u t o u b l i é, et v o i l à
n u e l es p ar o l es m al ad r o i t es d e Je a n l u i r a p
p el l en t l e p assé.
O u i , el l e d an sa i t , el l e r i a i t , u n p eu g r i se p a r
f o i s, m ai s c ’ ét ai t p o u r n e p as se so u v en i r q u e
so n m ar i a v a i t ét é f a i t p r i so n n i er , sa n s b l essu r e,
d ès l e d éb u t d e l a g u er r e.
O h ! c e d o u t e, c e d o u t e a f f r e u x q u i l a r o n g e,
c e d o u t e q u i a f a i t l ’ at t en t e si p én i b l e et l e r e
t o u r si d o u l o u r eu x ! C e d o u t e, l e v o i l à r é v e i l l é ,
i l est l e m aî t r e d e l ’ h eu r e.
M ai n t en an t , l e s f l eu r s p o u r r o n t em b au m er
l ’ a i r , l e so l ei l s ’ i m p o ser t r i o m p h an t , l a m er
êt r e d i v i n em en t b e l l e , N i c o l e sa i t b i en q u ’ el l e
u ’ o u b l i er a p l u s j a m a i s q u ’ el l e est l a c o m p ag n e
d ’ u n h o m m e q u ’ el l e n e p eu t est i m er . E t , san s
so n g er q u e so n m ar i n ’ est p l u s q u ’ u n p au v r e
�I.E RETOUR
74
m al ad e, e l l e c o n c l u t q u e, si Je a n d e K e r l i o u
n e p o r t ai t p as su r ses ép au l es l e p o i d s d ’ u n e
h o r r i b l e f au t e, i l ser ai t , l u i au ssi , g r i sé p ar l e
p ar f u m d es f l eu r s, éb l o u i p a r l e so l ei l .
O r g u ei l l eu se , el l e r e l è v e l a t êt e, f i èr e d ’ av o i r
se r v i , el l e , san s d éf a i l l a n c e , p en d an t p l u s d e
q u at r e an s. V a- t - e l l e r ép o n d r e? V a - t - e l l e , d ’ u n
d e c es m o t s q u i c r eu sen t u n f o ssé d é f i n i t i f ,
c r i er à so n m ar i l e d o u t e m ép r i san t ? E l l e ét ai t
h eu r eu se, e l l e se sen t ai t b o n n e, e l l e v o u l a i t se
d év o u er . L a n at u r e a v a i t f a i t u n m i r a c l e , l a
n at u r e a v a i t ap ai sé so n c œ u r t o u r m en t é. Pour->
q u o i Je a n l ’ a- t - i l i n su l t ée ?
D ep u i s p l u si eu r s m o i s, el l e n ’ a f a i t q u e d a n
ser , c ’ est l a v é r i t é , m ai s i l f a u t q u e so n m ar i
sac h e ce q u ’ el l e c h e r c h ai t d an s c es p l a i si r s.
L e d éj eu n er est f i n i , i l s so n t seu l s : p ar l es
f en êt r es o u v er t e s en t r en t t o u t es l e s sen t eu r s
d u j a r d i n , et , t r ès l en t , t r ès d o u x , l o i n t a i n , 011
en t en d l e m u r m u r e d e l a m er .
L es
p o in gs
c r i sp és,
fort
en
c o l èr e,
N ico le
c h er c h e l a p ar o l e p r o p r e à b l esser ce m ar i q u i
l a c r o i t i n c ap ab l e d e v i v r e l o i n d e l ’ at m o sp h èr e
d es sal o n s p ar i si en s. I l s so n t seu l s : co m m e
c es r o ses q u i g r i m p en t au t o u r d e l a f en êt r e,
s ’ am o n c el an t p ar en d r o i t s, o n t u n p ar f u m v i o
l en t ! L e s l o u r d es ét m au v es g l y c i n e s q u i v eu l en t
p asser co û t e q u e c o û t e à t r a v e r s c e f o u i l l i s d e
f l eu r s et d e f e u i l l a g e s sem b l en t se p âm er . N i
c o l e r esp i r e l ’ o d eu r e x q u i se q u e l es r o ses v er sen t
su r l a t er r e a v a n t d e se f l é t r i r ... p u i s e l l e se
l èv e b r u sq u em en t p o u r al l e r f er m er c et t e f e
n êt r e q u i l ai sse p én ét r er d an s l a p i èc e t o u s l es
t r éso r s d u j ar d i n
A p r è s c e g est e v o l o n t a i r e, m et t an t
une
b a r r i èr e en t r e el l e et cet t e n at u r e q u i l u i c o n
sei l l e l ’ o u b l i , N i c o l e se t o u r n e v e r s so n m ar i .
E n f o n c é d an s u n f a u t e u i l , Je a n f ù m c , l o i n t a i n .
I l est t r ès p âl e : sa n u i t f i év r eu se l u i a l ai ssé
au x
p o m m et t es
d eu x
t ac h es
r o u g es
qui
in -
�LE RETOUR
75
cl i q u en t c l ai r em en t q u el l e m al ad i e l e g r a n d m é
d eci n r ed o u t e. L e s t r a i t s t i r é s, d es r i d es p r éco ces
l u i l ab o u r an t l e v i sa g e , i l f a i t p i t i é , et N i c o k
en t en d t o u t à c o u p u n e v o i x q u i l u i m u r m u r e
à l ’ o r ei l l e : « C ’ est , q u an d m êm e, u n g r an d
b l e s s é ! » M o n D i eu , el l e a l l a i t l ’ o u b l i e r ! E t
v o i l à q u ’ av a n t t o u t u n d ev o i r s ’ i m p o se : el l e
d o i t so i g n er .
A h ! co m m e el l e ai m a i t sc s b l essés d e l a
g r an d e g u e r r e , av ec q u el l e r ec o n n ai ssan c e el l e
s ’ em p r essai t p r ès d ’ e u x . So u l a g e r l e u r d ét r esse,
am en er su r c es v i sa g e s r a v a g é s u n so u r i r e,
ai d er à l es g u é r i r , su i v r e av e c u n e ém o t i o n m a
t er n el l e l e u r s p r em i er s p as, c ’ ét ai en t d es j o i es,
sai n t es q u i l u i f a i sa i e n t t r o u v er d o u x l e r u d e
l ab eu r .
M ai s so i g n er ce m ar i d ésa g r éa b l e q u i r ev i en t
d ’ A l l e m a g n e , t r i st e et m y st é r i e u x , c o m m e ce
ser a p én i b l e ! E t san s t en d r esse, i n d i f f é r en t e,
el l e s ’ en q u i er t d e c e q u e so n m ar i v eu t f ai r e
au j o u r d ’ h u i .
Je a n sem b l e so r t i r d ’ u n
P eu t - o n se p r o m en er ?
r êv e. F a i t - i l
b e au ?
C es si m p l es q u est i o n s e x a sp è r e n t N i c o l e. E l l e
se l èv e b r u sq u em en t et o u v r e t o u t e g r an d e l a
f en êt r e q u ’ el l e a v a i t f er m ée t o u t à l ’ h eu r e.
F a i t - i l b e a u ? — M a i s i l n ’ a d o n c p as v u ce
so l ei l q u i s ’ est em p ar é d u c i e l , n i c et t e m er
r esp l en d i ssan t e q u i c h an t e si p r ès d ’ e u x !
E l l e n e r ép o n d p as, so n b r a s m o n t r e l e j ar d i n
f l eu r i .
Je a n r e g a r d e , et ses y e u x , t r i st es d e t o u t es
l es so u f f r an c es p assées et d e l a p ei n e p r ésen t e,
n e v o i en t p as l a n at u r e en f êt e. I l d i t , d é j à l a s :
— So r t o n s, si v o u s V o u l ez .
I l s s ’ en v o n t v e r s l a m o n t ag n e. L a j eu n e
f em m e n e v eu t p a s r e v o i r av ec so n m ar i t o u t
ce q u ’ el l e a d éc o u v er t c e m at i n : l e v i v i e r av ec
so n eau v er t e, l e s t er r asses f l eu r i es et l e ch am p
d e v i g n e b o r d é p ar l a m er .
�LE RETO UR
76
L a m o n t ag n e.
A h ! co m m e i l
f ai t
bon ! I ls
p r en n en t u n p et i t sen t i er b o r d é p ar d es g en êt s
en f l eu r s : à cô t é d e ce sen t i e r , u n r u i ssea u q u e
l e s b r u y è r e s c ac h en t .
L e s e u c a l y p t u s, l e s c h ê n e s- l i è g e s, l e s m i - i
m o sas, l e s i m p o san t s p i n s- p ar a so l s f o n t d e c et t e
m o n t ag n e u n e f o r ê t v e r t e . Q u el q u es r o u t e s, d es
c h em i n s 3 p ei n e t r ac és, u n so l si r o c a i l l e u x ;
q u e l ’ o n se d em an d e p a r q u el m i r ac l e ar b r es et
f l eu r s o n t p u p o u sser .
Sé r i e u se , N i c o l e r est e p r è s d e so n m ar i , et
e l l e , q u i a u r a i t t an t e n v i e d e c o u r i r à t r av er s
c et t e m o n t ag n e e n f l e u r s, s ’ ef f o r c e i dc n e p as
m ar c h er t r o p v i t e .
E l l e d i t q u el q u es m o t s : l a f o r ê t e st b el l e,
l e t em p s c h ar m an t ; i c i , o n n e d o i t p a s êt r e
l o n g t em p s m al ad e.
M a l a d e ! C el a e x a sp è r e Je a n . C et t e j o l i e
f em m e, c et t e N i c o l e q u ’ i l h a i t , p a r m o m en t ,
p ar c e q u ’ i l l ’ ad o r e co m m e u n f o u , n e v a- t - el l e
p l u s v o i r en l u i q u ’ u n c o n d am n é à m o r t ?
M al ad e , so u s
ce soleil d ’été, a l o r s q u e t o u t es
l es f l eu r s so n t éc l o ses et que t o u s l es o i se a u x
s ’ ap p el l en t d an s les buissons ! M al ad e ! N ’ êt r e
p l u s q u ’ u n p a u v r e h o m m e p rès d u q u el on
m ar c h e l en t em en t ! M alade, q u an d la v i e p o u r
r a i t en c o r e ê tre si belle ! M al ad e I A h ! q u el l e
t r i st esse !
A l o r s, t o u t es l e s m au v ai ses p assi o n s h u
m ai n es s ’ em p ar en t d e Je a n d e K e r l i o u .
I l r eg ar d e sa f em m e. Q u ’ el l e est d o n c j o l i e ,
et f r a î c h e , et a t t i r a n t e ! L a g u e r r e n e l ’a p as
f l é t r i e , el l e n ’ a p as so u f f er t ! C e t ei n t , c es l è v r e s,
c es c h e v e u x , ce c o r p s c h a r m an t , t o u t séd u i t ;
q u i d o n c p eu t v o i r N i c o l e san s l ’ ai m e r ?
P en d an t p l u s d e q u at r e an s, e l l e a ét é seu l e.
C o m m en t a- t - el l e v é c u ? Se s f o n c t i o n s d an s l e s
c an t i n es, d an s l e s am b u l an c es, d ev a i e n t l u i
l a i sse r q u el q u es h eu r es d e l i b er t é. A l o r s, si sa
f o i n e l ’ a p as so u t en u e, si so n A m e n ’é tait pas
�I.E RETOUR
77
à l a h a u t eu r d e l a t â c h e , e l l e a p u a v o i r u n e
d éf ai l l an c e. Je a n d e K e r l i o u s ’ e x p l i q u e a i n si
p o u r q u o i N i c o l e est si l o i n t a i n e , p o u r q u o i j a
m ai s u n m o t t en d r e, u n m o t d ’ a m o u r , n e .vi en t
ap ai ser l e m al d o n t i l so u f f r e.
L a j a l o u si e l e t o r t u r é ; i l e n v e u t S c et t e
p o u p ée q u i n e sa i t q u e d a n ser , i l l u i en v e u t
p o u r t o u t e l a so u f f r an c e q u ’ el l e l u i i m p o se.
A h ! s ’ i l c o n n ai ssai t c e l u i q u i a p r o f i t é d e
so n ab sen c e p o u r p r en d r e c e c œ u r d e f em m e
q u e p er so n n e n e d éf en d a i t , i l se r a i t c ap a b l e d es
p i r es v i o l en c es. E t , c o m m e i l v e u t so u f f r i r , i l
s ’ ef f o r c e d e se r a p p e l e r
l es
gestes d e N i c o l e ,
scs a t t i t u d es à l a m at i n ée d e M rao d e G r a n d v a l .
C e c o m m an d an t d e c h a sseu r s q u i p o r t a i t su r
sa p o i t r i n e t an t d e d éc o r at i o n s, c st - c c l u i l ’ é l u ?
M ai s, p o u r t an t , N i c o l e p r ét e n d ai t n e p a s l e
c o n n a î t r e ... E t a i t - c e u n m en so n g e o u d i sai t e l l e l a v é r i t é ? I l n e p eu t p l u s m a r c h e r , so n
c œ u r est ét r ei n t p a r u n e an g o i sse d o u l o u r eu se,
>1 ét o u f f e, i l d o i t s ’ a r r ê t e r . Su r u n p et i t p l a t e a u ,
u n b an c est l à : N i c o l e l e l u i m o n t r e.
I l s s a ssey en t , et , su r p r i s, d éc o u v r en t d e v a n t
e u x t o u t l e v e r sa n t d e l a m o n t ag n e b o i sée :
au b a s, b a i g n a n t c et t e f o r êt so m b r e , l a m er i n
c r o y ab l em en t b l eu e.
L a m ai n su r so n c œ u r , l e s y e u x p r esq u e
f er m és, Je a n at t en d q u e sa so u f f r an c e s ’ ap ai se.
N i c o l e m u r m u r e : « Q u e c ’ est b eau ! » et , t o u t
à c o u p , el l e au ssi se sen t l asse : m a i s c ’ c st u n e
l assi t u d e é t r a n g e , d ’ ab o r d h eu r eu se, p u i s t r ès
t r i st e.
L e ci el est p u r , l e so l ei l éc l at an t et l ’ a i r si l é
s e r q u ’ i l est d o u x à r esp i r er . A h ! c o m m e c ’ est
d u r d ’ êt r e seu l e ! L ’ am o u r : d ep u i s q u at r e an s,
N i c o l e n ’ y p en sai t g u è r e , p r i se t o u t en t i èr e p ar
l a d o u l eu r d e s a u t r e s. M a i s v o i l à q u e c e p a y s
l ’ en so r c el l e, et c e p r i n t em p s m e r v e i l l e u x r é v e i l l e
u n c œ u r q u ’ e l l e c r o y a i t m o r t , m ai s q u i n ’ ét ai t
q u ’ en d o r m i .
�78
LE RETOUR
A i m e r . C e m o t l a t r o u b l e : e l l e au ssi f er m e
l e s y e u x , m ai s c ’ est p o u r c ac h er l ’ ém o i d e t o u t
so n ê t r e ... A i m e r ...
T o u t e s l e s f l eu r s so n t éc l o ses e t l e s o i se a u x
s ’ ap p el l en t d a n s l es b u i sso n s.
V II
L e p r i n t em p s s ’ ac h èv e, l ’ ét é s ’ i n st a l l e a v e c u n
so l ei l b r û l a n t q u i sem b l e s ’ êt r e em p ar é d e t o u t
l e c i e l . A u b o r d d e l a M éd i t er r an ée , i l f a i t t r ès j
c h a u d , et l a p l u p a r t d es é t r a n g e r s l ’ o n t q u i t t é '
p o u r u n c l i m at p l u s t em p ér é.
L e j e u n e m én ag e d e K e r l i o u est en c o r e l à ; i
i l s at t en d en t , n e sac h an t q u e f a i r e . L a san t é d e
Je a n est t o u j o u r s p r éc ai r e ; ac t u el l em en t , i l 11e
su p p o r t e au c u n e f a t i g u e . E t l e m éd ec i n d e }
Sa i n t - R a p h a ë l q u i l e so i g n e r et ar d e d e sem ai n e ]
en sem ai n e l e d ép ar t d u m al ad e. I l d i t à N i c o l e
d ’ at t en d r e et q u e c ’ est seu l em en t au b o u t d e
q u el q u es m o i s q u ’ o n p eu t o b t en i r u n e am él i o r at i o n . L ’ ét at d e M . d e K e r l i o u
n ’ est
p as
i n q u i ét an t , m ai s i l n e d o i t f ai r e au c u n e i m p r u d en c e, et ce ser ai t u n e i m p r u d en c e d e v o y a g e r .
I l f au t b eau c o u p d e p at i en c e. N i c o l e s ’ ef f o r c e
d ’ êt r e p at i en t e, m ai s Je a n d e K e r l i o u n ’ est p as
u n m al ad e c o m m o d e. D e sa f em m e, i l 11’ ac c ep t e
au c u n so i n , i l 11’ ad m et m êm e p as q u ’ e l l e s ’ i n
j
j
(
j
:
•
;
f o r m e d e sa san t é, et el l e , q u i v o u l a i t êt r e u n e
i n f i r m i èr e d év o u ée, n e sa i t q u e f a i r e , d é so - .l
r i en t ée.
D ’ ab o r d , c et t e n at u r e, p er p ét u el l em en t en
f êt e, l ’ a g r i sé e , m ai s 011 se l asse d ’ ad m i r er 1
seu l e. A t o u t A ge, D i eu l ’ a v o u l u a i n si , l e c œ u r
a b eso i n d ’ u n c o m p ag n o n ; s ’ en p asser , c ’ est j
t o u j o u r s p én i b l e. I l é l a s I q u an d 011 est j e u n e , l a :
�LE RETOUR
79
so l i t u d e est u n e d u r e so u f f r an c e. E t N i c o l e est
seu l e. H o n t e u x d e sa d éc h éan c e p h y si q u e , Je a n
se c ac h e, et n e r en c o n t r e sa f em m e q u e l o r s
q u ’ i l est à p eu p r ès c er t ai n q u e ses f o r c es n e l e
t r ah i r o n t p as.
D e N i c o l e, i l n e v e u t r i e n , p u i sq u ’ el l e a r e
f u sé so n am o u r : i l n ’ ac c ep t e p as c et t e p i t i é
q u ’ el l e l u i o f f r e et q u ’ el l e a eu e p o u r t an t
d ’ au t r es. L e s m en so n g es, l es g est es f a u x en t r e
e u x so n t i n u t i l e s : q u el q u e èh o sc l es sép ar e.
Q u el q u e c h o se ! C e l a l i an t e so n c e r v e a u et
t o r t u r e so n c o r p s f i é v r e u x . C ’ est l e c au c h em ar
d e ses n u i t s san s so m m ei l , et l e m y st èr e q u ’ i l
n e p eu t p er c er l e f ai t ép i er N i c o l e co m m e 011
ép i e u n c r i m i n el d o n t 011 esp èr e l ’ a v e u . I l v o l e
l es l et t r es d e sa f em m e, et , q u an d el l e est so r t i e,
b o u l ev er se t o u s ses t i r o i r s, f o u i l l an t p ar t o u t , r a
m assan t m êm e l es p ap i er s d éc h i r és q u i t r aî n en t .
M ai s l es y e u x d e N i c o l e, so u v en t t r i st es, so n t
t o u j o u r s p u r s ; ses g est es j e u n e s, n a ï f s, c h a r
m an t s ; et l es t i r o i r s b o u l ev er sés, l es l et t r es v o
l ées, l es p ap i er s d éc h i r és r é u n i s 11’ o n t l i v r é au
cu n sec r et . F,t l es j o u r s p assen t , l e p r i n t em p s
a r en o u v el é l a t er r e ; l es p l u s b e l l es f l eu r s so n t
éc l o ses, l a m o n t ag n e a ét é u n f a n t a st i q u e b o u
q u et q u i c h a r g e a i t l ’ a i r d e p a r f u m s p én ét r an t s.
M ai n t en an t , l e s au r o r es so n t m er v ei l l e u ses, el l e s
f o n t d e l a m er u n e p al et t e p r éc i eu se o ù d es c o u
l eu r s, i n c o n n u es d e s h u m ai n s, se su c c èd en t
1 u n e à l ’ au t r e , t o u j o u r s p l u s b el l es. L e s n u i t s
c l ai r es, ét o i l ées, r af r a î c h i ssen t c et t e t er r e q u e
l e so l ei l i n c en d i e c h aq u e j o u r .
L e s n u i t s so n t ser ei n es et si d o u c es q u e N i
co l e l es p asse p r esq u e en t i èr em en t al l o n g ée d an s
l e j a r d i n , su r u n e c h ai se l o n g u e , s ’ en d o r m an t ,
b er c ée p a r l a c h an so n d e l a t u er , c ar essée p a r
t o u s l es p a r f u m s q u i v o y a g e n t av ec l a b r i se.
E t Je a n 11’ a p as v u l e p r i n t em p s, i l 11’ a p as
ad m i r é l a m o n t ag n e en f l eu r s, i l n ’ a p as r esp i r é
t o u t es l es sen t eu r s d u j a r d i n . I l sai t m ai n t en an t
�8o
le
re to u r
q u ’ i l n e g u é r i r a p as. A q u o i b o n ? l a g u ér i so n n e
l u i d o n n er ai t p as l e b o n h eu r .
I l ai m e N i c o l e , i l l ’ ai m e m a l g r é so n i n d i f f é
r en c e, i l l ’ ai m er ai t c o u p ab l e, i l n e l ’ o u b l i er a
j a m a i s... A l o r s, p u i sq u e q u el q u e c h o se l es sé
p ar e, p u i sq u ’ i l n e p eu t v i v r e san s l ’ am o u r d e
c et t e f em m e, am o u r q u ’ e l l e r e f u se , p o u r q u o i
.v i v r e?
E t Je a n d e K e r l i o u 11e c o m b at p a s, i l l ai sse
f a i r e l a m al ad i e. H i e r , el l e l e g u e t t a i t , a u j o u r
d ’ h u i , el l e est l à, i n st a l l é e , m aî t r esse d e c e c o r p s
q u e p er so n n e n e d éf en d ; d em ai n , i l ser a t r o p
t ar d .
F a t i g u é , p r é t e x t a n t u n t r a v a i l l i t t é r a i r e , Je a n
p asse t o u t es ses j o u r n ée s d an s sa c h am b r e ; i l l i t
p eu , f u m e b eau c o u p , et p en se, m ai s ses p en sées
l e t o r t u r en t . L e s h eu r es so n t l o n g u e s.
N i c o l e er r e d an s l e j a r d i n , s ’ e n f u i t d an s l a
m o n t ag n e, et , l e so i r , l asse d e se p r o m en er
seu l e, v i en t éc h o u er p r és d e l a m er . L à , so u
v en t , el l e a d es d ésesp o i r s d ’ en f an t . E l l e s ’ en
n u i e, el l e s ’ en n u i e, p l eu r e p r esq u e san s c au se.
E l l e est j e u n e , el l e est b el l e, el l e l e sa i t , e l l e a u
r ai t p u ai m er et êt r e ai m ée.
E t r e a i m é e ! V o l o n t a i r em en t a v e u g l e , e l l e n e
s ’ ap er ç o i t p as q u ’ u n h o m m e à cô t é d ’ el l e se
m eu r t d ’ am o u r . A i m e r . C e d ési r est en el l e, i l
s ’ i m p o se, m ai s p eu t - 0 11 ai m er 1111 h o m m e q u ’ 011
m ép r i se? 1111 h o m m e q u i , d an s l a g r a n d e t o u r
m en t e o ù l a F r a n c e a f a i l l i so m b r er , n ’ a p as su
f a i r e so n d e v o i r ?
A u t r e f o i s, N i c o l e 11’ o sai t p as ac c u ser , el l e
d o u t ai t ; c ’ ét ai t d éj à t er r i b l e, m ai s, a u j o u r d ’ h u i ,
el l e ac c u se. L a so l i t u d e d an s l aq u el l e Je a n v i t ,
so n h u m eu r ac ar i ât r e q u i en f ai t u n c o m p a
g n o n si d ésa g r éa b l e , c e si l en c e q u ’ i l g a r d e su r
ses an n ées d e p r i so n , t o u t c el a, c e so n t d es
p r e u v e s ac c ab l an t es.
N i c o l e se r ap p el l e l e f i an c é c h ar m an t , l e m ar i
am o u r eu x a v e c l eq u el el l e a v é c u q u el q u es
�LE RETOUR
Si
j o u r s. E l l e c o m p ar e et c et t e c o m p ar ai so n ac c u se
en co r e.
O u n e p eu t ai m er u n c o u p ab l e, i l y a d es
f au t es q u ’ on n e d o i t p as p ar d o n n er . A l o r s, N i
co l e p l eu r e, et , sa j eu n esse n e sac h an t p a s êt r e
m i sér i c o r d i eu se, e l l e en v eu t à c et h o m m e q u i
i m p o se à so n c œ u r u n e p a r e i l l e so l i t u d e.
L o i n l ’ u n d e l ’ a u t r e , au b o r d d e c et t e m er en
c h an t er esse, so u s ce c i el si c l ém en t , Je a n et N i
co l e so n t t r ès m a l h e u r e u x .
U n m at i n o ù l a j eu n e f em m e se r é v e i l l e p l u s
m o r o se q u e d ’ h a b i t u d e, u n e b o n n e n o u v e l l e l u i
p ar v i en t p ar t él ép h o n e. U n e d e se s c o u si n es,
d o n t l e m ar i est d ep u i s q u el q u e t em p s n o m m é
à T o u l o n , v i en d r a l a v o i r l e 27.
L e 27 ! N i c o l e b o n d i t d e so n l i t , c o u r t c o n
su l t er l e c al en d r i er . E l l e n e sa i t p l u s n i l es
j o u r s, n i l es. d at es. L e 27, c ’ est a u j o u r d ’ h u i !
A h ! q u el b o n h eu r ! A v e c h ât e, e l l e f a i t sa
t o i l et t e ; en c h a n t an t , el l e s ’ h a b i l l e ; c et t e v i
si t e est u n p l a i si r au q u el el l e n e s ’ at t e n d ai t p as.
E l l e d escen d p o u r p r ép ar er l a m ai so n , el l e v eu t
l a f l eu r i r , l a f a i r e ac c u ei l l a n t e, j o l i e . E l l e c o m
m an d e u n d éj eu n er so m p t u eu x et u n d în er
f i n , c ar el l e v e u t g a r d e r so n am i e t o u t e l a
j o u r n ée.
E l l e 11e l u i f er a p as seu l em en t l es h o n n eu r s
d e l a m ai so n , m ai s el l e v eu t l u i p r ésen t er so n
j a r d i n , sa m o n t ag n e, l es t er r asses, l a m er ; t o u t
ce q u ’ el l e ai m e et q u i l u i f a i t ac c ep t er l ’ af ï r eu se
so l i t u d e q u e Je a n l u i i m p o se. D eh o r s, el l e c o u p e
t o u t es l e s f l eu r s q u ’ e l l e r en c o n t r e ; c e s f l eu r s
ép an o u i es d o n n en t au sal o n b an al u n a i r d e
f êt e. L e s m eu b l es en ac aj o u m assi f q u e N i c o l e
t r o u v e si l a i d s so n t c h a r g é s d e b o u q u et s. E l l e
m et su r l ’ i m p o san t b u f f et u n e g er b e d e g l a ï e u l s,
l a t ab l e r eç o i t u n e c o r b ei l l e d e r o ses b l a n c l i c s,
si p u r es, q u e l es g o u t t es d ’ eau l ai ssées p ar l a r o
sée sem b l en t Ct r e d ev en u es d es p er l es d e c r i s
t al . A u
m i l i eu d u d r esso i r , el l e p o se u n e i m
�82
LE RETO UR
m en se c o u p e d e j a d e v er t r em p l i e d e g é r a n i u m s
r o u g es.
A i n si f l eu r i e, l a sal l e à m an g er , av ec sa l a r g e
f e n ê t r e d o n n an t su r l e s t er r asses o ù l e s o r an
g e r s so n t en f l eu r s, est m er v ei l l e u se, et N i c o l e,
t o u t e c o n t en t e, s ’ en v a d an s l e j a r d i n at t en d r e
so n am i e.
L ’ at t en t e, c ’ est u n e c h o se d él i c i eu se.
E t en d u e d an s u n r o c k i n g - ch ai r , à l ’ o m b r e
d es e u c a l y p t u s, l es y e u x m i - c l o s, r e g a r d a n t l a
m er q u i sem b l e si p ar esseu se, N i c o l e p en se à
c et t e c o u si n e, l ’ am i e d e so n en f an c e, q u i t o u t à
l ’ h eu r e ser a l à . V i e n d r a - t - e l l e p ar l e t r ai n o u
en au t o m o b i l e? D e T o u l o n à B e a u v a l l o n , l a
r o u t e est si j o l i e !
Q u el l e h eu r e est - i l ? O n z e h eu r es, el l e n e p eu t
t ar d er .
D ep u i s p r è s d ’ u n an , l e s d e u x j e u n e s f em m es
n e se so n t p as v u e s, l a g u e r r e l es a sép ar ées.
A n d r é e , sa c o u si n e, a eu , co m m e el l e , u n m ar i
p r i so n n i e r , m ai s p r i so n n i er ap r ès t r o i s an s d e
c am p ag n e, c o u v er t d e b l essu r es et d e g l o i r e . I l s
s ’ ai m en t , i l s so n t h e u r e u x ; A n d r é e v a- t - el l e
l u i p a r l e r d e so n b o n h eu r ?
E t N i c o l e , q u e d i r a- t - e l l e? R i e n . I l y a d es
sec r et s si d o u l o u r e u x q u e, m êm e à l ’ am i e l a
p l u s c h è r e, i l n e f au t p as l es c o n f i er . I l y a d es
sec r et s d o n t o n a h o n t e, d es m o t s q u ’ i l n e f au t
j a m a i s p r o n o n c er .
L e so l ei l d e j u i n est éc l at an t , l a l u m i èr e est
p ar t o u t , l e c i el et l a m er so n t d e p l u s en p l u s
b l eu s et l es q u el q u es n u a g e s q u i p assen t ét i n
c el l e n t . L e m u r m u r e d e c et t e m er p ar esseu se
est si d o u x q u ’ i l n e p a r v i e n t m êm e p as j u sq u ’ à
l a t er r asse o ù N i c o l e s ’ ab r i t e d e l ’ ar d en t so l ei l .
D ’ ab o r d t r ès l o i n t a i n , l e b r u i t d ’ u n m o t eu r
se f ai t en t en d r e ; l a j e u n e f em m e se r ed r esse et
éc o u t e.
L e b r u i t se r ap p r o c h e, al o r s el l e s ’ él an c e v e r s
�le
re to u r
83
la grande allée d ’eucalyptus qui va de la m aison
à la route. D ans u n nu ag e de poussière a p p a ra ît
u ne belle lim ousine qui vient à to u te allu re. L e
chauffeur aperço it N icole, il serre les freins, e t,
trépidante, b ru y a n te , l ’autom obile s ’arrête.
Silencieusem ent, les d eu x jeu n es fem m es
s’étreig n en t ; p u is, le chauffeur envoye a u g a
rage, elles s ’en v o n t à pas len ts. Q u ’elles sont
donc contentes d e se revoir !
L ’une à côté de l ’a u tre , se d o n n a n t le bras,
elles se d irig e n t vers la terrasse om bragée où
des fau teu ils les a tte n d e n t. E lle s d ise n t des
choses banales, m ais elles épro u v en t une g ran d e
joie à S&tendre leu rs voix dire ces b an alités.
D cyant la m aison, A ndrée q u itte le b ra s d e sa
cousine e t s ’a rrê te , ém erveillée, p u is, se to u r
n a n t vers N icole, elle lui reproche d e n e p as
avoir écrit d an s quel coin m erveilleux elle h a
b ita it, et elle ajoute, g en tim en t m oqueuse :
— L es am o u re u x , je le sais, aim en t à être
seuls, m ais c ’est trè s égoïste, M adam e, e t, pour
vous p u n ir, je vous enverrai to u s les jeu n e s m é
nages que je connais.
A ndrée plaisan te com m e u n e fem m e h e u
reuse ; elle n ’est pas jolie, m ais sa physionom ie
est éclairée p a r des y e u x im m enses, b rilla n ts,
pleins de vie, des y eu x qui crie n t
to u te la
terre son b o n h e u r. P o u r n e pas ê tre obligée de
répondre, N icole s ’em presse a u p rè s d e son
amie. V eut-elle en tre r dans la m aison ou re s
ter su r ce tte terrasse ju s q u ’à l ’h eu re d u d é
jeuner.
A ndrée n e q u itte ra le jard in q ue lo rsq u e ce
sera absolum ent nécessaire p o u r le « ra v itaille
m ent ».
E t, rieuse, elle s ’écrie
— V ois-tu? ii force de vivre avec u n poilu,
j ’ai des m ots de poilu !
N icole, p ar politesse, so u rit, m ais son sou
rire est triste.
�84
LE R ETO U R
F a c e à l a m er , el l e s s ’ i n st a l l en t l ’ u n e à cô t é
d e l ’ a u t r e . A n d r é e c o n t em p l e l a v u e q u el q u e
t em p s, si l en c i eu sem en t ; p u i s, se so u v en an t t o u t
à c o u p , e l l e se r et o u r n e v e r s sa c o u si n e :
— E t Je a n ? c o m m en t v a - t - i l ? J ’ ai o u b l i é, m a
c h é r i e , q u e c ’ est l a san t é d e t o n m ar i q u i t ’ a
am en ée d a n s c e b e au p a y s.
.G ên ée, N i c o l e r ép o n d :
— Je a n est t o u j o u r s d a n s l e m êm e ét at , n i
m i e u x , n i p l u s m al . L e m éd ec i n n o u s c o n sei l l e
d e p r o l o n g e r n o t r e séj o u r i c i . T u l e v e r r a s t o u t
à l ’ h e u r e, à! m o i n s q u e q u el q u e m i g r a i n e n e
l ’ o b l i g e à g a r d e r l a c h am b r e.
L a c l o c h e d u d é j e u n e r q u i so n n e, i n t er r o m p t
l a c o n v e r sa t i o n , et N i c o l e en est h eu r eu se ; el l e
n ’ ai m e p a s à p a r l e r d e l a san t é d e so n m ar i .
E l l e s en t r en t d an s l a m ai so n , et , t o u t en b a
v a r d a n t , p én èt r e n t d an s l a sa l l e à m an g e r . L e s
f l e u r s em b au m en t l a p i èc e, l a t ab l e est j o l i e ,
l e s d e u x j e u n e s f em m es a v o u en t q u ’ el l e s o n t
f a i m . Je a n n ’ est p a s l à ; i l se f a i t at t en d r e. N i
c o l e s ’ i m p at i en t e et , t r o u v a n t c et t e at t en t e i m
p o l i e p o u r sa c o u si n e, e l l e en v o i e l e d o m est i q u e
p r é v e n i r M o n si eu r q u e l e d é j e u n e r est se r v i .
M o n si eu r f a i t r ép o n d r e q u ’ i l a l a m i g r a i n e et
q u ’ i l n e p o u r r a d esc en d r e. E t , a v e c em b a r
r a s, l e d o m est i q u e aj o u t e, q u e M o n si e u r d e
m an d e q u e p er so n n e n e m o n t e, c a r i l v i e n t d e
p r en d r e u n c ac h et q u i v a l e f a i r e d o r m i r .
H a b i t u é e à c es c a p r i c e s,
ép au l e s, f u r i e u se q u e Je a n
ef f o r t p o u r sa c o u si n e.
N i c o l e h au sse l es
n ’ai t p as f a i t u n
E l l e s se m et t en t à t ab l e, u n p eu g ên ées. A n
d r ée c r o y a i t q u e, m al g r é l a d éf en se, N i c o l e
a l l a i t se p r é c i p i t e r d a n s l a c h a m b r e d e so n
m ar i ; e l l e s ’ ét o n n e d e l ’ i n d i f f ér en c e d e sa c o u
si n e. A f i n d ’ ef f ac er l ’ i m p o l i t esse d e Je a n , N i c o l e
n ’ est q u ’ at t en t i o n p o u r l ’ h ô t e q u ’ e l l e a t an t d e
p l a i si r à r ec ev o i r . E l l e s ’ i n q u i èt e d e se s g o û t s *■
c e d éj eu n er l u i p l a î t - i l ? c e so l ei l q u i en t r e d an s
�le
re to u r
85
l a sal l e à m an g e r , si i n d i sc r èt em en t , n e l a f a
t i g u e- t - i l p a s?
E t , p u i sq u e B e a u v a l l o n p l a î t t an t à A n d r é e ,
i l f au d r a q u ’ el l e v i e n n e so u v en t , t r è s so u v en t .
A v e c u n so u r i r e q u i v eu t êt r e g a i , m a i s q u i est
u n p eu t r i st e , N i c o l e a j o u t e q u e c e se r a u n e
ch ar i t é, c ar ,
q u el q u ef o i s, l e s j o u r n é e s l u i
sem b l en t l o n g u e s. A n d r é e p r o m et ; e l l e r e v i e n
d r a, c ’ est c er t ai n .
L e d éj eu n er f i n i , N i c o l e d é c l a r e q u e , m ai n t e
n an t , i l f a u t so r t i r , c a r , a p r ès l e j a r d i n a u x
f l eu r s o d o r an t es, a p r ès l a m er si b l e u e , si c al m e,
el l e v eu t r é v é l e r à A n d r é e « sa » m o n t ag n e.
E nlacées, se d o n n a n t le b ras, com m e a u tre
fois, elles s ’en vont. D ehors, ce n e so n t p lu s
que des gam ines ; elles s ’a m u sen t, rie n t de to u t.
U ne voile qui passe à l ’horizon, u n papillon qui
les frôle, u ne bran ch e qui s ’accroche d an s les
cheveux de N icole et q u i la décoiffe e n tière
m ent, A ndrée qui glisse su r le sol ro cailleu x de
la m ontagne, voilà de b eau x su je ts de gaieté.
A h ! q u ’elles sont jeunes, et com m e cette
claire journée d ’été a g risé leu rs d eu x cœ u rs !
E lles disent des b êtises, au cu n e conversation sé
rieuse n ’est suivie, et ces fem m es, qui o n t ta n t
souffert et qui o n t ta n t v u souffrir, s ’am usent
comme des enfants.
P en d an t p r ès d e c i n q an s, e l l e s o n t ét é sé
r i eu ses, d o u l o u r eu ses, e l l e s n e sa v a i e n t p u s
r i r e ; l e s l a r m e s, l a m o r t , r ô d a i en t au t o u r
d ’ el l es ; a u j o u r d ’ h u i , el l e s ép r o u v en t u n e j o i e
i m m en se à êt r e g a i e s, e l l e s c h a n t en t , el l e s
r 'en t . E l l e s so n t i v r e s, i v r e s d e so l e i l , d e c et t e
g r an d e c l ar t é r ép an d u e su r l a t er r e, d e l a b r i se
c h ar g ée d u l o u r d p a r f u m d es o r a n g e r s e t d e
l eu r j e u n e sse ...
E lles re n tre n t ta rd , trè s tard ; elles redes
cendent de la m o n tag n e, les b ras chargés de
fleurs do n t elles n e connaissent pas les nom s.
E lles sont lasses, m ais leu rs y e u x b rilla n ts
�86
LE RETO UR
sem b l en t g a r d e r u n p eu d e c et t e l u m i èr e
q u ’ el l e s o n t ad m i r ée t o u t e l a j o u r n ée.
A l a v i l l a , l es d o m est i q u es l es at t en d en t .
C h aq u e so i r , N i c o l e d în e seu l e, d eh o r s, so u s
u n e t o n n el l e c o u v er t e p ar d es r o si er s. Je a n s e '
c o u c h e a v a n t l e r ep as, l a f i èv r e en est l a c au se, .1
E l l e s se m et t en t à t ab l e, e l l e s r e v i e n n e n t .
av ec u n g r a n d ap p ét i t q u i l es r en d si l en c i eu ses, |
et p u i s, l es d o m est i q u es p ar t i s, al l o n g ées su r .
d es r o c k i n g - c h a i r s so u s l a t o n n el l e o ù l e s r o
si e r s so n t c o u v e r t s d e r o ses, el l es sen t en t q u e
l ’ h eu r e d es c o n f i d en c es est v en u e.
A n d r é e est h eu r eu se, si h eu r eu se q u ’ el l e
b eso i n d e d i r e so n b o n h eu r . E t p u i s l e so u p ç o n
q u ’ el l e a eu c c m at i n r e v i e n t et se p r éc i se. E l l e
v eu t i n t e r r o g e r N i c o l e , sa v o i r p o u r q u o i el l e
p a r l e si p eu d e so n m a r i , et ce q u e c ac h e cc
si l en c e.
P o u r p r o v o q u e r d es c o n f i d en c es, i l
f au t
d ’ ab o r d en f a i r e . I ,a n u i t v i e n t , l e s v i sa g e s
s ’ en t o u r en t d ’ o m b r e ; l e si l en c e, c c g r a n d s i
l en c e q u e seu l l e b r u i t d e l a m er t r o u b l e, ser a
l e c o m p l i c e d ’ A n d r é e , i l f o r c er a l e c œ u r d e
N i c o l e à l i v r e r so n sec r et .
C e n ’ est p as c u r i o si t é b an al e ; A n d r é e ai m e
i n f i n i m en t sa c o u si n e : el l e v eu t p a r t a g e r sa
p ei n e. A f i n d e 11e p as t r o u b l er l a d i v i n e p a i x
q u i l es en t o u r e, e l l e p a r l e d ’ u n e v o i x d o u c e,
t r ès d o u c e. E l l e d i t c o m b i en e l l e est h eu r eu se
d ’ a v o i r r e t r o u v é N i c o l e ; c et t e j o u r n ée a p assé
t r o p v i t e ! M ai n t en an t , el l es se v er r o n t so u v en t ,
c o m m e au t r e f o i s.
— A u t r e f o i s... r ép èt e N i c o l e d an s u n m u r
m u r e.
A n d r é e est i n st a l l é e à T o u l o n p o u r p l u si e u r s
m o i s ; et N i c o l e , q u e c o m p t e- t - el l e f a i r e ?
N i c o l e n ’ en sai t r i en ; l e m éd ec i n p r ét en d
q u e Je a n , ac t u el l em en t , 11c p eu t su p p o r t er au eu i ; v o y a g e . A l o r s, i l s r est er o n t à B eau v al l o n .
—
Tu
n ’ es p as à p l a i n d r e , r ép o n d
A n d r ée,
�le
re to u r
s7
t a v i l l a , l e s f l eu r s, l a m o n t ag n e, D i e u , q u e c est
b eau !
, ..
C et t e r ép o n se a g ac e N i c o l e , el l e v o u d r a i t
êt r e p l a i n t e et q u e sa c o u si n e c o m p r i t l e g r a u
sac r i f i c e q u ’ e l l e f a i t en r e st a n t p r è s d e so n
m ar i m al ad e. N e r v e u se , el l e s ’ éc r i e :
— O u i , c ’ est t r ès b e au , m a i s , q u an d o u est
seu l e p o u r ad m i r er , c e b e au f i n i t p a r c ev en i r
en n u y eu x .
C et t e r ép o n se, A n d r é e l ’ at t en d ai t .
— M ai s t u n ’ es p as seu l e, r ep r en d - el l e v i v e
m en t , Je a n est l à , et c e c l i m a t v a l e r em et t r e.
D a n s q u el q u e t em p s, v o u s c o u r r ez t o u s l es
d e u x d an s l a m o n t ag n e, co m m e n o u s l ’ av o n s
f a i t c et t e ap r ès- m i d i , et c e ser a d é l i c i e u x , N i
c o l e, d ’ êt r e av e c c el u i q u ’ o n ai m e au m i l i eu
d e c et t e f o r êt so m b r e et f l eu r i e. Je t ’ en v i e ,
v o i s- t u .
A u c u n e r ép o n se. N i c o l e
o m b r e ; l a n u i t l ’ en t o u r e
m y st èr e.
—
; p o r t an t ,
j e su i s
p assag e.
n ’ eSt p l u s q u ’ u n e
et l ’ en v e l o p p e d e
A n d r ée r ep r en d :
. .
A T o u l o n , m o n m a r i a u n ser v i c e t r ès n u
n o u s n o u s v o y o n s à p ei n e et , so u v en t ,
f o r c ée d e r e c e v o i r d es o f h c i er s a e
N o u e a v o n s r ar em en t q u el q u es h eu r e
d ’ i n t i m i t é. P o u r t a n t , j e su i s h eu r eu se, 3 ai t ai
c r ai n t p o u r l u i . j ’ a v a i s si p eu r d e n e p a*
r e v o i r ! 1 1 est l à . A h ! c o m m e c es m o t s m e t a n t
d u b i e n , j e l e s r ép èt e san s c esse :
Je n e m e l asse p a s d ’ en t en d r e ses p as.
sa v o i x . Je n e so r s j a m a i s q u an d i l es
.
m ai so n , d e p eu r d e p er d r e q u el q u es i n s¡.\
•
d e sa p r ésen c e. A h ! q u an d j e p en se '
b l essu r es, à so n c o u r a g e i n l a ssà b l e , j e m e c
q u e j e n e l ’ ai m er ai j a m a i s assez et q u i
f au t n o n seu l em en t l ’ ai m er av e c t o u t m o n c
d e f em m e, m a i s l e r esp ec t er a v e c m o n ai n e o e
f r a n ç a i se . N i c o l e , j e su i s b i en h e i u c u se .
° L a ‘ q u est i o n est
p o sée, t r ès p r éc i se. A n d r é e
�LIÎ R ETO U R
88
oo
.
, i n e c er t ai n e a n x i é t é l a r ép o n se d e
at t en d av e c \
r ai so n d e v o u l o i r p er c er ce
“
X T p o u rra-t -elle
c o n sei l l er ,
sau r a- t - el l e
' “ n ' o i e e st t o u j o u r s u u e o m b r e sï l eu c i eu se :
Jr s
A n d r é e sc p en c h e v e r s c l e e t , t r i s t eu j
, n t r én èt e l es m êm es m o t s :
™ U L c h é r i e, es- t u h eu r eu se?
U n san g l o t l o n g , p r o f o n d , u n san g l o t t r o u b l e
g r a n d c al m e. C ’ e s t u n cœ u r q u i d éf ai l l e,
l e
un
cœ u r q u i c r i e sa d ét r esse^
A n d r é e s’ est p r éc i p i t ée p r ès d e sa co u si n e
et
m at er n el l e, essa y e d e l a co n so l er
_ _ V o y o n s! q u el est c e g r an d c h a g r i n ?
Tu
c r o i s Je a n m a l a d e ; t u t ’ i n q u i èt es, j ’ en su i s
r o r t ai n e b i en à t o r t . I l s n o u s r ev i en n en t t o u s
t r ès d ép r i m és, n o s p au v r es p r i so n n i er s ; d e b o n s
««ïn«* d e l ’ af f ec t i o n et l ’ a i r d e F r a n c e t e r e
m et t r o n t Je a n t r è s r ap i d em en t .
N i c o l e se ser r e c o n t r e sa co u si n e et
av o u e
t r ès b a s :
.
_ N o n , c e n ’ est p as c el a.
A n d r ée h ési t e ; q u el l e q u est i o n d o i t - el l e p o
ser ? E l l e se r en d b i en co m p t e q u e l ’ h eu r e d es
c o n f i d en c es est v en u e , et v o i l à quo> m ai n t en an t ,
el l e a p eu r d e ce q u ’ el l e v a en t en d r e.
Nicole et Jean font-ils to u t sim plem ent m au
vais m énage : caractères qui se h e u rte n t,
disp u tes perpétuelles, la m aison, un enfer? N on,
ils sont bons tous les d eux, c ’est au tre chose
de plus grave qui les sépare. L ’un a-t-il besoin
d ’un pardon que l ’au tre refuse? P e n d a n t cette
g u erre, N icole a-t-elle été fidèle? A ndrée a
h o n te de ce soupçon, m ais ces larm es, ce ch a
g rin qui fait trem bler to u t le corps de N icole,
o n t u n e cause.
—
M a chérie, si cela ne t ’est pas tro p dou
lo u re u x , dis-moi ta peine. Je p o u rrai peut-être
t ’aider. V oyons, aie du courage.
_ C ’est terrible, avoue Nicole.
�LE RETOUR
89
— D i s t o u t d e m êm e. Je v a i s p a r t i r d an s
q u el q u es i n st a n t s, et j e t e d o n n e m a p ar o l e
d ’ h o n n eu r q u e, si t u l e d ési r es, j e 11e t ’ en r e
p a r l e r a i j a m a i s, e t ... t u sa i s... j e t ’ ai m e r ai t o u
j o u r s au t a n t .
N i c o l e se r ed r esse, d eb o u t , p r è s d e sa c o u
si n e ; f r ém i ssan t e, e l l e s ’ éc r i e :
— Q u e p en ses- t u d o n c , A n d r é e ? t u m e so u p
ç o n n es, t u m e c r o i s c o u p ab l e ! A h ! n o n , v r a i
m en t , c ’ est d r ô l e, t r è s d r ô l e ! M a i s l e c o u p ab l e,
m a c h è r e, c ’ est l u i , l u i , Je a n d e K e r l i o u ; u n
so l d at q u i n ’ a p as su f a i r e so n d ev o i r ! I ,e s
b o n n es am i es, à P a r i s, n e t ’ o n t d o n c j a m a i s r a
co n t é q u e m o n
m ar i
av ai t
ét é f a i t
p r i so n n i e r
san s s ’ ê t r e j a m a i s b a t t u . O u i , p r i so n n i e r ap r ès
q u el q u es sem ai n es d e c am p ag n e, et d an s q u el l es
c i r c o n st an c es? J ’ ai m e m i e u x 11e p as l es c o n
n aî t r e. D u r est e, i l est t r ès p r u d e n t , i l 11e p a r l e
j a m a i s d u d éb u t d e l a g u e r r e n i d e so n sé j o u r
l à- b as. I l s ’ en t en d ai t p eu t - êt r e t r ès b i en a v e c l es
B o c h es, l â c h e en A l l e m a g n e c o m m e i l l ’ a ét é en
Fr an ce !
U n c r i p l a i n t i f , l e c r i d ’ u n an i m al b l essé,
r ép o n d a u x p ar o l es d e N i c o l e. A n d r é e l ’ en t en d ,
e l l e t r e ssa i l l e et sa m ai n sai si t l e b r a s d e sa c o u
si n e. M a i s N i c o l e 11e s ’ o c c u p e q u e d ’ el l e- m êm e.
D ep u i s d es j o u r s, d es m o i s, d es an n ées, el l e
so u f f r e, el l e n ’ a j a m a i s d i t sa p ei n e. A n d r é e a
v o u l u l a c o n n aî t r e, e l l e l ’ en t en d r a j u sq u ’ au
bout :
— O u i , aj o u t a - t - el l e av e c v i o l en c e, v o i l à l e
m ar i q u e j ’ ai . C e m al ad e q u e j e d o i s so i g n e r ,
c et h o m m e q u ’ 011 p l a i n t et q u ’ o n o se ap p el er
u n g r a n d b l essé, s ’ i l ét ai t r est é en F r a n c e , l e
c o n sei l d e g u e r r e l ’ eû t p r o b ab l em en t c o n d am n é,
î î t t u m e p ar l es d ’ am o u r , t u m e d em an d es si
j e su i s h eu r eu se : p cu t - 0 11 ai m er u n h o m m e
q u ’ 011 m ép r i se?
U n c r i , c et t e f o i s d éc h i r an t , f ai t t ai r e N i c o l e.
A n d r é e se r ap p r o c h e, t r em b l an t e, et l u i d i t :
�90
LE RETOUR
__ Q u e l q u 'u n n o u s éc o u t ai t !
T ro u b lée, Nicole affirme que c ’est im pos
sible ; les dom estiques sont tous ù tab le ; ce cri,
c ’est celui d ’un oiseau de n u it, elle est presque
certain e de l ’avoir d éjà e n ten d u . A ndrée a un
nom su r les lèvres, elle devine que Nicole r e
d oute de le prononcer. E lles se taisen t, g u e t
ta n t le m oindre b ru it. T o u t est calm e, seule
la m er fait en ten d re son éternel m urm ure.
D ans u n soufllc, A ndrée d it :
— T o n m a ri...
— M ais il ne so rt jam ais le soir ; il y a lo n g
tem ps q u ’à cette lieure-ci les cachets l ’o n t e n
dorm i.
E lles q u itte n t la to nnelle, é tre in te s p a r u n e
angoisse qui les oppresse, et se d irig e n t vers
la m aison. T o u t de su ite, N icole se renseigne :
— M onsieur a-t-il sonné? dem ande-t-elle au
valet de cham bre, com m ent va-t-il?
— A près le d în er, M onsieur a dem andé sa ti
sane, il p araissait p rêt à s ’en d o rm ir...
R assurée, N icole affecte une g ran d e liberté
d ’e sp rit. A n d rée p a rle de d é p a rt, elle rev ien d ra
b ien tô t, m ais, bouleversée p a r la confidence de
sa cousine, elle v eut fu ir cette m aison où elle
devine q u ’un dram e se p rép are, un dram e que
personne au m onde ne p o u rra em pêcher. Le
cri q u ’elle a en te n d u to u t à l ’h eu re est un cri
h u m ain , si d o u lo u reu x !
E lle v o u d rait fouiller ce jard in som bre, de
m ander à ch aq u e buisson son secret ; m ais N i
cole p a ra ît si tra n q u ille ; elle p rép are u n bou
q uet p our la visiteuse, choisissant les fleurs de
la m ontagne q u ’elle veut lui faire em porter.
T re m b lan te , A ndrée s ’enveloppe de scs voiles
et m et son m an teau . L a voilà prête. L ’autom o
bile est devant la p orte, elle va p a rtir.
Elle hésite, que doit-elle faire? q u e faut-il
d ire?
E lle s ’approche de N icole, to u t ém ue, et
�LE RETO UR
l ’em brasse ; p uis, au m om ent de la q u itte r, très
vite, m u rm u re :
— M a ch érie, je te plain s, c ’est terrib le, m ais
il faut p ard o n n er, il doit ê tre si m alh eu reu x !
N icole s ’échappe des b ras qui la retien n e n t
et, d ’u ne voix n ette, d u re, im placable, répond :
— Jam ais !
C ’est su r ce m ot que les d e u x cousines se sé
parent.
Jam ais. C ’est u n m ot sans espoir, u n m ot
pour les dam nés. D ans l ’autom obile qui la
ram ène à T o u lo n , A ndrée le rép ète, frisson
n a n te ; com m ent N icole a-t-elle p u le p ro
noncer?
Sa cousine p a rtie, la tê te h a u te , N icole re
m onte chez elle. L a course d an s la m ontagne
l ’a fatiguée, elle se couche et essaie de s ’en
dorm ir.
L es y e u x clos, elle s ’efforce d e p en ser a u x
heures gaies vécues avec A ndrée, m ais c ’est
l ’h eure douloureuse, l ’h eu re où elle a crié sa
peine qui s ’impose.
Pourquoi a-t-elle p arlé? A vec quelle p réci
sion elle a accusé ! E lle a d it ces terrib les choses
connue si elle en é tait certaine, elle n ’a m êm e
pas ex p liqué q ue rien d ’absolu n ’é ta it venu con
firmer ses soupçons.
E lle a accusé, condam né, pourquoi?
P a r orgueil. A ndrée d o u tait d ’elle, cela l ’a
révoltée. E lle est si fière d ’avoir fait son devoir
et de le faire encore. R ester près d ’un m ari m a
lade, souvent désagréable, privée de tous les
plaisirs, à son âge, c ’est m éritoire ; et M mo de
G randval a raison quand elle écrit que sa
pauvre fille est trè s m alheureuse.
S ur cette pensée, N icole s ’e n d o rt, m écontente
d ’elle-m êm e et d ’A ndrée qui lui a arrach é son
secret.
�LE RETOUS.
92
L a n u i t e st b e l l e , c al m e, l e c i el
p l ei n
d ’ ét o i l es. L a l u n e v i e n t d e se l e v e r , el l e éc l ai r e
t o u t l e j a r d i n . L a t o n n el l e c o u v er t e d e r o si er s
est u n e g r a n d e o m b r e ét r an g e , l es b a l u st r e s d es
t er r asses so n t d ’ u n e b l an c h e u r éb l o u i ssan t e.
S ’ ac c r o c h an t a p r è s e l l e s, u n e f o r m e so m b r e, u n
h o m m e, Je a n d e K e r l i o u .
C e so i r , i l a v o u l u se p r o m en er p o u r ap ai ser
sa f i è v r e ; c e so i r , so n d est i n l ’ a m en é d an s l e
j ar d i n .
I l est v e n u s ’ asseo i r p r è s d e l a t o n n el l e, et
i l a t o u t en t en d u : l e s q u est i o n s d ’ A n d r é e , l e
sa n g l o t d e N i c o l e q u i l ’ a r et en u su r so n b an c ,
p u i s l ’ i n f â m e ac c u sat i o n . C ’ est l u i q u i a c r i é ;
i l v o u l a i t b o n d i r , so u f f l et er c et t e f em m e, l a
si en n e, q u i l ’ ac c u sai t a i n si , m ai s se s f o r c es l ’ o n t
t r a h i . E t p u i s, q u ’ au r a i t - i l d i t ? D es p a r o l e s n e
su f f i sen t p a s, i l f a u t d e s p r e u v e s, et q u el l e s
p r e u v e s p o u v a i t - i l d o n n er ?
I l est r est é su r so n b a n c e t i l a at t en d u l a
m o r t ; i l so u f f r ai t t an t q u ’ i l l u i sem b l ai t i m p o s
si b l e q u ’ e l l e n e v î n t p as. M a i s so n c œ u r s ’ est
c a l m é , u n e su e u r t e r r i b l e a su c c éd é à l ’ o p p r eSsi o n si d o u l o u r eu se, et , a l o r s, Je a n d e K e r l i o u
a c o m p r i s q u e c et t e c r i se se t er m i n a i t c o m m e l es
a u t r e s. C e n ’ ét ai t p as en c o r e l a f i n .
I l s ’ est l e v é , m ar c h an t c o m m e u n h o m m e
i v r e , s ’ ac c r o c h an t a u x c h a i ses, a u x a r b r e s, a u x
b a l u st r e s. I l est l à , m ai n t en an t , i l v eu t s ’ ap p r o
c h er d u v i v i e r t ap i ssé d e m o u sse q u i r en d l ’ eau
t o u t e v er t e.
P o u r a t t e i n d r e c e v i v i e r , i l f a u t m o n t er
q u el q u es g r a d i n s d e p i e r r e . Je a n se r en d co m p t e
q u e sc s f o r c e s n e l u i p er m et t en t p a s d e l es
m o n t er d eb o u t . A l o r s, i l se m et à g e n o u x , et ,
c o u r b é v e r s l a t e r r e , i l g r a v i t d i f f i c i l em en t l es
h au t es m ar c h es.
E n l i a n t , 1111 p u i ssan t ef f o r t d e v o l o n t é l e f ai t
se r ed r e sse r , e t i l s ’ ap p r o c h e d e c et t e eau d o r
m an t e, so n b u t . L à , c ’ est l a p a i x , l ’ o u b l i , l a fi n
�le
re to u r
93
de toutes ses souffrances. L a fièvre le re n d irre s
ponsable, il n ’est p lu s le m a ître de son cerveau.
M ourir, m o u rir, l ’obsession d ev ien t affreuse, e t
cette eau sem ble l ’appeler.
Il s ’approche, g ran d e om bre tra g iq u e ; il est
si p rès q u e le m o in d re m ouvem ent le p ré c ip i
tera dans ce vivier, su r c e tte m ousse v e rte . 11
a tte n d , il est h e u re u x , il n e souffrira p lu s, e t il
veut jo u ir d e ce d o u lo u reu x b o n h e u r. 11 est
calm e, apaisé, il regarde a u to u r d e lu i u n e d e r
nière fois : ce jard in que la lu n e éclaire, la m er,
les terrasses, la tonnelle. Il resp ire p o u r la d e r
nière fois ce lo u rd parfum qui m o n te des o ra n
gers. C ’est fini, il lève les b ra s a u - d e s s u s d e la
tête, d éjà il se penche vers l ’eau. M ais voilà,
h allucination é tra n g e, q u ’u n e voix d u re, im p la
cable, lui rép ète les paroles de N icole :
—
L âche en A llem agne com m e il l ’a été en
F ran ce !...
L âche ! A h ! com m e ce m o t lu i fa it m al ! il le
blesse, sa c h a ir souffup, c ’est u n clou q u ’on lu i
enfonce d an s le cœ u r. Sa m o rt, c e tte m o rt vers
laquelle il s ’en va si calm e, se ra considérée
comm e u n e lâch eté de p lu s e t com m e u n aveu.
C oüpable, il s ’est tu é . Il e n te n d N icole, ce
sera to u te son oraison fu n èb re.
Q u ’im porte, a p rè s to u t? le calv a ire est tro p
long, tro p d u r, il n e p e u t p lu s le m o n te r, la
croix est si lo in ta in e ! Il ferm e les y e u x , il v eu t
oublier toutes les d o uleurs te rre stre s ; d a n s u n
geste inconscient, il croise ses m ain s p o u r p rie r.
A h ! les m ots d iv in s a p p ris p a r l ’e n fa n t su r
les gen o u x m a te rn e ls! com m e le c œ u r les re
trouve a u x g ran d e s h eu res, e t, v e rtu d e la
prière, cet hom m e que la m o rt frôle d é jà , cet
homnffc se redresse et s ’éloigne d e c e tte eau qui
l ’appelle.
C ette m ort si désirée, c e tte m o rt q u ’il e n tre
voyait com m e la fin de son m al, c e tte m o rt le
condam nerait sans avpel : u n soldat d e F ra n ce
�94
LE RETOUR
n ’ a p a s l e d r o i t d e se t u er , D i eu v o u d r a q u e j u s
t i c e se f asse.
T o u t en c o n t i n u an t à p r i e r , l a t en t at i o n est
en c o r e g r a n d e , Je a n q u i t t e l e b o r d d u v i v i e r ;
i l d esc en d l ’ e sc a l i e r , l en t em en t , sa n s d é f a i l
l a n c e , et c e m o u r an t r e t r o u v e l a f o r c e d e t r a
v e r se r l e j a r d i n et d e r en t r er d a n s l a v i l l a o ù ,
d ep u i s l o n g t em p s, t o u t l e m o n d e r ep o se.
V III
L e l en d em ai n d e l a v i si t e d e sa c o u si n e , N i
c o l e est r é v e i l l é e d e t r è s b o n n e h eu r e p a r l e ;
v a l e t d e c h am b r e, q u i « se p er m et d e d ér a n g er
M ad a m e, c a r i l n e t r o u v e p as M o n si eu r b i en ». 1
E n ei ï et , assi s d a n s u n f a u t e u i l , M o n si eu r est \
c o n g est i o n n é, i l r esp i r e t r ès d i f f i c i l em en t , et ses -s
y e u x v a g u e s o n t l ’ a i r d e n e r ec o n n aî t r e p e r
so n n e.
E ffr ay ée,
N i c o l e s ’ ap p r o c h e e t
c o n st at e
q u ’ u n e f i èv r e t er r i b l e s ’ est em p ar ée d e so n m ar i ,
A u ssi t ô t , e l l e d o n n e d es o r d r es. M o n si eu r est
r ec o u c h é, l e m éd ec i n ap p el é en t o u t e l i A t e. L ’ i n -
;
'
A r m i èr e se r en d c o m p t e q u e c e d éb u t i n d i q u e :
u n e g r a v e m al ad i e.
L e d o c t eu r q u i a r r i v e d a n s l a m at i n ée n e l u i t
c ac h e p as l a v é r i t é . M . d e K e r l i o u a u n e d o u b l e
p n eu m o n i e q u i ser a l o n g u e et d i f f i c i l e il so i g n e r ; i l f a u t u n e g a r d e , M " 10 d e K e r l i o u n e p eu t
su f f i r e, et i l a j o u t e q u e l es p r o c h es p ar en t s d u
m al ad e d o i v en t êt r e p r é v e n u s i m m éd i at em en t .
]
|
J
!
f
N i c o l e c o m p r en d . A v e c u n san g - f r o i d q u i I
ét o n n e m éd ec i n et d o m est i q u es, e l l e p r év o i t
t o u t et n ’ o u b l i e r i en .
Q u a r an t e - h u i t l i eu r es ap r è s, sa b el l e- m èr e est |
l à , et u n e g a r d e t r ès e x p é r i m en t ée l ’ ai d e à so i - |
g n e r so n m ar i . L a v i e s ’ o r g an i se. M m" d e K e r - |
�le
retou r
95
l i o u i n èr c r est e j o u r et n u i t p r è s d e so n f i l s et
n e c o n sen t à se r ep o ser q u e l o r sq u e ses f o r c es
l a t r ah i ssen t . L a g a r d e r em p l a c e N i c o l e seu l e
m en t q u an d l e m al ad e est asso u p i .
L e t r ai t em en t est p én i b l e ; l es en v el o p p e
m en t s f r o i d s f o n t c r i e r Je a n d e K e r l i o u . I l se
f âc h e, r ef u se d e se l a i sse r so i g n e r et i n j u r i e t o u s
c eu x q u i l u i i m p o sen t u n e p ar ei l l e so u f f r an c e.
N i c o l e n ’ en t en d p as : so n v i sa g e r est e i m p as
si b l e, ses g e st e s sû r s, et , f er m e, v o l o n t a i r e, e l l e
so i g n e ce m al ad e q u i , l o r sq u ’ i l d é l i r e , l a r e
p o u sse en ap p el an t ép er d u m en t sa m èr e.
—
M am an , m am an , cr i e- t - i l , v en ez , j e n ’ ai
qu e vou s !
B o u l ev er sée p ar l ’ ap p el d e so n e n f a n t , si p é
n i b l e p o u r N i c o l e , M mo d e K e r l i o u a v o u l u l ’ e x
c u ser , m ai s t r ès c al m e, i n d i f f ér en t e, l a j e u n e
f em m e l u i a r ép o n d u q u e c ’ ét ai t i n u t i l e . E l l e
c o n n aît l es m al ad es, el l e sa i t q u ’ i l n e f a u t f a i r e
au c u n e at t en t i o n à ce q u ’ i l s d i se n t ...
P en d an t t r o i s sem ai n es, Je a n d e K e r l i o u c ô
t o i e l a m o r t . L e P r o f e sse u r v en u d e P a r i s n e
l ai sse p as b eau c o u p d ’ esp o i r . C ’ est g r a v e , t r ès
g r a v e , et i l d em an d e à N i c o l e q u el l e i m p r u
d en ce so n m ar i a c o m m i se. A u p r i n t em p s, i l
ét ai t à p ei n e at t ei n t ; m ai n t en an t , l ’ a v e n i r
ef f r ai e l e p r a t i c i e n . 11 s ’ en v a , d éso l é : ce g r a n d
g ar ç o n l u i ét ai t sy m p a t h i q u e , et p u i s M “ '° d e
K e r l i o u n i èr e, c et t e ad m i r ab l e f em m e, n e m é
r i t a i t p as u n e d er n i èr e ép r eu v e. I l f au t ê t r e
p r o f o n d ém en t c r o y a n t p o u r n e p as se r é v o l t e r
d ev a n t c er t ai n es v i e s t r o p d o u l o u r eu ses.
U ne n u it, alors q u ’au tp u r du m alade p e r
sonne n ’espère p lus, voilà que, to u t à coup, la
fièvre tom be et q u ’il s ’endort paisiblem ent.
A u jour, il se réveille et reg ard e, étonné, sa
m ère, N icole, la garde. T o u t d ’abord, il leu r
sourit, puis, à ces fem m es qui a tte n d e n t avec
anxiété les prem iers m ots sensés, il avoue...
q u ’il a faim !
�C ’ est u n e j o i e !
A p a r t i r d e c e m at i n - l à, Je a n d e K e r l i o u en t r e
en c o n v al esc en c e, et ses p r o g r è s so n t si r ap i d es
q u ’ u n e sem ai n e ap r ès i l est d an s l e j a r d i n , su r
u n e c h ai se- l o n g u e, a u b o r d d e l a m er , d em an
d an t au b eau so l ei l l e s f o r c es d o n t i l a b eso i n .
E t l a v i e est ai n si f ai t e q u e c e d ésesp ér é q u i
v o u l a i t m o u r i r t r o u v e d u c h ar m e à t o u t c e q u ’ i l
v o u l a i t q u i t t er . L a m er , i l n e l ’ a j a m a i s v u e si
b e l l e, l es f l eu r s o n t u n p a r f u m q u ’ i l n e c o n - ^
n ai ssai t p as.
Il
r e g a r d e san s se l asser l e c i el t o u j o u r s p u r ,
l a m ai so n en v ah i e p a r t o u t es l es p l a n t es g r i m p an t es, l es t er r asses et m êm e l e v i v i e r o ù d o r t .
l ’ eau v er t e. I l j o u i t av ec u n e i n t en si t é ef f r ay an t e »
d e l ’ af f ec t i o n d o n t sa m èr e l ’ en t o u r e et d es I
so i n s a t t e n t i f s d e N i c o l e. I l n e p en se p as, i l bc
l a i sse v i v r e : p l u s t ar d , q u an d i l ser a g u é r i , i l
r ep r en d r a so n f ar d ea u .
U n m at i n o ù , d e t r ès b o n n e h eu r e, i l est i n s - j
t a l l é d an s l e j a r d i n t o u t p r ès d e l a m er , i l d é - 1
c o u v r e d an s l e v o l u m i n e u x c o u r r i er q u i a r r i v e \
t o u s l es j o u r s p o u r l a D i r ec t r i c e d e l ’ œ u v r e d es f
p et i t s p aq u et s, u n e l et t r e d o n t l ’ é c r i t u r e l u i f ai t
b at t r e l e c œ u r . C ’ est d e D u r o y , so n c am ar ad e
d e p r i so n ! E t , j o y e u x , i l e x p l i q u e à sa m èr e, %
assi se p r ès d e l u i , q u e c e D u r o y a ét é l ’ am i d é - ' l
v o u é d e t an t d e m au v ai ses h eu r es. E m p o r t é p ar i
ses so u v e n i r s, l es y e u x l o i n t a i n s, i l v a r a c o n
t er c e q u e c e P a r i si e n , si b l a g u e u r , l ’ a ai d é à
su p p o r t er . I l v a t o u t év o q u er : l ’ a f f r e u x c h a
g r i n p o u r d es so l d at s d ’ êt r e p r i so n n i e r s d ès l e
d éb u t d e l a c am p ag n e, l ’ i m p o ssi b i l i t é ab so l u e
d e s ’ év a d er d e ce p a y s m au d i t q u an d 011 n ’ ci i
c o n n ai ssai t
p as l a l an g u e,
l es t er r i b l es r e p r é * ®
sa i l l e s, l es m o r t el l es ép i d ém i es. I l v a t o u t d i r e «
m ai s i l ap er ç o i t N i c o l e ... E l l e ét ai t ét en d u e su r
l e sab l e c h a u d , p ar esseu se, i n d i f f é r e n t e ,.e t v o i l à’
q u ’ el l e se r ed r esse et q u ’ el l e r eg ar d e f i x em en t
so n m ar i . Se s y e u x l ’ i n t e r r o g en t , i l s at t en d en t
�I ,E
RETOUR
97
l ’ a v e u d u c o u p ab l e et l e c o n d am n en t san s
m er c i . A l o r s Je a n d e K e r l i o u se r ap p el l e l ’ a c c u
sat i o n i n f â m e, sa g r a n d e so u f f r an c e : à q u o i b o n
p a r l e r ? e l l e n e l e c r o i r a i t p as !
T r i st e m e n t , p r esq u e h o n t e u x , i l b a i sse l a t êt e,
et ses m ai n s q u i t r em b l en t d éc ac h et t en t l en t e
m en t l a p et i t e l et t r e q u i v i e n t d e r em u er en l u i
t an t d e so u v en i r s.
D u r o y n ’ éc r i t p as b i en l o n g u em en t . D ès so n
r et o u r , v o u l a n t o u b l i er , i l a em m en é sc s v i e u x
p ar en t s d an s u n t r o u d e B r e t a g n e , o ù u n e t an t e
c en t en ai r e l e s at t en d ai t . C et t e so l i t u d e l u i a f a i t
d u b i en : i l est r em i s h n eu f et s ’ e x c u se d e so n
si l en c e. C et t e r et r ai t e l u i ét a i t n éc essai r e. 1 1
c o m p t e v e n i r à P a r i s p o u r l e s f êt es d e l a V i c
t o i r e, et , sac h an t q u e Je a n h ab i t e p r ès d e
l ’ E t o i l e, il l u i
p l a c e. I l v eu t
q u eu r s.
d em an d e d e l u i r é se r v e r u n e
ab so l u m en t ad m i r er l e s v a i n
Je a n a l u t o u t h au t l a l et t r e d e so n am i , et
c et t e l et t r e, t r ès b an a l e , sem b l e ém o t i o n n er N i
c o l e. E l l e s ’ est r ed r essée d ’ u n seu l b o n d , et , l es
y e u x b r i l l a n t s, el l e m u r m u r e av ec u n e e x p r e s
si o n q u i f ai t c o m p r en d r e c e q u ’ el l e so u h ai t e :
— A h ! l es f êt es d e l a V i c t o i r e !
M m° d e K e r l i o u s ’ ar r êt e d e t r a v a i l l e r , Je a n
r e g a r d e sa f em m e, et , ap r ès u n c o u r t si l e n c e , i l
d em an d e à N i c o l e si e l l e v eu t b i en s ’ o c c u p er d e
sa t i sf a i r e l e d ési r d e D u r o y . D ’ u n e v o i x p r esq u e
n at u r el l e, i l aj o u t e :
— Je p en se q u e v o t r e m èr e a d û v o u s f a i r e
r éser v er u n e p l ac e, el l e p o u r r a i t p eu t - êt r e en r e
t en i r u n e a u t r e p o u r m o n am i .
L e c r i d e j o i e d e N i c o l e r éc o m p en se l e m ar i
d e l ’ ef f o r t q u ’ i l a f ai t . E l l e est au p i ed d e l a
c h ai se- l o n g u e, el l e r i t , el l e p l eu r e t o u t
l a f o i s,
et , p o u r l a f o r m e, et p ar c e q u ’ au
f o n d d ’ el l e-
m êm e el l e a u n p eu h o n t e, el l e p r o t est e. N o n ,
v r ai m en t , c el a n e c o n t r ar i e p as Je a n ? i l p o u r r a
se p asser d e so n i n f i r m i èr e p en d an t d e u x j o u r s?
1G8.IV
�98
LE
RETOUR
d e u x j o u r s... e l l e n e ser a p a s l o n g t em p s a b
se n t e ... A - t - i l b i en r éf l é c h i ? C et t e ab sen c e n e
l ’ at t r i st er a p as? I l ser a g a i ? i l d o r m i r a b i e n ?...
D es c h o ses d o n t N i c o l e j u sq u ’ à p r ésen t n e
s ’ est j am ai s o c c u p ée ! C e g r an d b o n h eu r , q u e l a
j eu n e f em m e n e p eu t c ac h er , d éc o u r ag e Je a n ,
et i l af f i r m e, n e r v e u x , q u ’ i l n ’ a h eu r eu sem en t
p l u s b eso i n d ’ i n f i r m i èr e.
A l o r s, N i c o l e em b r asse sa b el l e- m èr e ; el l e
est si c o n t en t e q u ’ i l f au t ab so l u m en t q u ’ el l e em
b r asse q u e l q u ’ u n , et , i n so u c i an t e, g r i sée p ar l a
g r an d e j o i e q u ’ el l e at t en d , el l e p a r l e .
—
L e s f êt es d e l a V i c t o i r e , p en sez , m èr e, ce
q u e c ’ est p o u r n o u s, l e s i n f i r m i è r es ! A l a c an
t i n e, l a n u i t , d an s l e s g a r es, q u an d n o u s ét i o n s
t r o p l asses, p o u r n o u s d o n n er m u t u el l em en t d u
c o u r ag e, n o u s p ar l i o n s d e c e r et o u r d es v a i n
q u eu r s. N o u s d i si o n s d es b êt i ses, i l s p asser ai en t
t o u s so u s l ’ A r c d e T r i o m p h e , n o u s r est er i o n s l à
d es j o u r s et d es n u i t s p o u r l es v o i r d éf i l er . A
l ’ h ô p i t al , q u an d n o u s n ’ en p o u v i o n s p l u s d e
v o i r so u f f r i r et m o u r i r , l ’ i n f i r m i èr e- m aj o r n o u s
r ap p el ai t q u e, l e j o u r d e l a v i c t o i r e , n o u s ser i o n s
à l ’ h o n n eu r co m m e l es p o i l u s, et , t o u j o u r s av ec
c o u r ag e, n o u s r ep r en i o n s l a t âc h e. A h ! v o y ez v o u s, j e .c r o y a i s q u e j e n e p o u r r a i s p a s assi s
t er à ces f êt es. J ’ y p en sai s l a n u i t , l e j o u r ; j ’ y
p en sai s t o u t l e t em p s et j e n ’ o sai s p as v o u s en
p ar l er . Je n e sai s p as p o u r q u o i , m ai s j e m ’ i m a
g i n a i s q u e c el a v o u s c o n t r ar i er ai t d e m e v o i r
p ar t i r , v o u s q u i ét i ez f o r c ée d e r e st e r l à. M a i s j e
r ev i en d r ai t o u t d e su i t e v o u s r ac o n t er l e m er
v e i l l e u x d éf i l é, c ar i l ser a m e r v e i l l e u x . Je r en t r e
p o u r éc r i r e, i l f au t q u e m am an n o u s r et i en n e
d eu x p l ac es p r ès d e l ’ E t o i l e , j e v e u x l es v o i r
p asser so u s l ’ A r c d e T r i o m p h e , et so y ez c er
t ai n , Je a n , q u e v o t r e am i ser a l e n ô t r e.
( A p r ès u n d er n i er b ai ser à sa b el l e- m èr e, el l e
s en v a en c o u r an t , co m m e u n e g am i n e.
Je a n l a r eg ar d e p a r t i r , ses y e u x su i v e n t c et t e
�LE
RETOUR
99
p et i t e si l h o u et t e b l a n c h e q u i cl au se d é j o i e , i l
l a v o i t g r i m p e r l e s esc a l i er s d es t r o i s t er r asses,
P u i s u n g r o s m ag n o l i a l a l u i c ac h e. A l o r s, i l se
sen t t r ès l as.
M rao d e K e r l i o u a r e p r i s so n t r i c o t , et , t en
d r em en t , si t en d r em en t q u e sa v o i x sem b l e u n e
c ar esse, e l l e d i t :
—
C ’ est u n e e n f an t , u n e g r a n d e en f an t , on n e
Peu t l u i d em an d er d ’ êt r e t o u j o u r s sér i eu se.
N i c o l e a r r i v e à P a r i s l e 13 j u i l l e t au m at i n ,
P a r i s a r e v ê t u sa r o b e d es g r a n d s j o u r s d e f êt e.
P ar t o u t
d es d r a p e a u x , l e s p l u s b e l l es m ai so n s
co m m e l es p l u s m o d est es so n t p av o i sée s ; c ’ est
u n e o r g i e d e c o u l e u r s d é j à t r i o m p h al e. N i c o l e
em b r asse sa m èr e h â t i v em e n t , a v e c i n d i f f é
r en ce : e l l e n ’ a q u ’ u n e i d ée , q u ’ u n d ési r , v o i r
l es C h a m p s- E l y sé e s, l a v o i e sac r ée, o ù d em ai n
l es v ai n q u eu r s p asser o n t . E t , d a n s l ’ au t o m o
b i l e q u i l ’ em m èn e c h ez e l l e , el l e n ’ éc o u t e j u s
sa m èr e q u i l 'a c c a b l e d e q u est i o n s. E l l e r e
g ar d e, e l l e r e g ar d e, el l e n ’ est v en u e q u e p o u r
c°l a . I ,a f o u l e q u i se p r esse d a n s l es r u es l u i
sem b l e ét r an g em en t sy m p a t h i q u e , e l l e so u r i t à
c ° s v i sa g e s ( p i i r ay o n n en t au t a n t q u e l e si en .
L e j o u r d e g l o i r e est a r r i v é . A l i ! c o m m e t o u s
'es F r a n ç a i s l e sen t en t i n t en sém en t . I .e s c i n q
an n ées d e so u f f r an c es l e u r sem b l en t d é j à l o i n
t ai n es, l a j o i e a f ai t p l ac e à l a d o u l eu r . L a v o i t u r e n e c i r c u l e p as f ac i l em en t : u n l o n g m o
m en t , e l l e est ar r êt ée f ac e à l ’ A r c d e T r i o m p h e .
^ ’ A r e d e T r i o m p h e , c e m o t p r o n o n c é t an t d e
fr)i s n a g u è r e san s q u ’ on p r î t g a r d e à sa si g n i
f i cat i o n ! L e s m o r t s y so n t l es p r em i er s, c ’ est
Ju st i c e, e t N i c o l e v o u d r a i t s ’ ag e n o u i l l e r d e v a n t
eu x .
A h ! sa m èr e p eu t l u i p a r l e r d es m o d es n o u
v el l es, l u i r ac o n t er l e s d er n i er s p o t i n s, l a su p
p l i er d ’ o r g an i ser u n ét é am u san t , N i c o l e 11e
�IO O
le
reto u r
l ’ éco u t e p as. E l l e n ’ a q u ’ u n e p en sée. D em a i n ,
n o s so l d at s p asser o n t l à . D e m a i n ....
D es m o t s s ’ i m p o sen t , r ay o n n en t : sac r i f i c e,
h o n n eu r , l i b er t é. C ’ est l a c o h o r t e ém o u v an t e d e
t o u s c e u x q u i se so n t o f f er t s, d e t o u s c e u x q u i
so n t m o r t s, d e t o u s c e u x q u i o n t v a i n c u !
H é l a s ! l ’ au t o m o b i l e d ém ar r e, l e c h a u f f eu r
r éu ssi t a t r a v e r se r l a f o u l e. D éso l ée, N i c o l e se
p en c h e à l a p o r t i èr e p o u r v o i r p l u s l o n g t em p s l e
m o n u m en t sy m b o l i q u e, en t o u r é d ’ o r i f l am m es
ag i t ées p ar l e v en t .
E l l e a r r i v e c h ez el l e . So n h o m e, q u ’ el l e
c r o y a i t r et r o u v er av ec t an t d e p l a i si r , l a l ai sse
i n d i f f ér en t e ; a u j o u r d ’ h u i , u n e seu l e c h o se
l ’ ém eu t : l a V i c t o i r e . E l l e v i e n t , e l l e est en
r o u t e, el l e ser a l à d em ai n .
E l l e c h a n g e d e t o i l et t e, d éj eu n e t r ès r a p i d e
m en t , et r ep ar t se m êl er à l a f o u l e q u i en c o m b r e
l es r u es. P a r i si e n s, b a n l i eu sar d s, p r o v i n c i a u x ,
ét r an g e r s, se p r essen t , se b o u sc u l en t , t o u s d e
b o n n e h u m eu r , r eg ar d a n t , et c r i t i q u an t su r t o u t ,
l e s d er n i er s p r ép ar at i f s d es f êt es d e d em ai n .
L e so i r v i e n t , c ’ est l a v e i l l é e f u n èb r e ; t o u t e
l a F r a n c e se r ec u ei l l e et p r i e p o u r ses m o r t s.
D es f en êt r es d e l ’ h ô t el d e K e r l i o u , N i c o l e a p e r
ço i t l ’ A r c d e T r i o m p h e ; c ’ est u n i m m en se et
ét r an g e o st en so i r , d éf en d u p ar d es c an o n s, e n
v el o p p é d ’ en c en s. T o u t u n p eu p l e l ’ en t o u r e.
C e so i r , N i c o l e n e d escen d p as d a n s l a r u e ,
el l e v eu t êt r e seu l e p o u r p en ser à c e u x q u i n e
so n t p l u s. Se so u v en i r d ’ e u x , n e j a m a i s o u
b l i er l e u r s sac r i f i c es et l e u r s so u f f r an c es, l es r e
g r et t er t o u j o u r s, l es asso c i er à n o t r e g l o i r e ,
v o i l à c e q u ’ i l f au t p r o m et t r e a u x m o r t s d e l a
g r a n d e g u er r e. L e s m ai n s j o i n t e s, l e s y e u x
f i x és su r l e m o n u m en t sy m b o l i q u e, N i c o l e sen t
q u e q u el q u e ch o se d ’ i n f i n i m en t b eau m o n t e d e
ce p eu p l e en p r i èr es v er s l e b l o c d e p i er r e q u e
l a l ég en d e i m m o r t al i ser a.
�LE
RETOUR
10 1
A 5 h e u r es d u m at i n , f r a î c h e , c h ar m an t e,
p i m p an t e, N i c o l e at t en d Ja c q u e s D u r o y q u i d o i t
v en i r l u i p r ésen t e r ses h o m m ag es et l ’ ai d er à
g a g n e r l a f en êt r e q u i l e u r est r éser v ée d an s
u n i m m eu b l e d es C h a m p s- E l y sé e s. E l l e n e
c o n n aît p a s c e Ja c q u e s D u r o y , e l l e a c o m m u
n i q u é h i e r a v e c l u i p a r t él ép h o n e ; l e u r c o n
v er sat i o n r ap i d e l u i a ét é ag r é a b l e . I l -a u n e v o i x
sy m p a t h i q u e , et so n en t h o u si asm e c o r r esp o n
d ai t à c el u i d e N i c o l e.
L e v o i l à . L a j e u n e f em m e l e r eç o i t d a n s l ’ es
c al i er , t an t e l l e a h ât e d e s ’ en a l l e r . A u c u n
p r o t o c o l e, u n sal i v t , u n e p o i g n é e d e m a i n s, et
l es v o i l à p ar t i s.
E n d esc en d an t
c o m m en t v a so n
vite :
l ’ e sc a l i e r , Ja c q u e s d em an d e
am i , et N i c o l e r ép o n d t r ès
— I l v a b i en m ai n t en an t , j e v o u s r ac o n t er ai
c °l a p l u s t ar d .
D e h o r s , il f a it à p e i n e jo u r , m a is l e c ie l a
ur*e t o u te p e t it e t e in t e r o s e q u i p r o m e t u n e
b e lle j o u r n é e .
N ic o le b a t d e s m a in s :
— V o y e z , i l f er a b eau !
L ’a v e n u e d u Bois e s t b a r r é e , d e s d r a g o n s la
B a rd en t. O n n e p a s s e p a s .
C et t e d éf en se n ’ est p as p o u r N i c o l e. E l l e
ar r i v e, el l e so u r i t , el l e est j o l i e à r en d r e f o u s
c>s p l u s sa g e s, e l l e p asse o ù e l l e v e u t , et
Ja c q u e s D u r o y , q u i t r o u v e q u ’ e l l e p r a t i q u e ad
m i r ab l em en t l e sy st èm e D ., l a su i t . L a f o u l e est
éj à g r a n d e , si c o m p ac t e q u ’ i l est i m p o ssi b l e d e
c i r c u l er , p o u r t an t N i c o l e y r éu ssi t . L e s v o i l à
d ev an t l a p o r t e d e l ’ i m m eu b l e o ù , au p r em i er
âg e, d e u x p l a c es l eu r so n t r éser v ée s.
N i c o l e r eg r et t e d e q u i t t er l a f o u l e ; l e s g e n s
^ 'u so n t l à d ep u i s l a v e i l l e , st o ïq u em en t assi s
su r l e u r s p l i a n t s, d o n n an t a p p u y é s l ’ u n c o n t r e
au t r e, so n t d es am i s ; d i e se sen t d e l a m êm e
r ace, el l e v o u d r a i t ac c l am er av e c e u x l es so l -
�102
re to u r
le
d at s. M a i s t o u t es l e s p l ac es so n t p r i se s et l es
r a n g s si ser r és q u ’ i l y a d es en d r o i t s o ù l ’ on n e
v o i t q u e d es t êt es. L e s f en êt r es d es m ai so n s, l es
t o i t s, l es ar b r es, t o u t est en c o m b r é ; N i c o l e se
r ési g n e à g a g n e r l ’ ap p ar t em en t o ù sa m èr e l es
at t en d .
D es p r ésen t at i o n s b r èv e s, t o u t e p o l i t esse sem
b l e i n u t i l e . U n e seu l e i d ée, u n e seu l e p r éo c c u p a
t i o n : l a f en êt r e, r eg ar d er si o n « l e s » v e r r a .
N i c o l e est co n t en t e, sa m èr e a b i en c h o i si .
D ev an t el l e, d an s u n e b e l l e l u m i è r e , l ’ A r c d e
T r i o m p h e, l ’ av en u e d e N e u i l l y , l e s C h am p sE l y sé e s. L e c i el est p u r , l e so l ei l b r i l l e ; d é j à ,
l es d r a p ea u x s ’ ag i t en t .
I l f au t q u e N i c o l e p ar l e, i l f au t q u ’ el l e c o m
m u n i q u e à q u el q u ’ u n q u i sen t e co m m e el l e t o u t
c e q u ’ el l e ép r o u v e. Sa m èr e n ’ est q u ’ u n e m o n
d ai n e q u i a eu p eu r . E l l e ap p el l e c e Ja c q u e s D u r o y q u ’ el l e n e c o n n aît p as, m ai s e l l e d ev i n e q u e
c et h o m m e est , co m m e el l e , p r o f o n d ém en t f r a n
ç ai s. I l a sal u é l e cén o t ap h e av ec u n e ém o t i o n
et 1111 r esp ec t q u i l ’ o n t i m p r essi o n n ée.
L e s t am b o u r s r éso n n en t , q u el q u es d ét ac h e
m en t s p assen t . L ’ h eu r e t an t at t en d u e d ep u i s
c i n q an n ées ap p r o c h e. L ’ h eu r e q u e l a j u st i c e
d i v i n e d ev ai t à l a F r a n c e . A h ! co m m e t o u s l es
c œ u r s q u i so u f f r en t s ’ ap ai sen t ! L e s sac r i f i c es,
l es d eu i l s n e so n t p as i n u t i l e s.
Ja c q u e s D u r o y est t o u t p r ès d e N i c o l e , el l e
m urm ure :
— I l y a si l o n g t em p s q u e n o u s at t en d i o n s
c el a 1
E t l u i r ép o n d
:
— Q u ’ on ser ai t h e u r eu x si t o u s l es c o p ai n s
ét ai en t l à !
L e so l ei l b r i l l e , d e p l u s en p l u s b eau ; l u i
au ssi est v i c t o r i e u x . L e s d r a p e a u x , l e s o r i
f l am m es f r i sso n n en t , l e j o u r d e g l o i r e est a r r i v é .
U n co u p d e can o n an n o n c e l e d ép ar t d es
t r o u p es ; d e l a f o u l e m o n t e u n g r an d c r i :
�LE
RETOUR
10 3
— L es v o i l à !...
L e s m ai n s d e N i c o l e ser r en t l a b a r r e d e f er
d u b al c o n , el l e r é p è t e c o m m e t o u t l e m o n d e :
— L es voilà !
L ’ A r c d e T r i o m p h e est en t o u r é d e r ay o n s
d ’ o r , l e c i el est b l e u , d é j à l es p r em i er s d r a
p ea u x ap p ar a i sse n t p o r t és p ar d es m u t i l é s. B éq u i l l a r d s, g r a n d s i n f i r m e s en v o i t u r e, p o u ssés
Par d es c am ar ad es m o i n s ab îm és q u ’ e u x . C ’ est
t i n d éf i l é p o i g n a n t .
C es m u t i l és so n t l es b l essés d e l a M ar n e, d e
l a C h am p ag n e, d e l ’ Y se r , d e V e r d u n , d e l a
So m m e ; i l s o n t l a i ssé l e u r s m em b r es d an s l es
p l ai n es d e F r a n c e r o u g i e s p ar l eu r sa n g . A v e c
q u el r esp ec t r ec o n n ai ssa n t , q u el l e ém o t i o n i n
t en se, l e p eu p l e sa l u e c et t e p r o c essi o n d e m ar
t yrs !
V o i l à l es m a r é c h a u x . I l s p assen t , l e si l en c e
est i m p r essi o n n an t , et ce n ’ est q u ’ au b o u t d e
Q u el q u es sec o n d es q u e l a f o u l e l e s ac c l am e.
V o i l à l es A m é r i c a i n s : i l s v o n t , r ap i d es, d o n
n an t u n e i m p r essi o n d e f o r c e ; l es B e l g e s, si
h ér o ïq u es ; l es A n g l a i s... C e u x - l à o n t c o n ser v é
l eu r s d r a p e a u x r o u l é s : i l l es d ép l o i en t , en ¡l a s
san t so u s l ’ A r c d e T r i o m p h e . L ’ ei ï et est 111er ' ’ei l l eu x .
E g s I t a l i e n s, l es G r e c s, l e s P o l o n a i s, l es
Ser b es, l e s T c h é c o - Sl o v a q u e s, t o u s l e s a l l i é s
Son t l à, et , en f i n , l es so l d at s d e l a F r a n c e !
'— N o s p o i l u s ! s ’ éc r i e N i c o l e en p l eu r an t .
F t Ja c q u e s D u r o y , q u i 11e sai t p l u s d u t o u t ce
j l u ,i l f a i t , sai si t l a m ai n d e l a j e u n e f em m e et
*a ser r e co m m e si c ’ ét ai t c el l e d ’ u n c am ar ad e.
— A h ! 111011 D i eu ! m o n D i eu ! j e l es v o i s !
1 11 f r i sso n sa c r é , u n e a l l é g r e sse i n o u ïe ag i t e
a fou le :
~~ N o s p o i l u s ! n o s p o i l u s ! A h ! l es b r a v e s
K ar s !
4 ° u s se so u v i en n en t d e l e u r s m o t s : « O n l es
au r a, 011 l es a eu s. » I l s p assen t , au ssi si m p l es
�LE
104
RETOUR
q u ’ i l s ét ai en t g r a n d s. C e so n t c es p et i t s b o n sh o m m es- l à q u i o n t g ag n é l a g u er r e, i l s o n t t en u
p ar t o u t o ù i l f a l l a i t t en i r , se f ai san t t u er san s
m u r m u r er af i n d e l ai sser a u x al l i é s l e t em p s d e
s ’ éq u i p er p o u r l u t t er co n t r e l ’ en n em i f o r m i
d ab l e q u i v o u l a i t c o n q u ér i r l e m o n d e. C es p e
t i t s b o n sh o m m es- l à n ’ o n t p as l a t en u e i m p ec
c ab l e d es A m é r i c ai n s, n i l ’ a l l u r e r el i g i eu se d es
A n g l a i s ; l ’ ai r ar r o g an t d es I t a l i e n s n e l e u r i r ai t
g u èr e ; c es p et i t s b o n sh o m m es- l à, c e so n t l es
en f an t s d e l a F r a n c e , et l a f o u l e l e s t r o u v e p l u s
b e a u x q u e t o u s l es au t r es.
I l s p assen t , r i eu r s, c o u v er t s d e f l eu r s ; i l s
p assen t , u n p eu ém u s, c o m p r en an t m al q u e t o u t
u n p eu p l e l e s ad o r e.
L e s d r ap eau x !
D ev an t c es l o q u es g l o r i eu ses, d éc h i q u et ées,
sal es, t er n i es, l a f o u l e se r ec u ei l l e, l e s v o i x
s ’ ad o u c i ssen t , c ’ est u n m u r m u r e, p r esq u e u n e
p r i èr e q u i m o n t e v e r s c es em b l èm es. L e s m ai n s
se c r o i sen t , b i en d es y e u x so n t p l ei n s d e l ar m es.
L a F r a n c e en t i èr e s ’ ag en o u i l l e d ev an t ses d r a
p eau x .
H t l e» r ég i m en t s p assen t , m u si q u e en t êt e, d é
f i l an t en t r e l es o r i f l am m es ag i t é es p ar l e v en t ,
so u s u n so l ei l d o r é q u i sem b l e l e s en t o u r er d e
g l o i r e. E t q u an d , d an s u n b r u i t i n f e r n a l , l es
ch ar s
d ’ assau t
on t
d éf i l é ;
q u an d
PA rc
de
T r i o m p h e n ’ est p l u s q u ’ u n e g r a n d e v o û t e v i d e
s ’ o u v r an t su r u n c i el en c o r e b l eu , m ai s o ù
q u el q u es n u a g es co m m en cen t à p asser , N i
co l e, q u i a b eau c o u p p l e u r é , sai si t l e b r a s d e
D u r o y q u i n ’ a cessé d e t am p o n n er sc s y e u x , et
l u i d i t d ’ u n e v o i x su p p l i a n t e :
—
E m m e n e z -m o i v it e , a llo n s -n o u s - e n ! Je n e
v e u x p a s d é je u n e r a u jo u r d ’h u i a v e c t o u t e s l es
a m ie s d e m a m a n .
E t i l s v o n t se m êl er à l a f o u l e, et r e g a r d e r d e
p l u s p r ès ce m o n u m en t d e p i er r e q u i s’ o u v r e et f
p l ei n ci el .
�LE
RETOUR
L e 14 j u i l l e t 19 19 , l ’ A r c d e T r i o m p h e est en
t r é d an s l a l ég en d e , l e s so l d a t s d e l a F r a n c e
l ’ ° n t i m m o r t al i sé.
V er s m i d i ,
g r i sé e
d ’ en t h o u si asm e,
l asse
d ’ a v o i r m ar c h é, a p p l a u d i , c r i é , p l e u r é , N i c o l e
l 'en t r e ch ez e l l e a v e c D u r o y . I l s v o n t d éj eu n er
en sem b l ej p ar l er en c o r e, p a r l e r t o u j o u r s d u g l o
r i eu x d éf i l é, p u i s i l s se sép ar er o n t . I l s o n t v éc u
1 Un p r è s d e l ’ a u t r e d es m i n u t es i n o u b l i a b l e s,
C} ’. ^ ' cn Qu ’ >ls se c o n n ai ssen t à p ei n e, c e so n t
d éj à d es am i s.
I l s d éj eu n en t g a i em en t , v i b r a n t en c o r e ; i l s
Par l en t d e s m a r é c h a u x , d es g é n é r a u x , d es so l
d at s, d e t o u t c e q u ’ i l s o n t v u , p u i s,
r ep as est f i n i et q u ’ i n st a l l é s d a n s l e
a r ev êt u sa t o i l et t e d ’ ét é, assi s d a n s
t ab l es f a u t e u i l s o ù l e u r s m em b r es
l i s e n t , l a b e l l e i v r e sse q u i l es a
l o r sq u e l e
fu m oir qu i
de co n fo r
l a s se r e
g r i sé s se
d i ssi p e, i l s d ev i en n en t sé r i e u x , i l s so n t p r esq u e
t r i st es.
g r a n d e j o i e d e c e j o u r , h él as ! 11’ ef f ac e p as
°u t e s l es d o u l eu r s.
D u r o y se r ap p r o c h e d e N i c o l e , et , u n p eu
o n t eu x d ’ a v o i r o u b l i é p en d an t q u el q u es h eu r es
am i K e r l i o u , i l d i t à l a j e u n e f em m e, t r è s
a« ec t u eu sem c n t :
M ai n t en an t q u e n o u s v o i l à sa g e s, p ar l c z Ul° i d e Je a n .
A U î co m m e l e j o l i v i sa g e d e N i c o l e c h a n g e !
J°a n ! L l l e n ’ y p en sai t p l u s. I l ét ai t si l o i n d e c e
l °U r d e g l o i r e !
'~ ah n c, a v e c i n d i f f ér en c e, e l l e r ép o n d q u ’ i l
'eu t d ’ êt r e t r ès m al ad e et q u e sa san t é est en rc b i en p r éc ai r e . Ja c q u e s D u r o y 11e s ’ en
t .,° n n o p a s : 011 a t an t so u f f er t l à- b as, K e r l i o u
1 l l s q u e l es au t r e s.
. ,es y e u x d e N i c o l e c o n ser v en t l e u r e x p r e sl 0| i l o i n t ai n e. I i l l e n ’ a au c u n e p i t i é ; si so n
. 1111 a so u f f er t p l u s q u e l es a u t r e s, c ’ ét ai t j u s-
«Ce !
�le
io 6
re to u r
Et
v o i l à q u ’ u n e i d ée s ’ i m p o se à c e c e r v e a u
Ja c q u e s D u r o y , cet am i d e l à- b as, d o i t
sa v o i r . E l l e v a l e q u est i o n n er . I l n e d i r a p eu t êt r e p aS t o u t e l a v ér i t é, m ai s e l l e d ev i n er a ce
q u ’ i l v o u d r a c ac h er . E t l es h eu r es q u ’ el l e v i en t
d e v i v r e l a r en d an t i m p i t o y ab l e , el l e c o n c l u t
q u e, si l ’ em b ar r as, l e t r o u b l e d e D u r o y c o n
d am n en t so n m ar i , el l e n e r ep ar t i r a p as. N o n ,
c ’ est f i n i , b i en f i n i , el l e n e se sen t p l u s l e c o u
r ag e d e c o n t i n u er à so i g n er u n m a u v a i s so l d at .
Sa j eu n esse, sa san t é, so n én er g i e, p eu v en t se r
v i r à au t r e ch o se.
Si el l e se sép ar e d e Je a n d e K e r l i o u , c e n ’ est
p as p o u r v i v r e en m o n d ai n e co m m e sa m èr e.
L a F r a n c e est v i c t o r i eu se, t n ai s, p o u r p r o f i t er
d e sa v i c t o i r e, e l l e a b eso i n d e t o u s ses en f an t s.
A u j o u r d ’ h u i , N i c o l e a c o m p r i s q u e, p en d an t 1a
p a i x , co m m e el l e l ’ a f a i t p en d an t l a g u e r r e , el l e
p o u v ai t en co r e se r v i r .
u r e x c it é .
F i è r e d e l a d éc i si o n q u ’ el l e v i en t d e p r en d r e,
ses g r an d s y e u x so m b r es f i x é s su r D u r o y , sc r u
t an t ses t r ai t s, ép i an t ses m o i n d r es g est es, el l e
l ’ i n t er r o g e.
— P o u r q u o i Je a n a- t - i l so u f f er t p l u s q u e l es
au t r es?
D u r o y r eg ar d e l e v i sa g e q u i est d ev an t l u i , et
il
s ’ i m ag i n e q u e l ’ at t en t i o n
d e N i c o l e e st
de
l ’ a n x i ét é . I l est t r ès em b ar r assé, d o i t - i l d i r e l a
v ér i t é, t o u t e l a v ér i t é?
— Je n e sa i s p as au j u st e, r ep r en d - i l , c e q u e
Je a n v o u s a r ac o n t é ; m ai s v o u s d ev ez b i en sa
v o i r q u ’ en A l l e m a g n e o n n o u s t r ai t ai t m al .
N i c o l e s ’ i m p at i en t e : c e n ’ est p as c el a q u i
l ’ i n t ér esse. Q u el l e q u est i o n p o u r r a i t - el l e d o n c
p o ser p o u r em b ar r asser cet h o m m e d o n t l es
y e u x c l a i r s so n t si j o y e u x . E l l e h ési t e, e l l e a
p eu r , p u i s, b r u t al em en t , el l e i n t e r r o g e :
V o u s êt es d u m êm e r ég i m en t q u e m o n
m ar i ?
L a v o i x est d u r e, si c h a n g ée, q u e D u r o y sc
�LE
107
RETOUR
r ed r esse. I l 11e sa i t p a s au j u st e , m ai s i l l u i
sem b l e q u e q u el q u e c h o se v i e n t d e l e b l esser .
C et t e j o l i e f em m e au v i sa g e sév èr e n ’ est p l u s
l e c am ar ad e c h ar m an t q u i r i a i t et p l e u r a i t ce
n i at i n en c r i a n t : « V i v e l a F r a n c e ! » et q u i
l u i d i sai t co m m e à u n am i q u ’ on a t o u j o u r s
co n n u : « A h ! M o n si eu r , n o s so l d at s so n t l es
Pl u s b eau x d u m o n d e ! »
N o n ,- c et t e j o l i e f em m e d o n t l e s y e u x o n t u n e
ex p r essi o n é t r a n g e , i l n e l a c o n n aî t p as. B r i è
v em en t , i l r ép o n d :
— O u i , M ad am e, d u m êm e r ég i m en t .
P o u r su i v a n t so n i d ée , N i c o l e v eu t u n e p r éei si o n .
. — ■ F t v o u s av ez ét é f a i t s p r i so n n i e r s l e m êm e
jou r?
— O u i , à q u el q u es h eu r es d e d i st an c e.
A l o r s, d r essée su r so n f a u t e u i l , t o u t so n êt r e
e n sp é, N i c o l e v a o f f en ser l ’ h o m m e q u i est so n
l i o t e. D ’ u n e v o i x r a u q u e , i r o n i q u e, m éc h an t e,
el l e d em an d e :
~~ C o m m en t ?
C o m m en t ? M a i s c e m o t est u n e i n su l t e ! D 11r ° y se l è v e , i l est d eb o u t d ev a n t N i c o l e, i l l a
d o m i n e. E l l e est p â l e , ses l è v r e s t r em b l en t , et
?Cs g r a n d s y e u x g u et t en t l ’ ém o i d e c el u i q u ’ el l e
'» t e r r o g e.
— M ai s, M ad am e, s ’ éc r i e D u r o y , q u e su p p o
sez - v o u s d o n c ?
N i c o l e se t ai t , i l y a d es m o t s q u ’ 011 n ’ o se p as
P r o n o n c er ... C e si l e n c e e x a sp è r e D u r o y , i l n ’ est
'* u s l e m aît r e d e ses n e r f s. A v o i r t an t so u f f er t ,
a,1t su p p o r t é, p o u r q u e l e p r em i er c i v i l q u ’ 011
en co n t r e ai t l e d r o i t d e v o u s j e t e r
r eu x so u p ç o n , c ’ est t r o p d u r !
l a t êt e 1111
1.
! el l e v eu t sa v o i r , c et t e j o l i e f em m e, eh
' e n ! el l e v a sa v o i r !
3 une voix
P ar l e :
V ous
f o r t e,
v o u l ez
d r essé
d ev an t
c o n n aî t r e,
N i c o l e,
M ad am e,
il
d an s
�g
XE
RETOUR
q u el l e s c i r c o n st an c es n o u s av o n s ét é l a i t s p r i
s o n n ie r s ;
c ’ est t r ès si m p l e. K e r l i o u et m o i ,
n o u s av i o n s r eç u l ’ o r d r e d ’ av a n c er p o u r d éc o u
v r i r l ’ en n em i , n o u s n e sav i o n s g u èr e o ù n o u s
ét i o n s, m ai s n o u s av a n c i o n s q u an d m êm e, c ar
n o u s so m m es d e o e u x , éc o u t ez b i en , M ad am e,
q u i n e r ec u l e n t j am ai s.
E t p u i s, ce m at i n d e b r o u i l l a r d , sa n s q u e
n o u s sac h i o n s c o m m en t i l ét ai t v e n u , l ’ en n em i
n o u s a en t o u r és. U n c o n t r e c e n t , on est d é
sar m é san s p o u v o i r r ési st er . A u p o st e al l em an d ,
o ù n o u s n o u s so m m es r e t r o u v é s, K e r l i o u a
v o u l u l u t t e r , s ’ e n f u i r . Je m ’ y su i s o p p o sé,
c ’ ét ai t l a m o r t . U n e m o r t i n u t i l e et b êt e ; u n
F r a n ç a i s, u n b r a v e F r a n ç a i s, q u e l e p a y s au r ai t
p er d u ! A l o r s, n o u s so m m es p a r t i s p o u r l ’ A l l e m ag n e, u n m i l l i e r d e m a l h e u r e u x q u i se d o u
t ai en t b i en v e r s q u el b a g n e i l s al l a i en t . E n
c o u r s d e r o u t e, l es B o c h es n o u s o n t i n su l t és,
f r ap p és ; n o u s m o u r i o n s d e f ai m , d e so i f , t an t
p i s, n o u s p assi o n s l a t êt e h au t e, et n o u s c h an t i o n s m al g r é l es c o u p s d e c r o sse. C el u i q u i c h a n
.
^
t ai t p l u s f o r t q u e t o u t l e m o n d e, c el u i q u i d é
f en d ai t l es f a i b l e s, c el u i q u i ét ai t d éj à l e c h ef
d e l a r ési st an c e, c ’ ét ai t v o t r e m a r i , M ad am e. A u
c am p , t o u t co m m e au f r o n t , i l f a l l a i t t e n i r , et
n o u s av o n s t en u , m al g r é l es c o m m u n i q u és ai l e-
!
m an d s q u i n o u s an n o n ç ai en t l es d éf ai t es f r a n
ç ai ses, et l es d r a p e a u x b o c h es q u i c l aq u ai e n t an
v en t , co m m e a u j o u r d ’ h u i l es n ô t r es, p o u r cél é-
j
b r er l e s v i c t o i r e s al l em an d es. E t p u i s, c o m m e
l es p r i so n n i er s n ’ ét ai en t p as assez m a l h e u r e u x ,
<| u’ i l s t r o u v ai en t m o y en d e n ar g u er l eu r s b o u r
r e a u x et q u ’ i l s r ef u sa i en t d e t r a v a i l l e r c o n t r e l a
h r an c e, l es au t o r i t és al l em an d es o n t i n v en t é l e
c am p d e r ep r ésai l l es. V o t r e m ar i et m o i , M a*
d am e, n o u s av o n s ét é d ési g n és. L e c a m p d e re
p r ésai l l es, c el a n e v o u s d i t r i en , v o u s en av ez
p eu t - êt r e en t en d u p ar l er d an s u n sal o n , i n ci * ,
d o m i n en t , m ai s v o t r e esp r i t n e s ’ est p a s ar r êt é
�le
r e to u r
10 9
l o n g t em p s 5 ce q u e p o u v a i t êt r e c h ez l e s B o c h es
u n c am p d e r e p r é sa i l l e s...
« I m a g i n e z - v o u s, M ad am e, d es m a r a i s i m
m en ses, sa n s l i m i t e s, sa n s f i n . .. p u i s, c r eu sés
d an s l a b o u c , d es c a v e a u x su i n t a n t l ’ eau d e
P ar t o u t , é c l a i r é s p a r u n e t o u t e p et i t e l am p e.
D e l a b r u y è r e p o u r r i e ser t d e l i t s. O n n o u s
en t asse l à- d ed an s u n e c e n t a i n e , et , l a n u i t , j a
m ai s u n e m i n u t e d e si l e n c e , c a r , p eu à p eu , l es
P o i t r i n es se p r en n en t fct n o u s t o u sso n s san s
r ép i t .
« L e j o u r , i l f a u t t r a v a i l l e r , r em u er l a v a se ,
êt r e d an s l a b o u e j u sq u ’ a u x g e n o u x , su r v e i l l é s
f a r d es g a r d i e n s q u i f r a p p e n t sa n s p i t i é dès
(i u e l a f a t i g u e f o r c e l ’ u n d e n o u s à s ’ ar r ê t er .
^ p l eu t , l e v en t est g l a c i a l ; q u ’ i m p o r t e ? I l
f au t t r a v a i l l e r d i x h e u r es p a r j o u r ! L e so i r ,
o n r en t r e d an s #l es c a v e a u x ,’ c r e v a n t d e
rQuand
•
‘ «u n , on n e sa i t p l u s si 011 est m o r t o u v i v a n t ,
m ai s on sai t b i en q u e l ’ e n f e r e x i st e su r l a t er r e.
11 d o r t c o m m e d e s b ê t es, e x t é n u é s p a r u n
t r av ai l t r o p d u r , m a i s, m a l g r é t o u t , o n esp èr e
(H ie l a F r a n c e ser a v i c t o r i e u se et q u ’ o n r e v e r r a
Ceu x q u ’ 011 ai m e.
" O n t i en t , 011 t i en t q u an d m êm e, e t v o t r e
m ar i r ési st e en c o r e, r é si st e t o u j o u r s à c es b r u t es
cl l 'i n o u s c o m m an d en t et i l l e s f o r c e p a r f o i s à
n °U s r esp ec t er .
à P ^ P L1>S> u n j o u r o ù l e s A l l e m a n d s i m p o sen t
‘
u n d e n o u s, q u i a v a i t t en t é d e s ’ év a d e r , u n e
° r f ect i o n p u b l i q u e , l es p r i so n n i e r s se r é v o l t e n t ,
» Je a n d e K e r l i o u en t êt e, em p êc h en t l ’ e x é c u 10,1 d e l ’ i n f âm e c o n d am n at i o n ,
p t( ^ n se b a t , l es A l l e m a n d s so n t ar m é s, l e s
j. r an ç ai s n ’ o n t q u e d es p o i n g s p o u r se d é^ eiiclre ! b i en t ô t c i n q d es n ô t r es t o m b en t p o u r
11j o u r s su r c et t e b o u e g l u a n t e q u i se r a t o u t
Ur l i n ceu l .
, (( A p a r t i r d e c e j o u r - l à , n o u s 11e n o u s so m m es
Us Ja m ai s r é v o l t é s, n o u s a v o n s t o u t ac c ep t é,
�XIO
LE
RETOUR
n o t r e r év o l t e n o u s a v a i t co û t é t r o p c h e r . L a
m al ad i e , l e s ép i d ém i es so n t a r r i v é e s, l e t y p h u s
q u i sèm e l a m o r t p ar t o u t o ù i l p asse. A u c u n
i n f i r m i e r , u n m éd ec i n b o c h e p o u r v i si t e r l es
n ô t r e s...
« V o u s q u i av ez so i g n é, M ad am e, d es b l essés
d an s u n j o l i h ô p i t al p ar i si en , o ù v o u s p o u v i ez
av o i r t o u t ce q u ’ i l v o u s f a l l a i t p o u r so u l a g e r
l e u r s so u f f r an c es, p o u v ez - v o u s c o m p r en d r e ce
q u e c ’ est q u e d e so i g n er d es m al ad es d e l a p l u s
t er r i b l e d es m al ad i es d an s d es b a r aq u es i m
m o n d es o ù q u el q u es p l a n c h es p o u r r i e s r ec o u
v er t es d e p ai l l e r em p l ac en t l es l i t s? N i l i n g e ,
ni
m éd i c am en t s,
ni
b o i sso n
pour
ap ai ser
l ’ at r o c e so i f q u i r o n g e l e s f i é v r e u x , r i en q u e d e
l ’ eau c r o u p i e et u n c ac h et d e t em p s en t em p s,
q u an d l e m éd ec i n y p en se !
« Je a n d e K e r l i o u , l à en c o r e, est p ar t o u t :
l a n u i t , co m m e l e j o u r , i l se p r o d i g u e p r ès d es
t y p h i q u e s, co n so l e l es m o u r an t s, en sev el i t l es
m o r t s av ec u n e i n so u c i an c e d u d an g er t el l e, q u e
l e d o c t eu r , u n B o c h e, n e p eu t s ’ em p êc h er d e l u i
t ém o i g n er so n ad m i r at i o n .
« L ’ ép i d ém i e t er m i n ée, l e s su r v i v a n t s r e
ç o i v en t l ’ o r d r e d e q u i t t er l e c am p d e r e p r é
sai l l e s. L e s su r v i v a n t s ! M ad am e, si v o u s av i ez
vu
c es h o m m es,
d es m o r i b o n d s!
Ils
p ar t en t ,
essay an t en c o r e d e m ar c h er , l a t êt e h au t e, m ai s
l eu r s p i ed s n e so n t p l u s q u e d es m o r c ea u x d e
c h ai r sai g n an t e. I l s v o n t , sec o u és p ar d es f r i s
so n s d e f i èv r e q u i l es j et t en t san s f o r c e su r
l es t al u s d e l a r o u t e, o ù l es b aï o n n et t es n e l es
l ai ssen t p as l o n g t em p s.
« N o u s av o n s c r u q u e n o u s al l i o n s t o u s c r e
v er en q u i t t an t l es m ar ai s, c r ev er su r l a r o u t e
i n t er m i n ab l e, en v el o p p és d e p o u ssi èr e et d e
m o u st i q u es, m ai s K e r l i o u a eu u n e i d ée su b l i m e,
i l n o u s a sau v és. So r t an t d e sa p o c h e — co m ‘ n i c n t av ai t - i l p u l e c o n ser v er ? — u n b o u t d e
d r ap eau g r an d co m m e u n m o u c h o i r d ’ en f an t ,
�LE
III
RETOUR
i l s ’ est m i s en t êt e d e l a c o l o n n e, l e b r a s l e v é ,
et , à p l ei n e v o b e, i l a en t o n n é l e C h a n t d u
d ép a r t !
« L e s g a r d i e n s o n t b i en e ssa y é d e l u i en l ev er
so u c h i f f o n , m ai s, c o m m e i l s n e sav a i e n t q u e
f ai r e d e c e b é t a i l h u m ai n q u i m en aç ai t d e c r ev er
su r l a r o u t e et q u i , t o u t à c o u p , v e n a i t d e se r e
m et t r e en m ar c h e, i l s o n t l ai ssé à K e r l i o u so n
d r ap eau . E t n o u s so m m es r e v e n u s à n o t r e p r e
m i er c am p , m a i s au c u n d e c e u x q u i y ét ai en t
r est és n e n o u s a r ec o n n u s. S i x m o i s au c am p
d e r e p r é sa i l l e s a v a i e n t f a i t d e n o u s d es v i e i l
l ar d s. M a i g r e s, d éc h ar n és, v ê t u s d e l o q u es,
p i ed s sa n g l a n t s, c h e v e u x et b ar b e c o u v er t s d e
P o u x , n o u s ét i o n s, p o u r l e s c am ar ad es, d es r e
v en an t s, d es r e v e n a n t s d o n t i l s a v a i en t p r esq u e
P eu r .
« A l o r s, p eu à p eu , n o u s a v o n s r et r o u v é n o t r e
f o r ce, n o t r e san t é s ’ est am él i o r ée, l a F r a n c e
c o m m en ç ai t à d e v e n i r r ed o u t ab l e, l es A l l e
m an d s n o u s l a i ssa i e n t t r a n q u i l l e s, et , a v e c l es
P aq u et s, 011 n ’ ét a i t p as t r o p m a l h e u r e u x . L e s
m o i s p assai en t , u n i f o r m ém e n t p a r e i l s, si l o n g s!
m ai s l a v i c t o i r e ap p r o c h a i t , et , av e c l ’ esp ér an c e,
0,1 Peu t v i v r e d es an n ées. K e r l i o u et m o i n o u s
6t >ons i n sé p a r a b l e s, d e u x
f r è r e s!
Je
vou s
c o n n ai ssai s, M ad am e, d ep u i s l o n g t em p s, i l
m ’ av a i t t an t p a r l é d e v o u s ! et j e p u i s v o u s d i r e
'l u e, q u an d i l ét ai t t r o p t r i st e , i l l u i su f f i sai t
d e r eg ar d er c er t ai n e p h o t o g r ap h i e, o ù v o u s
t 't i ez r i e u se et g e n t i l l e , p o u r q u e sa t r i st esse se
d i ssi p ât . V o u s ét i ez so n co m p ag n o n d es b o n s et
M au v ai s j o u r s, et
r eV f‘i r . . . »
,Lu roy
s ’ est
il
n e v i v ai t
l a i ssé em p o r t er
que p ou r vou s
p ar
sc s so u v e-
I l ,r s ; at t aq u é p a r N i c o l e, i l a v o u l u se d éJen d r e, et p u i s i l y a d es c h o ses q u ’ i l f a u t q u e
° s c i v i l s sac h en t ! M a i s l a p a u v r e p et i t e « ci J® » q u i est l à , d an s so n f a u t e u i l , f ai t p i t i é .
q
h est - el l e, l a j o l i e f em m e ar r o g an t e q u i , p o u r
�112
le
reto u r
l ’ i n t e r r o g er , a v a i t p r i s d es a i r s.d e j u g e ? O ù est
c el l e q u i a v a i t o sé p o ser d es q u est i o n s q u i
ét ai en t d es i n su l t es?
U n p aq u et g r i s, d es c h e v e u x b l o n d s, c ’ est
t o u t ce q u ’ i l v o i t , et , p ar m o m en t s, c e p aq u et ,
l e c o r p s c h ar m an t d e N i c o l e , est so u l ev é p ar u n
f r i sso n o u u n san g l o t .
D u r o y s ’ i n q u i èt e ; a- t - i l ét é t r o p d u r ? et
p o u r t an t i l n ’ a d i t q u ’ u n e p ar t i e d e l a v ér i t é
K e r l i o u av a i t d o n c c ac h é t o u t es ses so u f f r an c es.
L ’ ad m i r ab l e i m b éc i l e n e su p p o sai t p as q u ’ u n
j o u r l es g e n s d e l ’ a r r i è r e p o u r r ai en t d o u t er et
d em an d er d es co m p t es. P o u r q u o i N i c o l e d e
K e r l i o u p l eu r e- t - el l e? C es l i i st o i r es- l à , c ’ est l e
p assé ; c e q u ’ o n a v u a u j o u r d ’ h u i f a i t t o u t o u
b l i er . D u r o y est b i en em b ar r assé ; c es san g l o t s,
c ar m ai n t en an t N i c o l e san g l o t e, so n t d éc h i
r an t s. I l est seu l av ec c et t e f em m e q u i so u f f r e
e t q u i sem b l e i n c o n so l ab l e...
—
M ad am e, d i t - i l , M ad am e, j e v o u s en p r i e,
p ar d o n n ez - m o i si j ’ ai ét é b r u t a l , m ai s a u j o u r
d ’ h u i on n ’ est p a s m aît r e d e se s n er f s. Je
cr o y ai s q u e K er l i o u v o u s av ai t d éj à t o u t r a
c o n t é, e t . . . j e p en sai s v o u s r ép ét er d es h i s
t o i r es c o n n u es. Je 11e sa i s p o u r q u o i j e v o u s
l es ai d i t e s... m ai s i l m ’ a v a i t sem b l é q u e v o u s
m ’ i n t er r o g i ez c o m m e u n e f em m e q u i o sai t
c r o i r e q u ’ u n am i d e so n m ar i p o u v ai t êt r e u n
l â c h e ! A l o r s j ’ ai v o u l u , p ar o r g u e i l , m e d i s
c u l p er . C ’ est r i d i c u l e , c a r , d u m o m en t q u e
K e r l i o u m ’ av a i t d o n n é so n am i t i é, v o u s d ev i ez
b i en p en ser q u e j e n ’ ét ai s p as l e d er n i er d es
m i sér ab l es. M ad am e, p ar d o n n ez - m o i , e t , j e
v o u s en p r i e, 11e p l eu r ez p l u s.
E n t r e ses b r a s q u i p en d en t , d ésesp ér és, l e
v i sag e d e N i c o l e a p p ar a î t , m éc o n n ai ssab l e. E l l e
d i t d ’ u n e v o i x d o u l o u r eu se :
— A h ! M o n si eu r , M o n si eu r , si v o u s sa v i e z ...
I r è s i m p r essi o n n é, p r essen t an t u n
D u r o y d em an d e :
m al h eu r ,
�LE
RETOCR
113
— M ad am e, est - c ë q u e j e p u i s f a i r e q u el q u e
c h o se p o u r v o u s? J ’ ai m e t an t K e r l i o u q u ’ i l m e
sem b l e q u e j e su i s au ssi v o t r e am i .
M ai n t en an t , N i c o l e est assi se1, d r o i t e su r l e
f a u t e u i l , t o u t so n c o r p s est p en c h é en a v a n t ,
el l e a l es m ai n s c r o i sées, l a t êt e b asse, l es y e u x
p r esq u e f er m és, so n at t i t u d e e st h u m b l e. E l l e
r ép o n d , el l e p a r l e l en t em en t :
— M er c i , M o n si eu r , m ai s v o u s n e p o u v ez
r i e n ... C ’ est f i n i ... et j ’ ai v i n g t - q u a t r e a n s...
C ’ est f i n i , j e n ’ o ser ai j a m a i s l e r e v o i r ... P a u v r e
Je a n ! i l a t o u t su p p o r t é san s se p l a i n d r e ... J ’ ai
ét é m éc h an t e, c r u e l l e ... j e d an sai s, q u an d i l
est r e v e n u ... Je c r o y a i s en a v o i r l e d r o i t . J ’ ét ai s
si f i èr e d ’ a v o i r se r v i ... J ’ a c c u sa i s, o u i , j ’ a c c u
sa i s u n m a r t y r ...
D u r o y a p eu r d e c o m p r en d r e : p o u r t an t ,
l ’ at t i t u d e d e c et t e f em m e, se s l ar m es, so n h u
m i l i t é, t o u t l a c o n d am n e.
— M ad am e, s ’ éc r i e- t - i l , n o n , c e n ’ est p as
p o ssi b l e, v o u s n e c r o y i ez p as q u e K e r l i o u , v o t r e
m a r i , ét ai t _ u n l â c h e ? M a i s « p r i so n n i e r » n e
si g n i f i e p as « d éser t eu r » ! Q u el r o m an o d i e u x
av i e z - v o u s d o n c c r éé?
—
Je 11e sai s c o m m en t c el a est a r r i v é ,
c o n f esse- t - el l e, m ai s, au d éb u t d e l a g u e r r e ,
n o u s ét i o n s t o u s d es e x a l t é s, e t l a m o i n d r e
d é f a i l l a n c e n o u s sem b l ai t t r a h i so n ... U n j o u r ,
011 m ’ a r ac o n t é q u ’ u n d e n o s r é g i m e n t s av a i t
r e f u sé d e se b a t t r e et q u e c et t e l âc h et é a v a i t
f o r c é n o s ar m ées à r e c u l e r ... L e so i r m êm e, j ’ ai
a p p r i s q u e m o n m ar i a v a i t ét é f a i t p r i so n n i e r
san s b l essu r e ! J ’ ai eu h o n t e, j ’ ai so u f f er t , n o u s
n ’ a v i o n s au c u n d é t a i l , et p u i s j e c o n n ai ssai s
à p ei n e v o t r e am i , n o u s ét i o n s m ar i é s d ep u i s
q u el q u es j o u r s... P o u r q u o i ai - j e c r u q u ’ i l av ai t
m an q u é d e c o u r a g e et q u ’ i l s ’ ét a i t r en d u p o u r
n e p l u s se b a t t r e ? Je 11e sa i s, m ai s c et t e i d ée- l à
s ’ est i m p o sée à m o n c e r v e a u , et el l e n e m ’ a p a i
q u i t t é e ... J ’ ai at t en d u m o n m ar i en d o u t an t d e
�114
LE
RETOUR
l u i : l ’ at t en t e a ét é d o u l o u r eu se. Je l ’ ai v u r e
v e n i r t i m i d e, t r i st e, j e n ’ ai p as su ce q u ’ i l
a v a i t so u f f er t , et j ’ ai c r u q u ’ i l p o r t ai t l e p o i d s
d ’ u n e l o u r d e f au t e. E t j ’ ai v éc u p r è s d e l u i ,
i n d i f f ér en t e, h o st i l e, so u f f r an t d e l e so i g n e r , d e
l e se r v i r , m o i q u i a u r a i s d û l ’ ad o r er à g e n o u x ...
M o n si eu r , v o u s sav ez t o u t ! ...
N i c o l e r el èv e l a t êt e et r eg ar d e D u r o y , ses
g r an d s y e u x i m p l o r en t . L u i a p i t i é d e c et t e
f em m e q u i so u f f r e.
—
A l l o n s ! f a i t - i l af f ec t u eu sem en t , t o u t c el a
p eu t en c o r e s ’ a r r a n g e r . V o u s êt es j eu n es, t o u s
l e s d e u x , i l v o u s ai m e, e x p l i q u e z - v o u s san s
t r o p v o u s e x p l i q u e r , i l y a d es c h o ses q u ’ i l
v au t m i e u x n e j am ai s d i r e. R ac o n t ez - l u i q u e
D u r o y est u n b a v a r d et q u e v o u s sav ez t o u t
c e q u ’ i l a f a i t en A l l e m a g n e ... D i t es- l u i q u ’ i l
est l e f r èr e d e c es p o i l u s q u e n o u s v en o n s
d ’ ad m i r er et q u e l u i au ssi a g a g n é l a g u e r r e .
A p r è s ce p r o l o g u e i n d i sp e n sa b l e , em b r assez v o u s, et v o t r e h i st o i r e f i n i r a co m m e u n co n t e d e
f ées : v o u s au r ez b eau c o u p d ’ en f an t s. V o y o n s,
p et i t e M ad am e, n e so y ez p as si t r i st e , v o u s
v er r ez q u e v o u s c o n n aît r ez en c o r e d e b e a u x
j o u r s.
L en t em en t , N i c o l e sec o u e sa t êt e b l o n d e.
— J ’ ai p e u r , d i t - el l e en se c r o i san t l es m ai n s,
j ’ ai p eu r , i l v i e n t d ’ êt r e si m al ad e 1
— L ’ am o u r l e g u é r i r a , i l l ’ a sa u v é d es p r i
so n s b o c h es, d u t y p h u s et d e t an t d ’ au t r es
ch o ses. I l l e sa u v e r a en c o r e.
— J ’ ai p eu r , r ép èt e N i c o l e.
I m p r e s s io n n é , D u r o y se r a p p r o c h e d e l a
j eu n e f em m e ; c et t e p et i t e e x a l t é e f i n i t p ar
l ’ ef f r ay er .
— V o y o n s, M ad am e, i l f au t a g i r et n e p as
r est er ai n si , i m m o b i l e su r u n f a u t e u i l , à r em u er
u n p assé q u i n ’ ég ai e p as l e p r ésen t . Q u an d
p ar t ez - v o u s?
Je n o se l e r e v o i r , av o u e N i c o l e.
%
�LE
KETOUR
115
— C ’ est d e l a f o l i e , s ’ éc r i e D u r o y . P a r
d o n n ez - m o i , M ad am e, d e v o u s p a r l e r ai n si ,
m ai s t o u t e f a u t e d o i t , q u an d c el a est p o ssi b l e,
se r ép ar e r . L ’ a v e n i r , v o u s l e f er ez si b eau q u e
Je a n n e se so u v i en d r a p l u s d es m a u v a i s j o u r s.
N i c o l e n e d em an d e q u ’ à êt r e en c o u r ag ée,
c o n sei l l ée.
— V o u s c r o y ez , f a i t - e l l e , q u e c ’ est p o ssi b l e?
— J ’ en su i s sû r ... e t p u i s, p eu t - o n v o u s en
v o u l o i r l o n g t em p s?
D ’ u n b o n d , N i c o l e se l è v e :
— A l o r s, s ’ éc r i e- t - el l e, e f f r a y a n t e d ’ e x a l t a
t i o n , j e p a r s t o u t d e su i t e. A h ! c o m m e j e v a i s
l ’ a i m e r ! T o u t e m a v i e , j e l a l u i d o n n e, j ’ en
f f i i s l e ser m en t d ev an t v o u s... M o n si eu r , aj o u t et - el l e av ec ém o t i o n , j e m e sen s f a i b l e , n er v eu se,
si t r o u b l ée q u e j e v a i s v o u s d em an d er d e i n ’ aceo m p ag n er à B e a u v a l l o n . Je a n ser a si h eu r eu x
d e v o u s v o i r , et p u i s v o u s ar r a n g er ez t o u t , et
j e n ’ au r ai p l u s q u ’ à d em an d er p ar d o n .
D u r o y n ’ h ési t e p as : ç et t e p et i t e f em m e l u i
f a i t p eu r , et i l n e ser a t r an q u i l l e q u e l o r sq u ’ i l
l ’ au r a r em i se d an s l es b r a s d e so n m ar i .
— A l l o n s, f ai t - i l av e c u n e b o n t é b r u sq u e,
c ’ est en t en d u , j e v o u s ac c o m p ag n e ; m ai s, d ès
q u e j ’ au r ai ser r é l a m ai n d e K e r l i o u et q u e v o u s
c h an t er ez t o u s l es d e u x l a d i v i n e r o m an c e, j e
v o u s l âc h e et j e v a i s r et r o u v e r m es d e u x v i e u x
d an s m o n c o i n p er d u d e B r e t a g n e. T o u t e s c es
ém o t i o n s so n t n u i si b l es à m a san t é r et r o u v ée.
Je m e c r o y a i s r em i s à n eu f , i n v u l n é r a b l e , et ,
p et i t e M ad am e, v o u s m ’ av ez f a i t m et t r e en c o
l èr e et j ’ ai p r esq u e p l eu r é.
1
�t i
LE U EÏ p ça
6
IX
L e so i r d u 14 j u i l l e t , d an s u n c o m p ar t i m en t
d e p r em i èr e c l asse, N i c o l e d e K e r l i o u
et
Ja c q u e s D u r o y so n t assi s l ’ u n en f ac e d e l ’ au t r e .
E l l e a u n v i sa g e d o u l o u r e u x , m ai s e l l e so u r i t d e
t em p s en t em p s à so n c o m p ag n o n q u i f a i t t o u t
c e q u ’ i l p eu t p o u r l a d i st r ai r e.
D u r o y a ac h et é b eau c o u p d e j o u r n a u x , i l
o b l i g e N i c o l e à l e s l i r e. 1 1 n e v eu t p as l a v o i r
i n o c c u p ée ; ses y e u x
f i x e s,
ag r an d i s
p ar
q u el q u e t r i st e v i si o n , l ’ i m p r essi o n n en t . E t N i
c o l e, p o u r f a i r e p l a i si r , essai e d e l i r e , m a i s i l
l u i est i m p o ssi b l e d e su i v r e l es i d ées d es au t r es.
L e t r ai n p ar t , el l e f er m e l e s y e u x p o u r êt r e
seu l e av e c el l e- m êm e. Q u el l e j o u r n ée , q u e
d ’ ém o t i o n s su c c e ssi v e s !
C e m at i n , el l e ét ai t g a i e , r i eu se, si f i èr e d ’ êt r e
F r a n ç a i se ! A v e c q u el l e j o i e ém u e et r ec o n n ai s
san t e e l l e s ’ en a l l a i t ac c l am er l e s so l d at s ! L e s
p o i l u s v i c t o r i e u x , l e s d r a p e a u x m u t i l é s ! Q u el
i m m en se et n o u v eau b o n h eu r ! C e b o n h eu r
l ’ av a i t
p én ét r ée t o u t e, i l
m ai s au c u n e
t ei n d r e.
La
tout.
Fr an ce!
d o u l eu r
el l e
l u i sem b l ai t
ne
c r o y ai t
p o u r r ai t
l ’ ai m er
que ja
p lu s
l ’at
p a r d essu s
A v e c q u el o r g u ei l , q u el l e sû r et é d e c o n sc i en c e
d i e a v a i t d éci d é q u e so n r et o u r p r ès d e so n
m ar i , m au v ai s so l d at , ét ai t u n e c h o se i n u t i l e !
C es em b u sq u és v o l o n t ai r es d ev ai en t v i v r e seu l s,
h o n n i s d e t o u s. Q u ’ i m p o r t ai en t l eu r t r i st esse et
eut- so u f f r an c e? l es so l d at s m o r t s d em an d ai en t
« êt r e v en g és. N i c o l e c r o y ai t av o i r l e d r o i t d e
pu n ir.
�¿ E RHTOUk
117
E t v o i l a q u e, c e so i r , el l e est l a , d a n s c e w a
g o n , si m al h eu r eu se ! P o u r r a - t - el l e j a m a i s o u
b l i e r , êt r e en c o r e g a i e , r i r e ?. . . N ’ au r a- t - el l e p as
h o n t e, t o u j o u r s, d e ce q u ’ el l e a d i t , d e c e q u ’ el l e
v o u l a i t f a i r e . A c c u se r , san s p r e u v e su f f i san t e,
ac c u ser q u e l q u ’ u n q u i n e p o u v a i t se d éf en d r e,
q u el l e l âc h e t é !
A n d r é e ! I l f a u t l a p r é v e n i r , d em ai n el l e l u i
é c r i r a . E l l e s ’ ac c u se r a , h eu r eu se d ’ êt r e l a c o u
p ab l e. I l f a u t q u e t o u t l e m o n d e sac h e ce q u e
Je a n d e K e r l i o u a f a i t en A l l e m a g n e . A h ! si
M mo d e G r a n d v a l o se en c o r e p ar l er d e c es o f f i
c i er s d éc o r és, en t o u r é s d e g l o i r e , et l es c o m
p a r er , a v e c d es m o t s m éc h an t s, a u x p r i so n
n i er s, av ec q u el l e i n so l en c e N i c o l e l a p r i er a d e
se t ai r e !
E l l e a p p u i e sa t êt e l asse, el l e o u v r e l es y e u x ;
d es v i sa g e s i n c o n n u s l ’ en t o u r en t . Ja c q u e s D u r o y f u m e d an s l e c o u l o i r , el l e est seu l e, t o u t e
se u l e ...
L e t r ai n r o u l e , i l v a v i t e , v i t e . D ési r e- t - el l e
a r r i v e r ? E l l e n e sa i t p l u s. I l ét ai t m al ad e q u an d
el l e est p a r t i e , à p ei n e c o n v al esc en t , co m m en t
l e r et r o u v e r a - t - e l l e ? A - t - i l j a m a i s d ev i n é, a- t - i l
j a m a i s su ? N o n , c e 11’ est p as p o ssi b l e. A p r è s ce
q u ’ i l a f a i t p o u v a i t - i l s ’ i m ag i n e r q u ’ 011 l e
c r o y a i t c o u p ab l e !
N i c o l e se so u v i en t d e l a p h r ase en t i èr e q u ’ el l e
a d i t e à sa c o u si n e. « L â c h e en A l l e m a g n e
c o m m e i l a ét é en F r a n c e ! » A h ! co m m e el l e
ét ai t m éc h an t e ! C e so i r - l à , el l e d ét est ai t ce
m ar i m al ad e q u ’ e l l e 11e p o u v a i t ai m er , el l e q u i
a v a i t so i f d ’ am o u r . L â c h e , l âc h e ! M o n D i eu ,
q u e d o n n er ai t - el l e m ai n t en an t p o u r n ’ a v o i r ja>
m ai s p r o n o n c é c e m o t . E l l e c r o y a i t a v o i r d es
p r e u v e s, e l l e 11’ a v a i t p as c o m p r i s ( p i e, si so n
m ar i se t a i sa i t , c ’ est q u ’ i l n e v o u l a i t p as ét al er
d ev an t d es i n d i f f ér en t s, c ar el l e ét a i t u n e i n d i f
f ér en t e,
v em en t .
l es
so u f f r an c es
su p p o r t ées
si
b r a
�l e
r e t o u r
L â c h e . A h ! m o n D i eu , el l e se r ap p el l e l e c r i
en t en d u d an s l a n u i t . C ’ é t a i t ... c ’ ét ai t q u el q u e
t r i st e o i seau n o c t u r n e q u i p assai t , s ’ en al l a n t
v e r s l a m o n t ag n e. O u i , ce c r i n ’ a v a i t r i en
d ’ h u m ai n .
L â c h e . C e m o t l ’ o b sèd e, e l l e v o u d r a i t l ’ o u
b l i er , el l e n e p eu t p as. I l est l à , éc r i t d ev an t
ses y e u x , q u el q u ’ u n l e m u r m u r e à so n o r e i l l e.
L â c h e ...
L e l en d em ai n d e c e so i r o ù l a n u i t ét ai t si
d o u c e q u ’ el l e f o r ç ai t l e s c œ u r s à c o n f i er l e u r s
p ei n es, l e l en d em ai n , Je a n d e K e r l i o u ét ai t
t r o u v é m o u r an t d an s sa c h am b r e. « Q u el q u e i m
p r u d e n c e ...» , s ’ ét ai t éc r i é l e m éd ec i n , et N i
c o l e, c al m e, af f i r m at i v e, o sai t r ép o n d r e q u e so n
m ar i n ’ a v a i t p as q u i t t é so n l i t d ep u i s d eu x
j o u r s.
E n ét ai t - el l e c er t ai n e? E l l e n ’ a v a i t m êm e p as
r éf l éc h i à l ’ ét r an g e c o ïn c i d en c e. E l l e s ’ ét ai t
m i se à d o n n er d es so i n s à ce m al ad e, co m m e
el l e av a i t ap p r i s à so i g n er p en d an t l a g u e r r e .
P en d an t l a g u er r e, c ’ ét ai en t l es b l essés q u ’ el l e
so i g n ai t . I l s ar r i v a i en t d e ce t er r i b l e f r o n t , d o u
l o u r e u x , so r t an t d es c o m b at s am o i n d r i s p o u r
t o u j o u r s. A h ! co m m e l es g e st es d e N i c o l e se
f ai sai en t m at er n el s ; p o u r e u x , el l e a v a i t d es
m o t s d o u x , c ar essan t s, q u i l es c o n so l ai en t et
ap ai sai en t l e u r s so u f f r an c es. P o u r so n m ar i ,
av ai t - el l e eu l es m êm es g est es, l es m êm es m o t s?
N o n , at t en t i v e, p at i en t e, el l e ét ai t u n e i n f i r
m i èr e ex p é r i m en t ée , et sa san t é l u i p er m et t ai t
d ’ af f r o n t er , san s en so u f f r i r , l es j o u r n ée s f a t i
g an t es, l es n u i t s san s so m m ei l . E l l e a v a i t f ai t
son d ev o i r , m ai s u n d ev o i r q u ’ o n n ’ en t o u r e p as
d ’ am o u r est t o u j o u r s p én i b l e, et , d an s l a
c h am b r e d u m al ad e, l es h eu r es ét ai en t l o n g u es,
l o n g u e s...
A u jo u r d ’h u i,
ef f r o y ab l em en t
si n c èr e,
el l e
s av o u e q u ’ el l e a d ési r é, p ar f o i s, q u e c et t e p n e u
m o n i e em p o r t ât l e m al ad e. P o u r Je a n d e K c r -
�l e
119
r e t o ur
l i o u c o u p ab l e, i l n ’ y av a i t p as d e b o n h eu r p o s
si b l e.
L i b r e , e l l e p o u v a i t en c o r e êt r e h eu r eu se.
R e f a i r e sa v i e , ép o u ser u n d e c es h o m m es q u i
r ev en a i e n t d e l a g u e r r e , g l o r i e u x .. .
A h ! m o n D i eu , si p ar ei l l e c h o se ét ai t ar r i v é e,
si so n m ar i ét ai t m o r t , q u ’ au r ai t - el l e f a i t a u
j o u r d ’ h u i ? N i c o l e est à b o u t d e c o u r ag e, el l e a
h o n t e, el l e v o u d r ai t s ’ h u m i l i er , p r i er , i m p l o r er
so n p ar d o n . E l l e a d i t q u ’ el l e d o n n ai t sa v i e.
Ser a- t - e l l e assez l o n g u e , p o u r r a- t - el l e r é p a r e r ?
L e r et o u r , c e r et o u r d u p r i so n n i er , c o m m e i l a
d û êt r e d o u l o u r e u x ! E l l e ét ai t ab sen t e. E n
t r aîn ée p a r sa m èr e, o b séd ée p a r l e d o u t e
a f f r e u x , el l e d a n sa i t c h ez d es am i s e n r i c h i s p ar
l a g u e r r e , et , sa n s d ég o û t p o u r c es n o u v e a u x
r i c h e s, s ’am u sai t à l eu r s f êt es, j o u i ssa n t d e l eu r
l u x e éc r asan t et st u p i d e.
E l l e ét ai t r en t r ée, él ég a n t e, p ar f u m ée, é n e r
v ée p ar l a d an se et l a c o u r p eu
o f f i c i er s l u i a v a i e n t f ai t e. E n
b el l e- m èr e, e l l e a v a i t t r o u v é
t r i st e, q u i l a r ec ev ai t f r o i d em
d an t , p r esq u e av e c i n so l en c e,
d i sc r èt e q u e d es
p assan t c h ez sa
u n so l d at sal e,
en t , l u i d em an
d ’ o ù el l e v en ai t
à u n e h eu r e si t ar d i v e.
A u c u n g e st e n e l es a v a i t u n i s, i l s s ’ ét ai en t r e
g a r d é s si l en c i eu sem en t , d éj à en n em i s.
L u i , av ec so n u n i f o r m e d éc h i r é, ses b o t t i n es
m i sér ab l es, sa p h y si o n o m i e l asse, a v a i t l ’ ai r
d ’ u n m a l h e u r e u x q u i r ev i en t l es m ai n s v i d es,
d ’ u n m a l h e u r e u x q u i se g l i sse c h ez l u i p a r l a
p o r t e b asse.
E l l e , d an s u n e d e c es r o b es d ’ ap r ès- g u er r e
q u i d év êt en t l es f em m es au t an t q u e p o ssi b l e,
f l eu r an t b o n , p o r t an t b eau , sem b l ai t êt r e l a
r ei n e et l a so u v er ai n e d e l a m ai so n .
E l l e d an sai t à p r ésen t , m ai s p en d an t l a g u e r r e
el l e a v a i t su se r v i r , et el l e n ’ ad m et t ai t p as q u e
so n m ar i l u i d em an d ât d es co m p t es.
E t , san s se d o u t er d e q u el b a g n e Je a n
r ev e-
�120
LE
RETOUR
n a î t , san s d ev i n er q u ’ i l f a l l a i t l u i f a i r e o u b l i er
d es so u f f r an c es san s n o m , e l l e l ’ a v a i t t r ai t é
co m m e u n m ar i q u ’ o n n ’ est p as f i er d e m o n t r er
à d es am i s, u n m ar i q u i , ap r ès c i n q an n ées d e
g u e r r e , n ’ a c o m m e d éc o r at i o n q u ’ u n v i sa g e d e
v i e i l l a r d , d es ép au l es v o û t ée s, u n g r a n d c o r p s
si m ai g r e q u ’ i l est p r esq u e r i d i c u l e .
D an s c e c o m p ar t i m en t , o ù e l l e se sen t seu l e,
N i c o l e se j u g e ; q u el ex am en d e c o n sc i en c e i m
p i t o y a b l e e l l e s ’ i m p o se! O u i , t o u s l e s m a u v a i s
sen t i m en t s, e l l e l e s a eu s. P i t i é , t en d r esse,
am o u r , d es m o t s q u ’ el l e a v a i t r a y é s d e sa v i e .
E t q u an d , p a r f o i s, u n c r i , u n g e st e, 1111 r e g a r d ,
l ’ av ai en t ém u e, e l l e s ’ en v o u l a i t ; c ’ ét ai t u n e
d éf a i l l a n c e .
P o u v ai t - o n a v o i r d e l a p i t i é, d e l a t en d r esse,
d e l ’ am o u r , p o u r u n m a r i , p r i so n n i e r v o l o n
t a i r e d es B o c h es?
M ai s e l l e , c o m m e el l e se g l o r i f i a i t ! Q u el au
t el el l e se d r essai t à el l e- m êm e !
C i i u i an n ées' d e f at i g u e s, d e b eso g n es h u m
b l es, c i n q an n ées d ’ o b éi ssan c e à d es c h e f s q u i
so u v en t n e l a v al ai en t p as, c ’ ét ai en t p o u r el l e
d es an n ées g l o r i eu ses, el l e d ev ai t en êt r e f i èr e à
j am ai s. E t i l y a v a i t d es j o u r s o ù el l e o sai t se
c o m p ar er (0I 1 ! d e t r ès l o i n !) il c es su b l i m es p o i
l u s q u i t en ai en t d an s l a b o u e, c r ev a n t d e f r o i d ,
d e f ai m , so u s l ’ ef f r o y ab l e m i t r a i l l e, ù c es p o i l u s
q u e t o u t es l e s n at i o n s ad m i r ai en t .
E t a u j o u r d ’ h u i , d ésesp ér ée, el l e se d i sa i t q u e,
p en d an t c es ci n <i an n ées, el l e n ’ en a v a i t p as f ai t
p l u s q u ’ u n e si m p l e f em m e d u p eu p l e q u i d o n n e
t o u t e sa v i e , d e l o n g u e s et r u d es j o u r n ée s d e
t r av ai l ,
u n m ar i p a r f o i s i v r o g n e , à d es e n f a n t s
q u i l a d él ai ssen t q u an d i l s d ev i en n en t g r a n d s.
A h ! co m m e l es r ô l es so n t c h a n g é s ! c ’ est el l e,
m ai n t en an t , q u i r ev i en t p r ès d e Son m ar i l es
m ai n s v i d es, m ai s el l e n ’ en so u f f r e p as ; so n o r R u ei l , son t er r i b l e o r g u ei l est m o r t , l i t p u i s,
‘t r e f i èr e d e c el u i q u ’ 011 ai m e, q u an d 0 11 a t an t
�LE
RETOUR
121
so u f f er t d ’ en r o u g i r , c ’ est si b o n ! C a r e l l e
l ’ ai m e m ai n t en an t , el l e l ’ ai m e d e t o u t l ’ am o u r
q u ’ el l e a v a i t en f er m é d an s so n c œ u r , d e t o u t
l ’ am o u r q u ’ el l e n e sa v a i t à q u i d o n n er .
E t so n am o u r se f er a h u m b l e et r ep en t an t , i l
ser a l ’ esc l av e d ’ u n so u r i r e, d ’ u n g est e, d ’ u n r e
g a r d . E l l e a t an t à se f a i r e p a r d o n n e r ! ... Je a n
est b o n , t r ès b o n , i l n e se so u v i en d r a p l u s d e
l ’ o r g u e i l l e u se , si c r u e l l e ... I l d i r a : c ’ ét ai t u n e
p et i t e âm e e x a l t é e p ar l a g u e r r e , t r o p f r a n
ç ai se, q u i n e v o u l a i t ai m er q u ’ u n h ér o s.
U n h é r o s... A h ! co m m e l es p en sées d e N i
c o l e d ev i en n en t c o n f u ses ! i l s ser o n t en c o r e
h e u r e u x ... C e t r ai n l ’ em p o r t e v i t e , v i t e , v er s
c el u i q u i l ’ a t t e n d ... C a r i l l ’ a t t e n d ... I l l ’ ai m e,
el l e en est sû r e. Ja c q u e s D u r o y a d i t q u e p er
so n n e n e p o u v a i t l u i en v o u l o i r l o n g t e m p s...
A l o r s, i l p ar d o n n er a a v a n t q u ’ el l e s ’ a c c u se ...
S e s y e u x se f er m en t , est - c e l e b o n h eu r en t r ev u
q u i l ’ ap a i se ai n si , o u l e so m m ei l q j t i v i e n t ? E l l e
se b l o t t i r a au p i ed d e l a c h ai se- l o n g u e, el l e c o n
f esser a sa f a u t e , p u i s el l e t en d r a se s b r as, ses
l è v r e s, t o u t c e c o r p s q u i f r i sso n n e, et , d an s u n e
ét r ei n t e, i l s o u b l i er o n t t o u t , t o u t ...
D é j à i n g r a t e , el l e p en se, av ec u n so u r i r e, q u e
Ja c q u e s D u r o y n ’ a u r a p as b eso i n d e r est er t r ès
l o n g t em p s. L ’ ar m i st i c e ac c ep t é, l a p a i x ser a
v i t e si g n é e ... A h ! co m m e l es i d ées t r i st es s ’ en
v o l en t , v o i l à d é j à q u e l ’ am o u r l u i r en d sa
g a i e t é ... Sa t êt e s ’ al o u r d i t d e p l u s en p l u s, l e
so m m ei l v i e n t , el l e n e v o u d r ai t p as d o r m i r , t an t
e l l e est h eu r eu se en ce m o m en t .
I l f er a b e au , u n so i r d ’ ét é, el l e l e t r o u v er a
d an s l e j a r d i n f l eu r i , p r ès d e l a m e r ... U n c i el
d ’ é t é ... l e j a r d i n f l e u r i ... l a m e r ...
E n s ’e n d o r m a n t , le s lè v r e s d e N ic o l e s ’e n t r ’o u v r e n t , e l le s e m b le s o u r ir e à s e s r ê v e s e t
t e n d r e t o u t s o n v is a g e a u x b a is e r s d e l ’é p o u x .. .
U n r a y o n d e s o le il s e p o s e s u r la fig u r e d e
N ic o le , u n r a y o n c a p r ic ie u x q u i v a , v ie n t ,
�12 2
LE
RETOUR
d ’ ab o r d f u r t i f , et , d éf i n i t i v em en t , s ’ i n st a l l e . I l
c ar esse l es c h e v e u x q u i d ev i en n en t é b l o u i s
san t s, c ’ est u n e au r éo l e au t o u r d e l a p et i t e t êt e,
p u i s, a u d a c i e u x , i l f a i t r o u g i r l e s j o u es u n p eu
t r o p p âl es et p én èt r e d ’ u n e c h a l e u r b i en f ai sa n t e
ce j eu n e c o r p s q u ’ u n e n u i t d e v o y a g e a l assé.
M a i s i l d év i en t t r o p ar d en t . N i c o l e se r é v e i l l e .
E l l e e n t r ’ o u v r e l es y e u x , p u i s, b i en v i t e , l es r e
f er m e. I l est i m p o ssi b l e d e c o n t em p l er f ac e à
f ac e l e g r a n d so l ei l d e j u i l l e t . E t p u i s ses p en
sées so n t si c o n f u ses q u ’ el l e n e se r en d p as d u
t o u t co m p t e o ù el l e est .
C et t e d em i - so m n o l en c e est ag r é a b l e , el l e l a
p r o l o n g er ai t i n d éf i n i m en t ; m ai s u n e m ai n se
p o se su r so n ép au l e, et u n e v o i x l u i d i t :
— P et i t e M ad am e, i l f au t v o u s r é v e i l l e r .
N i c o l e se r ed r esse, sc s y e u x s ’ o u v r en t , el l e
so u r i t à D u r o y .
— N o u s so m m es a r r i v é s? d em an d e- t - el l e.
—
B i e n t ô t , n o u s d esc en d r o n s à T o u l o n .
Je m e su i s r en sei g n é, n o u s y t r o u v er o n s u n e
au t o .
L e v o y a g e ser a m o i n s l o n g , i l s ar r i v e r o n t p l u s
t ôt ; c et t e n o u v el l e en c h an t e N i c o l e. E l l e d i s
p ar aît d an s l e c ab i n et d e t o i l et t e et r ev i en t
q u el q u es i n st a n t s ap r ès,
p o m p o n n ée,
b i en
c o i f f ée, t r ès p o u d r ée, c h ar m an t e, et si r ad i eu sem en t j e u n e q u e D u r o y n e p eu t c r o i r e q u ’ el l e
v o y a g e d ep u i s d o u z e h eu r es. L u i est f a t i g u é ,
et t o u s ses m em b r es l u i sem b l en t d ev en u s d e
v i e u x b ât o n s m o r t s.
B o u g o n , p r esq u e d ésag r éab l e, i l g r o g n e :
— Jeu n esse, j eu n esse, ah ! q u e c ’ est b eau !
N i c o l e v eu t c o m p r en d r e l a r ai so n d e sa m au
v ai se h u m eu r , e l l e d em an d e d es e x p l i c a t i o n s,
m ai s i l r ef u se d ’ en d o n n er . A l o r s, el l e l e t a
q u i n e g en t i m en t , en c am ar ad e, et , co m m e l es
v o y ag eu r s so n t d esc en d u s en c o u r s d e r o u t e,
el l e r i t , et so n r i r e est c l a i r , p u r , au ssi j eu n e
q u e so n v i sag e.
�LE
RETOUR
123
C et t e g a i e t é c h o q u e D u r o y . I l se r ap p e l l e l e s
ém o t i o n s d ’ h i er et l e d ésesp o i r d e l a j eu n e
f em m e. A - t - e l l e d o n c d é j à o u b l i é, et c e d é l i c i e u x
v i sa g e c ac h e- t - i l u n e âm e l é g è r e , u n e âm e v a i n e ,
i n d i f f é r en t e?
M a i s n o n , el l e a r éf l éc h i q u ’ a u t r e f o i s ot i
l ’ a v a i t ai m ée, et p u i s el l e s ’ est r eg ar d ée l o n
g u em en t d an s l e p et i t m i r o i r q u ’ el l e a t o u j o u r s
av e c el l e , et c e p et i t m i r o i r l u i a d i t , m i e u x q u e
p er so n n e, q u ’ el l e 11’ au r ai t q u ’ à p ar a ît r e p o u r
q u ’ i m m éd i at em en t 011 o u b l i ât et sa d u r et é, et
sa m éc h an c et é, e t t o u t es l es so u f f r an c es q u ’ el l e
a v a i t i m p o sées.
Se d o u t ai t - el l e q u ’ el l e ét ai t au ssi j o l i e ? Ja
m ai s el l e 11e s ’ est r eg ar d ée av e c l e v i sa g e g r a v e
et at t e n t i f q u ’ el l e a v a i t t o u t à l ’ h eu r e. K l l e est
sû r e d e v a i n c r e ,
al o r s e l l e est
h eu r eu se.
Ja c q u e s D u r o y l e c o m p r en d .
T o u l o n , av e c so n
so l ei l
ar d en t ,
i m p l ac ab l e,
q u i se r ef l èt e su r l es m ai so n s t r o p b l an c h e s ;
T o u l o n , av ec l a f o u l e d a n s l a g a r e , q u i v a ,
v i en t , p r essée, n er v eu se , c r i ar d e ; T o u l o n ét o u r
d i t t o u s c e u x q u i d éb ar q u en t d u t r ai n .
D u r o y p r éser v e N i c o l e d es c o n t ac t s t r o p
b r u sq u es et d es d i sp u t es i n é v i t a b l e s ; i l s so r t en t
d e l a g a r e et , t r ès f ac i l em en t , t r o u v en t u n e
b o n n e v o i t u r e , q u i l es c o n d u i r a r ap i d em en t à
B eau v al l o n .
A v e c q u el p l a i si r i l s asp i r en t l a b r i se q u i
v i en t d u l a r g e !
P en d an t u n e g r a n d e p ar t i e d e l a r o u t e, i l s
so n t si l e n c i e u x . L e p a y sa g e est m e r v e i l l e u x ;
i l s r eg ar d en t l a m er , l es m o n t ag n es, et c es
v i e u x v i l l a g e s q u ’ o n d éc o u v r e au c o i n d ’ u n
c h em i n so n t si b i en à l eu r p l ac e q u ’ on ser ai t
t en t é d e s ’ i m ag i n e r q u ’ i l s o n t ét é b ât i s l à , t o u t
e x p r è s, p o u r l a b eau t é d u d éc o r .
M a i s l a r o u t e s ’ ac h èv e, l a m o n t ag n e v er t e
q u ’ o n ap er ç o i t l à- b as, c ’ est B e a u v a l l o n .
N i c o l e d ev i en t n er v eu se , el l e 11e v o i t p l u s q u e
�124
l e
r e t o ur
c et t e m o n t ag n e so m b r e et , si el l e o sai t , el l e c r i e
r a i t au c h au f f eu r d e n e p as al l er si v i t e.
M a i s D u r o y est l à , t r an q u i l l e, so u r i an t , et
p u i s ce c i el b l eu , c et t e m er c al m e av ec ses p et i t s
b a t e a u x r o ses, c es f l eu r s au c o l o r i s si c h au d ,
t o u t ce M i d i t r i o m p h an t p ar l e d ’ am o u r .
E l l e v a v er s l e b o n h eu r , el l e n l en d o u t e p l u s,
l e s l ar m es n e so n t p as f a i t e s p o u r ce p a y s- l à .
L e N o r d , av ec ses b r u m e s et ses so l ei l s si
p âl es, ab r i t e m i e u x l e s c h a g r i n s. O n y p eu t
p l eu r er à so n ai se, l a n at u r e v o u s ac c u ei l l e et
v o u s c o m p r en d .
I c i , c ’ est l a j o i e q u i s ’ i m p o se ; l a c h a l e u r , l a
g r an d e l u m i èr e, l e p ar f u m v i o l en t d es f l e u r s, et
j u sq u ’ au m u r m u r e d e l a m er , t o u t v o u s g r i se ,
v o u s a l a n g u i t et ap ai se l e s p l u s v i o l en t es
d o u l eu r s.
B e a u v a l l o n est l à , si p r o c h e ; i l
t i r . N i c o l e l e v e u t . L a r ap i d i t é d e
f a i t b a t t r e so n c œ u r p l u s q u e d e
su f f o q u e. E t p u i s l a v o i t u r e n e d o i t
f au t r al en
l a c o u r se a
r ai so n , el l e
p as s ’ e n g a
g e r su r l a r o u t e , el l e v eu t su r p r en d r e l es h a b i
t an t s d e l a v i l l a .
L e s d ési r s d e N i c o l e so n t d es o r d r es, l ’ au t o
s ’ ar r êt e, i l s d esc en d en t et p r en n en t u n ch em i n
q u i l o n g e l a m er , b o r d é p ar d es m i m o sas et d es
p i n s. I l f ai t b eau ; i l s v o n t l en t em en t , si l e n
c i e u x , si ém u s, t o u s l es d e u x , q u ’ i l s o n t p e u ï
d ’ en t en d r e l e u r p r o p r e v o i x .
D u r o y n ’ a p a s r e v u « so n p o t e » , so n c o
p ai n , so n c am ar ad e d e m i sèr e, d ep u i s q u ’ i l s se
so n t q u i t t és, l e so i r d e l eu r r et o u r , d a n s c et t e
g a r e d u N o r d en c o m b r ée et b r u y a n t e . Q u el au
r e v o i r r ap i d e ! Q u el l e p o i g n ée d e m ai n s b a n a l e !
E u x , d es f r è r e s, s ’ ét ai en t sép ar és c o m m e d es
i n d i f f ér en t s.
I l s r ev en ai en t b r i sés, d ésesp ér és.
L e s r u i n es d e D u n k er q u e, c el l e s en t r ev u es
t o u t l e l o n g d e l a r o u t e, v i l l a g e s an éa n t i s, m a i
so n s ef f o n d r ées, f o r êt s m o r t es, et l e s i n n o m
�LE
RETOUR
Ï2 5
b r a b l e s c r o i x d e b o i s d r essées p r è s d e l a v o i e,
au m i l i e u d es c h am p s, p ar t o u t o ù l e s so l d at s
ét ai en t t o m b és, t o u t a v a i t b o u l ev er sé l es d e u x
h o m m es.
L a g u e r r e , i l s sav a i e n t b i en q u e c ’ ét ai t u n e
c h o se af f r eu se, m ai s, l à- b as, en f er m és d an s l e u r
c am p , sa n s n o u v e l l es p r éc i ses, i l s n e s ’ ét ai en t
j a m a i s i m ag i n é q u e l a F r a n c e c o n n aî t r ai t u n
p a r e i l d ésa st r e .
C ’ ét ai t sa n s n o m , c es r a v a g e s c au sés p ar d es
b a n d i t s q u i , se v o y a n t v a i n c u s, n ’ a v a i e n t v o u l u
l a i sse r q u e d es r u i n es. C ’ ét ai t san s n o m , l a d o u
l e u r q u ’ i l s av a i e n t r essen t i e en v o y a n t c es
g r a n d e s p l a i n e s t r a g i q u e s, c ah o t i q u es, o ù l a
m o r t d em eu r er a i t ’p e n d a i i t d e l o n g u e s an n ées.
E t i l s av a i e n t t o u t d e m êm e o u b l i é c et t e h o r
r i b l e i m p r essi o n . L e c œ u r d e l ’ h o m m e est ai n si
f a i t , i l n e c o n n aî t p as l es d o u l eu r s ét er n el l es. I l s
r e v e n a i e n t , i l s v o u l a i en t êt r e h e u r e u x , s ’ i m a g i
n an t q u e c e l a l e u r ét ai t d û .
I l s al l a i en t se r e v o i r , m a l h e u r e u x , t o u s
d e u x , c ar D u r o y , m a l g r é ses d i r es, n ’ a v a i t
r et r o u v é sa g a i e t é et c et t e c o n f i an c e en l a
q u i f a i sa i t d e l u i u n ag r é a b l e c o m p ag n o n .
L a m ai n d e N i c o l e se p o se su r l e b r a s
D u roy.
l es
p as
vie
de
—
N o u s so m m es a r r i v é s, d i t - el l e à v o i x b asse,
i l d o i t êt r e d er r i è r e c e b o u q u et d ’ ar b r es.
E l l e a v o u l u p én ét r e r d an s l e j a r d i n p a r l a
p l a g e , l a c h a i se- l o n g u e ser a so u s l e g r a n d p i n
p ar aso l , et Je a n l i r a o u r eg ar d er a l a m er .
E l l e p o u sse u n e t o u t e p et i t e b a r r i è r e , D u r o y
l a su i t . L a v o i l à d an s u n sen t i er ét r o i t , u n b u i s
son l a sép ar e d e l a p l a g e , q u el q u es p as en co r e
et el l e se t r o u v er a en f ac e d e c el u i q u ’ el l e a si
i n j u st em en t o u t r a g é.
A l i ! c o m m e e l l e a p eu r ! E n c et t e m i n u t e su
p r êm e, e l l e se r en d
c o m p t e q u e ses p r em i er s
m o t s, ses p r em i er s g est es d éc i d er o n t d u b o n h eu r
d e l eu r v i e.
�I.E
RETOUR
E l l e r e g a r d e D u r o y av ec d es y e u x su p p l i a n t s,
et l u i , p l u s ém u q u ’ i l n e v eu t l e p ar a ît r e, s ’ éc r i e,
d ésa g r éa b l e :
—
A v a n c e z d o n c , M ad am e, q u e d i ab l e !
n o u s n ’ al l o n s p a s at t en d r e q u ’ i l
c h er c h er .
v i en n e n o u s
N i c o l e se d éc i d e. E l l e est su r l a p l a g e , l a
c h ai se- l o n g u e est l à , so u s l e p i n p ar a so l , av ec
l e s c o u ssi n s, l e s l i v r e s, m ai s so n m ar i n ’ y est
p as.
I m p r essi o n n ée, n er v eu se , e l l e t r o u v e q u e l a
c h ai se- l o n g u e a l ’ a i r ab an d o n n ée, p o u r t an t l es
c o u ssi n s g a r d en t en co r e l a f o r m e d u c o r p s, et
l e s l i v r e s so n t o u v e r t s... C et t e ab sen c e est u n
m a u v a i s p r ésag e. E l l e v o u l a i t l e t r o u v er d an s
l e j a r d i n f l e u r i , p r è s d e c et t e m er si b l eu e. H é
l a s ! i l v a f a l l o i r l e r e v o i r d a n s l a v i l l a p l ei n e
d e m au v ai s so u v en i r s.
— I l n ’ est p as l à ! m u r m u r e- t - el l e, l e c œ u r
g r o s, l es y e u x p l ei n s d e l ar m es.
E t D u r o y , q u i n e v eu t p as se l ai sser ém o u
v o i r , r ép o n d , b l a g u e u r :
— Je l e v o i s b i en , al l o n s à l a m ai so n ; i c i , i l
f a i t t r o p c l i au d p o u r u n m al ad e.
M ai n t en an t , N i c o l e se h ât e. E l l e g r i m p e l es
esc al i er s d es t er r asses, el l e v a v i t e , si v i t e q u e
D u r o y l a su i t av ec p ei n e.
L e s v o i l à d ev a n t l a v i l l a d o n t
P er si en n es so n t c l o ses : m aît r es
t i q u es d o i v en t
c h al eu r .
se
r ep o ser
p en d an t
t o u t es l es
et d o m es
la
g r an d e
N i c o l e o u v r e l a p o r t e d u v est i b u l e et , san s
p l u s p en ser à so n c o m p ag n o n , s ’ él an c e d an s
1 esc al i er . E l l e t r av er se en c o u r an t sa c h am b r e,
c el l e d e sa b el l e- m èr e q u ’ el l e s ’ ét o n n e d e t r o u
v er v i d e ; el l e est d ev an t l ’ ap p ar t em en t d e so n
m ar i .
E l l e n ’ h ési t e p l u s, b r u sq u em en t el l e o u v r e
a p o r t e, sac h an t b i en q u ’ u n b ai ser ef f ac er a
t o u t es c h o ses.
�LE
12 7
RETOUR
E t v o i l à q u e ses y e u x a g r a n d i s p ar l ’ ép o u
v an t e v o i en t u n e c h am b r e o b sc u r e, u n l i t b l an c
i m m ac u l é, d e u x f l a m b eau x d ’ ar g en t av e c d es
b o u g i e s al l u m ées, et , r i g i d e , en d o r m i p o u r t o u
j o u r s, Je a n d e K e r l i o u , so n m ar i ’
M o r t ! N o n , ce 11’ est p as p o ssi b l e, el l e v i t u n
c au c h em ar ! M o r t san s av o i r su q u e sa f em m e
r e v e n a i t v e r s l u i p o u r i m p l o r er u n p ar d o n q u i
d ev ai t f ai r e l eu r v i e si b e l l e ... M o r t ! h i er en
c o r e el l e l ’ a c c u sa i t ... M o r t , m o r t . A h ! c ’ est el l e
q u i l ’ a t u é.
E l l e v eu t ap p r o c h er d e ce l i t , e l l e v eu t p o
ser ses m ai n s su r ce v i sa g e et l e c o u v r i r d e
b ai ser s.
E l l e d em an d e u n m i r ac l e. I l f au t q u ’ av a n t d e
s ’ en al l e r p o u r t o u j o u r s, i l p ar d o n n e.
« M o n D i eu , m o n D i eu ! v o t r e p u i ssan c e est
san s l i m i t e ; p r en ez m a v i e , t o n t e m a v i e p o u r
l a si en n e. »
E l l e s ’ ap p r o c h e d u l i t , f o l l e d e d o u l eu r .
A l o r s, d ’ u n co i n so m b r e d e l a c h am b r e, u n e
v o i x ar r êt e so n él an .
—
N i c o l e , c ’ est v o u s. A h ! m a p a u v r e en f an t ,
v o u s a r r i v e z t r o p t ar d !
A ssi se su r u n f a u t e u i l , 1111 c h ap el et d an s l es
m ai n s, M mo d e K e r l i o u est l à. E l l e est si p âl e,
el l e p a r a î t si c al m e q u ’ el l e sem b l e d éj à n e p l u s
ap p ar t en i r à l a t er r e.
T r o p t a r d ! A h ! q u e c e m o t est c r u e l ! . . .
A l o r s, c ’ est d o n c v r a i ! A u c u n m i r ac l e n ’ est
p o ssi b l e, et Je a n d e K e r l i o u est p ar t i en m au d i s
san t p eu t - êt r e c el l e q u i , i n c o n sc i em m en t , av a i t
ét é si i n j u st e !
T r o p t ar d ! N i c o l e se r év o l t e. E l l e c h er c h e
q u e l q u ’ u n au t o u r d ’ el l e , q u e l q u ’ u n q u i p u i sse
l ’ ai d er . I l f au t d es m éd ec i n s, 011 d o i t t o u t t en
t er , 011 11c l ai sse p as m o u r i r ai n si
un
hom m e
'l u i , i l y a d e u x j o u r s, ét ai t en p l ei n e c o n v a l e s
c en c e. T r o p t ar d . T o u t l e d i t au t o u r d ’ el l e : l a
c h am b r e o b sc u r e, l e s b o u g i e s q u i se c o n su m en t ,
�128
LE
RETOUR
c e c o r p s r i g i d e et ce v i sa g e h e u r e u x d ’ u n b o n
h e u r su r n at u r el .
T r o p t ar d . C el u i
qui
est
l à,
c e p r i so n n i e r ,
est m o r t i n c o n n u d e t o u s, a l o r s q u e t o u t u n
p eu p l e eû t d û l ’ h o n o r er .
A u ssi b i en q u e l e p o i l u q u i t en ai t d a n s l a
t r an c h ée, at t aq u an t en g r o g n a n t , m o u r an t san s
b l asp h ém er , cet h o m m e a f a i t so n d ev o i r .
L e d est i n et l es su r p r i se s d es ét r an g e s c o m
b a t s d e l a g u er r e m o d er n e l ’ o n t en v o y é v i v r e
d es m o i s, d es an n ées, en A l l e m a g n e , av e c , p o u r
m aît r es, d es b o u r r e a u x . E t , q u an d i l est r ev en u
d e c et h o r r i b l e b a g n e, q u el q u es c i v i l s, n o t o i r e
m en t em b u sq u és, o n t o sé t en i r su r l u i et su r ses
c am ar ad es d es p r o p o s i n su l t a n t s. I l s o n t sem é
d an s b i en d es c œ u r s l e d o u t e, l e d o u t e sa c r i
l è g e ; i l s o n t p r ét en d u , e u x q u i n ’ av a i en t r i en
f a i t , q u ’ i l f a l l a i t d em an d er d es c o m p t es à t o u s
c es m al h eu r eu x d o n t l a p l u p ar t r ev en ai en t m i
n és p ar l a t u b er c u l o se, g u et t és p ar l a f o l i e.
T r o p t ar d . T o u t e b l an c h e, l es m ai n s t en d u es
v e r s c el u i q u i n e p eu t p l u s l ’ en t en d r e, N i c o l e
d em eu r e p r ès d e ce l i t , i m m o b i l e. D u r o y est l à ,
à cô t é d ’ el l e, i l san g l o t e co m m e u n e n f a n t , el l e
s ’ ét o n n e d e c es l ar m es, el l e q u i n e p eu t p as
p l eu r er .
Sa b el l e- m èr e r ac o n t e q u e d es c r i ses d ’ h ém o
p t y si e su c c essi v es o n t , en q u el q u es h eu r es, em
p o r t é so n f i l s. I l s ’ est v u m o u r i r , i l n e r e g r et t ai t
r i en , i l ét ai t r é si g n é . Se s d er n i er s m o t s f u r e n t
p o u r N i c o l e. I l l ’ ap p e l a i t , d em an d an t , n e se
r en d an t p l u s c o m p t e d es h eu r es n i d es j o u r s,
si el l e al l a i t b i en t ô t a r r i v e r . I l est m o r t d o u c e
m en t , ap r ès av o i r en t en d u u n t r ai n p asser . I l a
t o u r n é l a t êt e en d i san t : « E l l e n e v i en d r a p as
ce so i r ... » E t p u i s ses y e u x se so n t v o i l é s, e t
so n âm e s ’ en est al l ée.
N i c o l e en t en d l a v o i x d o u c e, si d o u l o u r eu se,
m ai s t o u t ce q u ’ el l e d i t n e l ’ ém eu t p as. R i e n
n e p eu t p l u s l ’ at t ei n d r e. C et t e m o r t l ’ a b r i sée,
�LE
RETOUR
I2 Q
so n c œ u r n e c o n n aî t r a j a m a i s d e r ep o s. L e r e
m o r d s, c ’ est u n l o u r d b a g a g e q u ’ el l e em p o r t er a
p ar t o u t .
P o u r el l e, c o m m e p o u r Je a n d e K e r l i o u , c ’ est
f i n i . L a v i e c o n t i n u er a, l a F r a n c e c o n n aî t r a en
c o r e d e b e a u x j o u r s. L e s r u i n es d i sp ar aî t r o n t ;
d an s l es p a y s d év a st és, i l y au r a d e n o u v eau d es
m ai so n s av ec d es p et i t s en f an t s q u i r i r o n t et d es
f i l l e s q u i ser o n t j e u n e s et j o l i e s. L e s f o r êt s
m o r t es r en aî t r o n t , l es f l eu r s c ac h er o n t
l es
t o m b es, su r l a t er r e i l y au r a en c o r e d e l a j o i e ;
m ai s Je a n et N i c o l e n e v er r o n t p a s t o u s c es
b o n b eu r s- l à.
L u i , on l ’ o u b l i er a t r ès v i t e . U n p r i so n n i e r d e
19 14 f u t , p en d an t l a g u e r r e , 1111 êt r e i n u t i l e ; l e
m o n d e l ’ a j u g é ai n si . L e s so u f f r an c es su p p o r t ées
sa n s d é f a i l l a n c e , so u f f r an c es d o n t i l m eu r t , n e
so n t p as g l o r i eu ses ! U n p eu p l e v i c t o r i e u x est
t o u j o u r s ég o ï st e et n ’ a d e r ec o n n ai ssan c e et
d ’ am o u r q u e p o u r l es v ai n q u eu r s.
T r o p t ar d , 011 p en ser a a u x p r i so n n i e r s ; t r o p
t ar d , on r ac o n t er a l eu r m ar t y r e ; t r o p t ar d , on
se so u v i en d r a d e ce q u ’ i l s o n t so u f f er t .
E t , q u an d 011 v o u d r a g l o r i f i er l es v i c t i m e s d es
b a n d i t s, l a p l u p ar t d o r m i r o n t d éj à d ’ u n so m
m ei l ét er n el , ay an t r ej o i n t d an s l ’ o u b l i l eu r s
c am ar ad es m o r t s en e x i l et en se v e l i s d an s l a
t er r e q u ’ i l s o n t si so u v en t m a u d i t e ! ...
FIN
1 63 V
��PA RJU RE
U n sorcr d e N o ë l , u n so i r o ù t o u t e l a F r a n c e
ét ai t
en sev el i e so u s u n m an t eau b l an c , à
N e u i l l y , l a n e i g e , d o n t au c u n b a l a y e u r n e
s ’ ét ai t o c c u p é, a v a i t ei i i p l i d e si l en c e l es l a r g e s
a v e n u es, et l es m ai Sb n s, b i en c l o ses, sem b l ai en t
dorm ir.
A u c u n p assan t , p as d e t r a m w a y n i d e v o i
t u r e. L e s f l o c o n s b l a n c s, l é g e r s et aér i en s,
s ’ ét ai en t p o sés p ar t o u t ; i l s av a i en t p ar é d ’ u n e
b eau t é p assag èr e, m ai s m er v ei l l e u se, l es ar b r es
d ép o u i l l és d e l e u r s f e u i l l e s, et f a i t d ’ ar b u st es
san s g r â c e d es g e r b e s ét i n c el an t es et i m m a
c u l ées.
N e u i l l y , c e co i n d e p ar c a u x p o r t es d e P a r i s,
ét ai t , c e so i r , u n e v i l l e b l an c h e éc l ai r ée p ar u n e
l u m i èr e f éer i q u e. C et t e l u m i èr e ét r an g e , q u e l a
l u n e r ép an d a i t â p r o f u si o n su r l a t er r e, v en ai t
d ’ u n m o n d e i n c o n n u d es h u m ai n s.
A u f o n d d u j a r d i n , m y st ér i eu se et c h ar m an t e,
s ’ é l ev ai t u n e p et i t e m ai so n d e c o n st r u c t i o n r é
c en t e a u x l a r g e s f en êt r es t o u t es en t o u r ées d e
�PA R JU R E
13 2
l i er r e. C e so i r , su r l es f e u i l l e s v e r t e s, d es f l o c o n s
s’ ét ai en t p o sés, et ai n si , au t o u r d e c h aq u e f e
n êt r e, i l y a v a i t u n e d r ap er i e so m p t u eu se q u e
l e m o i n d r e v en t d éc h i r er ai t .
A u p r em i er ét ag e, d er r i è r e l e s p er si en n es
c l o ses, d es l u m i èr es b r i l l a i e n t . D an s c et t e m ai
so n , a u x c o n t o u r s o u at és d e n ei g e , à l ’ ab r i d u
f r o i d , d u v en t et d e t o u t es l es r i g u e u r s d ’ u n h i
v er p ar t i c u l i èr em en t d u r , d es ê t r es v i v a i e n t ,
c au sai en t , r ê v a i e n t ...
A u m i l i eu d ’ u n e c h am b r e u n p eu en d éso r d r e,
éc l ai r ée p ar u n e l am p e à a b at - j o u r r o se, p r ès
d ’ u n e t ab l e, 1111 j e u n e g ar ç o n d ’ u n e d o u z ai n e
d ’ an n ées l i sa i t at t en t i v em en t . I l a v a i t d es c h e
v e u x b r u n s b o u c l és, u n f r o n t l a r g e , i n t e l l i g e n t ,
et d es g r an d s y e u x c l a i r s q u i , d e t em p s à au t r e,
se p o sai en t , p l ei n s d ’ am o u r , su r u n e p et i t e f i l l e
ét en d u e d e t o u t so n l o n g su r l e t ap i s, d ev an t l a
c h em i n ée. C et t e p et i t e f i l l e, au ssi b l o n d e q u ’ i l
ét ai t b r u n , so u f f l ai t san s ar r êt su r u n f eu d e b o i s
q u i se m o u r ai t d an s l e f o y e r . E t l es d e u x en
f an t s, l ’ u n san s q u i t t er so n l i v r e , l ’ au t r e san s
s ’ él o i g n er d e l a c h em i n ée, - c au sai en t .
—
D i s, Je a n , d em an d ai t l a t o u t e p et i t e,
c r o i s- t u q u e l e f eu s ’ ét ei n d r a b i en t ô t ? J ’ ai p eu r ,
j ’ ai t r ès p eu r q u e N o ël n e se b r û l e l es p i ed s?
E t Je a n , q u i est u n h o m m e, Je a n q u i sai t ,
r ép o n d d ’ u n t o n g r a v e :
— N e t ’ i n q u i èt e p as, Si m o n e, N o ël p asse
p ar t o u t ; au c u n f eu n e l ’ ar r êt e, sa p u i ssan c e est
san s l i m i t es !
C es p ar o l es so n t i m p r u d en t es. Si m o n e n ’ est
q u u n b o u t d e f em m e, m ai s d éj à v o l o n t a i r e,
c ap r i c i eu se et c o q u et t e. E l l e se r e l è v e d ’ u n
b o n d , r ej et t e sa p er r u q u e b l o n d e, t o u t em m êl ée
p ar ses p r o m en ad es su r l e t ap i s, et , c r o i san t
scs p et i t s b r as, ad o r ab l e, m ai s m en aç an t e, c et t e
p o u p ée d e ci n q an s, t er r i b l em en t p r éc i se, i n
t er r o g e son f r èr e.
P u i sq u e M .
N o ël
est si
m al i n , p o u r q u o i
�P A R JU R E
J 33
m ’ a- t - o n d i t q u ’ i l n e p o u v a i t p a s m e r am en er
m o n p ap a. D i s, Je a n , p o u r q u o i ?
Je a n , u n f o r t en t h èm e, est t r ès em b ar r assé.
Si m o n e est l à , p l an t ée d ev an t l u i . I l l a c o n n aît ,
el l e n e l âc h e r a p as av a n t d ’ av o i r u n e e x p l i c a
t i o n v r a i e , u n e e x p l i c a t i o n « q u i e x p l i q u e ».
A l o r s, c e c o l l é g i e n , si c al é, s’ em b ar r asse et
b a f o u i l l e.
— T u c o m p r en d s, Si m o n e, l e p et i t N o ël a
u n e g r a n d e h o t t e p o u r m et t r e d ed an s t o u t c e
q u e l es en f an t s l u i d em a n d en t ... e t ... et , co m m e
b eau c o u p , c et t e an n ée, l u i o n t d em an d é l eu r
p a p a ... a l o r s... a l o r s... l a h o t t e n e ser ai t p as
assez g r a n d e.
L e s y e u x so m b r es d e Si m o n e s ’ em p l i ssen t d e
l u e u r s i n q u i ét an t es. Je a n sai t b i en ce q u i l e
m en ac e. Si m o n e v a se m et t r e en c o l èr e, et m a
m an est à c ô t é, si d o l en t e et si t r i st e.
V i v e m e n t , l e j e u n e g ar ç o n r é p èt e :
— T u c o m p r en d s, Si m o n e, l a h o t t e n e se r a i t
p as assez g r a n d e.
U n h au ssem en t d ’ ép a u l e s, u n r eg ar d m ép r i
san t , i m p o sen t si l en c e à l ’ i m p r u d en t c o l l é g i en ,
et l a p et i t e f i l l e c o n c l u t :
— P a s m al i n , l e p et i t Jé su s, i l n ’ a q u ’ à
p r en d r e u n e h o t t e p l u s g r a n d e !
l i t , p o u r m i e u x se f ai r e c o m p r en d r e, so n
p i ed t ap e av e c v i o l en c e l e p ar q u et .
M a i s l a c o l èr e at t en d u e n ’ éc l at e p as. Je a n
r esp i r e. I .a f i g u r e d e Si m o n e s ’ ap ai se. C al m és,
l es y e u x r i en t , et l a p et i t e b o u c h e, u n e v é r i
t ab l e c er i se, s ’ e n t r ’ o u v r e su r d es d en t s m i
g n o n n es et p o i n t u es. Si m o n e se so u v i en t , à'
t em p s, q u e l e p et i t Jé su s ser a l à d an s q u el q u es
h eu r es, et q u ’ à d é f au t d u p ap a
ap p o r t er a d e b e a u x j o u j o u x .
d em an d é
il
— Je a n , d i t - e l l e, d él i c i eu sem en t g e n t i l l e , j ’ ai
so m m ei l .
P u i s el l e a j o u t e :
— Je v e u x ( p i e d em ai n v i e n n e t o u t d e su i t e.
�134
PA R JU R E
J ’ ai so m m ei l ! V o i l à d e u x m o t s q u i em
b ar r assen t c r u el l em en t l e g r a n d f r èr e. T o u t à
l ’ h eu r e, m i ss M a r y a v o u l u c o u c h er Si m o n e,
et Si m o n e, co m m e c el a a r r i v e , h él as ! b i en so u
v en t , n ’ a p as v o u l u . A f i n d ’ év i t e r u n e c o l èr e,
d es c r i s, Je a n a r e n v o y é m i ss M a r y , et el l e
est p ar t i e p o u r l ’ ég l i se.
J ’ ai so m m ei l ! Q u e v a f ai r e ce p a u v r e Je a n !
M am an est l à , d e l ’ a u t r e cô t é d e l a p o r t e, si
d éc o u r ag ée, si m al h eu r eu se, q u ’ i l n ’ o se al l er
l a c h er c h er . D ep u i s d o u z e j o u r s, au c u n e l et t r e
d e p ap a n ’ est a r r i v é e , et Je a n sai t b i en q u e
m am an n e p eu t p l u s su p p o r t er c es l o n g s si
l en c es.
J ’ ai so m m ei l ! A l l e r c h er c h er g r a n d ’ m èr e?
M ai s g r a n d ’ m èr e et Si m o n e n e s ’ en t en d en t p as
d u t o u t , et g r a n d ’ m èr e g r o n d er a. M i ss M a r y a
ét é r en v o y ée san s p er m i ssi o n !
P a u v r e Je a n ! U n e so l u t i o n s ’ i m p o se. I l c o u
c h er a Si m o n e.
A v c c u n g r o s so u p i r , i l p o se so n l i v r e , p r en d
Si m o n e p ar l a m ai n , et , r ési g n é, l u i d i t :
—
M i ss M a r y n ’ est p as r en t r ée, m am an est
f at i g u ée, j e v a i s t e d ésh ab i l l er .
H eu r eu sem en t , c et t e i d ée p l aît à Si m o n e. E l l e
r i t , en l ac e t en d r em en t so n f r èr e en l u i d éc l ar an t
q u ’ i l f au t l a p o r t er .
Je a n c èd e, i l est p r êt à t o u t es l es c o n c essi o n s.
I l p r en d l a f i l l et t e d an s ses b r as. E l l e , t r ès a i
m ab l e, l ’ em b r asse en l ’ ap p el an t so n c h er g r an d
f r èr e. G r a v e , u n p eu i n q u i et , Je a n em p o r t e S i
m o n e d an s sa c h am b r e.
U n p et i t n i d t o u t r o se, b i en c h au d et b i en
c l o s, at t en d l ’ en f an t . P o sée su r l e t ap i s, l asse, à
m o i t i é en d o r m i e, d ’ ab o r d el l e se p r êt e d e b o n n e
g r âc e a u x t i m i d es essai s d e Je a n . A v e c d i f f i
cult é* , t r em b l an t et m al ad r o i t , l e p a u v r e g ar ç o n
d éf ai t l e t ab l i er , d é g r af e l a r o b e. M ai s v o i l à q u e
Si m o n e cesse d ’ êt r e t r an q u i l l e. E l l e b o u g e,
b a v ar d e, et Je a n
t r o u v e q u e l ’ a l g è b r e est
�PA R JU R E
T3 5
p l u s f a c i l e q u e d e d ésh a b i l l e r u n e p et i t e f i l l e.
E n f i n , Si m o n e est en c h em i se. Q u el so u p i r !
q u el so u l ag em en t ! Je a n d éc l ar e, d ’ u n t o n d e
m aî t r e, q u e l a p er r u q u e b l o n d e, éb o u r i f f ée,
e f f r ay an t e , n e se r a p a s d ém êl ée c e so i r .
H é l a s ! Si m o n e, p et i t e f i l l e t r ès so i g n ée, n e
v eu t r i en en t en d r e, et e l l e n e se c o u c h er a p as
av a n t q u e Je a n ai t a r r a n g é ses c h e v e u x .
C ’ est q u e, ses c h e v e u x , el l e y t i en t b eau c o u p !
L e s d am es q u i v i en n en t v o i r sa m am an l es ad
m i r en t t o u j o u r s. A h ! i l s en r eç o i v e n t d es c o m
p l i m en t s, ses c h e v e u x !
E t v o i l à q u e , sa n s au c u n e e x p l i c a t i o n , Je a n
r eç o i t l e p e i g n e et l a b r o sse av e c o r d r e d e s ’ en
se r v i r . R é so l u à en f i n i r , i l b r o sse , a v e c u n e
én er g i e d e c o l l é g i e n , l a j o l i e t êt e b l o n d e. Si m o n e
se f âc h e, ses c r i s d ev i en n en t p er ç an t s. C o m m en t
c al m er l a f i l l et t e? Je a n p a r l e d e N o ël . C e n o m ,
sy m b o l e d e j o i e , l ’ ap ai se. E l l e se l ai sse m et t r e
au l i t , m u r m u r e sa p r i è r e , l a j o u e c o n t r e c el l e
d e so n f r è r e , et , p r esq u e en d o r m i e, a j o u t e ap r ès
l es d er n i er s m o t s p i e u x :
—
R am en ez p a p a ... p e t i t , p et i t Jé s u s . . . A c h e
t ez v i t e u n e g r a n d e h o t t e ... Je a n . . . Je a n est u n
p eu b êt e.
C ’ est t o u t l e r em er c i em en t q u e l e p a u v r e Je a n
o b t i en t . Q u ’ i m p o r t e? I l est h e u r e u x ! L e d ém o n
i n su p p o r t a b l e, m ai s q u ’ i l ad o r e, est c o u c h é,
san s l u t t es, sa n s c o l èr e. M am an n ’ a p as ét é
o b l i g é e d ’ i n t e r v e n i r . C ’ est h e u r e u x , c a r Si m o n e
n ’ o b éi t g u è r e p l u s à m am an q u ’ à Je a n . I l f a u
d r ai t à c et t e p et i t e u n m aît r e u n p eu sé v è r e ,
i l f a u d r a i t u n p ap a. H é l a s! d e p u i s t r o i s an s,
i l est à l a g u er r e !
T r è s d o u c em en t , Je a n q u i t t e l e n i d r o se b i en
c l o s et b i en c h au d .
D an s sa c h am b r e, h e u r e u x d ’ êt r e t r an q u i l l e,
i l r ep r en d l e l i v r e co m m en c é.
L e v o i l à i n st a l l é b i en c o n f o r t ab l em en t
su r
u n e c h ai se b a sse , d ev an t l a c h em i n ée. R a n i m é
�ij
6
PA R JU R E
p ar l e so u f f l e d e Si m o n e, l e f eu f l am b e et em p l i t
d e l u m i èr e et d e g a i et é l a p i èc e. A v e c q u el
p l a i si r Je a n v a c o n t i n u er sa l ec t u r e : u n l i v r e
d e Ju l e s V er n e p assi o n n an t , u n e d e c es a v e n
t u r es q u i v o u s f o n t o u b l i er t o u t es l e s t r i st esses
d e l ’ h eu r e p r ésen t e !
L e v o l u m e su r
ses g e n o u x ,
l es c o u d es
a p p u y é s su r l e l i v r e , l a t êt e em p r i so n n ée p ar
ses m ai n s, Je a n s ’ en v a av e c l ’ au t eu r à v i n g t
m i l l e l i eu es so u s l es m er s.
Il
est si ab so r b é p ar sa l ec t u r e q u ’ i l n ’ en t en d
p as q u e d er r i èr e l u i , j u st e en f ac e l a p i èc e o ù
d o r t Si m o n e, u n e p o r t e v i en t d e s ’ o u v r i r , et
q u e m am an est en t r ée d an s l a c h am b r e.
M am an a u n e t r en t ai n e d ’ an n ées, el l e est
g r an d e et m i n c e ; ses d e u x en f an t s l u i r e s
sem b l en t . Je a n a ses c h e v e u x b o u c l és, ses
g r a n d s y e u x c l a i r s, Si m o n e sa t o u t e p et i t e
b o u c h e et c et a i r u n p eu ar r o g an t q u i l u i v a si
b i en .
M am an r eg ar d e so n f i l s, l o n g u em en t , san s
se l asser . E l l e l ’ ai m e t an t , ce g am i n ! Seu l so n
am o u r m at er n el l u i d o n n e l a f o r c e d e v i v r e . E l l e
s ’ av an c e d o u c em en t , Je a n n e b o u g e t o u j o u r s
p as. T o u t p r ès d e so n f i l s, el l e p o se ses m ai n s
su r l a t êt e a u x b o u c l es b r u n es et d e u x m o t s
v o n t l u i su f f i r e p o u r d i r e t o u t e sa t en d r esse :
— M o n Je a n !
L ’ en f an t n ’ est p as su r p r i s, i l est h e u r e u x .
V i t e , i l p r en d l es d o u c es m ai n s, et , d ’ u n e v o i x
p r o f o n d e q u i d i t t o u t so n am o u r , r ép o n d :
— M am an !
P u i s, c o n n u e i l y a u n e c h a i se p r ès d e l a
si en n e, i l f o r c e l a j e u n e f em m e à s ’ asseo i r d e
v an t l e f eu q u i f l am b e si c l a i r .
I l s so n t l à, t o u t p r ès l ’ u n d e l ’ au t r e , et ,
co m m e d an s l eu r c œ u r l a m êm e an g o i sse r ô d e,
i l s p r o n o n c en t en sem b l e d es p ar o l es b an al es,
m ai s q u i p o u r e u x v eu l en t d i r e t an t d e c h o ses !
L e f ac t eu r n ’ est p as v en u c e so i r .
�137
PA R JU R E
— L a n ei g e a em p êc h é l e f ac t eu r d e v en i r .
L e f ac t eu r ! Q u el l e i m p o r t an c e c et h o m m e a
p r i se d ep u i s l a g u e r r e !
M am an et Je a n r est en t u n l o n g m o m e n t - si
l e n c i e u x , l e u r p en sée su i t l ’ h o m m e à l a g r a n d e
c ap e b r u n e. U s v o i en t l a b o ît e, l es l et t r es c l o ses,
si m y st ér i eu ses ! I l l eu r sem b l e q u ’ i l y a u n
si èc l e q u e c et h o m m e n ’ est v en u c h ez e u x . I l
ét ai t l à p o u r t an t , ce m at i n en c o r e, m ai s l e c o u r
r i e r se c o m p o sai t d e l et t r es b a n a l e s, i n u t i l e s en
ce m o m en t .
L e s m ai n s c r o i sées, m am an r e g a r d e a t t e n t i
v em en t l es f l am m es c ap r i c i eu ses q u i m o n t en t
d an s l a c h em i n ée, et , su i v a n t ses p en sées q u i
l ’ o b sèd en t , el l e p ar l e :
— Je a n , v o i s- t u , si t o n p èr e n e r e v e n a i t p as,
j e c r o i s q u e j ’ en m o u r r ai s.
P er d r e so n p èr e, c e ser ai t a f f r e u x ! D ep u i s
t r o i s an s, i l v i t av ec c et t e i d ée- l à ; t an t d e c a
m ar ad es, au t o u r d e l u i , o n t d éj à eu c et t e d o i t - ,
l eu r ! P er d r e so n p èr e, c ’ est t er r i b l em en t d u r .
m ai s sa m o r t ser ai t g l o r i e u se , u n e m o r t d o n t u n
f i l s p eu t êt r e f i er . E t p u i s, Je a n n e ser a p as
t o u j o u r s u n p et i t g a r ç o n . D an s c i n q an s, i l
p o u r r a s ’ e n g a g e r . A l o r s l es b o c h es v er r o n t s ’ i l
sa u r a v en g e r son p èr e. Q u ’ i m p o r t e si l a g u er r e
est f i n i e, i l i r a q u an d m êm e en A l l e m a g n e t u er
u n p ap a b o c h e q u i au r a d es en f an t s ! Q î i l p o u r
œ i l , d en t p o u r d en t ; av ec l es B a r b a r e s, i l f au t
a g i r ai n si .
O h ! Je a n a l o n g u em en t r éf l é c h i , et d éj à i l
sai t t o u t ce q u ’ i l f er a si so n p èr e t o m b e l à- b as,
au c h am p d ’ h o n n eu r .
M ai s sa m èr e, sa m am an , l a p er d r e ; n o n , c e
11’ est p as p o ssi b l e ! Q u el q u e c h o se q u ’ i l n e c o m
p r en d p as, q u el q u e c h o se q u i f a i t p ar t i e d e l u i m êm e, l ’ at t ac h e à c et t e j eu n e f em m e. I l est l a
c h a i r d e sa c h a i r , l e sa n g d e so n
n o n , i l n e p o u r r a i t se sép ar er d ’ el l e.
L a m o r t ! A u t r e f o i s, u n e n f a n t
sa n g .
N on ,
de
d ou ze
�138
PA R JU R E
an s n ’ y so n g e ai t j a m a i s. A u j o u r d 'h u i q u ’ u n é
af f r eu se g u e r r e a - b o u l ev er sé l e i n o n d e, sem an t
p ar t o u t l e s d e u i l s et l e s t o m b es, l ’ e n f a n t v i t
a v e c c e t t e i d ée- l à, et i l c o m p r en d q u el l e t r i s
t esse ce m o t r ép an d su t l a t er r e.
Il
f au t d o n n er so n p èr e, c ’ est p o u r l a F r a n c e .
Je a n R u d o n t , F r a n ç a i s d e d o u z e an s, est f i er d e
c e sac r i f i c e. L e s h o m m es, ap r è s t o u t , c ’ e st f a i t
p o u r so u f f r i r !
M a i s u n e m am an , u n e m am an f r êl e e t j o l i e ,
u n e m am an c o m m e i l n ’ y en a p as d e u x su r
l a t er r e, l a v o i r p a r t i r p o u r u n d e c es c i m et i èr es
so m b r es o ù l e s p et i t s v o n t p l e u r e r , n o n , ce
n ’ est p a s p o ssi b l e ! U n e m am an n e d o i t p as
m o u r i r , el l e n e p eu t l ai sser se u l s ses d e u x
en f an t s !
E t Je a n , b i en q u ’ i l so i t b o u l ev er sé, t r o u v e
l es m o t s q u ’ i l f au t d i r e p o u r d o n n er d u c o u r ag e
à c el l e q u i n ’ en a p l u s. Q u i t t an t sa c h a i se, i l
s ’ assi ed a u x p i ed s d e l a j e u n e f em m e, et , p r e
n an t ses m ai n s j o i n t e s, ses m ai n s q u i sem b l en t
t o u j o u r s p r i e r , i l p ar l e :
—
M am an , c e n ’ est p as v r a i ce q u e t u v i e n s
d e d i r e. M o u r i r ! E t Si m o n e, et Je a n , q u ’ est - c e
q u ’ i l s d ev i en d r a i en t ? R ap p e l l e - t o i , t u m e l ’ as
so u v en t r ac o n t é, q u e p ap a, au m o m en t d e so n
d ép ar t , t ’ a c o n f i é ses d e u x en f an t s. M am a n , si
t o i au ssi t u t ’ en v a s, q u i d o n c n o u s p ar l er a d e
p ap a? A v a n t l a g u e r r e , j e n ’ ét ai s q u ’ u n p et i t
g ar ç o n ; d e l u i , si t u n ’ é t a i s p as l à , j e n e m e
so u v i en d r ai s p l u s. G r A c e à t o i , j e c o n n ai s p a p a,
si b i en , q u e, l o r sq u ’ i l a r r i v e en p er m i ssi o n , j e
d ev i n e t o u s ses d ési r s, j e c o n n ai s sc s h a b i
t u d es... l i t Si m o n e ! Si m o n e q u i ét ai t u n b éb é
q u an d i l est p ar t i ! Q u i d o n c l u i ap p r en d r ai t à
ai m er p ap a? M am an , m am an , n ’ ab an d o n n e p as
t es d e u x en f an t s. .
P o u r t o u t e r ép o n se, l a j e u n e f em m e at t i r e
t o u t p r ès d ’ el l e l a t êt e a u x c h e v e u x b o u c l és, et ,
t en d r em en t , p r esq u e r esp ec t u eu sem en t , el l e cm -
�PA R JU R E
b r asse l e s
d 'am o u r .
y eu x
cl ai r s
qui
so n t
si
p l ei n s
Je a n d ev i n e q u e m am an v a m i e u x , l ’ at t i t u d e
est m o i n s l asse, l e r eg ar d m o i n s d ésesp ér é ;
al o r s, i l p a r l e d ’ esp o i r .
— P a s d e l et t r e, p et i t e m èr e c h é r i e, c el a n e
v e u t r i en d i r e. R a p p e l l e - t o i , p en d an t l a b a t a i l l e
d e l ’ Y se r , u n m o i s p assé san s n o u v el l es. E t à
V e r d u n , q u e d e f o i s t u as c r u q u e t o u t ét ai t
f i n i ! N o n , c r o i s- m o i , j ’ en ' su i s sû r , d em ai n , l e
f ac t eu r v i e n d r a ... N o u s au r o n s u n e l et t r e, u n e
b o n n e l et t r e, q u i n o u s d i r a, p eu t - êt r e, q u ’ i l . . .
est u n p eu b l essé, m ai s q u ’ i l n o u s at t en d à l ’ h ô
p i t a l ... E t n o u s p ar t i r o n s t o u t d e su i t e, t o i et
m o i , 0 11 l ai sser a Si m o n e à g r a n d ’ m èr e. C e ser a
t er r i b l e, m ai s, t an t p i s, el l e s se d éb r o u i l l e
r o n t ! . . . V o y o n s, r i s u n p eu , p en se à t a p o u p ée
en l u t t e av ec t a « b el l e- m èr e », c o m m e Si m o n e
l ’ ap p el l e d an s ses j o u r s d ’ i n so l en c e. C e ser a t er
r i b l e ! Q u an d n o u s r ev i en d r o n s, q u e d e d r am es
el l es n o u s r a c o n t e r o n t ! ... M a i s, c o m m e n o u s
r am èn er o n s p ap a g u é r i , en c o n g é d e c o n v a l e s
c en c e, t o u t n o u s ser a é g a l , 11’ est - c e p as, M a
d am e M am an ?
— M on fils !
C ’ est t o u t c e q u e l a j eu n e f em m e p eu t r é
p o n d r e. U n e ém o t i o n h eu r eu se l ’ en v ah i t , 1111
b i en - êt r e l a f ai t se r ed r e sse r , p r esq u e v ai l l a n t e.
D ’ u n g r a n d am o u r se d ég ag e u n e f o r c e p u i s
san t e, u n e f o r c e q u i d o n n e l e c o u r ag e d e v i v r e ,
m al g r é t o u t .
L e c œ u r d e Je a n , ce c œ u r si ai m an t , a r a
n i m é c el u i d e m am an q u i v o u l a i t n e p l u s so u f
f r i r . M am an est t o u t p r ès d e c o m p r en d r e q u e,
si u n d eu i l a f f r e u x l a f r ap p e, i l f au d r a v i v r e ,
v i v r e p o u r l es d e u x p et i t s. E t , at t en t i v em en t ,
el l e r eg ar d e Je a n . E l l e v eu t r et r o u v e r su r l a
p h y si o n o m i e i n t e l l i g en t e l es t r ai t s ai m és d e so n
m ar i . C e f r o n t l a r g e , i l l e t i en t d e so n p èr e ;
cet
ai r
d éc i d é, si
t en d r e p a r f o i s, c ’ cst
en c o r e
�14 0
PA R JU R E
l u i . E t sa v o i x c ar essan t e, c et t e v o i x q u i sau r ai t
si b i en c o m m an d er , c ’ est c el l e d e c el u i q u i , d e
p u i s t r o i s an s, n ’ est p l u s l à.
A h ! si D i eu a m i s su r l a t er r e d es d o u l eu r s
ef f r o y ab l es, i l a v o u l u au ssi q u e d es c o n so l a
t i o n s en t o u r en t c e u x q u i so u f f r en t .
L e s en f an t s, c ’ est l a c o n t i n u at i o n d es êt r es
ai m és.
M am an sen t t o u t c el a v ag u em e n t , et si l es
p en sées t r i st es r ô d en t en c o r e au t o u r d ’ el l e ,
d ’ au t r es, p l u s d o u c es, l e u r su c c èd en t .
A p r è s t o u t , Je a n a r ai so n , i l se p eu t t r ès b i en
q u e d em ai n el l e r eç o i v e u n e l et t r e. Q u e d e f o i s,
d éj à, el l e s ’ est i n q u i ét ée à t o r t ! E t p u i s, s ’ i l
est b l essé, ce n e ser a p eu t - êt r e q u ’ u n e h eu r eu se
b l essu r e. A l o r s, q u el l e j o i e d e p a r t i r ! L ’ o m b r e
au t ab l eau , c ’ est Si m o n e.
Si m o n e n ’ éc o u t e p er so n n e, et sa g r a n d ’ m èr c
et el l e f o n t t r ès m a u v a i s m én ag e.
L a p et i t e f i l l e n ’ est p as co m m o d e ; r i eu se et
m u t i n e à l ’ e x c è s, el l e én er v e l ’ aï eu l e, q u i
m an q u e d e p at i en c e. D ès q u ’ el l e s so n t en
sem b l e, p o u r l a p l u s p et i t e c h o se, u n e sc èn e
éc l at e, et p a r f o i s, i l f a u t b i en l ’ av o u er , Si m o n e
a r ai so n . L a g r a n d ’ m èr e v o u d r ai t q u ’ u n e g a
m i n e d e ci n q an s f û t t o u j o u r s r ai so n n ab l e. E l l e
d i sc u t e av ec
Si m o n e,
lut
r ac o n t e p r esq u e
c h aq u e j o u r q u e so n p èr e ét ai t u n en f an t m o
d èl e, p o l i , t r a v a i l l e u r , a t t e n t i f a u x d ési r s d e
t o u s. E t ce p et i t g ar ç o n sa g e n ’ i n v en t ai t j a m a i s
d e j e u x b i z ar r es, t o u j o u r s b r u y a n t s !
Si m o n e a éco u t é c et t e h i st o i r e t r ès l o n g t em p s,
av ec p at i en c e ; m ai s v o i l à q u e c et t e ap r ès- m i d i ,
v e i l l e d e N o ël , ap r ès- m i d i o ù el l e ét ai t p a r t i
c u l i èr em en t
m èr e :
e x c i t é e , el l e a r ép o n d u
à gr an d ’
—
Si p ap a ét ai t co m m e v o u s d i t es, v r a i , ce
q u ’ i l d ev ai t êt r e em b êt an t !
r ^ P °n 8e ct c e m o t i n c o n v en an t o n t d é
c h aîn é u n d r am e. G r a n d ’ m èr e est a r r i v é e c h ez
�141
P A R JU R E
m am an ,
toute
p âl e ;
Si m o n e
su i v a i t ,
r o u g e,
éb o u r i f f ée, ses m ai n s d an s l es p o c h es d e so n
t a b l i e r , p r êt e p o u r u n e b a t a i l l e .
D ’ ab o r d , c h ac u n e v o u l u t e x p l i q u e r l ’ i n c i d en t ,
el l e s p ar l ai en t en sem b l e, g r a n d 'm è r e av ec ém o
t i o n , Si m o n e a v e c c o l èr e. Sé v è r e , m am an a
p r i é l a p et i t e f i l l e d e se t a i r e , et g r a n d ’ m èr e a
p u d i r e en f i n l a c au se d e so n m éc o n t en t em en t .
M am an a g r o n d é, Si m o n e a éc o u t é en si l en c e
l a r ép r i m an d e, m ai s, q u an d m am an a r éc l am é
d es e x c u se s, Si m o n e a r ép o n d u :
— N o n , n o n , g r a n d ’ m èr e v e u t m ’ ab îm er m on
p ap a ; m o i , j e n e p er m et s p as.
M en ac es, p r i èr es, r i en n ’ a p u l a f a i r e c éd er .
A l o r s, g r a n d ’ m èr e s ’en est al l é e , t r ès f âc h ée,
ac c u san t m am an d e f ai b l esse, et Si m o n e s ’ est
sa u v é e c h ez Je a n q u i a d û d o n n er so n av i s.
O h ! m am an sai t b i en q u ’ i l f a u d r a i t êt r e t r ès
sé v è r e , et p eu t - êt r e m et t r e u n e v e r g e d an s u n
d es p et i t s so u l i er s. M ai s f ai r e p l eu r er l a p o u p ée
b l o n d e, f a i r e p l e u r e r l a seu l e q u i r i t en co r e
d an s l a m ai so n ! el l e 11’ en a p as l e c o u r ag e !
G r a n d ’ m èr e ser a f u r i e u se , m ai s m am an em p l i r a
d e j o u j o u x t o u t es l es c h em i n ées d e l a m ai so n .
E t , co m m e m am an a l ’ h ab i t u d e d e r ê v e r t o u t
h au t
q u an d
e l l e est
p r ès d e so n
f i l s, el l e d e
m an d e :
— Je a n , q u e p en ses- t u d e Si m o n e?
E e p a u v r e c o l l é g i en , q u i se so u v i en t d es
sc èn es d o n t c h aq u e j o u r n ée est r em p l i e , r ép o n d
en so u p i r a n t :
— A h ! el l e n ’ est p as co m m o d e !
P r e sq u e h eu r eu se d ’ en t en d r e c et t e v ér i t é,
m am an so u r i t , l es y e u x l o i n t ai n s.
— K i l o r essem b l e à son p èr e. Q u an d el l e v eu t
q u el q u e c h o se, r i en n e l ’ ar r êt e. E l l e v eu t av ec
u n e v i o l en c e q u i ét o n n e q u an d 011 so n g e q u ’ el l e
n ’ a q u e ci n q an s. T o n p èr e, b i en q u e t a g r a n d ’
m èr e p r ét en d e l e c o n t r ai r e, d ev a i t b eau c o u p
l u i r essem b l er q u an d i l ét ai t en f an t . I l av a i t à
�142
PA R JU R E
p ei n e v i n g t an s q u an d j e l ’ ai c o n n u , et i l ét ai t
d éj à si sû r d e l u i , si en t i er d an s ses i d ées, q u ’ i l
ad m et t ai t à p ei n e l a d i sc u ssi o n .
Je a n co m p r en d q u e m am an é p r o u v e u n e
g r a n d e j o i e à p ar l er d e l ’ ab sen t . A u ssi , b i en
v i t e , i l q u est i o n n e :
—
A l o r s, à v i n g t an s, p ap a ét ai t d éj à
q u el q u ’ u n ?
— O u i , ce g am i n av a i t t o u t es l es a m b i t i o n s...
E t p u i s, i l m ’ a ai m ée, et , c o m m e m o n p èr e
n ’ ad m et t ai t p as u n m ar i a g e san s f o r t u n e, q u at r e
an s ap r ès i l a v a i t u n e si t u at i o n q u i l u i p er m et
t ai t d ’ en v i sag er l ’ av en i r san s c r ai n t e. E t , m al
g r é m a f am i l l e, q u i ét ai t u n p eu e f f r ay ée p ar l es
i d ées d e t o n p èr e, n o u s n o u s so m m es m ar i é s et
n o u s av o n s ét é si h e u r e u x , m o n Je a n , i | u e n o t r e
b o n h eu r , p ar f o i s, n o u s f ai sai t p eu r . N o u s p r es
sen t i o n s c et t e af f r eu se g u e r r e !
U n e p h r ase q u e m am an n ’ a j a m a i s d i t e
ét o n n e Je a n ; i l i n t er r o g e :
— Q u el l es i d ées d e m o n p èr e ef f r ay ai en t d o n c
t a f am i l l e?
M am an so r t d e so n r ê v e et p en se, t o u t à
c o u p , q u e so n f i l s l ’ éc o u t ai t . V a - t - e l l e l u i p ar
l er d e c h o ses d i f f i c i l es à c o m p r en d r e p o u r u n
en f an t et ( p i e so n p èr e l u i e x p l i q u e r a , p l u s t ar d ,
si c l ai r em en t . E l l e h ési t e, m ai s l es y e u x d e Je a n
so n t a n x i e u x , c es y e u x - l à d em an d en t l a v é
r i t é.
— T u es b i en j eu n e, m o n f i l s, p o u r t ’ en
t r et en i r d e q u est i o n s au ssi sér i eu ses, et p u i s,
t u sai s, l a p o l i t i q u e, l es f em m es 11' v co m
p r en n en t j am ai s r i en . J ’ a p p ar t en ai s à u n e f a
m i l l e d e m ag i st r at s, r ép u b l i c a i n e , m ai s c at h o
l i q u e et p r at i q u an t e. T o n p èr e, b i en q u ’ i l f û t
d e l a m êm e r el i g i o n , 11’ ét ai t n i c r o y a n t , n i p r a
t i q u an t . T o u t j eu n e, i l s ’ ét ai t o c c u p é d e p o l i
t i q u e et ap p ar t en ai t au p ar t i so c i al i st e, j e n e sa i s
au j u st e l eq u el , m ai s, n at u r el l em en t , i l c o m p r e
n ai t l e so c i al i sm e en h o m m e i n t e l l i g en t et b o n .
�PA R JU R E
143
M es p ar en t s, e u x , n ’ ad m et t ai en t p as c es n o u
v e l l e s i d ées. D e l à d es f r o i ssem en t s, d es d i sc u s
si o n s q u i l es o n t sép ar és. M o i , j e n ’ ai j am ai s
essay é d ’ i m p o ser à t o n p è r e n i es c r o y an c es, et
i l l es a t o u j o u r s r esp ec t ées. Je v o u s ai él ev és
c h r ét i en n em en t , j a m a i s n o u s n e p ar l i o n s d e c es
q u est i o n s- l à. J ’ a v a i s c o n f i an c e en l u i , j e sav a i s
q u ’ i l n e p o u v a i t f a i r e q u e d e b o n n es ac t i o n s, et
j a m a i s j e n e l ’ ai i n t er r o g é su r c et t e p o l i t i q u e,
d o n t j ’ ét ai s u n p eu j al o u se , c ar el l e m e p r en ai t
t on p èr e t r ès so u v en t . V o i l à , c ’ est t o u t ... E t
p u i s l a g u er r e est a r r i v é e , i l est p a r t i ... J ’ ai b i en
so u f f er t , m ai s m a so u f f r an c e r essem b l e à m o n
am o u r , el l e est o r g u ei l l e u se. T o n p èr e, l à- b as,
f er a so n d ev o i r , m i e u x q u e l es au t r es ! i l a
t o u j o u r s ét é p ar t o u t au p r em i er r a n g , et j e su i s
c er t ai n e q u ’ au
d an g er i l l e ser a en c o r e ...
V o i s- t u , m o n p et i t Je a n , n o u s l e p er d r o n s p eu t êt r e, ce ser a p o u r n o u s u n e d o u l eu r q u i f ai t
p eu r , m ai s u n e d o u l eu r d o n t n o u s ser o n s t o u
j o u r s f i er s. M o n m a r i , t o n p ap a, i l n ’ y a p as
d e u x h o m m es c o m m e l u i su r l a t er r e, t u d o i s
l ’ ai m er p l u s q u e t o u t au m o n d e, p l u s q u e t a
p a u v r e m am an q u i n e sai t q u e p l eu r er !
Je a n se r ed r esse o r g u ei l l eu sem en t . E n t e n d r e
p ar l er ai n si d e so n - p è r e , c ’ est t r ès b o n . I l est
t o u t f i er d ’ êt r e l e f i l s d ’ u n t el h o m m e. I l v a en
co r e i n t e r r o g er m am an , m ai s d es c r i s g er ç an t s,
q u i v i en n en t d e l a c h am b r e d e Si m o n e, l e f o n t
t r e ssa i l l i r et c h assen t t o u t e c o n v er sat i o n sé
r i eu se.
M am an et Je a n se p r éc i p i t en t . E n c h em i se d e
n u i t , d r essée su r so n p et i t l i t , sa p er r u q u e
b l o n d e l ’ a v e u g l a n t , Si m o n e, t r ès en c o l èr e, l es
r eç o i t p ar c es m o t s :
— Je a n , Je a n , t u es t r o p b ê t e ! T u m ’ as c o u
c h ée et t u as o u b l i é d e m e d o n n er m es so u l i er s.
E t e l l e d em an d e d an s u n sa n g l o t :
— E st - c e q u e l e p et i t Jé su s est d éj à p assé?
M am a n , q u i d éc i d ém en t n e sai t p a s g r o n
�144
PA R JU R E
d er , p r en d l a f i l l et t e d an s ses b r a s et l u i e x
p l i q u e, av ec b eau c o u p d e b a i ser s, q u e N o ël
n ’ est p as v en u . E t , p o u r l e l u i p r o u v e r , e l l e em
p o r t e Si m o n e cl an s l a c h am b r e et s ’ assi ed p r ès
d e l a c h em i n ée, o ù l e f eu f l am b e en c o r e. L à ,
b l o t t i e d an s l es b r a s m at er n el s, Si m o n e, c al m ée
m ai s év ei l l ée c o m m e u n p i er r o t , éc o u t e l es e x
p l i c at i o n s d e m am an .
— R e g a r d e , m a c h ér i e, c es g r a n d es f l am m es
si h au t es, N o ël n e p o u r r ai t p as p asser . I l v i en t
b eau c o u p p l u s t ar d , q u an d t o u s l es f e u x so n t
ét ei n t s e t ... e t ... q u an d t o u t es l es p et i t es f i l l es
d o r m en t .
Si m o n e se r ed r esse, el l e j et t e u n r eg ar d m é
p r i san t à Je a n q u i se d i ssi m u l e d er r i èr e m am an ,
ce Je a n q u i , g r a n d ’ t n èr e l e p r ét en d , est t r ès sa
v a n t . H é l a s ! Si m o n e a b i en p eu r q u e g r a n d ’ m èr e n e so i t u n p eu m en t eu se. M ai s, c o m m e i l
f au t êt r e sa g e , l a g e n t i l l e p r i n c esse f a i t g r âc e à
ce c o u r t i san i g n o r a n t . D é j à , à m o i t i é en d o r m i e,
el l e d o n n e d es o r d r es à so n f r èr e q u i a l es b r as
p l ei n s d e
so u l i er s.
m i g n o n n es
b o t t i n es
et
de
p et i t s
— L e s r o u g es d an s t a c h am b r e, l es b l an c s
d an s l e sal o n , l es n o i r s ch ez m o i , l es d éc o l l et és
c h ez m am an , et l e s v i l a i n s, l es t r o u és, ch ez
g r a n d ’ m èr e.
Su r cet t e d er n i èr e m éc h an c et é, l a p o u p ée
b l o n d e se n i c h e t o u t à f ai t et , d an s l es b r a s d e
m am an , el l e s ’ en d o r t p r o f o n d ém en t .
II
Il
n ei g e. L e s p et i t s f l o co n s b l a n c s et l é g e r s
p én èt r en t d an s l es t r an c h ées et h ab i l l en t l a t er r e
et l es h o m m es d ’ u n m an t eau d e g l a c e . C ’ est l a
�PA R JU R E
145
n u i t d e N o ël . D es so l d at s m ar c h en t d an s u n
b o y au q u i c o n d u i t à u n co i n d e t er r e d e F r a n c e
q u ’ i l s v o n t g a r d e r et p eu t - êt r e d éf en d r e p en d an t
d e u x j o u r s et d eu x n u i t s. C es so l d at s sem b l en t
d éj à l as. L e s b o y a u x so n t o b sc u r s, c r eu sés, en
z i g z a g s et si ét r o i t s q u e l es b r a s d es h o m m es en
t o u c h en t l es p ar o i s. L a n ei g e , q u i r ec o u v r e l e
so l et q u i c ac h e l es p i er r es et l es t r o u s, f ai t t r é
b u c h er l es o m b r es, et d es c h u t es, d es g l i ssa d e s,
q u i n e f o n t m êm e p as r i r e , r al en t i ssen t l a
m ar c h e d es so l d at s. L e s c o u v er t u r es r o u l ées, l es
m u set t es p l ei n es so n t l o u r d es, et p u i s l a r o u t e
est l o n g u e, l a n u i t so m b r e, et l es m u r a i l l e s d e
t er r e sem b l en t l es m u r s d ’ u n e t o m b e.
L e l i eu t en an t m ar c h e d ev an t l a c o l o n n e ;
c ’ est u n h o m m e d e p et i t e t ai l l e, q u i p ar aît
g r a n d , t an t i l se t i en t d r o i t . Sa m ar c h e est sû r e,
i l n e t r éb u c h e g u è r e , et c e l o n g c h em i n n e
sem b l e p as l u i êt r e p én i b l e. I l v a si v i t e q u e,
p ar f o i s, i l s ’ ar r êt e p o u r at t en d r e ses h o m m es.
A l o r s i l se r et o u r n e, r e g a r d e c es so l d at s, a f f u
b l és c o m m e d es b êt es, et q u ’ u n e l a ssi t u d e e x
t r êm e em p êc h e d ’ av an c er . E t si , d an s ce b o y a u ,
i l f ai sai t c l a i r , 011 v er r a i t p asser d an s l e s y e u x
d e c e c h e f d es l u eu r s d e c o l èr e et d e p i t i é.
U 11 g est e b r u sq u e, 1111 g e st e q u i est u n o r d r e,
f a i t p r esser l a c o l o n n e. L a v o i l à d an s l a t r a n
c h ée. C e u x q u i s ’ en v o n t at t en d en t , si h e u r e u x
d e p a r t i r q u ’ i l s so n t d éj à t o u t éq u i p és. D es
m o t s, d es p l a i sa n t er i e s s ’ éc h an g en t :
— Q u el l e c h a l e u r !
. — P o u r u n e n u i t d e N o ël , c ’ est 1111 b eau r é
v ei l l o n !
— L e s H o ch es so n t t r an q u i l l es, t o u t à l ’ h eu r e
i l s c h an t ai en t .
G a i e m e n t , av e c r ap i d i t é, l es so l d at s q u i /
p ar t en t d éf i l en t d an s l e c o u l o i r q u i m èn e au
b o y a u . P e u . à p eu , l e b r o u h ah a d u d ép ar t se
c al m e, l es p as s ’ él o i g n en t , et l e si l en c e, l e g r a n d
si l en c e, se f ai t .
�146
PA R JU R E
L e n t e m e n t , l e s h o m m es r e j o i g n e n t l e u r p o st e
et s ’ i n st al l en t au ssi co m m o d ém en t q u ’ i l s l e
p eu v en t . U s v o n t r est er l à , p r esq u e i m m o b i l es,
d es h eu r es en t i èr es. L a n ei g e n e t o m b e p l u s et
l a n u i t , p l ei n e d ’ ét o i l es, est l u m i n eu se et g l a
c i al e. L e s m em b r es en g o u r d i s, l es y e u x g r an d s
o u v er t s, c es so l d at s v o n t so u f f r i r m i l l e m o r t s. U s
m au d i r o n t l a g u e r r e , se p l ai n d r o n t av ec d es
m o t s é n e r g i q u e s et v u l g a i r e s, m ai s l e u r s f u si l s
c h a r g é s, p l a c é s d a n s l e s c r é n e a u x et d i r i g é s
v e r s l ’ en n em i , assu r er o n t a u x m i l l i o n s d e F r a n
ç a i s q u ’ i l s g a r d en t et q u ’ i l s d éf en d en t l a p l u s
c o m p l èt e séc u r i t é.
C ’ est l a n u i t d e N o ël , i l f au t esp ér er q u ’ à
l ’ ar r i è r e t o u s se so u v i en n e n t d e c e u x q u i , p ar
c et t e d u r e n u i t
d ’h i v er ,
v ei l l en t
d an s l a
t r an c h ée.
L e l i eu t en an t a l a i ssé se s h o m m es p r en d r e
l e u r s p l a c es h a b i t u el l e s : au c u n o r d r e, au c u n e
su r v e i l l a n c e , i l sem b l e se d ési n t ér esser d e l eu r s
ac t es. A p ei n e a r r i v é d an s l a t r an c h ée, i l a p r i s
u n ét r o i t b o y a u , d esc en d u q u el q u es m ar c h es d e
t er r e, p u i s i l a at t ei n t u n g o u r b i , so r t e d ’ an t r e,
o ù so n p r éd éc esseu r se t en ai t .
L à , i l a ô t é ses g r o s g a n t s f o u r r é s. D ’ u n e
m ai n q u e l e f r o i d n ’ a p as en c o r e en g o u r d i e, i l a
al l u m é u n e c h a n d el l e, s ’ est i n st a l l é su r l ’ u n i q u e
c h ai se, e t , au ssi t r an q u i l l e q u e s ’ i l ét ai t d an s u n
c o n f o r t ab l e c ab i n et d e t r a v a i l , i t a p r i s, d an s sa
p o ch e, st y l o g r a p h e et b l o c - n o t es, et s ’ est m i s
à éc r i r e.
A l a l u e u r v a c i l l a n t e d e l a c h an d el l e, l e p r o f i l
d e cet h o m m e se d ét ac h e, ét r an g em en t b eau ,
f i g u r e d e m éd ai l l e a u x y e u x g r a v e s et r éso l u s. I l
a u n e m an i èr e d e r ed r esser l a t êt e et d e r e g a r
d er l es m u r a i l l es d e t er r e co m m e s ’ i l v o u l a i t en
d ev i n er l e m y st èr e q u i n ’ ap p ar t i en t q u ’ à l u i .
L e s b r u i t s a n g o i ssan t s irle l a n u i t n e l e
t r o u b l en t p as. E t , p o u r t an t , l e h u l u l em en t si
n i st r e d e l a c h o u et t e, l e f r ac a s d o d ép ar t d es 7 7
�147
PA R JU R E
e t d e s 15 5 su f f i se n t à r a p p e l e r q u ’ i l v i t a u m i l i e u
d u d r am e l e p lu s aff r eu x .
D e u x h eu r es d u r an t , éc l a i r é p ar l a f u m eu se
c h a n d el l e, l e l i eu t en an t éc r i t , et t r o i s l et t r es
so n t l à, f er m ées, p r êt es à p a r t i r .
L a d er n i èr e est l a p l u s l o n g u e. B i e n d es f o i s,
p en d an t q u ’ i l c o u v r ai t d e sa f i n e éc r i t u r e l es
p ag es d e so n b l o c , i l s ’ est ar r ê t é, et si l a c h a n
d el l e éc l ai r a i t m i e u x et si q u el q u e i n v i si b l e t é
m o i n a v a i t assi st é à c et t e sc èn e, i l se ser ai t
ap er ç u q u e l es y e u x g r a v e s et r éso l u s s ’ ét ai en t
em p l i s d e l ar m es.
P o u r t an t , l a d er n i èr e l et t r e a ét é ac h ev ée,
co m m e l es au t r e s, et , m ai n t en an t , l e l i eu t en an t
l es t i en t t o u t es l es t r o i s. I l l es r eg ar d e co m m e
s ’ i l v o y a i t l es p er so n n es a u x q u e l l e s el l es so n t
ad r essées.
Tout
à l ’ h e u r e , l a p r e m i è r e se r a r e m i se . E l l e
e st p o u r so n m e i l l e u r a m i , u n l i e u t e n a n t d e t e r
r it o r iale d on t
l a t r a n c h é e e st
t o u t e v o i si n e .
Ce
s o i r , i l e st l à , e t , d a n s q u e l q u e s i n s t a n t s , l e l i e u
t en an t
bons
v e r r a s a f i g u r e m a i g r e e t b a r b u e , e t se s
yeu x
fid èles
qui
se
r éjo u ir o n t
q u an d
il
ap p ar aît r a.
L a sec o n d e est p o u r u n g ar ç o n n et d ’ u n e d o u
z ai n e d ’ an n ées, l e f i l s d u l i eu t en an t . C ’ est u n
p et i t b o n h o m m e i n t e l l i g en t et b o n , m ai s q u i 11e
sem b l e p as a v o i r h ér i t é d e l a v o l o n t é d e son
p èr e. Sa sœ u r , u n e g am i n e d e ci n q an s, i n su p
p o r t ab l e m ai s ad o r ab l e, l e m a r t y r i se , et l u i ,
p ar c e q u ’ i l l ’ ai m e, su p p o r t e t o u t es ses f a n
t ai si es.
C ette lettre, lo rsq u ’elle lui sera rem ise, fera
du garçonnet un chef de fam ille et le m ettra en
g arde contre son cœ ur tro p faible.
L e l i eu t en an t v o i t p asser d ev an t l u i l e g r o u p e
c h a r m an t d e ses en f an t s.
L e g ar ç o n a u n b eau f r o n t l a r g e , u n p r o f i l
r é g u l i e r q u ’ i l t i en t d e son p èr e et u n ai r u n p eu
t r i st e q u i r ap p el l e l e d o u x v i sa g e d e sa m èr e,
�148
PA R JU R E
L a f i l l et t e b l o n d e et r o se est t o u j o u r s éb o u
r i f f é e ; f an t asq u e, r i eu se, c o l èr e, e l l e sem b l e m e
n ac er c e g r a n d f r èr e t r o p sa g e .
L a t r o i si èm e l et t r e, c el l e q u e l e l i eu t en an t r e
g a r d e l e p l u s l o n g t em p s, est p o u r sa f em m e, et
i l sem b l e q u e l a p et i t e en v el o p p e b i en c l o se t i en t
en f er m é t o u t u n p assé d ’ am o u r .
A v e c q u el l e p r éc i si o n é t r a n g e l e s so u v en i r s
af f l u en t à sa p en sée ! I l se so u v i e n t , d an s ce
g o u r b i so m b r e, d e l a so i r ée p ar i si e n n e o ù , p o u r
l a p r em i èr e f o i s, i l a r en c o n t r é c el l e q u i d ev a i t
êt r e sa f em m e, c el l e q u i d ev ai t t r o u b l er so n
c œ u r o r g u e i l l e u x . « U n am o u r , d i sai t - i l q u an d
i l a v a i t v i n g t an s, c ’ est u n em b ar r as, i l f a u t d es
am o u r s. » E t v o i l à q u e, t o u t j e u n e , i l r en c o n t r e
u n e j e u n e f i l l e q u i so r t à p ei n e d e l ’ en f an c e, et
c et t e g a m i n e , av e c u n so u r i r e et q u el q u es m o t s
p r o n o n c és d ’ u n e v o i x d o u c e, l u i p r en d l e c œ u r
p o u r t o u j o u r s.
C er t es, i l 11e r e g r e t t e p as c et t e p r i se d e t o u t
so n êt r e : c es an n ées v éc u es av ec sa f em m e so n t
l es m ei l l eu r es d e sa v i e . D e p u i s q u e l a g u er r e
l ’ a si c r u el l em en t sép ar é d ’ el l e, so n c h a g r i n l u i
a f ai t c o m p r en d r e q u ’ u n
am o u r est p o u r
l ’ h o m m e l e v r ai b o n h eu r .
K t , si u n o r g u ei l d ém esu r é n e l u i a v a i t p as
f ai t c r o i r e q u ’ i l est u n d e c e u x — q u el q u ef o i s,
i l o sai t p en ser l e seu l ! — q u i p eu v en t sa u v e r l a
F r a n c e ; si d es i d ées q u ’ i l p r ét en d ai t si en n es,
et q u i n ’ ét ai en t q u e c el l e s d es a u t r e s, n e
l ’ av ai en t p as o b l i g é à s ’ o c c u p er d e p o l i t i q u e et
à d ev en i r l e c h e f d ’ u n p ar t i av a n c é, i l n ’ au r ai t
v éc u q u e p o u r so n am o u r .
T r è s j eu n e, l ec t eu r p assi o n n é d e T o l st o ï , cet
éc r i v a i n g én i al l ’ av ai t m ar q u é d ’ u n e em p r ei n t e
i n ef f aç ab l e, et , b i en q u ’ i l se d éf en d î t d ’ êt r e l e
d i sc i p l e d e q u e l q u ’ u n , i l av a i t g a r d é b i en d es
i d ées d u M aît r e.
D ev an t l u i , se d r esse, f i n e et c h ar m an t e, l a
si l h o u et t e d e sa f em m e. Q u cv f a i t - e l l e , c et t e n u i t
�PA R JU R E
149
d e N o ë l ? P r è s d e q u el l i t d ’ en f an t est - el l e v en u e
p o u r o u b l i er sa p ei n e? D ep u i s q u i n z e j o u r s, d e
so n m ar i t an t ai m é, el l e est san s n o u v e l l es, et
c et t e d o u l eu r q u ’ i l d ev i n e, c et t e d o u l eu r q u i
d o i t t o r t u r er c e c œ u r ai m an t , c ’ est l u i q u i , v o
l o n t ai r em en t , l a c au se. Su r so n f r o n t én er g i q u e,
d es r i d es se c r eu sen t , et sa m ai n t r em b l e i m p er
c ep t i b l em en t ; p u i s i l r ed r esse l a t êt e, so n b r a s
se l è v e c o m m e p o u r c h asser o u r ep o u sser u n e
v i si o n t r o p p r éc i se. A l o r s, b r u sq u em en t , i l en
f o u i t d an s l a p o c h e d e sa v ar e u se l es t r o i s
l et t r es. C el a f a i t , c al m e, t o u j o u r s éc l ai r é p ar l a
c h an d el l e f u m eu se, i l r em et av ec so i n ses g a n t s,
et , ap r ès u n d er n i er r eg ar d à cet an t r e m i sér ab l e
o ù u n e c h ai se b an c al e est u n o b j et d e l u x e , i l
r em o n t e l es m ar c h es d e t er r e q u i l e m èn en t à
l ’ ét r o i t b o y a u .
L e s m ai n s d an s ses p o c h es, l e c o l d e so n p a
l et o t r e l e v é , l e l i eu t en an t so r t . L a n u i t est t r ès
f r o i d e, l a n ei g e n e t o m b e p l u s ; d eh o r s, t o u t est
l u m i n eu x .
D a n s l es t r an c h ées, l e s h o m m es v ei l l e n t .
Q u ’ e l l e est d o n c c l a i r e et b e l l e, c et t e n u i t d e
N o ël , et c o m m e d es p en sées d o u c es r ô d en t
au t o u r d e cet h o m m e q u i p ar t v er s l ’ act i o n !
Sa n s se p r esser , l e l i eu t en an t p asse p r ès d es
so l d at s q u i se r ep o sen t . D es n i c h es c r eu sées
d an s l a t er r e l eu r f o n t u n ab r i ; d es h ar d es, d es
g u e n i l l e s, d es m o r c eau x d e t o u t es l es c o u l eu r s
so n t l eu r s c o u v er t u r es. I l s d o r m en t , b l o t t i s l es
u n s c o n t r e l es au t r es, i l s d o r m en t m al g r é l e
f r o i d , l a n ei g e et l es c o u p s d e can o n q u i , d e
t em p s à au t r e , t r o u b l en t l e g r a n d si l en c e d e l a
n uit.
L a t r an c h ée d es t e r r i t o r i a u x f a i t su i t e, l e l i e u
t en an t y p én èt r e et i l r en c o n t r e so n am i .
T r o i s an n ées d e g u er r e o n t f ai t d ’ u n g a r ç o n ,
j a d i s t r ès é l ég a n t , u n p o i l u m ai g r e, b a r b u , c a
p ab l e d e su p p o r t er l es p i r es so u f f r an c es. T1
m an g e q u an d i l en a l e t em p s, d o r t q u an d i l l e
�150
PA R JU R E
p eu t . O r p h el i n , san s p r o c h es p ar en t s, i l a
ad o p t é c et t e p o i g n ée d ’ h o m i n es q u ’ i l c o m
m an d e, et t o u s so n t d ev en u s ses en f an t s. A v a n t
l a g u e r r e , av o c at d e t al en t , r i c h e et t r ès l an c é, i l
h a b i t ai t , à P a r i s, u n b el h ô t el o ù i l r ec ev ai t
b eau c o u p . T o u t c el a n ’ est p l u s q u e so u v en i r .
L ’ h o m m e él ég a n t est d ev en u c e p o i l u b ar b u ,
v êt u c o m m e u n e b êt e, et l e b el h ô t el r eç o i t l es
p er m i ssi o n n ai r es q u i so n t san s f am i l l e.
L e s d e u x h o m m es s ’ ab o r d en t . L e l i eu t en an t
d e t er r i t o r i al e a l e v i sa g e en f o u i d an s u n cac h en ez , i l se d é g ag e, so u r i t à so n am i en l u i t en
d a n t l a m ai n .
— R u d o n t ! Ça v a, m on v i eu x ?
— B o n so i r , L e r v e n .
L c r v e n , l e l i eu t en an t d e t er r i t o r i al e , u n B r e
t o n , se n si t i f à l ’ ex c è s, s ’ ap er ç o i t t o u t d e su i t e
q u e l e v i sa g e d e so n am i est p l u s t r i st e q u e d ’ h a
b i t u d e . M a i s i l c o n n aît R u d o n t d ep u i s so n en
f an c e, i l sai t q u e cet i n d o m p t ab l e o r g u e i l l e u x
n ’ av o u e j a m a i s u n e f ai b l esse. P o u r t an t , ce so i r ,
l es f ai b l esses so n t p er m i ses, c a r , ce so i r , l e s
m au v ai ses p en sées assai l l en t t o u s l es so l d at s.
C e u x q u i g ar d en t l e f r o n t so n g en t a u x êt r es
ai m és q u i , t r ès l o i n , p l eu r en t d ’ êt r e seu l s. L e
d éc o u r ag em en t est p r o c h e. L a g u er r e ac t u el l e,
c e n ’ est p l u s l a g u e r r e ! C e t er r ai n c r eu sé o ù
l ’ on s ’ ac c r o c h e, o ù l ’ on r est e d es j o u r s et d es
j o u r s, c ’ est u n e t o m b e p o u r l es v i v a n t s ; l ’ i n a c
t i o n am èn e l a l assi t u d e, et , ce so i r , l es h o m m es
so n t à b o u t .
L e l i eu t en an t L e r v e n r eg ar d e at t en t i v em en t
son am i . I l v o u d r ai t l i r e su r ce v i sa g e i m p én é
t r ab l e, i l v o u d r ai t d i r e d es p ar o l es q u i f er ai en t
d u b i en . M ai s l e l i eu t en an t R u d o n t n e l u i en
l ai sse p as l e t em p s.
D ’une voix brève, rude, il p arle :
— L a n u i t est b el l e, l es B o c h es so n t c al m es ;
t o u t à l 'h e u r e , i l s c h an t ai en t .
Su r p r i s, L e r v e n r e g a r d e so n am i . R u d o n t
�PA R JU R E
151
n ’est p a s v e n u c e so i r p o u r l u i p a r l e r d e l a n u i t
et d es B o c h es ! R u d o n t , b i en q u ’ i l c h e r c h e a l e
d i ssi m u l er , est t r o u b l é.
L e r v e n se d éc i d e, i l p asse so n b r a s so u s c el u i
d e so n am i :
— V i e n s d an s m o n sal o n , l e p o êl e c h a u f f e, i l
f ai t b o n .
L e sal o n ! U 11 t r o u c r eu sé â m êm e l a t er r e. L e s
m u r s, t a i l l é s à c o u p s d e p i o c h e , o n t g a r d é l ’ em
p r ei n t e d es o u t i l s. U 11 p et i t p o êl e q u i r o n f l e , u n e
c h a i se, u n e p l a n c h e p o sée su r d e u x b û c h es,
c o m p o sen t l e m o b i l i er . L ’ é c l a i r a g e : u n e b o u g i e
d a n s u n e b o u t ei l l e.
L e r v e n o f f r e l a c h a i se q u i est p r è s d u p o êl e
et s ’ assi ed su r l a p l a n c h e q u i ser t d e t ab l e et d e
l i t d e r ep o s. L e p et i t p o êl e d é g a g e u n e d o u c e
c h a l e u r , a g r é a b l e à c es d e u x h o m m es en g o u r d i s
p ar l e f r o i d . L e r v e n , q u i o b se r v e at t en t i v em en t
Son am i , d i t d ’ u n t o n i n d i f f é r en t :
— A l o r s, v i e u x , t u e s v en u c e so i r p o u r . ..?
R u d o n t , q u i su i t l es o m b r es é t r a n g e s f a i t e s
su r l es m u r s p ar l a l u m i èr e v a c i l l a n t e d e l a b o u
g i e , sem b l e so r t i r d ’ u n r ê v e .
L en t em en t , i l r ép èt e l es p ar o l es d e so n am i :
— Je su i s v en u c e so i r p o u r ...
1 1 n e t er m i n e p as l a p h r ase . I l r e g a r d e L e r v e n
et l u i t en d l es t r o i s l et t r es.
— V o i l à , r e p r e n d - i l , j e v o u l a i s t e r em et t r e
c ec i .
E t o n n é , L e r v e n p r en d l es en v el o p p e s et , m a
c h i n al em en t , l i t l es ad r esses. M a i s, m a l g r é l u i ,
ses m ai n s se m et t en t à t r em b l e r , et , c r o y a n t
q u ’ i l se t r o m p e, q u ’ i l v o i t m al , i l se r ap p r o c h e
d e l a b o u g i e . C ’ est e x a c t , et t r o p c l a i r , san s
er r eu r p o ssi b l e. I l l i t , l e c œ u r an g o i ssé : « P o u r
m on
f i l s Je a n . » ...
« P o u r m a f em m e L i
l i an e. » ... « P o u r m o n am i Y v e s. »
A l o r s, b r u sq u e et m al ad r o i t , c e g r a n d g ar ç o n
se r et o u r n e, et , d ’ u n e v o i x ét r a n g l é e , i l i n t er
r oge :
�P A R JU R E
152
—
Q u ’ est - c e q u e c el a v eu t d i r e? Q u el l e f o l i e
p r ép ar es- t u ?
I m p assi b l e, R u d o n t d a i g n e r ép o n d r e :
—
N e t ’ i n q u i èt e d o n c p as d e c e q u e t u n ’ as
n u l l em en t b eso i n d e sav o i r .
L e r v e n se f âc h e.
— V o y o n s, n e m e r ép o n d s d o n c p as ai n si . Je
su i s t o n am i l e p l u s v i e u x , l e m ei l l eu r , p r esq u e
t o n f r èr e. A l o r s, v o i s- t u , j‘ e d o i s sa v o i r l a v é
r i t é ... V a s- t u f a i r e u n e r ec o n n ai ssan c e p a r t i c u
l i èr em en t d a n g er eu se, o u r em p l i r u n e m i ssi o n
se c r è t e ?... P eu t - êt r e es- t u c h a n g é d e c o r p s, en
v o y é en O r i e n t ?... Je n e sa i s, m ai s t u n e p e u x
m e l ai sser d an s c et t e i n c e r t i t u d e ... R u d o n t , si
n o t r e v i e i l l e am i t i é n ’ est p as u n t i t r e à t a c o n
f i an c e, si t u es d éc i d é, si t u n e p e u x p as p a r l e r ,
ch b i en ! r ep r en d s t e s l et t r es, j e r e f u se d e l es r e
c ev o i r .
L e l i eu t en an t R u d o n t c esse d e su i v r e l es
o m b r es c ap r i c i eu ses f a i t e s p ar l a l u eu r d e l a
b o u g i e. L e s p ar o l es d e L e r v e n l ’ êt o n n en t , i l
n ’ a p as l ’ h ab i t u d e q u ’ on l u i r ési st e.
I l se l è v e et , l e v i sa g e d u r , l e s so u r c i l s f r o n
c és, i l s ’ ap p r o c h e d e so n am i .
U n i n st a n t , l es d e u x h o m m es se r eg ar d en t ,
l es y e u x b r u n s d e R u d o n t so n t m en aç an t s ; l es
y e u x d e L e r v e n , d es y e u x d e B r et o n , c l a i r s et
n a ï f s, d em an d en t p ar d o n . R u d o n t a u n g e st e .d e
c o l èr e q u i m o n t r e à q u el p o i n t cet h o m m e p eu t
êt r e v i o l en t ; p u i s i l m et l es m ai n s d an s ses
p o c h es, h au sse l es ép au l es d ’ u n a i r m ép r i san t ,
et r ép o n d :
— T ’e x p liq u e r , à q u o i b o n ? tu n e c o m p r e n
d r a is p a s !
A ff e c t u e u s e m e n t, L e r v e n i n si st e :
— A l l o n s, v i e u x , o u b l i e q u e j e su i s u n i d i o t ,
et co n f i e- t o i . C r o i s- m o i , i l y a d es m o m en t s o ïi
ça f ai t d u b i en , et , t u p e u x êt r e sû r , c e so n t d es
c i o se s q u e j e n ’ ai m êm e p as b eso i n d e t e d i r e,
�PA R JU R E
153
q u e j ’ o u b l i er ai t o u t ce q u e t u v a s m e r ac o n t er .
R u d o n t h ési t e en c o r e. I l f a i t q u el q u es p as
d a n s c e t r o u c r eu sé à m êm e l a t er r e. So n p o i n g ,
q u i a b eso i n d e f r ap p er , s ’ ab at su r l es m u r s q u i
n e s ’ ef f r i t en t m êm e p as ; et , h a r assé p ar l a l u t t e
q u ’ i l so u t i en t , i l se l ai sse t o m b er su r l a p l a n c h e
q u i ser t d e l i t et d e t ab l e. P u i s, san s r e g a r d e r
so n am i , i l p ar l e :
—
P u i sq u e t u l e v e u x , éc o u t e- m o i , et c o m
p r en d s, si t u p e u x . T u sai s c e q u ’ o n ap p el l e c i
v i l i sa t i o n o u p l u s si m p l em en t p r o g r è s. C ’ ét ai t
c e q u i d i st i n g u a i t au t r e f o i s l es E u r o p é e n s et
p ar t i c u l i èr em en t l e s F r a n ç a i s. R e g a r d e c et t e
t o m b e o ù n o u s so m m es, so r s d e c et an t r e,
p en c h e- t o i su r l a p o i g n ée d e so l d at s q u e t u c o m
m an d es. So n t - c e d es b êt es o u d es h o m m es? R a p
p el l e- t o i ce q u ’ i l s o n t d é j à so u f f er t , c es t e r r i
t o r i a u x , c es p ép èr es, c o m m e on l es a p p e l l e ...
R e v o i s- l e s d an s l e N o r d , d éf en d an t c o n t r e d es
m asses e f f r o y ab l es u n p a y s q u i n e s ’ at t en d ai t
p a s à l a g u e r r e . U s ét ai en t , c es m a l h e u r e u x ,
sa n s m u n i t i o n s, san s c h e f s, san s p ai n , a ssa i l l i s
p a r u n en n em i t o u t - p u i ssan t . L a b o u e d es t r a n
c h é es, c et t e b o u e g l u a n t e, t er r i b l e, c et t e b o u e
d a n s l aq u el l e t an t d ’ h o m m es so n t m o r t s, c et t e
b o u e q u i est l a p i r e so u f f r an c e, i l s l ’ o n t c o n n u e,
et c e u x q u i en so n t so r t i s v i v a n t s r est en t m a
l ad es p o u r t o u j o u r s... E t n o u s n o u s v an t i o n s
d ’ a v o i r d es i d ées m o d er n es ! n o u s d i si o n s : i l n ’ y
a p l u s d e t y r a n s, n o u s so m m es d es h o m m es
l i b r es ! E t n o u s av o n s f ai t d e c es h o m m es l i b r es
u n t r o u p eau d ’ e sc l a v e s! .. T r o i s an s q u e l a c o
m éd i e d u r e, t r o i s an s q u e n o u s o b éi ssi o n s au
sen t i m en t n at i o n al , c et t e b êt i se t o u j o u r s v i v a c e
au f o n d d e n o s c œ u r s et q u i n o u s j e t t e t o i , m o i ,
et d es m i l l i o n s d ’ h o m m es, d an s u n e t o m b e q u e
n o u s c r eu so n s n o u s- m ê m e s! ...
E f f r a y é p ar l a v i o l en c e d e R u d o n t et p ar d es
p ar o l es q u i l u i sem b l en t u n b l asp h èm e, L e r v e n
i n t er r o m p t so n
am i et l ’ ap p el l e p ar so u n o m ,
�154
PA R JU R E
c e p et i t n o m q u ’ i l l u i a d o n n é p en d an t t o u t e so n
en f an c e.
—
Pier r e,
m on
Pier r o t ,
c ’ e st
toi
qui
p ar les
a i n si ?
— E c o u t e- m o i sa n s d i sc u t er , sa n s m an i f est e r
l a m o i n d r e r é v o l t e , o u , sa n s c e l a , j e m e t a i s, et
c ’ est f i n i ... O u i , l e s F r a n ç a i s o n t assez so u f f er t
d ’ u n e m al ad i e c o n t ag i e u se q u i s ’ a p p e l l e l a f i èv r e
n at i o n al e. U s so n t d es d u p es, l e s m a l h e u r e u x ,
i l s ser v en t d es am b i t i o n s p o l i t i q u e s et se f o n t
t u er , l e s i m b éc i l es, p o u r o b éi r à d es o r d r es q u i
v i en n en t d ’ u n m i n i st r e q u i p eu t êt r e u n e c r a
p u l e ! L a g u e r r e , c et t e h o r r i b l e g u e r r e , en
v o i s- t u l a f i n ? P o u r o b t en i r u n e v i c t o i r e , as- t u
p en sé, q u el q u ef o i s, co m b i en d e v i e s i l f a l l a i t en
c o r e sa c r i f i e r ? S ’ en t r e- t u er d e l a so r t e p o u r u n
c o i n d e t er r e p eu p l é d e g e n s q u i se c o n t en t e
r ai en t p ar f ai t em en t d ’ êt r e E u r o p é e n s, c ’ est f o
l i e ! L ’ E u r o p e en t i èr e r éc l am e a u t r e c h o se, i l
l u i f au t l a p a i x , l a p a i x g én ér al e, l ’o u b l i d e
t o u t es l es h a i n e s... F r o n t i è r e s o u v er t e s, m ai n s
t en d u es v e r s l es en n em i s d ’ h i er , l e c o m m er c e
r ep r en d r a et l a r i c h e sse r e v i e n d r a . D e p u i s t r o i s
an s, n o u s a v o n s c o n n u l ’ ét er n el l e d éc ep t i o n . D es
h o m m es c o u p ab l es n o u s o n t b er n és av e c u n e
c h i m èr e et o n t v o u l u l 'a p p e l e r l ’ ét er n el l e esp é
r an c e. M a i s l e p eu p l e est l as d ’ at t en d r e, l a s d e
so u f f r i r , i l c o m m en c e à en t r ev o i r l a v é r i t é . R a p
p el l e- t o i q u e ce p eu p l e est c ap a b l e d e t o u t es l es
f o l i es. 11 a, d an s u n o u r ag an p l ei n d e sa n g , r en
v er sé u n e d y n a st i e v i e i l l e d e p l u si e u r s si è c l e s,
et d an sé, c h an t é au t o u r d ’ u n ar b r e q u i r e p r é
sen t ai t t o u t u n m o u v em en t r év o l u t i o n n a i r e et
<i u’ i l ap p el ai t l ’ ar b r e d e l a l i b er t é ! E n f i n , en
t r aîn é p ar u n sen t i m en t d ’ am o u r i n c o m p r éh en
si b l e, p eu d e t em p s ap r ès, i l s ’ a g e n o u i l l a i t a u x
p i ed s d e N ap o l éo n , ad o r an t u n n o u v eau m a î t r e !
L e p eu p l e d e F r a n c e est f ac i l e à d i r i g e r , i l f au t
sav o i r l e p r en d r e et s ’ en se r v i r . C ’ est l u i , l u i
se u l , q u i d o i t d éc l en c h er l e g r a n d m o u v em en t
�PA R JU R E
155
d ém o c r at i q u e d e l ’ E u r o p e . P l u s d e f r o n t i èr es,
p l u s d e p a y s ; n i F r a n ç a i s, n i G e r m a i n s, t o u s
l es h o m m es so n t f r è r e s !
D ’ u n e v o i x so u r d e, m ai s p assi o n n ée, R u d o n t
co n clu t :
— L a c i v i l i sa t i o n r ev en u e, v o i s v er s q u el p r o
g r è s n o u s i r o n s. P l u s d ’ ar m ées à en t r et en i r , l a
f o l i e d es ar m em en t s ar r êt ée, t o u t es l es i n v en
t i o n s c ap t ées p o u r l e b o n h eu r h u m ai n . V o i l à c e
q u e d o i t êt r e l a v i e d es p e u p l e s... M a i s, p o u r d é
c l en c h er ce g r a n d m o u v em en t so c i a l , i l f a u t u n e
t êt e, u n c h e f ... P o u r c et h o m m e, l es d éb u t s se
r o n t d u r s, p eu d e g e n s l e c o m p r en d r o n t ; t o u s
ses am i s, m êm e l es m ei l l eu r s, s ’ él o i g n er o n t d e
l u i . . . L a f i n , s ’ i l r é u ssi t , j u st i f i e r a so n œ u v r e ...
L e r v e n , j e n ’ ai p l u s r i en à t e d i r e.
L e r v e n , l e d o u x B r et o n , est t r an sf i g u r é. Sa
t êt e én er g i q u e et f i n e se d r esse h o r s d e l a c a
p o t e, i l a ei d e v é l ’ ép ai s c ac h e- n ez , j e t é so n
c asq u e à t er r e, et ses b r a s se l èv en t co m m e p o u r
ar r êt er so n am i .
D ’ u n e v o i x q u i n e t r em b l e p l u s, m ai s q u i
so n n e h au t et c l a i r , i l s ’ éc r i e :
—
P i e r r e , P i e r r e , c ’ est
à ton
tour
de
m ’ éc o u t er .
P o u r f ai r e c o m p r en d r e l ’ i n u t i l i t é d e t o u t e d i s
c u ssi o n ,
le
l i eu t en an t
Ru d o n t
h au sse
l es
é p au l e s et r eg ar d e sa m o n t r e au c ad r an l u m i
n e u x ; d ’ u n t o n c al m e, i l r ép o n d :
— J ’ ai en co r e q u el q u es m i n u t es.
P u i s i l s ’ assi ed su r l a c h ai se q u ’ i l r ap p r o c h e
d u p o êl e et t en d v e r s l e f o y e r ses m ai n s r o u g i e s
p ar l e f r o i d .
A p p u y é c o n t r e l e m u r d e t er r e, L e r v e n
sem b l e se r ec u ei l l i r . R u d o n t l u i t o u r n e l e d o s,
c e q u i em p êc h e so n am i d e v o i r l e r eg ar d
b r i l l an t
où
se l i t
l ’ i m p l ac ab l e
r éso l u t i o n .
D ’ ab o r d , l es p en sées d e L e r v e n se h eu r t en t en
so n c er v ea u , i l p ar l e san s p o u v o i r f a i r e u n e
p h r ase . M a i s, p eu à p eu , ses i d ées d ev i en n en t
-
�156
PA R JU R E
c l a i r e s, n et t es, e t c ’ est so n c œ n r q u e sa n s a u
c u n e p u d eu r i l v a , d an s c et t e t o m b e, o u v r i r à
so n am i .
— P i e r r e , j e n e d i sc u t er ai p as av e c t o i , c a r
t u n ’ es p as san s a v o i r m û r em en t r éf l éc h i à c es
g r a n d s p r o j e t s d o n t t u v i e n s d e m e p a r l e r . D es
m o t s m ’ o n t f r a p p é q u e j e n e c o m p r en d s g u èr e.
P a s d e F r a n ç a i s, p as d e G er m a i n s, t o u t e h ai n e
m o r t e ! F a c i l e à d i r e. L a f em m e q u i a d o n n é so n
ép o u x o u so n f i l s, l a m èr e q u i a v u so n f o y er
d ét r u i t , sa m ai so n p i l l ée, sa f i l l e em m en ée c h ez
l es b an d i t s, c r o i s- t u q u ’ i l l eu r ser a p o ssi b l e, à
c e u x - l à , d ’ o u b l i er ? U n h o m m e a r r i v e r a q u i d i r a
d es m o t s n o u v e a u x et q u i f er a m i r o i t er à d es
y e u x , l a s d e p l eu r er , l es p r o m esses t r o m p eu ses
d e p a i x g én ér al e. C et h o m m e- l à, c r o i s- m o i , n ’ a
p as c h an c e d e r é u ssi r , i l s ’ ad r esser a à d es c œ u r s
q u i n e sau r o n t p as p ar d o n n er . So u v i e n s- t o i ,
P i e r r e , d e c e q u e t u as v u d ep u i s t r o i s an s, d e
t es so l d at s si m i sér ab l es, r ap p el l e- t o i l eu r en d u
r an c e et au ssi l eu r d ét r esse. V e u x - t u d o n c q u e
•l eu r sac r i f i c e so i t i n u t i l e ?... R e g a r d e c et t e t er r e
m eu r t r i e, b o u l ev er sée, r u i n ée ! O u i , t o u s l e s
h o m m es so n t f r è r e s! A h ! l e b el i d é a l ! M a i s,
t an t q u ’ i l y au r a d es B o c h es en E u r o p e , t an t
q u e n o u s n ’ au r o n s p as b r i sé l ’ o r g u ei l d e c e
p eu p l e d e b an d i t s, cet i d éal - l à n e p eu t d ev en i r
l e n ô t r e ! P en ses- t u q u ’ i l n o u s so i t p o ssi b l e,
av an t q u e p l u si eu r s g én ér at i o n s so i en t p assées,
d e v i v r e p r ès d e c es g en s- l à san s l eu r c r ac h er à
l a f i g u r e l e u r s c r i m es et l eu r s m en so n g es?
P l u s d o u c em en t , p r esq u e av ec t en d r esse, L e r v e n , l es m ai n s j o i n t e s, aj o u t e :
— L a F r a n c e , v o i s- t u , c ’ est n o t r e p a v s, n o t r e
P a t r i e , d es m o t s q u i n ’ o n t p o u r t o i , c e so i r , au
cu n sen s, m ai s q u i t ’ o n t p r i s, u n j o u r , co m m e
l e s au t r es. R ap p el l e- t o i d o n c l ’ en t h o u si asm e d e
19 14 ; l es an c i en s, l e s h o m m es m ar i é s, l e s
j eu n es, l es en f an t s, t o i - m êm e, t o u s se so n t d r es
sés, 1 ar m e à l a m ai n , p o i t r i n es o f f er t es, p o u r d é
�PA R JU R E '
157
f en d r e c et t e t er r e q u ’ o n v o u l a i t l e u r p r en d r e. L a
P a t r i e , l a P a t r i e , c ’ est u n m o t , m ai s c e m o t v o u s
d o n n e t o u s l e s c o u r ag es. L a P a t r i e , m ai s t u n e
p e u x j a m a i s t ’ en sép ar er ! Se s m al h eu r s so n t l es
t i en s, ses j o i e s d ev i en n en t t o n b o n h e u r ... S0 11v i en s- t o i d o n c d ’ u n j e u n e ad o l esc en t q u i p assa,
i l y a u n e v i n g t a i n e d ’ an n ées, d e l o n g s m o i s en
A n g l e t e r r e , d an s u n d e c es p et i t s p a y s, t r ès él o i
g n és d es c ô t es, o ù p er so n n e 11c p a r l e f r a n ç a i s.
A u b o u t d ’ u n e an n ée en t i èr e, c e j e u n e g ar ç o n
r ev i n t en F r a n c e et i l f i t l e v o y a g e av ec u n am i .
R ap p el l e- t o i q u el l e ém o t i o n ét r a n g e s ’ em p ar a
d e ce g r a n d en f an t q u an d i l ap er ç u t l es f al a i se s
g r i se s d e l a c ô t e f r an ç ai se. R a p p e l l e - t o i q u ’ en
d esc en d an t d u b at eau i l se m i t à p l eu r er et à
r i r e p a r c e q u ’ u n g am i n v o u l a i t l u i v en d r e d es
f r u i t s, d e c es b e a u x f r u i t s d e F r a n c e co m m e i l
n ’ en p o u sse q u e c h ez n o u s. R a p p e l l e - t o i av e c
q u el l e i v r esse i l r e p a r l a i t n o t r e l a n g u e , r ap p el l et o i q u ’ i l c h e r c h ai t à d i r e l e s m o t s l e s p l u s
t en d r es, l es p l u s b e a u x , l e s p l u s d o u x . I l p r é
t en d ai t q u ’ i l n e p o u r r a i t j a m a i s se r assa si e r d e
t o u t c e q u i f a i t l a F r a n c e et i l j u r a i t , l ’ i m p r u
d en t , d e n e p l u s j a m a i s q u i t t er so n p a y s, c ar
n u l l e p ar t l e c i el n ’ ét ai t au ssi b l eu , l e s f l eu r s
au ssi b e l l es, l e s f em m es au ssi j o l i e s ! . . . C et ad o
l esc en t , c ’ ét ai t t o i , P i e r r e . D e p u i s, d es i d ées
n o u v e l l es, q u e t u c r o i s t i en n es, m a i s q u i
v i en n en t d ’ u n e so u r c e q u e j e c o n n ai s, t ’ o n t
c h a n g é. T u c r o i s êt r e l e seu l q u i ai t p u r éso u d r e
l e g r a v e p r o b l èm e eu r o p éen ! D ’ a u t r e s q u e t o i
y o n t p en sé ; au c u n d e c es p h i l o so p h es, a u x
g r a n d e s p h r ases c r eu ses, n ’ a t r o u v é l a so l u t i o n .
I l s éc r i v e n t , su r ce su j e t , d es p ag es et d es
p ag es, et t o u s c o n c l u en t q u e l es p eu p l es n e so n t
p as p r ès d e c o m p r en d r e c e n o u v el i d éal ! A l o r s,
P i e r r e , p o u r q u o i cr o i s- t u q u e l e c h e f q u i v a t en
t er p ar e i l l e av e n t u r e a c h an c e d e r é u ssi r ? E t
p u i s, j e 11’ o se p en ser q u el l e i n f âm e p r o p ag an d e
c e c h e f v a f ai r e !
�158
• PA R JU R E
L e r v e n a d i t c es p ar o l es av e c u n e t e l l e én er
g i e q u e R u d o n t se d r esse b r u sq u em en t . I l r e
p o u sse sa c h ai se q u i t o m b e à c ô t é d u p o êl e et ,
f a c e à f ac e, sép ar é p ar l a t ab l e su r l aq u el l e l a
b o u g i e ac h èv e d e se c o n su m er , b r a s c r o i sés, i l
éc o u t e so n am i q u i , d r essé c o n t r e l e m u r ,
sem b l e so r t i r d e l a t er r e.
L ’ at t i t u d e d e R u d o n t n ’ i n t er r o m p t p as L e r
v en , i l r ép èt e l es p ar o l es q u i o n t eu r ai so n d e
l ’ i n d i f f ér en c e d e so n am i .
—
O u i , u n e p r o p ag an d e i n f â m e ! C el u i q u i ,
f ac e à l ’ en n em i , o ser ai t p a r l e r a u x so l d at s d e
p a i x g é n é r al e ser ai t u n m i sér ab l e. L e p r o b l èm e
eu r o p éen ! C es âm es si m p l es n ’ y c o m p r en
d r ai en t r i en , m ai s t o u t es en t r ev er r ai en t l a f i n
d es so u f f r an c es, l e r et o u r au f o y e r , u n n o u v eau
b o n h eu r . A h ! c o m m e ce ser ai t f a c i l e d e l e s
t r o m p er , c es m a l h e u r e u x q u i , p a r f o i s, so n t si
l a s ! ... P i e r r e , si t u c o n n ai s- l e c h e f q u i v a t en t er
u n p ar ei l ac t e, t o n d ev o i r est d e l e d én o n c er .
C ’e st u n f o u , u n l âc h e, u n t r aî t r e !
C et t e f o i s, R u d o n t n ’ est p l u s m aît r e d e l u i ;
m en aç an t , l es p o i n g s l ev és, i l s ’ av a n c e. L e r v e n
c o m p r en d l e d a n g er , i l d ev i n e q u e c et h o m m e
v a l u i p o r t er u n c o u p q u i p eu t êt r e m o r t el . So n
r e v o l v e r est â p o r t ée d e sa m ai n , m ai s i) n e se
d éf en d r a p a s...
C o n t r e l a m u r a i l l e d e t er r e, i l se r ed r esse, et ,
d an s u n g e st e d ’ o f f r an d e, sc s b r a s s ’ o u v r en t ,
s ’ ap p l i q u en t l e l o n g d u m u r , et i l at t en d
L e so u f f l e d e R u d o n t l u i b al ai e l a f i g u r e ; u n
m o m en t , l e s d o u x y e u x d e L e r v e n se f er m en t
p o u r n e p as v o i r l e v i sa g e d e so n am i , c e v i sa g e
au q u el
l a c o l èr e a d o n n é u n e ex p r e ssi o n
a f f r e u se ... L e r v e n at t en d , et l e c o u p q u i d o i t
l ’ ab at t r e n e v i e n t p as. L e s p o i n g s d e R u d o n t
se b ai ssen t ; i l r ec u l e, ef f r ay é d e son g e st e, et ,
a p p u y é c o n t r e l a t ab l e, r am assé su r l u i - m êm e,
i l r ép o n d a u x i n su l t es d e so n am i .
E l i b i en ! l e c h ef q u i v a f ai r e, n o n , c el u i
�PA R JU R E
159
q u i a f a i t l a p r o p ag an d e i n f â m e, l e f o u , l e- l âc h e,
l e t r a î t r e , c ’ est m o i , P i e r r e R u d o n t . Je su i s h eu
r e u x d e t ’ an n o n c er q u e j e v a i s r é u ssi r . E t si j e
v o u l a i s t r i o m p h er i c i m êm e, c r o i s- t u q u e c el a
n e m e ser ai t p as f a c i l e ? Je n ’ a u r a i s q u ’ à t ’e n f e r
m er c e so i r d an s t o n g o u r b i et à p a r c o u r i r l a
t r an c h ée. Je p a r l e r a i s à t es h o m m es, m i e u x
q u e j e n e t ’ ai p a r l é , et , c r o i s- m o i , i l s m e su i
v r ai e n t t o u s, san s h ési t er u n seu l i n st a n t . M ai s
ar d en t p at r i o t e, n e t ’ i n q u i èt e p a s ; p l u s l o i n ,
t o u t est p r êt , et j e v a i s p l u s l o i n !
A p r è s u n c o u r t si l e n c e , R u d o n t a j o u t e :
—
L e s l et t r es q u e j e t ’ ai r em i ses, t o u t a
l ’ h eu r e, ex p l i q u e n t à c e u x q u e j ’ ai m e c e q u e j e
v a i s t en t er ; el l e s so n t ad r essé es à m a f em m e,
à m o n f i l s. E l l e s so n t u n t est am en t sp i r i t u el :
d o n n e- m o i t a p ar o l e q u e t u l e s l e u r r em et t r a s.
L e r v e n a u n g e st e q u i c o n sen t , et m u r m u r e
1111 m o t q u i est u n e p r o m esse. R u d o n t n ’ en d e
m an d e p a s j i l u s, i l c o n n aî t l a l o y a u t é d e so n
am i .
C a l m e, i l se r et o u r n e, et , af T ect an t l ’ i n d i f f é
r en c e, i l f er m e so n p al et o t et se p r ép ar e à p ar t i r .
P en d an t ce c o u r t r é p i t , L e r v e n s ’ est g l i ssé
c o n t r e l a m u r a i l l e et i l 11e s ’ ar r êt e q u e d ev an t
l es m ar c h es d e t er r e c o n d u i san t à l ’ ét r o i t b o y au
q u i m èn e à l a t r an c h ée. L à , g r a n d e o m b r e v i
v an t e, i l se d r esse, r éso l u à em p êc h er so n am i
d e so r t i r d u g o u r b i .
D er r i èr e c es h au t es m ar c h es d e p i er r e, c ’ est
l e d ésh o n n eu r q u i at t en d R u d o n t : c et h o m m e
est u n d é v o y é , u n f o u d a n g e r e u x q u ’ i l f au t ar r ê
t er à t o u t p r i x . L e r v e n 11e c éd er a p as, i l l u t t er a
j u sq u ’ au b o u t .
P r ê t , u n so u r i r e i r o n i q u e su r l es l è v r e s, R u
d o n t se r et o u r n e et , à l a l u eu r v a c i l l a n t e d e l a
b o u g i e , i l c h er c h e L e r v e n . I l l ’ ap er ç o i t , d r essé
d ev a n t l es m ar c h es. E t i l c o m p r en d q u e, p o u r
so r t i r d u g o u r b i , c ’ est su r l e c o r p s d e so n am i
q u ’ i l f au d r a p asser .
�i 6o
P A R JU R K
R u d o n t r éf l éc h i t q u el q u es sec o n d es, sa m ai n
ser r e n er v eu sem en t so n r e v o l v e r d ’ o r d o n n an c e ;
s ’ i l f au t s ’ en se r v i r , i l n ’ h ési t er a p as.
D ’ u n e v o i x d e c h e f , i l co m m an d e :
— P l a c e, L e r v e n , j e p ar s.
D o u c em en t , m ai s d ’ u n e v o i x si p r o f o n d ém en t
ai m an t e q u ’ el l e ar r êt e R u d o n t , L e r v e n r ép o n d :
— N o n , P i e r r e , n o n , t u n e p asser as q u e si
t u m e p r o m et s d e r en o n c er à t o n p r o j et ab o m i
n ab l e ! Je d éf en d s t o n h o n n eu r , c el u i d e t a
f em m e et d e t es en f an t s.
Sa f em m e, ses en f an t s ! C e so n t d es m o t s q u ’ i l
n e f au t p as p r o n o n c er , d es m o t s q u i a f f a i
b l i ssen t , et r i en n e d o i t v en i r t r o u b l er l e c h e f .
— T a i s- t o i ! n e t e m êl e p as d e m a v i e , t u n ’ en
as au c u n d r o i t . L ai sse- m o i p asser o u , san s c el a,
t o u t à l ’ h eu r e, i l y au r a d u sa n g i c i .
T o u j o u r s d e l a m êm e v o i x ai m an t e, L e r v e n
r ép o n d :
— N o n , P i e r r e , n o n , t u n e p asser as p as.
A c e m o m en t , l a l u eu r v a c i l l a n t e d e l a b o u
g i e l an c e u n e d er n i èr e f l am m e, p u i s, b r u sq u e
m en t , el l e s ’ ét ei n t . E t , en sev el i s d an s c et t e
t o m b e, m ai n t en an t o b sc u r e, r éso l u s t o u s l e s
d e u x , c es h o m m es v o n t l u t t er .
P i e r r e est f o r t , so u p l e, ad r o i t ; L e r v e n est u n
g r an d c o r p s m ai g r e, ses g est es so n t m al éq u i l i
b r és. C el u i q u i at t aq u er a l e p r em i er au r a c h an c e
d e r éu ssi r . L a su r p r i se ser a u n d es m ei l l eu r s
f ac t eu r s.
L er v en
n e p eu t b o u g er ; s ’ i l q u i t t e l e s
m ar c h es q u ’ i l d éf en d , R u d o n t au r a b i en v i t e
f ai t d ’ en p r o f i t er . L e r v e n at t en d l ’ at t aq u e q u ’ i l
sen t i m m i n en t e.
D ’ u n b o n d d e t i g r e , R u d o n t se j et t e su r son
am i et l e p r en d
b r as- l e- c o r p s, m ai s i l est t o u t
ét o n n é d e l a r ési st an c e d e ce g r an d sq u el et t e
m ai g r e. I l n ’ en au r a p as f ac i l em en t r ai so n .
D an s c et t e t o m b e, en p l ei n e n u i t , san s u n c r i ,
l a l u t t e se p o u r su i t . L e so u f f l e d es d eu x
�16 1
PA R JU R E
h o m m es d ev i en t r au q u e, et , d e t em p s en t em p s,
c o m m e ac c o m p ag n em en t à c et t e b a t a i l l e t r a
g i q u e , l e c an o n se f a i t e n t e n d r e ... P u i s, t o u t à
c o u p , l a c h u t e d ’ u n c o r p s q u i s ’ en v a t ap er
c o n t r e l e m u r d e t er r e f a i t c o m p r en d r e q u e l ’ u n
d es d e u x h o m m es est v i c t o r i e u x ...
Q u el q u es m i n u t es ap r ès c et t e af f r eu se l u t t e,
c al m e en ap p ar en c e, l e l i eu t en an t R u d o n t t r a
v er se d e n o u v eau l a t r an c h ée d es t e r r i t o r i a u x .
I l s so n t en c o r e l à , c es p ép èr es, sé r i e u x et
t r i st es. P er c h és su r l a b an q u et t e d e t i r , i l s
at t en d en t . I l s at t en d en t , g l a c é s, m eu r t r i s p ar l e
f r o i d ; i l s at t en d en t , l es y e u x f i x a n t san s se
l asser l e g r a n d h o r i z o n . C ’ est q u e c et t e p l a i n e ,
m a l g r é l a n u i t c l a i r e , est m y st ér i eu se. L a l u n e
m et au t o u r d es ar b r es et d es p i er r es d es o m b r es
ét r an g e s et ef f r ay an t e s. U n e m o t t e d e t er r e d u r
c i e r ec o u v er t e d e n ei g e sem b l e u n en n em i q u i
r am p e, p u i s, t o u t à c o u p , u n m u r m u r e q u i v i en t
d e l à- b as, u n m u r m u r e q u e l e si l en c e r en d an
g o i ssa n t , f ai t d r esser , én er g i q u es et g r a v e s, l es
t êt es g r i se s d es t e r r i t o r i a u x .
L e l i eu t en an t R u d o n t s ’ ar r ê t e et r eg ar d e c et t e
p o i g n ée d ’ h o m m es at t e n t i f s et r éso l u s, p u i s i l
en f o n c e so n c asq u e d ’ u n g est e b r u t a l et r a p i d e
m en t q u i t t e l a t r an c h ée.
U n c h em i n est d ev an t l u i : à d r o i t e, d es
ar b r es f au c h és p ar l a m i t r a i l l e , à g a u c h e u n
r u i ssea u q u e l e f r o i d a en d o r m i . Sa n s h ési t er , i l
p r en d ce c h em i n . I ,e si l en c e est si g r a n d q u e ses
p as r éso n n en t su r l a n ei g e d u r c i e. L a t êt e l ev ée,
l es y e u x f i x a n t l es h o r i z o n s l o i n t a i n s, i l v a ,
én e r g i q u e
et
r éso l u ,
v er s
le
but
q u ’il
v eu t
at t ei n d r e.
Il
m ar c h e, i l m ar c h e. V o i c i l a g r a n d e r o u t e
q u i m èn e à P a r i s. D e c h aq u e c ô t é, d eu x r an
g é e s d ’ ar b r es, si l h o u et t es i m m o b i l es et su
p er b es. E n f i n , i l s ’ ar r êt e et at t en d . E t v o i l à q u e,
d er r i è r e l u i , i l ap er ç o i t d es t o m b es d ’ o f f i c i er s et
d e so l d at s r éu n i s l à, au b o r d d u c h em i n . U n e
163 -V I
�IÔ2
PA R JU R E
g r a n d e c r o i x b l an c h e se d r esse ; l a n u i t c l ai r e
p er m et d e l i r e u n e i n sc r i p t i o n :
T u é s a l ’E n n e m i
P r i ez p o u r eu x .
L e l i eu t en an t R u d o n t se d ét o u r n e, i n d i f f é
r en t ; i l s ’ ap p u i e c o n t r e u n ar b r e, ét l à i l o b
ser v e, t o u r à t o u r , l e s c h em i n s, l es p et i t s sen
t i er s, t o u t es l es v o i es q u i ab o u t i ssen t à l a r o u t e
q u i m èn e à P a r i s. Se s y e u x f o u i l l en t l a n u i t ,
c h er c h an t à v o i r l o i n , t r ès l o i n . So n a n x i é t é est
si g r a n d e q u e, m al g r é l e f r o i d , u n e su eu r en
v a h i t so n v i sa g e . U n i n st a n t , i l en l èv e so n
c asq u e p o u r p er m et t r e à l ’ a i r g l a c é d e l a n u i t
d e r a f r a î c h i r son f r o n t f i é v r e u x .
L e s m i n u t es p assen t , l ’ an g o i sse d u c h e f a u g
m en t e, sa m o n t r e au c ad r an l u m i n e u x m ar q u e
m in uit.
M i n u i t ! c ’ est p o u r t an t l ’ h eu r e f i x é e . M i
n u i t ... L e l i eu t en an t R u d o n t , t o u t à c o u p , se
so u v i en t q u e c ’ est l a n u i t d e N o ël . C et t e f ê t e r e
l i g i e u se p eu t r et ar d er o u t r o u b l er q u el q u es- u n s
d e c e u x q u i d o i v en t l e r ej o i n d r e.
M i n u i t . D an s t o u t es l es ég l i se s d e F r a n c e , o n
p r i e p o u r l es so l d at s.
M i n u i t . M a l g r é l a g u e r r e , l es p et i t s en f an t s
d e F r a n c e so n g en t au p et i t N o ël .
L e si l en c e, c et t e g r an d e r o u t e, t o u t
est
im
p r essi o n n an t . M ai n t en an t , l e l i eu t en an t R u d o n t
g r el o t t e. L e f r o i d m o n t e d e l a t er r e, c et t e n ei g e
est u n l i n c e u l , el l e v o u s at t i r e co m m e si el l e
v o u l ai t v o u s p r en d r e.
A l l o n s ! il
f au t
m ar c h er , i l
f au t
sav o i r
at t en d r e.
L a p r o p ag an d e a ét é b i en f ai t e, au c u n e d é
f ai l l a n c e n ’ est à c r ai n d r e. T o u t à l ’ h eu r e, i l s
ser o n t l à, l es h o m m es b l eu s ; i l s ser o n t l à, t r ès
n o m b r eu x , t o u s m éc o n t en t s, et r éc l am an t l a
P ai x .
�PA R JU R E
L a r o u t e d e P a r i s est d r o i t e, l a r g e , su p er b e, l e
f l o t q u i v a d éf er l er i c i g r o ssi r a et en t r aî n er a t o u s
c e u x q u i se t r o u v er o n t su r so n p assag e. C ’ est
u n e ar m ée p u i ssan t e et f o r m i d ab l e q u i a r r i v e r a
à l a c ap i t al e d e l a F r a n c e , u n e ar m ée d o n t l e
c h ef i m p o ser a l es v o l o n t és à u n g o u v er n em en t
san s m aît r e.
V o i l à l ’ a v e n i r g l o r i e u x q u e l e l i eu t e n a n t R u d o n t en t r ev o i t .
T o u t à c o u p , i l s ’ ar r êt e et r e g a r d e ; so n ém o
t i o n est si g r a n d e q u ’ i l c r ai n t d e se t r o m p er .
M a i s n o n . D an s u n sen t i er , t o u t p r o c h e, c e so n t
b i en d es o m b r es m o u v an t es q u ’ i l ap er ç o i t ; p u i s,
su r l e c h em i n b o r d é p ar l e r u i sse a u , t o u t u n
g r o u p e v i e n t .'
A l o r s, l es b r a s c r o i sés, c al m e eu ap p ar en c e,
i l at t en d .
U s v i en n en t , l es so l d at s a u x v êt em en t s c o u
l eu r d e b o u e, i l s v i en n en t l en t em en t , r ési g n és.
U n e l assi t u d e én o r m e l es c o u r b e v e r s l a t er r e, l e
v en t d e l a n u i t l es f a i t f r i sso n n er . U s se ser r en t
l es u n s c o n t r e l es au t r e s, t er r assés p ar l a g u e r r e ,
l as d e t an t d e m i sèr es, d éc i d és à en f i n i r . A u
c u n e p ar o l e n ’ est éc h an g ée, m ai s i l s s ’ ar r êt en t
p r ès d u l i eu t en an t R u d o r i t , d er r i èr e l a g r a n d e
c r o i x b l an c h e q u i sem b l e b a r r er l a r o u t e.
I m p a ssi b l e , l e c h e f se t o u r n e v e r s c es h o m m es
d o n t l e n o m b r e au g m en t e à c h aq u e m i n u t e, et ,
o r g u e i l l e u x , i l se d r esse p o u r ap er c e v o i r l e c h e
m i n b o r d é p ar l e r u i ssea u et o ù l e s o m b r es
sem b l en t se m u l t i p l i er .
C er t ai n d e l a v i c t o i r e, d ’ u n e v o i x q u i so n n e
c l a i r , s ’ ad r essan t à t o u s c e u x q u i l ’ en t o u r en t ,
i l c r i e en m o n t r an t l a g r a n d e r o u t e :
— A P a r i s.
E t seu l , l e p r em i er , san s r e g a r d e r ce q u ’ i l
l a i sse d er r i èr e l u i , i l s ’ av a n c e su r l a c h a u ssée
c o u v er t e d e n ei g e . So n o m b r e, q u e l a l u n e g r a n
d i t i r o n i q u em en t , ap p ar a î t
so l d at s su i v en t c e c h e f .
g i g a n t e sq u e , et l e s
�PA R JU R E
U s p assen t , c o u v e r t s d e l a b o u e d es t r an c h ées,
i l s v o n t v e r s c et a r r i è r e d o n t i l s o n t t an t r êv é.
M a i s l e s d r a p e a u x , l e s c l ai r o n s m an q u en t , et
l e u r m ar c h e est t r i st e, et l e u r i n ar c h e est l en t e.
L e s p r em i er s so l d at s o n t l e s y e u x f i x é s su r l e
l i eu t en an t , l a r o u t e est d r o i t e, et l a v i l l e l e u r
sem b l e p r o c h e ; et p u i s c e g r a n d c r i : « A P a
r i s » l e u r a p r o m i s t an t d e c h o se s! ...
C e u x q u i su i v e n t n e v o i en t p l u s l e c h e f , et
i l s n ’ o n t p a s en t en d u l e c r i p r o m et t eu r . C e u x
q u i su i v e n t v o i en t seu l em en t l a g r a n d e c r o i x
b l an c h e et l ’ i n sc r i p t i o n
q u e l a n u i t c l ai r e f ai t
l u m i n eu se :
T ü i î s a l ’ En n em i
P r i ez p o u r eu x .
U n h é si t e à p asser et s ’ ar r êt e, u n au t r e
l ’ i m i t e , et v o i l à q u e t o u t u n g r o u p e est l à , r e
g a r d a n t l es t o m b es.
C e u x q u i d o r m en t d an s l a t er r e, c e u x q u i so n t
m o r t s se d r essen t d e v a n t l e s v i v a n t s. O n n e
p asse p l u s ! C et o r d r e, p er so n n e n e l ’ a d o n n é,
m ai s c h ac u n l ’ en t en d .
O n- n e p asse p l u s... A l o r s, i l f a u t d o n c o b éi r
à u n d es b r a s d e l a c r o i x q u i sem b l e i n d i q u er l a
r o u t e d ’ o ù l e s so l d at s af f l u en t .
L a t r an c h ée est l à- b as, l e c o i n d e t er r e q u ’ i l
f a l l a i t g a r d e r et d éf en d r e l e s ap p el l e. C o m m en t
o n t - i l s p u q u i t t er l eu r p o st e? U s ét ai en t f o u s,
g r i s p eu t - êt r e, m ai s i l s n e v o u l a i e n t p as d éser
t er . N o n , n o n , c et t e l û c h et é- l à, au c u n F r a n ç a i s
n ’ est c ap ab l e d e l a c o m m et t r e.
L en t em en t , t r ès l en t em en t , l es so l d at s f o n t l e
t o u r d es t o m b es et l a s, p l u s f a t i g u é s q u e s ’ i l s
r e v en a i e n t d ’ u n e at t aq u e t r ès r u d e, i l s r e
p r en n en t l e c h em i n q u i l o n g e l e r u i ssea u , l e
c h em i n q u i l es r am èn e a u x t r an c h ées, à ces
g a l è r e s q u ’ i l s v o u l ai en t f u i r .
U n m o t d i t à v o i x b asse, d an s u n so u f f l e, u n
g e st e q u i m o n t r e l a c r o i x , l es t o m b es, et c e s so l
�P A R JU R E
d at s, q u i p a r t ai en t f a i r e u n e r é v o l u t i o n , o u
b l i en t l e u r ser m en t d e r é v o l t e . I l s r et o u r n en t ,
v o l o n t ai r em en t , l à- b as, p r êt s au sac r i f i c e.
D es p as l o u r d s, u n b r u i t d ’ ar m es, et l e s
o m b r es s ’ en v o n t . E t b i en t ô t , su r l a g r a n d e
r o u t e t o u t e b o r d ée d ’ ar b r es, l a r o u t e d e P a r i s,
i l n e r est e p l u s q u e l a c r o i x b l an c h e q u e l a l u n e
f a i t i m m en se.
III
D an s u n e v i l l e t r ès v o i si n e d u f r o n t , u n h ô p i
t al , i n st al l é d a n s u n e an c i en n e éc o l e, r eç o i t l es
g r a n d s b l essés q u i n e p eu v e n t êt r e é v a c u és. L e s
l i t s s ’ al i g n e n t d an s l e s l o n g u e s sa l l e s c l a i r e s o ù
l es p et i t s ap p r en ai en t a u t r e f o i s à l i r e , et c es l i t s
n e so n t j a m a i s i n o c c u p és.
L e s h o m m es s ’ y su c c èd en t , et , su r l e s o r e i l
l e r s i m m ac u l é s, ce so n t t o u j o u r s d es v i sa g e s
d o u l o u r eu x , d es v i sa g e s q u i d i sen t l ’ af f r eu se
so u f f r an c e.
D es i n f i r m i èr es v o n t et v i en n en t , c h er c h an t
à so u l a g e r , à g u é r i r .
U n e sa l l e , p l u s p et i t e q u e l e s au t r e s, est r é
ser v ée a u x b l essés à l a t êt e ; d e u x i n f i r m i èr es
en assu r en t l e se r v i c e . Se r v i c e p ar t i c u l i èr em en t
d u r , c a r , p o u r a r r i v e r à sau v er c es b l essés, i l
f au t o b ser v er l es p l u s l é g e r s sy m p t ô m es, et p r é
v en i r l e c h i r u r g i en q u an d i l en est t em p s en c o r e.
F a c e à u n e h au t e f en êt r e, p r esq u e assi s su r
so n l i t , u n h o m m e à l a t êt e b an d ée r e g a r d e ,
san s se l asser , l e c o i n d e c i el g r i s et so m b r e
q u ’ i l ap er ç o i t p ar l a c r o i sée.
Se s y e u x b l eu c l a i r , q u e l e s b an d es d e t o i l e
éc l ai r c i ssen t en c o r e, sem b l en t c h er c h er l à- h au t
l e p o u r q u o i d e t o u t es l es d o u l eu r s r ép an d u es
su r l a t er r e. Sc s m ai n s c r o i sées so n t si b l an c h es
�i6 6
PA R JU R E
q u ’ o n c o m p r en d q u e c et h o m m e a , p en d an t d e
l o n g s j o u r s, c ô t o y é l a m o r t . I l r ev i en t d ’ u n
m o n d e i n c o n n u d o n t i l n e se r ap p e l l e p as
g r a n d ’ eh o se, m ai s c e v o y a g e l ’ a l ai ssé si l a s, si
d éc o u r a g é q u ’ i l l u i sem b l e i m p o ssi b l e d e r ec o m
m en c er à v i v r e .
D e t em p s à a u t r e , sa m ai n d r o i t e se l è v e et
t o u c h e l e p an sem en t l o u r d , i n c o n f o r t a b l e q u e
l e s d o c t eu r s e x i g e n t . I l v o u d r ai t l ’ e n l e v e r , i l l u i
sem b l e q u e sa p a u v r e t êt e en ser ai t so u l a g ée.
L e s j o u r n é e s so n t l o n g u e s et l e s n u i t s p l u s
l o n g u e s et p l u s c r u el l es en c o r e. I l n e d o r t
p r esq u e p a s, e t , t o u t au t o u r d e l u i , c e n e so n t
q u e p l a i n t e s et c r i s d e d o u l eu r .
S ’ i l n ’ y a v a i t p a s d an s u n c o i n d e l a sa l l e , i m
m o b i l e et a t t e n t i v e , u n e f o r m e b l an c h e q u i , d e
t em p s à a u t r e , v i en t se p en c h er su r l es l i t s, i l
c r o i r a i t , p a r f o i s, ê t r e d esc en d u en en f e r .
L e r v e n , l e d o u x B r e t o n , so u v en t se r év o l t e
et , l o r sq u e l a so u f f r an c e est t r o p f o r t e, c o m m e
l e s a u t r e s, i l g é m i t . D ep u i s q u el q u es j o u r s seu
l em en t sc s p en sées so n t n et t es, i l se so u v i en t , et
c ’ est a f f r e u x d e se so u v en i r . R u d o n t ! l e m al h eu
r e u x , q u ’ est - i l d ev en u ? So n ét at p h y si q u e si
p r é c a i r e , c et t e b l essu r e, d o n t i l so u f f r e t an t ,
c ’ est R u d o n t q u i , v o l o n t ai r em en t , l ’ a f ai t e ; et
L e r v e n n ’ a c o n t r e l u i au c u n e r an c u n e. N o n , i l
p ar d o n n e. C ’ ét a i t u n d én i en t , u n i r r esp o n sab l e
q u i a g i ssa i t , m ai s c e n ’ ét ai t p as R u d o n t , l ’ am i
d e so n en f an c e, c e P i e r r o t q u ’ i l a t an t ai m é 1
N o n , c e n ’ ét ai t p as l u i q u i l ’ a v a i t j e t é c o n t r e
l e so l a v e c u n e f o r c e d ’ H e r c u l e . U n e p i er r e
s ’ ét ai t t r o u v ée l à , f en d an t l e c r ân e et c au san t
u n e h ém o r r ag i e si t er r i b l e q u e, p l u si e u r s h eu r es,
l es so l d at s av a i e n t c r u l eu r c h e f m o r t . N o n , c e
n ’ ét ai t
p as R u d o n t ,
so n
f r èr e d ’ él ec t i o n ,
qui
a v a i t eu ce g e st e b r u t al !
E t L e r v e n , f i d èl e à so n a m i t i é , s ’ i n q u i èt e d e
so n am i . Q u ’ av a i t - i l f a i t , c et t e n u i t - l à , et l es
j o u r s su i v a n t s?
�P A R JU R E
16 7
D ep u i s d es sem ai n es, L e r v e n est en f er m é
d an s cet h ô p i t al , et i l 11e sai t r i en . Ju s q u ’ à p r é
sen t , t o u t l u i ét ai t i n d i f f ér en t , m ai s, m ai n t e
n an t , i l se so u v i e n t , i l v eu t sa v o i r . Q u i d o n c
p o u r r ai t - i l i n t er r o g er ?
L ’ i n f i r m i è r e, l e m éd ec i n . C e u x - l à n e so r t en t
p a s d e l ’ h ô p i t al . A l o r s, à q u i d o n c d em an d er
d es r en sei g n em en t s?
U n p r êt r e , u n v i e u x c u r é d e c am p ag n e, p asse
t o u s l es j o u r s d an s l es sal l e s ; L e r v e n l ’ ar r êt er a
a u j o u r d ’ h u i et l e r et i en d r a p r ès d e son l i t .
L e s d o u x y e u x b l eu s q u i t t en t l e co i n d e c i el
g r i s, c e c i el so m b r e d ’ h i v e r , et f i x e n t l a p o r t e
d ’ en t r ée.
I n f i r m i è r e s, c h i r u r g i e n s, h o m m es d e ser v i c o
se su c c èd en t . L a m at i n ée p asse, L e r v e n at t en d
t o u j o u r s, san s se l asser , l ’ h o m m e à l a r o b e n o i r e
q u ’ i l v eu t i n t e r r o g er .
V e r s t r o i s h eu r es, al o r s q u e t o u s l e s p an se
m en t s so n t f i n i s et q u e l es b l essés so u l a g és se
r ep o sen t , à l ’ h eu r e o ù d an s u n h ô p i t al t o u t est
cal m e et p a i x , t r ès d o u c em en t l a p o r t e s ’ o u v r e
et u n p r êt r e p ar aît .
C ’ est u n v i ei l h o m m e au d o u x v i sa g e ; d es
c h e v e u x b l an c s so y e u x , q u ’ i l p o r t e u n p eu
l o n g s, en c ad r en t sa p h y si o n o m i e et l a r en d en t
p r esq u e i m m at ér i el l e. I l s ’ a p p u i e su r u n e c an n e,
i l est u n p eu c o u r b é, c o m m e s ’ i l se p en c h ai t
v er s l a t er r e, v er s c et t e t er r e q u i ser a l a d e r
n i èr e d em eu r e d e son en v el o p p e h u m ai n e. Se s
y e u x , a u x p au p i è r es r i d ée s, se l èv en t , l u m i n e u x
et p i t o y a b l e s, et r eg ar d en t a v e c t en d r esse t o u t es
l es t êt es b a n d ées, t o u s l es v i sa g e s p âl es. I l
p asse, san s f ai r e d e b r u i t , af i n d e n e p as r é
v e i l l e r l es b l essés asso u p i s. D ev an t l e l i t d e
L e r v e n , i l s ’ ar r êt e, et , c o m p r en an t l ’ ap p el d u
c l a i r r e g a r d , i l s ’ ap p r o c h e. A l o r s, u n so u r i r e
d ’ en f an t ap p ar a î t su r l e v i sa g e r i d é :
—
B o n j o u r , m on am i , v o u s al l ez m i e u x
au j o u r d ’ h u i ?
v
�PA R JU R E
L e r v e n m o n t r e u n e c h ai se au p i ed d e so n
lit.
— M o n si eu r l e C u r é, j e d ési r a i s b eau c o u p
vou s voir.
L e p r êt r e d ev i n e q u ’ u n e c o n f i d en c e v a l u i
ê t r e f ai t e ; i l s ’ assi ed , p o se so n c h ap eau et sa
v i e i l l e c an n e su r l es c o u v er t u r es b l an c h e s, et ,
c r o i san t ses m ai n s, at t e n t i f , i l r ép o n d :
— E t m o i , j ’ esp ér ai s v o u s t r o u v er t o u t à f a i t
b i en . D é j à , h i er , j ’ a v a i s r em ar q u é q u e v o t r e i n
f i r m i èr e p ar a i ssa i t t r ès c o n t en t e. V o u s êt es su r
l e b o n c h em i n , b i en t ô t v o u s n o u s q u i t t er ez .
— P eu t - êt r e , r ép o n d L e r v e n n er v eu sem en t ,
m ai s av a n t m o n d ép ar t , M o n si eu r l e C u r é, j e
v o u d r a i s sav o i r t o u t ce q u i s ’ est p assé d ep u i s
q u e j e su i s i c i . 11 y a p l u s d e d e u x m o i s, j e
c r o i s, q u e j e v i s san s p en ser . J ’ ét ai s u n e b êt e
h u m ai n e q u ’ o n n o u r r i ssa i t p o u r l ’ em p êc h er d e
m o u r i r ... M ai n t en an t , j e sen s q u e j e v ai s g u é r i r .
I l m e sem b l e d é j à q u e j ’ ai r et r o u v é t o u t es m es
f ac u l t é s, et , si m a p au v r e t êt e l i e m e f ai sai t
p as en co r e so u f f r i r , j e c r o i s q u e j e p o u r r a i s m e
l e v e r et r ep r en d r e m a t âc h e.
M . l e C u r é b i en v i t e r ép o n d :
— Il
o u b l i er
f au t êt r e p at i en t , o b éi ssan t , et n e p as
q u ’ h i er en c o r e v o u s ét i ez u n g r an d
b l essé.
— O u i , j e ser ai p r u d en t , r ep r en d L e r v e n v i
v em en t , m ai s, M o n si eu r l e C u r é, i l f au t q u e j e
sac h e c er t ai n es c h o se s... V o u s n e p o u v ez d e
v i n er à q u el p o i n t j e su i s i n q u i e t ... L ’ i n co n n u
m ’ ef f r ai e.
L a v i e i l l e m ai n d u p r êt r e, q u i s ’ est t an t l ev ée
p o u r b én i r , se p o se d o u c em en t su r l es m ai n s
c r i sp ées d e L e r v e n , et , d ’ u n e v o i x c al m e, ap ai
san t e, i l
p ar l e.
— M o n e n f an t , n o u s v o u s ap p r en d r o n s t o u t
c e q u e n o u s sav o n s, m ai s j e su i s u n i g n o r an t ,
q u i v i t u n p eu co m m e u n sa u v a g e . L e s q u el q u es
p ar o i ssi en s q u i m e r est en t et n o s b l essés, c ’ est
�P A R JU R E
IÔ g
t o u t e m o n e x i st e n c e . Q u e d ési r ez - v o u s m e d e
m an d er ?
D ’ u n e v o i x r u d e , l e s y e u x f i x é s su r l e v i e u x
v i sa g e , L e r v e n i n t er r o g e :
— L a g u e r r e ? ch b i e n ?
— I ,a g u e r r e , r ép èt e l e p r êt r e l en t em en t , m ai s
n o u s en so m m es t o u j o u r s au m êm e p o i n t .
Q u el q u es c o u p s d e m ai n s sé r i e u x , p a s d ’ o f f en
si v e.
A p r è s u n e h ési t at i o n assez l o n g u e , L c r v c n
d em an d e :
— lit
P a r i s, q u e se p asse- t - i l ?
— R i e n d ’ ex t r a o r d i n a i r e . U n p r ési d en t d u
C o n sei l én er g i q u e, p er so n n e n e b r o n c h e.
L a f i g u r e p â l e d e L c r v c n r o u g i t , ses m ai n s se
l è v e n t , 011 d i r a i t q u ’ i l v eu t c ac h er so n v i sa g e .
L e p r êt r e sc m ép r en d su r c e g e st e.
— M o n en f an t , v o u s êt es f a t i g u é , n ’ essay ez
p as d e v o u s so u v en i r .
— N o n , M o n si eu r l e C u r é , n o n ... Je v a i s t r ès
b i e n ... m a t êt e n e m e f ai t p as p l u s m al q u e
d ’ h a b i t u d e ... M a i s i l f au t q u e v o u s m e d i si e z ...
Je v a i s v o u s e x p l i q u e r ... V o y o n s... n ’ av e z - v o u s
p as en t en d u p ar l er d e ... d e r év o l t e, p ar m i n o s
so l d at s. I .a n u i t d e N o ë l ... Q u el q u es- u n s o n t
e ssa y é d e p a r t i r ... V o u s c o m p r en ez , d an s l a
t r an c h ée,
c ’ ét ai t
dur.
Ils
p en sai en t
à
la
f e m m e ... a u x p et i t s, à l a m ai so n b i en c h a u d e ...
A l o r s, 1111 h o m m e... u n c h e f a d û se m et t r e i\
l a t êt e d es m éc o n t en t s... et l es en t r aî n er v e r s...
v e r s l e m a l ... C e c h e f , j e l e c o n n ai ssai s, c ’ ét ai t
m o n am i , m on f r èr e. L e m a l h e u r e u x ... i l d i v a
g u a i t ! D es t h éo r i es f au sse s, 1111 o r g u ei l i n
se n sé ... 1111 f o u q u i a g i ssa i t ... M o n si eu r l e C u r é,
i l f au t q u e v o u s m ’ ap p r en i ez c e q u ’ i l est d e
v en u .
E n d i san t c es p ar o l es, L c r v c n se d r esse su r
so n l i t , et sc s m ai n s sc t en d en t , su p p l i a n t es.
L e p r êt r e r ep r en d :
— M o n c h er e n f a n t , n e v o u s ag i t ez p as ai n si !
�170
Et,
PA R JU R E
m o n t r an t
l es
b l essés
qui
r ep o sen t ,
il
aj o u t e :
—
V o u s al l ez r é v e i l l e r v o s c a m a r a d e s...
V o y o n s, j e m e so u v i en s t r è s v ag u em e n t d ’ a v o i r
en t en d u p ar l er d ’ u n e h i st o i r e sem b l ab l e. Q u el
q u es p a u v r e s so l d at s se so n t l a i ssé en t r aî n er .
I l s o n t ét é a r r ê t é s. U n e b a g a r r e , q u el q u es
b l essés. C ’ ét ai t , p a s t r ès l o i n d ’ i c i , su r l a r o u t e
d e P a r i s... A p r è s... a p r è s, j e n e sa i s p l u s ce
q u i s ’ est p assé.
L e r v e n a u n g est e si d ésesp ér é q u e, b i en v i t e ,
M . l e C u r é r ep r en d :
— M a i s j e p o u r r ai v o u s av o i r d es d ét ai l s. Je
c o n n ai s u n o f f i c i er q u i est au C o n sei l d e G u e r r e .
J ’ i r a i l e v o i r d em ai n . D o n n ez - m o i l e n o m d e
v o t r e am i .
L e s m ai n s d e L e r v e n se l è v e n t d e n o u v e au ,
i l c h er c h e en c o r e à c ac h er so n v i sa g e , et , t o u t
b as, a v e c h o n t e, d o u l e u r , t en d r esse, i l m u r
m ure :
— R u d o n t , Pi er r e R u d o n t .
P u i s, l as, b r i sé p a r l e g r an d ef f o r t q u ’ i l v i en t
d e ffci r e, i l l ai sse r et o m b er sa p a u v r e t êt e su r
l ’ o r ei l l er .
D es g o u t t es d e su eu r en v ah i ssen t so n v i sa g e ,
d es l ar m es t o m b en t d e ses y e u x . I l est f a i b l e ,
t r ès f ai l / i e
L e p r êt r e d ev i n e l a so u f f r an c e p h y si q u e et
m o r al e, i l c o m p r en d q u e l e b l essé d ési r e êt r e
seu l .
I l se l è v e , f ai t u n si g n e à l ’ i n f i r m i èr e q u i
t r i c o t e d an s u n co i n d e l a sal l e , et s ’ en v a , san s
f a i r e d e b r u i t , ap r è s a v o i r p r o m i s & L e r v e n
r e v e n i r d e m a i n ...
de
D em ai n ! L e r v e n a p assé u n e t r ès m au v ai se
n u i t . L a f i èv r e l ’ a r e p r i s, e t , d a n s so n d él i r e,
i l n ’ a c essé d ’ ap p el er so n am i . I l ét ai t l à , d e
v an t l u i ; d an s l a t r an c h ée, i l p ar l a i t a u x so l
d a t s, c h er c h an t à l es e n t r aî n er , et L e r v e n n e
p o u v a i t em p êc h er ses so l d at s d e l e su i v r e .
�PA R JU R E
Q u el l e so u f f r an c e ! E t r e p a r a l y sé , a ssi st e r à
c e d ép ar t et n e p o u v o i r r i en f a i r e !
A u m at i n , l a f i èv r e est t o m b ée, m a i s L e r v e n
est si f a i b l e q u e so n i n f i r m i è r e l e m en ac e d e
m et t r e M . l e C u r é à l a p o r t e d ès q u ’i l a r r i v e r a .
L e r v e n s ’ i n q u i èt e, et , c o m m e u n e n f a n t , p r o
m et d ’ êt r e sa g e . I l n e p a r l e r a p a s, c ’ est c o n
v en u , m ai s M . l e C u r é d o i t l u i r a p p o r t er d es
n o u v e l l es d ’ u n am i t r è s c h e r .
— B l e ssé ? i n t e r r o g e l ’ i n f i r m i è r e, q u i n ’ a p a s
d ’ a u t r e i d ée en t êt e.
L e r v e n n e r ép o n d p as.
U n so u r i r e, et l a d am e b l a n c h e p a r t g r o n d er
u n au t r e b l essé q u i n e c esse d e p l eu r er .
A l a m êm e h eu r e q u e l a v e i l l e , d o u c em en t ,
t r ès l en t em en t , — i l est l e seu l q u i o u v r e l a
p o r t e ai n si , — M , l e C u r é p én èt r e d a n s l a sa l l e .
I l t i en t so n c h ap eau à l a m a i n , ses l o n g s
c h e v e u x b l an c s, t r ès em b r o u ssai l l é s, f o n t
so n
v i sa g e u n e au r éo l e d e sai n t . Se s g r o sse s c h a u s
su r e s et t o u t l e b as d e sa r o b e so n t p o u ssi é r e u x .
I l sem b l e t r ès l as.
I l s ’ ap p r o c h e d u l i t d e L e r v e n e t , av e c u n
so u r i r e u n p eu t r i st e , d i t :
— M e v o i l à d e r et o u r , m o n en f an t .
E t L e r v e n , p o u r r ép o n d r e q u el q u e c h o se,
d em an d e d ’ u n e v o i x sa n s t i m b r e :
— C ’ ét ai t l o i n , M o n si eu r l e C u r é ?
L e r v e n a p eu r , m ai n t en an t i l n e v o u d r a i t
p as sa v o i r , t o u t d e su i t e , ce q u ’ est d ev en u son
am i .
M . l e C u r é s ’ assi ed au p i ed d u l i t , et , d e sa
v o i x d o u c e, r ep r en d :
— Q u el q u es k i l o m èt r es n e m ’ ef f r ai en t p as ;
m al g r é m es so i x a n t e - d i x an s, j e su i s b o n
m ar c h eu r .
U n si l e n c e su c c è d e à c e t t e r ép o n se, et l e
p r êt r e, q u i c o m p r en d t o u t es l es d o u l eu r s h u
m ai n es, d ev i n e av e c q u el l e an g o i sse l e b l essé
at t en d ses p ar o l es. Se s m ai n s v o n t c h er c h er u n e
�172
PA R JU R E
d es m ai n s f i év r eu se s q u i s ’ a g i t e n t et , d o u c e
m en t , e l l e s l ’ em p r i so n n en t ; p u i s, d ’ u n e v o i x si
t en d r e q u ’ el l e est p r esq u e m at er n el l e, i l d i t :
— M o n p a u v r e p et i t !
L e r v e n t r essa i l l e, i l d ev i n e q u ’ u n g r a n d m al
h e u r est a r r i v é . A l o r s, i l se r ed r e sse et , av ec
é n e r g i e , s ’- écr i e :
— M o n si eu r l e C u r é , d i t es- m o i t o u t d e su i t e
l a v é r i t é , j e ser ai b r av e.
L e p r êt r e h é si t e en c o r e, i l r e g a r d e l e v i sa g e
r a v a g é , l e s y e u x q u i , si an x i e u se m e n t , l ’ i n t e r
r o g en t . I l sai t q u ’ i l d o i t p a r l e r , m ai s i l a p eu r
d u c h a g r i n q u ’ i l v a f ai r e.
— ■ M o n e n f a n t , r ep r en d - i l à v o i x b a sse , v o u s
av i e z r ai so n q u an d v o u s m e d i si ez : « M o n am i ,
c ’ ét ai t u n p a u v r e f o u . » L e s c o u p ab l es, l e s v r a i s
c o u p ab l es, c e so n t c e u x q u i sèm en t l e s i d ées
f a u sse s. D i e u , l a j u st i c e m êm e, sau r a l es p u n i r .
R u d o n t , l e l i eu t en an t P i e r r e R u d o n t a eu l a f o
l i e d e c r o i r e q u ’ u n p eu p l e p o u v a i t 11e p as av o i r
d e p a t r i e . I l a v o u l u e x p l i q u e r à d es âm es
si m p l es d e g r a n d s p r o b l èm es, i l a v o u l u l e s en
t r aî n er au m a l ... N o u s so m m es en g u e r r e ; l e
c o u p ab l e, p o u r d es g e n s q u i n ’ o n t p as l e d r o i t
d e c h e r c h er a u t r e c h o se, c ’ est c el u i q u i a a g i . I l
ét ai t r esp o n sab l e d e l a r é v o l t e , d e l ’ ab an d o n d e
p o st es : d e g r o sse s c h a r g e s c o n t r e l u i ... A l o r s...
n ’ est - c e p a s? C ’ ét ai t i n é v i t a b l e ... i l a p a y é p o u r
t o u s... I l ét ai t l e c h e f , c ’ est l u i q u ’ i l f a l l a i t
a t t e i n d r e ... Q u el q u es so l d at s o n t d û o b é i r ... et
c et t e âm e, q u i , b i en d i r i g é e , a u r a i t p u f a i r e d e
b e l l es c h o ses, est m ai n t en an t p r è s d e C el u i q u i
p ar d o n n e t o u j o u r s... M o n p a u v r e e n f a n t , v o t r e
am i n ’ est p l u s.
E n en t en d an t c es p ar o l es, L e r v e n n ’ a p as f ai t
u n m o u v em en t ; l en t em en t , ses p au p i è r es se so n t
f er m ées, sa t êt e b an d ée s ’ est a p p u y é e , l o u r d e,
su r l ’ o r e i l l er , et so n v i sa g e est d ev en u si p âl e
q u ’ i l se c o n f o n d av e c l a b l an c h eu r d u l i n g e q u i
l ’ en t o u r e.
�P A R JU R E
l
17 3
M . l e C u r e s ’ est t u , t o u t e sï c al m e d a n s l a
sa l l e ; d e t em p s à au t r e , u n sa n g l o t d éc h i r an t
t r o u b l e l e si l en c e. C ’ est u n b l e ssé q u i so u f f r e et
p l eu r e d ep u i s l e m at i n . M . l e C u r é a en c o r e b i en
d es c h o ses à d i r e , m ai s i l sa i t q u ’ en c e m o m en t
l es p l u s d o u c es p ar o l es f e r a i e n t m a l . M . l e C u r é
d ét o u r n e ses y e u x d u v i sa g e d o u l o u r e u x et ,
p o u r p er m et t r e à L e r v e n d e so u f f r i r sa n s t é
m o i n , i l p r en d d an s l a p o c h e d e sa v i e i l l e so u
t an e so n g r o s b r é v i a i r e u sé e t se m et à p r i e r .
L ’ i n f i r m i è r e ap p r o c h e, e l l e r e g a r d e L e r v e n ,
si c al m e, et l e p r ê t r e i m m o b i l e, et , sa n s se d o u
t er q u ’ e l l e p asse p r è s d ’ u n e g r a n d e d o u l eu r ,
el l e v a se p en c h er su r l e b l essé q u i p l e u r e si
b r u y a m m en t .
D e l o n g u e s m i n u t es s ’ éc o u l en t . M . l e C u r é n e
l i t p l u s so n b r é v i a i r e , m a i s i l a c r o i sé ses m ai n s
r i d ées su r l e g r o s l i v r e o u v er t et , av e c u n e f e r
v e u r t o u c h an t e, i l p r i e p o u r L e r v e n , q u ’ i l n e
c o n n aî t q u e d ’ h i e r , et p o u r c e m a l h e u r e u x q u i
n ’ est p l u s et q u i a u r a i t p u f a i r e t an t d e m al .
L e r v e n , en f i n , o u v r e l e s y e u x . L e s c l a i r e s
p r u n el l es so n t en c o r e p l u s p â l e s, i l sem b l e
q u ’ u n f l o t d e l ar m es l e s a b r u sq u em en t d é
t ei n t es. I l r e g a r d e t o u t au t o u r d e l a sa l l e , i l v o i t
l e p r êt r e q u i p r i e, et , v e r s c et t e f i g u r e d e p a i x ,
i l t en d l es b r as.
— M o n si eu r l e C u r é , d i t es- m o i t o u t c e q u e
v o u s sav ez .
L a p r i èr e ac h e v é e , M . l e C u r é f er m e so n b r é
v i a i r e , et , d e sa v o i x d o u c e, si c o n so l an t e, i l
p ar l e :
— M o n e n f a n t , l ’ o f f i c i er d o n t j'e v o u s ai p ar l é
h i er m ’ a r ac o n t é, au su j e t d e v o t r e p a u v r e am i ,
d es c h o ses t r ès t r i st es et t r ès b el l es. C ’ ét ai t q u el
q u ’ u n , c e m a l h e u r e u x . O u i , c e so i r d e N o ël , c e
so i r q u ’ i l a u r a i t d û p asser d an s l a p r i èr e., i l a
ab an d o n n é so n p o st e, i l est p ar t i a v e c d es so l
d at s, r am assés u n p eu p ar t o u t . I l v o u l a i t a r r i v e r
îV P a r i s av ec u n e ar m ée d e m éc o n t en t s, et f o r c er
�174
PA R JU R E
l e G o u v er n em en t à f ai r e l a p a i x . Su r sa r o u t e,
p a s t r è s l o i n d ’ i c i , i l a r en c o n t r é u n g én ér al
a v e c so n ét at - m aj o r . I n t e r r o g a t i o n s, r ef u s d e r é
p o n d r e, u n r e v o l v e r q u i p ar t , san s q u ’ o n sac h e
c o m m en t . U n d r am e q u i a d u r é q u el q u es m i
n u t es. V o t r e am i a ét é ar r ê t é , l es so l d at s q u i
l ’ ac c o m p ag n ai en t n e l ’ o n t p as d éf en d u . E t p u i s,
v o u s d ev i n ez l a f i n . E n t em p s d e g u e r r e , l es l o i s
m i l i t a i r e s so n t r i g o u r e u se s... D u r est e, l e m al
h e u r e u x n ’ a p as n i é son ac t e ; au c o n t r ai r e, i l a
t en t é d e l ’ e x p l i q u e r à ses j u g e s, d i san t q u ’ i l r e
g r e t t a i t d e n ’ av o i r p as r éu ssi . M êm e si p r ès d e
l a m o r t , i l d éf en d ai t sa f o l i e. I l ét ai t si n c è r e ...
I l a d em an d é, av e c u n c al m e et u n e t én ac i t é q u e
c e u x q u i l e c o n d am n ai en t o n t ad m i r és, q u ’ a u
cu n d es so l d at s q u i l ’ a v a i en t su i v i n e f û t p u n i .
L u i seu l ét ai t c o u p ab l e. I l d i sai t m êm e, v o u l an t
sa u v e r à t o u t p r i x c es m a l h e u r e u x , q u ’ i l s ’ ét ai t
ser v i d e so n au t o r i t é d e c h e f p o u r l es f o r c er à
o b é i r ... M o n e n f an t , c et h o m m e est m o r t co m m e
1111 b r a v e, se r ef u sa n t , h él as ! à t o u t e c o n so l at i o n
r e l i g i e u se . Ju s q u ’ à l a d er n i èr e m i n u t e, i l s ’ i n
q u i ét ai t d es so l d at s q u ’ i l a v a i t en t r aî n és, i l n e
p e n sa i t q u ’ à e u x . A so n av o c at , i l a r ép ét é p l u
si eu r s f o i s : « Je m eu r s p o u r d es i d ées q u i ser o n t
c o m p r i ses u n j o u r , b eau c o u p p l u s t ar d ! » E t i l
a j o u t a i t av e c o r g u ei l : « M o n c er v eau n ’ ét ai t p as
f ai t p o u r c e si èc l e. Je su i s n é c en t an s t r o p
t ô t ! . . . » I l a v a i t , p a r a î t - i l , d e l a f am i l l e, m ai s
i l n ’ a j a m a i s p er m i s q u ’ on l u i en p ar l ât . E t ,
l o r sq u e so n av o c at s ’ est i n q u i ét é d e sa v o i r s ’ i l
n ’ a v a i t p as q u el q u es l et t r es o u so u v en i r s à r e
m et t r e à d es êt r es c h er s, i l a r ép o n d u q u e t o u t es
ses af f ai r es ét ai en t en o r d r e .., I l p ar aît q u e p er
so n n e n ’ o sai t d i sc u t er av e c l u i , et l ’ o f f i ci er q u i
m ’ a d o n n é t o u s c es d ét ai l s a t er m i n é en m e d i
san t : « C e m a l h e u r e u x , m al g r é t o u t , c ’ ét ai t u n e
b el l e f i g u r e. »
M . l e C u r é e x a g è r e u n p eu , i l n ’ est p as b i en
sû r q u e l 'o f f i c i e r ai t p o r t é u n j u g em en t t r ès f a
�PA R JU R E
175
v o r a b l e , m ai s l es t r a i t s d e L e r v e n ex p r i m e n t
t an t d e d o u l eu r q u ’ i l v eu t ap ai ser sa p ei n e.
A p r è s, ap r ès, M . l e C u r é se d éb r o u i l l er a av ec l e
»Bon D i eu .
T r è s f a i b l e , L e r v e n d em an d e en c o r e :
— Sa f a m i l l e a ét é p r év en u e ?
— O u i ... L e s b u r e a u x o n t f a i t l e n éc essai r e.
P o u r t o u s c e u x q u i t o m b en t d an s c es c o n d i t i o n s,
c ’ est l a m êm e f o r m u l e : D éc éd é l e ... R i e n n e r é
v èl e l eu r d é f a i l l a n c e . C es h o m m es, q u i d ep u i s
t r o i s an s o n t su p p o r t é t o u t es l es so u f f r an c es, o n t
d r o i t à l a p l u s g r a n d e i n d u l g en c e. U n m o m en t
d e f ai b l esse, p a y é d e l ’ ex p i a t i o n su p r êm e, n e
f a i t p as so m b r er u n p assé d ’ h o n n eu r . C e u x q u i
r est en t p o u r r o n t p l eu r er en p a i x , san s r o u g i r .
L a f i g u r e d e L e r v e n se c o n t r ac t e, i l p en se a u x
l et t r es q u ’ i l d o i t r em et t r e, a u x l et t r es q u i so n t
d an s so n p o r t ef eu i l l e et q u ’ i l f a u t p o r t er à l a
f em m e et au . f i l s d e R u d o n t . I l a p r o m i s, i l
t i en d r a !
L e s m ai n s b r û l a n t es se t en d en t , i l r em er c i e,
c o m m e i l p eu t ; t o u t es ses ém o t i o n s l ’ o n t t el l e
m en t af f ai b l i q u e c ’ est à p ei n e s ’ i l s ’ ap er ç o i t q u e
l ’ i n f i r m i èr e p r esse M . l e C u r é d e s ’ en al l er .
L e r v e n f i x e l e v i e u x v i sa g e , l es b e a u x c h e
v e u x b l an c s ; i l su i t d es y e u x l a si l h o u et t e
n o i r e, i l r em ar q u e q u e M . l e C u r é p ar aît b i en
f a t i g u é . I l v eu t so u r i r e, i l v eu t p ar l er , m ai s i l
s ’ ét o n n e d e n ’ av o i r au c u n e f o r c e. I l 11c so u f f r e
p l u s, i l n e p en se à r i en , et , t o u t à c o u p , i l f er m e
l e s'y e u x , et u n l o n g év an o u i ssem en t v a r ap p el er
à c e l l e q u i l e so i g n e q u e l a m o r t g u et t e en co r e
l e b l essé.
IV
T a r d i f , m ai s su p er b e, l e p r i n t em p s est v en u .
E n q u el q u es j o u r s, so u s 1111 c i el d o r é p ar l e so
�P A R jr /k c
l ei l , l e s l i l a s se so n t ép an o u i s, l e s ar b r es f r u i
t i er s o n t r essem b l é à d es i m m en ses g er b es ;
p ar t o u t , d es f l eu r s so n t n ées.
H i e r , l e c i el ét ai t g r i s, i l p l e u v a i t , i l f ai sai t
f r o i d et m au ssad e, l es ar b r es sem b l ai en t b o u
d er ; q u el q u es h eu r es d e so l ei l o n t t o u t t r an s
f o r m é.
N e u i l l y , c e co i n d e p ar c a u x p o r t es d e P a r i s,
est f l eu r i co m m e i l n e l ' a j a m a i s ét é. L e s l ar g e s
av e n u e s so n t so m b r es et v er t es, l es l o u r d s
t h y r se s d e m ar r o n n i er s y f o n t d es t ac h es c l ai r es
et j o l i es.
E n t o u r é s d e g r i l l e s, l es j a r d i n s ét al en t o r
g u ei l l eu sem en t t o u t es l e u r s r i c h esses. L à , d es
l i l a s p âl es q u i sem b l en t p r esq u e r o ses ; à cô t é,
d es c y t i se s a u x g r a p p e s éb l o u i ssan t es ; p l u s
l o i n , d es au b ép i n es b l an c h es, r o u g es, et en co r e
d es l i l a s d e t o u t es l e s c o u l eu r s. L e s p el o u ses
so n t p ar sem ées d e p âq u er et t es, et l es m y o so t i s,
l es g i r o f l ées, l es t u l i p es, ab o n d en t d an s l es m as
si f s, p ar f u m a n t l ’ ai r .
A N e u i l l y , m al g r é l es o b u s d es g r o s c an o n s,
l es r a i d s d e g o t h as q u i se su c c èd en t san s r ép i t ,
l e p r i n t em p s est v en u et s ’ est i n st a l l é en m aît r e.
A u f o n d d ’ u n j a r d i n , p l u s j o l i p eu t - êt r e q u e
l es a u t r e s, l a p et i t e m ai so n , m y st ér i eu se et c h a r
m an t e, a r ep r i s sa r o b e v er t e et f l eu r i e d es b e a u x
j o u r s. L e l i er r e est r en o u v el é, et u n p r u n el l i er
d u Ja p o n , a u x f l eu r s d ’ u n r o se ét r an g e , se m êl e
au p ar a si t e. D es r h o d o d en d r o n s, a u x c o u l eu r s
v ar i é es, en t o u r en t t o u t e l a m ai so n .
D an s c e j a r d i n , p ar c et t e b e l l e ap r ès- m i d i d e
m ai , o ù i l f l o t t e d an s l ’ a i r d es p r o m esses d e j o i e,
l es d eu x en f an t s so n t l à.
Je a n a g r a n d i ; h a b i l l é d e n o i r , i l p ar aît t r ès
p âl e, et sc s y e u x c l a i r s sem b l en t p l u s f o n c és.
A ssi s su r u n b an c , u n l i v r e su r ses g e n o u x , i l
l i t p eu , r êv e b eau c o u p , et t r ès so u v en t r eg ar d e,
à sa m o n t r e, l ’ h eu r e.
D an s u n c o i n , p r ès d ’ u n p et i t c l o s q u e Si m o n e
�P A R JU R E
177
c u l t i v e , m i ss M a r y est assi se ; el l e t r i c o t e, t o u t
en su r v e i l l a n t l a p et i t e f i l l e. Si m o n e est t o u
j o u r s l a p o u p ée b l o n d e et j o l i e . V ê t u e d e b l an c ,
u n n œ u d n o i r d an s l es c h e v e u x , el l e f a i t t r ès
at t en t i o n , en j a r d i n a n t , d e n e p as sa l i r sa r o b e.
C ’ est q u e, d ep u i s c e m at i n , m i ss M a r y n e
cesse d e r ép ét er .
— Si m o n e, so y ez sag e ; Si m o n e, 11e v o u s sa
l i ssez p as ; Si m o n e, so y ez m i g n o n n e, c ’ est au
j o u r d ’ h u i q u ’ 011 at t en d l ’ am i d e v o t r e p a u v r e
p ap a !
P a u v r e p ap a ! C e so n t d es m o t s q u e Si m o n e
n e c o m p r en d g u è r e , m ai s q u i f o n t p l eu r er m a
m an . A l o r s, c o m m e Si m o n e est u n e g r an d e f i l l e
et q u ’ el l e ai m e b eau c o u p 6a p et i t e m èr e, q u an d
on p ar l e d e « p au v r e p ap a », el l e c esse d e r i r e
et f ai t u n e p et i t e m o u e t r i st e, ad o r ab l e. L a
n l êm e, m o n D i eu ! o u i , t o u t à f a i t l a m êm e q u e
l o r sq u ’ el l e p a r l e d e sa p o u p ée p r éf ér ée, T a t i a n a
l a b l o n d e, q u ’ u n j o u r d e g r a n d e c o l èr e el l e a
c assée.
A v e c u n r ât eau m i n u sc u l e et u n e p el l e d e
b o i s, Si m o n e s ’ am u se à f a i r e u n p et i t j a r d i n .
M a ssi f s, al l é es, r o c h er s, t o u t est l à, b i en d es
si n é, d r ô l e co m m e f o r m e. L a f i l l et t e s ’ ac t i o n n e,
o u b l i e p a r f o i s l a r o b e b l an c h e, et , si m i ss M a r y
11’ ét ai t p as l à , i l y a b i en l o n g t em p s q u e l e p e
t i t ar r o so i r eû t ét é r em p l i d ’ eau et l e j ar d i n et
so i g n eu sem en t ar r o sé. C ’ est si am u san t d ’ en
t en d r e l e b r u i t q u e f a i t l ’ eau et d e v o i r l es
g o u t t es t o m b er su r l a t er r e j a u n e !
F a i r e d e l a p l u i e, c o m m e l e B o n D i eu , d o n t
on l u i p ar l e si so u v en t , c e B o n D i eu q u i f a i t ,
L u i , t o u t c e q u ’ i l v eu t !
U n e i d ée d i st r ai t Si m o n e. E l l e j et t e à l a v o
l ée ses i n st r u m en t s d e j a r d i n a g e , p u i s c o u r t
r e j o i n d r e so n f r èr e.
— Je a n , Je a n , i l f au t m e f ai r e u n
g r a n d , g r a n d , p o u r v o y a g e r d an s l e c i el .
av i o n
Je a n so u r i t , u n p eu t r i st e, et r ef u se . I l at t en d
�PA R JU R E
l ’ am i d e p ap a et i l n e f er a r i en av a n t c et t e
v i si t e .
Si m o n e n e se f âc h e p as, el l e est b eau c o u p
p l u s sag e d ep u i s q u ’ el l e a v u si so u v en t m am an
p l eu r er , et p u i s Je a n a u n a i r g r a v e q u i l u i en
i m p o se
E l l e r eg ar d e so n f r èr e at t en t i v em en t et so u
p i r e en p en san t au g r a n d av i o n q u ’ e l l e d ési r ai t
e n v o y e r d an s l e c i el p u r .
— E st - c e q u ’ i l v i en d r a b i en t ô t , l ’ am i d e
p a p a ? d em an d e- t - el l e.
— N o u s l ’ at t en d o n s, r ép o n d Je a n .
Si m o n e r et o u r n e â so n j a r d i n , et , p o u r êt r e
g e n t i l l e , el l e n e r ev i en d r a p as av a n t l o n g t em p s.
L o n g t e m p s, p o u r Si m o n e, c ’ est d i x m i n u t es !
Je a n r ep r en d so n l i v r e , m ai s l es l i g n es d an sen t
d ev an t sc s y e u x ; i l n e p en se q u ’ au l i eu t e
n an t L e r v e n , cet am i d e so n p èr e, q u i v a v en i r
l e u r p ar l er d e c el u i q u i n ’ est p l u s.
E n f i n , l u i p o u r r a l eu r d i r e c o m m en t c e t er
r i b l e m al h eu r est a r r i v é ! M am an n ’ a j a m a i s p u
a v o i r d e d ét a i l s. L e s c h e f s, l es c am ar ad es, o n t
t o u s r ép o n d u q u ’ i l s n e sav a i e n t r i en .
R i e n ! c ’ est 1111 m o t san s e sp o i r ...
D an s ce j a r d i n q u e l e p r i n t em p s a r en o u v el é,
d an s ce j a r d i n o ù , d e t o u s l es b u i sso n s, m o n t en t
d es o d eu r s e x q u i se s, d an s ce j a r d i n o ù l es o i
se a u x se c h er c h en t et s ’ ap p el l en t , so u s u n ci el
b l eu , d o u x et c l a i r , u n c i el d e p a i x , Je a n R u d o n t , v êt u d e n o i r , at t en d av ec u n e i m p at i en c e
f éb r i l e l ’ h o m m e q u i v a v en i r l u i c o n t er l a m o r t
g l o r i eu se d e so n p èr e.
E t , p o u r êt r e c o u r a g e u x d ev an t ce l i eu t en an t
q u i a d er r i èr e l u i t r o i s an n ées d e g u er r e, af i n
q u e, t o u t à l ’ h eu r e, sc s y e u x n e s ’ em p l i ssen t p as
( l e l ar m es, i l n e cesse d e r ép ét er c et t e p h r ase q u i
l e r éc o n f o r t e t o u j o u r s :
— M o n I ’ ap a est m o r t p o u r l a F r a n c e .
�l? g
PA R JU R E
E t l à- b as, au c o m m en c em en t d e l 'a v e n u e , u n e
v o i t u r e s ’ ar r êt e et u n o f f i c i er en d esc en d . I l est
g r a n d , m i n c e, t r ès p âl e ; c ’ est u n b l essé c o n v a
l esc en t . L e c h au f f eu r r é g l é , l en t em en t , en s ’ ap
p u y a n t su r u n e c an n e, i l se m et à m ar c h er . L a
t êt e p en c h ée, l es y e u x f i x a n t l a t er r e, i l a l ’ a i r
si l as q u ’ i l f a i t p i t i é.
L e s r ar es p assan t s l e r eg ar d en t et se r e
t o u r n en t , c r ai g n an t q u ’ u n e d éf ai l l an c e 11e l e
p r en n e.
L e l i eu t en an t s ’ ar r êt e d e t em p s à au t r e et f i x e
at t en t i v em en t l es m ai so n s en t o u r ées d e j a r d i n s
f l eu r i s.
D e v a n t l e n u m é r o 5 0 , i l se se n t si f a i b l e q u ’ i l
s ’ a s si e d
su r u n
b an c.
Il
a trop
p r é su m é d e se s
f o r c e s, i l n e p o u r r a j a m a i s f a i r e c e t t e v i si t e .
E st - c e ce p r em i er j o u r d e p r i n t em p s, ce g r an d
so l ei l t r o m p h an t o u c et t e b r i se p ar f u m ée q u i l u i
d o n n e 1111 p ar ei l v e r t i g e ? U n e su eu r f r o i d e en
v a h i t so n f r o n t ; i l t r em b l e en p en san t q u ’ i l v a
r e v o i r l a p et i t e m ai so n o ù , t an t d e f o i s,
P i er r e R u d o n t l ’ a r eç u .
D a n s.c e t t e m ai so n , u n e f em m e et d es en f an t s
l ’ at t en d en t , et , d an s u n i n st an t , i l l u i f au d r a l es
r e v o i r ... et l e u r p ar l er , A c et t e p en sée, l es y e u x
d e L e r v e n s ’ em p l i ssen t d e l ar m es.
H o n t e u x d e c et t e f ai b l esse, i l se l è v e , se r e
d r esse, et , av ec én er g i e, f r an c h i t l es q u el q u es
m èt r es q u i l e sép ar en t d e l a p o r t e d ’ en t r ée. L à ,
d ev an t ce j a r d i n c al m e et f l eu r i , i l a u n e d er
n i èr e h ési t at i o n . M a i s u n e v i si o n t r ès n et t e, t r ès
p r éc i se s'i m p o se à l u i . I l r ev o i t l a t r an c h ée g l a
c i a l e , l e g o u r b i éc l ai r é p ar l a c h an d el l e f u m eu se,
o ù , p o u r l a d er n i èr e f o i s, i l a v u so n am i . A l o r s,
d éc i d é, d ’ u n e m ai n f er m e, i l so n n e.
D o u c em en t , l a p o r t e s ’ o u v r e, et u n c o n c i er g e,
d o n t l a l o g e est c ac h ée p ar d es ar b u st es,
an n o n c e sa v i si t e .
L e l i eu t en an t L e r v e n av an c e l en t em en t au
m i l i eu d e l ’ al l ée b o r d ée d e l i l as, i l m ar c h e l e
�PA R JU R E
l o n g d es g i r o f l ées f l e u r i e s e t , m a l g r é l u i , i l as
p i r e av ec d él i c e t o u s l e s p a r f u m s q u i r ô d en t
d an s c e j a r d i n .
D ev a n t l a m ai so n , t r è s p â l e , Je a n at t en d ,
a y a n t à cô t é d e l u i sa p e t i t e sœ u r q u i , u n p eu
i n t i m i d ée, r e g a r d e v e n i r c e m o n si eu r q u i est
l ’ am i d e p a u v r e p ap a.
Je a n n e sa i t t r o p c e q u ’ i l f a u t f a i r e ; d ep u i s
t r o i s an s, i l n ’ a p a s v u l e l i eu t en an t L e r v e n , et
so n ém o t i o n est si g r a n d e q u e c ’ est à p ei n e s ’ i l
l e r ec o n n aît .
L e l i eu t en an t n ’ h ési t e p a s ; sa n s q u ’ i l sac h e
c o m m en t c el a se f a i t , Si m o n e est d an s ses b r a s,
Je a n t o u t p r ès d e l u i , et , d an s u n g r a n d g est e
p r o t ec t eu r , i l l e s ser r e b i en f o r t en d i san t :
— M es en f an t s, m es p a u v r e s p e t i t s...
Je a n l i e s ’ a t t e n d a i t p a s à c e t a c c u e i l s i c h a u d ,
3
ces
m ots
t en d r es
qui
r ap p ellen t
c h o s e s ; m a l g r é s a v o l o n t é , so n
gr an d
b ien
d es
co u r age
h d ’h o m m e d e t r eiz e an s », il p leu r e co m m e u n
t o u t p et i t en fan t .
L e r v e n l ai sse Si m o n e, q u i a b i en en v i e d e
d i r e d es so t t i ses à so n f r è r e ( a- t - o n i d ée d e p l e u
r er d ev a n t u n m o n si eu r q u ’ o n n e c o n n aî t p as?)
et se t o u r n e v e r s Je a n :
— A l l o n s, m o n p et i t , a l l o n s v o i r t a m am an .
M am an ! c e m p t - l à sèc h e i m m éd i at em en t
t o u t es l es l a r m e s ; d e v a n t m am an , i l n e f au t
j a m a i s p l eu r er .
D ’ u n g e st e én er g i q u e, l e p et i t g ar ç o n essu i e
se s y e u x et r ép o n d d ’ u n e v o i x f er m e :
— V e n e z , M o n si eu r .
E t L e r v e n en t r e d an s l a m ai so n .
U n l o n g v e st i b u l e , a u x d a l l e s d e m ar b r e
b l an c et n o i r , m èn e à u n g r a n d sal o n é c l a i r é p ar
t r o i s h a u t es f en êt r e s.
Je a n o u v r e l a p o r t e.
—
V o u l ez - v o u s
c h er c h er m am an .
en t r er ,
M o n si eu r ,
je
v ai s
L e r v e n p én èt r e d a n s l a p i èc e, q u e c e j o u r d e
�F A R J17R E
i
8i
p r i n t em p s f a i t si r i a n t e , et l e p r em i er o b j e t q u i
f r ap p e ses y e u x , éb l o u i s p a r l e so l ei l , c ’ est u n
b eau b u st e d e so n am i . L e sc u l p t e u r , u n m aî t r e,
a r en d u v i v a n t e l a p h y si o n o m i e si én er g i q u e d e
Pi er r e R u d o n t .
L e m asq u e a u x t r a i t s p u r s, l e s g r a n d s y e u x
v o l o n t ai r es, l a b o u c h e d éd a i g n eu se, et c et t e m a
n i èr e si p a r t i c u l i è r e d e t en i r l a t êt e, l ’ a r t i st e n ’ a
r i en o u b l i é.
P i e r r e R u d o n t est l à , d an s ce sal o n , i l r eç o i t
so n am i .
T r o u b l é , L e r v e n s ’ assi ed , f ac e au b u st e, d o n t
l e so c l e est c o u v er t d e f l eu r s. A u m i l i e u d es b o u
q u et s, b i en en v u e , u n m o r c eau d e c ar t o n , en
t o u r é d e r u b an t r i c o l o r e, su r l eq u el u n e m ai n
d ’ en f an t a t r ac é c es m o t s :
P a p a , m o r l p o u r l a F r a n c e, j a n v i e r 19 1S .
L e r v e n l i t et r e l i t c et t e i n sc r i p t i o n , et , n er
v eu sem en t , sa m ai n se l è v e et v a t ât er l es en v e
l o p p es q u i so n t d an s so n p o r t ef eu i l l e. M o n
D i eu ! p o u r q u o i s ’ est - i l c h a r g é d e c es l et t r es,
p o u r q u o i a- t - i l j u r é d e l e s r em et t r e.
P i e r r e R u d o n t ét ai t f o u q u an d i l a e x i g é c et t e
p r o m esse, m ai s c e f o u est m o r t ! U n e p ar o l e
d o n n ée à q u e l q u ’ u n q u i n ’ est p l u s, c ’ est p o u r
u n h o n n êt e h o m m e u n e p r o m esse sac r ée. A u
c u n e d é f a i l l a n c e n ’ est p er m i se.
I î t v o i l à p o u r q u o i , p ar c e b eau j o u r d e p r i n
t em p s, l e l i eu t en an t L e r v e n , c o n v al esc en t , b i en
f a i b l e en c o r e, est l à, d an s c e sal o n , at t en d an t
l a f em m e d e so n am i .
Q u e v a- t - i l l u i d i r e ? I l 11’ o se y p en ser . I l sai t
q u e l e si l e n c e c h a r i t a b l e o b ser v é su r l es c i r c o n s
t an c es d e l a m o r t d e so n am i en t r et i en t c h ez l es
si en s l ’ i l l u si o n c o n so l an t e d ’ u n e f i n d e b r av e
so l d at et d e b o n F r a n ç a i s. I l sai t q u ’ ai n si l a
so u f f r an c e est en t r ée, d a n s l a p et i t e m ai so n
c h ar m an t e, p r éc éd ée d ’ u n p eu d e g l o i r e ! l i t l u i ,
p o u r o b éi r au d ési r d ’ u n d ém en t et p o u r v i v r e
�18 2
PA R JU R E
en p a i x av ec l u i - m êm e, i l v a , ég o ïst em en t h o n
n êt e, d ét r u i r e t o u t c el a !
U n b r u i t l e f a i t t r e ssa i l l i r ; d an s l e v est i b u l e,
d es p as se f o n t en t en d r e, et , p o u ssan t l a p o r t e
q u i est r est ée e n t r ’ o u v er t e , Je a n an n o n c e d ’ u n e
p et i t e v o i x t r em b l an t e :
— V o i l à m am an .
V ê t u e d e n o i r , t r ès p âl e, i d éal em en t j o l i e , m a
m an f ai t p i t i é.
L e r v e n d ev i n e q u el l e ém o t i o n b o u l ev er se l a
j e u n e f em m e, et i l c o m p r en d q u e, p o u r l e m o
m en t , au c u n so n n e p o u r r a so r t i r d e sa b o u c h e
c o n t r ac t ée. I l t en d l a m ai n , et l a m ai n f i év r eu se
d e M mo R u d o n t r ép o n d à so n ét r ei n t e.
— M a p au v r e am i e, s ’ éc r i e- t - i l av e c af f ec t i o n ,
j ’ ai v o u l u v o u s v o i r p ar c e q u e j ’ a v a i s b eau c o u p
d e c h o ses à v o u s d i r e, d es c h o ses q u ’ o n n e p eu t
p as éc r i r e. E t p u i s, v o u s l e sav ez , i l n ’ y a p as
b i en l o n g t em p s q u e j ’ ai r et r o u v é l ’ u sa g e d e m o n
b r as.
M am an v o u d r ai t p ar l er ; Je a n q u i d ev i n e
t o u t es ses p en sées,
l i eu t en an t .
s ’ i n q u i èt e d e l a san t é d u
— V o u s av e z ét é g r i è v em en t b l essé, m o n
si eu r L e r v e n ?
E t m am an aj o u t e d ’ u n e v o i x r a u q u e :
— Q u el q u es j o u r s a v a n t l u i , n ’ est - c e p a s?
L e r v e n i n c l i n e l a t êt e et , p o u r r ép o n d r e
q u el q u e c h o se, d i t :
— • J ’ ai ét é b l essé l a n u i t d e N o ël .
— L ’ a- t - i l su ? d em an d e M m° R u d o n t .
L e r v e n a u n e l ég èr e h ési t at i o n . L e s y e u x
a n x i e u x d e l a j e u n e f em m e l e t r o u b l en t , ces
y e u x - l à o n t l ’ ai r d e f o u i l l e r so n âm e. I l r eg ar d e
Je a n et r ép o n d :
— Je l ’ a v a i s v u .. . c e j o u r - l à ... et i l n e m ’ av a i t
p as c ac h é q u ’ i l al l a i t êt r e t r ès ex p o sé.
— A l o r s, r ep r en d Je a n v i v em en t , v o u s sav ez ,
m o n si eu r L e r v e n , c e q u e p ap a v o u l a i t f ai r e,
v er s q u el d an g er i l a l l a i t . A l i ! j ’ ét ai s sû r q u ’ i l
�PA R JU R E
183
n e p o u r r a i t p a s r est er , co m m e l e s au t r e s, d an s
l a t r an c h ée. J ’ ét ai s c er t ai n q u ’ i l r éc l am er ai t
p o u r l u i l e p o st e l e p l u s d a n g e r e u x . V o y ez v o u s, j ’ a v a i s l e p r essen t i m en t q u e n o u s l e p er
d r i o n s, et , q u an d j e l i sa i s d e b e l l es c i t at i o n s, j e
p en sai s t o u j o u r s : « M o n p ap a en au r a u n e en
co r e p l u s b el l e ! » M a i s j ’ a v a i s p eu r q u e c et t e c i
t at i o n , d o n t j e r ê v a i s, n e f û t l a d e r n i è r e ... M o n
si eu r L e r v e n , r ac o n t ez - n o u s co m m en t p ap a est
m o r t ; m am an n e p l eu r er a p as, et , m o i , j e sa i s
êt r e b r a v e , m êm e q u an d j ’ ai d u c h a g r i n .
L e l i eu t en an t est t r ès m a l h e u r e u x . Se s y e u x
t r o u b l és r eg ar d en t
su c c essi v em en t l a j eu n e
f em m e, Je a n , et l e b u st e d e so n am i . D ’ u n e v o i x
f ai b l e q u i i m p l o r e, i l d i t :
— P ar d o n n ez - m o i ... m ai s, t o u t d e su i t e, j e n e
p o u r r a i s p as. Je su i s t r ès é m u ... Je m e r et r o u v e
d an s c e sal o n , o ù n o u s av o n s t an t c a u sé ... et
P i e r r e est l à , v i v a n t , d ev an t m o i ... Je l ’ ai m ai s,
v o y ez - v o u s, p r esq u e au t an t q u e v o u s l ’ ai m ez ;
i l ét ai t m o n am i , m o n f r èr e d ’ él ec t i o n . D ep u i s
d es m o i s, j e l ’ ai p l eu r é seu l , et c ’ est si d o u l o u
r e u x u n c h a g r i n q u e p er so n n e n e p ar t ag e !
M am an t en d ses d e u x m ai n s à l ’ am i q u i
p l eu r e, et Je a n se m et à g e n o u x d ev an t l u i .
A p r è s q u el q u es i n st a n t s d e si l en c e, d ’ u n e
v o i x q u i n e t r em b l e p l u s, L e r v e n p ar l e.
— T o n p a p a, m o n p et i t Je a n , c ’ ét ai t u n
h o m m e, p as c o m m e l e s a u t r e s... et , s ’ i l av a i t
v é c u , i l a u r ai t f ai t d e g r a n d es c h o se s... T u v e u x
sa v o i r c o m m en t c e m al h eu r est a r r i v é , t u v e u x
d es d ét a i l s, u n e b el l e h i st o i r e ... M o u e n f an t , l a
m o r t est t o u j o u r s u n e c h o se t r ès si m p l e ... T o n
p a p a, t o n p a u v r e p ap a a v a i t u n e i d ée. I l v o u
l a i t , p a r ... p a r u n e m an œ u v r e o sée, f a i r e f i n i r
l a g u e r r e ...
L à , L e r v e n a u n e c o u r t e h ési t at i o n , i l p en se
a u x l et t r es q u i so n t d an s so n p o r t ef eu i l l e, ces
l et t r es q u i n e l u i p er m et t en t p as d e m en t i r .
—
A l o r s, s ’ éc r i e Je a n
av ec en t h o u si asm e, j e
�PA R JU R E
d ev i n e l a f i n ! I l a v a i t u n p l a n , i l v o u l a i t f a i r e
u n e at t aq u e a u d ac i e u se et , av a n t d ’ y av e n t u r e r
se s h o m m es, i l y a ét é l u i - m êm e, r i sq u an t sa v i e
p o u r sa u v e r c el l e d es au t r e s. I l s ’ est f ai t t u er
en e ssay an t d e d o n n er à l a F r a n c e u n e v i c t o i r e !
M am a n , m am an , n e t î a v a i s- j e p as d i t q u e c ’ ét ai t
ai n si q u e m o n p ap a ét ai t m o r t !
P l u s d o u c em en t , i l aj o u t e :
— R ac o n t ez , r ac o n t ez en c o r e, m o n si eu r L e r v c n ; d i t es si , a v a n t d e p ar t i r , p ap a a p en sé
n o u s.
L e r v e n r eg ar d e at t en t i v em en t l e p et i t g a r ç o n ,
i l ad m i r e son v i sa g e f i er , ses y e u x b r i l l a n t s, i l
c o m p r en d l e m al q u ’ i l v a f ai r e.
A l o r s, i l se t ai t u n l o n g m o m en t . P u i s, i l p o se
sa m ai n t r em b l an t e su r l a t êt e d e Je a n R u d o n t ,
e t , t r ès l en t em en t , i l p ar l e.
— M o n e n f an t , j e n ’ ai p l u s r i en à t e r ac o n t er .
T o n c œ u r ai m an t , si f r an ç ai s, a t o u t d e v i n é ...
T o n g r a n d r êv e d e g l o i r e s ’ est r éal i sé ! T o n p ap a
est m o r t p o u r l a F r an c e. V o i l à .
L er v en d ét o u r n e ses y e u x d u v i sa g e f i er et ,
t r ès v i t e , i l aj o u t e :
— M ai n t en an t , m o n c h er p et i t , i l f au t m e
l ai sser av e c t a m am an . N o u s av o n s à c au ser d e
c h o ses g r a v e s, q u i n e so n t p as p o u r t es t r ei z e
an s. V a , j e t e r ev er r a i av a n t m on d ép ar t .
C ’ est
fin i,
L er v en
sai t
m ai n t en an t q u ’ i l
n ’ o ser a j a m a i s d i r e à Je a n R u d o n t l a v ér i t é.
P l u s t ar d , q u an d t o u t ser a ap a i sé , l a m èr e
ap p r en d r a à cet en f an t l a f au t e c o m m i se. F i l e
t r o u v er a d es m o t s q u i n e f er o n t p as m al , e l l e
sa u r a p ar l er à cet t e p et i t e A m e n eu v e. L u i , L e r
v e n , n e p o u v a i t p as !
L en t em en t , av e c r e g r e t , — i l a v a i t en c o r e
t an t d e c h o ses à d em an d er , — Je a n o b éi t et
q u i t t e l e sal o n .
L e l i eu t en an t et M mo R u d o n t r est en t seu l s, et
L e r v e n p en se av ec t er r eu r q u ’ i l v a f a l l o i r p a r l e r .
A u c u n e h ési t at i o n n ’ est p l u s p er m i se, i l a p r o -
•
�PA R JU R E
185
m i s, i l a j u r é , L e r v e n n ’ a q u ’ u n e p ar o l e, i l n ’ a
j am ai s f ai l l i .
P o u r av o i r l e c o u r ag e d e t o u t d i r e, i l f er m e
p r esq u e l es y e u x . I l n e v eu t p as v o i r l e v i sa g e
d o u l o u r eu x d e l a j eu n e f em m e, n i l a r o b e n o i r e
su r l aq u el l e se d ét ac h en t d e l o n g u es m ai n s
b l an c h es.
R é so l u , n ’ éc o u t an t p l u s q u e sa c o n sc i en c e, i l
p ar l e :
— M a p a u v r e am i e, q u e v o u s êt es d o n c à
p l ai n d r e ! V o u s v o u s ai m i ez t an t , t o u s l es d eu x !
R i e n n e sem b l ai t p o u v o i r v o u s sép ar er . E t v o i l à ,
l a m o r t a p r i s l ’ u n d e v o u s, et l ’ au t r e r est e si
seu l e q u e l a v i e n e l u i est p l u s p o ssi b l e. A h ! n e
p r o t est ez p as, j e 11’ ai q u ’ à v o u s r eg ar d er . Je a n ,
Si m o n e, v o s d e u x en f an t s, l es en f an t s d e v o t r e
am o u r , 11e su f f i sen t p as à v o t r e âm e en d é
t r e sse ... M o n am i e, j e v ai s en c o r e ... j e v a i s v o u s
f a i r e d u m a l ... en v o u s p ar l an t d e P i e r r e .
L e s m ai n s d e M m” R u d o n t se d r essen t , et ,
d ’ u n e v o i x d o u c e, el l e p r o t est e.
— M e f ai r e d u m al en m e p ar l an t d e P i e r r e !
L e r v e n , n e d i t es p a s u n e c h o se p a r e i l l e ... M ai s
v o u s n e co m p r en ez d o n c p as q u e r i en q u e v o t r e
p r ésen c e est p o u r m o i u n ap ai sem en t ! V o u s
ét i ez so n m ei l l eu r am i , v o u s ad m i r i ez au t an t
q u e m o i son c ar ac t èr e. T e n e z , j e v a i s a p p u y er
m a t êt e l asse au d o ssi er d e c e f a u t e u i l , j e v a i s
f er m er l es y e u x af i n q u e v o u s n e v o y i e z p as m es
l ar m es, et v o u s al l ez p a r l e r ... i l m e sem b l er a
q u e P i e r r e n o u s é c o u t e... Je su i s sû r e , v o u s,
11’ av ez p as b eso i n d e m e l e d i r e, q u e P i e r r e v o u s
a c h a r g é d e m e d em an d er p ar d o n .
L e r v e n a u n g est e b r u sq u e. C es p ar o l es
l ’ ét o n n en t et l e r assu r en t ; sa t âc h e ser a m o i n s
d i f f i c i l e.
— O u i , r ep r en d l a j eu n e f em m e, j ’ ai d ev i n é
c e q u i s ’ est p assé, et j e c o m p r en d s p o u r q u o i
P i e r r e a r i sq u é sa v i e , i n u t i l em en t . U n e f o l i e !
I l sa v a i t , en p ar t an t , q u ’ i l n e r e v i e n d r a i t p as.
�i8 6
PA R JU R E
U n g r a n d r ê v e d e g l o i r e , co m m e en f a i t so n f i l s,
u n g r an d r êv e q u ’ i l a v o u l u v i v r e ... A l o r s, av a n t
d e p ar t i r , u n r em o r d s l ’ a c o n d u i t p r ès d e v o u s...
I l v o u s a f ai t p r o m et t r e d e v e n i r ... a p r è s... ap r è s
sa m o r t , m ’ e x p l i q u e r q u e, p en d an t q u el q u es
h eu r es, i l m ’ a v a i t o u b l i ée. V o u s d ev ez m e d i r e,
j e l e sai s, q u e, l o r sq u ’ i l est al l é v er s l e d a n g er ,
i l n ’ av a i t d ev an t l es y e u x q u ’ u n seu l v i sa g e ,
q u e j ’ ét ai s so n u n i q u e p en sée, et q u ’ i l a t en t é,
c et t e f o l i e p o u r m et t r e u n p eu d e g l o i r e au t o u r
d e n o t r e am o u r . L e r v e n , j e sai s t o u t ce q u e v o u s
al l ez m e d i r e, c ar j e sa i s à q u el p o i n t P i e r r e
m ’ ai m ai t . U n e seu l e c h o se p o u v a i t l e d i st r ai r e
d e m o i : so n p a y s, q u ’ i l ap p el ai t a v a n t l a
g u er r e, d ’ u n n o m m o i n s b eau : l a p o l i t i q u e. E h
b i en ! à ce p a y s, i l m ’ a sac r i f i ée ; c ’ est t r ès d o u
l o u r e u x ... m ai s c ’ est u n e d o u l eu r d o n t j e su i s
f i è r e ... Je n ’ ai j a m a i s so u f f er t c o m m e l es au t r es
f em m es, P i e r r e n ’ a v a i t d e r e g a r d s q u e p o u r
m o i . A l o r s... a u j o u r d ’ h u i , si j e so u f f r e p l u s q u e
l es au t r es, c ’ est p r esq u e .j u st e ... M a i s c ’ est
a f f r eu x d e p en ser q u e, s ’ i l
l ’ av a i t
vou lu ,
i l ser ai t en c o r e l à , à l a p l ac e o ù v o u s êt es,
L er v en !
T rès tendre, la jeu n e femme ajouta :
—
M ai , m ai ! c ’ ét ai t l e m o i s d e sa p er m i ssi o n ,
et n o u s n o u s r é j o u i ssi o n s t an t d e c es d i x j o u r s
d e p r i n t em p s q u e n o u s al l i o n s p asser en sem b l e !
N o u s ai m i o n s c et t e m ai so n , n o t r e n i d , q u e n o u s
av i o n s v o u l u c ac h é et t r ès i n t i m e ; n o u s ai m i o n s
c e j ar d i n o ù n o u s a v i o n s p l an t é t o u s l es a r
b u st es ; n o u s ai m i o n s ce co i n d e N e u i l l y , q u e
seu l s l es v r a i s am i s c o n n ai ssai en t . L e r v e n , p o u
v ez - v o u s p en ser , san s av o i r l e c œ u r q u i s ’ ar r êt e
d e b at t r e, q u e si P i er r e l ’ av a i t v o u l u i l ser ai t en
c o r e v i v a n t ?... Je n e p e u x m e f i g u r er , — ah ! j e
n e su i s p as r ai so n n ab l e, — q u e c ’ est f i n i ... Je
v e u x sav o i r d e q u el l e b l essu r e i l est m o r t . Je
v e u x sa v o i r s ’ i l a so u f f er t et s ’ i l ét ai t d éf i
g u r é ! ... U n a v i s, a v i s b a n a l , m ’ a ét é r em i s av ec
�PA R JU R E
187
l e s p r éc au t i o n s d ’ u sa g e : '« L e l i eu t en an t R u d o n t , d écéd é l e i or j a n v i e r . » E t q u an d j ’ ai f ai t
d em an d er p ar u n am i , au M i n i st èr e , d es r en
sei g n em en t s, i l m ’ a ét é r ép o n d u q u ’ i l ét ai t
i m p o ssi b l e d e m ’ en f o u r n i r ... Je n e sai s p as ce
q u e c ’ est q u ’ u n e b a t a i l l e , j e n e m e f a i s au c u n e
i d ée d e l a g u e r r e , m ai s, L e r v e n , j e v e u x q u ’ on
m e d o n n e d es d ét ai l s. Je v e u x sav o i r o ù i l e st ...
Je v e u x p a r t i r l à - b a s, o ù 011 l ’ a en t er r é, et l à,
e x i g e r , c ’ est m o n d r o i t a p r ès t o u t , q u ’ 011
m ’ o u v r e l e c e r c u e i l ... Je v e u x , v o u s en t en d ez ,
l e v o i r p âl e, r i g i d e , g l a c é , j e v e u x l e v o i r ai n si ,
p o u r c r o i r e q u e t o u t est f i n i :
E n p r o i e à u n e ex a l t a t i o n d ésesp ér ée, l a j eu n e
f em m e aj o u t e :
—
N e r ef u sez p as, m o n am i , m êm e si P i er r e
est af f r eu sem en t m u t i l é, i l f a u t q u e j e l e r ev o i e.
A p r è s, ap r ès, j e v o u s l e p r o m et s, j e ser ai r a i
so n n ab l e, et j e v i v r a i p o u r m es e n f a n t s...
A l l o n s, L e r v e n , d i t es- m o i d e q u el l e b l essu r e i l
est m o r t .
L e r v e n n ’ a p as essay é d ’ i n t er r o m p r e c e l o n g
m o n o l o g u e, i l est p r esq u e au ssi p â l e q u e
M rnu R u d o n t , et sa m ai n t r em b l an t e v a d e sa
p o i t r i n e à sa t êt e. G e st e i r r ai so n n é q u i m o n t r e
so n t r o u b l e. I l b al b u t i e :
— M a p au v r e am i e. C al m ez - v o u s, P i e r r e a
r eç u d i x b a l l es en p l ei n e p o i t r i n e, u n e seu l e, au
c œ u r , ét ai t m o r t el l e.
L a t êt e ap p u y ée au d o ssi er d u f a u t e u i l , l es
y e u x p r esq u e c l o s, M nu> R u d o n t d em an d e d ’ u n e
v o i x d o u ce :
—
E st - c e en
so r t an t
d e l a t r an c h ée q u ’ i l a
ét é b l essé?
C et t e f o i s, L e r v e n n e r ép o n d p as. I l 11c p eu t
p l u s m en t i r , et p u i s, à q u o i ser v en t t o u s cc?
m en so n g es? I l d o i t r em et t r e l es l et t r es, i l n ’ est
v en u q u e p o u r c el a.
B r u sq u em en t , p o u r 11c p l u s v o i r c et t e f em m e
en d eu i l , i l se l è v e . I l 11e v eu t p l u s éc o u t er c et t e
�i 88
P A R JU R E
v o i x t en d r e, si am o u r eu se, p ar l er d e c el u i q u i
n ’ est p l u s.
D u m o r t c o u p ab l e, d u t r aî t r e , 011 a f a i t 1111
h ér o s, l a c o m éd i e a assez d u r é ! Se u l s c e u x q u i
so n t m o r t s p o u r l e P a y s o n t l e d r o i t , a c t u e l l e
m en t , d ’ êt r e p l eu r és ai n si . P l u s d e sen si b i l i t é,
d e f au sse p i t i é ! A p r è s t o u t , P i e r r e R u d o n t
n ’ ét ai t q u ’ u n e e a n a ï l l e, u n e c an a i l l e d e g r a n d e
en v e r g u r e , c ’ est p o ssi b l e, m ai s q u i p o u v a i t m e
n er l a F r a n c e au p i r e d es d ésast r es. C e san sp a t r i e , s ’ i l a v a i t r éu ssi , l i v r a i t so n p a y s a u x b a r
b a r es. L e s B o c h es eu ssen t ét é m aî t r es c h ez
n ou s !
A l o r s, t o u t ét ai t r en d u i n u t i l e : l es an n ées d e
so u f f r an c e, l a m i sèr e su p p o r t ée si si m p l em en t ,
l es m o r t s h ér o ï q u es, l es d eu i l s et l es c h a g r i n s.
E t L e r v e n r ev o i t l es so l d at s, l es p o i l u s q u e t o u s
l es p eu p l es ad m i r en t . I l s so n t l à , d ev a n t l u i ,
v ê t u s d e l a c ap o t e b o u eu se, t r an q u i l l es, r é si
g n é s, p r êt s au sac r i f i c e. I l l es v o i t , a r r i v a n t
d an s l a t r an c h ée, o m b r es si l e n c i e u ses et t er
r i b l e s. L a n u i t l es en t o u r e, c e so n t d es a v e u g l e s
q u i v o n t o b éi r à l ’o r d r e d o n n é. « I l f au t t en i r . »
E t c es h o m m es se b at t en t , t o m b en t , ac c ep t an t
l eu r d est i n ée. H é r o s d e F r a n c e , si si m p l es et
si g r a n d s !
L e r v e n r ev o i t l es v i l l a g e s d ét r u i t s, l e s m ai so n s
ef f o n d r ées, l es ég l i se s san s c l o c h er , l es v e r g e r s
r a v a g é s, l es i n c en d i es al l u m és p ar l es b ar b ar es.
I l sai t t o u t ce q u e l a f ér o c i t é al l e m an d e a i n
v en t é , l es d r am es d o n t on 11e p eu t se so u v en i r
san s h aï r : l es en f an t s t u és d ev an t l e u r m èr e,
l es f d l es a r r a c h ée s à l eu r f am i l l e et l es v i e i l l a r d s
c h assés à c o u p s d e c r o sse, o u f u si l l é s s ’ i l s r é
si st en t .
L e s p o i n g s f er m és, l es d en t s ser r ées, L e r v e n
r ec u l e ; i l s ’ él o i g n e d e l a j eu n e f em m e en p l eu r s,
st at u e d e l a d o u l eu r , et l à, f ac e au b u st e d e R u
d o n t , f ac e à c e b u st e q u i l e n a r g u e et d o n t l es
y e u x c o m m an d en t en c o r e, l ev an t l es b r a s, t r a
�PA R JU R E
g i q u e et
so u r d e :
su b l i m e ,
il
m urm ure
d ’un e
voix
— M i sé r a b l e , m i sér ab l e !
C a l m é, i l se r et o u r n e, r e g a r d e , ét o n n é, t o u t
au t o u r d e l u i . C e sal o n p l e i n d e so l ei l d o n t l e s
f en êt r es l a r g e s, o u v er t e s, l ai ssen t en t r er l es p a r
f u m s d u j a r d i n , c es m eu b l es an c i en s, c es b i b e
l o t s r a r e s et p r é c i e u x , t o u t l e su r p r en d , et i l se
d em an d e c e q u ’ i l f a i t l à ? L a g u er r e n ’ a d o n c p as
d ét r u i t t o u s l es f o y e r s? I l ét ai t l à- b as, d ev an t
d es d éc o m b r es et d es c en d r es, p r ès d ’ u n en t as
sem en t d e p i er r es l éc h ées p ar l es f l am m es ; i l
ét ai t au m i l i e u d es t er r es b o u l ev er sées q u e l e s
h o m m es b l eu s d éf en d ai en t en c o r e. 11 ét ai t l àb as ! et i l se r e t r o u v e d an s u n e m ai so n i n t a c t e ,
l u m i n eu se et c h ar m an t e, f a i t e p o u r ab r i t er d es
am o u r s h u m ai n es.
L e r v e n est l as, t r ès l a s, et i l v eu t q u i t t er , au
p l u s v i t e , c et t e m ai so n t r o p r i an t e.
N e r v e u x , i l o u v r e sa t u n i q u e, c h er c h e so n
p o r t ef eu i l l e et l e p r en d d an s sa m ai n , p u i s, d é
c i d é, i l se r et o u r n e.
M n"’ R u d o n t est en c o r e d an s l e f au t eu i l c l a i r
q u i f a i t p ar a ît r e si so m b r e sa r o b e n o i r e. E l l e n e
p l eu r e p l u s, so n b u st e s ’ est r ed r essé, sa j o l i e
t êt e f i n e s ’ est p en c h ée u n p eu en av a n t et , i m
m o b i l e, sc s l o n g u e s m ai n s b l an c h es c r o i sées su r
sc s g e n o u x , el l e r e g ar d e l e b u st e d e son m ar i .
So n v i sa g e a u n e ex p r e ssi o n ét r an g e f ai t e d e
d o u l eu r , d ’ am o u r et d ’ o r g u ei l . L a m ai n d e L e r
v en s ’ ar r ê t e, sa b o u c h e en t r ’ o u v er t e se f er m e,
et i l r ec u l e u n p eu . C o m p r en an t q u e c et t e
f em m e c o m m u n i e 'a v e c c el u i q u i n ’ est p l u s, r e s
p e c t u e u x , i l at t en d .
Et
M m"
l e m y st é r i e u x
d i a l o g u e se
Ru d o n t n e b o u ge t o u jo u r s
p r o l o n g e.
p as. E l l e
sem b l e a v o i r c o m p l èt em en t o u b l i é q u e q u el
q u ’ u n est l à , t o u t p r ès d ’ el l e. E n f i n , ap r ès u n
l o n g si l e n c e , sc s l è v r e s s ’ e n t r ’ o u v r en t et d o u c e
m en t , d an s u n so u f f l e, el l e m u r m u r e :
�PA R JU R E
—
P i e r r e , j e so u f f r e, c ’ est a f f r e u x ... m ai s j e
su i s f i èr e d e t o i .
E t , l en t em en t , co m m e si el l e n ’ a v a i t p l u s r i en
à d i r e n i à éc o u t er , sc s y e u x se f er m en t , et , d e
n o u v eau , el l e ap p u i e sa t êt e au d o ssi er d u
f au t eu i l .
P o u ssé p ar u n e f o r c e i n c o m p r éh en si b l e, L e r v en r ec u l e en c o r e, i l t i en t d an s ses m ai n s l es
f et t r es, i l est p r ès d e l a p o r t e, et i l a en v i e d e
s ’ en f u i r .
L c r v c n , g en t i l h o m m e b r et o n , f i l s d ’ u n e r ac e
q u i n e sai t p as m en t i r , L c r v c n est 1111 p a r j u r e !
M a i s u n e h ési t at i o n su p r êm e l ’ ar r êt e, i l a p r o
m i s, i l d o i t t en i r . I l se r ap p r o c h e d e l a r o b e
n o i r e p o u r y d ép o ser l es en v el o p p es b l an c h e s.
E t p u i s, p o u r n e p as v o i r l ’ af f r eu se d o u l eu r , i l
s'e n i r a, b i en v i t e , co m m e 1111 v o l eu r .
I l f ai t q u el q u es p as, au c u n sc r u p u l e 11e d o i t
p l u s l e t r o u b l e r ... M a l g r é l u i , sc s y e u x r ev o i en t
l e p et i t c ar t o n en c er c l é d e r u b an t r i c o l o r e, i l l i t
l ’ i n sc r i p t i o n éc r i t e p ar u n e m ai n d ’ en f an t :
« Pa l m , m o r l p o u r l a F r a n c e » ... A l o r s... L c r
v c n se r et o u r n e b r u sq u em en t , q u i t t e l e sal o n ;
co m m e u n f o u , i l t r av er se en c o u r an t l e v e st i
b u l e et l e j a r d i n f l eu r i , et , san s r e g a r d e r d er
r i èr e l u i . d i sp ar aî t d an s l a g r an d e av en u e v er t e
q u e l es m ar r o n n i er s f o n t t r ès so m b r e ...
FIN
�L e p r o c Ji a i n r o m a n ( n ° 16 4 )
dan s la
C o l l ec t i o n
à p a r a ît r e
“ S T E L L A
:
Le Coll;1er
de Turquoises
p ar
LI O N EL
D E
M O V ET
« P i t t o r e sq u e m e n t si t u é e à l ’e x t r é m i t é m é r i
d i o n a l e d u d é p a r t e m e n t d e l ’ I sè r e , a p p a r a î t l a
g r a c i e u se v i l l e d e Sa i n t - M a r c e l l i n .
« E l l e 11’a p a s à se p l a i n d r e d e l a n a t u r e , c a r
l e p a y s a g e q u i l ’e n t o u r e e st d ’ u n e v a r i é t é c h a r
m an t e.
« U n v i e u x c h â t e a u f o r t l a d o m i n e , u n e é g l i se
au c l o c h e r g o t h i q u e i n v i t e à l a p r i è r e e t l e s v e s
t i g e s d ’ u n e a n t i q u e m u r a i l l e é v o q u e n t l e so u v e n i r
d ’ u n p a ssé d e l u t t e s sa n g l a n t e s e t d e g u e r r e s f r a
t r i c i d e s. » ( 1)
E n sa q u a l i t é d ’ é l è v e d e ■!‘E c o l e d es C h a r t e s,
M a x H é r a n g e r , u n j e u n e Sa i n t - M a r c e l l i n o i s, t o u t
e n se p r o m e n a n t p a r u n e r a d i e u se m a t i n é e d e
j u i l l e t l e l o n g d u r u i sse a u d e l a C u m a n e , r e ssu s
c i t a i t en i m a g i n a t i o n l e s j o u r s d e g l o i r e d e sa
v i l l e n at al e.
G r a n d , sv e l t e , l a d é m a r c h e é l é g a n t e , l e v i sa g e
r é g u l i e r , d ’u n o v a l e a sse z p r o n o n c e , l e s y e u x d ’u n
b l e u t r è s c l a i r , n é a n m o i n s p r o f o n d s, l e s c h e v e u x
d ’ u n b l o n d c e n d r é , l e s a t t a c h e s a r i st o c r a t i q u e s,
t el e st l e h é r o s d e c e r é c i t .
(1) A l b u m
du D a u p h l n i .
�LE
C O L L IE R
DE
T U R Q U O IS E S
I l a v u l e j o u r — i l y a d e c el a v i n g t a n s —
d a n s l a j o l i e so u s- p r é f e c t u r e o ù n o u s l e t r o u v o n s
m é d i t a n t su r l ’ i n st a b i l i t é d e t o u t e s c h o ses e n g é
n é r a l e t d u b o n h e u r e n p a r t i c u l i e r . So n o r i g i n e
n ’a r i e n q u i p u i sse l e d é so b l i g e r , c a r i l e st i ssu
d ’u n e v i e i l l e f a m i l l e b o u r g e o i se o p u l e n t e , c o n si
d ér ée c o m m e l ’ u n e d es p r e m i è r e s d e l a r é g i o n d e
p u i s b i en d es g é n é r a t i o n s, c e q u i l u i c o n st i t u e u n
p a t r i m o i n e d ’ h o n n e u r d o n t i l se m o n t r e f i e r à
j u st e t i t r e , sa n s se d i ssi m u l e r l e s o b l i g a t i o n s q u i
e n r é su l t e n t .
L e s D é r a n g e r se so n t a c q u i s d es t i t r e s d e n o
b l e sse p a r t r o i s si è c l e s d e n o t a r i a t i n t è g r e et sa n s
d é f e c t i o n s. P l u si e u r s f o i s d ’a i l l e u r s , i l s se so n t
a l l i é s à l a v é r i t a b l e a r i st o c r a t i e e t l a m èr e d e
M a x , e l l e - m ê m e , d esc e n d d ’ u n e a n t i q u e f a m i l l e
d e r o b e d o n t l e n o m é t a i t b i en co n n u au P a r l e
m en t d e l a p et i t e v i l l e .
F i e r s d u p a ssé , c o n sc i e n t s d e l e u r p r o p r e v a
l eu r , i l s o n t t o u j o u r s m ar c h é l e f r o n t h au t , co u
d o y a n t sa n s l e s v o i r c e u x q u e l a j a l o u si e a f a i t
l e u r s e n n e m i s, se c o n t e n t a n t d e j o u i r e n p l e i n
r e p o s d e c o n sc i e n c e d e l ’a f f e c t i o n d e l e u r s n o m
b r e u x a m i s et d e l ’ e st i m e d e t o u s.
L e u r s p a n o n c e a u x s ’é t a l e n t o r g u e i l l e u se m e n t à
l a p o r t e d e l ’ u n d e c es v i e u x h ô t e l s p a r t i c u l i e r s d e
l a g r a n d ’ r u e , v a st e s d e m e u r e s, a u x p i è c e s i n h a r
m o n i q u e s, m a i s c o m m o d es n é a n m o i n s. U n a u t r e
â g e s ’ en e st c o n t e n t é ; l e s f i l s o n t é t é h e u r e u x d ’y
su c c é d e r à l e u r p è r e , e t se u l p e u t - ê t r e , l e j e u n e
C l i a r t i st e , a v e c sa n a t u r e p l u s a f f i n é e , p l u s a r
t i st e , p l u s m o d e r n e en
un
m o t , so n g e à sc
p l a i n d r e d u m a n q u e d ’ é l é g a n c e d e l a m a i so n f a
m i l i a l e t o u t en se n t a n t , au f o n d d e l u i - m ê m e ,
l e c h a r m e é v o c a t e u r d e c es d e m e u r e s b é n i e s,
t o u t e s p l e i n e s d e so u v e n i r s. A u s s i , e st - c e a v e c
u n e j o i e si n c è r e q u ’ i l r e v i e n t , c h a q u e a n n é e , a u
f o y e r q u i l ’a v u g r a n d i r .
H a b i t e r Sa i n t - M a r c e l l i n d o u z e m o i s p a r a n , y
v i v r e sa v i e e n t i è r e l u i se m b l e r a i t d u r , m a i s v e n i r
s ’y r e t r e m p e r â l ’ é p o q u e h e u r e u se d es v a c a n c e s,
l u i e st a ssu r é m e n t t r è s d o u x b i en q u ’i l en c o n
v i e n n e â p ei n e. I l y sa v o u r e , d a n s l e r e c u e i l l e m e n t
d e so n â m e , l e s so u v e n i r s d ’e n f a n c e , l e s se u l s
q u ’o n é v o q u e sa n s a m e r t u m e . E t q u o i d e p l u s
n a t u r e l ? Sa n a i ssa n c e a ét é j a d i s u n e so u r c e d e
j o i e e t d ’e sp o i r .
(A
su i v r e) .
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ALBUMS de BRODERIE
et d’OUVRAGES de DAMES
M o d è le s en gr a n d e u r d 'e x é cu t i o n
A m eu b lem en t ,
1.
N
L a y et t e,
t
B la n c h issa g e,
R e p a s s a g e . E x p lica tio n s d es différents T ra v a u x
d e D am es. 1 0 0 p ages. F o rm a t 3 7 X 2 7 1 2IU M
2
A lp h a b et s
.
et
m o n o g r a m m es pou r
d r a p s,
t a i es, ser v i et t es, n a p p es, m o u ch o i r s, et c. 1 0 8 pages.
F o rm at 4 4 X 3 0 * 2*
IU M
B r o d er ie
3.
R ic h elieu
en
AK
f i h
^
ï
IU M
p lu m et is ,
p a ssé,
f i l e t , etc. 1 0 8 p ages. F o rm a t 4 4 X 3 0 'ü .
L es
4.
a n g la ise,
et a p p l i c a t i o n s u r t u l l e , d e n t e l l e
F a b les
de
La
Fo n t a in e
en
b r o d er i e
a n g l a i se. 3 6 pages. F o rm a t 3 7 X 2 7 V 2.
! <->m
5.
Le
F ilet
m o d er n es.)
b r o d é.
300
( F ilet s
m odeles.
a n c i en s,
76
p ages.
fi l et s
F o rm at
4 4 X 3 0 ', .
IU M
Le
6.
T r o u ssea u
m o d er n e :
d e t a b l e, d e m a i so n .
L i n g e d e co r p s,
5 6 d o u b les-p ag es. F o rm at
3 7 X 5 7 ', .
IU M
Le
T rico t
et
le
C r o c h et .
1 0 0 pages.
2 3 0 m odèles varies p o u r B é b és, F illette s, Je u n es
Filles, G a rço n n ets, D a m e s e t M e ssieu rs. D en t el l es
7.
p o u r l i n g er i e et a m eu b l em en t .
IU M
A m eu b lem en t
8.
A { $ IU M
P
1 9.
A lb u m
b r o d er ie.
lit u r g iq u e.
ch a su b l es, n a p p es
F orm at 3 7 X 2 8
Édil'oDj «
et
d ’am eu b lem en t, 1 7 6 m o d è l e s
1 0 0 pages. F o rm at 3 7 X 2 7 * 2.
42
19 m odelés
d e b ro d eries.
m odèles
d 'a u t el , p a l es,
à 'a u b es,
et c. 3 6 pages.
.
‘ Petit Écho d t la M o de " , 1, rue Gaian, PARIS ( X I V ) .
( Ser v ic e
d es
O u v r a g es
de
D a m e s .)
$
t
�Les Romans de
La Collection “ ST E L L A ”
paraissent régulièrement tous les quinze jours .
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constitue donc une véritable
publication périodique.
Pour la recevoir clie; vous, sans vous déran< er,
A BO N N EZ-V O U S
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( 2 4 r o m a n s) ;
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E t r a n g e r ..
40
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A d r e s s e s v o s d e m a n d e s, a c c o m p a g n é e s d ’ u n m a n d a t - j '
( 111 c l i e q u c “ p o s t a l , n i
a M o m i e u r l e D i r ec t eu r du P e t i t E c h o île \n
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1 , r ue G n z an , Par i s ( 14 e) -
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Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Collection Stella
Relation
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Description
An account of the resource
La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
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Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
Le retour
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Trilby, T. (1875-1962)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1926]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
190 p.
18 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Collection Stella ; 163
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_163_C92638_1110490
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
A related resource
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