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��L'île empoisonnée
Roman d'aventures inédit
par
CHRISTIAN BRULLS
"
\
1
CHAPITRE PREMIER
<! L'ÉLÉPHANT-BLANC)
Le soleil tombait d'aplomb sur le pont de la goélette qui semblait immobi.le, toutes voiles déployées,
cependant, sur la face lisse et glauque des flots .
La température était accablante. Il n'y avait pas un
souffle d'air, si bien que les voiles pendaient lamentablement le long des vergu()s.
Jusqu'alors, elles avaient donné un peu d'ombre,
mais le soleil arriva au zénith et ses rayons tombèrent
I>elon une verticale rigoureuse.
: Sont réservés tous «roits de tradueUoo, d'adaptation, de mise
,tlU théâtre et au cinématogrophe.
P. R. A,
0"
59.
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L'iLE EMPOISONNÉE
Des hommes soupiraient, pOlissaient de véritables
râles. Ils étaient pourtan t peu vêtus. Les torses nus,
brunis par le soleil, ornés pour la plupart de maintes
cicatrices et de tatouages, étaient couverts de sueur.
Un pantalon de toile serré ù la ceinture par une lanière de cuir constituait l'uniforme de l'équipage
dont l'aspect, au surplus, n'avait rien de rassurant.
Certes, il était impossible de se croire un seul instant à bord de quelque bateau de commerce faisant
un trafic régulier.
Et tont d'abord ne se trouvait-on pas dans une
l'égiol1 du Pacifique où les navires n'avaient rien à
faire et où ils se risquaient d'autant moins que le réseau serré d'îles minuscules ct de récifs reudait la
navigation difficile et périlleuse?
L'Eléphant-Blanc (c'était le nom écrit à grands coups
de pinceau à la proue de la goélette) se balançait aux
environs de la ligne de l'équateur, à mi-chemin à peu
près des îles Salomon et des îles MaI'shall.
C'était un vieux bateau, comme on en voit dans certains bassins désaffectés de tous les grands ports, où
généralement ils achèvent de pourrir dans l'eau croupie.
On se demandait comment il pouvait encore tenir
]a mer, avec sa coque pourrie, son pont à demi défoncé par endroits, ses voiles trouée:s, ses poulies rouil- :
]ées et grinçantes.
Et l'on avait l'impression que ]a moindre houle écraserait comme une coquille de noix cette épave tout au
pIns bonne à brûler.
Elle venait de loin, pourtant! Elle avait quitté SanFrancisco un mois auparavant et elle aVilit traversè
�L'iLE EMPOISONNÉE
3
des tempêles où des bateaux plus fringants eussent
coulé pal' sepl mille mètres ûe fond.
La goéletle avait gémi de la quille ù la pomme du
mât. Des voiles s'étaient déchirées. Des manœuvres
s'étaient bri sées.
Mais les hommes qui la monlaient ne s'en étaient
même pas ému s. Ils étaient restés calmes, cependant
que Ml'. Jack, le capitaine, vêtu comme les autres
d'Ull pantalon crasseux, le visage enfoui sous une harbe
inculte, jetait des ordres en crachant les jets de salive que provoquait son éternelle chique.
De~ matelots dignes du patron. De ces hommes dont
on s'ecarte prudemment quand d'aventure on les l'encontre sur les quais d'un port.
Des visages cuits et recuits par le soleil. Un second
borgne - au cours de quelle rixe a-t-il perdu un œil?
Un gabier manchot - où est le bras qui lui manque?
Aucune discipline. Des corps étendus pêle-mêle sur
le pont, bâillant à se décrocher ln, mâchoire. Des
110mmcs jouant aux dés, grignotant des biscuits, buvant à même le g.oulot des gourdes de l'hum ct de
~.hisky.
- Debout, vous autres t
La voix éraillée de Ml'. Jack, qui se tient droit sur
la dunette, n'a provoqué que de légers mouvements
de curiosité. Et le patron s'éftosille :
VOliS n'avez pas entendl~ .Une terre à bâbord ...
C'est noire île! Ou alors, je veux y . perdre mon nom et
signer un engagement comme matelot de pont sur un
paquebot ... Notre île, que je vous disJ
�4
L'iLE EMPOISO NN.ÉE
li parle un angl:1is aUCJuel des mols de toutes les
langues du globe vienne nt se mêler.
- AtOll posle, Jefl
Jef, c'est le limonie r, un immen se Hollan dais aux
yeux clairs, presqu e transpa renls, qui se lève en grognflnt.
Malgl'é son immob ilité appare nte, la goélette a fait
du chemin , en dépit du calme plat, car un couran t la
porte.
Mais ce même couran~, qui l'a condui te en vue de
l'île, laquell e n'est encore qu'un point noir à l'horizo n,
l'écarle mainte nant de celle route en la faisant dévier
vers l'OuéSI.
- Les avirons !... tonitru e la voix du chef. Deux
équipes de quatre! Une sur chaque bord ...
Et pour ponctu er cet ordre, il tire de sa ceintur e
un énorme revolve r.
Des grogne ments encore. Mais on obéit, non sans
mauvai se grâce.
La lâche que l'on exige de l'équip age est- pénible au
de
plus haut point. Il s'agit de supplé er à l'absen ce
d'imvent et de moteur en ramant . Les avirons sont quand
menses perche s très lourdes , qu'il faut manier
même en cadenc e.
Et I![uand les huit homme s - c'est tout ce qu'il y
a à bord, en dehors de Ml'. Jack - nagent en gémissant, c'est à peine si on s'aperç oit que la mnsse
épaisse de la goélette avance sl!r l'eau polie et miroitante.
- Un 1... Un 1... Un!. .•
Le capitai ne marque la cadenc e, tout en tenant
lui-mêm e la barre. Il n'a pas moins chaud que les
autres. :Mais il ne lâche pas son arme qui, il bord dQ
�L'ILL: IlMPOIS ONNue
5
l'Blé pltanl-R lanc, rempla ce, pour le pal l'on, la casquette galonné e. C'est l'uniqu e signe de supél'io l'ité.
Quelqu es oiseaux volent dans le ciel, suivan t Je bateau à la pisle.
Parfois des poisson s volant font frémir la face trop'
calme dcs caux, étincel lent un instant dans la pesante
~lllllosphère .
Les minule s passent , pénible s. Les corps, assis à
même le pont brülant , sont pliés en deux.
Une heure ... Deux heures ... On appl'oc he de l'île,
sans doute, mais si lentem ent qu'on n'y sera pas avant
)a nuit. On s'aperç oit mainte nant quc cette île est longue ct étroite, avec des rivcs très basses, maréca geuses.
- C'est bien noire île! répète paI'Cois MI'. Jack
qui interro ge l'horizo n à )a jumelle .. , Du ncrf, sacrebleuI. .. Un!. .. Un ... UnI. .. Eh bicn, Jefl. ..
Le Hollan dais s'est immob ilisé ct il retire son avil'on
de l'cau, )e pose près de lui.
- Pas la peine! grogne -t-il tranqui llemen t, avec un
fort accent.
- Qu'est- cc que tu chantes ?
- Pas la peinc dc nager ... Il y aura du vent. .. Dans
unc heure, il y en aura même trop ...
Et Jcf rcnillc l'ail', commc si scs narincs eussent été
capable s de prévoi r les boulcv crscmc nts dc l'atmos
l>hèrc.
Les autres n'en ont pas allcndu davant age pour dé- •
poser les rames. L'un d'eux bourre une courte pipc dc
gros tabac de Vil'ginie dont il taille des langueLles à
même une carotte .
MI'. Jack regarde le cicl de l'Occid cnt il l'Orien t,
du Nprd au Sud,
�L'ÎLE EMPOIS ONNÉE
6
Je serais curieux de savoir où tu vois du vent,
Jef lui montre un petit point du firmam ent, qui est
peut-êt re un peu plus grisâtre que le l'este. Mais la différence est imperc eptible .
Au point que lc capitai ne, qui vit pourta nt sur mer
depuis l'âge de dix ans - ct il en a cinqua nte 1 regarde le timonic l' avec ironie.
- Tant pis r grogne- t-il. Si, dans une heure, il n'y
a pas de vent, je te fais admini strer trenlc coups de '
fouet. Tu entends , Flaman d?
Le Hollan dais sourît.
- Il y en aura plus que vous en voulez r affirme -t-il.
Bien entend u, il n'est plus questio n de ramer. Le
moindr e mouvem ent est pénible dans une pareille
atmosp hère. Déjà Ull des matelot s sc plaint des premières atteinte s de la fièvre .
Et les mouchè s comme ncent à bourdo nner autour des
visages , mainte nant qu'on est plus près de la terre. ':
Elles piquen t horribl ement. Et aussitô t une enflure '
doulou reuse se produi t sur la peau.
Les marins se frotten t le visage avec de l'alcool , ce
qui ne donne d'ailleu rs pas de grands résultat s. avec
Une demi-h eure passe. MI'. Jack regarde Jef
la même ironie. Mais son visage devien t plus gravc
quand il voit l'eau verdir au loin du côté de l'Ouest ,
dn Sud-Ou est plus exactem ent.
Presqu e aussitô t les voiles frémiss ent . La brigant ine
fait entend re un claquem ent mOllo Puis un autre 1)]lIS
sec.
- Gare le grain !... Largue z la grande voile 1. .. Laissez
les focs ,et la brigant ine!... crie le capitai ne avec un
dernier regard hargne ux au Hollan dais.
-
toi 1
�L'îLE EMPOISONNÉE '
7
Car il ne pardonne pas à celui-ci d'avoir eu raison.
Les marins sont chatouilleux en tout ce qui concerne
leur flair. Chacun d'eux prétend mieux conna1lre la
mer que les autres.
Mais Je! n'est-il pas un fils même de l'océan? Se"
parents et jusqu'à ses aïeux les plus reculés ont "écu
sur le pont d'un bateau. Il est né lui-même dans la
Frise, là où les terres, plus basses que le flot, ont été
conquises sur la 111er.
Ses yeux ont la couleur changeanLe de l'océan.
Il fixe le ciel, en saisissant la barre. Il met le cap
sur l'île dont on risque de s'éloigner à nouveau.
Dix minutes sc sont écoulées et nul ne reconnaîtrait
le paisible paysage marin qui s'étalait encore à perle
de vue un peu plus tôt.
Des vagues arrivent du Sud-Ouest, poussées pal' un
vent viQlent, par un vent chaud, brülant comme le sil·OCO. La goélette est violemment balancée. Ses flancs
gémissent. Ses mâts font entendre de sinistres craquements.
Elle vole littéralcmcnt sur la surface liquide où les
moutons blancs deviennent plus menaçants, Oll les
creux, entre les lames, atteignent bientôt six mètres,
puis huit, dix mètres enfin de profondeur.
Autrement dit, quand on est dans un de ces creux,
on ne voit rien autour de soi, que de 1110uvantes murailles d'eau qui semblent vouloir engloutir le vieux
bateau.
Mais celui-ci se redresse toujours. Le voilà déjà
comme en équilibre à la crête d'une lame. Il retomb
dans le précipice marin. Un choc. Un grand heurt. 11
tient bon quand même.
Et les hommes, engourdis une heure auparavant, les
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L'îLE EMPOIS ONNEE
tm
homme s qui grogna ient dès qu'on leur donnai tlong
orùre se démène nt comme des tritons, grimpe nt le
des hauban s, s'accro chent aux plus hautes vergues , sc
perche nt au somme t du mftt qui s'agite comme s'il voulait les faire choir.
Le capilai ne hurl\!. Les moueLtes, là-haut , se sont
enfuies .
Pas de tonnerr e. Pas d'éclair s. Une tempêt e à chaud,
à sec. La pluie ne tombe 'pas. Et jamais l'air n'a été
aussi peu respira ble. II brùle la peau en passan t. Jack.
- Un typhon ! ... crie de toutes ses forces Ml'.
C'est un mot sinistre . C'est le point culmin ant de la
colère des élémen ts. On lutte conlre la tempêt e. On
lutte contre l'orage . On lulte même de ruses avec le
cyclone .
Mais le typhon , lui, qui est le soulève ment puissan t
de l'océan , sc rit de l'aclion des homme s. '
- Un homme à la mer! faU une voix.
On ne l'enlen d même pas. Quelqu es millute s ont suffi
'à ce déchaîn ement terrifia nt de la nature. Et les montagnes d'cau devien nent vertigin euses.
Chacun se crampo nne comme il le peut, à ce qu'il
trouve.
Jef, pourtan t, n'a pas lâché la barre. Sa main y est
comme incrust ée. Mais c'est machin alemen t qu'il la
tient encore , car il n'est plus questio n de gouver ner
la goélette qui fait des bonds de folie, qui travers e des
murs liquide s cepend ant que ses voiles sc déchire nt,
s'abatte nt sur le pont en même temps que des cataractes.
Les mâts ne vont-ils pas céder? Ce sera la fin, car le .
bateau roulera alors sur son flanc, se retourn era
�L' iLE EMPOISONNÈE
comme un flotteur de liège déséquilibré.
- Attention 1. ..
Persollne n'entend. Personne n'écoute. Les mâchoires sont serrées, les prunelles fixes.
Une montagne s'avance. Celle-là, on ne l'évitera pas.
Elle va tout écrasel', tout tuer sur son passage.
On voit sa cime blanche se courber.
Les yeux se ferment...
Et c'est alors une course vertigineuse. On se sent
emporté il une vitesse invraisemblable. Le bateau vole,
porté par la lame prodigieuse.
Où s'arrêtel'a-t-on? Comment? Et ne sera-ce pas dans
le néant?
Tout sc brise. Tout s'écroule. Tout bouillonne. Les
hommes sont renversés. Ils glissent. Ils tombent )es
uns sur les autres. IJs se heurtent à des objets qu'ils ne
connaissent pas ...
I)s hurlent ...
Une heure a suffi. Le typhon continue ù dévaster la
mer mais déjà il semble s'éloigner, cependant que la
goélette resle échouée dans la forêt.
Cnr c'est là que la lame l'a portée. Parmi les arbres!
Le mât s'est brisé contre un palmier géant qui dresse
son bOl~quel d'un vert sombre au-dessus des gréements.
Un des hommes gît, )e crâne fracassé. Ml'. Jack
tente de se soulever et rampe sur le pont incliné en
regardant autour de lui sans comprendre.
Et Jef tient encore à la main un morceau de la barre
qui s'est brisée.
- Nous y sommes 1 dit-il macbinalement ... L'île 1. ..
Je savais bien que j'y arriverais ..
�10
L'iLE EMPOIS ONNÉE
C'est cn vain qu'il essaie de bouger , car une de ses
jambes est coincée sous des décomb res où il y a de
tout: du bois, de la toile et du fer.
Des homme s gémiss ent, autour de lui. Un autre boit
à même une gourde mimclù euseme nt sauvée.
Tous sc tâtent. Et une même hébétude se lit dans les
regards . .
�CHAPITRE
11
LES MANGEURS n'UOMMES
Un jour qu'il errait, ivre, dans les bas quartiers de
San-Francisco, deux mois plus tôt, Jef avait été accosté
par un homme qui lui avait demandé à brûle-pourpoint:
- C'cst vrai que tu as été timonier à bord du Roosevell?
- C'est vrail
- Dans ce cas, je t'engage. Mille dollars pour une
campagne de trois mois. Et sans doute d'autres bénéfices.
L'homme était Ml'. Jack et, s'il avait choisi Jef,
c'est que le Roosevelt, à bord duquel celui-ci avait
servi, était un des plus beaux cinq-mâts de la flotte
américaine, mais aussi un des plus difficiles à manier.
Seulement là, comme ailleurs, Jef avait bu. Et, une
fois ivre, il s'était battu, avec le capitaine lui-même.
Pour la même raison ou presque, il avait été successivement chassé d'une bonne trentaine de bateaux.
Maintenant, avec les hommes de l'Eléphant-Blanc,
c'était moins grave, parce que, à bord, tout le monde
�12
L'îLE
EMPOISONNé!>
buvait. Tout le monde se hal!ait. C'était hanal. Et cela
.
lie tirait pas à conséquence.
Le Hollandais savait qu'on devait rallier une île pour
y prendre une marchandise précieuse. Il savait aussi
.. qu'il y aurait peut-être à lutter contre des nègres.
C'est ce qu'offIciellement on lui avait déclaré. Mais
il y avait assez longtemps qu'il naviguait dans tOlites
les mers du monde pour qu'il eùl remarqué dès les
premiers jours que la goélette n'était pas un bateau
comme nn autre.
Cela sentait la piraterie d'une lieue. ' Seulcment, il
était trop tard pOUl' reculer.
Jef attendait donc. Il n'était pas très rassuré car si,
dans sa vie, il s'était hattu avec bon nombre de gens,
s'il avait rossé ses supérieurs plus souvent qu'à son
lour ct s'il était enfin ce qu'on appelle une mauvaise
Lête, il était un brave garçon quand même, qui n'elÎt
pas fait de mal à une mouche.
Il fut le premier debout ct il vit six de ses compagnons se lever les uns après les autl'Cs. Un septième
Nait mort, le crâne fendu et le huitième était resté
dans les flots.
Mr. Jack fut le seul il s'en montrcl' affecLé. Mais il
ne perdit pas de temps en pHrases vaincs.
- Qu'on cherche les carabines et le,S revolvers! commanda-t-il tout en observant son baLeau ùe la proue
il la poupe.
Celui-ci était bien mort, cette fois. Un tas de planches, de cordages ct de ferraille. Un amas sans nom.
Au surplus, il était à sec, léché seulement par les vagues les plus fortes.
Mais une sorte de miracle avait épargné un des caROts, qui restait intact entre les bossoirs.
�L'lLE EMPOISONNÉE
13
,Quatre hommes tout au plus pouvaient y tenir. Si
bien que l'avenir apparaissait sous un jour assez sombre. Car enfin, on se trouvait dans une He, et il faudrait bien s'en aller un jour.
Et on éLait sept en touLl
Quelques minutes plus tard, les hommes étaicnt
armés de carabines et chacun porLait en outre deux
rcvolvcrs à sa ceinture. Le capitaine, lui, avait les poches bourrées de carLouches de dynamite, ce qui parut
quelque peu mystérieux à Jef.
- Pas la pei ne de rester ici! fit MI'. Jack. Le
mieux est de faire vile!... En rivant ...
La forêt était épaisse, encombrée d'un fouillis inextricable de 'lianes ct d'épines. Mais, comme par llasanJ,
on découvrit presque aussitôt une sorte de sentier où
un homme pouvait avancer salls trop ùe peine. '
Un des matelots pr.it la tête de la me. Les aulres suivirent.
, Cent mètres plus loin, le matelot tomba soudain en
arrière, d'une seule pièce. Ulle bave rougeâtre coulait
de ses lèvres. Et ses membres étaient raides.
L'homme était mort 1
Comme bien on pense, ce fut la panique. rI fallut
toute l'autorité de MI'. Jack, qui menaçait ses compagnons rien moins que de mort, pour arrêter la fuite
des marins:
Le eapilaine s'était penché sur le' cadavre dont les
pieds étaient n~ls et il expliqua bientôt:
..- Regardez! C'es~ cette épllle qui l'a Lué ... Elle est
�14
L'îLE EMPOISONNÉ.,;
empoisonnéc, naturellcment ... Et il Y cn a d'autrcs, scmées par les nègres ...
C'est cn cffct un des principaux moyens dc défensc
des indigènes dcs îlcs Salomon ct d'autres iles du Pacifique, qui sont restés excessivement sauvagcs et chez
qui lc cannibalismc est toujours en honncur.
Certaines de ccs îles, d'aillcurs, Ile sont jamais foulées pm' les picds des blancs. Mais lcs nègrcs s'attaquent les uns les autres. Avec lcurs pirogues rudimcntaires, ils vont par temps calme d'une île à l'autre.
Lcur objectif cst dc fairc à unc autre tribu des prisonniers qu'ils dévorcnt cnsuite.
Si bicn que, pour se protéger, ils s'cntourent ainsi
de pièges, cons titués par des épincs trempées dc poison
violcnt, qu'ils sèment à des endroits connus d'eux seuls.
Parfois même des flèches sont posées en équilibre
sur des branches d'arbre. En passant, le feuilla~e est
agité ct l'intrus est blessé par la pointc mClll·trierc.
Mr. Jack le savait. Ses compagnons semblaient rctrouver ccrtains souvenirs cuisants.
On l1L demi-tour, non sans se bousculcx', ct une flèche tomba d'un buisson à moins de trente centimètres
d'un des hommcs.
Quelques minutes plus tard, on était à nouveau sm"
la rive qu'on suivit désormais, lcs pieds dans le sable
détrempe. La mer restait furieuse, encore que le typhon
se fùt éloigné. Les houles faiblissaient peu à peu. Le
vent lui-mêmc mollissait, n'arrivait plus quc par saccades.
Ml'. Jaek se montrait inquict ct les autres ne
l'étaicnt pas moins, surtout en voyant le visage du chef
se rembrunir.
- Nous somnlCS six! fit le capitaine. A six, nous pou-
�L'îLE EMPOISONNÉE
15
,'ons à la rigueur tenir ùans la barque et gagner 1.ne
île habitée par des blancs. Il s'agit ùonc de retl'ollVer
la grotte au plus vite, et autant que possible avant que
les nègres nous aient aperçus.
Mais, COlllllle il parlait ainsi, 011 vit un spectacle qui
fit frémir Jef d'horreur.
Une rivière au cours rapide venait se .ieter dans la
mer, pel~ profonde, d'ailleurs, puisque on put la traverser en n'ayant de l'eau que jusqu'aux aisselles.
Mais, un peu en amont, au beau milieu du cours
ù'euu, trois pieux étaient plantés. A chacun de ces
pieux, une silhouette humaine était attachée.
C'étaient ùes nègres, qui se tordaient sous le coup
de la douleur.
Jack ct seS compagnons, eux, ne s'étonnèrent pas. Le
capitaine articula seulement:
- Ils ont changé l'emplacement du vHlage. Nous
n'en sommes pas loin, puisque voilà les prisonniers ...
Je crois qu'il faudra se battre ...
- Qu'est-cc qu'ils font dans l'eau? questionna naïvement le Hollandais.
- Ils attendent d'être mangés, parbleul Les nègres
considèrent que la viande humaine demande une certaine préparation avant d'être dévorée. Afin de la
rendre plus tendre, ils brisent les membres de leurs
victimes quand celles-ci sont encore vivantes. Puis ils
les attachent à un pieu, au milieu de l'eau ... Il parait
que par ce procédé, la chair devient aussi savoureuse
que' du cochon de lait .. .
- Alors, ils viventl ... Et ils saventl ...
Les a utres éclatèrent de rire. Ils étaient évidemment
accoutumés à ces horribles pratiques.
- Bien sür qu'ils vivent! Ils restent ainsi pendant
•
�16
L'ILE EMPOISONNUE
trois ou quatre jours. Parfois on vient les tâter pour
s'assurer qu'ils ne sont pas encore à point ...
Tout en parlant, Mr. J acle n'en observait pa~
moills les alentours. Et soudain il gronda:
-- Nous sommes signalés ...
On voyait en e!l'et un nègre courir ft toutes jambes
dans la dircction d'un bois de cocotiers aux Ul'bres
très clairsemés, entre lesquels on distinguait des huttes
faites de terre cuite au soleil ct bariolées de couleurs
vives, de dessins naïfs.
Des masques sculptés dans des morceaux de bois surmontaient ces maisons primitives, entre lesquelles l'agi,
tation ne tarda pas à se manifester, quand le couriet
fût anivé à destination.
Mais il s'écoula près d'une heure avant l'attaque ct
les blancs ]a mirent à profit. Il y avait au milieu de
l'ile lIne crêle rocheuse qui était comme l'épine dorsale
de cclle-ci.
. C'est ce point que les marins voulaient aLLeindre et
ils étaient presque au sommet de la colline quand on
entendit des cris perçants dans la forêt.
Eux se trouvaient maintenant SUI' un terrain découvert. Car la ['oehe était nue. Mais des trous nombrc1l1l
constituaient des abris sûrs.
- Cachez-vous tous !... cria Mr. Jack, qui ne pel"
dait pas son sang-froid et qui ne paraissait pas être
pour la premiè['e fois aux prises avee les natlll'cls de
l'He. Tirez au commandement seulement... En visant
les hommes les plus bariolés ...
Jef ne comprit pas tout d'abord ces derniers mots,
.mais il en . eut l'explication quand les sauvages se mon
trèrent au bas de la côte.
�L'îLE EMPOISONNÉE
17
S'ils avaicnt tardé ft attaquer, c'est qu'il 1elolr avait
fallu sc couvrir des tatouages dc guerre. Ce retanl leur
faisait perdre presque à coup sûr la partie, mais ils
eussent considéré comme une folie inimaginable le fait
de sc baltrc sans avoir la poitrine couverte de signes
ronges cl verls, le visage barbouillé de blanc.
Mailltenant ils accouraicnt bravemcnt et, tont en
avanç:anl, jls faisaicnt plcuvoir SUl' la colline uu nuage
~Ic flèchcs qui, clIcs au~si, devaicnt être empoisonnécs.
On cn cul d'ailleurs la prcuve, car un des matelots,
qui n'avait pas trouvé assez rapidemcnt un abri, fut
alleint à l'épaule. Alors quc la blessurc. proprelllt:llt
dite n'était. pas dangereuse, il succomba quelques' ml·
nutes plus tard ct tout son corps dcvint bleuâtrc, ce
qui était un signe évident d'empoisonnement.
- Fcu!... cotmmanda Ml'. Jack au moment où les
nègres, au nombrc d'une cinquanlainc, commençaient
à gravir la côte.
Cinq balles partirent. Quatre noirs tombèrcnt, cc qui
n'an'êla d'aillcurs pas l'élan des autrcs. Puis cinq détonations rctentirent il nouvcau, Cinq hommes, cette fois,
roulèrcnt parmi les roches.
Parmi ceux-ci, un pelit vieillard, plus couvert encore
de dessins multicolOl'CS quc lcs autres, et vêtu de tissus
de toulcs sOI'Les qui étaient atlachés il son corps pal'
des ficelles ct des Hanes.
Ce devait être un chef, car trois jeunes guerriers revüÙ'ent sur leurs pas pour transportcl' son corps dans
la forêt.
Les flèches continuaient à pleuvoir et les nègres
.s'élaient avisés d'une tactique qui rendait leur attaque
plus dangereuse.
�18
L'îLE EMI'OI&ONNÉE
Jusque-là, ils avaient tire scIon une ligne à peu près
horizontale, si bien que les blancs, à l'abri derrière
les pierres, ne pouvaient être atteinls que s'ils se dé~
couvraient.
Mais, devant les résultats nuls de leurs tirs, les noirs
changèrent de méthode. Ils lancèrent leurs flèches vers
le ciel, suivant un angle tel que les projectiles vinssent
tombel' dans les rangs ennemis.
.
Et, cette fois, il y eut un mort encore, ce qui rédui·
sait la troupe à quatre hommes.
Chose étrange, les survivants ne paraissaient pas at~
trislés le moins du monde par celte hécatombe. Au cou·
Lraire! Etait-ce uniquement parce que la barque était
petite et que le départ n'en serait que plus aisé?
Jef avait l'impression, en tout cas, que cbaqlte fois
qu'un marin tombait, les autres en étaient ravis.
La situation n'en était pas moins grave, car les sau.
vages, après un moment d'hésitation, montaient bra~
vement à l'assaut, avec un mépris du danger qui était
méritoire pour des hommes qui, avec des armes primi.
lives, allaient se heurter à des carabines et à des revol.
vers.
Mais, très calme, Ml'. Jack tira de sa poche une
cartouche de dynamite, cependant que le Hollandais,
qui était assez près de lui, le regardait avec horreur.
Jamais encore Jef n'avait vu employer cet explosif,
puissant comme arme défensive et il écarquilla les
yeux en voyant le capitaine tirer un briquet à mèche
d'mnadou de sa poche, planter cette mèche dans la car·
~ouche.
L'amadou se consuma rapidement. Est-ce que les
blancs eux-mêmes n'allaient pas sau ler.?
�L'îLE EMPOISONNÉE
19
Le front barré d'une ride, les yeux fixes, le capitaine
attendit que les sauvages ne fussent qu'à une trentaine
de mètres.
.
Il ne restait d'autre part qu'un demi-centimètre de
mèche non consumée.
- Ne tirez plus! prononça-t-il à l'adresse de ses
compagnons.
Il fit un geste, un seul. La cartouche vola dans l'ail'
surchaun·é. Elle tomba au beau' milieu des nègres qui
avançaient en masse compacte et qui, croyant déjà ù la
victoire, !)oussaient d'invraisemhlables hurlements de
triomphe.
Mais ces cris devinrent des cris d'effroi, de douleur,
de folie, quand la cartouche éclata soudain, semant la
mort autour d'elle, déchirant les chairs, couchant une
vingtaine d'hommes sur le sol, cependant que les blessés se traînaient en hurlant vers la forêt et que les
nègres valides s'enfuyaient à toutes jambes.
Cette .fois, le comhat était fini, bien fini, et Ml'. Jack,
sans le moindre regret pour le sang versé, regarda le
champ de bataille avec satisfaction.
Puis il compta ses hommes.
- Nous sommes quatre! dil-il... non !.. . C'est assez ...
.Tef fut-il le jouet d'ulle illusion? Toujours est-il qu'il
crut entendre d'autres mots prononcés à mi-voix, entre
les dents serrées, d'autres mots <;lui le terrifièrent ct qui
l'empêchèrent désormais de qluttel' un seul instant le
capitaine des yeux.
Celui-ci n'avait-il pas grondé, après <l: c'est assez» :
-
...C'est même encore tl'op1 ... Hum/.
La forêt était r:edevenue silencieuse. Seul le feuillage
�20
L'îLE EMPOIS ONNÉE
frémiss ait et parfois on entend ait le faible gémiss e.
ment d'un cannib ale blessé à mort.
--- Marcho ns! comma nda Ml'. Jack. Demain , ceux
qui restent nous attaque ront à nouvea u. Et nous n'en
finirion s pas à exterm iner toute ]a popula tion ... Sans
comllte r qu'on ne nous attaque ra plus en face, mais par
ruse ... Et, en matière de ruse, ces sauvag es sont plu/!.
malills que nous 1
�CHAPITRE III
J,E DÉMON DE LA. CAVERNE
N'élail-ce pas une journée affolante? Les événements
sc suivaient avec une rapidité fantastique ct Jef n'y
comprenait pas grand'chose. Ou plutôt il en était réduit
ù des suppositions.
Cc qui était certain, c'est que le sol de cette ile brÎllait en quelque sorte les pieds de ses com]!lagnons.
!l'h·. .Jack lui-même était fébdJe. On sentait qu'il
avait hâte d'en avoir fini, tic s'éloigner à bord de la
barque qui, pourtant, n'arriverait peut-être jamais à
ralliel' une anlre terre.
En somme, il avait presque provoqué celte lutte :lvec
les sauvages. En palientant, en usant de ruses, il fût
parvenu à alteindre les rochers sans donner l'éveil
aux indigènes.
Mais il avoua lui-même sa préoccupation dominante:
- Demain, au petit jour, tout sera fini r
Les autres poussèrent des grognements de satisfaction. Puis, avec un rire muet, Ml'. Jack poursuivit:
�22
L'îLE EMPOISONNÉE
-- Les parts sont plus que doublées... C'est une
affaire !... Nous étions huit et nous ne sommes _!JIllS que
trois !. ..
Mais il loucha vers Jef qui était, lui, le quatrième.
Il sembla hésiter à dire quclque chose.
- Toi, ]e Flamand, tu aUl'as quclque chose quan(l
même, hisloirc de te clouer le bcc autrcmcnt qu'avcc
unc balle ... Mais pas une part égale aux autres, bien
enlcndt< ... Tu n'as rica fait, jadis .. Ce ne scrait pas
juste ...
Jef sentit bien que le meilleur moyen d'en savoir da~
vantage était de ne pas poser la moindre question ct
même de feindre l'indiffércnee.
En effet, tout en marchant à travers les rochers, dans
la dcmi-obscurité qui envahissait l'îlc, Ml'. Jack con.
tinua avec unc salisfaction évidente.
- Car ça a été un rude bateau, ]'Eléphanl-Blanc ...
JI faut même croire que tu n'étais pas dans le Pacifique,
il y a vingt ans, car tu en aurais entendu parler... Le
plus hardi des corsaires! ... Le plus impitoyable des
pirates .... Voyons, tu n'as jamais entendu parler de
Jack- l e-Chauve?
- Il me semble ... balbutia le Hollandais.
Et, en effet, il avait entendu ciler ce nom, jadis, mais
il ne s'en souvenait que très vaguement.
- C'était notre chef! C'est lui qui a organisé ]a
mutinerie, alors que la goélette était encore un bateau
régulier. On a mis les officiers dans une chaloupe et
bonsoir !... Nous en étions tous ... L'Eléf,hant-Blanc de·
venait notre bateau ... Et il a bourlingu , depuis lors' ...
Une noce à tout casser! ... On attaquait les plantations
des îles... On attaquait des vHlages, des cargos même ...
A l'abordage, comme jadis !... Puis on faisait ripaille.
�•
L'ÎLE EMPOISONNÉE
23
pendant des semaines ... Car on se moquait de devenir
l'lche ... Ce qu'on voulait, c'était la belle vie, le vin, les
plats fins, le tabac, tout enfin, ..
Il s'échauffait en parlant de ce passé tumulLueux. Les
aulres l'écoulaient avec ùes sourircs.
- Le butin qu'on ne pouvait manger ni boire, on le
mettait dans cette île, avec l'idée de le retrouver quand
on en aurait besoin ... Après deux ans, nous étions tellement pourchassés qu'il a fallu se déclder à faire une
fin ... On est venu ici pour le partage ... Et c'est alors
que Jack-le-Chauve est mort et que j'ai pris sa succession ...
Il avait baissé la voix. Il y eut un silence. Jef crut
remarquer qu'.un des matelots frissonnait imperceptiblement.
- Impossible de tout emporter. On a laissé ici une
partie de notre fortune ... Puis les années ont passé ...
Nous avions repris la vie régulière, ou il peu près ...
Il y a quelques mois seulement, on s'est rclrouvé il huit
à San-Francisco ... On avait eu Je temps de manger tout
ce qu'on avait et même de mourir de faim pendant
quelques années ... On a décidé de venir chercher le
reste de notre bien ... Voilà!
Et Ml'. Jack reprit gravement:
_ Toi, tu auras une petite part 1 On arrangera ç.a ...
_ Ce n'est pas la peine! fit Jef avec embarras. Je
me contenterai de ma paie. Je ne suis qu'un marin,
moil ...
L'autre comprit-il que le Hollandais voulait dire qu'il
n'avait den d'un bandit? Toujours est-il qu'il le regarda
sans tendresse et que, dès lors, Jef ne f~t plus très sûr
de vivre longtemps.
�24
L'iLE IlMPOISONN.Ü;:
.
*
ç):*
Est-ce qu'un vent de mort ne soufflait pas dcpilis Je
matin sur les anciens corsaires? Outre Jef, ils étaien'
trois encore.
Il n'y avait qu'un buisson llarnli- les foches. L'url
d'eux le frôla et quelques minues plus tard il gémissait,
empoisonné comme les auLres .
Si bien que, de l'équipage d'aulrefois, il ne restait
plus que MI'. Jack et un auti'e marin du nom de
Harry, qu'on appelait aussi Nez-Plat, à cause de son
appendice nasal qui était aussi épalé que celui d'un
nègre ..
Celte fois, les rescapés commencèrent à s'inquiétel',
car, à bord du canot, il faudrait ramer, sous le soleil
qui redeviendrait tonide. Il faudrait aussi se relaye!'.
La nuit était tombée. MI'. Jack s'arrêta pOut
s'orienter et il aperçut enfin la roche qu'il cherchait,
une sorte d'aiguille de pierre qui s'élevait parmi des
pierres moins haules.
- C'est là! dit-il nerveusement.
Et, plus que jamais, on senLit sa hâte d'en finir. JI
semblait être en proie à des pressentiments sinistres.
Ses yeux inquiets interrogeaient sans cesse les alenlours.
- Marche "le })rel11ier, toil dit-il à .Tef.
Le timonier obéit, car il savait qu'à la moindre tentative de rébellion unc ba'J1c aurait raison de lui.
Ml'. Jack n'était pas l'homme - et il l'avait prouvél à s'emharrasser de scrupules.
- Marche toujours ... Je t'arrêterai quand il le faud.ra...
"
Le terrain était assez accidenté. Quelques I!rl)1]st~
�L'îLE EMPOISONNÉE
25
maigres croissaient entre les pierres. Un serpent se
sauva avec un sifflement, dérangé sans doute ùans sa
digestion.
- Allons, marche! ...
Mais Jef devenait inquiet aussi, sans savoir pourquoi.
La nuit était très noire. Il n'y avait pas ùe lune an
ciel, encore que celui-ci fM criblé d'étoiles.
Mais il floUait sur la colline une atmosphère mystérieuse, menaçante.
Brusquement, le Hollandais s'arrêta, l'oreme tendue.
11 lui semblait percevoir un léger bruit, comme celui
de pieds nus marchant prudcmment sur le sol
Mais Jack le poussa en avant.
- Qu'est-ce que je te dis? .. Marcbe r
Comme pour donnet' confiance à ses compagnons,
mais peut-etre aussi pour se donner confiance à luimême avant tout, Ml'. Jack se mit à parler:
- De quoi as-tu peur, voyons, le Flamand 'l ... Est-cc
que tu imagines que les nègres vont déjà nous sauter
dessus, après les pertes qu'ils on t subies ?... Que dis-tu
de ma petite carlouche de dynamite?... C'est une arme,
ça!... Une arme sérieuse 1
Il n'avait pas achevé cette phrase que Jef faisait un
hrusque écart. Il avait vu une forme claire hondir vers
lui dans un mouvement irrésistible. Il s'était garé à
temps et ce fut Ml'. Jack qui cl1ancela sous le choc.
Deux corJ;>s roulaient sur le sol, le capitaine et un
être indescl'lptible, une sorte de monstre à peu près nu,
au corps décharné, à la barbe immense, au crâne
chauve et poli.
Du COU)), le troisième personnage, Harry, s'enfuit à
toutes jambes, dévala la pente de la colline en criant
d'une voix d'épouvante:
�26
L'îLE EMPOISONNfc
- Un revenanll... Un revenantl... Jack-le-Chauve
qui revienl!...
.
Jef faillit fuir, lui aussi. Mais une curiosité plus forte
que la peUl' le retint près des deux formes enlacées
qui s'agitaient sur le sol, avec des cris inarticulés, des
râles.
C'était une lutte étrange, car Ml'. Jack n'avait pas
cu le temps de se servir de ses armes. Il n'y pensait
même pas.
Ses dents claquaient de la même épouvante que celle
dont avait fait montre Nez-Plat. Et il répétait comme
lui, les yeux farouches, le corps tremblant de fièvre:
- Jack-le-Chauve! ...
Un éclat de rire lui répondit et le vieillard, 9ui serrait la gorge de son ennemi de ses doigts qui n étaient
plus que des os, articula d'une voix éraillée:
- lIa! Hal. .. Un revenantl ... Un revenant qu'on avait
si bien tué, pas vrai, Jaek? .. .
Et il crispait les doigts. Il frappait de l'autre main,
avec rage, dans une sorte de folie furieuse.
Ml'. Jaek se débattait, mais mollement, comme sa ilS
ressort.
- Jack-Ie..chauve, à qui on a tendu un piège pour
ne pas lui donner sa part !... Et qui est-ce qui lui a
envoyé une halle dans la poitrine? ... Qui est-ce? ... Qui
est-cc? ..
Il était évident, par le ton même sur lequel la question était posée, que le coupable n'était autre que le
capitaine.
Et l'autre se vengeait!
Jef ne pouvait comprendre qu'à demi cette lutte hallucinante. Il n'avait pas assisté à la scène, vingt ans
Dlns tôt. Il i~nomit qu'il y avait toujours eu rivalité
�27
entre ]e chef d'alors, Jack-le-Chauve, et l'autre Jac]<,
qui aspirait à prendre la tète des pirates.
Au moment du partage, ce dernier avait tiré soudain
vers son ennemi personnel, en feignant de nettoyer
Son arme.
Le chef avait été laissé pour mort. Ses membres
n'étaient-ils pas déjà raidis?
Il était resté selll à l'enlrée de cette caverne que le
Hollandais apercevait devant lui, pleine d'ombl'e et de
mystère,
Quelle avait été désormais la vie de cet homme, tout
seul au milieu de l'île, sous le soleil des tropiques, entouré de cannibales?
Lui seul ellt pu le dire. Comment s'était-il soigné?
Comment n'était-il pas mort?
.
La naLure fait de ces miracles. Et il Y a des êtres
qui résistelH ainsi aux coups les plus durs.
Jack-le-Chauve n'était-il pas resté plusieurs années
à moitié fou, errant à travers les falaises, imposant le
respeet aux nègres par l'étrangeté même de sa
silhouette et par ses allures quasi surhumaines?
Il n'avait pas d'armes. Il ne pouvait donc chasser. Il
avait mangé des fnûts de la forêt, des racines. Il avait
lutté de ruses avec les poissons, comme les hommes
primitifs, guettant sa proie des journées entières.
Vingt ans d'une pareille existence! Et ce, alors qu'il
dormait sur un trésor, où les pierres précieuses seules
représentaient une fortune!
Ne savait-il pas que son ennemi reviendrait? De loin,
on eût dit qu'il essayait de le fascine~, à travers l'espace, de lui dicter sa volonté.
Et Jack était revenu! L'autre Jack avait entendu sa
voix dans l'obscurité, .d ans le calme de sa retraite.
�21J
L'îLE EMPOISONNEE
Maintenant, il frappait, il ricanait, il hurlait dc joie
inhumaine.
Et les deux hommes s'étreignaient farouehcment,
chacun serrant la gorge de l'aulre de ses doigls crispés.
Lequel, ,le premier, faib'li.-ait'? Lequel des dcux se
laissel'ait aller, inerLe, dans les bras de la 1110rt?
Jef regal'dait, affolé, cc combat dont il n'avait jamais
cu l'idée. Cela tcnait du cauchemar. C'était effrayant.
SurLout que Je vieillard ricanait toujours, cependant
que sa gorge se serrait davantage, que sa respiration
devenait rauque, qu'elle s'éteignait pen à peu.
.
Combien de temps cela dura-t-il? L'unique spectatcur
de celte scène n'eut pu le dire. Il était trop ému pour
se rendre compte encore de la fuite du temps.
Mais ce qu'il vit, ce fut un raidissement progressif
des deux corps emmêlés.
Olli, des deux en même temps!
L'agonie était commune. Les mêmes soubresauts agitaicnt les deux Jack. Et même à deux pas de la 1110rt,
ils gardaient l'un ct l'autre la volonté· farouche de tuer
l'adversaire.
Les doigts ne se desserraient p'as!
Il y cut un petit bruit, un l'ale étranglé: c'était le
pll!s jcun~ des Jack qui mourait.
Mais ses mains mortes achevèrent l'œuvre commencée. Et hientôt ce fut l'immobilité, le silence.
Nez-Plat, affolé, devait toujours courir à travers la
forêt, hanté pal' l'image du fantôme aperçu ...
�CHAPITRE IV
UN HOMME SUR LES FLOTS
Jef resta un long moment immobile, sans pal'venir
à reprendre se,s esprits. Ses yeux étaient toujours rivés
au couple monstrueux, aux membres raidis, aux yeux
grands ouverts des cadavres.
Puis il se secoua, jeta lm regard à la caverne dont
l'ouverture était à deux pas de lui.
n faillit S'Cil aller, tenler de regagner ]a rive pour
s'éloigner au plus vite de celle île lllaudite, où J'on
rencontrait la mort à chaquc pas.
Mais une tentation le retint. 11 y avait 1:'1, à l10 mèlre
de lui, un trésor qui n'appartenait fi personne. 11 n'y
avait qu'à tendre la main.
Comment résistcr à l'cnvie de pénétrer, ne fût-cc
qu'un instant dans la grolle'}
Un peu tremblant, la gorge sèche, Jef s'avança, fit
j:lillir une flamme jaune de son bl'Ïquet. Une OdCUl' forfe
le prit à la gorge dès qu'il fut entre les cloisons dc
pierre, car le sol était jonché de détritus de tOlllcs
sortes, entrailles pourries de poissons, fruits gâtés,
d'autres choses innommables encore, car Jack-IeChauve avait vécu là comme un animal plus encore
que comme un homme.
�30
L'ÎLE EMPOISONNÉE
Mais, dans le fond de la caverne, des tonneaux s'entassaient, des caisses conlenant des marchandises de
toules sortes, soieries de Chine et thé des Indes, conserves anglaises et américaines, pièces délachées de
machines, des livres mêmes et des objets de toileHe ...
Car, jadis, l 'E lépllanl-Blanc atlaquait indiITéremlllent
tous les transports qu'il rencontrait. Et le butin étaiL
entassé pêle-mêle dans l'île des pirates.
Dans url' coin, Jef vit une caisse qui contenait dcs
pierres précieuses rouges et vertes, bIelles, jaunes, scintillantes à la lucur du briquet.
Furtivement, et 110n sans rougir instinctivement, il
y plongea ]a main, poussa une poignée de ces gemmes
dans sa poche.
Puis il s'enfuit, comme s'il etH craint d'être poursuivi, comme un voleur.
Il fiL un effort pour ne plus regarder les cadavres
étendus devant l'ouverture de la grotte. Il se mit à
courir, haletant, à travers les rochers.
n était riche! Et il restait seul à disposer du canot
qui allait peut-être lui permettre de regagner quelque
te ne civilisée, ou tout uu moins de se meUre sur la
route des bateaux.
Pendant deux heures, il courut comme un fou, craignant de se perdre, aITolé à l'idée de tomber soudain
dans un piège des nègres ou de toucher 11I1e épine mort elle.
n vit enfin l'épave de l'Elépllanl-Blanc.
Le ciel commençait à se teinter d'ocre clair et ~lIand
le disque du soleil monta au-dessus de la ligne d horizon; en une aurOI'e radieuse, la barque était à flot.
Un coup de rame SUl' le sable du fond ...
�L'îLE EMPOISONNÉE
31
La mer était calme, soyeuse, d'une limpidité extrême,
malgré le précédent ouragan.
Elle s'élalait à l'infini devant le matelot solitaire.
A bord de l'épave, il avait pris des vivres pOUl' quelques jours, une provision d'eau.
'
Mais son sort ne restait-il pas précaire? Jer IlC devait-il pas s'en remettre à la Providence?
Avant de s'éloigner de l'île, il voulut contempler une
dernière fois son butin. Les pierres scintillèrent plus
que jamais dans le creux de sa main. Il les regarda
avec satisfaction.
Puis son front se rembrunit.
Tous ceux qui avaient tenté de mettre la main sur ce
trésor n'étaient-ils pas mort tour à tour?
,Le trésor lui-même n'était-il pas maudit?
Jef était seul. Seul avec le ciel qui s'étalait au-dessus
de sa tête.
Il préféra alléger son âme ct son esprit, et c'est pourquoi il pencha sa main pal'-dessus bord,
Les gemmes tombèrent ulle à une dans les flot,s qui
scintillaient autant qu'enes.
La poitrine du Hollandais se gonfla ...
Et bravement, il se courba, pOllssa les avirons ...
Quand, huit jours plus tard, il (nt recueilli par un
cargo anglais, non loin des îles Samoa, le capitaine
écoula son récit gravement, en hochant la tête.
Puis il esquissa lin sourire sceptique. Et il inscrivit
sur le livre de bord:
• Matelot probablement mutiné, qui invente une fa-
�L'iLE ElIU)OISONN~E
32
« ble invraisemblable pour expliquer sa présence cn
« plcin Pacifigllc. Au surplus, trois gOUl'des de rhum
« vides ont éte retrouvées dans son canot. A surveiller
« étroitement. ~
Mais cela ·importait peu à Jef, qui aspirait la vie avec
une avidité frénétique, maintenant qu'il avait échappé
à l'île de cauchemar, à l'île empoisonnée où dcs hommes tombaient il chaque pas ct oLI les morts eux-mêmes
étranglaient encore leurs ennemis.
FIN
Pour paraître mercredi prochain:
Les naufragés du Goëland
Roman- d'aventures inédit
par MAURICE LIONEL
L'fmprlmerle Moderne, 177. route de Châtlll(lil. Montrouge
25-3'31
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Vous ferez le tour du monde
en lisant chaque MERCREDI
1
LE PETIT ROMAN D'AVENTURES
i"
Derniers numéros parus:
50.
51.
52.
53.
54.
55.
56.
57.
58.
59.
Les orpllelins de la savane, par M.-A. Dnzcrgucs.
La revanelle de Steve Mac Icay, par George Fronval.
L'AI,jon mystérieux, par Maurice Lionel.
Le Défilé des aigles, par Maurice Llmat.
La Malédiction des Andes, par Michel Darry.
L'Idole ((lU: yeux d'cmeraude, par René Duchesne.
Lcs Pillards de la Cafrerie, pàr Ernest Richard.
Sous le signe de la lèpre, par L. R, Pelloussat.
Le secret tiu volcan, par Paul Tossel.
L ' lit empoisonnée, par Christian Brulls.
1
Numéros à paraître:
VO. Les naufragés tiu Goëland, pm- Maurice LlonrI.
61. Le tralneau du dia/J/e. par Max-André DRzergues.
(j2.
Le tigre de la montnglle, par Jean Voussac.
(;3. A Il pays du silence. pM Maurice d'Escrignclles.
(l'I. Les rallageurs ,lc placers, pal' Jran Normand.
65. Le serret de Takita, par André-Michel.
66. L'homme au cMen. par René Thaillal'd.
67. Le bateau-piège 11° 7, par Albert Bonneau.
ROlflAN COMPLET
0 "
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J. FERENCZI ET FILS. ËDITEURS
9, RUE ANTOINE-CHANTIN PARIS (14")
Il n'.st pas fait d'envoi contre rembour.ement
L'Imprimerie Modcrn(', 177, rouIr de ChAtillon, Montrouge
(Mad, 'n FraMel
�
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Le petit roman d'aventures
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L'île empoisonnée
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Simenon, Georges (1903-1989)
Publisher
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J. Ferenczi et fils
(Paris)
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A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1937
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32 p.
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Le petit roman d'aventures ; 59
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BUCA_Bastaire_Roman_Aventures_C95425
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682984a94ccaa9e1892dba586d9ec45c
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Text
��~ l
,
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1
r;-..
1
SEUL PARMI LES GORILLES
Roman d'avent ures inédit
pal' CHRISTIAN BRULLS
1
LA SCmRIE D,ÉVASl' ÉE
'-' Donne- moi les pagaies , Bob l... Tu n'avanc es pas 1
Le nègre fut blessé dans sa dignité .
- N'avan ce pas, moussi é 1 N'avan ce pas 1... protesta-t- il en donnan t quelque s coups de rames violent s.
Mais presqu e aussitô t il reprit une cadenc e moins
rapide qui conven ait mieux a son tempér ament flegmaliqu e.
Boh 'aimait , pas le travail. Il n'aima it aucl1ne agitation, ni l'ion de co qui fatigue. Boh était né pour
passer sa vie à l'ombre d'Ull mangu ier, il fumer des
pipes il longs tuyaux . Et encore son rêve ne se fût-il
~
. ..
. l"\-~s tou~ droits de lraductlo n, d'ndapla l1on, de mise
• SOllt
~u . nll:iltre et LIU çlnémnto grapbe.
P. R. A. n° 93.
�2
SEUL PARMI LES GORILLES
rLalisé pleinement que s'il eCtt disposé d'un boy pour
bourrer les dites pipes.
Or, non seulement Dob n'avait pas de domestique ft
sa disptJsition, mais il était lui-melne domestique chez
les blancs.
Si bien que ses jours s'écoulaient à inventer de nou"elles ruses pOlir ne l'ien faire.
Gérard Grosjean étuit trop impatient pour tolérer ce
mouvement lent ct berceur de la pirogue d'écorce dans
laquelle il se trollvait. Il bouscula le noir, s'installa il
sa place et lui pdt les pagaies des mains.
- A ce ll'ain-Ià, nOLIs ne serions pas ~l la maison
avant la nuit! déclara-t-il. El le lac H'est pas sûr, dans
l'ombre.
La pirogue fila plus rapidement sur les caux calmes
ct vastes du lac Tangalllka dont ' 011 suivait lInc des
rives, qui était constituée par la forêt inextricable.
Près de lui, Gérard avait une carabine p.'ète à fonctionner ct un long couteau pendait à sa ceintlll'c.
Il n'était )?ourtant ni un explorateur à la peau tannée
}Jar le sole1l, cuite ct recuite cent fois sous les tropiques, ni môme quelque rude chasseur de fauves ,
C'était un jeune homme de quinze ans, qui rentrait
ehez son père après avoi.' passé la pIns grande parlie
dc: l'année au collège n'Albertville, il quelques centaines
de kilomèlres du lac Tanganika.
Ses examens avaient élé bons. Et la vic allait désormais commencer pour lui, la rude vie de colon dont
Grosjean lui avait donné l'exemple.
Car Gérard était né sous le ciel d'Afrique. Quand il
était venu au monde, son père était un liimple employé
de l'administration du Congo Belge. Il avaiL Une fille
Ile quelques années plus âgée llue Gérard, cc qui ne
l'cllIpêchn pas de demander une concession dans une
�SELL PARMI LES GOlULLES
3
des contrées les plus dangereuses de la brousse africaine.
On n'avait même pas compris, au début, pourquoi il
exigeait que sa concession fût située en pleine forêl
vierge, sur la rive du Tanganika, loin de toute ville,
d~ tout village même.
Mais Grosjean, qui avait bâti de ses mains une simple
cabane el1 planches, entourée de palissades destinées à
interdire l'accès aux fauves, s'était mis à abattre les
arbres les plus rares de la forêt.
A la belle saison, il en avait fait un radeau qu'il avail
conduit lui-même à Mpala, la ville la plus proche.
Deux ans plus tard, il commandait une trentaine <.le
travailleurs indigènes.
Cinq ans enCOI'e et il avait l'orgueil d'inslaller SOlt.>
les tropiques, au beau milieu de la brousse, une scierie
à vapeur qui, dès lors, fonctionna dix heUl'es par jour.
Les al'JJres ne manquaient pas, aux troncs si ~ros
qlle vingt hommes se tenant par la main n'en faisaIent
pus le tour j manguiers. goyaviers, mangoustans, cent
autres essences encore auxquelles s'attaquaient les cognées.
C'cst ùans celte atlllosphère que Gérard avait p,0ussé
avec sa sœU1', qui était maintenant une jeune hile de
,'ingt ans. Tous deux avaicnt fail leurs éludes à Albertville, chel les religieux.
Ils avaient cu la clonleul', deux allS plus tôt, de
p('rdrc JeUI' mère, ct l'afl'eetion n'avait fait que grandir
entre lr$ trois personnages (lUi reslaient.
La scierie était l'œuvre de a famille, il laquelle toute
ln famille sc passionnait.
Et Gérard n'était pas moins fier que son père quahd
il contemplait le village indigène de quatre cents âmes
<lui s'élevait maintenant à un demi-mille de ln maisoIl,
�4
SEi,UL PARMI LES GORlLLES
.là OÙ autrefois il n'y avait que la forêt impénétrable,
lee; fougères monstres, les lianes enchevêtrées entre
lcs troncs.
,
Maintenant, ir pagayait avec ardeur, malgré la cbaleur intense, qui était d'autant plus forte que les eaux
ùu lac réverbéraient les rayous d'un soleil de plomb.
L'audace de Grosjean avai l été de s'installer dans la
partie la plus torride de ]' Afrique, là où les fièvres sévissent avec le plus d'intensité et où les terribles tsét sé étendent les ravages de la maladie du sommeil.
Mais cet homme énorme, la santé de fer, bravait à
la fois le climat et les fauves, la forêt et les hommes,
11 avait eu il luttcr, au début, revolver au poing,
contre des tribus de pillards, contre des nègres chez
qui le cannihalisme était encore en honneur.
Il montrait avec orgueil les traces que les flècl1es
avaienl laissées dans ses chairs.
- Les Grosjean ne craignen t rien! disait-il simplement, avec 11 Ile tranquille assurance. Les petits pas
plus que ]e père!
. EL le fait est que Gérard, ma]~ré ses ql1inze ans, était
un grand garçon robusLe, taille en athlète, au regard
vif, aux muscles infatigables.
Le torse nu, couvert de sueur, il maniail la pagaie
sans monlrer Ja moindre trace de lassi Luùe, alors qu'Lln
pe~l pIns tôt le nègre 11e cessait de soupirer et de
gCJndre.
NOLIS Y serons! promit-il. Qu'est-ce que tu paries,
Bob, qlle nous serons chez nous avant que la nuit soit
complète?
Mais Bob préféra ne pas parler. Il savait son jcune
mnltrc capable de tout. Dans le fond, mnlgl'é Sri paresse, c'était un brave hommc, ct il ad~rait Gérard
par-desslls tout, enr il ]'avnit presque vu naître.
*
�SEUL l'AIl MI LES GOmLLES
5
C'est en vain qu'il oITrit, un peu honteux, de reprendre sa place. Gérard avait la cadence dans les bras. Et
cela ne lui déplaisait pas d'accomplir une petite
prouesse.
Le disque .d u soleil, cependant, commençait il rougir. On entendait dans la forêt des bruits confus qui
allaient s'intensifier à mesure que la lumière faiblirait: bmit des mille animaux s'éveillant avec la nuit,
froissements du feuillage et des lianes au passage des
fauves, vol feutré des oiseaux, fourmillement d'une
nuée d'insectes, glissement plus souple des serpents.
Un Européen fraîchement débarqué eût été impressionné pal' celte vic mystérieuse et hostile dont on
entendait en quelque sorte les palpitations. '~[ais, pour
Gérard, c'étaient des hruits familiers, comme le vromhissement des autos el les clameurs de la rue pour un
gamin de Paris.
- Attention, moussié! cda soudain le nègre en sc
tassant au fond de la pirogue. Un .. .
Il ne 'prononça pas le nom de l'animal qu'il désignait
et ce falt seul suffit à renseignel' Gérard.
Ce ne pouvait être qu'un crocodile el déjà la carahine était épaulée. Uue balle parlait, pénétrait dans tille
immense gueule ouverte il un mètre tout au plus de
l'épaule ùu jeune homme.
- Tu ne le ùécideras jamais? questionna celui-ci
il l'adresse du noir ... Tu vois pourtanl que e('st une
hête bien fragile: .. Rega:~e-Ia sc tor~rc tians lcs caux
qui rougissent... La voila morte, bICn morle... Ell"
.coulc ft pic ... Dommage, CUl' c'était un mâle cl sa peau
était belle .. .
C'était un ' sujet de pelites discussions enlt·c ]e jeunc
Grosjean cl Bob. Celui-ci, pas plus que lcs ault'cs nè-
�6
SEUL PARMI LES GOmLLES
gres de la tribu, n'osait prononcer le nom des ' crocodiles, considéré comme tabou.
Il était persuadé que s'il tuait un crocodile ou si
;eulement il al'ticulait les syllables de SOIl nom, des
rr.alheul's terribles fondraient sur lui.
- Moussié 1... Moussié 1... supplia ]e nègre comme
ion compagnon le taquinait toujours sur cc slljet.
Bob était superstitieux, ainsi que tous ceux de sa
race. El le crocodile était pour lui Ull dieu puissant,
qui ne mOlll'ait jamais, même quand sa dépouille était
lacérée.
Il se fLlt laissé dévorer lui-même plutôt que de lever
une arme sur une de ces bêtes.
- non 1 Il ne s'agit pas de perdre notre temps 1
gronda soudain Gérard avee un regard au soleil qui
déclinait rapidemenJ:. En avant..,
Et .les pagaies fonctionnèrent il nouveau, plus vite
gue Jamais,
Un promontoire fut contourné ct, une heure plus
tal'd, alors que le disque rouf?e commençait à pénétrer dans les caux du lac qu'il cclaboussait de ses feux,
la pirogue s'engageait enlre les plantes marines qui
envahissaient les caux aux abords de la rive et piquait
, droit vcrs un point où de nombl'eux arbres étaient
abattus.
De loin, cela ne payait pas de 1uine. La grande ligne
sombre de la forêt s'interrompait seulement sur une
longueur de deux ou trois cents mètres.
Mais quanù les dcux hommes eurent attaché l'embarcation lc long d'lUIe jetée faite de l?lanches posees
~ur pilotis, ils npCl'çUl'ent sur leur drolle un amas de
cascs serrées les unes contre les autres.
C'étaient des maisons primitives, faites de terre sc-
�SEUL l'AlUU LES GORILLES
7
chée lm soleil, avec une porte si basse qu'il fallait
s'accroupir pour pénétrer à l'intérieur.
Les nègres vivaient là-dedans, pêle-mêle avec les
chèvres et les poules qu'on rentrait pour la nuit.
L'habitation des Grosjean était un peu \?lllS avant
ùans les . terres, ainsi que la scierie, long batiment de
pierre avec un toit de tuiles rouges qui était la plus
grande fierté du colon.
De même sa maison était en briques, avec des
volets verts, tout comme une maison de campagne
d'Europe. Cela ne ressemblait en rien à la cabane 'Ille,
vingt ans plus tôt, il avait bàtie de ses propres mams.
- C'est drôle 1 On dirait que tout le monde est couché! murmura le jeune homme en regardant le village
désert et silencieux. A l'ordinaire, 011 ne s'enùort pas
aussi tôt. Voilà seulement la nuit qui vient."
Bob paraissait aussi anxieux que lui. Ils s'approchèrent d'une des cases, se penchèrent ponr regarder
à l'intérieur.
Dans la pénombre, ils virent une famille, un homme,
une femme ct trois cnfrmls qui étaient blottis dans
un coin de la hutte e,t qui munifestaient un violent
elIroi.
~ Que se passe-t-il '1 questionna Gérard avec inquiétude. Pourquoi êtes-vou::; dt'jà enfermés? .. , Où est mon
père'?",
Les noirs tremblèrent de plus helle, esquissèrent dcs
signcs cabalistiques ([ui avaient pour résullat, dans
leur esprit, de conjurc!' ]e~ mauvais génies. Enfin
l'homme balbutia d'une VOIX d'épouvante:
- Gorllles ...
_ Hein! Les gOl'Ïl!es sont venus? .. C'est cela? ...
Ils ont fait des dégâts'? .. ,
Il ne put pas en tirer davantage de ces êtres pdl\li-
�8
SEUL PAHMI IJES GORILLES
tifs, que la pem' anéantissait, Et, sans hésiter, il
s'élança vers la maison, suivi de loin par Bob qui ne
pouvait courir aussi vite.
A mesurc qu'il se rapprochait, Gérard devenait plus
anxicux cncore, car aucune lumière ne giclait des
volets, comme de coutume.
En outrc son père et sa sœur savaient qu'il rentrerait cc soir-là et à l'ordinaire ils venaient à sa reucontre.
La portc de la maison était ouverte. A l'intérieur, tout
étuit Iloir. Mais Gérard n'eut qu'à tourner un commutateur électrique, car ]e moteur de la scierie servait
en mêmc temps à alimcnter la maison dc lumière.
Il poussa un cri d'étonnement.
Autoul' de lui, c'était un désordrc insensé, qu'on
eût dit fait par des démcnts. Impossible dc décrire
pareille chose. Dans toutes les pièces, c'était le même
spectaclc: armoires éventrées, tiroirs ouverts, objets
éparpjllés sur lc sol, lacérés, brisés, torùus.
- Papa!. .. Hélèncl ...
Mais aucunc voix ne répondait à la siennc. Rien
que le silencc. Dan s la chambre ùc son père, le lit était
défait. Une carabine se trouvait SUl' le sol, encore
cllUrgée, commc il put s'cn convaincre. Autrcment dit,
le colon n'avait même pas cu le temps de se défenùre
contre scs ennemis.
Et lcs matelas élaient évcntrés, les couvertures dé~
chil'écs, la moustiquaire en lambeaux.
Il en était de même dans la chambre de la jeune
fille, si fraîchc et si gaic auparavant, toute en teintes
c1aircs, avec cent bibclots délicieux.
Gérard scrrait les {loings de rage et ùe douleur. TI
cherchait tout au mOlllS dcs cadavres. Mais H n'yen
avait pas davantage. Quclqucs taches de sal1g, seule-
�SEUL PAnMI LES GOIULLES
9
ment, sur le~ dalles du couloir. Une tache de sang
encore sur le bois de la porte d'entrée.
C'est là que le jcune homme retrouva Bob qui arrivait. Il lui saisit lcs épaules avec violence.
- Les gorilles sont venus! s'écria-t-il d'une voix
véhémente. Ils ont tout saccagé! Et ils ont enlevé mon
pèrc ct ma sœur.. . Il faut les retrouver coûte que
coûte ... Va ·chercher les hommes an village ...
- Pas vouloir venir!... affirma Bob sans la moindre
hésitation. Gorilles méchants! Gorilles très forts ... Nègres pas vouloir être tués ...
Le jeune homme étalt fiévreux. La nuit était mainttmant tombée, mais elle était claire, grâce à la Inne.
- Et toi '? Est-cc que tu m'accompagnes, toi? questionllu-t-il avec âpreté en regardant le nègre dans les
yeCoxcm-Cl
.
"1
J un sIgne
a ffi
· Irma t'f
l , malS
1 e't al't t erreux.
1· . . fit
Il lui fallait lonte son alI'ection ponr le jeune homme
llQllr le décider il alfronter les gorilles.
- 'Bon! Prends le fusil de mon père"-,, Et viens 1.....
- Venir mainlenant? ..
- Parbleu oui, maintennnt! Dieu sait si nous n'arriverons déjà pas trop lard ... Allons! cesse de trembler .. .
Et ne liens pas ta carabine ainsi! Tu serais capable
ue tirer sans le vouloir ct de te tuer toi-même.
Le village élait toujours silencieux. De loin, ,q uelques
hommes regardaient les deux silhouettes qui s'éloignnient à grands pas vers la forêt.
Et les noirs esquissaient des signes frénétiques afin
de conjurer les çlémons qui s~mbl.aient se liguer s.oudain contre le Village. Ils élrelgnaient de leurs dOJgts
tremblants les gris-gris qui pendaient à leur cou.
�10
SEUL PARMI LES GORILLES
II
AU CŒUR DE LA 17 0RÊT VIVAN'l'E
Si Gérard Grosjcan avait compris Ile suite de quoi il
s'agissait et s'il avait tremblé rien qu'au mot gorille,
c'est que, dCIJllis quelques mois, 11 était sans cesse
question de ces hommes-singes Ilans la région des
grands lacs.
Les années prccéllelltes encore, on savait que des
banùes importantes de ces animaux tCl'ribles hantaient
les hauts plateaux du Ratanga, mais rarement ils se
risquaient plus au nord, si bien que leurs méfaits
étaient rares.
Mais, l'année ayant été parli.culièrement sèche, des
illcendies s'étant déclarés sur les hauts plateaux qui
avaient élé partiellement déboisés, les quadl'l1manes
avnient élé forcés d'émigrer et ils s'étaient rapprochés
du l,!c Tanganika.
-
�SEUL PARMI LES GORILLES
11
Chemin faisant, ils avaient égorgé d'assez nombreux
noirs, enlevé quelques enfants dont on n'avait riE'n
retrouvé et mis deux villages à sac avec cette frénésie
qui caractérise ces animaux.
Car le gorille est un des hôtes les plus redoutables
de la forêt, beaucoup plus redoutable, par exemple,
que le tigre lui-même.
.
Sa puissance est telle qu'il peut étouffer un homme
en quelques secondes d'une seule étreinte de ses bras
velus.
Et si, généralement, il ne sc nourrit pas ùe chair, il
n'Cil a pas moins une cruauté étrange, un besoin de
pillage ' et de meurtre.
Animal déconcertant aussi, à cause ùe cet embl'yon
de pensée qui sommeille sous son crâne. Qu'un fauve
s'attaque à un homme et on sait aussitôt qu'il veut
s'en repaître.
Le gorille, au contraire, agira différemment selon
SOI1 humeur. C'est ainsi qu'on a vu des bandes de ces
singes garder un nègre prisonnier pendant plusieurs
mois, le nOlllTÎl', l'ontretenir comme un objet de curiosité, non sans lui faire souffrit· mille tortures.
D'autres fois il tuera son ennemi brutalement et ne
s'inquiétera plus de sa dép o.uill e. D'autres fois encore
il l'emmènera dans son repalI'e avec une certaine douceUl' et il le traitera de la sorte jusqu'à ce que, la
mauvaise humeur s'emparant de l'anima], il cn finît
une fois pour toutes.
Gérard savait tout cela et c'est pour<Juoi il était terriblement anxieux. Il avait eu soin d'apporter une
lampe électl'~que de poche, l:n~is il n'en eut mêm~ pas
bcs{)in au dcbllt de l'expcùlllOn. En effet, les smgcs,
qui étaient une trentaine pour le moins, avaient laissé
�12
SEUL PARMI LES
GomLLES
de leur passage des traces nettes, qu'il était possible d~
suivre malgré la nuit.
Les deux hommes se taisaient. Bob marchait un peu
en arrière de son maître, comme pOUl' se mettre à
l'abri de la silhouette de celui-ci.
Gérard tenait sa carabine à deux mains, le doigt sur
la j:lâchette, prêt à tirer, car il n'ignorait pas que la
foret contenait d'autres ennemis que les singes.
Pendant une heure, la marche fut aisée, ear on traversait le domaine de Grosjean, où des arbres étaient
abattus et où les lianes n'étaient pas trop nombreuses.
~fais il fallut pénétrer alors dans la forêt vierge
proprement dite, se faufiler entre' les .plantes parasites
qui s'élevaient sOllvent SUI' plusieurs metres de hauteur.
Gérard tressaillit soudain car, voyant une liane
épaisse devant lui, à quelques centimèLres de SOI1
visage, il voulut l'écarlcr el il sentit alors le contact
froid eL visqueux d'un serpent.
Il fit à temps un bond en arrière. Et, saisissant soJl.
fUS11 pal' le cauon, il en dOHna des coups furieux à
1'animal qui résista, qui sc tordit SUI' le sol, la tête
U1tnnçanle, ellcore que blessé.
Ce n'était rien, un incident de la vie ùe tous les
jOlll'S sous les tropiques.
N'empêche que, dès lors, la marche fllt plus pru.
dente. Le jeune homme eut soin de couper une baguctLe durc mais llexible qui constitue encore la mci!·
ICUl'e l1rrme contre les l'eptiles de pel ile taille.
La marche était quelque peu CaciliLée par le fait que
les singes avaient passé pal' là. En elfet, leur bande
n'avait pas manqué d'écarter quelque peu le réseau
serré d'obstacles de toutes sorles.
·.\fais c'était insuffisant. Car les singes, lorsque les
lllii ssons SOllt trop épais, les fougères trop hautes, sall.
�SEUL PAm.ll LES GOnILLES
13
tent de branche en branche et volent en quelque sorte
il quelques mètres au-dessus du sol, faisant des bonds
,- de plusieurs mètres avec une précision inouïe.
Ce moyen de locomotion était interdit aux deux
hommes qui perdaient parfois de longues minutes à
traverser un seul buisson épineux au contact duquel
les chairs se dcehiraient.
Par endroit, le sol était marécageux, plus bas que le
niveau du lac, et les pieds s'enfonçaient dans une bouc
putride au-dessus de laquelle s'agltnient des nuées de
mouches.
Et c'était un spectacle étrange que celui des luciolcs
<lui, de loin en loin, constituaient une vaste lumière
mouvante, car elles étaient m lUe, dix mille peut-être,
il s'agiter dans un petit espace de terrain.
On traversait ces nuages lumineux et l'on sentait
alors contre son visa l'e nn contact énervant, comme
_au matin, dans les jardins d'Europe, le contact des fils
ur la vierge.
IL.fallut faire un assez long ùétour car, à une dizaine
de mètres de lui, Gérard avait vu une mangouste à
l'afrûl. Or, si celte bêle moins hautc qu'un chien était
illoJfensive par elle-même, elle n'en signalait pas moins
1'1 présence ùe serpents dont elle suivait patiemment
ks ébats en attendant de les dévorer.
Vers le milieu de la nuit, Bob donna ùes signes évi'd ents de fatigue. Il soufflait bruyamment en marchant,
le dos courbé en deux. Et souvent ses pieds heurtaient
des ohstacles. Il n'avait même plus le courage de les
soulever Sl1ffisamJ11~l1t.
Il est vrai que cette marche était excessivement
pénible. Ce n'élait pas une marche, à propremcnt parler, mais Ulle vraie bataille contre la forêt. Il fallait
�14
SEUL PAUlIlI LES GOHILL.e:S
s2uter sans cesse, abattre des lianes, saccager des buis..
sons, voire grimper le long d'un tronc.
En oulre, l'œil devait être sans cesse aux aguets cal'
la moindre inattention pouvait signifier la mort sans
phrase.
Tous deux le savaient.
·l\'1ais Gérard ne sentait pas ' sa fatigue, parce qu'il
était pris tout enlier par une seule idée: sauver son
père et sa sœur, qui avaient sans doute été attaqués
tandis qu'ils dormaient et qui n'avaient même pas pu
sc. défendre contre leurs agresseurs.
Il ne sc demandait pas comment il atLaquel'ait à son
tour les gorilles. Plein d'une juvénile ardeur, il allait
de l'avant, remettant à la dernière minute le soin d'édifler un plan d'action.
Il ne lui a.pparaissait même pas que cette course
dans la nuit otait de la folie pure. Non seuleIilCllt il
~lVail des chances de succomber sous les coups d'autres ennemis avanl d'atteinùre les singes, mais encor".
il n'y avait ClU'Ull espoir sur cent de vaincre ceux-do
GrosJean n'avait-il pas été comme lui, jadis? Ne
s'él nit-Il pas enfoncé de même dans la hrousse inviolée
mAlgré lous les conseils de seS camarades?
Et n'avait-il pas réussi?
Ln jeunesse peut se permettre d'êlre folle, parce
qu'elle possède des réserves proùigieuses d'éner!Jie ct
SUl'tout parce qu'elle est animée par UI1 enlhousIasme
qui est SOI1 arme la plus puissanle conlre tous les
oJJ~tacJes.
C'eBt ainsi qne Gérard, qui n'avait jamais voyagé de
nuit dans la fOI'êt, ~1Vançait plus rapidement que le
chassclIl' le plus entraîné. Et son instinct suppléait à
SOI1 lIlanque d'expérience.
Lu prcllve ell est qu'enlendant souùain des pas
�SEUL PARMI LES GORILLES
15
lourds sur le sol, non loin de lui, il eut la présence
d'esprit, avant de 'loir quoique ce mt, de bOlù!ir vers
les premières branches d'un arbre et, de là, de se hisser
vers des branches plus hautes.
.
Il n'avait pas lu moindre idée au sujet de cet ennemi
nouveau.
Son geste avait été spontané, irréfléchi. Et Bob
1\1VaÎl imité, avec plus de lourdeur, ce qui faillit lui
coûtel' la vie.
En effet, alors que le nègre n'était aocroché que des
deux mains à une branche de goyavier el que ses jambes pendaient encore à deux mètres du sol, un énorme
rhinocéros parut, les yeux furieux, en soufflant uvee
force.
Sans donte dormait-il non loin de là et avait-il été
réveillé par le bruit des deux voyageurs.
11 fonçait droiL devant lui, la défense en balaille.
Celle défense passa à quelques centimètres à peine
.!~·s jambes de Bob qui eut juste le temps d'accomplir
un rétablissement, non sans pousser un cri d'e/Troi.
La JJête, qui n'avait pas calculé son élan, alla heurter
Je trollc de l'arbre et la douleur qu'elle en ressentit la
rendH plus furieuse encore.
On la vit tournel' Uli instant sur elle-même, comme
si elle cM cherché un autre ennemi.
Après quoi, avisant l'arbre sur lequel Gérard était
perché, elle commença à donner sur le trone de grands
COUDS de boutoil'.
L~écorcc vola tout d'abord cn éclats. Puis le bois
commença à s'errriter et il est certain que l'animal fôt
parvellu à abattre lc manguiel', si 011 lui Cll eiH laissé
le tcmps.
Mais Gérard avait déjà épaulé SOI1 arme. Il visa un
des yeux de l'unimal. tira.
�16
SEUL PARMI LES GORILLES
Un rugissement de douleur lui parvint. Mais, à la
même seconde, il poussait lui-même un cd de terreur.
En se penchant pour juger du résultat de son coup,
il avait glissé et il tombait d'une hau teur de deux
mèlres.
N'allait-il pas choir sur la défense même du rhinocéros?
Celui-ci n'était pas mort. Il s'ngitait encore, en poussant des grognements qui sc répercutaient dans toute
lu forêt.
""
Gérard sentit sa chute amortie~)'unc matière
épaissc el élastique.
Et ce qui suivit dura quelques s
des à .p eine. Les
g<:stcs se succédèrent avec ulle rapidité cirrèmatographique, au grand effroi du nègre qui pouvait il peine
distlJ1guer cc qui se passait.
~~.
Le jeune homme était tombé sur le dos même du
p rÎchyderme ct, à cet instant précis, il avait tiré son
couleau de sa ceinture. En même temps, comme il S~
senlait glisser sur le dos lisse ct nu de la bête, il su1sit
d'une main une des oreilles de celle-ci et s'y cramponna.
Mais le rhinocéros, Cou ùe douleul' et de rage, après
s'êtl'e secoué en vain pour sç débarrasser de son en- ,
Ilcmi, s'avisa de se rouler sur le sol.
Gé-I'arcl sentit tout d'abord une de ses jambes engagée sous cette masse formidable.
,
Quelques secondes encore ct c'élait la mort, car sn
poitrine ne résislcl'ai t pns il une pareille pression.
II lenait loujoUl'S l'oreille de la main gauche. De la
droite, il y enfonra son couleau jusqu'à la garde, d'un
geste violent.
Un jet de sang brûlanl jaillit uussilôt, lui aspergea
le visage.
�1
1
1.
1
~!<'. .,..
SEt:L PARMI LES GOIULLllS
17
Et, cl'amponllé à l'oreille, faisant appel à toute sa
fOl'cc, à toute son énergie, il parvint à dégager sa
jambe.
11 etait temps. )1ort} cette fois, le rhinocéros acbevait
son mouvement tournant qui eüt écrasé le jeune
hommc .
Cc n'était plus qu'une grosse masse grise parmi les
lianes et les broussailles.
- Allo, Bob ... Partons 1... articula Gérard d'une voix
qu'il s'eO'orç'a de rendre ferme ct comme indifférente,
Il était assez fier de lui. Et il voyait dans ce début
un heureux présage. Sa lanterne électI'~ql\e lui rut
nécessaire pOlit' retrouver sa carabine qui était tombée
en même temps que lui de l'arbre.
Il s'était éloigné déjà de plusieurs mètres quand il
sc ravis::l, revint sur ses pas pour retit'er son couteau
de la tête du cadavre.
Non sans qu'une étincelle d'orgueil jaillît de ses pru·
nenes, il en essuya la lame sur la peau rugueuse de
la bête ct rejoignit le nègre, qui était moins rassuré
que jamais.
La June, en effet, venait de disparaître ct, du coup,
la foj'êt semblait plus mystél'ieusc encore. Elle avait
l'air d'un être vivant, monstrueux, gigantesque, dont
les moindres pnrlies frémissaient d'une vic intense.
Ricn d'immobile, de silencieux dans le décor. Les
feuilles s'agitaient, comme le moindre brin d'herbe.
Comme l'air lui-même, qui était peuplé d'insectes et
d'oiseaux de nuit.
.
Certaines Heurs, au vaste calice, se refermaient dès
qu'on les frôlait.
La forêt n'allait-elle pas se refermer de la sorte sur
les deux jl1l1Jt'udents qui semblaient la narguer? N'al·
,luit-elle pas cs étouffer, les écraset' daus son sein?
�18
SEUL PARMI LES GOmLLES
On ne voyait plus à un mètre devant soi. Les fronts
heurtaient douloureusement des obstacles.
Il ne pouvait être question d'user de la lampe élecIrique, car Gérard savait que la pile ne durerait pas
plus d'une heure ct on pouvait en avoir un hesoin plus
urgcnt.
Il s'obstina encore, cependant, les dents serrées.
Mais, quand son visage fut mcurtri à force dc heurleI' dcs troncs ct des branches, quand ses picds fUI'ent
cn sang et son pantalon de toile déchiré par les épines
(lui s'y accrochaient traîtreusement, il dut s'avouer
vaincu, du moins momentanément, malgré sa brillante
victoire sur Je pachyderme.
La forêt, plus patiente, nc sc laissait pas violer, Elle
sc contentait d'accumuler devant ses ennemis des obstacle;; lels que loute marche devenait impossible,
D'ulle voix Juate, plcine d'unc rage contenue, Gérarù
arlicula :
- Arrêlons-nous!
El il en était tellemcnt humilié tf.l'il cClt toul donné
pour a voir il nouveau, à cet inslant, lin ennemi en chail'
cl on QS devant lui.
Mais il dut sc cOlllenLet, pOll!' passer ses nerf SI de
(lonncr de grands coups ùe crosse dans les fougeres.
Cjui furcnl hachécs mcnu.
�SEUL PAnMI LES GORILLES
19
III
LES MITRAILLE uns OllST)NI~S
Des hem'es de caucl1cmar suivircnt, dans l'obscurité
absolue. Gérard ct Bob l'cstaient immobiles, reLenant
Jeur souffle pOUl' mieux guetter 'les mille bruits de la
foi'êt.
Cal' le moindrc tressaillement du fcuillagc pouvait
être le fait de quelque cnuemi tcrrible, qui ne ralerait
pas sa proie.
Et ceLlc facliûl1 élait <l'autant plus pénible au jeune
llOmme qu'il s'impatientait, Est-ce lIue, pendnnt qu'il
attendait de la sorte que le jour naissant lui pcrmît
d'avancer, son père ct sa sœur ne succombaient pas
sous les coups des gorilles?
Il faisait très chaud, maIgre la nuit. Le jeune homme
éLait couvert de sueur. D'un geste mac]unal, il chassait les l\lOl1ohes qui sc posaient sans cesse sur son
visage ct oui le piquaient cruellement.
�20
SEUL PARMI J-ES GORlLLES
Puis peu -ù peu lme sorte d'engourdissement inviricibje s'empara de lui en même temps qu'i'! entendait le
l'onflem ent deB-ob à quelques pas de là.
- Je ne dormirai pas! se jura-t-il.
Et il tint bon, en effet. Il faisait un effort incroyable
pour résister à la fatigue qui ]e terrassait, car il avait
passé deux journées à voyager ct les dernières heures
~. urlout, dans la fournaise .du lac, avaient été haras;al1tes.
]j essayait de d~lerminer 'l a nature des bruits C]u'jJ
enl enùait. 1Iais bientôt ceux-ci devinrent confus à ses
oreilles. Il lui sembla même que c.'était un orchestre
{jui emplissait de sa rumeur la forêt frémissante: ..
Sa tête sc pencha ...
Muis elle se redressa brusquement. Gerarù poussa un
pelit cri d'effroi ct il fut aussitôt sur ses jambes. JI
a vait reçu lin {)hjet lourd sur la tête et il constata que
c·était une noix de coco. Or, s'il y avait cles cocotiers ~
dans les parages, ils étaient à plus de dix mètres <.le lui.
Une sorte d'éclat de rire (·trange répondit à son geste
de défense . Un éclat de rire qui partait de SOllS les
Ilrbres à la .fois et qui n'était pas poussé pal' des poi~
trines humaines.
- Les singes-verts! gronda-t-il.
C'étaient eux, en efTet, des petits animaux souples,
aux longs poils verdâtres, qui s'amusaient à bombarUt'I' lcs ~intrus à l'aide de t-out cc qu'ils avaient sous
lu maill el plus parllculièrement à l'aide ùe noix de
coco.
Un novice cfIt tiré sur ces animaux, mais il eftt fini,
malgré la petite taille des singes, pal' succomber sous
leurs coups, cal' les singes verts pullLrlent dans la
�SEUL PARMI LES GOUILLES
21
forêt et, si l'un d'eux est blessé, il en accourt de tous
les points. Tous s'acharnent sur l'ennemi commun.
Il n'y avait qu'une chose à faire: subir cette attaque
sans broncher, sans même esc[uisser un mouvement,
afin de lasser les quadrumanes.
Ceux-ci, bondissant de branche en branche, se suspendant par la queue, s'approchaient jusqu'à moins
de deux mètres de Gérard et du nègre, comme pour
les narguer. Et ils visaient avec soin, lançaient leur
projectile.
Après un quart d'heure, le jeune homme avait tout
le corps meurtri et Bob gémissait: . '
- Retourner village 1. .. Forêt mauvais... Re lo l1lïl CI',
moussié 1
A ce moment précis, il reçut en plein visage une noix.
pesant plus de deux livres et il resta sans voix, le nez
saignant, abruti par le choc.
Le jour tardait à poindre. Les singes verts avaient un
nutre défaut, qui était d'altirer les autres animaux de
Ia forêt. Quelque léopard aux bonds souples n'allait-il
pas surgir soudain d'entre les lianes?
Gérard serrait les dents. Il domptait l'angoisse qui
pénétrait sa poitrine, qui le faisait haleter.
Il voulait être fort. Et sa V<?l'Û~lté él,ait ~elJe qu'il parvenait à ne pas trembler. MalS Il élaIt pale. Adosse uu
tronc d'un arbre, il l'estait immobi le, les yeux aux
aguets avec parfois un regard au ciel où il guettait les
premières lueurs de. J'Aube, \ .
, ..
Un singe enhardi pal' cette ImmobJhle, sauta sur sa
tHe même ~t de là prit SOIl élan pOUl' bondir vers une
branche d'arbre.
Il faillit le saisir ct le tuer, mais il dompta sa nervosité. D'au[res singes se livrèrent a,u I1Jêlne jeu.
�22
SEUL PARMI LES GORILLES
Bob, les yeux cl~s, se demandait si sa dernière heure
n'était pas venue.
Soudain le visage dç Gérard Grosjean s'anima, , cependant qu'il fixait un petit point de l'espace, qu'un
blafard demi-joUl' éclairait.
Altention! gronda-toit entre ses den.ts. Debout.
Bob! Le doigt sur la gâchette ...
Sa voix était ûpre, m9rdanle.
�SEUL PARMI LES GORILLES
23
IV
LES GOHfLLES
1
Bob le suivait-il? Il ne s'en inquiéta même pas. Il
regardait une silhouette énorme qui se dressait entre
les arhres, qui disparaissait parf.ois derrière Ics lianes.
Il regardait deux gros yeux bruns qui lc 1lxaicnt.
Un gorille 1 Les épaules du quadrumane étaient dcux
fois larges comme lcs sienncs et les bras longs ct noucux
paraissaient capables de le briser comme unc simple
hranche morte.
IC 'était un mâle, arrivé dans toute la force cie la ma·
lUl·Hé. II n'atlaquait pas, car les singes, quand ils sont
seuls, s'en prennent rarement à lin Cllnemi debout. Ils
préfèrent Lourner silencieusement autour de lui, en attendant le moment pr'Üpice.
Si les singes verts n'étaient r.as intervenus, s'ils
n'avaient pas empêché par Jeurs chaLs Gérard de som·
"
�2·1
SEUL PAnMI LES GOnILLES
hre1' malgré tOl1t dans le sommeil, le singe l'eCtt déjà
emporté vers les profondeurs de la forêt.
~1aintenant il dldait avec des mouvements si souples qu'il ne faisait même pas bruisser le feuillage, que
les branches morLes sur lesquelles il marchait n'avaient
}las un craquement.
Et, les yeux rivés aux sicns, le doigt sur la gâchette
de son arme, Gérard avançait vers lu~, le eorps courbé
en avant, les jarrets tend us.
Le g'Ürille reculait insensiblement. Il s'enfonçait dans
un tai11is épais où il disparaissait tout enliel' et où 011
Ile voyait que sa silhouette à travers le feuillage .
Le jeune homme allait toujours de l'avant, le souffle
court, sc doutant que c'était la partie décisive qui se
jouait.
Car cc singe c1evait appartenir à la troupe qui avait
~\ltaqué la scierie. EL sans doute sc repliait-il vers ]e
repaire de celle-ci. Il fallait ne pas tmp l'effarouclll'l'
afln qu'il ne prît pas la fuite à touLe allure, auque:!. cas
H cM été impossible de le suivre.
- Surtout, ne lire p:\s, 130b 1 prononça Gérard ùans
1111 sou flle.
Aucune voix IlC lui répolldit. Le nègre n'l-Lait pIns
pl'ÔS de lui. Un moment d'inaLlention lui avait suffi
pour perdre la trace de SOli maître.
L'homme cL la bêtc s'ohservaient du regard, semblaient évaluer l'un ct l'aulrc leurs chances de victoire.
Celu dura près d'une demi-heure, une demi-lJcul'e
pendant laquwlc tous deux. ne ccssèrent d'avancer,
cependant (!u'ils gardaien t entre eux la même distance.
Et, soudnJl1, le singe fit un bond cn arrière. Cil poussant un cri rauque.
�SEUL PARMI J,ES GORILLES
25
Gérard faillit se précipiter, mais il vit à temps que
d'autres singes se trouvaient dans les arbres proches
et que tous le fixaient à la rois.
Il n'était plus question de gagner du temps. Il fallait
faire vite, impressionner les quadrumanes.
Adossé au tronc d'un palmier, Gérard épaula, tira
en visant le crâne du singe qu'il avait suivi si longtemps.
La détonation fit un vacarme dans la forêt. L'animal
tomba foudroyé, sans même un cri, sans un râle.
La fièvre du jeune horline ne l'avait pas cmpêché de
'Viser juste .. ~l~e lui avait donné, au contraire, tille plus
~l'ande preCISIon de mouvemcnts, comme cela arrive
iréquemment.
A la détonation, ce fut une voix humaine qui répondit :
- Au secours! ...
- Papa! .. ~ Où es-lu? ...
Mais il n'eut pas le temps d'cntendre ]a réponse. Un
immense singc se précipitait vcrs lui en sc balançant
dr branche en br::1l1che, cn volant littéralement d'arbre
cn arbre. Et il était si près quc c'ét;üt difficile de viser.
Deux coups dc feu partir.ent l'un après l'autre et déjà
)0 jeulle homme rechargeall son arme.
Cette fois, le singe n'é(ait que hles~é. Deux JllCtres
encore ct le jeune homme étail écrasé par son étreinte.
11 tira encore, à bout portant. La balle pénétra entre
les dcux yeux ct Gérard fut éclaboussé par la cervclle
de la bête.
- Papa, où es-lu? ...
Mais il n'entendit lUême pas sa proprc voix.. La forêt
�26
SEUL PARMI LES GORILLES
s'animait d'une vie intense. Il voyait à la fois une quinzaine de singes, dont quelques femelles aux poils desq\1cllcs des pclits s'accrochaient désespérément.
Les détonations avaient créé une certaine panique
parmi les gorllles.
Deux d'entre eux se saisirent du premier cadavre et
l'emportèrent vers la forêt. UI~ a~tre hésitait à s'approcher du second cadavre.
Et Gérard tira encore.
Son salut, le salut de son père et de sa sœur dépendaient de la. rapidité de son action.
Ce qu'il fallait, i'I le savait, ce n'était pas engager une
lulte régulière, mais semer la terreur par une acti~n
fondroyante.
Et c'est pourquoi, en hurlant anssi fort qu'il le put,
Gérard 'lit un acte qui pouvait paraître de la folie. De
toules ses forces, il bondit en avant, de façon à se
trou ver au beau milieu des singes, à quelques mètrl'g
d'cux il peine.
Et là, il tira Sans répit, en ayant soin de viser à la
tête, Cal' un singe blessé était deux fois plus dangereux
qu'un singe valide.
Qil cs-Lu, pnl)a?
Il ne voyait ni son père, ni sn sœur. Et il n'nvait pas
le temps de regarder autour de lui. Il devait llxyr tons
scs ellnemis en mi'me temps.
Deux coups de (eu. Deux morts, liont une fcmclle
dont le petit sc mit à courir cn tQUS sens cn poussant
des cds aigus.
P:lpa! ...
- Dans le goyavier ...
�SEUL PARMI LES GOnIT,LES
27
li n'entendit que le dernier mol, mais c'est en vain
'qu'i1 chercha un goyavier des yeux.
Et déjà un singe était sur lui. Il eut tout juste le temps
de saisir sa carabine {laI' le canon et d'en porter un
coup à la tête de l'ammal qui chancela, mais qui nc
tarda pas à se redresser, les lèvres retroussées par
la furcur.
.
L'arme exécuta dès lors un moulinet meurtrier et
le gorille fut atteint une fois de plus, tomba P'o ur ne
plus se relever.
Etait-ce un des chefs de la bande? Toujours est-il
que cette fois cc fut la panique parmi les qua(frumanes.
Ils se dispersèrent. La plupart disparurent dans les
branches des arbres.
Fuyaien l-ils? Sc mettaicnt-ils seulement à l'abri?
Il était impossible de le savoir. Et Gérard était trop
fiévreux pOUl' réfléchir posément. Tout son corps pantelait. Il avait besoin d'action, de mouvement.
Il était comme ivre, au point qu'il ne pensait même
plus au danger.
Voyant une lête de singe surgir pl'ès d'un tronc, il
tira encore et un râle lui !)rouva qu il avait visé juste . •
Mais unc voix partit de la forêt, une voix qui semblait s'éloigner.
- Gérard!. .. Vite .. ,
Il bondit dans cette direction. Il heurta une liane et
s'élala sm' le sol, mais, heureusement pour lui, et grâce
à la s'Üuplesse quc lui donnait sa jeyoesse, il fut depolLt
en un nen de lemps.
Sinon, c'élait la mort.
,-- Vite, Gérard ... Vile! ...
�28
SEUL PARMI LES GORILLES
La voix s'éloignait toujours. Sans nul doute, un des
singes emmenait Hélène. Car c'était la voix de la jeune
11\Ie qui se faisait entendre.
- Où es-tu? ..
- Vite....
.
Il courait comme un fou. En même temps, il avait la
présence d'esprit de recharger sa carabine.
- J'arrive, Hélène .. .
Il entendit le murmure d'un ruisseau, qui avait plus
de deux mètres de large. Il en vit bientôt le ruban argenté à travers le feuillage .
En même temps, il dislinguait une forme entre les
branches d'un arbre. Une tache blanche ne pouvait
être que sa sœur, qu'un gorille tenait dans ses bras.
Si 'Gérard tirait et atteignait l'animal, la jeune mIe
tomberait de plusieurs mètres de hauteur ct risquerait
de se tuer.
Heureusement, le ruisseau barrait la route au gorille
qui dut gagner des branches plus basses. Il prit son
élan pour franchir l'obstacle d'un bond.
Mais, au moment où il était au-dessus des caux, uno
haUe l'alteignit entre les omoplates.
Gérard, lui, ne bougeait plus. Il était figé par son
acle. Car il se rendait compte qu'il avait fait une folie,
mais une folle nécessaire.
Il pouvait aussi bien av oit· atteint le singe que sâ;
sœur elle-même. Encore que bOll tireur, il lui était imllossible de répondre de ses gestes. dans des circollslances semlJlables.
'
. En outre, la balle ne pouvait-elle pus avoir traversé
les chairs du gorille et aVQir frappé ensuitc la jcune
fille?
�SEUL PAl\1>lI LES GOlULL ES
29
Il n'osait pas hou~er, tant il était anxieux .
Il fixait la masse lIlform e qui était tombée dans l'eau
du ruissea u.
Une voix enfin:
- Gérard ...
La forme blanch e bougea it, se débatta it dans l'eau
peu prof.onde, faisait des efforts pour remont er sur
la
rive.
Mais le singe, qui n'était que blessé, tenait une des
jambes de sa proie.
Ce fut un jeu d'enfan t pour le jeune homme dé lui
faire lâcher prise. Une dernièr e balle. Le flot emport
a
.!ln cadavre... ,
-
- Gérard ... Je ... Papa ...
Elle ne put en dire davanta ge. Brisee par l'émoti on,
par la lassitud e, par la fièvre, clic s'abatti t ct le
homme cul tout juste le temps de la relenir dansjeune
ses
bras.
JI ne voyait plus le moindr e ennemi autour de lui.
Il sc demnnd ait, aIrolé, si les singes avaient em!Jorté
5011 père c'Ümme ils avaient Lenté d'empo rler
la jeune
fine.
.
�30
SEUL l'A111>11 LES GORILLES
Dans ce cas, le plus dur restait à faire et la tâche
serait même peut-être impossible, car Gérard ignorait
b. roule suivie par les fuyards . En outre, il avait sa
sœur évanouie dans les bras.
:\fais il se sentait fort, à cet. instant. Il lui semblait
que sa vigueur était décuplée .
Il parvint en effet à soulever le corps d'Hélène et à
marcher ainsi, sans pOUl' cela lâcher sa carabine.
Comme il approchait de l'endroit où le combat avait
commencé, il entendit une v{)ix :
- Gérarù ... Le goyavier ...
Il aperçut cet arbre, à quelques mètres de lui. Mais
il chercha en vain la silhouette de SOI1 père.
- Oü es-tu, papa'?..
- Sur la branche ... au-dessus ...
Force ru t au jeune homme d'étendre sa sœur sur le
sol. Puis il bondit le Ion" du tronc de l'arbre.
Un speclacle étrange 1'attendait. Son père était Jil,
mais il ne pouvait être aperçu de dessous, cal' il était
ficelé à l'aide de lianes Lines ct solides SUl' la branche
même de l'arbre.
Ces lianes, coupantes comme des c{)rcles de violon,
avaient pénétré dans les chairs, si bien que le colon
était sanglanl.
- Vile, Gérard ... Et à boire ... Je ne puis plus ...
Il était près de l'évanouissement, lui ausai. Depuis
l'enlèvement, qui avait cu lieu la Jluit précédente, il
n'avait pris ni nourriture, Il i boisson.
Il fut plus difllcile de le transportel' à lerre que de
soulever la jeune fille, cal' Grosjean étaU lourd et c'est
e11 vain qu'il essayait de se mouvoir.
Dès qu'il fut SUI' le sol, S{)Jl fils prononça:
- ~e bouge pas, papa ... Je vais chercher de l'cau .. ~
Le ruisseau cst à deux pas ...
�SEUL PAnI.1I LES GORILLES
31
Mais il lui en coûtait de se séparer des siens, fût-ce
pour quelques instants. Sur le sol, des caùavres de gorilles étaient couchés. Les autres ne viendraient-ils pas
tenter de les reprendre, de reprendre aussi leurs priSonniers?
A ce moment on entendit du bruit dans les lianes. Et
tille silhoueLle aŒolée parut. Bob courait, les bras en
avant, les yeux pleins de terreur.
II se précipita vers le jeune homme en criant:
- Un léopard ... Vile!. .. Tirez ...
Déjà Gérard épaulait quand, malgl'é la gravité de la
situation, il éclata d'un rire sonore. Le léopard qui
~ vait tant effrayé le nègre était ell effet une mangouste
InOffensive, pas plus grande qu'un fox-terrier, qui allait
ù petits pas à travers les broussailles et qui regardait
les hommes avec des yeux doux.
*
**
Que}q\les heure~ plus tard, dans la maison aux. volets
Verts Gerard, aSSIS entre son père et sa sœur, quI ache·
'Vaien't de se remellre de leurs émotions, murmurait en
souriant:
- J'étais très fier de vous all11011cer que j'ai réussi
(
�32
SEUL PARMI LES GOIULLES
mes examens et que je suis le premier en thème Iatin,.~
Mais je viens de subir un examen autrement sérieux, et
dont .le suis beaucoup plus fier: mon examen d'homme!
J'espère, papa, que tu ne diras plus en pal'lant de moi;
lu gamin ...
Et ce fut très timidcmen t qu'il demanda la permissioli de' fumer sa Rl'cmière l?ipe.
Du moins sa prëmière pipe officielle, car, en «1\c11ette, il l'avait déjà joliment culoUée.
FIN
...
POIU'
pal'aÎlre InuCI'edi prochain:
Le trésor du forçat
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par LEO GESTELYS
L'Imprim erie MO<lCl'11C.177,I'oulc <le ChllllllOll, M,onlrougc
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80.
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92.
93.
LI!. Dragon verl, J(ar Mnurice Liront.
L'ardente POUI'sulte, par Auguste Mario.
Lu réllabilitation de Bill Howard, par Pierre Olasso
L'infernale croisiére. par Michel Dnrry.
La buie de! pingouins, par M. de Moulins.
La danse du .ano, par André-Michel.
L'II. du grand serpent, pnr Maurice Lionel.
Le .• monstres au .'!: grandes oreilles, par Louis Bonzom.
L'épalJe au trésor, pal' Puul To.sel.
La lIelloeance des Blancs, pur Narcisse Romain.
Le diamant du Radjall, par Albert Bonneau.
La palll/Jère lIoire, par Maurice d'Escrignelles.
La derniére cal'/ouelle, pur J ean VOU S SllC.
Seul parmi les gorillts, par Christian Brulls.
94.
05.
96.
97.
Le tré!or du forçat, par Léo Gestelys.
Sur lu pistes 011 Wlld. par Paul Tossel.
Le! pillard! d'estancias, par L.-lI. l'elloussat.
Au cœur "e la foret, par Jacques Saint-Michel.
82.
Numéros à paraitre
~
ROMAN COMPLBT
J. FERENCZI ET FILS. ÉDITEURS
9, RUE ANTOINE-CHANTIN PARIS (14')
JI D·...
p.'
l.'e d'an vol contre rambolluamant
L'lmprllDU'JSi lIoderne, 177. route de ChAtillon. Montroule
(lllId. lA FranU)
NO 93
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Title
A name given to the resource
Le petit roman d'aventures
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A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
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Title
A name given to the resource
Seul parmi les gorilles
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Simenon, Georges (1903-1989)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
J. Ferenczi et fils
(Paris)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1937
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
32 p.
15 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Le petit roman d'aventures ; 93
Language
A language of the resource
fre
Type
The nature or genre of the resource
text
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque de l'université Clermont Auvergne
Rights
Information about rights held in and over the resource
Domaine public
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BUCA_Bastaire_Roman_Aventures_C95440
Relation
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