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�Un cadeau
qui dure toute
' ...
l, annee
Abonner un garçon à
mP mll l li E III I RIIIIIRV lf
une fille à
II ~
1IIIIIe
l l lir l llir Il
C'est le plus beau cadeau
que vous puissiez lui faire.
Chaque semaine, il recevra
son journal à son nom ...
De la joie pour un a n
et pour moins cher que le
plus humble jouet !
+
ÉDITIONS POUR LA JEUNESSE
l, rue Gazan, PARIS-140
�J ehan de SÉNE V AL
L~AMOUR
QUI MEURT
,
1
COLLECTION STELLA
tditionl du .. Petit Écho de la Mode Il
J, Rue Guan, Pari. (Xive)
��L'Amour
CjUl
Meurt
l
C'était un vieux manoir, enfoui dans une combe.
Un épais manteau de lierre habillait ses murs lézardés, et les tuiles brunes de son toit vénérable
étaient toutes parsemées de mousse.
ne rampe en f r forg-é, rongée par la rouiIle,
prêtait son appui aux marche branlantes aboutissant au perron d vant lequel les grandes fenêtres
riail·nl de toutes leurs ouvertures au soleil levant.
T ut autour, les grands boi l'ense rrai ent comme
un écrin de verdure. Un petit rui sseau jasait non
loin de là, prenant des airs de min.uscule torrent
ntre deux rives Aeuries.
Il courait, affairé, dans h verdure, pressé d'aller
se perdre dans j'étang qui reflétait un coin du ciel
dans son miroir limpide. Des h rh s ress mblant à
de grandes chevelures, des feuilles cl nénuphars sc
balançai nt mollement sur sa calme surface.
n vieux pont de bois surmontant une petite
�4
L'AMOUR QUI MEURT
écluse enjambait le ruisseau à son extrémité et les
arbres l'encadrai ent sur trois côtés.
En suivant le sentier qui contournait ses rives,
l'on entrait dans un court taillis, et tout à coup, un
second étang apparaissait, plus vaste, plus sauvage,
dans ce décor de collines boisées qui montaient à
l'assaut du plateau.
Aucun bruit humain dans cef!" solitude. Seules
les grenouilles, cachées dans les hautes herbes, psalmodiaient leur chant du ~oir.
Le soleil cOllchan t
moirait d'or la nappe liquide, troublée de temps à
autre par le saut d'une grosse carpe qui ridait sa
surface.
Adossée au tronc d'un hêtre, une jeune fille était
assise. Elle regardait pensivement le paysage tranquille, ayant laissé glisser à terre le livre qu'elle
avait apporté. Un charme discret émanait de to ute
sa personne. Son visage, d'un ovale très pur, reflétait la bonté, mais l'énergie sc lisait en même t mps
dans le dessin très ferme de la bouche, dans le
regard profond des yeux bruns dont les paupières
à demi baissées voilaient en cc moment l'éclat. Elle
n'était plus toute jeune; ses ving t-cinq ans se devinaient sans peine, ct sa gravité lui donnait j'apparence d'être plus âgée.
Elle avait quitté le manoir pour sc recueillir dan
cc coin sauvag , qu'Ile affectionnait particulièrement, afin d'envisager l'événement qui allait bouIc\'cr Cl' sa vic.
Etait-il possible que sa sœur hérie, cette petite
hantai qu'elle avait élevée avec tant d cœu!' t
de déyou 'ment, plÎt s'éloigner p ndant si longtemps?
EH avait remplacé près cl'clle leu!' m \re, morte
bien jeune, quand l'en fant n'avait que sept ans!
Quelle tristesse pour la jellne fille d'être privée de
la chèr présence qui était l'âme et la joie du vieux
logis 1
Rêveuse, Geneviève Colombi r revivait en pensée le années écoulécs : c Ue mort subite cIe sa
mère à Epinal, le désespoir de son père, un ins-
�L'AMOUR QUI MEURT
pecteur des Eaux et Forêts qui l'aimait passionnément et avait eu tant de peine depuis à se rattacher
à la vie!
.
Cette épreuve avait mûri l'âme sérieuse de Gen eviève et, bien jeune encore (à peine quatorze
ans !), elle avait pris résolument la place vide de la
maîtresse de maison au foyer désolé du veuf.
Chantal était sa fille, plus encore que sa sœu r.
Elle l'avait entou rée de tant de soins, de toute sa
tendresse nuancée àe pitié pour le malheur qui la
frappait et, délaissant ses études, si aimées pourtant, elle s'était appliquée, de toute son âme vibrante et passionnée, à accomplir aussi parfaitement que possible la nouvelle tâche qui s'imposail4
Les années avaient passé. M. Colombier avait
pris sa retraite, voulant se retirer dans ce vieux
manoir isolé au milieu des bois, qu'il affectionnait
particulièrement, dans ce coin pittoresque de la
Haute-Marne.
Là seulement, lui semblait-il, les souvenir!> du
cher passé sera ient ' moins douloureux, car sa
femme n'avait pas connu celte propriété de famille.
Durement éprouvé par la crise, il pourrait surveiller l'exploitation de sa ferme, peu éloignée de
son habitation. Un contrôle semblait nécessaire
vis-à-vis du métayer qui la gérait médiocrement.
Geneviève s'était accoutumée, sans trop de regrets, à cette vie nouvelle et solitai re. E1le s'était
éprise de cette nature sauvage, d'une austérité
pleine de charmes pour son âme rêveuse.
La direction de la maison, l'éducation, les études
de Chantal absorbaient sa vie. Fui l'enfant avait
été mise en pension trois années pour préparer son
baccalauréat. Première et douloureuse séparat ion
pour la sœur aînée. Mais depuis une année entière,
elle jouissait de sa présence.
Elle avait espéré que Chantal resterait désonnals
au foyer paternel, ct, brusquement, M. Colombier
décidait que la cadette devait sc faire une situa·
tian . Les temp_ étaient trop durs, leur fortune tel·
�\
6
L'AMOUR QUI MEURT
lement diminuée 1 Non, il n'était pas possible pour
une jeune fille bien douée de rester inactive ... ChantaI avait de la facilité pour les langues étrangères;
elle prendrait sa licence d'anglais. Atterrée, Geneviève considérait cette décision comme une douloureuse épreuve. EJ1e savait que les volontés de
son père étaient irrévocables et regardait Chantal,
espérant presque un sursaut de révolte, une réaction chez sa cadette. Et la jeune fille avait
approuvé, avec un plaisir qu'eHe ne chercha même
pas à dissimuler.
Geneviève était vaincue. C'est vrai, elle n'avait
jamais songé que cette vie solitaire était triste
pour sa jeune sœur. Elle s'efforçait cependant à
l'intéresser de mille manières, cultivant ses instincts artistiques, son amour de la lecture, pour
éloigner d'elle j'inexorable nnui.
Mais cet ennui s'était glissé à son insu dans
l'âme de la fillette, et l'attrait d'une vie nouvelle
éveillait dans son être tendu par la curiosité des
désirs qui lui faisaient envisager avec joie cette
absence.
Geneviève possédait une naturc scrupuleuse.
Avait-elle le droit de murer la vie cl Chantal dans
un cercle étroit, sans avenir?
Elle tremblait de la voir, si jeune encore, sans
soutien dans un pays étranger. Mais M. Colombi r,
auquel elle faisait part d ses craint s, avait étayé
sa résolution sur de olides arguments. Il connaissait J'établissem nt où hantaI serait envoyée; il
e pérait qu'on l'y prendrait au pair et qu'elle donnerait en échange des h:çons de français. L'été, on
lui trouverait une famille anglaise pour passer les
vacances, afin d'éviter les voyages trop cOûteux.
Geneviève avait espéré, contre toute espérance,
que ces projets rencontreraient des obstacles ... Et
ce matin même, tout était fini. Chantal était acc ptée pour deux ans comme professeur de français
dans cette pension et elle partirait dans huit jours.
La grande sœur, bouleversée, était venue se réfu-
�L'AMOUR QUI MEURT
7
gier près de l'étang sauvage, seul témoin de sa
peine profonde ...
Le ciel se teintait de nuances mauves et roses,
alternant avec un bleu pâle de lavande. Un vol de
canr
, d~
sauvages passa lourdement sur la tête de
la jeune fille et alla s'abattre dans l'eau tranquille,
ridant la surface de larges cercles concentriques
qui venaient mourir sur la berge. Les roseaux s'agitaient, effleurés par le vent âpre soufflant du plateau. En face de Geneviève, le feuillage clair des
saules frissonnait; la lumière mourait lentement
dans le jour déclinant.
Elle ramassa son livre dans l'he rbe et se leva
pour regagner la maison. Elle marchait en suivant
lé bord de l'étang dont les eaux changeantes .
s'assombrissaient aux approches du crépuscule. Un
nuage noir s'avançait à l'horizon. JI semblait à la
jeune fille qu'il envahissait son âme tandis qu'il
s'étendait sur l'azur du ciel. ElIe pres~a
le pas,
franchit le vieux pont et gagna le second étang,
près du manoir.
Comme elle aprochi~
de celui-ci, ell e entendit
un joyeux éclat de rire qui résonna dans la vallée
solitaire. Puis la porte s'ouvrit et Chantal s'avança
au-devant de sa sœur en s'écriant gaiement:
- Jete croyais pel' lue au fond des bois et
j'allais partir avec Perdreau pour te chercher, Geneviève 1 Il Y a plus de deux heures que tu as
quitté la maison!
Ell e se détachait, toute blanche, sur le fond de
verdure qui 'ent.oura it. le manoir. Ses yeux clairs,
d'une nuance indéfinissable, pétillaient t disaient
la joie de vivre. Sa bouch , petite, laissait entrevoir des d nts d'une blancheur éclatante et ses
cheveux mousseux, d'un blond ard nt, formaient
une auréol autour de sa tête el accrochaient les
derniers reflets de lumi ère du jour déclinant.
Gen viève la ontemplait, admi rant ce charme,
cette grâce irulée qui se dégageait de toute sa personne.
�8
L'AMOUR QUI MEURT
Lorsqu'elle reviendrait, ce serait le plein épanouissement de cette beauté qui n'avait pas encore
atteint sa plénitude. Et la sœur aînée craignait que
l'absence nc lui fît perdre cette simplicité qui la
rendait si séduisante.
Elle murmura lentement:
- J'étais près de l'étang; j'aime tant: ces soirs
de printemps!
Un rire léger fusa sur les lèvres de Chantal :
- Poète! dit-elle seulement avec un haussement
d'épaules.
Elle prit le bras de sa sœur et toutes deux montèrent les marches du perron.
La différence s'accentuait en les voyant l'une à
côté de l'autre. Le profil de vierge de l'aînée, encadré de bandeaux noirs à peine ondulés, ses y ux
profonds, d'une grâce pensive, la sveltesse de sa
longue taille, formaient un contraste piquant avec
la vivacité joyeuse d la cadette, plus petite et
plus forte.
Elles traversèrent ensemble le vestibule dallé de
marbre noir ct blanc et entrèrent dans la grande
salle à manger, aux somhres boiseries. Dans la
haute cheminée gothique flambait un feu de hêtre,
car les soirées étaient encor fraîches. Un panneau tendu d'une b Ile tapisserie d'Aubusson lui
faisait fac ct, devant elle, un coffre, pure Renaisance, était orné d'une reproduction de Michc1Ang . Le couvert 'tait mis su r la table de chêne.
Geneviève le regarda tristement. Dans quelques
jours, la place de hantaI se rai t viel ; il n'y aurait
plus qu' deux couverts, et combien la chèt prûsen cc, la gai té du "jeux logis, allait manquer ! ...
Mais Chantal, qui apercevait l'air assombri d sa
sœur, s' \cria soudain, aVec un p li d'impatience:
- Ne prends pa s cel air lugubre, j e l'en prie!
L' n dirait que tu assistes à mon nterrement l 'ru
devrais plutôt te réjouir de me voir partir, quitter
ce pays sauvag pour aller dans le monde, le vast
monde !... Voir autre chos que ces bois, ces étangs
�L'AMOUR QUI MEURT
9
connaître un peu la vie, c'est une chance, ce n'est
pas un malheur 1. .. Il faut ttr de son temps, ma
pauvre Geneviève! Tu n'en auras que plus de plaisir à me retrouver!
L'arrivée de M. Colombier dispensa Geneviève
de répondre.
- Vite à table, déclara-t-il. Je meurs de faim!
J'ai prévenu Nicolette afin qu'elle serve tout de
suite.
oloré, de forte stature, il respirait la forte malgré son âge assez avancé. Ses enfants le craignaient plus qu'ils ne l'aimaient, car son caractère
assez emporté et volontaire leur inspirait une sorte
de frayeur qui 'loignait toute intimité entre eux.
- J'ai dû aller secouer mon métayer, dit-il, tout
en mangeant rapidement le potage fumant, la soupe
au lard du pays, que la servante venait d'apporter
sur la table. Quel animal 1 Il faut être sur son dos
pour qu'il exploite convenablement la ferme, et si
je ne le surveillais pas, combien de choses seraient
en souffrance 1... Un paresseux, un ~ol1rnis!
Je
n'aime pas son air en dessous. Et la femme ne vaut
pas mieux que lui ... Mais je suis obligé de m'en
contenter; c'est si difficile à remplacer aujourd'hui ... Encore en admettant que j'arrive à m'cn
débarrasser 1
- li nc me plaît pas non plus, répondit Geneviève. C'est dommage-que le vieux Didier ait dû
quitter l'exploitation.
- Oh! c lui-là, c'était un fermier d'autrefois,
le travailleur tout dévoué à ses maîtres j mais cc
Félix est loin de le valoir 1
La porte 'ouvrit et Nicolette parut:
- C'est le petit Claude de Perrogney qui vient
dire que sa mère est plus malade, cxpliqua-t-elle.
Il paraît qu'elle étouffe et demande CJue Milo Geneviève aille lui mettre des ventou s.
- J'y vais, répondit simplement la jeune fille.
- Tu n'y penses pas, Gen 'vièvc, riposta nerveusement son père. La nuit tomb , il y a deux
�10
L'AMOUR QUI MEURT.
kilomètres jusqu'à Perrogney, ce n'est pas prudent.
- Père, je n'ai plus dix-huit ans. Vous oubliez
que j'ai coiffé sainte Catherine l'automne dernier,
et d'ailleurs, je serai vite de retour 1 Si cette pauvre
femme peut éviter une pneumonie, j'en serai trop •
heureuse!
Chantal éclata de rire:
- Voilà bien Geneviève! dit-elle d'un ton moqueur. Elle se crée toujours des devoirs imaginaires 1 Cela t'amuse de courir la nuit dans ces
sentiers solitaires?
Le regard de l'aînée s'embua de mélancolie.
Avait-eUe trop gâté sa jeune sœur pour qu'elle ne
comprît pas ce simple geste de charité?
Sans répondre, elle sortit de la pièce, mit une
("ape su r ses épaules et alla rejoindre l' enfant qui
attendait dans le corridor.
Celui-ci eut un mouvement de joie en la voyant:
- Quel bonheur de vous ramener! murmurat-il avec ferveur. Maman vous espère tellement!
l.We a bien mal ct je suis tout seuil...
- Oui, mon petit, tu as eu raison de venir me
chercher; dépêchons-nous, répondi t la jeune fille.
J]s sortirent tous deux. C'était une nuit de printemps, calme et se reine. Un rayon lacté de lune se
jouait dans l'étang et l'on n'entendait q1\e le chant
du rossig-nol dont la voix magi i nll.e emplissait Ja
paisible vallée. La brise du soir apportait les parfums des sous-bois endormis et les étoiles s'allumaient d:tns le ciel.
Geneviève marchait rapidement dans le senti r,
tenant Je petit Claude par la main. Elle rassurait
l'enfant inqui et et au fond ci son cœur une tristesse <Iemeu rait, car IIc cntendait encore résonner
à ses oreilles 1 éclat de ri r moqueur de hantaI.
Si son influence n'avait pas été ass z pui sant
pour façonner l'âm e de sa jeune sœur, quels dangers affrontera-t-elle dans l'inconnu où elle se ra
demain? sc demandait Geneviève.
Le sentier alxupt escaladait le plateau; quelques
�L'AMOUR QUI MEURT
II
pierres roulaient sous les pas de la jeune fille et
de son compagnon; parfois une bête effarouchée
remuait dans le taillis. Claude, peureux, se serrait
alors contre M"e Colombier qui calmait ses
craintes.
Ils arrivèrent au sommet, sur la friche nue' où le
vent âpre soufflait. 'Le village était proche; l'on
ap rcevait maintenant les lumières des maisons,
trouant l'obscurité qui se faisait plus profonde.
Le pays était tranquille; l~s
habitants étaient
rentrés. Deux femmes chuchotaient sur le pas de
leur porte. Malgré l'obscurité, elles reconnurent la
silhouette de Geneviève.
- C'est la demoiselle du Creux d'AlIjoll, dit
l'un d'clIcs à sa voisine. Bien sûr que la Margot
est plus malade ct qu'elle vient la soigner.
- Oui. En voilà une qu'est pas fière ct gentille
aveC le pauvre monde!
- La sœur est plus jolie, mais c'est pas la même
chose!
- C'est jeunet; plus tard, peut-être ...
L'interlocutrice hocha la tête d'un air de doute.
Geneviève entrait dan la maison. En l'apercevant, la malade eut une exclamation de joie:
- Je savais bien que vous viendriez! dit-elle.
Vous êtes si honne!
Rapid 'ment, la jeune fille préparait les v ntouses, faisait la piqûre de sparto-camphre ordonnée par 1 docteur, rassurait la pauvre veuv ,
s ul av c son petit garçon. Lorsqu'elle la sentit
mi LlX, elle sortit.
La nuit s faisait plu profonde, mais Geneviève
n' tait pas peureuse. Elle sc guidait à l'aide de sa
lamp' électrique, jouissant de cc calme champêtre
dont sa nature rêveuse appréciait le charme
puissant.
'omme cil redc cendait le sentier, ell perçut
un 1 ger bruit dans le taillis. Tournant la tête, eHe
ntr 'vit un form humain courbée sur le sol. En
l'entendant, l'homme se redressa. Il sembla à Gene-
�12
L'AMOUR QUI MEURT
viève reconnaître la massive carrure de leur métayer. Très vite, d'ailleurs, car la s11houette s'en ...
fonça dans l'ombre des futaies.
«Que fait-il à cette heure dans le bois? se de ...
manda la jeune fille. Braconnerait-il? Il ne manquerait que cela à sa collection de défauts 1 Mon
père a raison de se méfier de lui. Mais je n'ai pas
assez de certitude pour le prévenir ... »
Perplexe, elle rentra au manoir olt M. Colombier
l'attendait. Un pli de mécontentement barrait son
front et il eut un geste irrité en la voyant.
- C'est absurde de rentrer à celte heure tardive, dit-il. J'aurais dû m'opposer à te laisser sortir, Geneviève. Ce n'est même pas prudent, dans ce
pays isolé. N'as-tu rencontré personne?
Geneviève hésita. Sa franchise l'emporta, malgré ses scrupules.
- Il m'a semblé apercevoir Félix dans le taillis,
dit-elle. Il était courbé et me tournait le dos. Je ne
suis pas sûre que c'était lui.
M. Colombier eut un g ste de surprise.
- Que diantre pouvait-il faire à cetle heure dans
le hois? s'exclama-t-il. Décidément, cet individu a
des allures louches; il devait tendre des oUets, je
le surveillerai.
T! verrouilla la porte d'entrée et monta l'escalier
3. la su ite de Geneviève qui entra dans sa chambre.
La porte contiguë à celle de sa sœur était ouverte. Elle enteliùait la respiration calme et régulière de la jeun e fille endormie. Voilant avec sa
main l'éclat de la lampe, elle la contempla un instant. Un léger ourire errait sur les lèvres de la
fillette, et ses longs cils abaissés sur la peau mate
la rendaient encore plus jolie.
ne appréhension serrait le cœur ù la grand
sœur. En sou pirant, Il referma doucement la
porte et se jeta à genoux, tandis que des larmes
perlaient à ses yeux au souvenir de leur proche
séparation.
�L'AMOUR QUI MEURT
13
II
Six mois se sont écoulés. Les rares lettres de
Chantal sont attendues impatiemment par Geneviève. La jeune fille semble gaie et pleine d'entrain;
elle s'est adaptée avec une grande facilité à sa
nouvelle vie; tout lui plaît, tout l' enchante.
Elle a passé les vacances chez les Simpton, une
famille très -mondaine, où elle a eu beaucoup de
succès. Elle a assisté à de nombreuses réunions;
les noms de Fred, d'Edward, les fils de 1'1'1 r. Simpton, reviennen t plus fréquemment so us sa plume
que ceux de leu rs soeurs. Au mois d'octobre, M. Colombi r reçoit une demande de MI' . Simpton pour
garder Chantal. Celle-ci suppli e son père d'y consentir et affirme que sa préparation à sa licence y
gagnera. Les fil s de Mr. Simpton l'aideront, elle
aura même plus de tcmp pour travailler qu'à la
,pension. Geneviève s'inquièt,; son pèrc hésite. La
grande sœur craint l' entraÎnem nt de cette existcnce mondaine pour Chantal; elle sent qu'Ile vit
dans une atmosphère de friv lité qui l'alarme. hacune de ses leUr e lui cause une déception. Elle
voudrait y trouvcr des marques d'affection, CJuelques regrets cie leur vie familiale, et con,tate que
Chantal, très entourée, flattée, ne souffre nl1llement
de 1 ur séparatio n.
Devant l'hésitation de son père, les prï r s de la
jeune fille se font plus pre santeS. Elle a même
quelque phrases amères p ur Gcneviève, CJu'clle
SOupçonn c d'entraver scs désirs.
M. Col mbi r, qui a toujours cu I1n faible pour
sa fille cadett , finit par céder. Chantal passe ra
�14
L'AMOUR QUI MEURT
{;ette année dans la famille Simpton. Geneviève
accepte la décision de son père en cachant son
appréhension, se sentant incomprise.
Plus 'que jamais, elle se donne à tous ceux qui
ont besoin d'elle et va fréquemment au village, où
cIle est fort aimée. C'est maintenant l'automne
mélancolique qui s'harmonise avec la grisaille cie ses
pensées, JI accroche ses opulentes draperies sur les
pentes ,feuillues. Une fraîcheur monte de la vallée;
le matin, les sentiers sont envahis de brumes; de
lourds nuages plombent le ciel et donnent une
teinte livide à l'eau des étangs endormis. Parfois
le vent se fait plus âpre, et Geneviève aime sa caresse rude qui dilate les poumons,
M. Colombier est souvent absent de la maison; il
surveille activement l'exploitation de sa ferme. Depuis le départ de Chantal, son caractère est plus
sombre; la gaieté de la jeune fille n'anime plu le
vieux manoir ct son absence laisse une impression
de tristesse que le temps ne peut alténuer.
L'hiver arrive avec son ciel tourmenté; 1 s
arbres prennent leur habit de bure et les grandes
orgues déchaînées du vent font un abbat de tempête.
Pour Genevi ve, la forêt chante; elle l'aime
l'hiver comme l'été; elle savoure les nuances de
bruits ct les nuances de lumières. Après la val. e du
print mps, la pavane <le l'été et la polka de l'automne, ell> va écouter l'agreste symphonie qui
s'achève sur une finale de cymbales, de plaintes et
de gémissements.
« Poète », en effet, ainsi que Chantal le disait
en rai llant. Ses impression profonde ont besoin
d'expansion; elle les traduit en vers charmants
qu'Ile enferme comme un joyau dans son petit
secrétaire en bois de rose. Il s ont toute la fraîcheur
de SOI1 âme limpide.
Cependant, une impression de triste se l'envahit
toul depuis le départ cl sa sœur. Sa vie est encerclée dans le manoir tranqui ll e. Ne se mariera-t-eIle
�L'AMOUR QUI MEURT
15
pas? Elle sent en elle des aspirations d'épouse, de
mère, mais elle connaît si peu de monde! Son
père a rompu avec ses relations; de temps à autre,
elle l'accompagne à Langres, la ville voisine, pour
quelques emplettes indispensables ... Elle n'a pas de
tortune, et la lutte pour la vie est dure.
Les jeunes gens sont excusables d'hésiter à fon{jer un foyer lorsqu'ils n'ont pas de garanties suf'fisantes pour le faire subsister ...
Geneviève réfléchit à tous ces obstacles. Il ne
taut pas entretenir de dangereuses illusions; son
père a eu raison de faire voyager Chantal, mais
elle-même est sans doute destinée à rester vieille fille.
Un après-midi d'avril, en escaladant le sentier
fleuri d'aubépines qui conduit à Perrogney, elle fut
surprise de croiser un jeune homme q.ui s'avança
vers elle. Grand, mince, élégant, il l'aborda avec
aisance.
- Pardon, Madame, dit-il, suis-je bien sur le
chemin qui conduit au manoir du Creux d'Aujon?
Geneviève eut un mouvement de surpris. Les
visites étaient si rares dans ce pays isolé! Et quel
était cet inconnu?
Avec une certaine réserve, elle répondit affirmativement.
e manoir appartient bien à M. Colombier?
reprit le jeune homme.
Il est effectivement à mon père, dit-elle.
- Comment! Vous êtes M"· Colombier?
M'" Geneviève, sans doute ? ..
De plus en plus intriguée, Genevièv examinait
le jeune homme qui se tenait devant lie, le hapeau à la main.
Son front haut et bombé était ncadré de cheveux hfllains très fins, frisant légèrement. Le regard, franc et loyal, lui plaisait. Une distinction de
manières émanait de toute sa personne. Mais comment pouvait-il savoir son nom?
Elle hésitait avant de répondre. Il remarqua sa
réserve et se mit à rire.
�16
L'AMOUR Q l MEURT
- Cela vous surprend, dit-il, que je sache votre
nom? Mes parents ont 'té très liés avec les vôtres,
au début de leur mariage. Je viens d'être nommé à
Langres, comme garde général des Eaux et Forêts,
et ma mère serait heureuse de me voir nouer des
relations avec M. Colombier. EIIe aimerait avoir
de ses nouvelles. J'ai laissé ma moto à Perrogney
et votre rencontre est providentieIIe, car je craignais de m'être embarqué sur une faus e route.
Plus cordiale, Geneviève lui tendit la main et
lui proposa de retourner avec lui au manoir. Perplexe, elle se demandait comment son père accueillerait le jeune homme. Il n'aimait pas les visites et
n'avait pas d'amis.
Aussi, un peu préoccupée, écoutait-elle, distraite,
les remarques admiratives de son compagnon ur le
paysage pittoresque où ils se trouvaient. EIIe redoutait le mécontentement de M. Colombier à la vu
de l'étranger.
Comme il arrivaient à la maison son p ~re
descendait les mar hes du perron. Il fut surpris de voir
revenir Geneviève avec un jeune homme. Celui-ci,
s'avançant vers lui, se nomma:
- Permettez-moi de me pr 'scntcr, Mon ieu!",
dit-il, je suis René Dartigucs, gard - général des
Eaux et Forêts, ct vien ' d,A lre nommé il Langres.
A ce nom, évocateur d'un 1 intain et ch -r pas é,
une émotion profonde boulev rsa 1- .visage impassible de M. Colombier.
Dartigues 1. .. Les images surgissaient dans sa mémoire. Nétait-ce pas Besançon, l'épanouissement de
son bonheur avec la femme aimée, les années vécucs dans la plénitude de son rêve?
Dartigues et Colombier 1 Combien leurs nom s,
leurs vie, avaient été associées au début de 1 ur
mariage 1 Lui, gârd général, amenant sa jeun
épouse dans cette gracieus ville de Franche-Comté,
ct elle, la b Ile Mm. Dartigues, fcmm d'un sou lieutenant, sc liant avec Thérèse Colombier.
Que de soirées passées dans une charmanle inti-
�L'AMOUR QUI MEURT
1'1
mité 1· Que de pique-niques du ditnanch dans I~s
bois environnants, ces belles forêts du Doubs embaumant la résine et le sapin 1 Qu'ils étnient jeune'
t gai , alors! La naissance de René, cdk de GelH:yiève un an plus tard, M. Colombier reviyai:
lous les chers souvenirs qui se le\'ai cnt en foule
deyant le nom aimé.
René, un peu troublé de son silence, attendait.
- Soyez le bienvenu, mon cher enfant, dit enfin
SOIl hÔle en lui tendant cordialement la main. Je
suis content que vous soyez dans 110S environ
Donnez-moi des nouvelles de votre mère.
- Depuis la mort de mon père, il y a deu,' ans,
elle habite Chambéry; le berceau de sa famille, ou
nous avons une maison. Notre belle Savoie a toujours eu ses préférences. Elle y a conservé des
amis ct s'y trouve moins isolée qu'ailleurs. Je vais
la voir aussi souvent Que cela m'est possible; elle
s ra heureuse d' ntendr parler de vou .
Sa voix chaude et profonde avait les mêmes intonations que celle dont jl évoquait le SOllV ·nir. Le
yeux C:lressants se posaient sur M. Colombier avec
une Iluance de respect et d'admiration. Geneviève
l'observait n silence. Ell connaissait peu ùe jeunes
gens dans sa vie retirée, mais combien lui semblaÏlil différent des autres! JI n'avait rien de bannI,
eelui-1à, et lie lui était reconnaissante d ' l'heureuse
transformation opérée par a présenc sur M. 0lombier. et intérêt qu'il IIi témoignait ' l sortait
de son habituelle apathi . Il s'animait en lui parlant. La profession 111111C du j une h001111 révél ait
une imilitude de goûts, cl s points cl conta t 'nlre
leurs dcux àmes; ils se s ntaient déjà de vieu .'
amis.
neviève avait fait apport r 1 thé. Pendant
qu'cil le servait, R né ln suivait de y ux aYt:c
sympathie. Ce calme, cette di tinctiol1 inné qui
caractérisait tous sc~
mouvements 1 uhj uguaient.
Tr gai, il rép ndait av c very
M. olombi r,
heureux cl sc scntir des amis dans ce nouveau pays
�'18
L'AMOUR QUI MEURT
où il arrivait en inconnu. Il racontait ses impressions, son enthousiasme pour la vieille ville séculaire, qui allie un curieux mélange de passé et de
vie moderne, mais qui défend jalousement ses tra(litions et ses prérogatives.
- J'aim e déjà l'air vif de la montagne la-ngroise, dit-il; ses coins déserts, ses landes qui
sentent le thym et le romarin, et votre Creux d'Aujon me semble singulièrement captivant!
- Lorsque nous aurons achevé de goûter, nous
vous montrerons les étangs, répondit M. Colombier. Je crois qu'ils vous plairont. Souvent, je passe
des journées entières à pêcher et ne me lasse pas
du décor de bois qui les entoure.
En effet, René Dartigues fut complètement conquis par le charme pittoresque de cet endroit sauvage. Il le dit à M. Colombier et à Geneyiève en
termes enthousiastes qui les flattèrent.
C'était l'heure du crépuscule. Un air léger ridait
la surface de l' eau et balançait mollement les
grandes feuilles de nénuphars étend ues sur l'étang.
La jeune fille les regardait pensivement:
- Quand ces fleurs de nymphéa seront écloses,
dit-elle, j'aimerais en emporter à la maison, elles
~ont
tellement décoratives 1 Malheureusement, c'est
impossible. 11 est difficile de les ueillir, elles sc dérobent. toujours; Il es ressemblent aux désirs et
sont insaisissables comme eux 1
~1.
olombier s'était éloigné pom r lever des
nasses tendues près de la rive. René Dartigues
s'approcha de Geneviève ct répondit:
- Tous les désirs ne sont. pas irréalisables, heureusement 1
glle S' taisait, remuée par le regard caressant ql1i
se fondait dans le sien, par la voix chaude aux intonations profondes. Troublée, elle détourna le. yeux.
Au loin, dans les bois, 1· coucou lançait s s
appels morjl1el1rs. L'on ent ndait 1· son argentin
des c1ochl!lt.cs agitées par les troupeaux qui paissaient derrière la ferme.
�L'AMOUR QUI MEURT
M. Colombier revenait, tenant une nasse qui contenait quelques poissons.
- Il est temps de remonter à Perrogney, dit
René, car je voudrais rentrer à Langres avant la nuit.
Silencieusement, Geneviève le suivit jusqu'au
sentier qui menait au village. D'une oreille distraite, elle écoutait sa conversation avec son père.
Ils sc séparèrent au détour du chemin. M. Colombier insi ta pour que le jeune homme renouvelât
fréquemmant sa visite. Tandis qu'il serrait la main
de Geneviève, elle rencontra de nouveau la flamm e
caressante de son regard et tressailli.t. El1e se
croyait moins impressionnable. Allait-elle s'ép.-endre
d'un inconnu entrevu CJuelques heures? Elle, la
sage, la raisonnable Geneviève, s'emballerait-elle
comme une jeune fille de dix-huit ans?
Elle redescendit le sentier avec son père qui faisait l'éloge de René Dartigues. ElJe avait hâte
d'êl re seule pour pouvoir analyser ses impressiom
dans le calme et, peut-être, sans oser se l'avouer,
revivre les heures qui venaient de s'écouler.
Car il lui semblait que cette journée marquait le
début d'une ère nouvell , cl tandis que le crépuscule noyait d'ombre la vallée, clle sentait grandir
dans son âme enfiévrée l'aurore lumineuse el douce
d'un amour naissant qui transformerait sa vie.
III
A sise près de la fenêtre de son appartement donnant sur la rue de Boigne, 1"'· Dartigues réfléchissait. En t nait à la main Wle lettre de son fils,
,( ses yeux expressifs fixaient un portrait de René
placé sur un guéridon en face d'clic
�L'AMOU R Q U I MEURT
L'on comprenait, en la voya nt, qu'elle eùt été
appelée « la belle Mme D artigues ». E ll e gardait encore, malgré la cinqua'11tai n e quelque peu dépassée,
une finesse de t raits r emarquable dans une physionom ie intell igente et calme. E ll e avait légué à son
fi ls cette distinction, Ge ch ar me qui se dégageait de
to ute sa pe rsonne, mais il n'ava it malheureusement
pas hérité de la maît r ise de soi, de la pe rsévérance
dans les sentiments qui ca ractérisaient sa mère. n
peu versatile, le tempérament malléable de René subissait le contre-coup <le tou les événements et il
suivait ses impressions au gré de sa fantaisie et de
son caprice.
Mm. Dartigues connaissait à fond cette nature
charmante et faible; eHe en redo utait les réaction
inattendues ct avait souvent craint qu'il ne s'aban<lonnât sans résistance à toutes le passions qui ne
pouvaicnt manquer de soll icite r son cœur a rdent et
sensible.
La lettre qu'ell e venait cie recevoir lui révélait
l'attrait de René pour Geneviève Colombier. Il parlait avec enthOl1sia me de la jeune fill e et vantait à
sa mère la bonté, l'esprit séri ux ct réfléchi, le dévouem en t à toute épreuve de en viève, ses qua lités cle maîtresse de maison, Il paraissait avoir un
vif plaisir à fréquent r le manoir du Creux d'Aujon
ct appréciait la bienveillance particulière que
M. ColomlJll:r lui témoignait à chacune de ses visites.
Mm. Dartigues approuvait c 'lie sympathie de on
fils uniquc pour Geneviève. Si cI l ' avait vraim ent
le caractère sérieux qu'il lui attribuait, la mèrc souhait.it que cc sentIment se développi'tt, car He sentait que la nature de R né avail hesoin d'être out('nu~
d dirigée pour donner toule sa m sure. Il lui
faudrait U~le
femme éncrgique; lin lempérament frivole se rait un danger pour la faiblesse du jeune
homm.
Mais était-elle vraiment ce qu'i l la dépeignait?
N s abu 'ait-il pas? La mère avait tant d'inquiétudes pour l'avenir de son fi ls !
�L'AMOUR QUI MEURT
21
Combien de fois avait-elle prié Dieu de mettre
sur sa route la compagne sérieuse et forte qui serait un soutien, ... un appui pour cette nature'un peu
indolente et cependant si passionnée 1
Sa rencontre avec Geneviève, la fille de sa meilleure amie d'autrefois, n'était-elle pas la réponse
de la Providence?
Certes, la sympathie naissante que René ressentait pour M"e Colombier 'Il'avait pas encore pris
l'intensité de l'amour ... Il n'analysait pas ses impressions, sa mère en avait l'intuition ... Mais son
enthousiaste admiration se muerait peut-être en un
sentiment plus profond et il était possible que, dans
un avenir rapproché, le jeune homme songeât à en
fair e la compagne de sa vic.
«Comment savoi r si elle est vraiment digne de
lui? songeait Mm. Dartigues. Si cet attrait de René
pour clIc se développe, il faudra que j'aille à Langres, que je fasse sa connaissance dans le cadre de
sa vic habitu lle, car je serai bon juge ... Et s'i l
s'abuse, mon influence pourra encore le détourner
de contracter un mariage qui ne lui conviendrait
pas. »
A cette même heure, pendant que sa mère devisait ainsi, René Dar Ligues dévalait rapidement le
petit sentier conduisant de Perrogn y au VleUX
manoir.
La journée avait été chaude. L'arome des fleurs
s' xhalait en parfums pénétrants qui lui causaient
Ulle sorte de griserie. JI s'exaltait à la pensée de
r trouver Geneviève dans quelques instants. Ces
h ures passées avec elle, dans la soli tude des boi ,
utaicntles meilleures cie sa vic. Tl les vivait dans une
sorte de béatilude admirative. Il lui semblait alors
que sa puissance d'aimer "panouissait et qu'il découvrait dans cette âme de jeune fille lout ce qu'un
être peul renf rmer cie beauté morale.
Et parce qu'il la sentail infiniment supérieure à
lui, les confidences s'arr"taient sur ses lèvres. Une
�22
L'AMOUR QUI MEURT
sorte dt:> respect le saisissait près d'elle comme au
seuil d'un temple où le mystère VOUs étreint. Un
obscur sentiment tressaiIJait au fond de son âme,
mélange de désir, d'espoir, de découragement. Lorsqu'ils se séparaient, le soir, à l'heure où la note de
l'oiseau se fait plus tendre, où la vallée alanguie
par la chaleur du jour a un charme plus suave et
plus intime, il partait avec le regret de ce qui eût pu
être - ct n'avait pas été, - des mots qu'il avait retenus sur ses lèvres et qu'il aurait tant voulu dire 1
Il sc sentait alors infiniment las t triste, avec la
sensation d'un fossé qui s'élargissait entre eux, le
fosse de son infériorité vis-à-vis cI'elle! Parlerat-il enfin? Dira-t-il les mots qui fixent à jamais un
d('~til?.
Il le souhaite ardrmment. Mais, lorsqu'il
arrive au manoir et qu'il la voit s'avancer à a rencontre, les deux mains largement tendues, un sourire cIe bienvenue aux lèvres, sa timidité, SOI1 indécision le reprennrnt, et la banalité des mots cache
son émotion profonde.
Cependant, il lui semble qu'à sa vue une flamme
de plaisir brille au fond des yeux de Geneviève.
Pour lui, elle a avancé un fauteuil d'osier sur le
vieux perron; tous cIeux regardenl l'ombre des bois
qui s'allonge dans la vallée; ils ~cout
nt murmurer
le ruisseau qui les invite aux confidences.
Ils sont seuls. M. Colombi r st allé voir cIes pâtures et n'est pas encore rentré. L'occasion serait
propice ... Reviendra-t-elle jamais?
René hésite encor . Il a peur de ne pouvoir traduire ses sentiments intim s. Il craint surtout un
refus qui briserait à jamais le beau rêve dont il vit
depuis deux mois. Il savoure la h r prés ncc à
s côtés 'l se tait. Elle a pris son ouvrage et tricOle activement.
va hi ntât rentrer, dit-clle. Nous
- Mon r ~r
vous gardons à dîner, j pensai qu vous vi.endri z.
Quand vous ser z r posé, nous irons à J'étang, si
cela vous fait plai i r.
Elle J'interroge ur ses occupations, sur ses reJa-
�L'AMOUR QUI MEURT.
23
'tions, sur sa mère qu'elle aimerait connaître. Il
<J.épeint en termes choisis sa vie de forestier qui
aime sa carrière, qui est amoureux de la nature et
des bois. Et sa voix chaude résonne au plus intime
du cœur de Geneviève.
Sa vie, à elle, n'est-elle pas transformée depuis
qu'elle le connaît 1 Sa présence est une lumière qui
irradie tout autour d'elle. Son père est moins sombre,
plus expansif, et l'avenir, fermé jusque-là, a maintenant des perspectives lointaines qui l'ébloui ssent
comme un soleil trop ardent oblige à fermer les
yeux. Elle n'ose espérer le bonheur qu'elle entrevoit
cependant. Rien n e lui fait prévoir que son aUirance est partagée; elle connaît si peu le cœur des
jeunes gens!
Mais, lorsqu'il est parti, elle écoute résonner en
elle la voix qui nuance les mots banals auxquels elle
veut trouver un sens caché ct elle vit d'espérance ...
Demain lui apportera peut-être une certitude ...
Elle l'encourage dans les difficultés qu'il lui sou'met parfois, a le mot juste pour le conseiller et
sent sa confiance s'élargir et se repos er en clle.
Cela lui est très doux. Elle devient son appui ...
Pourrait-il s'en passer désormais?
Elle lui pade beaucoup cie Chantal, vante les qualité ' de sa jeune sœur, son ntrain, sa gaieté communicative. Le moment de son retour approche, elle
passera bi entôt sa Jicen ce et Geneviève se réjouit
de la retrouver pendant quelques mois, avant qu'elle
prenne une situation. René l'interroge; il est curi eux de faire la connaissance de Ja jeune fille.
D'ailleurs, tout ce que MilO olombier aime, ne
l'aime-t-il pas lui-mêm e?
li! multiplie ses visites, eL les jours où il ne vient
pas, les heures sc traînent, lentes ct monotones,
pour Geneviève, et une sensation de langueur J'envahit le soir ...
M. Colombier vient de rentrer. Son affectueux
accueil réjouit le jeune homme. Le sourire de Ge-
�24
L'AMOUR QUI MEURT
neviève l'enveloppe d'une atmosphère de cordiale
hospitalité. Ils insistent pour le garder à dîner. Le
couvert est mis dans la salle à manger où le soleil
couchant accroche ses rayons sur les vieux cuivres
garnissant les bahuts de chêne. Une brise légère
entre par les fenêtres ouvertes, apportant tous les
parfums de la montagne; l'on rntend le murmure
du ruisseau qui semble chuchoter des mots tendres
et mystérieux.
M. Colombier parle de son exploitation, de ses
difficultés avec son métayer, d s plantations d'arbres
qu1il projette de faire. Le dîner s'achève et Geneviève propose d'aller aux étangs avant le départ
du jeune homme.
Un dernier rayon de soleil rôde encore sur la
cime des bois. L'eau dort; le jour mourant la caresse de reflets changeants; tout est calme aux
alentours.
René et Geneviève sont pénétrés de cette grande
paix de la campagne qui imprègne l'âme d'un calme
mystérieux et la rapproche du ciel.
Ils s'avancent lentement vers la rive de l'üang,
sans ricn dire. De grands nénuphars blancs sc balancent mollement à la surface, mettant une note
claire dans l'cau assombrie. La j une fille les r"garde avec envie. René surprend ce désir.
- Je vais vous en cueillir, dit-il.
- J'ai déjà essayé bien des fois, répond Gencviève, il se dérobent toujours.
René prend un bilton dans le taillis voisin et
s'efforce de saisir les fleurs convoitées. Mais la
masse souple de la plant fuit s us la gaule. Ii
s'acharne à les poursuivre, tandis que G neviève
s'alarme de 1 voir se pencher davantage et le supplie d'y renon er. Il lui est doux de sentir qu"elJe
tremble pour lui et craint de lui voir faire un désastreux plongeon. Mais sa poursuite est vaine et
il est Obligé d'y renonc r.
- J'aurais tant voulu vous faire ce plaisir 1 dÎlil avec re ret.
�L'AMOUR QUI MEUR'!'
25
Elle le remercie d'un regard ému qui augmente
SOn émoi. Il parlerait sans dout e,... mais ils ne
sont pas sculs, et la présence de M. Colombier
arrête toute confidence.
[]s remontent le chemin et René regagne seul la
route de Pcrrogney où il retrouvera sa motocyclette. Il s'attarde dans le sentier. La nuit veloutée l'envc:loppc et berce son rêve. Des millions
d'étoiles s'allument dans le ciel d'un bleu profond;
elles semblent communier avec son âme toute vibrante et lui parlent de celle qu'il vient de quitter
et voudrait déjà retrouver.
- La vie est belle! murmure-t-il, et j'ai confiance 1 Ma mère dira pour moi ce que je n'ose lui
avouer. Je vais lui demander de venir dès qu'elle le
pourra, et je suis sûr qu'elle approuvera mon choix.
IV
Nonchalamment assise dans un compartiment ct
I\:xpress Paris-Belfort, les jambes croisées, la cigarette aux lèvres, Chantal r garde fui!' le paysage par la baie cntr'ouvcrte. Devant elle, la plaine
ct Champagne défile sous l'ardent soleil de midi.
Dans une heu rc, elle sera à Langres Cl va retrouver son père ct sa sœur qui doivent J'attendre à la
g-are après dix-huit mois d'absence.
epcndant sa physionomie exprime plus de nervosité que de plaisir en songeant à Ce retour en
l [au te-Marne. Elle sc trouvait si bien en Angleterre, chez les Simpton! Cette vic mondaine l'enchantait. D cette année passée là-bas, <.:Ile gardera
toujours un délicieux souvenir 1. .. Mais elle en rapporte aussi une profonde désillusion.
�26
•
L'AMOUR QUI MEURT
A vrai dire, elle avait cru, devant l'empressement
de Fred, qu'il avait pour elle un autre sentiment
que cette camaraderie sans façon habituelle chez
les jeunes gens anglais. Et toute sa coquetterie
s'était appliquée à conquérir le cœur du jeune
.homme.
Il avait une situation intéressante et Chantal
n'avait pas de fortune. La vie agréable et luxueuse
des Simpton lui plaisait, et qu'allait-ellc retrouver
au Creux d'Aujon? La médiocrité et l'ennui ... La
j cune fille étouffait un bâillement à cette idée .. .
Ensuite, ce serait l'inconnu, l'obligation de chercher une position lucrative, le travail sans foyer,
... Elle avait manqué l'occasion
sans avenir monda~
qui lui semblait propice et ne la retrouverait
jamais 1
Cependant, elle avait travaillé cn Angleterre.
Réellem ent douée pour les langu es, conquérir sa
licence avait été un j eu pour elle et la part du
plaisir était restée large, très large, malgré l'étude 1
Que pouvait-on lui reprocher, puisqu'elle avait
réussi son xamen dans la limite fixéc?
Peut-être, après tout,
ÎIt- il été pré férable
d'échouer, pour pouvoir l'est l'davantage là-l as?
Les Simpton avaient mani resté un regret sincère
de son départ. Ils s'étaient tellement hal itués à
l'avoir parmi CIl.' qu'elle semblait faire partie de
la famille.
C pend ant, malgré 5011 désir secret, ses avances
pl' sque provocantes, Fred n'avait pas eu un seu l
mot qui puisse lui raire espérer Qu'un jour, même
lointain , il songerait à l'épotlser.
El 1111 pli amr'r creusait la bouche cie Chantal n
celle constatation; clic s'ahsorbail clans ses profondes réflexions.
Sans entrain, elle descendit à Langres ct aperçut tout de suite son pèr ,t G nevièvc qui l'attendaient sur le quai.
Les yeux brillants de plaisir, Geneviève s'avançait au-cl vant de sa sœu r, la déchargeant de ses
,
�L'AMOUR QUI MEURT
27
menus colis et, l'embrassant tendrement, s'extasiait sur sa transformation.
- Tu es maintenant une vraie jeune fille, ma
Chantal, lui dit-elle, comme tu as embelli! Tu
étais déjà bien jolie en partant, mais, maintenant,
lU es remarquable!
EUe riait, heureuse, si heureuse de la revoir!
M. Colombier lui-même avait une flamme joyeuse
dans le regard. Il était presque gai en retrouvant
sa fille benjamine.
Dépêchons-nous, en fants, dit-il. L'auto de
louage nous attend et il fait une chaleur sur ce
quai! Notre vaUée est plus fraîche, heureusement!
Tu dois avoir une faim terrible, Chantal?
- Ne vous inquiétez pas, j'ai déj euné au wagonr taurant, répondit-elle, mais je uis lasse du
voyage et contente d'arriver au manoir.
- Où lous te feront fête, ma chérie, dit tendrement Geneviève. Tu es la joie de la maison .
• « ] e ne sai si je retrouverai ma gaieté là-bas,
pensa tristement Chantal. Qu'il faut peu de chose
à celte pauvre Geneviève pour être heureuse!
L'avenir est si sombre aujourd'hui pour les filles
sans fortune! »
ans entrain, elle retrouve sa chambre ct sa place
le oir i la table familiak Geneviève a mis partout des fleurs pour fêter le retour de sa sœur; ces
fleurs de la forêt, de la montagne, aux parfums
sauvages et pénétrant. Un bouquet de lis martagons, que l'on cueille dans ces bois, fleurit ~ur
la
commode. Elle veut que Chantal goilte l'intimité
paisible de la vie champêtre, que la joie du retour
la pénètre et l'attache au vieux manoir.
Un peu excitée, la jeune fille raconte les plaisirs
qu'elle a gotÎlés à Londr s, avcc la famille Simpton.
Elle a quelques mots amers et mordants pour Fred
t dépeint se sœurs sans grande sympathie.
M. Colombier dit tout à coup:
- A propos, Geneviève, pendant que tu faisais
d s Courses à Langres, j'ai rencontré René Dar-
�L'AMOUR QUI MEURT
tigues et lui ai dit de venir nous voir la semaine
prochaine.
Chantal a un mouvement de surprise:
- N' est-ce pas ce jeune homme dont tu m'as
parlé une ou detLx fois dans tes lettres, Geneviève?
Celui dont les parents étaient liés avec les nôtres
à Besançon?
Geneviève détourne son regard de celui de sa
sœur :
- Oui, c'est lui, répond-e 11 e brièvement.
- Il vient souvent nous voir, ajoute M. Colombier.
Chantal s'étonne. Comment Geneviève ne le lui
a-t-elle pas mentionné plus souvent? Quel âge
a-t-il? Comment est-il? M. Colombier répond à sa
fille. La grande sœur sc tait.
Doù vient cc trouble qui l' envahit, cette pudeur
pour pa rler de lui à Chantal? Tout ce qui le touche
n'est-il pas enfoui dans sa vie profonde comme
dans un tabernacle où ell e le ga rde de toute profanation?
Elle n'a jamais ressenti, comme elle l'éprouve
à cette heure, celte impression d'amasser pour
elle seule tous les souvenirs de ses chères visites;
en parler serait une souffrance. Ces moments de
solitude avec lui, ces confidences, ces demi-aveux,
faits de silence où leurs âmes ont communié dans
le même amour de la nature, dans cette compréh nsion cie la poésie qui s'en dégage, tous ces sentiments émanant de lui , qui vibrent et résonnent dans
son {tme, 1ui semblent sa propriété sacrée dans
laqucll c nul ne doil pénétrer.
Un inexprimable malaise l'étr int en entendant
parler de René sur le ton de la banalité, ct la curiosité indifférente de Chantal la bl 5se comme un
flèche qui s'incruste dans son cœur. Est-cc cela
l'amour? Geneviève n'a jamais éprouvé ce trouble
avec cette intensité profonde.
Combi en les avait-elle souv nt évoquées, ces heures
passées ensemble, pour les revivre dans sa solitude?
�L'AMOUR QUI MEURT
29
Et maintenant, ils ne pourraient plus deviser tOtlS
'd eux de choses graves ou poétiques, laisser librement parler leurs cœuI'S, puisque Chantal serait
entre eux. La confiance de René, cette confiance qui
lui était si douce et qu'elle était si fière de posséder, serait désormais entravée par la présence de
sa sœur.
Toute à la joie de son retour, Geneviève n'y
avait pas songé. Une tristesse l'absorbe, dont elle
se défend mal. Elle se la reproche comme une
faute, comme un égoïsme inconscient.
Non, sa bonté native rejetterait dês pensées indignes d'elle. S'il l'aimait vraiment, rien ne pourrait diminuer celle confiance, et la présence de
René serait une distraction pour Chantal, une heur euse diversion dans la vic austère du manoir. Le
changement allait être pénible pour elle; c'était le
rôl e de la sœur aînée de prévenir tOtlt regret en
lui offrant le plus d'agrément possible.
Comme on secoue un poids trop lourd, Geneviève
s'efforce de se convaincre ct de su rmonter l'impression. de tristesse qui vient de la dominer.
Il arriva un soir, sans être attendu. La cUI;iosité
de connaître Chantal se doublait du dépit de l'intimité rompue avec Geneviève. Comme elle, il s ntait que l'heure des aveux était passée et qu'ils
n'avaient pas su la saisir!
Peut-être ne reviendrait-ell e jamais! Il déplorait
S<l timidité, le manque de confiance en lui devant
1 problème cl sa destinée, el il se sentait infiniment las. Devrait-il renoncer à son bonh ur sans
avoir même lullé pour le conquéri r?
J)l>S Qu'il fut tians la vallée, il aperçut Chantal
Sur le perron de la maison. Sa robe clairc mettait
une note ~aie
dan le paysag de verdure et clic se
détachait finemcnt devant le manteau de lierre qui
tapi sait les vieux murs ou manoir. Comme elle
était joli'! René ne s'était pas douté qu'elle elÎt
tant de grÎLCC; sa timidité augm ntait à l'idée de
�30
L'AMOUR QUI MEURT
l'aborder seul, sans présentation. C'était un des caractères de sa nature indécise de craindre tout ce
qui était inconnu. Il eut la tentation de fuir puisqu'il n'était pas attendu. Mais elle l'avait aperçu et
venait cordialement à lui. Déjà femme du monde,
elle se pré entait avec aisance et s'efforçait de
vaincre le trouble apparent qui le saisissait. Sa
sœur allait rentrer avec son père; tous deux étaient
à la ferme et seraient heureux de sa visite.
Elle l'introduisit dans le salon familier, où il
avait passé de si douces heures avec Geneviève. Les
volets mi-clos lui gardaient une agréable fraîcheur.
Timidement, René risqua quelques phrases polies,
interrogeant Chantal sur son séjour en Angleterre.
S'y plaisait-elle? Son retour avait dû être une joie
pour M. et MIl. Colombier!
Elle sc; mit à rire, d'un rire trè jeune, qui résonna dans la grande pièce et l'emplit toute.
- Certes, dit-elle, je m'étais fort bien habituée
aux mœurs anglaises. J'avais bien des relations,
nous sortions souvent et j'aimais beaucoup faire
du sport. Tous ces amis me manquent et la vie ici
me semble un peu monotone, je l'avou e! Pas de
tennis, rien pour se distraire; cela me change et
je crains de prendre le splec/J ...
E1le le regardait en souriant, baissant un peu ses
longs cils châtains sur ses yeux expressifs, d'un
gris très clair, piquetés de points d'or 1 Ses heveux
bouclés avec art encadraient sa peau mate, dont
un fard savant avivait l'éolat. Tout cn parlant,
lie jouait nonchalamment avec son bracelet, un
simple jonc d'or qui ornait son hra!', IlU jusqu'à
l' '·paule. Sa robe, tau c blanch , augmentait son
charme.
René était séduit. 11 éeoutait la voix flexible,
aux intonations harmoni use. Comme il comprenait maintenant l'admiration de Geneviève pour sa
jeune sœur 1
El le était vraiment délici lise!. .. Tl avait cu tort
de s'effrayer de son retour. Sa présence serait un
�L'AMOUR QUI MEURT
nouvel attrait qui l'attirerait encore davantage au
Creux d'Aujon.
L'arrivée de Geneviève et de son père interrompit leur conversation. La sœur aînée eut un léger
frisson en les voyant causer ainsi côte à côte, déjà
bons amis. D'un effort de volonté, elle se ressaisit;
mais René nota que son accueil n'était pas aussi
cordial que d'habitude. Cependant, elle insistait
aimablement pour qu'il restât dîner. M. Colombier
et Chantal unirent leurs prières aux siennes. Il se
laissa convaincre, et pendant que Geneviève sortait
pour donner des ordres à Nicolette, la conversation
reprit, plus animée, avec ses hôtes.
La jeune fille s'excitait. Elle déployait visiblement toutes les ressources de son esprit pour plaire
à Re11é. Sa gaieté communicative gagnait son père
et le jeune homme. Lorsque Geneviève rentra, elle
les écouta, pensive. Son malaise se précisait.
Comme une ombre envahissante, la coquetterie de
sa sœur jetait un voile sur son âme troublée. Son
retour serait-il un danger pour son amour naissant?
Car ce danger même lui révélait tout à coup cet
amour comme un éclair sillonnant la nuit dévoile
subitement un lointain paysage.
Cependant, après le repas, René chercha à se
rapprocher d'elle. Il avait remarqué sa tritesse. n
peu troublé, il ressentait un vague r mords en songeant que son attitude en était peut-êtr la cause.
Mais ce fut vainement qu'il tenta de se ménager
quelques instants de solitude ave elle. Chantal ne
1 s quittait pas. Ell ne se douta il pas d l'attrait
que M. Dartigues et Genevi 'ove ressentaient l'un
pour l'autre, puisque sa sœur 1 lui avait soigneusement caché, ,t ne pouvait deviner que sa préSence les troublait.
Toujours en v rve, elle racontait drôlement ses
imprcssions sur son éjour en Angleterrc, avec des
r marques très spirituelles, ct, malgré lui, René
s' "vadait de ses préoccupations sentimentales pour
lui donner une réplique enjouée.
�32
L'AMOUR QUI MEURT
Lorsqu'il se retrouva seul, le soir, sur la route
qui le ramenait à Langres, son trouble le reprit
avec plus d'acuité en pensant à Geneviève. Elle, si
parfaite, serait-elle jalouse?
«Elle n'était plus la même, aujourd'hui, constata le jeune homme. Je pouvais cependant me distraire avec sa sœur sans que cela soit répréhensible ct la choque. C'est elle que j'aime, et rien
qu'elle, ... mais cette petite Chantal est exquise 1 ~
Il rentra à l'hôtel du Cheval-Blanc, où il prenait
pension, mécontent de lui-même, malgré ses affirmations. Et longtemps, longtemps, il resta accoudé
sur le balcon fleuri de géraniums roses, à rêver
en regardant les étoiles, dans le calme de la rue
paisible, endormie dans la nuit.
A la même heure, Geneviève, retirée dans sa
chambre, précisait sa souffrance. Elle n'en doutait
plus, maintenant: elle aimait René. Et cet amour
se révélait à elle au moment où elle le sentait menacé.
Elle ne se faisait pas d'illusions et mesurait clairemen-t toule la puissance de séduction émanant de
ChantaL Combien se sentait-elle inférieure sur ce
point 1 Sa sœur, si brillante, la rejetait forcément
dans l'ombre 1 Elle ne devait pas lui en faire grief.
Etait-elle "responsable si elle possédait les dons
innés qui plaisent aux jeun s gens?
Mais Ile, Geneviève, dans son fervent amour,
ne prenait-elle pas ombrage d'un moment de plaisir passager qu'ils avaient pu ressentir ensemble?
Ne remuait-elle pas, dans son âme inquièt , la
tourbe de sentiments bas que les remous agités de
la passion soulèvent des grandes profond urs?
Etait-il digne d'elle, de sa nature noble, de les laisser envahir ainsi son cœur ?... Non, elle lutterait,
elle lèverait ses regards en haut et mettrait c t
amour très pur, très désintér ssé, dans les mains
de sa M re du Ciel, pour qu'Elle le lui protège et
1 lui conserve.
D'ail! urs, elle le sentait, le caractère de Rent'
�L'AMOUR QUI MEURT
33
avait un impérieux besoin d'être soutenu dans la
vie. La compagne qu'il choisirait devait lui servir
'd'appui.
Elle était bien sérieuse, quoique plus jeune que
lui d'un an seulement, mais la confiance du jeune
homme lui était acquise. Elle avait mesuré son besoin de conseil.
Elle serait sa force, sa lumière. Chantal était
trop frivole pour mûrir ce caractère indécis. Il le
comprendrait de lui-même, elle en avait la foi.
Fortifiée par ces réflexions, Geneviève se coucha,
résolue à maîtriser son imagination affolée par une
inquiétude qu'elle espérait vaine et sans fondement
réel.
v
L'instinct .de Geneviève ne l'a pas trompée. Dès
la première rencontre, Chantal a reconnu en René
« le parti possible », et elle s est appliquée à faire
sa conquête.
Le jeune homme est bien physiquement, la situation lui plaît. Elle a peu de chances d'arriver à se
marier dans ce pays perdu, el elle n'a guère le
choix. De ses expériences en Angleterre, elle connaît son pouvoir de séduction. Elle en usera et
mettra en œuvre toules les ressources de son e prit
vis-à-vis de René. Elle agira sans aucune arrièr pensée, puisqu'Ile ignore l'attrait de Genevi 've
pour lui et ne se doute pas des sentiments de
M. Darligu avant . on arrivée.
René, mécontent de lui après cette première 11trevue, avait décidé d'espacer ses visites au Creux
d'Aujon. Il ongeait ans cesse à Geneviève avec
506-11
�34
L'AMOUR QUI MEURT
remords, puis sa pensée se ramenait invinciblement
vers Chantal. Il appréciait sa gaieté, revoyait sa
physi.onomie spirituelle, se remémorait son entrain
communicatif, ses histoires amusantes. Le désir de
la revoir s'exaspérait dans ces réminiscences. Les
journées iui semblaient longues, sous l'empire d'un
ennui accablant.
La semaine passa, interminable. Un jour, en rentrant à l'hôtel, il trouva M. Colombier qui l'attendait. Cordial, il lui fit d'amicaux reproches.
- On ne YOUS voit plus, mon cher ami, lui dit-i1
affectueu-ement. Que vous arrive-t-il? Mes filles
vous réclament, et, venant à Langres pour quelques
courses, j"ai promis de vous inviter pour demain.
C'est dimanche, vou- pourrez passer toute la journée avec nou .
Devant cette insistance, la ré olution de René
s'évanouit. Gêné, il balbutia une vague excu e, alléguant son travail, puis il faiblit, n'ayant pas le
courage de rcfu cr cette invitation. Et ccpendant,
la situation re tait la même ...
Mais René, tout à la joie de passer la journée
au manoir, ne voulait pas prévoir la difficulté de
50n attitude entre les d ux sœurs. Il sc persuadait
s'être xag-éré la tristes e de Geneviève. Il saurait
bien lui prouver qu'eJ1e n'avait rien à craindre et
que son amour était inébranlable 1 Elle demandait
qu'il revînt, donc elle tenait à lui.
La joie succédait à l'abattement cIe ces derniers
jours. Avec quel plaisi r la retrouverait-il après cette
semaine d'abstention qui lui avait ~embIé
interminable 1
Cependant, en mentionnant «ses fines », M. Colombier avait commis, bien inconsciemment, une
erreur. En réalité, c'était Chantal qui avait insinué
à son père d'inviter René. Geneviève avait appuyé
m llement. Elle désirait et redoutait à la fois la
visite de M, Dartigues, pr,éférant son ab~enc
à la
souffrance qu'elle avait endurée la dernière fois.
Losque son père revint, Ile n'osa l'interrog'er.
�L'AMOUR QUI MEURT
3S
Ce fut enco re Chantal qui s'enquit avec empressement:
- A-t-il accepté ?
Et, devant Ja réponse affirmative, elle battit des
mains, comme une enfant.
- On va passer une bonne journée demain, ditelle. Si nous allions faire un pique-nique dans la
forêt? Qu'en dis-tu, Geneviève?
- Très bonne idée, approuva M. Colombier.
Geneviève allégua en va.in que ce serait difficile,
avec Ja messe à Pe r rogney. Mais ses objections
furent vaines, et le déjeuner résolu à 1 étang de
Peutefontainc.
Combien eût-elle été heureuse de Ja perspective
'd e cette journée passée près de lui quelques semaines auparavant! Son cœur était-il tellement
tOtlfmenté par la jalousie qu'elle ait changé à ce
point de redouter maintenant sa présence ? Ne sc
forgeait-elle pas des dangers imaginaires? Qu'importait Chantal si René J'aimait réellement? Etaitce un obscur pressentiment ou s'abusait-ell ?
Malgré ces raisonnements, elle ne pouvait arriver
à calmer son appréhension. Toute la nuit elle lutta,
s'efforçant de maîtriser son imagination, et ne s'endormit qu'à l'aube, après avoir pris la résolution
de dissimuler sa tristesse.
C'était une journée d'une splendeur infinie. Le
sol il, radieux, perçait à travers les feuillages,
dansait dans les sou5-bois qu'il quadrillait de lumière. L'air léger vibrait des mille bruits de la
forêt: bourdonnements d'insectes, chute d'une brindille, craqucment d'un vieil arbre, chants d'oiseaux.
Partout des frissons d'herbe, des florai sons au,'
couleurs éclatantes, des parfums de plantes sauvages. Dans les massifs, les ramiers roucoulaient
lan gou reusem ent.
Geneviève les écoutait avec une âme frémi sante,
tous ses nerfs tendus par une émotion qui surexcitait en elle un intense désir de bonheur, de ce
�L'AMOUR QUI MEURT
bonheur qu'elle avail cru si proche et qu'eUe pres~
sentait insaisissable maintenant.
René était près d'eUe, mais leurs âmes ne communiaient plus, comme autrefois, dans cet amour
de la nature, dans ces nuances de ensations qui
les avaient tant de fois rapprochés. Chantal les
séparait. Elle parlait beaucoup, très gaie, très communicative, cherchant visiblement à plaire à
:M. Dartigues. Et il prenait un tel plaisir à la regarder, à lui donner la réplique qu'il en oubliait
presque la présence c.1e Geneviève. Elle en avait la
prescience: sa sœur le fascinait. N'était-elle revcnue que pour entraver son destin?
Silencieuse, elle sortait les provi ions des paniers,
organisait le repas sur l'herbe. Les mousses
étalaient leurs tapis de verdure et la source chantait à quelques pas de là. M. Colombier était allé
y ra fraîchir les bouteilles.
Chanta l s'était éloignée avec René. Que e disaient-ils? Le ton du jeune homme se faisait plus
grave ct elle répondait d'une voix assourdie. Ils
di parais aient au détour du entier et s'enfonçaient
SOLIS bois.
Il était en admiration devant celle jeune fille
rJyonnante de vic, dont les yeux étincelaient en le
reg-ardant. La joie de l'été éclatait partout en foiscnl1cmenls cie fleurs. Des milliers d'insectes rempli s. rtient l'air d'un murmure strident et métallique.
Le soleil dardait 'es rayons implacables à travers
la futaie. l\Iais René, si sensible ordinairement aux
charmes de la forêt, s'absorbait dans la contemplat;on de Chantal qui marchait à ses côtés. Elle
s'aperçut de l' acuité de ce regard qui l'enveloppait
tOLlt , et sa coquetterie redouhla.
f
A mi-voix, d'un ton eonfid ntiel, elle murmura:
- Vous êtes gentil cl'être venu me distraire. Ce
n'est pas gai, la vic au vieux manoir! Je n me
voi pas enterrée là tout l'hiver... Il va falloir
trouver une situation ... , el je vous avoue que cette
perspective ne m'enchant pas beaucoup ...
�L'AMOUR QUI MEURT
37
C'est vrai, répondit René, mais ce ne sera que
transitoire, sans doute ... Vous vous marierez ...
- Si je peux! répliqua-t-elle avec un rire nerveux. La vie est compliquée aujourd'hui et les
jeunes gens ne veulent guère de filles sans dot.
- Ils ne sont pas tous ainsi! Jolie comme vous
l'êtes, vous trouverez aisément des admirateurs!
Elle eut un léger haussement d'épaules et sourit,
car elle voyait qu'il la trouvait à son goût.
Le sentier se couvrait de lianes souples qui renqaient la marche difficile. Elle trébucha. Instinctivement il prit son bras, l'enveloppant d'un regard
presque amoureux. A sentir ce bras sous le sien, il
était envahi par une émotion qui lui serrait la poitrine.
Le parfum discret qui émanait de cette jeune
fille, ce ous-bois mystérieux, ce roucoulement de
ramiers qu'on entendait dans la futaie, tout cet
ensemble lui montait au cerveau et le grisait.
- Retournons, dit-il. Le déjeuner est prêt, sans
doute, et votre sœur doit nous attendre.
Légèrement moqueuse, elle répondit :
- Ma sœur ne s'enn uie jamais dans les bois. A
peine a-t-elle dft s'apercevoir de notre absence;
elle vit dans un rêve et cst tellement poète 1
Quand ils revinrent, René avait quitté le bras de
Chantal. Geneviève les observa. Le jeune homme
avait l'air troublé. Etait-ce une illusion?
Ccpendant, après le déj euner, M. Dartigues essaya
à plu icms reprises de se rapproche r d'clle, mais
Chantal ne les quittait pas, et ils ne purent échanger que des phrases banales devant la jeune
fille.
Lorsqu'ils se séparèrent, le so ir, Geneviève cut
l'imprcssion que tout était fini pour clle ct que René
était déjà épris de sa sœur. N'était-ce pa" s ries
ruines du bonhcur dc Gencviève qu'elle édifiait le
sien?
René rentrait à l'hôtel, rêveur, un peu lassé. Des
�L'AMOUR QUI MEURT
sentiments contradictoires agitaient son âme. Il
était parti, dans la joie de retrouver Genevi ève,
résol u à réparer, dans la mesure du possible, la
peine qu'il avait pu lui cau ser par un délaissement
apparent, la dernière fois qu'ils s'étaient vus. Puis,
de nouveau, Chantal l'avait séduit. Cette petite était
~i jolie, si attachante! Quelle façon de le regarder!
Quelle caresse dans sa voix aux inflexions charmeuses! Quelle harmoni e dans tous ses gestes 1
Quand il la retrouvait, il oubliait tout, vraIm ent,
tout ce qui n était pas elle!
Et, seul maintenant, de nouveau le remords le
saisissait d'avoir délaissé Geneviève. En souffraitelle? Il en doutait, ca r son mainti n calme et impassible lui faisait croire qu'elle ne s'en apercevait
pa .
Sans doute ne l'avait-elle jamais aimé? C'était
unt illusion d'avoir cru à une attirance réciproque
qui les poussait l'un ver" l'autre. D'ailleurs, n'étaitelle pas trop rapprochée de lui comme âge? Comment avait-il pu penser qu'il pO~lrait
1 épouser?
Il e. ayait cn vain d'apaiser ses remords. Mais,
drg-agé de la fascinante influence de Chantal, il se
troublait de nouv au dès qu'il se retrouvait seul. Il
sc ~entai
dominé par la faiblesse de volonté qui
était le grand défaut de sa nature.
Lor5qll'il s'était 'Ioigné avec Chantal, dans les
sou-bi~
endormis, cIl lui avait manifesté le désir
de Je voir cians sa tenue cie garde général.
- Vous devez être si bien en uni (orme! avaitelle dit.
Il avait répondu en riant, f1all' du complim ent:
- En moto, j arriverais tout poussiéreux, ee ne
serait pa~
pratiqll !
Le regardant de ses yeux mi-clos. si caressant ,
elle avait murmllr', avee une inflexion prenante
clans la voix :
- Pour me faire pJaiir, je vous n prie!
Et, tous les jour suivants, la phrase retentit aux
�L'AMOUR QUI MEURT
39
oreilles de René, avec l'intonation qui l'avait conquis.
..
« C'est stupide, cette fantaisie, se répétait-il, je
ne céderai pas. D'ailleurs, il est préférable que je
n'aille pas là-bas trop souvent. »
Mais l'image séduisante de la jeune fille s'interpo ait entre les rapports fastidieux qu'il écrivait et
Son imagination enfiévrée.
Quelques jours après, il repartait au Creux d'Aujon. Machinalement, il avait tiré de son armoire
l'uniforme de grands jours: tunique verte serrée
Sur les hanche, pantalon gris à la hussarde, képi à
galon d'argent et gant de peau de daim.
Lorsqu'il fut habillé, il se regarda avec complaisance dans la grande glace de sa chambre. L'image
qu'elle lui renvoya le fit sourire avec vanité. 11 avait
vraiment bonne mine dans cet uniforme qui fais<1.it
ressortir sa taille cambrée, ses membres musclés,
son Cm profil. Il plairait à Chantal... et sans doute
à Geneviève ...
Cette dua l ité miL une ombre sur son visage. Il
ne voulut pas l'approfondir et passa en trombe
dans la petite ville pour filer sur la route d'Auberive.
Le eiel était clair; il avait plu la veille et la
<:ampagne exhalait un parfum d'herbe mouillée qui
<Iilatait les narine cie René. Il avait hâte d'arriver
au reux d'Aujon. es quelques jours de sol itude
avaient exaspéré son désir de revoir hantaI. Le
charme étrange, un peu mystérieux, qui émanait
d'elle, l'attirait davantage que l'âme limpide et rêveuse cie Geneviève. Sa fougue l'amusait.
Lor qu'il arriva au manoi r, les fenêtres étaient
closes; tout semblait dormir. Il lira la chaine
rouillée, et la cloche rendit un son grêle. A ce bruit,
Nicolette apparut, ébouriffée, les bras nu , tenant
en main la serviette qu'elle lav::til.
- Il n'y a pers nne, 1110n pauvre monsieur, dédara-t-elle. Mil. Geneviève est à Perrogney et
�L'AMOUR QUI MEURT
M"e Chantal se promène tout par les bois, je pense,
Quant à M. Colombier, il est parti à la ferme 1
. Déçu, René était indécis.
- J'attendrai, dit-il enfin.
Il ôta son manteau et pénétra au salon dont Nicolette ouvrit les volets. La lumière s'accrocha aux
plis retombants du vieux châle moiré qui drapait
le piano, et se fixa sur une photographie posée sur
la tablette de l'instrument. Intéressé, René regarda
attentivement le groupe des deux sœurs. C'était une
photographie ancienne, datant d'une dizaine
d'années, sans doute. Comme elles étaient déjà dissemblables 1 Les yeux graves de l'aînée se posaient
avec affection sur la cadette, toute pétillante de
gaieté. On lisait sur les traits de Geneviève, précocement mûris, la conscience du devoir qu'elle avait
a sumé, tandis que ceux de Chantal étaient remplis
d'lllsouciance, dans sa pose d'enfant gâtée.
R né était tellement absorbé dans sa contemplation qu'il n'entendit pas la port du salon s'entr'ouvrir. Une exclamation de surprise jaillit. Il se retourna brusquement. Chantal était là, et sa physionomie exprimait une telle admiration en le voyant
en uniforme Cju e sa vanité en fut délicicusement
flattée.
'
- Cela, c'est gentil, s'exclamait-elle, allant à lui
Je deux mains tenducs. Epatant! Ce quc cet uniforme vous avantage! Vous étiez né pOlir êtrc fore li r!
René ne put s'empêcher de pcnser que sa récll
vocation n'avait pas 'té influencée par ce détail,
bien secondaire pour lui. Mais l'évideot plaisir de
hantaI en le voyant ainsi le récompensait d'avoir
cédé à sa d mande.
Il lui répondit Il souriant:
- Je VOLIS ai ob ~i, vous Je voyez! Vos désirs
sont ci s ordres pour moi.
, st un belle carrière, évid mment, répliquait-elle, suivant son id ',c. Les traitements ne :ont
�•
L'AMOUR QUI MEURT
pas énormes, mais suffisants ·pour vivre. Dans ces
temps où tout est si compliqué, il ne faut pas être
trop difficile.
«Décidément, elle voit tout en femme pratique,
se Elit le jeune homme. Pour sa sœur, la carrière
que j'ai choisie est toute de sentiment; pour elle,
c'est la galette qui compte ... Après tout, n'a-t- Ile
pas raison? L'homme ne vit pas de rêves et
d'eau claire, mais de pain et de choses substantielles ! »
Chantal s'était assise près de lui et l'interrogeait
sur ses occupations de la semaine. Il racont~vi
été invité au 4-à-7 d'un grand mariage qui avait
eu lieu dans son hôtel du Cheval-Blanc. Cela J'avait
distrait car il s'ennuyait souvent dans sa solitude.
Il avait dansé et s'était amusé.
- y avait-il beaucoup de jeunes filles? s'informait Chantal.
- Une vingtaine, c'était très gai.
Elle prenait un air inquiet.
- Et naturellement, YOUS avez eu .du succès?
Amusé, il répondait, un peu taquin:
- Assez. Les jeunes gens sont rares dans les
petites villes.
« C'est cela, songea-t-elle, on va me le disputer.
Et vraiment ee sera un parti très convenable pour
moi. Il s'agit de brusqu r sa conquête pour qu'on
ne me le «soumc» pas.»
Malgré ses adroites questions, René ne lui semblait pas avoir remarqué spécialemcnt J'une de ses
'danseuses. Mais le danger pouvait surgir d'un moment à l'autre.
L'entrée de Gen virve interrompit lcur conversation. Elle s'était arr",tée, saisie, en voyant M. Dartigues en uniforme. Mais e1Je domina son émotion
et son accucil eut une nuance qui le glaça.
Son entrain était tombé. II sc sentait gêné par la
présence qu'il aimait tant avant l'arrivée de
hantaI, un malnisc J'envahissait; il clIt souhait(~
�42
L'AMOUR QUI MEURT
prolonger la conversation avec la plus jeune, sans
témoin.
L arrivé\:! de 11. Colombier fut une salutaire diversion. A la vue du jeune homme, sa physionomie
soucieuse s'éclaira; il fut content de le voir en
uni forme.
- Ccla me rappelle ma jeunesse, dit-il. C'était le
b n temps. Il y avait encore tant de loyauté, de
bonne foi. Maintenant, l'on rencontre le mensonge,
la fourberie à tous les pas. Je suis en colère contre
mon crétin de métayer. Croiriez-vous qu'il laisse
crouler tout un pan de mur de la cour de la ferme,
sans avoir le courage de le relever! Il prétend qu'il
n'a pas assez de pierres. Cependant, nous sommes
entourés de « murg-er »; je le lui ai fait ob erver.
Il n'a qu'à emmener un tombereau pour le tranporter. .. Ah! . i je n' 'tais :t proximité pour surveiller l'exploitation de ma ferme, cc serait joli. Malgré
tout, ma pré en ce le tient ... Pour mes fiHes, la vie
n'est pas gaie dan cette solitude, mais c'est bien
néce aIre que je reste ici, je vous assure.
- En habitant le Creux d'Aujon une partie de
l'année, ne pourrait-on s'ahsenter un peu pendant
:'hiver? murmura Chantal; aller quelques mois à
Pari , par exemple?
- Il faudrait pOlir cela d'autres revenus que ceux
dont je di pose, répliqua M. Colombier avec humeur. Tl1 en parles à ton aise 1 Est-ce en Angleterre que lu as pris ces idées?
Chantal ne répondit pas. Sa phy ionomie s'était
a<'lombrie. R né la con ic1érait avec pitié. Tl comprenait son ennui et le désir qu'elle pouvait avoir
d'une vie plus mondaine. "élait si naturel à son
flge!
Elle devina ce sentiment qui transparaissait dans
~on
re~ad
t lui en fut reconnai sante.
Lorsqu'il partit, M. Colombier s'excusa de ne
pouvoir l'accompagner, ayant des lettres pressées à
crire. Geneviève allégua un pell de fatigue et
hantai dit avec empressement;
�L'AMOUR QUI MEURT
43
- Je ne veux pas vous laisser faire seul les 'deux
kilomètres de montée jusqu'à Perrogney; je prends
ma canne et vous accompagne.
11 eut un tel éclair de plaisir dans les yeux que
cela n'échappa point à Geneviève.
- C'est vraiment abuser, murmura-t-il, de vous
imposer cette fatigue ...
- Vous plaisantez 1 répartit vivement Chantal.
Je uis une sportive et je n'ai guère J'occasion de
satisfaire ici mes goûts. Alors, je me contente de la
marche!
Un peu gêné, René faisait ses adieux à Geneviève. Il remarqua un léger tremblement de sa
main, lorsqu'elle la lui tendit. Etait-ce une illusion?
Cependant, elle paraissait très calme, et son air impassible ne trahissait pas le moindre trouble. Leur
intimité lui semblait lointaine; il la regrettait, mais
trouvait maintenant l'émotion qui l'étreignait à la
vue de Chantal infiniment plus douce.
Ils gravirent ensemble le sentier désert, dans la
grande paix du soir. L'atmosphèr était lumineuse;
le couchant sc teignait d'or et les petits nuages
l'oses 'éparpillaient dans le ciel. La vallée s'assombrissait peu à peu à leurs pieds; le vert des prés
prenait des tons d'émeraude. Combien Geneviève
eût apprécié ces demi-teintes du crépuscule d'été!
Mai ' Chantal regardait surtout R né. II n'avait pas
revêtu son manteau qu'il gardait plié sur son bras
et avait une si belle prestance dans son uniforme!
L"motion le gagnait. Dirait-il ce soir même les
paroles d'ci ives qui lieraient à jamais J urs destinées? ]1 avait l'impression d'un tension d'esprit,
d'une volonté qui s'imposait ft lui. Un moment, il
fut sur le point d'avouer à Chantal l'attrait qu'elle
l ui inspirait, mais le souvenir de Geneviève arrêta
l s mots qu'il allait prononcer. ]1 fit un effort pour
articuler quelques phrases banales, auxquelles elle
r~pondit
clistraitement. Cne pensée plus intime palpitait entr
ux; René 'amollissait.
�44
L'AMOUR QUI MEURT
Il sortit brusquement de sa torpeur lorsqu'ils
eurent atteint le plateau. Seule, une énergique pres~
sion de main traduisit ses sentiments profonds, puis
il quitta Chantal.
Elle le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il eut c1is~
paru parmi les buissons qui bordaient la petite
route.
Un sourire énicymatique errait sur ses lèvres. Elle
ne doutait pas d'avoir fait la conquête de René,
mais son indécision la déconcertait. Pensive, elle
redescendit la vallée CJui së noyait d'ombre, dres~
~ant
ses plans pour l'amener à se déclarer rapidement, avant que son père l'eût obligée à prendre
tille ituation. Sachant dissimuler ses impressions,
sa parfaite maîtrise d'elle-même dérouta Geneviève
qui l'observait, lorsqu'elle rentra au manoir.
Dè qu'il arriva à l'hôtel, la gérante tendit une
dépêche à René. Vivement, il l'ouvrit et poussa
une exclamation. Sa mère était malade et le réclamait. Une angois e Je saisissait, tout en préparant
sa vali e pour prendre le dernier train. Bousculant
ses tiroirs, il en tira rapidement quelques effets et
arriva à l'autorail juste à temps pour s'embarquer.
A peine installé dan
on compartiment, brisé de
fatigue et d'émotion, il s'endormit lourdement jus~
qu'à Dijon.
�L'AMOUR QUI MEURT
45
VI
Le train longeait le lac du Bourget dan la fraîcheur de l'aube. Le vent soulevait des vagues qui
venaient mourir Uf le rives ct l'eau glauque prenait des teintes transparentes. En face, l'abbaye de
Hautecombe, la Charve, le col du mont du Chat,
se dressaient dans la verdure.
René, qui venait de s'éveiller, contempla en artiste le superbe panorama qui se déroulait devant
lui. Debout près de la baie du wagon, il scrutait la
profondeur insondable du lac. Cette Savoie était
captivante. Il comprenait que sa mère ait voulu y
fir.ir ses jours. Un moment distrait par la beauté
du paysage, son inquiétude le reprenait. Pour qu'il
eût reçu une dépêche, il fallait qu'elle fû't bien
malade.
On venait de passer Aix. Il prépara sa valise
pour de cendre. La gare de Chambéry était remplie
de touristes en vacances. Sur la place, des cars partaient en excursion. Personne ne l'altendait, et son
cœur se serra en pensant à la joie de Mm. Dartigues, qui venait toujours au-devant de lui, lorsqu'il arrivait en congé. Comment allait-il la
trou ver?
Rapidement, il traversa le pont du Reclus et prit
les boulevards jusqu'à la fontaine des Eléphants
pour entrer dans la rwe de Boigne.
Il monta l'escalier et sonna à la porte de l'appartement. Une vieille servante vint lui ouvrir, coiffée
du foulard de soie noire, encore porté dans Je
pays. Au service des Dartigues depuis de longues
�46
L'AMOUR QUI MEURT
ann ées, elle avait vu naître René et l'aimait avec
tout son dévouemen t.
Un sourire éclaira sa face ridée en le voyant:
- J'ai voulu vous prévenir, monsieur René, ditdI e, car Madame a eu une telle crise de cœur que
j'étais très inquiète. Mais ra surez-vous, le docteur
dit que le danger est passé maintenant, cela va
beaucoup mieux.
- Tu as bien fait, ma vieill Virginie, réponditil familièrement; pourtant, j'ai été aisi en r ecevant
ta dépêche.
- C'est qu'on ne sait jamais comment cela tourne
avec ces maladies-là, ct cbme! S'il était arrivé quelque cho e, je me serais r eproché de ne pas vous
l' avoir dit.
Vivement, René pénétrait dans la chambre de
Mmo Dartigues. Appuyée sur ses oreillers, elle eut
L1ne exclamation de joie en le voyant.
- Que je suis heureu se de ta venue, mon grand 1
dit-elle. Cependant, j'ai grondé Virginie rte t'avoir
inquiété. Tu vois, je vais bien mieux, et la joie de
ta présence achèvera certainement de me guérir.
René s'avançait ver le lit, scrutant le fin visage,
au." traits noble
t doux, au regard ferme t intelligent; ct, d'entendre la voix harmonieuse qui
avait bercé son enfance lui murmurer les mots
t ndrc ct ra surants, une grande douceur le pénétrait ct toute son inauiétude s'évanouissait.
Sa mère! N'avait-êlle pas toujours été pour lui
le guide et la suprême affection dc sa vic 1 Sa foi
el1 elle étan restée entièrc jusqu'à ce jour et jamais
un 111 a 1 ntendll grave ne 1e~
avait s "paré.
Il s'approcha du Jit, baisa les doigts fins qui
s'allongeai nt sur le drap, t, dans cette caresse
filiale, il y avait tant de ferveur et d'allégrcsse que
Mm. Dartigu(;s tre. 'aillit de joie.
- Comme je suis heurcuse de tc voir, mon petit
René, répétait-cll . C'est fini, cette crise, jc t'assure,
et je vais pouvoir jouir de ta visitc ... D'aillcurs,
sais-tu que je songeais il aller te surprcndre à
�L'AMOUR QUI MEURT
47
Langres, avant de tomber malade? Il y a si longtemps que tu n'avais pu venir ... Vraiment, n'était-il
pas possible de t'absenter pour donner quelques
jours à ta maman ?... Ou est-cc cette charmante Geneviève Colombier qui te retient là-bas? Viens près
de moi, tout près, pour me raconter cela, mon petit...
A ce nom, René avait tressailli. Geneviève! C'est
vrai, il l'avait beaucoup mentionnée dans ses premières lettres, racontant ses visites au Creux d'Aujon, ct sa mère ne doutait pas de l'attrait qu' il ressentait pour elle ... A peine avait-il enst1ite parlé de
Chantal... Comment lui expliquer ce changement?
Il avait réprimé un mouvement de contrariété
que Mm. Dartigues remarqua et répondit, avee une
nuance de froideur:
- MIl •• Colombier sont fort bien toutes 'd eux,
et j'aimerai que vous les connaissiez, mère.
- C'e t vrai, il y a aussi Chantal, beaucoup plus
jeune que Geneviève, n'est-ce pas?
- Oui; et tellement gaie et amusante! Un esprit
fou, un entrain endiablé! On ne s'ennuie pas avec
elle, je vous assure!
- L'aînée paraît si sérieuse, si dévouée! Tout ce
que tu m'as écrit sur elle me donne un vif désir
de la connaître!
- Certes, dit René négligemment; peut-être
même trop sérieuse. M. Colombier aussi serait heureux de vous revoir. Il faud ra veni r quand vous
serez guérie.
M'"' Dartigues n'insista pas. Elle comprenait que
l'attrait de René pour Geneviève s'était évanoui et
se demandait si sa sœur ne le captivait pas à son
tour? Elle se promettait de scrt1ter prudemment ses
sentiments. Mais une déception l'étreignait, car ce
caractère de Geneviève, si sérieux, si pondéré, eüt
été un tel appui pour la faiblesse de son fils 1
Quelques jours s'écoulèrent. Mm, Dartigues se
remettait tout à fait. Elle se levait et reprenait ses
habitudes de travail. René passait une partie rie ses
�48
L'AMOUR QUI MEURT
journées près d'elle, puis il allait flâner sous les
arcades de la rue de Boigne ou s'asseyait dans le
parc de Lémenc. Rêveur, il regardait le soleil qui
illuminait le Revard tout rose ou glissait sur le
Nivolet. Il suivait des yeux ses mille reflets changeants sur le sommet des montagnes et contemplait
la grande croix qui domine toute cette partie de la
Savoie et qui se découpait sur le bleu profond du
ciel. Invinciblement, sa pensée s'envolait près de
Chantal. Que faisait-elle au Creux d'Aujon? Souffrait-elle de son absence? Partirait-elle cet hiver ? ..
Non, il ne la laisserait pas s'éloigner. Dès son retour, il demanderait sa main à son père.
Il hésitait cependant à confier ses projets à
Mm. Dartigues, craignant une opposition. Il devenait nerveux, irritable, et redoutait ses obj ections.
Elle ne connaissait ni Geneviève ni Chantal. Pourquoi cette préférence en faveur de Geneviève ?...
D'un commun accord, ils avaient évité de reparler
des Colombier, et cependant René ·ne pensait qu'~
eux. Il rentrait, songeur, de ses promenades solitaires, s'asseyait près de sa mère et restait silencieux.
La brise du soir entrait doucement par les fenêtres avec le parfum des fleurs. En face de la
maison, un poste de T. S. F. modulait une chanson
d'amour. Les paroles voluptueuses alanguissaient le
cœur de René. Il ût voulu être seul et pouvoir
pleurer. Parfois, les yeu,' profonds de sa mère
s'arrêtaient sur lui. Il lisait une telle inquiétude
dans son regard qu'il détournait la tête.
Le soi r, enfermé dans sa chambre, il écrivai à
Chantal de longues 1 ttres où passait tout son
amour, puis, au matin, il relisait ces pages, lourdes
de passion, et 1 s déchirait lent ment en menU5
morceaux qui s'envolai<;nt dans le vent.
Un jour, pour se distrair , il alla passer toute
une journée à Aix. Le parc était rempli d~
baigneurs. Près de la source des deux Reines deE musiciens jouai nt sous un kiosque. Le chant des Vl0-
�L'AMOUR QUI MEURT
49
Ions glissait à travers les feuillages. Ses mélo'clies
amoureuses surexcitaient René. Il regardait les boutiques fleuries et eût souhaité pouvoir offrir une
gt rbe de ces fleurs rares à Chantal. Des couples se
promenaient, l'air heureux i il les contemplait avec
envie.
Il s'assit à la Rotonde, puis red escendit sur la
rue de Genève où les autocars passaient sans cesse,
déversant un flot de gens hâlés, revenant de la
plage ou du Grand Port.
Il poursuivit sa promenade, désœuvré, malheureux, longeant l'hôtel de Ville pOl;lr aller admirer
le nouvel établissement dans une pureté de lignes
qui rappelle les monuments antiques.
Comme il redescendait J'avenue de la gare, pour
reprendre son train, il entendit son nom prononcé
derrière lui avec un e exclamation de surprise.
Il se retourna et se trouva en face d'un de ses
meill eurs amis, Maurice Talencieux, qui achevait
ses études médicales à Paris. Il l'avait connu autrefoi s au collège, et ils s'étaient retrouvés avec plaisir
pendant quelques séjours qu René avait faits dans
la capitale.
Leurs deux natures sérieuses et droites avaient
de secrètes affinité.
- Quelle bonn e surprise de te retrouver ici!
s'exclamait Maurice, les deux mains tendues ver.,
ta
son ami. Je te croyais en Haute- larne, d'aprè~
dernière lettre.
. - Et moi à Paris, répondit René. Que fais-tu
dans ce pays?
- Je soigne qtl Iques rhumatismes récalcitrants
pour leur enlever tont caractère chronique. Pen de
chose, en somme! Avec une saison d'eaux, il n'y
paraîtra plu ... En même temps, je me repose du
<:oup de collier que j'ai dû fournir cette année.
Ayant réu ssi mes examens, je n'ai plus qlH' ma
th' s. 'lais je uis curieux de savoi r par quel hasard tu te promènes à Aix? Tu n'as pas de rhumatismes, j'espère?
�50
L'AMOUR QUI MEURT
NOll, heureusement! Je suis venu faire un
séjour à Chambéry chez ma mère qui était assez
souffrante. Elle va mieux maintenant et je me promène un veu avant de reprendre mon poste.
- C'est vrai, tu es Savoyard! Mes félicitations,
mon cher! C'est une contrée véritablement ensorceleuse!
Mauricc lui avait pris familièrement le bras et
riait, heureux de retrouver cet ami très cher, avec
lcquel il avait lant de bons souvenirs.
Son plaisir était partagé. Pour un moment, René
s'évadait de ses préoccupations sentimentales.
- Viens me voir dcmain à Chambéry, dit-il à
Maurice. l\li mère, qui m'a souvent entcndu parlcr
d" toi, sera heureuse de fairc ta connaissance.
Le train était en gare. Rcné sauta clans un wagon et rcntra chcz lui, beaucoup plus ca lme.
Mn" DarLigucs se réjouit de cette diversion, car
l'état nerveux de son fils l'inquiétait. Lorsque Maurice Talencicux se présenta le lendemain rue de
Boigne, elle lui fit un gracicux accueil, contcntc de
faire la connaissance du meilleur ami de René.
'l'out de suite, clic devina la valcur morale de ce
jcune homme t jugca que son influcnce pouvait
avoir d'heureux effcts sur la mentalité dc son en fant.
De son côté, Maurice était conCjuis par Ic charme
el l'amabilité de Mm. Darliguc . Orphelin de bonne
heure, il avait été privé de l'appui cl d douccurs
matcrnelles, et son caractère LIll peu grave gardait
l'cmpreintc d'unc enfance isolé.
- Il faut organiser quelques promenades ensemblc, di ail Mm. Dartigues. C'e tune chanc
le
inespérée de vous retrouver ainsi, ~rofilcz-en
plus po ible.
- Je ne voudrais pas v li quitter longtemps,
murmura René.
- Tu le peux sans crainte, je t'assure. Je me
remets tout à fait, et quelques xcursions qui feront
c nnaÎtre le pays il. ton ami seront agréable pour
�L'AMOUR QUI MEURT
SI
tous deux, puisque tu as encore quelques jours à
passer ici avant de regagner Langres.
Une promenade fut projetée pour le surlendemain. L'on monterait au Revard en téléférique.
René se réjouit de faire admirer à Ma.urice cet
étonnant contraste d'un grand lac de France au
pied d'un des belvédères les plus fameux des Alpes.
11 le rejoignit à Aix au début de l'après-midi. Le
temps était clair. En vingt minutes, le puissant téléfériqu e les amena au som met du Revard. La vue
se développait dans un panorama de toute beauté.
d'argent:.
T oujours fascinante, la « Gisante
chantée par Lamartine, la « Turquoi se égarée ~
d'Alexandre Dumas, la splendide napp e bleue du
lac de légende se dressait en face d'eux avec la
« plongée
~) sur Aix, tandis que le massif de la
Gran de Chartr euse se dressait à leur gauche et
que le géant de l'Europe apparaissait à l'est, dans
toute sa splendeur de cimes, d'aiguilles et de larges
trouées, marquant autant de massifs montagneux.
Au nord, la vue reposante sur les monts du
Jura.
Ils s assirent à la terrasse du restauranl. En face
d'eux, un couple de jeunes mariés sc souriaient tendrement. A cette vue, le regard de René s'embua
de mélancolie.
«Comme ce serait bon d'être ici avec e1le!:.
pensait-il.
Mauric' surp rit cet air absent, mais n'eut pas
l'air de s'cn apercevoir. Sa discrétion ne voulait
pa s provoquer les confidences de son ami.
II l'interrog a affectueusement su r ses occupations ct ur le pays qu'il habitait. Peu à peu, l'âme
de René s'ouvrait à la confiance, devant la sollicitude dévouée qu'il sentait chez Maurice. Il commença à lui parler des Colombier ct à faire l'éloge
de Chantal. Cc lui était une douceur de pouvoir
prononcer son nom, de l' évoquer dans son cadre
habi tuel, de la dépeind r e à cet ami qui l'écoutait
avec tant de bi nveillance.
�52
L'AMOUR QUI MEURT
Si tu sa vais comme elle est jolie! répétait
René. Si fine, si intelligente, si gaie!
Maurice souriait devant l'emball ement du jeune
homme, ct, plus sceptique, plus blasé, il pensait:
< J'espère qu'il la juge bien, mais il me paraît
trop épri's pour être clairvoyant. Et pourtant, je
voudrais qu'il l1e soit pas déçu, car il souffrirait
beaucoup avec sa nature si délicate. »
Il questionna:
- Ta mère connaît-elle ton inclination pour cette
jeune fille?
- Elle doit s'en douter, répondit-il; mais je ne
1:1 lui ai pas ouvertement avouée.
- Elle l'approuve?
René eut une hésitation.
- Je ne sais trop ...
- Pourquoi n'en serait-elle pas heureuse, si cette
une fille est aussi bien que tu la décris?
- Jc crois, dit René lentement, qLl'clle pen e que
j'aime plutôt l'aînée des olombier, Gcneviève, plus
âg~
e de sept ans que sa sœur.
Maurice attacha un reg-ard pénétrant sur le visag-e de son ami. Il devinait, avec un instinct de
lai rvoyance qui était un don de sa nature pcrspiace, qu'il dcyait y avoir Llnc certaine dua lité dans
l'attirance du jeune homme ... Et cette préférence
de Mm. Dartiguc, d'un jugement si droit, était
ertainemcnt étayée su r des moti fs sé ri elv.
Cependant, il n'osa le dire à René, car ce n'était
là qu'une supposition, et sc borna à lui con. ciller :
- TI faut, mon cher ami, que tu parles à ta mère
;t\'ant ton départ. Lui laisser ignorer l'amour que
tu as dan le cœur serait un grave manque de COI1fiSl1ce 1
Le jeune homme oupira:
'e~t
mon intention, dit-il, mais je crains
te!lem nt la contradiction que cela me rend malheureux, car je suis bien décidé à ép user Chantal 0h1mblcr.
La journé s'avançait ct le solei l s'in linait sur
�L'AMOUR QUI MEURT
53
les monts du Chat. Le sommet du Mont-Blanc se
colorait de teintes roses changeantes et les glaciers
s'irisaient de mille feux avant de s'assombrir clans
le crépuscule. Une brume légère flottait sur le lac.
L es jeunes gens redescendirent à Abl avec le téléférique, et René reprit le trail1 pour Chambéry,
soulagé d'avoir parlé à Maurice de la jeune fille qui
absorbait toutes ses pensées. Ils avaient organisé
Un rendez-vous pour le surlendemain, afin d'aller
visiter ensemble la Grande Chartreuse.
Maurice vint le retouY~
au syndicat d'initiative
d'où partent les cars. Le public était très mêlé, et
Une vieille Anglai e, coiffée d'un chapeau invraisemblable, les divertit par ses frayeurs à chaque
tournant.
La route gagne le désert par les Echelles et
Saint-Laurent-du-Pont. Les gorges encaissées au
milieu de bois suivent le parcours du Guiers ct
Sont d'une beauté sévère; par instants, un rayon de
soleil en atténuait J'austérité.
Il était midi quand les voyageurs arrivèrent. Les
jeunes gens avaient emporté un repa froid et se
Content rent de demander il l'hôtellerie une omelette, du vin et du ca fé.
René eût préféré ne pas revoir le couvent, trouvant celle vi ite d'une immense tristesse, mais Maurice ne le connaissant pas, il voulait le lui montrer.
Le gu ide les fit d'abord entrer dans le cloître. L'on
ne voyait plus surgi!', hélas! sous ses arcades, la
blanche robe des moines! Ensuite ce furent les
mai,ons des Pères, avec leur atelier et leur modeste
chambre; Je cimetièrc où reposent ncore quelques
religieux. J1s dirent une courte prière, pour remplacer celles que leurs frères ne pouvaient plus
faire su r leurs tombes. Enfin la chapelle termina
leur visite.
Là encore, le silence y remplace les psalmodies
qui, jour t nuit, montaient vers Dieu. Une immen e impression de tristesse les sa isit, car tout est
mort dans ce couvent et pleure ceux qui sont partis.
�54
L'AMOUR QUI MEURT
Mais au-delà des monts, ces fils de France n'ottblient pas leur patrie et prient chaque jour pour
elle, espérant qu 'un jou r elle les rappellera.
Cette visite leur fut plus pénible encore par les
réflexions sottes ou déplacées faites par certains
touristes. Aussi, pour réagir, eussent-ils volontiers
entrepris l'ascension du Grand Som, mais l'heure
ne leur en laissait pas le temps. Jls durent se contenter d'aller jusqu'à la chapelle Saint-Bruno.
Le car revint 'par le col du Granier, d'où ils admirèrent le superbe panorama. Le Mont-Blanc, doré
par le soleil, était d'une beauté merveilleuse. L'air
est vif et froid à cette hauteur; aussi furent-ils tout
heureux d entrer à l'hôtel pour se réchauffer en
buvant une tasse de thé.
De cette visite à la Grand e Chartreuse, les deux'
amis devaient conserver un mélancolique souvenir.
Ils se séparèrent définitivement l soir, car le séjour de René à Chambéry touchait à sa fin .
Cependant, il était angoissé à la pensée d'informer sa mère de son proj et d'épouser Chantal.
Comme Maurice le lui avait persuadé, il comprenait
qu'il devait en parler à Mme Dartigues avant son
dt part, puisqu'il était complèt ment décidé maint nant.
L'idée d'une ré istance possibl l'exaspérait. D'ailleurs, quelles objections sa mère pourrait-elle faire,
hantaI? M. Colompuisqu'elle ne connaissait pa
hi r n'était-il pas un vieil ami qu'elle appréciait?
Elle devrait être heureu <; cie voir ain i se r esse rrer
cles lien s très chers et d'accu iUir pour bell -fille
l' nfant de Mmo Colombier.
René avait vécu longt\ mps dans une grande int{mité avec sa mère. Elle avait toujours été son guide
ct avait gardé un e influence prépondérante sur lui.
a haute intelli gence le p "nét rait d'admiration. D pUI qu'il en était séparé, une active corresponclaÎ1 ce
reliait l urs cieux ;lmes.
:Maintenant qu'il connaissait Chantal, il sc clérobail, t ce lui était un malai se de cacher son secret
�L'AMOUR QUI MEURT
55
à Mme Dartigues. Sa clairvoyance maternelle l'avait
deviné; elle en souffrait en silence, attendant l'heure
où l'aveu pont.ané jaillirait des lèvres de son fils.
René ne s'était pas trompé.
Une obi'cure prescience la rendait méfiante envers
la jeune fille dont elle connaissait si peu le caractère. cependant. Toute sa sympathie allait vers Geneviève. Elle avait deviné. sa maturité de jugement,
à travers les appréciations du jeune homme.
Comme il était impre sionnable, pour s'être si
vite détaché d'elle en faveur de Chantal! Cette
petite était bien jeune pour lui; elle semblait frivole. Mm. DartiO'ues aurait voulu les connaître
toute deux, mai son état de anté ne lui permettait
guère de faire en ce moment le voyage de Langres.
Lorsque René rentrait d'une promenade et venait
s'asseoir près d'elle, sa nervosité la frappait. Il remettait de jour en j our l'aveu, ne sc sentant pas
le courage d'affronter le objections qu'il redoutait.
Arrivé !t la veille de son départ, il lui fallut cependant sc décider à parler à sa mère. li l'aimait
trop pour avouer à Chantal cet amour, que l'absence avait développé j u qu'à la passion, sans le
révéler d'abord à !Il"" Dartigues, et a oir obtenu
son con entement. Toute la journée, il recula deVant l'explication. L'ayant deviné, elle sc fIt. encore
plu tendre, plus indulgente que de cOutume.
Après le dîner, il a lla s'a eoir tout près d'elle, sur
la chaise ba e qu'il affectionnait dans son enfance.
e qu'il admirait chez sa mère, ce n'était pas
seulement sa beal:lté, mais toute cette harm nie qui
émanait d'elle, harmonie des mouvements, de l'expression, de la voix. Il sc sentait apaisé par sa
seule présence. En face d'elle, la violence de ses
sentiments contradictoires s'atténuait.
- Qu Ile tristesse d'être obligé de vous quitter,
maman 1 murmura-t-il.
Tl avait repri inconsciemment l'appellation enfantine de jadis, oppressé par la gravité du cher
secret qu'il allait dévoiler.
�S6
L'AMOUR QUI MEURT
C'est la vie, mon cher p,e tit, répondit-elle et!
soupirant. Les séparations sont pénibles et tu vas
bi en Ifle manquer.
- Au moins, si vous pouviez venir avec moi r
M . Colombier et ses filles seraient heureux de votre
visite L.. Vous connaîtriez Chantal, si gaie, amusante, spirituell e... Elle vous plairait, j'en suis certain.
Elle se taisait, pressentant ce qu'il allait ajouter.
Et elle remarquait avec inquiétude que les qualités
qu'il énumé rait avec tant d,e complaisance chez la
cadette des Colombier étai-ent toutes superficielles.
Lorsqu'il parlait de Geneviève, dans ses lettres du
début, il énumérait sa droiture de jugement, sa
fin esse d'observation, et su rtout sa piété, sa grande
charité, son dévouement inlassable. Toutes les fondations solides qui étayent le bonheur d'un foyer.
Mais en Chantal, c'était le brio, le côté frivole qui
le charmait.
Elle restait muette, absorbée dans ses pensées. Il
attendait d'elle un mot d'encouragement pour continuer. Comme elle demeurait sileoc'ieuse, il ajouta
d'une voix suppliante :
- Maman, je suis bien seu l là-bas; je mène une
vic très sérieuse, vous le savez, et j'aime Chantal...
Voulez-vous demander ~a main pour moi à M. Colombier?
Elle tre saillit. .. Son choix était fait... Etait-il
irrévocable?
- La connais-tu bien? dit-elle enfin. C'est si
grave, le mariage! Je crains qu'elle ne soit très
coquette, d'après les détails que tu m'as donnés ...
Ces objections l'irritaient. Vivement, il répliqua:
- Il est permis d'être gaie sans être frivole!
Chantal est une jeune fille moderne, entreprenante;
11 me plaît infinimenL
Découragée Mm- Dartigues murmura:
- Ce n'est pas C· que j'avais rêvé pour toi, mon
petit! Je désire tellement te voir heur u,<! Si jc
pouvais la connaltre, la juger par moi-même, je
serais plus ras surée. Lui as-tu d' jà parlé?
�L'AMOUR QUI MEURT
57
- Pas encore, mais je l'aime profondément et
ne erai jamais heureux que par elle, je vous assure.
Elle le sentit vraiment épris. Son caractère mobile et faible l'effrayait. Feraient-ils bon ménage, si
cette jeune fille ne répondait pas à l'idéal gu'il se
forgeait dans sa passion?
Alors, elle implora:
- Attends encore un peu avant de te déclarer.
Plus tard, j'essaierai de venir à Langres. Je t'en
supplie, ne t'engage pas.
Il s'emporta, irrité par la contradiction
- Puisque je suis tout à fait décidé, à quoi sert
d'attendre? A la voir par ir, prendre une situation
où elle rencontrera forcément des admirateurs; elle
est si jolie! Et un jour, j'apprendrai son mariage!
l'en ..serai inconsolable, maman!
Elle soupi ra. Elle sentait que l'heure était venue
où eUe ne pouvait plus guider le cœur de son fil~
Un las itude, un découragement l'envahissaient
Elle e leva, le baisant au front:
- Je suis fatiguée, dit-eUe, et vais me reposer.
Bonne nuit, mon p tit. Crois-moi, réfléchis encore
avant de l·engager. Cette décision est si grave!
René re sta neore un momenl dans la pièce, avant
de sc relirer. Il était désolé, tant il eût désiré voir
sa mère approuver son choix. Il ouvrit la f n "'tre ct
s'accouda au béllcon pour fumer une cigarette.
En face de lui, sous les arcade" de ' la rue dl
Doigne, la foule bruyante 'écoulait pen à peu; la
nuit sereine enveloppait les montagnes; les étoile s
<l'or piquelaient le ciel de points luminelv.
- Chantal, murmura-t-il, j vaincrai foutes les
ré. istance5 ct je vous épouserai!
e ful ncore dan le sentier accédant au manoir
qu'il rencontra hantaI. Les taillis qui le bordaie n'
se revOtaient déjà des eintes délicates de l'al'
tombaient lenle:nent, un ,'
tomne. Les feuilles d'o~
à une, couvrant le sol d'un tapis d'une richesse j •
cOl11parahl '.
�58
L'A:MOUR QUI :MEURT
Au détour de l'allée, il l'aperçut qui montait vers
lui. Muette de surprise en le reconnaissant, elle
s'arrêta une seconde, pui, d'un élan joyeux,
s'avança à sa r encontre les mains tendues:
- J e ne vous savais pas de retour! s'écria-t-elle,
et je ne m'attendais guère à votre visite!
Le cœur de René battait tumultueusement et son
trouble était évident. Elle le remarqua, mais n'eut
pas l'air de s'en apercevoir.
- Comment va votre mère? questionna-t-elle na~
turellement, pour lui lai sse r le temps de se ressaisir.
- Beaucoup mieux, grâce à Dieu! Elle eût aimé
m'accompagner et faire yot re connaissance, mai elle
n'est pa encore assez remise pour faire le voyage.
Un éclair de plaisir traversa les yeux de Chantal.
Si ?-'i(m o Dartigues désirait «spécialement » la connaître, ce n'éta it pas sa ns mati f, évidemment.
- Je descends avec vous, dit-elle. MQn père est
absent; il a été ooligé (l'aller ft Dijon el ne rentrera quc tardi vement ce so ir. Gen eviève l'a accompagné. Il cst heurcux que j e vous aie r encontré;
sans cela, VOLIS auricz trouvé porte close.
- Oh oui! heureu ement! murmure René avec
fcn'c ur.
E il ajoute à mi-voix:
- J'avais une tellc hâle de vou voir, j'aurais
été dé olé de votre absence.
- Vraiment? interroge-t-e lle malici eusement;
mai vous allez être «.désolé » de celles de mon
père t de ma œur.
Ii rit, tandis qu'une flamme de passion éclaire ses
ycux.
- Je ne serai jamais déçu près de vous 1 murmure-t-il tout bas.
Coquette, elle demande hardiment:
- E~t-ce
une déclaration que vous me faites?
Il pcrd tout contrôle sur lui. epcndant, il a pris
la résolution d'obéir aux ordres de sa mère et
d'attendre, comme elle le lui a .demandé, avant de
'engager.
�L'AMOUR QUI MEURT
S9
Mais cela le r end fo u de la revoir! Il en a tant
rêvé depuis son départ, et maintenant, il est seul
avec elle!
La faiblesse de son caractère j'entraîne:
- Oui, c'est une déclaration! répond-il passionnément. Je vous aime, Chantal, et j'absence m'a
été trop dure. J'avais si grande hâte de vous rctrouv cr!
La jeune fille tressaille. Cette fois, elle a réussi.
Ce brave garçon est décidément plus facile. à émouvoir que le tempérament flegmatique de Fred! Ii
sera un mari docile qu'elle pourra mener à son gré.
Elle se rapproche de lui et murmure à son
oreille :
- Le Creux d Aujon me semblait lugubre pendant votre absence ... Et j'ai compris aussi que désormais je ne pourrais plus me passer de vous!
Il pousse un cri de joie, si vibrant, qu'elle en
reçoit un choc délicieux au oœur. Sa vanité est
comblée de l'amour qu'elle a su lui inspirer.
- Alors, ma Chantal adorée, vous voulez bien?
questionne-t-il tout tremblant.
Malicieuse, elle taquine:
- Qu'est-ce que je veux?
- Voyons, vou me comprenez ... Ma mère peutelle demander pour moi votre main à M. Colombier?
- Certes, mon ami, mais mon père consentirat-il?
La joie immense qui étreint le cœur de René se
mélange instantanément d'inquiétude.
- Pourquoi ne consentirait-il pas? s'informe-t-il,
la gorge serrée.
- Parce que je connais ses idées arrêtées et qu'il
s'entête facil ment. Or, il me trouvera trop jeune
POur me mari r. J viens à pein d'avoir dix-hUIt
ans, il vous dira d'attendre, je le parierais!
- Attendre! J ne m' n sen pa le courage!
i moi non plus ... Le plus adroit serait d'obteilir son consentement sans le heurter.
�60
L'AMOUR QUI MEURT
Chantal, ma bien-aimée, trouvez un moyen, je
vous en Pl'ie ... Vous le connaissez mieux que moi.
Elle réfléchit, pui dit enfin, hésitante:
- Il y aurait peut-être une manière de le dé~
eider; encore n'en suis-je pas Îlre ...
- Lequel?
- Ce serait de faire plaider notre cause par
Geneviève.
Il a un tel mouvement d'effroi qu'elle reste in~
terdite.
li: Qu'ai-je dit cie
i extraorùinaire? pen e-t-elle.
Ma sœur désire mon bonheur et a plus d'influence
que moi sur mon père! »
René paraît complètement troublé ... Il pressent
que c'est une anomalie ùe prier Geneviève d'être
leur intermédiaire et craint de lui faire de la peine.
Il n'ose le dire à Chantal, mais s'efforce de la dé~
tourner de cette idée.
Elle s'obstine.
- C'est la seule façon de réussir, affirme-t-elle.
Autrement, je ne réponds de rien. Si mOIl père re~
fu e momentanément, vous l'aurez voulu. Tant pis
pour vous, tant pis pour moi!
A regret, R né cède.
- Faites ce que vous voudrez, dit-il enfin.
Il désire si vivement le Ollsentement de L Co~
lombier, maintenant (ju'il a c lui de Chantal, qu'il
accepte d'implorer l'aicle cie Geneviève, si elle est
indispensable.
Le bonh eur le pénètr ; l'acquiescement de la
jeune fille a bouleversé son être; il lui semble qu'un
avenir d félicité sa nS limites s'ouvre devant ~on
flme émervcillé .
Tous deux redesc ndent le chemin abrupt qui
cie han al
conduit au manoir. René a pri . le ~)ras
t la serre tendrement contre lui. Il voudrait lui
murmurer les mots charmeurs qui se pres ent sur
es lèvres, mais les r egard~
de la jeune fille, un
peu railleurs, le déconcertent. Dès les première
�L'AMOUR QUI MEURT
61
parole, son esprit positif s'arrête sur des détails
d'ordre pratique et eUe lui déclare en riant:
- Je ne suis pas une pêcheuse de lune!
C'est vrai, elle ne se nourrit pas de sentiments.
Elle l'aime, dit-elle ?... Sans doute, à la manière
forte, comme les jeunes filles d'aujourd'hui comprennent l'amour, peut-être ... Il est déçu; sa joie se
mélange de regret. Il aurait clésiré un élan passionné qui réponde au sien! Le calme de Chantal,
sa maîtrise d'elle-même, le déroutent 1 Ce n'est certainement pas une sentimentale. Mais elle est si
jOlie, si spirituelle!
- Ayez de la patience, dit-elle. Laissez-moi
faire. J'arrangerai tout avec Geneviève. Elle fait
t ujours cc que je veux. Il ne faut rien brusquer
avec mon père. Nous arriverons à obtenir son consentement, j'en suis certaine ... Allons! ne prenez
pas cet ai r anxieux, je VOllS prie; je n'aime pa les
gens tristes, et, pui que nous sommes fiancés, réjouissez-vous!
Lorsque René repart le soir, il ressent un mélange de ensations confuses où le bonheur se tempère d'étranges appréhensions. Seulement alors, il
Pense qu'il a manqué de parole à sa mère. Malgré
sa promesse d'attendre, il a déclaré son amour à
Chantal. Comment annoncer le fait accompli à
Mme Dartigues?
�L'AMOUR QUI MEURT
62
VII
Apr's le départ du jeune homme, Chantal s'assit,
pensive, près de la fcnêtre. Le soir tombait. Déjà
les ombres du crépu scule envahissaient la vall' e silencieuse; les dernières lucurs du soleil couchant
s'attardaient encore sur la cime des arbres et l'or
fauve de leurs feuilles scintiJ1ait sous leurs tardives
caresses. La jeune fille songeait. Une sorte de
crainte l'envahissait à la pensée de découvrir à Geneviève 1 amou r de René et sa demande en mariage.
Comment la grande sœur accueillerait-eUe cette
nouvelle? Malgré son affection si dévouée pour sa
cadette, Chantal éprouvait une certaine appréhension pour réclamer son appui et r edoutait une résistance.
Elle tressaillit lor que l'auto de location s'arrêta
devant le perron, ram cnan J\!. Colombier et sa
fille, ct n'eul pas le courage d'aller au-devant des
v
oyageu
r~.
En p\nélranl dan la salle à manger, ils aperçurent la jeune fille dans la pénombre. Geneviève
ut un mouvement de surp ri se:
- Que fais-tu dans le noir, ma petite Chantal?
s'écria-t-elle. Tu n' 5 p8S malad ? AlIl1me vil' 1:1
lampe 1 n/Jus le raconterons nOlre voyage.
- El d'abord, di à Nicol tte de servir tout
de suite, ajouta 11.
olombi 'r; je meurs ùe
faim 1
ans r'pondre,
hantaI ortil pour tranSITIe tre
l'orùre à la se rvante ct alluma la lamp' cn r entrant.
•
�L'AMOUR QUI MEURT
63
Très pâle, elle r egardait machinalement Geneviève qui ôtait son manteau et se mettait à table.
Inquiète du mutisme de sa sœu r, Geneviève l'observa, lorsque la lumière eüt éclairé la grande
salle.
- Tu n'es pas malade? répéta-t-e lle tendrement.
- Non, répondit Chantal avec impatience. Qu'avez-vous fait à Dijon?
Gentiment, Geneviève raconta ses multiples
Courses. Elle avait pu réassortir les laines du tricot
de a SŒur, es ayer son tailleur, faire les menues
amplette qu'elle projetait, puis elle apportait à
Chantal un joli nœud de dentelle au crochet CJu'elle
lui montrerait après le dîner. M. Colombier donna
ensuite le détail de ses démarches d'affaires.
Chantal écoutait, so ulagée de le ~ laisser parler,
sans prendre beaucoup part à leur conversation. Elle
mangeait distraitement, toute préoccupée de la confid ence C}u'elle allait faire à Genevïve.
El1e eul un léger tressaillement lorsque celle-ci
la questionna:
- Et toi, comment as-tu employé ta soirée? demandait-clic.
- Oh 1 Il n'y a rien eu d'extraordinaire! M. Dartig ues st venu, ce qui a coupé mon temps.
Les yeux de la grande sœur s'assombrirent.
Chanlal lui paraissait étrange. Que 'était-il passé?
Quelque chose de grave, certainement, car l'air
aqsent de sa
œur devait avoir un motif
sérieux.
Tout son entrain était tombé. L'inquiétude envahissait son cœur. Elle regrettait de n'avoir pas été
là, ct redoutait cette entrevue des deux j el1n~
gens.
Elle observait Chantal en silence, sans affectation.
Sa préoccupation lui semblait certaine, et cependant
e~l
n'avait pas l'air heureux de la jeune fille qui
;I!me et se sait aimée.
p.Ourtant, son trouble était évident. Il avait dû y
aVOir ntre elle et René quelque chose d'anormal.
ne anxiété terrible étreignait le cœur de Gene-
�•
64
L'A MOUR QUI MEURT
viève. Savoi r ! Apprendre ce secret qu'elle pressentait 1 Comme elle avait hâte et redoutait à la fois
de le connaître 1 Sous prétexte de fatigue, elle remonta de bonne heure dans sa chambre.
Chantal la suivit, indécise de ce qu'elle allait lui
dire. Elle appr éhendait le refus de sa sœur pour la
soutenir près de leur père.
En la voyant s'asseoir sur une chaise basse, l'ai r
agité, Geneviève tressaillit. Une angoisse la serrait
à la gorge; elle pressentait la gravité du moment
et ne se sentait pas le courage de rompre ce lourd
silence, prélude d'une douleur qui venait s'abattre
sur elle.
Lentement, elle nattait la masse de ses cheveux
bruns qui s'enroulaient en bandeaux ondulés autour
de sa tête.
Chantal la. regardait, les deux mains croisées sur
ses genoux, cherchant un préambule à la d mande
qu'elle allait formuler.
- Geneviève, dit-elle enfin, il faut que je t'apprenne ... que René Dartigues m'aime ... , et m'a demancJé de l'épou cr ...
Pétrifiée devant la soudaineté de l'aveu, Geneviève ne bougeait pas. D'un effort de volonté, elle
avait r tenu dans sa gorge l'exclamation d'angoi se
qui montait à ses lèvres. Elle avait tant redouté
cette heure où tout l'échafaudage de son rêve
d'amour s'écroulerait 1
Et c tie heur
c fai ait tangible. La douleur
s'abattait sur clle avec un puissanc qui noyaIt
loutes ses facultés dan un océan d'am rtume.
A tout prix, elle voulait cacher à sa sœur c sent iment de désespoir. a fierlé lui donna la force de
se re. saiSIr.
'hantaI attendait a réponse.
- Tll l'aint s aussi? dit-cil
nfin.
Sa voix lui parais ail lointaine, assourdie, étrangement dé formée.
aturell ment, r ~pondil
Chantal d'un ton posé.
�L'AMO R QUI MEURT
65
Mais cet air dégagé ne trahissait aucune passion
et cette tranquillité d'âme acheva de bouleverser
Geneviève.
Un lourd silence pesait de nouveau dans la pièce.
Oh! comme elle avait hâte d'être seule! De pouvoir
pleurer ans contrainte !... Pourquoi Chantal ne
partait-elle pas? Qu'attendait-elle?
Dan on désir de clore cet entretien, Geneviève
poursuivit, une pointe d'ironie dans la voix:
- Alor , mariez-vous, puisque vous êtes d'accord!
- C' st que ... père va me trouver trop jeune,
je le crains ... Je viens s':!ulement d'avoir dix-huit
ans.
L'obj ection rendit un léger espoir à Geneviève.
Mais de longues fiançailles ne prolongeraient-elles
pas sa douloureuse épreuve? Aurait-elle la force
d'être 1 témoin impassible de leur amour, puis de
leu r bon heur ?
Elle restait debout, le regard noyé devant cet
avenir douloureux qui ouvrait pour !le une perspective de souffances sans limites.
D vant ce silence, une gêne étrange étreignait à
son tour Chantal. Elle avait espéré plus de cordialité chez sa sœur à l'annonce de ceLte nouv Ile. Et
son attitude la dé oneerlait. ] J fallait cependant implorer son aide près d M. Colombier.
- Oui, j crains qu père ne me trouve trop
jeune, insista-t-ell, mais nous ne voulons pas
attendr . Et toi, Geneviève, tu pourrais plaid r
notre cause obt nil' son consent ment ... Tu ilS de
l'influ nce 'sur lui... Tu veux bien, n'est-ce
pas?
La pâleur de Cc.n vièv' s'accentua. C'était Ile 1
Elle qui allait se faire leur médiatrice et consomm r
le déchirement de son cœur brisé? Non, jamais!...
Jamais !... hantaI 'tait vraiment trop cruelle d'os r
lui demander une chose pareill 1
foi? Moi ?.. r ;péta-t- lle avec douleur. Tu
me dcmand scIa?
506-1 II
�66
L'AMO UR QUI MEURT
_ Pourquoi pa s ? dit Chantal surprise. D e quel
ton tu me réponds, Geneviève ! Tu m'aimes assez,
je le sais, pour te réjouir de mon bonheur et
m'aider, je pense !
C' est vrai, elle ne se doutait pas, elle ne pouvait
se douter du drame qui se livra it da ns son oceur.
Et, à tout prix, il ne fallait pas qu'elle le devi nât.
D'un ge te las é, elle r epo ussa Chantal qui ve nait
à clic pour l'embrasser.
- Je suis très fatiguée, dit-cHe, j e r éfl échirai.
Lai se- moi ce soir, je te prie.
Déçue, Chantal s'éloig na et r eferma la porte de
s., chambre contig'uë à celle de Geneviève.
Enfin, celle-ci était seule! En . anglotant, elle sc
j eta à genoux au pied de son li t :
- 1\1on Dieu! murmura-t-ell e donnez-moi la
force de détruire ccl amo nr qui m'épouvante et qui
deviendrait coupable maintenant, puisque je sais
qu'il n'est pas partagé !
Cette nuit d'agonie, elle ne l'oubliera jamais 1
Tout son être se révolte à la pensé de l'horrible
chose, le voir appartenir à hantai, la sentir préférée par lui, son cher amour!
- Le entiment qu'elle ensevelis. ait au plus intime
de son cœur, mais dont elle vi \'ait depuis des moi s,
il fallait le faire mourir brutalement, nlever de
son rIme sa rai on d'étre, de 'cntir, sans qu' personne sc cloutât de cette souffrance qui l' cxaltai t
tout entière!
Il lui ,emblail que Chanta l ne sa uraiL jamaiq
l'aimer omme cli c, le protéger contr\! sa faibl essc
d' volonté, verser en lui cet ' oulemcnt de l'infini
dan. son cœur qni st le propre cl, l'amour, celle
communication d'âme qui se perd dans le s profond 'ur de l'~tre
aimé!
EHe avait 1 intuition que a sœur l'épouse rait
pour sa situation, pOlir l es avantages matériels que
�L'AMOUR QUI MEURT
67
lui offrait ce mariage, mais qu'elle ne l'aimerait
jamais avec la vivacité de sentiments qu'elle, Geneviève, ressentait pour lui!
Au matin, elle se leva, brisée de fatigue. Sa pâleur, le cerne noir entourant ses yeux, tout son
maintien accusait la détresse de son âme, le désarroi de ses pensées.
Elle se vit en passant devant un miroir et tressaillit. Il ne fallait pas que sa sœur devinât sa
pein e. Son énergie native se réveilla et elle se composa un maintien pour descendre à la salle à
manger. A son grand soulagement, Chantal avait
déjà déj eu né et était sortie.
Avec peine, elle but quelques gorgées de lait ct
décida d'aller à Perrogney où lle soignait un enfant malade. La matinée était fraîche.
n vent
âpre soufflait du plateau ct rafraîchissait on front
brûlant. Comme d'habitude, Geneviève communiait
avec la nature ct l'associait cc matin-là à sa détres ·e. René savait si bien la comprendre lorsqu'elle
lui exprimait naguère ses sensations champêtres
qu'ils analysaient ens mble!
Chantal n'avait pas de ces subtilités, elle en était
certaine. Cc qui attirait René vers sa sœur, c' 'taient
son brio, son charme bien moderne ct sans doute
au si sa coquetterie ... Serait-il heureux avec elle?
De cc bonheur qui unit deux cœurs pour la vic, qui
fond deux âmes en une seule, qui devine même les
pensées de l'aimé, qui pressent les mots qlle l'on
n'a. pas dit mais dont le souille a palpité ... Oui,
Chantal sa~lrit-e
lui donner tout l'amour qu'il
m ;rite t dont il a besoin? Geneviève en doute ... Et
d'avance, elle souffre des désillusÎlms qu elle
press nt pour lui ...
Infiniment lasse, clll! arrivait à P rrogney. La
ympathie dont lie était 1 objet de la part de tous
les habitants lui fut un réconfort.
S rait-cc don désormais tout son avenir, d'aid r
le ~
P lits et 1 s humbles n annihilant toute pa rt
<le bonh ur personnel? Son être sc révoltait à cette
�68
L'AMOUR QUI MEURT
idée, ca r ell e craig nait de n'en point avoir le co urage !
E lle r ent ra a u ma noi r pou r le dé j eune r. Ce lui
fu t enco re une so u ff rance de senti r pese r su r clle
le regard de Chanta l. A to ut prix, ell e ne voulait
pas que sa sœur se doutât des sentiments qui bou lev e rsaient son âme.
Elle s'effo rçait de pa raît re gaie, mais il lui semb lait que cette gaieté feinte sonnait faux, et elle
a vait gra nde hâte de se ret rouver enfin seule pour
échapper à cette contra inte.
Afin d'éviter un entretien avec Chantal, ell e prolongea cependant la conversation avec M. Colombier. Sa sœu r sortit, sans doute pour les lai ser
ensemble et lui fournir l'occasion de présenter a
requête. Mais Geneviève se révoltait à cette pensée
d'u n sac rifice trop lourd pour ses forces.
Ayant à son tour quitté M. Co lombier, elle voulut
aller réfléchir dans la s litude.
Elle prit un livre d'Albert Samain, An jardiH de
l'II/fal/le, CJue Iü. Darligue lui avait prêté avant
l'arri\'ée de Chantal et qu'elle avait lu avec lui
bien souvent au bord de l'étang. Tous deux en goûtaient la poésie mélancolique qui s'harmonisait parti ulièrcment en ce moment avec la tri tesse de son
âme.
Elle lui rendrait ce volullle la prochaine fois qu'il
viendrait, ne voulant pa le garder davantag-e, car
il remuait CIl elle de trop chers souvenirs. I\Iais auparavant, elle désirait faire revivre encore ure fois
le!> sensations qu'clle avait éprouvées ' :l la lecture
de ces vers apprécié ensLmble.
Elle sortit pour g-agn or l'étang. L'encen des
brouillards d'automne avait enveloppé la vallée
toute la matinée. ne odcur anisée de champignon'
s'cxhal. it de sous-boi' humides.
'était déjà la
mélanc lie résignée et la gravité pensive qui prél udent au grand sommeil de l'hiver. epenelant, l'on
n'était enco r e qu'au mois de septembre. Mais l'été
�L'AMOUR QUI MEURT
est court dans ce rude pays de la montagne langroise!
Geneviève s'assit à la place où el1e avait été si
SOuvent contempler l'étang avec René Dartigues. Ce
calm e de la nature, ce charme tranquille qui émanai t de cette solitude, agissaient sur ses nerfs surexcités par la souffrance. Elle regardait, pensive,
les grands nénuphars blancs qui se balançaient mollement sur la surface de l'eau. Quel travail ces
fleurs avaient-el1es dl! fournir pour monter ainsi
leurs corolles immaculées au-dessus de l'étang?
Elles triomphaient maintenant à la lumi ère, paisiblement bercées sur l'ond e qui les portail...
En cette heure d'agonie qu'clIc vivait intensément,
serait-elle moins énergique que ces admirables
fl eurs? N'étaient-elles pas un symbole de la lutte
que toule âme chrétienne doit livrer contre elle111ême pour accomplir son devoir ? .. Elle comp renait culement maint:Cnant la profondcur de cet
amour dont elle vivait depuis des mois, et cela à
l'heure où elle savait qu'il (allait le déraciner. .. Son
cœur meurtri ployait sous le faix de cette souffrance ...
Au moin, si elle pou\'ait fuir, s'éloigner de
M. DartÏE!ues, l'épreuve serait moins douloureuse!
Si cette autre qu'il aimait, qui le lui prenait, était
llne étrn~èe
!
tirais c'-:tait trop dur que ce soit hantai, sa sœu r
POur qui elle s'était tant clé\'ouée, qui lui ravit
Ce bonheur qu'clic avait si passionn-:ment déSiré!
t n (JoL de larmes monta :lUX ye\lx de Geneviève.
'route s n âme sombrait dans l'amertume de es
sentiments. Elle murmura: «Mon Dieu! sauvezmoi de cette heure! »
Elle ouvrit 5011 livre e relut ce ver qu'clic avait
t~n
goûtés à cette même place avec René Dartlgues :
�L'AMOUR QUI MEURT
AU BORD DE L'ÉTANG
Le calme des jardins profonds s'idéalise;
L'âme du soir s'aÏln nce à la tour de l'église;
Ecoute, l 'heure est bl eue et le ciel s'angélise.
A yoir ce lac mystique où l'azur s'est fondu,
Dirait-on pas, ma sœur, qu'un grand cœur éperdu
En longs ruisseaux d'amour, là-haut, s'est répandu?
L'ombre lente a nové la vallée indistincte j
La cloche au loin,' note par note, s'est eteinte
Emportant comme l 'âme fr~le
d'une sainte.
L'heure est à nous; voi i 9,ue d'instant en instant,
Sur les bois violets au m)'stere invitant,
Le grand manteau de la solitude s'étend.
L'ttang moiré d'argent, sous la ramure brune,
Comme un cœur affligé que le jour importune
l:\'e li l'a ension suave de la lune.
'
r
Te veux, enveloppé de tes yeux caressants,
Je veux cueillir, parmi le rosea ux frémissants,
La grise fleur cl s crépuscules pâlissants.
Je \'eux au bord de l'eau pensive, ô bi n-aimée,
A ta lèue d'amour et d'ombre parfumée,
Boire UI1 peu de ton âme, il tout soleil ferm('e.
L s ténèbr s sont comlDe un lourd tapis soveux,
\lX cœurs, l'un près de l'autre, J,larleùt mieux
Dan~
un 'l1chantcment d'amour sil UCH:UX.
nt l\OS cl
omllle pour saluer les (:[ iles prenl\ères.
Nos \'oix oe confiù 'ne , ou calme dl:" clairières,
Montent, pmes dans l'ombr , ninsi qu lies Jlri~
s,
Et je bai se la
hnir angéliqu'
(lUX
pnupi\res.
Il semblait à Geneviève entendre encore la voix
chaud t vibrante lire ('s v rs. El JeUTS deux âm 5
sc fondai nt alors clan . 1 s rt.'êmes émotions provoquées par CCit Icctul'. "lait lin aveu d'amour
. indirect sur 1 5 r vres d R né, 1 seul qu'il ait
jamais osé lui faire. Mais 11 sentait, à n' n pas
{)out T, qu'il lui appliquait ce qu'il Ji ait. CeJa suf~sait
à son cœur.
�L'AMOUR QUI MEURT
71
Le soir, elle se répétait les vers char meurs avec
l'intonation si tendre qui bouleversait son âme ...
Maintenant tout était fini entre eux. Le grand
bri emcnt s'accomplissait en ellc, anéantissant toutcs
scs espérances de bonheur.
Ellc réfléchissait profondément ... Qu'elle acceptât
l'épreuve ou qu'ellc la repoussât dc toute sa volonté,
sa so uffrance restait la même! Sa sœur épouscrait
Rcné et sa fierté, à elle, lui commandait de dé ra<:incr son amour ...
Sa fierté, certes, mais son dcvoir avant tout! Et,
si elle avait la force de plaider la cause de Chantal
pour avancer cette hcure inéluctablc où se consomm erait le déchirement de son cœur, elle sortirait de
la l utte grandie, victorieusc, ct recouvrerait pcutêtrc la paix! Di eu l'aide rait; n'a- t-ll pas promis
cellc paix aux âmes de bonne volonté?
En songeant a insi, Geneviève contempla it to ujours les nénuphars blancs qui lui semb laicnt le
symbole de celle lutte qu'elle soutenait cn ce moment contre cll e-mêmc ...
Il falla it êtrc justc : Chantal ne pouvait se doute r
de l'inclination qu'cHe ressentait pour René et
qu'elle avait cru partagée. Ne la lui avait-elle pas
soigneusement cachée? Un mystérieux courant
semblait unir son [une à celle de M. Dartiguc . 115
n'avaicnt cepcndant échangé aucune parole, mai
le souffie avait palpité de toutes l eurs pensée qui
s'unissaient dans unc communion intime dc scntil1lents. Machina lement, clic rouvrit son li vrc. U ne
fcuil lc blanche sc trouvait pliée ent r e deux pages.
Ecrire quelqucs vers la sou lagerait, lui ~emblaitIJ
t scrait un e divcrsion à ccllc peinc qui l'opprcssait.
Elh: sortit un stylographe de la pochc de 50\1 manteau et sc mit à composer.
Dans celle poésie, clic adm irai t le travail de cette
fr êt pl ante du nénuph ar dont l" nergique Jabl!tlr
lnOIlL e au-dessus des fl ts pour arriver à s'épanouir
SUr l' 'Lang.
�72
L'AMOUR QUI MEURT
Et d'avoir médité sur cette leçon de courage que
lui offrait une simple fleur, son énergie se révelllait.
Son parti était pris; ce soir même elle. parlerait
à M. Colombier et consommerait son immolation l. ..
Elle saurait souffrir, se saq-ifier, renoncer à son
amour pour le donner. N'était-ce pas cela, une belle
vie de femme?
Ayant achevé sa poésie, elle se leva. Le crépuscule noyait d'ombre' les grands arbres qui entouraient l'étang. La lumière se décolorait dans le ciel
avec des teintes violettes et pou pres, et les dernières lueurs du couchant se reflétaient dans l'eau
pai sible.
Geneviève traversa le pont, oppressé de roseaux,
et longea le taillis. Lorsqu'elle rentra au manoir,
tout était silencieux. Son père ct sa sœur devaient
être so rtis.
Dans sa chambre, une rose mourait lentement
dans un vase de cristal. Il lui 5emblait que son parfum devenait de plus en plus suave et pénétrant
avant de se faner.
Son âme ne lui ressemblait-elle pas? Tout le meilleur de son être s'exhalerait ainsi dans 1 déchirement de son amour anéanti.
EII tressaillit en entendant la voix de M. Colombier résonner dans le vestibule; Chantal n était pas
I1core rentrée. Irait-elle, sans tarder, remplir la
douloureuse mission dont sa sœu r la charg ait ?...
Ou ait ndrait-elle que son âme apaisée se sentit la
for ce de consommer son sacrifice?
El! cut une hé·sitation. n douloureux combat
s livrait dan son cœur.
Iachinalement, elle murmura les derniers vers
de sa poésie:
T'Ol~rta1
s 'ugi~e
ncor e qui fil leur so ufJranc ,
MOIS
pT ml T su
s] ur d nne ]' spéran
D1! vaincre désormais 1 5 and s... u les pl urs ...
Comme clIc l'avait décidé, clle se grandirait en
�L'AMOUR QUI MEURT
73
se faisant l'avocate de sa sœur, en enlevant le conscntement de M. Colombier pour ce mariage qui
brisait toutes ses espérances de bonheur, qui ouvrait
devant elle un avenir désolé, sans amour!
Aurait-elle ce courage ? .. Serait-elle moins énergique qu'une frêle plante pour monter au-dessus de
l'abîme de souffrances qu'elle entrevoyait désormais?
La voix de M. Colombier qui l'appelait acheva
de la déciùer.
Elle ouvrit la porte de sa chambre et, d'un ton
raffermi par un effort de volonté, répondit :
- Je descends tout de suite, père.
Ils entrèrent ensemble dans le petit salon. Les
derniers rayons pàlis du soleil s'attardaient sur les
vieilles bergères Louis XVI, caressaient la pendule
de marbre blanc et mettaient des r Rets irisés sur
les verr s encadrant les portrait de famille. Par
la grande baie, l'on apercevait la vallée qui prenait
des tons d'émeraude, très doux, un p u irréels à
cette heure du crépuscule.
Gen viève s'assit, le cœur battant d'émoi, se préparant à la douloureuse mission qu'elle venait d'assumer.
- Père, dit- Ile doucement, vous appréciez beaucoup M. Dartigues, n'est-ce pas?
urpris, il la regarda.
- Certainement, dit-il, mais pourquoi cette queslion?
- Parce que ... , ne vous êtes-vouS pas aperçu
qu'il aim Chantal?
M. Col mbi r hau sa les épaules:
hanlal st un enIant, dit-il, clic vient à
peine d'avoir dix-huit ans. Cela n'a pas d'importance.
on, père, vous regardez hantai comme une
enIant, mais un grand nombre de j unes fille se
mari nt maintenant à dix-huit ans. El. .. René Dartigues voudrait l" pou r.
�7.4
L'AMOUR QUI MEURT
- 'Q uelle bêtise!... Amourette de jeunes gens!.,j
D'ailleurs, il te l'a dit?
- C'est Chantal qui me l'a confié.
- Comment! Il a osé faire une déclaration semblable à Chantal, sans me prévenir?
- Père, les temps ont changé, croyez-moi. Et
M. Dartigues voulait s'assurer auparavant de l'in·
c1ination de ma sœur pour lui. Elle est jeune, ditesvous, mais la vie est si courte, si courte, pour être
heu reux!
Elle s'a nimait en parlant. Sa souffrance s' exaltait. En plaidant la cause de Chantal, il lui semblait
défendre la sienne, et d'instinct elle trouvait les
mols persuasifs pour enlever le consentement de
M. Colombier.
Surpris par cette nouvelle, il s'entêtait dans son
refus, mai s sa fille aîllée lui rappelait trop l' épouse
chérie qu'i l avait tellement regrettée ...
Ces années si rapides en cffet de son fugitif
bonheur, il les r vivait intensément en celte minute
où, devant lui, Geneviève évoquait des ~ouvenirs
si chers ...
Elle devenait de plus en plus persuasive. La vie
au manoir était bien terne pour sa. sœur! Ce mariage était inespéré pour elle. Les jeunes gcn éri cu x, désintéressés comme René Dartigues ont si
rares ! • on père connaissait sa famille, tout convenait à souhait 1 hantai trouverait dans cette
un ion toutes les garanties cie bonheur.
Attendre? Quelle imprudence 1 Pour une année,
deux ans au plus, qui Ile chang'eraient rien à 1 urs
sentiml'nts, certes, mais leUI' donlle raient l'impatience cl'êt re unis!
- Non, répétait-clic, ne leur refusez pa votre
consentement. Laissez-les être heureux [out cie suite
puisqu'ils s'aiment ...
Elle avait la sensat ion de pl aisi r p ur Ile, p ur
conquérir son propre bonheur au lieu de le dét ruire
pal' cc consentement qu'elle implorait!
�L'AMOUR QUI MEURT
75
Une joie mêlée de souffrance l'envahissait en
sentant la résistance de M. Colombier fléchir devant ses supplications. Il discutait maintenant avec
moins d'énergie.
Elle est trop jeune, répétait-il, il faut
attendre.
Mais son ton n'avait plus l'âpreté du début
de la discussion ... Et Geneviève s'animait, devenait
<Ie plus en plus éloquente pour enlever l'approbation
désirée ... , et néanmoins si redoutée!
- Soit! dit enfin L Colombier ... Je consens à
ce mariage ... , mais pas avant le printemps prochain.
L'hiver mùrira leur projet et Chantal sera un peu
plus âgée ... C'est ma dernière concession, ttl peux
le lui dire! Inutile d'insister, ajouta-t-il, comme Geneviève allait répliquer.
Il sortit vivement. La jeune fille, à bout cie forces
et d'énergie, se laissa tomber sur une chaise, la
tête dans ses mains. Sa victoire l'accablait.
C'en était fait; René, son idéal, son amour, appartiendrait à sa .œur! Elle serait témoin de leur
bonheur et ne pourrait même fuir ce spectacle déchirant pour elle, car sa vie serait consacrée à
Son père.
l\iais jamais un autre ne prendrait la place qu'il
avnit occupée d puis des mois dans son âme vibrante ct passionnée. Elle venait d'accéder au supr ;l11e sacrifice!
Mais ce pr mi r SlICC\S lui c1olll1nit !'e5pérnnce
De \.(!iner!;! désorl11ais ln souffrallCt! el les pl urs 1. ..
hantaI rentrait c."nns la maison, une chanson aux
lèvre. Geneviève l'entendait qui s'approchait du
Petit salon. Elle releva courageusement la tête. Son
ealvair continuait. Elle allait annoncer à sa sreur
le résultat de son entr tien avec M. Colombier, tre
témoin de sa joie, r cevoir sans doute ses remerciements.
La pièce r stait ob cure, Geneviève n'ayant pas
A
�76
L'AMOUR QUI MEURT
eu le courage d'allumcr .la lamp e. Aussitôt que
Chantal ouvrit la porte, ellc l' appela:
- J'ai parlé à notre père, lui dit-e1lc, viens ici
que je tc raconte notre entretien.
Dans l'obscurité, elle perçut le ton anxieux de sa
sœur:
- Que dit-il? s'informait-elle. Parle, parle vite,
Geneviève.
- Il tc trouvait bi en jcune, mais M. Dartigues
lui plaît ct il consent ...
Un cri de joie l'interrompit.
- J e suis contente, contcnte 1 Alors, ce sera
bien tôt?
Geneviève sc sentait protégée par l'ombre qui
car il lui semblait que Chantal dénoyait h ~ale,
chiffrerait trop la douleur qui éclatait sur son visage.
- Cc sera pour le printemps, répondit-ell e sim.plcmenl.
Le ton cie sa cadcttc cxprima un désappointcment:
-- Six mois, c'est long ! dit-clic. Encorc tout un
hiver à passer ici! Cc n'est pas drÔlc ... Et, puisque
je vai me marier, il est inutilc de chercher une
!IiL ualion, n'est-cc pas?
Pas un mol de rcconnaissa nce pnur Geneviève.
Celle-ci sc révoltait inll'rit'ur C'n1e nt de cette ;ngraque
titude. Mais il était préférable, p~nsait-elc,
l'hanlal ne soupçonnât même pas cc qu'il lui avait
cOllté p ur enlever le con '(!Iltement de M. ColomIller 1
- N'insiste pas, dit-elle se ulemcnt, tu n'obtientiras rien de plu ct tu indisposeras notre père.
La perspicacité de la j cune fille le compr nait.
Aussi remercia-t-ellcon père lorsqu'elle le revit
quelques insLants après.
- Je voulais retarder cc proj ct d'un ou deux ans,
lui dit-il, ar tu es évickmmenl hicn jeune, mais ta
sœur a tant insisté quc cc cru pour le printemp ...
Ut voilà la génération actuelle, ajouta-t-il, mi sé-
�L'AMOUR QUI MEURT
77
rieux, mi plaisant. Von s'accorde d'abord et l'on
prévient en uite les vieux parents: le monde à.
l'envers, positivemel1't!
- C'est logique père, répliqua Chantal d'un ton
résolu, car si les jeunes gens ne sc plaisent pas et
ne sont pas d'accord, il est inutile de prévenir les
parents!
A-t-il au moins le consentement de sa
mère?
- Je ... crois que oui, répondit la jeune fille en
hésitant. En toul cas, il va lui écrire aussitôt qu'il
aura votre réponse.
- C'e3t bi en, je lui enverrai un mot demain,
mais je liens à avoir l'approbation de 1vl'u, Dartigucs avant qu'il revienne ici eL je le lui dirai.
VIn
Votre boune lettre m'a fait grand pbisÎ1', car je
que vC)u~
êLes ompl~te1
remise mallllenant
ct qUt:: l'UI1S POUI'CZ reprcnd[\! v re vic active. ::\Iénagez-l' Uh 'l1cure, afin d'éviter Ulle 110U" Ile crise 1
Celle nlt.!rl' 111 'n procuré l 'occnsion de vous re"oir;
il Y nl'uil si longtemps que nous ét ion s séparl:~
1
ous 111<; d<;l)1andcz ('C qu<; je fais, el si je s ui "
r<;Luurné au Cr'ux d'Aujon ... Il fauL vous oo(esser,
Illallluu, qu' j'ai lIIonqué à la promesse que je vous
avais faitl! de ne rien dirc à hantaI. Lorsque je l'ai
r<.!\'ue, seul avec Ile, ma passion m'n ' nlrnÎné.
J'él is [ u d'amour c t je n'ai pu, vrailllent, lui
cacher Illon émotio n et mon dé ir de l'épou~er
...
Par oUlIez Illon maUQllC de parolc, je vous cu prie 1
Ulle. pnrlage 1II0!1 senliment. el. ol1senl. nlle a ~o n
senll t ul dc sUILe, san DiJle Lton, ar Ile m'aIme.
Mon lJoul1eur n'aurait plus de limite si je n'av'lis
voi~
�L'AMOUR QUI MEURT
un peu de remords de ne pas avoir tenu ma promesse.
MalS vous êtes indulgente et vous ~omprendz.
Je
suis s1l.r que vous m'excuserez de ne pas avoir eu
la force d'attendre!
Hélas 1 il faudra, malgré tout, patienter jusqu'au
printemps, car M. Colombier est inflexible et remet
à six mois la célébration de uotre mariage. Il m'a
écrit que sa fille lui a fait part de mon désir et il
pen e que vous f1])ez, par une démijrche officielle, loi
d mauder la main de Chantal. Malban, si vous pouviez venir, j'en serais si lleureux 1 Je n'habite {las
on hôtel banal, croyez-l, et vous y serez si blen
soignée que "otre santé n'y souffrira pas.
Le Cheval-Blalle est un home accueillant, où le
confort moderne s'allie au luxe discret du meilleur
goOt. 1Ies hôteliers ont mille délicates attentions
pour leurs pensionnaires, et leur nourriture est celle
d'un château plutôt que d'un hôtel. Les estomacs
les plus délicats s'en accommodent fort bien. Je suis
particulièrement ~âté,
t vous aurez une jolie nambre
près de moi. Puis vou s assisterez à no fiançailles,
vous reverrez votre vieil ami; ensemble vous évoquerez le passé t constaterez par vous-même que ma
petite hantaI fera une déli 1 lise j Ul]> femme. Elle
vous aimera, j'en suis certain.
Si c'est possible, accord z-moi e qll je vous demande. Vous m rendrez si heureux 1 En attendant,
je vous mbrasse.
RENÉ.
En r cevant cette lettre, Mm. Dartigues ut un
g ste découragé. Malgré ses exhortations, son fils
s'était engagé et n pouvait plus reculer. Ses appréhensions tomb raient-eJ1 s n faisant la connaissance de sa future belle-fille ?.. Instinctivem nt,
Ile en doutait. Devant la démarche décisive de
René, elle ne pouvait que s'incliner et résolut
d'aller à Langres puisque sa santé raffermie pouvait supporter le voyage. Sa p nsé se reporlait
aussi sur Geneviève, que le j unc homm avait paru
tant apprécier lorsqu'i l l'avait connue. Il l'oubliait
totalement maintenant au profit de Chantal. La
natur versatil et changeante de son fils l'inquiétait. Sa nouvelle passion durcrait-ellc? Nc s la scrait-il pas de la jeune fille comme il s'était détaché
de sa sœur? Malgré la fatigue inévitable d ce dé-
�L'AMOUR QUI MEURT
79
placement, il était préférable qu'elle fît le voyage.
Le soir même, ene envoya une dépêche à René:
R eliens çhambre à l'hôtel pour mardi. Arriverai
18 h e ures.
Deux jours après, elle s'embarquait pour
Langres . Elle y avait passé quelques jours avec ses
-parents dans sa petite enfance. Elle se rappelait
vag uement la petite vi ll e, fi èreme nt perchée sur
son rocher, qui domine le pays d'ale ntour . Mais
l'arrivée nocturne à la ga re l'avai t pa rticuliè r ement
'frappée. Elle n'avait jamais oubli é le vieil omnibus,
traîné par deux forts chevaux qui montaient pénibl ement la côte abruple, grinçant su r ses essie ux,
b ndé dc voyageurs entas és pêle-mêle avec les
bagages.. . Heureux encore d'avoir trouvé place
dans le préhistorique allelage!
Car les autres grimpaient, haletants, le raidillon
accédant aux porte.' de la ville!
La viei lle cité s'était-elle un peu modernisée?
MU'. Dartigues, toute préoccupéc de l'élat d'esp rit
de René, n'avait pas songé à l'interroger sur ce sujet pendant son séjour à Chambéry. Aussi fut-elle
surpri 'c de con stater l'importance de la gare. Plus
surpri5c encore de monter dans J'autorail électrique
qui l'amena en dix minutes au sommet de la
ville.
René l'attendait, tout heur li,' de la revoir.
S'étant occupé de ses bagages, il lui propo5a de
gagnt:1" l'hôtel en longeant l's rempart· de la ville.
Elle aCCjuiesça volontiers. L'air vif qui souffie sur
le plateau la ranimait, car ell e était un peu étourdie <.lu voyage.
Elle <~dmirat
le panorama qui se cl \roulait devant
se yeux, l'étang de la Liez, encadré de bni; à
l'h riz n, le contreforts de Vo gcs ct le paysag-e
éclairé par les dernière lueur du soleil couchant.
Son fi ls s'in formait avec ollicitudl.! de son état
de sa nté et s'excusait de n'avoir pu descendre à la
�80
L'AMOUR QUI MEURT
gare, ayant été retenu au dernier moment par un
garde forestier venu exprès à Langres pour lui
faire un rapport.
Mais il évitait de lui parler des Colombier, mal~
gré son impatience d'aborder un suj et qui lui te~
nait tant au cœur.
Tout en devisant, ils gagnèrent la rue Lombard,
dont la tranquillité frappa M"· Dartigues. Elle le
dit à René qui répondit en riant:
- C'était autrefois la rue du Repos, et ce nom
lui conviendrait encore. A deux pas d'ici, cepn~
dant, les autos se croisent dan la ru e Diderot, et
l'animation de cette arlère principale [orme un
contrasle piquant avec le calme qui règne ici. Mais
notre hôtel est heureusement un peu en retrait du
mouv ment et du bruit. Je suis certain qu'i1 vous
plaira. D'ailleurs nous arrivons, ajouta-t-i1 en
montrant la jolie maison ocre aux contrevents
verts.
Sur la terrasse fleurie, Mme Dartigues t son. fils
r nconlrèrenl l'hôtelière. Avec son amabilité habituelle, elle voulut installer elle-même la voyageuse
dans la chambr
élégante préparée près de
René.
Un gerb de glaïeuls ros s s'épanouissait dans
un cornet de cristal, sur la table. L s rid aux de
fin> gui pur , le con fortable fauteuil, lout cet cns mble hospitalier plut infiniment à Mme Dartigu ·s.
Elle demanda du thé ct, lorsqu'elle fut assis devant le fivc o'clock qui venait de leur être apporté,
un bi n-être l'envahit el Ile dit à son fil s:
- Tu n'as pas exagéré n m v<ln!ant ton
hôtel, mon ami. J'ai souvent voyagé autr fois, mais
je n'ai jamais trouvé un tel ensemble de qualités,
ni à Paris, ni n provine . J suis tout à fait ra 'surée en te voyant in stall' ici.
- Et vous compr nez, m r , r partit R né, que
mon désir de m ' marier n'est pa motivé par le
désir de fuir l'hôtel. Ici, j m trouve« al home)
�L'AMOUR QUI MEURT
8r
et l'objet de mille charmantes attentions; aussi
j'apprécie ma chance!
- Tu as raison. J'en suis profondément reconnaissante à cette aimable hôtelière qui doit être
débordée de travail.
- Certes, car c'est l'hôtel le plus fréquenté et
le plus apprécié, comme vous le voyez!
Tout en beurrant ses toa ts, Mme Dartigues observait son fils. Son enjouement avait quelque chose
de fébrile. Il était manifestement pressé de parler
des Colombier avec sa mère. Le voyant i nerveux,
elle aborda le sujet troublant:
- Quand irons-nous visiter mon vieil ami au
Creux d'Aujon? questionna-t-clle.
Elle perçut un léger émoi dans la voix de
René:
- Demain, dans l'après-midi, i vou~
voulez,
dit-il. J'espère que vous serez assez rcposée et je
retiendrai la bonne limousine de l'hôtel.
- Soit, dit-elle.
Comme il se taisait, elle reprit, après unc
pause:
- Les Colombier savent-ils mon arrivée ici?
- Je les ai prévenus, mère. Chantal est impatiente d vous connaÎlr et M. Colombier e réjo\lit
de vous revOIr.
- Et Geneviève?
11 parut troublé.
- Geneviève aussi, naturellement, dit-il.
Devant le fait accompli, elle ne voulut pas reprocher à 'on fils de lui avoir manqué de parole.
D'ailleurs, elle le sentait vraim nt épris ùe Chantal
II avait la volonté d'examin r la jeune fille avec
tout la bi nveillance possibl .
Ils partirent le 1 ndemain, au début de l'aprèsmidi. A la p nsée de revoir son vieil ami, 1 s réminiscences du passé a aillaient l\1me Dartigues, et
la démarche qu'elle faisait en cc moment allait fIXer
l'avenir de son fils. Recueillie ct pensive, elle rl!gar-
�L'AMOUR QUI MEURT
<lait à peine le paysage d'au tomne qui se déroulait
devan t ses yeux et se taisait.
Au bruit du moteur, M. Colombier sor tit de la
maison et s'a vança vers les arrivan ts. Geneviève
suivait avec Chantal.
D ' un coup d'œil, Mm. Dartigues détaillai t les
deux sœurs, si dissemblables, ct, plus que jamais,
toute sa sympa thie allai t à l'aînée.
Vêtue d'un e robe bleu marine orn ée d' un simple
col de lingerie, la j eune fill e s'avança it vers ell e,
avec un air g rave et do ux. E t l'a mi e de Mme Colombie r retro uvait da ns ses t ra its ceux de sa mère,
l e mê me r ega rd profond, r éfl échi, le même po rt de
tête un peu altier.
Elle tressaill it au son de la voix de Genevieve
fJui. lui rappelait étrangement les intonations de
l'amie- disparu e.
Etait-ce tout cet ensembl e qui la lui r endai t si
chère au premie r abor d ?.. D' un geste insti nctif,
presque maternel, elle la baisa au front, trop émue
pour pouvoir parle r devant cette vivante r eproduction d'un passé rempli de ~i ci ux ouvenirs.
Et, sou'· celte chaude aresse, l' (lme éplorée de
la jeune fille tressaill it de joie. Elle sentit que
l'affection dc 1\1"'0 Dart igucs l ui était acq uise.
- Que je suis heureuse de VOliS connaître, Madame! dit-elle.
lIIais au 5itôt elle sc ressaisit. La mère de René
ne venait pas pour elh:, mais p ur sa so.!ur; ell e n
cle\'ait pa, l'oublier ct s' 'ffacer pour laisser hantaI au premier plan qui lui re\Cnait de droit,
puisque des liens étroits allaient l'unir à lm" Darti~ues.
Celle· ci haisa it la cadette au front, omme ell e
l'avait fait pour ellevièvc. Mais cette jeune fillc
saVaml11('l1t fardée, il la 1ll1nl' h ardie t coquette, lui
in ·pirait une sorte de c ratnte en pensant ft l'influence qu'elle avait prise sur René.
Ell e venait ùemande r sa ma in po ur lui. n regre t
�L'A1.10UR QUI MEURT
83
profond s'emparait d'elle, à la pensée que Geneviève eût pu devenir a belle-fille.
Distraite, elle écoutait M. Colombier lui dire son
plaisir de la revoir et le suivait dans l'intéri ur de
la maison. Elle y retrouvait anc émotion les
meubles d'autrefois, le siège bas où elle aimait à
s'asseoir tout près de son amie, la vieille pendule
qui avait sonné pour elle tant d'heures eXqJ.l.ises,
la moelleuse bergère aux tons passés et l'Erard de
prix sur lequel elle avait joué si souvent sonates
et concertos.
De nouveau, le pa sé l'étreignait avec la no stalgie
des heur. s joy uses de leur j eunesse.
Elle n'était plus qu'une vieille femme souffrant,
et le années avaient lourdement pesé aussi ur
M. Colombi r.
«L'avenir est aux jeunes! e dit-elle. Je suis ici
pour mon fil s ct non pour m'appc_antir sur le,;
souvenirs de jadis. »
Sa force de volonté la ressaisissai t t, avec le
charme inhérent de a nature, clic imerrog"eait
affectueusem nt son vieil ami sur ses occupations
et a vie actuelle.
hantaI sortit av c R ené. Quelques instants après,
Gellt:vièvc alla donner des ordre!> pour faire sen'ir
le thé.
Alors Mn.• Dartigues, malgré son appréhen ion,
parla à son ami du projet de son fils. Il le fallait,
pui sq u'il était tout à fait d' cidé.
- Chantal est encore bien j une, répondit M. Colombier. Mais vous savez, ma chère amie, que
j'apprécie beaucoup Rcn' et serai heureux de lui
donner ma fille. Ils ont tant insisté que je consens
à leur mariage au printemp .
_ C'est raisonnable, en effet, répondit Mm. Dartigu s, t, i vous 1 voulez, nous les fianceron s
p ndant mon séjour dan le pays.
Ils parlai nt de 1 ur enfants, t tout c que disai
M. olombicr du caractère de ses fill s avivait 1
�L'AMOUR QUI MEURT
regret de son interl oc utrice, car ell e devina it la
valeur bi en supéri eure de Geneviève sur sa cadette.
Q ua nd les jeun es gens ren trè rent, a nimés de leu r
cou rse dans les bois, elle obse rva l'a ir heu reux de
son fils et compri t encore mie ux qu' elle deva it s' incl iner devant son choix .
icoGenevièvc· a rr iva it à son tou r, précédant
lettc qui apportait le pl ateau du five D'cloch.
Lorsque la servante se fut rctirée, M. Colombier
dit à Chantal :
- Mm. Dartigues me demande ta main pour
René. Alors, mes enfa nts, mbrassez-vous et nous
célébrcron vo fiançai lles dans huit jours, c'cst
entendu. Le mariage au ra licu au printemp .
ne f1amme heureuse brilla dan les ycux du
jeunc homme. Pendant que Chantal remerciait a
future belle-mèrc, celle-ci observait Gcneviève qui
servait le thé au fond de la pièce. Elle lui to !rnait
le dos, mais une glace renvoyait son Image à
M"'· Dartigucs, ct l'cxprc sion de souffrance ~m
prcinte sur la physionomie dc la jcune fille la
frappa. Elle cut l'intuition de son attachemcnt de '011 amour pcut-être - p ur Rcné.
'J andis quc les cieux .Ï\'UIl(,S g-en échan~iet
le baiscr des fiançailles, Gcn\'i~,
en apparcnce
occupée ft prépan.. r dcs toasl , rc lait dans l'angle
du salol1, le dos tourné, pour maÎtriscr l' ;motion qui
la boulc\cr ait toutl' ct pour c'lcher la douleur dont
l'cmpreintc avail pour t ujours marqué son
ftm '.
Lorsqu'cil - sc r -tourna, toutc ptde, pour offrir
t111e tasse clc thé à la visitcusc, ellc rencontra lc
rcgard de l\l'" Dartigues, très doux, très pénétrant,
l'empli dc pitié. Il lui sembla qu' -lIe ;wail deviné
son secret, son chcr secret 'Ilfoui au plus profoncl
·t, de cctt· compassi Il CJui allait vers
de son ~trc,
clic, lin baume adoucissant envahi sait SOI1
ur
meu rtri.
�L'AMOUR QUI MEURT
85
Sans ri en dire, elles s'étaient comprises. Comme
on étanche une blessure, Mme Dartigues oppo ait
à sa peine la délicatesse de sa clairvoyante affection. Et, d'un grand élan, le cœur broyé de Geneviève se réfugiait dans cet appui maternel qui
s'offrait, sans paroles échangées, dans une effusion
muette de leurs deux âmes.
Par un effort de volonté, elle se ressaisit pour
dire un mot aimable à René et emb rasse r sa sœur.
Elle réali sait en ce moment toute la souffrance intense que lui apporterait cette période des fiançailles, prélude du grand déchirement devant le faIt
accompli 1
Et lor que les visÎleurs s'éloignèrent dans la nuit
tiède, semée d'étoiles, elle écouta, frissonnante de
détresse, le bruit sourd de l'automobile qui mourait
dans le lointain en emportant son rêve, eL son âme,
lourde de sanglot réprimé, sentit peser sur clic le
poids d'une trahi on.
Quelques jours aprè ', Geneviève se troU\'ait à
Langres pour faire les emplettes néces aires au
déjeuner dc fiançailles. Ayant achevé ses courses,
il lui restait cncorc quelqucs heurcs avant de rcprcndre l'autobus de Pcrrogney. Elle ntra dans la
vicillc cathédrale pour épancher sa peine devant le
Dien qui compatit à toute ' les douleurs.
Elle s'absorbait dans sa prière, a) ant l'ililpression très nettc de n'être plus seule. l 'n g-rande
douceur l'envahissait; elle entait tre~sail
au fond
dc son être la préSl:l1l'e invisible Cjui remplissait
toute la nef; puis l'Ile IOl1~ea
les chapclles Qui
s'enfonçaient déjà dans l'obscurité de cetle fin
d'après-midi. La lumière déclinante sc répandait délicatement par les verrièr's ct sa clarté habillait
d'or, d'amélhysle. de pourpre, la Vi rge qui urmonlait l'aut '1, le ' piliers de J'absidc, les scu lptures
de chapiteaux de plLrrc.
L'église ttait désertc, cl, tians cctle grande paix
qui l'entourait, Gcn viève découvrait la b 'all é
�86
L'AMOUR QUI MEURT
surhumaine de son destin qui s'acheminait, fait de
souffrances intimes et de renoncement.
Elle ne désirait plus rien pour avoir aimé trop
passionnément. Sa nature trop tendre s'était épuisée dans cet amour où son âme tout entière s'était
livrée, broyée par la déception qui avait détruit
son rêve de bonheur.
Elle avait si ardemment souhaité, dans la sincérité de son âme, que la vie prît la forme passionoée de son idéal! Comme le monde lui apparaissait maintenant trompeur et vide!
En sortant de la cathédrale, elle tressaillit en
reconnaissant Mm. Dartigues qui venait en sens
inverse. La mère de René eut un mouvement de
~ urpise
en apercevant la jeune fille.
- Vous ici, ma chère enfant 1 lui dit-elle affectueusement. Comme je suis heureuse de vous voir!
Peut-être allez-vous passer à l'hôtel me faire tille
petite visite ~
Geneviève hésita. Malgré la sympathie qu'cIl
ressentait pour Mm. Dartigues, elJe ne voulait pas
ail r à l'hôtel dans la crainte d'y rencontn:r R né.
Mais celle rencontre in spérée lui était d'une
; ramle douceur.
La délicatesse de Mm. Dartigues p 'rçut le moti f
de cette hésitation.
- Je suis seule aujourd'hui, dit-elle naturell 'TIent. René est allé à Dijon choisir la bague de
fiançailles. Si vous avez un petit moment à me
clonn r, vou me ferez doublement plai ir.
Il y avait tant d'affectu us sollicitud dans le
r gard clair qui s posait sur cil que Gen viève. de
nouveau, fut conquise. Quel charm inné poss dent
donc c rtailles âmes de femmes pour attir r
ainsi la sympathie de t us ceux qui les
approchent?
En la uivant à l'Mt l, Gell vi\ve détaillait la
physionomie si douce, creusée cependant par ]'activit d'une vie intérieur un p u trop intense. Elle
remarquait qu tout était di tinction t noblesse
�L'AMOUR QUI
MEU~T
87
cans l'âme de Mme Dartigues et eCtt souhaité que
c es liens de par en té très étroits l'e ussent unie à
elle!
L'introduisant dans sa chambre, la mère de R ené
l'installait dan s sa bergère, disant affectueusem ent :
- Vous devez être lasse, mon enfant, et vous
rentrerez lard . Je vais vous faire apporter un petit
goûte r.
La j eune fill e s'excusait, confuse de cette sollicitud e qui rempli ssai t son âme de confia nce. Sa
douleur s'engourdissai t deva nt ces marques de sy mpat hie qu i la touchai ent profondé me nt.
Mme Dartig ues avait approché so n faut euil près
du sien et lui prenait la m ain :
- Vous me rappel ez tell ement vot re mè re, ma
pe tite ! dit-elle. Même rega rd, in ême voix et même
sensibi lité, je le de vine !
Geneviève eut un lége r tressai ll ement. E lle ne
v ulait pas que M"" DarLigues devinât la blessure
faite pa r l'abandon de R ené. TOllLe sa fi ' rté sc
révoltait à cette pensée. A ussi r afre rmit-elle sa
voix pou r r épondre naturell eme,nt :
- Ma mère eÎlt été heureuse du mariage de
h ,111 tal avec votre fil ' .
'l'oyez-vous, dit Mm. Dartigues avec hésitation, qu'i ls soient faits l' un pour l'autre?
Et, deva nt le m tl vcmenl de surpri e de Genev iève, ell e cont inua:
- J e vous parle f ranchement, mon enfant... Ion
fil s a un ca ractè re si indécis, un e volonté ~i ve rsa:
ti le, que j'aurais dé 'i ré po ur lui ti lle f 'mme én rgique qui le mCtr isse, 'l v lr e sœu r st bien j cune
pour cela ... En sera-t-ell e capablc? ... J e sais qu cc
n'est pa le rôle nat urel de la femme 1 dom iner so n
mari, mais, dans e ca pa rticu lier, un ca ra tè re
fémini n bien fo rmé tÎ t été néee sai r à Re né ... Me
comprenez-vous? ajo uta-l-ell e anx ieusement.
ui, Ge neviève l e compr na it. E ll e n' le comp renait que trop, ca r ell e enta it auss i la née ss ité de
�88
L'Al\lOUR QUI MEURT
viriliser le caractère du jeune homme, d'affermir
sa yolonté chancelante, et elle savait que Chantal
l'efféminerait davantage, avec sa coquetterie et
légèreté.
Cependant, elle ne pouvait, ne devait pas aviver
l'impression de Mme Dartigues, puisque René était
décidé à épouser sa sœur.
Elle répondit évasivement:
- Quand votre fils sera marié, son caractère
changera certainement, Madame. La conscience de
ses devoirs affermira sa volonté. Chantal est encore bien jeune, c'est vrai, mais elle saura, j'espère,
prendre de l'ascendant sur lui.
- Prendre de l'ascendant, peut-être, mais serat-il ce que je voudrais? répondit pensivement
Mm. Dartigues. Vous devez me trouver pointilleuse,
ma petit ; cependant, à l'heur si grave où un enfant unique fixe sa destinée, une mèr peut être
inquiète, ... et même trc:mbler pour l'avenir. .. Je <;ai5
que vous avez élevé Chantal avec tou votre cœur,
tout votre dévouem nt, et souhaite que la formation moral qu' lie vous doit soit un sûre garantie ... Mais je vous conlie que j'avais désiré pour
René un femme plus âgée, plus expérimentée que
cette nfant!
- Il a tant de cœur, Madame, il sent 1 vIvement, que tou 1 s devoirs lui paraîtront faciles
avec une femm qu'il aim !
Elle avait mis une telle chaleur à fair' cette répon qu'Ile s'arrêta, int rdite. Se yeux 5 fixèrent
sur la pendule. Il était l'h ur d r ' prendre l'autobus. iv ment, lle se 1 va pOUT prendr cong' de
Mm. Dartiguc , sOlùagée de rompre un entr tien qui
d v 'nait difficil ,car Il n p uvait lai ser voir à
la pauvr ln r' à quel point cil partageait ses id 'es
ct a préoccupation.
ou nou retTouv rons jeudi, dit- Il avec un
pâl 5 urire, pour le fiançai Il s.
- Oui, t j partirai 1 1 nd main, mais j'e père
sa
�L'AMOUR QUI MEURT
:vous revoir encore avant le mariage, mon en fant!
Elle la bai a au front avec un regard si pénétrant
que Geneviève détourna les yeux, craignant que sa
clairvoyance ne devinât sa détresse et son amour
méconnu pour René .
Lorsque la jeune fille se fut éloignée, M"" Dartigues remonta dans sa chambre en soupirant:
- Pauvre petite! murmura-t-elle, elle aime René,
j'en suis certaine! J'aurais voulu pouyoir adoucir
s?- peine, mais-elle est trop courageuse pour l'avouer.
Puisque je dois accepter ce mariage, Je silence est
préférable pour elle et pour mon fils... Il ne se
doute pas qu'il passe à côté du vrai bonheur 1
Quand René rentra le soi r, tout joyeux de ses
ac~i
siton
pOUf sa fiancée, elle glissa légèrement
sur la visite de Geneviève et sentit que tout l'intérêt du jeune homme se concentrait désormais sur
Chantal. Il n'y avait plus qu'à accepter l'inévitable
'destinée 1
Elle repartit, mélancolique, avec lui , au Creux
d'Aujon, pour le déjeuner des fiançailles. La campagne déployait la magie de se couleurs d'automne; le solei l adouci éclai rai les sous-bois endormi s et les feuilles d'or tombaient lentement, une
à un , avec d légers soupirs.
T{ené était radieux. Cette ère des fiançailles ouvrait devant lui une perspective d'intimité plu
grande avec Chantal et le plongeait dans une sorte
d'extase. EII était déjà son bien; il se rrait amoureu sement dans sa main la boite contenant le cher
ann au qui devenait le gage de leur promesse
d'union.
Elle l'attendait su r le perron, sa bien-aimée, tout
vêtue de blanc, et plus jolie encore que d'habitud ,
lui sembla-t-i l. Rieuse, elle lui donna un vigour ux
shako-ha.lld t reçut av c grâ e le baiser d~
11.00 , Dartigues.
Ensemble, ils entrèrent au salon, orné de la gra-
�ça
<L'AMOUR QUI MEURT
ciéus.:: corbeill e de fleurs, expédiée la veille par le
meill eur fl euri ste de Dij on.
- Vraiment, vous m'avez t rop gâtée, minaudait
Chantal. J'a ime fo llement les arum s et ceux-ci sont
d'une beautê exceptionnelle !
- R ien ne se ra j amais trop beau pou r vo us 1
riposta R ené avec f erveur.
M. Colom bie r et Geneviève arr ivaient da ns la.
pièce. D ' un coup d'œil, Mm. Dar tig ues r emarqua
le yeux cernés et le visage pâli de la j eune
fille.
- J e crains que vous ne soyez bien fatig uée pour
recevoir, lui dit-ell e. Tous les soucis de maît resse
de mai on retombent sur vo us, ma pauvre petite !
C'était vrai. Chantal lais ait à sa sœu r les pr éoccupations matér iell es et lui appo r tait ra r ement de
l'aide. Cela sembla it naturel a u dé vouemenL de Geneviève, mais ell e était pe u secondée par la bonne
volonté inexpé rimentée de
icolctte ct se sentait
Srluvent lasse.
Elle l'était particulièrement ce jour-là, car la
peine s'ajoutait à sa fatigue physique. Auss i la
bonté de Mm. Dartigl.lcs qui le r marqua lui fut-elle
t l'ès sensible.
, cs compliments sur le mcnu soigné qu'elle avait
on fectionné en partie la touchèrellL. M. Colombier,
si Laciturne ordinain:ment, 'animait en parlant à
sa vieille amie. Les jeunes fiancés, as is l'un près
de l'autre, scmhlaient heureux. Chantal parlait
heaucoup, avec son exubérance coutumière, eL René
huvait chacune de ses paroles, comme si les banales discours les
lit "S qu'elle débitait eussent ~té
plus 'xtraordinaires Ill'il eôt jamais entendus. Tl
rellLvint très grave, tout ému, loI' qlle Ill. olomhier l'invita au dessert il offrir sa hagu à hantaI.
Il baisa les onglcs fins, teint "s de coralil1e, après la
lui avoir passée au doigt.
Elle murmurait, r avic :
'est beau, hi en trop beau, ce rubis, mon ami,
Ulle vraie fo lie 1
�L'A:\10 R QUI MEURT
91
Il souriait. a mère lui avait donné une forte
somme pour cette acqui ition. Mais elle n'avait pas
eu le couraga de se dessaisir. de on gros diamant
de fiançailles, qu'elle pensait rése rver à sa future
b lie-fille. Avec quelle joie l'eût-cHe fait remonler
pour Geneviève! En compen ation, elle s' 'lait montrée très généreuse pour que René pût choisir ce
qui com' nait à Chantal.
Gene\'iève, impassible en apparence, le regardait. Seule, se paupière battaient très \'itc, trahissant l'agitation intime de son âme. Son cah'aire
continuait ct elle sentait son rêve mourir ILntemtOt
dans son cœur bri é.
Après le déjeuner, elle eût voulu fuir dans la
solitude des bois, aller près de l'étan g pour exhaler
librem ent une plainte d'agonie, écouter ks roseau.'{
chanter au vent ùu soir en berçant sa ouffrance,
mai s elle dut rester au salon, offrir le eafé et ~ur
v iller
icol tte afin de lui donner quelques
ordres.
Les jeunes ::;ens vcnai(;nt de sortir. Gcn viève
alla s'accouder au balcon, soulagée d'être scule.
omme René d vait avoir montrer on amour à
Chantal! Sa sensibilité était si grande, son l'tme si
ardente !...
Elle pen~a
soudain à la manière dent il li . ait les
v r d'Alb rt amain: «Au bord de l"tang- »...
C' "lait presqu un aveu ... , le seul qu'cil' ait jamais
reçu de lui ... Tl fallait lui rendre c livre, sans tarder. Elle n voulait rien gard r de cc qui lui rnppLilerait un passé qu'elle devait oubli r.
Elle alla 1 ch 'rcher, l'enveloppa sans l'ouvri r cl
le mit sur une (·tagère dans 1 y slibule. Lorsqu' 11
ent ndit r entrer Rlnl: avec Chantal, une h ure plus
tard, Il g uetta le mom nt où il serait seul pour
lui fair ctll restitution.
] u~tm
nt, la j une fille montait chercher une
".charpe dans ga chamhr . G n vi~c
prit alors le
hvr
t s'approcha d Ren·.
oici 1 s poési s de • amain flUC vou m'avi 7
�92
L'AMOUR QUI MEURT
prêtées, <lit-elle. Pardonnez-moi de les avoir gardées si longtemps.
Il se troubla, car ces vers lus ensemble, goûtés
dans la communion des mêmes sentiments qui fai-·
saicnt vibrer leurs deux âmes, lui rappelaient les
heures exquises passées avec Genevièvc au bord de
l'étang, avant de connaîtrc Chantal.
Il resta it indé.cis, n'o sant la regarder, et dit enfin,
presque bas :
- Gardez-le en souvenir de moi.
- Non, répondit-elle fcrmement, je préfère
vou s les rendre.
A regrct, il prit le volume, avec un vague remords, sentant qu'il n'oserait plus le r ouvri r, puisque sa destinée avait évolué d'une manière toute
différentemain tenant.
u mo Dartig ues eût aimé revoir Geneviève eule,
mais la j cu ne fille semblait éviter un lête-à-tête et
la soirée s'acheva sans qu'eUe ait pu lui dire un
mot san témoin . Elle mit dans son adieu une
nuance particulièrement affectucuse pour elle, et,
lorsque la voilure sc fl1t éloignée dans la granc!e
paix clu soir, Geneviève 'e entit dé railli r. La
lourde tristesse cle la nuit sans aurore qui s'abattait
sur olle sembla l'cnvclopper d'un silence de
mort.
«A u moins Chantal sera heureusc, se dit-elle,
ct mon sacrifice portera des fruits. »
Mais, lorsquc sa sœur vint la retrouver clans sa
chambrc, le soir, apr\s h: dîner, une nouvelle déception l'étreignit.
~t:,
n est-ce pas? lui dit
'.:st ulle bonne journ
cncviève; tu 11e l'oublieras jamais,
lendrtlO1cnt
j'en °uis certainc 1
bague tlst rayi s an te
- N on, répondit-clic. ~la
et me plaît infiniment 1
- Et ton fiancé t'agrée 'ncore davantage?
- 13itll1 sl1r; mais, 'nlre nous, il e t un peu
vieux jeu, trop lyrique, ma chèrc 1 Il s upirerait
ioute la nuit au clair de lune si je lc laissais faire 1
�L'AMOUR QUI MEURT
93
Il dirait des vers aux étoiles et est tout à fait romantique. Je me tais ... provisoirement, mais, quand
nous serons ma riés, foin de ces fadaises sentimentales qui ne sont pl us de mode, je t'assure! Je me
charge de le ramener à la pro aïque réalité.
Geneviève ne répo ndit pas. Sa tr i tesse redoublait, car ell e sentait que Chantal ne comprenait
pas et ne comprendrait jamais l'âme de René, toute
pétrie de délicatesse et de sensibilité. Un peu trop
efféminée, évidemment, comme a mère et elIemême l'avaient constaté. Mais il lui semblait qu'elle
aurait su lui garder toute sa fraîcheur d'impression si vives tout en affermissant se faculté. Et
il souffrirait avec Chantal elle en avait maintenant
la certitude.
Avait-elle accompli son dC\'oir en les rapprochant,
en plaidanl la cause de a
ur prè de M. Colombier?
Elle ne savait pl u i cc sacrifice qui lui avait
tant coÎlté était néces ai rc. Si même e sa 'rifice
ne erait pas nuisible à :'1. Dartig-ucs?
Et, lorsqu'cil sc retrouva cule, un lourd sanglot monta de ' profondeur dc on être, parcc
qu'elle n'avait même plus le sentiment de la bcauté
de son immolation 1
�94
L'AMOUR QUI MEURT
IX
Quelques jours plus tard, :M. Colombi r et Chantal recevaient un volumineux courrier de félicitations en réponse aux faire-part de fiançailles qui
venaient d'être expédiés. Parmi ces lettres, Chantal
remarqua une él' gante enyeloppe timbrée de
Paris.
- C est de tante Jeanne, dit-elle à son père.
Pendant qu'elle lisait cette lettre, un éclair de
joie brilla dans ses yeux ct eIle s'écria :
- Père, elle m'invit à venir chez elle pour m'aider à m'occuper de mon trousseau! Elle dit que
mes cou in s seront si contentes de ma visite! Vous
consentez, n' st-cc pas?
a voix se faisait suppliante. Elle tendit la lettre
à:r-.!. olombi r qui la lut à son tour.
- Elle st bien aimable, dit-il nfin. rai tu ais
qu la situation de fortune de ton oncle est telle111 nt supérieure à la nôtre qu
j crains c s goûts
de luxe pour toi ...
- En pa sant, pèr , ccla n'a pas d'importance!
Puisqu je suis invitéc, laissez-moi ace pter, je
vnus n pric !
]\1.
olombler hésitait. Tl pcnsa que l'ai 1 de
M'''' Durlac serait pr(;cieuse pour dirig r hhntal
dans ses achats. n refus pourrait la mécOllt nt r,
et cil s' ''lait toujours montrée fort g' néreuse pour
~es
fill s.
- Soit, dit-il enfin. E ris qu tu arriveras à la
fin de la semaine, bien que cc soit prématuré, je
trouve, d t'occup r de ton trouss au.
�L'AMOUR QUI MEURT
95
Puisque ma tante peut me recevoir maintenant, il est préférable d'accepter, répondit Chantal
rayonnante.
Lorsque René arriva le lendemain, il fut très
'déçu en apprenant l'absence prochaine de sa fiancée, Son air désolé excita les sa rca smes de la j eu ne
fill e.
- Je ne pars pas au Cameroun, dit-e1ie d'un air
moqueur. A voir votre mine atterrée, l'on croirait
que je suis en péril!
- Vous allez tant me manquer! soupira-t-il.
Combien de temps resterez-vous là-bas?
Chantal eut un geste insouciant:
- Le sais-je? Tout le temps que ma tante voudra me garder !... L'hiver est assez morose dans
ce pays pour que je sois ravie de m'évader un
peu.
ette joie, non dissimulée, glaçait le cœur du
jeune homme. Se sentant incompri , il n'o sait même
plus parler librement de sa déception de crainte de
s'attirer de ripa tcs moqueuse.
cllc\'ièv était à Perrogney, M. Colombier dans
sa ferme. René fut content de le voir revenir. Sa
présence allé,[{ea le sentiment de gêne qui l'envahisSait devant l'indifférence de Chantal. Un lourd malaise pesait sur son flme endolorie, Il était venu, si
joyeu." de la revoir! Et cette absence imprévue le
démontait.
Lor 'qu'il la quitta, clle lui dit gentill1ent :
- Surtout, soyez rai ' onnahle! Je penserai à vOLIs
ct j , vous écrirai.
'cs quelques mots, J'intonation plu affectueuse
qUI les accompagnait, furent un réconfort pour
René. TI voulait oublier sa peine pour vivre seulelllcnt dt.;; c 'lle courte phrase qu'il emp rtait dans
Son cœur, Il n'aurait que cc souvenir d'une brève
n1inute de douceur pour l'aider à supp rtcr l'absellce de cclle IU'il aimait.
Il r CU," jours apn!s, hantai prcnait l'c."press de
aris. Ravie, elle débarqua à la gare tic l'Est Ol!
�96
L'A 1:0UR Q l
MEURT
ses deux cousines, Gilberte et Simone, J'attendaient.
ElIes lui firent un affectueux accueil.
- Eric est devant la gare avec J'auto, dit imone. Gilberte va te conduire. Donne-moi ton bulletin, afin que je m'occupe de ton bagage.
Chantal suivit sa cousin qui se frayait un chemin dans la foule des voyage urs . ElIe détaillait
J'élégance de Gilberte, la coupe de son tailleur, la
savante ondulation de s s cheveux blonds.
n grand jeune homme se tenait à la sortie, près
d'une Citroën.
- Reconnais-tu mon frère? questionna Gilberte.
- Tu es vraiment extraordinaire 1 repartit celuici. Comment .eux-tu qu'elle me reconnaisse, puisque
nous ne nou sommes pa revus d puis dix ans
au moins? Tu sais bien que j'étais absent l'année
dernière lor 'CJue ma cou ine est passée à Paris en
revenant d'Angleterre. Bigre! petite Chantal, vous
êtes devenue une bien jolie fill 1 ajouta-t-il en
riant. Vous aurez du succès à Pari, je vous le
prédis!
i peu timide que fût Chantal, elle rougit sous
la brutalité du compliment, mais son amour-propre
fut flatté de cette louang . L'arrivée de Simone,
précédant le porteur, la dispensa de répondr .
Lorsqu'il fur nt installés dans ]a Citroën, Gilberte dit à hantaI :
- Maman r\'e t pas à la maison en ce moment.
Tu ne la verras pas c soir. Elle avait un ssayag e
à fair, pour le bal de la comt sse d Marillac.
imone ajouta:
- Quand tu seras reposé, nous t'emm nerons,
si tu v ux, à une xpo ition d'a r t impr ssionniste
qui fait oou rir tout Pari .
- Vous p ur rez y adm ir r les cou ] urs les plus
criard s que l'on ait pu imagine r, dit E ric, moqueur. Enfin, c'est la mode de se pâm r d vant ceS
horreur ; c'est aussi une occasion de retrouver ses
amis. A ce pr pos, Simone, Philippe t HenrY
�L'AMOUR QUI MEURT
97
doivent y aller; vous les y rencontrerez, sans
doute.
On arrivait à la maison. Chantal retrouva avec
plaisir le luxe du grand appartement aux larges
baies, ouvrant sur la rue François rr. Elle se promettait de jouir pleinement de son séjour dans la
capitale.
- Je pars au Bois, dit Eric à ses sœurs. Jean
a dû seller mon cheval et je souperai ensuite avec
de amis. Mais, si vous êtes sages, les enfants, je
vous emmènerai l'un de ces jours dans un endroit
où l'on s'amuse.
- Quelle situation a ton frère? demanda Chantal
à sa cousine, lorsqu'il fut sorti.
- Aucune pour le moment. Il vient de passer
son doctorat en droit et il cherche quelque chose
<-n ne se faisant pas trop de bile.
- En effet, répliqua Chantal amusée.
Deux heures plus tard, les jeunes filles arrivaient
au Grand Palais, où avait lieu l'exposition de peinture. De nombreux visiteurs examinaient les toiles
a'ccrochées aux murs, admirant, critiquant à haute
voix.
Gilberte et imone donnaient quelques explications à Chantal, très intéressée par tout ce qu'clle
Voyait.
Soudain, elle entendit derrière elle une exclamation :
- Quelle bonne fortune de vous rencontrer ici!
disait un jeun homme cn s'adressant à MilO' Durlac. Y a-t-il longtemps qu vous "tes arrivées?
Gilberte t Simone s'étaient retournées.
- Ah! c'est vous, Philippe, dit . l'aînée n lui
tcnclant la main. Bonjour, Henry, ajouta-t-elle n
S'adressant à son compagnon qui suivait à quelques
Pas. Mai non, il n'y a pa longtemps, car nous
'tions allés chercher ma cousine Colombi r à la
gar , ct j vous la présente. Chantal, MM. GommeCOurt t Sautrot.
I~n
s'inclinant devant elle, Chantal surprit dans
S06-1 V
�98
L'AMOUR QUI MEURT
les yeux des jeunes gens la même lueur admirative
qui avait déjà brillé dans ceux de son cousin.
S'ils ne formulèrent pas à haute voix semblable
l'éflexion, elle sentit que leur opinion était identique, et, derechef, son amour-propre en fut délicieusement flatté.
Pendant qu'Henry causait avec les deux sœurs,
Philippe tentait de l'accaparer.
- Resterez-vous longtemps à Paris, Mademoiselle? s'informait-il.
- Je ne sais pas encore, mais le plus longtemps
possible, affirma-t-elle avec décision.
- Vous aimez Paname, je vois cela. Votre cousin sera heureux de vous faire passer un bon
séjour dans la capitale. Promener une jolie personne est toujours agréable!
Il avait lancé cette phrase d'un ton badin qui déconcerta la jeune fille. Elle le regarda avec surprise.
La même affirmation, déjà prononcée par son
cousin, se répétait sur ses lèvres.
« Suis-je donc bien jolie? pensa Chantal. Tant
mieux si j'ai des admirateurs 1 »
A peine se furent-ils séparés à la porte du Grand
Palais, qu'Henry dil à son ami:
omment trouves-lu la petite cousine?
- Très amusante, mon cher 1 Bien jolie, mais
un peu naïve, il me semble ... J'aurai du plaisir à la
revoi r. Eric nous l'amènera sans doule un de ceS
soirs à Molitor ou à la COli pole. Elle ne paraît pas
trè lancée.
- Tu crois? répliqua H nry d'un ton sceptique.
Elle est peut-être plus avertie que lu ne crois 1
- Je ne sais pa ,mai je la trouve inexpérimentée.
Lorsque les jeunes filles rentrèrent, elle troUvèrent Mn" Durlac étendue dans le petit salon. Eile
accueillit a'fTectlleusement Chantal qui la remerciait cie l'avoir invitée.
�L'AMOUR Q l MEURT
99
Pauvm chérie! dit-elle avec pitié. Tu devais
'périr d'ennui dans ton trou sauvage! Je suis contente de pouvoir te procurer les plaisirs de la capitale, en attendant ton mariage. Tes cousines te piloteront pour tes achats, car je suis bien trop occupée ... Ce soir, je suis morte de fatigue! J'ai été
debout une grande heure pour cet essayage chez le
couturier. Il y avait un monde fou, les ouvrières
perdaient la tête !... Gilberte, il faudra choisir demain une toilette de bal pour ta cousine qui nous
accompagnera la semaine prochaine. J'en ai vu de
ravissantes rue de la Paix! Cette petite a une taille
de mannequin et doit faire valoir tout ce qu'ene
porte.
Chantal, très flattée, souriait et contemplait sa
tante avec admiration.
De grande taille, Mm. Durlac gardait en effet un
air presque jeune malgré la cinquantaine quelque
peu dépassé. Son teint, avivé par un fard savant,
resplendissail de fraîcheur, et l'éclal de heaux yeux
noirs retenait l'altenlion.
Orpheline à vingt ans, elle avait épousé un riche
induslriel qui lui apportait l'atmosphère de luxe
désirée depuis son enfance. Un caprice d'homme
l1lùr qu e ce mariage, car sa femme était beaucoup
plus jeune que lui.
Il était fier de cette jeun s e, de sa beauté, et
avait mi allégrement à ses pi d ' son immense fortUne. Sans ffort, Mme Durlac s'était adaptée à sa
nouvelle xistcnce. Ses salons, ses luxueuses réceptions avaient rapidement acqu is une renommée
Spéciale dans le Paris qui s'amlls .
Ses enfants, confiés tout jeunes à d'élégantes
nurses, puis à des instilutric s, s'étai nt 'Iev;s en
dehors d'elle, ses multiples occupations mondainrs
ne lui laissant pas le temps de J dirig r.
Elle s'en parait maintenant, heurcuse de lcurs
suec' s, mais leur laissant d'ailleurs toute liberté
Pour vivre à leur guise.
M. DurJac, absorbé par ses affaires, rentraite
�100
L'AMOUR QUI MEURT
tardivement le soir chez lui. Ses usines occupaient
un quadrilatère important dans la banlieue parisienne. Chaque matin, sa limousine l'emmeTJait à
ses bureaux, et le soir, fatigué par une laborieuse
journée de direction et de surveillance, il accompagnait rarement sa femme clans le monde et ne
s'occupait guère de ses enfants.
II avait cependant exigé qu'Eric continuât ses
études après sa sortie du collège. Son désir eût été
de l'initier à ses affaires, mais, devant le refus obstiné du jeune homme, M. Durlac avait cédé et Eric
avait fait son droit.
Mme Durlac trouvait fort agréable de lui confier
ses sœurs, plus jeunes que lui, et cet insoucianl
mentor était une garantie suffisante pour satisfaire
sa conscience maternelle.
Lorsqu'il rentra le oir pour le dîner, M. Durlac
fil un affectueux accueil à Chantal et dit à ses
filles :
- Mon ami Novarin esl venu ce soir au bureau.
JI m'a chargé de vou inviter de la part de Georgette pour une sauterie entre jeunes gens qui aura
lieu après-demain. J'ai parlé de toi, Chantal, ct tu
es comprise dans l'invitation.
Chantal rougit de plaisir, tandis que sa tante
ajoutait:
- Elle étrennera la jolie toilelte que ses cousines iront lui acheter demain.
La jeune fille ne dormit guère cette nuit-là. Cette
vie de plaisirs était toute nouvelle pour elle. Au
sortir de J'austère manoir du Creux d'Aujon, le
contraste la grisait. Dans un demi-rêve, ell voyait
lISliler 1 s silhouettes d'Eric, de Philippe, d'Henry.
ntendait leurs compliments, et son orgueil Ralté
s'exaltait à la pensée des succè qui l'attendaient
dans le monde où elle allait pénétrer.
L'enchantement continua le kndemain. Son oncle
lui avait donné le matin un billet de mille franCS
«pour acheter des coliflch ts . Jamai Chanla l
1
�L'AMOUR QUI MEURT
101
n'avait eu pareille somme comme argent de poche.
Elle en était étourdie!
Sa satisfaction s'accrut encore lorsqu'elle pénétra
dans les somptueux palais de la rue de la Paix et
qu'elle vit les vaporeuses toilettes offertes à son
choix. Les compliments de l'essayeuse qui s'occupait d'clle étaient intarissables et paraissaient sincères. Chantal ne les trouvait pas exagérés et commençait à se trouver remarquablement belle.
Gilberte et Simone poussaient des exclamations admiratives chaque fois qu'elle revêtait une nouveUe
robe.
- Tu es vraiment épatante! disait Gilberte. Tout
te va à ravir! Tu en as de la chance! Bien des
élégantes Paristennes te l'envieraient, je t'assure!
Devant la grande psyché, Chantal tournait et
retournait, admirant sa silhouette, tantôt dans la
robe de crêpe Georgette rose, incrustée de dentelles,
tantôt dans celle de tulle blanc, recouverte d'une
étole de mousseline et dont la forme princesse lui
moulait la taille. L'échancrure du dos et les épaules
décolletées laissaient apparaître la peau laiteuse, et
les jeux de lumière électrique, savamment gradués,
faisaient ressortir son éblouissante carnation.
- Ma chère, prends celle.-ci, dit Simone avèc décision, elle est tout à fait bath, je t'assure; ton
fiancé serait encore plus emballé s'il te voyait avec
Celle toilette 1
Son fiancé !... D epUIS son départ, Chantal n'y
avait guère pensé, occupée tout entière par le
plaisirs nouveaux qui 'étaient succédés.
F.lle songea subilem nt que celte parure décolle.
tée ne lui plairait guère. Elle onnai sait ses idées
ct se préjugés sur ce lIjet, les jugeait étroits t
Pen sait 1 s réformer dans la lIite.
La réflexion de Simone la troubla, mais elle
était trop diplomate pour exprimer le fond de sa
Pensée.
- Savoir 1 répondit-elle seulement.
- 11 serait bien difficile s'il ne te trouvait pa
�102
L'AMOUR 'QUI MEURT
exquise! riposta Gilberte. Jolie comme tu l'es, il
n'est pas douteux que tu pouvais faire un beau
mariage. C'est presque dommage que tu ne sois
plus libre! D'ailleurs, tu as entendu le compliment
que mon frère t'a fait hier? Et il est difficile, je
t'assure!
Le trouble de Chantal augmenta devant celte
affirmation. Etait-elle vraiment si belle que ses
succès près des jeunes gens soient aussi certains ? ..
Un vague regret naissaÜ en elle à la pensée que
sa destinée était fixée désormais. Elle avait peutêtre eu trop grande hâte d'assurer son avenir, et
surtout d'accepter René, dans son désir d'échapper
à la nécessité de chercher une situation.
Cette pensée se précisa avec plus de ne tteté lorsqu'elle se retrouva seule, le soi r, dans sa chambre,
après une journée trépidante passée à suivre ses
cousines.
Cependant, elle 'crivit le 1 ndemain à René.
Sa lettre, assez froide, mentionnait surtout les
di tractions qui égayaient son séjour dans la capitale. Elle racontait av c verve tout ce qui l'avait
frappée et amusée, mais passait sous silence les
compliments admiratifs de on entourage, ne voulant pas éveiller la jalousie et la méfiance de on
fiancé.
elui-ci, qui lut avidement cette missive, sentit
une déception lui étrcindre 1 cœur.
JI cherchait vainement dans ces lignes mondain s
le mot cI'affection. le regret d'être éloignée de lui
qu'il spérait y trollver.
Si hantaI gotîtait si profondément les plai sirs
qui s'off raient à elle, saurait-ell e accepter la vie
'rieus de femme d'intéri ur qui serait son lot
aycc Rcné ?... Pour lui, le bonheur consistait dans
l'intimité du foyer et non dan ce tourbill on de
fêl s qui semblait tant plair à la jeune fille. TI
souhaitai déjà son r tour, sentant son amour menac' pal' celte vic mondaine qui constituait un dang- r moral pour la mentalité de sa fiancée.
�L'AMOUR QUI MEURT
103
Il Y avait déjà beau.coup de monde lorsque Chantal pénétra, à la suite d'Eric et de ses cousines,
dans les salons des Novarin. Rien que de la jeunesse, et' partout régnait une gaieté exubérante qui
se communiquait aux nouveaux arrivants. Tout de
suite, Gilberte et Simone furent entourées d'un
essaim de jeunes gens qu'elles paraissaient voir
assez souvent. Involontairement, elle compara leur
désinvolture avec la timidité de René et ce contraste
ne fut pas, dans son esprit, à l'avantage de son
fiancé. Ses cousines faisaient d'elle une sommaire
présentation, puis s'éloignaient pour danser. Un
grand jeune homme brun l'entraîna dans un boston
tourbillonnant.
Les couples passaient et repassaient indéfiniment
SOlts les lustres illuminés. La cadence très lente
d'une musique étrange qui avait sucéédé au bostOn
éveillait dans l'âme de Chantal un monde de sensations irréelles. La lumière électrique faisait chatoyer les tendres couleurs de leurs robes. Tous ces
roses, bleus, mauve et blancs se mariaient harmonieusement. On eût dit un parterre de fleurs.
L'atmosphère, assez lourde et chaudc, étourdissait un peu Chantal. Elle sentait, en dansant, le
regard de son compagnon se poser sur elle avec
complai ance. Quand l'orchestre s'arrêta, il l'entraina dan un angle du salon ct commença à la
questionner.
Il s'étonna qu'elle ne fût pas une Parisienne. Il
l' üt cru, vraiment, à voir son chic el son aplomb,
ct espérait la rencontrer encore, puisque son séjour
dans la capitale commençait seulement.
D'un ton convaincu, il débitait quelques fadaises
lorsqu'une voix, derrière eux, les fit tressaillir:
- Comment 1 vous êtes ici, Mademoiselle! Alor ,
~c vous enlève pour ce tango qui commencc, si vous
ete libre?
Chantal rccoT\.nJ.1t Philippe Gommecourt, qu'cHe
avait vu l'avanl-veille à l'exposition au Grand
Palai.
�J04
L'AMOUR QUI MEURT
Elle accepta volontiers, délaissant son premi er
danseur qui fit un geste de dépit en la voyant
s'éloigner.
- Ma parole! Il n'a pas l'air content! dit Philippe en esquissant une grimace comique qui fit rire
la jeune fille. Vous le connaissez donc, cet oiseaulà?
- Moi! nullement! C est la première fois que
je le vois!
- Il avait 1 air furieux de me voir arriver, ce
monsieur!
Elle rit plus fort.
- J e vous amuse?
- Mai oui! je vous trouve très drôle ... Vous
avez une façon originale de voir les choses!
- Je les vois comme elle sont, ... souvent cocasses ... C'est la vie, voilà tout!
- Vous la prenez du bon côté. Elle n'est pas
toujours amusante.
- Mai s si. Elle est cc qu'on la fait, ce que l'on
veut qu'elle soit; il s'agit de savoir la diriger ...
- C'est vrai, dit pensivement Chantal. Elle peut
être triste ou gaie, mais il faut faire la part de la
chance.
- La chance! il faut la mcttre de son côté, pas
vrai?
Jls arrivaicnt dans le grand salon ct il se mit à
l'entraîner parmi les couples qui dansai nt.
Chantal le regardait, av e sa figure épanouie, cl
trouvait qu'il avait raison. La vie, avec un type de
ce genr" devait être un perp luel éclat de rire. Il
ne soupirait sûrement pas au clair de lune, celui-là !
Il était bien de son époque, un être d'action avant
tout.
Lorsque la danse fut terminé, il déclara:
- Allons nous rafraîchir au buffet, je meurs de
soi f. Vous pr 'ndr z bi 'n une coupe qe champagne?
E1l acquic ça. EH riait cl' ses plaisanteries. Décidément, il lui plaIsait ... Tout à coup, elle lui demanda:
�L'AMOUR QUI MEURT
lOS
- Que faites-vous à Paris?
La question le surprit.
- Ce que je fais? dit-il. Mais je m'amuse!
- Oui, je vois ... Je veux dire comme situation?
- Fils à papa, c'est tout... Il a assez d'argent
pour nous deux! Il se fâche un peu fort quand mes
dettes sont trop criardes, alors je lui ferme la
bouche. D'ailleurs, c'est facile.
- Comment? répliqua Chantal, étonnée.
- Dame! Il est divorcé depuis quinze ans! Ma
mère s'est remariée et habit je ne sais où! Elle
n s'est jamais occupée de moi. Vous comprenez
que je le lui rappelle quand il se met en colère ... Et
cela coupe net les récrimination s, je vous assure!...
Ah! j'en ai vu de drôles avant leu r séparation! Les
nfants de divorcés, comment voulez-vous qu'ils
puissent s'élever normalement? Ils me doivent une
forte compcnsation, mes chers parcnts! Et je la
prencI s n menant une joy use vic, voilà tout.
Un sorte de pitié cnvahissait l'âm e de Chantal.
Sa voix se fil plus aff ctucus :
- J vous ompr ncls, dit-elle, et je vous souhaite
cIu bonh ur cians la suite.
- Je sau rai le prendre, n'cn doutez pas. J'ai trop
souffert 'tant gamin! Aujourd'hui, c'cst la revanchc 1. .. Dansons ncnrc, vouICZ-VOllS?
Ils repartirent, et Philippe ne la quitta plus d
toute la soirée. Avant de se séparer d'ellc, il s'informa:
- Où pourrai-je vous r voir?
Elle eut un geste vague.
- J ne sais trop, dit- Ile.
- C'est si mple. Demandez à Eric de vous conduir à la Coupole, au boulevard Montparnasse.
Il y va souvcnt, je vous y r trouverai.
- EnI ndu, répondit hantaI.
cs cou in s s'approchai cnt, habill' es pour partir.
- Eh bien! as-tu passé une bonne soirée? questionna imonc, pendant Ic traj t qui les ramenait
au petit jour dans leur hôtel.
�106
-
-
L'AMOUR QUI MEURT
Excellente, dit la jeune fille avec convictIOn.
Il me semble que Philippe vous trouve à son
goût, remarqua Eric. C'est un succès, car il est
difficile!
La vanité de Chantal fut flattée de la remarque.
- Il est très bien, dit-elle.
Eric rit bruyamment.
- Dites qu'il est très séduisant, ce sera plus
juste.
Pendant ce temps, Philippe regagnait son domicile avec quelques amis.
- Quelle est donc la jolie blonde avec laquelle
tu as passé une partie de la soirée? s'informa l'un
d'eux.
- Une provinciale, mon cher, sortie toute fraîche
d'un trou sauvage, quelque part dans la HauteMarne.
~
Mes félicitation91 Elle n'en a pas l'air.
- Non, et elle allie à sa beauté une savoureuse
Ilaïveté.
- Ce qui te change de tes connai ' ances habituclles! dit Henry Sautrot, qui faisait partie de la
bande. Tu pcnses continuer à l'entourer ainsi?
- Certes! elle m'amuse beaucoup 1
- Si clic est si naïve, elle croira sans doute que
tu veux l'épouser.
- Ps tt ...
En sourdine, l'un des jeune gen8 se mit à fredonner:
L'amour est enfant de Doh~me
Oui n'a jamais, jamais C01UIU de 1 i;
"Si tu n m' imee pas, je t'aime,
nt si je t'aime, prends g rd à toi 1
Et tous, sur le boulevard désert, d'un en menaçant, répétèrent en chœur le refrain:
Pren.l · p.\lrd· :\ loi 1
�L'AMOUR QUI MEURT
107
Leurs voix s'enflaient démesurément dans l'aube
commençante. Quelques maraîchers, qui amenaient
leurs légumes . aux Halles, se retournèrent.
- Taisez-vous! dit Philippe, agacé. Vous allez
nous faire ramasser par la police 1
Rageur, il les quitta rapidement pour enfiler
l'avenue qui rejoignait l'hôtel paternel.
- C'est qu'il n'a pas l'air content 1 dit Henry en
riant. Il aura de l'ennui s'il fait marcher cette jeune
fille.
- Bien sûr, riposta l'un des jeunes gens. Tu
penses bien que si elle «marche », comme tu le
dis élégamment, c'est pour se faire épouser!
- En cc cas, riposta l'autre, elle sera refaite,
mon cher! Philippe s'amuse, il n'épouse pas 1
Le lendemain matin, Chantal e réveilla, un peu
étourdi e de sa soirée. Flattée des attentions dont
Philippe Gommecourt l'avait entourée, clIc pensait
de plus en plus qu'elle avait engagé son avenir
avec trop de précipitation et se trouvait bien imprudente.
Inconsciemment, cependant, ell e comparait la frivolité de ses danseurs de la veille avec le sérieux
de R ené, mai s l'attrait de cette vie mondaine la fascin ait et une sorte cIe découragement s'emparait
d'Il e en songeant à ses fiançailles.
x C' st cl la faute d Fred, se répétait-elle. 11
il vait tellement l'air de me gober 1 Puis il m'a laissé platement tomber ... Il est vrai qu'il n m'a ja111ais fait de déclaration ... Après tout, les Anglais
ont une mentalit' spéciale, les Français vont ju squ'au bout... Et je pai\! cett malheureuse expéri nce par une précipitation dont je me repen t irai
tout ma vi ! »
Comme elle s'habillait assez lasse, la femme de
chambre lui apporta une lettre de son père, lui r prochanl n termes secs de ne pas lui avoir écrit
cl puis son départ. Quelques lignes affectueuses de
C neviève étaient jointes à c mot.
�108
L'AMÇ)UR QUI MEURT
Un remords s'éveillait dans l'âme de Chantal,
car elle sentait obscurément la justesse de ses reproches.
•
- J'ai eu d'autres choses à fair_c oPp'-lis !TIO!1
arrivée! murmura-t-elle, en froissant nerveusement
le papier.
N éanm.oins, dès qu'elle fut habillée, eUe gri {fonna en hâte une page d'excuses, glissant à dessein sur sa sortie de la veille et parlant peu de ses
occupations, car cHe craignait qu'clles ne fussent
pas du goût de son père et de sa sœur. Elle se sentait aussi gênée vis-à-vis de son fiancé. Que lui
dirait-elle? A travers les lignes, ne devinerait-il pas
le dépit qui.s'infiltrait sournoi ement dans son âme
en sentant son avenir engagé?
Elle avait reçu de lui <1I1e lettre si affectueuse
qu'elle eut honte de lui laisser deviner ses sentiments intime ct elle se borna à lui renvoyer
quelques mots banals sur une carte postalc, s'excusant de nc pouvoir écrire plus longuemenl. La dualité de ses sentiments lui inspirait un malaise qu'elle
ne précisait pas encore, mai elle ne se sentait pa
la force de résister au courant qui l'entraînait, à
l'a.ttrait que lui inspirait Philippe Gommecourt, ct
cette vie de plaisirs, si nouvelle pour eUe, la fa cinait.
Ainsi déchargée de sa correspondance, elle alla
rejoindre ses cousines, préoccupée surtout de décider Eric à les emmener le soir à la Coupole p ur
y revoi r Philippe.
Lorsqu'elle lui fit part de. on désir, le ieune
homme eut un mouvement de surprise:
- Ah 1 ça, lui dit-il, comment pouvez-vou connaître la Coupole?
Elle rougit sous le regard moqueur qui la dévi ageait.
- C'est M. Gommecourt qui m.'en parlé, dit-elle.
- Et qui espère vous y retrouver, n'est-cc pa ?...
Déjà un flirt, petite cousine? Mâtin 1 vou n'avez
�L'AMOUR QUI MEURT
Hl9
pas perdu de temps Loo Puisque vous y tenez, je
veux bien vou conduire ce soir à la Coupole.
L'assentiment d'Eric fit accepter la taquinerie à
Chantal. Elle le remercia gracieusement, et toute la
journée se réjouit du plaisir qu'elle sc promettait
en retrouvant Philippe.
Il y avait déjà fou-Ie lorsqu'ils entrèrent dans la
vaste salle. Le jazz jouait un air entraînant ct de
nombreux couples tourbillonnaient. Philippe et
Henry guettaient les arrivants et s'avancèrent à
leur rencontre.
- C'est gentil d'avoir été fidèle au rendez-vous,
dit Philippe ft Chantal.
Il 1'accaparait, lui chueholant des complimenls
qui lui tournaient la tête. A sc voir ainsi courtisée,
sa coquetterie grandis ait.
Lorsqu'ils se quittèrent, ils en étaient déjà aux
demi-confidences.
- Revenez demain, dil-il.
- Je ne puis, nous allon à l'Opéra-Comique,
répondit-elle, ct ,lundi au bal de la comtesse de Marillac.
Il eul un geste de dépit.
- Alors, mercredi prochain, à Hungaria, avenue
des Champs-E1ysées, je vous attendrai.
- Entendu.
L'hôtel de la comtes e de Marillac, avenue de
Neuilly, était un vrai bijou de la Renaissance, entr'
Cour el jardin.
Veuve d'un officier de marin, Mme de Marillac
avait vécu pendant des années dans une relraite
austère, s'occupant elle-même de l'éducation de ses
deux filles. Elle venait de rouvrir es salons. à causr
d'elles, eL donnait un grand bal ce soir-là en
l'honneur des dix-huit an d'Yvonne, sa fille cadette.
Un luxe discret pr ~ idait à l'aménagement de 1:1
�IlO
L'AMOUR QUI MEURT
tête. Des cordons d'ampoules électriques illuminai ent d'étranges clartés roses et vertes, les profondeurs du jardin, étoilé de givre, qui étincelait
dans ces lumières.
Toute une jeunesse élégante et distinguée assistait à ce bal. Chantal suivait ses cousines, un peu
dépaysée dans ce milieu si nouveau pour elle et
déconcertée par l'aplomb de Gilberte et de Simone.
Son amour-propre était flatté par les regards admiratifs des jeunes gens qui lui étaient présentés.
Elle fut imméd1atement sollicitée pour plusieurs
danses et reçut de nombreux compliments, plus ou '
moins voilés, qui la remplirent d'orgueil. L'animatIOn de la fête l'excitait, mais son plaisir se mélangeait d'amertume en songeant que sa destinée
était fixée désormais d'une façon toute différente,
si terne en comparai on de cette vie mondaine qui
lui plaisait infiniment. Elle se sentait captivée par ces
fêtes, ces hommages masculins qui venaient tout
naturellement à elle, et son esprit, aiguist par ces
compliments, trouvait la répartie originale qui plaisait à ses admirateurs.
Depuis une heure, elle dansait sans arrêt, lorsqu'elle aperçut Philippe Gommecourt qui j'observait
dans un angle du salon. Celte vue la surprit. Il ne
lui avait pas dit qu'il était invité. Tout en bostonnant avec un officier dont le regard complaisant
détaillait ses traits réguliers ct fins, elle sentait qu
M. Gommecourt attendait qu'el1e füt libre pour la
rejoindre.
n cff t, dès qu'elle sc fut assise, un peu étourdie par le mouvement rapide du boston, il l'aborda.
Elle feignit la surprise.
- Comment 1 vous ici, dit-elle. Vous ne m'aviez
pas dit que vous vie.ndriez !
- Je me suis fait présenter par un ami. Je tenais
à as ister à ce bal, puisque je savais VOliS y retrouver.
Elle se troubla. Ainsi, c'était bien pour elle qu'il
�L'AMOUR QUI MEURT
III
venait à cette fête, il le lui déclarait sans feinte, ...
mais il ne la savait pas fiancée, et, instinctivement,
elle désirait qu'il l'ignorât.
Dans un éclair, la pensée de rompre ses engagements avec René venait de traverser son esprit.
Philippe lui plaisait bien davantage, et quelle vie
différente aurait-elle avec lui!
Il sortit avec elle dans le jardin. Quelques couples
erraient dans les allées, faisant craquer le givre
sous leurs pas. La nuit froide était étoilée, et la
lueur mystérieuse des ampoules teintées donnait
l'illusion d'un décor de théâtre. Les sons de l'orchestre arrivaient en sourdine. Philippe serrait
contre lui le bras de Chantal; elle tremblait... En
voyant qu'il était venu à cette f~te
uniquement pour
la revoir, e1le se demandait s'il n'allait pas lui faire
une déclaration. Que répondrait-e1le ? .. Elle ne se
sentait pas le courage de re fuser la destinée brillante, toute de plaisirs, qu'il lui offrirait. ..
Il lui chuchotait des compliments flatteurs qui la
remuaient délicieusement; elle ne se doutait pa que
tant d'autres les avaient entendus avant elle 1... Il
était épris de sa beauté, de sa grâce; il l'admirait
et était si heureux de la voir, dan ce décor de
rêve! Il n'avait pas cu le courage d'attendre
jusqu'au mercredi et n'oublierait jamai celle
soirée !...
Elle écoutait, buvant ses par les, comme lin
philtre qui la grisait lentement ... Et, le cœur battant, elle attendait la suite, la déclaration d'amour
à laquelle il lui faudrait répondre ... Et son trouble
croissait...
Mais il la ramena dan la pièce encombrée de
dan eurs sans a voir f rmulé le moindre proj et
d'avenir.
n certain dépit s'insinuait dans son âme tourmentée. San cloute attendait-il encore un peu,
trouvant pr "maturé de lui ofT rir de l'épouser. Elle
r gretta d'avoir promis plu i ur dans . avant 5 n
arrivée, car elle eût aimé pa er toute la soi rée
�112
L'AMOUR QUI MEURT
près de lui. Il lui semblait qu'elle l'aimait déjà. Le
regret qui envahissait son âme se tournait en rancune contre son fiancé.
Lorsqu1 elle se retrouva seule, elle réfléchit longuement. Après tout, son mariage avec M. Dartigues n'était pas célébré, heureusement !. .. Rien
n'était irr éparable ... Elle reprendrait sa liberté. Ses
yeux, ouverts sur un monde nouveau, dessillés par
les hommages qui montaient vers elle comme la
fumée de l'encens, entrevoyaient un nouvel avenir
si brillant qu'ell e se dégageait peu à peu du lien
qui l'attachait à son fiancé, et sa volonté rompait
déjà l'obstacle qui pouvait entraver SeS désirs.
A la suite de cette soirée, elle n'osa plus écrire
à René, ayant conscience d'être coupable d'infidélité nvers lui. Un autre ne prenait-il pas place
dans son cœur? Inconsciemment, une sorte de honte
la aisissait en songeant à son fiancé. Son âme se
débattait contre le remords de trahir ses engagement aussitôt qu'elle se trouvait seule, puis sa légèrcté ct a coquetterie l'entrainaient de nouveau
lorsqu'clic revoyait M. Gommecourt·, si élégant, si
empressé auprès d'cil. Elle se sentait dans son
élément en retrouvant cette atmosphère de plaisirs
qui la g ri sait insensibl m nt l lui enlevait son
énergie el son courage pour envisag r la vie austère
.
qu'elle avait accepté près de René Darti~u
�L'AMOUR QUI MEURT
1I3
x
Pendant ce temps, René s'attristait de son siler.ce. A chaque courrier, il se précipitait au bureau
de l'hôtel et s'informait, la gorge serrée :
- Rien pour moi?
Et, sur la réponse négative de la caissière, son
angoi se augmentait. La carte laconique envoyée
par Chantal avait encore accentué ce malaise, au
li u de le dissiper. Ces quelques mots, si banals,
bl ssèrent son cœur épris et il n'avait pas répondu.
Cependant, le temps lui semblait interminable
ans nouvelles de sa fiancée. Il n'osait rctourner au
Creux d'Aujon, éprouvant une gêne secrète à l'idée
dc sc retrouv r en face de Geneviève. Son amourpropre meurtri par cet inexplicable silence ne pouvait réclamer l'aide de la bonté compatissante de
Milo Colombier, et chaque jour qui s'écoulait augm ntait son inquiétude.
- Comment savoir cc qu'Ile dcvient? se répétait-il anxieusement. J'ai pourtant des droits sur
)Je, maintenant qu'elle cst ma fiancée! Qui m'apprendra ce qu' 11e fait là-bas?
JI n'écrivait pas à sa mère. Cela lui coûtait trop
d'accu r hanta!. Elle ne s plaignait pas, devinant que SOI1 silence avait un motif grave.
Au dehors, les brumes de l'automne mettaient un
voilc de tristesse sur la vieille ville, ceinte de
l'écorco grise de se remparts. Le ci"l s'effaçait
dans lc brouillard. Lorsqu'il allait dan les bois,
jonchés d feuilles mouillées, René entait on âm
Sn res rrcr frileusement au contact de c II nature
mélancolique.
�1I4
L'AMOUR QUI MEURT
Il avait besoin de solitude, pour réaliser toute la
souffrance de son être, mais voulait espérer encore,
tant que la certitude ne s'imposerait pas à lui.
Il s'ingéniait à trouver des excuses à Chantal,
traitait ses craintes d'enfantillages et s'efforçait de
faire renaître l'espoir dans son âme. Quand sa
fic;ncée reviendrait, il aurait pitié des vaines terreurs qui l'assaillaient maintenant.
Il prenait sa plume pour lui écrire, commençait
des brouillons de lettres, les relisait et raturait des
lignes entières. Il exhalait la plainte qui gémissait
dans son cœur, puis rej etait le papier, découragé ...
Comprendrait-elle ce se ntiment d'abandon qui l'en'vahissait devant son inexplicable silence ?...
Pendant des heures, il restait la tête dans ses
mains, les coudes sur la table, fixant intérieurement
des images qui lui étaient extrêmement pénibles.
De nouveau, il recommençait à attendre l'heure
du courrier, espérant toujours le mot qui diss iperait
ses folles alarme et qui l'assurerait de l'amour de
sa fiancée.
Sa souffrance s'incrustait au plus intime de luim~e,
dans cette partie ob cure de l'être où aucun
regard ne desce nd j amais.
Un mutin, R ené r çut une lett re cie Maurice Talencieux qui était retourné à Paris pour pas er sa
thèse. e lui fllt un trait de lumière. Ce garçon
~é ri e ux,
qui lui était tout dévoué, pourrait peul-être
1· re:lsei::;ner. Il connai sail sa franchi e et sa
loyauté Cl savait pouvoir compter ur lui.
Le dés i r cl obtenir de détails sur la vi actuelle
sa
de hantai eut rai son de se scrupules, mal~ré
répugnance de dévoiler so n inquiétude à cet
ami con ciencieux. Il comprendrait, le sachant
fiancé ...
ans tarder, il mit son projet à exécution et, dans
une lettre prc ' ante, lui demanda de se ren eigne r
aur Îlement sur le genre de vie que Chantal menait
chez sc cou in , afin de connaître 1 cause de cc
�L'AMOUR QUI MEURT
Ils
silence qui le torturait. Il lui envoya l'adresse des
Durlac. Puis, fiévreux, il attendit la réponse qui
fixerait sa destinée. Car il doutait d'elle, maintenant,
et ce sentiment qui l'envahissait noyait son âme
dans la désolation.
:Maurice Talencieux fut très perplexe en recevant
la lettre de René.
- Cc qu'il me demande n'est pas facile, murde cette
mura-t-il. Il me donne l'adresse des cousin~
j eune fille, mais je ne suis pas un policier; j'ai mes
études et ne puis me présenter chez ces gens que je
ne connais pas. A quel titre ? .. Comment faire pour
rens eigner cc pauvre garçon ? .. Et pourtant, j'aimerais lui être utilc. ..
II réfléchissait. Tout à coup, il eut une idée.
- Ce n'e t pas loin de chez moi. J'ai l'habitude
de m'aérer un peu le soir, pour me repo ser. J'irai
de ce côté, pour repérer la maison. Cela ne m avancera guère, sans doute L.. Ensuite, je verrai ...
Après son dîner, il mit ce projet à exécution et
gag'na la rue François lOT. Il arriva devant l'élégante
façade de la clemeure des Durlac.
« C'est là, se disait-il. 1IIais comment faire? Je
nc pui entrer, cependanl. .. »
TI passait et repassait devant la maison. Tl songeait à repartir lorsqu'un jeun homme et trois
j un cs filles emmitouflées d fourrures franchirent
le euil de la porte coch' r .
- Dépêchons-nous, dit l'une d'clics. Chantal, tu
nous as retardées avec tes minuties pour t'habiller.
JI ureusement, les hamps Elys ' es ne sont pas
loin!
- Elle veut se faire belle pour son amoureux 1
remarqua l'autre jeune fille en riant.
- Filons vile à IIungaria! lança leur compagnon.
Maurice avait tressailli en entendant le nom de
Chantal.
«C'est dIe, pensa-l-il. La chance me sert! Je
,
1 1
J
�II6
L'AMOUR QUI MEURT
n'ai qu'à les suivre. Hungaria est ouvert à tout le
monde. »
II marcha derrière le groupe. Les plaisanteries
des jeunes filles à l'adresse de Chantal se donnaient
libre cours. Elles la taquinaient sur «ses succès»
et celle-ci répondait en riant, visiblement flattée de
se voir attribuer de fervents admirateurs.
Maurice l'observait. Par moments, elle se tournait de tr,ois quarts et il voyait son profil à la lueur
des lampes électriques.
«Elle est diablement jolie! pensait-il, et je comprends que René se soit épris d'elle! Mais elle me
semble aussi dangereusement coquette; je crains
pour le bonheur de mon pauvre ami. II s'agit d'étudier cette jeune fille pour le renseigner. Ces plaisanteries, déplacées pour une fiancée, ne mr donnent
pas confiance 1 »
Il entra derrière le groupe à Hungaria. Deux
jeunes gens se tenaient près de la porte, paraissant
les attendre. L'un d'eux prit familièrement le bras
oe Chantal et lui chuchota quelques mots à l'oreille.
Elle rougit violemment.
Puis tous se dirigèrent vers une table, à l'une
des extrémités de la salle, et commandèrent des consommations. Maurice s'assit à la table voisine, surveillant le groupe.
Le jeune homme qui avait pris le bras de Chantal
s'était assis à côté d'elle et lui parla.ü à mi-voix,
~ur
un ton de confidence. Elle répondait si bas que
Maurice ne pouvait entendre ce qu'elle disait, mais
ce manège le révoltait en songeant à son pauvre
ami. Les deux jeunes filles qui l'accompagnaient, ses
cousines, sans doute, parlaient très fort, au contraire, avec leur frère et l'autre jeune homme. Ils
ne s'occupaient pas de Chanlal.
Son compagnon venait de prendre une de ses
mains dans les siennes. La jeune fille, placée visà-vis d'clIc, s'aperçut de ce manège, et, très haut,
dit brusquemenl :
- Philippe, sa vez-v us que Chantal est fiancée?
�L'AMOUR QUI MEURT
IT7
Celui qu'on appelait Philippe eut un mouvement
de surprise. Il jeta un regard sur la bague qui
-brillait au doigt de Chantal.
- Est-ce vrai, la belle enfant? questionna-t-il,
railleur. Alors, vous vous préparez à subir le vil
esclavage d'un époux?
Elle rit nerveusement:
- Moi esclave, jamais! Mon mari fera toutes
mes volontés, subira mes moindres caprices, n'en
doutez pas!
- Oh 1 oh! vous y allez fort !... Mais si vous
êtes fiancée, vous allez décourager tous vos prétendants.
Hardiment, elle riposte:
- Je ne décourage personne... J'appartiendrai
au plus offrant ...
Il ironi se:
- Seriez-vous à vendre? Fortune contre oeauté?
- Précisément.
Dans la salle, le tapage s'accroît, s'enfle déme 'urément. Les uns chantent à gorge déployée, d'autres
déclament avec emphase ou discutent politique sur
Un ton suraigu.
A leur table, Eric, ses cousines et leur ami
causent avcc animation et nc s'occupent plus d'clle.
TI ~erc
Philippe approche sa chaise dc la ~ ien.
la main qui s'abandonne sous la tablc et il lui murmure à demi-voix:
- Est-il possiblc, ma mie ?... Alors, je me mets
Sur les rangs de vos soupirants ... Ai-j e chance d'être
agréé?
La pression de la main se fait plus affectueuse.
La jeune fille s'excite sous la carc $(' du jeune
homme. Elle perd toute notion de convenance.
D'un regard hardi, elle provoque:
- Pourquoi pas? Vous en valez un au! re !
A la table voisine, Maur,ice l'observe avec in istance. Chantal ne voit pas le mouvement de révolte
causé par sa réponse.
Philippe appuie sur e\le un reg-ard magnétique
�Il8
L'AMOUR QUI MEURT
dont il a souvent expérimenté le pouvoir. Il entQure
sa taille de son bras et ils chuchotent.
Maurice est écœuré. Il sort, ayant réglé sa consommation.
- Quelle coquine! murmure-t-il avec colère. Et
c'est cette jeune fille que mon pauvre René allait
épou ser 1... Heureusement, il peut rompre! Il est
encore temps 1 Mais je le connais, si délicat. si
sensible; il semble très épris et il va bien souffrir 1. .•
Tri ste mission qu'il m'a confiée 1 Le hasard m'a
aidé ct je lui r end rai un véritable service en lui
dévoilant la vérité ... Ah! les femmes! Comm e il
faut peu s'y fi er! Pourtant, celles-ci paraissent être
de bonne famille ...
Soucieux, le jeune homme rentra chez lui, ne
songeant pas à se dérober au triste devoir qui lui
incombait, ni à déguiser son opinion à René.
« JI y a des opérations chirurgicales nécessaires,
se rép"tait-il. Seules elles peuvent guérir le majad e; Jes demi-mesures sont inefficaces. Pour le
cœur de mon ami, il en est de mêm e; il faut lui
arracher violemment cet amour qui empoisonnerait
sa vic! Ma plume sera Je scalpel exécutant cette
opération. »
Le lendemain, il écrivait sa lettre, comme il
aurait enlevé une tumeur dangereuse à René. Consciencieux avant tout, il lui donnait les tristes détails de cc qu'il avait vu et entendu. Ces faits
étaient d'auta nt plus graves que J'éducation de
Chantal ne devait pas l'y avoir préparée. Devant
l'évid nec, un s ul parti s'imposait: rompr immédiatement ce projet qui aboutirait au malheur
de son ami.
- Jete semble brutal, mon pauvre René,
ajoutait-il. Tu as confiance n moi ct je ne puis
trahir mon amitié en te cachant une partie de la
vérité. J'en suis très peiné ct je te demande parelon ...
'l'u es averti, je te donne nettement mon avis; j' spère que tu le suivras, car elle est indigne de
toi !
�L'AMOUR QUI MEURT
Il9
René descendait l'escalier, le samedi matin, lorsque la caissière lui remit cette lettre. Il !a prit avec
anxiété et rentra dans sa chambre pour la lire. Dès
les premières lignes, un Aux de sang lui monta au
visage ... Tout s'effondrait autour de lui. Etait-il
pcssible que Chantal, sa Chantal bien-aimée, se
conduisît ainsi ?... C'était un cauchemar, il rêvait!
Et les lignes cruelles dansaient devant ses yeux
agrandis d'épouvante ... Eût-il jamais imaginé pareille trahison? La conversation de la veille, rapportée mot pour mot par Maurice, le plongeait dans
un abîme de désespoir. Quelle était donc la perfidie
de cette jeune fille pour le renier avec ce cyni me
après quinze jours de fiançailles ?... «Au plus
offrant! » Sans doute ce jeune homme était-il très
riche, et lui, René, n'avait qu'une aisance moyenne
à lui offrir ... Mais son cœur aimant ne lui apportait-il pas toute la richesse de sentiments dévoués
et généreux?
Il eut un rire amer:
- Cela entre-t-il en balance avec des liasses de
billets? conclut-il... Ah! pourquoi ai-je voulu ~a
voi r? L'ignorance eût été préférable ...
Il restait écroulé dans un fauteuil, le regard fixe,
Sans réaliser pleinement encore l'étendue de son
malheur.
Chantal! a Chantal! Une intrigante, une coquette qui u ait de sa beauté pour capti ver le
OQ:.lur d'un autre 1. ..
Et c ,t autre qui le lui ravissait, oh! Comme il le
haïssait en cette minute où il se l'imaginait exerçant
Sur elle des privautés qui lui appartenaient de droit,
à lui seuIl
Il avait eu tant de confiance en elle 1 Et la cruelle
blessure qu'il venait de recevoir atteignait les fibres
les plus délicates de son cœur aimant. Elle était à
jamais amoindrie dans son estime.
Tl eüt voulu crier a peine, son courroux, a réecour,
volte ... C mbien il se sentait isolé, san
sans consolation ... Ah 1 si sa mèro eût étr. J.\! Elle
�~
L'AMOUR QUI MEURT
eut su mettre un baume (J'affection sur la plaie qui
s'élargissait dans son âme et pénétrait dans les profondeurs les plus intimes de son être!
Sa mère !... La voir, se blottir contre elle, pour
puiser dans son cœur maternel la force nécessaire
peur envisager sans mourir l'horrible chose!
II jeta un regard désolé sur la pendule. ElIe marquait neuf heures et c'était samedi ... II aurait encore le temps de prendre le train de Dijon qui assurait la correspondance pour Chambéry.
Subitement, il prit son chapeau, resté sur la
t;:,ble, mit la fatale lettre dans sa poche et courut
jusqu'à l'autorail électrique. Il arriva juste à temps
pour sauter dans la voiture qui démarrait.
L'action le calmait; il n'avait plus le loisir de
penser. Ce ne fut qu'une fois installé dans le train
qu il r eprit le cours de ses tri tes réflexions. Comme
il avait hâte d'arriver! Non; tout n'était pas perdu
pui squ'il pourrait exhaler librement devant elle sa
peine t 1 désarroi de s s pensées.
En débarquant le soir à Chambéry, il courut j usqu'à la ru e de Boigne. Encore quelques minutes cl
il serait près d'elle. Haletant, il sonna à la porte
de l'appart ment.
L voyant si pâle, tout ssouffié, la fidèle Virginie qui vint lui ouvrir recula, effrayéc :
- Pour Dicu! monsicur R né, s' xclama-t-ellc,
que vous est-il arrivé pour que vous veniez ain SI
sans préveni r? Vous n'êtes pas :Tialad , au moin s?
La repoussant sans lui répondre, le jeune homme
sc précipita au salon olt il pensait trouver sa mère.
Assis ct vant le petit bureau Louis XVI Oll elle
ach evait d lui écrire, Mn" Darligues se leva lorsqu'il fi hrusquement irruption dans la pièce.
- R né! Qu'y a-t-il? qu stionna-t-c1le, angoissée,
r. portant machinalcment la main à son cœur.
n spasm la suffoquait, causé par l'émotion et
la urpri5c de cctte visile inattenduc.
11 fut bouleversé d'avoir pu ainsi oublier, danS
sa cl ~t rc s ,combien llc tait fragil
t avait en-
�L'AMOUR QUI MEURT
12I
core besoin de ménagements. Il lui prit le bras et
la soutint jusqu'à son fauteuil.
- Pardonnez-moi, murmura-t-il timidement, de
vous avoir ainsi effrayée ...
Peu à peu, elle se remettait de sa surprise, mais
son inquiétude persistait.
- Qu'y a-t-il? répéta-t-elle avec insistance, en
attachant un regard anxieux sur le visage défait
de son fils.
Sans répondre, il sortit la lettre de sa poche.
- Lisez, dit-il.
Elle prit la missive que René lui tendait et se
mit à la parcourir. Sa physionomie n'exprimait pas
l'étonnement que le jeune homme attendait. Elle
s'attristait seulement.
Lorsqu'elle eut achevé, elle eut un long, un inexprimable regard de tendresse pour lui et dit simplement :
- 1\1on petit, mon pauvre petit t
Elle ouvrait ses bras matern ls pour le serrer
contre son cœur. Il 'y blottit comme dans sa petite
enfance, lorsqu'un chagrin l'amenait à sc réfugier
contre Ile, ct, dans une plainte enfantine, il gémit:
- Maman, je suis bien malheureux!
D'un geste machinal, elle passait sa main dans
les cheveux fins et le caressait doucement. Mais elle
ne paraissait pas étonnée de ce qu'elle venait d'apPI endr
t René n était frappé.
Peut- °tr ne jugeait-elle pas la situation aussi
grave qu lui? P ut-être tout n'était-il pas perdu à
jamais?
11 cut un sursaut cl' spoir. Tl condamnait sans
doute trop sévèr ment Chantal! Il connaissait mal
1 cœur des femmes ... C'est si dur de perdre la foi
dans ceux qu'on aime!
Il se r ssaisit :
- Croyez-vous, dit-il, qu cela puisse changer
lorsqu'clic era mariée?
Mm. Dartigues SeCoua la tête, peinée de lui nlev r c t e illusion.
�122
L'AMOUR Q l MEURT
- Non, dit-elle fermement.
Elle hésitait à poursuivre, devant le regard
anxieux qui se posait sur elle. Aurait-elle le courage d'achever de broyer le cœur de son fils? Cependant, elle le devait, pour le guérir de cet amour
danger eux.
- R ené, dit-elle enfin, j e te l'avoue, mon petit,
j e l'avais jugée frivole r.t coquette ... Mais je ne
pensais pas que cela pût aller aussi loin ... Elle a été
bien élevée, somme toute. Si elle faiblit à la première occasion, tu ne dois pas poursuivre ce projet.
'l'u se rais sûrelllent très malheureux!
Il bais a la têle et déclara, dans un sanglot:
- J e ne me marierai jamais!
- Ne dis pas cela, mon ami! Les jeunes filles ne
sont pas toutes ainsi! Il y en a encore de sérieuses,
d'aimantes ... , mai s souv.enl elles se lai sse nt ignorer
et il faut découvrir l'attrait qu'eHes cachent, par
pudeur et par modestie.
Dan s un éclair, leurs deux pensées se rencontrèrent sur Geneviève. N'était-cc pas so n portrait
quc M"'" Dartigues venait de tracer, en quelques
paroles, précises comme une image?
Son nom, dont ils étaient imprégnés, ne fut pas
prononcé. Tous deux restèrent un long moment ilenci eux, d'un sil ence fait de douleur. Ils étaient
accablés par la tri ste révélation et les conséquences
obligatoires de rompre cc projel de mariag-e.
René eût dé iré que sa mère informàt M. Colombier de la rupture de ses fiançailles, mais elle jugea.
préférable qu' il rendît lui-même sa parole à la jeune
fille.
- Je ne peux d' voil er la vérité à mon vieil ami,
lui dil-ellc, ce se rait lrop cruell Tu laisseras entendre à hantaI que des échos de a vie trop mondaine te son t parvenu el que tu sens trop de différ ence ntre vos goüts cl vos caractères. Sois sùr
qu' elle omprendra.
Cependant Chantal était rentrée ae Hungaria,
�L'AMOUR QUI MEURT
123
toute étourdie de la soirée qu'elle venait de passer.
Surexcitée par ces boissons alcoolisées dont· elle
n'avait pas l'habitude, elle ressentait une lassitude
qui l'empêchait de penser.
Le lendemain, elle se r éveilla, la tête lourde encore, mais plus lucide que la veille. Le souvenir
de sa conversation avec Philippe lui revenait
peu à peu. N'avait-elle pas été trop loin, exaspérée à la pensée qu'il considérait son avenir engagé?
Chaque jour, en s'écoulant, avivait ses regrets
et la détachait de René. Certes, elle ne méconnaissait pas ses qualités, mais elle sentait trop que la
vie médiocre qu'il pouvait lui offrir ne suffirait pas
à ses instincts de plaisir ... Il était trop sérieux pour
elle, pas assez moderne, et les points de comparaison
qu'elle avait maintenant lui nuisaient dans son
espri t.
Il trouverait facilement une autre provinciale qui
le consolerait d'une rupture ... Etait-ce même loyal
de l'épouser ans amour, avec la conviction raiSonné qu'elle ne lui apporterait que des déceptions
dans leur vic conjugale?
Pour lui, comme pour Ile, il était préférable <le
renoncer à ce proj et d'union.
Ayant repris sa liberté, Chantal ne doutait pas
que Philippe ne se décidât à l'épouser. Avec lui, ce
serait la vie facile qu'elle rêvait.
li lui avait nettement montré qu'il la trouvait à
SOn goût, 11 lui avait même fait une déclaration formelle. Seule, l'annonce qu'elle 'lail fiancée l'avait
emp~ché
d'aller plus loin. Tout r tard serait une
faute et elle ne retrouverait jamais, sans doute,
c tte occasion d'un mariag riche avec un jeune
homme qui lui plaisait.
Préviendrait-ell son père t sa sœur cie celtr
décision? Chantal savait quïls n comprendraicnt
Pas ses raisons ct même qu'elle encourrait leur m:~Ont
ntemenl. Ils seraient obligés de s'incliner deVant le fait accompli si elle agissait à leur insu et
�124
L'AMOUR QUI MEUR'!,
la jeune fille espérait obtenir ensuite le consentement de M. Colombier pour son mariage avec
M. Gommecourt.
René était reparti le lendemain soi r, de Chambéry, aussi triste, mais plus calme. Dans l'express
qui le ramenait à Langres, à travers la nuit froide,
il réfléchissait aux termes de la lettre qu'il devait
écrire à sa fiancée.
Il ne lui cacherait pas sa douleur, son indignation, son mépris pour la légèreté de sa conduite. Il
lui dirait. .. Mai non. ne vaudrait-il pas mieux lui
montrer seulement sa peine ... Elle en serait touchée,
sans doute... Son ami, de principes si rigide,
n'avait-il pas exagéré sa conduite? Il cherchait
maintenant une excu e à Chantal et se raccrochait
à cette pensée comtne un nau fragé à une bouée
de sauvetage.
'fant qu'elle n'aurait pas accepté la rupture, il
espérerait encore.
Elle avait sans doute agi par inconséquence, par
légèreté peut-être, mais elle avait dl't être entraînée,
excitée par un genre de vie touL différent de celui
qu'elle menait ordinairemcnt. Elle se res aisirait ...
La lettre qu'il allait lui écrire lui ouvrirait ies yeuX
et elle lui enverrait une réponse si affectueuse, si
repentante, qu'il pardonnerait. Ce n'aurait été qu'un
rlouloureux épisode qui s'efl'accrait dans la nuit du
passé et qu'il ' oublieraient tou deux ...
La flamme vacillante de l'e poir que René s'efforçait de rallumer dans son cœur meurtri s'alimentait
de ccs pensées.
Il débarqua à Langrc.:; au petit jour, presque réconforté. En rentrant à l'hôtel, fatigué de sa nuit
d'insomnie, il s'assoupit dans son faut uil. Un coup
discret frappé à sa porte le fit sursauter. Un dOmestique apparut:
- Il y a une Ic-tlre r commandée pour vouS,
Monsieur, dit-il, et une boîte valeur déclarée. Le
�L'AMOUR QUI MEURT
125
facteur attend dans le vestibule pour vous les remettre contre signature.
Surpris, René descendit. Il tressaillit en reconnaissant l'écriture de Chantal. Que renfermait cette
boîte? Un cadeau, peut-être? Etait-cc une sorte
d'amende honorable et se repentirait-elle avant qu'il
n'.eût envoyé des reproches '(
Il remonta en hâte dans sa chambre et fit sauter
nerveusement les cachets. Env-e1oppée dans la ouate,
la bague de rubis apparut, cerclée de petits diamants.
René devint affreu ement pâle et ~e lai sa tomber
Sur une chaise. Il appréhendait d'ouvrir cette lettre
qu'il tenait dans sa main crispée et son cœur battait
à coups redoublés.
Cependant, il finit par se décider ct déchira
l'enveloppe. Les lettres . dansaient devant ses
yeux.
En quelques lignes embarrassées, Chantal expliquait qu'il lui semblait préférable de rompre leur ..
fiançailles. Elle craignait que René ne ftit pas heureux avec elle; ils étaient jeunes tous deux ct pouvaient orienter leurs vies d'une façon différente.
Elle s'excusait à peine, mais, à travers les mot,
l'on devinait la décision irrévocahle.
Ainsi, tout l'échafaudage du faible espoir auquel
le jeune homme sc raccrochait depuis quelques
hcures s'écroulait irrémédiablement. Il comprenait
l11aintenant que tout était fini.
C0mme la mer se retire en découvrant la. grève
immense, son amour s'en allait lentement ct ans
rctotlr, laissant son âme démunie de ce qui la faisait
vivre depuis des mois.
�i26
L'AMOUR ·Q UI MEURT
XI
Par ce même courrier, M. Colombier recevait une
lettre de sa fille. Elle l'informait qu'elle venait de
rendre a parole à René, comme si c la eût été la
chose la plus naturelle du monde, et ne lui cachait
pas l'attrait qu'elle ressentait pour un ami de ses
cousins, Philippe Gommecourt, garçon fort riche
qui paraissait la trouver à son goût.
Elle avouait à son père qu'elle goi'ttait le charme ·
de Philippe, son entrain contrastant avec la réserve
ct la douceur de René, et que cette opposition de
vie toute différente qu'ei1e pou rrait mener à Paris
l'attirait vers M. Gommecourt et la détacbait de
son fiancé.
e J'ai dû prendre le parti de rompre brusquement
m s ngagements avec René, écrivait- Ile avec désinvoltur , car M. Gommecourt ne peut ouvertement
e déclarer, me sachant fiancée. Et je sens qu'il me
convient beaucoup mieux que M. Dartigues ... Tout
est donc fini de ce côté... Nous n'aurions pas été
heureux. Père! ne me gardez pas rancune, je
vous ('n prie! Vou voul z avant tout mon bonh ·ur. le · cousins désirent m garder encore qu oJque temp et il est préférable que je ne revienne
pas tout de suite dans les conditions où je me
trouve. Vous y consentir z certainement, car il n'y
a pas à revenir sur ma décision, tr s réfléchie,
say z-cn p rsuadé.»
Â. la lecture de cette 1 tir, 1. Colombi r nt ra
clans une colère viol ote.
'n vi'.ve était allée à la
m ss' à Perrogn y. Lorsqu'elle rentra, lie trouva
. on plor clan un état d' xtrèm agitation.
- .... ue sc passe-t-il? queslionna-l-elle, erfrayée.
�L'AMOUR QUI MEURT
127
- Il se passe que ta sœur est d'une impudence
incroyable! répondit-il rageusement. Lis cette lettre
et tu me comprendras.
Bouleversée, Geneviève prit le papier que son
père lui tendait. A mesure qu'elle lisait, elle sentait
Son sang se glacer dans ses veines. Cette légèreté
avec laquelle Chantal rompait ses fiançailles l'atterrait, et toute sa pitié allait à René qui devait tant
souffrir.
Son instinct l'avait avertie. Sa sœur ne saurait
jamais comprendre l'âme délicate de M. Dartigues.
Il n'eût pas été heureux avec elle; son inquiétude
C0nstante était cette appréhension qui lui faisait
redouter leur union. Son devoir semblait lui commander d'étouffer ses propres sentiments pour se
sacrifier devant la double volonté de René et de
Chantal, mais au fond de son être restait l'obscure
pre cience qu'ils ne fussent pas faits l'un pour
l'autre, car ils étaient trop dissemblables.
La souffrance de René pénétrait l'âme de Geneviève. Elle ressentait pour lui la tendre compassion
qu'clic aurait eu pour un blessé. Comme elle eût
\!'Qul'u pouvoir adoucir sa désillusion 1
11 devait être si seul, si découragé devant cet
abandon! Elle désirait et redoutait à la foi de le
revoir. Sans accabler sa sœur, elle essayerait d'endormir sa souffrance, de lui persuader qu'il n'y
avait ni honte ni humiliation pour lui dans cette
ruptur e.
Mais reviendrait-il jamais au vieux manoir?
e serait trop dur de n'y pas retrouver Chantal.
Il n'aurait sans doute pas le courage de revoir
11. Colombier et Geneviève après le délaissement
de sa fiancée et de rentrer dans la demeure tout
imprégnée de la pré en ce de celle qu'il avait tant
aimée.
La grande sœur s'efforçait d'apaiser la colère de
M. Colombier contre Chantal. Elle agissait ainsi
Par devoir. N'était-cc pas le noble sentiment prédominant de sa vie tout entière?
�128
L'AMOUR QUI MEURT
Elle était très inquiète en pensant que sa cadette
allait s'engager avec un inconnu. Quel était-il?
Sans doute, son père pourrait-il s'opposer à ce mariage, mais Geneviève, qui avait mesuré la coquetterie de Chantal, craignait que celle-ci, excitée par
la vie de plaisirs qu'elle semblait mener, ne se compromît avec ce jeune homme. Une angoisse la saisissait en se sentant impuissante devant ce danger.
Que faire? Ecrire à Chantal ?... Ses conseils
étaient si peu suivis! Elle avait rompu avec René,
sans même la prévenir de cette démarche si grave!
Cependant, ne lui avait-elle pas servi de mère ?...
La sécheresse de cœur dont sa sœur lui avait donné
maintes preuves depuis quelque temps attristait
douloureusement Geneviève et noyait son âme dans
]a désolation.
L'hiver était venu. Un silence profond r' gnait
(Jans la campagne. Les champs et les bois étaient
recouverts d'une épaisse couche de neige. Les
arbres s'étoilaient de givre; tout . tait blanc aux
alentours de cette blancheur immaculée qui n'a pas
.été ternie par le voisinage des villes.
Geneviève allait souvent à Perrogney où elle rendait maints services, visitant les malades et faisant
le catéchisme aux enfants du village. Elle montait
le petit SLntier désert, faisant craquer ous cs pas
la neig durcie qui brillait au soleil tandis qu l'air
vif de la montagne langrois lui fouettait le visage.
hantaI n'écrivait plus. Que d venait-elle? Trois
semaines avaient passé depuis la fatale 1 tlre annonçant sa rupture avec R né. Le caractère de
1\1. olombier s'était d nouveau assombri. Il n C
prononçait plus jamais le nom de sa fille cadette.
Cependant, G neviève s'était décidée à nvoye r
une lettre à Sa sœur, la suppliant de réOéchir. Son
cœur plaidait la cause d René; elle avait trouvé
dans son flmour méconnu des aCe nts poignantS
pour montrer à Chantal qu'elle passait à côté dO
�L'AMOUR QUI MEURT
I29
bonheur et lui faire ressortir les qualités de M. Dartigues. Cette démarche avait été pour elle un douloureux sacrifice. EJ1e l'avait fait, pensant au chagrin de René et pui ant dans son cœur le détachement qui J'aidait à consommer son renoncement.
Chantal n'avait pas répondu.
Plusieurs fois depuis la rupture, Geneviève avait
été à Langres. Cc rapprochement de René la bouleversait. Elle le sentait alors si près d'elle, malheureux, et souffrait de ne pouvoir verser dans son
âme attristée les trésors de compassion qu' lle ressentait pour sa peine.
Un matin, comme elle achevait quelques courses
dans la rue Diderot, eIJe le croisa brusquement. Ce
fut si inattendu qu'elle pâlit d'émotion. II s'était
arrêté, encore plus surpris qu'Ile de la rencontrCT.
Dans la banalité des premiers mots échangés, chaCun d'eux évitait d'aborder le troublant sujet qui
remplissait leurs d\!ux âmes d'une si poignante tristesse.
Dans un émouvant appel, les yeux de René imploraient sa pitié. Elle sentit qu'il attendait d'elle
le mot qui récon forte dans la douteur. EII eùt
voulu lui. ouvrir son cœur pour lui montrer combiell
elle le plaignait. EJ1e le r gardait avec une expre sion ineffable de douceur et de compassion.
A voix basse, elle murmura seulement:
- Mon pauvre ami 1
A ces simples mot, une ondée de sang lui monta
au visage. TI devinait les paroles qu'cIle ne disait
Pa~
et qui passaient entre eux. Elit.: lui pa rai ssait
transfigurée par une beauté pathétique qui montait
de t'âme.
Le pas é l'étrf!ignait avec force, cc passé si doux
avant de connaître Chantal, et un remords le salsi~
ait devant elle en songeant qu'il lui avait préféré sa sœur.
Elle lui demanda des nouv Iles de sa mère avec
tant d'affectueux intérêt que René s'étonna que 1 s
Paroles les plus simples pus ent prendre, lorsqu'clIc
s06-v
�130
L'AMO UR QUI MEURT
les pron onçait, une valeur qu'il ne s'expliquait
pas.
En la quittant, il lui se rra la ma in avec fo rce
d'une maniè re qui donna à Geneviève l'impression
fur tive qu'il la r emerciait.
Lorsqu'elle se ret ro uva au Creux d'Au jon , elle
éprouva un e douceu r d e l'a voir r encontré, d'avoir
r espiré le même air que lui .
.
Chanta l cont inuait à me ne r à Pari s un e vie très
mondai 11e. E lle voyait souve
n ~ Phil ippe Gomm eCOLlrt.
Comme elle l'avait dit à son père, c'était il cause
de lui qu'elle avait r ompu avec so n fiancé, ca r elle
s'imaginait qu'il lui offr irait de l'épouser lorsqu'i l
la saurait libre.
Elle lui annonça triomphalement cette rupture.
Narquois, il la rega rda et la nça d'une voix mooueu e :
. - Vou n'y allez pas par quatre chemins 1...
Ainsi, V0113 avez rompu avec cette désinvolture ?
Cela promet en faveur de votre fidélité pour l'ave1111' ...
Déconcertée, Chantal le regarda, ne sachant que
ré·pondre. Il continuait à ironiser:
- Il s'r'st rendu ft vos raisons, ce fiancé modèle?
on fuse, elle balbutia:
- Tl n'a pas répondu ... D'ailleurs, il nc me copvenait pa s. mais pas du tout, je vous a sure!
- Alors, pourquoi l'aviez-vous accepté?
- Je... j n'avais pas d' point de comparaison.
- Ah ! ... Et maintenant?
Très vit, Ile affirma avec décision:
- Maintenant, c' st différe nt 1
- L Successeur est déjà choisi ? .. Mes félicitations .... uel est-il, cet h eureux élu?
j 1 la dé visageait avec ant de moque rie qu'clIc
sc cab ra . Le r egardant droit dans les yeux, e1\e riposta ha rdi ment:
- Vous le avez bien !
�L'AMO R QGI MEURT
131
Il rit très 10rt, mais ne répliqua pas.
Cela se passait au Palais de Glace, où ils étaient
allés patiner. S'étant interrompus pour se reposer,
il" avaient eu cette explication.
Philippe eulaça de nouveau la taiJ1e souple de
Chantal et se mit à tracer des arabesques avec ses
patins.
Des couples passaient et repassaient auprès d'eux,
le teint avivé par la viteSlSe de la course. Chantal
se laissait entraîner, ne voyant plus clair dans la
foule de pensées qui l'assaillaient après cette conversation.
Philippe se faisait prier, c'était certain ... Elle
s'était imaginée une toute autre scène et attendait
qu'il lui off rît son nom t mît sa fortune à ses pieds.
11 1mblait tant l'admirer!... Une déception la
serrait à la gorge. Elle refoulait les larmes qui lui
montaient aux yeux.
Lorsqu'ils se quittèrent, contrairement à son habitude, il n lui fixa point d'autre rendez-volis. Pensive, cil
llivit ses cousines, étonnées de son mutisme.
- Eh bien! Cela ne semble pas avoir marché
avec ton amoureux? railla Simone.
Elle riposta, boudeuse:
- Laisse-moi tranquille!
- Oh! oh! Mademoiselle se fàche 1 La brouille
cst done sérieuse?
- Il n'y a pas de brouille, dit-dIe cn haussant
les épaul s. Mais tu t'imagines d s choses ...
Simone n'insista pas. Plus avertie que sa cousine,
cil avait jugé fort imprudente la précipitation de
hantaI à rendre sa parole àon fiancé; Mlln Colombier prenait trop au sérieux un flirt sans cons' quence! Mais Chantal s'était emballée dès les pre111 11.' rs mots qu'elle lui avait dits pour l'avertir.
V"xl'c, Simone l'avait laissée agir à sa guise sans
Plot t r davantage.
Philipp était rentré chez lui, assez soucieux.
'l'r p naïve, vraiment, cette petite provinciale 1
�132
L'AMOUR QUI MEURT
1\.1ors, elle s\maginait qu'il allait l' épouser? ~ien
que cela ? .. Il riait très fort à cette pensée, mais,
ail fond de son être, un ennui persistait... C'était
embêtant qu'elle etît cette idée saugrenue, car elle
l'zmusa it.
Il suivit la ligne de conduite qu'il s'était tracée.
Chantal comprit le changement de ses manières visà -vis d'elle ct commença à en sou ffrir cruellement,
car ell e s'en était vraiment éprise. Elle n'osait plus
s'avancer depui s la conversation qu'ils avaient eue
au Palai de Glace, mais ne pensait qu'à lui. Peutêtre n'était-ce qu'un jeu, pour l'emballer davantage
el l'amener à sc déclare r?
Chaque fois qu'elle le rencontrait, s n cœur
battaiL follement. Il allait sans doute lui dire le mot
décisif...
Elle le quittait, l'âm e angoissée, car il n'était plus
le même, c'était incontestable. S'il eÎlt été ainsi t ut
au début, elit-elle rompu ses fiançaill es? N'avait-il
pa'i agi avec une sorte de p rfidie?
on qu'elle regrettât beaucoup René. Elle avait
vu trop de jeunes gens différents cie lui à Paris ct
qui lui plaisaient davantage. Elle avait surtout
gotî ~ à une vic de plaisirs qu'il ne pourrait jamais
lui offrir, par manque de fortune d'abord ct aussi
parce qu'il n'avait pas de goü 5 mondain.
, poète, cc r~veu
ne s'harmonisait pa avec son
caractère, elle le comprenait seu lement maintenanl
Qu'cil avait des points de comparai ·on.
Mais, de tous le ' jeunes gens qu'elle avait coudoyés ft Paris, hilippe était celui qui lui plaisait
d::!vantage, le seul qu'elle aimf(t vraiment rencontrer.
Et il paraissait sc retirer, alors qu'elle attendail
un av'u de lui, ct aveu dont elle semblait si ccrtaine lorsq u'clic lui déclarerait qu'elle avait repris
la lib crl(; d di pose r de 'on avenir.
Les jours, le semaines pas aient ans dis iper
le malent ndu qui se creusait entre eux.
ne la5 i ude envahi s ait l'âme de Chantal. Ils
�L'AMOUR QUI MEURT
133
étaient donc tous pareils, ces jeunes Parisiens qui
s'amusaient . à conquérir le oœur des jeunes filles
pour les délaisser ensuite ...
Elle était découragée, ne s'intéressait plus à rien
et rêvait de solitude, après avoir tant aimé les dis.tractions!
Les taquineries de ses cousines l'énervaienl. Gilberte ct Simone ne comprenaient donc pas qu'clle
souffrait et que leurs plaisanteries étaient déplacées?
Que (aire? Où aller? Retourner au Creux d'Aujan? Cela non, non, mille foi non! Subir les reproche de Geneviève, qu'elle n'avait pas écoutée,
10rsqu'cl1e lui avait adres é une dernière supplication ... S'exposer à revoir René? A affronter la colère de son père ? .. Elle n'en avait pas le courage.
Ellc pen sa que Philippe sc déclarerait peut-être
enfin si elle lui annonçait son déparl. 11 ne la laisserait pas 'en aller ain i ...
Elle résolut de tenter un dernier assaut. Ils devaient sc retrouver quelque jours plus tard il Molitor. Ell e le forcerait dans ses derniers retranchements. Il lui fallait avoir à tout prix si vraiment
il renonçait il l'épou cr.
l,or qu'il s furent culs, elle lui lança brusqu enl ent :
- Je quitte Pari ' après-demain!
Elle le regardait fixement, pour cpler sur son
visag la réaction qu'il subirait devant cetll.' nouVelle.
E1lc ne perçut qu'un mouvement de urprise sin cèr' :
omment 1 dit-il, v us ne m'aviez pas parlé de
Cc départ?
'est possible, mais voici déjà six s mainr '
que je suis à Paris, je ne puis prol ng-er davantage.
- Ah 1 t ù allez-vou'?
ta que tion la décontenança. Elle n'y avait pa '
S!jn~é.
Une idée traversa son esprit; elle pensa
eXciter sa jalou ie.
�J34
L'AMOUR QUI MEURT
- En Angleterre, répondit-elle résolument. J'y"
ai des amis que je veux revoir.
- Ah! des amis? Fred et Edward, sans do:1te,
dont vous m'avez parlé?
- Naturellement. Et leurs sœurs et leurs parents.
- Toute la smala, pas vrai?
Il blaguait sans aucune émotion. Ce départ, si
inopiné fut-il, semblait le laisser parfaitement
calme. Un flot de larmes monta aux yeux de Chan·
LaI. Elle tenta de les refouler.
- C'est tout ce que vous trouvez à me dire,
gémit-elle, pour la dernière foi s que je vous
vois?
Il comprenait trop bien où elle voulait en venir et
se gardait de tomber clans le piège.
- Je vous regretterai, dit·il, vous étiez une amusante petite amie.
- Libre à vous de m' mpêcher de partir!
Celte fois, l'attaque était directe. Avec souplesse,
il e déroha.
- L'on n'est jamais complètement libre dans la
vic, répliqua-t-il gravement. 11 y a des tenants et
des aboutis ants qui vous enchaînent.
- On rompt sc chaînes!
c n'est pas toujours possible, croyez-moi. Je
nl.! vou oublierai pas.
- M -rci, dit-elle sèchement. ] e serai bien
avancée!
Ses cousines arrivai nt avec Eric. La conv rsatinn cl vint générale. l hilippt: 'tail so ulag-é par leur
présence t'vila toule la soi rée de rester seu l avec
Chantal. Lorsqu'ils se quittèrent, elle lui lendit la
main:
- Adieu, dit- 11 s ukmcnt.
11 serra la main fine l, sans émotion, répondit:
- Adieu, Mademoiselle.
Puis il s'é loigna brusquement.
- J'aime autant qu cc soil fini, murmura·t-il.
Ma parole! ell est tenac ! Je n savais plus comment so rtir de t ultimatum!... Son départ me ·o u·
�L'AMOUR QUI MEURT
135
lage et rompt une situation qui devenait embarrassante!
- A h çà! disait au même moment Gilberte à
Chantal, qu 'est-ce que cet adieu si olennel avec
Ph ilippe ? .. Vous vo us êtes disputé ?
- N ullement, je t'a sure, mais j e viens de ltü
an noncer mon prochain départ pour l'Angleterre.
- Quell e l ubie! Tu 'ne nous en a pas parlé!
- Non, ... j'ai décidé de ne pas retourner en ce
l110ment au Creux d'Aujon. Je ne me soucie pas de
rct rOll ver mo n ex-fiancé!
- Ton père est au courant de ta résolution?
- Je vais l ui écr ire et lui donnerai mes rai ons.
une situation là-bas, avec
Je trouverai facilem~nt
l'aide de n1('S amis Simplon, et log-erai au cuvent
en a tendant.
- Drôle d'idée, je te souhaite du plaisir! marmotta Simone.
Le soir même, Chantal écrivait à M. Colombier.
Elk sollicitait l'autorisation de retourner directement n Angleterre, dan la pension où clic avait
é " au début de son séjour ft Londres, ct de chercher là-bas une situati n que es relation' lui trouveraient facilement.
lWe ne parlait pas de la ruelle déception qui motivait sa décision. Le nom de Philippe n'était pas
mentionné dan ' sa lettre. Elle e sentait trè isoJ('e
POur subir celte dure épreuve et réali sait <eulement
coml)l(:n el1c avait été naïve de croin; aux Oatleries
de M. Gomm court ,t cie t us ces jeuTles gens qui
l'avaient courtisée.
M. Colombier fut surpris en recevant celte dell1ande. Il n'en c mprit pa ' le motif, mais fut disPosé à clonn r son acquie~mnl.
Geneviève, plu
Perspicace, devina à traver les réticences des
rases la déception qui atteignait sa
ur., on
;lflle compatissante en fut ~mue.
hantaI avait été
cOupahle, mais Ile souHrait. Et Gcneviève la plaignait.
tlle ajouta une lettre affectueuse à la brève ré-
rh
�136
L'AMOUR QUI MEURT
ponse de son père, lui disant tout son regret de la
voir s'éloigner pour un temps illimité, mais Ile
n'osa pas lui montrer qu'elle avait deviné sa détresse, craignant de froi ser son amour-propre
meurtri.
Ces mots d'affection vraie adouci rent pour ChantaI la écheresse des lignes de M. C'110mbier. Pour
la première fois de sa vie, peut-être, elle ftait touchée de la sollicitude de Geneviève. Elk avait si
grand besoin de se raccrocher à un appui!
Ql1<:lque jours après, elle débarquait à Londres.
C'était une fin de soirée terne ct froide. Le brouilJ;ml enveloppait la grande cité d'un linceul d'argent. hantaI frissonnait dans la brume. Elle ayait
prLvenu les Simpton de son retour en Angleterre
et c~pérait
un peu qu'ils l'attendrai nt au port.
Mais personne n était venu à sa rencontre ct elle
sc trouvait en xiI, loin de son pays, si seule !. .. Elle
sentait sourdr en elle le découragement infini qui
envahit si vite les très jeunes gens.
L'arrivée à la p nsion atténua c tl impre ion
de détr 'sse. Là, au moin, 11 retrouvait dc:s VIsag s connus, elle n'était pas une étrangère. Et
cette 1l\:llsion qu'elle avait cl ~laisé
si joy usement
pour dl'mcur r chez 1 s Simplon lui semblait maintenant un .. home» secourable!
Ses an '1 'nn 'S maÎtr ss s lui t' moignaient un in:
térêt qui la touchait, mais cn voyant son visa~c
SI
triste, marqu \ d> la désillusion qui v nait de 1':1lteindre, la même qu stioll se répétait sur tOliteS
1'5 lèvr li :
- Vous n'êtes pas malade?
Elle secouait négativem 'nt la tête. Non, heureUsement elle sc portait bien, mais le voyage J'avait
fatigué.
Et elle ressentait un soulag ment n p nsant que
là, <.lu moin , l'on avait ignor" ses fiançaill . Elle
n'avait pa songé à envoyer une carte pour en faire
part.
Les Simpton ~avient,
eux 1 Que dirait-ell ? Une
�L'AMOUR QUI MEURT
737
sorte de honte la saisissait à la pensée ê1e devoir
leur fournir des explications.
Elle rangeait tristement Je contenu de sa malle
'dans les tiroirs de la commode qui meublait sa
petite chambre, lorsque Mrs. Simpton, sui0e de ses
filles, fit irruption dans la pièce.
- Aôht my dear t s'écria-l-elle. J am ver}' g/.ad
to sec yotd What a greal surprise.l
Elle cO:1lemplait Chantal en souriant, vraiment
satisfaite de la revoir, s' xcusant de n'avoir pu
aller au débarcadère. Ses filles lui donnaient un vigoureux shake-halld.
On allait l'emmener souper à la maison; l'on sc
verrail souvent. Et son bien-aimé, où était-il?
EJles prononçaient «bien-aimé::,) en françai , avec
un fort accent anglai .
D'un air grave, Chantal expliquait:
- Je n me marierai pas ... Nous avons compris
qu nous ne serions pas heureux ensemble ... Il valait
mi ux qu ce fût ainsi!
JI y avait une tell nuanc d'amertume dans sa
voi . que Mr$. Simpton l' mbrassa, pri e d'une ouc1aill ' compassion.
- Poor dar/mg! dit-elle avec conviction.
Elle n'ajoula ri n et l'entrain a pour passer la
soirée chez elle. Passive, Chantal la suivait, comme
en r've.
El! redoutait de voir Fred, qu'cl! avait cru
amour ux d' Il . Et c la avait été sa première désiJlusioll. Désormais, Ile n croirait plus à la sincérité des homme 1... René, oui, celui-là était vrai,
mai' elle le compr nait si pli!
Pourquoi fallait-il que cc fût lui, précisément, qui
ait ',té résolu à l'épouser? Tandis qu les autres !...
Les autre s'amu aient et ce serait toujours ainsi,
désormais!
omme une automat, JI répondait aux Simpton, donnait la réplique à Fred, à Edward, mais son
C~prit
'tait ailleurs. Ce n'était plus qu'une ombre
qui revenait en Angl terre.
�138
L'AMOUR QUI MEURT
La Chantal «première manière », débordante
de vic, de coquetterie, lui semblait morte, ct elle
pleurait cc qu'elle avait été et AC serait plus jamais!
Cependant, Mrs. Simpton lui proposait de la conduire le lendemain chez une amie qui chercha;t une
institutrice française.
- YOlt will be there quite wcU, disait-clic, and
we shall see you very oftetl.
Elle y 5e rait très bien, sans dGute, comme l'affirmait Mrs. Simpton, mais où se trouverait-elle bien
dés rmais?
El un sourire mélancolique effleurait ses lèvres,
tandis' qu'elle remerciait l'aimable Anglaise.
Le lendemain, elle écrivit quelques ligne à son
père et à Geneviève pour leur annoncer ~on
arrivée
Cil Anglete rre. A lravers les phrases banales, Gen \':ève devina l'àme, lourde de tristesse, de sa
~œur,
ct unc pitié l'envahit.
Sans d0ute, l'expérience de Paris l'avait-elle
as agie, mÎlrie? Elle devait regretter Rent-.. ct celui-ci, de son côté, pleurait pr bablement son bonhl'lI r fauché 1
TC serait-cl le pas urfe seconde fois l'ange gardien
QUl !cs rapprocherait? Etait-cc pour leur bonheur
il tOllS deux? Elle ne savait plus si ~on
devoir élait
de faire une ultime lenlativ e p ur une r~c()nila
tion, car "tait-ell e süre que sa sœur se (ùt a sagie
et 'lu'elle serait la compagne fort ct énergique dont
le jeune homme avait besoin pour afTermir 5a nature çhangeante?
Mais ces craintes ne seraient-elles pas le prétexte
qu'die sc donnait pour éviter l'acte de gén~rosit
qui tenterait cc rapprochement? Etait-elle sùre que
Ren ~ acce]>t rait de renouer ses cngagements rompus? Etait-elle eertai ne, surtout, de l'acceptation dl:
Chantal?
Et d'aill urs, comment revoir René? Elle ne pouvait alkr le trouver, et c' \tait lelleml:nt délicat de
lui écri re 1
�L'AMOUR QUI MEURT
139
Elle creusait sans cesse ce difficile problème, ne
sachant comment le résoudre.
L'occasion la servit. Un matin, M. Colombier revint, préoccupé d'une visite dans les bois qu'il possédait aux environs.
- Il Y aurait des coupes à faire, dit-il, des arbres
à marquer. Ah 1 si Dartigues était là, il m'aurait
bien aidé! Son avis m'eût été. bien utile.
- Père, écrivez-lui, dit Geneviève résolument. li
ne vous refusera pas cc service.
M. Colombier eut une hésitation.
- Tu crois qu'il accepterait cl revenir? dit-il.
Oserai-je le lui demander après ce qui s'est passé?
- Il vous aime bien et sera, j'en suis sÎtre, fort
heureux de vous revoir, dit Geneviève avec fermeté.
Elle connaissait l'estime et la sympathie de
M. Colombier pour René Dartigues et p nsait que
le retour de celui-ci au Creux d'Aujon lui donnerait
l'oc ca ion de lui parler et cie rempli r la délicate
mission qu'elle avait résolu d'assumer.
Le jeune homm fut surpris de celle demande.
La solituc\ lui p sait: il se dérobait à toutes les
avanc s mondaines, à tOlites les invitations qu'il recevait des familles bourgeoises de la petit cité. TI
s'l'nscveli%ait dans sa peine et s'en repai ssai t avec
volupté. Une sorte de colère le tournait contre lui,
en pensant combien il avait été facile à duper, ct,
par revanche contre la destinée contraire, il sc
laissai t gagner par une farouche misanthropie.
11 savait que hantai était encore absente, mais
il ignorait tout d'elle t n'y pensait qu'avec am rturne.
e retour chez les Colombier lui causait une vive
ém tian; il n crut pas cependant devoir refuser le
service que lui réclamait son vieil ami, cl quelques
jour apr~s,
il arrivait au vi ux manoir.
G neviève le trouva pâli, 1 buste aminci, un pli
douloureux au coin de la bouche ct une souffrance
ir;crusté dans l'œil clair qui semblait gard r l' mpteinte du ouvenir de ses fiançailles.
�140
L'AMOUR QUI MEURT
Elle l'observait pendant que M. Colombier lui
donnait des explications s ur la coupe de ses arbres.
II répondait avec précision, d 'un e voix assourdie,
l .... ssée, qu'elle ne lui connaissait pas. Elle sentait
qu'il avait maintenant une vue des choses toute
réaliste et désabusée. Et une grande pitié l'envahissait pour cette âme blessée à qui elle ellt vou lu
aonner toute une vie d'amour 1. .. Une sorte de réparation lui était duc, scrpblait-i l, pour le coup si
cruel que sa sœur lui avait porté.
Après le déjeuner, René accompagna M. Colombier dan s le bois et Geneviève resta seu le.
Elle réflé chi ssait au moyen de lui parler san témoin, de le convaincre, de le réunir à Chantal. Elle
'exaltait, n e voulant pa creuser la difficulté de la
mission qu'elle s'imposait. Elle finissait par e persuader que cc se rai t facile de combler le fossé qui
sépa rait les deux jeune ge ns. Ils souffraient séparément et n'attendaient, san s doute, qu'un intermédiaire pour les réunir de nouveau ct effacer le
passé.
Elle fut surpri se de voir René rentrer seul d<:ux
heures plu~
tard.
- Votre père a ~té
retenu à la ferme par un
accident survenu à un cheva l, expliqua-t il, et j ne
voudrais pas tarder à r 'partir, car h:s jours ne sont
pas encore bien longs, en celle aison.
- Je VOliS aecompagncr:lÎ dan le sentier, dit-cil '.
J'ai à vous parler.
Elle surprit une émotion dans le regard qui sc
levait tristement 5ur clle.
Durant quelques minutes, ils marchèrent en si,
knce, puis elle aborda ré oIument le sujet trou'
hlant :
- Vous savez qu' Chantal est en An~lcter?
questionna-t-elle.
Il eut un mouvement de su rprise, au sitôt ré,
primé.
- Que m'importe! dit-il avec un ge le la 5é ...
�L'AMOUR QUI MEURT
141
J'aurai plutôt pensé qu'elle cherchait à se marier
à Paris.
La voix cie Geneviève se fit plus douce, plus persuasive :
- Mon pauvre ami, elle a dû avoir bien drs déceptions, et c'est elle qui a demandé à mon père de
l'autoriser à retourner à Londres. Elle souffre et...
elle vous regrette, sans doute ...
Il eut un geste d'incrédulité:
- Non, elle ne me regrette pas, dit-il âprement.
D'ailleurs, Geneviève, tout est bien fini. C'eût été
mon malheur de l'épouser et sa coquetterie saura,
croyez-le bien, enlacer de ses filets le jeune hnmme
qu'elle choisira pour compagnon de sa vie!
Geneviève ne s'attendait pas à celte véhémente
déclaration. Elle resta interdite, n'osant poursuivre.
Elle découvrait en René une énergie qu'elle ne
soupçonnait pa et que la souffrance avait dû développer. Sa voix se fit plus douce encore:
- Vous me faites de la peine, dit-elle. Je V0Udrais tant vous voir heureux tou deux!
Il la regarda, ému de l'intonation uppliante de
Sa voix. 11 découvrait le contraste frappant qui
existait entre Chantal ct elle ct goûtait de nouveau
le charme de sa nature pro fonde et sincère, si di fférente dl! cellt' de sa sœur.
h! qu'il avait été
aveugle en s'éprenant de Chantal 1 C'était eneviève qu'il avait aimél! tout d'abord et elle ne
l'aurait pas déçu. Tl avait passé à eôté du bonheur.
11 murmura humblement:
- N'cn parlon plus, voulez-vous ?... Je vous asSure que mon amour est mort et qu'il ne faut pa'
essayer cie revenir sur le passé ... Pardonnez-m i.
11 arrivaient sur le plateau en yue du village.
Elle lui tendit la main ct répéta, avec une nuance
indéflnissable dans sa voix a sourdie :
- J'aurais tant voulu vous voir heureux!
11 ne répondit que par un sourire la~sé
ct la
quitta rapidement.
Heureux 1 crte, il eût pu l'être, si elle, 1 yale et
�I42
L'AMOUR QUI MEURT
généreuse, avait consenti à l'épouser. Mais si René
5cntait se réveiller en lui toute la ferveur de sa
tendresse d'autrefois, elle ne l'aimait pas, pour plaider ainsi la cause de sa sœur! Et sa désillusion se
faisait plus amère encore, tandis qu'il traversait la
campagne langroise, enveloppée de mousselines, à
la fin de cette journée de février.
Geneviève redescendait le sentier, méditant sur
les paroles qu'elle venait d'échanger avee René. Elle
ne s'attendait pas à ce dénouement, à ce refus presque brutal qu'il venait de lui opposer. Elle en était
tout étourdie... Alors, il n'aimait plu Chantal?
Et son intervention, si généreuse pourtant, n'avait
provoqué qu'un mouvement de révolte dans l'âme
de M. Dartigues! Il lui en voulait presque, de cette
intervention!
Il n'avait pas compris qu'elle marchait de nouveau sur son propre CŒur, qu'elle se sacrifiait pour
le bonheur de deux êtres qu'elle aimait.
Comme elle eCtt su comprendre celte nature pétrie de sensibilité qui se r nfermaÏl maintenant
dans une douleur farouch dont elle ne voulait pas
être délivrée 1
Une tristesse noyait l'âme de G Ilcviève devant
l'inanité de sa tentative. Le cœur lourd, elle rentra
au manoir. Son pèr était moins accablé. Elle le
sC'ntait content d'avoir revu Rcné. Un gcndre
comme lui ~ût
été un grand dérivatif à son habituelle mélancoi~.
Les jours passèrent. 'était maintenant J'appl'l
mystérieux de la saison nouv lie. La couche épaisse
des nuag 5 se divisait lentement, l'air du plateau
devenait moins vi f t presqu velouté. Les grands
sapins v rts se redressaicnt, lustrant leur feuillage
qui avait secoué 1 ur vêtement de neige. A 1 urs
pieds, les violettes exbalaicl1tleurs délicats parfumS.
Geneviève res' ntait une sorte de las5it ude à la
pensée que le sacrifie de son amour avait été inr
�L'AMOUR QUI MEURT
143
tile. Elle était trop habituée à réfléchir et à creuser
la tristesse des choses et souffrait de ne pouvoir
adoucir la peine de René.
Il revenait maintenan t souvent au Creux d'Aujon et s'oceupait de coupes de M. Colombier. Elle
le reconduisait le soir, parfois jusqu'à Perrogney,
où elle visitait quclques malades. Ils parla ient pcu,
mais ils sentaient ce qui passait de si triste da ns
leur silences.
Le feuillage des lilas moutonnait dans le sentier
et leurs Aeurs violacé cs se mêlaient aux touffes neigeuses des cerisiers.
Parfois, Geneviève s'arrêtait chez l'épicier du
village. C'était l'heure de la sortie de l'école. Les
gamins se bousculaient sur la place, heureux de retrouver la liberté reeonquise après des heures d'immobilité. L'un d'eux entrait dans la boutique, tournant gauchement dans sa main une pièce de cinq
sous, récompense d'une place de premier.
L'épicier, un gro homme à la figure joviale, était
empres é à servir les clients. Quand il avait enveloppé le' achats de «la demoiselle», il se tournait
vcr l'enfant:
- Et toi, C]u'é qu'tu veux, mon petit?
Sans répondre, le gamin levait un index de convoitise vers Lln bocal, col1é à la vitrine, où quelques
ucres d'orge achevaient de fondre lentement, sous
la double action cie la chaleur et de l'humidité.
Preste, l'homm détachait une partie cie la m'lsse
gluante av c on couteau et enveloppait l'achat dans
lin morceau de j urna l resté sur h: comptoir.
- Tiens 1 tu seras bicn scrvi! On liquide, aujourd'hui 1
Il riait, toujours de bonne humeur, puis se tournait vers G nevièvc :
- Et votre sœur, Mam'zel1c} elle ne revient donc
pa ?
- Elle est en ngleterrre, répondait brièvement
Geneviève, impatiente d'échapper à la. curio ité du
commerçant.
�144
L'AMOUR QUI MEURT
Elle sortait, toute désemparée de sa solitude, entrait dans la petite église déserte où elle prenait
conscience de renouveler des forces qu'elle sentait
défailli r. Puis elle redescendait da.ns la vallée où
l'horizon s'ourlait d'un nuage bordé de feu. La fraÎcheur du soir tombait lentement et une légère brume
s'accrocha it à la cime des arbres.
Pendant ce temps, René regagnait Langres dans
le crépuscule. Une détente allégeait son esprit à chacune de ses vi sites au Creux d'Aujon. La silhouette
de Geneviève accompagnait ses pensées. Il revoyait
la physionomie sérieuse, J'air compatissant de la
jeune fille et, de nouveau, l'attirance secrète de ~es
premières rencontres avec elle le r essai i sait. Son
charme l'enveloppait et atténuait l'amertume de sa
déception. Parfois, il avait de oudaines révoltes
contre sa faiblesse:
« Si elle m'aimait, se répétait-il, e1l n'aurait pas
insisté pour que j'épouse Chantal! »
Il haussait des épaules, sc traitait de niais, se
promettait d'espacer ses visites au manoir.
ne
lettre de sa mère, un mot lu dan l'un de ses livres
préférés ramenaient des crises de découragement.
Et lor qu'il se sentait plus la , plus abattu, il retournait invinciblement ver
eneviève qui, seu le,
lui apportait des sources d'énergie t de ré i~aton.
Il n'osait pas avouer l'état agit' de son e prit à
sa mère. Mm Dartigues l'avait deviné. Ell ouffrait
en silence de la p inr d R né t avait été cont ntc
cl 1 voir retonrner au manoir. Elle ne lui parlait
de Gen vièv qu'en t~rmes
banals, pour cl mander
d, ses nouvelles, mais elle avait que la bienfaisante
inOu nec de la jeune fill' agirait, à SOI1 insu, sur a
mentalil'. Elle attendait patiemment qu le temps
ôl atténué la viol nec de sa déception et vivait
d'e poir qu son fils comprît l'amour de Geneviève.
Dans l'une de ses lettre, en quelqu.e mots tranchant, Ren' avait mentionné la tentative de
Mil. Colombier pour le rapprocher de Chantal.
Mn,. Dartigues avait compris l'héroïque acrifice de
�L'AMOUR QUI MEURT
145
la jeune fille et son estime, on affection pour Ile
s'er. étaient accrues. Mais ce sacrifice même dr ssait un ob tacle entre elle et René; la mère ]'ava t
aussi deviné et son sIlence, fait d'attente et de COn1préhen ion du cœur des jeune gens, lui embl ait
piu adroit. Elle espérait que l'heure propice le s
r'unirai tnfin.
Cependant, René et Geneviève continuaient à ~ "
voir souvent et reprenaient insen iblement l'intimi ...
de causeries qu'ils avaient eues avant le retour (1 "
Chantal. lai Geneviève sentait confusément c'
qui 'oppo ait à la fusion de leurs cœurs. Comn- '"
une impalpable barrière, J'ob tacl arrêtait le tI, tm qui cheminait, invi ible, pour les attirer I\!l
ver l'autre.
XII
Tl.vele-Porc , à LClndr ,Chantal e prol1
~l'"
gravemtnt en donnant la main à l'une de s prtl tl'
"lèves, Kat Walker, tandis que l'aînée, Margot, ( c
deux ans plus flgée, gambade à quelqu s pas devaJl t
.]] '. C'est un tiède après-midi d' mai. Les p lousl S
~ont
toutes vertes, de c vert "m raude si frais, par
tlculier aux paysages d'Angleterre. Et les fleurs
l11ulticolores, pourpr s, mauve ct roses, dessinlnt
cie s a rabesqu
et des mosaïques dans la v rdu fi' .
La joie de vivre éclate partout; le parc retenll
d s cris joyeux d s enfants qui bondissent dan ..
1 s allées, poursuivant des ballons, jouant au c r
c au ou au bask t-ball, tandis que le sol il verte
une lumièr tami 'é, un P 'u diffu " à trav rs le
f uilles d s grand arbr s qui bordent le massi f .
hantaI marche 1 nt ment, la têt un peu p n-
�146
L'AMOUR QUI
MEURT
chée, les yeux m i-clos dans une sorte de rêve. E lle
a dans son sac une lettre de Mm. Dartigues qui lui
a été remise 10rsqu'el1 e emmenait les enfants et
q u'elle n'a pas eu le temps de lir e. E ll e a eu une
v éritable su rprise en reconnaissant le timbre de
Chambéry et l'écritu re de l'adresse.
On lui a r envoyé cette lettre de la pension. Chantal est toublée. E ll e se demande avec inqlliétude ce
que Mm. Dartigues peut lui écrire. E ll e se sent extrêmement lasse et n'eÎlt jamais pensé, il y a quelques mois, qu'un tel «cafa rd» la saisirait ici! Elfe
n'avait pas connu l'ennui pendant son premier séjour en Angleterre.
Il est vrai qu'elle a maintenant une ituation subalt rne. Est-ce cela qui lui pèse? Ccl arg-ent CJu'elle
g-agne par son travai l, par l'aliénation de sa liberté ?... on, les Walker sont vraiment très b ns,
ct elle passe d'excellents momenls chez les Simpt n... Fred est encore plus empressé que l'an de rnier auprès d'clIc, mais ses avances la lai sent insen ible ... Etle ne croit plu à la sincérité des jeunes
gens et veut de toute sa force de volonté cuira sel' son cœur contre de nouvel1es déceptions ...
EII baisse la tête et une larme perle à ses longs
cils demi-clos sur es yeux la és.
La petite Kate, étonnée de son mutisme, la reell '
g'arde, tandis que sa main, emprisonnée dan
de la jeune fil1e, e fond dans un abandon plein de
confiance:
- Ma'zel le, vous pleurez? qucstionne-t-elle,
ému, dans un français hésitant nuancé d'un fo r L
accent anglai .
Chantal refoule les larmes qui lui montent à la
gorge ct proteste, avec un sourire navré, essayant
de détourn '1' l'attention cla irvoyante de l'enfant.
Ju "qu'au soir, ell e devra sc compo cr un vi "age,
remplir sa tâche san défaillance, cacher se impressions.
E ll es marchent au milieu 'cie plates-bandes fl euries. Le parc est peuplé d'enfant el de n ur e .
�L'AMOUR Q 1· MEVR1'
147
Quelqucs flâncurs s'attardent dans lc al kt . DlS
couples pa sent et chuchotent. Chantal les regarde
tri ·temLnt. La solitude lui pèse davantage en les
voyant. Elle ayi'e enfin une chai c i olée dans un
endroit plus calme.
- Je vai m'asseoir ici, dit-dIe à Kate et à Margot; jouez, pctites.
Le enfants bondissent maintcnant dan l'allée,
avec dts cris heureu,'. Alors Chantal ort la
1 ttre de son sac ct contemple, pcnsiye, l'écriture
de f\ln" Dartigues. Comme clic ùolt lui en vouloir,
d sa rupture avec René ... Est-cc une lettre de rcproches pour cet abandon ?...
Fébnkment, Chantal la décachète et lit... Ses
yeux s'ag-randi sent d' 'tonnemcnt ... Une émotion
transparaît sur son vi age ...
TOll , la mère de René ne lui [ait aucun reproche ... Mais elle lui dévoile une chose si étonnante que Chantal e t saisie ... Puisque la jcune fille
a n :ndu sa parole à M. Dartigues, c'est sans doute
par un' décision irrévocable l:l réfl'chie ... Il en a
bien souffert... nIais c n'est pas pour cela que
f\l n.. · Dartiguls écrit.
Elle confie à hantaI que sa sœur aime René, ...
qu'elle l'a aimé avant son retour d'Angleterre, t
qll' Ile s'est effacé deyant l'inclination du jcune
homme pour hantaI. Mais le souvenir de leur
fianç,ullcs circ sc un obstacle t'ntre eux ct
rn •• Dartig-u s viLnt J'implor r afin qu'elle écrive
ft sa sœur pour détruir 1 s scrupules qui arrêt nt
son élan ...
hantai ('st boul vers~c.
C ·tte r "vélation la stupéfie d'admiration pour Geneviève. Elle n'aurait jamais soupçonné la grandeur de ce renoncement ~ans
l'int rv ntion de Mm. Dartigues! Comme elle a (té
inconsci mment égoïste t cruelle!... Elle n lit
plus; cs yeux se brouillent, on c rveau lui fait
mal. Ell regarde machinalement le jardinier qui
arrose n fac' d'elle 1 s plates-band s t déplace
1 panache d'cau jailli d'une lance.
�148
L'AMOUR QUI MEURT
Ellc revo it, dans sa pensée so udain cl a irvoyante:
certain s déta ils, insignifiants en apparcncc, mais
qui s'éclairent maintcnant d'une nouvellc lucur et
sont tellcment signi fi catifs !
Ce sont d'abo rd des sig nes d'inquiétudc, tout au
début de son retour au Creux d'Aujon, lorsq uc Gcncvièvc la surprenait av ec Rcné ct la trouvait faisant assaut de coquctterie pour forcer l'admirat ion
du je~1l
e homme, elle se l'avoue av cc un e humilité
toutc J;!o uvelle. Et puis, la surpri se douloureu e cie
Geneviève lorsqu'elle a appris qu'il demandait sa
main!
Ch~ntal
ne savait pas, ne pouvait pas deviner
qu'ils s'éta ient aimés ans se l'avouer avant son
retour en France!
Et enfin, l'actc héroïque qui la stupéfie d'admiration devant la générosité de sa sœur: Geneviève intercédant près dc SO Il père, à la requête
ùe Chanta l, pour obtenir SOli consentcment à lcur
mariage et avanCl:r la date quc M. Colombier voulait reculer.
IWe avait été jusq'ue- Ià, sa grande sœur, ma rchant sur son propre cœur pour le bonheur de
dcux êtrcs qu'elle aimait ct qui n'ont pas
n1ême soupçonné la beauté le cet acte de renoncemenl.
Chantal comprend maintenant la profondeur du
scntimcnt dc Gencviè\'c ct il lui ~emb
l e quc René
Elle a été l'oh 'lc partageait avant de la c~naître.
taclc qui les a séparés ...
E ll e reste anéantie par eelLe révélation. La lettre
a glissé à lerre et clle nc song"c pas à la relevcr,
Une hnrloge voi inc qui sonne l'hcure la rappell e
à la réalité. Il est tcmps de partir. Elle appe lle les
enfants ct r 'tou rn e, avec de' mouvcmcnts l'automatc, chez Ic Walker. Son csprit est là-bas, au
-icux manoir. Elle voit René cl
nevi "v. 'ommc
ils sont faits pour 'entendre! Cela frappe commC
unc vérité indiscutabla., maintenant!...
Le jour se meurt i il sont deb ut prè de l'éta ng
�L'AMOUR QUI MEURT
14~
et marchent l'un contre l'autre dan le petit sentier ... Mais le souvenir de Chantal les sépare et ils
se taisent. ..
Chantal s'interroge. Elle veut être sincère. Vraiment, regretle-t-ell c René ? .. L'a-t-elle aimé ? .. Elle
est obligée de s'avouer que sa coquetterie seule
était en jeu, fl attée de l'admiration dont il l'enveloppait, mais elle ne l'a jamais compris, tandi que
le caractère de Geneviève s'ha rmon ise parfaitement
avec lc sien.
La comparai on s'impo e naturellement entre
M. Dartigucs et Fred. Celui-là est positi f ct pratiqu e! Chantal a remarqué son empressement lorsqu'clle arri vc chez les Simpton. Il cherche l'occasion de la rencontrer; elle a même l'intui tion qu'il
voudrait être seul avec elle.
Mais elle se dérobe. La vic lu i a apporté tant de
désillusions! Comme clle sc sent inquiète, cr~lI\
tive, incapable d'aimer! Une lassitude J'envahit ..
Elle saisit, le oir, le regard inquisiteur de
Mr . Walker qui scrute son visage. Il ne faut P;I'
que l'on se doute ... Elle s'eITo rce d'être gaie, n1:l;
cet effo rt lui scmbl gauche, et tout ce qu'elle dit
'onne faux. Son cœur est troublé et tellemen las!
Elle écrira à Geneviève. Que lui dira- t-elle? "est
si cltffici le d'avouer 'es fautes ct de s'excuser 1 \bi ,
à son tour, elle la persuade ra d'épouser René ... ,:tte
aceepte la mi sion de les rapprocher. ..
Le lendemain, elll: rencontre Fred. Tt 1';\ lCIJ 11lpagne clans la rue.
grand g~ rçon
musclé a la
vigueur ct l'allure d'un sportsman, de yeux blLu :;
d'enfant qui regardent droit devant eux, des cheveux blonds plaqués sur les tempes. Il d')1ll1Ih'
hantai de sa haute taille ct l'aborde avec l" air
radieux. Il lui explique tout de suite le "ujet d~
sa joie.
Son père l'a ssoc ie à on aITaire : la dirc"linn
d'une importante indu tric d'exportation. cl av'nir ouv re à ses vingt-cinq an de' perspecti\", de
fortune. Il sent c décupl er sc ' énergie ; sa rolJ~te
�ISO
L'AMOUR QUI MEURT
santé seconde ses instincts d'homme laborieux qui
s'intéresse aux affaires.
- Je n'ai pus qu à me marier, dit-il, maintenant que ma situation est olide ...
n attend, sans oser la regarder, ce qu'elle va
répondre. La gorge serrée, elle marche en fixant
le trottoir qui s'allonge sous ses pas. Une détresse
passe dans ses yeux. Tous, autour d'elle, bâtissent
leurs foyers, organisent leurs vies, tandis qu'elle se
sent si seule !. .. Fred va épouser quelque jeune fille
anglaise, qu'il aime depuis longtemp , sans doute, ...
mai s elle ne doit pas la onnaitre, car elle n'a jamais remarqué qu'il fût empressé près des amies
de es sœurs.
Elle se tait, ongeuse, trop émue de son chat.;rin cncore SI récent. F.tonné de son mutisme, il
l'ob. ene à la dérobée t remarque ses yeux cernés,
voi lés de tristesse, sa boueh marquée par un pli
ùoul ur ux de désenchantcment. Il lui prend timidement la main.
- Si vous vouliez, Chantal,,,. dit-il seul ment.
Elle tressaIlle et rencontr le regard loyal qui se
pose sur Ile comme une supplication. JI hé ile à
continuer, puis ave
ffort il articule:
- ] c vous ai toujours aimée, mais je n'osai pas
l'D US le di r ... Vous me paraissiez trop fin , trop
'·Iégant " trop jolie, pour m'accepter comme mari."
' n éclair de malice s'allume dans les yeux de
Chantal.
• t maintenant? (.Iit-elk
li avoue, avec une c rtain gên
1aint nant, ce n'est plus la même chose. Depuis qu vous êt s rev nue, je n'ai plus peur d
vous. i vous saviez comme j'ai été malheureux
Cil apprenant vos fiancaillrs !... J'en ai pl lIré, mais
j n'ai ri n dit... 11 était trop tard, cela n'et'It
~ rvi à rien ... Mais, puisque d nouveau vous ête$
libre ...
Il n'ose rien ajouter. hantaI est touchée. Non
�L'AMOUR QUI MEURT
15l
qû'elle aime passionnément ce robuste ga rçon qui
cache, sous sa rude écorce, tant de fraîche ur d'âme,
mais, si elle ne trouve pas tout de suite près de lui
l' amour tel que son cœur l'eût rêvé, elle sent de
qu elle sécurité, de quelle protection il l'entourera.
Elle glisse sa main gantée dans la large ma in qui.
pend le long du veston et dit simplement :
- Fred, j 'accepte, mo n ami, et j e ferai tout pour
YOu rendre heureux.
Un large sourire illumine la figure ronde du
jeune homme. Il serre à la broyer la main qu'il
emprisonne dans la sienne. Se os craquent. Il lui
fai t mal, mais cette force qui la protégera toute a
yie lui est une douceur, après la souffrance ressentie par son isolement. Et elle est heureuse de sentir
celle énergie un peu brusque, sans apprêt, qui la
con ole de ses déceptions.
revient avec Fred chez les Simpton.
Ell
L'accueil de ses amis la tOllche, e1le sent qu'clIc
fait déjà part ie de leur famille. Il s ne s'inquiètent
pas dl.! sa situation de fortune ct leur désintéresseml.!nt l'émeul. Ils vont écrire à M. Colombier, mais
hantai ne doute pas de son consentement. Elle
sait combien la famille Simpton est estimée à
Londres. Lorsqu'cl1e a dü y passer les vacances,
son père a pris des renseignements. Il sera tout di spoé à acquiescer à cc projet t Chantal ira cet été
présenter son fiancé à son père.
Malgré tout, la pen ée cie René hant J'esprit cl'
Fred. Il entraîne la jeune fi lle dans un coin du
salon.
_ Vous ne regrettez rien, darlillg.' s'in formet-il, inquiet.
El! le regarde franchement:
- Rassurez-volis, Fred, je sen que je ne j'li
mais pas ... et comprend, maintenant, à n'en pas douur avant
ler, qu'il avait une inclination pour ma
de me connaît re.
Frcd s'épanouil. Il n'clit jamai ' cru [louvoir être
�J5 2
L'AMOUR QUI MEURT
si heureux! Et la joie qui transparaît sur son visage inonde de douceur le cœur de Chantal.
'l'roi jours après, une double lettre de la jeune
fille arrivait au Creux d'Aujon. Elle demandait à
son père d'acquiescer à son projet d'union avec
Fred. Geneviève fut étonnée qu'elle lui écrivît à
part, car elle glissait généralement un mot pour elle
dans l'enveloppe destinée à M. Colombier. Anxieuse, '
elle monta dans sa chambre pour lire l'épître qui
lui était personnelle.
En termes émus, Chantal commentait la révélation de Mme Dartigues. Elle comprenait seulement
l'abnégation de sa grande sœur et lui demanda it
pardon de l'avoir ainsi méconnue 1 Tout en s'humiliant, elle s'excusait de lui avoir ravi J'amour de
René, car elle ignorait vraiment l'attrait qu' ils
avaient eu l'un pour l'autre ... Mais ses fiançaill es
av c Fred dissiperaient J'ombre qui pouvait encc re
subsister entre eux, ct elle espérait que sa sœur
allait lui annoncer son mariage prochainem~t.
Une foule de entiments contradictoires agitai nt
le cœur de Gen viève en lisant cell lettre. Ses
larme coulaient ur le papier, trahissant l'émotion
de son àm . Elle était heureuse de sentir l'affection
de
hantaI, et si touchée de la démarch de
Mm. Dartigucs 1... Ainsi, la mère clairvoyante avait
deviné le ch r secret qu'elle croyait si hien enfoui
au plu s profond d'elle-mêm .... Elle avait compri s
que G ~ n 'vièvc s'était effacée d vant l'inclination
de R 'né' pour Chantal, mais qu'Il en avait profond' ment souff rt. Elle d "sirait certain ment c lle
union. L'avait- lie dit à son /ils? Pourquoi celle démareh' auprè5 <le hantaI si 11 ne révélait pas il
R né l'attachement présumé de G neviève pOUT
lui?
Ne craignait-cll pas de se heurter à l'incrédulité
ou j une homme? u avait- Il le pres entiment
qu'il n l'aimait plus? ... en admettant qu'il l'eût
jamais aim ?
�L'AMOUR Q l MEURT
153
Avait-il su ce que sa mère écrivait à Chantal? Et
peut-être désapprouverait-il cette lettre, s'il le
savait...
Une gêne subsistait évidemment entre eux. Cette
gêne s'était accrue depuis que Geneviève avait
essayé de renouer le projet de mariage de sa sœur
avec René. Dans un vague espoir, elle se berçait
~
l'illusion que tout obstacle s'aplanirait lorsque
le jeune homme 5aurait J'avenir de son ancienne
fiancée assuré.
Lorsqu'il revint au manoir, elle tint à lui an nonctr lie-même le prochain mariage de Chantal,
épiant sur son visage la réaction causée par cette
nouvelle inattendue. Il lui s mbla qu'il l'accueillait
avec une indifférence sincère, peut-être même avec
sonlagement.
- Je souhaite qu'el1e soit heureuse, dit-il sim plcmen t.
Pui s il parla d'antre chose. G neviève sentit qu'II
I1C la regrettait pas. Mais sa réserve vis-à-vis d'ellt'
s'acccnt ua, au lieu de se dissiper. Et clic cn fut décourag-ée. Il semblait sc composer une attitude .. .
Alors, pourquoi r venait-il
i fréqu mment? .. .
Creux d'AuQU'l'st-cc qui l'attirait maintenant a~
jon, 'i l ne l'aimait pas ?... es visites étaient-clics
senl 'ment pour 'on père 7... Sa déception s fit plus
profonde, car Ile avait cspéré que l'aveu jaillirait
sponta némcnt des lèvres de René.
Lui, cependant, avait caché son trouble sous cette
apparcnc' insensible. 11 se raidissait contre J'amour
silencicux qu'il vouait cl' nouveau à G ncviève; il
s persuadait qu'il lui étall indifférent pour avoir
ainsi plaidé la caus' de sa sœur t avoi r fait une
t ntative suprême pour les rapprocher. Et, cependant, il ne pouvait plus s passer d'elle, car sa pr's nec seule l'apai ait ct le calmait.
noir, il arriva au manoir ct eut une déception
'Il apprenant que M. C lombier était allé pass r la
journée à Dijon avec sa fille.
'était un après-midi de juin. L'air était d'une
�154
L'AMOUR QUI MEURT
pureté transparente. Un rayon de soleil rôdait sur
la vague des forêts; l'âme des fleurs s'exhalait en
senteurs pénétrantes.
Désemparé de sc trouver seul, René se dirigea
vers l'étang. La barque se balançait mollement sur
l'eau moirée qui frémissait sous la caresse du vent.
Dans le fond, l'on apercevait les herbes vertes, semblables à de longues chevelures, reposant sur
lit de cailloux. Une lumière blonde miroitait sur
les saules et les peupliers, gonflé.> d'un nouveau
duvet. Parfois, le bruit sourd d'un pic occupé à
percer l'écorce d'un arbre, ou le chant hamonieux
d'une mélange, troublaient le silence de la campagn e.
René s'assit au bord de la rive et prit le livre de
poé sic d'Albert Samain qu'il avait apporté pour les
relire avec Geneviève. Il n'avait pas encorc eu le
courage de rouvrir ce volume depuis qu'clic le lui
avait rendu ... et dans quelles circonstances!
Trop de désillu ions avaient meurtri son âme
depuis les heure s de si douce in timité passées avec
cct ouvrage, llvert entre eux, dont le touche<; délicates imprégnaient leur ' pensée' unies dans une
même communion de beauté.
« De beauté, certes! mais non d'amour, hélas! ~
songeai t René avec amertum .
J ans un geste pieux, comme l'on rouvre la porte
n feuillet '·tait
du souvenir, il feuilleta le livre.
plié dans l'une de pages. ne marque, sa n ' dOlll',
qui signalait l'exquise poésie: «Au bord de
l'étang ~.
ne page double, dont 1 verso '·tait vierge. René
la déplia machinalement. II rêvait à tant de •
eho cs!... A tant de cho e cl autrefois, qui ne revicndrai nt jamai ' plus ...
Tout à cnup, il tres aillit. L'écritur nette de enevi "ve avait tracé de vcrs. Probablement de
vers opiés dan le volum ....
s vers préfér' .. ,
N n, René ne les reconnai ' ait pas. «Le nénuphar », cette fleur qu'elle aimait tant! Et ce' ver 1
�L'A MO R QUI ME RT
155
qu'il lisait maintenant avec émotion, sortaient certainement de son cerveau délicat.
JI la savait poète, très cultivée, mais n'avait jamais ricn lu de sa composition. Il crut pou\'oi r
prcndre connaissance de cette poésie, pui que ce
livre la renfermait,
LE NENUPHAR
Avec J'embrase ment du
Tout est I11vstéri ux sur
TO!'eaux,
A l 'omhn ële~
Se~
étoile:> Il 'a rgent <Jue
J'aime l
'Contempler,
~ur
ieJ, le jour s'ach,h'e j
les bord~
cl l'étang ...
Je nénuphar étend
le ourant soulève.
lui sc perd mon rêve .
.1 ' 'ht:rche qui n'tient ce \'crt !lot flott an t
Et .le song(,' all lal! ur nelgiqu et on~ta
Que, pour ~urgi
au Jour, il lui fallut sa ns
tr
~ \ 'e.
't'st l'imng-c pUllr moi des âmes consolé s.
A\'c(' nIl grnnd effort, ftme ct fleur so nt monlé s
Au-<!<:ssus de l'abîme, au-dessus des douleurs.
T'mil tant s'agit- ellcor
qui fit 1 ur souffranc ,
lenT rlonn l' 'sJl~ran
e
Mais l: pr 'Illier suoc~
n· \'a in rt désormais les nd 5 ... ou les pleurs 1
René li sa it avidem nt la petit pièc cie vers qui
mettait à découvert l'âme de la j une fille, Et, tout
à coup, il comprit. Comme un 'clair fulgurant sillonn la nuit, il venait de pénétr r la grand ur du
saCrifie de Gen viève t on amour pour lui. Mais
lit' avait étouffé cet amour «avec un grand
'ffurl , t par cette immolation cI'(;lIe-même était
mont "e «au-dessus d' l'ahîme ~ d sa soufTrance,
pour c10nn r sa sœur à René.
11 ne J'avait pas compris, cet amour qu'elle lUI
vouait au plu profond de son âme cl qu'Ile avait
déraciné pour hantaI. JI rcgarda la dat' appo ée
au has cl' la poésie... 'était bien ccla : le jour où
il avait demandé sa main à la j un fille t le oir
mêml' li la cad tte avait prié Gcn vi' v de décidl r M. olombier à leur prochaine union. Et la
sœur aîné avait c nscnti, sans que ni lui, ni Chan-
�156
L'AMOUR QUI MEURT
tal n'aient pu soupçonner l'héroïsme de cette démarche qu'ils réclamaient comme un acte tout natu rel.
Le jeune homme eut un éblouissement. La sensation de la joie dominait son être soulevé dans un
dé ir de bonheur éperdu avec Geneviève. Toute on
ùme frissonnait d'émoi. Autour de lui l'étang
s'assombrissait aux approches du crépuscule; les
boutons de nénuphars brillaient dan leurs larges
feuilles, comme des joyaux d'argent dans un écrin
de velours vert.
René n'avait pas le courage d'abréger cette heure
d'ivresse qu'il vivait intensément. Comme il eût
lé iré dire tout de suite à a bien-aimée qu'il avait
l'nfin compris la beauté de son âme ! ... Il restait là,
IInmobile, s'engourdissant dans la griserie de ce
hon heur qui ressuscitait pour lui la beauté des
choses.
Un bruit de pa' emeurant l'allée du pelit sentier
le fit tressaiJ1ir. Il ne fit pas un mouvement. Une
sorte d'envoûtement le paraly ait, car il entait que
c'était «elle» qui venait à lui, dan' ce décor de
leurs premières amours.
Et, quand la tache c1ai re de ,a robe parut au
110rd du sentier, il ne fut pas surpris, car il l'at tendait à celle heure unique, marquée par le destin
pour leurs accordailles. JI t1(! pouvait y avoir
d'autre lieu que cet étang paisible, étoilé de nénuphars.
A celte h ure tardive, ell e ne s'attendait pag ft
le trouv l' là. Quel instinct m rv ·illeux l'avait dOllc
poussée à faire cette promenade en rentrant de
Dijon? ne so if de calme, de beauté de la nature
qui l'avait étreinte n so rtant du tumulte de la
grande viII.
Ou plutôt une obscure prescie nce du bonheur qui
a llait la saisir.
Une émotion indéfinissabl e 'empara cl' \1
n le
voyant. D'un coup d'il, clic avait rema rqué le
livre ouvert sur sc' genoux. En voyant la grande
�L'AMOUR QUI MEURT
151.
'feuille qu'il tenait à la main, elle reconnut sa poésie et fut surprise. Une rougeur empourpra son
vi age.
Il e leva, bouleversé, lor qu'elle parut près de
lu i. Dans ce silence, cette solitude, leur deux ùmes
se f ndaient dans le rêve de l'amour. Le beau regard de Geneviève versa it en lui a my ,té rieuse
lum ière. Il lisait maintenant dan ' ses yeux la hrûlante prière que son aveuglement ignorait juqu'à
ce jour. Il y répondit par un éloqucnt appel qui
pénétra dan le profondcur. de son rlme ct clle
frémit. San un mot, il replia la fcuille et la lui
tcndit. En cclle minute unique, le mêmes impre sion' remuaient leur dcux c urs. Ils e sentaient
tout près l'un de l'autre, s'étant enfin rejoints.
Cet e poésie, murmura-t-elle, comment se
fait -il?
- Elle m'a ouvert les yeux, ma bi en-ai mée; j'ai
tou l cnmpri .
Ell ne prote ta pas. Une force de pas 'ion longtcmp compriméc montait cn elle. Il avaient tant
de cha cs à sc dire qui, depuis longtemp ', pc aient
sur leu r rime!... lai ' les mot leur semblaient
trop pauvres pour exhaler leurs ccrète pensées.
Elle cacha seulement on vi age ur son épaule ,t
de' larmes hrülante montèrent à ses yeu ,'.
Il s e sentaient unis dan une intimité d'âmc, de
sentiments cl de ouvenirs. n abîme s'était creusé
entre eux qui venait d'être comhlé,
e quelques v T , jet "s su r le papl l: r, le reliai 'nt
ail pas sé.
La lun tran parente e lève dan le cicl d'un hleu
profond; 'Ile v rse sur l'cau un e lueur my~té
ri cuse cl donne une 'trange beauté au paysag '.
René s'<lpproche de Geneviève et implore humblement :
Mon aimée, me pardonnerez-vou jamai de
vou avoir ainsi méconnue?
�158
L'AMOUR QUI MEURT
Oui, dit-elle fermement, car Dieu a permis
cette éprem'e pour cimenter notre union par le sacrifice avant de nous réunir dans le bonheur.
- Puis-je vous donner ici le baiser des fiançailles?
Dans un élan d'amour, elle acquiesce, puis il
prend la main qui fond dans la sienne et tous deux
retournent au manoir.
Ce calme de la nuit r emue des sentiments profonds dans leurs natures impressionnables. Un son
de flûte, pur comme un chant de source, s'élève
des profondeurs des bois. Les jeunes gens tressaillent. La même réminiscence hante leur esprit.
La première fois qu'ils se sont rencontrés, ce
même chant de flLÎte remplissait la vallée pendant
qu'il redescendaient ensemble le sentier conduisant au manoir.
René serre la main de Geneviève et lui mur~ure
tendrement les vers cl
amain:
Cette chanson, là-bas, écoute
Celte chanson au (ond des bois.
C'est l'adieu du dernier hflll tbois.
'est comme si tout l'autrefois
Tombait sur nous goutte à goutte.
FIN
�i
LISTE DES DERNIERS VOLUMES
1
PARUS DANS LA COLLECTION
"STELLA"
44 2.
443.
444.
44G.
446.
4 17.
448.
449.
450.
451.
452.
4153.
454.
.fGG.
406.
457 .
458 .
450.
4GO.
161 .
4112 .
4G3.
404 .
465.
40G.
4G7.
408 .
<lOD.
4 70.
1 71 .
4 72.
473.
4 74 .
HG.
Pour ne pas mourir, par R. 111. Picrazzl.
Marquise de Maulgrand, par U. Jl[arran .
Masque et Visage, par 111. de Crisenoy.
A-t-elle du Cœur? par JCsrne Stuart.
MessaC)ère dl> Bonheur, par Andrée "ertlo!.
Chdteau en Provenc" , pllr Nany Arssy.
Folle Jounesse, par 1 L Lauvemlère.
La Maison d es Epaves , par Françoise Chev igné.
Soir d'Etê, par Jean ~lauc
l ère
.
Dlx·sopt a ns, prtr HulJy 111. AyrC
~ .
Quand elle partit, par Gabrielle Lcclère-Lefèvro
La Monnaie du Bonheur, var CorlolH.
Laqu.lle? par M.-A. d'Arvor .
L'Imprudente Pltl_, pa r Eric ll e Cys .
L'Obstacle, pa r J ean R oemer.
La Forco d'un Sermont, pOl' M.· L. Geslelys .
L'Invisible Lady, pu r Tb. Hernaùle.
Le pr lnco errant, par Jeou Hos wer.
Cœur Int.rdlt, par Marguerite P rroy.
Aim or deux fols, pur G . de llolsRèble.
La Rose d'Or des Fleuroy, par Eveline Le Maire
Petit. L1on" e, llar GeorgeR Louza.
La Muslqu. du Cœur, par Marle Uatl'èr A lYre.
On demande d.s Pension noir., par ChrlHUunc AImery.
Le Souv.nlr qui s'pare, par F ra n çoIs Ressac.
En un manoir d'Ecosse, par Do m inique.
L'Homme dans 10 Noir, par C. N. Wllllam Hon.
La dramatlqu. Idylle, pll r Jacq ues GraulldlRUlp,
Est-c. lui qM' l'aime? PUr L~on
Lumbry.
Am.s dan, la Bourrasqu, par Mart he ]j'iol.
Ma niK. Audley, par R L obru n.
L'Amour cach6, Iml' L IH de C~I'
.
Yo" .t son Secret, par Claude V lr moune.
Avant 1. Bonh.ur, llar A. Ra ucoul'l et D. Fer,a"
(Suite au u.,.o.'
�Dernier. volume. paru. dan. la Collection
( Suite)
4 76.
477.
4 78.
479.
4 O.
4 1.
482.
483.
4 4.
4 5.
486.
4 7.
4 8.
489.
490.
491.
~9!.
· IO~
.
L. Joueur de Viole, par Fran çoise Le Dr ill et.
Mademoi.elle Quand-M~m",
par Paule de Wilsovès.
Amie Inconnue, pa r Emmanue l SOl'.
Genit d'Or, par Ni na Vanta.
Deux Jours d. Drom .. , ()!lr Claire Fai ne-Leroy.
L. Manoir solitairfl, par Gisèle Pcumer y.
Soie de Chine, par M . de Cri sen oy.
Cœur angoissé, pa r Ruby M. Ayres.
La Gloir. d'aime r, pa r !Ao Hen r i.
Le. Demoi.ell •• Erra ntes, par Lily Nlco)esco.
Qyond 1. Bonhe ur passe, pllr G. Verdat.
Mon oncle Max . t moi, par J ea n Marcl ay.
La Maison san. tendresse, par Y. alnt-Céré.
Douce-Amir., par Gab r iel Clopet.
L. Droit de choisir, pa r Marc!') Davet.
L'Enlllme d'un Cœur, pnr Marc A l1 ~R.
La MaIson dans la Forit, pn r lau de Vl rm o.ne.
L. Drom.. de la Maison Ferrier, pa r E mmanuel
,· oy.
40-1. L'Amour 'e venge, par lIfartb
Der t beaume.
·10i') . Sans Lu/l par Lise de Cre.
406. Silence coupable, pllr Plerre-(' llIu!le.
407. Se ule dans mon Cœur, par Eric de ('ys.
49R . L• • EmbOche. secrètes, par J,!, Fe\1 vre.
-109. Do la Coupe aux '.vres, par .1ea n ROBIDer.
r,oo. Le Chamln d. l'Ombro, par A ndrée V rUol.
:101 . Un da trop 1 pn r Il. Lnu\"('r nlrre.
:;02. L. Se cret d'une Ve nd etta , pnr Ev Pa ul Ma r1-"1 It'rl t t('.
1103. L'Age de. Ro.es, pn r r Le' nrlllet.
!l0" La Dot de Re née, par ~ 1. J . JAXlulc.
G05 . L'Idylle au Sole il, par Tyl.
�Nolw-e prochain
rOFllan:
La Tour de Babel
par CLAIRE et LINt DROZE
PREAMBULE
J
Il était une fois une Di ane chasseresse, blonde
comme les héroïnes des contes d'Andersen, et,
comme ell es, issu es des brumes du Nord. Elle traversait la vie à la faço n d'une fière amazone, souriant aux jeunes années qui fuyaient, aspirant d'un
souffle régu lier celles qui se levai ent devant elle,
avec ses dix-huit ans. Elle chevauchait sur une
route lisse cl dont elle prélendait connaître les
tournants.
Urt jour, ulle fée au VI age parcheminé l'entraîna
vers un magicien. C'était le pays où chante la
langue d'oc. fi sc drapait dans une écharpe bleue,
traînait des parfums, sc parait de fleurs ct s'auréolait d'un solei l dansant. Il ré hauffait les vies
la~
es et le ' cœurs fatigués et emait ensemble la
forec et la douccur. JI disait au venl d'amencr tour
à tour, sur 1 's jardins, l'air pur de la montagne et
la brise qui vienl d mer. Il conso lait lcs uns t
grisait les alltres ...
Mais il sc moqua cl la Dian e chasseresse, il ngourdit scs pensées et lui donna un cœur de femme,
alors ...
eci se passait il y a plusieurs années :1lI temps
où Nice, eneore éblouissanle, connaissait des jours
dorés. Les hivernants, élrangers et français, enva·
hi saicnl l 's palaces et les pensions de famille.
Toute un' ~ ociél
charmante Sc retrouvait chaque
anné dans certains hôtels de bon renom; ct les
mois s'écoulaicnt paisblc~
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R. C. Seine 538111.
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Dublin Core
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Title
A name given to the resource
Collection Stella
Relation
A related resource
https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/vignettes/BCU_Bastaire_Stella.jpg
Description
An account of the resource
La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
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Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
L'amour qui meurt
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Séneval, Jehan de (18..-19..)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1941 ?]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
158 p.
18 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Collection Stella ; 506
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_506_C92840_1111611
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
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