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�Pour Lui!
PREMIÈ~
PA~Tla
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Une rencontre.
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« On entendi t, la nuit, un son de fête éclatant e ....
Je ne continu erai pas plus avant ia fameuse citation
d e Byron, dont les pompeu ses descrip tions conviendraier.t mal à la modeste fête de campag ne à laquelle
nous prions nos lecteurs de vouloir bien se rendre
avec nous.
C'ëtait au temps très lointain et bien démodé
aujourd 'hui où les automo biles ne sillonna ient pas
les roult-s d'un bout à l'autre du royaum e, ail grand
dommaBe des malheu reux piétons , dont le tort, il
est vrm, est de se trouver toujour s où on ne les
attend pas; au temps b;en arriéré où les hardis
aviateu rs ne parCOUl-aient pas les nues de leur vol
rapide au risque de casser kurs propres os et d'endomMa ger par surcrol t ceux des innocen ts terriens .
C'était au temps reculé où les chemin s de fer ne
troublai ent pas deux fois par jour de leurs sifflets
strident s la paix des plus mod~stc
bourgad es,
Le bal charr.pê tre dont il est questio n était offert
en l'honne ur de l'inaugu rati0n de l'h(ltel de ville
tout battant neuf de la petite cité de Freitsbo rough,
comté de X .. ,
Cet hC>tel de ville, la gloire des citadins , avec ses
murs blanchi s à la chaux, son fronton de slyle
gothiqu e, orné de deux col/)()nades grecque s surmontée s d'un charite au corinth ien, était un assem·
blage de toutes les beautés architec :urales réunies en
un spécirr.er: unique_
Chaque notable citoyen de la petite ville pouvait
se dire, e:1 songean t aux écus qu'il avait généreu sement donr.és pour conTri~lI
à l'érection du chefc.!'œuvre, que -c'étsit un peu ~a chose à lui.
On vous promen ait avec orgueil de la salle de
bal à la salle des banque ts, au salon des mariage!:,
à la justice de paix, etc.
�POUR Lur!
, C'était une enfilade pleine de grandeur et de
majesté,
Partout des scintillements de 'dorures, des miroi
tements de glaces montant d'un seul morceau du sol
au plafond, sans parler des statues grecques et
romaines, dans les poses diverses de la lutte ou du
repos, qui vous apparaissaient comme autant d t'
spectres blancs à chaque tournant de corridor.
Vers minuit, dans l'obscurité, c'étaità vous faire
dresser les cheveux sur la tête.
Mais ce soir, dans l'étincellement des flammes d"
milliers de bougies suspendues aux lustres dorés,
parmi les flots d'harmonie déversés par deux violon"
essoufOés, la contrebasse de la cathédrale, le corne!
à piston du petit Parker, le fils de l'épicier, et le sentimental violoncelle de miss Pancock, la maltresse
d'école, ce soir, dis-je, dans ce décor irréel, féerique.
c'était un spectacle à faire éclater d'orgueil le gilet
blanc à boutons d'or du bon sir Mayor qui allait dt!
salon en salon, distribuant, avec autant de bonhomie
qued'équité,des sourires et des saluts à stlsadministrés.
Vers une heure du matin, la fête était à l'apogée
de son éclat à en juger par la foule, la chaleur et l'entrain déployé par les danseurs.
La vaste salle de bal avait été divisée en trois
parties par de lourds piliers reluisants de dorurt)s.
La dernière de ces divisions était réservêe à la
conversation et au jeu.
Que\ques couples heureux, fuyant la foule et !t:
bruit, "enaient chercher la retraite des coins ombragés de 'l'erdure pour y goûter les charmes des éternelles confidences aux sons atténués de l'orchestre.
Autour des tables à ta\?is vert, on remarquait les
brillants uniformes d'officiers tapageurs.
La petite ville possédait, en eftet, une garnison
située dans les faubourgs.
La municipalité de Freitsborough avait adres!>è
auX offlciers une invitation « en masse lO, les priant
de vouloir bien honorer le bal de leur présence et
de leurs beaux uniformes.
Les distractions êtaient rares dans ce coin perdu
de province. Aussi les officiers s'étaient-ils rendu s
nombreux à l'appel.
Parmi les groupes qui entouraient les tabl es Ue
jeu, un officier sc faisait remarquer pal' son entrain.
1\ pouvait avoir de vingt-cinq à vingt-six ans. D
taille moyenne, de fi ère tournure, il avait des yeux
noirs brillants de galté, un air martial et conquéran t
que lui prêtaient sans doute ses moustaches rele
vées jointes à "expression hardie d'une physionomi t:
très symp2.thigue.
Ce jeune lieutenant parlliss!lit î:lre le boute-entrain du petit groupe.
�POUlt LUI1
,
1
,
5
En ce moment, la conversation était des plu6 ani·
mées. Des acclamations bruyantes se croisaIent.
- Il iraI
~
Il n'ira pas 1
- Je parie pOUl" oui 1
- Je parie 9ue non t
Un vieux maJorA barbe grisetegardait le téméraire
avec des yeux d'admiration et d'envie.
Il dit cependant:
- Tremaine, mon garçon, soyez sérieux! vous
allez vous attirer des ennuis.
- C'est décidé 1 J'y vais, s'écria celui qu'on avait
appelé Tremaine. J'enlève la reine du bal, fa nymphe
des bois, à la barbe du vieux papa 1
- Où se cache cette nymphe farouche, si toulcfois les yeux des mortels sont admis à la contem·
pler? demanda le beau capitaine Barnett, surnommé
l'irrésistible.
- Pas loin d'ici, répondit Richard Tremaine Dick Tremaine pour ses amis - elle dansait, eHe
vient de passer au bras d'un croquant bien indigne
d'un tel honneur.
- Par quelle fantaisie l'avez-vous baptisée nymphe
des bois?
- Parce que sa démarche, son air de grâce, tout
est d'une divinité, et il est aisé de comprendre à son
costume qu'elle est une divinité des bois. Elle porte
cn fait de robe un enroulement de draperies blanches;
"ur ses cheveux couleur de noisette, une couronne
de feuilles vertes. Je vous dis que la belle enfant
es1 une nymphe échappée de la plus prochaine forêt.
- Je ne vois rien qui réponde à vos poétiques
descriptions, dit le beau Barnetl en assujettissant son
monocle.
Et son œil scrut:J.teur fouilla en tous sens la sal~
de bal.
- Tache?: donc de la découvrir et, pour l'amour
du ciel, Hamel!, ··ous qui habitez la ville depuis
deux ans, si peu que vous la connaissiez, de près ou
de loin, présentez-moi. Je meurs d'envie de faire sa
~onai5sCI!.
.
- Si je ne la connais pas, mon cher. commença
Bamett.
- Alors, dit le jeune lieutenant de son Ion décidé,
au mépris de toutes les convenances. je l'enlèye pour
la première valse 1
- Ah 1 voilà sans doute votre dulcinée, (it Barnett
'à mi-voix.
.
Elle passait •. regagnant sa place, a\J bras du croquant en questIOn.
De molles draperies blanches r~tombaicn
en
longs plis des épaules de la jeune fille, dessinant une
ligne pure: de la nuque auX' talons.
�6
POUR LUIl
Quelques feuilles vertes suivaient les conlours de
sa lourde chevelurt: châtain aux re!lets dorés.
Qudque chose de fin et d'onduleux so~Iignaü
la
grâce de ce jeune corps.
Cette souplesse de liane n'était pas britannique.
Il y avait dans l'apparence de la jolie jeune Elle
comme un mélange de races qui la rendait tI'ès différente des autres femmes présentes.
Telle qu'elle était, avec ses vêtements de drui·
desse ou de Diane, on s'étonnait de ne pas voir
au-dessus de son front le croissant symbolique.
- Qu'importe! s'écria Tremaine avec une audace
juvénile, je sais bien ce que je vais faire. Puisque
aucun de vous ne peut me présenter à elle, je me présenterai moi-même ...
- Pas mal trouvé, dit un jeune cornette, le to:Jt
est de savoir faire les choses avec élégance et sang·
froid.
- C'est bien simple, reprit Ilichard, je vais aller
l'aborder comme si je venais de retrouver en elle une
ancienne connaissar.ce. Je lui ferai croire que nous
nous sommes toujours connus, même au temps où
elle portait ses robes courtes; j'ajouterai, s'il le faut,
que nous possédons un tas d'amis communs, je lui
citerai des noms, au hasard, bref, je saurai si bien
la convaincre de l'ancienneté de nos relations q\le je
ve1lx qu'avant cinq minutes la charmante nymphe
me traite en vieil ami.
C'est alors quéclata le concert d~exc1amtions
que
nous avons rapporté plus haut.
Les of(1ciers amis de l'audacieux lieutenant le
suivaient d'un regard amusé, tandis que le jeune
homme s'apprêtait à mettre son projet à exécu tion.
- Vous allez commettre une gatTe, dit le major
d'un ton affectueux. Vous êtes trop aventureux.
- Qui ne risque rien n'a rien 1
Et Tremaine quitta avec vivacité l'abl'i du pilier
contre lequel il était adossé.
Il a-"alt à peine fait volte-face 'ln'il s'arrêta net
et, pendant l'éclair d'~n
i~stan,
sa physionomie
mobile eut une expressIOn dcconfite.
Là, à deux pas de lui, de l'autre côlé du pilier.
était assise la jeune fille de laquelle il "cooit de
parler si légèrement.
Avait·elle entendu?
Elle regardait vaguement dans le lointain, d'un ai r
si naturel, si indifférent, que Tremaine recouvra de
suite sa belle assurance et, avec un regard triomphant à ses camarades, il s'inclina devant J'inconnue
avec une grâce parfaite.
- Maèlemoiselle, dit-il d'une voix insinuante, je
crains fort que vous m'ayez oublié, <}.uoique Je
n'eusse pas l'audace de supposer que l'ai laissé'
]
�7
da·ns votre 'souvenir l'impression profonde que voue ...
POUR LUI!
j
,
Li!- jeune fi!le interrompit .ce petit di~cours
en lui
tendant la mam avec un raVIssant soutire:
- Comment donc, dit-elle, je ne vous ai pas
oublié, 'le me souviens très bien de vous 1... Pouvezous me donner des nouvelles de monsieur votre
frère Ï'
Son frère!
Tremaine crut avoir mal entendu ...
Etait·il possible qu'elle se souvint de lui, qu'elle
n'avait jamais vu!
C'était une erreur évidemment. Eh bien, tant
mieux 1 Il saurait la mettre à profit.
Par quelle bizarre cOlncldellce la jeune fille
crovait-elle reconnaitre en lui un ancien ami et un
ami assez intime, sans doute, à en l'uger par le ton
a\ cc lequel elle lui adressait la paro e.
n devait avoir de par le monde un sosie qui lui
r e ~semblait
comme un frère, auquel il devrait ~a
bonne fortune. Ces réflexions traversèrent en dix
secondes l'esprit du jeune homme qui était resté un
instant interdit, MaIs il fallait répondre t
Toujours le sourire aux lèvres, un éclair brillant
aux prunelles, la charmante inconnue attendait,
Son [rère! Il en avait un, il pouvait en parler!
Jusque-là, tout allait bien .
Que demanderait-elle ensuite?
Tremaine reprit vite son assurance.
- Mon frère se porte très bien, répondit-il. Je
yous remercie de l'intérêt que vous lui portez. Depuis
si longtemps nous. n'avions plus de vos nouvelles •••
- Depuis bien longtemps, en vérité, murmura la
jeune fille comme se parlant à elle-même.
- Voulez-vous bien, continua le lIeutenant, m'accorder cette valse? J'espère que vous n'êtes pas
l! nga"ée.
~ Non . .le danserai avec plaisir.
Elle se leva.
I.eurs yeux se rencontrèrent.
Ceux de la belle inconnue contenaient une pointe
de malice, à ce que Tremaine crut comprendre ...
Pourquoi?
Elle lui sourit dOllcement en plaçant la main sur
son bras. Quels yeux merveilleux elle possédait 1
Bleus?
changeant : tantôt clairs,
r;on, d'un gris ~oncé,
tantôt foncés, tandis que ses lon~s
cils noirs les
faisaient paraltre d'une teinte plus sombre.
Leur plus grande beauté se ,trouvail encore dans
l'expression. Ces. yeux étaient des .\ eux . parlants 1
:- Allez-vous. danser, chère enfant r questionna
Ill1c forle dame en veJ.ours n,air qui se tenait assise
nuprL:s d'elle.
�POUR LUI!
Son chaperon, •• Sa mère, peut~r?
- Oui. Où vous retrouverai-je?
- A l'autre bout du salon. A l'entrée du buffet.
répondit un petit gentleman replet aussi grisonnant
qui leur servait d'escorte à toutes deux. Nous nou ç
rendrons au buffet afin de réparer nos forces pendant que vous surpasserez Terpsichore en légèreté.
lJne demi-heure nous suffira. Qu'en pensez-vous,
Ketty?
Ceci à f:a femme.
- Oui. Une bonne demi-heure. A bientôt, Les
premiers arrivés attendront les autres.
Avec un geste d'assentiment, [a gracieuse nympb e
prit [e bras que lui offrait son cavalier, et ils s'éloignèrent.
- Quelle heureuse chance, s'écria Tremaine, la
moitié des danseurs va commencer à souper, nou s
aurons r.lus de place pour danser 1
- L orchestre joue le prélude d'une valse de
Després, dit la jeune fille. La destinée nous est propice.
- Elle ne m'a jamais cncore souri comme cc soir l
murmura l'officier en enlaçant sa danseuse.
La nymphe des bois valsait à radr.
Elle se tenait très droite, sans raideur, avec une
indéfinissable ondulation du corps en harmonie avec
Je rythme de la musique.
Richard Tremaine, bon danseur lui-même, l:tait
capable d'apprécier un td talent.
Leur pas était si souple, si entralnant, que, char·
més tous deux par le plaisir de la danse, il s firent
piusieurs fois le tour du salon sans prononcer une
parole.
Quand enfin le jeune homme, craignant de fatiguer
Sll danseuse, s'arrêta pour reprendrc haleine, cettc
dernière, les yeux brillants de plaisir, poussa un
rrofond SOUDlr de sati5faction.
Tremaine: lui même, n'était pas moins satisfait.
JI avait conscience d'être suivi des yeux par le cercle
de ses camarades qui admiraient ses prouesses ct
l'lus d'un, sans doute, devait l'cnvier.
11 se croyait, en cet instant, capable de conquérir
de"- royaumes.
- Je n'avais pas, Jusqu'à ce soir, apprécié vrai ·
ment le plaisir de la danse, dit il d'un accent pénétré.
- Cependant, vous dansez bien. Vous avez fait
des progrès surprenants!
Et la jeune fille lui jda un coup d'œil malicieux.
De suite, Tremaine se sentit moins à l'aise. Elle
de -aille prendre pour un ancieo danseur, c'était évident.
Mais ces retours sur le passé étaient remplia de
dangers.
- Oui, oui, je me rappelle, dit·iI tout haut, e'~tai
dans le vieux temps, le bon temps d'autrefoili.
�()()UR Luf!
9
- Le temps, fit-elle en souriant, où nous jouions
ensemble quand je portais encore mes robes courtes.
Richard, croyant s'en tirer avec un compliment,
lui dit avec un regard admiratif:
- C'est à moi de vous d'are que depuis ce temps
vous avez fait des progrès surprenants, progrès en
beauté ..• en esprit •••
- En maiice, ajouta la nymphe en souriant.
- Nous n'avons pas assez causé ensemble pour
que j'aie pu m'en apercevoir, mais si mes souvenirs
ne me trompent pas, vous étiez déjà une enfant
remar'luable d'astuce et de finesse.
- Quelle mémoire vous avez'
Et dIe éclata de rire, à la légère confusion de
Tremaine, qui ne savait trop comment prendre cet
accès de galté.
Etait-elle sincère ou se moquait-elle de lui tout
le temps '?
Il Jeta un regard sur la charmante figure innocente et se sentit honteux d'avoir douté d'elle.
Elle était à cent lieues du r.1oindre soupçon.
Pour changer la conversation qu'il fallait à tout
prix écarter dJ terrain brûlant des souvenirs:
- Voulez-vpus, proposa-t-il, danser la fin de la
valse'? Nous irons ensuite. si vous le permettez, dans
la satie du banquet. Je ne veux pas que vous partiez
sans souper.
- Ah! vous vous souvenez, dit-elle galment,
comme j'étais toujours affamée... Et cela n'a pas
changé.
- La gourmandise n'est pas un défaut chez une
femme, dit Tremaine en reprenant la danse.
Tout en s'acquittant avec adresse de ses devoirs
en lui-même:
de danseur, le liet:tenanL monl~uait
CI Si je pouvais avoir la plus .égère idée de celui
pour gui elle me prend, se disait-il... Etait·ce un
camarade d'enfance? S..;is-je simplement un ancien
danseur'? une -::o:maissance banale'?
« Ou serais-je encore un ancien amoureux?
" Parbleu, je me sens tout pr;;! à en jouer le rôle 1
" Si elle allait s'apercevoir de son erreur?
« Qu'arrive:-a-t-il '?
« je n'aurai gu'à Ole rc:irer honteusement avec de
plates excuses en all0guant que je me suis trompé
moi-même ou en avouant la simple vérité 1 Mais com.
ment prendrl'lit-eJle l'aventure'?»
Terrible et délicieuse sit;a~on
qu'un mot malencontreux pouvait renverser!
« Autrefois, se disait-il encore en regardant le
tout jeune visage renché sur son épaule, cet autrefois
n'est pas bien IOlOtain.
" J'arrive des Indes après une absence de quatre
~ntes.
Elle devait encore, à cette époque, (tre i
�POUR LUI!
l'é~oe
fO
ou à la nursery, [1 y a à peine six mois que je
revenu et durant ce temps... non, ni ici, ni
ailleurs, je n'ai rencontré de créature aussi divin.;;.
Si je l'avais vue une seule fois je ne l'aurais pas
oubliée!
- Jc ne vois mes amis nulle part, dit la ieunt!
fille en cherchant des yeux ses protecteurs quand jl.s
eurent réussi, avec assez de difiicultés, à péoétrer
dans la salle du souper.
- Je ne les vois pas non plus. C'est qu'ils c'au·
ront pas pu trouver de places aussitôt. Ils auront dû
attendre. Mais, venez, il faut penser à nous.
Et, se frayant un passage avec beaucoup d'adresse,
le lieutenant réussit en cinq minutes à installer confortablement sa danseuse à l'abri de la foule et des
bousculades.
Enfin, Richard Tremaine s'assit en face de la jolie
nymphe qui, telle une simple mortelle, commença à
dévorer à belles dents.
9ubliant son propre appétit aiguisé par la dan.se,
le Jeune homme restait perdu en contemplahon
devant son vis-à-vis.
- Vous admirez mon bel appétit 1 dit-elle en
riant. Vous vous rappelez mon amie Anna Jenkins?
- Votre àmie ... Anna 1 Oh 1 comme si ie ia
voyais!
- Elle était si maigre et elle avail un appétit
léroce. Vous VOtlS rappelez le jour où ellc a mangi'
tous les gâteaux que nous devions avoir pour notre
gOllter?
_ Cette Anna, dit Tremaine gravement, était non
seulement une gourmande, mais une fillc sans cœur
pour vous avoir privée d'un bon goûter. Je ne le lui
ai jamais pardonné.
_ Oh 1 pourtant, vous vous entendiez si bien tous
les deux!
_ Ah! nous... Vous croyez? Pas aussi bien
qu'avec vous, j'en suis sDrl
_ Au contraire. Nous ne cessions pas de nou
disputer!
_ Les temps sont chang':s 1 dit Trcmaine llvec
galanterie, mais je vois, ajouta-t-il en constatan1
qu'une bonne tranche de pàté ~enait.
de disparaltrll
comme par enchantement, que Je dOlS me remettre
en chasse pour satisfaire votre féroce appétit. Que
voilà une
diriez-vous d'un peu de poulet? T\:nc~,
cuisse, fit-il avec aplomb, en lui passant une
assiette pleine. C'Hail le morceau que vous préf~jJ.
autrefois!
- Oui. merci. Je suis ravi\: de voir que vOU:;
n'ayez rien oublié ... Mais, dites-moi, ,'otre frère vous
donne.-t-il toujours autant d'ennuis?
Encore ce frère t
SUIS
)t
,
�POUR LUZ!
1
Il
De qui voulait-clle parler?
Son frère à lui, Tremaine, avait été le mentor de
sa jeunesse, c'était un homme sérieux, marié, qui se
trouvait à la tète d'une importante industrie.
I! ne pouvait être question de lui ...
C~pendat
Richard Tremaine était à la hauteur de
toutes les situations.
Il répondit:
- Eh bien! vous savez, il est toujours aussi
obstiné, mais, somme toute, ce n'est pas un méchant
garçon.
Le jeune homme, prévoyant que quelque autre
question embarrassante allait suivre, se hâta de
faire tourner la situation à son avantage en commençant le premier.
Peut-être allait-il glaner quelque éclaircissement
an sujet de la charmante fille qu'il s'amu:sait à mystifier. Comme il allait à l'aventure, ce ne fut pas sans
une celtaine prudence:
- Madame votre mère n'a pas changé depuis la
dernière fois que j'ai eu le plaisir de la voir? Estelle toujours en bonne santé?
Les traits de la jeune fille se couvrirent d'une
ombre. Elle murmura:
- La dame que vous avez vue n'est pas ma mère.
Vous avez oublié que ma mère ...
Elle n'acheva pas, mais Tremaine comprit à l'air
chagrin, aux lèvres tremblantes et aux beaux yeux
baissés cc qu'elle ne disait pas.
Intérieurement, il se traita lui-même d'idiot et il
renonça ù pousser plus loi'n les questions.
Désolé de la gafTe involontaire qu'i! avait commise, Richard, dont le cœur était excellent et qui
n'eClt pas fait de mal à son plus mortel ennemi - à
~L1poser
qu'il en cüt un - s'ingénia à distraire sa
compagne en déployant la verve endiablée qui lui avait
mérité le renom de boute-en-train de sa compagnie.
Et bientôt, nos deux jeunes gens bavardaient et
riaient ensemble comme si, en efTet, ils se fussent
connus depuis dix ans 1
Pourquoi diable ne le regardait-elle jamais qu'avec
dC's yeux pleins cie rire, J'un rire comprimé, et,
quand elle était au repos, l'expression de sa physiol'omie était plutôt triste ...
Cet air malicieux, qui devait lui être familier.
g'adoucissait en une touchante gravité.
Sa voix était musicale, quoiqu'elle parlât l'anglai,avec corre.:tioll, par les intonations plus variées. la
tlexibilité de l'orgalle très doux, cette voix, non plu<i
que la démarche et l'aspect général de la jeune tille:,
n'était entièrement britannique.
La jolie nymphe avait dn parler longtemps une
autre langue.
�POUR Lun
Tremaine faisait ces réflexions tout en continuant
leur joyeuse conversation.
Tout à coup, un désir de savoir lui fit demander:
- Où demeurez-vous maintenant?
- Au même endroit. Nous ne sommes venus que
pour le bd ; nous repartons demain à Lynnchester.
- Ah 1 toujours à l'ancienne maison, Je suppose?
- Oui, toujours la mëme: là-bas 1...
La main de la jolie nymphe esquissait un gest(;
très vague dont Tl'emaine dut se contenter.
- Alors, vous me permettrez d'avoir le plaisir
d'aller renouveler connaissance avec vous ct avec les
lieux où nous avons joué autrefois ? ..
- Avez-vous si envie de les revoir?
- En pouvez-vous douter? Ce sera pour moi une
joie inexprimable.
- Comment se fait-il donc que, depuis que votre
régi.m~nt
est à Lynnchester, vous n'ayez pas pensé à
vemr Jusque-là?
Tremaine fut embarrassé l'espace d'une seconde.
- Je vous croyais à l'étr<lnger, dit-il à tout
hasard, et puis je n'étais pas certain que vous eussiez
voulu me recevoir, mais maintenant que je vous al
retrouvée, ajouta-t-il d'un accent pénétré, pennettezmoi d'aller jusque chez vous vous rendre mes
devoirs 1...
- Quoi 1 dit-elle, incrédule, pendant que ce rire
intempestif revenait dans ses yeux, vous feriez tout
ce long chemin pour une simple visite?
- J'espère qu'on peut y trouver un hôtel, une
auberge où il me serait possible de descendre. Mais,
ajouta-t-il avec un regard plein d'enthousiasme,
j'irais au bout de l'Angleterre pour vous y retrouver 1...
La nymphe des bois secoua Il tête, grave tout Il
coup.
- Vous avez toujours été aventureux, dit-elle,
mai!! cette fois cela dépasserait les limites pennises,
et ce serait une véritable imprudence ...
Il y avait comme un mystère dans cette volonté
arrêtée de ne pas s'expliquer, aussi la curiosité du
lieutenant en fut-elle davantage aiguisée.
_ Quelle imprudence y a-t-il à faire une simplt!
visite r
- Vous savez combien ma famille est difficile sur
le chapitre des convenances r...
- Oh 1 oui, malheureusement 1 L'est-elle toujours r
- Toujours!
- Cela n'a pas chan~é?
- Cllangé cn pire, dit-elle du ton le plus surieul
et sans lever les yeux sur lu!; de sorte que r;ri VOIolS
�POUlt Luft
13
ne voulez pas m'attirer d'ennuis, il vaut mieux ne pas
hasarder de visite et même renoncer complètement à.
lUe voir.
- Vous me demandez l'impossible 1 s'écria l'officier; mais pourquoi cela? Faites·moi du moins le
pl_a isir de me dire pourquoi vous voulez de nouveau
disparaltre?
- Parce qu'il le faut. Ne cherchez eas à corn·
prendre ... C'est une longue et triste histoIre pour un
!:ioir heureux comme celui-ci. •.
Tremaine la contemplait avec curiosité.
- Vous êtes donc la belle princesse des contes
de fées qu'un méchant génie relient dans une tour
d'où vous auriez réussi à sortir pour un soir ? .. fit-il
en plaisantant.
- Vous nc croyez pas si bien dire ... Mais promettez-moi de ne rien faire pour revoir la fée?
- Je ne veux rien promettre, dit Tremaine avec
\' j\-acitt::; et pourquoi, ajouta-t-il en riant, ne serais-je
pas le chevalier qui va combattre le dragon et délivrer sa princesse enchalnée?
- Le dragon tient bien la 'princesse, croyez-moi,
ct, puis, fit-elle en se levant, Je ne pense pas que le
chevalier sera aussi enthousiaste demain que cette
nuit. Le grand jouI' rend la raison aux chevaliers
aventureux. Et encore - elle lui lança un regard
irrésistible - en chevalier obéissant qui ne veut pas
déplaire à sa dame, vous renoncerez à me suivre, à
rit:l1 savoir de moi que ce que vous savez déjà, et
alors ... alors la princesse gardera de vous un excellent souvenir ..•
- Eh bien r je promets de ne vous faire aucune
question, mais promettre de ne pas chercher à vous
revoir ... N'exigez pas cela. Je serais certain de ne pas
tenir ma parole. " Il faut Il que je vous revoie 1
- J'al bien peur que vous ne soyez lorcé quand
même d'y renoncer... Mais venez, nous avons depuis
longtemps dépassé la demi-heure de liberté qui
m'était accordée, Allons retrouver mes protecteurs,
ils seraient inquiets.
- Oh! je vous en supplie, dansons encore une
autre valse, tit Tremaine cn cherchant à rentrer dans
le bal.
La jeune fille le retint.
- Non, non, dit-elle d'un accent décidé; il est
kmps de partir. J'a,i forcé mes amis à veiller bief
lard à cause de mOl ... C'est contraire à leurs habiIlldes.
- je ne crois pas me souvenir,commençaTremaine.
- Vous ne les connaissez pas, aflirma-t-elle en
',ouriant •
• Dieu soit loué! pensa l'officier, que devicndrai"te si eux aup i nllllif'nt me reron n nItr" , .....
�14
POUR LUf!
- J'ai bien vu qu'ils m'étaient étrangers .•• Mais,
dit-il à voix plus basse, ne soyez pas Implacable;
donnez-moi seulement une chance de vous expliquer._.
- Non, non, impossible ... Vous n'y penserez plus,
vous m'oublierez ..•
- Jamais! jamais 1 serait-ce dans vingt ans ••.
- Que vous me reconnaltriez aussi bien que ce
soirl ..•
Et le joyeux éclair reparut dans ses yeux.
- Soyez bien persuadée que, cette fois, je ne
vous laisserai pas échapper. Je vous reverrai à tout prix.
- Malgré ma défense?
. - Malgré tous les obstacles et..•
- Et nous reparlerons de notre jeune temps, ditelle avec SOli fin sourire... mais les voici qui me
cherchlnt, venez par ici ...
Elle indiquait de la main ses protecteurs qui attendaient, assis placidement dans de grands fauteuils,
à l'endroit convenu.
- Oh 1 s'écria la divinité inconnue de Tremaine
en s'approchant, j'ai bien peur de vous avoir retenus
trop tard ...
- Mais non, ma chère, répondit la grosse dame
avec un sourire indulgent, nous commencions seulement à avoir sommeil. Vous savez que nous nous
couchons d'habitude à dix heures •.. Mais c'est une si
belle soirée ...
- Oh oui, bien belle 1 dit la jeune fille d'un air
heureux.
Le monsieur interrogea.
- Vous vous êtes donc bien amusée?
- Amusée comme cela ne m'était jamais arrivé,
dit la jeune nymphe avec enthousiasme.
- Pauvre enfant 1 murmura la bonne dame, d'un
air de pitié qui parut étrange à Tremaine.
Il profita de ces dispositions favorables pour
demander d'un accent d'ardente supplication:
_ Serait-ce trop indiscret de vous demander de
vouloir bien attendre la fin de la prochaine valse")
On en jouera une aussitôt après le quadrille.
- Je suis désolée d'être. obligée de vous priver
de ce plaisir; mais il est vraIment très tard pour des
camracnards ..:omme nouS ... Allons, papa, vous ferez
bien dtâller chercher un cab avant que la foule ne
commence à sortir.
Et, prenant le bras de son mari, elle prit le chemin
du vestiaire.
Immédiatement, le lieutenant offrit le sien à la
jeune til!e.
- Pourquoi voulez-vOllS me désoler? dit-il presque à voix oasse. Ai -je donc, dans les temps passés,
commis un méfait qui mérite une peine capitale pOllf
que VOIl" me pllni,."jpT. A. ce point?
/
�non,
Î
POUR Lt"f!
- Non.
nen du toul., mais ... nous avons eu
-me valse délicIeuse, une bonne causerie, eh bien,
c'est assez jusqu'à ... oh 1 pour une période de temps
Indefinie •.. Vous feriez mieux de retourner à la salle
l ie bal où vous trouverez bien d'autres danseuses 1
, - Je ne danserai plus ce soir 1 s'écria Tremaine.
avec f~rveu,
comment l'oserais-je après avoir dansé
avec la reine des sylphes ? ..
Jci ils arrivaient à la porte du vestiaire.
Le galant officier se précipita pour aider les dames
à s'envelopper de longues mantes, mais déjà le mari
s'occupait de sa femme. En un instant les deux
femmes étaient prêtes.
Un cab stahonnait devant la porte de l'hôtel de
\'ille.
- Venez vite, cria le monsieur grisonnant. vous
allez vous refroidir.
Tremaine les suivit jusque dans la rue.
Sous le hall, au moment de sortir, il insista de
nouveau:
- Serez-vous inexorable? Permettez-moi d'aller
vous voir?
- Non, dit-elle en secouant la tête, pour dire
loute la vérité, je crois bien que vous aviez gardé de
moi un très vague souvenir. et je suis bien sure que
yous ne savez même i"lus mon nom .
- Comment pouvez-vous dire une telle énormité!
Je ne vous ferai pas le plaisir de vous le dire, mais
l'impression de ce soir restera...
- Dépêchez-vous, mon enfant, cria le gentleman
qui avait déjà enfoui sa femme dans le cab.
La nymphe dIsparut fi son tour.
C'était fini J Tremaine la perdit de vue sans avoir
rien obtenu.
II
Sm: la piste.
Le lendemain, en entrant au mess pour Je dtljeuner. l'officier remarqua parmi ses camarades une
agitation inaccoutumée.
Le major Mac: Jntyre s'approcha:
- Vous savez la nouvelle?
- Non. Nous arrivons. Quelle nouvelle? dit
Barnett.
- Votre compagnie et celle de Broolhe ont reçu
l'ordre d'aller remplacer celles de Lynnchester. Vous
partez demain au petit jour .
. - Parbleu. voilà une chance, s'écria Dick Teemaine, enchanté de la nouvelle.
Lynnchestel', m'a-t-on dit, est une fort jolie petite
ille. TI "
Il
lm chAtellll, <1,,<; mn(!;"'trat",
'ln" rociété
�16
POUR LUt!
des plu!!! • select » ; c'est toujours une promesse de
bons dîners, de parties de chasse et de tennis.
Réellement, les désirs d'un pauvre lieutenant ne
peuvent dépasser ces félicités.
La plupart des hommes présents ne connaissaient
pas cette ville; un seulement, le capitaine Brooke,
observa que la mère d'un de ses amis, le capitaine
Rashleigh, habitait le pays et qu'il irait lui faire une
visite, afin de se faire présenter dans plusieurs maisons du cercle aristocratique.
- Vous rappelez-vous Rashleigh à Sialkot?
- Oui, répondit Tremaine, c'était un garçon
assez froid et silencieux, quoique au fond pas
méchant. Il allait rarement dans le monde.
- C'est cela dit, Brooke. J'imagine que Lynnchester sera un changement agréable. Puisse-t-on nous y
laisser en paix jusqu'à ce que nous ayons épuisé les
plaisirs de la petite ville.
La vieille petite ville de Lynncbester était fière à
bon droit de ses ruines antiques. Les Romains, les
Saxons et les Normands avaient laissé des traces de
leurs occupations respectives dans les limites relativement étroites de son enceinte.
Tremaine, qui possédait un goM très vif pour tes
antiquités et un sens artistique naturel, ne manquait
pas de prétextes pour parcourir en tous sens la vieille
ville endormie, espérant en réalité découvrir la petite
fée qui l'avait ensorcelé.
Mais ce fut en vain qu'il arpenta les rues tortueuses, fouillant les maisons à travers les fenêtres
en ogive. En fait de dissipations, le dimanche, il
!-Illivait régulièrement les offices de la cathédrale;
mais de visage pensif, de sourire mutin ou d'yeux
moqueurs, tels que ceux qui le hantaient, Tremaine
chapeaux qu'il
nc put rien découvrir, sous les Jarg~s
-.:crutait avec persévérant;e, de maOlère mème à dismortifiant
traire J'attention des dévotes. C'~taj
el décourageant. Il eut moins de peine à découvrir le digne couple qui avait la charge de sa belle
inconnue, le riche banquier de la ville ct sa fem~,
M. et Mme Winter.
Voici du moins ce que lui apprit un vieux colonel
rdiré, cancanier ct mondain, qui ajouta:
- C'est un homme aimable, extrêmement riche;
nn petit homme toul rond et toujours content. Sil
remme est. une maltresse de maison hors ligne, ils
donnent de petits dlners dont VOllS me direz des
nouvelles. Je vous présenterai un de ces jours: cc
ont des gens très hospilaliers.
- Allons. Tremaine, lui dit le capitaine Brookc
cn descendant de cheval, un soir, dans la cow' de la
caserne, c'cs! le hon momenl pour LI,?/' vlaitr 04
�cérémonie. Voulez-vous m'aider à supporter le choc
d'une première entrevue avec la respectable lady
Rashleigh, qui a daigné me faire signifier qu'elle était
disposée à me recevoir. Ce doit être une douairière à
cheveux blancs, terriblement imposante.
- Allons, je suis à vous, répondit Tremaine,
f;lvi de l'occll1>ion tant attendue qui se présentait a
lui de faire connaissance avec la société de la petite
\'ille.
Après avoir fait disparaHre la poussière de leur
course, les deux hommes s'acheminèrent tranquillement vers la porte de la ville qu'ils dépassèrent; puis,
suivant la rivière qui courait à travers champs, ils
aperçurent sur une petite éminence, dans un bouquet
d'arbres, une maison d'aspect solide et vénérable, du
style du temps cie la reine Anne, avec de 10n{Zues
fenêtres étroites. Les restes d'une tour en ruines
,:,'devaient au-dessus des arbres; une large grille en
fer tout ouverte, selon la mode hospitalière de~
chatelams campagnards, attestait qu'ils allaient
trouver la maison habitée.
- Nous pourrions nous croire transportés plu,:ieurs siècles en arrière, dit Brooke en tirant l Ia
cloche.
ns furent introduits par une femme de chambre
d'un certain âge, à l'aspect correct et rigide, dans un
hall magnifique si parfaitement briilant et poli qu ~
les deux visiteurs furent heureux d'éviter le parquet
en suivant un chemin de tapis rouge qui courait au
milieu.
Des portières ouvertes au bout 0pposi':, kur
arriva un bruit de conversation; ils entrèrent dan s
un grand salon magnifiquement meublé dans le
même goût antique et froid, san s livres ni l'ibelots
d'aucune sorte.
L'aspect de la pièce était glacial et les personnes
qui y étaient réunies n'étaient pas beaucoup plus
gaies.
)tir un sofa classique était assise une dame d'un
certain âge en longue robe de velours noir. Une dentelle était drapée élégamment sur sa tète et ses mains
fines étaient chargées de bijoux.
Elle était merveilleusement conservée: la peau
lisse et fralche encore, des boucles toutes blanches
s·étageaient au-dessus de deux yeux noirs brillants
, . acérés. C'était la maîtresse du Prieuré.
Elle se leva en voyant approcher ses vis iteurfl
;,vec une certaine contraction de la figure qui voulait
, t,e un sourire.
- Enchantée de faire ·otre connaissance, capi~ voix calme et mcsu·
taine 1 dit Mrs. Rashleigh d'un
rf!:, l"Clg"l'dlltlt l'un et l'Autre. lllt;\lt"omel'lt lntriijUM,
�POUR LUft
- Vous êtes trop aimable, madamc. répondit
Brooke en s'inclinant. Permettez· moi de YOUS pr6sen·
1er mon ami, le lieutenant Tremaine, qui est aussi
une des connaissances du capitaine Hashleigh.
- Tous les amis de mon cher fils sont les bÎel1
~
venus, dit-elle en lui tendant la main. Vous êtes tOUf;
~
deux très aimables d'avoir pensé à venir me donher
de ses nouvelles. Que je vous présente ces mèssleurs,
chèrc amie, dit-elle en se tournant vcrs deux dame!:i
assises tenant une tasse de thé à la main. Le capitaine Brooke, Mr. Tremaille, tous deux officiers du
détachement nouvellement arrivé. Peut-être avez·vous
déjà rait la connaissance de notre excellent juge,
Mr. Courteney?
- Jusqu'à présent nous n'avons guère cu la
chance de rencontrer beaucoup de monde et mon
ami Tremaine a été absorbé par les antiquités de
votre charmante petite ville.
- Ah! vraiment l Miss Parry, du thé!
Ceci était dit d'un ton de bref commandement;
immédiatement Tremaine Re leva pour enlever les
tasses des mains de la personne en question: une
vieille fille maigre ct quelque peu anguleuse.
Une robe de mérinos brun pleurait sur son corps;
ses cheveux blond pâle étaient reh.wés, et de chaque
côté de sa fir;ure pendaient de longues papillotes.
- Oh! le vous en remercie, vous êtes biell bon.
répondit-elle avec un sourire efTacé en le regardant
de ses yeux bleu clair \aguement expressifs.
- Le goût des antiquités n'est pas fréquent che;:
les jeunes officiers, dit Mrs. Courteneyen lançant un
coup d'œil malicieux â l'adresse de la paune demoi·
selle de compagnie.
Miss Courteney sourit; Tremalne, tranquillement,
prit une rôtie .beuré~
~t continua.:
"
- Cette \'lIle dOit etre une mme de cunosltés. Je
sens que je deviendrai antiquaire moi-mi.:me si je vis
ici longtemps.
La conversation s'étendit sur les ruines d'un
ancien prieuré conservées dans la propriété de
Mrs. Rashleigh.
Miss Parry détaillait à mi-voix, à Tremaine, les
beautés du site qui, assurait-elle, valait à lui seul une
visite. Pendant ce temps, Brooke était en conversation animée m'ec Mmes Courteney et leur belle
h6tec:se; il avait réussi à intéresser virement CC"
dames, quand la porte de l'antichambre, que Tre
maine seul, de sa place, pouvait voir il trarers la
portière relevée, s'ouvrit, et une jeune fille entra.
ElIt: était d'une taille morenlle, plutôt mince, vêtue
Je gris pàlc et coiff\!e ct un grand chapeau dont la
pas6e, relcv(:e. découvrait une rose naturelle pos~c
/!lUI' des ehevelllx couleur noisette.
�POUlt LUlr
19
C'était la mystérieuse inconnue. Elle tenait à la
main un petit panier de fleurs et s'avançait d'un air
préoccupé qui rendait pensif son J'eune vi sage, jusqu'à ce que ses yeux, surprenant e regard de Tremai ne, une vive rougeur, un regard de grande surprise montrèrent qu'elle l'avait ,reconnu. Une pause
à peine visible, un imperceptible geste de sa main
que personne, sauf Tremaine, ne remarqua, et elle
entra avec un calme parfait. Elle alla d'abord à
Mrs. Courteney et à sa fille, leur serra la main en
faisant à chacune quelque question.
Mrs, Rashleigh la regardait avec des yeux que
Tremaine ne trouva pas très bienveillants, et elle oe
fit aucun mouvement pour la présenter à Brooke et à
lui-même.
- Etes-vous allée dévaliser la serre? demanda la
vieille dame.
,
- J'ai été dévaliser une serre, mais non la vôtre,
répondit-elle d'un ton doux mais froid. Ces fleurs
viennent de chez Mrs. Winter.
Alors elle déposa son panier et se dirigea vers la
table à thé.
En passant devant Tremaine, elle lui adressa un
grave et cérémonieux sourire, accompagné d'un petit
salut de tète.
Le jeune officier en resta charmé, mais si troublé
qu'il ne sut trouver rien à lui dire.
- Vous connaissez Mr. Tremaine? demanda
Mrs. Rashleigh avec un étonnement mêlé de contrariété.
- Nous avons dansé ensemble au bal de Freits~
borougb, dit-elle tranquillement, et elle tendit la
main pour recevoir la tasse de thé que miss Parry
avait déjà remplie.
'
Tremaine était au comble de la joie, ainsi elIc
voulait bien le reconnaltre et peut-être lui serait-i l
possible de savoir le mot de l'énigme qui l'avait tant
Intrigué: c'est-à-dire pour qui elle l'avaIt pris.
- Le superbe bal, s'écria-t-il en lui présentant les
gâteaux et le sucre. Je ne me souviens pas d'avoir
éprouvé un tel plaisir en valsant.
Et il lui lança un regard significatif j elle D"
détourna pas ses yeux. Pendant une seconde, il lC ~ i
vit pétillant de malice et d'esprit, puis son visage
reprit l'expression tranquillement résignée qui lU I
était habituelle.
- Oui, j'y ai cu beaucoup de plaisir; je danse si
rarement 1
- E!>t-il possiblel vous m'avez fait l'effet d'une
danseuse émérite. On ne danse donc pas à Lynn
chester '?
- Si. quatre foig pal' an.et ces jours·Jà.jc ne ~or ..
pu.
�Tout en parlant elle s'était retournée; elle attira
une chaise à côté de miss Courteney avec laquelh.
elle commença une de ces conversations de jeunes
filles absolument insignifiantes. Cinq minutes aprè1',
\lrs. Courtency SL le\'a pour prendre conr;é. Alors l,'
f'on ami ct lui dit:
capitaine Broo\w se tourna \'~rs
- Venei, mon cher, il est l'heure de nous retirer;
j'ai bien peu r que 11011S n'ayons abusé LIe votre temps,
madame,
- Au revoir, messieurs ...
- Bonsoir, MI'. Tremaine, dit la jeune inconnll"
dunt le nom était encore un mystère. En entendant
le sien prononcé par elle, Tremaine sc sentit quelque
peu démasqué.
Toute la soiréL qui suivit sa \'isitc au Prieuré,
Trcmaine réOèchit aux plus sürs moyens" d'aider le
hasard ~.
D'après le peu qu'il avait \'1I, il pouvaIt tirer CCI'·
taines conclUSIons.
La première, c'est que l'objet de sa curiosité ne
paraissait ras être en faveur auprès de l'imposante
maHresse de cette maison et que celte maison même
__ emblait être l'habitation habituelle de fa jeune fille,
Secondement, que ceci en aucune façon n'impressionnait ou assombrissait cette jeune personne, d'Ott
Tremaine tira la conclusion que c'était une fille
d'esprit; enfin, qu'clle s'était aperçue de sa con fu~ion
de personnes et qU'l'lie ne voulait ~as
qu'on
sût, dans son entourage, la méprise qu elle avait
raite. Et il pensait avec plaisir qye ce secret entre
cu;.: sen'irait peut-être de clef à une intimité pl~
grande.
Il avait remarqué, en sortant du Prieuré, un mur
très bas qui entourait le parc et par-dessus lequel, ;i
travers les arbres, il était facile de sun'ciller la mai~on
sans être vu.
Le lendemain et les jour.. suivants, [.; jeune lieutenant dut bénir du fond de SOIl cœur ses dispositions naturelles pour la gymnastiquc qui lui pel'
lnirent de se hisser li la crète du mur afin d'explorer
du regard le jardin, le parc et l'cxthicllr maussade
de la maison.
Pendant toute une semaine, il n'eut pOUl' prix de
ses pcin~
que d'observer Mrs. Rashleigh donnant
,'cs ordres au jardinier d'un ton impérieux et de voir
,ortir mis~
l'arry, la demOIselle de compagnie, un
ranicr à la main, en courses de visites de charitt
rrobablcment.
Mais, le jeudi, le destin lui sourit. fi était à pcillL
installé à scm poste d'obscnation qu'il vit un vak!
,l'écurie amener de"ant le perron une lég~re
charrette
!ttetée d'un poney. un superbe épagneul 3ll.utai( ct
IIhny•.ft 8UtC'lUI' loyeusemont.
�FOUR'
LUI!
Bientôt après, une femme de chambre apparut
chargée de châles et de couvertures de voyage. Puis,
appuyée au bras de sa demoiselle de compagnie,
l'imposante douairière descendit lentement les degrés
de pierre.
Elle était en grande toilette de visite; derrière elle
suivait ... la belle et toujours mystérieuse jeune fille
en simple robe du matin, sans autre coiffure
que ses boucles brunes, que les rayons du soleil
faisaient briller d'un reflet d'or.
Avec mille précautions, Mrs. Rashleigh s'installa
dans la petite voiture. Miss Parry prit les rênes et la
châtelaine s'adressa à la spectatrice muette de ce
départ:
- Je ne rentrerai pas avant cinq heures. Vous
nnirez de recopier ces lettres et vous les mettrez à la
poste assez tôt. N'y manquez pas.
Ces derniers mots furent couverts par le bruit des
roues, car le petit poney, trouvant qu'il avait assez
attendu, était parti sans permission, de son trot
allongé.
- C'est maintenant ou jamais, se dit Tremaine
en dégringolant, et il se rapprocha rapidement du
portail.
Il s'arrêta un instant, saisi de la crainte que
Mrs. Rashleigh ayant oublié quelque chose se retour·
nât tout à coup.
Mais le destin le favorisait.
Quelques minutes plus tard, le jeune homme
sonnait avec assurance. Une jeune femme de
chambre accorte répondit à l'appel.
- Mrs. Rashleigh est-elle visible? demanda Tremaine d'un air de vif intér~.
- Elle vient de sortir à l'instant avec miss Parry,
monsieur, et je ne crois pas qu'elle soÏt de retour
avant ce soir; elh: est al:~
à Dene Court et c"est ft
plus de six milles d'ici.
- Oh! oui, au moins. Mais j'en suis bien fâché.
j'avaIs besoin de parler particulièrement il Mrs. Rashleigh et ... puis-je entrer pour lui laisser un mot?
- Oui, monsieur, si vous le désirez. Mais peut.
btre que vous préférerez parler à miss Carew. C'est
la seule de ces dames qui est à la maison.
- Oui, cela vaudraIt mieux, je pourrais m'expli·
quer avec elle, si elle est disposée à me recevoir.
- Elle dOIt être du côté des ruines, monsieur, jt:
vais aller la chercher.
Tout en parlant, elle sertit et se dirigea vers un
fouillis d'arbres, à gauche, au·dessus duquel on
apercevait la tour en rumes.
Tremame suivit, un peu amusé de sa propre
audace.
vit bieütvl miss Carew (il ~valt
son nom.
n
�SUI
POUR Luif
en fin) assise sur un fragment de pierre moussue, elle
tenait un livre à la main.
Quand la femme de chambre lui présenta la carle
de Tremaine, elle leva les yeux, sourit ct se leva
pour prendre le chemin de la maison.
Trcmaine se hâtait d'aller à sa rencontre. Otant
son chapeau, il la salua très bas et lui dit:
- Je vous en prie, mademoiselle, ne m'obligez pas
ù vous faire rentrer. Je me suis aventuré à vous demandtr, ne trouvant pas Mrs. Rashleigh. je désirais lui
dire ...
Il fut interrompu par un éclat de rire, un franc
éclat de rire, quoique très doux.
La femme de chambre avait disparu. Ils étaient
seuls.
Tremaine s'arrêta, ses yeux clairs brillaient de
plaisir accompagné d'une bonne dose d'admiration:
- Mais je désirais plus particulièrement vous
retrouver pour vous faire toutes mes excuses et \'ous
t!xpliquer ...
Elle l'interrompit encore:
- Le fait est, Mr. Tremaine, que nous nous
devons l'un à l'autre pas mal d'excuses et je ne suis
pas fâchée d'avoir l'occasion de vous e~ primer les
miennes. Vous devez avouer que c'était bien mal de
vous faire passer pour un ancien ami.
- Mais je n'en avais pas l'intention; il Y a eu un
malentendu. Pensez aussi quelle tentation j'avais à
soutenir ...
Elle secoua la tête en souriant .
.- Ainsi, vous ne devinez pas la vérité'? Venez
vous asseoir ici.
Elle lui désignait un des sièges rustiques et elle
s'assit elle·même il l'autre bout.
- je vais vous expliquer tout ce qui s'est passé.
Seulement, n'oubliez pas! C't:~
un secret pour la vic!
- Jusqu'au tombeau 1 s'écria Tremaine, elll:hant(
du ton dégagé ùe leur entretien.
- Eh bien 1 repritt:!lc, je commençais à déses
p~re
de rencontrer lin danseur convenable ct la
lIlusiqu<? me donnait une envie cl~msurée
de danser
'Iuand j'entendis au méme moment quelqu'un dire
derrière moi: " Je vais faire semblant de la re\:on
1Iaifre pour pouvoir l'Inviter il danser ~; prc;:ique aus.
,itüt vous vous î:h:s présenté (vous ne vous en r:tL
Je dOIS le dire) et en une seconde, 1:pas mal tm~,
I>cnséc qui me traversa l'esprit fut que je (louva
tirer parti de la situation et attraper une bonne vab .
.\la1:> , pour me venger de voIre duphcit(·, j'ai voult.
vous inlnguer en prétendant reconnaltre en vous un
ancien ami et vous embarrasser ensuite par mCf
questions. De temps en temps, quand je vous voyais
voua rassurar, deVfl"llr pnr tr(!\"' à votre aise. j'ioven.
�POUR LUI 1
S3
tais une histoire nouvelle pour vous tenir en haleint: .
C'était très amusant! Mais j'avoue que vous l'O U.;
êtes montré étonnamment à la hauteur de la situation.
- Alors, je dois confesser que j'ai été dépass6 en
d issimulation . Mais j'ai été puni plus que je ne h.:
méritais. Vous ne pouvel'- vous douter à quel point je
me suis torturé l'esprit toute la soirée, et depuis
même je n'ai cessé d'y penser.
'
- Vraiment! Eh bien 1 j'avais presque oublié tout
cela et je pensais ne jamais vous revoir. Je pouvais à
peine en croire mes yeux, quand je vous trouvai,
vendredi dernier, causant avec miss Parry dans le
salon de Mrs. Rashleigh .
Elle regardait au loin pensivement, toute la mali·
cieuse gaieté s'effaçant peu à peu de son visage.
- Puis·je espérer être jamais pardoné~
demanda
Tremaine.
- Oh! Qui, certainement 1Mais pourquoi ne veniez·
vous pas me dire tout simplement: je ne connais
personne pour me faire présenter; von lez· vous danser
avec moi sans cérémomc?
- je n'osai pas et vous m'auriez retusé
~
- , Oh 1 non, je ne tenais plus en place. Eh bien,
Mr. Tremaine, qu'aviez-vous à ùire à ma grand'mère?
- A Mrs, Rashleigh 'l - 11 s'arrêta et rassembla
ses idées. - Vous savez tianti doute qu'elle a été
assez bonne pour dire que nous Ue veux dire le major
fIlac Intyre et moi), nous pourrions vi.!nir photographier les ruines. je voulais lui demander quand il
nous serait pt!rmis de commencer nos opérations.
- Très blt;n, je le lui dumanderai.
- Pensez·vous qu'il y ail quelque empêchement
à craindre?
- Je n'ai pas la plus légère notion de ce qu'elle
fera.
- l'espère que \iOUS plaiderez en notre faveur.
- Cela ne servirait pas à grand'chose, monsieur,
mais je serais contente que vous veniez et cela
m'amuserait de vous regarder opérer, si c'esl
possible ...
- Si c'est possible f Nous serons trop heureux
de votre présence!
'
Miss Carew sourit.
,- La vue qu'on a ù'ici cst charmante; quelle
,ldicieuse résidence 1 dit Tremaine.
- Oui, très pittoresque. Voulez.vous faire le tour
lu bois, en suivant la rivière'?
A travers un sentier d'un vert d'émeraude, elle le
;onduisit jusqu'à une petite porte enfouie dans les
arbres, au bas du parc. presque au bord de la
rivière.
- Que je vous envie d'habiter cet 6d.n ~ i'écrill
Tl'eruai~,
�POtrR 1.'011
- Je suis loin de l'aimer, cependant. Mainten:lnt,
je suis bien fâchée de vous quitter, mais j'ai une lean:
à. écrire qui ne peut se remettre. Si vous marche-z en
suivant le mur du parc, vous vous retrouverez devant
la grande grille. Adieu.
Elle lui tendit la main avec un gai sourire, ren·
Contrant ses yeux tout droit.
- Pas adieu; au revoir 1 s'écria Tremaine.
- Eh bien, oui, je l'espère, je donnerai votre
message.
Et Tremaine nè trouva pas de prétexte pour rCt;ter
plus longtemps.
III
Un regard en arrière.
Sybil Carew resta immobile une ou deux minute;,;
après le départ de l'officier qui s'était retiré a\-ec u
vague sentiment d'avoir été congédié sommairement,
malgré le succès de son cxpedition.
Les pensées de la jeune mie étaient extrêmement
favorables au gai cavalier qui venait de la quitter
avec un regret aussi évident.
- Comme il est charmant et plein d'entrain, s e
dit-elle; j'aurais voulu pouvoir le garder, c'est si
agréable une compagnie jeune. Celte pauvre Araminta est une excellente fille et je l'aime beaucoup,
mais ..• Je suis bien ingrate de lui faire même en
pensée un seul reproche, car, sans elle, comment
pourrais-je vivre dans cette maison déteslée, et
qu'est·ce qui, sur terre, pourrait l'égayer, la pauvre
créature!
•
Quant à cc Mr. Tremainl:, il a tout ce qui rend la
vie agréable et le bonheur d'i!tre homme par-dessus tout.
Mais à quoi bon rêver à tout cela? Je n'en serai
que plus malheureuse. Je suis sûre qu'il aurait aim\;
à rester. Pauvre garçon! Allons, il faut aller copier
ces lettres ennuyeuses avant d'aller faire une bonne
course dans les bois.
Elle entra dans la maison par une {'orte de derrière et, traversant le hall, alla ouvnr une petile
au fond_ Elle l'nlm dans une champorte cah~e
brette qui devait 8tre son appartement particulier.
La pièce fiait garnie de vil:uX meubles de rebut,
tOllS dépareillés; lln tapis de drap fané recouvrait
une table sur laquelle était pos(; un (;norme panier
d.:bonlant de linge à raccommoder: un piano de
campagne, qui avait connu dt:s jours meilleurs.
occupait un coin en travers dl: la chambre; une
autre grande table à tiroirs, ch.1rgée de tout ce qu'il
t-aut pour écrire, de livres et de paperasses, l!tait
1'01.1&$61 danG l'emhr~u
d'une fenêtre l-troitp pl
�POUR Lml
longue, d'où l'on avait la vue de la pelouse avec la
rivière dans le lointain.
Malgré tout, c'était une plaisante petite chambre:
il y avait une belle cheminée ancienne de chêne finement sculpté, dont le foyer vide était caché par des
riantes vertes, un vase de fleurs égayait le petit
bllreilu, un autre le piano, enfin l'ensemble de la
I\Îi::ce avait un air intime et animé.
Malgré leur entière dissemblance, Mrs. Rashleigh
était la grand'mère maternelle de Sybil.
L'histoire de sa famille n'était pas compliquée:
Le premier mari de la digne douairière avaIt été
un pasteur de campagne de bonne famille, intelligent,
mais si enthousiaste dans ses idées, si peu soumis à
'iCS supérieurs dans l'ordre ecclésiastique, qu'il
n'avait Jamais pu parvenir aux hautes dignités épiscopales que sa femme avait rêvées.
Finalement, il prit une mauvaise fièvre en allant
visiter ses ouailles dans les endroits les plus l11alsa.ins qu'il put trouver, ct, au lieu de mounr tout d,~
suite comme un homme pratique l'Qût fait, il languit
de longues années de la manière la plus coûteusè et
la plus embarrassante, jusqu'au moment où sa fille
unique eût passé de l'enfance à l'age de femme ct [ù!
devenue la plus charmante des jeunes filles.
Quoique relativement pauvre, le recteur de camr ,l!;ne n'était cependant pas sans aucune fortune ct
f1a veuve, qui possédait un génie particulier pour
l'administration des finances, sut sc pn!munir en cas
(If· mauvais jours.
Elle était ambitieuse, encore belle, encore jeune,
car elle avait toujours été à l'abri des larmes et des
!"oucis par le plus sûr préservatif: un cœur insensible.
unc tête réfléchie, une volonté implacable, lin orgueil
sa.ns mesure qui la mettaient au-dessus des faiblesses
ordinaires à l'humaine nature.
Ce fut dans une station de bains du sud de l'Angleterre qu'ellc rencontra Mr. Rashleigh. C'était un
homme d'un âge mûr, veuf et J'iche, retiré de la vic
~litare.
JI était venu soigner Si! goutte et ses rhumaltsmes. La belle veuve fut pour le Iilalade comme
une envoyée des dieux. Elle éprouva à ce moment un
grand ennui. Sa charmante fille avait été demandée
cn mariage par un riche industriel dont l'éducation
laissait beaucoup à dé~ire,
elle fut assez folle pour
lui préférer un Irl1!-ndais aux manières élgante~,
à la
hnBue dorée, maIs ne possédant au monde qu'une:
'1~usre
propriété qui pouvait tout au plus lui assurer
une misérable e"i~tnc.
ta pauvre enfant connaissait la volnt~
ine~orabj
d., ~a mère j elle avait une peur afr~u8e
de contracter
un mariase détesté, ct. pour y échapper, elle G'enfuit
avec 50n amoureux.
�l'OUR LUI 1
La mère, simplement, l'effali'a du
1i"I"E' d~.
6.!!
mémoire, épousa Mr. Rashlcig.b et parfit re:011irer Uil
air plus pur dans les salons de la soc.iété aristocra'
tique de Lynnchester.
Elle se montra remplie d'attentions pour son
second mari et la plus tendre mère pour le fils que
sir Rashleigh avait eu d\10 premier ,mal'iage, un petit
sarçon !;ilencieux et volontaire qui devait être. un
.Jour l'héritier des Rashleil!b.
Sybil était la seule enfant qu'avait laissée la fille
'de Mrs. Rashleigb.
Elle n'avait 'gardé aucun souvenir de sa jeune
mère, morte quelques annc?es après sa naissance.
Son père ne se remaria pas. Il avait aimé passion·
nément sa jeune femme dont l'amour pour lui av~it
été aveugle.
L'Irlandais était doué de cette sensibilité tendre,
qui rend ses compatriotes si sympathiques, mais
,bien peu faits pour fai re face aux cMés pratiques de
la vie.
Il passait sa vie à la chasse, ;1 la campagne, sans
se soucier de gagner quelque argent pour l'enfant
qui grandissait près de lui, qu'il aimait avec passion
cependant. Sybil, enfant, était une charmante petit.,
amis de ~on
pere.
tille gatée et choyée par tous le~
Elle était en grand danger de devenir aussI inculte.
capricieuse ct volontaire qu'une chèvre de ces montagnes, E·ans la garde vigilante d'une voisine et amie,
une certaine Mrs. Verner.
Cette dame était veuve ct avait rleux filles qu'elle
élevait avec grand soin. La petite SybiJ partagea sc,..
leçons et les trois enfants grandirent ensemble, igoo
ra nt heureusement les tristesses de la "ie.
Ses filles avaient at1eint treize et quatorze am·
lorsque Mrs. Verner reçut d'une de ses parente",
établie à Paris l'ofTre de pourvoir ù l'éducation de se~
enfants, si elle voulait quitter son pays pour venir
partager sa solitude. Mrs. Verner était sans forlune.
Cette perspective était trop tentant/! pour refuser,
elle accepta. .
A ce moment, la marI de Mr. Carew laissa Svbi!
orpheline.
Qu'allait-elle de\'enir?
Mrs. Verner lit à Mrs. Rashleigh un appel qui
resta sans r6ponse ; enfin, ne pouvant se résoudre à
abandonner l'enfant, ellc prit le parti de l'adopter .
passa rapide
Sybil partit donc pour la France où ~lIe
ment quelques années heureuses JUl'qll'au momcnl
du mariage de ses amies. L'une çI'cl!es offrit li , ~H'
mrrc un R. ile pour ses vieux jours: la de~tiné
d~
Sybil était encore remi~
en question. On eut recours
de nouvoau ù la gro.nd'mère de l'enfant gui, cet! ro-i,~·
répondit il l'appel.
�POUR Lutl
Elle était redevenue veuve, mais avec un bel hériet, de plus, les revenus de son beau-fils s'ajoutaIent à sa fortune. Brian Rashleigh était entré dans
l'armée où on lui prédisait un avenir brillant, il sc
trouvait être de passage au Prieuré quand sa belle
mère reçut la supplique de Mrs. Verner.
Dans son ennui, la douairière parla à son beat'fils de l'audace de ces « mendiants d'Irlandais 7l. A
sa grande surprise, il fut d'un avis tout difTérent
du sien.
- Qu'allez-vous faire de cette malheure créature ~
lui dit-il, vous ne pouvez pas décemment l'envoyer à
l'assistance publique. Ce que vous ferez de mieux,
c'est de la prendre ici; vous l'initierez aux soins de
(a maison, avec le temps elle pourra devenir une aide
utile.
Mrs. Rashleigh suivait toujours autant que possible les avis de son beau-fils qui étaient pOÙr elle
d'une grande importance. En conséquence, elle
envoya à Sybil une invitation en termes froids de
venir (a rejoindre, ct la jeune fille devint un t; des
habitantes du Prieuré comme elle venait d'atteindre
ses quatorze an s . Les tristes années de ce temp de
désolation étaient profondément gravées dans sa
mémoire.
Heureusement, un changement survint, soit que
Mrs. Rashleigh St: plaignlt de la présence de Sybil ail
que Brian suggérât l'idée que quelques études lui
etaient nécessaires, quelle que salt la raison, elle fut
envoyée dans un pensionnat de Londres, de troi sil>me
ordre, il est vrai, mai s où clic ne lut ni délaiss,;c ni
malheureuse. Quand elle reprit sa place au Prieur': ,
elle n't)tait plus aussi désespérée, mais e1le sc st: ntalt
vieillie moralement et moins inclinëe à rêver de brillantes visions d'un bonh eur impossible. En somme,
elle acceptait bravemenl son sort.
~ Mais pourquoi, se demandait-elle, suis je J é tc 5 t~ t:
.\ ce point d e ma grand'mt:re? Pourquoi ~ cmble
l-ellc
honteuse de moi et m'éloigne,t-elle ainsi de toul e sa
vic, de seo, amis. de ses plai sirs? Toujours sCl'!e!
Oh! j'aime encore mieux cela, que de sentir son
regard froid fixé sur moi avec haine comme si clic
me reprochait même mon existence. ,le suis süre que
ma mort serait un soulagement rour elle; mai je ne
lui ferai pas ce ~Iaisr,
je vivrai. Qui sait ce que la
vie m'apportera> Oh! qu'importe, ce sera toulour,
meilleur que ce que j'ai! Et lui devoir tout; cc que jl:
mange, les vêtements que je porte, tout mi sérable"
qu'ils sont, mon abri. Encore deux ans avant d'être
majeure, ct je prends ma liberté. Non, personne n:;
pourra me retenir un jour de plus dans ceUe odieuse
maison. Je la d~tes,
et encore je ne lui rends paf;
t(julf,) lM halllc, t. c~pto
~.'!tj}
1'lOmont
~ ) quund
ta~e
�:aS
!lOUP. LUT!
elle me rappelle par tr?p ql~
insupportable !arde~u
je suis. Ah 1 quefle patience II me faut !..• Allons, fitelle en secouant la tête, je suis venue ici pour me distraire et non pour me tourmenter en ressassant mes
chagrins.
Elle tira de ~a poche un carnet, où elle commença
à gr!ffonner; à mesure .que !'inspiration lui venait,
son Jeune vIsage devenaIt mOlDs sombre, comme le s
héros brillants de son imagination remplaçaient ses
tristes pensées.
Mrs. Rashleigh ne s'inquiétait jamais de sa petitefille; qu'elle fCtt en retard ou en avance, ponctuelle
ou non, la mallresse de la maison prenait son luoch
du soir dans son appartement. Ce n'est qu'au repas
d'une heure qu'elle descendait ft la salle ft manger, où
se trouvaient Sybil et miss Pany,
Jamais de conversation intime entre les trois
femmes; le diner était court et elles se séparaient
immédiatemenl après.
Sybil trouva son plateau à tbé tout servi dans sa
chambre: dans une assiette, une tranche de viande
froide et des pommes de ten~,
c'était son souper.
,Miss Parry, qui ayait déjà rcmtJiacé sa toile,tte de
viSIte par son fourreau d'alpaga de tous les Jour:; ,
était assise dans l'embrasure de la fenêtre restl:e
libre, avec une mine exténuél',
- y a-t-iJ longtemps que vous êtes ici? dl.manda
Sybil en ôtant son chapeau. Ah! ma chère MinI)'.
vous n'en pouvez plus; ,"enel ici prendre une tasse
de tbé pour vous remonter, Tl faut que j'aille chez ma
~ri1nd'mèle
lui remettre ses lettres, et i'ai lIne corn
mission pour clic, atlendez-moi, \'e reviens.
La despotique maîtresse de a maison avait un
ho~dir
près. de r.3 c~ambre,
où elle passait seu!e la
majeure partie dLs Journées. C'est là que Sybll se
rendit; elle ne frappait jamais à cette porte sans une
certaine appréhenSion,
L'entrevue fnt froide ct brève,
- Dieu merci, c'cst fini, s'écria la jeune fille en
l'aisissant la théière d'un geste de liberté, et par
bonheur, je crois qu'elle leur permettra de photographier les ruines.
- Que voulez-yom; dire? demanda miss Parn'.
- Oh! ic vais tout "oes dire 1 Mais :\ n'y il qu .
deux tasses de th(; dans la théi1:re, une pour chacune;
si je remets d~ l'cau, cela cessera d'être du thé, heureusemLnt, nous avons une bonne quantité d~
lait.
Alors S\'~il
commença le r~cil
de la \'isite de
TI' maine. MISS l'Brry fut bouleversée par les l'orna
IJc~qus
probabilitl::'; sugp,érées par un événement
1us~i
e:traordinuirc dans leur pail>iblc vic,
- MailS. ma chè!'e. 8oym: bien pruLlçiltc, f4itcl'
attention il ...
�POUR LUI!
-- Certainement non. Aramints, n'y comptez
j'ai l'intention d''::tre très imprudente et de seCO\.l~r
mes çhagrins 1
p~3
:
IV
A~
travers bois.
Il y a deux lettres pour Mrs. Rashleigh, dit
miss Parry un matin, en traversant la chambre de
Sybil; J~vais
les lui porter. Vous n'avez rien à lui faire
Jlre, Sybil ~ ceci accompagn0 d'un sourire malicieux.
- Oh ciel! s'0crÎ:l Cette J<.!rnl~e,
toutes mes tendresses si vous voultz, maj~
elle aurait une attaqu"
Je surprise. Laissez moi voir les lettres, fTlinty·! ...
Ah! celle-ci doit \:tre de Ml'. Trt!maine j il répond qu'il
viendra le plu tôt possibk, ce ne peut pas ètr.:
a~ljourd'hi,
il fait un temps !:Iris plein de brouillard.
Je crois que cc serait mauvnis pour la photographie.
Sybil poussa un , OUl'iï de regret en regardant la
fen";tre.
- L'autre lt!ttre arrive d ... l'Inde, reprit miss Parry
pour détourner la pensée de ':;ybi!.
- Oh! c'est encore ..:d abomina bit! capitaine
Rashleigh, ils s'a.;ord~nt
av~c
ma ~rand'mèe
comme
larrons en foirc,
- Et une autre lettn: pour moi, Sybil... Je me
,kmande qui 1 t!ut m'écrire. Vouh:z-vous l'ouvrir en
m'attendant, je reviens à l'instant.
Araminta disparue, Sybil tourna la lettre un
moment dans .;~S
doigts, en r\:\'ant a celle Liu charmant oflici.:r qu'dIe aurait blcn voulu lire, puis elle
ouvrit la mi:;sive adresstic à ~on
amie. Au.- premi~
mot elle poussa un cri de jni ....\faminta entra :1 cc
moment et s'0cria :
- Qu'y a-til, Sybil? Une bonne nouvelle pour
Il1ni' D'où vient-elle
- Une bonne nouvelle, mai ' pour moi, Mint)'.
el regardez J'en-têtc ùe la lettre: " Magazine illustré'
Lies enfants. " Allons, ne prenez pas cct air ahuri, je
y,lis tout vous expliquer, J'étais allée voir un jouI'
roon amie Charlotte l'rice, je trouvai ses pclits frèrc:!'
en train de lire leur l'ournal illustr':. Je jetai par hasard
un coup d'œil sur es r ouvcllc: enfantines ~u'iI
~on
tenait, et l'idée me vint quc je pourr' is caire :lU
moins aus~i
bit:n que le' rédactcur:; d'histoir
<lmusantes. C'était au mom.:nt Je l',ll:cidcnt . rrivé d
la petite Ewans. J'écrivis l'histoire:: d'une petite tille"
laqudle on avait défendu d'aller ùan~
un certain sen
lier; elle promet, mais au li"u d..: tenir ~n p.lrolc, elle
court naturellement et ellc en est punie par le terrible ncddent du taureau qui court après elle et qui
lWlnqu d~ 1:1 fi sr.
�POUR LUIl
Vous voyez que c'est un conte bien simple fie t'ai
envoyé au directeur du journal, !l y a ..• oh 1 plus
d'un mois, signé de votre r,om et en donnant votre
adresse, ma chère Minty, car je craignais les. yeux
perçants de ma grand'mère. Je ne vous en avais pas
parlé; je croyais ne jamais recevoir de réponse. Et
voilà que cet ange d'éditeur m'écrit que mon con~e
va parr.ître prochainement. Imaginez-vous mon bonheur 1 Voir ma prose imprimée! Vous me pardonnez
ma supercherie, Minty"(
- Bien sûr, oui, ma chère enfant, mais ditesmoi, devrai-je empocher l'argent quand il vous
paiera?
- Oh 1 ceci est une autre affaire; je vais gagner
des sommes folles pendant ces deux ans. Je pou, rai
amasser un relit trésor pour le jour de ma liberté;
alors, ma chere Minty, j'aurai l'honneur et le plaisir
de vous recevoir chez moi 1 Vous ne trouvez pas
cette perspective délicieuse?
- OUI, oui, je le crois bien. Mais je pense que
vous devriez dire cela à votre grand'mère, ma chérie.
Elle serait si fière 1
- Quelle erreur 1 Ma grand'mère n'a aucun droit
Il ma conti an ce et elle ne l'aura pas. Maintenant, me
permettez·vous de continuer à user de votre nom et
voulez-vous me promettre d'être aussi muette qu'une
tombe sur ce sujet?
- Une vraie tombe, Sybil, vous pouvez y compter.
Je suis fière et heul cuse pour vous, ma ch érie; mais
je garderai tout cela pour moi ..• Je me demande ce
qu'on pourra vous payer.
.
- Peut-f:tre cent francs 1 Quelle fortune! s'écria
SybJI qui, depuis sa naissance, n'avait jamais eu un
centime qu'elle eût pu appeler sien.
Toute la journée se passa dans l'exultation de sa
joie, elle batit les châteaux en Espagne les plus
magnifiques et méme la ligure de sa grand'mère ne lui
parut pa,; aussi maussade â l'heure du dlner.
Sybil s'assit à son bureau pour répondre au grand
directeur du Magazine en l'assurant de S8 collaboration acti\re pour l'avenir.
Le jour suivant se leva clair et brillant. Peu de
temps oprès le dlner, l'équipage de Dene Court
s'arrêta devant la porte du Prieuré et lady Elisabeth
RashlLÎ L' h fut annoncée.
D, ne Court était la résidence actuelle de sir John
Rashlcigh Esquire, me'llbrl! du parlement,. le bea~
frère d" la maltrc!\se du Prieuré . Ct!tte dernIère avait
toujours su se maintenir en bons termes avec le chef
.le la famille de son mari, ct surtout elle s'était monrée une fervente alliée du projet favori de lady Elisai.leth, qui était de rn tri ,' r !-> a fille unique, Aline (qlle
30n sexe éloignait de l'hl'ritage paternel) avec Brian
�POUR LUI!
Rashleigh, son cousin germain, qui était le seul héritier du ch::teau et des domaines de la famille.
Il y avait un contipud échange de politesses entre
la cour et le Prieuré; même, aux anniversaires et à
NOêl, Mrs. Rashkigh consentait à délier les cordons
.. de sa llourse pour offrir de jolis souvenirs à sa nièce
·par·alliance; ce ,qu'elle ne faisait pas pour sa propre
petite-fille,
Lady Efisabeth venait chercher sa belle-sœur pour
·une foumé·e de visites dans les environs; la douairière était prête à partir. Donc ces dames descendirent devant la maison, et sur le perron eUes rencontrèrent Sybil qui rentrait.
- Bonjour, chère enfant, dit lady Elisabeth en lui
tendant la main, pourquoi ne venez-vous jamais à la
Cour voir Aline, qui passe souvent seule de longues
journées; ce serait une distraction pour vous aussi,
car, à part la société de cette bonne miss Parry . ..
- N'insistez r.as, ma chèn: Elisabeth, interrompit sa
belle-sœur, Sybli a un caractère morose qui l'éloigne
de la sociéta de ses semblables. Je suis sûre que votre
c.:harmante tille a beaucoup d'amies dont la société lui
Cst plus agr~ble
que celle dt: ma sauvage petite-fille.
Tout en parlant, les dt"ux dames s'ëtaient installées dans la calèche; un moment après, elles avaient
disparu. Sybil descendit le hall en dansant, elle
poussa la porte de sa chambre où miss Parry ex.erçait sa patience sur des reprises sans fin_
- Elles sont parties, Dieu merci 1 pour tout l'aprèsmidi 1 Allons Minty, emportez votre corbeille dehors.
nous irons nous asseoir à l'air tiède et je vous lirai
je serai contente
une de mes nouvelles é~ucbrations.
d'aVOIr votre avis, ce qui si~ntje
vos compliments.
Je sais que vous m'en combler.:z c:t je vous proclamerai le plus habile critique de l'univers.
- Ce sera charmant, s'é.:ria l'obéissante Araminta, Avez-vous vu ladv Elisabeth?
Sybil fit signe que oui.
- Eh bien
suis contente que vous aytlz aus::.i
bon air aujour 'hui; comment! vous avez mis votre
robe des grands jours et frisé vos cheveux r une rOSe
il votre corsa~e
1 Vous êtes raVissante, ma chérie r
Tandis que les deux femmes s'acheminaient vers
la rivière, Tremaine, arrivé depuis quelques instants,
assis sur la lisière du b"is, se mit à examiner les
passagers qu'embarquait le vieux Caron.
- Enfin, c'cst elle!
- Une forme mi!lce, un grand chapeau, elle
s'avance au bord du gué.
Tr~maine
fit un mouvement instinctif pour aHer à
sa rencontre, mais une rèllexion prudente le retint:
- Non, il vaut mieux rester où je suisl Pauvre
petite, qu'elle est ientille de veo,ir J
'd'c
�POUR LUi!
Quelques secondes encore et il aperçoit non pas
une femme mais deux marchant dans le sentier.
- Au diable la vieille fille! pensa Tremaine désappointé; mais, secouant son ennui, il marcha vers elles
d'un air ravi.
- Je commençais à croire que vous n'êtiez pas
venu, dit Sybil. aussitôt qu'ils éurent échangé leurs
compliments; je pensais vous tl'ouver au gué.
- Pas venu 1 répéta Tremaine en la regardant
d'un air surpris. Comment! vous supposiez qué je
pourrais perdre une bonne fortune comme celle-cIl
- Vous auriez pu être occupé.
- Non, nous sommes libres généralement à partir
de deux heures. Quel temps charmant pour une pro·lllcnade 1 ajouta le jeune homme en s' .!dressant à miss
Parry, dont la mine soucieuse l'inquiétait.
Le fait est que l'idée de s'être rendue avec Sybil
au rendez-vous d'un galant officier ne laissait pas de
la rendre extrêmement nerveuse.
- Oui, répondit-elle à Tremaine, ces rayons de
soleil qui glissent à travers les feuilles font un joli
effet.
- Comme vous sentez la nature 1 Vous avez une
âme d'artiste, miss.
La vieille fille balbutia quelques mots en rougissant d'un air modestement flatté.
Puis, à Sybil :
- je SUIS vraiment heureux de vous avoir pour
guide. Personne ici ne semble connaUre ces bois,
excepté vous.
- Ils sont très peu fr~qu<.!nté,
saur les dimanches
quand les boutiquiers sortent de la ville. En semaine,
je ne rencontre jamais ame qui vive.
- Est-ce bien prudent de venir seule ici '? de
manda Tremaine.
- Cela m'arrive peu ou presque pas. J'ai toujours
Fox pour me défendre et puis j'entralne toujours
miss Parry, quand ma grand'mère lui laisse quelques
instants de son précieux temps. Certains jours, quand
j'ai un livre ou que je m'asseois pour rêver, l"ox reste
couché à mes .pieds pendant des heu~s.
"
- C'est bIen, en effet, une retraIte ChOISIt:: pour
une nymphe des bois, dit le jeune homme en reg~
da nt autour de lui, j'ai eu l'intu ition que vous dev~cz
en être une à ce bal <le Freitsborough où vous aVlei:
une robe blanche et ùes feuilles de chl:ne dans les
cheveux.
- C'est un endroit délicieux pour y lire surtout.
Le bruit de l'cau qui coule aco~1pgn
les pens~
. es.
C'est si lIIoux que je laisse envokr mon imagination
dans les pays ùu rave les plus invrnisemblàbles.
- oli 1 oh 1 miES Sybil, seriez·vous poète r
c1lb
- Vous ne croyez pas si b:en aire, mo~$leU'.
�POUR Lun
3:t"
Araminta qui, lorsqu'i l s'agissa it de chanter les louan
~es
de Sybil, ne savait plus s'arrête r. Miss Carew
fait des vers qui m'arrac hent des larmes d'admir ation. Il y aurait déjà de quoi en faire un volume si...
- Minty 1 s'écria Sybil, qui en était toute rouge
de confusi on, si j'avais cru que vous me trahirie z de
la sorte, je ne vous aurais pas priée de v.enir. C'est
impardo nnable 1
- Ne grondez pas miss Parry, dit Tremai ne, si
elle ne m'avait pas dit que vous étiez poète, je l'aurais
deviné; l'expres sion de vos yeux, la manière de
porter votre tête, ricn que cela vous trahit. Peut· être,
continua-t-i!, quand vous me connalt rez mieux,
voudrez-vous m'hono rer de votre confiance cn me
montra nt vos œuvres . Elles doivent être original es.
J'en jure:ais .
- Je les mettrai au feu dès cc soir, ditSybi ld'une
voix sombre .
- Miss Parry, ne pouvez-vous rien faire pour
éviter une telle catastro phe? fit Tremai ne d'une voix
supplia nte.
- Allons, reprit Sybil, ie vois que vous n'êtes pas
suffisam ment impress ionné par le charme de ma
ret:aite. Vous êtes un profane . Allons à la maison
du garde.
Le silence régna pendan t quelque s minute s; ce fut
Tremai ne qui le rompit le premier .
- Ce n'est pas gentil à vous de ne pas m'avoir
rait inv~er
à la réception de votre grand'm ère pour
jeudi ;>rochain. Le :najor et le capitain e Brooke
doivent en être.
- Je ne crois' pas que mon appui eût pu vous
servir beauco up; cn outre, je ne ~ais
trop quel
plaisir vous auriez à assister aux dlners de ma
grand'm~e,
ils ne sont pas d'une gaieté folle.
- J'aurais ttè heureux de vous voir.
- ' VO:.JS 'le m'y verriez pas, je n y assiste jamais.
- Ah 1 je comrrc(1ds, vous n'êtes pas encore pr(;sentée dans le monde.
- Pas encore 1 s'écria Sybil d'un air indigné.
Mais, mistcr Tremai ne, fai dix-neuf ans passés ct il
me semble que si j'avalS dû l'être je suis d'àgc ft
.)tre présent ée.
- Alors quelle raisqn -:.
- je ne puis pas vous dire quelles raisons a ma
grand'm ère de me tenir à l'écart parce qu'eHe n'a
jamais daigné me les expliqu er.
Je suis un être de trop pelite importa nce pour
avoir l'honne ur de m'asseo ir à la même table que Son
lIonneu r monseigneur l'évêque ou le comte de Bovingham. Du reste, je vous assure que je n'en suis pas
Inconsolable. Pendan t l'hiver, je passe ces soirées-là
avec ma bonne Minty, nous causon s toutes les deux
r.
:a
�34
POUR
Luf!
au ..:oin de notr..: fcu cl I.:da vaUl bit"n lt:s conVt:rsCltions du dlner. L'été, je prends un livre après notre
repas solitaire et je vais regarder couler l'eau au fond
du jardin, au milieu des ruines. Avec Tenny on ou
Shakesp:!are, V?US m'accorderez que je suis en meilleure compagOie.
- Je ne connais pas assez la société de Lynn
chester, ni les livres que vous lisez pour pouvoir en
juger, mais ce dont je suis sûr c'est que le dîner de
Mrs. Rashleigh gagnerait cent pour cent à votre présence.
- Non pas. si j'y assistais contre mon gré, dlt
Sybil en hochant la tête; dans ces cas-là, je pui s
vous affirmer qu'il ne faut pas être difficile pour me
trouver aimable.
- Ah [ peut-être bien, répondit Tremaine avec un
regard malin, mais il y a un air plus insupportable
que celui de la mauvaise humeur qu'il vous serait
impossible d'avoir. C'est l'air insipide de certaines
personnes qui fait qu'on ne trouve rien à leur dire.
- Merci, c'est gentiment dit .
. r~ y eut une pause pendant laquelle Tremaine se
disait:
- De deux choses l'une: ou bien ma jolie petit e
nymrhc a un caractère diabolique, ou bien ,'est la
grand'mère qui ne peut la souffrir. Quoi qu'il en soit,
je parierais pour la méchanceté de la grand'mèrc
Jamais une bouche si doucement modelée n'a pu prononcer des mots violents.
JI reprit à haute voix:
- Votre oncle avait-il l'habitude de pécher quan d
il était ici"(
.
- Mon oncle r répéta Sybil en le reaardant avec
surprise. De quel oncle voulez-vous pa der ?
- De Rashleigh. du capitaine Hashlclgh, le fils de
madame voIre grand'mère.
- Il n'y a pas une goullc du sang des I~ashligdn
<
Ines veines 1 dit Sybil avec vivacité, comme si elk
voulait repousser la seule idée de cette alliance, mêmLdans les temps les plug reculés. Brian Hashleigh est
le beau-ms de ma grand'mère; ce qui ne l'empêchepas d'i::tre son favori, sans doute rarce qu'il y a entn.
leurs caractères bcaucour de pr inls de n.:ssemblancL.
- Ah 1 je croyais qu'il 1 ~ lai ~
()n
rroprc /ils.
- Non, c'est le fits d e son 5ccond mari. VOU "
voyez qu'il n'y a aucun lien de parcnléentrc nous.
-- le vous en lcrais compliment. C'est un !lomm '
de \'aleur. Le capitame I\ashleigh est estimé comm e
un exccflunt ofl1cicr ct l'un des plus habiles tireur.
de son régiment.
- Cela ne m'étonne pas; ce n'est pas la pitié qui
pourrait l'empêcher de faire souffnr les malheu ·
reuses bête~
qu'il ~haige.
�POUR LUI!
3S
- Vous ne me paraissez pas avoir pour lui une
grande affection.
- je le déteste de toute mon âme 1 dit Sybil tranquillement, mais d'un ton assuré qui prouvait une
conviction profonde.
- Je ne serai pas assez indiscret pour vous en
demander la raison, insinua Tremaine.
- Non, cela vaut mieux, c'est moi qui ai été
indiscrète en vous parlant de lui comme je l'ai fait;
j'oublie que vous êtes presque un étranger pour moi;
Je ne sais pourquoi je vous parle comme si je vous
connaissais depUIS longtemps.
- Pourquoi n'auriez-vous pas entière confiance
en moi'? dit-il d'une voix plus basse.
Elle le regarda franchement dans les yeux.
- Ce qui prouve que j'ai confiance en vous, c'est
que je vous parle comme à wn ami et que même sans
le vouloir j'oublie que vous êtes une nouvelle connaissance.
- Une nouvelle connaissance 1 G,uelle phrase terriblement formaliste! Croyez-moi, Je garderai votre
opinion défavorable de Rashleigh comme un secret
' acré puisqu'il me vient de vous. Et si, dans la suite,
vous voulez bien me considérer comme un assez
vieil ami, pour me dire de quelle olTense il s'est
rendu coupable envers vous ...
- Je vous le dirai un autre jour, mais, sans doute,
vous traiterez mes griefs de caprices d'enfant. je
.:rois que les hommes et les femmes ont une manière
très dilTérente de juger les mêmes choses.
Ils revinrent sous la fralcheur des grands arbres
assombris dans le calme profond qui s'étendait partout avec le crépuscule.
Cette fois, ce fut miss Parry et Tremainc qui
firent tous les frais de la conversation. Sybil suivait
d'un air pensif.
Enfin, le jeune homme, se tournant vers elle, lui
demanda:
- Aurai-je le plaisir de vous voir la semaine prochaine à la grande partie de tennis qu'on organise Il
Dene Court '?
- Non, je ne vais jamais à Dene Court. Mrs.
Rashleigh do1t aller y passer une huitaine de jours
et miss Parry et moi nous garderons la maison.
- Ah 1 vraiment. Quand doit partir Mrs. Rashleigh'?
- Mercredi ou jeudi, r~pondit
miss Parrx. Et je
dois vous dire que lady Elisabeth a invité Sybll d'ulll;
façon très pressante, ct qu'clle refuse obstinément
d'y aller. Je suis persuadée qu'un peu de distraction
lui ferait du bien.
- Quel amour de solitude 1 miss Sybil. Est-ccque
10 jeu de ten~is
est çontraire ~ VOl principe a ?
�POUR LUI'
- J'ai bien peur de n'dvoir pas beaucoup de
principes. La vraie raison, c'est que je ['réfère rester
avec Minty ... miss Parry, je veux dire.
Elle regarda avec affection la figure sim?le de son
amie.
Ils étaient arrivés à l'embarcadi!re; ils montèrent
lous dans le bateau. Trp.maine fit ses adieux aux deux
femmes quand ils furent arrivés à la rive opposée.
Ces dernières retournèrent au Prieuré, assez silencieuses. Cc n'est que lorsqu'c1les eurent presque
fini leur thé que Sybil demanda soudain:
- Dites-moi, Minty, comment trouvez-vous notre
lieutenant?
- C'est un jeune homme très bien élevé, très ...
Elle s'arrêta courl, supprimant évidemment la
dernière partie de sa phrase.
- Quoi, Minty? que de réserve.
- Mais non, rua chère. Je trouve Mr. Tremaine
charmant, comme il faut, réservé même, il n'a pas
l'impudence des militaires en général. Vous mefaltes
penser qu'il a tout à fait les manières du fils a1né de
mon frère Tom.
- Alors le fils ai.né de l'otre frère doit être un
charmant garçon, répondit Sybil avec un vif enthousiasme j mais, Minty, j'cn suis sûre, vous avez contre
lui une certaine më/ianc\.: que je ne puis définir. Cela
m'est égal, je finirai par dévoiler vos 'Perfides pensées. ma profonde Mini\".
- Eh bien, ma chéri.:, je ne prc\lends pas avoir
une profonde connaissance du monde; mais je ne
eroi pas que: tous les jeunes <!ens s,~duiant
et
aimables doivent inspirer une confiance illimitée.
Dans un mois, ou même plus tôt, sa compagnie peul
.::tre envoyée dans une autre garnison, je ne sais oû,
<::t \'ous pourrie!. Ile jamais le revoir. Je voudrais que.:
vous n'oubliiez pas ceJ~,
ma chi:rc enfant.
- Oui, je sais que cela arrivera, répondit Sybil
d'un air sérÎt.!ux, je suis persuadée qu'un de ces jour:;
11 nous quittera ... mais .. , - un brillant sourire vint
illuminer ses yellx ct sa bouche - est Ce une l'ai~on
pour que je nll' prive du plai il' dt:; caus cr a vcc IU1 dt.:
loin en 10111" J...: r'iaisir est ",i rare dans ma vie. Vou,:
savez bien que je tiC suis pas dt.: ces personne!;
Llui se monh;nl hl tGlc pour une connaissance dt.:
hasard.
- Je n'en suis pas très sûre. Les jeunes filles
. ans expérience ont beaucoup de penchant à tombl'.:r
J.ms c\os folic:-;. Ce qui me rassure un pell, c'est que
VOU· l'ks si ùiffén,nte d..:s autreS qu\.: j'cspGl'c ...
Un son ùe cloche la 'fit s'arrêter n(;\'
- C'est ma grand'I!)l:re 1 je recollnnis SOI) coup
de connette. k ne haml5 pas qu'elle (;tait sortie.
Mh,. Parry lie laya en disant:
�l'OUR LUI!
37
- Elle va avoir besoin de moi ...
Et Sybil resta se'J:e en face de sa dernière ta~sc
de thë.
Ellc la but à petits coups en songeant:
- Pourquoi, se disait-elle, fermerais-je les yeux
devant le petit coin de ciel bleu que j'entrevois dans
ma vie si sombre? Non 1 S'il m'est possible un petit
moment de mon existence de le passer agréablement,
je serais bien sotte de le laisser échapper 1 Et puis,
c'est un bOr. garçon, si hon~tc
et si franc 1 Je n'ai
ricn à craindre de lui 1 Araminta raisonne comme
une vieille perruque, Moi qui suis jeune, j'ai besoin
de distractions, et les nôtres sont bien innocentes 1
Après tout, j'en laisse le soin à I..l Providence 1
Comme Sybil arrivait il ectt.:: sage conclusion,
Mrs, Rashleigh entra dans la salle à manger. En
outre de leur dureté habitueIh!, ses traits portaient la
marque d'un mécontentement très accentué.
Miss Parry, qui la suivait, demanda d'une voix
timide:
- Désirt:7.vous une tasse do: thl.!. madame?
- Nun. merci, je n'ai be!'<oin de ricn. Approchezmoi une chaise.
Le regard de la vieillI.: thll11C dirigeait ce commandement à Sybil, dont elle prononçait l'arement le
nom.
- Trouvez-vous poli ou méme bien élevé le fail
d'une jeune fille qui reçoit une invitation et qui n'y
r,;pond même pas pour remercier? Lady Elisabet h
Il'est pas habituée à ces façons: je vous en préviens.
La douairière attendit un instant.
Sybil, la figure inclinée sur ~a tasse, ne soufflait
mot.
- Qu'avez-vous à dire à c<:la ? Réronde7.!
Sybil dit d'un ton de n.:spectueuse ironie:
- .Je suis désolée d'être aussi mal élevée. J'ai bien
peur qu'il ne soit trop tard pour me réformer.
Les yeux noirs de Mrs. Hashleigh lancèrent un
ôclair. Mais elle se contint devant l'air glacial ct
lointain qu'affectait la jeune fille.
Sybil, en parlant, avait allssi levé les yeux sur sa
grand'mère.
C'était comme un duel entre leurs deux regard:;.
Mrs. Rashleigh cherchait à faire baisser, sous la
dureté des siens, les beaux yeux gris pleins de
révolte.
Mais le regard de Sybil, d'un calme provocant, sc
montra digne de son adversaire.
Il ne fléchit pas.
Mrs. Rashleigh hausRu tin peu les épaul,~s
ct
létourna la tête.
•
Elle dit d'une voix s\!che :
- VOliS écrirez cc soir 1l~0C
et vous vlendrci m.·~
�38
POUR LUI!
montrer votre lettre . .le veux voir si vous êtes capable
de vous exprimer en termes convenables.
- Que dois.je répondre? Comme je crois (elle eut
un sourire imperceptible) que vous désirez vivement
que je vous accompagne, J'accepterai l'invitation si
cela doit vous être agréable.
l'Ylrs. Rashleigh, qui désirait vivement tout le con·
traire, prit un air circonspect.
- C'est bien aimable à vous, fit-elle avec une grimace dédaigneuse, mais comme vous aviez dit qu~
~ous
ne vouliez pas y aller, j'ai déjà refusé pour vous
de vive voix. Il serait tout à fait inconvenant de
prendre la liberté de revenir sur ce qui a été dit: ce
serait quémander une nouvelle invitation. On n'agit
pas avec ce sans-façon. Il (;st vrai, ajouta la douairière avec amertume, que, comme délicatesse et
bonnes manières, vous n'avez pas habitué les "ens à
être difficiles, en ce qui vous concerne. Cette l'ois, je
m'oppose à ce que vous en donniez un nouvel
exemple. Vous écrirez poliment pour refuser et vous
donnerez une excuse, si vous pouvez en trouver une.
Il y eut un silence, pendant lequel la pauvre
Araminta, dans un état d'agitation ct de tremblement
difficile à décrire, mettait avec des mouvements
nerveux [a théière et les tasses en ordre sur un
plateau_ .
Enfin, Mrs. Hashleigh se leva. Sybil, pour donner
une preuve de ces bonnes manières qu'on lui déniait,
alla aussitôt à la porte et l'ouvrit en saluant avec une
affectation de politesse, quand sa grand'mére sortit.
,
Voilà une passe d'armes assez satisfaisa,ntc,
dtt-clle en revenant prendre sa place. Ces émottons
me creusent, Minty, ma chère, encore une tasse de
thé et une tartine pour calme%' nos émotions. Et
vous, ma pauvre amIe, vous étiez tout le temps sur
des épines.
-:- Oui, cn vérité, j'en suis malade 1 Voyons 1
Sybll, vous n'êtes pas raisonnable d'irriter votre
grand'mère comme vous le faites. La douceur el ln
conciliation ne sont pas seulement votre devoir,
m~is
v?trc meilleure politique, Si vous saviez vous
f~lre
aimer, Mrs. nashleigh pourrait vous re?dre IH
vie très agréable. Peut-être qu'à force de patlence et
dc gentillesse, vous arriveriez à toucher son cœur.
- Quelle illusion! Vous parlez de ce qui n'existe
pas, ma pauvre Minty. Si Mrs. Hashlciph me
laissait tranquille, on pourrait au molUS vivre en
paix, mais, VOliS le voyez, clic ne perd pas une
occasion de mettre ma patience à l'épreuve ou de
m'humilier par ses réflexions, je ne fais que me
tenir sur la dérensive.
- Sybil, n'oubliez pas son àÇ\c ct qu'elle est 'otre
grand'mèrc. Vou~
lui dcv~z
le respect.
�POUR Lur!
39
. - - Je no me le rappelle que trop! dit Sybil,
avec des larmes dans les yeux.
Si vous saviez avec quels efforts surhumains je
me contiens, vous m'admireriez, au lieu de m'adresser des reproches... '
- Ce ne sont pas des reproches, ma pauvre
enfant. Seulement ...
- Seulement, interrompit Sybil avec vivacité, si
je lui montrais de la douceur ou une fausse hypocrisie qui n'est pas. dans mon caractère, cela nc
servirait qu'à me faIre écraser davantage; non, ·il
n'y a rien à faire 1
- Quelle situation désolante 1 !it la bonne fille
qui était toujours prête à verser un pleur sur
n'importe quel sujet.
- Calmez-vous, dit tendrement Sybil, en appuyant
sa main sur celle de la vieille fille, cela tinit par
m'étre à peu près indifférent. N'ai-je pas ma bonne
Minty pour me consoler et pOUl' m'aimer?
- Oh oui! dit Araminta, en embrassant la jeune fille.
- Et encore ...
Sybil n'acheva pas. Elfe paraissait suivre un
rave dans le lointain. et il taut croire que sa vision,
qui se précisait peut-être sous la forme d'un charmant officier aux moustaches relevi!es, était bien
capable de lui apporter aussi quelque consolation,
car un sourire presque heureux vint se jouer sur scs
lèvres et clans ses yeux encore humides de larmes.
V
Progrès.
- ~js
Carew, s'il vous pl aIt, Mrs. Ra ~ hleg
vous demande.
- Moi, s'écria Sybil toult! surprist! .
- Oui, miss.
Sybil alla au salon.
hile trouva Mrs. Winter assi:;c sur le sofa à côté
de sa grand'mère qui. par extraordinaire, avait
presqu:ll'air aimable.
- Eh bien! mon enfant, comment allez-vous? Il
Y a un si~cle
que je ne vous ai vlIe.
- En efTet, répondit Sybil, vous étiez sortie le~
deux jours où je suis venue.
- Pour nous dédommager, voulez-vous venir
déjeuner avec nous demain matin? J'espère que
VOus n'illes pas empêchée?
- Non, madame, mais ...
- Mrs. Winter est assez aimable pour vous
inviter, interrompit Mrs. Rashleish, et je suis sûre
lUO voue aurez bl!uUCOUP de plailllr on vallnot.
�POUR LUt!
Sybil regardait de l'une à l'autre en hésitant,
Une vision délicieuse traversa son esprit: elle
-e vit marchant côte à côte avec Tremaine dans le
boii solitaire, mais elle la chassa vite et prêta toute
son attention à Mrs. Winter, qui disait de sa bonne
voix réjouie:
- Ma nièce, Georgette Playford, ne se porte pas
très bien, je l'ai invitée à venir passer ici une
huitaine de jours; vous aurez le plaisir de déjeuner
avec elle demain. Son frère l'a accompagnée. Venez:
aussitôt que vous le pourrez et apportez de la
musique pour passer l'après.midi.
- Je \'OUS remercie, fit Sybil doucement, cela me
fera grand plaisir.
Il y avait un peu de mélancolie dans sa voix.
- Très bien, répondit Mrs. Winter enchantée,
maintenant je me sauve, j'ai eneore à aller dans une
demi· douzaine d'endroits.
- Toujours active 1 dit Mrs. Rashleigh, au revoir,
chère madame, et merci de J'amitié que vous
témoignez à ma maussade petite-fille.
Ces paroles un peu dures étaient corrigées d'un
sourire qui disparut aussitôt quand, la visiteuse
partie, la douairière et Sybil sc trouvèrent seules en
présence.
- Venez ici, dit Mrs. Rashleigh de son ton le
plus impérieux, comme Sybil s'apprêtait déjà à
quitter la pièce.
Elle obéit.
- Je ne m'occupe pas souvent de cc qui vous
concerne, commença Mrs. Rashleigh, car je connais
"otre obstlOation et je sais que toutes les observa
lions sont inutill's quand vous avez décidé quelque
chose. Mais dans cette occasion je considère qu'il
est de mon devoir de "DUS donner mou avis. Je
suppose que vous avez pu comprendre pourquoi
Mrs. Wint'!\' cherche toutes ks occasions de vous
rapprocher de son neveu, Ml'. PJayford.
- Oui, je crois comprendre, dit Sybil d'un ton
indifférent.
- Je suis enchantée que VOliS soyez arrivéc de
vous-même à la vérité, reprit sa grand'mère, et je
désirais vous faire comprendre la nécessité du tact
et de la plus qrandc prudence à ce moment critiquc
de votre de:;tinée. Le jeune Playford cst un hom~
d'affaires sérieux; ne l'éloignez pas par des manièrcR
coquettes ou arrogantes. 11 est très important que
vous fas:,icz ce mariage brillant. .. pour vous.
je ne voudrais pas donner de faus. es espérances, dit Sybil d'une voix parfaitement calme dan<
laquelle Trcmaine aurait ctpcndant découvert un
léger accent d'ironie; ainsi je me crois oblig~c
de
vous avoucr que je l'ai d'~ià
éloisné autant qu!'!
�POUR LUT!
.Jl
possible. Je ne crois pas que ma sociét6 le rende
très heureux.
- Alors vous avez commis une folie impardonnable en repoussant ce jeune hommel cria
Mrs. Rashleigh avec indignation, ses sourcils noirs sc
touchant presque, dans l'excès de sa colère.
A quoi aboutirez-vous avec vos extravagances?
AVt:z-vous un autre avenir devant vous que celui
de la misère et de la dépendance? Et cela se permet
de tourner. le ~os
à une chance unique qui ne se
retrouvera lamaIs 1
- Je ne serai pas toujours dans la dépendance,
dit Sybil, qui sentit soudain son cœur se serrer à la
pensée de son humiliation.
Un sentiment cruel d'abandon amenait des
larmes dans ses yeux.
- Je pourrais gagner ma vie, si vous vouliez
me le permettre, mais le moment viendra Otl je serai
maîtresse de mes actes.
- Vraimentl Eh bien je vous déclare que j'ai
été assez embarrassée et contrariée par vous dt:
toutes les manières, sans que vous y ajoutiez la
mortification de voir une personne de ma famille
s'abaisser dans une situation dégradante 1 s'écria
Mrs. Rashleigh avec plus de chaleur qu'elle n'en
avait jamais montré.
Vous ouhliez trop que, sans ma charité, vous
en seriez réduite à courir les rues mourant de faim
ct qu'il est de votre devoir de me dé!ivrer d'um
(harge que j'ai supportée assez longtemps 1
- Si je suis pour vous un tel fardeau, su!-,plia
l'enfant, laissez-moi donc partir. On pourrait, en
( herchant, me trouver quelque place comme celle
de jeunes enfants, et du
de miss Pany ou aupr~s
moins je gagnerais ma vie à l'abri ...
Sa grand'mère fixait sur elle son regard hostile.
- A l'abri?
- Des reproches ... Si je gagnais ma vie, on ne me
la reprocherait pas,!!t SylJil d'une voix tremblante.
Son courage était bien proche de l'abandonner.
je n'ai pas le temps d'écouter VO!; sottise.
sentimentales, fit durement Mrs. Rashleigh_
Et, passant devant la jeune fille sans daigner
lui jeter un regard, elle sortit avec majesté.
Un peu plus tard, miss Parry, allant il la chambre
de Sybil, trouva la porte fermée à clef, et elle dut
attendre une minute ou deux avant d'y être admise.
Elle trouva la jeune fille en toilette de sortie.
Sa physionomie lui parut étrange.
- Qu'est-il arrivé, ma chérie? Est-ce que vous
n'êtes pas bien?
~
Nonl Je suis malade. J'ai un accès d'lu1meur
noire. le suis lasfle de la vier
�POUR LUI!
- Oh! Sybil! Qu'est-il arrivé? s'';"ria ln bonne
créaI ure al foiée.
- Ma grand'mère et moi, nous étant· offert le
plaisir rare d'un tête· à-tête, en sommes venues aux
plus dures vérités. Maintenant que je me se!l~
mieux, je vais ehez Mrs. Priee. La vue des enfants
me fera du bien: cela me remontera le moral.
Je voudrais.. .
Elle serra son poing de
colère. - Je voudrais. ne jamais rentrer dans celte
odieuse maison, si ce n'était pour vous, ma bonne
Minty!
EUe serra dans ses bras la pauvn! lille abasourdie, ct SI! SaUH[ pour <.:acher SI!S larmes.
Quand Sybil arnva <.:hez la sœur du doyen, on
lui apprit que Madame .:!tait sortie avec les ..:nfants.
La d0!Uestique ajouta: .
...
- Il sont peut-être alles au bOlS, miSS, je les ai
YUS partir du côté de la rivière.
Sybil, inconsciemment, prit le m€::me chemin.
Elle avait cependant, le matin même, pris la
résolution de mdtre au moins un jou!' d'intervalL.:
entre ses entrevues avet.: Richard Tr..:maine.
Mai::; elle ne pensait pas ,\ lui en t.:e momenl.
E!le uyuit besoin de pr,·ntlre l'air, de s'étendrt::
~;\Ile
sur la mousse cl d~ laisser couler les larml' s
c:'elle avait l't:tenues f'ar orgueil tout à l'heurt;, i
qui l'oppressaient.
En traversant la pla\:\! de la cas(;mc. die ne v't
pas trois officiers qui dl'sccndaicnt dt'; c1v'val devant
la porte.
C'était le capiîaine Bn,ok..:, le major et Tremaiot::
lui-mèmr- qui, comptant sur le l'codez-vous du
lendemain, n'm'ait pa~
e::;(ll:ré voir Sybil ce jour-la.
n l'aperçut, ùe loin, qui tournait un coin et, deux
minute::; plus tard, il marchait aupri:s d'elle.
- Rentrez-vous? lui dC'manda-!il presque timiùemen t pour lui 1
- '~on,
dit elle d'un ton indiffén:nt. Je vais voir
la petite Ewans, parce que je n'aurais pu y aller
dt,;main.
- Vous ne viendrez pas demain? dit I~ichard
vivement. Vous me l'aviez promis 1
- C'est impossible, répondit Sybil toucht:c.
malgré son chagrin, du pénible désappointemt;nt
qu'exprimait Ic son de sa voix. Je suis in,vitée il
déjeuner et à passer l'après midi chez des amis.
- Oh!
- Oui, Mrs. Winter est venue die-même m..:
demandcr. Elle a (:té trop gentille avec moi pOlil
que je puisse rl.:fuser...
'
- Mrs. Wintcr, S'écria Tl'emaine d'un ton désolé,
t:l moi qui ai refusé son invitation pour ne pas
m:mquer notre rendt'z-vous t...
�POUR Lm!
Il avait une si piteuse et comique expressioll
de désespoir que Sybil ne put s'empêcher de rire.
- Vous riez? Oh 1 c'est maIl voilà bien ma
chancel
- je suis bien fàchée tout de même que VOt1~
ayez refusé, vous auriez apporté un peu d'entrain.
Ce ne sera pas folâtre quoique mon admirateur.
Mf. Playford, doive être de la partie 1
- Vous êtes sans cœur de vous moquer ainsi,
miss Carew, quand vous me voyez au désespoir.
- Il n'y a pas moyen de revenir là-dessus?
- Que voulez-vous que je fasse? Comment aller
dire à Mrs. Win ter : « Madame, je suis désolé
d'avoir refusé votre invitation, je vous en supplie_
laissez-moi venir diner demain. »
- Elle se demanderait tout à coup , celte bonne.
Mrs. Win ter, si vous n'êtes pas tombé amoureux d'elle 1
Cette idée les fit rire tous deux et, sans savoir
pourquoi, Sybil se sentit soudain le cœur plus léger.
Tout en causant, ils avaient traversé le bois.
Sybil s'arrêta à la maIson du garde.
d'heure.
Elle y resta un ~uart
En ressortant, ede vit le lieutenant qUI l'attendait
debout à l'endroit où elle l'avait quitté.
Il la regarda de loin avec un sourire si tendre
qu'elle lui sourit, pendant qu'une conviction déli cieuse remuait son cœur: dIe se sentait aimée!
Depuis l'instant où elle était sortie de S'J
demeure, remplie de douleur et de révolte contre:;u
destinée, elle ayait reçu la seule consolation qUI
pût adoucir sa peine.
Aussi elle en était reconnais!;ante intérieurement
à celui qui lui procurait ce soulagement si doux.
minutes en silence.
Ils marchèrent quel~s
Un silence rempli d'mtime sympathie,
Tremaine le rompit en disant, presque timidement:
- Pardonnt;z-moi si je suis indiscret. Mais tout
ce qui VOU8 touche m'intéresse tant! Vous ne me
paraissez pas la même que les autres jours. AvezVous reçu quelques mauvau,es nouvelles?
- Non, dit Sybil. Je ne reçois jamais de nouvelles de personne.
Elle avait retiré ses gants pour lier ensemble
quelques violettes, Elle attacha sur le jeune hommt:!
un regard confiant et, après une courte hésitation,
sc décida à parler.
- J'ai éprouvé aujourd'hui une pénible secousse
et j'en guis à peine remise.
.
- Vous n'êtes pas malade? je l'espère, dit
Tremaine alarmé.
- Non, c'était eulement un violent accès d'indignation et de cbag-rin 1
�44
POUR Lui'f
On VOliS a fait du chagrin •.. Voyous.. je ne
suppose pas que VOllS soyez un ange, mal \'ou:;
f:tes bonne, très bonne. Pourquoi \'OUS femil·on du
.:hagrin à vous qui n'el! reriez à f'ersonne \"olont,
iremenP
.
C'est une histoire trop longue à Jir",. \la
~rand'mLe
a certaine. excentricités... des idées
~lrêtécs.
nous nous heurtuns qut.:lqudois. JI.!
SUppOSè que CeS .:hoses-Ià arrivent dan::. toutes 1,,$
familles , Tt!nl:z! Parlnos d'autre chose, ce sera plu:;;
agréable.
- Volontiers! Etes-vous bien décidée ;\ refus"r
l'invitation de Dene Court? li v aura des courses
J'obsta~[e
tout pri!::; dt là, a' Monkswell, tout le
monde Ifa!
Vous aus~i
~ demanda Sybil.
Oui je dois y courir.
Est-ce que ces courses ne sont pas dangereuses?
NOIl, al'ec 110 bon che\'a), quand où sait Se
tenir en sdle, Le colonel Blackett me prêtera son
cheval qui est men'eillc1:scment dressé . .le ne '-'èrai
pas de rdOUf avant jeudi.
.
- Ah! le jour où ma gran l'1:r~
doit partir l'our
Dene Court.
- Doil-clle y passer qU<.:lques jours?
- Tout un mois, s'écria Svbil avec une joie non
déguisée. Elle s'est laisse persuader d'allonger bOL
::;éjour. Je croi~
que lady Elisabeth a fort à cœur
certains projets pour Itsquels elle veut s'assurr:r
l'alliance de 1'111'5. nashleigh,
- Un projet qui YOl''' concerne)
- Oh! non, c'est 1 uur sa fille, la bd le et riche
quest~on
de tiance~
à l'hé~iter
pré
Aline, . qu'il ~til
sompt! r des tllres ct bIens de la famille. MaIS cecI ~gt
un secret de famille, Vous n'en parlerez à personne!
- A per:sonnt:, dil Tremainc, ravi d'étre dan~
It::s confidences de la charmante cnfant. Mais puisque nous parlons du capitaine Rashleigh, vous
rappele«.vous que vous m'aviez promis une autre
confidence à son sujet et celle-CI plus intéressante
pour moi, puisqu'elle vous concerne?
- C'est vrai, dit-clic en hésitant. C'était .•• il y a
bien longtcrnp.:;, <{l.dqucs \1)cli:s aprts mon retour
de France, quand lè n'avais d'autre ami dans celt..:
maison que mon pauvfe Fox. J',"tais. dans Ct; tcmp.:i,
une pauvre petite créature abandonnée de tous,
C'est à ce mom\:nt que j'ai sauvé la viL' de mO!1
chien.
A cette occa"ion, le capitaine Hashlcigh a montré
une telle cruaute que je ne l'ai jamais oubli':': t:t
t,;'est une des raisons qui me le font détester.
Fox était un amour de toutou; mon seul plaisir
-
.:tait de jouer ttvoc lu!.
�POU:R tUt!
4S
Un iour, rar malheur, il reçut un coup de pied
(ie cheval, Fox eut la patte de devant cassée; vous
\'oyez, celle-Iii, qu'il tient un peu raide.
- Cela ne se voit presque pas, dit Tremaine
poliment.
- Quand l'accident arriva, j'<::ntendis hurler
mon chien el je courus vite aux 0curics pour savoir
cc qui s'était passé . .le trouvai le groom en train de
traîner mon pauvre Fox à la rivière pour le noyer.
La pauvre bête résistait de toutes ses forces, il
me regardail avec des yeux suppliants. C'était
comme s'il m'avait dit: (( Sauve-moi, ne me laisse
pas mourir l " Je voulus alors le sauver coûte que
coûte el je criai au groom de ne rien faire avant
que j'aiL demandé sa Q"ràce à son maître. Quoique
j'eusse toujours une répugnance invincible pour lUI
parler, je courus devanl la maison où il était en
tra:n de monter à cheval. Je le suppliai, en pleurant.
de m'accorder la vie de Fox 1
Je lui promis de m'en charger, de le guéri r, de le
soigner moi-m'ème, mai.:; Brian, qui était de mauvaise
humeur - li l'était presqu'.: toujours - me répondit
cn m'écartant:
- Ce sont des cnfatilg~!
Ce chien n'est plu!:>
bon qu'à jeter à l'eau, il 11(; vaut pa:; la nourriture
qu'on lUI donnc. Ne m'en parlez plus, j'en suis
fatigué. J'ai dit non.
II cingla son cheval d'un air furieux et partit en
me laissant sur le penon, toule désespérée.
J'aurais voulu être un hommt: à cc moment pour
me venger sur Brian du mal qu'on allait faire et je
l'aurais fail avec plaiSir pour lui rendre tous ses
dl:dains. Il m'avait tOIJjours regardée à peu près
comme un petit chien qu'Qn gardait rar pitié . .le
revins alors à l'écurie. je priai et suppliai le groom
de me donner cc pauvre Fox. Il h0sita, car il con
naissait la volonté inexorable de son maltre ; il avait
l 'cur d'être chassé si Brian venait il l'apprendre;
mais il n'avait pas mauvab cccur cl, à la fin, quand
il me vit sangloler en lui disant qUI": je n'avlli:; rien à
lui donner, il s'ëcria : t' N,> pleurez plu<;, miss, vous
lui raccoml'aurez, mais Ile dilus rit.:n, tenez, je vai~
moder sa patte si vous voulez m'aidr; et, après
cela, vous \e cacherez, car si Mr. le capitaine l'aperçoit, jc passerai un mauvai" quart d'heure .•
Je pensai qu'il pourrait bien m'en arriver autant,
mais je promis tOll.t ce qu.'il vOlu~
~t je .tirai la. patte
du pauvre F?x qUI hur!all . .le .n'al lamaiS été St près
de m'évanOUir. Je le pns ensuite dans mes bras ct je
le portai dans ma chambre où je le gardai caché pendant huit jours entiers jusqu'au départ de notre tyran
Urian Rashleigh. Après, le vieux jardinier Dumbledon
l'a "rie ehez lui
Clt Il ~té
trlls bon pour lui.
V"UIJ t' fI-
�:POUR LUIl
sez, bien que ma grand'm ère a toujours cru que le
chien apparte nait à Brian, sans cela on ne l'aurait
pas gardé .. Mais après. tout, Fox n'est pas à moi, rien
n'est à mOI 1 fit-elle tnsteme nt.
- Et moi je pense que toute chose devrait être
vôtre, rien qu'en vous donnan t la peine de demand er,
dit Tremain e, résistan t au désir intense qu'il avait de
lui avouer son admirat ion. Mais il eut l'intuiti on rapide
que ce moment de douces confidences n'était pas celui
qu'il devait choisir pour s'immis cer dans ses pensées.
En outre, qu'aurait-il pu lui dire? L'état de ses
affaires était loin d'être Horissa nt. Il n'avait pas une
situatio n qui lui permit de demand er sa main. D'autre
part, le mariage lui était toujour s apparu comme une
possibil ité lointaine, une sorte de retralte pour son
age mûr et il avait vingt-six ans! Non, il ne fallait
pas y penscr ; d'ailleurs, SybiJ, tout amicale et
franche qu'elle fût avec lui, n'était pas amoure use.
Ainsi, la raison lui conseillait de garder au fond de
lui-même le sentiment de chaude tendres se qu'il ressentait pour la pl emière fois.
Après un silence, elle reprit :
- Oh ! que le vous envie 1 être libre ct heureux !
AUer où bon vous semble 1 être un homme ! Si i~
l'éta.is, je pourrai s être libre de gagner ma vie 1 Mm'
je dis des folies et il se [ait tard 1 .le vous ai retenu
trop longtem ps, monsie ur, avec mes réminiscences
du temps passé. Allons, adieu 1 il faut rentrer !
- Au rcvoir, je viendrai vous voir jeudi en arrivant. Jusqu'a lors, je n'aurai pas beaucou p le temps
de vous revoir, à moins que vous n'alliez de\11:Jin
dimanc he à la cathédr ale.
- S'il fait beau, j'irai, répondi t Sybil.
Et elle poussa la petitc porte du parc; puis, :.-e
retourn ant en pleine lumière, elle lui tendit sa main
dégantée. Trcmai nc la tint lin instant dans la sienne;
enfin, cédant à une impulsi on irrésisti ble, il se pencha
et y mit un baiser.
- Bonne nuit, dit-il à voix basse.
Sybil eut un rire un peu embarr ass0 .
- Sommes· nous revenus a\lX beaux jours de la
l'ëgence dit-elle.
Et, avec un geste de la main, clic disparu t sou
l'obscur ité des grands; arbres.
1')
V1
En Eden.
Le jeudi sU1Vdf,t fut un beau jour pour Sybil.
C'était le commencemt::nt de!; sel1les bonnes vacance/)
Qu'ellE'> pt Minty llvlIipnt j;!oùtéef.\ dcpui/l lon~t
empr-
�POUR LUI!
Mrs. Rashleigh, suivie de sa fidèle femme do
chambre, partit dès le matin.
En partant, elle se tourna vers sa petite-fille:
- Si vous ètes capable de quelque chose, dit-elle,
vous ferez bien d'aider miss Parry dans son travail,
quoique votre nature d'Jrlandaise ne vous permette
pas de vous Iivr~
,\ aucune tâche sérieuse,
Le roulement de la voiture arrêta la vive réponse
qui montait aux lèvres de Sybil.
- Je rends grace à Dieu, dit-elle à miss Parry,
d'avoir devant moi la perspective de trois semaines
de calme et de bonne humeur,
- Ma chérie, ne tournez pas en mal les petites
manies de votre grand'mère,
- Vous appelé!. cela manies 1 moi, je dis méchancetés. Tenez! elle est partie! n'y pensons plus!
.l'emmène Fox dans les bois; nous allons respirer
l'air pur de la liberté'.
Quels jours de bonheur suivirenl. Quelles bonnes
promenades sous le couvert des arbres, alor' dans
loute leur beauté, et les longues stations au bord de
1eau, la ligne â la main, pour avoir un prétexte a
causerie et les déjeuners sur l'herbe que Tremaine
aeceptait sans se faire prier, comme lIne r0compense
bien méritée pOUl' la garde vigilante qu'il exerçait sur
les habitantes du Prieuré.
Le soir, quand, les rideaux tirés, la lampe allum0e,
Sybil lisait àson amie ses simples histoires qui arrachaient à la bonne fille des larmes d'admiration. le
jeune officier venait souvent i!gayer leurs sllirées de
sa verve facile. Il arrivait sou' un prétexte quelconqul:,
un livre à prêlt!r, un renseignement demandi!, qui
aurait pu attendre au lendemain, mais « il ne voulait
pas faire attendre la réponse ". Miss Parry avait fini
par s'habituer aux visites de Tremallle, si bien qu'elle
les désirait presque autant que Sybil. Sa franchise.
la douceur ot le charme de ses manières l'avaient
séduite. fI y avait bien certains moments où la pensée
de ce flirt ouvertement déclaré devant elle lui inspirait certaines inquiétudes vagues, où elle entrevoyait
les chagrins possibles pouvant résulter de ln charmante idylle qui se déroulait sous se!'; yeux. Mai::: eHe
n'avait pas la force de résister au cnurant.Ainsi, le
jours fuyaient rapidement, trop vite, comme s'en
\'ont toulours les rares instants dl: bonheur.
Vers la fin du mois, un beau matin, un billet de
l'éditeur du Marla'{ine ill/u{ré arriva au Prieuré,
Sybil embrassa l'eO\:op~
dans sa joie délirant
- Ecoutez, ma petite MlOty, cet homme parle
d'or: u Madame (je me sens au moins cinquante ans).
j'ai lu votre- nouvelle et je serai heureux de vous offrir
-vingt,cinq livres pour tous droits d'auteur que je vous
payerai en trois échéancee, à intcl'\'o!1es de doux
�POUR LUX!
mois, commençant un mois après la première publication.
/( Esp'.!rant une réponse favorable, j'ai l'honneur
d'ètrc, madame.
« Votre respectueusement dévoué,
«
G.
.IACI'SON,
" Directeur du Maga{ine illustré • ..
- Oh 1 Minty, ma chère (eHe lui sauta au cou).
je l'embrasserais! Je suis capable de gagner trente
livres en un an et, l'année prochaine, je veux commencerl'histoire de Fox. J'y mettrai Brian Rashleigh_
J'en ferai un traitre de mélodrame.
- Quel bonheur 1 s'écria Araminta Jont les yeux
débordaient de larmes de joie, c'est tout à fait ce à
quoi je m'attendais.
- Je vais répondre à ce cher directeur une lettre
aimable, mais digne.
- A propos de lettre, dit Araminta, j'en ai reçu
une ce matin de Mrs. Rashleigh. Elle me charge de
commissions pressées à Freitsborough. Je vais partir
par le train de onze heures. Je serai rentrée ce soir
pour l'heure du dlner. Vous me lire7. votre réponse.
Ne l'envoyL!7. pas avant que je revienne. Au fait, vouIez-vous venir avec moi? Vous allez vous trouver bien
~eul
!
- Non, je n'y tiens pas, Frcitsborough m'ennuie_
Vous ferez bkn vos commissions sans moi. Je finirai
d'ourler ces rideaux que vous avez commencés. Il est
bien temps que je me mette au travail.
Sybil avait un petit air sérieux qui, de méme que
ses sages résolutIOns, rassura la bonne demoiselle
sur certains scrupules qui la tourmentaient depuis le
matin, à l'idée de laisser sa jeune compagne seule et
livrée sans sa protection aux entrepri.ses du loup
ravisseur.
Aprè;; une matinée de travail assidu, Sybil pensa
qu'elle se devait à elle-mëme une récompense.
. ~n
conséquence de quoi, elle mit son chapeau de
JardlO et sorht.
Elle suivit les allées du jardin d'un pas nonchalant, s'arrêtant de place en place pour cueillir quel~
~el1s
roses qu'elle attacha à sa ceinture avec ce gout
mné pour les jolies choses qu'elle possédait, en vraie
fille d'Ève.
Enfin, avec Je propos délibéré de rêver une heure
ou deux en regardant couler l'eau elle alla s'asseoir
sur un banc ru~tiqe
formé de d~ux
grosses pier~
moussues tout au bord de la rivière
,Depuis corn bien de lem ps bâti~sa
il-eHe des
chateayJ:' en Espagne, (tu3nd un pas bien connu la fit
tressaillir r... Elle n'aurait su le dire.
En levant 1eR yeux. elle apcrçu~
au loin la vivante
�POUR Lurf
réalité de celui qui occupait la place principale dans
rêves.
Une minute après, Tremainc était devant elle. Il
tenait sous te bras une pile de journaux.
- Ainsi, miss Parry vous a délaissée pour toute
la journée? Votre camériste m'a informé de cet événement avec un air de m'insinuer que je ferais mieux de
rartir. Mais, je vous avais promis ces journaux. Je
suie entré malgré tout ... et maintenant que j'y suis,
vous me permettrez de rester?
- Oui, je n'ai pas de raison pour vous mettre à
la porte, répondit Sybil en souriant doucement.
- Avez-vous reçu de bonnes nouvelles? lui dit-il,
vous avez l'air radieux.
- Je suis très heureuse aujourd'hui, ce qui n(:
m'arrive pas tous les jours.
- Pourrait-on savoir pourquoi?
- Je vous dirai tout, si vous me promettez de ne
rll.s rire de moi 1
- Trouvez-vous que j'aie l'air de quelqu'un qui
ait envie de rire. Commencer., je serai sérieux jusqu'au bout.
- Eh bien 1 la cause de mon bonheur est une
,lel1re que j'ai reçue d'un gentleman, une lettre adorable...
- Mais. je ne trouve pas qu'il y ait là de quoi rire.
Qui diable cela peut-il être'? Je vous demande mille
pardons. Je sais que je n'ai pas le droit de vous faire
de semblables quesfions. mais cela m'intrigue. Vous
connaissez si peu d'hommes, si peu ...
- Comment 1 mister Tremaine, je vous prie de
vous rappeler que J'ai vécu plus de dix-neuf ans avant
que vous me connaissiez et que méme, quand nous
nous sommes rencontrés, vous n'étiez pas un aussi
vieil ami que vous prétendiez l'être.
- VoiTà une injustice criante, répliqua Tremaine •
.le ne puis pas laisser passer cela, quand vou~
savez
de moi 1 Oui,
combien vous avez cruellement abu~é
je vous accorde que dans une aussi longue vie, vous
devez avoir acquis une vaste expérience. Mais, je
vous en supplie, dites-moi la cause réelle de \'otre
joie. Vous ne pouvez ras comrrendre ce que l'idée
seule de certaines possibilités me cause de tourment 1
ajouta-t-il d'une voix plus basse.
- Vous rappelez-vous, commença Sybil, à quel
de savoir quel était le travail si
point vous étiez intr~ué
pressé qui me retenait à la mai~on.
Je vais vous le dire à
présent, mai s,avant, jurez-moi lesecret le plus profond.
- La torture la plus atroce ne le tirerait pas de
mon ~ein,
fit Tremaine avec emphase.
Il était assis près d'elle, les yeux fJx~s
~ur
son
charmant visage, subjugué par sa grâce, mais n'osant
parler. de peur d'en trop dire.
Gt'S
�50
POUR Lur!
le vous demande encore de ne pas vous moquer
de moi. J'ai écrit une histoire, dit Sybil en rougissant de plus en plus, tout à fait une simple histoire
sur des p.:tits enfants. Je l'ai envoyée à un magazine
d'enfants et ce cher, ce bon éditeur, me répond cc
matin quilla prendra pour vingt-cinq livres, Pe'1sez à
cette chance incroyable.
- VrJiment 1 s'écria Tremainc, vous avez combiné tout un roman, inventé les incidents, les caractères, les dialogues, etc ... mais, vous êtes un génie
remarquable 1 Quand cela paraltra-t-i1 ~
- Bientôt, je pense.
- Prenez garde, je le critiquerai sévèrement.
- Non, non. vous ne le lirez pas, vous trouverez
cela trop enfantin. Je ne Yous l'aurais jamais dit, ~i
vous n'aviez pas été mon seul ami. ..
- Je ne suis pas yotre ami, s'écria Tremaine, ne
pouv~nt
résister au.x sentif!1ents qu'il enfermait cn lui
depUIS longtemps, le ne SUIS pas votre ami, parce que
l'amour passionné que j'ai pour vous n'est pas seuh-ment de l'amitié . .le ne vis de jour en jour qu'avec
l'espoir de vous revoir et, maintenant, je tremble d'entendre vos premières parotes, de peur que d'un mot
vous nc me sépariez de vous pour toujours. La seule
idée de vivre sans vous voir est un supplice pour
moi. Vous méritez quelqu'un d'infiniment meilleur
que je ne suis, Sybil, mais je VOliS aime follement.
Il s'inclina devant elle et prit sa main.
- Avez-vous vraiment autant d'affection pour
moi'? dit-elle d'une voix faible, pendanl que les couleurs s'effaçaient lentement de ses joues et que te,"
larmes montaient à ses yeux.
- Afl'ection n'est pas te mOl, dit·i!, en portant '3<1
main à ses lèvres, vous avez attiré vers vous, sans y
penser, le meilleur et le plus profond de mon ame ;
le n'ai plus le courage de penser à l'avenir. si vous
ne devez pas partager ma vie ... Dites-moi, Sybil.
voulez-vous, pouvez-vous m'aimer?
- Ah 1 oui, fit-elle en laissant couler ses larme:;.
personne, personne ne m'a jamais aimée comme cet ...
Oui, le vous aimerai cl je vous serai fidèle.
- Est·ce que vous ne m'aimez pas un peu, déja ?
demanda Tre01aine avec un vague sentiment d'inquié.
tude.
- j~
n'en sU,is pas sûre~
dit Sybil. Vous Vo,y~l.
je
nc savaIs pas, le ne croyaIs pas que VOUR m almlO7.
autant. Et c'est vraiment bien bon .l vous, car j'ai
toujours été !;i abandonnée 1...
Et, à sa grande jOie, clic pressa la main de Tremainc.
- Grand Dieu 1 s'écria.l-it, comme si j'avais eu
le choix., j'ai été à vous enti~rm.
depuis la première heure où je vous ai vue. Ainsi, ma chérie, vou,
v()l1l"7. hi!'!n mt' l''rnmt'ttre d'êtrp. ma femrnp. ')
�POUR Luf!
51
- le crois que ma vie près de vous sera très
douce, dit-elle gravement, et j'espère que je pourrai
vous rendre heureux ... j'essaierai.
- Chère aimée 1 qu'ai-je fait pour mériter un
bonheur aussi divin? murmura Tremaine en passant
un bras autour d'elle ct l'attirant à lui.
Sybil ne résista pas; elle était très pâle et sérieuse.
- Mais il faut que vous sachiez que, quoique
Mrs. Hashleigh soit ma grand'mère, je ne puis
compter surnen; je n'ai pas un sou qui m'appartienne.
- je n'ai pas le droit de vous reprocher un tel
état de choses, car je suis à peu près dans la même
situation, dit Tremaine en souriant.
- Quel tourment 1cet argent, ou plutôt le manque
d'argent. Si nous n'avons d'argent ni l'un ni l'autre, j:::
crois que nous ferons bien d'attendre que nous en
ayons gagné tous les deux pour nous marier, La
pauvreté est pire à supporter pour les hommes que
pour les femmes,
- Non, ma chérie, ce serait affreux pour vous. Je
souhaite et je ferai tout ce qui dépendra de moi pour
que vous n'ayez jamais à en faire la triste expérience,
.l e vais commencer par aller à Londres pour consulter
mon frère, Je n'ai pas besoin de vous dire que ce
n'est pas celui dont vous m'avez parlé la première fois
que nous nous sommes vus, Il me donnera son conseil que j'estime comme étant de la plus grande valeur
et, au retour, je vous ferai part de mes projets, Atten
drez-vous jusque-là?
- Mais oui, certainement.
- Alors, laissons l'avenir de côté pour le moment;
dites-moi encore que vous m'aimez, Sybil, Ou que
vous m'aimerez et si vous avez une ombre de pitié
pour moi, accorde7.-moi .. , un baiser.
Elle hésita.
- Avez-vous jamais vu dans les romans une sc~ne
d'amour sans baiser?
Il l'attira tout près de lui J Elle sourit aussi, lui
I.fndant sa joue gentiment, mais il parvint à presser
ses lèvres tremblantes et lui rendit sa liberté aussitôt
qu'elle chercha à se dégager.
Alors, suivit une conversation assez décousue el
souvent interrompue sur leur première rencontre,
leurs rendez-vous dans les bois et bien d'autrcs sujets
J'amoureux pour lesquels le jeune orticier fit presque
tous les frais de la conver:;ation.
A la fin, avertie de la venue du soir' par le soleil
couchant qui leur envoyait ses rayons rouges à traver:,
Jr., br..nches des saules, Sybil dit doucement:
- Je crois que je dois vous renvoyer, miss Parry
"crait désolêe de vous trouver ici et j'armerais bien lui
parler ;5culc à sc:ule si ',ous pcn.:;cz, monsieur, que je
l'ClI'( tl)l1t Illi dire ...
�POU'R. Lur!
-
Oui, oui, dites-le à qui vous voudrez, mais, au
nom du ciel, s'écria-t·il, ne m'appelez plus monsil!ur,
Dick, c'est mon nom !
- Mais Dick n'e~t
pas aussi familier pour moi
que Mr. Tremai ne, c'est sous ce nom·là que je pensais à vous.
- Vous pensiez à moi quelque fois?
- Souvent.
- Rt dire qu'il faut vous quitter 1 Allons ' puisqu'il I~ faut absolum ent ; mais je vous reverrai
demai n, et seule 1 Voulez-vous venir à votre endroit
favori, près de la rivière?
Sybil V consentit, pub; insista encore pour le décider à partir.
- Vous ne paraissez pa~
compre ndre combie n il
est affreux de sc séparer de vous 1 mais je vous obéiraI
si vous vou\{'z seulement me dire: c Dick, je VOllS
aime >l, et me donner un autre baiser.
Ct.!s conditions acceptées et miser. immédiatemt.!flt
:1 exécutio n, Tremain e partit aussitô t de l'air
d'un
homme qui marcherait sur les ntJa~es,
"Mon cher
amour, se disait-il en prenant le cht.:Plin des bois pOlir
une promen ade nocturne. et senti~1:al,
vous savez
il peme ce que c'est qu'aIme r, mUls le vous l'appren
drai , le sais que vous ne m'aimer. pas encore comme
je le voudrais, à force d'amou r, le gagnerai le vôtre. ~
apelc~moi
VII
Adieu les amoureux !
- Eh bien 1 chère, qu'avez-vouf> fait toute cette
longue journée ? demand a Araminta, quand, après
's'être débarra ssée de la poussiè re du voyage, elle
s'asseya it en face de Sybil devant leur petite table
à thé.
- Oh 1 j'ai bien travaillé ce matin, l1ai
~ l'après
midi, je n'ai pas fait grand'c hose, répondi t la jeune
fille, semblan t sort ir d'un rhe. Contrai rement à ses
habitud es, elle n'avait pas ~roncê
dix paroles
depuis l'arrivée de son amie. C'était un fait si exceptionnel, qu'Araminta porta son regard sur elle avec
attention.
Sybil avait une physion omie grave, elle paraissa it
pâlie. Certainement, se dit miss Pan·y, quelque ChOSL
est arrivé pendan t mon absence , la chère entant n'est
plus la même.
Pourvu que ce ne soit pas un malheu r! Le cœur
de la bonne fille battit pfus vite, à cette pensée ; il
fallait absolument faire parler Sybil, mais elle essaya
de s'y prendre avec précaut ion, de peur de t'eITa·
rO\lcher.
�POUR LUI!'
53
- Ccla ne vous f<!rait ricn de fermer la porte,
cMrie,ct, en passant, vous seriez bien gentille de me
donner mon tricot, pUIsque vous '::tes debout. Je
n'en puis plus de fatigue.
Sybil obéit. Même, en donnant le tricot, die se
baissa pour embrasser son ami!.!. Ce baiser augmenta
J'anxiété d'Araminta, les caresses de Sybil étaient rares.
- Vous avez été seule toute la Journée, vous ne
vou êtes pas ennuyée?
- Non, pas un instant, fit Sybil doucement.
Vous avez cu des visites?
- Une seulement.
- Qui cela pouvait il 01n.:, miss Price ?
- Non, Minty, dit Sybil avec un sourire candide.
C'était Mr. Tremaine.
- Ah 1 vraiment 1 Mais j'espère qu'il n'est pas
entré, puisque j<.: n'y étais pas.
- Pardon, il est entré, ct il est même resté très
longtemps... .
Il Yeut un silence pesant.
Miss Parry eut le pressentiment quI.! quelquechese
de grave allait se passer.
- Minty, ma chère, di~
Sybil en approchant sa
chais/.: de .celle de son amIe, Mr. Tremall1c est resté
longtemps et nous avons causé très sérieusement;
enfin, devinez, nt-elle, les yeux brillants, en prenant
la main de la vieille fille, devinez ce qu'il m'a proposé?
- Ma chérie, s'éaia miss Parry, au comble de la
joie, il ne vous a pas demandé de l'épouser ?
- Si, il me l'a demandé, dit Sybil d'un ton triom
phant, et il m'a parlé avec tant d'amour ct de respect
t:1, et ... tout cela qu<.: ..•
- Que vous ave~
répondu? fit Araminta haletante.
- Que j'ai dit oui de tout mon cœur 1
Et Sybil cacha sa figure sur l'humble poitrine de
celle qui recevait ses premiers aveux.
- Ma chère petite, vous m'enlevez la respiration 1
s'écria la bonne fille, parlant au propre comme au
tiguré, qui l'aurait pensé ?... Comme cela, si vite ... Je
suis sufToquée ! Ah 1 je voudrais tant vous voir
heureuse 1
- Je le serai, ma bonnl,; !Il inty, il est si bon et si
vous saviez comme il m'aime.
- Mais, ma très cb~re
petite, êtes-vous bien sûre
J'avoir assez d'amour, de confiance en lui pour devenir
::;a femme? C'est une phase solennelle dans votre existence qui décidera du bonheur ou du malheur d.:toute votre vie, pensez-y, chérie, rél1échissez. Mais,
ma SybiJ, que je suis donc heureuse 1 Il a l'air d'un si
bon garçon!
- Oui, il doit être bon 1 Je crois que je pourrai
m'attacher sincèrement à lui. Je sais que j'aurais été
très peinée de le quitter pour toujours. Je me sens
�54
POUR LUI!
plus gaie quand il t:st avec moi ct il a en lui tant de
Icunesse, qu'il réussit à me faire voir la vie sous un
Jour brillant et, cependant, vous savez, Minty, si j'y
suis disposée 1
- Mais tout va changer pour vous. Il doit poss';·
der une certaine fortune, pour apparte nir à un tel
régiment, dit miss Parry, dt:venue rêveuse. Pensezvous que le mariage se fasse bientôt "?
- Je suis sûre;: que non; malheureusement, it n'a
pas la fortune que vous lui prêtez. Et comme nous ne
pouvons pas nous marier l>ans un sou pour entrer en
ménage, nous serons obligés d'attend re peut-être tr\)s
longtemps.
- C'est malheureux, remarq ua miss Parry, ltg::rement revenue de son enthousiasme.
- C'est seulement une question de temps, répond 1t
Sybil très calme, mais, jusque-là, je déSIre que mon
euaagement reste secret pour tout le monde.
- Même pour votre grand'mère "?
'
- Surtout pour elle, Minty, dit Sybil d'un tOIl
ferme. J'espère que je serai majeure quand le moment
de mon mariage sera arrivé et que je n'aurai pas
besoin de lui demander son consentement. Elle trouverait certainement le moyen de me contrar ier de
mille manière~
à ce sujet. Nous ne poun:ons p.eut-,êtrc
pas nous mafler avant longtemps et pUIS, qUI salt Ct:
qui p~ut
advenir"? .. Je puis change r d'avis, Mr. Tremaine aussi; de sorte que je veux garder ma liberté.
Je ne veux pas donner à ma grand' mère des armes
pour me faIre battre. De cette façon, j'éviterai ses
ér.ithètes bless1Otes, si jamais l'envie me prend ... elle
s arrêta. Oh 1 non, je ne changerai pas 1 Il m'aime
tant, le pauvre garçon 1
- Et il mérite d'être aimé 1 Puisque vous Y tenez,
ie garderai le plus profond secret mais, malgré tout,
le crois qu'il serait plus sage de p'arler.
Sybil reprit:
- je dois aller le retrouver demain au bord de
la rivière, il m'a demandé d'y venir ... seule. Voulezvous"?
- Pourquoi non, ma chérie, mais prenez garde de
ne pas éveiller de soupço ns, c'est le danger des
engagements secrets de prêter aux bavardages des
malveillants.
- Calmez vos inquiétudes, nous serons raisonnables, mon cher mentor. Vous ne croiriez peut·être
pas que je préfère ne pas me marier à présent, et
cependant ce jour-là me rendra ma liberté. O~ 1cette
chère liberté 1 Qùitter celte horrible prison, tout ce
9.ui m'est odieux ici 1 Mais le mariage me fait peur...
J aime mieux avoir le temps de m'y habitue r en
pensée.
Elles causèrent très tard dans la nuit, et quand
�POUR LUI!
55
clics SI;: séparèrent, Ct: rut le cœur plein de l'econ
naissance que Sybil remercia Dieu du bonheur qu'il
lui envoyait.
Le lendemain, aprt:s des adieux hatifs à sa fiancée,
le jeune officier partit pour Londres, où l'accompagnèrent les vœux des deux femmes. II écrivit chaque
jour de Londres, mais sans toucher au sujet qui les
intéressait si vivement. Pendant ces trois jours.
Sybil fut si grave et préoccupée qu'Araminta con~ut
dc<; inquiétuJes sur sa santé; enfin, le matin du
troisième jour après son départ, Tremaine sc pré~;"nla
à Id porte du Prieuré. Quanù on annonça son
nom, Sybiljd.l li Ull mouvement nerveux son ouvrage
sur la table, courut à sa rencontre. Ils se trouvèrent
seuls dans le salon.
Le" yeux ùe la jeune lille cherchèrent à deviner
d'uu regard jeté sur le visage de son fiancé l'arrêt de
sa destmée. Il s'empara de ses deux mains, la regardant longll.;ment dans les yeux; enfin, ù'une ,:oix
Llnue, il lui dit:
- Voudrez vous m'attel1lin deux ans, Sybil?
C'e~t
cela que je sui!! venu vou~
demander ce matin,
c'est cc que j: n'ai pas OS? vous é~rie,
car. j'ai
ué'soin d'une rcpunse Immédiate; et SI VOLIS 1~stez,
,;i vous ne croyez pas m'aimer assez pour supporter
bravement la longue attente que les circonstances
1I0US imposent, ùites-Ie-moi ... Je préférerai renoncer
ù l'espoir d'une fortune probable et rester près de
'ons, car je perdraib cent fois plus en vous perdant.
- j'attendrai aussi longtemps qu'il vous plaira,
répondit Sybil avec un sourire confiünt, mais venez
vOus asseoir ... Dick, - elle pron~a
son nom avec
qudque embarras - venez me raconter ce que vous
U\'C:1. fail.
- Mon frère a reçu la nouvelle de notre enga~1uent assez .•• froidement, comme je m'y attendaiS,
il m'a même dit: - pardonnez-moi de vous parler
:.insi, mais je veux tout vous dire, - il m'a dit que
nous faisons une folie en nous engageant si jeunes
d burtout étant dans une situation aussi modeste.
:'vlais quand je lui ai dit que nous attendrions patiemment en travaillant, il s'est calmé, croyant peut·être
que nous pouvions changer_ .. Excusez-le, ma chère
Sybil, il ne vous connaît pas. Ce qui lui a fait
plaisir, c'est que j'aie pris mon parti d'abandonner
la carrière militaire, qu'il appelle une profession
de misérables. Il m'a fait immédiatement une proposition que j'ai acceptée et que vous approuverez, je
l'espère.
- Je vous en prie, Dick, ne pensez pas à moi
quand il s'agit d'affaires sérieu>ies. J'ai toule confiance en nus, ainsi ne consultez que vous-même.
- .le vous ai dit que mon fr~e
possédait Ull
�POUR LUI!
comptoir de banque à Hong-Kong, en Chine; il
m'offre de m'y envoyer en qualité de premier cm·
ployé pendant un an pour me mettre au courant des
affaires. La seconde année, je prendrais la haute
direction et je pourrais donner plus d'extension ù
nos opérations; puis, quand tout serait organisé
là-bas sur une plus grande échelle, je laisserais la
maison de Chine aux mains d'un homme capabk
que nous avons déjà en vue, et je pourrais revenir
à Londres occuper une position semblable dans la
banque de mon frêre en qualité d'associé. Cel arrangement pourrait produire de bons résultats, mon
trère n'est plus très jeune (il est de beaucoup mOIl
alné, vous le savez) et il serait heureux de se repOSt'r
sur moi du soin des affaires. Qu'en pensez-vous? Le
seul motif qui me fasse hésiter, c'est cette séparation
pour deux longues années et la crainte de vous l'imposer à vous-même ..•
- Ne pensez pas à cela, mon cher Dick, j'aurai
autant de patience et de courage que vous, qui allez
abandonner une po~in
que vous aimez, pour vous
astreindre à un travaIl si opposé à vos goCJts; c'est
à vous de bien réfléchir, vous serez fàché d'avoir
quitté l'armée.
- Vous oubliez que j'ai un bonheur à gan~r,
qui compensera largement rr:on sacrifice, répondit
l'remaine avec ardeur. Quand Mrs. Rashlcigh re\'ient,-,Ile'? Je voudrais lui parler moi-même, m'assurer de
son consentement.
- Oh 1 nOIl, je vous en prie, ne lui dites rien,
elle me rendrait malheureuse à ce sujet, j'en suis
sûre.
- Vous savez mieux que moi ce qu'il convient
de faire, quoique je me flatte d'être assez en faveur
auprès de votre terrible grand'mère pour lui faire
vOir notre projet sous un jour favorable.
- C'est de la fatuité, s'écria Sybil, de vous flatter
de plaire à ma grand'mère ou de faire quoi que cc
soit qui ait son approbation! A moins que vous
n'alliez lui dire: Mrs. Rashleigh, je désire épouser
Sybil et je vous en débarrasserai la semaine prochaine; elle pourrait vous répondre: Avec grand
plaisir, monsieur, je vous en remercie.
- Ah 1 je voudrais le pouvoir, murmura Tremainc
en l'attirant dans ses bras.
- Et moi aussi 1 reprit Sybil avec sa sponta~il'
charmante. Ce n'est pas si agréable de se sentir u
-:harge comme un fardeau détesté.
- Mais, en outre votre désir bien naturel de
sortir d'ici, n'y a-t·il aucun autre motif qui vous
pousse à m'épouser?
Elle leva ses yeux sur les siens en souriant:
- Croyez-vous que je puisse me décider à passer
�POUR LUI!
57
toute ma vie avec quelqu'un que je n'aimerais pas?
Et vous êtes si bon et si généreux, mon eher Dick,
que je suis sûre de vous aimer davantage quand j(.
vous connaltrai mieux.
- Vous êtes un ange de m'aimer un peu déjà,
s'écria Tremaine, au comble de la félicité.
- Si nous avons l'un de l'autre une aussi haute
opinion, nous ne pourrons faire autrement que de
nous entendre, répondit Sybil en se dégageant du
bras qui l'entourait. Maintenant, il doit être très
tard, Dick, et je fais attendre le dlner de cette bonne
Minty. Ma grand'mère a écrit qu'elle ne revenait pas
avant une semaine; elle reste â Dene Court pour
soigner une légère bronchite qu'elle a prise sur la
relouse le jour dt'!s courses. Quel bonheur 1
- Comment!. ..
- Non, dit-elle en riant. non pas qu'elle soit
malade. Je ne lui souhaite aucun mal, quoiqu'elle
n'ait pas toujours agi envers moi avec la même amé
nité. Tout simplement un bon rhume qui la retienne
lncore une quinzaine de jours, je n'en demande pas
lavantar.e 1
- C est à peu près le temps qui me reste à passer
à Lynnchester pour donner ma démission, faire mes
isites d'adieu, et ... vous voir 1
- N'y rensons pas trop pour le moment, dit
Sybil en voyant le visage du jeune homme s'assom
brir. Nous allons profiter largement du temps qui
nous reste, venez aussi souvent que vous le pourrez
avant votre départ. A bientôt.
f
A demain.
Un instant après, la jeune fille se trouvait seule
dans le salon; elle souleva un rideau et regarda l'officier qui traversait le jardin à pas lents.
- Comme il m'aimel fit-elle à mi·voix; pourraije jamais lui prouver ma reconnaissance pour ce
qu'il fait pour moi?
.
.
. .
-
...
Ct.! furent de précieux et trop courts moments
pour Tremaine que ces dix jours de halte avant son
;:-rand voyage. Il passa bien des heures heureuses en
de douces confidences avec sa fiancée; il fit avec elle
de splendides projets d'avenir, et il s'occupait en
meme temps de terminer toutes ses affaires et ses
visites d'adieu.
Le jour de son départ, Tremaine sonnait à neuf
heures au Prieuré.
On l'introduisit dans la bibliothèque où il avait passé
ta.nt d'he~rs
heureuses. ~is
P~ry
seule s'y trouvait.
..,. ,l'al voulu vous dire adieu et vous souhaiter
honne chance, murmura l'excellente fille avec des
larmflS dat:s. les yeux. J'irai ensuite avertir Sybil que
vous êtes ICI.
�s
POUR LUI r
- je vous remercie mille fois, répondit Tremaine .
.le désirais aussi vous parler. Voulez-vous persuader
Sybil de faire faire sa photographie? Ce sera pOUf
moi une si grande consolation de l'avoir en Chine! le
major Mac lntyre, qui est mon intime ami, m'a promis de s'en occuper.
- Je vous promets de lui en parler, monsieur.
- Vous ètes une véritable amie, miss Parry, je
vous en prie, veillez sur elle, elle en a bien besoin;
et si ~uelq
chagrin ou difficulté lui arrivait par sa
grand mère, vous me le ferez savoir. Quoique loin
d'elle, je pourrais peut-être lui être de querque secours. Vous me promettez de lui donner du courage
('t de veiller sur elle i'
- Je ne la quitterai pas. Vous ne pouvez pa~
comprendre combien je l'aime. elle est si douce et si
facile, malgré ses grands airs d'indépendance. La
chère petite! elle a été ma seul~
joie depuis que Je
suis dans ICI maison. N'ayez aucune inquiétude, mon·
sieur. Je veillerai sur elle Comme une mère.
- Alors, adieu, ma chère miss Parry, mes remer·
ciements les plus vifs pour toutes vos bontés. Je ne
pourrai jamais les oublier. Et, maintenant, je vous
cn prie, allez me la cherchur; le temps est horriblement court.
- Adieu, monsieur, Dieu vous garde 1 s'écria Id.
yieille flJle, la tête enfoncée dans son mouchoir, en
disparaissant rapidement.
Tremaine n'avait pas fait deux. tours dJl1s la
bibliothèque qu'il vit apparaltre Sybil.
-- Que vous êtes pàlc, chérie, dit.il, quand ils
furent assis côte à cOte sur le divan.
Il la regardait avec des yeux pleins d'amour et de
tristesse,
- Je le crois bien 1 Je n'ai pas dormi de la nuit.
Cela ne m'arrive pas souvent. Je vais frotter mes
joues pour les rendre roses.
Elle faisait suivre l'action à la parole.
- Je ne veux pas que vous gardiez le souvenir
d'une fian.:ée affreuse, pàle comme un spectre.
- Ah 1 Sybil! votre Pdleur est plus belle à l,Ues
veux que toutes les roses de la vallée de Cachem~r!
Que ces précieuses minutes s'envolèrent rapIdement et, malgré leur désir de tout se dire en si peu
de temps, le sentiment qu'ils avaient de la fuite
rapide du temps leur ôtait le souvenir des choses les
plus nécessaires, et mettait sur les lèvres de Trc
maine des paroles et des protestations d'amour si
pressées, que Sybil pouvait à peine y répondre.
- Vous m'écrirez souvent et longuement, lui ditil; vous pourrez envoyer vos lettres cher. mon frère,
à sa banque de la Cité, à Londres, il sait combien jl:
vous aime. il les ènverra fidèlement. Voici son adresse
�POUR LUIt
59
dans ce ~eti
carnet, avec ma photographie, puis, ma
chère blen-aim~,
vous porterez cette bague par
amour pour 0101.
Il sortit d'un écrin une bague ornée de diamants
ct turquoises qu'il passa au quatrième doigt de sa
main gauche.
- Je l'ai choisie ainsi, parce qu'on dit que les
turquoises portent bonheur.
- Elle est très belle, mais si elle ne l'etait pas, je
l'aimerais autant, pUIsqu'elle me vient de vous, dit
Sybil d'une voix émue.
- Merci pour cette bonne parole; mais cette
pendule avance certainement, dites, Sybil?
- J'ai peu'· que non, murmura-t·elle.
- Alors, mon amour, mettez vos bras autour de
mon cou et embrassez-moi, cette fois, de votre propre
volonté ...
Et Sybil, infiniment touchée par le chagrin profond qu'elle lisait dans ses yeux habituellement si
gais, mit ses bras autour de lui et l'embrassa tendrement, tandis qu'il la serrait d'une étreinte longue et
passionnée.
- Comment pourrai-je vivre loin de vous? murmura-toit.
- Pensez au bonheur que nous retrouverons,
Dick, nous sommes jeunes, le temps passera vite.
Ayez du courage, cela me rendrait si malheureuse de
penser que vous l'êtes Valls-même.
'
- Encore un baiser. Adieu, Sybil. Pensez à moi 1
Et le jeune homme s'enfuit en emportant ses traits
chéris gravés au plus profond de son cœur; cependant, une consolation se faisait jour au milieu de son
cha~rin
: la franche et exquise tendresse que venait
de lUi montrer Sybil lui donnait pour la premièrt;
fois la conviction qu'il était aimé presque autant
qu'il aimait lui-même.
La lourde porte de fer, en retombant derrière lui,
avertit miss Parry du départ de Tremaine. Elle vola
au salon pour retrouver son amie.
Sybil était assise, les coudes sur une table, et sa
tête enfouie dans ses deux mains croisées.
- Ma pauvre chérie, c'est un grand chagrin,
mais vous vous retrouverez, ce n'est pas une sépara'
tion éternelle.
- Oui, je le sais, mais son dernier regard me
hante, il était désespéré. Consolez-moi, Minty, vous
étes maintenant ma ~eul
amie ...
Et les deux f rnrncs fondirent en larmes dans II'!"
bras l'une de 1'.'Itre!,
.
�60
POUR LUI!
DEUXIÈME
PARTIE
Un furieux vent d'ouest cinglait la pluie contre
les vitres de la chambre où Sybil travaillait, un an
environ après les événements que nous avons rapportés au chapitre précédent.
Nous retrouvons la jeune fille un peu grandie,
plus sérieuse et plus femme, le coutour délicat de ses
traits a pris plus de fermeté, ses yeux gris plus de
profondeur, comme si l'aile du Destin l'ayant déjà
touchée, J'efit mûrie tout d'un coup en ajoutant à sa
beauté la dernière touche.
Ce roman sentimental, que toute jeune fille porte
en elle. Sybil, depuis ses heureuses fiançailles avec
Richard Tremaine, le repassait en sa mémoire.
Sa fantaisie parait le fiancé lointain de mille
charmes nouveaux, le revêtait pour ainsi dire d'une
autre personnalité, si bien que le véritable Tremaine
était à peine reconnaissable, comparé à cel id~al
fiancé.
Souvent, le soir, entre cinq et sept heures, lorsque
Mrs. Rashleigh, occupée à recevoir ou à rendre de~
visites, ne pouvait entendre ce qui se passait dal1f:
ce coin reculé de la grande maison, Sybll, qui s'était
remise avec ardeur à ses études de piano et de
chant, pour plaire davantage à celui qui l'avait
choisie, Sybil, assise devant le mauvais petit piano
relégué dans le parloir du bas, jouait en rêvant â
l'absent la simple musique classique qui faisait le
fond de son répertoire, ou chantait les sauvages mélodies irlandaises que son père lui avait appnses dans
son enfance.
Les lettres qu'elle recevait de l'Inde l'aidaient aussi
à compter plus patiemment les jours de l'absence.
Dès son arrivée, après un heureux passage, Ri
chard était ent ré en communication directe avec l'associé de son frère et, bravement, il s'était mis SOUt;
ses ordres pour apprendre le métier.
Dans ses longues missives, remplies d'espoir et
de gais propos, le ieune homme se moquait lui-même
plaisamment de la gaucherie de ses premiers essais
ct, à lire ses lettres débordantes de vIe et d'humour,
nul n'aurait pu soup~ner
un instant que le brillant
officier d'hier eût le moindre regret d'avoir troque
son épée contre la plume du bureaucrate qu'il était
devenu .
C'était, même à distance, une bonne humeur si
�POUR LUI!
communicative, que Svbil, déprimée quelquefois par
la monotonie de sa vic t:t le manque d'a!fection, se
reprenliit à espérer et à vivre, en imaginant, du moins,
des jours plus heureux.
NOlis avons laissé nob'e hérolne un certain soir
de novembre, entre six et sept heures, travaillant dans
sa chambre, sans feu, tandis que le vent s'acharnait
aux girouettes du toit o::t que la pluie furieuse fouettait les vitres.
Occupée à un ouvrage de couture et absorbée par
ses pensées, elle paraissait ne pas entendre un remueménage inacoutumé qui s'étendait du haut en bas de
l'antique demeure.
C'étaient, depuis trois jours, des nettoyages, astiquages, frottages de parquets, des housses enlv~s
des fenêtres ouvertes pour rendre à l'air et à la
lumière des appartements fermés depuis longtemps .. ,
c'étaient des préparatifs à faire supposer que le roi en
personne allait descendre au Prieuré.
En réalité, on attendait le maltre de la maison, le
capitaine Brian Rashleigh, qui rentrait dans ses
foyers après cinq années d'expéditions lointaines.
Cette nouvelle, cependant de grande importance
dans une petite ville monotone comme Lynnchestcl',
lJ'avait produit que peu d'effet sur la jeune fille.
Au fond du cœur, elle détestait le capitaine et se
iJromettait bien de rendre à l'avenir sa réclusion plus
complète encore pour éviter de sc trouver sur le
chemin de celui qu'en elle-m8me elle nommait, comme
<Iutrefois, dans ses rancunes d'enfant, « son ennemi» J
Miss Parry entra dans la chambre en coup de vent.
- Mes clefs J où sont mes clefs'? Les voilà perdues 1 Oh 1 que je suis donc fatiguée! s'exclama la
pauvre fille en levant ses bras ou ciel.
- Asseyez-vous 1 p'0UI' l'amour de Dieu 1 ou VOLIS
allez vous tuer j et vollà encore une chose que je ne
pardonnerai jamais fi sir Rashleigh! dit Sybil avec un
reste de son ancienne pétulance.
- Non, je ne m'assoirai pas, dit la vieille fille qui
bouleversait loute la chambre à la recherche de son
trousseau de clefs. Je n'ai m8me pas "espoir de m'assoir en repos jusqu'à ce que le maUre de la maison
~oit
entré Ici.
Sybil demanda:
- Quand attendez-vous l'arrivée de l'ogre '?
- De sir Hashleigh, vous voulez dire ... Ce soir,
au train de huit heures. Le cocher va partir pour
l'attendre à la garc de Freitsborough avec le break ...
pensez aux bagages qu'il va rapporter... Ah! les
voilà, fit miss Parry d'un air de triomphe en brandissant ses clefs. Je me sauve J Il faut que j'aille voir
moi-même si on ft mis les draps les plus fins au lit du
capitaine. Cette folle d'Annie a bien pu se tromper.,.
�POUR LUI!
- J'imagine, dit tranquillement Sybil, qu'un
homme qui a couché pendant cinq ans dans la jungle
en compagnie des léopards et des serpents, ne s'inqui ète guère de savoir s'il a des draps fins dans
son lit.
Miss Parry s'était rapprochée de Sybil et regardai 1
son ouvrage.
- Que faites-vous là ?
- Vous le voye~.
Je racc,?mmode I?our la dixième
fois ma robe de lame de l'hi ver dernier en espérant
que, grâce à mon habildé ou même par affection
pOLlr moi, elle voudra bien me rester fIdèle tout
l'hiver.
- Je ne peux pas m'empêcher de compter beaucoup sur les premières impressions, dit miss Parry
qui suivait son idée, et si vous étiez habile vous
essaieriez de plaire au capitaine Ras ...
- Mint y, s'écria Sybil, moitié fâchée, moitié
riant, s i vous prononcez ce nom, je vous jette ma
robe à la tête 1
Cette fois, la gouvernante disparut pour de bon,
en accompagnant sa retraite précipitée d'un harmonieux cliquetis de clefs.
Une heure plus tard, la femme de chambre de
Mrs. Rashleigh vint prier Mlle Sybil de vouloir bien
aller un moment chez madame.
Les invitations de Mrs. Rashleigh étaient rares et
ne présageaient généralement rien d'agréable.
Cependant, Sybil se rendit chez sa grand'mère
qu'elle troun devant sa table de toilette en train de
mettre la dernière main à l'ornerrent de sa personne.
L'arrivée de son cher heau-fils justifiait chez la
vieille femme cette recrudescence de coquetterie
surannée.
- Approchez·vous, dit la douairière, avec son
plus grand air et sans retourner la tête, en entendant
refermer la porte. Avant-hier, du salon, je vous ai
entendue chanter vos insanités irlandaises sur le vieux
piano d'en bas. Comme dorénavant mon beau-fils, le
capitaine Rashleigh - ces derniers mots prononcés
avec emphase - doit se servir comme bureau de
travail du petit parloir, vous me ferez le plaisir de ne
plus toucher à cet instrument, qui est faux du reste,
et que je ferai disparaltl'e un de ces jours.
- N'y plus toucher jusqu'à quand '?
- Tant que sir Rashleigh sera chez lui.
- Quoi 1 pendant un an 1•••
- Un an, deux ans peut-être•.• Pour la musique
que vous faites, cela n'a aucun intérêt ... Vous avez
compris'?
Les yeux de Sybil s'humectèrent à la pensée d'être
~ rivée
pour touJours du petit piano. son ami, Je
~ODsolateur
et le compagnon de sa solitude.
�POUR LUI!
Ell.: insista:
- Si vous le permettez, je puis faire transporter
le piano dans ma chambre: Je ferai de la place.
- je vous défends d'y toucher! dit Mrs. Rashleigh
avec autorité, ce moyen serait encore pire, parce
que vous abuseriez de votre détestable musique, et
votre chambre étant juste au-dessus du petit parloir,
le capitaine Rashleigh serait gêné dans son travait
- Cependant, fit Sybil.
Son cœur se révoltait devant tant de froide méchanet~.
- Je vous en prie, dit-elle, la voix tremblante,
permetlèz ...
- Cela suffitl On le laissera où il est! Et comme
votre chambre est si proche, vous ferez atten1ion dt:
faire aussi peu de bruit que possible pour ne pas
incommoder sir Rashlcigh.
- Peut-être se trouverait-il mieux, fit Sybil révoltée, si j'allais m'installer au grenier ou dans la loge
du portier 1
ALI moment où la douairière, hors d'elle, se
retournait avec un regard foudroyant, une cloche
retentit, on entcnllit le bruit de la grille qui s'ouvrait,
puis le trot cadencé des chevaux tournant l'angle du
perron.
Mrs. Rashleigh se leva avec majesté:
- C'est lui! disparaissez! dit-elle avec un geste
qui balayait l'enfant de sa présence.
Et Sybil se sauva, heureuse de traverser le hall
avant que le maltre redouté en eùt franchi le seuil.
Une minute encore, la porte s'ouvrit, on annonça
le capitaine Rashleigh_
Un homme de haute stature, âgé de trente à
trente-cinq ans, entra.
I! avait la figure hautaine, les yeux francs et vifs.
Il ressortait de toute sa personne une impression de
force et d'autorit6 qui en faisait un homme supérieur, conscient de sa \'aleur.
Sa belle-mère 5e porta à sa rencontre avec son
plus charmant sounre, el une légère expression
d'amitié.
- Mon cher fils 1 croyez que je suis très heureuse
de VOLIS souhaiter la bienvenue, dit-elle en tendant
ses deux mains .
Rashldgh n'en prit qu'une.
- Je vous remercie, dit-il.
fi se pencha pour poser un baiser sur le front de
sa belle-mère.
- je suis enchanté de vous revoir et surtout de
vous retrouver en aussi bonne santé. Vous avez
rajeijni de vingt ans, ma parole!
.
li s'approcha du, feu.
Avez-VOUS eu un b.on voyage?
�POUR LUI!
Nous avons fait un voyage assez l'roid. Je suis
parti de Londres ave~
le \' eune Wyndham, que j'ai
rencontré sur le quai de a gare.
En parlant, il avait enlevé son paletot de voyag..:
et montrait, dans son veston étroitement boutonné,
une carrure qui dénotait une force peu commune.
- Vous devez être affamé, dit Mrs. l\ashleigh.
J'ai dit de servir di:s votre arrivée.
- Merci. Le train a eu du retard. Je serais désolé
de vous faire attendre en changeant de costume. Si
vous voulez, pour ce soir, m'admettre en veston de
voyage, mon sans-façon aura l'avantage de ne pa,;
vous faire attendre.
- Je serais d~solée
que vous attendiez VOll,,même, cher Brian.
On annonça le diner.
Avec cérémonie, le capitaine ofTrit son bras à
Mrs. Rashleigh, ct ils passèrent dans la salle j
manger.
- Eh bien 1 mon chcl' fils, Jit Mrs. Hashleigh, en
dépl iant sa serviette (ils étaient en tête à tête; les
ordres avaient été donnés pour deux couverts seule
ment), avez-vous eu une bonne traversée '?
- Très bonne, assez agitée dans la Méditerranéc.,
mais prompte, ce qlli est l'essentiel. Ah 1 c'est bou
de se retrouver chez soi, dans son vil!LI)( nid, et dc'
revoir chaque chose à sa place. Comment donc l
vous avez même encore ce petit trou de station ù
Lynnchester, où n'arrivent pas les trains de grande
ligne.
- Toujours, rien n'est chan~é.
- .le croyais qu'on devait ballr une nouvelle gare.
- Les choses se meuvent lentement ici, répondit
sa belle-mère.
Brian, encore un peu de faisan, il vient d"
Dcne Court. Lady Elisabeth m'en a envoyé deux ù
votre intention.
- A propos, comment va-t-on, à Dene Court;
- Pa;; trop mal, quoique votre oncle, le baron
net, décline assez sensiblemenl.
- Ah oui 1 il se fait vieux, mon oncle, ct la petil~
Aline?
- La 'Petite Aline est devenue une grande et belle
fille de vmgt ans passés; c'est une des belles du
comté.
- Vraiment, vous m'étonnez 1 c'était une enfant
assez insignifiante.
- Vous la ·trouverez transformée. C'est l'idéal de
la jeune fille anglaise, correcte et bien élevée. Elle a
passé une saison à Londres, où elle a été fort
admirée.
-=- Ce que vous me dites sie mon oncle mrinquèl~
..
Est-Il vraiment très vieilli (
�POUR LUÏ!
- .le vous ai êcrit, il y a six muis, lors de 5:2
premi1:rc attaque.
- Oui, mais SOn tempérament est si fort; j'es,
p€:rais que ce n'était qu'une alerte.
- C'est une alerte sérieuse. Depuis, il s'est un
peu remonté, avec des absences ~e
mémoire et
d'intelligence.
- Que dit le docteur Parker?
- II dit que la seconde atlaque est à redouter.
- Evid.:mment. Ce que j'apprends là me fait
beaucoup de peine. J'iraI le voir dtmain matin.
- Ils seront enchantés d'avoir votre visite. Vous
verrez que '/ous le trouverez bien cha',gé. CcpLndant,
il monte encore à cheval. Aline, qui monte admirablement, l'accompagne dans toutes ses prolllenades.
C'est Ulle fille si dévouée! elle a un si haut sentiment
de ses devoirs!
- Ah 1 à propos 1 Qu'est devenue votre petitefille? Cette petit<! sauvage que vous aviez prise ici.
D"puis un certain temps vous ne m'en rarl.:z plus?
- Si je ne l'ai pas fait, dit Mrs. Rashleigh lentement, c'est que je n'avais rien de bon à en dire.
- Comment 1 s'est-eIle donc fait enlever?
- Non, grflce à Dieu, je ne pense pas que cela
lui arrive. J'imagine qu'il ne peut r.as en êtrt! autrelHent, mais elle m'a causé plus d ennuis que je ne
saurais VOllS dire.
- Ah 1 ah! une !?etite rebelle.
- Oh! à tel poant qu'elle est ingouvernable.
Elle est d'une indépendance, d'une excentricité dont
'OllS ne !,ouvez vous faire une idée. Ainsi, elle
pourrait êtr,: présentée et serait reçue partout, étant
ma petitc-ftlle', mais elle est d'un caractère si sauvage,
si difLicile. qu'elle préfère ne voir personne.
- Vous n'avez pas insisté? C'est assez extraordinaire, cette horreur du monde chez une enfant.
- Je la laisse libre. Elle pourrait prétendre que
je la contrarie, tant elle a une horreur, une antipathie
inexplicables pour moi.
- Pour vous, sa bienfaitrice?
- Oui, Illon' cher Brian, dit Mrs. Rashleigh, en
renfon.;ant au fond d'elle-même une ombre de
remorcls. C'est une nature impossible à réformer.
Aussi ai-je fini ['al' en prendre mon païti et y
renoncer.
- Je vois, d'après cela, que l'éducation de cette
jeune SSU\ ageonne vous a tionné pas mal de
déceptions.
- Elle a une insolence 1..• et, avec cela, une sorte
do fierté mal placée qui fait qu'on se trouve quelquef91s <lémor.tb sanl'; savojr !1l:1oi répQnçlre.
Le capitaine regarda sa 1;Jelle-mere ,avec un demi$ourire incrédule.
�POUR Lur!
- Tenez, ce soir même, continua M1'5. Ra~hleig
sans y prêter attention, je l'engageais à sc priver dt:
"es in.:;pirations plus ou moins agréables au piano,
de crainte de vous déranger dans votre travail., Elle
d'un air impudent si vous ne l'obligeriez
m'a demafl~
pas à :l1I7f habiter le grenier pour votre plus grand",
commodltf.
Rashlt:i~
se mit à rire.
- Orir- i nalt tout au moins ...
- j'en étais presque malade •.• Ah t lady Elisabeth
est bien hemeuse d'avoir une tille si douce ... ct femme
d'intérieur: tlné vraie maHresse de maison 1
Le dlnc,' finissait.
Au moment de se séparer, Mrs. Rashleigh dit à
"on b'e~\l1.is:
'
" - J c: vous avertis qu'on sonne le premier
d<':Jcll\1er ~l huit heures. Je reste dans ma chambre
jusqu'à midi, mais si vous préférez descendre Il la
~:t1le
ù mang<:r, vous y trouvel'ez tous les jours ma
dt ,noiselk dt::: compagnie, miss Pany, qui vous
servira le th':. Si vous aimez mieux. être servi chez
\' .us ...
- NOll, non. Je n'ai pas tant d'aversion pour la
~nciét
des femmes que je ne veuille passer tous les
jours avec l'une d'elles un instant, surtout si elle fait
bien le thé.
\!:;ux rien changer aux llabitudes de la
Je n~
maison. je descendrai. Plus tard, quand les chasses
auront commencé, je déjeunerai de meilleure heure.
Brian Rashleigh, en entrant dans la haute chambre
lambrissée qu'avait habitée son père et que sa bellemère avait eu la touchante attentIOn de faire préparer
pOllr lui. eut le sentiment de satisfaction il lime du
proi6t,~
qui se retrouve chez lui après une longue
âbseo<:(:.
Tout çe qu'il revoyait lui était familier. Les choses
!.:omme les ~tl'es
avaient un langage qu'ill'econnaissait
d ùont il savourait la douceur.
Il attira un profond fauteuil devant son feu de
bûches et s'assit pour rassembler ses idées avant de
sc coucher.
Il repa"sa dans son esprit les incidents du voyage
clt les nouvelles qu'il ava.it apprises à l'arril'ée.
Une d'elles surtout l'avait frappé.
La nouvelle du mauvais état de la santé de son
oncle, le baronnet, dont la mort éventuelle, proch'e ou
lointaine, le ferait héritier du chàteau de Dene Court
avec les grands domaines qui s'y rattachent, et le
dlcf de la famille des Rashleigh.
,
Ce serait à lui. désor!)1ais, qu'incol11berait la tâche
de soutenir l'honneur du nom et de le peré,tu~;
:.land l'événement inévitable se produiraIt. ,
Pour remp)j(' la pr.emière de ces obligations, il
�POUR Lur!
serait forcé de renoncer à la carrière militaire -- cc
qui ne se ferait pas sans regrets de sa part.
Le capitaine aimait son métier. Il aimait aussi les
aventures, la vie de périls, de hasards; les grandes
chasses hindoues· où il aurait voulu retourn"r, et la
vie· des camps, les expéditions remplies d'imprévu ...
n rêvait qu'il faudraIt quitter tout cela, dire adieu
ù cette existence sans souci du lendemain, périlleuse
certes, mais où il arrivait parfois que les mots de
bravoure et de lutte retrouvaient tout leur sens en
face de èangel's inconnus à nos paisibles contr6es.
Il ferait <.:omme les autres, puisque l'honneur
devait passer avant SOll plaisir.
Il devait avant tout se montrer digne du nom que
ses aleux avaient porté, dont il se trouverait le seul
représentant et qu'li l6guerait lui-même à ses enfants.
Des enfants 1. •• Ah oui 1 Encore un devoir .••
H fallait se marier pour perl1étuer la race.
Rashleigh y était décidé en pnncipe, mais, Dieu
merci, on ne prenait pas pour cela un homme à la
gori/e, il avait du temps devant lui. ..
Brian connaissait les intentions de sa famille
relativement à son mariage projeté avec sa belle
cousine.
Il n'y était pas hostile.
- Autant celle-là qu'une autre, se disait-il en
tisonnant.
Il la connaissait depuis l'enfance: ses sentiments
pour elle étaient plutôt fraternels, mais il n'avait pas
besoin d'aimer passionnément une femme pour
l'épouser.
Ce serait un mariage de convenances ...
Rashleigh n'avait jamais éprouvé d'amour véri·
table. Des toquades, quelques flirts: il était beau
cavalier, il était en général assez courtisé par les
mamans des leunes filles à marier, de même que par
ces demoiselles, mais il n'avait pas l'illUSIOn de
croiI'~
que ce fût pour son seul mérite.
Le capitaine était bien persuadé que les charmantes
attentions dont il était l'objet s'adressaient plutôt à
son nom et à la grande fortune dont on le savait
l'héritier certain.
La journée suivante s'annonça glaciale, la terre
était couverte de givre et le soleil m:ltinal envoyait
de faibles rayons à travers le brouillard.
Le capitaine Rashleigh, ayar:t rcvétule plus correct
des vestons du matin, descendIt en excellente humeur
pour le thé de huit hE\lres.
Le thé, au Prieuré, était toujours servi dans un
grand samovar souS lequel brûlait une lampe à
alcool.
.
Miss Parry était à son poste auprès du samovar.
Se levant de derrière son abri protecteur, la vieille
�POUR LUI!
tille, qui se sentait extrêmement nerveuse, s'avança
pour recevoir l'h(:ritier de tous les Rashleigh.
- Miss Parry, je suppose, dit ce! importànt
personnage. çomment vous portez-vous?
- Très bien. J'espère, monsieur, qùe vous av<!z
passé une bonne nuit?
- Excellente, merci.
Miss Parry reprit timidement:
Voulez-vous me permettre de vous servir le
,hé 1 Prenez-vous du lait ou du rhum?
- Des deux. Merci.
_Un moment aprl.-s, le capitaine murmura à miYOlX :
- Voilà une tasse de thé parfaite 1
Miss Parry poussa un soupir de satifc~on.
Etes-vous n:sté longtemps absent, monsieur?
dit·elle en prenant courage.
- Plus de cinq ans. Et on dirait qu'ici te temps
n'a pas marché.
- Vous devez a\foir trouvé Mrs. Rashleigh en
belle santé.
- Oui. Absolument la mêr.1e qu'il y a ci::aq ans.
Comme je vous le disais, le l~mrS
ne marche pour
personne au Prieuré ... .le retrouve tout exactement
o;emblable.
Comme il disait ces mots, il tourna la tête en
entendant ouvrir une porte et il ~e finit 'pa~
sa phrase
à Juqudle l'apparition de Sybtl venait donner un
formel démenti.
La jeune fille portail avec ai::iance sa vi'.!ille robe
de s~re
bleue tant raccommodée. U'le collerette de!
tulle blanc entourait son cou. Ses cheveux noisette
simplement en nœud au·
étaient tordus ct re~vés
deS;;l,t; de sa tête. Que)q~
boucles rebelles erraient
au hasarù autour de son front.
La vio:ille robe moulai! ses formes.
Rashlcig.b, les yeux grands ouverts, .la regarda.it
a:,ec surpnse, pendant qu'elle traversalt la gritnae
pièce de son pas élastique avec cette démr.rclle légère
qui l'avait fait surnommer par Tremaine, la nymphe
des bois.
'
Brian était accoutumé aux beaux spectales de la
nature dans tous les genres.
.
Il possédait un goût très vif pOUT !a perfeclio.n des
formes. Qudque chose dans la déman:he de la }eUIl<:
fille, dans l'attitude fière de sa tète' fine, le frappa
comme d'une grâce exql1ise, d'une d:stinctior: rare
bic!, difl'érente de ce qu'il aurait cru r~otlv;.
en 1.0.
petite sauvageonne presque abandonnte qu 11 valt
quittée cinq ans auparavant.
Il se leva et, s'avançant à sa rencontre, lui tendit
la main.
- Vraiment, Sybil. est-ce vous r s'écna Brian,
�POUR Lur!
Je ne vous auraIs pas reconnue si Je YOUS avais
rencontrée autie part qu'ici,
- MC'Î, je \'"ous auraiS reconnu n'importe où, clitelle froidement,
- Mais vous deviez à peine YOUS souvenir de
moi: vous étiez si enfant.
- Je me som'enais de vous l'arfit~mcn.
E!Ie lui tendi' s<! main une seconde en le re;;ardan:
sans la moindre apparence de Ijmidt,~
Le son de voix de ta jeune Jille ne pomait faire
f,uppose t• que ce souvenir eltl rien d'ngr6é!ble.
Mais te capitaine avait déjà repris sa place cl,
poussant poli:11ent line tasse du cà!è de Sybil, il
reprit sor, àéje'mer comme une affaire de la pins
graTJde importance.
Sybil se servit avec SOl' aisance hnbitucltc et le
sïence rép'1~
I~endat
quelque!' minute"',
- A quelie heure arrivent les rournaux de
Londres? den:al!da Brian, on les rec~'ait
autrefois
vers cette heur'~·ci,
- lis f:o nt en retard aujourdJhui, ('Ibsen'a mis:;
Parry (l'un ton d'excuse.
- Ah! c'est ennuyeux! .l'estime qu'un des élé
ments du confortat:le, c'est de lire les journhux le
\Uatrn en déje:.mant.
N'ayant rien d'autre à faire I?0ur occuper ses
loisirs, le cai':taine se mit à dêtatller sa voisine de
face, qu'il n'avait fait qu'entrevoir.
Elle resteit siiencieuse, probablement intimidée
par sa présence.
Qui aurait pu croire que l'enfant malingre et
mal tourilée dont il n'avait gardé qu'un souvenir
vague et peu f<:!\'orabl'!, se serait développée rie
manière a devenir cette belle jeune personne?
- Vous dt::vez dérit étre lanc~(;
dans le mO!ldt~?
lui dit·i! unique:nenl pour lui prouver qu'il ne la
trouvait pas au-dessous de son attenlion.
- Non,;e ne vcis personne.
Pourquoi i' Est.ce par avet"sion poer le monde
ou par principe?
SybJl seCQua :3 tète,
seule,
- .ie n'il:me pas le ::nonde . .le préfère ~rc
- A.h ( jeunr misanthrope ( li me semble q1,lc c'est
d'hier (tue vous arr:vie;; ici. Je me rappelle qllelk
"trange oetite til!c vous étie7 a"ec vos yeux effarou
c:hés èt votre robe t. !a mode irlandaise. VOliS (liez un
curieux petit sptScimen du beau sexe de "olre pays.
TI sourit ... en comparn~
le passé au prasen!.
Svbi; leva les ye'lX pour passer à ~on
tour
l'cxarnen de son \ is·to,··,is.
t
- ct rnoi aussi je :11C souviens de l'in~pr:);so
qu.evous m'avez faitt:. Vous m'avez déplu au pr~mie
abord. Vous n'élie:: pas d'un aspect cllgôgeant.
�~,a
ïO
POUR LUIt-
D'horreur, miss Parry faillit se laisser 'aller sur
chaise. Rashlcigh OUVrIt ses yeux graves: un
~ourie
amusé passa sur son visage.
- J'ai dù vous causer une certaine frayeur. le
puis vous assurer que je n'en avais nullement
l'in~eto.
1
- M'effrayer, oh non 1 je ne crois pas. Et puis vous
ne :ne faites pas l'ef~
d'un homme dont j'aurais peul'.
malicieusement en découvrant des
Et clle sou~it
l~ent.;
t-Iancltes comme du lait.
- Diable, pensa Rashleigh, je crois sans peine
que ma belle-mère n'e:1 vi~nt
pas à bout fucil ement 1
Il dit tout haut, assez sèchement:
- Je suis bien aise de le sa voir,
Un domestique entra portant le Times.
Le ca;->itaine s'absorba aussitôt dans son contenu,
~près
avoir hésité en rél1échissant à ce qu'il était
convennble de faire, miss Parry sc leva doucement
ct s'approcha dE' la fenêlr.::.
je vois que ces oiseaux de mauvais augure
qu~
prédisent le temps nOlis font pr~voi
un~
longue
:;Ulte de gelées. Nous aurons un hiver frOid .. ,
- C'est regrettable pour VOliS, sir Rashleigh, qui
qu itt..:z lin pays chaud, remarqua miss Pany.
je serai 'vite rëhabitu6 au climat de mon pays
ct vous ...
H déplaça la feuille du Times qui lui cachait tout
le colé de la tuble où Sybil se trouvait la minuit!
d'avant, et il ne termina pas sa phrase car il
s'aperçut qu'elle avait disparu.
Il
PreDl1ère esoarmouohe.
Pendant près de trois semaines, Sybi! et miss
Parry aperçurent à peine le maltre du Prieuré,
Il se levait de bon matin ct partait souvent à la gare
de Freitsborough, où il prenait le train pour Londres.
U y passait de!' journées en visites, courses
d'alhires, au cercle ou au Tattersall: pour si-·
l{as~eigb
la question chevaux avait une importancc
capllal!',
11 allait aussi faire de fréquentes visites à Den~
Court où il était reçu comme la bonne Corlune. Il
y couchait même souvent et ne revenait que le lendemain soir.
Les fréquentes absences du capitaine étaient
d'heureuses chances pOlir Sybil.
Elles lui permettaient d'entrer à sa guise dans
la bibliothèque et d'y choisir · les livres dont eHe
avait besoin avec une entière liberté.
�POUR LUI!
L'ouvla~e
qu'elle avait entrepris de lire était
l11litulé: Des épisodes dl: l'histoire d'Angleterre.
li .' avait plusieurs tomes que la jeune fille prenait
el l'l'mettait à tour de rôle .
. ta bibliothèque, cependant, était exclusivement
réservée à Brian et Mrs. Rashleigh avait défendu la
l'lus lég-ère intru~o
sur son domaine sacré.
Un Jour, le croyant sorti pour tout l'après-midi,
Sybil osa enfreindre la défense.
Elle se glissa dans la bibliothèque ct, perchée :wr
l'un des précieux fauteuils de cuir de Cordo,lc, d l
essnvail d'altl'indre un yolumc de l'histoire de Gold::lnith sur un rayon élevé, quand la rorte s'ollvrit
hrusqucment. et Rashl eigh entra, le fo,tet:i. la main,
botté et éperonné.
- Ah 1 ah 1 iit-il en souriant, pardon! je ne savil~
ras que vous étier. ici.
Sybil était devenue rouge dl' Slliï'ri:-c d dc cl)n·
trariété.
- j'ai pris la liberté d'entrer, dit elle sans pouvoir
dissimuler sa confusion, j'avais besoin d'un line ct
je vous croyais sorti pour longtemps, sans cela je ne
serais pas venue.
Elle avait saut6 à, terre en parlant.
- Pourquoi ne seriez-vous pat:! \""11\l"? dit
I\ashleigh en posant son chapeau sur le bllreau. VOliS
ll1e croyez donc avare au point de garder rour moi
seul tous ces livres que je ne lis jilma~
(j'ai peur
que vous ayez de moi une biefl mau\"l~c
ol'i:lion.
- je nè vous cOllnais pas assez pour fOl"\"11Cr à
votre sujet aucune opinion, dit Sybi l, YL)\'rrnt qu'il
attendait une réponse.
- Et il est peu probable que notre L:onn:uss,m:-c
yallons,
fasse des progrès rapides au tr(lin dont nOlJ~
répondit-il d'un ton plaisant.
- Vous êtes toujours sorti.
- Descendez·vous toujours à la sa lk à manger
pour le déjeuner de huit heures?
- Oui. je vous prie de croire qu'on ne me serl
pas dans ma chambre.
- l'aurai donc le plaisir de déjeuner avec vous
tOule la semaine prochaine. Les )nurs deviennent
à six beur~.
Je
trop sombres pour partir à la chas~
partirai plus tard et, pour ne pas faire servir deux
fois. je serai présent au dcjeuner de huit heures.
- Ah 1 tant mieux! fit Sybil étourdiment.
- Vous me flattc7., dit le capitaine. surpris. C'est
plus que je n'espérais de vous .•.
~
N'en. ayez pas. tr?p d'org?ei.I·, reprit-el!e avec
un franc nre. cela slgl1ltle 9,l1e l'aIme le thé frais ct
que ce n 'cst pas agréable d avofr tous les jours les
restes de votre théière. Une heurc après vous il est
u~scz
amer.
�l'OUR LUI!
- Pourquoi le prenez-vous r dit Rashleigh devenu
sérieux. Vous n'avez qu'à ordonner qu'on vous en
serve d'aul re.
1 répliqua Sybil, je vous prie de
- O~doner
croire que miss Parry et moi, pouvons recevoir un
ordre iCI, mais en donner ... Nous devons nous con·
tt:nter de ce qu'on nous donne et nous en trouver
bien heureuse.;.
Il y ~ut
une courte pause pendant laquelle
Rashlel3h tourmentait sa moustache d'une main
nerveu'e.
- C'est trop fort 1 dit-il à la fin; mais on peut
remédier à cela.
- Il n'y a que vous qui ayez le droit de porter la
parole sur une coutume établie dans la maIson par
ordre supéneur.
- Nous verrons 1 dit-il en souriant.
Que tenez·vous là ?'" . si je ne suis pas indiscret.
Sybil montra son livre.
- L'histoire de Goldsmith, s'écria-t-il, c'est un
ouvrage un peu primitif et guère récréatif. J'aurai s
sur
cru que vous a\'i ~ z laissé cette sorte de lité~aure
les bancs de l'école.
- J'ai besoin de relire mes auteurs classiques,
dit Sybil d'un air évasif.
Elle tendit la main pour reprendre son livre.
Rashleigh hésita, regarda la jeune fille dans les
yeux un instant et lui dit enfin, comme s'il se décidait à parler malgré lui:
- Pourquoi rie voulez-vous pas vous réconcilier
avec votre grand'm!:re? Je sais bien qu'elle a des
exigences et je comprends'qu'i1 vous en coüte d'obéir.
Réfléchissez cependant qu'à son age on tient à ses
idées •..
Sybil avait tourné la We. Elle murmura:
- On y tient à tout âge.
- Oui. Je crois que vous vous resmbl~
pal'
mal sous ce rapport.
- Non, je ne lui ressemble pas! dit Sybil d'lln
ton décidé.
- Pour cela seulement. Enfin, vous ne devriez pas
oublier qu'elle a fait beaucoup pour vous ...
- Il me serait difficile de l'oublier, on me le
reproche assez souvent.
- Et qu'elle peut faire encore davantaGe dan s
l'avenir.
..
Sybil dit fièrement:
- L'avenir? Cela me regarde; nOLIs saurons nous
passer de bienfaits toujours reprochés.
- Ah 1 savez-vous si vous pourrez vous en
passer r Sait-on jamais?
- Nous verrons bien. J'ai mon idéo.
�T3
- Croyez·moi, si vous écoutiez J'avis que le me
permets de VI)US donner, vous pourriez vous trouver
bie!l aise, plus tard, de l'avoir suivi.
Sybil haussa les épaules d'un air dédaigneux.
- Hé: hé 1 Mrs. Rashleigh n'a pas d'autre hérit~c
que vous.
- Et vous!
- Moi, je ne compte pas. Je ne suis pas son héritier direct. Elle peut, si elle le veut, vous laisser une
jolie petite fortune qui vous permettra plus tard de
vivre indépendar,te.
- Indépendante! Ah 1 j'espère bien l'être longtemps avant que Mrs. Rashleigh ait quitté ce monde!
s'écria Sybil ':lur un ton de déti. Ainsi vous surposez
que Mrs. Rashleigh serait capable d'avoir pour moi
les sentiments d'une mère?
- Je sais qu'elle a eu pour moi des soins maternels et je ne lUI étais rien. tandis que VOliS êtes la fille
de sa fille.
- Vous croyez que ,'est une raison suffisante 1
Je vais vous dire pourquoi elle vous a traité comme
un fils ...
La première raison c'est que vous ne lui avez rien
coûté; que vous possédez ce qui, à ses yeux, est audessus de l'afTection, des sentiments maternels: audessus de tout!
C'est la fortune et le rang!
Tandis que je ne suis pour elle qu'un fardeau, un
fardeau détesté, odieux, comme elle me l'a fait sentir
de mille façons 1
- Vous exagérez, Sybil...
- Non, malheureustment, c'est impossible ... Jusqu'à mon petit piano que ...
Ses yeux se remplirent de larmes qu'elle refoula
aussitôt .
- Votre piano? dit Rashleigh surpris, .•
- Oh rien! ce n'est pas la peine d'en parler 1 Je
h:i ai demandé instamment de me permettre de partir
pour gagner ma vie . .le puis le faire, modestement
c'est vrai, car je ne suis ni instruite ni intelligente ...
Elle a toujours refusé d'y consentir .
. - C'est assez naturel, interrompit Brian.
- je ne le trouve pas. Je suis obligée d'obéir tant
que:: je suis mineure, mais, à ma majorité ...
Elle termina par un hochement de tête déterminé.
- Eh bien 1
- Eh bien 1 rien ne me retiendra ici, je vous le
jure 1 Mais il est probable que vous êtes trop, au fond
du parti de ma gr.:\1ld'mère pour comprendre toue~
les humiliations qu'elle m'a fait subir.
.
- Allons, Sybil. revenez à d'autres sentiments 1
- Non, fit-elle vivement, ne me parlez pas de
Mrs. Rashleigh et de mes obligation$ envers elle. Du
�14·
POUR LClI t
l'estoe, VOliS n't:tes pas mail parent et vous n'avez
aucun droit de me faire des r~montl'aces
1
Elle se rapprocha de la porte.
Le capitaine restait pétrifié d'étonnement.
C'était la première fois qu'il lui arrivait de se
trouver en présence d'une femme parlant avec . une
entière franchise, d'abondance de cœur et qui, sans
!lollti des formes de convention, lui découvraIt le fond
de sa nature passionnée et sincère.
.
Qu'ell" ~tai
donc jolie dans cette attitude Îndignée qui mettait des nammes tians ses yeux!
Il se décida à parler comme elle allait sortÎr.
- Je vous en prie, écoutez-moi 1. .•
Sybil se retourna à demi.
- J'ai pel1t.,:,tre outrepasst: mes limits en vous
parlant comme )l! l'ai fait. Cependant, je ne crois pas
que mes remontrélnces, puisque vous les appl?lez
l~in,
méritaient une réponse aussi vive.
- Pardon, murmura la jeune fille, j'ai peut·';tre
w~
trop loin ...
- Mon intention était bonne, continua Brian, ('t
loin de vouloir vous blesser je vous assure que votre
amitié me ferait grand plaisir ...
Il s'arrt:ta, attendant peut-être une réponse;
comme ellc ne venait pas:
- Mais comme vous ne paraissez pas disposée ù
me l'accorcler, acheva le capitaine d'un ton plus
~ombre,
je ne vous imposerai pas la mienne.
Apr~s
un moment de silence, Sybillui sourit.
Le ~Ol'ire
n'était jamais loin de ses larmes.
Elle lui dit un peu radoucie;
.- C'est \ rai. j'ai été un peu trop violente, excusezmoi.
Rashleigh eut un haussement d'épaliles qui signifiait: • N'en parlons plus 1 »
-- Si. continua Sybil en hésitant, si vous désirez
devenir mon ami, il faut que ce soit par pure bonté
,1':ime, car vous me (rouverez bien insignifiatlte et je
ne pourf'lis guère vous procurer de plaisir, Vous
voyez comme mon caractère s'est aigri en vivant dans
cette atmosphère ùe discorde.
.
- Je crois a~lSsi
que vous pouvez étr.:. toute différente, si VOus le voulez.
- Si je veux 1 rép:?'1a Sybil. Oh 1 croyez-moi, je Oc
peux ni oublier ni pardonner facilement; aussiJ··imagine que cela ne servirait pas Ù gl'und'chose e me
donner des conseils ou de VOltS préOCC\lper de mon
sort.
- le crois que vous pourriez y remédièr VOLISmême.
Elle secoua la tête:
- Non, vous comprendrez miclJ:I: la $itu~on
quand VOUi sàrez resté plus longtemps dans lra IlUlllAOn.
�POUR L1J [!
..,::>
~
- C'est bon, répondit Brian, je profilerai de vos
avis, je garderai mes conseils.
Sybil sortit sans ajouter un mot.
Quant au capitaine, il s'approcha du feu et, oubliant
lu dog-cart qui l'attendait â la porte, il se mit à
.:hauffer la semelle de ses bottes en suivant la flamme
des yeux.
- Elle a un satané caractère, se disait-il, ma bellemère ne saura jamais la dompter... Elle ne prend p<lS
les bOlls moyens. Il me semble qu'à sa place je m'y
prendrais mieux.
Mais pourquoi diable a-t-elle cette aversion inexplicable pour moi ... moi qui ne lui ai l'amais rien fa iO ...
Les femmes ont des caprices qu'e les seraient ellesmêmes bien embarrassées d'expliquer...
'
C'est égal, je l'aurais embra~sé
volon1iers pour la
punir de sa belle colère 1 Pardieu 1 quels yeux 1 ils
parlent ceux-là 1
Si seulement ma belle cousine ...
Le capitaine Rashleigh se leva soudain et d'un
geste de mauvaise humeur, attrapant sa cravache, il
sortit précipitamment.
Dehors, le gel couvrait la terre et la rendait dure
tt glissante. SIr Rashleigh, oublieux des recommandations qu'il avait faites le matin même au palefrenier, lui disant de faire marcher les chevaux au pas,
de peul' des glissades, enleva son al~zn
noir, Rufus,
une bête de prix, et lui fit courir un temps de galop
etTréné, au risque de lui briser les jambes.
Mais, se souvenant tout à coup qu'il allait à Dene
Court faire une visite à sa tante et à la charmant<!
Aline, il modéra l'allure de son coursier et arriva au
château presque rassGréné.
Au Prieuré, di!s que Sybil put saisir un moment
de tête à tête avec miss Parry, elle lui raconta en détail sa passe d'armes avec le capitaine, ce qui lui
valut un long sermon de son amie.
- C'est tout au moins une imprudence, ma chère,
conclut miss Parry, personne ne pourrait vous être
plus utile que sir Hashleigh, s'il lui plaisaitcte s'occuper de vous et ...
- Qu'il s'occupe donc de ses affaires 1
- Je dis que vous faites fi de vos protections
comme si je n'étais pas la seule créature au monde
qui s'intéres!'ât à vous.
- Une amie comme vous, Minty, vaut tous les
capitaines de la création, dit Sybil en embrassant la
vieille fille.
- C'est bon, c'est bon, fit cette dernière, attendrie
au fond, ~ans
vouloir le l'araltre. Vraiment, vous me
feriez croire que vous perdez la raison par moment.
Sir.Ras~leg
n'est pas u~
méchant homme: il est
t.rold, ::\llenCleux rt fier, malS ...
�POUR LlJI'
- Fiel'? dit Sybil, qui sc $ouvenail de quel ton il
lui av ... it demandé SOli amitié ...
- Oui, {jer, il l'est avec tout Je monde. Mais il a
des qualitGs sérieuses et vous auriez bien fait de vous
attirer sa bienveillance.
- Je n'ai pas besoin de sa bienveillance, pas p!u~
que de sa pitié, repartit Sybil vivement, avec son
grand air de reine oJï'ensée. Il me regarde comme une
créature au·dessous de lui, une petite malheureuse
dont l'existence dépend de la charité d'autrui, et un
peu de la r-ienne propre, puisque le Prieuré et tout ici
lui apparl ien!. Je lui ferai voir que je puis du moins
me passer de son appui.
- Il vous l'offrait cependant avec bonté.
:- qui.. je vou.s a~corde
qu'il es~
devenu meilleur
·qu'Il n'etait... moms mhumalll, mais cela ne change
nen à ma rancune. Je veux bien ne pas la lui mOl1trer,
mais qu'il s'abstienne de ses sermons. Je ne dépens
de lui en aucune façon 1 Je ne supporterai pas ~'il
s'arroge le droit de me traiter comme lIne petite tille
qu'on raisonne.
- C'était pour votre bien.
- C'est possible ! ... Mais ce n'est pas mon cher
Dick qui m'aurait accablée de reproches 1 II n'est pas
un horrible brutal comme Brian!
En entrant dans la salle à manger à l'heure du
lunch, Sybil ne put réprimer un sourire malicieux,
lorsque. rencontrant le regard de Brian, elIe se rappela
la façon fort peu civile dont elle lui avait répondu, à
lui, le ma1tre craint et respecté, devant lequel tout
pilait, même la volonté de fer de son irascible grand'fll\:I'C.
Lui, aussi tranquille qu'à l'habitude, causa presqu~
excJusi,'ement avec Mrs. Rashleigh.
Un beau matin, Brian, n'ayant en vue pour la jour.
née ni partie de chasse, ni autre engagement, apparut
au déjeuner de huit heures dans une disposition d'esrrit extraordinairement enjouée.
Miss Parry achevait justement de préparer le thi".
Brian se chaull'a un instant en regardant son
courriLr
- J'esp;;l"c que 1110n thé matinal n'a pas de COllséquences fùchcuses pOUl' le vôtre maintenant, commÇ
Sybil s'en plaignait, dit-il d'un air de bonne humeur.
- Non, r0pondit miss Parry en souriant, je tro!.lre
toujours une théière garnie de thé frais pour nou!;.
On m'a dit que votre domestique se chargeait de Ct
... uin.
- Je le lui ai ordonné. Est-ce qUe Sybil Il'est pas
en retard? elle rue fait l'effet d'être pas mal pares·
seuse.
~
Oh non 1 ne croyez pas cela_ Je viens de lui
envoyer ses lettres, elle doit être occupée à les lire.
�POUR LUI!
- Ah 1 la voici 1 dit Rashleigh. comme la jCI1'~
fille entrait toute fratche et rose de ses ablutions matinales.
Il lui tendit la main.
- Un quart d'heure de retard! Appelez-vous cela
de l'exactitude'r
- Bonjour, Minty, dit-ellc en embrassant son
amie.
Et à Brian:
- Je ne me pique pas d'exactitude, cela n'cmpêche que si ma grand'mère déjeunait avec nous je me
lerais un point d'honneur d'être prête la première.
- Et vous ne me trouvez pas digne d'un tel égard,
n'est-ce pas '?
- Naturell ement! vous n'êtes pas mon :;randpère!
- Heureusement pour moi 1 Que vous faut.il? des
tartines, du lait :>
- Oui, merci, j'ai une faim terrible 1
- C'est le résultat de nouvelles agréables. j'esI)ère?
- Que savez-vous des nouvelles que je reçois?
dit SybiJ en ouvrant ses grands yeux d'un air intrigué.
- Ah 1 miss Parry a été indis crè te.
- Je croirai tout, excepté cela ... dit·elle en dévo
ranl sa tartine.
Le capitaine la regardait manger avec satisfa.ction. .
La « faim terribJe • de Sybil, qui sc renouvelait
chaque matin, l'amusait toujours.
Enfin, cette dernière repoussa son assiette et sa
tasse et, se levant, elle se préparait à sortir.
Sir Rashleigh jetait un coup d'œil sur les journallx
du matin.
- Vous ne m'avez jamais fail l'honneur de m'introduire dans vos appartements particuliers, dilil en
jetant son journal.
Hier, je vous ai entendue chanter des refrains d'airs
irlandais. Vous jouez du piano, je crois ... Pourquoi
nc venez-vous pas les répéter en vous accompagnant?
Sybil rougit.
- Le piano se trouve dans votre bureau et •..
- Cela n'aurait pas d'importance. Mais en lout
cas il yale piano du salon ...
- Défense expresse d'y loucher. Mrs. Rashlcigh
couche au-dessus.
- Ah 1 alors il y a. en dernière ressource, Ir' petit
piano du parloir. Celui-là est~il
aussi défendu?
-.OUl ...
La jeune fille détournait ses yeux d'un air embarI1assé.
- Vous ne vous en servezJ'amaisi'
- .Te m'en servais . .. maiR epuis ...
�- Depufs~
. _ _.
- Votre retour, le petit piano aussi m'est interdit.
- Ah vraiment? Pourquoi donc? dit le capitaine
en fronçant les sourcils.
- Parce que le parloir vous sert de bureau.
- Je n'y travaille jamais. J'écris toute ma correspondance dans la bibliothèque ... bon, nous venons
cela, ajouta-t-il après un instant de réflexion; mais si
je n'étal. pas indiscret, j'aimerais bien voir votre
chambrt:.
- Alors, venez ...
5ybil passa la première; au bout d'un long corridor, iis prirent un petit escalier tournant qui conduisait à l'aile gauche de la maison, la plus exposée au
froid et la moins confortablement meubl ée.
Au bout de l'escalier, sur un petit palier obscur,
Sybil ouvrit une porte.
On voyait deux chambres en enfilade des plus
sommairement meublées.
C'étaient celles de Sybil et de la gouvernante.
Brian remarqua en entrant qu'il y faisait froid ef•
aussi que les meubles qui garnis:,ai ent ces pièces
étaient ceux de rebut de toute la maison.
La table boi'ait; cependant un vase, où quelques
fleurs d'arrière-saison s'épanouissaient, en Harnissait
le milieu. Le papier des murs, taché par 1 humidité,
s'ornait de quelques aquarelles, évidemment l'œuvre
d'une main novice, et sur le plancher non ciré s'étalait un vieux bout de tapis que Rashleigh reconnut
pour avoir fait les beaux jours de la bibliothèque,
dans un temps très ancien.
- On gèle ici, dit-il, en remarquant que le feu
était préparé, mais non allumé.
- J'y suis habituée, fit la jeune fille avec un geste
d'insouciance.
- Pour9yoi ne venez-vous pas travailler ou écrire
dans la bibliothèque? Vous y trouveriez un bon feu 1
Vous avez des paperasses autant qu'une femme de
leltres, dit-il, en voyant un vieux bureau chargé dt:
livres et de manuscnt s.
rérondit Sybil. J'ni
- Je vous emhar~si,
toutes mes habitudes Ici, et je me trouve bien tran ·
quille sur mon te:ntoire palilculter.
- Ne sommes-nous pas au-dessus du petit parloir,
demanda Brian.
- Oui.
- Eh bien! voilà qui est tout indiqué. Vous n'aurei
qu'à descendre l'e'-caher et vous vous trouverez dans
\lotre salon particuher, je veux dire dans le parloir.
- Mais. vous-même i'...
- Moi, j'ai élu domicile dans la blbltothèque on
te fumoir, ce qUI ne yeut pas dire que ces pièces vous
tlont défendues.
�POUR LUI!
79
- Que dira ma grand'm ère?
ceUe
- Je m'expli querai avec Mrs. Rashleigh ~ur
questio n, dit le car.itaine avec ce ton tranqui lk qu'il
prenait quand il n admetta it pas de contrad i ction.
Ils étaient redesce ndus.
En passant , Brian ouvrit le petit parloir.
.. Un bon feu y brillait, allumé par les soins du
domesti que parhcul ier du capitain e.
Celui·ci Ota de la table qu..,lques fincs ct unc cra
vache.
- Voilà mon déména gement opéré; désorm ais,
miss Sybil, vous êtes ici chez vous.
Syhil, confuse , regarda it autou.r d'ellc sans trouver
un mot à répondr e dans sa surprise .
Elle alla au petit piano tant regretté, l'ouni! el y
hissa une minute courir ses doigts avec ravissement.
Le capitain e s'appro cha d'elle.
- Chantez-moL l'air de l'autre soir. VOlJlcl.Yous ?
. Sybil hésita 110 instant, puis, avec un joli s'ounre:
- Ce sera pour vous remercier.
Sa volx douce modula les sons de l'hymne national The Wearing of the green. Elle avait surtout .
en chantan t, le talent de donner aux paroles tOute
leur valeur par des intonati ons plus profond es ou
touchan tes, sa physion omie devenait aussi palh6tique;
cette jeune figure si fraie he, qu'il avait vue tour à
tour en colère, gaie, boudeu se ou malicieuse, se
e.
1ransfor mait en un tableau vivant de la m élancoli
- C'est moi qui vous dois des remerci ements,
dit le capitain e, comme la jeune fille refermail le
piano. J'espère que, dorénav ant, on aura le plaisir de
.
vous entendr e quelque fois.
- Oui, si vous pouvez me dire quO « on » ne me
fe défend plus.
- Cela, j'en fais mon affaire!
Brian s'effaça pour laisser passer la jeune fille.
Comme elle mettait le pied sur la premièr e marche
de l'escali er:
- Vous remontez là-haut, déjà?
- J'ai à travailler.
-- Il fait un soleil superbe , par extraor dinaire,
reprit le capitain e. Allons, Sybll, au lieu de rester à
moisir dans cette chambr e glaciale, mettez Uti châle
sur vos épaules et accompagnez-moi jusqu'a ux écuries. Vous n'avez pas encore vu ma nouvelle paire de
chevaux .
Miss parry jeta à Sybil un regard supplia nt.
Après ce qui venalt de se passer, pouvait-elle refuser?
". ' "
'.,~
- Un instant, je vous suis.
Elle courut cherche r un chàle écossai s dont elle
enropla le5 pans autour de son cou.
�80
POUR LUI!
- J'aurai grand plaisir à voir vos chevaux, dit.eUe
en revenant; voulez·vous que nous sortions par la.
petite porte '?
Et, à moitié surprise, à moitié amusée des relations
amicales établies d'une manière inattendue entre elle
et le seigneur du lieu, elle le s'.!ivit de bonne grâce
dans les allées étincdantes du givre matinal.
- Celui-ci sera un chasseur merveilleux, dit
Rashleigh en caressant la .croupe d'un magnifique
pur-sang brun doré, trop Vif encore, mais j'en viendrai à bout quand nous nous connaltrons mieux.
Vous ne vous approchez pas? Venez le caresser.
- Non, je vous remercie, je le vois très bien d'où je
suis, dit Sybil qui gardait une distance respectueuse.
- Vous avouez que vous avez peur? Je vous
croyais un courage à toute épreuve.
t4
- Cela dépend quelle sorte de courage.
- Quand vous habitiez l'Irlande, vous avez dû
prendre 1 habitude des chevaux. J'ai entendu dire que
votre père était un cavalier émérite.
Sybil avait rougi de plaisir en entendant faire
l'éloge de son père, dont M-rs. Rashleigh ne parlait
jamais qu'avec le plus souverain mépris. " •.
Elle répondit:
- Je n'avais que neuf ans lorsque j'ai quitté mon
pays. Mais avez·vous connu quelques personnes qui
connaissaient mon père? .
- Oui. Plusieurs officiers qui avaient servi clans
le même régiment. Il leur avait laissé Jes meilleurs
souvenirs. Tous J'estimaient et l'aimaient.
En parlant ainsi, Rashleigh ne se doutait pas qu'il
louait sa carte d'atout.
Sybil resta sans rien dire un long moment.
Au fond du cœur, elle enterrait silencieusement
sa vieille rancune.
- Alors, approchez-vous de celui-ci, il est beaucoup plus vieux et plus sage que Rufus.
Brian était entré dans la stalle voisine où un grand
cheval bai brun mangeait tran quillement son avoine.
- Il ferait un excellent cheval de dame. Vous
n'avez pas envie de l'essayer?
- Je n'ai jamais monté ...
.
- Je vous apprendrai.
- Oh non 1 merci. Je suis persuadée gue je ferais
une médiocre écuyère, d'ailleurs je préf~e
ne pas
essayer.
- Ah 1 c'est grand dommage. Vous êtrs faite pour
porter l'amazone.
Comme ils traversaient, en revenant, la cour des
communs, Fox se précipita sur sa maltress(' avec des
bonds de joie.
- Le bel épagneul! dit le caritainc. On m'a. dit
qu'il était à vous.
�~ou
LUI1
8r
- Je ne peux pas affirmer qu'U soit Amoi tout à
fait. Mes possess ions sont assez restrein tes. N'est-ce
pas qu'il est beau?
- Oui. C'est un chien de race; d'où vous vient-il?
- je vous dirai son histoire un autre jour, dit
Sybil en jetant un rapide coup d'œil à Brian.
Mai$ ce dernier avait tout oublié.
Il n'y avait sur son visage pas la moindre trace de
souvenir.
Il répondi t d'un 'air indiffér ent:
- Quand vous voudrez 1 A propos, aurons- nous
le plaisir de votre société au dlner que votre grand'mère donne jeudi?
- Non. A mon grand étonnement, ma grand'mère m'a demandé sl je voulais y venir. Je me suis
empressée de refuser une invitation qu'elle avait l'air
de faire à contre-c œur.
- .le -croyais que cela vous ferait plaisir. C'est
moi qui avais prié votre grand'm ère de vous demand er
être. Il paraIt que je n'ai pas r6ussi, Décidément
~'en
le n'ai pas de chance.
- Non, c'est vrai, dit-elle en riant, mais Iç dtner
n'y perdra guère à se passer de ma présence ...
- Cela dépend , répondi t Rashleigh, vous êtes
bien décidée ?
-:- Quand j'ai dit non, c"est non, répondi t Sybil
en nant.
Ils étaient revenus dans la maison ; avec un petit
geste de la main elle le quitta et remonta en courant
J1.:,squ'à sa chambr e, ne pouvan t se décider li prendre
ns
~, vite possess ion du pp.it oarloir malgré les décisio
du c maltre lt.
III
Un traité de paiL
- é8ày~
te grand d!11er de Mrs. Rashleigh ne rüt pa8
par la présenc e de sa petite-fille.
La veille, dalls le tête-à-tête que chaque soir elle
avait avec son beau-fils, Mrs. Rashleigh lui avait dit:
- j'ai fait ce que vous m'avez dit, mon cher enfant.
Mais comme je m'y attenda is, Sybil s'entête à persister dans son isolement et à refuser toutes mes
avances. Vous voyez que j'avais raison: c'est une
sauvagerie san3 remède.
- je le sais, dit Brian d'un ton bref. Je lui en ai
inutile d'insist er. A propos.
parlé. J'ai vu gu'il ét~i
un parti, je
p~enat
comm,e
-l!
aJouta-t
n:ère,
chère
vous SUIS très reconna issant d avoir voulu me réserver
le petit parloir de l'aile gauche. Mais je m'aperç ois
qu'il fail double emploi avec la biblioth èque Oil je
et j'ai décidé que, dortlnav ,lnt, il fJerait ml.
lr~vai\c
�l'OUlttuIl
fi la disposition de ,'otre petite-fille qui n'e~t
pas logée,
d'après ce dont j'ai pu m'apercevoIr, tr~lO... luxueu sement - en appuyant ironiquement sur ce dernier
mot.
Mrs. Rashleigh, sans rien faire parai/re cle 'l'Monnement et de miTIe pensées conru~es
qui se pressaient
en son esprit, répondit posénien1 :
," ,
- Comme toujours, vos désir~
s'on1 des ordres,
mon cher fils, mais croyez que si je n'ai pas voulu
habituer Sybil à plus de luxe, ..
- Vous pourriez dire bien-être, appuya le capitaine avec un accent de reproche.
- ... C'est parce que j'avais pour cela des raisons
très sérieuses, continua la douairière, sans vouloir
remarquer l'interruption.
'
- .le n'en doute pas, dit Brian d'un air froid ... et
aussi je ne doute pas que votre petite-fille n'ait un
tempérament très résistant pour pouvoir "ivre dans
une glacière sans s'en ressentir .
..::: De mon temps, les enfants étaient élevés sans
feu. S'est-elle plainte à vous? demanda Mrs. Rashleigh
que cet entretien commençait à inquiéter.
- Elle ne m'en a pas dit un mot, répondit Brian.
,le m'en suis rendu compte par moi-même. Au surplus,
notre conversation ne sert â rien, puisque les chose:,sont décidées. J'ai ordonné à James d'allumer le feu
lous les matins dans le petit parloir qui servira désor
mais de salle de travail â Sybil.
Cette semaine apporta à SybiJ une joie lOattenduc,
mais toujours vive, avec une lettre de Tremaine, plus
longue, plus confiante que de coutume.
Il commençait à se mettre au courant des afTaircs i
son apprentissage devenait plus facile.
«Je voudrais, lui disait-il, que cet endroit fût
plus gai, plus approprié à vos goûts et aux besoins
d'une femme pour que j'ose vous prier de vouloir bieo
venir m'y rejoindre, ma Sybil chérie, jc crains d'6tre
très égol'ste, mais mon unique pensée de chaque
jour, mon rêve de chaque nUIt, c'est de vous revoir,
ma bien-aimée. Il
- Ah 1 qu'il est bon de s'être condamné à une ... ic
si diff(:rente de ses goûts pour moi, pour moi, une
pauvre fille insignifiante, sans argent, sans amis, qui
n'ai d'autre mérite que de lui rendre un l'eu de
l'amour qu'il me prodigue! Ah 1 mon ch~r
Dick, je
ferai de mon mieux pour m'acquitter de ma delle
envers vous f
C'était l'heure du dlner,
~ybil
se rendit à la salle à mangu, cncore toute
radIeuse de la joie que lui donnait la conviction de
se sentir aimée.
En l'apercevant, Je capitaine ne put s'empêche!" de
l'amar(tuer l'animation inaceoutum6e de sa physiono-
�POUR LUIl
8:;
mie: ses yeux brillants de plaisir, ses jouea rosées,
c'était comme un épanouissement de rayonnante jeu.
nesse qui éclair.lit toute la pièce,
Le diner terminé, la ùouairiëre rllmonta dans son
a.ppartement pour ~e préparer à sortir,
- Vous n'accompagnez pas votre gl'and'mère'?
dit enfin Brian, qui, depuis un bon moment, le dos
tourné au feu dans cette position favorite des chasscurs fatigués, ne perdait pas de vue la jeune fille.
- Non, je ne suis pas invitée, et le serais-je ...
- Que vous resteriez toute seule dans votre
chambre qui est une Sibérie en miniature. Passerez..
vous la SOirée dans votre retit parloir?
- Oui, dit-elle en sc levant. J'ai il travailler. Bonsoir,
Le capitaine ne répondit pas.
H resta cinq minu1es où il était, puis. son cigare
achevé, il se dirigea lentement du côté de la bibliothèque.
fi s'y promena longt emps. à grands pas.
H essaya de lire ... sans succès 1
Tous les bruits de la maison lui arrivaient distinctement.
Les domestiques traversaient le hall.
La calèche de sa belle-mère amcnûe devant 'le
perron, il l'entend descendre l'escalit:r, on ouvre la
porte, la portière claque, la voiture s'éhranle; eH...:
est partie. Il est seul avec tes serviteurs dans l'immense maison.
Seul? Non ...
Là-bas, tout au bout du couloir sur lequel la parre
rie la bibliothèque est restée entre-baillée, il voit dan s
~'es
allées et venues filtrer un mince rai& de lumièrt..
fjui semble l'attirer chaque fois davantage_
.
Enfin il se décide à se rapprocher de ce rayon 'lU!
a une si forte puissance d'attraction.
A grands pas, sur le tapis épais, il lrave_~,:
le
passage.
.
A la porte. il s'arrête un moment, indécis. . Un léger bruit lui arrive à travers la lourde por
tière de velours qu'il tient d'une main; ce sont des
papiers remués, une plume qui grince, puis une voix
d'une douceur pénétrante.
- Couche-toi près du foyer, mon bon Fox, tu
peux rester, elle e~t sortie pour toute la soirée. Nous
sommes seuls ...
Elle aussi pense à sa solitude ... si près de lui!
Il se rapproche de la porte; enfin il se décide à
frapper doucement.
Sans attendre une réponse, il entre.
Sybil est assise devant le bureau. Elle n'a pas
entendu frapper, sans doute, car en le voyant apparaltre, si grand Rur le aeuil· elle pOU6ll'ie unl.l exclama-
�l'om
LUI"'!
lion de surprise ct ferme vivement le manuscnt
qu'elle a sous la main.
- Il fait froid cc soir, dit très vite Briall. pour
c.'cuser ou expliquL!r 1'on entrée inopinée, ct \,0\;5
n'avez ici que d~s
lisons éteints! Ne pensez-vous pas
qu'il serait plus raisonnable de venir partager la
chaleur de mon {eu ct la lumière de ma lampe 1. ..
au lieu de vOus ('nrhulll er ici. Cette pièce est glaciale ...
- je ne sens pas le froid. Mais, si cela vous fait
plaisir, je viendrai part
w~r
votre solitude un in stant
avant t'heure du coucber.
Brian revint à la bibliothèque. A l'entrée, il s'erfa((a,
la Jeune fille passa devant lui.
Les flammes du foyer darJsent joyeusemen t, éclairant le dos des livres qui bordent la pièce de trois
cOlés.
La monumentale cheminée envoie ses rayons de
tous côtés.
Sir Hashleigb, très important dans son habit rouge
qu'il a gardé depuis son retour de la chasst:, prend
possession du foyer dans sa position favorile, avec
l'air d'un homme décidé à passt'r une bonne soirée .
Fox, comme chez lui, s'est couché sur le tapis,
aux pieds de sa mali resse.
Sybil le caresse doucement.
- Tu ne te reconnais plus dans ces splendeurs 1
Tu es un intrus, ici, mon pauvre chi en ... Vous ne
l'avez pas invité, dit-elle en levant les yeux sur Brian,
il faut le mettre à la porte?
- Puisque vous êtes inséparables, il était natu·
rellement compris dans l'invitation. Mais, à propos
de Fox, vous ne m'avez pas encore dit d'où VOLIS le
tenez?
Elle devient toute rose et elle porte machinalement
les mains à sa coiffure, car Brian la regarde avec une
telle persistance qu'elle s'imagine qu'une mèche folle
attire son regard.
- Je puis bien vous le dire maintenant, répondt-elle d'une voix légèrement émue.
Les circonstances de leuî tële-à-tCte imprévu,
t'heure tardive, leur solitude dans la grande mais(~n
au milieu de la nuit et enfin un vaeue sentiment que
Brian est plus désireux, de lui plaire qu'elle à lui la
mettent en confiance.
En quelques mots, elle dépeignit à Brian le sau"clase de Fox, elle lui rappela la scène dont il avait
ét.'· l'~n
des acteurs et quelle semence de rancune il
;\ \',.1 Jetée dans son âme d'enfant. Elle avoua tout!
Avec quel soin elle avait cah
,~ le chien jusqu'à
~n.
dé!?art à lui, elle dit aussi CO fT1bi\!n la paune bète
lUI aValt montré sa reconnaissance par un attache
ment et un dévouement presque humains,
�POUR LUI!
8$
-:"' J'af eu de bien durs moments â passer, achevll
Sybl!.
Sa voix trembla un peu; ses yeux, inconsciemment, laissaient perler des larmes.
- Pendant ces tristes jours, Fox a été la seule
créature vivante qui ne m'ait pas rcfusl: son alYection.
JI.! lui I:ontais mes peines: il avait l'air de me comprendre et cela me faisait plaisir ... Ille fallait bien: je;:
n'avais pas d'autre ami 1
. Rashleigh suivait, sans en perdre une seule, les
ùllTérentes impressions qui se succédaient sur le
visage mobile de la jeune fille.
A ces derniers mots, il se pencha ver:; elle, la
main tendue.
- Vous en aurez df;:uX à partir de ce soir. Voullez·vous faire la paix, Sybil i' Je ne me croyais pas un
tel monstre de cruauté: vous me couvrez de confusion 1 Allons, me garderez-vous rancune r
- Puisque vous reconnaissez vos erreurs, vous
êtes pardonné: nous sommes amis ...
Elle souriait, malgré un léger tremblement de ses
lèvres, qui toucha le cœur du capitaine plus qu'unto
parole n'eût su le faire.
- C'est bien, dit Rashleigh qui n'était pas élo·
quent. votre main?
Elle mit sa menotte dans la forte malfl tendue en
kvant sur lui ses yeux encore humide$.
- Quel contraste avec la mienne, dit Brian en
regardant fa main délicate qu'il tenait. \' oyez, je
pourrais la brisel' d'une étreinte.
Il la secoua fortement.
- N'essayez pas, je vous en prie, dit Sybil .en
dégageant sa main. Ce serait un mauvais début pour
notre amitié 1
- Vous me croyez donc capable de vous faire du
mal?
. - Je ne suis pas sùre du .:oqtraire, d'après ce que
/€- sais de vous. Vous pouvez parfaitement devenir un
monstre de cruauté.
- Viens ici, mon vieux, fit Rashleigh en se baissant auprès du chien. Donne-moi la patte.
Fox obéit.
. - Accepte mes humbles c,'cuses pour les illten!IOI1S crimInelles que j'ai eues à ton fgard. De ce
/our, tu appartiens à ta protectrice à qui jl! céde tous
mes droits sur (oi. I\cconnais-Ia comme ta souveraine maltresse.
oicn bon, dit Sybil en riant, mais il
- Vou:, ':l~
y a longtemps que c'est fait. Surtnu( n'aile.: pas rendre
votre don public; si ma grand'mère ne le croyait
pas a \'(lLiS. il n'y aurait plus de place ici potJr lui.
Rél",h~ig
allait répondre quand on f1;'appa à 1::
porte. Miss parry entra timiQclil:lent.
�Pardon, Sybil, je vous ai clll;rchéb partout. Il
faut que je vous parle. Ne perdons pas ùe temps.
Venez 1
- Pardon, dit Sybil à Brian, je vous quitte.
Lorsqu'elles furent remontées dans leurs chambres, miss Part')' se jeta au cou de Sybil en pleurant.
- II faut nous quitter, ma chérie, je vais partir.
- Oh! pour_luoi, Araminta? Est-ce que ma grand'mère vous renVOle'r pourquoi partir?
- Lisez ce télégramme. Je l'ai reçu ce ~oir.
Ma
belle-sœur Vient de mourir et mon frère, qui est fou
de chagrin, me demande en toute hâte 1
Elle tira de sa poche un chifron de papier.
Sybil déchiffra:
Il, Mary morte ce matin. Désespéré 1 les enfants :l
l'abandon. Viens de suite. GEORGIl. »
Araminta s'était laissée choir sur tIne chaise. Ell e
se lamentait à haute voix:
- Oh! ma pauvl'e belle-sœurl encore si jeunel
sa i~
bien
Elle avait une maladie de cœur. Je pen
qu'elle mourrait comme cela tout d'un coup 1 Et ce:'>
pauvres petits!
Abandonnés! Le malheureux père n'est pas
capable de s'en occuper. Ohl grand Dieu! Il faut
que je m'en aille dans une demi-heure et rien n'est
~M!
.
- Vous n'avez pas besoin de toutes vos an'aires,
Minty . .le vais mettre le nécessaire dans une valise .
Si vous avez besoin du reste, je vous l'enverrai.
Sybil, avec des mouvements vifs, jetait dans une
malle les robes, le linge, les chapeaux, que miss
Parry lui désignait avec force interruptions de sanglots et les réflexions les plus désolantes .. .
Enfin, tout fut prêt.
On installa les menus bagages sur le siège de
devant de l'élégant phaéton dont la capote était
rabaissée à cause du froid.
Miss Parr y fut juchée à l'intérieur de l'équipage,
non sans avoir serré dans ses bras sa petite amlC qui
pleurait aussi de la voir partir.
Le sentiment d'un isolement plus complet enva ·
hissait tout à coup Sybil en voyant s'en aller la seule
personne qui, jusque-là, lui avait témoigné de l'affection.
Après le premier moment de surprise et la presse
des préparatifs, le départ de son humble amie lui
apparaissait maintenant comme une réalité tangible.
La jeune fille restait sur le seuil toute frissonnante, la fi~ure
couverte de larmes.
Un brUit de pas venant du hall la fit tressaillir.
Qui pouvait s'occuper d'elle à présent?
Srr Rashleigh s'avança portant une lampe."
- Permettez-moi l dit-il, de vO\JS eC'compsgner
�POUR LUI!
jl.lllqu1à votre chambre: les couloirs et l'escaliel' sonl
obscurs, tout est éteint.
Sybil essuya ses larmes d'un gestc rapide.
- Merci, âit-elle très bas, non sans que S:l voix
ne trahît son émotion.
Arrivé à la porte, de sa chambre, Brian prit la
main de la pauvre abandonnée et lui dit (\vec un
accent d'un e telle douceur que Sybil eût douté que
c'était hien llil qui parlait, si ellc ne l'avait vu penché
vers clic, la couvrant d'un reJlartl afrectueux :
- Ne vous désolez pas, ::,ybill Vous avez en moi
un so uti en! Avez-vous oublié déjà notre paçte Je ce
So ir?
Elle lit signe que non ...
- Eh bien 1 puisque je suis votre ami, vous allez
me promettre de faire tous vos efforts pour dormir
au .licu d'ablmer vos yeux à pleurer une partie de la
nUlt. Me le promettez-vous?
. - jOl tâcherai, pOUl' vous Caire plaisir, rép onditellt.! avec un sourire mouillé de pleurs; bonsoir.
8rian.
IV
Confidenoes.
LI;. ,'etit déjeuner ùu lendemain eut pOUl' Brian un
att,rait qu'il constata lui-même avec quelque surpnse.
C'était la première fois qu'il d6jeunait en l':te il
tête avec Sybil, et pourtant la pauvre enfant n'y
apportait pas une joyeuse humeur!
- Vous n'avez pas dormi comme vous me l'aviez
promis, dit-il, en remarqu3,nt lc~ yeux cerntis ~t les ,
JOUCS pàles de la jeune fille. Souffrez-vous?
- Non, merci, Bdan, je ne ressens qu'une gl'ande
fatigue. J'ai eu de la peine à tenir la promesse que je
VOllS ai faite. Je pensais, malgré moi, à ma pauvre
amie. Je me représentais l'embarras dans lequel elle
va se trOllyer avec ses quatre orphelins.
- C'est vrai ... Allons, mangez davantage . Vous
nc finissez tien.
- Je n'ai r,as faim ...
- VOliS n êtes pas raisonnable. ma cht:re enfant.
Allons, j'insiste rour que vous preniez autre chose;
après une nuit ct insomnie, VOus avez besoin de vous
l'':confotlH. Scrvc7.·vous ...
....;. Impossible de VOLIS résisterl Vous parlez avec
llne telle habitude dll commandement 1
- Les hommes de mon tégiment connaissent ce
ton'Ià; ils SU\'ent qu'il n'y a plus qU'à obéir.
- Ou!, mais une femme èst quelquefois plus difficile à iouverner que tout un régimentl
�- Comm& vous vous connaissez bien 'Vous·
mêmel 1I\a seule ressource pour vous faire obéir
serait de vous dire: Ne faites pas cela, alors j'aurais
quelque chance pour que vous le :6ssiez 1
- C'est celaI Vous connaissez à fond la nature
féminine, dit Sybil en souriant.
- Qu'avez-vous à faire ce matin? demanda Brian.
Voulez-vous essayer d'une promenade en voiture
pour vous remettre de vos émotions de cette nuit? Jo;
n'ai pas de rendez-vous pour la journée, je me mets
entièrement à votre disposition.
Sybil prit un air sérieux.
- Merci, je ne crois pas avoir le temps, cela
dépendra de Mrs. Rashleigh; il faut que je lui parle.
- Qu'avez·vous donc de si pressé à lui dire? fit
le capitaine inquiet.
- Je veux demander à Mrs. Rashleigh de m'ac ·
cepter COqllUC demüiselle de compagnie pendant
l'absence· de miss Parry.
- Bon, je me fais fort de vous seconder dans ce
poste important.
- Vous seriez tout à fait incapable de remplir la
place de miss Parry, même ·un seul jour. Il faut
accompagner ma grand'mi!re dans ses sorties_
- Jusque.là, ce n'est pas au-dessus de mee
moyens.
- A mes yeux, c'est le plus difficile.
- Méchante 1 et ensuite?
- Il faut écrire ses lettres, faire ses comptes,
v~rife
les livres des domestiques ...
- Oh 1 cela devient épineux 1
- Vous voyez 1 Et ce n'est pas tout 1 Il faut du
matin au soir veiller à tout, avoir l'œil partout, gronder les uns ou les autres, compter le linge, l'argen·
terie ... les jours de réception, miss Parry était sur les
dents .. .
- Je suis confondu d'apprendre qu'une faible
femme peut supporter un tel fardeau sans y lai!>ser
ses os, et c'est cette terrible tâche dont vous vO\1lez
vous charger·t
- Oui, si ma grand'mère le veut bien. Je vais \"
lui proposer; voilà pourquoi je ne peux YOUS répond~
si je serai libre ce matin. Je ne sais pas si elle acceptera.
. - Sans doute, si vous le lui offrez gentiment en
oubliant vos viel Iles rancunes ..• Pourquoi ne serfezvous pas aussi aimable que vous voulez vous rendre
utile?
- Pour être utile, le le veux bien, mais aimable 1.. .
non, pas avec elle 1 Je ne peux pas forcer ma nature .. .
- Que dItes-vous, Sybil i' La haine n'est pas un
!lentiment féminin.
I"~
Une femme quine liait pllS ho.lr no saitpaQ aimer.
�POt'R LUr!
- Je n'en suis pas aussi sûr que vous!
.
- Mon cher Brian, vous ne connaissez rien à ces
choses-là •.•
- Et vous, mademoiselle, qu'en savez-vous 'J
- Ohl moi, je devine!
- Vous avez assez d'aplomb de parler de la
sorte; vous, pauvre pet it oiseau à peine sorti de sa
.:oquel
- Ne vous moquez pas 1Les jeunes filles ont certains instincts qUI leur font entrevoir bien des
choses.
- Ah! ah! vous ne manquez pas d'audace! Cela
n'empêche pas que les innocentes ruades d'un vieux
cheval vous jettent dans des frayeurs mortelles. Pour
en revenir à cette promenade, que décidez-vous?
- Je suis certaine qu'ellc me ferait grand plaisir;
c'est une gaterie a laquelle je nc suis pas habituée;
mais je veux me mettre à la disposition de ma grand'mère et, à part cela, j'ai du travail en retard. Je n'ai
pas écrit depuis plusieurs jours.
, - Pardon, hier soir, quand je suis entré sans que
Yous m'attendiez, vous étiez si absorbée dans vos
paperasses que vous ne m'avez pas entendu frapper.
- Ah OUi 1 J'allais m'y remettre.
- Est-ce bien indiscret de vous demander « à
titre d'ami li quel grand travail vous occupe? EcrivezVOus votre vie et vos aventures, ou un grand roman
il sensation?
- Ni ['un ni l'autre; j'écris ... mais c'est un secret.
- Bah' dit Brian amusé de l'air mystérieux ùe
Sybil, les amis oe sont-ils pas faits pour recevoir les
secrets?
_
- Et pour savoir les garder?
- Oh 1 cela ne se demande 'pas 1
- Eh bien 1 j'écris ..• j'écns des histoires pour
gagner de l'argent.
Rashleigh ouvrit des yeux stupéfaits.
- Vousl
- Oui, moi, dit Sybi\ d'un ton piqué. l'écris des
r.etites histoirt':s très simples que j'envoie à un maga·
Zine illustré pour les enfants.
- Et on vous paie pour ce travail?
- On m'a déjà payée plusieurs fois... O1a16,
Hrian, que votre belle-mère ne se doute pas de cela ••.
- Mrs. Rashleigh ne pourrait qu'être fière de
vous.
- Nullement. Elle m'interdirait probablement de
Continuer, et si vous saviez quelle source de plaisir
c'est pour moi 1 En même temps que je me mets de
cOté une jolie petite somme que je serai bien contente
de trouver lorsque .••
- Je comprends! n'achevez pas .• : Vous avez bien
If) temps de penser il cela ••• industrieuse petite fourmi,
�POUR LUI!
acheva Brian avec un sourire ét un regard de ëorn• ..
. ' ;1 '
plaisance au graciwx bas-lcu~
Sybil se leva de 1able.
.
- Pour le moment; l'indùstrieuse fourmi Va
s'aventurer dans le repaire du lion; elle ignore si elle
en sortira vivante. En d'autres termes, Je veux dire
que je vais me rendre tout de suite. chez ma grand'·
mère et me mettre à ses ordres, aJoLlta Sybil ' simplement.
.
Svbil revint loute joyeuse sur le perron où Brian
attelldait en fumant un cigare.
- Eh bien? questionna-I.il. Avez-vous réussi?
- D'une manière indécise jusqu'à présent. On a
bien voulu écouter ma requête; cependant, jusqu'à
nouvel ordre, je reste libre. Quel malheur 1 moi qui
voulais tant me rendre utile 1
. - Voilà des sentiments qui vous honorent, dit
f\ashleigh en souriant. Mais il n'y a pas qu'à votre
~rand'mèe
que vous devriez vous rendre agréable.
Voulez-vous l'être tout à fail pour moi ce matin i'
- Comment cela?
Sybil, surprise et intriguée, ouvrait dl: grands
yeux.
- En vous laissant mener partout où je rous
conduirai, dans tous les sentiers de la forét où mon
tilbury pourra péntr~.
La jeune fille sauta de joie.
- Je cours prendre mon chapeau, faites atteler,
je viens 1.... Ce sera peut-être mon dernier jour de
liberté 1 » se disait-ellc en enfonçant sur ses cheveux
rebelles sa vieille toque de fourrure ct en plaçant,
par un geste de coquetterie instinctive, un petit bouquet de primevères roses fraichemenl cueillies, dans
la pochette de sa blouse.
Elle reparut ainsi, les lèvres et le teint plus frais
que ses fleurs, les yeux brillants d'une joie enfantine.
Sir Rashlcigh ll.l,i offrit sa main pour l'aider à monter
avec la méme grace qu'il eût déployée pour la tille
d'un lord; une seconde après, il était à son côté cl
bientbl le tilbury fila sur la route à une vive allure.
Depuis longtemps Sybil ne s'était aventurée aussi
loin dans les détours de la forêt.
Elle croyait, cependant, bien la connaître; mais,
à 'son étonnement, Brian, qui l'avait parcourue en
tous sens dans la saison des chasses, la connaissait
encore mieux. Son but le plus lointain était le rond
point de la Table des Chevaliers, ainsi nommé parce
qu'on y remarquait encore une table de pierre branlante p<?rté~
par quatre pieds, que la mous,;!.: rongeait
et verdISSait.
Sir Hashleigh avait Cté berct da'ns sOt1 'enfance
avec la ballade rctaç~
les e)(ploi~
fameux des
chevaliers.
.
�POUR LUI!
91
Arrivés au terme de leur court voyage, il fit descendre sa comRagne et, dans ce décor assombri par
les teintes de 1 hiver, il lui raconta des histoires merveilleuses que la jeune fille écouta suspendue à ses
lèvres.
Sa vive imagination brodait encore sur la lë~end.
Des visions de chevauchées nocturnes, d'enlèvements mystérieux, de manteaux troués de coups de
dague, d'orgies nocturnes à la lueur des torches résineuses traversaient son esprit, faisant palpiter ses
narines ou allumant un éclair dans ses yeux .
. Sir . nashlej~
paraissait suiyre avec infm~t
d'lntéret les différentes expressIOns que son reClt
coloré faisait passer sur le visage de SybiJ.
Plus que Jamais, elle lui parnissait différente,
dans ce cadre antique dont la nature faisait tous lei>
frais, de la jeune fille moderne, véritable ty-pe de la
« demoiselle à marier » dont sa cousine Aime était
un spécimen des plus réussis.
Assis auprès de Sybil, sur la table de pierre,
Brian parlait toujours: un souvenir en r(lppelant
d'autres; l'intérêt ardent avec lequel il se sentait
éCouté lui donnait une éloquence qu'il se découvrait
avec surprise.
Cependant la matinée s'avança it.
- Venez, dit Brian, nous reviendrons au rond·
point des Chevaliers puisque ces histoires de bandits semblent vous charmer, il y Il bien d'autres coins
que vous n'avez pas explorés.
II. l'aventure, de nouveau sous les sapins d':nudésl
Décembre mettait son givre à leurs bras décharnés,
le sol craquait sous les pieds impatients de Rufus el
Sybil, impressionnée par le silence complet et
l'étendue mystérieuse du bois; se taisait, blottle dans
le coin de "Ia légère voiture qui illait, traversant {:
chaCJ ue instant un paysage nouveau.
~our
la jeune fille, cette promenade, événement
capltal dans sa vie de recluse, était comme un aperçu
d'une vie différente>.
Le matin lumineux, la beauté du coursier rapide,
l'.impression de conrortabl e, de bien-être et de s~CL1ntë CJu'elle éprouvait en la compagnie de cet homme
puissant, devant lequel elle voyait tout sc courber et
dont les paroles étaient des ordres, le charme de son
récit tout à l'heure, tout contribuait à rendre Sybil
Confusément heureuse, il lui faire souhaiter que cette
Course rapide n'eClt point de terme 1
Que de temps et de choses écoulés depuis le jour
où, pOUl' la première fois, elle avait rencontré
Tremainc 1
Soudain, une allée, reconnue au passage, te
rappela à son souvenir.
Elle se voyait marchant avec lui, SOUil cos l"l1êmo"
�POUR LUIt
iubres Des souveni rs de sa tendres se, de sa dêticate
bonté ~u
de sa gaieté commu nicatin; lui revenaie nt
en fouIe ... Tout~
pensi"e , clic ferma les yeux , croyant
l'entend re Cl1core.
Ur' choc violent la tira de sa rt::"crie.
Rufus, efTraré par ln yue d'un arbre couché au
travers du chemlO, avait fait un bond de côté.
Mainten ant, les oreilles basses, il courait, bride
abattue , au fou rré.
Sybil, dans son trouble, se crampo nna au bras
du capitain e.
_ Lâchez mon bras, fit Hashlc:igh d'un ton impérieux, ou vous alle7. nous faire verser ...
Elle vit qu'il était pâle et qu'une express ion violente animait ses trait-.
La jeune fille se tut.
Elle resta immobi le j tenant ses mains forteme nt
croisées , elle murmu ra une courte prière, se croyant
arrivée à sa dernière heure.
Après une courte lutte - Rufus essaya deux fois
de se cabrer - Rashlei gb se rendit maître de son
cheval qui réduisit son trot â une allure raisonn able.
- Je suis désolé de cette alerte, dit Brian, en
regarda nt les traits décoml?osés de sa compag ne de
route. Je voulais vous farre faire une promen ade
agréabl e et vous voilà plus trembla nte qu'une feuille.
Sybil rougit de confusi on.
-- Vous devez me trouver bien poltron ne, dit
elle, je ne suis pas habitué e aux chevaux fougue ux:
ceux de ma grand'm ère ne me donnero nt jamàis de
pareille s émotion s.
- Vous avez, pour une femme, le plus utile des
courage s: celui de savoir maHris cr votre fra\·eur.
Que serais-je devenu si vous vous étiez évanoui'e ou
si vous aviez jeté des cris perçant s comme je l'ai '"u
faire une fois à ma cousine .
Sybil sourit malicie usemen t.
- Probabl ement, dit-elle, \'OU!\ ne lui avez pas
rendu la raison d'un mot bref ct bien senti.
- C'est vrai, dit le capitain e en riant, vous mc
rappelez que je dois m'excus er }?our ma brusqu erie:
je sui ~ bru'ql1c naturell ement j Il ne fnut pas y fair"
attentio n.
- Oh 1 l)uel charma nt endroit, ,,'écria Svbil, où
sommes -nous donc?
Ils étaient entrés dans une él" nuc d'ormes sécu laires aux branche s tordues et cl, ..:hc.\" t:trées, al! pifd
desquel s des lianes se tordaien t, croisan t IcuL
rameau x en tous sens.
Ruf~<;,
apaisé, troltait de son paf, c<lden~
sur 1111
sable flO.
1I~
se trouvère nt bientM au pied d'une petite émÎ.
Mnc quî, en êt6, devait être gBZonn6e.
�POUR LUIt
93
On apel·cevait, au sommet, une haute ct larp:t:
maison d'aspect imr;o~ant,.
presq.ue sévèr~,
.
~
Cette maison, à l'al: selg~tna,
dommalt le pays
t::!"IVll·onnant. On devall aVOir, des fenêtres lt's plus
2levGes, L1ne vue splendj~
sur la campagne .;t la
forêt qui l'entourait en demi-cercle.
.
fiufu s, habitué, LOurna d~
lui-même li droite,
c~nduisat
les voyageurs devant un splendide por·
tat! de fer forgé dont les porks s'ouvrirent comme
par enchantement.
Brian, amusé cie la surprise de Sybil, lui dit:
- Vous ne reconnaissez pas Den~
Court? J'ai
vo ulu vous présenter ce matlO à ma tante et il ma
cousine. J'espère que cela ne vous contrarie pas?
NOIl, répondit Sybil, seulemenl... si j'avais été
prévenue, j'aurais fait un peu de toilette.
- Vous êtes très bien comme cela, dit Brian de
son ton sans réplique.
Et il jeta un regard de complaisance sur la toque
de fourrure d'où s'échappaient mille boucles folles,
~t
sur le vieux plaid écossais dont Sybil entourait
ses épau les.
Au bruit des roues, deux domestiques accoururent empressés, obséquieux; ils parlaient évidemment à leur futur maUre, au futur seigneur de Dene
Court.
- Lady R.ashleigh est-elle chez elle? demanda
Brian.
- Sa Seigneurie est dans :,f)!1 boudoir, répondit
l'un des domestiques.
- Venez, dd le capitaine il sa compagne. Il ya
longtemps que je désirais vous faire connaltre davantage de ma tante et de ma cousine. Je crains qu'elles
n'aient de vous une opinion erronée.
- Si elles la tiennent de ma grand'mère, ce
serait bien possible! dit Sybil, en suivant son conducteur dans un dédale de pièces qui lui était familier.
Comme ils traversaient un immense salon,
solennel d glacé comme une Sibérie en miniature,
une porte au fond, dissimulée sous une porlière, fut
ouverte cl lady Elisabeth c1le-même s'avança à leur
rencontre d'un air empressé.
-- Commen t, miss Cannv, s'écria-l elle avec une
surrrise évidente, votre visite est un plafsir inat~endu
1 Vos pouvoirs de persuasion doivent être
Infiniment plus puissants que les miens. ou que
c~u.\:
de lotre blOllc-mè're, mon cher Brilln, pour quI.!
VOt!!> llyCl réussi à J.1"f3cher miss Carew à sa chère
~"J h tlJe
!
Svbil d.:!vint cramoisie, J'autant plus qu'elle sentait le regard du capitaine fixé 9Ul' elle.
1.a.c1y El! abeth continlJalt ,
�94
POUR LUI!
_ Je suisenc hantfe que vous ayez profité cie cette:
belle journée pour nous faire une aussi bonne surprise .
Le temps est superbe , quoique froid 1 Comme nt
allez-vo us, Brian'? Entrez donc. Votre oncle n'est pas
très bien.
- Malade'?
_ Non, pas précisém ent. Toujou rs son rhuma·
tisme qui le tourmen te.
- Et ma cousine '?
_ Elle se porte à merveil le, comme toujour s.
Aline va être ravie de vous \'oir, chère miss Sybil,
ce sera une surprise , on vous voit si raremen t 1
- Vous êtes bien aimable de ne pas m'en vouloir d'avoir si souvent refusé \'os invitatio ns, dit
Sybil, confuse .
Lady Elisabe th fixait des yeux scrutate urs sur elle
avec persista nce.
- J'ai eu souvent grande envie de venir, ce n'est
qu'une sotte timidité qui m'a empêch ée de répondr e
comme j'aurais dû le faire à vos avances ..•
- Une gentille jeune fille, comme vous, a bien
tort d'être timide, cal' YOUS êtes charma nte 1 Je vous
trouve étonnam ment chang
~ c depuis le temps infini
_ deux années au moins - que je ne vous ai vue 1
_ N'est·ce pas, ma tante? dit s ir Rashleig h d'un
ton si convain cu, que lady Elisabe th se tourna de
son côté et l'exami na à son tour avec attentio n.
Brian, ne se sachant pas l'objet d'un examen
approfo ndi, regarda it la jeune fille comme pour se
rendre compte de la justesse des réflexio ns de sa
tante et son regard admirat if disait suffisam ment
qu'i.l partage ait son avis .
- Elle est charma nte. sc disait en elle-mêm e la tant!!
du capitain e, mais quel intérêt peut bien avoir mon
neveu à s'occup er de cette petite ... lui si indiO'érent,
si lointain ... serait-c e un danger '? .. Allons donc 1
se réponda it-elle un instant après en regarda nt les
yeux purs de Sybil, ses traits presque enfantin s, il a
quinze ans de plys qu'elle 1••• il s'en amuse jusqu'à
ce que sa fantaIsI e tourne d'un autre côté 1...
Lady Rashlei gh ne se faisait, on le voit, pas
grande illusion sur l'amour que Brian, futur seipneu r
de Dè'1!e Court, héritier du nom et des domain es,
devait éprouve r pour sa fiancée éventue lle: 'pour Sil
cousine , la belle, l'impos ante Aline.
IIi iss Rashleig b compta it vingt-ci nq printem ps.
C'était une beauté. Une statue superbe y compri s la
froideu r du marbre , ses grands yeux bleus avaient un
éclat métalliq ue, son teint sans couleur rappela it le ~
neiges immacu lées des monts \naC'cessibles.
Oui, c'.!tait une belle ct froide statue .. • ili froide
et si fière que c'~tai
à àéscsré r\!r tous les mc dcrues
Pygmal ions de jamais réussit' à l'anime r.
�POUR Lutf
95
Cette aristocratique fierté n'était Rail pour déplair
:1 ~rian
Hashleigh, qui plaçait 1 honneur lie 9/;\
mlllson aù ~ de sus de. tout. ..
.11 .s'éta it· habitué à.la pensée de voil' sa rnujes(ueust: cousine dominer à Dene Court et il se
voyait très bien lui-mèrne, devenu à son tour le sei.
gnellr du lieu, vivant aux côtés de sa fière chatelaine,
t.'nvié, respecté, au comble des désirs de son ambi.
lion, sinon de ceux de son cœur.
Les questions sentimentales étaient, en effet,
lettre morte pOUf miss Aline. Certaines questions,
très féminines cependant, n'arrivaient pas jusqu'à son
~ntedm,
du reste assez borné.
Pourtant son regard s'anima d'une lueur passagère lorsque miss Aline aperçut son cousin qu'elle ne
,, 'attendait pas à rencontrer ce matin.
Un shake-hand correcl à Brian.
Ce dernier prtsenta Sybil à sa cousine i
- Miss Carew désirait vivement, ma chère
!,line, vous connaître davantage; elle n'osait pas,
jusqu'à pr~sent,
"enir seule à Dene Court, mais elle
espère qu'à l'avenir ...
- Enchantée de renouveler connaissance avec,
\'ous, dit miss Aline avec un shake-hand non moins
-:Orrect que le premier.
- Moi aussi, vous êtes bien bonne ... murmura Sybil
envahi\.! de nouveau par une timidité insurmontable.
- Aline, dit lady Elisabeth, emmenez miss Carew
L'aire un tour dans les jardins, montrez-lui la volière,
\'os cheYé\l1x et vos chiens si cela peut l'intéresser.
Et vous, cher Brian, continua-t-eHe, veuillez me suivre:
auprès Je votre oncle, qui est dans son appartement.
Une heure plus tard, après des adieux coràiaux
Je part et d'autre, Svbil, de nouveau installée en voiture, Brian rassembla s.::s rênes el ils repartirent
cette fois dans la direction du Prieuré.
- Nous ne passons pas par la forêt, dit Sybil en
\'oyant que Brian continuait à suivre la grand'route.
- Non, ce serait beaucoup plus long... Nous
allons passer auprès de quelques villages que ie vous
~ndiquera.
Vous me paraissez conna:tre le pays très
Lmparfai1ement. Vous vivez dans une telle réclusion 1
- Oh! Brian 1 dit Sybil vivement, depuis que
Vous êtes au Prieuré, ma solitude ne me pèse plus
autant ...
Brian fil un mouvement de côté pour regarder en
race la jeune fille.
Son visage s'éclaira d'ilO sourire.
- Vraiment? ai-je. un peu conJribué à ranimer
votre solitude?
.
.
gaiemen t, .vous
-:- .Vous le. vO.yez, _r: ~p()ndlt.e
cherchez mêrrie 'ù me donner: des !1istractions. Vous
IIlIez me rendre mondaine.
.
�96
POUR LUI!
""-Je n'ai pas peur de cela; - il ajouta s'e parlant à lui-mêm e: - ce serait tro{l domma ge 1
- Eh bien, continu a-t-il un momen t après, les
avez~"ous
trouvée s si redouta bles?
_. Oh 1 non, elles ont été très aimable s ..• mais ...
Elle allait dire: « Votre cousine est b ien froide Il ;
elle se souvint à temps que miss Aline était la fiancée
presque officielle de sir Rashlei gh, et clle se tut, né
trouvan t plus de mots ...
_ Mais quoi ( dit Brian, surpris, ma cousine vous
a-t-elle fait quelque remarqu e désobh geante?
_ Non, no.1, Brian, au contrair e 1 Miss Aline a
été aussi agréabl e avec moi que ... que ... qu'elle peut
l'être.
Brian prit SOIl grand air qui le faisait ressemb ler
par ce côté il celle qui faisait l'objet de leur conversation:
- Miss Rashlei gh, dit-il, est une jeune personn e
parfaite ment digne et qui sait en toute circons tance
ce qu'il est convena ble de faire,
- Elle est très belle... dit Sybil tâchant de
rattrape r ce que ses dernière s paroles avaient de peu
agréablp. il l'égard de miss Aline.
- Elle fera honneu r à sa maison , dit Brian.
Et on sentait que, dans sa bouche, cet éloge
valait toutes les louange s.
Il y eut un silence.
Tout à coup. Sybil s'écria :
- Mais, Brian, ce n'est pas votre cheval? Où est
Rufus ?
11 la regarda pour mieux jouir de son étonnem ent.
- J'ai voulu ménage r "OS nerfs, répondi t-il.
Celui-ci est un des tranquil les trotteur s de mon
oncle.
J'ai laissé Rufus à Dene Court; mon domes1 i'lue
ira le prendre demain matin,
Et mainten ant, je vous prie, causons un peu et
tâchez d'avoir l'esprit libre au lieu de sun'cill er les
oreilles du cheval ou de serrer mon bras au
moment Ol! j'en ai le plus besoin.
- Vous êtes très bon, murmu ra Sybil en rougissant de surprise el de gratitud e.
- Vous devriez venir souvent YOUS pro!nen er
avec moi; j3 vous apprend rai ;l regarde r san s frémir
un cheval excité.
Mai~
vous préférez hl compag nie de bouquin s
poudreu x ù la mienne !
- 011 t non, Bri~m.
J'aim<:rais beaucou p sortir
avec VOIlS !
III -i sitr. une minute, puis:
- Faut il cn conclure tW.:! votre [fa!l~r:
!lai;j
~
f , 'è~t
hanoui e pour tOl.jor~',
Je n", suis donc pli:;
I~
monatr/,; de
bill bari ..
qui vout! fal :laic
hOl'ftloil .~
�POUR LUt!
97
- Vous n'êtes pas un monstre et ... et vous ne
cn e fa! tes pas horreur.
-- Comment ce miracle s'est-il accompli?
- Vous avez étonnamment changé !
--: C'est votre i~f1uen
bienfaisante. Si par pure
chanté vous vouliez bien vous occuper de moi
davantaze, je devi endrais un ange c!t.. douceur 1
- SI vous deveni ez un an gc:, nous Ole pourrions
plus nous enlc.:ndre. L'ame de l'amitié e<,t l'égalité.
- Petite socialiste! dit Ra :; hleigh en plaisantant.
- Pour cela, vous vous tromper. ! VOLIS connaissez mes sentiments d'ardente royaliste ...
-- Je n'cn doute pas, Sybil. Dieu garde notre roi 1
Brian toucha son chapeau et le souleva avec respect.
- Allons, vieille Molly. 1 eprit-il en faisant claquer le fouet, rêveillez-vous 1 Encore six milles avant
de déjeuner 1...
Le ton de joyeuse humeur de sir Rashleigh frappa
Sybil.
Elle n'était pas habituée à ses galtés.
- Dene Court, dit Brian: c'est It: vieux nid de la
famille où j'espère vivre ou mourir un jour . .. le plu~
tard possible.
- Votre cousine doit être heureuse de penser que
c'est ici qu'elle est née, qu'elle a grandi, et que sa yiè
tout entil: re peut s'y dérouler paisiblement.
C'est là, sans doute, ajouta Sybil, sans y prendre
garde, qu'clle se mariaa .. . qu'die aimera ...
Elle soupira, faisant sans le vuuloir un retour sur
sa propre t..xistence ballottée déjà dans tant d'endroits
divers .
. Aurait-elle jamais un toit qu'il lui serait permis
d'arpeler le sien?
Elle n'avait d'espérance que dans un avenir des
plus incertains.
Rashleigh reprit;
-- Vous pouvez vous tromper dans vos suppositions à l'égard de ma cousine.
Ce n'est 'pas du tout certain qu'elle s'y mariera ou
qu'el le y vivra toujours .
Vous n'ignorez pas que, d'après nos coutumes, je
dois hériter du tilre et du chateau en même temps?
- Oui. mais, je croyais ...
Sybil s'arrêta court.
Le mariage de sir Rash leig avec sa cousine lui
faisait si bièn l'effet d'unt! certitude qu'elle allait en
parler, oubliant que Brian n'avait jamais fait la
moindre allusion à ce projet.
. . - Je voulaiS dirc, ,:cprit-elle, que je trouve très
Injuste qu'un neveu hér·tc plutôt qu'une propre fille.
- C'est ainsi que nos maisons se perpétuent
pf'uciant des siècles, répondit Brian ayec un air où
pen;a!.t i'or~uelc
5& race.
•
�POUR LUIf
Sybil pensa en le rega~dnt
:
" Il épous<.:ra Si:! cousme quand ce ne serait que
pour rép,:rer l'injustice de la loi envers elle et pour
continuer sa race. "
Elle ajouta à haute voix:
- Je pense que si jamais lady Elisabeth et sa fille
devaient quitter leur demeure, elles en éprouveraient
une grande peine.
- Tous tes neveux ne sont pas des barbares,
répondit Brian, et il y a des accommodements avec
le ciel...
'
- Et avec tes cousines, se dit Sybil, heureusement à voix basse.
- Il teur serait du reste impossible de continuer
à demeurer seules à Dene Court. Comment vou ler.VOU3 que des fem mes sachent gérer une propriété
comme celle-ci, fassent valoir des tares, enbn et surtout, puissent représenter le comté. C'est la place
d'un homme.
- Oh 1 je ne regretterais n~ I~s
terres ni le sièg~
au Parlem~1t
1 .le me contenteraIs QU ch:1teau et de se~,
dépendances pour y demeurer sans contes1alion.
- Vous n'êtes pas très forte en logique, mis~
Sybil.
- Je ne prétends pas en avoir du tout. Je sai:~
mieux sentir que raisonner.
- En vraie femllle que vous êtes.
Quant à mon cher CIncle, continua-t-il en suivant sa
pensée, malgré ses infirmités, j'espère bien qu'il vivra
encore de longues années r
- A quoi sert de vivre si on ne peut jouir de la
viel dit Sybil d'un accent conv;lincu.
Rashleigh la r ega rda avec étonnement.
- Voilà plus le sentiment d'un homme que celui
d'une femme, dit-il.
Cela prouve que vous n'avez guère profité de la
vMre?
- Hélas, non r J'ai eu jusqu'ici plus de peines CJue
do joies. AUGsi il me semble que la vie me doit UJ/~
revanche ... et j'espère bien qu'elle me la donnera 1
ajouta Sybil de son air décidé qui semblait braver le
sort.
Brian se mit à rire.
- Oui, cite vous la donnera. Vous n'êtes pas de
celles que l'adversité abat. Vous saurez combattre
la mauvaise fortune, je n'en doute pas ...
- Ne pnrlons pas de malheurs, dit Sybil vivement. Lai<;scz-moi jouir jusqu'à la fin de cefte délicieuse journée.
- Je sui;; hcureux, dit Brian en la re qa rdant - et
il const,lta avcc plaisir que ses yeux 'ct ses joues
brillaient d'un éclat i nQccoutumé.
je sLtis heureux d'avoir atteint mbn but qui était
�POUR LUI!
99
de vous consoler de votre gros chagrin d'hier. Je
suis très content d'avoir réussi, ajou1a-t-il en mettant
àans son regard et dans sa voix plus d'expression
qu'il n'était nécessaire.
Sybil, é10nnée et confuse de cette nouvelle marque
de sol lici1ude, tourna la 1ète en rougissant.
Sir Rashleigh s'aperçut de son embarras.
Pour y meUre un terme, il chercha un autre sujet
de conversation et finit par aboutir à cette phrase
banale:
- Etes-vous déjà allée dans le monde~
Je veux
dire en soirée, au bal...
- Ah oui 1 répondit Sybil - et un éclat de joie
passa dans sa voix el dans ses yeux - je suis allée à
deux bals l'année derll1ère et je m'y suis tant amusée 1
Le souvenir de ces deux soirées uniques était inoubliable.
Par un esprit de contradiction inexplicable, la joie
de la jeune fille irrita Brian.
- Vous avez dû avoir du succès. Vous avez flirté,
je pense.
- Oh 1 naturellement. j'ai essayé, du moins.
J'avais eu si peu d'occasions ...
Un moment après, Brian fit cette réllexion:
- Je m'étonne que vous n'ayez pas trouvé dans ces
réunionsce que les j<.:unes filles y cherchent d'ordinaire.
- Quoi donc?
,
- Un mari. II est vrai que vous étiez si jeune 1
- Pas si jeune que cela, lit Sybil piquée dans SOI1
amour-ororre, qui vous dit que je n'ai pas trouvé •••
ce que le rl'y cherchais pas?
-- Comment?
Brian se r",tourna sur son s iège.
Sa figure exprimait un mélange de stupeur et de
crainte,
Sybil, toute rougissante, poursuivit ,:
- Votre amitié pour moi, cher Bnan, qui m'est
devenue bien précieuse, me fait un devoir de vous
dire le Véritable état Je ma situa1ion.
Au bal cie Freitsborou<>h. l'année dernière, vous'
savez, à t'inauguration de PhMet de ville?
Brian fit un geste aflirmatif.
- Eh bien, j'ai rencontré un officier.
- Quelle arme?
- L'artillerie, le I47 e •
- Ah 1 .le connais ce régiment.
- Oui, dit Sybil avec vivacité, heureuse et soulag&c de pouvoir enfin parler du sujet qui lui tenait à
CCCur. « Il » vous connalt; il m'a parlé de vous 1
- Son noml fit Bashlelgb entre ses dents.
- Richard Tremaine ... Vous vous le rappelez?
Sir Rash!l:igh, pour quelque cause ignorée, ne p~t·j':-r.
prendre sur lui de répondre,
1
~
,
l
<",} \
lU ,':
.'
\.}-:.../
�POUR LUI1
Il fit un signe de tète. ,
Sybil, étonnée de ce ~i1enc
~ésapr?bteu,
le
regarda et demeura surpnse de 1 expresfllOn de s~:;
traits. Il avait son visage renfrogné des pl~s
mauvais
jours, lui qui, dix minutes plus tôt, pal'l<1lt avec tant
de plaisir de son chateau, de ses espérances et, avec
une sollicitude marquée, de son désIr de la consoler,
de la distraire.
D'où 'pouvait provenir un changement aussi subit?
Elle n'osait poursuivre.
Pourtan t le cher secret tremblait sur ses lèvres.
Retrouverait-elle jamais une occasion de le révéler
à SOli seul amir
Tout à coup sir Rashleigh fixa sur sa compagne
un étrange regard, puis:
- Eh bien 1 vous ne dites rien r Vous n'osez pas
vous confier a moi, qui suis presque ... votre oncle?
Il rit d'un air sardoni que en pronon çant ces der
niers mots.
- Vous savez que notre amitié est si récente,
Brian. Je n'avais pas osé vous parler de mon ... engagement.
- Vous êtes fiancéer demanda Brian, les yeux
fixés sur les oreilles du cheval.
- Oui, très peu de temps avant le départ de
Dick•••
Elle se reprit:
'
- ... de Mr. Tremaine, nous avons échangé nos
p'aroles ... Il était si aimable, si ~ai,
si conflant 1 et
l'étais si solitaire et malheureuse, sans autre amitié
que celle de ma vieille Minty ...
Elle semblait chercher à expliquer son action.
- Vous avez engagé votre vie â un officier sans
fortune. Savez-vous de quelles privations est faite la
vi~
des officiers mariés, sans argent et obligés malgré
tout à tenir un certain rang?
Sybil répondit viveme nt:
- Je n'ai pas pensé à ces choses en donnan t ma
parole. Je n'ai pensé qu'à notre affection. au dévouement sur lequel je saIs que je pourrai compte r tou
joursl Du reste, Mr. Tremaine a rendu son épée.
11 n'appar tient plus à l'armée.
-,- Il n'a aucune fortune ..• Je connais sa famille,
dit sir Bashleigh, intrigué.
- C'est bien pour cela, dit Sybil, ravie d'avoir à
faire l'éloge de son tiancé, qu'il a -renoncé au métier
qu'il aimait et qu'il est parti pour les Indes dans le
but d'obtenir une situation qUI nous permettra â SOIl
retour de nous marier.
- Ce retour, demanda le capituine, rêveur, qua~d
doit-il avoir lieu?
- Dans un an .•. répondit la j<:une fille en soupi.
rant, ses lettres me ront prendre patience.
100
�POUR LUn
lOT
. Brian caressa du fouet les tlanc.s de la vieille Molly
et 11 murmura comme parlant ,\ lUI-même:
- Un an? Bien des choses peuvent se passer dans
le cours d'une année.
- Ce qui ne changera pas, dit Sybil d'une voix
forme, c'est mon affection pOUl' lui.
- Et lui '; demanda Brian, êtes-vous assurée de sa
fidélité au même degré?
Sybil eut des larmes dans les yeux.
- Brian, murmura-t-elle doucement, pourquoi me
faites-vous de la peine?
- Je n'en avais pas l'intention, dit-il radouci.
- VOliS voulez me faire douter d'un amour qui
est mon seul espoir, ma seule consolation!
- Il est vrai, dit-il, ironique, qu'à coté de cet
amour mon amitié vous paraît bien pale.
- Oh! ne croyez pas cela! J'étais si heureuse
depuis hier de savoir que je pouvais compter sur
vous ... et puis, tout à coup, sans raison, après avoir
été si afTectueux, si bon, vous n'êtes plus le même ...
- Pardon, fit Brian, si j'oublie mon rôle d'onde ...
Vous m'aviez bien jugû autrefois: Je ne suis qu'une
brute!
- Ne parlez pas ainsi j je 'lais maintenant tOl:tle
contraire ... et tel que vous êtes je ...
- Vous? •• - avec ce même regard étrange et
curieux.
- Je me sens inclinée à une véritable affection
pour vous. Ne la troublons donc plus et, si ce sujet
vous est désagréable, n'en parlons pas davantage qu~
quand il était un secret pour vous.
Ils arrivaient en vue du Prieuré, la voiturl! s'engagea dans l'avenue ... Au bruit des roues et des grelots.
un palefrenier accourut, croyant avoir à maintenir
l'impatient Rufus.
Rashleigh arrêta devant le perron et offrit sa main
à Sybil pour la mettre à terre.
Elle s'y appuya légèrement et lorsque leurs yeux
furent à niveau, elle dit rapidement:
- Gardez bien mon secret, Brian 1
Un instant apr~s,
le capitaine, ayant fait dispa~altre
les traces de leur petit voyage, entrait dans la
hibliotht que Olt se tenait Mrs. Rashleigh.
De nature trop droite et trop hautaine pour savoir
.:.li'1simuler, il commença en plaisantant:
- Toutes mes excuses, Ina mère, pour le léger
retard - il est une heure et cinq minutes -- apport,;
dans vos habitudes ... Vous devriez déjà être:l table .. ,
iHais je me ('.uis, cc matin, rendu cOllpahle d'uil enli'>'ement.
'- Qui av · ~;r,·vous
enlevé, mon fils? drlnand1. h
C'
rJouairièrc qui ne manquait jamais d'I~mlo\,c
terme an'eetlleux à l'égard du chef de la famille.
�102
POUR LUIl
Votre petite-fille et purille, tout simplem ent,
répondi t le 'capitain e. Je l'ai emmené e avec moi à
Dene Court faire une visite matinal e.
_ Comme nt! dit Mrs. Rashlei gh en élevant ses
sourcils , signe chez elle d'une vive surprise , cette
sauvage a consent i à ~e montrer ? Je ne le croirais pas
si vous ne me l'affirm itz ...
_ Cette sauvage , ma chère mère, a été trouvée
charma nte par lady Elisabe th, Aline a été fort aimable
avec elle ..•
_ Oh! Brian 1 dans quelle toilette l'avez-vous
présent ée là-bas? Je suis sûre qu'elle n'a pas su
répondr e un mot aux avances de ces dames ...
- Vous auriez été surprise de son aisance tranquille, un peu timide peut-~r
... mais cela ne lui va
pas si malI ajouta le capitain e en manière de réflexion
person nelle.
- Huml fit Mrs. Rashlei gh, de même que lady
Elisabe th, en observa nt son beau-til s.
Le lendema.in de ce jo~:r,
,qu.i marqua it une étape
dans la connats sance et Imtlmlt é de deux habitan ts
du Prieuré, sir Hashle::igh se lt::va plus tôt que de coutume, ayant passé une fort mauvai se nuit.
Il déjeuna seul et rapidem ent, puis il se dirigea à
grands pas du côté des écuries.
Rufus rentrait de Dene Court, où un domesti que
était allé le prendre dès la premièr e heure.
La noble bête était encore frémiss ante d'ardeu r.
Brian s'appro cha du cheval, le flatta, avec quelque s
paroles d'amitié , puis, tout à coup, il sauta en selle
et rendit Ics rênes.
A quatre milles environ de Lynnch ester s'étend un
large espace de terrain plat parcimo nieusem ent cou
vert de gazon, trop slérile pour avoir jamais tent"
les efforts des agricult eurs.
Arrivé là, Rashlcigh donna libre carrière à SOli
coursie r et Rufus, joyeux de la liberté accordé e,
s'enlp.va à une allure folle en piquant droit devant lui.
Il n'était pas besoin du stimula nt de la cravach e
pour accélére r sa course, déjà vertigin euse; c~pendat
B.rian, comme pris de folie, excitait le pur saog il
dévorer l'espace .
Etait··ce clc sa part simrle caprice ?
Ou bien voulai t-il, en réduisa nt ses nerfs par la
fatigue, acquéri r le droit au sommei l qui l'avait fUI
toute la nuit?
De temps en temps, des laml caux de phrase
dévoila ient ses pensées secr1;tes.
Il se disait:
.: Est-ce que je deviens fou?
j( C'est une enfant. .. Jt: serais
presque son père!
« Et nos projets avec Aline? ..
41 Il est vrai que je ne me suis jamais prononc 6.
�POUR Lui!
Il Non. non, c'est une chose entendue ... Cela se
fera ...
« C'est mon intérêt ... celui de la rnce ... de la
ft famille ... il le faut!
ct L'amour? La belle affaire t
ct Je m'en suis passé jusqu'à présent. ..
" Je m'en passerai toute ma Vle 1
c Pourquoi suis-je revenu chercher ces tourments (
f( Deux ans plus tard elle eut été mariée.
« A lûrs aucun désir, aucun regret ...
« C'est insensé 1 quelles idées baroques viennent
m'assaillir, moi, Bnan Rashleigh, surnommé le
Mentor de la jeunesse pour mon inf1uencè sur mes
jeunes camarades. - S'ils me voyaient en ce
moment!... Vais-je me lai~ser
tourner la tête par
une enfant de vingt ans, alors que je n'ai jamais
ressenti autre chose qu'une franche amitié pour
ma cousine, ma fiancée, celle que Je dcvr,lis aimer ...
il est vrai ~ue
... "
Brian n acheva pas. les silhouettes des deux
jeunes filles se présentaient à son esprit, à travers le
brouillard de pousi~re
élevé sous les pas de Rufus ;
il voyait comme en un portrait lumineux d'une
extrême précision le profil orgueilleux, les cheveux
d'or pâle et les yeux froids de miss nashleigh, pui~
cette vision s'efl'açait pour faire place à deux yeuli
bri:lants, à une bouche au sourire malicieux, et il
croyait entendre une voix claire lui réréter comme
certain jour: « Pourquoi me gênerais-je? VOliS n'êtes
pas mon grand-père 1 "
Ah oui 1 pourquoi se gênerait-elle pour ravager son
cœur, mettre sa tête en feu el porter le désarroi dan::;
ses projets d'avenir!
Tout à coup, Brian, qui était avant tout homme
de décision, tourna la tête de son coursier dans la
direction de Dene Court et partit pour continuer sa
COur à sa charmante fiancée.
Une heure plus tard, lady Elisabeth et la plus
parfaite des filles d'Albion reconduisaient leur
neveu et cousin jusqu'au perron du chàteau.
après avoir insisté vainement pour le retenir â
déjeuner.
Comme le capitaine dépassait à peine la grille, !;j
Comtesse dit à demi-voix:
- Comme Brian est devenu nerveux depuis qucl~ue
tempsl Nous ferons bien d'avancer votre mariage.
1 e;] parlerai à votre père. Le plus tôt sera le mieux 1
- Que voulez-vous insinuer, mère?·Croyez-vous
que Brian ...
Miss Aline ne sut jamais ce que sa digne mère
avait voulu insinuer.
La comtesse la guitta sans un mot de plua et se
rendit chez son man.
(f
�POUR LUll
V
Christmas.
Une semaine s'êtait écoulée en apparen ce fort tranquille pour 1':5 h bilants dt:: l'ar 'tique Prieuré.
Noel était proche. La douairiè re, très occupée par
des prépar.atifs de toilette en vlIe ~'écliper
les chatelaines ~nVlr()ates
aux prochai nes fl::tes de Dt!ne
Court, faisait de fréqut:nts voyagt:s à Frt:ilsb orough.
Brian Rashleigh ne manqua it pas une chasse, pas
une réceptio n; il voulait s'étourd ir et y réussiss ait
presque .
Sybil solita~e,
comm.e à ~on
habitud e, 'occupa it
son temps à écnre ses hlstorre ttes ou sa c()res~'on
dance très active, en particul ier avec miss Parry.
Trois tours a~nt.l
fé.te. quc!qu' un.frap pa à la porte
du relit parlOIr ou gnfTonnalt Sybll. Presque aussitôt, à sa vive surpi~e,
la haute stature du capitain e
s'encad ra dans la r.orte.
- Pardon , fil-Il, je vous dérange ...
- Vous étes toujour s le bi . nvenu, et mes occupations . ne sont pas si importa ntes ... Mais entrez, je
vous prte.
- Un instant seuleme nt. Je voulais vous dire
que je vais passClr à Londres deux ou trois jours et
que si vous aVeZ quelque s c()mi~son
..•
- Vous allez nous quitter"? dit la jeune fille d'un
ton contrar ié.
- je n'ai pas la fatuité de croire, dit Rashlei~
avec
un sourire forcé, que je pourrai vous manque r ùn peu (,
- Vou'! me manque rez beaucou p. surtout à cette
époque de l'année où on aime à se sentir ... en famille ...
- Mon absence sera de courte durée. Que direz·
vous quand je partirai tOlit à fain ...
- Vous voulez repartir"?
La physion omie de Sybil exprima it la plus franèhe
désolati on.
Brian sourit. Il lui prit la main.
- Pas avant six mois au moins ..• et, vovons .
Sybil ... - Il s'était placé en face d'elle, à dcmi'as3~
sur le coin de la table.
- Je ne VOliS lais!"erai pns ici opprim ée comme
vous l'ètes. Croyez-vous donc que je ne m'occul 'e pas
de vous?
- Oh 1 vous {:tes très bon 1 Je ne croyais pas que
vous pui!"siez le devenir à cc pointl
- Non 1 je suis toujour s un mon~tre,
n'esl-ce ras?
Ne sachant s'il plaisant ait ou parlait sl:'i~uemcnt,
Sybil leva lcs yeux sur ceux du capitain e. Leur
express ion était indéfini ssablel Ils était::nt étr.:\Ogement doux, prcsq':lc .tri:;,tes,
�fOUR tut!
lOS
Sybil eut peut de l'avoir blessé.
Elle lui dit vivem.:nt :
-- Ne prenez pas mes paroles en mauv".se "art!
ltl vous assure que j'ai pour votre bonté une grande
reconnaissance... Mais som'enez-vous que notre
amitié n'est vieille que de quelques semaines et que
i~ vous ai détesté pendant cinq longues années.
- Ne parlons plus de cet affreux temps 1 Donnezmoi vite vos commissions pour miss Parry. Je passe..ai chez elle.
- Pas exprès pOllr moi, Brian?
- Non, non .•. Ne serez·vous pas contente de
savoir, à mon retour, comment je l'aurai trouvée?
La jeune fille avait les yeux brillants de joie.
- Oh oui 1 dites·lui ... dites-lui qu'elle me manque
toujours; que jamais persoQnp ne pourra la remplacer ici.
- Jamais personne 1 Pas même moi? malgré
l'insuftlsance de mes moyens, j'avais espéré ..•
- Oh Brian 1 VOLIS êtes un ami rarfait. Si je vous
avais connu plus tôt. je ne me serais ras sentie si
malheureuse ... Mais vous aviez l'air si rébarbatif!
- D'après vos calculs, reprit Brian, sans paraltre
remarquer l'appréciation de Sybil, votre purgatoire
ne durera plus que quelques mois.
- Ahl je voudrais que vous disiez vrai, mais,
savez-vOlis, Brian, que je n'ai pas reçu de lettre la
semaine dernière.
- Deluii'
Elle fit un signe affirmatif. ' 1
. - Qu'est-ce que cela signifie. Croyez-vous qu'il V
aIt une cau~e
à ce 1 etard?
- C~rtainem.
C'est la première fois que cela
lui arrive. Sa lettre hebdomadaire n'avait jamais
manqué. Pourvu qu'il ne soit I\'as malade! Brian,
YOulez·yous dire à Mrs. Rashlei~
... non, je le lui
fera! dire par sa femm.e de chamlJre, que je n'asi~
teral pas au diner. J'al un affreux mal de tête, et le
préfère être seule.
- Voulez-vous yenir dans labibliolhèque après le
dlner, nous pourrions causer. Mrs. Rashlelgh se retire
de bonne heure.
- Non. Si elle apprenait que nous nons sommes
vus après son départ, je crois qu'elle nOLIs en VOlldrait. Je ne sais pas pourquoi notre amitié lui est
~ésagrble.
Donnez-moi le remps d'écrire une lettre
li ma vieille Minty et, puisquc vous Youlez bien vous
en chamer, je la remettrai demain à votre domestique.
- C'est que je pars demain à la première hellre.
N'aurez·yous pas terminé ce soir vos élucubrations?
- Oui, cc sera fait. J'aurai aussi un pt:tit paquet:
mon cadeau l1e Noël.
- Des choses aussi préci.euses. dit le capitaine
�POUR LUI!
106
d'un airséné ux, ne peuvent passer dans des mains
mercen aires. je frapper ai à votre .porte avant ge mon ··
Ter à ma chambr e et je recevra l votre enVOl de vos
mains.
Avant que Sybil eI)t le témp~
de répondre,. :.ir
Rashleigh avait traversé une partie du long cOrridor
et il se rendait à la salle à .manger où l'appela it la
cloche du dlner.
Sybil, restée seule, revint à sa place habitue lle,
devant la petite table où elle passa toutes ses soirées ;
elle commen<;a sa lettre à miss Parry.
Au moment de lui décrire la bonté du capitain e
qui voulait bien se charger de son' envoi, un embarr as
lui vint. Elle ne savait comme nt s'exprim er, comment
faire compre ndre à l'àme simple de la bonne Minty
de quelle. manière ll:ne telle ip.timité s'était formée entre
die, Sybtl, et son lJ"réconclhable ennemi pour qu'elle
pût désorm ais compte r sur ses services.
Après avoir raturé plu~iers
feuilles, Sybil prit k
parti d'aband onner le sujet difficile et de parler de toute
autre chose.
Mais il lui semblai t qu'à l'encont re de ses habitudes les idées ne lui venaient pas d'elles-mêmes, et
que tout devait la ramene r au sujet qu'elle s'interd isait.
Bientôt, lasse de son effort inutile, elle s'appro cha
de la fenêtre et resta à rêver, le front appuyé à la vitre,
en contem plant la nuit glaciale étincelante de givre
sous les rayons de la lune.
De tristes pressen timents l'oppres saient.
Pas de lettre de Richard !
Pourqu oi?
Sa foi en lui était inébran lable, mais à un tel
momen t l'absenc e de tout souveni r de lui devait
\'ésulter d'une cause grave.
Elle ne pouvait non plus chasser de son esprit cet
étrange regard de Brian.
Quelle cause de tristesse pouvait-il avoir? JI était
tlnvié, fêté, maltre de sa destÎllée autant qu'un mortel
peut l'être.
Jusque- là, sa carrière avait été remplie de succès,
son a\'enir tout tracé s'annon<;ait prospèr e ... el lui ne
devait j~mais,
comme ce pau\'l'e 1 ick l'avait fail pour
elle, qUItter toul ce qu'il aimait pour aller travailler
sans rdàche dans un dur exill
Sybil essaya d'évoqu er le sourire heureux et les
yeux blillant s de son fiancé, mais, quoi qu'elle eu
eût, ceux de Ra shleigh pren~it
leur place et la regardaient avec la m(!me express ion de tendre tristes se.
Au mème momen t, I:lrian, assis il table en fac e J e
Ha belle mi.:re, lui disait:
- Si vous avez des commis sions pour Londres , ;e
me ferai un plaisir de m'en charger ; je pars demaIn
matin par le train de ô h. 30.
-
�POUR LUI!
Que dites-vous, Brian 1 dit Mrs. Rashleigh en
posant son verre sans y poser ses lèvres dans sa
stupéfaction . Avez-vous oublié que c'est jeudi NoN
et. qu.e vous avez pr~mis
de passer le temps des
réjOUIssances à Dene Court"?
- Je n'ai rien oublié, ma chère mère, je serai ù
Dene Court apres-demain soir à temps pour le dinerj
vous voudrez bien m'excuser pour la journée. Je reyiendrai probablement plus tôt de Londres, mais
l'aurai à passer ici avant de me rendre à Dene Court.
J'ai rcndcz.vous au Club pour déjeuner demain
matin avec de vieux camarades qui sont de passage à
Londres. Vous voudrez bien ordonn.:r qu'on me serve
mon déjeuner à six heures, ajouta-t-il en se levant. Je
me rends seul à Londres, mon domestique me précédera à Dene Court.
La douairière, sachant qu'il n'y avait pas à discuter une volonté ainsi exprimée, garda un silence
respectucux.
Sybil s'était décidée à composer une épltre asse7.
incohérente à son amie quand Brian frappa à sa porte
bien avant l'heure ou elle l'attendait.
- Voulez-vous, dit-il en entrant, me donner
l'adresse de miss Parry? Je crois bien que je ne l'ai
jamais sue. Vous voyez qu'il était indispensable que
le vous visse ce so;,r, ajouta le capitaine comme pour
excuser ou expl iquer sa présence.
- Comment! vous voulez la voirvous-même?Vous
n'enverrez pas votre domestique?
- John ne vient pas avec moi, il va/directement
à Dene Court. Mais qu'importe 1 j'aurai moi-mém t:·
beaucoup de plaisir à revoIr cette bonne demoiselle
et à lui parler de vous, ajouta Brian qui mentait impudemment.
- Oh 1 merci, Brian 1 que Minty va être heureuse
d'entendre parler de moi 1 Je vais vous écrire son
adresse sur l'enveloppe de ma lettre; elle la recevra
Je l'OS mains. Là •.• J'ai peul' que ce soit dans Ulle rue
très éloignée des quartiers élégants où vous descendez ordinairement, mais ... cela me fera tant de plaisir
d'avoir des nou\relles de ma vieille amie r
- Je tacherai de vous rapporter fidèlement mes
impressions_ A Ikl.-vous quelquefois en ville?
- Non, qu'irai:;-je y faire? Je n'ai pas de maison
pour m'y r\!ccvoir.
- C'cst dommage, dit le capitaine en tirant 58
l,)nglle moustache d'un air rêveur, j'aurais aimé vous
' ~onuir(;
à une féerie.
'- Oh! cc serait idéal! s'écria-t·elle avt.'; convoie
lio.n, mais Cl la ne se peut pas! Alors ce n'cst pas la
peille d'en parler.
Brian, cela ne vous gênera pas vraiment d'em
porter cc petit paquet pour miss Parry?
.-
�POUR. LUI1'
Tout ce qUI:: vous voudrez jusqu'à concurr ence
de cent kilos.
_ Ce sera moins lourd, dit Sybil en riant. SI. vous
voulez bien attendre une minute, je vais le ficeler et
vous rourrez le met~
d.ans votr~
poche..
,.
C'était un porte-aI guilles en vICillL SOle broaee de
nuances éteintes . Sybil, tr1::s fière Je son œuvre, la
présent a à l'admira tion du capitain e, quélant des
,:loges qui lui furent prodi'lu és bien que ce dernier
fClt un barbare en matIère de travaux féminin s.
- J'espère que vous ne l'oublie rez pas. Je voulais
le lui donner, pensant qu'elle serait ici pendan t les
fêtes de NoM, mais puisque la voilà loin de moi, vous
lui porterez mon pelit souveni r en même temps que
mes vœux.
- Quelle draie de vie vous devez mener ici, re.prit Rashlei gh comme s'il pensait tout haut; sans
aucune variété, sans les plaisirs qui paraisse nt indispensabl es à d'autres femmes . Malgré tout, vous êtes
extrême ment vivante au milieu d'une existenc e aussi
morne. Comme nt vous y prenez- vous pour ne pas
mourir d'ennui ?
- Oh! je travaille . Je crois que c'est le meilleu r
moyen de secouer ses ennuis. J'ai passé un momen t
de sombre découra gement ,
Mais l'espoir est venu tout à coup de jours plus
heureux pour moi depuis le bal de Freitsbo rough et,
depuis, tout a changé. J'ai confian ce dans l'avenir .
Ses joues étaient devenue s roses. Un sourire éclai.
rait son visage.
Rashlei gh la contem plait avec une expres.s ion de
sombre jalousie que Sybi! ne remarq ua pas.
Elle était perdue dans sa réverie.
- Je voudrai s, dit-il tout il COllp, que vous vous
mettie';>; à monter; voulez-vous que je vous comma nde
un habit de cheval à Londres ? Je suis certain que cela
vous irait divinem ent ...
Elle repril doucem ent:
- .le crois que Richard préférer a avoir une femme
qui s'occup e davanta ge de son intérieu r que des distraction s du dehors; ses goûts sont simples comme
les mlcn~
... et puis, l:\rian, vous l'avouer ni-je? je ne
pourrai s pas m'empe cher d'avoir peur.
- Vuus ? Allons donc! une fi Ile courage use comme
vous l'êtes.
- Oui, rappelez -vous l'autre jour dans la forêt,
j'ai failli nous fairl: verser ...
- Vous vous êles maîtrisé e à la prel1i~
injonc·
tion, c'est cc que J'appelle du c0uraf:!c
- Oui, je crois que j'cn aurais en faCi: d-un ~I _ ~I
danger ou encore pour prendre uo\.. résoluh on
hérolqu e, c'est peut-ê re po Ir cda qu'il ne m'en rest..:
pas pour les petito!> choses.
�POUR LUI!
1°9
- C'est cependant celui qui est le plus nécessaire
aux femmes; lais!'tz le grand courage aux home~.
les femmes n'en ont que faire.
- Comme vous avez de nous une piètre estime 1
C'est égal, Brian, si j'avais été un homme, je n'aurai!'
pas été un poltron'
- Vous! un homme 1 dit Rashleigh en riant. Voilà
une supposition hardie.
Vous êtes essentiellement femme, ma chère enfant.
Vous l'êtes du {in bout de vos souliers au dernier
cheveu de votre tête.
Cela ne vous empêche pas de posséder une certaine énergie qui frise parfois l'audace ... Têmoin vos
passes d'armes avec ...
Un coup d'œil malicieux du côté des appartements
de la douaIrière acheva sa phrase.
Sybil se mit a rire pour dissimuler ,une sensation
de gêne que lui causaIent le ton de Rashleigh et son"
regard brillant fixé sur elle.
Elle fit semblant de ranger les feuillets qui couvraient son bureau.
- Je vous empêche de vous reposer et vou~
paraissez en avoir besoin, dit Brian, Je vous laisse,
II se leva lentement comme s'il ne pouvait se df>clder A partir.
- J'espère que vous ne serez pas prise d'un accès
de mélancolie en vous trouvant seule ici pendant ceb
jours de fête?
'
- je resterai seule depuis demain jusqu'à la
semaine prochaine: ce 'sera vite passé.
Je ne crois pas que t'absence de ma grand'mèrp.
me remplisse de mélancolie. Si vous restiez ici, ce
serait tout différent.
- Plût au ciel que J'e sois débarrassé de cettP.
corvée de Dene Court 1 it le capitaine avec énergie,
Au revoir, à bientôt 1
Et, après une forte poignée de main, Rashleigh se
décida à partir,
. 'n ya~it
lo~gteps
qu~
le~ féte~
dè Noël n'~vaiet
réuni à Dene Court de SI nombreux invités.
Le retour de Brian Rashleigh en Angleterre en était
la principale cause.
Lady Elisabeth av~it
~oujrs
trait,é le capitain 7 en
fils alné, aflirmant ainSI ses prétentIOns au manage
de sa fille avec le futur héritier de leurs biens.
Quand les hommes, après une station à table plu~
prolongée, reotre:rent au salon pour se disperser de
là dans la biloth~que,
le boudoir ou la salle de billard, lady Elisabeth arrêta Brian au passage.
-- Un moment, Brian. Asseyez-vous là gentiment,
l'ai besoin de vous parler.
Et elle se mit à parler uvec: force d~taiI"
d'une
�no
POUR LUlt
J)artie de chasse projetée pour la semtllne 'suIvante.
Puis tout à coup, changea nt de sujet sans transiti on:
_ A propos! est-ce que je n'ai pas entendu votre
cher oncle vous demand er où est miss Carew'?
_ Oui, ma tante, répondi t Brian d'un ton sec, la
physion omie soudain rembrun ie.
_ Vous pouvez, en effet, vou~
~ton
e r de ne pas
fa voir ici après la charma nte vIsite qu'elle nous a
faite en votre compag nie.
Mdis vous savt!z qu'elle a SI souvent refusé mes
invitatio ns et je sais. d'autre part, que cette pauvre
enfant est un tel sujet de dépit et de désagré ment pour
ma belle-sœ ur, que je n'ai pas voulu lui infliger le
d~plaisr
de la voir ici aupr
i; ~ ~'el
et lui gâter ainsi
les rares momen ts de tranqUillité qu'elle passe avec
nous.
Brian était devenu pâle, mais il mordait sa mous• tache et se taisait obstiné ment.
- De plus, continu a la comtess e, j'ai pensé Aline et moi avons pensé - qu 'il serait peut-être imprudent que la pauvre fille, étant donné sa :>ituation,
se trouvât transpo rtée dans un milieu si différent de
celui qui sera le sien et dont la compar aison avec le
nblre lui insrirer ait sans doute le dégoût.
J'ai toujour s pensé - Alin~.et
I!l0i ~ous
pensons
_ que les personn es de condillo n mférleu re doivent
restt!r dans leur sphère.
- Les personn es de conditio n inférieu re 1 A qui
lone s'appliq uent vos paroles , ma tante r
- A la jeune fille dont nous parlons , naturell ement.
- A Sybil r
- A Sybi!, comme vous dites, mon cher Brian;
vous n'ignorez pas son histoire ?
Nous somme s'Ima belle-sœ ur et moi, en termes
assez confidentiels pour que cette chère et malheu reuse amie me I·ai! confiée dans tous ses détails. Je
sais à quel point elle souffrit du déshonn eur que lui
infligea sa fille unique quand elle se fit enlever par
un aventur ier irlandai s sans sou ni maille 1
Problbl ement un roturier de basse extracti on 1Et •..
(ici, lady Elioabet h fi l une pause expressive) je sai::;
qu'elle préférer a lai ss er le frèlÎt de ses économ ies qui forment d0jà un joli caplta l- à VOLIS, mon neveu,
pl utôt qu'à cette intru se qui n'a j:imais ~jen
fait pour
,,'attirer ses bonnes hl-aCteS_ •• Vous voyez donc ...
- On 'lOUS a 1rompée, ma tante! interrom pit Rashleigh avec animati on.
Le père de miss Carew était un gentilho mme de:
campag ne d'une naissance ég,ll c à la vOtre. Il avait
un grade dans un régiment de hus::;ard s , où on p arl l~
~nc.:ore
de lui c.:ome
~ d'un hom:ne de mt:dte.
Si miss Sybil ne possède rien, pllut-on le lui reprocher?
�POUR LUt!
Ut
N'ous savons tous que les fortunes irlandaises ont
tendance à disparaître.
D'ailleurs, il ne s'agit pas de cela 1
Le devoir de ma belle mère est de laisser ce qu'elle
possède à sa seule héritière naturelle .
.le ne veux pas de son argent et je ne l'accepterai
pas 1 Je m'en expliquerai avec Mrs. Ra;:;hleiQh.
- Oh 1 Brian! Vous n'allez pas me lràhir en racontant ces conlidences! Votre belle· mère sera furieuse 1 Et enfin, ajouta lady Elisabeth avec [eu, vous
ètes bien bon de faire fi de la fortune de rArs. Rashleigh; quand vous serez marié et père de famille, je parle du plus tard possible: que Di.:u me préserve
de souhaiter sa mort 1 - alors, mon cher Brian, vous
serez bien aise de trouver cet argent. Les gens dans
notre situation n'en oor jamais assez.
Brian s'était lev6 pendant ces derniers mots. Il
salua sa tante avec une atTectation de respect ironique
en disant d'une voix nette:
- J'en aurai toujours assez pour moi seul. ma
tante; et puisque vous faites allusion au mariage,
sachez que je n'ai pas l'intention de me marier avant
plusieurs années, à moins que ce ne soit jamais 1...
A cette apostrophe directe, lady Elisabeth perdit
complètement la respiration, c'est-à·dire l'usage de
la parole, - fait unique dans l'histoire de sa vie. Mais
avant qu'elle eût retrouvé l'une et l'autre, Brian avait
traversé tout le salon.
Il entra au billard, où il mesura son adresse avec
celle de lord Woodville, et on ne le revit plus au salon
de la soirée.
Vers minuit, en reconduisant elle·même Mrs. Rash.
Ieigh jusqu'à sa chambre, lady Elisabeth lui dit en
confidence:
- Ma chère amie, je ne sais pas ce qu'avait Brian
ce soir. Je ne l'ai jamais vu aLlssi monté. Il m'a tenu
les propos les plus incohért:nts. C'est à n'y rien comprendre 1
- Qu'a-t.il dit? qu'a-t-il fait? pour vous mettre
en cet état d'indignation, ma chère Elisabeth.
- II a dit ... non! vous ne le croirez pas 1 Il a osé
me dire en face qu'il ne se marierait qüe dans plusieurs années et peut-être pas du tout.
- Comment 1 Il a dit cela?
- Oui, et de cet air sans réplique que VOU!? lûi
connaissez.
Mrs. Rashleigh hocha la tête.
- VOLIS me croirez si vous le voulez, j'en suis
restée suffoquée. J'ai bien peur qu'il ait voulu faire
une allusion à ... à .••
- A votre fille 1 Cela .n'est pas douteux, dit
Mrs. Rashleigh, qui jouissait intérieurement de III
déconvenue de sa belle-sœur!
.
�rUI
POUR LUIl
Malgré l'intimité ap~rent
de ces ~eux
.Clame~,
Mrs. Rashleigh ne pOUVillt se défendre d une Jalousie
secrète envers cette pri vilégiéc, fen:me ?e l'alné,
Dla:tresse du titre et du chàteau; aUSSI, le VIOlent mé-contentement de cette chère amie ne lui était pas trop
pénible à con1empler.
- Mais, du moins, re prit la comtesse avec feu,
j'espère que vous n'avez pas parlé ouvertement à Brian
des projets que nous avions forn:és el?semble. Quoique
cela. fût en1endu entre nous, Jamais nous n'avionl5
abordé la question avec lui, ce dont je me réJicite.
- Et moi de même; mais pourquoi vous désoler,
chère amie? Votie belle Aline ne manque pas de prétendants: vous n'aurez qu 'à choisir! Brian, avec son
caractère absolu, ne la rendrait pas heureuse, ajouta
Mrs. Rashleigh, oubliant que, huit jours auparavant,
t',lle avait dit tout Je contraire.
\
- Comme vous avez raison 1 S'il croit que nous
laisserons notre chère enfant se morfondre indéfiniment en attendant son bon plaisir, il ~e trompe 1 Dieu
merci 1 Il ne manque ras de prélendants à la main
d'Aline,qui sont, je VOliS l'assure,plus aimables que lui 1
C'était, après tout, un mariage sortable, mais
nous pouvons trouver mieux sans nous laisser faire
la loi par ce beau monsieur 1
Sur ces paroles véhémentes, les deux belles-sœurs
se serrèrent cordialement la main et lady Elisabeth
alla de nouveau érancher auprès de son époux le tropplein de son indignation. ,
VI
Au Prieuré.
En revenant du service de Noêl à la catM-drale.
Sybil fut prise par une bourrasque de neige qui
l'obi~ea
à chercher refu~
sous une porte cochère.
11 s'agissait de préserver son chapeau neuf, rare
possession 1
Le chapeau fut sauvé, maiR elle rentra avec des
fris"ons et un mal de gorge qui l'obligèrent à prendre
le lit.
il Mrs. Price un court
La jeune fille: el1\ oya au~sil)t
billet dans lequel elle s'lxcusait de ne pouvoir aller
déjt!uner et passer l'après-midi comme clic l'avait
promis.
Elk priait en même temps miss Charlotte, sa jeune
amie, de v(luloir bien venil~
la garder, de lui sacrifier
une heure ou deux de sa Journée de No01.
En attenclant une r~'Nlse,
la pauvre Sybil, seule
dam; sa chambre et entichée, sc laissait enyo.hir pl!.r
les plus sombres réOexions.
. -
�POUR LUIt
II3
Elle se souvena it du dernier Noêl passé dans cette
même retlte chambr e au coin d'un m,dgre feu.
Mais quelle différen ce avec sa solitude d'aujou rd'hui 1
De "!lutre coin du feu, les bons reux de Minty la
elles avalent causé toutes
regarda ient avec tendr~s;
deux intimem ent, joyeuse ment, malgré le solenne l
silence répandu dans la maison, que la douairi ère
empliss ait de sa redouta ble prést:nce.
Mainten ant plus rien 1
Minty partie, Tremai ne au loin, et plus une affection près d'elle, sauf Brian.
Mais non, c'était bien vrai: il ne pourrai t jamais
tenir la place de Minty.
Un curieux sentime nt de malaise , sentime nt
bizarre, inexplic able, se glissait en elle à la seule
pensée de sir Rashlei gh.
Malgré ses protesta tions de sincère amitié, qu'il y
avait loin de son attitude pleine de réticenc es, de
ses regards cherche urs qui semblai ent la fouiller jus~
qu'à "ame, de ses brusque s sautes d'hume ur, 5 l'invariaole tendres se de Hichard , à sa nature ouverte ,
expansi ve; que ces deux homme s. les seuls qu'elle
eùtconn us un peu intimem ent, étaient donc différents!
Pourquo i Rashltig h était-il auprès d'elle tout autre
qu'il était au début de leur connais sance? Il n'était
pas entièrem ent franc.
Il avail .ou)our s l'air de penser ou de sentir rlus
qu'il ne disait.
Parfois, elle le voyait devenir brusque et maus~
sade sans raison, au moment même où 11 lui rendait
service, et elle ne pouvait se soustra ire à l'impres sion
d'être constam ment surveill ée pàr lui, ce qui lui causait une ..:ertaine gêne.
Elle ne se sentait jamais en confian ce avec lui,
comme ellc l'avait été avec Richard Tremai ne, auquel
elle osait dévoiler toutes St:;:, pensées , sages ou fulles,
sans souci de son opinion .
//. Je sais bien, se dit-dIe. pour expliqu er cette inquiétud e vague, que notr ·amitié avec Brian ne peut
en rien à l'afTedi on que j'éprc.uve pour
res~mb!
mon ch ''f Dick 1
restera ici jusIl Malgré tout, j'esrère que Brian
qu'à ce que j'en p"rte. L'idée de rester ici mainten ant,
en tête à tête avec ma grand'm ère, me serait insuppo rlable. "
Le lendem ain, miss Charlot te entrait dans sa
chambr e dès neuf heures du malin.
- Oh 1 Lottie! je ne me suis iamais scntié si isolée
de Noël! s'écria
et ahandn nnée qll'en celte soil'~e
~ t les bra s.
Sybil, en lui tenda
ma chérie, vous augmen tez
- Ne pleurel p 1~.
VO'I"
votre fièvre. Je vous lJuitterai lemoins posihl~.
•
�POUR
Lui!
le savez, et ma sœur, Mrs. Winter, viendra aussÎvoug
voir. Voulez·vous qu'on fasse prévenir Mrs. Rashleigh ?
- Oh 1 surtout. Lottie, laissez-la où elle est ! Elle
m'en voudrait d'être tombée malade juste en ce
moment et elle ne se dérangerait même pas
- Je suis sûre que vous jugez vo~re
grand'mère
plus dure qu'elle n'est. On pourraIt e88aver de
lui dire ..•
Au même moment, la femme de chambre entra
en marchant sur la pointe des pieds.
- Qu'y a-t-il, Mary r
- M. le capitaine Hashleigh est en bas, il deman.
dait miss Sybil. Je lui ai dit qu'elle était souffrante
de la gorge et couchée.
11 a demandé si mademoiselle était seule. alors
j'ai répondu que miss Price était venue la garder; ct
monsieur le caritaine prie miss Priee de lui faire
l'honneur de descendre au salon pour causer avec lui.
- Oh ! allez vite, Lottie, dit Sybil, tout heureuse,
il vous donnera des nouvelles de Londre. Allez c l
remontez vite.
- Le capitaine est terriblement intimidant. CC'1,
bien pour vous que j'irai, Sybil. Où est il ?
- Dans le grand salon, miss.
- Mon Dieu 1 Il n'a pas l'air trop terrible!
- Mais non. miss, dit Mary ~n
souriant sir
Rashleiah a surtout l'air inquiet.
•
- Ah! C'est qu'il est si froid, si raide d'habitude.
- Ne le croyez pas, LoWe. Le capitaine a un
cœur d'or. N'est-il pa,? revenu ici tout exprès pour
me donner des nouvelles de Mint}'
· ~ Allez et demandez·lui beaucoup de détails sur sa visite.
Après un coup d'œil à la glace, miss Price se
décida enfin à descendre.
Rashleigh était debout près d'une des fenêtres
quand miss Charlotte entra.
- Ah! miss Price! comment allez-vous rComment
trouvez-vous Sybil? ajouta-t-il sans attendre la
réponse.
- Elle a de la fièvre ce soir et son mal de gorge
la fait bien souffrir.
- Que dit le docteur Lyster?
- Le docteur n'est pas venu, je n'ai pas osé
l'appeler, n'ayant pas l'autorisation de Mrs. Rashleigh
et Sybil n'a pas voulu. j'étaIS très perplexe ce soir...
- C'est la plus grande imprudence de rester
ainsi sans avis du médecin. Un mal de gorge peul
être le début d'une grave maladie. Il faut envoyer
chez le docteur Lyster immédialement 1 Non, j'Irai
moi-même. Pouvcz-v,ous la garder, miss Price, JUsqu'à mon relaur r
de rester auprès J'elle jus- .
- J'avais l'I1t~nio
qu'au dlne!'. m"nSleur.
�POUR LUI 1
- Je vous remercie. Voulez-vous lui porter ces
petits paquets et cette lettre r j'espère qu'elle aura la
torce de les regarder.
- Oh oui, die sera si contente d'avoir des nouvelles qu'elle attendait impatiemment! Elle est tr~s
découragée; elle pleurait et se lamentait quand on
est venu vous anr.onct:r. Sa fig'ure s'est éclairée en
apprenant que vous étiez ici ... Elle désirait tant une
lettre de son amie 1
- Portez-la-lui donc, dit le capitaine avec le ton
brusque qui intimidait si furt miss Price et lui fit
regretter son accès de confiance.
Je vais ramener le docteur.
Et Rashleigh s'éloigna à grands pas.
- Eh bien 1 demanda Sybd d'une voix faible.
quand son amie revint auprès d'elle.
- Le capitaine Rashlc:igh est allé tout de suite
chercher le docteur, 1/ avait l'air extrêmement
inquiet de vous savoir malade.
- je n'avais ras besoin du médecin.,. ma grand'.
mère trouvera le moyen de me le reprocher. Qu~
portez-vous, Lottie?
- Les commissions de sir Rashleigh pour VOliS.
- Donnez vite, s'écria Sybil, toute n'jouie, en
s'emparant des paquets. Ah 1 cdui-Ià est de Minty!
je reconnais son écriture.
- Donnez, Je Vd i:; J'ouvrir.
- Ah 1 les jolis livres 1 Du Dickens! ceux que je
préfère. Et sa kttre, voyons ... Elle m'emoie mille
tendresses avec ses souhaits de bonne année. Elle
est trop occupée pour m'écrire aujourd'hui; elle
enverra une longue lettre après Noêl.
La visite du capitaine flashlcigh l'a enchantée; ils
ont ~arlé
de moi tout le temps. Elle n'en re"iL nt pas
de 1 amabilité du capitaine; il est vrai que lorsqu'il
le veut ...
Sybil resta rêveuse, la main posée sur un second
paquet moins volumineux que le premier, qui renfermait lts petits présents de miss Par~'.
- Ouvrez donc l'autre raquet! Sybil, dit la
curieuse miss Charlotte. C'est une suri~e,
je ne
reconnais pas la grande écriture de grand'mère. On
dirait une écriture d'homme.
Syb:l tressaillit.
de
C'était Tremaine, sans doute, qui se ra~'elit
loin à son souvenir par quelque présent. Elie regarda
la suscrirtion :
* Miss Svbil Carew. »
Sans timbre, sans autre adresse que son nom.
C'~tai
un paquet porté à la main et ce ne pcuvait
être de son tiancé.
Où avait-elle déjà vu cette grosse écriture ferme
et hardie '?
�H6
POUR VJI!
Miss Charlotte, stimulée par la curiosité, avait
déjà dénoué la ficelle et découvrait un charmant
écrin marqué aux lettres S. C.
Sybil l'ouvrit; une ca,·te était pliée en deux au.
dessus du superbe bracelet d'or formant chal nette et
orné de perles fines qui garnissait l'écrin.
Avant d'ouvrir la carte, elle avait compris d'où lul
venait cet envoi.
Elle lut, toute rouge d'émotion:
c Sir B. Rashleigh, esquire. »
Et au-dessous, de son écriture:
« Gage.:le paix de votre ennemi dévoue. "
- Ob 1 fit Lottie avec admiration, voilà C"e qu'on
peut appeler un beau cadeau de No~1.
- Beaucoup trop beau pour mOl !
Sybil retournait le bracelet ','11 tous sens.
Elle n'avait jamais eu un pareil bijou en sa possession.
La petite bal,SUe de Tremaine était bien modeste
.
comparée à ce beau bracele!. .
Aussi, elle se demandait SI elle devatt accepter
ou refuser le présent.
Elle dit à mi-voix:
- Mrs. Rushleigh sera furieuse!
- Cela vous est égal, je suppose, dit Lottie en
admirant l'effet du bracdet sur son bras.
- Pas tout à fait. Je me sens un immense besoin
de paix.
- C'est le résultat de votre faibles se. Laissezmoi vous faire belle pour le médecin et ranger un
peu ici. Le capitaine était si pressé de l'amener 1
J'ai été étonnée de voir l'intérêt qu'il vous pOlie.
Je le croyais l'homme le plus égolste de la terre.
- Moi aussi, jusqu'au jour où je l'ai connu
davantrlge. Il est devenu pour moi un ami précieux.
- C'est ce que je vois, dit Lottie d'un certain ton
et avec un sourire que Sybil ne remarqua 'pas,
occupée qu'elle était à passer la revue de ses
cadeallx.
Après avoir reçu le résultat de l'examen de la
bouche du docteur, Hashleigh, plus rassuré, reprit
au galop la route de Delle Court, afin d'arriver à
l'hcure du dlner.
Il r.:ssentait une violente irritation contre tout J,!
mond l_ en général et sa belle-mère en particulier.
Il Ili semblait qu'il apprenait seulement à la conno~ve!l
opinion qu'il prenait d,_
naltr(' ct I~
Mr". !\ashlelgh n et"it pas des plus favorables.
_. Comment se fait-il qu'elle ait cu pour moi des
soins exagérés quand j'étais enfant, ju. qu'à rousser
des cns pour unc simple é.:orchul'c comme si j'eus""
été cn danger de mort, moi, un grand (Jurçon vigou
renx, i1!OI'S qu'elle néglige cette fragile enfant al)
1
�POUR LUI!
l
,7
point de la laisser malade, à la garde d'étran&ers et
de domest iques? Un mal de gorge mal soigne peut
devenir une maladie grave.
La pensée qu'un acciden t fatal pouvait atteindr e
le seul être humain qui avait éveillé chez lui le désir
d'aimer fit passer un frisson dans ses veines.
Après quatre à cinq jours de fièvre ct de souffrance, Sybil se remit graduel lement, non sans
garder beaucou p de faibless e.
Chaque jour, à la même heure, on venait demander de ses nouvelles à Sybil « de la part de sir
Rashleigh, qui envoyai t ses complim ents à mademo iselle et la priait de lui faire sa voir si elle désirait
quelque chose ».
Enfin, le jeudi d'après Noêl, jour où Sybil avait
pour la premièr e fois la permiss ion de descend re à
la salle à manger , Mrs. Rasbleigh et Brian revinren t
au Prieuré avec armes et bagages .
C'était sans doute un l'este de faibless e, une
étrange timidité qui faisait redoute r à Sybil de se
trouver en présenc e du capitain e.
Elle devait le remerci er pour sa sollicitu de et
aussi pour son beau présent , mais elle eClt préféré
que ce ne fût pas devant sa grand'm ère.
Après tout, Brian était libre d'adres ser ses attentions là où il lui plaisait .
En outre, ils étaient assez rapproc hés par les
liens de famille pour qu'elle pùt accepte r un cadeau
de lui en une circons tance comme celle de Noe!.
De sorte 'lu'aprè s avoir revêtu sa nouvelle robe
d'hiver dont le drap sombre faisait ressorti r encore
sa pàleur et sa fragilité, la jeune fille orna son bras
~u bracelet aux perles fines, puis, par un sentime nt
IOstinctif d'équité , elle passa à son doigt la bague
que Trcmai ne lui avait donnée.
Mrs. Rashleigh était rentrée dans une perturb ation d'esprit qui ne laissait pas d'inl1uer sur son
caractèr e. Les choses prenaie nt une tournur e significative.
Comme pour rien au monde elle ne voulait
rompre ouverte ment avec son beau-fils appelé à
devenir le chef de l'illustre famille dans laquelle elle
avait eu l'honne ur d'être acceptée, elle résolut de
changer ses batlt!ne:, en abando nnant la cause de sa
belle-sœ ur.
. Aussi, Brian, entrant dans la salle à manger ce
Jeudi matin, fut-il légèrem ent interloq ué d'y voir
')ybil ellClgée dans une convers ation amicale avec sa
" l"and'm"l!rt'.
La jeune tille s,~ leva et vint à lui la main tendue.
la regarda avec des yeux troublé s. II ne l'avait
~rian
jamais vue si blanche , si fréle •.•
�POUR LUI!
Ils
je ~uis
heureux de vous,voir p~rm!
nous, dit~
VOIX traOls salt son émovous n'êtes pas encore d'une force hercu-
il en prenant sa m,lin - sa
tion léenne.
- Cela va mieux de jour en jour, répond~t
S,ybil ;
vous avez été trop aimable de m'envoyer ce Joh présent. Voyez comme il est beau . Mais je vous suis
encore plus reconnaissante de l'intention.
Elle leva les yeux sur lui, les laissant parler saIlS
contrainte et ils savaient dire beaucoup.
- Un pr~sent
1 dit Mrs. Hashleigh. Fai!es~mo
voir...
Sybil (')ta son bracelet et le IIJi tendit.
- Très beau, en vérité, peut·être plus beau qu'il
n'était nécessaire. VOliS pouvez en être reconnaiiisante au capitaine Rashleigh, ajouta,t-elle d'un ton
diO'érent de ctlui qu'elle prenait d'habitude en
s'adressant à sa petite-fille.
- De la reconnaissance t Bah t cela n'en vaut pas
la peine. C'est moi qui vous remercie d'avoir accepté
ce petit souvlnir.
La conversation du dlner fut joyeuse I!t animée.
en avoir jamais, entendu de
Sybil ne se spuvenait r<l~
pareille à cette même table. Tout de SUite après le
dîner, Brian suivit ces dames à la biloh~que,
mais
Sybil, sentant que c'était assc:z l ~t r de ses forces pour
un jour, se retira presque aussitM. A la grande surprise de Brian, dl~s
que la jeune fille eut disparu,
Mrs. Rashklgh sonna:
- Mary, dit elle à sa femme de chambre, vous
veillerez au feu de miss Cal'ew et vous lui porlerez
de la tisane dans son lit.
- Enfin, pema Rashlei~,
elle revient à la raison .
Après les fêtes de Noêl, la vie au Prieuré reprit
son COli rs habi tuel.
attentions airp~les
de Mrs. Rashleigh.
,MalW é I~S
ql1l CI'(S~alent
de jour en Jour, la santé de Sybil
était rest ée languissante
Ayant prolité un matin d'un rayon de soleil pour
faire le tOUI' du parc, elle fut aperçue de loin par les
yeux de lynx du c;lpilaine Rashh:i gh . qui descendit
aussit/\! et traversa le jardin dans la 1llt:llle direction
- Il me ~embl
que VO\lS avez meilleure min e, c~
matin. dit-il en l'abordant avec un cie ces lon~'
s
rep~ds
cherchcurs ~i pén étfi1ll1S, qu'il ~emblait
"'a
Sybil qu'il dl:vait scruter les recoin s les plus cachés
de son cœu r.
- Ce n'est pas étonnant. Les soins dont
Mrs. Ra ~h IL igh me comble ont t'ait leu!' œuvre. Son
ambil
i t~
me fait peul', j e me demande si elle est
malade ou si c'est moi qllÎ le suis au roint qu'on me
soigne comme lin verre brisé. Ce miracle doit être
votre œuvre, Brian,
�POUR LUI!
- Je l'aurais fait sans m'en douter. j'évite tout-e
discussion à votre sujet. Peut-être avez-vous changé
aussi. Si c'est vous qui êtes devenue aimable ...
- Je ne le crois pas. Amour pour amour, haine
pour haine, mépris pour mépris. Voilà ma devise.
- Elle m'étonne de vous. Sérieusement, Sybil, je
voudrais qu'il y eût plus d'union entre vous. L'injustice de votre grand'mère me choque quelquefois;
cependant, je lui serai toujours rêctlDnaissant des
soins qu'elle m'a donnés quand j'étais enfant. La
mère la plus tendre n'aurait pas été plus dévouée.
- Eh bien 1 je ne peux pas m'imaginer que VOt1~
ayez pu être un enfant capable d'éveiller une idée de
tendresse, dit-elle en le con' idérant comme si elle
cherchait à se faire une idée de Rashleigh petit
garçon.
- Et cela n'a pas changé, n'est-ce pas? fit-il avec
un rire forcé. Mais nous causons de toute autr
chose que de ce que je venais vous demander.
- Quoi donc r
-i
- A vez-vous reçu des nouvelles de ... Chine? Sybil changea de couleur.
-- Non, Brian, répondit-elle d'une voix sourde, si
je n'ai pas de lettre la semaine prol:haine, ce sera le
troisième bateau qu'il aura manqué. Alors j'aurai la
pre~qu
certitude qu'il est malade, peut-être ... mort.
Elle murmura à peine ,le dernier mnt.
Rashleigh effilait sa moustache d'une main ner
veuse; au dernier mot de la jeune fllle, :;on cœur fit
un bond à la pensée de son rival mort, débarrassant
sa voie du seul obstacle qui l'empêchàt d'atteindre
au bonheur.
- Vous mettez les choses au pire, lui dit-il; vous
êtes encore faible, et cette inqlliétude vous abat
davantage. Ecoutez, Sybil, j'irai en ville demain et je
vous rapporterai de::; nouvelles, quelles qu'ellelj
soient.
- Oh 1 Brian, quel bien vous me ferez! NIais c'es\
bien indiscret de vous y faire aller exprès pour moi.
- J'ai des affaires urgentes qui m'y arrellent.
- Ah 1 alors, je vous serai reconl1aü~st
d~
vous informer à l'agence ou ehez Mr. John Tremaina,
- Connaissez-voLIs son adresse?
- Je vous la donnerai, j'envoie loutes mes lettre'!
à son bureau.
- Bon, ne l'oubliez pas. Pourquoi frissonnezvous, S\'bil r J'espère que vous l'a\
' ~z
pas pris un
ulttre r<!froidissemc:nt. Vous devriez rentrer.
- Ce n'cst pas le froid qlli me fait fris!.'onner, je
mE! sens énervée sans savoir pourquoi.
Au revoir, je rentre, le soleil s'en va et je me sens
froid.
- Vous ne le sentiez pas tout ù l'heure. Reste%.
4
�120
POUR LUI1'
Sybil, encore un moment, c'est si difficile de vous
rencontrer seule. Vous ne quittez plus votre grand'mère.
- Vous vous en plaignez? Vous qui me repro.
chiez dans le temps de ne pas la voir assez. Quel
caradère vers~tjl
vous avez 1 Allons, Brian, reconduis<.:z-moi jusqu'au perron.
- Non, pas encore. Si Tremaine vous demandait
de rester avec lui, dit-il, en se plaçant devant elle et
la re,'ardant en face, lui refuseriez ·vous ?
~ Peut-être; mais si je savais en restant lui
donner un bonheur ou lui être utile de quelque
manière, je restt!rais.
- Donc, vous seriez toute prête à vous dévouer
pourlui?
- Je le désire de toute mon âme, répondit-elle
avec calme.
Rashleigh eut un rire nerveux. Î
- I\evènolls sur nos pas, dit-il en l'attirant dans
une allée. Puisque c'est _èncore moi qui p.ossède les
le plus que.le pourrai.
avantages, je veux en hr~
Ecoutez mOl. Je ne vous al pas encore dit la moitié
de ce que je. '\Ie~x
vous dire.
.
Un peu Intnguée par son air étrange, Sybil le
suivit docilement.
- Dépêchez-vous alors, dit-elle en ramenant les
plis de son chule.
- j'ai hésitéàvous expliquerlefond de ma pensée
reprit Rashleigh qui semblait chercher ses mots'
mais je suis votre ami, vous m'avez honoré de vo~
confidences et vous ne serez pas étonnée que, depuis
j'aie fait mes rél1exiuns.
'
- Que voulez-vous dire'? murmura Sybil.
- Que vous vous faites illusion en croyant aimer
votre fiancé. Vous avez de la sympathie pour lui je
le veux bien, mais de l'amour, non.
'
Sybil lui dit avec un sourire incrédule:
- Vous avez la prétention de deviner mes sentiments les plus cachés?
- J'ai un instinct qui vous devine, Sybil. La
sympathie qlli m'a attiré à vous, sans doute. Lui
devait VOliS aimer avec passion, je le crois san~
peine. Et vous avez pris le re(1et de cet amour ardent
pour la !lamme de votre propre cœur. Voilà ce qui
vous a trompée. En réalité, vous ne vous doutez pas
de ce que c'est qu'aimer.
- Qu'en savez-vous? répondit-elle; j'ai tOUjoU1S
entendu dire que vous étiez tr,op sage ou trop scepti.
que, ou trop froid pour connaltre rien à ces faible~s.
• -:- Trop froid 1 répéta Rashleigh avec un sourire
Ironique.
- En tout cas, répondit-elle gentiment, vous m
�POUR LUI!
121
montrez pas que vos froideurs. Vous savez aussi
être un bon ami, affectueux et dévoué. Je ne sais ras
ce que j~ serais devenue sans vot l'e appui pendant
tous Il"Ies chagrins. Mais cda ne vous donne pas le
droit de me dire des choses désagréables.
- Des choses néces~air,
affirma Rashleigh.
Supposez que vous épousiez ce garçon et que vous
découvriez, quand il sera' trop tard, qu'au lieu
d'amour vous ne res!'entez que de l'indifférence.
Quand
- Je st.rai à l'abri de parc illes surie~.
il sera mon mari, ce sera mon devoir au~si
bien que
mon plaisir de l'aimer. Il ft:ra partie Je ma ,·ie. Je
penserai uniquement à. lui comme je le fais mainteoant, d'ailleurs.
Elle a-.ait levé les yeux sur lui en parlant; et elle
s'arrêta, effrayée de l'expression de haine qu'elle vit
sur les traits de Brian.
- Oui, je sais que vous seriez fidèle quand
méme. Mais il y a dans votre nature de quoi almer
d'un tout autre amour que celui que vous donnez à
Tremaine. Qu'0prouveriez-vous si vous entendiez
dire demain qu'il est marié ou fiancé à une autre?
Interrogez votre cœur et répondez-moi.
- je ne le croirais pas, dit-elle avec conviction;
ma confiance en lui est ab!'<olue.
- Vous avez raison jusqu'à un certain point,
Sybil, Tremalne est un homme d'honneur, il tiendra
sa parole en vous épousant; mais qui vous as~ure
que ses fantaisies passées ou de nouvt:lles ne vous
le reprendront pas?
- Eh bien, je le laisserai aller. Croyez-vous que
je voudrais jamais retenir de force un amour qui me
fuit"? je doute même si j'aurais 1" droit de m'en
plaindre. St:rait-il maUre de ~on
cœur?
- C'est assez 1 s'écria l'ash kigh. J'avais deviné
juste en vous disant que vou, n'aimiez ras Tremaine.
Vous avez pour lui une sincère amitié, rien de rlus •
.Jeune et impressionnable comme il l'est, il ne serait
pas longtemps incon soJ.:Jble si vous ... Si vou~
repreniez votre libert é. Et croyez-vous, Sybil, que vous ne
puissiez rencontrer d'autres hommt:S à 1'tl1\'eIClpptl
plus rude, mais au cœur plus fidèle, pour qui \"ous
seriez la vie, le monde entier 1 dont I"amour pa!:>sionné
vous apprendrait ce que c'est qu'aimer?
- Brian 1 tit Sybil en reculant d'un pas et le regardant avec une suri~e
indignée, qu'avez-vous? je ne
vous reconnais plus! je ne sais ce qui vous aura
monté la tête!
que vous i12nore7., dit-il à
- C'est une jvrcs~e
mi-voix; allez main!eno.nt. YOliS tn rnbkz, il fait
froid. Vous Slot(;Z vous trop faible pour marcher
seule?
.- Oh
'-;jn~
�!22
POUR LUI!
Elle s'éloigna de quelques pas.
Elle était au bout de l'allée quand il appela:
- Sybill
Elle tourna la tête.
.
- Non, non, allezl Je ne puis vous dire ce que
·,.li sur les lèvres.
Comme son cœurbattaità tout rompre lorsqu'elle se
laissa tombe:- sur une chaise dans sa chambre solitaire!
Comment Brian avait-il pu changer ainsi tout à
coup'? Qu'était-ce donc que cette éternelle supplication que contenait son regard chaque fois qu'elle le
trouvait fixé sur elle?
Et comment cel homme avait-il pu gagner sa réputation de froideur et d'indilTërence quand il rui parais.
sait, à elle, contenir toujours à grand'peine des sentimenls passionnés ou une intime douleur dont elle
cherchait vainement à découvrir la cause?
Par quelle raison expl iquer l'étonnante intelligence qui s'était établie entre eux, de telle façon qu'il
connaissait ses moindres actio~s
et ses plus secrètes
pensées comme si par un drOIt quelconque il avait
assumé la charge de veiller sur elle ~
Et surtout pourquoi ['étreinte de sa main était· elle
~i
fortement persuasive qu'elle avait peur - oui
peur - du pouvoir certain qu'il exerçait sur el~
<'t au'elle subissait inconsciemment? Une crainte
c:.srâisonnable sans doute, que le jour était proche Ot;
elle ne pourrait lui refuser rien de ce qu'il lui demand'inqué~e.
dc,rait, lui donnait un fris~on
Cependant 11 se trompait. ~lIe
aimait Tremaine de
Elle se rappelait le temps où elle s'ap
tout son cœ~lr.
puyait sur le bras de son fiancé avec un tranquille
bonheur et comme les heures passaient doucement
dans une causerie enjouée, une contlance mutuelle
sans qu'une ombre vint se placer entre eux comme
dans ses conversations avec Brian où une sensation
de gêne ou J'inquiétude se glissait à le\lr insu.
Comment se faisait·il que sa protection silen"
deuse, ce::e surveillance invisible et toujours active
~u'el
sentait planer sur. ellc à chaque .moment, au
heu de mettre son espnl en repos, lut causait un
malaise indéfinissable? Il lui semblait commettre une
infidélité envers son fiancé en permettant à de tel~
sentimt.:nt5 de la dominer. Cependant sa volonté res
tait impuissante devant les mille incidents de la vic
de chaque jour qui resserraient la chalne de cette
sorte d'esclavage.
Et 1:1 c()nviction de plùs en plus profonde la péné
trait que Brian avait pour elle un amour passLOnnL
qui ferait bon marché de ses scrupules, s'JI les troll
"ait en travers de ses désirs.
- Mais je ne suis pas L,ne enfant pour me laisser
dfrayer par ce qlli n'est peut-être qu'une imagina-
�POUR LUI!
123
tion, se ditrelle. l'ourquoi Brian serait-il plus fort que
je ne suis moi· même? Je veux me rrvolterl ne plus
me laisser dominer, ni par son re ~ard
I!i par ses
paroles. Il n'a pas de droits sur moi et je suis liée à
Dick par ma promesse. C't'st une folic, une illusion
de croire que Brian l'eut m'aimer ainsi; m'aimer
sérieusement comme Dick d'un amour capable de
tous les d~vout:mens!
Oh non 1 Ce n'~st
qu'un
caprice, il y renoncera quand il comprendrA quelle
alT"ction vraie m'attache à mon Ilance. POLIr rit:n au
monde, je ne voudrais lui causer du chagrin, müis je
serai plus froide, plus réservée, il comprendra.
Apri;,s sa :onv~rsati(l
avec Sybil, Brian, désirant
laisstr la jeune fille à ses réfleXIOns, était parti surIe-champ à Dent: Court.
I! n'en revint que le soir.
A son retour, il trouva que Isa belle-mère, le
croyant absent .iu~q'a
It!ndemain, s'étail fait servir
dans son appartunent et que miss Carew souJTrait
d'une mi~ran"
qui l'empêchilÎ1 de dl:scI:'IIdre.
Le càrit~ne
dl na donc st::ul en compdgnie de ses
pensées. L'absence de Sybil lui parabsait de bon
augure!. Pour qu'elle eût refu!'é de le voir rendant
cette soirêe, il lallait ~u'n
travail qlltkonque se fût
fait dans son esprit. SI elle pouvait comrrendre son
amour et comparer cellii qu'ellt: croyait épr.. uver
pour Tremaine avec la vioLont' de scs sentlme n1s à
lui 1 En vérité, leur conversation du jardin n'aurait
pas été inutile.
Un coup timide frappé à la porte interrompit ses
réflexions. Brian finiss<lit de d~guster!.Jn
petit verre
de chartrcuse.
Il cria: " Entrez 1 D d'un ton impalienté. La jeune
femme de chambre Mary vint présenter une lettre
dont l'adresse écrite au crayon portait le nom de
~ capitaine Hashleigh ».
-- Arrêtezl dit Brian qui avait fait un mouvement
en reconnaissant l'écriture. Y a-t-il une rf'ponse?
- Miss Carew n'a rien dit, monsieur.
,, ~
- Comment va sa migraine?
- Beaucoup mieux, monsieur, mademoiselle va
descendre.
Ouvrant l'enveloppe, Brian trouva un petit billet
au crayon et une 1 ttre.
Le billet contenait ces mots :
" Lisez cette lettre que je reçois à l'instant. Si vous
Douvez attendre que je descende, j'aimerais à vous
parler••
La lettre était conçue en ces termes:
fil
Chère miss Carew,
« Je vous écris à la requête 'de mon beàU .El'ère
Richard Tremaine qui étctit, rai le regret de ,·OUS
�124
POUR LUI!
j'apprendre, encore trop malade pour pouvoir vous
écrire lorsque le \'ais~eu
qui no~s
le. ra'!1ène est
parti de la mer de ChlOe. Il est, go-ace a Dieu, hors
de danger maintenant; mais nous avons eu à subir
anxiétés il y a un .moi~
environ., lors·
les pl us vie~
qu'il fut atteint des fièvres pestllenllelles qUi l'on t
mis aux portes du tombeau.
« Des SOInS ,ntelligents et dévoués l'ont sauv~.
mais il est encore dans un état de faiblesse assez
alarmant. Le méd~cin
de Hong-Kong nous écrit que
sa seule chance de guérison, s'il peut supporter le
voyage, est de revenir dans son pays natal reprendre
des forces au milieu des siens.
" Il revient près de nous, naturellement, et je n'ai
pas besoin de vou~
dire que .Ies s?ins _lui seront pro
dioués. Cette ternble maladie qUI bnse sa carrière
est d'autant plus regrettable que mon mari était
enchanté des efforts constants de Dick et de son aptilude aux afTaires.
« Le prochain bateau VOliS apportera peut-étre
quelques lignes de sa main, dans lous les cas je vous
enverrai les nouvelles que nous recevrons.
« Votre nom m'est très familier, chère miss
Carew, car, avant son départ, Dick m'avait longuement parlé de vous.
e: Croyez-moi votre toute dévouée,
c Isabel~
TREMAINK • •
Rashleigh relut cette lettre une seconde fois.
- Voilà une nouvelle qui n'arrange pas mes
affaires, se dit-Il en la repliant. Tremame, malade
souffrant, peut-étre mourant, est un rival plus sérieu~
que Tremaine bien portant et dan:; une situation flo
nssante. Pauvre diable! Dans la force de l'age! S'il
mourait... ~lIe
le pl.eurerait un certain. temps, puis ...
de quel côl: pourralt-el!e se tourner, SlOon vers moi?
Ou TremalOe peut Vivre encore en languissant
alors l'attente ne serait qu'un peu plus longue.
'
Sybil entra, elle vint a lui, les yeux encore rouge~
de larmes récentes; la main qu'elle lui lendit était
brillante.
- Ah! Brian, s'écria-t-elle, vous voyez que j'avais
raison; où est ma lettre?
- La voici.
- Mrs. Tremaine se contredit elle-même, conti
nua-t-ell e ; elle me dit en commençant qu'il est hors
de danger. et, à la fin, que sa faiblesse est une enne
mie séri euse et que nous au rons à lutt er pour le Con server. Qu'en pensez-vous, Brian? Vous connai" g",
ces climats de l'Orient.
opi~n
e~t
de peu de valeu r, "y bil. Mai.'
- ~on
Trcmalne est lelme, 11 a un bon tempérament ct s'il
supporte le voyage ... ch bien 1 vous aurez bien des
�POUR LUI!
raisons d'espér er 1 je vous en prie, Sybil, n'allez pas
au-deva nt du chagrin , il vient assez vite. Persuad ez·
vous que vous le reverrez. je vous aideraI de tou'c\;
mon amitié à support er vos angoiss es, même si ...
Il s'arrêta , ému soudain jusqu'a u fond du cœur
par le léger tremble ment de ses lèvres.
- Si, - reprit elle, - oh! quel terrible petit motl
Lui, si vivant, si gai, si bon! C'est affreux dE' penser
qu'il est abattu au plus beau momen t et 'cela par
amour pour moi. C'est pour me conqué rir une fortune qu'il est parti. Je suis la cause indirect e de ses
9OufTrances.
Un flot de larmes lui coupa la parole. Rashlei gh,
debout devant elle, la contem plait l'air soucieu x. Il
n'avait pas encore entrevu la question sous cet
aspect.
- Allons, Sybil, du courage 1 dit-il de sa bonne
voix amie . Vous n'allez pas passer la nuit à VOUIi
désoler . Calmez-vous et tachez de dormir. Je VOliS
emmène rai demain avec le dug·car t jusqu'à Freitsbo
rough, cela vous distrair a.
- Mais votre vo jage à Londres i'
- je n'ai plus rien à y faire.
- Ah! Brian 1 alors c'était seuleme nt pour moi?
- Qu'imp orte! Allez vous reposer et surtout rap·
pelez·vous que vos larmes n'auron t aucun elTet sur
la santé de Tremain e. Ainsi, mënagez vos forces et ...
_. Oh 1 oui, interrom pit SybiI, j'en aurai encor-=:
besoin, je le sens.
vn
Nuages .
Le choc qUt:: reçut Sybil ,,11 ap~rent
la maladie
de Tremai ne lui rendit son bon sens habitue l et
ranima en elle le sentime nt de ses devoirs .
Elle fit de son mieux pour ",'<::11 tenir a sa résolution d'éviter Rashki~,
mais en vain.
D'ailleu rs, Brian' lui-même avail changé de conduite. II était devenu flLls communicutif, c'était d'un
ron simplem ent arnica qu'il s'inform ait des nouvelles
de Tremain~,
qu'il recevait ses confide nces ou se!:>
conject ures touchan t la sant,~
de son fiancé et l'encourage ait in\'ariab lement à espérer.
•
Environ di, jours aprl:s la prl!rnièl't;; llUU'; Ile de la
maladil!, Sybil reçut quelqur:s lignes de Dick ~crites
d'une main trembla nte.
La lettre était datée de la veille de son embarq uer.1Cïlt. « Je compte les jour,;, lui disait-il , jusqu'à celui
où je vous reverrai , ma crl::re bil!n-airnee, où j'irai
'-'ûiser des raypn de vil: doms vos doux yeux. Le son
11e ïotre voix, la pressio n u 'os maws nl\! rendron t
�POUR LUI!
des forces. Le repos du voyage me fera du bien, je
l'espère. Je serai presque r~devl:
moi;mème quand
nous nous retrouverons f:our ne lamaIs nous séparer; car j'a. trop soulTert loin de vous, mon amour,
pour consentir à d'autres séparations. Vous êtes
mienne, Sybil, vous m'avez donné votre parole et j'ai
foi en votr", amollr comme je crois au mien. C'est le
seul esp9ir qili me soutient· ncor" . ~
Sybil communiqua la subst ,mce de cette lettre à
non dissimulé. Il l't':couta
Brian avec lin plai~r
d'abonj silencieusement, les yeux tixés sur son fusil
car il s'apprêtait à rejoindre une bande de chasseurs:
- Je suis persuadé, dit-il :i la lin, qu'il lultera
contre son mal de toute sa volonté, il a trop de bonheur en réserve pour abandonner la partie tant qu'il
lui reslera une chance. Je suis content que ces nouvel~s
vous fassent plaisir. Vous savez que je compte
sur vous au dîner de ce soi,·. Nous ne serons pas
plus d'un
'~ quinzaine, au retour de [a chasse, et votre
grand'mère sera contente que vous lui aidiez à faire
les honneurs.
Qudles que fussent ses inquiétudes, Sybil fit sa
toilette avec ~oût.
et re~ê.t
avec ~n
certain plaisir
unt: robe qUI lUI seyaIt a mervel!le. Elle désirait
incos~met.
produire le meilleur ellet sur le~
hÔkS de sa grand'mère, c'est-à· dire sur l, s amis du
maître de céans et peut-être sur cet important personnage lui·même.
El!.:: était d ~ jà dans le salon quand Rashlei~
entra.
Il fut fi appé par son air de dislinction naturelle
que tai,;ait re-sortir une simple robe de tulle noir
par la grace du sourire avec lequel elle le salua dè~
son entrée.
.
Cette soirée. ~ut
pour Brian un mélange confus de
peine et de plaiSir.
Mrs. Hashl.:igh fut très impressionnée par le succès de sa p\:!tik-tille. Elle adorait le succès.
Se s~rait
·el le tromp'::e iusque-bi?
Les regards jaloux que lady Elisabeth jetait sur
Sybil en auraient été un~
preuve si l'admiration évi.
d<:nte de s<:s hotes masculins n'eCit pas !'urfi il lui
démonlrer qUI: It's attraits de sa petite-Ii Ile ne pouvaient que lui faire honneur.
C~pend
a nt
Brian s'était plus occupé d'Aline, dan~
cette s()ir~e,
qu'il nc l'avait fait depuis lon[ltemps.
Il est vrai qu'en agi~snt
ainsi, te capit..ïne obéissait à lin signe de Sybil qui lui avait montré sa cou
sine attristé'c dans un coin du salon.
QuanJ les Ùern iers invités eurent été reconduits,
Mrs. Ha . hlei~
se tourna vers son beau-fils et lui
dit d'un tnn enjoué:
.
- Je pens<:, Brian, que notrc jeune débutantr:
nous a fait bonnt:ur! Je suis très contente, Sybll, que
1
�POUR LU!!
vou::. vous soyez décidée à montre r ce que vous êtes,
quand vous ie voulez. Une telle horreur du monde
n'était oas naturell e pour une fille de votre âge.
Qu'tm pensez- vous, Bnan?
- Sybil n'avait pas de raison de détester le
monde, répondi t-il rroidem ent. Je crois qu'elle peut
~e
trouver satisfait e de l'accuei l qu'on lui a fait. Je
vous souhait e le bonsoir .
- Comme il est désagré able 1 pensa Sybil en le
regarda nt partir avec son air bourru, qu'est-c e qui a
pu lui déplaire encore?
Mrs. Rashlei gh ne fit pas de réflexio n. Elle regarda
autour du salon et dit:
-- Je monte à n~a
chambr e; Sybil, je vous ,Prie,
enrerme z les liqueurs avant de vous coucher . VOIci la
clef du placard .
La jeune fille sourit à la pensée de la haute confiance dont on l'honora it. Elle se mit en devoir de
rétablir un pet! d'ordre dans le salon, elle venait de
souftler l'un des candéla bres de la chemin ée quand
elle vit entrer le capitain e qui vint s'accou der auprès
d'elle en regarda nt le feu. Il resta là un momen t sans
parler.
Sybil le regarda it dans sa surpris e en retirant
machin alement ses longs gants.
- Je vous croyais couché, dit-elle enfin.
- J'avais laissé mt:; cigarl:s ici . Je suis venu les
prendre . Je tenais aussi à vous féliciter de vos succès de ce soir, ajouta-t -il, d'un léger ton d'amert ume.
~
L'or;inio n de la société d" Lynnch ester m'est
assez indlffér ènte. le ne suis pas ici pour longtem ps.
Elle soupira cn regarda nt ses gants.
Ha -hlcigh fixait les yeux sur el le avec insistan ce,
les sourcils rappl'oc hés sous l'dIort d'une pensée
pénible .
- Vous voulez dire que Mr, Tremai ne sera de
retour dans un mois ou l,ix semaine s . Avez-vo us l'intention de l'épouse r à peint débarq' Jé?
- Oh 1 il se pellt qlle lui-mêm e ne soit pas aussi
pressé de se marier, dit-c,lle en accomp agnant ses
mots d'un petit rire embarra ssé. Je 'Ioulais djre que,
dans dCl,lX mois ou un peu plus, je ~crai
maj cure, et
j'ayuis [oujou!":;: cu l'i,nh:nii o n de partir à cette époque.
- Qlle de chost:s peuvent aITiv,'!' d'ici deux mois,
Sybil! Quclle petite femme ra\1cuni~e
vous êtes 1 J'ai
remarqu é ce pli dédaign eux de vos lèvres tout il
l'heure quand Mrs . Hasbkig h a t~né
de vous fail'e
une ombre de comp!im Lnt.
- C'était sans k vOllloir, alors. Elle évite de me
contrm ier mainten ant, mai~l
cde ne m'en aime pa:.
davanta ge pOUl' cLia; d moi non plus. Elle est
patiente parce qu'dIe sait q,le vous me soutene z;
I,;'es un grand s"rvice que vous m'uvez rendu.
�POUR LUI!
Elle leva sur les siens ses yeux remplis de gratitude et d'aITecli"n, mais la physionomie de Ra:;hleigh
ne s'adoucit ras.
- Je me demande, fit-il d'un ton sec, ce qu'aurait
dit Tremaine s 'il VOU5 avait vu flirter, ce soir, comme
vous avez fait avec Barrington et œt idiot de Marc
Vitae; mème le malheureux Blackett que VOlJS avez
gdlvanis~
pendant ,le dlnerl
.
.
- Bnan, s'écna t-elle en rougIssant Jusqu'aux
yeux, com~nt
osa-vous me parler de la SOrte? le
n'ai pas flirté, je n'ai fait que r.:pondre aimablt'ment
lorsqu'on n:e parlait. Vous él~s
Injuste! quand vousmêmt! m'avIez demandé dt! faIre les honneurs. Aviezvous l'id':e Ciue je resterais immobile comme une statue de marbre?
- Si j'dais Tremaine .••
- Mais vous ne l'êtes pas, interrompit-elle vi"ement, Di.:k ne tournerait pas en mal Q1~s
actions les
plus innocentes. Il est franc et loyal, lUI. Ce n'est pas
un jaloux loujours prêt à baldyer de sa route Ceux
qui le gênent.
.
.
-- Jal"uxl répéta Rashlelgh avec un SOurire amer.
Je n'ai pas le droit de l'être. Vous n'êtes pas ma fiancée.
Sybil baissa la t,ê~e.
en s,entant. un sentiment de
confusion et d'huolll1atLOn 1 envahIr à la pensée de
ce qu'elle uvait dit.
Ses paroles lui iaisaient-elles supposer qu'elle le
croyait amoureu," d'elle et repoussait-il cette supposition ave.: d~Ja
ln?
Elle rougit et pâlit tour à tour, mais sa voix était
assurée en répo'ldant :
- L'indigna'ion m'a emportée trop loin, Brian
et ce qUI! je vous ,ai dit ~'a
pas le se~
commun;
mais c'est vou~
qUI me faItes de la peille avec vos
repoch8~
npn mérités.
- C'est que l'homme sauvage dort encore au
fond d" moi, sous les apparences de l'homme civilisé
je ne ~ais
comment il se f lit que je vous montre tou:
jours les pires côtés de ma nature. Vous ne pouvez
pas comprendre.,. Il s'arrêta.
- Non, BI'ian, je ne \ ous comprends pas toujours. J" sai:; seulement que vot~e
nature a ses bons
côtés, que je connais. Je n';lÎ pas le cœur de me que
relier avec vous en ce moment. Mais ne croyez pas
que je ne sache pas me défendre. Bonne nuit.
Elle lui tcnJit sa main; il la prit entre les deux
siennes et la retint prisonnière.
- Soyez toujours vous,même, lui di t-il d'une voix
grave ct douce. Je vais vous dire adieu en même
Jemps que bons?ir, continua-t-il; - jl.! pars demain
matin pour assIster aux chas~e<;
chez le comte de
J3ovingham. Je serai absent f\:nJant une quinzaine.
- Ohl vraiment, dit Sybi •
�POUR LUIf.
,
129
Il Y avait. autant tic regr.;! que de surpris e dans
son exclamatIOn .
. -;:-' Avez·vous besoin de moi ici '? fit Rashlei gh
a:ye~
vi,-:acité.' ~e.
pensais que puisque vous étiez
mOInS tnste depuIs que vous avez reçu cette lettre
.••
- Oui, je vous en prie, n'hésite z pas à partir. Le
mouvem ent vous fera du bien.
..
Cela, je le crois.
Il poussa un profond soupir et reprit:
- Ne manque z pas de me faire' savoir si vous
recevez d'autres nouvell es, et si vous voulez que je
revienne , un mot seuleme nt.
- Je vous le promets . Mais Brian, soyez prudent ,
n'allez pas vous casser le cou)
- Non, pas encore, dit-il, en allant à la porte.
Adieu, Sybil)
Il se pencha vers elle.
Sybil, envahie soudain d'une peur déraiso nnable
qu'il allait la saisir dans ses bras, lui renvoya son
adieu hàtivem ent et s'enfuit dans l'escalie r sans
retourn er la tête.
Quelqu es jours après, elle reçut un billet de Brian.
Il lui disait:
c Ma chère Sybil,'
" J'espère être avec vous demain samedi dans
l'nprès- midi. J'arrive rai par l'expres s dt:: cinq hl'ures
trente par la nouvell e ligne. Voulez- vous avoir l'obli:J,cance de dire au vieux Dumble don ou il Charlie de
ven ir m'atten dre avec une vOiture. Je laisse mes chevaux derrière moi: mon domest ique les r<Jmènera
lundi. Présente z mes homma ges afTe ctUlUX à
Mrs. Ra~hl(:ig,
j'esp1:re que vous me rl:CeVreZ avec
de bonnes nouvell es.
é
« V0 t re dé VOl!,
.=
« BRIAN.
8
Brian devait être très désireu x d'arrivl: r dans le
plus bref d~lai
possibl e s'il prenait par la nouvelle
ligne ouvert.:: dt::puis quelque s mois il Pline aux
besoins spéciau x de la localité :le Lynnch ester.
Cette li gne, qui. à quelque s portées de fu,il de la
ville, traversa it la rivIère sur un vieux pont vermoulu qu'on avait le projd d'abattr e de~L.is
longtemps, raccour cissait de deux heures la dist Ince de
Lynnch ester à Londres en évitant un circuit et de
plus l'encom bremen t, car les habitan ts du pays par
esprit de rouline se servaie nt toujour s de l'ancien ne
ligne.
Sybil se démena beauco up toute la matinée du
lund1 : elle alloit dans toute la maison , donnan t des
oidres, s'occup ant e.!le-même, aux fleurs, aux détails
du sèrvice , surveill ant le feu de la biblioth èque, qu'on
�POUR LUI!
n'avait pas allumé depuis le départ du maltTe; elle
allait, montait, descendait, s'agitait sans cause, les
j'eux brilL1l1ts, le tt:!Înt animé, tclle qu'on ne l'avait
pas n.:vue depuis le soir où elle s'était échappée
d'un" façon si inattendue en disant adieu à Brian,
A mesure que passaient les heures, une crainte
inexplicable s'emparait d'elle à la pensée de cettt.
rencontre prochaine.
Sa grand'mère était allée dans le voisinage fai~'",
une visite en voiture el, quand vint la nuit, Sybil.
pour la première fois de sa vie, désira le retour de
Mrs. Rashleigh, ne youlant pas être seule à recevoir
Brian.
Elle remplaça sa sombre robe d'hiver par unt;
légère robe d'été en lainage gris pàle garOle d'un /;'
ca~de
de dentelle de,;cendant de son cou sur sa
poitrine. Elle br~s;a
ses cheveux. si~plemnt
rele·
vés en nœud; pUIS, se trouvant satIsfaite du résultat
obtenu par ces légers changements, elle descend; :
l'escalier conduisant dans le hall.
Elle s'arrêta au milieu, un bruit confus de voix et
d'.;xc!amatior.s Iii arriva de la cuisine - bruit assez
extraordinaire da'1s une maison aussi bien tenue et, avant qU'llle eût atteint la porte de la biblio.
th~que,
la cuisinière, suivie dè Mary, se précipita
dan,; le hall en criant:
- Ohl miss Sybil, le capitaine est tué; tout jtl
monde dans le traIn est tué ou coupé en morceaux 1
L· pont s'est écroulé et les wagons, la machine, tout
s'es. enfoncé dans le fond de la rivière.
- Quoil s'écria Sy'bil, ~aisnt
à peine la terrible nouvelle. Qu'est-Il arrivé"?
- C'est le patron de l'hütel Royal, reprit Kate il
courait chez le docteur Lyster; Il est t'ntré ndu <,
avertir en passant. Tous les médecins de Freitsborou!.\h sont déjà près du pont. Il nous a dit qu'il n'"
avait pas un des voyageurs de première classe cfi'
vivant ~ ' arce
que la machine est tombée Sur le raltt:
des wagons E::ml'i1és et tout a ét.! mis en miet~.
Mary, Mary, allez chercher ~e
l'eau. Elle s'évanouit.
Sybil chJnct!lait, en eITct. On la fit as~eoir
à temp~
sur l'une des chaises de l'antichambre. Mais, avec un
'liolent eITort sur die même, eUIl reprit ses sens.
- Qu'allons-no us faire-~
Jit-t:lk. la voix entrecoupée; il laul découvrir s'il est mort ou vivant.
rapporterai tout c
- J'y vai" à l'instant, Je \'ou~
que j'entendrai dire sur l'accident. MISS Sybil, entrel
dans la l:>iblioth1:que, vous reviendrez à vous dOUCf,
ment devant le ["u.
Sybil, plus morte que vive, se laissa installel' dan
l'Iln des \'" stes fauteUIls de cuir.
- Et 11 t l ~i:
heures et ~Icmi·>
1 cria ~rl'y,
·/181.!..tm.: '.'.! f(;:V.:mr d'un moment à j'autre.
�POUR LUI!
Je vais l'attendre, dit Sybil, allez et tâchez de
s'il est encore en vie.
- Oui, miss, nous y courons.
ElIt::s se précipitèrent dehors, poussées, enlevées
[.ur la curiosité, oubliant les portes dans le boulevr~
sement génél al.
Sybil, tremblant e de la tête .aux pieds, se blottit
Jans le fauteuil. la tête enfoncée dans ses dt::ux mains,
et sanglota comm e un enfant.
Fox, intrigué, la regarJait de ses bons yeux de
chien, sympathiques et tendres, une ratte apruyée
sur son genou et p(lussant de temps en temps un
grognement lamentable.
Ce f\.lt un aITreux moment d'angoisse et de révélation.
Mort 1 Brian!
Ne jamais le revoir, ne plus jamais ~entir
l'étroi~
pression d~ sa main ni rencontrer le silencieux aprel
de son regard! Ne plus ent.:ndre cette rude voix
qu'elle aimait et qlli savait se faire si douce pour la
consoler de ses peines 1
Comment pourrait-elle vivre encore?
Tout 1ui paraissait néant, désastre. Un vide noir
était devant ses yeux, le désespoir la slcouai! toute,
l'absorbait, la rendait entièrement inconsciente de
lOut Ct:: qui n'était pas l'affreux malheur.
Elle ne vit pas Fox bondir loin d'elle avec un petit
j~\ pemnt
de joie, mais elle entendit une voix almée
1ui disait:
- Sybil! quoi, Sybil, qu'est-il arivé~
Elle tressaillit, elle leva la tête. Brian était debout
'·u r le seuil, paisible, bien porlant, avec un regard de
s urprise inquiète dans ks yeux.
Avec un cri, elle vola vers lui, elle saisit son bru"
dt ses deux mains.
- Vous êtes vivant 1pas blessé 1sans ma\! dites,
d; t~s
. vous n'avez rien? Oh! je croyais que je ne vous
re rernis plus 1
La réponse de Rashleigh fut de la prendre dans
ses bras et la tenir étrOitement ser~
contre son cœur.
Elle se laissa aller, éperdue, ne comprenant plus
rien, sinon qu'elle le tenait, qu'il éiail hl, vivanl, et
que ses yeux la couvaient d'un ngard tendr..,.
- Ma vie Ou ma mort ne vous sont donc pas
indifTér\?ntes? murmura-t·il, tandis qlle :-es yeux
t'ouillaient avidement dans ceux qu'elle levait sur lui.
La confession qu'il sut y lire le remplit cn un
instant d'lIne joie infinie.
- Mais VOliS n'avez aucun mal? Vous n'êtes pas
Lles'lé? r'?p ,~ !ait
Sybil encore trop bOllleversé'e par le
(',Issage s'Ibit du désespoir à la joie pour reconnaltre
f :'el.lë s'était trahie, et n'essayant pas encore de se
.11'!g:lger.
-
, .1 voir
�POUR LUI!
Non, je me porte admirablement, .;t je suis ...
aux anges! Mai~
qui a pu vous effrayer, Sybili' Que
s'est-il passé?
_ Un épouvantable accident. Le pont du chemil l
de fer s'est rompu pendant que 10 train passait, tOUI
s'est effondré dans la rivière j et on dit que les voya
geurs sont tous tués. Je v~us
croy~is
parmi ~Ult.
J'étais désespérée ... Ohl laIssez-mOl aller, Bnanl
:;'écria-t-elle, revenant à elle tout à coup.
Duns sa confusion, Sybil couvrU sa figure de ses
mains en murmurant:
_ Ciel! qu'ai-je dit? gu'ai-je l'ait?
_ VOltS regrettez déjà d'avoir trahi le peu d'intérêt que j'ai pu vous inspil erf quand vous savez
que je vous aime de toutes les forces de mon âme 1
Sybil, C'tst un supplice 1'être pos~é
entiè~m
par la pensée de quelqu un comme )e le SUIS par
vous. De quelle soreel.lerie m'avez-vous enveloppé 1
Qllel sort m'avez-vous Jeté?
Il retira les mains qu'elle tenait toujours sur ses
yeux.
_ Et vous, Sybil, vous m'aimez? Il le faut. Vous
ne pouvez p~s
être insensible à l'amour que vous
.lvez inspiré. Vous ne voudrez pas détruire Votre vie
.;;t la mienne!
- Brian! ~i vous m'aimez, ne dites rien de plus
maintenant. Je ne pourrais pas vous entendre. Je ...
je suis si boulevenée, si secouée, je n'ai plus la force
\e rester. Croyez-moi, vous vous trompez. J'étai'_
lans une inquIétude mortelle à votre sujet. j'étais
Jésespérée, c'est vrai; cependant. ..
L'émotion lui coupa la voix.
- Vous avez été si bon p~ur
moi 1 je ne pouvais
pas suprorter la pensée que )e ne vous verrais plus.
- Je vous laiose partir, ma chérie, mais promettez-moi d'entendre tout ce que j'ai à vous dire demain
malin. Ohl Dieu! Sybil! \'ous pouvez à peine vou:,
tenir. /
Il attira une chaise, la fit asseoir; puis baisa!'1
tendrement !a main qu'il tenait, il lui demanda:
- Vous n'avez donc pas reçu mon télégramme r
J'avais dit à Pierre de vous télégraphier que j'étai<.;
appelé pOlir affaires à Freitsborough et que je reviendrais par l'ancienne ligne?
.
- Je n'ai rien relfu; on ne m'a pas parlé de télé·
gramme.
- Le stupide garnement! C'est lui qui est la
cause de votre frayeur! l1eureuse frayeur, puisqu e
sans elle je n'aurais jamais su ...
- Ni moi! laissa éch:tppcr Sybil. Laissez·moi
partir, Brian.J'entends la voiture. C'ést ma grand'mèIe.
k [iC veux pilS me montrer à elle en ce moment.
- Par L,-"I, alors. dit Rashleigh en ouvrant la petit:
�POUR
un!
133
porte qui donnait accès dans la chambre voisine.
Mais demain .•• j'ai votre promesse .•• Vous m'aueo·
drèZ demain matin.
- Oui, pour une fois.
TI la serra de nOuveau dans ses bras et Se retourna
en entendant la voix de Mrs. Rashleigh à la porte du
hall.
Cette dernière s'était laissé persuader de rester
une heure de plus pour prendre le thé avec lady
Windham et Mrs. Courtt:ney au chàteau de Bovingham.
Le temps s'était pas~é
agréabltmen1. Mrs. l'ashle'gh
ne s'était avi~ée
du départ que bien plus tard qu'tHe
n'avait pensé. Elle était revenue en toute hille, désespérant d'ari~
à temps pour recevoir son a cher
cohot 'II.
Elk ignorait encore la catastrophe qui agitait tout
Lynnchester et ce fut sans manifester Id moindre
surprise qu'elle trouva son beau fils en l'o~seSi
de la bibliothèque comme elle s'y était attendue.
- Ah! VOLIS voilà, Brian! - dit·elle t n entrant vous avez fait un bon 'Voyage? .le ne sais l'as à ouoi
pensent les domestiques. Je trouve Ioules les porI es
ouvertes, même celle du hall toute béante, et quand
j'uFpelle, personne ne me répond.
- C'est une maladresse de mon domestique ~ui
est cause de leur débandade. Je suis arrivé il y a une
demi-heure par la ligne de Freitsborough el j'ai appris
que le pont du chemin de fer S'était effondré pendant
que le train de cinq heures trente le traversait. Il
doit y avoir de grandes pertes à déplorer. j'imagine
que vos èomes:iques ont volé au lieu de la catastrol'he
afin de reconnaltre mes restes mutilés. Ab 1 tn voilà
deux, dit cn voyant apraraltre Kate tt Mary qui rtS
tèrent toutes deux ébahIes, plantées sur le seUlI, sans
pouvoir proférer une I?arole dans leur stupéfaction
de vnit' le capitaine salO et sauf parh r au milieu de
la bibliothèque. Elles s'en allèrent assez ... désappoint~es.
Le capItaine n'était l'as mort, les chos~
allaient
reprendre leur cours ordInaire.
Dè~
que Mrs. Rashleigh l'eut quittts, Brian sonna la
femme de chambre:
- Mary, dit-il, allez chez miss Carew, vous lui
demanderp;!; l'i elle n'a besoin de rien; un verre de
chartreuse la remettrait peut-être.
- Monsieur, miss Carew a demandé du thé avec
quelques r<'llies. La cuisin ière duit Il! lui porter
;] . \l~sitô
qu'on aura servi le dlner.
- Qu on ne [,'inquiète pas du dtner. PorteZ·lui
on thé à l'in stant! dit Rashle;Flh de son ton de maltre.
- Ne vous inqui6tez pas du dlner. Tant pis si
lout est brillé, il l'au! vout< occuper d l'instant du thé
de miss Carew, Kate, dit Mary en accourant dans ln
cuisine. c'est le capitaine qùi "a dit, rappelez-vous
M
�POUR LUIT
ce que je vous dis, m:1 chère: m!8S C~rew
sera
maîtresse dam; cette maison avant SIX mOlS passés !
Si je ne suis pas une oie, le capitaine Rashleigh ba iserait la plac:e où elle met ses pied~.
•.
- Q uoi 1 ce haut et pU issant seigneur! s écna la
cuisinière qui p'avélit pa~
.comme Mary le p rivill'-", J
d'étudier de pres ses supeneurs.
_ Oh 1 il n'y a rien d!!'trop beau. OLl de trop ,Puis
sant rouI' l'amour. Et SI VallS saviez. quand 11 e::- t
arrivé i<:i il ya six moi,;, cel~
,:ous aurait f!lit rire d0
voir la façon dont. elle le tralta,lt. V?us.al1ne~
ess uyé
vo s pieds sur lUI que c;la n aurl~
rIen éte à côté .
Ah 1 voilà la bonne mantère de traiter les hommes ,
Kate! ce sera lIne mauvaise alTaire \iour la vieill "
maîtresse, miss Carew en a pas mal à lui payer. Je
peux vous le dire.
_ Je vous crois 1 fit Kate en hochant la tète.
donc lui trouver de b ien, je
_ Qu'est-ce qu'il p~ut
me le demande 1 Elle ~ a pas. pl~s
de couleur::; qu'u ot:
mortt!, sa libure est bien o~dlOa.re,
excepté une pa ire
de gran1s yeux qui ne sont lall?als deux heures pareils.
- Moi 1 je ne m'y connais pas 1 Tout ce que je
sais, ~'t!s
que n;.iss Carew ~t
~ne
g~ntil1e
peti te
demOIselle, el qu Il ne reut lUI arnver flen de mitlu x
que ce que je lui s?uha~te
.. O~
là,l ce 9u'ellc est d evelIue pale quand Je lUi al dit 1ç.cccident! Qui sa it
qlland on va nxer la noct:? Il fàudra en faire de la
cuisine 1 Je suppOf>e qu'un temps viendra où on la
verra aussi la maltresse à Dene Court. Cela va faire
monter voIre position, mademoiselle Mary.
- Les hauts et les bas de l'existence sont une
chose incompréhe!,!sible, remarqua la femm \.! de
chambre philosophIquement.
Sybil eut beaucoup de peine à s'endormir en
dépit de sa fatigue.
Elle était dévorée de remords, de honte; elle aurait
voul~
arracher. de. son cœur ce tral~e
amour, qui
s'étaIt montré SI pUIssant tout il. coup, Jusqu'à lui faIr e
oublier la réserve que son titre. de ~a.ncée
lui impos ait.
Et en même temps une JOIe dmn c chantait dans
son cœur, la joie d'être ai:née de ~ui,
aimée si éper
dument que des larmes s'echappalent de ses yeux à
la pensée du chagrin qu'elle devrait !ui infl~er,
- Envers et contre tout, se dIt-elle. le sera i
fidèle à Dick. Il est malheureux, malade. L'abandonner en ce moment après l'avoir accepté au temps d ~
sa prospérité, ce serait lache 1
Mais détruire le bonheur d e Brian, c'Nait s'enfonre r un poignard dans le cœur .••
Ainsi passèrent lentement les heures pénibles d ~
c: cHe nuit d'angOisses, pend:mt laquelle le somm eil,
I.' ffrayé du tumulte d es pens~t:
de la jeune fill e, la
f uit jusqu'au matin.
�POUR LUIt
VU
La lutte.
Sybil sentit. ses forces l'abandonner en po!Oant la
mai'1 Sl\\" le bouton de la· porte de la salle a manger.
~i
sa grand'mère n'était pas desctlnduel Si dIe
allait se trouver seule avec lui •..
Mai~
non, elle respira librement en apercevant
Mn" Rashleigh assise dans toute sa majesté derrière
le samovar ... et seule.
Elles se souhaitèrent le bO!1jour réciproquement,
et Sybil s'assit à sa place et commença de boire 50D
thé aussi vite qu'elle put en faisant semblant de
manger ses rôties.
Mrs. Rashleigh avait déjà arboré une toilette
scvèrc, indice de ses intentions de piété. La
douairière prétendait honorer de sa présence le ser·
vice de la cathédrale.
- Venez-vous à l'église? demanda+elte à Sybil.
_.. Jene le croispas. Je me sens encore toutétourJie .
.Ie ne pourrais pas supporter la longueur du service.
_. Vous avez tort de vous laisser dominel' par
"OS nerfs; la posse::.sion de soi·même est la qualité
la plus précieuse qu'une femme ...
Mrs. Ra~hleig
ne finit pas sa sentence, Brian était
entré; elle s"lnterrompit pour lui demander vivement
quclles nouvelles il apportait.
Sybil se leva doucement, elle se gli<;sait vers la
110rtt; lorsque sa grand'mi:re lui demanda d..: sonner.
Elle s'approcha de la cheminée près de laquelle
Brian était appuyé, il se pencha un peu et dit a voi4:
basse:
- A mon retour, vous m'avez promis •.•
et sortit.
Elle inclina la té~
Elle prit un chale en passant dans le hdl, le jeta
:;ur ses épaules et s'avança sur le tJcrron. El:e voulait
t'hercher dans la fralclleur du ma' ll1 un calmant pour
:;a tt::te brûlante et essayer, dans la paix de la nature
~ilencus,
de ramener l'ordre dans son cerveau
tlo\lhlé.
Flk ne pouvait éviter l'explication prochaine, eUe
la ;;,;: l..tit nècefsaire e plus tM elle aurait fait con·
nn!tr.: tiCS intentions, micux cela vaudrni1. Elle se
pro"1.tta it d'avoir une attitude dif,llle et résolue. Elle
dn;ail désabuser l'cs prit de Brian en lui {ltant la Ct;!"ti llhk qu't:lIe P"UIT(llt cédl~r
à son amoul·. Il devait
III "ml croire qu'elle ncl'aimait pas, il fallait l'cn per. l'<ld,·r. Il aurait trloins de peine à renoncer à elle.
. i: lin soupir, elle s'arracha à sa rêverie, prit
~jOI
cl)uragc a deux mains et remonta à pas lCl1t'i
Illsqu'1i.la maison.
�POUR LUI 1
Elle entra naturellement dans la bibliothèque et se
tint debout près du feu, le front appuyé contre le
haut chambranle de la cheminée.
C'était d'instinct qu'elle choisissait la bibliothèque comme lieu de rendez-va us_ Cette pièce, un
peu commune à tout le monde, lui semblait moin s
.
.
mtime que sa propre c~ambre.
Avant le moment ou elle avait pensé qU'Il serail
de retour, Brian entra. Il referma la porte avec soin
derrière 1ui.
Combien elle paraissait adorable, telle qu'il la
contemrlait, la tête appuyée sur le rebord de chêne;
moulée dans sa robe sombre, les cheveux dorés par le
reflet des flammes et ses mains jointes négligemment
dans une attitude pleine de charme et de tristesse:
- Enfin 1 s'écria.il, se décia~t
à s'approcher. Je
cr~ignas
que vous n~, n:e manquiez de parole. Je nc
sais pas comment 1 al pu endurer cette ,éternel1 ç
attente. Sybil, regardez-moi, vous ne m'avez pa s
donné un seul rayon de vos yeux depuis qu'ils m'on t
appris, hier, ce que j'ose à peine croire encore.
- Ne pensez plus à cela, Brian, dit-elle doucement. Je veux rester fidèle.
- Mais, ma pauvre enfant, il est des circonstances où il est plus honnête de reprendre sa parole
que de tromper en la tenant.
Sybil secoua la tête, regardant toujours le;;
flammes; Brian remarqua les ombres laissées sou~
ses yeux par une nuit sans sommeil.
"
Enfin, elle osa lever son regard sur lui, elle commença à parler d'un ton grave.
- Je vous ai toujours cru un homme d'honneur
Brian. Dites-moi, croyez-vous que ce soit honnête d~
venir parler d'amour, quand vous savez que j'ai
donné mon cœur à un autre"?
- N'essayez pas de m'abuser, Sybil. Si vous
l'aviez aimé, cet autre, et si j'avi~
tenté de vous détourner de cet amour à mon rroht, cela aurait été un
manque d'honneur. Hier, j'ai vu - non, j'ai senti _
que ce n'était pas à lui que vous portÏt:!z le trésor de
votre cœur. Vous me l'avez donné; Sybil, regardez en
vous-même, je vous en suppl,ie, j'ai ~ompri
s en un
moment ce que vous ne m'aunez JamaIs dit si l'incident d'hier ne m'a\'ait pas tout révélé. Soyez hOI.nète
à votre tour, Sybil; m'aimez-vous "?
- J'ai de la sympathie, de J'affection pour vous ,
dit-elle, Ja voix ~ésitaDe,
mais je ne dois pas, je ne
veux pas vous aimer.
- Vous ne voulez pas me répondre. Ah 1 Sybil,
qu'il vous serait dur de prononcer un mensongel
- Je me comprends à peine moi-m ême, dit-ellç
d'tH} ton plus ferme . .Je sais seulement que suis déterminée à faire ce que je dois . Rappelez-vous que je ne·
�l'OUR LUi!
vous ai jamais donné d'espérances de cette sorte;
qu'aussitôt que vos manières d'être ont changé avec
moi, je vous ai dit que ie n'étais plus libre.
- Vous me l'avez dit, mais le mal était fait même
:J\ors; vous le compreniez, avec cet instinct qu'ont les
femmes pour deviner l'amour, et c'est pcurquoi vous
m'avez averti; je n'avais pas compris mOi-même à
quel point j'étais pris jusqu'au jour où vous avez
~vcilé
en moi le démon de la jalousie. Comment tout
cela a-t-il commencé? Je n'en sais rien, mais le jour
où vous m'avez dit en pleurant que je ne pourrais
iamais remplacer par la mienne l'affection de Mint)"_
J'aurais voulu vous détromper par oes millions de
baisers. Je craignais seulement qu'ils n'eussent un
effet tout opposé à celui que je voulais __ . Ne tremblez
pas, Sybil. Pourquoi pâlissez-vous? Je ne suis pas un
enfant pour ne pas savoir dominer ma passion .
J'aimerais mieux, Je vous le jure, subir tous les tourments de l'enler avant que de vous offenser par la
plus légère tentative de prendre ce que vous ne consentiriez pas à m'accorder. Vous devez me trouver
bien hardl d'insister sur ma certitucie que vous ressentez un ... un penchant pour moi. Ma Sybill ce
moment d'oubli hier soir ... Vous ne savez plus. Je
vous vois encore ravie de m'avoir retrouvé. C'était
\a fie pour vous de me savoir vivant. Je VOliS en supplie, ma chérie, ne détruisez pas mon bonheur et le
vôtre. Je vous le dis, rien ne me détournera de ma
détermination de vous faire ma ftmme . Asseyez-vous,
vous tremblez. Je suis désolé de vous agiter à ce
point, mais nous devons prendre une détermination
en vue de l'avenir.
Sybil se laissa tomber sur une chaise basse à côtt:
du feu.
, '
~ . - Oui, il le faut, reprit-elle,rn le faut ... Ecoutezmoi, Brian_ Vous ne savez pas combien il m'est
pénible de vous faire souffrir; cependant je suis
résolue, aussi résolue que vous l'êtes vous-même, à
ne pas vous aimer_ Dites-moi, ~i j'avais été la femme
de Richard Tremaine, m'auri ez-vous aimée? Eh bien 1
je me considère comm e mariée avec lui.
- C'est que vous ne l'êtes pas 1 J'aurais eu une
inclination pour vous si je vous avais connue mariée;
seulement le seul fait de VOLIS voir la femme d'un
autre m'aurait éloigné de vous salls eSI,oir. Dans
l'p.tat de choses actuel, je vous ai trouvée libre en
.1pparence et, malgré mon indifférence habituelle à
'è'lldroit des femmes en général, je me suis laissé
" lpliver par l'intérêt que vous m'avez im;piré graduelcment, jusqu'à ce que je me sois trouvé ençhainé à
vous par une passion que vous auriez pu deviner
,tbpuis longtemps ii VOu.s aviez "-oulu regarder le
v,,<rité en face.
�POUR LUI!
Peut-être bIen, s'écria Sybil poussée par sa
profonde honnêteté. Mais votre amitié était trop
,!ouce pour risquer de la perdre en cherchant la
t'éalité.
Rashleigh s'agenouilla près d'elle avec une douceur qu'on n'aurait pu attendre ,d'un homme aussi
':iol~nt.
puis, prenant la main de la jeune fille, il la
baisa tendrement.
- Ma bien-almée, murmura-t-il, je suis à 'vous
l our la vie, quoi qu'il advienne.
Sybil sentIt tout son courage l'abandonner.
- Brian, s'~cria
Sybil. il faut renonCer à ce sentiment qui trouble toutes vos idées d'honneur et qui
Je rend si malheureuse à cause des chagrins que je
rél'ois pour vous. Vous êtes un homjlle, vous avez
a force et le courage. Si V('lUS le voulez de toute
.'otre volonté, vous téussil'cz à me chasser de votr.:
~ œur.
Rashleigh fit un geste de dénégation violente et
relevant, il se mit à man;her à grands pas dans l~
'hambre.
- J'aurai de la patience, Sybil. Tout ceci est
:Jrrivé si précipitammt:nt que vous avez été surprise.
Quand vous aurt!z eu le temps d'y réfléchir, que vous
'>,ous serez aCCoutumée à l'illée que vous n'aimez pas
fr\!maine, vous comprendrez la nécessité de le
,Iétromper lui-même_
- Non, Brian 1 je suis résolue à tenir ma promesse. Je ne pourrais pas jouir d'un instant de repos
lvec un serment trahi sur la conscience.
- Ce serait une trahison pire de l'épouser quand
-,olre cœu~
<lrrartient â un autre . .le ne vous demande
oas de pro111<:sse, maintenant. Laissons allcr leo.:
~hose.
Qlland Tremaine reviendra, son frère lui
:onseill\!ra de JiO'ér/Jr votre mariage, jusqu'à ce qu'il
loit en meilleure santé. A mesure que le temps s'~cu
era, i! ~e rendra compte ùe la véritable natur\! de
':os sentiments à son égard, et s'il entrevoit la vérité
'" sais q'Je vous ètes incapable de la lui cacher'
lors il Vùus laissera libre cie reprendre votre parolé
t avec sa nature heureuse il sc consolera facilement
-ar d'autres amours.
. - Pourquoi ne vous consoleriez-vous pas de la
.lême 11'3nière?
qu'il n'est pas dans ma nature comme
- P,trc~
'ans cd le de ce jeune conquérant de me l'épandu;:
ans une quantité de folies ou de fantaisies conHne
l'avait fait avant de VOliS conna1tl'e. C'est mon pre
ma
lier amour, Svbil, vous !:>t,;ulc .wez su trave~s
'lde écorce et trouy< r le chemin de mOIl ccr.ur
(:'c:;t pourquüj je ne me consolerais pOIS Je \',)u<;
-'crdre, parce que je sais que ie VOllS aimerai dans
,:n ,( ans comme aujourd'hui. Je rIe ve~'(,
pas vous
;1'
�cha!2rin~
POUR LUIl
139
en insistant davantage. Attendons ce que
qlldques semaines à venir nous apporteront
d'événem!:nts. J'essaierai de reprendre mon rOle
,j'ami comme par Je passé, mais vous .auret ce qui
[Ile clt>vore au fond du cœur. Ne crail1nez rien, je
~auri
subir l'attente avec une arparèllce tranquille.
partez,
- Brian 1 dit Sybil d'une voix sup~,Jiante
je vous en supplie, ne restez pas ici. Cela· vaudra
mieux pour vous ... et rour moi 1
Un éclair Je joie délirante passa dans les yeux de
RHshlLÎAh.
•
- Si vous m'ordonnez de partir, je partirai, dit-il,
mais absent ou présent, je ne changerai pas. Pensez
à tout ce que je vous ai dit et ••• ma vie est entre vos
mains.
Il se pencha et, avant qu'elle eCit fait un mouvement, il baisa ses cheveux à l'endroit où ils se séparaient sur son front.
Ce lui fut un soulagement très grand de se retrou_
ver seule, d'être délivrE':e de la tentation désespérante
d'enlendre sa voix, Ses pa mIes.
Elle tressaillait comme s'il était encore là, faisant
passer en elle cette faiblesse étrange et douce, cette
dMa.illance de tout son être malgré l'horreur que lui
inspirait son infidélité.
Qu'avait-elle fait ou négligé qui pCit lui attirer ces
tourments? Elle revivait en pensée Ie::s derniers mois.
Non, elle ne pouvait rien trouver dans sa conduite
dont elle e(lt à se blàmer. Le changement s'était
opéré si insensiblement, si graduellement, la tendresse voilée qu'il lui avait témoignée '::tait si ino!"
r'ensive que, lorsqu'elle eut commencé a la percevoir,
son a!rection à elle avait dépassé les bornes de
l'amitié et elle l'aimait déjà de toutes les forces de
son cœur.
rll'ian était parti pour Dene Court aussitôt après
sa conver!:ation avec Sybil. Il n'en revint que le lendemain soir, amenant àeuJo.. de ses camarades de
régiment qu'il relint à ùlner.
Sybil eut un moment l'idée de prétexter unI)
mi!,rainc ..!fin de se dispenser d'assister au repas,
mals elle rétléchit que ce serait donner un signe d,
faiblesse ou de craint.;: cn n'osant ras paraltre devant
lui, et elle s'était promis d'être vaillante.
Brian, lui, attendait naveusement le moment où
die ouvrirait la porte; il se sentait si sûr de sa victoirc' qu'il croyait la lire dans le premi, r regard
q .l'ellc lui jetterait. Mais Sybil entra, parfaitement
ç&.lm~
maltrcsse d'die-même, } ortant U:l air de
..L.:ision qui fit penser à Hashleigh qu'elle avait dCi
résoudre ses hésitations de quelque manière .. _ et
d'un~
r,l~njèe
.• ::'(1.5 eY;lc!ement conforme à Ce qt!'il
Qbirait.
lèS
�14.0
POt'I
l
"r!
Le colonel Wardel offrn ~on
bras à la jeune fiUt
et prit place à table à côté d'elle. Sybil réussit à soutenir la conver~ati
aveC son entrain habituel et,
$auf une légère ombre de gravité qui s'étendait wr
$es traits aux moments de repos. personne, saut'
Briall. ne pouvait s'apercevoir des SE:Olimt:nls divers
qui agitah:nt son ame sous son flpparence enjouée.
1 out à coup le colonel, s'adressant à .Mrs. Rashleigh, demanda:
- Vous rappelez-vous un jeune officier appelf
Tremaine, qui a passé id avec un détachement de
hussards il .Y a deux ans?
- Oui, tr~s
bien, il est venu me faire une visite
il avait connu maIl fils.
'
- Vous avez su qu'il avait donné sa démission
d'ofic~r
pour aJler tenter la fortune en Orient dans
un comptoir de banque. J'ai entendu dire qu'il y
des lièvres. et qu'on l'~vait
jugé perdu.
avait a~trpé.
11 a réSisté, JI est en train de re~m
en Anglderre
d'apr~s
ce qu'on m'a dit, mais je serais bien éton~
s'il supportait le voyage. Ces fièvres-là pardonnent
rarement.
- Je suis bien' fâchée d'apprendre cela dit
Mrs. Rashleigh, il est venu me vOir une ou deux' fois
durant sail séjour, il m'avaIt fait l'impression d'un
homme très agr~ble.
- A~si
qudle diable d'id.ée l'a pris d'aller
;,'expatner dans un pays pareIl, quand il était à
t'armée, bien noté, avec des chances d'avancement.
les. ieune:l ~ens.
sont si bizarres aujourd'hui 1 E~
VOila ur: qUI a fall llO coup de tête et qui va le payer
de sa vie. De mon temps •..
Le colond acheva sa phrase d'un hochement de
tête !'igniticatif.
BI iau regardait Sybil.
Elle tenait son regard rivé sur la nappe dont ellt'
suivait du doigt les contours du dessin. Sa rnah
tremblait.
La conversation roula sur ce thème environ deux
éternelles minut~s
pendant Jesqudles les couleurs
s'errad!reot des joues de Sybil jusqu'à ce qu'el le
devint mal tdlement pàle. Cependant sa présenc",
d'es l'rit ne l'abandonna pas.
Elle se tourna du cbté du colonel et lui di! aVec
un indescriptible accent d'inquiétude voilée:
- C'est vraiment dommage pour cc pau\rt'
garçon. J'<l\ con'lU aussi Mr. Tremalne. Il ttait si ga
et si bon 1 Mais tant qu'il y a de la vie, il y a de Pe .
poir, n'est-ce pas?
- Sans doute, mademoiselle, répondit le colot 1
la fixant avec une souùaine atlention. Mais ce clim ..!
de Chine est comme un poie ITl rour certaines constitutions.
�POUR LUI!
t.a conversation prit un autre cours ct Sybil
reprit son entrain. Jusqu'au dernier moment, elle 'S'_
montra gracieuse avec les hôtes de sa grano'mè re.
ne laissant rien deviner de ses émotions intimes.
Le dernier parti fut le colonel Wardel. Tan
l:i~
que Brian le reconduisait, Sybil crut pouvoir s'éch ... p·
per en passant inaperçue du salon dans sa chambre.
Elle traversait le hall sur la pointe des piLds.
nashleigh, qui disait à la porte un dernier adieu. se
retourna et Parrêta d'un geste.
- Sybill dit-il vivement.
Elle était sur la première marche de l'escalier, elle
tourna la tête, elle lui dit très vite à voix basse:
- J'ai besoin de vou~
parler. Serez-vous ici
demain ?
- Oui, certainement.
- Alors, venez me trouver dans ma chambre
quand ma grand'mère sera remontée pour faire ses
comptes après déjeuner
- Comptez sur moi
Il prit sa main.
- J'aurais voulu secouer cet imbécile de colonel
quand il a parlé ce soir de ... de ce qui vous préoccupe .
.le craignais que vous n'ayez une émotion.
- Oui, pendant une minute ou deux. Puis j'al
réfléchi qu'il n'avait rien dit que je ne sache déjà. Je
veux espérer quand même. Bonsoir, Brian.
- Bonsoir, chérie, dit-illout bas.
11 mit un baiser rapide sur la main qu'il tenait et
elle s'enfuit.
•
Le lendemain matin, Sybil attendait l'ennemi de
pied ferme dans za chambrette comme dans son
dernier retranchement. Elle était occupée à vider un
tiroir de son bureau placé près de sa fenêtre lors·
qu'elle vit Rashleigh qui rentrait de sa vi!'ite matinale
aux écuries. Il leva les yeux, Sybil lui fit un petit
signe de la main.
Il jeta immédiatement 60n cigare et monta le
perron.
- Etes -vous libre à présent? dit-il en entrant.
- Oui, ct je viens de voir Kate monter l'escalier,
~ on
livre de comptes à la main. Nous avons unt'
heure devant nOLIs. Asseyez-vous, Brian, dit-elle d'un
Ion très calme, mais sans lever les yeux sur lui.
- Elle s'est retranchée derri ère une ciladelle,
l'as~ut
sera dur. pensa-t-il en a ttirant une chaise fie
l'autre cbl é de la table de fa çon à lui faire face.
- Vous avez l'air de procéder à un rangement
sérieux, dit-il, ap rb un court silence.
- Oui. Je n'écra 'ai plu s de longlemps.
- Vous aviez à me parler, reprat Rashleigh, ne
vous pressez pas . Je m'estime parfaitement heureux
de rester 14 où je ~ujq,
�142
POUR LUll
- C'est que j'aurai beaucoup à dire, 'quand raurai commencé, dit SybiI.
Elle appuya son coude sur la table et son menton
dans sa main.
- je veux demander sérieusement à ma grand'mère de me laisser partir, mais je ne voulais pas le
faire avant de vous le dire d'abord et de vous
demander conseil. Vous êtes mon ami, vous mè
l'avl!z assuré souvent et vous méritez bien que j'aie
coniiJnce en vous.
.
- Oui, au moins jusqu'à présent. Ne parlons pas
du futur, Sybil.
Elle soupira profondément en regardant une
feU' Ile de papier qu'elle pliait d'un mouvement machinaI,
- Brian, fit encore Sybil, j'ai pris le parti de
m'en allo:!r. je possède assez d'argent pour vivre en
attendant que j'en ~agne
d'autre, et j'avais toujours
résolu de partir à 1 époque de mes. vingt et un ans.
U ne :,'en manque que de deux mOIS, même pas. Je
puis aussi bien prendre un peu d'avance. Je pense
que Mrs. Rashleigh ne me refusera pas son consentement quanJ je lui aurai prouvé que je peux me
passer de sa charité pour yivre.
Elle fit une pause. Bnan, dont la physionomie
avait pris une expression de gravité, paraissait
attendre d'autres explications; elle continua:
- Miss Parry me supplie dans chacune de ses
lettres de venir habiter une chambre qu'elle a réservée pour moi dans la maiso~
de son frère. Je vais
accepler. Elle m'assure qLi~
Je ne gênerai personne,
que M. Parry et ,~es
e!'fants seront encha~tés
de ma
venue. De plus, 1aura,1 de plus grl!-ndes facilités pour
m'arranger avec es éditeurs au sUjet de mes ouvrages.
Ce sera un plaisir de vivr!! avec Minty jusqu'à ce que
je soif> fixée sur mon sort. Je vous prierai de m'aider
à demando:!r l'autorisation à ...
- Certainement non, répondit-il de son ton le
plus rogue. Vous ne savez pas ce que vous me
demandt:z. Si cela vous déplalt d'habiter la même
mai-on que moi, je la quitterai. Tous les endroits me
sont au~si
indiITérents ... loin de vous.
- Non, Brian, déplaire n'est pas le mot, mais
c'est trop pénible pour nous deux de nous revoir
t?US les Jours, s'lchant •..
Elle s'interrompit:
- j'avais toujours eu l'intention d'aller à Londres.
C'est la meilleure place pour ceux qui travaillent. je
n'ai trllvaillé jusqu'ici que dans Je seul but de quitter
i\lrs. Ra-ldeigh atnsi ...
- Puisque vous vous accordez mieux depuis
quelque temps, ne pourriez-vous la supporter un peu
plus longtemps Ï'
�POUR Lur!
143
- Mrs. Rashleigh m'irrite ou m'offense moins
souvent, c'est vrai; ce qui me permet d'(lublier presque son existence, fit Sybil avec une moue hautaine
que Rashleigh trouva adorable. C'est égal, je ne puis
pas oublier la gra'nd'mère du teml's passé. Elle me
déteste encore et quant à moi ... non, je ne la déteste
pas, ce serait lui accorder plus d'attention que je n\:
lui en donne .
.:.... Vous êtes une petite sorcière vindicative 1 dit-il
eo la dévorant d'un regard admiratif. Mais votre
projet de départ me rarait impraticable. Allons donc!
Je oe vous vois Fas dans cet atroce petit trou de
Camden Town 1 Vous n'avez pas la moindre idée de
ce que c'est: un jardin devant grand comme un
mouchoir de poche avec quatre ëchalas comme
ornement. Une sale petite entrée, un esenli . r de
service au fond et même pas la place d'! se retourner
quand vous êtes entré 1 Une sorte d'esclave en jupon
Crasseux qui vient. .•
- Chut 1 cria Sybil impérieusement; c'est une
bonte de parler de la sorle du « home» de ma pauvre Mintv 1 Tout aura un autre air. j'en suis sûre,
quand elle aura eu le temps de faire l~s chang<.;mellts
qu'clle désire. Tout le moo(le ne peut pas ètrt; r.'che.
Vous pensez trop au luxe qUi vous a touJou;'s
entouré. Vous ne pou 't:z pas accepter que la seule
chose dont on ne puisse se pass, r, c'est l'amour,
"affection, je veu:< dire.
- Si, je le comprends, Sybil. C'est vous qui mf.:
l'avez appris.
.
,
- je Ile crois pas que VOllS pourriez aimer la
pauvreté, même par amour rour moi.
encore
- Certainemt'nt non. Je la d~tLserai
plus, surtout par amour pour vous.
- Quevous êtes contrariant, Brinn 1 s'écria-t·eHe,
il faut que vous m'aidieï.: il ~of1ir
d'ici, qu"nd ce ne
serait que pour m'éviter la faliA"e d'une luite a\'ec
ma grand'mtre ;. car je 'jeux pal'tir. j'y ~uis
décidée,
j'ai oesoin de mouvemc:nt, de changemc:nt, et c
n'est ni elle, ni vous, ni tous deux réunis qUI ln:;
retiend rez ici 1
- A moins que nous ne \'OUS enfermions à cl('î
dans cette chambre. je monterais la ~arJe
li vnt:'
porte; vous auriez en m"i un )!etJlier incl~rLt
ibk
- Eh bien 1 je croi!' que je parviendrai, à m..
sauver quand même.
- Moi aussi je le crois. DOllC, Sybil, votre plan
est d'aller vous enterrer dans ce coin ignoré des
hommes et d'y attend.rc que Tremain.:: rLvilllne et
qu'il décide s'li lui plaira ou non de vous jeter 1..
mouchoir?
- C'est cela. dit-elle tranquillt:ment. Comment
pcl'llVe7-....011" T'Ji1Îsnnh'r ~lIr
1111" '111p<;tin" 'I~,:
f7rIlVf<.
�POUR LUI!
Br.g;, '? C'est indi!nle de vous 1 J'ai 'promis' à Dick
d'être sa femme et je l'attends en toute confiance,
Vous ne parviendrez pas à me faire douter de lui ou
de moi, même, je suis inébranlable 1 S,i nOus ne pouvons pas nous épouser, c~ ne ?era 01 de sa faute ni
[a mienne ... Je vous en pne, Bnan, ne me tourmentez
plus je suis trop malheureuse 1
~ C'est vrai. J'agis comme une brute. Du reste.
YOUS m'avez toujours jugê ainsi. Puisque vous supposez que ce ma!,iage pourrfit ne pas se faire, ditesmoi seLdement SI vous [e regrettenez .
- Si j'étais sûre, du mOIDS, que Dick n'en sOllffrit pas 1
•
"
•
- Ah 1 Sybll, c'est 1 expressIOn de la vénté qui
vous éch;]ppe.
Il saisit ses mains dans son ardeur.
- Alors. mon cher amour, vous seriez à moi,
~'avez-0us
de piti é que pour ['homme que vous n'ai
tUez pas? Cela nevous fait donc rien demevoirsouffl'Ir'?
- Je vous fais la même question. Vous n'avez
pas saud d'augmenter mes chagrins?
Elle retira résolumt'nt ses mains.
- Ecoulez bien, Brian ...
Elle s'élait levée, elle alla à l'autre extrémité de la
charn~
et le re~aJ
de là. laissant pilrler son
regard ùe toute sa passion comprimée.
'
- Je crois que vous êtes un homme d'honneur.
J'ai l:onliance en vous et je vous dirai tout. Peut-être
alors vous ne me refuserez plus votre appui ... J'ai
peur de.. vous ... ~imer.
Oh 1 je veux êt~e
frar,.::he 1 Je
VOL!S aime ,passionnément; nO(1. ,?e ,bol.!!;ez pas, je
ma fOI, le l'al promis il
n'al pas hnl. Je veux ~arde
m'aime. il sOllrfre, je ne peux pas lui refuser ~u
main. Je me ferai vi(\lence; oui, je sais, ee sera dllr
de renoncer au bonheur, à ce bcnbwr qui me feraii
peur s'il m'etait poss ib le de l'acc epter. Vous qui ét,~
un homm,e. vous aurez a,u'ant de cO:lra!~
que mui,
vous m'atd~rez
à accomrlJr n~o
t~e"nlr.
Dites, Brian,
Je vous en supplie, prome!tez-moi d'e~savr?
1\ c Ic hait sa figure dans sa main , il
répon,lit
pas. Elle c, nlinlla :
- Vous avez tant d'autres éléments de bonhclJï
autour de VOLIS, vous avez tout à souhait 1 Vous vou'
dis tra irez. L'on dit que les home
~ oLiblit'IH plu,
facikml nt! .le veux "ous chasse,' ,je mes pensées,
chasser l'obscssio r! de ':c:; ref!ad~"
de vot!"e voi:,.
fermer I,s ye ux devant ce bor.hlûr Imrosslble; e
peu à peu j'espère que l'apaisement se rera, que k
temrs St'ra clén1cnt pour nous deux; avec le temr"
nous oul'Iiel'ons ...
Ra~hlei
~h , prornndémcnt remué ~ar
cet appr:l
instlOcts les ph "
passionne': de la jeune 'ille cl ~p.s
"r' b'l d'clle et lui dit:
'
nohll'!" ~'1
ne
�'Otm LUI!
- Je
145
veux· pas me laisser d~pas6er
par vous
eri générosité. Que ce soit donc un pacte entre nou s ,
Jusqu'à ce que Tremaine revienne et que vous a) ez
décidé ensemble ce que vous ferez. Je reprendrai
mon rble de protecteur et d'ami, mais vous ne r(lé'
(acherez rien de YOS actes, et je YOUS jure que VO'J~
n'entendrez pIu s un mot d'amour sortir de maboud](" .
= Est-il besoin de mots? murmura Sybil comme ;,
dIo-même, le regard perdu sur les collines à l'borizO!;.
- Nous savons que non, fit Rashleigh . Donc, . i
yous êtes décid ée à aller à Londres, je vous aidera i
de mon appui; vous partirez. LondrèS el't il.~5C/
p an d pour nous contenir tou,; deux, ajouta· t-il il
mi-voix, il ne sc passera plus longtemps avant le
retour de l'remaine, - ou, se dit-II en lui-même,
,nant qu'on ait reçu la nouvelle de sa mort . .Ie
!',lttendrai.
Il lui lendit la main et serra fortement celle qu'elle
lui donna:
- Adieu ;i l'amour, jusqu'à nouvel ordre) fit-il
avec un soupir, et il quitta la chambre.
t1l'l
IX'
En liberté.
depuis l'enlèvement de sa fille
Mrs. flashei~,
n'avait pas éprouvé un choc aussi violent que celui
qu'elle ressentit lorsque SybiJ lui annonça son inten
t 10Il de quitter le Prieuré pour toujours et d'aller
\iue à Londres du produit de son travail.
Rien ne pouvait exciter chez la vieille dame plu
d'estime qu<! la pensée que cette enfant était capahll
de gal~er
sa vie en travaillant.
Mrs. Rashleigh se creusait l'esprit à s'expliquer lit
dé·terminatioll soudaine de sa petite-fille et à un tel
moment 1 Comment pouvait-elle en partant abandonner les espérances brillantes que la préférence mal':
quée de Brian devait lui faire entrevoir? Brian serait.
il capable de la suivre et de l'époL·.ser clandestine ·
ment? ce serait trop fort 1... Non, Brian était tr0r'
ner, sa nature hautame ne s'abaisserait pas i.. un tel
procédé. Il n'avait personne à craindre ou a ménager.
personne à consulter et, après tout, Sybil n'était pa ~
une femme dont il pût avoir honte; il pouvait IG
montrer au grand jour. C'est qu'il lui avait fait comprendre que ~es
manœll\TCl:>. ne la. conduiraient pa n
lusqu'au manage ct d Ie devaIt aVOir pr.·rdu courage;
cUe préférait partir que de Illi donner le spectacle ct'
_,a déception En somme, c'était \Jn " vie misérablr'
qu'elle allait ~ntrlped
rc.
Mab puhoqu'eHe pouvait
<e suffire il ~l1e-mOa.
r"r:::onne n'avait le d .. -:t dei
�146
POUR LUI!
s'en plaIndre. Autant valait lu! accorder un consen-
tement dont elle se passerait d'eux mois plus tard.
. 'Sybil' co'm~ença
se~
préa~tis
de départ .a ve ~.
une hil!e fiévi eu se.
s'était a~cords
pour préveLes huit jours qu'el~
'1ir miss Parq' ct faire ~e
adIeux a Lynche~t"
passèrent comme un songe.
'..
Elle fut un peu surprise de voir Brian quitter l'
Prieuré deux jours avant elle, . sous prétexte d'un .'
visi·te promise à Aldershot. depuIs. longtemps.
Le dernier moment arnvé, la leune fille se rendit
chez 1'111'8. I\ashleigh.
Sybil tendit son front; la douairière y mit \ln
baiser glacial et à la fin d'u'] petit speech de circonFtance elle ofYcit cinq livres à sa petite· fille qui Irrefus~
doucement, mais avec c son admirable téna .
cité _, pensa Mrs. Rashleigh.
Enfin Sybil vil disparaltre les figures amies, le s
ciernières maisons de Lynnchester, puis les tours du
Prieuré se perdirent aussi dans le lointain; le~
endroits familiers des champs et de la foré! s'env,)
lèrent de chaque c0té de sa route ct la jeune lille
sentit que sa vIe commençait une étape nouvelle.
Son train n'était pas un express. Il s'arrêta d'abord
t Wrayford, le point de jonction entre la linnc
Freitsborough et celle de Londres. Ensuite il de~ait
parcourir un espace de plusieurs milles sans arrè!
et Sybil, se senta~
un extréme besoin de repos,
s'accota dans son COIO et ferma les yeux.
P~u
avant J'arrivée du. train à Freits~ough,
elle
Ull!'
fut tIrée de son engourdissement, car il fai~t
matinée de février froide et pluvieuse; le !:on ri'une
voix bien connue la fit tressaillir.
- Voulez-vous me permettre d'ouvrir?disait_ell ".
:>
Sybil leva les yeux. son cœur battait à Cl~Jr
violents; elle vit Rashleigh, cnvdoppé d'un 10' •
ulster qui le faisait paraltre plus grand et plus impl'sant que jamais, passer la moitié de son corpE' da' _
le compartiment.
VOliS avez eu pas mal de retard, lui dit-il cn
manière de bonjour du ton le plus naturel. Voul,. _
"ous venir dans mon compartiment? il y a une plaè"
qui vous attend.
Sybil. stupéfaite par cette apparition soudaine.
'ln peu effrayée et complètement en"hantée, n'bésita
pas à suivre Rashleigh sur Je quai à travers la foull'
ries raysans.
J avait passé son bras sous le s,cn; do l'autre;
nlain, il portait son sac et &ÇS parapluies.
En cet équipage, ils arrivèrent devant un coun'
de première classe:, dans lequel de:; couvertureti
'W6"I'I. un flAC d6Jll.it. deI' journllux dépliéS dans
�tous tee coins Indiquaient que le compartiment ttait
réservé.
Rashleigh dégagea une place pour Sybil auprès
de la portière ouverte et il s'assit en face d'elle. Un
employé vint presque immédiatement s'assurer de
leurs billets. Brian en produisit deux de première
classe jusqu'à Londres; un moment encore et le
train s'ébranla. Sybil s'aperçut enfin que tout cela
n'était pas un rêve.
- Je .commençais à craindre de vous avoir manquée, dit Brian, les yeux fixés sur elle avec une joie
non déguisée. J'avais examiné toutes les premières
et secondes classes et je suivais la file du train sans
grand espoir de vous découvrir. Pourquoi, au nom
du ciel, VOllS ont-ils fait voyager en troisième '?
- Il n'y avait là personne pour discuter la question. Si l'idée m'était venue que je pouvais vous
rencontrer, j'aurais pris un binet de seconde, rien
que rour ménager votre amour-propre.
- Avez-vous cru que je vous laisserais faire
seule votre premier voyage? Et mon rôle de protecteur?
11 souriait, essayant de ramener un rayon de gaieté
sur son visage altéré.
- Je ne suis parti deux jours à l'avance que dam
le but de vous éviter les soupçons et les réflexionl'
désagréables.
- Vous n'auriez pas dû venir, Brian, il ne me
serait rien arrivé en voyage et je trouverai miss Parry
m'attendant à la gare.
- Miss Parry ne vous attendra pas. Je suis allé
la voir hier et je l'ai avertie que je me chargeais du
soin de veiller sur vous. Une bonne créature que
miss Parry. Elle me fait l'effet de ne pas se prélasser
sur un lit de roses avec ces quatre marmots et la
charge de la maison sur les bras. Je me suis entendu
avec elle au sujet de votre pension; cela ne vous
regarde plus.
- Oh 1 non, Brian ...
- Je vous en prie. Sybil, donnez à votre amie ce
que vous aviez l'intention de lui donner comme
cadeau à ses neveux, si \'ous le voulez. Je lui ai dil
que j'tirais chargé par ma belle-mère de m'occuper
de la question d'argent. afin qu'elle n'ait p HS à faire
des réflexions désagréables ou qu'elle puisse croin::
que c'est une aumtloe. En réalité, je saisis l'occasion
de venir en aide à une personne rour laquelle j'ai la
plus ~rande
sympathie. VOliS 1aimez, Sybil, c'est
tout dire.
- Vous êtes bon, dit-elle avec un regard reconnaissant.
- Vous avef, unt) h i ~n mil '''aise mine, dit·iI April.
l'I1'oJr oxamln60 d'un aIr ,oueiOl,P:.
�POU'R 1. "Tl
- Vous n'êtes pas poli, répondit Sybtl, en tal811.nt
un effort pour sourire.
- Vous avez une mine à faire croire que vou~
n'avez pas dormi depuis deux jours. Avez-vous eu
une séparation orageuse avec ... (
- Non, froide. C'est tout.
Rashleigh avait placé un coussin dernère Sybil,
il étendit une couverture sur ses genoux.
- Mettez vos pieds sur la banquette de face, ôtez
votre chapeau et essayez de vous endormir. Je regarderai les Journaux dans mon coin sans faire de bruit.
- Merci, je suis très bien comme cela, la bouil.
lotte me sert de tabouret.
Elle ôta son chapeau, tira de son sac une dentelle
blanche, la jeta sur ses cheveux et se renversa à
demi, les yeux clos, plus pour éviter un tête-à-tête
embarrassant que dans le but de chercher le sommeil.
Rashleigh s'abrita derrière les larges colonnes du
Times durant quatre ou cinq minutes. Il laissa enfin
retomber le journal et s'absorba dans la co.ntemplation du doux visage triste de sa compagne.
Plus que quelques jours de doute le séparaient
du moment fatal ou heureux où la destinée lui donnerait la réponse décisive qu'il espérait et redoutait
également.
,
Si toutes les choses concordaIent à amener la
réalisation de ce mariage odieux, de quel œil pourrait-il, lui, Brian, voir consommer un pareil sacri
fice '? Il valait mieux mourir que renoncer à elle, car
elle-même l'aimait sans comprendre la profondeur
de son amour.
Le frémissement de sa main, lorsqu'elle touchait
la sienne; l'efTort qu'elle faisait pour paraltre calme
en sa présen~,
ce d.élicieux mélange de ~l'ainte
et de
ioie que lUI cau sa!t sa yue,: - de cralllle de lui,
d'elle-méme, - qUi paraissait sous sa volonté de
garder sa dignité quand même, cela le pénétrait jusqu'au plus profond de l'être d'un sentiment de respect
et d'admiration .
. Sa nal~r('
{'Ia it ~usi
vraie que ,l'or le plus pur.
S',I gagnaIt la partie contre son rtval, ce serait tin
triomphe véritable - mais oserait·i1 exercer encore
<;on influence sur elle en c\wrchdnl à la détourner dt
~ on
fiancé'? Le sacrifice qu'ell e lui ferait cn perdant
-a propre estime ne serait-il pas trop grand'? POUl'raIt-elle lui pardonner de l'avoir rabaissée à ses
yêUX en l'obligeant à trahi r ses serments'? eUe el'
<ouffrirait cruellement et tout son amour, à lui.
~ erait
peut-être impuissant à la protéger c,-,ntre Ir
remord" et les larmes.
Quelle destinée maudite l'avait .men' trop t3rd
Bur 54 rO'ulc 1
�~chaper
POUR Lur!
149
A la pensée du bonheur entrevu qui allait lui
sans retour, les yeux de Brian devinrent
humides et voilés.
Tout à coup, Sybil ouvrit les sÎe\1s.
- Ah 1 mon ami, s'écria-t.eIIe, qui vous a fait du
..:hagrin?
- Rê ez-vous encore? lui demanda-t-il, souriant
aussitôt.
- Non, vraiment 1. .• J'ai essayé de dormir san",
succès; me voilà tout à fait réveillée.
Rashleigh jeta son journal et vint reprendre su
place en face d'ellc.
- Comment vous êtes-vous quittées avec cehe
chère grand'mère?
- Uh 1 d'une manière fort touchante 1 Nous ne
nous sommes pas jetées dans les bras l'une de l'autre
en sanglotant ... Non. Nous nous sommes souhait~
le boniour poliment, elle m'a olTert cinq livres que
j'ai refusées et je suis partie. Voilà ... Et vous, Brian?
comment avez-vous fait pour arriver de si bonne
heure à Freitsborough, vous n'ètes donc pas allé a
Aldt;:rshot?
- Non, j'irai plus tard. Je suis parti de Londres
par le rapide d'hier soir. Je suis arrivé à cinq hel,lres
du matin dans notre joli rort de mer et j'al dormi
tranquillement à l'hôtel Victoria en attendant le pas"age de votre train.
- Vous avez passé une nuit blanche pour moi?
Vous n'auriez pas dû prendre tant de peine. Vous
oubliez que, depuis ce jour, je devrai prendre soin
de moi-même sans l'aide de personne. Je ne pourrai
pas commencer trop tbt mon apprentissage des difl.lcuités de l'existence.
-' N'allez pas croire que cela m'a coûté des effons
i 110uIS 1dit Rashleigh en la l"egardantdro.itdans les yeux
Immédiatement, elle dirigea son regard vers 1<.\
portii!re.
- Je suis résolu à tenir strictement ma promesse,
Sybil, mais cela ne m'interdit pas de jouir des éclair·
-'= Il :l de bonheur qu'il m'est posflible d'entr~v()iÎ
.
. ilons, je vois que vous êtes dans une mauvaise
[.asse d'Idées noires. Il faudra vous en débarrasser à
Londres. Je VOLIS mèncrai voir quelques-unes de . .
attractions de notre. fameuse capitale p. Ne COlll·
m~ncez
pas déjà à vous déscsp':rcr, gardez vatn:
torce pour le temps à v"nir, quoique l'espère que
\' OL1S n'aurez pas l'occasion d'cn user. PUisqu'on me
.Jl1sidère vis-à vis de vou s comm" une sorte d'oncle,
je '\uis autorisé à yous condUIre ici, et là, partout où
vous en aurel. envie.
- Cela me fera grand plaisir de visiter Londres;
t j'ai bien peur que ma pauvre Minty n'ait pei trop
le tempa de m'accompainer.
�POUR. L'UU
tilt'?
Combien de temps pensez-vous l'ester avec
-- Comment pourai~-)t:
k dire, B~ian?
Si toul \':1
Lien , peut-~(r
un an ou un an et de~I_
..
- Que d'événempnls r~cu
'ent a,rnver en ';ln an,et
ù(!mi 1 M.; \'ie a été changee <.; n m~lns
ge troIS mOIS,
Après un silence assez long, Bnan dit sans pr'::ambule:
- Svbil, j'ai pri5 des renseignements à l'agence
Cook,o'u m'a appris que le Neilg~ry,
était ate~du
1<, dix du moi s prochalO, Dans qumze Jours à peme.
-, Quinze jour. seulement! Que c'est près ...
il v avait dans sa volx une sorte d'appréhension
que sâisit l'oreille attentive de Rashleigh.
- Elle redoute son retour, - se dit-il, dois-je la
laisser s'enfoncer dans les déboires d'un mariage
Inal assorti et m'infliger à moi-même lm si afr~ux
Jésappointement, tout cela pour ménager un scrupule
Ibsurde 1
Il dit tout haut:
- Et bien des doutes vont ' être éclaircis. Il est
impossible de prévoir quel ,c hangement moral la
maladie désespfrGe de Tremall1e aura opéré en lui.
11 sera devenu un homme tout différent de celui que
\'OUS avez connu.
- Comine corps et intelligence peut-être; mais
son cœur est resté le même, répondit Sybil en soupirant.
\Jn lourd silence tomba sur eux.
Sybil ferma les yeux comme pour mettre un terme
i:. la causerie,
Combien de fois dans les années encore à venir
dut-dl", rappeler le souvenir de ce voyage qui lui
revint avec cette perception nette que nous laissent
certains jours, certaines heures rapides de notrf:
f:xist('nce, com~
pour continuer pa~
la pensée, la
durée d'un moment de bonheur trop Vile envolé 1
Pour Sybil, en dt':pil de l'ombre projetée Sur le
moment présent par les chagrins futurs, inévitables
t'n dépit de la lutte qUé se livraient dans son cœur le~
se ntime~
aussi ardents dc son honneur' de femme
et d':! l'amour tout pUissant, ce fut un jour de bonheur
suns mélange, inespéré, mais dont elle jouit désespért!ment pendant le cours àe quelques heures brèves.
- Nous arriverons dans une demi-heure, dit Brian
en regardant su montre,
Puis, U\'CC Ull irrésistible besoin d'opansion:
,- Pourquoi nl: pouvons-nous voyager cnsp.mble
pour la vic, ma cherie 1 Convne nous ~rcgadeion
couler les ann;:es dans un tranquille bonheur 1
- Qui sait 1 dit elle, en remettant son chapeau,
les sentim~
et les hoz:umes chaOicnti méme le$
meiJl'iU'i ..
�POUR LUIl
- Ceci est une question de caractère oudetempérament, je ne sui., pas ..:hangeant, et vous non plus, Sybll.
- J'ai presque peur de l'avoir été, murmura-t-elle.
- Vous vous étiez abusée, vous n'avez pas changé.
- Ne discute2 pas, Brian, nous ne pourrons
jamais arriver à une conclusion satisfaisante.
, Il passa la main sur son front d'un ~est
las: et,
v ~ } yant
approcher le t~rme
du voyage, 11 commença
:llassembler leurs petlt,s colls.
Il faisait un vilalO temps de brume, lorsque Sybil
sauta sur le quai de Londres.
Il lui sembla mettre le pied dans un e vie nouvelle.
Pour le moment, tous les embarras de l'arrivée lui
t'urent épargnés par des soins empressés.
Une voiture toute prête l'attendait; ellc n'cut que
la peipe d'y monter; s~
bagages furent charg.!s pa r
le!) soins du domestique de Brian, qui avait reçu
J'ordrt: de venir les attendre. L'adresse de miss ParI"\'
fut lancée au cocher et elle se trouva enlevée dans U!l
espace de temps incroyablement court.
- La course n'est pas longue, dit Brian; nous
sommes il un quart d'heure de Camden-Town. Etesvous fatig uée ? Votre cœur ne bat pas plus vite au
ll10ment de [aire le grand plongeon dans l'inconnu?
Il toucha sa main.
- Oui, vous êtes plus calme que je n'aurais cru ,
Vous êtes un curieux mélange de hardiesse et de
timidité. Je vais vous dire adieu ici pour ce soir. 11
t'aut que je me décide à partir demain pour Aldersho!
~)Ù
je sui~
attendu . Après-demain, vous me verre:.!
.lpparaltre d e bonne heure et, si vous êtes disposé",
nous partiro ns .:n excursion dans les beaux quartiers de lond)',~
si le brouillard veut nous permettre
d'apercevoir le ~ maisons. J'ai lai:; s":: mn n 'ldresse à
p iss PalT)'. N'oubliez pas de me tdégraphitr si vous
:l\'ez besolO de moi.
Pendant qu'il parlait, le cab s'arrêta devant la
grille d'un jardinet formé d'un rond de gazon et d'une
allée de sable jaune tournant '!\lIOur.
Au bruit des rOlles, la porle fut pou.;sée avec un,;
exclamation d'Araminta qui parut, la figure rayonpantp, les deux bra s OUVerts.
Une louchante étrein te réunit les deux amies.
Lo rsqu'il eut vu Sybil en sûrelé ct répété sa promesse
rc venir le lendemain, Rashlcigh jeta une adresse
au cocher et disparut.
p_.I~
J.lattente.
- Je suill si enchantée de vous voil' ici, que fe
.
à peine en croire mes yc\,Ix comm nlia miss
�Perry, mais maintenallt que vous avez ôté votto
chapeau, je ne puis pas Jire que je vous trouve une
mine florissante, vous avez l'air de n'en pouvoir plus,
\' f.nez près du feu, je vous servirai votre thé en
:.pprochant la table, Dites-moi, qu'est-ce que 1I1r,;.
l~asheig
a dit quand elle a su que \'OUS voulie,:
quitter le Prieuré?
- Elle a cru que je n'avais pas toute ma raison,
mais nous nous sommes séparées avec beaucoup de
dignité des deux côtés, Je crois qu'elle va se mettrt
ft la recherche d'une dame de compagnie: elle ni::
trouvera jamais une autre Minty.
- Ah 1 ma chérie, vous êtes trop partiale. Avez.
vous eu des récentes nouvelles de ce pauvre Mr. Tremaine?
- Non, rien de lui. Le capitaine Rashleigh s'est
enquis de l'arrivée du bateau, du steamer, le veux
dire. Il est attendu le 10 mars.
- Vous ne voulez pas dire si tôt, Sybil? Je suis
sCtre que son voyage va l'avoir tout à fait remis et
qu'il voudra vous épouser toU! de suite en arrivant.
Ah 1 ce sera une nouvelle peme de me séparer de
vous 1
- Je ne suis pas encore partie, Minty.
- Non, mais cela viendra, et certainement trop tot.
- Rien encore ne pourra être arrêté au moins de
quelques mois; Dick sera probablement trop faible
pour prendre une décision et tout dépendra de son
frère. Mrs. Tremaine m'a écrit plusieurs lettres très
aimables; cependant je ,n'ai jamais pu savoir si elle
ou son man approuvaIent mon engagement avec
Dick. je me demande si je dois lui faire savoir que je
suis en ville, J'aimerais bien la connaltre et je n'ose
pas ...
Elle s'arrêta ,
- Une autre tasse de thé, chérie, ce lait n'est pas
encore trop mauvais pour Londres. Eh bien 1 Sybil
je ne sais pas trop ce que vous devez faire. Si vou~
lui écrivez, ce sera comme si vous lui demandiez de
venir vous voir. Prenez conseil du capitaine Rashleigh, c'est un homme du monde, il saura ce 'lu'il
l'aut faire.
- Oui, c'est une idée, seulement...
- 11 n'y a pas de raison qui YOUS empêche de
lui en parler. Je ne peux pas YOUS dire à quel point
j'ai été ('n,:hantée cie la visite du capitaine. Il a été
,tlJrmant la flremi~
fois qu'il est venu; vous sa\'ez
,lu'il est rcvenn h :cr, il est reOot':: longtemps, nOLIS
Il';1\On5 fait que parler de V0113. S'Il avait ét<: tmb
roi~
votre frè~,
il n'aurait pa~
pu s'intér,'s!'Jcr davan
lage â Ce ql.i \'()1I~
con(~r1e,
.l' ..\':::Ii,: rai<.;on quand II!
\ L'LS disaiS que '·')11 amitié vou::: serait utJ!e. JI!
aomprenaia
q\.\i VOlohl
lui ?laisiez, au reiarà un P u
�"~TJ:R
LUI r
amusé avec lequel il \vl.~
;,ulv.lit dans les premIers
t,'mps au Prieuré. Je suis contente que vous ayez
,·uivi mon avis.
- Quand vous êtes partie, ~inty,
j'ai bien été
rurcée de me rapprocher de lui pour chercher pro·
tection, j'étais si désolée de mon isolement 1
-- Ma pauvre chérie 1 C'est bien heureux que le
C' pitaine se soil trouvé là pour me remplacer.
Sybil soupira profondément et ne répondit pas.
Vous êtes fatiguée, ma chère petite; montons
à yotre chambre j je n'ai qu'un regret, c'est de n'avoir
pas les moyens de vous la donner plus belle.
. C'était un grand changement, au lieu du train de
maison élégant et facile du Prieuré, de se trouver
lran~potée
subitement dans l'humble intérieur, étroitement ordonné, qu'elle devrait partager avec de
pauvre5 gens aux habitudes mesquines réduites aux
lroportions de leur médiocrité. Cependant, personn e
n't;ût vécu sous le toll de Thomas Parry sans y êtrr.:
pénétré d'un sentiment de bien-être particulier: on
sentait en toutes choses un large esprit de générosité
.qui aurait mis . à leur aise les plus timides.
La jeune fille descendit une demi-heure plus tard,
elle trouva toute la famille réunie dans le peht parloir.
Et la pauvre enfant sans famille prit sa plac.:
. naturellement dans ce milieu paisible; les rayons
arrectueux de ces yeux amis agissaient comme un
'ilUJlle j elle sentit un grand calme descendrt: en ellc
et oublia pour un soir son chagrin dévorant dans les
douceurs de la famille.
. . .. . . ..
. ..
. . . .. .
La chance daigna favoriser Rashleigh le matin de
son retour à Londres .
Il faisait un temps sec, un froid "if et un clair
s oleil d'hiver qui semblait sortir tout exprès du
brouillard, afin de prêter un attrait de plus aux
beautés de la grande ville qu'une jeune provincial e
émerveillée devait explorer au bras de son amoureu '"
Sybil finissait à peine de e parer de sa plus bcll'J
robe quand la petite Hetty vint lui dire d'un ait·
('onfidentid:
- Le monsieur attend dans le parloir.
Sybil s'avança sur h.: l'ai~r
et appela doucement
Araminta du haut de l'escaher. Elle la prta de ven1r
le plus tôt possible la relolndl·e dans le salon.
- Suis-je venu trop tàt ? lUI demanda Rashlelgh
Hoant \\Veillent à sa ren contre.
- No!"!, je vous atkndals.
- Vous avez c,:,nt foi s meilleure mine que le
·{oya~'f.,
·~nsembl.
Quand 'ela?
iOllr où nous. avon~
l:!lnnée dermère, ou 11 y a une semaine ~
- Trente he\lres, je CroIS, repondit·ellt< el)
cetsayant de rire d'un q.ir gai, et mon I~mpt'
a 6tQ
. . .
�154
bien employé. l'a; dépaql,eté toutes mes affaires et
donné une place 11 chacune. Le désordre me rend
lualade.
.
- Etes·vous confortablement installée, au moios?
- Je suis très bien, merci. Vous n'avez pas froid?
rai dit à Mint..,.. de ne pas allumer de fel! dam; cette
pièce aujourd'hui, puisque n?us d.e'·lons sortir
lmmédialemenL -Seulement, Bnan, SI vou::. n'avez
rien de mieux à faire ...
- Je n'ai rien â faire fi Londres que de passer
mon temps avec YOUS et le temps est supportable.
- Alors nous ferons bien de rati~
.le vOldrai~
voir beaucoup de choses. ~otre
t.emps sera limité.
le suppose 'lue vcus repartIrez bIentôt pour Lynn.
chester (
- Rien ne me presse. Et pou~
l'amour de Pieu.
Sybil, tâchons de profiler des derOlers bons momt'nl s
que I!0us avons â passer ensemble.
.
MISS Parry entra sur ces paroles. Bnan la salua
avec la plus aimable cordialité.
- Vous nous prendrez quand nous reviendrons,
miss Parry. Ne nous attende7. pas de trop bonn.,
heure. Il faut que Sybil fasse connaissance avec les
curiosités de la capitale, la Tour, l'abbaye de Westminster, la Galerie nationale ot peut-être, pour nnir.
avec l'opéra au Grand-Théàl re.
- Si vous voyez lout cela en un jour, dit misg
Parry, vous ne lai!\serez rien pour demain. Puisq~l(>
vous parlez d'aller au Ihéatre, prenez la clef de la
grille, ~ybi!,
nous nous c~bon.!O
de bonne heure.
Sybll dIsparut dans IlOtentl on de revêtir son
manteau et son chapeau.
- Tous mes compliments sur sa bonne mine
miss Parry, dit Rashleigh en faisant un signe dl;
côté où Sybil venait de sortir. Je l'avais quilt~;
l'autre soir dans un triste état.
- Ah 1 ce n'cst pas étonnant, c'est pour elle lin
kmps d'épreuve difficile à traverser. Et pourvu ql~
tout cela se termine bIen! Que ce pauvre Mr. Trtmaine nOliS arrivl:. virant. VOU f:: l'avez cor.nu.
monsieur? Un si charmant garçon, si gai, si brillant 1
lûste le mari qu'il fallait à Sybtl. Ce ~cra
lin cour l
parfaItement a~sorh
. JI serUlt bIen à souhaiter gue
ce jeune h()mme se r61abhsse. Enfin, avec la jeuness!'
on peut toujours espérer.
- Ah! c;,Vblt, VOliS \'o!là 1 PartC1ns vite. Pensez ;1
CC que nous voulons fall·c. ROlljour. miss Parry!
lIa",hlr:lgh avaIt lalssl': son cah â lé! porte; ce fut
,'y,X un sentIment de tnomphc qu'Il ". "it emporter
, dns la ·ltr~<.:fo\
-de We:i\ml~{r
;i cùté dG ' se"
• 1 JOurs.
- A quel thénfre irons nous? En pr·féez.vQu~
un 'lutrc que l'Opéra?
�POUR LUI!
155
- Oh 1 pas ce soir, Brian 1 ce sera pour un autre
• jour heureux ".
- Mais cela ne vous empêchera pas d'y aller un
autred'our: tous les soirs, si vous le voure/:; il y a
tant e choses à voir 1
- Tous les jours ! A quoi pensez-vous? n Il':
faut pas me mettre dans la téte des idées extravagantes .
- J'aurais trop à faire; et je vous aime autant
cn raisonnable petite femme que vous êtes. En outrc,
vous ne montrez pas une grande disposition à
adopter mes idées.
- Suis-je donc si obstinée, Brian?
Il serait trop long ùe raconter cette journée et
toutes les autres que nos amoureux passèrent
ensemble. Tout cela était rempli de charme et de
nouveauté pour Sybil.
Cependant la nouveauté de se trouver en ville,
l'intérêt vif et intense qu'elle prenait à toutes- les
merveilles de la civilisation qui lui étaient inconnues ,
l'aidaient à supporter l'attente.
Rashleigh était presque irrité de remarquer à
quel point elle se laissait dÏ';traire d'elle-même et d.;
lui par la variété des agréments de la ville.
Un soir qu'ils rentraient en \"oiture, Brian lui dit:
- Maintenant, faites-moi le plaisir de penser li cc
que nous verrons demain.
- Demain? laissez-moi me reposer. j'ai besoin de
r(:fléchir et de savoir Oll j'en SUIS. J'ai à peine eu k
temps de penser ces jours derniers.
- Cela vaut mieux, Sybil, dit-il cn se penchant et
r,.'aventurant à prendre sa main. Vous ferez aus~i
bien d' ~vi ter
les pensées jusqu'au moment où le
temps de l'action sera venu .
Sybi l garda le silence; elle retira sa main doucement et ils arrivèrent ainsi devant le cottage de Camden Town.
Rashleigh fit descendre sa compagne et lui dit:
- Donnez-moi la clef, j'ouvrirai, tout le monde
dort.
.
- Bien doucement, Brian. Minty a le sommeil si
légerl
Une bougie avait été posée sur la table du corridor
:;ervant J'entrée. Rashleigh frolta u!Je allumette et,'
après avoir hésité une seconde, il suivit la jeune mlc
Jans le parloir.
- Atnsi, vo us ne me voulez pas dt!main?
- Non, vraiment, j'ai à 1I.:rminer des tablier" que
jt~
veux donner aux petites filles. Je n'ai rien fait
d'uti le depuis que je suis arrivée. Je crois qUI3 j'avais
c0mplèterncnt oubl ié le pass,L . et l'avenir.
-- Moi aussi, fit-il à mi-voix. J'avais totalement
oubliél Mais nc VOliS cnnu">'!z-vous pas à mourir ici
quand vous n'ètes pas en courses avec mol?
�POUR Lui!
SybH lalssa- 6ehapper son joli rire clair d'autrefois.
- Savez-vous, Brian, que je vous trouve d'une
fatuitê 1
- Oh 1 non, je ne suis pas fat! Si le l'avais étê,
VOUf> auriez réussi à présent à m'en guérir. CE: n'est
pa~
une fatuitê de supposer què YOUS vous amUSez
davantage à vous promener dans Londres, même
avec moi, qu'à vous morfondre seule dans Ce trou .
- Ah 1 s'écria-t-el1e, je hais la solitudel J'ai si
peur d'être ressaisie par mes atroce~
pensées. Non 1
n'appelez pas un trou cette chère maison. On y ~rnt
encore l'ombre d'une /!rande douleur, mais il peut
co~tenir
tan~
d'êltne~s
de ?onheur dans ce (>suvre
logiS 1 Plus le con MIS la Vie, Brian, el plus le SUif
convaincue qu'elle peut paraHre douce, même dans
la pauvreté. je ne veux pas dire 111 pauvreté absolue.
On doit mettre tant d'mtérêt, de fierté, d'activité à
tirer le meilleur parti des plus petites choses. Puis
l'éducation des enfants qUi vous r~compensl
en
tendresse et en gentiJI~s
des peine qu'ils coûtent;
enfin ce succès lent qUl eslle résultat des efforts continus.
- Vous rêvez sans doute ~ un cottage embelli de
l'amour de Tremaine, interrompit Rashleigh d'un
ton ironique.
- Non, répondit~eIl,
je pensais à Millty et à ses
enfants. Mais je pense si souvent, oh 1 si souvent à
D~k.
•
Elle s'était assise sur la premlère chaise venue
auprès de la bougie et elle appuyait son front dans
sa main.
- N'y a-t-il ,Plus de place pour personne dans
vos pensées, Sybtl?
- Vous y êtes aussi constamment! dit-elle d'un
accent désolé ... Brian, reprit-elle avec plus de fermeté
nous ne nous sommes pas aperçus que les iour~
s'écoulaient. Il sera en Angleterre dans quatre ou
cinq jours. Laissez-moi me préparer à le revoir. A
moins que vous ne VOus amusiez à Londres ou que
des afTaires vous y retiennent, vous n'aurez plus nen
â faire ici.
- Vous voulez dire que je ne vous verrai lu~.
\'OUS me renvoyez 1
- Oui, c'est une grande faiblesse que j'ai eue de
vous garder si longtemps.
-- Ainsi, c'est fini de nos tllle-à,têle, de nos
parties de thtillre, déjà 1
c;,:r,ursions, de no~
- 11 le faut. Quand Dick sera revenu, je Venx
Ï!tl'e toute à lui. Mon temps, ma personne, mes pensées
lui appartiennent exclusivement. Vous le voyez, il
\'aut mieux partir.
R.sble~n
~'6tl1
ml à marcher nerveu omen!,
�l'OUR LUI!
157
Sybil, leli main:t \!i'oisées, le lIuivait J'ua rt:gard
suppliant.
-- Le peu de plaisir dont nous jouissons est s:
qui se prépare 1 E:
chèrement acheté par le cha~rin
ponr !DOl la pensée de mal faire empoisonne tOult
ma joie. Si vous pdrtiez, je serais soulagée d'un tour...
ment. Vous ne pouvez pas être ici lors~ue
- Il faut que vous me promettiez d accepter tous
lel> délais, de rechercher tous les moyens de retarder
le ... la catastrophe finale ...
- C'est impossible 1 Si Dick veut m'épouser tout
de suite et que rien ne s'oppose à notre mariage, je
l'épouserai, et sans délai.
Elle pâlissait de plus en plus.
- Ne voyez-vous pas que je ne puis pas faire
autrement; que ce sera honteux de l'abandonner
maintenant! Et toutes ces luttes me tuent. Je veux en
finir le plus tôt possible. Ayez pitié de moi, Brian.
Elle s'était levée, immubile et tremblante; elle
fixait sur les siens ses yeux sombres et secs, éloquents d'une douleur profonde.
- Pardon, Sybil; Je vous torture. Je suis honteux
de moi-méme. Que voulez-vous que je fasse? Que je
vous quitte?
Sa voix s'était adoucie.
- Oui, jusqu'à ce que nous sachions•.• Je vous
avertirai si ...
Elle s'arrêta les lèvrt>s tremblantes.
- Je partirai, dit-il vivement. je partirai demain.
Promettez-moi seulement de m'écrire si je vous étais
nécessaire. Faites ce qué vous jugerez le mieux, ma
chère bien-aiméc. Ma vie d~pen
de vous, du moins
tout ce qui fait la vie digne d'être vécue. Adieu,
Syhil. Je veux espérer quand même .
. D'un mouvement doux, il la prit dans ses bras, Il
baisa lentement ses yeux d'où débordaient les larmes,
ct sortit sans retourner la tête.
Une minute après, elle entendit un bruit de roues.
Il était parti, elle ne le reverrait plus 1 Elle retira la
main qUI comprimait sa poitrine et, posant son front sur
11 table, aflaissée sur sa chaise, elle sanglota tout bas.
. . . . . . . ..
.
...
- Eh bien! ma chere, commença miss Parry, k
lt.lOdemain matin, où allcl-vous aujourd'hui?
Araminta, en regardant Sybil, pensait qu'un jour
de repos lui serait bien nécessaire.
Sa petite amie avait les yeux cernés, les jOU b
p:Hes et, malgré sa volont\: de secouer sa torpeur, ellt:
paraissait faire un errort pour prunoncerchaq ue parole.
- Nulle part, Minty, j'ai ét': bien peu courageust:
ùc!-uis mon Hrivée; je vous ai laissé toute la cnarge
1 !Il maison et des enfarts; je vais prendre d'autree.
llabitu.c1.., maintenant que Brian no sllra plui là.
�POUR LUIt
- Le caplfam e est parti?
_ 1\ a dCl partir ce matin. dit Sybil erl dêtourn ant
~t:S
yeux du regard d'Arami ntll.
Au même momen t, un coup de sonnette se fit
entendr e.
Aramin ta restitua vivement son couverc le à la
théière et enleva le plateau avec dextérit é.
_ J'espère que Martha . fer~
entrer au salon si
c'est une visite, dit-elle à ml-von.:.
_ Oui, et une belle visite, dit Sybil qui avait souIc\-é un coin du rideau. Il y a un coupé à la porte
avec un cheval ma~nifque.
- Ah 1 mon Dieu 1 dit Aramin ta. en portant les
mains à sa tête: et je suis encore eD bonnet de nuit .
Au même momen t, Martha passa sa tête par la
porte entr'ouv erte :
- Une dame pour vous, miss.
-- Pour moil
SybiJ entra au salon assez intimidé e.
Elle vit devant elle une belle dame cOuverte de
10urrur es. Sa taille était au-dess us cie la taille
lI\oyenn e; son âge de quarant e à quarant e-cinq ans,
'1 tout son ensemb le portait un cachet de tranquil
lt:
listinction.
- Miss Carew, je suppose ? commen ça-t-elle_ Je
·:u is obligée de me préscnt er moi-même : mi stress
l'rc!maine. Je n'ai eu votre adresse qu'hier, c'est Ct:
qui m'a empêch ée de venir plus tôt.
Le cœur oe Sybil battait, une vive rou!2eur monta
;'1 ses joues. elle tendit la main à la visiteus
e en disam
:.t vec autant Je calme qu'elle put:
.- Je vous remerci e d'être venue, madame_
'
Elle avança un fauteuil pour Mrs. Tremai n".
("clle-ci tenait son regard al1aché avec insistan ce sur
l jeunr. fille.
-J'ai un messag e à vous remettre , miss Carew
'le Ir.ttre de mon' beau-frè re qu'il a envoyée dans l ~
i('rnière que nous avons reçue. Il me donnait votre
,dresse à Londres en me priant de porter sa lettr<:
moi-même rour être plus sClr que vous l'ayez à temp
~.
11 ne savait pas au Juste si vous aviez quitté Lynn
.:hC'st~r
comme vous le lui annonci ez dan s \otre der ,
Tl ikrt' It ttre.
- Je suis à LondreS depuis une dou za ine de
jours, madame . J'aurais voulu venir vous voir la première, mais ... j'ai ~té
tr ~s ocup~e.
'.
Elle se raIdit contre le SOü\'em r d es derOicrs JOurs
passés j ellc regard:'! Mrs. Tremai ne qui l'obsenr ait
louloU r." altentiv (ment.
- \' oici la lettI:c de Richard , miss Carew; voulezvous en prendre connais sance? J'espère qu'il ne vous
Jit rien de particul ier sur son état que nous ne
tlacruons Qéj~.
�159
POUR LUIt
Sybil, avec des doigts tremblants, dépll 'l la feuille
.:1 lut :
c: Ma bien-aimée,
" C'e: t de Falmoulh qUé je vous écris. Je :;erai à
LO tllln.:" dans trois jours,
,
1; ta pèn,,' e d" me savoir si près de vous m'agite de
~e n t iments
si 'iolents' que jl;: pui s à p~ine
guider ma
!-'\ lul'ne . •
• 1Il:la5 1 Sybil, je ne su is f lus qu'une ruine, si
l"i~c
que ie puis à peine. ' oulever ma We, Mais ne
_'("algnez nen. Je ne SUIS l'a assez épolste pour
attendl'e de vous que vous fas s iez le sac n fic..: de votr..:
.ie à Ull malheureux in!irme comm", moi. Vous ète!'
èntièrcment libn: dt.! prendre la décision qu'il \'OU S
plaira i qu oi qu..: vous vouliez, je me soumettrai.
~1oi
s vous viendrez me voir au moins une fois, je
vous en prie, c'e~t
la pensée de vous voir qui mt
soutient maintenant. Si près de vous, ma SybiI bienaimée, il me sera impossible de faire un mouvement
pour aller vers vous. Jt,; me sens horriblement
d~ r imé
ce soir; j'aurais cependant tant de choses a
;(Jus din:. J'y renonce, Ecrivez·mol quelques mots
chez mon frère à Cambermere Gardens 54. je les
U' i en arrivant. A bicnto!, chirie.
d VoIre toujours aimant t
• DICK. "
D.iI larmes brûlantes roulèrent sur les derniers
,uots de cclIIi qui a\'ait placé sa d~rnièe
espérance
~ . Ir
la fidélité de sa fiancée. Quelle bassesse, quelle
ta us elé en récompense du o..levoucment qui le rame ·
fl3it mal d .. Ill. ura nl 1 Mrs, Tremaine, touchée de le
Jo uleur J ..: la Icune fille à laquelle clic ne pouvait
at1ribuer d'a ut re .:ause que la maladie de Dick. s'approcha et pri1 la main de Sybil en di!'ant : c Pau\'re
petite 1» d'u l ,(cc .nl si sympathique, que Sybilleva les
yeux sur ('Il e et vif qu'un rqnrd de tendrt! pitié avait
remplace l'oit' fro idemen1 inquisiteur de la belle dame,
- Oui, 'ou" a"tl. eu de tristes éprèuvcs, mon
~nfat,
l'crr it Mr', Trcmnine Joucement - répon.tant ù ses l:r1e~
'- mais jc aois que nos inquié·
O"al " ré tout. Le
,t.des touchent <l leur fin. E~pérons
,'h~r
cnf:mt - jc pense toujours à Dick ..:omme s'il
~ ait mon fils - a la jeune. se de son cl'lt6 ct soye.1
L.:
certaine ql1(, : ,(l in" ne lui s eron 1 as ~ p a rgn!s.
t ' tops. je l'e ~ è' e, ,1fran l!era toutes cho es; seule,I/cnt, il rOl1d !, 1re prud~nt
et ui 're 't:rupuleusenent le or Ire!; d u mé,lecin.
- Oh! oui 'éc r'u S.'bil. no s. nt.: d ~ vons
penser
'\'1'{ e <l'l i ! • l t .11'': bon po' " Dkk Je n'ai 'pas
t'a~r
rI: ' ir. J f.r"l Cf' ').ll'il vO It'ra, pr."·ou loiD de
1',,:1, 'luivant cz que VOU5 lugerez le plui iQ~,;?
�160
POUR LUt'!
Et Dick aura bicn aussi voix au chapitre, dit
.\lrs. Tremaine avec un bon s?urire. Je vois .qu'il
!l
nous avait rait de ,·ous un portrait très re~smbla
au moral ct au physique. VOliS habite;?: sans ~tou
t~
(n'ec de bons amis?
- Oui, je suis chez la meilleure amie que j"
possède, miss Parry. Elle était demoiselle de compagnie de ma grand'mère, Elle est venue ~enir
b
maison de son frère, devenu v.euf. Je SUIS au ssI
heureuse avec elle que je puisse l'être.
- Je voudrais que vous ne soyez pas aussi éloi·
gnée de cllez moi , dit 1I11's. Tremaine, vous auri ez
plus de facil~
é po.ur venir nous voir souve~lt,
q~and
Dick sera ICI. j'al deux grandes filles qUi déSIrent
vivement faire ,'otre connaissance. Je les aurais amenées aujourd'hui, mais j'avoue que je désirai s
d'abord vous voir seule. VOliS nous ferez le plais ir
de veuir déjeuner avec nOlis dans quelques jours,
Sybil ne put que balbutier un remerciement et la
belle visiteuse, après quelques paroles aimables, se
retira.
Sybii resta sans bouger, le front appuyé à la
vitre, regardant s'éloigner le coupé dans le brouillard.
,
Le petit jardin de Camden Town, toutes les
choses présentes disparurent aussi de devant ses
yeux.
A la 'place lui apparaissaient les yeux brillants de
Tremaine, sa figure joyeuse avec les lèvres entr'ouvertes, se dt."lachant sur un fond de yerdure à travers
laquelle le soleil couchant envol ait des reflets d'or
rouge .••
Et il prononçait des paroles d'amour.
Par quelle c::onduite il~g.ne
lui arait-e1l 7 répondu'"
Comment avalt·elle réSiste à la tentation f Mais
c'était fini 1 De cette heure elle était l'ésolue à se
détourner de Brian pour jamais; Brian.,. Que deviendrait·il, grand Dieu 1
De quel cOté qu'elle se tournât, la souffrance
l'environnait.
Pondant ce temps, Mrs. Tremaine rentrait dan8
~ on
hôtel cie Cambermere Cardens. Son premier
.oin fut de se rendre dans le cabinet de son mat j
3.fin de lui raconter 50n entrevue awc $ybil.
'
- E\le a quelque chose de très séduisant, John 1
Ille n'est pas aussi jolie qu'intéressante, fine, disti n.
.,uée, avec des yeux étonnants. Et si vous yoyi ..
:omme cl'e aime Dick! On le comprend rien qu'a.
·,on de sa voix quand elle parle de lui. La paun.,
petite a la figure d'un(! personne qui aurait passé de
:OUr3 et des nuits dans l'anxiété, J'espère qye si (
her enfant se rétablit, ils seront bientôt man :
uick. ~tle
fOlS, li fait un bon c:boi~.
�POtTR LUIt
s6J
Xl
Pùm.- la bonne et la mauvaise fortune.,
<l Chère miss Carew,
" Grâce à Dieu, Dick a pu revenir enfin sous
notre toit 1 Il était extrêmement abattu quand il nous
est arrivé hier soir. Je pense qu'une hui'aille de repos
complet réparera ses forces. Il ~oupire
après le
moment où il vous verra. Voulez-vous venir passer
la journée de demain avt:'c nous? J'enverrai ma voiture vous prendre vers onze heures et je vous reconduirai à la tin de l'après-midi.
" Votre affectionnée,
CI Isabelle TREMAlNR .•
Le dernier courrier apporta cette lettre à Sybil
.\eux jOllrs après la visite de sa future belle-sœur.
- Lisez cela, Minty, dit-elle en la tendant à SOD
amie.
M. Pan'Y et les enfants étaient couchés, elles
travaillaient toutes deux un peu tardivement, dans la
salle à manger.
- Je ne sais pas comment j'aurai le courage
d'attendre jusqu'à demain , reprit SyLil lorsque
Araminta ellt fini. j'ai tant d'arpréhension et en
que ma
même temps de désir de le voir. J'~spère
visite ne va pa, l'agiter et lui faire mal.
.- L'agiter! je sui~
S(lre qu'die l'agitera, mais ce
sera pour lui donnér une nouvelle vi~.
Pauvre jeune
homme ! Vous m~!trez
votre robe brune qui vous va
bien et je vous prêterai ...
- Oh 1 peu importe la robe que je mettrai, Minty.
Si seulem ent celte première rencolltre était rassée!
- Comment, Sybil, vous tremblez comme unt:
feuille. Ne vous mdtez pas dans un tel état, chérie,
Je vous verrai revenir demain toute souriante ct
ranimée. I,e pauvre Mr. Trt!m<Jine peut être très b<Jf< ,
mais il n'y a pas de médecin qui vaille l'amour et le
bonheur. Il saa rélabli dvant un mois d'ici, vous Vel'rC'l.
- Je j'espère .. . murmura Sybil.
- Vous allez dormir pour vous préparer, p1r unt!
bonne nuit, à vos émotions de demain. Et tàchez de
prendre une jolie mine de fi.ancée.
Sybil trouva bientôt un refuge dans sa chambre.
Elle avait souvent essayé de se représen!t:r sa
première entrevue avec Tremaine et clle croyait avoit
sans tret,nbler,.les ~véne
a ppris à regarJer ,en fa~e,
mt:nts prévus ; mais m2.1nlt:nant qU'Ils étalt!nt Imminents, tout courage lui faisait d..:faut.
Elle avait tant de honte de son infidélité qu'elle
était persuadée que Dick la connaltrait au premier
.8
�16!1
POUR LUU
qu'il plo.n~t!ra
dans ::;es yeux, et l'émotion
qu'il en ressentirait pouvait retarder sa guérison ...
~ar
il guérirait.
-- Oh 1 oui, comment la mort oserait-elle appro·
dler d'un être si pl~in
de vi~,
d~
joyeuse ar(hur?
Les heures qui s'écoulèrent entre la réceplion dl!
billet de Mrs. Tremaine et l''.lrrivée de sa voiture
fur~nt
les plus longues que Sybil eClt traversées.
Mais enlin elles passèrent.
Ce fut saisie d'un douloureux serrement de cœur
que la jeune lille descendit devant le riche hbtel de
\1r. John Tremaille.
La maltre'5se de (a maison parut aus~itM
à une
!-'orte du hall, comme si clle eût sUl"\'c'illé !'~r;-v:c
de la voiture.
- Enfin. vous voilà 1 s'écria· telle, les mains ten.
dues. Dick vous attend; son impatience lui donne la
fièvre. Voulez·vous que je vous conduise tout de
suite auprès de lui?
- Oh 1 oui 1 dit Sybil que l'attente rendait aussi
malade.
- Suivez-moi, die Mrs. Tremaine.
Elle lui fit monter un riche escalier recouvert d'un
tapis oriental et, au premier étage, s'a rrêta devant
une porte qu'elle poussa doucement. Elles Se trouvaient dan!' Il!) ~alo
Je petite dimo:nsion, mais joliment meublé, u'é\>,pect gai et confortable. Un grand feu
11ambait dans la ch~miJlée
et tout auprès élait un sofa.
Couchée sur ce sofa, on voyait une forme, por.
tant une vague ressernblance aVe'c ce qui avait été le
beau Dick Tremaine, enveloppée dans une robe de
chambre d'étofTe ind~e.
Qu'il était maigre et pale 1
Pâle, de cette indescriptible pâleur grise qui
semble l'ombre de la mort, remarquable surtout
chez les malades au tteint mat comme l'~tai
celui d~
Tremaine. S~
Lri liants yeux bl.:us avaient pris un~
couleur indécise, un cercle noir l~s
soulignait, et so.
main, qui tenait un journal, était transparente de
maigreur.
- Dick, je vous amène .•• commença sa belle;
3œur.
- Sybil 1 (.1 ia-t.il, tanJi;; qu'un tressaillement
agitait les plis de sa robe . SI!S y~ux
caves, réveilll:"
soudain, briil..:rLnt d'une joie d~iIrante;
il étendait ses
bras Vf:rs elle.
-- Oui, Dick, mon ch~r,
cher Dick 1:
Elle! s'avança et se rcncha, c6da11t doucement il
:>on étreinte, toute l'ilme L:n":.lhle d'une tendre cornpa~siol1
en seutant les battements désordonnés de
son cœur.
- Calmez-vous, Dicl, ... oh 1 appuyez voIre tête,
10 vais m'asse6ir tout l'rI;.;, de vous.
1 e~ard
�POUR LUI!
Oui, mon cher garc;on, soyez raisonnable. dit
~\rs.
Tremaine d'un ton d'autorité. L'excitation vous
e!;t défendue.
- Ah 1 vous ne supposiez pas que je restn~
calme à un tel moment 1 dit-il avec un faible rire
heureux.
- Je vou s laisse il. vos effusions, dit Mr:>. 'Iremaine en souriant, dans une heure miss Carew
j e.;cendra pour le lunch et elle vous reviendra quand
\ ous serez suffisamment reposé.
Ce disant, Mrs. Tremamc disparut. Sybil attira
une chaise tout prt:s du sofa, elle donna sa main il.
Dick qui la couvrit d'un regard charmé, un sourire
d'ineffable paix étendu sur l",s traits.
- Vous avez l'air fatiguée, pille, ma chérie. Ce s
dix-huit mois oot fait de vous une femme. Je VOU$
trouve toute changée.
- Je le suis certainement, Dick, mais vous n 'êtes
pas poli de remarquer tout haut les ravages du temps.
Elle se forçait à plaisanter.
- Ne croyez-vous pas que vous me paraissez
plus belle et que vous m'êtes infiniment plus chère
que si je vous retrouvais rayonnante de fralcheur ?
.le sais que c'est votre inquiétude pour moi et les
pleurs que vous avez yersés SUl' moi qui ont rendu
l'OS joues si blanches. Est-ce que je me trompe?
- Non, mon ami, - die pressa doucement sa
main - VOU !; avez été rarement absent de mes rensées.
- Alors, je puis vous confesser mon crime de
k-.;e·connance: quand je me suis vu si malade, si
,: hangé que j'avals peine â me rcconnaltre moi·mème,
j'avais une peur affreuse qUl! vous ne vouliez plus
.l'un fiancé en si mauvais ':tat ; mais vous êtes venue
et le premier regard que vous m'avez donné m'a
appris que je vous avais mal jugée. N'est-ce pas, Sybil'(
- Comment 1 s'écria-t-elle profondément émue
par l'humbl e supplication qu'elle lut dans ces yeux
autrerois si hardis, voudriez-vou s me refuser le
plaisir de prendre soin de VOLIS un peu de temps,
Jusqu 'à ce que vous soyez redevenu assez fort pour
parler en maltre ?
- Oh 1 oui, Sybil, je SI;.I1S que je dois guérir, je
reviendrai à la VIC. Je ne suis plus le même depllls
' lue j'ai acquis la certitude que vous n'avez pas
changé. Nous irons à l'étrang~,
je veux dire sur le
continent - non pas en Chine. Pour tout l'or du
monde je ne voudrais pas vous conduire en cet
,lfI'reux pays. Vous savez qu'à présent j'ai des intérêts
Jnns la banque de mon fr1:re. J'étais devenu aussi
bun:811crate que si je n'avais jam1is touché une épée
de ma ,'je. Juhn ~,;! cbarge d.: faire rarporter mon
ar~ent,
c'est un s.i ? on garc;.on et si prudent. Il s'est
[nlS en tête dl; tau t ma tor\m~.
nOIr. fortlul.":
-
�PO'lm LUIT
Sybil r Vou!:! rappelez-vous que les premiel'l:l mots
que vous m'avez adressés étaient: Comment se portl;;
votre frère? C'était comme un bon présage. Avec
-luel esprit vous vous êtes moquée de moi la nuit de
.;e bal à Freitsborough! Vous rappelez-vous, ma chérie?
- je le crois bien, Dick, et je me souviens detoute notre conversation,
Elle lui souriait en pensant:
- Il n'a pas l'ombre à'un soupçon ..• Merci, mon
Dieu 1
- Quand pourrons-nous aller ensemble à
d'autres bals? Je crois qu'une danse avec vous me
ferait le même plaisir, quand même j'aurais été dix
ans votre mari .
- Ah 1 Dick 1 Vous ne me parlerez plus sur le
même ton dans dix ans d'ici 1 dit-elle en riant.
Elle s'at'rêta, étonnée de son propre rire.
- Quel bonheur de vous entendre rire, ma chère
aimée 1 Cela me ramène au vieux te~ps,
quand jl:
vous guettais au bas dès murs du Prieuré et que
j'avais tant de peine à vous saisir 'un moment.
- Comment pouvez-vous me rt'procher cela,
Dick, je suis sûre que je disais oui, aussitôt que vous
me le demandiez.
- Avec votre franchise charmante, vous ne faites
rien comme les autres femmes. J'ai souvent vécu ces
jours heureux de souvenir là-bas, en Chine. C'était
ma seule joie avec vos lettres, vos chères lettres si
vraies. si vivantes, que je croyais vous enten'dre
parler. Je me figurais vOIr la terrible grand'mère
votre bonne amie Minty, et les ~rands
airs de lady
Elisabeth quand vous m 7 les décnviez. Oh 1 à propos.
vous ne m'avez pas dit ce que vous pensiez de
Rashleigh. Etes-vous toujours en guerre?
- Non, plus maintenant. Nous nous sommes
réconciliés.
Sybil était devenue aussi pâle que le malade, il lui
sembla que son cœur avait cessé de battre.
- Ah 1Je vous l'avais bien dit. Il valait mieux que
l'opinion que vous aviez de lui. C'est-à-dire que SI jt:
l'avi~
r"s connu la réputation d'inscnsibilitG du
capitaine, j'aurais été bi\:!n étonné qu'il ne fût pas
tombé amoureux fou de vous, vivant dans la maison
et pouvant connaltre loutes vos adorables qualités.
- POlir vous, Dick, mais non pour les autres.
Son vioage était altéré, sa voix changée, mais Dick
Gtait trop faible pour le remarqut:r.
- Ah! Dieu, combien ie vous aime, dit-il d'un ton
l;olennel cn serrant sa main, et que de , fois j'ai appelé
de mes vœux cette heure qui me réunit à vousl
Sybil éprouva un réel soulagement lorsqu'on vint
la chercher pour le lunch . .
- Vous re'/i~Ddl%t
Sygil, cria Tremain ••
�POUR LUI'
- Vous ferez bien d'essayer de dormir, Dick, lui
dit sa bt:lle-sœur.
- Si vous me prom ettez de ne plus I?Rrler, de fer
mer vos yeux, de ':ous tenir bien tranq '_ lIlle. je revien
drai m'asseoir aupr2c; de VOliS, ajouta Sybil.
- Alon~,
il faut en 1a 85e r par ce que vous voulez,
Et il fama les yeux comme lin enf,mt docile.
Sybil essayait de réagi, contre Ill. douleur qui s~r , rait son cœur ft l'élouITt!{'.
Son im 'gination exaltée lui représentait Brian
Rashleigh, attendant. .. attendant fiévreusement des
nouvelles et brl1lmt d'anxiété.
« Je dois lui écrire; dt!main, j'aurai toute ma
journée à moi. Il faut qu'il sache que je suis liée plue;
que jamais par mon serment. »
Lors'-lu'elJe remonta auprès de son malade, elle le
trou va assoupi, les yeux {"'rmés, avec une respiratio
si falbl" qu'on eût dit celle d'un enfant.
Ses traits, vus au repos , paris~ent
plus rav~és,
ées yeux étaient caves, son teint li'.'lde; sa jeune tiancée, pllnchée sur lui, cherchait â retrouver dans cette
ombre le brillant cavalier qui, à peine deux ans plus
tôt, l'avait serrée dans ses bras d'une étreir.te puissante en lui disant adieu.
Adieu navrant, mai~
combie!1 plus encore s'il avait
pressenti que c'était à la vie, à la jeunes<:e, à l'amour
qu'il renonçait en s'éloignant vers ce climat maudit.
Elle se reprochait comme un meurtrI! cette anté
détruite à Cdu~e
d'elle, c'était son œuvre; et dt.!'·ant
tant d'amC'ur d'tHI cMé et de trahison de l'autre, SO'1
àme pliait sous le remords, ses genoux fléchirent,
eHe se laissa glisser d<!vant le sofa, et, les main"
croisées, des pleurs inondant son visage, elle fit ft
Dieu le ::;acrifice de son amour, demandant en échange
la vie de son fiancé.
Elle jura de ft!rmer les veux pour toujours au .'
flammes de l'ardt!nte passlon qu'c Ra5hlt:igh avait
allumée comme un feu dévorant dans son cccur. EllE:
'(LIra de dévouer l'es jours et ses nuits à con-erVCl
'exi!ltence du rTlih~Ieux
dont le corps - le cadavre
- était étendu 50llS ses yeux ft, le regard plein d'une
tloulcllr inexprim nhlt::, dIe le contemplait, supputant
les chances de "ie gue p('\Jvoit renfermer encore
cette frêle enveloppe. '1 out :\ cour, il ouvrit les leux.
- Vous êtes l:i, ma cb"l'ie, quclle douc~Llr
d avoir
sous les yeux en me ré\'eillant vn(rc visaGe aimé; de
p,ls!"cr du rève ù la réalité 53n~
changer ùe vision.
VOllS avez pleuré, Sybil, \'ou~
qui d l! \Ticl n:.monta
mon courage_ .le me sens r]'.1<; forl. Votre vue a calm
la f1ëvre qui brülait mon S:1nq. ':',!tait \lne fièv['<'
d'attente, chérie Je n'al plus riéll n désirer maint<
nant que je vous ai près de moi, et bi~ntM
tout à
mni. Enco'r é quelques jours (:[ je serai l'edeycnu un
�166
POUR LUil
homme. vous pourrez Olentbt vous appuyer sur mon
bras, et, un beau jour, je vous enlève vers des pay$
'ointains. Nous irons en Italie 1 Vous 11'avez jamais vu
l'Italie, Sybill Ce serait le rêvel Vous avoir ,à moi
<,eul . dans le pays de l'amour! de la lumière!
Son visage s'était transfiguré, la jeune fille aurait
essayé vainement d'a,rrêter c.e flot de p'aroles r t"e"'sées; au fond, c'était le meme Tremame avec ~,i1
ardeur impétueuse que la souffrance n'avait pu
éteindre.
Mrs. Tremaine, en entrant, fut effrayée de son aIr
excité: elle se retourna, et dit quelques mots à voix
basse à son mari qui entrait derrière elle.
de~
SybH fut frappée de la. ressen;blance e:,~ct
deux frères: John Tremalne était une édition trè ~
vieillie de Dick, car il paraissait plus âgé qu'i! n'était
réellement.
Les deux frères s'abordèrent cordialement, il \'
avait une nuance de protection dans le ton de l'ah)1;;
qui n'échappa pas à Sybil.
Puis celle-ci fut présentée en due forme. Elle eut
de la peine à soutenir le regard perçant du chef de la
famille. S'il allait être plus clairvoyant que Dick 1
Cependant la voix de Mr. Tremaine se fit douce et
~rave
en lui disant:
- .le suis tres heureux de faire votre connaissance, miss Carew, et je vous remercie de vous être
rendue si promptement à l'appel de notre pauvre
malade.
Il fallut se sépar~.
Dick la regarda, les yeux suppliants; elle compnt leur langage et, quoiqu'il ne fH
pas un geste pour l'attirer à lui, elle se pencha ct
baisa sa joue doucement, tendrement; il Y avait tant
de noble simplicité, de touchante pitié dans cette
action que l'ainé des Tremaine jeta un regard d'admiration émue sur la jeune fille et lui serra chaudement
la main sur le seuil du salon.
1
Aram;nt; f~t
'pr~sque
alarmée de l'expiosio n' d~
pleurs quI éclata dans la chambrette dl) "hil;JU
retour de sa visile.
La bonne âme essaya de la consoler en faisant
les plus heureux pronostics sur la santé de Trernaine;
rn lui répétant sur tous les tons gue Dieu ne voudrait
ras séparer deux êtres si bien faits l'un pour l'autre,
F,lIe la quitta sur ("Ctte consolante parole et SybiJ, enflll
'eule, réussit par degrés à surmonter le tOf! cnt de son
chagrin.
La première pensée qui se Ilt jour fui celle d,.
liashleigh et la nécessitl' de lui l'crire atÎn de lu i
<lnnoncer l'état actuel des choses, (~t les ohlig11,tio{1 '"
qui en découlaient pour elle.
EI~
no parla PliS du serment qu'elle Avait fait ;\
�POUR. LUI!
genoux auprès d.! la couche de douleur de son fianc~;
mais Brian pouvait lire entre les li~nes
gu'un sentiment plus fort que on amour la lui ravIssait sane;
espoir.
Ces heures .sternelles, qui s'écoulèrent entre s a
séparation d'avec Tremaine le samedi et son retou r
auprès de lui le lundi, laissèrent une impression
ineffaçable dans la mémoire de Sybil, comme un
temps d'inoubliable tourment.
Quand elle arriva chez Mr. Tremaine, on l'introduisit dans un grand salon de réception où un 'valet
ùe chambre la pria d'attendre un momenc, Mrs. Tremaine étant encore avec les docteurs. Son supplice
fl.;t plus court qu'elle n'aurait cru : un bruit de pas et
de voix, le son d'une porte ouverte puis fermée, le
roulement d'un cab lui apprirent le départ du grand
médecin.
Enfin, Mrs. Tremaine entra, accompagnée par un
gentleman, court, trapu, entre deux âges, ayant une
figure toute ronde, avec deux yeux vifs éclairant toute
sa grasse personne d'un reOet de bonne humeur.
- Ma chérie, dit-elle, j'ai expliqué la situation au
docteur; 11 a dit que la santé de Dick dépendait de
Yous. D'un côt é, une séparation forcée lUI donnerait
lm coup qui pourrait être fatal; et, de l'autre, la néces'
sit~
de SOli départ s'impose de plus en plus. Ditesmoi, êtes-vous prête à accepter les devoirs de gardemalade comme divertissement à votrevoyagedenoces?
- Oui, j'accepte, dit Sybil.
Mrs. Tremaine lui sauta au cou.
- Vous êtes ulle brave fille . .Je cours donner
votre réponse à mon mari.
Sybil, en reprenant sa place accoutumée auprès
du sofa, trouva le malade singulièrement agité; son
visage rembruni était tourné du côté du mur comme
pour éviter les questions.
Au bout de dix minutes, il se retourna brusquement; il parut prendre tout son courage pour lui dire
de sa voix la plus humble:
- Sybil, je vais vous montrer que je ne suis qu'LI!)
affreux éÇ(ol~te,
après tout. Voulei-\'ous me prendrt',
comme je suis, pour la mauvaise fortune maintenant ,
j'espère la ~on
e , plus ta~'d
~ On me dit gue la cond,
tion essentielle pour que levlve est de qUItter l'Angk
len'e au plus tôt. Et je ne le peux pas. Non, jè nt
peux pas encore '11e séparer de vous, J'ai comme um
sorte d'instinct que, si je vous laisse m'échappe'
J'ai besoir
maintenant, je ne VOliS retrouverai jami~.
de vous pour vivre. Je fais appd à ce déSir de dévout
ment dont vous me parliez 1 autre jour. Voulez-vou
dC';enirma femme et m'accompagner en Francel'
Sybil attendit une minute avant de répondre. En c(
moment, elle d1:salt adieu, pour toujours. à Ral!he~,
�168
POUR LU!"'
Puis elle se pencha et baisa son front!
- Oui, Dick, je suis prête à partager la mauvaise
fortune comme la bonne. Je dis oui dt! tOLlt mon
cœur, comme j'ai dit oui le soi1" du bal où nous nous
sommes vus la première fois.
La joie qui illumina les traits du malaJe, les larmes
qu'il laissait couler, trop faible pour les retenir, furent
la récompense que Sybil reçut en échange de son
sacrifice.
Hlui bai~t
les mains en l'aI-'pelant des noms les
plus tendres; il n.: se lassait pas de la remercier
avec une ioiè exubérante .
Mrs. Tremaine entra pour cont.:mpler c.;'tte scène .
Avec quel cri de triomphe Dick lui annonça le
' onsentemen! de Sybil. Elle y répfl nd lt par une caresse
à la jeune fille et un regard d'int elligence que Di ck
ne remarqua pas.
Mrs. Tremaine s'assit au milieu J'eux et aborda les
questions pratiques.
On parla de dates et Sy . ~il
rec "c ill.it une vague per.:eption que les préparatlls, le manage et 1.: d épar t
devaient être ex écutés dans un es pace de dix jours
(toujours par ordre exprès d~
cél~bre
pratic ien).
Le plan du voyage fut cl1scuté. Mr::;. TI emain e
entra dans les détail s du trousseau, elle voulait se
donner le plai sir de l'offrir eJle·même à sa jeune b elJe~ œur,
il al!ait fil.lloir courir les l11ag-lsins, préven ir
les amis, écrire à Mrs. Rashleigh ; il n'y avait pas d,;
temp$ i.l perdre .
. Sybi.1 écoutait dérouler tous ~es
projets sans po uvOIr a ï tlcu ler un mot; elle sentaIt sa tête tourner.
'- Oh ! ma pauvre enfant! s'écria Mrs. Tremain/è .
par la
,; 'apercevant de sa puleur, VOLIS êtes écras~e
soudaineté de tous ces événements. Dick. j'emmène:
Sybil dans ma cham.brd. R.:stez seul Ull . mllment.
tout corn .
rappelc:z-vous qu'une Imprudence ~ourait
promettre 1
Lorsqu'elles ~e
trouvèrent dans la chambre d,
Mrs Tremaine, l'excellente femm e appuya la tête d(
.
Sybil sur son épaul e.
- Mettez-vOLIs la, mon enfant, et pleurez tant que
\'OUS voudrez; cda vo us fera du bien.
XII
Unis jusqu'à la mort.
Un aigre vent du nord-est fai s ait tournoyer lee
fe!Jilles ,1ans le petit jarjin de Cam den Town, une
tnsk m"tinée, à qll clqllcs l'ours de là.
il Y avait un p,rand bran e-bas dans ta maisonn êtte.
Le mariage précipité; de Sybil metlait miss Parry dans
�POUR lUIt
IGg
un état d'excitgtioll qui lui faisaIt éprouver le besoin
de tout boule"erser l.ans son humble « home» san':>
raison plausible, pl/iôque la cérémunie de l'ait avoir
lieu dans le splendide salon de Mrs. Tremaine.
Ce fut donc au milieu d'un désordre indes,crip'.
tible tt dans une toilette en rapport avec son occupation pré::-ente, qu'Arnminla trt:ssauta IIU son d'un
coup d~ sonnette énergique et imrérieux.
- Oh 1 ciel 1 cid 1 dans quel état! Si c'était
Mrs. Tremame 1 Heméltez les meubles en place,
Martha, je vais ouvrir.
Araminta se pr2cipita à la porle et se trouva en
face du caritaine qui entra, l'air plus sombre qu'elle
ne l'avait jamais vu.
- Bonjour, miss Parry. Sybil est-elle chez vous ~
- Oui, certainement. Voulez-vous entrer dans
le salon, je vous prie d'excuser le désordre, c'est' à
-:ause du mariage ...
- Cela ne fait rien. Voulez-vous avoir la bonte
de l'aven ir que j'ai à lui parler?
- Elle vient à l'instant.
Araminta monta l'escalier avec une agilité surpreliante, tout en se demandant ce qui avait pu arriver
pour que le capitaine eût cet ail' d'entt:rrement.
Resté seul, Brian tira une lettre de sa poche, il L
relut pour la dixième fois. l.'étnit la kttre par laquelh:
Sybil annonçait à sa grand'mère son mariage et CI'
même temps son départ pour le continent, urdonn
èxpresséml:!nt pour le rétablissement de la santé d:
son fiancé, Richard Tremaine.
Aux derniers mots, Rashleigh froissa la lettreave,'
colère et resta debout, aussi immobile qu'une statu.,
les yeux Exés sur la porte.
Les minutes lui parurent des heures, jusqu'à son
arrivée.
A la fin, elle entra lentement et se tint près de 1.(
porte qu'elle avait refermée avec ::loin.
Rashleigh fit un pas en avant: ils restèrent en
silence durant quelqu"s secondes. Enfin. il dit d'une
voix brisée:
- A insi, tout est fini '{
- Oui, tout est fini entre nous,
Elle leva lentement ses yeux sur les siens, des
yeux si tristes qui montraient le fond d'un" âme tor
turée par les sentiments de l'inquiétude, du remords
et de l'amour,
- Ne soyez pas fâché contre moi, Brian, c'est.
c'est dejà plus que je ne puis en supporter ...
- Je ne suis pas fàchl~,
je suis à moitié fou dt
colère contre ,"OltS, contre moi, pour ne pas yOU~
avoir enlevôe depuis lon8temps par un acte déscspéf'.
qui vous aurait séparée de lUI et aurait coupé cOurt t
V08 scrupul"". Comment ayez-vous pu devenir auss
�POUR LUIf
faible, aussi facilement subjuguée, pour vous être
laissé imposer ce mariage impossible? C'est un sacri',ce révohant 1 Vos fausses idées de deyoir et de tid~
ite font qu'il serait préférable J'être près de VOU:3 ,'1:
ho mme inJifférent que l'homme que vous alm,'·]..
\nis rappelez-vous, Sybil., vous, me l'av~z
aVO,Il,
'-'est de votre bouche que J'al appns ce que Je croya:::>
èlre un bonheur indicible ... que vous m'aimiez-l Il
n'est pas possible que vous ayez oublié. Pouvez-vous
vous faire une idée de ce que jl: ::,ouffre 1
Il s'arrêta net, car elle avait levé une main sup·
pliante comme pour l'empêcher de continuer; de
l'autre, elle se retenait à une chaise placét) devant ellt.
Rashleigh s'aperçut qu'elle allait défaillir.
- Sybil, je suis un misérable de vous torturer,
pardonnez-moi 1 s'écria-t-il ; il l'entoura de ses bras,
elle appuya sa tête sur son épaule d'un mouvement
las, elle paraissait brisée.
.
- Si vous croyez que j'ai pu oublier, vous VOliS
trompez, Brian, je vous jure. je pense à vous trop,
trop souvent, pour mon malheur. C'est fini mainteliant, je ne veux plus, non, non, je ne veux plus.
Les sanglots la secouaient si violemment, que
Rashleigh en fut effrayé. Elle restait blottie contre
lui. sans essayer de se dégager.
- Il faut me juger, Brian, avant de m'accabler dt:
vos reproches. Pensez aux deux alternatives cntre
iesquelles je devais choisir, Ma liberté au prix de sa
vie, car la douleur de me voir même h~Riter
lui aurait
donné le dernier coup. Le mpdecin n'a fait qu'unt:
condition essentielle : la tranquillité du malade 1
Une émotion, et une émotion terrible comme celk
qu'il aurait éprouvée par mon abandon, pouvait k
tuer. Enfin, rappelez-vous que j'ëtais sa débitrict:
qu'il avait quitté sa position, sa famille, son pa"s:
cout cela pour aller chercher cette terrible fihré el
revenir mourant ici, pal' amour pour moi 1 Quel
l>esoin avais-je de m'attacher à un autre que lui "
pour mériter mon amour)
,""avait-il pas fait as~ez
\'ors, Brian, vous avez la santé, la fortune, et II:
bonheur viendra quand vous m'alre~
oubliee; llli est
pauvre, faible et malheureux 1 Faut-il encol'e l'abandonner désespéré ? Croyez-vous que je pourrais
jami~
me sentir heureuse, même avec vous, si j'étai::.
capable d'unt: telle lacheté? C'eRt vrai que je suis
malheur use, comme vous, Brian, mais je h, bUI f orle,
~luisqe
c'est ma destinée. Vou!. m'auriez épargné
touks 1:":, luttes. SI \OUS a\'iez aussi voulu l'OUS soumettre. llenoncez li moi, Je vous en conjure, et séparons-nous 1
en la sc.:r- Co'nment le pourrais·je, s'~cria-tl
ranl ,~a.s:;iontléme
sur lion cœur. VOLlS êtes tout ce
quo J almQ 1
j
�POUR LUIl
Il la fit asseoir sur le divan et se tint debout
dt:vant la cheminée, la tête basse .
.- j'avais toujours espéré que VallS pourriez
".Igner du temps, dit-il après un moment, que !es
< hoses s'arranl;leraient d'elles-mêmes.
- C'était Impossible; le départ de Dick a ét'
ordonné et il ne voulait pas partir sans moi. J'étai,;
li('c. Ah 1 Brian, ne me rendez pas ma tâche plus
difficile: rien de ce que vous pourrez dire ou fair.::
ne changera ma décision. Prenez-en votre parti.
- Que désirez-vous que le fasse? demanda-t-i1
d'une voix leme.
- Souhaitez-moi bonne chance de bon cœur;
dites que vous me pardonnez la peine dont je suis
cause et disons-nous adieu ...
- Cf sera bien, en vénté, un adieu, Sybil. Du
jour où "vous deviendrez la femme de Tremaine,
J'aurai renoncé à vous revoir de ma vie. A quel jour
est fixé ce mariage?
- A samedi prochain. Nous partirons le jour
m€:me.
- A peine six jours, murmura-t-il. Devez-vous
entreprendre à vous seule la charge du malade?
- Non. Un vieux domestique dévoué à Mr. Tremaine nous suivra et je crois que Mrs. Tremainc
nOlis accomragnera au moins jusqu'à Paris. Ce sera
une aide précieuse, elle est intelligente et dévouée.
Un long silence suivit.
Alors Sybil, qui avait reconquis son empire sur
elle·même, se leva et appuya sa main sur le bras de
Brian.
- Ecoutez bien, vous savez que je veux VOLlS
chasser de mon cœur absolument. Je veux être tint!
f~me
hunndû et vt!rtueu!;<;;, sans arrière-pensée; j'ai
la volonté d'y réussir. Prometlezmoi que vous
ct.saierez d'être heureux quand même et d'oublier ...
Vous oublierez nécessairement, mais tachez que c.:
soit bientl'lt, ne perdez pas le temps si court dans llli
lJlutile chagrin Votre vie pourrait être si bien remplie! Vous êtes un homme vaillant et fort; il faut
YOllS rendre maître de vous-même 1
Elle s'arrêta ... Il ne bougea ni ne parla, et elic
r,.prit, la gor1;l: st:che, faisant un efrort pour parler:
- Vous possédez tous les éléments d'une grande
vie! une belle profession que VOLIS aimez, une répu.
tatlon sans tache, le resrect et l'aft'ection de tous et
dans un temps assez proche vous ~erz
le dernier représentant de votre nom; VO!.lS pourrez devenir k
t:hef du comt6, d pensez ;\ tout le bien que vous
pourrez faire avec les moyens que vous avez en
mains. Des regrets pour une fille insigniiiante comm,.'
moi ne peuvent entrer en compte aVtt: la poursuite de:
noblca trava\.lx c;!'\.Ine importance et d'un intérêt qui
�POUR LUIr
nniront par absorber toutes vos facultés. Vous
reconnaltrez que la vie a du bon, même lorsque tous
nos désirs n'ont pas été satisfaits, qu'on peut êtrt=
heureux encore, s'attacher encore en dehors de
l'amour el trouver une jouissance très douce à tra
vailler pour le bonheur des autres. Vous avez une
làche à remplir. J'ai la mienne, plus humble, mai:;
non moins importante. Souhaitons-nous bonnl::
chance l'un à l'autre el séparons·nous pour suivre
chacun notre route, redevenus étrangers comme
avant. Que dites-vous, cher Brian '(
- Ce que je dis, Sybil ? C'est que c'est vous qui
êtes l'homme brave de nous deux. Vous me l'.:ndez
honleux de ma faiblesse.
II prit ses deux mains dans les siennes.
- Je ,ne vous. t~urmnei
plus. Je ferai. ce que
vous dé~lrez
; maIs le saIs mamtenant ce quoe Je perds
et je sais ce qu'il gagne. J'essaierai dans un certain
sen') d'oubli.:r, cependant je ne veux pas perdre la
mémoire des seuls jours de vrai bonheur que j'aie
jami~
connus.
Sybil eut un profond sou pit· de soulagement.
Après une courte pause, Brian poursuivit:
- Je pars ce soir pour Lynnchester et peut·être
dans deux ou trois jours pour l'Ecosse. Je ne veux
pas être présent à votre sacrifice ... votfe mariage.
- Non, non.
- Il faut donc nous dire adieu ... un adieu pour
ta vie ..
Il mit une main sur le front de Syoil et renversa
sa tête en arrière de façon à plonger son regard dans
les grands yeux lumineux qui dt!vaient hanter pour
longtemps ses jours et ses nuits.
ces yeux la grandeur du sacrifice, il
I! lut dan~
comprit la profondeur de son amour douloureux et,
saisi de respect et d'admiration, il lui dit humblemt!flr:
- Encore une prière, Sybil, nous nlluns nou::;
séparer; donnez-moi un baiser ... le premier ... peut
être le dernier. Après, je partirai.
Comment pouvait-elle refuser une si ardente supplique?
Avec des sanglot" ~.:couant
tout !:!on être:, elle sc
jeta dans ses bm,:, et il posa un long haisel, où la
passion avait fait place au désespoir, ~ur
sa bouch;;
tremblante. Un autre adieu ci. voix basse et elle s.
trouva seule.
. ia· '1~il
d'u jou'r fix~
p~u;
s~n
. m~l'iage,
Syl-,'I
reçut une le1\re de Mrs. Rashleigh qui lui .:nvoyait ,;;
~éndicto
sous la forme d'un ch~que
de cinquant
livres et la promesse d'une pareille somme trois fûil;
, par an .
• Je me rappelle parfaitement Mr. Tremlline,
�pom LUn
continuait-elle, - il m'avait laissé l'Impression
d'un jeune homme bien élevé et d'humeur agréable•
.le vous félicite de l'épouseF. Je n'ai que le rt:gret de
constater que vous avez étrangement manqué de confiance envers la seule parente qui vous reste, c'est-àdire moi. Cependant, quoique nous ne nous soyons
jamais très bien comprises, ce n'est pas une raison
pour ne pas garder des rapports d'amitié, surtout à
distance. Je serai heureuse d'avoir de vos nouvelles
de temps en temps. Avec mes meilleurs vœux de
bonheur pour vous, et de prompt rétablissement
pour Ml'. 'l'remaine.
" Je suis
.
Votre grand'mère affectionnée.
,
(t
" S.
RASIILEIGH. ,.
c P.-S. - Le capitaine Rashleigh s'est décidé subi
tement à aller en ,Ecosse. Il est parti dès hier, car la
saison des chasses est déjà bien avancée. Il m'a priée
de vous faire part de ses vœux pour vous et votre
fiancé et il m'a laissé le soin de choisir son cadeau
de noces comme plus compétente que lui pour cette
grave affaire. Vous devrez le recevoir en même temps
que ce1te lettre. ,.
Sybil conclut. de cette commission, que Brian
avait voulu garder les apparences de l'amitié aux
yeux de Mrs. Rashleigh et de la famille Tremaine,
mais 9,u'il n'avait pu se décider à lui écrire lui-même
ses félicitations.
Le matin du solennel samedi, Sybil descendit avec
miss Parry à dix heures du matin, devant la porte de
l'hotel de Cambermere Gardens.
avait envoyé prendre ces dames
Mrs. T~emain
avec sa voiture. Le cocher, pour la circo:1stance,
n'avait pas résisté au désir d'orner les oreilles de ses
chevaux de deux énormes camélias blancs.
C'était, du reste, le seul indice indiquant un
mariage.
La jeune fille portait une très simple toilette de
voyage gris perle admirablement ajustée à sa taille
'. 'elte, et un chapeau assorti. Miss Parry était en soie
t· dentelles noires des pieds à la tête.
En d.:!pit de sa nature essentiellement optimiste et
Je lu :;:incl::re admiration qu'elle professait pour Dick
frema1l'le. la vieille fille se trouva péniblemeot
dTectée par la cérémonie du mariage.
Cependant, Sybil montrait un calme étonnant, ell"
"ait lendrement cmpress';e auprès de son fianc(.
l~tai-ce
une ombre Jl; résignation ou la pilleur qui sc
'cpandit sur S"s troits au moment de prononcer lc
" oui li solennel?
Araminta ne put sc défendre de la comparer ê
'l%I$ jeune novice prononço.nt les vœux. d'un 6tr.r-l'f'I\
�POUR LUt!
renoncement aux joies de ce monde, plut6t qu'à uns
heureuse fiancée s'engageant avec délices dans les
liens de son premier amo~r.
.
, La bonne créature ne put retenIr un torrent de
11rmes, tout en se s entant horriblement hontcus<.:
d'elle-même.
Enfin l'heure sonna à l'horloge de la destinée ct il
celle du grand salon de Cambcrmere Gard ens , Oli
Sybi~
Tremaine dut di~e
adieu pour un temps ind é·
termtné à ses rares amIs.
Jusqu'au derni.er moment el~
conserv!l son atti ·
tude calme, sounante. ~o.me
SI un ~ e ntlme
prorond de la responsabtl,t(! qu'elle avaIt as sumée lui
euL fait un rempart de forc~.
Cette fermeté dans sa leune femme rendit Tremai ne extrêmement fier.
I! avait l'ai.r radi~ux
lorsque, avec toutes les pré·
cauf1nns possIbles, tl fut porté dans le coupé à c<'l l,'
de Sybil.
Mrs. Tremaine prit place en face d'eux.
Les chevaux panirent à un pas mesuré el Svb il,
penchée à la glace entr'ouverte, put envoyer un -dernier adieu de la main à sa pauvre Minty qui éta it
restp.e tout éplorée au milieu du trottoir.
Pourquoi cette chère figure de sa vieille amie lui
rappela-t-elle tout à coup tout un monde de souvenirs?
Ce fut le Prieuré avec s es endroits familiers: le
parc, la forêt, la rivière, sa chambrette froide, son
vieux Fox, la bibliothèque confortable avec ses rangées de livres et ~n p fornw famili ère des dernjers
temps, là-bas. au lan d.
- Sybil, dit Ml's. Tremaine, vous nc crai"n~
z
pas que le vent soit un peu vif pour Dick ?
.~
Elle referme la glace d'un mouvement net; il lu i
semhle que c'est un mur qu'eile a él evé entre elle et 1"
pas::;é; elle paf<se sa main sur son front pOUi er)
chasser la Vision et, se penchant vers son mari, .::lk
l'envt:loDpe de ses deux bras dans un geste de do uC<"
protection, elle :Ippuie la tête de Dick \'Our s on
épaul~,
doucement, afin de lui éviter les cahotE. d\.l
chemlO.
�l'OUR Luff
175
TROISIÈME PARTIE
Nous retrouvons, près d'une année 8pr~
son .
maril1 ge. notre jeune couple installé en France, dane;
1Jne pttite station d'eaux reu fréquentée des Alp t""Maritimes.
Saint~Ee
est un vi1lase perché comme un ntd
d'aigle, dans une anfrctuo~é
de rocher.
Sur le balcon d e bois de l'un des chalets adosse.;
à la montagne, Sybil était assise.
Elle profitait des d e rnie~
rayons du jour pour tricoter agilement un ouvrage d e laine de couleur vive.
Un peu en retrait dans le petil salqn, dont la porte·
fenêtre donnait sur l'e balcon, Tremaine était allon gé
sur une sorte de chaise longue en osier. II lisait un
journal en jet<lnt de temps à autre un mot dans la
conversat ion.
Enfin, un troisième personnage était appuyé à la
barre du balcon. le clos tourné au srlendide panorama.
C'était un Anglais de vingt ·cinq à trente ans, aux
yeux bleus et aux ch~veux
blonds, les épaules larges.
les membres forts, beau type de l'Anglo-Saxon; il
portait avec ai~nce
un correct vétemtnt d'excur ·
sionniste. Son apparence, ~es
mdnières, son lan!?~
...
raftiné, le c1assaitnt au prt mier coup d'œil parmi les
gens de la plus haule sociélé.
- Qu'en dites·vous? Mrs . Tremaine, demandat·il. Voule z-vous vous joindre à nous? Mes sœurs
seraient enchant ées. J'ai trouvé lin break assez confor
table pour que vous VOLtS y installit'z toute::. Iroi-;
- tOlIS les Cluatre, rerrit le jeune homme se lournant
vers Tremaine.
- Superbe idée 1 s'écria celui-ci, joyeux com~
un enfant. Ab 1 Sybil. VOLIS n'alle1. pas dire non 1 Vous
savez que <lt.:puis une semaine je n'ai p as eu d~ fièvre.
je !>uis certain qu'une 10'1 l.( ul' rrf)menade !'our les han
teurs me fera it un bien énorme.
- Nous deman~ro!'
au docteur, dit Sybil d'tH'
air rai~onble,
ct n()u~
agirons suivant ce qu'il dirll.
Allnnsl Dick. ne faites raR l'tnfant gattll - voyan t
la figure rembrunie du malade.
•
- Et f:1i le docteur ne permet pas? dit à mi-\"l'I i'{
le jeune visiteur avec un regard à l'adresse de yi
qui voulait dire: « Vi endn'z-vous ~ eu le?
"
Elle comprit et secoua la t eLe n~gativcme!.
Pr sque bas aus~l
elle répondit:
- Je ne quitte jamaiR mon cher mala.ïe.
Puis, à haute voix:
�l'OUR
un!
Du reste,le docteur va venir, il est six heures.
nOlis serons bientôt tixés.
Le médecin, après examen du malade, déclara
qu'il pouvait se permettre cette promenade à la con·
dition de rentrer avant les brou.\lards du soir et
d'éviter soigneusement les rdroidissements.
. Sur ce' ie assurance, le jeune lord Arden partii
enchanté. Il pria ses amis de se ten ir prêts dès huit
heures afin de pouvoir efTeclut:r dans la matinée les
quatre beures de lente ascension qui devaient les conduire à l'antique Chartreuse de Belem. but de leur
eXC\lr~ion.
On arriverait pour déjeuner.
Sybil reconduisit le visiteur.
Au bas de l'escalier elle lui tendit la main.
Le jeulle homme s'inclina et baisa cette main avec
une plaisante afftctation de cérémonie.
- A la française! dit-il en riant.
Mais Sybil avait rougi, elle retira sa main brui.'
quement et remonta l'esca lier en courant sans répondre
au bonsoir que lui jeta le jeune lord.
En haut, dans le salon, Tremaine s'impatientait:
- Comme vous êtes longue, Sybill C'e:;: l'heure
de mon boui1\on, de mes œufs. Il y a déjà cinq
minutes que six heures ont sonné! Comment pourraijcrel'rendre des forces si je n'ai pas de repas réguliers.
Sy~il
roulait auprès dy sofa. un petit ~uéridon,
étenda it dessus une servIette, vIte dressaIt le petit
couvert et sonnait la servante.
Elle répondit seulement avec une grande douceur
aux observations de son mari.
- Vous avez l'air nerveux ce soir, Dick, voulez.
vous une cuillerée de votre potion?
- Pardonnez-moi, ma chérie, fit-il avec son
ancienne vivacité. Je suis brusque. je vous fais de la
peine. Je n'ai pas besoin d'autre calmant que de vous
avoir rrès de moi, tout à moi; ce sont vos mains e~
votre douce voix qui calment mes nerfs ...
Il l'attirait près de lui, Sybil se pencha et Ini
donna un baiser, un tendre baiser de sœur ou de mère.
- Les malades ne sont-ils pas toujours del'
nfants ? ••
-- Et puis, j'étais agacé. continua Trcmaine,
d'entendre les fadeurs que vous débite cc fat et de
voir les œillades langoureuses qu'il vous lance. Il
faudra qu'une bonne fois je le remetre à sa place
- Mais c'est bien simple, dit Sybil d'une voL,
cal me, puisque sa présence vous irrite. ne les voyons
plus 1 Après tout, cc sont de simples conai~s
de
rencontre et si j'ai commencé ces relations avec lord
Arden et ses sœurs, c'était surI out dans l'espoir d(
vous distraire.
C'!;"'lt vrlll. rnmm" t"'t1nnr::; vous n'ayez pensê
�POUR LUT!
qu'à moi, et je suis un fou, un idiot de ne ras comprendre qu'avec tous vos charmes vous devez néces·
sai:ement attirer ft yous les homm nges.
- Dick, que dites-vous? interrompit Sybil, vOUo
oubliez que nous somlT't's mari, s el que .. .
Elle se tut . Le souvenir de ce baiser déposé tout
à !'ht:lIre sur sa main la troubla .. . elle détnurna la tète.
Mais Richard av ,it repris avec am~tue:
- Mariés 1 ah oui. Quel pitoya ble mari vous avez
là 1 et quel triste mariaf'e 1 Ah! Sybi l. s'':cria-t-il avec
désespoir, ne serai·je donc jamais un homme comme
ILS autres, capable de p r oté!5er e', ..le défendre la
l ~ dc: vous tir.nner tout le
femme que j'aime. car\,l
bonheur que vou!': mérilt.z, de me mon,r~
, - a lous en
vous donnant le Gras, vous dont tout he,mme !'trait
fier de se dire le mari •.• tandis que moi • ï..:.::: f,our
la vie à un misérable infirme j ah 1 que \'(\1'5 \.:l;vez
m'en vouloirl
Sybil s'était agenouillée auprès du sofa. Effrayée
du malade, elle teJ1:tit sc"
de l'exaltation cr()i~sante
mains dans les siennes et cherchait à le calm<:r.
- Mon cher ami, dit-elle sincèrement touchée, je
vous en prie, soyez plus calme. Non, je ne vous en
veux pas et comment le pourrais-je? J'ai accepté de
lier mon sort au vôtre pour la bonne comme pour la
mau\r
i ~e
fortune. Maintenant que nos plus mauvais
jours sont passés, que vous commencez à aller mieux,
ne compromettez pas vos chances de guérison par dt:
follt's id pes.
- Vous avez raison comme toujours. sage petite
!Za rdi t nne, ma sœur bie n-aimée, oui, laissez·moi gllérir et vous verrez, vous verrez comme je saurai v"us
rendre une faible partie de ce que vous a'lez fail ...
- Chut, ne parlons pas de cela 1 Voilà le dlner,
mangez vite et vous dormirez aussirM. comme un ga;·
<;on bi en sage qui veut être en bon état pour la promenade de demain.
- Ah 1 c'est vrai, le l'avais oubliée. Cela vOus
fera-t-il plaisir, Sybil?
- Très grand pla;sir, répondit-elle franchement,
parce que j'en ateld~
beaucoup dl! biL'n pour VOti S .
Richard éprouvait aussi une joie d'enfant à sor1ir,
pour un jour, de sarécIusion rorcée. Ranimé par cLtte
Idée, il mangea avec plus d'appé lit qll'à l'ordinaire,
et comme Sybil avait commencé à lui lire un artidl.
du Times, il s'endormit d'un sommeil tranquille, dès
les premières lignes .
Alors, le journal gtissa des doigts de la jeunl'
femme; ses mains se ioignirent comme pOUf une rri '''rc.
et ses regards restèrent attachés sur les traIts dl
dormeur.
Un :ln d! ,!. r t qud rés ultatl
Sy bil n'osait plus espérer. Trop souvent. IIprt'l!'l dp~
�POUR LUI!
phases de mieux comme celle de ces dermers jours,
_la fièvre l'avait ressaisi, non de ces fièvres arden'ès
qui. en quelques jours, emportent ou guérissent ~e
malade, mais une petite li1:vre tenace et perfide qui
le minait sourdement. Oui, il avait dit vrai: elle était
li~e
(?Our la vie à un infirme, Et comme à vingt ans
la VI\! semblc! un long chemin 1 Pour quelques-un!'
- les rares - des neurs brillantes bordènt ce chemin toujours tf"np court: il n'y a qu'à l'f.:bais!'er pOUf
les prendre ... Pour d'autres, il e~t
jonché de cailloux
aigu~
... de lour~ies
pi, r~s
: les douleurs que le cœur
pèut à pdne sl1rp"r t er en marquent les étapes ...
Le ch~min
de sa vie serait-il touj"urs raboteux? ..
Oh 1 r,e retrouver seulement un soir à Lvnnchester,
durant cetl p'ha~e
heyreuse, ,quoique non' eXt:mpte de
7
remords, ou tl lUI avait ~,embl
vivre un rêve e'lchanté 1
Elle se reprocha ce rdour en arrière comme unt'
trahison, C<:pendant devait-elle la fidélité de son
coeur, de ses sentimenls ks f)lus intimes A cell;;
iliait IOu~
es instants de sa Vie,
auquc:l d(!jà clle ~aci
It!s plus beaux }OLlrS de sa Jeunesse? Ne lui était·il
pas permis de cultiver celte tri::;lt: neur, la seule éclose
'dans la monotone tristesse d'une vie sans espoir. dt
ga' der jalousement au fond d'elle-même ce souvenIr
ùnique, ~i beau, ~i p"éci<:ux?
Une fois par jour sl.:!ulement, durant cette lJ,nnép
d'éreuv~,
elle s'étnit l'ermis de rentrer en el-m'~nf
et d'y retrouver le souvenir de celui qu'die aimait
to:.:jOL'rs. Chaque soi', avant le sommet!, elle priait
pou!' le bonheur de Rashlei!.'b.
Le lend.:main, de granJ matin, Sybil était debou.,
procéd,l11t 2 sa toilette après avoir !IurveilJé celle de
Trcm.:lne.
Cclui·ci s'~tai
levé tout dispos, ench'nté de la
perspective d'une journ 'e de p1ai~r.
Son entrain
endiabl~,
sa fonci~r
f!al1é l', bandonnaient rarement.
Par tclJirs seu1cm,:nt, en une p< nsée qu'il chassait
aus~it6
de tout j'eflorl dr sa volonté, le véritable état
de sa santé lui arrarais;;ait, et s'il s'en dé-olait un
in!"tant, ce n'':tair que par tendresse et pilié pour
Syb,l qll'n n'avait pas c('f:\sé d'aimt!r d'un amour plll'
rrof'ond 1:1 dét'cf'<pér6 il mesure qllc leur vie commun.',
si remplie rour elle d'un dèvoUlmwt absolu, la lui
avait rendue plus pr':cieuse,
Quelques minutes a\'(\nt que les huit coups d
l'horJogt! SO'lD'l5Sent au clocher dl villnge. on entendit ~lIr
la route ks grt'I()ts d"s chevau:. le fOllrt clu
cochel' clnquunt d:l11s l'air "if chi matin,
Lord Ardt!n, aidê <il.. con doml'~iq,
tranf'porta
Trem~il1<'
!'ur le break ou une bn'lqdt,~
enltl:re llll
était r,;servéc, Avec fn!cc COllssins il fUI caJ&de drCllte
et de gauche pOlir atténuer les $ecnusscs.
1.,,,, rI"IIY m;cQ"" A rdpn, dix-huit pt vingt ans.
�POUR LUI!
179
roses, blondes, seconde et troisième édifions de leur
ainé, firent au jeune couple mille amit~s
et prirent
place, de même que leur frère et Sybil, sur la banquette restée libre.
Le domestique de lord Arden monta à côté du
,:ocher, ce dernier enleva ses chevaux qui partirent au
trot dan., la direction de la montagne.
A mesure qu'ils s'élevaient sur la route contournant en ziazags le flanc du coteau, une vue admi·
rable se révélait aux regards de nos voyag<!urs.
Le soleil levant rosi ssait les cimes pales, ses
rayons, d'abord faibles, puis plus intenses, leur
apportaient la chaleur et la gallé.
Les jellnes filles rivalisaic::nt avec Tremaine, toujours galant, de plaisanteries et dt: bons mots. Le jeune
lord, plus sérieux, jetait de temps en t<.:mps un regard
sur la jeune ft!mme assise â. son côté. Un édat inaccoutumé animait les yeux et les traits de Sybil. Elle
avait peu changé durant cette année. S'1fl repos forcé
auprès du malade lui avait donné un peu d'embonpoint.
A l'habitude, sa figure portait un air de mélancolie
qu'un doux sourire éclairait souvent. Ce sourire,
c'était la joie de Richard.
Ce jour-ci, par exception, elle avait comme résolu
de rej eter le lourd fardeau des soucis et d'être enwre
la Sybil rieuse et malicieuse qu'avait connue Tremain c
au début de leurs fiançailles; sans arrière·p"nsèe,
dIe s'abandonnait au bien-être, à la joie de cette bdl<.:
journée. Remarqual\t la figure heureuse et ranimée de
son mari, l'espéran21e s'infiltrait en elle de voir enfin
luire de meilleurs jours ... et son rire fusait dans l'air,
30nore, avec celui de ses compagnes. Richard,
radieux, s'excitait à ses propres paroles et ne S'était
i~_méls
senti ni si en train, ni r,i dispos; il pariait avec
-es amis que l'ané~
suivante, à pareille époque , il seriiit en état de faire a pied l'ascenslOn dA la Chartreuse.
11 élait midi pas!:'; quand ils at~ignre
lahauteur
rlu ~la'eu
sur ieque: s'érigeaien t les restes d'un
,mtique couvent de Chartreux dont la construction
r "montait au moy"n age .
Tandis que le dOtl1t;::,tiquc, aidé des jeunes tilles,
faisait les apprêts d'un Lolide déjeuner tiro! des pro·
fondeurs de la voiture, la jt:unc fc mme, voyant son
mari étendu moelleusement sur l'herbe à l'abri d'un
sapin, s'éloigna de ses compagnons pour prendre un
aperçu des ruines. .
Par un ,~!roit
sentier, elle contourna le tour des
pierres moussues, restes du vieux clocher; parvenue
de l'autre cbté, elle s'adossa contre le lJ~re
qui
recouvrait les ruines d'une verte parure et, se sentant
bien seule en cet endroit dé:,crt, elle lais;;a errer sa
vue sur le splendide panorama, heurC:USt! de jouir un
instant de -;c spectacle incomparable.
�:80
POUR Lun
Au bout de peu d'instan ts, Un bruit de
as luI
fit tourner la tête. Lord Arden s'avanç ait de son côt~.
Il dil gaieme nt:
n,~7.
-
C"mme nt, Mrs. Tremai ne, vous nous abando n·
1 Mes sœurs et votre mari vous réclame nt.
Vencl",
le déjeune r nous attend.
- Je viens, répondi t Sybil.
Détourn ant ses yeux à regret, elle s'apprè taît à
reprend re le chemin périlleu x qu'elle avait suivi en
venant. .. Mais lord Arden la prit par le bras et l'en
opposé.
tralna du ~ùt6
- Nous pourron s reJoindr e nos amis sans risquer
de nous rompre le cou, il ya un petit passage voùté
;ui conduit directem ent dans la cour d'entrée où
LOUS allons déjeune r.
avait retiré son bras.
Svbil, pre~tcmn,
Le regard de son compag non l'embar rassait.
Elle répondi t sans bouger :
- Passez d\.!vélnt, le vous suis.
Mais le jeune lord avait l'air résolu à profiter du
il s'appro cha vivemen t de Sybil et lui dit:
t~e·à6,
- Mrs. Tremili ne, par grâce, écoutez-moi 1 Vous
n'êtes jamais seule, je ne peux pas vous dire tout c
que j'ai sur les lèvres et dans le cœur. Ce que vous
depuis longtem ps .••
auril1- dû ~it.;vner
- Non, je ne peu" pas vous écouter . repartit
d'une arcade de pierre à traSybil en se rapo~hnt
vt:rs laquelle )o:;ur arrivaie nt de loin les éclats de rire
des jeun.:s lilles et la voix de Tremai ne. Laissez-moi
passer, 011 nous attend 1
- Avant, permett et:·moi. ..
- Vous n'avez rien à me dire et je ne dois rien
entendr e, bars la présenc e de mon mari. Encore une
fois, I;dSSt'z-moi partir.
Le jt!llne homme barrait le passage .
Il reprit:
- Vou.s me craigne z. Vous n'avez pas confian ce
en moi. POUl quoi Ï' Je vous jure qu'il n'est pas au
monde fcmme l'lus respecté e, plus ... adorée que vou,.:;
ne l'êtes par moi.
- Comme nt osez-vo us me parler de votre respe":l
en me parlant d'amou r i' répondi t Sybil, dont les yeu.'
brillaien t d'indignatiC'n. VOU$ savez que je sui~
mariée, enchaln ée pour la vic par Je plus sacré dc'devoirs ...
- Ne dites pas c: pour la vie '. Vous savez ql
ce pauvre ami a peu d'annéé s à vivre. que ses jour
sont compté s; Sybil 1 quand bien même je devrai;
attendre que sa mnrt vous rende libre, quand je
cinq ans, dix ans, peu importe ; ditesdevrais atlend~
moi seulem..:nt un mot d'espoi r ... et je vous attendr ai!
Les larmes manière nt nux yeux de la jeune femme
Ell,' r:pondi t d'une voix altérée :
�J:'(JTJR LUIl
- C'est une honte de me parler ain!'i à deux pas
de mon mari, d'escompter la mort d'un homme vi\'unt.
rempli d'espoir ..• Vous perdez la téte, c'est insens(' 1
c'e· t que vous, jeulle, char- Ce <.]lJÏ est in~esé,
mante comme vous l'êtes, pkine de santé d de Yiv,
vous vous l'cfusiez à l'espoir du bonheur le plus légl
(me, VOI~
vous c101trit:l dans un renonccment
inhumain.
- Ce renoncement est volontaire. Mon mari était
déjà dans l'état où VOliS le vOYeZ. lorsque j'ai a..:cepll'
d'unir ma yie à la sknnc. JUt;CZ donc, tit-cllc J'lin ton
d'amère ironie, quel amour IC devais éprouyer r,our
lui. ..
Il l'interrompit:
_ Non, Mrs. Tremaine, vous ne m'abuserez pa~
1
Tout fervent que soit l'amour que je res~n
1 oar
vous, il ne me rend pas a\'cug-I.c. Vou~
~'a.\ez
pOUl
ce pauvre TremQlOe que le senllmult qu II In~plrc
à
1 Vous ne l'al'cl jamai:s aimé ••
tout le monde: la pit~
Vous ignorez l'amour ... Et, croyez,mm, YOUS auriez
cort de rejeter ci.'lui qui s'ofTre à vous aujou:·J'h'JÎ ...
Sybil, dep~is
le moment où le jCl!lle ,ho; mt.: ",,-ait
dit : c Vous Ignorez l'amour », élalt :;1 bien pCI'llUC
dans ses sOLlvl:nirs, qu'die laissait rarlcr lord Ard<.'n, ..
Elit! se tenait lIerant lui, comme insc~lb"',
hypnotisé~
par une vision du pas~
qui sc d~ta<.:hli
n~lt!
ment Sllr le fond de verdure sombr.: d,s sapins.
C'etait une allée tourna~e
du Pril:uré. Une jeune tille
enveloppée d'un chale qui était elk-n:êmc. Un homme,
à la voix gravc d son!'~,
sc lt:n,\lt à quelques pa~
d'elle; il rl'pétait ces f00mes paroles: c Vous ne
l'a\'cl. jamais aimé, \'OllS ignor\!z l'amour, Jo
Un sanglaI gonDa sa pOil. ine ... Ellc n'avait c nnu
de l'amoltl: qu'une r:luvre joie éphémère m0langl:c de
remords, puis des soufrranc;s salls nom, le r,nonccment, le sacritice! PourquoI CLt homme révcillait,il
tous ces tourment.>, ces soul'enirs douloureux qu'cHe
,:royait ensevelis à jamais dan, SOli cœur?
Le jeune lorJ remarqua le troublc de Sybil. Il crut
l'avoir provoqué rar ses aveux ct poursuivit d'ulle
\'oix plu insinuante:
- Oh 1 laissez-moi esp6rd' que \'OUS ne me
reoousserez pas 1 Songez à ce quc serail votrc ,'it
atÎprès d'un hom~
qUI se ferait un bonl1l.:ur de combl..:rtous vos désirs, de fair~
de \'O~S
la f~me
la plu~,
enviée, la plus choyée 1 Dites-mOI seulement, S) bi!
que mon rt!vc n'est pas insensé, qu'un jour...
'
Son nom, prononcé pour la ~f'condt.:
fois par 1·
leune Icrè. la lira de son engourdis'cmcnt. SLS pau
.:,;<;res lx.' ir ..::nt comme pour un ré\'cil. Elle regard.
avec suq:. ïise l'homme qui lui parlait d'amour d'un
accent pèo,jtr. ct,
I! il
~;.:il
e I0i,;']é d~ la rouk
elle fit un mouvement pour passer.
...
,,,rl"
�POUR Luf!
Mrs. Trcmaine, pardonnez-moi si mes parolell
blessent sans le vouloir; vous paraissiez émut:.
Oh 1 dites que vous ne repousserez pas délinitivemcnt
mon amour. Si vous avez quelque peu de sympatlu<,
pour moi, dites un 1110t. ••
- Oui, lord Arden, dit la jeune femme, en St;
rcdressant avec dignité, de la sympathie, j'en avab
pour vous et de la reconnaissance aussi pour le plal
sir que votre présence, votre conversation appol
taient à mon ('la malade ... Mais les paroles ql~
vous av~z
Jilt!S ont fait une brèche dans CtUe amiti".
A l'avenir, il faudra cesser toute relation. car je Il .
peux pas prendr..: au sérieux vos déclarations. Ri,,!!
qu'avoir l'air de les a\'oir comprises serait manquer 1
la fid~lté
que je dois à MI'. Tremaine, mon mari.
Et, résolument, elle écarta le jeune homme de la
main.
Il s'inclina profondément et lui dit J'une voix
humble, toute changée :
- Pardnnnez-moi, madame, si je me suis mépris,
je n'ai jamais eu l'intention de vous offenser. Puisque
vous trouvez que mes visites apportent de la distrac·
tion à MI'. Tremaine, perm etiez moi de les continuer
comme par le passé, en ami, t!n ami tout dévoué, tou·
jours prC:t, s'il est en son pouvoir, à se mettre à votre
entière discrl:lion et qui ne dt:mande que l'humble
satisfaction de se rendre utile si besoin est ... et je
vous jure que vous n'entendrez plus jamais s011ir de
ma bouche un mot qui puisse vous déplaire.
Il parlait avec tant de conviction que Sybil,
touchée, lui tendit la main.
- Je vous crois. Je sais qu'on peut se fiel' à votre
loyauté. Oublions donc ce qui yicnt de se pas~l'
t:t
demeurons amis. Je préfère vous dire d!.:s maintt!l1ant
qu'i! serait d0raisollnable et inutile d'entrctenir I~
plus léger espoir .le ... d'Ulle an'~ctio
difTérente ... Il
n'y faut pas compter. je ne vous aimerai jamais de
cette façon.
Le jeune homme était mortellement pâle.
Il s'inclina sans ri![.'ondrc.
Sybil passa devant lui, tlle s'avança sous l'arcnde
et rejoignit Id cour d'entrt:e où ellv fllt accucillievar
Ics exclamations des jeunes mi sses ct de r~ichad.
Apr~s
le di!jcl1ner, les jeunes t1Ilcs, ardentes excur,
sionnistes, proposèrent à Sybil d'aUer visiter a\'cc
elles les bois d'alentour.
Ce fut seulement en voyant le soleil descendre à
l'horizon que tes jeunes femmes songl:rent au retollr.
Elles eurent qudque reine à l'etrouverleul' chemin
et elles s'aperçurent qu'elles t.!taient a3sez éloignées de
la Chartreuse.
Après avoir fait fausse roule rlusitur;; f(,'.:~
,.IJ:~<;
furent remi~s
dans la bonne;: voie pal' un
vou~
-
�POUR LUt 1
pâtre qui rentrait ses troupeaux en chantant à lue-tél\,;
l'ne sorte de mélopée sauvage, .. Enfin, elles aperçurent
la tour branlante de la Chartreuse et se l11ir"nt pre.,;·
,jùe à courir, car le crépuscule commençait à {tt!'ldrl
"e5 ombres sur les bOIS et les ruines étaient à pein
JI. tinctes, quand elles y pun"im't.mt.
. Sybil vit, dès le premier coup d'œil, ù l~ figure d ...
H1\.:hard qu'ellc avaIt eu grand tort de le qUll\t!r aUSbl
lc.,!)~tmps
/1 était livide.
cepeu
InqUiet. nerveux, Il pressa le départ sun~
u"nl adresser un mot d\! reproche à !:iU femme ...
Vers le milieu ue la route, le malade fut pris d'Ull
lon~
frisson.
C'était le début d'un accès de fièvre.
On cria au cocher de presser encore les chevaux ~
ayant tNlt, il fullait arriver.
insista pour envelopper le malade dan
Lord A rd~n
un carrick cn laine d'Ecosse qu'il avait emporté, ell
prévision des orages fréquenls daus les réJl.iollS mOl,
tagneuses ... Me.is rien ne réussit à réchauffer Richare
Son animation du matin avail fait place à l'aba1
tement.
.
Dt! temps en temps, il gémissait et se plaignait (.~
doulel1rs internes.
Svbil tenait ses mains dans les siennes et faisal!
teus· ses efforts rour lui faire prendre patit.:ncc.
Il lui sembla que ce voyage n'aurail jam,lis de I1n..•
Les premières étoiles pointaient au cid, qllan j
l';jtea~
déboucha sur la place du villnge. le ch ait.: ,
<.les Tremaine en était tout proche.
Toute la nuit, la jeune femme demeura auprès l,
fa couche du malade, usant sans grand effet d~
remèd(!s habituels.
Sybil Sf reprochait l'abandon où elle l'avait lais".
durant cet après-midi.
Son échappée de quelques instants valait au mal
heureu." des heures de sOlln·rances.
Vers quatre heures du matin, comme il paraissait
plus calme, elle pensa pouvoir s'allnnger un moment
sur son lit où el~
s'a~olpit
à moil~.
Tout à coup. la Jeune rem'l)C fut ré\eillée par un
bruit qu'die connaissait autant qu'elle le redoutait.
Une toux rauque. déchirant.? Elle ne l'avait pas
entendue depuis pilisiturs ~emains.
En une minute,
die fut au lhevet du malade. Il était as.is sur son lit,
!cnant ses deux mains pressées sur sa l'oitrine. Elle
" pr0cipita de nouveau dans sa chambre où était
, •. :Jgée la potion Jont elle se servait en ces (\ccasions.
Ouand Richard l'cut absorbée, il se recoucha
haletant. Cependant, la toux avait cessé. Il paraissait épuisé.
Sybil s'ingéniait à le soulager, lui mettait dos
oreillers, baignait s on front d'eau de Cologne.
�POUR LUI!
- Je ne pourrai jamais me pardonner de VOliS
avoir quitté si longtemps aujourd'hui, murmur"
t-elle. J'auri~
dû rester près de vous.
I! sourit ct pressa faiblement 'a main:
. - Vous êtes la plus dévouée des r.:ardes-malade!'i,
; la meilleure du monde.
petite fét:, dit-il à voix ba~se
Elle s'assit auprès de lui et l'én:nta jusqu'à c
qu'il retombat dans un sommdl troublé. Il avait le
délire,le nom de Syhil revenait souvent sur ses lèvf\'o; .
La jeune femme le v<.:illa jlls1U'à l'aube; il dorm. il
à peu près !ranquille lorsque es faibles rayons dt!
jour pa~Sèl'Lnt
à travers I<.:s rideau.'.
JI était à p.:ine sept hellrl's , quand quelqu'ull
frar'pa au chal\!t. Sybil sorlit sur le balcon de: boi"
Au·des,ous d'clle, elle vit la haute stature de lo '-J
Arden. Il dait là, attendant des nouvelles.
,La j..:une f"mme desl.:elldit sur la pointe des piech,
en pt:if!noir, les pieds nus dane; des sandales et ses
beaux cheveux encadrant sa ligure toute meurtrie
par la fat igue.
•
- Comm, nt a-t-il passé la nuit'?
mais entrez;
- Très m d, dit Sybil à voix ba~se,
il dort. Ah 1 cher monsieur, je suis désolée 1 Je ne sais
que devenir 1
Elle lit entrer le jeune homme dam; la salle à
mancer du rez-de chaussée et raconta la terrible nuit
qui venait de s'écouler.
Lord Arden écoutait avec intérêt; il réfléchit UII
bon mo~nt,
pui~:
- Je crois qu'il serait temps que vous retouni~
dans une station du Midi ... il Nic~,
par exempk,
aussitôt que ce malheureux ami sera transportabl ,
Nous cvtnptons alh:r à Cannes ou à Nice pour \
prenJre nos quartiers d'hiver; voulez-vous que dan"
deux ou trois jours je parte en éclaireur et que je
vous cherche un logement?
- Oh 1 je vous suis vraiment obligée pour l'aide
que vous m'"ffrez, dit Sybil dans un élan de grati
iude . Oui, je crois ullssi que les soirées et les nuit..
Sflfit trop fralch, s ici. Même à travers les douhle."
rideaux fermés et malgré 1", feu de bois que je fail:>
allumer chaque soir, il sent l':lUmidité et rien ne lui
est plus contraire. Mais, lord Arden, quant à notre
location, il faudra q,le je vous fixe un prix. Vou
savez que nos moyens sont limités.
If
Sur la Côte d'azur
Avec l'flide de lord Arden, revenu exprès de Nice,
,,'1 illlvnit trouvé de confvrt,obles chambres dans une
�POUR LUI!
18S
modeste pension de famille, Trcmaine fut tran~poé
en toute s"curité et le voyage s'dfcdua dans les meilleures condilions.
Le mal ad\; étail ht!ureux. de s'installer pour l'hiver;
tl espérait beaucoup du climat de Nice ct dt!s soins
d'un docteur renommé.
Pourlant, il fut long- à se remettre de cette dernière cri:;t:; il lui était re~t!
une ncrvo~ité
singuli<:re
d'impatience et de 11101ancolie dont ïi
lies ac~s
demandait pardon à sa femmc avec des mOiS touchants de reconn .iÏssilnce el d~ tendresst:.
Peu importait à Syb'l qu'il fCiI gai, qu'il rût maussade ou nerveux, cil.> restait la m0me, ,mmuabkl11\;nt
douct, rtsignée et dévol.!.ée san~
rela.che. Sa vic élait
celle d'une sœur de chanlé; nUit et Jour. le 1 fLmier
appel du molade la trouvait prète à y rt:rondr".
Arrès Noel, avec les premiers tf1l":~S
du printemps ~i halif dans ces régions privd':gi,}es, la ril.'vre
disrarut soudain, l'arp ~ti
re\'illt et le jeun!.! homme
s'achemina knle01cnt vers la cIIllvalescL:nce.
Lord Arden. qui t:tait un vieil hilb,tuê de Cannes
d de Nice, d~signat
souvent à ses amis des conn ,isau hasard de sa vie nomade. Un
sances ren ' _ontr~es
jour, il vint à cux, accompagné d'un homm" ag0 d'une
Cluarantaine d'années, à l'allure miljlHire. Il:-; ve"aient
de se rencontrcr. Lord Arden présenla son ami:
u Colont.:! K'ng~to,
de pù~sage
à Niec ,t sur le
point de rejoindre l'armée d.::; Inde~.
Un vieil ami de
ma famille. »
Tn.:maine, toujours simple ct cordial, eut vile fait
cona,:)s~;
le plai~r
de causer d" la vie hindoue
ct d'entendre dLs nouvdles dt!s quLlques amis qu'JI
avait :;ur cette partie du globe lui fut une heureuse
diversion.
- Et quand repartez-vous'? demanda-t-il au colonial.
-- Après-demain. Je dois être à Nouballa dans
trois semi1n~.
- NoubJlla .•• Bichard se tourna vers sa femme.
N'est·ce l'as lit cl'I'ét Iii c<1serné votrc ... oncle, votre
cousin :- le capilaine Rashleigh enfin 1
Sybil ,}tait ab.;orbée par Ull point difficile de sa
broderie. Elle restil la tête bai "sée.
.
Le colonel Kingston ne lu,i donna pas le temps de
répondre •
.- Ra. hleigh ... Cnrnment donc. Il a été snus me:>
ordres l,i ba~
pendant cinq ailS, Il a eu scs galons de
comm1ndùnt :lIa dt!rnE:re promotion et nous sommes
toujours dans le même régiment.
- Nous alOIl;; su, r"prit Trcmaine, qu'il étail
reparti pour l'Inde ..• N'cst-ce pas, Sybil ? c'etait par
une lettre de v'?tre grand'mère, très peu de temps
lprès notre manage.
�i8G
POUR L'U!!
King,ton, nous en fûmes assez "ur- Qui, r,~ptl
prk Ra, hlcigll auraI! pu rester une année dans SC'\
foyt!r~,
lor.:'que nous 1", vl~"s
revenir tout à coup et
reprendre la vie des camps sans avoir profité ju,qu'à
la lm d", 50:1 kmps de permission, drôle de f;Oùt 1
- N'ctitil pas UI1 pt!u bizarrL: ? dit Tremaine.
- Il a toujours été lin homme peu expansif,
depuis SOn dernier congé il est revenu plus silcncicu'
que jamais, surtNlt au début on aurait cru qu'l! lui
était alrivé un malhtur, ilIH! va plus dan" le mond ,
au d,:st'spoir d's dame~
rouv~s
dtl (illes il markr.
L.; ~omandt
Hashieigh est un beau parti.
Lord Arden prit part a la conversation.
- J'ai entendu parlel' de lui f'aI' des cousins à
m!"l\, parents éloign\!s de lady Elisabeth Rashlei6h d·'
n()'~
Court. CI.! fameux capitaine, m'avait-on dit, était
lI,.ncé à sa cousine miss Hashleigh. Le mariage a-t-il
"
')
eu ,leu.
- Ce mariage semble être tombé dans l'eau défiIlitv~m(!n,
répondit le colonel. Hashleigh a d~01";
'Jl1 jour dev111t moi qu'il ne se marierait jamais ...
- El il ft!ra aussi bien 1 dit Tremaine en riant.
Avec 5011 caractère d'ours, je ne le crois pas fait pour
.·~nàre
une femme hL'ureuse,
- Et vous, mon jcune ami? dit le colonial en se
: ;n rnant vers lord Arden, éi. quand votre tour?
, - Ob 1 moi, dit d'un ton emblrrassé le leune
:ürd, je ne suis pas pressé, j'ai le temps d'attendre ...
Involontaircml.!nt il tourna Ics yeux du côté de
Sybil. Le colo'\cl suivit son regard ét s'aperçut que lu
jellne femme était dl.!venue très pille et que ses doigts
'tremblaient sur son ouvrage.
• 'oe'ux' m~ls'
en'vi;on' se' S~l1t'
éc~uis
•deputs ~(l!t
soirée. Nouts nOlIS p\:rmettons, une fois de plus, dt
transporter nos lecteurs au delà des mers.
C't:st, cette fois, sur un toit transformé en terral.'se. sous un ciel parsemé d'une profusion d'étoiles,
dans le clirnnl humIde et chaud des nuits asiatiqu,s.
Nous :,.ommes éi. Umballa, dans une petite mai2(\'1
à l't lll'orécnne, située au mili,'u de palmiers géant~.
de bambous et d'cncalyptlls ndor<lnts.
Le maître du lieu est ;i demi renversé dans 11!'\
l'ocl,in!!.
Unde ses amis, son !l:ltc, snV\Jl;re un cigare dO\'l1
la fumée bleuàtre s'enrollie en 'ointes dans l'air
tran~pe.
.
Un beau chien épagneul, de couleul' feu, est
couché tout de son Icl1g 'sur les danes oÙ il cherchr
'luelqll fr,lldh!Ur.
- Voilà b'en \otr<! ve:nc, dit i'inv\té, rompant le
'0 i1ence, vouf> ttc5 à 1 ClflC; d.-; re:'.'u. depui) dix-huit
mois et vous allez être forcé de r ntrp.r en ElJropp.,
�POUR LUI!
- Forc6? Pourqu oi? Nullement. Je me frouve fort
bien ici et je n'ai pas envie de revoir si tOt la vit-ille
Europe.
Mon pauvre oncle serait enterré depui~
longtem ps
lorsque j'arriver ais .•. en outre, mon ho' Mée tante,
lady Ra~hleig,
est une pefsonn e de grand mérite qui
n'a beso:n des conseil s de pt:rsonne.
- Vous êtes bien décidé à ne pas partir, comma n
dant?
- Absolum ent. J'ai écrit aujourd 'hui même que jtl
<"Iifférais mon n:tour jusqu'à une date indélt:rmi t!1:: •
.Ie donne mes instruct ions par écrit quant à l'ordre
des funéraiJles, et mon notaire est intellige nt et asse?:
honnête pour s'occup er sans moi de la success ion.
Je désire qu'à Oene Court tout reste en l'éUt où
l'avait laissé mlln oncle rt:gretté ... jusqu'à nouvel
on.lre ... plus tard ...
- C't:st é!!al, mon cher, vous n'êtes pas banal;
vous héritez d'un cbâteau , d'un magn ifique domain e
1 d'un titre, et VOllS êtes aussi peu pref's6 tl'aller
pendre possess ion de vos EtaiS que s'il s'a~it
d'un autre.
- On se passera fort bien de ma présenc e. Qu'irais je faire là-bas?
- Jet~r
le coup d'cci! du maltre. Enfin, mon cher
ami, ce que je tenais a vous dire, C'tst qe si vous
avez; besoin d'un nouveau congé pour aller chez vous,
je suis à "otre disposi tion.
- Merci, dit laconiq uement lord Rashlei gh, j'aurai
recours à votre bonne obligea nce si les ch()~es
prennent une tournur e imprévu e qui nécessi ttrait ma pr6Sé'nce.
Tant qu'il plaira à lady Rashlt·jgh d'h'lbite r l~
château , je n'y ferai aucune objectio n et moi je m·'
trouve fort bien ici.
Ils se turent. Une douce somnol ence s'empar ai!
d'eux. Lord Rashleigh caressa it la tête de l'épagne ul
qui n'était autre que Fox.
La pauvre bête avait montré un tel désespo ir aprè,
le départ de sa maltress.e, que Rashicigh S'était
décidé li la prendre avec lUI.
C'était le seul souveni r de son histoire sentime n.
tale et Brian s'était si fort attaché à l'mlellig ent
animal que le comma ndant et son chll::n étaient devenus insrpar ables.
- Ah! à propos, dit soudain le colonel , je ne
vous ai pas dit que, pendan t mon court passage à
Nice, j'al renconlrt'- q ll, 1.1u'un attaché de près ou de
lOlO à votre famille.
- Je n'ai plus d'autre famille, outre ma belle.
mère, Mrs. Rashlei gh, que la tante dont je viens do
parler et sa fille.
- Attendez donc 1 ce doit être une petite cousine
�r88
POUR LUt!
à 'IOU::; ou und niû.:e 610lgnée.
:'lous avons dlné
ensemble trois jours avant mon embarqu~nt
.
à Nice, dit Rashki r., h in tri"ué, je ne
. - C'~tai
'-OIS pas ..•
- Si, si. Une foute jeune femme avec un mari
infirme. Il a pris les fit:\'fcS à Crtlcutta. C'est un
,x-ofticier..• Ah 1 impossible Je me rapf.der le non.
Sa jeune rè~1me
est de votre pays de Lynnchester,
"U, du mOins, elle y a été êlc\'ée. Tre ..• Tre ...
diable de nom 1 Elle a des yeux étonnants.
LorJ Hahsltigh avait le nom :,ur le bout de la
langue, ffiJis il ne put prendre "ur lui de le prononcer.
Le colonel cherchait toujours.
- Attendez, cela va venir. Tre ... Trevil~
... non
Trem:line. l'y suisl Nous av"ns parlé de VOus. Le
pauvre mari a dl plomb dans l'aile: ce sera bien un
miracle s'il en l'échapl'e.
Heurcust:mcnt le colonel Kingston était occupé
i contèmpler les étoiles, car le magnifique clair de
lune qui inondait la tera~s
lui eût ~'ermis
de COn~'
'ater f'ardente rougeur qui colora subikmellt le teint
cump,'gnol1.
mat de ~on
Ce dernier ~e pencha vcrs le chien comme s'il
pouvait lt:: comprendre, il dit à mi·voix :
- Entends-tu, Fox '?
Kingston, suivant le fil de ses souvenirs, conti-nuait:
- J'ai dl né avec eux chez le petit Arden, le fils
de mon ancien camarade, vous savez, lord Arden.
du York,hire?
- Oui, j~ sais.
- Ils s'étaient connus à Saint-Etienne, dans les
Alpes françaises, les ArJen avec ce jeune ménage, et
ils vivaient à/coté les lins des autres d'une façon trè
intime. Si inlime même, continua l'inconscient
colontl qui ne put résbter au d~sir
de conter une
- on n'est jamais sûr de
histoire, qu'il m'a sembl~
ces choses-là - qu'une entente tacile était établie
mon jeune ami.
entre votre jolie cousine
J'ai tOllt lieu de .:roire que lor que ce malheureux
garçon - le mari - partira pour un monJc meilleur.
ce qui ne peut lTlanquer d'arriver d'ici Iln an ou oemc,
~on
succeSst:Ur <:st loul trouvé.
Etait·ce l'erTet de la chaleur?
Lord Ra o hle i gh resl'irait avec force, ses yeux
sombres perçaient la nuit d'un rcgnrd ardl'nt,
Qudk vision sc présentait à ~on
e<:prit pour que
cet~
exr~si0n
terrible se peignit sur st:~
traits'? Se
doigts étaient crispés dalh la fourrure du chien.
Il éclaircit son gosier avant de dire d'une voix
naturtlle :
et
�POUR Lm!
- Encore ~1Il,;
Je vos idée~,
Kingston. Vou::>
voyez des amoureux partout ... c'est une manie,
- Possible, mon cher, mais cette fois je ne 111e
trompe pas, aussi vrai que je me nomme Kingston,
colonel au service da Sa Majesté.
C'est qlJ'elle est charmantt:, un joli brin de femme,
un peu trop mince pour .mlln go~t,
pas assez ...
étoffée, C'est un t1éfaut qlll tie comge ave~
l'ngc ...
Hein? vous dites, c.:ommanJant ...
-- Vous parliez de cette femme, colonel, quoi
encore, rien de nouveau Î'
ils
- Rien que je sa he, fit l'él:utre en s'~tiran.
ont causé à table de leurs proJets avec las Arden;
ils parlaient d'aller établir It:urs quartiers d'hiver à
Paris ... Le malade, ML Tremaine, espérait beaucoup
d s soins d'un nuuveau spécialiste aml:rÎCain, un de
ces chal'!ntans qui font de la réclame dans les jouI'naux. Il aura encore de la chance si celui-là ne le
l'end pas plus malade qu'il n'cst.
- J croyais que sa femme lui était très dévouée.
- Ah 1 allez donc vous prendre aux singeries dr.:~
femmes 1 Avec Ses veux changeants, ni bleus ni
erts, une expression, iL sont si üonnants, paroI
d'honneur 1 et ses cheveux chatain', doux comme de:
la soiel Oui, c'est un joli brin de femme, Je n'cn dis.:onviens pas, si seulement elle était un peu étofYée .•.
Mais, avec ces yeux d'ange, c'est peut-être Ut
démon,
- Kingston 1 interrompit Rashleigh, vous m'offriez tout à l'heure un nouveau congé .. , Je crois qu'"u
fond vous avez raison. Ma présence s'impose ù
Lynnchester en ce moment. Puis-je partir dans ...
mettons Jans un mois?
- Il faudra peut-être permut~,
EnGn, mon cher,
inutile de dire qu~
je ft~rai
l'impossible pour vom
ètrë ap:réable. Il est tard; bonne nuit. Non, ne m'".
reconduisez pas si vous avel. l'intention de fumer su~
votre terrasse ... Je connais le t:hemin.
Resté :;eul, lord Hashleigh s'ablma dans se
l'éflexions. Commc il l'avait dit, son retour en Europ
s'imposait, il étuit urf!~nt.
Si Tremaine n'âv3tt plus que quelques mois .
\'ivre, faudrait-il qu'aprcs avoir tant souffert un
il la laissat lui échappe ..
première fois de .Iu p~rde,
de nouveau t.:! a JamaIS,
avait dit vrai -Non, Si ce bavard de King~to
t pourquOi pa~
1 - elle devait être courtisée; ell.
,Fait si charmante 1 li irait là-bas? où elle serait.
IÛt·C,! aux ::onfins ùe la terre, et il lui ferait souveni
l U'i! étai; joujour . là, qu'!l ~tendai,
lui. aussi, qU'(1
g~
~ <iVOlr tant C(!:;'~fére
11 .se rep~nalt
à espér€.
41Jand même et qu'! saurait la dispuler à tou
'''nivers.
�190
POUR LUU
III]
Paris
Un voyageur descendait le rs novembre 18 ••• à la
gare du I~ord,
de l'express de Calais.
Il arrivail d'A nglcterre, ayanl pris, la veille au soir,
le paqu~bot
anglais à Douvres.
LI:! vOP8èur en question descendit d'un sleeping.
Il étilil ~uiv
d'un domestique auquel il donna l'ordre
d'alJ~r
retirer ses bagages avec toutes indications
nécessaires.
Arrivé dans la cour de la gare, il prit un fiacre,
car plrsonne n'était venu l'attendre. et il se fit con
~
duire à Carlton Hôtel.
'
inscrivit son nom et ses titres;
Là, le gentl~ma
Il LorJ Rà~hleig,
de Dene Court, comté de X••..
Angleterre .•
Brian Rashlei~.
seigneur de Dene Court, châtelain
duPri.:uré. avai l fait le voyage des Jnùes en Angleterre.
puis d·Angl~kr.:
en France, simpkment pour s'euqu~ri
si une vague petite cousine à lui était heureuse
en ménage, pour prl:!ndre des nouvdles de la santé d ,.
son man et la déDarrasscr, si besoin était, de soupi
rants imp"rtun~.
Il aVilit cependant juré de ne jamais la revoir. Mais
en deux ans, il est étonnant de constater combien
les résolutions les plus fermes sont sUJettes à faiblir.
Brian avait un ami de jeunesse, ancien Oxfornian
comm.: lui, qui avait épousé une Française: Mlle de
Valvt!s, j.:une fc:mme pleine Je grâce ct d'esprit.
MI'. et Mrs. Jammes avaient à Paris un grand
appartement situ~
boulevard de Courcelles, ayant vue
sur le parc Montc~au.
Quoiq'l~
ne se vissent qu'à des intervalles prolong~!',
l~s
deux hommes, unis par une de ces amitiés
de colèg~
qui r~silt:n
à l'épr.:uve du temps ct de
l'absèl1c,:, ~prouvaic:1t
l'un pour l'autre une réelle
sympathie née du contraste même ùe leurs natures
fort ùiSSl:!mblables.
'
Brian avait ses entrées à toute heUI'e dans l'appartement du parc Mor.ceau; il était sûr d'y être reçu
avec la plus franche cordialité.
Sir Frai'cis Jammes écrivait dans son cabinet,
lorsque Hashkigh fut introduit chez lui.
- A!Ir') 1 vieux camarade, dit-il en s'avançant la
main tendu~
au-dèvant du voyageur, quelles surprises
vous ménagez à vos amis 1 On vous croit sur le,)
rÎ\'es du Gànge et v\.us voilà arpentant l'asphalte de
boultvards parisiens.
- Vous savez que j'ai dCl revenir à Dene Court
après la mort de mon oncle pour m'occuper d'a1Taireo:
de famille.
�POUR LUI!
19
- Ah oui 1 J"li ; rpns ln Inon lle lord Rashlri gh.
A propos. mon cher, je ne sayais où vous prendre
pour \' 'us t nvoY"r mt's ...
Il allait dire « f.!licitations ,. à cause de! l'h0ritap;e,
mais comme l'cxpre. ~ion
,je Brian se rembru nissait,
il: 'rmina par c mes condoll-ances ~.
- Mlrci, fit BI ian laconiq ue. J'arrive . Je ne sai:
nell de Paris. Cont~z-mi
I~s
nouvel!.:s. Lt'squel!' des
nùt ..es sont ici? Depuis quand êtcs-,'ou s arrivés' (
Comm('nt se porte Mrs. Jammes ?
Sir FI anci~
se fit un plai~r
de mettre son ami au
<.:ourant c..!cs nouvelles t:l <-ks pl/lins parisien s. Ils cau3aient tlanquil lemt:nt dt:puis un bon quart d'heure
quand lord Ra~hkig
kla nc.!gliè\'l'Inmcnt:
- A propos, je "oulais vou~
l,.h!mand":l" si yOUS avez
rencont ré ici un j.:une mcnage du nom de Tremain e'?
Rkhard Trtmain e, li~urenat
Jémis!:'ionnaire du ...
Sir Francis répondi t a\'ec enthou- iasme;
- Si je les connais , comme nt donc 1
Lord Rashkig h at~ndi
la réponse en suivant du
bout d.: sa canne I~s
d~sin
du tapis.
A cet in stanl précis, il eut la con\'Ïct ion intime
qu'il n'était le\'enu du fond de l'A~i(:
t'n Eurc>pe, qu'il
n'avait v~yagé
io~r
d n~lt
par tdI'~
et par md quo
pour aVOIr une reponse a cettt:: questIo n b.lOule.
-- Par qui? Comm<:Ilt ?
- A Londres , j'ai Je., l'dation s avec sir Tremai ne.
It. banqui~r
qui a op01'é pour mon CDm pte quel
e~
transac tions d qui est, par' parenlh
~ s~,
un homme
dl:S plus estimab les, mai . . je ne conal
, sai~
pas son
t'l'ère pl us jeul1l: qu" lui dt>pa s mal d'unnée s.
- Où l'a\<.;zvou~
l'l'neonlré?
- On me l'a rr':scn\L; au club Ull soir ùu mois
nernia. Il éuil av.:c Ard~n,
le neveu du marqui s
d'Eycrip gham ùont les t~re
tou..:h, n! ks v<'ltres.
Brian tit un signl! d'asscnliment_ Encore ce nom
(, 'Arden associé à cdui de Tremain~
1
- Ce TJ'tmnil~,
reprit sil' FranCIS, e~t
un gur.;on
.::nal'ma nt, nous avons été lout de SUIt-: en sympa- Ihie. Il a élé aux colonies.
- Il en avait même rarport é les fi~vrcs,
on le
disait trè<; mu[adc"'J~re!\q
perdu.
- S'il a été mala è, il n'y I~arlt
guè>re mainh'n unt.
Trem::inc fSl un homme plein d',-ntrain qui respire
la joie de vivre.
Du r~ ' ste,
il est marié a\'ec une f... mme charma nte.
Mais ... YOIlS ks conais~7.
sans doute?
Bri,1O rt:l~odi
av",c dl'ort:
- Un rC\I. :l1rs. Tremai ne est parente de ma bellemère ... Je l'ai \"tH' assez souvent , 1:: l'a s , à Ly"l1che~tr.
- Vous la c()n;lis~
7., vo 15 ave7. pu juger qu'eUe
,;st déli jCIl~
, e. Son mari en est fou po"itivt!ment. on
es dirait mariés d'hier.
�POUR LUI!
crut que la temperatul'o.: s'Nait soudain
refroidie de: plusieurs degrés, il eut un frisson dans
le dos, mais il dit d'un ton indifférent:
VI\l iment 1 Il n'y a rien d'étonnant. Leur
mariage fut un vrai roman.
- On me l'a racont é. Ils sont très bi en avec lord
Arden ct ses sœurs. Ils se sont rencontrés l'été dernier
dans une station estivale quelconque. Arden et Tremaine paraissaient avoir des relations très intimes .
- Si intimes que cela 1 D'après ce que j'en connais, les ressources du jeune ménage Tremaine
doivent être assez restreintes, comment pelvntil~
mcner un train de vie en rapport avec celui d es ,
Ardl!n, une des familles les plus fortun ée8 de l'A ngleterre ••. Tremaine était un petit lieutenant saps
aucune fortune et sa femme ... sa femme n'a pas
autre chose qu'une maigre rente.
- Vous me demandez des nouvelles, mon cher,
et vous êtes mi\'UX renseigné que moi.
Mais, d'après l~ train de ces jeunes gens, il f it:
paraît pas le moins du monde que leur situation s oit
diflicile. Ma femme, qui s'y connalt. dit que cette
petite Mrs. Tremaine porte des toilettes de grand
f<lis~ur
et je sais par une longue expérience ce que
coûte l'entretien d'une femme élégante.
« On l'a r.hangée, 5e dit Rashleigh, in pelto ,
Sybil coquette, mondaine 1. .. Ce n'est plus elle ... »
- On les rencontre dans les petits théiltres, à
toutes les pièces nouvelles, à Longchamp, à AuteUIl,
aux th és de Ritz l'après-midi, el le soir dans les
caharets à la mode. Ma foi, pour des personn es
de condition modeste, ils mènent plutôt jo yeuse vi.: ! .
Etre revenu des IndeR pour con sol er une pauvre::
veuve et la mettre hors des atteintes d'autres soupirants, puis s'entendre dire que le mari Se porte à
merveille, qu'il est plus amoureux que jamais et que
l'intére:,sante veuve prend la vie par le bon cl'>té 1
Le sort a des ironies cruelle o ;i supporter.
Rashleigh se leva pour prendre congé de ~o n
ami. Il trouvait que la conversation avait as~
e ? dlr~
.
- Allons, Rashlei gh. ne jouez pas au sauv~e,
dit
sir Francis en r 'ant, dites-moi que vous accepte?
notre invitation à diner pour samedi soir. Qui avezvous invité, Jane? demanda .. t-il à Mrs. Jammes qui
entrait.
- Les Loris, mon oncle et ma tante de Valves ,
ma cousine de Frécourt et s()n m~ri,
le petit Palmer,
lord Arden et s es sœurs et les Tre.~aln
En tout
quatorze personnes. Vous fer!:'? la quinzième, comte
Rashl, i!!ll, nous comptons sur VallS.
Brian hésita.
Acc<:pter, c'était se retrouver prèS d'elle. Déjà t
,
Serait-il maltre de lui-même?
I~ashl
e igh
�POUR LUI!
Allons, décidément, pour se guérir de cette passion insensé e, il ne fallait pas avoir peur de regdrder
en face celle qui l'inspira it.
Il la trouverait peut-être si différente de ce qu'elle
était, qu'il n'aimer ait plus que comme un souveni r la
Sybil du Prieuré et il serait pour toujour s guéri de
flon mal.
- J'accepte avec grand plaisir, chère madame_
Quand il se retrouv a sur le bouk,va rù Brian
Rashleigh, d'ailleu rs médioc re psycho logue, ~ù.t
été
très en peine d'~nalyser
ses sentime nts.
C'était un mélange de colère et de décepti on, de
rancune , de pitié pour lui-mème, mais par-des sus tout
une vague al1 6 gresse, une joie honteus e qu'il n'osait
g'avouc::r à lui-même s'impos ait myslérit!usement.
Que de fois, durant la maudite année qui venait
tIc s'écoule r, pendan t les molles nuits indOUlls
étendu sur sa terrasse ou dans la jungle. bercé
I~
glapissement des hyènes, que de fois avait-i rêvé
d'elle! de ses cheveux noisette aux reflets dorés de
ses larges yeux si changea nts, si mob'les , que' les
impress ions y passaie nt !:omme ces nuages blancs
qUl se mirent à la surface des lacs italiens .•.
Et ce sourire triste, tendre ou malicie ux, cette
bouche enfantin e malgré ses airs résolus , toutes ces
choses exquise s, il les avait ardemm ent désirée s, il
avait tant souffert d'en être privé ... Et voici que dans
1rois jours il allait r:e trouver en sa présence.
Ah 1 non 1
II nc s'agis::;ait pas d'être heureux ; il fallait agir
en homme , renfoncer cette joie insolen te et ne plus
penser qu'à l'honne ur qui lui interdis ait cette femme.
Mais la pensée d'Arden, le petit lord, convoit ant
celle qu'il s'interd isait d'aimer , cela c'était trop 1
Si ce jeune fou dépassa it les limites permise s et
si, d'autre part, le mari était aveugle, ce serait lui,
Rashlt:igh, qui se chargc::rait de le remettre à sa place.
Far
IV
Escarmouches:
C'est une tranquil le pension de famille située sur
la rive gauche, dans la paisible rue d' As~a,
à l'eDdroit où les vieilles maison s à l'air vénérable regardent les ombrag es du Luxembourg de toutes les vitres
de leurs fenêtres.
C'était dans ce paisible coin de Paris presque
provincial où l'on n'enten d d'autre tapage que de
Joyeux cris 'd'enfants et le roucoulement des ramiers
sur les pelouses du jardin, c'était là que Richard Tre
maine avait loué. au mois, un apparte ment meublé .
''J
�194
'POUR Luit
C'était petit. Un vrai nid de jeunes mariés. Juste
trois pièces et un cabinet de toilelte simplement et
prorrem.:mt meublés.
Mais la lumière et le soleil entraient à profusion
par les fenêtres. on avait l'impression de vivre en
plein air parmi les arbres et les oiseaux.
Depuis environ deux mois. le jeune ménage était
installé à Paris pour l'hiver.
Dés les premiers jours, Tremaine était allé consulter un médecin américain auquel les joumaux
faisaient une réclame mon~tre.
·Il traitait par l'électricité.
Dès les premiers jours Tremaine éprouva un
changement sin.l5ulier.
.
Son animation factice durai toute la journéc)
puis, la nuit, après une soirée passée dans le monde
ou au théàtre, Rit:hard se sentait [es reins brisés, la
tête vide, et il courait vile le lendemain demander au
célèbre guérisseur un renouveau de vitalité.
Ce soir-là Tremaine pressait sa femme d", s'habiller.
Après la séance d'électricité, ils avaient fait quelques
visites et n'étaient rentrés qu'ù sept heures passées.
C'était le samedi, jour au dlner chez sir Franci~
Jammes.
Faites-vous belle, chérie, dit Tl'emainc,
Mrs. Jammes est une élégante; je veux que vous la.
surpassiez.
- Dick, vous êtes l'être le plus vaniteux que 1"
terre ait t'0rté! Quand je pense que dans le temps, au
Prieuré, je n'avais pas de quoi changer de robe.
- Vous oubliez le bal de Freitsborough et la robe
de nymphe ... vous étiez helle entre les belles.
- Vous allez me tourner la tête, et ce soir j'aurai
tant de fatuité que je ne trouverai personne digne de
m'adr~9se
la parole.
Elle fut enfin prête.
Sybil portait une toilette de dentelle blanche
brodée de jais blanc, merveille sortie des mains d'un
grand couturier.
Pour tout bijou elle avait au cou un pendentif
attaché à une mince chalnette d'or, don de sa bellesœur et, à son bras, le bracelet que Brian lui avait
offert certain jour de No!!\.
Ils entrèrent les dernier:: dans le salon de
Mrs. Jammes.
Seules, les dames étaient ~wec
la maîtresse de
maison.
Sir Francis avait emmenê danR SOIl cabinet ses
convives masculins pour leur faire admirer un
tableau qu'il aveit acheté la"veille à l'HMel des ventes.
Le d1ner fut annoncé presque immédiatement.
Les hommes rentrèrent ensemble au salon pour
.... îfrir le bras aux dtlmes.
�POUR LUI!
Lord Arden offrit le sien à Sybil, pressentant que
Mrs. Jammes lt!s av"it placés l'un à cOté de l'autre.
Il ne s'était pas trompé et le constata avec rlaisir.
A peine la jeune ft:mme fut-elle assise et commenc;a-t·eIle de déplier sa serviette qu'un regard fixé
sur elle l'obligea li lever les yeux.
Elle eut un tressaillement, puis rougit el pàlit tour
ù tour en apercevant la perôonne placée juste en
face d'elle.
Au même moment, la voix de Rashleigh di~at:
- Excusez-moi, Mr:;. Tremaine, je n'ai pu parvenir jusq lI'à vous tout à l'heure au salon. Comment
vous portez· vous ?
Sybil fit un effort et réussit à dire d'un ton naturel :
- Je vais très bien, merci 1 Y a-t-il longtemps
que vous êtes à Paris, lord Rashleigh?
Mrs. Jammes intervint en riant:
- Que vous t!tes donc formalistes, vous autre!';
Anglais. Comment, chère madame, voici que vous
vous trouvez tout à coup en présence de lord Rashleigh que vous n'avez pas vu peut-êlre depuis des
années, et au lit:u de lui dire: « Mon cher cousin, je
suis ravie de constater que vous n'avez pas encore
été mangé par les tigres et je suis enchantée de d1ner
avec vous ce soir, D ou quelque chose d'analogue,
vous l'appelez" lord Rashleigh » en grande cérémonie et vous vous contentez de lui envoyer un vetit
~alut.
En France, quand deux cousins se retrouvent,
ds ne font pas tant de fa~ons.
Sybil pnt le parti de nrt! pour cacher son trouble.
- Il n'est d'ailleurs pas prouvé que nous
sommes cousins, expliqua-t elle. Je crois même
qu'il n'y a aucun lien de parenté.
- Aucun, absolument, répondit Brian d'un ton
glacial.
Cet adverbe résonna à l'oreille de Sybil comme
un coup de marteau, son cœur se serra, sa gorge
devint sèche.
Brian la regardait comme avec défi de son air le
plus hautain.
Que lui avait·elle fait?
Etait·il revenu de si loin pour la tourmenter ?'ElIe
ressentit une douleur qui fit trembler ses lèvres et
amena des larmes dans ses veux.
Mais ce ne fut qu'un instant.
Sa nature énergIque rerrit le dessus.
Elle décida en die-même qu'en effet, cet homme
ne lui était rien et que cela valait mieux ainsi.
Certaine de trouver en son VOISID de table la
sympathie et l'amItié dont elle éprOUVait le besoin,.
elle se tourna vers lord Arden et commença à
causer avec lui d'un ton animé.
Lorsque les dames, suivant la mode anglaise, se
�196
POUR LUn
levèrent de table les premières et passkent au salon,
Rashleigh poussa un soupir de soulagement.
l.a ~.ltuaion
lui avait semblé intolérable.
Dans le courant de la soirée, Richard Tremainl
entra au fumoir.
Sir Franci ; lui offrit un cigare qu'il l'cfusa par
ordre de la Facl1ltG.
- Mon ch~r
Tremaine, inutile de vous présenter
" mon vieux camarade Rashleigh, de Dene Court.
- Inutile, en eITet, répondit Brian, J'ai rencontré
le liel1tenant Tremaine, à Sialkot, il y a de cela pas
lllal Je temps, mais depuis j'ai entendu parler de lui.
- Oui, depuis mon mariage, par Sybil, sans
doute, dit Tremaine en s'approchant, la main tendue,
avec son bon sourire.
Rashleigh ne put faire autrement que de serrer
cette main qui s'oITrait si cordialement.
- Comment allez-vous? dit·il de mauvaise grâce.
- Vous voyez, dit Tremaine en riant, comme:
un homme qui revient de loin. Vous avez eu d~ la
veine de ne jamais avoir été pincé par cette satanée
fièvre ...
Sir Francis interrompit.
- Arden me disait que vous étiez diablement
rouçhé quand il a fait votre connaissance.
- Parblcul J'ai été deux fois à la mort, sans le
dévouement de ma femme •.. Je puis dire que c'est
elle qui m'a rendu la vie.
Brian remarqua l'expression de tendresse ,émue:
qui brillait dans les yeux de Tremainc tandis qu'il
prononçait ces derniers mots.
Combien il devait l'aimerl
Et le pauvre mari inconscient ne soupçonnait pas
ut ne connaltrait jamais l'étendue du sacribce auquel
il devait la vie.
Il ne faisait allusion qu'aux soins matériels que
Sybil lui avait prodigués, mais son renoncement à
l'amour, à tou s les dé>,irs légitim es d'un cœur de
femme, la lutte entre le devoir implacable ct l'appel
à la vie, au bonheur auquel elle avait h6rolqucment
résisté, Tremaine les i~noreat
toujours. Oui. dans
ce temps-là, Sybil était sincère, il en était certain 1
Comment une parellie femme avait-elle pu changer
au pomt de devenir semblable aux autres: une
poupée aITolée de luxe et de coquetteric'? Le mariage
l'avalt transformée.
Une sourde rancune contre cet homme si visiblement heureux du bonheur qU'il estimait qu'on lui
avait dérobé à lui, Rashleigh, le pénétrait, ce lui
était UI"..Q souffrance véntable d'entendre Tremaine,
comme en cet inst~,
parler de s'ft vie présente,
de ses proi.ets d'avenir en y associant cOustammeOl
le nom de
~yi!.
�t97
POUR LUIf
-
Je ne s~i,
lui dit Ilichard, si ma femme vous
a demandé des nouvelles de sa
grand'm~e.
Les
dernières que nous avons reçues de Lynncht!ster
n'étaient guère satisfaisantes, ct commo vous en
arrivez ...
- Mrs. Rashleigh a ~té
plus atteinte qu'on ne le
supposait au premier moment.
Le souvenir de ses rares jours de bonheur
traversa le cerveau de Brian. A cette évocation, la
pr~senc
du mari de Sybil lui devint si intolérable
qu'il se leva et prit congé de si!' Francis, prétextant
la fatigue. inaccoutumé qu'il était aux longues
vtilles parisitnnes.
En rentrant à l'hôtel, lord Ra hleiSh réveilla
son valet de chambra qui !Sommeillait sur une
banquette du ha1l et lui ordonna de préparer leur
dèpal·t pour le lendemain. Ils prendraient le soir
mèm, le rapide de Marseille et arriveraient à temps
pour s'embarquer sur le prochain paquebot à desti·
nation do Pondichéry.
En se déshabillant, après cette soirée qui lui
laissait un souvenir d'amère déception, Brian
réfléchissait.
bon tergiverser? et pour~i,
maintenant
A ~uoi
qu'il 1avait vue et qu'il avait pu s assurer de se
yeux de la vérité des assertions de son colonel,
pourquoi reste!' en cette ville où il n'avait rien a
faire? .. Son vOydge était devenu sans objet 1 Sybil
ne l'aimait plus 1 Il la trouvait pourvue d'un man en
bonne santé et d'un 50upirllnt qu'elle accueillai
avec faveur.
De toutes façons. la place était prise.
Rien à faire qu'à rengainer ses espoirs, sUppol'te-.
du mieux p'0ssible sa déception et repn:mdre le
c.hemin de 1 exil d'où il n'aurait jamai:) dû revenir,
Le lendemain, vers SIX heures du soir. lord
Rilshleigh passait la revue de ses porte-manteaux
rangés l-OUS le porche de l'hôtel ' -- il de,,:ait se tr?u.
ver à 8 heures 15 à la gare de Lyon - ct 11 donnait à
son ordonnance ses dernières instructions, quand
on lui apporta deux lettres.
L'une était un'! carte de sir Francis Jammes, ellc
contenait dix lignes écrites à la hate :
" Cher ami,
J'ai oublie de vous dire hier au Goir que nous
vous réservons une place dans notre logc, vendredi
prochain, pour la représentation de Fallst à l'Opéra.
" Ce sera pour vous une occasion de revoir
votre chaïmante cousine, Mrs. Tremaine, et 501'1
mari qui seront des nôt res. Nous comptons sur vous.
Il Amitiés,
Il
�IgS
POUR LUIt
Rashleigh resta perplexe deux bonnes minutes en
regardant au dehors sans rien voir.
Il tirait d'une main sa moustache et tenait de
l'autre la seconde enveloppe qu'il ne songeait pas à
ouvrir ... enfin, il s'y décida. L'écriture lui en était
inconnue. Tout de suite, il chercha la signature;
Richard Tremaine.
D'une main fébrile, il déplia la lettre.
CI
Cher monsieur.
je n'ai pas cu le
temps de vous dire combien nous serions heureux,
Ina femme et moi, de vous voir pendant votre séiour
.:t Paris, pour resserrer les li ens de bonne amitté et
de parenté qui existent cntre nous. Nous attendons
quelques amis mercredi soir. Voulez-vous accepter de
venir prendre une tasse de thé à la maison, tout a
fait sans cérémonie.
(t Cordialement à vous.
« Richard TREMAINI:,
« r80, rue d'A ssas. !l
« Vous êtes parti très vite hier,
Où donc se trouvait la rue d'Assas?
Hashleigh croyait bien connaltre Paris, Cependant
il n'avait jàmais remarqué le nom de cette rue.
.
U s'informa auprès du portier.
- La rue d'Assas, milord de Rashlelgh, c'est là·
hast sur la rive gauche - avec un mouvement de son
pouce au-dessus de l'épaule et un pli dédaigneux de
la bouche - très loin, dans un quartier perdu,
derrit.:re un jardin qu'on nomme le Luxembourg.
Si milord désire s'y rendre à l'instant, je lui ferai
avancer une voiture.
Rrian répondit négativement.
TI rentra dans le hall.
En apercevant Pierre, son fidèle domestique,
occupé à boucler les dernières courroies de ses
malles, il s'arrêta, regardant les bagages d'un Œil
pensif. les sourcils froncés, l'air perplexe, en
tiraillant sa moustache.
Cela dura une minute.
Puis, s'approchant de Pierre, avec décision:
- Pierre, vous ferez remonter les malles dans
mon appartement et vous déballerez: nous ne
partons pas 1
A la même heure, Sybil Tremaine, qui s'était
installée pour l'après-midi dans l'embrasure de la
fenêtre de son petit salon, a laissé tomber sur ses
genoux l'ouvrage de broderie qu'elle a essayé
d'avancer sans succès.
Les yeux vaguement fixés sur les arbres à
demi dépouillés
jardin, elle a l'air perdue dans
cs Feoosées .
au
�POUR LUIl
199
Richard est parti depuis deux henres pour se
rendre à a consultation de SOIl mé,jecin et, quoiqu'~l
lui parût, Ct: jOllr',plus déprim~
qu'a l'or~in,.e
la Jeune femme, souflrante depUIS le matIn d'un
violent mal de tête, a dû le laisser partir seul et
garder la maL.. on pour se soignl:r elle-même. Tout à
l'hl::ure, elle s'esl Jail servir unI:! tasse de thé.
Le cher breuvage accoutumt produit son effet
habituel.
Elle se sent mIeux.
S~bil
n'était pas revenue de son saisissement de
la veIlle.
La parole coupante de Brian, son regard glacial
et surI out son air de suprême indifféreoce l'ont
bouleversée.
Elle a fait bonne mine, cependant,par orgueil, par
bravade, malgré que son cœur saignat.
Brian ne J'aimait plus 1
Lui, le seul être au monde qui eût possédé le trésor
de son amour, celui à qui elle devait l'unique joie de
sa vie: celle de se sentir aiméel Lui. dont ellt: avait
dû se sépar~
avec un affreux déchin,ment el qui avait
renoncé il elle avec une douleur si sincère, si évidente 1
Brian ne J'aimait plus!
Ne devrait-elle pas s'en réjouir?
Que depuis deux années de séparation complète,
il eM aboli le souvenir d'un amour sans espoir,
n'était-ce pas très heureux?
Il ne l'aimait plus, donc il ne souffrait pas.
Elle croyait, A l'heure de son renoncement, avoir
épuisé toutes ses resou~
d'éner!2ie et de volonté.
Cependant, alors elIe étaIt sûre de l'amour de Brian,
et ~i quelque adoucissement pouvait amoindrir sa
peine, c'était de se savoir aimée de lui.
Aujourd'hui, soo sacrifice dev;dt être encore plus
complet. Si l'amour de Brian n'existait plus, oserait.
elle encore s'avouer à elle-même un sentiment mé.
prisé par celui qui l'inspirait?
Non 1
De ce jour, son amour devait dispara1tre par
dignité, par devoir; elle devrait s'interdire jusqu'à la
pensée de cet homme qu'elle avait placé naguère audessus de tout 1. .. sauf l'honneur.
Richard rentra vers sept heures, tout ranimé par sa
séance, le pas vif, l'œil brillant.
- Ma chérie, comment avez-vous passé ce long
après-midi? Je m'en veux de VOuS avoir laÎbsl!e seule,
Comment vous sentez·vous?
- Je me sens beaucoup mieux, mon am!. Je crois
que je p'0urrai diner avec vous.
'
Sybll te' dit son front au baiser de son mari.
- Ah 1 ma Sybil, comme jé me sens désemp8.l'o
"~uand
je reste loin de vous seulement deux heures,
�200
POUR LUr!
Ab 1 à propos t Ce matin, vous aviez l'air de re.
poser, je n'ai pas voulu vous ré\'eiller pour ;"("'us
dire que j'éc;ivais à voIre cousin Rashleigh. Je l'ai
invité à venir demain. Qu'en dites-vous î'
Sybil fit un mOllvement, mais ne répondit rien.
Tremaine insista.
- Je pense que j'ai bien fait. Etes·vous de cet a\'is?
Elle murmura entre ses dents:
- Ce n'était peul être pas nécebsaire, il n'est que
de passage.
- Non. ce n'était pas forcé, mais c'est justement
pourquoi j'ai pensé que ce serait une marque d'amitié
à laquelle il serait sensible.
Brian Rashleigh s'était J~cid
cl prolonser son
séjour li Pari'! sans savoir au juste pourquoI, ni cc
qu'il allait y faire.
11 ne !'iavait pas non plus exactement, ce cel'tain
mardi soirde décembre, pourquoi il passait une redin·
gote et changeait de cravate! vers neuf heures du soir.
Irait·il î', .. N'irait-il pal';?
Il n'était décidé à rien.
Depuis huit jours cet homme volontaire, si maltre
de SOI, se lai~st
pousser par la destinée aveuglo
comme un ballon dans la malO d'un petit enfant.
Tremaine l'avait invité,
Il avait donc U'1e chance de plus de la revoir.
JI s'était juré de la fuir, pourtant; il avait décrété
en lui·même que Sybil n'étail qu'une coquette indigne
d'occuper la l'en sée d'un homme de cœur ...
Rien ne l'obig~at
à se retrouver en face d'elle, il
n'avait qu'un IlIOt à dire pour s'éloigner à jamais j
cependant il était resté et il irait la voir.
Tout i l'heure, il entrerait dans son salon, il serrer;lit cette petite main perfide qu'il avait naguère si
ardelnment désirée, et if s'offrirait la cuisante mortification de la voir accorder ses sourires et ses regards
les plus s~duiant
à celui dont les belles grilces ... cl
qui sait? l'éno me fortune avaient fait sa conquête.
Brian ne jugeait pas une semblable conduite insellséL.
Mais que celui qui n'a jamais aimé à l'ag~
où le~
cheveux blancs font leur apparition, lui jette la pre
mière pierre.
A nl!uf heures et demie sonnantes, lord Rashleigh
montait l'escalier de Tremaine.
La simplicité de la maison le frappa.
A quelle vie pauvre et mt'squine s'était vou';.:;
Sybil quand elle avait refusé de dc.:venir la maîtresse
Iégi'imt: du Prieuré et de Dene Court par anticIpation!
Ah! eette ft'mme avait été folle!
El e c;'était sacrifiée par pitié, sans amour, et elle
avait brisé leurs deux existences.
Quand Rashleigh pénétra dans le petit salon ou
�POUR LUr!
201
noUS avons d~jà
Vl~
Sybil, il y trouva les Arden frère
el sœur:; qui callSalt!nl d'un ton enjou,; avec Il! jeune
ménage.
Lord Rashleigh salua cér,:'rno"ic uscment Très
~gcé
de yoir le,l'dit lord déjà in~talé
dans lu' plac~,
JI répondit ù peine à son salul ct 11 serra froidement
la main que Sybil lui tendait.
So pré,sence .i~la
un ,froid.,
.
M.dS 1 amabliIlP et 1enlnU1l de RIchard ranimèrent
bientôt la conversation.
. .Une pil:ce voisin; d~
retit ~Pf'arten
:l\Iqucl elle
cor,f1d~vlt
été mise:' par
etait J'<:.léc par lin ~trol
la maltresse du logiS à la dlsposlllOn du jeune ménage pour la soirée.
TOlites les portes étaicnt grandes ouvertes de
sortc que cette pièce, où Sybil avait di:;l'osé le; gà
tcaux et rafratchissements, a~it
l'air I,!t;: faire suite il
l'appartement dont elle n'était séparée que par une
portière ù demi relevée.
La jeune femme tit un effort sur elle-mème pour
p.arder sa physionomie accoutumée.
~
De se scntir si p\'~s
de Brian, de le recevoir chez
dIe, cela lui communiquait une nervosité fiévreuse
Et, plus elle essayait de surmonter cet état d~
malaisr., ~'lus
elle le sentait s'accentuer.
Ses yeux brillaient d'un éclat extraordinaire son
teint pâle r!lisait ressortir la couleur foncée d~
ses
cils et le vif incarnat de ses lèvres quc la fièvre em
pourprait.
Une toilette de tulle noir tr\!s simple et enveloppante formait un cadre sé\'ère :l sa singulière beauté.
Positivement, pour cette femme, le petit lord
Arden eùt fait des folies.
Mais il était homme d'honneur et, connaissant la
jeune femme pour ce ~u'el
étu.it, il n:avait $arde
d'oublier le serment qu JI avait faIt un SOlrall pl,d de
la chapelle d'ull monastère des Alpes enfoui maintenant sous les neiges de l'hiver.
Il avait ju:é de re~t
PC;lUt' ellc ';ln ami, rien qu'un
ami, et de:'plllS lors Il avait tenu f1gou~esmt:n
sa
parole, mai~,
he~rusmnt
que ce tItre autorisait
quelques pnvautes.
Aussi, lorsqu'à l'heure du thé Sybil proposa à ses
ami~s
dc leur apporter leurs tasses dans le salon, et
qu'elle pria qL1e~us
personnes de. bonne volonté dt:
vouloir bien !'aldt:r dans ses deVOir:; de mallresse dt:
maison le jeune hnmme conseilla à ses sœ11rs, qui
s'étaien't levées avec empressemem, de contilluer il
causer théatre et chitTons; il aiollta qu'il se targuait
d'être à l'occasion, un maltre d'hôtel « épatant 1). Ce
mot, qu'il sOlign;!Î~.e
:1a~t,
éta,it une d~s,
expres:
sions parisiennes 'lu Il aftectlOnnalt. parce qu elles lUI
prêtaient, croyait-t!. l'ail' de SI bl~n
connaltre les
�POUR LUIf
nnesses du français qu'il pouvllit émailler sa con\'
sation de mots d'argot du plus pur par:sien.
Le petit lord, d'un air dégagé, Ulle serviette sur le
bl'af, vint prendre les commandes de ces dames et, :~
l'amusement gén6ral, on le vit traverser d'une pièce i,
l'autre, les bras chargés de porcelaines avec la rapidité de l'éclair.
Sybil remplissait les tasMS et chargeait son majordome improvisé, mais elle surveillait ses prQuesses
d'un œil inquiet.
Tout se passa bien,
Avec une patience m6ritoire et un flegme imperturbable, il recommençait vingt fois le voyage, mais
il m~naçit
les jeunes femmes de Icur réclamer des
pourboires fantastiques ...
A l'une le ruban de son corsage, à l'autre la flour
de ses cheveux, ù Mrs. Jammes la permission de
baiser sa main.
- Demandez à Mrs. Tremaine, répondit edle.ci en'
riant, c'est ~l1e
qui vous a engagé, moi, je ne vous
dois rien.
- Vous avez mille fois raison, chère mada.me, je
vais réclamer mon salaire.
Sybil était encore à la salle cl manger où elle vernait une dernière tasse pour le petit lord.
,Elle était seule.
Ces messieurs et ces dames prenaient le thé au
alon, et elle se disposait Il les rejoindre. A travers la
portière du corridor, les éclats de voix et les rires
arrivaient affaiblis.
Un lIeul invité était sorti du salon et avait suivi
Arden à quelques pas quand celui-ci avait déclaré audacieusement son intention d'aller ~ réclamer ~On
salaire ",
C'~tai
lord RÇlshleigh.
Quel diable le poussait (
.... Où allez· vous ? lui cria Tremaine Qe l'autre
extrémité du salon.
- J'ai laissé par là mon élui à cigares. Je reviens.
8rian s'arrêta derdère la portière qui séparait le
COUloir de la salle à manger.
n entendit une voix indignée qui disait:
- Vous perdez \a tête, lord Arden, ou vous vQulez
m'offenser.
-. Vous offenser! Ah 1 mistress Tremaine, vous
m'en avez enlevé l'envie à Sainl-EtÎ(;nne ... Je me souviens.
- On pourrait croire que vous l'oubiiez.
- Non, vraiment, pour un petit baiser que je
vous d~mane
1
Ra ~hleig
fit un mO\lvemellt comme pour s'avançel',
mais,après réflexionjil ne quiua pas l'abri de la porti~e.
Il vo~.làic
connatlre
i,
fin cle 1'.ser\lJre.
�POUR LUIl
- Non, monsieur, dit Sybil eIl élevant la VOlX
laissez-moi passer ou j'appelle mon mari.
J
- Bah! r6pondit l'at~e
voix d'un ton moqueur,
laissez cc bon TremalOe flIrter a,'ec "OS amies: 11 S'CIl
acquitte si b,ien,r
.
- C'Lst lOdlgne, lJOlssez cette plaisanterie, criol
Sybil en se l'approchant de la rorte, je eux sortir,
- Un baiser, ou on ne pa"ge pas!
Le j~une
homme, tournant le dos a Rashleigh, s ...
tc.:nait devant la l'0rte, les br'as I!tendus et du c:)in
sombre où il e tenait, Brian pouvait voIr de face le
visage pàle de Sybil qui s'avançait, les eux étinc~
lants de colèrl,
- Que vous ';tes j lie J s'écria Arden,
D'un bras, il entoura la taille de la jeune femm.:
qui se débattit pour lui échapper, et il allait se pencher
pour lui prendre un baiser de force, mais, au même
Instant, unt' 'orte main s'abattit sur son épaule et h:
tit pirouetter sur lui-même,
Il se trouva en face de lord Rashleigh qui le souf..
net a de son gant et lui dit en pleine ligure:
- Lâche !
- Vous m' en rendrez l'ais nI cria le P 'IiI lord,
blême de fureur.
- Comment JOIlC 1 Nom; wrrons cela plu: tard,
l'ep:ll'tit Rashleigh, très calme, Quant ù pré s ~nt,
VOIl !:
:lIIez présenter vos excuses à mistress Trentaine et l e;
~;uite
1
_ Vous pl'étendezme donner des ordres, tn qu clll
qualité r
de parent de mistress Tremaine, qu <:
- En qualit~
vous avez offensée, VOliS ne sortirez d'ici qu'aprh
lui avoir fait des excuses.
Le petit lord,regarda l~ashJeig
dont la forte carrure s'interposmt entre lUi et la porte,
Il ,·it, à l'ail' résolu de son advenlail'c, qu'il n'u\'di'
qu'à s'exécuter .. ,
D'un autre côté, la crai,nte de pa~itre
rid~ule
aux
yeux de la jeune fem,me qUi "depuIs llOtervenhon SOl i
a!line Je Brian n'a,·alt pas fait un mouvement, l'arrêtaI!
Cependant, il fallait en finir, on pouvait sortir U t
salon.
,
,
Lord Arden se tourna vers Sybli qUI, plie et tremblante attendait la fin de la scène,
Il balbutia:
_ Madame, je vous f!lis des, excuses, parce que
je crois de 'oir vous en faire, malS ne croyez; pas que
ce soit .. ,
'1 ' 1
h
_ Cela suffit, interrompit Rash elg ~ avec auteUl".
Et, du geste. indiquant le passage hbre:
_ VOUS pouvez sorÎlr,
Le jeune homme passa en jetant à son OldYer~ai",
ct 'un ton de défi :
�POt1R LUt!
Nous nous retrouverons, mons!eurf
,.- A vos ordres, quand il vous plaira t
Lorsqu'elle eut entendu la porte de la maison se
refermer avec bruit derrière le jeune homme, Sybil
releva les youx sur son défi'l1seur, qui avait surveillé
du haut du palier la dérollte de l'ennemi.
Il lui parut tout ù coup qi.l'el/e retroù\'ait le même
llrian, celui qui l'aimait au Prieuré au milieu de sentiments passion l'lés et violents.
Elle ne sc souvint de rien, sinon qu'il venait de la
délivrer d'un danger, et elles:élança vers lui, toutémuc:
- Oh 1 Brilln, Brian, merci 1
11 la regarda d'un air singulier, comme s'il cher·
chait à dé.::hifTrer une énigme.
Mais il ne prit p::s la main qu'elle lui tendait. Il
recula de deux pas "crs l'entr(;e du 5alon ct lui dit
d'un ton glacial, avec un étrange sourire:
- Ne me remerciez pas, madame; je suis heureux
que le hasard m'ait amené ici pour vous délivrer d'un
importun ... Vous m'en voulez, peut-être?
Il salua à distanceet disparut sous la portière avant
que Sybil, interdite, etH trouvé un mot à répondre.
Quand la maîtrer,se de la maison rerarut au salon,
dix minutes plus tard, apr\:s avoir passé un instant
dans sa chambre pour se remettre de ses émotions,
Richard lui dit:
- Votre cousin est parti. II m'a chargé de vous
faire ses adieux ... Vous aviez raison, ch'::re amie, lord
Rashleigh est un peu ours, on aurait de la peine à en
faire un Parisien.
Tout le reste de la soirée, Sybil fut charmante
pour ses invités. Aucun n'efit pu soupçonner qudlc
tempête s'agitait dans son sein ni quclle force dl)
caractère elle devait d~ployer
pour faire preuve d;:
aon aisance habitudle.
V
Un dueL
Après avoirpat=:séune nuit bIanch!., Mr3. 'l'l'émaine
coiffait ses lourds cheveux devant la glace de son
cabinet de toih:tfe.
Son mari, exténué de la soirée de la veille, SOn
animation ayant fait place à une grande faiblesse,
dormait encore.
Les pensées torturantes qui avaient toute la nuit
éloigné le sommeil de sa couche l'obsédai~nt
Que pouvait donc croire Brian pour qu'il en usât
avec elle de telle sorte?
Au moment où un élan la poussait à lui crier sa
gratitude, il l'avait rejetée loin de lui avec un
<l madame" plus expressif que toute autre parole.
�Mais, par-~esu
tout, une même phrase revenait
lIans ct:s,;e )UI marteler le cerveau avec sa terrifiante
significatIOn.
- Nous no~s
retrouverons, monsieur, disait lord
Arden
Bnan avait accepté Je défi.
Demain, peut.être ce soir, ces deux homme
allaient se rencontrer l'epèe ou le pistolet à la main
Pour elle Brian exposerait sa vie, et si un accident
fatnl lui s~rvenait,
pourrait·ellc jamais s'en consoler?
Oh 1 SI seulement ellc pOllvait arrèter ce duel Si
los témoins pouvaient arranger l'affaire 1
.
Les témoins L.
Le premier témoin de Rnnn serait sir Jammes. à
n'en pas doutf·r.
Alors, par )UI ••• peut.être ..•
La décision de Sybil fut vite prise.
Elle sonna la domestique et lui recommanda de ne
l'as réveiller monsieur, mais de lui dire à son révl'il
que mad(~
était sortie pour quelques cour~es
et
qu'elle serait de retour à midi.
Ayant rapidement terminé sa toilette, - costume
tailleur bleu foncé et toque Je velours noir, - Sybil
descendit, arrêta une voilure et BC lil contlulre boule
vard de Courcelles.
Au dûmes1 ique qui la reçut, cllo demanda si
Mrs. Jammes était sortie.
_ Non, madame est encore dans ses appartements;
elle ne doit pas sortir ce matin.
Un instant après. Sybil pénétrait dans la chambre
de son amie.
CeHe-ci, en la voyant, s'avança vivement à sa rencontre.
_ Qu'y a-I·il donc, petite amie? Asseyez-\'ous ef
contez-moI votre histoire, cal' Cij n'est pas uniquement
pour me voir que vous êtes vent,;e. ce matin, après
m'avoir quit1ée à une heure cette nUit. U y a quelque
chose, dites t
.'
Sybil fit signe que OUI.
Maintenant qu'elle était là, elle ne savait plus par
où commencer.
Elle avait beaucoup de sympathie pour
Mrs. Jammes, qui lui en !émoignai.t égaltm.en!. mais
elle ne lui avait jamais fatt de confidt:nces intimes et
la charmante Française. c?mme toutes les personnes
qui composaient leur pe.tll cercle, en "o'yant la t~n.
dresse, les soins de Sybtl pour son ma!,1 et COnl1a~'
liant l'histoire de leurs lonflucs fiançailles, croyait
son rare déyo~eI!'nt.
qu'un profond amour aya.l t dl~é
Mrs. Jammes regardait la JeunE: fcmm!: lOtllUldée:
"
elle insista affectueusemen!..
C ~\l.t
donc bien .dlffi_ Vous ne répondez rt~n.
~le
à ditil Î A1I0D8 U@ SU ~ uno 'Ie~la
amlo 1 pl.\lsqu.c
�'POUR LUI!'
vous êtes venue me trouver dans votre embarras.
\:'est donc que vous avez confiance en moi, et je n'ai
pas besoin de vous dire que si je puis vous aider en
quelque chose ... Qu'est-ce donc ? .. Une grosse dette
qu'on n'ose pas avouer à son mari?
- Oh non 1 C'est pire que cela, dit Sybil en écla.
tant en sanglots.
Mrs. Jammes l'entoura de son bras comme Ulle
enfant et l'embrassa.
- Bon 1 J'y suis. C'est une petite querelle avec Ct
cher mari et, bien entendu, c'est lui qui a eu tous le
torts.
- Oh 1 non, non, chère madame, s'écria Sybil, il
ne s'agit pas de Richard, il ne sait rien 1 il s'agtt de ...
de lord Rashleigh.
- Votre cousin de Den Court?
- Oui.
- Il était ici tout il l'heure, Il avait à parler à mOll
mari.
- Ah 1 je ne me trompais pas, .. C'est à lui qu'il
s'est adressé.
- Comment (Pourquoi? Vous pariez par én igmes.
Sybil sécha ses larmes; elle tenta de s'expliquer
avec calme:
- Hier soir, chez moi, lord Arden a eu une alter..:alion avec mon ... mon cousin Rashleigh.
- A quel moment? Où cela?
- Dans la salle à manger. Pendant que je finissais
de servir le thé.
- Mais il quel sujet? Ils ne s'étaient rien dit au
salon.
Sybil ne savait pas mentir.
Elle rougit très fort.
- A mon sujet. Lord Arden était assez excité vers
onze heures, vous vous le rappelez?
TlIIOUS jouait la comédie. Il nous a bien amusées.
- A un moment où j'étais seule, il est entré dans
l:l salle à manger et il m'a demandé un baiser.
- Un baiser 1 exclama Mrs. Jammes, suffoquée.
- Oui, il prétendait réclamer le salaire de ses
service".
- Ah 1 je me rappelle cette sotte plaisanterie.
Mais vous ne l'avez pas pris au sérieux, et je pense
qu'il a eu le bon goût de ne pas insister.
- Au contraire. Il a insisté de telle façon que je
me suis fàchée, je l'ai menacé d'appeler mon mari et
Brian ... je veux dire lord Rashleigh, e~t arrivé pendant
Cette scène; il a souffleté lord Arden. Il l'a forcé à me
faire des excuses.
- A rden devait ètre furieux,
.- Tellement furieux qu'il a provoqué mon cousin
ct l'.li compris qu'ils allaient se battre ... se battre à
Sybil en
cause de moi! Oh 1 chère madame, f;'~crja
�POUR LU!!
pleurant, !I ne ,faut pas que Bri~n
se batte 1 Par1c~
à
votre ma.n, qu Il cherche de~
,raison pour empecher
cc duel, Je ne ~eux
pas ~ue
Bnan se batte .
.Le dése~OIr
de la leune femme était tcl que son
amie, étollnee, cherchait à en dtmeler la cause.
Un.: lueur de la v.!rité s~ fait>uit jour duns l'on
Mrs. Tremaino avait-elle un faible
esprit. Cdle p~tie
pou '- son CPUSID r
Eh 1 Eb 1 Qui l'cut pensé? ... ave<: ton petit air innoccnt.
Elle ne put s'empêcher de pen~r
tout haut:
- Il faut 'lue ~nlre
cou-in s'intéresse vivement :'l
vous pour avoir rns votre défense avec tant d't\ncrgie
- Brian, balbutia Sybil.a un vif 5entiment de l'hon~
neur el ... il m'a connue toute petite, voUs comprenez '?
Mrs. Jammes sourit.
L'attit.ude de 'Ia petite femme qui se tenult devant
elle, rougissante et confuse, l'éclairait tout à fait
_ Ma chérie, dit elle en embrass' nt Syhil, je 'vou~
promets de parler à mon mari quand il rentrera tout
à l'houre.11 a causé assez lo~uemn
dans son bureau
avec lord ROlshleigh, puis ils 50nt sNti!: ensemble.
_ Pour s'entendre avec un autre témoin.
que,
_ Fort pr?ba.blemen!, et aklf:';,. cela si~nfe
malgré les obj ectIOns qu a dù lUI falrtl mon mari, lord
Ra:,hlei~
persiste à se battre.
_ Oh 1 mon Dieul Que faire pour ['en empêcher?
_ Arden a été souffleté, poursuivit IOAiquement
Mrs. Jammes, c'est donc lui qui se coosidhe comme
l'offensé et, pour qu'il rcnont,àt à demander réparation
de ce soufflet, il faudrait qu~
c.elui·ci lui fit de eXCUl'es.
_ Oh 1 cela, jamais! Je connais Brian. il n'en fera
pas J Où reste, malgr~
son calme, il avait l'air aussi
furieux que lord Arden.
_ Eh bien 1 ma petite, si réellement vous voulez
empêcher que deux per~ons
s~
coupent la ~orge
pour vos beaux ye~x,
le ne. VOIS qu un . moy.lCo ...
C'est que vous essayiez de VOII' votre COUSin aUJOurd'hui et que vous ledéci:à~rt
~n arrangement.
Moi-méme je vais parler a Sil' FranCIS dans le même
sens, il con ~entira
sans doute à. chercher une sOlution
moins pénible ... pour vos sentiments.
Sybil était décidée..
.
.
Oui. tlle irait trouver Bnan, elle Obhend.ral~
à t!Jut
prix qu'il renonçât à ce du~l
don! la ~ause
étaIt 61 fut lie.
reçu.
la menace d'un baiser 'lu elle ~ avall mè~pas
Cette journée parut mtermlnable à Sl'bll.
Enfin, a quatre heures, Richard s,orut àprès [l':oir
recommandé à sa femme de 56 bIen dorloter JUs,
qu'al1 soir.
. 'h b'll
Dès qu'il fut part!, Sybll & à l "";
•
•
Elle enroLila sa toque de velours. J une épaIsse Vallette de dentelle blanche el t:le~c!1
dans fa ~.
�POUR LUII
Peu d'instants après, elle se trouvait devant la
de courage, elle demandait
portt:'Ùe l'bott:! et, s'ar~nt
a parler à lord Rashletgh, de Dene Court.
Rashleigh avait rassé l'après-midi tranquillement
chez lui à écrire quelques lettres.
La perspective de son duel du lendemain le laissait
parf,titemeot calme.
Dans la jungle, il avait trop de fois vu la mort en
face pour éprouver la moindre émotion à se trouvèr
sur le terrain
Au contraire, c'était un soulagement pour lui de
sc hattre avec le jeune lord.
Depuis son arrivée à Paris, Brian l'avait rencontré
deux fois.
A chaque rencontre il l'avait 'l(,u aupri::s de Sybil,
empressé, familier ...
Et elle, la seule femme qui existat pour lui, s'était
laissé prendre à ce manège de galanterie.
A lui aIraient maintenant ses regards, ses sourircl'
et sans doute les plus intimc8 pensées de ce cœur
dont il s'était cru le ma1tre pour la vie.
Oh 1 il eM voulu la bafouer, lui jeter en moquerie,
en dérision leurs souvenirs d'amour. Ces souvenirs
que là-bas, sous la tente ou sur sa terrasse, il revivait
cn pensée.
Combien il avait raison de se méfier des femmes .
La meilleure d'entre elles était traltresse et parjure.
Ah 1 Sybil, sa Sybil qu'il avait cru d'une essence
supérieure aux autres, comme elle l'avait trompé III
lui avait prêté une âme admirable, il s'était attendri
devant son magnifique hérolsme, son superbe désintéressement .. .
La créature fausse et perfide 1
Son seul regret était de ne pouvoir, avant d'aller
ris~ue
sa vie pour elle,lui dire ce qu'il pensait de son
indIgnité ct la traiter comme la dernière des femmes.
ft. cet instant, on frappa à la porte du fumoir.
C'était Pierre.
- Mon commandant, une personne demande ..•
- Je ne veux recevoir personne. AveZ-VOUf>
compris"?
- Oui, mon commandant. Seulement c'est une
dame ... une dame qui insiste.
- Peu importe 1 je n'y suis rour personne, fi1
TIashlfigh, impatienté. Vous ne connaissez plus votre
tonsigne?
- Parfaitement 1 mon commandant. Je vais dire
;, Mademoiselle que mon commandant ne reçoit pas.
- Mademoiselle t De quelle demoiselle parlez-vous·!
- De Mlle Sybil, du Prieuré.
- Elle 1 Quelle audace 1 Faites entrer.
Brian se leva.
Ah ! elle :trrivait hi en ! Rnfin. il 1!1Ialt oouvoir so
�POUR LUI !
209
amassée dep uis des moi s par Ga
soul ager d~ la C?1~re
dévorante Jalousie.
Sybil entr a.
e.
Elle resta interdite aup rès de la port de Brian, la
rega rds ~t1amés
L'air haut ain, I~s
rem plire nt de malaise et de cram te.
librement, étan t
Elle avait cru pouvoir lui parl er
uère ; clic I\\'ai'
nag
uré
Prie
au
me
com
x,
seul s tous del;l
e rais on lui
al.tr
le
quel
ant
sach
ne
,
fini par se dire
h venait
leiA
Rash
de
iale
filac
e
don ner, que l'attitud
r devant
ime
répr
vait
pou
ne
d'un e gène qu il
peut-êr~
son man ..•
s?
- Entrez, madame, que dési rez- vou il d'un e voix
Syb
butia
!>al
r,
prie
s
vo,u
is
- Je vena
duel, de vutrc du~i
tremblante, de ••. c est au sUJet du
aveC ...
venez me supp lier
- Arden 1 rica na Brian, voursvotr
e ami, COol men!
gne
épar
d
,
duel
ce
â
ncer
reno
de
mal habitl!/,
suis
je
age,
sauv
un
Moi,
?
flirt
e
votr
dire,
n.
salo
de
ire
bula
voca
à votre
les joues de la jeul le
Un'e roug eur ~mpoura,
rendit toute sa prés ence
lUi
sé
femme, son tlrgucil bles
d'es prit .
de la sort e?
- Com men t osez-vous me parl er
me VallS fil:')
com
sant
nais
con
me
é,
C'es t une indignit
r
s
vou
conn aiss ez, vou s 1...
rire sard oniq ue
- Ah 1ah 1 fit Rashleigh avec sunla pièce, bien pr6dan
pas
ds
gran
à
t
chan
mar
et en
vante de déchifTrer
som ptue ux ou fin celui qui se e la plus simp le des
mêm
me,
fem
une
l'énigme qu'e st
pres que c:nfant,
que v0!ls avez conu~
femmes, c~lIe
veille la comédie du
Innocente leune fille, Jouant à mer même celle qu'o n a
dési ntér esse men t, du dévouement,
me sur un autel à
pu plac er au-d essu s de toutes, ·com
capable dt! b~s
est
là
celle
e
mêm
te,
l'égal d'un e sain
je n'ép argn erai
1
ame
mad
,
Non
...
sess e et de trah ison
...
ndre
défe
z
vous vene
pas celui ~ue
,dont la pàlcUi'
Brian s arré ta en regardant, Sy~i1,
é tom ber sur
laiss
était
s
elle
;
te
ayan
etTr
nue
était deve
mouvement,
sans
it
resta
et
e
venu
se
chai
la prem ière
ifiée par les
pétr
t
blan
sem
,
vide
le
s
les yeux fixés dan
.
paro les qu'e lle entendait.
.
cMé
son
de
pas
x
deu
fit
n
Bria
ndez -vou s!
_ Qu'a vez- vou s? Répondez. défe
faible, mai s
voix
e
d'un
Ue
dit-e
?
ndre
_ Me défe
de quo i?
7
me, p~rbleu
_ De votr e amo ur pou r. cet ho"? valOIr? Le~'
faire
à
on
rais
ne
bon
ne
aucu
ous
N'avez-v
devet
excuse ,prête. V~lU
femmes ont touj ours u~e
pa:;
est
n
qUI
nt
ime
sent
un
Oir
vous défendre d'entrete
pas
t
n'es
Il
t,
men
relle
natu
pou r votr e mar i; de moi,
s ne m'avez
vou
.
édie
com
la
~
d
ait.
C'ét
...
gues tion
Jamais aimo.
�:::0
POUR LUI f
. . - Ab r Brian 1 Brian r s'écria 5ybH en se lev~nt'
10ut à coup et étendant les bras, comme vous vous
trompez 1 C'élait donc cela, la cause de votre colère
de vos froideurs, ne blasph~tnez-vou
pas en parlant
du passé'? Que ce souvenir nous Boit sacré à tous
deux 1 RaPl?elez-v(luS, rappelez-vous notre vie con~
mUlle au Pl'leuré et ces quelques semaines de Londres.
c'est pour 1'1101 un rève enchanté. Ne le
Ce souv~nir.
paroles. Comn'lent
détruisez pas par de mauvi~es
pouvez-vous douter de ma sincértté d'alors'? Hélas!
même de cell<:l d'aujourd'hui ? ••
Elle enfouit son visage dans ses mains pour c~her
sa confusion. Brian n'en pouvaIt croire fies oreilles. fi
se rapprocha de la jeune femme, il écarta d0ucement
les mains qui lui dérnbai.mt ses traits chéris, ses
grands yeux rempl is de larmes.
- Sybil, dit-il d'une voix presque basse, je ne !luis
qu'un butor après tout, vous m'aviez bien jugé, quand
vous él i~z
petite, mais, ~coutez-mi
d'Abord, et VOUG
me pardonnerez ensuite, si vous levoulez bien.
n l'avait forcée à ~e rasseoir et lui parlait avec
de Dene Court, s'humiliait
humilité ..• lui, Rashl~ig
devant cette simple f~me
donl l'amour et la sincérité
avi~nt
su trouv~
le défaut de son orgueil superbe.
- Si vous saviez combien,'depuis des mois, je me
ronge dïnqlliétudes, d~
jalousie il. votre sujet 1 Cela
a commencé à Calcutta, un soir que je recevais chez
moi mon colonel Ki ngston, qui vous avait rencont ée
à Nice en compagnie des Arden. Il m'wait affolé en
me parlant des attentions du jeune lord pour vous, il
prétendait même que, plus tard, ce dernier espérait ...
-- )llus tard, il espérait t répéta Sybil.
Rashleigh 's'arrêta devant le regard interrogateur
de la ieune f~me.
Fair~
aJlu~jon
à la mort éVéntuelle de Tremairte
eôt été au moins indélicat.
Il se tut; mais S)'bil reprit avec vivacité:
- Lord Arden n'avait rien A espérer. Je le lui ai
déclaré un jour, à Saint Etienne, Lord Arden, avec tout
son or, ne m'a pas fait oublier un instant cc! que je
devais à mnn mail ... et au souvenirde mon seul amour,
ajouia·(-c::lIe à voix plus basse.
D'un de ses mouvements impétueux, Brian lui prit
les deux mains.
- Sybil. je VOU!; retrouve tout entière t Plût à Dieu
que ces dix·huit mnis de tourments fussent abolis et
Cjlle nous fussions encore au Prieuré, dans votrt! petit
réduit, trc::mblant d'entendre la voix ou les pas de
votre terrible grand'mère. Vous l'ap~ez-vous
r
Ils ~e mitent ft rire de b01 cœur tous leS deux, et
ce souveni; commun leur rendit tOut à coup leur intimité de iadis.
- Ainsi. dit Svbil en reprenant son sér.ieux. quand
�POUR LUIt
211
ie suis entrée chez vous tout à l'heure, vous avez cru
que je 'Venais vous supplier d'él'argner ce l'auvre
garçon, auquel vraiment je ne souhaite ni bitn ni mal.
- Oui, le l'ai cru ... mais alors ... si vous ne veniez
pas pour lui, pour qui ou pour quoi '?
- Pour vous, Brian, dit-elle ",n le regardant droit
dans les yeux, la seule ptnsée de ce duel me bouleverse; depuis l'autre sOIr je ne vis plus, s'il allait
vous arnver malheur 1
Brian se mit à rire et, secouant ses fortes épaules
d'un air dédaigneux:
AIlons, ne faites pas l'enfant; s'il faut ab<olument vous rassurer sur ma préci<use vie, je vous dirai.
sans fatuité, que je suis de première force à l'épée et,
de plus. que cc ne sera pas la première fois que je m~
trouverai sur le terrain. Vous le voyez, j'en !'uis revenu.
- Mais, vous savez maintenant combien cc jeulll
rou m'est indiITércnt; la scène n'a pas eu d'autrl
témoin que moi; en outre, je croi~
q"e l'·rd Arden
avait la tète un peu montée, il ne savait l'as ce qu'il
faisait ... Vraiment, n'y aurait· il pas moyen d'arranger
les choses '?
- Non, Interrompit Brian de son ton sans réplique, cet écervelé a besoin d'une leçon: il l'a\lra.
Vous ne voulez pas qu'il y ail du sang sur votre
conscience, ne craignez rien. Je vous promUs d'user
de toute mon adresse pour ne lui faire qu'une légère
égratignure au bras.
MaIS je veux qu'il s'en souvienne et qlle vous
soyez débarrassée désormai" de ses assiduités. Et
pUIS ... et puis cela me fera plaisir.
A l'éclair qui passa dans les yeux de Brian et au
ton de rancune concentrée qu'il prit en prononçant
ces mots, Sybil comprit qu'il l'aimait encore de
tou'es ses forces et que ce qu'il disait de ses tour·
ments passés était au-dessous de la vérilé.
Elle se dit qu'il était prudent et s3ge de rompre
l'entretien. Du reste, l'heure s'avançait, Richard
;lllait rentrer.
- Je dois .-lonc renoncer, dit-elle, à vous dissuader; mais, c'est égal, demain, tOlite la journée,
ie serai dans une inquiétude mortelle. Comment
connaltrai·je le résullat?
- Vous êtes invités par Mrs. Jammes à aller à
l'Opéra '?
- Oui. .. mon mari y tient... Je voudrais trouver
:m moyen de me débarrasser de cetle corvée 1
- Allez-y, au contraire. Je suis invité aussi: ils
une place dan~
leur loge. Je vous
me ~ardeont
promets d'arriver à l'Opéra vers neuf heures, à
moins ... à moins que le sort ne me soit contraire ...
-. Comme vous parl~z
légèrem~nt
d'~ne
chose. qui
me fait t.embler 1A demalll donc, Brtan, et le vous Pfl~:
�212
POUR Lui!
EHe hésita, rougit •••
- Quoi, Sybil? Avez-vous autre chose â me
demander?
- Oui, c'est de garder le silence sur cette entrevue. Je ne veux pas que mon mari ait l'ombre d'un
soupçon qui .pui:,~e
lui. causer une ingulé~de.
- Je Serai dl~cret,
bien entendu. Mais dites-moi.
Sybil, ruisque c'e!>t le moment des aveux et de la
slnc ,'Tité, puisque nous nous retrouvons ce soir seul
à seule, ce qlli 11e nous arrivera plus de longtemps, ..
- Non, Brian ... Ecoutez, si je puis vous adresser
une prière au mom<::nt où vous allez vous battre pour
moL .. le puis je?
- Parlez
- Je n'al pas le droit d'intervenir dans les
décisions gu 'il vous rIait d~
prendre sur la conduite
de votre Vie, mais après ... ce que nous venons de
lOU~
dire, n~
pensez-vous pas qu'il serait sage ç1e
donner sL!ite à vos projets et de partir de nouveau ( ...
là-bas ...
- Vous voulez m'exiler encore ..• J'en aurai le
courage, Sybil, comme je l'ai déjà eu une fois . ..
mai, comprenez,voud du moins ce qu'il me faut d.::
volunté pour m'éloigner de vous, la seule créature
au n:nnde à laquelle je m'inll!reI"Sè? ..
- Je le comprends par le chagrin que j'aurai il
vous perdre de nouveau, mais il 10 faut, Brian .••
croyez-le.
pour moi.
- Oui, il le faut, cela vaudra mjeu~
- Et pour moi 1 laissa éch;!ppcr Sybi!.
II y eut un silence lourd de pensées.
Enfin, Rashleigh reprit tout à coup:
- Je ne vous tii ~as
fait la question que je voulais
vous aLlI'esser tout à 1 heurt'. Svbil. êtes-vous heureuse!
Comme bien des femmes' devant semblable question, S~bil
èltlda la réponse.
"OUS connaissez peu mon mari, mais cepen·
dant as~ez
rour savoir qu'il est bon. Il m'aime
beaucoup ... Il me gâte 1 Quelle femme à ma place ne
serait pas heureuse?
- Ce p\:st pas une réponse comme celle-)à que
je vous demandd. Parlez-moi comme à vous~rnèml:.
Etes-vOuR heureuse?
Sybil réllijchit un moment, puis:
- Tant que j'ai èté loin de VallS, j'ai supportl!i
ma vie avec résignation, j'ai cherché dans la lutte
pour l'exi,tt'nce de mon mari à m'oublier moi-même;
depuis qll'il est revenu il la fianté, c'est-A-dire depuis
110:re arrivée il Paris, j'ai voulu m'étourdit', éviter d~
penser, 4'être envahie par mes regret3 et je suis
devenue mO;Jdaine tant pour plaire à mon mari que
dans ce but ... Mais je ne réussis paa toujours.
- Vous n'êtes pas faite pour cette vi~là.
�POUR LUI!
se rappela cette matinée de décembre
où il avait conduit Sybil à travt!rs maint s~ntier
jusqu'au rond-roint de, Chevaliers.
Il croyait ~entir
encore l'odeur des sapins de sa
forêt; il re\'nVilit le vi~age
de la jl une fille ro-é par
la bise de l'hiver, ses fins cheveux fnUdtés par le
yent et sa joi~,
St" ctonnements devant h: mcrv~dlL1X
pectacle de~
arbres géanls transformés en fanttJmes
dE' givre... Elle ne respirait vraiment comme lui
u'au milieu de la saine nHture •.•
Sybil s'était levée, elle baissa sa voilette et lui
endl! la main:
- Au revoir. Brian, bonne chance, et ... à demain 1•••
Il la ,ecllndubit jusqu'à sa porte, puis tenant
IOujours sa main dans Id i3itmnc, arrivé sur h: seuil,
il porta à ses lèvres les doigts tremblants de la jeune
femme.
- Au revoir •.•
Elie s'enfuit, sans retourner la tête; elle disparut
dans la pénombre du corridor (t Ru!';hl. i~h
rlsta
longtemps à la mêml! place, cht::rchaul à reconnailre
le bruit de SeS pas.
Rashlei~
VI
Mortelles Inquiétudes.
On attaquait leS dernières mesures de l'ollverture
de 5amson el Dalila ...
Richard Tremaine et sa femme cntl'hent dans
une première loge où se trouvaient déjà plu.ieurs
personnes; sir Francis et sa f~me
leur firent le
meilleur accueil; la poignée dl! m'lin de Mrs. Jammes
:.\ Sybil ainsi qu~
son sourire signiliaient; Rassurezvous, tout ya bien.
Tout à COllp Mrs. Jammes frappa un l.!per coup
de son éventail sur le bras de son amie et lui JéSl
gna quelqu'un aux fauteuils d'orcht:stre.
Sybil suivit la direction de son ngard et elle
tressaillit en apercevant une personne qu'clk s'attendait peu à rencot~
ce soir-là.
Lord Arden lui,même, d,>')t lt:s yeux ne quittai. nt
pas leur logc, lord Arden pimrant, la neur à la boutonri~e,
qui parai'ls .. it n'être venu à l'Op':'ra qUl' pour
se montrer à elle a\-ec un air de b al'ade dans ks yeux.
Il sJlua qll,-,nd le regard de Sybil :;c posa sur k <;ien.
Fièrement, die d~tourl'a
la tête sans rendre le salut.
A voix basse, Mrs. Jammes murmura:
- Il a salué de la main gauche, vous avez remarqu/:? Rcgardtz-Ie.
- Il a le bras bandé, il est blessé.
- Je le savais, prononcèrent les lèvres de
Mm. Jammes.
�214
l'OUR LUI!
Un sourire et un soupir de soulagement lui répondirent.
Mais pourquoi B,ian ne venait-il pas i'
Depuis la veille, les sentiments les plus diverR ct
les plus contrairt:s agitaient Sybil.
L'assurance de Brian en parlant de son duel
l'avait à moitié rassur2e. Cependant par instant une
inquiétude folle la prenait, elle tremblait d'apprendre
une mauvaise nouvdle ... mais elle faisait laite ces
tr1::!tes pressentiments. Elle n'aurait voulu garder au
fond d'elle-même qu'une seule pensée, toujours la
même: Brian l'aimait, envers et contre tout; guoi
qu'il arrivat, il l'aimait toujours, comme ayant, mieux
même, parce que son amour avait passé par la
douleur; et une alé~res
l'inondait à cette pensée;
puis elle la refoulait bien vite avec remord'!.
- Comment allez-vous depuis ce matin " dit .,if"
Francis à un nouveau venu.
- Mais très bien, cher ami, répondit la voix ùe
Brian tout près de son oreille .••
Sybil tourna la tête.
•
Brian s'inclinait devant elle; un bon sourire passa
sur sa figure, leurs yeux se croisèrent •..
Que de choses on peut dire dans un ,regard 1.._
Heureusement, le commencement de l'entr'acte amenait dans la lo~e
de nouveaux visiteurs. Trcmaine, en
pays ùe connaissance, causait avec animation.
Mrs. Jammes, se levant, invita Brian à prendre
sa place à cOt(: de SybiI.
- Comte Rashleigh, dit-elle en souriant, \'otl'e
petite cousine est très nerveuse cc soir, venez lui en
demandt:r la raison.
Brian s'assit en face de Sybil et lui dit à mi-voix:
- Vous voyez ql1e je SUIS encore de ce monde ...
femme de peu de foi...
- Vous n'avez rien i' aucune blessure? dit-elle
très vite, sur le même ton.
- Tout s'est passé comme je l'avais prédit. Notre
jeune damoiseau s'est emballé tout d'abord, il a chargê
à fond. Un~
simple piqûre au bras droit a terminé ce
combat efIrayant... VOUS POUYCZ rassurer votre (;onscience tourmentée: sa "ie n'est pas en danger.
La jeune femme allait rép0;Jdre:
- Je le sai s, il était là tOllt à l'heure.
E;)e jeta un coup d'œil dans la salle, Arden avait
disparu et quelque chose lui dit qu'il ne reviendrait pa .. .
Elle jugea inutile d'irritE\' ilrian de nouveau en
l'informant de l'apparition du petit lord.
- Pour9,uoi êtes-vous venu si tard i' dit-elle, pOlir
détourner d elle la pensée de Bri:m dont le regard
plein d'admiration la troublait.
- Parce que j'ai reçu ce soir une lettre de Lynnc.hcster qui n'apportait pai de trop bonnes nom·elles ...
�POT.7R LVII
.115
- Vraiment!
- Oui, votre grand'mère a eu une autre attaque
plus prolongée que la première. Je suis allé a la
Parry. C'l:st ce qui
poste pour tél6sraphier à mi~8
m'a. retad~.
Si h:s nuuvellts de demain ne eont
pal meilleures, je reto\Jrnerai au Prio.:uré •••
- Cela changera tous vos projet '.,
- Je n'avai" pas de projets arrêtés. Je me laisse
aller, depuis mon arrivée Ici, au .cours des événements. Ainsi j'aurais dü pal ir ce soir même pour
Lynnchester, seulement •••
- Seulement Ï'
- Je vous avais prlJmis de venir ici ..• Qu'aurie,vous dit, me croyant mort tians ooute 1
pas, elle sourit doucement en
Sybil no ~pondit
le regardant. Sea yeux lui ditlaient assez la Joie
qu'elle avait de le voir devant elle .ain et sauf.
- Une autre fois. reprit plu8 bas Brian, vous
m'avez cru mort réellement, et ce jour a été béni par
moi entre tous. Vou. VQU le rappelez Ï'
- Dan. le temp, dont VOI,lS parle~,
certaines
paroles pouvaient être prononcées entre nous, mais
tll,ljourd'hui. ..
Elle désigna son mari du regard.
Rashleigh fit un mouvement d'épaule", découragé;
il Ije leva lentement et dit à haute voix, comme
Tremaine s'approchait:
- Si je reçois demain une r6ponse à mon télé-gramme, je VIendrai voue l'apPQrter.
• 'Da~
'10 'hail lI~mptüeux
de
i'Opér~.
où 'le; spcc:
tateur. revêtaient leurs manteau,. 1 Brian s'arranJ!ca
pour ,ai ir • temps çelui de $ybll et il s'approcha
â'elle pour le lUI paner,
Comme elle enfilait los manch"s, tandis gue derrlllre elle: il soutenait l, manteatJ, il Jui dit à J'oreille:
.... Sybil, je partirais dl:main. No~s
nenous rl;'ver-
IOn, plu\!. Mais JO veux que vous n.çhiez que n'importe
befJoin de moi, j'accourrai; un
06 je serai, si vous ave~
mot seulement 1 oz vene1: If ... et je 8eral pr~
de vous.
!lle te tourna de face, il arrangea lentement les
pli. de son coll eQtin ••U. leva BUr les aie!)8 les
yOI,l% pleins d'émotion.
- Adieu. Brian .. je n'oublierai pas.
- El ,i vous avez besoin de moi?
- J'écrirai: _ Venez _,
Sybil, absorbée par ses lIentiments, fut ramenée
subite:r.ent • la r6alit6 des chQlJes en sentant le bras
dt Trem"aino frissonner 80U~
le ,ien.
Elle regarda son mari Ala lueur des réverbères de
la place.
~lÏt
livide ...
Il hAta
"ers
la TQ(turo Q.lÛ avaOCilit !tAle-
�POUR LUI!
ment il la file des équipages. Reprise par le devoir,
cll" ne pt!llsait plus qu'au dûnger que cour"it Richard.
C~lui·c
avall été surpris par le froid. 11 frissonna
tout le long du chemin. Aussitôt arrivée, Sybil s'em·
pres.;a . Bouilloltt! chaude, boissons bt"Cllalltes, rien
ne réls~it
à ranima le corps du jeune homme à une
lempérature normale. Enfin, vers deux heures du
mutll1, accablé de fatigue, il s'assoupit.
Sybil alla se coucher s ur Ull lit de camp dressé
à la hate dans la chambre voisine, mais elle ne put
trouvér le sommeil; son inquiétude la tenait éveillée.
Les premières lueurs du jour passaient au travers
des p..:rsiennes quand elle entendit un bruit de raies
et de suffocations venant de la chambre à cOté. Elit'
connaissait cc bruit qu'elle redoutait tant d'entendre
b. première annnée de son mari~e.
En un bond elle fut au chevet de Richard.
11 vomissait le sang et tenait sa poitrine à deu .. :
mains, il demi assis sut" ~a couche.
Alors ce fut comme autrefois le réveil de la maison.
la course rapide au dehors pour chercher un médecin.
Il y en avait un tout auprès, homme d'un certain
ilge ct d'une grande expérience. En peu d'instants, il
fut auprès du malade.
S)'11"1, atterrée du retour inattendu de la terribk
êllnemie'. ne quitta pas un instant le malade.
Dans la journée, un autre genre. de préocuatin~
h lorça à porter son attention sur des question~
I!la!l:rielles dont elle n'avait eu jusqu'alors nul souci.
Richard, comme chef de la communauté, avait
l:t. direction de leurs revenus; il touchait également
la pension de son frère et celle de Mrs. Rnsfileigh et
donnait à Sybil, au fur ct à mesurc des besoins du
ménage, les sommes qu'elle lui demandait.
On touchait ù la lin de décembre. Les dépenses
de ce mois et celles du précédent avaient été plus
fortes qu'à l'ordinaire, aussi Trell1aine avait-il
(;. compté les pem;ions de janvier pour faire face aux
grosses dérenses: notes de fournisseurs, couturières, tailleur, lou~L1r
de voitures, glacier. etc ..•
Il ne s'inquidait pas, la pension de Mrs Rashieigh arrivant régulièrement le premier de chaque
mois et celle de Mrs. Tre111iline le quinze.
Le soir, Hicltard fut pris d'un acd:s ùe fièvre
terrihle. Le médecin, après l'avoir cxamin0, prit Sybil
à part dans la chambre voisine. et ne lui cacha pas
que l'Hat <iu malade' <:tuit tr~s
graYe ...
-- AVCZ-h.>US quelques parents en Angleterre?
Il serait bOll d.:: les prévenir, afin qu'ils vinssent
VOU!; aider :i soigner monsieur votre mari ... Vous
[lC pouvez pas rester seule •.•
- Je vais ~crie,
dit Sybil toule tremblante, mais
il,,;: pas.~r
plusier~
iOl~q
~'.lnt
que ma belle-sœur
�POUR LUI!
et mon beau-r~
217
arriver. Je .sals qu'ils ont
été passer qllelque" Jours chez des amis.
'
- Ecrivt:z chez ces amis .••
- Je ne conllais pas leur adresse ••. il faut que
j'écriv.e à Landre" cl qu'on leur renvoie ma lettre.
Ah 1 c'"st fâcheux 1
Et sur cette pdrole peu rassurante, le vieux docteur laissa Sybil plongée dans une vive inquiétude,
qui, loin dl! se calmer avec le temps, nc fit qu'augmenter d'heure en heure.
, Richard perdit complètement sa connaissance
vers minuit.
Sybil resta penchée SL:r son lit, étanchant avec un
linge fin le sang qui revenait salis cesse aux commissures des lèvres.
Au matin, il parut éprouver un léger apaisement.
Sur les instan.:es de la malres~
de la maison
qui promit de nt! pas quiller le m J!adc, la pauue
ft:mme, exténuée, alla se jder sur son lit.
Une heure plu tard. la femme de chambre la
r~veila
en entrant. Cl!tte till.: apportait une dépl:che
arrivant d'Anglt:ltrre.
Sybil, pres:;entant un malheur, ouvrit fébrilement.
Elit: lut:
• Grand'mère morte. Venez, si vous pouve,;:.
AlTectueusement. - A. Pt\RRY. "
Pal·tir ! En ct! moment! " n'y fallait pns songer.
Sybil rentra dans la chambr<! dt: son mari. Elle ne
donnait pas une larme à la mémoire de celle dont
elle n'avait jamaib reçu ulle marque d'arrection;
toute sa pitié aUdit à ~on
pauvre man; pitié ml\Ia"cée
d'une pointt! de rtmords qu'elle s'a\'oua:! tout bas.
On était à la veille du jour de j'a' ; le mouvement, le
bruit de la grande ville n'arrivaient pas dans ce pai
sible qllarticr.
Un linceul de neige s'étendait sur le jardin; les
arbres agitaient leurs bran..:hes tels que d'imen~s
fantflme,; blancs. mais la jeune femml! qui lt's re~a
dait à travers les vitres ne les, voyait pas ... Elle pt:l1~ait
avec ~eru
au spectre redoutable qu~,
avant
longtemps, frapperait peut être à It'ur pork. au fanquand l'heure est venue
tôme qu'on ne peut éloi~ner
et dont le nom est: la Mort 1...
Elle frissonna 1
La voix de la domestique la ramena dans le
domaine de la réalité.
- Madame, voici une note qu'on vient d'apporter.
C'est de chez le ..:outurier de madame ... je ne voulais
pas déranger madame. j'ai dit de repasser. L'employée
reviendra demain matin.
- Ah ! bon, dit Sybil d'un air absent, vous avez
bien fait.
Machinalement la jeune femme ouvrit.1a note.
p~isent
�POUR LUI!
C'ét~
it celle de i'a dernière toilette: huit cent cinquanle francs et des ~t:nimes.
Elle n'avait pas cet~
somme. Heureusement que
la pension de Lynncht:!'kr allait arri\'t:r.
Et une Idée soudaine 1', appa Sybil: Mrs. Rash·
cd argent?
li:igh morll', gui l,ur t;I,Ver~\
Même si miss Parry y ~)cn
" ait,
avait·tlle le droit
de tOdcher à un penny dt: l'argent qui se trouv.lit au
Priellre? Af-surém,nl lion, 'et la pauvre tille ét;llt loin
d'avoi r do 'ZL Cdlts rr:lncs a sa di-po-ition .. , Qlle fairt: f
. Comment se procurer de l'argent? Qlle deviendrait-elle s'il lui en manquait? Que faisaic:nt donc
lc.s gens à b"ut de resou~,?.
Ah 1 ils engageaient
ou vendaient leurs bijoux, qLl!llld ils en avait:nt.
Elle courllt au pt::t it coiT, d où dIe rangeJ it les siem,.
Il yavait là le bc'au pendLntif que sa bdle-sœur
lui avait oiTert au moment de son mariage, sa ba~lIe
de tiancée que Richal d lui avait passée au doigt
avant son départ pour la Chine, UI e petite broche
d'or, présent d'A raminta ; une rnodest~
bague offerte
par son ,Imie Churlolt!! PriCl!, et, enfin, les cadeaux
de Brian: la montre et le bracelet.
Aux yeux de Sybil, tous ces bijoux d~vaient
représenkr bc::aucoup d'argt'nt ...
Ce ne fut pilS sans un gros soupir que la jeune
femme enveloppa ses trcsors.
Au moment où le bracelet de Brian lui passait dans
les doigts, elle le J't:!int av~c
un serrement de cœur ...
Il lui rappelait tint de cboses !...
Elle ne put se décider à le I·oindre au paquet. Et,
d'un ALste d2cidé, elle passa e bijllu à son bras ...
Celui-lit, du moins, serait sauvé du naufrage.
S'étant assurée que Richard était bkn gardé par la
bqnne, Sybil s'habilla pour ~orti;
elle s'envdol-'pa
d'une voiletle épaisse, mit son précieux paqud dans
son rélicule et so ' tit, sans brui:, de l'appartement.
Au même in~ta,
à la loge du concierge, un monsieur d"mandait si Mrs. Trcmaine était chez elle.
- Ob 1 oui, monsieur. répondit le préposé au
cordon. M. Trerr.ai ne est bien mal, le docteur est venu
deux fois, sûr~ment,
madame n'aura pas quitté
monskur duns un pareil état.
Brian - car C'était lui - réfléchit avant de monter ...
Il vena:t de rt'cevoir, lui aussi, une dépéche de miss
Parry lui annonçant la mort de sa belle-mère, et'comme
il devait prendre ce sC'ir même le batpau pour Douvres,
il avajt cru con~'labe
de passer chez les Tremaine
avant son dépa .. t, pour se mettre à leur disposition
s'ils avaient résolu de partir aussi pour Lynnchester.
Brian ignorait la ·m·aladie de Tn:mlline.
En l'apprenant, il se (',emanda s'il devait aller
troubler la jeune f('mme rH l'annonce de la mort de
sa grand'mère et augml:oler ainsi se-s soucis ...
�POUR Lut!
21 9
Lord RasbleiSb était resté hésitant au bas des
marches. lorsqu li entendit un pas léger: une femme
descendait vivemt:nt.
Il se rangea dans la pénombre du tambour formé
parla cage de l'escalier ... Il était cinqh.:uresdu soir;
cn cette saison, le ~z
est allumé partout, mais Brian
se trouvait dans un retrait obscur, tandis que la
jeune femme qui passa devant lui avec rapidité était
en pleine lumière.
Il reconnut Sybil.
Elle marchait si vite qu'elle n'entendit pas Brian
prononcer son nom. Ilia suivit, dans la rue obscure.
11 pouvait la voir facilem,mt.
Rasant les murs comme honteuse, elle allait vite,
vite, sans retourner la tête.
Cette attitude était si bizarre que Brian, très
Intrigué, se demanda où la jeune femme pouvait aller
avec des airs si mystérieux.
Un retour de sa vieille jalousIe le mOl'dit au cœur.
Pour qu'elle abandonnat son mari dans la situalion critique où il sc trouvait, il fallait qu'elle eût un
motif bien pn:ssant.
Allait-elle avertir Arden du danger où se trouvait
le pauvre Tremaine (
Allait-elle escompter auprès de lui les joies
futures? Si elle l'avait trompé?
Il voulait savoir 1. .• et il saurait ce soir même 1
Sa jalousie lui était un prélt:xte pour excuser à
~l; S propres yeux son espionag~,
qui lui eùt semblé
indigne de fui à tout autre moment.
Sybil avait atteint une voie plus fréquentée et
"oici qu'elle ralentissait le pas, s'arrétant devant les
boutiques.
Certaines surtout paraissaient l'attirer. Elle resta
longtemps devant une modt:ste devanture de bijoutier, passa devant sa porte, revint sur ses pas,
recommença deux fois le m\!mc manège ... Enfin, clic
posa la main sur le bouton de la porte. et el~
entra.
Lord Rashleigh se rapprocha vivement el ce qu'il
vit à travers les vitres le cloua sur l'lace.
Le bijoutier, debout derrière le comptoir, examinait et soupesait un petit amas de bijoux.
Sybil attendait, les yeux tixés sur l'homme, avec
- il lui semblait - une expression d'anxiété.
Enfin, un accord fut conclu.
Le bijoutier fit disparaltre les bijoux dans un tiroir.
Il ouvrit sa caisse et en sortit quelques billets
que la jeune femme enfouit aussitôt dans son réticule.
Elle allait sortir.
Brian s'enfonça dans l'ombre d'une porte voisine.
Sybil revenant sur ses pas passa auprèl' de lui sans
I~ VOIr, mais heureusement lord Rashleigh n'avait pas
(tuitté son abri prot~ceu.
Après avoir parcliluru quel-
�220
l'OUR LU!!
ques mètres, Sybil ~e retoui na; die re~ad
le magasin
ruisselanl J<: clarté d'un air hésilant, puis elle entr'ouvrir son sac d r~.:omta
les billt!ts qu't::II!! venait de
recevoir •..• elle avait l'air perplexe et chagrin •••
Elle 6t trois pas. se rapprochùnt de la bijouterie,
et c"mIne die se trouvait .,;0 pldne lumière, Brian la
vit soulever Sil manche et tirer un objt:t brillant de
son bras i .:Ile le tourna lentement en le l'egardant de
près, puis tout à coup elle eut un ge~tl
étrange:
elle approcha le bracelet de ses lèvre:>, ~ le bracelet
qu'il lui avait donné, il le reconnut bien, - et le
baisa furtiv~men
Alors elle s'avança ré$olument
vers la porte du magasin et elle entra..
Un nouveau marchandage s'engagea au sujet du
bracdd.
Ce fut court. Sybil reçut deux billets de cent
francs.- Rashleigh se souvi nt vagl~emnt
q~'ilavt
payé cmq .:ents f!'Jncs - elle sortIt plus vite que la
première rois. sans rètourner la téte.
l! fut bientflt dt!vant la boutique de bijouterie.
Le marchanc.l était à la même rlace.
Il avait etalé sur le comptol!' le petit trésor de
Sybil et examinait la m,mtre d'un air satisfait, quand
Rashleigh pOllssa la porte.
Peu J'instants après. ce dernier sortait du magasin,
emrortant un petit paquet. Il paraissait ému et
Cl)nt~.
Sans tarder, Il prit une voiture pour rentrer
a son htltd.
Le soir même. lord Rashleigh s'embarquait pour
l'Angh:terre.
VII
Le dernier mot du destin.
C'dt le premier jour de l'année 18 ... Dans beau.
coup de maisons, le bonheur est entr6 avec les
premiers rayons du jour.
En ce mod<.:ste al'partement de ta rue d''\Gsas,
c'est la mort qui fait son aprarition; se moquant de
la joie générale. t;!llè apporte les larmes et le deuil
Il l'érouse. et le reg rd am~r
de 1't;!:'<istt!l1cc il celui qu'elle
pleure, naguère <.:ncore si plein d'entrain et de VIC.
Le vieux médecin français o'a pas qllitté de la
nuit le chevet du moribond et, à partir de la vtlille,
celui·ci n'a l'as rouverl les yeux; depuis lill moment,
il parait agité; deux ou trois fois. il a fait un effort
pour soulever ses paupières ou remut:r ses lèvres ...
SvLlil, l,! cœur ballant, se penche ~ur
lui pour
' r~cul'ÏIi
son dernier soume ... lino rarole peut-être ..•
. On dirait que la consèÏence lui l'I:!vient. Il fait un
errort qui agile IOUS les musc.h:$ de sa face livi.de et
Sybil entend distinctenümt ';
�POUR L't1Il
~21
- Sybil ... merci ••• Adieu, j'al été si ••• beureux t•••
Sa t~l!
re10mbe inerte ... Un dernier regard où il
concent re son amour pour elle... C'e:st hni 1
La jeune f.:mme se jette au pi.:d d.: la couche
funèbre en sanglot ant et, un moment après, le: vieux
médecin, plein de pit~
pour sa jeunesse et son
isoh:ment, l'entralne dans la chambr e voi.~ne
où elle
peut donner un libre cours à s"s larmes ...
SybiJ rentra v<!uve dans la vidlle maison qu'elle
avait quittée fiancée.
•
Il semblait que Lynnchester lui fit fête.
On était aux prt:miers jourll d'avril. Les jardins
débordaient de touffes de lia~
parfum é; le bois, la
fon~t
revètaient leurs parures de renouveau; les fleurs
commençaient à ouvrir leurs délicates corolles .
Pour la jeune femme qui quittait la grand.: ville
et ses rues poussiér.:uses. c'était à cha,tue pas un
nchantement nouveau. Ses souveni rs se levaient
comme des êtres vivants pour lui rarler du passé•••
Quels souveni rs confus et mélangés 1 Ici, au
milieu des ruines, Richard lui e~t
appllru avec son
sourire charma nt et ses yeux vifs et gais.
Dans la bibliothèque, c'est la haute stature de
Brian qu'eHe retrouve au coin de la cheminée, son
rc~ad
cherche ur, les intonati ons de sa forte voix
qUI s'adouc issait loi singulièrement pour lui parler.
Mais Sybil s'interd it de trop penser à sel:! souvenirs. Elle se laisse vivre: heurt:u e de certe é'ape
de repos et d'apaise ment ... Les soucis matéritll.'l lui
sont épargnés pour le présent et l'avenir. Lord
Rashlei~
a chalgé son notaire de faire part à
Mrs. Tremai ne des d~rnitles
dispol.'litions de sa
grand'm ère qui, sur les conseils de fonn beau·fils, a
testé en dernier lieu en faveur de Sybil.
C'est une jolie fortune pour l'orphd ine qui n'a
jamais rien possédé.
Le printem ps, l'été passent lentement, doucement,
app'ortant chaque jour à la jeune veuve UI1 peu plus de
rbignat ion ... mais nor. d'oubli. Le souveni r de Dick
et de sa charma nte bonté ne peuvent s\ fraeer de son
cœur... C'est une pensée douce" laquelle ne se mêle
nulle amertume. Les dernières paroles qu'il a
prononcées lui sont un sClr garant que 80n sacrific&
à eUe n'a pas été accompli en vain. Elle lui a donné
du bonheu r en échange de sa vie ...
.
• 'Sybi1pa~st
~n ~ain
da~s
ies 'en~ir;
d~ D~nè
Court, revenant de visiter une malade, lorsqu' . sa
grande surprise , dans UDe échappée de verdure. elle
aperçut le~
fenêtres du chàteau. qui avaient été
fermées depuis dix-huit mois, largement ouverte s.
Son cœur battait. 4ea peDsêea tumultueuses le
faisaient palpiter.
�222
POUR LUI!
Brian revenait juste à la fin de ses dix-huit mois
de deuil ...
Venait-il réclamer une réponse? Elle activa son
pas.
11 lui parut tout à coup que le soleil était devenu
plus brillant, la brise plus parfumée, que le tendre
roucoulement des rami<:rs sur les hautes branches se
faisait plus pressant. La nature était un éternel
recommencement; les êtres humains devaient-ils
suivre la même loi ·d'amour? ..
Elle n'osa pas donner de réponse à cette question;
mais ses yeux brillaient et un sourire involontaire
entr'ouvrit ses lèvres.
La jeune femme se sentait de~uis
quelques jours
agitée et inquiète; elle pensait qu une grande promenade en forêt aurait le bon effet de calmer ses nerfs.
Le petit poner' enchamé de l'aubaine, trottait
comme le vent. 1 prit de lui-même le grand sentier
qui conduisait au rond-point des Chevaliers. C'était
pour lui simple affaire d'habitude. Cet endroit
solitaire, où Brian avait conduit Sybil pour la
première fois, avait le don d'attirer la jeune veuve.
Installée dans ce cadre admirable, elle se remémorait la merveilleuse légende qui l'avait charmée
et elle demeurait de "longues heures rêvant, cousant
ou lisant jusqu'à ce que la nuit tombante ['aver11t
que l'heure du retour approchait.
L'air était doux et pur, les premiers crocus
sortaient leurs têtes pàles, les violettes tremblotaient
sur leurs longues tiges au souffle des briscs, les
bourgeons éclataient sur les brancbes_
Sybil, après deux, ou trois kilomètres sous bois,
descendit de voiture et, le bras passé dans la bride
du poney, dIe s'arrêta de place en place pour cueillir
des fleurs au bord du sentier. C'était sa moisson
pour Araminta.
Les bras chargés de fleurs, la jeune femme arriva
au rond-point; elle déposa son odorant fardeau sur
la table de pierre où elle s'assit, et se mit en devoir
d'arranger artistement son bouquet.
Sybil commençait à peine son délicat travail
lorsque le galop d'un cbeval lui fit lever la tête'
Tout à coup, le chien f<lnça à travers bois en
pous,anL des aboiements joyeux, avec des bonds
désordonnés. Il disparut dans un fourré, puis les
aboiements et le pa~
du cheval se rapprochèrent de
plus en plus, jusqu'à ce qu'un cavaI icr de haute
taille apparût à l'extrémité du sentier principal.
Sybil, avant de le voir, avait le pressentiment de
sa venue.
C'était celui qu'elle redoutait et désirait tout
enst:mble.
C'était Brian Rashleigh.
h
�POUR L T.iI Y
Du plus loin qu' il l'aperçut, lord RaRhleigh sauta
de cheval et s'avança à sa r~ncot:.
- Enfin'J' e vous trOl,lve. dit-il ~n prenant la mair.
que lui ten ait la jeune femme.
Son ton était aussi simp!t: et naturel que s'ils se
fussent quittés la veille.
à !!rand'peine,
- Miss Parry, que j'ai d~cou\'ert
sous un amas de serviettes blanchI s, m'a dIt ...
- Vous l'avez vue? interrompit Sybil.
- Parbh:u ? j'arri\'e du Prieur.:!. SUI'r'osez.yous
rour vous?
que ma première visite pût ne pas Nr~
Mais, Sybil, que vous avez bonne mine, Comme vous
a\'~z
changé 1
- Ce que vous dites n'est pas trop poli, dit.elle
en riant pour dissimul.:r sa cClnfu~io.
- Il nt! peut êtr~
question de fad~urs
entre nous,
Sybil.
vous en dire autant. Vous avez
- Je ne puis p(!~
maigri, paiL ..
- Ces dix·huit mois m'ont raru autant de
siècles 1••• J'athmdais, j'uttendais vain< ment que vous
m'envoyiez ennn ce mot qui devait me ramener
auprès de \'OU9.
- Un mot i' ... quel mot?
- VOLIS vous le rappelez, Sybil? C'était à l'Opéra,
avons convenu gue si jamais
un soir, à Paris, nou~
vous aviez besoin de moi vous m'écrin.:z ce mot et
me J'enverriez à quelque distance que je sois.
- Oui. je me soudens.
- Voulez·vous me le dire maintenant? Je veux
l'entendre de votre bouche.
Elle sourit, cependant ses yeux étaient humides.
Elle tendit ses deux mains ' en murmurant:
- Venez!
La réponse de Brian fut de prendre :-a bi~n·amée
dans ses bras. et les échos du rond-roint des
Ch.:valiers répétèrent, peut ·être pour la pn:mière fois,
le doux brUIt d'un baiser d'amour.
•
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4
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•
Ce fut une heut'euse soirée de fiançailles.
Miss Parry, en apprenant la grande nouvdle, jura
qu'elle avait toujours prédit que cela finirait ainsi,
quoique, en réalité, l'idée du mariage de Sybil avec le
seigneur de Dene Court n'dIt jamais traversé son
esprit.
Au reste, la bonne âme ne manqua pas une aussi
bonne occasion de répandre un torrent de larmes.
Lord Rashleigh s'invita à dlner sans cérémonie.
La table couverte de fleurs blanches ressemblait
;\ un bouquet de mariée.
. En s'asseyant à sa place, Sybil découvrit, sous sa
serviette, un petit paquet.
�POUR LUI!
Ihtriguée par le regard et le sourire de Brian,
elle n'osait y toucher.
- Ouvrez, lui dit-il, c'est votre bague de fiançailles.
- Déjà!
Elle enleva les enveloppes et découvrit un écrin.
Ce n'était pas une cague, mais un bracelet, son
bracelet, qu'elle avait détaché de son bras, certain
de regret, devant un magasin de
s oir, avec t~n
bijouterie.
La jeune femme poussa une exclamation de sur·
prise d de joie.
- Brian, pdr quel miracle? M'expliquerez-vous?
- Plus tal d, répondit Rashleigh en désignant du
regard miss Parry qui s'approchait, êtes-vous con~
tente de le retrouver?
-- Très heureuse, Brian. Aucun présent de fiançailles ne pouvait me faire plus de plaisir. Il me sera
doublement cher, parce que vous me l'aurez donné
de ux rois.
Ce fut une soirée paisible ct délicieuse. Entre ces
. trois êtres, dont deux s'aimaient si fortement, d'un
amour que ni le temps ni l'espace n'avaient pu
L'nta'ner, s'établissait une de ces intimités basées
:'\\1' l'afTection qui sont fil.ites pour durer toujours.
Et si l'ombre de Tremaine passa au milieu d'eux,
ce lut sans cloute pour se réjouir du bonheur de
c:lle qu'il avait tant aimée et dont le sacrifice allait
tnfin trouver sa récompense.
FIN
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Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
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Collection Stella
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Description
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Dublin Core
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Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
Pour lui !
roman adapté de l'anglais
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Pujo, Alice (1869-1953)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1919?]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
224 p.
18 cm
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Description
An account of the resource
Collection Stella ; 2
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_2_C92529_1109513
Source
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Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
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15. Le Mariage de Lord Loveland, par Loui, d·ARVERS.
16. Le Sentier du Bonheur, par L de KERANY.
17. A Travers lcs Seigles, par Hélèno MATHERS.
18. Trop Petite, par SAL VA du BEAL
19. Mirage d'AlYlour, par CHAMPOL.
20. Mon Mal'Ïage, par Julie BORIUS.
21. Rêve d'AlYlourl par T. TRILBY.
22. AÏJné pour LU1-=ê.ne, par Mare HELYS. ,
23. Bonsoir Madame la Lune. par Marie THIERY,
24. Veuvage Blnnc, par Morie Anne de BOVET.
25. Illusion Masculine, par JeaD do la BR ETE.
26. L'hnpossibl", Lien, par Jeanne d. COULOMB.
27. Che2Tlin Secret, par Lionel d. MOVET.
28. Le Devoir du Fils, par Mathilde ALANIC.
29. Printemps Perdu, par T. TRILBY.
30. Le Rêve d'Antoinette, par Eveline le MAIRE.
31. Le Médecin de Lochrist, par SALVA du BEAL.
32. Lequel l'ain'lait ? par Mary FLORAN.
33. COlTlme une Plume~.
par Autoine ALHIX.
34. Un Réveil, par J•• n de la BRETE.
35. Trop Jolie, par Louis d·ARVERS.
36. La Petiote, par T. TRILBY.
37. Derniers Rameaux, par M. de HARCOET.
38. Au delà des Monts, par Marie THIERY.
39. L'Idole, par Andréo VERTIOL.
40. Chemin Montant, par Antain., ALHIX.
41. Deux Amours, par H.nri ARDEL.
42. Odette de Lymaille, Femme d. LotlrtJ, por T. TRILBY.
43. La Roche-aux-Algues, par L. de KERANY.
44. La Tartane alnarrée-t, par A. VERTIOL.
45. Intègre, par Pierre Le RuHU.
46. Victimes, par Joon TI-IIERY.
47. Pardonner, par Jacque. GRANDCHAMP.
48. Le Chevalier clairvoyant, par Jo.nne do COULOMB.
49. Maryla, par laabulle SANDY.
50. Le Mauvais Amour, par T. TRILBY.
51. Mirage d'Or, par Antoine ALHIX.
52. Les deux Atnoul's d'Agnè!l1 par Claude NISSON.
53. La Filleule de la Mer, par H. d. COPPEL.
54. Romanesque, par Mory FLORAN.
55. La Roman do 10. vin~tèm"
année. par JacQues des GACI IONS.
56. Monette, par Mnth.ld. ALANIC.
57. Rêve et Réalité, par M.... ie THIERY.
58. Le Cœur n'oublie .pati, par JacQuet GRANDCIIAMP.
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7, Rue Lemaignan, Paris O<JVO)
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1
En face de ce papier) la plume à la main, me
voici bien contrainte de commencel'-mon histoire.
Ce matin, ma cht:re maman se força à prendre un
air sévt:re, elle entra dans ma chambre et je cachai
vivement ma dernière pou.(>t!e au fond de son tJroir;
puis, maman, prenant un slt:~e,
me dit avec solennité:
- Phyllis, tu viens d'avoir dix-sept ans; te voici
une jeune fille. Jusqu'à ce J'our, j'ai le regret de
constater que tu ne nous as onné aucune satisfaction. Alors que ton frère ainé réussit dans ses études, compensant ainsi les lourds sacrifices que nous
nous imposons pour son éducation, que ta sœur
Dora fait l'admiration de toute la famille autant par
son naturel aimable que par sa beauté, toi, ma pll1s
Jeune fille, tu es une source continuelle de trouble
dans la maison ...
- Ohl maman ...
...... Regarde-toi datis la stace. Où as-tu l?u aller
poul' tre- faite ainsi, à hUit heures du matlO j> Tes
che't'eux décoiffês, ta robe en désordre, un accroc à
ta jupe ... Vraiment, Phyllis ...
- Maman, c'est que, ce matin, j'ai joué dans la
cour avec Billy, nous avons lutté, et Black m'a tirée
par ma jupe.
•
- Voilà bien ce que je disais 1 Phyllis, ces façons
ne sont pas acceptables pour une fille de on âge.
Nous en ayons discuté avec ton père, et voici ce
qu'il t'ordonne: Chaque jour, pendant une heure,
tu écriras un cahier concernant tes faits et gestes
de la journée. Ce sera un excellent exrci~
pour
ton esprit; tu y gagneras, je l'espère, en écriture, en
orthographe et en style, et quand cela ne to servirait qU'à te tenir une heure tranqull1e, sans courir
�PHYLLIS
comme une folle, grimper aux arbres ou taquiner
ton frè:re .. .
- Nous ne nous disputons pas, mère, nous nous
aimons trop pour cela 1 m'écriai-j e dans un 01an
sincère.
- Oui, je sais que VOWl vous entendez tous deux
comme larrons en foire pour jouer des tours pendables. Mais ces jeux de garçons seront finis pour
toi, ma fille. Voici un cahier neuf, en te relIsant
chaque jour, tu f<.!l1échiras sur ta conduite et j'espère qu'avec de la bonne volonté, tu arriveras à réformer ta nature rebelle à toute direction .
1\I1e laissant sur ces mots, maman traversa la
chambre avec une grande di~nté.
Cependant, arrivée
à la porte, elle se retourna ct me dit de son ton
naturel :
- Ah 1 i'oubliais de te dire: nous attendons
auiourd'hUl la visite de M. Carrington, notre propnétaire. Il est revenu de ses voyages et il s'est ftli t
annoncer. Mon Dieu, je puis bien te dire ce secret,
j'espère que tu sauras le garder. ..
- Oui, maman. fis-je, les yeux brillants de curiosité, même pour Billy.
- Cette première visite est fort importante, ma
petite !Ille, reprit maman en baissant la voix, car
.!lIe décidera peut-être du sort de ta sœur. M. Carrington est encore un jeune homme, je veux dire
u'il ~l
n'est pas marié, et Dora est une fille délicieuse.
Où pourrait-il en trouver une plus charmante et
meilleure?
- Oh 1 certainement, dis-je, un peu froidement.
L'or~ueil
de ma chère ml!re pour sa fille ainée est
me chose bien excusable, étant donné qu'en com)araison avec sa fille cadette, Dora est une perection.
- Si je te mets dans la confidence de notre espoir,
t l et~,
dit encore maman, c'est parce que je d.ésire
IU'auJourd'hui tu te montres sous ton meJlleur
.ispect. Enfin , tu tacheras J'être convenable.
- Oui, maman. J'essaierai.
.
Sur cette vague promesse, maman sortit et me
'aissa seule avec mes r(:flexions.
11 est six heures du soir et me voici pour la preîlière fois face à face avec mon cahier neuf et...
:omment dire aussi ? ... avec moi-même. II faut don.:
ne rappeler et réfléchir. C'est une drôle de senation que je n'ai jamais éprouvée. Je ne saislitt6.alemen t par où commencer.
Eh bien 1 débrouillons-nous un peu.
Pour illustrer mon ~ Journal" je vais d'abord faire
~on
portrait. Quand je serai une vieille femme bran-
�7
lanle ct éùentée, j'aurai peut-(;tre un certain plal:>ir à
relire ccci.
Voici Phyllis: dix··sept ans, ni brune, ni blonde,
ni grande, ni petite. En vérité, rien ne la distingue
du commun des mortels.
Et cela peut me parallre d'autant plus pénible que,
pour une raison ou pour une autre, mes fri;res et
ma sœur ont tous quelque droit à la beauté.
Ain"i Roland, notre alné, est de belle taille, il a
l'air di"tingu(: ct plalt infiniment.
Dora, la cadette, est délideusement jolie, c'est une
mignonne statuette de Saxe, rose, blonde ct languissante.
Mon cher Billy, le dCJ.l;cr-n~
de la famille, est un
charmant garçon ùe quinze ans, au. " grand yeux
bruns, limpide" et souriants, qui trompent bien les
gens sur son cart,~e.
Quant à Illon humble personne, hl:~
1 plutôt
harçon 9ue fille, cHu e!:'t entii:rement d'::pour\"ue de
charme ,éminin, de ces jolies façons calines qui fonl
de ma sœur un..: cré<llure Irrésistible.
A 1 exemple de mon cher Billy, j'adore les jeux de
garçon et je n'<lÎ peur de rien .. Ie puis bien m'avouer
à moi-même 'lu,,:, telle que me voilà fJ.ite, je n'ai pas
grande chance de plaire. NIais je m'en console très
~.isément
Püur citer lIne phrase de mon pLre, je suis « une
triste bévue»; il faut bien que j'en pr~nl1":
mon
parti.
M<lman, la meilleure et la plus douce des ml:res,
me gronde et m'cnl:ourage alternativement, cherchant
sans cesse à pallier ou excuser mes sottises aux
yeu.' Je notre terrible pl:re,
l\Iais je me perds dans des consiJ6rations morales
et j'interromp!l le tableau que j'essaie de trac..:r de
ma petite !W 1":1O Il Il e.
Petite, oui, plutôt; cheveux brun::; toujours embroussaillé , r..:bclks à la brosse ct au meilleur cosmétique de Roland, yl:IJX bleus ou gris suivant le
temps ct mon humeur. Extr0mités lines ... mai~,
comme depuis diX-Cler! an' je proresse une sainte
horreur pour les gant', la peau ùe mes mains, à
1~")J'ce
de hale, e t devenue brun fonc':'.
Ma taille, ,i l'on veut en croire ,non frère a\l1é, a
un~
étonnante a.nnlogie avec une ca~,n
à pêche,
mais mon ne7, lUI, est présentable, ct J ..:n SUIS passablement fil re.
1\. vee ce visa~e,
avec ces manitres désordonnl!cs,
je forme l:videmml.!nt contraste a\"~c
I1CJtn: exquise
Dora, qui ne s'anime jami~,
ne .e met jamais 'en
col\:l"c; elle est, i rragile! Elle craint tant, aussi, d.'
�PHYLLIS
l'h.armol!ie de ses fraiches toilettes, bien
simples, mais touJours seyantes.
Pourtant, dois-je le dire? il lui arrive quelquefois
de ... bouder. .. oh [ r.arementl ~ar
elle possè.de un
vrai .talent pour esqUlver les sUJe.t~
d~slgréabe
qui
seraient de nature à lroub~
la qUletude de son eSI rit.
Nous avons tous une samle terreur de noIre pi:re.
De maman, l'as autant, et, par conséquent, c'est elle
que nous préférons.
Papa est extrêmement calme et bien élevé, d eux
qualités que nous n'apprécions guère, car, lorsque
sa diswâce tombe sur Blll)' et moi, ce qui nous arrIve
fréquemment, ce sang-froid el cette btlnne éducation
devIennent si krriblès qu'il n'a qu'à froncer les sourcils pour nous faire trembler.
Moi, surtout, je suis sa bêle noire .
a~cent
ses nerfs sensibles, aussi je
.l\Ies mali.~res
m'entends sans ce ' se comparer ddavorablement à
la douce ct belle Dora.
Il déteste les expansions ct j'ai le malheur de posséder une nature affectueuse ... surtout à l'endroit de
maman et de Billy.
Nous sommes fails de lonsue date à la plus stricte
économie. Une toilette neuve est chose rare chez
nous et loutes les distractions qui se doivent payer,
l'argent à la main, sont considérées comme un luxe
ÎnouL
CepC'ndant, comme il faut" soutenir son rang»
suivant l'expression paternelle, il n'est pas l'arc de
voir ma chère maman escortée de Dora, en toilette
daire, mlJnter dans l'équipage antédiluvien qui est
notre seul moyen de locomotion. Elles vont faire
des visites dans les châteaux environnants. Cet
équipage nous lient d'héritage et a dù coûter dans
les tenlps anciens une somme fabuleuse; mai~,
aujourd'hui, la calèche antiq.ue. et. démodée, attelée au
gros cheval de la ferme, (aIt SI pIteuse figur,e, gue ma
sœur ne ce~s
de soupirer quand elle s y 1I1stalle
avec des mines dégoÜtée:; .
.Je ne suis jamais emmenée dans les tournées de
visites. Je ferais sans doute trop peu d'honneur à la
famille et, pour être franche, je n'en suis pas fâchée.
Et puis, il faut bien que l'une de nous reste à la
maison pour veiller aux soins du ménage.
Dois·je l'écrire? Olfi, dans ce petit cahier je yeux
être sincère avec mOl-même el mère m'a promis de
ne pas chercher à me lire ... Je ne puis me dissimuler que l'on me traite ici en petite Cendrillon.
Et cela le pl us nalurellement du monde 1
Que dc fois, au moment de montcr en voiture,
maman m'a-l-eHe recommandé:
d~range
�PHYLLIS
9
PhiIlis, tu feras le thé de ton père à cinq heures
et tu le lui portera,-.
Phillis, tu surveilleras " la lessive» ou « tu
étendras le linge ~.
..
Résultat: un coup de solt:lll Mais, moi, cela n'a
aucune importance 1
Et encore:
Phillis, tu raccommoderas le linge de tes frères
et tu mettras des boutons aux chemises.
Phillis, tu porteras les poin::s au fruitier avec
l'aide de Billy et tu n'en mangeras pas.
AI'ec l'aide de Billy r ... Oh 1 oh 1
Ensuite tu mettras le couvert ou tu aideras Kate
à laire le pudding.... ou tu arroseras les plate~
bandes, etc., etc., etc ...
- Oui maman ... oui maman ... oui maman 1
l'lIais à peine la calèche a-t-ellt! tourn( le coin de
l'avenue que je pousse mon cri dl,; guerre qui a pour
effet de faire jeter cahiers et livres en l'air à Billy et
de le faire accourir à la rescou~.
Nous tenant par la main, nous nous élançons dans
le petit bois qu! fait partie. Je notre domaine, ou
même dans celuI de M. Carnngton sans aucune permission, et nous lançons des l;ris de défi aux InJlCns
Hurons ou aux Mohicans que notre ardente imagination nous fait voir dans les recoins les plus my 'tt:rieux des futaies où nous délogeons les lapins dans
leurs terriers.
Heureux jours l. .. mais tristes retours 1
Papa attend son thé jusqu'à six heures passé, le
linge se morfond dans la lessiveuse, les poires ... 1lon
Dieu, il en reste si peu" avec l'aide de Billy Il que
œ n'est pas la peine d'en parlerl Le couvert est mis
à la diable et Kate a rat~
le pudding.
Et tout le monde est d'accord pour déclarer que
je suis le {léau de la maison.
Quand on a suffisamment parlé de mes horribles
méfaits, maman raconte les vi ... ites de la journée.
Alors, la physionomie de notre pi:rc, si terrible que
nous n'osons le regarder, Billy et moi, s'épanouit au
récit des succès de sa fille ainée.
Dora a été trouvée ravissante chez les Desmond et
ft idéale li chez Mrs. Cuppardge; elle a chanté, elle a
promené sur le piano ses jolies petites mains, deu.>
bijoux précieux qui, du reste, ne servent guère qu'à
cela.
Dora est la men'eille de la création. Dora est un
ange. Aussi, est-il bien naturel que notre chère
mère, soucie~
de ~ui.
faire un mariage digne de
tant de perfectIOns, ait Jet.: son d':\"olu sur M. Carri'lgton, notre: n()UH:au propri.:taire. Il y a Jéjà cinq
�10
PHYLLIS
années que l'ancien n:t0urut, le laissant son héritier.
Aprt:s un long séjour à l'é~range,
notre voisin
revient à s~n
pays natal a;ec l'm'lention de s'y fix.l:r.
M. Carnngton n'a gucre plus d'une trentaIne
d. 'an~es
; wand, blond, distngu~!
in~t
ru it,
c'est un
parti su perDe, et toutes les cleJ?OlSelles à marier du
cnmt\! ont les yeux fixés sur llll .
Mais mè:re a décrété qu'il serait à miss Dora
Yernon ct à nulle autre . C'est une affaire décidée.
Et cela me fait penser à la visite d'aujourd'hui.
Quelle visite! et quels apprêts 1
M. Carrington, arril'ant plus tôt qu'il n'était
attendu, entra par la p<lrte-fenêtre du salon en
homme parfaitement au courant des altres de la
maison.
Maman n'ayant pas terminé sa toilette, nous y
étions seules, Dora et moi, et, circonstance de bon
:lU~ure,
à peine entré, notre hôte attira une chaise et
s'assit tout prt:s de Dora.
Dora s'était composé une attitude digne de tenter
le pinceau d'un militre. Ses jolies boucles d'or retombant sur son cou, ses yeux modestement baissés,
elle fai--ait du crochet! - Je crois bien avoir vu
celte denlelle traIner dans un tiroir depuis le dernier
voyage de notre vieille tante Pricilla.
Quoi de plus gracieux: et qui convienne mieux à
ses doigts bl?-ncs que le vif petit crochet qui glisse
entre les maIlles 1
Chose bizarre 1 Bien que M. Carrington fût aUprl:5
Je ma sœur, il m'était impossible de lover les yeu ~
sans rencontrer les siens, fixés sur moi. J'eus ain::;i
le loisir de les examiner: ils sont grands, bleus cl
profondément bons. Ce sont de ces yeux qui montrent le fond du cccur.
~on
visage, d'ailleurs, .est fort plaisant avec se.s
traits ré"ullCl's et sa petite moustache blonde qu'Il
porle ra~ée
au bonI de ses lè:vres fines. Pourtant le
ba, de sa figure ne manque pas de fermet\!.
- Savez-vous, dit-il à ma sœur pendant que je me
thrc à l'inventaire de sa personne, que ,'éprouve
une véritable afTediol1 pour cette maison. J'y suis
né ct l'ai habitée jusqu'à la mort Je mon pè:re.
- Oui, je sais cela, dit Dora avec un doux: regard,
et je me demande si vous ne voyez pas sans tris'Lesse
des étrangers vivre sous votre toit .~
- Quand il s'agit do vous, miss Vernon, quel
regret pourrais-je' conserver? dit notre hOte fort
t;afammcnt.
Décidément, cela commence bien.
- .'\.h 1 continue M. Carrington, d'lin air sentimental, combien j'ai eu tort de l'ester si longtemps
�PHYLLIS
11
tloigné de mon pays natal e! comme il est doux
d'entendre à son retour d'aussI charmantes paroles.
J'ai mené une vie si errante, si peu civilisée, que je ne
puis plus croire à la sympathie de mes semblables.
Il dit tout cela à mi-voix et en regardant ma sœur
d'un air pénétré.
Dora ne laisse pas échapper une <;j belle occasion
de rougir du plus bel incarnat, pUÎ~,
toule confu~,
elle laisse retomber ses re!.!ards sur son crochf.:t.
- Quel joli ouvrage vous faites là, dit ..\1. Carrington, examinant lè bout de denlLlk - l'Cl;uHe
de tante Pricilla 1 - avec un grand intérêt. J'aÎm<; à
\IIir travailler les femme,; qùand Jeur~
mains sont
douces et blanches ... Mon Dit:u, c(.mme ce doit t-tre
difficile 1
- Oh non 1 C'est très simple. N'importe qui est
capable d'apprendre sn s'y appliquant un pl::u.
- Laissez-moi regarder d\.! plus pri.:s ... Quelle
mémoire il faut avoir pour r('tenir tous ces méandres
compliqués 1
Leurs yeux se rencontrent et It:!urs têtes rapprochées se penchent sur la dentdle, il~
sourient ... ct
enfin Dora baisse ses paupières satinée~
d'un 1 (;lit
air confus.
Pour moi, témoin muet de ce man~gc,
je tüurne la
tête d'un air vexé. Suis-je donc un petit chien ou unt:!
enfant de quatre ans pour être ainsi comptée pour rien~
- Où donc, reprend Dora, revenant à la charge,
avez-vous été en quittant cette maison?
- A Strangemore, chez mon oncle. A ce moment
ma sœur Ada se maria avec lord lIancock t:t j'ullrai
dans les Guards. Vous voyez, ajouta-t-il en plai~n
tant, combien j'ai le désir de t1c::\'cnir l'un ùe YI)S
amis, pour que je vous parle ain .. i dt.! moi ...
- Je suis heureuse que vous le désiriez, dit Dora
en relevant ses beaux yeux clair~,
mais je crains lluC
vous ne nous trom iez des gens bit.:n <::nnuyeuJi.
Vous qui avez tant vu le monùe, vous vous contenteriez difficilement de la soci~t
de campagnan!!;
tels que nous ...
Là-dessus, un sourire à faire tourner la tt7:te à u TL
sai n t.
- Si j'en luge d'après ce que ,'en connais Jt;jà,
rtlponJ M. Carrington, je crois que je serais non
seulement sati~f,
mais tout à fait hcurt.:ux dan~,
mon nouveau foyer.
Me sentant lasse d'être laissée en dt.:hors de la
conversation, je demandai bru~qcmnt
:
- Pourquoi avez-vous quitté votre réJ.\iment ")
Dora soupira et ccprit son croch!::t .•\1. Carrin ,t(;11
::C tourna ,"crs m(,i:
.
�12
PHYLLIS
- Parce que, dit-il, j'étais fatigllt! de ce genre de
vic. La monotonie m'est in~lprtabc.
Aussi.
lorsque mon oncle en mourant me fit son héritier,
je quittai l'Angleterre et me mis à voyager.
- J'aurais voulu être un homme puur être mili·
taire, repris-je vivement. Comment ne pas aimer la
vie de soldat ? ... D'ailleurs, tout vaut mieux que de
rester un oisif.
J'étais occupée à démêler un grand écheveau de
laine rouge. avec lequel mon fox-terrier avait joué
dans la matll1ée. Dora me lança un regard d'horreur
puis tourna des yeux suppliants vèrs notre hôte:
M. Carrington eut un rire bref.
- Permettez-moi de déclarer que je ne suis pas
un oisif. Il y a des choses utiles à faire en ce monde
outre le métier militaire. Je vous en prie, miss ...
Phyllis, je crois ? ... N'ajoutez ras à mes nombreux
défauts celui de paresse dont je suis innucent.
- Mon Dieu, que VOLIS deve,: me trouver impolie 1
dis-je pour m'excuser. J'avais promis d'être conve~
nable et je venais de commettre une gaffe formiJable ... J'en rougis jusqu'au.x or:e~lc
et ne fus pa.s
peu dépitée de voir que notre l'OISI11 prenaIt un plaIsir visible à constater mon embal'l'as.
- C'est que, conlinua-t-il Sllr un ton d'odieuse
plaisanterie, si vous aviez mauvaise opinion de moi,
miss Phyllis, j'en serais au dése
~ poir
1
Une petite pause suivit durant laquelle je me
rendis compte que ses yeux !ltaient fi. é5 sur mon
visage devenu écarlate ... Tout au fond, je ..:ommençai
à le hatr.
- Avez-vous revu les jardins ( s'enquit Dora avec
à-propos. Une petite p!'omcnade vous ferait plaisir.
Les alllOes et les massl[s vOUt> rappelleront le temps
d'autrefois.
- Je serai enchanté de les revoir avec vous, miss
Vcmon, répondit M. ~aringto
en sc l~vat.
Il sc tourna l'ers mOI comme pout' nl'1nl'lter à les
suivre. Mais j'étais loin d'avoir retrouvé mon égalité
d'humeur. Je Lis ~emblant
de m'absorber dans le
débrouillage de mon peloton Je hine ct lui tournai
le dos sans façon 1
Il
Nous sommeS au plus Joux des mois ue ('ann.!c.
en .septembre;. un ~cptembr
murissant el glorieux,
qUl ne nOliS a Jamals paru plus beau.
Billy cl moi, bravant toutes les_défenses, en profitons pour multiplier nos randonnées à travers boÎs ...
�PHYLLIS
Non seulement dans le nôtre dont nous apercevons
bien vite la limite, mais clans les bois de Strangemore dont les propriétés: champs, prairies et forêt,
s'étendent sur pl.llsieufs kil.omètres à la ronde.
Cet apri;s-mldl nous aVlOns résolu d'aller à la
cueillette des noisettes qui doivent être mûres à
souhait.
En sortant de table Billy m'avait prévenue.
- Maman et Dora vont en ville, pi.:re va chasser
chez sir Collins, nous serons libres jusqu'au soir.
Prends un panier et va m'attendre à la petite porte
du potager.
C'est pourquoi, une heure plus tard, nous nous
trou vions tous deux marchant sous les grands arbres
lu bois de Strangemore, heureux comme des pierrots grisés d'air et de lumii.:re, et nous faisions
retentir les bois cles airs les plus variés, moi, de ma
voix la plus éclatante, Billy de son fausset aclolescent.
Parfois la chanson s'arrêtait faute cie mémoire et
finissait en éclats de rire.
- Voyons, dit Billy avec un soupir de délice, par
quel arbre allons-nous commencer?
Tous les arbres ployaient sous le poids des bouquets de noisettes si grosses, si belles, qu'il était
difficile de faire un choix.
•
- Eh bien 1 dis-je d'un ton décidé, ncus allons
prendre chacun un noisetier. Au premier arrivé 1
Et je m'élançai dans l'arbre le plus proche. Je dis
bien: dans l'arbre. 1\1on Dieu 1 il n'y avait là personne
puur m'en empêcher, et la meilleure manière de
laire tomber des noisettes, n'est-ce point de grimper
su r le Il oisetier?
Celui que j'avais choisi se tl'Ouvait, par malheur,
dépnun'll de branches jusqu'à un m~tre
cinquante du
sol enviroll. C'Gtait le plu:; haut et le plus charg'::. J'y
tenais 1 C'ost pourquoi je m'acharnais à grimper ...
Mais la tâche était malaisée. Après le quatri(;me
essai je m'écriai impatiemment:
- Billy, que fais-tu à me regarder et à rire comme
un sot 1 Pousse-moi! Aide-moi 1
11 m'administya un vigoureux élan qui m'envoya
d'un seul coup Jusqu'à la branche convoitée.
Bientôt, je me trouvai confortablement installt!e au
milieu de " mon arbre» et faisant craquer les noisettes sous mes dents.
Billy en faisait autant à peu dc distance, nous
nous amusions à nous jeter Je:> coquilles à la figure
en riant de bon cœur quand, tout à coup, le rire
mourut sur mes l1!vres.
Je Os chut 1 à mon frère, et Jui désignai du doigt
un chasseur qui s'avançait tranquillement dans le
�PHYLLIS
s~ntier
... Je I.e voyais d~ ~ace.
Pourquoi, au l?Om du
ciel, M. Carnngton avait-Il eu la détestable Idee de
venir chasser ses liè,:res, ce jour-là, au lieu d'aller se
promener à cheval JUSq\l'~
la ville où il aurait fait
la renco~
de notre déhcleuse SŒur'? Mais non, il
est là, et II va passer devant nous avec une certitude
fatale 1
- Billy, fis-je d'une voix basse et tremblante, estce qu'on voit mes jambes?
- Pas plus de cinguante c~ntim;res
au-d
e~s u
s de
la jarreti1:re, rtpondlt le malIn garçon.
D'un effort désespéré j'abaissai ma jupe de toutes
mes forces. La branche craqua." la fatalité!
M. Carin~to
était à dix pas .. , je le vis sourire ...
M'avait-il déJà découverte? Il contInua d'avancer de
son pas tra?q uille et ce fut seulement quand il se
trouva tout a Jalt devant mOI! arbre qu'il leva la tête,
puis, sou.levant sa casquette d'un geste resl?ectueux:
- BonJour, mademoiselle PhyllIS, la cueillette estelle bonne?
- Monsieur ... monsieur, balbutiai-je, 'je suis désolée que nous soyons tombés sur vos noisettes, nous
avons dépassé notre bois sans nous en apercevoir et .. ,
- iVles noisettes sont faites pour être mangées,
miss Phyllis, et je suis enchanté que VOliS les trouviez
bonnes. Mais SI vous voulez bien me suivre, je vous
indiquerai un endroit où elles sont cl'une qualité
~upéJ'ier.
Il y a aussi une haie avec des mùre:::; ...
- Des mûres 1 oh 1 Je viens. Billy, criai-je du plus
haut de ma voix, viens m'aider ~ de.scendre. ~dly!
Aucune rtponse .. , Hélas 1 le malin s1l1ge me l.alssait
dans mon embar~s
1 Com~ent
sauter ~e
SI haut,
et sous les yeux railleurs qUI ne me perdaient pas cie
vue?
. t'f
Je m'écriai tout à coup d" un ton Imper.a
1 :
_ Monsieur Carrinbrton, tournez-moI l~
clos et
surtout ne regardez pas 1... J\ttendez .. , un Instant...
Je vous envoie mes .. , vos ~OJset,
'"
Puis, faisant suivr~
l'actIOn à la parole,. Je vidai le
contenu de mon ta~l1er
sur la ~gur.e
sounante levt:e
une
vers moi, c'est-à-dire que .M, Carnnqton. re~ut
volée de petites boules brunes en pleIn vlsagc. 11 sc
bah.sa en riant de tout son cccur....
,
_ Pardon, lui dis-je, pardon! MaiS aUSSI, qUC::llc
idée avcz-mus eue de vous mettre s~}u
l'~rbc
1...
.Maintenant, tournez-volis e~ ne. bougez ~!u.s,
.
_ Mon Dieu hasarda-t-I!, SI yous n etiez pas ~I
farou~h(;,
je po~rais
peut-être yous aid~r
~
_ Non, non, je vuus remercie 1. .. ~als
Je pense;
Où diable Billy a-t-il pu p.asser? Oh! Il me revuudr'
cela. C'e' t un tour de sa taçon.
�PHYLLIS
- J'y suis, dit M. Carrington du ton dont les
enfants font cou-cou, quand ils jouent à cache-cache.
n s'était éloigné de plusieurs pas ct il paraissait
prendre un grand intérët au paysage qu'il avait sous
les yeux.
Je me tournai avec précaution . Certainement, ma
robe de mousseline mettait de la malice à s'accrocher à toutes les branches, des paquets de noisettes
tombaient de l'arbre secoué violemment.
- Quel bonheur que je ne sois plus dessous 1 me
dit ~.
Carrington sans se retourner. Quelle avalanche 1
Trouvant cette réflexion déplacée en un moment
aussi critique, je pinçai la bouche sans répondre,
mon bras passé autour d\.! tronc rugueux, j'allais me
laisser glisser quand ...
Je ne pus embrasser le tronc assez vite avec mes
deux genoux et je tombai lourdement à terre en
poussant ~n
cri.
l'v~ .. ~arngto
sc précipita à genoux aupr;'s de
mOt, II souleva ma 12:te ct passa son bras autour dt!
ma taille pour me relever.
Je ne m'étais presque pas [ait de mal et je crois
bien que c'est pour me rendre un peu intéressante
que je poussai deux ou trois faibles gémissements.
D'autant plus que Billy s'était dccidé à reparallre
>ubitement, cl me regardait d'un air consterné'. Je
n'étais pas fachée, en l'inquiétant, cie le punir de son
• Jachage ».
M. Carrington s'écria tout à coup comme s'il
~'agist
d'un grand malheur.
- Mais vous êtes blessCc ! Votre bras saigne!
En effet, une tache de sang t;toilait la mousseline
de ma manche, un peu au-dessus du coude.
- Voilà cc que c'est, dis-je à Billy, si tu m'avais
aidée!
Re,lcv~nt
ma manche. avec d'infinies. précautions,
M. Carnngton découvnt mon bras où 11 y avait une
longue égratignure rouge.
- Oh 1 c'e:,t aO'rcux 1 s'écria .. t-il. Le pauvre petit
bras ...
« J'ai.étu il la guerre, je suis un peu infirmier, laisseü-mol v6\J~
faire un bandar.e.
Se servant de bOll moucbè;il', il arrêta le sang J,
ma blessure, puis la banùa avec la plus extrêm;,:
dél icatesse.
Que n'eCit pas donné Dora pour se lrouver à nn
place!
- Pourquoi n'as-tu pas v0!llu .que M. Carringtoll
que cela
te descende dans ses bras, dit 1311ly, c~t-o
n'cüt paB mieux valu?
�PHYLLIS
- Certainement, appuya 11. Carrington en interrompant sa besogne de chirurgien pour me sourire,
mais il y a des petites filles qui ne sont pas rai sonnables.
- ~'ai
eu dix-sept ans au mois de mai, fis-je avec
orgueil.
- Oh! miss PhylIis, excusez-moi 1 si vieille déjà 1
vraiment je ne l'aurais pas cru.
_ Oui, vous dites cela parce que que vous m'avez
trouv~e
perchée sur un arbre, mais je vous assure
bien, ajoutai-je avec la dernière énergie, que, quand
je suis sortie de la maison, je ne pensais pas plus à
faire cela qu'à ... m'envoler. N'est-ce pas, Billy 'r
- Bien sûr, fit Billy. Qu'est-ce qui a bien pu te
donner cette drôle d'idée? Voilà au moins deux
ans que ç.a ne t'était pas arrivé!
C'était. un impudent mensonge, mais j'aurais
embrasse le cher garç.on pour sa bonne intention.
- Seulem.ent, monsieur, fis-je d'un ton beaucoup
moins fier, SI mes parents le savaient ils me gronderaient, mon père surtout, ce serait 'at1'reux, Vous
ne me trahirez pas?
- J'endurerais plutôt mille tortures, me répondit-il très sérieusement. Vous n'entendrez jamais
reparler de cette terrible aventure. Vous sentez-vous
mieux, miss Phyllis?
- C'est à peine si je I.e sens, maintenant. Mais
comment vais-je faire pour vous renJre votre
mouchoir?
_ Ne pourrai -je venir demain. prendr? de vos
nouvelles? Voilà une grande semaIne que Je ne suis
allé il. Summerleas. Cela vous ennuierait-il de me
revoir si tôt '?
_ Oh 1 pas du tout! répondis~je
chal~uresmnt
en pensant à Dora, vous nous faites touJOUl'S plaisir.
_ Vraimcgt! Vous êtes contente de me revoir
quelquefois 'il
Il me regardait fixen:ent e~ p~sant
~et
que stion.
Surprise de ses mamères, Je r",ponchs polIment:
_ Mais oui n'en doutez pas.
_ Depuis ~ombien
de temps nous connaisso ns _
nouS maintenant?
.
_ Je le sais, fis-je vi~m.ent,
11 y a eu e~actmn
trois
mois hier. C'est le 25 Jum que vous etes ~cnu
pour
la première fois à la maison. Je m'en souviens bien.
_ Vraiment?
M. Carrington en avait l'air surp ris et heurslUl...
_ Qu'est-ce qui a pu graver dans votre meOIf/~
cette date i peu intéressante?
"
_ Oh 1 c'est bien simple. C'est .ce lour-la que
Billy m'a donn": mes deux beaux pigeons blancs.
�PHYLLIS
L'un d'eux est mort depuis. Vous voyez bien que je
ne pouvais oublier cette dat~.
.
. .
- Il n'y a donc que troIS mOIs à peIne que )'al
fait "otre connaissance? A moi, il me semble qu'Il y
a un siècle.
- Ah! vous voyez 1 fis-je d'un ton triomphant . .Te
vous l'avais dit dès le premier jour que vous seriez
vite fatigué de n~us.
Et ce n'était pas.n:alin à deviner,
car la vIe est 10111 d'ètre amusante ICI. Quand on a
sur les voisins, qu'on a parlé
rait des com~rages
chel'aux, bétail, ou ...
- ... Ou cueilli des noisettes au risque de se
rompre le cou, acheva 1\1. Carrington, avec son hon
sourire.
- Oui, fis-je en riant, et, ce qui est plus grave,
dans le bois du voisin!
- ~Veuilz,
je vous prie, dit-il en me regardant
avec un grand sérieux, vous con idérer ici comme
chez vous et y venir aussi souvent que vous le voudrez. Mais, je reviens à ce que YOUS disiez et je vous
affirme que je ne suis encore fatigué ni de votre
société, ni de mon cher pays.
- Cependant, vous venez de dire que le temps
passe lentement pour vous?
- Quand je suis à Slr.angemore, peut-ëtre, mais
auprès de vous, à Summerleas ... jamais 1
Je commence à croire, décidément, que Dora
pr,urrait bien avoir des chances de réussite.
Nous étions arrivés en cau~nt
à la lisii.:re de nos
hois. Je tenui:; ma main.
- Il faut que nous retournions à la maison, car il
sc fait tard. Adieu, mon~ieur,
et encore tous mes
remerciements pour vos bon:; soins.
- Permettez-moi donc, me dit-il, de vous accompUflner un peu sur votre domaine ? ...
.:.-. Venez si vous le désirez, répondis-je, assez
surprise qy'un homme tel que .M. Carrington exprimat le déSir de partager plus longtemps mon insignilia nte soci~té.
Et nous cl)ntinuâmes à causer de ce ton plaisant
<:( léger qui lui est naturel, jusqu'à ce que nou~
arrivâmes cn vue de Summerkas. Enfin, il nous
quitta avec des sourires et des gestes d'adieu.
III
Ce u\!licieux automne est encore 50i Joux que les
feuilles refusent de lui aband,mner leur tribut
habitucl et qu'dies brui~Lnt
ot tremblent !our I~urs
�PHYLLIS
branches, dans leurs vf:tements de velours fauve et
Je satin doré.
Prise de mélancolie, je suis allée aujourd'hui
flàner au bord de la rivière, sous les arbres touffus.
Depuis mO~l
aY~nture
du bois, il s'est écoulé !Jn'~
semaine, et ClI1q lours seulement depuIs la derl11èrc:
visite de notre vOisin. N'ayant pli trouver un instant
de solitude pour lui parler en particulier, son
mouchoir est resté en ma possessIOn. Il m'a fait
toute la semaine, l'effet d'un cadavre dissimulé c1an~
mon armoire.
Aussi, dal.ls la crainte d'une découverte, je le portais sur mOI en sortant et le cachais, le suir, sous
mon oreiller.
M,:lgré le beau soleil, l'air d<:venait plus frais et
j'allaiS me. ~etr
à ma~cher
r~pldemnt
lorsque, du
champ VOI~,
J'en~dl
la VOIX de M. Carrington.
Il franc!llt. la hale q~1
n~)Us
séparait et sauta sur
notre terntolre, un terner Irlandais à ses talons.
- Est-ce là votre retraite favorite? me demandat-il après m'avoir saluée .
.
- Oui, i:y viens assez souvent. Oh 1 Je ne puis
dire combien je suis heureuse de vous voir aujourcl'hui 1
- Vraiment 1 Voilà la meilleure nouvelle que vou"
puissiez J!l'apr~nde
.
Je continuai vivement:
- Parce que je vais pouvoir enfin vous rendre
votre mOLlchoir; il me tarde tant de m'en débarrasser 1 Le voilà, dis-je en tirant de ma poche l'objet
en question. Il ser!l.lt plus pr~e
si j'av~is
pu le
donner à la\'er, malS comme Je ne voulaiS mettre
personne dans la conûdence, j'ai bien été oblig~e
de
le faire moi-mëme ..
Honteuse, je lui tendis le fameu.~
.mouchoir. Ah 1
comme il paraissait malpropre et lnpé à la lumii!lc:
du jour.
.
POUl' un homme élégant. c<.>mme M. Carnngton,
c'était vraiment un mouchoir ll1avouable 1
Pourtant, il le p!"it de J~1eS,
mains presque. avec
respect. II nt: sou nt pas, il n y eu.t pas. la mOll1dr .
moquerie au fonJ de ~es
yeux et Je lUI en fus 1 rofondément obligée.
- Est-il pos~iblc
que \'OUS ayez pris autant cie
peine, dit~l
ave~.
un dou.x regard ,qui commence ~l
me cle\'enlr familier. Malg, ma chLre enfant , POUIquoi me l'a >'oir rendu? Vous auriel. dû le jetcr au feu.
Ain<:i, pOUl' mOl, vous avez la\'é ceci cie vos proprc,
mains (
- On peut bien s'en àpercevoir en le regardant,
fis~jc
cn nalll pour cacher 111011 embun'u-:;. Pourt'lnl,
�PHYLLIS
)9
il ne ferait pas si piteuse mine, si je ne l'avais pas
porté dans ma poche le jour, et la nuit, caché sous
mon oreiller, de peur que quelqu'un ne l'aperçoive.
' 11 jetait des cailloux dans la rivii;:re qui coulait à
nos pieds.
- Pourquoi êtes-vous sortie seule? me demandat-il. Comment se fait-il que l'indispensable Billy ne
soit pas avec vous?
.
- li a un professeur qui lui donne des leçons
trois fois par semaine; c'est pour cela que je suis
seule ces Jours-là.
« J'étais venue ici pour passer le temps. Je crois
qu'il ne mord pas beaucoup au grec et au latin, car
il ne regarde ses liYres que cinq minutes avant sa
leçon. C'est pour cette raison que le professeur le
retient si longtemps.
- Et que vous vous en allez seule et inconsolable.
!"lad~mo)se
votre sœur ne se promène-t-elle
Jamais avec vous?
Enfin 1 Voici qu'il en vient à Dora 1
- Dora 1 Oh, jamais 1 La promenade ne convient
pas à sa nature. Elle es~
si mignonne, si fragile!
Nuus nous ressemblons bien peu 1
- Vous dirfdrez absolument.
- Oui, tout le monde le dit; ma sœur est si jolie!
Ne le trouvez-vous pas?
- Oui. Elle est même plus que jolie. Son teint,
par exemple, est sans nval. Elle est absolument
d':li.:ieusc ... à sa façon.
Je repartis sur un ton enthousiaste:
- Cela me fait grand plaisir que vous admiriez
Dora. Avec ses cheveux d'or ct ses beaux yeux bleu$,
elle a l'air d'un pastel d'autrefois. Je n'a'i jamais vu
de personne plus jolie, et vous?
- Si ... Moi j'en connais une qui, à mon avis, a
beaucoup plus de charmes.
Il regardait devant lui d'un air absent.
Je me sentis mal à mon aise. Le son de sa voix
contenait une menace cach6e pour le brillant avenir
de ma sœur.
ous avez .beaucoup voyagé, repris-je un peu
dcpltt=e et certalDement, à Londres, à Paris, dans
toutes les grandes villes, vous avez dû rencontrer
de très belles femmes. Evidemment, hors cie notre
petit village, Dora serait perdue dans la foule.
- Ce n'est pourtant ni à Londres, ni à Paris, ni
dans une grande ville que j'ai rencontré celle dont je
"ous parle .
• C'est une petite provinciale, une petite enfant
qui ne connait rien du monde, et n'est lamais sortie
de son village.
,-. y
�l'HYLLlS
~ Cependant, je n'ai jamais r~nCOl1t5
rien de plu s
expressif, ni de plus st:duisant.
Je respirai plus à l'aise. S'il ne s'agissait que d'une
enfant le dan!..;er n'était pas sérieux. Comment pOll
,"ait-elle soutènir la comparaison avec Dura?
- Oh 1 dites-moi comment elle était, dis-je curieusement.
- Commen,t elle est encore, voulez-vous dire, car
elle vit toujours dans le pays où elle est née.
\( La décnre me semble impossible . A mon avis
la vraie beauté ne réside ni dans la taille ni dan~
la chevelure , n i dans les traits.
'
« Elle existe, sans qu'on sache bien où elle se
révèle dans un regard, un sourire, une ex!)ressiol1
qui vous charment et VOliS enchaînent.
.
- yous parlez d'~le
comme d'une femme, dis-je
en faisant la moue, Je doute beaucoup que ce soit
une enfant.
- C'est la p.lus grande enfant que j'aie jamais
rencontrée. MaiS à propos, me dit-il en me regardant
tout à coup'. comment dois-je vous appeler? Miss
Vernon '%t bIen c.érémonieux, et miss Phyllis ne me
pla'lt guère.
Je me s ui s mise à rire:
- Moi. nOI1 p'l~s
. Il me semble que j'entends Kelly.
PourquoI ne dlnez-vous pas PhvlI is, tout court?
- Merci, Cela me plait iniiniment. Mais, ditesmoi, Phyllis, n'avez-vous jamais fait faire votre phutographle?
.
.
Je ré:11 undlS gaiement :
- 01 si 1 Deux fois 1 Une fois par un artiste ambulant qui nous a tous pris en groupe pour cinquante
centimes p~r.
tête, ~utan
qU',11 m'~n
s.ouvi~nc;
et
unc autre fOlS. à Carston. J en al faIt faire une
douzaine mais, apri~s
cn avoir distribué à tous les
membres' de la famille ct donné une à Ketly, jc n'ai
plus su que faire des autr~s
.. Peut;-ê.tre, ajoutai-je
timidement, cda vous fenl.1t-Il plaiSir d'en avoir
une?
..,
,., M
- Si cela me f~rnt
plas~'?
S et.:fla
. Carrington
avec un entbolsam~
qUI me parut surprenant.
COll s entil îet-volls vrall1H.:nt à 111\:n dono.:r une,
Phyllis?
- Oh 1. .. Pourquoi pas? ~(:PH1dis-je.
Elles ne
servent qu'à encom!m.;r mon ~1'OIl
d~puis
~ilt
mois.
Je vous en dOI1UeraI une de Calston, le croIs que cc
<;ont les meilleures. quand on cache les yell.'t, la
ressemb lance est parl.t~
_ Qu'cst-i1 donc arnvu aUl( yeux?
_ L"œil droit regarde un peu de travers. Le photographe a aS51r~
que c'était mon expression habi-
�PHYLLIS
21
tuelle. Est-ce que vous trouvez que je 1 uche, dites,
monsieur Carnngton?
J'ouvris mes yeux tout grands el il les regarda de
rès près.
- Je ne trouve pas, dit-il en riant.
Et je ris aussi pour ne pas en perdre l'occasion.
Elles sont si rares 1
- Quelle heure est-il? dis-je enfin, il doit être
temps ùe rentrer, je pense que Billy uoltm'altelldre.
M'ayant dit l'heure, il ajouta:
- Avez-vous une montre, Phyllis j>
- Non.
- Seriez-yous contente d'en avoir une? Cela doit
vou:; gt:ner de ne pas savoir l'heure.
- Pas trop 1 Mais je serais i heureuse d'avoir
une montre 1 Rien au monde ne pourrait me faire
plus de plaisir. Je l'ai tant désirée 1
- Phyllis ... si j'osais me permettre de yous en
offrir une?
Je lui dis en soupirant ayec un vif regret:
- Non, merci mille fois, mai, je n·~ puis accepter
un pareil cadeau ... Là-bas - je tournai la tête du
côté de Summerlcas - on Ile me le permt.:ltrait pas.
- Comment! Qui vous le défùJclrait?
- Papa, maman, tous 1 et... et surtout Dora.
- Ah! Pourquoi?
• - Elle n'en a qu'une vieille, ,·ou. comprenez ? ..
L'ancienne montre de jeune fille de tante Pricilla qui
est sa marraine, elle pousserait le.; hauts cri~
si j'en
a'rais une plus bclle que la sienne cl papa prendrail
son parti, naturelleml!nt.
- Ah 1 S'il cn e;,l ainsi 1.., ~ 1ais, que pourrais-je
donc vous ofTrir qui vous fasse plaü.ir, Phyllis'? el
qu'on vous permette de gal'der?
- Rien du tout. J~
n'ai qu'à attendre. Mère a
promis de Ille donner sa Illontre h: jour dt.: mon
lnari~c.
Vous paris~ez
oièn certaine de vous marier,
1\1. Can lnpton en riant. Vous êlL:s-\CJlIS jamais
demandu, pcti~
Phylli" comment serait le mari
qne vous all11Cnez?
Je répondis d'un ton un peu aigre:
- Mon Dieu, nonl ,fe ne pensc aux choses désagréahles lJue lluànJ il m'est impossible de faire
autrement.
0. J ,es m~ris
sont tot.ls)lu, ~!lyux
les u~s
que les
autres, VOilà Illon OpIllIOO. SI J'etHls une nche héritière l pCJuv~nt
vivre à
gui c, je nc me marierais
Jama!!;, malS, comllle JC Ile pu, sèdc rien, il hudl Ll
bien ln faire un juur ou l'autn:.
M. Carrington tit: mil ù rire.
-
(it
'.na
�22
PHYLLIS
entre. ces paroles pru- Quel contraste,. dit~l,
dentes et les lèvres SI fralches qUI les prononcent.
On croirait entendre une vieille fille désabusée,
quand vous êtes, au .c<?ntrai~e,
une nalve petite
enfant 1 Comme vous recttez bien votre leçon 1 Où
si vous ne
avez-vouS appris cela? Qui sait, Ph~ls,
vous éprendrez pas <.l'un pauHe mlOlstre sans fortune?
..
Je répondis avec dé~lsOn.:
"
..
_ Cela, jamais 1 Meme SI Je 1 adoraiS, Je ne veux
pas être la femme d'un homme pauvre. Je ne ..·eux
épouser qu'un homme très riche ou je ne me
marierai pas 1
_ Je n'aime guère vous entendre parler ainsi, dit
gravement mon compag.n0n, .vous n~
pens~
pas u.n
mot de ce que vous dites, J'en SUIS certall1, malS
i'ai de la peine à vous l'entendl:e d!re.
- Je pense touJours. ce que Je diS, monsieur, mais
puisque J?a conversatIOn vous ennuie, je ne ,"<ms
l'injger~1
pas plus longtemps ... Adieu.
- Allie':!, enfant perverse. Vous êtes donc fâchée
contre mOl?
Il retenait ma main récalcitrante el me souriait de
très près.
- AJI~ns.'
fait~-mo
un joli sourire qui me tienne
compagOle Jusqu a notre prochaine rencontre?
•
Je ne pus J?'empêcher de rire et laissai plus voluntiers mes dOigts dans les siens.
- Les paysans rentrent des champs, fis-je, adieu
je me sauve 1
'
n'e~t-c
pas? me
- A demai!1. ou après-c!em~in,
cria notre VOISIO c0m.me le m en allaiS en COurant.
Il était tard ~t
déjà, à la. m~is().n,
~il1y
jurait
comme un possl!dé parce que je 1 a\'alS fait attendre.
IV
A mon retour à la ,?ais?n,. à ma grande joie, je
trouvai Roland, mon frae am\!.
Il était arrivé en mon !lbsence, sans être attendu.
Nos distractions sont SI rar<:s,. que nous l'accueillîmes avec des transports de jOle.
Maman elle-même, dont Je caractère est resté
(;tonnamment jeune étant ùonné le nombre d'années
vécues sous la férule de papa, maman était rayonnante de plaisir.
- Je vous dirai, expliqua Roland, que j'ai he,1'reur d'écrire. C'est pourquoi je YOllS ai mt.'nagé e(lte
petite surprice.
�PHYLLIS
Comment as-tu pu r<.;,;c.111 si lôt? c!<.!manùai-je
à mon frl:re.
- Permission de faveur, petite sœur. l\lnn colonel a un faible pour moi, et je l'en remercie en
ayant à mon tour un faible pour sa fille. Mais, - il
se tourna vers maman, - je ne prendrai aucun
engagement avant J'uvoir votre consentement.
- Vilain hypocrite 1 murmura maman avec tendresse, comme si je pouvais. refuser à mon mauvais
sujet mon consentement à un si beau mariage.
- Hé 1 hé 1 pas mauvais 1 La petite est une jolie
enfant et elle est richement doti.!e. Enfin, nous en
reparleI'Ol1S à ma prochaine permission.
- Roly, fis-je avec ma grace habituelle, pourquoi
es-tu venu cette fois-ci ?
- Mais, pour vous voir tous, trop aimable Phyl,
et surtout pour voir l'amoureux de Dora.
Dora se mil à rire en rOUt~isan.
Je continuai innocemmerit :
- Je viens justement de le rencontrer au bord cie
la ri\'ière. C'e~t
malheureux que je n'aie pas eu
l'id~e
de le ramener avec moi.
- l\lère, Ht Roly en plaisantant, trouvez-vous
qu'il soit convenable que Phyl donne des rendezvous à son beau-frère? Est-il po.,sible, Dora, que tu
n'aies pas senti la trahison dans l'air? Une aussi
dt:licieuse pers'mne que Phyl, aux attraits bien
connus 1
- Que faisait-il au bord de la rivière? me
demanda Dora ~ourianl
toujours. Elle est bien trop
slire du pouvoir de sa beaut':: pour craindre quoi que
ce soit.
- Rien. Il promenait son cbien. Nous avons un
peu causi.! ct il m'a avertie qu'il viendrait vendnxli.
- C'est aprl:s-dernain. Don, je lui demanderai
quelles sont ses intentions, dit Roland en prenant
un air imporlant des plus comique'. C'est trè:s
heureux que je sois là, où ne dnit jamais lai,;ser
traIner ce genre de choses . .Tc me sens une res[.>onsabililé d'ain': qui m'obli"e à soutenir I<:s int~rês
de
ces pauvn.!s tilll.!s. li fauj~'
amener ce galant à fair<:
Sa déclaration.
'
- Eh bj<';l1 1 moi, fit Billy brusquement, je suis
sùr que Mark Carrington Ill.! sc soucie pas plus
de Dora que de s,t'première pantoullc. 11 aime bien
mieux causer aVeC Phyl.
Dora haussa sc,; charmunt..:s épaules,' ct Rolanc1
fit entendre un petit siftlotcl11ent qui exprimait le
méprÎ'i.
iliUy dc\'eJ1an f !' ydIOloS11e ... C\Hait à rire!
�PHYLLIS
v
Jamais notre propriétaire ne se montra aussi
aimàblc que ce vendredi où il causa longuement
avec mon frère Roland. Il fut surtout question de
c.hasse, de pêche, de ~l1evaux
et autres sujets l;porIIfs. Roly s'en montrait enchapté.
Dora se conduisait avec une modestie et des
mani1:res parfai.tes. Notre vis.iteur l'écoutait avec
admiration tandis qu'elle parlait.
Me trouvant, à un c:ertai~
mo~ent,
seule auprès
de lui dans la serrre, J.e IUl remis la photo promise
qu'il reçut a.... ec un air content et serra vivement
dans sa poche.
La présence de Roland augmentait encore notr.:!
entrain naturel. Jamais nous n'avions été aus$i
ga.is. ni libres ~e loute contrainte qu'en cel aprè~
midi et M. Carnngton parut s'arracher avec peine à
notre société.
Au moment du départ, Billy, surmontantloutc timidité, d~man
à notre hôte s'il ne \Coudrait pas, un
de ces Jours, nous emmener en promenade dans son
mail.
- Avec le plus vif plaisir, répondit-il. Je suis
impardonnable de n'a VOl r pas songé à vous l'cATrir
pius tot 1 Préférez-vous deux ou quatre chevaux?
11 parlait à Bill)', mais nous regardait, Dora et moi.
Je sautai de joie:
- Quatre 1 Oh 1 quel plaisir de conduire à quatre 1
Et il Y aura une .trompette et nous pa~.scron
dans
les villages en falsant beaucoup de bruI~.
- Cha,mant programme 1 fit M .. qarnngton, Souriant. Nous inviterons quel~
'iOISIllS : les misses
Hastings, par exemple.
A celte annonce, mon frère alné, occupt! à friser
son soupçon de mousta~h.e,
déclara. qu'il serai~
de la
partie avec un réel plaiSir. Je crol~
que la hlle de
son colonel lui laisse l'esprit assez libre,
C'était aujourd'hui le grand jour, il faut que je
raconle cette merveilleuse journée,
Notre propriétaire arriva de bon matin, et un l':ger
coup de trompe nous avertit que le mail avec st::,
quatre ba~
brun était à notre p~rte,
"
.
Dora, aidée de maman, mettait la dcrnlLre malO à
sa jolie toilette bleue, une robe neuve pour cette
circonstance,
Pour moi, j'étais prête depuis longtemps, n'ay;'.nl
YOUS
�PHYLLIS
eu qu'à passer l'ancienne vieille robe de Dora, un
peu longue pour ma taille, et à brosser mes cheveux
rebelles pour essayer de me rendre présentable.
M. Carrington, en nous voyant paraUre toutes
deux, s'épanouit; il installa soigneusement Dora sur
le siège -et grimpa à côté d'elle.
Bi!ly et moi nous I?erch~ms
côte à côt~,
Rol~n.d
dernère nous, avec l'mtentlOn de changer a l'arn vee
de Jenny Hastings que nous devions prendre un peu
plus loin.
Le fouet claqua, les chevaux secouèrent gourmettes
ct welots. Nous partons 1 Du plus loin que j~ pus la
restte
\,Hr j'envoyai mille baisers à maman qui ~tal
sur le seuil, et des gestes à Martha et à Ketty,
bouche bée sur la porte de la cuisine et d6\'orant
des yeux notre superb~
équipage.
Pour elles, cela ne falt pas un doute que Dora sera
la maîtresse de toutes ces richesses avant trois mois
d'ici .
. A. Rysland, nous enle -àmes misses Anna et Jenny
Hastings accompagnées de leur fr"re, gros garçon
infatué de lui-méme, mais assez bien élevé, qui vint
s'asseoir sur mon banc et s'essaya à des plaisanteries sans beaucoup de sel.
Peu m'importait.
J'avais un superflu de gaîté que je pouvais aussi
bien déverser sur lui que sur tout autre. Âussi je me
mis à rire, à babiller et à caqueter comme une pie
un peu grise ... grise d'air et de joie!
Après le déjeuner, animé de la gaité la plus vive:
petits jeux, promenade dans les bois où chacun se
groupa suivant sa fantaisie.
M. Carrington ne quittait guère le sillage de
la robe bleue portée par ma charmante sœur qui
n'avait jamais t!té si jolie. Plusieurs fois, je surpris
ses yeux graves f:ixés sur moi, tandis que je flirtais
avec Henry Hastll1gs, m'amusant follement de ses
gràces un peu lourdes.
Inutile de dire que Roland, (lurfaitement oublieux
de la nUe du colonel, s'<.:tait fait le chevalier servant
ùe miss Jenny, et lui tenait les propos les plus galants.
Un jour comme celui-ci devrait avoir plus de
vingt-quatre heures; mais, à la fin, le soir tombe et
voici venue l'heure du d~part.
Je mar.:hais en avant avec mon adorateur qui succombait sous le poids des chàles et couvertures dont
nous l'avions chargé. M. Carrington hata le pas pour
nous rejoindre et me dit d'un air un peu embarrassé:
- Miss Phyllis, il me semble vous avoir entendll
dire que vous n'étiez jamais montée sur le siège d'un
coach. Voulez-vous y monter au retour?
�PHYLLIS
Comme c'était gentil à lui de m'offrir ceJa, alors
u'il devait tant rM~e
la société de ma sœur 1 .
q - Oh 1 je vous remercie 1 répondis-je en
sant mais Dora doit être très contenle ùe vous Wllr
conduire, je serais d~sole
de prendre sa place; du
reste j'ai été tr~s
sattsfalte à l'ailer de la place que
j'avi~
et je me suis énorm~et
al~1usée.
- Ohl en cc cas ... réplLqua frOlùement M. CarrÎnnton.
Il sc détournait déjà.
- Cela me plairait pourtant beaucoup, clis-je il
mi-voix, regrettant déjà mon refus.
- Vraiment! fit-il vivement, d'un air ravi, alors,
venez ...
Et bient6t, au grand désespoir de mon gros amoure.ux, je me trouvai à la place convoitée, l'vI. Carri n~to
auprès de moi.
I;e::; chevaux, Jas de stationner, étaient fort énervé
et pendant plusieurs milles ils réclamèrent tout\!
l'attention de leur cocher qui ne put prononcer une
parole.
Enfin, se tournant vers moi, il serra plus étroitement la couverture autour de ma taille et murmura
avec un sourire:
- Etes-y()U~
bien Sûre de vous trou ver mieux ici
qu'à côté J<: c~'.l()urd
et btupide garçon?
- Oh oUII Ils-)e, en ponctuant ma réponse d'un
hochement de tl:ie, je suis enchantée; seulement, je
craignais que V'lUS ne préfl;riez ... que vous ne rL'~(;[
tiez ... enfin (Jue cel:! ne vous nt p]ai~r
de re\\:nic
comme vous êtes venu.
n me regarUet curicu:;ement pendant une bonne
minute, muis il ne me fut gU:Te pos~ible,
Jans
l'obscllritG ull\"ahiqsunte, de dGchiffrer sa pensGe.
croye:t.-le, je n'ai rien à regretter,
- En cc m()~nel,
fit-il d'une VOIX égale ct ferme. Et vous, p ctit 9
Phyllis, pouvez-vous en dire :lutant? Votre cléllciellx COll1pagnon 11e va-I-i1 pas vous manquer
beaucoup Ï'
- Ne vou::> n1('quez pas ùe lui, il a dt": si complaisant! Il a porlé toute' les Couvertures cl les chale!-;.
ct j'ai remarqué que vous ne portiez rien du tCHIt.
- Je suis tin affreux égllhte, c'est entendul mais
j'avoue <lue. j'ai tUlIjours eu horreur de rien port!::l' ...
saufun fusd,
cc Il ya télllt de fardeau:' dans la vie que l',,n e,\
obligd d'accepter, hélas] que je trouvc Inutilc dc
s'cncombrtr pOlir de petites misères. Ne me gronde~
plus, Phyllis, laissez-moi jouir en paix jusqu'au buut
de cette exquise soirée, et Ile nou~
querellons pl\IS
au sujet de co pauvre Ha~tings,
Enlevez ce vrlaln
rOlg~
�PHYLLIS
petit pli de votre front et dites-moi si YOUS vous êtes
bien amusée aujourd'hui.
- Oh 1 oui, dis-je avec un soupir de regret, se
trouver perchée à une si grande bauteur derrière ces
quatre magnifiques bêtes, c'est une joie enivrante.J e
voudrais toujours rouler ain si 1
- Puis-je prendre ces paroles pour un compliment personnel?
- Un compliment? Que voulez-vous dire?
- Oui, j'espérais que vous vouliez dire que, dans
"otre promenade san5 fin, vous consentiriez à m'accepter pour conducteur. Vous le voyez, c'est toujours mon affreux t:golsme! Je ne peux pas arriver à
oublier certain ind~
' idu
du nom de MarkCarrington,
Puis il reprit à brûle-pourpoint :
~
- Phyllis, vous n'aurez qu'à demander le malicoach chaque fois que cela vous fera plaisir. Ne
l'oubliez pas! Vous choisirez le Ijour, celui qui vous
plaira, et je serai trop heureux de vous conduire!
- quel délicieux beau-frère j'aurai là! pen sai-je
toute Joyeuse.
J'ai éprouvé, toute une ~rande
minute, un désir
fou d'aller embrasser furieu se ment Billy pour en
exr.rimer ~
joie, mai~
Billy n'était pas à ma portée
et Je tradUiSIS ma gratitude en adressant un sourire
d'extase aux yeux tr~s
doux qui cherchaient les
miens.
Mon Dieu, pensai-je, pour être aussi aimable avec
toute la famille, comme il doit aimer Dora 1
- Vous n'imaginez pas, dis-je tout haut, c(mme
vous allez me rendre heureuse! Nous avons été si
peu gàtés 1 Mais .. , il vaudra peut-ëtre mieux ne pas
recommencer trop souvent, Mon père a des idées
très arrêtées ... et c'est bien possible l,u'il nous défendrait ces partie!), du moins à moi, s'li s'apercevait
que j'y prends tror d'agrément.
- Est-il donc bien sévère?
- Oh 1 oui ... avec moi surtout.. , Je suis la moins
bien de ses enfants, vous savez, je ne lui fais pas
honneur comme Roly et Dora 1
- Ah 1 dit simplement M. Carrington. Et il allongea un grand coup de fouet sur les chevaux de front
qui n'en avaient aucun besoin.
Un instant plus tard, il me demanda:
- Voulez-vous que nous recommencions dans
une quinzaine? N'est-ce poiot trop tôt?
Et puis, sans transition:
- Phyllis, dit-il d'un ton bas et rapide, sa tête
penchée vers moi, vous ne voulez donc pas comprendre à quel point je désire être en votre compagnie?
J'en conclus qu'il faisait allusion à ma jolie 'sœur
�PHYLLIS·
qui assise derrière notre dos, babillait gentiment
M. Hastings et sa sœur alnée.
- Et moi, savez-vous , lui dis-je avec abandon,
que je suis enchan}ée que :V,?US soyez Ye~u
hab iter
dans nos parages .. . Vos VIsItes sont t ou Jours u ne
di ~ tra
c tion,
et puis, aujourd'hui , cette idéale promenade .. . Vraiment, j'espère que vous resterez ici
.
lon gte mps.
- Pensez-vous bwn ce que · vous dites, Phyllis?
Re~ardz-moi
.
J e levai 1a tête.
- Et maintenant;dites-moi si un autre monsieu r,
à peu près dans m on genre, vous emmenait "promener en voiture, auriez-vous autant de plai s ir à le
voir que YOU S e n avez quand je viens chez vous?
Il me regardait sérieu sement, attendant sans doute
que je ré pondisse qu elque chose ... J'étais horriblement émue et embarrassée.
- Mais ... Je ne sais pas ... Je n'ai jamais pensé à
cela, di s-Je, mais aus si quelle drôle de question 1
.M on Di e u, si ce monsieur t!tait venu à votre pla~e
.. .
et qu'il eût été aussi bon que vous l'êtes, malS .. .
oui, j'aurais eu pour lui autant d'amitié que j'en ai
pour vous .. .
Ah 1 Naturellement, je venais de dire tout le contraire cie ce qu'il fallait dire ct je m'en aperçus bien
quand j' c u~ fini de parl er.
.
.
M . Carnogton détourna ses yeux d'un aIr pe1l1é
et ne dit plus rien .
Cinq ou six minutes s'écoulèrent. J'étais très
vexée cie l'avoir contrarié et, enfin, n'y tenant plus,
je lui demandai J'une vllix contrite :
- Ob 1... êtes-vous fil -: hé contre moi?
- Non, non, répondit-il à la hilte. Son bon sourire
r~paut
tout à coup ..Je suis parfois tl'l:S irritable ct,
d 6 cid~ment,
ce s oir, " ULIS dGcouvrircz tous mes
défauts, Phyllis . Pourtant, l'absolue s incüité est
une vertu rare e~ je devrais l'<.:.n estimer davantage:
Il appuya un I\1stant sa malO s ur la mienne qUi
reposaLl toute petite et brun\! au bord de la couverture .
- Vous m'avez déjà trouvé grognoJl et égolste
'
\ dit-il e ncore, bi e ntôt vous allez me d~tesr.
- Oh! non, bien Sltf 1 m'écriai-je, touchée par ses
mani1:rcs empreintes de tristesse et de douceur
jamais personne n'a été aussi bon pou r moi qu~
vous l'ètes ...
- Je serais encore bien meilleur si je l'o ;lais,
la voix.
fit-il en bai ~ ;sant
Tan~is
q~e
je. ré.ncl~is:Jaj
à cc que ces m ot o;
pollva/Cl1t bien slgmfler, et qu'une singulière pensé e
ave~
�PHYLLIS
réné:traÎL en mon esprit au sujet des sentiments d..:
mon compagnon de route, nous arrivions à Rysland
L.t nous arrêtions pour faire descendre les Hastings
avec qui nous échal~gems
des adieu x prolongés.
Le reste du cbemlll se passa dans le silence elllbarrassé tombé entre nous et nous vimes enfin se
dessiner dans l'obscurité croissante le portail de
Summerleas.
M. Carrington sauta de voiture le premier en un
instant, il se retourna pour m'aider à descendre ct,
déjà, je lui lcndais la main, m'apprêtant à sauter,
moi aussi, mais sans façon il me prit entre ses bras
et me déposa doucement à terre. Apr1:s, il revint:!
Dora, qui attendait son retour en pinçant un peu les
lèvres et il lui offrit sa main en grande cérémonie.
Et maintenant que me voilà seule, repassant dans
ma mémoire toute cette belle journée, la conversation de M. Carrington me semble étrange!. ..
étrange 1
VI
Le lundi suivant (hier soir), comme j'étais en
train de lire dans le pdit salon, la brusque entrée
de ma sœur me fit tretis3illir.
Elle Ctait encore en chapeau et je fus soudain
frappée de ses yeux cernés, de ses traits crispés et
de sa paleur.
Plus de roses sur ses joues, elle avait l'ail' d6fail,
lamentable. Je me levai, tout alarmée, et me précipitai vers ell e.
- Dora, que t'est-il arrivé?
- Oh! ril.!n, rëpliqua-t-elle avec Ull ton d'amertl;1me qui youlait paraltrc insouciant ... ou presque
1'Ienl
~ CCC! seulcm..:nt : c'est que Billy avait raison. ,re
SUIS m.alnte~1
œ.rtaine .qu'il ~e s'est jamais soucié
Je mOI ct. n a Ja~nl.:i
cu l'llItcntlOn de m'épouser 1
- Quot? QUI?
- Qui? ftt-clle, impatientée, quel autre dans ce
troll aurait pu m\:pouser, si ce n'est M. Cal'rin~to
';>
omment sais-tu cela r Qu'as-tu donc entenclu;- Entendu? H.ien Mais j'ai vu de mes propres
yeux. Il y a une heure environ j'avais mis mon chapeau ct étais allée me proml::ner au 1J0rll dl! la
l'i"i1:\'o, là où une rois tu l'avais rencontré ... Mail
Dieu ... je l'avoue, je me disais que, par chance , je
pouvais le l'en(;0111rcr, moi aussi. gn eITet, il y était,
son aITreux chien à côté de lui. Etant encore cachée
par les arbres, j'hé"itai un moment à poursul\'l'<.:
�3°
.t'tiY LL1::'
.
mon chemin, me demandant si cela n'aurait point
trop l'air de rechercher un tête-à-tête, et tanùis que
j'étais là, ~e
sachant qu.e dé.ci~ler,
il... (la voix de
Dora se il1lt à trembler) Il a tIre de sa veste un méùaillon en or que je lui ai vu ouvrir et ... (le tremblement se termina en sanglot) et il l'a regardé
longuement et de tout près comme s'il voulait le
dévorer ... (Ici, je crus que ma pauvre sœur allait
défaillir.) Enon, il s'est penché tout à coup et il l'a ...
embrassé! Et c'était un odieux portrait de femme 1
s'écria Dora, à demi suffoquée, en se laissant
choir sur un fauteuil sans déployer ses gràces habituelles .
Un soupçon absurde, mais terrible, s'empara de
moï ...
Un portrait 1 Ne serait-ce point ma photographie?
La photo de Carston avec son œil de travers?
L'instant d'aprt!s, intérieurement, je me moquai
de cette idée.
Etait-il vraisemblable qu'un homme intelligent,
tel que M. Carnngton, trouvat du plaisir regarder,
à embrasser la photographie d'une insignifiante
petite fille?
Cette réflexion me procura un immense soulagement.
Pendant ce temps, Dora offrait tous les symptômes
<lu plus violent désespoir, et je la contemplais, embarrassée, me demandant quelle consolation lui
donner.
Le nez et les yeux de Dora étaient légèrement
rougis, je vis bien qu'elle retenait ses larmes de
peur d'abîmer son précieux teint ; sa tête inclinée
sur son épaule et tout(!S ses boucles éparses, elle
(jtait toujours jolie.
A sa place, j'eusse été affreuse à VOIr.
Moi, quand je pleure, c'est une avalanche 1
Mes larmes tombent comme le déluge, je me
mouche à grand bruit, mes yeux se gonOent et mon
nez rougit affreusement et puis, quand j'ai pleuré de
tout mon cœur, je m'arrête tout à coup, et me sens,
après mon explosion, aussi rafrakhic que l'herbe
tendre après la pluie.
Mais Dora ne saurait C:tre que charmante et distinguée en toute circonstance .
. En dépit du trouble de ma conscience, je me surpris à compter les larmes qui roulaient lentement,
tour à tour, sur ses joues, l'une attendant poliment
que l'autre lui eût cédé sa place.
Au moment où j'en arrivais au numt:ro quarantcneuf, Dora repri t d'une voix chevrotante:
- S'il est réellement épris d'une autre, - ct c. m-
a
�PHYLLIS
,,1
ment pourrais-je en douter après ce que j'ai vu • je trouve qu'il s'est conduit abominablement enYr~
moi.
- Comment cela? balbutiai-je.
- Comment? dit-elle d'un air indigné, alors,
pourquoi est-il venu ici tous les jours 110US faire des
visites interminables?
« Pourquoi nous faisait-il envoyer des fleurs et
des fruits de ses serres? des lièvres de sa chasse r
s'jln'avait pas d'intentions à mon égard?
« Si tu n'étais pas aussi bornée que tu l'es, ma
pauvre Phyllis, cela te sauterait aux yeux ... C'est
une action abominable 1
- Evidemment, cela me semble étrange. Mais 51
tu te trompais? Qui sait si ce n'était pas des cheveux.
de sa sœur qu'il embrassait par affection?
- Ah 1 quelle sottise 1 fit ami.:rement Dora. Croistu que Roland ou Billy mettraient de nos cheveux
dans un médaillon pour les embrasser à la dérobée?
Non, te dis-je, cette personne, il la dévorait des
yeux, ou il la regardait avec un sourire vague ... un
souri re idiot 1
f( Ah 1 c'dait bien la peine de ... de ...
Elle eut un gros sanglot et la cinquantiè1l1e larme
s'écrasa sur son corsage.
- Je vais tout dire à papa, reprit-elle avec plus
d'énergie.
« Il ne faut pas que nous continuions à faire bonne
figure à ce monsieur. .. Un individu sans cœur qui ...
qui ...
« Oh 1 s'il poùvait quitter ce pays et ne jamais y
revenir 1 s'écria Dora, ses petits poings serrés, je le
délest..!! je le hais 1
«Je souhaite guïl n'épouse jamais l'horrible femme
du médaillon.
- Moi au si ! me hàlai-je de répondre. Mais je
demeure inquii.:tc.
VI[
Quelle mauvaise journée nou,; uvon-; eue Iller.
Comme tout était maussade et agaçant!
.Je lravaillais au petit salon avec maman el'Dora,
celle-ci encore toute douloureuse, pondllanl chaque
point d'un petit soupir, et je (rouvais le temps bien
long lorsq ue, soudain, nous cntcndlmcs sur le sable
le pas d'un cheval.
Nous relevâmes la tête, nous Interrogeant du reg' rd, mais la voix de .M. Carringl.on demandant à
parler à l'apa, dissipa nos doutes.
�PHYLLIS
Maman regarda furtivement Dora qui ne bougea
point, mais accentua l'expression douloureuse de
son visagc.
Une horrible pensée me traversa l'esprit:
Supposons qu'au. COUTS de la conversll:tion, M: Car:
rinaton fasse allusIOn a la photographie que Je lut
ai donnée?
Que penseraient maf!1a!1 et Dor~
?
.
A coup sûr la même Idee leur nendralt, et la conc1u~ion
serait facile à trouver.
Cette pensée me gla«a ... il fallait à tout prix prévenir une pareille catastrophe J
Sans hésiter davantage je m'esquivai, traversai
l'antichambre en courant et me trouvai devant la
porte du cabinet paternel au moment où le chatclain
de Strangemore allait en tourner le bouton.
Je l'attrapai par sa veste et lui chu.::hotait à la hâle:
- :;:-{e Llites pas un mot de mon portrait, pas un
mot, à personne, comprenez-vous?
Dans mon inquiétude d'être surprise je lui parlais
tout bas, de très pr1:s, et le secouais pour accentuer
mes paroles.
- Je vous le promets, vous pouvez compter sur
moi, répondit-il sur le même ton en retenant ma
main qui s'appuyait sur sa poitrine. l\'lais, dites-moi
pourquoi ...
- Pour rien. Allez, je vous dirai tout une autre fois J
- Phyllis, dit-il très vite et cette fois si bas que
je dus tendre l'oreille, voulez-vous venir me retrOl! \'cr
au bord de l'cau demain dans l'apr1:s-miùi, à quatre
heures?
Je cherchai â m'échapper et retirai ma main brusquement. Tout en fuyant, je lui soufflai au visage:
- Oui, demain, à cinq heures J Car je savais qu'â
ce moment-là père ne serait pas encore rentré,
maman et Dora seraient en visite", et Billy prendrait
~a
le«on.
- Enfin, vous voilà donc, me dit-il le lendemain,
comme VOLIS arrivez tard J Je vous accusais déjà Lie
m'avoir oublié.
Et pourtant j'avais tant couru depuis la maison,
que j'en avais les joues enfiammtes.
- J'ai fait un tour de force pour m'échapper,
répondis-je c~
m'éYen~a!
av~c
mon chapea';!, mais,
aprës ce que Je vous al dIt hier, vous m'auTlez crue
folle si je n'étais pas venue; je vous dois une cxpli~ation.
- Certainement. Je vous ai trouvé un air trabique.
Voyons, de quoi s'agit-il?
.
Devant ~eS
bons yeux dirigés droit dans.les mIens,
�PHYLLIS
33
il me vint tout à coup à l'idée que j'avais une chose
désagréable à lui dire.
- Avant-hier, commençai-je lentement, à cette
même place où nous sommes, quelqu'un vous a surpris en train de regarder un portraIt renfermé dan s
un médaillon ... voilà 1 Alors , vous comprenez, j'avais
peur. .. qu'on pui sse croire ... si vous aviez parlé de
mon portrait, que c'était. ..
- L e vôtre 'r Comment aurait-on pu imaginer une
chose a uss i invra isemblab le (
- Ah 1 fis-je vi\'ement, je sais bien que ce n'était
pas le mien, mais enfin, il ne fallait pas le donner à
supposer 1 D'ailleurs, deux: ou trois fois d éjà, d epuis
ce moment-là, j'ai pen sé ... j'ai senti que j'avais eu
tort de vous donner celte photo ... sans aucune autorisation. 'Qu'en pen sez-vous?
-:- Ma chère enlant, c'est une question bien difficile à résoudre par moi .. . Moi qui suis si heure uX"
d e !a posséder ! J e suis pour vous déjà un tri.:s vi eil
am!. .. un ami sincère, ct qu'es t-cc qui 'vou s prouve
que ce n'était pas justement voire portrait que l' on
m'a surpris à admirer?
Je Yis que 1\1. Carrington r éprimait un sourire, et
il me sembla qu'i l sc moquait de moi .
J e répliquai J'un ton fach é :
- Ah 1 quell e so tti se 1 Pour quelle raison m'auriet-you s mise dan s un médaillon quand vou s pou va
voir l'original tous le s jours? 1\1ai s vou s me racontez
cela pour vous moqu er de mui et voir si je vous
croirai 1 Eh bien ! non , monsieur, je ne suis pas une
vanite use, ni une coquette, et,.. el.., 1\1on Dieu 1
que je suis donc sotte de vous avuir parlé de tout
cela 1
- Pardonnez-mo i, Phyllis , dit-i l doucement, je
n'ai jamais cu l'intt:ntion de vous offenser ... Mais je
pense à la figure grotesque que je devais faire hier
quanJ j'ai Gté ain si surpri s .
'
'~ I?it~s-mo,
vou s n' ètes pas curieu se d'apprcndn:
qUI etaIt la pel' onn c du médaillon?
- Oh! je m'en doutc 1 fi~-j
e en hochant la tête.
Ce d oit être cctte petite !ille dont VOLIS me parlic7.
l'autrc jour, cette petite provinciale que vous aimer.
tant 1 I-,st-ce vrai Of
- Vuus êtes Ul1C petite sorcière 1 Eh bien 1 oui,
vous l'a\'ez devin': .
- Pui s-j e la \·"ir? demandai-jc d'un ton 5uppliant
lai ss<.: z-moi y jeter un petit coup d'œil?
'
- Vous sere7. déçue, je le crain s bien. Je V,HIS
avertI s que jc ne pourrais supporter un nHit d i;
raillerie au sujet dc ma beauté.
- Non, je ne ' s erai pas déçue, Vous a\ cl. ta l,t
C ;-H,
�34
PHYLLIS
voyagé et vu de jolies fef!1mes, vous devez. vous y
connaltre ... Je vous en pne ... montrez-la-mal?
_ Vous me promettez absolument de ne pas vous
moquer de la personne que je vais vous montrer?
- Mais non, je vous promets 1
Il enleva de sa chaine de montre un médaillon d'or
très sim rie; je me penchai curieusement al:l moment où 11 fit Jouer le ressort. Comment pouvalt-elk
être cette rivale de la pauvre Dora?
Et je restai saisie, pétrifiée, en reconnaissant les
traits de 1I1arian-Phyllis Vernon.
. . . . . . . . . .
. . . ..
Je relevai lentement la tête et regardai mon compagnon. Il avait pris un air grave; je dirai même
anxieux.
- Ainsi, fis-je à voix contenue, vous m'avez mise
dans un médaillon, moi aussi?
- Ne dites pas « aussi », Phyllis, vous n'avez pas
de rivale. Je ne possède aucun portrait de femme,
sauf le vôtre r
- Alors, ce n'était pas vrai cc que vous m'avez dlt
de cette jeune fille de village?
- C'était parfaitement vrai . Vous ne voulez dllllC
pas comprendre:? Cette petite fille, c'est vous? Et c'est
votre llnage que j'embrassais l'autre jour, ici m'::mc.
11 n'y a aucun visage au monde que j'aime autant que
le vôtre.
- Mais je ne vous ai pas donn': le droit Je l'embrasser 1 lui crai-je avec Il1dignation. Je ne vous ai
pas donné ma photo pour que vous la mettiez dans
lin médaillon et la traitie/. de cettl! façon... D'ailleurs ... je rétracte ce que je di:;ais tout à l'heure.
Vous n'y connaissez ril!n du tout... el personne ne
me trou\'e jolie.
- Sauf moi, cependant, dit-il très doucl!ment en
regardant le portrait e~ m/)n visage comme pour les
comparer ... L~
~hylJs
qui est i~,
ajoutu-t-il en
montrant le ml!dalllon, ll(: ~c (ache jamai s ... elle n'a
pas l'air de trouver li u~
je sois un paresseux, un
méchant, un égolste ...
Impressionnée par ses reproches, Je regardai,
comme lui, ['innocente cau~e
ùe lout cc troubJe.
_ C'e st vrai, dis-je apri:s un moment, je suis tr',s
à mun avanlage sur celle phot~rail!
. .Je suis
même à peu pr\:s ... passable. Cela doit venir de.cl:
cadre en ur.
_ Souvenez-vous de votre promesse, dit M. Carriugton d'un ton impassible; ne pas prononcer Il 1
mo't de critique.
_ Ah 1 vous m'avez tendu un pi0ge, li b-je en SOtlrilnl malgré mol.
�PHYLLIS
35
Appuyée contre le tronc d'un vieux chêne et les
mains croisées devant moi , je réfléchissais à tous
ces événements quand je m'aperçus que mon compagnon me considérait fixement. Mon chapeau gisait
sur le sol et la brise éparpillait sur mo n front mes
boucles folles .. . Je lus dans le regard posé sur moi
si profondéme nt une expression nouvelle que je ne
connaissais pas et qui fit battre mon cœur d'une
crainte irraisonnée.
- Phyllis, m urmura-t-il enfin , voulez-vous m'épouser?
Un long silence suivit. J'étais si stupéfaite que je
m'attendàis à voir le ciel me tomber sur la tête.
U ne demande en mariage 1 à moi?
Avais-je bien entendu ? ...
Et si tout cela était réel, que deviendrait Dora?
Il répéta , un peu déconcerté par l'expression
en'rayée de mon regard :
- Phyllis, chère enfa nt, dites q ue vous voulez
bien m'accepter pour mari?
Il ]?rit mes deux mains glacées entre les siennes.
J'é talS t rop frappée de stupeur pour pouvoir articuler un mot.
- Pourquoi ne me répondez-vous pas? insistat-il. Sûremen t, depuis des semaines, vous avez dû
cOl1p~endr
que le finirais par vous poser cette
questLOn. Quand même j'eusse attendu des années,
il m'eût été impossible de vous aimer plus tendrement qu'aujourd'hui. 0 Phyllis, dites que vous vouIez bIen devenir ma femme?
Je finis par balbutie r:
- Je ne puis vraiment vous r~ponde
comme cela.
Jamais l'idée ne m'était venue que vous faisiez attention à moi. J 'avais toujours pensé ... nous croyions
tous ... que vous .. .
- Eh bien?
- Que vous prMéri':!z une autre que moi. lIhis
jamais, à personne, l'idée n'aurait pu venir que
c'était moi que vous aimiez.
- Qui donc a10rs? Votre sœur?
- Oui, Dora . Para ct maman en étaient convaincu , et moi aussi.
- Quelle erreur absurde 1 Mille Dora ne Yaudraient pas une Phyllis. J e vous ai aimée, depuis
ce jour Où. je VOl!S. ai' rencontrée dans le bois , dans
une sItuatIOn cnt lquc, vous souvenez-vous?
- Oui ...
Je ne pus m'empêcher de rougir furieusement.
- C'est ce jour-là que mon grand amour m'est
venu, et j'ai essayé de garder mon secret jusqu'à ce
que ct!la me fût devenu impossible.
�PHYLLIS
« Mais vous vous taisez, Phyllis. Pourquoi? Je
veux oublier ce que vous m'avez dit tout à l'heure.
« Je n'accepte pas de refus. Ma chérie, mon
aimée, sûrement vous devez m'aimer un peu?
Les yeux baissés et les joùes en feu, je répondis:
- Non, je ne vous aime pas ... pas comme cela.
- Comment l'entendez-vous?
- Je veux dire : pas comme il faudrait pour
aimer mon mari.
Un silence tomba s,:!r ces c~uels
paroles.
La main qui pressait la mIenne relâcha un peu
son étreinte, mais me retint cependant.
Relevant furtivement mon regard vers ce bon
visage que je connaissais si bien, je fus frappée de
son changement.
Immobile, pâle, ses lèvres tremblaient sous sa
moustache blonde. Un grand chagrin as~ombrit
ses yeux.
Sachant que j'étais la cause unique d'un pareil
.:hangement, un remords aigu me traversa le cœur.
Je serrai ses mains de toutes mes forces et me
hâtai de conti nuer:
- Mais j'ai beaucoup d'amitié pour vous ... beaucoup l
• A part Roland et Billy je vous préfère à tOllS
ceux que j'ai connus.
.
Ces pauvres protestations n'étaient gUt!re encourageantes, pourtant elles ramenèrent le sang à ses
joues, et la vie dans ses ye~.lX
- Est-ce bien, bien vrai? Vous ne me préférez
personne? demanda-t-il ardemment.
- Oh non 1 j'en suis sûre. Seulement, à rart
~1.
Brown le docteur, M. Johnston le notaire et
Bn.:wster notre jardinier, je ne connais au'cun
homme. Je ne compte pas non plus notre curé ni
,vI. lIastings qui n'est. pas un aigle.
'
Je souris à ce dernIer et ce sourire agit plus que
je n'aurais cru.
- Alors, s'écria-t-il, l'espoir lui revenant tout il
coup, vous m'épouserez, Phyllis. Si , comme vous me
le dItes, vous avez de l'affection pour moi, je gagnerai votre amour quand vous serez mienne.
" Phyllis, continua-t-il sur un ton qui devait être
de la passion, dites que vous croyez â mon amour?
1)11! mon trésor, .m.a chéri.e, comme je vous ai
désirée 1 Comme J'al sou halté ce moment qui me
rapproche de vous 1 Comme j'ai détestG ks jours qui
nous séparaient 1
Tl avait l'air si pressant, que je me s('!1tais presque
entralnée par la force tle son amour... Mais I.c
visage de Dura surgissant dans mon souven1l·
�PHYLLIS
37
arr:ta les paroles sur mes ll:\'re et me fit reculer.
PhyllIS .. . .1 Te voule"'-I"ous ras me consoler?
reprit-il d'un ton suppliant.
Que lui dire?
.Je commençais à trotl\'er la situation waiment difficile et j'aurais bien voulu m'en alJer.
- Je cruis que je ne veux pas me marier encore,
dis-je en hésitant, car je craignais Jt: le blesser.
«' A la maison, tout le monde me traite en <;;nfant
et... vous êtes bien plus âgé que moi . . .
..
Voyant son regard changer encore, J'ajouta! VIYement :
- Je ne veux pas dire que vous soyez vieux, vous
êtes el/core un homme trl:s ... tre:s bien ... Mais enfin,
pour moi, une gamine ... vous me faites l'effet d'un ...
d'un grand frère, un vieil ami ... qui me ferait un
peu peur si je devais toujours vivre avec lui .
- Au contraire, Phyllis, je vous gâterais tan!. ..
- Oh! on dit cela! Et puis, un jour, vous vous
apercevriez que je ne sais ni causer avec vous, ni
vous faire honneur dans le monde. Et \"( us regretteriez de n'avoir pas épou é une femme plus r,tÎsonnable ou plus posée que moi.
Je m'arrêtai, fort étonn0c de ma propre Gloq uence.
11 ne m'était jamais arrivé tle prononcer un discours aussi rGf1'::chi, aU!:isi :,ensG.
- PhylJis, l1e parlez pas ainsi, el tâchez de me
donner une autre réponse; je n<.: vous laisserai pas
partir ~ans
cela, insista l'IL Carrinqton avec; forct.!.
Quand je pense à tout k bonheul:' dont je pourrai
vous combler, si vous voulez seulement me II:! p<.:rmettre! Vous n'aurez pas un JJsir qui nt.! soit satis·
fait. Vous n'gnerez à Strangclllore ai nsi qU'Ul1\:
bl:!lle l'ci ne dans ses Etats.
Tout en parlant, il regardait sur mon visage l'effet
produit par SLS paroles.
- l/a~tre
jour, conti~ua-l,
je m'en souviens,
vous dltileZ que vous seJïC7. lleur<.:us<.: d<.: vovu"er il
l'étranger. Je vous I;l1llHl'nerai et nous irë)~
du
N n,nl au Sud. et de l'O~c
s t à l'Est aus~i
lOl1 h temps
'lu Il vous plaJl·a. Je crOIS que cela \OUS enchantl:rait, Phyllis, Il<.: dites pas I1U11 ?
Comment dire le contrair<.:? Oui, sans duut<.:, tout
cela me comblerait de bonheur: pllsséderul1 si beau
chateau rempli de mcrveill<.:s, f"airl:! tous 111<':5 caprices,
\,(,yagcr avec un train d..: prin.:..:;,st.: ...
Je fermai les yt.:ux, '::bluuit.!.
Mon Dicu, comme la f<.:mme est faible 1
.1<.: mc sentis prêt<.: ù c.:Gtler.
Si je refusais tI,::unitivell1<.:nt d'épouser IH. Carrinhlun, ccla le rapprocherait-il lit: ])')!"a'r
�PHYLLIS
Non au contraire! D'ailleurs, je comprenais d'mstin.:t qu'elle n'Gtait pas la femme qui lui convenait. ..
et cependant, j'hésitais encore.
- Me permettriez-vC!us de re~voi
tr~s
. s.ou~·eIt
Billy, maman ct ... aussI Dora? lU! demandaI-Je tImIdement.
Aussitôt, un éclair de joie passa dans ses yeux.
- Ne vous ai-je pas dit que vous seriez ma reine
à Strangemore et que \'os désirs y seraient ma douce
loi?
Il profita du p~ti
sourire qui fut ma réronse pour
me baiser la mam avec ardeur.
Mais, soudain, une affreuse pensée me traversa
l'esprit.
Un in stinct secret m'avertissait de m'arrêter et de
réfléchir avant de me donner irrémédiablement à un
homme pour lequel je n'éprouvais pas d'amour. Et
si, plus tard ...
Mais il fallait que je m'exprimasse à haute voix.
- Supposons, lui dis-je tout à coup, que, plus
tard, quand je \'ous aura.is épous.é, il m'arri'.'e dl!
rencontrer un homme qUI me plaIse, et que Je me
mette à l'aàmer u pour de bon ». Alors, q u'arrivera-t-il ?
Il frémit et son \'isage devint effrayant, il semblait
défier son i l1visible rival.
- Qui donc vous a mis en tête une si horribk
idée? murmura-t-il. Quelle pensée diabolique 1 Mais
je défie pareille catastrophe. - Il sourit cl haussa les
~paules
comme un homme sûr de lui. - Quand vous
serez mienne, quand vous m'appartiendrez tout à
rait, je vous défendrai contre le monde enlier 1 Oh 1
Phyllis, petite enfant chérie, dites, dites que vous
voulez ? ..
Il~ertain,
tr~ublée
par sa propre émptl0n, je
sentis que J allats f0!ldre en larmes, et ma lête s'appuya sur sa forte pol!nne. 11 baisa douct.:ment ct tendrement mes yeux.
.
- I1:h bien, chérie, dites-le, maintenant ce « OUI»
que j'attends?
'
Tri:s bas, tr~s
bas, je le lui dis enfin ...
Sa l'010nt6 a~dent
l'c?,!portait. Il me semblait qlJC
ce baIser venaIt de décIder de mon sort en m'cnlt!vant le pouvoir de dire non.
- Maintenant, re[;ardez-moi, fit Mar!'; avcc un
accent (h.: tenuresse infinie. Il releva doucell1cnt 1111111
visage en pleurs que j'avais cacht.! f:iur son épau\..:.
- Ne Youlcz-volls pas me permettre de contcJ11l't ..!r
les yeux de ma f1anct.!e ?
Je leyai timidement vers lui mes yeux en':llrc
rouge~
et gon6~.
CeI'laincrncnt, je ne dCI'ais l'a~
�PHYLLIS
39
être en beauté, mais mon sin~uler
amoureux ne
parut pas être de cel avis , car' je lus sur ses traits
une exrression de triomphe et de ravissement.
- Hélas 1 soupirai-je pour le faire revenir sur la
t erre. Que dira-t-on à la maison? E t qui osera le
leu r dire?
- Ce sera moi, ul-il avec fermeté. Voulez-vous que
je vous accompagne à l'instant et que je parll:! à votre
pl:!re?
- Oh 1 non, non, fis-je, effrayée .
Je frissonnai rien qu'à l'idée de la scène qui s'ensuivrait.
- l\1aintenant, il est trop tard. Venez demain, vers
q ua tre he ures . J'aurai eu Je temps ùe m'y préparer,
et n ous en finirons. Monsieur. .. voudrez-vous dire à
mes parents que je ne me doutais pas ... mais pas du
tout, de .. . ce que vous alliez me demander aujol1rd'hui?
- De mon amour profond, voulez-vous dire? Eh
b ien 1 c'est entendu. Ce sera pour demain . Mais
laissez-moi, en att.:ndant, vous reconduire un peu
sur la ruute de peur que quelque lutin jaloux ne
m'enlève mon bonheur.
Ensemb le nous traversàmes le bois et gagnames
la rou te.
Et moi? Comment analyser mes sentiments?
Je n'étais ni contente ni fachée cie ce que j'a\'an; f~1it.
Je craignais surtout les conséquences qui Jevraient
su ivre la publication de nos fiançailles , si inattendues de ma famille.
Mon mariage était, à mes yeux, un événement
encore trè:s éloigné dan~
un bruffit:ux avenir et je nt.!
m'en in(lui.::tais gul:re.
l li~,
il faudra que nous fixions
- l'I'laln tenanl , Phy
Ll date, me dit-il tout à cou p, el que cc soit bio.:ntùt.
- Oh ! fis-je, trè:s décidée, nOLIs avons bien le
temps ! Je n'a l pas l'inlt:ntinn de me marier si tôt.
La physionomie de mon fiancé ~c rt:mbrunit.
- Quelles sont vos intentions, alors?
- Eh bien! mettons dans ... deux ou trois ans.
- Deux ou trois ans 1 s'écria-t-il, 1% yell)\ subitement assombris
- Pensez donc que je n'ai que dix-sept ails J
- Oui, et mo i vingt-neuf, cda fait compensation.
Voyons, voulel-vOlls que nous disions six mois?
- Non, non, non J m'écriai-je, plutôt que de me
soumettre à une tyrannio.: quelconque SUl" cc puint jo.:
prt::férerais aller me noyer 1
- Supposo.:z-vous, s'écria Mark, que je vous contra·
rierais en quoi que ce soit? Vous ne f..:rez jamais
Llue cc qui vous plaira. Mais Phyllis , ma ch.:ri .. ,
�PHYLLIS
j'espère que vous aurez un peu pitié de moi. Chaque
JOur passé loin de vous me sera une soufi'rance. Oh!
ma bien-aimée, vous ne comprenez pas encore a
quel point mon amour est profond et tendre 1
parlait avec tant de llamme que je sentis
.Il ~e
falbhr ma résolutIOn.
Voyant son avantage, il poursuivit:
- Phyllis, essayez dOllC de croire que mon insistance a rour but votre bonheur comme le mien. Un
jour viendra, j'en ai la certitude, où vous aurez
appris à m'aimer, vous aussi.
« Le don absolu qu'un homme fail ùe son cœur et
de sa vie doit mériter quelque retour, et je jure que
ce ne sera point ma faute SI chaque heure que vous
vivrez ne renferme pas. plus cle bonheur que la précédente. Parlez, Phyllis, et dites que vous serez il
n'foi dans ...
- Un an, fis-je précipitamment.
- Cette année ne passera jamais 1 s'écria Mark
d'un air désolé .
VIII
Juste au moment où l'horloge du vestibule frappait
ses quatre coups, M. Carrington, monté sur son
plus beau cheval, s'arrêtait devant la grille.
J'étais à ce moment, comme sœur Anne clans sa
tour, tout au haut de l'escalier, et, perchée sur une
chaise, passant ma tête par un œil-de-bœuf, en train
de surveiller les alentours depuis une heure, afin
d'épier son arrivée.
Je pus voir son visage de face; il avait l'air insolemment heureux 1 Je crois même qu'il sifflait 1
Quant à moi, j'éprouvais une sensation bizarre:
un grand vide dans la tête et, au bout des doigts,
des 'fourmillements, comme si mon sang s'arrêtait.
Je descendis en hale de ma position périlleuse et
courus à ma chambre, où je me barricadai.
J'avais bien trop peur pour pleurer 1 Mes oreilles
tintaient, mes yeux voyaient trouble. Assise au bord
d'une chaise, Je n'étalS qu'une petite chose à demi
morle.
En cet instant, • il» était dans l'anlre du li,)n-Ie
(abinct de papa - el 1110n sort, le 501'1 ùe la pauvre,
laide et désagréable Phyllis Vernon, se décidait.
Si papa allait refuser l1et ... a "CC de ces façons qui
vous glacent ct qui font qu'il n'y a plus il. y revcnir :- ...
S'Il allait ofTrir Dora à la place et si ... !'i ... rel'cnant à la raison, M. Carringtol1 allait accepter?
J'cn étais lù de mes réflexions baroqu..:s quanJ
�PHYLLIS
j'entendis le pas de 'mère qui traversait le couloir.
Elle frappa deux ou trois foi à la porte avant que
je trouvasse la force de me leyer.
Aussitôt entrée, elle m'examina en .silence pe«dant quelques instants, puis, d'un son de voix
attristé:
- Phyllis, me dit-elle, je savais que tu avais des
défauts; mais je ne t'aurais jamais crue fau:>se.
Ses yeux si bons contenaient un tel reproche que
j'en eus le cœur bris':.
- Oh 1 maman, m'écriai-je, ne me regardez pas
ainsi 1 Non, je ne suis pas fausse 1 Quand il m'a
demandé de l'épouser, j'ignorais ce qu'il pensait de
moi et j'étai~
encore bien plus étonnée que vous.
« Me croyez-vous, mère?
- Mais avant de te demander ta main, il a dû te
voir souvent, très souvent, en dehors d'ici, et tu n'en
as rien dit 1
- Je ne m'en cachais pas, m1.:re. Cela me paraissait si naturel. Billy et moi, vous savez, n(IUS allons
souvent courir dans les bois et, lui, il allait à la
~hase
... Et puis, il m'a parlé d'une façon bizarre le
à m ots couJour de la promenade en voiture, c'~tai
verts et j~ croyai~
encor~
qu'il s'agissait de Dora.
- Vraiment, dIt-elle, le trouve que 1\1. Carrington
s'est très mal conduit.
Je murmurai fébrilement:
- 1\1on Dieu, quelle méprise!
- Oui. Et des plus malheureuses 1 Qu'allons-nous
fa\re de Dora, maintenant? Elle prétend que tu le
lUI as enlevé de propos délibéré, et ton père est de
son ' avis.
Je m'écriai avec amertume:
- Oh 1 cela va sans dire 1 JI n'y a qu'une chose
dont j'aie à me blàmer, m1.:re, c'est de 11I1 avoir donné
ma photo quand il me l'a demandée, sans votre
autorisation.
- C'était donc elle qu'il embrassait auprès de la
ririère 1 Là, Phyllis, si tll ne veux pas qlle l'on t'ac~use
de duplicité, avoue au moins que tu as été très
Imprudente .
.r e baissai la tête.
- Cette impruden..:e te fait parallre bien plus coupable encore, lu le comprends? Réclleml.:nt, je \'ois
que ces fiançailles qui devraient être une cause
de joie ne sont qu'une source Je peines et d'ennuis 1
- Eh bien 1 je ne l'épouserai pas, voilà toutl Si je
lui disais demain que je le déteste, il renoncerait à
moi, je le crois. Si vous voulez, nou~
le lui écrirons
loul de suite; une lettre ira encore plus ,ile.
Maman se montra épouvantée par mon audacieuse
�PHYLLIS
proposition. S'il ne voulait pas de Dora et se trompait d'adresse, ce n'était pas u ne raison pour qu'elle
perdit son gendre.
.
- Tu es folle 1 Laissons les choses comme elles
sont. En somme, c'est un bon parti ct, méme si tu
lui rends sa liberté, Dora n'en sera pas plus avancée.
Mais, grand Dieu! combien je regrette que les
choses aient tourné de cette façon 1
A ce moment, je me sentis vraiment coupable ct
j'ér:latai en sanglots.
- Oh 1 maman - voyant qu'elle partait - vous
n'allez pas me laisser ainsi! Quand une jeune fille
e~t
fiancée, tout le monde est gentil avec elle et on
lui fait des compliments .
« Mais ici ... personne ne se soucie de moi 1Je n'entends que des paroles dures ou des soupçons encore
plus pénibles.
Les sanglots me suffoquaient et je me cachai le
visage entre les mains.
A 'j'instant, mère me prit dans ses bras et m'appuya
contre elle; elle- baisa mes cheveux, me câlina comme
elle le faisait quand j'étais enfant.
- Ma petite fille chérie 1 murmura-t-elle j ai-Je
Jamais été dure pour toi? Seulement... je viens
d'être si bouleversée par tout ce que j'ai entendu!
- Mais vous ne croyez plus que Je suis fausse,
maman?
- Non, plus maintenant !. .. ni, je crois, jamais.
Le chagrin de ma pauvre Dora m'avait navrl:c .
"Quoi qu'il en soit, j'ai pu voir que notre fiancé:
apprécie toutes les qualités de ma chi.:re petite fille,
"Il t'aim\.! beaucoup, Phyllis. Es-tu bien sùre que
tu lui rends son amour?
- Et vous, mi;re chérie, aimiez-vous beaucoJp
papa quand vnus l'avez épousé?
- Mais ... oui, ma mignonne.
Oh 1 est-cc rossible J Et j'ajoutai en soupirant:
« A ec compte-là, je suis contente de ne pas
aimer d'amour M. Carl'in~o.
•
- Phyllis! que Llis-tu iù, c'e~t
le premier devoir
d'une femme d'aimer son mari cl tu dois déjà Je
considérer comme tel.
- J'ai de: l'affection pour lui; cela vaut mieu ..
Ainsi je ne serai pas aveugle sur ses d~fauts
j ct j'espi.:lc qu'il s'en corrigera pour ll1oi.
- Ma pauvre enfant, essaie c1'aimer M. l\lark de
tout t<ln c<cur. Crois-moi, J'amour est le premier
bien de l'existence, c'est si facile de pardonner
quand on aime (
«Quand je pens\.! qtl , si jeune, tu vas nous quitter
pOUf aller courir le vaste monde 1. .. Vraiment, je me
�PHYLLIS
43
serais séparée plus facilement de Dora que de ma
sauvage Phyllisl
Maman me laissa toute réconfortée et retourna
avec un soupir aux difficultés qui l'attendaient en
bas .
Billy reçut l'ordre de rester confiné dan's sa salle
d'étude , parce qu'en apprenant la grande nouvelle,
il s'écria d'un air triomphant:
- Ah 1 je l'avais bien dit que ce n'était pas Don?
qu'il aimait!
Roland avait aussitôt pris mon parti . Il monta
jusqu'à ma chambre pour me féliciter.
- Cette petite finaude, cette sorcière de Phyl, ditil, comme elle sait s'y prendre! Dora était trop languissante pour un type comme Carrington. Enfin,
nous aurons toujours une noce, et j'es pere bien être
garçon d'honneur.
- Non, ce sera Billy, répondis-je.
- L'un n'empêche pas l'autre . Il éclata de rire.
Ah 1 si tu voyais la tête de Dora 1 Elle était si sûre
de l'épouser 1 Elle reconstruisait ou bouleversait
StranBemore 1... Elle faisait de Carrington ce qU'elle
\'oulalt. Ah! ah! ah 1
Je l'entendis rire, quand il partit, tout le long de
l'escalier.
Lorsque, le soir, à table, je me retrouvai en face
de mon père, il avait son air glacial que je connais
si bien, mais il ne me dit rien. Je sentIs qu'aux yeux
de la famille la terrible Phyllis, le fléau de la matson,
a\'ait gagnç en dignité et considération .
Dora n'assistait pas au diner; mère nous dit
li u'eile avait la migraine; cependant, apri::s le repas,
elle entra au salon où toute la famille était assemblée.
Elle avait les yeux rouges, vraiment, et ses joues
délicates étaient privées cie leur habituelle teinte
rosée. Le désespoir le plus profond se lisait dans
son attitude abandonnée.
Papa se leva ostensiblement et poussa un fauteuil
pour die au coin du feu, car les suirées d'o.;tobre
commencent à être fralches.
Maman lui versa un petit verre de cassis et le lui
porta elle-même. Et Billy, en ~igne
de trl;\'C mnmentanée, lui avança un tabourct sous les pieds.
Pour moi, je restai as~ie
à part, gelant aur~s
de
la fenC:tre sans oser m'approcher; je me faisais
l'eO'et d'une paria, Je ne vis pas Roland qui s'appro.;hait de moi sournoisement. Il me dit:
- Hum! hum 1 avec un clin d'œil ct un sourire
Ji1alicicux du cOté de Dora, puis il me pinça le bras,
.;e qui me nt fit pousser un oh! Je surprise.
�44
PHYLLIS
Cheekie, mon petit fox-terrier, accompagna mon
cri d'aboiements bruyants et sympathiques, tandis
que Roland s'esquivait en pourTant de rire.
Papa prit sa voix la plus réfrigérante:
- Je sais bien que je perdrais mon temps en faisant appel à vos bons sentiments, Phyllis, car vous
n'en avez aucun . Mais, quoique vous soyez dépourvue de toute espèce de délicatesse, vous devriez
comprendre que le moment est mal choisi pour vous
laisser aller à une gaîté indécente. Vous ne voyez
pas que votre sœur est souffrante? Votre manque de
cœur est révoltant 1 Sortez 1
Je n'attendis pas longtemps pour profiter de la
permission et gagnai la porte avec un soupir de soulagemenL.
IX
Bien qu'il ne l'eût donné qu'à contre-cœur, nos
fiançailles ayant reçu l'assentiment de mon père.
:'11. Carriogton prend l'habitude de yeoir chaque
apr~smid
à la maison où il est gracieusement accueilli par tous, Dora exceptée.
Non pas qu'elle lui témoi~ne
une aversion oLiverte .
Si elle se trouve au salon au moment Ol! il Y entre,
elle est aussi polie qu'avec n'importe quel visiteur,
mais elle profite de la prLmière occasion venue pour
disparaitre et ne revient plus de la soirée.
Nos rapports avec Mark deviennent plus intimes
à mesure que le temps s'écoule ... Pourtant, je n'ai
pas le rayonnement de bonheur des très heur~s
fiancées.
Parfois, un doute a/Treux me traverse l'esprit.
C'est que je vais peut-être faire un mariage d'art'ent.
Oui, je me réjOUIS en y pensant â l'avance de tr)ut
~e
que je pourrai faire pour ceux que j'aime: maman,
Billy, Roland ... même Dora <je lui dois bil;n de ne
pas l'oublier) .
.J'essaie souvent de me répéter que j'adore mon
fiancé, qu'il est beau, qu'il est bon, distingué, Cilarmant, et puis mes pensét.!s prennent un autre chemin et jl; rêve maintenant au magnifique château
dans lequel je vivrai désormais, où je serai rei ne, éi
la longue robe de velours bleu avec laq Llellc je
balaierai lcs allées de Strangemore ...
En attendant, je continue mes petits services de
(:codrillon. Qui donc, quand je n'y serai plus, aidera
Maria, Kelty ct maman? Pi:re est si difficile 1 l<:'t
Dora n'a pas J'habitude ...
Je ne puis m'cp~her
d'être fière de la superbe
�PHYLLIS
45
de fian~les
que Mark m'a donnée, elle
brille et jette mille feux quand j~ la fais miroiter au
soleil.
Je possède aussi un beau médaillon orné de brillants sur lequel !;ont tracées les initiales P. M. V. Il
contient une miniature très joliment faite de mon
fiancé.
- Je crains, me dit-il en riant au moment où il me
l'ofirit, que vous fil. teniez davantage au médaillon
qu'au portrait.
- Mais si, protestai-je, je tiens beaucoup aussi
au portrait, bien qu'à la vérité il m'arrive plus souvent de contempler l'extérieur que l'intérieur.
C'est ainsi que, peu à peu, je me trouve comblée
de cadeaux pour la plupart extrêmement coûteux et,
comme chez nous les belles choses et les bijoux unt
toujou rs été fort rare s, je sens croltre autour de moi
la considération qui s'attache à ma nouvel~
situatiun
SOCiale.
Le temps s'écoule cependant.
NoC;1 est passé et le printemps montre déjà des
signes précurseurs. Les primevères à cœur d'or
étoilent l'herbe nouvelle; elles sont entourc..:cs de
myriades de sœurs: les violettes bleues ct poufJ~res,
les pâquerettes candides et les jaunes crocus.
- C'est le dernier pri ntemps . que je passe à
Summerleas, dis-je l'autre jour à Bill)', en me promenant avec lui dans notre jardin. J'étaiS dans un accès
d'humeur mélancoi~ue.
- Oui, me répondit-il, l'année prochaine, à pareille
épo.que, tu tienùras cour plénii:re à Slrangemorc. Tu
devlendras vite une femme à la mod e; cl tu bouleverseras le comté de fonu en comble .
auj0urd'hui ? N'es-tu
• Pourquui as-tu l'air tri~e
pas contente?
- Non, pas tout à fait. Je suis inquiZ!te. Tout sera
là-bas si nouveau, ~i grand, si étranger! Et !:rurtoul,
tu n'y seras pas!
.
1/. Oh! Billy ajoutai-je en jetant mes bras autour de
~on
cou, c'est C~ que je trOUI'c de plus affreux 1 Je
t'aime trop pour te quitter.
- Et moi je t'aime aussi rudement, fit-il en m'embrassant avec brusquerie. 1\la toilette en fut un pcu
d6rangée. J'avais fait toilette, attendant la 1 isile de
1\\.lrl - mais cela n'a pas d'imrortancc, ni pour
llilly ni pour moi.
- Quelle urùle d'idée, n';l'rit mon frère en s'élcndant tout ùe son long sur l'herbe. Nous étions
arrivés sur ~1
pc.ti.t tcrlre situé .au fond du jar lin
ÙOl1t nous aVions laIt notre cndroll favori.
de le marier! Si c'était
- ... Qu elle drùlt.; ùï I~e
ba~ue
�PHYLLIS
Dora, je m'en réjouirais et cela paralt ra it tout naturel,
mais toi, toi!
«Tu avais bien.besoin de t'am ourach er de ce !jarçnl1 !
- Mais c'est lui qui s'est amouraché de moi!
Jamais je n 'au rais imaginé une chose parei lle!
« Enfin, inutil e de d isc ut er ce su je t-là puisque c'es t
une chose entendue . Mais ne te p lains pas ; tu
verras, Bi lly, ce que je ferai pour toi q ua nd je serai
mariée .
- Ah ! quoi donc? fi t-il avec un vif inturèt.
- Nous en avons déjà parlé ensemble, Mark et
moi. Il te trouve in telligent .. .
- Il pourra it bien ne pas se tromper, in terrompit
mon cher frère sans fausse m odestie.
- Laisse-mo i fin ir. E t il a j'intent ion de t'envoyer
à Eton pour fini r tes ét udes . Hein? Que penses-tu
de cela?
- Oh! chic, s'écria Billy . ..
- Et ce n'est pas tout . Quand tu viendras en
vi:iite à St rangemore , il y aura un fusi l et un chien
pour toi, je le lui ai demandé.
- Pas possible !
- Si , à la condition que tu apprennes à tirer et
que tu ne t ues personne .
- Je tire admirablement à la cible, dit mon jeune
tr<: rc avec une superbe assurance. Mais tu m'en di s
trop. Je ne crois plus aux contes de rées .
- Eh bien! tu verras 1 Quant à Roland il aura de:
l'argent tant qu'il voudra pour payer ses clelle s, il
n'aura p lus besoin d'avoir peur de papa .. .
- Et ù Dora, que lui donneras-tu? Ta bénédiction-:
- Non . Des robes nelll'es tant qu'e lle en voudra.
« Pour maman'J'e lu i achi.:terai une écharpe de dentelle, un lorgnon 'écaille ct un de ces beaux: fautcuih
à ba:cule comme il y en a à Carslon. Je l..:s regard..:
chaque fois que je passe dans la qrand'ruc. Elle sera
si bien, là, pour travaille r .
« Oh! Billy, que cc s era b"n d'étre riche, et de n..:
plus tm\ailler à la cuisine, de ne plus être gronJ<;)c
par papa, dû me payer toutes mcs fan taisies !
« Oh ! je crois que je me résignerais à ép<luscr
laid qu'un s in~e!
M. Carrington même s'i l était aus~i
Dans un vif transport d'enthou siasme, je salÎtai
sur mes pied s et je restai horrifiée, car à d eux mi;(r.:.;
Ù l'cine du petit tertre se tenait :\1. Carringt'lll
aJI
:;s ~ à Uil arbre .
.Je lus sur son visage une expre:!sion bizarre qui
me donna à penser qu'i l a\'ait tout entendu.
On ne peut pourtan t pas l'accuser de nous uvuir
épiés, car si nous avions seulement pris la peinc J.:
rc!l!\"o.!l' la ti:t..: , nos yeux auraient rCnt)jl~
ks icn s.
�PHYLLIS
Jè restai devant lui ~ans
voix et sans muuvement.
BiJJy, toujours aJJongé sur le gazon, regardait
autour de lui pour découvrir la cause de mon
mutisme, il finit par l'apercevoir; aussitôt, sautant
sur ses pieds, il se sauva. honteusement, me laissant
seule en face de l'ennemI.
M. Carrington s'avança doucement.
- Oui, me elit-il d'un ton calme, quoique ses
yeux fussent briJlants de colère, oui, Phyllis, j'ai
tout entendu.
Je ne répliquai rien, étant bien incapable de proférer un son.
.
- Ainsi, continua-t-il avec amertume, vous ne
~'t.!rousez
que pour mon argent 1 Ainsi, au bout cie
SIX mois, je n'ai pas réussi davantage à toucher votre
cœur 1 Alors qu'il est plein d'une prévoyante tendresse pour chacun des vôtres, il n'y a aucun sentiment d'affection pour celui à qui vous avez engagé
votre foi 1
- Eh bien 1 renoncez à moi, si vous me jugez
ainsi, lui dis-je avec un sentiment de défi. Je vous
renclrai votre parole.
- Non, jl:: ne renoncerai . pas à vous. Je vous
é~0!Js.erai
'!lalgl:é votre indifférence, j'y suis plus
declde que JamaI s .
- Si c'est pour me rendre horriblement malheureu s e ...
. - Vous, malheureuse, par moi? Ah 1 Phyllis, ditIl d'un ton douloureux qUI m'émut de pitié, vous ne
p.uu vez dune pas comprendre à quel point je vous
aIme 1
. Je sentis que j'allais me mettre à pleurer, mais je
fiS un effurt pour retenir mes larmes et demeurai
tète bai~sé(;
ll<.:vant lui.
- Ph yl1is, dites-moi bien sincèrement si vous
désirez m'épouser? me demunua-t-il bru~qcment.
11 ne !;erait pas trop tard pour vous raviser; l't:pon•
liez-moi uvec franchi s e.
Je lui r0pondis très duucement:
- Oui, je le d0 sire . .Tc serai plus heureuse avec
\OU5 qui êtes si bon pour moi, si inJulgent, que je
Ile le serais alec n'importe qui. Mais il \'a sans dire
ljU0, si c'est vous qui n'y tenez plus ...
Mark prit ma main.
- P()Ur gagner votre cœur, Phyllis, je donnerais
avec joie tout ce que je possède. Peut-être, fit-il
avec un trisle sourire, avec le temps, un jour vienlira-t-il, où "Ous me jugerez digne d'ètre placé dans
vos affections au même rang que Billy, Roland et
les autres r
Je Ile pus encore reten il' mes sanglots, de contrl-
�PHYLLIS
tion cette fois, et je fouillai dans ma poche pour
prenJre mon mouchoir.
Inutile de dire qu'il n'y était pas, ce que voyant,
mon liancé sortit le sien et essuya lui-même mes
larmes amères.
- Pourquoi ne me détestez-vous pas? m'écriai-je
au milieu de mon désespoir. Monsieur Carrington,
oubliez ce que vous ayez entendu et pardonnez-moi.
- Comment pourrai-je vous pardonner si vous
m'appelez monsieur Carrington ?
- l\lark, alors, mon cher Mark, pardonnez-moi,
implorai-je en frottant ma joue humide contre le
drap de son habit de cheval.
«Je vous jure que je ne pensais pas à ce que je
disais, car SI VOUS ressembliez seulement à M. lIastings, seriez-vous cousu d'or ... je ne vous épouserais
pas. Dites, Mark, vous me pardonnez?
- Oui, ma chère petite tille. Seulement, je trou l'e
que vous me devez une réparation pour le chagrin
que vous m'avez fait.
- Oui, peut.être ... Eh bien 1 quelle pénitence
allez-vous m'inOiger?
- C'est que vous m'embrassie7. la premit:re. Je
ne crois pa~,
Phyllis, que vous m'ayez Jamais donné
un baiser que je n'aie été obligé de menJier.
Je réf.1liquai de grand cœur:
- 01! oui, tout de suite.
Et je me jetai dans ses bras.
Si J'avais été une coquette accomplie, ménageant
ses ellets, je n'aurais pas obtenu, par mes artiflces,
de SLlCCl:.:; plus complet Cl Lie n'en eut cet innocent
baiser.
Il sourit d'un air ravi, mais, me retenant, et d'un
air très s':rÎt:ux, il ajuuta :
- Ceci ne sera pas tout comme ·pénitence .
venu dans l'lntc::ntion de vous demander
.l'~tais
d'abréger mon supplice.
« Et Ci.!tle petite scène me prouve que je n'avais pa,>
tort. Si réellement vou n'avez pas de répugnance à
m'épuus,,]". ..
- Mais non, vous pas plus qu'un autre, je vous
a::;sure!
13un! je l'avais encore blcssG, je m'en aperçus il
l'air chagrin qui assombrit ses traits.
Passant mes bras autour de son cou, je murmurai:
- Ne soyez pas trop malheureux ... Quelque
chose me dit que je finirai par vous aimer; mai~
il
faut être très patient avee moi. Je vous jure qllJ
j'aime mieux vous suivre rlut6t que de rester à la
maison ... !'urtout apri::. ce qui s'est passé ee matin.
- Qu\:st·il donc aITil'~?
�PHYLLIS
49
Hier, papa a reçu une lettre de ses sœurs ... ma
tante Pricilla demandait que Dora viot passer un
mois auprès d'elle.
- Oui. Eh bien?
- Dora répondit que cela l'ennuyait et q1!e je de~ais
y aller à sa place ... et naturellement papa fut aussItôt
de son avis .. . et alors, l\lark, je me suis rebif1êe .
- Comment dites-vous, chérie?
- Rebiffée, révoltée:. Papa est entré dans une
violente col{;re et ... il m'a tiré l'oreille.
Je fis cette dernière confidence à voix basse, mon
front enfoui sur son épaule .
Mark caressa doucement mon oreille.
- C ette petite oreille, si jolie, si rose, si petite?
La l'cr! oh 1
. - Mais, fis-je en relevant la tête d'un air décidé,
le n'irai pas à Quamsly, cet horrible pays où l'on
ne voit personne sauf mes tantes 1 Je ne me laisserai pas devenir une victime 1
- Non, certainement. Je ne le permettrai pas
non plus 1
- Si YOUS connaissiez ces vilaines vieilles filles,
vous comprendriez l'horreur qu'elles m'inspirent. Cc
sont les sœurs de papa; tante Martha a des verrues
et ~ante
Pri~la
des yeux qui louchent et le menton
p011ltu .. . p01l1tu 1 comme son caractère.
« J'aimerai s mieux mourir que d'y aller 1 Oui. Je
préfi.: re encore YOU ,. épouser tout de suite!
Je ne compris la portée de ma sottise qu'en
voyant mon fiancé paIir et reculer.
- Phyllis, me dIt-il à demi-voix, il est bien triste
pour moi que la pensée de notre mariage vous
déplaise aut8.nt.
- Non, non, ne croyez pas cela 1 m'écriai-je
toute repentante. Pensez combIen j'ai été énervée
depuis hier soir ... Il me tardait de vous voir pour
tout vous raconter ... Je pensais bien que vous seriez
mon refuge.
- Vou's êtes mon enfant chérie, dit-il en care sant les boucl es folles de mon front, mon bien le
plus précieux. Je Ile veux pas qu'on vous maltraite.
Phyllis, voulez-Y.CJus fixer notre mariage à deux mois?
Deux mois seu1cmenll
Je tressaillis.
Il ajouta:
- Nous serons au mois de septembre et vous
aurez dix-huit ans. Si vous voulez, ce sera le jour
anniver:;aire de celui ou je vous découvris perchée
dans le noisetier?
Cette idée me sourit et, sans dire ni oui ni non,
jL: lui répondis:
�PIELLIS
Allez p arler à pap a .
Venez-y avcc moi, Ph yllis , j'aurai plus de
courage .
La ma in dans la main, n ous nous dirigcâmes vc r ,;
l'antre du dragon .
. . . . . . . . . .
. . . ..
Ce fut donc, ainsi que nOU5 la~ ' jons
décidé, au
jour anniversaire cie la cueillette des noisette5
qu'eut lieu notre mariage.
J'écris ceci au soir de la cérémonie, au moment
de quitter la maison paternelle.
l\le voici devenue réellement P hylli s Carrington,
laissant la P hyllis Vernon des an cie ns jours fUll' t:t
disparaitre pour toujours dans les ombres
u
passé.
Tous les événements de ces dernières semainc~
me [ont l'efTet d'un tourbillon dans lequel j'ai
peJOc à mc reconnaltre.
P our commence" m,è re m'emmena à Londres où
elle me remit entre les mains d'une couturiLre célè'bre, grande femme aux yeux perçants, qui me
gronda, m'étira, me serra, me tapota ct enfin me
mesùra à tel point que j'en oubliai ma propre idenlité pour ne plus vOir en moi qu'un nombre incalculable de cenlimi,; lres et de mètres!
Cendrillon sc transformait, elle allait Jevenir
princesse.
Transportée de joie, j'essayai s uccessivement
toutes mes robes neuves devant le grand miroir de
maman.
l\la robe de mariée, satin b lanc ct dentelles d e
Bruges, est, selon le cliché habituel, U1)C Olerl'eilh:
de grâce et de légi: reté.
Roland a été garç on J'honn e ur aVl!C Jenn y Ila-tings, tout en rose, et je puis affirmer qu'il n'a pa 'i
trouvé la journée longue .
l\[on Billy m'apporta, avec des larmes plein le s
yeux , un ravissant lapin blanc qu'il soignait avec
amour depuis six mois, en vue de notre séparat ion .
- Il partira aussi pour Strung.:Jnol'c, m \! dit-il, la
\'üix chevrotante, bien qu'il ne \oulùt avoir l'air de
r ien. En le rCtiardanl t ous les jours, lu pensera ;
à moi .
.Je me jetai tians les bras de mon frère chl!ri, au
le lapin pressé entre nous ct, penri sque d'ùtouf~r
dant quelques minutes, nous pleuràm es tous Il' ~
deux san5 rien dire.
Dora accepta assel froidemûl1t, comlne une 1 ~J'
~one
qui ne lient plus à rien, d''::tr..: mu pJ'c.Oli ' re
dcmoi:;elle d'honneur.
Les aulr~
étaient : les deux mis ses JTastin '~, lu
�PHYLLIS
sœur de M. de Vere et des cousines de Mark.
Un grand ami de mon mari, sir FrancIs Garlyle,
agissait comme grand maître des cérémonies.
A l'aurore de cette mémorable journée, je me
kvai et fis seule la plus grande partie de ma toilette.
A. huit heures, Ketty frappa à ma porte. Elle me
remit up lourd paquet cacheté sur lequel je lu:; ces
mots, écrits par mon fiancé:« Avec ma profonde
tendresse ».
Je l'ouvris.
C'étaient tous les diamants des Carin~to
remon.t~s
à neuf et mis à ma mesure: colliers,
bagues, bracelets et diadème, plus beaux et brillants
que jamais.
Enfin, nous parti mes pour l'église, moi parée
cumme une chàsse, tout mon cortège derrière moi,
et, en ce jour de septembre plein de soleil resplendissant de fleurs, de chants d'uis<!aux, al'ec les
claires toilettes passant au milieu des haies fleuries,
l'on cùt dit vraiment le cortège d'une reine.
Une heure plus tard, les paroles définitives étaient
prononcées et l'anneau emblématique brillait à mon
doigt.
p.u~
la d~rnièe
fois, je signai: Phyllis Vernon.
Sir l' rancIs Garlyle venant au-devant de moi, dans
la ~acriste,
baisa ma main et, en attachant il mon
pOignet .un bracelet serti cie brillants, il me dit:
- Daignez accepter mes hommages et tous mes
vœux de bonheur, mi stress Carrington.
Je tressailli en entendant résonner à mes oreilles
mon nouveau titre. Dans mon trouble, je pus il peine
le remercier.
Mariée, moi, Phyllis, qui hier encore jouais il la
pU\Jpéel
Me voici devenue une dame, j'irai habiter le beau
chateau ... Mes robes de velours et de soie tralneroht
dans les alléès du parc 1
IIlais, cp sortant de l'église, appuyée au bras de
ll1'!11 man .pale de bonheur et d'~motin,
je ne pou\'aI5 le croIre encore.
El, lorsque, avec lui seul, je montai en voiture, j<! .
nc pus m'empC:cl1er de lui demander:
- Est-il possible, Mark, que nou~
suyons mariés?
11 me dit al'ec son tendre sourire:
- Mais oui, je le crois. Et passant son hras autour de ma taille, il m'embrassa doucement.
(\ Maintenant, chère aimée, murmura-t-il nou,;
allons êtn: heu J'eux, la l"Îe enti/;re 1
'
Déjeunl.!l', toasts, discours, tout cela passa Jeva:lt
me~
yeux comme en un rève.
Le~
invités nous ont quittés, mon mari e~t
en has
�PHYLLIS
qui m'attend en compagnie des membres les plus
proches de la famille, et je griffonne ces lignes sur
mon petit cahier, en toilette de mariée, attendant
que Kettyvienne m'aider à passer ma robe de voyage.
Ce sont les dernières de ma vie de jeune fille, le~
dernières aussi du petit cahier. J'ai pris goût à sa
société. Ainsi que l'espérait mère, il m'a aidée à
réfléchir, il m'a appris à raisonner, mais son temps
est fini.
Tout à l'heure, Phyllis Cal'ringlon quittera sa
maison, ses amis, les lieux qui ont vu son enfance.
pour s'en aller vers l'inconnu .
Adieu, cher petit cahier 1
/
�PHYLLIS
53
DEUXIÈJY.[E PARTIE
1
Paris. Novembre
19'"
Je croyais bien, il: Sumerl~as,
~voir
dit adiey
pour touJours à mon Journal, m'Imaglfiant que la vie
d'une femme était trop remplie pour qu'elle se
permlt une telle occupation. Manée depuis deux
mois, trois bientôt, je m'aperçois qu'un Jeune ménage qui voyage peut avoir beaucoup de loisirs; le
cher mari n'est pas toujours présent et, si allégée
que soit la besogne d'une maîtresse de maison, la vie
d'hôtel la laisse complètement déchargée du temps
qu'cHe y consacrerait.
C'~st
peut-être pour toutes ces raisons que j'ai été
reP:lse dernièrement de la nostalgie de mon petit
call1er ...
Quoi qu'il en soit, un beau matin, je m'en allal
seule rue de Rivoli et achetai chez un grand papetier
un magnifique album qui n'a qu'une parenté fort
éloignée avec mon modeste petit cahier de Carston,
commela pauvre Phyllis Vernon avec 1\1rs. Carrington.
~ark
est sorti pour la matinée, le moment est propice et c'est avec joie que je vais me retrouver en
tête à tête avec ... moi-méme ...
Ainsi, voici donc deux mois que nous sommes
mariés, et notre lune de miel dure toujours!
Notre bonheur est sans défaut comme le miroir de
Ces beaux lacs que nous vlmes en Suisse cet été.
Mark est encore plus épris qu'il ne l'était avant
not~'e
mariage. Cependant, il me semble qu'il e5t
mOinS mon esclave.
11 peut, maintenant, s'absorber dans la lecture: du
Times au petit dl:jeuner, sans lever les yeux entre
chaque ligne pour s'assurer que je ne me suis pas
évaporée dans l'air ou pour me demander tendrement, à tout propos, si je désire faire ceci ou cela.
_ Et! cc qui est plus yilisfa! sant encor~,
il a appris
a gouter quel~
plaiSir, me me quand Il n'est point
en ma compagnie.
11 ost allé, ce malin, voir un de ses amis de jeunesse, avec qui il a vûyag0 cn Anll:riquc pendant
�54
PHYLLIS
ces derOll::reS années; l'ami est marié maintenant
arec une Française et fixé à Paris dans une villa
d'une certaine avenue de Passy.
J'ai insisté pour y aller avec mon mari, mais il a
refusé avec un doux entêtement, c'est pourquoi, ce
matin, jc me trouve seule, pensive, devant ces feuillets.
Oui, au fait, pourquoi .Mark a-t-il refusé de m'emmener avec lui ..:hez son ami marié?
Il ne voulait, m'a-t-il dit, que revoir en passant
son vieux camarade et reparler de leur bon temps cie
jadis ...
Ce temps où je n'existais pas dans l'esprit de mon
mari excite quelque peu ma curiosité.
Riche ct bcau garçon, il a dù être recherché, adulé
par les femmes . Combien de jcunes filles à maricl'
lui ont fait les yeux doux ? .. Combien d'autres ...
Mais le suis folle de chercher à plongel' mun regard dans un passé qui ne m'appartient pas et dont
le dirai même que l'acc(;s m'est défendu ...
La moindre allusion à sa vie passée, à ses voyages,
a le don Je l'embrunir les traits de mon cher époux
et d'assombrir son humeur. Sujet défendu! Chasse
gardée 1
Et quand il voit que je m'étonne et suis prête à
pleurer de contrariété, il me càline comme une enlant, puis me dit en m'embrassant;
- Petite Phyl, je vous jure qu'avant de vous avoir
rencontrée je n'avais jamais vraiment su ce que
c'Gtait qu'aimer.
« Vous êtes la premii:re, la seule, l'unique ...
Quelle femme ne serait satisfaite avec une pareille
réponse!
C'est égal, pourquoi n'a-t-il pas voulu que j'aille,
moi aussi, chez son ami, pour entendre parler de
leur 'ouvenirs d'Amériquel
Quelques jours après notre mariage, nous étions
alors en Suisse, au bord du lac de Genève, je lui
demandai à brùlc-pourpoint :
- Mark, n'avez-vous jamais aimé d'autre femme
avant moi?
I.1esp~c
d'un éclair, il me sembla que sa flgllrl>
changeait.
- Tous les hommes ont eu des fantaisies, me r":rondit-il évasivement.
Quelque chose me fit p).mr.ren?re qu'il esquivait
une réponse nette; aussI l'Insistai:
- Je ne parle pas d'une toquade, mais d'un réel
attachement.
« N'avez-vous jamais, avant moi, demandé à un ...
femme de l'épouser?
- Quoi? fit-il en essayant de rire, sans y réussir,
�PHYLLIS
55
du reste, m'eussiez-vous refusé, si je l'avais fait?
En posant cette question, il me regardait d'un air
interrogateur tout à fait curieux.
- Non, bien sûr. Mais cela ne m'empêcherait pas
de penser que vous auriez pu m'en informer plus tôt.
« JusCJ.u'ici vous aviez prétendu n'avoir jamais aimé
que mOl, et maintenant faudra-t-il donc apprendre
que déjà une douzaine de femmes vous ont bnsé le
cœur?
Il haussa les épaules ... Mais je le vis distinctement changer de couleur.
Mark répondit en détournant son re~ad
:
- Je n'ai jamais dit cela. Vous dénaturez mes
paroles.
- Cependant, avec vos fantaisit.;s, vùus me l'avez
fait entendre.
- Vraiment, Phyllis, je trouve fort impoli que
vous donniez aussi iacilement des déme;ntis. Je vous
assure que c'est blessant.
- Eh bien 1 vous en avez follement aimé une, en
tout cas dis-je malicieusement, bien plu,; pour m'amuser à 'le taquiner que pour chercher à savoir.
La réponse qu'il me fit, d'un ton très sérieux,
m'étonna:
-:- .Si un homme a commis une folie dans sa vie,
dOIt-il, pour cela, être condamné sans pitié?
- Je n'ai jamais dit, repris-je vlvcment, ql.e
c'était une folie d'être amoureux. Je clis slulement
que vous auriez pu avoir la franchise de m'en parler
plus tôt.
u Je déteste les mystères 1
Mark souffrait viSIblement. J'eus pitié de lui.
Allais-je troubler la paix de notre si heureuse; union?
- Là, lui dis-je pour le rassurer, ne vous inquiétez
pas. Je n'ai aucune cu rio5it0 sur votre vie pa!:> '~e.
Admettons que je n'ai f1t.!n dit.
Nous gartlàmes quelque ternIs un silence emban·assé.
- EkS-voUS fachét.;, Phyllis? me tkmanda-t-il
timidement.
- Oh 1 mon Dieu, non! Pourquoi uric chose de si
peu d'importance me toucherait-dIe?
. Je ~hcl:ai;
â prendre un air dégagé, mais y réusS15sal s tre;s mal.
- Ma chérie, fit-il désolé. 'N'allcz pas vous rnl)nter
la tête pou rUile vieille pa:;~iùn
morte et t.;ntcn':c
pour t~)Uiours
1
•
•
«DoIs-je être amolndn à vos yeux parl:e que jl.! me
suis jmag~né,
un jour, dans un coup dc folie, qlle je
ne m'explJque pa' encore, quc mon c(eur était ri~:'
- C'est bien, dis-jc st!chenwl1t, n'en parlons l'lus ...
�PHYLLIS
Un silence . Pui;;, tout à coup :
- Etait-el le brune ou blonlfc ? demand ai-je .
- Brune, al1reusem..:nt brune 1
- Grande ?
un e
- AfTreus ement grande aussi .. . Ah 1 c'~tai
aberrat ion de ma part ... un caprice de jeune homme ,
oublion s cela, Phyllis , n'en parlons plus ... ce sujet
m'est odieux.
Et je me tus ... Mais pourqu oi faut-il qu'aujo urd'hu i cette visite - la premii.:re action qui, depuis
notre mariage , ne nous est pas commu ne, - pourquoi faut-il qu'elle me remémo re notre convers ation
J'alors, le seul nuage gris dans notre horizon bleu?
Alardi matin.
C'était hier soir; nous roulion s en auto revenan t
\'ers minuit de .l'Op0ra , quand je m'aperç us que,
depuis le matin, je n'avais pu causer seul un ll1stant
avec Mark.
Ni seuls à déjeune r, ni dans l'apri.:s -midi où nous
a\"Ons cu des visites, ni à diner en grand appara t
Jans l'immen se salle Je l'hôtel.
je me souvien s
~s ant,
Et mainten ant, en y rGn0chi
j'ai trouvé l\lark songeu r, les
qu'à plusieu rs rcpi~e:;
yeux fixés dans le nde, comme perJu dans des sou\·enirs.
Souven irs pénible s, san,s doute, car il y avait sur
son front une barre que Je comme nce seulem ent à
connaît re.
- Qu'avez -vous cu aujourd 'hui,'mo n ami, dis-je en
dans la sienne , Vous n'..;tiez
ma main gant~e
gli~sant
pas aussi en train q n'à l'ordina ire?
- Une pointe de migrain e.
- Vous ne m'avez pas parlé de votre visite de ce
matin, Avez-vous trouvél \l. Brewst er?
- Oui.
- Eh bien 1 avez-vous causé longuem ent de votre
ch1:re Amériq ue?
Je sentis un léger fr0mi"s ement de ses doigts.
- Oh 1 tri.:s peu. Je déteste l'Amér ique.
- Vous y étes resté bien longtem ps, cepend ant.
- N'ous ne somme s pas allés seulem ent en Am0rique. Nou s avons beauco up voyagé ensemb le,
votr.e dernier voyage.
- .'\lais l'Améri que a é~.
n'est-ce pas? Vous en arl'1\'lez dIrecte ment quan d
vuus êtes revenu à Stran!;e mon:?
Il retira brusqu ement sa main ct me dit tout a
coup :
- Comme nt a\'(!z-VOUS trouvé le balkt? \'uu,
n'aviez jamais vu de bal kt, je crois?
c'était clair.
chitln~,
11 rompai t lt.:~
�PHYLLIS
57
Il se mit à me parler ayec animation de tous les
ballets auxquels il avait assisté en Russie, en Norvl.:ge et ailleurs, et jusqu'à l'h6tel il me fut impossible
de placer un mot. Oh 1 j'en suis certaine maintenant,
la lemme qu'il a aimée était une Am6ricaine, c'est
pourquoi il.n.e veut plus entendre parler de ce pays.
Mai s, n'al-Je pas le droit de savoir?
Pourquoi toute une longue phase de la vie de
mon mari me demeurerait-elle inconnue?
Cette femme il l'a aimée, aimée pas sionnément.
Son souvenir n'est pas mort puisqu'il éprouve le
besoin de parla encore d'elle, et moi ... moi, sa
f.~me,
je n'en connaîtrai rien i'
Je sais ce qu je vé.iS faire.
.. .
Je connais l'a~,r
esse de M. llrewster et J'Irai le
trouver. Peut-être voudra-t-il parler. .. ou du moins ...
dans ses réticences je comprendrai ...
Je m'arrête et je r.:fl~chis
- comme mè:re. me disai'
souvent de le Jaire - ayant de prendre une grave
décision.
Si Mark, connaissait ma démarche - et il . l'apprendrait sün~met
par son ami - il 111\:n voudrait
horriblement. La paix de notre ménage serait troublé~,
ma suspicion lui serait odieuse et il en vièndralt peut-être à me détester. Je ne serais plus son
enfant gatée tant, tant aimée 1
Oh 1 non, ce serait folie, ce serait agir en enfant
qui casse sa poupée pour voir cc qu'il ya dedans.
Garùez votre secret, mon cher man, c'est un e
vieille affaire du passé qu'il ne faut pas r6veiller,
vous ayez raison.
Le passé est dans les choses mortes ct le beau
présent m'appartient. Je ne veux plus qu'il ait ce
regard troublé et cette barre au front. Nous partiron 5... c'est décidé.
Ce matin, à peine réveillée, je regardais le jardin
des Tuileries tout enveloppé de brumes, qui s'Glendait sous mes fenêtres. Une petite pluie d'automne"
fine et pénétrante tombait. Et souJain j'eus la vision
de Summcrleas dans ce beau jour de septembre , IL
jour où nous l'avions quitté.
La nostalgiG me sa isit avec une force qui devint ut,
désir Impérieux de rartir ...
Il me sembla qu'en fuyant yers notre «home» s'
aimé, Mark lai sserait derrière lui ses mamais sou
yenirs, ct cette force int érieure me poussa à lui dire:
- Que Strangemore doit être beau en cc moment,
paré des feuilles d'automne. Il me semble 6tre al
milieu du grand bois, vous savez, là où le s arbe~
sont si serr'::s que l'on ne sent même pas la pluit
tomber.
�PHYILLIS
A ma vive surpris e, il répond it avec énergie :
- Oh 1 combie n vous avez raison, ma chérie. Ce
n'est jamais plus beau CLu'à cette époque de l'annt:e.
- L'époq ue de la cueIllet te des noisette s, 1\1ark ...
Ce fut irrésist ible.
Il vint auprès de moi et, me prenan t contre lui, il
me dit en baisant mes cheveu x fous:
- Voulez-vous que nous rentrion s, mon aimée?
Pas immédi atemen t, nous avons des engage ments
pour cette semain e. Un diner mercre di soir, vendredi encore l'Opéra et mardi prochai n la Coméd ieFrançai se. Nous pourrio ns attendr e ...
- Oh! non, n'attend ons rien, m'écria i-je. Partons
tout de suite. C'est ce soir que je veux partir. II me
tarde de revoir maman , Billy et les autres, et puis,
vous savez, fis-je d'un ton caressa nt, que je connais
à peine, encore, notre « home ».
Je lui souriais en parlant et je constat ai avec plaisir qu'il écoutai t avec joie ma proposi tion.
- Eh bien! ma chérie, c'est facile à arrange r. Quelques coups de télépho ne ...
« En somme , si cela vous fait plaisir, l'année prochaine nous ferons un second voyage de noce et
nous reviend rons visiter ce que nous n'avon" pu
voir cette fois-ci. Et puis, ajouta-t -il pour lui-mêm e,
c'est l'époqu e de la chasse, oui, je crois qu'il est
temps de rentrer.
Et il me quitta pour s'occup er du d~part.
Strange more, 2 1/OJ1elllbl'e.
album que j'avais quitté à
mon
ici
e
Je retrouv
Paris au matin de notre départ préCIpité.
Cepend ant, malgré notre hâte de rentrer clans nos
foyers, nous nous arn!tâm es une quinzai ne à Londres, où mon mari désirait me présent er ù quelqu es
anciens amis de la famille, et à des parents plu::;
ou moins proches .
Nous n'avons pu voir ma belle-sœ ur et son mari,
sir James, ils revienn ent uu Canada où ils ont fait
un long séjour et on les attend u'un momen t ù
['autre.
Cou')in s, tantes, oncles et amis étaient nombre ux
cl, pour la plupart , si simples et agrGables 'lut.: ie
fus Iri;s vite al'privo is':c et trouvai ma nou\'clll!
famille bien moins intimid ante que je ne le craignais.
Cepend ant: une épine au milieu de toutes ces
roses.
Lady Dlanche Going chez qui nou,:; avons passG
une semain e est, parmi les cousine s de mon mari,
celle qui m'intGr esse le plus, bien qu'à franch" ml!nt
�PHYLLIS
5~1
parler, elle produisait sur mes nerfs une sourcle irritation.
Veuve et riche, elle possède une belle installation
dans un grand hôtel des Park~Lne
et elle est lu
~)lus
aimable des hôtesses,
Ses manières sont e,'trêmement séduisantes, elle
est be:lle, accomplie, mais .. , avec elle seule j'~prou
vai une sensation de gène et de malaise,
Elle parait vingt-cinq ans à peine, bien qu'à certains jours elle en accuse sept ou huit de plus.
Par instants, lorsqu'un regard de ses grands yeux
langoureux ct fendus en a111ande, répondait à celui
de mon mari, j'y voyais passer un éclair et ce vif ct
soudain éclat me paraissait suspect, venant d'unt
femme qu'il considérait presque comme une SŒur,
Un soir, le rire de Mark ,,'arrêta net sur une
phrase de lady Blanche. '
- Eh bien 1 beau cousin, dit-elle, quel soul'enir
avez-vous rapport6 de vos conquêtes d' Âml:rique'~
"Vous êtes, sur ce sujet, aussi muet qu'un poisson de
l'Atlantique,
~
Mes souvenirs sont vagues, ma cousine, pensez
qu'il y a déjà plus d'une année, Mais dites-moi, ces
magnifiq ues poires viennent-elles de votre terre de
Chelsea? Quelle belle pr(li~té
l'OUS al'iel. là!
Quand votre cher p~re
yiValt, quels heureux moments
nous y ayons passés 1 Vous souvenez-vous ?
J'admirai intérieurement le talent qu'avait mon
mari'J1our dl:tourner la con\'er;:ation, et je lui vin,'
en al e en réclamant à mon lour des détails,
Ce que je l'us le moins panlLlnner à lady Blanche,
ce fut de mettre en éviden.:e, chaque fois qu'elle il
I:ou~'ait,
mon inexpérience t,;\ ,ma nal\'t.!lé, A,u::;si,
(US-le enchat~
quand nous lUI fimes I1US adieux ,
Oh 1 les dice~,
J'enchantement du premier re\'llir
quand l'arrivai <.:n voiture, à Summerleas 1
Je me jdai dans ks bra~
de maman qui ne pu'dit
pas une si belle occasion tle fondre en la('me~
et,
pourquoi le dissimulerais-je? moi aussi.
Bill V exprima son bonbeur par une série Je
gamhades fanta tiques et des hurrah" aS~I)urdis
'ants,
Dura elle-même oublia sa Jignt~
et ses griefs
POUl" me donner une cClrJiale ~lrcinte,
Chacun s'l:xtasiail,
Et Clll11llle j'avais bonne minel Que j'al'ais l'ail'
heun:L1 \,1 Comme j'étais changée et llue ma robe
m'allait donc bien 1 C'est une robe en soie cl1inlt! de
cliùleul' bku-I~'t.
.l'ai lu un lei dé$ir Jans ks \,":UX de ])l1ra que je
la lui donnerai d'ici peu de kIÙI''',.,
�60
PHYLLIS
C'est bIen à son tour maintenant de porter mes
robes!
El l'on m'apprit la grande nouvelle.
Roland est réellement [Jancé à la fille du colonel
et celui-ci a écrit il papa pour l'assurer du plai~r
qu'il en a ...
La journée s'envola trop vite à mon gré, et lorsque,
le soir, ~lark
arriva pour me réclamer, l'étrange
sensation de parfait bonheur, de joie complète, qui
m'avait envahie en revenant dans la vieille maison,
me rendit presque honteuse, et me donna du remords.
Pourquoi, mon Dieu, ne puis-je ressentir pour
Mark cet amour exclusif el romanesque qui fait que
certaines jeunes femmes peuvent quitter leur
famille - même celles qui y ont été très heureuses
- sans éprouver une ombre de regret? Certes, je
l'aime de tout mon cœur, il est le plus charmant, le
plus attentionné des maris, bon jusqu'à la faiblcsse,
ct je dcvrais l'adorer, mais je ne puis y parvenir.
Et cependant je suis heureusc autant que je puis
l'être. Je n'ai ni chagrins ni soucis ...
Tous mes désirs sont comblés avant que d'être
exprimés ct ma crainte d'être ingrate en l'crs nH,n
mari pour toutes ses bontés, ct mon inquiétude
concernant les souvenirs du passé, s'évnnuuissent
quand je constate à quel point je suflis à son
bonheur.
Seule, sa jalousie envers les mien" trahit quelquefois son désir passionné de posséder [lus complètement mon cœur.
II
Qui voulez-vous inviter pour les chasses? me
demanda MarI< un mati n à déjeuner. 11 est temps
J'y penser, n'est-ée pas?
Jc fus consternée. Vraiment, ne puuvions-nous
\'ivre ainsi tranquilles, tu us deux . .
- Oh 1 Mark, m'écriai-je, est-cc bien nécessain: ?
Quand ils seront là, faudra-t-il que je m'oc cu ["le de
trHl1 cc monde?
- Mais, je le suppose, l'épliqua-t-il en riant, bien
t}u'il nc soit pas impossible que nos invités se suf.
flsent à eu:-m(:mes.
~ Souvenez-vous, petite femme, que plu s \'uus en
imiterez et plus ils vous laisserunt la pui.'!'; aussi,
nous allons remplir la maison.
- J'ai vu si 1 cu dc monde dans I1l'l 'ie, lis-je d'un
�PHYLLIS
ton désespéré, et du grand monde surtout ... c'est à
en mourir de peur!
- Rassurez-vous, ma chérie, je serai pr1:s de
vous pour vous aider. Je suis sûr que vous vous en
tirere;: parfaitement.
....
.
- fout cela est très )011, dIS-)e, séneusement
alarmée, mais vous serez à la chasse du matin au
soir et ce sera moi qui devrai m'occuper des dames
et les divertir. Je sens que je serai morte avant la
fin du premier jour! Non ... Mark, si vous m'aimiez
vous ne voudriez pas me rendre si malheureuse.
Mon accent pathétique le fit rire aux larmes.
- Ma petite fille chérie, dit-il enfin, malheureuse,
parce que vous recevrez des visites d'amis'? Mais ...
Phyllis, si ce projet vous déplaît tant, n'en parlons
plus . Nous resterons seuls ici, tous les deux, quoique - avec un soupir de regret - cela me paraiss,;
un crime de laisser perdre tout ce gibier. Maintenant, souriez, êtes-vous contente?
Mais je ne suis pas contente du tout et je ne veux
pas sourire.
Cette crainte stupide des étrangers est-elle digne
d'une femme mariée?
Honteuse de ma sotte timidité, je résolus de supporter la terrible épreuve sans faiblir.
Et prenant un parti hérolque :
. ~ l'1 ark , commençons tout de suite la liste des
Il1VltatlOns. Qui sait'? Peut-être que parmi nos invit6s
quelques-uns voudront bien me témoigner de
l'amitié.
- Je n'en doute pas, petite fée. Je souhaite seulement que les hommes s'en tiennent à rami[i':.
yoyons, qui allons-nous i nvîter? ajuuta Mark en
tirant un crayon et un carnet de sa poche.
Je me levai el allai regarder par-dessus son épaule.
- Ma sœur lIarriett d'abord et son mari. Ils
seront libres la semaine prochaine. Elle vous COllnalt à peine cl je désire que YOUS dt!venîez bonnes
amies.
- Mon Dieu, que deviendrai-je si je sens que je
dé! lais à votre sœur?
- Eh bien 1 fit Mark d'un ton provocant, ~i Harriett désapprouve mon choix, je demande le divorce.
Une chIquenaude sur son oreille fut ~a
punition.
Je me penchai sur le bras de son fautl!uil.
- Vous ressemble-t-elle un peu, au moi\ls?
- Vous nc pomel pas imaginer plus grand conlras(û. Son caractère est très déo.:iJl!, elle tient ~()n
mari en laisse tandis que moi, pallYre misérable
tyrannisé du malin au soir, je suis un Ctr" faible ei
d':'pourvu de volonté.
�PHYLLIS
Votre sœur doit étre une femme teribl~.
Au contrai re, I-iarriett est charma nte et plalt à
lout le monde. Quant à James, il est son esclave .
J'espèr e qu'elle nous am1!nera Lilian.
- Qui est Lilian '?
- Lilian Beatou n. C'est la nièce d'Hand cock.
Ensuite nous imitero ns Blanch e.
- Celle-c i ne me plal! pas avec ses airs hautain s.
Si vous saviez comme elle me toise du haut de sa
grandeu r 1 Absolu ment comme si j'étais une petite
fille indigne de sa considé ration.
- Soyez tranqui lle! Elle ne serait pas fàchée d.:
vous passer quelqu es-unes de ses années, si elle le
pouvait . Elle m'a fait beauco up de compli ments de
"ous et je suis sûre qu'elle est trop bonne pour avoir
voulu vous humilie r.
- Mon Dieu, comme ce doit être agréabl e d'être
une femme du monde ct de sal'oir se compos er une
attituùe pour chaque circons tance de la vie. M'auriez-vous aimée davanta ge '?
- Fi l'horreu r 1 s'écria mon mari avec une terreur
affectée. Si j'avais épousé une" femme du monde »,
pour employ er votre express ion, j'aurais déjà pris la
fuite ou Je me serais suicidé .
- Alors, vous trouvez donc que je suis ...
- Une délicieu se petite oie ... non, non, une vraie
perfect ion, et c'est pour cela que vous m'avez conquis. J'ayais été saturé de grands airs ...
- Où cela, fis-je viveme nt. En Amériq ue '?
Une crispati on nen'eus e passa sur le visage tout
proche de mon mari. Puis, souùain m'entou rant de
ses deux: bras, il murmu ra à mon oreille:
- Ne voyez-vous pas à toute heure que je vous
adore pour ce que yous êtes'? Faut-il vous le répéter
encore ? Et vous, Phyllis , clites-moi, petite fille,
m'aimez ...
brusqu ement, me regarda au f!"lncl des
Il s'art~[
}'eu\:, pUIS me repouss a avec un nre contralO t :
- Quelles inVitations ferons- nous encore, dit-il,
sir Francis ? Voulez -vous?
- II me plaît pour le pcu que j'en connais . Invitons-le. Et Dora aussi, Mark?
- Dora, certaine ment. Si notre ch1:re sœur veut
bien nous faire l'honne ur d'accep ter. Mais il nous
faut quelqu 'un pour lui faire la COUL •• Disons ...
brillant , mais c'est
George Ashurs t 1 Il n'est pas [r~s
un si bon garçon, ct il a le titre de baronn et. .. plus
une WnSSI) fortunc , toutes <.:hoses qui ne sunt point
li dt!daign er 1
aussi,
- JI) voudrai s bien avoir Bill\'... el m~re
pour m'aider à flire les honneu rs.
�PHYLLIS
Nous tàcherons d'avoir Bill y toute une semaine
aux environs de NOël. Votre chère mère sera
la bienvenue et votre père peut se joindre à elle ...
- Papa ne va jamais nulle part parce qu'il est
incapable de rester de bonne humeur deux heures
de suite. Mais il me semble qu'en voilà suffisamment
avec c~ux
que nous avons nommés.
.
.
.
- Blen . Je crois qu'avec deux ou troIS céltbatalres
en plus nous pourrons clore la li:,te.
- Dans tout cela, je ne vois pas des gens très
amusants.
- Mais si, Blanche est tr0s gaie quand elle le veut,
et. Lili, - c'est le petit nom habituel de Lilian, LIlI vous plaira. Elle est brillante et aimable. Toul
le monde l'aime.
- Quel àge a-t-elle?
- Dix-neuf ou vingt ans, peut-étre, mais elle ne
paralt guère plus àgée que vous. La scule chose
que l'on puisse lui reprocher, c'est d'être un peu
c?quette. J'espère qu'elle ne vous apprendra pas à
nu·ter, ma Phyllis.
-: Ah! si cela arrive, vous l'aurez voulu! Que
deVIendrez-vous si l'un de vos « célibataires» s'éprend de moi?
-Cela n'aurait d'importance que si vous le payiez
de retour .
- Ah 1 grand Dieu! c'est bien assez d'un homme
pour vous tourmenter, dis-je en riant. Enfin, si dans
tout cela pora pe~t
p0chcr l~n
mari, je ne regretterai
pas la pe1l1e que Jé ValS avoIr.
Jeudi soir.
Enfin, Je puis m'l!chapper un moment pour
prendre une heure de repos avant de changer de
robe pour k dlner.
La maison est pleine dLpuis hier; presque tous
nos invités sont arri\·és!
Quelle journée fatigante!
D'abord, le matin, ce fut maman et Dora que j'envoyai prendre à Summerleas avec la petite auto.
Je fus enchantée d~ le~
revoir. .. inutile de dire que
c'l:tait récipn)que. Dora paraissait ravie de la distraction qu'elle allait trouver ici; plus aucun souvenir des mauvais jours d'autrefois.
Mi.:re m'apportait d'excellentes nouvelles de Bilh
entré à Eton à la rentr':e d'octobre. Il se distngu~
par son intelligence ct son travail, pi.:re ne dé sesp1:œ
plus, maintenant, d'en faire quelque chose.
Dora apporte tleu~
jolies toilettes neuves. Maie.;
deux seulement et qUI ne sont même pas tles robe:
du soir!
�PHYLLIS
Déci.Jm,~nt
j'ai remis ce matin à Anna, ma femme
de chambre, ma robe de soie bleu-vert avec l'ordre
de la recouvrir au plus vite d'un voilage de tul1e,
pailleté que j'ai rapporté de Parls ... Et Dora aura
une jolie toilette de soirée que personne ne reconna1lra.
1\1on beau-frère et ma belle-sœur n'arnvèrent
qu'apri!s le déjeuner, gris de poussière: ils avaient
voyagé depuis Londres dans leur auto; ils amenaient
avec' eux leur nièce Lilian Beatoun, un valet, un
chauffeur et deux femmes de chambre .
Moi qui redoutais tant ma première entrevue a~ec
la sœur de mon mari 1
C'est une femme délicieuse, aimable et sans façon.
Blonde, grande, forte, eUe me dépasse de la tête el
des épaules. Je la trouvai d'abord très imposante ct
m'approchai, rouge et intimidée, pour lui adresser
mon compliment de biemenue :
'
- Croyez, lady IIandcock, que je suis très heureuse de .. .
Elle m'interrompit en me prenant par les épaules
~'()ur
m'embrasser, puis, m'ayant regardée de très
près - Sa Seigneurie est myope - elle s'écria:
- Mais ~Iark
1 ce n'est qu'une enfant, une enfant
mignonne et jolie, dont les yeux pétillent d'esprit,
ma'is cnfin une enfant 1
« Je vHis a\'oir l'air d'être sa grand'mère . D'abord,
Phylli ,je vous défends de m'appeler lady lIandcock,
mon petit nom est IIa\Tiett et c'est celui que vous
me dllnnerez puis(}ue nous sommes sœurs: James,
Yenl!Z "al uer cette Jolie petite fèmme et ne la lorgnez
pas trop, car je d..,\"ine que Mark vous arracherait les
yeux 1
Sir James s'avança, salua, tendit la main, et je Cl LIS
yoir LIn automate dont lès ressorts se déclanchent.
l\Iàis son bon sourire me n.:ndit confiance et je lui
donnai un<! cordiale poignée de main.
l\lark avait rais! n 1.:11 ml.: vantant la gentillesse et
la beauté de Lilian lkaloun.
,l'';p/"('llvai, rien qu'en la regardant, une soudaine
~ympatbje
pnur elle el je cruis bien que cc fut r6ciprnque .
.le la c,)nduisiq à!'a chambre pour l'aider à s'installer. (;inq minutt.:s après nous bavardions comme
deu:\ pi..,,,.
Voilà pOlit" la famille.
Yer~
l'heure du dîner, arrivèrent deux grands
chasscurs : 1\1. l,'rands Oarlyle et sir beoq.~,
l\.shuf"st, pt.:tit jeune homme extr(;mcment blond, qui
po"sède un nez aquilin, des joues soufflées de chérubin, des yeux bleu clair au regard vague ct des
�PHYLLIS
moustaches longues et pâles, d'un blond si argenté
qu'on les croirait blanches.
Ce matin, le capitaine Jenkins et M. Powell firent
lem apparition, arrivant des casernes de Chillington;
ils furent suivis de près par un tout jeune homme
dont on m'a bien dit le nom, mais je l'ai oublié, on
ne l'entend appeler gue Chip. 11 est dans les hussards et possède un visage de s~raphin.
Comme mon mari le plaisantait devant moi sur les
nombreuses conquêtes qll'on lui attribue, il nous
confia avec un grand soupir que depuis sa dernière
saison à Londres il avait le cœur pns par une ravissante beauté.
- Vous la connaissez, Carrington, elle est toujours
avec votre sœur, lady Handcock.
- Miss Lilian Beatoun ?
- Ah 1 ah 1 vous l'avez dit.
- Eh bien 1 vous avez de la chance. dit Mark en
riant, miss Beatoun est arrivée aujourd'hui.
- Où cela? Ici?
- Ici même 1Le même toit vous abrite et vous aurez
l'honneur de dîner avec elle.
- Non 1 s'écria Chip, transporté de bonheur.
Vous en êtes sûr?
- Tout à l'heure ouvrez bien vos yeux en entrant
dans le salon. Mais, si vous perdez les dix minutes
qu'il vous reste pour vous habiller, vous ne dinerez
pas et vous ne contemplerez pas votre idole .
.l!n quart d'heure plus tard, Chip offrait son bras à
Lili et la conduisait triomphalement à table.
J'avais à ma droite mon beau-frère Handcock,
galant, mais taciturne, à ma gauche sir Garlyle, le
meilleur ami de mon mari, - sauf M. Brewster probablement.
En face de nous, Dora faisait des grâces à sir George
Ashul'st placé à côté d'elle. Jamais, je crois, je ne
l'avais vue aussi candidement jolie, lorsqu'clic levait
ses yeux innocents sur son vis-à-vis et lui souPiait de
ses lèvres roses.
Sir Francis surprit mon regard fixé sur elle et je
vis un fin sourire glisser sur son visage.
- Mademoiselle votre sœur a encore embelli, me
dit-il; je ne sais pourquoi, mais le mot ~ ingénue li
vient naturellement à l'esprit en la voyant. Si j'Hais
peintre, je voudrais faire son portrait telle qu'elie est
ce soir, a~ec
cette robe blan~hc,
t,?ute simple, une
gerbe de hs dans les bras et, a s\:s pIeds, un ruisseau
murmurant.
~ On pourrait intituler la composition: le Clair de
lune. Je n'ai jamais vu plus de grâce dans le mainlien ni de physiboomie plus caJ:ldide. Comment pourOO·JII.
�iti
PHYLLIS
rait-on imaginer quelque noir dessein sous ces traits
innocents?
Je pensai aux vues secrètes de notre t: Clair de
lune » sur celui qui, en ce moment, buvait ses
paroles. Je pensai à son petit caractère pointilleux
et jaloux, à ses querelles fréquentes avec mes deux
frères, mais j'acquiesçai d'un air enchanté.
- Qu'il y a longtemps que je ne vous avais vue,
reprit-il.
- Longtemps 1 Mais non, c'était le jour de mon
mariage.
- Peut-on appeler cela: vous voir'? Je pensais à
la visite que je fis il y a deux ans chez les Leslie, à
Carston . Vous souvenez.-vous de votre petite aventure, un jour que vous passiez à âne avec des amis
dans la grand'rue?
- Oh oui 1 Sans vous, sans votre prompt secours,
je frémis de penser à ce qui serait arrivé. J'étais justement en face des fenêtres de la banque quand ma
sel,le a tourné, et je voyais disséminées aux fenêtres
des figures rieuses de feunes gens qui attendaient
ma chute ignominieuse. Mais vous passiez, heureusement pour moi, vous vous êtes avancé .. .
- OUI, Mrs. Leslie venait de me dire en vous
montrant: Voici les misses Vernon , avec leurs ânes,
je crois bien que la plus jeune va tomber ...
- Et je parie que vous étiez justement en train de
regarder ma sœur que vous trouviez jolie.
- Non, je ne vis que vous, je vous le jure. Et savezvous que, penùant plusieurs jours, j'attendis chez
Mrs. Leslic un petit mot de \OUS, juste un mot d1!
remerciemenL .. Cl.ui ne vint pas.
- Ecrire à un Jeune homme 1 Vou ne connaissez
pas mon père: une pareille cho e l'eût fait bondir.
Je n'ai méme pas eu l'idée de lui en demander la
permission.
- El vous n'auriez pas pensé à m'écrire sans ...
non , évitlemment.
A ce moment lady Handcock me fit un léger signe.
Le moment était venu pour les dames de qUitter
la salle à manger.
Je me levai et traversai la salit! avec beaucoup de
dignité, satisfaite de ma première épreuve; en passant, je me tournai légèrement clu côté ue Mark.
n souriait, l'air content et fier, et je lui rendis son
sourire.
..
....
... .....
Quelq ues jours ont pas
s~ ; nous commençons
maintenant il nouS connaltre tout à fait, mes hôtes
c moi.
A la fin tic la semaine, "rivé~
Je lady Blancho
�PHYLLIS
Going suivie de son cheval, son chien et une femme
de chambre française qui révolutionne l'office.
Sir Francis Carlyle et notre belle cousine sont de
très anciens amis, à ce que je vois .
ici, dit-elle ,à
. - Je ne pensais guère vous trouve~
sIr Francis. Dans sa lettre Mrs. Carnngton m'avaIt
parlé de ses autres invités, mais de vous pas un
motl
- Oh J mistress Carrington, s'écria-t-il, combien
c'est cruel à vous de me bannir si complètement de
vos pensées? Quoi J Même pas mentionné mon nom J
Quel affront!
- Vous n'avez pourtant pas 13: prHent.ion d'être
dans mon esprit à toute heure du JOur, fiS-Je galment
avec un air malicieux .
. A travers ses lourdes paupières Sa Seigneurie nous
Jeta un regard <:igu, puis elle eut un peti~
,rire, traversa le salon et alla s'asseoir. à côté de LIlian.
III
Je constate avec plaisir que tous mes hôtes - lady
Blanche exceptée - sont charmants avec moi, car je
ne gêne aucun de leurs flirts pour aussi apparents
qU'Ils soient.
Cependant, je me permis l'autre jour, me trouvant
seule avec Lilian, de faire allusion â sa coquetterie,
amusante tant elle est natve et ouverte.
Elle me répondit, avec cet air de franchise qui la
renù sympathique:
- Que voulez-vous 1Coquette je suis née, coquette
je mourrai.
~ Je vous scandalise, n'est-ce pas?
- Pas trop. Croiriez-vous que moi, je n'ai Î"èmais
flirté?
- Est-il possible? C'est sans doute pour cela que
vous étes une si étrange et gentille petite femme.
Mals je crois que, si cela vous chante, vous pourriez
vous en donner le plaisir, car cela ne fait de doute
pour personne que sirFrancis est très épris de vous.
Je nc pus m'empêcher de rougir en répondant:
- Quelle sottise, Lilian J Sir Francis est un tl'ès
ancien ami, il m'a con~ue
quand je portais cncore
des robes courtes, ainsi ...
- Nalve Phyllis 1 Quand je serai mariée je vous
prendrai pour modèle, sage petite matrone .
- Quand vous marierez-vous, Lili?
Unc of!lbre d~
tristesse passa dans ses grands
yeux. MaIS aussItôt clic secoua la tête et dit cn riant:
�68
PHYLLIS
- Jamais, probablement. Oh 1 c'est toute une histOlre que je vous conterai un autre jour.
Là-dessus, elle fit une pirouette et s'en alla tourmenter le malheureux Chlp.
.
Pendant ce temps, Dora profite de son mieux de
l'occasion.
Elle va vite en besogne, ma chère sœur, elle court
presque, et ce sont les marches de l'autel qu'elle a
prises pour but de sa course. Sa victime, le pauvre
Ashurst, n'a plus d'yeux, d'oreilles, et de souffle
que pour elle.
Venu à Strangemore pour chasser, il refuse de
suivre ces messIeurs pour s'attacher au sillage de
ma sœur.
Le désir de plaire, l'excitation de cette luite,
prêtent au visage de Dora une animation inusitée
qui la rendent encore plus charmante.
De son fauteuil, maman suit avec satisfaction le
petit manège innocent de sa fille. Marier richement
Dora a toujours été son vif désir, et qui sait si ...
cette fois-ci ... (
Toutes ces idées me tournant dans la tète, à moi
aussi, je voulus en parler un peu jibrement avec
Mark et allai le chercher en son repaire, c'est-à-dire
dans sa salle d'armes qui contient une collection
complète de fusils, épées, fouets, éperons, etc., etc.
Lorsque j'y entrai, je le trouvai penché sur son
meilleur fusil, un fusil neuf qu'il ne permet à personne do toucher. A l'aide de la plus grosse épingle
que j'aie jamais vue, il essayait d'enlever quelques
grains de poussière logés dans les fentes.
Il était encore rouge d'animation, et, en me voyant,
il s'écria d'un ton irrité:
- Phyllis, avez-vous une toute petite épingle?
« Je ne peux pas comprendre, fit-il en jetant rageusement la sienne, pourquoi on en fabrique de cette
taille.
" Elles ne peuvent être de la moindre utilité pour
nettoyer un fusil.
- Peut-être, dis-je, ne les a-t-on pas faites spécialement pour cet usage.
Je détachai de ma cein.t~r
une épi.ngle de taille'
raisonnable, Mark s'en salslt avec aVldlté et retourna
aU$sitM à sa tache.
Assise auprè!t de lui, je me contentai, durant
quelques ffilllutes, d'ètre le témoin muet de se!!
eflorts.
- Mark, fis-je enfin, je ne trouve pas George
Ashul"lt aussi stupide que cela.
Que quoi, ma chérie?
Que VOU'3 l'aviez dit.
�PHYLLIS
69
- Je vous l'avais dit ? Ah !...
Il parle, mais je VOLS que toute la pensée de mon
mari est concentrée sur cc bienheureux fusil.
- Oui, vous me l'avez dit. Rappelez-vous 1 Vou~
disiez qu'il n'était pas brillant, ce qui signifie la
même chose.
- La même chose que quoi ? ... Ah 1 oui, oui, OU!,
j'y suis 1 Eh bien 1 qu'en pensez-vous? Le trouvezvous brillant?
- Non, mais il sait causer assez gentiment, et, en
somme, il est aussi agréable qu'un autre.
- Je suis enchanté qu'il vous ait donné si bonne
opinion de lui. Ashurst est un de mes bons amis ...
Et après tout, est-ce si important qu'un garçon n'ait
jamais rien pu connaltre au grec ou au latin, et qu'il
ait écboué à tous ses examens?
- Mais, je suis convaincue que, s'il l'avait bien
v<?ulu, il aurait réussi. Et, tenez - je baissai la voix,
b.len qu.e nous fussions seuls - je crois qu'il convlendratt on ne peut mieux à Dora.
- Ah 1 ah 1 Je suis de votre avis: d'autant que
Dora n'a pas inventé la poudre non plus.
- Vous vous trompez, Dora est très intelligente:
elle sait lire des romans, broder au petit point, faire
du crochet el un tas d'autres choses beaucoup
mieux que moi.
- Vrai? Mais alors, c'est peut-être vous qui
n'êtes pas très intelligente.
Je me levai et, me dirigeant vers la porte av.:c
dignité:
- Mark, dis-je, vous êtes grossier, je ne reste pas
avec vous.
- Si vous voyez Ashurst, me cria-t-i1, dites-lui
que je v<?udr~is
l~i
parler. .
'.
- OUI, et Je Lm rt:péteral que vous avez dit qU'II
était un cancre au collège.
- Dora et George sont les deux personnes les
plus spirituelles, les plus intelligentes que j'aie
Jamais vues, dit-il en riant. Etes-vous contente?
Votre Majesté est-elle apaisée?
- Personne ne vous demande de mentir, monsieur.
- Mais je ne mens gut:re, je vous L'affirme, en
disant gue Dora est inteJliBente, car je connais au
moins vlngt jeunes filles qUI se sont donnt: un mal
inoul dans l'espoir de devenir lady Ashurst et aucune n'en a jamais été aussi près que \'otre sœur
l'est aujourd'hui.
- Il ne lui a pas encore demandé de l'épouser.
- Cela viendra. Tout le monde peul VOIr qu'il
n'a qu'elle Cil tête, et je ne crois pas ... (je vous en
demande bien humblement pardon), je ne crois pJS
�PHYLLIS
que sa tête résiste à une forte pression. Je jurerais
qu'avant la fin de son séjour ici il sera à ses pieds.
- Que je suis contente! Et que maman le sera
aussi! Mark, je vous pardonne, mais, à l'avenir, e
vous défends de vous moquer de moi.
- Me moquez de vous 1... petite aimée! Vous
voyiez bien que je plaisantais. J'avais tant env.ie de
vOIr la jolie moue que vous fait es quand vous étes
en colère 1 Mais vous êtes la petite femme la plus
spirituelle, la plus stiduisante, la plus ... elc.
Je me sentis enfin apaisée. Le fait que Mark partageait mon espoir me fit tant de plaisir que je l'embrassai de tout cœur et, me rasseyant, je consentis
à prendre sur mes genoux l'extrémité du fusil ct à
le tenir ferme tandis qu'il frottait le canon de haut
en bas avec un morceau de flanelle rouge horriblement graisseux.
.Après dix bonne s minutes de ce monoton e exercice, ne pouvant me flatter que mon mari en aurait
bientôt fini et commençant à perdre patience, je me
permis de hasarder:
- Croyez-vous qu'il devienne jamais plus brillant
qu'en ce moment? Cela me parait impos sible.
- Oh 1à la rigueur, cela peut sutfire! Merci.
n reprit le fusil, et il le regardait avec tendresse
avant de le remettre dans son étui.
- Ah 1 Phyllis, je voulais vous dire: j'ai reçu ce
matin un mot d'un de mes amis qui m'annonce son
retour en Angleterre. Je lui ai écrit pour le prier de
venir.
- Vous avez bien fait. Qui est-ce?
- Lord Chandos.
- Quoi 1 m'écriai-je, effrayt? e, un lord véritable?
Un vieux monsieur intimidant! Oh 1 c'est fini de
rire et de nous amuser... Est-il bien vieux et bien
ennuyeux?
- Extrêmement. Il a un an de plus que n'loi ct
vous m'avez dit un jour que vous me trouviez très,
très vieux 1
" Non, Chandos n'est pas intimidant: c'est un très
Aentil garçon. Je vous dirai, du reste, qu'il sc trouve
dans les honneurs depuis peu de temps.
K L'automne dernier, il n'était encore que le capitaine Everett et po ssédait une fortune insignifiante,
quand la Providence, sous la forme d'un yacht mal
construit, fit naviBuer, sombrer et engloutir un
vieillard et deux Jeunes gens. Voilà grâce il quoi
le lieutenant Everett, petit cadet sans fortune, c~t
devenu le richissime lord Chandos.
- Quel roman 1 Je devrais plaindre ces pauvres
jeunes gens noy~s,
mais je sui enchantée pour votre
�PHYLLIS
ami. Avec une histoire pareille à son actif, s'il est
beau et agréable ...
- Je ne sais pas, cela dépend des goûts. Vous
pourriez encore vous facher ... puisque vous trouvez
Ashurst séduisant. Tout ce que je puis dire, c'e~t
que Chandos plait beaucoup aux femmes. Que
diriez-vous, petite fée, si je vous proposais de donner
un bal? Nous devons plusieurs politesses aux gen~
du Comté ...
- Un ball Oh 1 quelle bonne idée J Je n'y suis
jamais allée de ma vie . Enfin, je verrai un bal et ce
sera chez moi J Mark 1 que je suis contente de vous
avoir épousé J
Il se mit à rire de l'air un peu contraint qu'il
p~·en.d
quand je lui dis quelque sottise ... Et je me
hatal d'aJouter:
- Je serais si ingrate, Mark, de ne pas vous être
reconnaissante pour toute les bontés que vous avez
envers moi 1
- Reconnaissante ... seulement?
Je lus un doux reproche dans son regard.
- Mais aussi, je vous aime, beaucoup, beaucoul) 1
~ Oh 1 ~ites,
Mark, serait-il possible que Bi Iy
pUIsse veOlr pour ce bal?
- Nous·essaierons. Allons, courez vite demander
à Blanche de vous aider à dresser une liste d'invi!ali,ons. Elle connait tout l~ monde. que je souhaite
inViter, elle vous sera une aide précieuse.
- C'est en tout et toujours que Blanche doit m'être
une aide précieuse, sauf cependant quand il s'agit
de m'être agréable. A chaque instant, vous dites:
Blanche sait faire ceci, Blanche saurait dire cela ...
A vos yeux, elle est la perfection.
« Non, je ne lui demanderai pas de m'aider ... je la
déteste 1
- Mon Dieu 1 qu'a-t-elle fait pOUl' mériter un
pareil mâlhcur?
- Rien, mais je la déteste quand même.
« Quand je suis à côté d'elle et qu'elle me parle, j'al
l'impression d'être un petit chat que l'on caress..:
à rebrousse-poil. Voilà J
Je youlus me sauver pour aller annoncer à Lilian
la Arande nouvelle.
Dans le mouvement que je fis, le précieux fusil,
accroché, faillit rouler à terre. Mark se pencha brusquement pour le saisir et une lettre, qui devait
f:lre dans la poche de sa vareuse, glissa, lomba sur
le parquet.
Il était si. occupé à remettre s~n
fusil dans sa gaine,
i)U àl'examlOer en tous sens, qu'tIne s'en aperçut pas
J'ai des yeux de lynx.
�PHYLLIS
Sans bouger de place, je pus lire la première li~e
qui s'étalait en grosse écriture masculine sur la femlle
entr'om·erte:
II JO décembre 19 .•
" Cher ami. Je viens enfin de recevoir les nouvelles
d'Amérique que vous ... l>
Je me sentis pâlir. Cependant je réussis â dire
d'une voix calme:
- Mark, vous avez perdu un papier ... voyez donc.
Il se baissa très vite, regarda, poussa la lettre du
pied et dit d'un ton indifférent:
- Ce n'est rien, une vieille lettre sans importance.
Je faillis lui crier:
- Ce n'est pas vrai 1 Elle est datée de la semaini
dernière ... Ne la trouvant peut-être pas assez loin de
moi, il en fit une boule qu'il envoya au bout :de la
pièce.
.
Puis il se remit nerveusement à frotter son fusiL..
J'ouvris la bouche pour parler ... Je n'osai pas ...
Troublée, chagrine, Je sortis sans ajouter un mot.
. . . . . .............. .
Toute la soirée d'hier et la longue journée d'aujourd'hui je ne pus trouver un instant de solitude pour
me recueillir et mettre un peu d'ordre dans mes
pensées.
En sortant du cabinet de Mark, j'avais la téte en
feu, je sentais mes jambes flageoler et, la main posée
sur la poignée de la porte, je restai là, figée, hésitant
à rentrer pour me jeter dans ses bras, pour lui crier:
- Montrez-moi cette lettre, je veux la voir, j'en ai
le droit, tout doit nous être commun ... Pourquoi me
mentez-volls , ce n'est pas une vieille lettre et j'ai vu
trembler vos mains comme vous repreniez votre
fusil. Vous avez détourné la tête, évité mes yeux ...
si je dois en soufTrir.
Oh 1 Mark, donnez-la-moi, m~e
Je préfère cela à ce doute affreux ...
Oui, j'aurais dû rentrer, lui dire tout cela d'une
haleine ct peut-être que ...
Non 1 Il m'aurait prise dans ses bras comme on
tient un enfant. Il m'aurait caressée, cajolée, m'aurait appelée sa petite fille aimée, m'aurait suppliée
de rcvenir à la raison, de ne pas me monter la tête
pour des riens ct il ne m'aurait pas montré sa lettre ...
. ~lor
je suis partie tçut à coup, me sauvant comme
!il J'avaIs commIs un cnme.
J'aurais voulu être seule, tranquille en rentrant
dans ma chambre; mais Anna m'attendait déjà pour
me passcr ma toilette de dIner.
Peo,dant qu'elle m'habillait, une idée me vint soudain: si cet (; IC'ttre (;lait réellement' sans aucune
�PHYLLIS
73
importance, Mark la laisserait où elle était, c'est-àdire dans le coin de la fenêtre, à demi cachée par le
rideau.
fôt trouvée,
S'il y avait du danger à ce q~'eJ1
aussitôt après mon départ il l'auraIt ramassée.
Mais comment retourner à la salle d'armes sans
qu'il s'e'n aperçût i' Comment le faire, surtou.t, avant
qu'aucun des domestiques n'entrat dans la pIèce?
Le valet de chambre de Mark pouvait la relever
par habitude d'ordre ...
Anna finissait de me recoiffer lorsque j'entendis,
de l'autre côté de la cloison, la voix de mon mari.
JI changeait de vêtements pour le dlner.
Aussitôt, me retournant:
- Assez, Anna, dis-je, ma toilette est finie.
Et je m'échappai très vite, laissant cette fille ébahie.
J'eus la malchance de rencontrer Lili en descendant l'escalier; elle remontait à sa chambre.
-Où allez-vous, Phyllis? vous courez comme si le
feu était à la maison ... Et vous êtes a moitié coiffée,
petite folle, vos mèches pendent de tous côtés.
J'essayai de sourire.
- C'est une nouvelle coiffure que j'inaugure ce
soir. Allez vite vous habiller, Lilian, vous êtes en
retard.
- Alors, dit-elle en me saisissant par le bras,
venez m'aider, cela ira plus vite. Nous bavarderons
un peu.
- Impossible, Lilian, pardonnez-moi, j'ai un ordre
à donner et c'est très pressé.
- Vous le donnerez plus tard.
- Non, c'est de la part de Mark, cela ne peut
attendre.
Je m'échappai enfin, toute honteuse de mon mensonge, et courus à la salle d'armes.
Je craignis une seconde qu'il n'eût fermé la porte
à clef.
Elle était ouverte.
Je tournai la poignée et y pénétrai comme une
\'()leuse.
La pi~ce
était toute noire.
•
Je tournai le bouton de l'~ectrié
et me précipitai
dans le coin ...
#'
Elle n'y était plus 1
Je cherchai de tous côtés, espérant que peul-être
le bouchon de papier aurait pu rouler ailleurs ... SO\JS
les meubles même; sans égard pour ma robe de soie
el de dentelles je ml; mis à senoux pour mieux voir.
Rien 1 riefl\1
Il rayait ramassée.
Je rest<Ws là, anéantie, quand la cloche ljou c11ner
�74
PHYLLIS
saUna. Et, le cœur oppressé, je sortis de la salle,
ayant presque des larmes dans les yeux.
Dans le couloir, je rencontrai Walter, le valet de
mon mari, qui descendait de l'étage supérieur, son
service termmé.
- Monsieur est-il descendu au salon? lui demandai-je.
- Oui, madame, à l'instant.
J'hésitai, puis me décidant à parler:
- Ah 1 à propos, Walter, j'ai perdu une lettre
froissée cet après-midi dàns la salle d'armes. L'avezl'OUS ramassée?
- Non, madame. Je ne suis pas entré dans la
salle depuis hier soir ... Mais, si Madame le désire,
je vais voir...
- Non, non, dis-je vivement. C'est inutile, elle n'y
cst pas.
J'entrai au salon où tout le monde était déjà rassemblé.
D1:s l'entrée, je vis le regard de Mark qui semblait
me reprocher mon retard.
Je détournai la tête et pris le bras de Francis
Garlyle qui s'inclinait devant moi.
n me lut impossible, pendant tout le ctiner, de
chasser tout à fait les pensées qui m'assiégeaient;
cependant, sir Francis redoublait d'amaoilité el
d'esprit. Tous mes hôtes, enchantés de la perspective du bal, en causaient et donnaient leur avis sur
une grave question qui, surtout, passionnait les
jeunes filles.
Etait-il convenable de donner un bal costumé aux
environs de Noel ?
Ce serait tellement plus joli et plus amusant r
- Phyllis, donnez votre avis, me dit Lilian à travers la table. Vous savez que votre époux ne peut
rien YOUS refuser, si vous le lui demandez avec vos
petites façons iré~stble.
- Phyllis sait, dit mon mari, que je serai trop
heureux de satisfaire son désir.
Il me souriait, cherchant mon regard.
Mais je me tournai subitement du côté de maman.
- Vous, mère, décidez, lui dis-je, puisque c'est
une question de convenances.
« Peut-og donner un bal costumé en cette saison?
Mère regarda Dora qui lui fil un léger signe de tête
et elle répondit:
- MaiS pourquoi pas? Un bal costumé amuse
toujours la jeunesse. Du reste, laissez vos invté~
libres d'être costumé~
ou non.
La question 6tait tranchée, bientôt l'on ne ('aria
plu s que déguisements; Arlequins et Arleq Ull1eS,
�PHYLLIS
75
bouquetières et marquis Louis XV, sylphides, fées,
déesses ou pantins.
Et pendant ce temps , je me répétais avec insistance:
- Pourquoi m' a-t-il menti r ...
« Pourquoi a-t-il ramassé cette lettre r
... Sans pouvoir trouver d'autre réponse à ces
questions que la preuve évidente de la volonté ferme
qu'avait mon man de me cacher Je mystère de sa vie
en Amérique.
A la fin du dîner, je surpris les yeux de Mark
fixés sur moi, il m'examinait depuis un moment.
- Phyllis, fit-il à mi-voix en se penchant, êtesvous soufTrante ?
Je ré{>ondis par un signe négatif.
•
AUSSItôt, LilIan, qui avait entendu, s'écria étourdiment:
- Souffrante, Phyllis? Si vous aviez vu ayec
quelle vivacité elle courait ce soir dans l'escalier,
vous ne l'auriez pas trouvée maJ~de.
..
- Ah 1 ah 1 fit Mark, où couraIt-elle SI vIte?
:- Il s'agissait d'une commission que vous lui
aVIez donnée.
- Uné commission .. . moi 1 A vous Phyllis?
~e ~réf.ai
éviter son regard, et,. parlant. à Lili, je
lUI dis VIvement, tout en rougIssant Jusqu'aux
oreilles:
- Qui vous a parlé de commission? vous perdez
la tête, Lili.
•
Puis, me Souvenant tout à coup du système de
mon mari.
- Oh 1 dites-moi donc, petite amie, quel costume
Vou" choisirez?
« Ne croyez-vons pas qu'en Folie', ros.e et. bleue,
avec des grelots partout, partout, ce seratt ravIssant?
Un peu plus tard, dans la soirée, Lilian s'approcha
de moi comme je passais sur la terrasse pour baigner
mon front brûlant dans la fralcheur nocturne.
- Etes-vous folle, Phyllis, en plein décembre,
sortir ainsi, les bras nus?
- Je voulais rentrer dans la serre par l'autre
porte, mais à cause de vous qui avez une robe de
tulle, passons par le hall.
- Ah ! qu'importe 1 fit-elle avec un joli haussement d'épaules qu'elle a quelq uerois, il y a des
moments où je v~us
jure G.ue. je suis las~e
de la vie.
Attraper une flUXIOn de poltnne et mounr, ce serait
vraiment la meilleure :!Solution.
- Pour parler comme vous le faites il faut avoir
des raisons sérieuses d'être dégoûtée de l'existence.
- Qui vous dit que ce n'est pas mon cas? Vous
�PHYLLIS
qui êtes une femme adorée, qui possédez le mei:l1eur
des maris et qui, à dix-huit ans, avez trouvé le
Prince charmant, vous ne pouvez même imaginer les
peines qui ...
Un gros soupir termina sa phrase.
L'énumération des bonheurs qui co.m posaient ma
félicité présente amena aussi un soupir sur mes lèvres.
Un SIlence puis, tout à coul?:
- Phyllis, me dit mon amie, j'ai commis ce soir
une horrible galle et j'ai mille excuses à vous
faire ...
- Ne parlons pas de cela, dis-je, gênée au souvenir de mon mensonge. J'avais réellement quelque
èhose de très pressé à faire avant le dîner et... ,'ai
pris le premier prétexte qui m'est venu à l'esprit
pour m'échapper plus vite. C'est plutôt à moi de
m'excuser ...
- Votre mari est si bon qu'il vous excusera aussi,
dit Lilian. Mais parlons de votre bal et des apprêts
que nous aUons faire. Il faudra décorer la grande
salle ...
Nous parlâmes longuement sur ce sujet, ensuite
nous exprimâmes des opinions aussi malicieuses
que piquantes sur tous les membres de notre petite
société et, juste au moment où nous reprenions
haleine pour taper sur un nouvel infortuné, la porte
de la serre donnant sur le jardin s'ou vrit doucement,
rui~,
un homme jeune, élégant, mince et élancé se
dirigea droit vers nous.
La serre était dans une demi-obscurité, seuls les
rayons d'une lune brillante passant au 1ravers des
vitrines y filtrait des teintes bleues .
En voyant paraître cet homme, nous nous étions
levées. Dans mon saisissement, je pris la main de
ma compagne, ne me sentant pas trop rassurée.
On y voyait assez pour distinguer les traits de
l'inconnu.
Soudain, je sentis frémir la main qui serrait la
mienne et Lilian murmura:
- Lord Chandos ... lui 1
Je m'avançai, rassérénée, au-devant du nouvedu
venu.
- Lord Chandos,Pje crois? Nous ne vous attendions pas aujourd'hui, votre arrivée est une agréable
surprise. Mon mari, M. Carrington - il me fit un
grand salut - m'a dit qu'il vous avait écrit il y a
quelques jours ...
- .J'ai reçu sa lettre, en elTot, et, me trouvant
libre, par hasard, j'ai sauté dans le premier train
venu ..J'ai diné à Carston et suis arrivé Jusqu'ici à
pied, n'ayan1. pas trouvé Je v':hkulc il cette lH!ure
�PHYLLIS
77
avancée. J'arrive ici comme un revenant, madame,
et 'fOUS en fais mille excuses.
- Tous les amis de mon mari sont les bienvenus ...
Mais permettez-moi de vous présenter ...
Je m'étais retournée au froufrou du tulle et de la
soie. Lilian m'avait rejointe.
- Non, Phyllis, me dit-elle, puis, tendant l~ main:
« Comment allez-vous, lord Chandos? J espère
que vous ne m'avez pas tout à fait oubliée?
Pendant une seconde leurs yeux se rencontrèrent.
Une seconde seulement ... Lili souriait.
Etai.t-ce la lueur incertaine des rayons de lun~
qui
l'e.ndalt son beau visage si pâle? Ses yeux. étmcela~nt,
grands et sombres, mais sa VOIX <)l.1:l. résoo:
nalt gal ment dans le silence de la serre etait aussI
ferme qu'à l'ordinaire.
Le grand jeune homme recula un peu et s'inclina
p,ofondément.
- .Je ne me d0!1t.ais pas que j'auri~
l'.honneur de
vous rencontrer ICI, mademoiselle, ctlt-ll avec une
pOlitesse étudiée.
Lili laissa échapper son rire harmonieux.
- Vraiment? Alors nous sommes aussi cltonnés
l'un que l'autre. Je yous croyais encore à l'étranger,
en France ou en Italie.
- J'en suis revenu la semaine dernière. Se tournant vers moi, lord Chandos demanda vivement:
- Carrington se porte bien, je l'espère?
-:- Tri::s bien, je vous remercie. Voulez-vous me
SUI\Te ? Nous allons aller à sa recherche.
Je le fis passer par le hall brillamment illuminé.
Par les portes ouvertes du grand salon, il aperçut
mon mari qui, apparemment, me cherchait et vint à
notre rencontre, tout épanoui.
- Ah 1 Chandos s'écria-t-il, que je suis heureux
de vous voir 1 Quel bon vent vous amène si vite?
Il l'entralna, tandis que je m'esquivais au bras de
Lilian.
En entrant dans le petit salon, j'aperçus lady
Blanche, presque allongée sur un fauteuil bas, qui
parlait vivement à sir Francis, debout devant elle.
En me voyant, elle s'arrêta de parler ct me dl!visagea, tandis que j'approchais ... Je sentis, en frôlant
ses jupes étal':es, les effluves d'un exquis parfum .
.Se.s doigts blancs, chargés de ~agues,
jouaient
ne~hgmt
avec un granù évent,!)l de plumes.
Chacun de ses mouvements était une essence ...
une grâce. Longuement, son regard me suivit il
me donnait une gène indéfinissable el je fus hcure~s
ù'arr:i"cr .dani:l le coin de la jeuns~,
pOUl' m'en
sentu' déh vrée.
�PHYLLIS
Là, trônait Dora.
Son doux sourire tenait en esclavage NI. Powell et
sir George.
A la grande stupéfaction de ce dernier, c'était à
son autre soupirant qu'elle accordait j ce soir, ses
plus aimables attentions. Aussi, le pauvre garçon
Jetait-il à son rival des regards chargés de haine ...
Ou bien, il jouait à l'indifférence et tachait de se
persuader, que, pour cette fois, les attentions de
Dora se trompaient d'adre sse.
Rassurez-vou s, sir George, et ne vous torturez plus
l'esprit a ce sujet.
Quand le moment sera venu, votre bien-aimée ne
se trompera pas d'adresse et c'est dans votre main
que l'astucieuse Dora, à l'air si innocent, posera ses
doigts effilés.
Lllian alla s'asseoir sur un canapé, tout pr~s
de
son amoureux Chip.
Elle n'était plus pàle, bien au contraire.
Les vives couleurs de ses joues faisaient paraitre
ses yeux plus brillants ... Jamais je ne l'avais vue si
jolie.
Lord Chandos vint peu après saluer les personnes
qu'il connaissait.
Il passa rapidement devant Lilian et ne vit pas
seulement la main que lui tendait le pauvre Chip.
Je remarquai que, de toute la sOIrée, mon amie
évita de se trouver auprès du jeune homme et causa
avec une gaîté un peu forcée avec son jeune amoureux, étourdi de tant de bonheur.
Vers onze heures et demie, les chasseurs réclamèrent leurs lits et les adieux commencèrent avec
les souhaits de bonne nuit.
J'allais tirer mon album de son tiroir à clef quand
j'entendis doucement gratter à ma porte.
J'allai ouvrir et me trouvai en présence de Lilian
déjà en toilette de nuit, se s beaux cheveux ondulés
no,-!és seulement par un ruban, elle me prit les
malDs et me dit d'une voix basse et précipitée:
- Oh 1 Phyllis, pourquoi ne m'avez-vous pas dit
que vous l'aviez invité r
- Lord Chandos, naturellement'? Ma chère Lili
Mark ne m'a appris gU'aujourd'hui qu'il lui avait
demandé de venir. J'al été aussi surprise que vous
de le voir. Du re te, pourquoi aurais-je attaché la
moindre importance à cc que vous le sachiez ou
non? Je ne p.ouva.is p~s
deviner que vous l'aviez
~onu
autrefoIs nI qU'Il vous était pénible de le
revoir.
Lilian prit une chaise bas ' e, elle s'assit devant le
feu, tisonna un in stant les braises du bout ,de la
�PHYLLIS
79
pincette, ses grands yeux fixes regardant les hautes
flammes, enfin, elle se tourna vers moi.
- Phyllis, fit-elle doucement, je vous ai promis
une confidence, je pense qu'il est temps de vous la
faire.
Je pris place dans le fauteuil, à l'autre coin de la
cheminée. '
- Voyons, Lili, dites-moi votre histoire.
- Ob ( eUe est courte, et finit mal.
({ C'est il y a près de deux ans que je rencontrai
lord Chandos dans le monde. Il s'éprit de moi.
« L'année dernière, il m'a demandé de l'épouser.
Je l'ai refusé ... c'est tout.
u Vous devez comprendre pourquoi nous n'avions
pas envie de nous revoir ...
- Vous' l'avez refusé, ce beau garçon?
. - Oui, ma chère. Souvenez-vous qu'à ce moment
11 n'était encore que le petit lieutenant Everett, cadet
sans fortune et sans espérances, réduit à sa solde, et
moi, Phyllis, je suis loin d'étre une héritière. En
mourant, mon père ne m'a lai ssé qu'une médiocre
fortune. ma mère s'est remariée et ne se soucie
guère de moi. Mon oncle James et ma tante sont
très bons pour moi, il est vrai, mais je ne suis pas
leur fille et si une partie de leur héritage me revient
un jour, j'espère que ce sera dans des vingtaines
d'années.
u. Si j'avais consenti à devenir sa femme, nous
aUflons connu presque la misère (elle frissonna
d'horreur). Pouah ( la misère même avec un homme
aimé ...
- Vous l'aimiez?
Elle ne répondit que par un haussement d'épaules
et un soupir éloquents en fermant une minute ses
beaux yeux, comme pour y enfermer la vision des
jours heureux.
.
- Il a été vraiment gentil à cette époque, repritelle au bout d'un moment et, pourtant, je ne le méritais guère, car il faut que je vous l'avoue Phyllis
j'avaIs flirté avec lui sans pitié.
'
,
~ Je savais fort bien que, lorsqu'il en viendrait à
demander ma main, je dirais non.
(, .Pourtant.. je l'aimais ... mais je ne pouvais me
décldel' ù lUI déclarer bravement mes intentions ct
à. le. renvoyer. Que de souffrances nous aurais-je
alllSI épargnées à tous deux 1
- C~ment
ce.la s'est-il passé? dis-je, en posant
ma matn sur la sIenne .
un matin qu'il vint me faire sa proposi. - C'es~
tlOO, contmua-t-elle de sa voix rêveuse en s'arrêtant
de temps à autre, oui, un matin de bo~ne
heure.
•
�80
PHYLLIS
" Rien, autour de nous, de sentimental ou de poétique: ni clair de lune, ni fleurs, ni musique. Il était
venu me voir parce que nous partions le lendemain
pour la campagne ...
~ C'était en juillet, et nous ne devions pas nous
revoir de longtemps. Je me souviens qu'il pleuvait,
je crois encore entendre le bruit si triste d~s
gouttes
d'eau sur les vitres, il était ému et ne parla.lt guère....
Je faisais à moi seule toute la conversatIOn, pUiS,
sans aucune préparation, il me dit ce qui l'amenait
et je lui rérondis ... ce que je vous ai déjà dit.
Je lui serrai tendrement la main.
- Et ensuite?
- Eh bien! c'est alo=s qu'il a jugé à sa valeur la
jeune fille qu'il aimait. Je lui dis que, méme si je
l'adorais, la pauvreté de sa situatIon serait entre
nous une barrière insurmontable.
~ Et, tout en parl~nt,
je me compriI!lais le cœ~r
pour ne pas lui déVOIler le trouble que Je resntal~.
« Oh! ce qui est bien certain, c'est que quand Il
me quitta, il connaissait à fond et il méprisait celle
qu'il avait cru aimer.
« Il me déclara qu'il s'attendait d'ailleurs à un refus
et savait bien qu'il n'aurait pas dû aspirer à ma main.
« Il ne me blàmait pas, et ne me demanderait jamais
de revenir Sur ma parole. Mais, en parlant, ses
lèvres tremblaient; il était pàle comme la mort 1 Je
me raidis, j'avais résolu de ne pas céder.
~ Mon Dleu,.fit-elle avec agitation en se levant pour
marcher dans la chambre, qu'auriez-vous fait à ma
place?
- Je crois que j'aurais cédé... Quoique, il est
bien difc~e
g,uelqf~is
de se. J!lettre à la place des
autres ... Amsl, l'autre Jour ... LIli, vous m'écoutez'r
- Oui, oui, parlez. Vous disiez: "l'autre jour ... ,.
Que vous est-il arrivé?
. ~ Non, pas à moi, dis-je en rougissant, c'était \me
Jeune femme dont on me contait l'histoire.
" Mariée à peine depuis quelques moi!', elle tlécouvre que son mari a eu une liaison avant son
mariage, il lui en fait un mystère, lui interdit d'y
faire la moindre allusion, et cependant il continue à
recevoir des nouvelles de ...
- De l'autre femme?
- Oui, par un de ses amis. Elle est... intriRu(:c
indignée, elle ne sait à quoi se résoudre ... VOliS:
Lili, que feriez-vous '(
- Mais, ma chérie, cela dépend des ~(ntimls
de la jeune femme envers ce mari volage
- IL n'est pas volage, il l'adore, c' t ) mLÎlleur
tles maris, et cependant ...
�PHYLLIS
81
Lilian me regardait si fixement que je baissai les
yeux.
- Cependant, il ne peut éloigner l'ancien souvenir, finit-elle, à moins que ce ne soit l'ancien souvenir qui ne se cramponne à lui. Il y a des femmes,
vous savez, qui n'admettent pas qu'on les oublie.
Eh bien 1 ce que j'en pense?
« Si j'avais aimé mon mari ... d'amour, j'aurais été
jalouse comme une tigresse, j'aurais recherché
l'autre pour lui arracher les yeux ... ou du moins je
lui aurais demandé poliment de me rendre « ses»
lettres et l'aurais priée avec beaucoup de douceur
de lai ser mon mari tranquille, si elle tenait tant
oit peu à l'existence. Voilà 1
« Maintenant, si je n'avais éprouvé pour mon époux
qu'une afTection raisonnable (elle me regarda encore
curieusement, je ne sais pourquoi), puisque vous
dites qu'il est le meilleur des maris, je me serais
contentée de mon sort, sans rien chercher à savoir,
fermant les yeux, même, de ~eur
d'apprendre de
trop pénibles choses ... Je crOIS vraiment que c'est
là le parti le plus sage ... savoir se contenter de son
~ort
tel qu'il est!... Ah 1 si j'avais su accepter sans
tant de raisonnements celui qui s'om'ait à moi il ya
deux ans, tout pauvre qu'il me parût ...
Elle haussa encore les épaules comme pour
prendre en pitié sa sottise.
- Vous ne l'aviez jamais revu jusqu'à ce soir?
- Non, jamais. Un mois aprl!s il partait pour
l'Inde, ayant demandé à permuter avec un camarade.
Je n'avais plus reçu aucune nouvelle de lui. Et tout
à coup on apprit la chance inoule qui lui arrivait: le
titre et cet héritage fabuleux. Il donna sa démission,
puis, au liel!! de rentrer en Angleterre, il partit pour
l'Italie. Aussi, vous pouvez imaginer le choc que je
reçus en le voyant paraltre ainSI brusquement sou~
Votre toit.
- Je me demande, fis-je rêveuse, comment il se
fait qu'après son changement de fortune il ne soit
pas revenu vous demander de nouveau.
- C'est parce qu'il savait trop bien comment J'e
l'aurais reçu, me dit Lili en redressant fièrement a
tête ... J'ai fait contre mauvaise fortune bon cœur et
je me suis. distraite autant que j'ai pu, pour noyer
mes cha(;fJns.
« Et lUI, il ne parait pas avoir trop soufrert n'est-cc
pas J Il n'a jamais eu une mine si floris ant'e ... Bah J
fit-elle en secouant tous ses cheveux bouclés, les
hommes ne valent pas qu'on se fasse tant de ~ouci
pour eux ...
Et e tournant vers moi tout d'une [iitcc :
�PHYLLIS
- Dites bien cela, Phyllis, à votre petite amie qui
est aùorée de son mari, c'est elle qui a la meilleure
part, et dites-lui aussi que je l'envie.
Là-dessus, elle m'embrassa de bon cœur et me
quitta.
.
Il est très tard, cependant je ne puis me décider à
me coucher. Cette histoire d'amour me trouble et
me laisse pensive. S'ils 120uvaien~
<:>ublie~
~out
ce qui
les sépare pendant qU'lis sont iCI, et St Je pouvaiS,
moi, contribuer à leur rapprochement.
Je cherchai longtemps quels moye~
employer,
puis l'idée me revint des conseils de LilIan .. :
a-t-elle dit...
u Si je l'avais aimé d'amour ~,
Est-ce mon cas? L'aimé-je ainsi?
Je m'interroge et suis forcée de me répondre que
ce grand amour n'est pas encore venu. Peut-être ne
suis-je pas faite pour aimer ainsi. .. Est-ce égolsme,
dureté de cœur?
Cependant il y a des personnes que j'aime passionnément. Maman, Billy, le compagnon chén de
toute mon enfance.
Je ne pourrais supporter la pensée qu'il leur arrivât malheur. El s'il fallait choisir entre l'un d'eux ou
Mark ... je n'oserais dire qui je sacrifierais.
Je l'aime de cette affection raisonnable dont parle
Lila~;
c'est plutOt de la gratitude pour la tendresse
dont Il m'enveloppe et pour ses mille attentions où
je retrouve son amour passionné.
Elle dit vrai, j'ai le meilleur lot, je dois fermer le~
yeux, éviter de savoir, c'est à ce prix gue je garderai
mon bonheur et j'en prends la résolution très ferme.
Plus jamais, jamais, je ne m'occuperai de cette vieille
histoire ...
Mais pourtant ... comme il sait bien mentir!
IV
Enfin, le VOICi arrivé ce suir tant désiré de mon
premier bal.
de ce grand événeAucune début.an,te à ,la v~ile
ment ne ressentIt JamaiS fnsson d'attente plus délicieux que Mrs. Phyllis Carrington, malgré toute la
dignité que doit lui conférer le mariage.
Tous les bonheurs me sont venus à la fois .
. Billy, que Mark avait pu fairesortiru'Eton quelques
Jours avant les vacances de Noêl, arriva le soir même
du bal.
Au moment où le dog-car s'arrêta ùevant la purtc
pour recevoir quelques ordres avant d'aller a 1"
�PHYLLIS
station, car il était près de cinq heures, je saisis
mon mari par le bras:
- Mark, lui dis-je, William va-t-il chercher Billy?
Je voudrais bien y aller moi-même l Ne croyez-vous
pas qu'il s'attend à? ....J'hésitai à continuer .. " •
Mark lut sur ma figure levée vers lui pendant un
court instant, puis il me dit:
- Vous craignez qu'il soit désappointé de n'être
accueilli que par un domestique? Eh bien' Phyllis,
ôtez ce petit pli de votre front, c'est moi qui vais
vous ramener votre Billy.
Et grimpant dans le dog-car, il se dirit;ea vers la
station sans ajouter un mot.
Juste au moment où mon imagination désordonn(;e
me représentait les boucles orunes de mon Billy
éclaboussées de son sang, un bruit de roues arriva
à mon oreille. J'aplatis mon nez contre la vitre, et,
ùans le crépuscule envahissant, j'écarquillai tout
grands mes yeux pour mieux voir.
Je ne m'étais pas trompé..:! ils sont là qui &J'rivent!
Un instant plus tard, le dog-car décrivait une courbe
devant le perron, et j'aperçus mon frère en pardessus
boutonné jusqu'au menton en po session des rênes.
A côté de lui, sur un siège plus bas, comme un seigneur de moindre importance, était assis Mark to!!1
souriant.
Un instant plus tard, Billy était dans mes bras.
- Oh' Billy l Billy' et je m'accrochai à lui, des
larmes dans les yeux et un sourire de bonheur sur
les lèvres, - est-ce bien toi? Il me semble qu'il ya
des années que je ne t'ai vu, Comme tu as grandil
Et que tu as bonne mine l
- Mais oui, J'e vais très bien, merci, répliqua
Billy en me ren ant mes baisers avec chaleur, il est
vrai, mais rapidement Quant à avoir tant changé
depuis un mOlS que nous ne nous sommes vus, cela
ne me parait guère possible' Ah l quelle Course
épatante nous venons de faire' Pas une fois, tu entends. bien, je n'ai eu besoin du fouet tout le lona du
chemin'
'"
- Es-tu content de me voir, Billy? T'ai-je beaucoup manqué? Allons, viens dans ta chambre, et je
te ,raconterai tout ce qui s'est passé depuis que je ne
t'al vu.
Au moment où je le tirais vers ~escaljr,
me disposant à l'entralner, mes yeux \dfnbèrent sur mon
muet ùe ce.ttc petite scène, tout
mar! resté. le témoj~
il faIt oublIé par mol. L'expressIOn de son vi~agc
me
toucha de remords. Je courus à lui et posai la 'main
~ ur son bras.
- Mcrci,de m'avoir :amené Dm}" dis-je vivemenl,
�PHYLLIS
et de l'avoir laissé conduire, car je l'ai bien remarqué.
Vous m'avez rendue très heureuse aujourd'hui.
_ Vraiment? Cela m'a été bien facile. Je suis enchanté de vous avoir donné un peu de joie, ne seraitce qu'upe courte journée.
Il me souriait, mais, tout en parlant, il dégagea
doucement son bras de ma main et je compris au
pli qui lui traversait le front que quelque pénible
pensée lui était venue.
Immédiatement, je me sentis coupable et désolée,
et je restais là, indécise, quand la voix de Billy vint
me rappeler aux joies de l'heure présente.
- Venez-vous? criait impatiemment le jeune
autocrate qui avait déjà le pied posé sur la première
marche de l'escalier. Il était chargé de cinq. ou six
gros pa'l.uets de papier brun qui encombraient ses
bras. EVidemment, aucune force humaine n'avait eu
le pouvoir de les faire entrer dans sa valise.
- Allons, Phyllis 1 dit-il encore.
Et oublieuse de tout, sauf de sa chère présence, je
courus après lui et le conduisis dans la chambre que
mes propres mains ont embellie pour lui, pendant
que l'élégant Thomas et la valise suivaient dans
notre sillage.
- Billy, dis-je à peine entrée, tu sais que c'est un
bal travesti, as-tu apporté un costume '?
- Bien sûr que non. Où l'aurais-je péché?
- As-tu un smoking, au moins '?
- Pas davantage. SI tu crois que le pape me paie
des smokings.
- Mon Dieu! fis-je désolée, qu'allons-nous devenir 1
- Ne t'inquiète pas, me r6pondit Billy tranquillement, puisque ton bal est cvslumé, je serai déguisé
en collégien. Hein'? C'est une bonne idée?
Je l'embrassai pour la peine.
- Lan{?ley dit que ie suis très chic avec l'uniforme d'Eton - c'étaitnai - et tu verras si je n'ai
pas de succès.
Je vis ql!e l'excellente opinion que mon cher
fr1.:re a touJr~
eut! de lui-même n'avait pas diminué. Je le quittai rassurée.
Après de lOllgues discussions et hésitations, je me
suis décidée pour un costume de Bohémienne. Il a
l'avantage de mettre en valeur me s Cllt:VCUX bouclés
d'un brUI! doré, e~ le petit fichu rouge qui me scr~
la t~e
falt ressortir l'éclat de mes yeux.. Des ~equins
d'or retombent jusqu'à me sourcib la vesle brodée
d'or sur la ch,cmisette de. soie bla;lche, et la jupe
courIe cn satll1 rayé de jaune ct de l'ouge complètent mon Cllslume.
Quand ma loil elle ful achevée, entendant remuer
�PHYLLIS
85
dans le cabinet voisin et sifl10ter mon mari, j'ouvris
sans bruit.
Il n'avait pas encore passé son costume de seigneur orientaL
- Mark, fis-je de loin, sans bouger, comment me
trouvez-vous?
- Oh 1 la ravissante Esméralda 1 s'écria-t-il avec
enthousiasme.
Et, me prenant délicatement par la main pour ne pas
abîmer ma toilette, il me conduisit devant son miroir.
- Regardez, dit-il, avez-vous jamais rien vu de si
jolil
Je lui obéis et je dois avouer que ce ne fut pas
• ans une certaine vanité que je contemplai mon image.
Les couleurs vives du costume s'harmonisaient à
mon teint et à la nuance de mes cheveux floltant
librement jusqu'à ma taille. Je paraissais encore
plus mince et plus petite avec mes pieds nus dans
des sandales.
Je tenais à la main le tambourin d'Esméralda et
devais m'en servir comme d'un éventaiL
- Je ferai faire votre portrait dans ce costume,
déclara Mark avec chaleur, et vous éclipserez toutes
ces antiques dames qui trônent dans la galerie des
tableaux.
- Suis-je aussi ... aussi jolie que Dora?
- Vous êtes mille fois plus jolie, c'est-à-dire que
ce soir tout le monde va vous faire la COUI'. Je vois
bien qu'il faut que je m'y résigne. Voilà ce que c'est
que d'avoir une femme trop jolie.
- Suis-je, fis-je, enhardie par la chaleur de son
accent, plus belle qu'aucune des femmes que vous
avez connues?
Je le regardais droit dans les yeux, et je crois
qu'il lut dans les miens le fond de ma pensée, car il
répondit en me souriant gravement:
- Vous êtes la plus belle comme vous êtes la
seule femme que j'aie réellement aimée, Phyllis, il ne
faut jamais en douter 1
- Eh bien 1 alors, voilà un baiser pour vous.
Je me haussai sur la pointe de mes sandales
pour le lui donner. Au fond du cœur je lui pardonnai sa lettre et son mensonge; tout était ellacé.
Comme Mark, à cet instant, parut dangereusement enclin il me presser sur son cœur au grand
détriment de mon costume, je battis en retraite et
allai m'exhiber à Lilian qui se présenta en « rose li
aux pétales brillants de rosée.
En:;emble nou~
desccn<.llmes le grand escalier
jalonné par une haie tle valets en grand costume et
brillamment illuminé .. •
�86
PHYLLIS
Un murmu re flatteur accueil lit notre entrée dans
les salons où déjâ la plupart des . hôtes de St rangemore étaient réunis.
Au dehors, les voiture s comme nçaient à roulir
sur le gravier de l'avenu e, et les portière s claquai ent
devant le perron, déversa nt chaque fois de nouveaux arrivan ts.
Que de jolis costum es 1 de couleur s bariolé es 1
Dès le seuil, c'était un éblouis sement 1
Voici ma belle-sœ ur Harriet t en « Marie Stuart »,
sévère robe de velours noir et colleret te de fine dentelle; mère, en Mainte non; lord Chando s en Espagnol ou toréado r, doré sur toutes les couture s; Dora
qui descend it un peu plus tard, ravissa nte en bouquetièr e Louis XV : soie vert d'eau à bouque ts,
fichu de dentelle s et couron ne de roses dans ses
cheveux poudré s.
La robe est à moi, ainsi que les dentelle s et,
comme je ne les mettais pas, elle m'avait emprun té
mon collier et mes bracele ts de perles, ainsi qu'un
beau diaman t monté sur épingle qui brillait au
milieu de sa coiffure comme une fantasti que goutte
d'eau dans un buisson de roses.
Telle, avec ses petits pieds chaussé s de satin vert
et grandes boucles de diaman ts, ma sœur ressemblait à une délicieu se miniatu re... guère plus
animée , du reste 1
Lady Blanch e arriva la derniêr e, et l'on ne s'en
étonna point à la vue de son brillant costum e d'odalisque.
Elle me jeta en passant - sir Francis était justement occupé à rattach er l'un de mes bracele ts de
sequins - un regard indéfin issable et ne me dit pas
un mot.
Un peu plus tard, je <wmandai ~ Lilian en dé~i
gnant la belle odalisq ue:
- Pouvez -vous compre ndre ce que je lui ai fail ?
Je crois qu'elle ne m'aime guère.
- Ah 1 Phyllis , fit-elle en riant, vous êtes nalvc 1
Elle ne vous aime pas et c'est clair pour tout le
monde, parce que vous êtes jeune, jolie, et que vous
lui prenez tous ses amoure ux 1
.
- Moi? Desque ls voulez-vous parler ? ..
- Mait; sir Francis d'abord , qui était son esclave
avant de vous connaH re, et puis ... votre mari 1
Avec un regard malicie ux, Lilian disparu t pO\lr
la premièr e danse, enlevée parun gracieu x Arlequ in.
S.a Grâce, le duc ùe Chilling ton et lady Allicia
arrivère nt de bonne heure. Inutile de dire qu'ils
n'6taien t pas costum és, mais la toilette somptu eu se
de Sa Seigneu rie parée des plus magnifiq\leS ùia-
�PHYLLIS
li'"1
mants de l'Inde pouvait passer pour un costume de
cour du temps de la reine Elisabeth.
Mark dansa avec lady Chillington.
En ,'egardant mon mari qui me faisait vis-à-vis, je
me dis avec satisfaction qu'aucun de ceux qui dansaient avec nous n'était aussi beau ni aussI distin' F rancIs
' Gal'1yle vmt
'
gué,
Le qua d'Il
fi e fi'
m, su',
me
réclamer pour la valse sUIvante.
Comme nous commencions à tourner. il me glissa
à l'oreille:
- Vous êtes une ravissante Esméralda. On ne
peut s'empêcher de vous admirer. Qui donc vous a
conseillé ce costume?
- Personne. Je n'ai consulté que Irion goût.
N'est-ce pas que c'est une bonne Idée? Trouvez.vous que ma coiffure me sied?
- Vous avez des cheveux admirables. Si je vous
disais tout ce que je pense ... vous me gronderiez peut-être 1
- Oh non 1 Je suis bien trop gaie pour cela. Le
plaisir du bal me grise, rien que la musique de l'orchestre me fait frémir de joie.
- Vous me faites songer àla (1 petite lady» de
Browning:
Il cita:
C'était la plu. petite femmo du: monde,
Etr. d. ~gràce
et de joio, tout. blondo,
Quo la Natur. en un jour d. folio,
Fit trop petite pour l'exc~s
d. la ,'ie
Qui la comblait.
- Suis-je vraiment si petite que cela? Voyez,
j'atteins presque à votre épaule. Vous m'insultez,
sir Francis 1 Dansons vite ou je me fâchel
ce soir, je me le
Avais-jej'amais dansé av~nt
demande. 'éprouvais une sensation inconnue; c'est
à peine si je to~cais
l,e soI" tous les battements
de mon cœur etaient a l'ul11sson de l'enivrante
musique.
Quand l'orchestre s'arrêta, j'étais un peu rouge,
essoufflée, mais radieuse. Je regardai mon danseur .
.~ e le trouvai plutôt pâle, il avait un air sérieu
qUi m'étonna.
- Vous ne paraissez pas enchanté, lui dis-je .
Vous êtes bien difficile. Que vous faut-il donc?
Un sourire étrange passa sur le visage de sir Francis. Je continuai, un peu piquée:
- Vous trouvez sans doute que je danse mal
C'est vrai, il ne manque pas ici de meilleures danseuses, que moi.
�PHYLLIS
Permettez-moi d'en douter. Tout ce que je
puis vous ?ire, c'est que je vous préfère à !outes 1 .
Je ne SUIS pas à l'épreuve de la flattene, aussI
un sourire. épanouit-il mon visage. .
.
- Eh bIen 1 si vous êtes content, Il faut en aVOIr
l'air, repris-je. Quand je le suis, moi, tout le monde
peut s'en apercevoir à ma figure.
- Je le sais. Mais ,·o us avez affaire à un ingrat,
que voulez-vous 1 Plus j'obtiens, plus je désire.
Quand un homme est affamé, lui donner une bouchée de pain ne fait qu'augmenter ses soulfrances.
Je lui ris en pleine figure, tandis qU'il m'entraînait dans le mouvement de la danse.
Après quelques tours, nous nous arrêtâmes pour
souffler.
me
- Etes-vous toujours en pleine béati~de?
demanda mon cavalier. Votre bonheur est-Il encore
sans nuages?
- Oh 1 quelle question inutile 1 Ne vous ai-je pas
dit que rien, ce soir, n'aurait le pouvoir de diminuer ma joie? Pourtant, parfois, je me sens troublée
par une grosse inquiétude.
- Et c'est?
- Que cette soirée aura une fin. N'est-ce point
navrant?
Et j'éclatai de rire, sans souci de ma dignité de
ma1tresse de maison .
- J'ai pourtant d'autres bals en perspective. Mark
m'a promiS de me conduire à Londres au printemps .•
- Et vous y perdrez bien vite le sentiment de
plaisir que vous ressentez ce soir. Ecoutez mon conseil : n'essayez pas d'une seasoll à Londres, vous
en arriverez à regarder la danse comme une corvée
ennuyeuse; vous vous souviendrez alors que je vous
l'ai prédit.
- Je ne veux me souvenir de riin, fis-je d'un ton
espiègle, sauf qu'en ce momcnt je n'ai pas un souci
au monde 1 Ven ez, entrons dans la serre; je s01.1pire
apr~s
un fauteuil et un peu de fralcheur.
SIr Francis parut hésiter â satisfaire mon envie ...
Il. avait l'air contrarié, gêné, puis enfin, il sc
déCIda et nous entrâmes.
Lentement, nous marchions à petits pas parmi les
bosquets de fleurs jusqu'à une petite retraite, coin
d:~)mbre
ct de verdure où je savais trouver des
sieges .
. Une senteur exquise parfumait l'air, un mince
re t d'eau égrenait ses gouttelettes brillantes dans llnc
vasque pf(~que
à nos pieds.
Q,ue.lquE!!; gr~nds
arbustes, d;spersés çà et lù,
abritaIent des SIèges rustiquls.
�PHYLLIS
89
L'orchestre lointain enveloppait d'harmonie ce
tableau de rêve.
Nous allions tourner le coin d'une petite allée ...
une voix connue frappa mon oreille; sir Francis fit
un léger mouvement et, tout à coup, nous nous
trouvâmes face à face avec lady Blanche et mon
mari.
Aucune raison ne pouvait les empêcher d'être là,
seuls, tous deux. Cependant, lorsque mes. yeux
tombèrent sur eux, un étrange sentiment fait de
colère et de tristesse m'assaillit.
Toute ma folle gaîté tomba brusq~ment.
En considérant Mark de plus près, je m'aperçus
aussi d'un changement dans l'expression de sa
phy nomie.
Il serrait les.èvres fortement et ses narines palpitaient comme s'il avait eu peine à réprimer une
émotion quelconque.
Sa Seigneurie, admir~le
d.ans s~
splendi.des
atours et chargée de pl?rrenes .qUl renvoyaient
mille feux dans l'obscunte, ne daigna pas bouger
à notre approche. . '
.
Ses longs yeux nOlrs agrandIS au crayon paraissaient langoureux et doux, un sourire figé sur ses
lèvres peintes découvrait ses dents étel11celantes.
Il m'était difficile sans une grave impolitesse de
me détourner et de partir.
Interdite, toute mince et petite comme si j'eusse
~té
vraiment une pauvre enfant des grands chemins,
Je restais debout devant la belle odalisque qui daigna enfin me parler la première.
- Vous amusez-vous beaucoup? me demandat-elle d'une voi x suave.
Je répondis d'un ton glacial:
- Oui, madame, beaucoup.
- Vous en a,vez. l'air, en erret, mais les ombrages
où l'on peut Jouir d'un agréable tête-à-tête me
paraissent aussi avoir des charmes pour vous.
- :te pourrais en dire autant de vous, chère cou!>in~.
Cependant je préfère danser. J'ai encore devant
mOI p.as mal d'années avant de me passer de cct
exercice.
- Oui. Vous voulez dire que vous vous reposerez quand vous serez devenue une vieille femme
comme moi ... D'ailleurs, ajouta-t-elle en dardant sur
sir Francis un regard aigu, vous avez un danseur
hors liRne. On se l'arrachait jadis.
Sir l·rancis ébaucha un léger salut.
- Alors, répondis-je affectant une amabilité cugér~e,
il est doublement aimable de perdre on
temps avec une novice telle que moi 1
�PHYLLIS
Puis, je fis à lady Blanch e un 'impert inent petit
salut de la tête -et reprena nt le bras de mon cavalie r:
- A tout à l'heure 1 Vous le voyez, aux tête-atête, je préfère encore la salle de danse, Rentro ns,
sir Francis , j'entend s le prélude d'un boston.
Je rentrai dans la salle de bal, riant et bavarda nt,
décidée à m'étour dir et à m'amus er malgré tout .
. Je voulais éloigne r de. mon espri~
la .vi~on
du
vIsage irrité de mon man. Quel droit avait-il de me
regarde r de la sorte? Et lui, que faisait-il dans
la serre '?
Est-ce que je me tourmen~
de. ses assidl!i tés
auprès de sa cousine ? Ce seraIt vraImen t puénl de
ma partI
. .
J'allais refuser la danse que me demanc:J,Wt sIr
Francis , lasse tout à coup et sans ~train,
lorsque
la voix de Mark, tout près de mon oreille, me fit
tressail lir.
- Si vous n'êtes pas engagée, voulez-vous
m'acco rder ce boston ? me demanda-toi! cérémo nieusement.
- Si vous voulez. Mals êtes-vo us à ce point
dépourv u de danseu se r Danser avec sa femme, cela
manque d'a~rément.
Il ne répllqu a rien, mais il m'entra lna dans le
flot des danseu rs. Vraime nt, sir l·'rant:is, lui-même,
ne danse pas mieux que mon mari. Après plusieu rs
tours du salon, il me conduis it jusqu'à un canapé,
placé dans une profond e embras ure.
Reposez-vous. Je ne veux. pas vous infliger
davanta ge ma société. Voulez-vous que j'aille vous
cherche r un autre danseu r?
- Mon Dieu, Mark, m'6criai-je vivemcn t, pourqu oi
me parlez-vous sur ce ton maussa de? Dites tout de
suite ce que vous avcz sur le cœur, au lieu de me
regarde r avec cet air farouch e. Il' va vraimen t bien
avec votre costum e orienta l. Je me demand e, fis-je
en riant, si vous n'avez pas un poignar d caché dans
vos vêteme nts, dont vous avez le noir dessein de me
percer le cœur. Enfin, qu'ai-je fait'? De quoi m'accusez-vous '?
- Je ne vous reproch e rien, Phyllis .
- Non .. , J'en étais sûre. C'est votre manil:re habituelle. Vous préférez prenure un air furieux et nc
me rien dire. C'est agaçan tl Je voudrai s au moins
savoir pourqu oi?
- Alors, je v.ais vous Je ùire, r~pliqua-t1
l'roidcmenl . Est-il conven able à une jeune femme de
danser une soirée enti1!re avec le même danseu r?
- Lequel' ? fis-je d'un ton négligent.
- Garlylc , bien entenùu . Toul le monde vous a
�PHYLLIS
remarqués. Vraiment, Phyllis, vous devriez avoir
plus de tenue et éviter de vous livrer aux commentaires malveillants.
- Les come~tairs
malveillants de qui? De
votre chère cousme? Et croyez-vous, v01.)s-même,
qu'il était convenable de l'écouter débiter ses mensonges empoisonnés? Dites-moi?
Je m'étais levée, toute pâle de colère.
Nous nous regardions dans les yeux, puis mon
regJrd dévia et je vis sir Francis qui s'avançait de
notre cOté de son pas nonchalant. Mon mari tourna
la tête et l'aperçut.
- Lui avez-vou S promis cette danse? me demanda-t-il à voix basse.
- Oui, je le crois.
- Ne dansez pas avec lui, dit Mark d'un ton à
demi suppliant, à demi menaçant. Refusez... ne
serait-cc que pour moi.
- Pourquoi? Quelle excuse tromer ? Ce serait de
l'impolitesse.
- Ainsi, malgré ce que je vous dis, vous avez
l'intention de danser avec lui?
- Mais certainement.
- 1'r1.:6 bien. Faites donc ce qu'il v us plaira 1
Et, tournant sur ses taluns, Mari- s'éloigna
rapidement.
Sir Francis me rejoignit en disant:
- Je crains d'avoir été importun, mais je n'ai pu
f"sigter au désir de vous rappeler que vous m'avez
promis cette danse.
- C'est vrai, dis-je, mais je manquerai à ma promesse, si vou le permettet, car je suis tr1.:5 fatiguée.
Vou~
n'y perdl t:Z pas beaucoup, je ferais une pauvre
danseu::ie.
- Est-ce Mark qui, (.us a dicté votre réponse?
dit-il avec un léger ton d'irunie. 11 craint sans doute
que vous n'.abusiez ... d,e vos force!> ?
.
Je ne daignai pas repundre d, apres quelques
propos à bàtons rompus, sir Francis, trouvant sans
Joute ma société peu divertissante, s'éloigna ùu cOté
d la salle de jeu.
Je crois, d'après Ce que m'ont dit plusicuni personnes, qu'il rrdère la sCJclUé de s cartes il celle
des femmes.
Je demeurai longtemps dan s mnn coin obscur,
regardant à travers les ndeaux les danseur~
ct leurs
cO'ltumcs.
Ah 1 voici une rose épanouie avec un torllador d
belle prestance ... C'est lord Chandos 1
avec lui";>
- Comment 1 Elle a accepté de da~cr
Les scr\«pulcil de Lilian ~c ~ <.rai«:nt-ls
fondus ;)
�92
PHYLLIS
la chaleur de la,fête ,r Peut:êt re le saurai-je demain ...
. Là-bas, ie VOIS Billy qUI danse comme un perdu
avec la jolie Jenny Hastings. Il cherche peut-être à
détrône r Roland.
Ahl voièi Dora, la charma nte bouque tière qui à
retrouvé' son chevalier servant un superb e mous~uetair
au grand feutre emplumé.
Il s'en sert du reste, comme d'un éventail, et fait
de visibles efforts pour souteni r une conversation
des plus ardues.
Et Blanche, où est-elle '?
Blanche a disparu . Lasse peut-être, elle est allée
réparer ses forces et ~onserv
ses charme s dans le
sommeil d'une conscience pure 1 .
Bah 1 ma légère jalousie contre Blanche ne pèse
rien en comparaison de mes autres ennuis.
Enfin, ce bal que j'avais tant désiré et qui, en
somme, ne me laisse que tristess e et lassitud e, a
pris fin.
.
.'
.
Les dernier s inVItés partiS, nous regagnâmes nos
chambres avec une certaine hâte, car l'aurore allait
bientÔt paraltre.
Fidèle jusqu'a u bout à ses devoirs de ma1tre de
maison, mon mari resta l'un des dernier s au fumoir
en compagnie des hommes.
Je l'attend is, espéran t bien qu'il passera it dans .
ma chambr e pour me souhait er un bon repos et
faire la paix avec moi.
J'étais prête à lui pardon ner tous les griefs que
j'avais contre lui...
1
J'enten dis des voix masculines, des pas qui se
dir~eant
de plusieu rs cOtés.
Ahl voici celui de Mark!
Il entra, marcha vers ma table de tOilette, y alluma
une bougie et, sans même me regarde r, retourn a
vers la porte.
Mais je bondis en criant:
- Mark!
Il s'arrêta et me re~ad
froidement 1
- Avez-vous besolR ~e
moi'? Votre femme de
chambr e dort-clle '?
- Oh! m'écriai-je, prête à fondre en larmes,
comment pouvez-vous être si méchant, si rancunier,
si cruel envers moi r Ainsi, vous alliez partir sans
me dire un seul mot 1
- A quoi me servirait de vous parler? La dernière fois que je vous ai adre ssé la parole, c'!tait
pour vous demand er une chose qu'il vous était facile
Je m'acco rder ct vous m'avez refusé.
- Oui r c'est vrai, mais je l'ai bien regretté apr~9
;
voUS aunez dfi le voir.
�PHYLLIS
93
Je n'ai rien vu. Je suis sorti de la salle de bal,
ne voulant pas vouS voir de nouveau danser avec ...
Un geste du côté de la chambre de sir Francis
termina ~a phras.e.
.
...
- Mals Je n'al pas dansé avec lUI 1 cnal-Je avec
un accent de sincérité qui le toucha. Je lui dis ... je
lui dis que j'étais fatiguée, et il finit même par me
laisser seule quand je lui eus donné son congé.
- Est-cc vrai? Vous n'avez pas dansé ensemble?
- Non, Mark ... J'ai été méchante avec vous. Mais
je ne vous aurais pas fait cette peine, vous le savez
bien ...
Je fis, à part moi, la réflexion qu'en fait de pardo.n,
c'était moi plutôt qui implorais le sien.
- Oh 1 Phyllis! ma chérie 1 s'écria-t-il, rayonnant
de joie. C'est à mon tour de me faire pardonner.
Voici notre première querelle, que ce soit la dernière à tout jamais! Mals, Phyllis, je vous aime tant.
folle enfant, que je souffre en pensant qu'on pourrait mal interpréter votre conduite.
- Oh! fiS-Je en haussant les épaules, si ce n'est
que lady Blanche, cela m'est égal. Je sais qu'elle me
déteste. Eh bien' Mark, vous ne serez plus en colère
contre moi?
- Non, non, jamais 1
- Et vous êtes désolé d'avoir été si méchant
pour moi?
- D~solé,
nané 1
- Et. .. vous m'avez trouvée jolie ce soir?
- La plus belle d'entre les belles.
- Et ...:est-ce que je danse bien?
- Comme une féel. .. Est-ce tout?
Nous nous mimes à rire joyeusement, et dan cc
tout fut oublié 1
rire, tristesse , soupçons, col~res,
Je relis ce que je viens d'écrire le matin suivant
notre bal et, tout à coup, voici qu'une pensée me vient.
Il m'a dit : ~ La plus belle entre les belles •. Si
elle avait été là celle q,pe je ne peux nommer, auraitil pu me [aire la. même réponse? A combien de fêtes
a-~il
~té
aupr~
ùe la femme qu'il aimait dans la
JowlalOe Aménque? Bon! à quoi vais-je penser
encore? C'est fou 1 Voici que j'oublie la prome sc
que je me Ruis faite. Je vouurais savoir seulement
quel genre de beaut~
...
v
Nuus desccnuimes tous assez en retarJ pour le
dl:jeuner, ce matin, avec des mines plus ou m ins
fatiglJées j ccp..:ndant c.e premier repas ne manqua
�PHYLL IS
pas de gaité, il y avai tant à dire sur notre belle
soirée.
_ Moi, dit Chips en dévoran t sa neuviêm e tartine de pain beurré, je trouve qu'un bal à la campagne c'est très amusan t, mais cela vous éreinte et
vous coupe littérale ment l'app';ti t.
- Un peu de p';ldding, Chips, dit ,mon mari en
présent ant une aSSIette.
- Ah oui! fit Lilian avec un gros soupir, l'appéti t
ce ne serait rien, mais cela vous laisse des tas de
regrets ... on se dit: c'est déjà fini 1 Et on voudra it
recomm encer le soir même.
- Ah 1 combie n vous avez raison, miss Lilian,
s'écria Chips en englout issant sa troisièm e tranche
de pudding , avec sa huitièm e tasse de thé (comm ent
ce garçon peut7il être aussi maigre 1) Je recomm encerais aussi, bien volonti ers, rien que pour retrouver certaine s minute s inoubli ables.
« JI y a c.ertaines personn es ayec qui on, voudrai t
danser touJour s.
Lord Chando s, qui n'a pas dit grand'c hose ce
matin, leva la tête et jeta au sémilla nt Chips un
regard de mépris.
- Il fait aujourd 'hui un kmps merveil leux, dit
Lili sans paraltre rien remarq uer. Voyons , il faut
faire quelqu e chose de réveilla nt 1 Mark, vos chevau x
doivent s'ennuy er dans leur écurie: que diriez- vou,
tous, d'une grande promen ade cn voiture ?
- Ou en auto, proposa mon mari. Nous pourrio ns
aller plus loin et ce serait plus vite fait ...
- Oui, dis-je, prenant feu tout de suite, nous
prendri ons en passant les Hasting s et les Leslie,
cela ferait comme un pique-n ique. Choi sissons un
but, où irons-n ous r
- Oh 1 un pique-n ique, reprit sir Francis - il
avait l'air pl\W; frais et di pns qu'aucu n de nou , et
!:lon œil brillait de content ement. Je parie qu'il avait
gagné au jeu 1 - c'est la cht)s~
là plus d6 9agl'6ab le 1
Cela signIfie des gateaux 'alés, des volailk s sucr6es ,
la moutar de dans la crème ct la crème dans la
salade. .. c'est les genoux au menton , les coudes
verdis ct des mouchel> dans tout ce qu'on boit ...
- Mainte nant, en plein hiver, fi -Je d'un ton t16Iib6ré, nous éviteron s toujour s les mouche s. Trouvo ns
un endroit où il y ait un hon hôtel. On comma nd ra
'e déjeune r.
- De quoi s'agit-il r demand a lady Blanch e en apparaiss ant dans l~ plus s6dUlsa nt des dé~habils
:
taffetas mauve VOile de JaunI.. pale. Rh bIen J beau
cousin, peut-~n
connalt rc vo projets ? acheva-t-ell.!,;
a\cc un 'lounrc can' . ~ant
. J'adrcs~
de mon man.
94
/
�PHYLLIS
95
Quoique je fusse Il ma pla~
habituelle devant la
table et qu'elle le sût fort bien, elle ne fit aucune attention à moi et ne prit même pas la peine de me
dire bonjour.
Elle regardait Mark et attendait sa réponse comme
s'il fût le seul digne d'être consulté. Dans son opinion, la maltresse de maison n'a aucune importance ... c'est une nullité [
Mark lui répondit p.oliment :
- Nous avons décidé de faire un pique-nique
aujourd'hui.
- Un pique-nique en hiver?
- Avec déjeuner dans une auberge quelconque.
- Ah 1 bravo [ Excel1~nt
idée, repartit Sa Seigneurie avec enthousiasme, continuant toujours à
m'ignorer bien que je fisse de mon mieux pour me
faire remarquer en faisant grand bruit avec les
tasses et soucoupes placées à ma portêe.
« Eh bien 1 où irons-nous? dcmanda-t-elle.
- Nous Irons où il vous plaira 1 Ordonnez, belle
cousine, nous obéirons.
- Réellement? Alors, ce qui me ferait le plus de
plaisir ce serait d'aller à la fontaine de Saint-Seabird.
Voici des années que je n'ai fait ce pèlerinage.
Elle soupira d'\.IJl air mélancolique comme si un
tendre souvcnir était attaché à cette évocation du
passé.
- A la fontaine des Souhaits? reprit Marle La
course est longue. Mais en auto, c'est l'afTaire d'une
heure et demie. Qu'en pensez-vous, Phyllis?
- Vous avcz demandé l'avis de lady Blanche et
vous savez que nous lui. obéirons _, fis-je d'un ton
quelque peu acerbe. Pour moi, je n'y vois aucun
obstacle.
- Alors, ch;;re cousine, dit Blanche d'un air
léger, si cela vous convient aussi, ainsi qu'à ces
dames, c'est entendu.
A ce moment, je relevai la tête ct tournai lentement
les yeux de son cOté.
- Bonjour, ma cousine', dis-je doucement d'un
ton extrêmement poli ... et je me· pinçai la bouche
pour ne pas rire, car je venais d'apercevoir du coin
de l'œil celte folle de Lilian qui était prête à éclater.
Une seconde Sa Seigneurie parut déconcertée.
- Ah J bunjour, dit-elle, j'Mais persuadée, chère
petite, que je vous avais déjà vue ce matin.
- Vraiment? Vous prenez du café, sir George?
Dora, veux-tu verser du café à ton voisin r
Le pique-nique étant décidé, la partie fut rapidement oq.~anisée
En trois coups de téléphone mon mari prévint les
�96
.
PHYLLIS
Hastings et les Lesli'qui acceptèrent avec epthousiasme et il commanda un déJe~nr
po~r
dlx·neuf
personnes ~ Aux Armes de la Reine Mane ~.
A une heure de l'après.midi exactement, nous
nous mettions â table dans une belle salle grande et
claire d'où l'on pouvait apercevoir la jolie fontaine
entourée de sapins, lieu de pèlerinage connu dans la
contrée.
.
.
- Quel souhait, me demanda sir FranCIS, qUI, je
ne sais comment, trouve toujours le moyen d'être
mon voisin de table, quel souhait allez-vous former
tantôt â la fontaine? Vous savez que si on le fait de
bon cœur et en y concentrant sa pensée, il est
exaucé dans l'année.
- Mais, en vérité, rél?ondis-je en riant, je me
demande ce que je pourrais bien souhaiter? A peine
ai-je formulé un désir devant Mark qu'il est déjà
comblé ... Mon Dieu, jl me semble qu'il s'est écoulé
des années depuis le printemps dernier.
« Quels changements pour moi 1 Et il y a à peine
quelques mois 1
- D'heureux changements?
- Oh 1 sans doute 1 Quand VOus avez fait ma connaissance autrefois ...
- Le jour cie la promenade à âne?
- Oui, il y. a des siècles de cela ... Phyllis Vernon
était une petite ~le
pas trop ~eurs,
très insignifiante, la Cendnllon de la maison, et maintenant...
Sir Francis sourit:
- Jamais, d,it.-i!, jusqu'à, ce jour, je n'avais entendu
personne se fellclter ainsI de son sort. Je ne vois
guère de quel usage sera pnur vous la Fontaine des
souhaits,
- Peut-être, dis-je, en y ré~chisant,
y aurait-il
certaines choses que Je ne seraIS pas fâchée d'écarter
de ma route.
- Des choses seulement?
Ensembl~
nos. regards se port(;rent sur lady
Blanche et JI sount.
- Pou~:
moi, c?nlinua-t-il, ce sont des gens que
je voudraI? supprImer, A votre place, chère petite
madame, Je tremblerais, m'attendant à chaque instant à voir s'écrouler ce bonheur merveilleux.
Je répliquai d'un ton 16ger :
- N'antIcipons pas Sur les malheurs à venir 1 Et
vous, sir Francis, qu'allez-vous souhaiter r
- Oh 1 moi". - il baissa la tête ct rcgarJa tristement Jans le fond de son assiette, - cela ne me Hcrvirait à rien, je suis certain Je ne pas avoir cc quc je
désire.
- Ah 1 fis-je, plaisantant, je comprends ,' C que
�PHYLLIS
97
c'est. Se peut-il qu'une belle soil cruelle pour vous
à ce point?
- Elle ne se doute même pas, fit-il avec, à ce
qu'il me sembla, une gaîté forcée, de la passion
/ qu'elle m'inspire.
- C'est une sotte ou une ingénue ... Tenez, je vais
vous la décrire: elle est assise sur un banc rustique
enguirlandé de roses et de chèvrefeuille, ses mains
mollement abandonnces sur se s genoux, ses yeux
noirs et rêveurs remplis de regret, elte est désolée
d'avoir refusé vos avances, le remords la déchire.
Qu'elle vous voie approcher ... elle est prête à voler
dans vos bras 1
- Parlez-vous sérieusement, mistress Carrington?
me dit-il en me regardant en plein dans les yeux,
d'un air étrange.
- Je ne plaisante pas, dis-je.
Et j'éclatai de rire.
It se détourna brusquement.
- Je n'ai pas envie de rire fi. ce sujet, je vous l'assure, fit-il entre ses dents ...
Tt resta maussade tout le long du repas, mais je
m'en consolai en riant et bavardant avec mes autres
voisins.
Certes, ' le vieil ermite qui choisit ce délicieux
endroit pour en faire sa retraite el y vivre le reste
de ses Jours dans une parfaite solitude, savait ce
qu'il fai sait.
En été, c'est un nid de verdure frais et riant.
- Je suis déjà venue ici l'année dernière, dit la
voix attristée de Jenny Hastings, j'ai fait un vœu et
la fontaine ne m'a pas exaucée.
- Faut-il donc attendre une année entière avant
de connaltre le résultat'? demanda sir Francis. Alors
mesdemoiselles, je vous conseille d'écrire vos sou:
haits clans votre carnet, Je peur de les oublier.
- Oh 1 moi, il me serait impossible d'oublier le
mien, s'écria Chip li qui personne ne demandait
rien. Seulement, si nous sommes forcés d'avouer
tout haut nos souhaits, que vai s-je devenir? Je suis
tell ement timide. Je vous confes se, miss Lilian, que
la timidité est mon défaut dominant. Pour rien au
monclc.:, je n'oscrais vous révéler le souhait que je
vais formcr ...
- Eh bien 1 gardez-le pOUl' vous, dit-elle galmenl.
Pendant ceSd'laisantcries dites à tr~s
haute voix,
j'entendis sil' eorge chuchoter à l'oreille de Dora:
- Ah 1 si vous vouliez faire le même souhait que
moi 1 Je serais l'h?mme le plus heu/'(;ux de la terre.
- Comment, dit la candIde Dora, comment pourrais-je le deviner!
(lü-IV.
�98
PHYLLIS
- Vraiment'? Vous ne pouvez pas l'imaginer?
- Mais non, je ne vois pas ... du tout, du tout. _
Ses paupières abaissées avec ses longs cils battant
sur ses Joues roses étaient d'un efTet ravissant. - Je
ne connais pas le moyen de deviner vos pensées.
On peut désirer tant de choses!
- Je n'en désire qu'une seule.
- Une seulement'? ... Oh! laissez-moi chercher ...
voyons ...
Ma sœur prit un petit air méditatif qui était à
peindre.
- Faut-il vous le dire?
- Oh! non, non 1 Si vous parlez de votre souhait,
le charme sera rompu. Peut-ëtre ... qui sait? Peutëtre vais-je faire le mëme ... sans le savoir?
Un regard coulé entre les cils bruns acheva de fasciner le pauvre garçon.
- Pour ma part, s'écria Lili, je vais demander une
chose impossible, ne serait-ce que pour vous prouver que cette superstition est absurde.
- De temps à autre, dit Jord Chandos de son ton
tranquill e, chacun fait cette expérience; nous soupirons apr(:s l'impossible.Je commence à craindre de
n'avoir jamais cc que mon cœur désire.
Il jeta un regard à l'insensible Lilian.
- Phyllis, appela ma belle-sœur, c'est votre tour!
Allons, venez tenter la fortune.
- C'est vraiment dommage, dit sir Francis, de
déranger 1\1rs. Carrington, clic m'a avoué tout à
l'heure que ses moinares désirs <ltaient comblés.
Mark leva la tête vers moi et me sourit d'un air
heureux.
- MaigrI! tout, j'y vai~,
dis-je en courant à la fontaine.
• Je demanderai la continuation de mon bonheur
et cela comprend tout 1
- Oh r Phyllis, cria Lili, pourquoi le dites-vous
tuut haut j> VOLIS venez de détruire votre chance 1
- Que c.'cst donc cnntrariantl Tant pis, alors r Je
vais souhaiter autre chose.
Et tout en buvant, selon les rites, un peu de l'cau
de la s()urce que Chip me tendait dan s un gobelet,
avec une mine solennelle, je ~ouhait
int6rieurcment de voir s'éclaircir tou s mes doutes au sujet de
l'ancien amOl'r de mon mari.
Puis, pensant à mon amie Lilian'd' e li le vecu
qtl'e~
finisc par ';(lI1scntir li a<;cor el sa m:lin Ù
son triste amoureux
Nou ne rq-lag[1ame St ra gcmore qu'à la nuit
clo .
j>\';ndant le dineT, nou:. (:ti'ill 10\1 d'une ~tlIé
�PHYLLIS
99
folle, sauf ma sœur et sir George qui échangeaient
souvent des regards pleins de promesses.
Quelque chose m'avertit que le sort de Dora était
fixé.
La Fontaine aux Souhaits avait déjà exaucé son
désir. Nous nous trouvâmes seules un moment avant
le coucher, dans mon petit salon.
- Eh bien 1 Dora, lui dis-je, est-ce fait?
Elle inclina gracieusement la tête en rougissant.
- Oui? Oh 1 raconte-moi comment c'est arrivé?
J'étais assise en face d'elle, mes mains embrassant mes genoux dans ma position favorite, la tête
penchée en avant pour boire ses paroles.
- J'imagine, dit-elle presque bas, de peur d'être
entendue, que c'est grâce à la Fontaine aux Souhaits. Ce qui est certain, c'est qu'elle a donné à
George l'occasion de se déclarer, occasion qu'il
cherchait depuis longtemps, acheva Dora très satisfaite.
- Etait-il vraiment ému i'
- Oui. Trés ému. Mes manières sont si réservées,
fit ma sœur d'un ton modeste, qu'il n'était pas certain, m'a-l-il dit, de se voir favorablement accueilli.
- Cc bon sir George 1 Il est la sincérité même 1
- Oh 1 J'ai dù presque dcviner où il voulait en
venir. Sa déclaration était un peu incohérente. En
somme, cela n'a aucune importance puisque j'ai parfaitement compris ce qU'II voulait dire.
Oh 1 Dora, m'écriai-je, quel malheur que
maman soit déjà repartie avec Billy, elle aurait été si
contcnte de connaîtrc l'événement.
- Elle I~ sait ùl.!jà. Hier, pcnc\antle bal,. sir George
m'avait fait quelqucs allUSions assez claIres; alors,
ce matin, avant le départ de maman ct de Billy, je
lui ai dit: « M1:re va partir, si VOUs désirez la saluer
et si ... si vous avez à lui parler, allez vite ùans la
bibliothèque, elle y est
- Comment le savais-tu?
- J'avais dit à maman de l'atenùr~
qu'il a\'ait à
'
lui parler.
- Ah 1 elle était prLivenue?
- J'avais arrangé cela dans ma tète pendant la
nuit et c'cst arriv'; comme je le désirais ... Ainsi,
après avoir parlé à m1:re, George était engagé, tu
comprend!:! 1
Je fis un geste affirmatif.
Oh 1 oui, je comprenais. Jc comprenais surtout
que ma chère sœur était la plus fine mouche que la
terre eCit jamais portée ct que le bon Ashurst n'était
pa~
de force à lutter avec elle: d'avance il était (\81
ùans le filet.
,;
<
Ul
-'v
'l
>
1
.J
�100
- Et maintenant, Dora, dis-je tout à coup en
posant ma main sur la sienne, me pardonnes-tu?
- Te pardonner? Quoi donc?
- Eh bien 1 chérie, d'avoir épousé Mark. Je
croyais que tu en étais restée un peu fachée, et souvent j'ai pensé que tu m'avais donné tort.
- Ma pauvre Phyllis 1 Que tu as des idées extraordinaires 1 Te pardonner? Comme si ce n'était pas
fait depuis lon!rtemps 1 Certainement tu ne peux pas
me croire as~z
vindicative, assez peu chrétienne
pour penser que je t'en veux encore depuis tout ce
temps-là 1
Ce fut moi 'lui restai honteuse et gên~e
en face de
tant de céleste verlu.
Elle reprit un instant après:
- D'ailleurs, la Providence a tout arrangé pour le
mieux. Il m'a été facile de voir, depuis gue nous
nous connaissons mieux, que Mark et mal n'étions
pas faits pour vivre ensemble. Il est trop exigeant,
trop autoritaire ...
• Sir George est doux et facile, il a le caractère
maniable, je crois qu'avec le temps j'arriverai à en
faire ce que je voudrai.
- Oh 1 je n'en doute pas, Dora 1 avec autant de
facilité que tu enroulais en parlant ton ruban bleu
autour de ton doigt si menu 1
- Trouves-tu flU'il ait l'air de m'aimer beaucoup ';>
me demanda-t-elle.
- Bien mieux: je trouye qu'il a l'air de t'adorer.
- Oui, c'est aussi mon aVIS, llit-elle languissamment.
- Et toi, l'aime!'-tu?
- Cela va de ~oi 1 L'épouserais-je si je ne l'aimais
Pas? Suis-je donc de ces personnps qui se vendent
pour de l'an~et?
Sa voix était rempli e d'une indignation aussi sincère que vertueuse.
- N(Il1.1 acheva-t-elle en me regardant droit ùans
le s yeux, Je n'épouserais pas un homme sans l'aimer,
caqc ne trouve rien d'aussi vil qu'un mariage d'argt;nll
Ces nobles sentiments m'(;taienl directement
adressés, je le sentis bien, et comme, à mon avis, il
eût été dang\!rcux de pOusser les choscs plu. loin, j
répliquai d'un~
voi~
un peu faiule ;
- fi h 1 'lU\! le SUIS donc heureuse pour toi 1
Non, Dora ne m'a point pard()n~1
- Je n'irai pas j~Jsql'à
dll'C, reprit- Ile de sa v',Îx
la plus uàvc, que Je regrette que GeaI ge !loir ~l bIen
pourvu ...
u Ca ~I)ir,
L'n revenant, il me di ail que son TCVClIU
éluit de quaI' nt(; ulIllc livres r nr an. C' st un peu
�PHYLLIS
101
plus que ce que vous avez, n'est-ce pas, ma chérie?
- Beaucoup plus 1 répondis-je avec chaleur. Je ne
sais pas au juste le chilTre de nos revenus parce que
je ne l'ai jamais demandé à mon mari, mais je suis
sûre que nous ne sommes pas aussi nches. D'ailleurs,
je trouve tr;:s naturel que, de nous deux, ,ce soit toi
qui fasses le plus beau mariage ...
Elle m'adressa un sourire satisfait en se levant
pour passer dans le grand salon, car ces messieurs
revenaient du fumoir.
VI
Il fait très froid. Brusquement, sans transition,
l'hiver redouble ses rigueurs, on parle de rivières e:
d'étangs glacés; si le froid persiste, demain on pourre
patiner.
.
Un incident es! venu aUJourd'hUI rompre mon heureuse quiétude.
Mon Dieu 1 La Fontaine aux Souhaits exauceraitclle déjà mon dé~ir?
J'ai demandé à connaltre le myst~re
de l'ancienne
liaison de mon mari, et l'on dirait d'::jà qu'une porte
~'entrouvc
devant moi.
Après le lunch, nous étions tous réunis autour du
feu de la bibliothèque, du moins ceux qui ~talen
restés; Chir, sir Francis, lord Chandos et sir James
étant allés chasser non loin de Cars ton, chez les
Leslie.
Mon mari, souffrant d'un gros rhume, avait pr~fét?
nous tenir comEagnie.
Tout à coup, ilian entra en coup de ven! et Murk
lui cria de fermer la porte, tout en éternuant.
- Ne me grondez pas, lui dit-elle, je vous appor te
des Ilouvel,le.s : ~spéron
qu'clics seront satisfaisantcs. VOICI IrolS lettres pour vous ... Tiens 1 U'1
timbre d'Amérique 1 Une carte rourlady Blanche cl
une lettre de ma mère pour moi.
« Rien pOlir vous, tante IIarriett. Phyllis, un mol de
Summcrleas qu'un a fait porter d la rart de votre
chere maman.
Chacun ouvrit ses lettres cn ~ilenc.
l\Iais en lisant le petit hillet de ml:Jc je m'aperçus
hientôt que le lettre dn~ai
nt devant mes yeux,
ccp 'ndant lU'Ù. m M"ill:l tintHlen! ces syllabes;
• Un tÎlllbrc d'Am'ri<.)lIc. Il v Un timhre J'Am(·.
riquc. "
C'était obsédant 1 Je n'.\l1ral cu q l'UIl ffiOllVclIl Il,
�!O2
PHYLLIS
à faire pou r regarder Mark, la bouche à ouvrir pour
dire avec mon air le plus négligent:
« Quelle est donc cette lettre que vous avez reçue
d'Amérique? •
Mais la peur, la timidité, l'inquiétude aussi me
retinrent.
Et je restai là, figée sur ma chaise, le cœur et
l'esprit bouillonnant de mille pensées confuses ...
sans oser parler.
Pourtant, je glissai un regard vers lui.
n lisait son journal, tranquillement.
D'un geste nonchalant il avait posé le paquet des
lettres sur Son genou et n'en avait. ou.vert aucun.e
pour ne pas être obligé, je le compns bIen, d'ouvnr
celle-ci devant moi.
La grande enveloppe cr<':me dépassait les. deux
autres, elles se tenaient en équilibre sur sa Iambe
croisée, je voyais la suscription de la première, mais
ce n'était pas celle qui m'intéressait.
.
Oh! voir seulement l'écriture! Si je reconnaissaiS
une maIn d'homme, il me semble que je serais imm édiatement calmée.
.
Il pouvait avoir laissé des amis en Amérique ...
Depuis la défense qu'il m'avait faite de jamai s lui
reparler de ce sujet odieux, je me l'étais tenu pou r
dit; j'étais donc tout à fait dans l'ignorance de relations qu'il avait faites aux Etats-Unis.
Commen.t m'y prendre? Que faire pour la voir?
En examll1ant mon mari à la dérobée, je remarquai
qu'il était extrêmement pâle. Il me parut que ses
yeux fixes ne suivaient point le!> lignes; il ne lisait
pas, c'était certain.
Comme moi, il roulait des idées dans sa tête, il
devait se dire: « Quel prétexte trouver pour sort ir et
aller lire ma lettre ailleurs? A-t-elle compris quel.
que Chose? Va-t-elle me faire une questlon'~
Que
n:pondraî-je i' Il faut attendre un peu; une sortie
trop brusque l'inquiéterait, etc., etc ... ,.
Oh l une idée l
Etant assise tout près de Mark, je lai~s
tomber,
en le poussant un peu, le billet de maman qui glissa
dans les cendres au bord des chenêts. Je m'écriai:
- Oh 1 mon billet 1
El, me penchapt poude ramasse r, j'appuyai innocemment ma mall1 sur le genou de mon mari qui fit
un vif mouvement. Les lettres tombLrent ...
yeux, s'étala la
Et là, dans les cendres, sous me~
grande enveloppe carrée avec son timbre américain
';1 je dévorai du regard l'adresse de : « M. Mark Carrington, Esq., Strangemore, par Curston, Comt6 dc
!(,'nt, Anglelern: •.
�PHYLLIS
L'écriture était longue, fine, élégante et ferme à la
fois ... Une écriture féminine, j'en jurerais.
D'ailleurs, rien que le mouvement de Mark, son
geste bref, violent presque, en relevant la lettre,
celle-ci la première, les autres ensuite, puis le regard
inquisite ur, craintif, qui croisa le mien comme nos
deux têtes se touch aient, rien que celle action
étrange, sa précipitation , son trouble, m'eussent
donné l'éveil si je n'avais déjà été prévenue.
Ayant rassembl0 ses papiers, il marmotta des
paroles confuses : il s'excusait, étant fatigué, tic
nous fau sser compagni e, et allait se reposer dans sa
chambre ...
Comme il allait ve rs la porte :
- Eh bien 1 Phylli s, me dit lady Blanche, vous
n'accompagnez pa s votre mari? Il est souffrant, très
pille, il a bèsoin de soins ...
- Non non, merci, rcpliqua Mark très vite. Ne
vous dérangez p as , Phyllis, vous risqueriez d'attraper mon rhume.
n sortit... et je oupirai de soulagement ... pOUl' lui 1
Il est onze heures du soir, les chas seurs sont
rentrés, Mark n'a pas reparu cie la journée, ni dans
J'aprè -miJi , ni au diner.
Il s'est fait excuser s ou s le prétexte de sa santé.
Walter, que j'ai vu dans le couloir au sortir de sa
chambre, m'a dit que son maltre avait pris le lit, il
avait un peu de fièvre et un grand mal de tête, il
défendait sa porte absolument.
- Même ... même à moi (fis-je, un peu décontenancée sous le regard de cet homme.
- Surtout à Madame, a recommandé Monsieur,
parce que Madame pourrait prendre son mal.
Ce soir je suis rcntré", dans ma chambre, seule, ct
j'ai rcgad~
en soupirant la porte de la pièce vùisinc
ni\ mon mari malaJc est seul aussi.
Seul? Oh 1 non 1 Il '.i est avec le souvenir de l'Américaine, avec sa lettre, qu'il a Mns doute plac~e
sous
!-on orciller hr(II a nt.. . C'est à ell e qu'il pense c'est
(l'elle qU'II rè\c, • cli c " lui lient compagnie', une
douce (om pap,nie qui lui remémore tout un passé
<l'amour, tandi s que je sui ici, Il vinJ.lt pas de lui,
dévorée de chagrin, dt; triRtcs c, de ... eh bien, oui,
de jalou ie 1
.Je la hais, cette kmme qui a po séùé avant moi
le cet r cIe dark... lh 1 si je la voyais ... je ...
Je r c ti ~ , troi s jout's plu tard, ce s li gne s que j'~cri
vi s l'au r soit' s ou le COl Il te ma &urprise ct de ma
cot1:rc, et je m'ttonnc 'lu e ia vic puis e r 'prendre
on cours apr1.:s les viol e nte ' mot Îc,ns des humains,
('omm" i ri e n n e ~ ' é tail
pa H (.
�PHYLLIS
Je fus vivemen.t sur~ie
en ?ntrant dans la ~ale
à
manger, le matIn SUIvant, d entendre la VOIX de
MarK qui causait galm~nt
av.ec .nos hôtes.
.
Sir Francis lui donnait la rephque, et ce fut enSUIte
auquel de ces messieurs raconterait les plus belles
prouesses de chasse.
.
Jamais bien que son rhume ne [ùt pas tout à faIt
guéri, m~n
mari n'avait .sté aus~i
brillant.:. Sa verve
animait toute la table et son nre couvraIt tous les
autres.
. d"[
,
- Bonjour, Phyl~s,
It-I en me voyant entrer,
avez-vous bien dormi? .
- Très bien, répon.dls-Je, adoptant son ton dégagé,
votre rhume va-t-II mIeux?
- Un peu mieux, merci. Je n'ai plus de fièvre j
mais je crois plus prudent de ne pas sortir encore.
Voici une chaise, le thé est très chaud, ne vous
brCtlez pas.
.
Pendant tout le repas, Il ne fut que sourires et
amabilités.
Mon Dieu 1 que les hommes savent donc bien dissimuler 1
Durant ces trois longs jours, pas un moment je
t1'aperçus un rega~
absent, une attitude rêveuse de
la part de mon man.
Il est vrai qu'on le voit pen.
U se confine des. heures d~ns
son appartement,
sous prétexte de sOlgl?-er son !ameux rhume, que je
crois, pOUl' ma part, bien guérI.
Il est resté pali, ses traits sont altérés, ne serait-cc
.
point pour une autre caus~?
[[ ne tousse plus, maiS Je l'entends, la nuit,
marcher ?es heures da~s
sa chambre, son pas
saccad.s resonne dans le sdence.
Hélas 1 moi, sa femme, hier si Chérie je n'ose
entrer et lui dire:
'
« Mon ami, soufTrez-vous ? »
J'aJ peUl: de son regard froid et lointain, peur
aussI de vOir apparaltre cette barre: la ride profonde
marquée. dans son front que j'ai appl'Ïs depuis peu
à conna1tre et à redouter.
CepenJant, la nuit dernière, n'y tenant plus je
me levai doucement et, les pieds nus dans ~1e
babouches, un sif!1p le kimono jeté sur meS épaules,
inquiète de l'avoIr entendu ouvrir et refermer des
meubles, j'ouvris sans bruit la porte de Son cabinet
cl! toil<:!te, qui c()m~nilue
avec ma chambre.
Là, l'Ien ... obscurite, SI ence 1
Mais la lumière filtrait sous la porte suivante, je
Il 'avançai à tout petits pas ...
Plusieurs longut;ls, éternelles minutes se passèrent
�PHYLLIS
1°5
sans que j'osasse faire un mouvement. Mon cœur
battait la charge dans ma poitrine ...
Je me décidai tout à coup.
•
Ouvrant tr\:s doucement, je soulevai la portière et
pénétrai dans la chambre.
Une brève exclamation, et mon. mari se leva de
devant la table-bureau placée devant l'une dc~
fenêtres.
Un buvard était sous sa main ... dessus, une lettre
commencée sans doute depuis longiemps : plusieurs
feuillets étaient noirs d'écriture,
Il écrivait rapidement. Au l'::ger bruit que je fis en
entrant il saisit n'importe quelle feuille à sa portée
et la jeta sur sa lettre, puis vint à ma rencontre d'un
air surpris et inquiet.
- Phyllis, êtes-vous malade?
- Non, c'est vous ... je vous ai entendu r.:::muer ...
Je craignais ...
- J'avais un peu d'insomnie, dit-il en détournant
ses yeux du regard suppliant que je levais sur lui.
J'en profite, comme vous voyez, pour mettre mon
courner à jour ... On a toujours des lettres en retard
et quanJ la maison est remplie d'invités, je no.:
trouve pas un moment, surtout av.:c nos parties de
chas e qui absorbent tout le temps, pour rl!pondre
aux choses les plus pressanles.
Il débita cette longue tirade Comme pour se donner
du courage et reprendre pied après la surprise que
je venais de lui causer:
A la I1n, ramenant ses yeux sur moi, il suivit la
direction de mon regard invinciblement attiré vers
la table à écrire. Je me sentis pàlir davantage, me
doiRts se crispèrent dans la soie du kimono; je
venai' d'apercev()ir la large o.:nvelo)'pe carri!e au
timbre amtlricain, l'écriture haute, fine .:t élégante
dont le souvenir me hantait.
C'était a elle qu'il l'..!ponuait uans II! silence de la
nuit, c'était cela ses aITaires prcs~ant
1
Je n'avais .qu'à faire trois pas pour poser ma main
dessus et lUi demanJer, comme j'en avais le droit, à
quelle femme il écrivait. ..
.Je le rcgaruai, prête à agir.
Lut-il sur mon visage la question que j'allais lUI
poser.
Il me prévillt ct, s'approchant vivement de moi, il
me dit d'une voix bas~e
ct tendre dan laquelle je
disccrnai cependant une inqui(:tudc voil~e:
- Petite femme chérie - il me serra dan ses
bras mulgré ma faible résistanct:l - vou, avez froid,
mus êtc, glacée et c'cst ù cau. e de moi, Je moi 'lui
nt! mérite pas lU vou pl' 'illel tant de souci. Al C7.
�J06
PHYLLIS
vous recouch er, petite 'aimée, vous tremble z, allezl
Il couvrit mon front et mes cheveux de baisers fous,
Je le repouss ai brusqu ement en criant d'un ton
indigné :
- Comme nt osez-vo us 1 Oh 1 laissez- moi 1
Je rentrai dans.m a chambr e en courant et barricadai ma porte, puis je me glissai dans mon lit, toute
glacée, en effet, et trembla nle,
A quelle profond eur de cynism e en est-il arrivé?
Envoye r des épltres enflamm ées à une lemme
tandis qu'il prétend en aimer une autre 1... Quelle
horreur 1
Tout le reste de la nuit, il me fut imRoss ible de
trouver le sommei l. Mark vint deux fois tenter
d'ouvri r ma porte et m'appe ler. Je ne répond is rien.
Oh 1 si celte porte avait été tout cc qui nous
sépare 1
.
La colère et mon orgueil outragé me rendaie nt
folle 1
Que cette femme ose écrire à mon mari dans ma
propre maison , qu'il reçoive ses lettres , les garde
précieu sement et s'enferm e pendan t des heures
p~)Ur
s'en dé!ecte r et y répond re, n'est-ce pas la
pire des trahIso ns?
A for~e
?e rcto~Hne
ces pensée. s dans. ma tete
endolon e, Il me Vint à l'espnt que Je devaiS à mon
tour lui rendre blessur e pour blessur e.
Si l'amour que mon mari prétend ait 6prouv er pour
moi est mort, je puis du moins le toucher dans son
honneu r.
Au matin, je froltai mes joues blanche s pour y
ramene r un peu de couleur cl mordis mes levres
pre~qu
ju squ'au sang, puis je descend is au !jalo n.
Tous nos hûtes étaient déjà réunis, on discuta it
sur l'emplo i du temps pour la jour,née .
"
En me voyant, Marl< Jeta sur mOI un regard Indefiniss?-ble, il s'~valç
pour me parler.
.
MaiS, !--ans lut laIsser Je temps d'appro cher, Je traversai toule la pièce vivemel ll cime mis à plaisan ter
avec sir Francis , d'un Ion animé.
Pour la l ,l'cmière fois de ma vic, je laissai le démon
de la C'hlucll cric s'empa rer de moi ct ml! lançai
à corps perdu d~ns
un !lirt extrava gant.
Pourtan t, par Instant s, dans les lares minute s ou
ic reprena is possess ion de ml)i-~('
cùmbie n je
tr,e Rentais malheu rl:usc l
'
Je m'aperç us bic,n vil~
du change ment d'expre s<,on de Mark tan.dls qU'Il observa it mûn manège ct
que, la figuI'(: anImée ct les yeux brillant:.!, j'encou ra .cais sir Francis dans ks l'olies qu'il mc <l6bitait
cn lui dulmant gaîmen t la r6pliqu e.
�PHYLLIS
1°7
- Voyons, dis-je enfin, en posant le bout de mes
doigts sur sa manche, trêve de plaisanteries 1 Parlons
de choses sérieuses. Que ferons-nous aujourd'hui?
- Une idée m'était venue que je vais vous soumettre, si toutefois votre mari consent à ...
- Laissez mon mari tranquille. Qu'il consente ou
non, cela n'a aucune importance, puisque dans les
deux cas je ferai ce qu'il me plaira.
- Oh 1 oh 1 c'est de la rêvolte, fil sir Francis en
riant.
- ~pelz
cela comme vous voudrez, et dites-moi
votre Idée.
- Voici: l'autre jour, en revenant de chasser chez
lesLeslie,je m'arrêtaiàl'hôtel dela cBranchedegui ».
- A Carston, au bout de la grand'rue.
. - Oui. Non loin de l'endroit fatal où vous faillites
un jour ....
- A cheval sur un âne? Je sais. Ne réveillez pas
cet aO'reux souvenir. Et d'abord, pourquoi vous
arrêtiez-vous à l'hôtel au lieu de rentrer tranquillement ici'? Je parie que vous aviez rendez-vous avec
quelque belle.
n baissa la voix et dit rapidement:
- Non, puisque la dame de mes pensées était ici.
Je partis d'un éclat de rire.
- Ah 1 j'y suis, dis-je.
Et je lançai un regard malicieux du côté de lady
Blanche, occupée au même moment à parler à mon
mari en nous regardant.
- Comme vous pouvez vous tromper 1 reprit-il.
Si vous \'ouliez comprendre que la vraie cause de
mes tourments ...
- Celle qui fait blanchir vos cheveux, ajoutai-je
en désignant les fils d'argent qui se dissimulent de
leur mieux dans sa chevelure brune et fournie. Je
\"<lis vous dire son nom: la seule, la vraie, l'irrésistible, c'eRt la dame de pique 1
.J~éc!ati
encore de rire, très 8:mu~ée
de la grimace
qU'Il fit e~ cOl1statal.1t ,ma perspicacité.
-:- Eh bien 1 rcpl'lt-tl, prenant le parti d'avouer
Chlp et moi, fatigués d'avoir erré tout le jour ans fair~
wand mal au gibier, étions entrés dans la salle réserfait apporter un paquet de cartes,
\'(:e ct noug éti()n~
tandi que le palefr\!nier sellait nos chevaux. J'eus
l'idée de demander al: garçon qui nous servait quelle
fantaisie burlesque avait eue k patron de l'hôtel en
f-lisant r6pandre de l'eau sur la wande prairie qui
t\1'oisine l'(:tablissemenl. Les villageois ùu pays ne
parlaient que de cela. Avec le gel, la prairie cst deI"c nue unie comme un miroir. Devine!. ce qu'il me
t,,':pondit ?
�108
PHYLLIS
- Que c'était pour patiner. JI a fait cela d'autres
années et son idée lui attire beaucoup de monde.
On vient de loin pour patiner sans danger ... Mi.Te
nous a permis d'y aller, Billy et moi, autrefois ...
quand nous étions Jeunes 1
Sir Francis rit en me regardant.
- Et maintenant, dit-il, croyez-vous que vous
aurez oublié?
- Si J'ai oublié, lui répondis-je avec le plus charmant de mes sourires, c'est vous qui me réapprendrez. Oh! que ce sera amusant 1 Je veux absolument y aller 1
- Alors, si vous en avez la fantaisie, il faudra vous
dépêcher, car le dégel. pourrait bien se produire
demain, ou apri!s-demam.
• Ce soir, justement, il y aura une fête, des concours
de patinage sont organisés. Le tambour de ville l'a
tambouriné ce matin à tous les coins de Carston; la
petite ville est en ébullition 1
- J'irai! j'irai 1 m'écriai-je. N'y aurait-il que des
villageois .. .
- Mais ... il y aura vous et nous tous, cela suffira
pour que la fête soit des plus selecl. Il y aura aussi,
sans doute, une belle étrangère que je vis descendre
de voiture devant l'hôtel au moment où Chip et moi
nous mettions en selle ...
- Si belle que cela 1 J e vous l'avais bien dit qu'il
y avait une femme dans votre histoire 1
- Elle me parut jeune et belle, du moins, car je
l'aperçus l'espace d'un éclair, et je pen :ai : 0( Voilà
une fanatique du pa.tin. »
savez-vous que c'était une étrangère?
- Come~t
- J'entendIS quelques muts qu'elle aclrtlssa à son
cocher, la voix était claire et d'un joli timbre, mais
il est bien dommage qu'ellc ait eu un si fort accent
américain.
Je fis un mouve~nt
,involontaire et, m'avanç;;ml
de quelques pa~,
) a11a.1 coller mon nez à la vitre,
lournant le dos a mon lDterlocutcur de la manière
la plus impolie.
Derri1:rc moi, j'entendis la voix de Lilian.
- Phyllis, disait-elle, avez-vous envie d'aller il
Carston cct apri!s-midiÎ' Tachczde décider votre lnal i.
Il prétend qu'il est encore enrhumé cl il nt: veut pas
Gorlir auiourd'hui.
•
Je me retournai lenlem.;nt.
- Comme vous cl e. blul.che, chél ie, (pIe vous
avez une c1r(,I" de mine, ajoui -t-clle telldn::1Jlcnl.
Pctlt-Nrc Cùmml!llc z-vous au si une grippe? Dans
ce ca::;, il crn prude, t de l'C!itcr ici.
- Non, (h~-Jc,
fai~lt
un clrol! pnur parler aVl'C
�PHYLLIS
log
calme. Je ne suis pas malade du tout, je ne demande
qu'à aller là-bas.
- Malade? Qui est malade? dit vivement mon
mari qui a\'ait entendu.
- Mais vous, probablement, fis-je d'un ton peu
aimable, puisque vous vous obstinez à vous calfeutrer à la maison.
- Je ne suis pas encore très bien ...
- Alors, pourquoi passez-vous une partie de vos
nuits à écrire et vos journées caché dans votre
chambre? On dirait, depuis deux jours, que vous
avez « peur" de vous montrer dehors."
- Phyllis 1 Quel accent vous prenez 1 Je ne vous
reconnaIs plus 1
- Moi non plus 1 Alors, c'est entendu? Vous ne
sortirez pas aujourd'hui Î'
- Je vous l'ai dit - d'un ton sec - je ne changerai pas d'avis.
- Vous avez raison, dis-je en ricanant, les rues de
Carston sont peu sûres. Vous pourriez y rencontrer
un spectre ...
11 tressaillit visiblement, m'env~opa
encore dé
ce regard chercheur, curieux et inqUIet, qu'il avait
eu la veilIe, mais il me répondit avec calme:
- PhyHis, je désire que vous restiez ici. N'allez
pas à ce skating.
- Pourquoi n'irais-je pas? repris-je d'un air de
défi.
- Parce que ... je vous en prie.
- Ce n'est pas une raison suffisante. Si vous ne
pouvez m'en donner d'autre, rien, alors, ne peut
m'empêcher de suivre nos amis.
- Puisque le désir exprimé par votre mari ne
vous suffit pas, fit-il d'une voix basse ct attristée, je
vous donnerai une raison, oui. C'est qU'il n'est pas
trop convenable qu'une jeune femme de votre age
aille- dans un endroit public et dans un endroit où
la société sera très mélangée, sans son mari, son
protecteur naturel.
- Vcnez-y donc, fis-je en tapant du pied .
pas.
. .l e vous répète que vous ne m'obljger~
sortIr.
- Eh bien 1 je vous répète que je me passerai de
vous 1 fis-je en hochant la tête, votre sœur me servira
de chaperon puisque vous jugez que j ne saurais
m'cn passer .. , et sir FranCIS sera mon protecteur.
Il me sarde ra bien, vous pouvez vou en fier à lui 1
Sur ces méchantes paroles que me dicta ma
colère et le ouvenir de l'étrans 'rt.:: dt.:: Carston, je
m'approchai de la cheminée ct sonnai. Mark me
8uivit sans rien dire.
�1[0
PHYLLIS
La femme de chambre parut.
- Anna, lui dis-je, vous m'apporterez. ici mon
orand manteau de loutre ct ma toque pareille ... des
t>
gants, une VOl'1 ette.
Nos invités étaient remontés dans leurs chambres,
afin de s'apprêter pour le départ.
"
.
J'entendis le roulement des autos qUi s avançaient
devant le perron.
Appuyée à la c~eminé,.
je regardais v~guemnt
le feu de bois pétillant et le me demandais ce que
pouvait bien penser mon mari adossé au marbre,
tout près de moi, sombre ct silencieux:.
Levant les yeux sur lui, je fus frappée de l'altération de ses traits; la fameuse barre sillonnait son
front, son teint plombé disait les nuits sans sommeil.
Sentant mon regard fixé sur lui, il tourna le \Oien
vers moi. Et il me demànda très doucement:
- Encore une fois, Phyllis, je vous prie de renoncer
à cet amusement parce que je le crois dangereux
pour vous.
.
- Ah 1 encore une autre raison 1 fis-je d'un ton
impétueux.
Tout à 1 'heure, son expression chagrine m'avait
remuée ct j'allais être sur le point de c6der, mais la
pensée me traversa l'esprit que, s'il était ainsi transformé, la cause en était cette femme étrangère
puisque cela datait de la rt:<:eption de sa lettre.
.
- N'essayez pas de me tUlre changer J'avis, mOI
non plus, j'irai! et je ne vois pas en quoi cela pourrait vous gêner 1
TI resta silencieux une minute, pui reprit en baissant la tète, comme se parlant à lui-même:
- Puisqu'il m'a plu d'épouser une enfant ct
un~
enlant qui n'a., pas une parcelle d'~fection
rouI'
mOl, Il faut que) apprenne à en subir les consé.
quences ...
Anna apportant mes v\:tements fit cesser toute
conversation cntre nous . .Tc m'habillai avec une
rech~1
de coqu.ctteric qui ne m'était pas habituelle.
Nos lflVltés rentraient tout emmitouf(l(:s de foure~
et j'an'ectai une grande ga1t.:: jusqu'au moment du
départ.
Le dernier regard que je portai à la dérobée sur
mon mari, après avo!r grimpé sur le si1:Ae de devant,
à côté de SIr FranCIS, me le montra llebOUl sur le
penon, froid, i.mp~sble
ct sombre.
- Mark, lUI cl'la sa srour de la seconde auto,
rentrez donc, vous restez dans le courant d'air. ..
J'entendis qu'il disait à mi-voix à lady Harrielt:
c Je vous la confie, • comme notre voiture ~c
mettait en marche.
�PHYLLIS
1) 1
Nous étions presque au bout de l'avenue quand je
le vis seulement qui franchissait le seuil de la maison.
Malgré mes grands airs d'indépendance et ma volonté
de me venger de mon mari, la pensée de Mark me
poursuivit tout le long du chemin. Aussi, je répondi s
à peine, du bout des lèvres, aux remarques de mon
compagnon de voyage.
L'arnvée de troIs automobiles chargées de monde
élégant fit sensation dans la grand'rue de Carston.
Bientôt, nous entrions au slmting après avoir pris
nos tickets à l'entrée. Dès cc moment je ne m'appartins plus J'étonnement et d'admiration.
Je n'avais jamais rien vu de si gai ni de si joliment
arrangé que ce skating rustique. Le patron de la
B,·allclze de gui s'était surpassé et, certes, s'il avait
une affluence de clients, il te méritait bien 1
De place en place, aux abords de la piste, de grands
braseros rutilants répandaient leur chaleur, des
chaises disposées autour attendaient le bon plaisir
des patineurs.
Il y avait déjà beaucoup de monJe lorsque nous
I1mcs notre entrée sensatIOnnelle.
- Oh 1sir Francis, m'écriai-je, haletante d'émotion
et de joie, vite, vite, allez me chercher des pâti ns 1
- Oui, dit-il, si je puis en trouver dans leur collection d'assez petits pour vous.
Je riais el frappaIS du pied, toute au plai~r
présent,
impatiente de m'élancer sur la piste brillante, ayallt
délà oublié mes coll'res, mes rancunes et Ja lellre dl'
l'Américaine ct l'Américain e elle-même.
Du reste, quelle apparence que 1'6trangère dont
sir Francis m'avait rarlé il Strangemo~
eut lemoindre
rapport avec la lettre de Mark ·r
Lilian, qui avait arporté ses patins, courait déjà sur
la glace, en compagnie de l'heureux Chi p.
- Phyllis, PhyllIS, me cria-t-clle, dépêchez-vous 1
Là-bas, au bout de l~ piste, une longue table. décorée
de verdures soutenaIt l'orchestre des trOIS mu~i
cient! (!),yn terrible violon, un cm·ayant trombone et
une f.\lups~antc
clarinettc(je reconnu le pctitcommi
à cheveux roux de l'épicier Barker).
Qu'importe 1 A mes oreilles charmées c'(:tait la
O1l1si'luy la l'lus enivrante, Ob 1 i Billy était là COJ1,mt.:
aulrelols 1
Mais sir Franci' était nn pl11S dlr appui, il avai!
rai i'ln de craindre: lue j'cus!';e olll,1iO. A peine debout
IIr J"1l mince!' lames d'acier vacillantes, je POliS ·ai
rI.~
l' ef CI i ct m'i1cere,chai au. rcv rs de l'rlabit tic
mon cavaliel ,
Comme flOUS portion' (ahin-cab::!, ma bclle-l:iIL'lIr
<lui:, dWlIff, il aupr~s
d'un br _cra me cria:
�112
PHYLLIS
- Phyllis, je réponds de vous devant votre mari,
n'allez pas trop vite, ne vous cassez pas les membres
et soyez raisonnable.
Je répondis en riant:
- Non, Harriett, j'ai l'intention d'aller comme le
vent, de m'amuser beaucoup et d'être très déraisonnable 1
Malgré mes intentions audacieuses, je piétinai
piteusement pendant le premier tour de piste, mais
peu à peu je me raffermis sur mes patins, nous accéléràmes la vitesse, et je me déclarai enchantée.
- Je vais me reposer tout de même un peu, fis-je
en me laissant tomber tout essoufflée sur une chaise.
Je ne me souvenais pas à quel point c'était difficile.
«Continuez, sir Francis, faites un tour tout seul ou
invitez une autre dame. Quand vous en aurez assez
de flirter, nous recommencerons.
Il partit.
- Ah 1 voilà sir Francis; il a déniché une patineuse, dit IIarriett, et elle va joliment bien 1 Qui cela
peut-il être? je connais tout le Comté et une femme
~usi
belle et d'un~
telle élégance n'aurait pu passer
maperçüe ... Ce doit être une étrangère ...
~ne
sourd~
~prhensio
s'empara de Il!-0i. Je
SUl.VIS d'un .cell Inquiet les évo.lutions de la pat1l1euse
qUi élalt éVidemment ùe première force.
Tout en glissant avec la pluit grande aisance, elle
causait d'un ton fort animé avec mon ex-patineur.
. - Ma chère, me dit Blanche en les désignant du
bout du menton, je crois que votre adorateur habi luel
vous fait infidélité.
- Mais qui est-ce? repris-je, quelqu'un la connalt-
il?
- Sir Francis vous le dira. Le voici.
Il revenait vers notre groupe al?rès avoir salué la
jeune femme qui lui tendit sa mall1 et lui donna un
vigoureux shake-hand, en le gratifiant d'un sourire de
toules ses dents éblouissantes.
J:allais le questionner sur sa nouvelle conquête,
mais avant qu'il pùt !l1e rejoind~,
sir Garlyle était
happé par les demOlselles Hastings et leur amie
Lucy: L~slj
qui entraient e.n bande au skating. Sur
~ne
mVlta~iOn
de mon ancien arryoureux, Hastings,
Je me levai de nouveau et repartis, cette fois bien
d'aplomb.
Nous commencions notre second tour de piste et
la c~)l1versation
suiva~t
son train. Cependant J~ cherchaiS auLour de mOL, absorbée par l'içlée fixe de
revoir une grande femme brune, à la magnifique
prestance, à la belle tête altière, glissant comme lIll
oiseau sur ses unes lames d'acier.
�PHYLLIS
113
Et tout à coup je la vis qui arrivait de loin, très
vite, comme si ellc allait fondre sur moi, elle me
frôla de si près, en vérité, que je fis, pour éviter un
choc, un petit pas de côté.
Mon cavalier, malgré sa pesanteur, en perdit une
seconde son équilibre et nous failllmes bien nous
donner en spectacle par la plus belle chute à deux ...
heureusement cela ne dura qu'une seconde ...
Me retrouvant saine et sauve, assurée de mon
éql~ibre,
je me retournai pour jeter un regard en
arnère.
La patineuse revenait sur nous.
Pour la seconde fois elle me frôla au passage et je
vis de très près deux yeux noirs, ardents comme des
charbons, qui scrutaient mon visage, comme pour
en prendre l'empreinte.
- Quelle belle créature, s'exclama Hastings, mais
que cette personne est donc mal élevée. Voyez-vous
ça? Culbuter des gens ... des gens paisibles qui font
tranquillement leur petit tour sans faire de mal à
personne.
- Avez-vous jamais vu cette dame, mister Hastings?
- ~on.
E~le
n'e~t
suren:ent pas clu pays. C'est la
première fOIs que Je la VOIS ... Ah 1 qu'a-t-elle après
nous, je vous le demanue? La voyez-vous qui
tourne, sans cesser cie nous regarder. Je crois que
c'est moi qu'elle fixe, ma parole, avec ses yeux d'oiseau de proie ...
Non, ce n'était pas l'innocent Hastings que les
beaux yeux de feu semblaient vouloir fasciner.
Appuyée de côté sur un seul patin, ne frap~nt
que de temps à autre un léger coup cIe l'autre plecl
pour se donner de l'élan, elle s'amusait à tracer des
cercles autour du ring à l'endroit où justement,
nous avancions plutôt péniblement.
Chaque tour, plus étroit que le précédent, ramenait la Jeune femme plus près de nous. En revoyant
ce regard fixe chercher mon visage, je ne pus m'empêcher de penser aussi aux mille tours que décrivent dans les airs les aigles et les vautours avant de
fondre sur une innocente proie.
Je me demandais si la patineuse arriverait jusqu'à
me toucher au cercle suivant lorsque, soudain, la
voix joyeuse de sir Francis cria derrière moi:
- Bon courage, mistress Carrington 1... Cela va
bien, très bien 1 .
"
.
<1. Hastings, mon cher, Je vous vote des félIcitations.
A votre école Mrs. Carrington va devenir une patineuse hors ligne.
- Et vous, que devenez-vous i' lui demandai-je,
�rassurée je ne savais pourquoi, du vague sentiment
d'inquiétude que j'avais éprouvé l'instant d'avant.
M. Hastings doit être fatigué de me trainer. Je crois
qu'il ne sera ras filché de me tirer sa révérence. A
moins que vous ne soyez déjà pris?
- Mais non, je venais justement vous chercher ...
Ah 1 pardon, un instant. ..
Pendant nos dernières paroles, l'étrangère s'était
rapprochée au point de nous entendre, et soudain,
tendant ses mains gantées à mon interlocuteur, au
moment où je faisais le même geste, elle saisit celles
qU'il ne touc]lât.les miennes ...
de si.r Garlyle ~vant
PUlS, avec un mdéfimssable sounre a mon adresse:
- Venez, dit-elle ...
Entralné, fasciné à son tour, sir Francis se laissa
enlever ... me laissant interdite à ma place.
Il retourna la tête une seconde et me fit une drôle
de petite grimace qui signifiait:
« Vous le voyez; j'ëtals venu pour vous ... on m'enlève, je n'y puis rien. »
- By Jove 1 s'écria le gros Hastings avec pJu~
d'énergie que de distinction, c'est ce que j'appellerai
un aplomb pharamineux 1 Ce n'est pas que je sois
fitcM de vous garder, mistrcss Carrington - ap'puyezvOus bien sur moi, vous n'avez pas l'air solide, et
puis, permettez-moi de vous dire que vous ne faites
plus du tout attention à vos pieds - là ... droite 1
gauche 1... penchez-vous ... Elle vous l'a enlevé,
soumé. A mon nez et à ma barbe! C'est trop fort 1
Nous finissions d'arriver devant le groupe de nos
amis. Ces dames ayant prié mon compagnon de leur
dire la cause de son indignation, il le fit en y mêlant
des ré!lexions personnelles sur la patineuse en
question et chacun dit son mot au sujet de l'incident.
- Ce doit être une Am~ricane,
dit ma bel1c.~
sœur, pour être capable d'un tel sans-gêne.
Bla~1che
réserva son opinion. Elle épiait mes impre::;slOos SUl' mon visage, tandi~
que je suivais k
couple des yeux, et je compris à son sourire ironique qu'elle sc réjouissait au fond de ma déconvenue.
Ah! que la jalousie était loin de moi cependanl.
Sir Francis aurait pu patiner ou valser avec cette
femme tout le jour et toute la nuit sans me donner
une seconde d'émoi. Non 1 Je me répétais à moimême: Qui est-elle? Pourquoi m'a-t-elle reoardée
ainsi? Qu'est venue faire cette étrangère dans'" notf\.!
pays? Et cha<{ue fois que celle-ci repassai1 devant
nous, j~ sentais son regard (\'oiseau de proie qUI
me fixmt, me scrulait, m'\lnnihilait... Pour échàpper
au malaise de cel le fascination, je me prétendis
�PHYLLIS
fatiguée et annonçai que j'allais regagner l'hOtel pour
me faire servir une tasse de thé.
- Mais nous alions tous y aller avcc vous, ma
chérie, s'écria ma belle-sœur. Mon Dieu r Pourvu
que vous n'~yc
pas pris froid. Vous êtes glacée ...
Je vous avalS dit d'être prudente ... Qucls reproches
Mark va me faire si vous êtes malade 1...
Lorsque je fus assise devant une ta~se
de liquide
brülant, qui me fut servie par les mains amicales de
lady Ilarnetl, et que je me vis entourée de visage')
familiers, écoutant des voix: amies, je me remis de la
sotte impression qui m'avait fait partir du skating.
Reprenant possession de mes moyens, je me mêlai
à la conversation, toute joyeuse et montrant, pour
rassurer ma belle-sœur, un efTrayant appétit.
Au milieu du bruit des voix qui se croisaient, sir
'Francis parut. Il réclama une place auprt!s de la
table.
On se serra un peu.
r' Avant de s'asseoir il vint à moi et me dit à mivoix:
- Combien j'ai d'excuses à vous faire, chère
madame ... Mais vous avez vu comme il m'a été
impossible de repousser la personne qui s'est littéralement emparée de moi. Si je l'avais [ait j'aurais
été d'une grossièreté.
- Et vous avez préféré, dis-je, essayant de plaisanter bien que ma gorge [Ctt serrée à me faire mal,
vous avez pr6féré être Impoli envers moi? Ah 1 le~
hommes sont tous les mêmes: inconstants et vaniteux ...
- Madame... Phyllis, fit-il plus bas, comment
pouvez-vous su pposer. ..
- Ne parlons pas de suppositions, dites-moi de ...
faits 1 Asseyez-vous là et en buvant votre thé donnez·moi des détails.
- Oui, oui, des 9étB;ils? réel.amèrent Lilian, Chip
et lord Chandos IUI-meme. QUI est-ce? D'où vientelle?
Une figure nouvelle est un événement dans notrè
!?~lit
ce.rcle et celle-ci était assez remarquable pour
taire parler d'elle.
- Très volontiers. Je vais satisfaire votre cu rio.sité, répondit lord Garlyle, très fier évidemment
d'être le seul à connaltre la belle étrangère. Il me
sera plus facile de répondre à votre seconde question qu'à la première, car si je sais d'où elle vient.
j'ignore totalement qui elle est. Ma ... conquête - il
s'inclina en souriant - si. ces ~ames
me permettent
ce mot, est d'une totale discrétIOn quant à son identité.
�1
6
?HVl..Ll::>
« En la voyant on ne peut nier qu'elle soit belle,
.
mais d'un genre de beauté...
_ Genre Yankee, genre Junon ... laissa tomber
lady .Blanche de ses ll!vres minces, avec un pli de
dédaIn.
..
- C'est ce que j'allais dIre, asqulesça sir Francis.
Et, en l'entendant, on ne peut douter de sa nationalité. Du reste, chère madame, vous l'avez deviné,
,
elle est Américaine.
_ Oui dit Harriett, moi aussi je l'avais compris à
cs faço\{s cavalières ..Ne .vous.l'a.i-je pas dit, Phyllis '?
Du bout de mon dOIgt Je ' UlVa!S le tracé du dessin
n;rroduit sur l~ n.appe à thé, snns rien voir. Une
guestion me brulalt les lèvres.
Je demandai, presque bas:
- Savez-vous ce que cette personne vient faire ici.
Une conversation générale s'était établie autour de
la table an sujet ~e
beautés comparées des diIJérents pays, l'non VOISIn put me répondre sans qu'on
l'entendit:
- Non. Je n'~i
pu .le lui faire dire. A la plus
f{oère menace d'lntruslUI,l sur son domaine privé,
conversat~
O~l ne répond que par
elfe change ~
un regard q U\ vous enlève 1 en:V1e de poursuivre .
avec ~ne
habl.leté ~nachivélque,
en
. « En ~'evalch,
cJl~q
ml,!utes elle avaIt ré~IS.
à tirer de moi qui je
SUIS, qUI n0!ls sommes, d ou no~
venions, quand
nous repartIOns ... et comme d aIlleurs je n'avais
aucune raison pour me cac?er de ~e que le premier
"'arçon venu de l'hôtel auraIt pu lUI apprendre si elle
~'étai
donné la peine de le demander ...
- Vous avez parlé de moi aussi?
- Oh 1 de VOliS surtout. Vous l'intéressiez par je
ne sais quel charme, m'a-t-elle dit, qui émane de vous.
- Elle .Il!'a assez regardée pour me connaltre,
murmurai-Je.
- Je fus saisi de l'entendre prononcer votre nom
comme une chose toute naturelle.
- Comment! Mon nom?
- Mon Dieu, je le lui avais appris sans le 'vouloir. Vous souvenez-vous qu'au moment où elle s'esf
approchée de moi pour ...
- ... Vous enlever à moi, interrompis-je d'un ton
vexé.
- Oh 1 dit sir Francis, bai sant "meore la voix si
je pouvais croire que cela ne vous a pas été to~
à
fait indifférent ...
- Mais non, p~s
du !out~
repartis-je viem~l.
Parce que vous patinez tres bIen, ct que vous savle:t
me tenir, tandis que j'en étais réduite à la société de
M. Ha:;(ings, cc qui n'a rien de réjouissant.
�J~ons
PHYLLIS
... Mais revenez à ce que vous disiez: au moment
où cette personne s'est approchée de nous ...
- Oui. J'ai prononcé votre nom, il n'y avait donc
rien d'étonnant à ce qu'elle le répétat, mais, j'avoue
qu'en l'entendant sortIr de sa bouche avec son accent
étranger, je fus surpris et décontenancé un instant ...
- Mats elle, en pronoJ)çant mon nom, qu'a-t-elle
dit ensuite?
- Laissez-moi me rappeler ... Ah J c'est celaI Elle
medit:
- Cette jeune femme se nomme Mrs. Carrington ?
Est-elle parente des Carrington du château de
Strangemore?
- Elle a dit cela 1 Comment connaissait-elle ce
nom'?
- Oh 1 rien d'étonnant à ce qu'elle l'ait entendu
mentionner par quelque habitant de Carston, votre
mari y est assez connu ... el ensuite elle n'a pas tari
sur vous ...
- Et vous, très fier d'étaler vos connaissances,
naturellement, vous avez bavardé.
- Pas tant que vous croyez. Je me suis rappelé
son système et j'ai changé de conversation.
- Moi aussi, pensais-Je en moi-méme, je connais
ce système ... et Mark aussi. Où l'avait-il appris?
Pendant que les conversations se poursuivaient
autour de la table, les yeux baissés sur la nappe, je
rûfléchissais.
Une curiosité insurmontable me prenait de revoir
cette femme et, puisqu'elle savait qui j'étais, d'aller
à elle, de lui parler. Peut-être qu'ensuite cette inquiétude déraisonnable que je ressentais en pensant
à elle s'évanouirait d'elle-même.
Il y avait au monde plus d'une Américaine; si je
pouvais me convaincre qu'avant ce jour, celle-ci
n'avait jamais entendl\ mon nom - celui de mon
mari - je partirais plus rassurée.
- Quel dommage gue nous soyons obligés de
rentrer si vite, m'écrim-je au milieu d'un silence. Le
skat!ng va rouvrir à sept hl!ures et demie, Si nous ne
partions pas avant onze heures, Harriett, nous poury retoun~
unc heure, après le diner? C'est
SI amusant l'fis-Jc avec une galté exagérée.
- A cette heure-là, dit lady BlanChe, il n'y a plus
que des boutiquiers et des gens du commun.
- Mais, enfant, y pensez-vous? s'écria Ilariett,
mon fri:re ne me pardonnerait pas de vous ramener
si tard. On nous attendait à S(rangemore pour dinl:!r.
- Eh bien J dis-je, nous enverrons un exrri:s à
Strangemore pour avertir que nous din erons à l'hôtel;
si Mar1< a envie de nous rejoindre, il en aura le temps
�H8
PHYLLIS
et il pourra assister à la s oir~e
de patinage. Oh 1
Harriett, je vous en supplie, ajoutai-je de ma voix la
plus câline, dites oui, vous savez bien qu'au fond,
Mark ne demande qu'une chose: c'est que je sois
contente ... et ce doit être si joli de voir cette salle
aux lumières r
- Allons r Gt ma belle-sœur avec un soupir,
faites cc que vous voulez, Phyllis, vous le prenez sur
vous. On va envoyer un exprès.
- Oh 1 merci ... J'embrassai ma belle-sœur de
tout mon cœur.
- Oui, oui, dit-elle, me rendant ma caresse, mais
si vous avez envie de retourner à ce skating, pour
moi je vous déclare que j'en suis fatiguée et que je
ne vous y suivrai pas 1
- Je n'irai pas non plus, dit sèchement lady
Blanche. Je prends une auto el me fais reconduire
de suite.
Ce disant elle se leva et, se di.sposa à sortir ..
- B?n né barras r me ghssa LllIan dans l'or~te.
- SI tout le monde vous abandonne, ml stress
Carrington, je ne vous abandonnerai pas. Vous me
permettrez, cc soir, de vous servir d'escorte? me
proposa galamment sir Francis.
Et j'acceptai avec le plus aimable sour\re.
.
.Je ne saIS comment se passa le diner III ce que J'y
pus dire. Je n'étais pas à la conversation, l'esprit
absorbé par mon idée fixe; quelque peu efTrayée
aussi de mon audacieux projet.
J'allais revoir cette femme toul à l'heure ... Je lui
parlerais la t:rel?jè~.
'"
.
Et Je tâchal d'Imaginer ce que J'allaiS lUI dire .
• Après le dlner, comme pour contrecarrer mon
caprice, Dora se plaignit de grande fatigue. Cette
poussière et ce bruit étaient insupportables, elle
préférait restpr au coin du feu, et, bien entendu, sir
Georl3e y restait avec elle.
LilIan, qui souffrait, depuis son violent exercice,
d'un fort mal de tète, se laissa facilement persuader
de passer la soirée en leur compagnie. Naturellement, aussitôt après, lord Chandos et Chip déclarèrent d'un commun accord qu'ils avaient assez du
skating et n'y reviendraient à aucun prix.
Quant à moi, ayant décidé d'y aller, je n'avais
pas la moindre envie de me dédire.
Ma colère contre mon mari, ma violente curiosité
concernant l'étrangère, m'aidaient à m'affermir dans
ma résolution.
- Couvrez-vous bien en sortant, Phyllis, me dit
ma belle-sœur, et soyez ici dang une demi-heure. Les
autos seront à l~ porte à.dix heures.
�PHYLLIS
Sir Francis m'aida à passer mon manteau de fourrure, nous sortlmes et nous nous mèlames à la foule
qui se rendait au rinl< éclatant de lumiLre.
Pour la première fois, me trouvant ainsi dans la
nuit, seule avec mon compagnon, je commençai à
comprendre la signification du mot « crainte li.
Quelle folle éqùipée allais-je donc faire là ?
Mon obstination et la honte de me laisser voir si
impressionnable m'empêchèrent seules de retourner
en arrii;re.
Cc fut avec une vive palpitation de cœur que je
pénétrai dans le skating.
Sir Francis, peut-être inquiet des suites de notre
escapade, ne faisait pas de grands frais de conversatIOn.
Mais, aussitôt entrée, ce ring si gai et remuant, la
musique qui s'évertuait de son mieux â produire un
effet entrainant, les cordons d'électricité disposés en
guirlandes qui répandaient une vive clarté, tout cet
ensemble attrayant m'enleva mes sombres appréhensions.
Mon compagnon s'empressa d'alle{ me chercher
des patins, Il me tendit la main, et je m'élançai.
Un simple tour sur la piste m'apprit que l'Américaine n'y était pas.
Mais Il n'était encore que neuf heures et demie,
elle pouvait venir plus tard.
Entrainée par sir Francis qui stimulait mon
ardeur, je fis en un quart d'heure de réels erogrès.
Ga~née
par l'entrain, la gaieté ambiante, J'oubliai
mes soucis et me mis à flre joyeusement aux plaisanteries de mon compagnon.
Tout en lui répondant avec animation, je ne cessais de surveiller l'entrée ou de scruter du regard,
au passage, les groupes qui nous croisaient.
- Qui cherchez-vous donc ainsi? me demanda sir
Francis.
- Je cherche une robe de velours noir bordée
d'ast.r akan gris. Je cherche une toque d'astrakan
garnie d'un extravagant oiseau de paradis.
- Goût bien américain, sourit ::lir Francis.
. - Et je cherche enfin une belle femme brune,
grande, mince, qui m'a fait un aITront aujourà'hui.
- J'espère, mistress Carrington, fit-il, très inquiet
soudain, que vous n'avez pas l'intention de lui
adresser la parole f
- J'en ai au contraire la ftrme intention, cher
monsieur, et je serai très aimable avec elle. Mais je
veuJ\. simplemellt savoir pourquoi elle m'a tant
regardée, comml?nt elle a appris mon nom Cl l' n-
•
�120
PHYLLIS
droit où je demeure et ce qu'elle trouve en moi de si
intéressant.
- Je vous demande seulement d'être prudente?
Que dirait Mark s'il savait que vous liez conversation
avec une inconnue, une étrangère, aux yeux de tout
le Comté.
- Le Comté en pensera ce qu'il voudraI
- Ce qui me rassure c'est qu'il est presque dix
heures et qu'elle n'est pas encore là ... Elle ne vi.endra pas, ajouta-t-il avec beaucoup de flegme, ot J'on
suis enchanté. Comment aurais-je expliqué aux
yeux de votre mari ...
- Oh 1 laissez mon mari tranquille, criai-je avec
impatience. Je ne veux pas en entendre parler 1
Il aH.ait répliquer, malS .au même insta.nt, lev~nt
les
yeux, Je m'arrêtai stupéfaite ... Mark étaIt à troIS pas
de moi.
Son regard fixe avait uno expression nouvelle, u~e
expression qui éveilla en moi la terreur quand Je
l'aperçus.
. .
- Mark, balbutiai-je, oubliant que Je me c~nsl:
dérais comme oO'cnsée par lui, n'ayez pas l'all' SI
furieux. Jerne suis bien amusée aujourd'hui et ... j'ai
voulu recommencer ce soir.
« Nous devions repartir à dix heures. Je pense
que nous avons le temps.
Ilpe me répondit rien et fit quelques pas vers la
sortIe.
Sir Francis lui adressa la parole en s'arrètant
pour enlever ses patins.
- Vous voyez ce que c'cst que de se lancer dans
la dissipation, Carnngton; faute d'un sport plus
intéressant, nous nous sommes livrés aux Joies
foJatres de ce ring villageois. C'était peut-être une
folie de ma part cre décider Mrs. Carrington à m'accompagner, mais vraiment il n'y avait pas de
cra~nte
qu'elle prlt mal: nous n'avons pas cessé de
patmer.
Il ajouta ces paroles comme si mon mari n'avait
eu, en me voyant au skating à cette heure tardive,
., seule en sa compagnie, que l'unique crainte de me
voir attraper un rhume.
- En avez-vous assez maintenant? daigna dire
Mark avec le plus grand calme.
m~e,
ses Y?Ux lançaient tou. Trop de calm~,
Jours des lueurs InqUiétantes et Je me demandai ce
qui viendrait ensuite.
- Il se fait tard, dit-il cncore, en regardant sa
montre, les autos sont devant la porte il ne serait
pas séant que Mrs. Carrington fit atten&e ses invités.
- J'ai besoin d'un domestique pour enlever mes
�l'HYLL1:5
121
patins, et ils ne sont jamais là quand c'est nécessaire, fis-je avec impatience.
- Garlyle, pour une fois, je suis certain que vous
voudrez bien rendre à Mrs. Carrington le service de
lui ôter ses patins, dit Mark d'un ton bizarre.
- J'en serai charmé, répondit courtoisement sil'
Francis en s'inclinan t devant moi.
.J'étais prête â pleurer d'énervement.
- Suivez-moi aussitôt que vous le pourrez, reprit
Maol'lc
Et il s'éloIgna rapidement.
- J'ai bien peur de vous avoir attiré des désagréments, dit sir Francis en baissant la voix, comme,
incliné sur mon pied gauche, il luttait avec une courroie récalcitrante. Je voyais à peine son visage penché,
mais je crus y discerner une expression malicieuse.
- Que voulez-vous dire? fis-Je d'un ton hautain.
- Mais, je crains gue Carrington ne vous en
veuille pour être venue Ici ... seule avec moi.
- Oh! avec vous ou avec un autre, cela n'avait
aucune importance! rétorquai-je avec violence.
Je fis un brusque mouvement qui envoya rouler
mon patin à deux mètres et sir Francis manqua
tomber à la renverse.
- C'est tout simplement qu'il n'aime pas attendre ... et si vous ne m'aviez pas entrainée dans
cctte sotte aventure ... ajoutai-je avec le mépris le
plus impudent de la vénté. Ne pourriez-vous vous
dépêcher un peu plus ? ...
La parole s'arrêta sur mes lèvres.
Mark revenait â nous presque en courant.
Son visage était bouleversé, je ne l'avais jamais vu
aussi pâle, une émotion extraordinaire faisait trembler sa voix.
- Allons, Phyllis, me dit-il avant même d'être
auprès de moi, je vous ai dit de vous presser, vous
n'êtes pas prête?
- C'est c.e maudit patin t fis-je en levant la tête
pour l'exam1l1er .
surprise de voir qu'il ne me regardait plus;
. J; f~s
Il. s était arrêté à deux pas de nous et il fouillait la
piste d'un œil scrutateur. Qui cherchait-il, puisque
l'étais à cOté de lui?
Tout à coup, il ramena ses yeux sur moi, et vit sir
Garlyle qui n'arrivait point à détacher mon patin.
il poussa ~égèremn!
son ami et! pre ..
SaisI de col~re,
nant mon pied sans SOUCI de me faire du mal, Il tira
violemment le patin, le jeta au loin, puis, me saisissant par les épaules, il me mit debout.
- Habilleü-vous 1 murmura-t-il d'une voix rauque.
Je vous ai apporté vos affaires.
�122
l'HYLLI::;
En efTet, illes avait sur son bras comme uil valet
de pied, lui qui ne voulait même pas porter son pardessus dans les rues, en été 1
Avant d'avoir pu dire un seul mot, j'6tais enfouie
sous la capote d'une auto - elle attenJait à la porte
de skating - et lui, sautant sur le siège du chauJTeur,
prenait le volant et démarrait à toute vitesse.
- Et sir Garlyle, el tOliS les autres? m'écriai-je.
- Les autres sont déjà partis 1 til-il brièvement,
Garlyle reviendra comme il pourra.
Malgré la rapidit6 avec laquelle nous traversions
Carslon et filions ensuite sur la route au-dessous
.l'un dôme ~hargé
de scintillantes étoiles, jamais de
de ma vie, course ne me parut plus longue.
Quand j'osai diriger mes yeux vers Mark à un
moment où la lune 6mergeant ùes nuages éclairait la
route sombre, je vis une nuque immobile qui, pas
une fois pendant le trajet, ne daigna se tourner vers
moi.
C:est ainsi que, dans un silence de mort, nous
attelgnlmes l'avenue du chateau.
Il se fit un silence quand on nous vit paraltre j
lui, très maltre de soi, se força à sourire puis,
s'adressant à tous:
- Pourquoi n'êtes-vous pas entrés au salon,
lit-il, entrez, je vous cn prie, IIarriétt, et vous,
On va vous
Blanche, Dora, Lilian, prenez des si~gc.
apporter quelque chose de chaud. William, vous
porterez du punch et des grogs clans le petit salon.
Pendant qu'on passait au salon, j'étais restée en
arri1:re dans le hall, trop effarée encore des fa~ons
de mon mari pour m'en remettre tout de suite.
Harrielt me saisit les mains.
- Ne prenez pas cet air épouvanté, mon enfant,
me- dit-clle tendrement.
- Quel affreux crime ai-je donc commis? dis-je
avec un effort pour reprenùre mes idées, je n'ai fait
que retourner au skating avec mon patineur. Je
voulais me distraire, m'amuser un peu pendant que
nous y étions et maintenant. Mark est si fachê qu'il
ne veut même plus me regarder. Oh 1 si vous saviez
sur quel Ion il m'.a parlé là-bas et comment il m'a
enlevée pour partir 1
«C'est sir Francis qui a dû trouver la plaisantefle
mauvaise 1
A la pensée de la figure qu'il avait dû faire après
notre départ, je laissai '~chaper
un petit rire auquel
Harriett.
se jo~nit
MalS elle reprit bientôt sérieusement:
- Allons, calmez-vous, fillette, ct venez boire un
peu de punch, car vraiment vous Ote gelée.
�PHYLLIS
12 3
Nos hôtes étant tous fatigués d'une journée mou·
vementée, nous ne tardâmes point à regagner nos
chambres respectives.
Ma toilette de nuit est finie. Anna est partie tout
à l'heure après m'avoir passé mon long kimono de
soie chinoise brod0e de chrysanthèmes jaunes et
roses. Mes cheveux tombent librement sur mes
épaules. Je me suis faite belle, car j'espère que Mark
vIendra s'expliquer avec moi avant de passer dans
sa chambre, et mon cœur soupire après la paix.
C'est la vue de ce kimono qui m'a inclinée vers des
pen sée s plus douces. Nous l'avions acheté ensemble
à Paris pendant notre voyage de noces. Mark lui"même me l'avait choisi. Oh! qu'il m'aimait alors ...
Je ne puis m'empêcher de regretter ce temps si
heureux. Je l'entends qui monte l'escalier. Le voici.
Je n'ai que le temps de refermer mon album.
VII
Mark marchait depuis un certain temps dans sa
chambre, il ne semblait avoir aucune velléité de sc
rapprocher de la mienne.
Allait-il se coucher et s'endormir ainsi sans un
mot d'affection?
Oh! ce serait la première fois depuis notre
~ri.
.
Il est vrai aussi que je lui avais donné dans la
journée bien des sujets de facherie.
Et si je m'étais trompée? Si cette lettre d'Amérique ne signifiait rien pour moi?
Oh! vraiment, j'étais folle 1 Je lui demanderai
pardon, tout sera oublié et mes mauvais soupçons,
et ma rancune et sa colère ... Mark! Mark! Comme
vous me manquez, mon chéri, et que je me sens
seule séparée de vous par cette mince cloison ... Ohr
ne désunissons pas nos vies 1 Que cet affreux
malentendu soit effacé une fois pour toutes.
Remplie de ces résolutions conciliantes, je me
levai et m'approchai de la porte.
Je venais d'entendre crier les lames du parquet,
i16tait dans son cabinet de toilette, tout près de cette
porte aussi; il n'osait l'ouvrir, sans doute, honteu.x
d'avoir été si dur avec moi, il ne savait quelles
paroles me dire pour m'apaiser.
Eh bien 1 je ferais les premiers pas. Ce serait la
punition de mes injustes soupçons.
Je frappai d'abord doucement à la porte, et
attendis un in'ltant. Aucune répon"e. Les pa "
•
�PHYLLIS
4
s'étaien t arrêtés ... « on » écoutai t, • on » hésitait ...
puis il me sembla qu' « on li approch ait.
Je toussai très fort et frappaI sur la porte, armée
d'une brosse.
- Mark 1 Mark, ouvrez.-moi.
- Que désirez -vous? demand a mon mari d'une
voix si sèche que je me sentis le cœur défaillir .
Mais je répond is avec autant de douceu r qU'il est
permis de le faire quand on force sa voix Jusqu'à
son diapaso n le plus aigu:
- Laissez -moi entrer, je vous prie?
.- Imposs ible mainten ant. Je suis occupé .
- Il le faut absolum ent. Mark, ouvrez, j'ai une
chüse de la plus haute importa nce à vous dire.
Je l'entend Is tourner lentem ent la clef comme à
regret j la porte entr'ou verte, il resta sur le seuil
dans une attitude qui me montra it clairem ent son
opposit ion à me laisser pénétre r chez lui.
- Voulez- vous me laisser entrer, lui dis-je doucement. II faut que je vous parle.
- Vous pouvez me parler ici.
- Non 1 fis· je d'un ton décidé.
Et d'un mouvem ent preste je glissai sous le bras
qu'il avait appuyé contre le chambr anle en guise de
pruden te barrica de ... et me trouvai dans la place.
Ayant ainsi manœu vré avec succès, je m'arrêt ai
pour le regarde r timidem ent.
Il avait enlevé son habit et son gilet et venait de se
brosser les cheveux , car ils étaient lisses et brillant s.
- Vous pourrie z aller dans le monde tout de
suite, lui dis-je. Que vous êtes donc bien coiffé 1
Est-ce que vous avez l'intent ion de sortir?
J'essay ais de plaisan ter pour dissimu ler mon
émotion .
- Est-ce pour me dire cela que vous êtes presqu e
venue enfonce r ma porte? me dit-il sans tlne ombre
de sourire .
Je baissai les yeux, très effrayée .
Toute ma galté affectée m'aban donnait .
Jamais, auparav ant, sa voix. n'avait Né aussi dure
en s'adres sant à mui.
Je n'lis mes mains derrière mon dos et fourrag eai
nerveus ement dans le torrent de mes cheveux
dénoué s.
J~
restais sans bouger devant lui, comme une
pellte {jl.le prise en faute.
Combie n je devais avoir l'air jeune, avcc cc I<imono
de. pOupée , ces mignon nes babouc hes qui me faisaIent toute pe1ite, et mes boucles ébourj(Tée.
comme celles d'un enfant.
- No fis-je clans un chucho temen1 . Je suis venue
12
�}>IlYLL)ti
pour vous demander de me pardonner. Pour vous
dire que je regrette beaucoup ce qui s'est passé.
- Vraiment 1 J'en suis heureux. A mon avis vous
ne sauriez trop regretter votre légèreté.
- Oh 1 Mark 1 ne soyez pas SI dur pour moi! Je
n'avais pas en allant là-bas l'intention de VOliS fâcher.
- Pourquoi donc alors êtes-vous retournée seule
avec FrancIs, le soir, au skating. Pouvez-vous me le
dire r
J'allais parler et peut-être bien me serais-je décidée
à tout avouer: et la fascination que cette femme
avait exercée sur moi, et ma curiosité à son endroit,
mais ie rencontrai le regard de mon mari et le
trouvai si étrange, mysténeux et eirrayant que j'eus
peur et je halbutiai :
- Je voulais m'amuser ... el je ne savais pas qu'il
y avait tant de mal à faire ce que j'ai fait.
Je ne sais pourquoi Mark parut soulagé de mon
aveu.
Il reprit d'un ton moins sévère:
- Pas tant de mal! Vraiment ... A flirter outrageusement tout un après-midi comme vous l'avez
fait 1 Au point de vous faire critiquer par tous no~
amis. Pas de mal! Cent fois, depuis ces dernières
heures, j'ai eu toutes les peines du monde à me COlltenir 1
- Je ne croyais pas qu'on pût remarquer rien
ct'extraordinaire dans mes fal1ons.
- Allons donc 1 Croyez-vous que les gens soien,
aveugles 1
«Blanche, du moins, a eu l'obligeance de m'éclairer
sur votre conduite.
Je pris feu immédiatement et criai avec colère:
- Ah 1 cela ne m'étonne pas 1 Blanche a des raisons personnelles pour me desservir aux yeux de
mon mari. C'est une méchante femme 1 Si j'étais
seulement coupable de la moitié de ce qu'elle a fait ,
je n'oserais pas vous regarder en [ace!
« Je la hais 1 Et je sais que vous la croyez, elle
plutôt que moi. Aussi, il est inutile que j'essaie d~
me défendre.
- Je ne crois que ce que je vois, répliqua-t-il, et
à l'avenir - ici, il s'arrêta court, ses yeux bleus
lançant des flammes, tout près de moi - â l'avenir,
j"~xlp,e
qUt: vou,> vous conduisiez comme ma femme
dQit se conduire. Seriez-vous encore plus jeune que
vous n'êtes, vous devriez avoir appns à distinguer
)e bien du mal.
Mark debout devant moi, une main levée pour
donner plus oe force à ses paroles, me parut d'um
taille impressionnante.
�•
126
PHYLLIS
Il dominait de très haut fa pauvre petite créature,
que j'étais. Je faillis reculer de peur, mais, la seconde
d'après, la colère reprenant le dess us, me souleva à
sa hauteur.
- Comment osez-vous me tenir un. pareil langage ?
A moi qui étais venue pour me faire pardonner ...
pour vous dire ... vous dire ...
Je n'y tins plus ct éclatai en sanglots.
Au milieu de mes larmes, je trouvai, pourtant, le
moyen de m'écrier:
.
- Et Blanche ? .. Et Blancho?.. Vous ne lui faites
pas la cour?
- Phyllis! Oh! quelle folie 1 Moi, me soucier cie
cette mondaine quanu je vous ai, Vous 1... Vous, ma
bIen-aimée ... mon e.nfant chérie 1...
Ses bras autour de moi, ma tétc appuyée à sa poitrine, je pleurai de toutes mes force s, soulagée to~
d'uH coup de ma longue contrainte, et, comme Il
murmuraIt des paroles de tendres se pour me consoler, je faillis bien encore ouvrir tout mon cœur ...
Mais je me trollvai ridicule, j'eus peur de me faire
moquer de moi, je ne sus comment m'expliquer.
J'étais trop beureuse du retour de notre affection
mutuelle ct sans nuages, pour risquer de la troubler
en ouvrant de nouvelles discussions.
- Maintenant tout est fUl i, disait Marken tapotant
mes joues, j'avoue me:me que je suis assez flatté de
votre jalousie à l'égard de cette pauvre Blanche, cela
prouve que vous commencer. à avoir un peu d'amitié
pour mol.
- qh! am~tié
est u.n mot I~eaucop
trop faible 1
Je crOIS que Je vous aIme mall1tenant plus que personne, excepté ...
- Billv et maman 1 fit-il en imitant ma voix, c'est
votre vieüx refrain!
- Vous vous trompez! J'allais dire mère seulement! Vous avcz dépassé Billy!
- Quel triomphe! Billy m'avait toujours paru mon
rival le plus formidable! Nous progressons 1 Peutêtre même qu'avec le temps j'arriverai à vaincre mère.
- Que i'e suis contente, dis-je en riant, d'avoir
battu la c large sur votre porte avec ma brosse.
Vous étiez pourtant bien décidé il ne pas me laisser
~ntre!
Que c'est bon d'être amis de nouveau! La
Jalousie n'es~-l
pas .une horrible peine... .
- Oh! ou l, répondIt Mark doucement. MalS vous
n'ave7.. pas lieu d'l\tre jamais jalouse, ma chérie.
CombIen de fois vous ai-je dit que je n'avais aimé
personne avant vous?
- Cela, dis-je d'un air aussi profond quc je pus le
prendre, c'est une autre question. On croit toujours
�PHYLLIS
12 7
aimer pour la première fois, parce qu'on imagine
que l'amour d'avant n'était pas aussi fort que celui
que l'on ressent. Ce que j'aimerais savoir, c'est
combien de propositions de mariages vous avez faites
dans votre vie?
J'avais dit ceci en plaisantant, sans penser à rien.
Immédiatement je vis le visage de Mark chanfSer
d'expression et de couleur. Il me laissa et se mit à
marcher dans la pilce avec un air affaissé, chagrin,
qui me toucha au cœur.
- Nous avons convenu, dit-il, que nous nc reparlerions plus jamais du passé ...
Puis, très vite, revenant à moi avec son sourire et
sa voix ordinaire, afTectueuse et enjouée:
- J'imagine la tète de Francis Garlyle en se trouvant à Carston sans véhicule, obligé de rentrer à
pied. C'est le meilleur tour que je lui aie jamais joué.
Je ris avec lui et nous nous quittâmes les meilleurs
amis du monde ... cependant, je sens qu'une mince
couche de glace s'est glissée entre nous et qu'il suffirait. .. de rien, pour la briser 1
Tous nos inVités parlent de nous quitter, l'un
après l'autre. Mon beau-frl:re ct ma belle-sœur partent dans deux jours, ils sont heureux des bons
rapports qu'ils voient rétablis entre Mark et moi;
bien qu'ils ne m'cn aient rien dit, jl':. le vois à leur
sourire quand ils nous regardent.
Sir Francis GarlyJe est déjà rayé de notre vie j il a
envoyé un mot pour s'excuser, a fait prendre sa
valise et est allé chasser chez les Leslie où il était
invité.
Trois jours plus tard, c'est le tour de cette chère
Blanche. La vue de notre bonne entente lui est sans
doute fort pénible à contempler.
Je poussai un soupir cie soulagement en entendant
claquer la portière de son auto et une pensée se fit
jour dans mon esprit: c'est que jamais, sous aucun
prétexte, cette femme ne remettrait le pied sous mon
toit.
Le soir qui précéda le départ d'HarrieH et de sir
James, une étrange aventure arriva à Lilian.
Il était neuf heures du soir. Le dlncr venait de
finir ct ces messieurs, fatigués de parler politique,
nous avaient déjà rejointes au saJon. Nous causion~
tous tranquillement lorsque, soudain, la portefenêtre du Jardin fut vivement poussée et Lili, qui était
sortie depuis quclques minutes, rentra en couranl
avec une telle brusquerie que nous cessames de
parler pour la regarder avec stupéfaction.
- Oh 1 Mark, s'écria-t-ellc cn saisissant le bras
de mon mari, j'ai YU un revenant!
�PHYLLIS
I2!)
Un quoi? demanJa-t-il.
- Un revenant, un vrai 1 Tout ce qu'il y a de plus
vrai et épouvantable. Ne vous moquez pas de moi, je
parle très sérieusement 1
« De ma vie je n'ai eu si peur 1Je vous dis que je l'ai
vu, de mes yeuK vu ... et de très près. Oh 1 que j'ai
couru 1
Elle posa une main sur sa poitrine, toute haletante.
Lilian était devenue le point de mire de tous les
regards. Nous étions tous profondément intéressés.
Un sj::ectre n'est pas un spectacle ordinaire.
Pour moi ce que j'éprou vai était plus que de l'intérêt.
J'étais absolument terrifiée, et dis à Mark avec
une vive anxiété:
- Vous ne m'aviez jamais parlé de revenants. Estee que la maison serait hantée? Oh 1 Mark, vous ne
me l'aviez pas dit! Et moi qui courais partout le jour
ct la nuit, quelquefois même salis lumièrel
Mon épouvante devait étre '1uelque peu ~omique,
car mon mari, Chip et lord Chandos partirent ensemble d'un éclat de rire.
- y a-t-il un revenant dans votre famille? deman?ai-je, séyèrement, un peu blessée de leur joie
Il1tempestL ve,
- Hélas! non. Je dois l'avouer. Nous n'avons rien
chez nous de si distingué. Tous nos ancêtres sont
morts de façon très avouable, soit dans leur lit, soit
sur les champs de bataille: .
«N ous n'avons à notre aCtlf 111 meurtre sensationnel,
ni crime, ni suicide. Décidément, notre Lignée est
une race terne et prosalque, Lili, je crains que votre
imagination ne vous ait joué un de ses tours.
- Mais je vous dis que je l'ai vu, affirma Lilian
indignée. Je revenais de ma chambre par la galerie
des tableaux très tranquillement, ayant dans 1a tête
bien autre chose que des sujets surnaturels ...
- Pourrait-on savoir? insinua lord Chandos.
- Le sujet de mes pensées ne regarde que moi
~t ne concerne personne, de présent. Quand, en passant près de l'une des fenêtres, j'ai aperçu un visage
'!fTrayant, à moitié masq ué par quelque chose de noir,
qui me regardait du balcon, dehors.
- Oh Lili 1 J'avais poussé ce cri d'une voix faible
en regardant en arrière, et je me rapprochai de lord
Chandos qui se trouvait près de moi.
- C0!llment était-il? demandai-je, la gorge serrée.
- J'al vu deux yeux de feu ... si brillants) si éclatants qu'on aurait dit qu'ils sortaient de l'enfer.
-
Ohl
Oui, ils étaient vraiment surnaturels 1 Si grands,
�PHYLLIS
si noirs, et pleins de haine 1 Pourtant, je ne pensai
pas tout de suite à un revenant, je crus que quelqu'un
d'étranger voulait entrer par là et je courus à la portefenêtre ... Je m'élançai dehors.
- Oh 1 Lili! m'écriai-je encore, haletante.
- On se croirait à un mélodrame; mes cheveux
se dressent sur ma tête, murmura cet horrible Chip.
- Et alors, reprit Lilian sans rien écouter, toute à
son récit, à peine arrivée sur le balcon, je n'aperçus
qu'une grande forme noire qui fuyait... fuyait vers
le fond au parc.
- Les revenants ne s'enfuient pas, miss Lilian,
dit lord Chandos réprimant une forte envie de rire,
ils di sparaissent, ils s'évaporent.
- Je me demande vraiment, comment il se fait
que nous ayons l'indicible bonheur de vous voir
encore en Vie, ajouta Chip. Je VOUS en prie, continuez, c'est palpitant 1 Décrivez-nous le revenant: ses
yeux lançaient-ils du feu?
- Oh 1 le ne puis vous en dire davantage 1 J'ai
lâché les livres que ie portais 'et me suis mise à
courir comme si le diable me poursuivait. Je n'oublierai jamais la peur que j'ai eue 1
- C'était probablement un pauvre vagabond qui
s'6tait fourvoyé dans le parc et qui cherchait l'entrée
des cuisines, fit Mark, voyant que j'étais prète à
fondre en larmes.
- C'était un vrai fantôme 1 redit Lilian avec une
convictiou si forte que mon sang se glaça dans mes
veines.
- Lili, que vous êtes enfant' gronda Mark. Allons,
si vous voulez, allons tous dans la galerie pour faire
la chasse à ce Jameux revenant. Il est peut-être
encore sur le balcon.
- Ce n'est guère probable, répondit Chip, car il
aura pu se rendre compte que la galerie des tableaux
n'est pas l'endroit où on serre les cuillers d'argent
- Eh bien 1 si nous échouons dans nos recherches'
je donnerai ~ deux domestiques l'ordre de fouiller l~
parc. A m01l1S que votre fantôme n'ait eu le temps
de sauter par-dessus la grille, ils l'appréhenderont
ct... ce qu'Ils trouveront, ils le porteront droit à
Llllan.
- Ils ne trouveront rien 1 fit Lilian d'un ton tragique.
Je me précipitai vers Mark en lui saisissant le bras.
Il me regarda tendrement.
- Pourquoi tremblez-vous ainsi, petite poltronne? Peut-être vaut-il mieux que vous restiez ici.
- Quoi 1 Toute seule, criai-je épouvantée, jamais!
Vous me trouveriez morte en reyenant. Je vous suivrai.
6S-V.
�PHYLL IS
Et nous march,âmes solenI~?t
en process ion
le long de l'escalie r, ar!ués d,e IUffilt;reS" ahn de cher~
cher clans les plus petits COIOS et aussI - pourqu oI
Ile pas le dire? - pour.as~e
un peu le courage
défailla nt cie l'éléme nt fel1umn.
Toute cette scène amusai 1énorm~et
les homme s,
et même Harriet l, à ma vive désapp robatio n.
A un momen t, a,u tournan t de l'escalie r, qbip, qui
marcha it le premier , pou ssa un affreux Cf! de détresse; il s'arrêta court et nous Himes tous cognés
lea uns contre les autres.
Ce n'était qu'une fausse al~rte,
Je le supplia i les
larmes aux yeux de ne pas recomm encer celte sotte
plaisan terie.
A. la fin, nous gagnâm es l'endro it redouté .
Là, Chip, après avoir chucho té quelqu es mots à
sir James, et avec ce qui me parut être le càmble
du courage , disparu t seul dans les t6nèbre s de la
nuit.
_ Sans ,aucun doute, i,l fait des recherc hes approfondies, dit gravement S1l' James.
Tout à coup quelque chose de surnatu rel, immense, noir et raide, surmon té d'un panach e blanc
s'agitan t sur sa tête altière, arriva vers nous lentement, sortant de l'obscu rité.
Je restai paralys ée de frayeur, bien qu'un instinct secret m'avert it que ce n'était pas cela.
- Qui êtes-vouS pour venir ainsi trouble r mes
promen ades nocturn es? dit une voix caverne use ...
-- Ah 1 ah 1 ah 1 C'est vous, Chip! cria ma bellesœur qui, depuis dix second es, me serrait la main à
me faire mal.
Et, la lumière aidant, nous vimes devant nous
M. Chip allongé par une tête de loup qu'il avait recouverte d'un long vêteme nt noir et qu'il brandis sait au-dess us de sa tète.
Eclat de rire général.
- Ah 1 Chip, vous êtes incorrig ible 1 s'écria Mark
quand il put parler, et vous, James, qui l'avez encouragé , j'avais meilleu re opinion de vous.
J'avais été tout près d'une attaque de nerfs, mais un
pinçon adminstr~
par Lilian me remit prompt ement.
- Mon mantea u de velours noir, tout neuf!
s'écria Harriet t! mon plus beau chapea u! Je proteste! Ah! voIlà ce que c'est que d'avoir une
chambr e qui donne sur un balcon! Monstr e! Vous
avez dCl bouleve rser toutes mes armoire s. Qui vous
a donné, monsie ur, la permiss ion d'entre r dans ma
chamb re?
- Sir James, répliqu a Chip sans se trouble r.
Il a\'ait émergé de son déguise ment et essayai t
�PHYLLIS
13 1
vivement de remettre sa chevelure en ordre.
- Oh 1 James, dit ma belle-sœur en riant, faut-il
que j'aie assez vécu pour vous voir faire une plaisanterie 1
.
J'aventurai tout doucement:
- Mais alors, où est passé le vrai revenant?
- Demandez-le à miss Lilian, répondit Chip. J'ai
fait vaillamment mon devoir, personne ne peut dire
que j'ai reculé.
Je n'ai pas fait allusion à Dora ni à son fiancé
pendant les aventures de celte soirée, car clle était
repartie le jour même podr Summerleas afin de
faire les apprêts de son mariage qui aura lieu très
prochainement.
Sir Ashurst était aussi par,ti pour Londres dans
l'intention d'annoncer la grande nouvelle à sa famille et de faire ses invitatIOns.
Mais cette soirée fertile e~ événements n'était pas
terminée.
De retour à nos places nous nous groupâmes
tous autour du feu, avec de petits frissons, essayant
- moi, du moins - de rire de bon cœur de nos
terreurs passées.
Cette soirée était t rop lugubre, il fallait absolument tàcher de l'égayer.
- Phyllis, mettez-vous au piano, me dit mon
mari, cela changera l'atmosphère.
Je laissai mes doigts errer sur les touches en
chantant à mi-voix des vieux airs de ballades.
- Lili, venez nous chanter quelque chose, dis-je
de ma voix la plus caressante en me retournant sur
mon tabouret.
- Je ne suis guère en train ce soir, ne me demandez rien, après ces émotions ...
Je persistai dans ma demande:
- Au contraire, cela vous remettra et nous fera le
plus grand plaisir à tous . Allons, venez ici. Si votre
voix est moins ferme qu'à l'ordinaire, on vous
excusera.
vous supplions de chanter, dit quelqu'un.
--; .N~us
C etait Chandos. 11 se tenait dans l'embrasure de
la fenêtre et ne perdait pas des yeux mon amie .
Son intonation et sa voix me parurent bizarres .
Refuserait-elle cie faire drOit à une requête si
inattendue?
Lilian tri.:s Fâle - sans doute sa récente émotion
- leva sur lUi ses yeux souriants.
- Oui. Je vais vous chanter quelque chose.
Prenant ma place au piano, cUe frappa quelques
accords.
- Je n'ai pas ma musique ici, continua-t-elle,
�132
PHYLLIS
aussi il faudra se cont~r
de la pl"ornière chanson
qui me viendra à l'espnt.
Puis elle commença à chanter de sa voix 'vibrante
aux accents doux et profonds une romance française dont le refrain revenait comme un cri de douleur:
« Chers sO!l~'ei,·
de mes beaux j010"S pe"dus
Je l'aimais tllnt 1 lvfe se,·a·l-ll "endu ? ... »
Comme résonnaient les dernières notes, ne tristesse navrante rendit sa voix pathétique à nous serrer le (;œur.
Que cette musique était déchirante et remplie
d'accents passionnés 1
Chandos, fasciné, s'était lentement rapproché ou
piano.
.
.
Quand ce fut fini, nous restamcs tous silencieux.
- PourquoI chantez-vous des choses si tristes?
fit Mark avec un peu d'impatience.
- Parce que, répondit Lili, lllgèrement je suis
sans doute L~n
n~ture
~élancoiqu.
'
Elle se mlt a l'1re, pm s, traversant le salon elle
'
vint à moi.
La lu ne. s'était dtEgagée ~es
nuag<.:s. De splendides
• rayons, gltssant, par les vitres, éclipsaient presque
l'éclat des lUli\leres.
Tout bas, chacun répétait en
Un nouveau ~i1nce.
soi-même le l'elraln de la chanson .
.Je s~nti
deu~
larmes tomber sur ma main que
pressait mon amie.
Ouvrant tout à coup la porte de la serre contre
laquelle il s'appuyait, Chandos dit d'une voix émue,
mais décidée:
- Voulez-vous faire un tour de serre au clair de
lune i'
Il ne s'adre~it
à personne en particulier, mais
son regard restait fixé sur Lilian. J'écoutai sans oser
respirer la réponse qu'elle allait lui donner, car je
me doutais bien que c'était là le troisième et dernier
appel de son a~ou:ex.
.
.
Si elle le 1'e)<.:talt ce sOlr, elle auratt perdu à
jamais cc cœur qui lui a été si fidèle 1
Je retrouvai des forces pour lui soumer tout
bas:
- Allez, Lili 1 Allez 1
Alors, elle retira le1)tement ses doigts de ma main
et se leva.
- Oui, dit-elle avec une étrange douceur. Je
viens.
Elle le rejoignit. Ensemble, ils descendirent les
trois marches et disparurent.
�PHYLLIS
133
- Ah 1 que je f,ui~
conten te, s'écria Harriett.
quand ils se furent éloignés . J'esp<.:re qu'ils vont enfin
s'entendre et donner un heureux dénouement à leur
petit roman. Vous avouerez avec moi que voici
assez longtemps L}tle cela dure 1
. . . . . . . . . . . . . ... . .
- Oui, j'ai fail exprès de choisir celle romance,
peu m'Importe de vous Je dire, Phyllis, s'écria
Lilian, une heure plus tard, en jetant ses bras autour
de mon COli, et en cachant son visage ému sur mon
epalilc.
Il
N'ai-je pas eu une bonne idée, dites?
« Oh 1 ma chérie, j'ai chant.:! bravement... Je l~em
bIais de crainte et d'émotion. Je voulais et ne voulais pas qu'il le sClt... Comprenez-vous? J'avais peur
qu'il ne devinât trop clairement le fond de ma pen~ée
... pourtant, c'était ma dernière chance.
- Ma Lili chérie ... Je suis si contente 1
A ppuyée s ur moi, elle laissa couler des larmes de
honheur.
- Ah 1 Phyllis, me dit-elle, ne confondez jamais
J'obstination avec l'orgueil. J'en ai élé trop punie.
1
�PHYLLIS
TROISIÈME PA.RTIE
VIII
Un orand mois s'est écoulé et je n'ai pas cu le
courage d'ou'Tir, cet. album pour reprendre une
occupation qUI m étaIt devenue une douce et précieuse habitude.
Mère m'y a encouragée de toutes ses forces, je lui
ai promis de l'essayer. .Je vais relater point par
point les. pénibles a~golse
~ans
lesquelles j'ai
vécu - SI cela peut s appeler vivre - et tâcher de
conter aussi fidèlement que ma pauvre mémoire de
.me le permettra, la crise épouces affreux ~nsta
mon foyer.
vantable qUi a detr~lI
C'était quelques Jours après le mariage de Dora:
cérémonie simple et tranquille à laquelle n'assis':
taient que les parents.
JI n'y eul rien de remarquable dans cette journée
sauf le fail que, pendant les inévitables toasts d~
déjeuner, mon père fit plusieurs fois le geste de
s'essuyer les yeux avec son mouchoir.
L'heureux couple partit le soir même pour le continent.
La mariée, lout sourires, en yelours mordoré et
le marié, ému et triomphant,
dentelles de V~nise,
firent leurs adIeux à la ronde, à toute la famille
réunie sur le seuil de notre vieille maison.
Puis, nous. reparllmes pour Strangemore, moi
désolée de laIsser mère dans un tel iso lement.
Roland au .régime~t,
Doya à l'ét~anger,
Billy au collège et mOl près. delle, .11. est vrai, mais quand même
absente de sa vie quotidienne.
Hélas 1 Je ne savais pas que sitôl. ..
Mais je veux procéder par ordre afin de démêler
des souvenirs aujourd'hui aussi douloureu x que
co nfus.
Mon mari et moi ay~mt
décidé de n'accepter aucune
invitation pour ce pnntemps, nous désirions rester
cette saison, la première ensemble, chez nous, dans
notre chère demeure, très heureux de mener pendant cette période une existence de châtelains
.
ca mpagnards.
J'ai vécu vraiment, durant une quinzaine, des Jours
�PHYLLIS
135
de félicité, confiants et paisibles, auprès d'un époux
qui me devenait plus cher de jour en jour, s'attachant à moi par la profonde tendresse que je sentais ...
ou croyais sentir ... en lui.
Quinze jo'urs de vrai bonheur et d'aveuglement...
Oui. Ce dernier mot n'est pas trop fort, car, en
réfléchissant à la lumière éclatante du dernier événement, je me rappelle ses fréquentes absences: il
chassait, il avait à surveiller ses terres, à contrôler
les comptes Je son intendant et il m'arrivait souvent
de trouver le temps long en l'attendant.
Je me souviens maintenant qu'un jour, lui si exact,
si attentif à m'éviter une contrariété, rentra après
l'h'e ure du lunch.
Je ne voulus pas me mettre à table sans lui ct
l'attendis, dans la serre, OCCll pée à regarder de nouveaux plants de géraniums roses,
Je l'aperçus de très loin. Il revenait sans se pressel',
d'un air las, absorbé, les yeux à terre, son chien
derrière lui.
Quand il fut plus près, cachée derrière un laurier,
je l'observai sans qu'il me vît. La terrible barre
rayait son front, une expression morne de tristesse
profonde était répandue sur toute sa personne.
En se rapprochant de la maison, il leva ses yeux
sur les fenêtres de mon petit salon et aussitôt une
physionomie toute nouvelle m'apparut, ses yeux
redevinrent brillants et expressifs, son visage gai et
animé. Je compris qu'il me croyait là, derrière le
rideau, qu'il me cherchait.
Vite je courus au salon et refermai la porte de la
serre.
Il entra par le hall; aussitôt après je le vis paraltre.
-- Ah 1 vous voilà, lui dis-je. Et en retard pour
le lunch 1
- Excusez-moi, ma chérie, fit-il en m'embrassant
je vous ai fait attendre, bien malgré moi.
'
-'. Je ne ~uis
r~as
Louis XIV,. toi de France, dis-je
(;~
,fiant, et Je pUIS pren.dre patIence. ~ais
je ne sais
SI vO\ls {erez un bon déjeuner. Venez VIte. Je meurs
de faim.
- Comme cela? sans enlever ma tenue de
chasseur ?
- Vous êtes très bien. Laissez-moi vous examiner. ..
Il était très propre, en effet. A peine une légère
trace de poussitre sur ses gros souliers de cuir fauve
cl sur le bas de ses guêtres.
Cependant, je l'avais vu partir et revenir à pied ...
Où avait-il pu aller, pour être, après quatre heures
de chasse à travers bois et champs, aussi soigné
qu'au sortir de sa chambre?
�PHYLLIS
Où avez-vous chassé, ce matin? demandai-je
en passant dans la salle à manger.
_ Je SUIS allé à Green-Lodge, chez mon fermier
Brown, j'ai battu, en passan.t, les bois de Hill-Side,
et suis revenu bredoullie.
_ Quoi, vous avez travel;sé !o.u.s ces bois, sans
plus salir vos chaussures 1 m éCnal-)e en le regardant.
Il me sembla qu'il rougissait, et se troublait une
seconde.
_ J'ai pris d' abord par la gr,!-nd'route ct le temps
est tl'l!S sec, vous savez, répond~t-.
Et vous, Phyllis,
avez-vous passé une bonne mat1l1ée?
_ Oh 1 excellente. J'ai fait une foule de choses.
Les plants de géraniums sont arrivés. J'espère qu'il s
se ront jolis et nous fero nt cet été une belle garniture de fenêtres. Et vous, vous ne me dites rien de
votre chasse?
- J'ai rencontré Jenkins qui revenait dans sa
petite auto sur la rou\e de Car
stOI~.
.
.
- Sur la route de Carston 1 MaiS alors VOli S tourniez le dos à Green-Lodge.
- C'est que - une très légère hé sitation - j'ai
fait .un grand crochet par la route de Carston, j'avais
affaire par là.
C'était di.t sur le ton bref qU'il prend quand il
s'agit d'affaire s p~rsonlIe
auxquelles il ne veut
pas me mêler, et Id n'll1Slstal point.
ie
~ies
de· ft~i1éb
il: l~nge1t.:
d~ul;·e
ment, la tête ent re mes mall1S, pour me remémorer
les incidents de cette scène avant laquelle, il me
semble, je n'avais rien connu de la vie.
C'est comme si nne porte se fût soudain ouverte à
mes yeux sur une foule d'idées et de sentiments où
mon .cœur, aussi bien q~le
mon esprit, ont beaucoup
appris ... beaucoup souffert ...
De cet instant, je le crois, je suis devenue femme
moralement.
;
Puisque mùre me dit que ce sera peut-être un
baume à mon chagrin, je vais essayer de fixer ici cet
~véncme
t.
C'etait le vingt-htIit mars, vers trois heures de
l'aprè s-midi.
J'étais seule dans ma chambre, en train de lire,
quand le valet de chambre 1'ynon frappa et me
parla sur le ton mystérieux qu'il prend habituellement.
- Il Y a, en bas, une personne qui désirerait
parler à Madame.
Quelques minutes plus tard, je pénétrai dans mon
bouJoir.
�PHYLLIS
137
La personne en question, la figure levée sur un
portrait de mon mari, tout jeune homme, qui orne
l'un des panneaux, me tournait le dos et je ne vis
d'abord qu'un très joli et original costume de lainage rouge foncé, une magnifique fourrure de zibeline jetée sur ses épaules, et le panache noir d'une
aigrette fixée à un petit cbapeau, noir également.
Elle se retourna tout à coup et je poussai un
léger cri.
C'était l'Américaine du skating.
Tr{"s grande, très belle, elle fixait ses immenses
yeux noirs sur moi, petite et toute mince, en face
J'elle.
Ce regard était si ardent, si aipu, qu'un souvenir
me traversa l'esprit; avec un malaise croissant, je
pensai au fantôme de Lilian.
Je restai là, comme fascinée ... J'avais très peur.
Mark était absent, les domestiques éloignés;
qu'est-ce que cette étrangère était venue faire
t:hez moi?
- Voulez-vous vous asseoir, madame, dis-je enfin,
en dissimulant mon émotion de mon mieux.
- Merci. "Non. Quand vous saurez pourquoi je
suis venue vous serez moins accueillante, je le
crains. Ainsi voilà donc sa femme ... une enfant ...
même pas belle, une simple enfant!
Son attitude était si étrange que je pensai que cette
personnt: ne jouissait pas de toutes ses facultés. Je
me rapprochai du bouton électrique pour sonner.
Elle devina mon intention et retint ma main d'un
simple geste.
- Ne sonnez pas. Ce que j'ai à vous dire doit se
pas~er
entre nous.
« Votre mari, du reste, est sorti ... J'ai attendu de
l'avoir vu francbir la grille pour entrer moi-même, ct
j'espère que vous n'auriez pas l'audace de me faire
jeter dehors par vos domestiques.
« Vous n'avez pas autre chose à faire qu'à m'écoumislress Carrington.
ter, cr?yez~moi,
• J'~las
SI effrayée que je ne trouvai rien à
réphquer.
A chaque minute, je me sentais plus terrifiée. Je
réussis à dire:
- Eh bien! parlez, madame, et lui indiquai une
chai$e. Mais elle ne s'assit pas: elle s'acccouda à la
cheminée sans cesser de me regarder.
L'inconnue se présenta avec un petit salut narquois à mon adresse:
- Miss Fanny Dilkes ... Ce nom ne vous dit rien?
Vous ne l'avez jamais entendu? Nonl Le beau Mark
. sait garder ses secrets.
�PHYLLIS
« Vous a-t·1I dit aussi que, depuis quinze jours, il
était venu me voir tous les jours?
Je fis un brusque mouvement en avant et je
m'écriai, sentant la colère me monter à la tête:
_ Ce n'est pas vrai, vous mentez! Mon mari ne
vous connalt pas. Et j'ignore quel est votre mobile
en voulant me faire crolre...
- Il ne me connait pas 1 vraiment 1 interrompitelle avec cet air de persiflage qui me mettait hors
de moi.
« Quand on a donné une bague de fiançailles à
une femme, on ne la connalt pas? Quand, pendant
trois mois, on lui a juré chaque jour qu'on l'adore,
on ne la connait pas 1 Quand on a tout mis à ses
pieds : fortun~,
nom., honneLlrs, on ne la connait
pas?C
. .
e que vous d"!tes est Impossl'bl e, murmurai-Je,
i! m'en aurait parlé. Il doit y avoir là une erreur de
personne ...
. - N'êtes-vous pas Mrs Carrington, de Strangemore? La petite villageoise de Carston, la poupée
anglaise que Mark Carrington, esquire, a épousée
au inépris de toutes ses promesses ...
- Mais c'est impossible, impossible, répétai-je en
cachant mon visage dans mes deux mains, tremblante de la tête aux pieds.
- Ce qui me semble impossible, à moi, fit-elle
d'une voix changée, âpre et violente, ce qui me
parait un acte insensé de la part d'un homme tel
que lui, c'est qu'il ait encombré sa vie d'une petite
fille comme vous, incapable de le comprendre, à
peine bonne à montrer, sans beauté, sans argent J'ai pris mes renseignements - et que, dans un
coup de folie que je ne m'explique pas encore, il ait
abandonné celle qu'il aimait...
- Non, criai-je en relevant la tête pour la regarder en face, c'est moi qu'il aime, moi sa femme ...
- Sa femme ... Ah! oui, pauvre poupée, vous ne
le serez plus longtemps ...
Elle fit .trois pas vers moi, saisit mes poignets, les
serrant à me faire mal, me 'regarda dans les yeux
avec ses yeux immenses d'une expression terrifiante
et me siffla à la figure:
- Non, vous ne l'aurez plus longtemps, parce
que je suis venue vous le reprendre. Vous
l'avez ép:msé par intérêt parce qu'il était riche et
que vous n'aviez pas le sou. Vous n'êtes qu'une
misérable enfant, pour qui il a eu un caprice passager. Il est fatigué àe VOllS, fatigué à en mourir,
vous m'entendez ? .. Et YOUS me le rendrez 1 Le
divorce est fait pour le~
cas comme le nôtre.
�PHYLLIS
139
Laissez-moi, dis-je enfin en retirant mes poignets, vous me faites mal.
Elle resta devant moi, parlant avec véhémence;
tandis que je reculais de plusieurs pas ...
- Je vous fais mal! Ah! ah! C'est vrai, vous êtes
si fragile 1 Je pourrais vous briser enfre mes mains
et Mark m'en remercierait, sans doute.
- Mais, m'écriai-je en reprenant un peu courage,
ce ne serait pas une raison pour qU'il vous épousato Mon mari ne divorcera jamais! Il a trop le respect de son nom, de sa religion. Pour lui le mariage
est sacré, indissoluble, il...
- Et n'était-ce pas une promesse sacrée que
celle qu'il m'a faite le jour de nos fiançailles? Ah!
vous gémissez, vous pleurez ? .. Et moi, n'ai-je pas
pleuré quand il est parti honteusement, presque à
la veille de notre mariage, en me rendant la risée de
mes parents et amis? Il n'y a eu qu'une voix dans
New-York pour le flétrir. Je n'étais pas allée le chercher, c'était de son plein. gré qu'il était venu à moi,
.. il était fou d'amour, vous dis-je, il se mettait à mes
genoux, et moi ... et moi (sa voix eut une altération
et elle ferma les yeux une seconde) s'il me l'avait
demandé, je l'aurais suivi au bout du monde.
L'aimez-vous ainsi? Qu'avez-vous donc fait pour lui
tourner la tête? Quelle aberration stupide, quelle
absurdité! Mais il est assez jeune pour refaire sa
vie, je saurai l'en convaincre ...
- Vous êtes folle, lui criai-je, vous êtes folle ou
tout ceci est une histoire inventée à plaisir.
- Vous ne me croyez pas? Eh bien 1 regardez
cela: connaissez-vous cette écriture?
Elle tira de son corsage un paquet de lettres et
les jeta sur le fauteuil auquel te m'appuyais. .
_
- Lisez-les, lisez ... vous pouvez les garder. .. mal
j'aurai votre mari ... ct je le tiens déjà ...
- Je vous en défie bien 1 criai-je les poings serrés
de colère.
- Oh 1 ne criez pas si fort, petite madame. Vous
savez bien que SI je le voulais je vous briserais
comme je fais de ce vase.
Elle s'empara d'une des potiches du Japon qui se
trouvait surla cheminée et la jeta sur le parquet où
elle se brisa avec un bruit terrible.
Je restai pétrifiée, car, à ce moment, les yeux de
l'étrangère lançaient des éclairs; son visage, .que je
ne pouvais m'empêcher de trouver beau, était contracté par Ulle passion horrible, la colère le défigurait, et je crus qu'elle allait s'élancer sur moi ...
Dans le silence qui suivit, un pas d'homme résonna
sur les dalles du vestibule.
�PHYLLIS
011i :li cela avait pu être 1\1ark, il m'eût ùélivrée
de cet abominable cauchemar 1. ..
On gratta tr1;s doucement à la porte et la voix de
Tynon demanda:
- Madame ... puis-je entrer?
MISS Dilkcs se ressaisit en un in::;tant, elle me dit
tout bas:
- Vous ne voulez pas de scandale, je pense?
Répondez que oui, et si vous tenez à votre vie, pas
un mot devant cet homme 1
Je criai faiblement:
~
Entrez.
Le domestïque parut. Il eut un geste d'étonnement
à la vue du vase brisé.
- Oui, Tynon, dis-je en forçant ma voix à rester
calme, fasc1l1ée que j'étais par le regard impérieux
de l'étrangère, oui, c'est un accident qui vient d'arriver. Enlevez ces morceaux et... laissez-nous.
En silence, à nos places respectives, nous regardames le valet de chambre ramasser les morceaux
du vase.
Il sortit et, malgré ma frayeur, je lui jetai un regard
d'avertissement. Intrigué, cet homme leva ses sourcils, avec une légère inclination de tête, et, quand il
eut refermé la porte, je n'entendis point ses pas
résonner dans le hall.
Un peu réconfortée par la pensée que quelqu'un
pouvait, en cas de danger, me prêter main-forte, je
repris la premi1;re :
- Vous le voyez, mademoiselle, j'aurais pu vous
faire chasser par ce domestique, si je l'avais voulu ...
- Ah 1 s'il avait essayé 1 fit-elle en ricanant.
- ... Et je ne l'ai pas fait, bien qu'après toutes les
injures que vous m'avez dites ...
- Des vérités 1 cria-t-elle.
- ... Bien que j'en eusse tous les droits. Mais la
patience humaine a des bornes. Je suis ici chez moi,
et je vous prie d'en sortir.
D~
doigt, je lui montrais la porte, non celle qui
s'étall ouverte tout à l'h<!ure, mais la porte-fenêtre
donnant sur le balcon.
Voyant qu'elle ne bougeaIt pas, je me levai el
l'ouvris.
- Allez! Voulez-vous donc attendre le retour de
mon mari et que ce soit lui qui vous fasse sortir?
De\'ant moi, de très près, clIc dit avec une nuance
d'étonnement:
- A.h 1 ah 1 la petite poup ,' e s'anime! Je ne croyai.;
pas que le sang anglaiS pouvait s'échaufferl Gardez
votre énergie pour d'autres occasions, ma petit..:.
vous en aurez encore besoin, croyez-moi l... A.u
�PHYLLIS
revoir, belle enfant. Je ferai compliment à Mark
quand je le verrai demain ...
- Sortez 1 répétai-je encore.
- Je sors parce que je le veux bien, fit-elle d'un
ton superbe, ct parce que je sais que je rentrerai ici
en maîtresse. Mon tour viendra ...
Elle descendit lentement les degrés du perron et
j'entendis ses talons sonner sur la pierre; je portai
la main à ma poitrine.
Il me semblait que chaque pas m'écrasait le cœur ...
Je voulus me retourner, appeler, je ne le pus pas;
avec lln faible cri je battis des bra~
ct tombai à la
renverse.
IX
Quand je rouvris les yeux aprl:s '..ln temps assez
long, parait-il, j'étais couchée dans ma chambre et
Anna me bassinait les temp~s
avec de l'eau
froide.
Bien que l'atmosphère fût douce, je frissonnai,
ramenant à mon cou mon corsage onlr'ouvert.
- Madame se sent-elle mieux?
Anna parlait de tout près, mais sa voix me fit l'effet
d'un son tr~s
lointain.
J'cus un léger signe d'assentiment, tout en faisant
un grand effort de m{;moire.
- Qu'est-il donc arrivé? Pourquoi suis-je couchée? demandai-je. Où est monsieur? 11 n't'st pas
dans la maison?
- Hélas 1 110n, madame. On le cherche partout.
Quelqu'un entra dans la chambre.
C'était le mc!dccin de Carstun que le domestique
avait rencontré sur son chemin.
Il y eut un long chuchotement enlre lui el mes
femmes, puis il s'approcha du lit, prit ma main, tata
mon front brûlant et je baissai les yeux sous son
regard scrutateur.
J c n'éprouvais qu'un vague désir: rester tranquille
ct que personne ne me demanclat rien.
avoir
Il partit, parlant de secousse nerveuse, apr~s
prescrit une potion calmante .. . du repos, de la solitude.
Ohl ouil surtout de la solitude.
Je voulais essayer de penser, de me rappeler.
Quelque chose de lourd était dans mon esprit, me
pesait sur le cœur. Je voulais être seule pour rassembler mes idées.
Je murmurai plajntiv~me.
- Je crois que je vais essayer de dormir. Anna,
�PHYLLIS
laissez-moi. Je me sens mieux, si j'ai besoin de vous
je sonnerai. Que personne n'entre.
- Pas même monsieur s'il rentrait?
J'hésitai une seconde:
- I~on.
J'ai malà la tête, jene veux pas parler. Je
le ferai demander quand cela ira mieux. Allez, ma
fille, merci.
Anna partie sur la pointe du pied, je fis un effort
douloureux et m'assis sur mon lit, ma tête entre les
mains.
Tout y était confusion. Il me semblait qu'il y avait
un grand trou entre cette minute et les premières
heures du jour.
La lumi0re se fit en moi tout à coup.
Je me levai Je mon lit, pour courir à une glace où
je contemplai avec stupeur mes trait s défaIts, mes
yeux hagards ... Je tremblais de tous mes membres.
Une étrangère, une femme ... Je l'ai sentie rOder
autour de ma maison avant qu'elle eût eu l'audace
d'y pénétrer.
Toute l'afTreu se scène passa devant mes yeux: son
air, son visage, sa toilette, et cet orgueil superbe
empreint sur ses traits, et sa voix moqueuse ou stridente dont j'ai encore l'écho dans les oreilles.
Qu'avait-elle dit qui m'avait fait tant de mal?
Qu'il l'aimait, elle, passionnément, qu'il était
à ses pieds naguère et qu'il était fatigué de moi,
fatigué à mourir 1... n'ayant pu l'oublier, sans doute,
J'aimant touj ours. Mon Dieu!
Je laissai tomber ma tête trop lourde sur mes
deux mains, et je gémis comme une enfant!
Jamais, comme en celte minute de révélation, je
ne sentis combien mon cœur s'était attaché à mon
mari.
Cette femme, qui avait la première possédé son
amour, était venue me le reprendre ... Ainsi, sans
m'en rien dire, en inventant sans cesse de nouveaux
prétextes, il était allé la voir chaque jour 1 Quel pouvoir elle a pris sur lui! •
Et il me mentait à moi 1. .. Il osait reparallre à mes
yeux avec un air serein, il parlait de choses et
d'autres, il m'embrassait avec des démonstrations
dc tendre sse, tandis qu'au fOl}d il ne pcnsait qu'à
l'autre avec qui il venait, sans doute, de combiner
les moyens de rompre notre mariage.
Pourquoi toute celte comédie?
. Parce. qu'il avait pitié de .moi. Il !'l'avait pr~5e
s~
leU?e, 51 confiante; il sentaIt qu'auJourd'hUI Je lm
6tals attachée, et il voulait par avance adoucir le
coup qu'il allai! me porter.
Je me rappelai mes soupçons du début de notre
�PHYLLJS
143
union, pendant même notre voyage de noces, sa
visite à Paris, puis plus tard les renseignements
d'Amérique qu'il avait demandés et reçu s ... en
cachette bien entendu ...
Elle avait dit vrai, l'odieuse créature 1 Quel que tüt
le sentiment par lequel elle le tlnt, elle le tenait bien 1
Même marié â une autre qu'il avaIt librement choisie,
il n'avait pu se défendre d'être hanté par les souvenirs de leur amour; c'était dans sa ;vie un vif
intérêt qu'il avait' essayé de me dissimuler soigneusement.
Et en pensant qu'il était maintenant repris à tout
jamais par sa folle passion, je ne doutai plus qu'il
[Clt dégoClté, «fatigué à mourir» de ma chétive
personne.
« Pas de beauté, pas d'argent, même pas bonne
à montrer." Je jeta! un long regard de désespoir
sur mon miroir; je comparai mentalement mes faibles
attraits â ceux dont j'avai cu la triom phale vi sion.
Pauvres petits trait chifronnés, comm en t auraient··
ils pu lutter avec les lignes sculpturales de cette
fl~re
beauté, quand toutefois une atroce expression
dt.J colère ne les déforme point, et mts yeux d'un
gris bleu, doux ou vifs tour à tour, mais sans éclat,
pourraient-ils se comparer aux yeux magnifiques
dont la puissance a conquis le cœur de Mark?
Non, rien en moi, surtout ma petite taille, gracieuse, il est vrai, mais sans noblesse, ne se pouvait
comparer à la haute et élégante stature de cette
femme en qui tout dit qu'elle est faite pour séduire
et pour commander.
Que j'étais donc peu de chose vis-à-vis d'elle et
comme je comprenais qu'elle l'eClt repris dl:s le
premier regard 1
Cependant cet homme est mon mari, nos vies
sont liées, comment oserait-il maintenant les
. .
,
sép'are: ?
Serait-li posslble qu'll en vint là ou voulait le
conduire l'étrangère ? Bien que je lui aie affirmé que
1Y!ark ne divorc~at
point, je n'en suis plus aussi
sure qu'au premier moment.
Quand la passion s'empare d'un homm e, il est bien
capable d'oublier ce qu'il doit à son monde, ù sa
famille et à sa religion.
Quoi 1 cette femme aurait le droit dt; prendre ma
place à Strangemure et moL .. moi ...
Il me sembla qu'un grand vide se faisait en moi
autour de moi; Je comprimai ma poitrine où mOI~
cœur me faisait mal, je mordis mes lèvres à les
faire saigner en Ole jetant SUl' mon lit où je sanglotai
convulsivement.
.
�144
PHYLLIS
Longtemps, longtemps, je pleurai ainsi, éperdue
de chagrin, sentant tout s'effondrer de ce qui était
ma vie, ne pouvant même plus penser dans l'excès
de ma douleur.
Une porte claqua en bas, un pas résonna dans le
hall. Mon cœur s'arrêta de battre .
Lui, Mark, le voir en un pareil moment 1
Oh 1 non ... Rencontrer ces yeux pleins de mensonge, ayant encore la vision de ma rivale, entendre
la voix trompeuse qui venait de lui parler 1
C'était plus que je ne pouvais en supporter. Je me
précipitai sur la porte et tournai la clé, sans bruit.
Je ne me sentais pas de force à le voir de sangfroid.
Je ne pourrais m'empêcher de lui crier ma colère
et mon mépris. Dans l'état où je me trouvais, je comprenais que ce serait une scène épouvantable qui
me laisserait brisée; mieux valait l'éviter.
Mais ce soir, demain, inévitablement, nous nous
retrouverions. Rien que cette pensée me fit frissonner. Où aller, où me cacher pour fuir? Comment
lui défendre ma porte?
Oh 1 Une pensée surgit dans mon esprit surexcité
et, avec ma vivacité de décision habituelle, je la mis
aussitôt à exécution. Ce fut irraisonné, irréfléchi,
mais prompt.
Je pris au hasard, dans ma garde-robe, un vêtement de drap sombre et une écharpe de dentelle.
Je jetai la mante sur mes épaules, par-dessus le
léger :déshabillé de taffetas et mousseline de soie
mauve que je portais encore. Au moment de m'envelopper la tête de l'écharpe, je m'aperçus que mon
peigne avait roulé à terre et que mes cheveux pendaient en désordre, brune nappe soyeuse à reflets
d'or. Je les regardai à la glace en relaisant mon lourd
chignon. Comme Mark les avait aimés au Jébut de
notre mariage 1 Alors, sans doute qu'il avait réussi à
chasser de son esprit tout souvenir antérieur.
- Laissez-les en liberté, me disait-il, que j'aie le
plaisir de les admirer.
Je pensai avec quelque orgueil à cette minute 1
- Du moins, je la surpasse en cela. Je voudrais
savoir comment sont ses cheveux, à elle?
Puis je ré(1échis que je n'avais jamais vu l'Américaine tête nue, rien ne prouvait qu'elle n'eût pas
aussi une chevelure opulente.
même
- Même pas cela ... me dis-je désepr~,
pas cela 1
J'étais prête. Jetant un coup d'œil autour de ma
chambre, je lui dis un muet adieu; la vue du tiroir
où je tenais mon album enfermé me fit penser à
�PHYLLIS
145
l'emporter; l'ayant mis sous ma mante, j'ouvris la
porte avec des précautions infinies, car, si Mark
était en bas, Anna pouvait être restée dans la galerie
et guetter mon réveil.
Un coup d'œil au dehors ... Personne.
Evitant le grand escalier, où j'aurais pu rencontrer
celui que je voulais éviter à tout prix, je fis quelques
pas dans le corridor, pour aller retrouver un petit
escalier tournant qui facilitait le service et aboutissait. à une antichambre sur laquelle ouvraient d'un
côté les portes de nos appartements, de l'autre
celles des domestiques.
Le difficile serait de traverser ce passage fréquenté
sans rencontrer perso nne.
Evitant de faire craquer les marches, je descendis
pas à pas, retenant mon souff1e pour mieux entendre:
les VOIX des gens m'arrivaient de l'office à gauche. A
droite, c'était le silence. Le cabinet de Mark était
là; celte pièce retirée qu'il avait choisie dans une
aile du chateau pour être plus seul avait une sortie
de ce côté.
.
y était-il ?
Le bouton de la porte était sous ma main, je
n'avais .qu'à oser en trer, et, tout de suite, lui jeter au
visage ces mots cruels qui me bridaient les li;vres.
Je levai lentement la main. J'hésitai ...
Puis, je la laissai retomber et traversai le vestibule
en courant ... J'avais honte pour lui, une pudeur me
retint de dire à cet homme que jusqu'alors j'avais
respecté:
- Vous m'avez trompée par votre silence qui
était une lacheté et par vos actes qui me sont une
cuisante oflense ... Vous aviez gagné mon affection,
ma tendresse, ct maintenant je vous hais parce que
vous voulez détruire ma vie. C'est à cause de votre conduite que je pars, m'enfuyant comme une malheureuse, alors que celle que vous me préférez rentrera
peut-être ici en souveraine.
Cet~
pepsée me fut to~
à coup si pénible que je
compnmal un sa~glot
qUl me m~ntai
à la gorge.
Vlte, d'une mal11 tremblante, J'ouvris la porte du
fond, c'était celle de la serre qui s'étend sur tout ce
côté de la maison. De là, me glissant sous les
branches et tressaillant au plus léger bruit, je pén6trai dans les salons; je voulais gagner ainsi la
grande porte du hall, croyant que J'a~is
plus de
chances de passer inaperçue, qu'en traversant la
terrasse au dehors. Il devait déjà être tard. Un demijour atténu.é filtrait dans le.s gr<l;ndes .pièces :vides.
En un raplde regard en arnère, Je reV1S la bnllante
société réunie naguère dans ces murs, notre bal si
�PHYLLIS
plein d'ent rain, souvenir inou blia?le, et nos ag~'bles
soirées égayées par la :v~re
des Jeunes gens, Jusqu'à
la dernière, celle où LJllane avait cru rencontrer un
spectre 1
Ah 1 encore cette femme ... J~ fr~mig
~e
~égoût
...
Le petit salon, !TI0n dOI:!a1l1e partJc.ulter, est le
dernier' je soulevai la porll.:re, toute fnssonnanle à
la pensée de la scène de l'après-midi. J'allais traverser la pièce sans m'arrêter quand me s yeux tombèrent sur un petit, paquet de feuillets blancs gisant
auprès li Lin fauteud.
Les lettres! les lettres que l'étrangère m'a jetées
comme preuve irrécusable d,e l'amour ~e, mon mari ...
MaUrisanl mon hùrreur, Je m'en saiSIS avidement
et les enfouis au fond de ma poche, puis je collai
mon oreille à la fente de la porte ouvrant sur le hall.
Aucun bruit de voix; les domestiques devaient
être réunis à l'office pou!, le thé de cinq heures
qu'ils prolongent,lusqu à SIX,
Le moment était favorable,
Petite ombre noire, et menue, je franchis en une
seconde l'espa~
qUI me. :,épanllt de la sortie toujours ouverte, Je descendiS le pe:-ron en trois bonds
et, me fa,ufilant l~ l~ng
cle~
murs, atteignis la grande
al~e
où Je me mis a counr sous l'ombre des hauts
chênes,
Enfin, voi ci,la grille fermé,e, tout auprès le cottage
où vit le l'ortler avec sa famille ,
Je me rapprochai en criant:
- Bridge, Bridge 1 c'est vous? Faites donc taire
les chiens.
- Dieu me pardonne, c'est Madame 1 exclama le
brave portier d'un air content, mais aus -i fort
étonné, Notre d~me
va ,se promener à celte heure?
Je me permt['a~
de lUI faire remarquer qu'il corn.
mence à pleuvoll·. Madame a-t-elle l'intention de
passer la gril!e ?" ,
- Oui, fiS-Je, J al une course à faire sur la route
de Carston, ouvrez-moi la petite porte, je vous prie.
- La petite porte pour Madame 1
- La petite, mon bon Bridge, c'est tout ce qu'il
me faut.
- Si Madame l'ordonne ... Mais voilà qu'il pleut
- diable de temps 1 Sauf respect - et Madame s'en
va comme ça les mains vides ...
- Je me n!ettrai à couvert sous les arbres. Ouvrez
vile.
Et sans se douter que c'était pour la de1'llière foi . ,
le bon Bridge ouvnt la petite porte à la pauvre
Phyllis qui s'en alla les mains vides, en eRet..,
comme elle était venue 1
�PHYLLIS
147
Quand je.me crus perdue dans l'obscurité crois·
sante, qUIttant la route de Carston, j'obliquai brus·
quement à gauche et pénétrai sous le couvert des
bois.
J'étais déjà trempée par la pluie lente et lourde
qui se mettait à tomber.
Les gouttes coulant ane à une sur les feuilles me
faisaient l'effet de larmes pleurant sur mon malheur.
Insensible au froid qui me gagnait, à l'humidité
qui collait me~
cheveux à mes tempes ct mes légers
souliers à la terre gluante, j'allais, j'allais, sans autre
souci que celui d'arriver.
De temps à autre je me répétais pour me donner
du courage:
- Maman 1 Je vais voir maman.
C'était cela mon but.
Aller me jeter dans les bras maternels. Là, j'étais
sûre de trouver la consolation ct les caresses et les
douces paroles dont J·'avais tant besoin 1
L'interminable et ur chemin 1
Jusqu'à la fin de mes. tristes jo~rs,
je ne pourrai y
penser sans une sensatIOn d'angoIsse.
Je me souviens que, dans ma course éperdue, à
un tournant de chemins, un buisson de ronces
accrocha les plis flottants de ma tunique de mousse· •
line, je crus qu'une main me tirait fortement en arrière et je poussai un cri strident puis me mis à
courir, laissant des lambeaux d'étoffe semés sur mon
chemin.
Un peu plus loin, m'arrêtant haletante pour respirer et calmer ma frayeur, . je regardai autour de
moi, cherchant à m'orienter .. . Alors une angoisse
encore plus terrible me serra le cœur.
Où étais-je?
Je ne me rec.onnaissais. plus ... Faisant quelques
pas au hasard, Je cherchai ma route ... sans succès 1
Hélas 1 devrais-je passer toute la nuit à grelotter
dans ces bois?
Je croyais si bien les connaltre 1 Mais dans l'obscurité él?aisse, t.ous les arbres étaient pareils, en
c0l!rant Je m'étaIS enfoncée au plus épais du taillis
et Je ne retrouvais plus trace de sentier .. .
La pluie qui trempait lentement mes habits me
glaçait jusqu'aux os. Comme une enfant perdue, je
me mis à pleurer tout haut en gémissant;
- Maman 1. .. Maman 1. ..
Découragée, abattue, je me traînais d'arbre en
arbre, arrachant à chaque pas mes pauvres souliers,
détrempés par la boue.
Jamais plus misérable créature, ni plus désespérée, n'erra dans la nuit, loin de tout secours humam f
�PHYLLIS
.l'allais me laisser tomber épuisée au pied d'un
arbre lorsqu'une petile lueur brilant~
que j'aperçus
au loin me fit reprendre ~ourge
et Je me ùmgeal,
trûbuchantc, Jan' cette dlre~tOn.
Une exclamation, qui était presque de la joie,
s'~chap
de I?t:s li.:vres .: c'~tai
~a
rivièr.e 1 Notre
jolie nvi t!rc qUI forme la hgne de demarcatlOn entre
Strangemore ct Summerleas.
En!1n, 1 lu!> que <;ludques. pas. et j'allais être
« chez nou S •. Alors,.J e l~e
cr~l1aS
plus de m'0garel'. Encore un demi-mille a faire. .. l'vIes souliers
iraient .. ils jusque-là?
.
.
N'en pOLnant plt: s de fal1gue, J~ !:l'adossai.contre
l'un des arbres qUI bO~'dent
la lïv~re.
J'étaiS trop
assommée par le chagnn et la laSSitude pour avoir
une idée j cependant, à l~ vue de ce paysage familier,
témoin des serments a amour de mon mari mon
cœur se serra ct mes larmes se remirent à ~ouler.
J'étais venue, sans. y. pr~nde
garde, me rdu gie;'
sOUoS l'arbre même .ou Il m aVaIt proposé de l'épouser. .. et je me SOUVInS de. 1110n ét<;>nnement, de me,
hésitations, et comment tl m'avait éblouie par de
magnifiques proJ~es"
,
qertes, à. cct ll1stant, Je crOIS qu'il fut sinci.:re,
maiS, à quoI servent les promesseti? Qui est aSSl!Z
fort pour répondre de l'avenir, surtout quand il
s'aoirdc sentiments 1
fa réponse que je lui fis alors, à cet1e place, me
revint à l'es[lrit :
- Non, je ne vous aime pas ... comme on doit
aimer son mari.
Aujourd'hui, pensai-jc, r,épo~dais-je
de même?
 ma hontc, à ma confUSIOn, Je sentis à la douleur
inexprimable qui. me déc,hirait le cœur, que cet
amour tant conVOIté par lU! naguère était né de ma
douleur même. Au mo~?t,
de tout perdre, je com·
pris la vale~r
de ce gue ) al possédé: l'amour d'un
homme vraiment épns,
Et je n'avais pas su le conserver 1
Comme une enfant j'ai joué avec ses sentiments
lassé sa patience par mes imprudences et me~
caprices, je l'ai d~taché
de moi, éloigné peu à pe~l,
« fati gué à mOUf!r » Ju~q'à
c~
que son ancienne
passion, mal éteinte, ait repns tout son empire
sur lui 1
Ah 1 quels cuisants regrets de mon impardonnablû folie! Ablmée Je repentir et de désespoir je
me laissai tomber sur l'herbe mouillée et sanglotai
amLrement.
- Mark. .. oh 1 Mark! Si j'avais su 1
Combien, alors (lue toute!> ks chances étaient
�PHYLLIS
149
enire mes mains, j'aurais dû lutter, au contraire,
pOUl" le conserver ... Je me rappelai son inépuisable
l'uticncc, sa IJüntL-, sa douceur envers moi, el touJours seS bras ouverts pour me recevoir ...
Ah 1 pourquoi celle maudite femme est-elle revenue,
juste au mome, t où j'étais si heureuse, où je me
sentais prfJte, Ù,' :; '1otre intimité à deux, à aimer
mon mari de toute ll11J1l âme 1
Un son de cloche me lit relever péniblement.
Huit hl!urcs, déjà 1 C'0tait la cloche du dlner à Summerleas. Je repris ma course. Bientôt des lumi(:res
apparurent. Jamais elles ne m'avaient été si agréables
à voir. Celle du petit salon où mère travaillait
J'habitude en attendant le dlner m'attira, avec une
force invincible. Pauvre maman, quel coup pour elle!
Voici le jarJin ... A bout de forces, je me tralnai
jusqu'à la porle-fenêtre el, talonnanl dans l'obscurité, j'en tournai la poignée ...
Oui, elle y était 1
1\11.:re jeta un cri et vint à moi.
- Phyllis, mon enfant, gue t'est-il arriv'::?
Sans répondre, je me laissai aller dans ses bras,
et ml! cramponnai à son cou convulsivement cornme
si je venais d'échapt;er à un danger morLel.
- Ma pauvre petite, dans quel état cs-lu? Grand
Dieu! Il a dû t'arriver un malheur? Parle, parI.:: ...
- Oui, fis-je d'une voix saccadée; un grand
lIIalheur ... Mark ne m'aime plus ... Il veut prendre ...
UI '-' autre femme ...
- Mais tu es folle, ma pauvre enfant, tu dùraisonneS 1
- Non, c'est vrai,je l'ai vue ... elle est ... à Carsfon ...
il la voit tous les Jours ... il ·l'aime 1 Oh 1 maman 1
Inaman, gardez-moi. Je ne veux plus retourner là-bas.
-- Ph):Uis 1 Mon Dieu 1 Que dira ton père? Non, je
ne puis cr<?ire ce que tu dis: M. Carrington, un
homme sérieux ...
- J'ai ses lettres ... ses lettres, murmurai-je faiblement. Car mcs oreillcs bourdonnaient, un voile
pa~s
de\'a~t
Ines yeux et, pOUl' la seconde fois de
la journée, jC tombai sans connaissance ...
Mère me souleva tendrement, elle m'emporta jusqu'à mon ancienne chambre où elle me déposa sur
Inon lit de jeune fille : Pauvre petite épave trop
failJle pOUl' résister aux coups du sort! Je demeurai
longtemps dans un état in ensible.
La con~ie
ne me rcvi nt que plusieurs jours
plus tard, ma course à travers bois sous la pluie
avait provoqué unc congestion pulmonaire. Je fus
pendant trois jours entre la vie et la mort.
�PHYLLIS
mon lit, j'o.uvris le.s
Un JOUi, je m'éveillai dan~
yeux languissamment. Quelqu un se penchait sur mOl.
Je découvris que c'était mGre.
- Est-ce vous, maman? demandai-je.
- Oui, ma chérie .
..
.
- Je ne savais J as que vous devlCz Ventr aUJourd'hui à Strangemore.
Il me sembla ~u'ne
hésitation passait sur le visage
de mGre, puis elle me re~oda
dOl!cement, en disant:
- Je suis près de tOI, ma petite Glle, cela suffit.
- J'ai donc été malade?
_ Oui. Et tu l'es encore , tu as pris froid ... l'autre
jour. C'cst une congestion .aux pOUI~S.
Il te faut
de la chaleur. Reste tranquille. Ce sOir JC te mettrai
d'autres ventouses.
Je ne demandai pas autre chose, c'était trop
fatigant..
.".,.
Toute la Journée, Je pretall orelile aux bruits· de la
maison, ainsi qt.J'au~
chul~otemns
des bonnes
quand elles paralssaLCnt. un lJ1stant sur la porte.
Une fois, ce fut la VOIX de Ketty qui me croyait
endormie .
.-: Madame, il est là. Il insiste pour monter.
- Répondez que. mad~e
est ].111 peu mieux ... et
• qu~
je ne le rec evrai pas, dit mère d'un ton très bas,
malS fel·me.
Qui donc était là ? Je ne cherchai pas longtemps
tout était confusion dans ma pauvre tète.
'
Vers le soir, une cloche sonna Jans le lointain. Je
me soulevai sur un coude, regardai autour de la
chambre et dis tranquillement:
- C'est l'église Je Carst<;>n qui s.onne, on ne peut
pas l'ent~d.r
de chez mOI,' Je SUIS à Summerleas,
dans ma VIeIlle cl~mbre.
:r-: est-ce pas, mère?
- Oui, ma chéne, Gt mere en me regardant d'un
air inquiet. .
..
- PourquoI sUIs-Je à Summerleas? demandai-je
une minute après.
- Parce que ... c'était plus facile Je te soigner ici.
- Ah!. ..
Une somnolence s'empara de moi pendant que
j'essayais de me rap~le
les cir~onste
d~
mon
transport, sans pouvoir y parvcmr, et Je cessai mes
questions.
Le lendemain matin, je n'avais plus de fièvre et me
tenais sagel?~t
dans mon lit les yeux grands ouverts,
Mère éCrivait près de la fenêtre.
Quelqu'un frappa doucement. Aussitôt Ketty
passa sa t êle, je la reconnus dans la glace qui la
réfléchissait en face de moi. Son air my térieux me
frappa.
�PHYLLIS
- Madame, dit-elle il. mi-voix, il est encore en bas.
Cette fois, il insiste pour monter, il dit que c'est son
droit et ...
Je vis le geste d'avertissement de mrre, puis je
surpris le regard de Kelly, rouge de confusion.
Elle referma vivement la porte, alors, m'asseyant
sur mon lit, les mains croisées sur ma couverture,
je demandai d'un ton curieux:
- Maman, qui eSllà, en bas, ct demande toujours
de mes nouvelles r
Mère n'a jamais été habile à dissimuler; elle
rougit, pâlit, toussa et vint vers moi, en balbutiant:
- Ma petite Phyllis, ne fais pas de questions. Tu
es encore trop soufTrante ... Bientôt. ..
- Mais si 1 fis-je en tapant sur la couverture avec
un geste de col1:re , je veux faire des questions, je ne
suis pas une enfant, je veux savoir flourquoi on
renvoie mes visites sans me le dire 1 Ob 1 pardon,
mère, je suis mtcbante, je vous fais pleurer, m'écriaije à la fin en voyant des larmes dans ses yeux.
- .Te suis contente que tu sois méchant..:, me ditclle, lU fais un caprice comme quand tu étais petite,
cela prouve que lu vas micux.
- Qui était là r réellem<.;nt, m,lman. Pour~i
me
le cachez-vous? Ce n'est pas papa, il entrerai!.
Mt:re fit signe que non.
- ... Ni Roly, ni Billy ... alors ...
Mère me força à me recoucher, elle m'<.;mbrassa
ct je sentis que ses larmes coulaient.
- Ah 1 je sais 1 m'écriai-je, tout à coup. C'c~t
M.ark .. l\larkl
Je m'étais assise de nouveau sur mon lit et j'avais
un tel air que maman me regardait .sans oser dire
un mot.
'fout à coup, je m'écriai en portant m<.;s mains à
ma tête:
- Ah 1 Je me souviens 1 Je sais tout, maintl.nant.
Je revois cette femme ... elle a dit. .. Et lui, lui ... Ce
n'est pas vrai, maman. Oh 1maman, dilcs ct ue ce
n'est pas vrai?
- Ma pauvre petite, fit mère désespérée.
Elle me prit dans ses bras, me berçant doucement et nous pleurâmes ainsi longtemps, longtemps.
Aucun bruit ne troublait le silence de la maison,
sau f celui des sabots d'un cheval qui s'éloignait à
pas lents.
Je prêtai l'oreille une minute, \?uis, repoussant
mère des de~x
b.ras, je m'écriai, pnse d'une dangereuse surexcltal10n :
- C'était lui 1 lui 1 Il a l'audace de venir ici. El
vous ...
�PHYLLIS
_ J'ai refusé de le voir chaque fois, dit maman
d'un air digne. Il a supplié qu'on le laissât entrer
dans ta chambre et je lui en ai interdit la porte.
Non! ajouta-t-elle en hochant .la tête avec énergie,
un homme qui a l'aploml? d'll1staller sa maîtresse
à cinq kilomètres de la maIson Je ma fille et d'aller
la voir tous les jours, au vu et au su de tout le pays,
n'est pas digne d'entrer chez d'honnêtes gens !
" Avant que tu arrives, l'autre soir, pauvre chérie
dans un état â faire pitié, on avait déjà fail ici de~
comm érages, mais j'avais une foi si solide dans
l'honneur dc M. Carrington que je n'avais pas voulu
y croire ... jusqu'au jour de la, catast!'ophe: .. Ah! ma
petite fille! Quand Je pense a ce qUI auraIt pu t'aITiver! Les gens du chât~au
disent que cette femme
est venue pour t'asSaSSll1eL
elle était venue pour
- Non, dis-je en sanglot~,
me dire qu'elle me pren?ralt mon mari, qu'il divorcerait et qu'elle prendraIt ma place dans la maison.
- L'horrible créature 1 s'écria mère, hors d'elle.
- J'ai essayé d'être brave, et c'est moi qui l'ai
narguer, criai-je avec
chass6e ... MaiS elle.a b.eau ~
un s.ursaut d'énergie, Je lU! al .c6dé. la place parce
que JC ne voulaiS pas les reVOir, 111 l'un ni l'autre.
encor~
cédé mon nom! Il faul
Mais je ne lui ai p~s
des motifs pour divorcer, 11 n'en a pas contre moi.
Et je ne donnerai pas m~n
consentement. Jamais!
- D'abord ce ne serait pas chrétien, dit mère en
me recouchant. Le mariage est indissoluble.
A force de me calmer et de me consoler mt:re
e'lle me
parvint. â me remettre sur .mes oreil1~s;
défendit de parler, me suppita de dormir et pour lui
faire plaisir, je fermai les yeux, vaincue pal? la fièvre
que je senta!s battre da~s
mes .,veines.
Vers le SOlI', le médecm me ltt sa visite habituelle. '
Il me dit d'une voix qu'il fit aussi douce que poss ible:
- Allons, allons, ma petite dame, cela passera ...
C'est un moment de crise, tâchons de rester calme!
Rien ne dure ... Vous verrez ... Après la pluie le
beau tempsl
Je hochai la tête pour affirmer que mon chagrin
t0:-tte ma vie et qu'il n'y aurait plus
à moi dureai~
jamais ni solet! III beau temps dans ma pauvre existence.
Je retombai sur mon lit épuisée, mais bientôt, un
nom prononcé au dehors me fit dresser l'oreille.
Mère avait reconduit le docteur, elle avait cru
refe rmer la porte ou peut-être l'avait-elle laissée tout
contre à dessein pour être à portée de m'entendre
si j'appelais.
�PHYLLIS
C'était elle qui venait de dire le nom de M. Carrington.
M. Car.ington, pensai-je, est encore mon mari,
j'ai le drd'it d'écouter ce qu'on dit de lui.
Bien des mots se perdaient à cause de l'éloignement, cependant j'entendis la grosse voix du docteur
. qui répondit:
- C'est une déplorable affaire, mi stress Vernon ...
déplorable, surtout pour cette pauvre enfant 1 Ne lui
parlez de rien, lâchez de la distraire pour qu'elle
oublie un peu, qu'elle se calme. Le calme lui est
absolument nécessaire, sans cela, nous ne parviendrions pas à la guérir.
- Docteur, vous me désespérez 1 dit la voix de
maman que je sentis prète à fondre en larmes
~ Eh!
comment voulez-vou s qu'elle reste calme quand elle
entend venir chaque jour ce Monsieur qui s'arrête
à la porte, ct il qui nous sommes fatigués de refuser
l'entrée de la maison. Il est bien temps d'avoir des
remords quand on est cause de tout le malI
- Ma chère mistress Vernon, je pense qu'il vaudrait
mieux que M. Carrington cessat ses visites, puisque
son approche seule cause à notre malade un réel
malaise.
- Docteur, vous le connaissez. Vous m'obligeriez
tant si vous aviez la bonté de lui dire, comme
médecin, que vous défendez toute visite il votre
malade.
- :-rIais ... mais, ch(:re dame, vous n'oubliez qu'une
chose: c'est que ce visteu~'
est en même temp s Je
mari de ma malade, c'est la seule personne il qui ;e
n'ai pas le droit de défendre l'entrée de sa chambre,
- Alors, il faudra que ma pauvre Phyllis meure,
fit maman d'une voix chevrotante, parce qu'elle a
épousé un homm e indigne d'elle, qui l'a odieusement trompée 1
J'entendis qu~les
sanglots étouffés, puis le
bruit de la tabatière du docteur qu'il devait manier
d'un air perplexe.
Il dit enfin, après un silence :
-:- Ceci n'est pas prouvé, mistress Vernon. Depuis
la tuite de votre fille, M. Carrington n'a pas remis les
pieds à Carston.
- Soyez sûr qu'il lui donne des rendez-vous
ailleurs, dit maman, poussée par une animosité de
belle-mère qui n'était guère dans son caractère.
Vous verrez que cette aDominable créature ne débarrassera pas le pays 1
- Le fait est, reprit le docteur, que sa présence
seule et ses fréquentes entrevues avec M. Carrington, homme s6rieux et marié, constituent un
�154
PHYLLIS
scandale ... Mais, je vous le répde, depuis le départ
de sa fémme, il parait désolé, et la belle Américaine
de l'hôtel de la Brallche de gui se morfond à
l'atl(.;ndce.
1 uus ne savons pas tout, docteur 1 l\Iais \Taiment, nc voulez-vous pas nous rendre le réel scrvicé
de prévenir ,'dOllsieur ... Carrin{?toll d'avoir à cesser
scs importunes visites? ,Te SUIS bien décidée à ne
lui laisser voir ma fille sous aucun prétexte 1 Rien
que par ~'é.ta
dans lequel, la met la se~Jl.
pe.nsée de
son man, Jugez. de ce qu elle ressentirait SI clle le
voyait. Ce seratt sa mort.
_ Mun Dieu, pour vous obliger et aussi par affection pour cetle lmfant que j'ai connue pas plus haute
que ça, je pourrais peut-être en toucher un mot...
Cependant, il me semble que 1\1. Vcrnon sr. rait
mil:ux qualifié...
.
Mère prit un ton clfrayé :
_ Mon mari? Oh 1 non! C'est à peine si j'ose lui
parlcr dé CeS cho~es.
yous sa 'cz, docteur, que ma
petite Phyllis n'a Jamais été sa prM'::rée. Duni nattait
duvantahc SDn amour-propre paternel j il a blamé
'ivcmt:I"lt la Cuite Je la pauvre enfant, disant qU'élie
était partie sur un coup l~e
tê~e
9ue, du reste, cela
ne l'étunne pas, qu't! n'a Jamais nen présagé de bon
du caractèrc Je cetle enfant, et que, si elle gachait
sa vie et perdait son mari, ce serait sa faute. Elle
aurait dû rc!>ter à Strangcmore pour y subir tous les
afrronts 1 .!\la pauvre migno~e,
je su.is heureuse de
l'avoir ici, malgré tout. l\1~IS
vous Jugez, ~octeur,
combien M. Vernon est 10111 de "oulolr dire quoi
qu~
ce soit de désagréable à son gendre.
_ Eh bien! chère madame, le tâcherai de rencontrer M. Carrington ct de lui faire comprendre ...
ce que vous désirez.
« Bon! bl.n 1 fit-il en cummençant à descendre l'escalier, ne me rel?~ciz p~s,
c'est une commission
désagréable, maIs Je la feraI pour vous ... et pour elle.
Qua.nd mère rentl:a ~lans.
m.a c.hambre, ie tenais mes
yeux fermés. Demain Je lUldlrals ceque J'ai entendu.
Pour l'instant ie n'étaiS pas en élat de parler. Trop
d'idées tournaient dans ma tète ct me causaient un
malaise intolérable. Je passai une nuit agitée.
,
x
La jeunesse possède des ressources infinies. Une
huita1l1e envi ron après les derniers incidents que
j'ai transcrits sur mon album, je commençai à me
�PHYLLIS
1~5
lever sans garder aucune autre trace de ma conges
tion qu'une grande faiblesse et un extrême bes~jn
de paresse et de solitude. Trois jours plus tard, je
descendais appuyée au bras de mère qui suivait
chacun de mes pas avec l'inquiétude qu'elle eut
autrefois pour les premiers que je fis en ce monde.
Malgré l'orage passé sur ma frêle personne de
convalescente, J'éprouvai du plaisir à rester sur une
chaise longue, étendue devant la maison, avec la vue
des massif's et des allées bordées de Oeurs du printemps. Depuis trois semaines déjà que la maison
paternclle m'a reçue, la saison s'est fOr! avancée. On
sent dans l'air plus chaud'les émanations sorties de s
plantes nouvelles, de la terre humide et des arbres
où les bourgeon s éclatent, laissant entrevoir leurs
feuilles vertes minuscules.
- Bruwler a soigné le jardin pour que tu sois
contente, me dit mi.:re. Il a dit que l'vIlle Phyllis était
la seule pers onne de la maison qui f: li~ ait
cas de son
Iravail quand elle était ici .. . Il y a là de s crocus, ici
ce seront des roses et, dans le massif du milieu,
les b(!aux lis que tu vois ...
- Oui, je les sens surtout, dis-je en aspirant l'air
saturé de leur parfum, mais, ne tJ'ouv<.:z-\'ous pas
que nous sommes bien cn vue ici? - Je jetai un
regard du côté de l'avenue qui nous faisait face. - Si
quelqu'un venait...
- Sois tranquille, interrompit mère, avec une
expression satisfaite, «il » ne viendra pas. Le docleur lui a parlé.. . Il a mis ta santé en avant pour
t'interdire toute émotion et ... c'est fini, il n'est Olus
revenu.
J'eus un profond soupir.
De soulagement, ou de regret? Je ne sais.
Je crois qu'il y avait de l'un et de l'autre.
- Il n'a pas écrit non plus? dis-je, faiblement.
Maman s'agita sur son fauteuil de rotin, toussa
cassa son aiguillée de laine et elle allait prendre so~
mouchoir, dont elle n'avait aucun besoin, quand je
repns posément:
- VOU$ ne voulez pas mentir en me disant' non,
mère chérie, je le VOIS bien. li a Gcrit. Je le lis sur
votre figure, mais vous craignez que la lecture de
cette lettre ne me fasse du mal. Vous vous trompez:
te suis forte maintenant et je puis SUppol"ter cela.
Du reste, rien ne presse, vous me la donnerez quand
il vous plaira.
.
- Puisque tu es devenue si raisonnable, se décida
à avouer mère, je puis bien te dire qu'il est arrivé
une lettre à ton adresse, il ya deux jours, et que je
n'ai pas osé te la donner. Personne n'y a touché, elle
�PHYLLIS
est dans m·)fl armoire, je te la donnerai ce soir quallu
noVs rentr\! rons, mais tu me promets que tu resteras
calme et que, quoi que puisse te dire ce monsieur,
lu te souviendras de son odieuse conduite.
Je ne répondis rien. J'avais les yeux perdus dans
le vague.
Par instants, une seule chose me rappelle que je
fais encore partie du monde des vivant" : c'est un
point douloureux du côté du cœur et il suffit d'un
mot, de rien, pour le rendre sensible.
Ce soir-là, après m'avoir couchée, mère m'embrassa comme de coutume. Je lui dis à l'oreille:
- Vous m'aviez promis une lettre?
- C'est vrai, je l'avais oubliée. Je veux bien te la
donner. Tu me promets de ne pas pleurer?
- Vous savez bien que je ne pleure plus, fis-je en
la regardant avec un pauvre sourire qui devait êtr\!
plus triste à voir que des larmes.
Un instant après, mère rentra avec une enveloppe
qu'elle posa sur la table auprès de mon lit, puis clle
redescendit au salon où mon père fini ssait de fumer
SOI1 cigare en l'attendant.
Je regardai d'abord cette lettre de loin, sans y
toucber.
L'adresse, écrite de la main ferme de M. CalTington, attirait mes yeux: " Mrs. Carrington, ù Summerleas ».
C'était tout. Pas cie timbre. Elle avait dl! être
portée par un domestique.
Et enfin, avec uI1e sensation de crainte mêlée de
curiosité, j'allais la prendre pour l'ouvrir, lorsque,
par une association d'idées qui se Iit d'elle-même
dans mon esprit, je me souvins tout à coup de certaines autres lettres de la même écriture que je n'avais jamais lues.
Celles que ma rivale m'avait jet6es au visage, pendant notre unique entrevue.
Ob 1 celles-ci éveillèrent soudain en moi un violent
désir de les lire.
L'espèce d'apathie dans laquelle ma maladie m'avait plongée, m'avait seule empêchée d'y penser
plug tOt, mais maintenant, avant de rien savoir de ce
j'allais
que contenait .la lettre de M. C~ringto,
prendre connaIssance de SOI1 ancienne corresponJance al'cc miss Fanny Dilkes.
J'aurais ainsi l'esprit plus éclairé pour juger de la
valeur des excuses - ou des menaces - qu'il m'adressait.
Je desct.!ndis de mon lit avec précaution, 'puis,
ayant glissé mes pieds dans des pantoufles, ,'allai
{uuiller le grand placard qui a été durant de longues
�PHYLLIS
1•
~I
~
années notre unique garde-robes à Dora comme ii
moi: Fiévreusement, je .plongeai mes mains dans nos
anCICnnes défroques ..
Enfin, parmi la laine ou la mousseline, je sentis un
bruissement de soie.
J'attirai une jupe à moi ... C'était la robe d.:
tatTetas 1
Je cherchai la roche, elle était gonflée et j'y plon('cai la main, le cœur tout palpitant .
., Tout y était tel que je l'y avais enfoui. J'emportai
mon butin sur mon lit où Je repris ma place. La maison ~tai
tranquille; en bas mes parents cauSaient
011 lisaient au salon.
Bien que j'cusse horreur de ce que j'allais faire,
car, :si t:es lettres m'avaient 6té données par celle à
qui elles appartenaient, elles ne m'étaient pas destinées - je me hâtai, poussée par une irrésistible
impulsion, de lire la première qui me tomba sous la
main .
.Cela eût été trop fatigant et trop long - trop
[l'Iste aussI - de transcnre sur mon album toue~
les Juttres J'amour cl? M. Carrington. Je n'en copie
que les passage.s qU! .m'ol!t le plus frappée, afin de
ne pas les oubl~er,
SI Jamais quelque Jour l'envie me
pr~n
de: revenir Sur celte phase J6s01ée <.le ma vie.
VOICI ces passages, suivant l'ordre des dates:
« NeJ/J-York, 2 Q)Jri{ 19 ...
"Je. ne puis, chère Fanny, au lendemain de nos
fiançailles, attendre à ce soir pour vous dire tout
l'eJ..ci:s de mon bonheur. Vous m'avez défendu votre
pork aujourd'hui et je respecte votre volant.::
puisq ue le repos compl<::t vous e~t
n6l:es.saire pou...
r'::parer "OS 10rt:es après une SOirée vraiment fatIgante.
.
« Quelle cohue 1 Que de monde et d'Importuns,
autour de nous . Vous m'avez dit d'un air heureux
al'ant mon départ: « La belle réception, n'est-ce pas?
TO~lte
l~ société de Ne~v-York
était ici ce soir. et je
n'al p01l1t osé vous dU'e toute ma pensée. Ce que
j'aurais préféré, ma bien-aimée, ç'eût été des fiançailles paisibles o~
vos parents les plus proches
auraient seuls assisté. J'eusse voulu trouver seulement un instant pour vous dire quelle ardente passion vous avez allumée .dans mon cœur et cela depuis
le premier moment où Je vous, :l'IS entrer à la soirée
de l'ambassade d'Angletr~.
lous .les reg~ds
se
sont tournés vers vous, mais. parmi ceux-~
aucun
n'était plus ~iUcèremnt
aclmll:atlf que le mien. ~e
t:etle Ilunute Je vous appartenais et, quand M. Iarn~
me présenta à vous el que vouS m'adressâtes votre
�PHYLLIS
premier sourire, je sentis que j'étais votre esclave à
Jamais. Votre beauté altière, votre air dominateur,
l'air de reine qui vous convierit si bien, m'ont d'abord
intimidé, je l'avoue, puis, au bout d'un quart d'heure,
je découvris sous yotre aspect hautain la jeune fille
charmante et spirituelle que vous êtes . Avec quelle
gaîté ct quel entrain vous vous êtes moquée de ce
pauvre Brewster qui ne savait, à la lettre, quelle
contenance tenir! Epargnez-le à l'avenir, chère Fanny.
Brewster est un timide ct un sensible, c'est un peu
pour cela qu'il est un de mes meilleurs amis .
• Vous avez bien voulu être satisfaite de votre
bague de fiançailles et vous m'en avez remerciée avec
un sourire pour lequel j'eusse voulu me prosterner
à vos pieds.
« Vous m'avez dit en rougissant d'une façon adorable:
« - C'est vraiment une très belle bague, ni Jane
Hoggs, ni Lucy Barley, n'en ont eu d'une~tl
valeur,
elles en mourront de jalousie III Puis vous avez ri et
votre rire musical est la plus douce harmonie C!,ui
puisse tinter à mes oreilles.
« Plus tard, chère bien-aimée, je ferai remonter
tous les diamants des Carrington pour en parer YOS
épaules et vos bras incomparables ...
« Mais, en attendant, ne croyez-vous pas, Fanny,
que le don absolu d'un cœur a aussi sa petite valeur?))
« 4 al/ri!.
" Je suis rentré assez fatigué de notre tournée de
visites. Que de monde vous connaissez à New- York,
c'est insensé! mais cependant je tiens à vous faire
porter ce mot avant le diner où je dois vous retrouver
chez Mrs. Harris ...
« Oh! Quand passerons-nous une petite soirée
tout seuls chez vous, très seuls, délicieusement?
" J'ai soif d'être près de vous, mon amour, et ce
n'est point vous avoir à moi que de partager ce
bonheur avec vingt-cinq ou trente personnes chaque
jour 1 De grâce, Fanny, réservez-moi une soirée, je
vous en supplie r Le besoin que j'éprouve d'être
auprès de vous, seule, est si fort que - je fais effort
sur moi pour vous le dire, je sais que vous en rirez r
- que le matin à l'aube, quand vous dormez, je
viens me promener à cheval sous vos fenl:tres, Je
regarde vos persiennes fermées et je pense: « Maintenant elle est seule, elle dort, elle ne soupçonne
même pas ma présence, mais per onne ne lUI parle,
personne ne la regarde, et. je suis peut-être le seul
<;n ce moment à penser à elle. »
• C'est de l'outre<.;uidance, de la folie, ne me raillez
�PHYLLIS
pas trop, ma belle fiancée, je l'OUS sals trop intelligente pour ne pas saisir le sens profond de mes
paroles; je vous aime 1 je vous aime 1 0 bien-aimée,
quand serez-vous à moi? Quand pourrai-je vous
emporter dans ma campagne anglaise, loin de tous?
11 me semblera. m'y troùvant seul auprès de vous,
avoir trouv~
le Paradis terrestre. Mais je m'éloigne
du sujet précis de cette ~etr
qui es.t de \"Ous.supplier
de m'accorder une SOIl'<!e de tête-a-tête. Rcpondezmoi ce soir, voulez-vous?
« Mille baisers sur vos blan.:hes mains,
« Votre sincère M. J. C. ».
u 8 avn"/.
L'autre soir, au diner, 'vus n'av~z
pas voulu me
donner de réponse directe, vous m'avez même raillé
de mon insistance si wacicusement, avec yotre charmante franchise, ·malS vous m'avez laisSI~
dans un
élût de tristesse d'~couragée.
« Cependant, en y réOéchis;,ant, je comprends vos
raisons: vous n'avez plus que peu de temp~
à donner
à vos amis, puisque notre mariage aura lieu dans
six semaines - le temps nécessaire pour faire venir
mes paier~
et préa~
le plus magnifique mariage
de la seaSOll - vous ne pouvez refuser certaines i[1\"itations, car accepter chez les uns serait blesser les
autres. Mais je vous assure, mon amour, qu'il me
faut laire appel à toute ma fermeté d'homme pour
accepter tranquillement la situation. Moi, votre
fiancé, je me fais parfois l'effet d'un simple accessoire dans votre vie mondaine. Vous deviez vous
mariQ.l", c'était dans le prob'famme, vous avez daigné
distinguer un hOIf.1m~
~ntrc
cent, e~ vo~s
lui av:cl
donné le bonheur 1l1dll':lble de se crOIre aImé ... PUIS,
tout à coup, la vic sentimentale est interrompue
entre nous ct la vie mondaine reprcnd ses droits,
furieusement ... Fanny, je vous le dis avec tristesse,
quand m'aimerez-vous comme je vous aime?
u Votre dévoué corps ct ame.
{( M. J.C. D
« P.-S. - C'est sur ma prii:re que Brewster vous
avait aussi parlé sur ce sujet, et vous lui avez répondu
« vert..:mcnt », c'est son expression, en le priant de
s'occuper cie ses propres affaires. Il le fera désormais, n'en doutez pas, ma douce aimée, il vous
envoie ses excuses par mon entremise et je les
dépose à ,1!OS pieds. Mille baisers. 11
«
~
9 avril.
« J'étais désespéré et, ce matin, votre petit mot
me rend fou de bonheur. IIurrah ! trois fois hurrah 1
�160
PHYLLIS
« Mme Campbell s'est cassé un bras en descen·
dant son escalier et la soirée de demain est décommandée ...
« Vous voulez bien me la consacrer. Vous m'accordez cef\te insigne faveur, je me demande comment
les heures passeront. d'!ci de.main 1 L'il1!patience me
donne la fièvre. Mais Je dOIS vous vOir cet aprèsmidi au thé de Mrs. Fawn et, ce soir, chez vous avec
vos vingt personnes â diner. C'est égal! Je tâcherai
de d6couvrir un moment favorable pour vous dire
ma reconnaissance passionnée.
« P.-S. - Je tacherai de passer vers deux heures
chezMrs. Campbell pour demander des nouvelles de
son bras. Cette amie à vous que l'e ne connais pas
m'est devenue extrêmement sympat lique, et j'éprou ve
pour son regrettabÏl\ accident la plus vive compassion. »
~ la aJJri /, JO heures du soir.
« Chère Fanny,
~ Pour la première fois, je vous manquerai de
parole et vous ne me trouverez pas au bal de
Mrs, Sharp où nous devions nous rencontrer, car j'ai
à vous parler sérieusement. J'espère que le porteur
du billet que je vous ai envoyé pour m'excuser vous
aura trouvée afin que vous ayez été prévenue à temps,
Je n'ai pu prendre sur mOl de vous suivre dans Je
monde, comme chaque soir, pour aller contempler
vos succès. En restant dans ma chambre solitaire
installé devant cette feuilJe qui vous est destinée, je
serai plus près de vous, plus près de votre cœur et
de votre esprit, si vous consentez à me lire jusqu'au
bout, que je ne l'ai jamais été,
« Je m'étais fait une telle joie de notre soirée
d'hier 1
« Ah 1 Fanny, comment aurais-je pu supp0 ser
qu'elle s'achèverait de si lamentable façon 1
" Après la première heure, si douce, de notre
entrevue, quand votre mère nous quitta pour aller
au concert, et que, bien seuls tous deux, !vous me
ser'viles une tasse de thé, de vos mains, avec votre
grâce adorable, ct ce sourire qui me ravit, n'était-il
pas naturel cie vous parler de nos projets d'avenir,
puisqu'ils sont maintenant indissolublement liés?
" Très doucement, je commençai à développer
devant vous les plans de notre vie future que j'lmaginais tranquille et agr~ble,
non solitaire, certes,
:lI1im6e parfois de la visite des bons amis, mais
sans abus, sans que notre intimité, qui allait me
devenir un bien SI précieux, en fût troublée. Vous
m'écoutiez en silence, le front baissé, pensive. Sans
�PHYLLIS
161
transition, je vous vis soudain changer de visage.
II La tête rejetée en arrière, vos
narines frémissantes, vos It:vres serrées, ne laissa nt échapper que
des paroles coupantes, vous vous êtes retournée
vers moi avec une telle violence que j'en demeurai
confondu.
« Ainsi vous formez le projet de m'enfermer
dans un trou ou de me garder prisonnière dans
votre chàteau '? N'y comptez pas, mon cher 1
« J'essayai vaguement de protester.
« Mais vous continuiez, pàle de colère et les yeux
enflammés:
II Si c'est la jolie vie que vous me préparez,
vous auriez mieux fait de me le dire plus tôt r Je
vous avertis que j'ai l'intention de m'amuser à outrance, de mener la vie qu'il me plaira et, si vous
êtes vieux ou cacochyme avant l'age, pour pourrez
rester dans votre chateau pour y teUlr compagnie
aux hiboux r
« - Fa~ny
1 m'écriai-je vous ne pensez pas ce
que vous dites.
« - Et ~'ous
ne savez pas ce que vous faites en
me contranant, - dites-vous avec un accent de rage
c~netré.
Non, jamais i.e n'aurais c~u
que la colère
put déformer à ce pomt des traits admirables r
- .Si v.ous essa'yez ~e me plier à vos volontés c'est
~Ol
qUI vous bnseral comme je fais de ceci. Et, saiSissant une coupe placée sous votre main, vous l'envoyates rouler au bout do! l'appartement.
~( Là-dessus je pris mon chapeau et je partis, l'espnt .trop boulevr~é
pour pouvOIr dire un mnt,
tandiS que vous gnnclez des dents et frappiez les
meubles.
II A peine étais-je dans l'antichambre que j'entendis un long éclat de rire: votre rire si doux, si musical, et je vous vis paraltre à une portière, la t.::te
coquettement penchée pour me dire:
« - A demain, Mark, n'oubliez pas que nous
allons au bal de Mrs. Sharp ...
« Je saluai en silence et sortis.
« Si je relate ici cette scèn.e pén.ible -: pour moi
du mOinS - c'est dans l'unique mtentlOn, chère
Fanny, de vous permettre, en la retrouvant pour
ainsi dire vivante sous \'os yeux, de réfléchir à vos
paroles inconsidérées, si dures et si crucl1es.
« Ob 1 comprenez-moi bien, chère amie, je n'ai
point la sottise de vouloir me poser en moraliste.
Mais ce que je veux espérer, et de tout cœur, c'est
que vous rétracterez ces mots abominables et que
yous allez bien ~!tc
me rassurer en .m'e.xpl,iq uant .quel
Incident - que l'Ignore- vous avait fait 111er sortIr de
65~VI.
�J02
l-'HYLLIS
votre naturel. Je ne vous retrouvais plus! J'av:.lis
devant moi une personne inconnue, je VOU!:':;; parI,,!"
et ce fut en vain. Du reste, cela valait mieux amsi,
j'en aurais dit trop ou pas assez ... J'eus peur de
vous. Cependant, il faut que vous sachiez ceci: je
veux être certain de pouvoir faire votre bonheur
comme j'espère que; vous ferez le mien. Et pour cela
vous conviendrez que, dans la vie commune, illaut
au moins quelques similitudes de goùts. Si vos
plans d'avenir sont tels que vous me les avez
décrit:> ... l'viais non! Je ne le crois pas 1 Hier, vou
n'éliez plus vous-même 1... Ou bien, par ma sottise,
c'est moi qui vous ai exaspérée au delà du possible.
Pardonnez-moi, Fanny mon aimée, la.part que j'ai
pu avoir dans cette affreuse scène. Ecrivez, répondez-moi que vous m'aimez toujours et ne doutcz
jamais de l'amour dc votre
Il M. J. C.»
Je ff\f1échis longtemps sur cette longue missive.
Certes, je ne croyais pas M. Carrington si éloquent! Il ne m'en avàlt jamais envoyé, à moi, de
semblables. Si je n'avais pas lu sur l'adresse le nom
de Miss Dilkes, rien que le récit de la scène
que mun mari avait essuyée - je m'en réjouis
quand êmme au fond - aurait suffi à m'y fairc
penser.
Avec son vase brisé, son rire insolent, sa figure
convulsée, l'Américaine avait signé la sci.!ne de son
nom.
Et la pensée s'insinua en moi que cette violence
sans frein, chez une femme qui avait dû être gatée à
outrance, avait caus,! chez :Vlark, que je connaissais
Joux et pondéré, les premiers sentimen ts de répulsion CJui l'avaient éloigné d'elle.
.
n.~las!
Pour un temps seu lement... car malOtenanl, il est bien repris 1
Suivait un court billet qui montre jusqu'où allait
J'exaltf.ltioll de sa passion.
" I:J
avril.
" Dois-j<: croire que le billet que je re«ois à l'instant est un congé d,~Hnitf?
Fanny,je vous cn HUP'
plie, ne reprenez paH votre parole 1 Un mois à peine
avant notre mariage, non, ce n'est pas possible! Le
Jésespoir s'empare de moi cn y pensant. Recevez..
'oai seulement lInc fois, que je vou', voie, que je
luisse vous cflilvaincre que je suis et serai toujours
.. ()tro~
csclave soumis ct tendre ... Fanny, VO~IS
tenez
ma Vie entre vos main" 1. .. Cc soir, je sone~m
à yotl:e
porte, d~t;s.:m(Ji
CJlIC vous l'acceptel et JamaIS, le
vous le Jure, un r~poche
ne <;ortira cie.; me.., lèvr~.
�PHYLLIS
Ayez quelque pitié pour celui qui se dit pour la vie :
« Votre toujours aimant et respectueux:
«M. J. C.)t
Que s'est-il passé ensuite?
Le rapprochement eut lieu certainement et ils
durent être pendant un certain temps des fiancés
modèles: ils se voyaient trop souvent pour s'écrire,
car je constate un grand vide d'une dizaine de jours
entre les dates.
28 am·il.
« Je suis allé chez vous sans vous trouver, c'est
pourquoi je vous écris ces lignes. Je voulais simplement vous faire observer, ma'..:hi.re amie, et cela par
souci de votre précieuse santé, combien l'événement
qui se rapproche vous rend nerveuse. Je suis vraiment peiné d'être témoin de scènes comme celle qui
eut lieu hier chez la couturière, où vous m'aviez
permis de vous accompagner. Il s'agissait de me
montrer ce modèle de robe dont vous avez esquissé
vous-même le dessin avec le goût exquis que vous
possédez. La couturit:re a mal compris vos intentions, vous vous en êtes aperçue de suite quand la
l'office de mannequin se préjeune fille qui ~aist
senta. Cette tOilette manquait de grace ct je comprends l'otre contrariété en constatant que vos instrucion~
n'étaien,t pas sui l'ies, mais je ne crois pas
que ce fùt une r~lson
sufCtsante pour vous précipiter
sur le mannequlI1, lacérer la robe, la mettre en lambeaux, terrifier, enfin, tout l'établissement. Je vous
assure que je ne me sentais ras très fier en retournant à notre auto, Que serais-je dev~nu
si pareille
chose s'était passée à Londres? Fanny.,. ne craignez-vous pas de lasser ceux qui sont autoUl' de
vous? »
«M. J. C .•
" 2 /liai,
« Qu'avez-vous donc fait ci Brewster pour qu'il me
rev1nt en cet état? Je n'ai obtenu de lui que des
renseignements tr1:s confus, car il était extrêmement
monté contre vous.
« Il a, paralt-il, voulu vous faire part de certaines
idées à lui, concernant la bonne entente des époux
dans le mariage et les concessions mutuelles qu'Ils se
doivent l'un à l'autre. J'avoue que c'était- maladroit
mais le pauvre ga:çon a une grand~
af1ection pou;
moi, et il a la faiblesse de vouloir s'occuper du
bonheur des autres.
.,
'
« Je crois que cette fOIS, JI se souviendra de garder
pour lui ses réflex.ions personnelles. La cicatrice
�PHYLLIS
qu'il portera longtemps au-dessous de l'œil gauche
le lui rappellera.
« Si la can ne que vous avez bris~e
et lui avez jetée
ensuite à la figure avait frappé un demi-centimètre
plus haut...
~ J'ai eu de la chance, me dit Brewster en
,( riant, comme il lavait à l'eau frai che sa petite bles« sure L:nl1amm ~e;
ce sera un souvenir dt! votre char'( mante femme. Aussi, ajouta-t-il, ne comptez pas
trop sur moi, comme témoin à votre mariage. Je nL:
" sais si cette fois j'cn rapporterais ma tête . »
« Puis, il dit encore, nant toujours: « Bah 1 c'est
m'a fuute! Qu'allais-je faire en celte gaF re ? "
« Vous présenterez mes hommages à Miss Dilkes
~ avec tous mes compliments sur son adresse.
" La commission est faite,. chère amie, mais je
.;rois que je vais être oblif;':: de me chercher un autre
témoin. Brewster prend .le bateau dans trois jours,
0(
«
M.J. C.»
Cette lettre était la dernière du paquet.
Sans doute, M. Carrington se demanda-t-il, lui
aussi, «ce qu'il était allé faire clans celte galère ». Et,
désespéré Je jamais arriver à convertir miss Fanny
à de meilleurs sentiments, se laissa-t-il persuader
par son ami, qui l'enle\'a par le premit!r bateau ...
Ainsi l'histoire était f1l11e ... Il le croyait, du moins,
miss Dilkes s'<:sl chargee de nous rappeler son existence.
De la lecture de ces lettres je ne rehens que les
phrases enflammées par lesqudles mon mari expri'
mail a folle passion.
Combien cela fait contraste avec nos paisible9
liançailles où j'allais à ses rendez-vous avec Billy
pour habituel compagnon 1
Qu'a-l-i1 donc pu trouver en moi à aimer?
Car il m'aimait. Il m'aimait alors, j'en suis certaine,
Et j'ai été assez enfant, assez stupide, pour n'avoit
pas su garder son cœur ...
Je pleurai une grande partie de la nuit. Le lendemain matin, je brCllai ces papiers dont la vue seule
me donnait des crispations dc nerfs.
Quant à la dernii:rc lettre de M. Carringlon, celk
'lui était venue à mon adr.:sse, elle ulait toujours SU!
111:1 tilble, attendant son tour.
Mais, aprè(j ce que je venais de lire, je n'cu .
. •Jcune envie de ~a\'oir
ce qu'dIe C0l11enalt. II nc
1 l'aimait plus, il était retourné à son l'l'CI icI' amour,
, Icune explication ne pourrait changer ces flit"
1/IJn geste las ct in lifférent, je pri..; ),1 lellre ct la
) tai au fond d'un lÎruir où clic sc trouve encore.
�PHYLLIS
XI
Plusieurs j' ours o~t
pas~,
Mes forces revien,nel?t
lentement. e contlOul! à me Ièver tard, mais le
pUIS aller et v~ni.r
dans la l"!laison et led'ardin.
Là est ma limite. Pour nen au mon e Je nc franchirais la petite po!"te qui donne acct:s au bois, de
peur de fa<:h~usc
r.encon.tres.
Mèred mOI a\'ons IOterdlt notre porte formellement.
La vie suit son cours, paisible en apparence.
Vers le soir, quand ma peine a été trop lourde à
porter je. passe un vëtcmcnt et mets mon chapeau:
_ Mère, ne vous inquiétez pas, je vais à l'église.
- Ne te fatigue pas, va doucement. Ne reste pas
trop tard.
- Non, mère chérie.
Je l'embrasse, lui souris et m'en vais,
Ces moments à l'église sont les meilleurs,
A certains jours j'entre au lieu ~aint
avec un cœur
douloureux plein de rb'olte, Je souffre trop pOUl'
pleurer, ct c'est en vain que j'essaie. de prier. Les
prières apprises dans mon enfance vÎennent bien à
mes lèvres, mais je les prononce sans conviction,
Peu à peu, la divine influence
insensible et ~Iace.
du lieu saint opère sur mon cœur meurtri, les paroles
prennent un sens plus profond, les larmes me
montent aux ~eux
et je me sens délivrée en partie
du fardeau qUi m'oppresse,
Plusieurs fois, sortant presque à la nuit, je rencontrai notre vieux curé.
Avec beaucoup de lact et de finesse, l'excellent
homme me fit un petit sermon sur la résignation gui
nous fait soumettre nos volontl?s à celle de la divme
Providence, puis, aux voies infinies de Dieu qui se sert
des épreuves rour purifier nos ames et les ramener
ensuite au bonheur - même au bonheur terrestre par le chemin de la foi et de l'espérance.
- Tl ya dl!s souffrances trop fortes pour lesquelles
il n'est pas d'espérance, monsieur le curé, répondis-je.
amène le pardon, ma fille, et du
- La r~signato
pardon à "espérance ...
- Non, non, dis-je en secouant la tête, certaines
offenses ne se peuvent pardonner, sans vous faire
manquer à la dignité,
- Les appal'e'nces sont parfoi trompeuses, ùit le
bon prêtre hésitant à parler, il faudrait pouvuir
expliquer ...
�166
PHYLLIS
- Oh J pardon, mon bon père, fis-je de mon ton
impétueux, aucune explication ne saurait ramener
un cœur dont l'amour est perdu.
- Ah r si c'est ainsi. Et l'excellent homme jeta
sur moi un long et profond regard. A-t-il compris
que c'était à mon propre cœur que jc faisais allusion?
L'espérance n'cst pas faite pour moi r Seule
quoiquc mariée, ni jeune fille, ni femme, quelle vie
désolée s'ouvre ùevant moi r Je sens mon cœur se
serrer à la pensée des longues années - car je n'ai
pas encore vingt ans - qui devront s'écouler ainsi
dans une morne solitude ... Combien de fois ai-je
désiré mourir pour en voir arriver le terme r
. . . . . . . . . . . . . . . . .. .
J'ai reçu aujourd'hui une étrange visite. J'étais en
train de lire pour la seconde fois une lettre de Dora,
une lettre si bonne et si tendre, que j'avais pei ne à
croire qu'eUe me vlnt d'elle; elle était accompagnée
d'un post-scriptum de sir George plein de chaleureuse affection. J'en étais profondément touchée.
La parle entrebâillée livra passage à Ketty qui
me dit:
- Madame, il y a là un monsieur qui désire vous
parler.
- Vous savez bien, Kelty, que je ne reçois personne.
- Madame, il a tellement insisté que ...
A ce moment la porte fut poussée <.Iu dehors et
un homme de haute stature pénétra dans la pièce.
C'était sir Francis Garlyle.
Kelly referma la porte; nous étions seuls.
Nous rcstàmes tous deux immobiles, deboul, à
nous regarder.
Pour rna part, le temps était aboli, je me rappelais,
comme si ç'eùt été d'hier, notre dernière séparation
et toute ma vie heureuse de Slrangemore passa
devant mes yeux.
Quant à lui, il m'examinait avec étonnement, constatant sans doute les changements opér":s en
moi.
- Je regrette de voir que vous avez été si souffrante, mistress Carrington, dit-il d'un ton ému. Si je
l'avais appris plus tôt. ..
- Vous qui savez combien ce nom de Carrington
me rappelle de cruels souvenirs, interrompis-je, ne
me le faites pas entendre trop souvent. Ici je suis
redevenue Phyllis Vernon.
- Combien vous avez I:aison r répondit-il ~n reprenant son ton léger. AIOSI VallS pouvez vous Imaginer
que vous êtes encore une jeune fille et ou blier que
�PHYLLIS
vous ayez jamais été mariée; c'est bien le parti le
plus sage. Eh bien 1 chl re Phyllis, qu'êtes-vous
devenue j> - il prit un si. ge sans façon. - Sauf vos
yeux vous êtes méconnaissable; si palie, si maigrie,
si chanr,:ée .
• La réclusion où vous VOtlS cloîtrez est en train
de vous tuer.
- .J'aimt; mon petit coin tranquille. Et puis, je
vous dirai que tout me f"tigue LI m'ennuie. Est-ce
pour me faire ces jolis compliments que you" avez
forcé ma porte, sir Francis?
- Je n'ai pa~
à vous faire de compliments, me
dit-il avec une franchise brutale. Au fond, vous savez
cc que le rense de vous. Son regaI:d avait une cxpression si hardie à cet in stant que Je dtétournai la tête
ct regrettai que ma mUt.! ne fùt pas 'lI·cc moi.
- Qu'êtes-vous "enu. faire dans le .pays? dis-je
pour détourn er de mOl la coo"er:,atlol). Je vous
croyais parti en Ecosse.
- Celtaines nouvellt:s que j'ai apprises chez mes
amis Leslie m\!n ont fait re"enir, dit-il avec intention.
Du reste, je me doutais bien, ajouta sir Francis d'une
voix plus bassc, qu'un jour, tou t .::ela finirait mal. ..
pour Carrington.
« Oh 1 par~lon
1 j'oublie que VOLlS m'avez défl!ndu
de prononcer son nom. Disons: lui.
-: Ainsi, vous ne. plaignez ~u
lui dans cette
aflaJre? Je le regardais en face, IOdlAnée .
. Mai.s il ne se troubla point et reprit avec un soul'1re bizarre:
- .Je le plain d'avoir perdu la femme que vous
êtt.!s pour retomber entre les mains de celle ... Il
hésita.
- De celle qui veut me le reprendre, n'est-ce pas?
Puis, avec un lie ces mouvements impétueux qui me
font souvent parler malgré moi:
- Vous Pavel. vu, il vous a parlé? Dites, dites ce
que vous savez (
Sir Garlyle eut encore une hésitatioll, pourtant
dans St;S yeux.gui ne me .qu}tt.aient point,. je voyai~
une lueur mquit.:tante. Qu'etall-ll venu me dn e'( Pourquoi était-il ici? 11 fallait tirer cela au clair, et avec
un homme aussi habile, cc n'était pas une t<lche aisée.
Il affectait un air embarra sc:.
- Mnn Dieu, mi trcss Car ... Madame, si je vou"
disai s l'impression que m'a laissée ma visite ù StranAcmorc, je craind:l~
qlle vous ... n'ét· nt pau ~ncore
assez forte - que vous n'ayez une émotion.
- Oh 1 i~tIToml
s~jt.!
vi~eml;nt,
ar~';
celles par
lesquelles J'al pa<,st.:, le pUIS tUlit ellh:n 11'(; 1 ht que
me direi'rVOUS Je plu que CC que jl! sai ? Ji. \;ar-
�168
PHYLLIS
rington a été repris de son violent amour pour son
ex-fiancée, il continue à la voir chaque jour, et il doit
consulter des hommes de loi pour savoir de quelle
façon, et la plus expéditive, il pourra se débarrasser
de ses chalnes: c'est-à-dire divorcer?
Sir Francis m'écoutait parler avec satisfaction; il
dit après une minute, en voilant l'éclat de ses prunelles :
- Je ne sais si vous avez raison sur le premièr
point, car votre ... mari ne m'a point fait le confident
de ses sentiments les plus intimes, bien que je sois
l'un de ses plus anciens amis ... mais sur les deux
dernières questions je me permets de vous dire que
vous vous méprenez compF~ten.
« Mark n'a pas mis les pieds hOTS de Strangemore
depuis le jour où vous en êtes partie, et aucun
homme de loi n'est allé le trouver. Non ... je crois
que ... il attendra que ce soit vous qui fassiez les
premiers pas.
I! dit cette dernière phrase en accentuant chaque
mot et, ayant relevé mes paupières, je rencontrai son
regard. al~u
, 'prêt ~ saiSir m3: première impression.
Intl'lguee, )'0Ievul les sourctls en demandant:
- Les premiers pas, dans quelle voie?
- Mais ... ne comprenez-vous pas ? ... Dans la voie
du divorce.
,
- Est-ce cela qu'il vous a chargé de me dire?
m'écriai-je en me levant 1. .. Jamais je n'y consentirai 1
L'efrort avait brisé mes nerfs, je retombai sur mon
siège en pleurant, la tête entre mes mains.
Francis Garlyle rapprocha sa chaise de la mienne
et, d'une voix basse et adoucie à des s ein:
.
- Pauvre petite femme, pourquoi vous mettre en
cet état 1 La violence n'a jamais servi de rien, croye7.moi 1 Voyons. tachons de réfléchir un peu? Que demanùe-t-il, ce pauvre Mark? Que vous lui laissiez la
libert':: de ... de ...
- D'épouser cette femme 6hontée 1
- Ohl ([uel mot! petite madame. Miss Dilkes n'est
pas une créature éhontée; elle appartient à une
excellente famille de New-York, elle sera pourvue
d'une dot considérable el. ..
_ Elle ferait tr(:s bien votre aITaire, à vous, sir
Francis, lui dis-je en essuyant mes Iannes, je vous ai
entendu dire une fois que vous voudriez épousl:r
une femme riche pour réparer les brèches que le jeu
a faites ù votre fortune.
« Si je l'appelle créature éhontée, c'est parce que,
la raçon dont elle a agi en venant jusqu'ici arracher
un mari à sa femme, est une chose honteuse.
- La femme y tenait-elle beaucoup r me dit-il
�PHYLLIS
169
d'une voix changée. Miss Dilkes ignorait qu'il fût
l'Am?déjà marié quand elle prit le parti de quitl~r
rique, reprit-il un instant apri::s, voyant que Je n'avais
rien répondu à son insinuation.
Il ne me plaisait pas de découvrir mes sentiments
les plus intimes aux yeux de cet homme. Je sentais
toujours qu'il y avait une pensée cachée qu'il ne me
disait pas.
. . . .
Je cherchais à découvnr où II voulait en ventr ...
- Eh bien 1 fis-je tout à coup, comme prcnant mon
parti d'une situatIOn devenue in6vitable, supposons
que je consente à un e séparation légale ... Que ferait
M. Carrington ? Croyez-vous que, lUI, consentirait, si
vite, à bnser ma vie pour satisfaire sa passion? L'en
croyez-vous carable?
Un éclair de Joie venait de passer sur le visage de
mon interlocuteur quand je prononçai le mot de
séparation.
Il répondit avec son air aisé:
- Oui, je le crois. Il divorcera pour vous rendre
votre liberté autant que pour lui-même.
- Me rendre ma liberté ?... Pourquoi? Je n'en
ferais rien.
Sir Francis s'était imprudemment avancé. Je le
regardais dans les yeux. Il fut obligé de répondre:
Parce qu'il croit que vous ne l'aimez pas ... que
vous ne l'avez jamais aimé et qu'aujourd'hui vous
avez de l'aversion pour lui ...
- Qui donc, repris-je d'un ton soupçonneux, lui
a persuadé que je ne l'aimais pas L. Ah 1 je sais, sa
cousine Blanche le lui disait sans cesse ... Mais elle
~l'est
pa~
prl;s d'e I~i.
Et qui. a ru lui dire que
J'éprouvais de l'aversIOn pour lUI, stnon ...
Je regardais toujours. sir Fra!"cis; je I.e vis se
troubler légèrement, pUIS, soudain, son tetnt se colora, et il fIt un brusque mouvement vers moi:
- Oui, Phyllis, fit-il d'une voix précipitée, c'est
moi 1 Et je n'ai cru dire que la vérité. N'avcz-vous
pas prouvé par votre fuite l'horreur qu'il vous inspire?
Quand vous m'avez accompagné au skating malgré
sa défense, n'était-ce pas dire franchement que vous
préfériez être en ma compagnie plutôt qu'en la
sicnne? Quand, au bal masqué, vous avez voulu
re ~ lcr
auprès de moi le temps de cette val se qu'il
vo~s
a interdit de d.an.ser, .ne montriez-vous pas
clairement que vous aimiez mieux passer cette dcmiheure avec moi p~utO!
qu'~près
d.e. n'importe quel
autre? Ah 1 Phyllts, SI le divorce dclte votre mariage
mal assorti, comprenez-vous l'espoir qui fait battre
mon cœur en cette minute? Vous me parliez ùe mariage d'argent r Mais mi ss Dilkes ou quelque autre
�PHYLLIS
serait-elle plus riche cent fois qu'elle ne l'est, que
rien ne pourrait ébranler mon plus cher désir. C'est
vous seule que je veux pour femme et puisque vous
ne l'aim ez pas ...
- Mais je l'aime 1 Je l'aime! m'écriai-je enfin, rctrouvant subitement la parole. Ne me parlez pas de
divorce ou de séparation. Je suis sa femme et le resterail
- Quoi 1 fit··i1 en se levant avec un mouvement de
colère:
« Cet homme qui vous a grossièrement trompée 1
- Il n'était pas obligé de me parler d'anciennes
fiançailles, et s'il ne l'a pas fait, c'était de peur de me
faire de la peine.
- Et quand elle est arriv(:e, qu'ils ont cu tant de
rendez-vous, était-ce aussi pour éviter de vous
peiner qu'il vous a tout caché?
-. Oui, oui, ~ri-je,
il n'a elf que de bonnes inlenllons. Il esperalt qu'elle partirait sans que J'eu sse
appris qui elle était; il voulait éviter d'éveiller d'injustes soupçons. Nous étions si heureux et tranlluilles à cc moment! Il me témoignait tant d'amour 1
Et il sentait bien que moi aussi je ...
Je m'arrêtai tout à coup en m'aperce vant que
j'étais en train de défendre mon man, que je répétais tout haut les raisons que mon cœur me murmurait tout bas - et combien de fois 1 - durant ces
derni;; rcs semaines.
Stupéfait d'une telle explosion, sir Francis, debout
au milieu du salon, me regardait sans m'interrompre,
pâle ct nerveux.
11 était venu pour jouer son propre jeu, son plus
grand atout éta lt l'horreur supposée que je <.Icvais
aVOlr pour mon mari et il d é couvrait soudain que sa
meilleure carte n'était qu'une carte faussc! Il fit une
grimace de dépit. La déception lui était dure.
Mais il ne se tint pas pour battu.
- Vous avez vraiment la foi solide 1 me dit-il avec
un mau vais sourire qui me fit peur.
Je répondis, toute frémis~ante
:
- Vou s étc· venu vour flle per::.uader, VOliS aussi,
que i'vlark est fatigué de moi ct qu'il d éteste le lien
qui nous attache. Mais, mon cher, vos insinuations
produiselJt plutôt l'eth.:t cuntraire, je vous en préviens! .Je ne suis plus aussi sûre qu'hier que mon
mari soit amoureux d'une <lutre.
• Pourquoi a-t-il cessé ses visites à Carst,)l1 et ne
veut il plus voir celle femme Ï'
.Mais ... parce qU'lI est un homme bien
élevé et qu'il ne lili plall pas, sans doute, d'afficher
sa ... liaboll, SUl toul à cinq kilom'::tres de ~a femme
�PHYLLIS
légitimel Simple question de prudence et de savoirvivre 1
- Suivant vous, M. Carrington aurait une liaison
avec miss Dilkes? Et vous me disiez tout à l'heure
qu'elle est une fille respectable. Vos opinions
varient d'une minute à l'autre. Mais je comprends
votre jeu. Ce que vous faites est d'un làche !
Il palit davantage, et j; me détournai de lui avec
dégoût.
L'emotion de ces dernières minutes était trop
forte pour mes forces affaiblies. Je me sentis prise
de vertige et je me laissai retomber sur ma chaise
la tête appuyée sur mes bras, accouùés à une table.
Sir Francis me crut évanouie. Il se rapprocha de
moi, mais la seule pensée que cet homme pouvait
me toucher me rendit du courage ct je relevai lentement la tête.
Je me rendis compte qu'il parlait.
- Si je suis un lache, dit-il avec aplomb, je l'ai
peut-être été moins qu'un autre. Malgré tout, Mark
,ous a fait un tort irrémédiable. Qu'ètes-vous
devenue grace à lui Ï'
« üne malheureuse femme sans foyer, exposée aux
moqueries du monde. Il vous a amenée à venir vous
enterrer dans ce coin perdu au lieu ùe tenir la place
et le rang auxquels vous aviez droit. Il a détruit
votre jeunesse et ruiné votre santé, voilà ce dont
vou aVe7. à le remercier 1
- L'indéniable vérité de vos paroles les rend
plus agréables à entendre, lui dis-je avec amertume.
Mais le tout serait de savoir si ce n'est pas par ma
propre faute, en fuyant toute explication, que j'ai
appelé ces malheurs sur ma tète .. .
- Aujourd'hui, continua-l-il, vous voulez vous
leurrer en cherchant à l'innocenter ou m'en imposer
à moi. Mais je sais que vous ne l'aimez pas ...
.le fis un mouvement pour parler, il ne m'en laissa
pas le temps.
- Je le sais parce qu'à Strangemore j'ai étudié
de près vos manières d 'ètr.c avec votre mari, et j'ai
constaté plus de cent fOlS que VOUS n'éprouviez
pour Carrington qu'une aflection très modérée.
L'amour, tel que je le conçois, s'exprime d'autre
façon, ct vous méritez de connaltre la passion dans
ce qu'clle a de plus ardent. Alors seulement vous
saurez ce que c'est que de vivre. Et vous n'avez pas
vi ngt ans 1
- Monsieur 1
- Puisque, continua-t-il à voix basse sans remarquer mon interruption, puisque vOlr~
mari luinlél11t.: accepterait le divorce, proposeü-le-lui, renLlez-
�PHYLLIS
vous libre, cherchez votre intérêt réel. Je vous
offre mon nom, mon rang, tout ce que je possède. Je
vous conduir<li dans l'endroit du monde que vou~
choisirez, à mon foyer ou à l'étranger. Je serai plus
fier et plus heureux que je ne peux l'exprimer SI un
jour vous consentez à mettre cette petite main dans
la mienne.
Il essaya de prendre ma main pendante à mon
côté, malS je la retirai avec horreur et lui dis, me:>
joues brûlantes de fureur, et les yeux flambants:
- Avez-vous enfin fini de m'insulter? N'avez-vous
plus rien à ajoute!"? Non 1 Eh bien 1 écoutez. Même
si les circonstances s'y prêtaient jamais, si j'étais
libre de mes actes, si vous étiez le dernier homme
vivant sur la terre, je ne vous épouserais pas 1 Que
j'aime ou non mon mari d'amour, c'est une question
qui ne concerne que moi. Quoi qu'il en soit, je suis
sa femme et le resterai jusqu'à ce que la mort nous
sépare. Mais quant à vous aimer, vous? Je vous
considère comme le plus vil et le plus lâche de tous
les hommesl
Il eut un mouvement de colère concentrée.
J'insistai, les yeux dans ses yeux:
- Oui, pour être venu ici, en l'absence de votre
ami, trahissant, sans doute, sa confiance, insinuer
des mensonges à son sujet pOUf le rabaisser à mes
yeux, vous ne méritez qu'horreur et mépris J
Je parlais avec tant d'énergie et de passion que je
tremblais littéralement des pieds à la tête. Je me
sentais humiliée et insultée au delà de tout.
- Merci, me dit-il tranquillement. Mais, je vous
en prie, ne vous arrêtez pas en si beau chemm. Des
insultes de la bouche d'une jolie femme sont des
fleurs pour moi. Vous reconnaîtrez, plus tilrd, que
vous vous êtes trompée dans la conduite de votre
vie, ma chère enfant. Une chance s'offre à vous, le
destin vous tend la main et vous la repoussez ...
Libre â vous 1 Allons, fit-il de son air léger en me
saluant avec sa grâce h,ibituelle, le jeu ne m'a pas
été favorable aujourd'hui : j'ai une revanche à
prendre. Au revoir, belle dame, je porterai votre
réponse à qui de droit.
Tl allait revoir Mark, ce soir peut..être. Qu'était-il
capahle de lui dire (
Je répondis vivement:
- .Je ni) vous charge d'aucun mes~agc
pour
M. Cal rington. Je croi ' qu'une ex\lication ~st
d~
venue nécessaire entre !Jou s. Je me chargera! mOIrn(~me
de cc que j'ai à lui dire.
Il laissu éch.aPl?el· Uil r~ca.nemt
qui m.c ~t .frissonner. Jc le fixai avec efirol pendant qu'il tirait sa
�PHYLLIS
montre de son gousset ct la regardait tranquillement.
- 11 faud rait vous dépêcher si vous voulez le rattraper. Mark Carrington faisait ses ma lles quand je
l'ai vu. C'était ... hier soir. Aujourd'hu i, )1 est à
13ouloRne ct cc soir il sera à Calais. Si vous a,.ez
l'intention de courir apl'lS ce ch"r mari ...
Je sentis le :sang se retirer de mon cœur et ne pus
que balbutier en montrant la porte :
- Sortez, monsieur, sortez ...
Et je tombai comme une masse appuyée <lIa table,
Parti 1 Il était parti!
.
..
.
.
.
.
1\1ère me retrouva à la même place un long temps
apr~s.
Je n'avais pas de larmes, j'étais inbcnsible ct
me laissai emmener dans ma chambre sans rien
dire,
Vers le milie:.I de la nuit seulement, je recouvi~
comp\: temen! la conscience des chos"s, avec k
souvenir de ce qui s'~tai
pass0.
Et je compris puurquoi je me répétais inlassablement :
- Une explication .. , une explication.
C'est qU'il me t,lIlait une explication à tout prix,
Je vou la iS savoir si Francis Garlyle m'a,'ait menti,
s'il avait vu l\lark ct cc que cl'lui-c i pensait rédlemcnt.
Le souvenir de sa lettre me revint tout à coup .
•le me drcsi'ai, fis la lumiere ct fouillai dans le
tiroir proche de mon lit. Elle y était toujours.
Voici t:e qu'il me disait au lendemain du jour où
mtrc lui fit défendre sa porte ,
• Stratlgemore .
• Pour la dixième fois je reviens de Summerleas
Oll l'on me défend de vous voir. Phyllis, e::;I-t:e vous
qui He au ':i cruelle de votre plelll Arè nu e:st-ce
madame votre m~re
qui impose sa "ûlnnté devant
laquelle je me vois forcé de m'incliner. i\tlis pense!.,
ma Phyllis aimée, que vou s savoir malade ct rcst.:f
loin d.: vou s me rendra fou dc douleur!
« Sc croyais avoir souffert tout ce qu'un bomme
peut endurer sans mourir, l'autre (lI l', quand je
rentrai à la mai<lln et \(Just~oU'ai
partie. Jc pensai
d'abord que '<lU uv;el l't; voir votre mèr.: et v liS
étic7.attardée, puis l'inquiétude Ille !1ugna, je questionnai les dOI1lestiquc s et J'appris ce qui était
arri vé.
e Ah 1 croylz-~,
j" le jure sur l'amoUI' rrofond el
inalt é rable que )I! VOll' 1 {Ju ~ , mn blen-aimée l
,'CUS S I! donné vingt ans d ' ma vi c pour a\ oil" r~us.
1
à l:cartcl' de vous la p.:rso nnc \lue vou, UVCI 'Je et
�174
..
PHYLLIS
à éloigner de votre esprit la connaissance de ces
choses.
ft C'est justement mon ardent désir de vous épargner inquiétudes et soupçons qui ont causé ma
perle.
« J'aurais peul-être dû parler dès le début ... Mais
vous étiez si jeune, si impressionnable, je aaignais
que vous ne gardiez une fausse impression de ce
qu'ont été, en réalité, mes premières fiançailles, je
préférai les passer sous silence pensant que nous
n'aurions jamais à y revenir.
ft Hélas 1
IL Veuillez m'écouter, Phyllis, et après vous jugerez si je mérite votre pardon ... le pardon de ces
mystères dont votre bien était le seul mobile .
• Quand je partis à vingt-sept ans pour les EtatsUnis avec mon camarade de collège Brewster, un
peu plus agé que moi, je n'avais aucune expérience
ùu monde ni des femmes, ayanL toujours vécu au
coll ège ou il la campagne, où les sports étaient mes
seuls plaisirs.
« Au point de vue moral: un enfant.
a Quand je vis m'apparaltre miss Dilkes, la plus
belle entre les belles de New-York, je fus ébloui, je
l'avoue, e t de là à être subjugué, il n'y avait qu'un
pas.
ft Trois semaines apr1::s l'avoir vue pour la première fois, je la demandai en mariage et fus agréé.
ft C'est alors que commença pour moi l'e x'istence
la plus misérable. Ce bonheur du temps des fiançailles ct ue j'avais escompté me fut gâché par la vie
mondaine la plus effrénée.
IL 'l'rainé dans les bals, les concerts, théâtres, garden-parties, visites, il ne me fut jamais possible de
jouir d'un seul instant d'intimité avec ma fiancée.
Elle était une « belle ~ de New-York, elle avait lin
rôle à soutenir, et j'étais le fantoche qu'elle exhibait
dans les réceptions mondaines. Fantoche las,
inquiet, ennuyé, parmi un monde qui parlait à peine
sa langue, train6 à la remorque d'une belle fille dont
toutes les grâces et les sourires étaient pour les
autres ... el les rebuffades, les volontés impérieuses,
les caprices violents pour moi.
u A mesure que le temps du mariage approcha,
elle se contraignit de moins en moins et me rendit
plusieurs fois le témoin de sl:ènes affreuses, en
public aussi bien qu'en particulier, de ces SCl:nes
qui sont de nature à faire réfléchir un homme sur le
bonheur de sa future vie conjuoale.
u Cependant, les préparati?s du mariage avançaient. Ce devait être une des solennités de la saison.
�PHYLLIS
J75
• Avant de prononcer tes paroles définitives, ayant
essayé de chapitrer ma fiancée, du reste sans succès,
je priai mon fidèle Brewster de glisser quelques
bons conseils à l'oreille de miss Falmy.
• Poussé par sa sindre afTection pour moi, le
cher garçon s'y prit de telle façon qu'il n'eut plus
jamais envie de recommencer. Sa propre canne
brisée en morceaux par deux belles mains, puis
lancée en plein visage, faillit l'éborgner pour la vie.
C'est alors qu'cflrayé du sort qui m'attendait, j'allai
chez miss Dilkes pour lui reprocher ses façon~
envers mon ami et entendis la plus grossière bordée
d'injures qui soit jamais sortie des lèvres d'une
femme. Au tableau ; un éventail en lambeaux, une
statuette brisée.
• Phyllis, je "ous jure qu'à cet instant, la f assion
que j'al'ais éprouvée pour cette ftmme que jl! ne
voyais plus autrement que sous les traits d'une
furie, ma passion s'écroula et s'éparpilla en morceaux comme les lambeaux de l'éventail et les fragments de la statuette.
• Le lendemain, miss Dilkes attendit "ainement
mon retour, signal ordinaire de l'un de ces raccommodements où elle se montrait si habile et auxquels
je me laissais reprendre.
c Cette fois tout était à jamais brisé. Je lui en
expliquai les raisons dans une lettre qu'elle reçut
apri:s mon dépali.
• Et puis, Brewster était là, il y mit beaucoup du sien
et sut calmer mes scrupules. A la It.!tlre, il m'enleva.
• Deux jours après, nous embarquions et, quand
le foulai de nouveau le sol de la Vieille Angleterre,
J'eus l'impression que je venais d'échapper à un
mortel danger.
« Quelques mois à peine s'étaient écoulés, quand
je fis votre rencontre, chi.:re petite aimée, et ce
furent justement les qualités opposées au caractère
de miss Dilkes qui me plureflt en vous: franchise,
loyauté, gràce modeste, ingénuité charmante.
• Tout en vous me pJut : jusqu'à vos natvetés de
petite yillageoise, vos boutades d'enfant si yjte
apai5ées dans les larmes. Il m'était agréable de
renscr q~'ares
a~0.ir
été. ac~pté.
c()m~
par grâce
par une (i1Ie de mJ1liardallc,J'aIlals ouvnr aux yeux
étonnés d'une enfant ignorante de la "ie, les portes
féer~qucs
dt;s palais des l\lilJe et une Nuits.
« Et ic vous aimai de loute mon 'me .. ,
«Voilà, Phy}lis, J:hi~t()lc
v':riJ lque de ma malheureuse passion SI VIl e
" 1 • e élt.!intc ... cal'
l'éprcuvc a été conclua nt· J J 1 \! Vll mi s :; Dilke" cl
la seule impression qu'!.: le .11t faite sur mon csprit a
�PHYLLIS
été celle d'une répulsion invincible. Elle me rappelait le temps le plus malheureux de ma vie.
« Mais Je connais trop sa nature vindicative et
violente pour ne pas tout craindre de son voisinage
de S trangcmore.
« C'est pourq uoi, lorsque j'appris l'arrivée d'une
Américaine à l'hotel de Cars ton, d'apr;:s la description que l'on m'en fit, je crus la reconnaltre, et je
volai vers vous, craignant déjà qu'un malheur ne fùt
arrivé. Je m'excuse, ma chérie, de la façon tr;:s peu
gracieuse dont je vous en! evai du skating ce jour-là;
Il me semblait que mon bien le plus précieux était
en grand p.3ril.
« Et c'est aussi pour vous mettre à l'abri de ses
emportements que je consentis à la voir en cachette,
cherchant toujours à la décider à partir, et espérant
y réussir.
« Ah! j'aurais dû écouter ma premi ère impulsion
qui était de vous emmener au loin, de nous cacher
tous deux jusqu'à ce que le pays fût débarrassé de
cette présence odieuse.
</. Mais pendant les derniers jours de notre vie
commune vous aviez l'air si confiante, si heureuse ...
Je reculais de jour en jour craignant de toucher à
notre bonheur lorsque ... vous savez la suite! Je crois
que si j'étais rentr": à cet instant, pendant qu'elle
vous affolait de frayeur, je n'aurais pu m'empêcher
de l'étrangler...
' .
« Pauvre, pauvre chérie! Combien il a fallu que
vous fussiez arrivée au dern ier degré de la terreur
pour que vous vous soyez sauvée ain si, toute seule
et d~ seré
rée
dans la nuit 1
.. Phyllis, si en tout ceci j'ai mal agi, si j'ai manqué
de confiance envers vôus et si vous m'en voulez
encore, chère ame, j'implore votre pardon?
«Mais, pour l'amour du cit:l, ne me rejetez pas
loin de vous. Laissez-moi le droit d'entrer et de vous
soigner.
" Je vous aimerai tant que vous guérirez tout de
suite, puis je vous enlèverai et nous partirons pour
le continent .
.. Je vous fais porter cette lettre par Tynon. A
partir de ce soir je m·~
confine pour un mois entre
les murs de Stran gelTlu!'c dont le s ga rdes ont
reçu une consigne sévl.re. Ici , j'attendrai votre
réponse.
a Si elle ne vient jamais ce que je ne puis me
résigner à croire - dans un mOIS je fuis ce pays
ainsi que la femme qui me l'a fait prendre en horreur, et je pars pour de longs voyages, vous débarrassant de ma présence ...
�PHYLLIS
Ainsi, Phyllis, décidez, mon sort est entre vos
mains.
« A bientôt, je veux l'espérer, toutes mes tendresses et mon cœur meurtri à vos pieds.
Il
"MARK. ,.
Au dernier mot je laissai retomber mon front sur
la lettre, puis je baisai longuement la signature.
Il m'aimait toujours 1 Enfin, j'étais convaincue de
son amour inaltérable, et cette horrible femme
n'était plus rien pour lui.
Oh 1 Mark 1 J'ai été insensée de douter de vous 1
Quelles an~oise
s je nous aurais épargnées, à vous
et à moi, si' j'avais eu moi-même un peu plus de
co nfiance et SI je n'avais pas laissé une sotte Jalousie
m'aveugler au point de me faire commettre la sottise
de vous fuir ...
Soudain, un flot de larmes vint me soulager.
Mais celles-ci n'avaient pas l'amertume des premiLres que j'avais versées; malgré tout je me répétais:
« Il m'aime 1 il m'aime 1 »
Et la joie de posséder son amour tempérait ma
douleur d'être séparée de lui.
La mauvaise chance s'en était mêlée, aussi 1
Penser que cette lettre avait dormi tout un long
mois dans ce tiroir, que je n'aurais eu que la main
à étendre, un r;este à faire pour la décacheter et ne
l'avais point [,lit 1
Et sir Garlyle avait attendu pour venir me trouver
que mon mari se trouvat dans le train qui l'emportait. Il était sür alors que nous ne pourrions avoir
d'explication. Le tmitre 1
Ce matin, m'étant expliquée avec mère et lui ayant
montré la lettre de Mark, je pleurai encore, doucement, appuyée à son épaule.
Elle caressa mes cheveux qui sont sa gloire ct me
dit :
- Ton p ère et le docteur avaient raison, après
tout, il n'était pas si coupable que nous le croyions.
Vois-tu, ma petite fille, qu'il est toujours dangereux
de juger hàtivcme nt. Mon Dieu, il y a bien un peu
de ma faute là-dedans, j'aurais dü le recevoir, mais
tu m'étais a!Tivée dans un tel état que je craignais
tout pour tOI. Le docteur m'a fait peur, et tu ne voulais mème pas entendre son nom.
- Oh 1 m ère, ne vous accusez pas 1 Vous avez agi
pour le mieux; s i je n'étais pas partie comme une
folle et une enfant que je suis, Mark ct moi nous
~e rions
expliqués ct tout cüt été fini. Maintenant,
il est parti 1
�17 8
PHYLLl::i
Oh 1 pas pour toujours 1 s'écria mère, et qui
sait? peut-étre qu'à Strangemore il a laissé une
adresse, tu écrirais ...
- Oh 1 oui, fis-je, sautant sur mes pieds, et
essuyant mes larmes, mère, je vais y aller avant le
déjeuner.
- Sois pl:udenle, Phyllis, si tu allais rencontrer
cette autre personne: l'horrible créature.
- Ce n'est pas une horrible créature, elle est très
belle, répondls-je, épinglant mon chapeau en hâte,
mais maintenant, je ne la crains plus: je la dédaigne 1
El là-dessus, avec un petit rire, - le premier
depuis si longtemps, - je partis ayant embrass é
mère de toutes mes forces.
cannait la vic, pensai-je,
« Comme mou bon cur~
en foulant les feuilles du bois de mon pas vif, les
voies de Dieu sont vraiment impé nétrables. Ainsi je
n'ai pas eu besoin de passer par la réslgnation pour
en venir à l'espérance. Maintenant je crois, j'espère,
ma vie n'est plus un trou affreux, une suite de Jours
mornes, le beau temps reviendra, le soleil de « son»
regard réchauriera mon cœur ... il reviendra 1 »
Et-ie courais presque, le long de la rivi ère.
Jamais les bois de Strangemore ne m'ont paru
plus beaux, plus solitaires, plus parfumés de l'odeur
de la terre, des fleurs, des mousses et des feuilles .. _
Mai commence, le mois joli du renouveau et tout
chante aussi le renouveau en moi-même.
Il m'aime 1 il reviendra 1
Mes pas ailés me conduisirent cn moins d'une
heure à la grille du château.
Elle était verrouillée. La bâtisse immense, que
j'aperçus de loin, me fit l'effet d'être aveugle avec
toutes ses fenêtres fermées. Pas de fleurs aux balcons, portes closes.
A mon coup de sonneHe, Bridge ne sortit même
point du cottage, il se contenta de crier d'une voix
bourrue:
- C'est fermé, on n'entre pas.
Je criai très fort:
- Bridge, Bridge, ouv~ez-mi
1_
l~
parut presque aussitôt et Je l'entendis marmonner:
- Dil;;u me pardonne 1On dirait la voix de Madame .
Quand il m'aperçut à travers les barreaux, le brave
homme Ota :;on bonnet et resta bouche bée, sans un
mot.
- Eh bien 1 dis-je en secouant la petite porte,
ouvrez vite, Bridge, ne me reconnai s sez-vous pas?
- Si, Madame, bien sûr 1 Mais pas la petite porlo,
Madame. La grande porte, la grande porte 1
�PHYLLIS
179
Bien que ce fût un retard de cinq minutes, je ne
voulus pas le priver du plaisir d'ouvrir l'immense
gri ll e devant ma fluette personne et je la passai
triomphalement, tandis que le bonhomme, incliné
très bas, saluait.
J'allai trouver l'entrée du vestibule par lequel
j'étais partie.
C'était ouvert, j'y entrai sans bruit.
Du côt!;! de l'office et des cuisines me parvinrent
des voix animées, les gros rires des cochers et valets
ct les accents plus aigus des femmes, mêlés à des
cliquetis de verres.
On fêtait agréablement le départ des maîtres. Je
sonnai.
Un temps assez long sc passa, puis Anna parut,
rouge, embars~,
et visiblement ahurie de me voir:
- Madame a sonné?
- Oui, dis-je d'un ton très naturel. Je désirerais
voir Tynon.
- Tynon n'est plus ici, madame, dit cette fille en
me dévisageant avec un air d'insolence, il n'y est
plus puur lon gtemps, il est parti al'ec Monsieur.
Je la regardai tranquillement, sans me démonter.
- Bien. Faites venir 1\1rs. IIedgins.
La femme de charge entra peu après.
Mrs. IIedgins fit une grande révérence qui cassa
aux plis son tablier de soie noire.
- Enfin, ma chère dame, s'écria-t-elle en joignant
les main , vous voici reren ue 1 Un jour trop tard 1
- Oui, un jour trop tard, répétai-je. l\'1ais vous
saurez peut-être où il est allé?
- Hélas 1 Madame, personne ne le sait. Monsieur
était tombé dans la neurasthénie depuis le dérart de
Madame; personne ne pouvait lui parler, saufTynon,
et encore 1... Nous savons que Monsieur est allé sur
le continent, c'est tout... Il a dû s'embarquer hier.
Et il a donné des ordres comme s'il ne devait pas
revenir.
Je poussai un soupir que l'excellente femme interpri.:ta à sa manière, car, en relevant les yeux, je VIS
les siens fixés sur moi avec une sincère sympathie.
Personne n'est venu en mon absence? demandai-je avec hésitation.
- Pardon. Sir Garlylc est venu hier et il a causé
longuement avec Monsieur.
- Je le savais. Mais ... personne d'autre?
La vieille femme lut sur mon visage le sens de ffil:S
paroles.
- Non, Madame, dit-clle baissant un peu la voix
la « personne» n'a pas pu revenir ici. Cc n'est pa~
qu'eUe ne l'ait point essayé; on l'a encore vue rOdor
�PHYLLIS
180
âutour du parc, mais Bridge et ses chiens ont fait
bonne garde. Bridge, comme moi, est tout dévoué ù
Madame ... et la « person ne )) n'a pas pu entrer.
J'eus un sourire content, tandis que Mrs. Hedgins
frottait lentement ses main~
si.:ches l'une contre
l'autre.
- Eh bien, que se passe-t-il ici depuis mon
départ? demandai-je un moment après.
- Oh 1Madame, c'es t une pitié quand la maHresse
de maison n'y est pas 1 J\lalgré tous mes efforts, je
n'arrive pas à les gouverner! Anna est une mauvaise
langue qui monte la tête à Thomas et à la cuisini:re,
je n'en pui s yenir à bout, et puis il y a un coulage ...
Ce serait bon, vraiment, SI Madame se montrait
quelq uerois.
- Oui, je viendrai de temps en temps. Et pour
comm encer, mistres s Jalle, vous ferezleul' compte à
Anna et à Thomas. Ils partiront.
- Bien, Madame.
- Gardez la cui s inière, parce que sa cuisine est
bonne. Elle se calmera après le départ des autres.
Ne cherchez pas d'autre femme de chambre, ni
d'autre valet de pieu pour le moment. Nous verrons
plus tard. Est-ce que M. Carrington a donné des
mstructions à l'intendant, M. Foster?
- Non, Madame, presqul: rien. Il a dit avant de
)artir que s'il rentrait Ul: l'argent des fermages, on
'envoie au banquier, à Londres. C'est tout.
- Vous direz à M. Fosier qu'il vienne chaque
semaine ici, le lundi matin, comme par le passé. Je
le recevrai dans le cabinet, à la place de mon mari.
Je me levai avec un grand air de dignité et je
m'aperçus que la femme de charge me regardait
d'un ail' ému, sans pouvoir prononcer un mo1.
- Vous direz aussi au jardinier qu'il apporte ses
compte:>. Je le reccvrai apr\:s M. Fo~ter.
S'il y a
quelque chose à faire au sujet des chevaux, le premier coch<lr pourra ml;! parler également. Au revoir,
ch::re mistress IIedgins, soignez-vous bien J Vuulezl'OUS avoir l'obligeai\cc de sonner pOUl' qu'on attelll:'
mes puneys?
'
Quelques minutes plus tard, je descendais l'avenue
au trot de mes puneys. Ils avaient été fort « privés
d'exercice et ils tiraient sur ks guides. Derrière
moi se tenait le petit gro()1TI Jack que j'avais l'intention de garder à Summerkas avec l'attelaFc .
.l'arrivais à la jonction des chemins de Carston et
de Summerleas quand je vis arriler Cil face de moi,
venant de Carston, un\,. automobile qu'une femme
condui sait clic-même.
Elle m'avait r eCOJlnu~
avant que je ne la visse:
!
•
�PHYLLIS
c''l!tait miss Dilkes, accompagnée seulement d'un
domestique de l'hôtel.
Au lieu de poursuivre son chemin sur le c6té de
la route, comprenant que j'altuis m'engager sur Summerleas dont je me trouvais à peine à cinquante
mi:tres , elle me « coupa ", c'est-à-dire qu'un brusque coup de volant amena l'auto presque sous le
nez des poneys.
Ils se cabn:rent, effrayés dt:jà par les appels du
groom qui criait à l'auto de sc garer.
Malgré le danger pressant, Je levai les yeux ct
rencontrai le regard efl"rayant de l' Am~ricane.
Elle
s'écria:
- Ah 1 ah 1 C'est la petite poup ée anglaise. La
poupée que j'ai bris ée !
Elle se rapprochait toujours. Je levai mon fouet,
folle de colère.
Jack, sautant à terre, se jeta aux naseaux des bêtes.
Frémissante sous l'insulte, j'allais frapper mon
ennemie, quand ...
L'automobile fit demi-tour, j'entendis un rire insolent èt tout disparut dans un nuage de poussière
sur la route de la station. Au loin un train siffla.
J'eus le temps d'apercevoir une énorme malle
at1achée à l'arriè:re Je l'auto avec des courroies :
clle partait 1
Miss Dilkes me disait son dernier adieu.
11 fallut un bon moment pour raire entendre raison aux poneys, allolés de frayeur. Quand je les
crus assez calmés, je les fis galoper un mille ou deux
sur la grand'route puis les ramenai haletants, mais
assagis, et tournai sans encumbre dans l'avenue de
la maison.
- Quelles nouvelles? me demanda mère avec
anxiété.
- Personne ne sait où il est aUl:, mère? fis-je
tristement.
- Nous l'apprendron quck]uc jour, ma chérie,
en attendant tu n'cs pas malheureuse auprès de moi.
Maintenant que tous nos enfants sont partis, tu
seras ma consolation.
- Nous nOtlS consolerons l'une l'autre, m{;l'C
chéri.:, dis-jo en l'embras~nt,
mai s vraiment... vous
ne croyezd)as que ce sera éternel '? Et puis ... oh 1
j'oubliai s l; \'OllS dire: 1 li~s
Dili es est partie 1 Partie pour tout à fait.
.Je racontai l'incident de la route ùan s tou s ses
d~t
·!il s.
- Dieu soit loué 1 s't:cria maman aveC ferveur.
Nous allon s pouvoir r 's pirer à l'ai se . Tu ne pumai s
m'apprendre de meilleure nouvel le.
�PHYLLIS
XII
25 juin.
Les derniers jours de juin tirent à leu r fin. Juillet
s'annonce ùans toute sa gloire.
Bien que je sois toujours sans nouvelle de celui
qui ne quitte jamais ma pensée, le temps et la jeunesse aidant, je suis presque rede,\enue la Phyllis
d'autrefois.
Mes joues ont retrouvé leur couleur et leur rondeur enfantine; mes yeux clairs et brillants ont
perdu leur aspect maladif; mon corps a recouvré
toute son élasticité; mais une ombre triste' vole
habituelle!l1ent mon regard, mes éclats de rire ne
résonnent plus comme autrefo"is dans les bois de
Summerleas et, à mesure que le temps s' éco ule
sans m'apporter ce que je désire, un peu de courage me quitte chaque jour.
Cependant, je secoue ma torp eur et ne veux pas
me laisser endormir dans une attente épuisante et
vaine.
Je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour remplacer le maltre absent dans nos domaines.
Mise au courant par Foster, l'intendant, des
besoins de nos paysans, de leurs maladies ou de
leurs soucis, j'ai pris un vif intérêt au sort de ces
gens.
On voit partout mon léger tonneau, tralné par les
poneys infatigables.
En outre, au château, l' ordre et la régularité
r~p;net
sous mon ferme contrôle.
Anna et Thomas mi s à la porte, le «coulage ~ a
cessé comme par enchantement. Mrs. IIcdgins dort
des nuits paisibles et bénit les jours que ji~ passe à
Strangemore. La cuisinii.:re est devt!nue un ange de
ùou ceur.
Mais, malgré ces journées comblées de salubres
travaux, malgré tout, le souvenir du bien-aimé
obscurcit pour moi la joie cie vivre, et s i je n'appelais SOllve nt à mon aide la résignation et l'aide de
Dieu, je me lai sserais aller à ùn affreux décourage ment.
T 0 juillet.
Depuis deux jours, Roland est parmi nous, en congé.
Mon frère alné m'a toujours témoillné une grande
sympathie. Quoique nous ayons eu rarement l'occa-
�EHYLLIS
sion de passer assez de temps l'un avec l'autre pour
nous apprécier mutuellement.
Ce sOIr nous nous 1rouvions seuls après le d1ncr.
Quand nous eûmes longuement parlé de mes tristes
afTaires :
- r:t toi, Roly, lui dis-je, Oll en es-tu avec la fille
du colonel?
Ah 1 fit-il d'un air ennuy':, cela ne ya pas
comme je le voudrais. Miss Helen est fantasque.
Tantôt ce sont des sourires à vous tourner la tête
et, d'autres fois, c'est à peine si elle daigne \'ous connalt rI:!. A plusieurs reprises elle m'a offert de me
r.::ndre 50 parole.
- Tu croyais êlre si sûr de son amour?
- Oui. Il y a six moi s. Depuis Not::l nous avons
un nouveau capitaine, laid, vulç;aire, idi ot.. . Seulement il a cinquante mille " livres» de rente et
Je cœur de ma Dulcinée n'est ras à 1'0preuv..: de
1ant de millions. J'ai soufT..:rt Je mar1yre, acheva
Roly en laissant parailre sur son visa ge rayonnant
de. ~ anté
et dc jeunes e une expression de déses-
pOir.
- Tu l'oublieras, dis-je doucement.
- Parbleu oui 1 s'6cria-t-il. C'est ce que j'ai de
mieux à faire. Ah 1 où trouver jamais une Lille à
l'esprit sain et droit contente dc sun sort, qui soit
disposée à faire le bonh..:ur ,]un homme sans en
chercher si long.
- Peut-etre pas très loin, fis -je en souriant. Tu
ne sais donc rien yoir?
- Qui veux-tu dire r
- A veugll.: 1... a \'euglc 1
Je le regardai dans les yeux ... il rougit jusqu'aux
oreilles et je compris à qui il pensait.
- Tu crois qu'clic pense toujours à moi r
- J'en suis ccrtainl:. Sais-tu quel vœu ell..: a fait
Cét hiver"? Mon Dieu, il n'y a ~ui.
re que trois ou
quatre mois, à la Fontaine aux Souhaits r Celui de
devenir la femme de certain officier ...
Roland réOéchit profondément; enfin il dit d'un
ton sérieux:
- Les Ha~lings
n'onl presque pas de fortune ct il
y a tro!s enfants. Sais-tu ce qu'est la vie d'un ménag~
d'offiCier san~
argcnt ?
- S'ils s'aiment l'ull l'autre et sont heureux, ils
seront toujours <ISSel riches, répondis-je.
Mon frère me regarda avee étonne:mcnt; puis, il se
lev" ct parla d'autre cho$c. Dans Ic cours de la
soirée: il fut plusicllrs fois thstrait. Quand mi. rc lui
cl manda, à l'heure dll couchcr, cc qu'il ferait
d,:main:
�PHYLLIS
- J'irai parler à Hastings, dit-il sans hésiter. J'ai
une commission pour lui, de quelqu'un du régiment.
35 juillet.
La douce Jenny n'a pas fait en vain son vœu
d'amour à la Fontaine . Elle est si heureuse maintenant qu'elle ne peut croire à son bonheur.
- Phyllis, me dit-elle hier en m'embrassant,
- c'était le jour de leurs fiançailles - je souhaite le
retour de votre bonheur aussi ardemment que je
suis sûre d'être une heurc:use femme.
- Ah 1 ma chérie, murmurai-je en la serrant dans
mes bras, que Dieu vous entende; et moi, je souhaite
que votre bonheur à vous, soit à l'abri de tous les
orages.
- Sait-on jamais 1 dit-elle en soupirant.
Mais son regard brillant d'amour et de confiance
fixé SUl' Roly démentait son exclamation.
Mon frère, en garçon expéditif, a prié sa fiancée
de fixer leur mariage à une date rapprochée: au
mois d'octobre, par exemple, et Jenny, trouvant probablement qu'elle l'avait assez attendu, y a consenti
sans se faire prier.
Brighton, 12 août.
La décision du départ à la mer s'est prise si rapidement et le temps s'est trouvé si rempli avec nos
préparatifs de voyage et l'installation, que j'ai dû
délaiss er mon album depuis plus de quinze jours.
La famille Has tings devait, comme chaque année,
aller passer les mois d'août et de septembre à la
mer.
Les fiançailles de Jenny n'ont rien changé à ses
projets, sauf que mon frère fut invité à profiter des
derniers jours de I>on mois de permission pour les
accompagner.
Et ce bon Roly, me voyant si délaissée, n'a pas
voulu partir sans moi.
Mère a insisté aussi, car je refusais de toutes mes
forces, sen tant que ma tristesse n'était vraiment
pas faite pour aller avec l'entrain d'une bande
Joyeuse.
"Une promesse m'enleva mon seul regret.
- J'lrai à Stran gemore de temps à autre, me dit
mère, s'il ya la moindre apparence de son retour,
tu seras prévenue par ù6pêche.
Mais je n'ai accepté que pour un mois l'invitation
de nos amis. Je veux être de retour en septembre;
c'est le mois anniversaire de notre mariage et, s'il y
pense, peut-être ... peut-être que ... Je ne veux pas
me leurrer d'un esroir qui sera déçu.
�PHYLLIS
15 aotÎt.
Le rayonnement du bonheur de certaines personnes est tel qu'il met de la joie dans toute une
maison; c'est ce qui arrive ici dans la villa que les
Hastings ont louée en vue de la mer.
Roland loge Jans un hôtel voisin, mais, dès huit
heures du matin, sa forte voix retentit dans le hall,
et à minuit il faut absolument le mettre à la porte.
Pareil débordement d'amour heureux que je n'ai
jamais connu m'étonne et, par instants, m'attriste
encore plus.
Non point que le moindre sep.timent de jalousie
crfleure mon esprit, mais s'il est vrai, comme le dit
Dante, que le plus granJ tourment des damnés soit
le souvenir de leur bonhet r passé, je crois que je
fais (;n ce moment mon purgatoire sur terre.
lIier, dans l'aprt:s-midi, ils se croyaient seuls dans
le petit jardinet de la villa. Roly tenait la taille de sa
fiancéc, ils se parlaient cœur à cœur et souvent un
baiser achevait leurs phraseS.
Il y avait tant d'hr,rmonie dans leurs pas, leurs
gcs~e,
Ic.urs regards ét~ien
si empreints d'amour
vraI que le ne pus y temr .
Une uriITe me serra le cœur.
Malgi·é moi, la pensée dc ma situation désolée me
fit vCOlr les larmes aux yeux et je montai rapidement
à ma chambre pour y cacher mon chagrin.
Oh 1 Mark, mon mari, mon aimé, quand rcviendrez-vous?
17 août.
Ma santé devient meilleure tous les jours, bien que
le moral ne soit pas très brillant et qu'il suffise de
pre:;que rien pour bouleverser mon système nerveux.
lIier soir, les IIastings avaient invit!! des amis de
passage,lc;s de V~re
.. à dlner: J'aurais bien préf~
ne pas y C:tre, maIs Je pe~sal
q~e
me fai:e serv~
dans ma chambre compltqucralt le servll;e et le
m'attache, autant que pOSSIble, à ne pas mc singulariser. Je passai donc une robe du soir - J'ai
emporté une grande partie de celles que j'ai à Strangemore, - et me rendi;; au salon.
Pendant le repas, je tressaillis soudain en entendant prononcer mon nom.
M. de Vere disait:
- Nous avons beaucoup \·oyagé en Suisse et dans
la partie de la France qui avoisine la frontil:re.
JIilda, - il s'adressait à sa fernme,- n'était-ce pas à
Chamonix que nous nous arrèlames plusieurs Jours
en revenant sur Paris?
• Vous jugez de notre 6tonnement en rctrouvant
�186
PHYLLIS
là-bas l'un de vos compatriotes. J'avais entendu prononcer son nom par votre voisin, mon cousin
Henry de Vere ct, du reste, je le reconnus pour l'avoir
rencontré à Londres. Voyons, il s'appelle .. ,
• Ah! Carringtol1 1... C'est bien cela.
Au nom de mon mari - car ce ne pouvait être un
autre que lui - je devins mortellement pale. Tous
mes amis avaient les yeux fixé s sur moi.
Je me raidis, aus~
blanche que la nappe, et
essayai de [aire bonne figure, tandis que M. de Vere,
incon scient de l'~moi
qu'il provoquait, continuait:
- C'est, je crùis, un original, ce Mark Carrington,
on m'a conté à son sujet une hi stoire assez étrange.
Il avait,paralt-il, une jeunefemme charmante et ... Vous
êtes enrhumé, cher ami?
Ici, M. de Vere s'aperçut enfin des signaux que
lui faisait son Mt e,.il s'arrêta, balbutiant:
- Ah ! pardon 1
Et vite quelqu'un voulut parler d'au!re chose.
Mais je relevai la tête, les yeux brillants d'espoir,
je les fixai sur l'invité.
- Monsieur, dis-je, essayant d'assurer ma voix, à
'luelle époque avez-vous rencontré M. Carrington ...
mon mari?
Mrs. de Vere vint au secours de son époux qui,
pour le moment, restait muet d'étonnement et de
c:onsternation.
- C'était vers le 15 mai, madame, dit-elle. Du reste,
'10US ne lImes que l'apercevoir. Le lendemain matin,
M. Carrington avait quitté l'h6tel avant notre r~veiI.
- SaveZ-vous où il s'est dirigé ensuite?
. - Nous ne l'avons ras demandé, madame. Du
reste, beaucoup de voyageurs s'en vont sans donner
d'adresse.
- Merci. Je baissai les yeux sur mon assictte,
encore péniblement ébranlée et déçue.
Malgré toutes mes recherches et celles de mes
amis, Il reste introuvable 1
Mark, jusqu'à quand durera ce supplice?
Revenez, mon amour, ou, quand il vous plaira de
.If.>nir, vous me trouverez morte 1
22 août.
Aujourd'hui, aprl's une nuit cruclle d'insomnie,
j'éprouvai un be soin intense de grand air.
Je sortis l'.ar. la peti e porte dù. jard.lIlct, afin d'évi(cr une soclt!le quel conque, et J'allaI errer au bord
de la mer.
A certains jouri> où ma peine e t plu::; poignante,
j'alllle sa mélancolie proCollde.
l-'lus loin, beaucoup l,lus loin que la plage cncom-
�PHYLLIS
brée de baigneurs éléga nts, se trouve une hautl"
falaise de sable et rochers, recouverts d'une herbl
rare; elle se termine en précipice à pic sur l'océan
Arrivée là, je m'assieds ct, d'autres fois, achevan\
de gravir la côte, lorsque je suis au sommet, je con·
temple l'Infini et m'amuse à compter les vagues qui
vil!nnent mou rir sur la grL ,e, au-dessous de moi.
Assise dans cet endroit so li taire, je m'abandonne
à mes rêveries, et je puis gémir ou pleurer à mon
aise.
Quel peu de temps écoulé depuis celui où j('
n'étais qu'une enfant au cœur gai et léger 1
Je sens maintenant, par la force du contraste
combien j'étais heureuse .
.Tc ne savais pas, alors, ce que c'était qu'un cha (
f:!rin, un soupçon de jalousie, une amertume ou un
cette sensation plus pénible que
afTront. J'ign~ras
toutes : la solitude 1
o tri stes jours 1 et nuits plus tristes encore quand
l'oubli du sommeil qui serait le bienvenu ne peut me
venir en aide 1
L'autre soir, en revenant de la falaise, je suis
entrée à l'église. J'ai pu prier longtemps. Réconfortée, mais non consolée, je suis revenue les yeux
secs, ct dans la soirée j'ai réussi à rire comme les
autres.
SU/J/lIlel'leas,
1 er
septembre.
J'ai été heureuse quand méme de revoir mon cher
nid.
Apr1:s l'agitation de la plaAe mondaine, c'est un
doux repos qUl! la solitude des champs ou des bois.
D1:s le lendemain de mon arrivée, je suis accourue.:
à Strangemore, le cœur palpitant d'apprendre du
nouveau.
Non, rien ... toujours rien 1
Je n~e
suis remise de bon cœur à la tâche que
j'aime: celle de veiller de mon mieux sur nos propriétés en l'absence de mon mari.
Depuis mon absence et celle de Mark, les mauvais
bruits qu'avait suscités la présence de l'Ame-ricainc
se sont éteints d'eux-mêmes j tout le monde me Ruit
quand je passe, d'un regard sympathique.
'
10
septembre.
L'arrivée de ma sœur ct de son mari a amené à
Summerleas un grand mouvement de visites qui me
fatiF:ucnt, aussi je les esquive autant que cela sc
peut.
Dora qu'une précieuse espérance parc d'une grâce
nouvcll'o, est aussi jolie !linon plus qu'autrefois.
�188
PHYLLIS
A demi allongée sur la bergère dans des poses
alanguies, environnée de coussins, elle reçoit ses
visites et babille gentiment, comme il convient à une
jeune baronne, avec des manières pleines de distinction.
Dimanche dernier, dans le milieu de la journée, on
annonça lord et lady Chandos.
Je bondis du coio où je m'étais cachée volontairement et j'allai me jeter au cou de mon amie.
Quel tendre baiser elle me rendit!
Aussitôt que ce fut possible, je l'entrainai dans
ma chambre pour une longue causene.
Tous mes souvenirs me revinrent à mesure que je
parlais, ils rouvrirent la source de mes larmes,
mais la chaude sympathie que me témoigna Lilian
adoucit leur amertume.
- Et vom, ma chérie, demandai-je, êtes-vous
heureuse?
Elle rougit ... je vis qu'elle allait parler et n'osait le
raire.
- Parlez, Lilian, dites? Je n'ai pas l'esprit assez
mesquin pour être jalouse du bonheur des autres ...
'-:t, du reste, ajoutai-je avec un sourire triste, pensant
à mon {l'ère et à ma sœur, n'y suiS-Je pas habituée;
Je ne vois que des gens heureux autour de moi.
Dites, petite amie? Est-il bon avec vous? Avez-vous
trouvé le bonheur gue vous méritez tous deux?
- C'est le parfait bonheur, Phyllis 1 dit la petite
mariée en laissant la joie rayonner dans ses beaux
yeux .
. - Et lui, que dit-il?
- Il dit, répondit-elle en riant, que si je l'ai fait
attendre si longtemps, c'était afin que la récompense
soil meilleure. Oui, nous sommes bien heureux,
mais si vous voulez être ratiente, Phyllis, et ne pas
user ces jolis yeux à pleurer, vous aussi sere;: récomr-:-nsée. Il ne raut pas que Mark vous retrouve
maigre et laide à laire peur, car il reviendra et
bientat, j'en ai l'intime conviction.
Aprt!s avoir parlé de choses el d'autres, Cl de
beaucoup de gens que nous connaissons:
- Avez-vous entendu rerarler de laLly Dlanche?
- Non ... Seigneur, je n'en avais pas la moinLlre
envie, mais quehtu'un m'a dit que sir Garly1c ... Oh 1
Ilt Lilian en me voyant changer de couleur, qu'y
a-t-il?
- Rien, continuez. Vous disiez que sir Garlylc ?
:- Alla}t partir ou était parti pour l'Amérique:.Je
!tl! s,JUhaltc un b(1n vc)yage 1 Vrallllent, notre sOClCté
n'y rerdra !ru'·rc l
'
Je ne répnndis rien, mais je me demandai in pelto,
�PHYLLIS
si, d'après le conseil que je lui avais donné, il ne
suivail pas le sillage de certaine Américaine?
Eh blen, bon voyage 1 comme dit Lilian.
:J 8
septembre au soir.
Cette journée m6morable, anniver::.aire de mon
mariage, m'a laissé des impre~son
si confuses que
je ne saurais m'y d6brouillcr pour les fixer 'ur mon
album une dernii:re fois, si je ne commence par le
commencement.
Donc, ttant allée cc matin à Strangemore au trot
dt: mes poneys, j'en re\'ins vers midi assez faliguée.
Ma tête tournait un peu et surtout mon cccur me
faisait mal, car, au jour de notre anniversaire,
j'avais espéré peut-être un mot, un rappel de lui ...
Et il n'ya\'ait rien 1
- P:-'yllis, tu n'cs pas bien, me dit mère en sortant de table, veux-tu alkr te reposer su~
Ion lit?
- Non, merci. J'ai mal à la tête. Je vais sortir, je
crois que cela me fera du bien.
- Ah 1 s'écria Billy en saulant sur sa casquette,
jl.: vais avl.:c toi, Phyl. Nous irons voir si les nOisettes
sont müre:s dans le bois de Strangemore 1 Tu te rappelles ...
- Billy 1 cria maman, tais-loi.
J'étais dl.:venue toute blanche et je .crus dHaillir.
Je fis un geste pour écarter Billy et di~
d'une voix
qui me sembla résonner étrangement:
- Non .•Je n'irai l'as avec 101. J'irai seule.
Mi:re et Billy - mes deu.· Wandes ampurs après
• lui" - me régarùi:rent partir Je la porte, p~ti!
silhouette mince, triste ct noire.
J'uyab choisi en m'habillallt une robe noire en
sianc de deuil.
'Cc jelur de septembre était le rlus doux qu'on
puisse r(;ver. Je traversai nos bois san::. presque v
Ider un re{-iard. J'étais press{;c tl'arriver lIeyant CCI:Iain noisetl(!r que je savais rcconnallrc tntrc tous!
N'était-cc point là, perchée dans ccl arbre, que
Mark avait Irouv6 son enfant, sa petite fille, cumme
il lui rlai~t
de m'appeler?
.
Ayant trouv~
la place, le m'uccupal assez lun:.;temps à me faire un lit de feuilles s~che.
J'en ramassai ct en apporlai une grande quantité pour arri\cr à mt! faire une couche conf(lrlable.
Le mal dc t(;!e dont je soufrai~
depuis le malin
avait empiré du fait tll.: la chale.ur,,il me lard,ut de
m'6tendrc à l'ombre de mon nOls (II!!' pour y cherdll'r le sommeil.
.
Une "rande paix ct une douce fr:lichl'llr r~gnaic\
'nus les al bres touffu:;. Aucun autre bruit que Cdlli
�· 19°
PHYLLIS
de la rivière qui bondissait plus loin sur les cailloux
où clapotait le long de ses nves.
Ou encore le frémissement des feu illes et le froufrou de soie des ailes de lib ellules et de papillons.
Ce coin délicieux était fait à plaisir pour procurer
l'apais ement à toute créature humaine.
Hélas! il n'en pouvait être ainsi pour mon pauvre
cœurl
A peine mes paupières se furent-elles fermées
que la pensée de nos heureux jours d'autrefois me
revint, passant dans mon esprit comme une vision
radieuse, puis, aussitôt, ce fut le contraste des der.
niers mois, toute la succession des jours tern es ct
sombres où ma vie de femme heureu se s'est effondrée comme en un trou sans fond.
J'avais tant espéré un mot de lui ce matin L .. Mon
cœur battait à se rompre quand j'ai franchi la grille
de Strangemore et je m'attendais presque à le revoir
debout sur le seuil, m'attendant avec son bon sourire de jadis .
Et puis rien 1. .. Pourtant, il n'avait pu oublier l'anniversaire de ce jour.
En quelque endroit perdu de la terre qU'il fût en
ce moment, le souvenir de cc temps délicIeux devait
le hanter.
Markl Marck chéri 1 Quel horrible sorl nous séparaIt 1 Les années pas seraient-elles ainsi, sans que
je vous revoie, mon cher amour'?
Etiez-vous enterré dans une Thébalde, pleurant
toujours votre femme qui vous aime et vous tendait
les bras 1
Dans dix ans, pensai-je, si mon supplice doit
durer cette éternité, je serai presque une vieille
f.::mme, la douleur aura f1étri mon visage et blanchi
mes cheveux ... Vous ne me reconnallrez plus 1
Oh 1 être près de vous au jourd'hui comme il y a un
an, sous vos regards caressants, et rentrer la main
dans la main dans notre ch~re
demeure, l'lin à
l'autre pour toujours 1 Cela, c'était le rêve ... l\lals
quelle atroce rl:alité 1
Pour la centi::me foi s, peut-êlre, quand j'étais sûre
de ne pas êlre épiée, je sorlis de mon corsage où je
la porlais sans cesse la derni ère letlre de mon mari.
Et, comme d'habitude, je la couvris de larmes et
de baisers. Lui aussi il soufTrait, il m'appelait, sans
cloute. La pensée de sa douleur ajoutée à la mienne
me déscp~ra
davantage encore.
Je pleurai lon gtemps jusqu'à cc qu'enfin le sommeil ct la chaleur vinssent m'apporter l'oubli de
tout.
Je m'endormis la joue appuyée au papièr Iremp0
1
�.ldYLLIS
J91
de mes pleurs et tombai dans un complet an~tis
sement.
Vers la fin de mon somme qui fut long. car le
soleil commençait à descendre quand je me réveillai,
je crus faire un songe singulier.
Un homme m'apparaissait de loin dont les traits
étaient environnés d'une brume si épaisse qu'il ne
m'~tai
pas possible de les distinguer. Cependant sa
tournure, sa démarche, ne m'étaient pas IOconnues.
Il se rapprochait lentement dans ma direction et peu
à peu son visage se précisait. IIaletante d'émotion, je
le regardais venir, il fit soudain un mouvement
brusque qui le mi! à genoux devant moi, je crus
~cntir
une main très douce toucher mon front, mes
chcyeux, je m'agitai dans mon sommeil, murmurant:
- Mark 1Mark 1
Et en ouvrant les yeux, je vis l'homme de mon
rève, celui dont je venais de prononcer le nom,
debout à quelques pas de moi.
Les bras crols~,
adossé à un arbre, il me regardait de ses yeux profonds, si tristes que mon cœur
en fut pénétré .
.Je me levai les bras étendus en courant à lui.
- Mark 1 c'est vous 1 Ne me reconnaissez-vous
pas?
Et je ml; mis à pleurer convulsivement, appuyée à
son épaule. Il releva lentement mon visage pour
l'exposer à la lumière qui filtrait d'en haut au travers des feuilles.
- Ainsi, je vous retrouve ici, dit-il d'une "oi.
changée, cl vous nc me fuyez pas.
- Oh J Mark J Si j'avais su J Si j'avais compris
comme vous m'aimiell Mais vous êtes ici, près de
moi, vous ne partirez plus. Oh 1 dites, dites que
vous ne partirez plus?
- Il faudrait, pour cela, que je fusse bien sùr que
vous m'aimez un peu.
Jt! lui emprisonnai le cou de mes deux bras.
- Mark, je vous aime ... Je vous aime de toute mon
àmc. Oh 1 croyez-lc, mai ntenant. J'ai tant souffert!
- Et moi 1 fit-il d'un ton sourd .
Il plongea son regard dans mes yeux pour lire
ju"qll'au Jond de mon C(Cur.
- C'esl elle c'est bien clic, dil-il lentement,
comme s'il ne l;ouvait y croire ... Voi!à ses yeux que
j'aime, voilà ses eheveux e~ ses pe,tl~
boucles, ct
III qu'au sigM brl~
au c()m Jc 1 urellle ... elle a
pleuré ... comIne mol. .
..
«Phylli 1 oh 1 Ph}:1I~,
~'écna-tIl
tout li coup, en
me serrant contre lUI. Nous ne nous 'éparerons plu ..
iamais, dites, c'est trop affrcuxl
�PHYLLIS
Pendant un temps assez long, les libe1u~,
les
papillons et les fauvettes s'en donnèrent à cœur
Joie autour de nous; nous ne parlions plus: je crois
que les grands bonheurs comme les grandes douleurs sont muets.
Une immense joie, une quiétude parfaite nous
avaient complHement envahis l'un et l'autre. Des
paroles eussent été insuffisantes pour exprimer
tout cela.
- Rentrons, lui dis-je enfin, ils seront si heureux
là-bas.
Nous commençâmes à marcher lentement sous
les arbres. Tl me tenait serrée dans son bras comme
s'il eût ét l ~ décidé à ne plus me lacher.
Au moment de q uilter l'allée des noisetiers, nous
nous retournames d'un commun accord.
Il me dit à voix basse, bien que nous fussions
seuls:
- Il faudra revenir ici de temps en temps et si
jamais nous sentions notre amour en danger ...
- Alors, ce sera jamais, lui dis-je en riant; nous
aurons assez de confiance désormais pour tout nous
dire.
- Je ferai élever un petit kiosque à cet endroit
en souvenir, dit-il d'un air rêveur. J'ai trouvé mon
bonheur, un jour, sous un noisetier, ct je l'y ai
retrouvé aujourd'hui alors que je désespé.rais ...
Phyllis, plus lard, nous y conduirons nos eMants.
Je me lUS. Mais j'appuyai ma joue rougissante
sur son cœur et le baiser que je lui donnaI fut la
meilleure réponse.
FIN
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Title
A name given to the resource
Collection Stella
Relation
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Description
An account of the resource
La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
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Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
Phyllis
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Pujo, Alice (1869-1953)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1922?]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
192 p.
18 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Collection Stella ; 65
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_65_C92577_1109770
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
A related resource
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