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COLLECTION FAMA
94, Rue d'Al ésia
PARIS
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LA COLLECTION
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BIBLIOTHÈQUE RÊVÉE DE LA FEMME ET DE LA
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JEUNE FILLE PAR LE CHOIX DE SES AUTEURS
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Chaque J e udi , un volume nouveau, e n vent e p OI·tout:
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1. Ir. 5 0
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L' Éloge de la COLLECT iON FAMA n'es t pic s Il faire: ell e est
connue de ~o u s ceu" et ce ll es qui aim ent à se distr airt> d 'un e m anière
hon nête, et ils sont légion . Sa présentation élégante et son format
prati que au tant que le charmt' capt ivant de ses romans expliquent
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son s l cè~
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PATRON
P ARAIT
JOURNAL
TOUS
.... e NlIlDé .·o:
LES
1.
MOIS
franc
Les r. uméros de Mar s et Septembre :
5
fran cs
( Ces d eu x num é ro s, très imp o r ta n ts, do n n en t
Io ules les nouveau lés d e d é bul de s aison)
.
TARIF
""" '"'1"'1""1,," 1\
D ES
ABONNEMENTS
Un an : 20 Fr.
Francv et Colonies
Étranger ( Ta r if réduit)
Étranger (A utres p ays)
P1<. IMES
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ABONN É ES
Cltaq ue n u m é r o d e P at r on Journal
Il
est rembourlJé
CONCOUR S - PRIMES
p e rm a ne nt
24.000 fr . d e P R I X par AN
V o io' d a n s P ATRO N
1
JOURNAL l e règ l e m e n t .
Sociéle D,Edilio ns P ublica ti ons et Indus ' ries An nexes
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�LES BARREAUX D'OR DE MA.CAGE
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MARCEL PRIOLLET
QUATRE CŒURS SUR
LES ROUTES DE L'AMOUR
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LES BARREAUX D'OR
DE MA CAGE
ROMAN INtDIT
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soci~TÉ
D'ÉDITIONS,
PUBLICATIONS ET INDUSTRIES Ar\NEXES
(ANCI LA MODE NATIONALE)
94. Rue d'Alésia, 94 -
PARIS (Xive)
��LES BARREAUX D'OR
DE MA CAGE
CHAPITRE PREMIER
LES DEUX AMIS
- Vois-tu, petit, aussi vrai que je m'appelle César
LouIT. .. l'humanité se divise en deux catégories :
1
d'une part, les artistes, les vrais...
, Et celui qui parlait se frappa modestement la poi~
trine, comme pour bien préciser dans quelle catégorie
on devait le ranger. Puis il poursuivit d'une voix de
~M:
\
- ... et, d'autre part, la racaille ... les idiots ... les
rien du tout! Ceux qui n'ont dans les veines que du
jus de navet. Tiens !. .. comme ce petit vieux qui passe,
avec sa tête de rat!
,
Le personnag? désigné :.d'une .façon aussi cavalière
eut un mouvement d'indignation bien compréhensible. Mais les protestations véhémentes qui se pres J
saient sur ses lèvres se tarirent brusquement à la vue
de l'orateur.
Un mètre quatre-ving-dix, des épaules de portefaix
qui faisaient craquer sa vareuse, des poings de boxeur,
un visage barbu et farouche di~smulant
l'âme la plus
débonnaire, tel étai~
César LouIT, sorti quelque dixhuit ans auparavant de l'École des Beaux-Arts av.eo
le~
promessos du plus bel.avenir, maia dont les oxcen-'
tnCltés d'un tomp6rament fantaisisto, ainsi qu'une
�6
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
paresse invétérée, avaient fait, vers la quarantaine,
un raté ou quelque chose d'app rochant.
- Va-t'en ... aiTreuxl cria-t-il en brandissant un
index vengeur vers le petit vieux, qui s'enf'llÏt épouvanté.
- Va-t'en 1... Tu déshonores le plus beau paysage du
monde 1
Et, d'un geste large, il désignait la Seine, coulant
au pied du parapet, telle une gigant.esque couleuvre,
111e Saint-Louis et les tOUI'b de 1 otre-Dame, où le crépuscule d'un beau jour d'octobre allumait un poudroiement d'or.
- Un décor comme celui-là, mugit César ~oiT,
c'est fait pour les artistes ... pas pour tous ces ldO~B
qui ont du sirop de gomme dans les veines. Si j'étalS
dictateur, je ferais fusiller tous ceux qui ne savent
pas peindre ... Qu'en dis-tu, petit?
Cette ~erniê
question, accompagnée d'une bourrade amIcale, capable d'assommer un bœuf, fit sursauter le compagnon de César un très beau garçon
de vingt-quatre à vingt-cinq an~,
au (in visage entièrerament rasé, éclairé par des yeux magniflques.
- Hein! ... quoi? murmura-t-il en fixant sur son
ami le regard d'un homme réveillé' en sursaut.
- Ma parole ... tu ne m'écoutais paB 1 Toujours
dans 108 nuages 1 A quoi penses-tu? Est-co que, par
ha~rd,
tu aurais des peines de cœur?
Le jeuno homme secoua la tête, tandis qu'un sourire mélancolique glissait Bur Bes lèvres.
- Des ennuis d'argent, alors? reprit César.
Pas de réponse; mais il suffisait de regarder le personnage pour comprendre qu'il ne se trouvait pas dans
une situation des plus prospères. Ses vôtomon'l.s étaient
do bonne coupe, mais ils manquai nt de fratchcur. Et
ses souliers ne devaient paB en être à leur premier
ressomelage.
Bah! conclut César avec un hausBoment
�LES BMlREAU"X n'OR DE MA CAGZ
7
d'épaùl es insouoi ant. Tu devrais en avoir l'habitu de.
depuis le temps ...
s , avant de
Œ Tous les grands artistes ont été pàu'Tre
Raphaë l,
nge;
devenir riches et glorieux : ,Michel-A
1
Le Titien ... moi
TI jeta sur sonoompagnon un ooupd' œil où il y avait
de l'indulgence et ùn peu de sévérité, en même Mmps.
- Toi aussi, tu as du talent, petit... Mais tu ne
travailles pas assez 1 Travai llel C'est le seorot de la
vérité l
- Je te conseille de parler! Est-oe que tu travailles, toi?
- Moi, c'est différent••• J'ai trop de talent 1 J'ai
trop de talent! J'ai une nature trop riche, un sang
trop généreux, des idées trop personnelles. Ça
elTraye les gens. Mais toi, tu as un gentil petit talent
moyen, quelque chose d'honn ête, de disting ué, qui
devrait plaire aux jurys do peintur e.
pinoeau; ta palette , ..•
(! Allons! courag e 1 Prends ton
Tonher re 1 Regarde!
Paris
de
coin
ce
moi
et brossemoi un peu ça .. • cotte couleur de cicl, ce crépusl~
pourpre et doré, ce velouté des nuages ... Ah 1 SI
jeme serais déjà. mis à l' couvre 1
j'avais moins de talen~
ment le jeune hommo. Tu
pensive
dit
- C'est vrai,
Ils raison .. . C'est peut-êt re le plus beau coin de Paris 1
- Chaque coin de Paris est le plus beau coin de
Paris 1 proféra sentenc ieusem ent le colosse .
Et, changeartt de ton:
- Dis donc, tu n'aurais pas uno oigarette à me
,
prêter, petit?
Le « peLit » prit dans sa poohe urt paquet entamé
ot 10 tendit à COSIH, qui se servit généreu sement .
- Meroil Uno allumoLte, maintenant ... Je garde la
boite si ça ne t a rRit rien? Bon 1 Tu es genLil.
mots
« Passe-moi dono ton journal. Je ferai les
r.
coucho
me
do
oroisos tout ù l'heure avant
Et César LouiT, ayant empoch6 les allumetLes st le
�8
LES BAR REA UX D'OR DE
M!\. CAGE
journal, glissa familièrement le bras
sous celui de son
compagnon.
,
_ Tu es un bon peti t ... Mais il y
a des jours où le
me demande ce que tu aurais fait
si tu ne m'avais pas
rencontré! Tu es la plante fragile,
et moi, je suis le
tute ur!
Il Tu es un enfa nt
.. , Moi, je suis un homme... et
quel homme!
u Ce n'es t pas du sang que
j'ai dans les veines, c'est
de la lave ... c'est du salpêtre! Ah!
oui, tu as eu de la
veine de me rencontrer .. .
u Dis donc ... à propos ... Fig
ure -toi
gêné, en ce moment ... Encore plus: je suis un peu
doute. Alors, tu ne pourrais pas me que toi, s,ans
de dix francs? Je te les rendrais un prê ter une pièce
jour... ou l'au tre,
avec le reste ...
Le jeune homme étai t devenu très
rouge. Mac~in
lement il tâta it à travers l'étoffe min
ce de son gilet le
disque d'une pièce de quarante sous
... tout e sa rotun~!
, - ~onsir,
vieux 1 fit-il précipitamment, co~me
s'.l1
n avaIt pas entendu. Je dîne en ville
, et je SUIS déjà
en retard.
Il serra la main du colosse et s'en
Cuit comme un
voleur.
César LouIT le suivit un inst ant du
soupira sans aigreur, maia avec une regard, puis il
sorte de stupéfaction attr isté e:
- Dire que ça s'appelle Richard de
Valsery, que ça
possède une couronne de comte et
que ça n'a pas seulem ent dix francs à prê ter à un ami
\...
Et, aya nt enflammé une des eigarett Ah! mis ère! .
au moyen d'une allumette qui ne lui es de son ami,
coûtait pas cher,
il s'éloigna lentement, en quête d'un
e bonne âme qui
voulû.t bien résoudre pour lui le prob
lème angoissant
du dlner.
Cependant, Richard de Valsery sc
h5.tait vers la
plus proche station de métro.
�LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
9
Une grande tristesse lui serrait·la gorge, mêlée d'un
peu de honte. Jamais les cœurs généreux ne sentent
plus cruellement la gêne que quand elle les emp êche
de secourir autrui. Tout à l'heure, quand César LouiT
lui avait demandé de lui prêter dix francs, R.ichard
avait failli tout lui avouer.
L'orgueil l'en avait empêché, un orgueil stupide. Et
il avait préféré s'en aller en feignant de n'avoir rien
entendu, au risque de passer pour un égoïste.
Richard soupira. Il mesurait la diITérence qui sépare la mis ère de la pauvret é...
La pauvreté, il la connaissait depuis la mort de son
père, survenue dix-huit mois plus t ôt. Dépouillé de sa
fortune par des spéculations malheureuses, le comte
Alban de Valsery avait laissé quatre enfants : trois
filles et un fils, que sa ruine livrait sans défense aux
dangers de la vie... (1).
Alors qu'il était riche, le jeune homme avait déjà
senti l'appel de la vocation: il aimait la peinture, et
Son père lui avait fait donner des leçons, sans penser,
qu'un jour Richard pût trouver un gagne-pain dans ce
qu'il considérait alors comme un art d'agrément.
A la mort du comte, Richard, après s'être débrouillé tant bien que mal durant 'Iuelquesmois, bénéficia d'un coup de chance inesp 6ré : un éditeur, auquel
des amis l'avaient recommandé, préparait la publication
d'un livre sur l'Italie, et il cherchait un illustrateur .
. Les croquis de Richard lui plurent, et le contrat fut
SIgné séance tenante. Aux termes de cet accord, l'éditeur payait à Richard les frais de son séjour en Italie
et s'engageait ft lui verser une somme appréciable,
lorsque le jeune peintre, à flon retour, lui reme ttrait
les dessins commar.dés.
(1) Les histoires respectives des trois filles du comle de Valsery
ont é t ~ contées dans les romans de la Collection Fama inti tulés :
LA CUAMDRE ou L'ON N'EHTRE PLUS (nO 395), J 'A IM E ET J'A CCUsa
(DO
399)
et D 'ENTRE 1.ES PAGES D'UN IIlISSE 1. (nO
'>03),
�10
LES BA1\l\KAUX
n'on
DE MA CAOll
Richard passa plusieurs mois en Italie, et l'o.trn~
sphère de oette terre privilégiéé agit sur son talent,
comme le soleil sur une fleur naissante: elle le Cortifia
et l'épanouit.
Quand Riohard . de Valsery revint il. Paris~
il pOssédait une sûreté de métier et des oonhàissano9s
techniques qui, jointes à ses dons natUl'els, lui permettraient de prétendre, ~
pour peu que la chance
s'en mêlât un peu, - au plus enviable avenir.
Pour compléter son éducation teohnique, il entra
à l'École des Beaux-Arts. Là, il ne tarda pas à être
remarqué da son proCesseur, Lucien Sermange, un des
plus illustres peintres de l'époque et, de surcroit, un brave
homme, toujours prêt à rendre service et à encourager
les jeunes vooations qu'il découvrait auttlUr do lui.
Sermange, pressentant que Richard de Valsery deviendrait plus tard un artiste dans toute la force du
II1ot, ne lui ménageait ni les ElllOOuragements, ni les
conseils.
Outre l'enseignement qù'il lui donnait à l'écolo, il
faisait venir Richarù dans son atelier et, longuement,
tel un père ù son fils, il s'eITorçait do hii Iivrcr les
secrets de son art.
- C'est ainsi que Richard devint bientôt un Camilier
du maitre.
Co dernier l'appréciait non seulement pour son
talent, mais aussi pour son éducation, ses manières de
parfait gentilhommo, qui <lontras taient avoc les allures
parfoie un peu déhraillées do ses autres élèves.
Mis au courant de la situatio!1 ditTiiJil e de Riohard,
il s'ingéniait d6lioatement à lui venir an aide, sans
heurter sa suscoplibilit6.
Il lui procUt'ai~
des leçons et l'invitait fréquemment
à déjeuner et à dlner, ce qui était encore une façon
disorète de l'aBsiflter.
Cependant la situation de Rir;hnrd n'était rièl1
moins què prô<;père.
�LES BARREAUX D'OR DE MA CAGÉ
11
La publication du livre illustré par lui n'avait pas
eu grand retentissement, dans les milieux artistiques. C'était un ouvrage documentaire; ce n'était
pas un de ces livres de luxe que recherchent les bibliophiles et qui mettent en vedette l'artiste qui les
illustre.
Richard en éprouva une vive déception. Naïf comme
beaucoup de débutants et fort enclin à prendre ses
désirs pour des réalités, il avait cru qu'il serait céltibre
du jour au lendemain. Sa déception, au lieu de le stimuler, le déoouragea.
Il n'y a que les forts qui trouvent dans la défaite
une raison de se battre encore. u Je n'ai pas besoin
d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer 1 » disait Guillaume le Taciturne ...
Richard ne possédait" point, à beauooup près,
l'énergie de ce grand soldat. Sans doute, ne manquait-il
pas de courage j mais il avait quelque peine à s'astreindre au rude effort que nécessite l'achèvement
d'une œuvre d'art.
. Aussi prompt à se décourager qu'à s'enthousiasmer,
11 passait sans cesse d'un projet à un autre, abandon·
nant brusquement le tableau commencé pour en
ébaucherunsecond, qu'il délaissaitbientâtau profit d'un
troisième, lequel demeurait toujour à l'état d'esquisse.
Ambitieux mais indolent, il se complaisait en des
rêveries stériles. Il so représentait son avenir sous les
couleurs les plus brillantas, mais il répugnait à entreprendre la tâche matérielle qui eût assuré aon présent .
. Et voilà pourquoi, en dépit de toutes ses qualitéa, il
r~squait
bien de végéter longtemps, avant d'arriver ...
al mêmo il arrivait jamais 1
Luoien Sermange le gourmandait souvent: « Un peu
de courage, que diable 1 Dans la vio, on n'a rien si
on ne se donno pas la peine de le gagner 1 »
Hichard acquiesçait et prenait les plus bolles résolutions du monde. Sitôt rentré chez lui, il jetait sur
�~2
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
ta toile les premiers éléments d'un grand tableau, qu'oD,
lui achèterait son poids de billets de banque ..• Et, dès
le lendemain, il rangeait la toile contre le mur et n'y
pensait plus.
A ce métier-là, on ne s'enrichit guère et, sans les
leçons que lui procurait son maître, Richard aur~t
couru grand risque de mourir de faim, car il étalt
beaucoup trop fier pour faire appel à ses sœurs et
solliciter d'elles un secours. '
Après avoir épuisé l'argent reçu de l'éditeur, Richard
s'était vu contraint à donner congé de l'atelier élégaD;t
qu'il avait loué dans le quartier Montparnasse, et il
s'était installé rue 5aint-André-des-Arts, dans une
petite chambre au sixième étage d'un vieil immeuble
tout enfumé.
- C'ent là qu'il avait fait la connaissance de César
LouIT, son voisin de palier.
Bohème incorrigible, - qui mêlait aux extravagances
d'un rapin déchaîné beaucoup plus d'astuce qu'on n'en
eût attendu de sa formidable et tonitruante personne,
--; et t.ouj
, our~
en qu ê ~e d'une pièce de cent sous o~
dune IIlvltatlOn à déjeuner, César n'avait pas tarde
à s'attacher à son voisin.
Sous prétexte de le protéger, il lui empruntait s a~ s
scrupule son tabac et ses allumettes et ne manquaü
jamais une occa8is1\ de « taper » Rich ard, quand ce
dernier était en fonds. Tout cela sans la moindre
méchanceté et même, pourrait-on dire sans caloul.
lui aussi, un chimérique j il croyai~
' . César Louff é ~it,.
SIncèrement qu un Jour - ou l'autre _ la Fortune lUI
sourirait.
« Ce jour-là, disait-il à Richard, je t e rendrai au
centuple tout ce que tu m'as prêLé. Va, petit ... ne
crains rien: c'est comme si tu meLtais t es sous à la
Caisse d'épargne... Tu {ais un placement de père de
famille! »
En a LLendanL, nos deux ami s ne mangeai ent pas t n 1. .~
�LES BARREAUX D' OR DE MA CAGE
13
les jours à leur faim. Bien souvent, ils déjeunaient
d'un croissant trempé dans un café crème et dinaient
de bière et de charcuterie, dans quelque infâme gargote, sur une table graisseuse dépourvue de nappe.
Le colosse s'en consolait assez bien, 'màis Richard
de Valsery soufTrait de cette déchéance: la pauvreté
n'est jamais agréable, mais elle est plus dure encore
quand elle contraste avec l'aisance passée.
Quand son père vivait, Richard connaissait toutes les
joies du luxe. A présent, il lui fallait regarder à deux
fois avant de remplacer une paire de souliers hors
d'usage. Mais la privation du superOu lui était plus
pénible encore que l'absence du nécessaire, ..
Ce soir-là, nous l'avons vu, il lui restait tout juste
quarante sous en poche, en attendant de toucher les
trente francs que lui donnerait le lendemain M. PetitDurand, un fonctionnaire qui, sur la recommandation
de Lucien Sermange, lui confiait trois fois par semaine
son fils Clodomir, afin que Richard enseignât à cet
adolescent les premiers rudiments du dessin.
Tâohe ingrate s'il en fut jamais; car Clodomir PetitDurand mettait une mauvaise volonté remarquable à
s'assimiler les notions des plans et des valeurs. Et il
ne fallait rien moins qu'une patience angélique pOUl'
s'obstiner à faire entrer quelque notion d'art dans cette
caboche rebelle . .
Mais la leçon n'aurait lieu que 10 lendemain à trois
heures, et, d'ici là, il fallait faire face à toutes les
dépenses, av-ec en tout et pour tout un capital de deux
francs 1
Sans doute Richard aUI'aiL-il pu obtenir sans peine
crédit auprès de quelques fourni sseurs du quartier;
mais il y répugnait ... Heureusement, il dînait ce soir-là
chez Lucien Sermange, ce qui supprimait pour lui le
problème culinaire, '.
Mais, avec le prix des deux tickets de métl'o qu'illuÎ
faudrait prendre pour aller chez le peintre et pOUl' en
�14
LES BARREA UX D'OR, DE MA CAGE
revenir, Richar d ne se trouver ait plus en possession
que d'une somme de soixanta centimes, ce qui vraime nt
était peu de chose ...
_ Je rentrer ai à pied 1 soupira,t-il.
L'idée lui vint. que, par surcroit d'économie, il
pourra it bien y aller égalem ent à pied. D'un geste
machinal, il fouilla dans son gousset pour y prendre sa
montre. L'absence de cet objet lui rappela que l'avant veille, étant démuni de pécule, il avait dû engager
l'objet au Crédit municipal.
Richard se trouva it à ce momen t dans la rue Da.uphine. Une boutique d'horlogerie attira ses regards.
Mais, dans la glace qui ornait la devant ure, le pauvre
garçon se vit avec son complet usé jusqu'à la corde,
son chapeau défralchi ... Et il pressa le pas sans plus
songer à regarde r l'heure...
Vingt minutes plus tard, le métro le déposa it fi. la
station Faisanderie, où Lucien Sermange occupa it un
petit hôtel 0. l'aménagement duquel il avait donné
tous ses soins.
En pénétra nt dans le hall de pi~re
blanch~
où
d'admirables tapisseries recouv raient les murallles,
Richard de Valsery éprouva une impression analogue à
celle qu'un pauvre diable, mouran t de faim, peut ressentir à l'entrée d'une boulangerie.
Non pas qu'il fût jaloux, ni envieux, mais la vue ~e
ce luxe contrastant avec sa gône le grisait, lui ~auslt
une sorte de malaise. Les jambes molles, il gravIt, à la
suite d'un majestueux valet do chambre, l'escalie r quo
jalonna:ent des tableau x de maltres .
Comme il arrivai t au palier du premie r étage, une
porte s'ouvrit, et une voix oordiale se fit entend re, au
fond du oouloir.
- Hé 1 voici mon élôve préféré 1Salut t).la jeunesse 1
Je suis dans l'atelier ... Venez, mon oher Valsery , vous
oonnaissez le chemin.
L'atelie r était une pièce immense, prenan t jour sur la
�Lf;S llARREAUX D'On DE MA CAGE
15
rue, par une grande verrière qui occu pait toute la. façade.
Aux murs, on voyait des portraits, des paysages,
des natures-mortes où l'onretrouvait la même élégance,
la même vigueur, la même science du coloris, la même
poésie, transparaissa'n t jusque dans les détails les ph~s
familiers, - en un mot tout ce qui caractérisait l'art de
Lucien Sermange, un des plus grands artistes de son
temps.
A l'entrée de Richard, un petit homme leste et
remuant comme un écureuil, au visage malioieux sOU,S
les cheveux d'argent, au regard étonnamment vif,
Courut au jeune homme et lui secoua vigoureusement
les mains.
- Bonsoir, Valsery 1 Je suis bien contant de vous
'\Toir, mon bon!. .. Sans reproche, vous vous faites trop
rare 1 En dehors de l'écolfl, je ne vous aperçois plus ...
Vous savez que vous êtes tC'ujours le bienvenu ici 1
- Mon cher maltre ... je ne sais comment vous
remercier do vos bontés 1. ••
- Tut! Tut 1 Des blagues, tout ça 1 Vous ne. me
devez rien du tout... et je crois bien qu'aujourl,i'hui
e'est moi qui vais itre votro obligé ...
- Mon obligé r... s'étonna Richard. Voua plaisantez,
mon cher maltre 1
- D'abord, ne m'appelez pas votre « cher maitre ».
Personne n'a droit au titre de maUre, et le plus savant
de nous n'ost encore qu'un écolier. Si vous voulez voir
des maltres ... des vrais ... allez au Louvre. Rembrandt,
Véron se ... Léonard 1 Voilà des maitres. Je ne suis
mol qu'un pauvre barbouilleur de toiles ... Ne protestez
pas, vil natteur ... ou je me fâchnrais 1
Tout en parlant, Lucien Sermange no cessait de
s'agiter, do se lever, de s'asseoir, puis de se relever
pOur J'eprulldl'e un siège. EL il s'adressait ù Riohard
avoe nuLant d'ulTabiliLé cordiale que s'ils eussenL été
tous deux sur un pied d'égalité.
A Iloixante ans passos, malgré les honneurs, la gloire
�16
LES BAR REA UX n'OR DE
MA CAGE
et la rortune , ce grand arti ste étai
t demeuré le plu:t
l'impIe et le meilleur des hommes.
.
Nulle vanité, chez ce peintre dont la
renommée étalf
Jllondiale. Nulle morgue.
'
Sa bonté étai t proverbiale, sa généros
ité inépusabl~.
Et il ava it d'au tant plus de mérite
à faire le bien qu'Il
ne s'illusionnait guère sur la gratitud
e que pouvaient
lui avoir ses obligés.
_ Ce qui compte aux yeux des gen
s, disait-il sou~
vent, ce ne sont pas les services qu'o
n leur a rendus,
mais les services qu'on pourra leur
rend
«(
Quand j'obtiens une faveur poore.
r quelqu'un,
disait-il encore, je fais neuf méconte
nt.s et un ing rat ...
Et il concluait inv aria blem ent:
- Bahl Qu'est-ce que ça fait l Si
on obligeait les
gens afin d'obtenir leur reco nnaissa
nce, on serait un
aITreux égoïste 1
Cep endant, il appréciait chez Ri cha
rd une délica',
tesse de cœur qu'il ava it rare men t
rencont rée parmt
ses·pro tégés. Et il portait au jeune
homme une aiTecLion particulière.
Richard étai t habitué aux boutade
s de son vieux,
~itr
e . ~routefis,
la phrase prononcée par, ce ,derni~
1 etonnalt au plus hauLpoint : «Aujoor
qui vais être votr e obligé 1 » ava it dit d'hu1, c est mOl
le vieux peintre.
Qu'est-ce que, cela pouvait bien sign
iGer?
.
Il voulut mterroger Lucien Serm
ange; malS ce·
lui-ci l'arr êta dès les premiers mots.
- Nous parlerons de cela tou t
à l'heure 1 POUl
l'instant, la grande alTaire, c'est le
dine r ... A table 1 A
tabl e 1 J'ai une faim de loup 1
Et, précédant son hôte , il dég ringola
l'escalier aveo
les jambes de vingt ans.
Un inst ant plus tard , les deu x: hom
iace , dan a la vaste salle du rez-de-c mes se faisaien t
haussée , que décoraient de merveilleux panneaux
de Cor oma ndel..
Le menu étai t de choix ct les vins de
qualité.
�LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
17
A peine eut-il entamé un homard Thermidor et vid~
un verre d'excellent Sauternes que Richard se sentit
unautre homme. Sa mélancolie l'abandonnait. L'espoir
s'infiltrait en lui, il avait du soleil dans la tête et toute
l' esp~ranc
(lu monde dans le cœur.
- Eh bien 1 fit le vieux peintre, qui le regardait
content,
avec plaisir dévorer il belles dents. ~t.es-vou
mon cher Valsery? A vez-vous de bonnes nouvelles de
'Vos sœurs?
Richard reposa son verre vide sur la table.
- Excellentes, je vous remercie.
~ Vous savez que, par une suite d'événements im
prévus, mes trois sœurs ont fait des mariages romanesques, où l'amour a été la conclusion de péripéties
dram
. a t'lques ...
u Michèle, la plus jeune, a épousé un charmant garÇon qui habite aux environs de Poitiers (1). Maud, la
cadette, exerce avec succès sa profession d'avo-,
c~t;
elle est devenue la compagne de son premier
chent ... le premier qu'elle a défendu ... et fait acquitt~r (2) . Quant à Marie-Louise, ma scour jumelle, ell(\,
Vle~t
d'épouser le capitaine Yannik Le Daounas, après
~Volr
vécu la plus incroyable des aventures (3) ... Mais
le VOus l'ai déjà racontée ...
,~ Que vous dirais-je de plus ! Les gons heureux n'onl.
pas d'histoire, dit le prove.rbe. Mes chères sœurs ont
t~ouVé
toutes trois le bonheur qu'e.lles méritaient si
bIen,. et c'est pour moi une graade consolation dans
les dlfTlcultés où je me débaLs. Aussi, je m'efTorce de
leur laisser ignorer la vérité ... Elles croient fiue je ne
manque de rien ...
« Tant mieux 1 Je me reprocherais de troubler la
sérénité de leur bonheur 1
- Votre tour viendra bientôt, mon cher Valsery!
,affirma le vieux pointre. Vous êtes jeune et beau gar4
1
(1) LA OIIAlfDRE OÙ L'ON N'ENTRE l'LUS. - (2) J'AniE ET J'ACCUSE 1
(a) D'lINTl\E LU PACES D'UN MISSEL.
1"--
�t8
LES BARREA .UX D'OR DE MA. CAGE
çon ... VOUS avez du talentl Saprist i, vous n'êtes pas
telleme nt à plaindr e 1
Un soupir fut la seule réponse de Richard .
Lucien Serman ge, qui le regarda it avec intérêt , eut
un hochem ent de tête. Son œil exercé avait tôt fait de
discern er les mille potits détails où se révélai t, malgré
les efforts du jeune homme , une pauvre té voisine ,de la
misère : le linge reprisé , le veston luiaant , le faux col
usé par àe trop nombre ux repassages.
.
Et, durant le reste du repas, qui fut copieux et exqulS!
le grand artiste s'efforça de d6rider son conviv e, en l~
contan t,- comme ilsavai tles conter, avec une verve primesaut ière de jeune ra pin, - des histoire s de sos débu~.
Mais il ne fit aucuno allusion il ce • service f, dont 11
avait parlé un momen t plus tôt et qu'il attenda it
de son élève.
Co fut seulem ent quand ils furent passés dans un
cabinet de travail orné de toiles précieuses ct que 10
maître d'hôtel les ellt laissés en tête à tête avec le eafé,
la fme Napoléon et los cigares, que Lucien Serman ge
déclara :
- Mainte nant, mon bon, servez- vous tout seul, car
jo fmis vraime nt trop fripé pour tenir le rôle de la jeune
fille de la maison ...
a Et parlons de choses sérieus es 1
- Do choses sérieuses 1... répéta Richar d surpris .
- Pour un peintre , il n'y a qu'une choso sérieuso :
son métier. C'est un sorvice professionnel que je vais
vous demand er ... un tros grand servico. J'espèr e que
vous pourrez mo 10 rendre ...
La surpris e do Richar d augme ntait.
- Croyez bien, mon chor maître quo s'il ne dépend
que de moi...
'
« De quoi s'agit-il?
.~ Voici ....Je vous ai déjà parlé, n'est-ce pas, du
ta~leu
5?C ~e prépare pour le procha in salon: une
scene d hIstone romain e ... l'emper our August o. drossé
�tES BARREAUX D'OR DE :r.rA CAGB
19
devant le milliaire doré où aboutissaient toutes les
voies romaines •. .
•- Parfaitement! Vous disiez même que vous vous
é,tIez préoccupé de chercher un modèle, pour poser
1 empereur ...
.- C'est cela! Eh bien! voilà l'ennui, justement 1
Flgurez-vous que, malgré tous mes efforts, je n'ai pas
encore pu dénicher l'oiseau rare. Et pourtant, j'en ai
Vu défiler, des modèles ..• Vous me croirez si vous vouléz... Pas un seul ne réalisait le type de la beàuta
romaine, cette beauté à la fois grave et fière, qui
représente pour nous l'image de ce grand peuple.
~ Oh! j'ai vu de beaux garçons, sans doute •.. mais
qlUn'avaient rien de romain 1 pas des Césars, des jeunes
premiers de cinéma, plutôt ...
- Et &lors, mon cher maître ... vous cOn1ptez sut'
moi pour vous procurer ce mede blanc?
- Vous ne croyez pn.s si bien dire, mon ami ...
- Mais comment pourrais-je le trouver, quand vous·
même ? ••
. - Diable 1 Vous n'avez pas deviné co que je voulais
dIre?
. (( Réfléchissez un peu, mon bon! Ne vous a-t-on pas
dlt .sou-/ent que YOUS étie'l beau commo une médaillo
antlque ... que vous a viaz un profil d'imperatol' ?
Richard sursauta.
- Comment, c'est à moi que vous avez pensé pour
vous servir de modèle?
- Eh 1 pourquoi pas?
- Vous n'y pensez pasl... C'estimpo8sible 1
Richurd de Valsery frémissait d'indignation ù la
pensée do jouer - lui un peinLre ... et un aristocratele rôlo d'un modèlo de profession.
1
A la penséo quo son maître avait pu oroire qu'il
s'abaisserait ainsi, l'orgueilloux Richard éprouva uh
toI senLiment d'humiliation quo sos joues s'empourprèrent ot quo des larmes lui vinrent aux cils.
�20
LES B ARR E AUX D'OR DE MA CAGE
Pour en- dérober la vue à Lucien Sermange, il baissa
les yeux ...
Et soudain, ses regards rencontrèrent la frange
élimée de ses manchettes...
Comme s'il lisait il livre ouvert dans l'esprit du j~ue
homme, Lucien Sermange s'approcha de lui et lm mlt
la main sur l'épaule.
- Pardonnez-moi, mon ami ... Je ne voulais pas vous
froisser. Ce sont là des services que les peintres se
rendent volontiers entre eux. On assure que Van Dyck
servit un jour de modèle à Franz Poals .. . et les plus
belles dames de Versailles tenaient à honneur de poser
pour Watteau...
.
Les traits de Richard se déLendirent. Sermange venaIt
de trouver les argum
e n~s
les mieux faits pour toucher
le cœur de son élève.
- Après cela, poursuivait-il rondement, n'en parlons
plus, si ça vous ennuie le moins du monde 1 Encore
une fois, vous réalisez exactement le type rêvé p~ur
empereur, et vous m'auriez rendu un immense serVIce
en consentant à poser pour moi. Mais je vois que ~ e l~
vous choque ... N'en parlons plus 1 Je renoncerai a
Auguste, voilà tout ... Ce ne sont pas les sujets de
tableaux qui manquent . ~
Richard hésitait. Avait-il le droit, lui qui devait t out
à L~ c i ~ n ?crmange , de refu ser le premier service que
celUl-Ol lm demandait ?
- Ji CGt bien entendu, aj outa Sermange, que je
n'entends pas vous forcer. Dites- moi oui ou non, en
toute franchise ...
Et, changeant de ton, il ajouta:
- Naturellement, je cl ois Lenir compLe des obli gations
que la chose entraînera pOUl' vous ... si vous acceptez...
« Il faudra venir ch ez moi tous les jours ... pend ant
des semaines ... et renoncer pour cela à des leçom;, il des
travaux rémunérateurs.
, Vous trouverez donc tout na Lurel que je vous
�LES BARll.EAUX D'OR DE MA CAGEI
21
Indomnise par avance ... - oh 1bien modestement!. •• de ce manque à gagner.
'
i Tout en parhmt, et sans avoir l'air de rien, Lucien
Sermange avait tiré une enveloppe de sa poche et la
maniait négligemment.
L'excellent homme avait trouvé ce moyen de rendre
service à son élève, tout en mettant la main sur le
modèle rêvé pour son tableau.
Il ne doutait pas que Richard finit par accepter, car
depuis longtemps il connaissait le caractère du jeune
homme, CEl curieux mélange d'aspirations chimériques
\'ers le plus noble idéal et de faiblesses devant les
réalités. Une âme généreuse, mais une volonté hésitantEl. qui se cherche et ne se trouve pas toujours ...
En effet, Richard, après s'être débattu entre son
or~ueil,
qui lui conseillait un refus, et son intérêt, qui
lUI disait d'accepter, avait fini par concilier l'un et
l'autre d'une façon assez ingénieuse.
« Après tout, se disait-il, je n'ai pas le droit de me
montrer ingrat envers le meilleur et le plus obligeant
des maîtres. Et puis, un artiste ne déroge pas en serVant l'art ... Un aristocrate ne démérite pas en se faisant l'jnstrument d'une belle œuvre 1. ..
- Eh bien? questionna Sermange, qui l'observait à
la dérobée.
Un clernier sursaut d'orgueil fit trembler la voix
de Richard.
- Eh bien !... j'accepte !...
Lucien Sermange exhala un cri de joie.
- Bravo 1 Vous êtes un chic typo 1 Vous me rendez
an fameux service, mon petit Valsery 1
Aussitôt, avec uno virtuosité de prestidigitateur, il
gl~8sait
l'enveloppe dans la pocho de Richard, ql:Lse
laIssait faire sans protester.
~n
moment plus tard, ce dernier quittait l'hôtel du
pemtre, non sans avoir convenu d'un rondez-vous d8s
le lendemain, pour la première séance.
�22
LES BARREA UX n'OR DE MA CAGE
Sur le trottoir , Richard, d'une main un peu fébrile,
décacheta l'enveloppe.
Lucién Sermange avait bien rait les choses : l'enveloppe contenait six billets de mille [rancs ...
CHAPITRE II
L'UIPER ATOR
Comme bien or, pense, César LouiT eut sa bonne
part de l'aubaine. Et, durant les semaines qui sui,:irent,
les deux amis mangèrent tous les jours à leur hum, ce
qui ne leur était pas arrivé depuis un certain temps.
Cependant, Lucien Sermange avait commencé son
tableau. Hichard venait tous les matins poser chez son
professeur.
Bientôt l' ' uvre s'annonça, magistrale. Debout, au
premier plan,le torse bombant sous la cuirasse, l'imperator romain s'appuyait à deux mains sur son glaive nu.
Unu couronne de lauriers ceignait son front plein de
pensée. Avec ses traits hardim ent découpés, sa bouc~e
au dessin harmonieux, son regard profond, il donnaIt
bien l'impression d'un de ces héros du monde antique
pour lesquels, suivant le mot du poète, l'action était la
sœur du rêve, ct qui S'av ient il. la fois commander une
armée, forger une loi juste, étendre sur les artistes une
main pleine de bienfaits.
Au début, Richard avait éprouvé un peu de gêne,
pendan t les séances . Mais en peu de temps il fut go.gn.é
par la fièvre de Sermange. 11 était trop artiste lmmême pour ne pas éprouver cette espèce de griserie
con;,agieuse que l'on ressent à voir l'éclosion d'un chefd'œuvre.
Chaque jour le tableau devenait plus vivant ;
quelques touche!. imperceptiblos en rehaussaient l'éclat; la physionomie du modèle s'animait progesiv~
�r.~s
BAJtlUa UX 1,)'OR DE JU CAO.
23
ment, comme eoufj l'efiet d'une interve ntion magiquo.
Lor5que Richar d rentrai t chez lui, après de longuelJ
séa.nces , il se sentçùt pris à son tour d'une a.rdeur créa~
trice.
de nomIlll'inst allait devant son chevale t et, d'~près
croquis pris hâtivem ent, il travaill ait à la grande
br.e~x
tOlle dontil avait eu la première idée, quelquee semaines
aupara vant, en compagnie de son ami César ; une vue
de la Seâne prise du Pont-N euf•.
AS;3Urément, bien d'autre!.'> avant lui s'étaien t
u és à ce sujet ; mais Richard se sentait de taille à
a~tq
l'Interp réter d'une façon nouvelle. Pour lui, c'était le
cccu,," même de la grande ville qui battait dans cette
ile.Saint-Louis , où les vieilles pierres semble nt encore
anlmécs de la vie profonde du Passé ...
Seulement, cette fièvre tombai t aussi vite qu'elle
?tait venue ; la prolongation do l'efiort fatigua it le
.
Jcune peintre .
un
sur
jetait
se
il
x,
pinceau
et
toile
. Abando nnant
et, dans la fumée des cigarottes, acheva it par
~van
l Imagination 10 tableau délaiRsé ...
.C'est pourquoi, . deux mois plus tard , l' œuvre dont
attenda it la gloire, ou tout au moins la répuRl~hart
n'était guère avancée. Elle n'exist ait gu ère qu'à
~,tlon
l eLat d'ébau che: une ébauche qtÙ révélai t certes les
...
dons les plus rares ... mais une ébauche tout de m~('
plus
aient
n'exist
ge
Serman
de
francs
mille
six
Les
qu'à l'état do souvenir! Il faut dire que, pour sa part,
César Loun- avait contrib u6 dans une forte propor tion
ù !.es englou tir. Génére ux commo un grand soi~nur,
RIChard laissait , sans y prendr e garde, son argent
fondre entre les doigts du colosse , lcquel arborai t ùea
cravates rutilant os, des chaussures Rang do bœuf et
(umait d'énormes cigares dont il omclta it volontairement de reLirer les bagues.
Toutefois, scrupu leux à sa manièr e, César LouIT
tenait un compte lrès CAact des prêLs que lui consonLa,it
�24
LES BARREA UX n'OR DE MA CAGE
Richard. Il les notait au jour le jour, dans un grand
cahier à co.uverture de toile cirée qu'il gardait soigne~
sement dans un tiroir. De temps en temps, il frapp9.1t
sur le cahier et déclarait encore avec empha se;
_ Ne crains rien, petitl .•• Je te rendrai tout ça, un
jour ou l'autre ... avec les intérêts. Ah 1 tu en as de la
chance 1Au lieu de gaspiller ton argent, tule places dans'
des conditions que tu trouverais difficilement ailleurs ...
Richard souriait avec un peu d'ironie. Maisil ne répon·
dait rien, par crainte de blesser le bon César qui, si éton:
nant que cela puisse paraitre, l:tait de la meilleure fOl
du monde.
Si Richard de Valsery avait le travail lent et ne se
pressait nUlleme!lt de jeter sur la toile tout ce qu'il
avait dans le cerveau et dans les yeux, en revanche,
Lucien Sermange mettait les bouchées doubles.
Cl Je suis à un âge où compte r sur
l'avenir est une
imprudence 1 » disait-il souvent.
Et il se jetait à corps perdu dans le labeur. En trois
mois le portrait de l'Imperator fut achevé ... et tous
ceux qui le virent furent unanimes à déclarer que
c'était un cher-d'œuvre.
Un seul h~me
ne fut point de cet avis : ~ucie
Sermange lm-meme. Comme tous les vrais artlstes, tl
comparait tristement ce qu'il allait fait avec ce qu'il
aurait IIoulu faire; et il mettait son idéal si haut que
nul olTort humain n'y pourrait atteindre jamais.
Aussi, après avoir entièrement achevé son tableau,
il le déclara complètemont raté et en grata la plus
grande partie, pour la recommencer.
Richard avait protesté, dibant que c'était de la rolie.
Puis quand, peu à pou, le vieux peintre eutsub situé aux
détails anciens de nouvea.ux détails, quand il eut
modifié sa conception première et l'eut enrichie do
tout co que lui suggérait Bon expérionce et son savoir,
une nouvelle toile surgit: fi. la fois pareille à l'autre et
bien plus belle. Une toile à la vue de laquelle Richard
�LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
25
demeura suffoqué par l'admiration, cependant qua.
Sermange se caressait la menton d'un geste familier,
répétant à mi-voix :
- Pas mal!.._ Pas trop mal!...
Ce fut un des clous du Salon qui s'ouvrit au déhut
d'avril , dans les salles du Grand-Palais. Le lendemain
du vernissage, tous les critiques d'art célébraient
~'lmperato,
de Lucien Sermange, et déclaraient que
Jamais l'art du grand peintre n'était allé plus loin.
Bien entendu, personne ne fit allusion au modèle
qui avait posé pour le tableau. Le secret de Richard
avait été bien gardé.
Cependant le jeune homme éprouvait un étrange
sentiment, où entrait à la fois de la honte et de
l'orgueil. Chaque fois qu'un journal reproduisait la
photographie duchef-d'œu'\tre, il éprouvait l'impression
d'avoir collaboré avec Sermange. Sans lui, ce dernier
aurait-il pleinement réalisé son idéal?
Mais, en même temps, il frémissait d'humiliation:
Un Valsery, un peintre ... s'abaisser au rang de modèle
professionnel! Quelle déchéance !
César Louff l'en consolai t à sa façon:
- Mieux vaut être mod èle et manger à sa faim que
d'être artiste et de se serrer la ceinture, affirmait-il,
non sans quelque apparence de raison.
Et il ajoutaü invariablement:
- Tiens!... Moi, je ne fais pas le fier! Si Sermange
a besoin d'u!l modèle pour poser IIercule ou Apollon ...
ou Achille.. . enfin, un beau gars bien balancé, dans
mon genre .. . dis-lui que je suis tout à sa disposition et
que je lui ferai un prix d'ami 1
Le Salon était ouvert depuis quelques jours. Richard
ne s'était pas encore décidé à y aller, bien qu'il éprouvât, tout au fond de lui-mêmo , un secret désir de « se
voir n sur la cimaise. Aussi César LouIT n'eut-il pas
besoin de trop insister pour que son ami consentit à
le suivre au Salon, un après-midi.
�26
LES :BAItE~
1)'011. DB lU CAM
Lorsqu'ils arrivèrent dans la salle où se trouvait
exposé le portrait de l'lmperalor, il y avait, autour du
tableau, cette cohua qui est la marque d1;l SUCCêll, car ~
moblsme s'en était mis, et c'était à qui viendrait vo~l"
la dernière œuvre du maître Sermange et don
e r(U~
son avis sur elle.
A mesure qu'il s'approchait du tableau! Richard
sentait la honte le saisir à nouveau. Le sang h,l i mo~
tait aux joues. Il s'imaginait que tout le monde allaIt
le regarder .. . le reconnaître.
Il se rasaura un peu en constatant que nul ne faisuit
attention à lui. Machinalement, il 6couta les propos
des curieux.
~
Quel admirable chef-d'œuvre 1 disait une jeune
femme avec enthousiasme.
Son voisin, - un peintre médioore, _ haussait les
épaule8.
- Vous trouvez? Moi pas 1 Du métier, de la patte ..•
oui, tant qu'on voudra. Sermange connait son aITaire ,
mais o'est tout. Le talent .. . ce n'est pas là qu'il faut le
chercher ..•
- Il croit peut-être qu'on le trouverait chez luil
souffla Céaar, qui s'amuEait comme un enfant.
Plusloin, un monsieur au visage boutonneux ct au nez
de travers déclarait aigromentà aa femme que le modèle
qui avait servi au pointre n'ôtait pas assez beau.
- I l n'a pas 10 profil romain 1 d.6claralt-il avec un
l'ire plein de dénigremen t.
- Non, mais ... tu l'entends 1 1l1issa César à l'oreille
de son ami. Heureusement, toti't le monde n'est pas
avis 1 ~egurd
plutôt ceUo jeune personne: je
de BO~
ne SUIS ce qu ello admire 10 pius du talent do Sermange
ou du visage d'Augusto ... Mais je parierais bien cent
c'e.st le. visage , ton visage 1
sous ~ue
Et 11 d~ s lgnUt
à Hichard une fort jolie jeune fillo
brune, qUl contmplai~
la toile avec une admiration
non déguisée.
�LES DARRE AUX D'OR DE M'A eAOB
~
Près d'elle, un gros homme au ventre confortable,
au crâne chauve, à la moustache de phoque, s'éponge~it
en soufflant bruyamment. Il avait un teint de
hrlquc, de gros yeux globuleux à neur de tête. Et tout
en lui révélait l'assurance et le contentement de
soi.
- Tu viens, fifille? .. dit-il soudain, eI! prenant le
bras de la jolie brune. Moi, je commence à avoir des
fourmis dans les jambes...
« C'est vrai çal - ajouta-t-il en se tournant vers
les auLres. Tous ces kilomètres de toile peinte, ça ne
lll'(\pate pas ... moil De la toile, j'en vends .•. et aussi
de la laine e ~ du drap. Alors, vous pensez si ça me
connaît! Et puis, voul ez-vous que je vous dise? Moi,
j'aime mieux la photographiel C'est plus ressemblant
et ça coilte moins cher 1
. Sans doute, cette algarade ne fut point du goo.t de la
Jolie brune, car, séance tenante, eBe rougit jusqu'aux
oreilles, - ce qui ne la rendit pas moins jolie, - et elle
répondit, avec un peu d'impatienco :
- Oui, oui, papa .•. tu as raison ...
Et elle cherchait à l'entrùÎner. Mais le gros homme
~vait
chan gé d'idée, et, l'index tendu vers le tableau,
11 pérorait d'une voix tonitruante:
- Etpuis, je vous demande un peu, qu'est-ce que c'est
que ce tLe manie de peindre des gens en costume de
carnaval!
- Auguste, imperator... dit le catalogue. Comme
c'est malin 1 Qu'esL-ce qui connaît ce type-là? Moi je
~eonais
que l'AugUilLe ducirque ... Au moins, celui-là
etalt drôle 1
Richard avait envio de rire. Mais, en mêmo temps,
l'irritation le gagnait.
Il prit César par la mancho et l'entraina vers le
bulTet, où, séance tenante, 10 colosse commanda deux
demis et deux sandwiches, qu'il fit disparaitro avec
une vélocité prodigieuse.
�28
LES BARREA UX D'OR DE MA CAGE
_ As-tu vu cet imbécile 1 s'exclama Richard, qui ne
pouvait oublier les discours du gros homme.
César lui lança un coup d'œil en dessou s:
.
- Imbécile? •• Pas tant que çal Joseph Montépi~
est un des plus gros négociants en tissus de la rue du
Sentier. li est parti de rien, et il a gagné des millions !.~
A ce prix-là, on n'est pas un imbécile.
Richard regardait son ami avec surprise.
- Tu le connais? demanda-t-il, étonné qu'il pût
exister un lien entre le bohème César et le gros indus·
triel qui affichait si ostensiblemen t son mépris des
Beaux-Arts.
- Oui ... c'est-à-dire ... je l'ai vu deux ou trois r isO\
Un ami m'avai t recommandé à lui. 11 s'agissait da
composer une affiche pour célébrer les mérites des
tissus Montépin ... Moi, j'avais vu grand ... Une affiche
de vingt mètres sur dix, représentant deux tigres, l'un
rouge, l'autre violet, se disputa nt un coopon d'étoffe
et ne parvenant pas à le déchirer ... En dessous, des
vers ... de moi 1
Et César,le bras tendu, se mità rugir, au grand effroi
des consommateur s voisins :
Une étotJe de chez Montépin,
C'est plus résistant que dlL sapin !
- Pas mal! approuVl Richard, narquois. Quoique
les vers soient un peu ...
- Un peu quoi?
.-. Rien 1 rienl. .. Mais tu ne m'avais pas dit que t~
faISaIS des affichos ... Des affiches 1 Du travail de publIcité commerciale 1 Pour un pur artiste comme toi ...
quelle compromission 1
. - D'abord, nt César un l'eu gên6 , il faut bien
VIvre ... ~t puis, je ne t'ai pas dit que je faisais ~. e~
affiches.J essaye d'on raire ... Il ya une nuance 1Jusqu lC1
per30nne n'a voulu des miennes.
�LÉS BARREAUX n'OR DE MA CAGE
29
- Diable 1 Mauvais cela 1.. . Alors le Montépin?
- TI nous a envoyé promener, mon projet et moi t ,
I!.ous prétexte que ça manquait d'originalité 1-D'originalité .•. des tigres rouges et violets .. •
« Alors , je lui ai dit : - Monsieur, si vous aimez
l'originalité tant que cela, je ferai votre portrait habillé
e~ général, avec des cheveux verts et une moustache
trICOlore .. . Ça, c'est original, ou je ne m'y connais pas 1
- Et... qu'est-ce qu'il a répondu?
- Qu'il n'aimait pas les farceurs. Tout de même, ce
n'est pas un trop mauvais diable, bien qu'il ne comprenne rien à l'art. On ne peut pas dire que nous
SOyons absolument brouillés, lui et moi. Il m'a seule~nt
traité de fumiste et de va-nu-pieds .. . Mais, bah 1
J aI fait semblant de ne pas comprendre. Les mots à
double entente, ça me laisse froid 1
- Comme tu as raison 1
.- Tout ça, c'est pour te dire que, si tu le voulb(lIs , je pourrais m'arranger pour te présenter au
onhom me .. .
d . ~ Mais, je n'y tiens pas du toutl Est-ce que tu vouraIS que, moi aussi, je lui propose une affiche?
- Gros malin 1 11 no s'agit pas de ça. Tu as bien vu,
tout à l'heure, comment sa fille regardait ton portrait
en Auguste? Elle le dévorait des yeuxl
- Et alors ...
- Alors ... ne sois tout de même pas plus bête que
na~ure,
mon brave Richard 1 Ce n'est pas la peinture
G,UI lui plaisait, à cette petite ... C'est le modèle 1 Or
c e~\, une petite bourgeoise assez quelconque au moral,
maIS gentille physiquement, et qui aura une grosse
dot. Le plus fâcheux, c'est que c'estson père, -demeuré
veuf de bonne heure, -qui l'a élevée ... Mais n'imporLe 1
Ça se corrige, et si tu savais t'y prendre ...
- Pas un moL de plusl coupa Hichard, les sourcils
froncés. Crois-tu dOllC que j'accepterais de me vendre?
. - Oh 1 tout de suite les grands mots l 'fe vendrcll. ..
�30
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
Il ne s'agit pas de ça 1 Est-ce que co serait la première
fois qu'on verrait un noble ruiné épouser une riche
bourgeoise ? Ça se 'Voit tous lea joursl petit 1 Et personne n'y trouve à redire .. .
- J'y trouve à redire , moi l Je ne mange pas de ce
pain-là 1
- Comme tu voudras 1 N'empêche que ta sœur
Michèle ... qui n'avait pas un sou ... tu me l'as dit toimême, a épousé une espèoe de campagnard avec le sac ...
- Je te défends de mêler ma sœur à tes histoires
ridicules 1 lança Riohard , rouge de colère . D'abord j
mon beau-frère Courtieux n'est pas une « espèce do
campagnard », comme tu disl C'est Un charmant
garçon, très fin , très distingué.
« Et puis, Michèle l'aime 1
- Eh 1qu'est-ce ql1it'empêoherait:d'aimerJanine Montépin? On peut toujours aimer une jeune fille quand
ello est jolie ... et qü'ùl1e a de l'argent 1
- Tais-toi 1 Tu me dégofttes 1 Ton cynisme est
révoltant 1
- BonI BonI N'en parlons plus 1 Mettons que je
n'aie rien dit. C'est égal, je te croyais plus moderne, petit 1
~
Il ne s'agit pas d'ôtre moderne, ma.is d'être honnête. Un homme qui 8e respocte ne se vend pas 1
- Encore 1 Tu n'as que cé mot il la bouche 1 Se
vendre .. . se vendre 1... C'estdelaliUératuro. D'abord, ce
ne serait pils une vénte, mais un échange 1 Et les
échanges Ron"t la raison d'êtro de l'existenco. Tous les
jours, on échango co qu'on a contro ce qu'on n'a pas. Le
talent, 10 nom, la beauté ... à tout prendre, sont des
dOnrées comme les autres . L'argent aussi 1
« Il n'y a rion do malhonnête à échanger son argent
coutre autro chose ? .. et réciproquoment. Est-ce que
notre plus cher désir, à nous autres peintros, n'est pas
do vendro nos toiles 10 plus cher possiblo ... o'est-àdire do les troquer contro de bonnes egp~c
sonnantes
et trébuchantes. do beaux billets do banque Boyeux
�LES lIAnnEA UX D~OR
DE MA CAGE
31
qui sentent la bougie ... J'ai remarq ué ça en reniflant
le dernier billet que tu m'as prêté.
- Que signifient tous ces radotages?
- R.ien du tout, sinon que, puisque tu acceptes de
troquer tes tableau x tu poun'ais tout aussi bien, et
sans te déshonorer le 'moins du monde, troquer aussi
ton talent ... et ton titre!
Richard de Valsery haussa les épaules.
- Tiens! Tu es trop bête. Tu ne mérites même pas
qu'on se mette en colère, cu qu'on discute tes arguments, tant jls sont vulgaires et stupides! Est-oe que
tu ne comprendras donc jamais qu'il ya autre ohose
que l'argen t dans la vie? Il Y a l'honne ur ... la gloire ...
- Ce n'est pas avec ça qu'on paye son boulan ger et
son tailleur!
T - Pour moi, c'est la seule chose qui m'intéresse.
ce que je demande, c'est de rester propre, de
~ut
SUIvre le chemin que je me suis tracé, de marche r les
yeux flXés sur mon idéal.
- Au risque de buter sur le premie r obstacle venu
et de te casser la figure!
- Mail3, malheu reux, tu dcvrais être honteu x de
parler Comme ça, toi qui te dis un artiste ... qui passes
temps à parler de l'Art comme d'une chose sacrée ...
so~
tOI qui répètes tout le temps que l'huma nité se divise
en deux catégories : les vrais artistes et la racaille ...
-:- C'est justem ent pour cette raison que les vrais
a.rtlstes doiven t se défendre par tous les moyens!
rISposta César avec assurance. Sans ça, ils risquent.
~e ~c laisser distancer par le premie r venuet de n'arriv er
l) rien du tout!
- Mais ...
-. Voyons! Est.lce quc tu as du sang dans les veines,
o~ blen du jus de navet? Si c'est du sang, tu dois te
dIre que tu os supérie ur aux autres .... Tu ne dois pas
t~ laisscr écraser par la foule des médiocres, des arriVIstOS, des fau:!: arListes.
�32
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
cc Or, dis-toi bien ça, petit! il n'y a qu'une seule
arme de nos jours: l'argent!
Richard secouait nerveusement la tête, comme un
pur sang harcelé par une mouche.
- Allons donc! Le talent suffit!
- Il suffit pour mourir de faim dans un grenier. Si
c'est ça ton idéal...
- Mais voyons! Un homme comme Lucien Sermange a débuté obscurémeut. Il n'avait pas un centime ... Il me l'a dit cent fois ...
- Savoir, petit! fit César, évasif. Les gens vous
racontent ce qu'ils veulent ... Et les grands hommes,
souvent, ne sont pas fâchés de travailler à leur propre
légende; même s'ils doivent dénaturer les faits un
peu ... ou môme beaucoup!
- Sermange est incapable d'un tel procédé.
- Bon! admettons-le. Quand Sermange a débuté,
c'était bien avant la guerre.. . autant dire dans la
préhistoire. A cette époque fabuleuse, on déjeunait
pour ving-trois sous, et un chapeau coûtait trois francs
quatre-vingt-quinze.
« Depuis lors, le temps a marché. Autrefois, c'était
un ennui d'être pauvre ... Maintenant, c'est un drame!
Richard contemplait son ami avec une surprise grandissanLe. Jamais encore il ne l'avait entendu s'e?Cprimer
de la sorte.
- En vérito, fit-il, je me demande si je rêve ...
« C'est toi ct ui me parles ainsi... toi, César LouIT
qui te vantais toujours d'être l'Artiste... avec un A
majuscule .. .
Césr..r haussa les épaules.
- Pour ôtre arListe, on n'en est pas moins homme.
Sais-tu ce qui m'est arrivé la semaine dernière, le sais-tu?
-Non!
- Une catastrophe: J'ai eu quarante ans 1. .. Finis
les temps où l'on déjeune d'un projet et où l'on dine
d'une chimère. Je n'ai plus l'âge des illusions. Bientôt,
�33
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
ce sera celui des rhumatismes ..• Et à quoi cela servije te le demande un peu, d'avoir du génie, si
le meurs de faim?
- Allons 1 tu n'en es pas eMore là, mon vieux:
César 1
- Tu en parles à ton aise, toi ... On voit bien que
tu es jeune ... Mais la jeunesse ne dure pas toujours ...
Qu'est.-ce que nous deviendrons, quand tu n'auras plus
Un sou l
.
. -. Nous J s'écria Richard, révolté par cet aveu d'une
lD.génuité cynique. Alors., c'est pour assurer ton avenir
que tu veux me faire épouse,r une petite dinde quo je
ne. C?nnais pas et qui n'a pas d'autre qualité que les
mIlhons de Bon père?
- Petit, tu parles sans savoirl Elle est charmante,
cette enfant ...
- Mais tu disais tout à l'heure ...
o - Ne t'occupe pas de ce que je disais tout à l'heure.
ccupe-toi de ce que je dis maintenant. Et je te
rép0te qu'eUe est charmante, cette petite Janine.
- Il est possible qu' ~ le soit charmante. S'il fallait
éPOuser toutes les femmes charmantes que l'on renContre ...
- Charmante ... et très riche 1 reprit le tentateur .
. -.,. Combien de f0is faut-il te répéter que cela ID 'est
egal l L'argent 1 je le méprise... entends-tu? je le
méprise 1
- Il te le rend bien, petit!
- J'aime mieux rester pauvre toute ma vie et gardo r ma propre estime 1
- Ça te fera un bol avantage de garder ton estime,
qUand pas un marchand de tableaux ne voudra de ta
peinture et que tu seras fOI'cé de coucher sous les
ponts ...
Richard ne répondit rien. La colère qu'il manifestait
un moment plus tôt avait faü place à un tristesse
anxieuse.
~ait-l,
3
�a4
LES BARREAUX D'on DE MA CAGE
- Ainsi, dit-il avec amertume, tu crois dono que je
n'ai aucun talent?
- Moi! je n'ai jamais rien dit do pareill Je crois
au oontraire que tu as beaucoup de talent. .. prcsque
autant que moi ... alors, tu te rends compte 1. .. Seul~
mont, le talent est une plante qu'il fant arroscr ... C'est
une statue qu'on remarque bien mieux, et que tout le
monde voit de loin, quand elle 0. pour piédestal un
socle d'or, ..
Richard jouait nerveusement avec son ~tui
à cigarettes.
- Tout cela ne parviendra pas à me convaincre!
dit-il en haussant les épaules.
Mais le ton manquait d'assurance. César Louff s'en
aperçut et reprit insidieusement:
- Vois-tu, le seul tort irréparable, pour un artiste,
c'est de ne pas réaliser totalement oe qu'il a en lui ...
« Or, encore une fois, comment se révéler dans la
pauvroté, au milieu de toutes les difficultés matérielles
et morales que rencontre celui qui, avant de travailler
pour lui-môme, est foroé de travailler pour les autres
et de faire un labeur commercial? .. C'est comme cola
qu'on arrive à déchoir et à devenir un barbouilleur ...
« C'est comme cela que, par la force des choses, on
renonce définitivement à devenir c( quelqu'un D. Au
contraire, en faisant co que les imbéciles appellent un
mariage d'argent, - et que j'appelle, moi, un sacrifice
à l'Art, - on acquiert le droit de trav~le.ibmn,
il son heuro ... sans se forcer, sans s épmser en des
besognes stériles ... Voilà co que je voulais te dire. Si
~ome
ma
ça ne. te pl ait pas, tant pis!. J'ai p~rlé,
conSClence m'ordonnait de le fau'o, et Je 0 al rleo à me
reprocherl
Richard domeura silencieux quelques secondes.
Puis, se levant brusquement:
- Viens! On 6LoufIe ici l
« Ten~
garçon! ... Payez-vous eL gardez la mOnnaiel
�LES BARREAUX D'OR DI
au
CâOB
35
Il avait saisi César par le bras, et il l'entrainait à
travers les groupes.
On eût dit que cette atmosphère élégante, - cell
gens , ces peintres arrivés qui arboraient à leur boutn~
ruère rubans et roseUes, on eût dit que tout cela
lui était insuppol,table et qu'il le fuyait .. . comme on
fuit une tentation trop forto .
Hélas 1 pour beaucoup de gens, le seul moyen de se
débarrasser d'une tentation , c'est d'y céder ...
D'abord , il faisaiL un temps exquis. La Craicheur de
ce printemps parisien avait une grâce puissante. Les
maronie~
frissonnaient doucement sous la brise.
Et le ciel, d'un bleu très pur, avait la tranbparence
ù 'un miroir où chacun aurait pu voir se réfléchir son idéal.
Pour Richard, ce t idéal était complexe. Et peut-être
aurait-il éprouvé quelque peine il le définir. La gloire?
Sans doute .•. Mais ce moL est bien vague pour un
artiste 1 Comment le séparerdo ces manifestations exté
~
rieures, le luxe ct la fortune, qui la suivent ainsi que des
courtisans chamarrés escortent le carrosse d'une reine?
Quant à César, il avait alJumé sa pipe, - en oubliant
de rendre à son ami le p:lquet de tabac qu'il venait
de lui emprunter, Et, béatement, il souriait à son
rêve, qui étaiL beaucoup plus simple et beaucoup plus
aise à formuler que c&lui de Hichard : une maison
douillette, où il trouverai t chaque !loir son couvert
mis et où, par
~ ite
toujours bien accueilli, il pourrait
vieillir doucement, sans la crainte du lend,emair...
CHAPITRE III
nu SE
Ce jour-là, les deuX" amis ne parlèrent plus de
M. Montépin et ne dÏlwutèrent pas davantage des
�36
LES ,BARREAUX n'OR DE MA CAGE
sacrifices qu'un véritable artiste peut faire à son Art.
Mais d'obscures pensées roulaient sous le crâne chevelu de César LouIT.
Dès le lendemain, lesté d~un
énorme pain .de
ménage, d'un saucisson entier et de deux litref! de vin
l'ouge, il s'enferma dans la petite pièoe sordide qu'il
nommait pompeusement son atelier, consigna sa porte
à tout le monde et s'absorba dans un mystérieux travail.
Vingt-quatre heures plus tard, la concierge le voyait
passer devant sa loge, un grand rouleau de papier
sous le bras.
- Salut, madame Magloire 1Savez-voUS ce que c'est
que ça?
Tout en parlant il désignait le rouleau de papier.
- Non? reprit-il. Eh bienl c'est la fortune, ni plus
ni moins 1
Et laissant la concierge sceptique et ricanante, César
sortit et s'en fut à l'Odéon prendre le métro qui, un
quart d'heure plus tard, le déposait rue du Sentier.
Sans hésiter, il atteignit un immeuble dont tout le
rez-de-chaussée était occupé par ,des bureaux, sur la
porte desquels on lisait, en grosses lettres d'or:
JOSEPH MONTtp!N
Tissus-Lainages
César entra résolument et demanda à parlt:r à
M. Montépin pour une aITaire urgente.
On le fit attendre une bonne demi-heure, qu'il
employa à fumer plusieurs pipes, au grand s.candale
des employ~s,
lesquels regardaient avec .une sorte de
terreur ce géant barbu, qui manifestait BI peu de respect pour la maison Montépin.
Enfin, on le prévint que M. Montépin l'attendait.
Alors César se hâta de secouer la oendre de sa pipe en
la frappant contN son talo!l, puis il empocha l'objet,
adressa un large salut au personnel et suivit le garçon
de burp,au, qui le conduisit jusque dans le cabinet
particulier de Joseph Montépin.
�LE!! nARRXA lJX D'OI\ DT. MA t:Aa.
rn
Celui-ci l'accue illit avec son affabilité et sa distinction coutumièrefl' :
- Tiens! C'est encore vous, mon gaI'Çon! Vous
n'êteR donc pas mort de faim, depuis la dernièr e fois?
- Pas encore, monsie ur Montép in! riposta César,
Bans se formaliser. Voyez-vous, le coffre est solide ..•
et ce quej'ai dans les veines, cen'est, pasduj usde navet!
- Peut-êt re, mais un coffre comme le vôtre, ça doit
coûter cher à nourrir ! Avec des épaules pareilles, vous
devriez être déména geur ou fort de la halle, au lieu
d'exerc er un métier de pares~x!
Pour M. Montép in, en effet, les artistes étaient des
espèces de bohème s extraor di naires, qui coucha ient
sous les ponts et mourai ent obligat oireme nt à 1 hi\pita!... àmoins qu'ils ne termina ssent leurs jours au bagne.
bien qu'il considé rât César comme un
. C~pendat,
InutIle, il ne pouvai t se défend re d'une secrète sympathie pour ce gaillard herculé en, capable d'assom mer
un bœuf d'un coup de poing. Tant il est vrai que la
f?rce physiqu e exerce, sur les âmes simples, un prestige que n'obtie ndrait pas le génie .
.En même temps, César était, pour le négociant, un
~ lJ et d'ébahi ssemen t perpétu el. Ille regarda it comme
Il eût regardé un Cafre ou un Papou, et on ne l'eût
autrem ent surpris en lui affirma nt que l'ami de
p~s
fbchard se nourris sait de viande crue et avalait de!)
lapins tout vivants ...
- Allons! fit-il avec un gros sourire . Vous ne me
répondez pas ... Je vois ce qui vous gêne: vous n'aimez
?uère le travail, pas vrai? Et c'est pour ça que vous
etes peintre ... alors que l'agricu lture manqu e de bras,
comme on dit!
Et -le négocia nt rit largem ent de cette piètre fac étie.
cepend ant, gardait sur les lèvres un souriro
~ésar,
Impert urbable .
, - Monsieur Montépin, la dernièr e fois que j'ai eu
Javantag e de vous voir...
�38
LES BAr.REAUX I}'OR DE iliA CAGE
- Vous pouvez dira: l'honneur, mon garçon 1 Tout
l'honneur est pour vous 1
~
La dernière fois qua j'ai eu l'honneur de vous
voir , je vous ai présenté un projet d'affiche pour vos
ti s u ~ . Vous n'en àvez pM voulu .. .
- Je crois biènl Il était idiot, votre proj et !
-J'ose espérl:lr que celui-ci vous plaira davantage .••
En déployant Je roul eau qu'il tonait sous son bras,
César exhiba Ulle nouvelle maquette, qui représentait
un énorme lion vert-pomme , nonchalamment étendu
sur un amas de coupons d'étofIesavco la légende sui vantè :
.le suis le roi des Animaux ... mais le tissu Montépin
est le roi des tissus 1
~
Eh bien? demanda-t-il d'un air triomphant.
Jo seph haussa les épaules.
- Enoore plus idiot que l'autre ! Décidément, mon
garçon, vous feriez mieux de vendre des fromages !
- Je voudrais bien! soupira. César. Ça prouverait
qus j'ai les moyens d'en achet er ...
Toutefois, il M parai3sait nullement déconcerté par
cet accueil peu encourageant.
- C'est bon! conoJut-il en roulant avec soin sa maquette. N'en parlons plus, monsieur Montépin. T out
de même , ça m'ennuie ce que vous me dites, parco
que vous êtos un connaisseur ...
- Moi, un connaisseur .. . en peint ure ? Vous voul ez
rire !
- Pas du tout! Je vous ai aperçu au Salon, avant hier ... Vous regardiez 108 tableaux avec beaucoup
d'attention 1
M. Montépin éclata de rire.
- Je los ('egardais l'our fairo plaisir à ma Olle. Elle
trouve quo ça fait chic, de visiLer les expositions . tl1oi,
ça m'assomme 1 Quand je vois toutes ces toiles gâchées ,
je hau sso les épaulos .. . Et dire qu'on loge ces horrourslà dans de beaux cadros dorés, où on pourrait meLLre
de si belles photographies !
�LES BARREA UX D'OR DB MA CAOB
39
César soupira .
-- C'est malheureux que vous n'aimiez pas 1~ peinture, monsie ur Montépin ..•
- Pourquoi ça, mon brave?
- Parce que... en vous regarda nt, je me disais
aurait pu vous prendre pour modèle . Vous êtes
q~'on
~r es beau ... à votre manière. Est-oc qu'on ne vous a
Jamais dit que vous ressembliez •• • à Vercingétorix?
Le père de Janine ouvrit des yeux énormes.
- A Ver ... Non ... Personne ne m'a jamais ditçal
. - Eh bien 1moi, je vous le dis 1Vous avez l'allure maJestueuso, la moustache conquérante, l'œil dominateur ..•
- Pour ça, oui 1 J'ai l'œil.. . comme vous dites.
Quand je regarde mon chien en face , il se sauve, la
queue entre les pattes .
. ~ Ajoutez à cela que vous ne manquez pas d'une
distInction naturelle qui, de nos jours, est de plus en
plus rare ...
. ~ Oui, vraime nt, plus jo vous considère , et plus je
avait
SUIS persuadé que Lur,ien Sermange, s'il vous
...
œuvre
chef-d'
un
ait
réaliser
,
modèle
pOur
Joseph Montépin, qui faisait la roue et· so gonflait
comme un gros dindon, eut un sursaut brusque.
- Lucien Sermange ... faire mon portrai t en singe
vert ... enlln en Verdng e ..• comme vous ditell l
- Pourquoi pas?
:- Mais parce que ... un portrai t de Sermange, ça
d Olt être diablem ent cher 1
César LouIT hocha la tête.
.~ C'est vrai.. . murmu ra-t-il hypocrit.ement, j'oubhrus ... Trop cher pour vous, monsieur Montépin l
. Le poing du gros homme !j'abattit sur la table, si
Vlolemment que l'encrie r trembl a et faillit se renverser.
- Apprenez, mon garçon , que rien n'est trop cher
pOur Joseph Montépin 1
pas vous
- Excusez-moi , monsieur ... Je ne vo~lais
offemer.
�~o
LES ,BARREAUX D:OR DE MA CAGE
- Sachez, pour votre gouverne, que je suis assez
riche pour commander mon portrait à ... à Milo luimême!
- A Milo?
- Eh! oui ... le type qui a fait ceLte Vénus dont tout
le monde parle. J'ai gagné des millions par mon travail ot je m'en vante.
- Encore une fois, ne m'en' veuillez pas! protesta
César qui riait sous cape, enchanté du succès obtenu
pal' sa ruse.
Joseph Montépin s'était levé et arpentait la pièce
de long en large, tout en fai sant sonner des pièces
dans son gousset.
- Un homme comme moi n'est pas embarrassé
de lâcher son argent, comprenez-vous? Quand bien
même votre Sermange me demanderait cinquante
mille francs et davantage! Joseph Montépin a du bien
au soleil etuncompte en banque comme votro Sermange
ue doit pas en avoir de pareil. .. Un point, c'est tout!
Il s'apai,sa brusquement et reprit, tout en se curant
les ongles avec son canif:
- Seulement, vous comprenez , mon garçon, il ne
faut pas confondre autour avec alentour! Je suis riche;
mais ça n'est pas une raison pour jeter mon argent
par les fen êtres. Encore, si c'était pour une affaire de
publicité, je ne dis pas ...
-Ah! monsieur, n'oubliez pas qu'un portrait exécuté
par un artiste célèbre, ça vaut toutes les publicités du
monde...
Joseph rénéchit un instant.
- Voilà bien la première chose sensée que je vous
aie jamais entendu dire...
« C'est pourtant vrai qu'un portrait de maître, ça
peut faire une belle réclame ... Et puis Janine serait
,
si contente, elle qui aime tant les arts!
« Écoutez ... Combien croyez-vous qu'il me prendrait pour un portrait, votre Sormange ? En compw.nt
�LES DAnnEA Ux n'on DE MA CAGE
41
le cadre, bien entend u: un beau cadre doré avec des
moulur es, qui fasse riche!
- Rapportez-vous-en à moi, monsie ur Montép in!
Je tâchera i de vous avoir ça dans les prix doux ...
- Vous connaissez bien le père Serman ge?
. -:- Oui ... c'est-A-dire ... o'est tout comme. Je connais
Inhmem ent son meilleu r élève. Je vais aller le voir,
pas plus tard que tout à l'heure , et nous arrange rons
ça ensemble, bien gentim ent.
- Bon 1 Ça va ... en princip e ... Mais ne vous emballez pas! Je n'ai rien promis. Il faudra que je discute
la chose sérieus ement ...
« Et, vous savez, si je paye compta nt, je veu:: un
escompte dix pour cent, comme dans les afTaires ...
- Vous l'aurez, monsie ur Montépin! Vous l'aurez!
- Et le cadre ... N'oubliez pas le cadre ... En or,
avec plein de moulures ...
- Des moulur es comme s'il en pleuvai t, monsie ur
Montépin!
finirons par
- Parfait ! Je crois que, comme ça, ~ous
nous entend re ...
~ Quel jour somme s-nous, aujourd 'hui? Vendre di ...
Eh bien 1venez me voir dimanc he, dans mon hôtel du
boulev ard Péreire ... après le déjeun er ...
Et Joseph Montép in ajouta , en faisant claquer sa
langue :
. - Je vous ferai goûter de mon porto ... Vous m'en
dIrez des nouvelles ... Soit dit sans ollense, mon garçon, vous ne devez pas en boire souven t du pareil!
C.'est sur cette bonne parole que 1(' négocia nt congédIa son visiteu r.
César reprit le chemin de la rive gauche , son rouleau sous le bras.
Il n'avait pas réussi à faire agréer son projet d'affiohe, mais ilne sembla it pas attristé ... bienau contrai re.
Il marcha it à grande!} enjamb ées, bomba nt la torse
et beugla nt un refrain d'atelie r.
�42
LES BARREAUX D'On. DE MA CAon
Quand il arriva chez Richard de Valsery, César
trouva ce dernier étendu sur JOU sofa ct rêvant toujours, dans la fumée des cigarettes.
- Debout! paresseux! clama Je colosse. C'est la
fortune qui entre chez toi!
Richard eut un sourire désabusé.
- La fortune! C'est alors qu'elle s'est trompée de
porte ... car je ne compte plus guère sur sa visi te.
- Pas de pessimisme! trancha César Lourf. Il
faut croire à sa chance. C'est déjà Ja moitié du suocès 1
« Écouts .. , que dirais-tu si je t'avais décroché la
commande d'un portrait?
llichard bondit sur ses pieds.
pas?
- Un portrait ... C'est vrai? Tu ne plai~ntes
Pour bien comprendre l'importance que ltichard
attachait à cette commande, il faut savoir que la situation du jeune homme était des plus critiques.
Depuis longtempi:l, let> six mille francs de Lucien
Sermange se trouvaient épuisés. C'est en vain que
Richard avait essayé de vendre quelques petites toiles,
à ses moments perdus. Les marchands de tableaux
auxquels il s'adressait lui tenaient tous à peu de chose
près le même langage :
- Vous ne manquez pas de talent ... Mais ce que
le public achète, ce n'egt pas le tableau, c'est la signature. Comment voulez-vous qu'il s'intéresse à la toile
d'un inconnu?
«Faites-vous connaître d'abord ... On vous achètera ensuite vos œuvres!
En vain Rich'.rd objectait-il que ce raisonnement
était paradoxal et qu'il est difficile il un peintre de se
faire connaitre si les marchands refusent systématiquement d'exposer ses tableaux.
Les honorables commerçants auxquels il s'adressait le reoonduisaient poliment jusqu'à la porte, en
l'invitant à revenir. . , lorsqu'il serait célèbre.
Sans doute, le jeune homme aurait pu s'adresser à
�LES BAnnEAUX D'on DE MA CAGE
4.3
ses sœurs. Toutes troie n'auraient pas demandé mieux
que de lui venir en aide. Mais l'idée d'implorer leur
secours était à ella seule une cruelle humiliation
pOur Richard.
Il lui aurait Callu, pour cela, avOuer qu'il ne réussissait pas, qu'il demeurait enlisé dans l'ornière, - lui,
lé ohef de famille 1 - alors que Marie-Louise, Maud
et Miohèle avaient toutes trois trouvé le chemin du
bonheur.
Ce n'était pas de la jaloùsie, - car Riohard avait
l'âme trop haute pour éprouvor un tel sentiment, ........ et
pourtant, cela y ressemblait un pou. L'orgueil, - et
Gurtout l'orgueil masculin, - revêt mille formes
imprévues .. .
Quoi qu'il en soit, Richard de Val :ery so trouvait à
l'un de ces moments critiques où l'on regarde l'avenir avec terreur, où l'on tremble, en recevant une
lettre, que ce ne eoit la facture d\m créancier, où l'on
se réveille la nuit en sursaut pour se demander comment l'on fera fa ce aux dépenses du lendemain.
Dans ces conditions, la perspective d'une commande
produisait sur lui l'eITet que peut avoir, sur un voyageur ali,été et près de mourir de soif dans les sables du
désert, l'apparitiùn d'une source au frais ruissellement.
:-. Dis, César ... ce n'est pas une plaisanterie? répétaIt-Il, en fixant un regard anxieux GUI' le colosse.
Celui-ci secoua la tête.
- Je ne plaisante jamais avec les ohoses sériouses.
Te sens-tu de taille à faire un portrait réussi?
- Un porirait! J'en. ferai dix, s'il le faut!
- Un seul sem ra à condition qu'il so't bon. Si l'affaire tnarche ... ei elle marchera ... çapourro. te rn.pporLer ... heu! jo no sais pas moi ... combien exigeraüviu ?
- Je n'ni pas le droit d' être dimcilc ...
- Don 1 J'arrangerai ça pour le mieux .. .
- Mais, dis-moi .. . de qui s'agit-il? De qui voux-tu
que je fasse le portrait?
�44
LES B.UU\1!:AUX D'on DE MA C.'-GB
César eut un instant d'hésitation.
- T'occupe pas de ça, petit 1 Qu'il te suffise de
savoir que j'ai déniché un modèle digne de toi 1
- Mais encore, je voudrais bien ...
- Tu seras fixé demain 1 Demain, à une heure et
demie, je viens te prendre pour te conduire chez ton
modèle. Tâche de te mettre sur ton trente-et-un .... Il
ne faut pas que les artistes aient l'air d'être dans la
purée ... On leur offre tout de suite un prix de rabais ...
Tout en parlant, César LouIT furetait dans la pièce.
Sur la table, il aperçut un paquet de cigarettes à peine
entamé et l'empocha prestement.
- Je te rendrai ça avec le reste 1 déclara-t-il. Tu
sais, petit, qu'avec moi il n'y a rien à craindre. Tu
seras remboursé, ~Ie tout ... au centuple ... quand je
serai riche 1
Mais Hichard Il 'écoutait pas. Avec des larmes dans
lefi yeux, il reme,rciait chaleureusement son ami de
lui avoir procuré cette aubaine inespérée.
- Bah 1 protestait César. Ne me remercie pa~,
petitl Tu sais combien je t'aime 1... Quand je travaille
pour toi, c'est comme si je travaillais pour moi-même.
Et cela était encore plus vrai que César ne le pensait.
Cependant Richard, très intrigué, accablait son ami
de questions.
- Puisque tu ne veux pas me Iivrcr le nom de mon
modèle, dis-moi au moins comment il estl Et d'abord,
est-ce un homme ou une femme?
- Un hommel
- Ah 1 Il e&t beau?
- Oui ... à sa façon. JI est ... curieux. Oh! pour être
curieux, il l'est 1. .. Tu n'auras pas souvent l'occasion de
rencontrer un type aussi curieux que celui-là.
Et, sans vouloir satisfaire davantage la curiosité de
Richard, le rapin prit congé en déclarant qu'il serait
là le lendemain à une heure et demie, heure militaire.
En quittant son ami, César avait malgré tout un
~
�LES BARREAUX D'OR DE IdA CAGE
45
peu d'inquiétude. Son plan réussirait-il? Il courut au
plus proche bureau de poste et demanda le numéro
de Joseph Montépin. Il l'obtint sans trop de difficulté.
- Ah 1 Ah 1 Et alors?... Il accepte de faire mon
portrait?
honoré de le
- Eh bien 1 voilà ... Il aurait été t~ ês
faire ... Malheureusement, il doit. partir ces jours-ci
pour un long voyage. ... Mais ne vous tracassez pas ...
Votre portrait sera fait tout de même 1Sermange vous
conseille de vous adresser à son meilleur élève :
Richard de Valsery ...
- Ah 1 çà 1mon garçon (... Est-ce que vous me prendriez par hasard pour un imbécile? Je veux acheter
du pur m, et vous m'offrez du coton 1 Croyez-vous que
j'aie l'habitude de me contenter d'une contrefaçon?
- Écoutez, monsieur Montépin ... Il ne s'agit pas
de çal Quand on vous offre deux: articles, vous choisissez le plus avantageux, pas vrai? Eh bien, je vous
assure que Valsery est pl us avantageux que Sermange ...
- Comment ça?
- Il a presque autant de talent ... et il est beaucoup
moins cher!
L'argument parut émouvoir le père de Janine. .
- Ça n'est pas tout à fait idiot ce que vous dites là,
mon garçon ...
- P.arhleu 1 Sermange vous aurait demandé, au bas
mot, cInquante mille francs. Valsery se contentera de
cinq mille ...
-Cinq mille 1C'est trop. Disons trois mille, et je tope 1
- Allons, c'est entendu 1 Mais c'est bien pour vous
faire plaisir 1
- César raccrocha l'appareil. Il était radieux ...
Le lendemain, avant l'heure fixée pou.r le rendezvous, il carill/)nnait à la porte do son amI.
Ce dernier vint lui ouvrir en bras de chemise.
- Entre et assieds-toi ... J'en ai pour cinq minutes ...
Richard, les manches retroussées; était fort
�46
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGB
occupé à repasser son unique costume, afin de na
point donner une impression de pauvreté trop fâcheuse .
Ses dernières ressourcea lui avaient servi à faire l'emplette d'une cravate neuve et d'une paire de gants.
Dix minutes plus tard , il était équipé de pied en
cap, et César l'examinait sur toutes les coutures, avec
la sollicitude inquiète d'une mère qui conduit sa fille
à son premier bal.
- Tire ta cravate ... Fais boulIer ta pochette ... Là L
comme ça. .. ça ira 1
Richard le regardait avec surprise.
- Qu'est-ce qui te prend r Nous n'allons pas à.
l'Élysée, chez le Président de la Répuhlique ?
- C'est tout comme. Ne t'inquiète pas. Et laissemoi faire ... C'est ta fort\1ne que je prépare .. .
Richard n'insista pas. La pensée de toucher quelque
argent dans un avenir a!lsez proche suffisait à l'emplir
d'optimisme .
. Deux heures sonnaient quand Cé!lar, escorté de
son ami, sonna à la porte du petit hêtei particulier
qu'occupait, boulevard Péreire, M. Montépin.
- Monsieur nous attend 1 lança majestueusement
César au valet de ahambre, eQ livrée galonnée, qui
vint lui ouvrir.
Séance tenante, le domestique conduisit les visiteurs
dans un vaste salon au plafond surchargé de moulures,
aux meubles trop neufs, trop riches, trop dorée.
Quelques tableaux étaient accrochés aux murs, dans
leurs cadres agressifs . L'un représentait un marmiton
jouant aux billes uvec un petit télégraphiste, cependant
qu'un chien dévore le contenu de sa manne. Un autre,
un coucher de soleil où l'on voyait un ciel qui ressemblait à une pièce de drap et une prairie d'épinards.
Le reste était à l'avenant.
- Quelles horreurs 1 murmura RicharJ, effaré. Ah 1
çà 1... chez qui dono m'as-tu amené?
César, qui s'était refusé énergiquement à dévoi-
�47
LES BARREAUX D'OR DE MA CAG~
1er son secret, eut un sourire d'homme supérieur.
- Chez unhomme qui a de l'argent ... et qui paye bien 1
Cela , suffit pour changer le cours des pensées qui
s'agitaient dans l'esprit du jeune homme.
- Crois-tu que je pourrais demander un acompte?
:hasarda-t-i!.
- Garde-t'en bien 1 Ça ferait mauvais effet, dans
ce milieu- là. On ne paye pas avant la Livraison de la
marchandise ... ou, du moins, pas avant de l'avoir
examinée. Après les premières séances, peut-être ...
Il n'eut pas le temps de poursuivre. La porte
s'ouvraiL, livrant passage à Joseph Montépin, qui, pour
rehausser l'éclat de sa personne, avait jugé utile de
passer une jaquette dans laquelle il était ficelé comme
un gros sauoisson.
- Bonjour, mon garçon! fit-il en esqu~ant,
à
l'adresse de César, un petit signe de têt.e protecteur.
Puis, s'arrêtant devant Richard de Valsery et l'e::::aminant de la tête aux pieds, ainsi qu'il eût fait d'une
bête curieuse :
- Alors, c'est vous, le meilleur élève de Lucien
Sermange? Félicitations, jeune homme ... Félicitations.
A vous voir, je ne vous aurais pas pris pour un peintre.
Vous avez les cheveux courts et vous portez des
gants ... Et, par-dessus le marché, vous vous appelez
«de Valsery )l ••• Un noble 1Drôle d'occupation, pour un
Doble, que de barbouiller de latoile ou du papier ... Enfin,
comme dit l'autre, il n'y a pas de sot métier, pas vrai?
- Monsieur ... s'écria Richard furieux.
Il comprenait que son ami vonait de l'attirer dans
un piège. Il avait reconnu tout de suite ce Joseph Montépin, si vulgaire, que l'autre lui avait désigné au
salon, en compagnie de sa fille.
Ahl çà 1 fallait-il que César eut une pletre opmlOn
de lui pour imaginer qu'il se laisserait faire ainsi. Il
aIlait remettre vertement à sa place ce gros homme
!ridicula. Et rirait bien qui rirait le dernier.
A
•
•
•
•
�48
LES BARREAUX D'on DE MA CAGE
Mais Joseph lui coupa la parole.
- Ne me remerciez pas! Vous connaissez les condi~
tions : trois mille flancs ... Ce n'est pas rien 1
- Monsieur... répéta Richard, avec moins de véh~
mence.
- Par exemple, vous fournissez le cadre t Un cadre
en or, avec des ornements sculptés ... Si 1 si 1 j'y tieI1s
absolument. Je veux que, quand mon portrait sera
exposé, on voit tout de suite à qui l'on a affaire 1
Richard se mordit les lèvres. Sa coLère s'évanouis·
sait comme par miracle. Était-ce à cause de ce chiffre
de trois mille francs que César n'avait pas encore
indiqué, le réservant comme un argument suprême?
Trois mille francs 1 Cela ne se refuse pas, quand on
n'a qu'un seul costume et quand vos chaussures
éclatent de rire ...
Après tout, le bonhomme Montépin était plus
grotesque qu'odieux. La pensée que César voulût le
lui imposer pour beau-père, était si risible qu'elle ne
méritait qu'un haussement d'épaules.
Enfin, un peintre a-t-il le droit de se montrer telle·
ment difficile sur le choix d'un modèle? Ingres,
durant toute une période de sa vie, était trop heureux
de croquer, pour une somme modique, le visage du
premier venu.
- Alors ... dit Joseph en tapant sur ses goussets,
l'affaire eet conclue .. . oh?
- Parbleu 1 je crois bien! intervint précipitamment
César.
- A la bonne heure, mon garçon! Croyez-moi, vous
faites la bonD€: affaire!
Et, sans attendre la réponse de Richard :
- Dites donc, vous trinquerez bien avec moi 1
Il sonna.
- Antoine, ordna-t~il
au domestique .qui parut
et qui portait une livrée encore plus chamarr.3e que
celui qui avait ouvert aux deux jeunes gens, Antoine •••
�49
LES DARREAUX D'OR DE MA CAGE
apporte··moi une bouteiHe de mon porto 1890 .•. et
trois verres ... Et dépêche-toi 1
Antoine disparut. Quelques instants plus tard, la
porte s'ouvrit à nouvoau .
Mais ce no fut point le domestiquo qui se montra ...
Ce fut une charmante jeune fille de vingt à vingt-deux
ans, dont le gracieux visage s'oncadrait de boucles
brunes. Elle avait des traits délic3.ts, une bouche
pareille à une fleur pourpre, de grands yeux gris vert,
changeants et profonds comme la mol'.
- Oh 1 pardon , papa! jo te dérango! fiL-elle. Je
croyais que tu étais seul. ..
- Entre donc, fifille! s'écria le gros homme, avec
emphase . Ces mossieurs ne te mangeront pas. Ce sont
de:> peintres: roon3ieur César LouIT, qui Cerait un
fameux déménageur s'il voulait lâcher la peinture ...
ct M. Hichard de Valsery .. . un vrai noble ... eh 1 eh 1
Ce n'est pas de la petite bière . Eh bien! tout gontilhomme qu'il est, ça ne va pas l'empêchor de faire le
portrait de ton papa 1 Et pas une milliature, un vrai
portrait ... En Vercingétorix .. . avec un cadro on or 1
Richard s'inclinait, partagé entre l'irritation ct
l'envie de rire.
- Ch:lrmé<> de faire votre connaissance , monsieur 1
fit Janine, s'avançant ve!'s lui, la main tt)ndue.
Elle avait immédiatement roconnu, en Richard,
le modèle. de }'Imperator, qu'elle appréciait si fort
quelques Jours auparavant.
lly avait,dansle regard qu'elle fixait sur Richard, tant
d'amir~on
ingénue que le jeune h?romo f~t
touché .
, « Gonl111e cette petite 1 songea-t~
J. . ~n
somme, ce
n est pas sa faute si elle a un père SI ndlCule ... »
Antoine était revenu avec un platoau. Joseph Montépin rempJ;.t les verres et en tendit un à .Richar~
- A la bonne vôtre 1.. . Goûtez-mal ça, Jeune
homme ... UJ;l vrai velo,-,rs ...
Il but et fit claquer sa langue avec satisfaction.
~
�50
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
- Je parie que vous n'en buviez pas tOUil les jours
de pareil dans le château de vos ancêtres 1 Eh ! eh l.~
Richard eut un mouvement d'humeur. Mais les
beaux yeux de Janine s'attachèrent auX siens avec
une expressioil suppliante et, de nouveau, il sentit son
énervement fondre comme par enchantement.
Elle était tout à fait charmante, vraiment,
Mlle Janine Montépin. Certes, Richard no songeait
nullement à l'épouser. Mais il se disait que, si elle
assistait aux séances de pose , il aurait plaisir à la
régarder. Ce serait là un vrai repos, après avoir
contemplé la face rougeaude et les yeux de batracien
du père Montépin ..•
aimablement
- Encore un coup de porto? pro~a
ce dernier.
Derechef, il remplit les verres. Richard avait pris
son parti de l'aventure, et il s'en égayait. Janine,
toute rose d'émotion, baissait moùestement ses paupières aux longs cils soyeux. César Louff, savourant
son potto, contemplait cette scène d'un œil machiavélique et, à part soi, il triomphait sans modestie ...
CHAPItRE IV
AU FIL
DU DESTIN
La promiôre séance eut lieu le lendemain ...
Tout d'abord, Joseph Montépin avait émis la pré.
tention de se faire peindre en Vercingétorix. Hichard,
qui prenait son art au sérieux, eut toutes les peines
du monde à l'en dissuader.
-- Je veux mon por~ait
en Ver ... chose ... en Ver ...
machin, temp êtai t-il. Sapristi, qui c'est-il qui paye?
VouS où moi, mon garçon? C'est ltloi, pas vrai? Eh
�I.ES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
51
bien, alors, vous n'avez qu'a faire ce que je vous
demande. Un point, c'est tout.
En vain, Richard ohjectait.-il que le costume gaulois
é~it
peu seyant et qu'il dataiL. .. Joseph ne voulait
flen entendre . Et les choses eussent peut- ôtre tourné
fo~t
mal si, par bonheur, le jeune hom~e
ne ~e fût
aVIsé d'un argument propre cl toucher le vaniteux
Montépin en son point Je plus sensible.
. .
Sans doute, Vercingétorix était un grand capItame,
mais .il avait été vaincu par César ... Les gens .n'y
venaIent-ils pas une allusion îâcheuse? Un négocIant
au')si réputé que Joseph Montépin ne pouvait - même
en effigie - être vaincu par personne.
- C'est pourtant vrai, reconnut le gros homme,
~)ensif.
Diable 1 c'est embêtant, ça ... Je m e faisais une
fête à l'idée d'être peint en Ver . .. comme vou;; dites .
.Il hésita un instant; puis il reprit, avec l'accent du
trIomphe:
- E h! peignez-moi donc en César, ça arrangera tout.
~iohard
n'avait pas prév u cela. Par bonheur, il
objecta que César éLait entièrement rasé. Si M. Montép.in voulait absolument se voir portraicturé so~
les
tral~
3 du conquérant des Gaules, il devrait faIre le
sacnfice de sa moustaohe.
. Joseph recula devant cette perspective, car il se
Jugeait fort beau tel qu'il était. Et il consentit enfin
il. se faire peindre en costume de ville, au grand soulagement de Richard.
~elu
i-? i avai t obtonu sans trop de peine que M. Mont épln lUl payât d'avance la moitié du prix convenu ,
après quelques séances de pose.
..
Encore le négociant avait-il tant soit peu maugrec,
en déclarant que ce n'était pas dans l'habitude. d.u
commerce. Mnis il tI'éLait exécuLé .. . Et Richard s'etaIt
empressé de se commander un costume neuf.
S'il tenait tant à se montrer à son avantage, c'est
que Janine Mont
, ~pin
assistait à tou~s
les séances ,
�52
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
sous le prétexte que le portrait de son père l'intéressait au plus haut point.
s ait ~ il davantage encore ...
Peut-être le peintre l'intére
Quoi qu'il en soit, lor3qu'il arrivait, le matin, vers
onze heures, à l'hôtel du boulevard Péreire, c'était
invariablement Janine qui l'accueillait.
Quant à Joseph Montépin, retenu à son bureau où
il travaillait depuis le début de la matinée, il arrivait
le plus souvent avec un quart d'heure de retard, en
déclarant spirituellement:
- L'exactitude est la politesse des rois, comme
disait l'autre ... Mais il n'y a plus de roi s, maintenant.
Donc, je n'ai pas besoin d'être exact. Ce ne serait pas
la peino d'avoir gagno.l des millions s'il fallait se gêner
pour les autres. Un point, c'est tout 1
Richard, du reste, ne se plaignait pas de cette
inexactitude, puisqu'elle lui valait un t ête-à-t ête avec
Janine. Il éprouvait chaque jour un plaisir plus vif
à ces conversations, - dont M. Montépin ne prenait
nullement ombrage, - car l'idée que sa fille pCtt
s'éprendre d'un bohème sans 10 sou n'effleurait même
plS le digne commerçant.
Co n'est point que Janine se révélât sans défauts.
Le plus grave, c'était l'influence qu'exerçait sur elle
Jose ph Montépin.
Orpheline de bonne heure, elle avait été élevée par
le vaniteux personnage qui, tel César LouIT, divisait
l'humanité en deux catégories très différe ntes de
celles qu'imaginait le peintre.
Pour M. Montépin, il y avait d'une part les gens
intéressants, - c'est-à-dire les gens riches, - et les
gens peu intéressants, - c'est-à-dire les pauvres.
A force d'entendre répéter cela devant elle, tout
le long du jour, Janine avait fini par se faire du
monde une idée quelque peu inexacte, en confondant
le talent et la réussite, le prix avec la valeur.
Elle ne goûtait pleinement une œuvre d'art que si
�LES BARREATIX D'on DE MA CAGE
53
cette œuvre d'art coûtait cher; elle ne concevait les
voyages qu'en sleeping, et les hôtels qui n'étaient pas
des palaces n'obtenaient que son indifIérencc méprisante.
.
. Mais cela n'était que la surracc. Et, derrière ce vernI~
de snobisme, Richard n'avait pas tardé à découv~Ir
.une âme ingénue et tendr.e, un cœur fraichement
vIrgmal, qui l'enchantait.
Non pas qu'il se livrât au moindre calcul et qu'il
songeât, un instant, à profiter de la sympathie que lui
témoignl:\it la riche héritière pour se faire aimer d'elle
ct pour l'épouser... Il n'aurait pas eu grand mal à y
arnver, car Janine, suivant les conseils de son cœur,
et oubliant ceux de son père, regardait ave~
des yeux fort indulgents ce beau jeune homme qUI
parlait si bien et qui, malgré sa pauvreté, avait tant
d'élégance et de distinction ...
Mais, bien loin de songer à l'amour (du moins le
cro.yait-il sincèrement), Richard appréciait Janine en
artIste. Il la comparait mentalement à ces tableau:c
des maîtres primitifs, sur lesquels des barbares peIgnaient jadis de nouveaux tableaux. Et il disait qu'il
suffirait de bien peu de chose pour faire disparaître
ces fâcheuses retouches et pour que le chef-d'œuvre
rayonnât dans sa beauté première.
Parfois, en arrivant boulevard Péreire pour la séance
de pose, Richard y trouvait installé un long jeunQ
homme maigre et osseux au crâne précocement
derrière d'épaisses
dég.arni, aux petits yeux clig~otans
hé~lces,
aux dents jaunes, au menton fuyant, au nez
pomtu de belette.
1\1. Gabriel
A ces divers avantages physique~,
~lumet
- c'était le nom du sire - ajoutait celui d'êtr~
Invariablement engoncé dans un complet noir qUI
semblait taillé à coup de hache et cravaté clfune sorle
de ficelle, noire également, qL1i ofTrait d'étranges ressemblances avec un lacet de soulier.
�54
LES llARREAUX D'OR DE MA CAGE
M. Gabriel Plumet - Cl Monsieur Gabriel », comme
on l'appelait boulevard Péreire, avec une nuance de
respect aùmiratif, - était le fils unique et le suc:e.:; seur de feu Anthyme Plumet, négociant en tissus, qui,
après avoir fait longtemps la guerre à Joseph Montépin, avait jugé préférable de cesser les hostilités et
projeté de réaliser une fusion des deux firmes conour·
rentes en mariant !":On rej eton à Janine.
Ainsi opérait-on jadis dans les maisons royales, où
l'union d'un dauphin avec l'hériti ère d'un trône assurait une paÏ1c durable entre deux monarchies rivales. '
A la mort d'Anthyme Plumet, survenue quelques
mois plus t ôt, les fiançailles des deux jeunes gens
étaient oonclu es en principe. Mais on avait jugé préférable d'attendre un peu pour oélébrer le mariage de
Gabriel et de Janine, en raison de 00 deuil.
Aussi bie!, ce Lte dernière ne semblait-elle point
partioulièrement presséo de devenir Mmo Plumet
fils. Elle n'éprouvait, il l'égard de llon prét eudallL,
qü'un penchan t très modéré, ct on le comprendra sau:)
peine , quand on saura quo ce digne jeune homme,
auosi peu avenant au moral qu'au physique, (Jtait
LatiUol1, mausfjadc et avo.re à rendre des points à
Harpagon lui-même.
Dos Jour première rencontro, Gabriol PlumeL et
nichard jetèrent lee bases d'une inimitié solide.
Aussi prétenLieux que Lorné, le jeune drapier
afTichait à l'égard dûs artistes un mépris insolent. Et
H commença par critiquer le tableau de Hichard, avec
fo~ce
ricanements et haussemen Ls d'épaules, aussi
insultants que des soufflets.
Malheurousement pour lui, il ne tombait pas sur un
adversaire sans défense. Dès les premières escarmouohes, Richard le remit à sa piace de telle fa.çon que
« Monsieur Gabriel » jugea plus prudent de ne pas insister, car il ar partenait à 13. catégorie des gens qui n'attaquent que ceux qu'ils jugent hors d'état de Se défendre.
�LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
55
~ais,
pour ne point se manifes~r
ouvertemont, sa
~meh
n'en était que plus vivace et, en l'absence de
Rfchard, il ne perdait pas une occasion de le desserVIr - ou du moins de s'y elTorcer ...
Cependant, le tableau s'achevait. Quand Riohard
l' ~ut
terminé, il se trouva que M. Montépin ne l'appréCIa pas .
déclara péremptoirement quo c'était une caricaLure
rIdICule, et que le peintre avait fait exprèa de l'enlaidir.
Pour dire vrai, il n'en était rien. Richard, en artiste
scrupuleux, s'était borné à tracer de son modèle une
image criante d'exactitude . Mais, par malheur, comme
)'a dit le fabulist'3 :
. I!
L' homme est de glace aux lIérités ;
Il est de feu pour les mensonges.
En verLu de ce principe, Joseph Montépin en~ra
une colère violente, tempêta, fulmina, tralta
RIchard de « barbouilleur » (c'était son épithète
favorite pour clûsigner les peintres) et déclara qu'il ne
donnerait pas un sou de plus }Jour une pareille
8.bomination.
Et Richard pouvait se dire heureux d'avoir touché
un acompte. S'il voulait recevoir le surplus, il
n'avait qu'à recommencer le portrait .
. La paLience ne se comptait pas au nombre des quahtés dominantes du jeune homme. En quelques
phrases cinglantea, il déclara qu'un véritable artiste
avait bien tort de se commettre avec des êtres ignares
et ~napbles
de l'apprécier.
.
...UIS, .malgré les regards éplorés et les prIères de
Jamne, Il sorLit en fai Rant claquer la porte.
A peine était-il dehors que la jeune fille courut à
son père, l'implorant:
- Papa ... pape ... Tune vas pas le laisser partirainsi 1
- Non , vraiment ... Je vais me gêner peut-être 1
_ ÉcouLe, papa .. . Tu n'as pas été gentil avec M. de
Valsery.
d~s
�56
LES BARnEAUX n'OR DE MA CAGE
- Pas gentil? sursauta le gros homme. Pas gentil?
Ah 1 çà 1 mais... tu plaisantes 1 Comment 1 Voilà un
espèce de rapin à la manque, un barbouilleur de rien
du tout, un meurt-de-faim qui m'insulte .. . et je
n'aurais pas le droit de le mettre à la porte. C'est un
peu fort, tout de même 1
Voyons... reconnais que c'est toi qui avais
commencé .. .
- Je lui ai dit que son tableau ne me plaisait pas ...
que c!était une croûte. Un point, c'est tout. Il me
semble que c'était mon droit.
- Tu aurais pule lui dire autrement, tou~de
même ...
- J'ai dit ce que j'avais à dire 1 Tu ne voudrais
tout de même pas que je prenne des gants avec un
méchant bohème qui ne mange pas à sa faim une foi:>
par mois!
D'abord, monsieur de Valsery n'est pas un
bohème 1 protesta Janine. C'est un grand artiste 1
- Qu'il dit 1 N'empêche qu'il est encore bien content de faire le portrait de ton père. Un portrait pour
lequel je lui ai versé quinze cents francs d'avance 1
-- Cela ne te donne pas le droi ~ de l 'insul ter 1 proclama la jeune fille avec véhémence.
- Tu voudrais peut-être que je lui fasse des excuses?
Janine saisit la balle au bond.
- Ce serait ton devoir, papa. En somme, c'est lui
l'orrensé, et il n'a fait que te répondre ...
Joseph Montépin était devenu pourpre. S9S yeux
semblaient prêts à jaillir de leurs orbites.
- Assez 1 Assez 1 cria-t-il en martelant la table à
coups de poing. Tu n'es qu'une petite sotte et. tu ne
te rends pas compte des monstruosités que tu dis ...
Ce Valsery est un insolent. Et, si jamais il a l'audace
de se présenter ici, je le fais jeter dehors par mes
domestiques 1
Janine comprit qu'elle avait fuit fausse roule.
- Allons 1 papa ... ne te fâche pas comme cela ... Tu
�LE S IlARREAUX D'OR D E MA CAGE
57
me fais peur! Tu sais que tu es terrible, quand tu es
en colère ...
- Je suis assez terrible! approuva Joseph, qui commençait à se calmer. Que veux-tu ... l'habitude du
commandement 1
, - ~h
bien 1 c'est pour cela qu e tu ne devrais pas
t obstmer à en vouloir à M. de Valsery! Il n'a pas
l'habitude qu'on lui parl~
, s ur
ce ton, lui ...
.- IlIa prendra. Quand on est pauvre, on n'a pas à
f au'e le fier ...
- Tu as ét é très dur avec lui, je te le répète .. .
~oyns,
mon petit papa chéri, un bon mouvement .. .
[u .vas lui écrire un peLit mot en l'invitant à déjeune,'.
Et 11 ne sera plus question de rien!
- L'inviter à déjeun er ? Tu est foll e 1 Tu voudrais
donc que moi ... un millionnaire ... j'aille m'humilier
devant ce rapin manqué 1
Ja~in
e s'était assise sur les genoux de son père
et lm entourait tendrement le oou de ses bras.
· - Il ne s'agit pas de t'humilier ... Il s'agit de lui
dire bien gentiment que tu regrettes ce qui s'est passé ...
- Jamais !
· - C'est moi qui écrirai la lett re. Tu n'auras qu'à la
signer...
- Jamais ! Jamais ! Jamais 1 J'aimerais mieux me
couper le poing que de faire des exouses à un inférieur!
. - Mais enlin, papal M. de Valsery n'est pas un
Jn~'érieu.
Il est paUVl'e, c'est vrai ... mais ce n'est pas ~n
crime d'être pauvre... Tu l'as bion été, toi, autrefoIs!
· - Je me suis enriohi pal' mon travail et mon in te lh gence. Que le barbouilleur en fasse autant ... et nous
verrons 1
- Il sera riche un jour ... riohe et célèbre! affirma
Janin e.
« Et puis n'oublie pas que c'est quelqu'un ... Le
Comte RicLard de Valsery a des siècles de noblesse
deri
~ re lui et n'est l'inférieur de personne ...
�58
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
Janine rougit un peu et détouma le3 yeux pour
achever.
Celle qui l'épousera... quelle qu'elle soit ...
pourra se dire bien heureuse.
- Hain 1 Qui? Quoi? bredouilla M. Mont6pin.
Il avait pris sa fille par les épaules.
- Dis donc un peu ... regarde-moi en face ... Est-ce que
par hasard ... par hasard .. . tU6imerais ce barbouilleur?
- Je .. . jo crois bien que oui, papal.. .
- Et lui? Et lui?
- Lui? Jo crois que je ne lui déplais pas non plus ...
- Ah J çà 1 alors .. . Ah l çà 1 alors ...
Joseph Montépin ne trouvait pas d'autres mots pour
exprimer l'excès de sa stupeur.
On annoncerait à un monarque que sa fille s'est
éprise d'un mendiant déguenillé, implorant l'aumône
sur les marches du palais, qu'il n'éprouverait pas sans
doute une surprise et une indignation plus grandes .. .
- AhJ çà 1 alors ... répétait-il inlassablement.
Janine, en habile tacticienne, profita du dé:ml'roi de
l'adversaire pour livrer un vigoureux assaut.
- Papa! .. . cher petit papal ... Tu m'as dit souvent
que ton plus cher désir était de voir ta fille heureuse ...
« Eh bienl cela te sera facile ... Tu n'as qu'à envoyer
à M. de Valsery un petit mot .. . lm tout petit
mot. .. pour lui dire que tu es désolé de cet incident
et que tu le ,ries de l'oublier.
Joseph bondit.
- Jamais Ilança-t-il, gagné de nouveau par la colère.
Jamais 1 Si 10 barbouilleur consent à mo faire des
excusos platos, je verrai c que j'ai à faire . Mais
m'abaisser dovant lui, moi ... moi, Jnseph Montépin 1
N'y compte pas, ma petitû 1
que touLe insistance serait
La jeune fille compri~
vaille, et olle renonça - pour le moment ~ à Uile
nouvelle offensive.
Le déjeuner fut morne. Janine De mangea guère, ct
�MA CAGE
LES BA.RRF;A.UX D'OR DE
59
par la lect ure du
Mo ntép in feig nit d'êt re ab20rbé
cara fe et que ,
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Journal qu'il ava it app uyé con
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dan s son agit atio n, il ava
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peti t salo n pou r
Mais, comme on passait dan le
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pre ndr e le café, un coup de son
tou t émue.
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« C'es t Ric hard »,
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Le vale t de cha mbr e par ut sur le
Césa r Louff, qui
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dit- Qu'il entr e 1
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eire, Ric hard
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étai t allé rejo indr e son ami Cés
déje una ient
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jour
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ensemblo prGsque tous
plus hau t ct qui
la cène que nous avo ns reJatoe
écla tant e outr e
ven ait d'ab out ir à une rup ture
M. lon tépi n et lui.
faisait pas l'affaire
Commo bien OII pen se, cela ne
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César, plua déçu que Pi rret to dev
~auvre
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IlFPrena
d ohl'ls de Ron poL <lU lait ,·n
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espérancos qu 'il fondai t sur Jo mal
de Jan ine .
es que notr e ami
Mai.; c'ét ait un hom me de ressourc
vrai cap itain e doit
CéHar LouIT, ct il sav ait qu'u n
en vict oire .
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être capablo de cha nge r une défa
- et déclara
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Il réf! chit , - pu" très
bru squ eme nt:
sang , peti tl Je vais
- Ne te fais pas do mau vais
t'ar ran ger ça en un tou rnem ain:
...
de J?es ~airo8
-;- Jo te pri de no pas te môl er
ulté.
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Il n y a rion il arra nge
s chez lUI.
Je ne rem ettr ai plus Jamai les pIed
�60
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
Des bêtises, tout ça. Laisse-moi faire, je te dis.
Il n'y a pas de quoi fouette r un chat dans toute cette
histoire !
- .Te te défends de t'en occuper 1 déclara-Richard
assez mollement.
Au fond de lui-même, il était le premier à regretter l'incident du matin.
Sans trop s'en rendre compte, il s'était habitué à
l'atmosphère du boulevard P éreire. Sans doute Joseph
Montépin était terriblement bruyant et vulgaire,
mais, en somme, il n'était pas m échant. Et quant à
cette petite Janine, quelle charmante fille ! Un peu
snob, peut- être, un peu trop so umise à l'inOuence de
son p ère, mais si jolie, si fine !... Et Hichard ne pouvait oubli er la détresse de la jeune fille quand elle
l'avait vu partir.
- Je te défends de t'en occuper 1... répéta-t-il avec
moins de conviction encore. En tout cas, je ne retour·
n erai là-bas que si l'on me fait des excuses.
- On t 'en fera! promit César avec un geste large.
J'en fais mon affaire, petit!
Il s'esquiva, la dernière bouch ée dans le bec, et
courut boulevard Péreire. Nous l'y avons vu, faisant
son entrée chez le p ère de Janin e.
- Monsieur Montépin, ct vous, m ademoiselle, écoutez-moi, ... déclara-t-il ex abrupto en pénétrant dans le
petit salon. J e viens vous trouver de la part de mon
ami Richard de Valsery ...
- Votre ami est un grossier personnage! déclara
nobl ement M. Montépin en prenant une pose qu'il
voulait maj estueuse et qui n 'é tait que risible. Il m'a
parlé tantôt su r un ton ... inadmissible 1
- Il en est désolé, monsiour Montépin. Je 10 quitte :\
l'instant. Nous avons déjeuné ense mble. Sijo vous disais
que, durant tout le t emps du repas, il n 'a desserré les
dents que pour se lam onter ... cal' il n 'a pas puavaleruno
seulo bouchée 1
�LES BAHHEAUX n'OR nE MA CAGE
61
«. - Quand je pense que j'ai pu déplaire à M. Mor.t épm ... je ne m'en consolerai jamais 1 » ne cess3.it-il
de répéter, avec des larmes dans les yeux.
Le négo~iat
sc rengorgea.
-I1adlt ça ?
. - Textuellement... Pensez donc: l'idée d'avoir
Indisposé un homm e de votre importance ...
- Je comprends 1 Un homme de mon importance , on
n'en rencontre pas tous les jours 1 admit Joseph avec
~od
es tie.
Mais il n'avait qu'à ne pas s'emporter, que
dIable 1
:- Lll jeunesse est vive, monsieur Montépin 1 Il faut
IUl pardonner ...
- M. de Valsery, au fond, a beaucoup d'estime
pour toi, intervint Janine.
- De l'estime ... Dites de l'admiration , mademoiselle.
Quand Ri chard parle de monsieur votre père ... il fau t
l'entendrel C'est comme s'il parlait de Louis XIV ...
- Évidemm<:>nt, ce n'es t pas un méchant garçon,
reconnut M. Montépin. Et, d'ailleurs, je dois avou~r
q~e,
.moi-même, je me suis un peu emporté et que Je
IUl ru dit des choses désagréables ...
e 1
, - Ça ne fait rien 1Ça n'a pas la moindre importan~
s exclama César. De vous, il en au rait accepté bIen
davantage, parce que ...
- Parce que?
~ ésar
jeta un rapide coup d'œil vers Jan.ine, et ce
qu Il lut dans les yeux de la jeune fille l'encouragea à
brû!er ses vaisseaux.
- Parce que ... Ma foi, tant pis! je me décide ...
(1 Écoutez, monsieur 1 Ce que je vais vous dire n'est
peut:être pas tr"és protocolaire; mais je crois que mon
deVOIr m'ordonne de vous en informer ...
; «. Monsieur Montépin, Hichard est ~rofndéme
cpns de mademoi solle votre fiUe et, Sl vous la lUi
uccordiez en mariage, il se rait le plus heureux de s
hommes 1
�~2
LES BARREAUX D'OIl DE MA CAGE
Janine lança un léger cri et cacha son joli visage,
pourpre de joie et de confusion, dans sei! petites mains.
M. Montépin s'agitait nerveusement dans son
fauteuil.
- Donner ma fille à un barbouilleur !. .. maùgréat-il. Quelle déchéance pour un homme comme moi 1
César ne songea pas à relever tout ce que cette
déclaration avait de désobligeant pour lui-môme . Au
diable les sottes susceptibilités, quanù il s'agit de
négocier une alliance dont la conclusion vous assurera
le toit et le couvert.
- Richard n'est pas seulement peintre, monsieur
Montépin. C'Ast un gentilhomme ... Il est comte ...
Comtesse Richard de Valsery.. . Avouez que ça ne
fera~t
pas mal sur une carts de visite 1
- Je ne dis pas 1. .. je ne dis pas 1. .. bougonna Joseph
plus flatté qu'il ne voul ait le pal'aitre , car, au fond de
lui-même, il avait une grande vénération pour l'aristocra~i
e.
- Avoue, papa, que cela ferait mieux que madame
Gabriel Plumet.
- Ah 1 fifille ... ne dis pas de mal de Gabriel! C'est
un garçon qui connait son affaire. Et sa maison, à
l'heure actuelle, vaut des miliions 1
- Un nom comme celui de Richard n'a pas de prix 1
affirma César LouIT.
(( Pensez qu'un de Valsery était maréchal de camp sous
Louis XIII ... Un autre a combattu ù Ivry aux côtés
d'Henri IV. Un autre est allé aux Croi sad.es ...
- Dommage qu'il en soit revenu 1 grogna Joseph.
- Oh 1 papa! .. . Tu ne parles pas sérieusement t
- Vous voyez bien que M. Montépin plaisante, mademoiselle...
« Monsieur Montépin n'est pus seulement un grand
commerçant, c'ost un homme qui a dos vues élevées.
Il sait qu'il faut marcher uvec son temps, et qu i.l n'y
a plus aujourd'hui ùe préjugé' de caste. Il sait que
�Il
MA CAGE
LES BAR REA UX D'OR DE
63
de s'all ier ave c la
rien ne pose un nég oçia nt comme
noblesse.
pro tect eur dé l'an cien ..• Le
Il Le nou vea u régi me,
on ... Est- ce que ce
MITre-fort fusi onn ant ave c le blas
été mod erne ? .•
sooi
la
de
e
mêm
n'es t pas l'im age
trop inte llig ent pou r
Monsieur Montépin est beaucoup
coup 1
ier
n'av oir pas compris cela du prem
n.
ctio
pon
com
c
avo
JoseplJ. hoch:l la tête
llig ent...
inte
trop
up
uco
bea
suis
je
...
- Pou r sûr
le fron t
ux,
ncie
sile
.11 dem eura quelques inst ants
EnfIn il
n.
exio
réfl
de
rt
effo
plIssé par un prof ond
con clut :
à faire. Je ne vous
- C'es t bon. Je verr ai ce que j'ai
e ami que j'ira i
votr
à
s
Dite
reti ens plus , mon garçon.
le voir dem ain mat in, chez lui.
César s'in clin a jusq u'à terr e.
de bon té à vous ...
- Monsieur Montépin ... C'es t trop
oe mal heu reux
à
poir
d'es
don ner un peu
P~is·je
?
RlOhard ... RU com te, veo x·je dire
dit. Un poin t, c'est.
ai
s
vou
je
que
ce
-lui
étez
Rép
~
tout !
le.
César se reti ra sur une bonne paro
sep hM onté pin
i,Jo
mid
rès.
l'ap
ede
rest
le
t
Dur ant tou
mêrne, labo ·
luia
sa fille, puis se con sult
~uestiona
dra.
pren
ti
par
l
ueu sem ent, pou r sav oir que
auq uel il n'ét ait
Le résu ltat de ee trav ail men tal,
raison, lui causa une
guè re hab itué et qui, pou r cett e
le lend ema in, à la
fatigue oonsidérable, fut que
son nait à la pOrte
ine
Jan
de
premiôre heu re, le père
de Hichard.
l'av ait prév enu de
Ce dern ier vin t lui ouv rir. César
sou pço nne r de ce
rien
faire
lui
cett e visite, mais sans
qu'clIc prés age ait .
nd il vit le gros .
.Aussi Ric hard crut -il rêve r qua
vigo uréu sem ent
uer
seco
la
ct
hom me lui saisir la mai n
re:
ner
ton
de
:
en cria nt d'un e voix
- Bon jour ! ... mon gen dre 1
�64
LF.S BAnnEAUX D'on DE MA CI.GE
Comme le jeune homme demeurait muet d'ahuI'is·
sement, Joseph éclata de rire et, sans cesser de lui
agiter le bras à le désarticuler:
- Ah ! Ah 1 Petit cachottier 1 vous ne m'aviez pas dit
que vous aimiez ma fille et que vous vouliez l'épouser?
- Moi ... monsieur? balbutia Richard, au comble
de la stupéfaction. Mais je vous assure que ...
- C'est bon 1 C'est bon 1 N'insistez ras. Je vous dia
que je sais tout.
« Janine vous aime. Elle a un drôle de goût ...
mais c'est son affaire ... Et Joseph Montépin est assez
riche pour donner sa fille à un barbouilleur, même si,
par-dessus le marché, ce barbouilleur est noble, titré
et tout le bataclan 1
u Allocs 1... ne faites pas cette figure-là, mon gendre,
. et venez à la maison avec moi. On est en train de vous
y mitonner un déjeuner aux petits oignons, un vrai
déjeuner de fiançailles, les petits plats dans les grands ...
u Hein 1qu'est-ce que vous dites de ça, monsieur le
comte? On s'endort panné, et. on se réveille gendre de
Joseph Montépin, ou tout commê ...
« Je crois que vous l'avez d éniché, le fin filon 1
Richard écoutait ces paroles sans les entendre. Un
brouillard obscurcissait sa vue, fermait ses oreilles aux
bruits extérieurs. Il avait la sensation de recevoir une
tuile d'or sur la t ête et il en demeurait stupide.
11 aurait voulu protest er, crier qu'il y avait erreur,
qu'il ne sollicitait nullement l'honneur d'entrer dans
la famille Montépin i mais une sorte d'engourdissement
Je saisissait. Une Ifl0het é soudaine paralysait sa voJont6...
Dopuis des mois et des années , il luttait vainement
conLre la mauvaise forLune; chaque jour il s'enlisait
davantage dans une médio crité pareille à ces sables
mouvants qui ne lâchent pas leur proie, qui l'engloutissent, l'absorben t lentement, l'anéan tissent.
Comment au rait-il pu repousser la perspective qui
�LES DARREAUX D'OR DE MA CAGE
65
s'otTrait à lui, subitement, d 'échap per à ce sort lamen·
table, de connaître enfin la sécurité, le calme, de ne
plus trembler chaque jour en songeant au lendemain?
. Et puis - et puis surtout - Janine lui plaisait
lllfiniment. L'aimait-il? un moment plus tôt il n'aurait
~u. le dire; mais, en tout cas, il n'était pas loin de'
1 aImer ...
. Richard eut un éblouissement. Il voyait le gracieux:
Vl~age
de Janine lui sourire; il contemplait avec un
frI~son
d'émoi les grands yeux pleins de tendresse de
la Jeune fille . Et tout le reste s'abolissait à ses yeux:.
- Eh bien? s'exclama Joseph. Vous ne dites rien,
mon gaillard 1 Ah! çà! est-ce que vous seriez devenu
mUet par hasard?
Richard fixait sur le gros homme des yeux égarés.
- Je ... ne sais comment vous remercier, monsieur
:Montépin.
J.oseph chercha alors une phrase majestueuse et
« dIstinguée ", une de ces phrases à l'emporte-pièce,
appropriée, aux grandes circonstances de la vie.
Enfin, il trouva:
- Restez couvert, mon gendre! fit-il, en se redressant de toute sa hauteur. Tout l'honneur est pour
vousl
CHAPITRE V
LA CAGE
...
Trois mois plus tard, Richard épousait Ja~ie
La nouvclie do son mariage avait été accuelilie a~ec
u~ peu d'appréhension par ses sœurs. Et il faut .blen
dIre que cette appréhension s'accrut, quand elles vlf~nt
,
Jos.eph Montépin, éclatant de vulgarité et de vamté
satIsfaite.
5
�66
'LES BARREAUX n'OR DE MA CAGl>
- C'est pas pourdire, expliquait-il aux jeunes femmes
tout interdites, mais vous pouvez vous vanter d'avoir
de la ohance. Grâce au mariage de votre frère, vous voilà
apparentéos à Montépin, qui a des millions à ne plus
savoir où les mettre ... et qui a môme assez d'argent
pour se payer un a monsieur le oomte » commo
gendre ...
Ces discours, - ' et d'autres, tout pareils, - produisirent, comme on peut le penser, FefIet le plus
fâcheux.
Fort heureusement, la gontillesse et le charme de
Janine lui gagnèrent d'emblée la sympathie de ses
belles-sœurs.
Toutes trois avaient fait un marill.ge d'amour. Comment n'auraient-elles pas eu des trésors d'indulgence
pour une si agréable personne, puisqu'elle aimait
Richard et que Richard l'aimait?
Était-ce sa faute si elle avait un père si vulgaire?
L'important était que son mari s'occupât de la SOUGtraire, 10 plus rapidement possible, à l'inlluence du
négociant.
Michèle, Maud et Mario-Louise furent unanimes œ
donner ce conseil à Richard.
Celui-c~
promit d'envisager la question au retour do
son voyago de noces. Pour l 'instant, il se laissait aller
à savourer la douceur du beau songe qu'il faisait.
Chaque jour, il voyait Janine et il appréciait davantago la grâce de la jeune fille . Rien, en dehors d'elle,
ne complait pour lui ... C'est ainsi qu'avec son dédain,
des questions matérielles il laissa Joseph Montépin
régler les clauses du contrat de mariago.
Lo père de Janine en profita pour imposer aux
jeunes époux le régime de la séparation do biens, sans
aucuno communauté, ce qui fait que Richard. ne
devait pas toucher un sou des revenus de sa femme.
Pour comble de précauLions, comme toute la fortune lui appartenait (feu Mme Montépin étant décédée
�LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
67
avant que son époux réussit dans les affaires), le
Machiavel de la rue du Sentier avait décidé de ne donner aucun oapital à sa fille, mais de lui servir une rente
annuelle de cent mille francs ... dont il pourrait suspendre le paiement ~ son gré, si la conduite de Richard
ne lui donnait pas toute satisfaction.
Hichard signa, les yeux fermés, tout oe qu'on voulut, malgré les objurgations de César LoufT, qui ne
oessait de lui répéter : « Gare 1 gare 1 Le vieux veut
te rouler 1 "
Quant à Janine, elle ne connaissait rien aux
afTairos. Et, par aillours elle subissait trop l'inOuence
de .son père pour op~ser
à ce dernier la moindre
résistanoe.
Le soir même do la cérémonie religieuse, - à l'issue
de laquelle les sœurs de Richard lui souhaitèrent,
ainsi qu'à Janine, tout le bonheur qu'elles avaient
~lIes-mê
rencontré dans le mariage, - les deux
Jeunes gens partirent pour l'Italie.
Ils y passèrent six semaines dans l'enchantement ...
La nature et l'art, en ce pays ~orveilux,
semblaient
réunir leurs tré'lors pour former un cadre digne de
l'amour.
.
.Chaquo jour resserrait davantage dos liens qui unissalont Richard ot Janine. Soustraite à l'inOuence de
Jo~eph
Montépin, celle-oi n'avait plus qu'à rester ellemume pour se montrer la plus douce, la plus tendre
des oompagnes.
~iohard
découvrait en elle, aveo un étonem~
t
raVI, dos qualités de oœur et d'osprit que l'on n'était
pas on droit d'attendre logiquement de la l111e de
M. Joseph Montépin.
Hélasl los houres les olus belles sont aussi les plus
OOurtes, et l'instant de r~tou
arriva plus vite que les
doux époux ne l'eussent voulu.
.
118 auraiont bien volontiers prolongé leur. séJo~r
dans cotte terre si heureuse; mais M. Montépm était
�68
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
homme d'ordre et de méthode. Il avait accordé à son
gendre six semaines de voyage de noces, comme on
accorde six semaines de congé à un employé privilégié. Le délai achevé, il "fallut rentrer à Paris sans
retard.
Et, dès le retour, les choses changèrent du tout au
tout.
Richard aurait voulu louer, pour y abriter son bonheur, un appartement aussi éloigné que possible de la
demeure de Joseph Montépin, car il craignait avec
juste raison l'influence exercée par le négociant sur
sa fille. Mais le gros homme ne l'entendit pas de cette
oreille.
- Vous logerez au premier étage de mon hôtel!
décida-t-il... Il est absolument inutile de faire la
dépense d'un appartement ... La maison est assez
grande pour que vous y restiez sans que cela me
gêne ...
Et comme Richard se montrait peu enthousiaste,
son beau-père ajouta narquoisement:
- Estimez-vous encore heureux d'avoir le logement
et le couvert gratuits 1 Quand on n'a pas le sou, on
aurai t tort de sc montrer difficile 1
Que répondre à cet argument aussi délicat qu'irréfutable? 11 n'y avait qu'à s'incliner. Et c'est ce que fit
Hichard de Valsery, rongeant son l'rein.
Jusqu'au mOment de son mariage, il avait donné le
plus de leçons possible, grâce à l'appui de Lucien
Sermange, qui lui en procurait dans son entourage. Il
aurait voulu continuer. Mais Joseph lui fit comprendre,
en le prenant de très haut, qu'il n'entondait pas que Bon
gendre se compromît à courir le cachet.
- Ça me ferait du tort pour mer; alTaires ... De quoi
aurais-je l'air, si on savait que vous donnez des leçons
de peinture?
En conséquence, Hichard dut se résigner à jouer le
amour
rôle, un peu ingrat, de prince consort. ~on
�LES BARREAUX n'OR DE litA CAGE
69
pou~
Janine et la tendresse que celle-ci lui témoi~
gnalt rendaient d'ailleurs sa tâche plus facile.
1 Et puis il avait son art .. . Il s'était remis à travailer. Il avait repris le tableau commencé avant son
mariage.
E A présen~,
la toile commençait à prendre tourn~e
.
.t César lm-même, bien que peu indulgent par prmClpe , avait daigné déclarer :
- Petit, ça à de la patte t C'est l'ouvrage de quelqu'un .. .. Continue ... tu es sur la bonne voie!
Mais, un matin, comme Richard cherchait sa boite
à couleurs et ses pinceaux, il M les trouva point à
leur place ordinaire .
. Il demandait à Janine où elle lés avait mis. La
Jeune femme lui répondit avec un peu d'inquiétude:
'
- C'est papa ... qui est venu les prendre, hier soir,
et qui les a confisqués !
Richard out un haut-le-corps.
. .
- Confisqué! Ah! çà !... C'est une plaisanterIe, Je
ponse?
,- Il m'a dit qu'il te fournirait les explications
necessairesl. .. ajouLa Janine, qui semblait de plus .en
plus mal à 1 aise.
Sans répliquer, car il ne voulait pour rien au monde
engager une dispute avec sa femme, Richard s'en fut
trouver son beau-père.
tombez bien, mon garçon! déclara Joseph
- V~us
~ontépm
. J'aià vous parler. Asseyez-voUs, fermez le bec
O~vrez
les oreilles. Ce ne sera pas long.. .
.
ob~esagréblmcnt
surpris par cet exorde , RIchard
élt cependant et s'assit.
. M. Montépin le regarda fixement durant quelques
~nsta
. Puis il toussa avec fracas, tapa sur la poche
e BOn gilet et déclara brusquement:
- Pour qui me prenez-vous?
Ahuri, le jeune homme ne tl'quva rien à répondre.
�70
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
- Si vous me prenez pour un imbécile, reprit le
négociant avec force, j'aime autant vous dire que vous
vous trompez ...
- Mais, monsieur, je vous assure ...
-- Silence dans les rangs! Quand je cause, je
n'aime pas qu'on m'interrompe ...
(( Quand vous vous êtes marié avec la fille de
Joseph Montépin, peut-être bien que vous vous êtes
dit: (( J'épouse la grosse galette ... Dorénavant, je ne
vais plus rien faire de mes dix doigts, et je vais me
laisser dorloter jusqu'à la fin de mes jours, en mangeant
des blancs de poulet!. .. »
({ Eh bien! 'si vous avez cru ça, mon garçon, vous
vous êtes trompé !
- Encore une fois, je vous répète ...
- Attendez 1 Je n'ai pas fini 1 Sachez que je ne
veux pas pour gendre d'un paresseux! Quand j'étais
jeune, j ai travaillé dur ... et je continue. C'est ce qui
m'a permis d'arriver. Vous ferez comme moi, mon
ami.
- Mais, monsieur, je ne demande pas mieux ...
K Et c'est justement pour cela que je ne comprends
rien à la façon dont V(lUS prétendez m'empêcher de
travailler!
Joseph Montépin fit entendre un ricanement sarcastique.
- Travailler? Dites donc ... Ce n'est tout de même
pas comme ça quo vous appelez le fait d'éLaler des
cou leurs sur une toile?
- Mais si , monsieur! Et je vous dirai même que jo
ne connais pas de plus beau métier!
- Oui? Eh bien, touL ça, c'est des balivernes. Je
n'ai pas donné ma fille à un rapin. Si elle n'avait
écouté quo mes conseils, elle aurait épousé Gabriel
Plumet.
(( Cc n'est pas un arListe, lui ... oe n'est pas un
« monsieur le comte »... mais o'est un gaillard qui
�LES BARREAUX D'OR DE MA OAOli
71
cannait son affaire. Et un oommerçant de premier
ordre 1
« On aurait associé les deux ~naiso
: Montépin,
p'lumet et Compagnie ... Enfin 1Janine n'a pas voulu i
n en parlons plus ...
« Mais puisque vous êtes mon gendre" vous serez
mon successeur ... le plus tard possible ... et il faut que
VO?S commenciez à apprendre le métier. C'est compns?
Richard tombait de haut. Jamais il n'était entré
dans sa pensée de se faire marchand de drap. Cette
perspective ne lui souriait guère. Il tenta de réagir.
- Mais, monsieur ...
_ Vous pouvez m'appeler beau·papa, je ne suis pas
fier f dit aimablement Joseph.
- Je ne connais rien à ce métier·là ...
- Justement: vous l'apprendez 1
- Je crains bien de n'avoir aucune disposition ...
.- Tant pis pour vous. Il fallait y réfl échir à deux
fOlS. Je n'ai pas l'intention de laisser mon gendre se
goberger à ne rien faire.
Richard, bien qu'il essayât de garder son sang-froid,
commençait à se monter.
_ Combien de fois faudra-t-il vous répéter que je
n'entends nullement demeurer oisif? J'ai un métier
que j'aime; je ne demande qu'à l'exercer....
.
- Un métier? Un métier de crève-la-faIm, OUl!. ••
Ça ne compte pasl
- Il Y a cependant des gens qui l'ont exorcé honorablement et auxquels il a rapporté non seulement
la gloire , mais encore la richesse ...
Joseph Montépin haussa les épaules.
.
- Des blagues, tout ça 1 Pour un peintre q?i ré.us sIt ,
vous en trouverez quatre-vingL-dix-neuf qUl firu ssent
à l'asile de nuit.
« Vous n'avez tout de même pas la prétention
d'entrer à l'InsLitut, avec votre peinture?
�72
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
- Ma peinture n'a pas l'honneur de vous plaire, à
ce que je vois !
.
- Non! Elle n'a pas ceL honneur. Je trouve ça ...
quelconque. Ça manque d'originalité. Et je ne suis
pas le seul à penser ainsi, vons savez. C'est aussi
l'avis de Janine ...
Richard tressaillit.
- Ah ! vraiment ...
- Mais oui!. .. Elle ne vous en a pas encore parlé,
par délicatesse, mais, a.u fond, elle trouve ridicule que
vous vous entêtiez à peindre des machines qui ne se
vendent pas ...
- Ainsi, Janine est d'accord avec vous pour
souhaiter que j'entre dans le négoce?
- Parbleu! Vous pouvez le lui demander.
- C'est ce que je vaiR faire sur-le-champ , si vous
le permeLtez ...
- Mais comment donc, mon gendre! Ne vous
gênez pas ... Allez! Je vous attends ...
Richard, touL frémissant, courut chez Janine et,
en quelques mots, la mit au courant de l'entretien
qu'il vonait d'avoir avec M. Montépin.
Il s'attendait à la voir s'indigner et déclarer que
son père avaiL torL. A sa grande surprise, Janine
l'écouta sans manifesLer d'auLre sentiment qu'un peu
de gêne.
Puis elle déclara avec douceur:
- Vois-tu, mon ch6ri , papa ne mesure pas toujours la porL6c de ses mots i mais c'est un homme
d'exp 6rience. Il a l'habitude des afTaires , et il connait bien la vie. Tu aurais tort de dédaigner ses conseils ...
Richard croyaiL rêver.
- Alors ... tu lui donnes raison ... toi, Janine?
- Je ne dis pas cela ... Mais je ne peux pas lui donner tout à fait tort. La peinture, mon chéri, ce n'est
pas sérieux; ça ne mène à rien 1
�MA CAO E
LES BAR REA UX D'OR DE
73
qu'e lle a men és à
- Il Y a pou rtan t des gen s
quelque chose ...
euse qui, le tem ps
Jan ine eut une mou e déd aign
ge •
d'un écla ir, enla idit son joli visa
y en a qua tre- ving t·
il
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tem ps pou r tou t ...
- Voi s-tu , mon ché ri, il ya un
com me amusen~,
La pein ture , c'ét ait très gen til
faire. A prés ent, Il
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t pare ille à son père
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il déc ouv rait au moet que - chose para dox ale r aup rès d'el le un
men t mêm e où il ven ait che rche
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Itâl ie 1
créa ture exq uise,
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étai t un enc han tem ent don t le
... Et voici que , soud ain ,
la grâc e d'un cha nt d'~iseau
un gran d-li vre 1 '.
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elle se met tait à par ler com
néfa ste sortJlc~e
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mte rve nu, pare il aux sort s
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CIens des con tes de fées
en une mén agè re bosl'he ure, une radi euse prin cess e
sue et hide use ?
retr ouv ât aup rès
Ava it-il don c suffi que Jan ine se
.
~
�,
74
\
LU BARREAUX D'OR DB lU CAOB
de son père pOUl' que l'influence de celui-oi so fit
ainsi sentir ... ou bien, plutôt, n'était-co pllS son véritable caractère, trop longtemps caché, qui apparaissait au grand jour?
Janine poursuivait, aVêC des hochements de tête
graves qui semblaient la caricature involontaire de
Joseph:
- Voyons, mon Richard, réfléchis un peu ... A quoi
cela te mènerait-il de continuer il peindre? Oh 1 je
sais ce que tu vas me dire ... Tu as du talent, beaucoup de talent même ... Je ne demande qu'à le croire.
Seulement, voilà, tu n'arrives pas à vendra tes toiles.
Tu me l'as dit toi-même bien souvent.
« Alors... il faut bien en conclure que tu as moins
de talent que les autres, n'est-ce pas?
- Ce n'est pas absolument cortain 1 fit Riohard
avec un peu d'amertume. On a vu de grands artistes
longtemps méconnus ...
- Ce n'étaient pas de vrais artistes 1 trancha Janine Sur un ton qui n'admettait pas do réplique.
1( Comme dit papa: quand un produit est bon, il se
vend 1
cc Alors ?... Si ta peinture était vraiment bonne,
elle se vendrait ... Un point, c'est tout 1
De nouveau, Richard crut qu'un soufnet lui cinglait
le visage. Un point, c'est tout! Encore une formule' de
M. MonMpin, qu'il ne s'attendait guère à retrouver
sur les lèvres de Janine ...
- Ma petite chérie... murmura-t-il d'une voix
étoufTée ... Ce n'est pas possible 1 Tu ne parles pas
sériousement 1 Toi que j'ai vue si troublée, frémissante
d'une si belle émotion, dans les musées de Rome
et de Venise 1 Toi qui pleurais sur la place SaintMarc, en disant que tu n'avais jamais rien vu d'aussi
beau ...
cc Non 1 non 1 tu ne poux pas penser ce que tu viens
de me dire 1
�LES DARREAUX D'OR DE MA. CAGE
75
Janine soupira. Ses paupières battirent.
- Ne parlons pas de cela 1 fit-elle avec un peu
d'bési taticn.
- Mais si 1 Parlons-en au contraire 1 Tu ne vas
pas renier nos belles émotions d'art.. . ces minutes
Incomparables où nos deux cœurs battaiont au
rythme des plus nobles émois 1
Janinedomeura un instantsilenoieuse. Puis Richard
vit le joli visage se durcir, les beaux yeux le fixer
avec une expression presque sévère;
- Il Y a un temps pour tout 1 fit-eHe .
. .
« En vacances, on peut bien regarder avec plaISIr
ùes tableaux. En faire, c'est autre chose 1
. « Songe à l'avenir 1 Songe aux enfants que 1)
CIel nous donnera. Il faut leur laisser un nom honorable .. .
Il se oabra, blessé au vif par cette parolo malheureuse .
- Le nom de Valsery n'est pas encore, que je
saohe, un nom dont on puisse rougir?
- Comme tu as dit cela ... Tu es fâché?
- Au contraire 1
Elle lui saisit tendrement la main.
-:- Richard .. . mon amour ... ne prends pas on mauVaIse part ce que je viens de te dire. Si je te parle
franchement, c'est parce que je t'aime 1
.
u Réfléchis un peu 1 Voudrais-tu devenir un JOu~
{J~reil
à ton ami César LouIT, co bohème ridicule qUI
VIt d'expédients , au lieu d'exercer un métier respectable.
Richard se dégagea brusquement.
_. Tu aurais pu choisir une autre comparis~n
1
-:- Mon Dieu 1 Voilà que je t'ai encore :mt de la
P~Ine
1 Comme tu es susceptible, mon chérIl Je vou·
hus dire seulement .. .
- N'insiste pas 1 J'ai très bien compris ce que tu
entendais insinuer ...
�76
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
- Mais Richard ... écoute ...
- Non!...
Il la saisit aux bras et la fixa longuement. Leurs
regards s'affrontèrent ainsi, quelques instants. Puis
Richard, découragé, lâcha la jeune femme.
- Quand tu m'as épousé, dit-il tristement, j'ai cru
que c'était l'artiste que tu aimais en moi, avant tout 1
- Je t'aime, Richard ... tu le sais bien 1 Pourquoi
compliquer les choses et faire des distinctions qui ne
signifient rien?
- Pour moi, elles signifient beaucoup de choses t
a Contrairement à ce que tu sembles croire aujourd'hui, la peinture n'est pas pour moi une amusette,
ni même un métier. C'est quelque chose que j'aime
et qui compte pour moi au moins autant que les pièces
de drap comptent pour ton estimable père 1
- Ah 1 je t'en prie 1... Richard ne te moque pas de
papa 1. .•
a Il a ses défauts, c'est entendu ; mais ce n'est pas
Je premier venu. Veux-tu que je rougisse de lui,
parce qu'il n'a pas toujours été ce qu'il est?
- Ma foi, non! Je voudrais bien qu'il soit n'importe quoi, pourvu que ce fût précisément autre chose
que ce qu'il est!
Janine frappa ne:veusement le sol de son petit
pied cambré comme celui d'une infante.
- Plaisante tant que tu voudras 1 N'empêche que,
grâce à son travail et à ce métier dont tu te moques
bien à tort, papa est arrivé à se créer une belle situatian ... et à fai\'e vivre les siens largement 1
Le jeune comte reçut le coup en plein cœur.
- Ce qui veut dire, acheva-t-il, que, jusqu'à présent je me suis montré, moi, incapable d'en faire
autant 1
- Oh 1 Richard 1... Qu'est.-ce que tu vas chercher
là? Je n'ai jamais rien dit de pareil...
- Mais tu l'as pensé. Nonl non 1 N'insiste pas, ma
�LES BARREAUX D'OR DE MA CAOE
77
Pl:ltite Janine. J'ai lu en toi clairement. Tu me
repr?ches mon goût pour la peinture et ,tu voudrais
que Je me mette à travailler sérieusement, comme tu
dis.
« .t\près tout, tu n'as pas tort. Je suis pareil ,à ce
Inonsleur que l'on avait décoré sans qu'il eût des titres
réels à cette distinction et à qui un ami disait: « Vous
avez la croix? Bon 1 Maintenant il ne vous reste plus
'
qu 'à la mériter 1 »
- Richard ... Comment peux-tu ...
- Moi aussi, il me reste à mériter l'honneur d'être
ent~é
dans la famille Montépin... moi, pauvre barbOUlll eur sans le sou, comme dit ton père 1
.
« Parfait 1 Tu m'as mis les points sur les i, et Je te
remercie ...
« A présent, mon devoir est nettement tracé, je
saurai le cuivre. Tu veux que je renonce à la peinLur~
et que je vende du drap? C'est bien. J'en vendrai
donc et, de la sorte, tu n'auras plus rien à me reprocherI
S~ns
voir les beaux yeux pleins de lar~es
de
Ja~l1ne.
et leg mains suppliantes qu'elle ten d a1~ vers
lUI, RlChard s'inclina froidement et quitta la pIèce ...
L'instant d'après, il était de retour dans le bureau
de M. Montépin.
- Eh bien? questionna celui-ci les sourcils froncés.
'
bien! J'ai parlé à Janine. Vous aviez raiso~,
- ~h
monSIeur. Votre fille vous fait honneur. Elle ma
parlé aussi clairement que vous auriez pu le faire
VOUs-même. Parole 1 J'ai cru vous entendre.
Les traits du gros homme se détendirent.
- Quand je vous le disais! C'est une perle, cette
petite.
« Oh! ce n'est pas pour rien que je l'ai élevée moimême! Elle me ressemble en tout!
- Je commence à m'en apercevoir ...
�78
LES BARREAUX n'OR DE MA CAGE
- Alors ... vous êtes d'aooord?
- Entièrement, monsieur t
- Appelez-moi donc « beau-papa "1 que diable 1 Je
me tue à vous le répéter ...
- Entendu, beau-papa t Dés aujourd'hui, je brise
ma palette et je me mets drapier ...
- Doucement t Doucement t Comme vous y allez t
« Pour ce qui est de briser votre palette, ce n'est
pas moi qui vous en empêcherai, et la perte ne sera
pas lourde t
Œ Mais devenir drapier, comme vous dites, c'est
une autre afiairp,. Et vous pouvez manger beauooup
de soupe avant d'y aI'river t Enfin, tout a un commencement ...
Dés le lendemain, Richard se mit à la besogne. Il
ne demandait qu'à bien faire, car l'orgueil le soutenait,
un orgueil bien légitimo d'ailleurs.
Il aurait voulu montrer il son beau-père et à Janine
qu'artiste et bon à rien ne sont pas nécessairement
synonymes et que, contrairement aux afIirmations
péremptoires de Joseph Montépin, il n'ost pas plus
malaisé de vendre du drap que do peindro uno naLuremorte ou un couoher de soleil.
Malheureusement, il manquait non seulement de
pratique, mais encore do goÜt ù la besogne. On n'aime
pas un métier par persuasion et, quoi qu'il fît, Richard
ne se sontait auoune disposition pOul' le négooe.
En dépit des explications minutieuses de son beaupère, il n'allait fairo que dos progrès fort lents dans li).
connaissanoe de s divorses atolTes.
Après plusieurs semaines d'approntissago ,,il domeurait incapable de roconnaltre 10 « shetland » du
« pied-de-poule» et la « kaschinette » de l' « armur\)
îaponaiso Il ou du « crôpo marocain ».
C'est pourquoi, au bout du mois, Joseph Montdpin,
excédé de ce Qu'il considérait chez le jeuno homme
�LES BARREAUX D-QR
DJi;
MA CAGE
79
comme une preuve d'incapaoité flagrante, lui déolara,
Sur un ton d'ironie blessante:
- Décidément, mon pauvre garçon, vous ne morde~
'
guère au métier. Évidemment vous n'êtes pas doué
pour ça ... Ce n'est pas votre faute i mais c'est bien
ennuyeux tout, de même 1
Il Enfin 1 On ne peut pas demander à tout le monde
d'êt~e
un « as D 1 Puisque vous ne connaissez rien à la
~tlère
première, je vais vous mettre à la comptablhté •..
« Rumeau, mon caissier, se fait vieux... Vous
travaillerez sous ses ordres. Pour commencer, vous
auroz douze cents franos pal' mois. Ensuite, on verra ...
Cil dépendra de vous.
« Eh 1 co n'est déjà pas si mal, mon gendro,; car
enfin, ne l'oubliez pas, vous êtes logé et nourfl pardASSUS le marché 1
~ot
, allusion, qui lui 'rappelait si. d6lica~ment
q~ l~ étalt à la charge do son beau-père, agit sur Rlchard
aInSl qu'un stimulant. Il voulut lui prouver, - et se
prû~ve
à lui-mômo, ~ qu'il était capable de gagner
, '
sa VIe par ses propres moyens.
lIélas 1 là encoro, il oonnut de oruels debOlres.
Quelque bonne volonté qu'il y mit, Riohard a:v ait
grand'peine à s'assimiler les arides notions du Dod ct
de l'Alloir. Le grand Livre était pour lui un grimo~e
lllaléfique et l'établissement d'un bilan lui semblalt
un vOl'ltable
"
travail d'Heroule.
Le cai88iel' Rumûau un vieillard bilieux et désag1'6able, l'avait pris e~ grippe. Loin de simplifier la
~che
du jeune homme, il s'éverLuait à la rendro plus
dlfficile.
Chaqu.o f?i~
quo Je pauvre garçon, comt~î
une
b évuo, SI mInIme fûL-elle Trumeau s empressaIt do Ja
~elv'
aigrement, de la' souligner et d'en informer
on patl'on sans rotard .
'
Et C'étaient alors. de la part de Joseph Montépin,
�80
LES BARREAUX n'OR DE MA CAGE
des ricanements, des haussements d'épaules et des
remarques méprisantes, qui faisaient monter le rouge
au front du pauvre Richard.
Pour comble de disgrâce, il devait subir les moqueries
de Gabriel Plumet, qui venait de temps à autre
boulevard Péreire et qui, furieux de s'être vu évincer
par Richard, ne perdait pas une occasion d'humilier
celui-ci et de lui être désagréable.
Il ne restait plus au jeune homme que Janine. Et
la tendresse de celle-ci aurait pu lui faire oublier tous
ces déboires.
Malheureusement, depuis le jour où la jeune femme
avait conseillé à son mari d'abandonner la peinture
pour le négoce, un fossé, qui devenait peu à peu plu.s
profond , s'était creusé entre les deux époux.
Janine reprochait inconsciemment à Richard de ne
pas mieux réussir dans son nouvel état. Elle imputait
cet échec à une mauvaise volonté de Richard (hypothèso
que Joseph Montépin ne manquait jamais de soutenir),
et elle en soufTrait..
Richard, de son côté, éprouvait la plus cruelle
déception de sa vie . Il avait cru, en épousant Janine,
trouver la tiédeur d'un foyer où il pourrait travailler
librement et réaliser tout ce qu'il sentait en lui.
Il s'aperoevait, - mais trop tard , - qu'il avait fait
fausse route.
Certes, Janine l'aimait sincèroment; mais, trop BOUmiseà J'influence de M. Montépin, elle onarrivaità faire
siens les préjugés et les partis pris du vieux négociant..
Elle faisait prosque cause commune avec lui contro
Hichard. Rien ne pouvait être plus doulouroux au jeune
homme que cetto espèce de désertion.
Sentant que Janine lui échappait de jour en jour
davantage, astreint du matin au Boir au labeur le
plus ingrat, humilié, rabais!:6 dans sa propre estime,
le comte de Valsory s'apercevait que le bonheur est
,me chimère difficilo à atteindro .
�81
LES BAIlREAUX D'OR DE MA CAGE
Certes, il avait des satisfactions matérielles; il
vivait dans une atmosphère de luxe, il possédait une
belle garde-robe, il n'avait plus l'inquiétude du
lendemain.
Mais ces avantages purement matériels, comme il
les payait cher 1 Il les payait de la capitulation la plus
cruelle. Il avait renoncé à l'Art et dans l'existence
m~squine
qui était désormais la sie~n
, il étouffait de
tnstesse et d'ennui.
Il .éprouvaitl'impression douloureuse d'être enferrn:é
derrlere l.es barreaux d'une cage, d'où il contempl~I
mélanco~q:uet
le ciel , l'espace et le grand aIr,
désormaIS lOterdits à sa fantaisie.
~ans
doute, les barreaux de la cage étaient dorés ..•
maiS ils n'en arrêtaient pas moins ses aspirations.
Ils s'opposaient à son essor. Au fond de cette gêole, il,
la~guist,
pareil à ces oiseaux au plumage écla~t
qUI Sfl heurtent les ailes aux murs de leur pflson
grila~e
et meurent de chagrin, entre leur provis~n
de grames et leur eau fraiche. Car la liberté est bIen
cent fois plus précieuse que la richesse ... Seulemont,
pOur l'apprécier à sa valeur il faut en être privé.
Dans son désarroi, Richard se raccrochait désespérément aux souvenirs du passé. Il regrettait le temp~,
:- à .la fois si proche et si lointain, - où il n'~vt
~amIS
un sou en poche et où la conier~
.gl~ sait
JOurnellement sous sa porte des exploits d hUISSIer ..•
m'
" le droit d'aller et de venir ~ ~a gUISe,
.
d aIS ?ù il avait
nser
1 e pel~dr
quand cela lui plaisait, d'exténo
, sur
â.0 papIer ou la toile les rêves fugitifs éclos dans son
de beauté ... où il n'a.v ait pas la
t me com.me des fleur~
ête farCIe de chiUres. .. où il était un artIste et non
pas une machine à calculer 1
Richard s'ouvrait de ses tristesses à César Louff, qui
venait le voir Bouvent boulevard Péreire et qui repartait toujours lesté de quelques subsides.
Il évoquait avec Bon ami ses souvenirs de naguère,
6
�8~
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
au grand étonnement du colosse qui ne comprenaït
pas que l'on pût regretter quelque chose, du moment
que l'on mangeait à sa faim tous les jours.
Mais bientôt, cette dernière consolation allait
manquer au prisonnier de la cage dorée.
Excédé de voir que son gendre invitait fréquemment
le rapin à déjeuner, et craignant que ce dernier
n'exerçât sur Hichard une influence néfaste, M. Montépin, un beau matin que César arrivait, la bouche
enfarinée, pour se mettre à table, le rer,onduisit à la
porte, purement et simplememt, en le traitant de
pique-assiette ...
Richard, blême d'humiliation ct de colère impuis·
sante, avait assisté à la scène , sans mot dire.
Ce soir-là, seul dans sa chambre, il pleura comme :
un enfant ...
CHAPITRE VI
L'ÉVASION
Et la vie reprit son cours ...
En apparence, il n'y avait rien de changé dans
l'existence de Hichard do Valsery.
Comme par le passé, le jeune homme continuait à
faire son ingrat matier do comptable.
De neuf heures à midi, de deux à six, sous la.
direction malveillante du père Rumoau, il al ignaiL des
chiITres dans une cage vitrée qui lui faisait l'orret
d'un lugubre symbole.
Lo soir venu, quand il retrouvait sa femmo, il se·
gardait bien de proférer la moindre plainte, do manifestor 10 moindro regret.
Mais, tout au fond de lui-même, quelque ohose
Il'était brisé.
�LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
83
Par maladresse, par inexpérience, Janine l'avait
bl.essé au point le plus sensible : elle avait humilié
RIchard dans le sentiment de sa dignité, dans son
orgueil de peintre.
, Hé~as
1 comme beaucoup de vrais artistes, Richar~
n étaIt que trop porté à l'inquiétude, au doute de S.01 .
Il ne oessait de se rappeler ]a parole de LucIen
Sermange: « Nous devons toujours comparer ce que
nou s avons fait avec ce que nous voulions faire 1 p
Dans ces conditions, ce qu'il lui aurait fallu, o'était
une compagne dont la tendresse l'encourageât sans
cesse , lui rendît confiance en lui-même.
C'est un noble rôle, - mais c'eot aussi un rôle bien
lou~d
et bien délicat, - que celui de femme d'artis~
1
Janmo était-elle née pour le tenir? Richard l'avalt
cru, dans les premiers temps de son mariage.
.
A présent, il se persuadait du oontraire. Il rep.rochalt
à sa femme de subir l'emprise de M. Montépm ,sans
essayer do réagir. Et il en arrivait, peu Et peu, a les
rendre solidaires l'un de l'autre sans se rendre compte
!
qu "11 oommettait une grave injustice.
Il faut dire que M. Montépin semblait prendro à
tâohe de devonir ohaque jour plus insupportable.
Mécontent du peu de progrès réalisé par so~
gendre
dans la soience du négoce il attribuait tOUjours cet.
éohoc il la mauvaise volonté du jeune homme. ~l. ~e
perdait pas une occasion de lui faire sentirsonhostlhte.
Aucune action de Richard si inoITensivo fût-elle, ne
drapier. Si, à table
trou vait grâce devant l'iras~bo
par exemple, Riohard reprenait dos filets do sole,
~. Montépin feignaÜ de s'adresser à lui avec la plul!
VIve soll iciludo :
_ C'est cela, mon garçon ... Reprenez-en 1 Q,:and
on travaille comme vous il faut so nourrir, pas vraI ?...
Et pUlS,
. avant votre mariage,
1
' Z as
vous ne d
evlO p
l.a~ger
tous les jours à votre faim 1Vous vous ra~tpOZ
maIntenant. Et vous avez raison.
A
�84
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
En revanche, quand Richard refusait le navarin aux
pommes, qu'il détestait et qui était le régal favori de
M. Montépin, ce dernier, les bras croisés, fixait la
suspension et déclarait comme s'il eût adressé des
confidences il l'appareil d'éclairage:
- C'est égall Il Y a vraiment des gens bien
difficiles 1. .• Quand ils végétaient dans une mansarde,
ils auraient été bien contents de manger du navarin
aux pommes 1...
.
Il A présent qu'on leur' en oITre gratis, ils n'en veulent
pas l... Ah 1 on a bien raison de dire qu'il faut toutes
espèces de gens pour faire un monde 1
Ces gentillesses et d'autres du même genre produisaient sur le malheureux Richard l'eITet des banderilles
fichée s à l'échine du taureau. Il se contenait pourtant,
à la vue du visage suppliant de Janine. Et parce qu'il
aimait sa femme, en dépit de tout, il gardait le
silence.
Mais il lui en coût.ait beaucoup et, à chaque nouvel
eITort qu'il s'imposait, c'était un peu de son amour
pour Janine qui le quittait ...
Pour comble de disgrâce, M. Gabriel Plumet était
redevenu l'hôte régulier de l'hôtel du boulevard
Péreire.
Il n'avait pas besoin d'être grand clerc pour s'apercevoir que le beau-p ère et le gendre étaient en froid.
Aussi ne négligeait-il rien pour aggraver le malentendu.
Trop lâche pour s'attaquer ouvertement il Richard,
Gabriel Plumet attendait d'être seul avec M. Montépin pour lui monter la t ête.
Voyant que cette tactique lui réussissait, il crut
opportun d'en essayer l'eITet sur Janine, lorsque le
hasard la laissa seule avec lui.
- Voyez où cela mène d'épouser un homme qui
n'est pas de son monde 1 déclarait-il avec une feinte
pitié. Vous avez cru réu ssir une belle aITrure en
�LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
85
devenanL comtesse ... A quoi cela vous a-t-il menée?
.« Votre mari est un incapable ... un raté ... Il n'est
meme pas bon à tenir un livre de caisse ...
Et le fiancé évincé poursuivait, en entamant son
·propre éloge et en dépeignant son rival sous les couleurs les plus noires.
Il alla si loin et se montra si insultant pour Richard
.que Janine outrée le mit à la porte en lui défendant
de reparaître devant elle.
M. Montépin, mis au courant de l'aITaire, donna tort
à sa fille. Toutefois, sa vanité frémissait à l'idée qu'une
Montépi~
pût faire des excuses; il ne tenta donc rien
pOur apaIser Gabriel Plumet.
Ce dernier, cependant, n'était pas homme à ~ar
donner une oITense, si méritée qu'elle fût. Conged18
par Janine, il rentra chez lui ivre de rage.
.
Et, ~ès
lors, il n'eut plus qu'une idée en ~ête
: .rumer
l~ mru~on
Montépin, réduire à rien la sIt~a.lO
de
1 orgueilleux Joseph et de sa fille et tirer amSI deux
et de Richard une vengeance éclatante.
L'idée lui parut si belle qu'il s'appliqua, séance
tenante, à la réaliser.
Dans ce dessein « Monsieur Gabriel » n'épargna rien.
En .matière desent'iment, il laissait beaucOup à désirer;
malS c'était un homme d'affaires habile et, de plus, les
scrupules ne l'étouO'aient pas. Il mit tout en œu~re
POur porter aUeinte au crédit de la maison Montépm.
D'abord, il d6tacha d'elle, à prix d'or, quelques-uns
d~ ses meilleurs représentants. Puis il déploya des prodIges d'activité pour souffler à son concurrent. les commandes que lui pUBsaient d'importants magasIns: . .
Enfin, il abaissa le prix de ses tissus. Il ne reahs~t
pl~s,
de la sorte, qu'un bénéfice minime, et ~arfolS
me me. il vendait à perte; mais ses moyens .le lUl permeta~n.
Et puis il travaillait pour l'av,em.r.
.
Le, Jour où Joseph Montépin, son p~lUcia
rival,
auraIt disparu de la place, il pourraIt mettre les
�B6
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
bouchées doubles et rattraper largement l'argent
perdu.
Bref, M. Plumet fit tant et si bien, se démena de
telle façon et fit preuve , sur le champ de bataille commercial, de qualités si remarquables qu'en peu de
temps la situation du père de Janine devint menaçante.
M. Montépin n'était pas assez naïf pour ne point
comprendre d'où v3nai t le coup. Il voyait avec effroi
la concurrence de la maison Plumet devenir chaque
jour plus dangereuse.
Mais, tout en luttant contre l'agresseur, il ne pouvait s'empêcher de reconnaître ses mérites.
- On dira ce qu'on voudra, fifille, déclarait-il souventà Janine , Gabriel Plumet est un fameux commerç,ant .. . Il est en train de me battre avec mes propres
armes !
(( Ce n'est pas mon nigaud de gendre qui en ferait
autant ! Ah 1 quel dommage que tu aies épousé cet
hurluberlu 1... cc fantoche 1
« Si j'avais pu m'associer avec Gabriel, à nous deux,
nous tenions le marché ... Quelles aITaires nous aurions
faites, appuyés l'un sur l'autre I. ..
u Décidément le jour où j'ai accueilli chez moi ton
barbouilleur, j'aurais mieux fait de me casser les deux
jambes !
Janine s'eITorçait de défendre son mari. Mais elle
était bien forcée de reconnaître encore quïl ne possédait aucuno disposition pour les aITaires.
De là à le rendre responsable de tout ce qui arrivait,
il n'y avait qu'un pas ... vite franchi par Joseph Montépin , car la logique n'était pas le fort de cet homme:
il pardonnait à Gabriel PlumeL qui était en train de le
ruiner, et il gardait toute sa rancune pour Richard ...
Explique cela qui pourra ...
Janine, sans aucun doute, ne partageait point los
erreurs de son père. Elle détestait de toutes sos forces
�L~S
BARREAUX D'OR DI KA CAOI
87
• Monsieur Gabriel P, et elle savait fort bien que la
?éhâcle de la maison Montépin, - débâcle que ohaque
JOur écoulé rendai~
plus proche, - ne pouvait en
auc~e
façon être imputée à ·Richard.
Mrus, à force d'entendre attaquer celui-ci, à forca
d'ent
e~dr
son père proclamer l'incapacité total? , la
mauvruse volonté et la fainéantise de Richard, la Jeune
femIlle en arrivait, presque à son insu, il partager dans
une certaine mMure les préjugés du négociant.
Quand elle était seule avec son mari, au lieu de se
montrer tendre et de lui faire oublier ses déboires et
se~ ennuis de la journée, elle lui reprochait de ne .pas
Ialre tout ce qui était en son pouvoir pour roder
M. Montépin
, Piqué au vif par un reproche aussi immérité, Richard
~epondait
avec quelque amertume. Cela n'allait pas
Jusqu'à la dispute, bien entendu. Mais, insensiblement,
les rapports des deux époux changeaient. Ce n'éta~
plus la douce et confiante intimité du début; c'étaIt
une espèce de paix armée, où chacun nourrissait
d'obscurs griefs conLre l'autre et sentait son amour
combattu par des forGes mauvaises.
En somme , rien de bien grave. Et pourtant, le
bonheur des jeunes époux était sérieusement menacé.
S'ils avaient été seuls en cause tont se fOt arrangé
le mieux du monde: il aurait s~m
d'une explication
franche entre eux pour aplanir l'obstacle qui les
séparait.
Ils seraient tombés dans les bras l'un de l'autre. Et
l'histoire aurait fini comme un conte bleu .. .
Malheureusement, M. Montépin était là. Sa présence
suffi sait pour tout gûter.
Ce n'est pas qu'il fût un méchant homme, dans le
IO~d,
ct on l'eût indigné en lui déclarant qu'il oommettUlt une mauvaise action. Il était sincère dans sop.
erreur. C'est de la meilleure foi du monde qu'il rendaIt
Bon gendre responsable de tout ce qui lui arrivait.
�88
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
Mais trop de choses le séparaient de Richard pour
qu'il püt juger celui-ci équitablement.
Ils n'avaient ni la même éducation, ni les mêmes
goûts, ni les mêmes idées. Joseph .prenait la distinction de son gendre pour de la morgue ; il raillait sa vocation artistique et lui reprochait, comme un crime, de
ne rien comprendre aux afIaires.
Tout cela, encore une fois, sans méchanceté. Mais,
hélas 1 il n'est pas toujours besoin d'être méchant pour
faire le malheur d'autrui, et Joseph Montépin, sans
s'en rendre compte, était en train de ruiner de fond en
comble le ménage de sa fille.
Le fossé se creusait, de plus en plus profond , entre
Janine et Richard. Des centaines de coups d'épingles
sont plus meurtriers qu'un coup d'épée ...
Maintenant, il régnait dans l'hôtel du boulevard
Péreire une atmosphère de méfiance et de nervosité.
nichard éprouvait toujours l'impression d'être considéré comme un prévenu. Aucune fâcheuse nouvelle
n'arrivait sans que Joseph l'en rendit responsable.
Finalement, les deux hommes en étaient arrivés à ne
plus se parler, ou presque, ce qui rendait les repas peu
folâtres.
Prise entre son père et son mari, Janine ne savait
auquel donner ouvertement raison. Mais, plus tyrannique, l'influence de Joseph l'emportait lentement sur
celle de Richard.
Et celui-ci, en somme, était très malheureux .. .
Peu désireux de l'aire la route avec son beau-père,
Richard de Valsery s'arrangeait pour ne jamais quitter
le bureau en môme temps que ce dernier.
Un soir qu'il rentrait à pied, profitant du beau
temps pour flâner un peu, il rencontra C6sar Loun,
qu'il n'avait pas revu depuis l'éclat provoqué par
M. Mont6pin.
L'entrevue fut des plus amicales. César, brave gar-
�LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
89
çon, n'en voulait nullement au gendre des prooodés
du .b~au-père
. Quant à Richard, il éprouvait un vif
plalSlr à revoir ce compagnon des temps heureux.
Ils déambulèrent longuement à travers les rues,
échangèren t des confidences.
Cé~ar
continuait à vivoter, tant bien que mal! il D.e
c~salt
de croire que le plus brillant avenir lUl étaIt
reservé .
. Richard ne put résister au besoin de s'épancher
lIbrement. Il étouITait de chagrin et de rancœur. Il
raconta tout à César.
Le col08se l'écoutait, en l'interrompant parfois d'une
exclamation de surprise ou d'indignation.
.
.
:- Ce Montépin est un fameux mufle 1 s'écrla-t-d, le
pOIng brandi dans un grand geste de menace. Des gens
comme cela, on devrait.. . on devrait les fouetter en
place publique ... les pendre haut et court 1
.« C'est égal, reprit-il avec une magnifique in?onBClOnce: Si tu m'avais écouté, ça ne serait pas arrIvé ~
~n
artiste ne devrait jamais se mésallier ... pourquOI
dIable as-tu été épouser cette petite bourgeoise, incapab~e
de te comprendre?
Richard, interloqué, Iut sur le point de répondre
qu~
César LouIT y avait bien été pour quelque chose.
MaIS, déjà, le pittoresque rapin pas~it
à un autre
ordre d'idée.
_ Et la pein ture? Est-ce que tu travailles, au moins,
.
.
à te~ moments perdus?
RlChard fut contraint d'avouer qu'il aVaIt entIèrement renoncé à peindre, dp.puis qu'il était devenu
com~table
malgré lui. A quoi bon s'obstiner.contre la
ratahté?Etd ailleurs, comment faire un travrul efficace
dans cette atmosphère hostile?
.
d~s
. Son beau-père le considérait comme]e ~ernl
lncapables, et sa femme elle-même ne lUI acordH~t
aucun avenir. On De saurait faire une œuvre réussie
dans do telles condi ~ions
.. .
�90
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGB
Viens travailler avec moi 1 s'écria vivemént
César. Je ne t'ai jamais renié, moi 1 Je n'ai pas du jus
de navet dans les veines, moil J'ai toujours cru que tu
avais de l'avenir, moi 1
« Pourquoi ne reviendrais-tu pas travailler avec ton
vieil ami, comme autrefois? Tu sais que tu peux
compter sur moi ... à la vie, à la mortl
Chacun de ces moi était ponctué d'un vigoureux
coup dé poing, que Cesar s'assénait sur la poitrine,
comme pour donner pIns de force à ses arguments.
- C'est le bon temps qui recommencera, petit 1
beugla-t-il. Tu travailleras et je te conseille!'ai. Tu
feras dus chefs-d'œuvre et, plus tard , le laurier des
victorieux ceindra ton front triomphant 1
Autour d'eux, les gens Se retournaient, puis
pressaient instinctivement le pas. Richard n'y prit pas
garde. La proposition de son ami, lui ouvrant des
horizons nouveaux, faisait luire à ses yeux l'aube
de la délivrance.
- Peindre 1... murmura-t-il d'une voix qui tremblait.
Mais ... où cela?
- Où tu voudra31 Chez moi 1 Mon atelier n'est pas
grand et les sièges nly sont pas en or massif, comme
chez « mossieu Montépin" , mais je t'y r ecevrai de grand
cœur ...
« Ou bien dehors ... n'importe où 1 Paris ne manque
pas de points de vue merveilleux, capables d'inspirer
des chefs-d'œuvre. Tiens 1Ce paysage de la Seine , quo
tu ava.is commencé avant ton mariage.. . tu l'as
terminé?
Richard baissa la tato.
- Non ... Oh 1 il est bien avancé ... Il suffirait de
quinze jours ou trois semaines de travail pour le méttre
au point... Mais je suis si découragé quo je l'ai
enfermé au fond d'un placard et que je n'y ai pas
touché depuis des mois...
- Eh bien 1 proclama César avec énergie, tu vas
�LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
91
me faire le plaisir de t'y mettre.. . et sans plus
attendre 1
_ Ce serait avec plaisir .. . Mais quand? Je suis pris
à mon bureau toute la journée 1
, - Tout do même ... tu as bien la. semaine anglaise,
a ton bureau 1
.. . Mais qu'est-ce que je dirais à ma
_ Sans do~te
femme?
. _ Tu lui diras .. . Est-ce quo je sais, moil Tu lui
dIras ... que tu vas voir tes sœurs 1
_ Pour l'instant aucune d'eIles n'est à Paris ...
Mic~èle
est toujours' dans ses terres ... Maud plaide en
pro,:mc~.
Quant à Marie-Louise, elle accompagne son
marI qU! vient d'ôtre chargé d'une mission au Maroc ..:
- Est-ce qu'on sait cela chez toi?
- Non 1Nous ne parlons plus jamais de ma famille.
Mais l'idée d'un mensonge de ce genre me répugne ... Il
blesse ma dignité ...
,-- Bah! Ta dignité en a vu bien d'autres, chez le
pere Montépin! Es-tu un vrai artiste, oui ou nen?
- Je l'espère ...
._ Eh bien 1 alors, pas d'hésitation possible 1 Il faut
faire ce que je te dis, sans tarder. Crois-moi: tu ne le
regre tteras pas!
Au fond, Hicbard ne demandait qu'à 50 laisser con~aincre.
César LouIT n'eut donc pas beaucoup de peine
a la décider.
sa
Dès la samodi suivant, 60U8 prétexte d'aller ~oir
sœur Marie-Louise, Hicbard s'éclipsa sitôt le déjeuner
achevé. Il empol'taiLsubrepticementsa toile, enveloppée
avec soin.
César l'attendait à quelque distanco, avec un taxi.
Ils y chargèrent le tableau.
.
.
.H.ichard éprouvait la joie enfantine d'un gam m qUi
fait l'école buissonnière. La pensée de joual' un bon
.
tour à son beau-père augmentait encore son al~gres
Ils allèrent se poster le long des quais , à l endrOit
�92
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
OÙ Richard, bien des mois auparavant, avait commenCé
son tableau.
Et, durant tout l'après-midi, le jeune homme peignit
avec une fougue prodigieuse.
Depuis longtemps, il ne s'était senti si insouciant, si
heureux. On eût dit qu'un poids invisible venait d'être
retiré dl;) sa poitrine.
Il respirait à pleins poumons l'air printanier. Le
soleil lui semblait plus radieux, le ciel plus pur. Ce
coin de Paris se revêtait d'une grâce nouvelle, dont
ses yeux émerveillés ne pouvaient se rassasier.
Jamais encore il n'avait peint avec oette ardeur,
cet enthousiasme. Tous les doutes déprimants qui 10
harcelaient s'étaient envolés, comme une nuée d'oiseaux
de mauvais augure. Pour la première fois depuis longtemps, il avait foi en son talent, en son avenir.
Il peignait comme le rossignol chante, avec une
ivresse qui l'arrachait aux soucis et aux tristesses
mesquines, pour le Lransporter dans le monde merveilleux do l'idéal.
Quand il s'arrêta, épuisé de faLigue, un cercle s'était
formé autour de lui. Des murmures d'admiration se
firent entondre. Richard les entendit à peino.
L'efl'ort qu'il venait de fournir avait, en quelque sorte ,
vidé son corveau. César dut le prondTe par 10 bras et
l'entrainer comme un enfant.
Ce fut seuloment quand il se retrouva rue SaintAndré-des-Arts, dans la mansarde de son ami, que
Richard reprit conscience de la réalité.
Son tabloau était installé en face de lui, sur un chevalet. Et César hurlait, d'uno voix do tonnerre:
- Sapristi, polit! Cette foi s, ça y ost!. .. Tu as mis
on plein dans le mille ... Jusqu'ici, je croyais quo
tu avais presque autant do talent quo moi... Et
c'était déjà famoux! Maintenant, je dois reconnaHre
]0. vérité. Potit, tu as encore plus de talent que César
LouIT! Roul ez, tambours! sonnoz., clairons, et toi,
�LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
93
~enomé
aux cent voix, embouche ta trompette
d ory our lancer aux quatre coins du monde le nom
glorIeuX de Richard de Valsery, le plus grand peintre
des temps modernes 1
!out en débitant ces extravagances, César LouIT,
c~Ifé
de l'abat-jour de sa lampe électrique et brandIssant une canne en guise de rapière, esquissait une
danse sauvage, quelq!le pas de scalp épileptique.
Désormais, chaque samedi, Richard eut sa revanche,
son heure de joie pure et sans nuage.
Durant toute la semaine, il peinait sous l~
férule
du M. Rumeau. Il subissait, sans mot dIre , les
sarcasmes de son beau-père. II acceptait le .silence
houd~r
de Janine, qui, ne prenant pas au sérIeux sa
VocatIOn d'artiste ne' comprenait guère qu'il se montrât si rebelle au ~étiel>
de commerçant.
Tout cela, il l'oubliait le samedi après-midi,lorsqu'il
retrouvait César dans sa mansardo.
l~ prenait l'attirail de peintre que lui prêtait s?n
amI et, suivi du colosse qui portait allègrement toIle
et chevalet, il se dirigeait vers le Pont-Neuf.
Là; durant des heures, il peignait, dans l'o~bi
de
tout, dans cotte joie grisante qui est la meIlleure
récompense de l'artiste sincère et près de laquelle
suc~ê
et argent comptent peu.
, HIchard s'était mis de si bon cœur à la besogne que
1 Ouvrage avançait avec une rapidité imprévue. A présent, la toile était presque achevée. C'était v.raiment
une œuvre de premier ordre où la fougue de la Jeunesse
à une science très
s'alliait à un métier aco~pli,
sûre .
. Jamais encore le jeune comte de Valsery n'av~it
flen produit qui approchât, même de loin, cette toile
su~erb.
Toutes les promesses de ses débuts se ,trouY/lIent dépassées. Et cela en somme, était lOgique :
cet~
œuvre était, pour le 'jeune peintre, mieux qu'une
satIsfaction d'amour-propre. C'était une revanche, la
�94
LES BARREAUX D'on DE MA CAGE
revanohe de l'art sur la vie, le triomphe de l'idéal sur
le réel.
C'était l'affirmation de son talent, une victoire remportée sur lui-m ême. C'était l'anéantissement de ses
doutes, de ses craintes. Il avait vaincu l'appréhension
qui paralyse. Son talent prenait l'essor, comme un
aigle aux ailes largement déployées ...
Enfin, le jour vint où Richard donna à son œuvre le
dernier coup de pinceau. Ce jour-là, César insista pour
que l'heureux événement fo.t célébré par une petite
fête, un joyeux dîner dont, bien entendu, Richard
fit tous les frais.
Dans la soupente de César, en face du tableau qui
trônait sur son chevalet, les deux amis dînorent joyeusement d'un pâté et d'une tarte arrosés de champagne.
Au dessert, César, terriblement excité, porta coup
sur coup plusieurs toasts à Richard de Valsery, « futur
membre de l'Institut ».
Et, vors dix heures, 10 jeune homme, ivre d'allégr~se,
reprit le chemin du boulovard Péreiro.
Comme il mettait la clef dans la serrure , un bruit
de voix lui parvint, venant du salon. Il entra ... et
trouvaM. Mont6pin arpentant la pièce, rouge de col ère,
copondant que Janine, la tête cachée dans ses mains,
pleurait.
~
IJ!où venez-vous? hurla Joseph, en dardant sur
80n gendro de~
youx fulgurants.
Et sans laisser au jeune homme le temps do placer
un mot, il 6clatn en reprochos:
- No oherchoz pas à mo raconter des boniments,
mon garçon! Je vous ai vu, tout à l'heure ... par le
plus grand des hasards! J'allais rondro visite il mon
ami Larvoulin, qui habite rue Dauphino ...
cc En passant sur 10 Pont-Neuf, jo vous ai vu, insta116 on plein air, il. peindre commo un baladin ...
comme un saltimbanquo! Et cette ospoce ùe bohome,
ce voyou, ce pique-assiotto, que j'ai mis il. la porl,o ùe
�MA CAG E
LES BAR REA UX D'OR DE
95
tourniquer autour
chez moi. .. , étai t là à s'agiter et à
déb itan t je ne
en
d~ vous, comme un chien savant,
.••
,
és
rdit
SaIS queUes absu
que je vous dise, c'est
• « Eh bie n' que voul ez-vous
c'est indécent' La
lncorrect 1. •. C'est pire qu'incorrect: , d'un commermoi
me
com
'gendre d'un homme posé
ntépin, n'a pas le
Çant honorable tel que Joseph Mo auds et de faire
bad
dro it de se donner en spectacle aux
le guignol 1
ou se fâcher.
Richard ne savait s'il devait rire lque ohose de
it que
L'emportement du bonhomme ava
ière solution. Mais
prem
la
à
it
lina
l'inc
qui
e,
grotesqu
tait ava it de q~oi
trai
le
in
don t Joseph Montép
!a ~açon
lui. Il se contmt
que
ent
pati
ns
Irri ter un homme moi
l s'ef]'orçait de
toutefois et répondit, d'un ton qu'i
rendre calm e:
me vous dites
. - Je nt: faisais pas le guignol, comis ... C'est mon
ailla
trav
Je
r.
sieu
81 élégamment, mon
droit, je pen se '
appoler ça tra:- Travailler' Co beau mot 1 Vous toile ..• et devant
la
e
entd
vatJler ... barbouiller stupidem
s devriez rougir, si
des badaud s attroupés encore' Vou
nce 1
vans aviez pour deux sous de con scie
r un art q~'il
. - Personno ne doit rougir d'exerce
er en publIc,
livr
m'y
à
uit
aIme ... Et si je suis réd
mp êche z de
m'e
s
vou
que
t
c'es
s,
deva,:t des badaud
travaIller choz moi. ..
en 1Vous devriez
-C e quo j'en fai s, c'est pour votre hi vous ôtes '. O~
quo
reux
heu
mo rem erci er, pauvre mal
ça vous auraIt-Il
Ça vou s monerait, votre art? Où
l ... Si je !le v?us
pita
lllené ~ ... A la mendicité ... A l'hij ... et uns SituatIOn
vert
cou
le
assurais pas le vivre et
conveab!.m~tl
que .vous êtes incapable de remplir ille humIliatIOn.
pare
uvé
épro
ais
jam
ait
n'av
Richard
ait contre la colère
Depuis le déb ut do la scène, il lutt le réflexe provoque
ait
n'üt
qui
qUI grondait en lui t
Qué par tant d'injustico.
�96
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
D'instinct, il se tourna vers Janine pour chercher un
appui auprès de la jeune femme. Mais, à sa granàe
stupeur, Janine évita son regard.
- Père a raison, mon chéri, fit-elle doucement. Ce
César LouIT n'est pas un ami pour toi. C'est un personnage des moins recommandables et qui finirait par
t'entraîner aux pires extravagances.
Abasourdi et cruellement déçu en voyant que sa,
femme prenait parti contre lui, Richard haussa les'
épaules.
- Il faut croire que tu me considères comme un bien
petit garçon, puisque tu me juges capable de me laisser
mener par le bout du nez ...
-Je n'ai pas dit cela, Richard. Ne suis-je pas dans
mon rôle, en cherchant à te délivrer des fréquentations
dangereuses?
- S'il en est ainsi, tu peux te rassurer. César n'est
pas un compagnon dangercux. Tout au contraire 1 Et
je lui dois beaucoup, puisqu'il m'a rendu la foi dans
mon art, que tout le monde ici - et toi la première s'eITorce de tuer en moi 1
Janine allait répondre; mais son père ne lui en
laissa pas le temps.
- Votre artl ... votre artllança-t-il, hors de lui. Ah 1je
vous en prie, mon garçon, laissez-moi tranquille, une
fois pour toutes, avec cette blague-là 1 Votre art,
comme vous dite
~ , ce n'est que le nom que vous donnez à votre incapacité .... à votre fainéantise ...
- Père 1supplia Janine, eITrayée par l'éclair qu'elle
venait de voir s'allumer dans les prunelles du jeune
homme.
Mais Joseph Montépin était lancé. Il eût été plus
facile d'arrêter net un buffle sauvage en pleine course
que d'imposer silence au digne négociant..
- Parfaitement... à votre fainéantise 1 On les connait bien, les farceurs de votre espèce 1. ..
u Travailler, ça les déshonorerait. et ils ne so.nt
�97
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
~ons
qu'à tirer parti de leur jolie figure et de leur
titre pour épouser des héritières ... Ah 1c'estdu propre 1...
- Taisez-vous! cria Richard, d'un ton tel que
M. Mo?tépin, tout sûr de lui qu'il fût, recula d'un pas.
« Trusez-vous ... dans votre intérêt encore plus que
dans le mien 1
,~( Si :"ousn'étiez pas le père de Janine, je vous aurais
deJà faIt.rentrer ces mots-là dans la gorge. Ahl vous
me reproohez d'être un fainéant et d'avoir spéoulé sur
la te~drs
de votre fille pour faire un beau mariage.
1 monsieur Montépin, ce reproche-là, vous ne
Eh ~len
me 1 adresserez pas deux fois 1
.« Je ne resterai pas une minute de plus sous votre
toIt... J'étouffais dans ce milieu hostile et borné, où
l'idéal se traduit en billets de banque, où l'on ne pense
'qu'en chiITres, où tous les sentiments se traduisent par
une opération de caisse 1 Vous venez de me délivrer ...
Mercil Merci et... adieu 1
Déjà il était dehors, laissant M. Montépin interdit
et vaguement inquiet.
Janine, enlarmes, voulut le rappeler j mais les p~roles
tnoururent sur ses lèvros et, vaincue par l'émotIOn et
la douleur, elle tomba sans connaissanco sur un
fauteuil ..•
CHAPITRE VII
DERNIERS SOUBRESAUTS
En quittant le boulevard Péroire, Richard se rendi~
tout droit rue Saint-André-des-Arts, chez son anu
César, auquel il demanda l'hospitalité.
Il était parti dans un moment assez excusable. Les
parol~s
de sa femme l'avaient profondément blessé. !l
lUgemt que celle-ci avait besoiu d'une leçon. 11 étaIt
7
�!t8
LE S BARREAUX D'OR DE MA CAGE
temps de la soustraire à la déplorable influence que son
père exerçait sur elle.
Plus tard ... il serait trop tard et le charmant naturel
do la jeune femme achèverait de se gâter, au contact
du balourd qui mettait l'argent au-dessus de tout.
Richard, du reste, était persuadé que Janine ne
tarderait pas à faire la première démarche.
Cependant, quelques jours B6 passèrent sans qu'il
reçût la moindre nouvelle. Alors il commença à
s'inquiéter ... Si Janine était malade ?
Cette courte séparation avait Bulfi pour lui montrer
à quel point il aimait sa femme et combien les petits
diITérends qui les séparaient, de temps à autre, étaient
peu de chose auprès de ce grand et sincère amour ...
Le quatrième jour, Richard n'y tint plus. Il s'en fut
rôder boulevard Péreire, dans l'espoir de rencontrer
Janine ...
A plusieurs reprises, il passa devant. la demeure
de Joseph Montépin. Mais le sentiment de sa dignité
l'empêcha d'entrer, alors qu'au fond il en mourait
d 'envie.
Ayant prolongé ses allées et venues durant plus
d'une heure, sans apercevoir la jeune femme, Richard,
triste et inquiet, s'apprêtai t à partir, quand il rencon tro.
la cuisinière, Mathilde, qui était au service des Mont épin depuis plus de vingt ans et qui avait connu
Janine toute petite.
C'était une excellente créature, pleine de dévouement
pour ses maîtres, et dont Richard n'avait jamais eu
qu'à se louer.
Il arrêta Mathilde au passage et lui demanda des
nouvelles de la maison.
Sans justifier préoisément les craintes du jeune
homme, les nouvelles n'étaient guôre rassurantes. Ni
Janine, ni son pùre n'étaient malades. En rovanche,
les afIaires de celui-ci allaient aussi mal que possible.
On ne parlait quede cela à l'office, et on assurait que,
�LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
99
?ans quelques semaines et peut-être dans quelques
Jours, la maison Montépin serait obligée de suspendre
ses payements ...
Richard éprouva une émotion très vive. Il savait
trop quel coup l'événement allait porter à Joseph et à
sa fille ...
Dans ces conditions déserter plus longtemps le
foy ~ r devenait une lâcheté. Les griefs qu'il pouvait
avOl~
contre son beau-père disparaissaient dans la
gravIté de la catastrophe...
.
.
Séance tenante, Ioulant son orgueil aux pIeds, il
courut sonner à la porte du négociant.
,Il f~t
récompensé de sa généreuse atiud~
par
1 accueIl de Janine. Un grand cri de joie .•• ~tlaJeun
femme Iut dans les bras de Richard. Il avaIt suffi de
q~elu?s
secondes et d'une étreinte pour que tous les
dissentlments fussent oubliés.
M. Montépin reçut son gendre beaucoup plus cordialement quo celui-ci n'ellt été en droit de l'espérer.
. Sous le coup de l'adversité, les ridicules du négoClan t s'a tténuaien t.
, Son chagrin toucha Richard. C'était la détresse de
1 homme qui voit l'œuvre de toute sa vie menacée p~r
un malheur immérité. Du coup, Montépin ne Bon~ealt
plus ù ménager Gabriel Plumet. Et, quand il parlaIt de
Ce dernier, c'était en accolant invariablement à son
.'
nom les épithètes les plus désobligeantes.
. Il n'adressa aucun reproche à Richard. Il lUI dIt
SImplement:
,- V.OUS venez reprendre votre poste , mon garçon ...
C osL blOn, tûchez de faire du mieux que 'lOUSpourrez ..• ·
lUôO?o si ce mieux ne représen te pas gr:l
d 'c h~ se ...
.Rlehard no s'offusqua point de cette déclaratIOn et se
lUIt à 1'œuvre séance tenante.
Mais, hélas 1 il était bien mal préparé à relever la
n
prospérité de la maison MonLépin. Tonte la bon or
velonLé du monde demeurait impuissante , en face . ~ "t'ft ...~
"
lt
\)~
~
�100
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
événements qui devenaient chaque jour plus graves.
Bientôt, Richard comprit que rien ne pouvait plus
sauver Joseph Montépin de la débâcle .. . ou plutôt
qu'une seule personne avait encore la possibilité de le
tirer du goufTre : Gabriel Plumet lui-même 1
Richard ne tarda pas à s'en rendre compte et, décidant d'opposer aux grands maux les grands remèdes,
il résolut d'avoir un entretien ave'c le concurrent victorieux.
Il comptait faire appel -à la loyauté de celui-ci, à sa
droiture. Comme il venait solliciter, non pour lui, mais
pour son beau-père, il éprouvait moins de répugnance
à tenter cette démarche .
Aussi bien, n'avait-il pas l'embarras du choix. Il
fallait obtenir promptement que Gabriel Plumet
cessât les hostilités ... sinon, c'était la culbute définitive.
Sa résolution prise, Richard de Valsery décida
d'agir à l'insu de Janine et de M. Montépin. Il entendait garder pour lui l'entière responsabilité de S3
tentative .
Si elle échouait, nul blâme n'en pourrait rejaillir sur
ce malheureux Joseph; si, au contraire, il réussissait,
quelle heureuse s'..lrprise ce serait pour le père et pour
la fille 1
Richard téléphona donc à Gabriel Plumet, afin de
lui demander un rendez-vous.
n ne parvint point à obtenir que cet important personnage sc dérangeât pour lui répondre . Ce fut la voix
d'une secrétaire qui l'informa que « Monsieur Plumet,
l'attendrait le lendemain, à son bureau, à dix heures
-précises D.
A l'heure dite, Richard était au rendez-vous.
Les bureaux de la maison «Antonin Plumet- Plumet fils, successeur D, - étaient situés dans le quartier
du Marais. Ils ressemblaient étonnammtlnt à ceux do
Joseph Montépin, - au point quo Richard se crut
�LXS BARREAUX D'OR DB HA CAO:!
101
'Victime d'une illusion d'optique, en pénétrant dans
des locaux tout pareils à ceux qu'il venait de quitter.
~.
Plumet le reçut immédiatement dans un petit
cabInet de travail, encombré de cartonniers et orné,
pour toute œuvre d'art, du portrait de feu Antonin
Plume~,
fondateur de la dynastie, un vi.eillard sec .et
SournOIS, auquel Gabriel ressemblait traIt pour traIt.
Contrairement aux prévisions de Richard, Gabriel
le reçut de la façon la plus courtoise.
- Ja suis très heureux de l'honneur de votre visite,
monsieur de Valsery 1 déclara-t-il avec emphase. On
peut être rivaux ... sur le terrain du commerce ou sur
celui du sentiment. Cela n'empêche pas de s'estimer
et d.e se rendre justice entre honnêtes gens, n'est-il pas
vraI?
.Quelquo peu surpris par ce préambule inattendu,
Rlc?ard s'inclina , en murmurant une vague formule de
pol~tes
et en domptant sa répugnance pour se~r
. la
mQIn molle et gluante quo lui tendait 10 proprlétalro
de la maison Plumet.
Ce dernier l'invita à s'asscoir et prit place an faca
de son visiteur, sépar6 de lui par la largeur d'une ~lc
bureau en .Qcajou, encombrée de papiers et de livres. ,
-:- MonslOur de Valsery, je vous écoute. ..
.
~Ichard
avait soigneusement préparé les dIvers
pOmts de son discours. Il commença par rappeler les
bonnes relations qui avaient existé, de tout temps,
ent~
la maison Montépin ot la maison Plumet. .
. SI cette bonne entente avait fait place à une hostlhLé.déclarée, la faute n'en était certes pas a.u père d.e
J~nlQ?,
ot il ne fallait pas lui imput?r à ~Ief
10 fl~t
d avoIr renoncé il donner sui Le à certaIns projets matnmoniaux, auxquels il se montrait primitivement favora.ble ...
.Co n'était pas sans éprouver un cruel ombarra s que
Rlc~a.rd
rappolait ces raits. II lui était p~ofndélat
PénIble d'implorer un homme pour lequel il ,ne proCas-
�102
LES BARnEAUX D'OR DE MA CAGE
sait que mépris, un homme qui avait aimé Janine ou,
du moins , qui avait voulu l'épouser.
Mais la pensée qu'il agissait dans l'intérêt de sa
femme et de son beau-pére faisait taire .ses répugnances et lui donnait le courage de parler.
n continua en rappelantles diverses phases de la lutte
engagée entre Plumet et Joseph Montépin.
Gabriel était-il sÎ1r d'avoir livré ce combat dans
des conditions parfaitement honorables? Sans fournir.
une réponse sur ce point, Richard invita son interlocuteur à faire un sérieux examen de conscience. Et il
conclut, avec émotion:
- Monsieur, c'est à votre honneur que je m'adre3se ...
:\ votre honneur de commerçant et à votre loyauté
d'homme.
« Cessez de faire à M. :\fonLépin une guerre où vous,
serez peut-être vainqueur, mais dont vous sortirez·
diminué moralement. Il n'y a pas que le gai.n matériel
dans la vie 1Il y a des principeR que nul ne peut mécO!1naître sans démériter, des devoirs auxquels nous ne
pouvons nous soustraire sans perdre notre propre
esLime. C'est un de ceux-là qui s'impose à vous aujourd'hui ...
« Henoncez à combattre mon beau-p ôre . Il y a place
pour vous deux, au soleil de la réussite 1
« Les avantages obtenus doivent vous satisfaire. Ils
vous montrent votre puissance. Vous avez triomph6 ...
Que demandez-vous de plus?
« En pers6v6rll.nt, vous feriez le malheur d'un homme
qui a ses défauts, - je suis le premier ùlereeonnaîtt'e,niais qui est un brave homme, dans le fond, et aussi
un honnête homme 1
« Vous sercz bien avancé quand vous aurez attriôté
sa vieillesse, quand vous aur 7. ruiné cotte maison
fondée par lui au prix de quarante années de travail
acharné !. ..
« Allons, monsieur Plumet ... Ne soyez pas insen-
�CA.O.
LES nAR REA UX D'OR DE MA
fo.1
C'est à votre cœu r
sihle 1 Montrez-vous beau joueur.
, si les rôles étaienl
que je m'adresse. Et je vous jure que
emen' apl/el au
vaW
vous ne feriez pas
re~vséSt
mIen 1
tout ce discourl
c Monsieur Gabriel , ava it écouté 80n atti tude .
pur
sans l'interrompre, sans marquer, paumes molles,
ses
approbation ou blâme, en frot tant
boulettos de pain•
bles
visi
d'in
it
issa
tout Comme s'il pétr
il demeura silen..
. Quand son visiteur eut achevé,
éclaircir sa voi x:
r
pou
CIeux. Puis, après avoir toussé
-il, vous avez
ça-t
men
com
- Mon cher monsieur,
fait jamais
ne
n
qu'o
re
croi
de
on
parf aite men t rais
appel en vain à ma sensibilité ...
ez de me dire m'a touché. Oui,
II: Ce que vous ven
ven ant me parler
\'ous avez été bien inspiré en
volontiers que .ie
d'homme à homme ... Je reconnais
par l'ard eur de la
me suis peut-être laissé emporter par l'od eur de la
é
gris
at
lutt e ... Je suis comme un sold
cier des cadavres
sou
se
sans
et qui va de l'av ant
Po?~re
1
qUI Jonchent sa route ... Eh 1 eh 1 eh
ent d'une poulie
cem
grin
au
il
pare
ant
lais
dép
Un rire
.
le.
mbu
hors. d'usage, ponctda oe préa
Issa
esqU
Il
ser.
pen
que
ait
sav
RlChard, inte rdit , ne
es
coud
los
,
riel Plumet
un geste évasif, tandis que Gab
sur
it
fixa
nt,
ava
fin
su.r son bur eau , le torse penohé
.
lUI ses peti ts yeux sournois.
qui
nre
sou
un
aveo
it-il
repr
En somme,
en
,
tées
plan
mal
découvrait ses dents jaunes et
plus
des
est
n
tépi
Mon
a
sommo la situation du pap
.
mauvaises, hein ?
ne
qUI
,
Riohard
-. Jo vous l'ai déjà dit... répliqua
.
savaIt où l'au tre voulait en venir.
It
repr
1
ée
spér
dése
est
- Vous pourriez dire qu'elle
se frotter lesmams.
Gabriel Plu met en recommençant à
à
lques sjgna~ur
Je n'ai qu'u n mot à dire... que
IdaliqU
la
...
e
olad
ring
... et plouf 1 c'es t la d6g
~on.ür
i1
tion Judiciaire ... la fin de tout , quo
�104
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
« Eh bien, rassurez-vous 1 Ce mot, je ne le dirai
pas ... Ces signatures, je me refuse à les donner. Je
suis quelquefois un peu dur en aITaires, c'est vrai...
mais je ne suis pas un ogre. Et la ruine de votre
beau-pére ne me servirait à rien.
1 Donc, monsieur de Valsery, vous pouvez le rassurer
dé ma part. Dés demain, je signe la paix ... je renonce à
poursuivre mes avantages ... M. Montépin peut dormir
sur ses :deux oreilles : il n'a plus rien à craindre
de moi t
« Et même, s'il se trouve à court pour ses échéances,
je suis tout à sa disposition pour lui ouvrir le crédit
qu'il voudra ...
Richard n'en croyait pas ses oreilles. Il s'étonnait
d'avoir si aisément réussi dans une entreprise qui,
de prime abord, lui était apparue hérissée de difficultés.
- Ah 1 monsieur 1 s'écria-t-il avec chaleur. Voilà
une bonne parole t Permettez-moi de vous en rem ercier de tout cœur. Je vais répéter vos propos à
M. Montépin. Il en sera profond6ment touché, croyezle bien ...
Gabriel Plumet l'interrompit :
- Doucement, mon cher monsieur... doucement 1
Le sentiment est une chose ... les aITaires en sont une
autrr... Sans doute peut-on les concilier; mais
encore faut-il y mettre, de part et d'autre, une égale
bonne volonté ... Nous sommes bien d'accord, n'est-ce
pas?
- Mais... certainement 1 répondit Richard, qui
comprenait de moins en moins.
- Vous admettez que, si je renonce à la victoire,
quand je suis si près de l'att.eindre, si j'abandonne
le fruit au moment de le cueillir, cela vaut bien une
petite compensation. Tout se paye dans la vie, mon
cher monsieur 1 Tout se paye ...
La méfiance de Richard commençait ù s'éveiller.
�LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
C~s
105
~açons
patelines, cette hypocrisie souriante ne
dIsaient rien de bon.
Toutefois, il résolut d'en avoir le cœur net ...
- C'est bien mon avis monsieur Plumet. Peut-être
dé .
,
.
SIrez-vous bénéficier par la suite de certaIns avantaO'es
'
,
1
'? '" commerciaux? Mais sur ce point- à, ·Je ne
vous répondre. ~'est
SUlS nullement qualifié pou~
avec mon beau-père qu'il faudra vous entendre dIreotement ...
Gabriel Plumet secoua la tête.
" -:- Je vois que nous ne nous entendons pas et que
J al de ~a poine à me faire comprendre ...
- DItes plutôt que vous vous expliquez d'une façon
un peu trop obscure .. .
d' ~ Si vous voulez ... Cela revient au même. Je vous
ISéllS donc ... que les compensations que je souhaite
ne sont pas d'ordre commercial ..•
- Que voulez-vous dire?
- Mon Dieu 1 C'est un peu délicat. Vous n'ig~orez
pas, mon cher monsieur qu'avant que vous fiSSlCZ la
~naise
d? Mlle Ja~ine
... pardon!... de Mme de
al~ery
... J étaIs quasiment fiancé avec elle ...
.
Richard fronça Jes sourcils.
.-Je ne saisis pas co que le nom de ma femme vwnt
faIre dans ce débat 1
M - C'est pourtant bien simplo. J'aimais la fille de
. Montépin. Vous me l'avez enlevéo... Et c'ost
P~ur
coJa que j'ai entamé la lutte contre votre beaupùre. Rendez-la-moi. .. et tout rentrera dans l'ordre 1.:.
- Vous dites? s'errara Richard, qui croyait aVOIr
lllai entendu.
nt
D'- Jo dis: rondez-Ia-moi 1 C'ost olair,. ponrta !
lvorcoz 1 Ce no sont pas les motifs qUi vous manqueront, j'imagine. Et au besoin, on en inventera.
1 Les hommos do loi sont là pour ça ...
r Donc, vou s divorcez ... j'épouse votre fomme dans
!Qs délais légaux et, une fois devenu le gendre du
IUl
�106
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
papa Montépin, je n'ai plus aucune raison pour lui
faire de misères. Je deviens pour lui le plus fidèle
des associés...
Hichard se contenait à grand'peine, voulant voir
jusqu'où irait l'impudence du personnage.
D'une voix qu'il s'elTorçait de rendre calme, il
répondit:
.- Je trouve l'idée fort ingénieuse, encore que le
divorce soitunacte condamnable. Seulement... qu'est-ce
que je deviens, moi, dans tout cela?
Gabriel Plumet crut qu'il avait partie gagnée. Un
sourire de triomphe fit grimacer ses lèvres.
- Vous... mais je vous l'ai dit! Bien entendu, vous
prendrez les torts et les griefs à votre charge. Cela
rentre dana mes conditions. Rassurez-vous ... on vous
donnera une compensation. Voyons ... est-ce que vingtcinq mille francs vous contenteraient?
nicha rd s'était levé, blême de colère.
- Monsieur!. ..
- Ce n'est pas assez? Eh bien 1 J'irai jusqu'à trente
mille. Je suis bien disposé. Seulement, c'est le maximum. Vous n'aurez pas un sou de plus...
- En voilà asse z! lança Richard, incapable de se
dominer plus longtemps. Vous êtes un gredin,
monsieur Plumet, et vous mériteriez ...
L'autre sursauta, comme s'il avait marché sur un
serpent.
- Hein? Quoi? Comment? ... Mais tout à l'heure,
vous disiez ...
- J'ai voulu savoir jusqu'où votre ignominie pourrait aller. A présent, je suis fixé,. Adieu, monsieur ...
Nous n'avons plus rien à nous dire 1
Il se dirigeait vers la porte. Plumet, vert de rage1
le retint.
- Ah! c'est comme ça !... Ah 1 c'est comme ça 1...
b6gayait-il sans pouvoir venir ft bouL de sa phrase.
Hichard le toisa, d'un regard dédaignoux.
�LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
107
- Oui, monsieur, c'est comme cela 1 Vous ête.s
surpris, sans doute, de trouver quelqu'un qui ne soit
pas .à vendre? Il faudra pourtant en prendre votre
partI.
cc M ê~e
si mes principes religieux ne me f~i s aient
pas consIdérer le divorce comme un aete defondu ,
mon honneur de gentilhomme me l'interdirait.
cc. ~t
eneore une autre raison de repousser une propOSItIon aussi insultante que ridicule : c'est que
.
J'aime ma femme 1 C'est qu'olle m'aime et qu'el~
ne ~ e ut avoir pour vous qu'un seul sentiment, celUl'
que J'éI?rouve moi·môme : le mépris J .
.
GabrIel Plumet lui lança un r egar9, plem de hame :
f .-: Des phrases, tout ça ... des phrases !... Vous ne
aiSIez pas tant le fier, quand vous couriez après la.
d?t de la peLite ... On a beau être gentilhomme , on.
~ est pas méconLent de manger à sa faim tous les
Jours ...
(C Vous avez peur do perdre une bonne place ... et
?'est pour cela que vous refusez de divorcer ... Mais
Je saurai bien vous y contraindre et ...
I~ n'acheva pas. Hichard avait bondi sur lui ot, .la
mUln levée puis abattue lui administrait une magIStrale pa!re de gifles. ..
'
.
s :- MainLenant, ajouta-t-il d'un ton dédaigneux, Je
UIS à vos ordres J
Gabriel Plumet tremblait de colère impuissante ct
de peur.
d -:- Je .. : je ne me battrai pas avoc. vous ... . br? v oUIlla-t-il. Je ne suis pas un spadassm... M~lS
Je
ous aurai tout do même vous ot oet imb6Clle de
· . Vous verrez
' 1 .. .
Père. Mo n L·epm..
.
.
Hichard ne daigna même pas répondre . Il sortIt
Sans. P1us écouter les imprécations du trI .st~ SIre
. .
r. Dehors, Bon exaltaLion tomba. Le sentIment de la
ealité lui apparuL dans toute sa précision eruelle.
« J'ai faiL du bel ouvrage! se disait le pauvre gar-
�108
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
çon. atterré. Moi qui étais venu pour arranger le!
choses ... j'ai tout gâté 1...
1 A présent, dans l'état de fureur où je l'ai mis,
Dieu sait jusqu'où ce vilain polichinelle poussera les
choses ..• Il n'aura de cesse qu'il ne soit vengé ... »
La première pensée du jeune homme avait été de
caoher sa démarohe à M. Montépin. En y réfléchissant,
il jugea qu'agir ainsi serait lâche et qu'il lui fallait
prendre sel:! responsabilités. Aussi bien était-il nécessaire que Joseph fût informé des intentions de son
concurren t.
Cependant, Richard appréhendait le choc qui résulterait de ses confidences. Josepa Montépin prendrait
fort malles choses et ne se priverait pas d'accabler de
reproches le maladroit ambassadeur...
Et Janine? Que penserait-elle de tout cela? Que
son mari n'était décidément qu'un maladroit, un
homme d'aITaires lamentable ...
A ceLte perspective, Richard se sentait froid au
cœur. Mais son devoir était tracé, il saurait l'accomplir.
En arrivant au bureau, il trouva Joseph Montépin
en train de travailler avec sa fillo, qui lui servait souvent de secrétaire.
Sur la table, des enveloppes épars-es et des liasses
de papier timbré ...
M. Montépin lui désigna un siège , d'un geste découragé.
- Les aLTaires vont bien mal, mon pauvre ami ...
Si au moins vous nous apportiez uno bonne nouvelle 1
Il avait un pauvre sourire, qui fit mal à Richard.
- Hélasl dit le jeune homme, ce ne sont pas de
bonnes nouvelles que j'apporte. Il s'on faut de beaucoup ...
I( Écoutez, monsieur Montépin: j'ai cru bien raire ...
et les ohoses ont tourné tout autre mont que' je ne
pensais ... Enfin, voioi de quoi il s'agit ...
�LES DARREAUX D'OR DE MA CAGE
109
Et Richard, sans chercher à se donner le beau rôle,
raconta exactement ce qui s'était passé.
Il fit un récit exact et détaillé de sa visite à
Gab~iel
Plumet, sans rien omettre des propos de ce
dermer, non plus que de la façon dont l'entretien
s'était achevé.
Qu~nd
il en arriva au deux gifles retentissantes
don.t Il avait cinglé les joues du t l'isto personnage,
Ja.n~
~t M. Montépin se dressèrent. Et un même
Cri JaIllIt de leurs lèvres:
- Tu as fait cela, Richard?
- Mon gendre 1... vous avcz fait ça?
~chard,
de plus en plus inquieL, eut un signe affirmat~f.
Alors, Janine s'abattit sur la poitrine de son
ma~I,
tandis que Joseph Montépin lui saisissait la
mam et la secouait vigoureusement.
.
.
- Ah 1 mon ch6ri 1... mon chéri 1 balbutIa Jamne à
travers ses larmes. Comme je te remercie d'avoir
donné à ce misérable la leçon qu'il méritait... , .
-: Vous êtes un brave garçon, mon gendre 1 s écrIa
le pere avec émotion.
« .Je ~menc
à croire que je vous avais méconnu.
e «Et. Je vois qu'on peut être un mauvais commerçan·t
t aVOIr du cccur tout de m ême ...
. « Tout juste le contraire de Gabriel... Et dire que
ie le mettais bien au-dessus do vous ... Parole 1 j'en ai
l~nte,.mo
garçon. Quand je pense que le gredin voulaIt faIre divorcer ma fille ... faire divorcer une Montépin 1... Tonnerro 1 Quelle bello paire de gifles il
mér~teai,
le gredin 1
RIchard ne put s'empêcher de sourire.
- Vous oubliez que je la lui ai donnéel
.
- C'est vrai! Je vous en remercie... Donnez-mOl
encore la main, Richard ... Ou plutôt non ... tenez:
embrassez-moi 1...
Les deux hommes s'étreignirent; après quoi Joseph
Mont6pin déclara avec énergie :
�110
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
- Et maintenant, au travail! Moi je suis un typa
dans le genre de Napoléon ... Même si la terre entière
se liguait contre moi, je continuerais à me battre pour
l'honneur de ma maison. Un point, c'est tout! Sera-ce
Austerlitz .. . ou vYaterloo? L'avenir nous le dira!
Ce fut Waterloo ...
Les efTorts désespérés de Joseph Montépin ne
purent conjurer la catastrophe. Gabriel Plumet, ivre
de vengeance, frappait à coups redoublés. Il jetait
l'argent par les fenêtres, pour mieux assurer la ruine
de son rival.
Bref, il fit tant et si bien que, moins d'un mois après
le retour de Riohard, M. Montépin était obligé de déposer
son bilan.
Le père de Janine avait ses défauts, mais c'était
un commerçant intègre. Il entendit faire face 0 tous
ses engagements, dût-il ne plus lui rester un sou
vaillant.
L'hôtel du boulevard Péreire, les voitures, les
meubles ... tout fut 'mis en vente. « Je serai peut-être
plus gueux que Job, disait fi èrement Joseph, mais
l'honneur de la maison sera sauvé! »
Finalement, les choses s'arral1gèrent un peu mieux
qu'on ne l'espérai t. Tous les créanciers payés, toutes
les dettes éteintes, il resla à Joseph Montépin uno
somme de trois cent millo francs, ainsi qu'une pelÏle
maison dans l'Allier, son pays natal, entourée d'un
jardinet.
Il aurait voulu parlagor avec Janine et Richard
ces débris dos splendeuŒ passées. Mais, pleinement
d'accord avec sa femme, nichard s'y refusa énergiquement. Les deux époux ne voulaiont pas diminuer
les modestes ressources de l'ancion négociant.
Finalcment, celui-ci dut céder. Et tout ce qu'il
obtint de Hichard fut que colui-ciacceptât une somme de
vingt mille francR, J ORtin6e à lui servir do viatiquo
dans la lutte qu'il allait entreprcndre . Hichard. en
�LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
111
tout co ~ a, oubliait son art. Il avait perdu confia~
.en
Bon talent. Il se jurait de subvenir, soul, aux besoms
ménage et de faire face vaillamment à toutes
de s~n
les dIfficultés. Mais comment?
Quant à la maigon de l'Allier on délibéra si on
no la vendrait pas. Finalement,' il fut décidé que
Joseph Montépin irait s'y install er, tandis que le jeune
ménage demeurerait à Paris.
avait l'avantage de satisfaire tout. le
Cet te so l~tin
mon~
o .: RlChard, qui n'était pas ffi ché de soustraIre
défimtivement Janine à l'influence do son père, et
M. Mon~
é pin
lui-même, qui proclamait son dégoût
.
pour ParIs et pour les affaires.
.Aveo sa petite maison et le revenu do l'argent qUl
lUI res tait, il pourrait vieillir tranquillement, loin de
l' aglLation
.
dévorante des grandes villes .. .
- Je mo retire à la campagne .. . J'abandonne le
négoce pour fairo pousser les fleurs ... comme ce typo
d~ l'?istoiro romaine ... comment l'appelez-vous donc?
CInCInnati ...
- Cincinnatus 1
- ~'e s t co quo jo disais, mon garçon .. . J'ai encoro
h.on pl6d, bon œil, un estomac d'autruche et la ~ons
Clonee tranquille. Avec ça, je peux vivro assez VIeuX
pOur voir la faillite de Gabriel Plumet.
Co Iut la dornière parole qu'il prononça, en ~on'
tant dans 10 train qui l'emmenait vers sa paIslble
retraite.
Quand 10 convoi eut disparu, escorté d'un panache
do fum ée, Ri chard prit le bras de Janine ot, tondrelllent serrés l'un contre l'autre, les doux époux
gagnèrent la sortie.
Janine était très émue. Richard était gravo. En
? 6pit de l'assuranco qu'il manifestait, de sombres
lnquiétudos l'assaillaient.
, Co n'était pas qu'il manquât de courage en face de
1adversité. Il connaissait la gêne do longue date. Et
�112
LES BARREAUX
n'on
DE MA CAGE
jamais il n'avait respiré si librement, que depuis son
évasion de la cage aux barreaux dorés.
Mais Janine? Qu'allait-elle devenir, dans la nouvelle existence que le sort lui imposait? Comment
prendrait-elle ce changement de situation, elle qui,
depuis si longtemps, était habituée au luxe, à la vie
large et facile , à toutes les commodités que peut procurer une grosse fortune?
Telles étaient les pensées que Richard roulait dans
sa tête; en reprenant avec sa femme le chemin de
l'hôtel du boulevard Péreire, où les déménageurs achevaient leur travail de dévastation ...
En dépit de sa vaillance , de son ardeur à se dévouer
à Janine, l'avenir s'annonçait menaçant pour le dernier
comte de Valsery .. .
CHAPITRE VIII
TOUT L'OR DU MONDE
Richard et sa femme s'insLallèrent dans un petit
appartement du quartier des Buttes-Chaumont :
deux pièces au cinquième, avec cuisine et salle de
bains.
Cela faisait une diJTérence notable avec l'hôtel du
boulevard Péreire, où, suivant l'expression pittoresque
de Joseph Montépin, « il y avait des chambres à ne
pas savoir où les mettre P.
Quelques épaves, arrachées à la débâcle, servirent
à meubler ce modeste logis. De l'une des deux pièces,
les époux firent leur chambre. La seconde, grâce à un
ingénieux aménagement, servit tout à la fois de salon
et de salle à manger.
Il n'émit plus qqestion, bien entendu, d'aV'oir des
domestiques. Une femme de ménagè venait le matin
�113
MA CAGE
LES BAR REA UX D'on DE
e, c'es t il Janine
fai;.e les gros ouvrages. Pou r le rest
la besogne.
qu I~combait
n. Comment la
RIchard n'ét ait pas sans appréhensio
dre cette noupren
le
fille de Jose ph Montépin allait-el
nt avec la
eme
dur
si
tait
tras
v?lIe exis tenc e, qui con
VIe qu'elle men ait chez son père ?
e, dans de pareilles
. Il fut bien vite rassuré. Plus d'un
de se mon trer
qué
man
pas
CIrconstances, n'au rait
er aigremn~
och
repr
de
nte,
onte
maussade, tris te, méc
n et de lUI
atio
situ
de
t
men
nge
cha
tel
un
à son mar i
men er la vie dur e ...
est des natu res qui
Ave c Jan ine, il n'en lut rien. Il
dev ant l'adversité.
ne se réal isen t plei nem ent que
mon trai t quelques
Dans le luxe et la richesse Jani ne
s. Elle don nait
ond
prof
trav ers, plus superficiels q~e
it à J'ar gen t
cha
atta
et
e
bism
sno
que lque peu dan s le
là qu'u ne
ait
ce n'ét
une imp orta nce excessive. Mais
une
av~it
y
il
elle
app aren ce lallacieuse, derr ière laqu
son
frure
à
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tout
,
et I.oyale peti te créa ture
brav~
•
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lèvr
les
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rire
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il,
deVOIr, SI rud e fûtctait parfois vi.s.à. Elle qui, dan s la pros péri té, affe
urs qui agaçruent
érie
VI.S de son mar i des airs sup
emain, la plus
lend
au
jour
RIChard, elle dev int, du
cela que son
~
u
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suffi
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ava
Il
compagnes.
d~s ten
aIt
n'ét pas femme
deVOIr lUI app arût , clai rem ent. Elle
âme bien trem ne
à s'y 8oustraire. Tan t il est vrai qu'u
, sou ven t, elle
que
s
alor
s,
uve
80rt gran die des épre
~ée
.
leur
dou
de
ès
exc
8 amo llit dan s un
onn e, sinon Cés~r
Le jeun e ménage ne rece vait pers
il faire la prux
mal
d
gran
LOUIT, qui n'av ait pas eu
ave c Jan ine.
itait pou r ven ir
!-'in corr igib le piqu e-as siet te en prof i 80uvent que
auss
,
déje une r ou dlne r chez Ric hard
e, il s'in gén iait à .se
cela lui étai t possible. En reva nch
it chez les fourDIsrend re util e, faisait les courses, alla
r être agréable •••
pou
seurs, bre l ne sav ait qu'i nve nter
des rep u...
res
heu
aux
e
et pOur just ifie r sa présenc
8
�114
LES BARREAUX D'OR DE l'dA CAGE
Il voyait que, somme toute, la nouvelle situation de
Richard lui réservait quelques compensations,
Cependant, une ombre planait sur ce bonheur
reconquis ...
Si économe qu'il se montrât et quelques prodiges
que réalisât sa femme, Richard de Valsery voyait
diminuer, avec une rapidité angoissante, le petit capital qui formait son seul avoir.
Prudemment, il avait constitué une réserve d'uM
dizaine de mille francs, pour faire face aux nécessités
imprévues qui pouvaient surgir tout à coup.
Les frais d'installation et les dépenses quotidiennes
avaient déjà absorbé la plus grande partie du reliquat.
Aussi Richard ne regarùait-il pas l'avenir sans
appréhension.
Sans doute, il aurait pu faire appel à l'aide de se~
sœm's. Toutes trois se seraient empressées de lUI
rendre service. Mais nous savons combien une tello
solution répugnait à la fierté du jeune comte.
La pensée que lui, l'héritier du nom, il serait forcé
de soUiciter un sccours de celles auxquelles il se devait
de montrer l'exemple était, à elle seulo, une humiliation oruelle.
Et si dures que fussent les circonstances, il entendait ne rien devoir qu'à lui soul. Pour réussir, pour
assurer à Janine une vie large ot heureuse, rien ne
lui coûterait.
Le dilettante de naguère, le rêveur nonchalant avait
Iait place il. un être de courage et de volonté, que les
labeurs les plua rudes n'efTrayaient point, à condition d'être honorabl es, et qui était prêt Ù afIronLer
tous les obstaoles pour al,toindre le but qu 'il s'était
fixé.
Dans cc dossein, Richard s'était mis en campagne.
Bravement il Ioula aux pieds l es préjugés de son éducaLion. Il se mit en quête d'un emploi modeste, qui
lui permit de gagner sa vic.
�LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
115
Ce qui lui coûtait le plus, ce n'était pas de se plier
grande loi du travail, dont il avait appris à conna~ tre la nécessité univers elle, c'était de renoncer à la
peinture.
Mais comment mener de front sa carrière artistique
e~ le métier qui devait lui assurer son pain quotidIen?
Pour le moment, c'était impossible. Et bien du temps
s'écoulerait, sans aucun doute, avant qu'il pût de nouveau toucher à un pinceau.
Ce sacrifice, Richard l 'acceptait sans arrière-pensée,
pour.l~am
de Janine. Il renonçait à ses plus chè,res
am~ltOns.
Il consentait le plus dur sacrifice qu u!l
vé.fltable artiste puisse faire. Ses tableaux et son attiraIl de peintre étaient rE:st.6s chez César. Il les y laisserait pour toujours ...
Mais tant de courage et d'abnégation ne paris~et
pas prè.s de trouver leur réom~
e n s e. E~ c'est ~n valU
que le Jeune homme s'évertuait à courir Paris, à la
recherche d'un emploi.
Depuis son mariaO'e il avait par la foroe des choses,
/:) "
cessé de voir ses anciens
camarades de l' É cole des
Beaux-Arts, ainsi que son maître Luoien Sermange,
aU'1uel il n'aurait pas osé faire certaines confidenoes?
cralgn.ant que l'intransigeanoe du vieux peintr~,
q?l
mettaIt son idéal d'artiste au-dessus de tout, Jugeat
sévèroment cc qu il considérerait sans doute oomme
une trahison.
Or, en dehors de ce milieu qu'il se fermait volontairement, Richard ne connaissait pas grand monde .à
\aris. Depuis la ruine de son père, les amis d'autrefoIs
S écartaient de lui. Et ses beaux-frères, de par leurs
occupations, ne pouvaient guère lui être utiles. roé
d.e
C'e.st en vain que Pierre Donatien s'était e.1To
le faIre entrer dans .l'établissement finanCIer où Il
occupait maintenant une situation de premier plan. On
traversait une période de crise ct, loin d'embauoher du
à l~
�116
LES BARREAUX D'on DE MA CAGE
personnel, les dirigeants des banques s'occupaient au
contraire de restreindre, au strict minimum, le nombre
de leurs employés.
C'est pourquoi, après plusieurs semaines d'efT orts, Richard ne se trouvait pas plus avancé qu'au premier jour.
Il partait le matin de bonne heure et rentrait le soir,
harassé et découragé, sans apporter au logis la bonne
nouvelle tant souhaitée.
Des promesses , de bonnes 'paroles, des formules
vagues, des phrases toutes faites sur la dureté des
temps, c'est tout ce qu'il récoltait au cours de ses
innombrables démarches.
La seule satisfaction qu'il eut, - satisfaction toute
morale, - fut d'apprendre, par hasard, au cours de ses
pérégrinations, que la justice immanente avait appesa nti sa lourde main sur Gabriel Plumet.
Celui-ci, aveu.glé par sa haine contre M. Montépin
et contre Richard, avait fait passer son désir de vengeance avant le souci de ses intérêts .
Il avait vendu ù perte, engagé imprudemment des
capitaux, compr'omis l' équilibre financier de sa maison.
Bref, peu de t em ps après le débâcle de Joseph Mont épin, 1( Monsieur Gabriel» était pris, lui aussi, dans
J'en grenage et contraint, pour ne pas mourir de faim,
à entrer comme petit employé dans une maison de
confection de la rue du Mail.
Ce qui prouve que la réus9ite des méchants a souvent de3 bases fragiles, et qu'il suffi t d'un rien pour
l'(branl er ...
Mais ceLte nouvelle ne pouvait suffire ù contenter
Richard. Il avait l'âme trop hauLe pour so complaire
longLomps aux joies mesquines de la vengeance. Et
puis, le problùme de la vie quoLidienne l'absorbait de
plus en plus.
Un matin, comme il venait de p ~ rLi,
selon sa coutume, pour solliciter un emploi, Janine reç ut la visiLe
de César LouIT.
�MA CAGE
LES BAR REA UX D'OR DE
117
mpagné par
l.e colosse n'ét ait pas seul. II étai t acco
s, aux chenée
d'an
ine
t homme d'une soixanta
un peti
ux et bon, don t la
veu x d'ar gen t, au regard malicie
oommandeur de la
boutonnière s'or nait de l'insigne de
Légion d'H onn eur.
nt sans doute
A ce signalement, nos lecteurs auro
..•
e
ang
Serm
reconnu Lucien
trois eure nt un
César le prés enta à Janine, et tous
jeune femme
la
entr etie n, à l'issue duquel
Jo~g
it les deux
suiv
et
teau
prIt son chapeau son man
'
hommes.
ure de Sermange attendait. Ils y
voit
la
Dehors,
direotion de la rive
mon tère nt, et l'automobile prit la
.
che
gau
ne heure plus tard , elle revenait stopper devant le
.
logIS ?u jeun e ménage .
lfent,
end
desc
en
ar
Cés
Jan me, Lucien Sermange et
.
uets
paq
les bras cha rgés de
plus tôt que de
Ce soir-là, lIichard revi nt un peu
ser Janine, il lui
Coutume. Ava nt même d'ombras
cria, do la porte ;
une situ afo n ..•
- Victoire, chérie 1 Ça y est ... j'ai
:
auta
surs
La jeuno femme
- Une situ atio n?
le magasin d'autos
- Oui... ven deu r chez Westfield,
déb ut: huit cents
do
ns
des Champs-Élysées. Conditio
sur les ventes ...
t
cen
r
pou
x
deu
ct
francs par mois
C'est admirablo J
ta, en serr ant
~l eut un riro qui son nait faux et ajou
lui:
tre
Ba Jeuno femme con
ça m'a servi d'être
- Vois-tu, chérie, pou r une fois,
pOUF cette place;
ents
Comte ... Nous étions six concurr
.
.
...
aire
l'aff
c'es t mon titro qui a enlevé
partIs
Cité
capa
des
a
e
less
nob
la
K Il par ait que
s et des moteurs
culières pou r plac er dos six-cylindre
flottants ...
étonnél
a Enfin J c'es t ton père qui sera
':I
�118
um UAnnEAUX n'on DE MA CAGE
II manifestait une gaîté plus bruyante quo réelle.
Janine le regarda longuement Bans rien dire:
- Eh bien 1 s'éLonna-t-il. Tu ne dis rien! Tu ne
sautes pas de joie? Huit cents francs... et deux
pour cent sur les ventes... C'est pourtant quelque
choso!
- C'est magnifique, mon Richard! Mais dis-moi
tu ne regrettes rien?
- Moi? que veux-tu donc que je regrette?
- La peinture •.•
Une contrac:ion agita les traits du jeune homme.
- Ne parle plus de cela, Janine 1 fit-il d'une voix
sourde. Tu sais b'en que c'est fini 1
- Je veux savoir si tu ne regrettes rien, ..• insista la
jeuno femme.
Richard lui prit les mains et les porta à SèS lèvres.
Puis, regardant bien en face la compagne de sa
vie:
- Mon amour, je me suis juré de te rendre heureuse
et j'y mettrai tant de volonté, tant d'ardeur, qu'il
faudra bien que je réussisse. Le rosLe n'est tien pour
moi. Dis-toi bien cela et ne me poso jamais plus la
question que tu viens de m'adresser.
Janine voulut répondre; mais Richard avait mis un
doigt sur ses lèvres.
- Chut! Parlons d'autre chose ... Et avant tout, à
1...
labIe! Je meurs de ra~m
Ils dlnûrent. Puis Richard insista pour se couchor
de bonne houre. Ne rallait-il pas qu'il rnt le londemain"
un peu avant neuf heures, au rnagasin de vonte? Il ne
s'agissait pas d'arriver en retard. Et il y avait un bon
bout de chemin, des Buttes-Chaumont à l'avenue des,
Champs-Élysées!
Lo lendemain,' Richard était prêt de bonne heure. Il
achovait do s'habiller, dans le cabinet de toilette, quand
Janine qui, depuis un moment, fixait sur lui un regard
chargé de malicieuse tendresse, déclara:
�LES BARREA UX n'OR DE MA OAGB
H9
- Richard ... ne me quitte pas ...
l~ la regarda avec surprise, croyant à une plaisan-tene.
- Mais voyons , chérie, il le faut bien! Puisque j'entre
en fonctions ce matin .. .
. - Reste, Richard 1. .. Je t'ai trouvé une autre situatlOn ... qui te convient beaucoup mieux que celle de
vendeu r!
- Une autre situation .. . Qu'est-ce que cela signifie?
Sans répondre, Janine prit son mari par la main et
le conduisit dans le salon.
-: Tiens ... regarde !
RIChard eut une exclamation de stupeur.
Au beau milieu de la pièce, à la place d'honneur,
son tableau des bords de la Seine trônait, bien en vue,
Sur un chevalet .
. Tout auprès, . sur la table, il y avait sa palette, ses
sa boite de couleurs, tout son attirail de
pl~ceaux,
Janine était allée chercher la veille rue
que
pemtre
Saint-André-des-Arts et qu'elle av&it disposé durant
la nuit dans le salon.
Richard ressemblait à un homme frappé de la foudre .
Il trembl ait; des mots confus se pressaient sur ses
lèvres, sans qu'aucu n pût les franchir. De grose~
larmes lui moutai ent aux yeux. II fit un efl'ort sur lUI
même et balbuti a, d'une voix rauque :
.- Mon Dieu 1 Ce n'est pas possible !... Que se passet-Il ?... Qu'est-ce que tout cela signifie ? ..
Elle lui mit la main sur l'épaule, et d'un ton de
douce autorit é:
- Cela signifie que tu dois achever ce tablea.u! II
y manqu e encore deux cllOses : une date ... une signature.
d'aujou rd'hui, qui marque le début de
(! La date
ta vraie carriore ... la signature de celui qui, - tout le
peintre
monde le proclamera demain, - est un gran~
avemr.
ique
devant lequel s'ouvre le plm:l magnif
�120
LE~
BARREA UX D'OR DE MA CAGE
Et, en quelques mots, elle expliqu a ce qui s'était
passé.
Depuis longtem ps, le brave César estima it que son
ami faisait fausse ruute et déplora it qu'avec des dons
si rares il renonç ât délibér ément à poursu ivre une
.
carrière qui s'annon çait si belle.
Compr enant que la décision de Richar d était prise
et que, par amour pour sa femme et par scrupul e ùe
conscience, il persist erait dans la nouvelle voie qu'il
s'était tracée, César avait pris, après mûre réflexion,
une décisio n inspiré e par la gravité des circonstances.
Il s'était présent é chez Lucien Sermange. Celui-ci,
accueil lant à tous les jeunes, l'avait reçu sans difficulté.
Sitôt en présence du maître, César avait pris sur
lui de tout dire. Il avait narré, dans ses moindr es
détails, l'histoi re du mariag e de Richar d et toutes les
conséquences qui s'en étaient suivies. Et il avait
conclu :
- Vous qui avez toujour s cru au talent de Richar d
de Valsery et à son avenir, il faut que vous interveniez ... Il faut que vous empêchiez un grand artiste
de briser volonta iremen t sa carrièr e et de comme ttre
ainsi un acte irrépar able 1
Ce n'est jamais en vain que l'on faisait appel au
cœur de Lucien Serman ge. Le vieux peintre , qui ignorait absolum ent la situatio n de son él ève préféré et
qui croyait celui-ci définiLivement tiré d'affaires par
son mariage, n'appri t point sans chagrin ce que CésaI
venait lui confier.
Il voulut agir au plus tôt. C'est pour cela que les
deux hommes éLui..m t allés trouve r Janine. Lucien
Sermange n'eut pas de peine ù faire compre ndre à la
jeune femme où était son devoir. Ils se rendire nt tous
trois au domicile de César, ct là Sermange ne put
retenir un cri d'admi ration à la vue du fameux tableau
qui avait été la cause de tant de catasto phes.
�n'OR DE MA CAGE
LES B~RnEAUX
121
- Un chef-d 'œuvre 1. .• un pur chef-d' œuvre 1 na
cessait-il de répéter , en agitant et en remuan t les bras
comme les ailes d 'un moulin à vent.
r Certes. Je savais que Valsery avait du talent ...
beauco up de talent... Mais je ne l'aurais pas cru
capable de réaliser dès mainte nant une pareille
chose ...
ur J
Il Madam e, celui qui a peint ça est un Il monsie
er
employ
m'y
vais
Je
...
célèbre
sera
et, avant peu, il
sans retard. Et, pour commencer, je vais ElU parler à
Jacobse n, le directe ur de la galerie de tableaux de la
La Boétie. Le gaillard s'y connait pour lancer un
ru~
pemtre ... C'est son métier 1
huit jours, il aura trouvé un achet?u r p~ur
CI Av~nt
?ette toile. Et, si Richard veut lui confier ses mtérets ,
Je ne donne pas longtem ps à votre mari pour ocu~er
la place qu'il mérite dans l'admir ation des connaISseurs .. . et des amateu rs 1
Janine raconta it tout cela. Et Richard l'écouta it
avec une joie intense .
De grosses larmes roulaie nt sur ses joues, mais
c'étaien t des larmes bien douces, des larmes d'al.
qui débord aient d'un cœur éperdu .
lég~es
proIl
bras,
ses
dans
femme
sa
Serran t avec ferveur
clama:
- Tu es un ange 1.. . et je te dois le plus grand
bonheu r de ma vie 1
- Le plus grand, vraime nt? interro gea la fill.e de
Joseph Montép in avec un sourire un peu mél~ncohque:
- Le plus grand ... après celui que tu m as donne
en consen tant à deveni r ma femme bien-aimée 1
de
~om'encèrt
S~rane
Lu~ie
. Les ~réditos
.
réaliser
bIentôt à se
Jacobse n, le marcha nd de tableau x de la rue
La Boétie, exposa dans ses vitrines , quinze jours
durant , la toile de Richard .
�122
LES BARREAUX n'OR DE MA CAGE
Il n'en fallut pas plus pour que, - les relations de
l'habile commerçant aidant, - les critiques d'art
daignassent s'apercevoir de l'existence du jeune
peintre.
Des notices élogieuses lui furent consacrées, et son
œuvre fut achetée douze mill3 fraMs par un riche
amateur.
Des commandes suivirent, grâce encore à Lucien
Sermange, qui n'épargnait aucun efIort pour « lancer 'II
son élève.
Bref, en peu de temps, Richard commença à devenir quelqu'un. Il Iut délivré de toute inquiétude
matérielle.
Ces bonnes nouvelles furent transmises à Joseph
Montépin, qui, prenant son parti de sa nouvelle existence, s'était définitivement acclimaté dans son village. Oubliant ses revers passés, il ne songeait plus
qu à se donner de l'importance vis-à-vis de tous ceux
qu'il fréquentait.
Ce matin-là, Richard travaillait à un tableau de
nature morte que lui avait commandé Jacobsen. Il
poignait allègrement, dans le salon-salle à manger qui,
à cette doubla utilisation, joignait maintenant celle
d'atelier.
Assise près de lui, Janine poursuivait la lecture
d'une lettre de son père, que le courrier de onze
houros venait de lui apporter.
La lettre de l'ex-drapier débordait d'enthousiasme:
... Vois-tu, fifille, - écripait-il, - le propre des natures supérieures comme la mienne est de s'imposer
partout. Il n'y a pas longtemps que je suis depenu campagnard... Eh bien 1 tu me croiras si tu peux, mais ici je
suis déjà un personnage. J'ai troupé zm vieltX paysan
qui m'aide à cultiver mon potager. Il suit mes conseils,
el les petits pois poussent miraculensement. J'ai des
�LES BARREA UX D'OR DE MA CAGE
123
géraniums formidables et des bégonias qui obtiendraient
un prix à l'exposition. Voîlà ce que c'est de s'appeler
Joseph Montépin et d'être un monsieur qui connaît son
atJaire. Si Napoléon, au lieu de s'enterrer fJÙlant à SainteHélène, Mait eu la bonne idée de s'établir maraîcher, tu
peux être sûre qu'il aurait fait des atJaires merfJeilleuses.
Or, moi, je suis un type dans le genre de Napoléon ... en,
plus réussi, puisque de mon Waterioo j'ai su faire un
Austerlitz 1 Raconte ça à ton mari ,. il en sera
~oLlfJe
'
eberlué...
A propos de ton mari, il faut que je te dise une bonne
chose. C'est fJraiment un brafJe garçon, bien qu'il n'ait
guère la bosse des atJaires ... Et, figure-toi : dans le pays,
on apprécie beaucoup l'aristocratie ... Alors j quand on a
su que ma fille était comtesse, ça a fait très bien dans le'
paysage. Lundi dernier, le maire est fJenu me fJoir pour
,m'iMiter à déjeuner. Ce n'est pas un homme très distin,
gué, mais que fJeux-tu, il faut toute sorte de gens pour
fau: e Un monde, pas vrai Î Alors, j'ai accepté son infJiIl m'a dit qu'on parlait de Richard dans les
~atlon.
Journaux et qu'on disait que c'était un peintre de grand
Moi, ça m'a fait plaisir, tout de même.... et j'ai
t~len.
(lLt qu'il fJendait ses toiles des mille et des cents.... Oh 1
pas par fJanité, bien sûr, JoseplzAfontépin estau-desslLs:
de ça 1 Mais dans l'intérêt de Richard et dans le
tien ...
Je te raconte tout ça pour que, quand fJOllS viendrez
me fJoir tOlLS les deux (et j'espère qlte ce sera bientôt), fJous:
n'alliez pas vous mettre à faire des gatJes. J'ai dit à,
tout le monde que POltS habitiez un appartement rnirifi]ue
avcc des meubles tout dorés et des saltes de bains comme
s'il en pleuvait.
Et j'ai dit aussi qae vous aviez deux fJoitures : une
Il ispano pour Paris et une RoUs pour fJoyager . Encore
Une lois, ça n'est pas par vanité. C'est pour que les bonnes
gpns d'ici aient de mon gendre une opinion flatteuse. Un
point, c'est tout ...
�124
LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
Un éolat de rire de "Richard interrompit cette lecture. Les deux époux s'embrassèrent, et le jeune
homme étendit la main, dans un geste solennel :
- Je ne veux pas que l'on puisse traiter ton père
de menteur ! proclama-t-il. Je prends l'engagement de
transformer /:les rêves en réalité ... Je ne te demande
qu'un peu de patience pour cela, par exemple ... et
avant l'Hispano et la Rolls, il faudra nous contenter
d'une voiture de série ... Que veux-tu, ce n'est pas ma
faute si mon cher beau-père voit les choses un peu
trop grandement. L'habitude des affaires!
Il retourna s'asseoir à son chevalet, sans lâcher la
main de Janine. Et ses regards allaient de l'œuvre
ébauchée au ravissant visage, tout illuminé de tendresse, qui se penchait vers le sien.
- Ma femme chérie.. . mon art... tout ce que
j'aime! proclama-t-il.
Un baiser fut la réponse de Janine. .
- Et maintenant, reprit-il gaîment, au travail! Je
sens que je vais faire quelque chose dont mon ma!tre
Sermange sera content ...
Janine, debout près do son mari, lui caressait
doucement les cheveux. Elle était bolle comme une
Muse et souriante comme l'ange du foyer.
- Mon chéri 1. .. murmura-t-elll3 doucement. Mon
Richard aimé, tu vois bien que ce n'est pas si difficile que cela d'être pauvre 1.. .
Richard saisit la petite main blanche et la porta à
ses lèvres.
- Pauvre? Ah! mon amour ... jamais je ne me suis
senti aussi riche qu'à présent!
Un coup de sonnette interrompit ses effusions ...
Quelques instants plus tard, la femme de ménage
introduisait César LouIT, vêtu d'un magnifique complet
boige qu'il devait aux libéralités de Richard.
Le colosse tenait à la main droite un minuscule bouqlleL de violettes eL, sous 10 bras gauche, un
�LES BARREAUX D'OR DE MA CAGE
125
énorme paquet entouré d'un papier que marbraient
des taches gI'aisseuses.
_ Honneur au talent et à la beauté] proclama-t-i!
d'une voix de stentor. Richard, je te salue ... Chère
madame, je déverse à vos pieds le tombereau de mes
hommages]
'!'out en parlant, il oITrait son bonquet à Janine,
qUi le remercia chaleureusement.
_ De rien 1 de rien 1 déclara César très grand seigne~r
. Cela ne vaut pas la peine d'en parler...
,.
RlChard et sa femme échangèrent un signe dm·
t elligence.
. _ Monsieur César, dit gentiment la jeune femme,
J' espère que vous nous ferez le plaisir de déj euner avec
nous .
._ Avec le plus grand plaisir] accepta le colosse.
~lgur
e z-Vo lJs , chèr e madame, que j'avais prévu c e t~e
aImable invitation ... Seulement, comme je ne voulaIS
pa~ abuser de vo~re
hospitalité, et comme j'ai déjà
déjeuné chez vous hier, avant-hier et le jour précéden~ ... je me suis permis d'apporter ma petite contributIon au repas.
u
E.t César, ouvrant d'un geste large le paquet 9 'il
avaIt gardé sous son bras, oITrit aux yeux surpns de
ses hôLes un magnifique gigot.
, .
_ Monsieur César 1. .. c'est une folie] s éCrIa Jani r: e.
_ Ma femme a raison ... Je te défends de faire des
extravagances pareilles mon vieux] Tu sais bien que
'
.
t on couvert est toujours mis ici ... Ce n'est pas necess~ire
d'apporter d'aussi magniOque victual~?s:
.. ~aroe
d honneur, c'est le plus beau gigot que J rue Jamrus
vu]
._ J'ai pris ce qu'il y avait de mieux. Donne-le à
Mélanie et dis-lui de le mettre au four sans tarder ...
Il n'y a pas une minute à perdre, si noUS voulons le
manger cuit à point.
�126
LES BARREAUX n'OR DE MA CAGE
-- Donne-le-moi ... jo vais le porter à la ouisine ...
Mais encore une fois, je suis confus ...
- Ne parlons plus de ça, veu:;.-tu 1 s'écria César avec
noblesse.
Mais, tout à coup, il entraina son ami dans un coin :
- Tu sais, le gigot ... je l'ai pris en passant chez ton
boucher. Il me cannait. " Seulement, comme les fonds
sont en haisse, je lui ai dit de le porter sur ta note ...
FIN
:0
cee:
L'ouvrage qu'on vient de lire: "LES BARREAUX
termine la série de quatre
D'OR DE MA CAGE".
romans groupés sous le titre :
" QUATRE CŒURS SUR LES ROUTES DE L'AMOUR ..
par
MARCEL PRIOLLET
Ceux de nOB lecteurs qui ne posséderaient pas encore les trois
volumes précéden ts :
LA CHAMBRE OU L'ON N'ENTRE PLUS (N° 395) ~ COLLECTION
J'AIME ET j'ACCUSE ! (N° 399)
D'ENTRE LES PACES D'UN MISSEL
"FAMA"
(N° 403)
peuvent s'en rendre acquéreurs en les demandant à leur
libraire habituel, ou 94. rue d'Alésia. Paris XIVO
�l'onr paraitre jeudi prochaiu
.OUI
le nO 408 de la collectiou .. FAMA ..
SA MAJESTÉ MONETTE
par MAURICE DE
MOULINS
CHAPI TRE PREMI ER
vient de penche r légèrem ent la tête ... Ses pau. ~is
sont closes ... Il fait si chaud ce soir, dans
se
pleres
du Casino de Monte-Carlo 1 Tout doucejardins
les
Mail, que la gouver nante était en
Daily
le
ment,
glisse à terre ... Un léger sursaut ,
rir,
train de parcou
ement... Enfin un ronflement
a1Jaiss
puis un nouvel
fois, plus de doute ... Miss
Cette
...
sonore
régulie r et
dortl ...
Monett e, qui jouait bien sageme nt à trois pas de là,
à l'ombre d'un palmie r, s'arrête . Une lueur malicieuse
brille dans ses regards bleus ... Miss endormie, mais
ce doit être pour elle quelque s minute s de liberté
proviso ire; elle pourra s'écarte r un peu, s'avent urer
sur les pelouses, faire avec délices ce qui lui est
défend u d'habit ude, d'autan t plus que ni Piotra, ni
Pavel ne sont là 1... Oh 1. .. courir, vagabo nder comme
font les autres petites filles, ne pas demeur er toujour s
assujet tie à une constaD.te et rigoureuse tutelle 1
Comme cela doit être amusan t 1...
rA
8uipre).
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RÉGIE IMP. CRÉTÉ. -
CORBEIL.
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Priollet , Marcel (1884-1960)
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Quatre coeurs sur les routes de l'amour . [IV] . Les barreaux d'or de ma cage : roman inédit
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Société d'éditions publications et industries annexes
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impr. 1934
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BUCA_Bastaire_Fama_407_C90856
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RÊVÉE DE LA FEMME ET DE LA
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honnête, et ils sont légion. Sa présen tation éléga nte et son (ormll
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�J'AIME•.. ET J'ACCUSE!
��MARCEL PRIOLLET
QUATRE CŒURS SUR
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J'AIME... E J'ACCUSE!
ROMAN INÉDIT
SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS,
PUBLICATIONS ET INDUSTRIES ANNEXES
(AN Ct LA MODE NATIONALE)
94, Rue dAlé sia. 94 -
PARIS (Xive)
��J'AIME... ET J'ACCUSE!
CHAPITRE PREMIER
L'AVEU INACHEVÉ
Un soleil d'automne, furtif comme un regret, caressait les marronniers du Luxembourg. A chaque souffle
du vent, des feuilles mortes se détachaient des branches et venaient s'abattre en tourbillonnant sur le
sable des allées.
Il était un peu plus de midi. A cette heure, le grand
jardin appartient presque exclusivement aux amoureux qui s'y donnent rendez-vous et, assis sur un
banc, les yeux à demi clos, le cœur battant, s'abandonnent à la douceur des projets d'avenir.
Parfois de vieux messieurs ou des dames mûres,
alourdis de rhumatismes, jettent sur ces couples juvéniles un regard où le regret se môle à l'envie. Ils regardent ces frais visages de vingt ans, à la façon dont
les miséreux contemplent, derrière les vÏLres des
changeurs, les billets de banque aux vignettes étranges
et les sébilles pleines de pièces d'or ...
En revanche, les amoureux ne prôtent guère
d'attention aux promeneurs. Pourtant, ce jour-là,
plus d'un couple interrompit ses tendres confidences
pour suivre au passage, d'un regard curieux, la svelte
silhoueLte d'une jeune fille qui se bâtait dans la direction du boulevard Saint-Michel.
Elle pouvait avoir vingt et un ou vingt-deux ans.
Assez grande, mince, jolie, avec un charmant visage
étroit ncadré de cheveux bruns, elle évoquait les
vierges pensives de Botticelli.
�6
J'AIME ... ET J'ACCUSE
1
Elle séduisait par un curieux mélange de jeunesse
et de gravité. Si la bouche pourpre et finement ciselée
gardaiL encore les grâces fragiles de l'enfance, il y avait
dans les grands yeux de velours sombre, légèrement
étirés vers les tempes, une flamme à l'ardeur concentrée, qui annonçait une précoce maturité d'esprit.
Sans doute, cette femme avait-elle souffert, car le
malheur façonne les âmes et donne parfois aux jeunes
gens ce triste privilège de l'expérience, qui est à l'ordinaire l'apanage de leurs ainés.
Elle était vêtue avec élégance, mais sobrement, d'un
tailleur noir et coiIIée d'un petit chapeau de feutre
légèrement inclin6 sur l'oreille, qui prouvait que, chez
elle, la coquetterie ne perdait pas tout à fait ses
droits.
Serrant pr6cieusement sous son bras gauohe une
serviette de cuir qui paraissait gonflée de papiers,
la jeune HIle, - touL en elle , malgré la précoce
gravité, annonçait une jeune Hlle plutôL qu'une
jeune femme, - coupa au plus court à travers les
allées eL gagna le haut du boulevard Saint-Michel,
près de Bullier.
Là se trouvait une maison d'apparence assez
modeste. Au-dessus de la porLe, un panneau d'émail
noir, incrusté de lettres dorées, porLait ces trois mots:
Pension de famille.
La jeune fille entra eL se trouva dans un peLit hall
resserré, qui avait pour tous ornements un fauLeuil de
lleluche rouge tant soit peu usagé, un tapis donL on
voyaiL la trame et un palmier anémique, donL les
feuilles jaunies pendaient tl'istemenL commo celles
d'un saule pleureur.
A cc momen L, une femme entre deux âges émergea
de la cage viLl'ée où elle compulsait des registres poudreux.
- Mademoiselle de Valsery, il y a quelqu'un qui
vous demande ...
�J'AIME ... ET J'ACCUS E
1
7
La jeune fille, qui s'engageait. déjà dans l'escalier
placé au fond du vest.ibule, s'arrêta net.
- Quelqu 'un, madamo ... Qui dono?
- Je ne sais pas ... un monsieur 1 Il n'a pas dit. son
nom. Je l'ai fait entrer dans le petit salon ... Ça doit
être pour quelque chose de grave, car il avait l'air
pressé ...
Muo de Valsery pâlit. Sans doute la vie lui avait-,
elle appris que les surprises qui nous arriven t sont
rareme nt agréables. Toujou rs est-il qu'elle ohangea de
couleur et murmu ra d'une voix qui trembl ait un
peu:
- C'est bien, madam e... je vous remereie ... j'y
vais ...
Mais son émotion s'aooru t enoore lorsqu'ello péné.
tra dans 10 petit salon r'servé aux visHeurs .
A Bon entrée, un hommo d'une quaran taine
d'années, à l'aspeo t neut.re et de vêture modest e,
se leva.
- Mademoisello Maud do Valser y?
.
- Oui, oui, monsie ur ... o'ost moi ... Vous désirez ?
- Jo Ruis employé à l'hôpita l de la Pitié. J'ai essay ~
de vous télépho nor plusieu rs Cois depuis 00 matin, mais
vous n'étiez pas là ... Alors, je Buis venu ... La chose
est preBsée.
Maud do Valsery était li vido.
- Mais enfin, monai ur, de quoi s'agit-i l?
ne de nos malades vous réolame. Mllo Nicole
Charmois ...
- Niool!' Charmois 1
- Oui, clio ost tros mal. Elle vous demand e o.voc
inRislance ... Il n'y a pas de temp~
èt. perdre ...
[laI' un violent o/Tort, Maud parvin t ù se maltrisel'.
- C'est hien, monsieur ... J vous sui,., ...
[hl Rortir nt. Au passag , Maud onfia Ra seI'viel
le ,
à la caissière. Quelques instant s plus tard, un laxi '
�8
J'AIME ... ET J'ACCUSE
J
l'emportait, avec son compagnon, vers le boulevard
de l'H~pita.
Tandis que la voiture filait vers les Gobelins, Maud
interrogeait avec angoisse:
- Alors, vraiment, c'est très grave?
L'autre hocha la tête. Et, sur le ton d'indifférence d'un homme que les dures nécessités de
sa profession ont cuirassé c.ontre toute sensibilité
excessive:
- Tuberculose au troisième degré. Ça ne pardonne
pas. L'aITaire de quelques heures ...
Maud tressaillit douloureusement. Des questions
se pressaient sur ses lèvres, mais elle les refoula. L'attitude de son compagnon lui faisait horreur. Elle ne
s'imaginait pas qu'on pût parler avec tant de froideur
d'une chose aussi horrible. Aussi s'enferma-t-elle dans
un silence que l'employé d'hôpital ne chercha pas à
troubler.
Lentement d'abord, puis à une cadence plus rapide,
le floL des souvenirs envahissait sa mémoire.
C'était comme une porte longtemps close et qui
s'ouvre brusquement sous une poussée vigoureuse.
Elle se revoyaiL enfant. Nicole Charmois avait été
sa camarade, dans un élégant pensionnat de la rue
Washington. Une vive ami Lié n'avait pas tardé à se
nouer entre les deux fillettes et s'était prolongée en
se fortifianL jusqu'à leur adolescence ...
Et puis, brusquement, le malheur était entré au
logis des Valsery.
La mort de son père, miné par des spéculations
désastreuses, avait contraint Maud, ses deux sœul's
ct son frère, à gagner leur vic. EL courageusemenl,
la jeune fille s'éLait lancée à corps perdu dans le
travail...
Au temps de sa prospériLé, elle avait commencé des
études de Droil, sans penser qu'elle y dûl jamais
trouver auLre chose qu'un passe-Lemps. Orpheline et
�J'AIME ..• ET J'ACCUSE
1
9
sans fortune, elle se décida donc à tenter la carrière
d'avocat.
Après avoir passé avec succès ses examens de licence,
elle était devenue la secrétaire de Me Toury-Melcourt,
un ami de sa famille, qui était en même temps un
des maîtres du barreau, et elle venait de se faire inscrire au Palais comme avocate stagiaire.
Mais, depuis de longs mois, les changements survenus dans son existence, la nécessité de travailler
sans arrêt et de renoncer aux distractions de son âge,
l'avaient éloignée de Nicole, dont le père était fonctionnaire à Saigon, de sorte qu'elle demeurait parfois
de longs mois sans revenir en Europe.
Au début, les deux amies correspondaient régulièrement. Puis, de part et d'autre, les lettres étaient
devenues plus rares. Et il y avait longtemps que Maud
ne recevait plus de nouvelles de son amie .
Cependant, l'alIection qu'elle lui portait ne s'en
trouvait point diminuée, et ç'avait été pour elle un
rude coup que d'apprendre aussi brutalement l'état
désespéré où se trouvait la malheureuse.
A mesure que la voiture se rapprochait du but,
Maud senLait son cœur se serrer davantage, et quand,
au croisement du boulevard de l'Hôpital et du boulevardSaint-Marcel, apparurent les vasLes bâtiments clos
d'une grille, la pauvre peLÏte crut que les forces allaient
lui manquer.
Pourtant, son courage fut le plus forL. Elle descendit du Laxi et suivit machinal IDent l'employé à travers un dédale de couloirs blancs, d'une propreté
irréprochable, où s'attardait une odeur pharmaceutique.
Chemin faisant, Maud croisa cles inLernes en blouses
blanches, des infirmières poussant devant ellee
les « chariots n, pleins d'assieUes vides.
Tous se hâtaient sileneieus ment, comme si le bruit
le plus léger, dans cet asile de la souffrance, était
proscrit à l'égal d'une fau le.
�10
J'AIME. .. ET J'ACCUS E
1
Enfin, parvenu devant une porte vitrée, le compagnon de Maud déclara :
- C'est ici, mademoiselle ...
Et il la quitta, sur un bref coup de casquette. Durant
un instant , Maud hésita. Son cœur battait à grands
coups dans sa poitrine.
Elle avait peur du spectacle qui frapperait sa vue
quand elle entrera it. Il lui fallut faire un nouvel appel
à Bon courage pour heurter la vifire.
- Entrez 1... répondit de l'intéri eur une voix faible.
Maud obéit et pénétra dans une étroite chamb rette
blanohe, nue oomme une cellule de nonne, meublée
sommairement d'un lit, de deux chaises et d'uno tablo
de nuit.
Sur le seuil, Mlle de Valsery s'était arrêtée, en proie
à une émotion que les mota ne sauraie nt traduir e.
N'était-elle pas le jouet d'un oauchemar? Se pouvait·
il vraiment que quelques mois écoulés eussent suffi
pour transformer la jolie fille un peu frêle qu'clIo avait
oonnue on la créature hagarde et décharnée qui,
étendue dans le lit, la contemplait de ses yeux fixes?
La réalité dépassait encore ses plus cruelles appréhensions. Cette fomme sans âge, aux traits flétris, aux
jouos caves, était-oe bien la Nicole d'autre fois?
N'étnit-oe pas plutôt son fantômo? Déjà toute vie
somblait se rotirer do ce oorps frilousement enveloppé
de châles. Le visage s'était creusé, amonuisé. Des
ridos enoadraiont cos lèvres naguère si fraîohes et
qui souriaient à la vio avec tant de doucour ingénue.
Souls, les youx vivaient encoro; ot ils avaient une
oxprossion si douloureuso, si désespérée, quo Maud,
frémissanto, sontit les mots expirer sur ses lèvres ...
Cependant, ù l'entrée de Jo. viaÏteuso, Nicole avait
tressailli. Elle fit un offort pour se soulever sur sos
oreillors et pour tendre 108 bras il. Maud. Et, durant
le temps d'un 6clair, un sourire tros doux lui rendit
l'apparence de sa jeunesse perrhlA ..
�J'ADrE ... ET J'ACCUSE!
11
- Ma petite l\Iaud!. .. que je suis heureuse!. ..
- Et moi, ma petite Nicole 1. .. Tu penses!. .. Il Y a
si longtemps que nous ne nous étions vues!. ..
Le sourire de Nicole se chargea de tristesse.
- Il est peu probable que nous nous retrouvions de
si tôt 1 dit-elle.
Maud voulut protester; mais olle ne trouva rien à
dire, tant les paroles de la malade lui semblaient
l'expression exacte de la désolante vérité.
Sans doute Nicole devina-t-elle ce qui se passait
dans l'esprit de son amie, car elle ajouta, après un
court silence:
- Va, ma petite Maud, ne dis rien ... Ne cherche
pas à me rassurer sur mon état, c'est tellement
inutile 1
Et, prévenant les protestations de son amie:
- Si 1 si 1 je sais bien cc que je dis. Je ne suis pas
folle. Je n'ai plus que quelques heures à vivre ... Quelques jours tout au plus ...
- Ma petite Nicole chérie ... ce n'est pas vraillan\a
Maud dans une explosion do douleur. On va te soigner ... te guérir ...
La malade eut un sourire navrant.
- Jo n'espère plusl
Puis changeant de ton, elle se hâta d'ajouter:
- ÉcouLe ... Je n'ai pas de temps il perdre ... Il faut
que je te parle sérieusoment... Tout à l'houre, l'infirmière est venue me voir ... J'aï faiL semblant de dormir,
pour qu'elle me laisse tranquille... et j'ai demandé
qu'on te prévionne d'urgence ... Il fallait que je te
parle avant de ...
Elle n'osa prononcer le mot terrible. Maud, avec un
haut-lo-corps, la serra dans Res bras, comme si, par
e simple gel:lte, elle avait pu la défendre contre les
foreel:l mauvaises de la desLruetion.
- Assi dB-Loi, ma chérie, reprit Nicole, on lui Mflignant un sièg . Et, je L'en supplie, laisse-moi pUl l ' 1'.
�12
J'AIME ••• ET J'ACCUSE!
J'ai besoin de toutes mes forces, de tout mon courage .. ~
Elle ferma les yeux et reprit, après un instant de
silence:
- Il faUait absolument que je te parIe... Tu
écriras à mes parents, n'est-ce pas? .. Tu leur diras
que tu m'as vue et que ma der.nière pensée a été pour
eux ...
(( Ah! comme j'aurais été heureuse de les embrasser,
une dernière fois ... Mais c'est trop tard, hélas! Avant
qu'ils soient seulement prévenus, moi je serai partie
pour jamais ...
«Tu sais que mes parents résident toujours à
Saïgon ... Quand ils sont repartis de France, après
le dernier congé de papa, ils n'ont pas pu m'emmener ..•
j'étais déjà trop malade ...
(( Ils m'ont envoyée dans un sanatorium, à SaintGervais, en Savoie... J'y suis demeurée jusqu'à la
semaine passée ...
« Et puis, quand j'ai compris qu'ils me mentaient
tous, là-bas, les médeoins, les infirmiers... quand je
me suis rendu compLe qu'il n'y avait plus aucun
espoÏl' et que j'étais définitivement perdue, alors j'ai
voulu à touL prix revenir à Paris ... pour le revoir!
Ces derniers moLs firenL sursauter Maud. Elle
c:'oyait avoir atteint le fond de la tris Lesse humaine;
et voici que, brusquement, les paroles de Nicole
Charmois lui ouvraient des perspectives nouvelles.
En une seconde, l'intuition lui venait d'un dramo
ignoré, dont la mort de son amie n'était que l'aboutissement logique.,. un drame qui l'emplissait Lout
ensemble d'épouvanLe, d'ardenLe et involontaire
curiosité, ceLLe curiosiLé angoissée que l'on éprouve
en se penchant sur les abîmes ...
- Pour le revoir! répéta-t-clle. Oh! Maud... que
veux-Lu dire? De qui veux-Lu parler?
La moribonde secoua la tôte.
- C'esL vrai 1 Tu ne sais pas. Je ne L'en ai jamais
�J'AniE ... ET J'ACCUSI:
1
13
parlé dans mes lettres. C'était un secret si beau, si
merveilleux, que je voulais le garder pour moi seule,
jalousement, comme on garde un trésor dont on ne
veut pas laisser échapper la moindre parcelle ...
« Mais à présent, mon secret me pèse ... Il m'étouffe 1
C'est comme un poids atroce qui me broierait la
poitrine ...
cc Il faut que je m'en délivre... Il faut que je le
confie à quelqu'un avant de ...
Pour la seconde fois, elle n'osa prononcer le mot
redoutable. Une lueur d'affolement passa dans ses
prunelles. Ses mains amaigries saisirent celles de
Maud et les serrèrent fébrilement.
- Dis ... ma chérie ... est-ce que tu crois vraiment
que je pourrais guérir?
L'instant d'avant, elle parlait de sa mort prochaine,
et voici que J'espérance invincible qui sourit au
chevot des agonisantsj venait borcer à cet instant
suprême ses songes d'avenir.
Maud caressait doucemont les pauvres mains
diaphanes, où les veines se dessinaient en un fin
réseau bleu.
- Mais bien sûr, voyons 1 s'écria-t-elle avec une
conviction feinte. On te soignera, ma petite Maud 1. .•
Tu es beaucoup moins malade que tu ne 10 crois.
(( Et biontôt ... dans quelques semaines peut-être ...
La lueur qui brillait dans les yeux do Nicole
s'éteignit brusquement.
- Dans quelques semaines, je serai sous la terre 1
fit-olle, avec un accent désespéré qui glaça Nicole
jusqu'aux moelles.
« Nonl nonl ne chorche pas à me mentir ... à me
consoler avec de vaines parol es, je sais bien que je
Buis perduel
cc Ce matin, j'ai demandé à voÎl' un prêlre, til m'a
donné los d rniers sacrements. Sa présence m'avait
apaisée. J'étais presque résignéoù partir. E t maintenant
1
�14
J'AIME •.. ET J'ACCUSE!
que je te revois, que j'évoque notre enfance heureuse,
nos projets, les beaux songes que nous faisions
ensemble ... Ah! je ne peux pas te dire ce qui se passe
en moi 1 C'est atroce 1. .•
cc Les mots ne peuvent pas t'en donner une idée ..•
On m'arracherait le cœur de la poitrine que je n~
souffrirais pas davantage!
Une quinte de toux la secoua, qui mit une écume
sanglante à ses lèvres. Maud, toute frissonnante
d'angoisse et de pitié, contemplait ce visage décharn6
qu'une double tache rouge marquait aux pommett es,
ces poignets si minces qu'à peine un peu de chair
paraissait se dissimuler sous l'épiderme aux tons
d'ivoire.
Une fois de plus, elle se demandait si elle n'étaib
pas le jouet d'un abominable cauchemar. Mais non,
hélas! C'était bien la Lriste, l'afrreuse réalité qui
l'enserrait de toutes parLs et qui apposanLissait sur
elle une chape de plomb.
Quelques instants s'écoulèrent. D'un geste machinal,
la mourante essuyait ses lèvres.
Elle semblait si fragile, si usée, que Maud prit peur.
- Ma ohérie, je dois te faLiguer ... Il seraiL préférable que tu Lo reposes un peu ... Oui, c'est oela : tu
devrais dormir. Je reviendrai Le voir tout à l'heure, et
nous oauserons tranquillement.
Un sourire amer glissa sur les lèvres de Nicole .
- Nonl diL-elle. Quand tu reviendrais, il serait
trop tal'd ...
Cl Écoute, Jo te l'ai dit, il fauL que je Le parle.
J'ai le devoir de Le confier mon secret. D'abord,
cela me soulagera, ot puis, il est bon que tu aaohes,
toi aussi, ce que valenL les sel'menLs des hommes t
tonL ce qui se dissimule de BoulTrances, de ranoœurs
et de lm'mes, sous co moL si beau, si m gnifique cL
qui nous faiL Lou(l!~
rêver quand nous avons vingt
uns: l'omourl
�J'AIME .•. ET J'ACCUSE
1
15
Elle s'interrompit. un insLant et. demeura immobile,
le regard perdu dans le vide, comme si elle suivait des
yeux quelque scène mystérieuse, visible pour elle seule.
Elle fixa Maud et. balbut.ia :
- Tu te souviens sans doute de nos conversations
d'adolescente, chez tes parents ...
« Il n'y a pas quatre ans de cela! Et pourtant il me
semble qu'une éternité nous en sépare ...
a A cette époque, j'étais romanesque, je ne songeais
qu'à l'amour ... Je rêvais d'un beau jeune homme qui
tomberait à mes genoux pour soupirer des paroles
tendres ...
« Ah 1 folle, folle que j'étais 1 Oui, pauvre folle, qui
no comprenait rien à la vie et prenait pour argent
comptant les mirages d'une imagination déréglée 1
- Nicolel ... calme-toi, je t'en conjure 1 supplia
encore Mlle de Valsery, effrayée par l'exalLation do
son amie.
Brusquement, celle-ci parvint à recouvrer un peu
de calme. Et c'esL d'un ton morne, d'une voix sans
timbre, qu'elle poursuivit:
- Toi, en revanche, tu étais plus raisonnable. A la
ponsion, tu nous étonnais toutos par t.on sérieux ... On
t'appelait « mademoiselle la philosophe 1... » Tu te
souviens?
« Déjà tu nous mettais en garde conLre cc que Lu
appelais les illusions du cœur ...
« PlûL au ciel que je t'eusse écouLée 1... Je n'en serais
pas là où je suis maintenant ...
« Cela a commenc6 voici doux ans. Mon pèro étaiL
à Saïgon et maman l'avait accompagnée. Moi j' Itais
restée à Nice, chez ma LanLe Préville, qui m'aimo
commo sa fille.
« Tu sais que le climat des colonies m'était interdit..
A Nice, j'avais l'air, la lumière ... J'étais heureuse.
« Ma LanLe est. âgéo, mais ello aimo la jounesso et
elle recevait beaucoup.
�J'AIME •.• ET J'ACCUSE!
« Un jour, un des jeunes gens qui fréquentaient
chez elle amena un ami qui occupait une situation
dans une maison d'exportation. Il me le présenta ...
et tout de suite je compris qu'il y avait quelque
chose de changé dans ma vie ... Cet homme, dont je
venais de faire la connaissance, il me semblait que
c'était celui-là même que j'attendais, en qui s'incarnaient
tous mes rêves, toutes mes espérances ...
« Que veux-tu que je te dise de plus? Ç'a été le coup
de foudre. Dès la première minute, je l'ai aimé
passionnément. Et il m'a aimée aussi.
cc Du moins, je l'ai cru. Bref, lorsque mes parents
sont revenus en France, quelques mois plus tard, la
première nouvelle que je leur annonçai fut celle de
mes fiançailles ...
« L'homme que j'avais choisi paraissait me chérir
autant que je l'aimais moi-même. Il était tendre et
charmant.
« Les heures que je passais près de lui s'envolaient
comme des minutes ...
« Mon père, durant son congé, s'était installé chez
ma tante Préville, à Nice, et je voyais tous les jours
celui dont je porterais bientôt le nom ... La date fixée
pour le mariage approchaiL. Plus qu'un mois ... plus
que trois semaines ... plus que huit jours!
« Un de mes premiers soins avait été de t'écrire,
pour t'annoncer mon bonheur ... Mais la lettre m'est
revenue avec la mention : destinataire partie sans
laisser d'adresse.
Maud baissa la tête. Ces simples mots évoquaient
pour elle touL le drame do son existence, boulevorsoo
par la rafale de l'inforLune.
Elle revivait les jours tragiques qui avaient suivi la
mort de son père. Elle se revoyait quittant la vieille
demeure familiale qu'on avait vendue aux enohères cl,
qui, depuis lors, avait changé (teux ou trois fois de
propriéLaire.
�J'AIME ... ET J'ACCUSE!
17
Rien d'étonnant, dans de telles conditions, que la
lettre de Nicole ne lui fût point parvenue. Mais elle
jugea inutile de fournir à son amie des précisions sur
la catastrophe qui l'avait atteinte.
. Aussi bien, avec l'égoïsme très excusable des
mourants qui savent que leurs instants sont comptés,
Nicole se hâtait de revenir au sujet qui lui tenait si
fort à cœur.
- Nous n'étions plus qu'à trois jours de la cérémonie ... Le matin même, j'avais essayé ma robe de
mariée ... Après le déjeuner, mon fiancé vint me voir.
Il m'annonça qu'un télégramme l'appelait à Paris
pour régler une afTaire urgente. Il devait partir sur
l'heure en voiture, mais il serait rentré le surlendemain.
Aucun soupçon ne m'effleura, et je lui dis « au revoir »
avec la plus confiante tendresse. Comment aurais-je
pu soupçonner ... ce qui allait arriver?
Nicole s'interrompiL. Sa poitrine haletait. Depuis
un moment, emportée par la fièvre de ses souvenirs,
elle parlait avec une volubilité maladive, qui achevait
d'épuiser ses dernières forces.
A plusieurs reprises, Maud avait tenté de l'interrompre, mais en vain. Une volonté désespérée d'aller
jusqu'au bout de ses confidences galvanisait l'énergie
défaillante de la moribonde et lui prêtait la résistance nécessaire pour lutter contre le mal terrible qui
la minaiL.
Duel tragique, dont l'issue fatale ne faisait, hélas!
pas de doute, et auquel Mlle de Valsery assistait avec
un douloureux sentiment d'impuissance.
- Mon fiancé partit donc, reprit Nicole après un
instant de silence. Cola se passait un lundi, ot le
mariage était fix' au jeudi ... Le mercredi malin, je
recevais de cet homme qui m'avait quittée SUl' d s
mots de chaude Lendresse ... je recevais de lui uno
lottre ... horrible!
cc En qu lquea ligneg, il m'rxr1iquait qu'il s'était
�J'AIME ... ET J'ACCUSE!
trompé sur la na Lure de ses sentiments à mon égard.
Il avait cru m'aimer et, au moment d'unir sa vie à la
mienne, il s'apercevait que je lui étais indiITérente et
me rendait maparole, en me priant de l'oublier.
La voix de Nicole se brisa. Ses mains, plus blanches
encore que le drap sur lequel elles reposaient, étaient
secouées de crispations nerveuses.
Maud, eITrayée et ne sachant que dire, contemplait
avec des yeux pleins de ,larm{ls le pauvre visage
torturé où déjà J'aile noire de la mort avait mis son
ombre sinistre.
Mais Nicole, animée d'une volonté qui, pour quelques
instants;' parvenait à tenir en échec les progrès
;foudroyants du mal, s'acharnaib à se martyriser e11emême, en évoquant ses aITreux souvenirs.
- Te dire ce que j'éprouvai en recevant cette
leLtre me serait impossible ... C'était oomme si tout
croulait autour de moi ... comme si je tombais dans un
gouITre noir ...
« Je m'évanouis, et je domeurai plusieurs jours
à délirer. Quand je repris connaissanoe, je me sentis
si faible, si désespérée, que je compris bien que ma
vie était finie.
« Vivre 1 Quel sens 00 mot, - naguère enoore plein
de toutes les promesses, - avaiL-il désormais pour
moi il
« Sans l'homme que j'aimais, il ne sauraiL plus y
avoir de bonheur au monde 1. .. Hélas 1 comme une
insensée, oomme une aveugle, j'avais donné mon
cœur à un misérable, et il s'en était amusé, comme
les enfanLs s'amusenL d'un jouet qu'ils jeLtent dédaigneusemenL dans un coin, après l'avoil' brisé.
« DuranL des semaines, des mois, je m'éLais bercée
de la plus douce des chimères, el, voici que, LouL Ù
coup, je tombais dans la plus, aLroce des réaliLésl Le
coup éLai\' Lrop dur, el, je n'avais pas assez de f01'oes
pour y résister ...
�J'AIME ... ET J'ACCUSE!
19
« Ma santé qui, comme tu le sais, avait toujours
étô délioate, déolina brusquement à dater de ce jour
funeste.
r8com~
« Sur le conseil des médecins qui me
mandaient la montagne, mes parents m'envoyèrent
dans ce sanatorium de Saint-Gervais .. . Puis ils durent
regagner Saïgon à l'expiration du congé de mon père.
Et je demeurai soule ... toute seule .. avec le souvenir
do mon bonheur perdu ...
« Ah 1 ma petite Maud, toi qui as la chance d'avoÏ1'
une âme courageuse dans un corps robuste, tu igno~
reras toujours, je te le souhaite, los tourments que
j'endurai là-bas.
« Tu ne peux pas t'en faire une idée: la souITranca
physique s'ajoutait à la douleur morale pour me
torturer et pour aggraver mon martyre, jusqu'au
paroxysmo.
« Durant des houres et des heures, jo me rongeais,
j'essayais da m'expliquer l'inexplicable ...
« Commentcethomme quim'avaiLdiLqu'il m'aimait\
qui me l'avait juré .. . comment pouvait-il être assez
inra11)o, assez lllche poUl' m'abandonner de la sorte?
« Etait-ce pour une autre femme qu'il me trahissait?
1\. mesure que les jours coulaient, un besoin plus
mpérieux me saisissait de savoir ...
« Un matin, jo n'y tins plus. Jo voulais revoir une
dernièro fois l'homme pour qui je mourais.
« Oui 1 j'otais assez faible pour l'aimor encore, quand
j'aurais dû 10 maudire. Ah 1 c'est une otrango chos{',
on vérit6, que le oœur d'uno femmo 1
« Au sanatol'ium, on voulut s'opposorù mon départ.
Mais j'insisLai Lant qu'il fallut bien mo laissor partir.
Jo pl'i!; un train avant-hior et j'arrivai ù Paris hier,
dn~
la. maLinéo. Mais j'avais trop présumo de mes
forr.es ... De l'hôtel du boulevard 'aint-Marcel, où
j'étais descendue, il a fallu me transporter ici... où
j'agonise maintonant ...
�'20
J'AIME ... ET J'ACCUSE
1
Alors}'idée de mourir toute seule m'a épouvantée.
Et c'est pourquoi j'ai voulu te voir ... toi 1 Par
honheur, j'avais lu dans les journaux, voici quelques
jours, un article où, à propos d'un procès récent, on
parlait de Me Toury-Melcourt, le célèbre avocat. On
disait qu'il avait parmi ses secrétaires une jeune avocate ... toi 1
(c C'est pour cela
que, ce matin, à la première
heure, j'ai fait téléphoner chez lui. C'est ainsi que
j'ai pu obtenir ton adresse et t'envoyer chercher.
cc Dieu soit loué 1 Tu n'es pas arrivée trop tard 1
« Avant de mourir, j'aurai pu au moins faire œuvre
utile. Écoute ... écoute, Maud, c'est toi qui avais rai
son... L'amour n'est qu'un mensonge affreux, une
duperie hideuse où l'homme ost toujours le bourreau ...
où la femme sera l'éternelle victime.
cc Prends garde à toi, ma petite Maud chérie 1
Cuirasse ton cœur. N'écoute jamais les promesses
d'un homme ... Ce sont tous des égoïstesotdes fourbes ...
de misérables lâches qui vont, le cœur léger, de
désastre en désastre ... tous ... et lzû, surtout 1
- Mais qui est-ce 1. .. Comment s'appeBe-t-i! ? lança
Maud, effrayée et.. subjuguée à la fOlS par l'ardeur
farouche avec laquelle Jo. mourante venait de prononcer ces paroles.
Le buste dressé hors des couvertures, Nicole, tragiquement pâle, semblait n'appartenir déjà plus au
monde des vivants. Ses yeux agrandis dans sa l'ace
convulsée avaient.. un éclat.. insoutenable.
Brusquement, elle fouilla sous son traversin, sortit uno potite pholographie qu'ello tendit. ù Nicole.
- Tiens ... Regarde 1 C'ost lui 1 L'homme à cause
de qui je meurs 1 11 s'appell e...
La phrase s'acheva dans un rûle. Brusquement,
les traiLs de Nicole Charmois s'étaient figés. La bouche
s'ouvrit Loute grande pOUl' lancer un nom ...
Mais la mort la devança. Avec un soupir rauque,
CI
«
�J'AIME ... ET J'ACCUSE
1
21
la jeune fille se renversa en arrière, si brutalement
que sa tête ~la
donner contre le fer du lit, et elle
demeura immobile, les prunelles dilatées, fixant sur
Maud ses yeux qui ne voyaient plus, qui ne verraient
plus jamais .. .
Alors, l'épouvante s'empara de la jeune fille ...
- Au secours 1 Au secours 1 clama-t-elle, en se
jetant sur le corps inerte.
On accourut à ses cris. Trop tard 1 La pauvre victime de l'amour avait cessé de souITrir.
Son âme, délivrée, s'en était allée ... Et, quelques
moments plus tard, aveuglée par les larmes, la poitrine oppressée de sanglots, Maud de Valsery se
retrouvait sur le boulevard de l'Hôpital, toule tremblante et serrant dans sa main, sans même s'en
rendre compte, une photographie ...
CHAPITRE II
LA VIE CONTINUE . ..
Tandis qu'une voiture la ramenait vers sa pension
du boulevard Saint-Michel, Maud, fl'issonnante, revivait par la pensée les instants tragiques qu'ello
vonait de traverser. Un immense chagrin J'accablait.
Plusieurs années desoparation n'avaient pu diminuer
la tendre aITection qu'elle portait à Nicole Charmois.
Bion souv nt, au COUfS des mois écoulés, son imagination l'avait l' portée au Lemps heureux où elle
n'était, ainsi que son amie, qu'une enfant ignorant
tout de la vie eL de ses laideurs.
D s le premier jour, elle s'étaiL aLLachée à Nicole,
pour LouL ce qu'olle devinait en celle-ci de douceur,
de tendre fragiliLé.
Alors que la naLure avait mis en Maud de Valsery
le courage tranquille qui permet de surmonter 1eR
�22
J'AIME .•• ET J'ACCUS E
1
pires obstacles, Nicole, elle, apparte nait à la race des
faibles, des êtres que le moindre heurt meurtr it irrémédiab lement ; la pauvre petite olIrait aux coups de
l'existence un cœur trop sensible, une âme de cristal
prête à se briser au moindre choc.
A la pension, déjà, le motif le plus futile, une
gronderie un peu brusqu e, une taquine rie maladr oite,
suffisait pour emplir de larmes ses beaux yeux craintifs.
Elle était de celles qui font, tout éveillées, Un
rêve sublime, et qu'un brusqu e réveil tue sans
merci.
Le réveil était venu - atroce. Et la tendre Nicole
n'avait pu survivr e au deuil de ses illusions ...
Décidément, la vie était mauvaise 1 Si le sort l'eût
permis, Nicole aurait pu rencon trer l'homme au cœur
loyal, l'être généreux et bon qui lui eût fait un rempart contre les déceptions de l'exisLence.
Elle était digne d'inspi rer un de ces amours profonds, une de ces passions exclusives, qui donnen t à
la vie son sens le plus haut.
Et voilà que le destin en avaiL décidé auLrement ;
comme ces fleurs qui semble nt promises au baiser
du soleil et qu'un [orage soudain brise sans pitié, la
malheul'Cuso venait de s'éteind re en pleine jeunesse,
fauchée pal' le malheu r, victime d'un amour déçu.
L'amou r 1 Ah 1 comme Maud avait raison de s'en
méfier, d'instin ct, avanL mÔme de l'avoir ressenLi 1
Plus que jamais, elle s'appla udissai t d'avoir rayé de
SOIl vocabu laire ce mot qui résume tanL de joies,
mais
aUAsi Lant do tristossos inguérissables 1
Maud n'apparLonaiL pns ft la mÔmo l'ace que
Nicole ... Non, cerLos, qu'olle manqu ât de sensibiliLé ;
tout, au conttail'e, c'est parce qu'elle s défiaiL de son
cœur ardenL Lprht il. s'enLhowliasm r pour los nobles
chimùr s qu'ollo s'élaiL juro d'on bannil' rigoureusemenL coL amour meurLrior.
�J'AmE ... ET J'ACCUSE
1
23
Elle avait choisi un métier: le plus beau de tous,
celui qui lui permettrait de secourir les faibles, de
. défendre les malheureux, do répandre sur tous les
déshérités du sort les trésors de tendresse qui palpi'taient dans sa poitrine.
Cet amour-là, pur et désintéressé comme une belle
flamme qui monte très haut, - cet amour-là ne pourrait jamais lui apporter de désillusion, car elle n'en
attendait d'autre récompense que la satisfaction du
devoir accompli.
Ce n'est pas avec une arrière-pensée égoïste que le
soldat se fait tuer pour protéger lion drapeau. Ce
n' 'tait point avec l'espoir d'être récompensée que
Maud de Valsery se préparait à consacrer ses forces
au soulagement de toutes les victimes.
EIle n'attendait même pas la reconnaissance de
ceux qu'elle sauverait. Leur salut, c'est tout ce qu'elle
ambitionnait ... Elle ne souhaitait rien d'autre.
Quand la mort de son père, puis la perte de sa fortune l'avaient contrainte i\ travailler pour vivre,
Maud n'avait point ressenti cet eITroi qu'inspire aux
cœurs timides la perspective de la lutte pour la vie.
Elle s'était jetée à corpa perdu dans le travail, et
le travail ne l'avait pas déçue.
Ses examens brillamment passés, Maud venait
d'~tre
admise au barreau en qualité de stagiail'e, et
Me Toury-Melcourt l'avait prise au nombro de ses
secrétaires.
Bientôt elle forait sans doute sa première plaidoirie ..•
A cette pensée, Maud éprouvait la griserie que
Ipout ressentir un jeune soldat n respirant. l'odeur de
la poudre.
: Mais, dans los tristes circonstances qu'e)]e traversait, la jeun avocato était incapable de penser
Jongt mps à olle-même.
Bientôt. lie songea aux siens. Sa jeune sœur
~
�24
J'AIME ... ET J'ACCUSE!
Michèle était à l'abri des coups du sort; quelques
mois auparavant, elle avait épousé un homme qu'elle
aimait et qui l'aimait, Jean Courtieux, et elle goûtait
auprès de lui un bonheur partagé (1).
Maud, de tout son cœur, souhaitait que pareille
félicité échût à Marie-Louise, son ainée ...
Quantàsonfrère, Richard, il n'avait rien à craindre:
c'était un homme et il se trouvait mieux armé pour se
défendre contre les pièges de l'existence ...
La voiture venait de s'arrêter devant la pension de
famille où logeait Maud.
Soudain rappelée à la réalité, la jeune fille descendit, non sans avoir, d'un geste machinal, serré dans
son sac la photographie que lui avait remise Nicole, à
l'instant même de sa mort.
Son premier soin fut d'écrire aux parents de la
pauvre petite une longue lettre, dans laquelle, avec
mille précautions délicates, elle leurapprenaitl'afIreuse
nouvelle.
Sa lettre achevée, Maud se sentit l'esprit un peu
plus dispos. Mais c'est en vain qu'elle essaya d'étudier
le dossier que Me Toury-Melcourt lui avait remis le
matin même : une histoire embrouillée d'héritage,
qui meLLait on jeu les questions juridiques les plus
com pliquées.
Biontôt les lettres du grimoire d'avoué sur lequel
elle se IJenchait se changèrent pour elle en des signes
cabalistiques, absolument indéchiffrables.
Quoi qu'elle rît, sa pensée éLait ailleurs et lui
échappait invinciblement, pour retourner vers Nicole
et vers le misérable qui était cause de sa mort.
A cet instant, Maud songea qu'elle n'avait pas
encore regardé la photographie remise par l'agonisante.
EUe ouvrit son sac et en retira une petite épreuve
(1) L'histoire de Michele rie Valsery esI racontée lout au IOllg
dans le ~olumc
de lu • CuJiocliol,l Fuma. inliwl6: LA C IIM.IIlIIE
où
L'ON lS'l:N'fRll PLUS (110
39U).
�,J'AIME .• • ET J'ACCUSE
1
25
déjà jaunie, qu'elle se mit en devoir d'examiner.
Malheureusement, il s'agissait d'une photographie
d'amateur, prise par un grand soleil, dans les jardins
de Nice vraisemblablement, et elle manquait de
netteté.
Tout ce que le regard de Maud put y discerner fut
la silhouette d'un homme d'une trentaine d'années,
coiITé d'un chapeau de feutre mou qui lui ombrageait
une partie du visage.
Ce qu'on en devinait n'avait d'ailleurs rien d'antipathique : l'homme devait être un beau garçon, sans
rien de la fadeur des don Juans de profession, et, autant
que l'on pouvait s'en rendre compte, il ne manquait
pas d'allure.
Mais cela n'était-il pas naturel?
Il fallait bien que l'homme qui avait subjugué la
pauvre Nicole au point de provoquer, par sa lâche
désertion, la mort ùe la jeune fille dissimulât sou
un extérieur avantageux la noirceur de son âme.
Avec un geste de colère, Maud jeta la photographie
au fond d'un tiroit'.
Sans le connaltl'e, ce bel enjôleur, elle le méprisait
et le haïssait. Il représentait aux yeux de la jel/ne
fille ce qu'il y a au monde de plus vil : un homme
qui abuse do la confiance qu'une femme lui a témoignée, qui lui laisse croire à la sincérité de son amour
et qui, soudain, par caprice ou par calcul, sc détoumo
d'elle sans souci des conséquences de son abandon.
Pourquoi le fiancé de Nicole avait-il brusquement
rompu ses projets de mariage? Sans aucun doute, il
s'élait épris d'une autre femme ... ou d'uno dot plus
importante que celle de Mlle Charmois ...
A cette pensé , une nausée de dégoQt secoua Maud
de Valsery.
- Mon Dieu 1 mUl'mura-t- Ile. Est il possiblo que
do tels crimes demeurent impunis 1
« La loi, qui frappe justement le voll'ur et l'assasl:lin,
�26
J'AIME ... ET J~ ACCUSE l
est-elle donc impuissante devant ce vol d'un cœur,
devant cet assassinat moral?
Hélas 1 il lui fallait bien reconnaître que nul texte
du Code ne punissait le vil déserteur de l'amour, le
lâche par la faute duquel une douce et charmante
oréature, faite pour vivre et pour connaître le bonheur
qu'elle méritait si bien, n'étaib plus à présent qu'une
pauvre chose inerte.
Et par un jeu cruel :du destin, Maud ignorait le
nom du misérable. Elle ne savait rien de lui, sinon les
renseignements fort vagues que Nicole lui avait donnés.
Elle n'en possédait qu'une image peu révélatrice. Elle
n'avait aucun moyen de l'atteindre et de le châ Lier ...
Un instant, elle songea à se renseigner auprès des
parents de Nicole .
Rien ne lui serait plus façile que d'obtenir d'eux le
nom de celui qui avait été le fianc é de la pauvre petite.
Mais, à la réflexion, Maud se ravisa.
Pourquoi aggraver inutilement la peine des malheureuses gens qui allaient apprendre la mort de leur DUe?
Dans la lettre qu'elle venait d'écrire, Maud s'était
bien gardé de raconter toute la vérité. Elle avait passé
sous silence les eonDdences désespérées de la pauvre
Nicole.
Mieux valait sans doute laisser croire à M. et
Mme Charmois que leur enfant bien-aimée s'était
éteinte doucemont, sans souffranoe. Ainsi leur douleur
se trouverait un peu allégée.
Et puis, même en admettant qu'elle connût le nom
de eelui qu'en son for intérieur elle appelait l'assassin
de Nicole, Mauù ne so trouverait-eUe pas désarméo
contro lui?
Commont lui faire expier un crime pour lequel la
loi même n'avait point prévu ùe bâtiment?
« Dieujugera », song ait lajeune fille. Et eette pensée
lui rendit un peu de calme.
En même temps. elle éprouvait ce sentiment de
�J'AIME ... ET J'ACCUSE
!
27
sécurité que ressentent, alors même que leur âme
n'est point entachée d'égoïsme, ceux qui viennent
d'assister il quelque terrible catastrophe.
Involontairement, ils mesurent la chance qui leur
permit d'y échapper, ct, à leur sincère tristesse, se
mêle, presque inavoué, un sentiment de confiance à
l'égard de leur propre destin .
A coup sûr, ce n'était pas à elle qu'arriverait
pareille aventure 1 Amazone moderne, elle se croyait
protégée par une triple cuirasse contre les faiblesses
du cœur ...
L'amour, - se répétait-elle souvent, - il n'y a pas
que cela dans la vie ... Et Maud plaignait de toute
son âme les femmes qui sont assez folles pour ne point
comprendre cette vérité .
Il lui semblait qu'elle venait d'assister à un naufrage
et de se sentir sur la terre ferme lui donnait courage.
« Jamais je n'aimerail» décidait-elle dans le secreL
de son cœur.
Fortifiée par cet engagement pris vis-à-vis d'eIlemême, Maud de Valsery se remit au travail.
Cependant, quels que fussent son zèle t sa bonne
volonté, il fallut il la jeune stagiaire un rude efIort l)our
s'astreindr il faire rouvre utile. Elle y parvint cependant, et, avec la clarté d'esprit que son « patron »
apPJ'c>ciaiL si fort, Ile résuma de sa haute . criLure,
êlégallLe t vigoureuse, qui paraissaiL monter à l'assaut
du papier, les principal s phases de l'alTairo étudiée:
« ... Des pièces ci-dessus analysées, il résulte qu'aux
termes de son testament olographe en date du 23 féllrier
1929 déposé allX minules de M. Piédoiscau, notaire à
N af/Cy, le5 juin1931, AI. Dllcroqllet (fAldollic-Anloine) a
formellemenlrnani/eslésoll intentiond'cxclure de son héritage 111. Dncroqnel, Gustalle-Prédéric-Picrre, son llelleu.
« Alais aux termes d'lm codicille dalé rln 4 mars saillant, 1II. J)ltcroqnel, « de ('/ljas)), paraissant rClJenir sur
sa décision prcmière, a stipulé que ... »
�28
J'AIME ... ET J'ACCUSE!
Le stylographe glissa des doigts de Maud. Une
fatigue invincible pesait sur la jeune fille. Machinalement, elle jeta un coup d'œil sur la petite pendule de
bureau qui ornait sa table de travail.
Six heures ...
Maud n'avait pas déjeuné, mais elle ne se sentait
aucun appétit. Elle dédia de sortir pour mettre à la
poste la lettre destinée aux parents de Nicole.
Puis elle alla chez une fleuriste et acheta un gros
bouquet de violettes, - les fleurs préférées de la petite
morte 1 - et, poussée par une pieuse pensée, elle alla
les porter à l'hôpital.
Quand elle se retrouva, une heure plus tard, dans la
pension du boulevard Saint-Michel, Maud était profondément triste, mais non point abattue. Elle songeait au mot de Gœthe, si profond qu'il semble sonner
le ralliement de toutes les énergies:
« En avant par delà les tombeaux! »
Nicole Charmois était morte, et toutes les larmes du
monde ne pouvaient rien changer à cet a!Treux événe·
nement. Mais il comportait une grande leçon: si toutes
les femmes avaient pu méditer l'exemple de la pauvre
petite et y puiser la haine eL le m6pris de toute une
caLégorie d'hommes, - celle à laquelle appartenait
l'ex-fiancé de Mlle Charmois, - assurément celle-ci
n'aurait pas souJTert en vain son douloureux martyre.
C'est sur cette pensée que Maud s'endormit.
Mais sa nuit fut agitée et, à plusieurs reprises, elle
s'éveilla en fri ssonnant. Elle croyait revoir le visage
exsangue de Nicole; il lui semblait entendre le râle de
l'abandonnée.
Tell était la force de cette suggestion qu'olle pel"
sistait enCOre quolques instants après 10 r6veil. Maud
dovait faire un eJTol'L pour reprendre possession d'ellemôme eL chasser les fantômes cr66s par son imagination 8urexciL6n.
�J'AIME ••• ET J'ACCU SE
1
29
Enfin, au petit jour, elle s'endormit d'un sommeil
'l ourd et sans rêves ...
Sa première pen sée, ]e lendemain matin, lorsqu'elle
fut habillée et prête à sortir, fut d'aller dans une
église voisine.
Là, elle pria longuement pour la morte. Quand elle
sortit, l'apaisement était descendu en elle ...
Maud se hâta alors vers la plus proche station de
métro, car son mince budget de jeune stagiaire pauvre
lui interdisait le luxe des taxis, et les dépenses faites
:la veille ne le grevaient déjà que trop lourdement.
Un quart d'heure plus tard, elle desoendait à la station Rue-du-Bac et gagnait rapidement la rue de
l'Université, où demeurait son patron, le célèbre avocat Toury-Melcourt.
Ce dernier, un homme d'une soixantaine d'années, au
visage intelligent et doux, éclairé par de magnifiques
yeux gris, l'accueillit avec un bon sourire.
- Ma petite Maud, je vous annonce une nouvelle ...
Il l'avait connue enfant et lui témoignait, en toutes
circonstances, une affection paternelle qui allait au
cœur de l'orpheline et réchauITait sa solitude.
- Voici de quoi il s'agit, poursuivit-il, sans laisser
à la jeune fille le temps de l'interroger.
« Ce maLin, je me trouvais dans le bureau de mon
vieil ami de Saint-Alban, le btltonniel'. Nous causions
de choses et d'autres, et il m'a dit incidemment qu'il
devait désigner un avocat d'office pOUl' plaider une
aITaire de vol.
(1
Avez·vous quelqu'un à me proposer? me
demanda -t- il.
Il Parbleu, répondis-je: une jeune avocate du plus
grand avenir ct qui sera enchantée de plaider sa première cause 1 n
(1 Et le bâtonnier vous Il désignée 1. .. Je suis allé
tout de suite au Palais, voir le juge chargé de l'aITaüe ...
et tout est réglé. Voici le dossier. Rentrez chez vous,
�30
J'AIME . .• ET J'ACCUSE
1
mon enfant, et étudiez-le à loisir. Jusqu'à nouvel
ordre, je vous octroie des vacances. Il faut que vouf!
ayez le temps nécessaire pour connaître les
faits de la causo. Je veux que votre première plai.
doirie soit un succès!
Maud se oonfondit en remerciements. Mais l' excel·
lent homme ne voulut rien entendre et prétexta un
travail urgent pour lui rendre sa liberté .
La jeune fille s'en fut, serrant soigneusement sous
son bras le dossier que venait de lui remettre l'avocat.
Les événements qui se déroulaient depuis la veille
l'accablaient de surprise et d'émoi.
En moins de vingt-quatre heures, elle venait do
reoevoir de Jo. vie une grande peine et une grande joie.
CerLes, celle-ci ne pouvait lui faire oublier celle-là,i
et Maud n'était point assoz égOïsto pour que la perspective de plaider bientôt sa première causo effaçât
la peine profonde que lui causait la mort de son amie
Mais elle y trouvait, malgré tout, un précieuX'
r éconfort.
La pensue qu'un être humain avait besoin d'elle
pour le défendre emplissait la jeune avocate d'orgueil
légitime, en môme temps que d'appréhension.
Saurait-elle se montrer à la hauLeur de cetto nouvello
tâche? Sa modestie so refusait à le croiro. Sa conscienco souhaitait ardomment qu ceLte première causo
mt honorablo et que son client n'ent pas commis le
délit dont on l'aocusait.
Hentrée dans sa petite chambre, Maud étudia fté~
vrousoment le dossier.
Les faits pouvaient se r "sumer do la façon suivante)
)uelques jOUl'S plus tôt, un vol avaiL été commis ù
la Banque Maubray, établissemont de crédit d'impor~
tanco moyenne, don t le siège social se trouvait rue do
Rennes.
En pénétrant l matin dans son bureau, le caissil"t'
s'était apol'çu que 10 co[l"re-fol'L, où so Ll'ouvoit le
�J'AIME ... ET J'ACCUSE!
31
,fonds disponibles, avait été fracturé pendant la nuit.
Fort heureusement, la banque avait effectué la
veille un certain nombre de paiements, de sorte qu'il
ne restait plus en caisse que di·x mille francs, en billets
de banque.
C'étaient ces dix mille francs sur lesquels le voleur
inconnu avait fait main basse.
La police, alertée, avaiL procédé aux premières
constatations. Sans doute, le voleur avait opéré avec
fies gants, car on ne put relever sur le coffre la trace
d'aucune empreinte digitale.
Néanmoins, les soupçons se portèrent très rapidedement sur un des employés de la banque, le nommé
Pierre Donatien .. âgé de vingt-huit ans, et qui, entré
,quelques mois plus tôt chez M. Maubray, avait !lu
gravir rapidement les éohelons et ocoupait 10 poste
assez important de sous-chef du servioe des titres.
C'était un exoellent collaborateur, intelligent et
plein d'inüiative. MalheureusemenL, il passait pour
un cerveau brûlé, et il était de notoriéLé publiquo que
Pierro Donatien jouaiL dans los tripots et se trouvait
fréquemmenL Ù oourt d'argent.
Ces oiroonstances ne suffisaient pas, sans doute, il
constituer une preuve, mais clles éLablissaient du
moins il son égard des présomptions assez sérieuses.
Interrogé par 10 oommissairo chargé de l'enquête
et prié do fail'e connaître l'emploi de son tomps durant
la soirée do la veille, Pierre Donatien avait commencé
par entrer dans uno violon le 00101'0. Il n'admottait
pas qu'on le soupçonnûL.
Cepondant, dovant los quesLions l'éiLéréos du m.agistrat, il lui fallait bien répondre.
A l'en croir , il avaiL dîné, - selon sa couLume, Idans une brasserie do J'avenue d Clichy; puis il avait
passé la soil'éo seul, dans un cinéma des grands
houlevard!!.
En sorLant, il était allé prendre une consmaLi~
�32
J'AIME ... ET J'ACCUSE
1
dans un café voisin. Puis, comme le temps était beau,
il avait décidé de rentrer à pied jusqu'au fond
d'Auteuil, où il occupait une chambre dans un hôtel
assez modeste.
Il y était arrivé un peu après une heure du matin.
Or, - à part l'heure de sa rentrée à l'hôtel, qui se
trouva confirméè par le garçon chargé du service de
nuit, - Pierre Donatien ne puuvait apporter aucune
preuve à l'appui de ses allégations.
Il était allé seul au cinéma et au café ... Il n'avait
rencontré sur sa route personne dont il pût invoquer
le témoignage. En dépit de ses dires, il lui était
impossible d'établir sa présence dans un endroit quelconque, entre neuf heures du soir et une heure du
matin, c'est·à-dire précisément durant le hps de
temps au cours duquel le coiTre avait été ouvert et
les billets dérobés.
Ce qui rendait plus délicate encore la situation de
Pierre Donatien, c'étaient les confidences faites par
lui à plusieurs de ses camarades et répétées par ceuxci au commissaire: la semaine précédente, Donatien
avait perdu de l'argent dans un cercle clandestin.
Il s'en éLait plaint, en disant qu'il avait eu afIaire à
des gredins et qu'il sc trouvait dans une situation
fort embarrassée, puisqu'il ne lui restait pliS qu'une
somme minime pour attendre la fin du mols.
Confronté avec ces témoins, Pierre Donatien
reconnut J'exactitude des propos qu'on lui prêt,ait.
Mais il continua à nior qu'il rûtpour quelque chose dans
le vol. Ce que voyant, le commissaire décida de le
faire fouiller. Il fallut plus de trois hommes pour en
venir à bout, car Donatien était doué d'une vigueur
peu commune et se débattait avec l'ago.
La fouille, d'ailleurR, ne donna aucun résultat.
Mais unc pCl'quisiLion, pratiquée dans 10 buroau du
Bous-chef des Litres, sc révéla plus fructueuse.
Là, dans un tiroÎl', entro doux fcuillets d'un livre
�J'AIME... ET J'ACCUSE
1
de comptabilité, on trouva un billet de mille francs dont
le numéro correspondait à celui d'un des billets volés.
Cette fois, le doute n'était plus possible 1 Le voleur
et Pierre Donatien ne formaient qu'une seule personne. En vain l'accusé se défendit-il farouchement,
criant qu'il était innocent, et que quelqu'un, -le vrai
coupable, - avait caché le billet dans son tiroir pour
le perdre. Les preuves étaient trop accablantes et,
sur l'heure, Pierre avait été conduit au Dépôt.
Aussitôt enfermé dans sa cellule, il eut une crise de
fureur telle qu'on dut le menacer de la camisole de
force pour le faire tenir tranquille. Puis, un accablement soudain remplaça bientôt son agitation fébrile.
Conduit devant le juge d'instruction chargé de l'afTaire,
Pierre Donatien ne répondit que par monosyllabes
aux questions du magistrat.
Il se borna à proclamer une fois de plus son innocence, en répétant oe qu'il avait déjà dit au commissaire relativement à l'emploi de son temps durant
la soirée du vol.
Malgré l'invraisemblanoe d'un pareil système de
défense, il n'y voulaiL rien changer; il était innocent,
quelqu'un avait ourdi un complot contre lui ... Voilà
tout ce qu'il répondait.
. Invité par le juge à en\,rer dans la voie des aveux,
11 haussa les épaules. Puis il s'enferma dans un silence
dédaigneux quand son interlocuteur le somma de lui
révéler où se trouvait caché le reliquaL de la somme
dérobée. De même lorsque le juge lui demanda de
choisir un avocat, Donatien répondit sèchement:
- Je n'ai pas bosoin d'avocat. Au diable ces
maudits bavards qui plaident n'importe quoi et
affirment LouLes les Bouisos qui leur passent par la
~ête,
en faisant de grands effets de manches pour
Impressionner le tribunal. C'est bon pour les coupables
d'avoir recours aux offices de ces farceurs-là 1 Pour
moi, je n'en ai nul besoin 1
3
�34
J'AIME ... ET J'ACCUSE!
Et rien n'avait pu le faire changer d'avis .
C'est alors que, conformément à la loi, le juge d'instruction avait requis le bâtonnier de désigner un avocat
d'office. Le hasard avait voulu que ce défenseur fût
« Maître D Maud de Valsery.
Tels étaient, bl'ièvement résumés, les éléments du
dossier que Maud examina avec le plus grand soin.
Quand elle eut achevé, sa con.viction était faite. Rarement une aITaire se présentait sous une forme aussi
simple ... et aussi convaincante.
Malgré son désir de croire à l'honnêteté de celui
qu'elle avait mission de défendre, Mlle de Valsery ne
pouvait admettre l'innocence de oet homme.
Trop de preuves aocablaient, en eITet, Pierre
Donatien : ses pertes au jeu, ses besoins d'argent,
l'impossibilité où il se trouvait de fournir un alibi
sérieux ... enfin - et surtout 1 - la présence dans son
tiroir d'un des billets volés.
Quant à l'explicaLion fournie par le jeune homme,
elle n'apparaissait guère vraisemblable: de son propre
aveu, il n'avait pas d'ennemis dans la maison et ne
connaissait personne qui eût envie de lui nuire.
D'autre part, le directeur répondait de ses autres
employés, et il n'y avait aucune raison de faire peser
le moindre soupçon sur l'un ou l'autre de coux-ci.
C'est pourquoi Maud regrettait que sa premièro
cause fût une cause aussi mauvaise.
Elle s'en ouvrit le lendemain matin à Mo TouryMelcourt lorsqu'elle se présonta ohez lui, comm
Lous los jour:i, à neuf heures précisos.
Le grandavocatl'écouta, en sourianLavec indulgence.
- Ma chère enfant, dit-il, je ne suis pas tout il. fait
de votre avis ...
cc D'abord, il faut RO d fler des appUl"C'n ces eL souvent:
hi n souvent, - uno expérionce déjà longue m'en a
donné la corLitude, - rion no ressemble plus ù un
coupable qu'un innocent ..•
�J'AIME ... ET J'ACCUSE
1
35
(( Le faisceau de présomptions contre lequel se débat
votre client ne prouve pas nécessairement qu'il ait menti.
« D'abord, un vrai coupable a neuf fois sur dixun bon
alibi à faire valoir ... n'oubliez pas cela. C'est l'A. B,
C, du métier de criminel. Et, soit dit entre nous, le
fait que ce Donatien n'en peut fournir aucun doit, jusqu'à preuve du contraire, être interprété en sa faveur.
- Oh! mon cher maître ... vous plaisantez 1 protesta
la jeune fille.
- A peine mon cillant, à peine 1 Depuis plus de
trente ans que je plaide, j'ai vu des choses tellement
extraordinaires que rien ne saurait plus m'étonner.
- Alors, d'après vous, plus un homme parait
coupable, plus il a de chances d'être aussi blanc que
l'agneau qui vient de na1tre ?
- Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas. Je
voulais simplement vous mettre en garde contre les
apparences, qui sont souvent trompeuses.
« Depuis l'aITaire du Courrier de Lyon, les erreurs
judiciaires ont été nombreuses, et notre devoir, à nous
autres avocats, est d'empêcher qu'elles se multiplient.
« Mieux vaut encore faire acquitter un coupable que
do, faire condamner un innocent. N'oubliez jamais cela 1
- Sans doute, sans doute, mon cher maUre. Mais
vous avouerez qu'il m'est difficile de plaider sincèrement pOlll' lln homme dont l'innocence me paraît bien
ùouLeuse!
- Là encore, ma chère petite, je ne suis pal:! de
votre avis ...
« AdmeLLons que ce Pierre Donatien ait réellement
volé, c'est-à-dire qu'il soit coupable aux yeux de la
loi; resLe encore ù savoir s'il ne peut invoquer des
cil' 'onstances atténuantes, que la justice des hommes
no reconnaît pas toujours, mais qui désarmeraient la
iU8tice divine, laquelle l'emporte sur la nôtre de
beaucoup 1. .•
n C'est uno pauvre chose que l'âme humaine, voye'/.-
�36
J'AIME ... ET J'ACCUSE
t
vous! Croyez-en un homme qui a beaucoup vécu, et
auquel la vie a enseigné la pitié.
(( L'expérience qui ne nous rend pas meilleurs et
plus indulgents Re vaut pas la peine que nous avons
prise à l'acquérir.
« On peut n'avoir commis aucun acte délictueux,
sans être pour cela un juste. On peut, inversement, avoir
failli, sans être, au sens profond du mot, un coupable.
(( Il n'y a dans la vie que des cas particuliers. Et
Dieu, seul, peut lire sans erreur dans nos âmes et
y discerner du premier coup d'œil le bien et le mal r
« Pour nous, qui sommes de pauvres êtres sujets à
l'erreur, nous devons toujours accorder à ceux que
l'on accuse le bénéfice du doute.
(( Nous devons, s'ils ont failli, les aider à se relever
et à redevenir honnêtes.
(( Un homme peut commettre une faute, sous l'empire
d'une folie passagère, sans être pour cela fonci èrement mauvais.
(( Frappez-le sans pitié, enfermez-le avec des êtres
gangrenés: il achèvera de se corrompre à leur contact
et se perdra sans retour ...
« Au contraire, traitez-le avec indulgence: il peut
s'amender et se racheter. C'est notre devoir de l'y aider,
dans la mesure de nos forces. Ne l'oubliez ·jamais ...
Épargner, consoler, pardonner, toute la science de la
vie est là ...
Me Toury-Melcourt avait prononcé ces mots avec
une ardeur chaleureuse, qui remua la jeuno fille.
- Ah! mon cher maUre, vous valez mieux que moi!
Le grand avocat secoua la tête. Puis, un pou
mélancolique:
- J'essaie do faire mon devoir ... voilà tout. Ce
n'est déjà pas si commode ...
a N'allez pas en conolure que je voudrais faire
acquiUer tous les assassins et tous les voleurs du
monde! Co Berait dénaturer singulièrement ma pensée.
�J'AIME ... ET J" ACCUSE
r
Mais j'ai voulu vous mettre en garde contre le danger
qu'il y a à juger les choses d'une façon trop absolue,
ainsi qu'on a tendance à le faire à vingt ans.
« Ne vous contentez pas d'étudier les pièces de
votre dossier. Étudiez surtout, - si vous le pouvez , l 'âme de votre client. A travers les mots qu'il dira,
cherchez à lire sa pensée vraie. Et, si vous croyez que
cet homme puisse être vraiment digne de pitié,
coupable ou non, défendez-le de toutes vos forces.
« Croyez-moi, vous n'aurez pas à le regretter .• •
Maud demeura songeuse. Oui, Me Toury-Melcourt
avait raison: son devoir était tout tracé, et elle saurait
le remplir.
Pourtant, au fond d'elle-même, une secrète angoisse
subsistait. Elle aurait voulu se consacrer sans arrièrepensée à la défense d'une cause juste. Elle aurait
voulu que, pour cette affaire où elle allait faire ses
premièr es armes, l'innocence de celui qu'eUe avait
pour mission de défendre lui parût hors de doute .. .
A ce prix-là seulement eUe serait heureuse de le
faire acquitter - ou du moins de l'essayer ...
Aussi (( Maître de Val sery II était-eHe un peu
impressionnée quand, le jour même, elle se mit en devoir
de solliciter les autorisations nécessaires afin de pouvoir
pénétrer dans la prison où - coupable ou innocent ? Pierre Donatien attendait que la justice des hommes
statuâ t sur son sort.
CHAPITRE III
SON PREMIER CLIENT
Le surlendemain, après avoir conduit Nicole il sa
dernière demeure, Maud regagna sa petite chambre
de la pension de famille du boulevard Saint-Michel.
Elle avait besoin d' être seule et de r éfl échir.
Un devoir sacr6 lui apparaisait : venger son amie,
�38
J'AIME ..• ET J'ACCUSE
t
tuée lâchement par l'abandon d'un homme indigne.
Mais l'accomplissement de ce devoir lui semblait
bien problématique, pour ne pas dire impossible, et,
pour l'instant, un autre devoir s'imposait, plus urgent:
organiser la défense de Pierre Donatien, son client et,
si possible, le faire acquitter. Pour un temps, c'était
à cela, et à cela seulement qu'il lui fallait songer.
Sans peine, elle avait obtenu du juge d'instruction
un permis de communiquer avec le détenu. Mais
ce ne fut pas sans émotion qu'elle parcourut, à la suite
d'un gardien rébarbatif, de longs couloira qui rappelaient un peu ceux d'un hôpital ou d'une caserne, et
de chaque côté desquels s'alignaient des portes percées
d'un étroit judas grillagé. Devant l'une de ces portes,
l'homme s'arrêta. Il fourragea dans la serrure au
moyen d'une énorme clef, et la lourde porte s'ouvrit ...
- Je reste dans 10 couloir. Quand vous aurez fini,
vous m'appellerez 1 dit-il en refermant la porte.
Maud ne put réprimer un petit frisson d'angoisse.
Elle se trouvait dans une petite pièce étroite, aux
murs nus, plus que sommairement meublée d'une
chaise, d'un lavabo et d'un lit.
Le jour pénétrait par une fenêtre garnie d'épais
barreaux et de laquelle on avait, pour toute perspecti ve, la vue d'un gmnd mur de pierre grise.
C'était le séjour lu,\ubre des prévenus, dont beaucoup ne verront les portes de leur geôle s'ouvrir que
pour prendre le chemin d'une prison plus sinistre
ncore, ou celui du bagne ...
Le cœur sensible de la jeune avocate frémit à la
pensée des innocents condamnés injustemont, sur
des apparences mensongères. Et elle Be promit de ne
ri 11 épargner pour que son client lût rondu à la liborté.
JI lui semblait quo toute sa c 1'1'ioro allait dépendre
du succès de cette première cause, ot un grand courage
lui venait, qui la rondait capable de Lraver les pires
obstaclos.
�J'AIME .•• ET .T'ACCUSE
t
39
Sur le lit qui se trouvait au fond de la cellule, il y
avait un homme étendu, dont elle ne voyait que le dos.
Au bruit de la porte se refermant, l'homme se m'lt
debout et s'arrêta net, saisi de stupeur en voyant. u~
femme devant lui.
Maud, le oœur battant, dévisageait oelui dont
l'honneur et la liber~é
se trouvaient entre ses mains.
C'était un grand gaillard, robuste, bâti admirble~
ment, large d'épaules et mince de taille, aveo un beau
visage aux traits irréguliers, mais non point dénués de
charme.
Avec son nez un peu busqué, ses lèvres minoes,
ombragées d'une courte moustache en désordre, ses
yeux brillants, il évoquait l'image d'un fauve traqué.
A vrai dire, rien de vil, rien de bas en lui, mais une
expression d'égarement et de colère, qui pouvait être
aussi bien oelle d'un innoeent acousé à tort que celle
d'un coupable aux abois.
Ses cheveux en broussailles, ses vêtements froissés,
l'absenoe de faux 001 et de cravate, aohevaient de lui
donner une apparenoe àlafoispitoyable et inquiétante,
Un instant, il demeura silencieux, fixant Maud d'un
regard hostile; puis soudainil interrogea brusquement:
- Qu'est-ce que vous me voulez, vous?
Maud se nomma:
- Je suis l'avocate ohargée de vous défendre,
ajouta-t-elle, o~ je viens ...
Mais Pierre Donatien ne la laissa pas poursuivre.
- Vous perdez voLre temps 1 cria-t·il avec une
fougue hargneuse. Ah çà! est-cc qu'on se moque de
moi? Me donner une femme pour avocaL 1 Quelle
bonne blague 1. •• Autant me condamner Lout de suite 1
(1 Allons, mademoiselle, je vous le répèLe : ne perdez
pas voLra Lemps et ne me gâchez pas inutilement le
mien. 11 ne s'agit pas de s'amuser ici; il s'agit de
choses sérieuses ... Je n'ai que raire de vos bons offices.
~ Vous pouvez le dire il oeux qui vous ont envoyée,
�40
J'AIME ... ET J'ACCUSE
1
et je vous prie de me laisser tranquille 1 Nous y
gagnerons tous les deux 1
Maud avait reculé, en proie à une émotion intense ..•
Cette émotion, ce n'était point la sortie brutale de
Pierre Donatien qui la provoquait, ene avait une
cause plus profonde, plus étrange, plus terrifiante,
car voici qu'une intuition foudroyante venait de lui
traverser l' esprit: l'homme qui se tenait devant elle,
ce n'était pas la première fois qu'elle le voyait, ou,
plus exactement, elle connaissait déjà son image. Et
cette image, qu'elle portait gravée dans sa mémoire,
c'était la photographie que lui avait remise Nicole
Charmois au moment de sa tragique confession ...
Cette pensée parut si horrible à Maud qu'elle
essaya de l'éloigner de ean esprit.
Après tout, il ne s'agissait que d'une impression,
non d'une certitude. La photographie n'était pas
assez nette pour qu'il lui fût possible de prononcer
d'après ses souvenirs .
Si, au moins, elle l'avait eue sous les yeux. Mais
ello oscillait, tenaillée par le doute, et son angoisse
grandissait au point de devenir insupportable.
Ah! pourquoi donc fallait-il que Nicole fllt morte
avant d'avoir pu livrer le nom de son bourreau 1
- Eh bien, qu'ost-ce quo vous aUendez pour
filer? gouai!la Pierre Donatien, ironiquement.
Puisque je vous clis que je n'ai pas besoin de vous!
« D'ailleurs, je n'ai pas un sou, et vous risqueriez
d'en /ltre pour vos frais d'éloquence en me défendant 1
Il n' n fallut pas plus pOUl' ramenel' Maud au sentiment des réalités. E!le oubliait même que l'extraordinaire rencontre ù laquelle elle avait cru pût être
chose posRibl .
Cinglée par celte insolence comme parun coup decravache, elle [ixa SUI' Donatien un regard cl.ulI'gé de mépris:
Hassurez-vouR, monsieur'! fit-elle d'un ton
ln prétention de VOIlS défendre
glacial. Je n'ni pD~
�J'AIME .•• ET J'ACCUSE
1
41
malgré VOUS ••• Et ce. .'l'est certes pas d'une avocate que
vous avez besoin en ce moment, et point davantage
d'un avocat. Je crois que la personne dont les services
seraient pour vous les plus urgents est un professeur
de politesse. Vous en avez terriblement besoin 1
« Adieu, monsieur ... et bonne chance!
Ce petit discours produisit sur Pierre Donatien
l'effet que produit l'étoITe rouge sur le taureau.
Il tressaillit; ses yeux sombres lancèrent des éclairs;
etil eut un geste violent, comme pour jeter brutalemn~
à la porte l'audacieuse qui venait de lui parler ainsi.
Mais cela ne dura que le temps d'un éclair ... Et, tou~
à coup, le plus inattendu des changements se produisit.
Comme par miracle, les traits du jeune homme se dé·
tendirent. Son regard s'apaisa, et un sourire, qui décou;
vrait des dents magnifiques, vint donner à sa physion~
mie un peu dure un charme et une douceur imprévus.
- Ma foi, mademoiselle, dit-il, voilà qui s'appelle
parler 1 La petite leçon que vous venez de me donner
était tout à fait méritée, et j'aurais mauvaise grâce de
vous en vouloir ...
« Je me suis conduit envers vous comme un imbécile et un goujat ... Pardonnez-moi 1 Mon excuse, - si
e'en est une, - est que, depuis mon arrestation, j'ai
l'impression de vivre parmi des fous ... ou d'en êLre un
~oi-mêe
... ce qui n'est guère plus réjouissant 1
(( Dame 1 metLez-vous à ma place 1 Quand on aime le
grand air eL la vie libre, ee n'est pas drôle de se voir
emprisonné eomme une bête malfaisanLe ... EL quand
on est innocent, c'esL nITreux de se voir accusé d'un
m6faiL que l'on n'a pas commis 1 Depuis quelques jours
je suis ù bouL de forces et de nerfs ...
« Faites-moi l'honneur de croire que, s'il en était
autrement, j nevousaurais pas reçue comme je l'ai fait.
« Encore une foiR, veuillez me pardonner, mademoi·
prie ...
sclle eL ... asseye7.-vous, je vo~s
Ces paroles avaient été prononcées sur un ton
�42
J'AIME ..• ET J'ACCUSE!
simple e~ franc, capable de désarmer toute rancune,
et en même temps avec une aisance qui dénotait un
homme d'une éducation raffinée.
Maud regardait son client avec surprise.
Quel homme était-ce donc? L'instant d'avant, il lui
avait semblé odieux. Et voici qu'eUe:ne pouvait s'empê~
cher de revenir un peu sur cette première impression.
En même temps, un doute se glissait dans son
esprit: Pierre Donatien é~aiL-l
vraiment l'homme de
la photographiel le misérable qui avait causé la mort
de Nicole Charmois?
En cette minute, Maud hésitait. Elle n'aurait pu le
jurer. Ses souvenirs manquaient de précision.
Elle avait;hâte de rentrer chez elle et de revoir lapho~
tographie. C'est en vain qu'elle s'efIorçai~
d'en évoquer
l'image, sa mémoire rebelle se refusai~
à la lui restituer.
Sans doute, rien n'eüt été plus facile que d'interroger
Pierre, ou du moins de procéder par allusions qui l'eussent amené ù se trahir. Mais une pudeur bien compréhensible arrêtait les questions sur les lèvres de lajeune fille.
Et puis, en même temps, une autre préocua~in
venait de l'assaillir: « Quand on est innocent Il ... avait
dit Pierre Donatien.
EL il n'en fallait pas davn~ge
pour rappeler la
jeune avocate au sentiment du devoir professionnel.
Un instant, ello avait pu oublier le vrai motif de
sa présenoe dans la cellule de l'inoulpé. Les paroles
que ce dernier venait de prononcer étaient pour elle
IR diane qui Bonne le réveil du soldat.
Pour le moment, un devoir s'imposait, un seul:
faire taire ses scrupules, ses angoisses personnelles ct
redevenir l'avocate, - celle qui avait la mission sacrée
d'empêcher qu'une injustice fût commiso.
Cepondant l'émoi qui grondait on 0110 était si fort
que Maud ne trouvait rien ù répondre.
Sam! mot dire, elle prit le siège quo lui désignait Pierre
et s'assit, en maniant nerveusement sa serviette do cuir.
�J'AIME ... ET J'ACCUSE!
43
Par bonheur, son trouble échappa au jeune homme.
Celui-ci avait repris ses allées et venues de fauve à
travers l'étroit espace de la cellule.
La tête inclinée , le front barré d'une ride, les
poings,serrés dans les poches de son veston.
- Ecoutez, mademoiselle... C'est par trop idiot,
cette histoire-là! Puisque vous avez étudié le dossier,
vous avez pu vous rendre compte que tout cela ne
LienL pas debout!
cc C'eBt du roman ... et pas autre chose 1
« Mais excusez-moi ... je m'emballe ... PeuL-être ne
serait-il pas tout à fait inutile de vous donner quelques
l'enseignements sur moi.
« J'appartiens à ce qu'on appelle, dans le style des
journaux, à Cl une famille des plus honorables ». Mon
père, - si étonnant que cela puisse vous paraltre, était magistrat.
cc Il avait résolu de laire de moi un président de
tribunal. .. Mais le destin en décida autrement. Que
Voulez-vous 1 Je n'étais pas né pour rendre la justice,
il fauL croire ...
cc D'ailleurs la BuiLc de mon histoire l'a prouvé.
• « Tel que vous me voyez, mademoiselle, je suis un
Indépendant .. , un fantaisistc... la bête noire des
tnessieurs rangés. Tout peLit, je me dis pu Lais avec mes
professeurs, et je leur tenais tête.
« Au régiment, ç'a été plus grave, et j'ai failli démolir un oaporal qui me parlait sur un ton qui ne me
plaisaÎt pas ...
« Enfin, ça c'ost arrang6, Lant bien que mal. ..
. ~ Mais vous voyez d'ici le gCnT'O cl phénomène quc
Je représonte.
« .)cn'aÎ jamais pu suivre les couri! de Droit. Ça m'emhêLait.!D gucrl'eJasse, mon pèro y:a J'enoncl' ..Josuis parti
POUl' Irs colollios, où j'ai eu encore fJuclql1C's histoir s .. .
cc
Oh 1 pail cles hiBtoil'CR dl~thonraLef\,
non .. .
quolq ues oou ps cl poing par-ci, par-UI, quelques dispules
�44
J'AI:llE ... ET J'ACCUSE!
dans les bars, quand le soleil échauffe les cervelles et
donne au plus placide des êtres l'envie de « tomber la
veste» et de s'en prendre à son meilleur ami.
« Hélas 1 je n'avais pas besoin d'être encouragé à ce
genre de sport ... C'est vous dire que mon séjour en
lndo-Chine, puis en Afrique, a été marqué par
quelques incidents ... mettons regrettables.
« Mais, encore une fois, rien qui puisse entacher
l'honneur d'un homme . Je suis un peu toqué; mais je
ne suis ni une brute, ni un lâche, et je ne me suis jamais
aUaqué à plus faible que moi ...
« Seulement, voyez-vous, je Buis un type bizarre ...
comme qui dirait une espèce de don QuichotLe raté 1
« J'ai une âme de redresseurs de torts ... Et Dieu sait
s'il y a des torts à redresser, dans le monde ... Alors,
quand je vois des pauvres diables qu'on exploite ou
qu'on brutalise, des femmes qu'on moleste, des enfants
qu'on bat ... eh bien, c'est plus fort que moi 1 Mes
poings se mettent de la partie, et je cogne 1
« Quelquefois, j'encaisse plus que je ne donne, mais
c'est rare et, généralement, je fais bonne mesure, et on
n'a pas souvent à se plaindre que j'aie mis des faux poids ...
Pierre Donatien s'était animé en parlant. Unfeujuvénile éclairait ses traits. M, vraiment, il émanait de lui
un fluide de sympathie auquel on avait peine à résister.
Maud ne savait que p nser. Ce verbiage l'étourdissait. En même L mps, elle se d manùait plus
anxieusement que jamais: « Est-ce lui? »
Et, par un curieux phénomène de dédoublement,
tandis que la femme se posait cette question, l'avocate cherchait à démêler co qu'il pouvait y avoir de
vrai ct de faux dans les paroles de son client.
Pierro Donation poursuivait:
- Je me trouvais à Dakar, quand j'appris la mort
de mon père.
(! Maman était parlio deux am plus tôt... Jo demeurais tout souI... Jo renlrai on France, avec la
�J'AIME ... ET J1 ACCUSE!
45
pensée d'y séjourner quelques semaines l'seulement.
« Et puis, le charme du pays natal me ressaieit.
J'héritais de mon père une fortune modeste, mais
suffisante. Je resolus de vivre tranquillement, en ne
consultant que mes goûts, qui, pour le présent, me
conseillaient surtout l'oisiveté ...
« Malheureusement, j'avais pris l'habitude de jouer,
aux colonies ... Je oontinuais ... et il ne me fallut pas
longtemps pour dilapider l'héritage paternel...
«Alors, j'occupai diverses situations ... plus ou moins
reluisantes ... Finalement, je me trouvais dans une
passe des plus fâcheuses, quand la recommandation
d'un camarade de régiment me fit entrer à la banque
Maubray.
a En peu de temps, je parvins à la situation de sou~
chef des titres. J'allais devenir incessamment chef de
service ...
a Et c'est à ce moment-là, je vous le demande, que
j'aurais été voler les dix mille francs qu'on m'accuse
d'avoir pris? .. Allons donc 1 c'est enfantin. Et il fau~
être entêté et aveugle comme le juge qui m'a interrogé
pour admettre une pareille bourde 1
(( Je ne me serais pas amusé à gâcher ma situation
et mon avenir pour un larcin aussi dérisoire 1
« Il est vrai que j'avais perdu de l'argent, peu d~
~omps
auparavant; mais il s'agissait. d'une somme
Insignifiante ... Il est vrai encore que je n'ai pas pu
fournir d'alibi contrôlable... Mais, sapristi 1 ce n'est
pas ma faute ... Quand on va au oinéma et au café, on
n'a pas pour habitude de le raire constater par huissier ...
(1 Et il esL bien permis à tout le monde, par les lois
et règlements, de renLror chez soi à pied ... Nonl
encore une fois, l'accusa Lion qu'on formule contre moi
est grotesque. GroLcsque ct humiliante ...
« Car enlln, jc me rcfuse absolument à passer pour
un imbécile ... de ma part cc vol aurait été le geste
d'un imbécile. at pas autre chose 1
�46
J'ArME ... E;T J'ACCUSE 1
Cependant, intervint Maud, on a retrouvé dans
le tiroir de votre bureau un billet de mille francs qui
provenait du coffre-fort de la banque. Comment
expliquez-vous cela?
La jeune fille avait lancé la question d'un ton sec,
presque agressif, qui la surprit elle-même.
On eût dit qu'elle voulait se défendre contre la
sympathie que lui inspirait Pierre Donatien et qu'elle
cherchait à se persuader que celui-ci avait menti.
Interloqué par la sécheresse de l'accent, le jeune
homme hésiLa un instant. Puis il haussa légèrement les
épaules.
- Ma foi, je n'en sais rien 1 dit-il. C'est le seul point;
qui m'embarrasse, et c'est la seule charge sérieuse qui~
pèse sur moi ...
a Mais, tout de même, ça ne suffit pas pour faire
condamner un homme .•. cc serait trop facile 1
« Voyons, réfléchissez un peu ...
(( Le coupable, le vrai, pouvait aisément glisser
l'un des billets volés dans mon: tiroir ... Ainsi il fabriquait un commencement de preuve contre m i. Sans
doute savaiL-il que j'availl un passé un peu ... chargé.
Et ça prouve que l'homme doiL appa.rtenir à la banque.
I( C'est presque ù coup sftr un de mes collègues ... Si
je savuis lequel, je vous jure que je ne seraia pas long
ù le faire avouer ...
Il euL un gesLe tic colère. Puis il !l'apaisa cL nt en·
tendre un l'ire un peu douloureux.
- Voilà touto mon histoire, mademoiselle. C'est
celle d'un homme qui a mal commenc(' , mais qui ne
demandait pa.s mioux que do bien fi ni l'.
Il Sél'il't1s ment, depuis mon cntd'e ù la b:m(IIH', je
m'élaÎR amendé ....J'avai" essay6 de redevrnir un
hommo Buns reproche. Si je me suis Ilis!1~
aIl r ù
retomhor quelquefois dans mes l'fOments, Ù jon l' de
Lemps il autre, cu n'étai3 paR grave, je vous 'lflHure.
« EL maintenant, libre il voua de ne pas me croire ...
�J'AIME ... ET J'ACCUSE!
47
Libre à vous de pemer que je suis un voleur. Je n'ai
rien de plus à ajouter, j'ai dit la vérité. Si vous me
proyez, tant mieux. Si vous ne me croyez pas, j'en
serai désolé; mais je n'y puis rien ...
Maud se leva. Elle était de plus en plus émue .
Vingt fois, tandis que Donatien poursuivait son réoit,
elle avait été tentée de l'interrompre, de lui demander: « Est-oe vous qui avez courtisé Nicole Charmois,
qui avez volé son cœur pour l'abandonner ensuite
lâchement, pareo que votre caprice était passé? ..
Est-ce vous qui, cyniquement, sans excuse possible,
avez tué une malheureuse? Il
Mais, chaque fois, la question expirait sur ses lèvres.
Une femme, sans doute, l'aurait posée. Mais, bien
qu'elle vécût seule et indépendante, Maud était une
jeune fille, avec tout ce que ces deux mots comportent
de fraicheur pudique et de sage réserve.
Et, quelqueseITorts qu'elle fit, elle ne parvenait point
à. trouver les mots qu'il fallait.
Elle avait espéré que Pierre Donatien se trahirait
de lui-même, involontairement, par quelque allusion
au passé qui eût fait éclater la vériLé. Mais rien de
pareil ne s'était produit .
Le client de Maud n'avait pas prononcé une phrase
qui pt1tconflrmorou réfuter los soupçons qui s'agitaient
Cn olle depuis le début de leur entretien.
Et c'est pourquoi elle avait hâte de savoir, hâLe de
Connaltro la réalité, quelle qu'olle fût.
La pensée de défendre le meurtrier de Maud, - quel
\utre nom donner ù celui à cause de qui la pauvre petite
IlYait péri si misérablement? - la soulevait d'horreur .
.I~t
cependant, malgré la ressomblance, malgré les
raisons qu'ello avait do croire quo Jo vil bourreau de
BOn amie t Pierre Donalien ne fURsent qu'uno seule
ct m~o
personne, Maud éprouvait, à l'id;c d'abandonner son premier lienL, un regret in xplicahlc
Où n'cnlrait pOUl' rien la vanit6 profesllionnclle.
�48
J'AIME .•• ET J'ACCUSE
1
Hâtivement, elle prit congé du jeune homme, pré·
textant la nécessité de se rendre au Palais pour une
affaire urgente.
Et, contrairement à ses habitudes, elle usa d'un
taxi pour se faire conduire chez elle.
Une fois enfermée dans sa petite chambre, elle ouvrit
le tiroir, chercha fiévreusement, parmi l'amas de pa piers
de toute sorte qui l'encombraient, la petite photographie
que lui avait remise Nicole Charmois à son lit de mort.
A peine l'eut-elle découverte, à peine y eut-elle jeté
les yeux, que l'évidence lui apparut. ..
Aucun doute, désormais, ne subsistait plus ...
L'homme de la photographie, le misérable par la
f.aute duquel la pauvre Nicole était morte, le désespoir
au cœur, c'étaitPierre Donatien 1Il n'y avait pas moyen
de s'y tromper, malgré Jamauvaise qualité de l'épreuve.
C'était bien sa silhouette, la forme de son visage, ses
traits ...
Par un de ces terribles caprices où se complait
l'ironie du destin, l'homme que Maud était chargée de
défendre et de sauver, c'éLaÎL le meurtrier de son amie 1
Un grand froid glaçalajeune fille. Elle se sentaitlasse,
affreusement. Une tristesso dont ello ne' pénétrait point
les causes profondes montait en elle et la submergeait.
Brusquement, elle rejeta l'épreuve photographique,
qui Lomba sur le tapis.
- C'est dommage 1. .. C'est dommage 1... murmurat-elle d'une voix qui tremblait.
CHAPITRE IV
J'ACCUSE
1. ..
Il ~Iait
environ di ' boures quand, le lendemain
matin, .Maud pénéLra pour la seconde fois dans la
cl1ulc do ] 'ierro DonaLien.
�J'AIME ... ET J'ACCUSE 1
49
A la vue de son avocate, celui-ci, qui fumait étendu
nonchalamment sur son lit, se leva d'un bond et,
'jetant sa cigarette, s'écria joyeux:
- Mon cher maître, j'ai l'honneur de vous saluer 1
Mais il s'arrêta, décootenancé par le regard triste
et sévère que Maud fixait sur lui.
- Monsieur, dit-elle d'un ton grave, j'ai à vous
faire part d'une mauvaise nouvelle.
Pierre Donatien fronça les sourcils.
- Une mauvaise nouvelle? Aurait-on par hasard
découvert de nouvelles preuves contre moi?
- Il ne s'agit pas de cela ...
- Ehl de quoi s'agit-il, alors? Ma parole ... vous
\1iendriez m'annoncer que je viens d'être condamné à
la peine capitale que vous n'auriez pas une mine plus
lugubre.
« Expliquez-vous, de grâce 1... J'y perds mon latin 1
Sans répondre, Maud fouilla dans son sac et en tira
le portrait accusateur.
- Connaissez-vous ceci? demanda-t-elle simplement.
Pierre Donatien prit la photographie et la regarda.
Un frémissement parcourut ses traits.
- Où avez-vous trouvé cetLe photographie? questionna-t-il d'une voix altérée.
- Je ne l'ai pas trouvée 1 C'est Nicole Charmois qui
Ille l'a donnée, quelques instants avant de mourir,
dans la chambre d'hôpital où elle agonisait ...
Pierre sursauta. Il était devonu très pâle.
- Nicole ... morLo 1s'écria-t-il. Ah 1je m'en doutais 1
Ces moLs, où la jeune avocate vit 10 plus cynique
des aveux, la cinglèront comme un coup de cravache.
Ainsi la réalité dépassait en horreur ses prévisions
les plus sinistres 1 Non seulement Pierre Donatien
ne cherchait pas à s'excuser, n'avait pas un mot de.
remords, mais il affirmait quo la triste fin de sa victime ne j'étonnait pas!
�50
J'AIME . •• ET J'ACCUSE!
Il ne plaidait même point l'inconsoience ; il recon~
naissait implicitement qu'il avait agi en connaissance
de cause et délibérément sacrifié la vie de Nicole à SOlli
caprice 1
fille .
Un flot de colère inonda le cœur de la j~une
Une ardeur vengeresse l'animait, lui faisait oubliet
pour un instant sa réserve habituelle. Et, le sang aux
joues, les yeux étincelants, toute frémissante d'indi·
gnation et de oolère, elle maroha sur Pierre stupé.
fait.
- Vous êtes un misérablel Vous figurez-vous dono
que j'ignore la vérité? Nicole Charmois était ma
meilleure amie, et j'ai recueilli ses dernières confipences ... Avant de mourir, elle m'a tout révélé .. ;
toutl
« Je n'ignore rien de votre conduite. Je sais que
vous avez fait la cour à Nioole, que vous avez réussi
à vous faire aimer d'elle ... et que, brusquement, à
quelques jours du mariage, vous avez lui, vous l'avez
abandonnée de la façon la plus vile ot la plus lâoho
qui soit 1 Sans doute étiez-vous entrainé vers d'autres
amours ... Je ne veux pas 10 savoir, d'ailleurs, et
cola ne me regarde pas 1
« Mais ce que jo ne puis oublier, o'ost quo votre
départ a tué ceLLe malheurouso ... Ouil elle est morte
do ohagrin, de désospoir, parce qu'eHo vous avait pris
pour l,oU honnête homme ...
« Ahl vous pouvez être fior de votro œuvre, mon·
sieur Donatien 1
~ Tous los jours, on voit des hommes qui tuent
pour voler l et corLes ils no méritont auouno pitié ...
Mais, je vous le déclare dovant Diou qui vOus jugera;
si hideux quo soiL Jour crimo, il est moins lâcho 1
« Eux, du moins, en tuant, savent à quoi ils
s'exposent ... Au liou que vous étioz, vous, certain
d'avanco d J'impunité.
« Et c'ost co qui vous rond impardonnablo, otc'osl
�J'AIME .•• ET J'ACUUSE
!
51
ce qui fait que tout honnête homme, toute femme
digne de ce nom, ne peuvent avoir pour vous que
de la haine et du mépris!
Pierre était décoloré. Il semblait incroyable qu'un
être humain pût être livide à ce point. On aurait dit
que tout son. sang avait reflué vers son cœur.
A plusieurs reprises, il avait tenté d'interrompre
Maud j autant aurait valu essayer d'endiguer les flots
en furie.
La douleur et l'indignation prêtaient à la jeune fllle
une force combative, une hardiesse dont elle ne se fût
point crue capable.
- Dans ces conditions, poursuivit-elle d'une voix
haletante, vous comprendrez que je doive renoncer à
me charger de votre défense. Deux raisons m'en font un
devoil'; d'abord, le souvenir de Nicole, la tendresse
que je lui porte, m'interdisent de plaider pour son
bourreau ... et puis l'homme qui s'est parjuré devant
sa fiancé n'a plus le droit d'inspirer confiance à personne. Si vous avez menti ù Nicole en lui disant que
vous l'aimiez, qui me dit que vous ne me mentez pas
en m'affirmant votro innoconce?
« Non, monsieur, je plaiderais mal une toIle causo ..•
Jo ne puis m'en charger.
« Adieu 1 J'irai voir le bâtonnier et je le prierai de
me désigner un remplaçant. Entre nous, désormais, il
no saurait plus rion y avoir do communl
Et, tournant le dos à Pierre Donatien, qui paraissait confondu, Maud, toute droite, le buste raide, le
visage de marbre, se dirigea vers la porte.
Mais comme olle allait l'atteindre, elle se sentit
saisie par Je bras. Pierre était devant elle.
- Eh bien 1 non 1 non 1 dit-il, d'une voix étranglée.
Non 1 vous ne partiroz pas ainsi ... Je no puis supporter
cela 1 ReCusez de me déCendre... c'est votre droit 1
'fenez-moi pour Je voleur dos billets de banquo, je ne
dirai rien ... Mais que vous me traitiez d'assassin, Que
r
�52
J'AIME •.• ET J'ACCUSE
1
m'accusiez d'avoir tué cette pauvre Nicole 1 Ah!
c'est trop cruel!... trop cruel et trop injuste!
.
« Quand vous connaîtrez la vérité, vous regrettere21
amèrement d'avoir insulté un homme qui a commis
des erreurs et des fautes, mais qui, - je le jure
sur ce que j'ai de plus sacré au monde... sur la
mémoire de ma chère maman, - n'est pas l'odieux
criminel que vous pensez 1
- La vérité? .. fit Maud, impressionnée malgré
elle, par l'accent de sincérité et de douleur qui vibrait
dans les paroles de Pierre. La vérité? Hélas 1 je ne la
connais que trop bien ...
- Vous ne la soupçonnez même pasl riposta brus·
knement le jeune homme. Et je vais vous la dire ...
D'un geste impérieux, qui ent choqué Maud en
toute autre circonstance, il lui désigna un siège.
Elle obéit sans hésiter, en proie à la curiosité et
à un autre sentiment qu'elle ne cherchait point il
comprendre.
Une étrange Iorce de suggestion émanait de ce grand
garçon au regard fier, aux larges épaules, qu'elle
venait de braver avec tant d'audace et qui, mainte-'
nant, la dominait de tou te sa taille, et plus encore
de son regard où brûlait un feu triste et ardent_
Pierre Donatien s'était tu. Il demeura un instant
silencieux, les yeux perdus dans le vague, comme s'il
cherchait à recréer pour lui les images Il.bolies du
passé.
Puis, redevenu calme et maUre de lui, il parla d'une
voix lente ct nette, qui donnait à chaque mot s8j
valeur et qui, parfois, tremblait quand l'émotion était)
trop forte.
- Pauvre petite Nicole 1 soupira-toi!. Sa mort esll
pour moi un coup lrès douloureux ... Et ce qui me
désole au delà de toute expression, c'est qu'ello soib
morte en me croyant coupable ...
'l Ah 1 si clio avait su 1. .. Si elle avail flU 1
~ous
�J'AIME ••• ET J"" ACCUSE!
53
Maud le contemplait avec un trouble inexprimable.
Que se passait-il donc en elle?
Un instant plus tôt, elle accablait Pierre Donatien
de reproches ... et la violence même de ces reproches
indiquait chez elle un malaise profond. On aurait
dit qu'elle avait contre le jeune homme un grief pero
sonnel...
Et voici que cette colère s'était brusquement apaisée. Quelques mots de Pierre avaient suffi pour faire
tomber l'orage. Et maintenant, Maud sal'ait qu'elle
allait le croire ...
Une de ces intuitions plus fortes que tous les raisonnements du monde, et qui nous pénètrent parfois à
l'improviste, lui disait que Donatien était sincère.
Pourquoi? Elle n'en savait rien. Elle en ressentait
une sorte d'irritation, mêlée d'un émoi inconnu.
Pierre, cependant, parlait:
- Nicole vous a raoonté notre histoire à sa façon.
Oh! ello n'a pas menti, la pauvre petite ... mais de la
meilleure foi du monde, on peut travestir la vérité,
et les faits 'nous apparaissent bien différents suivant
les points de vue.
« Donc, vous oonnaissez les éléments de l'aventure.
Vous savez qu'à Nioo, où j'occupais un posLe dans une
affaire d'exportation, je fis la connaissance de Nicole.
« Elle vivait à ce moment chez une tante, en
l'abscnce de sos paronts qui avaient regagné SaIgon.
Mmo Proville, la Lante do Nicole, était uno femme
charmanto qui aimait la jeunesse et qui savait recevoir. Elle m'accueillit le plus aimablement du
monde, et je pris l'habitude d'aller chez elle prosque
chaque jour on sortant de mon bureau. On organisait
des parties de tennis où Nicole se révélait brillante
joueuse ... Ou bien oncore on s'entassait à dix ou douze
dans trois autos, et on allait sur la Corniche voir le
soleil s'enfoncer dans la mer, parmi la féerie du orépusculc.
�54
J'AntE ... ET J'ACCUSE
1
« Ce qui arriva ensuite, vous le savez... mais vous
ne le savez qu'imparfaitement. Je m'épris de Nioole.
Je l'aimai ... ou plutôt je orus l'aimer ...
«
Je m'en ouvris à Mme Préville, puisque
M. et Mme de Charmois, que je ne oonnaissais pas
d'ailleurs, étaient enoore absents pour de longues
semaines .
« Je ne lui oaohai rien de mon passé un peu ... orageux. Mais la bonne dame était l'indulgenoe même.
« Il faut que jeunesse se passe 1 me répondit-elle en
souriant. Et oomme je lui demandais si elle croyait
que Nioole pourrait m'aimer, elle déclara simplement:
Il A oet égard, oher monsieur, je crois bien que c'est
déjàfaitl »
« Que vous dirai-je ensuito 1 Les jours qui suiviront
compteront au nombre des plus heureux que j'aie
connus.
« Nicole me témoignait une confiance, une Lendresse
merveilleuses. Jamais elle n'avait été plus charmante,
plus gaie, plus exquise ... Et, chaque jour, je me sentais plus épris d'eUe.
u CerLes, je ne me dissimulais point quo je ne représentais pas exacLement le type du bon joune homme
de tout ropos, du fiancé exemplaire que los mères de
famille doivent souhaiLer pour lours enfants ... Mais
l'amour ne fait-il pas des prodigos?
« Par amour pour Nicole, je me transformerais, je
deviendrais digne de sa tendresse. N'avais-jo pas commoncé? M. Lambrequin, mon patron, ne tarissait
point d'éloges sur mon compte et affirmait, à qui voulait J'entendre, que 10 plus brillant avenir m'était
résev~
dans sa maison.
« Bref, je me croyais Lout de bon le plus forLuné dOB
mort IR, et je n'aurais pas t'changé mon destin conLre
celui d'un roi.
t( Hélas 1 Jo po \te grec a bien raison d'écrire : « Ne
]))'oclamons heureux nul homme avant sa mort. »
�J'AIME. .. ET J'ACCUSE
1
55
L'existence se plaît à nous préparer sournoisement
des catastrophes, alors que nous pensons nager en
pleine félicité, et tel se croit près d'atteindre les cimes
qui va bientôt rouler dans un gouITre sans fond ...
« M. et Mme Charmois, prévenus par Mme Préville
et par leur fille, avaient donné leur consentement de
trincipe à notre mariage, et je comptais avec Nicole
es jours qui nous séparaient encore de leur retour.
« Ils arrivèrent enfin, et, tout de suite, nous fûmes
en confian.ce ... Vous les connaissez du reste, puisque
vous étiez l'amie intime de Nicole .. . Vous savez qu'il
n'existe pas de meilleure créature que Mme Charmois,
pas de cœur plus loyal et plus généreux que celui de
son mari .
. «Pour tout dire d'un mot, nous nous entend1mes à
merveille. Les souvenirs des jours vécus aux colonies
nous avaient rapprochés dès le premier instant.
M. Charmois, lui aussi, se montra plein d'indulgence
pour mes frasques de jeune homme. Et je continuai
de vivre dans l'enchantement ...
Il Nous étions au début de septembre, et le mariage
so trouvait fixé au 15 octobre.
« Jusqu'alors, la santé de Nicole n'avait pas trop
laiss6 à désirer. Elle se montrait la plus acLive, la plus
vaillante de notre peLit groupe, et son ardeur fatiguait.
les plus endurants.
« Il est vrai que des crises de dépression succéùaient, 'parfois, à c s manifestations d'activité.
« On remarquait aussi, depuis quelque temps, que
Nicole maigrissait et qu'il lui arrivait d'être secouée
pal' des quintes de toux inopportunes ... Mais je
n'entends rien à Ja médecine et je n'attachais pas
grande importance à cela ...
« Un jour, - c'était exactement le G septembre, nous étions partis de bonne heure, Nicole, une de ses
omies et moi, pour Monte-Carlo.
« Nous devions y déjeuner, y passer tout l'après·
�56
J'AIME ••• ET J'ACCUSE
1
midi et rentrer le soir à Nice. La journée était merveilleuse, et la première partie du programIij.e
s'accomplit de la façon la plus satisfaisante. Nous
déjeunâmes dans un petit restaurant face à la
mer ...
« Jamais Nicole n'avait été plus gaie ... Jamais je ne
m'étais senti si heureux ...
« Je ne me doutais guère que c'étaient là mes derniers instants de bonheur ...
« Vers la fin du déjeuner, Nicole se plaignit d'avoir
froid ... Le temps, je vous l'ai dit, était splendide, et
je crus tout d'abord qu'elle plaisantait ... Mais il n'en
était rien... Nicole tremblait. Des frissons la
secouaient. Je la suppliai de rentrer.
Il Elle commença par refuser: la pauvre petite ne
voulait pas gâter notre plaisir. Pourtant, sur mes instances, elle céda, et nous revînmes à Nice.
« Dès l'arrivée , Nicole dut s'aliter. La fièvre la brûlait... On fit venir en hâte un médecin qui examina
longuement la malade. Pendant ce temps, je me promenais dans le jardin, en proie à une nervosité bien
compréhensible ...
« Enfin, le médecin sortit, accompagné de M. Charmois ...
« Je me précipitai vers eux. Ce n'est rien 1 fit Je
docteur en souriant. Sans doute Mlle Nicolo a-t-elle
pris froid dans l'auto... Vingt-quatre heures à la
chambre, ot il n'y paraîtra plus 1 »
« Je no doutais pas un instan t de la véracité de ces
paroles. Nous sommes ainsi faits que, d'instinci, nouS
nous raccrochons à ioutos les raisons optimistes.
« J'avais bien remarqué que M. Charmois parai8sait soucieux, mais je n'en tirai aucune conclusion
fûchoU80. L'afIirmation du médecin me Bumsait.
n All courAdos semaines qui suivil'en t,je neremarqtlai
ri n d'a normal. Nicole s'était l'omise de son indisposition passagère, et elle nc se plaignait plus de rien.
�J'AIME ... ET
i' ACCUSE 1
57
« En revanche, M. et Mme Charmois semblaient de
plus en plus préoccupés. Mais je ne m'en rendis
compte qu'après coup, lorsqu'à la lueur de la vérité
brusquement révélée je m'attachai à reconstituer les
événements de cette période.
« Pour l'instant, je ne songeais qu'à mon bonheur,
~ut
proche, et ma foi 1 en dehors de cette perspective,
rien n'existait plus à mes yeuxl
« Nous n'étions plus qu'à quelques jours du mariage
quand, sur les conseils du médecin de la famille (je ne
connus encore ce dé~ail
que plus tard), M. Charmois
'partit avec sa fille pour consulter un grand spécialiste,
Je ne sais trop quel prétexte on donna à Nicole, mais
'toujours es~-il
qu'elle n'en conçut aucune inquiétude ...
« Le lendemain, quand j'arrivai à la villa, vers
l'heure du déjeuner, M. Charmois m'accueillit. Il él.ait
pâle et ses traits portaient les marques de l'insomnie.
« - Il faut que je vous parle eérieusementl me
dit-il. Et, séance tenante, il me conduis~
dans un petit
aalon dont il referma soigneusement la porte.
« Ce qu'il me dit, sans doute l' avez-vous déjà
deviné, mademoiselle de Valsery: Nicole é~ait
gravement, très gravement malade. Ce mal alTreux, la
tuberculose, étaiten elle ... Il était là depuis longtemps,
à. l'insu de tous, comme un enn mi sournoisement
embusqué qui n'attend que l'instant propice pour se
montrer et pour rra p per ...
« La première crise, survenue quelques semaines
plus tôt il la suite d'un refroidissement, avait précipité los choses et donné [' voil au médecin de la
famille.
« Jusqu'alors, il avait diagnostiqué des troubles sans
gravité, du côté des poumons, qui nécessitaient des
pl' oautions ... mais rien de plus.
tromper. Le
«Maintenant, il n'y avait plus il ~;'y
d.iagnoBtio du gt'and spécialiste confirmait et aggravait,
81 possible, celui du doctenr ...
�58
J'AIME... ET J'ACCUSE
i
« Bref, M. Charmois me raconta tout cela. Et les
larmes aux yeux, il ajouta en me regardant bien en
face;
« Mon pauvre ami, ma mIe ne peut pas se
marier .. :Comprenez-moi bien: elle ne le peut pas ...
Les médecins le lui interdisent formellement 1
« EUe a désormais besoin de vivre une existence
au ralenti. Auprès de vous, si vous comet~iz
la folie
de l'éponser, elle :ne pourrait ôtre qu'une malade ...
une malade que l'on soigne sans une minute de
répit 1
u Et même en admettant que vous acceptiez ce sacri·
fice, cela n'arrangerait rien, tout au contraire 1Car tôt
ou tard, Nicole devinerait la vérité, et il faut qu'elle
l'ignore ... cela, il le faut à tout prix 1
« Si elle se sait atteinte, nerveuse comme elle est,
il n'y aura plus un .instant de repos pour olle, et la
crainte du mal ne fera quo l'aggraver et htltor la solution fatale ...
q Alors, voici ce que je vous demande, voici co que
j'implore en grâce de vous: il faut que vous rcnonciez
ù épouser Nicole 1 Il faut que, de "ous-m2me, vous lui
rendiez sa parole. C'osLle seul moyen d'éviter l'irréparable. Croyez-moi. J'on ai longuement parlé avec ma
femme... Sans doute, Nicole souffrira, car olle vous
aime. Mais elle est bien jeune encore. A son âge, il
n'y a pas de sentiments éternols... EUe oubliera, et
plus tard, peut-ôtre, si jamais 01le peut guérir ... Mais
jo n'ai mllm pas le droit de penser ù un av nir aussi
éloigné, etc'estle présent~
quicompte. Pierre,jevous
le répète, vous tenez la Vle de ma fille entre vos
mains 1 Soyez généreux ... Boyez bon 1 Jo sais la portée
du sacrifice quo je vous demande, et je Buis désespéré
d'avoir à le KoWeit r d'un homme oommo vous, quo
j'ostime t que j'aime ... Vous ~tos
il l'âge où l'on
pout oncoro r faire sa vie. L'avenir vOus doit uno
rovanche. 11 vous la donnora. Mais, par pitié, no
�J'AIME ... ET J'ACCUSE
1
59
repoussez pas ma demande ... Ne tuez pas mon enfant 1
Ne tuez pas mon enfantl
« Que vous dirai-je, mademoiselle de Valsery? Je
pensai devenir fou. ELait-il possible qu'une telle abomination existât? Je ne pouvais me résoudre à faire
ce que l'on atendi~
de moi.
a Comment reprendre ma parole, sans passer aux
yeuxdeNicole pour un parjureetun lâche ?Etd'ailleurs,
ne risquais-je pas de lui faire ainsi un mal irréparable?
« Je le dis à M. Charmois. Mais il s'employa par
tous les moyens à combattre ma résolution.
« Mme Charmois joignit ses instances à celles de son
mari ... Pouvais-je résister aux larmes d'une mère?
Quand je la vis tomber à mes genoux et me supplier
de sauver son enfant, mon cœur se fendit. Ma résolution étai~
prise.
« - C'est bion, dis-je aux parents de Nioole. Je
ferai ce que vous voulez 1 Dieu veuille que vous ne
Vous repentiez jamais de m'avoir oontraint à agir de
la sorLe 1
(c Soulement, vous comprendrez, n'est-ce pas, qu'il
m'ost impossible désormais de m'exposer à renco~
voLre Dlle. Comment oserais-je soutenir ses regards,
affront.er ses reproohes? J'en mourrais de honte ... ou
la vérité s'échapperait de mes lèvres, malgré moi ..•
Dono , voioi co quo je décido: jo vais quitter Nioe sans
espoir de retour. Mon éloignement, je l'espèro, oontribuera à guérir Nicole. Et je n'aurais plus à oraindre
do Iprovoquor un drame no me retrouvant on face
d'Olle l' »
« M. Charmois n'avait pas songé à oela. II était bion
forcé do reconnaitre que j'avais raison.
, «D'autl'e paI'L, en qui.LLonL Nico, je devais rononcer
U la siLuation que j'occup is ... à mon seul gagne-pain.
M. Charmois éLoiL un brave homme. Il oITrit de me
d?dommagel' dans la mesuro de ses moyens. Commo
bien vous pensez, jo rofusai.
�60
J'AIME ... ET J'ACCUSE 1
« C'est pour le coup que j'aurais cru me déshonorerl
Et, de concert, nous organisâmes la douloureuse
comédie dont Nicole devait toujours ignorer le
secret.
a Volontairement, je pris les apparences d'un par~
jure; j'assumai le rôle d'un misérable. Je le fis,
la mort dans l'âme! Mais, dites, en toute cons~
cience, pouvais-je agir autrement? En avais-je le
droit?
Maud demeurait confondue. Un immense remords
l'étreignait.
Pas une seconde elle n'avait songé à mettre en
doute la sincérité de Pierre. Il est des accents auxquels
on ne saurait se tromper, pas plus qu'au tintement
d'une pièce de bon aloi, et la franchise du jeune
homme était hors de dou te.
Spontanément, Maud lui tendit la main.
- Monsieur Donatien, je vous ai gravement oITemé.
Dire que je le regrette n'est rien, et les mots ne
sauraient exprimer ce que je ressens ... Je vous supplie
de me pardonner et de me laisser plaider pour vous.
C'est un honneur que vous me ferez, ct, si je n'en suis
paB digne, du moins Ierai~j
l'impossible pour le
mériter en faisant triompher votre cause, qui est
Jo. cause même de la justice 1
Un frisson de joio avait secoué Pierre. D'un geste
rapide, il prit la peti Le main qui lui était offerto et y
appuya sos lèvros.
- Merci, mademoiselle ... Du rond do mon cœur,
merci 1 La vie ne m'a pas été clémente, voyez-vous .. ·
Ou plutôt, - car il faut avoir le courago de regarder
la v riLé en face - j'ai sottement gâch6 mon existenco
pal' insouciance, par folie ... Mais en vous mottant Buf
ma l'oute, le destin m'a l'ondu - et bien au delà 1 ce dont il m'avaiL Irustré.
u Oui, mademoiselle ... le jour où je vous ai rencontrée effaco le souvenir do toutes les mauvaisos
�1'AIME ..• ET J'ACCUSE
1
61
heures. Et, quoi qu'il arrive, je n'aurai jamais plus l~
droit de me plaindre, puisque vous avez cru à ma
parole et que, maintenant encore, vous acceptez de
me défendre ...
Cette fois, ce fut au tour de Maud de tressaillirJ
Une sorte de nouveau vertige la gagnait.
Que se passait-il donc? Jamais encore elle n'avait
éprouvé pareil émoi? Jamais elle n'avait ressenti cette
fascination, cette espèce d'envoûtement qui la captivait et la terrifiait tout ensemble, jamais son cœurn'avait battu si fort ...
Brusquement, elle éprouva un secret dépit. Elle s'en
voulut à elle-même d'être si émue ... avec si peu de
raison.
Quelle folie 1 Elle, la vierge sage, la moderne am~
zone, la femme qui avait juré de se cuirasser contre
toutes les faiblesses du sentiment, allait-eHe s'infliger
le plus éclatant démenti? Non 1 Non 1 Pas cela ... Tout
plutôt que cela 1
Et, changeant brusquement d'attitude, elle déclara d'un ton rroid, presque hosLile :
- Je ne fais que mon devoir, monsieur Donatien .. ,
tnon devoir d'avocate. N'importe qui, à ma place, en
ferait autant ...
. Le visage de Pierre s'assombrit. Durant quelques
lnsLants, il demeura silencieux; puis il haussa légèretnent les épaules.
- C'est bien, mademoiselle. Excusez-moi si je me
Suis un peu exalté ... Vous avez c1fl vous apercevoir
que je suis tout le contraire d'une naturo raisonnable
et équilibrée ... D'ailleurfl, ma reconnaissance demeure
la i'nôm , croyez-Je bien .. _
Maud hocha la tôLe.
- Ne parlons plus de cela, et no Bongeons qu'à pré.
SenLer votro défense de la façon la plus avanta,
geuse ...
- Auparavant, je vous dois encore quelques con.
1
�62
J'AIME ... ET J'ACCUSE
1
fidenees ... OU plutôt, - si le mot vous choque - quelques explications ..•
« Depuis mon départ de Nice, je n'ai plus jamais
reçu de nouvelles de Nicole. Je vois que ses parents
ont gardé leur secret, puisqu'elle est morte \ sans
connaître la vérité.
« Mais je vois aussi qu'ils ont commis une effroyable
erreur en me forçant à quitter leur fille, car mon
abandon l'a blessée plus cruellement que n'aurait pu
le faire l'aveu de la réalité.
« Nicole m'aimait ... Son amour était plus fort que
le mien; je m'en rends compte aujourd'hui, puisque,
tandis qu'elle gardait mon souvenir au fond du cœur et
qu'elle mourait lentement de tristesse, moi ... j'oubliais!
(( Ah 1 c'est aITreux à dire; et. pourtant c'est vrai.
L'apaisement s'est fait en moi, plus viLe que je ne le
pensais l
"
<1 Au début, ce fut dur ... à tous los points de vue,
car, du jour au lendemain, j'avais quitté ma siLuatioll,
et j'étais arrivé ù Paris avec de bien modes Les écono"
mies et un chagrin qui m'ôtaiL la liberLé d'ospriL néees'
saire pour refairo ma vie avoe quoIque chance de
succès ...
« Ahlles jours qui ont suivi ... je n'en suis pas très
fier, mademoiselle 1
« Pour oublier, pour faire Lairo ma douJeur, j'ai
essaye' de m'éLourdir. J'ai joué, j'ai fait des folies ... Je
ma suis laissé dégringolor 10 long d'une pento que l'on
no remonte pas facilement.
« J'avais cru que l'amour do Nicola suffirait pour
fair do moi un autro hommo ... el.. sans douto, si
j'avai!j pu l'épous r, en oOt-il 6t6 ainsi... Mais je vonais
do perdre le fr in qui m'arrHalL Kur la mauvaise
d \BeonLo, 01.. je ne possédai!! plus assaz d'énergie pour
J'éagir olTIcacemenL...
l'ierr(' DonaLion se LuL el.. Lomba dans une rêvorio
lIouoi UBO.
�J'AIME .•• ET J'ACCUSE!
63
Maud, depuis quelques instants, était courbée
davantage sous la singulière impression de malaise
et d'inquiétude qui l'avait assaillie.
Tout à coup, des soupçons venaient l'assaillir: ces
demi-confidences, ces aveux réticents l'efIrayaient.
Sans doute fallait-il que Pierre eût commis des
actes graves pour que leur seule évocation provoquât
chez lui un trouble pareil.
Et voioi que, par un enchainement d'idée subtil,
Maud se posait une question terriblement grave :
l'homme qui manifestait cet émoi, qui reconnaissait
lui-même s'être rendu coupable d'actions dont le souvenir l'humiliait à oe point ... pourquoi n'aurait-il pas
commis oelle dont on l'accusait?
Pourquoi n'aurait-il pas réellement dérobé les billets
dans le cofIre de la banque?
Cette pensée pénétra dans l'esprit de Maud, comme
sur l'océan une lame de fond bouscule et emporte
tout sur son passage.
Sans doute, était-olle irréfléchie, irraisonnée; aucun
fait précis ne la vonait corroborer.
Un moment plus tôt, la jeuno fille ne faisait aucune
difilculLé pour croire à l'innocence de~l'incupé
... A
présent, elle no savaH plus.
Sans douto se refuBaiL-el1e toujours à o.dmettre qu'il
eQt menti en co qui concernaiL le récit de sa conduite
avec Nicole. Mais, pour ce qui touchait le vol, il n'en
était plus de mêmo. Pourquoi? EUo n'aurait !lU le dire,
mais cela était ainsi.
Et Maud se trou vait à un de ces tournants de
l'oxistence ou la logique n'a rien à voir dans l'éclosion
ot l' nchainemenL des idées.
- Tout cela n'importe pus aux faits de la cause 1
?hsorvu-t- Ile, poussée pal' le besoin de fairo divcl'sioI\
!t !:les pons cs secl·ètcs.
u Veuillez mo donneI' quelques détails précis sun
VOs faiLs eL gesLes duranL la soirée du vol...
�54
J'AIME ... ET J'ACCUSE'
, Elle avait parlé en avocat. Pierre se mit en devoir
de satisfaire à cette demande.
1 Et il ne fut plus question que de savoir comment on
'pourrait établir l'alibi de l'inculpé.
Mais, quand ~aud
le quitta, une demi-heure plus
tard, elle n'avait pu recueillir aucun élément susceptible de confirmer les dires de son client.
Elle était mécontente de lui et d'elle-même. Tout
lui semblait étrange, louche, dans cette aITaire, et une
préoccupation la tenaillait: pourquoi s'intéressait-elle
si fort à un homme qu'elle avait vu la veille, pour
la première fois?
Pourquoi la pensée que Pierre Donatien pût être
l'auteur du vol suffisait-elle à l'emplir d'angoisse et de
consternation?
CHAPITRE V
J'AIME ..•
Sans aucun doute, los appréhensions do Maud
auraient rté conflrméos, si 110 avait pu surprendre
los aLtitudes do Piorro, lorsquo celui-ci so r trouva
soul dans sa coll ule.
L'oxaltation fiévreuse qui avait animé par insLants
~o
jouno homme, durant son ontrotien avec Maud,
était tombée pour faire placo il un 'Lat de prostration.
Pi rr s'éLait laiss6 choir sur 80n lit et, le visage
enfoui dens Il s mains, il r60 chi8sait ...
Ses réflexions n'a voient rien de folâtre. Elles le
ramenaiont sur la route du passé, ll. travors uno série
de paysagos qu'il ne pouvait revoir sans une mélancolio profondo.
L récit rapide qu'il avait fait à Maud do sa jeunesso
'lait l'. ael. Mais, volontairemont, il en avait passé
�65
J'AIME ... ET J'ACCUSE!
certains détails sous silence , tant leur aveu lui eût
semblé douloureux.
Il se revoyait petit enfant, animant de ses cns
joyeux et de sa turbulence une austère maison provinciale, entourée d'un morne jardin. Parfois, une '
silhouette noire apparaissait dans l'embrasure de la
porte ...
Pierre, aujourd'hui, du fond de sa cellule, contemplait avec les yeux de l'esprit un visage sévère,
encadré de courts favoris grisonnants, des yeux dont
le regard intimidait les plus hardis, une bouche au
dessin ferme et net : le président Donatien... son
père!
Son père 1... comme il regrettait maintenant de
l'avoir si peu connu, si mal compris 1
Autrefois, la réserve du magistrat, sa froideur le
glaçaient, arrêtaient ses élans juvéniles, changeaient
en une déférence craintive l'aITection prête à s'épanouir
dans son cœur.
Le président Donatien éLait un homme grave et
morose, que ses familiers Jes plus intimes n'avaient
pas vu sourire dix fois dans sa vio. u Palais, il était
l'oll'roi des avo ats, la terreur des prévenus ...
Pourtant, ses arrêts ne s'alourdissaient jamais d'une
sévérité inutilo; toujours l'indulgence Jos tompérait, il
Condition quo le prévenu la méritât, et il ne so monIraiL impitoyable que pour coux-là qui n'rLaiont point
dignes do pitié.
Malheureusement, pour la plupart dos hommes, la
vél'ité profondo n'esL rien, los apparonces sont, tout.
On no s'atLaI'dait point ù examiner la eondui te du
président Donation. On le jugeait rl'apros son aLtitude,
d'après la raideur de Bon abord, d'après la sécheresse
de Bon ton.
Et nul no songeait à se demander si, derrièro cetto
faç'udo rrbarbati Vil, ne battait point un c "U)' tendro t
sonsible do bravo hommo.
,.o
�66
J'AIME .. . ET J'ACCUSE
1
Pierre, malgré sa finesse naturelle, s'était trouvé
abusé comme les autres. Il s'en était tenu à l'exté·
rieur; la gravité gourmée de son père le paralysait,
arrêtait toutes ses tentatives d'eITusions ...
Quand le magistrat rentrait chez lui le soir, sanglé
dans sa redingote noire , haut boutonuée, le cou cerclé
'd'un faux col plus roide qu'un carcan, une imposante
serviette sous le bras, et que le petit Pierre courait
,à lui pour l'embrasser, le digne représentant de la
justice écartait Bon fils d'un geste plein de dignité :
- Prends donc garde , petit maladroü! Tu as failli
me renverser.
Puis, de ses doigts osseux aux ongles carrés, il
tapotait légèrement le front de Pierre.
- Va jouer, mon potit, va ... Et surtout, ne fais pas
de bruit: j'ai il. travailler.
Et il allait, roide comme une armuro, s'enfermer
dans son cabinet do travail, d'où on no 10 voyait plus
SOl'li(, qu'il l'houro du dîner.
11 était assez Daturel, dans ces conditions, que 10
petit Pierro se sontlL blessé dans sa sonsibilité d'enfant.
D'ann60 en année, 10 malentendu s'Hait aggravé.
Peut-être la tendreclairvoyanco d'uno femme auraitollrarrnngéloschoBcR; mai Mme Donatien élnÜ uno créature uflacô rt timidC', qui gliKiloit il travers la maiRon
c;omme Ulle ombro rt no s'occupait que de survoiller
ln clliljinipro, de compter Jo lingo et do veiller à la
hollo ol'donnance de l'argrnt '('ie 811(' ]0 buffeL, les
jours oÎl]o Prrtli(lent rocevait rt diner.
C'C'Rt pOllrc!\Ioi( dÙR quo Pierre altülrnit l'lige
(J'lwlJ1 me, il n'ou L l'ion cl C ]lI UH rJl'O~HU
quo do so libor r
du joug qui JlC'saiL HlJr lui depuis son enfancp.
Comme il Ill'l'ivc tl'OP IHHlvonL en pa('pil cas, ln
l' "nctioll avait <ilt" violnote. 1,0 ternpômnJC'nt fougucuJC
du jruno homme l'ovllit nllll'oÎné /lU.' piroR Bollisos .. ·
Et PUill, e'nvoit. r.té 10 Réjol1r au . colonies, durant
lequel illlVUi L pl'i~
l'habiLudo do jou r.
�J'AIME .•• ET J'ACCUSE 1
67
TI recevait régulièrement des leUres de son père:
quatre pages couvertes d'une petite écriture sèche et
anguleuse, comme celui qui l'avait tracée... quatre
pages rédigées en un style juriste, pleines de remon- '
trances et d'adages.
Pierre les parcourait en haussant les épaules et les
jetait négligemment au fond d'un tiroir.
Pourtant, il avait reçu un coup au cœur en apprenant la mort du président Donatien. Il avait voulu
revenir en Europe pour s'agenouiller sur la tombo de
celui qui n'éLaü plus.
Un grand froid l'avait saisi en pénétrant dans le
peLit bureau, encombré de livres et de dossiers, où,
plus de quarante années durant, le Président avait
Lravaillé sans relâohe ...
Mais son émotion ne connut plus de bornes et
s'aggrava du remords le plus poignant, quanù il
découvrit dans un tiroir le vieux cahier couvort de
toile cirée où, au jour le jour, dans le silence du
oabinet, M. Donalien notait ses ponsées les plus
secrètes.
Brusquement, un personnage nouveau lui apparais'3ait : ceL homme dogmatique ot glucé, qui le terrorisait
jadis, 8e rovélait le plus tenùre, le plu!! humain des
papas ... Au COllTS d'une f1èvl'e scarlatine qui avait
failli emporler son fils, illaisHuit éclater un LoI désespoir que Pierre, quinze amI apl'[\f!, en {'L:li t touché aux
lIlI'mcs. Comme il B'~lait
tl'ompé sur le comple du
InOI't 1
Comme nnus noul:! trompons tOlUl, aveuglés que
li us ijommOf! pur' l'habitude ou lOB prl~j1g{)s
Et que
do cruelles errrul'i'!, - cruellcH pOUl' ICI! autreB ct pour
nous,
il nous [ll'I'i vc (le CUIUllleLll'e il cha(lue insl<lnL
ùo notre vie 1
Hélasl il l:tai(, trop lard pOlll' rl~pe
oelle-lù, ct
Pil'rrr en conçu!. lino amertumo pro t'onde. 11 BO jur
ùo vivro d.ésormniB do fa(,on Ù uonner Loule sutisfnc·
�G8
J'AIME... E'r J' ACCUSE
1
tion à son père, qui de là-hau~
devai~
le regarder
encore avec une sollicitude inquiète .
Mais ses bonnes résolutions durèrent peu. Bientôt
ses habitudes de dissipation reprirent le dessus . Il
était de ceux chez qui la oertitude de pouvoir les satisfaire fait naître des besoins nouveaux .
Et, pondant des mois, il dépensa allègrement l'argent économisé par le Président .. .
Parfois, il éprouvait. un dégoût soudain do la vie
stu pide qu'il menait.. Il ossayait de so ressaisir . Il songeait. au mariage avec une femme qui l'aimerait et
dont la tendresse le ramènerait dans le droit chemin ...
11 y pensait comme le marin, sur son esquif batLu
par la Lempête, rêve au port où il trouvera bon repos
et gîLe sür.
Mais cela ne duraiL guère que le Lemps d'un éclair,
cl. les bonnes résolut.ions du jeune homme s'évanouiôsaient presque aussiLûL formées .
Sans dout.e, s'il avaiL épousé Nicole, celle-ci l'aurait
sau \'é de lui-même. Elle auraiL su faire de lui un
autre homme et. éveiller dans son cœur' tous les bons
senlimenLs qui y rLaienL assoupis .
Mais il n' n avait. pas éLé ainsi 1 EL, - vicLim , il
faut. le dire, (le sa générosiLé, - PierJ'e DonaLien s'élaiL trouvé du jouI' au lendemain privé de sa siLuat.ioJ1
t SUI' le pavé do Paris.
Alors ç'avait. éLé une rude période de misère ... Et
Jluis J'rnlr{'e il la banquo Maubray sombla pour lui Jo
!lalut. dMiniLif.
Pil'I'l'c, am('ndé pal' l'aùv r~iL\
LrnvaillaiL f l'me et.
n dcmnn(lait. qll'tt just.ifiel' la confiance cl son pat.ron
cl. rnrriLcJ' l'avenir que ce dernier lui laissait. entrevoir.
Seul mcnL, 1 fi hOBes n s'arrangenL pus Loujours
ausRi fa(·ill'll11'nL qu'on le voucll'ait..
la banque,
Pierre avait. des camarad s riches, qui d 'pcnsaie~
�69
J'AIME ... ET J'ACCUSE!
Bans compter. Plutôt que de leur avouer qu'il ne pouvait mener le même train qu'eux, il avait préféré
s'endetter, jouer aux courses et dans les tripots.
Et le résultat ... c'était qu'à l'heure actuelle il se
trouvait dans cette cellule, sous le coup d'une accu·
sation terrible.
Dans quelques semaines, peut-être, il serait
condamné. Son avenir se trouverait à tout jamais
brisé . ..
A cette pensée, Pierre Donatien courbait la tête et
une angoisse poignante enténébrait son âme.
. .
.
.
.
.
..
.
Cependant, Maud s'était raisonnée, et ses craintes
n'avaient pas Lardé à disparaiLre. Pierre était innocent. Elle ne se reconnaissait plus le droit d'en
douter.
A coup sûr, le système de défense qu'il présentait
n'était point des meilleurs; il comport.ait de sérieuses
lacunes, nolamment en ce qui concernait le billet de
mille francs d' couvert dans le til'oir de Pierre et proVenant du coITre fracturé.
Comment ce billet se trouvait-il là? Pierre déclarail n'en rien savoil'. « Sans doute le v 'ritable voleur a-t-il voul u cl \t.ourner les soupçons SUl" moi 1 »
dé>clarait.-il.
L'al'gument, hrlas! ne reposait sur aucune preuve,
ni même sur un commencement. cl preuv. Mais la
jeune avocat.e savait qu'à tout prendre celo. ne signiliait rien.
Elle n'ignorait point que les erreurs judiciaires
Sonl, assez fréquentes et qu ,souvent, lu malice Ju
Sort se plait il accumuler des présompt.ions cenLre un
innocent.
D S J l'S, Maud n'eut plus qu'une idée: faire acquitter celui qu' .He avait. mü\sion de défendre.
Pour cela, ello voulu t connUÎLt'e la caUde clans tous
ses détails, ct. JJo prit l'habitude de venir lJreBCjUO
�70
3' AIME .•• ET J" AcèUsE
!
chaque jour voir 10 jeune homme dans sa cellule, afin
de préparer sa défense avec lui.
Au début, les conversations demeurèrent sur le
terrain strictement professionnel. Mais, bientôt, l'entretien dévia. On ne parlait plus seulement des faits
de la cause. On glissaiL peu à peu aux souvenirs el,'
aux confidences.
Pierre, avec une émotion contenue, évoquait Bon
enfance dans la grande maison provinciale, dont il ne
subissait alors le charme et qu'à présent il regrettait
si fort.
11 parlait de son père, le Président, si tendre BOUS
son austériLé apparente, et qu'il d 'plorait amèrement
d'avoir méconnu.
- Ah 1 disait-il souvenL, si l'on savait quand on
est jeune que de remords on se prépare, et cela uniquement par logùreLé et manque de clairvoyance, on
agirait bien dillércmment ...
Puis, a vcc beaucoup de délicatesse, et en ayant soin
do voiler certains cU-tails qui ('ussont choqué la jeune
fille, Pierre Donation ressuscitait ses années d'aventure aux colollieo .
11 avait fait dos folios, et il s' Il désolait. Mais ~tni-l
ahsolument rosponsable? Los circonstances l'avaient
dossel'vi j il s'était Lrouv6 engagé malgré lui Bur une
roulo glisHunLe qu'il eaL bien dif(]cile de rom nIer ...
l\1nud l"coulait avoc émotion, Elle comparait m nLalement sa pl'oprr rnrance avec celle du j une homme.
m une gt'(lfi(le pit.illlui venuit, ..
OUllnd elle Bongeoit Ù la tif'de doucour d Hon foy(w,
il lu chuudo teTlllr'nHllo donL Sü!! parlHlts l'avaient rntou'
J'l' df'puis Ha nuiH!'\nncc, Ù l'hnr'moniC' qui n'avniL co!!sé
de rl'~nCt
l'nlre ('110, ROH flCl'url! el fion frù['o, clio "Pl'OUvait un grand fr'nid nu nenul' Cil 1;0 rnpl'éscntanL l'enfune!) ITWl'OS 01, soli L'lit'C ùc Pionc J)ono.Licn, dans 1)9
grandc maison fI'oide.
�J'AIME .•• ET J'ACCUSE
l
71
La pitié est un des nombreux chemins qui mènent
à l'amour. Ce n'est pas toujours le plus rapide, mais
c'est un des plus sûrs ...
De jour en jour, Maud éprouvait pour Pierre une
attracLion plus vive. Il y avait quelque chose de tendrement maternel dans le cœur de la jeune fille. Ce
grand garçon robuste, taillé en athlèLe, n'était-il pas
demeuré, par certains côtés, un enfant ... enfant facile'
à guider ... un enfant qui avait besoin d'être dirigé.
conseillé, protégé au besoin contre lui-même.
Et, au fur et à mesure que les jours passaient, Maud
de Valsery abandonnait peu ù peu le bouclier de diamant derrière lequel, jusqu'alors, elle avait abrité soIl.
cœur.
Ses beaux rêves d'indépendance et de solitude
éLaient bien loin. Elle abdiquai.t ... Elle ne songeait
plus qu'à devenir celle qui ramènerait Pierre dans
le droit chemin et qui referait do lui, à jamais, ~
homme digne d'estime et do respect.
Elle aimaitl
La première fois qu'ello s'en rendit compte, Maud
ressenLit un effroi secret auquol sc mUlait un indicible
ravissement. Elle aimaitl Mot magique qui transforme
les choses, qui faiL do la vie banalo oL mesquino de
tous leB jours la plus magnifique, la plus éblouissante
dos féeries ...
Mais Pierre, lui, l'aimait-il?
Là-dessus, 1aud n'avaiL point d'hésitation. Elle
6tait sUro d'êtro puy;o de retour. Sur e chapit.re, sa
clairvoyance do l'amme ne pouvait l'illusionner.
II y avait, dans l'attitudo du jeune homm(', dans
Bea silonces, - plus Moqu'oLs quo des discours, ..J
quelque chose :\ quoi Maud ne pouvait Re tromper.
Cep('ndnnt les jours padAaient Runs qu'aucun ,
phrase décisive eut 6t6 6chaogée enll'e los deux jeunes
gens.
Maud avait beau meLLro tlunt:! ses parolos tout cc
�J'AIME ... ET J'ACCUSE
1
que la pudeur et le sentiment des convenances l'autorisaient à y mettre et qui ressemblât à un aveu,
Pierre demeurait lointain, comme égaré.
Parfois, - et cela se passait généralement à l'instant où son avocate se préparait à le quiLLer, - il devenait très pâle et ses lèvres tremblaient sous une onde
de mots confus. Et l\laud, très émue, croyait que
l'heure était enfin sonnée, et que Pierre allait
parler.
Mais Pierre ne parlait pas. Il gardait les lèvres
scellées. Et les jours passaient sans rien changer à son
atLitude ...
Alors, Maud prit une résolution qui, chez une
autre, aurait pu paraître insensée, mais qui n'était
chez elle que le résulLat de longues et profondes
réflexions.
Et, ce jour-là, quand elle se trouva dans la cellule
de Pierre Donatien, elle aiguilla l'entre lien dans la
direction qu'elle avait choisie.
Une fois de plus, le j une homme 'gr nait ses souvenirs de jouneRs , avec ceLLe mélancolie qui attrislait et inquiNait si r rL Milo de Valsel'Y'
- Je n'aime pas vous voir ainsi 1 lui dit-elle, en
s'eJTol~.nt
de sour ire.
« POUl'quoi cetto Il'jsles!!
persistanLe? A vez-vous
donc si pell cl confiance dans Je LalenL de votre avocalr, que voua considériez déjt votre cause comme
perdue il
- Il no s'aciit point de cela 1 répondit Pierre J'air
absenL.
Vl'ainH'nt 1. ... Et do quoi s'agit il donc?
Sans l' ~ pondl'e
dil'cclcment il la question, 10 jeune
homm e d!'dal'a :
. La vic m'ennuiel
- li Il!' raut ras dire crIn; c'pst o.bflllrùol. .. Si 10
PI'(;/wnL esL trisle, l'avcnù' peut vou" (j{'oommagel', il
cundilion flue vous décidiez do J'aider un peu ...
�J'AIME .•. ET J'ACCUSE!
73
Un douloureux soupir gonfla la poitrine de l'in·
culpé.
- Hélas 1 Il est irop tard 1. ..
- Il n'est jamais trop tard pour prendre de bonnes
résolutions 1
- Pour les prendre, peut-être ... mais pour les
tenir? Nonl Non! Croyez-moi, j'ai gâché ma vie,
et je l'ai gâchée par ma fauie. Tout ce que nous
pourrions dire là-dessus ne changerait rien à la réaJiLé.. .
l\1aud fronça les sourcils.
- Je n'aime pas vous en Landre parler ainsi, 'monlieur DonaLien 1 C'est mal! Faut-il donc que ce soit
moi, une femme, qui vous exhorte au courage?
« Allons 1 un peu de confiance ... Les mauvaises
heures ne dureront pas toujours ... Et votre cas n'est
pas désespéré ... loin de làl Sans me vanter, je crois
oLtenir un vel'dict d'acquittement 1
Pierre Donatien hocha la tôte, d'un air découragé:
- Un acquittement ... oui, oui, c'est possible ... Je
ne dis pas ...
- CommenLl s'exclama la jeune avocate stupéfaite
?t un peu vexée. Vous m'éprouverez aucun plaisir si
le vous fais acquiUer!
- Je n'ai pas dit cela, mademoiselle, mais un
homme acquiUé ct un innocent, cc n'est pas la même
chose.
Que voulez-vous dire? Je ne vous comprends
pas ...
Olt 1 c'est hien simpl e. En admettant que les
.
Juges l' ndent un vel'dicL d'acquittement, cl'oyez-vous
que, pour cela, mon innocence deviendra (-viti nte?
• « illais nonl Pour braucoup de gens ... pOUl-la majol'tL(, sans doute ... , je demeur rai le monsieur cc qui l'
Cula chan 'e de R' 'n tire]' ... » Voilù touLl
. cc 11 cOlltinuera de plancr HUI' moi dCR floup\'ons
lufo.mOl1Ls. « Ensomme, dira-t-on, c'est très joli, toutça,
�74
J'AIME ..• ET J'ACCUSE
1
mais si ce n'est pas lui qui a fait le COUp ... qui est-ce?
On n'a pas trouvé d'autre coupable, et l'on sait bien
que la justice est une loterie. Ce n'est pas toujours le
plus méritant qui gagne. ))
u Oui! ün dira cela, et bien d'autres choses encore 1
On se souviendra que la police a trouvé dans mon
tiroir un billet de mille francs provenant du cofl'refort de mon pab'on, et dont je n'ai pu expliquer la
provenance ...
IC Je ne pourrais plus aller au bureau sans qu'on
ricane sur mon passage ... Je sen Lirai les soupçons vol~
tiger autour de moi, comme des guêpes bourdonnantes. Et j'aurai bien de la chance si, dès le premier
jour, M. Maubray, mon patron, ne me fait pas appeler
pour m'informer que, par Buite de compression nécessaire dans le personnel, il se voit contraint de se priver
de mes services ...
Maud écouLait le jeune homme avec une anxiété
croissante. En son for intérieur, elle devait bien convenir que Pierre avait raison.
Oui, hélas Ile monde est ainsi fait qu'il ne su/TI~
pas toujours de n'avoir rien Ù Be reprocher pour quoj
1 s autrcs ne vous rcprochent rien, et la maJi1
gniLé des hommes s plaît Ll'OP souvent à prend rOi
préLe.'Le deB moindrcs choses pour incriminer des
malheureux, dont 10 seul Lort est de n'avoir pas eu d~
chance ...
En vain cherchait-elle un argument pour combatLI:e
Jeli théories p 'ssimisLes de Pierre. Ello n'cn LrouVQlt
point et dom urait silencieuse.
Pierre la contemplait avec un souri l'e désabusé. .
Vous voyez hien! Vous teB rorcée de convenl f
vous-mrme flue j'ai raison ...
cc Ah! la vi osL mauvuitlo, nIIez 1 J\lalhour à ceu
qui I.rébu 'hont au dl'buL de la rouLe 1 fis auronL bieJl
du mal à HO r('lev r t t\ poursuivre un chemin ...
« Jo ne rno plains pUll, du l'OIlLo 1 Tout co <lui arrive
�J'AIME ... ET J'ACCUSE
1
75
est ma faute. Si j'avais été insoupçonnable, nul n'aurait songé à faire peser les soupçons sur moi.
« Seulement, on savait que mon passé n'était pas
absolument net ... et on en a profité. C'est logique, mais
c'est dur tout de même 1
« Désormais, partout où j'irai, on me regardera
avec défiance. (c Pierre Donatien ... vous savez bien ...
c'est cet individu qui a passé en correctionnelle pour
répondre d'un vol. On l'a acquitté, mais ça ne
Veut rien dire ... » Et partout je me verrai éconduit ...
Cl
Remarquez encore que tout cela représente
l'hypothèse la plus favorable: celle de mon acquittement. Mais, si je suis condamné, ce sera bien autre
chose encore ...
. « Je serai un homme fini. .. je n'aurai plus qu'à
dlsparaître et à me faire oublier 1. ..
Maud s'était dressée, frémissanto :
- Non 1 non 1 Ohl non ... pas cola ... jo no veux
!las 1
Pierro éLait si absorbé par BOS réflexions douloureuses qu'il no remarqua point 10 ton déchirant
aVec laquolla joun fillo venait de joter ces mots.
Bahl fit-il on haussant los épaules. Il no
fauL rien prendre au tragique, et jo no songo point à
rocourir il ce 'lu 'on appelle, dans les romans, « uno
801 u tion désespérée ».
• Cl Nonl Jo no disparaltrai
pas du monde deR
VIvants ... , pas volontairoment du moins ... Cal' cc
Srrait un crime, jo le suis 1
« Mais il y a c{lJOlque part, en Afrique, une demeure
qui s'ouvl'e sans distinction à ooux qui parrois ont mal
v(-cu, mnis qui 80nt dignes ('ncol'l' de bion mourir.
C'ost ln OOBorno d Jo. Légion Étrangàr·e.
« Lil, personno no songo il vous domander dos
cOJnptos. P rsonno no s'occupo do savuir co que vous
avoz fait avanL do rovôLir l'uniforme des 16gionnairos.
�76
J'AIME ..• ET
J'ACCUSE!
Vous ôtes désormais un homme sans nom .. . un homme
sans passé . ..
« Ah! vous ne pouvez pas savoir tout ce qu'il y a
de merveilleux daos ces quatre mots: un homme sans
passé 1 Vous ne pouvez pas deviner quel émoi, quelle
perspective de libération, de repos, ils éveillent en
moil
« C'est comme si l'on ouvrait les grilles de ma prison. C'est comme si l'on me disait : cc Pierre Donatien,
l'homme que tu étais hier encore n'existe plus . A
sa place, un autre homme est né, qui n'aura plus rien
de commun avec le premier, qui aura tout oublié do
ses joies, de ses peines, de ses espérances et de ses
craintes. Un homme tout neuf, qui avancera dans la
"ie sans jamais sc relourner pour jeter un regard
derriere lui 1 »
Ces paroles avaient été prononcées saos éclat, mais
avec un tel ace ' nt de lassitude et de trislesse que
Maud sc senLit ncore bouleversée jusqu'au fond do
l'âme. Les larmes lui venaient aux youx, devant 10
spectacle de cetle cLétrosRe si poignante.
Combien cel homme avait dû soufTrir, avant d'cn
arriver là 1 Que d'amertumeR inavouées, d'humilialions secrètes 1.. , IWo le dcvinait, avec l'intuition
gl'n{'rcuRc de son cmur frminil1, e\' un graml désir
lui venai\' de so dévouer pour soulager cetLO
peine.
Ello entrevoyait toule une tâche merveilleuso et si
douce à remplil' : Je relèvt'lUent moral d'un l'Ire rcnd~
il la vic normale, au cLt'voil', au bonheur .. . Existait-JI
au monde O'UVI'!) plus belle, plus haute?
l\1oud ne le croyait poin\', (,t dan'\ l'ivresse qui la
transpoI'lait, elle oubliait fiC!! résolution!! ne lIagu "rC,
celte li'r~
qu'clic ressentait li la pens(>c de vivre
scule ct libre, sam! qlll' jnmais l'amoul' vînL so mêler il
sa vic.
'l'out Gela élui~
Li, ~ 1l loin 1... Toute cetto glaco qui
�J'AIME ..• ET J'ACCUSE 1
77
enveloppait son cœur avait fondu à l'ardent brasier
de l'amour.
L'amazone orgueilleuse de son indépendance était
redevenue une femme éprise de sacrifice et prête à
toutes les abdicaLions pour garder celui qu'elle regardait avec des yeux nouveaux ...
- Écoutez, dit-elle d'une voix rauque ct haleLante .
Vous ne parlez pas sérieusement 1 Vous ne pouvez
pas parler sérieusement 1 Il est imp ossible que vous
Songiez, à voLre âge et avec l'avenir qui s'ouvre devant
vous, à prendre cette résolution insensée ...
Pierre haussa les épaules .
- L'avenir 1 Si cela ne vous fait rien, ne prononcez
pas ce mot-là devant moi; il n'a pas plus de sens à
Illon esprit que le mot de lumière pour un aveugle;
l'avenir se limite au lendemain ... et encore!
- Allons donc 1 Vous n'avez pas le droiL de parler
de la sorLe 1 C'est une lâcheté 1
. - Peut-être. Je suis un lâche ... c'est possible, mais
Je n'y puis rien. La vie m'a brisé; je ne cherche plus
ù lutter. Je m'abandonne au courant qui m'entraîne ...
Il Quand je serai là-bas, à la Légion, d'autres penseront pour moi ... je n'aurai pas à réfléchir. Plus de
souci, plus d'inquiétude 1 La vic devient tellement
simple quand on n'a plus d'autre préoccupation que
Celle de mourir pl'opremenL, lorsque l'instant est
venu 1
Maud avaiL peine à refouler ses larmes.
- Si vous êtes impitoyable pour vous-môme, ne le
SOyez pas pour les autres ... Il y a des êtres qui s'intétessent ft vous ... j' n suis sCu'e 1
Un l'ire amer fut la réponse de Piene Donalicn.
- J voudmi bien les connaître, ceux qui s'intéressent à moi 1
u NI' vous ai-je pas dit cellL fois que j' ;tais s ul
dan. I l vi , Jugubl'cmenL cL alfreu~mnt
seuIl Ne le
savez-vous pas? Pourquoi revenir là-dessus! 11 y a
�78
J'AIME ... ET J'ACCUSE!
'
des hommes que l'amour arrête au bord du gouITre et
qu'une femme peut sauver d'eux-mêmes... Nicole,
peut-être, aurait pu réaliser ce miracle.
« Mais Nicole est morte, et aucune femme, jamais,
ne voudra faire ce qu'elle était prête à tenter ...
- En êtes-vous bien sûr?
Maud avait prononcé la phrase presque involontai-,
rement. Elle avait l'impression de ne plus s'appartenir,
d'être dirigée par une force obscure et toute-puissante,
qu'elle subissait en esclave, sans pouvoir lui imposer
la moindre résistance.
Pierre DonaLien fixaiL sur la jeune fille un regard
d'halluciné. On eiH dit qu'il la voyait pour la première fois.
Il scrutait fiévreusement l'exquis visage, interrogeait les grands yeux de velours sombre comme pour
leur arracher un secret dont la révélation subite le
remplissait à la fois do joio ot d'épouvante.
- Mon Diou! murmura-t-il d'une voix rauque. Ce
n'eBt pas possible! ... ce n'ost pas vrai 1
Maud fit « oui )1, plutôt du regard quo do la voix.'
Alors un frémissement parcourut le jeune homme.
11 s'inclina si bas qu'il paraissait agenouillé.
- l\1adomùisollo, je ... Co n'est pas possible 1 Vous
n'avez pas voulu dire que ...
- Que je vous aime . Oui, Pierro ... et quo je sllia
pI'Î'tc Il dovcnir voLr'c fpmme.
Elle lui touchait doucement l'épnulo, pour qu'il se
relovât.
Un grand calme était descendu en ello, sitôt qu'cHe
nvait prononc6 lOB paroles défini lives. EL c'est ave o
unc douceur gravo qu'clio poursuivit:
.
Il fauL ilion e/1 prendre voLre parLi, Piel'l'o 1 Our,
.
je vous uim , 10 gr'and moL osL dit...
« PpuL"iltre me jugel'oz-vous S "V r ment do J'avOil'
proJJOllcé. VOliS pOIIHcrpz sans dou~
qu 'il n'apparLiont
IJoinL à UlIO fomme de parlol' do la sorLo.
�J'AIME ... ET J'ACCUSE
1
79
« Beaucoup, du moins, le penseraient à votre place;
et moi-même, je le croyais encore il y a peu d'instants.
On m'aurait beaucoup étonnée naguère on me disant
qu'un jour viendrait où j'agirais de la sorte . Mais Dieu
qui lit dans nos cœurs et pénètre nos plus secrètes
pensées, Dieu me pardonnera, j'en suis certaine,
Car rien n'est plus pur que le sentiment auquel
j'obéis.
« Pierre, vous disiez que, seul, l'amour d'une femme
peut vous sauver et vous rendre il vous-même . Eh bien!
Cet amour-là, jevous l'olIre. Je vous l'olIre sincèrement,.
'loyalemenL.
« Je crois vous connaître ... eL mieux pout-être que
, Vous ne vous connaissez vous-même. Je sais tout ce
qu'il ya en vous de noblesse ot do morale. Je sais que
les circonsLances vous onL trahi et que, si vous avez
Commis des erreurs, nul en ce monde n'esL ill 'abri de
lu tentation et de la faute.
(( 11 faut être bien orgueilleux, bien sûr de soi,
pour condamnaI' los auLres sur les apparences ...
. «Enfin, tel que VOIlS êtes, Pierre ... je vous aime , et
le suis prêLe à dev nil' la compagne de votre vie 1
(( J'en demande pardon à Nicole ... mais je suis
sÜre qu' Ue me comprend et m'approuve ... N'ai-je
Pas ramassé 10 flambeau tomb6 de ses pauvros mains?
A mesure que Maud parlait, l'émoi de Pierre deve'l1ait pl us visible. Une pâlour teneuse se répandait
SUr sos traiLa .
. Quand ello eut fini, il demeura silencieux quolques
InsLants. SOR pnu pièrcfI bais81 Cf! diAsirnulaionL son
l'cgurd, que la joune fillo chorehait en vain.
C'HaiL l'un do cos instants solennols, où la vio
sornhlc RUHpcnduo.
Maud, au comble de l'agitation, ('ro~niL
onLondre les
hntÜlIllonLR do son C''fur. Elle éprouvnit une sensa·
tion d' nr:rvomonL et d'inquIl1 Lucll1 intol~rahüs
...
Comme 10 silonco so prolongeait l 0110 fiL un pas en
�80
J'AIME ... ET J'ACCUSE!
avant. Elle attendit de pouvoir nouer son regard à
celui de son interlocuteur. Puis:
- Pierre, murmura-t-elle d'une voix étranglée,
Pierre ... je vous ai posé une question. Est-il donc si
difficile de me répondre?
Il tressaillit, tel un homme qu'on réveille en sursaut
et, - le temps d'un éclair, - ses yeux se fixèrent
ardemment sur ceux de Maud, pour s'en détourner
presque aussiLôt.
- Mon Dieu 1 balbutia-t-il avec un accent de
détresso impossible à rendre, voilà bien la plus
'c ruelle épreuve qui m'était réservée !...
Maud eut un soubresaut, et ses lèvres s'entr'ouvrirenL. Mais Pierre Donatien la prévint:
- Non, non ... Laissez-moi parler, Maud ... Je n'ai
pas trop de touL mon courage pour le faire. Les mots
que je prononce en cet instanL ... Ah 1 j'ai l'impression
qu'ils m'arrachent la gorge. Je les dirai cependant,
car il le JauL ... Maud, en vous écoutant, tout à
l'heure, j'ai ressenti la plus forte émoLion de ma
vie ...
« Une femme telle l"J.ue vous a pu m'aimer! Est-cO
possible?
« Ah 1 tanL que je vivrai, je me rappellprai ce quO
vous venez de me dire. Co sera ma fierté ... cL mOIl
remords, car, Maud, il Catit que vous sachiez touLe la.
vériLé ... CeL amour que vous m 'o/l'rez avec une générosiLé sublime... ce présenL merveilleux qu vous
voulez me fairo ... eh bien 1 je n'ai pas le droiL do
l'accepLer : je n'en su is pas digne 1
Maud respira plus libremonL. Il lui semblait qu'un
poids écraRan L eû L été enlevé do sa poi Lri no.
Quoi 1 diL-clle en LrouvanL presquo la force do
sourire. Ce n' sL que ela 1 ri ne fauL pas pousser I~s
scrupules à l'exLrême. Je sais ... vous me l'avoz dIt
~ous-m
·me ... que vous avez cu quelques orreurs do
Jeunesse ..
�J'AIME ... ET J'ACCUSE!
81
u Mais le passé est mort. Seul, le présent compte ..•
et surtout l'avenir 1
Pierre Donatien secoua la tête douloureusement.
- Non, le passé n'est pas mort, hélas 1 Nos actes
nous suivent, et il ne dépend d'aucun de nous de
faire que ce qui fut n'ait pas été ... quand bien même
son bonheur et sa vie en dépendraient. ..
« Maud ... je suis un grand coupable! Ce qui me
sépare de vous, ce n'est pas mon passé ... c'est le présent. Je vous ai menti ... je n'ai pas cessé de vous
mentir, depuis quc je vous ai vue pour la première
fois ...
« Vous croyez sincèrement à mon innocence ... Eh
bien, vous avez Lort. Je suis un voleur ... un voleur. Le
coITre de la banque, c'est moi qui J'ai fracturé!
L'argent, c'est moi qui l'ai pris 1 Je ne mérite que
votre mépris et votre haine ...
- Taisez-vous 1 Taisez-vous 1
Le cri avait jailli des lèvres de Maud, comme le
sang s'élance d'une blessure fra1che.
Elle sou/Irait alTreusement. Le sol sc dérobait sous
ses pas, eL il lui sombait êLre le jouet de quel quo atroce
cauchemar.
« Je vais me réveiller!. .. je vais mo réveiller 1. .. Il
Songeait-elle en frissonnant.
Mais l'impression peraisLait, et la doul our mon Lait
en elle, l'envahissait, la dominant au point de lui
faire perdre la no Lion dos réalités.
- Taisez-vous 1. •. ré péta-t-elle dans un sanglot.
Vous ne voyez donc pas que "Vous allez me rendro
folle 1
Piene jeta sur ello un long regard où se reflétait
loute la douleur humaine. Un sanglot lui déchira la
PoÜrine.
Puis une sorto do réaction parut so fairo cnlui. A son
agitation succéda un calme plus poignant encoro. Il
accoua la \,Ôte 01, répéta, d'une voix sans Limbre :
6
�82
J'AIME ... E'f J'ACCUSE
1
- Je ne mériLe que votre mépris et votre haine,
Maud. Rien d'autre 1 Vous avez le droit ... vous avez
le devoir de vous détournor de moi, comme on se
détourne d'un paria ... d'un lépreux.
(( La seule grâce que jo souhaite de vous, ce n'est
pas le pardon, certes, c'est l'oubli 1
« Tâchez d'effacor do votre mémoire oelui que
'Vous avez cru aimer ... celui qui vous a menti sa nE'
excuse.
« Oubliez mon visage et jusqu'à mon nom ... Vous y
parviondrez plus faoilement que vous ne le pensez,
car vous êtes encore à l'âge où l'on peut regarder la
vie avec espoir et où les peines s'eITacent.
(( Ne pensez plus à moi... plus jamais ... même pour
me maudire ... EITacez ... eITacez tout ...
a Et maintenanL que vous savez il. quoi vous en
t.enir, parLez, partoz bien vito 1Ne me diLol! pl us rien ...
Allez-vous-en ... ViLo 1Vite 1Jo suis à bout de forces 1. ..
Maud voulut répondre, mais olle no le put. Les
larmes l'étouITaient.
Tremblant comme uno fleur fragile socouée par
1'0ra:;(', olle fit quelques pas on trébuchant, les mains
agrippant le vide, ainsi qu'une aveugle. Et, parvenue
fI la parLe, elle flO retourna.
A travers 1eR lal'llleS qui obscurcissaient mainlpnant
fies youx, ollc dj~cerna
III visage bouloversé de Pierre.
Un instant, lie attendit, dans l'espérance inavou éo,
folio, de qurlque impos. iblo prodige. Puifl sn der'
niôra PRprronce s'6toignit.
- Adieu, mon heau rôvo 1... mUl'lOura-t.clle, fil
has quo Pi~rc
np put J'entendre.
Et olle Bortil ...
�J'AIME ..• ET J'ACCUSE
1
83
CHAPITRE VI
L'ARDENT PLAIDOYER
Maud de Valsery se retrouva dans sa petite chambre,
sans savoir comment elle y était venue.
Elle se laissa tomber dans un fauteuil et chercha à
mettre un peu d'ordre dans ses idées.
Vainement ...
Une souffrance aiguë la tenaillait. Une souffrance
qui ne lui laissait pas une seconde de repos . Elle soufrrait dans toules ses fibres, dans Lous ses nerfs.
Oublierait-elle jamais l'affreuse sci3ne qui venait de
se dérouler dans la cellule de Pierre Donatien? Elle
n'osait le croire: la blessure qui venait de l'atteindre
t!tait de celles que le tempd même ne saurait guérir.
LI est de ces natures heureuses que les plus grand?
cho~
laissent indifférentes.
Les meurtrissures les plus graves n'y laissent guère
plus de traces que les cal'Uctèl'tJs tracés dnns 10 sable
par les enfants. Au premier souffle d'air, tout est
nivelé...
l'vIaud n'appclI'Ll'nait pas à ceLLe catégorie. Chez elle,
rien n'élaiL supel'ficiel jeUe était de colles qui prennent
la vie au sérieux et pour qui l'amour est une chose
gravo.
Son Wlur, clIo no J'avait pas donné ù Pierre dans
Un mouvoment irréfléchi, poussée pal' une ùe ces griseric!! que conllui!!sollt les ôLres superficiels et qui
n'on point de lendemain.
l'lou 1 Sa d{'cision, 0110 l'avait l'~e
en touLe eonnaissunce do enllsej elle J'nvo.it lentement roC!rie j o'est
UPI'0i! bien dos luttes, bien des combats intériours,
qu'elle A'Y éto.it arratéc.
EL maiuLoD i?
�84
J'AIME . .• ET J'ACCUSE
1
- Maintenant, coûte que coûte, elle remplirait son
devoir d'avocate. Son cœur était mort... mais sa
conscience veillait toujours et saurait la diriger.
Le jour du procès était arrivé ...
Les audiences de la Correctionnelle ne sont point
suivies - il s'en faut! - comme celle des Assises.
On n'y rencontre que fort peu de journalistes et
moins encore de belles curieuses, venues là pour
satisfaire une curiosité tant soit peu malsaine en suivant les phases d'un proc0s sensationnel.
Au Palais, comme sur la scène, il faut de grandes
vedettes pour attirer la foule. Un assassin est, à sa
mani:'re, aussi intéressant qu'un ténor ou qu'un boxeur
renommé.. . Tandis qu'un malheureux cambrioleur
n'intéresse personne .
Cependant, s'il y avait peu de curieux ce jour-là
dans les rangs du public, les avocats et les avocates
ét ien t venus en assez grand nombl'e pour assister au
procr\s do Pie no Donation.
C'ost qu'à défaut d'un accusé particuli \rement
attrayant, il y avait en perspective un duel mouvementé entre le minst
~ re
public ct la défonse. Et cela
suflisaÏL pour atLÎrer les professionnels.
Tandis que J 8 magistrats s'assoyaient, co n'est
point ù eux qu'allait la curiosité des assistants. Elle
sc parlageaÏL entrc les deux personnagcs qui assumeraiont l' un l'accusution, l'autre la d6fenso, et qui
apparaidsaient il tous Jos Y ux comme deux adversaircs, dont l'un
mais loquel? - t.riompheriüt de
l'autre avant Jo. Dn de l'audienco .
A vrai dire, la partie, ntro OUX, ne paro.issait pas
rgal . Maud do Valsory, mince ct fragilo dans 80. robe
noir' qui faisuiL l' .ssorLir duvo.nLage 'UCOl'O la pâleur
ùe 80n LcinL mat, no semblait poinL ÙO Laille ù (c Leni)'»
en race de son rcdouLable ant.agonisLe.
1
Celui ci, le subsLituL Villetard, - que l'on apcli~
�J'AIME ... ET J'ACCUSE
1
85
au Palais Ct le Sanglier», était, en erret, l'image même
de la force tranquille et sûre d'elle-même .
Avec son visage aux traits rudes, ses cheveux noirs
et drus, sa moustache en brosse, ses yeux perçants
qui étincelaient sous d'épais sourcils, le représentant
?u ministère public donnait l'impression d'un terrible
Jouteur. Et cette impression ne trompait point.
Défenseur ardent de la légalité, M. Villetard ne
connaissait ni indulgence, ni faiblesse. Pour lui, le
mot de « piLié » était vide de sens.
Fort honnête homme, et doué d'un réel talent oratoire, il padait invariablement de ce principe que
tout inculpé était un coupable. « On ne suspecte
jamais les innocents, » déclarait-il avec un hochement
de tête qui lui était habituel, et qui lui avait valu
son surnom, car à le voir ainsi, trapu, ramassé, les
sourcils en bataille et le regard de l'eu, on ne pouvait
s'empêcher de songer à un sanglier prêt à tenir tête à
la meuLe la plus féroce.
C'esL pourquoi les prévenus tremblaient devant lui.
Dans les milieux de la pr'gl'e, il y avait un adage qui
disait: « Quand le « Sanglier » requiert, on est certain
d'écoper le maximum! »
Aussi les incul pés les plus SÛ1'S de leur bon droit
Sen Laient-ils un frisson leur glacer l'échine quand le
subsLÏLuL Villolard so levait pour pl' noncer son réquisitoire.
Il avaiL une mani"re bien Il lui: pas cl' clats de
voix, pas d'e1rets de mancbes, pas de périodes redondanLes.
Tout au conL['(lÎro, une sobriété nette et incisive,
Une ironie acérée ommo un poignard, un art vraiment
diabolique de voir le point faible de la ùéfense eL d'y
porter le COllp falal...
Ses réquisitoires n'étaient jamais longs, mnis ils
n'n élaient que plus reùuutables. Et sOllvenL, quelques phrases, SI ches ot narQuoises comme dos BOU mets,
�86
J'AIM!:;" . ET J'ACCtJ5E 1
lui suffisaient pour jeter bas sans remède le système
de défense le plus soigneusement échafaudé .
C'est pourquoi les avocaLs, venus en grand nombre
à l'audience d'aujourd'hui, n'hésitaient pas à pronostiquer l'issue du procès.
- Je donne Ville tard à dix contre un! ricanait un
jeune stagiaire. Le duel est vraiment par trop inégal.
C'est celui du tigre et de l'agneau ... de l'aigle et de!
la colombe . .. Il ne fera qu'une bouchée de la pauvre
petite, c'est sûr!
- Le bâtonnier ne lui a pas rendu service en la
commettant d'office il la défense de ce pauvre diable!
déclarait un autre. Pour sa première aITaire, elle va
remporter une tape magistrale.. . et ça influera sur
toute sa earrière.
« C'est dommage, d'ailleurs, car elle est gentille ...
Bah J il lui restera la ressource de se marier eL do
renoncer au harreau. Quand on est jolie comme cette
jeune Valsery, on n'a jamais de peine fi dénicher
un 6poux bien renié . .. Ça fera une avocato de moins ...
mais il en restera toujours assez!
1c de Toury-Melcourt, qui avait tenu il. assister
aux débuts de sa jeune secrétaire, écoulait sans mot
dire ces propos pessimistes, et il ne pouvait se déCendre
d'une certaine inquiétude.
Quello que fnt Rn confiance dan!llo talent do Maud,
Iorco lui était bien do reconnattre que la parLie se
pr
~ Bentai
mal pour la jouno fille.
L'adverllniro qu'elle avait C'n facC' d'elle Mait trop
redou table ri la cnuso qu'elle plaidaiL n'é! aiL point
def! meilleures ... JI s'on fatiaiL do beaucou p!
« ,lo regrctlo mon intervention aupr,}s du bâtonnior, »
songeait l'excellnt hommo en fourbi8sant machinaJomcnL ses IUllrLleH.
a Los oiflcaux <1n mauvaiso augure (JnL l'aison.
El l'il'Il n'csL plus dnngercu ' qu'un mnuvaig
débuLl ... Il
�J~ AIME ... ET J'ACCUSE
l
87
L'interrogatoire de Pierre Donatien confirma les
pronostics léS plus défavorables.
Le regard vague, la bouohe amère, l'inculpé s'enfer·
mait dans un silence indifférent et ne répondait que
par monosyllabes aux questions du Président.
On aurait dit, en vérité, que ce n'était pas lui, mais
un autre dont le sort était en cause, et qu'il se désin·
téressaH complèLement de l'aJTaire.
L'audiLion des témoins ne lui fut guère avantageuse.
« Tant que tu seras heureux, a dit le poète latin!
Lu compteras beaucoup d'amis. Viennent les mauvais
jours, et te voilà seull D
Ce distique d'Ovide correspond, dans beaucoup dei
eus, à la vérité. Pierre Donatien, inculpé de vol, deve ..
nait un personnagl' peu recommandable, dont nul ne'
se souciait de se déclarer l'ami.
Ses collègues de la banque Maubray le chargèrent
ù qui mieux mieux: Pierre était joueur; il dépensait!
sans compter; la veille même du jour où le vol avi~
eu lieu, il avaiL avoué des pertes d'argent. Tout cela
no 10 désignait-il pas commo le coupable?
Et puitl, il y avait encore coLLe histoire de billot de.
millo francs, trouvé dans l'un dos tiroirs de Donatie~
entre les f uillets d'un livre do comptabilité.
Co déLail, à lui seul, suffisait le convaincro d'être
l'auteur du larcin ...
Aussi, quand 10 subsLiLut ViII Lard prit la parole,
tout 10 mondo dans la salle,
et Mo Toury-Melcourt
lui-même, - éLait convaincu do la condamnation.
La substitut Remblait Lellement sftr do lu vicLoire
qu'il en devenait prcBquo débonnaire.
Un soul'iro Sil dessinait SOllS Ill. bl'OSSO rudo de sa
moustache, cL l'~caL
do BCS pelit!> yeux s'a.doucissait
au point de lui ùonner uno pllyaionomio nouvelle.
Mais coux qui le connaissaienL bien snv ion~
que le
qu lorli'
« Sanglier li n'élait jum il! plu::! dangol'ou
qu'il paraissait abandonner s dureté coulumi"re.
�88
J'AIME ..• ET J'ACCUSE
1
- Messieurs, avait-il commencé en jetant sur Pierre
Donatien un regard dédaigneux, si jamais réquisitoire
fut aisé, c'est bien celui-ci, et ma tâche est tellement
facile qu'en vérité je suis presque gêné d'avoir à
prendre la parole contre un si aimable représentant
de la défense ...
Ces mots, qui contenaient une ironie à peine déguisée à l'adresse de Maud, furent soulignés de rires discreLs. Mais déjà le substitut reprenaiL d'un ton incisif:
- Si jamais les éléments qui permettent aux juges
de rendre en toute sérénité un verdict de condamnation ... si jamais ces éléments se sonL rencontrés, c'est
encore à coup sûr dans ceLte affaire.
« Je ne reviendrai pas sur l'accusation en elle-même.
Les témoignages que vous venez d'entendre établissent, de la façon la plus formelle, la culpabilité de
Pierre Donatien. Et son aLtit,ude équivaut à un aveu.
« Mais ce n'esL pas touL! Le passé de l'inculpé nou~
répond de son présen t.
« Qui voyez-vous, en elIeL, au banc des accusés, messieurs? Un hommc qui, jeunc encore, a déjà commis
des erreurs ... que dis-je: des folies!
« Un cerveau brûlé, qui ne compLe plus les coups
d'éclat ct los coups de tête ... Un individu, en un mot,
aUflue] il ne mallquait jusqu'alors que l'occasion pour
devenir ce qu'il était déjà virtuellement: un voleur,
un de ces êtres contro lesquels Ja Société a le droi t et
le devoir de AC gal'der soigneusement, et que vous
dcvrz châtier avoc d'autant plus de rudesse qu'il
réunit sur lui toutes les il'constances qui peuvent
aggraver un d,;lit ct Je renùro plus impardonnable ...
« Qui, n el1'et, avez-vous à juger, In Ilsicurs? Un
pauvre liahle? Un de cel! malheul' ux qui onL connu
d.!s leur nfance lOi:! pires fl'équentaLions, ot dont les
fUll los pouvont trQUv r, jr nt' dirai pas un
xcust',
J. oi 1 U lu rigueur uno explination:
«ll ulJomont, messie ur.; 1 L'homme que voici appar-
�J'AlItE ... ET J'ACCUSE!
89
tient à une classe privilégié, et c'est pourquoi vous
devez le juger avec une sévérité plus grande. Son père
était magistrat comme vous. C'est-à-dire que Pierre
Donatien a eu sous les yeux, depuis sa plus tendre
enfance, l'exemple du devoir. Cet exemple, il ne l'a
pas suivi ... Il l'a rejeté volontairement. Il l'a renié.
C'est un traître ... J'ai dit le mot et je le maintiens!
u Croyez-vous que le fils d'un général qui passerait
à l'ennemi ne serait pas cent [ois plus coupable qu'un
homme de troupe quelconque, fils de paysan ou
d'ouvrier?
(( Eh bien! Pierre Donatien a commis un crime analogue. Il a déserté l'armée des honnetes gens pour
grossir celle du crime. Et, en cela, il a sali tout un
passé d'honneur: celui du digne et honnête magistrat
que [ut son Pl re ct devant la mémoire de qui je
m'incline trôs bas.
« Voilà, messieurs, qui est impardonnable! Et vous
Vous devez à vous-même d'appliquer la loi dans toute
sa rigueur à celui d01lt l'acte ignoble couvre de boue
la robe que vous portez 1
Et le subslitut se raflsit. Son réfIuisitoire n'avait
pas durü plus de cinq minutes, mai li l'efl'et en tHait
foudroyant.
11 n'avait même pas cru nécesRaire de perdre son
Lemps à rappeler les faits de la causc, ainsi qu'on ne
manque poinl de le faire aux Assilles.
Ceux-ci n'étaient, ils pus RuOisumIDent claira, ne
parlaient-ils paH d'eux-mêmeH?
Et l'argumenl qui consistait :\ opposer à Pierre
l'exemple de son p"'l'e, à l'accabler sous le souvenir de
colui-ci, de\'ail influcr purtieulièren eut sur des magistrats.
Chacun de crux qui siégeuient il l'audience dcyait
('anvenir, en son fol' intéril'ur, qur. le substitut avait
J'nisoIt : ROUS peine dl' sc ront!I'c coupable d'un drni do
justice . il o.vo.it le devoir d'être iOlpiLoyo.ble envers
�90
J'AIME... ET J'ACCUSE
1
un fils de magistrat tombé au rang des malfaIteurs ...
Durant ce bref, mais impitoyable réquisitoire,
Pierre Donatien était demeuré dans le même état
d'insensibilité apparente dont il donnait le spectacle
depuis le début de l'audience.
On eOt diL un mort vivant : son corps seul était
là. Sa pensée... où était-elle? Nul n'aurait pu le
savoir.
La seule chose qu'eût remarqu6e un spectateur particulierement psychologue, s'il s'en fOt trouvé un dans
la salle, était que Pierre ne tournait jnmais ses regards
du côté de son avocate.
Lorsque le Président l'interrogeait, il levait RUl'
celui-ci des prunelles Meintes. Puis ses paupiGrcs
retombaient, et rien ne pouvait l'arracher à cette apathie singulière qui, pour la plupart de!! assistantil,
constituait un aveu lormel.
Sans doute, il avait protesté de son innocence, mais
avoo une telle mollesse qu'il eût mieux: valu pour lui
ne rien dire.
Les trmoignages hostiles de ses camnl'adei:l de ln
banque ne l'avaient point ému. Il s'était borné il
hausser les tipaulo!! en les écoutant.
Le réquisitoire du f\Ubstitut Villolard n'avait donc
pas semblé le trouhler davanlage. I~t c'est tout justo
ai un tl'c88uill mont l'avait secoué, au moment de
l'allusion faite Ù Bon pôr ...
1\Iais, si l'icrl'e Donatien paraissait si invrnisemblabl!'ment calme, laud, en revunche, n'Hait qU'UDO
vibration.
Un émoi indescriptible agitait la jeuoe fille. CI'I'[ ,
elle avuiL les mcillnurcs, l('s plu!! IÎres n,isnns ùe
croire son client cou JIn hIe, Jluisque l 'jcne lui avuit
uv()ué que 10 voleur, c'éLait lui.
~lIÏ,
devant coLLe l\(sLiIt~
général!', deval1~
ceS
t6muill8, ces camaroùes tic lu voille qui s'l\charnuicnL
sur un IDalheuroux à Lerrs, Muud Bc)ltoiL bOUlUonncr
�J'ABrE ... ET J'ACCUSE
1
91
et se révolter tout cc qu'il y avait de généreux et de
pitoyable dans Bon cœur de femme .
Elle n'aimait plus Pierre ... ou du moins elle s'était
juré de tenter l'impossible pour se guérir de cet inadmissible amour. Elle avait cru y réussir ... Mais voici
que, devant ce déchainement dos forces ennemies, une
immense ct tendre compassion la resai
~ ait,
l'entrainait à nouveau vers celui qui n'espérait plus qu'en
elle pour son salut.
Quand clle avait vu J'accahlement de Pierre Donatien, 50n visage creu é et pâli, elle avait ressenti un
choc douloureux . Si cet homme élait coupable (et elle
ne pouvait, hélas 1 dout~r
qu'il le fCtt), il était en train
d'expier oruellement la faute commise dans un instant
do folio.
Co que les autres prenaient pour l'indilTérence d'un
coupable résigné d'avance au châtiment, Maud, plus
olail'voyante, y voyait le désesp"ü' d'une âme à l'agoxlÎe qui, par uno supr0me pudeur, se refusait à livrer
en Bounrancc aux vellX do la foule.
OucHe était la è,lU e profonde de cette soufTrance ~
laud n'osait pas Re le demander . l~Ie
reculait devant
Certaines qUf'stions, oommo on s'oloigno d'un goulTre
dont lef! profonuours béantos vous attirent et vous
.pouvanlent il ln fois.
Pierre l'avait-il niméo? L'aimait-il oneore? No dovaitelle pas ,"oir, dans l'avcu sponLan du jf'une homme,
10 ori même do Ron amour?
Maud s'alTor aiL d\!cnrlor do Ron oRprit ocs ponséos,
qui npportnif'nl Inl'C ('JlI'S lInc sorte dl' verlige.
Oue PirJ'ro l'airnllL ou non, crue lion aveu eû.t été
dicté pUI' le del'flil'r scrupule d'un 011'0 qui se refllllO Ù
CIlLmlurr la femme qu'il cld'ril dans le goufTre d'iudignit(\ morale olt il (lst lomb6 lui-même, ollo ne le
HQvait ]IfiS, clic ne IIO/tlait pas le sa('oir ...
En cHol, Jo lon'in dn l'ierre, cc larcin donl il s'(\lnÎL
reconnu cou pablo, ln séparait de lui à jamais.
�92
J'AIME .•. ET J'ACCUSE!
Quoi qu'il pût arriver, elle n'oublierait plus que
l'homme auquel elle eût, quelque temps plus tôt, si
joyeusement uni sa destinée était un être souillé
d'une tache indélébile ... un voleur.
A l'idée qu'il pourrait être associé à son souvenir,
Maud sentait son bonnêteté fonci üre se révolter. Elle
aurait mieux aimé mourir que d'être la femme de
celui qui s'était emparé du bien d'autrui.
Mais si - de touLes ses forces - elle se refus1lit à
l'aimer, pouvait-elle se désintéresser de lui ? L'auraitelle voulu que la chose lui eût été impossible.
Elle se remémorait les paroles que son grand ami,
Me Toury-Melcourt, avait un jour prononcées devant
elle : « Épargner, consoler, pardonner, Loute la science
de la vie est là 1 ))
Ces trois motslui avaientdicLé son devoir. Elle défendrait Pierre, même coupable 1 Car elle espérait fermement que Lout sentiment d'honnêteté ne se trouvait
pas éteinL en lui.
Son aveu, d'ailleurs, Je prouvait. Elle ferait l'impossible pour obtenir un acquittement. Et puis, le jugem nt rendu, elle no revorrait plus Pierre - jamaisl
Ello tâcherait de redevenir la femme qu'elle n'aurait
jamais dû eessor d'êtro , celle qui avait pour seulo passion l'amour des malheureux, pour seul but leUI' soulagement, pour Beul plaisir le Lravail...
C pondant, ([uellos que fussent ses espérances
d'emporter un jugement favorable, Maud, d 's le déb uL
d l'audience, avait pu se rendre compte que los choses
allaient lort mal pour son client.
C'était la premi ' 1'0 Cois qu'elle plaidait; mais, bien
souvent, elle avait o.asist , en specLaLl'lce, aux d 'bata
de la COl'1'ecLionnolle.
ElIe ompl'enniL que, ce jour-là, une atmophr~
hostile pesait sur le prévenu. La conviction des magistrais sf'mhlait faito des lOB pl' mier!! témoignagos, ct
1 réquisiLoil'e du substiLuL, hrutal cL ramassé commo
�J'AIME .•• ET J'ACCUSE!
93
un coup de poing, achevait de les confirmer dans
l'impression que Pierre méritait un exemplaire châtiment.
Il y avait bien là de quoi effrayer une jeune avocate, prenant pour la première fois la parole au prétoire.
Mais la vaillance morale ne se mesure pas aux
forces physiques. Maud cachait, dans un corps svelte
et gracieux, une âme indomptable, que les difficultés
sLimulaient au lieu de l'abattre.
Aussi, quand le Président lui eut donné la parole,
la jeune fiUe se sentit prête à la bataille. Mentalement,
elle balbutia une courte prière : « Mon Dieu 1 FaiLes
que je le sauve!. .. »
Puis, le cœur battant, mais l'esprit lucide et clair,
ello commença d'une voix qui, à peine distincte au
début, s'affermissait peu à peu:
- Messieurs du Tribunal... tout à l'heure, en
eommençanL son impitoyable réquisitoire, monsieur
le substitut vous déclarait que, si jamais les éléments
qui permettent aux juges de rendre leur verdict en
touLe sécuriLé se sonL rencontrés dans une affaire,
c'était bien dans celle que vous ôtes appelés à juger
aujourd'hui ...
« Eh hion 1 c'est touL à fait mon avis! Oui, messieurs,
vos pouvez juger sans hésiLation, mais voLre réponse
110 sera point, celle qu'aLLend monsieur le subsLitut.
« Vous ne condamnerez pas Pierre DonaLi n ...
Vous l'acquiLLerez, car vous no pouvez, en vériLé, faire
auLl'cmenL ...
« Que dit, 11 clreL, la loi, dont nous sommos Lous,
Ù dos degl'6s divers, lOB serviLoul'B fidèlos et rcspectu ux?
« Ime diL quo « llUl ne p uL-êLro condamné sans
IH'cuves ... )J. 01', cl pI'cuve r6ello, il n'yon a pns ...
Il Buno 1 EL je défie qui que ce soiL d'6Lahlir le
ConLl'aire.,.
�94
J'AIME ... ET J'ACCUSE!
(!
Des présomptions, certes! J'irai plus loin: ces
point de celles qu'un esprit
présomptions ne son~
pris; elles méritent
scupuleux peut négliger de par~i
un sérieux examen ... mais à cet examen-là, elles ne
sauraient résister!
« Elles s'eITritent et tombent en poussière dès le
premier contact avec les faits ...
Alors, brièvement, mais en traits saisissants, la
reprit l'historique de l'aITaire . Avec
jeune avoc~e
une habileté consommée, elle sut opposer les témoignages les uns aux autres, puis mettre en lumière
tout ce qui pouvait innocenter son client en développant, les arguments que ce dernier lui avait fournis .
Sans doute, Pierre Donatien n'avait pas un passé
absolument irréprochable. Il avait commis des
orreurs. Mais était-ce ce passé que le tribunal avait
à juger? Non 1 On lui demandait de se prononcer sur
un point précis: Pierre avait-il volé dix mille francs
oanlJ le coffre de son patron? Sur cc point, rien de
convaincant. Dea alTirmuLions, dos accUl:!ations, mais
aucune preuve ...
Avant tout, il !l'agissait do pénétrOl' leB mobiles qui,
logiquement, auraient pu pousser l'inculpéà commetlro
un tel acLe.
Et si l'on s'en donnait ln peine, on anivuit à cette
conclusion qu'un homme inLclligent n'allait pas ptt
'ommeLtro un acLe aussi stupide, un acto qui ('tait CIl
cOIl.LI'udicLion fonnello avec Lou t cc q llO l'on s aiiùe lui.
En onet (M. MaulmlY 1 )0 directeui' do
hanque,
j'avait reconnu lui-même), Pi l'['C Donalien était l'nn
de BOB meillours eollnborat!'urs, l'un de el'U, on qui
il avait cu, jusqu'au jouI' fatal, la plud grande confiance.
Sous-chof d'un service imporLflnt, il allait être dans
lIll avonir Lout procho appelé J. prondro la direction
de co scrvie .
1.0 plus bol avenir 'ouvrait devant lui ... Toutes lOil
c P ''l'ances lui élaient permises ...
�JOAIME ... ET J'ACCUSE
1
95
Et c'est à ce moment-là qu'il aurait délibérément
renoncé à tous ces avantages, brisé de gaîté de cœur
sa carrière?
Vraiment, pour croire cela, il fallait être bien
aveugle ... ou bien peu avisé!
. Il Y avait la fameuse histoire des pertes de jeu. Oui,
Pierre, au moment où le vol s'étÎlit acoompli, venait
de perdre de l'argent dans un tripot. Mais ceci ne
suffisait point à expliquer cela.
Cette perto, pour pénible qu'elle ffit, n'avait rien de
tragique pour le jeune homme. Elle n'engageait que
Bon présent. Il en était quitte pour attendre paisiblement des jOUl'S meilleurs. Il n'avait point contracté
de dettes qui eussent obéré son avenir.
Sa situation à la banque ne Be trouvait point
atteiQ.Le. Pourquoi, encore une fois, aurait-il pris oet
argent? Pour le risquer Bur le tapis vert? Hypothèse
absuI'do et que rien ne venait justifier. Étant donné le
pORte qu'il occupait et les chances d'avancement qu'on
lui connaissait, Pierre n'aurait pas eu de peine il
emprunter cetLe somme.
Il ne manque point de prôLeurs tout disposés à
obliger crux qu'ils savent solvables. Et il est moins
dangereux, à coup sûr, de contracter un emprunt,
môme à gros intérêts, que de fracturer un coITrelort ...
On reproohait, d'autre part, à Pierre de ne pouvoir
fournir un alibi ...
- Ah 1 messieurs 1 fit Maud avec malice. Prenez
garc1( 1 Condamner un homme Bur cette Boulo charge
serait oréer un pr'écéuent torriblement dangereux .. ,
Permettez-moi d'oublier pour un instant le respect
quo je VOIlS }lOI'Le ct la hau Le siLuaLion ùont vous êtos
inveslis. Suppose", qUf' des soupçons pôsent sur l'un
de VOUI:! cL que l'on vous demande de justiller, dans
lBS plus mcnus détails, l'cm ploi de telle ou tellc de
'Vo/; Boirées ? Le pourriez-vous ~
�96
J'AIME ... ET J'ACCUSE
1
cc ~tes-vou
bien sûrs qu'il vous serait pospible d'apor~
ter, à l'appui de vos dires, même le plus faible indice?
Une hilarité vite réprimée accueillit cette boutade.
Le Président lui-même avait souri.
A mesure que Maud parlait, elle gagnait du terrain.
Au début, personne ne pensait qu'elle pût l'emporter
sur son redoutable adversaire. Peu à peu, on changeait
d'avis.
Décidément, cette petite stagiaire possédait un
talent remarquable. Elle venait de réussir ce tour de
force d'intéresser un auditoire professionnellement
blasé et de détruire, en partie, Perret du réquisitoire
prononcé par le substitut.
A présent, on tenait la cote égale entre eux. Les
chances d'acquittement semblaient atteindre celles de
la condamnation.
Mais, soudain, Maud changea de ton. Jusque-là elle
avait plaidé uniquement SUl' des faits, avec un
raisonnement sené et une faculté de dialectique
qu'aurait pu lui envier plus d'un vieux jurisconsulte
blanchi SOUI:! la toque.
Brusquement, elle passa ù un autre ordre d'idées.
Sans rechercher l'eIret, mais avec une éloquence
sobre et sincère, dont chaque mot portait parce qu'il
'Venait tout dl'oit du cœur, ~laud
évoqua l'enfance do
l)iorre Donalion, sa tendl'('sso refoulée, l'incompréhcnIlion douloureuse CJ.ui, dUl'ant des années, les avaient
lIépal'és, son père ,t lui.
Elle dépeignit le jeuno homme toI qu'il était :
impulsif, nerveux, capable de 50 trompor ct de faillir,
maie foncièrement bon et génOroux.
EH en arriva à l'épisode de e8e fiançailles aveC
Nicole, fiançailles brusquement rompues sur les
supplications instantes d'uu p re éploré.
EU montra Pierre abonde nnant sa situation ct
ncccplantd paRser, aux ycuxde cellequ'ilava.it,aimée,
Jlour un mis rable Wehe.
�;J'AIME ... ET J'ACCUSE
1
97
Et tout cela afin de la sauver!
L'homme qui avait eu cette conduite ne méritait
pas d'être pris pour un voleur vulgaire et condamné
comme tel .. .
Dans un grand élan de tout son être, Maud
conclut:
- Messieurs, ce n'est pas à votre pitié que je fais
appel, c'est à votre justice. La pitié est parfois une
faibl esse . La justice est un devoir.
Cl Tous, nous serons jugés un jour, car, tôt ou tard,
nous devons comparaître devant le tribunal suprême
de Celui qui a le droit de nous demander compte de
toutes nos aotions ...
« Ce devoir de justice, je vous demande, je vous
supplie de l'accomplir aujourd'hui, en rendant
l'honneur et la liberté à un homme qui a souffert et
qui a cruellement payé les quelques erreurs de jeunesse
qu'il a pu commettre ...
« En l'acquiLtant, vous opposerez à l'obstination
~échante
du sort, qui l'a si longtemps poursuivi, la
Justice des hommes, loyale et sincère dans sa recherche
de la vérité ...
Et Maud, épuisée par l'effort qu'elle venait de
fournir, se rassit, tandis qu'après un court silence des
applaudissement éclataient çà ot là.
Les magistrats se consultèrent rapidement. Leur
~oI1que
no fut pas Jong.
Cinq minut s ne s'étaient pas écou l cs que le
Président prenait Ja parole et déclarait le pr6v nu
acquiLté des faits de Jo. cause ...
- Acquitté 1 (irent plusieurs voix dans le prétoir .
Pierre, eITondré, la tête entre ses mains, sanglolait.
Quand il entendit j'arrêt qni 10 rondait à la vie, il
so 1 va n 1,r huchant ct chercha dos yeux celle à
l'éloquence de qui il devait son Ra lut.
Mais il ne Jo. vit pas. Maud, à peino l'arrêt, rendu,
7
�98
J'AIME .•• ET J'ACCUSE
1
s'était glissée parmi la foule qui s'ouvrait respectueusement sur son passage.
Elle était partie ... au plutôt elle avait fui, comme
si elle eût craint de se trouver face avec celui qu'elle
venait de sauver, mais qu'elle n'avait pas, qu'elle
n'aurais jamais le droit d'aimer ...
CHAPITRE VII
UNE bÉCOUVERTE
Le lendemain, la matinée s'avança sans que Maud
sonnât pour demander son petit déjeuner.
Vers dix heures, la propriétaire de Jo. pensIon
de famille monta elle-même et frappa à la porto
de la jeune fille.
Pas de réponse ...
Fort heureusement, la porte n'était pas fermée à
clé de l'intérieur. La propriétaire entra et trouva
Mlle do Valsery étendue dans son lit, les tompes
brûlantes de fièvre, on proie au délire.
Elle appela précipitamment un médecin. « Conges·
tian cérébrale 1 )) diagnostiqua ce dorniel'. EL il préconisa 10 transport d la malade clans un hôpiLal.
Fort heureusom nL, M. Toury-Molcourt arrivaiL sur
ceB entrefo.itos, afin de voir t do f licitor sa 5 cr(>taire, qu'il n'avait pu rejoindro à l'is~Ue
de l'audience.
On 10 mit au cournnt des événoments ct, Lout
tlussiLôt, il téléphon à l'un do ses amis, médecin
r('put6 qui dirigeait une clinifJ.uo dans 10 XV] 0
arr ndissoment.
Une demih uro plus tard, uno voiture d'ambulance
arrivait boulevard Saint-Michol.
On transporta Maud, qui n'avait pas repris
connaissance.
Durantdix jours, olle demeura entraia vie ct la mort.
�i' AIME .••
ET J'ACCUSE
1
99
Enfin sa robuste jeunesse triompha, et le médecin
qui la soigna~
déclara que tout danger était écarté.
Mais bien des jours s'écoulèrent encore, avant que
brillât l'aube de la guérison.
Si les forces mauvaises étaient vaincues, les progrès
de la convalescence demeuraient fort lents.
Quand la jeune fine fut en état de sortir, le
médecin qui la soignait recommanda un changement
d'air.
, Dopuis 10 premier jour, Michèle et Jean Courtieux,
la plus jeune sœur de Maud et son mari, avaient
quitté leur beau domaine du Poitou pour venir la
soigner avec le plus tendre dévouement. Ils insistèrent
pour qu'ene les accompagnât chez eux et qu'elle y
passât tou~
le temps que dureraiL son rétablissement.
Maud accepta sans se faire prier. Le séjour à Paris
lui était devenu odieux. Là, tout lui rappelait
Pierre Donatien ... l'homme auquel elle s'efIorçait en
vain de ne plus penser.
Quelquos jours après son acquittement, Pierro avait
envoyé à son avocate une splendido gerbe de roses.
Mais aucune lettre n'éLait jointe au bouquet, simplement une carte, avec ees deux mots : Merci ... et
pardon 1
Depuis, plus de nouvelles ... Lorsque Maud fut en
état de soutonir uno conversation, SR sœur lui parla
des fleurs et do la carte. Maud n'osa lui faire connaître
son socret. La plaie était encore trop douloureuse,
trop mal cioatriséo pour qu'une main, si délicate
fOt-elle, pût y Loucher sans provoque!' un surcroît
de soufTraDces.
Dalls la ferme modèle ditigéo par Jean Courtieux,
Maud trouva l'accueil le plus tendre, le plus chaleul'ou .. Des soins délicats l'entourèrent. Et, peu à peu,
olle renaquit à la vie.
Mais une grande tristesse demeurait en ello, et
aussi une grando lassitude, - celle qui suit les gra 0
�100
J'AIME ... ET J'ACCUSE!
désastres de l'âme et laisse en nous comme une peur
irraisonnée de vivre ...
C'est en vain que Michèle et Jean redoublaient de
soins et d'attentions, dans l'espoir de voir un sourire
refleurir sur les lèvres de leur chère convalescente.
C'est en vain que l'oncle Virgile le Frétay, - quiavait été le tuteur de Michèle, - tâchait d'égayer
la jeune fille avec ses histoires de chasse (qui,
d'ailleurs, n'amusaient que lui seul, ainsi que la
plupart des histoires de ce genre) . Maud demeurait
morne, et rien ne pouvait l'arracher à son incurable
mélancolie.
Cependant, si le cœur de la jeune fille paraissait
toujours gravement atteint, sa santé physique se
rétablissait lentement, mais sûrement. La jeunesse
triomphait, malgré tout.
Au bout de quelques semaines de séjour, Maud
avait recouvré une apparence normale. Elle sortait
avec sa sœur et son beau-frère, faisaiL de longues
promenades à pied ou en auto, visitait les pauvres
gens du voisinage, ou encore accompagnait l'oncle
Virgile dans li'nspection de ses terres.
Mais elle accomplissaiL tous ces gestes avec une
sorLe d'inùifférence ; son corps seul était là ... son âme
demeurait trè loin, dans le pays des chimères eL des
illusions morLes à jamais.
A maintos reprises, J\J ichèle avait Lé sur le point
d'interroger sa sœur. Mais elle no pouvait s'y résoudre,
tan t cl le lisait do tristesse dans los yeux do celle-ci,
dès qu'il lui al'l'ivait de fuire la moindre aUusi n aux
causos de sa maladie. 13ientôt, elle yrcnonço., persuadée
quo 1 secret de Maud, quel qu'il fût, ne pouvo.it rien
avoir ùe déshonoranL.
Le tem ps coulait; les jours sc suc édaient dans
J ur douce monotonie ... 1aud rocevait pou do nouv 1I 0s
do Paris. Enfin, un beau mo.tin, arriva une lettro
do Mo Toury-MelcourL. Le grand o.vopnL s'inquiô·
�1'.\liUE ... ET J'ACCUSE!
101
tait du silence prolongé de sa jeune secrétaire.
« •• • Si (Jous êtes guérie, comme je le désire de lo~a
mon
cœur, - écri(Jait-il, - re(Jenez, ma chère enfant! Re(Jenez
bien (Jite auprès de (Jotre (Jieil ami, qui se débat alL
milieu des dossiers et à qui (Jotre présence et (lotre
collaboration n'ont jamais été plus nécessaires ...
« Re(Jenez le plns tôt que (Jous pourrez. Vous pensez
bien que je ne (Jous ai pas remplacée ... plLÏsque (Jous êtes
« irremplaçable» 1 Je (Jous attends a(Jec impatience, et
je suis, hélas 1 à un âge où l'on n'a plus beaucoup de
temps de(Jant soi pour attendre ce que l'on souhaite ... II
Si Maud n'avait écouté que ses désirs secrets, elle
serait demeurée auprès de sa sœur. La perspective de
regagner Paris et de retrouver l'atmosphère du
Palais ne lui souriait guère ...
Mais elle gardait à M. Toury-Melcourt trop de
reconnaissance pour qu'il lui fût possible d'hétliter.
Le jour même, elle répondit au célèbre avocat en lui
annonçant son retour, et, le lendemain, sa sœur et son
beau-frère la reconduisaient à la gare .
Quand Maud arriva à Paris, la nuit était proche;
le soir indulgent s'attardait sur la ville. itôt qu'elle
mit le pied hors de la gare, la jeune fllle fut assaillie
par une bourrée de ce printemps parisien, si émouvant
pour Lous ceux qui ont vécu dans la grande cÜé.
Cela sonlait la poussière ct les lilas. Maud aspira cet
arome avidement. Une grande émoLion lui venait
et, en mêm temps, une gl'ande mélancolie.
Brusquement, elle comprenait que eLLo guérison
dont elle était si fiè>re n'avait oxi,Lé que dans son
imagination. Le voile Londu devant ses yeux so
déchirait. En reprenant conlact avec Paris, Maud
retr ouvait 1 s angoisses, les pr{'occ upal ions qu'elle y
avait laitlsées. Et le nom de Più1're monLa de son cœur
fi. SOB 1'vres ...
Mais elle avait l'âme trop haute pour ne point
l'rugir ...
�102
J'AIME ..• ET J~ ACCUSE!
Pierre était indigne d'elle; elle ne pouvait songer
à l'épouser ... Dans ces conditions, il fallait bien qu'elle
arrivât à l'oublier; et, si même elle n'y parvenait
point, elle saurait faire en sorte que nul ne soupçonnât
jamais le secret de son cœur. S'il fallait encore
soufTrir, elle souITrirait, voilà tout 1 Il est certains
devoirs avec lesquels on ne transige pas ...
Me Toury-Melcourt accueillit sa jeune secrétaire
avec une cordialité paternelle. Il lui confirma que
l'afTaire Donatien avait fait quelque bruit au Palais ct
que, pour sa première plaidoirie, elle avait réalisé un
coup de maitre. Nul doute que, si elle voulait s'en
donner la peine, elle ne parvînt rapidement à une
brillante sit,uation.
Maud écouta ces pronostics avec indiITérence. Quelques mois auparavant, ils l'eussent, comblée de joie.
A présent, elle n'en ressentait pas plus d'émotion que
s'il se fût agi d'une autre personne. Sa carrière ... son
avenir ... ces mots lui semblaient vides de sens.
Pourtant, elle ne laissa rien voir de ces sentiments.
EUo remorcia le grand avocat avec eITusion et se
déclara prôte à reprendre le t,ravail dès le lendemain.
Au cours des semaines qui suivirent, Maud de
Valsery se jeta dans le labeur il corps perdu.
Sans parler deR dossiers qu'eUe étudiait et prépnrait
pour son a patron )), elle plaidait ft présent pOUl' son
propre compte. Car Mc Toury-Melcou rt avait dit vrai:
la victoire rempo~é
par Maud, dans l'aITaire Donatien,
avait mis en lumière le nom uo la joune vocaLe.
Successivement, olle plaida au Civil une aITaire
asBr~
importante de détournemont do 81lCCeSHion, et
ollo défendit aux Assi8es uno femme qui, hl'ulalis{",
torlul'pe par son mari, t menacée par lui ne mort,
s' 'lai t dl'fend 110 en lil'unt 8111' 1ui un coup dc revolver.
Ces deux procès furent drux succètl pour la jeune
. vocalr, flui, dujournn Icndemain,ncquitunemaniLrc
de célébJ'üé. Si elle avait été ambitiouse. il n'en aurait
�J'AIME .. . ET J'ACCUSE!
103
pas fallu davantage pour la combler de joie et d'orgueil.
Mais l'ambition ne la possédait point. Entre la femme.
qu'elle était avant de connaître Pierre Donatien
et la femme qu'elle était devenue, il y avait un
abîme ...
Trois mois s'écoulèrent. L'époque des vacances
approchait, et le Palais commençait à devenir plus
calme. La « salle dcs pas-perdus )) était presque
déserte. Mais Maud continuait à travailler avec une
sorte d'ardeur fiévreuse. Elle se plongeait dans d'arideSj
volumes de jurisprudence et pa~siL
des heures à lire
et à annoter des traités rébarbatifs.
En vain M. Toury-Melcourt, un peu effrayé de son
zèle, l'incitait-il à prendre quelque repos. Maud
secouait la tête, avec un petit sourire triste:
- Mon cher Maitre, ça ne m'amuse pas de me
reposer 1
- Hé bien 1 reposez-vous tout de même 1 Dans la
vie, il ne faut pas faire uniquement ce qui nous
amuse... i vous continuez à mener cette existence de
recluse, vous finirez par tomber malade, et vous serez
bien avancée 1
Jamais je ne roc suis mieux portée, je vous
assure ...
- Hum 1 voilà qui ressemble beaucoup à un mensonge. Vous n'ave:.l pas une mine bien fameuse, ma
chère nfant, et, si j'étais médecin, je vous ordonnerais immédiatement de prendre quinze jours Ou un
mois de vacanc s.
Mais Maud ne voulait rien entendre, et force était
ù l'excellent homme de s'incliner.
Un matin de juin, tandis que la jeune fUIe, arrivée
de bonne heure chez MO TOUl'y-Melcourt, parcourait
Comm chaque jour los journaux, n prenant soin de
découpor ct d claBser dans des dO[lsiel's spéciaux tout
co qui pouvait intéresser le grand avocat, BeB regards
tombèront sur l' ntrefllet suivant:
�J'AIME . .. ET J'ACCUS E
1
105
Puis, pour aiguiller les sou,pçons de la police dans
une autre direction, le scélérat af,lait caché l'un des billets
dans le tiroir du sous-chef du serf,lice des titres,
M. Pierre Donatien. Sans doute nos lecteurs se souf,liennent-ilsde l'affaire, qui fit quelqlLe bruit en son temps,
et dont nous af,lons rendu compte ici même à l'époque. Le
plan machiaf,lélique du garçon de bureau ne réussit que
trop bien, et 111. Donatien, à la suite d'une perquisition
qui af,lait amené la découf,lerte du billet dissimulé danS'
son tiroir, fut arrêté et passa en Correctionnelle . H eureusement, en dépit des charges qui pesaient sur lui, il
du! au talent de son af,locate, Me lI1audde Valsery, d'être
acquitté . Et il y a lieu de s'en réjouir, puisqu' lme regrettable erreur judiciaire a pu être ainsi éf,litée.
A présent les derniers doutes qui, - dans l'esprit des
personnes méfiantes, -' auraient pu subsister sur le
compte de M. Donatien, malgré son acqlÛtlement, se
trouf,lent dissipés. Tout le mérite en ref,lient à l'actif commissaire de police dn quartier Barbès, que l'on ne saurait féliciter trop chaleurellsement de sa perspicacité et de
son esprit d'initiatif,le.
Joseph Tardif,lel a été écroné atl dép6t ...
Le journal tomha des mains do Maud.
La jeune lillo avait cu un ('blouis sement ...
Enfin, avec dos mains qui Lrembl aient, Ile ramass a
journal et recomm ença la lecLure de l'article .
Elle dut s'y pronde e ft plusieu rs fois pour l'achev er.
Les l Ltros dansaie nt devant 8es yeux, ct il lui semblaiL qu'olle allait Lomber en défailla nce.
Enfin, olle reposa le journal SUl' la table. Sa têLebourdonnaiL do ftèvI' . Plus de dou te possihl e désorm ais 1
Pierre DonaLien éLait innoccn t ... 11 n'avait jamais,
volé. C' taiL faussem ent qu'il s'éLait l' connu coupab le
ùu délit commi s pal' un nuLI' .
Pourqu oi ?... Duns (lllClle inLenlion ? ..
Maud n'osaiL pas furmu! er un réponse . Elle éLait
�106
J'AIME ..• ET J'ACCUSE!
en proie à un tel énervement, à une émotion si forte
que les larmes lui brûlaient les paupières. Son cœur
battait à toute volée dans sa poitrine. L'amour triomphant venait de la ressaisir et de la courber à nouveau
sous son joug.
Elle éprouvait une sensation d'évasion, de délivrance. C'était comme si l'on eût ouvert les portes
d'un cachot, au fond duquel son âme gémissait, prisonnière. Pierre était innocent... innocent! ... Avec
quel ravissement secret, quel trouble délicieux de
tout l'être, elle répétait ces trois syllabes dans le muet
langage de la pensée 1
Mais, en même temps, un grand trouble l'étreignit.
Si Pierre n'avait pas à se roprocher le vol dont on
l'accusait, pourquoi s'en était-il spontanément reconnu coupable? Par abnégation? Par grandeur d'âme?
Parce qu'il ne se croyait pas digne de Maud?
Oui, sans doute, ce devait être cela. Mais cette
explication no sufIlsait point à contenter la jeune
fille.
Même en la tenant pour vraie, Maud ne trouvait
point l'apaisement. Une telle générosité aurait dû la
toucher pourlant... Or, il n'en !,aiL l'ien ot, loin
d' 'prouv r à l'rgard de ]>ie1'ro de J'admiration et de la
reconnaissanco, ollc sentait uno âpre rancune so mêler
à sa tendresso et la combattre.
C'est que Maud raisonnait 011 amourouse, ot non
poinl. on héroïne (ce qui, ù tout prendl'e, élait assez
aussi jeune). Le sacrixcusabJo de la purt d'un ~tre
lice volontail'ement consonti pal' Pierre avait ou pour
résultat de la H{>pnl'el' do lui.
bllo avait floufl'rrL do cotto sôparation, au point
d'appeler la mort comme une délivranco. EL pou s'en
était fallu, en v~l ' iLé,
que la mort ne l'exauçât...
Dès IOl'A, 1aud ne pouvait prononcer en toute
impartialité dans Ulle caUBe où clio sc tI'Guvait à la foill
juge et partie.
�J'AIME". ET J'ACCUSE 1
107
Son cœur saignait encore de la plus cruelle blessure j elle venait de vivre de longs mois de désespoir,
durant lesquels la vie lui avait semblé bien peu digne
d'être vécue.
A peine retrouvait-elle un peu de calme dans les
églises où, quotidiennement, elle allait prier et olIrir
aa souiTrance on hommage à celui qui a souffert et
qui est mort pour le salut des hommes.
Sitôt sortie du Lieu Saint, du havre bienheureux
où elle se sentaH délivrée pour un temps des angoisses,
Maud ressentait plus cruellement que jamais l'aiguillon de la douleur ...
Et cette douleur, c'était Pierre lui-même qui la lui
avait infligée volontairement, sciemment! Pour qu'il
n'eût point hésité à le faire, il fallait ou bien qu'il
ne l'aimât point autant qu'elle le chérissait, ou bien
qu'il n'eù t pas confiance dans la tendresse de celle qui,
Bi spontanément, lui avait oiTerL de partager sa vie 1
Cruelle alLernative qui n'oiTraiL ft Maud, dans l'un
et l'autre cas, que des motifs do sou IIrir davantage.
Elle so disait que, si Pierro l'avait vraiment aiméo, il
ne lui eût pas infligé une telle LorLure, il ne se rût
point mué on bourreau. bt tous les raisonnements du
monde viondraionL se heurter contre ceUe pensée,
comme les floLs impuissants viennent se briser sur uno
muraillo de granit.
« Puisqu'il en est ainsi, drlcida-t-ollo, tanL pis pour
lui 1 Du moment qu'il acceptait sans crainte l'idée de
me pordro, c'est qu'il ne m'aimait pas comme je veux
être aiméo ... commo j'ai droit do J'(oLI'o ... J'étais
sncriner pOUl' 10 suivi' , pour mo consupr5to Ù ~out
Cror il. lui, Il no l'a pa~
compritl ... Il m'a repoussé.
TanL pis pour moi ... ct pOUl' lui 1 Jo no scrai pas assez
lûch pOUl' lui pardonner cl, pour faire, une fois do
plus, J s promiors pas ... »
Qu'il y oûL, dans coLLe logique, uno purI, d'ineomPl'éhonsion eL mômo d'égoïsme, on ne pourrait le
�108
J'AIME ... ET J'ACCUSE
1
nier. Mais pouvons-nous exiger d'un être très leune
- et par conséquent très entier dans ses sentiments, la sérénité et l'indulgence que, seule, peut apporter
avec elle l'expérience de la maturité?
Quoi qu'il en soit, Maud était résolue à ne point
accorder son pardon. Elle se croyait assez forte pour
persister dans une résolution dont elle était la première victime ...
Mais vingt-quatre heures ne s'étaient pas écoulées
qu'un irrésistible besoin de revoir Pierre dominait
chez elle toutes ses pensées.
« Je lui dirai ce que je pense de sa conduite ... songeait-elle. Je lui montrerai le mal qu'il m'a fait ... et
puis 'nous nous séparerons - définitivemenL, cette
fois 1 »
Ainsi raisonnait-elle, et son âme, agitée par les
remous violents de la passion, était sincère . Ou plutôt, elle se dupait elle-m ~me
. Revoir Pierre ... c'était
cela qu'elle voulait. Ce qui sc passerait ensuite, elle n'y
songeait même pas. On verrait 1 ion ...
Un instant, 1\Jaud songea à tout avouer à Me Touryl\1elcourL... Celui-là connaissait bien la vio, et il pourrait lui donner un bon conseil.
Mail:! une puden r irrésistible em pêcha la jeune avocate de dunn r suiLe à cc proj t.
Le secret qu'elle gardait au plus profond de son
('('ur, qu'elle n'avait pas confi' à Michèle elle-même,
comment le livrer ù un lranger? Hien que d'y pen·
lil'I', la 11auvre petite frémissait d'angoisse. Elle sa vai~
hien qu'Ile n pounait jamais s'y résoudre, quand
bien môme tout Hon honhcur en dépendrait 1
nrflexion faite, 1aud décida qu'olle aurait le plus
tôt possible un ntretien avec son x-client.
Et, 1 jour !TI 1me, en quittant 1\1. Toury-Molcourt,
Ja jrnne fillo se rendit à l'hM l où Pierra 6lait dom iciJi,', au moment du procrs, t qlli se trouvait dans une
petÏLe rue [lui3ible t peu fréquentée d'Auteuil.
�J'AIME ... ET J'ACCUSE
1
109
Là, une déception attendait Maud de Valsery.
Le portier lui apprit que Pierre, le jour même de
son acquittement, était revenu à l'hôtel chercher ses
bagages; puis il était parti sans laisser d'adresse.
Maud, atteinte à l'improviste, ne tarda pas à se
remettre. Elle s'en fut séance tenante rue de Rennes,
à la banque Maubray, et fit passer sa carte au directeur, lequel la reçut presque aussitôt.
Non sans quelque embarras, elle expliqua que, de
retour à Paris après une assez longue absence, elle
désirait resLituer à son ancien clienL divers papiers
qu'il lui avait confiés lors de son procès.
Sans doute Pierre travaillait-il encore à la banque ...
ou, du moins, s'il l'avait quittée, ce n'était point
sans laisser son adresse.
M. Maubray répondit:
- Mademoiselle, j'aurais été ravi de vous donner le
renseignement que vous me demandez. Par malheur,
c'est tout à fait impossible ...
- Impossible ... Pourquoi cela?
- Mais parce que, tout comme vous, je suis sans
nouvelles de M. DonaLien depuis son procès ... Le lendemain du jour où vous l'avez fait acquitter, il est
Venu mo voir et m'a dit en subsLance : « - La justice m'a déclaré innocent, mais peut-être cela no suffit-il pas à. vos yeux et ù coux do mes collèguos. Tant
quo le vrai coupable n'aura pas éLé découvert, il est
logiquo que des soupçons continuent ù peser sur moi.
Eh bion 1 je no le veux pas ... et je viens vous apporter
llla démission ...
« J'ossayai de 10 décider à. l'esLer. Mais tout fut inutile. JI [lurLiL sanu me dire où il allai t... J'en fus
désolé, car c'étaiL un oxcellent collaboraLour. Et jo
vions d'avoir Ja prouvo quo Jes juge!:! no sc sont pa~
tl'ompés n l'acquiLLant, puisque le v \rituble voleuI
cat actuollement sous les verroutl ...
. Maud n'avaiL plus rien à fuire chez le banquier.
�110
J'AIME ... ET J'ACCUSE
1
Elle prit congé de lui et so rendit tout droit au bureau
d'un détective privé, à qui elle confia 10 soin de
rechercher Pierre tlt de le retrouver le plus rapidei
mont possible.
Huit jours s'écoulèrent, pendant lesquels Maud connut toutes les alIres de l'incertiLude. Pourquoi Pierre
ne lui écrivait-il pas, maintenant que la preuve de son
innocence était officiellement faite?
Elle ne cessait de se déclarer ·qu'elle ne l'aimait plus,
qu'elle ne pourrait jamais oublier les tortures subies
par la faute du jeune homme ... Et cependant elle
guettait chaque courrier avec une émotion inexprimable, et, chaque soir, son espérance s'éteignait pour
renaître plus vivace le lendemain matin.
Le neuvièmo jour, Maud reçut une lettre ... non
point de Piorro, mais du détective aux soins de qui elle'
avait fait appel pour retrouvor les traces du disparut
La lettre était ainsi conçue:
Mademoiselle,
Vous allez bien IIoulu me charger de rechercher
111. Pierre Donatien. Je suis Iteurewx de IIOUS annoncer
qu,e j'ai pu m'acqLLÏtter de cette tache de façon à IIOUS
satisfaire.
Depais le 15 janllier, M. Donatien est attaché à la
Compagnie d'Assurances « l'Étoile », dont le siège
social se troulle allenue Kléber, 74. Je pense IIOUS
apprendre Ltne /wLtllelle qu.e IIOLtS ignorez, en IIOUS informant qLt' iL est sur le point de se marier allec Mlle Simone
BW'roy, demeurant à Saint-Florand, près Tallerny
(Seine-et-Oise). M. Dorwiiw réside actLwllement if,
Saint-Floran d, hôtel de la Cloche.
/Jans l'espoir de IIOUS alloir satisfait, et IOLLjourS
délloué à (Jas ordres, je IIOILS prie de me croire, Mademoiselle, (Joire l'es pectttetLsement clélloué.
Signé,' Illisible.
Maud exhala un sourd gémi!isemeIlL.
�111
Pierre allait se marier! Tout s'expliquait... C'est
parce qu'il aimait une autre femme qu'il lui avait
menti. C'est à cause de cet autre amour qu'il avait
voulu mettre l'irréparable entre Maud et lui 1
- Allons 1... soupira la pauvre petite. Tout est
bien ainsi ... Je ne le verrai plus 1 Cela vaut mieux
pour mon repos.
Et la logique, en effet, aurait exigé que Maud
s'écartât pour jamais de celui qui allai!; devenir
l'époux d'une autre femme ...
Mais la jeune avocate avait autre chose en tête que
la logique. Après une journée interminable et une
nuit sans sommeil, elle décida qu'il était préférable
d'avoir un entretien avec Picrrre -le dernier 1 ils s'expliqueraient tous deux, sincèrement, loyale·
ment. Puis ils se diraient adieu, pour toujours ...
Tout cela ne cadrait guère avec ses résolutions
précédentes. Mais, en vérité, Maud se souciait for!;
peu de cela. Une al;traction irrésistible l'en!;rainait
vers Pierre Donatien ... A présent qu'elle savait qu'il
lui fallait se résoudre à le perdre pour toujours, elle
éprouvait un immense chagrin, un désarroi total. Une
fois de plus, elle était tombée de toute la hauteur de
son rêve, et elle demeurait brisée de sa chute.
Ah 1 décidément, la vie était mauvaise ... Après
avoir tant souITert à la pensée que Pierre était coupable, voici qu'ello apprenait onfin son innoconce, ct
c'était à cet instant qu'elle devait renoncer à lui pour
jamais 1
Que pouvait-elle espérer? Rien ... Elle voulait le
revoir, et c'rlaiL Lou L...
Le 1 ndemain matin. Maud prenait le train à destination de Taverny.
�112
1
J AHtIE ... ET J'ACCUSE 1
CHAPITRE VIII
A L'OMBRE
DE
L'ÉGLISE.
La matinée était fort avancée, quand un petit
tramway, qui semblait dater de l'Exposition de 1889,
déposa Maud à l'entrée du petit village de Saint-Florand.
Elle hésitait à demander son chemin pour trouver
l'hôtel de la Cloche où, - d'après les renseignements
fournIs par le détective, - Pierre Donatien était
descendu, quand elle remarqua un vieil homme
vêtu d'une vareuse de coutil et d'un pantalon tirbouchonnant, qui la dévisageait en souriant, une pipe
noircie plantée dans la broussaille de sa barbe .
- Excusez-moi Bi je vous demande pardon, ma
petite demoiselle, fit le facétieux personnage en touchant d'un index crasseux la loque informe qui lui
tenait lieu de chapeau. Je parie que vous venez pour
Ja c 'rémonie ...
- La cérémonie ? .. répéta Maud, envahie soudaif!.
par un grand froid.
- Eh 1 dam , oui ... Le mariage de MllO llarroy et
de m'si ur Donatien ... Tout Je pays y est déjà, eL,
depuis ce matin, J' sL hi n arriv' vingt-cinq personnes
de Paris qui m'ont d mandé le chemin de l' glise ...
Oh 1 pour un beau mariage, c'est un beau mariage 1. ..
Maud chancela, les jam bos fauché s par l'émotion.
Jusqu'à oet instant, elle avait gard', oontre toute
vraisemblance, un B cret espoir que J s choses s'arrangeraient... Comment? Elle ût été bi n embarrassée
do l dire; mais Ile fie raccrochait fi vr UBement à
cette dernière illusion. A pl" sent tout était fini ...
- Ainsi ... c' st aujourd'hui que M. Donation se
marie 1. .. balbutia-t-eHe d'une voix éteinte .
�J'AIME ... ET J~ ACCUSE!
113
- Mais oui, pardine! Hicr à la mairie, comme de
juste... Aujourd'hui à l'église ... Oh! vous êtes en
retard, mais, en vous dépêchant un peu, vous arriverez bien à entendre un petit hout de messe ... Tenez:
l"êgiise, c'est là-has ... au hout de la rue à gauche.
Vous apercevez son clocher d'ici ...
II tendit vers la jeune fille une paume noirâtre et
ajouta, sans lâcher sa pipe:
- Maintenant, si des fois vous pouviez me donner
une pièce de quarante sous. Deux francs, pour mon
Labac, peut-être que ça ne vous ferait pas tort, et
moi, ça m'obligerait rudemenL... vu que c'est pas sur
mon secours de chômeur que je peux m'acheter du
« perlot »...
- Vous êtes chômeur? demanda machinalement
la jeune fille, en fouillant dans son sac .
- Oui ... Avant ça, j'étais mendiant. Mais les temps
sont si durs ... On dit que ça va de mal en pis ... Vous
verrez qu'un de ces jours je serai forc é de travailler ...
Maud glissa une pièce dans la main du vieux, qui
se confondit en remerciments.
Mais elle ne l'écoutait plus. D'un pas sarcadé
d'automate, elle s'engageait dans la direction indiquée.
Quand elle parvint à l'{'gliso, - une vi ille églisc
de campagnc avec un clocher pointu et des murs
noircis par le temps, - le chant grave de l'orgue
s'échappait par le portail entr'ouverL.
Maud s'a vançait sans même se rendre compte de scs
uctes. Elle aurait voulu fuir Lrès loin, mais une force
intéricure la poussait, une force irrésistible à laquelle
il lui fallait bien obéir, dût-elle souffrir davantage
encore ...
Elle entra. L'église était aux trois quarts pleine, et
Maud dut s'asseoir sur un des derniers bancs. Elle se
à
trouvai t si éloignée de l'autel qu'elle ape~cvit
peine les voil s blan s de la marié ,la haute sIlhouoLle
de l' 'poux. Des larmes lui vinrent au.' yeux, cL le
8
�114
J'AnIE ..• ET J'ACCUSE J
sentiment de l'irréparable mit sur ses lèvres un goût
de néant ...
- Trop tard 1. .. trop tard 1. .. murmura-t-elle dans
un sanglot.
Autour d'elle, c'était le brasillement des cierges, le
grondement de l'orgue; une voix d'homme, grave et
profonde, tlnLonnait. un cantique ...
Maud avait la sensation de rouler dans un abîme.
Ses tempes battaient.. Bien que la température fût
élevée, elle grelottait de froid. Elle se laissa tomber
sur le prie-Dieu placé devant elle et cacha son visage
dans sos mains.
Peu il pou, cependant., la cérémonie s'achevait.
Devant l'autel, les mariés échangeaient leurs anneaux,
le prêtre prononçait les paroles sacramentelles qui les
unissaient pour la vie.
- Mon Dieu ... faites qu'il soiL heureux! implora la
jeune fille en refoulant ses larmes.
Maintenant, c'était le dénié dans la sacristie,
située à. l'aut.re extrémit.é de l'égliso. Maud, al imée
dans sa douleur, était d mou rée il la même place,
immobile, sans 50 rondre compte que le t.emps
inexorable fuyait ...
Soudain, un grand remuo-ménago so fit. Los gens
s' cartaient. pOUl' fairo place au cort.ùge. Maud so 1 va
on chancrlallL eL quiLLa l'rglise. Elle ne pouvait
supportrr l'idée de voir Pierre au bras do sn femme ...
bt pourtant" ce fuL plus fort. qu' 110 ... D hors, à
quclqllos mèlres du porche, ello s'ulT'\ta. 11 Full ait
qu'elle nllHt jusqu'ail hout. do Ron tourment., qu'ollo
floulTriL r1nvunto."c, S 'S pi t'd l'! R mhlaicnL riV(\Fl U\l 801,
ct SOM yrux dilul!"!! fixaient, uviùrm enL Ir portail,
gralld ouvrl'(, <\ pl' "s nl, pll!' où le corL! gr alluil ROI'tir:
.JtunaÎg 10 sr.nlilllf'ut d l'irl'l;parnhlo ne l'avait. 51
ll'a"ÎquOlllt'uL obs édée. LOB l'l'lno!'c!!; et lOB regrelS
t;'alli"Îont pour ln rléohil'er. CODim nt avait.-ello pu
orùÎl'c à lu cu) pabilil' do Pi rro? Pourquoi n pas
�J'AIME ... ET J'ACCUSE!
115
ravoir forcé à dire la vérité, alors qu'il en était temps
encore ? ..
Mais, précédé d'un Suisse majestueux, le cortège
80rtai~
de l'église.
Maud fixait, avec des yeux agrandis, le couple
nuptial. ..
. Alors, tout à coup, une joie violente, irrésistible,
fondi~
sur elle comme une ca tastrophe et la terrassa ...
L' homme qui donnait le bras à la mariée, charmante
sous ses l,Joiles blancs, n'était pas Pierre Donatien 1
Assurément une certaine ressemblance existait
entre lui et Pierre: môme taille, môme silhouette ...
Mais ce n'était pas lui 1 Maud ne chercha point à
s'expliquer les raisons du prodige. Un voile noir descendaü devant ses yeux, un son de cloches emplissait ses oreilles. Et, brusqemn~,
elle s'évanouit...
Maud reprit connaissance dans une pi ~ ce attenante
à la sacristie, où on l'avait iranllportée avec l'autorisation du curé.
En ouvrant les yeux, elle vit Pierre penché sur elle ,
le visage contracté par l'anguisse. C'élaiL bien lui,
cette luis ... IJs étaient tous deux souls, dans la petite
salle modestement meublée.
- Pierre 1... Pierre 1. .. balbuLia-t-elle.
Le jeune homme eut un cri de joie:
VOutl revonez à vous ... Ah 1 Maud, je ne peux
pas vous dire oe qui s'est passé cn moi, quand je vous
ai vue chanceler et tomber ù Jo. renverse. Dans Je
tomps d'un éclair, j'ai tout compris ... Le mUl'iuJo L.
Vous avez cru quo c'était 10 mien 1... C'était mon
oousin gormain qui se mariait ... 1\1aurico Donalien ...
le fils d'un fr6re alnu do mon pÔl'e. 11 est ingénieul' ot,
uu momen\' do mon prooès, il se trouvait on ~1anù
choudo, où il dirigpait l'oxploitation d'un pUlls de
P 'lroJ .
Peu {l peu, Muud roprenait Bes osprils. Et l'oxpression de son vi~ago
challgeo.iL. Muis Pierro no s'on
�11G
J'AIME . .. ET J'ACCUSE
1
aperçut point. Très ému, il poursuivait son récit, en
phrases courtes et hachées :
- Mon Dieu 1 Mon Dieu 1... Si vous étiez émue à ce
point, c'est donc que vous m'aimiez encore .. . Si vous]
saviez! si vous saviez 1. .. J'ai tant souffert jusqu'au,
jour où le vrai coupable a été arrêté et a fait des
aveux complets ... Moi, je vous avais dit que j'avais
volé ... c'était pour vous éloigner de moi ... Ille fallait
bien, n'est-ce pas .. . Je ne pouvais songer à vous épouser tant que le cauchemar ne serait pas dissipé.
Maud, péniblement, se leva. Son visage semblait
fermé, et Pierre vit dans les yeux de la jeune fille
une expression de sécheresse hautaine, qu'il n'y
avait jamais lue auparavant.
- Vous avez commis une mauvaise action, Pierrel
dit-elle d'un ton coupant.
Le jeune homme eut un m<luvement de surprise.
Que s'étaiL-il donc passé, pour qu'en un insllant
l'attitude de Maud eût ainsi changé? La minute
d'avant, elle était toute tendresse, et voici que maintenant ello semblait froide, hostile presque. Son
visago s'était durci, S08 yeux fixaient Pierre avec une
expression de rancune.
- Quo vouloz-vous dire, Maud? interoga-l~
surpris et alarmé.
On peut être fort intelligent et se révélor totale
ment incapablo de lire dans un cœur féminin .. .
C'était, pl'écisémont, le cas de Pierre.
De hit, la succession des sentiments qui, J'uri
après l'J.uLre, dominaiont. la jeune fille n'était poinb
facilo à analyser. Maud aimait Pierre Donation ...
MUIs, en môme temps, ello éprouvait contre lui uno,
rancun assez compréhonsible. Lorsqu'cIl avait cru
le p rdre pOUl' toujours, c'était l'amoul' douloureux
qui avaiL padé 10 plus fort en elle. Maintenant.
qu'elle était rassUI'6e, la rancune reprenait ses droits.
Elle avait. trop soufl'ert pour oubliel' si aisément.
�J'AIME ..• ET J'ACCUSE!
117
- Oui, Pierre, dit-elle en secouant la tête. Vous
avez commis une mauvaise action en vous reconnaissant coupable d'un vol que vous n'aviez pas
commis.
- Je crois, au contraire, riposta Pierre Donatien,
que ç'a été ma première bonne action depuis longtemps 1
- Vous trouvez 1... Vous n'êtes pas dimcile 1
Le ton cinglant de cette réplique frappa douloureusement le jeune homme.
- Oh 1 Maud ... s'écria-t-il. Ce n'est pas possible
que vous pensiez cela!
- En vérité ... Ce n'est paG possible ... Tenez 1 je
vous admire ... Une femme donne à un homme la plus
grande preuve de confiance et de tendresse qu'ello
puisse lui donner ... Elle surmonte ses timidités, ses
pudours, pour lui faire j'aveu de son amour ... Et
tout ce qu'il trouve, lui, pour l'en remercier, c'est de
forger un mensonge afin de les séparer l'un de l'autre
ft jamais ... Si vous êtes fier de cela, eh bi')n , je le
répète ... vous êteR fiel' do peu de chose!
- Vous êtes injuste ... injusto et cruelle 1 s' xclama
Pierre. CommenL ... c'est vous qui me reprochez ce
que j'ai fait... quand je l'ai raiL pour vous ... pour
vous unif'{uement 1 Moi qui vous aimais, je mo suis
imposé Je sacl'if1ce de renoncer il vous, dont je
m'estimais indign... Dien plus, j'ai accepté do
passel' ft vos ycux pour un voleur, un homme taré! Si
vous savicz à quel point j'ai soufTert 1...
-Etmoil riposta Maud, fougucusom nt. ELmoi 1...
Croyez-vous donc quo j'aic vûeu des jours de délices 1
C'est très bcau do jouer los héros cornéliens, mais
'cncoro faudrait-il Bongel' un peu aux auLres. VOliS
n'étiez pas seul en causc ... Voire Racl'ificc m'atteignait ct mo condamnait en même temps que vous ...
peut-pLI'c pIns cruellement encore 1
a Vous parlez toujours do votre soufTl'ance ... Vous
•
�118
J'AIME .•• ET J'ACCUSE
1
auriez bien pu penser à la mienne. Savez-vous que
j'ai failli mourir de chagrin... tout simplement 1
Pendant des semaines, des mois, je me suis tralnée
ainsi qu'un corps sans âme, tellement triste et tellement revenue de tout, que je ne pouvais songer à
j'avenir sans épouvante. Ah 1 si vraiment vous
m'aviez aimée, vous auriez prévu cela. Vous ne
m'auriez pas condammée à oe supplice. Vous auriez
accepté ce que je vous oiTrais, simplement, sans conditions ... Oui, si vous m'aviez aimée, voilà ce que
vous auriez fait, au lieu de m'infliger une torture
sans nom 1•••
Dressés J'un contre l'au Ire, ils semblaient, à cetto
minute, des advorsaires bien pius que des amoureux.
Tou~
ce que Maud ayuit souJYert lui gonflai~
le cœur
d'une amertume qui donnait à ses paroles une violence passionnée.
Piprre, blessé il vif, dovait se contenir pour ne pas
rép cmdre sur le même ton. Il nous faut parfois
boaucoup d'indulgenco à l'égard des êtros quo nous
aimons le mieux; et cetto indulgencr, ceux-là seuls
la POsRl'dcnt que la vi a meurtris et aux Iuels leurs
pro»r s souffrances ont permis de comprendro la
souJfml1ce d 'a ull'ui.
Picrro allait-il
Cfunnt a J'irritution <Jui le gn~ait,
ropondre il la colem nt motl,re l'irrôparable nlre lui
ct cello qu'il chr.l'iAHait de toutes sos forces? Son
orgueil blcSR" son arnour-pl'opro - cot amour pro pro
ma cldin (lui ngenclrp souvent lOB pir'CR soLtisos 1 le lui COll illait.
Dos rrpliqll('!fl b)nsgnntns l\li vinrenL aux lr':vros ... 11
rHt lOUjOUI'H facile do fuiro cio lu p e in~
i, co qn HOUS
nirTInnK, 01, l'on n'a que pl'U do m l~ rjt,
a y d'lIf1Hir ...
Mai s, nl1 momenL (ll) 10 joun' l. IInrTIO Ollvl'nit la
!>oucho nlln dn l'r"llll'l onu r pOUl' COll Il, Rra rrga rÙR
10mb l'lnt ~Il·
cru('ifix qui m'naiL l'IlI1 dos murs. Et.
toute BU collro s'évanouit ...
•
�J'AIME .• . ET J'ACCUSE
1
119
La vue de ce divin symbole de pitié et de pardon
l'avait fait rentrer en lui-même, avait r éveillé dans son
âme tout ce qui s'y trouvaiL de noble ct de généreux.
Et cc fut avec une douceur imprévue qu'il répondit:
- Libre à vous de croire ce que vous voudrez, ma
petite Maud! Peut-être, en eITet, ai-je eu des L rts
envers vous, mais je vous assure qu'en cet instant
vous me les faites expier.
Maud eut un mouvement de surprise . Elle allait
répliquer, mais Pierre ne lui en laissa pas le temps.
Avec une gravité tendre, il lui avait pris la main, et
il parlait ...
- Ma petite Maud chérie, vous croyez que je me
suis mal conduit envers vous... C'est possible, après
t ut. PeuL-être n'ai-je pas suffisamment prévu 1 s
conséqu nces de mon acte. Oui, maintenanL que vuus
me parlez de vos souflrances, durant ces derniers mois,
...
j'ai le Cl.l'ur déchiré de tl'ise~(
« Pourlant, si c'était à refaire, je le l'pferai encore .
P arce que dans la vie, voyez-vous, il y a quelque
'hose qui prime tout ... m"mJ no.:! nffectiJns 10$ plus
Chl l'es ... Ce quelque ehosp, c'e3t le devoir 1
l\laud, dont les beaux y ux s'Haiont adoucis, eut
soudain un pl'es,enliment. Et, retirant sa main, quo
tenait toujours le jeune homme:
- Le devoir 1 s'écri:l-I,·elle d'une voix étouffée.
Vous en ave7., il me semble ... une étrango cùncl'ption 1
« Jusq1l'ici, jo ne sava i; pn
que 10 devoir' nou
ordonnait du torturor CP\lX qui 1I0U, aiment. ..
Lu d voit' nous commande de los proL"ger ...
conll'l' eux llli'fll Il, s'il Ir fnut 1
Quo voule7.-vow; di1'O?
Que je n'avi~
pas le droit d'uecopter Ir mervf>illcux cndpau que vous voulic7. me fui,'ü...
on, je
n' n avais VUS 10 droil. .. Je saisI Vous . Liez sincure en
�120
J'AIME ... ET J'ACCUSE
1
me parlant de votre amour... Vous étiez prête à
devenir la femme d'un prévenu ... Mais je ne pouvais
admettre, moi, de vous voir la femme d'un condamné!
- D'un condamné ?... répéta Maud, machinalement.
- Oui 1 Il ne suffit pas toujours, hélas! d'être
innocent pour que les juges vous acquittent. Je savais
que les présomptions les plus lourdes pesaient sur
moi... La condamnation étaiL possible... probable,
même. Pouvais-je, dans de telles conditions, accepter
d'être votre mari? Pouvais-je, en échange de tout ce
que vous me donniez, vous apporLer un nom qui,
quelques semaines plus tard, serait celui d'un homme
déshonoré, flétri par une condamnation infamante? ...
Dites, Maud, en toute conscience, avais-je droit de
vous infliger cela?
Maud leva sur lui un regard incertain.
- Je ... je ne sais plus ... balbuLia-L-elle.
- Allons donc 1 Vous savez bien que j'ai raison 1 A
ma place, vous auriez faiL de même 1 Quel homme
aurait eu le triste courage de vous xposer à un tel
sort? ..
- Même condamné, je vous aurais épousé, fit
Maud d'une voix blanche. J'y étais résolue d'avance,
puisque je vous croyais innocenL 1
- EL c'est cela, justement, que j'ai voulu évit rI
Oui, je vous connaissais assez pour devin r que, votre
prome!!se faite, rien ne vous empêcherait d 10. tenir.
ui, vous auI'i z épous' un condamné ... un homme
hors Jo. loi, eL ceJa, je ne pou vai!! l'admettre 1... Lo.
tenlation LaiL forte, cependantl Un mot ... il me
suffisait de di!' nn mot, L la plus incsp('!'re, la plus
Lell ùes fl.litités était ù moi. Tout ce que j'ovnis pu
souhait ,}' nagur',l'c, dans m s rôves les plu!! ambiLieux,
lu réalité le cl ~pasit
neOI' 1
Il Pourtant. co mot-là, je ne l'ai point dit. En le
�J'AIME ... ET J'ACCUSE
1
121
disant, j'aurais commis envers vous une impardonnable
lâcheté ... Vous me reprochez de vous avoir fait souffrir? Songez donc à la souffrance que je vous aurais
infligée en acceptant de vous donner mon nom... ce
nom qui, pour beaucoup de gens, accoutumés à se'
jamais celui
prononcer sur les apparences, ne serai~
d'un honnête homme ...
« Même acquitté, je continuerais à sentir les soupçons planer sur moi 1 « Il a eu de la chance... voilà
tout 1 » songerait-on en haussant les épaules. Condamné ... c'est la fin de tout, et les épreuves que je
vous ai infligées bien malgré moi sont, certes, peu de
chose à côté de celles auxquelles ma lâcheté vous eût
exposée ... « Mlle Maud de Valsery épouse son ex-client,.
le cambrioleur de la banque Maubray!... » Vous
devinez tous les commentaires que cette nouvelle
n'aurait point manqué de soulever. Ç'aurait été la fin
de votre carrière d'avocate ... cette carrière qui vous
réserve encore tant de succès! Bien plus, vos proches
eux-mêmes se fussent détournés de vous ... Ils vous'
eussenL fait grief et justement d'ailleurs! d'oublier les L.raùitions de votre ramille. Une ValBery
peut-elle épouser un condamné de droit commun ... un
voleur? Vous n'osez même pas me répondre. Vous
voyez bien que j'ai raison.
« Voilù, 1aud, ce que j'ai voulu éviter, au prix de
ma vie brisée il jamais. Si le coup que je me portais
à moi-même vous fi atteinte aussi, vous m'en voyez:
déchiré. La pensée de votre chagrin me désespère ...
Mais, ncore une fois, je ne regrette ri n, eL je vous
répète: « Si c'élait ù refaire, je 10 rererais 1 »
Maud était très pâle. ) eux larmes perlèrent à ses
paupières et gliss rent lentement sur sell joues.
Pardonnez-moi Picrre 1 fit-ollo humblement.
J'étais égoïste eL folio'. Je ne comprenais pas la boauté
de votre geste... Je compromis, à J!rés~nL.
Vous
avez faiL ce que si peu d'ôLres arrivent ù falre: vous
�122
J'AIME . .. ET J'ACCUSE
1
m'avez aimée pour moi-même, et non pour vous .. .
- Petite Maud, je vous aime encore de toutes mes
forces, et je n'aimerai jamais que VOUS! Je vous ai
aimée dès le premier instant où je vous ai vue ...
La jeune fille, à ces mots, sourit à travers ses
larmes.
- Là, mon ami, vous exagérez un peu ... Rappelezvous la façon dont vous m'avez accueillie, lorsque je
suis venue vous voir pour la premi c;re fois! C'est tout
juste si vous ne m'a vez pas prise par le bras pour me
jeter dehors ...
Pierre sourit à son tour. Après tant d'émoLions, ils
savouraient comme des enfants la douceur bienfaisante
'de la gaieté.
- Ma foi, vous avez raison ... mais je n'ai pas tout
à fait tort 1 C'est vrai, ma première réac lion en votre
présence n'a pas été ce qu'Ile aurait dû (\tre.. 'lais
il ne faut pas m' n vouloir; je venais de recevoir le
coup de foudre .. . à mon insu ... Je n'ai pas compris
tout de suite que ce choc violont, qui me bouleversait
touL entier et me jelaü hors ùe moi, c'étaÎL l'amour 1.. .
Maud eut une moue raiIJouRe :
- Vous arrang z joliment los choRes ... Ce que c'est
quo d'avoir do l'imaginalion, lout de m(~e
1. ..
Pierre Lait redevenu sérieux. 11 se rapprncha do la
jeune fille oL, la comtemplant avec uno sorte de
crain}e :
Maud ... je vous aime avec toute lu fervetll' ... avec
Lout la tendresse d mon âme 1 LorRquo vous
m'avoz si gén l'ousemenL oO'l'rL rie me comnrrer votre
vi, j'ai r fUfI('. J'avais la mort dans le C1Pur', mais je
n pouvais agir autromcnt; je VOUI! ai di! pourquoi.
C s fianr,aillcs, ù l'ombre d'une prison, mo semblaipnt
de mauvais augure .
« Lorsque, grüce à VOUR, je m suiR vu ncC]uitleJ', j'ai
hés il{> n VOU!! r voir. CCl'les, C Il'llail pas l'ellvi' qui
mo manquaiLl. .. l'ourlant, j'ai su itnpoa 'l'une flis do
�J'An,Œ ... ET J'ACCUSE
1
123
plus silence à mon cœur. « Elle n'aura pas de peine
à trouver un homme plus digne d'elle! » disais-je.'
Mais les jours passaient, les semaines, les mois ... , et
votre image demeurait dans mon cœur; votre pensée
ne me quittait pas: elle me suivait partout; invisible
et présente, elle m'escortait ainsi qu'un doux fantôme.
Cent fois, je fus sur le point de vous écrire ... ou plutôt, je vous ai réellement écrit cent lettres, où je vous
dépeignais ma passion, avec de pauvres mots maladroits qui ressemblaient à des sanglots, où je vous
demandais pardon de vous avoir menti ... Mais aucune
de ces lettres n'est jamais partie. Au moment de vous
les envoyer, je sentais le devoir de me ressaisir. Nonl
mille fois non 1 tant qu'il existerait au monde une
seule personne qui pourrait me croire ooupable, je
n'avais pas le droit .de songer à faire de vou~
ma
femme ...
u Ah 1j'ai connu des heures cruelles, je vous assure .•.
J'ai pleuré comme un enfant sur mon bonheur
perdu .. , Mais j'ai tenu l'engagement que j'avais pris
via-il-vis de moi-même. C'était le seul moyen que
j'uvai' do vous témoigner ma reconnaissance et mon
amour ...
u Aussi, comment vous peindre la sensation do joie,
de dtI iVl'ance quo j'éprouvai, tout récemmont, on
apprûnant cluO le vrai coupable, l'homme pour 10 crime
duquol j'avai,j failli pprdre l'honnour, venait d'avouer
son forfait! Le prisonnier devant lerluoi s'écart nt le
grilles cie sa geôle, l'avougle qui voit BOS yeux s'ouvrir
a la III mi ' 1'0 du soleil, Jle doi vent pas r essonlÎr une
allégrcAse plus vivo.
« Enfin! 10 cauchemar 6lait diasip6 ... jo pouvais
relevel' la têLe ... jo redovenais pareil aux nutrOi!
hommes. Et su rlout - surLout 1 - il m'6t,nit permis
de pnnllor il VOliS sans comm ttro une lâcheté ...
(1 l'ourlant, If' prohlème no so trouvait pas encore
rôsolu. Commo vous 10 sa vez , pout-êtro, depuis mon
�124
J'AIME ... ET J'ACCUSE!
départ de la banque Maubray, j'ai pu trouver une
place dans une compagnie d'assurances ... Or, il s'agit
là d'une situation bien médiocre, et ma dignité me
défendait d'ambitionner le mariage avec vous dans de
telles conditions ...
« Mais, du moment que mon innocence se trouvait
officiellement reconnue, les choses changeaient du
tout au tout ... Ces jours-ci,je suis allé voir M. Maubray,
mon ancien patron.
« Il m'a reçu de la façon la plus cordiale et m'a
déclaré qu'il n'avait pas cessé un instant de croire à
mon innocence ... Peut-être exagérait-il un peu; mais
j'aurais mauvaise grâce à le lui reprocher. Quoi qu'il
en soit, M. Maubray m'oiTre la place de chef de service
auxtiLres, quise trouve actuellement vacante. C'est une
très belle situation, que je pourrai améliorer encore
par mon travail ... Oui, Maud, à partir de maintenant,
je deviens un autre homme ... ou plutôt je redeviens
l'homme que j'étais autrefois, avant de tomber dans
des erreurs que je déplore, mais dont je ne crains plus
le retour ...
« Évidemment, tel que je suis, je me sons encore
bien indigna de vous... lais j'ai tant souiTert, tant
désellpéré, q,u'il me semble que cs épreuves m'ont
rendu meilleur, m'ont un peu rapproché de vous. Tout
à l'heure, je vous disais que je n'avais pas voulu de
fiançailles conclu os à l'ombl'e d'utl.O prison ... Dos fiançailles à l'ombr d'une église mo conviennent mieux,
et c'est pourquoi je vous dis: Maud ... ma petite Maud
chérir, je vous aime ... J n'ai jamais cesso do vous
chérir. A présent, je suisso.r de moi, ot J'existenco que je
vous oiTre sera digne de vous. Si vous voulez dov nir ma
femme, vous comblerez mes vO'ux les plus chers; et
mon sou) désir, ma seulo ambüion seront d'assurer
volr honh ur, do vous prot,égel' contre toutos les tristr!!I\CS dr la vic. Maud ... dites oILi, et vous rel 't de
moi 10 plus heurcux des hommesJ
�J' AI:\IE. .. ET J'ACCUSE 1
125
Maud était trop émue pour répondre. Une joie profonde, immense, déferlait en elle. Ses yeux s'e;nplissaient de larmes, mais c'étaient de douces larmes, des
larmes de joie ...
Incapable de parler, elle tendit la main à Pierre
avec un sourire ineffable ...
Pierre saisit la petite main qui tremblait entre ses
doigts comme un oiseau captif et, longuement, il y
appuya ses lèvres.
- Maud, ma chérie ... je vous aime 1. ..
- Moi aussi, Pierre, je vous aime 1. ..
Ils balbutiaient, dans un élan de tendresse indicible,
les mots vieux comme le monde et pourtant douél'
d'une jeunesse éternelle.
Quelques instants s'écoalêrent ... Isolés dans leur
rêve magique, les deux jeunes gens avaient perdu la
notion des réalités. Rien n'existait plus, eR dehors
d'eux-mêmes. Les épreuves qu'ils avaient subies, les
chagrins qu'ils avaient éprouvéiO, tout cela reculait,
disparaissait, se f.ondait dans l'ivresse sans bornes dl'
la minute présente.
Ils n'avaient pas besoin de mots pour se comprendre.
Leurs cœurs battaient du même rythme; ils se sentaient si forLs, par leur mutuel amour, que rien - pas
môme la mort - ne pourrait les sépare-r jamais.
Quelque chose de grand et d'auguste mettait de la.
lumière dans leurs yeux, de la beauté dans leurs
ûmes.
Ils avaient oublié jusqu'à la notion du temps, eL cc
fut le timbre fêlé de la vieille pendule qui los arracha
brusquemenL il leU1' rêve 6toil6, pOUl' les ramener
dans 10 monde 1'6 1.
- Maud 1. .. murmura Pierre Donatien, tout fté.rniasant.
Il était prêt à ref l'mer ses bras sur la Laille souple
de la jeune IUle. 11 approchait son visuge du frais
visago de sa fiancée ...
�126 '
J'AIME ••• ET J'ACCUSE
1
Mais celle-ci recula, dans un mouvement d'exquise
pudeur, tandis que ses j ou es délicates B' em pourpraient ...
Sans mot dire, elle désigna à Pierre le vieux Crucifix pendu au mur.
Tous deux, d'un mouvement spontané, s'agenouillèrent et, les mains unies, le c ~ ur gonflé de tendresse,
demandèrent à Dieu de bénir leur amour ...
FIN
« J'AIME ... ET J'ACCUSE!»
qu'on vient de
li TC, est le deuxième volume d'une série de quatre lomans,
aroupél sous le titre:
.. QUATRE CŒURS SUR lL~
Roun:s DE L'A IOUR
H
de ccn volumes renferme un récit complet ...
cr~
une formule
orieinalc, dont l'intérêt IC rccomlTl.:lnde II tou, Ic. amateurs
de bonne lecture.
Ch~cun
mail le lien qui existe entre ccs ouvlages
Après: .. LA CIIAMBRE Où L'ON N'ENTRE PLUS"
de la Collection Fama),
Après: .. j'AIME ... ET j'Accuse
(N° 395
1 .. (N° 399).
On lira successivement:
.. D'ENTRE LES PACES D'UN MISSEL"
.. LES BAJUlEAUX D'on DE MA CAGE"
PAR
MARCEL PRIOLLET
(N° 403) .
(N° 407).
�, Pour paraitre jeudi prod,,;. sons le lin 400 h 'a C~Il.ct
i )n
" FAMA " .
LE SECKET
DE MARC RENAUDIN
par JACQUES SEMPRÉ
CHAPITRE
PREMIER
RENCONTRE
Quoiqu'il fùt près do six heures, le soleil, encore très
haut, donnait une luminosité exceptionnelle à cette chaude
après-midi de juillet.
Mince et alerte dans son tailleur de crêpe de Chine beige,
la jeune flUe suivait Je quai de la Seine, 10 long du Cours
la Heine. Chacun de sos (Jas découvrait un peu plus haut
ses flnes jambes, bien musclées malgré leur sveltesse, et
Sur lesquelles la jupe montait et descendait, aidée par une
16gèl'O bris' qui soufflait do l'ost.
Sa marche était rapide t rythmée, comme cello d'une
personne habil uée au fooling. Sa souplesse dénotait, d'aillOUI'S, une vigullur cnlrl'lenue, sans aucun doute par la pratiquo des sports, et sa phy:;ionomi , qu'avivo.H à peine un
S01Jpçon de furd, s os fotre r6gu i~ro,
élait ellc d'uno fort
jOlie pCI'SOllm, promeLtllnt surtout dt' le devenir lorsqu un
pou pl s do malul'i li nllruit dunne davanlage de rclieI à
80S trails ('nrore Uil peu flous.
l'ri véo à la place d l'Almn, la jeune nlle dut aLtendre
qllo l'agrnt préposé à la cir"ulalion voulùt bien donnrr le
champ libre au troupeau de gens <l/Tairés qui, dès son signal,
sc précipilèrllt dans la double r'lng61l do clous métalliques,
pour aborder au prochain trottoir.
/11 suic.Jrc) .
�82!l-9-31t. -
RÉGIE IMPRIM ERIE CI\É'fÉ. -
COIlI)EIL.
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LE DISQUE ROUGE
DES ROMANS D'AVENTURES - DES ROMANS D'ACTION
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La marque du Léopard.
Le Désert aux cent mirages_
La Maison du cauchemar.
L'Œillet de nacre.
Aventures de Sherlock Holmes.
Nouvelles Aventures de Sherlock
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Souvenirs de Sherlock Holmes.
Nouveaux Exploits de Sherlock
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Le Masque noir ( A vell/ures de
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Le Mystérieux X.
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L' Hôte disparu.
JEAN DE LA HIRE
L'Assassinat du Nyctalope.
H. RIDER-HAGGARD
Elle.
Le Testament du Monstre_
YVES DARTOIS
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Lo Hameau dans les Sables.
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LA
ALBERT BONNEAU
ANDR~MY
Le Maitre du Torrent.
RUDYARD KIPLING
Contes mystérieux tle l'Inde .
CHARLES FOLEY
Kowa la mystérieuse_
Le Chasseur nocturne.
C.-j. CUTCLIFFE HYNE
Kate Meredith_
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Serpent Blanc_
ARTHUR MORRISON
Sous la griffe de Martin Hewitt.
L'Etrange Aventu re du " Nicofaar ".
L' Heure révélatrice.
La Main de g!oire_
H. G. WELLS
La Poudre rose.
'. jACQUIN ct A. FABRE
Les 5 crimes de M. Tapino is.
G.-G . TOUDOUZE
Le Maitre de la mort froide.
Carnaval en mer.
L '~
HERVË DE PESLOÜAN
nl g m e
de 1 '~ ly s6 e
.
R. CHAPELAIN
Les Perles sanglantes.
L' Ile des D6mons.
RENË TH ËVENIN
Les Chasseurs d'hommes.
L'~t
CHARLES LE GOFFIC
ct NORBERT SEVESTRE
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6nlgme de Roz· Hlr.
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DU
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94, ru e d'Alésia, PARIS ( XI VO).
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Dublin Core
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Title
A name given to the resource
Collection Fama
Relation
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Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
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Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Priollet , Marcel (1884-1960)
Title
A name given to the resource
Quatre coeurs sur les routes de l'amour . [II] . J'aime... et j'accuse !
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Société d'éditions publications et industries annexes
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
impr. 1934
Description
An account of the resource
Collection Fama ; 399
Type
The nature or genre of the resource
text
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
application/pdf
Language
A language of the resource
fre
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BUCA_Bastaire_Fama_399_C90831
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Relation
A related resource
vignette : https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/thumbnails/36/73276/BUCA_Bastaire_Fama_399_C90831.jpg