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"Petit ÉcllO
de laMo(1c"
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les Publicati0l!s de la Société Anonyme
du "PETIT ECHO DELA
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" La Véritahle Mode Française de ParIs
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Journal des élégances parisiennes paraissant une foi, par mois,
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on imagine nécessairement que la main qui
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Pour Lui! par Alice PUJO.
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lLa DaIne aux Genêts, par L. de KÉRANY.
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Trop Petite, par SALVA du BÉAL.
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22. AiIné pour Lui~Inêe.
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2.7. iillusion Masculine, par Jean de la BRÈTE.
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MOVET
CHEMIN
SECRET
Éditions du " Petit ÉcllO de la Mode"
P. Orsolli, Directeur7, Rue
Lemaignan, Paris (XIVo)
��{~
Chemin
Secret
1
Un dialogue des plus animés s'échangeait, par
une chaude apri.:s-mldi de la tin d'août, dans la v:l!a
des Cactus, à Athènes, entre la jeune baronne de
Fleurimont, mariée au premier secrétaire de la lé~a
tinn de France en cette "itte, ct son fri.:re Jacques
Saint-Vérand, du barreau de Paris, venu passer les
vacances judicare~
sous le cid de la Gr~ce:
- Alors, tu dis que cette fois-ci tu es à peu rr08
satisfaite de l'institutrice de tes enfants? demandait
le Parisien à sa sœur.
- Oui ...•Je le serais même tout à fail si ...
- Comment 1 il Y a encore un si L ..
- Où n'yen a-t-il pas 1 si ... elle n'étaIt pas si
bellèl
- Si bête
répéta le jeune avocat interrogativement.
- Que tu cc; contrariant 1 Tu as fort bien entendu,
j'ai dit: ~i bel-le,
- Ah 1 AJor dIe est bien, notre compatriote?
- ,\ un deç:ré tout à fait dl:pac~,
Ne s'a\'i e-t-clle
paH de re ~emblr
à un camée antique,
- Mais il me semble au contraire qu'elle ne fait
que son devoll' celte jeune fille, en reRsuscitant la
b auté clas!\iquc en un pays oll la femme a in piré
tant de chr~-d'œuvC",
Une statue 1 l'ccque est tout
à fait ù !;a place à Athènes ...
c'est po si hIe, mais pa dans nos
- Au mIlS~c,
intérieurs familiaux; d'ailleurs, lor!';que tu auras
fréquenté 'lllcl'ltle peu la société hellénique, tû
changera d'opinion ct tu rcconnaltrac; que les Phi-
r...
�6
CHEMIN SECRET
dtas et les Praxitèles modernes onl grand besoin
de recourir aux sources antiques pour retrouver
l'ins pi ration ...
- Sais-tu que tu ne flattes guère les femmes de
ce pays ...
- Je les juge suivant ce qu'elles valent, tout simplement. Crots-mOl, les beaux mod\:les sont absolument fos5iles.
- Raison de plus, alors, sœurette, pour se réjouir
quand on en d~couvre'
un en chair et e,n os 1
- Si j'étais sculpteur ou peintre, mais comme je
ne suis qu'une simple fille d'Eve sans talents ...
- Et par cela mê!TIe peut-être légèrement disposée
à être un tantinet Jalouse des avantages d'autrui ...
- Ob 1 i tu croIs 1...
- Je ne croIs rien du tout, si ce n'est que ma
sœur est bien trop charmante - de l'avis de tous
en général ct en particulier de son écervelé de fr~ re
- pour avoir à envier quoi que ce soit aux autres
femmes. Et le jeune homme fit mine de vouloir
embrasser sa gracieuse interlocutrice.
- Finis !. .. Je te disais donc que Mlle Bayle
parle par ~rop
bien son nom, et tu ne peux te figurer
tous les JUconvénlents que celte circonstance a
dans la situation de mon mari.
- Comment 1 de ton mari? Je ne saisis pas bien
le rapprochemen1. ..
- C'est que tu fai5 le nalf, alors. Tu ne vois pas
que dans la Carrière, où nous sommes obligés
d'aVOir maison ouverte à tout venant, il est rort
ennuyeux de loger sous son toit unp. personne salariée dont la beauté fait tomber en pâmoi s on tous
ceux qui la voient 1
- Ah 1 je commence à comprendrel.T'avoue que je
n'avals ~as
du tout envisagé la question sous cet
angle-là; mais elle est parfaitement respectal:rle
cetle jeune fille, je suppose?
- ru n'en doutes pas. Tout ce qu'il ya de plus
respectable t!I respectée. Il va sans dire que j'ai cu
sur elle les plus e,'cellents renseignements. C'est la
fille d'un officier supérieur, elle a été élevée à SaintDenis, et a dû, à la suite de revers de fortune, chercher un gagne-pain, mais elle est très énergique et
ne laisse pas deviner qu'elle peut souffrir dans une
situation inférieure à cdle qu'elle a jadis occupée
dans le monde; d'autre part, elle est fort bien douée
L
,
�CHEMIN SECRET
7
et fait parfaitement mon affaire, ainsi que celle des
enfants, aussi suis-je, à ce point de vue-là; ravie de
ma découverte.
- Quel age a ce phénix?
- De vingt-quatre à vingt-cinq ans ... j'imagine.
- l'VIais sr c'est une beauté aussi accomplie que
tu. le dis, comment n'a-t-elle pas encore fait de conquête, cette personne digne de figurer dans les
héroInes de romans?
- Je ne le lUI al pas demandé; tu pourras lui poser
la question à lOisir SI le sUjet t'intéresse. Les conquêtes i' 1... Je crois qu'elle en a fait beaucoup, la
jolie Parisienne, mais 011 n'épouse pas une modeste
institutrice.
- Et pOl1l'quol cela?
- Par la rai~on
toute simple que l'on n'a pas de
doute sur le chiffre possible cie sa dot.
- Ah 1 oui 1 le double zéro naturellement, et
comme le mariage n'est pas une part ie de roulelle ...
- Bien qu'il soit une véritable lotene cependant,
un indéniable jeu de hasard ...
- Triste chose que la pauvreté 1 murmure mélancoliquement Il: jf.:une homme.
- Triste chose effectivement, repartit Mme de
Fleurimont avec l'accenl d'ipsouciante compassion
de ceux qui parlent de maux qu'ils ignorent, mais
changeons de sujet. Il sera beaucoup plus intéressant de s'entretenir du pays natal, du foyer familial,
cie toi enfin, et du plaisir que j'ai à te recevoir dans
notre nouveau poste. Tu (,;omptes bien nous rester
quelques sema1l1es, j'imagine. Nous mettrons tout
en œuvre pour quc tu n'aies pas trop la no. talgie
des boulevards, (;ar il n'y a pas que de "ICI Iles
pierres à Athi:ncs, el malgré ce quc j'ai pu te dire
tout à l'heure, et, bien qu'en pleine saison c~ti\ale,
nous avons ici des femmes charmantes qui rival~ent
tout à fait avec les PaI'lsiennes. En plus, les Jcunes
filles ont en ce pays une liberté d'nl1ures qui rend
le~
réumons fort agréabJcs. L'on 80rt ensemble,
l'on orgalllse des parties ùt.: tous !enres, toU!; le
sports sont tri:s courus. Tu pourras flirtei' un brin
SI le cœur t'en dit, mais ne t'a\ Ise pas de falrc la
cour à l'instltutnce de mes enfants 1
Ca n('!1 1 .le t'en réponds 1
D'ailleurs, cc serait d'un ban a!... remarqua
,
�8
d~aigneusmt
CHE:\fIN SECRET
la jéune femme en esquissant un
sourire.
- Banal ou non, là n'est pas la question; du
moment qu.: je ne peux pas m'offrir le luxe hors de
prix d'~pousr
une fille sans le sou, je considérerais comme une mauvaise actIOn de lui donner un
espoir qui ne pourrait pas se réaliser.
- Bravo 1 C'est fort chevaleresque, ce que tu dis
là, et je n'en attendais pas lTIolns d'un galant homme
tel que tOI, mais je te pré""'ens qu'elle est trt:s Séduisante, cette petite gouvernante. "
,
- Bah 1 Je ne sors pas du coll 'ge, Je ne SUIS plus à
l'ane des emballements aussi faciles qu'inconsidérés.
::.- Je le sais, mais un bon averti en vaut deux.
- Il sufflt.
Et le Jeune h<?mme s'in~.lt
lance, l'heur, une
bourf~e
de sa cIgarette qu Il VIent d'allumer.
Les causeurs sont assis sous. u~e
spacieuse
véranda attenante au salon, Rien de Joli et de coquet
comme ce clair réduit; de grands palmiers lui donnent un aspect de vie, cependant que, dans une
vasque .de marbre ~u
Pen~éliqu,
retombe en plUie
fine un let d'eau qUI entretient la fJ"aicheur et bruisse
ac;réablemen'; des stores de soie ccrue, incru!:l.:!s
d'e guipure d'Irlande, tamisent le trop vif éclat de la
lurr.il!re; des si::ges de rC';n, une chaise longue, des
cousin~
par douzaines s"~talen
en un harmonieux
d'::sordre, tandis que sur une table basse, décor":e
de nacre, merveille de l'industrie de Damas, des
boissons ~Iaces
attendent dans un rial eau de cui\Te
le bon f1laisi: des convil'es,
.Jacques Saint-Vérand jcne un regard circulaire et
semble sati faIt delce qu'il voit.
- Comment trouves-tu mon nId? demande a\~ec
complaisance la jeune fern/me.
- Dlf.lne du bel oiseau qui l'hal)ite.
- Tu' pOLira~.
dire de la nich':e, ~ar
nous sommes
quatre en ce lORIs: mon cher man, les deux petits
et moi, ne l'oublie pas.
- Oui, c'est vn!l, ct l'on serait c~barsl'
pour
savoir à qui décerner le plus s0duisant plum~t:.
Sais-tu que vous bles des mortcl:-; privilégiés LOo
- J'en conviens ...
- Alors, toujours aussi heureuse?
- Toujours 1
Oui, elle pouvait le dire. Le m~nagc
Fleurimont.
�CHEMIN SECRET
9
uni depuis dix ans, appartenait à la catégone trls
rare des favoris~
de ce monde. Tout lui avait réussi.
Lui et elle s'~taien
manés par amour et aucune
déception,de palt et d'autre, n'était venue depuis lors
ternir le rêve de tendresse éclos en un jour de Jeunesse et de pri ntemps. Ce qu'ils avaient demandé au
bonheur, la vie le leur avait donné. Le destin s'était
plu à les fêter, et c'est sans doute parce qu'il est si
prodigue de ses bienfaits envers certaines existences
privilégiées qu'l! se voit forcé, le fourbe, de se montrer aussi parcimonieux de ses dons envers d'autres
créatures qLi mC:nteraient cependant toul autant ses
faveurs ... Mais, à quoi bon se lamenter i' Illl'y a pas
à demander compte aux dèspotes de leur conduite ...
Donc, le ménage Fleunmont avait été comblé des
biens les plus appréciables: le bonheur, et la fortune
par surcrolt. Deux enfants liaient venus peupler ce
foyer heureux: Simone, une jolie fillette aux boucles
brunes, à l'esprit .éveillé, allait aVOir neuf ans;
Robert, son petit rr, re, bambin volontaire et tr~s
gaté, en comptait à peine cinq.
La jeune femme adorait ses enfants, mais, assez
anémiée par le climat d'Orient, elle s'était vue contrainte de se déch'arger des peines et des fatigues
que réclame une éducation bien compris.e sur une
autre elle-même en qUI elle plit avoir toute confiance.
C'est ce qui la rendait si difficile dans le choix d'ure
institutrice, car elle n'ignorai! r~SKmbien
ces amlS
malléables d'cn fant s'impr, gnerlil a ontact de CCLX
qui les entourent.
Plusieurs fois déjà Mme de Fie rimoITt avait dl!
renvoyer en France de Jeunes gùuvernantes à l'esprit
aventureux et romanesque, venues à l'étranger pour
des motifs peu avoI.lables. Et c'est précisément
parce que justlu'ici elle n'avait pas eu la main heureu e que son Ir, re se plaisait à la taquiner sur ses
changements fréquents d'éducatrice . .
•
-- Quand aurai-je l'honneur d'être présenté a
celle merveille de beauté? demanda le jeu ne homme
en tendant à sa sœur l'étui à cigarettes qui se trouvait sur la table à portée de sa main ct que la jeune
femme faisait le geste de vouloir atteindre.
- Miséricorde! voilà que tu grilles déjà de la
connaitre 1
- Grilc~,
est peut-i:!tre un .mot excessif... Mais la
vérité est que je n~ serai pas faché de constater d~
J
�10
visu si tout
CHEMIN SECRET
CC que tu m'as dit de cette beauté rare
est exact. C'est de ta faute apri!s tout: il ne fallait
pas tant me la vanter, cette institutrice incomparable 1
\
- Admettons que cc soit de ma faute, mais en
attendant, tu fcrais bien mieux de rédiger une
dépêche pour notre pauvre maman, qui doit être
dans des transes depuis ton départ... Je la vois
d'ici. sc t1gurant que tu as fait. naufl:age, que tu. as'
serVI de pature à quelque baleine at1amée ou bien
que tu es échoué sur une lle déserte, tout comme
Robll1son, de légendaire mémoire, et sans le précieux Vendredi, encore 1 Tiens, voici du papier, de
l'encre, une plume, et écris bien vite ton télégramme,
que je ferai porter par un domestique.
- Du tout 1 Ne te donne pas cetle peine, j'irai
moi-même au télégraphe, ce sera beaucoup plus
simple.
- Tu n'y songes pas, par cette chaleur !
- Ah 1 Il fait chaud, l'on ne s'en douterait pas
chez toi.
- Va voir dehors 1. Le thermomètre, je parie,
marque dans les envll'ons de quarante degrés à
l'ombre.
- Voilà qui m'e t égal 1 Noùs autres, Occidcntaux, nous ne nous efTrayons l'as pour si peu! C'est
bon pour vous, gens d'Orient, d'avoir peur des
ray<ll 5 du soleil. Je suis sûr c~lI'en
ma qualit0
d"!tran[Zcr, ils m'accueilleront fort bien, ces rayons
embras "s, et que je n'aurai pas à me plaindre d'eux.
Et l'UIS, vllis-tu, ~ulet1,
sans que cela en aÎt l'air,
je meurs d'envie, moi, 1 hllmm", b a"é ct sceptique;
moi, Je Pari' Îen très modernc de Août, d'esprit et de
tendances, dl' m'cn aller errer ù la recherche dcs
traces luiH ·é..:s en cdte vill"i c':l~bre
par tous ces
illustres bonshommes de l'antiquité. Cela vous rait
quelque cho:>c de \)(;Ilser que 1'011 roule le même
sol que PéricLs, Solon, U:onidJ , Socrate, Platon,
D~mo
th ne, CIc~r()l
... (.\h! 110n! je croIS que ce
derI11 l' j'en était pas, malS 10S autres suffisent il la
collection.)
« On Su ",-nt tOdt remué raI' l'évocation de ce
grands Il,,01 . C'c t comme un souffle puis~ant
qui
pas<;e et vou vivi fi·! ; on croit il "riter urt peu de
l'ame anti lue de tou ... Ct;S Saocs de la Grlce. Il ya
encore autre chose. L'homme ~lui
a Gontemplé de
�1
CHEMIN SECRET
Il
ses propres yeux le mOïument de·Thésée, l~ Parthénon, les Propylées, le temple de la Victoire (avec
ou sans ailes), n'est pas un homme ordinaire, il a
une supériorité sur les autres. Cela sonne fort ble:1
dans la conversation de pouvoir parler de IJisu de
tous ces chefs-d'œuvre de l'Attique; j'ai hate, apr: s
tant de voyageurs cél1:bres , d'apporter ma note personnelle dans ce concert d'admll·atlOn. Le besoin s'en
fait véritablement senti:-, Chateaubriand commen':e
à être bien vieux jeu, sa prose n'a plus l'envolée
de la nOtre, et il ya peut-être une place à prendre
à coté de la sienne ... très modestement je m'en contenlerais 1 dit avec une emphase comique le jeune
avocat.
- Ton enthousiasme me plalt, car il me prouve
que l'âme moderne n'('st pOint tout à falt en catalepsie, puisqu'elle sait encore vibrer à l'évocatlOn
des grandes actions, èes nobles souvel1lrs ...
- Tu en doutais ? ..
- Dame 1... La jeunesse d'aulourd'hui, dit-on,
est si indifTérente à tout ce qui ne contribue pas
directement à son bien-être personnel, à son intérêt
exclusif, au confo/'table de son espri t, si je PUIS
m'exprimer ainsi.
Et la jeune femme sount.
- C'est quelque vielJ~
perruque qui t'aura conté
cela dans un jour de morosité et de regret ? ..
• - Point 1 les romanciers contemporains sufflsent
à la besogne.
- Si tu les crois 1 Et si tu émets des opinions à
leur remorque 1 tu dois trouver la vic bien laide,
ma pauvre sœurette 1
- Oui, passablement; mais je regarde chez moi,
autour de moi, et je me dis qu'ils exag· rent.
- Heureusement 1 Ces gens-là, Vals-tu, se servent
de verres grossissants pour écri re.
- Ils ont tort. S'ils comprenaient bien leur"
mission, ils ne noùs dépeindraient que le beau, If!
vrai et le bien, ils seraient avant tout des moralistes.
- Ils cfllient l'être à leur manî re, c'est même ce
qui les rend d'autant plus dangereux.
Après une seconde de mC:dltation, la jeune femme
reprit:
- Leur taehe cependant cst noble et grand~.
N'est-ce point Grégoire VII qui a dit: « Celui qui
écrit de bons livres fait plus pour l'humanité que
��CHEr.lIN SECRET
t'apprend pas par quelle voie tu dois le rendre au
tél'::graphc. Je te dis::!i;; donc qu'une fois dans la rue,
tu ~rcnais
la gauche, puis k premier boulevard à
drcllte jusqu'à CL: que tu trouves une \·iIJa peinte en
rose, style italien; Ici, tu t'engag\.!l"as dans une petite
rue qui monte et alors ...
_ .•• 1I sut'tit, l'en ai asser. ent,~du.
J'ai di. fois le
lobir du me perdre a,·ec te explicu ions. J'aime
bien mieux emporter mon Guide, il me renseignera
d'une façon plus claire. Madame ma sœur, j'ai
Ihonneul" de prendre cunp;é de mus.l
_
j lonsieur mon fri.!re,
n'oublie7. pas que nous
dinons à sept heures.
_ Mais il en est à peine quatre 1...
_ C'est l'os iblc, je tiens n~aml)1S
à vous avertir, dans Je cas où vous ne retrouyeri\.;7. !,Ius votre
chemin et où le retour serait plein d'illlpn.:vu ... .t\h!
j'oubliais de te dirc que j'ai invitt: à dll1Cl un Grec,
l'vI. Zaphiros, trics versé dans les chos~
de l'antiquité. Il a une conversation de~
Jilus intéres antes
et j'ai pensé qu'il pourr.ait te servIr de cicerone, car
c'est un véritable érudit.
_ Je recoGnais bien là mon aimable sœur dans
cette délicate attention dignl! d'elle et ..• de moi. Il
n'y a pas à dire, nous sommes de~
Rens absolument
charmants dans notre famille ... l'.ous cherchons
sans cesse à faire plaisir aUK autres ...
la jeunl!
_ Nous est peul-être exagér0, rec~ifa
femme avec malice.
_ Vilaine! Voilà d0jà les taquineries qui recom~
mencent...
_ C'est pour rappeler le home maternel et notre
jeune temps ...
- Alors, je pardonne .. A tout à l'heure.
_ J\ tout à l'heure, mais rentre de façon à avoir
le t mps de raire un brin de toilette. J'y tiens beaucoup!
. _ Moi aussi, adieu, répliqua plaIsamment le
Jeune Paripicn, ct II sortit en riant.
�CHEMIN SECRET
D
Jacques Saint-Vérand est seul dans la rue. Il ne
semble pas pressé de gagner le tl!légraphe. Son
regard erre de droite et de gauche, cherchant à
découvrir au tra\ers de ces luxueuses habitations
modernes aux styles imprécIs et fantaisistes, où l'on
a prodigué le marbre et les tons poIYl.:hromes, un
eu de la Gr~
ce d'autrefois, de cel~
qui demeure
Immortelle, mais son regard est d'::çu. Il se trouve
dans une ville quelcon'1ue, sans cachet spécial, aux
voies spacieuses, plantées d'arbre, principalement
de poivriers au d~li.:at
feuillage, aux grappes rouges,
mais blancs de pous<,j" re, voies sur lesquelles, à
droite et à gauche, s'étalent des habitations particulières entre cour et jardin. Sa sœur lui a dit de
prendre la gauche, il commence par faire l'inverse, )
et le voilà s'en allant à l'a venture, ne pensant plus
au but Je sa sortie. Il ne lui déplalt romt d'er~
ainsi sans savoir où il va, gUld~
par sa seule rêverie:
Dieu 1 quelle lumi' re éclàtante, il )' a de quoi être
a\"l!ug~,
tant la '~verbéati()n
est intense 1 Le soleil,
en dardant ses rayons sur tous ces marbres d'un blanc
étincelant, a un éclat insoutl!nable. Le promeneur
ferme une seconde les yeux, mais il va touJours, et.
quand il les rouvre, un cri s'échappe cie sa poitrine:
à 1'1I1lersedion de deux boulevards, par une large
échancrure, l'Acropole lui est apparue dans ùn
rUissellement de lumière.
Celle fois, ce neso~
-rlus d~s
tons crus qui
l'aveuglent; le temps a mis sa pat me sur ce marbre
autre(ois si blanc, et lui a donné la teinte dorée d'un
feuillage d'automne.
Le Parisien s'arr0te, son cœur bat rlus vite dans
sa rOltnne: la VOilà donc, la f!1()n~ust.
Vision ùu
passé 1 La voilà donc retrouvée, la Cité antique qui
a enfanté tant de génies ct de hér()~
1 gt les SOu\'enirs claSSiques lui reviennent en roule; les glOires
de ces fiers ,\thénicns lUI sont rcm0morées, et ces
paroles ùe Thucydide les concernant lUI montent
aux lèvres : ~ Ils remplacent un dessell1 trompé par
r
�/.
CHEMIN SECRET
une nouvelle espérance : leurS~pojts
à pein. e' conçus sont d":jà e.,~cutés
San cesse: occupés de
l'avenir, le présent leur écha pe j peuple qUI ne
connaît point de repos, et ne peut le souffrir dans
les autres. » Le voilà, le secret de leur force, de leur
génie, mais aujourd'hui, hélas! où sont-ils tous ces
géants i' Si leur nom a d..:ûé le temps, leur àme, elle,
semble avoir disparu avec eux. Où sont-ils ? ... Sana
doute où s'en sont allés, eux aussi, les fiers
Romains ... Peuple aujourd'hui déchu, qui ne vit que
par son passé et qui n'a plus de place dans l'histoire
contemporaine ...
Guidé par les ruines qu'il voit se dresser là-haut
sur la célé bre colline, et emporté par une force qu'il
ne cherche point à maîtriser Jacques Saint- Vérand
va de\'ant lUI, prenant pour phare ces palais mutilés.
Et bient6t, apri:s avoir tra\'ersé rues, avenues et
boulevards littéralement ensevelis sous la fine poussière blanche particuliere à Athi:nes, il se trouve
devant un grand espace vide, un terrain montueux,
sur la gauche duquel s'élève un édifice merveilleusement conservé: le temple de Thésée.
Que lui importent à présent la chaleur, la rude
montée Loo
.
En proie à une émotion véritable, il va toujours,
son Guide à la main, personne ne pourra le gêner
dans sa contemplation évocatrice du passé! Il aura
le loisir, s'Ii lui plaît, de s'arrêter ou de passer à son
gré!
Et le voilà montant, montant toujours. Après une
hallf1 au tombeau de Socrate, au Pnyx, où les Athéniens tenaient leurs doctes assemblées, le
promeneur gravit jusqu'au sommet l<! rocher encerclé de muratllus, ce rocher famcux et si bien appl"Jprié qu' « on dirait un piédestal taillé tout expr0s
pour porter les ma~nifques
éJifices qui le couronnaient. • Muet d'émotion, le Parisien blasé s'arrête
une seconde, puis il ya des Propylées au petit t mplc
de la Victoire Aptère, à l'Erecht6ion, ct enfin atJ
Parthénon. Il est confondu d'admiration, alors il
un pan de muraille en un point
vient s'asseoir SUt~
qui lui permet de contcmpkr à la fois l'Acropole
dans son ensemble et la \'ille moderne à ses pieds,
avec la mer là-bas à l'horizon, la mer bielle, le port
du Pjrée.
Le prés~nt
dispara1t totalement à Sl!S yeux pour
�16
CHEMIN SECRET
qui se sont jadis
faire place aux grands év~nemts
accomplis en ces lieux. Il revoit ks guariers athéniens, It:!s artistes grecs. Il croit assister à une
antique cérémonie dans l'un de ces temples encore
debout, mais les chants de victoire n'arrivent plus
jusqu'à lui, tout est silence, il est seul sur ce rocher;
alors, avec Chateaubriand, il se demande ~ où s'en
sont allés les g~nies
divins qui 6dif~rent
ces chefsd'œuvre ? ..
• Ce tableau de l'Attique, ce spectacle que ses
yeux contemplaie!1t, a~lt
ti:tè contempl~
par ~es
yeux famés depUIS deux mdle ans. Je passerai à
mon tvur, s'écriait l'illustre écrivain, d'autres hommes
aussI fugitifs que mOI viendront faire les mêmes
ré;iexions sur les mêmes ruines. Notre vie et notre
cœu~
ont entre les mains de Dieu: laissons-le donc
disposer de l'une comme de l'autre. "
Nais les h~ures
ont passé rapidement et le soleil,
bieG que toujours ardent, est cependant déjà bas à
l'horizon, dans quelques minutes il aura disparu, et
Sai:1t· Vérand, aprè!s avoir contmpl~
ce beau spectacle J'un coucha de soleil en ces parages merveilleux, tressaille et rev[(;nt à la réalité; il se souvient
que :a nuit tombe brusquement sous le cield'Orient,
que j'on passe sans transition de la lumière intense
au crépuscule, et tr::s à regret, fortement tenté de
demeurer encore, il se l::ve cependant et se met en
deVOir de regagner la ville moderne.
Il ferait bon - si personne ne vous attendait _
voir se lever la lune de là où il se trouve, la voir
inonder de la douce lueur de ses rayons argentés
ces témoins mutilés, mais encore superbes d'un
passé de gloire; ce sera pour une autre fois; aUJourd'hui, il a juste le temps de redescendre s'il ne veut
pas se mettre en retard pour le d1ner. Le Parisien
consulte sa montre: « Six heures 1 s'6crie t-il, six
heures 1 et il faut encore que je pasBe au tül~graphe.
Je n'ai pas une minut(;: à penlre 1 J'ai totalemenf
~ublé
le plus pres~.
• EU.: n'avait pas torl, Suzanne, do me recommander d" ne pas lal5scr passer l'heure, c'est qu'elle
savait l'ensorce1lt.:ment de ces vieilles murailles.
A i!ons, éloignons-nous, redescendons de ces célèbre'
sommets! PO\lrvu que je rctrollv(,! mon chemin. ~
Celte fois, le jeune homme est moin!l sûr de lui;
cependant le voici dans la nouvelle vWé, cl afin de
�CHEMIN SECRET
17
ne pas s'égarer, il se renseignera auprès de la première persoqne qU'il rencontrera: « .Tiens, le drôle
de personnage qUI s'avance làl » Un personnape appartenant au sexe fort, assurément, mais affublé d'un
costume de danseuse, jupe de mousseline blanche
plissée atteignant à peine le genoul Le jeune homme
sourit: c'est un Grec portant l'antique fustanelle,
ainsi que Je fez rouge à long gland bleu. li est ravi
de l'incident.
Lorsque l'on redescend de l'Acropole et que l'on
vient de rêver en compagnie de l'antIquité, c'est une
vraie chance de pouvoir parler à quelqu'un vêtu de
la sorte 1 c'est donc lui qu'il" intervwa~.
Et sans hésiter, portant la main à son chapeau
avec le bel aplomb des Parisiens qui ne doutent de
rien, .Jacques Saint-V érand aborde ledit personnage:
- Pardon, monsieur, le ,bureau du télégraphe,
s'il vous riaIt.
Très poliment on lui rend son salut, mais l'homme
fait de la main de grands ~est,
qu'il accompagne
d'une phrase tout à fait inll1telligible à l'oreille de
Jacques. Evidemment, il n'a pas plus compris la
question qui lui a été posée, que sa réponse n'a été
saisie par celui auqucj elle s'adressait, ct, saluant
de nouveau, le Grec s'é10igne. donnant ainsi à comprendre que Ilon n'a rien à attendre de lUI.
Le jeune homme est fort déçu, il espère cependant qu'il sera plus heureux avec un autre promeneur. Mais aussi quelle idée de s'adresser à un indigène vètu de la sorte, vieux débris des Palikares
de jadis 1 Il aurait bien dû penser qu'un individu
ainsi accoutré ne pariaIt .que le grec, et pas celui de
Démosthène, hélas 1
Deux pas plus loin, Saint-Vérand interpelle de
nouveau un passant, mis à l'eurnpérnne celui-ci,
mais même mimi que, même inslIccLs.
- Décidément, ces gens-là sont arriérés de deux
mille ans 1 Que leur apprend-on donc s'ils ne 5avenl
pas le rrançais ! c'est incroyable, en plein xx C sièclel
De plus en plu,; dépité, le Parisien regarde autour
de lui. Il aperçoit un personnage qui, lui, a des airs
tout à fait civilisés, il se pn:clpitc :
- Pardon, monsieur, parlenez-vous français, par
hu.sard '? demande-t-il assez humblement çette
fOls.
�18
CHEMIN SECRET
- Commen donc, pas du tout par hasard, mais
très naturellement, car je suis du pays de Francl!,
lui répond d'un ton jovial et avec un fort accent
méridIOnal son interlocuteur inconnu.
- A la bonne heure 1 Vous n'êtes pas un arriéré,
vous 1 mais pourriez-vous m'indiquer où se trouve
un bureau télégraphique?
- Impossible, tr~s
cher monsieur, j'allais vous
poser la même question 1
- Nous voilà bien 1
- Je suis commis voyageur en VJllS fins. Je
voyage pour une importante maison de Lunel, ct je
ne fais que débarquer. J'ai eu la sottise d'abandonner mon correspondant, ce qui fait que me voilà
perdu, égaré, ne sachant où aller, n'ayant pas même
la ressource de me ~ervi
de ma langue ~ont
personne ne veut; aUSSI me voyez-'.ous aUSSI embarrassé qu'une poule qUI aurait trouvé un couteau,
comme l'on dit chez nous.
- Je suis dans le mé.me cas que vous. Qu'aUonsnous faire?
- 'Ah 1 cher, cher monsieur, les CItoyens de notre
république française ne se laissent pas démonter
pour si peu; tenez, voici précisément se dirigeant
de notre côté une jeune: beauté vêtue de blanc, nou~
allons l'interpeller; eJl(! nous renseignera certainement. Les femmes, ça comprend toujours, et celle-ci,
ma foi, m'a l'air remarquablement bien; une vraie
Vénus de Milo, quoil avec les bras en plus, ajouta
le Méndional en riant bruyamment, très fier ans
doute de son érudition en matière d'art.
Jacques Saint Vérand a suivi la direction du regard de son compatriote ct il aperçoit effectivement
une belle jeune tille ou jeune femme brune qui s'avance à une allure rapide, la tête droite, le port
altier, mais sans raidour, dégageant dans l'ensemble
de sa personne une indéniable ûistinction. La tenue,
d'une dignité parfaite. comlllanliait involontairement
le respect.
.
. .
- Vous avez raison, dlt-d. el voulant ou traire
la charmante inconllue à ]'ubord vulgaire du. commis
voyageur, le jeune avocat s'avance au-Je\'31H d't!l1c,
ot, très déférant:
- Pardonnez-moi, madame, mon indiscrétion,
maiR nous sommes deu' Français ;\ la recherche
d'un bureau télégruphiquc. ct nous vous serion
f
�CHEMIN SECRET
Infiniment reconnaissant,/; si vous vouliez bien avoir
l'oblIgeance de nous en indiquer un.
- C'est trLs simple, monsieur; là, à droite, au
bout de la rue, vous trouverez ce que vous cherchez,
r~pond
une voix harmonieuse, à l'accent des plus
purs, san ucune Intonation étrang, re.
Et, ave un sourire accompagné d'une légère inclination de tête, la jeune femme à repris sa route.
Jacques reste sur place,.suivant du regard celle
qui s'éloigne. "La rad ieuse vision!. d0c1are-t-il en
son for intérieur.
- Hein! elles sont rudement bien, les femmes,
dans ce pays 1 s'exclame le courtier en vins.
- Celle-ci du moins, rerar! it froidement SaintVérand, froissé, sans savoir pourquoi, de l'admiration de cet homme pour la jolie inconnue, qui,
déjà, a disparu à leurs regards.
- Il ne faut pa nous en étonner, poursuit le
Français loquace, puisque nous sommes dans le
pays de la beauté classique.
Son compagnon improvisé ne lUI répond pas, il
songe à ce que lui a raconté. sa sœur concernant
les ulles de l'Attique, et il sourit int~reum
:
« Et dire que Suzanne prétendait que les Athéniennes n 'étaient pas jolies 1 Ce que c'est que les
f'~mes
! Elles sont invariabh:ment Jalouses les unes
des autres, même les meilleures! Il leur semble
toujours que la beaul.:! d'une aulre femme doit infailblcmcnt porter ombrage à la leur prOj)re .
• Pauvre sœurette, elle ya payer cher son p~ch
mignon. Je vais la taquiner et bien l'Intriguer en lUI
1 vanta'lt oulre mesure les perfections de
la belle
inc(]:~ue,
Au fait, c'est qu'elle est remarquablement jolie. Quels yeux, quel teint, quelles dents,
quelle silhouette, quelle grace 1 mais, vuilà le ldégraphe, vite, <)épéchons 1 »
Heureusement, les empl()y~s
des postes comprenaient le françaIs, les vlcissitudes de deux étrangers touchaient donc à leur fin, ct apr~s
avoir envoyé
leur télégramme re. pectif, ils se sépari.rent non
sans s'être fail eXp'llquer au préalable leur chemin.
L'habitation des Y'leunmont n'L:tait 'qu'à peu dl' distance de là, ce qui donna l'e'.;poir à Saint-Vérand de
n'arriver point trop 'n relard pour le dlner.
Cette fois, il ne s'égara plus cl bientôt il reconnut
la v!lla qu'il avait qUittée qudques heures plus tôt,
�CHEMI N SECRE l
20
et ce fut avec un réel soupir de soulage ment qu'il se
sentit au but.
Il sonna à la prilIe du jardin. Un domest ique en
correct e livrée, tout gonflé de son importa nce de
serviteu r d'un repr'::se ntant de .la gran e France,
vint lui ouvrir:
- Je n'ai pas dépassé l'heure ? questio nne le
jeune homme .
- Non, monsie ur. Il est sept heures juste, ct bien
que l'on attende monsie ur avec impatie nce, monsie ur
ne s'est Roint fait attendr e, r6pondi t le majordo me,
très satisfai t de son explica tion.
- C'est bien.
Et, en deux enjamb ées; le jeune homme a gravi le
•
perron et gagné sa chambr e.
Qudqu es minutes plus tard, sa toilette était
II était irrépro chable et aurait pu atTronter
achev~.
la critique de la plus experte des Parisie nnes en
de mode mascul ine:
mati~re
s'écrie-t-il
« Ma raie f je n'ai pas refait ma raie f
tout à coup. Et Jacque s vole à sa glace à trois faces
qu'il a suspen due à la fenêtre, mais il s'arrête brusquemen t. Dans une des allées du jardin, il yoit une
silhoue tte féminin e qui s'éloign e, la démarc he onduleuse et lente, balayan t le sol de sa longue traîne.
Cc n'est pas sa sœur, certaine ment, Suzann e est
blonde, eUe est aussi plus grande . Qui donc, alors?
L'instit utrice, sans doute, celte merveille ...
Et le Pari ien, expert, regarde plus attentiv ement,
tout en monolo guant:
• Déjà un mauvai s point à son actif: elle est
petite, plutôt fOfte, eHe le deviend ra surtout , et mrJi
Je n'aime que les femmes grandes ct minces, ensuite
elle est bit:n élégant e avec sa jupe de voile blanc ct
son corsage de tatTetas bleu ciel j pour une fille qui
luxueux 1 Et
dt.:s goût~
n'a pas le sou, cela d~note
fin de sa
aveC quel dédain encore elle baluie le ~nble
robe trop longul: 1Donc, pas soigneu se; de pllJs, elle
vers le grand
qui s~ dir~e
est coquett e, car la voil~
rosier grimpa nt que )'ap?rço ls pres lb. la serre.
Elle veut sans doute se plClucr une neur dans les
cheveux ou au corsage , mais, au fuit, c'l:st pOUf me
plaire qu'elle se parc ainsi : décidém ent, elle ,1
tous les défauts 1 Si seulem ent je poul'ais voir Ron
muib non, elle tourne obstiné ment le dos. »
ViS~rCI
1)
Et
1
nt.
�CHEMIN SECRET
21
La jeune personne a jeté son dévolu SUl' une SUperbe rose thé qui (tale orpueilleusemLnt ses pétales et qui, dans moins d'une hLure, aura v'écu Ce
que vivcnt les roses; maibeureusl,lllent, la fleur est
hors de la portée de ct..lle qui la cOllvoite, et l'infortunée a beau se hausser sur la pointe du
pied, sa main n'atteint pas jusqu'à l'objLt de 'cs
désirs.
Jacques est fort amusé par tout ce manLge et il
en oublie l'heure et sa raie:
« Y arrivera 1 n'y arrivera pas 1... non 1 cléid~
mtnt, elle n'y arrivera pas l " Si la c 1quette se doutait qu'un jeune homme - et point mal tourné, ma
foi 1 - l'épie, elle en ro,u sirait de dépit, ou mieux
l'appellerait à son aide. 1';1 l'avocat murmuJ't.! à miYOI1' : Œ Attende'i un peu, ma belle dcmoioellt::, je
l "ais vous aider ~ ; ct afin de jouir de la confusion
de la charmante personne, il allait sans rlus de cér6monie, sans aucun souci du protocole, révéler sa
pr~senc
et ofirir ses services, ~uand
une portefen(;tJ'e de 1.a v0randa s'ouvrit, hvrant passage il
1\1. de Fleunmont.
Le secrétaire d'ambassade s.'élance dans l'allée
ct crie d'un accent des plus empn:~s0
:
- Attendez, attendez un instant, vous alkz vous
piquer les doigis; laissez-moi le plaisir de vous
cueillir cette sl'I'erbe rose.
q Très aimable, mon beau-fr~,
trt:s aimablt: ! "
songe Jacques.
- Je pensais bkn q\IC quelqu'un viendrait à mon
aide, r0pliquc d'un ton triomphal une voix Jég'.J'emènt gutturale qui ne rappclait cn rien celle de J'inCOllnue de tout à l'heure:.
Et, la personlle à la jupe blanchl s'0tant retournée,
Saint-Vérand peut à l'r0sent la cuntempler.
Quoi 1 c'était là cette beauté tant vantée raI' sa
SŒur 1 Décidément les femmes sont exagèrées en
tout 1 JI avait sous les yeu .\ un visagc aux joues
j'leines, sans ovale, au mCIl((m trop court, au nez
trop épaté, à la bouche 1ari'ement fenduc (il est Hai
que la jeune I1lle riait).
.'
Seuls, les yeux étaient beau., bien cdié~
el lrLs
grand, mais il n'(;11 aimait l'as J'c. preSSIOn, qui
J6notait trop d'assurance. Quant aux dents, quoique blanches ct petitt.:s, elles ne: lui plaisaient point
non plus, il trouvait qu'dIes lui rappelaient celles
\
�22
;'
CHEMIN SECRET
d'un jeune loup vorace. Décidément, il était tout
à fait prévenu contre cette institutrice remarquable.
- Mon beau-fr~
regrettera de ne point s'être
trouvé là 'pour vous offrir cette superbe rose, bien
qùeldigne de celle à qUi elle est destinée, d~cla'it
ques secondes plus tard, tr\:s aimablement, le maltre
de céans, en tendant à la jeune fille la fleur Qu'elle
convoitait.
" Pas gêné! » pensa Jacques.
- Ce sera pour une autre fois: plaisir dirféré
n'est point perdu, repartit avec aplomb la jeune
personne à qui s'adressait ce discours, tout en
piquant la neur dans sa brune chevelure ...
« Elle ne doute absolument de rien, -remarqua,
à part lui, l'auditeur invisible de tette pel!' e scène.
- ... Et puisque c'est vous qui me l'offrez, cet~
rose, je n'ai nen à regretter.
- Trop aimable, dit M. de Fleurimont en' s'inclinant, et, prenant la malll qu'on lui tendait, il y mit
un baiser.
" Ils vont bien, songea Jacques, tout à fait modernes! Elle oublie, elle, qu'elle n'est dans cette
mercenaire tr1!s salariée, sans doute,
maison qu'~e
et se croit probablement l'égale des plus grandes
dames, tandis que Paul, en sa qualité de représentant d'un gouvernement démocrate, juge bon de renverser les bari~es
sociales et de traiter sur un
pied d'égalité l'institutrice de ses enfants. Qu'en
pense ma sœur ? ... Mais je ferais mieux de songer
à ma raie en souO'rance; les voilà qui se dirigent
vers la maison; on va se mettre à table et je serai
en retard! "
- Pan! l'an!
(Bon! voilà qu'on frappe!)
.
- Oncle Jacques, est-ce quc JC puis entrer '?
questionne une gentille voix d'enfant.
- Mais certamement, ma mignonne, répond le
jeune homme, qui a reconnu sa nièce.
- Maman m'envoie vous demander si vous serez
bientôt prêt et si l'on peut donner l'ordre de servir.
- Oui 1 oui 1 dis que je descends 1
�CHEMIN SECRET
III
- Mon beau-fr ère, Jacque s Saint- Vérand , un
jeune et brillant a~oct
du barreau de Paris, - disait,
quelque s minutes plus tard, M. de Fleurim ont, en
présent ant le frère de sa femme à un monsie ur d'àge
moyen. à la figure avenant e, de distinct ion médioc re,
. mais d'amab llité parfaite , qui se trouvait dans le
salon: - M. Zaphlro s, un de nos amis, archéol ogue
réputé, amateu r du beau sous toutes ses formes, et
dont je vous ai déjà parlé, ajoute le maltre de céans,
en s'adress ant au Jeune Françai s.
La présent ation ainsi faite dans toules les règles
du protoco le, les deux homme s s'inclin ent et se
serrent la main, tout en échange ant les banalité s
usuelles .
- La série des présent ations n'est point close,
dit bientôt le secréta ire d'amba ssade, venez, Jacque s,
que je vous introdu ise, comme disent nos voisins
d'outre- Manche , auprès de l'une de nos plus charmantes Athé·ni ennes.
Et le jeune homme regarde avec étonnem ent, car
une seule femme, en dehors de sa sœur, se trouve
dans Je salon {cc.lle qu'il a vue tout à 1 heure dans k
jardin et qu'il supp()s e devoir ~tre
l'institu trice des
..,nf'ants - une Françai se, par conséq uent - ct il sc
dl.!mande où peut f;tre l'étrang ère en questio n, mais
il suir son beau-frt:rc avec emr~scnt
et le voilà
devant l' personn e à la jure blanche , au corsage
bleu:
- l\1on beau-fr1:re; -Mlle Zaphiro s.
.
Même cér{'mo olal: mais lout de uite la jeune
Grecqu e lui a lendu la main. Et avec un.natu rel ct
une simplic ité maihell l'eusem ent trop rares parmi
les jeune nlles français es qui ont toujour s peur,
par suite de leur éJucallO n fausc;e, de se montre r
elles-mêmes, clic exprim e au Jeune Parisien le plaisir
qu'clic a à faire la connais sance d'un fr~e
JonI une
SŒ10', qui e,t son amie, lui a tant parlé.
Jacque s, sur le momen t, reste un peu inlerdi.t. Il
ne ll'attend ait pa,; à <.:et accueIl : en France, en pareille
�CHEMIN SECRET
circonstance, une jeune fil~
se serait contentée ,de
s'tncliner froidement,' d'une façon plus ou mOlnS
guindée, sans un mol, ?evant c,elui qu'on lui pr~sen
tait ; à Paris, elle e,ut peut-etre tendu la ma!n, ~t
encore ... mai" en province, assurément pas. Il n avait
donc préparé aucune p'hrase et se trouva pris au
dépour.vu, d'autant qU'li s'étan absolument tromp::
sur l'identité de la personne entrevUi quelques secondes. Cependant, étant donnée sa grande habituJe du
monde il remercia avec une grace charmante et
alit'r~nde
compliment pour compliment et dire à
son tour ~ que sa sœur lui avait si souvent pari\! de
sa délicieuse amie, Mlle Zaphiros (dont il n'av:lit
jamais entendu Rron~.:e
le nom jU5'lu'ici, enlr~
parenth~s),
qu'Il ?Va,lt !a pl~s
gra~de
hate de IJI
être présenté ., malS Il fut dlspens..! de ces banalités courtoises par l'annonce fort bien venue de:
" Madame est servie .•
M, Zaphiros offre le bras à la mali l'esse de maison,
M. de Fleurimont à la fille de leur hôte, et Jacques
reste seul fermant la marche,
Les voilà à la ~ale
à manger, Comme il n~ s'agit
que d'un repas llltlme, les enfants sont a~mis
à
table; ils y ont précédé les grandes personnes ct le
jeune homme a un éblouissement, quand là-bas,
debout entre son neveu et sa ni:':ce, il reconnait la
belle personne brune qui lui a indiqué le bureau du
tél~graphe,
Quoi 1 se pourrait-il que ce fût la fameuse
institutrice 1 mais oui, cela en a tout l'air:
Le5 deux convives étrangers font une l~gère
inclination de tête à l'adresse de la jeune gouvernant{,
Jacques s'incline respectueusement sans que pers nne songe à lo~ pr':senter, et l'on s'assied,
L~
conversati?n dev.i~nt
gé,n~ralc
ainsi gue cela sc
pratIque en pelIt comIte, maIs sans que l'Institutrice
y prennc part. Toujours occupée de ses deux (:l~ve
"
elle I::ve à peinc le~
yeux. Elle a cependant fait un
s.c~te
de, surpi~,e
en rcnl~at
l~ salut clu'~()is
que
Samt- V<:r~nd
lUI ,a ~dres,
ma,l!> ses paupières e
type admi. ont ausslto,t abalss:l.!s t:l son, \'lsagc .a~
rablement 1 ur a une expresslOn de Inlldcur et d'indifférence qui donne à SI.! trait la rigidit6 t1'une
statuc, Et .Jacques pens.! :
• El!e est aussi belle que Suzanne l'avait dit mais
elle a bien turt dc se ùonner ainsi ce ma qu'e "lacial, le sourire lui sied ccpendant admirablement,
�CHEMIN SECRET
j'ai pu le constater lorsque Je me suis adressé à elle
dan:; la rue. Apr' s cela, c'est peut-être la consigne!
On lui aura sans doute r'e commandè de se d épouiller
de tout ce qui peut contribuer à l'cmbdlir. C'est
égal, Je ne sais pas comment ma sœur s'y prendrait
pour la rendre laide, celte splendide créature . n
Cependant personne ne lui rarle, à la pauvre
institutrice, et Jacques est comme gêné de l'état
d'oubli dans lequel on la laisse. li voudrait bien lui
dire un mot gracieux et la remercier du service
qu'elle lui a rendu, mais il ne lui a pas été pr~sent,
ce sera pour plus tard; d'ailleurs, ils se trouvent,
lui et elle, placés aux deux extrémités de la table;
de plus, M. et Mlle Zaphiros se montrent si aimables
envers lui, lUI posent tant de questions, qu'il serait
fort en peine d'avoir le loisir d'adresser la parole à
une qutre personne en deht.rs d'eux,
Déjà c'est comme une prise de possession. Son
futur cicerone lui a déroulé toul un programme Je
l'emploi de son temps: demain il le conJuira là,
,apr
~ s-demalll ici; à pei ne s'il pOUl ra Cl'nsacrer
quelques heures par Jour à ceux qu'il est v"nu VOir,
si bien que la jeune Iel~
ne semble al'U1r conscience
de l'accaparement paternel:
- Mais, papa, n'oubliez l'as que i\L Saint-V~rd
est venu' en Grl:ce pour d'autres que pour vous
seul.
- Je m'en doute, ma fille, aussi est-ce pour cela
que je me propose uniquement comme guide, dans
le dé:;ir que j'ai d'être utile à un étranger qui vient
dans nos murs pour la premi~
fuis.
- Mais encore 1. .. il me semble qu'il n'y a pas
que des ruines à Athi.:nes, les habitants méritent,
eux aussi, qu'on leur consacre un certain temps. Ils
ont, l'imagine, droit à l'atkntion des Visiteurs 1
- Comment donc, mademoiselle J s'empresse
d'acquiesc..:r Jacques.
- Il Y a un moyen de tout concilier, déclare en
riant Mme de Flcunmonl: M. Zaphiros co~duira
mon fI" re partout où il lui plaira, mais nous SUlvrOliS
cps messieur , voilà tout!
- Bravo 1 dit SUlllt-Vl!rand avec un enthousiasme
relatif.
- Bravo ... pas du tout! s'écrie la jeune fille, moi,
j'ai horreur de~
vieilles pierres et de toutes les sornettes qu'clle:i évoquent ...
�CHEMIN SECRET
Un oh r général de protestation indignée s'élève de
toute la table sur dif~rents
diapasons.
Machinalement, sans savoir pourquoi, Jacques a
jeté un renard du côté de l'institutrice. Celle-ci a
relevé subftement ses longues paupit;res à la remarque de Mlle Zaphiros, un éclair a passé dans ses
yeux, sa bouche ~ eu. une !égl:!'e contrai~,
iron~e
ou dédain (il serait bien difficile de le savoll'), mais
tout cela n'a duré qu'une seconde, et personne autre
que Saint-Vérand n'a remarqué l'Imperceptible mouvement:
" Une bonne note à l'achf de la gouvernante,
approuve-t-il intérieurement; autant je déteste les
bas-bleus, autant j'ai horreur des femmes qui traitent
de sornettes le pas~
glorieux d'un peuple quel qu'i!
soit, à plus forte raison quand ce peuple est celUI
dont elles descendent. "
_ Peux-tu bien parler ainsi 1 rétorqua le père,
quand moi, au contraire, je suis fanatique de ces
antiques pans de murlHlles qui sont, hélas 1 toute .
notre gloire présente. C'est par eux que nous viyom
encore t
_ C'est peut-être parce que j'en entends trop parIer que j'en suis saturée, reprend la jeune fille en'
une 'orte de correctif, car, avec son mtuition de
femme, elle a senti que Jacques réprouvait sa diatribe contre les chefs-d'œuvre de l'architecture .l;lrec
que, et elle ajoute: Il me semble que Mme qe J:<'leunmont a mieux à faire que de s'éreinter à sortir par
cette chaleur torride. Il y a un moyen de tout concilier: nous vous céderons, cher p~re,
M. Saint-V érand
le matin, et vous nous l'abandonnerez l'apr1!s-midi..
- Parfait 1dGc1aralem6nage Fleurimontà l'unisson.
- Minerve avec loute sa sa "esse n'aurait pa
trouvé mieux, ajouta galamment le secrétaire d'ambassade.
- Et moi, je ne sùis pas de votre avis, désapprouve M. Zaphiros, cal' avant de décider du sort
des honnêtes gens, il convient, au moins, de le:consulter; ce n'est que lorsqu'il s'agit de criminels
que J'on Se passe de leur consentement, et nou
n'avons pas demandé le sien à notre charmant Visiteur.
Chacun rit.
_ Mai .... papa, réplique la jeune fille assez vex ,
qui ne c1l1 mlll consent, et M. Saint-Verand n'a pa
protesté!
�CHEMIN SECRET
- Ni approuvé, conviens-en.
- Parce que l'on ne m'en a pas laissé le te
s,
éxplique aussitôt Jacques avec un aimable empressement, mais soyez persuadée, mademoiselle, que je
me serais trouvé tr1;s malheureux de l'élaboration
d'un plan dans lequel le loisir de jouir de votre présence m'eût été refusé et... (mais, II s'arrête net, il a
surpris comme une ombre d'ironie sur la lLevre de la
belle institutrice) et ... je vous remercie, achLve-t-il,
gêné sans trop savoir pourquoi.
- Attendez... puisque mes suggestions sont si
bien accueillies, pO\lrsuivit la jeune Athénienne,
cela m'engage à adresser une requête à la maltresse
de maison; j'espl:re bien qu'en l'honneur de son
frLre, elle réunira quelques personnes et qu'elle nous
permettra d'organiser une petite sauterie.
- En cette saison 1 proteste M. Zaphiros qui
trouve la demande de sa fille légt:rement indscr~
te.
- Si cela peut vous être agr.éable, bien volontiers,
a répondu en même temps la Jeune femme.
- Merci, chi.re Suzette, vous êtes gentille, gentille...
.
- Ah 1 mademoiselle, s'écrie Saint-Vérand, vous
tombez mal! Je suis un danseur médiocre.
- Cela, je n'en crois rien, peut-être êtes-vous simplement un danseur blasé qUi trouve que les jeun~
filles d'Ath\:nes ne valent pas la peine qu'on s'occupe
d'elles.
- Oh 1... la vilaine parole 1 c'est très mal à vous,
mademoiselle, d'avoir fait p1:rellle supposition, et,
pour vous en punir, je réclame d'ores et déjà une
demi-douzaine de valses.
- Il faudra alors les disputer à mes danseurs
habituels qui n'abandonneront pas facilement la
partie, répliq ue avec coquetterie Mlle Zaphiros, et
elle ajoute ~aiment:
« A défaut ll'autrel> droits, ils ne manqueront pas
de faire valoir celui d'ancienneté; mais, pour les
calmer, je leur dirai que vous allez m'apprendre: s
danses nouvelles - non pas renouvelées des Grecs,
mais de la cour de Versatiles - ct la perspective de
m'avoir ensuite comme professeur leur aidera à se
résigner.
- Là encore, mademoiselle, je me récm,e, mon
incomw:tence est compF te. A Paris, nous en revenons toujours à la valse. Il n'y a guère que les jeunes
\
�CHEMIN SECRET
saill -cyriens et les « débutantes" qui se donnent la
peine d'apprendre les figures et les pas compliqués
de toutes ces nouvelles danses plus ou moins exotiques,
_ Alors, nous sommes ici plus avancés que vous!
- Bien certainement 1
_ Combien l'on se fait d'illusions sur ces Parisiens qui donnent la mode à l'univers ... remarque
la jeune Grecque avec une petite moue.
- Mais npus pourrions organiser un cotillon, se
hata de déclarer Mme de Fleurimont, qui craignait
que son fr::re ne parût peu aimàble.
- Oui 1 oui 1 acquiesça aussitôt :Vllle Zal?hiros, oh 1
combien ce sera ch:1:mant! Cl1~re
amie, Je viendrai
vous aider à confectionner les accessoires. Tout le
, monde s'y mettra, hommes et femmes, nous rédamerons aus:ii l'aide de • maJemoiselle " dit-elle el1
désignant l'insti tutrice, et môme votre collaboration,
.
mignonn!! ~imonet.
- MOllie ne travaillerai pas, déclare résolument
la fillette, d'un petit ton volontaire, si l'on ne me
permet pas J'assister à la soirée.
- Voyez-vous celte mioche qui veut faire la grande
jeune fille, remarqu.e l'oncle Jacques; ma pauvre
p.:tite, tu t'ennuierais beaucoup, per onne ne ferait
attention à toi.
- Mais je ferais attention à tout le monde, et ce
serait bien plus amusant, réplique l'enfant.
Un rire (!énC:ralaccueJlltt Cette boutade inattendue.
- Et puis, moi, je danserais avec ma sœur, déclara
à son tour le petit Robert, car clic est très jolie,
Simone, quand cite a 'Sa robe blanche el sa belle
ceinture de oie bleue.
~
Voyez-vous cela! releva Saint-Vurllnd dujà
occupé de cotillo.n, et il n'a pas six ans!
'
- Et pourquOl ell parlez-vou vous-même du
cotillon, si vous ne voulez 1 as que nous no~s
cn
ocr.upions'? r :lorqua la t1llette d'un ton vexé, voula'nt prendre la défense d" SOI [rb'c en rt.::l:onnal sancc de ce qu'il avait dit qu'ellc oltaÎt j,)lie.
Celle fois, 1 .; rirc.; rl.:unublèr nt ct l'enfant fut ur
le point de r!eurer,
- Allon , mn petite Simone, dit unc voix au
mile ion" calmes ct harmonieu C~,
- celle ~e
l'in.titutncc qui parlait pour la promlere roi, - ne VO\l'l
désolez pas uillFi; si l'on ne vous permet pas de
��CHEMIN SECRET
moiselle, que l'ai rencontrée celte après-midi et qui
avez eu l'obligeance de m'indiquer le tél égraphe?
- Certaln\!ment, c'était moi, dit-elle avec un
sourire. N'avez-vous pas eu de peine ensuite à
trouver votre chemin lusqu'ici ?
- Pas la moindre; ce n'~tai,
du reste, pas tr~s
compliqué.
.
- Et votre compagnon?
- J'ignore ce qu'il aura fait; notre connaissance
ne dataIt que de quelques secondes lorsque nous
avons eu l'honneur de vous rencontrer, mademoiselle, et...
- Vous vous connaissiez d;:jà? interrompit une
voix impérieuse, celle de Mlle Zaphiros, qUi, après
avolr quitté Je bras du maître de maIson, était
revenue sur S(!S pas au-devant des retardataires.
- J'ai eu l'occasion de rencontrer mademoiselle
dans la rue, cette après-midi, et comme je cherchaIs
mon chemin, el1e a.bien \'o.ulu m'indiquer le bureau
du télégraphe, expliqua le Jeune avocat.
- A)I! et elle vous a servi de cicerone'? demanda
sur un tOI1 de persiflage ironique la jeune fille.
L'institutrice eut un mouvement imperceptIble de
protestat ion, remua les l::vres, mais ne prononça pas
une panù.'
- Non, mademoiselle, répliqua d'un ton sérieux
et assez froid Saint-Vérand, je n'aurais pas eu l'indiscrétion de demander pareille chose, mais
l\111e Bayle m'a rendu un fier service en me renseignant, car la topographie des lieux m'échappait
complètement.
.
- Vous n'aviez qu'à vous adresser au premier
passant veriu. Il vous aurait indiqué ce que vous
cherchiez ...
- C'est d'abord ce que J'ai fait, avec un insucci:s
complet, je d()i~
le dire.
- Comment cela?
- Oh 1 c'est bien simplê. ~e
sachant pas ce que
III voulais, perSunnc n'a PLI me rens eignet'.
- Je ne vou..; comprends pa,...
•
- Ni les autres non plu, h01a 1...
- Expliquez-vous, monsieur. VOliS parlez par
··nigmc. .fe ne saisis nullt:l1lent yos parole, j'ai
b s'oin d'éclaircissement"
- Eh bien 1 il est 'lrrivl: qUl: comme je parlais
hébreu ou mieuJ.: tout simplement français dans
�CHEMIN SECRET
votre bonne ville d'Athènes, vos compatl"lotes ne
m'ont pas fait l'honneur de saisir le sens de mes
paroles.
- Ah 1 j'y suis 1 vous ne parlez pas le grec moderne. Sont-ils arriérés, ces Français! pas polyglottes le moins du monde 1 lIors de leur langue
maternelle, point de salut, c'est-à-dire pas de
conversation, ce qui revient au mê:me.
- Nous serions véritablement bien bons de nous
donner la peine d'apprendre la langue des autres,
convenez-en, mademoiselle, quand tous les étrangers parlent la nôtre, aflirma le Parisien avec un
sourire empreint de fierté.
- Tous ? .. Vous venez de constater le contraire ...
Et quand cela serait, il faut bien que nous ayons une
supériorité sur le peuple le plus spirituel de la
terre. Mais, j'y songe. Voulez-vous que je vous
donne des leçons de grec? Ce sera très amusant 1
- Pris au piège, dit en riant Saint-Vérand qui
s'inclina. J'accepte, et si vous voulez bien, nous
commencerons le plus tot possible.
- Mitla 1 Mitta 1 cria du salon M. Zaphiros, qui
appelait sa fille, viens donc me donner un renseignement.
Et la jeune Grecque s'6loigna aussitôt d'un pas
cadencé, avec un balancement de la taille, apr1:s
avoir fait toutefois 'une inclination de tête à l'adn.:sse
du jcune homme en signe d'acquiescement.
Alor Jacques, se tourllant vers l'institutrice:
- Merci encore une fois, mademoiselle, lUI dit-il.
Mais la jeune fille, le regardant bien en face, lui
désigna celle qui s'éloipnait :
remerôc, répliqua-t-elle,
- C'est mOl qui vou~
d'un tOI. grave.
Et f'al',H;at c~ml?rit
qu'elle faisait allusion non pas
seulement à 1'll1Cltü:nt de leur rencontre, fortUIte,
mais à la rénexion mah'cillanle que celle-ci al'ait
su citéa à Mlle Zaphirus.
La Jeune Françaisc ajouta, sûre d'être comprise
par cc 11nUVeau venu:
- C'est là un des côt~s
tr~'s
pénibles de ma situation:
toujours soupçonnée ou calomniée, maie; le témoime suffit. AII()l1s, les
gnage de ma con~je
enfants, venez m'aida ù servir le café, leur enjoi• gnit-elle, et elle entrn au salon avec Ses élbes, dans
une attituùe plci,l1c ùe dignité.
�CHEMIN SECRET
IV
A Madan;e Mal/rivet, surint p lldante de la Maison
des Filles de la Légion d'honneur", Saint-Denis
(Seine).
" MADAME,
" Vous d~slrez
que je vous raconte ce qui se
passe en Régi~e
intime, v~us
voulez que je YOUS
dise, à vous qUI m'avez servI de mère pendant mes
ann-.!es de pensionnat, ce que je fais, ce· que je
pense, - surtout ce que je pense, - et me voilà
très embarrassée. Je ne voudraiS pour rien au
monde vous déplaire, et cependant JI m'en coûte
beaucoup de vous obéir ... Ce que vous demandez est si contraire à mes habitudes 1 Me
raconter! mais c'est soulever les votles qui dissimulent à tous les yeu.x mon moi intérieur: ce moi
intime que je garde jalousement, tel un cénacle
imp~n0trable,
el que Je dérob," à mes amies mêm.::
les plus ch<:res, ce moi secret que Dieu scul
connalt et dunt je parle à.Dieu Seul!
.
.
" Nous transigerons SJ vous le voulez bien: Je
vous mettrai au courant de ma vic extérieure, des
petits événements qui en, coupent la monotonie, (Ot
vous lirez au travers ties lIgnes.
" Votre grande expérience de la jeunesse V(Jus
servira mieux que maintes confidences. Vous ell
ave7. tant "u, tant manié, de ces cœlirs de jeunes
filles, dl~
ces pauvres cœurs meurtris, blessés aux
ronCl!S du chemin secl'~!
Je la vie 1 Combien parmi
nOLIS, n ',CS dans un milIeu prospère, ont vu tout à
coup l'horizon de leur destinée s'assombrir alors
que le raJieu: printemps de leurs jours leur avait
fait e,p~r
mieux de.1 avenir 1 Comblcn en avczvous c"n,ol':e~
combien en a\'(;z-vous rotif~e,
combien en aVCl-VPUS arm'::es contre les éprcuve:; de
cette vall'::l! de larmes!
« Elles le savent ct YOu~
b'::nissent du l'lus pro- •
fond de leur Gtre reconnaissant, c<.:lks qui, comme
moi, ont dû à vos conseils, à La forte Mucatiun que
�CHEMIN SECRET
3')
.)
vous leur avez donnée dans cette maison de SaintDenis, à 1appui moral qu elles ont trouv':: en vous,
de ne point succomber sous le faix de 1'0preu\·:,.
« Lorsque j'ai perdu mon pt.re, et que je' me suis
troL vée brusquement du SOir au lendemain, par
suite des circonstances que vous connaissez, dans
la nécessité de me faire une situatIOn, que serais-je
devenue si vous ne l!!'aviez ouvert les bras pour me
recevoir el me permet! re de c;'ier ai nsi ma d0tresse
sur un cœur ami; mais v,-us m'avez secourue, vous
m'avez appris à ne pas douter tic moi-même, vous
m'avez dit que nous porlions en nous !.olre force et
que je ne devais pas trop me plaind 1'e de la destin'::e,
puisque Dieu m'avait donn0 ce q'Ji fait les grands
caracF'res: l'intelligence et la volonté (vous me
connaissez assez pour savoir q Je c'est sans nulle
vanité mesquine que je vous rappelle ces choses), et
de ce jour j'ai eu confiance en m îi, j'ai voulll et j'ai
compris que .; partout où se trouv~
une volonté, Il y
a un chemin qui y conduit ", ainsi qu~
le dit le pruverbe américam . Et c'est alors que ~ans
m'arréter
aux difflcultés de la route, je me SUIS mise cul~ge
sement au travai 1.
« Je n'avais jusqu'ici étudi0 q\.~
pour mon agr6ment personnel et suivant mes préférenœs intellectuelles, mais ait:lée de vus conseils, j'ai repris mes
livres d'étude, j'ai recommencé mes classes et j'ai
cOl\quis mes diplômes, afin de me rendre indépendante, étant trop fière pour recourir aux membres
de ma famille qu: auraient pu me venir en aiJe,
Sllr tOllt à qui VOliS save" ... mais glissons sur cette
intime blessure dont je n'aim'e pas a souleyer les
voiles.
•
u Il me souvient de ce
jour d'épreuve où vous
me disiez: «Courage, mon enfant, ce n'CSt pas de
gagner sa vie qui est dur, mais c'est d'C!tre incapable
de se suffire à soi-même, de n'avoir point en sùi le
moyen de se tirer tI'an·aire. Pcnsez à toutes ces
femmes qui, bien moins douées quc vous, sont dans
une "ituation matérielle encore plus précaire. Songez à celle qui sont mères, et ~ans
talent Songez
aux modl!1l1es .\ntigones, qui \'oudralcnt adoucir les
derniers jours d'un Vieil lard aim: et ne peuvent rien
pour son bien-être, songez à tous ces foyers d~
solés. »
... Je n'oublierai jamais ce jour où, brisée par la
2
�34 ·
CHEMIN SECRET
douleur, le front incliné sous un long voile de crêpe,
je suis venue à vous pour vous annoncer que ma
~)auvreté
et ma solitude touchaient à leur fin, que
J'dais rech~
en mariage par un ami de mon
p~re,
qui m'offrait avec ses cheveux blancs un hôtel
à Paris, un chateau en pruvince .
.. Il me souvient de votre haut-le-corps, de votre
sursaut de r~pl'obatin
à l'annunce de cet~
nouvelle
fort inattel1l1ue, jt: vous vols encore, toute frémissante, vous écrier d'une voix vibrante:
« Non, Régine, vous ne ferez pas cela 1 Vous ne le
ferez pas l 'il ous valez mieux, croyez-moi! Vous!
mariée à un sexagénaire pour échapper à la pauvreté 1
Non 1 non 1 vous travaillerez, vous conquerrez \'otre
ind ~pendac
par votre énergie, mais vous ne vous
vellcll'e:;.pas 1 Vous ne savez pas ce que c'est, mon
enfant, que les lourds anneaux d'une chaine qu'un
attachement v-:l'itable n'a pas rivés. Gardez votre
liberté, gardez vos fèves; ne d::tr.uisez pas volontairement ce rayon divin de la merveilleuse esp~ranc
qui, irradie ,les cœurs de vingt ans; gardez l'espoir
de Jours meIlleurs, gardez l'espoir du bonheur. Quand
bic!\> même il ne devrait jamais [rappér à votre porte,
c'est encore une joie que de l'attendre, de l'esp~r
lOjI~'S
1 de grace, ne le brisez pas 1 n'immolez pas ,
votre Jeunesse,1 affrontez courageusement Il pauvreté 1. .. »
'" Et je vous ai crue, ct je vous ai ~coutée,
vous,
Madame, que je vénère à l'é~a
de la mère que j'ai
perdue, vous qui m'avez enfat~
à la vie morale, et
de ce jour, j'ai envisagé l'existence sous un ~utre
aspect. .
« Soyez bénie, car vous m' avez sau\'~e
d'un mariage que dans un moment d'aCfolement et de détresse mat6rielle, j'aurais peut-étre accepté,
" Depuis lors, j'ai eu des heures bien sombres, des
heures où ce rayon divin d'espérance dont vous
m'uviez parl~
ne luisait plus, mais du moins je ne
l'ai pas chass6 volontairement, je ne J'ai pas d::truit
de me~
propres mains ...
Or
c Quelle sera ma vic Î' Quelle sera ma de tin~e
Que sera mon avenir? Mystère ' ...
« Moi, dont le,? dG buts dans l'existence ont été si
brillants, si radl~ux,
moi qui ai été si adul~e,
si fêt6e
dans le monde, je ne suis plus aujourd'hui qu'une
humble institutnce dont les jourl:i s'écouleront sans
�CHEMIN SECRET
35
que personne l'ait remarquée, sans qu'un homme
digne d'elle ait songé à lui demander de partager sun
fuy~.
/
• L'étrange chose 1 Quand j'dais'Ia fille d'un colonel estimé et tr' s en vue, l'on me trou\ait din~le
dans le choix d'un mari <je croyais alors avoir le
droit de choisir, j'ignorais que j'-"tais sans dot), et
aujourd'hui que rêves et ambitions doivent être
bannis de mon cœur, je sens (et ce devrait être le
contraire) que mes aspirations n'ont jamais été plus
hautes. Orgueil insensé ou conscience de ma propre
valeur ? .. Chi la sa ?
• Voyez-vous, Madame, il me semble que Regine
simple institutrice, avec les connaissances qu'elle a
acquises, est plus grande que R0gine telle qu'elle
était autrefois au temps de sa splendeur.
« J'ai appris à connaltre la vie, et quand je vois
les hommes de mon monde empressés autour de
moi, simplement parce que l'on dit que j'al un 10li
\"isa~
' e,
alurs que je sais parfaitement bien qu'ils ne
me demanderont pas en manage, tant en raison de
ce que je n'al rien en dot que parce que je tra\'a!lle
pour subvelllr à mon entretieh, il me vient un gl and
m<!pris, une sorte d't:cœurement pour le sexe mascuhn tout entier.
• J'ai tenu à vous dire ces choses parce qù'J1 m'a
semblé ~ue
vous étiez un peu inquÎ te au sujet de
mon cœur .
. « La sol.itude morale ne me fait point peur: les
ames énergiques se suf"flsent à elles-mêmes. Ce qui
m'effraierait bien davantage, ce serait d'être unie à
un homme que Je sen iraiS inf'::rlt.:ur à mon rêve, à
un homme en dessous de moi, pour tout dire, et qui
ne me mériterait pas, moralement parlant. Ce jllurlà, oui, je soulTrirais atrocemenl, mais à quoi bon
s'effrayer d'avance? personne ne m aimera, ou du
m.<J1ns personne ne m'épousera sans dot, donc pas à
S'Inquiéter de ce côté-là.
" Que m'importe apr\:s tout 1 Par delà cette vie, la
b.alance de la justice divine rl:tablira les comptes, ct,
S.I obsc:ur, si humble qu'ait été le sillon de ma dest1i10e, ce sera toujours un sillon utile dont Dieu
connaltra la secrète I"écondité.
• Une existence est manifestée au monde par le
rayon de g::nie qui l'a touch :e, mai~
d_s multitudes
d'ê.res obscurs ont eu leurs heures de po(:me, de
��CHEMIN SECRET
37
enfants faciles et attachants, ma tâche est aussi
douce que reut l'être semblable besogne. Les angles
de la situatIOn sont adoucis par l'attitude parrdite
et pleine de correction de ceux chez qui je me
trouve ...
« On me laisse libre de l'emploi de mon temps en
dehors des heures de classe; j'en dispose à mon
gré; je vais au salon quand cela me plait, je m'enferme dans mes appartements quand Je ne veux voir
personne, j~ n'ai aucune obligation mondaine. Jusquîci, grace à Dieu, le supplice de rencontrer quelqu'un qui m'a connue Jadis dans une situation
'pros~e
m'a 0té épargné....
,
«Dans quelquès Jours, hélas! 11 me'faudra assister
à une réunion dont je me serais bien passée.
l\lme de Fleurimont donne une petite sauterie en
l'honneur de son fr<':re - auprl:s d'elle depuis quelques jours - et elle veut absolument que j'y paraisse
(le soupçonne çI'ailleurs M. Saint-Vérand de n'être
point étranger à ce dêsir, le pauvre garçon a fait
cela dans les meilleures intentions du monde assurément, il ne peut pas se figurer qu'une femme de
!!l0n age n'aime pas la danse.) Il ne sait pas qu'une
Jeune fille que l'épreuve a touchée de son aile brulaie n'a plus de jeunesse, sans quoi il n'eûl pas
cherché, à me faire sortir de ma retraite, mais comment le saurait-il? Il n'a probablement jamais soufIert,
et d'un autre côté, bien qu'il m'ait fait l'honneur de
causer assez fréquemment avec moi, je ne suppose
pas qu'il ait rien pu deviner de mon état d'ame ..
(Bon 1 voilà qu'on frappe, je ne vais pas pouvoir
achever ma volumineuse missive ... ) .•
:- Puis-je entrer, mademoiselle? disait une jeune
à la porte de la chambre de Nllle Bayle.
- Certainement, ma petite Simone. Que désirezvous ",
"- .Je viens, de la part de maman, vous demander
lil \"nus pourriez descendre all alon.
- Savel-l'ouS ce que l'on me veut '(
- .Je croi - que c'usl pOlll' accompagner lin morceau (j,~
chant que l'oncle Jacques a demandé à
Mlle Mitla.
- Je e3cends, dit l'institutrice, (out Cil rangeant
ullssilM dans un tiroir de sa table à écrire la Jettre
Commul1cée, pendant qu'un pli amer se creuse à la
VOIX
�CHEMIN SECRET
commissure de ses l~vres,
et sans se faire attendre,
elle suit la fillette.
_ Nous vous d-!rangeons, mademoiselle, dit aimablement la jeune fèmme à la gouvernante de ses
enfants en la \·oyant entrer quelques secondes plus
tard . j11ais mon fr:':re a parlé à Mlle Zaphiros d'un
air d'Ilérodiade qu'elle voudrait bien connaitre, el
comme aucun de nous n'est capable d'exécuter l'accompagnement ur: peu compiJqué de ce ll1:0rceau,
j'ai pensé vous prier de nous rendre ce service.
_ Et vous a\'ez tr:'s bien fait, madame, ré pondit
l'institutrice a\'e.: une grace et un naturel parfaits,
tout en se dir
~ eant
\'e rs le piano.
Le jeune a\'ocat l'y suivit. Elle le regarda un peu
éton~e
:
- C'est donc vous, monsieur, qUi alleZ" chanter?
lui dit-elle.
- Mais oui, mademOiselle, est-ce que cela vou·
contrarie, par ha ard?
- Je suis simpl~ent
surprise, r6pliqua la jeune
fille a\'ec un sounre, éludant ainsi la r-!ponse; Simone m'avait dit qu'on me réclamait pour accompagner Mlle Zaphirns.
,- Et elle ne s'est point trompée, car nous espé rons
bien avoir le plaisir dé l'entendre. Seulement ici'les
choses se passent comme chez les professeurs qui
exhibent leurs él"ves les jours de matinée. L'auditIOn marche par gradation de talents, ce sont le ,
molOS forts qui pàssent le s Il'cmiers.
- Oh 1 protesta la jeune Grecque, si vous dlle!<
encore un mot, je ne chante plUs!
- Dans ce cas, je deviens muet cnmme la plus
muette des carpes j ct s'adressant a l'accoml'agnagnatnce: merCI, mademoiselle, de votr..: obligeance,
~i'
.Jacques, mais je n'ai plus besoin de vos services,
il r, me sonl devenus inulilt.! s.
Comment 1 s'exclama la houillante Mitla,
Qu'est-cc que cc ·capri,cc de joli~
femp1e ?
..
- Pardon, mademOiselle, mais le capnce de J0\te
femme, c'est vous qui le failes.
- Allons donc 1
. -:- !>1ai:-. oui, apr::s m'avoir demandé de chanter,
SI. J'al hien compris, voilà que vou m'interdisez dt:
dlr\! un s\!ul mot. Je n'ai d"nc plus qu'à me taire t't
sans avoir cmis le moi.ldre son.
a me ras~eol
On rit.
��CHEMIN SECRET
leva sans plus tarder, ferma le piano et demanda la
permission de se retirer.
Quelq LIes instants plus tard, assise à sa tab!e de
travail afin d'achever sa lettre commencée, la Jeun e
fille se surprIt à fredonner les paroles qU'elle venait
d'accompagner:
Je souffrais, j'étals seul e.t mon cœur s'est calmé
En écoutant sa voix mélodieuse et tendre.
Et longtemps elle demeura r êveuse sans achever
sa confidentielle miSSIve.
v
~ Eh bien 1 comment la trouves-tu'? demandait ce
même soir Mme de Fleurimont à son fr~e,
aprLs le
d0part de la jeune Grecque, alors que tous les deux
venai e nt de l ' ac~ompgner
jusqu'au portail d'e~tré.
- QUI ? Mlle Zaphiros ou Mlle Bayle ? questionna
Jacques d'un ton di strait.
- Mlle ZaDhiros, cela va sans dire, car, pour ce
que tu veux taire de l'institutrice des enfants, il importe peu qu'elle te plaise ou non, répliqua sl.:chement la jeune [\!mme.
- Mais je ne compte rien faire. d\! l'autre. non
plus, que Je sach\! 1 repartit un peu VII'ement le Jeune
homme.
-- Parlons sérieusement. Tiens, ·allons nous asseoir là-bas SOLIS le grand palmier, nous serons plus
à l'aise pour causer.
- Si tu l'eux ...
Et lt.: fr' re et la sœur s'enga
~ rent
dans une al~e
Iran l'ersale qui aboutissait à l'arbre en que.stion,
S?US leq uel éta~n
dispos'és des sil.:ges de Jardm
Il!gers et coquets~
,
Quelques secondes plus tard it-s étaient confortablement assis.
- I~eprnos
la conversation à s on point de
depart, pouruilit la jeune femme . Je te demandai
~lonc
comment tu trouvais J\(1~
Z.al'hiros, car enfin
Je ne suppose pas que tu aies l'intention de demeurer
-
�,
CHEMIN SECRET
célibataire toute ta Vie, et à vingt-huit ans il est
grand temps de songer au mariage.
- Je ne dis pas le contraire, mais entre ne pas se
marier du tout et épouser Mlle Zaphiros, il y a place,
il me semble, pour un autre choix.
- Assurément, mais cette jeune fille me parait
devoir te convenir admirablement.
- Tu trouves? La singuliL re idée 1 S'allier à une
étrangère 1 Une femme grecque et schismatique pardessus le marché ... Je voudrais bien savoir ce que
notre chère mère en penserait.
- D'abord Mitta n'est pas schismatique, elle est
tout ce qu'il y a de plus catholique, et si c'est la
question de nationalité qui te trouble, je te ferai
remarquer que la Grèce occupe un si petit espace
sur la carte de l'univers, que selon toute probabilité
la France n'aura jamais de grands démêlés avec elle.
t'entendaient...
- Si les Hel~ns
- Mais ils ne sont pas là. D'ailleurs leur esprit
de conquête est bien tombé, les fiers Athéniens de
jadis sont morts, crois-moi. Et à côté de ce tout
petit revers, - si c'en est un d'avoir une patrie différente, - considt're un peu les avantages qui résulteraient pour toi d'une union avec cette jeune fille;
d'abord les Zaphiros sont fort bien comme naissance,
ils appartiennent à la vieille aristocratie du pays.
Et grace à leur grosse fortune ils ont conservé tout
le prestige de leur caste, car tu n'as pas l'air de te
douter que cette petite Mitta, que tu dédaignes,
?ura bel et blCn huit cent mille francs comptant le
jour de son contrat.
- En ce cas elle ferait bien de porter sur le front
un écriteau menti(.nnant sa • valeur pécuniaire »,
cela le ferait ,peut-être paraltre plus vaste, et il ne
pourrait qu'y gagner.
- Es-tu assez ridicule, avec tes plaisanteries sauWenues 1 protesta la jeu n~
femme vc~é,
el elle
ajouta: La vérité est que je ne connais pas beaucoup d'héritières de « ce poids. - cela dit sans
t'offenser - qUI consentiraient à mettre leur main
dans la tienne.
- Trop !laW; de penser que lai pu plaire à une
femme d'aussi grande valeur vénale, repartit ironiquement le jeune homme.
- Et II ne faut pas laisser pas.ser l'occasion quand
elle se présente, c'est une visiteuse volage ...
�CHE11IN SECRET
Et chauve, intt rïOm!1it Ja'; qu E' ;, c'e st pour cela
qu'on nous appre,1d 'lu il faut la aisli' aux cheveux 1. ..
- D':cid:ment, il n'y a pas moyen de causer sérieusement a\'ec toi 1 s'impatienta la jeune femme.
Je te disais donc que les dots de ce calibre sont
rares!. ..
- Et qui te dit que je les cherche?
- Ne [ais pas le dach~.
L'argent a bien son prix,
quoi que vous en disiez, romanl!squ es jeunes g<.:ns
à marier. On ne les cherche jamais, les h é rit
~ res,
c'est convenu mais on est enchanté de les trouver.
- Tu VOIS bien que non 1
- L'avenir me répondra.
- Cela d~penra
de la nature de la dot qu'on
m'offrira ...
- Explique-toi 1
\
- Je veux dire que lorsque la femme est laide et
qu'elle ne vous est point sympathique, si gros que
suit son sac d'~cus,
il me seml'lera toujours insuffisant. Huit cent mille francs dans le cas qui nous
occupe, cela me parait peu, SI c'cst pour me vendre,
il me fuut la « fort c somme».
- Permets-moi de te dire que tu es vraiment bien
s':v\!·re pour Mitta, beaucoup d'hommes la trouvent
charmante et seraient très heureux de l'l:pouser.
- Eh bien 1 qu'ds se pr'::sentcnt! Jc ne la leur
disputerai pas!
- Tu es vraiment absurde; voyons, que lui reproches-tu?
- Oh! une inft~
de choses ! ...
- Qui ne tiennent pas debout, je le pa.rierais. ,
- A ux yeux de certai nes gens, peut-t!lre, llIUIS
qui pour moi sont parfaitement en ..:quilibre.
- .\Iol's énumère tes griefs ...
- D'abord elle est petite de taille.
- Ah 1 tu pr"fères un mat de cncarrnc dans le
genre ~Ic Mlle Bayle, par exemple.
,-,
- SI tu le veu .. bien nous lai s'lCl'on Mlle Bayle
d~ côté. Elh.: n'est ['a ~n cause ain i que tu me l'as
faIt observer tout à l'heure.
- Continue 1 reprit la jeune f 'mme, vc éc.
- Do~c
ton amie n'est pas gral1d~,
d\! pills clic
cst maSSive, toutl: en larg"\It'. ,\\ant diX ans elle l'e~
sl:mblera Ù un véritable L Iril ambulant.
- Je t'accorde qu'dIe c:,t un peu forte, mais au
�CHEMIN SECRET
43
sujet de l'embonpoint, impossible de rien pronosti<J,uer, l'on a de ces surprises ... affirma Mme de Fleunmont.
1
- Le présent me suffit. .. au delà. Que veux-tu 1
j'adore la sveltesse chez la femme. Il faut que celleCI soit frêle, aCrienne, ailée en quelque sorte.
- Le type cher aux po~tes
1 s'écria Suzanne moqueuse.
- Pourquoi pas?
- Un de ces êtres pâlots qui ont oesoin d'huile
de foie de morue ...
- Es-tu asscz réQliste 1 pro:esta Jacqees, ne me
parle pas, je t'en prie, d'huile de loie de morue,
mais de teint diaphane, de blancheur liliale. Je suis
tr~
s romantique sans en avoir l'air.
Et plus pratique encore peut-être . ..
Les deux sont conciliables.
- Rarement.
- Passons j continue l'énumération de ce que tu
reproches à cette pauvre Mitta.
- Eh bien 1 elle a la bouche trop grande, le rire
trop éclatant, le regard pas assez :voilé, les gestes
trop impétueux, la tenue Irop cavaliè,re, une converatlon trop libre ...
- Continue. Tu vas bien 1
- Oh 1 je pourrais le faire encore longtemps sur
ce ton.
- Tiens, tu es ridicule, lje te dispense du reste.
Après les défauts tu recunnaltras ks quaLt0s, j'espi:re.
- Si elles existent, assur0ment...
- Tu es vraiment d'un gén0reux 1... Nieras-tu
enfin qu'elle soit intelligente?
- Oh 1 non 1 Je trQu\'c méme qu'elle l'est I["op !. ..
- Comment trop 1 se r0cria la jeune femme agacée.'
- Oui, il ne me déplairait pas de me sentir tri:s
sup~rie
à ma femme.
I~1
voilà Ulle, iù0e ...
C'est comme c.::Ja 1
Eh bien! j'admets le rait. filais sans te flatter,
il lI~e
scmb!t.: pouvoir !'affl.rm.er que lu Il'as rien à
.:nunùre en cc sens, car Il laudralt qu'une fcmme
Jl~
supérieurement :ntdligente pour l'être plus que
tOI..
-
GraQù mercll répondit Jacques en s'inclinant
�44
CHE:YlIN S'ECRET
avec un rire franc, tu me prencis par mon faible ...
Oui, mais je sais cc que je diS. A la vérité,
Mitta tout en étant fort au-dessus du la moyenne,
n'a c~pendat
rien de transcendant. C'est un oiseau
de paradis gazouilleur ct charm~t,
mais pas un
oÏ 'cau de haut vol, donc ton objection lombe d'dlemême.
- Je le regrette pour ta favorite, on ne plane
jamais assez.
à tout. Par exemple, Mitla aime
- Tu as r~ponse
l'étude ct tu m'as r~pét
maintes fois que tu ne craignais pas les femmes IDstruites; que c'~tai
pour
notre sexe la seule façon d'échapper à la frivolité.
- Je ne dis pas le contraire.
- Eh bien 1 Mlle Zaphiros a fait des études très
compl::tes. En outre elle chante, peint, joue passablement du piano et parle couramment cinq langues.
- Il Y en a quatre de trop. Surtout pour une
femme qui a toujours assez de la sienne 1
- Je voudrais bien savoir, si Mitta ne s'exprimait
qu'en grec moderne, en quel idiome vous converseriez.
- Nous ne parlerions pas, voilà tout 1 Et comme
Je n'ai pas l'intention d aller habiter, comme toi,
tour à tour les cinq parties du monde, pourvu que
ma femme me dise en bon français: «Je l'aime -,
cela me su ffira.
- PenSl!s-tu qU'elle serait moins sinci:re si clic
savait te le déclarer en plusieurs langues?
Tiens, cessons ce bavardage inutile, ~t puis<)~
tu veux conrtaitre le fond de ma pensée, Je te dirai
que le don que je prise le plus chez la femme en ma
qualitt: d'homme, par cons~qut
d'égo!ste, c\;st la
bonté.
- Où veux-tu en venir?
- A te dire que j'ai des doutes sur le cccur de
cette jeune fille, ct que le ne la crois pas r':elm~nt
bonne au vrai sens du mot.
- Oh 1 là, Je t'arrête net 1 Tu ne peux te figurer
combien l'Ile est gentille et affectueuse avec moi.
- Ce n'est pas un indice. Je me basc sur certains
incidents ...
- Quels incidents?
- Permets-moi de les taire.
- Alors il valait mieux ne rien Insin11er du tout
en ce cas. Crois-moi, tu lu calomnies alTreusement.
Elle est excellente envers ceux qu'elle aime ct dé-
�CHE!lUN SECRET
45
vouée ... Figure-toi que son chicn Pira a eu une
fluxIOn de poitrine et qu'dIe l'a in tallé dans sa
chan bre afin de pouvoir Je suignL:r nuit et jour.
- Ça, c'est un bon point à !)On aCl;r, je ne dis pas
le co n'\ rai re.
- Tu vois bien; d'ailleurs tu connais le proverbe: « Qui aime les bêtes aime les gens. »
- Ne me parle pas des ' proverbes, Il y en a pour
toutes les occaslo'ns et l'un détruit l'autre : « Plus
fait douceur que violence, )} auquel on oppose: «La
force prime le droit, li etc ... Je pourrUis t'en citer
comme cela jusqu'à demain.
- Et tu m'ennuierais beaucoup, je t'en dispense.
Laisse là tes adages, vrais ou faux, et dis-moi tout
simplement sur quoi tu te bases, quand tu r~tends
que Mitla n'a pas de cœur.
- Pas de cœur 1... est un bien gros mot, mais enfin je ne croIs pas que Mlle Zaphiros soit douLe de
cette exquise et délicate sensibilité qui est l'un des
apanages les plus charmants de la femme.
- Encore une fois, explique-loi.
- Eh bit.!n l' il Y a des choses qui n'ont l'air de
rien et qui cependant vous ouvrent tout de suile des
horizons sur le caract; re d'une personne. Ainsi J'ai
ohservé J'attitude de ton amie envers Mlle Bayle ...
- Bon! voilà l\U!e Bayle qui rcvient sur le tapis,
nous avions déclaré que nous nc nous occuperions
pas d'eJle!
mais dans le cas
- Tout à l'heure, c'eSf ro~sible,
actuel ell.! c~t
Il1di~pensa>J
à mes as~ertion.
- Et qu'as-tu remarqué?
- Que Mlle Zapbiro5 traitait avec hauteur et
dédain la raU\'re Française, cc qui ne devrait pas se
produire untre jeunes filles du même monde en
Somme.
- Permets; l'une e t une riche béritiLre qui
OCcupe dans la société d'Albi Iles un rang des plus
élev"; , l'autre une bumble institutrice.
-. l~aison
de plus pour que .la /)remi1re, que le
destin a favori&ée, se montre alma )le envers la seConde, afin de lUI faire oublier l'injllstice du sort.
- Tu a' de cc thcorie ...
...... Ol:Hl b~alcop
Je gen partagent, fort iJemeusemCI11 ...
- J" n'ai rien remaqu~
l'égard de J\llie R6gi ne.
d\! ce que
(u
di
là, à
��..
CHE~IN
SECRET
47
refuSt- de chanter parce qu'elle supposait sa voix
moins cultivée que la mienne?- Je n'ai pas la fatuité
de le croire et je reste persuadé que c'est tout sim' phlment parce qu'elle a été ve.·ée des félicitations
- oh 1 tr~s
sine: res, il e~t
vrai - que je venai
d'adresser à mon accompagnatrice. J'ai bien vu
qu'elle en était tout à fait dépit~e.
- Mais en quoi cela pouvait-il la froisser, puisque
Mlle Régine et elle n'étaient point en compétition?
- Comme tu connais reu la nature humaine, ma
nalve Suzanne 1Ne sais-tu donc pas que toute louange
qui s'adresse à autrui chatouille désagréablement
l'épiderme de notre vanité?
- Je veux croire que tu calomnies l'humanité en
gt:néral et celle pauvre Mitla en particulier, repartit
la jeune femme.
- Je ne demande pa< mieux que d'en avoir le
démenti. APIl:S tout, elle a 8oo,()()o francs de dot,
ton amie, cela vaut la peine de la regarder de plus
pr0s. Ne disais-tu pas un jour, sœurette, qu'elle al"ait
cie yeux superbes et des dents éclatantes? avec
cela, une femme ne peut pas être laide.
- Ab 1 voilà gue tu deviens plus raisot1l1ahle!
S'exclama Mme de Fleurimont avec un rire juyeux .
gentil perit fr~e
qui
. - C'est que je suis un lr~s
he nt à faire plaisir à sa sœur.
- ,Pcn accepte l'augure 1
Et, se levant, Ils reg<agni.rent le logi s en riant tous
le deux.
.
Su~et
ché~ie:\l
e~t t~u'e
~n:
- Qu;a ll00'c ~a
geuse ce soir, di~at
le secrétaire d'ambas aJe à sa
Jeune femml.!, à un moment où ils étaient seuls.
- Un gros souci, rGf'ondit celle-ci en po us ant un
soupir sonorl.! .
.... La dernière robe commandée est manquee ~ ou
bien elle ne VOliS sied pas? plaisanta le mari,
- FinIssez, Paul; vous savez bien que votre
Suzanne est ln '11 5~rieusc
pour se dt:soler de pareilles
vétille.
- De quoi <;'agit-il alors? Le enfants seraient-il
malade ." M'aimeriez-vous moins?
- Pouvez-vous me po cr semblables C1ue~tions
?
Si les enfants étaient malades, je me tc5rdrais les
mains de dé. espoir, el quant à la seconde partie de
votre phrase, eh bien .. ,
�-
CH;:::\IIN SECRET
Eh bien ? ..
th bien, si je ne t'aimais plus, mon cher mari,
·c'est :f~c
jc serais morte, envol}e vers une région OJ
les s ntiments . se tran;;[orment et s'émoussent. ..
gentille! Et M. de Fleurimont, atliranl à
- ~-tu
lui sa jeune femme, Lui donna un lon3 baiser, et il
ajouta a.près un silence: Tout cela ne me dit pas
quel est ce gr05 souci. Viens me le conner, là, sur le
canapé.
Suzanne obéit en accourant auprJs de son mari,
mais demeura muette.
1
- Tu ne dis rien? commence, je t'écoute.
- Eh bien 1. .. je suis tr:':s ennuyée de. Jacques.
- Comment, tu as assez de la pr.!sence de ton
fr~e
';>
- Pouvez-vous dire cela, même en plaisantant,
PaulI Il va sans dire qu'il ne s'agit pas de sa pr-.!sen ce, malS ...
De sa conduite, alors?
Pas davantage 1
- .Je ne comprends plus ...
- Voilà 1 je serais tr~s
d'::sireuse de lui voir épouSl!r l\lltta.
EL cela ne mord pas?
Pas trop ...
Comment avez-vous entamé les n~gociats?
- .Je lui ai dit qu'elle avait huit cent millc francs
de dot.
. - Ah 1 vous avez débuté par là. Vous êtes pratique! rcmarqua en souriant M. dé Fleurimonl.
- Mais il me semble que c'est un argument as : ez
séncux en malil.rc matrimoniale 1
':cisir mê~,
pourriez-vous din.: ... dan.s la
ma.JCll'lt -' dl!s cas: li y a cependant des excep,lons,
pUisque votre l'rl:re ...
:- Oh' il n'a pas dit absolument non, mai" j'~ rr}\'~Jls.
un ,gros obstacle qui Sl! mettra en tra\'crs dt.! ta
reallsatll)\1 de nos projets.
- Et vous l'appelez ? ...
- l\tI!c Bayle ...
,- ;',tais vous rerdez l'esprit, ma pauvre Suzette 1
O~
a\·el-vou". été pécher parellie crainte', Votre
[r<;re .et cette Jeulle fille o'{:changent pas troIS mot~
par vingt-quatre heures.
.
- C'est po liible, mab Jacques la voit, l'admire,
et ela suffit.
-:- I?
�CHDHN SECRET
49
- Vous ne pouvez cependant pas emoyer cè,tte
malheureuse prendre ses repas à l'office, ni 1'0~li_r
à sc défigurer, cela n'avancerait d'ailleurs à nen. e
qui doit arriver arrive. Je crois fermement à la è",stlnée, moi, et je suis aussi fataliste qu'un Oriental.
. _ Si vous n'avez que cela à m'appl endre::p"our
me ra,'surel' 1. ..
Dl!trompez-vous, j'ai l'n argument proba~t.
- Lequel?
- Elle est pauvre, cette jolie filh:.
- Et vous en déduisez.?
_ Que votre frère, qui e t un [arçon trh, moderne,
partant trl s pratique, n'épousera pas une personne
~ans
le sou.
- .Je l'espère bien 1
- Cela <e faisait encore de mon temps, il n'y a
pas bien longtemps '- dix ans seulement - sil
yous en souvient bien, Suzette aimée; remarqua
sur un ton affectueux, mais avec une légère raillerie,
1\1. de Fleuri mont en prenant la main de sa femme
et y dl!posant un tendre baiser.
La jeune fLmme rougit:
,- Je sais bien que ma dot n'était pas très considlralle, mais enfin je n'étais pas institutrice ...
- Heureusement pour vous 1 Mais ne parlon.:;
plus de cela, chérie: ce n'était que pour te taquiner; tu sais bit n qu'à mes yeux tu seras toujours la
plus riche, la plus charmante, la mil ux dorée.
- Comme tu es bon 1. ..
- C'est la qualité naturelle aux gens heureux qui
n'ont rien à envier; mais pas d'attendrissements,
c'est trL's vieux jeu. Vous me disiez donc, Suzanne,
que vous redoutiez Mlle Bayle.
- Oui ...
_ .Je crois que vous avez tort. Elle a énormément
de dignité ct une très grande noblesse d'ame, cette
jt:une fille.
_ Précisément. Et Jacques m'a l'air de s'en être
beaucoup trop aperçu.
- Que vous a-t-il donc dit d'die ?
:- Oh 1 pas wan~'chose,
mais chaque fois que je
ltll parle de Mitla, Il compare.
_ Ah 1 Ale!. .. c'est un indice, cela . Vou,> n'avez
1 01<; au m()in~
commis l'imprud,;nc f ùe le lui faife
remarquer?
- N ... non. Je ne pense pas, du moins.
�5°
CHEMIN SECRET
- Prenez garde; en ces matières, le silence est
absolument de rigueur; le 'plus petit dépl~cemnt
d'air, le moinqre. sO\!fI1e actIve l~ nam~
n.al~se
- Oh 1 je seraI tres prudente, le ne lUI dIraI nen.
- Et bien vous ferezl
- Mais si je parlais à Mlle Bayle ? ..
- Vous divaguez 1
- Non pas.
- Et, grand Dieu! que lui direz-vous, à cette
infortunée?
- Qu'il ne faut pa~
que m~
frère l'aime .. :
.
. - Vous ête's exquIse. VOila une pauvre fille qUI
a autant - et même beaucoup plus qu'une autre _
droit à l'amour d'un brave garçon, et .simplement
parce qu'elle n'a aucune fortune, on lUI ordonnera
d'immoler son cœur!
« Savez-vous que vous autres femmes que la de~
tinée a gatées, TOU êtes plus féroces que les anthropophages de la Nouvdle-Zèlande 1. ..
- Oh 1 pas tout à fait. ..
- Si bien ... parce que vous êtes aimées, riches,
adulées, vous vous moquez bien que les autres
soulTn.:nt inju tement et soient privées de tous les
biens qui vous ont été devolus r
- Comme vous dites cela d'un ton s0vère, PaulI
- C'est que' je ne peux pas sentir 1'0fjol"ome dan
le bonheur!
- Je suis égolste ? ...
- TOUL à fait en ce moment; comparez la parI
que Dieu vous a faite .. .
- Je ... le ne dis pas .. .
! ,\llle Bayle a autant que vous le dro!!
- Eh ble~
d'être choIsIt.: pour cle-m~,
ma chGric, cela SOI!
dit san vous (lITt~er!
'
..:... Assurément 1. ..
- Et quanti VoIre fl'~re
S'éprl!ndrait decefte jeune
fille qui a tonks les q~aités
propres à assurer' le
~onhc.ur
d~l foyer, qlll est intelligente, sérii.;;u e,
II1slrultc, remarquu.bkment bien physiquement,
d'une excellente famllk - je le ais de ourcl.! sûreet qu'il veuille l'l'pouser, je ne considérerais point la
chose COll11l1t.: LIlle de c.es ~atsrophe
<luI. font
répalldre dec; flolS ,le parlIer Ilmbr" dans les 'amIlle!<.
- Alais vous n'y pensez pas. Commcnt vivraientil' r Mon fr~c
eSI COl/lme sa sœur, sans fortune, ne
vo.;JJez·vous pas de llle le rappeler?
�CHEMIN SECRE T
51
- Ne réussit- il pas déjà très bien au barreau ...
- Oui, certaine ment...
- Eh bien 1 il travaill era encore davanta ge, et
stimulé par l'amour d'une telle femme, il arrivera à
se faire un nom; d'ailleu rs Mlle Bavle ne sera pas
exigean te sous le rapport du luxe, et II est probab le
qu'ayan t connu la pauvret é et l'isolem ent, elle se
montre ra pleine de gratitud e envers le mari qui
d'une situatio n précaire .
1 aura lÎr~
- Mon Dieu, à vous entendr e, on dirait que ce
mariage est dL:là fait.
- Rassure z-vous, Suzette , il ne se fera pas.
- Alors pourqu oi m'avoir dit toutes ces choses '?
- Pour vous faire envisag er la questio n sous s'e s
formes multipl es, mais ma convict ion intime est que
vous n'avez rien à craindr e à ce sujet.
« Retenez bien ceci: votre frèrt:: est un trè s gentil
garçon, sérieux à ses heures, travaill eur, mais pas
asse:{ énergiq ue, pas asse!\ généreu x, pas assez chevaleres que, en un mot, pour passer sur un préjugé
- une pauvre
ct épouse r - parce qu'elle le m~rite
fille qui n 'a pour dot que sa valeur personn elle,
Entre une institut rice et une héritièr e, pas d'hésita tion : c'est l'héritiè re qui l'empor tera dans le cas
de Jacque s 1
- Dieu vous entende , mon ami 1
- Et m'écou te mieux quI.! machèr e Suzette , qui, si
fen juge d'après ce qu'elle Vient de me dire, m'a
prêcher en pure perte, en plein désert.
lais~é
VI
La chaleur était particul ii:reme nt torride cette
après-m idi-là, et après le déjeune r, chacun des membres de la famille Fleurim ont s'étatt paresse usemen t
installé à son gré sur l'un des nombre u: divans ou
fauteuil s de l'hypog ée, cette pièce en sous-. ul particulière aux habitatI Ons d'Athèn es, et clans laquelle
on ;ouit d'une tempér ature beauco up moins élev~,
'est-à-d lre à peu près support able.
Tuus avaient pristles poses alangui es cl ne deman-
���·
54
CHnfIN SE(;RET
montrer dans un rôle inf~ru
~ celui q1!'~le.
était
habi.u..!c à uccuper. Vous n aunez pas du IOslsler,
Suzanne.
- C'est Jacques qui m'a engag.ée à le faire...
.
agr'::able, repartit
- Je pensais .que cela lUI s~raI
aussitôt ce dernier, afin de se JuStifier.
- Je ne doute pas de vos excellentes intentions,
mon ami. mais Mlle Bdyle a-t-elle seulement une
toilelle ad hoc, le savez-vous, Suzette?
- Je l'ai adroitement questionnée, me promettant au éas d'une réponse négative, de lui en faire
ofTdr une par les enfants, mais elle m'a r.!pondu
qu'elle avait tout ce qu'il lui fallait, et cela sur uo
ton ... fort poli, il est vrai, mais qui m'a néanmoins
donné à entendre qu'il était inutile d'insister.
- Ah!...
- Oui; je la crois tr~s
orgueilleuse, poursuivit la
jeune lemme.
- Met ons: d'une fierté tr~s
digne, d~clar
aussitôt sail frère et, se levant, il ajouta : D6çid~ment
je crois que l.'on a aus.si chaud ~lans
l'i~acton,
par
conséquent Je vais faire un bnn de tOilette, apr::s
quoi je prendrai le chemin des Zaphiros. Ne t'inqui:te donc pas de moi, Suzanne, va de ton côté, je
saurai bren me distraire tout seul.
- Tout seul est joli 1 railla M. de Fleurimont. Si
la chat'l'nante Mitta vous entendait 1. ..
- Vous ne le lui répéterez p~;,
n'est-ce pas?
implora Jacques d'une façon comique, et sur ce je
me sauve.
- Adieu!
- Adieu!
Quatre heures venaient de sonner, comme le
jeune avocat parisien franchissait le seuil de la
demeure de sa sœur pour se rendre à la somptueuse habitation de M. Zaphiros.
La chaleur n'~tai
point encore tombée et l'incomparable et éblouissant ciel de la Gr\!c~
mettait
partout une Ilote de gaieté et de joie.
Le soleil resplelJi3sait sur ces palai, de marbre qui s"~laent,
à droite et à gauche, le lono des
aristocratiqul!S boul~vards
de cr'::ution réc~nte
mettant des étincelles sur la dorure des portails et
un ruissellement de joyaux sur la mOsalque polychrome qui ornait ces palais féeriques légèrement
teintés de rose, de jaune et de bleu.
�CHEMIN SECRET
Bientôt Satnt-Vérand arm'a de\'ant un portail
ouvert, vraie mt!rveille de ferronnerie, qui d : >:1nait
accès dans un parc somptuLux.
11 s'engagea dans une allée recouverte d'un sable
lin et doré, allée ombrt~use
qui serpentait le long
d'une pelouse verte (à force d'arr05age), émaiI:ée dt.!
massifs aux !leurs rt:cherchées, et ombragée par
des arbres superb(:s aux essences les plus rares.
Au fond apparaissait une villa moderne, de style
imprécis, lég~remnt
hétéroclite, qui rappelai. i la
fois l'art italien, orientale! arabe. Il y avait de tout
c<..ia en un mélange plus ou moins esthétique 0.] la
note dominante étatt la richesse d'ornlèmentation
extérieure, cc qui est la caractéristique de l'ar .hitecture actut!lle d' th~nes.
Un perron à double rampe, en marbre du Pentélique, conduisait dans une sorte d'atrium ornt de
colonnettes de marbre sculpté et sur lequel ouvraient toutes les pièces de réception.
La façade, d'un rose effacé, su pportait une frise
de mosalque reproduisant une SCLne antique ùù
l'or dominait, meHant un véritable ruissellement.
Jacques entra, se fit annoncer, et quelques sccondes plus tard on l'introduisait dans un salon
spacÏt;ux où les persiennes cio es et les stores
baissés ne laissaient filtn;r qu'une lumii.re discrète,
pendant qu'Uft vcntila~ur
entretenait une fraîcheur
~i
exquise que j'on se serait cru bien loin de ce cid
embrasé de l'Attique.
11 fallut quelques instants au visiteur pour St:
rcconnaitre dans celte obscurité et le domestique
lui ayant dit: « Je vais prévenir mademoiselle, ~
Saint-Vérand en rrofita pourpas5.!r l'inspection deb
men'eilles d'art qui l'entouraient. fi alla des vitrincs
à l'ameublement, les premii.'res recél,lÎcnt les pièces
les I~lus
curieuses ct les plu disparates, chefsd'œU\T": en tous ~cnres
coll<.<.:tinnn'::s au cours de
nombreuses randonlll"cs cosmopolites des maitrcs
de céans, tandis que lc mobilier du plus pur
LOltis XVI évoquait le goùt ct l'habildé de main, le
avoir-faire de nos artistes de jadi<:.
Et le regard extasié, le jeun..: homme ne s'aperçoit
l'as qu'on 1..: fait longtemp <1ttenJre, il éprouve une
"rait;; jouissance d'art à admirer toutes les belles
clJoses qui l'entourent, unt.! sorte de bien-êu't!
moral.
�S6
CHEMIN SECRET
L'ame songe-t-il, doit se dilater en une telle
atmosphère. ~le
doit plus facilement concevoir le
beau et le bien. Vraiment il serait un heureux mortel celui qui deviendrait l'époux de Milta.
Et insensiblement Jacques se surprit à rêver, se
demandant si la satisfaction de vivre au sein de
toutes ces richesses ne ~ompensrait
pas largement
Je sacrifice qu'on ferait en épousant une femme
qu'on n'aimait pas, quand le bru.issement d'~n
jup.on
de soie se cadençant avec le bru~t
d'un pas lt:ger vint.
Je tirer de ses réfleXIOns en lUI révélant l'approche
de l'heureuse propriétaire de tant-de merveilles.
- Comme c'est aimable il vous, lui dit bientôt
Mlle Zaphiros, qui entrait superbement parée d'une
'aporeuse robe de mousseline blanche sur transpa, rent de couleulj d'affronter alOsi la chah:ur pour
venirl'usqu'à nous.
e but m'était trop agréable .pour que je me
sois arrêté aux obstacles, répondit Jacques d'un
ton très nat urel, sans idée de flatterie.
Et la jeune fille, habituée aux compliments, crut
en voir un à son adresse; aussi répliq ua-t-elle avec
une certaine coquetterie, ne pensant pas un mot de
ce qu'elle allait dire:
- D'autres trouveraient peut-être, en la circonstance, que la pei ne passe le plaisir ...
- Moi, je pense Juste e contraire, car vous ne
doutez pas du tri:s grand agrément que je trouve à
étudier votre belle langue grecq ue .
. - Ah 1 vous pensiez.il votre leçon ~ répliqua la
un ~Ire
sonore, mais qui Sonna
Jeune Hellène. ave~
faux. Et mOI qUi avais cru nalvement que vous
n'étiez venu que pour le seul plaisir de me voi- 1
que. l'on peut commettre lorsque
Voyez les er~us
cI'on est habitué il d'lOcessantes adulations' nous
autres hériti1:res, nous nous attribuons infdilliblement, p,ar habitude, des hommages qui ne s'aàressent palOt à nous 1
Le Parisien, assez confus de sa maladreSse tacha
d'y remédier el répliqua très galamment cet~
fOIs:
- Vous nc vous étiez point trompée mademOImais
selle, j'avais cru devoir déguiser ma p~nsée
vous savez fort bien que l'étude du grec, de '
Ce langage aux douceurs souveraines,
Le Flus beau qui salt né sur les lévres humaines,
�CHEMIN SECRET
57
ne me r1alt tant que parce que c'est vous qui me
l'enseignez.
- UII! ne vous excusez pas, répliqua la jeune
fille en riant dt! fason à laisser voir ses jolies dents,
. et surtout ne 't(.lus mdtez pas ainsi en frais d'érudition, vous perdriez votre temps et vos peines. Le
premier mouvement est sinon le bon, du moins
toujours le plus naturel, vous devez dire cela en
France aUSSI, n't!st-ce pas'? Et tenez, puisque nous
sommes de vieux amis à présent, je profite de la
circonstance pour vous déclarer que J'aime beJucoup voire attItude vis-à-vis de moi.
Saint-Vé;'and la regarda aussi surpris qu'embarrassé :
- Expliquez-vous, mademoiselle, je vous en prie,
je nl: sais pas à qudle attitude vous faites allusion,
mais croyez que mon intention n'a jamais été d'en
prendre une spéciale.
ce qui m'a plu en vous.
- C'est précis~ment
- Au risque de passer à vos yt!ux pour un esprit
des plus bornés, .Je suis forcé d 'avouer que vous
parlez en ce moment un langage qui m'est tout à
fait inintelligible.
- Avez-vous la compr.éhensinn difficile! .le vous
croyais doué de plus de pénétration! Nous allons
donc mettre les points sur les i puisque vous y
tenez. A n'en pas douter, vous savez certainement
que je suis très cotée sur le marché matrimonial?
Jacques fit un mouvement, il était stupdait de ce
qu'il entendait, et intérieurement il songeait: .. Elle
en a, de l'aplomb 1 D
Mais comme il ne répondait pas, la jeune fille
répéta sa queslion :
- Vous le saviez, n'est-ce pas?
Et il allait s'écrier: « Ma sœur a pris la pei ne de
m'en informer, mais pour ce que cela me fail! •
Fort heu reusemen t, il retint à temps ses réfleli.ions
intempestives et répondit laconiquement:
- Oui, mademoiselle.
- Eh bien! vous m'avez traitée absolument
commt; unt; personne sans importance.
- Aurai s-je manqué d'égards ?...
\
- Nullement; je veux dire que vous n'avez pas
plu'l cherché à me plaire qu'à la preml~
Venue.
•
- Oh 1. .. déclara-t-il dubitativemen,t.
- C'est la vérité. Vous ne vous occupez pas
��CHEMIN SECRET
59
,
leureusement le Parisien, de m'avoir fait l'honneur
de croire que j'a'-als l'ame aSSLZ haute pour que,
lorsque le moment prévu par la destinée sera venu
pour moi de faire choix d'une femme, ces afT,eus<.:s
et très vulgaires questions matériellLs n'auraient à
mes yeux qu'une importance des plus secondaires_
- Ici, je n'oserais pas me prononcer en fayeur de
l'affirmative, remarqua Mlle Zaphiros, avec un ton
de doute. Voyez-vous, la magie de l'or, de ce .. vil
métal », jette de la poudre aux yeux à tous et aveugle
jusqu'aux meillel,lrs.
- Mais, madLmoiselle, vous aile" me mettre hors
de moi, me froisser tout à fait, si vous me tenez un
pareil langage. Nous ne sommes plus en Gri.:ce, plus
à Athènes, plus sous ce ciel qui a donné le jour aux
Sept Sages, plus au pays de Solon qui avait défendu
de doter les jeunes filles, .. afin que leurs vertus et
leurs charmes puissent compter pour quelque chose
dans la recherche que les hommes en feraient ",
mais en plein royaume du mercantilisme, chez quelque roi de l'or ou du pétrole, chez un vul aire
« brasseur d'affaires " parti de bas élafie, en Amériqueenfin!
.
- Si vous voulez ... condescendit la jeune hériti:re.
Et elles ont assez de succès sur le marché matrimonial français, ces richissimes Américaines, pour
que je ne d~aigne
pas la comparaison ... Mais pui~
que ce genre de conversation vous déplait, passons
à un autre. Parlon;> de Paris, de ce merveilleux Paris
qui fail rêver les habitants - surtout les habitantes
- des deux hémisphLres. Figurez-vous que je ne le
connais pas 1
- Ce n'est pas possible 1
- Et c'est vrai ct.:pcnJant 1 Dans les premihes
années de son manage, mon pi.:re a énormément
voyagé; il a visité à peu pri.:s toute l'Europe en
compagnie de maman, mais à la mort de cellt:-Cl,
• l'autl:ur de mes jours» s'est confiné à Athi.:ncs, se
entant 'la et blasé de la vic nomade. Il n'a plus
voulu depuis entendre parler de déplacemenl.
Cependant, je viGns de le décider à me faire faire,
'nant mon mariage, un -, tour -, comme disent ICG
Anglais, cc-qui 5~gl1ic
u~
voyage au long cours.
VOU!:o al!t.:z vous m:1lïcr?
- Un Jour ou l'aulre cerlainement, si ce n'est pu!:
�60
CHEMIN SECRET
avec un Français, ce sera avec un autre, je n'ai que
l'embarras du choIx.
- Alors, tachez, mademoiselle, d'avoir la main
heur~s.
- Mais c'est afin de mieux choisir en pleine
connaissance de cause que je me sas d'une loupe.
D'<dleurs j'ai foi en mon ~toile,
dit résolumen.t !a
jeu.le fille. Et elle poursulVlt: PourquoI serais-Je
ma!heureusc? Je ne demanderai à mon mari ~ue
de
me laisser très libre, t[\:s Indépendante. SI mes
00JtS ne sont pas les siens, il n'aura qu'à aller à
gauche, pendant que jè passerai à droite.
- C'est là tout votre ld~a
de bonheur? quesliO'lna Saint-Vérand l~g:remnt
ahuri par tout ce
CJu'il enten.dait et. as,sez peiné d'entendre une jeune
IILe s'expnmer UlllSI.
-- ' OUI, vous voyez qu'il est facile à atteindre. Il
ne demande pas des facultés transcendantes de la
pa:t d'un mari, et Je serai très heureuse dans CI;!
fienre d'existence, car l'argent facilite tant de choses,
Il arrondit les angles dans bien des cas, grace à lui
rien d'impossihle, même le bonheur.
En entendant sa compagne parler avec cette
désinvolture du lien sacré du mariage; des avantages que procure la f?rtune j de la compréhension
peu élev~
qu'elle a\·all. du.bo~her,
Jacques sentit
soudainement un malaise Inddinlssable. Une sorti.;
de haut-le-cœur, de su~at
de réprobation, s'empara
de lui d il éprouva un mtense besoin de fuir, de fuir
ce luxe qui J'entourait j de fuir cette sirènc d6rée
dont il craignait la fascination, de fuir Athènes, la
Gr~ce
tvU! enti' re, .de fuir vers un lieu ignoré, mais
de fuir. 1.1 .re.ssentalt c~t
sorte d'~ngoise
pn!ventj'Ie cet Instinct m~rvelux
que Dlcu a donné à la
bét~
pour l'avertir d'un dange.r prochain el qui, chez
l'tomme, se nomme pressentIment.
Il se Ic~'a
bruS(luemcnt. D'ailleurs il y avait longteml):> qu'il était à ct, tout e~ convcrsant, 1'011 avait
aLs()rb~
de nombr<!us<:s b(Jl~sIS
glac ',CS et lec;
h~lIrc
s'~taicn
éCDulées.
- D':jà 1 dit la j.:unc. lille en le V?yant St, leve!',
c )mmc VOUs êtes pres e de rentrer, 11 est encore de
L '11111: heure.
- ,l'ai' ùes lettres li ~crjl'C
e!l vue du départ du
(,()urrier, répondit l'avoJ.:at,. ralsant un mensonHc,
(;ar son courrier, il n'y avait pas songé la minute
��CHEMIN SECRET
Combien le ciel de France, le ciel de Paris surtout,
si avare d'azur, lui semblerait terne, apr~s
celui
d'Ath' nes 1 Combien le petit appartement parisien,
qu'il partaoealt avec sa m' re, dans la tranqUille et
prOVinciale" cit~
Vaneau, lui paraitrait sombre, dénué
de confortable 1. ..
l'l'lais, au fait, pourquoi y rentrer? Un avenir brillant l'attendait peut-être Ici, s'il voulait s'en Jonner
la peine, ..
Oui, mais ce serait vendre son cœur, car d~cié
ment cette jeune héritière, qui calculait sa valeur
intrinsèque d'après sa dot, lui plaisait de mOins en
moi ns, Avec quelle désinvolture elle avait parl~
de
son futur mari, de son prosalCJ.ue id~al
de bonheur 1
Non! ce n'est puint ainsi qU'Il se représentait celle
à oui il demanderait -de partager sa vie, d'être la
compagne fiJ'le de ses jours J'épreuves ainsi que
oe ses jours de Joie, Mitta ne pouvait en aucune
façon personnifier s~n
\ id~al,
cet idéal que chacun
de aous porte en SOI à l'état-latent.
J,u fait, en avait-il un bien pr~cis
? Au physique,
no:! 1 Brune ou blonde, peu importait, pourvu qu'elle
fût jolie et qu'elle lui plût. Cependant il aimerait
qu'elle fût grande et mince, comme Mlle Bayle, quoi
qu'en dise sa sœur.
Et au moral? Eh bien! il aimait à se rep~snt
cel:e qu'il épouserait plus tard sous les traits d'une
jeune fille intelligente, sC:rieuse, presque grave, ayec
un je ne sais quoi de mélancolique dans la physionomie, de profond dans le regarJ, cett e fenêtre de
l'âme, en somme une personne dans le genre de
Mlle Bayle, qui J.!cid~ment
rC:alisait tout à fait son
type.
Il la voulait énergique et douce, ennemie des sports
et Je la dissi ration, adorant son 1I1térieur à l'égal
d'une matrone romaine, susceptible cependant 'de
briller et de Oatter son amour-propre d'homme lorsqu'il lui plairait de la conduire Jans le monde,
Et c'e~H
en faisant ces r'::f1exions qu'il atteignit le
logis des Fleurimont.
Sans s'attarder au rez-de-chauss '\e, Jacques gagna
directement sa chambre, [[ aVait hale de se ;:em ('morer dans la solitude le incidents de cette journ "e
et Je rt!l~chi
en toute liberté d,<:sprit à la chancl!
qui lUI dait offerte de faire un manage riche et Je
devenir, au moyen de ce puissant levier qu'est la
�CHEMIN SECRET
fortune, un homme influent; et Dieu sait que l'ambition était son défaut dominant, encore insoupçonné
peut-êtn.:, mais qui n'attendait qu'une occasion r our
se manifester.
Mais voilà que son attention fut bientôt atir~e
par un bruit inusité: lies cris el des 6clats de voix
arrivaient du premier 0tage. Saint- V érand s'ar,éta,
inquiet, au milieu de l'escalier, et prêta l'oreille;
mais bient~
il s'exclama avec un rire bruyant:
" C'est tout simplement maître Robert qui est en
révol4e contre l'autorité de l'institutrice, » et il-continua son ascension, tranquillement. Il lui fallait
passer devant la salle j'étude pour regagner szs arrartcments privés, ,et à mesure .qu'il ~e ,rapprochaIt,
le tapage augmentaIt. La tena~!O
~UI
V1l1t de s'arrêter ct d'écouter le débat en catlm1l11.
_ Vous ne sortirez pas d'ici, Robert, avant (t'avoir
fait des excuses à votre bonne. Ainsi, vous voil '1. bien
prévenu, disait d'un ton ferme la voix de la gJuvernante au petit garçon.
_ Je ne demanderai pas pardon, c'est elle qui a
tort; si je lui ai craché à la figure, c'est parce qu'elle
ne voulait pas m'obéir 1 répondit l'enfant au' L-avers
de ses sanglots.
_ Elle n'avait pas à obéir à un petit gar~on
de
votre aBe .
_ SI, si, ça ne fait rien qu'elle soit grande puisqu'elle est pauvre et que je suis riche; les pauvres
doi\'ent faire ce que les riches veulent, puisqu'on les
paie.
- Vous croyez çela ?
_ C'est elle qui me l'a arrris, un jour que "JOUS
m'aviez mis en pénitence. 1..,lle m'a dit que JOUS
n'aviez ras plus qu'elle !e droit l,le n~e
pU,nir puisque
vous étIez pauvre; que Je pouvaJ~
dl;'soul!11' SI JL! '.'(JUlais, et que, quand même vous a\'iez l'air :Jicn 'j,:r
vaus n'étiez pas plus qu'une [)OI,l!lC puioq .. ,
'
Jacques Saint-V érand nl! laI' ~1 . l'a achever le
jt,une écolier r6\'0116, et d'un bond [It irrujltion ëans
la salle d'étude, O!l sa pr'~enc;
il1l)1,j:1L>C apporta
soudainement le silence.
Le malheureux Bob fut "lacé d'effroi, 7\lIle I!ay\t;
devint tr\:s pale et la,bonne d\:nfal1t crallllliie, "
_ Demandez pardon il genoux il ma lmùiselll.!
urdonna aussitôt le jeune homme d'une VOIX b.~vc'
saisissant son neveu par le collet; demande:: par:
en
�CHEMIN SECRET
don tout de suite, sans quoi vous verrez ce qui se
ra5sera (la bonne s'était prudemment esq uivée, trop
heureuse qu'un ne Lui ùemandàt pas aussi des
cumptes à elle).
Sans se le faIre répéter, le petit Bob vint s'effondrer aux genoux de la jeune institutrice, et s'écria,
répandant un torrent de pleurs:
- Je ne ... vou-lais ... pas ... vous fàcher, c'est Lina
qui ... est une méchante ... et qui me l'a di!. .. j'ai
Sd.!-!e-ment répété. Je vous ... aune bien, moi, mademOlselle.
Assez émue, Régine releva: l'enfant, dont la contriti,)') était sinc:re et pleine de ferme propos sans
<kute.
- Vous voyez à quoi l'on s'expose en n'obéissant
T'as de suite. Vous m'avez fait de la peine, vous avez
~o:l-mêe
beaucoup de chagrin et votre oncle, qui
VI)'JS croyait un petit garçon trc'S sage, est désolé
d'avoir été d~trompé
par ce qu'il a entendu. VOLIS
allez à présent... - et la jeune fille chercha des
yeux la bonne indigène afin de lui faire faire ùes
excuses, ne conservant aucun ressentiment contre
la pauvre fille sans éùucation, quand elle s'aperçut
que celle-ci n'é.tait plus là: - VousalIez à présent,
reprit-elle, rejoindre votre sœur au Jardtn ct tâcher
d'être sage si vous voulez que j'oublte.
L'enfant, sans en entendre davantage, fila d'un
seul trait.
Demeurés seuls, Jacques et l'institutrice gard:rent
d'abord le sIlence:
- Merci, mO:1sieur, di~
simplement la jeune fille
d'un ton empreint d'une gratitude
à son d~fensur,
si vraie que S.aint-Vérand se trouva mIeux payé que
par un long dIscours.
- Est-ce que cet enfant est souvent ainsi? qucs.tionna-t-il.
- C?h 1 trl;~
rae~nt;
le. cher. petit a plutôt le
caract:re facIle, maiS cette. etrang re ne sait pas le
prendre et l'exa~pèr
parlols.
- J'en parlerai à ma sœur; il ne faut pas que cette
fille reste davantage ici.
- Oh 1 pourquoi.. monsieur? Les enfants sont
souvent très capriCIeux, peu malléables, et cc n'est
pas une 1 ~json
parœ que Lina a des d6mêlés av~c
Bob, pour la renvoyer et lui faire perdl'e une ex.cellente place.
�CHEtlIIN SECRET
Jacques la regarda.
« Aussi bonne que belle,
allait-il dire, quand un
involontaIre respect cloua sur ses lèvres le banal
compliment prêt à en tomber.
- Quoi, c'est vous, mademoiselle, déclara-t-il
d'un accent très dou.x, en infléchissant sa voix malgr~
lui, c'est vous qui prenez la défense d'une personne qui vous a insultée?
Elle le regarda, et, très calme, répondit:
- Ce que cette fille a dit de moi, d'autres le pensent. Et, dailleurs, ne sommes-nous pas, elle et
moi, également salri~e,
également chargées du
même enfant?
- Mais, mademoiselle, vos fonctions sont absolument différentes: à vous incombe la tache élevée
de former ce petit cœur, cette intelligence naissante,
tandis que le rôle de bonne d'enfant consisle, à
l't::gard de Robert, à lui laver la figure et à lui racomwoder se,; chaussettes.
La jeune in~turce
rit de ce rire légèrement voilé
qui lui était habituel:
- Faites donc saisir la nuance, dit-elle, à une
natun: fruste comme celle de Lina?
- C'est justement parce que cela est impossible
qu'il est pré~able
de rehvuyer cette femme. Avec
son esprit borné, elk pOUITalt fausset l'inte!ligence
de mes neveux.
,
- Croyez-vous qu'une autre, mieux douée sous'
de
k rapport intellectuel, aurait une façon dilr~ent
juger nos situations respective;; ?
A n'en pas douter 1
Eh bien, moi, je n'en suis pas gLlre du tout.
- Vous avez tort.
- Pourquoi voulez-vous demander au peuple
d'établir une distinction a son désavantage, alors
(lue ceux qui font partie de ce qu'on est con\'enu
l'appeler ks
classes dirigeantes - pensent et
jugent commt.! lui "
- VOliS calomniez la société 1
l'expérience acquise.
- Du tout, je parle d'apr~s
TI n'y a qu'à en prendre son parti une fois pour
tùutes et l'on n'en souffre plus; voilà tout!
Saint-Vérand la regarda. Elle était très maltresse
d'elle-même, Indifferente en apparence, mais un pli
amer s'était creusé au coin dl: sa bouche et démentait ses paroles. Il lui dit :
)1
f(
3
��CHEMIN SECRET
- Que voilà de graves pensées 1...
- Qui étonnent et détonnent, n'est-ce pas, chez
une femme de mon age? mais l'école de l'ad\'ersité
marque ceux qu'elle élè.ve de stigmates profonds et
ineffaçables.
- Temporaires, voulez-vous dire, interrompit
Saint-Vérand, avec un accent de conviction profonde, Aucune tempête n'est éternelle, plus l'ouragan a été fort, moins il dure, Voyez ce qui se ç.asse,
apri::s l'un de ces orages dont vous parlez: a!o;,s
que la nature en pleurs semblait ne plus deVOir
sourire, un rayon de soleil soudainement apparatt,
et l'on voit les fleurs jonchées à terre se redresser
sous la chaude caresse du soleil, déployer leurs
pétales et s'épanouir encore. Un nouveau printemps
s'est leYé, la nature en féte ne se souvient plus rie
l'hiyer, dit-il avec animation,
- Oui,· répondit la ieune institutrice d'une voix
aux inflexIOns graves. Ce que vous dites peut être
vrai pour cel'taines plantes vivaces simplement penchées vers le sol, mais celles, plus délicates, que
l'ouragan a tordues et foulées au pied, déracmées et
mutilées, ne ~ relL vero nt plus; d'ailleurs, aJoutat-elle, une flamme dans le regard, pourquoi nous
plaindrions-nous de souffrir? La souffrance est une
sublime éducatrice. ~ Celui qui n'a pas souffert,
que sait-il? »
- Si vous vous, maintenez à de telles hauteurs, je
dois vous avouer, mademoiselle, qu'il me sera imp"ssible de vous suivre, remarqua Jacques d'un ton
bon enfant.
- Mais c'est justement parce que je me sens les
ailes fort lourdes, incapables d'une rapide ascension
Yer~
des sommets élevés, que je tache de me rési~n(;r
à mon infortune, dit Rllgl11e en souriant, car
Je n'oublie pas qu'. il n'est donné qu'aux natures
d'élite de s'améliorer par la prospérité, ct les ames
que le bonheur constant n'endurCit pas ou du moins
n'engourdit pas, sont rares et marquées entre toutes " a dit une femme cl:!' bre, et alors, comme ie
suppose que ma nature est d'esp, ce commune, Je
ne vcux pas qu'elle oit tcnt6e au-dessus de ses
forces 1
A bsolumcnt émerveillé par un genre de conversation si différent de eelui qu'il était habitu6 à avoir
(l'.·C·C une jeune et jolie jcune fille, l'a'."ocat, sl'loquace
�G8
CHEMIN SECRET
d'habituùe, ne trouvait rien à répondre. En revanchc Il sungeait beaucoup ct Se demandait lequel de
ces 'deux sentiments devait dominer en lui: l'admi.
ration ou la pitié.
Elle poursuivit:
- A quoi bon récriminer? Nous al'pol"tons en
naissant un dossier secret, livre mystérieux, sur
lequd la Providence a écrit en caract1:rcs indéchiffrable, tout cc qui doit nous arriver au cours de la
vic, c'est la destinée. Il faut croire que nous l?ortons en nous une force de résistance proportIOnnelle au,' épreuves qui nous attendent, car à moi
qui devais beaucoup souffrir, elle a donné l'énergie
pour lutter 1
- Mais vous ne serez pas toujours éprouvée,
mademoiselle. Le livre de votre destin vous réserve
sans doute bien des chapitres encore à déchiffrer.
QUI sait, vous touchez peut-être à la pagè du bonMur r
- Lê bonheur 1 reprit Régine, comme en un rêvc
extatique. Lc bonheur! Je sais qu'il luit parfois Sur
ccrtainés existences dont le nambeau n'avait, au
début, donné qu'une lumit::re vacillante, mai teuez
c'est encore ulle de mes convictions intll110s ur;
secret pressentiment, une sorte de prescin~
je
suis persuadé\! que je ne le connaîtrai jamais. '
- Vous avez tort de douter de J'avenir. Plus que
d'autres vuu pouvez et vous dc"ez être heureuse
s'il e t une justice en ce monde uu en l'autre, n~:
pOlldit Jacque::. avec une chaleur qu'il ne chercha
point à maltri,er;
.
- Avez-vous Jamais connu quclqu'un d'heur<oux
ou de malhoureux uniquement parce qu'il I~ tn~ri
tait? remarqua Régine ironiquement, avec Ulle
legi!re amertume.
- Il est bien cerlain que nous sOlI1mes SOUvent
d~r()utés
par ce que nous \'oyun:l. Celui qui par. 011
mérite,. d,cvrait i:tr,e. favoris\: du destin,
parfois
en proIC a l'aLlverslte, alors que le cOlltraire Se produit, ct que tout réussit au malhulluête hlJtnmc au
Calte dos grandeurs.
- Vou V!lycz bien ... mais il me t-mble que Ilau
~abvl.
depuis t~i.:s
lonte~ps;
il est ternI' que
Jaille VOir ct.; que iont mes 6kvc::. et que je sache i
Bob fi toujou!'" le Cœur aus~j
gros 1. ..
Et, pl éltunt ainsi congé de son interlocuteur, qUI
es;
�CHEMIN SECRET
69
eflt bien voulu prolonger encore la conversation,
l'institutrice se dirigea vers l'escalier pendant que
Jacques regagnait sa chambre, l'esprit assailli par
les plus 'confuses pensées.
En une seule après-midi, il lui avait été donné
d'avoir un double tête-à-tête avec deux jeunes filles
également intelligentes, mais combien diversement 1
Mitta Zaphiros, c'était la joie de vivre; Mlle Bayle,
la résignatIOn faite femme.
Laquelle des deux lui plaisait davantage, de celle
qui lui avait déclaré: « Je ne demanderai à mon
mari que de me laisser très libre, très indépendante, » et de j'autre qui lui avait dit: «Le bonheur,
je ne le connaîtrai sans doute jamais, mais qu'importe? Il n'est donné qu'aux natures d'élite dt; s'améliorer dans la prospérité, alors, je ne me plains
pas de soufTrir r »
Combien la seconde était au-dessus de la première r Oui, Mlle Bayle avait dit vrai; la douleur est
bienfaisante, elle ennoblit l'àme, tandis que la prospérité la dessèche.
Habituée à voir tout le monde se plier à ses fantaisies et à ses caprices, l'héritière n'avait point pris
la peine de perfectionner son être pensant, tandis
CJue l'institutrice, courbée sous le joug du devoir
()b~cur
et ingrat, avait senti la nécessité d'échapper
à la servitude matérielle par une envolée de tout son
titre moral vers des ft~!ions
supérieures, et son àme
s'était agrandie, comme dilatée dans le genre de vie
CJue le destin lui avait assigné.
N'est-ce pas cc grand penseur que fut saint Augustin qui a dit: « Notre àme prend le pli de nos
actions? li Alors, laquelle des deux méritait le plus
d'6!re propost!e li l'admiration des hOinme ; laquelle
des deux avait le plus de droit au bonheur?
L h6sitation n'était pas possible, et Saint-Vérand
savait bien laquelle des deux Sil conscience préférait; mais en ongcant à ];1 situation pécuniaire et
'ociale de la jcune institutrico, il souptra :
« PourquoI était-elle sans d"t et [ui dénué de
fortUllC'? Pourquoi r... l\litta n'avait-elle point dit:
L'argent facilite tant de chose t • Et, songeur, il
murmura nvcc amertume: v Oui, hélas 1 il laci1jte
h aucoui do ChOSCf, cc vil métal, méme 10 bonheu1'la
�CHEMIN SECRET
VIII
. Elle avait enfin sonné, l'heure de cette fameuse
sauterie tant désirée par la richissime Athénienne.
Pendant qu'au dehors« la pale Phébé» des poètes
resplendissait, b~i.gnat
de sa lueur argen,tëe les
al~es
et les, m~s.lf
du parc, les salons, l)ret~
à recevoir les lI1Vltes de M. et Mme de F eunmont,
étincelaient sous la clarté des lustres.
Il faisait une de ces incomparables nuits d'Orient.
lumineuses et sereines, une de ces nuits où la
beauté du speclacle s'empare de l'hommt: et le
laisse rêl'eur, en lui mettant dans l'a me le d':sir d\!
del'enir meilleur, tant il sent son néant en face de la
splenJeur de l'œuvre ~è Dieu .. '
Depuis quelques minutes d~)à,
les maitres de
maison étaient sous les armes, attendant leurs im ités, peu nombreux d'ailleurs, car, en cette saison,
la ville était d0serte, et la baute société, le a fiL~t
raIe, comme l'on dit à Londres, ne se composait
plus que des ~embrs
des différentes légations ct
de cleux ou troIS familles retenues raI' le voi~narc
du Phal' re, -l'antique port du Phalère devenu u~e
pla:~e
à la ,mod~
en ~out
tre,n~-ciq
person~
.
.vIais l'OICI Mltta Zaphlros, SUIVIe de son pl:rc. La
jeune 1111e porte une vaporeuse toilette de mousseline de soie blanche, enti:'rement plissée soleil ill'
crust<.!e de fine guipure.
- Tout à .fait réussie, votre robe, remarque
Mme de Fleurimont.
- Vous trouv~z?
j'en sui::; bien oise, reprend la
jeune Gr~cque
triomphante j papa prétendait qu' 'Ile
me grosSissait. ..
Cr Et
il n'avait pas tort, papa. ~ pensa Jacques
qui, s'étant avancé pour saluer les arivnt~,
avait
entendu le propos ...
- ... ;Ays~i,
ai:j~
été sur le poi nt de ne pas la mettre.
- C eul eté Vlalment dommage, car elle vous sied
n ravir. Vous êtes délicieuse. Celte "uirlande de
houx naturel avec Ses baies rouges a~tour
cJu dé.
colletage est une vraie tl'lJlI\'aille.
- A la port<.!e dt: Jenny l'ouvrière par son prix
)1
-r
��CHEMIN SECRET
- Eh bien 1 dit-elle à Jacques, c'est ainsi que'
vous tenez vos promesses?
- Quelles promesses, nlademoiselle ?
- N'aviez-vous pas retenu tputes mes valses r
Savez-vous que ce manque de mémoire ne me flatte
gUl:re?
- Pardonnez-moi, mademoiselle, mais ne m'aviezvous pas déclaré que la place serait très disputée?
~
Certainement, seulement ce n'est point une
raison pour capituler aussi lachement avant la
bataille, afin d'être plus libre de diriger ailleurs se
balteries, répondit Mitta.
Et d'un mouvement de tête altier et dédaigneux
a la' fois, lad' eu ne fille désigna Mlle Bayle qui, bien
que témoin e tout ce, petit man1:ge, était cep~ndat
trop loin des deux IUterlocuteurs pour saisir 1"
sens des paroles qu'ils échangeaient à mi-voix,
- Eh bien! mademoiselle, permettez-moi de vous
dire que vous avez fait un jugement téméraire; je
n'allais point demander une danse à la personne
que vous désignez, mais simplement lui faire l'aumône de quelques secondes de conversation, la
pauvre fille doit se trouver si isolée.
- Pas tant que cela, allez 1 Elle a beau n'ètre
qu'une institutrice, eH,e s~ra
quand méme entour~
...
- Et ce n'est que )ust'<:e, rétorqua Jacques, avec
une viva ~ité
dont Il ne fut pas maître.
- ... Mais épousée, c'est ~ne
autre an'aire, poursuivit la Grecque, avec une Ironie mordante.
- D.}cid-.!ment, mademoiselle, vous avez bien
mauvaise opinion de l'homme, repartit l'avocat,
d'un ton apre.
- Je l'estime à sa valeur. Sans chercher un
loin: vous l:admirez, cette jolie brun e,
exemple ~Ien
perfidement Mitta,
J'épousenez-vous ? ,questlOn~a
en montrant en un flre contrall1t ses dents pointue,
te) un bouledogul! prêt à mordre.
-:- Comme je ne m~
suis pointj)OSé la question ;\
mOI-méme, vou me dispenserez 'y répondre répliqua très froidement Jacques, et il songea: '
• Et dire que ma Sù.!ur la croit bonne ccli", jeun,
fille; maIs c'e t une vraie petite vipère. '"
Mlle Zaphiros se rendit aussitôt compte qu'elle
avait, atteint un, r~sulta
diamétralement opposé à
celUI quelle désl;alt, et elle ajouta avec un rire forcé:
- Regardez la-bas, et vous n'aurez plus de 6cru-
,
�CHEMIN SECRET
73
pu les à me demander cette première valse; ils sont
au moins trois qui briguent la faveur d'une dansé
auprès de la belle Française.
Saint-Vérand regarda dans la direction qU'on lui
indiquait. Effectivement, la jeune institutnce était
très entourée. Elle souriait de son sourire légèrement grave et refusait de danser, alléguant quelque
occupation en maniLre d'excuses; ce que voyant,
sans attendre le résultat de l'insistance des danseurs,
l'avocat offrit son bras à la riche héritière et,
quelques secondes plus tard, il tournoyait avec elle
autour du salon.
- Bostonnons, je vous en prie, dit Mitta; apprenez-moi le vrai boston américain que tout le monde
danse à Paris.
Et Saint-V érand, tout heureux d'être ainsi dispensé
d'une conversation qui lui aurait fort déplu dans
le moment, se mit consciencieusement en devoir
d'apprendre à sa compagne à décomposer les divers
pas . La jeune fille n'avaIt pas encore saisi le mouvement que déjà les derniers accords de la valse
étaient plaqués au piano.
Sans prononcer une parole, sans adresser à son
él"ve l'inévitable et banal compliment sur ses dispositions «étonnantes»; sans lui proposer de faire
un petit tour jusqu'au bulTet, ainsi que cela se pratique généralement, le professeur improvisé se hala
dt! profiter de la présence de sa sœur qui venait Je
les aborder, un sourire de jubilation 5ur la Il:vre,
pour s'esquiver.
Il avait hate de demeurer quelques secondes en
tête à tête avec ses pensées, car un événement
imprévu, qui demandait de la réflexion, lui avait été
annoncé par une lettre reçue de France Je matin
mG me. Toute l'orientation de sa vic dépendrait de
la r~ponse
qu'il ferait. Il fallait donc y réfléchIr
":rieusement.
Justement, l'on commençait un quadrille; il était
Jlar conséquent quitte envers Mitta. Personne ne
s'apercevrait dl.: son absence j c'dait le moment de
~c
glisser dans il:; jardin ct de jouir de la solitude
du calme d'une belle nuit, célébré par toute la
lnusique du silence 1.
Et, sans plus tardcr, il gagna une allée déserte.
Il tre aillit, qudqu'un avait cu la même peJ13':e
ue lui ... quelqu'un ·talt \' nu se éfugier dans cette
�CHEMIN SECRET
exquise retraite, car le sable fin craquait sous un
ras l~ger
deri~
un massif. Finie, sa solitude! Et
Il pestait déjà contre l'importun qui avait eu l'audace
de le précéder, t1uand il reconnut Mlle Bayle.
Sa physIonomie se rasséréna aussitôt, et c'est avec
un sounre aimable qu'il dit:
- Vous êtes comme moi, mademoiselle; vous
fuyez le bruit ct l'éclat des lustres pour venir cher~
cher le calme et la clarté céleste dans ces allées de
parc.
- Je pensais, en enet, jouir un peu de cette incotnparable nuit, d'C?rient,. je me promettais de. bons
instants de revene, mais vous tne voyez très deçue ...
- Comment cela?
- J'espérais êtr~
seule 1.déclara la jeune fille sur
un ton de lamentatIOn comique.
- Et je vous dérange? reprit Jacques sur le
même ton. Qu'à cela ne tienne 1 Je vous cède la
place et je rentre au saJon ... à regret.
gIle Je regarda lég"rement sUI"prise :
- Oui, poursuivit-il, ce serait délieieux, cette
promenade. à vos côté~
par cette r,!dieuse nuit.
D'ailleurs, Il faut que Je vous parle, Je veux votre
avis dans une circonstance importante.
~ Il est des heures dans la vie d'un homme où
l'on éprouv.e le be~oin
de I?rent!re le conseil d'une
femme éclat rée, séneuse el Illtelllgente. J'en suis là.
J'ai reçu aujourd'hui m.êIT~e
une c~muniato
qui
me rend perpJex.e, ausS.1 al-Je b~sol
q~e
quelqu'un
me montre la vOie à sUIvre, et Je ne saIs pourquoi,
mademoiselle, je me figure que je ne pourrai mieux
m'adresser qu'en me confiant en vous.
Un peu émue, la jeune fille, sans prononcer ùne
parole, leva vers Jacques un regard interrogateur.
- Oui,. conti~u!l-,
mai~
cc ser~itop
long à
vous exphquer ICI; tenez, Itsez ceCI, dit-il en lui
tendant une lettre qu'il s()rtit de son portèfeuiLIc.
Je rentre au salon, puisque vous me chassez
ajouta-t-il uvec un sourire, \)n regardant la jeun~
institutrice absolument interdite, et quand vous
aurez pris connaissance de ce qu'il contient, vous
me direz votre avis.
D'un !;este machinal, sans sc donner le temps de
la r~le
'100, Régine accepta la lettre et demeura où
elle se trou\"'lit, sans faire 11'"1 mouvement, tandis
que le jeune homme regagnait le perron de la villa.
�CHEMIN SECRET
'15
La main de la pauvre instl utrice tremc!a:.t bieèl
fort; il lui semblait qu 'elle venait de commettre
une mauvaise action.
Que pouvait conteflir cette mystérieuse érltr3 'l'
Pourquoi le fr~e
de Mme de Fleurimont s,(~ta;"-il
adressé à elle plutôt qu'à sa sœur? Sans dO.1t~
quelque proposllion de mariage ...
Et, à cetteJ1ensée, Rl:r,ine sentit son cœur s'arêt~,·
subitement ans sa poitrine, tandis que ses tem:)~G
se mirent à battre violEmment. Un frisson la pnt':
_ Décidément, se dit-elle, la nuit n'est pas a'Jssi
douce que je le supposais . J'ai froid dans cet:)
robe légère, je ferai bien de rentrer. D'ailleurs, la
lune, malgré sa clarté, n'est point assez lumineuse
pour me permettre de prendre connaissance, à la
lueur de ses rayons, de la lettre qui m'a été remise,
et il faut que je la rende au plus tôt.
Quelques minutes plus tard, Mlle Bayle avait
regagné sa chambre, pressé à la hate le commutateur
électrique qui devait lui donner de la lumi' re,
tourné la clé dans la serrure et étalé devant elle le
pli singulier qui attirait si vivement sa curi()si!é.
Elle eut comme un allégement en recnnn:l.lssant
une large et violJureuse écriture masculine, autant
du moins qu'il âtait permis de le présumer, puisque
1.: graphisme ne révèle pas le sexe, mais seulement
les tendances, les qualités et les défauts de l'auteur
de l'autographe.
A mesure que la jeune fille avançait dans sa lecture, son visage s'éclairait, ses yeux brillaient d'une
énergie virile,'et bientôt elle s'écria:
• Certes oui, il faut qu'il accepte 1 L'hésitation
n'est pas possible. Nous sommes à une heure où nul
n'a plus le droit de se soustraire à la lutte. Le moment est trop grave, a cause trop grande, pour se
dérober 1 Le mal crie trop fort pour que le bien se
taise et se cache 1 Il n'a que trop tardé à {aire entendre
sa voix 1 Eh bien, il est temp~
qu'il reprenne sa
place en notre pays. Oui, oui, il faut que M. SaintVérand accepte. Qu'importent Il;s déboil"l.!'i, il y a d"
glorieu es défaites, et avant tout, il faut lutter, la
{<'rance a besoin ' du dévouement, de l'éllergie des
fils de ceu.· qui jadis la conduisirent à la ,·ic!oire l "
du contenu, Régine
Et pour mieux sc p~ntre
relut à mi-mi, le:. lignes suivantes:
�;6
CHEML - SECRET
«
l\Ilonsieur,
• OC"·, !t::
« Rien ne sert de courir, il faut partir à point ",
dit le fabulisle; c'est pourquoi, bien avant que
s'ouvre l'arène électorale, nous venons vous demander s'il vous agréerait de vous présenter aux prochaines élections législatives, comme député de la
circonscnption de X .. .
~ Nous ne vous cachons pas que la lutte sera vive,
plusieurs. candidats se trouveront ~n pyésence, der:uis
le champlOn du drapeau fleurdelIsé jusqu'à celUI de
la loque rouge de la Révolution.
« Une place est à prendre enlre ces opinions
extrémes, et les honnêtes gens de notre région, dom
je me fais ici le P?rte-voix, ont pensé à vous ofTrir
leurs suffrages, bien p,ersuadés que leur cause ne
pourrait être mieux comprise et mieux défendue que
par vous qui avez des intérêts identiques aux nOtres,
puisque vous ~tes
vous-même p~oriétae
sur notre
sol champenOIs.
" Je n'ai point à vous dire de quelle estime est
entouré votre nom, un nom qui se trouve mêlé à nos
luttes de pa'rtis depuis plus d'un siècle. Vos ancêtres
vous ont tracé la voie! et .si je ne c~aigns
d'offenser
votre grande modeshe, J'ajouteraiS, Monsieur, que
votre valeur personnelle, la popularité CJue vous vous
êtes acquise, suffiraient amplement à justifier notre:
choix.
« N'allez pas nous répondre par un refus brutal.
Vos chances de succ(!s sont tr1!s grandes, VOLIS représenterez le parti de l'ordre et, quoi qu'en disent les
esprits pessimistes, ceux qui désesp1!rent de l'avenir
de la France, ce parti-là sera toujours le plus fort
ch et nuus; de plus, vous serez soutenu par deux
grands journaux(sur trois) de la régiun, ct vous savez
quelle influence a la pr~se
en ces. mati~rcs.
« Nous nous proposlOns, MonSieur, une délégation des électeurs influet~
de notre arrondissement
ct votre serviteur, d'aller solliciter en personne notre
requête, mais ayant appris que vous voyagiez actuellement à l'~trangc,
nou~
avons dû nous résigner à
vous transmettre par écnt ce que nous attenùons de
votre dévouement à la chose publique.
II. Nous nous plaisons à espérer que vous vous
rendrez à nos sollicitations. et que nous aurons bien-
�CHEMIN SECRET
77
tôt l'avantage de pouvoir vous exposer nos plans de
campagne.
« Veuillez agréer, en attendant, Monsieur, les sentiments très empressés de
0; Paul RENAUD,
(( COlIsûller général,
( Pr/lidtml de l'Union 4 g ric.olfJ dT, centre cll411Jpellol's.
lJ
" Certes, il faut qU'II accepte! Il n'y a pas à hésiter 1 s'exclama de nouveau la jeune 6lle. Je sais bien
que se placer sur la sellette èlectorale, c'est se clouer
soi-même au pilori, mais qu'im~orte
1 Le devoir
avant tout, et nul homme n'a le drrllt de se soustraire
à une obligation de ce genre, quand on lui fait l'honneur de lui dire que les suffrages des honnêtes gen~
se porteront sur son nom, que le parti de l'ordre
sera représenté par sa candidature ...
« Comme M. Saint-Vérand doit être fier du choix
qu'on· a fait de sa personne 1 Et dire que je lui avais
fail l'injure de le croire simplement un élégant jeune
homme quelconque, occupé seulement de banalités
â la mode, mais indifférent aux grandes questions
sociales qui font vibrer les natures supérieures!
« Je me figurais, je ne sais trop pourquoi, que ce
Parisien à la tenue si soignée ne pensait qu'à jouir
des avantages de la vie, à faire un riche mariage qui
lui aplanirait les difficultés .
• Je me le représentais sans personnalité aucune.
·Un charmant garçon, assurément, bien élevé (il serait
très mal à moi de penser autrement, après toutes
les marques de politesse qu'il m'a données), mais
sans un caractère précis, nettement tranché, s'imposant à l'attention du public; en un mot, je le jugeais
une nature un peu veule comme il y en a tant aUjourd'hui. C'est si rare de rencontrer Ull cart~e
vraiment viril, ou simplement ce qu'on appelle un caractère 1
• Eh bien, pour qu'il ait été désigné au' choi: dos
électeurs, ij faut qu'on lui ait reconnu les qualités
que je lui refusais et qui sont si précieuses chet:
l'homme ...
« Pui ' qu'il me demande mon avis, je n'hé~itera
pas à lui dire:
« Vous devel. accepter, malgré les obstadc à prê• voir; lil échec impurte pou. Le devoir ost de e
• jeter cvurageusement dans l'arène. Le gesL en
�CHEMIN SECRET
« sera toujours beau en lui-même ... quel qu'en soit
« le résultat. »
" Mais poutquoi s'est-il. adressé à moi de préférence à une autre? N'avait-il pas sa sœur ... VOire
même Mlle Zaphiros, à qui il aurait pu demander
conseil, s'il lui faut absoluI?ent'~vi.d
fel?lJ!.e ! ... "
Et, sans se l'avou~r,
l~ J~une
ln~t\uce
etait II1térieurement Dattée d avoir cté choIsie.
Elle mit la lettre dans sa poche, éteignit l'électri_
cité et redescendit au salon.
Saint-Vérand se tenait debout contre le chambranle d'une porte ef jetalt un regard distrait Sur les
couples qui ~ourbilnaet.
D~s
qu'il aperçut celll;:
qui entrait, Il alla à elle:
- Comme vous êtes restée longtemps sans revenir mademoiselle, lui dit-il allnablement, Je Comme;,çais à craindre que vous ne revinssiez pas avant
le cotillon!
- Mais, monsieur., .répondit Régine'J"Y ai cependant mis toute la diligence possible. 'al renOncé
aussit6t à ma promenade au clair de lune, je n'ai
pris que le temps de ~emontr
dans ma chambre et
de lire le pli en questIOn, après quoi je suis redescendue bien vite au salon, et me voici ...
- C'est qu'alors les instants passés à vous attendre paraissent bien long~,
rep~ti.
galamment le
jeune homme avec un Sounre, et Il aJouta: Comme il
nous serait difficile de causer ici, voulez-vous me
permettre de vous offrir mOn bras? Où pourrions_
nous aller?
- Dans la véranda, peut-être ...
- Parfaitement, nous y serons à merveille.
Quelq ues instants plus tard, Saint-Vérand avait fait
asseoir sa compagne .et se te!1ait debout pr\! d'elle.
- Eh bien? questlOnna-t-11.
- Eh bien, répondit la jeune fille avec un accent
de cOI~viton
ard~nte,
j'~stime
que vous n'avez pas
le droit de vous de~'obr
a l'ho~neur
qu'on vous fail.
- C'est votre aVIs ? .. Al0.r~
Il sera aussi le mion,
déclara le futur homme pol1tlque d'un ton sérieu:!.
Et iJ poursuivit: Vous avez dû être pas mal étonnée
en apprenant de quoi il. s'agi~t,;
pas plus que moi.
Je vous l'affirme, car JUSqU'ICI le n'al pris qu'ulle
ra~t
J:ort restreinte aux lUItes po.litq~e
ùe la région
qUI a vu se succéder des génératIOns Il11nterrom[ues
de Saint-Véranct.
�CHEMIN SECRET
79
« Lorsque, pendant les vacances judiciaire, Je
vais à la campagne me reposer dans notre vieille
demeure pat~imonle
des fatigues du barreau, je
cause par delassement avec le, paysans, j'écoute
leurs doléances, nous parlons '.:n emble du mal
social et des remèdes à y apporter.
« En ma qualit~
de p~'ori61al:e
terrien, je suis
membre d'un comice agncole. J'al cu Jeux ou trois
fois l'occasion de présider un banquet ct de porter
en cette circonstance, un toast plus ou moins ron:
flant.
• C'est sans doute comme cela que je me serai
fait connaitre, peut-être aussi en donnant, en ma
qualité d'avocqt, quelques consultations gratuites il
l'ombre de nos vieux platanes, à l'instar Ju roi saint
Louis qui rendait la justice sous un chêne à Vincennes. Je ne vois pas d'autre cause à la popularité
en question el que j'ignorais totalement.
• A vous parler très franchement, je suis très
flatté de l'offre qui m'est faite, et je . erais incontestablement tenté de l'accepter si. ..
_ Si ( questionna vivementR6gine, relevant la tête.
_ Si la médaille, en dépit du côté brillant de la
face, n'avait pas un aussi sombre revers.
_ Vous redoutez la lutte et ses aléas, et surtout
peut- être le torrent d'injures qu'il foudra laisser
s'écouler durant toute la p~riode
électorale?
_ Cela oui, mais encore autre chose ...
- Quoi donc?
_ Oubliez-vous les frais énormes qu'occasionne
une candidature politique (
_ C'esl vrai, mais avec les émoluments attribués
à nos députés, vous comblerez vite les pcrtes ...
_ Si je triom[lhe ... mais si j'échoue ...
_ Plaie d'argent n'est pas mortelle.
_ Assurément, mais elle lai::;se Jes c.:icatnces douloureuses. Et quand, comme moi, l'on n'a qu'un
toul petit avoir, n'c.t-ce pOint de la folie d'en t;acri.
fier une partie ù un véritable jcu Ju hasard?
__ QUI ne risque rien n'a rien;
t, d'ail! 'urs, ne
serez - vous pas soutenu par le 1 arli qui vous
prl!entcra r
_ Ceci, je l'esp~rt:
bien, par e l'mpl . ; mais, nélln"
moins, il mc faudra faire une lar '0 1 r dl" il mon
maigre patrimoine.
Risquez toujours. et, dans 10 ca ou vous
�80
CHEMIN SECRET
échoueriez comme député, il n'en sera pas moins
vrai que vous vous serez fait connaJtre comme
orateur.
- Et à quoi cela me m"nera-t-il?
- A vous attirt!r ùes clients, monsieur l'a\'ocat!
- Vous croyez?
- J't!n suis persuadée. L'inconnu d'hier, après
avoir nettement expos~
sa profession de foi, trouvera sur sa route des amis qu'il ne soupçonnait
pas, Tous ceux qui partagent ses convictions iront
à lui la main tenJue, et lorsqu'ils auront un procès,
ils choisiront pour les défendre celui qui pense
comme eux. La pire des choses, pour un homme,
c'est de laisser faire le silence autour de son nom.
- Peut-être avez-vous raison; donc, en principe,
je suis décidé à accepter, mais il faut, au pr~albe,
, que j'en cause avec mon beau-frère et ma sœur, ct
aussi que je sache ce qu'en pense ma mère.
Va-t-elle être affolée, la pauvre femme!
- M. et Mme de Fleurimont ne sont pas au courant de l'év(;nement?
- Comment le seraient-ils, puisque je ne connais que depuIs ce matin l'honneur auquel on veut
me convier.
- Et c'est à moi que vous en avez parlé d'abord?
- Oui, à vous.
- Pourquoi cette fiatteuse préférence? questionna la jeune institutrice, avec l'instinctive coquetterie f~mine.
- Parce que depuis la conversation de l'autre
jour - à la suite des écarts de langage de maltre
Bob - j'ai appris à vous connaltre, mademoiselle.
Cerlains traits révèlent une ame 1. ..
• Je :sais à quelle femme je m'adresse; à quelle
rectituue de jugement, à quel esprit éclairé, à quel
cœur, à quelle inlelligence je fais appel. ..
- Vous vous moquez, monsieur 1. ..
- Du tout, mademoisdle, je suis tout ce qu'il v
a de plus sinc'Te tèn parlant ainsi. LeS femmes qlii
vous ressemblent sont asseil rares pour qu'on ne
passe pas pr' s d'elles sans les remarquer, sans désj~
rel' leur appui ct kur conseil, quand on a l'espoir de
mériter, un jour, kur amilié.
Le jeune homme al'ait parlé avec une chaleur progn.:s ive, l'l, voyant qUe su compagne gardait le
silcnct:, il p<Jursllivit :
�CHEMIN SECRET
- Vous serez mon Êgé rie, dans le sens le plu s
El il ajouta,
élevé du mot, dites, le v01:lIc~-ou?
voyant que MUe Bayle se t~lsa
louO~:s
: Je sui s
encore un Numa bien novice en politique, mai s.
Guidé par vous, je suiS,sûr de ne pomt m'égarer.
- Une bien pauvre Egérie, repartit. Ré~ine
avec un
mélancolique sourire. Et, jugeant que leur aparté
::l vait a ss ez duré, elle se leva pour rentrer au salon.
Une Égérie bien inexpérimentée, toutefois très
nattée de ce que vous ayez songé à faire appel il
SlS faibles lumi, l'es; mais, au fait, nous n'avon !'
!Joint encore parlé de vos principes politique s .
Dans quel camp combattrez-vous?
- Dans le bon, naturellement; c'est vous dire
que je serai franchement nationaliste. Et olIrant
son bras à la jeune fill e, il ajouta: Au-dessus des
préférences personnelles, des nuances d'opinion,
au-dessus des mesquines luttes et rivalités de partis, il y a la France, et c'est à elle, avant tout, qu'il
faut songer.
IX
La petite soirée fui pleine d'entrain et elle se
prolongea jusqu'à deux heures du matin.
Le cotillon, conduit par lc frlre de la maltressc
de céans et Mlle Zaphiros, comprenait, à défaut de
nombreux couples, des acceSSOlres d'un goût charmant. Il fut tr~s
rondement mené, et quand la
farandole, ard's avoir parcouru les divers salons,
d~boucha
sur la terrasse, on trouva celle-ci transformée en une salle de festin; de petite tables,
toutes servies, et éclairécs par les rayons lunaire s,
auxquels s'ajoutaient une infinité de fantcrms ',énitiennes dont les cordons lumineux sc balançaient
au-dessus des tête:;, attendaient le bon plai~r
de .,
invités qu'die s conviaient à souper .en plein air.
Aussi chacun, en se retirant, chantait-il sur un
ton des plus laudatifs les qualités dt: maitres d l'
maison accomplis du jeune couple qui les avait
reçus avec une grace exquise.
- Quelles gens aimabl es que ces Flemimont!
disait ~1.
Zaphiro '> il s a fille, en regagnant par I:t.' tte
�CHEMIN SECRET
nuit idéale son domicile en automobile découverte.
- Oui, ils reçoivent d'une façon charmante,
répcndit évasivement Mitta, qui paraissalt lasse et
peu disposée à causer.
- Vous vous êtes trt:s bien tirés de votre cotillon,
poursuivit le Grec.
- Vous est de trop, la seconde personne du singulier suffit, car pOllr le concours quc m'a apporté
mon partenaire, vous pouvez fort bien dire: Tu L'es
tri!s bien tirée du cotillon, repartit aigrement la
jeune fille.
.
- Comment, M. de Saint- Vérand ne t'a pas
secondée?
- Oui .. . et non; sa pensée utait ailleur et il
toute minute il fallait le rappeler à l'orùre.
-. Ah 1. .. li était distrait?
Passablement.
- La cause en est peut-ëfre à Mlle Bayle, la
bien nommée. N'est-ce pas elle qui lui tendait le~
acces 'oires ?
- Convenez que ce serail d'un absurde.,. si
c'~tai
vrai.
- Non point 1 Elle est remarquablement bien,
cette jeune Institutrice, la nature lui a tout ùonné:
beauté. jnteli~c,
distinction.
- Vous trouvez? remarqua ironiquement Mitla.
- Et d'autres avec moi, je te prie de le croire .
Aussi me vient-il quelquefois la pensée que i je
songeais jamais à remplacer ta m'::re, ce serait sur
elle que .•.
- Cessez cette plaisanterie déplac ~e 1 interrompit
Mlle Zaphiros d'une voix dure et tranchante. Comment pouvcz-vous plaisantel' sur un !1areil ujet?
- La vérité sc cache parfois sous e rire, r';pondit
trallCJuiliement l'Athénien d'un ton d'cmrhase.
- Eh bien 1 sachez llue si cela arrivait un jour,
vou!; cesseriez à partir ( 0 cc moment-là d'avoir lIne
11110 • .Je quitterai votre maison pour n'y plus rentrer!
- Tu c dure ...
_ Mais :lw,si a-t-on jamais entendu pr0l'PS plu:;
ridil.'ule.;. VI)/IS, a"cc vot.re situati"n, , .. tre age,
parI r d'I~po\j
cr une \ulnalregouvcrnantc d'enfant 1
- Ne te cOllrrouce pas davantage, car il est probable que i j'olfrai mon nom, je serais repou é ...
- Cela n'est pas certain du tout, vous oublkz
que vous avez unI.: grosse lortuoe 1
�CHEMIN SECRET
- ~e
n'o1fbli~
rie~,
mais i.e ~uis
persuadé que
cette Jeune lOstltutnce au malOlien si digne a Parne
trop élevée pour s'arrêter à des considérations de
ce genre: et qui sait, si elle ne rêve pas tout simplement d'un cœur et d'une chaumière, mais d'un
cœur battant dans une jeune poitrine?
_ Qu'elle le prenne bien vite si elle le trouve 1
ce n'est pas ,moi qui m'y opposerai!
- Il ne manquerait plus que cela 1
_ Tenez, reprit nerveusement l'hériti1:re, ne recommmenccz pas à divaguer de cette façon, car cela
me met hors de moi.
_ Quelle animosité! Tu la hais donc bien, celte
pauvre fille? Qu'a-t-elle donc pu te faire?
_ Je la hais, moi II! Croyez que je ne lui fais
pas l'honneur de m'occuper d'elle.
· _ Quelle mouche te pique, alors? Je ne t'al
Jamais vue aussi agressive que ce soir.
_ Ne vous en prenez qu'à vous 1 C'est le résultat
de vos propos extravagants.
· _ Sais-tu que je ValS finir par t'imposer Silence,
Je ne te reconnais pas le droit de me parler ainsi [
_ Il eût fallu commencer par les faire valoir, vos
droits, vingt ans plus tot, ce n'est pas à présent
que vous me mettrez en lisière 1
· _ Si tu l'imagines que c'est en le m0':1trant aussi
Inconvenante avec moi que tu me déCIderas à renoncer au bonheur que je pourrais encore\goutcr en
me remariant, tu te trompes 1. .. déclara J'un ton
péremptoire le père outragé .
. L'enfant gatée se mordit les lèvres, elle coml?rit le
·blen fondé de la réflexion paternelle, et, déCidée à
u.n mutisme complet, elle s'enfoç~
dans les cousSinS de la voilure, feignant de dormir.
. Comme le véhicule s'arrêtait devant la somptueuse
VIlla, M. Zaphiros dit à sa Hile:
.. .
:- A propos, nous d~,ons
aller demal~
vISl!er les
rUmes dcs Ihéatres antIques avec M. Samt-Verand,
IC l'ai invit6 à déjeuner.
_ Vous avez ·bien fait, répondit Mitta d'un ton
pr.!sque aimable, el ils sc ~éparl.:cn
aprcs a 'oi
échangé des adieu.\. asse/. froIds.
..
Ouelques jours avaient passé depuis les incidents
qUI
précèdent.
��CHEMIN SECRET
_ ,tu me parais préoccupé, dit à un moment
donné la jeune femme à son frère. Tu as reçu un
courrier volumineux et tu ne nous as rien narré de
son contenu. Cette correspondance clandestine mt:
donne des doutes, je suis tout à fait scandalisée
déclara-t-elle en riant.
'
_ Et il n'y a pas de quoi, répondit Jacqueb
d'assez mauvaise humeur; enfin, puisque tu veux
le savoir, je te dirai qu'il m'arrive une contrariété.
_ Une contrariété! questionna vivement IVlme de
FI~urimpnt,
pas un malheur, j'espère! Maman serait-eUe malade, par hasard? Ta mine soucieuse
m'inquiète.
_ Non, rassure-toi, la chose m'est absolument
personnelle. Figurez-vous que le fameux X ... , soupçonné d'avoir empoisonné sa femme dans des circonstances mystérieuses et dont les journaux ont
!ant parlé ces derniers temps, vient d'être arrêté et
Il s'imagine de me choisir comme avocat J
_ Eh bien! s'exclamèrent à la fois le mari et la
femme.
_ Cela, mon cher, vous mettra en évidence 1
p.ourslfivit M. de Fleurimont, pendant que Suzanne
aJoutait:
_ Je ne vois rien là qui puisse t'être désagréable, au contraire.
_ Permets-moi, ma chère sœur, d'être d'un tout
autre avis et ùe regretter un choix qui va mt: priver
beaucoup plus tôt que je ne le pensais de jouir de
la charmante hospitalité que ton mari et toi m'offrez.
_ Cumment, tu vas être obligé de partir? remarqua Mme de .Fleurimon1 avec désappointement.
_ Evidemment... et le plus vite possib1e. Tu
conçois clu'une cause comme ceUe-là ne peut ni se
refuser ni s'accepter à pl"iori .. Je ~eux
en juger sur
place et aprl:s informatIOns. SI vraiment cet homme
CS! coupable, sans Clrc0l!stances atténuantes, du
crime qu'un lui impute, 11 pourra de~anr
à un
autre le service de disputer sa tête ~ux
Juges.
_ C'est cependant une occasion de gagner pas
mal d'argent, sans parler de .la notoriété que cela te
procurera 1 remarqua la pratIque Suzanne.
_ Voilà qui m'est égal, par exemple, si je plaide
contre ma consci..:nce! Ddendre un bomme qui tue
froidement celle qu'il avait juré de protéger et d'aimer toute la vie, cela jamais 1
.
�86
CHEMIN SECRET
Et instinctivement le regard de Saint- V éranél étaif
allé cher.:her une approbation sur le \<isage de l'insti tutrice.
~\yant
obtenu ce qu'il souhaitait, l'avocat pourSUIVit:
- Il Y a demain un départ du Pirée pour Marseille, n'est-ce pas?
- Oui, mais vous nous quitteriez si vite que
cela? demanda M . de Fleurimont.
- Il le faut, et croyez que personne n'en est plus
contrarié que moi ...
- Et Mitla, qui voulait organiser une partie dans
les environs, sera-t-elle assez déçue 1... gémit la
jeune femme , qui l'était également pour son propre
compte, voyant dan le départ précipité de on
fr::re un s~rieux
obstacle au projd matrimonial
qu'elle caressait.
- Depuis le temps que je suis ici, elle aurait pu
y songe~
plus tôt, répliqua froidement l'avocat.
C'est t(wJours comme cela avec les femmes. Elles
s'y prennent au dernier moment pour tout.
- Avoue que ce que tu <.lis là est peu aimable
cm'ers les deux rep~snta
du sexe faible qui
t'entendent ... reprocha Mme de Fleurimont.
- J'en conviens et je me rétracte au plus vite,
quoique les personnes pr~sent:
soient, en principe,
toujours ell.ccptées, ainsi que le veut le code de la
civilité, Tu disais donc qu'il y avait une excursion
projetée? demanda-t-il d'un ton aimable à sa sœur,
. l'
- 0p ui ,
uIsquc mon temps est aussI Imite, pourquoI
ne dlnerions-nous pas de très bonne heure ce soir,
et n irions-nous pas ensuite faire une promenade àu
clair de lune, sous ce ciel idéal?
- Je ne demande pa!> mieux, mais OL1 irons-nous?
- Au sommd de l'Acropole, naturellement. La
nie du Parth~lo
nL' d0dommage-t-clle pas de toules
les déconl'C:llucs" Je veux que ma derni' re visite
soit pflur ce sublime pol:me de pierre:
- ,\/1 )'i{fhl 1 acquiesça la p.:unc femme; donc.
c'cst entcndu, nous dlnons à cinq heures ct dt.:mie,
je fais all.:!lcr auc;siiü! sorti dt.; table.:!t nous partons 1
Cc que Mml. de FlLurimont ne dit point à son
fI" rc, ç'(:tait ïlll id' t.: dt.: • .terri; rc la t le -, maiq le
d~jt.:lner
(lU <,itt.[ ,\(.:hl~"
la Jolie S1Jzanlle se pl'~ci
pila ,'ers ~Ul
Velil bUl'L:au laqut: ct traça rapid<':l1lcnt
l,
.
�CHEMIN SECRET
sur une carte de vélin parfumée quelques lignes
qU'elle fit porter sans délai à leur adresse.
Le résultat de' cette correspondance fut qu'au
ntoment où chacun arrivait au salon, quelques minutes avant l'heure du dlner avancé p'our la circonstance, un dumestique ouvrit la porte à deux battants et annonça solennellement:
« Monsieur et Mademoiselle Zaphiros. ~
Jacques Saint-Vérand eut un imperceptible mouvement cie contrariété:
« Ma sœur aurait bien pu se dispenser d'inviter
l'héritière et son p~re,
ils vont me gâter tout le
plaisir de ma dernière soirée, )l songea-t-il, mais il
n'eut pa!'. le loisir de donner cours à sa mauvaise
humeur, car déjà la jeune Athénienne se précipitait
vers lui et lui exprimait, sous un flot de paroles
chaleureuses, le regret que la fâcheuse nouvelle de
'on prochain départ leur causait à son père et à elle.
La politesse la plus élémentaire obligeait l'homme
du monde qu'il était àtrouverun mot aimable, et ce
fut avec la plus grande sincérité qu'il répondit que
personne plus que lui ne déplorait le contremp~
q~i
le forçait à s'éloig~er.
alors qu'il se trouvait si
DIen à Athènes,
, La phrase ambiguë du jeune ho~me
pouyait, à la
ngueur, passer pour un complIment dIscret à
l'adresse de son interlocutrÎct:. L'on croit si facilement ce que l'on désire!
Le repas fut assez rapidement expédié, et il n'était
pas sept heures que chacun ,se ,précipitait vers le
\'t;s,l~ire
ayant hate d'~ler.
JouIr ~e l'un des plus
poetIques spectacles qU'Il SOit pOSSIble de conteml'IcI': le clair de lune se jouant au travel's de ces
IIlcomparables merveilles d'architecture qui ont
n.om: le Parthénon, le temple Je la Victoire sans
alles, l'Erechteion et tant d'autres chefs-d'œuvre.
M. Zaphiros s'aperçut bientôt que la jeune institulrice demeurait à la même place, ne participant
point à J'agitation génér:ale.,.
,
- MaJemoi 'elle, 1l1l dit-il atmabkment, vous
allez vous faire attendre!
- Mc faire attendre! mais par qui donc, monsieur?
r~pondi(
gracieusement la jeune fille,
- Vous voyez bien que chacun se prépare en
prenant un vMement cIe sortie.
Régine eut un mélancolique sourire ~
�88
CHEMIN SECRET
.Te garde la maison, déclara-t-elle.
Comme la délicieuse Cendrillon des contes de
fées, alors.>? remarqua le Grec galamment et du ton
le plus empressé: seulement la bonne marraine de
la fiction est absente; quant au Prince charmant ...
- Il vogue au loin, repartit assez aigrement Mitla,
ne laissant pas à son p~re
le temps d'achever sa
phrase.
.
Sans prendre garde à l'interruption, le richissime
Hellène ajouta:
- Dans le cas où cette promenade au clair de
lune vous tenterait, mademOiselle, je suis heureux
de vous dire qu'il y a une place pour vous dans mon
auto, si toutefOis Mme de Fleurimont n'a pas d'autres
projets sur vous, ajouta-t-il en se tournant vers la
maltresse de maison qui rentrait toute prête à sortir.
Avant que la jeune fille ait eut le temps de remercier ou de s'excuser, celle-ci déclara:
- Mais certainement non. J'étais tellement persuadée que vous deviez être des nôtres, madeoi~
selle Régine, que j'avais négligé de vous prier de
nous accompagner, si toutefois cette sortie vous est
agréable, dit-elle à la jeune gouvernante.
Mitta rageait; elle aurait ~'oul,
de dépit, mordr",
quelqu'un ou guelque chose, elle était positivement
furibonde de l'Intervention intempestive de son p' re.
L'institutrice s'inclina cn signe d'assentiment, sans
répondre un seul mot, et courut à sa chambre se
munir d'un chapeau et d'un vêtement.
Deux secondes plus tard elle revenait, toute prête
à partir.
Une premi~
auto emporta Mme de Fleurimont,
Mlle Zaphiros et Jacques, Dans la seconde prirent
pl~ce
Mlle Bayle, M. de Fleurimont ct le p~re
de
~Ita,
Vraiment la soirée était exquise entre toutes,
sous ce ciel de la Gr~ce
qui en compte tant de
radieuses; rien de lumineux, de doux, de parfumé,
comme cette fin du jour; c'était un véritable r~vc
J'enchantement que cette promenade nocturne.
Arriv<:s au bas de la colline que couronne la
Ciladéll • on mit pied ù terre, et tout en longeant les
tlorÎs. antes bordures d'aloLs qui croissent en ces
régions uvec un si grand luxe de végétation, 011
atlt.:ignit bientôt le ommet de l'Acropole.
Lu ';01'" rsation Nait plutOt languissante, car ù
m~e
�CHE1IIN SECRET
89
l'exception de Mme de Fleurimont et de son amie'
chacun .éprouvait le désir d'évoquer pour soi, dan~
le recueIllement de sa pensée, les scènes grandioses
remémorées par ces ruines majestueuses, en proie
à cette émotion étrange qui nous étreint, lorsque
nous reconstituons le passé sur le théatre m'ëme
des événements. Et quels événements 1 Ici tout 'parle
à l'imagination: « Or, toutes ces ruines antIques
sont les trophées du temps destructeur et ramènent
malgré nous notre attention sur l'instabilité des
choses humaines, » comme on l'a dit si justement.
Après tant de splendeur, le désastre; après tant
de mouvement et de vie, le silence.
Ce qui fut autrefois l'incomparable temple de
Minerve, dans lequel on admirait la statue de la
d~es,
ouvrage de Phidias, le tem\?le merveilleux
ou l'on gardaIt le trésor des Athémens, n'est plus
aujourd'liui qu'un géant mutilé, vaincu, mais si beau
encore avec ses débris jonchant le sol!
Là-bas, le temple de la Victoire, ouvert. à tous les
vents, qui semble dire: Rien ne dure t(,uJours.
Oui, tout passe, les êtres et les choses. Les
œuvres de l'homme, qui durent un peu plus que lui,
finissent toujours cependant par s'anéantir; seules
les grandes idées, les nobles actions, demeurent ...
Un peu de l'àme de ces fiers Athénie:ls flotte
encore en ces lieux dont le nom seul est grand.
Après avoir erré quelques instants parmi los
ruines, le groupe vint s'asseoir sous le p':ristyle du
Parthénon entre les colonnes demeurées debout. Et
tout naturellement on évoqua le passé, les hommes
faisant volontiers parade de loor érudition.
- Moi déclara bientôt la jeune Athénienne, que
toutes ce~
évocations historiques lassaient, je sais
aussi ma petite page, concernant le,s céli.:~res
ruines
Contre !esquelles nous n~u
abn tons,. Je vou,s la
ConteraI si vous voulez, malS Je vous prévlCns ~u elle
es! très moderne et qu'ellc ne rappelle en rIen lef,
temps fabuleux.
- Cc qui nous la rendra d'autant plus in,téressante,
COnstata en toute sincérité Mme de Fleunmont.
- Alors je commence: Il y avait .une fois .. ,
- Un roi ct une reine, interrompIt en chœur toute
l'assemblée.
~
Non... une jeune et sentimentale Allemand/'
~pni5e
d'un bel officier.
�9°
CHEMIN SECRET
« Longtemps la pauvrette avait cru qu'on lui rendait tendresse pour tendresse. (et elfe ne s~ ~rom
pait pas tant que cela, par le faIt, maIS n'anticIpons
pas), lorsqu'un bea.u jour (non! un am'e lfx jour)!
elle soupçonna l'objet de sa flamme d'avoir donné
son cœur ailleurs.
/
c: Alors folle de douleur, ne se sentant pas le
courage d~ vivre apres une aussi odieuse trahison.
elle résolut de mettre une barriere entre elle et ses
regrets c'est-A-dire de mettre fin A ses JOUI s.
"Co;"me, sans doute, elle aimait les décors
grandioses et poétique.s,. elle c~oist
l'Acropole
comme théâtre de son SInIstre projet.
« J'avais oublié de vous apprendre que la pauvre
dêlaissée se trouvait A Athènes depuis quel q ue
temps et le bien-aimé aussi; .l'histoire .ne dit pas rar
suite de quels événements (SI el.le le dIt t?utefoi s, Je
l'innore) ' bref, par un merveIlleux clair de lune
'"
' de ce SOIr,
. l" 1OIortun
('
é e se rendit seule'
comme
celui
en ces lieux, escalada les murailles du Parth énon
et ... se laissa choir du haut en bas.
e Le lendemain, un groupe de touristes trouva
son corps brisé, inerte, gisant dans ' cet angle que
VOUS voyez là-bas ...
- Elle est un peu lugubre ton histoire/ el très
connue, par-dessus le marché, remarqua M. Zaphiros.
Sans prendr? garue. à l'interrurtion de son père,
la jeune Athénienne ajouta:
- Vous croyez peut-être que mon récit est achevé ?
Il Y a une suite.
- Alors, contez-nous vite la fin de l'histoire nou!>
mourons d'impatience, implora en riant M. de'Fleurimont.
- C'est inutile, remarqua Saint-Vérand je la
devine: l'omc.icr. infidèle s'est hàt~
d'éPou ser l'autre,
la nouvelle aJmee, sans plus se soucier de sa "ietime.
- Nenni 1 vous n'y êtes point 1:'1 le ne vou fai s
pas compliment sur votre per~icalé.
fi est vrai
qu'on juge si souvent les autres d'apri:s soi.mt':me!
J torci !
- J\1ais aussi pourquoi avez-vous des idées qui no
font pas honneur à votre sexe?
- Tout cela ne nous apprend ras la tlile ùe voi r
intére:;~a
rl!cit, rna chLre . amie, SI; hata Je réel;l mer .:\1 me Je Fieu Iï III Oll 1, qUln'npprol1vait'pa le t"lIr
�CHEMIN SECRET
91
de la conversation entre son fr" re et Mlle Zap~1iros.
- Eh bien 1 en dépit des suppositions de M. SaintV érand, ~otre
héros ne s'e t pas marié, il ne s'esl
même pOlOt consolé. Heureusement qu'il ya encore
quelques hommes de cœur qui savent se souvenir.
Celui-ci adOrait, dans le fond, la jeune Allemande
et quand il apprit qu'elle s'était tuée par désespoi;
d'amour, se croyant oubliée, il accourut au Parthénon, escalada la muraille comme avait fail la bienaim~e,
et comme elle se jeta du haut en bas.
" Ainsi périrent dans la Oeur de leur age, à vingtquatre heures d'intervalle, ces deux malheureuses
vic.imes d'un injuste soupçon.
- Ce qui prouve une fois de plus, repartit
M. Zaphiros, qu'il ne faut pas se fier aux apparences ...
- Mais bien croire à la fatalité dl:! destin, l'ANANKÈ
des Grecs de jadis, déclara .M. de Fleurimont.
- La Providence avait ans doute ses vues secrètes
conclut la jeune femme.
'
Seuls Mlle Bayle et Jacques Saint-Véranù ne firent
aucune rénexion.
Bient6t le jeune avocat se leva et alla explorer les
temples environnants; il fut peu après imité par ses
compagnons, qui se dlspersèrent au gré de leur fantaisie.
x
Là-haut dans le firmament, l'astre des nuits luit
doucemen't, répandant sa sereine et ~arm.onieusc
c.:Iarté sur la terre, enveloppant ce petit COIO de la
Grèce de sa merveilleuse poésie, donnant leur véri'able valeur aux Curmes architec.:turales des monuments enc.:on.! t1t.:bou!.
Quel silenc.:c à l'entour de ces ruines 1 Quel silence
et quelle m:ljesié 1
c OC' pareilles heures ar'f.'Or'tent, avec elles trop de
poéSie pour qu'on s'y pUisse deCendr.e contre les
rèves intinis qui vous envahissent, • a dit quelqU'un.
L'esl ril !;cmblc converser avec dcs êtres Itlvisbe~.
ct chacun des visiteurs de "Acropole, a cette heure
rardive, en russentait le effets étranges.
�CHEMIN SECRET
désireux de se recueillir et de mieux
la solitude la ple~du:
de cette exquise
'-'oirée s'en est allé dans la directIOn du temple de
vers l'~rec.htéi?n
la Vict'oire, les autres ~e sont~irgé
Mais voilà M. Zaphlros qUI ~ropse
à l'mstltutnce
de se rendre aux Propylées: Il. a, dit-il, des explications très intéressantes à IUl donner sur place.
Régine n'ose pas refuser et elle suit ['érudit Athénien
qUI s'est montré si plein d'attentions pour elle. Et
bientôt celui-ci se .lance dans des dissertations
archéologiques fort IOtéressantes sans doute, mais
légèrement inintelligibles pour lad'eune fille, quand
Mitla qui a remarqué l'absence e son père et de
:\I1lle Bayle, accourt à leur recherche, l'ame en Courroux.
.
Elle crie, du plus lOin qu'elle les aperçoit:
- Où allez-vous donc ainsi? Nous avons besoin
de vous, ici, papa, pour trancher une questlOn historique.
- Je vous demande pardon, mademoiselle, de
vous quitter de la sort~,
mais Je ne m'éloigne que
quelques instants, et SI vous n avez pas peur dans
cette solitude, si surtout mes explications ne vou~
semblent poi nt trop arides, veuillez m'attendre et je
reviendrai compléter sur place mon cours d'archéologie dit le Grec à sa compagne avec déférence.
La' jeune .fille s'incl~a
en signe d'assentiment et
\'int s'asseoIr sur un fut de colonne couché à terre.
rêverie, quand
Elle allait se pe:dre dans ~uelq
elle aperçut une silhouette d'homme qui se mouvait
entre les colonnes du temple de la Victoire.
La pensée d'avoir peur ne lui vint pas. Elle était
très brave par na~urc,.
et, promptement, d'ailleurs,
1 ayant vue, s'avançait vers
elle reconnut celtll ~UI,
elle:
. - La l?e~
nuit 1 s'extasi<l: bientôt avec un enthousIasme SlOCt're .Jacques SalOt-Véranct, lor qu'il fUI
asse?; pr~s
pour êlre entendu.
- On voudrait demeurer ici jusqu'au lever de l'aurore, répondit R6ginc sur le mèmè Ion.
- Surlout quand on sait.;- c~,!m
c'est mon {;a
- qu'on verra pour la dcrnl'.re 101 ,cn cc contr":('s,
un 1el spcctncle.
- C'est vrai, VOliS allez rentrer en I·'rane • dit
Régine.
'~oùter
Jacques
da~s
a_
Oui ..
�CHEMIN lECRET
93
Un silence.
- Que .eensez-vous du récit que vient de nous
faire Mlle Zal?hiros ? questionne, quelques secondes
plus tard, le Jeune homme.
- Qu'il est des fatalités dont nous ne saurons le
pourquoi que Là-Haut.
- C'est la seule conclusion que vous en tirez?
- Dame 1. .• Je ne vois pas bien quelle autre déduction ...
- Vous ne voyezpas que, faute de s'être expliqués
loyalement, deux cœurs créés l'un pour l'autrc peuvent su frôler sans se devincr, se parler sans se
comprendre ? ..
Régine tressaillit légèrement.
- Il me semble, répondit-clic, que la confiance
réciproque, absolue, devrait faire partie intégrante
du sentiment que l'on s'est voué mutuellement.
- Assurément; mais il est parfois de tels malentendus entre gens épris cependant ( L'un n'ose pas
parler, l'autre a peur d'espérer, et c'cst ainsi, parfois, que deux êtrcs qui auraient pu être divinement
heureux ensemble passent près du bonheur salis
savoir l'arrêter, le fixer, lorsqu'il frappe à la porte.
Et vous n'ignorez pas que c'est là un voyageur aussi
capricieux qu~
volage, qui retourne. rarement Sur
ses pas: « L'Oiseau s'envole et ne revient plus, » dit
la chanson russe.
- Oui, répondit Régine pensive, mais enCore
faut-il qu'on entende le bruissement de ses aile"
quand il passe, sans cela, comment deviner sa présCllce ? ..
- Laissons l'oiseau, ne parlons que du voyageur
qui frappe Jiscr1:tement à la porte; pourquoi Ile lui
répond-on pas?
- Sait-on cc qu'il ùemande quanù il n'a poinl
parlé?
- Peut-être ... répllllua JnclluCS avec chaleur.
- Mais encore faut-JI qu'il tasse des ignes, s'il
e t muet, r~p()ndit
l'institutrice, qui ne songeait qu'à
une application générale ùu sens de sa phrase; san:.
cela, comment veut-il qu'on le comprenne?
- L'autorist.!riez-vous à vous faire el~tndr
ce
qu'il veut, ce qu'il désire, cc messager du bonheur,
s'il pas ait devant votre demeure et s'arrêtait ? ..
- Peut-être ... répondit-elle légèrement troublée,
d'un a cent mélancolique.
�CHEMIN SECRET
Et SI je vous disais qu'il est là ... tout prêt à
frapper {...
Saint-Vérand avait parlé SOUS l'impression du
moment, cédant à une poussée intérieure et irréflé.chie sans aucune préméditation, laissant simplement tomber de ses lèvres le langage que son cœur
lui avait dicté.
Et comme la jeune fille, i~terd,
se levait précipitamment, il lui prit la mam et la serra fortement:
- Faut-il vous en dire davantage? N'avez-vous pas
compris que je vous aime?
Ré~jne,
très troubl~e,
~say
de ~égaer
ses doigts
que Saint-Vérand retenait pnsunOlers :
- Monsieur, dit-elle très digne, avez-vous mesuré
la portée des paroles que vous venez de prononcer Ï'
- Elles ne sont que l'expression fort alTaiblie d'un
sentiment très sincère, croyez-le bien.
- Alors, vous savez à q~oi
l'on s'engage, quand
on parle à une jeune fille, digne de .tous les respects,
du sentiment qu'elle vous a Inspire?
- Voulez-vous, dire ~ar
là" made~oisl,
que lui
exprimer l'adoratIOn qu on lUI a vauce ct la demander
en f>lariage sont une seule et même chose {
- Parfaitement.
Jacques se trouvait ainsi emport~
malgré lui vers
sa destinée,
Dieu salt s'il se doutait un quart d'heure plus tOt
qu'il allait lier sa vie 1 Des causes, insignifiantes e~
apparence, ont souvent une portee dont notre avenir
tout entier dC!pend.
Il est probable que sans l'intervention de M. Zaphiros, qui avait désir~
que l'institutrice prit part à
la promenade au clair de lune, l'avocat n'aurait
jamais ~té
amené à faire une déclaration à Régine.
- Croyez, mademoiselle, lui répondit-il sans hésitation, en galant homr:1e qu'il était, que je serai aussi
lier qu'heureux de vous avoir pour femme.
- Avez-vous bien réfléchi à ma situation i' demanda Mlle Bayle.
- Je ne vois qu'une chose, c'est que je vous aime,
~lue
l'on, me rec.onna,lt quelque talent comme avocat,
d que Je lrava1l1eral pour vous donner le bien-être
l~
la destinée vous a refusé.
- Ne repretterez-vous jamai< le choix que voue;
~urez
fait,
- Jamais 1 répéta-t-il aVQC conviction. Quel!.:
�CHEMIN SECRET
95
femme mérite plus que vous d'être heureuse et quel
homme pourrait regretter de vous avoir choisie ...
- Prenez garde, reprill'institutrice, ne promettez
pas plus que vous ne pourrez tenir, car si c'est tou~
jour~
une mauvaise action et une lacheté de délaisser
la personne que l'on avait promis d'épouser, cette
lacheté devient un crime quand la victm~
est une
pauvre fille comme moi, qui n'a que son cœur à
offrir.
- Ne craignez rien, je vous aime el je vous aimerai toujours ... Vous ête' la réalisation complUe de
mon idéal, dit Jacques d'un ton de convictIOn profonde, avec un accent ému.
Régine leya alors so~
beau regard irradié d'une
joie infinie vers les milliers d'étoiles qui éclairaient
la terre de leur poétique lueur:
- Le ciel, enfin, a eu pitié de ma détresse, dit-elle,
et je ne me plaindrai plus jamais des rigueurs du
lIrt ni de la pauvreté, puisque c'est à ces circonstances que le dois de toucber au bonheur j à un
bonheur absolu, complet, comme ne le connaîtront
jamais celles d'entre nous que la fortune a favorisées
le bonheur d'être épousée uniquement pour soi,
l:ette l"t::licité que je rêvais sans os~r
l'espérer 1
- Ch~re,
chtre Régine, comme je vous aime, murmura Jacques, ct il allait mettre un balscr sur la
l'ctitl! main qu'il tenait enfermée dans les siennes,
luand la jeune fille, s'éca.rtant un peu, lui dit;
- ElOignez-vou . , on vIent.
Ses Ii:vres n'eurent pas le temps de sc poser sur
les doigts dl: l'ai mue, mais une larme qui perlait Je
long l.les cils du jeune hO~l1e.
s'en vin! rouler sur
la main dégantée de l'IIlstltulnce. Un tel Instant de
l'ure ct ra lieuse !t:ndresse cfrace bien des années
de douloureuse amertume au cœur deI. déshérités
du bonheur! C'est la part de joie de chacun ici-bas 1
- Pardon dcvous avoir laissée si I rlI1gtclIlps sèule,
mademoiselle, cria 1\1. Zaphiros, qui rl!venait à pas
prétipités, suivi à peu de di tance par le reste du
groupe, mais 1\L l'leurimont et moi discutions sur
un point d'architecture.
- Ah! M. Saint-Vérand étai! aVeC vous, tanttnieux
l'attente a dû vous raraltre moins longue, ajouta l~
Grec.
r Pout-t1tre mCme tr.ès courte, songea Mitla avec
dépit, ct elle ajouta intérieurement : Décidl:ment,
�CHEMIN SECRET
c'cst ne pas avoir Je chal~e.J
~'ai
tnis fin au têteà-tête Je papa avec cette tnshtutnce de malheur que
pour fournir à son encombrant personnage l'occasIOn
d'un aprt~
(peut-être encore plu~
dan~erux
pou~'
mon avenir) avec le beau Français. C'est ce qUi
s'appelle tomber de Charybde en Scylla. ~
Jacques et Régine n'eurent plus, ce soir-là, l'occasion de s'entretenir des événements qui v-enaicnt
de lier soudainement leurs deux desttnécs, et ils
durent, comme s'il ne s'était rien pas.sé d'important
dans leur vie, se mêler à la conversatIOn générale.
Fort heureusement pour eux, celle-ci était d'une
banalité telle qu'ils eurent, tout en y prenant part,
le loisir d'entendre chanter en leurs ames, sans que
rien vint les en distraire, la douce chanson de leur
bonheur naissant.
Rentrés dans leurs appartements respectifs
Mlle Bayle et Saint-Vérand se livyi:rent aux pensé~
que l'on devine. Chacun reconstitua, dans le calme
de son esprit, les événements de la soirée.
Pour la premi:':re fois de sa vie, Régine était heureuse compl~ten
heureuse.
Ce;tes, elle avait antérieurement reçu d'autres déclarations, alors qu'elle allait Jans le monde. On lui
avait déjà murmuré de douces paroles, déjà déclaré
qu'on l'aimerait toujours, mais jamais elle ne s'était
sentie ni touchée, ni troublée, ni convaincue
tandis. qu.e ce.t~
fois-ci elle compr.enait que l~
cas .!talt bien dllTerent. Son cœur avait répondu à
l'appel d'un autre cœur. L'avenir ne lui faisait plus
peur, sa Jesti~é
venait de ~e fixe.".,
~Ile
qU.I avait tant redoutl! le tlIfhcultés qui pourraient s'dever entre elle ct son bonheur (si ce
bonheur venait jamJis !), ellc était sanpréhei~
maintenant, elle se sentait <lU cœur une absolue
confiance. Que pourrait-il lui arriver, à ["résent
qu'clll:! était aimée ! .. ,
11 l'aimait, elle ['aimait (car elle l'aimait sans ~'en
être encore dCJutée, bien avant qu'il lui eût a\'ou~
le
sl.:ntimcnt qu'clic lui avait inspiré), Alors, quels
(,bstacles scr~ient
assez forts pour les séparer? ,
Douces chlm'.res du cœur qui prouvent que i
dé illusionné que l'On soit par les déceptions 'uecesRives ct mulliples, il vient toujours U1\e heure _
pl':co~
ou tardive - dans l'cxist.:1~,
où le C(1:ur
e leurre de bonheur et d'espoil', OJ Io.! i.:œur !:ourit
�CHE~nN
SECRET
97
et s'abandonne au sentiment pour lequel Dieu l'a
créé, une heure où l'on vit-dans le présent, oubliant
les épreuves de demain, heure divine, et qui permet
de vivre!
Régine savait qu'elle était pauvre, mais la Providence ne l'avait-elle point dotée d'autres richesses
plus appréciables que les biens matériels? Ne lUi
avait-elle pas donné ce que tout 1'01' du monde ne
pourrait ni égaler, ni procurer?
Et, pour la premi::re fois de sa vi\!, la jeune fille
était heureuse d'être belle, fière de sa naissance,
orgueilleuse de la carrière de son p~re,
flattée de la
mémoire qu'il avait laissée, et cela uniquement
parce qu'il lui semblait que ces avantages étaient
autant de présents qu'elle pourrait ofTrir à celui qui
l'avait chOIsie ...
Accoudée à sa fenêtre, elle vivait son beà.u rêve,
prolongeant sa rêverie.
Longtemps elle demeura ainsi, oubliant la fuite
des heures, savourant le présent si doux, l'avenir si
radieux ..
Maintenant qu'il était seul et qu'il se remémorait de
sang-froid les événements qui venaient de se produire,
Jacques Saint-Vérand réfléchissait: «Ainsi sa vie
était li6e, son avenir fixé. Certes, il ne regrettait rien.
" Celte jeune fille était assez belle, assez charmante pour le d6dommager par ses qualités personnelles du manque d'avantage.s maténels qu'il aurait
pu trouver dans une autre unIOn.
« Elle avait pr6cisément toutes les quatités d'énergie, de décision, de perséva~1c,
qui lui faisaient
défaut à lui. Ils se compléteraIent l'un par l'autre.
• Mais que dirait le monde de lui VOIr contracter
une alliance aussi modeste'(
« Le monde 1 Bah! Il se moquait de ses jugements .
. Bien nalrs ou bien ignorants sont ceux qui se préoccupent de l'opinion du monde. Chacun ne sait-il pas
que cc que le monde d6sapprouve ou critique tout
u'abnrd est bientôt accepté par lui. Bien fous ceux
qui reno~cait
au bonheur dans la .seule crai.nlc
de d~'pla1re
au monde, C,lr le mo~de
finIt par oublter,
par tout pardonner, et ceux <)lll ont pa~s6
outre à
ses jugl!ments jouis ent l!n paIx de leur félicit6.
• .\pr<:s tout, le blamcrait-on tant que cela? Ccux
qui verraient R6gine le comprendraient, l'approuveruil!l1t, l'envicraient peut-t1tre ...
�CHEMIN SECRET
" L'affection d'une telle femme, c'était une garantie
pour la vie entièr~
un appui indéfect!ble! c'était la
sécurité d'un avemr qUi ne connaltralt nt défiance,
ni trahison, ni hypocrisie.
.
,
,
« Mais en dehor~
du monde, 11 y avait sa famille
a rragner ft ses projets. D'abord sa mère, qui avait
fait des rêves amb\ti~ux,
et qui, serait i,névitablement
d'::çue en apprenant son, choIx;. malS quand elIc
conna1trait celle qu'il avait préféree à l'argent, elle
le comprendrait. .. et donera~t
son assentiment.
" Restait sa sœur. Celle-cl, par exemple, serait
plus difficile à con:;aincre, d'autn~
.9u'elle vou~ail
lui faire épouser Mltta, la n~he
,hértI~e.
Ah 1 bien
oui 1 Mitta, quand on connaissait Régq,1e 1. .•
" Il est certain qu'il avait été entralné, emporté
malgré lui vers la destinée. Peut-.êtr.e que, s'il avait
réfléchi il n'aurait pas brusqué amsl le dénouement
11 se s~aitrné
aux conseils de Pascal et, avant d~
parler, il aurait l.aiss6 passer quelCjues mois d'absence sur ce sent.Jment ~n germe, afm d'en,éprouver
,la force: « La raison agit avec lenteur, malS le sentiment est toujours prêt à a$ir. ».
« C'était le sentiment qUi l'avait emporté et avait
décidé de sa vie.
~ A présent, il fallait ~onger
à l'avenir; rien n'avait
dé dit entre eux à ce sUjet dans leur court entretien
si inopinément interrompu. ,
'
« Dans tous les cas, le manage ne pourrait avoir
lieu qu'au printemps, après les élections législatives.
d'ici là, il aurait le temps de préparer les siEtns tour
Jouccment· à ses projets matrimoniaux.
alors to,utes les difficulté::.
• S',il était élu déput~,
matérielles, se t~()lIVeraCn
aplallles, ct, s'il ne l'était
"pas .. , Eh ~,Ien.!
11 aurait" pour se consoler de SOl1
~che,
l'aflcctlOn d'une femme tendrement aimée
" A.uprbs d'~le,
il, trouv~ai
l'~pui
moral,' le
ré~onft
dn~L
Il aurait b~SlO,
et blCn vite il oublierait les déboires de la pohhque.
~ Dé,cid~me
il ét,ai,t un heureux mortel. l'out
'
h'l avait rcussi /usqu'ICI. »
gt c'~t
dan!1 es meilleures di positions qU'il ~.
mit au lit et s'endormit bientôt apr(:s.
>.:
,Jacques ~t Régine n'av,aient pOIJ:t été les seuls à méJlter cc sOlf-là; quelqu un aUS!:i1 songeait dans la
~olitude
de sa dl~mbr.e,
,quel9u'un qui ne pouvaIt
C'ctlUt Mitla Zaphiros qui, St:
trouver le ~omel:
�CHEMI N SECRE T
99
remémo rant les inciden ts de la soirée, se demand ait
avec inquiét ude:
• Que pouvaie nt-ils donc bien se dire, les deux
jeunes França is, quand nous somme s venus les
rejoind re près du temple de la Victoir e? Ils paraissaient très émus tous les deux ... se pourrai t-il que? ...
« Non, c'est imposs ible 1 Une vulgaire institut
rice,
il ne saurait en faire sa femme, et cepend ant je suis
forcée de reconna ltre, quand bien même je la hais,
- car décidém ent je la hais d'instin ct, - qu'elle ne
permet trait pas qu'on lui fit la cour si l'on n'avait
pas l'intenti on de l'épous er.
~ Par exempl e, si elle s'avisai t de cela, la belle
Françai se, elle verrait qu'il ne fait pas bon aller sur
les brisées d'une fille de la Grèce.
c Aimera is·je mieux lui voir épouse r mon pi:re
r
c Ah 1 mais non, rien que l'idée m'en est odIeuse
;
décidém ent, l'ai bien raison dc la déteste r, cette
gouvern ante f",tale, car elle trouble doublem ent mon
repos .•
Et c'est dans ces pensées tumultu euses que s'endormit tai'dive ment la richi sime Athénie nne, après
avoir combin é maints plans d'attaqu e.
XI '
L'heure du départ avait sonné; dans quelqu es
instants Jacques Saint-V érand aurait quitté Athène s.
Son beau-fr~
et sa sœur devaien t l'accom pagner
jusqu'a u Pirée: M. et Mlle Zaphiro s êtaient venus
lui faire des adieux chaleur eux, l'on s'était promis
d'ailleu rs de sc retrouv er, au printem ps, à Paris.
Le jeune homme avait cherché en vain l'occu .. ion
de vo'r Régine seule et de causer uvec elle du cher
projet dont ùépend rait tout lt.:ur avenir.
11 avait cu beau manœu vrer, e~sayr
ùe diplnmatie, toutes ses tentativ es de tête-à-t ête avaient
('choué .
L'un eût dit vraimen t lluC la fatalité s'en m~lait,
su
Slcur nc l'avait pas qultté d'un instant, le suivant
partout durant 'ctL derni~
journée . comme .
�lü(J
CHE~IN
SECRET
die eilt redouté quelque chose. Mlle Bay!e, au Contraire, lui était à peine apparue .. A.tel pOll!t que s'il
n'eût été sûr de ce qu'elle pensait, JI l'aurait accusée
de s'être volontairement dérobée à. un entretien dc~
plus nécessaires cependant en la clr?n~ta.
La revoir seule, a présent, pour lUI dire une dernii.:re fois que son. cœur lui appartenait .tout entier,
qu'elle devait avoir confiance en l'avenu', que toujours celui qui lui avait avoué sa tendresse là-haut
sur le rocher de l'Acropole, prenant à turnoin les
pures et radieus!'!s étoiles, l'aimerait, il n'y fallait
plus songer. Il n'avait plus comme ressource que d~
mettre au moment des adieux, dans son regard.
ainsi que dans la pression de sa main, tout cc -qU'il
y avait en lui, pour elle, d'adoration respectueuse.
Ce serait co~me
un s.er~l!t
~acite,
un. engagement sacré qu't! !)l'l!ndral! Vls-a-Vls de Régme une
sorte de pacte qui aurait pour leurs deux cœur~
plus
de force que toutes les promesses verbales voir~
même un écrit sanctionné par la loi.
'
La minute fatale était arrivée ct, afin de cacher sa
réelle et secrète émotion sous l'activité extérieure
Jacques allait, ven.ait, s'~gita,
~ousclait
se~
malles, passant une mspectlon mllluheuse des nombreux colis qui encombraient le vestibule.
Pendant ce temps l'Inst~urice,
trl:S mailrcss\.:
d'elle-même, causait tranqul~me
avec .ses jeunes
~lt:ves,
auxquels elle promettait mall1!l!s dlstracion~
afin de les consoler de J'absence momentanée de
leurs parents qui, ain~
qu'on le sait, allail!nt ac.:ompagner ll!' voyageur jusqu'au bateau.
Très ému, Jacques s'approcha:
- MademOIselle, dit-il, fai~nt
un effort violen!
pour que sa voix ne le trahit point devant son beaul'ri.:l'e ct sa sœur, j'ai 6té très hcureux Je ces quelclues semaines passé;s sous lt: mt:nte toit que vous;
croyez que le souvenir m'en sera sans ceSse préSent
)e n'a.ural pas de plus grand désir que dt.:
t:t qu~
revn~.à
Ath\.:nt:s. Cc Ilt.:. st!r~
pa aY~lIt
le I~rintemp
loutdol , pas avant l\.:s clectlflllS qUI vunt forcément
m'absorber durant q~clus
mois ùt m't:mpêchcr dc
(ormt:r J'autres projets )u qUt.:-là, puisque je llI '
lI.::voue. à la chose 'puhliq~c.
Ce. dl~c{)urs,
qUI pouvalt"ll'avoir en .somme qu'n~
portee banale pour 1 auol\eurs, a '0.11 n r':'alit6 Uil
�CHEMIN SECRET
101
sens des plus précis, intelligible seulement à l'esprit
de la personne à qui il s'adressait.
Et ces mots à double sens qui tombaient de,
Iè;vres de .Jacq\les furent admirablement compris par
!\égine. et ~nterpés
com~e
le désirait celui que la
leune iOshtutnce nommait dans le seClet de son
creur son fiancé.
y répondre de. façon semblable ct préEll.e a!~it
raral! d~Ja
une phrase amblgue, quand Mme de FIe\!rimont intervint as~el.
brutalement el remarqua d'un
Ion brusque:
,
- Ce n'est pas à Athène ' q\le tu nous reverras au
printemps, mais en France.
- En ce cas je YOUS dis aIl revoir à Paris, mademoiselle, reprit Jacques, en accentuant légèrement
lc~
mots, pendant que ses doigts pressaient - durant une seconde - à la briser, la petite main froidl'
que la jeune fille lui avait lo.issé prendre.
- A Paris, au printemps, oui, monsieur, répondit
Rt!gine très simplement, mais d'un accent qui soust.:ntendait bien de:; choses, et c'est ainsi qu'ils se
~éparèent.
Pendant que la voiturc. emportait. les voyageur:.
vers la gare, Mlle Bayle, fUlsant un effort de volonté,
afin de ne pas se laisser alter à l'indéfinissable angoi~se
qui venait de s'emparer d'el1e, dit aux enfant!'
prêts à rlcurer, voyant \,[u'on les laissait à la mai011 ;
- Venez, mes chers petits, vehez yite dans mu
chambre, je vou ' conterai les aventures merv~ilus\
du Petit Poucet, apr<.!s que ~cs
parents, bH;n pauvres, eurent essayé ùe le po.;rdrc dans la foret.
El pour la c~nlième
f/lis p,~ul-:tre
n:J"oulant le
anglols' qui lui montaient à la gorge, l'énerniqu"
co~te
qui a,va!!. ja~is
charmé ~a
jcufille redit c~
encor' les délc
~
nes!!e et qUI, aUJourd'hUl, ~alst
dc!> élèves placés sous su Jiro.;ction.
Pour la centï'mc foi , elle répondit aux: nalves el
lI1110mbrnbles qu"
s tion~
de sc~
jeunes audilt.:r~
sans montrer la moindrt.: impatience, ni k mClllldr'
e nnui .
A lu fin, les enfants, un pell la Je leur ten ion
d't..fJ prit,. el uvee ce. hcsoi~
de chan" l!1ent <lui le.
c arilcté~C,
d . en1<J~(h:l't
s 1I~ ne pourrment pas al\N
10U rail larùlll. J',t ' ur fl' (.)11 cnl me nt qUI leur (11
fut au "Ilut donné - et avec quel s oulagemenl 1 _
�102
CHEMIN SECRET
ïs s'élancèrent au dehors, aussi joyeux de prendre
L:!urs ébats qu'ils Y,avaient été ~out
à l'h.eur~
d'écouter dans l'immobIlité la merveIll;use hls~OIre:
H~u
reux a~e,
pour .lequel changer d OCcupatIOn slgmfie
ouir d'un plaIsIr nouveau!
1 Enfin, Régine était seule! Enfin, elle allait pouvoir
se ressaisir, ou. ~lutô
donner à son pau,:re cœur
comprimé le lOISir de se dilater à son aIse san:;
témoin indiscret...
.
Certes la séparatIOn étaIt une chose amère, maIs
quand cite est mitigée d'un indicible espoir de
bonheur on se sent la force de la Supporter.
il. Quelques mois loin l:un de l'autre seront bientôt
passés, » songeait la Vaillante fille, sa nature éner~ique
repn~t
le dessus, . ~ et a.lors ce sera la
une réumon qUI n'aura plus de
réunioÎl d~fiOltve,
fin. Quelle ivresse , ~ .
Pour celle qui avaIt soufIert constamment depuis
des années sans la plus petite lueur d'espérance,
l'absence momentanée, .lorsqu'elle était irradiée
d'un tel rayon de tendrs~.
et d'espoir, ne pouvait
avoir rien de sombre, la Jale se frayait partout un
passagt: au miliel;!. de l'~preuv
tel!pora~
..
C'étaIt la preml~
fOIS que .RéglOe qUIttaIt un être
cher, un êtr.e en qUI l'on a mIs tout son avenir, et
elle ne savaIt Pél:s encore -: oh ! ~eurs
ignorance
- que « le reVOir» est touJ~s
Incertain et que s'il
se produit, souvent, à vraI dIre, les circonstances
n'en sont plus les mêmes. L'on sc rencontre à nouveau, mais l'on ne se retr.ol;!ve plus 1 Les tendresses
d'autrefois se sonl refrOIdies sous le double soume
glacial du te~ps
~t de l.a .sépar~tion,
et il arrive que
ce moment SI déSIré, SI Impatiemment attendu du
revoir, est presqu.e to~jurs.
suivi d'une amèr~
déception, d'une düsllluslOn qUI vous serre le cœur.
Elle ne savait ras que tout chan~e,
que'tout se
renouvelle .. <lue rIen ne demeure iCI-bas, que tout
meurt dans les cœurs comme dans les saisons. Elle
ne le savait pas ... Heureux ceux qui peuvent l'igno.
rer toujours'
.
Aussi son âme était paisible, son cœur était serein, aucune larme n'embuait sa paupière aucune
angoisse ne l'étreignait; au contraire, tout' son être
vibrait en une extase heurt!l1 e, et un do\ix chant
d'allégresse, fait d,~ confiance ct d'espoir, chantait en
~l1e.
�CHEMIN SECRET
1°3
Il était parti, il est vrai, celui qu'elle aimait, mais
il lui avait laissé son cœur et avait emporté le sien
en échange. Jamais dépôt plus sacré n'avait été confi G
en des mains plus dIgnes. Comme cc serait bon,
lorsqu'on se retrouverait au printcmp', d'évoquer
ensemble tout ce qu~
1'0:1 avait pensé et souffert
loin l'un de l'autre 1
Oh 1 comme elle l'appelait de ses vœux ardents,
cette heure infiniment douce, radieuse entre toutes,
où la joie du ret?ur effacerait les regrets de la séparation 1PourquoI ne lui était-il pas possible d'avancer
l'aiguille du temps et de hâter ainsi le moment de
leur réunion; mais il n'y avait qu'à se résigner et à
attendre ...
Quelques Jours plus tard, la jeune institutrice
recevait une longue lettre de Jacques, dans laquelle
il lui exprimait tout ce qu'il n'avait pas eu le loisir
dc lui dire avant leur séparation.
Il l'assurait à nouveau de la sincérité du sentiment
qu'elle lui avait inspr~
et enfin lui exposait les plans
Q,u'il croyait devoir être adoptés en vue de leur aveni r.
« Avant le {'rintemps, disait-il, il n'entrevoyait
pas la possibilité d'avouer son cher secret à ~a
mère. A cette époque, si, comme il l'espérait, il
était élu député, toutes les difficultéS s'aplaniraient,
l'odieuse question pécuniaire étant écartée; mais il
fallait se résigner à ce délai sous peine de tout compromettre.
« En attendant, il allait se plonger dans l'élahnration d'un rlaidoyer retentissant en faveur du client
pour leque fil avait quitté la Gr(:ce (car, après
r0tlexion, il avait accepté de défendre cet homme
accusé d'avoir fait disparall 1'0 sa femme) j qu'il fût
coupable ou non, une semblable cause ne pouvant
que mettre en relief le nom du d6fenseur ....
A cette nouvelle, Régine eut une impression désar,réable. Celui qu'elle aimait avi~
dit qu'il sc renseignerait avant d'accepter le servIce qu'on attendait
dc lui, ne voulant à aucun prix défendre un ind~c
et voilà que, revenant sur sa parole, il semblai!
capituler par ambition, par amour de la célébrité ...
Sans bien définir ce qui se passait en eJIe, la jeune
nlle ressentait comme une vague déception, Ull e
orte de malaise moral.
�CHE!vIIN SECRET
II lui semblait que ,son héros était de ce fait amoindri et elle en souffrait.
Cependa!,l ~Ile
!'le voulut pas céder à cette impression qui faisait injure à ~acqus,
e,l elle tacha ~e se
persuader qu'après tout i.1 ava!t ra:so~,
qu'un Jeun,e
avocat encore ignoré du public, n avait pas le drOit
de se ~ouslraie
à la renom~
quand celle-ci lui
faisait des avances, et son cœur, piaillant la cause
de l'aim~
lui murmurait tout bas:
" Com:nent pourrais:.tu le b}a,mer d'av~ir
.,changé
d'avis d'être revenu sur sa décIsion première? C'est
pour toi qu'il a fait taire ses répl!gr:ances; pour toi
qu'il a accepté de d~fenr
un cnmlr:el, et cela afin
de devenir c~Jèbre
pour que tu SOiS fi' re de lui
pour que tu ressentes • cette fierté d'aimer n~ces
saire à l' lmour » dont parle Je poète ... »
Cependant, !'allégemept que la jeune fille ressentait grace aux suggestiOns de son cœur plaidant
po~r
le cher, at;>sent, n'était que pa,ssag:r et superficiel, car l'Id.!e que son héros put defendre une
cause injuste, e~ la gagner par son seul talent, révoltait sa droiture innée.
« Comment Jacques pourrait-il avec sincérité
plaider la cause d'un mis~:able
,q~i
avait làchement
empoisonné la femme qu Il avait Juré, devant Dieu
et devant les hommes, C:'aimer toute sa vie ? ..
« Comment pourrait-il trouver des paroles convaincantes, lui qui, quelques jours auparavant, avait
nettement d~claré
que si l'accusé était coupable il
ne Je défendrait pas, parce qu'un criminel de ce'He
sorte ne lui inspirait que du dt:goùt ? ..
« Serait-il versatile, celui qu'elle voulait meilleur
que les autres, en raison du piédestal sur lequel
el! e l'a vai t placé?
« Versattle ? .. dans certaines id6es, dans certaines décisions peut-être , .. tous les hommes vraiment intelligents le .sont plus ou moins .
.de la vie nous amènent à modi• Les é.vnem~s
fier parfOIS nos opinions, et c la malgré nous. Rien
n'Uant fixe su~
le ~lobe
terres re, nous d\!vons l!\'oluer avec lcs circonstances. Il a\'ait subi la loi COIl1mune, mais si Jacques était \'crsatile à un certain
point de vue, e.n , amour, il ne l~ s~ra.it
jamais, de
cela clic en était sure, Elle ne lUi faisait pas l'injure
de douter de sa pa,oh ...
�1
CHEMIN SECRET
1°5
Les longs mois d'hiver et de séparatlOn se passèrent ans amener le moindre incident dans l'exis(euce de la jeune institutrice. Ses seules joies
lui étaient apportées par le courrier de France.
Avec quel tntérét passionné elle suivait à présent
dans les journaux les débats de l'affaire X., qui se
déroulait aux assises.
Elle eût donné plusieurs années de sa vie pour
aller entendre le dt:fenseur - si cher - d'un mis.§rable assassin.
Avec quelle émotion étrange et complexe elle
apprit que le coupable, qui, en vertu de la peine
du talion; mér!tait la mor.t - puisqu'il avait fini par
avouer son cnme - avait, grace à l'éloquence de
son avocat, obtenu le bénéfice des Circonstances
atténuantes et sauvé ainsi sa tête de l'échafaud. Elle
était, à la fois, fière et humiliée de son héros.
Les journaux cél~braient
à l'envI le talent du jeune
maltre et une feuille paris~ne
lr ~ s répandue s'exprimait ainsi:
« Vraiment, Dieu a mis dans la parole de l'homme
une puissance aussi indéniable que dangereuse.
Dans la cause qui vient de se juger, les faits étaient
probants, ce mari avait tué sa femme, et cependant,
en éCOulant Me Saint-Vérand nous faire le ta bleau
de cet intérieur troublé, nous dépeindre les sou!:'
frances par lesquelles il faut qu'un cœur qui a aimé
jadis ail passé pour en arri\'er à hair - pis que cela,
à assassiner - l'être adoré, les auditeurs n'avaient
plus la notion e.\acte du bon droit, ils se demandaient où était le coupable et pour un peu auraient
fait du meurtrier la victime véritable.
« Cette impression a été partag6e par le jury
pui~q'l
a cru devoir user de clémence. Ce qLÏi
prouve une fois de plus que. la langue de l'homme
est ce qu'il ya en lui de pire et de mejl1~ur
».
Devant cet éloge dubitatif, Régine était rêveuse.
Cependant, dans le monde du PalaiS, l'on félicitait
chaleureusement le jeune maltre de la parole, lUI
pr6disant un grand avenir .
.'.lai lui, quoique rayonnant Int.érieurement, avait
le triomphe moJe s t!.!, et répondait simplement que .
sa !>eule ficrt':: consistait en une satisfaction tout
�[OU
CHE!\IIN
SECRET
humanitaire et dénuée d'amour-propre: celle d'avoir
.
!;auvé la tête d'un homme.
D~s
qu'il avait pu s'échapper, Jacques. avait C'?Ul"ll
au tél~graphe
afin d'apprendre, le plus vlte 1 ossll.Jh:,
la bonne nouvelle Je .son suc~è
à ~a
S~lr,
~e
qUI
~ous-entl1dai
à R~glOe,
c~r
11 sav<l:lt bien 4lf 0!1 la
lui communiquerait aUssitôt, et Il se plalsalf à
penser que la jeune fille en épr~uveait
une fiertG
profitable à leur amour.
XII
Malgré un hiver rigoureux dont avait souffert la
Babylone moderne, ,,'le marronnier du 20 mars.
cette année encore, soutenait sa réputation d'arb~
précoce et étalait au~.
re·gards. des Parisiens, flàneurs
et curieux, ses preml;~s
feUl~s.
Qui donc se souvenait, parmi ceux qui le contemplaient, qu'à cette mél!le ~ate
' du
20 ~ars
le prisonnier de 1'ile d'Elbe avall fait sa rentree à Pans, il y
avait de cela longtemps, lon&temps, - \in siècle
environ, - apr~s
une ma~che
triomphale à travers la
France, où, sUIvant la pittoresque expression d'un
écrivain, li l'aigle avait volé de clocher en clocher,
jusqu'aux tours de N?tre-Dame ., ou mieux, jusgu'aux marches du trone? Personne, assurément.
Et il fallait bien que Jacques Sainl-Vérand fût aux
cotés d'une charmante et très érudite étrangère
pour entendre évoquer le souvenir de la légenJ~
napoléonienne.
L'étrangère, c'étail Mitla Zaphiros, transplant\:l!
depuis huit jours à peine dans l'atmosphère de 1\
t:apitale et déjà tout à fait « parisianisée 11 par d~
fréquentes séances chez les grands" faiseurs ~ li..:
la rue de la Paix.
Il faut avouer qu'une toilette métamorphose une
fl!mme: le jeune avocat n ' en revenait pas en contemplant la riche Athénienne vêtue d'un coslume lail.
leur tr<:s simple, mais d'une coupe avante.
La ilhouetfe un peu épaisse de la juune fille sem.
blait s'être affin'::e, ct grat:e â l'absence d'ornement
�CHEMIN SECRET
107
surchargés, Mitta paraissait plus distinguée, d'élégance p'ius sobre et de meilleur ton. L'on eût dit
une autre femme, une vraie « Parisienne» en un
mot, et chacun sait la magie d'ul"\ terme qui, tout
bien considéré, ne signifie pas grand'chose, puisque
la plupart du temps les femmes les « plus parisiennes Il de Paris ne sont que des provinciales
récemment transplantées; mais n'importe, Mlle Zaphiros était irréprochable dans sa toilette de drap
d'un gris très clair avec applications de satin blanc;
et son compagnon s'émerveillait de la transformation.
Il avait d'ailleurs un faible l'our le gris, cette
nuance d'une tonalité très douce, et trouvait qu'une
femme, brune ou blonde, n'était jamais mieux parée
qU'ayec une robe grise; il allait adresser un compliment discret à la jeune Grecque quand celle-CI
poursuivit:
.
- Ainsi, YOUS ignonez que le retour du grand
Empereur ait cOlncldé avec l'éclosion des feuilles de
ce marronnier?
•
- Totalement.
- Et il faut que ce soit une pauvre petite Hellène
qui vienne vous l'apprendre? .
- Vous le voyez 1
- N'êtes-vous pas un peu honteux de votre ignorance?
- Nullement.
- Eh bien, moi, je suis très fière d'être plus
sa\'ante que vous.
- C'est tout naturel. Qui donc connaltrait l'histoire des grands hommes, si ce n'es t une fille
d' J\thènes?
- .\h 1 encore cette plaisantene surannée. Vous
~avez
bien, cependant, que nul n'est prophète cn
:on propre pays. Mais, de grâce, n'évoquons-pas lé
mànes des ancêtres; papa suffit à la besogne, mùi
jc préfl!re - et de beaucoup - à nos vieilles ruine '
r- ranlantes, vos monuments modernes. Quel !:~t
êdui-ci que j'aperç'ois là-bas dan!' le fond et qUl me
parait des !11us majestueux ~
- C'est 'arc de triomrhe de l'J<:toile, qui rappelle
Il! . o\lvenir de la gigantesquè ~poe
imp~rale
Jont
n"us nous entretenions à l'instant.
- \'ou:; \"Oye/. bil·n qUl! vous n'a"ez Ii 'n à nous
t.fi\i..:l' 1 r() ~ 1t;rO~
peuvent se Il.cgur~
n'i"C le
�CHEMIN SECRET
nôtres, ils sont de më.me tal~;
seulemc'1t, chez
nouS le moule en est brisé, tandis que ...
_ Je ne vous permettrai pas d'ache/Ver. Hélas!
les temps hérolques ne sorit plus qu'uo souvenir
dans notre pauvre patrie, .et la Fr~nce
actuelle est
bien oublieuse de ceux qUI l'ont falle grande.
- Croyez-vo us "(
- J'en suis sûr.
_ Allons donc. Le sol de France fait encore germer les héros en même temps qu'il produit la fil1\:
l1eur de toutes les élégances, de la civilisation la
plus raffinée.
_ Merci pour ma patrie ...
_ Je dis la vérité. Jadis Saturne dévorait ses
enfants, mais en France ce sont les enfants qui
dévoreraient leur mère s'ils le pouvaient. Il n'y a
_lue vous autres Français. pour médire de votre pay..;;
à l'~tra:ge.
vous verrez si son antiqu..:
.lIlez ~onc
prestige est detrult.
_ Dois-je me facher, ou vous remercier!
- Ni l'un ni l'au ire ; je me suis contentGe de vou s
..:xprimer ma pensée vraie.
- Vous aimez donc beaucoup la France?
- Je croyais simglement l'aimer avant de la cunnaître, mais depuis que je suis à Paris je l'adore
- Quel enthousiasme!
- Très sincère, croyez-le bien. Paris, c'est la vie
a outrance, l'exi tence débordante telle que je la
Lllmprends. Une série d'enchantements, l'éblouiss ement des yeux, le régal de l'esprit, • l'œil du monde"
ennn, ainsi que l'a défini votre grand puMe lIugc.
- -"lais vous ne le connaissel pas encore!... ' .
- Je le devine. Il réalise tuus mes rêve t!t je m,
.. lumand..: comment ju fe.rai r.our Je quitter. '
. - Il Y a ull.moyen bien s lmpk ~ c'est de vous \.
Ilxer pour touJours.
.
- Vous croyez que c'e!>t facile; ct III intérêt
que papa u en Grèce?
.
- Il n'a pas besoi~l
dt! YOU!'> pour y \'c;iller.
- Vous \ltes exquIs, et l\ute~llUl' Je d.vicntirai, moi, luin de lui'~
.
- La channuutc femmû d'un Françai ...
bun, nous Cil recau crun ... répnn. - L:id\:e a ~lu
JI! la Jcune blle avec un SÙUI1l". railleur, mais Cil
dt~na,
mon .che~
pèr.e est bicn long à reve'ni)' .
Voilà un temps lllhn! qU'II nous Il quittéii.
�CHEMIN SECRET
- C'est qu'il ne trouve peut-être pas le guide qu'il
est remonté chercher.
- Alors, il sera d'une humeur mas acrantc,
remarqua irrévérencieusement Mitta.
Cc dialogue 'échangeait dans la rue, entre le,
deux jeunes gens, pendant qu'ils attendaient M. Zaphiros retourné à l'hôtel et avec qui ils devaient sc
rendre au musée du Louvre.
- Les merveilles qu'il va contempler lui feront
oublier sa déconvenue, répondit Jacques.
- Et moi, pendant ce temps-là, je périrai d'ennui.
- Voilà une remarque qui n'est guère flatteuse:
pour celui qui a réclamé l'honneur de vous accompagner.
~ Vous savez bien que si je parle ainsi, c'est
parce que je sais d'avance quI.; mon père vou accaparera, et qu'il nous faudra subir des discours san~
fin sur l'archéoJ'ogie; et avouez que quitter les statues grecques d'Athènes, dont je suis saturée, pour
rel rouver leurs sœurs qui ont émigré, de chez nous,
dans la salle des Antiques ùe votre musée national,
ce n'est vraiment pas la peine; je préf":rerais bien
une visite à • l'Epatant» ou « aux Pieds Crottés.,
peu m'importe! les tableaux: ne comptent pas dan~
une exposition de peinture; cc sonl les gens qu'on
y rencontre qui vous intéressent.
- Alors, rassurez-vous, le musée du Louvre e"t
quelquefois très amusant ci Cl! point de vue-là.
- Comment cela?
•
- Ignore?-vous donc que c'est le terrain neutre
c,ur lequel évoluent !es champions du mariage?
- E ·pliquez-vous ...
- JLl Vell.' dire qULl quantité de présentations,
d'entrevues matrimonial,e s si vous préférez, n'ont
d'autres théatrcs que nos salles du Louvre.
- Vrai? Alors nous amons peut-être la chance
d'ac;sistcr à quelques scènes comiques. Drôle: de
'mœur quand même pour le peuple le plus Li\ilisë
de la terre 1
- N'cst-ce pU' Î' Mais 'n'oubliez pas que l'e .. ception confIrme la règle, ct soyez persuadée, mademoiselle, que pour dix r;rançais qUI sc marient ainsi sur
1 réseptalions, il yen a biLln d.ouze qui f<?nl autrement.
- A la bonne heurLlI MaIS comme Je ne vais pae;
rtU Louvre, mo,i.. pour ytrnllver un mari, je me
dcmnnu' il quOI, • passer:1I mon lemp~
.
�IIO
CHE},llN SECRET
- Ne vous désespérez pas d';;'1>ance : si vous vous
y étes ennuyée par trop, vous aurez. toujours la
ressource de demander une compensatIOn à M. Zaphiros.
- Laquelle?
'.
- Celle de vous mener ce 50Ir,5011 au théàtre,
soit souper dans un restaurant à la mode, voire
même les deux.
- Et vous croyez que c'est très divertissant, ces
- distractions-là, prises en t.ête ~ tête avec papa?
- Je ne dis pas, repartit le Jeune homme en souquelqu'un
riant, mais qui .vous empêcherait d'in~ter
en tiers ? .. mOI, par exemple 1
- L'idée est excellente, cependant nous vous
avons d~jà
accaparé to~e
l'apr:':s-midi et...
- ... Accaparez toujours lusqu'à ce que je me
plaigne ...
- Ce serait d'un indiscret...
•
- Soyel très indiscrète en ce cas, mademoiselle
déclara Jacques Saint-Verand. d.'un ton qui ne lais:
sait aucu n doute sur ~e plaisir qu'il prendrait à
passer la soirée avec la Jeune étrangère.
- Oh 1 mais vous. êtes be<l;ucoup plus aimable
qu'à Ath· nes 1 comphmenta la Jeune fille qui paraissait enchantée.
- Je vous fais les honneurs de mon pays.
- C'est cela sans doute; car, sans reproche, sous
le beau ciel de la Grèce, vous ne cherchiez guère à
multiplier les occasions, de re!lcontre ... !l e;;t vrai
qlJe le home de votre sœur avru.t un attrait SI puissant...
- Vraiment ?.. questionna Jacques avec une
hypocrisie .feinte, car il avait merveill.eusement compns l'allusIOn.
- .Je ne m'expliquerai pas davantage, et vous
serez fort attrapé, car VOUS n'aurez pas te plaisir de
m'entendre dire ~e que vous savez tr(;8 bien ...
- Il se pourrait dans ce cas que vous vous trompassif!.'- <voyez si je pade bien fra~çis;
c'est pour
vous Imiter, mademoJ::ielle, vous, SI forte en notre
langue). Et le Parisien rit avec une légère contrainte.
- C'est cela, Jétournez la question afin d'éviter
d'y répondre; mais vous aurez beau I"aire l'étonné
vous n'a~rivel
pas à me con~aire:
Je sais à quoi
m'en tenIr sur la great alll·actzon qUI vous retenait
au logis ...
�CHEMIN SECRET
11l
- Je vous jure, mademoiselle, que ...
- Ne jurez pas; cela ne sert à rien. Prétendezvou ignorer que votte sœur a confié l'éducation
de ses enfants à une institutrice ... incomparable?
- Cela en aucune façon. Je le sais fort bien.
- Ah 1 vous voyez 1 déclara Mitta assez dépitée.
- Mais que fallait-il vous répondre?
- Oh 1 rien .. .
- Vous trouvez Mlle Bayle incomparable, puis-je
dire le contraire?
- On ne vous le demande pas, répliqua assez
vivement la jeune Grecque, et li y eut un sIlence.
- Décidément je commence à être lln peu inquiet
d e.: l'absence de M. Zaphiros, dit bientôt le Parisien
pour sortir d'ulle situation embarrassante, et si vous
le permettez, mademoiselle, je vais aller voir à
l'hôtel ce qu'il fait ...
- Gomme vous voudrez, j'attends ici ...
Et l'héritière, demeurée seule, songeait:
~ Il n'y a pas à le nier, l'institutrice lui platt plus
~ncore
ciue je ne le supposais. Avec quelle chaleur
d'accent il m'a répondu. SOIl regard rayonnait ell
parlant d'clic.
« Lui est-il as sez attaché pour songer à l'épouser ? .. Non, sans doute, ces Français SOllt avant tout
très pratiques et l'ont passer leur intérèl avant la
question du bonheur: n'ont-ils pas inventé le manage par procuration, car je ne puis pas donner un
autre nom à ces combinaisons matrimoniales où le~
deux intéressés n'ont aucune part personnelle, ne
se connaissent pas, pour ainSI dire, jusqu'au jour
où on leg prie Je vouloir bien s'épouser, toutes 1eR
convenances sociales étant garanties sur la foi de"
tiers.
« . Donc il est à peu près certain qu'il ne l'épousera 1 as, m~i
~'épren-til
de Il1oi? Autre question ..JUSqU'ICI le ne lUI al plu que J'une façon tout
;' ~ fail mod0rée. Après tout, s'il ne yeut pa~
de la
riche Mitta, il y perura plu que la charmante
dédaignée, car j'ai oul dire qu'ils 'ont légion les
Français qui 1le sentent u't;nnrmes disposition' rour
épouser une jeune élrang~e
cousue d'or, et des
Français titré , encore, dont les ancêtres ont été aux
Croisades. Il me sera donc bien facile de remplacer
avantageu . ement un au.'si obscur personnage car
si les Saint-Vérand sont de bonne naissance, ilsne
�JI2
CHEMIN SECRET
peuvent néanmoins revendiquer la moindre particule leur nom. n'est 1 pas ronflant du tout. SaintVér~nd
tout court, cela sonne mal, et si je devenais
la femme de Jacques, je ne pourrais pas r~sque
la
plus petite couronne sur mon trousseau, nt un blason sur ma voiture, ce serait d'un vexant. .. li est
vrai que s'il est nommé député ...
à. tC;lUt e~ France, voire
« La députation, cela m~ne
même à trôner à l'Elxsée .. SI J1~mals.
Je d.evenais
Mme la Présidente, vollà qUi ferait paltr de Jalousie
a.mies, et. il Y aurait ~e
quoi,
et de rage toutes m~s
car les reines et les Impératrices me traiteraient
d'égale à égale.
u Papa serait-il fier de son gendre! Je crois même
qu'à la rigucur il se cO,nte~ri
de me voir tout
simplement la femme d un ministre.
" Vraiment, cela vaut la peine d'y réfléchir· n'abandonnons pas si fa~ile.mt
le. terrain, et quand
je pense que cette petite Il1stltutnce pourrait...
« Non, c'est par trop absurde 1 Ah 1 les voilà qui
reviennent. ....
- Imaginez-vous, mad~oiscle,
que nous avons
failli nous manquer 1 expliqua Jacques.
- Comment cela?
- C'est bien simple, répondit le Grec, notre futur
grand homme ~tai
s! distrait qu'il p.assait à côté de
moi, montant 1 escalier sans me VOIr, pendant que
je le descendais.
- Vous rêviez sans doute? .questionna ironiquement Mitta, en s'adressant au Jeune homme.
- Probalem~t,
m.~denol,
et comme je
venais de vous qUllter, J étais bien excusable ...
- Charmant 1 Dt.":licieux 1. ..
- Enfin, nous voilà 1
- Ce n'esl pas t.rop tOt, j~ commençais à en avoir
assez d'attendre; 11 est vrai que pour le plaisir que
je compte goCtter au musée ...
Milta, tu n'e~
vraim~nl
pas rai onna- ~r,yons
bJe; J'al consacré une sema Ille Clltl're à te suivre d
chez le couturier chez la modiste, d'un magasin dans
un autre, ne peux-tu pas, en retour, me raire le sacrifice d'une aprl.:s-midi? déclara l'AlhGnien il &a
fille ...
- La corvée que vous m'imposez dépasse de
be~l.Ucour
l'ennui que VOliS avez pu ('prouver à 1l~
6ul vre, car, dan~
le fond, vous l~tC
f<tvt il la pen~.:l'
�CHEMIN SECRET
que j'aurais l'air d'une vraie Parisienne 1 déclara
l'enfant trop adulée, avec une mauvaise humeur
qu'elle ne chercha point à déguiser.
- Hum l, .. murmura le pè.re entre ses den'ts, j'en
appelle à M. Saint-V érand comme arbitre.
- Mon Dieu, monsieur, répondit le jeune homme
ainsi interpellé dans un débat où il eùt surtout
désiré demeurer neutre, vous allez trouver un juge
trLs partial, car j'estime que suivre Mlle Zaphiros
partout où elle désire aller doit être un bonheur.
- Bravo 1 s'écria Mitla triomphante, pendant que
le Grec, avec un sourire, répondait:
- J'aurais dû me méfier: un jeune homme est '
toujours complice d'une jeune fille contre son vieux
père, mais nous perdons un temps précieux en bi\vardage, nous ferions_bien mieux de nous rendre. au
Louvre.
·.
L'habituel: « on ferme 1 on ferme! li résonnait de
salle en salle, et c'est à regret que le Grec enthousiasmé dut se résigner à quitter le Musée avec la
résolution d'y revenIr le plus souvent possible.
Il avait passé une apri'.s-midi délicieuse: non seulement son regard avait pu se repaitre devant tant
de cbefs-d' œuvre, mais encore il avait trouvé en
Jacques Je plus attentif des auditeurs, chose assez
rare lorsque l'on a afTaire à un profane en mati
~ rt!
d'art. Le Jeune homme, dans sa complUe incompétence, n'avait eu qu'à approuver tout ce que lui disait son érudit compagnon, et il s'était borné de
temps à autre à émettre un avis général, afin de ne
paraltre point trop nalf ni trop nul. L'Ath0nien
était positÏ\'ement enchanté du jeune Français.
Quant à J'1'1itta, elle s'étonnait d'avait· trouvé le
temps si court; il est vrai que le Parisien, tout en
~coutan
le pl:re, s'était beaucoup occupé dc la fille,
Lorsque l'on se n.:trouva dehors, Mlle Zaphiros
déclara d'un ton enjoué:
- Avouez, papa, quc j'ai été d'une sagc~e
'l
d'une docilitt.: è.emplaires, vous devriez blcn mu
, récompenser.
- Je ne demande pas mieux, mais de quelle
façon?
\
- En invitant M. Saint-Vérand à diner, el en le
prianl de nous accompagner au th0atrc ensuite.
�1i4
CHEMIN SECRET
- Ton idée est excellente, j'y souscri .. des deux
mains, à hl condition toutefÇJis que ce plàn agrée a
notrc convive malgré lui.
- Pas du tout malgré lld, prote ta Jacques d'un
ton très empressé, mais bien avec son plus entier
acauiescement.
.:... Alors SI vous n'avez rien à faire ce soir, ..
- Rien,' en tou.t cas, qui puisse ,'!l'être plus agréable, répondit le J.eune avocat en s 1l~
nant avec un
sourire aimable, Je vous deman~rl
seulement la
permission, monsieur, de vous qù,rt!er quelques in~
rants pour envoy~r
un.e carte~lgm,
ou un
message pneumat~q
a ma mure, afin de l'avertir
que j! ne rentreraI pas.,
- C'est d'un han fils! remarqua le richis'iime.
Hellène et Mitta ajouta in pelto: « Les bons fils
font les' bons maris ... »
Si le restaurant fut très facile à déCouvrir, le
choix du spectacle, en revanche, se trouva beaucoup plus c0IT!Pli,qllé, une pièce. honnéte ct int~
ressante à la fOIS, a laquelle on pUIsse conduire une
jeune fille, étant à Paris une chose rarissime.
Cependant Saint-Vérand sc rappela que l'on donnait unc œuvre de Rostand, dans laquelle jouait
Sarah Bernhardt; aussi décidèrent-ils d'aller l'entendre.
Lorsque, quel~ê
heures p.ll!s tard, I.e jeune
a\'ocat regagna a pIed son paISIble quartIer il ~e
rem.émora l'e!l1p!oi de s~n
apr1:s-midi, .et, comt;ara;ll
l'exi tence SI fm'yl,c, SI. luxueu?e, SI facile de la
jeune Grecque mIllIonnaIre à celle d'une autre jeun!'
fille a laquelle il pénsait, il ne put 'empêcher de
songer avec amertume j
« Combien la destinée est chose bizarre 1 Pendanl
gue celle heureuse mortelle qui se nomme Mitla
Zaphiros ne songe qu'à s'amuser el à sati~frc
tous
ses caprices, RéKinc, ma pau\'re Régine, passe mnootoncment SOI1 tcmps entre des enfants cnnll:yUl1'
s'adonnant tout enti1:rc à une làche arulIc el in~
grate ... MaiS, (1atienc\:, ma tendresse la dudo!nm:lgera de l(lul ~e qui IU,i a .manlllll: iu l/ll'id 1...
« Hélas 1 III mon aflecllOn ni mon l 6\'(luement Il'
pourront lui donnel' l 'Ill ,ni la riche l; 1. ..
Et il soupira: " Lus rich~
sont bien heureux!..
�CHEMIN SECRET
us
XlII
Pendant que le d' eune avocat se livrait aux réflexions qui précè enl, là-bas, sous le ciel d'Athènes, Régine souriait tout en relisant pour la dixi1:me
fois peut-être, une chère missive reçue le matin
même et dans laquelle Jacques lui narrait l'arrivée
des Zaphiros à Paris et l',!ccaparement qu'on avait
fait de sa personne:
• Surtout que ma Régine aimée nc soit pas jalouse, écrivait-il. Il est vrai 'lue Mitta a beaucoup
gagné au contact des Françaises et qu'elle est devenue presquc tout à fait Parisienne par sa toilette,
son esprit (avec en plus une pointe d'exotisme qui a
bien son charme), mais qu'est-ce que cela comparé
à la beauté, à l'intelligence, à la distinction de celle
qui a pris mon cœur et' le gal'dera pour toujours,
de Régine enfin 1. .. »
Et la jeune fille murmurait avec une infinie tendresse, un sourire heureux sur la lèvre en réponse
aux parolcs de l'absent, comme s'il eut pu entendre
son soliloquc :
• Cher Jacques, vous n'aviez nul besoin de m'al:'
firmer que j'aur"is tort d'être jalouse, la pensée de;:
porter envie à Mlle Zaphiros ne m'était pas venue.
Je vous estime tr p pour vous faire l'injure de douter de votre cœur, et si jamais vous m'y contraigniez,
sachcz que le sentiment que j'éprouve pour vous ne
survivrait pas à l'ctTondr.:.ment moral de mon héros.
_ Je soutTrirais u'abord atrocement, mais je crois
que je me con olerais vitc, une Cois que j'aurais dccouver! que vous n'é"c;!, pas celui que j'avais cru ; •
oui, vous me uevi 'nùriez totalcmcnt étranger ... un
inconnu dont 11 a entendu parler, mais qui vous est
parfaitement inditTércnl. Le mépris tuerait mon bel
attachement dans SJ Oeur.
1
• A quoj bon vous entretenir de ces vilaines
choses qui ne sauraient arriver)
• Vous ne m'auriez pas avoue votre tendresse,
cher aimé - à moi qui ne vous la dcmanuais pas 'si vous vous étiez proposé de m'oublier un jour.
�/
116
CHEMIN SECRET
« Le ciel ne pourrait m'être inclém~t
à c:e .point
et m'inflifler une nouvelle épreuve ausSI Immentée .•
Et Régme eut un rire I?erlé :
.
.
« Suis-je folle 1 Je lUi parle comme s'II pomalt
m'entendre 1 La télépa.thie. rSY~1ique
ne va ~epn
dant pas jusque-là. ~als
aLm. qu Il ne. p~rde
nen de
mon petit discours, Je le lUI transcnral mot à mot
dans ma prochaine él?~re ~t
i.I verra ave~
ql!elle
confiance, quelle sécunte salt aimer sa " lomtame •
fiancée! »
Et la vaillante jeune fille disait vr~i,
car en apprenant le départ pour .la Fra!1Ce .du nche Athél1len et
de sa fille, elle n'avait eu ni soupçon, ni inquiétude;
un peu d'envie .:;eulm~nt
à la pensée que, plu~
heureux qu'elle, Ils \çrrment Jacques, mais rien de
plus.
Il faut avoir pratiqué ~crtain\:s
lâchetés pour les
soupçonner c~ez
al!trUl. Et l'ame, i haute, de
Régine mesuralt toujours les autres à Son propre
étiage.
.
Aussi n'avj~-el
ma~lfest
..:: auc~
trouble lor::.quc
Mme de Flcunmont lUI avaIt appns assez' brusquement - ct avec des sous-entendus - il: prllchain
voyage des Zaphiros.
Elle était même demeul''::e ~i calme, si parfaitement wdifférente à la nouvelle de cc déplacement,
que la jeune femme en avait eu l'ame en joie, une
telle attitude dénotant de la part de «mademoi elle',
une absenèe complète d\.: sentiments tendres a l'égard de Jacque'.,
1
« Si sûre (Iu'el~
S.Olt du pre~tls
d; sa beauté, si
mon frère lUI plat. aIt, .elle seralt.lorccment inquii:t
d'apprendre qu'une .l'n·ale au 'SI dangereuse _ par
son argent - que Mltta va aller à Pans ct rencnntrer souven.t Jacques. Elle est trop intelIif!cnte pour
ne pas deViner que l'absence est le grand dissnl, vant de.~
crcurs,. et que, sl~n
ch~rme
nu peut plu~
a"ir ù distance, SI toutdols Il a agI.
c Décidément Paul avait raison, je m'6tUls inquiéf lée à tort, n0t.J s pourrons ~le
en France quand
ccla nous plaira, sans aVOIr rtcn à redouter de ce
Col é-h\ 1 •
E.' c't:.ta,it pn!cisément là, une gros e quc~tion
qui
aVUlt failli amener un orage entre clIc cl son mari.
un jour qu'die lui avait demandé li retard '1' la dat,
de son conné - tOljour~
:\ cause de 1\1 Ile Bayle.
��Ils
CHEMIN SECRET
être avantaoeuse au jéune a\'ocat. (Mme de Fleurimont con~i
sait bien celle à qui elle avait confié
l'éducation Je ses enfants ... et rendait ainsi un
hommaoe secret à l'élévation des sentiments de
RénineS Elle ne se doutait pas, l'égolste jeune femme,
qu~
les plans les mieux c.ombinés éc~uent
contre
la force de deux cœurs qUI veulent se JOindre et que
l'amour est toujours le plus fort quand il est profond
et sinc::re.
Pendant qu'elle se livr~t
à la sécu~'it
la plus
compl;;te et qu'elle croyait avoir réUSSI. à st.!parer
Régine de Jacque~,
elle ne soupçonnait pas que
son frt:re, n'et~da(
plus. parler ?u v?yage en
France; avait écnt à celle qUI se considérait comme
sa fiancée: " Suzanne ne fixe plus de date pour son
arnvée elle ne dit pas quand vous viendrez mais
peu impo!te 1 Les ~Iectin
ter~in6s,
.si V?~S
'~ètes
pas à Pans, ma ch.:re R~glne,
c est mOI qUI Irai VOU5
rejoindre par le preml.er bateau, en .partance et,
apr~s
une (rav~se
q~1
me paraltra IIlterminabl(;,
je vous arriverai bien vite 1
Elle ne se doutait pas de la vérité, Mme de Fleurimont, sans quoi elle eü( été moins rassurée r. ..
Qu'on le veuille o~
non, le te~lps
poursuit sa
course et les longs mOIs de séparatIOn touchaient à
leur fin, car cette fois-ci, ce n'était plus 1\1. Zaphiro!'
et sa fille qui partaient pour la France, mais bien 1.:
ménalTe Fleurimont.
Ch6'se étrange 1 Régine qui avait support.2- si
vaillamment, grace à. sa natur.e t.!l1ergiquc·, le mal dl:
l'absence, sc sentait envahie, à mesure quo.: k
moment de retrouver Jacques approchait par Ulï":
an"oisse ind6fiOissable.
'
Le bonheur lui faisait peur; il l'avait tenue tel lément à \Ii~tanc,
j~squtic,
qu'il était pour elle UII
6tranger. Ce n etait .pas. comm,e son opposé : le
Inalheur elle le connaissait, celUI-là 1 Il l'avait visitée
t3nt Je f'lis en ces dernières annl:es!. ..
Cel'cndant I?s lettres. de l'absent auraiellt dû la
rassurer; depUiS que le Jeune homme savait l'arri"Cc 1
ses mis\'~
~taic:n
plus fl'éprochain/,; de l'~imée,
q~ents,
plus af,lectucuses: plus Imp~tiens.
on eùt
dit que la l'en.'cc de; rcvolr cc:llc qUI avait ro.:çu scs
aveux mettait en lui un r ... nuuveau de tendresse: ,
" Ainsi, c'est bien vrai, 6cl'ivait-il, IlUU' a11on:
nous retrouver, après ces interminables moi::; d'ab-
�CHE?lLIN SECRET
gence, pour ne plus nous sé1?arer. Je hàle de mes
vœux cette heure à jamais bénlù 1 »
'.
itégine, elle aussi, l'attendait avec une impa'tienct:
fébrile, cette heure du retour qui devait lui ouvrir
les portes du paradis. Et ce n'était pas san3 une
grande émotion qu'elle envisageait, égaleme.lt, la
minute solennelle qui la mettrait en présence de la
mère de celui qu'elle consid~rat
comme son GSllcé.
De sa mère 1 c'est-à-dire cie la femme qui- lui a.,ait
façonné le cœur, l'intelligence; de la femme qUI lui
avait inoculé ce qu'il y avait en lui de bon; de o'lIe
qui avait aimé cet élu de son cœur bien avant qu'e lemême l'aimat et dont la tendresse serait sans débction : de sa mère enfin.
Se plairaient-elles mutuellement? surtout, la m'~re
de Jacques ratifierait-elle le choix de son fils et
trouVerait-elle que l'apport moral cie la fiancée cempensait le manque de dot f
Autant de questions redoutables qui tenaient la
pauvre enfant éveillée la nuit et occupaient SeS pensées durant le jour.
.
Enfin, l'on partit d'Athènes et, après une traversée
des plus favorables, l'on débarqua à Marseille, Just.c
à temps pour prendre le rapide de Paris.
A mesure que le monstre de fet brûlalt l'espace,
le cœur de Régine battait plus fort et ses pcns~e
<.:onvergeaient toutes vers le même but.
C'était donc bien vrai: elle allait le reJ/oir t Tout
s'dTaçait devant cette joie exquise.
Elie ne se raprelait l'lus qu'elle ~tai
venue autrefois - ellc, la modeste inSlltutrice d'aujourd'hui .lveC son p0re, faire de fr.)quents ::it!jours à Paris
dans l'unique but de se distraire ou de se commanùer d'élégantes toilettes, qui e:citaient 1<1
jalousie de toutes les femmes cie la garni30n ; elle ne
"e rappelait plus qu'elle n'était désormais qu'une
pauvre fille sans fortune, san' presti8e, elle ne se
oL1venait que d'une chose: qu'elle aimait et qu'elle
était aimée. Et qu'après une longue ab~enc\l,
il
,dlai!:li! se retrouver, Lili et elle, pour ne plus Sc
quitter. Qu'était le reste à côté d'une telle féhclt{: 1
Déjà le train ralc.ntissait sa marche, encore u.nl'
seconde et l'on' serait en garc.
Dans le wagon, c'est un véritable affolement, il
'unit de réunir les nombreux colis dis 'éminés dans
leS filets.
�120
CHE1IIN SECRET
R~gine
est caln:te en apparence, elle veille à tout,
rassemble les valises et couvertures, donne un dernier coup d'œil à la toilette des enfants; mais là,
dans sa poitrine, son pauvre cœur bat à coups pr';cipit6s.
.
La jeune femme est à la portl:;re, elle s'écrie
Joyeusement:.
,
- Les voilà! J'aperçoIs maman et mon fr.:re.
La seconde d'apr::s, c'est un brouhaha des exclamations sans fin. Jacques embrasse sa sœur, serre
la main avec efTusion à son beau-frère qui ont saut'::
.
vivement sur le quai.
Régine est resUe la der01è~
d~ns
!e compartiment. Elle n'est que la pauvre lOstltutnce, elle doit
aider à descendre les enfants, passer les colis et
c'est lorsqu 'il n'y aura plus ni voyageurs ni paq~ets
qu'elle pourra enfi[l aller à celuI que son cœur
appelait de tous ses vœux. Jusque-là il !ui est interdit de faire un mouvement en avant, mais son renard
l'a devanc~
et il a rencontré le;, yeux de Jacq~es.
Tou t un monde de pensées a été échangé entre eux
dans l'espace d'u ne seconde, dans ce croisement de
leurs prunelles ardentes.
Enfin, elle va. poyvoir descendre.! Jacques s'est
a\'nc~
et va lUi dire un mot de bienvenue' leurs
mains se sont à peine étreintes que M. de heurimont, toujours ~ protoc?laire_, S'interpose en
disant avec. dM~renc
à fa Jeune fille:
- Venez, mademoiselle, que je vous présente a
ma belle-mère.
Quelle d6ception 1 On. l~ura
volé la première joie
si douce du retour 1 FI01, leur doux entretien fini
avant d'avoir commencé. Régine suit aussitÔt le
secrétaire d'ambassade ct voit Mme Saint-Vérand
qui lu.i tend gracieusement la main avec une phrase
, tr:;s aimable sur la 'façon dont elle s'occure des enfants : ~ Les échos en sont arrivés jusqu'à moi ct il
suffit de YO~s
voir pour .:ltre .sùre que tout le bien
qu'on m'a dit de yous est vrai, b exprime la vieille
femme en serrant chaleureusement la main de l'institutrice.
La jeune fille balbutie Ull mot de remerciement
elle est fort troublée.
.
,
,Jacques s'est tell!! un peu à l'6,cart pour juger de
1'1 mrresslOn prodUite sur sa mcre par Régine. Et
en entendant tomber des li.:yres maternelles _ peu
�CHEMIN SECRET
12 l
prodigues en général de compliments -les paroles
de bienvenu.e qui lui sont adressées, il exulte intérieurement.
.
« Tout ira bien, songe-t-il, elle plait à maman;
d'ailleurs pourrait-il en être autrement, elle est si
belle 1 »
Et cependant une involontaire pensée lui vient.
(, Régine n'est pas en beauté aujourd 'hu,i, elle a
les t raits fatigués par les épreuves de la traversée;
de plus, la modeste peti le robe grise - grise aussi
celle-là 1 - qu'elle porte est décidément par troF
simple et mal coupée, cela ne l'avantage pas ... n
11 n'avait pas remarqué ces légères Imperfections
de toilette à Athènes, mais iCI, dans la \ilIe de
toutes les éléf:ances, en quittant les boulevards, le
contraste était ICgèrement choquant.
• Quand Régine serait aul' côtés de la décidément tri s chic Mitla, la beauté ,de l'institutrice s't:n
trouverait forcement un peu effacée, faute d'un cadre
digne d'elle, l'habit faisant, quoi qu'on en dise, le
1
mtline dans la plupart des cas.
• Quand elle sera ma femme, réfléchissait Salnt'VUand, je la .ferai habiller par un gland couturier.
• Diable 1 c'est que leurs façons sont hors de
prix, à ces gens-là 1 et ma bourse ne sera puère garnie, puisque Régine ne m'apportera point de .dol. "
Et ce problème d'économie domestique l'absorba
un moment 1
- A quoi réfléehis-tu donc, Jacques? demanda
~\[me
SalOt-Vérand à son fils, tu as l'air d'être à
cent lieues d'ici.
- Pas tout à fait, j'éf ais beaucoup plus l?rl s, je
vous assure, ma ml re, je sonr;eais que j'ai Juste le
temps de garner la [are Saint-Lazare, si Je veux
attraper Je train qui doit m'emmener dans un chl~
lieu d'arrondissement où je donne cc soir une conférence à mes futurs électeurs.
- Quoi 1 Tu ne dlnes pas avec nous, ce premier
jour de l'arrivée de ta sœur et dl! son mari?
- Impossihle 1 Je sujs all<:.ndu . .I.e ne m'appartiens - et nI.! m'appartiendrai plu Jusqu'aux t:lcctions. - La chose publique absorbera tous mes
instants .
....: Allez 1 allez, monsieur le député, vnus nou~
dédommagercz losrqu:, vou? siégercz ~u Palais-Bourbon, cléclara Paul de l' leunmont cn naot .
�CHEt-IIN SECRET
122
_ Les électé'urs vous entendent, répondit le jeune
avocat avec un sourire et, après avoir .pris. congé de
sa femme et jeté un long regard à Régtne, 11 héla uo
fiacre et s'absorba dans la recherche du progl'amme
politique qu'il voulait développer devant son audiditoire rural.
XIV
La soirée ne se prolongea pas longtemps le Jour
de l'arrivée des voyageurs. On se sépara de très
bonne heure.
Régine venait de. couch.er les enfants j ellc avait
hâte de reconquénr sa liberté et Ide se retrouver
seule avec ses pensées afin de se remémorer les
émoli ons du départ.
H1..e et peur à la ~ois,
car, {lar u?-e é!range impression qU'elle n'aurait su .préclser, Il. lUI se,?I~it
que
qurlque chose d'essentIel manquait à sa )OIe 1Otime.
<luoi ? ., Elle n'aurait su le dire; mais elle l'avait
lant attendue, tant espérée cette heure du revoir
q\;'il iui semol?it que son, bonheur présent était
in~éreu
à celur qu'elle avait escompté,
(/. A.ussi, pourquoi se forgeot-on de telles c'himi.:res se disait l'énergique jeune fille, la vie ne donne
jan{ais uno félicité eomplète,. abs?lue.. telle que
ne ns la .ré~ons
,dan n.ot!'e folle Imagination, Jacqnes
es, parti bien VIte, mais Il nous en a donné la raison.
TI ne s'appartient plus; d'ailleurs, n'est-co point moi
à s,e lancer d.aus cette voie r
ql'Ï l'ai encour~gé
t( Son. accueil a-t-Il 'été mOinS tendre quo je ne
l'espéraiS ?...
(, Non ! .. , ses yeux m'ont di! qu'il m'uimuil toujours autant...
« [1 ne m'a presque pas parlé, c'est vrai, mai~
qu'aurai -il pu me d!re devan~
~es
rcgards inquisiteur",
h(!stlles peut-etre ? .. D ?1.lIeurs, on ne lui a pa"
laissé le temp. de m.e .lalre un long discours, ct
cCl,endant, malgré mOl, )0 me sens angois éc j'o"'o
à p,~ine
m'avouer que je préf0rerais nt: t'as i'avoil'
l'el'U
• L'~trange
f .. ,
chosc que notre pauvre cccu!'! I!ier,
�CHEr,IIN SECRET
12 3
je mourais d'impatience sur ce bateau qui m'amenait vers lui; aujourd'hui, je voudrais avoir à attendre
encore de longues heures ce revoirtant désiré. Espérer est une jOie qui dépasse si souvent la réalité 1 "
Et c'est dans ces pensées assez complexes que la
jeune institutrice s'endormit pour rêver - l'affreux
cauchemar 1 - que Jacques ne l'aimait plus !J ...
. . . . . . . . . . . . . . . . ...
Quinze jours, il y avait quinze jours d~)à
que les
voyageurs étaient arrivés.
Des amis des Saint-V érand, qui habitaient la même
maison qu'eux et qui se trouvaient en ce moment à
Nice, avaient cédt! leur appartement au ménage
Fleurimont, la mLre de la Jeune femme étant trop
étroitement logée pour pouvoir donner l'hospitalité
à cinq personnes. On se trouvait donc sous le même
toit, tout en étant chacun chez soi, ce qui était fort
agréable.
Décidément, la campagne de Jacques devenait
très absorbante, car le Jeune homme ne faisait plus
que de rares apparitions au logis. En revanche,
Mlle Zaphiros multipliait ses visites à Mme de
Fleurimont, et les deux amies sortaient ensemble
une partie de la journée.
Le matin, c'était pour faire des emplettes et courir
les magasins - ce passe-temps frivole, coûteux et
indispensable à toute Parisienne di~ne
de ce nomil'après-midi, l'on visitait les expositIOns, l'on se rendait aux endroits oû il est select d'aller prendre le
thé i le soir, il y avait les restaurants à la mode, le
théatre, les soupers; dans l'intervalle, mille autres
occupatlOns mOlOdres, si bien que la jeune femme
avait à peine le temçs d'embrasser ses enfants. Mais
ne fallait-il pas se dédommager des longs mois
d'exil, de la !)rivation forcée de Paris r... M. de
Fleurimont al ait de son côté et était non moins
occuré que sa femme.
Régine, elle, vivait aussi rctir6e qu'à Athènes,
passant toutes ses journi:!es avec ses deux élèves,
n'ayant pour distraction que l'écho des plaisirs pris
par son entourage. Et elle savait cependant que si
Jacques dinait rarement à la maison, il se ft.:trouvait fréquemment avec: sa sœur el les Zaphiros.
I\lme Saint-V"rand, cela va sans dire, ne prenait qu'une part très restro.:intc ;i titilles les monuanit(;s qui absorbaient sa li~,
elle t:nnsacrait Ir.
�CHEMIN SEÇRET
meilleur de son temps à ses petits-enfants 'qu'elle
"ùtait à loisir,
C'était une aimable femme, restée agréable à voir
poul} son àge : Elle a\'ait dù être fort jolie 'ct conserl'ait encore un grand charme, ,
Son fils lui ressemblait physlquem(;nt, mais il v
avait d1CZ la mère plus dt,: volontô et d'énergie ril
aussi plus de froideur apparente,
Cependant, elle se montrait particulièrement affahl,:! envers la jeune institutrice qui, d'ailleurs, cherl'hait toute8 les occasions de lui plaire, Car, Rénine
~e disait qu'elle lui donnerait un jour, à cette fem~,
le doux nom de mère; ce doux nom que ses lèvres
d'orpheline Il'a:ie~t
plus prononcé depuis l'éP.?9 ue .
heureuse et IOln~1e,
de son en~ac,
Et dCla, la
jeune .fille se sent~l
fortement atllr(:(' '.'ers celle qui
avait donm' la vie à Jacques, et elle voulait s'en
faire aimer,
Un matin, elles se trouvèrent en têtl: à t~1e
pour
déjeuner.
Par e.·traordinaire, Mme de Fleurimont avait emmeni.! les enfants, [[ s'agissait d'aller visiter une
exposition ca~ine;
et, ['ensant, gue cela pouvait les
intéresser, iVlta
~ à la grande )o le de Simone et de
Bob les avait invités à déjeuner au restaurant afin
d'alI'er ensuite passer l'inspection des différents
spécimen~
de cet ami ~dèl,e
d~
l'homme, qu'est le
chien; hlen ('ntendu Il n avait pas été quc~lion
de Mlle Bayle,
Comme le repas finissait, Mme Saint-Vérand dit
~raciusemnt
à la jeune institutricl,!, qui se trouvait
all1si libre de son temps:
- Vous voilà quelques heures de liberté devant
vou , ma~c(lise,
la ch~s
est si rare que vous
devez a\(!ir ,hatc .ct en profl~e,
pour ',ortir un peu.
~an
aVOir 1 ennuI de la SUI vedlance u exercer sur
d,~s
enfants f'ouvenl fort indociles ,
- Pas tant que cela, madame; et la preuve c'ec;t
que jc.c:,mpt.e ~ardc
le I~)is
toute la journée~.,
" .J'al a écrll'c: de rlu~,
Je déslr(! me conf ctillllllU'
l'un oc c," colifichets il la .mode, dOllt mn bonI" C
ne m pcrmd pa. l'achat, ct qui doit contribucr ,1
rendre prés 'ntahit.; unl~
rohe 1as ilhletnent dfraichi"
- Vou:; men Z Idl(: \'i, bien énCIi '. p"lIr '011"
Ab'"
�CHE~fü'
SECRET
- Pas plus monotone, je suppose, madame, que
.:dle de mes pareilles.
- C'est possible, mais le malheur des autres n'attLl/ue pas le nôtre. D'après ce que m'ont dit mes
t.:nfants, vous avez connu des jours prospères ...
- 1161as 1. ..
Et l'exct.:llente femme, pensant CLue celte évocation
du passé était sans doute pénible à la jeune institutrice, se hala d'ajouter:
- Vous n'avez ni frère, ni sœur, ni. aucun par!!nt ?
- Vous mè permettrez, madame, cIe ne pas répondre, répliqua Régine dont la voix tremblait, les
traits soudainement couverts d'une paleur marbr<':e;
il est certains sujets qui me ont trop douloureux
pour que j'en ·park. .. C'est bien mal de ma part
de vous dire cela à vous, madame, qui me traitez
avec une bonté si parfaite, croyez qUI:; j'en sui s cependant pro[ondC:ment reconnaissante et que si je
me tais, c'est que ...
Mais elle ne put achever, un sanglot s't.:chappa dt.:
sa gorge contractée.
- C'est au contraire. moi, repartit aussitot son
interlocutrice avec bonté, qui devrais m'excuser
d'avoir ravivé: en vous de~
souvemr::; pélliblèS par
mes questions indiscrètes.
- Indiscrètes 1 oh 1 certes non. maûame, prote. ta
vivement la jt.:une fille. Dans ma situation, J'on trouye
ror rarement des personnes qui s"intéres. enl à
vous pour croire mal intenticrnn{:es celles qui v ulent
bien vous müntrer un peu d'intC:rêl. ..
- Pauvre: enfan). d'::clara .Mme Saint-Vérand émue
ù son tour, vous êtes dans UIlt.: phase d'éprellves,
mais à votrc.age - surtout quand on èSt aussi bien
Je (oules façon que vous l'êtes - O!l peul toujours
esp6rer sortir d'un mome:nt à l'autre: par un rrt<\riage
avantageux d'une siluation précaire.
.
Régine trcs<;aÎlIit, l'occasion. 'offrait â élle dt:
sonder le terrain et de suppult:r lè chance" qu'elle
arait de: voir le cllnix de .Jacque al {,rou\'L: par le
Cleur mnterne!.
-' QuunJ on est pauvre:, repartit-cHe! le: Dccnions dc IJonlll;ur sCJnt rare ....
- Cc qui les rend encore plu' préCIeuses Cluand
clles se pré::selltent. c(JOclut la mère le celui qu'elh:
. ima't.
t..raIH.lle deviné le ,;eCJ'l.!t dt.: ..,c., f, "( il se de.
�126
CHEMIN SECRET
manda l'institutrice angoissée. Et elle répliqua ner.
veusement:
- Certainement, madame, mais le manqu~
d'argent
entrave tant de choses ...
- Croyez-vous?
- Je le constate journellement.
- En tout cas, il n'est pas un obstacle au bonheur
el j'en suis la preuve. Dans ma jeunesse, nous avions
une très belle aisance, grace à la situation de mon
père, mais ma dot était des plus minimes, ce qui ne
m'a pas empêchée d'être choisie par u·n homme que
n'importe quelle héritière eût été fière d'épouser,
e~q;!lLjua
la vieille femme avec un orgueil attendri,
pendant que son regard rayonnait encore de bonheür et de fierté et q u'Ulle larme embuait ::.a paupii:re
au souvenir du sentiment qu'elle avait jadis inspiré.
Kle poursuivit:
- Monsieur Saint-Vérand avait l'intelligence, la
clic'· :1ction, un physique des plus séduisants, une
b ~ ._e
carrière, mais il était sans fortune également,
Cf '::1.l: ne nous a pas empêchés d'être profondément
hl:·~,ux.
(: Voyez, ma fille Suzanne, elle a eu la même
c1 ,t'pce que sa mi:re, M. de Fleurimont lui a tout
ar /J .... rté, à elle qui n'avait presque rien: grosse fortl~'I;,
situation très recherchée, ct enfin la particule
qu: n'est jamais à dédaigner. ..
« Quant à mon fils ... (le cœur de Régine à ce m t
cessa de battre) eh ~ien
l j'espi!re q~'il
tera, lui
aussi, la conquête d'une charmante bénfii:re - bien
qu'à vrai dire je ne la cherche pas pour lui. Doué
comme il l'esl d'un Yéritable talent oratoire, il se
tirera toujours d'affaire et peu importu, en somme,
que sa femme soit riche ou pauvi e, pourvu gu'elle
ail toutes les qualités qui rendent lin man heureux.
Régi~e
sentit un flot de joie l'ellyahir, et son cœur
se remit à hat,rc réguli~emnt
:
AlllSi. la mère dt.: Jacques ne s'oppI)serait pas ,\
!eur unlo~
; aUCUll obstade ne les séparerait, dpn.:
11 pourraIent être heureux sans cllntrister personne
el jouir d'un bonheur sans mélan~e.
- Mon 111 ,polu·suiyit Mme Salill-Vérand, est UI
excellent garçon, très bon, très racile à vivre, mai~
J'un car~li;(
un peu inù(;cis malgré les aprelc
c~
du contraIre.
.
�.
CHEMIN SECRET
« Je lUi ai vt] abandonner, tout à coup, les projets
les mieux arrêtés ct n'en plus vouloir - et celaje vous le dis tout bas - la plupart du temps par
'crsatilité de caractère ou par ambition Hure.
~ Surtout par ambition; d0s qu'il pense qu'une
chose pourra lui servir, le mettre en vue, il s'y
adonne tout entier avec une ardeur qui ferait croire
à Lle l'énergie de sa part, alors qu'cn réalité il n'en
l!st rien .
• C'est de la fougue, une force factice, bie~tô
~puiée,
qui dure d'autant moins qu'elle s'est plU!;
dépens~
au début.
Il Ainsi, actuellement, sa candidature l'absorbt:
totalement, il ne songe plus à rien autre, délaisse le
.palais et je vous avoue que.ju suis navrée de le voir
s'orienter vers la politique.
- Mais, madalTle, répondit vivement Régine qui
prit aussitôt avec ardeur la défense de l'absent, un
Ile peut que loucr M. Saint-V érand de de cendr..:
courageusement dans l'ar<:ne, alors qu'il y a plus lu
coups à recevoir que de lauriers à cueillir J
La vieille femme regarda attentivemcnt sa jeune
interlocutrice:
- Seriez-vous d'un caractère combatif par hasard?
uemanda-t-elle.
.
- A l'excès, madame. Je crois que lorsqu'on S<:l1t
sa force on éprouve le besoin de l'exercer 1 J'aurais
dû être un homme. Et elle ajouta avec ardeur:
Combien de fois ai-je gémi de mon inaction moral~
forcGe. Les femmes ne peuvent ri n par elles-mème ,
elles doivent évoluer (~ans
avoir jamais l'esp"ir d't.;o
sortir par leur initiative) dans la sph"re, si l;troi
~
'(lit-elle, où la destinée les a placée . Que ne buis-j~
un homme et je n'en <Jurais paD été réduite à appr~nde
à lire à deux enfants au foycr d'autrui 1. ..
Sans bien se rendre compte de l'impression qUI
e dé~ageit
pour die du discouf;, dt: la jeune fille,
.Mm\! Sail1t-Vérand se sentit l'esprit plus à l'aise. Lu
chaleur d'accent qu'avait mise l'institutrice à d6I"endre Jacques et dans lequel la mt:re avait CI u, au
debut, discerner 1I1J inturêt personnel pour sun 111 ,
e trouvait juSliliéc d'ulle-même par I:expotlé dt.;~
iù~utl
qU\! venait d'émettre Mlle Bayle.
. (,e n'utait pas Jacques, mais les projets de celUI-ci,
évidemment, qu'avait d.::fendus cette jellne fin,. d'Lill;>
Intelligence positivement \'irile.
1
�CHEMIN SECRET
,. Aussi Mme Saint-Vérand demanda-t-elle tranquillement à Régine:
- Alors vous approuvez mon fils?
- Certainement; si tous les honnêtes gens se
retirent de la lutte, par qui donc les amis de l'ordre
seront-ils représentés ?.. .
.
- Vous avez raison; maiS, avouez que SI la période électorale devait durer toujours, la vie serait
un oI!nfer pour les candidats à I~ ~éputaion.
«Je ne vois plus Jacques (Regll1e non plus ne le
voyait pas, et elle en ~misat
secr~
tement); à peine,
s'il prend le temps de manger et de dormir.
« Quel que sa!! le résultat .final, j'ai hate que la
date fatidique salt pa~sée
(la j~une
fille, elle aussi,
cr avait hate), pour diverses .ralsons :
(\ La premii.:re, c'est que je sou pçonne fort mon
fis de dépenser des s~me
éno.rmes en vué d'un
s,'r.r.ès des plus aléatOIres; Je SUIS persuad'::e qu'il
~.t
en ce moment une large brèche au mince patriIT.'!;!1e paternel.
"" Il est vrai que s'il réussit, cela compensera les
rertes, el lui ouvrira la porte d'un beau mariage,
wz.:s en attendant, .ne me parlez pas des ambitieux,
;;s lOnt passer leur tntérèt avant tout le reste, et cela
parfois au détriment d.e leur cœur.
.
Et sur celle conclUSIOn, Mme de Salllt-Vérand se
leva de table et gagna sa chambre.
Quelques secondes plus tard, R~gine
en faisait
autant, l'esprit lég::rement angoissé, sa joie de tout
à l'heure était tombée.
Ce ne serait pas la m~re
de, Jaë';ques qui s'opposerait au bonheur,de la Jeune fille s~n
dot, mais, si
c'était Jacques luz-même?,., songeait-elle anxieuse
malgré elle, Certains .mots jetés a'u hasard'de la conversation peuvent fall:e atrocement soufTrir. Il était
ambitieux ct les amb ltieu.x font passer leur intérêt
avant tout le reste". avait dl! Mme Saint-Vérand
ml:me au détriment de leur CC;ur l...
'
M!1 is , .clle. eut honte, de cette vilaine pensée qUI
arnotndnssalt le caracll:re de son h.:ros ct elle S\:Irlprcf;sa de la chasser par les réOcxion' suivantes:
• Quel droitai-jeùeleméjuger ainsi 1 Il m'a, il est
vrai, li n peu ùL:laÎ':;séc tous ces temps dernic~
mais
chaque fois que nous nous sommes trouvés cns~mble
il 'i'est montré aussi empressé que je pouvais le sou:
Il'üter.
�CHEMIN SECRET
12 9
«A la vérité, ilne m'a rien dit concernant nos chers
projets secrets, mais comment aurait-il pu le faire,
nous . ne nous sommes jamais trouvés seuls ... »
Cependant Régine avait beau vouloir se rassurer,
se persuader que Jacques l'aimait toujours, Ul1e
inquiétude grandissait en elle, et elle entendait une
voix plus forte que sa volonté qui lui criait dans le
secret de son cœur:
Crois-tu que, s'il le voulait, il ne trouverait pas
quelques instants à te consacrer? Crois-tu que, s'il
en avait le désir, il ne ferait pas naltre l'occasion
d'un tête-à-téte Î'
Un homme vraiment épris trouve toujours, quand
Il le veut, du temps à consacrer à celle qu'il aime. Il
prend, s'il le fa\,jt, sur son sommeil, sur ses repas,
mais il trouve toI/jours, sois-en sûre, - jlle crée é\u
besoin - le moyen d'aller où son cœur l'appelle 1
Et la pauvre Régine courhait la tête, l'àme torturée
par ces pensées lancinan:es.
Elle eût souhaité faire taire la voix impérieuse qui
lui démontrait ce qu'elle n'eût jamais voulu entendre,
mais, elle n'en avait plus la force, sentant bien que,
peut-être, cette voix néfaste disait vrai en damant
avec acharnement en son for intérieur: L'amour
véritable connalt-il des obstacles? Assurément non,
il a des ailes. Il vole, il plane, tout lui est possible.
Et la pauvre fille, livrée à ces tristes méditations,
ne sc sentait plus à présent le goût de travailler à
des embellissement de toilette. L'idée seule lui en
·était odieuse et la faisait soufTrir.
? ...
A quoi bon se faire belle, si elle n'était plus aim~e
songeait-elle douloureusement.
Décidément, elle ne s'occuperait pas cie sa' parure,
elle allait écrire cette lettre qu'elle remettait, de jour
en jour, depuis son arrivée en France et dont l'élaboration lUI coûtait atrocement.
Cette lettre à une personne qu'elle ne nommait
jamais et à laquelle elle ne pensait qu'avec un serrement de cœur; cette lettre à quelqU'lin qu'clle
maudissait et dont l'existence était pour elle une
amertume renouvelée.
Autant la faire aujourd'hui qu'un autre jour, et
puisque son cœur saignait déjà de l'horrible plaie
du doute, c'étail l'occasion de le broyer tout à fait,
lourdes à supporter
deux douleUrs étant à peine pl~s
qU'une seule 1
•
�CHEMIN SECRET
Et courageusement, elle s'assit il la table de travail des enfants, prit son buvard et l'ouvrit.
Longtemps la jeune fille ré0c~it,
la t.ête dans ses
mains, méditant ce qu'elle allait dire j pUiS elle pressa
ses tempes douloureuses de ses dOigts glacés, et,
soudain, traça nerveusement sur une enveloppe
l'adresse suivante:
.
.~ Comte de Beausemblant, capitaine au 50° chas.
seurs à cheval. Compiègne. Oise. » et quand ce fut
taIt sans relever la tête, le regard sombre, un pli
am~r
sur la lèvre, elle prit une feuille de papier et
commença à écrire, s'arrêtant toutes les deux secon~
des ne trouvant pas ses mots ...
EÎle avait à peine tracé quatre lignes que la femme
de chambre se p~ésenta
an~oçt
que M. Zaphiros
aalt au salon qUi demandait à VOir" Mademoiselle"
pour une communication urgente.
La jeune fille se leva aussitôt:
« Que peut-il me vouloir, songea-t-elle, pourvu
qu'il ne oit rien arrivé de .ràc~eux
à Mme de Flcunmont ou aux enfants. QUI salt SI Jacq lies n'aurait
pas reçu quelq,ue mauvais coup dans l'une de !.:Cs
infernales réuntons électorales'? »
A cette pensée, sans prendre le temps du '('ermer
son épltre commencée, Régine se rendit au salon en
proie à un inexprimable trouble, le cœur battant
tumultueusement.
xv
_ Vou voilà bien étonnée de ma visite inattendue 'et peut-'::tru même intempestive, dit le Grec à
Régine; vous le sûre!. encore plus lorsque vous en
connaltrel le motif... Mais (Jue vois-je 1 vous êtes
toute tremblante; est-ce que Je vous ferais peur, par
ha ard?
- Nu.IJ:me~t,
mCJnsieur, rép(!nclit Mlle Bayle avec
un sounre (l'ail' radlcux du VISiteur l'ayant cOlOpktt.!m'.nt ras~!Uée),
mais, j'avoue qu'en apprenant que
vous demandiez à flle voir, j'ai cté un peu effrayée.
Je craigl~s
qu'il nc fùt survenu un ace id nt, soit ù
'
Mme de Fleurimont, soit à me élèves.
�f
CHEMIN SECRET
Rassurez-vous, mademoiselle, tout ce monde
est en bonne'5anté et se dispose à beaucoup s'amuser,
mais votre pàleur fait votre éloge. Elle prouve combien vous êtes attachée au foyer qui vous abrite.
- Mon Dieu, monsieur, je n'ai qu'à me louel' des
égards qu'on a pour moi, et je n'ai pas besoin de
vous dire que j'aime de tout cœur ces chers petits,
qui sont la principale occupation de ma vie. Se
dévouer, c'est s'attacher.
- Assurément, mais si le rôle d'institutrice ne
comporte pas plus de satisfaction intIme que celui
de père, je vous plains t
- Quoi r c'est vous, monsieur, qui dites cela,
heureusement que Mlle Mitta n'est pas là pour vous
entendre 1
- Oh! je le lui ai dit en face, hier soir, car nous
avons eu une scène terrible et c'est le même motif
qui m'amène à vous aujourd'hui ...
" Certes, se hâta d'ajouter le Grec; il ya longtemps
que mon projet était arrêté, mais c'est ma fiI:e qui
en a précipité l'éclosion.
Régine regardait anxieusement son interlocuteur,
se demandant ce qui allait sortir de leur entretien,
après un tel exorde.
Il poursuivit:
- Vous ne comprenez pas grand'ehose à mon
début, mais si vous voulez me faire l'honneur de
m'écouter quelques instants, vous ne tarderez pas à
saisir le but de ma visite.
" Vous savez, sans que l"aie besoin de vous en
exposer le tableau, de que S SOinS, de quelle tendresse j'ai entouré Mitta, tàchant, à force de dévouement, de gâteries, de lui remplacer sa m1:re défunte.
c Pour elle, je n'ai rien épargné; j'ài prodigué l'or
que la destinée a mis entre mes mains; pour cette
enfant j'ai fait abnégation de mes goûts. Tout ce
qu'elle a désiré, je le lui ai donné, sa volonté était la
mienne. Aussi, en retour, m'était-il légitimement
permis de compter sur son afIection et sur son
dévouement.
" Vous savez également, à n'en pas douler, qu'elle
a une dot princière, ce qui lui permet de chOisir le
mari qui lui plaira. -: Celui-ci,. attiré par un vil
métal, ne s'apercevra-l-II pas un Jour que l'or n'était
que dans le contrat et point dans le cœur de sa
femme, c'est probable, mais ce n'est poin~
notre
•
�i32
CHEMIN SECRET
disais donc
affaire, ni à vous ni â n:oi. ~ Je vo~s
oue M.itta, grâce au chiffre de ma fortune, pourra
épouser qui bon lui semblera.
u Jusqu'ici, nous n'aviuns pas encore beaucoup
par~
de cet incoIlnu, qui d'avance ne m'inspire
aucune sympat~ie,.l'our
des pères ét~n.
légèrement jaloux, maiS, Jamais la pensée ne m'etait venue
que ce mari pourrait être un étranger, pis que cela,
un personnage qui emmènerait Mitta à Paris,
me l'enlèverait complètement et me priverait ainsi
de la seule joie que j'ai en ce monde, ma fille...
1
Régine a,:ai.t peur de comprendre.
I! poursuIVIt:
_ M'étant consacré exclusivement à cette enfant,
ayant renoncé à cause d'elle à recherche.r dans une
autre union la part de bonheur que Je poùvais
~as
en d~oit
d'eSpér!!r que
encore goûter, !1'ét~is-je
ma fille se maneralt auprus de mOI, ne me qUItterait
pas, ne s'exilerait pas. d'Athè.nes,. enfin, où nous
avons une des premières SituatIOns du pays
d'Athènes où je lui ai installé un palais digne d'un~
reine ? ...
u Eh bien, au lieu de me consulter, de songer à
toutes ces considérations, elle a décidé de son
avenir toute seule 1...
e Elle m'a annoncé hier, le plus tranquillement
du monde, qu'èlle désirait habiter Pari~
ct qu'elle
allait épouser Jacques Saint-Vérand.
Régine ne puussa pas un cri, n'eut pas un tt'essaillement, mais elle sentit dans la région du CCCur une
douleur telle qu'elle crut qu'une artère s'était rompue. Elle s'étonnait de tant soufTrir sans en mourir.
Cependant, avec sa vaillance habituelle clic eut le
courage ùo dm: d'un ton absolument naturel:
- Vraiment?
- Oui, cela vous surprend, et moi donc 1 Mitla
qui avait des prétentIOns d'héritière du tl'ônu
épousl..l' un garçon ~ui
n'a ni nom, ni fortune j~
n'en r.evi~ns
pas 1 SI encore. il était comte 'ou
marquIs, je m'en accommoderaiS à la rigueur mais
Suint-Vérund tout court 1...
'
- Mademoiselle votre lille a pons6 - et en cela
elle a bien raison - que les qualités de l'hommo
compenseraient 10 manque d'avantages mat6riels
réphqua hérolqucment la généreuse Régine qui
trouvai~
dans sa nature exceptionnellement haute la
•
�CHEMIN SECRET
133
{oree de défendr e les intér~s
de celui qui l'avait
lachem ent trahie.
- Elle aurait pu rencont rer tes deux, rétorqu a le
Grec, mais voyez-vous, cette idée de députat ion lui
a troublé l'esprit ... Elle se voit déjà la femme d'un
ministr e, je ne répondr ais pas qu'elle ne visât pas
jusqu'à la préside nce 1
- Et... la demand e est faite? questio nna douloureusem ent la jeune fille qui voulaIt douter encore.
- Je ne saurais vous répond re à cc sujet. En tout
cas, Saint-V ùrand ne s'est point adressé directe ment
à moi. Il paratt que cela ne se 1e.it plus, que c'est
tout à fait « vieux jeu _, comme dit l\lilta, depuis
qu'elle parle le français nouveau style.
« Mais je ne doute pas que ce ne soit son intention, car vous avez pu rema~u,
aussi bien que moi
combie n il était assidu aupn:s de ma .fille.
c Lui, si occupé par son élection , il trouve encore
le temps de venir jusqu'à nous, quotidi enneme nt.
Il est de toutes nos parties, promen ades, soupers ,
théâtres . J'aurais dû me méfier ...
Décidé ment, Régine, ce jour-là, devait gravir toutes
les stations d'un calvaire atrocem ent doulour eux. La
pilleur s'accen tua sur son front et un pli amer vint
sc creuser de chaque côté de sa bouche crispée ,
tandis que l'Athén ien poursui vait:
- Un autre indice absolum ent proban t - mais ce
que je vais vous dire là, madem oiselle, est uniguement pour vous seule, je me fic ù votre plus enllt>re
discréti on, confia M. Zaphiro s, - c'est que, c'est à
ma bourse que le futur député a rait appel, un appel
de fonds, néce sité par les frais de sa candida ture.
Mlle Bayle eut un involon taire mouvem ent de
réproba tion, presque de dégoût :
- Oui, continu a le Grec, cela vous étonne . .l'ai
été égaleme nt un peu surpris lorsque ma fille m'a
réseI~t
la requête ~u
jeune homme , mais je me
suis dIt qu'elle l'y avaIt sans doute enga~é
jet, aprU5
tout, étant lié commc je le suis avec les Fleurim ont,
il élait tout naturel que ce garçon "adress àt à mOl.
(Ré ,ine, elle, ne trouvait pas naturel du tout d'emprunter de l'argent au p~re
parce que l'on était
aimé de la fille). Il pol1r!\uivit:
,
_ .Te lui ai donc prêté quelqu es billet!' de mille
- oh 1 une bagatel le, une vingtaIne environ , là n'cRt
1"'36 la questio n - mais, ce qui en découle
poUT
�CHEMIN SECRET
moi, c'est que ces jeunes gens sont décidés à
s'.~pouer
...
_ Je vous remercie, monsieur, dIt Régine d'une
voix: lente et sans timbre, d'avoir eu assez de
confiance en moi pour venir me conter votre ennui.
Je sens, croye7:-le bien, tout le prix: de la preuve
d'es~im
que. vous me don~ez.
Malheursm7~t,
si Mlle Zaphlros et... M;.Sal11t-Vé!·and., p~ursUtvl
elle avec effort, veulent s epouser, Je ne pUtS pas les
en empécher....
.
.
.
_ Assudment, Je le sais fort bien, mais vous
pouvez m'aider à me venger de l'ingralitude de ma
fille.
.
_ Comment cela? questIOnna l'institutrice, d'un
ton indf.!r~t
et I,!- •
Que lui importaIt .ta. vengeance, du moment que
son pauvre cœur était Immolé! Elle ne pensait gu'à
sa propre misère, ne. ~entai
que le mal qUI la
br9yait et ne se soucIait nnllement d'une revanche
quelconque.
_ Ah 1 voil~.
c'est assez d!fficile à VO~IS
e.xplïquer,
reprit l'AthéOlen. Je vous al dit combIen Je m'étais
consacré à ma fille, avec quel désintéressement
j'avais renoncé à être heureux par une autre qU'ellem;!me.
- Oui ... eh bien?
- Eh bien 1 du moment que cette enfant n'est
qu'~e
ingrat~,
qu'elle veut ~:
quitter, m'abandonner, Je ne VOIS pas pourquoI Je persévérerais dans
mon sacrifice, je m'j~:,le.rais
enfin, pour une
créature sans cœur; aussI J al résolu de me remarier.
L'institutnce leva sur so~
~ nterloc~u
des yeux
étonnés, se demandant ou Il voulait en venir. En
q~oi
lc.s pr~jets
matrimoniaux de ~l.
Za~hiros
pouvalcl1t-I1s 1ll1téresser et pourquoI cet ctranger la
prenait-il pour confidente?
.'
ElIè l'écoutait,. distraite, le regard fixe, l'(~prit
perdu, l~ cœur crtsl?é.
.
.
- OUI, me rcmaner, contl1~a-I!.
Il y a dcs hommc~
beaucoup plus a3~s
ct mOins bIen cOllservés quc
mOI pour leur age, qUI se créent un nouveau foycr ...
A.l0rs j'ai pensé à une personne .remarquablement
bIen sous tous les rapports, que le connais depui s
un certain temps délà, que j'admire, qpe j'estIme
que je vén~re
en un mot...
'
~ Voyons, mademOiselle, ayez pitié d'un malheu-
1
�CHEMIN SECRET
135
reux pris d'une timidité soudaine, aidez-lui... Je
n'oserai jamais poursuivre si vous avez ce regard
y'hallucinée, si vous ne m'encouragez pas ...
- Si j'ai bien compris, monsieur, repartit Régine
qùi faisait un ellort violent pour suivre le cours de
la pensée de son interlocuteur, vous avez fait un
cho~x
et vous désirez que je plaide votre cause
auprès de cette personne?
- Oui ... non ... c'est-à-dire que c'est à peu près
cela... balbutia le Grec en devenant cramoisi
comme un colIégien qui en serait à sa première
déclaration.
- Mais, est-ce CI.ue je la connais ? ..
- Mieux que qUI que ce soi\.
- EJle habite Athènes?
- Pas en ce moment...
- Alors, je ne vois pas bien ...
Et la jeune filIe ajouta après une pause:
- M'cst-il arrivé de la rencontrer souvent?
- Trè!!'\ souvent. Plusieu\'S fois par jour ... dans
voire miroir, dédara enfin le visiteur d'un ton résolu
en s'enhardissant soudain.
Régine eut un air d'elTarement.
En 'réalité, elle soulTrait atrocement. La recherche
d'un autre, quand l'être qu'oll aime vous délaisse,
c'est un corrosif appliqué sur Une plaie vive.
- Je ... je ne ... sais ... si je comprends bien, murmura-t-cJle, très émue, d'une voix qui tremblait.
Le Grec était fort perplexe, ne sachant en quel
<;ells il devait interpréter le trou ble de la jeune filIe.
J\ vcc une émotion réelle, il lui dit:
- Faut-il vous rappeler notre entretien, qui peut
'IC résumer en deu. ' mots: Je désire me remari 'r et
mon choix s'est porlé sur tIOUS, mademoiselle .
'- Sur moi! rep'àrtit Régine en comprimant les
battements de son cœur, la recherche flatteuse dOllt
elle était l'objet n'éveillant en elle aucune vanité,
bien légitime cependant.
,
N'avez-vous pas tout cc
- Oui, ma~kojsel.
qui peut flatter l'amour-[lropre d'un homme 1 Je sais
forl bien que je ne suis plu!; trèq jeune, mai je VOliS
donnerai une situation qui ...
- .Tc vous 'n prie, rn0n 'ieur, l'interrompit-elle,
trè di "ne. Cr~yez
que je cns tout le prix de l'honneur gue VOll;; me faites, .mai.s ma .rt::solutiun est
bien arrêtée: Je ne me.maneral lamaiS 1
�CHEMIN SECRET
_ Réfléchissez avant de me donner une réponse
définitive.
_ C'est tout réflé'chi.
_ Je sais bien, remarqua l'Athénien avec un ton
empreint d'une certaine amertume, que je ne puis
plus repésnt~
à vos yeux le héros de roman
du nt rêvent les Jeunes filles ...
monsieur,
- Ne parlons pas de hér<?s de rom~lO,
ils ont trop souvent des pieds d'argile. Et le piédestal que nous leur élevons, dans l'ignorance de
nos cœurs de jeunes filles, ne fait que rendre plus
piteuse la chute de ces prétendus h~ros.
- C'est pour cela qu'une persol)ne seneuse
comme vous ne devrait pas laisser la proie '\pour
l'ombre.
_ Encore une fois, je vous en prie, monsieur
suplia.R:{\~e,
n.'isj~ez,
pas. Je \'0.us l'ai dit, je n~
me maneral Jamais, mais Je me souviendrai toujours
de la recherche flatteuse que vous avez faite de la
main d'une pauvre fille. Je vous estimais déjà
beaucoup, Je vous estime davantage encore à présent: mais, de grace, n'insistez pas!
- Vous serez obéie, mademoiselle. Je ne vous
importunerai pas davantage, je vous en donne ma
parole. Mais, si vous ne consentez point à devenir
ma. femme, vous ne refuse-e7. pas néanmoins d'avoir un
peu de sympathie pour celUI qui en a tant pour vou ..
- Certes!. ..
Et Régine tendit la main au Grec gui la pressa
longuement.
- Quand ma fille voudra me soutenir que l'argent est la seule puissance réelle, que tput 'capitule
devant la magie de j'or, ~ u'a~ec
lui on (leut tout i'e
procurer, tout achete!, Je lUI répo~dal
: ~ Exce. pté
la main d'une noble Jeune fille qUI préfère la pauvreté, une situation dépendante, à un mariage où
son cœur ne l'appellerait pas ,1 •
Et M. Zaphiros., après avoi r I:ronc~
ces mots
d'un accent convaincu mais plein de tn'Hesse, se
leva el dit:
1
- Adieu, mademoiselle, pardonne7.-moi d'avoir
osé penser à VOLIS.
- Adieu, monsieur, répondit Régine incapable
d'en dire davantage, un sanglot lui montant à la
gorge. Et ils se séparèrent.
Dt;meurée seule, la pauvre enfant n'a plus la force
�CHEMIN SECRET
137
de regagner sa chambre, il lui semble que ses jambes se déroberaient sous elle, si elle voulait faire un
pas. Elle demeure immobile, en proie à un véritable
état de stupeur, presque d'hébétement.
.
~ Ainsi son beau rêve de tendresse est fini. ..
brutalement fini. .. Ce n'est pas le destin qui l'a
brisé par un de ces événements plus forts que la
volonté . Non, c'est le résultat de l'inconstance de
celui qui avait juré de l'aimer toujours 1» Et il lui
semble qu'elle souffre moins à cette pensée: « Si
celui qui l'a trahie lui avait été enlevé par la mort,
ou par l'opposition de la volonté maternelle, ou s'il
s'était dressé entre eux un de ces infranchissables
obstacles qui séparent les vies sans diviser les
cœurs, son ame se serait brisée sous le poids d'une
incommensurable douleur. Elle en voudrait au destin, au ciel, à Dieu même j mais non! c'est l'homme
qu'elle aime qui, de ses propres mains, a rompu la
chaine qui rivait leurs deux cœurs ... alors pourquoi soutTre-t-elle? Que regrette-t-elle donc? .. De
s'être trompée dans son choix, voilà tout j car il
6tait indigne d'elle, indigne d'une affection comme
la sienne, celui qui a été capable d'une telle Jacheté.
II ne mérite pas un regret, pa l'ombre d'un regret.
« Eh bien, non! elle ne le regrette pas 1. ..
« Et pourtant, combien elle souffre: comment
peut-on souffrir à cc point sans en mourü· ... »
Elle sent son cœur prêt à éclater et elle porte sa
main à sa poitrine pour en comprimer les battements aussi douloureux que dé ordonnés.
« Que disait-elle donc? Que s'il était mort, que
si des obstacles ind6pcndants de leur volonté les
avaient séparés, clle soulTrirait plus encore ... Mais
elle était folle ue parler ainsi 1. .. C'est précisément
parce que c'e~t
llli qui l'a délaissée, lui qui s'en est
allé vers une autre, de son propre gré, qu'elle souffre à ce point j elle souffre du mépris qu'il lui inspire. Et c'est si dur le mépris quand on aime!
~ Que n'est-il couché dans sa tombe 1 que n'est-il
mort aux yeux de tous: il vivrait encore dans son
cœur à elle, dans le cœur ue sa Régine; il vivrait
dans l'esti~
d(! celle qu'il :l. ainl'::c; tandis qu'aujllurd'hui Il esl mort à t(?ut Jamais dans son souvenir ... Et n'est-il pa~
plus cruel de pleurer res ddunts
J..: cette sorte que les vrais disparus dans l"Audelà? :a
�CHEMIN SECRET
Et pendant que la jeune fille se livre à ces pensées amères, ses tempes battent douloureusement.
Elle voudrait tant mourir là, sur place, et s'anéantir
dans sa doul ur 1
Pourtant, elle ne peut d~meur
au salon; quelqU'un po.urrait la surPrendre en cct é~at
de prostratIOn et il faul à lout pnx qu'..:lIe s'en atIle.
Alors, par un effort de v<?lonté, clle se lève à la
façon d'un automate,. s'appulC Conlre les fl!urs pour
ne pas tomber, se ~h.se
le .Iong, de la pIèce et du
vestibule arrive défadlante Jusqu à sa chambre, se
jette sur' son lit, ct ià, fermant les yeux, donne un
libre cours à ses larmes_
XVI
Pendant que le cœur de Régine agonise sans qu..:
nulle main amie soit là pour adoucir le mal de la
pauvre enfant, pour l~i aPl?orter le divin dictame de
l'amitié, J,acqu~s.
Sall1t-.v erand et Mitta Zaphiros
visitent l'ExpOSItIOn canIne et causent avec entrain.
lis sont en tète à tête depuis quelques secondes.
Mme de Fleurimont s'est attarJée auprès d'un
magnifique couple de danois qui fascine les enfant s.
- M. Zaphiros nous a qUJttés bien vite tout il
l'heure, remarque le jeune homme .
. - O!ll c'.est que nous sommes cn froid depui s
hier SOIr, lUI répond sa compagne.
- La nouvelle demande d'emprunt que vous aVl:ï.
bien voulu lui faire en mon nom l'alll'a peut-être
contrarié?
- Vous voulez rir.e 1Qu'es~-c
que cinq mille fralJc~
pour l'un des plus riches sUjets du roi des Iel~ns
1
- Oh 1 je sais bien que ce n'est qu'une bagatelle
une aumône que l'on jette à un mendiant 1...
'
. - Ce n'e~t
poInt ce que i:ai V?ulu dire, riposte
vIvement la Jeune Grecque qUi craInt d'avoir froiH é
son interlocuteur, maie; en traitant Cùttc question
• argent »,,i'ai dû naturellement laire allUSIOn à l:e
que YOUS savez ...
- Et qu'a-t-il répondu? questionne rapidement
Jacq ues Qui est en Droit! à l'inquiétude.
�CHEMIN SECRET
139
- Que c'est très mal à nous de ne / pas l'ayoir
informé plus tôt de nos projets. Comme si ces choseslà s'annoncent à son de trompe! Il me semble qu'avec un peu....de perspicacité, mon père aurait pu
voir de ses propres yeux ce qui éclate aux yeux de
tous; mais les parents sont ainsi faits, c'est toujours
quand il est trop tard qu'ils songent â mettre leur
véto ... leur véto! non, je m'exprime mal, c'est-à-dire
à soulever des obstacles, rectifie Mlle Zaphiros qui a
vu l'eftet de sa phrase et tâche d'en atténuer la portée.
" C'est une des particularités du caractère grec,
cela, poursuit elle : Un projet, une chose ou une
personne vous plaisent, on se passionne pour eux;
le lendemain matin, vous croyez avoirtl'ouvé mieux;
fini des projets de la veille ...
Jacques, qui eClt pu lUI répondre qu'il n'y avait pas
besolO d'aller en GrLce pour rencontrer pareille
versatilité, se contenta de remarquer:
- Il est bien certairl que M. Zaphiros n'aura pas
de peine à trouver pour sa fille un parti plus avantaLeux que mOI ...
- Là n'est pas la question; mais le malheur a
voulu que nous nous troul'Ïons l'autre soir chez les
DemJlri - des Athéniens fixés à Pans depuis quelques années - avec un capitaine de cavalerie, des plus
séduisants, le comte de Beausemblant, qui s'est un
peu et beaucoup occupé de moi - (Saint-Vêrand
ne put se défendre d'un mouvement de contrariété)
et je crois que ce pauvre père s'est aperçu de l'amabilité de ce brillant représentant de l'armée française
à l'égard de sa fille, et comme je le soupçonne fort
d'avolrun secret désir de me voir devenir marquise ou
comtesse ...
- Vous en concluez qu'il agréerait volontiers la
demande de ce traineur de sabre'? remarqua ironiquement Saint-Verand.
- Pourquoi pas! Vous dites cela d'un ton bien
amer?
- Qui ne doit point vous surprendre ...
- Oui et non, ùu moment que je n'y suis pour
rien et qu'il s'agit seulement des petites faiblesses de
papa; moi, j'en ai une autre ...
- Laquelle? questIOnne Jacques, lég1lrcment
inquiet.
- Celle u'Otre la femme d'un grand personnage
politique.
1
�140
CHEMIN SECRET
Alors ce n'est que le futur deput!! que vous
aimez en moi ( remarque le jeune homme a~sez
dépité .
- Jenedis pas cela ... certes ... mais enfin l'écharpe
ne nuira pas...
.
Saint-Vérand ne réplique pail, JI a peur de poser
la question:
- Et si j'échouais? car il redoute la réponse.
Après un silence, il demande:
1
- Ne croyez-vous pas qu'il serait convenable de
ma part de.; raire une démarche personnelle auprès
de M. Zaphlros, après ce qui s'est passé hier entre
lui et vous Î'
- Assurément... mais il ne faut rien brusquer
non plus. Je désire encore réfléchir sur la fa~on
dont nous nous y prendrons pour enlever la sÎtuatlOn
d'assaut...
- Je suis naturellement à vos ordres, mais ...
- Tenez, interrompit la jeune fille, venez donc
me rejoindre t.!em~in
soir? au bal de ch~rité
organisé
au bénéfice des dlspensall'es de la CroIx-Rouge.
- - Un bal de charité 1 Je n'avais pas entendu parler de cette fête.
- Elle n'a qu'une importance se'condaire à mes
pas pa~
philanyeux, r.epartit. Mitts en riant; ce n'es~
throphle '-lue Je vous demande de vel1lr m'y reJoihure.
Au fond, Je me soucie fort pel:l du but.
=-- Quoilc'estvous,mademOlselle,qulparlezainsi?
remarque l'avocat, choqué malgré lui de~
paroles de
la jeune fille.
- Ces <\ueshons de querelles entre peuples m'intéres~n
SI peu! Alors, les œuvres. qui en découlent!. ..
- Vous m'étonnez, mademOIselle. Certes les
femmes en général ont horreur de la guerre 'mais
dans le cas qui nous occupe, j'en connais p~u
qui
n'aient fait des vœux ardents pom le Soulagement
des héros t1lessés. Je suis d'autal1t plus surpris de
vutre indilTérence, que je vous croyais, en votre
qualité de deicendante de ces fiers Athéniens, une
véritable admiration pour les guerriers quels qu'ils
sc)ient.
- Eh bien 1 vous vous étiez trompé, voilA tout,
J'ni l'aille trop co mopolile pour m'intéresser à cc
luttes Je tcrntoirc. Je suis très moùerne, moi 1
- Permettez, madcmoi elle, jamais la femme n'a
porté un plus vif intérêt aux .graves questiuns ~ui
�CHEMIN SECRET
agitent les hommes que ln femme moderne qui est
vraiment la compagne de l'homme, celle qui s'ao~
cie à toutes les grandes idées qui occupent et préoccupent celui-ci.
-- Je me contente d'un rôle plus modeste, plus
féminin, je ne me soucie, moi, que de plaire ...
-- Et il faut avouer que vous y réussissez merveilleusement, s'empresse de répondre .Jacques, du ton
le plus aimable, car vous êtes la personnification du
charme, le charme fait femme, dirais-je, si les deux
n'étaient pas synonymes 1
- Flatteurl
-- Du tout; je dis ce que je pense: Vous réalisez
I1bsolument mon idéal.
- Eh bien, tant mieux, répliqua Mitta. Les héritières comme moi ont toujours la crainte d'être
épouse~
pour leur argent... mais tout cela ne me
dit pas si, oui ou non, vous viendrez demain soir r
- Oui, certainement, puisque je suis assuré
. d'avoir le plaisir de vous rencontrer, mais j'arriverai
un peu tard, ayant une conférence à faire dans la
journée aux environs de Paris.
Comme il achevait ces mots, Mme de Fleurimont
rejoignit les jeunes gens et la conversation prit un
tour banal.
Lorsque Régine, sortant de la stupeur morale qui
l'avait clouée sur son lit durant plusieurs heures,
rouvrit les yeux, elle s'aperçut que le soleil était
couché .
• Combien de temps suis-je demeuroe là'? • se
demanda-t-eHe avec inquiétude, pendant qu'un travail de reconstitution se faisait en son esprit.
Que s'était-il donc passé dans sa vie? Ah 1 oui,
elle savaii 1 Jacques ne l'aimait pl\ls. Il allait se marier avec la riche Grecque, et, par une étrange ironie
du destin, c'est précisément à l'heure où son pauvre
cœur vient d'être broyé rar la nouvelle de la tr.1hison de celui en qui elle avait placé toute sa confiance
que M. Zaphiros lui a demandé de devenir sa femme!
Que d'événement difr~ent!\
en quelques heure
Et la jeune fille pl'esse ses tempes endolories: '
Ainsi c'est bien vrai; celui en qui ello avait cru
on qui elle avait espéré, l'a trahie 1
. •
Le mépris qu'il lui inspire n'a d'égal que sa douleur; et, I.fin de mieux faire saigner la plaie qui la
torture, elle évoque les incidents de la 80ir60
�CHEMIN SECRET
radieuse où, là-haut, sur le sommet de l'Acropole, à
la sereine et douce clarté lunaire, il lui a dit son
amour.
e Ne regretterez-vous jamais I.e choix ql!e vous
aurez fait en une heure d'enthousiasme? ~ lUI a-t-elle
demandé. - « Jamais 1 Jamais 1 » a-t-il répondu avec
une conviction ardente.
Alors elle a ajouté:
« Prenez garde 1 Si c'est toujours une mauvaise
action et une lacheté d'abandonner une femme que
l'on a promis d'épouser, cette lâcheté devient
un cnme qnand la victime est une pauvre
fille comme moi qui n'a personne dans la vie pour
la défendre; un.e pauvre fill.e sans. dot q~i
n'a que
son cœu~
à ofTnt· - Ne ~ralgn,ez
a-t-Il répondu,
je vou~
au:ne et Je vous aimerai ~ouJrs
... Vous êtes
la roa!JsallOn complète de mon Idéal.., "
Qu'en <l:-t-il fail ~e ses sermenls l celui q~li
les prononçait, ,Il y avait q\le!.qu;s !lI0IS à peine ?... Se
souvient-II seulement qu IlIa almée ?, .. Se rappelle_
toi! qu'il lui a écrit il n'y a pas deux mois:« Surtout
que ma Régine adorée ne soit pas jalousel Quel
charme peut avoir cette jeune fille comparée â celle
qui m'a pris mon cœur et le gardera pour toujours
'
à Régine enfin 1 Il
c Comment l~
cœur. de l'.h~me
est-il donc fait
pour que l'oubh s'y ghsse SI vite?" se répète-t-ellc
angOissée.
vraimen,t ,oublié~
L. N'est-ce
Mais, Jacques l'a-~i
pas plutôt pour s,ervlr son a~bl!ton
qU'I~
va épouser
la nchlsslme Mitla ( Et s Il en est amsi, si cet
homme est capable d'une telle Ignominie, que penser
de lui (
Quoi 1 c'est Régine dont l'âme repousse toule
compromission, c'est elle qui a laissé son cœur
s'égarer en des mains indignes (,.,
Mais Régine va se ressaisir, elle ne Se laissera
aller ni à la' douleur, ni au ressentiment. Elle n'attendra pas que cet homme vienne lui dire: « .J'ai
fait un autre choix. " C'est clle qui lui rendra sa
parole, elle ira â lUI la première et lui dira froidement son mépris, tout son mépris, Elle sera mallrcssl'
d'elle-meme, elle sera calme comme si elle n'était
pas personnellement en cause, Et cela parce qu'ellc
n'aimera plus, parce qu'il n'y aura plus cn son
cœur nulle place aux regrets.
�CHEMIN SECRET
Les cœur!\ comme le sien cessent d'aimer dès
qu'ils n'estiment plus r Et comment pourrait-elle
estimer encore? L'étrange chose que les jugements
de? hommes! On emprisonne un père de famille, un
ouvrier san travail qui, pour apaiser la faim de ses
enfants, 'ole un pain de quelques sous chez le boulanger, et l'on serre sans difficulté la main de celui
qui a trahi la foi jurée'; qui a làchement délaissé la
jeune fllle pauvre dont il a promis de faire sa femme
afin d'épou er une opulente héritière!
Oh 1 comme elle aurait une belle revanche, si e!ie
voulait se venger 1Mais non; elle est trop noble de
caractère pour répDndre au mal par le mal, à la
trahison par la trahison; elle perdrait ainsi le droit
de mépriser Jacques 1
Et cependant, si clic le voulait, elle pourrait aller
dire avant qu'il lui ait rendu sa parole à celui qui
l'a si cruellement déçue:
« passez votre chemin, je ne veux plu de vous,
vous êtes pauvre, J'occaSIOn d'un nche mariage
m'est offerte el j'en profite .• Ce serait la peine du
talion et plus encore, car Régine en devenant la
femme du Grec richissime se ferait donner par contrat, au détriment de Mitta, un peu et beaucoup de
cet or pour lequel on l'avail trahie, et Jacques ne
ferail plu
alors le mariage J'argent qu'il a
escompté.
Mais non; pas une seconde elle n'a .;té tentée
par la saveur de la \engeance ou l'appal de la fortune. Régine est au-dessus de pareille bassesse et
elle onge que si c'était pour en venir à uni! 'i complète abnégation de ses rêves de bonheur, elle eût
bien mieux fait d'accepter, deux ans plus t6t, le
mari sexagénaire qui lui apporlait l'argent à défaut
d'un age assorti au sien, car elle sc serait ain$i
épargné l'amertume de gnùter au pain toujours dur
du foyer d'autrui cl LI' connaitre un affreux d';laissement.
Celle foi' encore, elle avait dit non sans hé itation; parce que son pauvre cœur mutilé n'aurait pu
1romettre de s'attacher à nouveau. Il e"t certaines
1)Ie sures qui ne sc cicatrisent jamai cnmplt:tement; ct dans ces conditions, ce serait un crime
d'accepter la mai n loyale tendue vers la vtitre. Le
devoir c t de refuser.
.
Elle continuerait donc toute S8 'ie à ~trc
une
�CHEMIN SECRET
modeste Institutrice, sans foyer à elle, errant de
maison en maison à mesure que les enfants grandiraient, mais ce qu'elle ne ferait certes pas, c'est 'lie
rester chez la sœur de Jacques.
Sa situation y serait intolérable; elle entendrait
parler quotidiennement dy mariage de celui qu'elle
avait cr~
é,pouser et ?eralt,Jocé~
pe,ut-être d'endurer l'indicible SUfPltce dette temotn du bonheur
d'une autre. Un te spectacle serait au-dessus de ses
forces aussi malgré tout l'attachement qu'elle ressentait pour ses élèves, elle chercherait un autre
poste. . .
.
.
' Elle pneralt Mme Maunvet, la chère sunntendante
de Id maison de Saint-Denis, qui avait toujours été
si parfit~men.
maternelle à,.son égard! de l~i trouver une SituatIOn nouvelle, n Importe ou; lOIn loin
de ce Paris où elle avait tant souffert.
'
Durant ces derniers mois, elle l'avait à vrai dire
un peu délaissée, cette amie dévouée. Le bonheur
est tellement égolste, et Jacques suffisait si corn.
plètem~
au cœur ?e l'orpheline l,mais à présent
que RéSine souffrait, e!le épFo~valt
le besoin de
venir faire panser au md de Jadis sa blessure d'oi.
'
seau meurtn par l'orage.
enfants ne traDemain serait un dimanche, I~s
vailleraient pas; elle de!l1anderalt à Mme de Fleurimont de lUI donner la Journée et elle irait se retremper l'ame à ce foyer de la Légion d'honneur qui
abrite les filles des h0ros.
'
Parlerait-elle de sa déception? Non; elle se
contenterait de dire qu.'elle ne s~ souciait plus de rentrer à Ath1:nes; ou bien elle Invoquerclit un autre
motif, mais elle ne laisserait pas soupçonaer sa
blessure, car Régine, ame scellée et forte aVait
gard é précieusement l'aveu de Jacques, com~e
un
cher trésor que l'éclat du jour ternirait; et à celte
heure, elle était payée de la contrainte qu:elle s'é.
tait Impo~ée
en ne l?~onçat
jamais le nom de
l'aimé, pUi sque l'humiliatIOn d'avouer son délclissl:_
ment lui serait ainsi épargn ée...
'
Panl Pan 1
- Qui est là ? demande Régine qui tres saille à la
pens ée qu'il va falloll' se compo ser une attitude
affronter la présencé de la personne qUI frappe ei
cacher aux yeux de tous son amère déception.
- Moi, mademoiseUe, répond la jeune voix de
�CHEMIN SECRET
145
Simone. Je venais savoir si vous étiez souffrante,
flrand'mère dit que vous n'êtes p:lS sortie de la
Journée et qu'elle a frappé deux fois à votre porte
sans que vous lui ayez répondu.
- J'étais effectivement un peu lasse, je me suis
mise sur mon lit, je me serai sans doute endormie,
car je n'ai rien entendu.
- Puis-je entrer?
- Certainement, ma mignonne.
Il ne déplalt pas à RégIne d'affronter d'abord les
regards de la fillette, car celle-ci est très avisée pour
son âge et si elle ne f-ait pas de réflexion sur les
traits tIrés de « Mademoiselle", c'est que «Mademoiselle» peut supporter n'importe quel regard
scrutateur. L'institutrice va donc ouvnr :
- Vous êtes-vous biet1 amusée? demanda-t-elle
avec effort.
- Oh 1 oui 1 si vous saviez 1 Mlle Mitta et l'oncle
Jacques sont si gentils, ils nous ont.. .
Mais Rég1l1e ne laisse .pas à l'enfant le temps
d'achever sa phrase, elle l'1l1terrompt avec une vivacité dont elle n'est pas maltresse :
- Vous me parlerez d'eux plus tard; pour le moment racontez-moi comment vous a~ ' ez
trouy!! les
chiens à l'exposition canine 1. ..
La petite fille interdite regarde ' f. Mademoiselle '.
Elle n'y comprend plus rien, elle ne l'a iam~
vue
ainsi, Mademoiselle est si douce d'ordinaire 1...
- Je n'ai pas le temps, répond Simone déconcertée; on \'a se mettre à table; ['on m'avait envoyée
pour vous dire que c'était servi.
- Allons, répondit Régine courageusement, ne
nous faisons pas attendre.
""
•
XVII
Une foule nombreuse et des plus êlé~antcs
rit,
cause, danse et flirte dans des salons bnllamment
illumi nés et somptueusement décor~s
de fleurs et de
plantes rares.
Tout ce monde s'amU5C au bénéfice de l'œuvre
�q6
CHEMIN SECRET
de la Croix-Rouge. Le plaisir des uns contribuera à
soulager l'efTroy'able misère des autres. Ainsi va la
vie ...
Un courIe très remarqué 'se promène lentement et
évolue de droite el Je gauche après un tour de
valse.
La femme porte une resplencllssante e~ vaporeuse
toilette de gaze plissée d'un rouge éclatant qui sied
merveilleusement à on Lype de brune, au teint
mat· le cavalier, lui, est revêtu d'un brillant uniforrr:e d'officier de cavalerie. Ils causent à mivoix.
La moustache conquérante, le regard hardi, le
sourire très fat, le beau danseur - car il est incontestablement bien physiqueme'nt - se penche verb
sa cOl1pag~e
auprès ~e
l~que
il semble très
assidu et IUl mur~e
dlscr<.:tet:n ent quelques éloges
admiratifs ~r
sa toilette qUI, tout en Hant d'un
modèle aussi exquis qu'inédit, rappelle par son
élégante sobriété les draperies de la statuaire grecque antique ». 1
De la toilette, l~
cavalier passe à Ja personne
elle-même et comphmente sa danseuse sur l'incomparable beauté de ses yeux: *' Ce ne sont pas les
Françaises qui ont ce regard, ce velouté d'expression, des clis d'une telle longueur, etc., etc ... lt,
débite-t-il • ans se la!/ser d'accumuler les compliments. C~le
qu! l>'~cote
le tro~ye
bien un peu osé
de s'cxpnmer ainSI, éta.nt l!on~e
que lel!r connaissance est de date tout a fait n:centc, maIS intérieurement elle est très flattée ct a~
olumcnt de l'avis
du bel officier et elle approuve III petto: • Ces Parise~n,
songe-t.-elle vaniteus~l,
on~
des yeu '
si mmuscules, SI peu expresslis ... déCidément la
comparaison a du bon, si elle m'a été quelquefois
défavorable, elle me sert en France, cc n'est pas
à Athè~es
que l'on me c~mplientra
à ce sUJet.
Il cst SI ba!lal là-bas d'av~
: )J'
de .grands yeux I: ...
Et elle ajoute avec dépit, toujours cn son for intérieur:
Cc n'est pas Jacques qui s'extasierait ainsi, il nc
m'a jamais parlé Je ma beauté, »
Mai il est ~emps
CJue la jeune fille répflnd!! iL son
aimable CflvaJ~r,
elle prend alors un petit air humble
ct dit en abaissant ses longues paupii.:rcs :
VOliS exagérez, monsieur, mes yeux sont plu1{
K
�".
CHEMIN SECRET
tôt moins bien que ceux de toutes les jolies femmes
qui nous entourent.. .
- Oh 1 mademoiselle, si la comparaison de la
poutre et de la paille que nous fournit le Nouveau
Testament n'était pas si rebattue, je pourraIs vous
la servir ...
- Flatteur 1
- Du lout; Je suis simplement un admirateur aussi
juste que sincère.
- Naturellement. Ces phrases-là font partie du
code de la ci,'ilité puérile et mondaine de tous les
pays, repartit avec son rire perlé des jours de conquête Mitta Zaphiros que l'on a bien reconnue.
- Moquez-vous, mademoiselle, si cela vous plait,
reprend le beau capItaine à la moustache brond
cendré, mais mon opinion n'en demeurera pas
moins la même pour cela,
n a parlé sérieusement; la l'CU ne Grecque le
tegarde à la façon d'un juge qui c lerche à scruter la
conscience d'un prévenu.
C'est qu'il l'lDtéresse tout parti culièrement, ce
brillant représentant de l'armée française. Le hasard
lui a fait faire à son endroit une découverte aussi
intéressante que précieuse.
Elle va le questionner adroitement sur ce qu'elle
a appris et elle se promet beaucoup de plaisir, lorsqu'elle constatera son embarras.
- Je ne me moque nullement, reprend-elle, je
suis même très nattée, on ne peut plus nattée, mais
Je ris de votre complIment qUI me prouve une chose:
C'est que vous devez connallre peu de mes compatnotes pour me trouver de beaux yeux.
- Oh 1 mademoiselle Il .. ,
- OUI, parlaItemenl.
- A vrai dire, ajoute le capitaine, je n'ai eu l'honneur d'être présenté jusqu'icI qu'à Mme Dimitri et
à vous, mademoiselle, ce qUI me rend naturellement
très désireux de rencontrer beaucoup d'Athéniennes,
6tant donné les deux spécimens que Je connais ..
- Trop aimable ...
L'officier prot:ste à nouveau, M,Ile Zaplmos pour~uit,
regardant hxement s~n
cavalter:
- Alors 'DUS ne connaissez personne à Athènes?
- N ... non, répond celui-ci ('air assez gêné.
-- Ah 1.. , Dans ce cas, je n'aurai pas à mon rel our
l'occasion de parler de VOIlS là-bas j>
'
•
�CHEMIN SECRET
- Je ne le pense pas, déclare le jeune homme
avec un sourire contraint.
- Je le regrette, poursuit Milta.
Un silence s'établit entre eux, Mlle Zaphiros
semhle méditer, mais son regard luit étrangement
comme si elle voulait défier quelqu'un.
L'officier parait tout à fail mal à l'aise.
- Si vous êles suffisamment reposée, mademoiselle, déclare-t-ij avec ha.te comme s'il eù.t été pressé
de changer de conversatIOn, nous pournons cncore
faire un tour de valse.
- Volontiers ...
Et quelques secondes plus .ta~d,
mêlés ,!-ux autres
groupes de danseurs, le .capltame et la Jeune fille
tau billonnent avec entram.
C'est alors que Jacques Saint-Vérand, qui arri\'C
seulement, aper~oit
Mlle Zaphiros, bostonnanl avec
un élcgant cavaher.
.
n a un mouvement de contrànété dont il serait
fort en peine de préciser la cause:
« A n'en pas douter, se dit-il, le danseur de Mitta
n'est autre que l'officier rencontré chez les Dimitri
celui dont elle m'a parlé, il a l'air effectivement d~
la trouycr - elle ou sa dot - fort à son gré.
Et, appuyé cont~e
le chambr~Je
a'une porte, le
futur député médIte tout en SUIvant du regard le
couple qui évolue autour du salon.
n n'est que médiocrement satisfait de sa conférence de l'après-midi: La rL:u.nion a été des plus
orageuses, ses adversaIres polItIques ont violemment
attaqué son programmc. Un socialiste a pris la
parole et développé ave.c une réelle éloquence de.
théories, aussI subverSIves qu'absurdes mais qui
néanmoÎl:s, ont produit de l'e./Tet sur l'a~dito1"e.
Ii
sent qU'Il a perdu du ter1"alO. dans l'opinion des
représentants du suffrage unIversel. Des bravos
monstrueux ont salué les paroles de l'orateur aux
idées avancées.
Quel sera le résultat- final des élections? encore
? ..
huit JOU1"S de fièvre ct apr~s
Eh. bien J Si le succès n'était pas. son rat~e,
il
auraIt, pour se dédommager, la malO de l'héntière.
Et encore qui ait? l'aurait-il? La jeune Grecqul'
était ails i ambitieuse que fantasque ...
N'avait-il pas édIfié son avenir sur un piédestal
bien fragile ? .. songe-toi! anxieusement.
�CHEMIN SECRET
'49
l lais là në se terminent point pour lui les pr~oc
cupatiuhs de l'heure présente. Il a encore un autre
~ouci
qui, Il lui seul, est aussi wand que les ùeux
autresj un souci qui ressemble torl ù un remords et
qui lui met ulle ombre au front chaque fuis que sa
pensée s'y arrl:te.
Ce souci, c'étaIt Ré~ine
qui le faisait Mitre.
Régine qu'il avait pro!TIis d'0pou::;er, Régine Il laquelle .il a Jit qu'Il l'aImait, RégintJ qui compte sur
sa parole, qui e~p\;rc
en lui, qui a la plus cntitr!::
confiance en celUI qui est venu Il elle. Régine qui, se
reposant en sa loyauté, c,>1 sans inquiétude de l'avenir,
sans angoisse ùu pn:sent, Régine la femme rêvée
qu'il a lèchement immolée à ses projets d'ambition.
Comment lui apprendra-t-il que tout est tini entre
eu ?
En quels termes reprendra-t-il sa parole, pour
que ln Jeun~
fille ne le méprise point trop Ï' car 11 ne
veut pus qu'elle le méprise, il en souffnrait indiciblement. C'est déjà bien assez d'être forcé, dans
l'intérêt de son avenir, de renoncer à celle qu'il
aime, san~
y ajouter la douleur de _u\'uir qu'elle II;
méprise... Que pensera Régine, ount l'ame est ~i
haute, dnnt les actes sont si absoluhwnt conforQles
à sc!> paroles? Comprenda~t-l
les nécessités de
la vic? l dmettra-t-elle les circonstances atténuante!!
de sa conduite enver clic ~ ...
C'est peu probable. Et quand bien nlême elle le
remit, cela ne l'empêcherait pas ùe souffrir, la
pauvre enfant 1 et tIti donc 1...
Est-ce qU'il ne ,oufTre l'as 1 mai~
ln raIson l'oblige
. rCllu l:C
·c. .
c _. lrm:ctrtutqU'î+-- - --:
en un~
heure ùe fulie, et Il doit sacrifier tout
a f(Jrln~
attllchemcnt si cher qu'il soit. Son avenir avant tout.
S'il étuit riche, il épouserait u"surément ReginE!;
mais lursque l'on e t pauvre soi-même, c'cst ùe 111
déraisoll, de la folie pure, que û'épou cr ullé jeûllc
tille sans le sou
C'e t bon pour un homme d'intelli!;ence médiocre
qui Ile prétend qu'au. Joie. du fo)'..:r, parce qu'il
n'est pu doué pour. arriver. ; mai, un homme Ue
';0 valeul· a lui, Saint-Vérand, (lui l'eut prétclldre Il
aidé par cc puissant levier qui s'appelle
l!lut, s'il ~st
l'argent, penil-il ruiner on avenir pour une question
de ]lure sentimentalité, non, assurément non 1
Ce qu'il va faire, to~
autre Il sa place le rotait.
r
�CHEMIN SECRET
Quiconque se serait trouvé placé dans l'alternative
où il s'ijtait trouvé eût agi comme iJ avait agi 1."
Apr::s tout, chacun en ce momie cherche d'abord
son propre intérêt, et si R~gine
J'avait aimé comme
certaines femmes savent allner, elle aurait pensé à
lui d'abord, et se serait d'elle-même immolée et lui
aurait dit: "Je refuse de vous épouser afin de ne
point vous co~amner
à ,la pal;vret~
,alin de vous
permettre de lalre ,un mang~
rIche qUI vous ouvrira
les portes ~'u
bnla~t
avenIr, »
"
Il connaissait des lemmes h~rolques
qUl avalent
agi ainsi. Régine, elle, dans son é?otsme n'avait pas
cru devoir se sacrifier, la pens~
oe l'immolation ne
lui était point venue. Alors, il ne voyait pas pourquoI il serait plus g~nérux
q.u'~le
.. ,.
,
Le moment -psychoJoglque etait arnvé; 11 allait se
trouver acculé au pied du mur, car Mitta devait lui
indiquer, ce même soir, le jour Oll il devrait demander
sa main à M. Zarhiros, .et ,l'honn,eur,l'ob!igeait à se
d.!"aoer au plus vite \'ls-a-Vls de 1'1Ostitutnce, Irail-il
à ellg avant ou après la demande qu'il allait adre 3scr
au richissime Grec?
~a , consi~e
l'~no,ageit
à parler pré.al.ablemenl
à la Jeune 1!I~,
IU,I dis~nt,
qu.e ,la, plus elementaire
loyauté J'y obligeaIt, mais il h~slat,
car Régine était
tr<:s séduIsa,nte, et il ,n'ôtait pas bien ~ûr
de ne plus
l'aimer et, SI elle allan pleurer, supplIer (combien il
la conai~st
peu 1.. ,) Il ne r~pondait
plus de lui 1
Et alors ç'en serait fait d'un avenir brillant a carrière se trouverait entravée par la pauvreté il lui
faudrait toute sa vie lutter dans la médioc;ité ct
débuter dans le mJlriage par des dettes (car il aiI:J.it
de soi que, n'épousant plu la fille, il lui faudrait
sur-le-champ rembourser les sommes avancées par
le père en vue de sa candidat urc), el s'il échouait 1.. ,
Il frémissait ricn qu'cil y songeant 1
De plus, que dirait Mitta ? à quel acte de fureur
Jalouse ne sc porterait-elle pae; 1 Celle-là aussi le
mépriserait! Mais il s'en préoccupait moins, A la
vénté, il se serait aussi mal conduit envers l'une
qu'envr~
l'~utre,
et cerendant il étai,! hor,nmc d'honneur, mais Il se trouvait dans une situatIOn mextricable et fausse et c'ètait là son excuse,
,
Que n'avit-~l
encore hUit,'ours d~v!1nt
l~i 1l'écharpe
de député qU'Il porterait a ors facllJteralt ct adoucirait bien des choses?
�CHEMIN SECRET
Régine c0mprendrait peut-être qu'elle n'était plus
un pani acceptable pour un homme cle son importance, et d'elle-même elle se retirerait...
&
Après tout, c'est sa faute à elle, pourquoi m'a1-(;lIc encouragé à me lancer clans la politique? Une
foi sla porte oun:rte à l'am bition, l'on ne sait jamais
à quel point elle accaparera les pensées d'un homme.
Ré~ine
avec son intelligencc aurait dû prévoir cc
qUi cst arrivé, car elle a un esprit d'une profondeur
ct d'une pénétration extraordinaires ... "
Et une sourde irritation lui venait, en pensant aull.
qualités de cœur et d'intelligence de la jeune fille,
car il lui en voulait de l'obCliger à sc mépriser luimême, reconnaissant bien au fond de sa conscience
qu'elle n'avait eu d'autres torts vi -à-vis de lui que
de croire en sa parole, d'avoir eu une confiance Implicite en celui qui l'avait làchement trahie ...
11 en était là de ces décevantes rénexions quand
l'orchestre modula les derniers accords de la valse.
Quelql)es secondes plus tanl, Mlle Zaphiros , 'avançait vers lui au bras de son danseur:
- Quel air tragique vous avez, dit-elle au jeune
homme, l'on dirait positivement que vou· con.:pirez.
- Monsieur médite peut-être un complot politique, remarqua le cavalier de la jeune Grecque.
- Et vous ne croyez pas si bien dire, repartit
aussitùt Mitta en nant, car je vous présente
M. Jacques Saint-Vérand, le futur député de la cirI:onscription de X ... - Le comte de Beausemblant,
ajouta-t-clle en désignant ù Jacques son danseur.
Les deux hommi;s s'indl:rc~
et échangèrent une
phrase banale de polites e, mais sans empressement
Je part et d'autre.
- Voulez-vous me faire l'honneur de m'accorder
la prochaine dans~,
que!lc qU'..llle soit? demanda
Saint-Vérand à la Jeune blle.
_ Mais volontiers, répondit celle-ci.
Et le beau capitaine, ayant salué, Sc rdira le
laissant en tête à tête.
_ Je suppose, dit ironiquement J'avocat, que cc
brillant cavalier n'est autre que l'officiel: dont vou~
m'avez parlé 1
•
- Certainement. Il est fort bien, n'est-co pas?
-- Ni mieux ni plus mal que ses pareils.
M.lIe Zaphiros eut un rire railleur l
�CHEMIN SEC;RET
Tous mes compliments! M. de La Palisse n'eût
pas trouvé mieux.
- Je veux dire, repartit Saint-Vérand d'un ton de
dépit, que ce traineur de sabre, en sa qualité d'officier de cavalerie, est comme ils le sont tous, élé~ant,
parfumé, de tenue irréprochable, coulé dans
Je même moule d'obligatoire suffisance; mais, à parI
cela, je ne vois pas ce qu'il peut avoir de rare, il est
comme les autres.
- Heureusement pour lui 1 Personne d'ai!leurs ne
vous a parlé de qualités transcendabte's; mais, savezvous que vous êtes tout au plus aimable ce. soir,
vo'us avez votre «tête» d'Athi;nes et chacun salt que
ce n'est point celle des jours de fête 1!
- J'ai tant de préoccupations en ce moment 1
Ah 1 oui, votre candidature 1
Et aussi ce que vous savez 1
Ce que je sais?
Eh bien 1 nos projets 1. ..
C'est vrai, mais je suppose que vous les rangez
dans la catégorie des choses agr~bles
.et que ce ne
sont point eux qui vou.s mettent 'ce pli au front el
vous donnent un air lugubre.
- Assurément; néanmoins vous reconnaltrez que
je puis bien être anxieux au sujet de la réponse que
pourra me faire M. Zaphiros.
- Il est certain que je trouve papa tri;s nerveux
ces temps-ci, très peu disposé il m'étre agréable. Il
serait peut-être préférable de ne pas brûler nos
vaisseaux, si nous temporisions ...
- Comme vous voudrez, répondit dubitativement
le jeune homme.
.
ce pauvre pi;re au- Oui, cela serait préfabl~,
rait ainsi le temps de s'habituer à cette id~
de
donner sa fille à un ... Français.
- Roturier, devriez-vous ajouter, repartit âprement Jacques.
- Ne me faites pas dire ce qui .n'était point clans
ma pensée, mais vous concevrez aisément que J'idée
de me voir épouser un étranger soit désagréable à
papa qui est très chauvin.
- Je n'en disconviens pas, ce ~entim
est assez
naturel; mais ne m'avez-vous pOint dit que M. Zaphiros vous verrait volontiers épouser cc capitaine
de Beausemblant simplement parce que son nom est
précéd.é d.e dew. petites lettres. de valeur tout à fait
�CHEMIN SECRET
153
périmée sous un régime démocratique, un d et
un e '?
- J'ai. pu le ~ire,
mai c'était un propos en l'air,
tout à faIt sans Importance.
- Croyez-vous ? .. et si je m'avisais, moi, d'y
attacher une très grande ? ..
- Vous auriez tort... Mon D:eu, quel air vous
avez 1 Quelle figure 1 quelle mine déconfite 1 vos
futurs électeurs vous auraient-ils fait par hasard
« une conduite de Grenoble. ?
- Je me moque bien de mes électeurs ...
- Alors, je ne comprends plus ... C'est-à-dire si
je comprends tr~
bi~n.
Je vals vous dire ce qu~
\'oû s a'·cz : Vous etes Jaloux.
- Jaloux 1 moi 1. ..
- Oui, vous 1 N'essayez pas de nier, je suis trop
lemme pour n'avoi~
pas deviné ce qui se passe en
vous. Et cependant Je vous déclare que jamais jalousie n'cst tombée plus à faux.
_ Comment, plus à faux?
- Oui; soyez fr~nc
e~ répondez en toute sincérité
à la quesl ion que Je vaIs vous poser: « Qui de moi
ou de M. de Beausemblant trouve l'autre le plus à
son gré? »
- Cela ne se demande pas 1 .Te veux croire
qu'étant donnés nçs I?r~jels,
ce «mo~siel:1"»
vous
est parfaitement IOdifTerent! repartIt aIgrement
Jacques.
- Alors,jous supposez que c'est lui qui est
épris?
- Assurément.
- Et si je vous fournissais la preuve du cQntraire ?
_ Comment cela? Que c'est vous qui tenez à lui?
s'exclama brusquement Saint-Yérand. ..
.
- n:tes-vous nalf pour crOlt'e que SI Je l'aImais
j'en ferais l'aveu! non, ce n'est point ce que j'al
voulu dire, mais je demande ee que vous répondriez
st je vous fournissaIS la preuve que son cœur est
ailleurs?
- J'en serais d'abo~
f~rt
heureux, seulement je
demeure jusqu'ici très Jl1credule. Comment pourriezVOUS le savoir 1
_ Cela c'est mon secret, et si vous voulez m'offrir votre bras et me conduire là-bas dans la galerie
assez déserte po~r
le moen~,
vous apprendrez
quel~
chose qUI pourra vous mtéresser.
�15+
CHEMIN SECRET
A vos ordres, répondit Jacques en s'inclinant
et, quelques secondes plus tard, ils se dirigeaient
l'un et l'autre à travers la foule vers un coin solitaire
qui leur permit de causer sans le voisinage d'oreilles
indiscrètes.
XVIII
Malgré la douleur à laquelle elle était en proie,
Régine avait passé une assez bonne nuit.
La jeunesse ne perd jamais compllltement ses
droits, et l'abattement moral avait produit chez la
jeune fille une sorte de torpeur physique qui l'avait
fait s'endormir d'un lourd sommeil sans rê\"e.
A son réveil, elle aperçut le clâin;oleil d'avril qUl
filtrait au travers des persiennes closes de sa
chambre, célébrant ainsi par sa splendeur la j\lie du
renouveau.
Elle eût urt tressaillement douloureux:
Oh 1 cette gaieté de la nature quand son pauvre
cœur agonisaIt, combien elle lui bilsait mal.
Mais arrière les regrets superflus, il fallait sc ressaisir ct faire fnce à l'ennemi! Il serait lache de remettre à plus tard l'action décisiye.
Sa résolution était bien arrêtéej elle irait sans
(arder à Jacques, elle ne lui adresserait pas une
plainte, pas un reproche.
Elle lui dit·ait simplement que. s'étant aperçue
qu'il n'était pas celui qu'elle allait espéré, ce(ui qu'elle
rê))ait, elle lui rendait sa parole.
Cc serait très simple. Très simt'lle, oh! oui, mais
infiniment douloureux 1 Si cHe attendait encore un
jour ou deux, alîn de raiTermir 1>on Cœur d'ici là ?
elle souffrirait peut-être moins ...
Elle avait d'abo\d pens.é lui écrir.e, ce qui eùt été
beaucoup. plus facile, mais elle avall repoussé cette
idée, se disant qu'après tout, elle ne savait rien de
positif sur la trahisoll de Jacques, qu'il valait mieux
le voir et s'assurer de sa propre bouche qu'il était
coupable avant de l'accuser. Quel remords de
"avoir SO\lpçoI1né s'il avait été làchcment c.alomnié .....
l~e
lui épargnerait ainsi une sour('rance,
, ·celJe dé"
.
�CHEMIN SECRET
155
soupçons injustes, et au cas où sa trahison serait
vraie, eh bien, elle lui fournirait de cette façon l'occasion de plaider les circonstances atténuantes; on
ne condamne pas un coupable sans entendre ses
explications ...
Au fond, au tréfond de son pauvre cœur brisé
elle espérait peut-être encore ... Quoi? eHc n'aurait
pu le dire, bref, eUe préférait lui parler.
Mais au fait, les élection~'
approchaient. Jactjues
:;erait durant toute la semallle encore plus insaisissable que par le passé, et si l'explication pénible qu'ils
auraient ensemble devait l'impressionner défavorablement et lui nuire dans l'élaboration cles nombreux discours qu'il allait avoir à prononcer? ne
valait-il pas mieux se sacrifier et attcndre ?
Sublime résolution, dans laquelle le cœur de la
femme sc reconnaissait avec sa puis<ance d'abnégation, cilS qu'il s'apit de ccux qu'clic aime.
La femme 1 on la trahit, on l'abandonne, et son
cœur ne demande qu'à pardonner, qu'à se dévouer
quand même 1...
1
La jeune fille se leva l'àme endolorie, indifTI:renle
à tout, même au plaisir si longtemps escompté
d'aller passel- une journée à Saint-Denis auprls de
l'amie que, dans sa vie esseulée, elle chénssalt à
l'égal d'une ml. re, de Mme Mautl"et.
Et cependant, aux côtés de celle dont.l'aITection
avait été pour elle. un réconfort et un encouragement, elle pen seraIt assurément moins à l'amLre
déEolation qui vcnait de la broyer.
.
Parlerait-elle de sa déception de cœur? r...
A quoi bon? Ces sortes de blessure sc cicatrisent
d'autant plus vite qu'on y touche moins·; mais en
revanche, elle en tretiendr,lit cette amie sincère d'une
autre plaie secrète, pl~ie
profpnde et lancin'ahie qui
saignait en elle 'dep,!ls des al:née.s et dont elle ne
parlait qu'à ccux qUi Id connaiSSaient, à çeux dont
la sympathie vraie lui était un baume.
,
Machinalement, elle s'habilla; machinalement
elle partit; machi~lent
encore, elle prit le train:
mais quand le SOIr, vers les sept heures, elle revint
reprendre s~n
po~te
aupri.:s des jeln~s
F!eurimont,
elle se sentaIt molOS malheureuse, mOll1s Isolée, ces
quelques heures d'intimité et d'abandon lui avaient
fait du bien.
Mme Maurivet, afin de la fortifier dans ses épreu-
-'
�CHEMIN SECRET
vcs, lui avait narré les difficultés matérielles dans
lesquelles se débattaient nombre d'anciennes élèvel:'
aux prises avec les rigueurs, prévues ou inattendues,
du destin, sachant bien que le malheur d'autrui est
pour notre nature déchue, quand nous soufTrn~
nous-mêmes, .comme une sorte de \'ulnéraire. Le
cœur blessé, le cœur torturé voit avec une complaisance secrète la souffrance des aut l'cs ...
pe plus, la pauvre enfant .avait exposé à celle qui
lui avait procuré jadis ce po~te
d'institutrice qu'elle
occupait, son désir de quitter la famille Fleurtmont
6ans donner le motif véntable, alléguant qu'elle était
lasse d'enseigner et qu'un poste de dame de compagnie lui conviendrait mieux. Et à ba prande satisfaction, Mme Maurivet lui avait appri'l qu'elle avail
justement sous la main ce qu'elle désirait: une
femme. encore jeune que les coups redoublés de la
destinée avaient brisée et qui ne trouvait du SOulagement à sa tristesse que dans une vie errante à
travers l'Europe.
Cette personne cherchait une compagne à la foi ~
jnt~lige,
sérieuse et fort instruite, qui eût ellemême assez sourfert pour comprendre sa propre
douleur.
Régine était donc toute désignée pour l'emploi et
c'est avec un véritable soulagement qu'e1le songeait
que le supplice d'être témoin du bonheur de ~acques!
d'entendre sans cesse parler de ses fiançaJ!les, IlP
serait ainsi épargné ...
Les enfants l'accueillirent avec empressement et
affection:
- Si vous saviez, mademoiselle, comme tn journée nous' a paru longue sans vous 1
" Nous sommes bIen allés nou!' promener avec ln
femme de chambre .fle grand'm1.:re, mais Il a fallu
rentrer de bonne Ilcure, et vouS êtes beaucoup plus
gentille qu'elle.
~ Heureusement que nous avons trouv6 Mllc Mitta
à la maison. Elle avait une commission à faire à
notre oncle Jacques et était venue croyant le rencontrer, mais voyant qu'il n'était pas là, elle nous a pl'Oposé en attendant son retour de nous apprendre à
faire toutes sortes de jOlies découpurcs.
- Ah 1 vraiment 1 dit Ré!:jine qvec effort.
- Ou~,
et comme nous aVions besoin de beaucoup
de papier et que j'en avais vu sur votre table à
�CHEMIN SECRET
157
écrire, nous sommes allées le chercher, pensant bien
que cela ne vous fli.cherait pas.
- Robert et vous? questionna l'institutrice.
, - Non; Mlle Mitta ct moi.
- Ah r 8'exclama l'institutrice, et vous ayez trouvé
tout de suite ce que vous cherchiuz? ,
- Pas tout à fait, nous avons J'abord regardé
ùans votre buvard.
- Dans mon buvard r répéta la jeune fille avec
urrl'oi, une viv,econtrariété empreinte Sur Son visase.
- Oui, dans le buvard. C'est Mlle Mitta qui a
voulu l'ouvrir, moi je n'aurais pas osé, poursuivit la
fillette.
- A-t-elle examiné les papiers qui s'y trouvaient r
ùemanda anxieusement Régine 4ui était devenue
d'une pulcur male.
- Je ne !:oais pas; e1lo m'u envoyée chercher-des
ciseaux pendant qu'elle regardait; quand je suis
ruvenue, elle avait trouvé ce que nous voulions.
L'institntrice, en proie à une agitation des plus
vives, se préc.;ipita vers !:la table à écrire ct poussa
un gémiRsemenl.
,
. .
« C'est bien ce que Je J)ensalS 1 C?tte lettre commencée lors de la visite e M. ZaplHros, je l'ai laissée tralner là dans ce buvard ouvert. Mitta l'aura
lue ainsi que l'adresse trac6e sur cette enveloppe.
Que va devenir mon douloureux seCret el1tre les
mains de cette créature sans délicatesse, ni discrétion ? vraiment le destin m'accable II
« Pourvu qU'elle n'aille pas parler à Jacques de sa
découverte r
c S'il allait douter demoi, soulTrir de mon manque
de confiance en lui?
" Que lui répondrais-je dans le cas olt il viendrait
loyalement à moi me demander la véritt.\ ?
<i. Pourvu qu'elle n'essaie pas de me noil'cir aux
yeux ùe M. et de Mme de Fleurimont, c.;e serait le
comble, puisqu'il me serait impossible de me disculper. VraIment une sorte de malt.\dictio)1 pèse sur ma.
destinée Il
, "Et elle, cette Milta, que dc,it-elle penser? A .
quels commentakes va-t-eUe se livrer?
,
« Et dire que j'ai les mains liées et que je ne puis
lui confier ce qu'il en est.
e Je rougiraIS d'aller à ,ce.tte femme que je hais,
lui demander de taire le secret qu'eUe a surpris.
�CHEMIN SECRET
" Je rougirais de m'abaisser à cc point, et cependant comment ferai-je à pr6sent pour porter le Iront
haut devant elle? Il
Et c'e~t
l'esprit martelé par ces lancinantes I?en~
sées que Rt!gine, apr~s
avoir congédit! l'entant,
gagna son lit en proie à une véritable surexcitation
nerveuse.
Avec quelle hilte et quelle joie elle quitterait ce
Paris où elle avait d'autant plus souffert qu'die avait
espéré y être plus heureuse.
Avec quelle hate, dl:sormals éternelle voyageuse,
elle s'en irait aUJourd'hui ICI, demain là-bas, menant
sans cesse la vie nomade qui convenait à la femme
malheureuse qu'elle suivrait partout où il lui plairait
d'aller, unissant ainsi ldurs deux douleurs, leurs
deux existences, brisées par le soufOe de l'épreuve.
Ce qu'elle voulait avant tout, c'était fuir, se fuir
elle-même. Cha~er
de lieux ct de milieux, n'est-ce
pas le plus puissant des palliatifs dans la soufTrance
morale?
L'immobilité quand on soufTre est chose si horrible 1 Bouger, changer de place, remuer encore et
sa~l
cesse, cela seul soulage dans les grandes
crises.
Pour l'instant, elle cherche en vain le sommeil,
elle entend sonner toutes les heures de la nuit. Et
pendan.t qu'elle boit, goutte à goutte, le calice singuli<:rement amer de sa désillusion, ses deux bourreaux, Jacques Saint-Vérand et Mitta Zaphiros sont
au bal et .flirtent sans se douter qu'un cœur saigne
à cause d'eux.
La jeune Grecque a entralné son compagnon dans
la/galerie déserte sous le prétexte qu'elle a une communication intéressante à lui faire, mais elle ne se
presse pas néanmoins de parler.
EJ1e cause de choses et d'autres et Jacques a bien
de la peine à dissimuler son impatience, car il a
ha te d'avoir la preuve que le brillant et encombrant
officier a jeté ses vues ailleurs que sur Mitta.
La jeune fille a conscience de ce qui se passe chez
son interlocuteur et semble - (telle une chatte en
face d'une souris) - prendre un réel plaisir à prolonger le supplice de celui qu'elle dévorera tout à ,
l'heure.
Elle efOeure à plaisir les sujets les plus indifTérents. A la fin, le futur député o'y tient plus:
�CHEMIN SECRET
159
Et cette fameuse preuve? demande-t.il.
- J'ai réfléchi; je ne parlerai pas.
- J'aurais dCI le prévoir. Ai-je (;t(; assez nalf de
croire que vous étiez à même de prouver ce que vous
ne pouviez qu'ignorer!
- Volls croyez 1... Rira bien qui rira le dernier ...
- Alors, de grace, expliquc7.-vous.
- Assumez-vous la responsabilité de ce qui
pourra résulter de mes paroles '?
- Je l'assume.
- Fort bien; mais auparavant laissez-moi vous
poser une question: « Par qui Mlle Bayle a-t-elle
été recommandée à votre sœur? »
Le jeune avocat tressaillit. Cc nom jeté dans la
conversation le gênait comme un remords.
- lvlais il me semble que c'est la directrice même
des filles de .la Légion d'honneur, répondit-il, qui a
parlé d'elle à Suzanne.
- Alors une de ces recommandations quelconques
qui signifient à peu frès autant q~e
les certificats
que nous donnons
nos domestIques lorsqu'ils
nous quittent afin de ne pas leur enlever leur gagnep~n?
.
.
Jacques eut un vif mouvement de mécontentement
el de réprobation, il dit Iprusquement:
- Permettez-moi, madeo~sl,.
de protester
contre une semblable comparaIson, Je la trouve tout
à fait déplacée.
- Quelle chaleur d'accent 1 Quelltl\ véhémence f
dit ironiquement l'Athénienne.
- C'est que j'ai pour les femmes ~lue
le malheur
a fait tomber clans une situation inférieure à leur
milieu une véritable compassion.
- D'autant plus grande qu'il s'agit d'une très
jolie personne ... railla-t-elle sur un t011 de persiflage.
- Pt;:ut-être ...
Un silence.
La jeune Grecque r<:prit :
.
.
- Je vous demandais d?nc qUI avmt recolpmandé
à Suzanne cette instuc~
.et cela parce que j'ai
une raison très grave de le ialre.
Saint-Vél'and la regarda. .
.
- Oui, ne prenez pas cet air hagard, ce n'est point
\'ous qui êtes en cause ...
K Tiens, cela a l'air de vous rassurer. e9t~ç
que
par hasard ? .. '
�,
CHEMIN SECRET
" Après tout, peu m'importe ce que vous pouvez
en penser.
« Donc, ;'ai 'Jn motif Jes plus sérieux pour vous
parler comme je vais le faire:
~ Votre sœur est-elle sûre ue la moralité de cette
personne?
- Absolument 1 répliqua Jacques avec une vivacité voisine de la col1!re.
- Suzanne n'a jamais eu de doute sur sa conduite? poursuivit la jeune fille.
- Pas le moindre; et je vous affirme que
Mlle Bayle est absolument digne de tous les respects, répondit-il avec conviction ct chaleur.
- Vous vous en portez garant?
,
- Je m'en porte garant, répliqua-t-il avec un
sourire empreint de mélancolie.
- Alors veUIllez m'expliquer ce que signifie
ceci ... et Mlle Zaphiros retira de son corsage une
mince feuille dé papier à décalquer sur laquelle
étaient reproduites quelques lignes tracées à la main.
L'avocat tressaillIt en reconnaissant l'écriture
famili\-!re - et encore si chère, il y avait peu de
temps 1 - de Régine.
Machinalement il lut:
« Mon Charles toujours aimé, - je viens faire un
dernier appel à ton cœur, est-il possible que plus
rien ne vibre en toi, que tu aies oublié le passé, que
nos bonheurs de jadis n'éveillent plus... » là,
s'arrêtait l'épître commencée.
Très pale, Saint-Vérand releva brusquement la
tête comme s'il e'ût soudainement ressenti la morsure
d'un reptile:
- D'où tirez-vous ceci? demanda-t-il d'une voix
altérée.
- Patience, vous l'apprendrez t.out à l'heure,
déclara tnomphalement Mitla Zaphlros. Il est plus
intéressant pour vous de savoir à qUI s'adresse ce
gentil petit billet.
- Vo~s
le savez?
- Oui, très bien; prenez connaissance du décalque
de la suscription, dit-elle, ct tenùant un second
feuillet à son interlocuteur, celui-ci lut:
Comte de Beausemblant, capItaine au 50 e Chasseurs
à chêval. Compiègne (Oise).
.
.
Saint-V érand croyaIt rêver, Il espérait être en
prpie à un affreux cauchemar et attendait le réveil.
�CHEMIN SECRET
161
Mais non, c'était la réalité, il tenait bien en main
deux feuilles de papier dont il ne pouvait pas nier
l'écriture, il ne rêvait pas.
C'était bien Régine qUi était l'auteur de ces lignes
étranges, singulil:res et des plus compromettantes ...
Eh quoi 1 ce capitatne de Beausemblant ...
1 Elle si noble, si pure, si
Non, c'était i~posble
loyale 1 Il Y avait là-dessous quelque machination
9u'il parvie?dralt à découvrir. Mais,. en a.ttendant,
il se sentaIt envahi par une angoisse Indéfinissable:
u Je l'aime donc toujours, songeait-Il, pour soufrrir
ainsi à la seule pensée qu'elle peut en aimer un
autre 1Et cependant Je l'ai trahie ... je vais moi-même
en épouser une autre qu'elle ... qui a ma 'parole 1
- Vous oardez le silence, reprit peu apri s la
Grecque. \fous ne trouvez rien pour la disculper,
cette institutrice accomplie? Me croirez-vous à
présent?
- Que voulez-vous que Je vous réponde, répliqua
tristement le jeune homme. Et il ajouta: Il faudrait
d'a~or
m'apprendre come~t
- et quand - ce
papier est tombé entre vos mams 1
- Cela importe peu. Le fait probant, c'est que
cette {lersonne abuse indignement de la confiance
de ceux chez qui elle est. Et la conclUSIOn qui
s'impose, c'est qu'elle ne peut pas demeurer un jour
de plus auprès de vos neveux. II faut prévenIr votre
sœur.
Jacques ne l'écoutait plus, il était emporté par
une angoisse folle:
- II faut prévenir votre sœur 1 répéta Mlle Zaphiros.
- De quoi? demanda-t-II du ton d'un homme qui
est à cent lieues de la question.
- De quoi ? .. mais ~e ... au fait, je vou le dirai
tout à l'heure lorsque J'aurai questIOnné celui qui
s'avnc~
vers nous, dit.M!tta avec un rire sardOnIque
en désignant le capltame de Beausemblant qui
s'approchait, et je vous réponds que ce qU'II ne me
dira pas, je saurai bien le deviner. En attendant
rendez·moi bien vite mes deux préCieux documents:
Jacque
~ n'essaya pas d'émettre des doutes sur
leur authen :icité, et docilement il tendit ce qu'on
lui demandait, après y avoir jeté un dernier regard
et constaté par la date du pli en questif>n que son
6
�CHEMIN SECRET
élaboration était toute r2cente, ce qui ne fit qu'excitel"
davantage Sa jaluusie.
Deux secondes plus tarJ, l'Athénienne, apl'~s
avoir acpt~
la valse' que l'officiel' venait lui demander, parlait à son bras.
Demcur:: seul, Sa.int-'\'(:l'and se livra à un flot de
pons":<.:$ aussi tulmultueuscs qu'an1ères.
'Oui, c'.:tait bien là l'':crillire a la lIère allure de
IUgine. Une écrilul'e haute, droite, r2v~lant'egi
et la distinction, mais comment IVlilla avait-elle pu
se procurer un lei document? Etait-ce elle qui en
avait pris le dJcalque ? Mais où? Comment? Dans
quelles circonstances?
Si elle avait surpris un secret, la simple loyautélui d'::fet1dait de le trahir et de s'en servir contre
cella à qui il appartenait.
II cst certains actes qui, pour ne pas relever des'
tribunaux, n'entachent pas moins l'honneurl
,
Voler le secret d'autruI pour le livrer ensuite est une:
acl i01) rlus m":prisable que de forcer un coffre-fort'.
Si Milla avait fait cela, qui était-elle donc? Et c'est
à une telle femme qu'il allait confier le bonheur de
sa vie!
Oh! ce papier maudit, comme il eût voulu en
~avoir
la provenance 1 Que n'eût-il pas' donné pour
pouvoir confondre l'accusatrice de Régin~
1
Dieu qu'il souffrait! Si pourtal'lt c'étaIt vrai l Si
Régine aimait cel homme!
,
Régine son idole, celle qu'il avait déif~e
dan'. sa
pensée j celle qu'il avait placée sur .Ie pléJest~I
de
son rêve au-dessus de toutes Ics cr<:atures huma, ne~,
Régine, la pure divinit0, la blanche vision, la personnification en un mot de son rêvc d'idéal.
Régine ne serait qu'une vulc~aire
coquette qui,
voyant un adorateur,sul' le point de lui échap per,
se halait d'en rappeler LI n autre 1
Non 1 c'était impossible 1 Et cependant la l~'euv
materi'clle ava,it rep?sé entr.e ses m~ins
1..,
Que pou\'all-tl bien avoir d'écnt apri.!s les premèires lignes dont il avait pris con naissance r
Quelle place avait occupé dans la vie de !;t. jeune
fille ce sédui ant cavalier?
Car il n'y avait pas à le nier, il était très séduisant.
Mitla aile aussi subissait sa fascino.~
mais,
au fait pourq l10i gémir de l'évenement, il [~\lait
lui
s.ervir. au contraire!
,
1
�CHEMIN SECRET
Tout à l'heure, il cherchait un prétexte pour r ou voir allerdireà Rl:!;ine sans qu'clle lemLprisattroj':
« Ne comptez plus sur moi, je vais en épou , er
une autre. D
Eh bien 1 ce prétexte, le hasard le lui fournissait.
II n'aura it plus rien à redouter des reproches qu'on
pourrait lUi adresser. Régine n'avait-elle pas rendu
trahison pOUf trahison? Oubli pour oublt ?
Et tristement il se remémora ces vers du po~te:
Uf
Le cœur ne reste pas fidèle à ses tendresses,
peu d'oubli.
Chaque jour qui s'en va lui jette
u Pour les natures vulgaires, c'est possible, mais
les femmes comme .elle 1... gémit-il tristement, non 1
Ce n'est pas possible ... Elle n'a pas dû trahir le
serment donné. Il ya là-dessous un mystlre 1 •
Alors llne voix lui murmura tout bas dans le
secret de sa conscience:
« De quel droit la jugerais-tu, toi qui l'as lachement trahie, tu ne saurais la blamer de t'avoir
oub lié, tu sais par expérience combien les sentiments changent, tu ne peux que te réjouir pour elle. »
Et pour la première fois, à ce reproche de sa droiture révoltée, Saint-Vérand compnt tout l'odieux de
sa condUI~e
vis-a-vis de Régine .
Il faut souffrir à son tour d'un mal identique à
celui que l'on a inOigé à autrui pour en bien comprendre l'acuité insoupçQ"R.l1ée ...
Sa conscience parlait toujours, mais l'ambition
qui était l'essence même de sa nature étouffait la
voix importune du remords.
• Aprls toutl quantité d'hommes agisseht journellemeilt comme je l'ai fait, se disait le futur
député, ce sont les faibles seuls qui suivent leur
rêve d'amour si absurde qu'il soit; les forts, eux,
immolent courageusement leur cœur sur l'autel de
leur aveni r. »
« Eh bien 1 il serait un fort, il oublierait Régine,
l'humble Institutrice, et avec l'or de Mitta, la riche
étrang," re, il se ferait ouvrir toutes les portes que
son ambltton désirait voir s'abaisser. D
Et c'est sur ceUe résolution.. qu'il jug.ealt virile,
que Saint-Vérand aIla - afin d'Imposer Silence a la
voix importune - se mêler à un groupe d'hommes
qui causalent des futures élechons.
�CHEMIN SECRET
XIX
Ce jour-là, M. de. Fleurimont déjeunait au cercle,
et sa femme, qui avait rendez-voLls dans l'aprèsmidi avec Mitla Zaphiros, avait fait avancer le
second dl!jeuner d'une heure.
Comme J'on se mettait à table, un convive inattendu se présenta. C'était Jacques, éreinté, affairé,
affamé, le corps et l'esprit à bout de forces, qui
venait se reposer quelques instants au foyer fami·
Ual, n'en pouvant plus de sa tournée électorale.
maudissant électeurs et députés, suffrage un,iversel,
politique et... ambition.
Le malheureux candidat aux élections législa- ,
tives en était arrivé à ce degré voisin de l'hébétement
où tout vous est indifférent, 'pourvu que cela finisse.
Heureusement qu'il ne Jm restait plus que deux
jours à mener cette existence de galérien 1
Chacun poussa une exclamation en le voyant
entrer, sa présence à la .maison étant devenue unI.:
vraie rareté; seule Régine ne leva pas Jes yeux, ne dit
pas U)J mOl, et conserva J'air absolument indiIIérent.
C'dait la l?remiè:re fois qu'elle revoyait, depuis la
communicatIOn de M. Zaphiros, celui qUI avait
occupé une 5i grande place dans ses pensl!cs; aussi
dut-elle faire sur elle-même un violent effort pour
paraitre calme et continuer à absorber les mets
qu'elle avait dans son assiette.
Fort heureusement, la politique était un sujet
d'entretien tout trouvé, une mine inépuisable, aussi,
grace à cellet malii:re féconde, la conversation ne
ranguit-el1e point trop.
Personne n'adressant la parole à 'l'institutrice,
celle-ci euL tout Je loisir de se ressaisir et de se
remettre du trouble qu'avait apporté en elle la pr6sence si inattendue de Jacques,
Elle profita de l'isolemùl1t moral où on la. laissait
pour se fixer un plan de conduite: Parlerait-elle
aujouIlcl'hui mème r Oui, sans doute; il fallait pronter de ce que le jeune homme était Jà pour lui
signifier son congé, car.. selon toutes probabilités,
�CHEMIN SECRET
il ne lui serait plus donné de Je revoir avant les
élections et le résultat de celles-ci aussitôt connu,
'l'on annoncerait les fiançaIlles de Jacques avec
Milta. Il était donc de toute néCessité de prevenir
l'affront que lUi ferait l'infidlle et de prendre les
devants dans la rupture qui "devait se produire
cnlre eux.
Mais comment lui demander un 'moment d'entretien? Mme de Fleurimont éviternit sans doute de
les laisser en tê~e
à tête; qunnt ù Mme Sainten droit de s'~toner
tii la leune
Vérand, elle ser~lt
fille en demandait un; et cependant il n'y a"ait pas
à hésiter. Si elle voulait parler à Jacques, il fallait
saisir Poccasion et braver le courroux possible de
ses h6tes. C'était sous ce toit qui lui sc'rvaJt de foyer
famil\<il qu'elle devait ~\'oir
une explication avcc le
jeune homme et pas ailleUl:s. .
La pensée qu'elle pourrait lUi don~r
rendez-vous
dans un musée ou sur une place pUblique quelconque ne lui vint ~ème
pas. La pauv~e
institutrice
en était là de ses n fleXIOns quand la leune femme,
qui depuis la veille était d'ulle froideur glaciale
envers elle, lUI clIt d'un ton assez sec:
- Pouvez-vous ven,t quelques instants au salon,
mademoiselle, dès que nous serons sortis de table,
car je désire vous oarler?
- Certainement, ~ladme,
je suis à votre dispoque do~ne.
sition, répondit l'instltutnce avec le ~alme
même en face de l'orage, ùne cbns~lCe
tranqUille.
- Et toi, Jacques, t,u voudras bien nous y SUivre,
ajouta Mme de Fleunmont en regardant son frère.
Fort ennuyé de l'avent~r.
et. pr~voyan
l'explication tempêtueuse qUl aJJ31t avol\' heu, Sa1l1t-Vérand
eût bien voulu se dérober.
- Ma présence est-elle absolument indispensable '?
demanda-t-il, car je suis mort de fatigue el j'ai hate
d'aller prendre du repos dans ma chambre afin
d'être, ce soir, un peu plus en possession de mes
facult~s
tant plwsiques que morales.
- To~t
à fail indispensable. d'ailleurs, l'entre.
tien ne sera pas lo.ng.
- Dans ce cas, le vous SUIS.
Mais le Jeune hC?m~,
allssi intrigué qu'inquiet.
avait peur de ce qUI allait sc passer.
« Que peut avoir appris ma sœur ( se demandait-il. Soupçonne-t-el1e quelq ue chose du senti-
�166
CHEMIN SECRET
ment que j'ai jadis éprouvé pour R~gine
ou bien
simplement Mitta aurait-elle eu la lacheté de livrer
le secret qu'elle a surpris'? Oui, c'est cela sans
doute, elle aura parlé de sa découverte, peut-être
méme montré à Suzanne le fatal papier. Non, elle
n'a pu agir ainsi, ce serait par trop lache 1. .• ~
Mais le repas touchait à sa fin, et, au moment de
passer au salon, Jacques regarda Mlle Bayle qui,
fort calme, la physionomie sereine, un peu m~lan
coliq ue comme touJours, se rendait, l'air nullement
troublé ni inquiet, dans la méme direction que
lui.
Il pensa:
• Un tel regard ne saurait mentir. " Et adressant,
pour la preml::re fois, la parole à la jeune fille, il
lui dit, avec un sourire contraint: « Nous. avons
l'air de deux coupables qui vont comparaitre en
justice. ,.
- De deux accusés, rectifia l'institutrice d'un ton
tranquille, plutôt triste, mais absolument naturel.
- C'est ce que je 'Joulais dire: deux accuses qui ne
sont pas coupables, aussi suffira-t-il de nous entendre pour nous absoudre, conclut aussitôt SaintVérand.
répondit-elle, et songeant à la
- Je l'esp~r.
trahison dont elle était victime, elle ajouta: Quant
à moi, je suis bien tranquille, ma conscience ne me
reproche rien.
Il la regarda attentivement.
c Soupçonnerait-elle quelque chose de mes nou'velles visées matnmoniales ? .. songea-t-il, presque
soulagé à cette id~e.
Non, car elle ne lui répondrait pas avec ce naturel parfait, il y aurait dans sa voix
... Elle devait tout Ignorer,
de la col::re ou du m~pris
ce qui rendrait sa besogne encore plus arùue .•
Il s entraient au salon où la jeune femme qui les
de
avait précédés les attendait, le regard charg~
courroux.
- Que penseriez-vous, mademoiselle, dit-elle aussitôt d'un ton cinglant à la jeune fille sans lui indiquer un si ~ ge,
d'une personne qui affecterait la
piété, le dévouement, une conduite irréprochable,
et qui dans le fond serait l'être le plus faux qu'il
se pût voir. '
- Ce que vous en penseriez vous-même, madame,
rêpllqua Régine sans se laisser démonter.
�CHEMIN SECR.ET
Elle se demandait à qui Mme de Fleurimont en
voulait, si c'était de Jacque!i ou d'elle-même qu'elle
parlait.
- Que penseriez-vous, reprit la jeunE: femme,
d'une per~On\1
qui profiterait de lu confiance 'lue
l'on a en elle pour en abu!::>er indignement j>
- Qu'elle ne mérite que )e mépris, répondit
encore l'institutrice toujours sur le même ton.
- Et gi V01,lS a"iez cette perspnne chez vous, sous
vQtre lait, pourt-uÎ\'it 1\lme cie Fleurinwnt, si 'ou
l'a'Îer. placée allprès de vos enfants, lui demandant
de vous suppléer dans votre tache maternelle, quelle
conduite tiendriez-vous vis-à-\'is d'elle?
Régine était dc\cnuc soudain d'ulle pâleur mate,
ses yeux semblalent dilatés par l'horreur, et ses
doigts se cri,;pa,ient.
- Expliquez..-vous, madame, implora-t-elle. De
'race, au nom de ce que vous avez de plu::; sacré, au
om cie ces enfants auxquels je me dévoue, je vous
adju re de vous expliq uer.
Jacques s'étilit rapproché de la jeune fille comme
pour la défendre:
- On ne pOI'te pas de semblables accusations,
dit-il avec au~orité
à sa sœur, sans être Il même dp.
fournir la preuve de ce que l'on avance ...
Mlle Bayle remercia du regard ceilli qui intervenait en sa t-<l\'eur.
Tr~s
nerveu:;e, la jeune femme bal but ia:
- Crois bien, Jacque:;, que si j'en suis venuf\ à
cette extréllnité, c'est que ùes circonstances très
graves m'y ont forcée. Mademoi elle, dit-elle ef!
s'adressant à la pauvre ai:cus~e,
je serai d'autant
plus implacable que ma confiance en vous était plUli
unplicite.
« Quand je pense que j'aimais à v~us
appeler la
seconde 1l1':::re de mes enfants j ct que le m'absentais
des journées entières, vous les confiant, paree que
je vous croyais digne d'estime et que, ..
- Et que.~
interrogea vjolemment Jacques en
proie à une agitation extrême.
- N'interrompez pas Mme de Flcurimont, laissezla s'expliquer, déclara d'un ton ferme mais calme,
Régine qui s'était déjà ressaisie et avait repris toulp
possess1on de soi-même. Je n'ai pas peur de ce qui
pourra :suivre, au contraire, la calomnie tombera
d'el~mê,
laissez-la s'étaler au grand jour.
�168
CHEMIN SECRET
/
Mais Saint-Vérand, pensant à la découverte de
nerveusement:
Mitta, s'~cna
- La calomnie. c'est possible, mais il y a la trahison et on ne se relève pas de celle-là 1
- Je ne la crains pas non plus; le n'ai rien à
cacher, madame, déclara l'institutnce d'un ton
digne, vous pouvez parler, m'accuser plus nettement,
je suis forte de mon innocence.
- Je veux bien croire, mademoiselle, que vous
n'êtes pas aussi cOl,lpable que les apparences le
feraient supposer, répondit la jeune femme d~un
ton
radouci, l'accent de sincérité de Régine l'ayant
impressionnée malgré elle. mais avouez que vous
avez fté bien imprudente, en tout cas?
- En quoi, madame: J'ai besoin que vous formuliez une accusation plus directe, car je ne vous
comprends pas.
- Eh bien 1 en ... en ... en croyant à l'amour d'urt
homme qUi vraisemblablement ne songe pas à vouS
épouser.
Saint-Vérand tressaillit, Mlle Bayle se redressa
très digne:
- SI c'est là tout mon crime, madame, je l'avoue
sans honte, car il est de ceux que l'on peut reconnaltre sans s'amoindrir ni compromettre sa dignité 1
Et elle regarda fièrement l'avocat.
- Mais, en ce cas, mademoiselle, reprit la femme
que la vie avait choyée, l'on fait taire son cœur et
l'on dit à celui qui vous fait la cour pour le simple
plaisir de flù·ter avec une jolie femme: «Passez
votre chemin et allez voir ailleurs. »
- C'est ce que je compte faire, madame, déclara
.
Régine d'un ton de dignité blessée...
- Un peu tard, avouez-le, repartIt Ironiquement
la jeune maltresse de céans.
- Tant que celui qui m'avait demandé d'être sa
femme ne m'avait pas déliée des promesses que
nous avions échangées ensemble, pouvais-je la première rompre le contrat? demanda très simplement
la pauvre fille soupçonnée injustement.
- Ah 1 il vous avait demandé de l'épouser, cela
change la question et atténue un peu vos torts. En
tout cas, il a dû changer d'avis, car ...
- Je he suis ni aveugle, ni sourde, madame, et
pul plus que moi n'est au courant de ce qui se
passe, interrompit Régine avec Wle dignité triste,
�CHEMIN SECRET
noblesse; d'ailleurs, une
empreinte d'une ~rande
personne également intéressée dans la question a
pris la pell1e de m'en informer.
SalOt-Vérand, qui pendant tout ce dlalogJe avait
eu l'air aussi malheureux que gêné, regarda la jeune
fille avec étonnement.
EVidemment, sa sœur faisait allusion à M. de
B~ausemblnt,
à la dé.:ouverte de Mltta, tandis que
Régine par ses réponses paraissait le mettre, lui,
Jacques, personnellement en causo. C'était un véritable imbroglio. Que résulterait-il de tout cela?
- Alors , mademoiselle, si \"ous êtes lOformée que
ce jeune homme ne songe plus à vous épouser, comment avez-vous pu être assez oublieuse de votre
dignité pour vous abaisser à lui écrire, le suppliant
de se souvenir des ,sentiments de jadis?
Régine bondit sous l'ins~te.
De la pâleur mate.
elle pas~
au rouge cramoIsI:
.
- CecI, madame, est une calomnie Infâme. Je
jure que je n'al point écnt, pas supplié... J'en
appelle au témoignage de, ..
Et le regard éperdu de la jeune fille alla vers Jacques, l'implorant, lui demandant une véhémente
protestation .
Mais l'avocat atterré gardait le silence. Il revoyait
en pensée lea lignes fulgurantes dont le décalque
lui avait été présenté pal' Mitta et il ne trouvait pas
un mot à dire pour la défense de cette noble jeune
fille dont la torture était aussi la sienne en raison
de la jalOUSie qui l'étreignait.
Mlle Bayle eut une crispation douloureuse des
lèvres, en présence d'une aussi lâche attitude et elle
jeta sur Saint-Vérand un regard empreint d'un mépris I?rofond; et d'une voix qui ne tremblait pas,
elle aJouta:
- Ceux qui vous ont dit, madame, que j'avais
écrit, sont des misérables, je les mets au défi de
vous en fournir la preuve ...
- Prenez garde, mademoiselle, repartit la jeune
femme d'un ton glacial, vos paroles aggravent votre
condui te. Ce que l'on peut à la rigueur excuser en
faisant l;t part de votre Jeunesse, de votre isolement,
des indéniables besoins du cœur, cesse d'inspirer
de la pitié lorsqu'on y ajoute le mensonge.
Régine eut un éclair d'indignation dans le regard 1
- Mais défendez-moi (jonc, cria-t-alle à Jacques.
�17°
CHEMIN SECRET
- .Te suis aussi malheureux que vous, lui répondit
celui-ci l'ai l' d~sepré.
Je voudrais pouvoir vous
sau\er, mais les circonstances sont contre VOU:;,
avouez tout, cela vaudra mieux.
- Quoi 1 vous voulez que j'avoue avoir écrit une
lettre avilissante, alors que tout mon être tremble
de révolte, ùe honte et d'indignation à la seule
pensêe qu'on ait pu m'en accuser'l Quoi, vous voulez
que je me reconnaisse coupable d'un acll! dégradant
que je n'ai pas commis! mais, quand je devrais par
ce mensonge sauver ma propre vic, jamais, Qntendezvous? jamais je ne le ferais 1
Jacques, en proie à un trouble violent, se leva e1
s'étant appnlcht'! de l'institutrice, lui glissa ces mots
dans 1'0rell1e ;
- N'essayez pas de nier, elle a lu la lettre.
Régine eut un air d'effarement et se pressant les
tempes;
- Ou je suis devenue folle, s'écria-t-eUe, ou bien
quelqu'u!'l qui yeut ma perle a machiné tout ceci.
De quelle lettre vouleZ-VOlis parler 1 Je jure, madame.
que je n'ai pas écrit, m:lis vous le savez bien, VOus 1
dit-cJle en prenant Jacques à témoin.
L'avocat détourna la tête et garda le silence.
, _ Alors, mademoiselle, reprit )a jeune femme
avec un courroux croissant, pUlsqud veus n'avez pas
écrit, qui donc a tracé les lignes que voici?
Et elle mit sous les yeux elTan.!s de la jeune insti.
tutrice le décalque pris par une main déloyale.
Régine cut lin soupir d'allégement:
_ Mlle Zaphiros, répondit-elle d'un accent où le
mépris dominait la surprise. 1
- Mlle Zaphiros, c'est possible, mais pourriezvous me dire où elle s'est procu ré le document
qU'elle a relevé? questionna ironiquem<.:l1t Suzanne.
- Tout simplement dalls mon buvard, madame;
- Ah 1 vous ne niez plus 1
- Que j'ai écrit cette It:ttre, assurément non,
madame.
- Et que voulez-vous que je çonclue de l'évne~
ment?
_ Qu'un rapt de ce genre disqualifie aux yeux
des honnêtes gens ceux qui l'ont commis.
- Vous détournez la question .....
- Si ;-: comorends bien, interrompit Jacques,
vous 2.ccusez Mlle Zaphiros de vous avoir dérobé,
�CHEMIN SECRET
dans vos papiers secrets, cette lettre commencée ?
demanda-t-il anxieux à Régine. .
- Et je ne l'accuse pas à faux, croyez-le bien,
monsieur. Voici ce qui s'est passé: dimanche, pendant que j'étais à Saint-Del11s, sous le prétexte de
chercher du papier blanc dont elle avait besoin
pour faire des découpures destinées à amuser les
enfants, Mlle Zaphiros a fureté partout dans ma
chambre, espéra!!t y découvrir quelque documLnt
compromettant; Je savais son indiscrétion, j'ignorais
son larcin et l'usage gu'elle comptait en faire.
Et se tournant irol11que vers le jeune homme:
- Délatrice et voleuse 1 tous mes compliments,
monsieur, sur le choix que vous avez fail. Ah! je
suis bien ven"gée 1 s'exclama-t-elle fi~remnt,
en se
dirgea~t
vers la porte pour sortir, un air de mépris
sur le VIsage.
- Un instant, mademoiselle, réclama Mme de
Fleurimont que la maltrise sur soi de Régine avait
déconcertée, je ne vous laisse pas partir ainsi.
~ Libre à vous de qualifier comme il vous plaira
l'acte de Mitta - que je ne veux pas juger - mais
votre ressentiment ne Justifie pas ks lIgnes trouvées
sur votre table .....
- Je n'ai rien à expliquer, madame.
Saint-Vérand, en proie à une anxiété jalouse, la
regardait, impatient au dernier degré, avide d'entendre les paroles qui allaient tomber de cette bouche
qui ne savait ('as mentir.
- Et si j'eXIgeais une explication '?
- Je ne la donnerais pas, madame. Vos droits ne
vont pas jusqu'à ri1'imposer de parler quand je désire
me taire.
- Comme vous voudrez, mais vous concevez,
mademoiselle, que dans ces conditions .....
- Vous me retirez votre confiance, j'ai compris,
madame, et du mùment que vous doutez de moi, je
ne passerai pas une heure de plus sous votre toit.
- A votre choix, mademoiselle ... ,. ou vous expliquer ou .....
- Il suffit, madame, je partirai aujourd'hui même.
Et avant que personne ait cu le temps d'ajouta
un seul mot ou de protester, Régine, très digne, la
tête haute, avait quitté le salon.
�17 2
CHEMIN SECRET
xx
Demeurés seuls, Jacques ct sa sœur se regar·
dèrent q)lelques secondes sans parler.
La jeune femme était en, proie cl la plus vjve agitation et Saint-Vérand, après avoir arpenté la pièce de
long ef) large, s'arrêta ct dit:
- Sais-tu, Suzanne, que je commence à croire
qu'ilya quelque mystère dans toule cette affaire?
- Quel mystère veux-tu qu'il v ait? Elle :!1 avoué.
- Etre l'auteur: de cette lettre; malS. reste à savoir
ce qu'est four elle ce M. de Beausembr'ant. Crois-tu
que si sa conscience n'étall pas absolument limpide,
elle aurait cu ce calme, cette tranquillIté, cette dignité enfin 1
- Que sais-je? Elle a un tel empire sur ellemême .....
- C'est possible, je n'en disconviens p.as; mais
un coupable, si fort qu'il soit, se trahit toujours par
un je ne sais quoi qui se dégage malgré lui de son
attitude, de son regard; ct précisément, pendant que
•
Mlle Bayle parlan, je l'examlOais.
« 1l6map.ait de sa, persQnnalit4 morale oomme des
rais lumineux qui la faisaient respleI1dir.
fi. Vois-tu, 110US sommes victimes
d'une erreur .
.. Cette femme-là avoueraIt qu'elle est coupable
que j!'l douterais encore 1
- Elle a toujours eu le don de te plaire, l'cpal1Ï!
la jeun!3 (emrne avec dépit.
- Oui, cht Saint-Vérand en sc rapprochant de c;a
sœur, et lUI prenant la main , oui tu as raison) elle a
toujours cu le don de me plaire, et c'est toi qui, en
falsant sans cesse mIroIter à mes yeux la magi!3 ùe
l'or, a été cause que J'al délaissé cette jeune fille,
digne entre toutes de la tendresse ardente et dévouée
d'un hpmme loyal, pour cette Mitta, cette Grecque
perfide, qui, en s'emparant ainsi clandestinement
des secrets d'une autre jeune fille et en en faisant
j'usage qu'elle en a fait, m'a ouvert les yeux en me
montrant ce qu'ellevalâit et fait entrevoir l'ablme où
je marchais.
�CHEMIN SECRET
.. Tu sauras tout, poursuivit-il d'un accent ému.
J'ai aimé Régine, je l'aime encore ... et là-haut sur le
rocher de l'Acropole, par une nuit enchanteresse, je
lui ai avoué mon amour en lui demandant d'être ma
femme.
Mme de Fleurimont fit un mouvement et s'effara;
- Je le savais bien qu'clic t'avait pris-le cœur, je
l'avais dit à Paul, qui ne voulait pas me croire r
- Oui, poursuivit le jeune homme, je lui aValS
demandé d'être ma femme, la priant de vouloir bien
attendre jusqu'après les élections.
" Durant des mois, elle s'est considérée comme
ma fiancée, elle est venue il Paris ayaIilt foi en ma
parole, ne cloutant pas un instant de la réalisation
de nos projets, mesurant mon cœur à la profondeur
du sien.
« C'est alors qu'a commencé pour elIe ce long
martyre secret, celui de constater que l'être en qUI
elle avait mis tout l'espOIr cie Sp vie, s'éloi~nat
progressivement d'elle pour porter ses. attenhôns ven,
une autre qui était depuis des mOIs son ennemie.
« Dans la lente immolatIOn de ses sentiments,
spectatrice impuissante et désolée, Mlle Bayle n'a
jamais proféré une plainte, ni ne m'a jamais adressé
un reproche.
« Comprends-tu maintenant ce qu'eHe a dû souffrir
quand, tout à l'heure, tu l'as accusée de s'être
abaissée à écrire à celui qui la délaissait, afin de le
supplter de revenir 1...
.
- Mais je pensais à cette lettre adressée à
M. de Beausemblant, balbutia Mme de Fleurimont.
II1terrompant son frère afin de s~ justifier.
- Et moi aussi, hélas 1 repartit Jacques, et c'est
pourquoi je mè suis tu quand elle a imploré mon
témoignage. « Je comprends à présent le regard
d'ardent reproche qu'elle a levé sur moi 1 soupira le
jeune homme avec tristesse. Combien elle doit me
mépriser d'avoir douté d'elle ... Tu ne peux pas savoir
ce que je souffre à,. cette pensée. Mon échec aux
élections rie serail nen, comparé aux lorturèS "-'loUr
j'endure en ce moment. Je me demande ce qu'il faudra que je'fasse pour me réhabiliter dans l'estime dc
cette infortunée; par quelles paroles de regrets je
solliciterai son pardon?
« Je donnerais des années de ma vie - eue disje 1 - ma vie tout en1Ïi:re pour n'avoir pas rencontré
�174
CHEMIN SECRET
cette étrang1!re cousue d'or, car je sens .que par elle
tout le bonheur d' ma Vie est brisé ...
La jeune femme l'avait écouté pensive, repentante,
peut-être au fvnd, de la part contribulive qu'elle
' .
avait eue dan:' tout ceci:
- Eh bien 1 dit-elle après un silence, si tu lui as
promis de l'épouser, et puisque lu l'aimes tant que
cela, tu n'as qu'à revenir à elle. Il en est temps
encore ...
Jacques regarda douloureusement celle qui lui
parIait:
- Combien tu la connais peu 1 soupira-t-il. Croire
qu'elle voudra encore de moi après ce qui s'est
pass.! 1 Non 1. •. tout est fini.
e Quand bien même elle pardonnerait à la rigueur
avec le temps, je sens qu'elle n'oublierait jamais. Les
leur
femmes de sa trempe ont tfoP besoin d'aùm.ir~
h~ros
pour l'aimer; et du moment que celuI-cI s'est
amoindri par sa faute, il cesse d'exisler. Mon malheur
est complet.
Et l'avocat branla tristement la tête. Mme de Fleurimant déclara, pensive:
- Qui salt? Le cœur de la femme est un abime
...
de mis~f1corde
- Celui de la mère, de la sœur, de l'épouse peutêtre, mais de la fiancée lachement trahie, non. Je
connais Régine, elle ne pardonnera p'as.
- Tu pourrais toujours sonder le terrain dans le
cas où tu échouerais aux élections, car je crains
bien que Mitta alors ...
- Tais-toI, Suzanne, je souffre trop de t'entendre
parler ainsi. Il faut pOSitivement que le sens de
l'honneur salt oblitéré en toi ...
• Et quOI 1 tu voudrais me conseiller une nouvelle
làcheté 1 Tiens, tu as été mon mauvais génie et je
ne veux plus t'entendre 1
Et se retirant après avoir lancé ces mots avec indignatIOn, Jacgues gagna la porte au moment olt
celle-ci s'ouvraIt pour livrer passage à une visiteuse
qui devait a.voir surpris quelques bribes de la conversation qui venait de s'échanger enlre le frère el la
sœur, car elle dit 1uSSllôt :
- Il me semble que l'on se dispute ici. En ce cas,
j'arrive fort à propos pour vous enlever Suzanne.
Partons-nous? Je suis en retard, n'est-ce pas?
- Du tout, ma chère Mitta, lui répondit la jeune
�CHE1fIN SECRET
femme d'un ton de contrariété, je dirai même que
vous êtes plutôt en avance puisque je n'ai pas encore
eu Je temps de m'habiller ...
- Il faut croire, en ce cas, que vous avez discuté
longuement et a~:.ez
apremenl si j'en juge par le ton
qu'avait M. Saint-Vérand lorsque je suis entrée.
- Oui, madel"!l0iselle, trl;s aprement, acquiesça
l'avocat d'une VOIX st!che, ct vous en êtes peut-être
cause.
- C'est que nous venons d'avoir u ne ex plication
avec Mlle Bayle, se hala d'ajouter Mme de Fleurimonl qui craignait chez son frère une trop grande
vivacité de I<lng<lge.
- Eh bien? .questionna la visiteuse avec un rire
sonore. Que VOLIS a-t-elle répondu, je suis curieuse
de le savoir, car j'en ai appris bien long depuis
l'autre jour.
- Quoi"? dirent à la fois Jacques et sa sœur d'un
accent fort différent.
- C'est mon secret.
\
- Il fau.t croire que vous savez mieux le garder
que lorsqu'il s'agit de celui d'autrui, remarqua ironiquement le jeune homme.
Mlle Zaphiros regarda son interlocuteur et dit
assez dépitée:
- Quelle mouche vous a piqué aujourd'hui? Ah'
je comprends 1 I:ncore celte personne, cette institutrice de malheur elHre nou:;. J'espère bien, Suzanne,
que vous allet la chasser?
- Elle m'en évite la peine, c'est elle qui ne veut
plus rester.
- C'est bien heureux, car sans que cela ~ p~
raisse, je suis aussi intéressée que vous à son
d~par1.
1
. La jeune femme et son frè!l'egardèrent le silence ;
mais Suzanne pensa que son amie avait raison à
cause de Jacques.
.
- Oui, expliq lia l'astucleusc fille, imaginez-vous
qu'elle a jeté son dévolu sur papa.
Mme de Fle\Jrimont poussa un : ah! de surprise
tandis que le futur député, très ironique, demandait:
- Elle veut dol'lc êpou er toU1 le monde? les
jeunes et les vieu. ' à tour de rôle?
- Moquez-vous tant que vous voudrez 1 repartit
d'un ton irrité l'héritière; d'abord papa n'est pas
�CHEMIN SECRET
vieux, il est encore très bien,' et ensuite eût-il quatrevingts ans qu'une fille pauvre comme elle seraIt trop
heureuse d'~pouser
un vieillal'd millionnaire.
- On prète souvent aux autres ses propres sentiments, machonna Saint-Vérand comme se parlant
à lui-même.
, Mitta haussa les épaules et dédaigna de relever le
propos:
- Je sais ce que je dis. La coquette fait tout ce
qu'elle peut pour prendre mon p::re dans ses filets.
Et les hommes sont si insensés lorsqu'II s'agit d'une
joile femme que je ne répondrais pas de l'avenir ...
Vous souvenez-vous, Suzanne, du jour où nous
sommes allées ensemble à l'exposition canine (
- Oui, clit Mme cie Fleurimont.
- Rappelez-vous que mon p::re nous a quittées
brusquement apr1:s le déjeuner. Eh bien 1 c'était
pour se retrouyer <).vec Mlle Bayle.
- Que me dItes-vous là 1
- Une horrible calomnie, protesta Saint-Vérand
avec véhémence, je donnerais ma tête à couper que
c'est faux 1
- Et vous auriez bien tort, car vous seriez infailliblemeLlt décapité, repartit la jeune Grecque avec
une assurance hautaine et superbe. Je suis sûre de
ce que j'avance, mon père lUI-même s'est trahi.
- Mais cette fille est un serpent, une vipère 1
s'exclama Mme de Fleurimont avec horreur.
- Vous lui enlèverez sol1 clard en la chassant surIe-champ, ch1:re amie, conclut la charitable Mitta,
mais en attendant, allez bien vite vous habiller, car
la voiture est en-bas qui nous attend, je descenùs
la premi1:re.
La jeune étrangère ne se souciait sans doute pas
de rester en tête à tête avec Jacques, et celui-ci, de
son côté, n'insista pas pour la retenir. Les deux.
femmes sortirent donc du salon en se donnant le bras.
Saint-Vérand reste seul et il arpente de nouveau
le parquet, ne songeant plus à prendre du repos.
Ses nerfs sont surexcités au delà de toute expression. Il mesure l'abîme vers lequel il marchait :
Grace au ciel, ses yeux se sont dessillés à l'entrée
du gouffre béant. Il a compris quelle était la valeur
morale de celle à qui il allaIt confier sa vie. L'l:pouser,
cette Grecque perfide, il n'y songe plus; mais, qui
acquittera les dettes contractées en vue de sa can·
�CHEMIN SECRET
177
didature'? Où se procurera-t-Il de l'argent? Pourquoi
s'est-il jeté tête baissée dans la lutte ~Iectoral
?
Ah! maudite ambition! elle lUi coûte son bonheur 1
Régine va s'éloigner. Ils ne se retrouveront sans
doute plus sur le dur sentier de la vie. SI au mOllls
il pouvait la voir une derniLre fois, lui parler, Implorer son pardon?
Mais comment aller vers elle? Elle ne voudrait
tri;s probablement pas l'écouter ...
Il en était là de sa douloureuse méditation, lorsqu'il perçut des cris, des sanglots, dans la direction
de la pièce dévolue à ses.ieunes neveux.
" Ce sont encore les enfants qui prenner.t ua caprice, » se dit-Il.
'
Et instantanément sa pensée le reporta à A~hl
nes,
vers une SCl:ne identique. Il se revit entrant inOpinément dans la salle d'études et mettant par sa seule
présence maltre Bob à la raison.
C'était de ce Jour qu'avait daté leur tendresse
mutuelle à Régllle et à lui.
Pour la premtl:re fOIS, il avait pu causer avec la
jeune fille et découvrir un peu de sa personnalité
morale, ensevelie sous le masque convenlionncl de
['institutrice.
Pour la première fOlS, ce jour-là, il a senti un lien
très dnux se former de lui à elle ...
Ira-t-il, cette foiS-Cl comme alors, user de son
autorité sur les écoliers rebelles?
La tentation en est forte, mais comment serait
prise son intervention?
Régine, assurément, ne pourrait moins faire que
de se rappeler la scène de Jadis et, établissant la
comparaison du passé avec le présent, elle ne manquerait pas de l'éconduire.
,
Et elle ferait bien, il ne pourrait que se soumettre,
car il avait perdu tout droit à sa bienveillance ...
songeait-il mélancoliquement.
Tout à coup, la porte du salon s'ouvrit brusquement, livrant passage à la petite Simone qui, les
yeux rouges, les chev~ux
en désordre, lui demanda,
un sanglot dans la VOIX:
- Maman? où est maman? Je veux parler à
maman?
- Ta maman est sortie, ma chérie, dit Jacques
d'un accent compatissant à l'enfant. Viens conter à
ton petit oncle ce gros chagrin qui te fait pleurer.
�CHEMIN SECRET
- Il Y a ... il... y ... a, reprit la fillette, sa frêle poitrine soulevée par un spasme, que Made ... moi ...
selle, mais répandant un torrent de pleurs elle ne
put pas achever.
Jacques la prit sur ses genoux et tach? de la
calmer, mais voyant que la crise de larmes durait
toujours:
- Nous allons aller trouver Mlle Régine ensemble,
di t-il, elle m'expliquera ce qui s'est passé et si elle;
t'a mise en pénitence, jé la prierai de te pardonner 1
A ce discours, L'enfant un peu calmée releva la
tête et commença:
- NÇ>n ... ce n'est pas cela, j'ai été age, mais
Mademoiselle dit. .. et les pleurs recommencèrent
de plug belle.
- Allons, viens, Mademoiselle m'expliquera ce
dont il s'agit.
Et posaJ1t Simone par terre, Jacques se leva.
Quelques secondes plus tard, l'oncle et la ni:' ce se
donnant la main s'engagèrent dans le vestibule.
AITivés devant la salle d'études dont la porte était
ouverte, un spectacle imprévu. s'offrit au.' regards du
jeune homme.
, Bob, les l)t'as passés autour du coù de l'instihl'trice qui était assise à sa table de tt'Uvail, pleurait
encore plus fortque sarsœur et couvrait de bai ers le
vi;age de .. Mademoiselle" en criant à tra'llcrs ses
sanglots:
« Je ne veux pa ... non, je ne veux pas ... je vous
aime trop ... je défends que vous partiez, II lança-t-il
d'un tOD de dé/j, manifestant déjà sa volonté naissante d'homme futur.
La question gue Jacques allait poser avec un SOQrire à la jeune hile expira sur·ses lhres.
II avait compuis la cause du désespoir des enfants,
et u.ne exp!1ession Cil'am.er~u
vint assrombrir ses
traits:
- A ]Jez trouver un instant votre bonne-maman,
dit-il à ses jeu ries neveux avec un ton d'autorité qUi
n'excluait cependant pas la douceur, j'ai à causer
avec u Madcmoiselle ~ et si \lOUS promelicz d'être
bien sages, peut-être qu'elle restera.
Régine, qui s'était levée brusquement en voyant
revenir Jacques avec Simone, fit eq l'entendant un
~est
de dénégation de la tête qui n'échappa pas au
/cunt: homme.
�CHEMIN SECRET
Quant HUX enfants, passant de la douleur à l'espérance, ave,c la mobIlité propre à leura!!e, il sé<.:h' rent
au -sitôt leurs pleurs et s'élanc~ret
hors de la
pi' ce,
R~gine
<ct Jacques sont seuls, ils se contemplent
en silence, trop ~mus
pour rarler; ils sentent que
quelque chose de solennel va se passer entre eux;
quelque chose qui les fera horriblement sounrir
tous les deux.
Sur les traits de la jeune fille, se lit l'énergie, la
résolution virile, Aucune 'contraction douloureuse
n'ait' re sa sculpturale beauté. On sent qu'elle a
vaincu /
'
Jacques, au contraire, a la ll:vre tremblante, le
regard embué:
- Mademoiselle, commence-t-il, je ne viens ras ...
- Me demander d'oub lier le pa~sé,
je le suppose
bien, interrompit froidement Mlle Bayle, car ce
serait en vall1 .
- Je le S.liIS ... aussi, je venais simplement implorer mon pardon.
Régine écl ala et dit d'un accent amer;
- 7mplorer mati pardoll 1 Les voilà bien les
hommes, il croient qu'ils ont tout dit avec ces trois
mots: Implol'er mon pardon 1.. .
• On brise un cœur, un avenir, pis que cela, la
conriance en la loyauté d'autrui et l'on vient vous
dire: « J'Implore mon pardon, " croyant que tout
est reparé III
- Ne soyez pas impitoyable, Régine, laissez-moi
vous expliquer ce qui s'est passé ... supplia-t-il.
- C'est inu,tile, je le sais aussi bien que vous;
vous avez cru, dans une heure de génL:roslt~,
qj.mer
assez une paU\fre fille s'ans le sou, pour en faire votre
femme; mais (,e jour où vous avez entrevu la possibilité d'~pouser
une h~rite,
adieu les serments,
adieu les belle.s promesses creuses ...
« Ne protestez ... pas, poursuivit-elle froidement
en le voyant faire un geste désespéré. Je la connais
cette hl:>tQr~,
I~Ue
n'~,st
pas inédite, mais ~e que je
sais bIen, c'est que sil est des femmes qUi pardonnent semblable injure, je n'en süis pas 1
- Régine 1...
l
Et poussé par une impulSIon plus forte que sa
volonté, Sai,..,t-Vérand tombe à genoux et tache de
s'emparer dt:; j'une des mains de la Jeune fille.
�CHEMIN SECRET
l'institu- Relevez-vous, monsieur, dit durem~t
trice, en s'écartant, l'on pourrait venir, et: que penserait-on, pour ma réputation, de voir le fi a llcé d'une
auit'e à mes pieds.
Jacques obéit et se releva lentement:
- Je ne suis le fiancé de personne, ..dit-il à la
jeûne fille d'un ton triste. J'ai reconnu mon erreur;
mes yeux se sont hélas! ouverts trop tard 1
- En cc cas, qui payera les dettes ClOntracée~
envers M. Zaplllros, poursUivit Mlle Bôl'fle implacable avec un sourire d'une ironie mor~V:.1nte,
sans
que rien dans sa physionomie ne déc<:lat la plm
petite joie à l'annonce que Saint-Vérand . n'épousait
pas la jeune Grecque.
- QUOI! Vous savezl Qui vous en a parlé! murmura douloureusement le futur député.
- Votre baIlleur de fonds lui-même .. .
- Quand cela?
- Le jour où vous étÎez à l'expositionl canine a"·e..:
sa fille.
Saint-Vérand la regarda fixement, absolument
effaré:
- C'était donc vrai 1 s'exclama-toit comme se partant à lui-même ...
- QUOI vrai r questionna Régine- Rien; tenez, ma raison s'égare, ()U bien vous
êtes la plus grande énigme qu'il m'ait été donné de
rencontrer.
- Expliquez-vous.
,- .Te ne veux pas ...
- Je l'exige /
- Eh bien 1 pas plus tard que tout il l'heure.
Mlle Zaphiros m'affirmait que vous a:viez eu ce jourlà un entretien avec son pèrt: et...
- Et ?... IOterrogea Régine.
- J'ai donné ma tête à couper que cela n'6taü
pasl
- Pourquoi cela? demanda le pIu.'5· naturellement
du monde la jeune fille [oHle qui ne soupçonnait
nullement l'importance ou le blam e que le public
pût attacher à sa rencontre avec le 'Grec.
- Mais parce qCle ... tenez, ne me raite~
pas dire'
.
ce que je lWllX taire 1
- Je vous ordonne di vous expliquer, comni.anda-t-eUe im,.lérieusemer, ..
- Eh bien 1 elle prétendait que 'Vous vous étiez
�CHEMIN SECRET
donné ,rendez-vous clandeR tmemr nt, son pèr~.
et
vous, parce que vous aviez l'Jnten; ion de vous l<l..·~.
épouse r par le veuf mtllion n,.ire.
- Et naturel lement vous l'avez crue'? remarq ua
Mlle Bayle avec un ton de froideu r et de mép"S.
Mais puisque je vous dis le contrair e 1 pr.c,23~a
Saint-V érand, un accent àe reprooh e sur la lèvre.
L'instit utrice le regarda et, après un silence,. eUe
,dit d'un ton de VOIX lent et triste:
- Et cepend ant vous avez douté de moi 1 de moi
dont la ,loyauté était si absolue qu'elle m'empê chait
de croire à la félonie d';utru i et m'aveug lait à tel
point, que jusqu'a u jour lÙ j'ai palpé df'mes propres
mains ,la trahison , Je la c,royais impor ';blc. De moi
qui la niais 1.:. De moi qlli vous jugeais d'après mes
propres sentime nts 1. ..
" Ah 1 Vous m'avez dérc bé un bien précieu x entre
tous, le trésor de la confi mce, rien ne me la rendra
plus 1. . gémit la pauvre eLfant.
- Pas même un repen il' sindre '?
- N0J1, répond it Rég,ne d'un accent amer, je
croyais a la tendres se éte:-nelle, à la sincérit é de la
foi Jurée, vous avez tué taut cela en moi 1
- Mon Dieu ... mon Di ~u 1 gémit Jacque s, ne me
pardonn erez-vo us jamais ,' ... jamais? ..
La jeune fille se tut une second e:
- Avec le temps, dit-elle, peut-êt re ... Aujour d'hui
la blessur e est trop vive, n'insist ez pas.
- Que faut-il que je fasse pour que vous me rendiez ... votre estime, supplia -t-il, car je n'ose plus
prétend re à un autre sentime nt.
- Rien... Tout serait inutile. Laissez le temps
accomp lir son œuvre ~'arisemnt
et d'oubli ...
- .Ecoutez-moi, de grace, madem oiselle, je snis
prêt à tout; aucun sacrific e, aucune épreuve ne me
coùlera ...
- Hélas 1 soupira Régine d'un accent brisé, n m~
manque quelque chose d'essen tiel pour parel iDl..r:
.la confian ce. J~ ~e p~!lX
plus croit:e en votre f,a: ... ·<....
- Oh 1 gémll-Il, ncn ne pouvait m'être p , G . ',:loureux à entendr e que cc que vous venez de (Le.
Et il ajouta d'un accent brisé: Vous êtes sans pitié,
Régine, parce que vous êtes au-dess us de la faibless e
des êtres ordinai res, et que vous vous sentez impec,·
cable... Mais au fait, et il eut un mouvem ent de
révolte, je,perd s mon temps à ;Vous supplie r, j'aurais
�CHEMIN SECRET
dû y songer plus tôt: Si vous êtes inflexible, si rien
ne vous toucne, c'est parce qu'un aulre m'a remplacé
dans votre cœur! dit-il avec éclat, incapable de contenir plus longtemps la Jalousie sourde qui était en
lui
L'institutrice se redressa, elle eut un éclair dans
le regard et dit fï rement :
- Nous n'appartenons pas à la même école, monsieur. Je croirais m'abaisser en rendant trahison
pour trahison, et je perdrais ainsi le droit de m~pri
ser les autres 1. ..
Ces paroles cinglantes tomb::rent sur Jacques qui,
en les entendant, perdit toute mesure:
- Pourriez-vous me dire alors quel lien vous unit
à un certain capitaine de Beausemblant 1 s'écria-t-il
violemment.
Régine leva sur lui un regard d'ardent reproche,
elle entr'ouvrit les I::vres pour parler, mais sa bouche
se crispa et aussitôt, sous une contraction nerveuse,
un tremblement la secoua toute, ses paupî'res se
ferm' rent, une paleur effrayante se r~pandlt
sur ses
traits, et elle tomba Li ~failnte
sur la chaise qui se
trouvait pr~s
d'elle, sans prononcer une parole.
XXI
Saint-Vérand est atterré du résultat de ses propos.
Il a peur que la jeune fille ne s'évanouisse. Il voudrait appeler au secours, mais il est retenu par la
crainte de nuire à .\-lIle Bayle. Que penserait-on de
celle sc' ne? Que dirait-on de les trouver ensembl e,
de la voir en cet état?
Fort heureusement la nature énergique de Régine
reprend vite le dessus, et bientôt la vaillante,enfant
est a::.sez maltresse d'elle-même pour pouvoir parler.
- Ainsi, murmure-t-elle avec un inddinissable
accent, vous avez douté de moi .. . VOliS aussi l ...
- Pardon 1 Je ne douterai plus jamais, implore
Jacques d'une voix vibrante de tendresse et de sincérité, en s'agenouillant pr~s
de la jeune fille et lui
�CHEMIN SECRET
baisant la main. Et il ajoute humblement: JWais
trop malheureux de mon indignitt:, je soufTrais I(op
le me sei,t il" au-d\!ssous de vous, c'est ce qUi m'a
fait perdre la tète. Si vous savIez combien j'ai .3tJuffert... balbutie-t-il, retenant toujours la maill Je la
jeune institutrice, prisonnière dans les siennes.
Rûgine le regarda tristement:
- Oui, dit-clic, vous n'avez pas le cœur mau".';1Ï!:l,
J!l~is
pourquoi faut-il que vous aye/. Je caractèl'( si
lalbl\!? Ah 1 moi àussi j'ai été malheureuse 1 ."ai
lant soulTert de vous sentir inf'::rieur à ce que j'amis
cru, de constater que vous étIez au-de 'sous de nun
idt:al. ..
Elle poutsuivit aprcment :
, - Aujourd'hui, rien ne pourra plus faire renal1re
le rêve de jadis, les portes du paradis entrevu se sc nt
fermées.
~ Vous n'étiez pas celui que je croyais, celUI qle
je rêvais, celui que j'aHendais, que j'espérais enfJil1
" Mon rêve est mort et mon cœur en portera éternellement le deuil.
- Oh 1 murmura Jacques, vous êtes implacable r
- Ce n'est pas \'01.18 que j'accuse, c'eHt la destinée ...
u Et c'est à elle que j'en veux de vous avoir placé
ur mon chemin, répondit tristement la jeune LIe
avec découragement.
- Epargnez-moi, implora Saint-Vérand, ne m'accablez pas. Je soulIre tant. Vous ne voulez plus de
moi, vous avez raison, je n'étais pas digl)e de vous,
je ne méritais pas un tel bonheur; mais dites-moi
seulement que vous penserez à moi sans mépris et
sans colère et que mon souvenir ne vous ;>era pas
odieux ...
Régine garda le silence. A la fin, elle dit d'un
accent olt vibrait toule l'amertume de sa désillu!>ion:
- Ma souffrance est trop récente; il est trop tôt,
ne me demandez rien ...
- Il fauùra donc nous séparer ainsi 1 Vous dIre
adieu pour toujours, sans avoir obtenu un mot de
pardon? gémit douloureusement Jacques.
Mlle Bayle tressaillit:
- C'est vrai, dit-elle, je vais quitter cette maison
et il se peut que 'nous ne nous rencontrions plus
jamais en ce monde, alors je vais être généreuse
envers vous: Certes. je ne vous dois aucune expli-
�CHEMIN SECRET
callon sur cette lettre trouvée dans mes papiers, je
vais cependant vous livrer mon secret afin que vous
conservIez de Régine que vous avez aimée, une
image radieuse dont rien ne termra l'éclat. Vous
avez prononcé tout à l'heure le nom de M. de Beausemblant ...
- Je ne veux rien savOIr de plus, )e ne demande
plus rien, j'ai confiance en vous, implora Jacques
l'interrompant d'une voix suppliante.
- Mais moi je veux me laver d'un doute injurieux,
je veux tout vous dire. Ecot/tel{ ceci: Cet homme qui
a excité votre jalousie, cet inconnu qUI m'a valu
l'afTront d'être soupçonnée par Mme de Fleurimont,
- je ne parle pas de Mlle Zaphiros, celle-là je la
méprise trop pour me soucier de son opinion à mon
égard - cet homme enfin à qui j'écflvals pour lui
rappeler le passé, cet homme, eh bIen 1 c'est ... mon
frère 1
Saint-Vérand ne put retenir une exclamation.
- Oui, poursuivit la jeune fille. C'est une histoire
aussI sImple que triste et trop commune, hélas 1
u Ce nom de Beausemblant est égJlement le mien,
celui sous leq uel j'états connue JadIS, celui que je
porte légalement. Bayle est SImplement notre nom
patronymIque.
" Mon fr-2re, dès son adolescence, nouS a donné
les plus grands soucis. Il est joueur et ... le reste. A
vmgt ans il avait déjà dlssi pé toute une fort une. Les
quelques mtlilers de francs qui me venaIent de ma
mère (morte alors que j'étais encore en bas âge) et
m'appartenant en propre, ont servi à payer en secret
les dettes contractées par ce dlsipat~ur
d~ns
les
derniers temps de la vie de mon pi:re, ce qUI a permIs à celui-CI de mourir avec la consolante illusion
que l'enfant prodigue s'était amendé ...
- Pardon 1... Pardon 1 murmura Jacques d'un
accent d'émotion SIncère. Vous êtes une sainte et je
ne suis' pas digne de baiser le bas de votre robe ...
Elie pourSUIvIt aved apreté sans l'entendre:
- Mon père mort, une fois sa pension ~iltare
(~lès
élevée) enlevée à notre mince budget, Il ne me
re31alt plus qu'un parti à prendre: celui de travailler
p'Jur vivre. C'est sur ces entrefaites que mourut l'un
de nos parents élOIgnés. Il laissait à mon frère
- unique héritier du nom - une somme de deux
cent mll1e francs à charge par lui de subvenir à mon
�CHEMIN SECRET
entretien jusqu'à mon mariage que, dans sa nalveté
arclzaïque, le testateur croyait - étant donné les
avantages physiques que l'on veut bien me reconnaltre - devoir être une chose prochaine et des plus
faciles. II ignorait,.le cher homme, qu'à notre époque
la femme n'est nen, que sa dot est tout 1 Que le
charme est une vertu périmée.
J acq ues voulut protester.
Elle l'interrompJt :
- Il est parfaItement inutile de vous dire que je
n'ai jamais perçu le plus petit dl\'idende de la somme
laissée par le cousin en question à mon frère; d'ailleurs, celle-ci n'~!ait
qu:une goulle d'eau jetée dans
le goufTl'e de la ( ISS. pa~tOn
de cet égaré.
II ne me restait q"'un parti à prendre ainsi que
je viens de vous le d,re : travailler pour vivre, car
vous pensez bien q Je je n'auraIs pas voulu faire intervenir la loi dan's une question de cette nature.
• Mon instruction était assez compl~
te ; malheureusement j'avais été habituée à un certain luxe dont
la privatIOn me coûtait, c'est ce qui me décida à me
placer comme institutrice dans une famille. Il me
semblait que je pourrais ainsi jouir du confortable
au foyer d'autruI.
• Je fis donc part à mon frère de ma résolution,
croyant qu'i l l'approuverait pleinement, enchanté
qU'II serait d'être libéré vis-à-vis de moi, à si bon
compte, de toute obligation, mais au lieu de cela, il
entra dans une fureur inoule et me déclara qu'une
Beause':1blant ne pouvait sans déchoir se placer
chez Ic." autres, et que si j'inOigeais cette humiliation
à sa race, de sa vie II ne me reverrait.
'
- Voulait-il dune vous voir mourir de faim? questionna Jacques d'un ton indigné.
- Nullement, mais il me d It qu'il n'y avait qu'une
voie à suivre pour une fille noble dans mon cas,
celle du cloitre. Que je devais me faire religieuse, en
un mot.
« Dieu appelle à Lui les àmes qu'II a choisies. Il
ne m'a point jugée .digne d'un tel honneur 1 poursuivit la vaillante RégI ne.
• Je n'avais nullement la vocation religieuse et
cependant jl fallait vivre; c'est alors que M.l}1e M.aurivet m'est venue en aide en me trouvant le poste
que vous savez à Athènes.
« A partir de cette heure. mon frère s'est éloigné
(C
�185
CHEMIN SEc.RET
/
de moi, il m'a reniée en quelque sorte. Je lui fais
honte (peut-être un peu parce que je sui s aux y.eux
sa conscience un remords vivant) et au ssi, pensez
d 0 nc 1 pal'ce que lui, le roi de toutes les élégances.
lt; bo.>tonnour à la mode, le grand conquérant des
C,)euro ne peut pardonner à sa sœur d 'avoir fait de
son é.::gant personnage le frère d'une humble institptric0. El cependant, afin de lui complaire, j'ai
renon cé à porter ce nom fie mon père dont j'étais si
fière, j'ai caché mon ide~t,
mon origine aristocratique, ;ous la u0nomination très pléb :'II,ll1ncde Bayle,
l'al efft\cé en quelq\le sorte ma personnalité, tachant
de fail3 oublier que j'existais encore.
« N t.l ne saura ce que J'ai sou/Tert, ce qU I: le sclufire, Gé1r chose étrange - 0tant don
~ ma na ture é e de cdui
je ne ,.mIS point enCOl'C absolument d ~ tach
qUi ('S ~ mon bourreau.
« 1,0 s mon arrivée ici, je n'ai cu qu'une idée: revoir
mou 'rère. C'est tout ce qui me reste des miens , je
n'ai ~ lus que lui! ajouta-t-elle commt: pOUf se justifier ,
1<:l'e I?oursuivit douloureuscment :
(" LUI, au contraire, a tout fait pour éviter une renco li re avec moi; et tout dernièrement, il m'a écrit
pOUl' me prévenir qu'ayant fait la connaissance d'une
ri, he étrang0re à laquelle Il ne paraissait pas
Mplaire, il me recommundait de taire plus que
iarnais notre parenté, l'héritière en question étant
H,timement liée avec la famille qui m'employait, et
l'iLlferiorité de ma situation pouvant nuire, si elle
ét"it connue, à ses projets matrimoniaux. Compre_
nI ?;-VOUS à présent l'émoi dans lequel j'ai ét é lorsque
j'~l
su que Mlle Zaphiros avait pns connaissance de
la lettre que j'adressais à Charles,
. - Oui, je comprends, murmura Jac'1ues très bou10')(:)rs6 par tout ce qu'il venait d'entondre. Comment
ne m'aviez-vous jamais dit ces choses ...
• - J'avais si peur de déplaire à mon frè re 1 Et fauti] f'avouer, j'étais fière dç votre rech.erche, fi 0re de
pe 'lser que c'était moi seule qu e vous aimiez, moi
hll'nble et obscure institutrice. Si fière que je voulais savourer ce triomphe dans le secret de mon cœur
jusqu'au jour Oll notre mariage aurait été décidé .
..- Hélas 1...
- Je ne pouvais pas prévoir qu'une main inù~
crète viendrait fourrager dans mcs papiers.
d ,~
�CHEMtN SECRET
- Mais aussi quelle imprudence d'avoir laiss6
une telle let tre dans vot re bu vard 1
- Assurément, l\lais je comptais l'achever et Il
mettre de suite à la poste; seulement il est sunenu
un événement aussi imprévu qu'important qui m'.!
empêchée de songer à achever la missive commen·
cée ...
- Quel événement? demanda Saint-Vérand intrigué.
Régine hésita.
11 lui en coûtait d'avouer à Jacques qu'elle av,lit
souflert en apprenant son mariage avec une autre:
- La visite de M. Zaphiros, r~pondit-el.
- Quoi 1 il est venu vous voir ici ?
- Oui, dit la jeune fille avec un pàle sourire.
Mlle Mitla avait raison, l'un de nous deux désirait
épouser J'autre, seulement ce n'est pas moi qui \'OUlais du richissime Hell: ne.
- Et la perfide qui nous affirmait que vous aviez
tout fait pour amener son pi..re à ce mariage 1 s'écria
Saint-Vérand indigné, mais, dite -moi, la démarche
de M. Zaphiros vous a donc troub10e au point de
vous faire oublier votre lettre commencée?
- Pas sa démarche, mais un autre projet qu'il
m'a commumqué ...
comprit et ne poussa pas plus loin ses
. .Jacque~
lOvest IgatlOns.
Aprt s un silence pénible pour tous deux, Il reprit:
- Vous dites que votre fr~e
a jeté son dévolu sur
une riche étrang~e
?
- Oui, et je lel plains, la pauvre fille 1
- Gardez votre compassion pour une autre plus
digne de pitié; cette personne ne la mérite pas,
crnyez-mol, votre fri. re et l'hérili, re en question se
valent, ils sont tout à fait dignes l'un de l'autre.
- Qu'en savez-vous?
- MaiS cette héritière, c'est Milta 1
- Mlle Zaphiros 1
- Elle-même.
•
- Ah 1 mon pauvre frère 1 La punition va commencer l ,soupira Régl~e
apitoyée..
.
- La Justice de Dieu se mamfeste parfOIS dès
cette terre, remaI;qua fl'Oidcment Jacques.
- Mais je suis stupéfaite de ce que vous me dites,
reprit Régtne, je croyais que Mlle Zaphiros vous
était flan ...
•
�188
CHEMIN SECRET
n ;le la laissa pas achever:
'
L'acquiescement de cette ambitieuse leune fille
éta:~
subordonné à ma r0ussite au." élections. Elle a
sa:: s doute voulu dans le cas d'un écbec possible se
m~.lager
un autre prétendant à sa main. Je vais aller
lui dire, dt!s ce soir, que l'un des candIdats ;e retire
d$ sa liste matrimoniale et qu'clic n'a plus à compter
sm lui 1
Régine eut un sourire d'une infinie tristesse. Que
l,li importait à présent que Jacques se retirat et qu'il
loctevint libre. Elle ne l'aimait plus, son cœur était
mort à tout jamais pour lui 1
- Et maintenant, il me semble que nous n'avons
pius rien ànous communiquer. Allez-vous-en, dit-elle
i Sainl-Vérand en faisant un geste de la main pour le
c ngédier.
- Vous me-chassez? inlerr,)gea-t-il douloun.ll18ement.
- Non, répondit-elle, mais quand Mme de Fleur:mont rentrera, je veux avoir quitté son toit. Il me
sarait trop pénible d'affronter sa présence après les
sonpçons, aus~i
injurieux qu'injustes, qu'elle fi fait
p ~ser
sur moi et il faut que Je commence mes pré para:ifs de dl'!parl.
- Alors, c'est l'adieu qui va sonner?
- Ou!. ..
- Adieu, Régine, murmura-t-il d'un accent bl'isë.
- Adieu, répondit-elle d'uno voix basse.
Et apr1:s l'avoir regardée une dcrnii.:re fois. comme
s'il eùt voulu graver dans sa mémoire les traIts de la
féune fille, Saint-Vérand sortit de la pi\:ee.
Arrivé à la porte, il sc retourna, espérant elJcore
contre toute espérance.
Régine debout l'a\'ait suivi du regard, mais elle nc.
01 pas un geste pour le rctènir ni le! rappeler.
Alors il s'éloigna, le cœur en proie à un désespoir
fou, pendant que la pauvre institutrice tom~)ai
sur
une chaise el se cachait la tête dans les mal11s: Lp~
beau rêve dont elle s'était beltée était à jamais I~\'a-·
noui.
-
1
•
Un jour, terne et blafard, sc I~ve
à l'horizon; un '
jour de printemps cependant, mais pluvieux el
morose. L'on a peine à se croil·c au • joli" mois de
Mai chanté par les po1:tes tant la nature en ceUt3
~
-
�,;
CHEMIN SECRET
'1
r89
région mumtagneuse est en retard sur la saim:>n.
C'est à qlJ,oi songent les voyageurs que le tïaln de
luxe part i <le Paris, dans la soirée de la veil,e, emporte ver s la poétique Italie.
Le mon stre de fer serpente à travers l'étroite vall~e
savoY,lrde de la Maurienne et va bientôt arriver
à Modarltl, la vieille fronti;;re, à l'entrée du MontCenis.
De haxIt es montagnes à l'aspect sévère, ma:s :1dmio
rablemenl boisées, se dressent à droite et à naJc:le,
verdoya.ntes jusqu'au sommet ; par instants la gorge
se fait si étroite que l'on dirait que l'impesar.t':l
masse,Je rochers va se joindl·c et vous empêcher do
passer•. n'IClis il n'en est rien, et le rapide va tOl1jourc.
poursul';ant sa course .folle.
Dans: l'un des wagons-lits deux femmes sont cano
fortabloment installées. L'une d'clles, en lonp,s Vôtements ·de Gleuil, o'a point encore ouvert les Y · ~ux
et
demaŒde sans doute au sommeil l'oubE de:; tnstesses de la vie dont son visage encore jeune ~rd
la: traC'f~
des meurtrissures précoces.
est éveillée depuis longtemps, elle CO!lL'au,·t~
te!URI~
l'imposant paysage dont la rude beauté !a
fall In's sonner.
« C~.
mbien la nature est différente et variée on
ses a.~ .pects 1 songe-t-elle avec mélancolie. lc;, on CI3
pays de montagnes, c'est encore l'hiver, tandic que
là-bcz~
' , .c'est d6jà le printemps 1 Ici les rcchers
a!=>rul'.t'S, les précipices sans fond, là-bas, les ~,"aH.es
nan tr 3S irradiées sous l'ardente caresse du c~el
d'016 Lent 1 })
Là '-bas, dans .tn pensée cie la voyagouse, c'est
Ath ~ 'l'Ies, la patrie du soleil et des nUits fumineuces.
Athoè 'oes, où son cœur a eu jadis son rayon d'es Jefan (' e et de joie, son heure de rêve ...
Q ue tout cela est loin aujourd 1hui, Régine (·:ar
c'es t elle) s'en va vers des horizons inconnus accompar, ner celle qui l'a prise auprès .d'elle comme dame
de c!Ompagnie depuis sa récente sortie de chez les
FIe: urimont.
1 Jne femme du meilleur monde et d'un commel ce
de' s plus agréables, mais que la vie a hélas 1 leriU~
ml mt éprouvée et qui va demander à une existeîce
n.<l made, sinon l'oubli, du moins l'apaisement d;llls
le!" InIaux dont elle souffre.
~gine,
elle aussi, a résolu d'oublier, elle va tàcner
�190
CHD-IIN SECRET
de se reprendre à vivre, de se ressaisir. T;!\nt d'évé.
nements douloureux ont bouleversé son \~xistcne
en ces dernières semaines 1 Mais c'est a.vec une
am' re JouIssance qu'elle aime à évoquer le souvenir
des épreuves qUI l'ont récemment atteinte, à retourner le fer dans la plaie vive; aussi profite-t-elle de
ce que sa compagne dort encore pour retirer des
prolondeurs d'un sac de voyage une ch::re missive
reçue au moment du départ et déjà IU.e maintes
fois:
~ Bien chère Mademoiselle, lui dit-on: Au moment
où vous allez qUItter la France pour de longs mois
peul-être, laissez-moi vous dire un adieu sinc::remenl
aflectueux.
~ Combien je déplore votre départ, j'igno[ e ce qui
s'est passé entre Mme de Fleunmont et vous. Ma
fille se reposaIt SI complètement sur vous du :soin de
ses enfants, sachant en quelles mains elle l~s
laissait 1 mais je com;Jrends gue vous ayez prMéré, à
l'aride tache d'instruire de Jeunes intelgc~s
vagabondes, le poste plus agréable et moins absorbant
de dame de compagnie.
u II eût été égolsle de vouloir vous retenir. Il n'y
a que nous qui soyons à plaindre; depuis que vous
nous avez quittés, tout va mal autour de nous, l'on
dirait que vous avez emporté la jale avec VOUSl. Les
enfants sont devenus afireusement capricieux et ne
peuvent pardonner à leur nouvelle institutrice de
vous avoir remplacée .
• Mon gendre est menacé de c;uitter Athèr.\es et
d'être envoyé dans une affreuse petite principauté à
demi barbare où ma fille s'ennuiera à périr.
~ Quant à mon fils, Je n'ai pas à vous apprendre
ce que les journaux vous ont fait connaltre - son
échec aux élections législatives.
« Le pauvre enfant en a eu, je crois, une pén ible
déception à laquelle est venue s'en ajouter
une a'utre
l
d'un ordre plus intime: Mlle Zaphlros sc marie.
~ Elle épouse un offiCier de cavalerie, le comte de
Beausemblant, un très brillant cavalier dont l'.é~
gan' e silhouette lui a pris le cœur, mais il pal"ait
que M. Zaphiros a eu des renseignements tels Bur
Je capitaine en question qu'il refuse son consentement et menace de déshérIter sa fille au profit du
nouveau musée d'Athènes. L'on dit même qu'il songe
sérieusement à se remai~
et que par contrat. il
�CHEMIN SECRET
donneraIt à la nouvelle épousée les deux tiers de sa
fortune.
« C'est du 1110ins ce que nous avons entendu di:-€:,
car ma fille ,-st à peu pri.s brouil~e
avet: la jel. ne
Grecq u(;, je serais fort en peine de vous en Jonl,er
la raison, car je honore, les pauvres parents étant
tenus aujourd'hui t~u
à fait en dehors des faits et
gestes de lcll rs enfants"."
~ Quoi qu'il en soit, Mlle Zaphit'os va donc se
n\arie!' et tout bas, lou/ bas, je vous avouerai que cet
événement est rlutôt fait pour me rl:jouir.
« Je ne 'ais pourquoi, cette jeune tille ne m'inspirait aucune sympatllie et je craignais de la voir
entrer dans notre famille, Je ne lui aUJais èonlJ~
qu'en tremblant le bonheur de Jarques.
« J'ai un âu1re idé'al de la femme. Pourquoi m()1\
fils n'a-t-i! point arrêté ses regards sur une pers ..Jnne
que je connais et que vous soupçonnez bien un peu,
n'est-ce pas?
•
~ Avec quelle joj'e je lui aurais ou'Vert les bl as à
celle-là 1 en l'app·elant ma fille, bien qu'elle' fût
dépourvue des avantages matériels que les hommes
recherchent avant tout...
u Dieu en a décidé autrement dans son infinie
sagesse j nous devons nous soumettre sans chercher
à comprendre, mais je ne puis m'empêcher, au
moment où vous nous quillez, de vous exprimer, ma
chère enfant, le grand attachement que vous m'inspirez et dont je charge ces lignes d'être auprès de
vous les interp~s
en même temps qu'elles vous
porteront l'assurance de la maternelle et fidi.:le affection de votre vieille amie.
« Marie SAINT-VÉRAND. li
Régine soupira. Elle aussi se demandait pourquOI
cette L!l'rcuve imméritée j l'ourquoi son beau rê\'e de
tendres se à ellc n'avait cu qu'une seule aurore, alors
qu'il a tant de radieux et successifs lendemains au
foyer d'autres femmes qui cependant n'ont rien fait
pour le mériter ... Mais se remémorant des vers
cél' bres d'un immortel pol:te, elle se résigna à son
mal:
Cur personne ici-bus, he termine el n'achève;
Les pires des hum[1ins sont comme les meilleurs;
Nous nous rel'eiJlons tous au llI(!me endroit du reve;
Tout commence en ce monde el tout finit ailleurs 1
�CHEMIN SECRET
Elle regarda alors sa compagne. Celle-ci aussi
avait injustement souffert, son cœur saignait également de maintes blessures contractées au dur contact de la vie.
La souffrance était donc partout, poignante et
inéluctable? Impossible d~ faire 1~ mOlOdre pas sur
cette route cachée qu'est une l ~stinée
humame sans
la rencontrer 1
Pourquoi cette dure loi? Pourquoi Î'
Ah 1 sans doute, pour que leurs pauvres âmes
désabusées et meurtries fussent forcées - ne trouvant plus aucun point d'appui sur la terre - de
s'élever par l'incessant et valliant effort de leurs ailes
brisées, de douleur en douleur, de renoncement en
renoncement, de lutte en lutte, et enfin de victoire
en victoire, jusque vers ces régions inconnues, mais
sereines, pour lesquelles elles ont été créées dans
la pensée de Dieu dès le principe. Vers ces régions
espérées où les insonc.:lables mystères de la destinée - ce redoutable chemin secret - nouS seront
alors dévoilés, en ce lieu où nous connaltrons enfin
le pourquoi de toutes choses dans la plél1ltude d'un
bonheur infrangible: en plein Au-delà 1
FIN
�~4-
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d'enfants, blanchissage, repassage, ameublement,
exposition des différents travaux de dames.
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MODÈLES GRANDEUR D'EXÉCUTION
L'ALBUM
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ALPHABETS ET MONOGRAMMES GRANDEUn D'EXÉCUTION
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à M. OrsoDi, 7, rue Lomai~n,
PARIS (XIV')
~
1
g
oC>
-{>vOÇ~CV
........
x
esL le sujet des compositions les plus intéressantes et les
plus curieuses pour la table, l'ameublement, ainsi 'lue
pour les petits ouvrages qui font la gril ce du home de
ville ou de campagne. .. .. .. ..
<>
Ov<>-X~C'
.?
y
�· LE PETIT ECHO DE LA MODE
est l'ami et le c onseiller
<1 5 jeunes filles
ct a es maîtresses de maison.
" El égance " et "E.... conOtnte
. "
telle est- sa: levise.
Il ne COtlte rien, gr:lce à ses
prunes.
Ses t'Ol1\a
. ~ sont célèbres pour
leur haute qualité"
ai lIsi qllc sa l·éJactioJl, sa mode,
ses courriers.
~
i
~
1
~
Jj91\\ Adre;:
-(f!f,v'J5
AbOnnement d'lin au: 14 f~.·
c;" I:L;~
Im r' de Mou, "onrl', 7, ru. I.'l,"~
G~,
1
'"
na u,
l'
10 fr.
~ ~o;_NI,
Pori. (Xl 'l')
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Élranaer: 18 Er.
S1x: mois: 7 fr. 50 - l1ranuer:
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Collection Stella
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Editions du "Petit Echo de la Mode"
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Chemin secret
Creator
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Movet, Lionel de (18..-19..)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1921?]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
192 p.
18 cm
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Description
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Collection Stella ; 27
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
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Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_27_C92548_1109604
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