1
100
2
-
https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/original/36/73323/BUCA_Bastaire_Fama_534_C90859.pdf
1b6571569f207fad4149356df408b537
PDF Text
Text
,
2
J
"J
-l
-l
)
)
-
COLLEe rlON FAMA
9 4 , Ru e d'A lés i a
PAR 1
XIV'
�15 ANS :
FORMATION
EXQUIS D!JEUNER IACT!, TRtS DIGESTIBLE, RECONSTITUANT COMPlET ·1'!TUI ·TASSE 0'50
�RÊVE TROMPEUR
��c
CLAUDE MOUTHIEZ
RÊVE TROMPEUR
ROMAN
•
SOCIf:T~
D'~ITON3
PUBLICATIONS ET INDUSTRIES ANNEXES
ANC' LA MODE NATIONALE
9., Rue d'Alésia, 94 -
PARIS (XIV')
�,fj//.
~)A
\
~J\
J
~
\"':;irlfmI!~
..,.
,.'
.J
Jf
'
=-
Restez svelte pour jouir
de la mode, des sports,
de la vie joyeuse,
Pour cela pas de d'Jr
-:::- régime, faites une cure
de 10 Tisane des Chartreux
de Durban, à bose de
.;;.
~_-.:
~
~
La mode le veut, votre
santé et votre agrément
l'exigent: Restez svelte.
~
,
par ce merveilleux traitement votre sang circulera
mieux, régularisera vos
• fonctions naturelles et
vous évitera 'l'obésité couse de temt de tourmeflb,
Le flacon 14 fr. 80 dons
les pharmacies.
R.,uelgnemenl. el atteslallons
Lob. J. Berthier, Grenoble
TISANE 'DES
,CHARTREUX
DE DURBON,
�RÊVE TROMPEUR
CHAPITRE PREMIER
- Neuf heures 1. .. Déjà 1
Vivement, Paulette rejette ses couvertures,
saute hors de son lit et court à la fenêtre. Les
volets claquent contre le mur ; un filet de soleil
envahit la petite chambre et la jeune fille sourit,
heureuse de ce temps radieux.
- Quelle chance 1 En Mars avoir un si beau
soleil 1 Et pour un dimanche, encore 1
Sous ses yeux s'étend le décor familier : les
toits innombrables de Paris, dominés là-bas,
par la silhouette blanche du Sacré-Cœur. En
�6
R@:VE
TROMPEUR
se penchant, Paulette aperçoit, tout en bas, la
rue des Martyrs qui grouille déjà de monde.
Comme chaque dimanche, Paulette consacre
à sa toilette un peu plus de temps que d'habitude. En semaine, pour une petite dactylo de
la banque Edam, un brin de poudre mis à la
hâte, un coup de peigne hâtif, une robe simplette et sombre, c'est bien suffisant. Mais quand
il s'agit d'aller retrouver Pierre, son fiancé, et
de passer avec lui toute une journée, vous pensez bien que c'est autre chose . Aussi Paulette,
revêtue de la jolie robe verte qu'elle a faite
elle-même, reste devant sa glace un temps inaccoutumé ; un rien de rouge pour raviver les
lèvres - de la poudre bien entendu, habitude
machinale - du noir aux yeux ? Ma foi non,
avec des cils comme elle en a, longs et fournis,
ses yeux clairs n'auraient rien à gagner . Puis,
sur sa nuque elle roule avec soin ses cheveux
chatains qui bouclent tout seuls et dont une
mèche - quoiqu'elle fasse - retombe toujours
sur son front.
- Et maintenant, vite le ménage 1
Elle parle tout haut, pour elle-même, puisque
personne n'est là pour l'entendre.
Contrairement à la toilette, le ménage du dimanche est beaucoup moins soigné que celui des
jours de semaine. D'ailleurs il faut bien peu de
choses pour mettre en ordre une pièce où il y
a tout juste un lit, une table, une chaise et une
armoire exiguë :
�R~VE
TROMPEUR
7
Et maintenant, vite un manteau, un chapeau
qu'elle pose à la diable, un peu trop de travers - mais puisque c'est la mode ! - et
elle dégringole quatre à quatre ses cinq étages .
Madame Ballu, la concierge, est sur sa porte,
un balai à la main.
- Henu dimanche, hein, Mam 'zelle Ledoux 1
- Pour sOr, Madame Ballu ... répond la jeune fille en riant, sans ralentir son allure.
- Brave petite, murmure la bonne femme en
la regardant sortir dans la rue ensoleillée. Orpheline à vingt ans, sans un sou, obligée de
se débrouiller toute seule, toujours gaie, toujours aimable, et sérieuse avec ça ! Elle ne
l'aura pas volé, celle-là, d'être heureuse 1. ..
Paulette n'a pas mis dix minutes à joindre la
rue Saint-Georges, où, dans un modeste appartement de trois pièces vivent Pierre Letourneur et sa vieille mère. Pierre, qui a vingt cinq
ans - cinq ans de plus que Paulette - et qui
est dessinateur chez Roz et Bourgeois, le décorateur bien connu, a rencontré Paulette l'année
dernière, chez des amis communs ; les yeux
francs et candides de la jeune fille, son air
à la fois réservé et en joué avaient dès l'abord
fait sur lui une grande impression. Le soir
même, en rentrant chez lui, il avait dit à sa
mère:
- Que dirais-tu, Maman, si je me mariais ?
- Je serais bien contente, mon petit. Mais
choisis bien, tu mérites une femme ùouce et
�8
R~VE
TROMPEUR
bonne. Et puis, songe que tu ne gagne pas
encore beaucoup .. . qu'il serait sage d'attendre
que ...
Pierre avait éclaté de rire :
- Tranquillise-toi, Maman . C'est une idée en
l'air ; je n'y pense pas encore.
Pourtant, un mois plus tard, ayant habilement manœuvré pour revoir Paulette, dont
l'image le hantait, il y pensait si bien qu'il
avouait son amour à la jeune fille. Elle l'avait
regardé bien droit dans les yeux, bien franchement, et, avec un beau sourire, lui avait répondu :
- Je crois que, moi aussi, je vous aime .. . Je
serais heureuse d'être votre femme.
Puis ils avaient fait de beaux projets d'avenir .
Sagement, ils avaient décidé d'attendre quelques mois pour se marier afin que la situation
de Pierre soit affermie (car il ne voulait pas que
sa femme continuât de travailler) et qu'i ls aient
tous deux pu faire quelques économies pour
s'instalIer, modestement sans doute, mais « chez
eux lI. Depuis, ils avaient vécu les fiançailles les
plus douces qui soient, dans une parfaite quiétude, car ils s'entendaient à merveille et, chaque
jour, leur amour réciproque devenait plus fort.
Paulette envisageait l'avenir avec confiance et
sérénité ; la vie lui paraissait une belIe route
droite et blanche où il est aisé de s'aventurer.
Quant à Pierre, il travaillait ferme, désireux de
se faire remarquer de ses patrons.
�R~VE
TROMl'E Ul\
9
Ce fut en se remém orant ces souven irs que
Paulet te arriva chez son fiancé. Il devait la
guette r par la fenêtre , car elle n'eut pas le
temps de sonner : la porte s'ouvr it toute grande j Pierre , sur le seuil, lui tendit les bras, elle
s'y jeta en riant. Il l'entra îna vers I~ pièce qui
servait à la fois de salon et de salle à mange r et
où Madam e Letour neur se trouva it. La mère de
Pierre était une charm ante vieille dame à cheveux blancs qui adorai t sa future bru.
- Mama n, s'écria Pierre en en,trant, tenant
sa fiancée serrée contre lui, voici Madam e Letourne ur jeune ...
- Pas encore , protes ta Paulet te en rougis sant.
- Bientô t pourta nt, ma chérie, il faudra bien
finir par nous marier . Voilà presqu e un an que
nous somme s fiancés.
- Sans doute, répond it doucem ent sa mère
en embra ssant Paulet te. Seulem ent l'améli oration que tu escom ptais chez Roz et Bourg eois
se fait encore attend re. Comm ent voulez -vous
vivre à deux avec ce que tu gagne s mainte nant ? Et puis, une install ation, cela coOte cher,
puisqu e vous ne voulez pas venir tout bonnement habite r ici avec moi. Quand il y a de la
place pour deux, il y en a pour trois .
Mais Pierre et Paulet te avaien t là-dess us leur
idée bien arrêtée et ils n'avai ent peut-ê tre pas
tort. Un jeune ménag e doit vivre indépe ndant
et les parent s agisse nt sagem ent en restant
�10
RiivE
'fROlltrEUR
étrangers aux petits démêlés qui peuvent s'élever.
Pierre se borna donc seulement à répondre :
- Evidemment, ce que tu dis est très sage,
mais je ne peux m'empêcher de penser au temps
perdu . .. Pourquoi attendre d'être heureux ?
Puis, enveloppant d'un regard très doux sa
fiancée, il ajouta plus bas :
- D'ailleurs, sait-on jamais ce qui peut arriver ? N'est-ce pas imprudent de toujours remettre à plus tard ?
Paulette fut surprise de l'expression angoissée
qui se lisait sur ses traits :
- Pierre, que dites-vous ? N'avez-vous pas
confiance en moi ?
- Si, ma chérie, une confiance parfaite .. .
Je vous demande pardon.
- Alors, pourquoi parlez-vous comme si vous
craigniez quelque chose ? Puisque nous nous
aimons, rien ne peut survenir qui nous sépare.
- Elle a tout à fait raison, trancha Madame
Letourneur. D'ailleurs, si VOLIS tenez absolument
à vous maTier rapidement, je ne VOLIS en empêcherai pas. Cc que je disais tout à l 'heure, c'était
uniquement dans votre intérêt. Mais je sais
bien qu'à votre âge on raisonne autrement qu'au
mien.
- Mais, Madame, moi non plus, je ne veux
pas que nous nO)Js mariions avant d'avoir mis de
côté des économies suffisantes.
- Eh bien, n'en parlons pl~,
soupira Pierre.
�nÊVE
TROMPEUR
11
Puis, pour changer de conversation, il reprit :
- V~nez-vous,
Paulette, je vais vous montrer
mes nouveaux dessins ?
Elle le suivit dans la seconde pièce Otl sur
une grande table, étaient étalées des feuilles de
papier couvertes de projets.
- Voyez-vous, je m'occupe en ce moment de
réaliser ceci.
Et Pierre montra à la jeune fille une maquette
représentant un boudoir moderne, garni de meubles nickelés.
- On dirait une salle d'opération 1 s'écriat-elle en riant. Et bien, j'aimerai sûrement beaucoup mieux notre future installation. Une salle
à manger rustique, avec de la cretonne à fleurs.
Dites, aimeZ-VOlis cela aussi ?
Elle levait vers lui ses yeux clairs et sans détours. Tl se pencha et déposa lentement un baiser sur ses paupières.
- J'aime tout ce que tu aimes, murmura-t-il.
La voix de Madame Letourneur les sépara :
- Que comptez-vous faire, aujourd'hui, mes
enfants ?
- JI fait si beau, Maman. Nous avons l'intention d'aller cet après-midi à Saint-Cloud respirer un peu le bon air.
- Excellente idée. Mettons-nous à table, vous
serez libres de bonne heure ainsi.
Le déjeClOer fut très joyeux. Le moment de
tristesse qu'avaient amené les craintes de Pierre
était dissipé. Paulette faisait des projets d'ave-
�12
R~VE
TROMPBUR
nir j elle discutait avec Pierre le futur aménagement de leur appartement tandis que la vieille
maman souriait de leur visible bonheur.
Après une bonne après-midi de marche au
grand air, qui aviva le rose des joues de Paulette, ils reprirent joyeusement le chemin du retour. Comme Pierre avait une visite à faire à
l'un de ses amis souffrant et que la jeune fille
désirait rentrer chez elle, ils se quittèrent place
de l'Opéra en se promettant de se revoir le lendemain.
Paulette se mit à remonter les boulevards
pour aller prendre un autobus. Elle se sentait
très heureuse et chantonnait en marchant, sans
se soucier des passants.
_
Et comme elle traversait la rue Drouot, elle
n'eut que le temps de faire un saut en arrière
pour ne pas être renversée par une auto somptueuse au volant de laquelle se tenait une jeune
femme blonde et maquillée. Cette dernière arrêta
sa voiture, se pencha pour s'assurer que la jeune
fille n'avait pas été atteinte. Leurs regards se
croisèrent. Une exclamation jaillit des lèvres de
la conductrice :
- Paulette Ledoux !
Paulette, interdite, écarquillait des yeux, ne
comprenant pas.
La jeune femme sauta hors de la voiture
- Vous êtes bien Paulette Ledoux ?
- Oui. ..
- Comme je suis contente 1 et l'impétueuse
�RÊVE
TROMPEUR
13
personne se jeta au cou de la jeune fille.
Amusés, des passants s'étaient arrêtés .
- Vite, monte dans la voiture. On nous regarde. Mais, voyons, tu ne me reconnais pas ?
Je suis Louise ... Louise Monnier ... J'étais vendeuse avec toi, il y a quatre ans, aux Galeries
Modernes.
Paulette, un peu ahurie, monta dans l'auto,
s'assit au côté de Louise qui démarra.
- Alors, répéta celle-ci, en riant. Tu ne me
reconnais pas 7
- Si, maintenant j'y suis 1 C'est toi,
Louise 7•.• Jamais je ne t'aurais reconnue 1
- J'ai changé, hein 7 interrogea la jeune
femme avec une nuance de fierté dans la voix.
- Je crois bien. Tu étais brune, timide ...
- Eh bien 1 maintenant, je suis blonde, je
n'ai peur de rien ... et je m'appelle Fabienne 1
- Explique-moi ... Je ne comprends pas ...
- Ah, c'est toute une histoire. Tu es libre
maintenant 7 Oui, et bien, montons chez moi.
Je te raconterai mon roman. Car c'est un roman,
ma chère !
La puissante voiture s'arrêta Boulevard Malesherbes devant un bel immeuble. Louise ou plutôt Fabienne - sauta sur le trottoir, aida
son amie à descendre de l'auto, la poussa sous
le porche imposant dans l'ascenseur. Et ce ne
fut que lorsque la porte de son appartement se
fut refermée sur elles deux que Fabienne éclata
de rire :
�14
ni1:vE
TROMPEUU
Tu en fais une tête 1... Tu as l'air complètement ahurie 1
- Il Y a de quoi, je t'assure, répliqua Paulette
en jetant des regards admiratifs sur la pièce
somptueuse où son amie J'avait fait entrer. Je
te quitte il y a quatre ans, petite vendeuse aux
Galeries, pour entrer moi-même chez Edam.
Plus de nouvelles ... C'est à peine si je pense
encore à toi. Et voilà que je te retrouve si différente ... si ...
- Tu grilles d'envie de savoir, hein ? D'ailleurs, ne t'imagine pas des choses... enfin, je
veux dire, ne crois pas que j'aie mal tourné .. .
Non, je suis mariée. Tiens, viens t'asseoir sur
le divan, nous allons bavarder.
�ni);vE
TnOMl'EUR
15
CHAPITRE II
- Alors, tu es riche ? questionne tout d'abord Paulette qui reprend peu à peu l'usage de
la parole.
- Je te crois 1 J'ai tout ce que je veux : un
appartement de sept pièces, une femme de chal\lbre, une cuisinière, une auto ... Je vais dans le
Midi ... je ...
- Raconte-moi comment cela est arrivé, dit
Paulette en riant, car Fabienne parIe si vite qu'il
est difficile de la comprendre.
- Eh bien, voilà. Tu te souviens quand nous
étions toutes deux vendeuses aux Galeries Modernes, au rayon de la parfumerie ?
- Oui, bien sOr, je me souviens.
- Tu te rappelles alors peut-être un monsieur
qui venait régulièrement acheter quelque chose
�16
nÊVE
TROMPEUR
et qui demandait chaque fois la vendeuse numéro 4 ? La vendeuse numéro 4, c'était moi.
- Non, je ne vois pas ...
- Ah c'est vrai, reprend Fabienne. Tu étais
déjà ' partie ; on t'avait proposé une place de
dactylo chez Edam et tu avais même été très
contente de quitter les Galeries où tu étais entrée en attendant mieux. Eh bien, quelque temps
après ton départ, ce monsieur s'est mis à venir
régulièrement à la parfumerie. Je trouvais très
drôle de le voir tous les jours. Il m'achetait de
la poudre, du rouge, du noir aux yeux ...
- Tous les jours, interrogea Paulette stupéfaite.
- Tous les jours, ma chère, pendant presque
un mois 1 A la fin, n'y tenant plus, je lui ai
dit : - Vrai 1 Ce qu'elle en use, votre femme,
des produits de beauté 1 - Il m'a regardée d'un
drôle d'air et puis m'a dit : - Je n'ai pas de
femme ... Alors j'ai éclaté de rire, mais de rire ...
je n'en pouvais plus. Mademoiselle Blanche,
la « chef de rayon », qui était toujours de si
mauvaise humeur - tu te souviens ? - me
foudroyait du regard, mais cela redoublait ma
gaîté 1 Alors le monsieur a ajouté : « Non,
je n'ai pas de femme. C'est à cause de vous
que j'achète tout cela )). cc A cause de moi ? ))
cc Oui, je vous aime ... Alors j'ai trouvé ce
moyen de vous voir tous les jours .. . ))
Du coup, mon rire s'est arrêté net. Tu sais
que je n'avais pas le genre (( coup de foudre )) 1
�RftVE
17
TROMPEUR
Je n'étais pas mal, oui, mais, enfin, de là à
inspirer des grandes passions ... Eh bien, pourtant, ma chère, c'était une grande passion 1 Figure-toi qu'il m'avait vue dans l'autobus, un
matin, qu'il m'avait suivie, qu'il était entré derrière moi aux Galeries. Et depuis, chaque jour,
il venait me faire sa petite visite ...
J'ai d'abord commencé par ne rien vouloir entendre : tu sais si j'étais sérieuse. Mais il me,
disait tellement qu'il ne songeait qu'à m'épouser 1 Enfin, un jour, j'ai accepté un rendez-vous
aux Tuileries. C'était un samedi, je me souviens, il faisait beau ; j'étais en avance. Soudain, je vois une splendide auto s'arrêter le long
du trottoir, un chauffeur qui descend, ouvre la
portière en saluant très bas, et ... mon monsieur
qui sort. Il se précipite vers moi, me serre les
mains, me remercie d'être venue. Alors, nous
\lOUS promenons pendant plus d'une heure, bien
sagement, en bavardant. II me raconte qu'il est
metteur en scène, très fortuné ; qu'il en a assez
des femmes artilicielles qu'il fréquente et cotoie
chaque jour, qu'il a toujours eu dans l'idée d'épouser une petite jeune fille modeste et sérieuse,
que je corresponds tout à fait à son idéal. Enfin,
un tas de belles pbrases comme on en lit dans
les romans. J'étais éblouie ; je croyais rêver.
Un mois après, j'étais sa femme ... Je suis
Madame Gaston Delambre. Tu sais, Gaston Delambre, le metteur en scène de « La Déesse Inconnue)) de « La loi fatale » ... de ...
2
�18
nÈVE
l'nO:l11'llUR
Mais c'est un conte de fées ! s'écrie Paulette . .
- Un vrai, ma chère. La petite vendeuse qui
rencontre soudain la fortune ...
- Et l'amour 1 acheva Paulette d'une voix
vibrante.
Elle est un instant surprise de voir, sur le vi- .
sage de son amie, une ombre soudaine. Mais
c'est si fugitif qu'elle n'y fait pas attention.
D'ailleurs Fabienne continue, expansive :
- J'en ai une chance, hein ? Plus rien
à faire, des toilettes, des domestiques ... Et puis,
nous recevons beaucoup, tu sais, nous sortons,
nous allons chez des gens très chics. Je connais
tous les acteurs, toutes les actrices. J'ai dansé
la semaine dernière avec Gérard Lestange, le
jeune premier 1
- Mais, alors, tu vas faire du cinéma ?
- Ah ça, non, répond Fabienne en soupirant.
Gaston s'y oppose. Il me dit qu'il a voulu épouser une femme différente des actrices qu'il connaît trop bien. Si tu savais quel mal j'ai eu à
obtenir la permission de me farder... de me
teindre en blond... Gaston ne voulait pas... Il
m'a fail des scènes ... Mais j'ai tenu bon, j'avais
l'air misérable à côté de toutes ces belles dames.
Alors, tu es heureuse? questionna Paulette.
Bien sOr ... Mais, pardonne-moi ... je bavarde, je bavarde, et je ne t'ai même pas demandé ce que tu es devenue, toi.
�RÊVE
TROl\lPEUl\
19
- Eh bien, moi, répond la jeune fille avec
élan, moi aussi je suis heureuse : je vais bientôt
me marier.
- Te marier ! Avec qui ?
- Un dessinateur de che~
Roz et Bourgeois ...
Pierre Letourneur.
- Un artiste, oui, je vois ça. Il est riche?
Paulette, sans fausse honte, éclata de rire :
- Ah ça non 1 Aucune fortune et une situation de début ; il a vingt-cinq ans, alors, n'estce pas, il ne peut pas encore gagner beaucoup
dans ce métier-là. Mais il arrivera. Il espère
bien être dessinateur-chef dans quelques années.
- Et ensuite ?
- Mais ... c'est tout. Dessinateur-chef, tu sais,
c'est déjà bien.
Fabienne reste songeuse un instant puis reprend:
- Tu vas quitter la banque ?
- Oui, Pierre ne veut pas que j'y reste ; ce
Il 'est d'ailleurs pas raisonnable, mais il aime
mieux que nous nous privions un peu plutôt
que de me voir continuer à travailler.
- Se priver...
'
Fabienne a dit ces deux mots à voix basse,
puis elle regarde son ami L:, prend soudain ses
deux mains entre les siennes et lui dit :
- Alors, vraiment, Paulette, tu envisages la
vie ainsi ? Une vie de privation, une vie pénible et rude, sans joie, sans ...
- Sans joie ? Mais au contraire, s'écrie Pau-
�20
RtVE
TROMPEUR
lette étonnée, Pierre et moi nous nous aimons
et nous serons très heureux !
- Aimer. .. Oui, évidemment. ..
- Mais, que veux-tu dire, Fabienne, je ne
comprends pas ?
Fabienne hésite, puis enfin
- Eh bien, je vais être franche, mais je crains
un peu de te faire de la peine ... Tu me pardonneras ?
- Bien sûr!
- Vois-tu, Paulette, je me demande si l'on
peut être vraiment heureux sans argent . C'est
très joli de bien s'aimer. Mais tu crois que l'amour dure longtemps ? Au bout de deux, de
trois ans de mariage, ton enthousiasme aura
bien diminué ; il te restera surtout tes ennuis
ménagers, les fins de mois pénibles, la vaisselle à faire, les gosses à élever. .. un mari qui ne
sera plus amoureux ... qui ...
Mais la jeune fille arrêta Fabienne d'une voix
grave :
- Ne plus nous aimer ? Mais, J.1abienne, je
crois au contraire que plus nous vivrons ensemble et plus nous nous aimerons .
- Comme tu es enfant et romanesque 1 Moi,
vois-tu, je n'ai jamais eu ces idées-là et je m'en
suis bien trouvée. Je me demande comment je
ferais maintenant s'il fallait que je sois une
bonne petite ménagère ... Non, je t'assure, il
n'y a qu'une chose qui compte, la fortune. Le
reste, ce sont des histoires de romans.
�n~VE
TROMPEUR
21
Mais, soudain, Fabienne se jette au cou de
son amie :
-.:. Je parie que je t'ai fait de la peine ! Suisje sotte aussi de te dire tout cela 1 Pardon,
Paulette.
Paulette l'embrasse en riant
- Mais non, tu ne m'as pas fait de la peine,
je t'assure ! Je n'avais jamais songé à tout ce
que tu viens de me dire ; c'est peut-être toi qui
as raison, mais comme il est trop tard pour y
songer, finit-elle en plaisantant, j'épouserai tout
simplement mon Pierre chéri, j'aurai des enfants, je laverai la vaisselle et je ferai mon ménage. Voilà tout 1
A ce moment, la porte du salon s'ouvre et
une femme de chambre paraît. Elle est petite,
et menue, et porte sur sa robe noire un tablier
blanc brodé et sur les cheveux un drôle de petit
bonnet qui donne à Paulette une envie folle de
rire.
- Monsieur vient de rentrer. Il demande si
Madame peut le recevoir.
- Qu'il entre ...
Paulette, stupéfaite, se tourne vers son amie
- Ton mari ? il n'entre pas ici sans faire demander par la femme de chambre s'il ne te dérange pas?
Fabienne prend un air de supériorité :
- Mais bien sOr, voyons ! Ici, c'est mon salon .. Je peux être avec une amie en train de ba-
�22
RÊVE
TROMPEUR
varder, comme maintenant, et sa présence nous
gênerait.
Paulette n'a pas le temps de demander à Fabienne si elle n'ose pas non plus aller trouver
son mari dans son bureau sans se faire précéder
d'une domestique, car la porte s'ouvre. Un monsieur d'une cinquantaine d'années, un peu chauve, un peu bedonnant, mais très élégant entre,
se précipite vers Fabienne, lui baise les mains
- Comment allez-vous chérie ?
Puis, il se tourne vers la jeune fille.
- Mon amie, Paulette Ledoux... présente
Fabienne.
Gaston Delambre s'incline, tandis que Paulette, sidérée, glacée, examine le prince charmant du conte de fées : c'est cela, le monsieur
riche? Sans doute, il a l'air sympathique, mais
il n'est plus tout jeune. Fabienne, à côté de lui,
aurait l'air d'une petite fille sans son fard et
l'éclat « platine» de ses cheveux.
Discret, M. Delambre se dirige vers la porte :
- Je vais m 'habiller pour ce soir, chérie. Il
sera bientÔt temps de partir. Vous y songez?
- Ah c'est vrai ! Nous sortons 1 Je n'y pensais plus 1
Paulette se lève
- Je te dérange ... Je vais m'en aller ...
Mais Fabienne, brusquement, claque ses deux
mains l'une contre l'autre et saute de joie comme
une enfant :
- J'ai une idée magnifique 1 Nous allons
�llKVE
TROMPEUR
t'emmener. Vous voulez bien, Gaston, que Paulette vienne avec nous ?
Le metteur en scène, d'un coup d'œil rapide,
examine l'amie de sa jeune femme, sourit un
peu, mais répond :
- Bien sûr, si cela te fait plaisir, chérie
- Tu vois, s'exclame Fabienne une fois la
porte refermée sur son mari, tu vois comme il
est gentil j je fais tout ce que je veux 1
Paulette, qui n'a pas eu le temps de dire un
mot, s'écrie :
- Mais, Fabienne, tu es folle, je ne peux pas
sortir avec vous ce soir . C'est impossible.
- Pourquoi, tu n'es pas libre?
- Si. .. Mais, je ne suis pas assez chic ... pas
assez ...
Elle jette un coup d'œil sur sa robe verte, sur
ses chaussures que macule la poussière du bois
de Saint-Cloud.
Fabienne ne lui laisse pas le temps d'achever :
- Mais, je vais te prêter une robe, tout ce
qu'il te faut. Nous sommes de la même taille.
Paulette proteste encore
- Non, je t'en supplie, Fabienne, je ne peux
pas ...
- Si, tu vas voir comme tu t'amuseras. Nous
allons dîner au restaurant avec des amis. Tu
verras Gérard Lestange ... Il doit venir.
- Justement, je n'ose pas.
Fabienne l'entraîne en riant, lui fait traverser
�24
n~VE
TROMPEUR
sa chambre - une grande pièce tendue de soie
rose, comme Paulette n'en a jamais imaginé et la fait entrer dans une salle de bains blanche
et verte, rutilante comme un bijou. En un clin
d'œil, la jeune femme a fait glisser la robe verte :
- Tiens, choisis celle qui te plaît le mieux.
Un immense placard s'est ouvert et Paulette,
émerveillée, parmi une dizaine de robes du soir,
arrête immédiatement son choix sur une toilette
ravissante de satin rose pâle.
Pendant que Fabienne, qui s'amuse comme
une folle, s'habille de son cÔté, la femme de
chambre maquille et coiffe Paulette qui se laisse
faire comme dans un rêve.
Un quart d'heure après, les deux amies s'admirent devant une grande glace. Fabienne, revêtue d'une robe de velours noir, où brille une
barrette de brillants, a tout à fait l'air d'une
star et Paulette le lui dit naïvement.
Fabienne éclate de rire :
- Eh bien, et toi ! n'es-tu pas aussi jolie ?
Regarde, c'est à ne pas te reconnaître ; tu vois
comme il faut peu de chose . Avec ta pauvre petite robe verte, ton chapeau à quinze francs, tu
passais inaperçue. Tandis que maintenant, on
voit que tu as des yeux splendides, que tu es très
bien faite, que ...
- Etes-vous prête, ma chérie ? questionne à
ce moment Gaston Delambre, en entrant. Et il
s'arrête, stupéfait, devant Paulette.
�n!1;vE
TROMPEUR
Mes compliments, Mademoiselle, vous êtes
ravissante ...
Et Paulette se sent envahie à la fois par une
immense fierté et par une angoisse qui monte,
q ui monte .. . qui lui serre la gorge comme pour
l'étouffer.
�nî1vE
'l'ROMPIWR
CHAPITRE III
Le Pavillon Chinois, élégant restaurant du
Bois, à la Porte Dauphine, était, ce soir-là, le
lieu de rendez-vous de plusieurs personnalités
du cinéma, réunies à l'occasion du retour en
France d'une grande vedette russe, Nadia Roubkina, qui avait été porter de l'autre côté de
l'Atlantique le renom de sa grâce languide et de
sa célèbre beauté.
Lorsque les Delambre entrèrent, accompagnés
'par la timide et rougissante Paulette, un tonnerre
d'applaudissements les salua. Très à l'aise, Fabienne souriait, serrait des mains tendues, tandis que son mari, littéralement happé par la fouIe, se dirigeait difficilement vers la table qui leur
�R~"E
TROMPEUR
27
était réservée. Paulette, éperdue, s'accrochait,
ou plutôt tentait de s'accrocher à son amie, et
c'est avec beaucoup de mal qu'ils parvinrent tous
à se retrouver autour de leur table. Là étaient
déjà assises plusieurs personnes : tout d'abord
Nadia, la reine de la fête, splendide créature aux
yeux profonds et aux cheveux d'or, Gérard Lestange, le jeune premier dont toutes les midinettes
s'arrachaient la photo, divers autres acteurs et
actrices qui parurent tous à Paulette plus beaux
et plus élégants les uns que les autres.
Fabienne s'assit à côté d'un gros monsieur
décoré, M. Normand, directeur d'une firme connue et Paulette se trouva séparée d'elle par plusieurs personnes. Elle se sentait affreusement
gênée, ne sachant où s'asseoir. Tout le 'm onde
parlait, riait, sans faire attention à elle. Fabienne elle-même l'avait oubliée.
Soudain, elle vit Gérard Lestange arrêter sur
elle ses regards. Il se leva, vint vers elle, lui sourit :
- Vous ne trouvez pas votre place, Mademoiselle ?
Elle balbutia :
- Je ne sais pas ... Je suis venue avec Madame Delambre ...
II sourit encore :
- Oui, et elle vous a complètement oubliée,
je vois ça. Heureusement que je suis là . Tenez,
venez à côté de moi, justement, il y a une place
libre.
.
�nÈVE
TROMPEUR
Il la prit par la main, l'entraîna et elle se
trouva assise entre le jeune homme et un autre
monsieur qui parlait avec volubilité à sa voisine.
Paulette, de plus en plus rougissante, se tourna vers son aimable voisin :
- Je vous remercie, Monsieur.
- Mais, je vous en prie. C'est moi qui vous
remercie 1 Mais oui, vous allez voir le service
que vous me rendez : figurez-vous que la place
que vous, occupez actuellement est réservée à
Gisèle Châtel, l'actrice, vous savez, celle qui
joue les rôles de grosses dames ridicules . C'est
une très brave fille, mais laide à faire peur !
Alors, vous comprenez, je n'étais ravi qu'à moitié d'avoir une telle compagnie pour toute une
soirée. Au moment où je me désolais, je vous
ai aperçue, toute seule, toute désemparée. Vous
m'avez sauvé, merci 1
- Mais.. . balbutia Paulette, quand Madame
Châtel viendra ...
- Elle en sera quitte pour chercher une autre
place, voilà tout !
Il riait en se penchant vers la jeune fille. Elle
se sentit infiniment troublée. Gérard Lestange
était très beau et elle se l'était figuré tellement
plus distant, tellement plus poseur 1
Tandis qu'un maître d'hôtel leur passait des
mets étranges que Paulette dégustait avec surprise, Gérard l'interrogeait :
Vous êtes une amie de Fabienne Delambre?
�RÊVE
TROMPEUR
29
- Oh ! une vieille amie !
- Vraiment, si vieille que ça ? plaisanta le
jeune homme. Je vous aurais donn é à peine
vingt ans!
- Vinst-et-un, corrigea Paulette, qui sentait
peu à peu sa timidité disparaître.
- Comment se fait-il qu e je ne vous ale Jamais vue avec elle?
- Je l'ai perdue de vue pendant longtemps,
et aujourd'hui, tout à fait par hasard, nous nous
sommes rencontrées.
- Vous faites du cinéma ?
- Oh 1 non, Monsieur. Je suis dactylo .
- Dactylo?
Gérard Lestange eut l'air si surpris que Paulette se mit à rire :
- Pourquoi p:ts? Oui, je travaille chez 'Edam.
- Comment, s'écria le jeun e homme, revenu
de son étonn ement. Avec des yeux pareils, un
teint si fr.1i s , et cette li gne ... si pure ... Je vous
prenais pour une star, mais oui, tout simplement!
VOli S '"OUS moqu ez de moi, dit Paulette,
avec une mOlle charm a nte.
- Je VOliS jure que non. J e vous troUve très
jO li e, très fi!l r. , et je pense que vous auriez certainement de 1'W: l'nir au milieu de nous. Cela ne
vous tente pas ?
- Je n' y ai jamais pensé, répondit Paulette
sincèrement. Ce qui m'arrive aujourd'hui est si
inattendu 1
�30
RJl:VE
TROMPEUR
Cependant, Fabienne, qui s'était soudain souvenue de la présence de son amie, la cherchait
des yeux . Elle l'aperçut, aux côtés du célèbre acteur, toute rose, toute animée. Elle l'interpella
à travers la table :
- Eh bien, Paulette, tu t'amuses ?
Tous les regards convergèrent vers la jeune
fille et Nadia Roubkine, de sa voix chantante,
s'écria :
- Voilà l'amie dont vous m'avez parlé tout
à l 'heure, Fabienne? Qu'elle est jolie, cette petite 1
Empourprée, Paulette jetait des regards éperdus autour d'elle. Gérard l'observait en silence.
Soudain, il enveloppa de son bras l'épaule de la
jeune fille .
- Paulette !... Vous avez un nom aussi doux,
aussi simple que vous-même . Paulette ... li faut
rester parmi nous.
Mais, devenue tout à coup sérieuse et grave,
Paulette se dégagea et dit simplement :
- Ce n'est pas possible.
Le dîner touchait à sa fin. Quelques convives
se levèrent. Gaston Delambre en fit autant, mais
ce fut pour réclamer le silence. Lorsqu'il l'eut
obtenu, il s'écria :
- Mes amis, nous n'allons pas nous quitter
ainsi. Je propose que nous nous retrouvions tous
tout à l' heure dans une boîte de Montmartre ou
de Montparnasse, au choix 1
Tous applaudirent et, après quelque discus-
�nÊVE
T1l0MPEUn
3\
sion, convinrent d'aller au bal Brochand.
- C'est un endroit qui est devenu très sélect,
expliqua Gérard à sa voisine. Vous y verrez des
ballets splendides et nous pourrons danser.
Mais la jeune fille secoua la tête :
- Non, je ne vous y accompagne pas. Il faut
que je rentre.
- Comment ? Mais je vous en empêche. Je
vous emmène de force.
Et Gérard se dirigea vers Fabienne :
- Dites-moi, chère Madame, vous allez insister auprès de votre amie pour qu'elIe reste avec
nOlis toute la soirée ?
- Mais bien entendu, Paulette. J'y compte
bien.
Et comme Paulette n'osait insister, Gérard se
pencha vers Madame Delambre et lui dit à voix
basse:
- Elle est exquise, cette petite. Si fraîche et si
simple 1 Il me semble que je n'ai jamais V4 une
femme aussi dénuée d'artifice et je trouve cela
adorable 1
- Eh bien 1 mon cher, lui répondit Fabienne, je vous laisse carte blanche. Arrachez-la à
Son milieu, ce sera lui rendre grand service.
Paulette peut prétendre au luxe et elle s'est mis
dans la tête d'épouser un pauvre petit employé
de rien du tout.
- Ce n'est pas possible, une chose pareille 1
s'exclama Gérard Lestange. Comptez sur moi,
ma chère ...
�32
ntvE
TROMPEUR
Fabienne sourit :
- Si elle résiste à vos arguments, je dirai que
votre réputation de jeune premier irrésitible est
surfaite !
- Diable 1 Voici ma réputation en jeu 1 Autre raison pour réussir, fit le jeune homme en
plaisantant.
Puis, retournant près de Paulette, il lui dit en
la prenant par le bras :
- Ma petite Paulette (vous permettez que je
vous appelle par votre prénom' ? C'est tellement
l'usage ici 1) j'ai mission de ne pas vous quitter 1
C'est une mission qui me plaît infiniment et je
suis sûr d'être à la hauteur de ma tiche.
Paulette sentit qu'il lui serait impossible de
résister davantage sans être ridicule, et prit le
parti de rire de l'aventure.
- Eh bien 1 vous aurez une prisonnière docile. Allons donc au bal.
U ne demi-heure après, plusieurs taxis et autos
particulières s'arrêtèrent devant le fameux bal ;
l'entrée de toute la bande provoqua une grosse
émotion. Les personnes déjà installées autour
des petites tables qui bordent la piste, reconnaissant les personnalités célèbres qui venaient d'entrer, les nommaient à voix presque haute :
- Gaston Delambre 1 Le metteur en scène ...
- N'est-ce pas I\Jadia Roubkine, là-bas, vous
voyez, cette jeune femme blonde en noir ?
- Gérard Lestange ...
Les regards se dirigèrent vers la jeune per-
�n~VE
33
TROMPEUR
sonne qui accompagnait le célèbre acteur et Paulette entendit murmurer près d'elle :
- Qui est cette jolie fille brune ?
Les oreilles bourdonnantes, elle s'assit. Dans
la loge où elle se trouvait, Fabienne, Nadia et
Gaston Delambre entrèrent également et les autres se dispersèrent un peu partout dans la salle.
Fabienne se pencha vers son amie.
- Ma chère, je crois que tu as fait une grande
impression sur M. Lcstange. Ce n'est pas rien,
sais-tu, d'être remarquée par un homme que se
disputent toutes les femmes. J'en connais plus
d'une qui serait jalouse.
Paulette ne répondit pas, mais leva un peu les
épau les comme pour dire : « Cela m'est bien
égal. »
D'ailleurs, Gérard, assis à côté d'elle, lui demanda :
- Voulez-vous danser. Voici les premières
mesures d'un tango.
Paulette se leva, descendit sur la piste où déjà
quelques couples évoluaient. Gérard entoura de
son bras sa taille fine. Il dansait admirablement
et Paulette se laissait entraîner, un peu grisée,
très fière au fond d'elle-même de deviner l'attention du public. Elle était très souple et ne fit pas
une faute.
- Vous dansez très bien, petite Paulette, murmura Je jeune homme.
- J'aime beaucoup cela, répondit-elle en levant les yeux vers lui. Elle se sentit très troublée
3
�34
RÊVR
TROMPEUR
de voir si près d'elle le beau visage de Gérard.
Ses yeux noirs étaient très doux. Il souriait en
la regardant et Paulette pensa
Si mes camarades de la Banque me
voyaient, elles en feraient une maladie.
Cette idée la fit sourire.
- Pourquoi riez-vous ? demanda Gérard.
Elle répondit franchement :
- Je suis très fière de danser avec un monsieur aussi célèbre que vous et aussi ... admiré.
- Admiré ? Comment cela ?
- Vous le savez bien. Toutes les femmes sont
folles de vous. J'ai des amies qui ont vos photos
dans leur chambre, dans leur sac, et qui sont
amoureuses de vous !
Il réprima son envie de rire :
Et vous, vous avez une photo de moi ?
- Bien sÛr, comme tout le monde !
- Et. .. vous êtes amoureuse de moi ?
Elle le regarda bien en face, sans aucune
gêne :
- Non ... Il n'y a qu'un homme qui puisse
m'intéresser, c'est Pierre, mon fiancé.
- C'est peut-être ce qui me plaît en vous ...
- Que voulez-vous dire ? interrogea-t-elle.
II ne répondit pas et ils continuèrent à danser, mais cette fois en silence .
Lorsqu'ils revinrent à leur place, Nadia Roubkinc s'adressa à la jeune fille :
- Fabienne me dit, Mademoiselle, que le cinéma ne vous tente pas. Jolie comme vous l'êtes,
�R~VE
TROMPEUII
35
avec les facilités que vous auriez au milieu de
nous, qui serions tous prêts à vous aider, c'est
dommage ...
Mais Gérard intervint :
- Laissez donc Paulette avec vos histoires de
cinéma. Elle a d'autres idées en tête.
Et il versa du champagne dans la coupe de la
jeune fille.
La conversation devint générale. II y était
question d'un film nouveau qui allait faire grand
bruit et que Nadia devait partir tourner dans le
Midi, avec Gérard comme vedette masculine et
Delambre comme metteur en scène.
Paulette entendait bourdonner à ses oreilles
des mots magiques, des chifTres qui lui semblèrent énormes. Le champagne qu'elle avait bu
en quantité inaccoutumée pour elle lui montait
à la tête. Elle voyait tout au milieu d'un halo
et riait chaque fois que Gérard se penchait vers
elle pour 1ui parler.
Enfin, l'heure arriva de s'en aller. Ce fut
comme en un rêve que Paulette monta dans
l'auto de Gérard, après avoir promis à Fabienne
de revenir bientôt la voir.
Gérard démarra el sa puissante voiture quitta
les boulevards, pour monter vers Montmartre.
Il ne parlait pas, songeur.
Arrivé rue des Martyrs, il se retourna vers
Paulette. La jeune fille, la tête appuyée contre
les coussins, s'était endormie, brisée de fatigue.
alors sa voiture, regarda longuement le
Il ar~t
�36
R~VE
TROMPEUR
fin visage aux yeux clos. Paulette dormait, les
traits sereins, Gérard lui prit doucement la main:
- Paulette ...
Elle ouvrit les yeux, vit près d'elle le jeune
homme qui la regardait en souriant. Elle sursauta.
- Vous voici arrivée, ma chère petite.
Elle ouvrit la portière précipitamment, descendit et seulement alors, lui tendit la main :
- Adieu, Monsieur.
- Au revoir ...
Elle ne répondit pas, traversa le trottoir, sonna à la porte de sa modeste demeure, et entra
sans se retourner.
Lorsqu'elle arriva dans sa chambre, là-haut,
au cinquième, elle se dévêtit rapidement, se coucha, éteignit aussitôt la lumière. Le visage enfoui dans son oreiller, elle appela alors en vain
le sommeil. Les images de la soirée dansaient
dans sa tête ... Elle ne perdit conscience que très
tard, en murmurant le nom de Pierre.
�RâvE
TROMPEUR
37
CHAPITRE IV
Paulette s'éveilla le lendemain avec une forte
migraine. ; elle eut beaucoup de mal à sortir de
Son lit et dut, pour rattraper le temps perdu,
s'habiller à la hâte.
La matinée lui parut longue à la banque. A
midi, elle eut la surprise de voir Pierre qui l'attendait à la sortie.
- Bonjour, Paulette 1
- Comment, Pierre 1 Vous êtes là ! En quel
honneur?
- J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer,
ma chérie. Ce matin, M. Roz m'a promis une
augmentation pour le mois prochain. Et comme
je m'en réjouissais, en lui disant que cela allait
�38
l\~VI
TROMPEUR
nous permettre de nous marier, il a ajouté avec
un bon sourire : « Je suis content de vous,
Letourneur. A l'occasion de votre mariage, je
vous donne congé (payé, bien entendu), pour
dix jours 1 )
Sans souci des passants, Paulette se jeta au
cou de son fiancé :
- Quel bonheur 1 Que je suis contente !
- En attendant, il faut fêter cette nouvelle.
Je vous emmène déjeuner. Nous al lons faire des
folies 1 Je connais rue de la Pépinière un petit
restaurant qui ne paye pas de mine, mais où
l'on mange fort bien.
Dans la salle longue et obscure du restaurant,
ils s'assirent à une petite table et Pierre compulsa le menu :
- Par où allons-nous commencer? Qu'est-ce
qui vous ferait plaisir ? demanda-t-il.
- J'adore les huîtres, répondit Paulette, avec
une mine gourmande.
- Eh bien 1 va pour les huîtres 1 Garçon,
deux douzaines de Claires et du Chablis;
Il riait, regardait Paulette avec tendresse :
- Quand je pense que dans un mois nous
serons mariés ...
C'est trop tôt, Pierre, protesta la jeune
fille. Et les fameuses économies indispensables
pour nous meubler ? Vous les oubliez ? Attendons encore et mettez de côté l'augmentation promise. Ce serait bien plus raisonnable.
�I~VE
TIIOMPEUII
39
Raisonnable ! s'écria Pierre, mais je vous
dis, Paulette, que je veux faire des folies 1...
Et il l'embrassa dans le cou.
- Oh 1 Pierre, fit-elle, choquée, on nous regarde 1
Mais, comme il avait l'air tout contrit, elle lui
prit gentiment la main :
- Moi aussi, Pierre, j'ai quelque chose à vous
dire. Devinez où j'ai passé ma soirée d'hier?
- Mais ... chez vous .. bien sagement.
- Non, mon cher, vous vous trompez: Dans
le grand monde 1
- Expliquez-moi ...
Avec beaucoup de détails, Paulette conta sa
soirée. Pierre l'écoutait, bouche bée. Quand elle
arriva au dîner, Paulette, suivant une intuition
bien féminine, ne parla de Gérard que très peu,
et passa sous silence ses amabilités . Elle dit seulement :
- . J'avais un voisin très aimable, un acteur
de cinéma. Il prétendait que j'étais très photogénique et que je devrais faire du cinéma.
- Vous 1
Et Pierre éclata de rire.
- Pourquoi riez-vous, demanda Paulette, un
peu vexée.
- Parce que je vous imagine en star ... vêtue
de soie et de plumes d'autruches ct roulant des
ycux pâmés ...
Paulette prit une mine boudeuse :
- Vous êtes méchant! Je réussirais aussi bien
�•
40
RJlVE
TROMPEUR
qu'une autre. Je vous assure que j'étais très jolie
hier avec la belle robe de Fabienne.
- Mais, j'en suis sOr, chérie. Seulement, c'est
tellement peu dans vos idées de « faire du cinéma », vous, ma sage et chère petite Paulette.
- Ah ! çà, fit-elle sincèrement, c'est bien
vraI.
La fin du déjeuner fut très joyeux . Paulette se
moquait gentiment de Pierre qui commandait
sur la carte les plats les plus chers.
- Mais, Monsieur, rien ne m'éblouit ! Vos
huîtres me paraissent fades, vos paupiettes de
veau insipides, à côté du menu d'hier soir. C'est
au champagne que j'ai dîné !
- Mâtin ! Voilà qu'il va me falloir dépenser
des fortunes maintenant pour vous plaire, s'écria
Pierre en plaisantant.
- Oh ! mon chéri, protesta tendrement la jeune fille. Vous me plaisez ainsi, et tous les beaux
messieurs que j'ai vus hier me laissent bien indifférente, puisque je vous aime !
ht elle posa doucement sa tête sur l'épaule de
son fiancé. Il imita avec drôlerie sa mine effarouchée de tout à l' heure :
- Oh , Paulette 1. .. Finissez, on nous regarde'
Ils éclatèrent de rire tous deux et leurs voisins
les regardèrent avec sympathie, car rien n'est
plus charmant à voir qu'un couple d'amoureux
jeunes t gais, pour qui la vie semble n'l!tre
qu'une longue partie de plaisir.
�RÊVE
TROMPEUII
Ils terminèrent le déjeuner, pressés par l'heure, car Paulette devait retourner à sa banque,
et Pierre chez son patron. Ils se séparèrent près
de l'Opéra, en regrettant de ne pouvoir se rencontrer que le lendemain : Pierre avait à mettre au point un dessin urgent et il voulait y travailler toute sa soirée.
Les journées passent vite lorsqu'on travaille,
et six heures du soir arrivèrent rapidement. Paulette rentra chez elle, désireuse de dîner et de se
coucher aussitôt, car sa soirée de la veille l'avait
Un peu fatiguée. En passant devant la loge, elle
fut appelée par Madame Ballu :
-Eh ! Mam'zelle Ledoux ! Une lettre pour
Vous 1
- Une lettre pour moi ?
Paulette regarda avec étonnement l'enveloppe
bleue que la concierge lui tendait. Elle la prit, la
retourna dans tous les sens. C'e.t qu'elle n'avait
pas 1'habitude de recevoir souvent du courrier,
la petite Paulette ! Les seules personnes qu'elle
fréquentait étaient Madame Letourneur et son
fils et ils habitaient si près l'un de l'autre qu'ils
ne s'écrivaient jamais. Paulette monta donc ses
Cinq étages pensivement, peu pressée d'ouvrir
Cette lettre qui, pourtant, l'intriguait. Chez elle
seulement, elle déchira l'enveloppe, ses yeux
COururent tout de suite à la signature : Gaston
belambre.
Elle lut :
�42
n!VE
TROMPEUR
Chère Mademoiselle,
J'ai une communication très urgente à vous
faire. Voulez-vot'S passer chez moi ce soir, vers
6 heures et demie ? Je vous attendrai impatiemment, car il s'agit de quelque chose de très important.
- Çà, par exemple, s'écria la jeune fille.
Qu'est-ce qu'il peut bien me vouloir ?
Elle réfléchit un instant, puis conclut avec philosophie
- Le meilleur moyen de le savoir, c'est d'y
aller ...
Aussitôt dit, aussitôt fait ; elle n'avait d 'ailleurs que le temps de se rendre chez les Delambre pour y être à l'heure fixée.
Elle fut introduite directement dans le bureau
du mari de Fabienne : une vaste pièce luxueuse
et sévère à la fois. Le metteur en scène, qui était
assis derrière un immense bureau, se leva précipitamment pour aller à sa rencontre.
- Chère Mademoiselle, comme vous êtes
charmante d'être venue si vite 1 Asseyez-vous,
je vous prie, nous a llons un peu bavarder.
Pau lette s'enfonça littéralement dans un profond fauteuil de cuir. Gaston resta debout et
se mit à expliquer, tout en marchant de long en
large:
- Ma lettre a dO vous intriguer. Je n'ai pas
eu le temps d'en écrire plus long, car je suis
�RâVE
TROMPEUR
affreusement bousculé : nous partons demain
soir pour la Côte d'Azur - vous savez ... pour
tourner ce film dont nous parlions l'autre soir tout était organisé, prévu, prêt. .. et voilà qu'une
catastrophe s'est produite 1
- Mon Dieu, qu 'y a-t-il ? questionna Paulette, inquiète.
M. Delambre sourit:
- Catastrophe... le mot est un peu exagéré.
Mais enfin ... c'est tout de même très ennuyeux ;
nous devions emmener une jeune actrice à qui
Un rôle secondaire, mais indispensable, avait été
attribué dans le film en question. Or, je reçois
tout à l'h eure un pneumatique ; cette personne
est au lit avec une forte entorse, conséquence
d'une chute dans son escalier. C'est désastreux,
car nous ne pouvons remettre le voyage. Le film
doit être terminé dans un mois : à cette date,
Nadia Roubkine doit retourner à Hollywood.
Fabienne a eu une excellente idée : vous proposer de partir avec nous.
- Mais, à quel titre ? Pour quoi faire ? interrogea la jeune fille qui avait suivi avec étonnement les explications de Gaston.
- Eh bien ... pour remplacer cette jeune actrice souffrante.
-- Moi 1...
- Pourquoi pas ?
... Il
- Mais, Monsieur, je ne comprends pa~
y a bien des femmes qui ont déjà fait du ClOéma
et qui cherchent un engagement. Pourquoi ne
�RftVE
TROMPEUR
pas vous adresser à elles, mais à moi qui ne sais
rif'n, qui .. .
Gaston Delambre lui tapota familièrement l'épaule :
-- Allons donc !... Allons donc 1. •• Je suis
persuadé que vous vous débrouillerez fort bien .
Vous êtes exactement ce qu'il nous faut : une
jeune fille discrète et modeste - ce qui ne l'empéche pas d'être jolie, d'ailleurs - vous n'aurez, devant l'appareil de prises de vue, qu'à être
vous-même, tout simplement. Ce n'est pas bien
compliqué 1
Paulette insista :
- Je ne vois pas, je vous assure, pourquoi
vous avez pensé à moi.
- Ah 1 cela, c'est bien simple, et je vais vous
le dire : comme je me lamentais de ce contretemps qui me forçait à chercher en vingt-quatre
heures une remplaçante, Fabienne s'est écriée :
cc Mais, voilà qui conviendrait parfaitement à
Paulette 1 Les 10.000 fran,cs que vous offrez lui
souriront, j'en suis sOre !... »
10.000 francs !...
Paulette s'est levée, les yeux brillants
- Vraiment, Monsieur, vous me donneriez
10.000 francs ? ..
- Mais, bien sOr. .. C'est un cachet modeste
pour une actrice de métier, mais normal pour ce
que je vous demanderai. Et comme cela fait plaisir à Fabienne que ce soit vous qui en profitiez,
je n'ai pas à hésiter ... Car Fabienne vous aime
�RÊVE
TROMPEUR
45
beaucoup, vous savez ; elle m'a parlé de vous
en termes ::1bsolument charmants.
- Fabienne est très bonne. Vous la remercierez pour moi ... Je ne sais ...
- Alors, vous acceptez ?
- Il faut que j'en parle à Pierre.
- Pierre ?
- Mon fiancé . Je ne sais pas s'il voudra ...
Gaston eut une moue d'incrédulité :
- Voyons ... ce que femme veut...
- Oui, bien sOr, Pierre fera ce que je désire, mais je veux tout de même lui en parler
avant de vous donner une réponse définitive.
Moi-même, je dois réfléchir à votre proposition .
C'est très beau, bien sCtr ... Quand je pense
qu'il y a tant et tant de femmes qui voudraient
faire du cinéma 1... et moi qui n'y songeais
pas 1...
- C'est comme cela que les choses arrivent,
plaisanta Gaston Delambre. Quand j'ai rencontré Fabienne, elle non plus ne songeait pas au
destin qui l'attendait.
- Mais, ce n'est pas le destin qui m'attend,
répondit Paulette en riant. Je tiens à vous affirmer que ce ne sera que très passager, cette vie
d'actrice que je vais mener. C'est la première et
la dernière fois que je « tournerai» un film. Je
suis très franche, vous savez, alors, voilà le fond
de ma pensée : j'ai besoin de quelques milliers
de francs pour me marier. C'est une très belle
occasion de les avoir. Mais, ensuite, je devien-
�46
B~VE
TBO lI'EUB
drai tout bonnement Madame Pierre Letourneur
et cela me suffira grandement.
Le mari de Fabienne sourit, comme s'il en
doutait, et demanda :
- Enfin, j'ai votre accord de principe? Confirmez-le moi demain matin. Passez votre journée à liquider votre situation à la banque, à
faire votre valise et rendez-vous au train, gare
de Lyon, 19 h. 45 ... ou plutÔt non, je vous emmènerai en auto .
- Je vous remercie, monsieur. Mais j'aurais
pu prendre le métro : il passe à ma porte.
Gaston la regarda d'un air étonné :
- Décidément, ma femme a raison, vous
n'êtes pas comme les autres !
Et comme la jeune fille l'interrogeait du regard, il se borna à rire. Paulette, qui se dirigeait déjà vers la porte se retourna soudain :
- Et comme toilettes ? Que dois-je emporter ?
- Prenez vos robes habituelles et vos chapeaux de tous les jours. Vous jouez le rÔle d'une
employée de magasin. Pas besoin de toilettes excentriques, bien au contraire 1 D'ailleurs, s'il
vous fallait quelque chose, Fabienne vous trouverait à Nice le nécessaire. Ne vous inquiétez
pas. Bien entendu, aucun frais n'est à votre
charge.
La porte de l'appartement refermée sur elle,
Paulette, sur le palier, esquissa un pas de danse
�RÊVE
47
TROMPEUR
et se mit à descendre en sautillant, tout en chantonnant à mi-voix :
- Serait-ce un rêve ? .. Un joli rêve ? . .
Lorsqu'elle se trouva à un tournant de l'escalier, face à face avec un vieux monsieur très grave, qui la regardait avec ahurissement. Alors,
elle se mit à courir, arriva dans la rue en riant
Comme une folle . Là, elle hésita un instant, puis
héla un taxi :
- I5, rue Saint-Georges.
Elle s'allongea sur la banquette en soupirant
- Je peux bien me payer un taxi, maintenant
que je suis riche 1
•
•••
•
•
•
•••••
•
••
•
•
•
•
•
•••
•
••
••
".
fi
•
•
•
•
Pierre fut très étonné de la voir entrer chez lui.
En peu de mots, elle le mit au courant de la
situation . Le jeune homme secoua la tête :
- Vous n'allez pas accepter cela, Paulette.
- " Mais si, Pierre, c'est presque fait déjà
,- Oh 1 Paulette 1
JI la regarda si douloureusement qu'elle mit
ses deux bras autour de son cou :
- Mais, chéri, cela ne m'amuse pas, je vous
le jure. Seulement, je pense à ces 10.000 francs.
U ne fortune ... Cela va nous permettre de nous
marier dès mon retour. C'est pour nouS que je
fais cela, pour notre bonheur ...
�48
R:I!;VE
TROMl'E UR
Il la serra tendre ment contre lui :
- - Paulet te adorée ... vous perdre penda nt un
mois .. comme je vais souffrir ...
- J ~ vous écrirai tous les jours.
-- Vous n'aure z pas le temps !
_. Si, je vous le jure. Je penser ai à vous sans
arrêt.
- Vous allez vivre dans le luxe, on vous
fera la cour, vous m'oub lierez ... Oh 1 Paulet te,
n 'y allez pas 1.. .
- Grand fou 1 fit·elle en souria nt doucem ent.
Et elle appuy a sa joue contre celle de son fiancé :
« Je t'aime , mon Pierre chéri, je t'aime ... »
Il l'embr assa passio nnéme nt. Elle s'arrac ha à
son étreint e :
- Et mainte nant, vite, je me sauve ...
- Alors, à demain ?
- A demain ? C'est imposs ible. Pensez donc,
je prends le train le soir. .. il faut que je donne
ma démiss ion chez Edam, que je fasse des courses, que ...
- Alors, je ne vous verrai plus ?
- Un mois est si vite passé .. . Du courag e,
Pierre ... Il m'en faut aussi pour vous quitter .
Il l'accom pagna jusqu' à la porte, la serra
dans ses bras longue ment.. . longue ment.. . Ils
avaien t tous deux les yeux pleins de larmes,
mais Paulet te se forçait à sourire ...
�RÊVE
49
TROMPEUR
CHAPITRE V
U ne puissante automobile s'arrêta devant la
porte. Un chauffeur impeccable était au volant.
Sur la banquette arrière un monsieur d'un certain âge et une jeune femme très élégante bavardaient.
Madame BaJJu se précipita sur le pas de la
porte en ouvrant de grands yeux ; le modeste
Immeuble dont elle était concierge, n'avait pas
l'habitude de voir s'arrêter devant lui des voitures de cette ligne et des gens aussi chics !
Paulette, qui devait guetter par sa fenêtre, apparut quelques minutes après. Rose de plaisir,
un peu importante, elle cria à la concierge :
- Au revoir, Madame BaJJu. Je pars sur la
•
�névE
Tl1.0MI'EUl\
Côte d'Azur pendant un mois. Je vous écrirai
pour vous donner mon adresse.
Le chauffeur avait quitté son siège, avait ouvert la portière en retirant sa casquette. Paulctte monta, s'assit entre Gaston et Fabienne et
la voiture, puissante et silencieuse, démarra et
disparut comme un bolide.
Toujours figée sur le pas de sa porte, Madame
Ballu n'était pas cncore revenue de son étonnement:
- Ah 1 ben vrai 1 ah 1 ben vrai 1... répétaitelle. Faut-y tout de même qu'elle cache son jeu,
cette petite. Si je m'étais doutée 1...
Et, haussant les épaules, elle murmura :
- Encore une qui a mal tourné, quoi 1...
Elle rentra dans sa loge en philosophant sur
la jeunesse d'aujourd'hui.
Cependant, les voyageurs étaient arrivés à la
gare de Lyon. Sur le quai, les Delambre et Paulette avaient retrouvé tout un groupe : acteurs,
ingénieurs de prises de vue et de son, électriciens, femmes de chambre, etc., etc., car, lorsque
Gaston Delambre se mettait en route, il emmenai~
avec lui tout son personnel, depuis la troupe qui interprétait ses films jusqu'à la moindre
habilleuse.
Tandis que certains se dirigeaient vers les troisièmes et les secondes, suivant leur rang social,
Gaston, faisant signe à ses intcrprètes, monta
dans le wagon de premières à couchettes qu'il
avait r~sevé.
�RÎivE
TROMPEUR
51
Fabienne casa Paulette dans un compartiment
avec quelques valises en lui conseillant de ne pas
bouger et descendit du train à la recherche de
quelques-uns de leurs amis qui étaient venus les
saluer au départ.
Paulette était un peu étourdie. Elle n'avait
aperçu aucun visage de connaissance et avait le
cœur un peu serré.
Enfin, comme le train allait démarrer, elle vit
Nadia Roubkine et Gérard Lestange qui arrivaient en courant. De loin, le jeune homme l'aperçut derrière la vitre. Il lui fit un signe amical,
sauta dans le wagon et aida Nadia à monter.
Q~elqus
secondes après, ils apparaissaient tous
deux à la portière du compartiment où Paulette
était installée. Gaston et Fabienne les suivaient
de près. Ils se serrèrent les. mains en riant, très
joyeux de partir.
Paulette, un peu intimidée, car elle avait confusément l'impression, à côté des deux femmes
élégantes, d'être une petite fille un peu empruntée, s'était pelotonnée dans son coin, se faisant
toute petite.
Soudain, Gérar.d s'écria :
- On part 1
Le train, en effet, démarrait lentement. Chacun s'assit. Gérard s'installa à côté de Paulette.
- Alors, petite Paulette? Vous allez bien depuis l'autre soir ?
- Oui, Monsieur, je vous remercie ...
- Appelez-moi Gérard, comme tout le monde.
�52
RÊVE
T110llfl'EUI\
Vous êtes d'ailleurs une future grande vedette,
alors vous pouvez vous permettre ces libertés.
Elle lui sourit, reconnaissante au fond de ce
qu'il se montrât si gentil avec elle, car elle craignait que dans ce milieu où elle arrivait en intruse, on ne commençât à lui montrer quelque froideur. Bien au contraire, chacun s'ingénia à la
distraire, à la mêler à la conversation. Nadia
Roubkine elle-même, si « femme fatale» sur l'écran, se révélait très bonne fille. Au bout de peu
de temps, Paulette avait oublié toute timidité et
bavardait.
La nuit était venue et Gaston proposa d'aller
dîner. Ils se dirigèrent vers le wagon-restaurant,
où ils retrouvèrent les autres. Fabienne, Nadia,
Gérard et Paulette s'installèrent à l'une des tables, tandis que Gaston se mêlait aux autres, et
le dîner commença, excel lent à tous points de
vue . Paulette semblait ravie et ne le cachait pas.
Elle s'émerveillait de tout, questionnait Gérard
qui semblait beaucoup s'amuser :
- C'est la première fois, disait-elle, que je
dîne au wagon-restaurant ! C'est aussi la
première fois que je fais un si grand
voyage!
-- Comment? Vous êtes restée toujours à Paris ou aux environs ? s'étonna Nadia Roubkine,
gr;.tnde voyageu se, qui avait parcouru toute la
su rface de la terre .
- Ma foi, presque, dit la jeune fille en souriant. Le seul voyage que j'aie fait, c'est au mois
�nfrvE
TROMPE UR
53
dernie r l avec mon fiancé, nous avons été
VOIr h mer à Trouvi lle.
-- Et quelles ont été vos impres sions ? demanda Gérard .
- Je n'ai pas été enthou siasmé e .. . La mer,
évidemment, ce doit être très beau, mais pas
comme je l'ai vue ...
- Comm ent cela?
-. II y avait foule sur la plage, un tas de
gens bruyan ts et remua nts . La mer était loin,
loin ... Je voudra is la voir dans d'autre s conditions : toute seule sur une plage sauvag e, avec
des rocher s où les vagues vienne nt se briser ...
- Oh 1 mais, quelle poétesse ! dit le jeune
homme avec un sourire .
- Ne vous moquez pas de moi, ce n'est pas
gentil, Supplia la ieune fille. Voyez-vous, je dis
tout haut 'ce que je pensé, sans réfléchir,
t~ujors
c est évidem ment un peu ridicule.
Gérard protes ta :
- Ridicu le 1 Mais non, chère petite, c'est
charm ant. Eh bien ! nous irons la voir ensemble, la mer que vous aimez, et vous verrez comme c'est beau 1
. .- Vraim ent 1 fit-elle, les yeux brillan ts de
JOIe.
Le dîner était fini, ils retour nèrent dans leurs
compa rtimen ts. Paulet te, mise en confiance, disait à Gérard :
- C'est tout de même bien agréab le de voyager en première 1 Il me semble que je ne pour-
d'~oût
�54
RftVE
TROMPE UR
rais plus m'enta sser dans les wagon s de troisième.
- Vous verrez comme on s'habi tue vite au
luxe. L'arge nt, c'est quelqu e chose d'indis pensable.
- Tiens, vous dites la même chose que Fabienne .
- C'est que, répond it le jeune homm e, FalJienne et moi n'en avons pas toujou rs eu, de la
fortune . Alors, nous en jouisso ns sans doute
plus que les autres.
- Comm ent, vous, vous avez été pauvre ? dit
Paulet te avec étonne ment.
- Oui, j'étais un petit ingéni eur sans fortune
et sans situati on. Je vivais chiche ment, tristement. Un jour, j'ai rencon tré .. .
Mais il s'inter rompi t i avec un geste d'impa tience, comme s'il regrett ait d'en avoir trop dit.
Paulet te, sans compr endre qu'elle étàit indiscrète, insista :
- Qui avez-vous rencon tré ?
- Oh 1 c'est toute une histoire ! Trop longue
à vous racont er.
Paulet te se mordit les lèvres, mais fut très intriguée . Elle se promit de deman der à Fabien ne
comm ent Gérard avait trouvé le moyen de devenir un acteur en renom , admiré et riche.
Cepen dant, il comme nçait à se faire tard, ct,
tandis que Gérard et Gaston allaien t rejoind re
leurs couche ttes, les trois jeunes femmes, restées
scules, entrep rirent de s'étend re sur les leurs.
�R~VE
TROMPEUR
55
Paulette trouvait très amusant cette installation;
Fabienne et Nadia riaient gentiment de ses surprises enfantines. Fabienne glissa à l'oreille de
la vedette:
- Parions, ma chère, qu'elle ne pense plus
guère à son petit dessinateur 1 Quel malheur
de laisser une aussi jolie fille gâcher ainsi sa
vie ; heureusement qu'elle nous a rencontrés.
Moi, voyez-vous, j'ai tellement le désir de faire
connaître à d'autres la chance que j'ai eue !...
Bercées par le grondement 'régülier du train,
elles s'endormirent rapidement .
..... .... .... ..... .... .... ..... .....
Un rayon de soleil vint jouer sur les paupières
de Paulette. Elle ouvrit les yeux, se dressa sur
sa couchette. Tout d'abord, elle ne comprit pas
où elle était, mais la mémoire lui revint rapidement:
- Ah 1 c'est vrai. Nous allons sur la Côte
d'Azur 1
~le
descendit de sa couchette s~n
faire de
bruit, pour ne pas réveiller ses deux compagnes
qui dormaient encore, entr'ouvrit le rideau de la
portière et resta stupéfaite.
Le train longeait la côte. Au premier plan,
des pins parasols s'inclinaient doucement sous la
brise légère ; un peu plus loin, tandis que le
terrain rocailleux dévalait brusquement, s'étendait la mer, une mer si bleue, si bleue ... Un so-
�56
nftvE
TllOMPEUn
lei! radieux faisait miroiter l'eau très calme; làbas, la voile blanche d'un bateau glissait.
La respiration coupée, Paulette emplissait ses
yeux du spectacle féérique, et ses poumons des
senteurs pénétrantes qui lui arrivaient par la glace ouverte.
- Que c'est beau ... Que c'est beau 1...
Elle ne pouvait s'arracher à cette contemplation. Ce fut la voix de Fabienne qui la força à
se retourner :
- Eh ! bien 1 Paulette, qu'en dis-tu ?
Spontanée, Paulette lui sauta au cou, l'embrassa fougueusement :
- Merci, merci, Fabienne, c'est grâce à toi
que je peux connaître d'aussi belles choses.
Comme tu es bonne de m'avoir emmenée 1
Fabienne l'embrassa en riant. Nadia, qui venait de se réveiller, s'écria :
- Quelle chance vous avez, petite Paulette,
de pouvoir encore vous enthousiasmer.
- Comment cela? Vous ne trouvez pas cela
beau, vous, Madame ?
- Si, très beau. Mais j'ai vu tant de paysages
que je suis moins expansive que vous.
Paulette, toujours très franche, s'écria :
- Eh bien 1 alors, j'aime mieux être ignorante et ne rien connaître, puisque ce voyage me
rend certainement plus heureuse que vous tous !
- C'est très exact, approuva Fabienne. Et tes
encbantements sont loin de finir.
Cependant, les jeunes femmes avaient rapide-
�nÊVE
TROMPE un
57
ment fait leur toilette et sortaient de leur compartiment. Dans le couloir, Gaston et Gérard
les attendaient.
Paulette, le nez contre la vitre, ne perdait
rien de l'admirable paysage qui se déroulait devant ses yeux et Gérard, aimablement, lui signalait les particularités de la côte qu'il connaissait
à fond, y venant plusieurs fois par an.
Le train ne tarda pas à s'arrêter. Nos voyageurs descendirent et s'entassèrent dans une voiture du Grand Hôtel qui, un peu à l'écart de la
ville, domine la mer.
Paulette fut, dès l'abord, très impressionnée
par le luxe de l'hôtel et l'empressement des serviteurs. Une femme de chambre la dirigea vers
sa chambre, une belle pièce confortable où, après
avoir déposé les valises de la jeune fille, elle
laissa seule cette dernière.
Paulette courut à la fenêtre, l'ouvrit toute
grande : elle joignit les mains comme en extase
devant la vue splendide qui s'offrait à ses yeux,
et, pour la première fois peut-être depuis son
départ, eut une longue pensée pour Pierre :
- Quel dommage qu'il soit resté là-bas, dans
ce vilain Paris 1 Comme je serais heureuse s'il
était près de moi 1
Et elle conclut avec un soupir :
c'est
- Tout de même, Fabienne a raison
ftien agréable d'avoir de l'argent 1
�58
Rt1:n:
TROMPEUR
CHAPITRE VI
Depuis huit jours, Paulette vit un véritable
encbantement. La transition est si brusque entre
sa vie de petite parisienne travailleuse et cette
existence dorée, dans un pays si merveilleux 1
Tandis que Gaston Delambre et sa troupe tra,vaillent toute la journée en studio - avant, a-ton expliqué à Paulette, de tourner les « extérieurs » - la jeune fi1le, en tompagnie de Fabienne, parcourt la Côte en auto, déjeune dans
des palaces, prend petit à petit goût au luxe et
à la facilité. Fabienne, qui sait par cœur le scénario du film, en parle à Paulette, l'imprègne
pour ainsi dire de son rôle. En effet, Gaston a
pensé qu'il était indispensable de laisser à la
�nêvu
TR OM PE un
59
ur
rs de répit, d'a bo rd po
e
jeu ne fille qu elq ue s jou
qu
ur
po
ut
rto
leine et su
lui faire rep ren dr e ha
e
dr
ren
mp
co
de
le tem ps
l'in ex pe rte art ist e ait
omber.
la tâc he qui va lui inc
e
bo rd raconté l'i ntr igu
t
Fa bie nn e lui a tou d'a en vogue, Jean Lenc ier
de ce film : un ro ma
pr ète le beau Gé rar d
ter
br as ier - rÔle qu 'in
dia
Na
r
pa
sse, incarnée
aim e une comtesse ru
ne
mblée d'h om ma ge s,
co
Ro ub kin e. Celle-ci,
esmt
co
La
jeu ne homme.
fait nulle att en tio n au
te d'A zu r, a, en effet,
CÔ
se, qu i réside su r la
e est
up ira nts et comme ell
tou te une Cour de so
ces
tre
en
e lut te très âp re
veuve et riche, c'e st un
nma
ro
Le
ra la victoire.
de rn ier s à qui rem po rte
mco
lle
be
ur intéresser la
cier im ag ine alors, po
les
ub lie r tou t à fait po ur
tesse, de feindre de l'o
arrem
a
e vendeuse qu 'il
beaux ye ux d'u ne pe tit
. La
rie élé ga nte de Ca nn es à
quée da ns une pâ tis se
é
nfi
co
st le rôle qui est
petite vendeuse - c'e
retre
vement flattée d'ê
Pa ule tte - es t excessi
et,
ier
as
comme Je an Le br
ma rq ué pa r un homme
nco
ren
ance, accepte de le
t
ap rès une co ur te résist
es
Il
.
pr om èn e avec lui
tre r da ns la ville, se
un
s,
or
l'a ir si sincère 1 Al
beau, pa rle bien et a
se s br as ...
jou r, elle tom be da ns
lle
s éc ha pp é à la be
Le ma nè ge n'a pa
pe
se vo ir préférer un e
Na dia . Tr ès dépitée de
au
e
, elle se laisse pr en dr
tit e jeu ne fille modeste
ou Le br as ier et devient am
piè ge ten du pa r Je an
so u·
. Alors, sa ns plu s se
reuse de lui et jal ou se
im e,_
'il a séduite, et qui l'a
cier de la jeu ne fille qu
�60
RtVE
TROMPEUR
Jean part avec la comtesse, sa nouvelle conquête.
Et la petite vendeuse abandonnée sombrerait
dans le désespoir si un vieil ami qui l'aime en
silence depuis longtemps et n'a osé le lui avouer,
en raison de leur grande différence d'âge, ne lui
olIrait de se réhabiliter en l'épousant.
Après lui avoir raconté cette histoire, Fabienne a expliqué à Paulette en quoi allait consister
son rÔle, les principales scènes qu'elle aurait à
jouer. Sa grande expérience, donnée par un contact fréquent avec les acteurs et actrices, permet à Fabienne de prodiguer d'excellents conseils.
Aujourd'hui, aux environs de Cannes, elles
se promènent toutes deux au bord de la mer,
dans un site où doit se dérouler un des « extérieurs» du film en question.
- Vois-tu, explique la jeune femme, c'est ici
que tu viendras avec Gérard. La petite vendeuse qu'il veut séduire a accepté une promenade.
Jean Lebrasier l'emmène en auto jusqu'ici et ils
descendent à pied, à travers les pins, jusqu'au
rivage. Nous allons toutes deux faire le même
trajet. Imagine que l'appareil de prises de vues
te suit dans tous tes gestes et surveille tes attitudes. Je te regarde.
Au bout de quelques pas, Fabienne s'arrête.
- Mais non, ce n'est pas cela du tout. Tu n'es
pas naturelle. Sous prétexte que la « camera Il
est là, tu te crois obligée de faire de grands
�llÊVE
TllOJ\JPEUn
61
gestes, de balancer les bras, de rire aux éclats.
Sois telle que tu es, c'est pourtant facile.
- Pas tant que ça, proteste Paulette.
- Eh bien ! alors, ça marchera très mal.
C'est que Gaston n'est plus du tout gentil quand
on « tourne ». Il crie, se met en colère, attrape
tout le monde. Il esr vrai que c'est si fatigant 1
Paulette rit, nullement intimidée. Pour elle,
son aventure est encore un vrai conte de fées j
elle n'a ressenti aucune contrariété, tout le monde a été charmant avec elle. Pourquoi ce beau
rêve cesserait-il ?
Et soudain, tandis que Fabienne la gronde
gentiment, une silhouette masculine apparaît
entre les pins. C'est Gérard.
Vous? s'écrie Fabienne. Comment se faitil ?
.
J'ai demandé un peu de répit, répond le
Jeune homme en lui baisant la main . Et j'ai
« vacances)) jusqu'à ce soir.
- Et comment êtes-vous venu nous retrouver?
- J'ai demandé à l'hôtel où vous étiez et l'on
~1'a
expliqué que vous étiez descendues en directIon de la Pinède. J'ai deviné vos intentions, ma
chère Fabienne. Je suis sûr que vous étiez en
train d'ennuyer Paulette avec notre fttmeuse
grande scène d'amour sous les pins ?
- Exactement 1 répond Fabienne en riant.
Eh bien 1 puisque vous êtes là, je vais vous
laisser avec mon élève. J'ai un courrier fou à
faire, je rentre à l'hôtel.
�62
nÊVE
TROMPEUR
Prenez ma voiture, propose Gérard, vous
la trouverez là-haut sur le chemin. Nous rentrerons à pied, si Paulette le veut bien.
Fabienne s'éloigne. Au bout de quelques
mètres, elle se retourne : Gérard et Paulette
descendent côte à côte vers la mer. Le jeune
homme vient de prendre sa main, car le sol est
glissant et Fabienne entend le rire clair de la
jeune fille. Elle sourit :
- Allons 1 je parie que ce beau Gérard va
enlever la partie 1
Cependant, le jeune homme devise gaiement
et, presque malgré lui, trouve charmantes les
réflexions de Paulette qu'un rien émerveille et
qui le dit sans ambage.
- Alors? Cela vous plaît la Côte d'Azur?
- Il me semble que je ne pourrai plus la
quitter ...
- Pourtant, Paris aussi a bien des charmes ...
Elle proteste, sincère :
- Oh vous savez... la banque... taper à la
machine toute la journée ...
Il se met à rire :
- Ce n'est pas ce que j'appelle la VIe de
Paris ! Je pensais aux Champs-Elysées où circule une foule élégante, aux belles dames parées
de fourrures et de bijoux, aux « boîtes » célèbres .. .
- Choses que je ne connais pas.
- Voudriez-vous les connaître ?
- Je ne sais pas ... J'aime mieux ne pas
�Jl~VE
l'!tOMPEUit
y penser ... puisque je sais que je ne suis pas
faite pour cela ...
Il s'arrête, lui prend les mains entre les
siennes, la regarde bien droit dans les yeux :
- Pourtant, vous pouvez choisir. C'est sérieux, dites-moi, votre petit flirt de Paris ? Laissez-le tomber et restez avec nous.
Elle pâlit jusqu'aux lèvres, arrache ses mains
de celles du jeune homme, s'écrie:
- Ce « flirt » comme vous dites, est mon
fiancé, je l'aime. Je vous défends de me parler
ainsi.
Gérard comprend qu'il est allé trop loin. Il
s'excuse :
- Pardonnez-moi, petite Paulette. J'ai eu
tort. .. Mais j'admets si mal la pensée pour vous
d'une vie modeste et pauvre ...
- N'en parlons plus, je vous en prie ... Vous
me bl~sez.
Je vous ai déjà dit pourtant .. .
It reprend la petite main qui se dérobe, y
dépose un baiser fervent :
.
- Encore une fois, pardon .. . Restons bons
amis. Je serais si malheureux si vous m'en vou-
rlez ...
Ils se mettent de nouveau à marcher, mais le
charme est rompu. Paulette pense à Pierre, qui
est seul, triste, pendant qu'elle se promène' avec
Un autre homme qui lui fait la cour..et qui, après
tout, lui semble bien sympathique ... Et brusqueIllent, elle fond en larmes, la tête dans ses mains.
- Paulette, Paulette, qu'avez-vous ? ..
�64
RÊVE
'l'ROMPEUl\
Gérard l'entoure de ses bras, sincèrement bouleversé.
Elle s'en dégage et se met à courir vers la
mer en lui criant :
- Laissez-moi ... Laissez-moi.. .
H comprend qu'il ne faut pas insister et s'éloigne lentement.
- C'est curieux, pense-t-il, pourquoi est-ce
que je m'intéresse tant à cette petite ? Après
tout, elle est libre de choisir la vie qu'elle veut,
et nous sommes tous là à vouloir l'arracher à
cette existence qu'elle a choisie. Nous avons
peut-être tort.. . »
Car Gérard est loin d'être un méchant homme .
Il est simplement très égoïste ; habitué aux
succès féminins, un peu fat, il n'a pas réfléchi
qu'entreprendre la conquête de Paulette était
une mauvaise action. Maintenant seulement, il
est pris d'un tardif remords. Mais sa nature reprend le dessus ... Il lève les épaules comme pour
chasser toute préoccupation et reprend en sifflottant le chemin du retour.
Pourtant, chose curieuse, la scène qui a éclaté entre eux a produit un effet tout différent sur
Paulette. Elle se promène maintenant toute
seule, lentement, le long du rivage. Il fait très
doux, la mer bleue miroite sous le soleil, une
brise légère vient caresser le front de la jeune
fille, lui apportant le parfum des mimosas tout
proches. EIIe réfléchit tristement
- Comme je suis stupide 1 Pourquoi me
�~VE
TROMPE UR
65
suis-je ainsi empor tée ? Gérard va penser que
je suis une petite sotte et il n'aura pas tort.
Comm ent peut-il savoir que j'aime vraime nt
Pierre, lui qui doit être babitu é aux aventu res
faciles et courte s ?
Elle soupir e :
- Comm e il a de la chance de pouvo ir être
si insouc iant, toujou rs si gai. .. Moi aussi, je
l'étais, et il me semble que c'est fini.. . Pourquoi ?
Elle hésite un instan t avant de poursu ivre le
,:ours de ses pensée s, avant d'être franch e avec
eUe-m ême:
- Au fond, n'est-c e pas mainte nant que j'ai
raison ? Mon insouc iance d'autre fois était sans
doute une erreur ... Je me rends compte aujour d'hui seulem ent de la vie que j'ai voulue ... que j'ai
acceptée .. , c'est peut-ê tre cela qui me rend triste.
Et alors passen t devant ses yeux des vision s
d'autre fois : le bureau sombr e et triste où elle
travail lait, la salle à mange r des Letour neur,
avec son buffet Henri Il et sa suspen sion vieillote, les retours , en wagon de troisiè me surcha rgé, des prome nades du diman che aux enviro ns
de Paris.. . puis, ce sont ensuite d'autre s visions : les longue s course s en auto avec Fabienne , les palace s où un portier galonn é comme
les
Un généra l se précip ite il votre rencon tre,
...
ne
Fabien
belles robes de
Elle ferme les yeux pOUl chasse r ces dernie rs
souven irs mpis il est trop tard : le maL .. (ou le
�n~VE
TROMPEUR
bien, pense-t-elle) est fait. Il est impossible de
reculer. Il faut au contraire regarder les choses
bien en face. S'interroger loyalement pour voir
clair en elle. Ce serait trop bête de vivre d'éternels regrets... Et pourtant, Pierre ...
Paulette rentre à l 'hôtel toute songeuse. Dans
le hall, elle croise Gérard qui, un peu gêné,
cherche à l'éviter.
Elle va vers lui, lui tend la main en souriant :
- Ne soyez pas fâché, Gérard, j'ai été très
sotte ...
Et COmme le jeune homme semble très heureux en entendant cette phrase, Paulette se sent
soudain toute rassérénée.
�RÊVE
TROMPEUR
67
CHAPITRE VII
A partir de ce jour, Paulette, lorsqu'elle écrit
à Pierre, lui parle beaucoup moins de son prochain retour à Paris et beaucoup plus de sa vie
d'artiste. Inconsciemment, elle se laisse entraÎner par la facilité de son existence actuelle et ne
Songe à son mariage que comme à un évènement
très lointain .
Tout d'ailleurs semble fait pour la griser :
elle a commencé, sous la direction de Gaston
Delambre, à tourner quelques scènes et cela l'a
beaucoup amusée. La vie du studio étant, lui
a-t-on dit, assez rude, Gaston a voulu commencer par les scènes d'extérieur et Paulette, que
son rÔle amuse, s'en est tirée jusqu'ici fbrt
�68
R~VE
TROMPE UR
bien. Et puis, il faut bien l'avou er, le luxe qui
l'entou re l'encha nte de plus en plus. Fabien ne
observ e le change ment qui s'opère en elle et s'en
réjouit , sans se rendre compt e que Paulet te, en
renian t le grand amour qu'elle porte à Pierre,
va renier peut-être son bon heur véritable.
Gaston , de son côté, s'intér esse beauco up à
la jeune fille. II devine que le charm e de Paulette, fait de simplicité et de fraîche ur, aura
beauco up de succès à l'écran et, en bon metteu r
en scène, songe à la « lancer )). Aussi lui a-t-il
deman dé de venir le trouve r cet après- midi sur
la terrass e de l' hÔtel.
Paulet te interro mpt la lettre qu'elle écrivait à
lettre enthou siaste qui chanta it le
Pierre
bon heur et la gaîté - et va rejoind re le metteu r
en scène. La terrass e domin e la mer, il fait un
temps magni fique et par instan t le refrain assourdi d'un tango parvie nt jusque là, car l'orchestre de l 'hôtel joue dans le grand salon: Des
femmes élégan tes, étendu es sur des chaises-longues, fumen t ou lisent à l'abri d'un paraso l aux
couleu rs vives. Paulet te embra sse d'un coup
d'œil ce spectacle. Elle aperçoit, assis près d'une
petite table, Gaston Delam bre qui lui fait signe,
va à lui. Il désign e à Paulet te un siège près de
lui et la regard e un mome nt en souria nt d'un air
approb ateur. C'est que Paulet te est très en beauté. Le soleil et le grand air ont doré son teint
trop pâle de parisie nne souven t enfermée, avivant l'éclat de ses yeux verts. Une robe blanch e
�RtVE
TROMPE UR
69
très simple mais très seyant e - cadeau de Fabienne - la moule à. ravir, faisant valoir la
teinte de ses boucles brunes .
- Vous voulez me parler, M. Delam bre ?
- Oui mon petit, j'ai de graves choses à vous
dire.
- Mon Dieu, vous me faites peur, fit-elle en
riant.
- Il n 'y a pas de quoi, je vous assure . C'est
très grave mais nullem ent triste, bien au contraire.
Il la regard a encore avec insistance avant de
poursu ivre :
- Voyon s, êtes-vous heureuse ?
Elle hésite un instan t avant de répond re
« oui lI.
- Vous n'en avez pas l'air bien sûre ...
Pourq uoi ?
Elle détour ne son regard , ne répond pas. Il
repren d, un peu vivem ent :
- Votre bonhe ur n'est-il pas gâché par l'idée
que bientô t vous serez de nouveau à Paris ?
Fini votre beau voyage , finies vos belles robes, le
luxe qui vous entour e ...
« Voyon s, que diriez-vous si je vous donnai s le
moyen de contin uer cette existence qui vous
plaît, je le sais bien, il ne faut pas vous en défendre, car c'est trop nature l.
Surpri se, elle interro ge :
- Contin uer à vivre ainsi ? Mais comment ?
- Ma petite Paulet te, écoutez-moi, je vais
�70
RêvE
TROMPEUR
vous dire toute ma pensée. Je suis stlr - vous
entendez : sûr - que vous pouvez vous faire
un nom au cinéma. Vous avez un genre bien à
vous, et qui plaira beaucoup. Vous ne ressemblez pas à tout le monde, avec votre petit visage aux yeux verts et vos mines discrètes. Evidemment, livrée à vous-même, vous ne pourriez rien. Mais je suis là, tout prêt à vous pistonner . Non seulement je serais heureux de vous
faire plaisir, mais vous savez que tout metteur
en scène aime « lancer » son étoile dans le ciel
du cinéma. Voulez-vous que je m'occupe de
vous ? Vous n'avez qu'à signer avec moi un
nouveau contrat et je vous engage pour mon
prochain film que je vais commencer dans q~el
ques semaines ? Dès que celui-ci sera terminé,
la belle Nadia, vous le savez, nous quitte. Je
suis prêt à vous donner la vedette dans ma troupe.
Rose d'émotion, elle l'interrompt, balbutie :
Oh M. Delambre ! Est-ce possible ?
- Tout ce qu'il y a de plus possible ! Dans
trois semaines, après un bref retour à Paris,
nous partons pour l' Italie et il ne tient qu'à
\'<Jus de nous sui \Te.
eaulette intt'rtoge timidement
- Je peux léHécrir quelquf:5- Jours avant de
YOUS dire ...
Il rit franchement
- Mais bien stlr, vous avez quinze jours ...
�nÊVE
TROMPEUR
71
Je ne veux pas vous séquestrer ni vous emmener malgré vous.
Paulette est rentrée dans sa chambre très
émue. Elle se jette sur son lit, cache son visage
dans son coude replié pour mieux voir clair en
elle.
Voyons, il faut prendre une décision... être
courageuse. D'un côté, elle sait bien ce qui l'attend : Pierre qui l'aime (cela elle en est sOre),
mais qui ne peut lui apporter que son amour.
Avec lui c'est la médiocrité - qui autrefois ne
lui faisait pas peur, car elle ne connaissait rien
d'autrt>. - Ou bien alors, si cette tâche l'effraie,
il lui faut choisir l'autre voie, celle que lui propose Gaston : du travail, certes, mais beaucoup
d'argent, du luxe, de la g loire ... Etre admirée,
enviée, aimée, comme Nadia Roubkine. Gérard
déjà ne lui faisait-il pas la cour ? Ne peut-elle
espérer l'épouser ? II est beau, sympathique,
très riche ...
Vraiment, n'est-ce pas tentant? Paulette n'estelle pas excusable de se laisser griser ? Comment peut-elle encore hésiter ?
C'est que - Paulette le sent bien - le souvenir de Pierre n'est pas déraciné en elle. Elle
pense souvent à lui et Gérard ne le remplace
pas, ne le remplacera jamais. Son assiduité flatte
la jeune fille, mais c'est bien tout. ..
Alors Paulette décide, comme le lui a sagement conseillé Gaston, d'attendre durant ces
quinze jours, d'espacer ses lettres à Pierre en
�72
R~VE
TROMPEUR
les rendant plus froides et plus lointaines. Pendant ce temps, elle pourra réfléchir et choisir
en toute connaissance de cause. Mais d'avoir
envisagé la possibilité de dire définitivement
adieu à son passé, n'est-ce pas déjà une preuve
qu'elle est prête à le faire?
On frappe à la porte. Elle se lève rapidement,
crie d'entrer. Gérard apparatt, l'air ravi.
- Est·ce vrai, . Paulette, ce que ma dit Gaston ? Vous allez nous rester ?
- Oh, proteste-t-elle, je ne sais rien encore.
C'est possible, voilà tout ... Cela - et elle rougit
un peu de son audace - cela dépend de vous
pour une grande part ...
-De moi ? Mais je vais faire tout ce qu'il
faut pour ce la.
Et mi-sérieux, mi-plaisantant, il se met à genoux devant elle :
- Faut-il vous dire que je vous aime ?
Comme Paulette a changé 1 Cet aveu autrefois l'eut remplie de confusion ou de colère.
Mais à l'exemp le de la belle Nadia, l'atmosphère dans laquelle elle vit depuis deux semaines,
l'ont rendue moins spontanée, plus dissimulée.
Elle sourit avec coquetterie :
- Comme vous êtes fat, beau Gérard 1
Mais IlU fond d'elle-même, Paulette éprouve
une grande joie ; son rêve se réalise : Gérard
va lui demander sa main .
. Mais il lui répond sur le ton de la plaisanterie et la conversation prend une autre voie.
�R~VE
TROMPE UR
73
Au dîner, chacun félicite Paulet te comme si
sa décision était déjà prise, si bien qu'elle s'habitue de pl us en pl us à l'idée d'acce pter la pro·
positio n du metteu r en scène.
Ce n'est que beauco up plus tard, la tête sur
l'oreill er, dans l'ombr e et le silence de la nuit,
que Paulet te oublie les parole s qui l'ont grisée ;
elle se sent le cœur lourd, la gorge serrée, une
envie enfant ine de pleurer. .. Elle se trouve lâche, prête à trahir Pierre, lorsque, soudai n, une
idée lumine use la travers e : pourqu oi ne pas
épouse r Pierre tout de même ?
Elle gagne rait beauco up d'arge nt comme actrice, et lui trouve rait certain ement une situation au cinéma . Tout pourra it ainsi s'arran ger.
Mais, dans son demi-sommeil, elle évoque
Pierre , se souvie nt de J'amou r qu'il porte à son
métier, de son désir d' « arriver » en luttant , et,
surtou t, elle compr end que sa tendre sse pour
elle ne serait plus possib le si elle devenait une
grande star. Ce qu'il aime en Paulet te - il le
lui a bien souven t dit - c'est sa simplicité, sa
gentill esse. Il n'acce pterait pas de deveni r le
mari d'une actrice célèbre. Paulet te le connaî t
trop bien .. Le choix qu'on lui impose est cruel
mais il ne lui laisse aucun doute : le bonhe ur
qu'on lui propos e n'a pas de place pour Pierre .. .
�74
R~VE
TROMPE un
CHAPITRE VIII
La rue La Fayette est noire de monde. Il est
six heures du soir, les magasins, les bureaux se
vident et, sur le trottoir encombré, la foule se
presse vers le métro. De jeunes employées, bras
dessus, bras dessous, parlent fort et rient, heureuses de voir terminée leur journée de travail:
Soudain, l'une d'elles, étourdie, heurte un passant et sc retourne pour s'excuser :
- Pardon, Monsieur 1
Puis, se penchant vers ses compagnes, elle
s'écrie, mutine et inconsciemment cruelle :
- Vous l'avez vu ? Vrai, il a dû enterrer toute
sa famille 1 Quel joyeux garço~
1
�~VB
TROMPBUR
75
C'est Pierre Letourneur qu'elle vient de bousculer et dont elle se moque, Pierre qui marche
lentement, la tête un peu penchée en avant, les
épaules courbées comme s'il était très las. C'est
à peine s'il a perçu l'exclamation de la jeune
fille, car son esprit est loin, bien loin de cette rue
parisienne bruyante, où il se sent perdu au milieu de la foule.
Dans la poche de son veston, sa main tâte
fébrilement la dernière lettre de Paulette qu'il
a lue et relue cent 'fois.
Il la sait par cœur et se torture comme il
plaisir en répétant les phrases légères et si dépourvues de tendresse à son égard :
Mon cher Pierre,
C'est une petite Paulette folle de joie qui 'Vous
écrit, une petite Paulelle absolttmerl t grisée de
beauté, de luxe ... Je vous vois d'ici. froncer le
sourcil, car vous êtes sûrement très mécontent
de me savoir si joyeuse loin de VOllS •• •
Comme ces mots lui ont fait mal!.. . Comme
Paulette le méconnaît 1. .. Vraiment, elle peut
croire qu'il déplore sa joie, même un peu
égoïste ? Elle ne sait donc pas qu'il l'aime
tant et tant qu'il accepterait, lui, de souffrir toute
sa vie si, en retour, elle devait être heureuse ?
Son enthousiasme est pourtant bien normal ; il
�76
RÊVE
TROMPEUR
ne songe pas à s'en étonner, car il devine sans
peine quel a dO être l'émerveillement de la petite parisienne dev~nt
cette nature splendide, et
quelle féerie aussi a été pour elle l'existence de
luxe qu'elle a découverte . Pierre ne lui en veut
pas de cela, il souffre seulement de deviner
qu'elle devient lointaine, lointaine ...
Et il continue tout bas à ressasser les mots
qui lui font mal :
« Tout le monde est si gentil pour moi ... Figurez-vous que j'ai encore fort peu travaillé ...
IIIes journées se passent comme celles d'une
grande dame . Fabienne m'a comblée de cadeaux .
j'ai de tres jolies robes, des dés habûlés en soie ..
Je ris quand je pense à 11'1,011, petit peignoir de
pilou que je trouvais si chic 1 Et puis, la vie li
l'hôlel est 1m enchantement.. . Ma chambre
donne sur la mer, je passe des heures à mon
balcon, sur la chaise-longue, à emplir mes yeux
des merveilles de ce pays de r ê~'e .
Non, elle ne va pas songer un instant que
celte contemplation, lui aussi, Pierre, voudrait
pouvoir en jouir, et qu'elle ne serait vraiment
parfaite que s'ils ét~ien
tous deux réunis . Elle
poserait sa tête brune sur son épau le, il entourerait de son bras sa taille flexible et ils resteraient ainsi longtemps sans parler, émus d'être si
près l'un de l'autre devant le splendide spectacle
�R~VE
TRO lllPE UR
77
ant ins ... Mais
qu' elle lui décrit en termes enf
sence de son
l'ab
de
pas
non , Pau lett e ne souffre
au lon g de
t
tou
que
fiancé... Pie rre sait bien
seul mot
un
lui
r
pou
sa lettre, elle n'au ra pas
d'aPl?el, de confiance, d'am our ...
et sèche :
Et cette der nièr e phr ase , ban ale
Au revoir mo n petit Pierre,
Votre Paulette.
C'e st tou t. ..
e doit dès
Qu e fau t-il en pen ser ? Pau lett
rup ture ...
la
à
mai nte nan t son ger à le pré par er
nt, héeme
lent
Et Pie rre, l'âm e brisée, mar che
tend re
le
er
ont
sita nt à ren trer chez lui, à affr
reg ard inq uie t de sa mère.
de revenir à
Pou r gag ner du temps, il décide
grin par le specpie d, che rch e à dist rair e son cha
long uem ent aux
tacle ani mé de la rue, s'ar rête
geu rs reg ard ent
dev ant ure s ... Ma is ses yeux son
s visa ge rieur,
san s rien voi r ... Il évoque un frai
tendres phr ades yeu x francs et se sou vien t des
douce et sim ses de Pau lett e, de la petite fille
plu s jam ais ...
ple qu'e lle étai t, qu'e lle ne sera
hésite encore.
Le voilà dev ant chez lui. Il
à sa chè re maIl vou dra it pou voi r tou t cacher
a déjà deviné
man , mai s il sait bien qu'e lle
nd tou t ava nt
car le cœu r d'u ne mam an com pre
.
que l'on ait pro féré le mo ind re mot
�78
RÊVE
TROMPEUR
Il entre avec un faux air d'insouciance. Il
fredonne même une chanson à la mode, pour
donner le change. Mais Mme Letourneur n'est
pas dupe. Elle a vu la flamme inquiète du regard, le pli soucieux qui barre le front de Pierre.
- Comme tu rentres tard, se plaint-elle doucement. .
Mais aussitôt elle va vers lui, l'entoure de
ses bras :
- Mon petit, comme tu as l'air triste 1...
Qu'est-ce qu'il y a ?
Alo rs, il ne résiste plus ... Comme lorsqu'il
était petit, il cache sa tête douloureuse sur l'épaule maternelle et se confesse. Il lui dit tout,
combien Paulette devient distante, combien il a
le sentiment de plus en plus précis que tout
est bien fini entre eux ...
De dire son chagrin lui retire tout son courage, ses yeux se remplissent de larmes.
Sa vieille maman l'embrasse tendrement :
- Mon petit, tu ne méritais pas de souffrir. ..
Ecoute, il est peut-être encore temps. De loin,
tout s'exagère, ta douleur t'empêche de voir
clair. Tu crois tout perdu, alors qu'elle t'aime
encore . Ecris-lui, supplie-là, elle reviendra peutêtre. Dis-lui que tu souffres, tout simplement,
sans pudeur, sans fausse honte ... Dis-lui que
tu l'aimes. Elle n'a sans doute pas songé qu'elle
te faisait souffrir. El le est si jeune, si enfant
encore 1 De te savoir malheureux va la bouleverser et elle te reviendra, j'en suis sOre ...
�nÈVE
TnOl\fPE Ul\
79
Madam e Letour neur a raison. Si Pierre lui
avait écrit tout de suite, Paulet te n'aura it pas
résisté, car le mal n'était pas encore trop grand
en elle. Mais ...
Mais, Pierre est entré dans sa chamb re, il
est resté seul, la lueur d'espo ir que sa mère a
fait naître en lui s'est éteinte, car il n'a pas confiance, et doute. Quand il s'est trouvé devant la
feuille de papier toute blanche, il a été pris de
scrupu le.
- Ai-je le droit de faire appel à la pitié
de Paulet te ? Elle est bonne, elle a du cœur.
Elle revien dra peut-être par devoir... Ai-je le
droit de l'arrac her à une existence qui lui plaît,
à un bonhe ur fait pour elle ? Ai-je le droit de
lui impose r un sacrifice qu'elle regrett era d'ailleurs toujou rs et qui empoi sonner a notre
union ? Comm e cela serait triste L.
Et puis, une sorte d'orgu eil aussi le retient.
Il a honte d'avou er sa faiblesse, sa souffrance.
Tandis qu'une femme éclate en sanglo ts et supplie, un homm e cache sa douleu r sous une
appare nce froide et insensible. Et Pierre, lui,
est un fort, un être énergi que•..
Alors, il prend sa plume :
Ma petite Paulette,
Votre le Ure m'a rendu très hettreux, car je
ne puis que partager votre joie ; jouissez bien
�80
R~VE
TROMPEUR
de ce beau séjour que vous faites là-bas au milieu de vos amis, et revenez-nous resplendissante
de santé et de ga~te
.
Pour moi, je suis surchargé de travail et ai bien peu de temps pour
songer aux distractions. Je ne m'en plains pas,
car vous savez que je ne regretterai jamais d'a'toir trop de travail. Excusez-moi donc de vous
écrire si peu, el si brièvement et continuez à me
donner de vous de bonnes nouvelles. A bien-tôt, ma chère Paulette,
Votre Pierre affectionné.
Il ne relit pas, de crainte de manquer de courage pour envoyer une lettre si froide. Pourtant,
un espoir insensé subsiste en lui. La briéveté
même de cette lettre va étonner Paulette. Elle
va comprendre qu'il soufTre, qu'il ne veut pas
le 1ui dire, et elle va 1ui revenir ...
Hélas 1 il ne sait pas que Paulette, inconsciemment, n'attend plus qu'un prétexte pour
rompre avec s~n
passé, et qu'elle va le trouver,
ce prétexte dans la lettre même qu'il lui écrit. '
........................
�néV E
81
TRO MPE Un
cou rrie r avec
Pau lett e, ce jou r-là , atte nd le
idé, en son
déc
a
lle
E
bea uco up d'im pat ien ce.
pro bab le.
va
lle
qu'e
re
for inté rieu r que la lett
ndr e une
pre
à
a
der
l'ai
men t recevoir de Pie rre
ne façon
d'u
t
écri
a
lui
décision. Ava nt-h ier, elle
qu'e lle
e
ndr
pre
com
très claire, pou r lui laisser
vea ux
nou
ses
de
rès
est tent ée de rest er aup
le
elle
me
com
nt
ime
ami s. Si Pie rre l'aim e vra
une
re
ond
rép
lui
de
croit, il va bon dir, se hât er
ne résistera pas
lett re Sup plia nte, aim ant e .. . Elle
à Son am our ...
is.
- Mlle Led oux , une lettre de Par
c de l'hâ par
le
s
Pau lett e qui se pro men ait dan
re vite
ouv
n,
mai
tel, ten d pré cip itam men t la
te seuver
cou
l'en vel opp e atte ndu e. Un e feuille
lit av~
la
elle
,
lem ent de que lqu es lign es en sort
dem ent .
un mot de
Qu oi? C'e st cel a? Pie rre n'a pas
n au conBie
?
rep roc he, de reg ret, de tend ress e
llem ent
qui
tran
trai re, il a l'ai r d'ac cep ter bien
ion .. .
arat
sép
l'id ée de voi r se pro lon ger leur
e
l'aim
ne
rre
Pie
Pau lett e s'es t don c trom pée ?
pas com me elle le cro yait ?
est de son
San s réfléchir que tou t le tort
e la raison de la
côté, san s che rch er à com pre ndr
comme il l'es froi deu r de Pie rre, à deviner écrits, Pau lett e
pér ait - les mots qu' il n'a pas
Elle refoule difsen t un gra nd dépir l'en vah ir.
nten t aux yeu x.
ficilement les larm es qui lui mo
je n'ai plu s à
- Alo rs, pui squ e c'es t ains i,
hés iter . ..
6
�82
RÊVE
TROMPEUR
Voilà, sa décision est prise. Mais, chose curieuse, cela ne lui procure aucune joie, ne lui
donne aucune sensation de délivrance. Confusément, un regret déj:'i s'installe en elle. une amertume qu'elle ignorait jusqu'ici.
�RtVE
TROMPEUR
83
CHAPITRE IX
Le Casino brille de toutes ses lumières. Dans
~I nuit chaude et parfumée, de belles autos silencieuses glissent, s'arrêtent devant la porte illuminée j des hommes en habit, des femmes en longues robes claires en descendent. Il Y a soirée
de gala .
. Dans l'immense satie, des petites tables sont
disposées autour de la piste où l'on danse. Les
?îneurs sont nombreux déjà. Un brouhaha
Joyeux monte, des garçons impeccables évoluent
entre les convives, porteurs de mets délicats.
A l'une des tables les plus en vue, Fabienne
trône, étincelante dans sa robe de lamé . Le beau
Gérard, à son côté, plaisante et rit, mais ses
yeux ne quittent pas Paulette, installée en face
de lui, à gauche de Gaston Delambre. La jeune
fille, depuis quelques jours, a sur le visage un
�84
RÊVE
TROMPEUR
air de langueur un peu triste qui est un charme
de plus . Gérard a deviné, sous s,fausse gaîté,
un peu de lassitude, un chagrin sans doute dont
il ne connaît pas la vraie cause. Mais, avec la
fatuité qui · le caractérise, il est persuadé
que Paulette est folle de lui et que c'est
cela qui la rend inquiète. Il lui sourit, s'ingénie
à croiser ses regards . Il n'a d'ailleurs aucun mal
à s'attirer les bonnes grâces de la jeune fille
qui éprouve le besoin de voir quelqu'un s'intéresser à elle, car elle se sent affreusement seule.
Paulette est d'ailleurs très en beauté ce soir .
On la regarde beaucoup et cela la flatte d'autant
plus que Nadia et Fabienne, si jolies et si élégantes, ne réco ltent pas plus d'hommages
qu'elle-même. Une robe de satin blanc, toute
simple, mais d'une coupe parfaite, dégage ses
épaules encore un peu graciles mais d'un dessin
ravissant j ses boucles brunes qu'elle s'est refusée à confier aux mains trop savantes d'un
coifTeur encadrent son visage. Gaston, au début
de la soirée, lui a dit galamment :
- Je n'aurai pas de mal à faire de vous, Paulette, la grande vedette dont je rêve. Vous avez,
en plus de la beauté, commune à bien des actrices, ce charme fait de personnalité et de simplicité qui vous rend très attirante .. .
Tel semble bien être l'avis de Gérard. A peine
le souper fini, il s'Est levé, s'est incliné devant
elle. Souple, elle valse maintenant avec lui et se
laisse entraîner par le rythme, la t~e
légèrement
�nÊVE
TROMPEUR
85
penchée en arrière. On les regarde beaucoup.
Paulette, à cet instant précis, est très heureuse
et ne regrette rien. Elle se dit même :
- Mon Dieu, comme c'est simple de chasser
qulqu'un de son souvenir .. .
La danse terminée, Gérard l'entraîne vers la
salle de jeux. C'est la première fois que Paulette
s'approche d'un tapis vert.
Dès l'entrée, elle est fort surprise. Le bruit
~e
la musique n'arrive plus qu'assourdi. Les
Joueurs sont silencieux, elle n'entend qu'une
voix monotone, égale, qui répète à intervalles
réguliers : « Faites vos jeux ... Rien ne va plus ...
Le 7 r )1 Elle se tourne vers Gérard :
- Com'me c'est sinistre 1 Comme tous ces
gens ont l'air grave 1
- Mais, petite Paulette, le « jeu )) n'est pas
u.n amusement, c'est une passion ! Et une pasSIon ne rend jamais joyeux. Vous n'avez pas
remarqué combien je suis triste depuis quelque
temps ?
Paulette lève les yeux vers lui ; il sourit, il
n'a l'air nullement assombri.
- Vous vous moquez toujours de moi 1 se
plaint-elle avec une moue charmante.
Cependant, ils se sont approchés de la grande
table autour de laquelle les joueurs sont installés.
Paulette, surprise, regarde les visages tendus de
ces hommes, de ces femmes, dont les yeux sont
fixés- sur la roulette qui tourne, inlassablement,
entraînant la petite boule blanche.
�86
RJ}VE
TROMPEUR
Sur le tapis vert, des jetons s'amoncellent. Gérard explique :
-- Vous voyez, ces jetons blancs et ronds: ils
représentent cént francs ; ceux-là, noirs, mille
francs ; ces autres, carrés, valent un billet de
cinq cents francs .
- Alors ? Tous ces gens jouent donc des
fortunes ?
Gérard, un peu gêné - car Paulette a parlé
très fort et un monsieur s'est retourné - entraîne la jeune fille plus loin .
- Des fortunes : N'exagérons rien ! Il Y a
ici, certes, des gens qui perdent ou gagnent gros
dans leur soirée, mais on peut être plus prudent.
Tenez, nous allons jouer, nous aussi, voulezvous?
Il fait asseoir Paulette, lui glisse dans la main
un gros billet. Inexperte, elle laisse d'ailleurs
le jeune homme pousser lui-même les jetons sur
les cases du tapis, la roulette tourne, le croupier
jette un chiffre; rapidement le tas de jetons, devant elle, s'amoindrit.
Quelques minutes plus tard, Gérard lui fait signe ; elle se lève, sans avoir rien compris d'ailleurs à ce qui s'est passé .
- Alors, interroge-t-elle ?
- Eh bien, voilà ...
- Voilà quoi ?
Gérard éclate de rire
- C'est admirable 1 Vous avez perdu mille
irancs sans le savoir 1
�nll:rn
TRO MPE UR
87
and e par Mille francs ! Oh 1 je vous dem
...
Je
don ... Je suis désolée ...
le :
Le rire du jeu ne homme redoub
Je n'ai jae!
lett
- Vou s êt.es adorable, Pau
et ina tten te
san
amu
si
mai s vu une femme aus
vot re dér
voi
A
!
cs
due que vou s ! Mille fran
me, on
som
e
cett
dre
ses poi r de m'a voi r fait per
ous ...
z-v
ure
rass
,
dira it que je suis ruin é 1 Non
...
Je pourrai enCGre vou s gât er
des gro s caPau lett e, qui n'a pas l 'hab itud e
ma, comciné
che ts que gag ne une vedette de
rs, elle
Alo
.
cule
pre nd que sa réaction a été ridi
s ,expl'lqu e :
uez pas en- Ecoutez, Gér ard , ne vou s moq
com pre nme
à
core de moi . Che rch ez plutÔt
te
peti dactylo
dre . Il y a un mois, j'ét ais une
ce que je viens
qui gag nai t par mois exactement
t. Un mois de
de voi r fon dre sur ce tap is ver
machine
lever à 7 heures, travail à la
~ravil,
dan s
al,
frug
Jus qu' à mid i ... Déj eun er, plutÔt
uite
ens
ail
peti te ' crémerie, reprise du trav
~ne
au
lais
j'al
aine,
Jus qu' au soir . Un e fois par sem
je
nd
qua
Et
cin éma . Voilà ce qu' a été ma vie.
,
nce
ucia
c inso
vois ain si per dre' mille francs ave
e
lqu
que
y a là
je me dis - mal gré moi - qu' il
moral ?
d'im
...
de
...
de
cho se d'il log iqu e,
- Com men t cela ?
lett e qui s'es t
- Oui , d'im mo ral, rep ren d Pau
e chose d'in disenh ard ie. Le trav ail, c'es t que lqu
comment vous
pen sab le, de sacré. Je ne sais pas
,'on gag ne de
exp liqu er. Je trou ve nor mal que
�88
nil!vE
TnOMPEUR
quoi vivre honnêtement en travaillant et je crois '
- pardonnez-moi, je vous en prie ... - je crois
que c'est vous qui ne voyez pas juste. Vous avez
J'habitude d'avoir de l'argent plein vos poches,
de l'argent que vous gagnez en travaillant, je le
sais bien .. . Mais, t.out de même, c'est bien disproportionné ... Quand on pense à ce que je gagnais en une heure de travail et à ces mille francs
que nous venons de perdre. J'ai un peu honte ...
Gérard la regarde attentivement, tandis
qu'elle parle, un peu timidement, comme si elle
craignait de le blesser. Quelque chose en lui
vient de naître : un grand respect, une grande
admiration pour cette petite fille, qui vient de
lui dire des choses si graves, nées au fond de
son âme toute droite.
Il cache son émotion en plaisantant :
- Ma parole ! On dirait un vieux philosophe.
Petite Paulette, oubliez ces graves problèmes ...
Tenez, voilà une Jarne qui ne trouve pas au tout
le' i~:u
immorai.
Et Paulette a toutes les peines du monde à ne
couverte
pas rire au 3!Jcctacle d'une grosse d~me
de bij01lx) teintf en blond et fardée comme une
pùupéc 1 qui enfouit dans son sac des liasses de
billets avec un air gourmand.
�nftn:
TROMPBUR
89
CHAPITRE X
Cette vie de plaisirs et de mondanités, à laquelle Paulette s'habituait bien vite, ne pouvait
durer éternellement. Son rôle avait ses exigences. En effet, bien que les scènes où elle devait
paraître sur l'écran soient en réalité assez courtes, il fallut malgré tout à la jeune débutante un
véritable effort pour se plier à la vie fatigante du
studio.
- Je me crois redevenue une petite dactylo,
dit-elle un matin en riant à Fabienne. Lever à 7
heures, travail intensif jusqu'à midi, et cela qui
recommence après le déjeuner !... C'est épuisant ...
•
�90
n{l;vE
TROMPEUR
Au dé)Jut, Gaston Delambre s'était borné à
demander à Paulette d'assister à quelques scènes
du film tournées par Nadia et Gérard.
Paulette se faisait toute petite dans un coin,
à l'abri de l'éclat aveuglant des projecteurs et regardait de tous ses yeux le travail des acteurs.
D'abord, elle fut stupéfaite quand elle vit pour la
première fois Nadia Roubkine sortir des mains
de son habilleuse. Elle était méconnaissable.
Une çouche épaisse de fards la défigurait presque. Ses yeux, en réalité très beaux, semblaient
caverneux sous le kohl, dont ils étaient généreusement cernés. Sa bouche même, peinte en rouge sombre presque noir, lui donnait une allure
étrange et l'enlaidissait considérablement. Gérard Lestange s'aperçut de l'ahurissement de la
jeune fille ; il se pencha vers elle :
- Ce fard est indispensable sous les feux des
sunlights. Si l'on se présentait tel que l'on est
ou même fardé normalement, la photo serait impitoyable.
Et Paulette vit l'élaboration d'une grande scène entre la vedette et Gérard. Elle regarda ce travail dont on ne peut se faire une idée lorsque,
bien assis dans un fauteuil, on assiste à une représentation cinématographique. Le moindre geste, la moindre intonation sont étudiés plusieurs
fois interminablement. La scène, une fois mise au
point, doit être recommencée parfois plus de dix
fois pour être parfaite. Les projecteurs dégagent
une chaleur intense, une lumière aveuglante.
�RI1V E
TRO MPE UR
91
côté de la vie
Pau lett e n'av ait jam ais son gé à ce
un effondree
des star s et ce fut pou r elle pre squ
tan t d'au me
men t r Elle s'ét ait ima gin é - com
que l'on
s
que
tres r - que ces femmes magnifi
choyée,
et
ée
gât
adm ire Sur un écran, ont une vie
r~ve,
de
ors
déc
qu'e lles n'év olu ent que dan s des
voi r
de
Et
e.
au milieu de l'ad mir atio n général
leur
ité
réal
e en
dan s quelle atm osp hèr e se déroul
travail la stupéfiait absolument.
tempes bourVer s la fin de la jou rné e, les
doucement du
don nan tes de mig rain e, elle sort it
e et pur du
stud io pou r alle r respirer l'ai r calm
ge déserte deh ors . Elle descendit vers la pla
large lui app orcar la nui t tom bai t - le ven t du
la tête nue, les
tait des efTluves bienfaisantes ;
ement, encore
cheveux libres, elle respirait larg
toute éto urd ie de ~a jou rné e.
un éclat de
Sou dai n, elle ent end it derrière elle
e de loin et
rire. Fab ien ne qui l'av ait aperçu
prit affectueusel'av ait rejointe en cou ran t, lui
men t le bra s :
- Alo rs, qu' en dis-tu ?
ions ; elles
Pau lett e lui fit par t de ses impress
qu'e lles étaient
bav ard ère nt gai eme nt. Du tem ps
eries Modernes,
toutes deu x vendeuses aux Gal
tié et avaient
elles s'ét aie nt liées d'u ne bonne ami
re perdues
s'êt
de
é
rett
tou jou rs mu tue llem ent reg
heureutrès
nt
ime
vra
de vue. Elles étai ent donc
romasi
aus
n
faço
ses de s'êt re retrouvées d'u ne
la
ent,
lem
nsib
Inse
.
nes que et de vivre côte à cÔte
ois,
tref
d'au
ton
le
s
con ver sati on prit ent re elle
�gel
R~VB
'l'ROMPEUR
où, gamines insouciantes et joyeuses, elles déam~
bulaient sur les boulevards. le soir, en quittant
leur travail. La nuit qui s'obscurdssait leur permettait d'oublier ce qu'elles étaient devenues
l'une et l'autre, Paulette pouvait se croire au bras
de Louise Monnier, modeste et brune, et non pas
de la blonde Fabienne, femme du célèbre metteur en scène. Insensiblement, le ton glissa aux
confidences.
- Vois-tu, Fabienne, disait Paulette, je suis
très heureuse de ce qui m'est arrivé, de cette
rencontre qui a changé le cours de ma vie ...
- Tu ne regrettes rien, vraiment ? Tu es décidée à nous suivre ?
- Pas encore tout à fait, répondit la jeune
fille, dont la voix faiblit un instant, car elle ne
voulait pas avouer à son amie sa grande déconvenue. J'y pense très sérieusement, mais j'ai un
peu peur, vois-tu ... Rompre avec mon passé, c'est
refuser l'amour de Pierre; aller vers l'inconnu ...
Toi, tu as eu la chance de rencontrer Gaston ...
Un soupir l'interrompit. Elle se tourna, surprise, vers son amie :
- Ne serais-tu pas heureuse ?
Fabienne hésita un instant avant de répondre :
- Bien sOr, je suis heureuse. Je ne pouvais
pas imaginer avoir même tant de chance. Seulement ...
- Seulement ?
�n/l;v E
TRO MPE UR
93
nos rêves de
- 1 e sou vien s-tu , autrefois, de
à épo use r un
jeu nes filles ? Je ne son gea is pas
n sera it même
mo nsie ur très riche, l'id ée ne m'e
n'al laie nt pas
pas ven ue ... Non , nos amb itio ns
nous ... Mais,
plu s loin qu' un emp loy é comme
nou s l'im agi nio ns beau, jeu ne ...
rête r la conPau lett e, le cœu r serré, ten ta d'ar
te à naître. Jafidence qu'e lle sen tait tou te prê
sé par aîtr e le
lais
it
ava
mai s Fab ien ne ne lui
tou,iours gai e
ait
voy
'mo ind re souci ; elle la
up.
et rieu se et l'en via it bea uco
très sym pat hi- Ma is Gas ton est très gen til,
que , il t'ai me.
up. Pou rtan t,
- Oui , je sais . Il m'a ime beauco
pre nds bien,
com
ne suffit pas . Moi, tu le
~ela
vin gt-c inq
ns
avo
Je ne peu x pas l'ai mer . Nou s
t mince
étai
il
ent
ans de diITérence ... Si seu lem
et svelte 1 soupira-t-elle.
reuse 1...
- Fab ien ne ... Je te cro yais si heu
ement la
eus
ectu
La jeu ne femme lui prit alT
ma in:
que j'ai mai- Ne me pla ins pas , car je sais
ent, on ne
lem
gré tou t bea uco up de cha nce . Seu
choisi le
J'ai
peu t pas tou t avo ir dan s la vie.
pas ...
s
lon
par
luxe, la richesse. L'a mo ur, n'en
ossible d'êt re
- Tu crois don c qu' il est imp
à la fois rich e et heu reu se ?
ren con trer un
- Non , bien sOr 1 J'au rais pu
Ma cha nce n'a
met teu r en scène de tren te ans ...
l'au ras peu tpas été jusq ue Jj, voilà tou t. Tu
être, toi, ce bon heu r ...
�94
R~VE
TROMPE UR
Paulet te était devenu e soudai n très grave
-- Fabien ne, dis-moi franch ement. Que doisje faire? Moi, je l'avais rencon tré, le véritab le
amour , et je suis en train de le repous ser. Croistu que je puisse aimer quelqu 'un comme j'ai aimé, comme j'aime encore Pierre ? ..
Fabien ne allait répond re, mais un groupe
joyeux vint à leur rencon tre : Nadia Roubk ine,
débarr assée de son fard excessif, Gérard et Gaston Delam bre, très fatigué s tous trois et qui
. avaien t eu la même idée que Paulet te : venir sur
la plage déserte se prome ner avant le dîner, faire
provis ion d'air pur après leur dure journé e de
labeur .
�nê"E
TRO:lfPEUn
95
CHAPITRE XI
. Sous l'éclat des projecteurs, ce n'est plus auJourd'hui Nadia Roubkine qui travaille, mais
~ne
jeune fille menue et que l'on sent encore
Inhabile : Paulette.
Juché sur un tabouret, rouge, gesticulant,
J'assistant de Gaston Delambre dirigeait l'opération.
_ Mademoiselle Ledoux, je vous en prie. Voilà la quatrième fois que nouS recommençons
cette scène. Et chaque fois, inlassablement, vous
vous obstinez à tenir de travers votre assiette à
�l~VE
l'ROMPE Utt
gâteau x. C'est agaçan t, je vous assure , et je
vous deman de une derniè re fois de faire preuve
de bonne volonté, ou bien j'envo ie tout prome ner 1
Paulet te tenta de protes ter :
- Comm ent voulez-vous que je fasse autrement ? Je ne peux pas à la fois tenir cette assiette à gâteau x d'une main, deux babas au
rhum de l'autre et prendr e la pose que vous voulez. Ce n'est pas nature l, c'est empru nté.
Furieu x, l'assis tant du metteu r en scène sauta
à terre, se plaça devant la jeune fille, mima la
scène qu'elle devait jouer:
- Là, comme ça 1 Ne me dites pas que c'est
imposs ible 1
La lumière aveugl ante des projec teurs et la
chaleu r intena ble qu'ils déversaient sur elle
étourd issaien t Paulet te. Elle passa la main sur
son front :
- Alors, arrêton s-nous un peu, je vous assure
que je n'en puis plus ...
- Nous arrêter ? Après trois heures de temps
perdu par votre faute ? Nous n'avon s pas de
temps à gâcher , gromm ela l'autre en haussa nt
les épaule s.
Gaston Delam bre, qui, d'un coin du studio ,
avait assisté, muet, à toute cette scène, intervi nt
doucem ent:
- Voyon s, Paulet te, soyez raison nable. Nous
somme s ICI pour travail ler. Si vous croyez que
c'est en se prome nant au bord de la mer que
�RêV E
TRO MPE UR
97
ice ... Allo ns, de la
l'on dev ient une gra nde actr
t ceci était bien mauvais ...
bon ne volonté ... Tou
les conseils que
Rep ren ez votre rôle et écoutez
up trop inexl'on vous don ne. Vous êtes beauco
l'effet sur l'épér ime nté e encore pou r jug er de
ez stri ctem ent
dev
s
vou
cra n de tel ou tel ges te et
obé ir.
La jeu ne fille
Son ton s'ét ait fait un peu sec.
aux yeux et
es
larm
se plia à ses obs erv atio ns, les
e qui lui
scèn
la
rep rit pou r la cinq uièm e fois
étai t si pén ible .
d'u ne pâtisLe décor rep rése nta it l'in téri eur
se, devait
deu
ven
serie élég ant e. Pau lett e, la
app orthé,
le
ir
s'af fair er aut our des clientes, serv
ple,
sim
très
ent
ter les gât eau x. C'é tait évidemm
ide
stup
ce
oi
rqu
pen sait la futu re star . Mais pou
vait
trou
lle
qu'e
a.ss.istant tenait-il à cette pose
ndl cul e ?
pensée, ajouGas ton Del amb re, dev ina nt sa
ta :
actrice, vous
. - Qu and vou s serez une gra nde n'en somnou s
Imposerez vos volontés. Mais ...
rues pas enc ore là.
que d'ob éir ;
Elle ne dem and ait pas mieux
était, vraiment,.
pou rtan t, ce qu' on lui dem and ait
uis deux heuImpossible. Elle étai t debout, dep
ffante ... Elle se
res, dan s une atm osp hèr e étou
rem it cou rag eus eme nt au travail.
es aut our des
Les figu ran tes s'ét aien t installé
l'un e à l'au tre.
peti tes tables. Pau lett e alla it de
it : c'at ait GéMa is un jeu ne àom me s'ap pro cha
�98
nfrvE
TnOMPEUn
rard, dans le rôle de Jean Lebrasier.
Le jeune homme, sans quitter la jeune serveuse des yeux, se faisait préparer un sac de
petits fours. Scène muette, rapide, très simple,
qui demanda pourtant aux artistes plus d'une
heure de mise au point.
./
Paulette était tout à fait fourbue et sur le point
de pleurer quand la séance prit fin.
Suivant son habitude après chaque journée de
travail, Paulette prit Fabienne par le bras et
l'entraîna sur la grève. C'était, pour la jeune
parisienne, la meilleure heure de la journée. Le
printemps si doux de la Côte d'Azur atteignait
alors toute son apogée. Le ciel limpide que la
nuit approchante assombrissait, la mer sereine,
le sable fin et chaud de la plage, tout cela suffisait à la reposer, à calmer sa fatigue et l'agacement dans lequel eJ1e se trouvait après les heures épuisantes du studio.
Ce soir-là, ce n'est pas vers la plage que
Fabienne et son amie s'acheminent. Elles prennent, d'un commun accord, un petit sentier qui
s'enfonce dans la campagne, à travers prés. Un
parfum de mimosas en fleurs flotte dans l'atmosphère. Une douce brise, venue de la mer,
caresse leurs cheveux.
- Ouf, fait Paulette, avec un grand soupir.
Quelle journée 1
- Fatigante, hein, la vie des acteurs de cinéma ?
- Franchement, le ne trouve pa! ceh très
�RÊV E
TRO llfPE UR
99
e.!" de travail à
drô k l J'élimais mieux mes ht'ur
rpmps qu'i l f;nrt
la ban que ! Qu and je pense au
scène, Heu reu PQur ven ir à bou t d 'une courte
auj our d'h ui est
sem ent que celle que j'ai tournée
vais plu s !
la der niè re du film, Je n'en pou
mauvais côté
-- Oui , adm et Fab ien ne, c'es t le
sou ven t vu
de la vie de ces acteurs. J'ai bien
chez eux apr ès
mon mar i, Nad ia, Gér ard , rentrer
mmencer à
reco
et
ail
une nui t com plè te de trav
, conclut-elle
dix heu res du mat in. Que veux-tu
vais côtés.
mau
ses
a
cha que métier
g~liemnt,
Ser ais- tu déçue ?
un peu mol- Oh 1 non , pro test e Pau lett e,
m'a vez trop
s
vou
avoue que
lem ent, ~,eulmnt
aur ait dO
ton
Gas
gât ée au déb ut. Je trouve que
le cinéait,
c'ét
que
tou t de suit e me mo ntre r ce
...
ons
ma. J'av ais bea uco up d'il lusi
Fab ien ne éclate de rire :
toutes les
- Com me c'es t drôle r Vous êtes
se son
pas
ice
actr
mêmes r Vou s cro jez qu' une
les
rir
cou
il
s,
tem ps en toilettes éblouissante
lesou
à
,
irer
adm
réu nio ns mo nda ines , à se faire
lett e, le cinéma,
ver des pas sion s. Mais non , Pau
...
c'es t un métier ... un dur métier
me fait peur,
- Ce n'es t pas le travail qui
n, c'es t au
enfi
pro test e la jeu ne fille. Et puis,
l'ar gen t. Cela
mo ins un travail qui rap por te de
vais moments
peu t vou s faire oub lier les mau
que J'on passe.
de la converEt sou dai n, Pau lett e se sou vien t
c Gér ard et qu'Cl;; ,
sati on qu'e lle a eue autrefois ave
~.
;]j'" cc J?!
-', ·9
�100
RtVE
TROMPEUR
l'a beaucoup intriguée sur ses débuts au cinéma.
Elle décide d'interroger Fabienne sur ce point :
- A propos, je crois que la plupart des acteurs n'ont pas toujours connu le luxe. Gérard
m'a dit. ..
- Oh 1 Gérard, c'est autre chose, interrompt
Fabienne, tout de suite. Lui a eu une chance incroyable.
- Vraiment ? Raconte-moi.
- Eh bien 1 voilà. Gérard est le fils dlun petit médecin de campagne. Sa famille est très modeste. Lui était à Paris, et faisait ses études de
médecine pour succéder à son père dans le petit
patelin de la Creuse, où celui-ci exerçait. Il y
a là-bas, paraît-il, des villages complètement
isolés, très loin de la moindre ville, et qui sont
sàns docteur. Le père de Gérard y exerçait un
véritable sacerdoce, courant nuit et jour les chemins pour soigner, guérir, assister les malades.
U ne vraie sœur de charité. quoi, conclut-elle en
riant.
-- Et nlors ? interrogea Paulette, fort surprise. Gérard voulait vivre de cette façon ? C'est
incroyable ! Lui, si beau, si admiré, si ...
Fabienne eut un sourire amusé :
-- Tu n'aurais pas dit cela, il y a trois ans,
si tu l'avais rencontré. C'était l'étudiant timide,
un peu gauche, emprunté dans des vêtements
sans chic et qui ~ntai
son campagnard d'une
lieue.
Paulette crut trou ver l' expl ication :
�RtV E
TRO MPE UR
101
n'est-ce pas,
- Oui , mai s il avait du talent,
scène ?
en
teur
cela :t fini par frapper un met
up plus
uco
- Mais pas du tout 1 C'e st bea
Gérard.
é
lanc
a
drôle que ça. C'e st mon mari qui
découde
t
doi
Tu sais qu' un metteur en scène se
CI pisles
de
li,
vrir des vedettes, des CI étoiles
méson
e partie de
li. Cel a fait pre squ
t~mner
ble.
nsa
ispe
publicité ind
tJer ; c'es t une sor te de
de
j on loue le CI flair li
t
len
par
Les jou rna ux en
texpré
C'e st un
celui qui a fait cette découverte.
gazettes. Or,
les
s
dan
cles
te à interview, à arti
s autrefois ~vec
Gas ton ava it été mis en relation
un jou r, par
la famille Les tan ge. Nou s avons,
une réunion. Il
has ard , rencontré Gérard dan s
ait, de ses pro?ou s a par lé des étud es qu'i l fais
père avec une
Jets d'av eni r. Il par lait de son
tait émouvant.
Sorte de fierté, de respect. C'é
le metteur en
Que lqu e tem ps apr ès, Lui s Tullio,
les procédés de
scène italien qui copie beaucoup
d'u.ne
rem plit les jou rna ux du nom
~aston,
dain ,
sou
e,
enu
dev
e,
Jeune pay san ne très bell
plus
ait
n'ét
Il
.
ette
ved
grâ ce à lui, une célèbre
es
list
rna
jou
les
lio,
que stio n que de Lui s Tul
st
C'e
le.
étoi
son
et
lui
n'av aie nt d'y eux que pou r
r
agi
à
i
mar
mon
é
ce qui a pou r ainsi dire forc
que
r
jou
Un
lui.
de même, à faire par ler de
rès de lui de
Gér ard étai t venu se pla ind re aup
fortune, Gass
la dur eté de la vie d'ét udi ant san
faire du pe:
ton a été pris d'u ne illumination
gra nde veune
tit étu dia nt pau vre et san s éclat
avait upard
dette mas cul ine 1 En un mois, Gér
�102
I1~VE
TUOMPEUR
pris son métier nouveau. La tactique réussit admirablement et notre ami est devenu un jeune
premier indispensable.
- Mais, et ses études de médecine ?
- La médecine? Ah 1 il n'en est plus question, tu penses bien. Devant les cachets que Gaston lui a proposés, il n 'y avait pas à hésiter.
Fabienne s'arrêt q , réfléchit un instant, puis
reprit :
- J'ai pourtant l'impression, parfbis, que
Gérard doit regretter ... Jamais il ne parle du
passé, de ce qu'il serait maintenant, s'il ne nous
avait pas rencontrés ...
- Et son père ? demanda Paulette.
- Eh bien 1 il continue là-bas son existence
d'ascète ... Il ne voit plus Gérard ... Sa décision
a été pour lui un coup terrible, il paraît. .. Bien
entendu, Gérard n'nime pas qu'on lui en parle.
- Je comprends cela, dit Paulette, toute désenchantée.
Comme le beau conte de fées qu'elle vit soudain depuis quelque temps s'émiette peu à peu 1. ..
Elle se souvient de Pierre, ce garçon si droit. si
fort, aimant la lutte, a imant son métier, voulant
II arriver )) à force de courage, de cran ... et poursuivant jusqu'au bout la tflche qu'i l veut accomplir.
E lle est devenue toute songeuse. FabIenne ne
peut que diiTicilcment lui arracher quelques mots.
Elle ne s'est pas rendu compte de l'immense
désappointement de la jeune fille. Elle continue
�RftVE
TROMPEUR
103
à rire ... , à plaisanter. .. Paulette se sent lointaine, lointaine, étrangère à tout cela et son âme
toute entière est tendue là-bas, vers Paris, où
est Pierre - Pierre qui doit être malheureux
et souffrir par sa faute. Hélas 1 elle-même n'at-elle pas cherché à s'éloigner de lui, à tout faire
pour tuer son amour ?
CHAPITRE XII
Paulette a passé une mauvaise nuit. Mais
elle éprouve pourtant, comme chaque matin, en
Ouvrant ses volets, une véritable allégresse en
voyant le temps splendid<:!, le ciel sans nuage de
ce pays privilégié. Elle s'habille à la hâte. Il ne
lui reste plus que quelques jours à rester ici,
avant de partir avec la troupe de Delambre pour
l'Italie, si elle persiste dans sa décision. Elle a
décidé de jouir pleinement des derniers instants
qui lui restent; puisqu'elle n'a plus l'obligation
de retourner au studio, son rÔle étant fini, elle
se promet bien de vivre tranquillement, à paresser au soleil, dans le parc de l'bôtel. Vêtue d'une
.
simple
robe, à peine fardée, car elle n 'a pu enCore prendre l'habitude d'être, comme Nadia
Roubkine, une poupée peinte, elle traverse la
�104
RftVE
TROMll'EUR
terrasse de l 'hôtel et s'apprête à descendre dans
le jardin . De loin, elle voit le portier prendre le
courrier des mains du facteur. Elle s'approche.
- Rien pour vous, aujourd'hui, Mademoiselle.
- Je n'attendais rien, répond-elle machinalement .
Mais elle a le cœur serré en pensant aux lettres quotidiennes que Pierre lui envoyait au début de son · séjour. Allons, cela est bien fini.
Il ne faut plus qu'elle y songe . Elle a accepté
une nouvelle vie sans bien savoir à quoi elle
s'engageait. Tant pis, maintenant, si elle éprouve parfois comme un regret, une fierté ridicule
l'empêche de s'avouer qu'elle s'est trompée,
qu'elle soufTre, qu'elle voudrait revenir en arrière. Elle s'imagine que Pierre l'a oubliée,
qu'elle-même a oublié le bel amour qu'elle portait dans son cœur. Elle n'a plus qu'à s'habituer à son sort nouveau, voilà tout... Gérard
semble maintenant vraiment épris d'elle. La
cour discrète qu'il lui faisait devient très assidue. Paulette peut malgré tout envisager l'avenir avec confiance.
Voilà justement Gérard qui s'avance à sa rencontre, souriant :
- Bien dormi, petite Paulette ?
- Pas très, non ...
- Pourquoi?
Mais il n'entend pas sa réponse. Une promeneuse s'avance vers eux. C'est une gmnde jeune
�R~VE
TRO MPE UR
105
nde, éclatante.
fille, d'al lure très moderne, blo
croise le jeu ne
EUe siffle un air à la mode et
couple. Gér ard se retourne :
s ne trou- Quelle splendide créature 1 Vou
Je ne J'ai
?
c
don
ce
Pau lett e ? Qui est~as,
~ez
?
JamaIs vue par ici
? inte rrog e
- Cela vous intéresse beaucoup
Pau lett e, un peu moqueuse.
jeu ne hom- Mais oui, beaucoup, répond le
me, de même.
votre curiosité.
, -:- Eh bien r je vais satisfaire
mb
cha re de l'hôtel
J al app ris par la femme de ture
Il. C'e st Bet ty
qui est cette « splendide créa
d'u n banfille
Sm ith, une jeu ne américaine, la
descendue
est
qui er imm ens éme nt riche. Elle
er
rest une quinau. même hôtel que nous et doit
z pu le conszaIne de jou rs. Comme vous ave
rtive et n'a pas
tate r, elle est fort moderne, spo
Ces renseigneJ'ai r de cra ind re gra nd' cho se r
men t vou s sulTisent ?
Cela vous en- Com me vou s êtes méchante r
e fiUe? Vous
nuie que j'ai e rem arq ué cette jeun
téressez
bien qu' il n'y a que vous qui m'in
sav~z
vnu me nt ?
e, si grave- Je l'es pèr e bien, répond Paulett
n air sur pris .
men t que Gér ard la regarde d'u
tout ce que je
Vou s devez remplacer pou r moi
n'ai plus.
ndu, car il
On dira it que Gérard n'a pas ente
e un peu la
ne rép ond pas et même détourn
tete .
�100
RÊVE
TROlllPEUR
Il songe, un peu inquiet :
- Cette petite m'aurait-elle pris au sérieux ?
Elle me plaît, sans doute, c'est certain, je lui
trouve un charme tout à fai~
particulier, mais
enfin ... il ne fa udrait pas qu'elle s'imagine que
je vais l'épouser. ..
Pour lui, faire la cour à Paulette, peser dans
la grave décision qu'elle a prise de les accompagner, tout cela n'a été qu'un jeu. Inconscient, comme le sont souvent les hommes grisés
par leurs succès, il n'a jamais songé que, pour
Paulette, c'est toute sa vie qui se jouait.
Leur promenade prend fin assez tristement.
Paulette, sous un prétexte quelconque, le quitte
et rentre dans sa chambre .
. """ .. " ... .... ".
""""
"
..... .....
"
".".
Depuis la longue conversation qu'elle a eue
l'autre soir avec Fabienne, et où celle-ci lui a
avoué qu'elle n'aimait pas son mari, la jeune
femme semble évitel un peu Pau lette . E lle regrette certainem ent d'avoir laissé entrevoir à son
amie qu'elle n'était pas parfaitement heureuse et
sent bien que Paulette est un peu désenchantée.
La féerie qu'elle a cru vivre n'a pas duré bien
lon gtem ps : elle a vite découvert les df;!ssouS de
cette existence qui lui paraissait si merveilleuse .
Il lui restait pourtant à connaître la plus grave
des déceptions.
A quelque temps de là. en effet, un soir,
après le dîner, la jeune fllle, craignant de ne
�· nÊV E
TnO MPE Un
107
ut de migraipou voi r dor mir par suit e d'u n déb
s le salon
dan
t
isen
ne, qui tte ses amis qui dev
c.
par
de 1'hôtel et descend dan s 1(;
de clair de
La nui t est très douce, baignée
ment griolu
abs
lune. Le par fum des fleurs est
éprouve
rd,
lou
san t. Pau lett e, don t le cœu r est
amie,
ce
sen
pré
plu s que jam ais le besoin d'u ne
r sa
uye
app
où
d'u n cœu r confiant, d'u ne épaule
pas
de
it
bru
tête. Elle croit avo ir ent end u un
t
éran
esp
ement,
der rièr e elle, et se retourne viv
elle
,
non
Mais
q,ue c'es t Gér ard qui l'a suivie.
Elle est seule,
ne.
son
per
a
n'y
il
,
s est trompée
toute seule.
le, s'en gag e
Pau lett e descend l'allée principa
t la berce douSUr la pelouse. Le calme de la nui
elle son lourd
cem ent ; elle sen t que s'ap aise en
tou rme nt.
arb uste . Elle
L'h erb e est épaisse prè s de cet
jointes derrière
s'y éten d Sur le dos, les mai ns
l'immensité du
I~ nuq ue, et son reg ard parcourt
CIel étoilé au- des sus d'elle.
reposant ...
Com me tou t cela est gra nd, serein,
dain troublé
Mais voilà que Je silence est sou
par un bru it de pas .
eu la mêD'a utre s qu' elle ont probablement
jard in solitaire
me idée : ven ir respirer dan s le
cct air cha rgé de par fum s ...
se dissimule
Pou r ne pas être vue, Pau lett e
l'allée. Les
de
are
sép
la
der rièr e le buisson qui
vient jusvoix
de
it
bru
pas se rap pro che nt, un
qu' à elle.
�108
R~VE
TROMPEUR
Elle reconnait celle de Gérard, et une autre,
une voix féminine qui vient frapper ses oreilles.
- Tiens, pense-t-elle, qui donc est avec
lui ?
Sans songer qu'elle est indiscrète, Paulette
cherche à mieux distinguer cette voix qui l'intrigue . Et soudain, elle comprend : c'est cette
jolie fille, cette américaine dont l'arrivée, l'autre
jour, a tant intéressé Gérard. Ce dernier a donc
lié connaissance avec elle, avec cette Betty, audacieuse et courtisée, tant à cause de sa beauté
que de son immense fortune ? Pourquoi donc
Gérard ne lui en a-t-il pas parlé ?
L'accent un peu rauque de l'américaine ne
laisse aucun doute à Paulette.
Et voilà que, justement, les promeneurs se
sont arrêtés derrière le buisson qui cache Paulette. Elle veut sc lever, se montrer, mais il est
trop tard.
La voix, très douce, du jeune homme, est parvenue à ses oreilles :
- Betty ... Betty ... Vous me plaisez tant ...
Un éclat de rire.
- Vraiment ? A combien de femmes, irrésistible don Juan, l'avez-vous déjà dit, avec cet
accent de sincérité ?
- Qu'importe ... C'est vous que j'aime ...
- Aimer.. . Quel grand mot 1 Je ne vous
croyais pas si inflammable... Ou, plutôt, je
croyais votre cœur déjà pris 1
- Comment cela ? Expliquez-moi .. .
�n.~VE
TRO MPB UR
]09
ement épr is
- J'au rais par ié qu"e vous étiez foll
z jolie, d'ailde cette petite actrice brune, asse
vent.
leurs, avec qui on vous voit si sou
santez ... Un
- Pau lett e Led oux ? Vous plai
uence ... C'e st
flirt ... Un sim ple flirt san s conséq
s'es t toquée de
une petite fille un peu sotte qui
par la trouver gentille ...
moi. J'ai comen~
votre arrivée,
mais je vous ass ure que depuis
. 11 n'y a que
tou t cela ne com pte plu s pou r moi
vou s... vou s... ma Bet ty 1
mon che r ...
- Vot re Bet ty 1 Quelle suffisance,
embrasser
à
er
rch
che
Gér ard a dû s'en har dir,
:
e
test
la jeu ne fille, car celle-ci pro
- Lai ssez -mo i...
s la sportive
II répète des mots enflammés, mai . Pau lett e
peu
si
r
pou
amé rica ine ne s'ém eut pas
clair et sonore,
l'en ten d à nou vea u rire, d'u n rire
Un peu mo que ur.
it de leurs
Et voilà qu' ils s'él oig nen t. Le bru
nce de la
sile
le
s
pas décroît, tout retombe dan
nui t.
�110
IillVE
TROMPEUR
CHAPITRE XIII
Bouleversée, blessée dans son amour-propre
plus que dans ses sentiments, Paulette fuit. Elle
traverse en courant le pré en fleurs, prend le petit chemin rocailleux qui monte vers l'hôtel. Une
seule idée la poursuit : être seule, entre les
quatre murs de sa chambre, pour pleurer à son
aise. Elle sent des sanglots monter en elle ct
redoute d'être surprise avant d'arriver, de ne
pouvoir laisser son chagrin éclater sans témoin.
Par bonheur, le hall est désert. Elle se hâte
. vers l'ascenseur. Encore un peu de courage ... la
voici au second, elle se précipite dans le couloir :
- Le 23, le 24· ..
Elle sait par cœur le numéro des chambres,
néglige même de les lire. Enfin, voil~
la porte de
sa chambre 1 Elle la pousse d'une main fébrile,
entre ... et s'arrête, stu.péfaite : elle a dCt se tro\l.lper i elle est dans une pièce inconnue, très élégante, d'ailleurs. Près de la fenêtre, sur une
�1\ÊV E
T1\O llIPE U1\
111
étendue, . la tête
cha ise- lon gue , une femme est
Pau lett e, reSur un coussin . Au moment où
ir, la femsort
à
ven ue de sa surp rise , s'ap prê te
Nad ia
une
s
me se reto urn e :. c'est Nadia, mai
en
ge
visa
le
,
méconnaissable, les yeux gonflés
larm es.
- Paulette 1
ten d la
La jeu ne fille fait un pas en arrière, s d'ex t des mot
mai n ver s la por te, en bal but ian
e.
cus
un peu, tend
Ma is Nad ia Rou bki ne se soulève
les bra s :
pas ... Ve- Paulette ... Paulette ... Ne parLez
ce amie ... Ne
nez, j'ai tan t besoin d'u ne présen
me laissez pas seule.
hésite un court
. Inte rdit e, gên ée, la jeu ne fille
trice, s'as seo it
Ins tan t, pui s s'él anc e vers l'ac
:
prè s d'eIIe, lui pre nd les mai ns
-vous ?
vez
qu'a
e,
- Mo n Die u, Madam
refoule difet
pir,
sou
g
Nad ia pou sse un lon
pressent
se
qui
es
larm
es
ficilement de nouvell
SOIIS ses pau piè res.
e. Un cafard
- J'ai le cafa rd, petite Pau lett
rir.
mou
effr aya nt ... Je vou dra is
de sa voix
Elle dit cela avec accablement,
t.
tan
ie
env
cha nta nte qlfe Pau lett e lui
-vous dire
vez
pou
t
- Oh 1 Madame, commen
Com men t
1
e
rich
si
,
cela ?... Si belle, si admirée
?
pOuvez-vous être malheureuse
rit à travers
Nad ia la reg ard e lon gue men t, sou
ses larm es:
�112
.aêVE
TROMPEUR
Comme vous êtes jeune, petite Paulette 1
Alors, vous vous figurez que la beauté, la richesse, c'est cela le bonheur?
Elle soupire, puis reprend :
- Savez-vous ce que j'envie? Une petite existence bien calme, bien tranquille, ignorée ... Un
foyer, un mari et des enfants. Voilà 1
- Oh 1 Madame 1
Paulette est stupéfaite, elle questionne :
- Un mari 1 Des enfants 1 Mais pourquoi
ne vous mariez-vous pas ? Vous avez tant d'adorateurs ?
Nadia lève lentement ses belles épaules :
- Ah 1 cela, non 1 Epouser un de ces hommes qui me font la cour ? Savez-vous ce qui les
attire en moi ? Ma célébrité, et c'est tout. Aucun ne m'aime vraiment COMme je le voudrais, dans le vrai sens de l'amour. Supposez
que je devienne une petite bourgeoise quelconque et je n'intéresserais plus personne 1
- Eh bien 1 alors, épousez un homme d'un
autre milieu. Abandonnez votre métier.
- Impossible ... Je suis dans un engrenage,
de ce méPaulette, croyez-moi, je suis l 'esclav~
tier, de mes impresarios, de Gaston Delambre,
d~
ces contrats que je signe. J'ai parfois l'impression de ne plus m'appartenir ... Et j'ai tellement aussi le regret de n'aimer personne ... personne ... Il me semble que j'ai une pierre à la
place du cœur ...
Elle se remet à ~angloter,
comme une enfant,
�nthE
TRO MPE UR
113
glo ts convulles épa ules toutes secouées de san
sifs.
berce doucePau lett e l'en tou re de ses bras, la
men t con tre elle :
, Madame ...
- Je vous en prie, je vous en prie
i ... Vous
ains
pas
Nad ia ... Nad ia ... Ne pleurez
ne serez pas jolie, ce soir. ..
larmes, a un
L'a ctri ce relève son visage en
ges te d'im men se lassitude :
on. Il fau t
-- C'e st vrai, oui, vous avez rais
qui est
si,
aus
que ' je sois jolie 1 C'est cela,
d'êt re
rer,
pleu
terr ible 1 je n'ai ras le droit de
une femme comme les aut res ...
ement. Pui s,
El le essuie ses yeux, courageus
se» une glace.
elle se lève, pre nd sur sa cc coif feu
ules :
Elle se reg ard e, hausse les épa
de maquillage,
peu
un
c
ave
,
. - Ce n'es t rien
je serai, comII. n 'y par aîtr a plu s rien ce soir, et
cœu r sec 1
me tou jou rs, la belle Nad ia au
indiscrète, lui
Pau lett e, de crai nte de devenir
ten d la mai n :
dame ; excu- Je vais ren trer chez moi, Ma
vous en coup
sez-moi d'é:tre ainsi venue chez
por te ...
de ven t ... Je m'é tais trompée de
; j'en étais
{ait
bien
nt
eme
- Vou s avez rud
s sup por tabl e.
au poi nt où la solitude n'es t plu
vous remercie,
Vou s m'a vez comprise, aidée, je
peti te Pau lett e.
bras, l'em Elle pre nd la jeu ne fille dan s ses
inst ant,
un
iter
hés
ble
bra sse lon gue men t, sem
pui s rep ren d :
.
�114
R~VE
TROMPEUR
- Alors, vous aussi, vous voulez devenir une
grande vedette ? Mon Dieu, quelle erreur nous
avons tous commise de vous attirer à nous 1
Voulez-vous me permettre de vous donner un
conseil?
- Je vous en prie .. .
- Je crois qu'en ce moment, je suis très clairvoyante et je vais vous parler en toute franchise. Et d'abord, une question : Etes-vous
heureuse ?
La jeune fille secoue la tête, tandis que des
larmes montent à ses yeux, au souvenir de la
scène de tout à l' heure.
- Alors, fuyez 1 reprend Nadia . Il en est
temps encore, rien ne vous lie. Vous avez terminé votre rôle, n'est-ce pas?
- Oui ... Je devais signer un nouveau contrat.
- Ne le faites pas, petite amie, ne laissez pas
l'engrenage vous prendre, vous ne pourriez plus,
ensuite, revenir en arrière. Voyons, vous étiez
heureuse avant de nous conna1tre. Vous étiez aimée, vous aimiez ... Allez retrouver Pierre, oubliez-nous, et vivez simplement, comme je voudrais pouvoir vivre. Je me rends compte maintenant que notre tâche a été funeste. Vous connaissiez des joies simples et sereines. Pourquoi vouloir vous y arracher ?
Pauletté baisse la tête. Oui, Nadia a raison.
Elle le sentait confusément déjà, depuis quelque temps j ce bonheur qu'elle enviait n'était
�R~VE
115
TRO JllPE Un
rière laquelle
qu' un mensonge, une façade, der
st cela, cette
C'e
se cac hen t bien des désilu~on.
tre? Abounaî
con
lait
vou
existence dorée qu'e lle
tir il cette dése.spérance ...
hes d'au tre·
Ah 1 les ;oveux et sains dimanc
s les bois
dan
nt
raie
et elle cou
fois, où Pier~
des enme
com
ent
des env iron s de Par is, et riai
fants 1..
Elle se lève :
me sauvez ...
- Merci, vous m'éclairez, vous
? Que lui
ne
Je n'ai pas à hésiter. Mais, Fab ien
dire ? Com men t expliquer ?
e la jeu ne
Nad ia Rou bki ne. de nouveau, serr
t.
men
fille con tre elle et l'embrasse longue
y a un
Il
...
- Par tez san s prévenir per son ne
ain.
dem
is
Par
trai n vers min uit, vous serez à
rge
cha
Je me
Per son ne ne verra votre départ.
Elle
.
er..
liqu
de par ler à Fab ien ne, de lui exp
personne ne
et
e,
sur
l'as
s
vou
com pre ndr a, je
ard 1
vous en vou dra ... pas même Gér
lett e, d'u n
- Oh 1 Gér ard !... mu rmu re Pau
, la regarde.
tel accent que l'actrice, surprise
, elle devine
A l'ex pre ssio n de la jeu ne fille
que, de ce côté
qu' il s'es t passé quelqlle chose et
là aus si, Pau lett e par t san s regret.
maintenant,
- Ne pensez plu s qu' à Pierre,
qui vou s atte nd ...
...
Le visa ge de Pau lett e s'ill um ine
... ... ..
• • ••
••••
••••
••••
••••
._'_';'J
�116
nêVE
TROMPEun
Elle ne fut PQS bien longue à faire sa malle.
L'armoire et les tiroirs vidés, rapidement, elle
fait un tri dans sa garde-robe ; sur son lit, elle
jette les somptueuses toilettes, cadeaux de Fabienne.
- A quoi me serviraient-elles maintenant .1
Elle pense cela sans regret, avec même, au
fond du cœur, le ~entim
d'une délivrance .
Ses petites robes d'autrefois, confectionnées
par elle, elle les range avec soin dans sa malle .
Puis, ellè enfile son manteau, met un béret sur
ses cheveux et sonne la femme de chambre :
- Comment, Mademoiselle, vous partez ?
- Oui, un télégramme ... On m'appelle à
Paris ...
Ce n'est qu'une fois installée dans son compartiment de troisième (car Paulette ne veut pas
gaspiller ses chères économies déjà bien ébréchées) que la jeune fille réalise pleinement la
décision qu'elle vient de prendre. Ainsi, c'est
fini ! Il Y aura eu, dans sa vie, une sorte d'entr'acte, un rêve qui s'est t(~rminé
comme se terminent les rêves, brusquement, mais un rêve si
trompeur, qu'elle est heureuse maintenant d'en
élre loin.
Chaque tour de rùue qui la rapproche de Paris
augmente son all<:gresse ; elle n'a pas une inquiétude ; avec la simplicité d'une enfant, elle
s'imagine qu'elle va retrouver Pierre, tel qu'elle
l'a laissé, lin peu triste, peut-être, mais si heureux de la revoir qu'il ne songera même pas à
�ntYE
TROMPEUR
117
lui faire le moindre reproche ! Elle se jettera
dans ses bras, il l'embrasstra en la serrant contre it.;i •••
J-':t leur douce vie d'autreffDis recommence-
ra !
CHAPITRE XIV
.'-\.1Jrès un vOyl~e
qui lui parut bien long . PllUlette, à la descente du train, sauta dans un
taxi, se fit conduiH' chez elle et monta sans
reprendre son soufTIe.
EJl entrant dal1~
5'a chambre, elle fut surprise
de d(couvrir, par terre, une lettre qui avait dû
être ~lis
.§ c: ')OI!S sa porte. Elle s'en saisit, reconn1lt l'ecrit ure :
- l-'ilTfe
Elle déchira l'enveloppe plus qu'elle ne l'ouvrit et lut, tandis que ses yeux s'embuaient de
larmes:
« Paulelle,
« }.[aman C'lt morle avant-hier, enlevée par
une broncho-p"l/mmonie. Je suis seul. J'ai beaubeaucoup réfléchi el j'ai découp pleur.], p1l!~
�l18
RtVE
TROMPE UR
cidé de vous écrire cette lettre que vous trouve rez à ':.'otre retour à Paris, dans deux ou t-rois semaine s - ou plus tard encore - puisqu e je ne
'vous -reviendrez, ni même si
sais Plus q1ta~d
...
vous revien drez
" P01Ûc tli', j'ai eu tort de m'attac he-r à vous.
C'était une folie et je ne le compr ends que trop
êtes trop jolie, trop fine. trop raffitard : ~'ous
née aussi pOt,r la vie que je pouvai s vous offrir. Vous êtes faite pour le luxe. Pardo nnezmoi donc de vous av oir aimée ... - de vous aimer encore ...
Chacu ne de vos lr.t/.reg m'écla irait davant a(1
ge. Je 'Vous dr'vinais heu,ypuse, adulée , jé sentais que vu'us étiez pnse par votre nouvel le vie
et que vous ne re11iendriez que pour reparti r.
Vous êtes trop bonne pour m'avo ir dit que tout
était fini entre nous; vous n' m'ez pas voulu me
faire ce chagri n. Vous m'ave z laissé devine r petit à petit ; vous attend iez que je compr enne.
Voilà q1Û est jait.
destin mieux
I( Vous Jle) parlze vers un autre
en vouloi r.
vous
PfUX
ne
l'e
et
vow
pùur
fait
me rapici
tout
;
ment
atroce
souffre
Mais j' en
r cette
horreu
en
pris
j'ai
;
pelle notre amour
nous
nous
où
ement
appart
'ville, ce quartie r. cet
heusi
été
j'ai
où
trés,
somme s si souven t rencon
que
e,
j'oubli
que
aille,
reux ... Il faut que je m'en
je recom mence ma vie.
Je pars donc tout à l'heure . Quand vous lirez
cette lettre, je serai déjà loin, en Tchéco slovaq uie
�R~VE
TROMPEUR
119
où l'on m'offre une situation modeste, mais où je
peux espérer une amélioration.
(( Je vous dis donc adieu, Paulette, le cœur
plein de tristesse. N'ayez pas de peine et pensez
parfois à moi avec attendrissement, comme à un
~}ie'tx
camarade qui vous aimait bien ...
Elle ne lot pas plus avant. Les larmes l'aveuglaient. Comme une folle, elle descendit l'escalier en courant, bondit dans la rue, héla une
voiture et se fit conduire rue Saint-Gorges :
- Pourvu qu'il ne soit pas trop tard !... Pourvu qu'il ne soit pas parti 1. .. répétait-elle en se
tordant les mains, pendant que l'auto roulait à
vive allure .
Et elle se rappelait que, quelques semaines
auparavant, un taxi l'avait emmenée, comme
aujourd'hui, vers Pierre ; elle se souvenait des
efforts qu'il avait faits pour l'empêcher d'accepter les propositions de Gaston Delambre, de la
cr~inte
qu:il lui avait confiée de la voir partir
1.01n de lUI. Pourquoi donc ne l'avait-elle pas
ecouté? Comme elIe le regrettait maintenant !
Sa vic toute entière était peut-être brisée ...
Elle s'arrêta un instant, en proie à une angoisse atroce avant de sonner. Si personne n'allait lui répondre ? Si la porte allait rester close
pour toujours ?
'
Mais, dès qu'elle eut sonné, elle entendit un
pas dans l'entrée : une femme vint ouvrir qu'elle
ne connaissait pas.
�120
ntvE
TD.OMPEUR
Monsieur Letourneur ?
Mais ...
Ce n' est pas possible .. Il n'est pas parti.
Dites-moi q u'il n' est pas pa rti ?
La femme la regarda d'un air soupçonneux .
- Tl part dans un quart d'heure .. 11 boucle sa
malle.. . Je suis la concierge et ...
Paulette n'en entendit pas plus. Elle bondit,
bousculant la bonne femme, se précipita dans
l'apparteme nt. Les pièces étaient désertes, les
vol ets clos, tout cela sentait déjà le nid vide, abandonné ... Mais du bruit venait de la chambre
de Pierre . Paulette poussa la porte toute grande .
Pierre, à ge noux devant une valise qu'il tentait
de ferm er, tourna la tête. Ses yeux s'agrandirent
de stupeur . Il se releva, balbutiant:
- Vous 1... Vous 1. ..
A lors , avec un g rand soup ir de détresse et d'aba ndon, ell e s'abattit s ur sa poitrine. Passionnément, il la se rra contre lui, couvrit de baisers fous ses cheveux bouclés. Puis, il voulut
voir les ye ux de Paulette, tenta de releve r son visage . Mais ell e appuya plus fort so n front contre
l'é,pa ul e protectrice et a u trembleme nt de son
corps, il comprit qu'elle sa ng lotait.
Il respecta sa douleur en caressant doucement
la petite main qu i se crispait au rebord de son
veston.
Quand elle fut un peu calmée, il murmura, la
bouche prt~s
de so n ore ill e :
- - Ma c h ~rie
, ne pleurez plus .. Je vous aime
�R~VE
TRO MPE UR
121
. Je ne veux
et pui squ e vou s voilà, tou t est bien
z... Ne dites
pas sav oir pourquoi vous revene
là où nou s l'arien et rep ren ons notre bon heu r
vio ns laissé.
larmes et dit:
Elle leva son visa ge couvert de
rre chf ri. Je
- Je n'ai rien à vous cacher, Pie
t d'av oir mén'ai rien à me reprocher, si ce n'es
ur.
Connu not re bel et fort amo
votre petite Pau cc Je suis com me autr efo is
plu s aim ante mêlett e sag e et aim ant e ... encore
le prix de vopris
me, car j'ai souffert et j'ai com
tre tendresse.
II l'em bra ssa de nouveau.
rêve ? Je
:- Alo rs, ce n'ét ait qu' un mauvais
PUIS m'é vei ller ma inte nan t?
:
EUe Sourit à trav ers ses larmes
suis là, près
- Ouv rez les yeux, Pie rre ... Je
vie. .. C'é tait
de vou s et j 'y resterai toute ma
rêve, un causeu lem ent un rêve, un mau vais
que san s richesche mar ... J'ai cru, mon chéri,
que le luxe sufses, on ne pou vai t être heureux,
me semblait si
fisait à emp lir la vie. Fab ien ne
tou t ce qui se
env iab le ... Mais j'ai vite compris
réalisé que les
cac hai t der rièr e cette façade, j'ai
du cœu r ... J'ai
vra ies richesses, ce son t celles
modeste et simhât e de retr ouv er mon existence
voir comme nous
ple d'au tref ois ... Vou s allez
ret sub sist e en
sero ns heu reu x... Un seul reg
ra pas connu la
moi : vot re pau vre mam an n'au
a da souffrir à
fin de vot re cha grin . Comme elle
cau se de mo i... et me mau dire .
�122
RÊVE
TROMPEUR
- VOUS maudire? Oh ! non, Paulette ... Maman était si bonne et vous aimait tant... Elle
avait même gardé confiance en vous. Elle m'avait même assuré que vous reviendriez ... J'avais
si mal que tout cela me semblait dénué de sens,
de simples paroles de pitié. La dernière phrase
qu'elle m'a dite, Paulette, est gravée dans mon
esprit pour toujours, comme elle le sera désormais dans le vÔtre : « Pierre, je suis sûre que
Paulette reviendra, que vous serez heureux tous
deux ... » J'ai pensé qu'elle délirait déjà ...
Son visage se crispa de dou leur. II essuya ses
yeux qui s'étaient remplis de larmes.
Mais la porte s'ouvrit, la concierge entra :
- Alors, Monsieur, cette valise ? Dois-je la
descendre ? Vous savez que vous n'avez plus
que vingt minutes avant le départ de votre
train.
Le jeune homme alla à elle, lui serra les
mains:
- Qu'importe, ma bonne Madame Brochard ;
Je ne pars plus 1. .. Je ne pars plus 1... Vous
pouvez défaire ma malle ,
....................................
Deux ans plus tard.
Un bel après-midi de printemps, serein et gai.
M. Pierre Letourneur et sa jeune femme viennent de rentrer dans le petit appartement, meublé
de façon charmante, qu'ils habitent dans une rue
calme et ensoleillée comme il en existe encore à
Paris. Tandis que Paulette s'affaire à la cuisine,
�R~VE
TRO MPE UR
123
pulse les voluPie rre va dan s son bureau, .com
sur sa table.
min eux dossiers qui s'en tass ent
il, tandis
- Que de travail 1 murmure-tpasse sur
nt
qu' une expression de contenteme
son visa ge éne rgiq ue.
te à ouv rir
Il s'as seo it à son bureau, s'ap prê
une voix jeu ne
un dossier. Mais, à ce moment,
Pau lett e qui
et claire lui par vie nt, celle ·de
la vie est decha nte . Il sou rit, heureux. Comme
1 Comme tout
venue sim ple et belle et facile
1
aut our d'eu x respire le bon heu r
.
rie
rêve
Il se per d dan s une
me si c'ét ait
. Il revoit, nette à son esprit, com
oulée queldér
ait
s'ét
hIer, la scène rapide qui
e du Midi.
lett
Pau
de
ur
que s heures apr ès le reto
eorges,
nt-G
Sai
rue
la
Dan s l'ap par tem ent de
la jeu ne fille
si plein de sou ven irs, tandis que
rappelaient
lui
qui
les
se hât ait de vider les mal
sement les
neu
soig
ger
trop le dép art, et de ran
tou t en
s,
oire
arm
effets de son fiancé dan s les
eni r,
d'av
jets
pro
x
bav ard ant , en faisant de dou
les
u
ven
t
étai
ux
un cou p de son net te impérie
sur
fort
été
it
ava
tire r de leur tête à tête. Pie rre
.
Roz
M.
,
pris de voi r ent rer son pat ron
précipitamCelui-ci s'ét ait avancé vers lui,
me nt:
t mieux. Je
- Ah 1 vous n'êt es pas par ti. Tan
.
ps !
l?ensais bien que j'ar rive rai à tem
e,
pns
sur
c
Et comme Pie rre le reg ard ait ave
:
a
ne sac han t que penser, il expliqu
sque décision
bru
re
vot
bien
com
ez
- Vou s sav
�124
R~YE
TROMPEUR
de nous quitter nous affligeait, mon associé et
moi. Vous êtes un excellent collahorateur et je
fondais sur vous de grands espoirs, aussi vos
raisons ne m'ont-elles pas semblé hien fameuses : quitter Paris o t') vous vous êtes fait une situation pour aller ~ l'étrnng-er courir votre chAnce ! Et cela, sous prétexte que vous êtes las, que
vous voulez changer d'atmosphère 1... Et votre
fianr~e,
qu'est-ce que vous en faites, dans tout
cela? avait-il ajouté, d'un air bourru, tandis que
ses yeux se pos~lÏent,
gentiment moqueurs, sur
Paulette bouleversée.
Pierre avait esquissé un geste :
- Taisez-vous, interrompait M. Roz, vous
n'avez rien à dire qu'à m'écotlter. Je vous dic;ais
donc combien j'étais ennuyé de votre départ. J'ai
réAéchi et j'ai décidé de faire un sacrifice pour
vous garder. Mais je ne pouvais prendre une
décision définitive sans le consentement de mon
associé, lequel ét<tit, vous le savez, en voyage.
Il vient de rentrer aujourd'hui même, nous
avons envisagé la situation et décidé que vous
a1Jiez bénéficier tout de suite de l'avancement
que je vous avais promis pour l'année prochaine ; désormais, vous devenez dessinateur-chef à
la maison Roz et Bourgeois, et vos appointement sont doublés. Cela vous va ?
Interdit, Pierre était resté sans voix, mais une
teIJe joie se peignait sur son visage que M. Roz
n'avait pas attendu la réponse.
- C'est oui, alors. Entendu.
�n~VE
TRO J\IPE Ull
125
me, s'ét ait
Il ava it serr é la main du jeu ne hom
alors, il s'ét ait
diri gé vers la por te. Seu lem ent
et dit à Pie rre :
reto urn é, ava it sou ri à Pau lett e
nten ant, n'es t- Il n'y a plu s de rais on mai
c cette cha rave
e
iag
mar
ce pas , de reta rde r vot re
man te enf ant .
... .. ...
. ... ... .. ... ... .. .. . ... .
nte nt en fou Leu r mar iag e ... Les sou ven irs mo
neu r. Une
our
Ie dan s la mém oire de Pie rre Let
Pie rre et
de
nt
céré mo nie inti me. Le deuil réce
ent les
plem
dés ir de faire les cho ses sim
leu~
age de
voy
un
:
ava len t gui dés . Un e seu le folie
rtan t :
pou
uis
noces, un peu cou rt, mais bien exq
n acmu
com
n
qua tre jou rs à Bru xell es, où, d'u
sé
pas
le
ils ava ien t oub lié tou t ce que
cor~,
,
ans
x
Deu
te.
ava It com por té pou r eux de tris
que
ner
agi
à s'im
deu x ans déj à ... Pie rre a pein e
ieux comme les
cur
st
C'e
.
vite
si
le tem ps pas se
est heu reu x !
jou rs son t cou rts, lors que J'on
jou rs d'au Jam ais ils n'év oqu ent les mau vais
é à Pau lett e de
tref ois. Pie rre n'a pas dem and
Côt e enc han telui rac ont er Son séjo ur sur la
ée de se conress e, et Pau lett e n'a pas été tent
le jou r de so~
fesser plu s qu'e lle ne l'a fait
, rep enta nte, aIr tou r. Pui squ 'ell e est revenue
rqu oi se torman te, et qu' il a par don né, pou
ture r ave c des sou ven irs ?
t dev ant u.n
Un jou r seu lem ent, en pas san
affiche avaIt
une
rds,
leva
gra nd cin éma des bou
�126
RÊVE
TROMPEUR
arrêté leurs regards : on jouait le film que Paulette avait tourné . Une grande photographie de
la jeune fille souriait, à droite de la porte .. .
- On entre ? avait dit Pierre.
Mais Paulette était devenue toute pâle et
avait supplié :
- Allons-nous en, Pierre .. . Allons-nous-en ...
Et comme, un peu taquin, il insistait, il avait
vu les yeux de sa femme se remplir de larmes.
Il sourit, attendri, en se rappelant cette scène.
- Et maintenant, au travail 1 murmure-t-il.
Mais il est dit vraiment qu'aujourd'hui Pierre
aura bien du mal à compulser ses dossiers, car
Paulette paraît à la porte
La jeune femme marche doucement, avec précaution, pour ne pas heurter le doux fardeau
qu'elle porte dans ses bras : un beau bébé de
quelques mois, leur fils, le fruit de leur amour.
Pierre se lève, va vers elle.
- Chut 1 TI dort 1
Alors, il se penche sur le poupon, embrasse
ses mains menues.
Et Paulette, considérant tour à tour son enfant et son mari, murmure :
- C'est cela, le vrai bonheur ...
FIN
�POlIr paraitre Jeudi prochain sous le DO 535 de la CollectlGD " f ama "
LE QUATORZIÈME CONVIVE
Par
ANNIE
ct PIERRE HOT
Un cœur simPle, enco~
q-u:'il puisse
être trompé, ne trompe Jamats.
(BERNARDIN DE SAINT-PIERRE)
CHAPITRE PREMIER
A grand renfort de klaxons, faisant le v~de
Sur leur passage, les trois autos, à la file Indienne, traversèrent en coup de vent la place de
l'Eglise, à Rotheneuf, près Paramé ; .et leurs
conducteurs, insouciants des imprécations que
leur excès de vitesse soulevait sur leur passage,
prirent la direction de la plage dite du Havre,
qu'ils contournèrent pour suivre ensuite la petite route bordée de coquettes villas, en direction de la Guimorais.
A la grille de l'une d'elles, les trois bolides
stoppèrent, déchirant le macadam, et, tel une volée d'oiseaux libérés de leur cage, un essaim
de sept garçons et de cinq jeunes filles, en costume de sport, sauta lestement à terre, puis,
avec l'unisson d'un chœur antique, entonna
sur l'air de Conspuez Machin! :
'
- Ho 1 ho 1 Jacqueline 1 Ho ! oh !
Une fenêtre s'ouvrit à la volée, et le plus
frais sourire du monde, encadré d'une chevelure
b.r~ne
comme un flacon de stout, fit son appantton.
(A suivre.)
�I,up. J. 'f6qul, 3 bis, rue de la Sablière , Pal'l, (France). -
740-6-37.
�1'"
~
!~ LA COLLECTION "FAMA" 1~
~lt'.::
~
i
BIBLIOTHÈQUE RÊVÉE DE LA FEMME ET DE LA
JEUNE FILLE PAR LE CHOIX DE SES AUTEURS
::
~
1111111111111"""'''''''
!
::
oul
Chaqu. , ..di, un ",,[umo oouo<au, .n "ni, pad
'
1 ire 7 5
Abonnement d'un an :
=
~
F rance et Colonies .................. ,
80 fr.
Etrange r (Tarif réduit) .. ... ..... .... '
90 fr.
~
~
=
Etrang er (A utres pays) ...... ...... .. ' 100 fr.
=~-
PATRON JOURNAL
;
PARAIT TOUS LES MOIS
Le Numéro:
2
ho.
Les numéros de Mars et Septf'Illb re : 6francs
(Ce3 deux numéro3, trè3 importan ts, donnent
loute3 le3 nouvea utt3 de débu t de saison)
'111111111111111
TARIF DES ABONNEM ENTS
France et Colonies
Etranger (Tarif rédnit)
Etranger (A$ttres pays)
UN AN :
25 Ir.
33 »
40 »
PRIM ES AUX ABON~ES
~oclé
----------------------------------d'Éditions, Publicallons el !nduslries ~nexs
:"""""
94, rue d'Albin . PARIS (XIve)
_
_
;îjjiiïiiiiiiïillliiiïillll"",ti
1111111111111111111111111111111111111111111111.111111111II Illf llllll1
�..
DEPmS TOWODRS SONT tES MEIIJ.EURS
�
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Collection Fama
Relation
A related resource
https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/vignettes/BUCA_Bastaire_Fama_137_C90766_0001.jpg
Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Mouthiez , Claude (18..-19..)
Title
A name given to the resource
Rêve trompeur : roman
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Société d'éditions publications et industries annexes
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
impr.1937
Description
An account of the resource
Collection Fama ; 534
Type
The nature or genre of the resource
text
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
application/pdf
Language
A language of the resource
fre
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BUCA_Bastaire_Fama_534_C90859
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Relation
A related resource
vignette : https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/thumbnails/36/73323/BUCA_Bastaire_Fama_534_C90859.jpg
-
https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/original/36/73274/BUCA_Bastaire_Fama_55_C90759.pdf
35f2c7534ef77a76ecdbef055e590ff0
PDF Text
Text
��~
5
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
�~
.
�CLAUDE MOUTHIEZ
snYD, ID SDUYDGEOIIE
ROMAN
S. E. P. l. A.
Paris (XIve)
94, nue ù'Alési;l. -
��SYLVA, LA SAUVAGEONNE
CHAPI TIŒ PREMI ER
Le soleil étincel ait et la route sembla it une piste
où la vite se n'avail pas de limite.
Alain Mercie r jeta un coup d'œil sur le tableau de
bord et eut un rire d'enfan t satisfa it :
- Cent trente! fit-il à voix haute, comme s i un
interlo cuteur admira tif pouvai t entend re et appréci er.
Mâtin! Elles filent bien, les voiture s de mon
paterne l!
Et il appuya davant age sur l'accélé rateur.
L'auto, telle une souple bête obéissa nte, accell tua
la rapidité de sa course.
Alain avait, au départ, rabattu la capote de toile
sous le soleil, ses cheveu x blonds embrou sct, nu-t~e
sa illés par le vent, le visage fou etté par l'air vif, ses
mains brunies posées SUl' le volant, l'œil attentif mais
l'esprit ailleurs , il allait sur la route droite et déserte,
�6
SY LVA, LA SAUVAGEONNE
imprudemment vite mais sans émotion, avec la splendide süreté d'un sportif de trente ans.
Il venait de traverser Dunières et un poteau indicateur, à peine entrevu, avait pourtant frappé son
regard:
SAINT-ESTEPHE, 30 kilomèt1'es
Il consulta sa montre :
- Cinq heures. Je serai là-bas pour diner. J'aurai
fait une belle moyenne!
Mais la route devenait plus difficile: des tournants
nombre ux et dangereux, pleins de traîtrise, obligeaient l'automobiliste à plus de prudence.
Le paysage, jusqu'ici large et serein, se rétrécissait, devenait sauvage, presque sinistre. Des mamelons se- profilaient, couronnés d'une courte et drue
végétation; des rocs s'amoncelaient, chaos géant,
bordant la route par endroit d'une muraille de pierre
où s'accrochaient des ronces.
Des villages se cramponnaient au flanc des collines,
avec des maisons pauvres aux toits de tuiles brunes
ou de chaume, aux murs de torchis; des chemins
serpentaien t, bordés de taillis rudes. Et sur tout cela
l'été étincelait, gorgé de vie et de soleil, si bien que
ce paysage qui aurait pu être sinistre donnait malgré
tout une image de gaieté.
Mais Alain traversait sans la voir une des plus
belles régions de France, attentif seulement au ronronnement régulier du moteur et aux oscillations des
aiguilles indicatrices de vitesse. Il ne goû.tait que la
grisorie de cette course folle, l'enivrement que lui
procurait cette sensation de puissance, de liberté,
<l'un être jeune au volant d'une forte machino. Seul,
son être physique vivait intensément.
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
7
Soudain, alors qu'il émettait une fois de plus une
appréciation flatteuse sur les voitures Mercier, Alain
plissa le front : un bruit insolite, une sorte de
cognement sourd, que chaque tour de roue rendait
plus perceptible, se mêlait au ronflement rond du
moteur.
Sous le pied levé du jeune homme l'accélérateur
se modéra, la voiture ralentit, mais le bruit inquiétant n'en devint que plus perceptible.
Alors le jeune homme coupa le moteur, arrêta
l'auto.
Puis il lança un mot que l'on eüt traité, il y a
cinquante ans, de juron grossier, mais que la tolérance moderne admet dans la bouche d'un garçon
bien élevé.
Enfin il descendit de son siège, un peu étourdi.
Quel silence soudain 1 La nature, brusquement, redevenait maîtresse de la machine vaincue.
Et pourtant non, ce n'était pas du silence, mais du
calme plutôt - un calme coupé de mille bruits confus et mêlés : le meuglement d'une vache dans une
étable proche; le vent dans les feuilles bruissantes ;
là-bas, étouffé par l'espace, un angélus lointain qui
s'égrenait.
Alain secoua le charme, se pencha vers l'auto et
ouvrit le capot. Puis il remit en marche et, comme
un docteur auscultant un malade, il écouta, l'oreille
attentive.
- Pas de doute, fit-il, une bielle coulée 1 Quelle
guigne! Et dans ce bled 1 Moi qui disais, il y a
cinq minutes à peine, qu'elles marchaient bien, les
voitures de papa Mercier... Oui 1 Une belle camelole 1
Mais; comme pour se donner à lui-même un
démenti ou comme pour se faire pardonner un
�8
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
moment d'humeul' injuste, il caressa amoureusement
du regard la li gne impeccable de la longue ct splendide voiture grise.
Ayull t ainsi acconlé jus te cc qu'il rallai t d'émotion
à l'incident, il redevin t homme d'action.
« Il n'y a qu'un moyen, penso.-t-il : continuer tout
doucement jusqu'au village le plus proche, dans
J'espoir d'y trouver un mécanicien suffisamment
capalJle, et joindre, par mes propres moyens, le chemin de fer. Je reviendrai chercher la voiture quand
elle sera réparée. »
Il s'installa iL nouveau devant le volant et replit la
route, mais au pas cette fois, agacé par le cognement
insolite, l'oreille tendue pour percevoir si cette
marche forcée n'allait pas aggraver les dégâts.
Soudain, le toul'Dant dépasscr, Ajain aperçut enfin
un village. La route surplombait un paysage puissant
ct rude: une llUllte muraille rocheuse s'élevait iL pic
cl, d/ms l'échancrure que ménageait le virage, la
campagne s'étalait s u rune penie douce, coupée de
champs de IJlé roux, avec un beau village aux toits
bruns qu'un clocher trapu dominait.
Une borne indiquait :
LES ESTABLES, 2 lem. 400
Alain ricana :
- Les Estables! Nom bien trouvé pour ce patelin !
J'y aurai tout cc que l'on voudra : des vaches, du
bct.llT(' , des las de fumim·, sauf un mécano à 1a hau1('1I1·! Qllant allx illdigèn('s cie cet.Le brousse, je parie
qll'i ls Ill' ~a\'rl
t même pas cc que c'est qU'lin chemin
dl~
fer!
II cOllpa le nlOleur pOUl" le ménager, car la roule
descendait jusqu'au village, et, aux premières mai-
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
sons, il sena les fl'eins cl sauta en bas de son siège.
SUl' le pas d'une porte, un vieux, assis sur un banc
de pierre, le dos an mUI' de . a hicoque, un chapeau
de paille rabattu sur les yeux, sommeillait en tirant
SUI' sa pipe.
Le jeune homme s'approcha :
- Un renseignement, s'il vous plaît. Y a-t-il un
mécanicien dans ce pays?
Le paysan rejeta un peu son chapeau en arrière,
regarda l'étranger, puis la belle voiture, retira la
pipe de sa bouche ct hocha la tête :
- C'est beau, ces machines-là, hein? Mais ça
ma l'che pas toujours comme on voudrait! M'est avis
qu'y vaut mieux un bon cheval!
A d'autres moments, Alain eût ri, amusé. Mais il
n'avait, pour l'instant, nulle envie de faire preuve
d'humour. Il sc retint pourtant de hausser les
épaules et l'eprit, un peu sèchement :
- Je vous ai demandé s'il y avait un mécanicien
pal' ici, dans cc village, un mécanicien qui ne connaisse pas que les machines agricoles, bien sûr; Je
suis pressé, mais je ne veux pas qu'on bouzille ma
voiture!
Le vieux pl'it son temps, tira sur sa pipe, hocha
encore deux ou trois fois la tête. Puis il toussota,
cracha entre ses pieds ct se leva. Il était tout courbé,
comme si son corps cherchait à rejoindre cette terre
qu'il avait, durant toule sa vic, travaillée de ses
mains et SUI' laquelle il s'était tant penché qu'elle
l'avait, avant l'heure, déjà attiré à elle. Il ftt trois
pns en avant ct lenùit le doigt vers l'église.
- Là-lHll'i, fil-il, sur la place, il y a ]e ms Latourle.
On dit (IU'il s'y connait dans tous ces trucs-là, la ...
la mécanique, comme on dit. Vous pouvez toujours
�,
10
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
y aller voir. Seulement, p'tête ben qu'il aura pas le
temps. C'est bientôt la moisson. Y remet en état les
machines ...
Alain remercia et prit à pied la direction indiquée.
L'idée seule de devoir remettre en marche sou
motl'lur blessé le faisait physiquement souffrir.
Il grommelait tout en marchant, insensible au
comique de sa situation, insensible aussi au calme
paisible de ce village, à la lenteur de la vie qui s'y
déroulait, à la philosophie de ce vieux que le luxe
n'intimidait pas ct qui l'avait considéré, lui, le riche
Parisien, avec une ironie bonhomme :
- Le fils Latourte 1 Les Estables 1 Ils ont le sens
des noms, dans cc bled 1
Il haussa les épaules, répéta :
- Le fils Latourte! Prometteur, vraiment... Cela
m'étonnerait bien si je lui laissais démonter ma huitcylindres!
Il arrivait sur la place de l'église et eut tout de
suite un soupir de soulagement.
C'était un vrai garage qui s'ouvrait devant lui ct
non, comme il l'avait craint, une grange encombrée
de machines agricoles en réparation. Trois hommes
en salopette bleue, les mains noires de cambouis,
s'affairaient autour d'autos sans doute démodées,
mais pourvues d'un moteur avec des soupapes, des
pistons, des bielles ... Sans doute, dans ce garage,
avait-on quelques notions de mécanique ct n))
soupirait-on pas après les mérites comparés des
chevaux-vapeur et des chevaux de chair et d'os,
comme l'avait fait le vieux, tout à l'heure.
En quelques mots Alain mit les mécaniciens au
courant et fut inunédiatement l'assuré : comme il
anive bien souvent dans les plus modestes vil-
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
11
lages de France, il y avait aux Estables un homme
du métier, très compétent, et qui mit tout à fait
notre Parisien en confiance. Tandis que deux hommes
allaient chercher la voilure en panne, Alain chargea
le fils Latourte, en termes techniques, de procéder à
la réparation nécessaire. Mais il fit la grimace devant
le délai de huit jours qu'on lui imposait.
- Il m'est impossible de vous rendre votre voiture
avant une semaine, expliqua le garagiste en souriant
devant la mine déconfite de son client de passage.
Je dois faire venir une pièce de Paris, et, même en
télégraphiant ce soir, je ne peux la recevoir avant
après-demain. Puis il me faudrait bien ensuite trois
jours pour démonter le moteur, trois jours pleins 1
Et j'ai d'autres travaux urgents qui pressent. La
voiture du docteur, par exemple, dont ce dernier fi.
grand besoin... Le pont arrière cassé. Encore une
longue réparation. Et ce pauvre docteur doit faire
ses visites en vélo, grimper les côtes du pays - et
quelles côtes, vous vous en êtes rendu compte 1 Cette nuit, il a ét6 appelé à six kilomètres d'ici, pour
mettre un gosse au monde. Si vous l'aviez vu revenir,
fourbu et poussant sa machine à la main dans la
montée, au petit jour 1. .• Je vous assure que, pour
lui, une panne à son automobile, c'est grave... et je
ne veux pas le faire attendre 1
La Mercier arrivait à ce moment devant le garage.
Latourtc s'approcha, passa sa main sur le capot,
comme s'il caressait une bête docile.
- De bonnes voitures, les Mcnier, mais les défauts
de graissage sont leur point faible, avec tout ce que
cela entraîne, bielle coulée, par exemple 1
Alain approuva.
- Entièrement d'accord! Je m'en suis aperçu et
�12
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
je l'ai signalé à mon père. Je suis le fils de Mercier,
le constructeur.
L'autre hocha la tête ct fit simplement, sans
l'ombre d'une flatterie:
- Oh! c'est une bonne maison, une bonne affaire ...
Alain rit :
- Oui, el pourtant papa est parti de rien, pour
ainsi dire. Il a débuté comme ouvrier spécialisé chez
Talmette. Puis il a monté lui-même sa première
voiture. Talmette avait mis à sa disposition un atelier pour des recherches. Maintenant, l'usine Mercier,
c'est quelque chose. Papa, c'est quelqu'un!
- Qui, Monsieur, vous avez raison, c'est quelqu'un!
Quand on est parti tout en bas de l'échelle ct quP.
l'on arrive en quelques années à être à la tête d'une
entreprise pareille, on peut sc vanter de valoir mieux
que les autres! Mieux, par exemple, que les «[lIs à
papa» qui n'ont pas besoin de lutter et qui ont
devant eux, dès leur premier jour, une vic facile cl
douce!
Puis, instantanément, il rougit et voulut s'excuser,
mais les mots lui manquaient. Il bafouilla, en se
détournant à demi :
- Oh! pardonnez-moi, monsieur Mercier 1 Quel
gaffeur je fais! Je ne voulais pas parler d'un homme
comme vous, qui... que ... Enfin ne croyez pas ...
Mais Alain, courageusement, acceptait la leçon
involontaire. Il sentait chez ce brave homme, tl'availleur ct probe et qui avait étourdiment parlé selon
son oœur, une franchise sans détours dont il ne pouvait lui vouloir.
Il lui frappa l'épaule en riant ct dil :
- Mais si ... mais si .... Vous avez raison 1 Je ne vaux
pas le centième de mon père 1 Je l'admire beaucoup
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
13
ct je n'ai pour moi qu'une estime très réduite. Mais
il faudrait beaucoup de grandeur cl'âme pour renoncer à la facilité. Je n'ai jamais connu le moindre
effort. La vie m'a trop gâté. Je ne vous en veux pas
de ce que vous avez dit, puisque je le pense moimême. Mais je ne peux tout de même pas repaeLil'
à zéro! Il faudrait avoir un rude cow'age!
Devant son visage ouvert ct intelligent, le mécanicien comprit qu'il disait vrai et remarqua:
- Puisque vous en convenez, Monsieur, c'est que
vous valez beaucoup plus que vous ne le pensez vousmême. Il y a tant de gens fortunés qui sont égoïstes
ct ne réfléchissent même pas! Avec de la fortune, on
pourrait faire tant de bien 1 Et ce sont en général
les riches qui en font le moins pour les autres 1
Alain sourit :
- C'est vrai, cc que vous dites lh. Et leur charité
est souvent si ostensible ...
Puis, changeallt de sujet, il s'enquit des trains
possibles.
Il fallait aller au bOlll'g le plus pl'Oche, à La
Vorgue, à trente-sept kilomètres de là. Un car passait trois fois par semaine, qui y conduisait. Par
malheur, il était passé le matin même, et Alain
clevai t attendre le surlendemain.
JI maugréa, furieux contre le sort qui l'accablai t,
oublieux tout il coup de la bonne humeur où l'avait
plongé le bavardage sympathique du fils Latourte
- C'est gai! Qu'est-cc que je vais faire?
Latoul'te proposa :
- Je ne vois qu'un moyen, Monsieur, si vous n'ôtes
pas trop pressé ...
- Ma foi, on est toujours pl'essé ...
Le mécanicien ri t :
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
- VOUS autres, les Parisiens, vous courez toujours,
c'est bien vrai 1
Alain Mercier expliqua :
- J'ai quitté Paris ce matin. Je pars en vacances
sur la Côte d'Azur, mais je voulais passer par Tournon pour y voir un des clients de mon père ...
Il ironisa:
- Je travaille tout de même un peu, vous voyez!...
Et il ajouta, tanclis que Latourte rougissait encore
au souvenir de ce qu'il avait dit:
- Tant pis! Mes vacances seront retardées de
trois jours! Je rejoindrai Tournon après-demain seulement par le train, puisqu'il n'y a pas moyen de
faire autrement, et je reviendrai la semaine prochaine chercher la voiture. Mes amis m'attendront à
Antibes! Mais, j'y songe? Vais-je trouver à me loger
ici? Cela paraît manquer d'hôtel!
L'autre hocha la tête :
- Dame ... des hôtels... il n'yen a pas, vous pensez
bien! Mais vous pouvez trouver chez l'habitant. _Il
y en a qui ont une ou deux chambres, les plus belles
de leur maison, qui ne servent que' dans les grandes
uccasions, pour loger des parents un jour de noces,
ou de première communion, ou d'enterrement.
Alain fit la moue:
- Chez l'habitant? Cela ne me dit pas grand
chose ... Ce ne doit pas êt1'o très confortable 1
Le mécanicien se mit à rire :
- Pas tant qu'à Paris, pour sUr 1 Vous n'aurez ni
eau courante, ni même chez certains, électricité 1
Mais les paysans d'ici son t do braves gens et ils VOus
recevront le mieux qu'ils pourront le faire. Les
chambres dont je parle sont d'ailleurs impeccablemont propres, avec des parquets cirés et des rideaux
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
15
aux fenêtres. Pour rien au monde on ne s'en servirait tous les jours!
Alain ne sut pas s'il fallait admirer ou l'ire. Il se
relint donc prudemment de toute réflexion et dit
seulement:
- Après tout, c'est sans doute la seule solution.
Mais Latouche ajoutait en se frappant le front :
- J 'y pense! Il Y Il mieux que tout cela 1 Allez
donc au presbytère. Le curé Patureau n'est pas riche;
il prend parfois , des pensionnaires l'été pour arrondir
son petit budget. Et, tout compte fait, ce sont les
paüvrcs dc la communc qui en profitent. Allez donc
au presbytère, Monsieur; je suis sûr que vous y
sercz bien, et la conversation de notre brave homme
de cUI'é sera peut-être plus intéressante pour vous
que celle de nos paysans.
Alain seutait revenir sa mauvaise humeur. Il ne
sc voyait pas du tout en tête à. tête pendant trois
jours avec un prêtre de village. Mais, comme s'il
l'avait deviné, le mécanicien, qui devait tenir à
envoyer des clients à son curé, ajoutait :
- D'ailleurs il, est tellement pris, l'abbé Patureau,
avec toutes ses Œuvres, que vous ne le verrez qu'aux
heures des repas. Le reste du temps, vous serez bien
tranquille.
Alain se fi.t donc indiquer l'endroit.
, - C'est à l'entrée du village, Monsieur, un peu à
l'écart. Vous prenez à droite un petit chemin qui
monte. Vous passez sur un pont de piene, et tout de
!'<uitc SUl' votre gauche, vous voyez un grand mur
que vous lon gez. Il y a, à unc vingtainc de mètJ'es,
une petite porte surmontée d'ulle cl'oix. C'est là; pt
pl'essez-vo us, Monsieur : vous al'l'ivercz juste pour
la soupe.
�,
16
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
Alain remercia, presque à contre-cœur, et 'se mit à
la recherche du presbytère.
L'après-midi finissait ct la chaleur torride du jour
tombait. Il faisait délicieux. Alain, s'il eût été plus
gai, eClt pu sc réjouir de l'allure pittOl'esque du villagr, cles maisons basses aux volets clos derrière
lesquels on aurait pu deviner des regards attentifs
ct curieux. SUl' les pavés in égaux de la petite rue,
le so leil faisait de grandes taches blondes qui contrastaient avec l'ombre des étables dont les portes
en tl'ouvertes exhalaien t une forte et saine odeur de
bétail.
Lü' jeune homme toul'l1a dans le cherpin étroit
coupé d'un pont de pierre. Il se pencha un instant
SUI' Je parapet. Ulle cau vive courait Sl1l' un fond
de cailloux, limpide ct chantante. Un éclair argenté
si llonna bl11squemen t le courant.
Alain sc pencha un peu plus
- Une truite! Si l'abhé a des gaules iL pêche,
j'aurai une occupation!
El, sc relevant, il vit tou,t près le haut mUI' lézardô
du jll'esbytr !'e ct la petite porte surmontée d'une
croix.
Il hésita un instant ct sc décida enfm.
- Allons! le sort en ost jeté! fit-il en actionnant
le lourd marteau de bronze qui servait de son nelle.
Il no croyai t pas si bien dire ...
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
17
CHAPITRE II
L'abbé Patureau renversa la tête sur le doss ier de
son fauteuil ct sc mit à rire:
- Oui, je comprends! Cc n'est pas drôle pour un
Parisien de sc trouver prisonnier dans un .trou
comme ici!...
Puis il ajouta avec bonhomie:
Nous tâcherons d'adoucir votre captivité, qui
sera courte d'ailleurs, puisque vous retouv~
sous
peu la civili sation. Si vous êtes pêcheur, je vous
signale qu'il y a des truites dans le cours d'eau qui
traver'se le presbytè re, ct ma bonne réussit parfaitement la lmite au bleu!
Alain sourit, mais comme malg ré lui, et son visage
sc l'embruni t aussi tôt.
..
L'abbé regardait avec curiosité ce beau garçon aux
mains fll1es ct soignées qui, visiblemen.t, était horriblement ennuyé de sa mésaventure.
- Bah 1 il ne faut tout cie même pas aUacher trop
d'importance à cet incident! Trois jours passent vile.
Vous verrez que vous regretterez Les Estahles 1
Le v isage cI'Alain s'éclaira. devant t:ml de bonllQmil)
sourianle. Il fit un l éger effo l't pour vaincre son re;:;tant de mauvaise humeur ct dit:
- Vou s nvrz raison, j'en sui s s Or, rI. j 'ag is comnl')
lin enfa11l gülé. Je suivrai vos conseils cl j'inti taqui 2
�18
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
11er la ll'u i le, mais 11e comptez pas trop sur moi pour
assurer les repas, cal' je, ne suis qu'un pêclleur d'occasion ct sans grande compétence ...
- A la bonne heure! fit le prêtre. J'aime mieux
VOllS voir ainsi 1
Cet accueil si naturel et si simple tomhai t Alaill.
Il avait été d'ailleurs, dès l'entrée, charmé. Le presbytère élait une vieille et belle demeure du x 1" siècle,
un peu délabrée, mais aux plafonds hauts, aux
grandes pièces sonores, aux fenêtres il peli ts carreaux. Dans le vestibule dallé, Alain avait aperçu un
escalier de pierre qui aurait mét·ité àlui seul l'admiration. La maison était située au milieu d'un jardin
qui n'avait pas été du tout entretenu depuis cerlainement de longues années. La nature avait repris
pos ession de son domaine: de hauts arbres jetaient
une ombre agréable sur la pelouse où des herbes
folles croissaient, entremêlées de marguerites et de
bluets. Des taillis épais, que l'églantine embaumait,
empiétaient sur les allées. Un vieux pulls, il la margelle verdie de mousse, s'érigeait avec SOll armature
'11 fer forgé, véritable pièce de musée. Des fenêtres de
la pièce où le jeune homme bavardait avec l'abbé
Patureau - pièce qui tenait à la fois lieu de salle il
manger, de salon et de bUl'eau, - Alain apercevait
llll fouillis de verdure audacieuse et débordante. Pour
atteindre le perron aux marches branlantes, il avait
dû enjambel' des massifs de plantes sauvages et,
maladroit, s'étai t accroché dans les ronces.
L'abbé, llll homme d'une soixantaine d'années, au
vi~age
('ll1lll'cint de bOlllé, vêtu d'une \'ieille soulalJe
\'crdip ct rapiécée asail été, dès l'abord, 1['('1-; sympaUtiqu ù Alain. 11 avail cu une façon bonholl1me cIe
soul'Îre cn écoutallt son J'écit {lui avait fait COlll-
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
lD
)J mnd l'C nu Parisien que ses malheurs n'étaient pas
bicn g-ra"cs ct qu'il n e fallait tout ùe mrm e pas
prendrc le Ciel à témoin de son adversité! Il devait
plutât l'ire de cet arrêt forcé dans un pays perdu,
mais qui n'avait, somme toute, pas si mauvai se
apparence!
Fl'àppant dans ses mains, l'abbé Patureau appela:
- Ma bonne Honorine, nous avons un invité cc
soir! Tu iras chercher une bouteille de vin vieux ù
la cave et tu nous serviras vite, car cc monsieur doit
moul'Îr de faim!
Honorine, dans l'entre-bâillement de la porte, passa
un visage rougeaud, coiffé d'un bonnet blanc :
~
Jésus-Marie ! Bonne Mère 1 implora-t-elle drôlement. Et moi qui n'avions qu'une omelette à vous
offrir 1
L'abbé Patureau protesta :
- Eh bien' et le gigot? Il en reste du déjeuner;
du.. gigot, c'est excellent, froid!
Mais la. bonne poussa la porte et entra, les bras
au ciel :
- Vous n'y pensez pas, m'sieur le Curé! Je le
garde pOlir demain midi, Au prix où est la viande, je
ne peux pas vous en donne!' deux foi s par jour, Et
puis, c'cs t pas bOll pour votre santé, avec la tension
qlle vous ave7, déjà!
L'abhé, tranquiUement, sc tourna vers Alain qui ne
savait trop quelle contenance prendre :
- Elle est naturelle, pas vrai, ma bonne I1onol'in e'l Brave femme, mais pas très styl ée ! Il est vrai
qll' une honne stylée, icL
Il Il 'acheva pas sa phrase et sc mit :\ rire douceI11cl1l; )li~,
11111s Jlllllt, iJ ajouta, IOlll' né vcrs la
�2C
SYLVA, LA
:;AUVGEON~
bonne dont le visage était devenu encore plus rouge,
tant était vive sans doute son indignation:
_ Nous ferons aujourd'hui une entorse a~
programme, ct même, pour t'apprendre les lois de
l'hospitalité, tu feras du café et tu iras chercher dans
le placard de l'oŒce un bocal de cerises à l'eaude-vic!
Honorin e, domptée, n'osa pas protester et . disparut
sans oser ajouter un mot.
L'abbé, du geste, invita son hôte à s'asseoir:
- Nous allons nous mettre à table sans tarder.
Alain approuva :
- J'avoue que ces émotions m'ont donné faim et
qu'à ma grande honte, je sens que je vais faire hOB'
!leu r e( à l'omelette annoncée, et nu gigot des grands
JOLI rs !
Ils ri l'en t tOLIS deux, déjà amis.
Mais, à nouveau, Honorine entmit
- Faut-il attendre Sylva pOLir serv ir ? Comme toujOllrs elle est en retard!
L'abbé sc tourna vers son hôte :
- Sylva est ma petite-nièce, une enfant orphelin!'
que j'ai recueillie à la mort de sa mère et élevée, avec.
l'aid e de ma bonne Honorine. C'est une petite fille
clél icieuse, vous verrez!
Au même in stant, une voix jeune s'éleva au c1ehors,
SOllS la fenêtre :
- lTou! Hou! Tonton 1. .. Regarde cc que j'aPPol'(e !
Le vieLix prêtre se pencha à la fenêtre et Alain le
vit lever les bras:
- Mais (u es folle 1. .. Où as-tu déniché cela?
Et, se retoLll"llant, il dit à. Alain, le visage illumin é,
avec, au fOlld de la voix, une pointe tle fierté:
- Un phénomène, ma petite-nièce! Mais je crois
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
21
que c'est en grande partie ma faute! Je n'ai pas dû
l'élevel' comme on élève d'ordinaire les petites filles ...
La porte, iL cc moment précis, s'ouvrit toute grande,
et Alain, qui s'attendait à voir entrer une enfant turbulente, resta pétrifié, partagé entre une violente
envie rie rire ct un étonnement qu'il ne songea même
pas il déguiser.
Dans le cadre de la porte ouverte, une tou te jeune
fIlle, elle-même fort su rpri se de se trouver inopinéll1ent en face d'un étranger, s'était figée; l'espace dt'
quelques secondes, Alain pu t l'examiner rapidemell t
et graver dans son souvenir une étonnante image :
de taille moyenne, admirablement proportionnée,
extraordinairement brune de peau et de cheveux, la
houche un pet? grande, mais chal'l1ue ct très rouge
sllr des dents éclatantes, les yeux immenses, noil's ct
brillants, des houcles désordonnées tomlJant SUl' sc;;
épaules, Sylva étai t vêtue d'une sorte de blouse rouge
passé. Alain ne put donner le nom de l'ohe .ù cet
a ttifement, à cette étoffe grossièrement taillée, retenue
d'une cordelière, s'arrêtant aux genoux et découvrant
des jambes nerveuses ct fines, largement échancrée
autour du cou et de l'attache des bras. Les pieds nus
clans des sandales, des brindilles dans les cheveux,
avec au front une longue éraflure où le sang perlait,
la jeune fille accomplissait cc miracle de n'être ni
'laide ni ridicule dans cet invraisemblable accoutrement.
Ulle beauté sauvage et vigoureuse l'auréolait, fai:a ll t d'elle une créature étrange et magnifique, ct
Alain songea qu'aucune c1es femmes qu'il connaissait
110 supporterai t aussi bien cc manque absolu do
l'oqlletterie.
Alors seulement il s'aperçut tjue la jeune fille ser-
�22
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
mit contre sa poitrine un nid où piaillaient cl 'SCSllél'émrnt trois jeunes oisillons.
L'abbé Patureau voulut prendre un air sévère, mais
il exultait visiblement :
- Sylva1... Cette tenue 1...
La jeune fllle, qui s'était reprise, s'avança un peu
.e t implora :
- Oh! mon oncle, ne gronde pas... Regarde s'ils
sont mignons!
Et, sans plus faire attention à Alain, elle posa sa
trouvaille Sur la table, entre deux assiettes.
- Où as-tu trouvé cela, enfant insupportable, petit
démon?
Elle rit, désarmante :
- Dans un arbre, tiens 1
- Alors, maintenant, tu grimpes aux arbres! Il
ne manquait plus que cela 1
L'abbé levait une fois de plus les bras au ciel.
Enfin, il songea à son visiteur :
- J'ose à peine vous présenter ma petite-nièce,
monsieur Mercier! Sylva, voici notre hôte. J'espère
qu'en son honneur, tu voudras bien te donner un
coup de peigne et changer ùe robe avant de te mettre
à table.
Mais Sylva, poursuivant son idée, s'adressait il.
Alain avec autant d'aisance que si elle l'eOt connu
cie longue date ct expliquait, le visage sérieux :
- Je me promenais dans un champ, derrière
l'église, lorsque j'ai vu une busc plonger droit,
s'abattre à quelques mètres, dans un arbre. Des piaillements s'élevèrent, c'était affreux L Je me suis
précipitée. L'arbre n'était pas très hau t, avec des
hranches basses qui m'ont facilement permis de
gl'impel'. Alors j'ai VI I ces irois pauvl'es petits orphe-
�SYLVA LA SAUVAGBONNB
23
lins dont la mère venait certainement d'être emportée
par le rapace et qui appelaient désespérément. J'ai
pensé que ce serait cruel de les abandonner ainsi!
Et, se tournant vers l'abbé:
- Tu en aurais fait autant ù ma place, tonton 1
Alain, à l'évocation du prêlre juché dans un arbre,
éclata de rire, tandis que l'abbé Patureau haussait
les épaules :
- Quel roman! fit-il. Tu as peut-être fait erreur,
ma pauvre enfant. Ces pauvres petits orphelins,
comme tu les appelles, devaient être bien plus nombreux et la buse en avait déjà emporté quelques-uns.
La mère était absente, ct quand elle reviendra, au
lieu de trouver les rescapés, il n'y aura plus ses
pelits et son nid même aura disparu. Voilà peut-être
cc que tu as fait 1
Une véritable détresse sc peignit sur les traits
mobiles ct expressifs de la jeune fille.
- Mais c'est épouvantable, tonton, ce que j'ai fait!
Je n'avais pas pensé à cela! J'y relourne tout de
suite pour mettre le nid ct les petits il. la même
place!
• Mais l'abbé Patureau arrêta d'un geste la main
qu'elle tendait pOUl' reprendre le nid:
ion, mon petit, tu y retourneras demain. Cc
soir, nous a.vons un hôte ct tu nous as déjà mis en
relard.
- Oh! mon oncle 1 implora-t-elle.
Alain, amusé, intervint:
- Je crains, Mademoiselle, qu'il ne soiL trop tard
POUl' répul'er celle erreur. Les oiseaux dorment à cette
heure ci el il sera temps de remelll'e demain le nid à
sa place. Je vous accompagnerai, si vous le voulez
biull, CUI' je suis curieux d'assistel' Ù vos exploits
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
spo rtifs ! Je n 'ai jamais vu une jeune fille monter
dans un al'bre el dénicher les oiseaux ...
Comme sa voix r a ill ait un peu, Sylva lui je ta un
rega l'd de rcpl'Oche ct, sans plus insister, comme un e
petite fille obéissante, quitta la pièce avec une moue
chagrine sur le visage.
Dès la porte fermée, l'abbé Patureau sentit le
besoin d'explilluer :
- Vous devez penser que je sui s un bien mauvais
éduca teur! Pourtant, je ne regrette pas d'avoir fait
de Sylva celte bell e c t saine créature à l' âge où tant
d'autres n e son gent qu'à dén icher un amoureux, plutôt que des oisillons!
Alain protesta:
- Je ne me permettrais pas de pen se r que vous
a vez cu tort. Que peut-on reprocher à votre élève? Un
veu d'originali té peu t-ê tre... Est-ce ù'ailleurs un
défaut ? Je n 'en suis pas Sûr!
- VOliS êtes han tle prentlre sa défense en m ême
temps qu e la mi enne, r épondit le vieux prêtre en
:ouriant HyeC dou ceu r.
11 res la lin in sta nt sil en cieux, puis reprit au bout
d'un moment, un peu songe ur:
- Voyez-vous, Monsieur, le Bon Dieu m'a com})lé 1
Mon sacerdoce m'interdit les joi es de la famille ct Il
m 'a donné ce lle enfan t, qui est le rayon de soleil de
ma vic ! Sa mère, fi ll e de mon frère, est mOIte en la
Illellan t au monde. Son père s'est remari é peu après
ct es t parti il l'étra nge r. Je n 'rnlenrls plus guère parI!' r ci l' 11Ii. .. Sylva lout Iwtil hél)(', m'a é té confiér ... ct
je l'ai gardée ... Parfo is, je m'inqui le un 1 cu en son geant il. l'av!'nir. Elle n'a pa s un sou, moi non pins ...
Du co té de SOl I pi'n', jf! n'a!lr nds ri en, car il a fond é
IIl1 e falllil le de l'all tre cô té d 's m 'rs ct n e pense g urre
�~YLVA,
LA SAUVAGEONNJ.:
il cette enfant... J'espère qu'elle se mariera jeune,
avant que je ne disparaisse, avec un brave garçon
clu pays. E ll e fera une fermière modèle et une mère
magnifique! Que Diell me garde jusque-là!
Et il s'assit Cil face d'Alain, devant la soupière
f\\man le qu'Honorine venait de poser sur la table.
Presque aussilôt la porte s'ouvrit, doucement cette
fois, cl Sy lv a enlra.
Alain remarqua qu'elle avait, su ivant les consei
l~
de son oncle, lissé ses cheveux noirs et discipliné ses
boucles en cadrant sagement le visage au teint mat.
lne robe banale, bleu marine, de mauvaise coupe,
;.ramie d'un peU t col blanc, 1u i donnai t l'aÏ!' e1'une
l;ensioJ1naire.
Elle sc mit à labl , les yeux baissés, sans mol e1in',
]lt'ut-être un pell J\onleuse de sa tenue de tout :\
l'heure. Alain s'amusa e1e constater qu'il s'é tait
trompé: la jeune fille qu'il avait cru voir n'était Cil
réa lité qu'une enfant, lIne fillette qu'on venait cie
g r'onder cl qui C'herclrail, par une tenue exC'mplairC',
:\ Re fair pardonner.
�2G
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
CI1APITHE III
Le chant obstiné d'un coq réveilla Alain. Il entrouvrit les yeux, aperçut un rayon de lumière pâle il
travers les volets. L'aune pointait. Il s'enfonça
voluptueusement sous ses couvertures, la tête à demi
cach6e pour vaincre les bruits inhabituels, et chercha
à sc rendorIlÙr.
Il confondit, dans l'état de vague somnolence où il
était, mais sans pouvoir ret1'Ol,lver vraiment le sommeil, le . rêvo ct la réalité. Une jeune fille brune,
vêtue de rouge, riait devant lui il perdre haleine,
tandis que sa somptueuse voiture haletait sur une
route montante. Des oiseaux tombés du nid encombraient le chemin et la jeune fille les ramassait et
les jetait à Alain. Mais ils s'en volaient avant que ce
dernier e(U pu les saisir. Dans l'étable voisine, une
vache meuglait, donnant le signal du concert à tous
les animaux de la fCl·me. La cloche de l'église proche
1inta. Le village tout ontier s'éveillait.
Ce qui tira vraiment le jeune homme de son demisommeil, ce fut le trottinement de la vieille IIonori llO, le bru i t du moulin à café, une casserole heurtée
coutre le fourneau. Puis la voix de l'abbé Patureau
s'éleva et s'éteignit avec le clUl[UCJl1Cnt d'unc porle.
Alain pensa que Ir prêtre sortait }JOUI' aller dire sn
mcs!:!e matinale. Et, ' tout Ù. fait J"veillé, il songea ù
Syh a, il cette élrangc pelite fiilc HU I"('gard ardenl
• 1
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
27
qlli, la veille au soir, s'était tenue si sagement :\
table ct était aussitôt montée sc coucher pOUl', disaitelJe, achever dans son lit la passionnante lecture ' des
Trois Mousquetaires. Sans doute, à ce moment même,
était-elle douillettement dans son lit, dormant du sommeil innocent de l'enfance, encore si proche pour elle.
Mais soudain, le son de sa voix éclata, juste sous
la fenêtre :
- Buck! Ici, Buck!
Un jappement joyeux lui répondit, qu'elle interrompit d'un éclat de rire, et Alain reconnut le rire
qu'il avait cru entendre dans son rêve.
Spontanément, il bondit hors de son lit, enfila sa
robe de chambre et ouvrit brusquement ses volets,
qu i claquèl'ent contre le mur avec un bruit joyeux.
Sylva leva la tête, aperçut Alain et lui sourit.
Dans la lumière douce du matin, elle lui apparut
telle qu'il l'avait vue pour la première fois, vêtue de
son étonnante robe rouge, les cheveux épars sur les
épaules, la bouche éclatante, débordante de vitalité
et d'ardeur.
A ses pieds, le grand chien roux la regardait avee
adoration.
Il sc pencha :
- Déjà réveillée 1 Quelle courageuse petite fille
vous êtes! A l'heure où les enfants dorment encore ...
Elle haussa les épaules
- Les enfants sages! Mais je ne suis pas une
enfant sage!
Puis clic l'Cp ri t son jeu : une lutte à bras-le-corps
avec Buck qui roula avec elle sur le gazon en la
mordillant joyeusement.
El le Ile s'occupait plus d'Alain.
Il j'e la \111 regarcl SUl' le verdoyant spectacle dll
�28
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
jal'din sauvage, s ur les frondai sons de la. forêt
proche, et respira profond ément.
Puis il referm a la. fen être et s'habill a rapidem ent.
Il s'était rareme nt levé si tôt. C'étaH même parfois
l'heure où il se coucha it, la bouche pâteuse ct mécontent de lui ct de tout, après des nuits soi-disa nt
joyeuses, passées dans des lieux à la mode. Il s'étonn a
de n'avoir même pas envie de prendre au lit son
. petit déjeune r, comme il en avait l'habitu de. Une
so rte cie griserie était en lui, de joie de vivre, de dési r
cie particip er, lui aussi, à l'éveil heureu x de la n~tU!"e.
Il descendit, entra dans la salle. Honori ne allait
et venait et ne parut pas surpris e de le voir. Elle
lui apporta aussitô t son petit déjeune r : du café, du
lait crémeux, dt! pain, du beurre ct du miel. L'abhé
Patul'e au avait dû lui -même, la veille au soir, dOIlnel' c1es illst ruction s pour que l'ion ne manqu ât aH
bien -ê tre de son hôte; car ce ne devait pas être l'ordi nail'e de la maison !
Il en eut la preuve lorsque Sylva entra ct s'instal la
en lace de lui, après lui avoir dit un sourian t
bon jou I'.
Elle eut en effet un mot naïf et révélat eur qui
enchan ta le jeune homm e:
- Je vous ai attendu pour déjeunel', car je pensais
hien que ce sel'ait fête aujourd 'hui et que vous seriez
gÎlté! Je "ais pronter de l'aubai ne 1... Du miel.
j'adore ça 1. ..
T! interro gea :
-- J'ai vu des ruches dans le jardin, vous devez on
n voi l' tous les jours?
Elle secoua la tête et rejeta une mèche brune qui
était velllle ])arrer son front:
- Ne croyez pas cela! Mon oncle élève des abeilles,
1
�SYLVA, LA SAUVAGIWNNE
20
mais c'est pour vendre leur miel, car il n'est pas
riche 1 Il n'en fait servir que lorsque nous avons des
pensionnaires.
- Cela arrive souvent?
- L'été, quelquefois ... Mais cc sont toujours des
vieilles dames ennuyeuses.
- Vous n'aimez pas les vieilles dames?
Elle hésita un instant, leva les yeux vers son inter·
locuteur comme pOUl' l'examiner et deviner, à la
faveur de cet examen, si on pouvait lui parler Iranchemen t, puis elle sourit et en prit son parti :
- En général, je ne les aime pas beaucoup. Quand
ell es sont là, je ne peux ni rire, ni chanter, ni claquer
les pOites, ni dire tout cc qui me passe par la tête.
Je me fais traiter d'enfant mal élevée ... Notez qu e
ce la m'est égal, mais je pense que tonton en a de la
peine. Alors je fais attention ... mai~
je m'ennuie!
Alain éclata de l'ire:
- C'est clonc si amusant de claquet· les portes et
de dire tout cc qui vous passe par la tête?
Elle se mi t aussi à rire ct dédaigna de répondre.
Et, comme la collation était finie, elle sc leva:
- Vous m'excusez? Je vais all er me promener avec
Buck, comme chaque matin. Si vous voulez un livre ...
Mais le jeune homme l'interrompit :
- Et vos oiseaux d'hi Cl' so ir, qu'en avez-vous fait?
Elle eut une moue navrée:
- Je les ai trouvés morts tous les trois, ce matin,
dans leul' nid. C'est idiot cc que j'ai fait hier. J'aurais
dû réfléchir, mais je réfléchis toujours trop tarc! 1
Cel aveu fut fait d'une voix désolée, comme si la
jeune fille cons
t a~it
quelque chose d'irrémédiable ct
il laquelle elle ne pouvai t rien changer.
Alain Mel'cicl' sourit ct, comme elle se penchait
�30
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
pour caresser le gros chien roux qui venait d'entrer'
pour la convier à la promenade hahituelle, il
demanda:
- Je n'ai guère envie de lire, comme vous me
l'avez proposé. M'autorisez-vous à vous accompagner
clans votre promenade?
- Mais bien sûr, fit-elle simplement, enfouissant
les doigts dans l'épaisse fourrure de Buck.
Puis olle se pencha, prit la tête de l'animal entre
ses mains. Il la regardait de ses bons yeux affectueux
et intelligents:
- Mon vieux Buck, nous aurons un compagnon,
cc matin. Tu tâcheras de montrer que, toi, tu es
bien élevé et tu ne courras pas après les lapins en
aboya.nt comme un fou?
Le chien jappa.
- Vous voyez! fit-elle, ravie. Il a compris!
Alain n'en était pas sûr du tout, mais il se garda
de la conlredire.
El ils partirent tous trois, traversèrent le jardin
10uffu et silencieux et sortirent par la petite porte
surmon tée d'une croix où, la veille au soir, Alain
Mercier avait, un court instant, hésité à actionner
le lourd marteau de bronze.
Toul de suite ils furont dans la campagne, suivant
un petit chemin étroit, creusé d'ornières, bordé de
haies sauvages, qui montait vers la forêt proche.
Pour la première fois de Ra vic, Alain se trouvait,
ft sept heures clu malin, en pleins champs. Il s'étonna
c1es parfums divers que la lerre exhalait, des brui ts
onfus de la nature à l'orée du jour.
Buck, silencieux, marchai t SUI" lrurs tala ilS.
Sylva, à grandes fO\llrOR, avan<,;nil, mordillant uno
fleur cueillie au passage.
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
31
Elle n e parlait pas. A la dérobée, Alain remarquait
son visage sérieux, tendu, ses narines un peu dilatées,
comme s i elle eût voulu respirer toutes les senteurs
de la nature, ct son regard ardent qui caressait le
déco r familier.
Le premier, il rompit le silence :
- Vous aimez la campagne, n'est-ce pas?
- Si j l'aime 7... fit-elle d'une voix un peu sourde.
C'est·à-dirc que je fais partie d'ellc. Chaque sentier,
chaquc arbre, chaque sillon me connaît ct attend
mon passage, le matill. Les bêtes n'ont pas peur de
moi et je n'a i pas peur· d'elles. Je crois que je suis un
peu lIne petite sauvageon ne ...
- Une petite sallvageonn e... C'est cela, oui, c'est
exac temen t cela. l\lais une sauvageonn e de race!
avez-vous il qui vous me faites penser?
Et comme elle le regardait, un peu surprise :
- A un e jeune Océanienne à la chevelure brune,
a vec votre Louche éclatante, votre peau mate. Si vous
mettiez des fleurs l·ouges da ns vos cheveux, la 1"OS~emb
lance
serait frappante.
- Vous avez été en Océan ie ? ùemanda-t-elle, très
intéressée mais nullement féminine, songea-t-il,
n'ayant pas un instan t deviné qu'il venait de lui
faire un très grand compliment sur sa beauté.
- Non, jamais, avoua-t-il en riant. Mais des photos,
le cinéma, tout cela vous donne une idée ... Je suis
Sûr qu e je ne me trompe pas.
- l as beaucoup, Iit la jeun e fille. Une de mes
ancêtres très éloignée était de Tahiti, et l'on m'a souvent dit (Ille je Itli r essembl a is.
lL triait! pha :
- Oui, vous avez le type remarquable des femmes
�32
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
de là-bas, ct cette resSemblance passera it peut-êt re
inaperç ue à Pal'is, car les femmes y ressem blent
toutes aux gravure s de mode, de la dernièr e mode ...
Vous y feriez comme les autres, vous deviend riez
blonde ct banale.
Elle riait si Jort qu'il rit aussi.
- Je vous assure que je n'exagè re pas.
Mais, déjà, elle avait repris son air grave
_ Tahiti, ce doit être heau ... Et pourta nt je crois
que j'aimer ais moins ceUe nature éclatan te que nos
belles campag nes de France à la lumière douce et
aux contou rs atténué s. Tenez ...
Et, de son doigt tendu, elle mon trait l'horizo n :
- Vous voyez, là-bas, cette ligne sombre de la
forêt. Les teintes sont fondues, noyées ùans une
brume bleuâtr e. Vers midi, le soleil éclaire violemment les frondai sons, les revêt d'une gloire éphémè re.
En automn e, elles semble nt d'or ct de cuivre, ct
l'hiver, on voit le ciel à travers les branch es. La
nature est toujour s diverse, toujour s change ante. De
loin, la forêt a l'air d'une immen se bête tapie et elle
me fait UlJ peu peur. Mais, quand j'y pénètre , je sens
que c'est une amie. Les branch es me caresse nt le
visage, mes pieds s'enfon cent dans la mousse. Ln.
forêt... J'y passe des heures entières. Certain s jours,
je ne me lasse pas de marche r dans les sentier s il
peine formés où je relève souven t les traces des sangl iers. D'autre s fois, je m'étend s clans une clairièr e,
les yeux perdus au ciel. Les nuages ont des fOl'mes
ét ranges cl je r(\ve ... je rêve ... Je suis tout étourdi e
quand je me l'elève .. .
- VOLlS n'avez jamais peLlr?
Elle semhla toul 'tonnée d'enten dre sa voix, et il
compri t c!u'elle ne songea it pas du toul iL sa pr"s('I1("1)
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
33
ot qu'elle venait de parler tout haut, pour elle toute
seule ...
- Peur ? .. De quoi aurais- je peur ? ..
- Je ne sais ... Des bêtes... Des homme s ...
- Les bêtes ? .. Elles m'ador ent 1 Il Y a un écureui l
que j'ai presque apprivo isé et qui descend d'un arbre
chaque fois que je passe. Une fois, j'ai vu un chevreuil et j'ai pu m'appr ocher à quelque s mètres de
lui. Il me regarda it de ses grands yeux magnif iques
comme pour me demand er si j'étais une amie ... Tout
de même, il a eu des doutes et a brusqu ement détalé.
Mais plus loin il s'est arrêté, s'est retourn é, m'a
regardé e comme s'il hésitai t encore ... Les homme s ? ..
Mais tout le monde me connaît , ici, et personn e 11e
me fait de mal!...
Il regarda it avec une surpris e' accrue cette fille
magnif ique si étrange , si différen te des autres. Il
émanai t d'elle, malgré son accoutr ement, un charme
prenan t, profond.. Elle parlait avec une sensibi lité
exquise ct un mélang e de naïveté , de finesse et de sauvagerie qui étonna it le Parisie n si snob qu'il était.
Et comme il pénétra it à l'orée du bois, il dit :
- Savez-vous que votre nom vous va à mervei lle?
Voulez-vous que je vous dise ce qu'il signifie ?
Elle répond it simplem ent :
- Je le sais. Sylva, en latin, veut dire «forêl ».
Il fit une moue d'appro bation :
- Savant e? Vous faites du latin?
- Et du grec I...
- Mâtin!. ..
- Je travaill e deux heures par jour avec mon
oncle. Cela me passion ne . . Il est très instruit , mon
oncle, vous savez. Il aurait pu devenir quelqu 'un de
très connu, profess eur de théologie, ou curé d'une
3
�34:
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
grande paroisse. Mais il n'a jamais voulu. Il aime
trop son cher village, ses fidèles, sa vie simple ct
dévouée ...
Elle rit, avec une suffisance voulue :
- Mais oui, Monsieur, je suis savante ! Vous pouvez m'interroger sur l'histoire ancienne, SUl' la poésie,
SUl' la philosophie de Platon, sur...
Pitié! Grâce! fit-il, amusé. Je me déclare
vaincu! Je ne suis qu'un affreux garçon, très paresseux, qui n'a jamais pu passer un examen et qui
s'y connait seulement en moteurs d'automobiles.
D'ailleurs ...
Mais elle l'interrompit en le prenant brusquement
pal' la manche.
- AtLention! Vous alliez marcher SlU' un orvel ...
Il s'immobilisa instinctivement ct elle sc pencha,
souleva quelques feuilles et prit dans ses mains un
objet qu'elle éleva à la hauteur des yeux du jeune
homme.
Il eut un recul, cria :
- Quelle horreur ! Un serpent 1 Lâchez cela!
11 frémissait de dégoût.
Sylva 10 regarda d'abord avec une surprise intense,
puis éclata d'un l'ire aigu qui n'en finissait pas.
EUe parvint enfin à sc calmer et dit, d'une voix où
pOl'C;ait un ton de protection :
'ayez pas peur! C'est tout à fuit inoffensif.
Hegardez comme il est jOli!
Il surmonta sa répulsion, accepta de considérer de
pins pr s le petit serpent qui se démenait entre les
doigts de la jeune fille . Mais, comme elle l'approchait
on core, il lui saisit le poignet pour l'éloigner.
- Regardez! On dirait un ohjet précieux d'or et
d'émaux.
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
35
Mais cc qu'il regarda it, Alain, c'était la petite main
fine aux doigts fuselés, à la peau brune un peu rurugueu se, aux ongles cassés, qu'il tenait prisonn ière.
Elle écarta enfin les doigts ct le serpent glissa,
tomba à terre et di sparut en un clin d'œil sous les
feuilles mortes. Puis elle voulut se libérer, mais Alain
resserr a son étrein te.
- Je serai moins magna nime que vous! Je ne vous
lâchera i pas si vite... Pas avant que vous n'ayez
entendu mes reproches 1
Il s'efforçait de prendre un ton sévère et, comme
une petite fille craintiv e de réprim ande, elle fron~a
ses sourcils, fit la moue.
- Vos reproches ?... Qu'est-ce que j'ai fait de mal ./
- Vos mains ... Regardez vos mains 1
- Eh bien! qu'ont-elles de si exLraordinail'e?
- Vous avez des mains ravissa ntes, longues et
fines, des doigts de petite fille racée. Or, non seulement vous ne les soignez pas, mais vous les malmenez au point d'en faire des petites pattes de
sauvag e!
Elle ouvrait des yeux si étonnés qu'il éclata de
rire à son tour.
Visiblement, elle n'avait jamais pensé qu'elle avait
de jolies mains, ni cu le goüt de la moindr e
coquett erie 1
Il pri t un ton sévère
- Asseyez-volis sur cette souche d'arbre et ne bougez pas!
Elle obéit, un peu amusée et vaguem ent inquièt e.
Tl s'assi t à côté d'clIc, tira de sa poche de petits
instrum ents d'os ct de métal qu'elle considé ra avec
surpris e.
Puis il se mit en devoir de faire le manucu re.
�30
SYl.VA, LA SAUVAGEONNE
Elle le laissait faire, très intéressée.
- Vous emmenez toujour s avec vous ces instrumen ts?
_ J'ai horreu r d'avoir un ongle cassé ou une petite
peau qui se détache. Ma. lime, mes petits ciseaux,
mon polissoir me servent souvent. Des mains
soignées, c'est la premiè re des coquett eries!
Au bout d'un instant , comme un artiste admira nt
son travail, il prit la main de Sylva, l'éloign a un
peu ct la considéra, la tête légèrem ent penchée en
clignan t des yeux.
- Là! c'est parfait 1 Regardez cela, et constatez la
différence, vilaine petite fille! Qu'en dites-vous?
- C'est joli, fit-elle, rêveuse. Mais ma peau est
rêche; vos mains, à vous, sont si douces! Comme nt
faites-v ous?
Chut! Un secret !... Une crème magiqu e!
plaisanta-t-iI. Faites- m'y penser ce soir. Je vous en
donner ai un petit pot, et demain matin vous aurez
des mains de satin!
- Vous êtes un ange 1... Mais quo c'est drôle, un
garçon comme vous!
Et, bondiss ant sur ses pieds, elle le regard a avec
une exprossion indéfinissable où se mélang eaient à
la fois l'admir ation ot un peu de mépris et, prenan t
son élan, elle sc mit à courir, suivie par Buck, ct
disparu t au tourna nt du chemin.
Il resta pétrifié, croyan t la voir revenir. Il attendi t
un assez long momen t, mais 10 sentier resta désert.
Prenan t son parti de ne s'étonn er de rien avec
cotte étrange et attiran te créatur e, il fit demi-to ur et
rentra soul, d'un pas de promonade, au presbyt ère
où l'ahbé Paturea u, qui lisait son bréviai re, l'accueilli t avec un bon sourire .
�SYLVA, L4.
SAUVGEO~IŒ
37
CHAPITRE IV
Sylva ne rentra qu'à midi, flanquée de son chien.
Alain, qui n'avait soufflé mot de leur promenade
au vieux prêtre, ne sachant pas si celui-ci n'en serait
pas offusqué, remarqua que la jeune fille non plus
n 'y faisait pas aIl usion pendant le déjeuner.
Cela créa entre eux une sorte de complicité qui fut
loin de déplaire à Alain.
Il essaya à maintes rep['ises ùe rencontrer le regard
de Sylva, mais elle semblait faire à peine attention
à lui, s'adressant SUl'tout à son oncle.
Vers la fin du repas, comme l'abbé Patureau lui
demandait cc qu'elle comptait faire dans l'après-mi di,
elle répondit :
- Je vais a1ler à bicyclette il Busnières. J'ai commandé les deux livres de Lttémture dont tu m'as
parlé, et la libraire me les a pl'omis pour aujourd'hui.
Le vieux prêtre sc tourna vers Alain :
- Et vous, cher Monsieur? Quels sont vos projets?
Voulez-vous que je fasse préparer les articles de
pêche?
Alain hésita un court instant puis se risqua, en
jetant à Sylva un coup d',œil furtif :
- Si j'osais me permettre ... je vous demandel'ais,
monsieur l'Abbé, lu. pelmlSSJOn d'accompagner
M11. Sylva. J'adore la bicyclette, et si vous pouvez en
�38
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
mettre une à ma disposition, j'en serai ravi.. . à
moins toutefois que votre nièce ne veuille pas de ma
compagni.e !
Sylva fit une moue qui signifiait que cela lui était
parfaitement égal.
L'abbé Patureau fit en riant :
- Cette acceptation à peine polie est une grande
amabilité de sa part, n'en doutez pas! Sylva aime
l'indépendance à un degré qui confine à la sauvagerie! Pour ma part, je ne suis pas fâché de la voir
se civiliser un peu et c'est avec plaisir que je mettrai
mon vieux vélo à votre disposition.
Alain remercia, un peu vexé toutefois du manque
d'empressement manifeste de la jeune fille à son
égard. Mais, comme il l'observait à la dérobée, il vit
sur ses lèvres se dessiner un sourire moqueur;
aucune coquetterie ne s'y mêlait. C'était simplement
l'ironie gamine tl'unefillette s'amusant d'un innocent
secret.
. Le déjeuner à peine terminé, Sylva se leva de
table.
Il y a vingL kl10mètres à faire, monsieur Mercier. Si nous ne voulons pas trop nous presser, il
faut partir maintenant.
Par cette chaleur? s'inquiéta Alain. Ne serait-il
pas sage d'attendre une heure ou deux?
Et comme elle ouvrait la bouche pour protester,
l'abbé intervint:
- M. Mercier a raison mon petit. Nous allons
passel' un moment au jardin. L'effort après Je repas
n'est pas indiqué. Va donc chercher ton Histoire de
la Musique. Nous allons bavarder un peu tous les
lieux sur ce sujet, ct si cela ennuie M. Mercier, Il
n'aura qu'à ne pas nous écoutel'!
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
39
Etendu sur une chaise longue, à l'ombre d'un
immen se noyer, les yeux fermés, envahi par une
(Jouee paresse , Alain, un peu à l'écart, entend ait des
bribes de phrases qui étaient pOUl' lui autant d'incon nues et de révélati ons.
« La poésie dramat ique a pour caractè re de peindre
les passion s humain es, non directe ment par leur
essence intime, mais par l'interm édiaire du langage ,
l[ui parle il, la raison d'abord , et n'est qu'en second
lieu traduit en émotion s. POUl' Wag'n er, la musiqu e
est l'expres sion imméd iate du sentim ent; là, point
d'interm édiaire : le oœur parle au oœur. »
La voix chaude de Sylva s'élevai t. Elle lisait, mais
avec un tel accent qu'on eût dit que les mots venaien t
d'elle-même.
Alain se souvin t d'un soirée à l'Opéra , l'hiver dernier, avec des amis férus de musiqu e. Avec un ennui
poli, il s'était borné à applau dir en même temps que
la foule, ne faisant aucun effort pour ressent ir l'émotion sacrée qui faisait, en ce momen t, vibrer la voix
de l'étonn ante enfant. En elle, quel contras te 1 Quelle
finesse ct, en même temps, quelle nature rude et
directe ! On ne pouvai t savoir si elle était simplem ent
une petite sauvag eonne éprise de la vic simple, ou
un être d'élite aux réactio ns l'arcs ! On ne pouvai t
savoir davant age si elle était réellem ent jolie, avec
le contras te de ses yeux noirs, de su. bouche éclatan te
dans son visage étroit au teint mat.
Alain entrouv rit les paupièr es et la regarda .
Si, elle était jolie! Mieux que jolie, même : d'une
beauté frappan te, si loin du modèle standa rd et banal
cles revues de mode parisie nnes 1
Il l'évoqu a un instant vêtue d'une robe élégant e
et sobre, coifIée par un grand maître qui aurait su
�40
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
donner à ses souples cheveux noirs et brillan ts un
pli savant. Ses jambes nerveuses, au mollet haut, aux
chevilles délicates, dont il devinai t, sur la peau nue,
les écorchu res ct les cicatrices, souven irs de quelque
chute, auraien t eu, gainées de soie fine ...
n sursaut a.
Un éclat de rire venait de le tirer de sa rêverie
- Vous dormez, monsie ur Mercie r? Vous ne semblez pas très en forme pour un exploit sportif !
Sylva, qui pédalai t avec entrain , alleign i t le
somme t de la côte, ct seulem ent alors se retourn a.
A cinquan te mètres derrièr e elle, elle aperçu t Alain
qui, descendu de sa machin e et la poussan t, montai t
pénible ment en s'épong eant le front.
Il arriva, rouge, essouIIlé, posa la bicycle tte sur le
talus ct tomba plutôt qu'il ne s'assit sur l'herbe bordant la route.
Pour un monsie ur qui aime la bicyclette,
railla-t-elle, vous semblez manqu er d'énerg ie!
- La bicyclette ? .. J'ai cela en horreu r! gronda-t-il,
d'une humeu r de dogue.
- Vous avez dit à mon oncle ...
- Oui, entendu , j'ai dit que j'adora is cela 1 Eh
bien 1 j'ai menti!. .. Mais comme j'avais envie de
vous accomp agner ct que vous n'aurie z pas accepté
de vous encomb rer d'un compagnon si vous aviez su
qu'il était incapab le de monter une côte à bicyclette,
il a bien fallu que je mente 1 Mainte nant, je vous
J'avoue froidement, je n'aime que les promen ades en
auto!
Debout devant lui, dans la lumière étincela nte, eUp.
le considé rait sans indulgence.
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
41
11 reprit. :
- Oui, je sais, vous me prenez pour une mauvieLte.
Ecoutez, si je vous ennuie trop, laissez·moi et ne vous
occupez plu s de moi. Je retournerai au presbytère
tranquillement.
Elle rit cL s'assit brusquement à côté de lui:
- Pas du tout, nous allons nous reposer un peu.
Quand vous aurez repris vos forces, nous l'epartirons
tout doucement, cal' nous ne sommes pas pressés.
D'ailleurs, vous avez à terminer votre œuvre, monsieul' Mercier' Le moment me semble tout indiqué'
- Mon œuvre?
Elle lui tendit, avec une moue de reproche, ~es
deux: mains dont l'une seulement se parait d'ongles
soignés et blillants.
Ils arrivèrent à Busnières vers quatre heures. Alain
était altéré, n'ayant pas l'habitude d'un semblable
e (1'0 1't en plein soleil. Syl va, elle, étai t fraîche et
dispose.
Tandis qu'elle passait chez le libraire prendre
livraison des liv res qu'elle y avait commandés, Alain,
assis à l'ombre à la terrasse d'un café, commençait à
apaisel' sa soif en attendant sa compagne. Sylva
l'éapparut bientôt, ct tandis qu'Alain commandait
pour elle des rafraîchissements, elle se mit à feuilleter les livres.
Il l'interrogea curieusement
- Des romans?
Elle haussa les épaules :
- ilien mieux que cela' Les Rêveries d'un promeneur sOlUaire, de Jean-Jacques Rousseau, et les
�42
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
Œuv'ïes choisies d'Alfre d de Vigny. J'adore Rousseau! Mon oncle voudra it me faire aimer Chatea ubriand, mais cela m'est impossible. Il est trop
artifici el; ses enthou siasme s me paraiss ent dictés ct
faux. Tandis que Rousse au! Quand on le lit, on
l'évoque, sa boîte de botanis te accrochée à l'épaule ,
parcou rant champs et forêts, en proie à son inspira tion sacrée, si proche de la vraie nature. Je crois ...
Mais elle s'interr ompit soudain , devant la mine
contrite du jeune homme . Et, simplem ent, elle éclata
de rire:
- Je crois surtout que je vous ennuie 1. ..
Il protest a avec ferveu r:
- Non. Ne dites pas cela-! Vous m'intér essez prodigieusem ent, au contrai re 1 Mais, en même temps, je
me sens un peu honteu x de ma propre ignoran ce ...
Je compre nds qu'il y a tout un domain e de joies qui
m'écha ppe ct je suis un peu confus de me le voir
révélé par une petite fille comme vous.
Il réfléchit un instant , puis continu a, tandis qu'elle
le fixait gravem ent de ses magnif iques yeux noirs:
- Une chose m'intér esserai t: c'est de voir vos réactions dans un aulrc cadre, au milieu d'une autre vic
que celle que vous connaissez.
_ Comme nt cela?
_ Vous n'avez jamais été à Paris?
- Non.
- Vous se riez heureu se d'y aller?
Les yeux de la jeune fille brillère nt
_ Oui ! ... D'y passer ... Ce doit être si beau: NotreDame au couche r de soleil, le Palais du Louvre, si
plein de souven irs.... les musées et toutes leurs
mervei lles.
Mais il secoua la tête en sourian t :
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
43
- Ce n'est pas ce que je veux dire, incorrigible
petite poétess e: je parle clu Paris où j'évolue...
Puis il se mit à lui parler de son existence à lui,
de ce Paris monda in loin duquel il se sentait dépaysé.
Tandis qu'il décrivait, elle imagin ait les ChampsElysées, parcou rus par une foule élégante, sillonnée
d'autos luxueuses. Des femmes fardées, couvertes de
bijoux et de fourrur es; des spectacles somptu eux;
les courses ; le Bois... Pêle-mêle, il suscita it en elle
des images inconnues. Parrois elle hochai t la tête,
disai t :
- Oui, ce doit être très beau ...
Ou bien elle restait silencieuse, le menton dans ses
mains, l'air pensif.
Soudai n, il se pencha davant age vers elle :
- Tenez, je vous vois vêtue d'un costume tailleur
tl'ès net, très sport, vos jolies jambes gainées de soie,
vos cheveux disciplinés, un peu de poudre sur les
joues, oh! très peu; votre teint mat n'a pas besoin
d'être retouché... Ou encore en robe du soir rose
safran ... très pâle, avec, seules notes domina ntes, vos
cheveux si noirs et vos lèvres si rouges ... Vous auriez
Un succès, un succès fou!...
Elle sc rejeta soudain en arrière , comme si elle se
réveillai t, secoua la tête :
- Vous vous moquez de moi, monsie ur Mercier !...
Je crois plutôt que je serais tout à fait ridicule 1 Vos
Parisiens seraien t loin cie m'adm irer! D'ailleu rs, mon
ùestin n'est pas là, mais ici ...
Il répliqu a un peu viveme nt:
- Mais oui, comme m'a dit votre oncle: elle sera
une excellente fermière, une parfait e mère de
famillo 1
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
Son ton l'aillait . Elle se cabra cette fois, ct
violem ment:
_ Eh bien? N'est-ce pas mieux que l'existence futile
de vos Parisie nnes pompon nées et fardées ?.. Et
puis, à moi, il faut de l'air, du soleil, de l'espace ...
Je mourra is d'ennui dans votre sombre ville!
Elle sc leva, comme pour clore l'entret ien.
Ses yeux noirs brillaie nt; ses lèvres, un peu serrées l'une contre l'autre, trembla ient légèrem ent.
_ Ne soyez pas fâchée, dit-il alors doucem ent en
sc levant aussi. Je crois ne vous avoir dit que des
choses très aimabl es et vous semblez m'~
vouloir.
Elle ne répond it pas.
Cc n'est que beauco up plus tard, tandis qu'à la
nuit tomban te ils atteign aient les premiè res maison s
des Estable s, qu'ayan t mis pied à ter re pour passer
sur le petit pont de pierre con duisant au presby tère,
elle sc tourna soudain vers lui pour lui dire, d'une
voix un peu sourde :
_ Je ne suis pas fâchôe, mais il est inutile de
m'appo rter un doute, un regret. .. Je suis heureu se,
mon sieur Mercier, ct je veux pouvoi r continu er à me
conten ter du simple bonheu r qui vous sem hIe, à vous,
quelcon quo... Mais puisque je ne puis en connaî tre
d'autre ...
_ Sage petite fille! fit-il, attendr i. Allons, c'est
entendu , je ne vous parlera i plus de tout cela... Faisons la. paix.
Il lui tendit la ma.in. Avec un sourÏl'e , clIc y mit
la sienne. Alors, mi-plai sant, mi-sérieux, il éleva
jusqu'à ses lèvres les doigts fu selés ct les baisa.
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
45
CHAPITRE V
Deux autres journées passèrent. Sylva, complètement apprivoisée maintenant, ne quittait guère son
camarade imprévu.
De longues marches, suivies d'heures de nonchalance passées au jardin, une partie de canotage, une
autre de pêche, tout cela l'emplit si bien le temps
que le jeune homme fut tout surpris, le troisième
jou!', de voir entrer au presbytère le mécanicien qui
lui rappela que le car passait le lendemain matin.
Il ajouta :
- Je viens de recevoir les pièces de rechange. Vous
pourrez revenir la semaine prochaine, monsieur Mercier, chercher votre voiture; elle sera prête, à moins
que vous ne préfériez que je vous la fasse conduire
à Tournon où vous serez demain soir?
Alain se tourna vers l'abbé Patureau, qui lisait
en parcourant à pet its pas une allée du jardin:
- Monsieur l'Abbé, puis-je vous demander l'hospita li té cinq jours encore, si ce n'est pas abuser? Je
pense qu'il serait absurde d'aller m'enterrer une
semaine il. Toumon, où je périrais d'ennui, alors que
ma « captivité» aux Estables me semble fort agréable,
grâce à votre bon accueil 1
Le vieux prêtre, qui s'était approché, sourit
- Tiens, tiens 1... Vous voici converti au charme
�46
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
de la campagne? Cela ne m'étonne pas ... Je serai
ravi de vous garder un peu plus longtemps, et ma
sauvageonne sera également enchantée d'avoir quelque temps encore son compagnon de promenade.
La «sauvageonne» qui, à quelques pas de là, étendue à plat ventre dans l'herbe, lisait un livre sans
doute passionnant, ne daigna même pas répondre.
Et comme, le mécanicien une fois parti, Alain
s'approchait d'elle et demandait, légèrement vexé :
-. Vous avez entendu, mademoiselle Sylva? Je
reste encore un peu ici... Cela ne vous ennuie pas,
j'espère?
Sylva, sans quitter son livre des yeux, répondit
tranquillement:
- J'en serai quitte pour trainer jusqu'à La Voulte,
demain, un pauvre gars qui a la bicyclette en horreur
et qui se croira obligé de m'accompagner.
- Vous allez à la Voulte demain?
- Oui; je vais voir une vieille dame que j'adore
- une exception, celle-là, puisque je vous ai dit que
je n'aimais pas les vieilles dames 1 - C'est M'''' de
Gandac, la châtelaine du pays, une bonne personne
qui s'est prise d'amitié pour moi et me fait donner
des leçons de piano. J'y vais deux fois par semaine.
- Quelle jeune fille occupée et savante vous êtes!
fit Alain d'un ton mi-moqueur, mi-admiratif. En tout
cas, votre réfle ion de tout à l'heure est fort désohligeante à mon égard et ma dignité s'oppose à ce
que je vous accompagne ! Vous en serez quitte,
comme vous dites, pour pédaler toute seule ct vous
onnuyer sur le chemin! Vous regretterez le charmant
compagnon que je suis 1
Elle sc mit à l'ire, saula su r ses pieds et appela
somnol('nt t\ côté d'elle, ouvrait de
Buck qui, h dem~
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
47
temps à autre ses yeux pour voir si sa maîtresse
était toujours là :
- Viens ~ vite, mon vieux Buck 1 Mon ami, mon
seul ami !. .. Avec toi, au moins, je ne me dispute
jamais!
Alain tint parole ' et n'accompagna pas Sylva.
D'ailleurs, à peine le déjeuner fini, la jeune fille SI)
leva, dit à son oncle :
- Je vais chez Mm. de Gan4.ac, pour ma leçon de
piano! A tout à l'heure, tonton chéri!
Elle ajouta, en se tournant vers Alain:
- A ce soir, monsieur Mercier; bonne journée!
Le jeune homme décida, puisque sa bruyante ct
trépidante compagne l'abandonnait ainsi, de passer
une journée de repos à l'ombre d'un des grands
arbres du jardin. Il choisit, dans la bibliothèque dc
l'abbé, un livre dont le titre ne lui parut pas trop
austère, installa sur la pelouse une chaise longue et
s'étendit paresseusement. Buck, tout désemparé par
le départ de Sylva, se coucha aux pieds du je\lne
homme et ne tarda pas à s'endormir.
Il faisait un temps exquis. La chaleur était tempérée par une légère brise. Alain n'apercevait le ciel
qu'à travers les branches du gros orme qui l'abritait
du soleil. Une douce torpeur l'envahit. Il laissa
retomber son livre et rêvassa, les yeux mi-clos.
Il songea à l'imprévu de ces courtes vacances qu'il
avait d'ailleurs volontairement prolongées. Pour la
première fois, il s'interrogea :
« Comment se fait-il que, moi qui ai horreur de la
campagne, je n'aie pas fui dès que .possible ce pate-
�48
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
lin qui m'avait paru, à première vue, sinistre 1... »
Sinistre ?... Sous ses yeux s'étendait le beau paysage
auquel il s'était si vite accoutumé: le jardin sauvage
et luxuriant, puis, au-delà du mur qui le clôturait,
le village avec ses toits bruns ou couleur de rouille,
et plus loin, bordant l'horizon, la tache sombre ct
âpre des roches où, par endroit, on apercevait le lacet
clair de la route. De là-bas, au volant de sa voiture,
il avait entrevu pour la première fois Les Estables ...
Les Estables... Les quelques jours qu'il y avait passés
avaient paru si courts, lui apportant tant de révélations, tant de pensées si neuves, si étonnantes pour
le Parisien qu'il était... Sa pensée dériva. L'étrange
et ardent visage de Sylva lui apparut, non pas flou
comme il arrive en rêve, mais net et précis, comme
si la jeune fille avait été prèS de lui.
n l'l'avoua que, sans elle, le séjour aux Estables eût
été mortellement ennuyeux et que toutes ces révélations, toutes ces surprises venaient incontestablement
d'elle.
« Quelle attachante petite fille! se dit-il. II me
semble que je la connais depuis touj ours! Si confiante par moment, à d'autres instants sur la défensive, comme une créature toute neuve que rien de cc
qui est bas ct laid n'est venu ternir. »
Il rêvassa encore, laissant sa pensée vagabonder
sans contrôle.
« Son oncle se trompe grossièrement, le brave
homme, en s'imaginant qu'il est dans le vrai en
l'élevant ainsi ... n en fait un être à la fois sauvage
et raffiné, et son avenir n'est pas si facile qu'il veut
bien le croire ! Que deviendra-t-clle? Epouser un
paysan, de\'enir fermière ?... Elle est trop fine, trop
racée pOUl' cela, trop savante aussi... Alors? Epouser
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
49
un petit employ é de la ville voisine ? Elle étoufferait...
d'air et d'espace et en même temps de
Elle a b~soin
tous les raffinem ents de vie nécessa ires à une créature d'élite... Si j'étais son oncle, je serais bien
inquiet... »
Soudai n, il fut surpris lui-mêm e du tour que prenaient ses pensées . Il rit tout haut, et Buck sursau ta
en levant vers lui sa tête intellig ente aux yeux
magnifiques.
Le jeune homme le caressa :
- Oui, mon vieux Buck, je divague ... Elle est très
gentille , ta Sylva, mais j'ai autre chose à faire quo
de penser à son avenir! Une semain e de vacanc es
encore et le départ. La Côte d'Azur, Paris, mes amis,
ma vie agitée - que j'aime! - et ta charma nte
maîtres se ne sera plus qu'un vague souven ir estompé.
Le chien continu ait à le regarde r, immobile, interrogateu r.
- Quels yeux graves tu as, mon vieux Buck! Tu
ne me ('l'ois pas ? .. Tu penses que je n' pourrai pas
oUblie .. Sylva 't ... Rien SÛ I', pour tun oœur de chien,
elle est 10ut, ell e cst l' univers 1... Mais pour moi, ce
n'est qu'une petite bonne femme étrange qui a rendu
mon séjour forcé ici très agréabl e. Et c'est tout, ...
c'est tout... Non, tout cie même, tu ne cmis pas que
je Suis amoure ux cl 'ell e ? ..
Et tanclis qlle le jeune llOmme se souleva it pour le
caresse r, 1 chien jappa, COlllme pOlit' acquies cer.
Alaill sc mil :\ rire:
- NOll, lJuck, je ne suis pus un gamin qui se
laisse premlt' ainsi. POlit' te prouve r mon détache mellt cOlllp lf't, je t'offre une helle promen ade, sans
« ELLE », ct tll constat eras que cette promen ade sera
allssi agréabl e que si Sylva nOliS accomp agnait 1
4
�50
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
Ils prirent tous deux le chemin maintes fois emprunté, qui monte vers la forêt.
Alain, très joyeux, sifflait. Il marcha longtemps,
traversa la forêt, descendit l'autre versant de la
colline.
Le paysage changeait, devenait moins âpre; un
ruisseau serpentait dans un pré, suivant la vallée.
Un chemin bordé de haies fleuries conduisait vers
un village dont on apercevait les premiéres maisons.
Soudain, Alain s'immobilisa, cligna des yeux.
Là-bas, sur la chemin, cc couple qui marchait,
venant vers lui... La femme ressemblait étrangement,
de loin, à Sylva. Même démarche souple et rythmée,
même tache sombre des cheveux. L'homme, qui
tenait à la main une bicyclette, semblait jeune. Soudain, Buck jappa et fila comme une flèche.
Interdit, Alain le vit atteindre le couple, bondir
autour d~ la promeneuse _
_ Mais c'est elle! fit Alain à mi-voix, c'est Sylva 1
Pal' exemple! Qu'est-cc que cela veut dire ?... Décidément, la pure ct jeune créature est comme les
autres 1 Elle l'acon te à son oncle qu'elle va prendre
une leçon de piano, mais elle a tout Simplement
renùez-vous avec son amoureux 1 Je comprenùs maintenant pourquoi ell e m'a si bien laissé tomber 1 Ello
a même fort adroitement manœuvré pour m'empêcher de l'accompagner, la petite lll<:;ée!
Une mauvaise humeur subite s'était emparée de
lui. Il fut sur le point de rebrousser chemin; mais,
soudain, sa détermination fut prise. JI resterait là,
attendrait que Sylva vînt jusqu'à lui, ct lorsqu'ils
semirnt sou ls ensemh le, il lui ferait de la morale.
SOli oncle était nllïf et avouglo. Il so devllil, lui, de
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
51
faire compre ndre à la jeune fille le danger qu'elle
courait .
Il se sentait soudain une' respons abilité de grand
frère à l'égard de cette gamine inconsc iente.
Il s'assit au bor.d du chemin et attendi t.
«Elle va être bien ennuyé e de me voir là 1 »
pensa-t-il.
Mais il fut tout surpris de voir Sylva avance r tranquillem ent aux côtés de son compag non et sc mettre
à rire en le voyant.
- Je pensais bien que vous n'étiez pas loin, monsieur Mercie r, puisque Buck était là 1... C'est gentil à
vous d'être venu au-dev ant de moi!
Et elle présent a son compa gnon:
-. Jean Rontaix , un voisin ...
Les deux homme s se serrère nt la main, mais avec
beauco up de réserve. Jean Rontaix dévisag eait Alain
Mercie r avec un peu d.e hauteu r, tandis que ce dernier
remarq uait à la dérobée que le jeune homme , qui
sembla it avoir environ vingt ans, était grand, mince
ct vigoure ux. Il était vêtu en paysan , mais en paysan
aisé et soigné.
Sylva so tourna vers lui :
- Au revoir, Jean. Je suis content e de t'avoir
rencont ré. Si cela ne t'ennui e pas, je te laisse ma
bicycle tte. Je vais revenir ù. pied avec M. Mercier. Je
reviend rai demain cherche r mon vélo.
- Au revoir, Sylva.
Ils sc serrère nt la main, ot Alain ne put déceler,
dans cet adieu, autre chose que la poignée de mains
loyale de deux camara des.
Sylva ct lui prirent , en silence d'abord , le chemin
du retour.
Le premie r, Alain parla
�52
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
- Cette leçon de piano s'est bien passée?
_ Très bien, répondit-elle avec beaucoup de
naturel.
Alain hésitait à engager la conversation dans le
sens où il le désirait.
Sylva avait l'air si sereine, si loin de se douter de
ce qu'il pensait! De toute évidence, elle ne s'imaginait
pas que le jeune homme s'arrogeait un droit de contrôle sur sa vie privée!
Soudain, il se décida et s'arrêta hrusquement de
marcher.
Surprise, elle se tourna vers lui :
- Fatigué? ..
on ... J'ai à vous parler. Asseyons-nous ICI.
Son ton était bref et impératif. Elle obéit, sans
songer à se rebeller, et leva vers lui un visage inter)·ogateul'.
Alain la regarda bien en face et, sévèrement :
- Vous trouvez que c'est très joli, ce que vous
faites là?
Un sincère étonnement se peignit sur les traits de
la jeune fille :
- Que voulez-vous dire? Je ne comprends pas!
Qu'ai-je fait?
- Vous savez de quoi je parle. Abuser ainsi de la
confianre que votre oncle VOus témoigne! Vous êtes
inconscien te, je pense; c'est votre seule excuse. Mais
heureusement qlle je suis là pour vous ouvrir les
yeux ct vous crier «casse-cou 1> !
Elle continuai t à le regarder de la même façon ,
comme s'il divaguait.
- Ne prenez pas cet air innocent! Vous savez très
bien que c'est mal!
Elle cria:
�SYLVA, LA SAUVACEONNE
53
- Mais vous m'ennu yez, à la fin! Parlez franche ment! Que voulez-vous dire?
- Simple ment ceci : qu'une petite fille qui prend
le prétext e de soi-disa nt leçons de piano pour donner
rendez-vous à son amoure ux agit fort mal et fort
danger euseme nt pour elle.
n n'avait pas fini sa phrase qu'une gifle cinglan te,
lan cée à toute volée, le frappai t à la joue.
Sylva, bondis sant sur ses pieds, rouge de colère, les
yeux brillan ts et pleins de larmes, cria:
- Buck ! Viens! Allons-nous-en !
Et elle partit en couran t, suiv ie du chien trottan t
à ses côtés.
Interdi t, stupéfa it, Alain resta un instant immobile, frottan t sa joue brûlant e.
Puis il s'élanç a à la poursu ite cie Sylva.
Il eut quelque mal à la rattrap er, mais parvint
enfin à sa hauteu r, la saisit par le poigne t et la força
à s'arrête r.
- Sylva ... Sylva, ... je vous en prie ... Ne soyez pas
fâchée. J'ai voulu vous parler en ami, comme un
grand frère ...
Elle luttait pour essayer de se dégage r.
- Laissez-moi... Je vous déteste !...
- Sylva, ... ma petite Sylva, je n'ai pas voulu ...
Mais, soudain , elle cessa de se débattr e, et un flot
de paroles jaillit de ses lèvres :
- Vous m'avez insulté e sotteme nt, sans savoir...
Je suis incapab le d'une cachott erie à l'égard de mon
oncle, incapab le d'une vilaine action ... Et parce que,
en Parisie n qui ne connaî t rien de pur, rien de net,
vous voyez tout de suite le mal et le menson ge, vous
me rencon trez avec un garçon qui ne m'est rien
�54
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
qu'un ami d'enfance, vous vous imaginez tout de
suite ... Oh! c'est mal... c'est maiL ..
Elle n'était plus qu'une petite fill e blessée, prête à
pleurer. Des larmes commençaient à rouler sur ses
joues.
Alain fut bouleversé :
- Pardon, pardon, Sylva 1. •. Je suis un imbécile.
Ke m'en veuillez pas. Je n'ai pas réfléchi un instant.
Vous avez raison: je ne connais que le mal et vous
êtes la pureté même ...
Elle pleurait doucement maintenant, essuyant ses
yeux du revers de sa main, comme une enfant.
Il restait immobile devant elle, gauche et interdit
comme tout homme devant une femme qui pleure. Il
se bornait à répéter:
- Pardonnez-moi, Sylva ... Ne m'en veuillez pas ...
Elle reprenai t peu à peu son calme.
- Oh! je ne vous en veux pas ... Je n'aurais pas
dû être bouleversée à ce point. Cela n'en valait pas
la peine. Mais c'était si bête de soupçonner cela 1
Jean, mon amoureux 1
Avec la promptitude d'une enfant qui passe des
pleurs à la joie, elle riait maintenant, des larmes
encore au bord des yeux.
- Il n'y a pas bien longtemps, Jean et moi nous
nous disputions comme des gosses. Je me souviens
encore de la mèche de cheveux qu'il a arrachée, un
jour de colère, parce que j'avais perdu ses billes 1
Alain l'il à son tour :
- Et moi, je me souviens de la belle gifle que j'ai
reçue, si bien méritée, d'ailleurs 1
- Oh 1 c'est vmi... J'ai frappé un peu fort. Vous
m'en voulez '1
Je VOliS e1l voudrai f(lllt Je temps quo mu joue
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
55
sera brûlant e. Regardez. Je suis sûr que vos doigts
y sont encore marqué s!
Elle se mit sur la pointe des pieds pour l'exami ner.
- C'est vrai, votre joue est toute rouge !. .. Et elle
brûle encore un peu, continu a-t-elle en mettan t sa
main - doucem ent cette fois - sur le visage d'Alain .
Innoce mment , elle prolong ea un instant sa caresse.
- Vous me pardon nez à votre tour? demand a-t-elle,
son visage tout près du sien.
Mais Alain eut un brusqu e recul, saisit la main de
la jeune fille et l'éloign a de lui.
Il bougon na :
- Oui, car vous n'êtes qu'une enfant. Et j'étais
stupide de penser que vous puissiez avoir un
amoure ux!
Un instant fugflif, il avait eu la tentatio n de la
prendre dans ses bras et Je la serrer contre lui en
Couvrant de baisers son beau visage émouv ant. Elle
était si près de luj, sans défense, son jeune corps libre
sous la robe légère, ct cette main fraîche sur sa
joue !... Un éblouis sement l'avait pris, qu'il cachait
mainte nant sous une brusqu erie voulue.
Elle protest a, très vexée :
- ' C'est le jour des amabil ités ! Après m'avoi r
reproch é - et en quels termes ! - d'avoir un amoureux, vous prétend ez mainte nant que je suis incapable d'en avoir un! Pourqu oi? Je suis laide '!
Difform e? Hepous sante? Hideus e ? ..
- Tout rela ù la fois, c'est cela, insuppo rtable
onIant! fit Alajn, amusé malgré lui. Enfin, jo conclus
do tout cola que ce Jean ROlltaix n'est J'ien pour
VOLIS, rien qu'un ami d'enfan ce ...
n s'étonn a lui-même du ton d'allégresse avec lequel
il avait pronon cé cos mots et, coïncidence, au même
�56
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
moment il rencontra le regard de Buck, inquisiteul'
et presque humain.
- Ma parole, ce chien a une façon de me regarder,
de m'interroger, de m'affirmer des choses ...
Sylva leva sur Alain des yeux stupéfaits.
- Que dites-vous?
- Oh 1 je ne divague pas! Mais vous ne pouvez
pas comprendre! C'est un secret entre Buck et moi...
Mais tu te trompes, mon brave Buck, tu te trompes,
je t'assure 1. ..
Il se forçait à plaisanter, mais Sylva perçut dans
sa voix un fléchissement, une pointe d'émotion dont
elle ne put saisir le sens.
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
57
CHAPI'i'RE VI
Alain était seul, étendu paresseusement sur la
pelouse, devant la maison.
Il songeait.
Comment sc faisait-il que ce séjour aux Estables
ait passé si vite? Lui qui abhorrait la campagne, qui
n'aimait que les stations estivales mondaines, qui ne
connaissait que la vie trépidante des snobs, comment
se faisait-il qu'il pût sc plaire ici ?
Cette possibilité de rêverie qu'il découvrait enfin,
cc retour bienfaisant en lui-même, cette paix ne lui
pesaient pas.
Sylva était partie pour sa leçon de piano. Il avait
juré de ne pas aller au-devant d'elle au retour. Il
s'était senti si ridicule, si diminué aux yeux de la
jeune fille, qu'il voulait faire montre de maîtrise et
s'affirmer à lui-même qu'il pouvait parfaitement rester un après-midi entier sans sa présence.
Et puis il voulait lutter aussi contre celte émotion
si neuve pour lui qui l'avait bouleversé la veille.
Soudain, le bruit Îl'l'itant d'un klaxon puissant, derrière la porte du presbytère, le fit sursauter. Presque
aussitôt, la sonnette tinta sous la pression d'une main
impatiente, presque indiscrète, songea Alain.
Honorine parut sur le seuil de la maison, essuyant
ù son tablier ses mains rouges.
�58
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
Avant qu'elle ait eu le temps d'atteindre la porte,
la sonnette à nouveau se fit entendre, longuement,
im périeusemen t.
La vieille bonne bougonna :
- Ben 1 y sont pressés, ceux-là!
Puis, le portillon ouvert, elle eut un recul.
Deux jeunes femmes, l'une aux cheveux blond platine, l'autre à la crinière d'un rouge agressif, toutes
deux en pantalon corsaire, la poitrine pointant sous
des chandails de couleur vive, faisaient irruption
dans le jardin.
D'un bond, Alain fut sur ses pieds, partagé entre
la joie de voir des amies et une sorte de honte et
de gêne.
- Minouche! Tiennette 1 Quelle surprise 1
- Mon petit Alain 1 Alors, c'est vrai, ce que nous
pensions? Vous êtes prisonnier? Quelle méchante
sorcière vous retient ici ?... Nous venons vous libérer 1
Honorine écarta brutalement les deux jeunes
femmes et se planta entre elles:
- Prisonnier? M. Alain? Vous nous prenez pOUl'
des bourreaux? Pour des gardiens de prison? Si
c'est pas malheureux d'entendre ça 1 M. le Curé qui
s'est donné tant do mali... Et regardez-le, votro
M. Alain! Pas vrai qu'il a pris des couleurs? Quand
il est arrivé il était blanc comme tous les pauvres
Parisiens qui savent pas respirer l'air de la
campagne 1
Alain l'interrompit en riant:
- Ne vous tracassez paR, ma bonne Honorine: mes
amies plaisantaient 1 Elles m'attendaient sur la Côte
d'Azur. Jo leul' ai écrit non pas pour me plaindre,
mais pOUl' leul' racontel' mes aventures.
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
59
Cune des jeunes femmes poursuivit
- Et comme nous ne pouvons pas nous passer de
lui, nous venons le chercher, voilà 1
Honorine tourna le dos, et Alain l'entendit grommeler en s'éloignant:
- Et vous pouvez l'emmener 1.:. Ils sont tous du
pareil au même ...
Alain essaya de rire, mais son rire sonnait faux. Il
était horriblement gêné.
Il crut bon de demander à très haute voix, afin
qu'Honorine, déjà éloignée, entendît :
- Et vos maris respectifs, Mesdames, où sont-ils?
- Dans la voiture, avec André le chauffeur. Nous
pensions que vous creviez d'ennui ici. André va rester
à l'auberge et ramènera votre voiture à Antibes dès
qu'elle sera prête. Et tous les quatre, nous allons vous
emmener. Allez vite chercher votre valise 1
Alain pâlit un peu :
- M'emmener? Quelle idée? La voiture sera prête
après-demain et nous nous retrouverons là-bas 1 Vous
m'avez pris pour un prisonnier et vous voulez maintenant que je parte comme un voleur 1 L'abbé ne
rentrera que ce soir, il est parti voir des malades. Je
ne peux partir ainsi sans lui dire au revoir et sans
le remercier. Je n'ai jamais vu un aussi brave
homme ...
Tiennetle, la femme aux cheveux roux, éclata de
rire:
- Alain ne veut pas partir sans recevoi r l'absolution 1...
- C'est marrant 1 fit Minouclle en riant.
Alain sursauta.
Ainsi, c'était cela, ses amies ?... Ces jeunes femme::!
�60
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
du meilleur monde, mais qui trouvaient bon de
s'habiller comme des excentriques, sans craindre de
choquer la sagesse paysanne, ct qui employaient des
mots de voyOU?
Il dit doucement, ayant pris son parti de la situation et désireux avant tout de sauvegarder sa réputation auprès de ses hôtes :
- Ecoutez-moi, vous deux. Vous allez être très
gentilles. Je vous promets de partir avec vous. Dans
une heure, deux au plus, je serai à l'auberge. Vous
allez vous y rendre tout de suite avec vos époux.
Devant un pernod bien tassé, vous pourrez patienter.
Je vais préparer mes affaires et attendre le retour de
l'abbé. Mais, croyez-moi, votre place n'est pas ici. .. Je
vous expliquerai...
- Oh 1 nous avons compris. Monsieur joue les
ascètes, les petits jeunes gens sérieux ...
- Minouche, tu cs stupide 1
Tiennette haussa les épaules ct prit son amie par
la main :
- Viens, Minouche; il a peut-être raison. Tu as vu
la touche de la vieille bonne ? .. Alain doit avoir un
faible pour elle 1
Elles éclatèrent de rire toutes deux et partirent en
courant. Arrivées à la porte, elle se retournèrent,
toujours riant:
•
- A tout à l'heure, beau ténébreux 1 Nous vous
laissons soul avec votre conquête 1
Quelques socondes après, Alain entendit démarrer
la voiture.
Il respira profondément ct passa la main sur son
front trempé de sueur.
Ainsi, c'était fmi 1 Cet h eureux intermède dans sa
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
61
vie, cc calme bienfai sant qui avait agi sur lui à la
manièr e d'une cure de désin toxication ... Et le rire de
Sylva qu'il n'enten drait plus ...
Brusqu ement, sa décision fut prise : il la reverra it,
coûte que coûte, pour lui dire adieu. II ne pouvai t
partir ainsi.
Il courut à la remise, prit le vieux vélo qui s'y
trouvai t, et quelque s minute s après il pédala it courageusem ent sur la route.
Le château de Mm. de Gandac était éloigné de quelques kilomè tres. II les parcou rut à une vitesse dont
il ne se serait pas cru capable.
Arrivé au but, essoufflé mais content de la décision
prise, il sonna ct expliqu a à la bonne qui était venue
lui ouvrir qu'il s'excus ait de dérang er Mil. Sylva au
milieu de sa leçon, mais qu'jJ avait quelque chose
d'impo rtant à lui dire.
On l'introd uisit dans un salon Empire du meilleu r
goût, ct presque aussitô t Sylva parut.
Elle était toute pâle. Avant qu'il ait cu le temps
d'ouvri r la bouche, elle se jeta vers lui:
- Mon oncle 1. .. cri a-t-elle. II est malade ? Qu'est-il
arrivé?
Alain lui saisit les mains :
- Mais rien, mon petit, rien, je vous le jure 1. .. Je
vous ai fait peur. Je vous demand e pardon . Je ne
voulais pas partir sans vous voir...
- Partir ? .. Vous partez ? ..
Alain crut percevo ir un fléchiss ement dans sa voix.
- Oui, Sylva. Des amis à moi vienne nt d'arrivCl'.
Je ne les attenda is pas. J'espér ais avoir encore deux
jours pour J'ester tranqui llemen t au presbyt ère.
J'aurai s hien pl' férô l'ester, mais mes amis ne le
compro ndraien t pas ct m'en voudra ient de leur avoir
�02
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
fait faire pour rien ce long voyage. Il faut m'excuser,
Sylva, si je vous quitte aussi brusquement...
Croyez bien ...
- Mais vous êtes libre, fit-elle calmement, ayant
retrouvé le son de sa voix naturelle. Je vous remercie
pourtant d'être venu me dire au revoir.
Et elle ajouta en souriant :
- Pour vous qui avez horreur du vélo, c'est une
marque de sympathie que je n'oublierai pas.
Elle raillait, muis Alain percevait son trouble. Il
dit, très doucement :
- Je vous remercie, petite Sylva, pour tout...
- Pour tout quoi?
- Je ne saurais vous expliquer... En tout cas, je
vous promets que je reviendrai vous voir.
Elle secoua la tête :
- On dit toujours cela ... et on ne revient pas! Vous
oublierez vite Les Estables, et le preSbytère, et la
petite Sylva aux mains rugueuses ...
Et elle ajouta:
- C'est adieu qu'il faut dire, Alain.
Mais il répéta plusieurs fois, en lui serrant les
mains:
- Au revoir, Sylva.
Et, brusquement, il se détourna, quitta la pièce et
reprit le chemin des Estables, avec au oœur une tristesse dont il ne parvenait pas à se rendre maître.
Il était à peine rentré au presbytère et s'apprêtait
à faire sa valise quand l'abbé Paturcau parut.
Alain lui expliqua les événements, et l'abbé
l'approuva entièrement de ne pas décevoir ses amis.
- J'ai aperçu en passant devant l'auberge une
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
63
belle voiture et deux messieurs et deux dames assis à
la terrasse. Tiens, me suis-je dit, encore des Parisiens! Les Estables, ma parole, deviendraient-elles un
lieu de tourisme?
Il ri t :
- Je n'avais pas pensé que c'étaient vos amis. Jo
le regrette, car je leur aurais dit de venir vous
attendre ici. Ils auraient été beaucoup mieux dans le
jardin, et Honorine leur aurait servi du sirop de
groseille, bien meilleur que le pernod qu'ils buvaient!
Alain ne put s'empêcher de rire à son tour:
- Je ne pense pas que cela aurait plu à Honorine.
Elle a aperçu ces deux jeunes femmes ct les a considérées comme Satan en personne. J'ai dû considérablement baisser dans son estime!
- Bah! fit le vieux prêtre, il faut vivre avec son
temps! Les femmes, maintenant, s'habillent comme
des garçons, et les plus honnêtes d'entre elles sc
donnent un genre qui aurait fait rougir nos mères ...
Ce n'est qu'une apparence!
Vous êtes bon, monsieur l'abbé! Bon ct
i li cltllgen 1...
- Si un prêtre n'était pas bon et indulgent, qui le
el'ait, mon ami? Allez, allez faire votre valise et
retrouvel' vos amis qui doivent s'impatienter.
- Pendant co temps, monsieur l'Abbé, préparez ma
lleli le note.
L'abbé ftt un geste cie la main, comme pour minintiscl' la question:
- QurJ dommage qu'il faille toujours parlol'
urgent 1 .l'aurais voulu, monsieul' Mercier, pouvoir
VOliS considérer comme un ami.
- Cela n'empêche pas notre sympathie mutuelle,
monsieur l'Abbé.
�G4
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
J'en suis bien persuadé. Allons, je vais aller
faire votre petite note.
- 1\e la faites pas trop petite, monsieur l'Abbé, fit
Alain en riant. Pensez à vos pauvres 1
De sa chambre, où le jeune homme terminait sa
valise, il jeta un dernier regard sur le vaste et tranquille horizon. Sincèrement, à ce moment, il ne doutait pas qu'il ne revienne un jour. Il ' se sentait
attaché à ce beau pays comme s'il y laissait quelques
fibres de son cœur.
Lorsque le prêtre lui eut tendu le petit bout de
papier où il avait instrit ses comptes, Alain eut un
sursaut.
- Ce n'est pas possible, monsieur l'Abbé! Vous
vous trompez! Je vous dois au moins le double!
Et comme l'abbé faisait un geste de protestation,
le jeune homme ne lui en lai ssa pas le temps:
- Laissez-moi alors ajouter à cette somme dél"isoire
une offrande pour vos pauvres. Vous en ferez l'usage
(lui vous semblera hOll, et je sais qlle cet argent sera
1>i(,11 eCllployé.
Puis il se rendit il lu cuisine, relllercia aimalJlement
la brave Honorille ct voulut lui glisser un billet dans
la main. Mais elle sc récria si fort qu'il n'osa insister,
de peur de la blesser.
A la porte du presbytère, il sc retourna longuement.
Le "ieux prêtre, debout à l'entrée de la maison, lui
lU un signe amical de la main ct cria:
- Adieu, monsieur Mercier!
ApI!'.' l'adieu de Sylvu, c'était bien la fiu de cette
(,oul'le avelllllt't'. Mais quelque chose pOllrtant, au
)lius ]JI'ofolld d'j\laill, nmrmuit que cc n'était pas fini,
<[u'il y amai 1 11ll!' suite ù ce lle fantaisie du des tin
<lui (wail j ~té
cr Parisien hlasé, un p LI cynique ct
�SYLVA, LA S·\UVAGEONNE
65
léger, au sein même d'un éden où l'OII ne connaissait
que la pureté, la simplicité et la paix du cœur ...
Il fu t accueilli, devan t l'auberge, par des hourras
bruyants. Le contraste fut si grand qu'il eut quelque
mal à paraître heureux de revoir ses amis. Mais al!
bout de quelques kilomètres d'une course folle, H
retrouva peu à peu sa tournure d'esprit habituelle,
se mêla aux plaisanteries· des autres et apprit avec
amusement les derniers potins ct les détais d'une
existence qui allait le reprendre tout en tier.
�GG
SYLVA, LA SAUVAGI!:ONNE
CHAPITRE VII
Alain remonte en flânant les Champs-Elysées. Il
fait un temps magnifique, un temps d'automne parisien, doré et tiède. La douceur de l'été finissant sc
mêle à la nostalgie d'octobre proche.
Le jeune homme ne s'étonne même plus d'être sensible désormais il ces diverses et innombrables émotions que procure la beauté, sous quelque forme que
cc soil. Depuis son court ct étonnant séjour aux
Estables s'est éveillé en lui tout un monde qui dormai t. Au trefois, d'une semblable promenade, il n'eût.
goûté que le plaisir ùu Parisien à fouler l'asphalte
d'ulle grande avenue - ou plutôt non : il n'eût pas
fait cette promenade! Au volant d'une voi turc de
luxe, à toute allure, il aurait atteint l'Etoile sans
rien voil ..
Aujourd'hui, il flâne, en paresseux ct en poète. Les
feuilles crissantes ct cuivrées qui tombent des arbres,
le rire d'un enfant, la douce cures 'e du soleil, une
passante entrevue l'espace d'un instant, jeune ct
l'ieus " au bras d'un homme qui la regarde avec tendresse, ces mille riens éveillent en lui des émotion:;
qll'il ignorait ct qui lui sont d'autant plus préci p lSes
qu'elles sont tontes neuves. Mais c'est confu<;ément
seulement qu'il s'<'n reml compte, sans comprendre cc
till'il y a de chang{' en lui.
11 a quitté Les Eslahles U\ec un léger sel'l'ement tic
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
67
cœur et en même temps avec le sentiment d'une délivl'ance. Les fugitif émois dont il n'était plus maîtm
en présence de Sylva, depuis le jour où il s'était
montré si soHement indiscret, la joie qu'il éprouvait
près d'elle, tout cela était devenu pOUt' lui il la fois
délicieux et inquiétant. Il n'était pas assez naïf pour
ne pas s'en tourmenter. L'amour avait déjà fa it
quelques ravages en lui ct il comprenait qu'un senti·
ment naissait dans son oœur à l'égard de la jeune
fille. Trop épris de sa liberté pour songer au mariage,
surtout avec cette créature si différente de lui, trop
honnête pour profiter lâchement de la confiance que
Sylva lui témoignail, il avait fui le petit village et
avait vite éprouvé comme un sentiment de délivrance, persuadé que le souvenir s'estomperail vite
de son court séjour au presbytère.
Après un mois de vie fiévreuse sur la Côte enchantée, il avait retrouvé Paris avec joie. Sa vic d'hommn.
riche et léger l'avait repris sans peine ct il ne gardait plus de ses brèves vacances aux Estables qu'un
charmant souvenir.
Deux ou trois fois, il avait envoyé une carte il
Sylva, mais elle n'avait jamais répondu.
Il sc sentait pleinement satisfait ct heureux
d'excellents amis - ou qu'il jugeait tels, - un appartement luxueux à l'orée du Bois, une belle voiture
toute fraîchement sortie de l'usine paternelle ct, deux
Ou trois heures par jour, une brève apparition dans
le bureau de son père qu'il ôtait censé seconder, tout
cela constituait une existence fort agréable.
Tout à l'heure des amis l'attendent pour un poker
f[ni ]H'OIl1C't d'être mou"ementé. Et, cc soir, un ma.tch
!Ir hoxe an Palais des Sports réuni ra - par snobism
POlir la plupart d'pntre eux - r1rs spectateurs qui
�68
SYLVA, LA/SAUVAGEONNE
se croiraient déshonorés s'ils manquaient la fameuse
l'encontre SUl' un ring parisien du fameux poü!s
plume américain John Strong avec le champion
français Marcel Carré.
Alain n'aime pas beaucoup la boxe, ses préférences
allant aux sports élégants, tels le tennis ou l'aviron
- mais il est de bon ton de sembler s'y intéresser
dans le milieu qu'il fréquente.
Le seul point noir de la journée, c'est la certitude
de rencontrer, à ce fameux poker, la jeune protégée
cie la baronne de Mun, vieille et incorrigible « marieuse », qui le poursuit de ses prétendantes.
- Un joli garçon comme vous, voyons, prétend-elle,
peut a voi l' l'ambition d'épouser une héritière 1
Mais Alain jusqu'ici n'a guère décou,vert do
charmes à ces jeunes filles qu'on lui présente. D'ailleurs, il n'a nulle in tention de se marier.
Soudain, son regard s'arrête sur une promeneuse,
un peu plus loin devant lui. Quelle jOlie « ligne» !
Un tailleur noir discret, mais de bonne coupe, révèle
un jeune corps harmonieux. Sa démarche est souple,
lihre, comme il anive rarement aux Parisiennes
juchées sur de hauts talons ou entravées cie jupes
étroites. Tête nue, selon la mode actuelle, des cheveux
d'un noir ardent...
Alain a un choc dont la violence l'étonne.
« Comme elle ressemble à Sylva 1 »
Mais une Sylvn. assagie, habillée par le bon faiseur.
ClH'ieux de ln. voir de fa.ce, il presse le pas, la
dépasse, s détou me et reste pétrifté ù deux pas d'elle.
Sylva ! 'est Ilien Ile, ou une ressemblance si
étonnante!
L'instant de doute s'efface, cal' elle vient vers lui,
un sourire aux lèvres, la main tendue.
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
GD
- Mon jeu r Merciel'!... QueJ1e bonne surprise !...
Il a du mal à redevenir maître de lui , à chasser
cette étonnante émotion .
- Mademoiselle Sylva! Vous ici! C'est incroyable ...
Elle secoue la tête et il s'étonne de voir son visage
soudai n emprein t de tristesse :
- Tant de choses sc sont passées depuis quelques
mois ... Tant de changements dans ma vic ...
11 tient encore dans ses mains la petite main tinemen t gan tée :
- Vous avez un instant, n'est-cc pas, à me consacrer? Tenez, asseyons-nous à la terrasse de ce
café ct bavardons un peu. Vous allez me raconter
tou t cela.
Elle est a. sise à côté de lui ma in tenant ct parle,
les paupi ères haissées voilant ses yeux tristes:
- Mon oncle est mort Sllbitrment, quelques jours
après votre départ: Quel coup pOUl' moi 1... Quel
l'éveil !...
- Mon pauvre petit !...
- Oui, ça a été terrible! Cc bon abbé qui avait
l'emplacé pour moi mes parents, qui m'avait élevée
a vec tant de tendresse... ans lui, je me suis soudain
trouvée seule, si seu le, une seconde fois orphelin e...
- Ahandonnée comme les petits oiseaux que vous
avez dén ichés le soir rie mon al/rivée ...
Elle lève les yeux, qll'il vo it pleins cie larmes, ct
ell e somit pou l'tan t :
- VOliS VOLIS souvenez ?... Comme j'étais heUl'ellsc,
alors ! ...
Et ell e reprend :
- Et puis à ma tl'Ïstesse est venu s'ajouter' quelque chose qu e je ne soupçonnais pas: des soucis matériels tel'l'ihles 1 fon cher oncle avait vécu comme un
�70
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
sa int, avec ln, magnifique insouciance de ceux qui
métten t toute leur confiance en Dieu ... et qui donnen t
aux malheu reux tout cc qu'ils ont. Du jour au lendemain, après avoir fouillé meubles ct tiroirs, je me
uis trouvée à la tête d'une somme de six cent francs
pOUl' toute fortune , ... pour: tout h éritage, ...
moi qui
ignorai s tout, ... absolum ent tout...
- Mais il fallait m'écrir e, faire appel il. moi 1 Je...
- Yous êtes gentil, monsie ur Mercier, mais il. quel
titre l'aurais -je fait? Cette idée ne m'est même pas
venue ... Vous avez passé quelques jours chez nous,
en coup de vent... D'ailleu rs, tout s'est arrang é assez
vite, grâce à cette bonne Mm. de Gandac, la châtela ine
de La Voulte, qui m'aima it bien ct a été très bonne
pour moi. Elle passe une grande partie de l'hiver il.
1 aris cl a beauco up de relation s. Elle a aussitô t écrit
à tous ses amis, en exposa nt ma situatio n, et, trois
:;emaines après, la maison de couture GermaineLeclerc m'a engagée comme vendeu se. Voici deux
mois que je suis il. Paris ct que je gagne ma vic. Etre
privée, si brusqu ement, de ma chère liberté ...
n la regarde avec émotion. C'est bien la même
Sylva, si différente, pourtan t... Son visage sans fard,
au teint mat, étonne d'ahord, puis attire, ce visage
ardent où brûlent les magnif iques yeux noirs; où les
lèvres éclatan tes ct gonflées découv rent d'admi rables
den ts. Ses cheveux so uples, bouclés, qu'il a connus
libre .. , tomban t sur les épaules, sont mainte nant sagement retentiS et roulés sur la nuque, mais des
frisons s'échap pent, auréole llt Je fin visage triangu laire. V':tue ùe noir, avee, se ule, la tache claire d'une
blouse de lingerie, fine, racée, en elle pourta nt sc
(levine facilement, pour Alain qui l'a vue en pleine
li!Jrr!(', la «sumug colllle» lihérée de tOlite entrave .
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
71
Il dit SUI' un ton de reproche:
- Deux mois que vous êtes .à Paris, et vous ne
m'avez pas donné signe de vie!
Elle lit un peu :
- Et pourquoi l'aurais-je fait? Vous souveniez-vous
seulement de cette petite fille mal élevée que j'étais '!
Vous avez bien J'autres choses à faire !. ..
Il proteste gravement :
- Vous vous trompez. J'ai bien souvent pense a
vous. Bien souvent je vous évoguais dans votre robe
rouge, cheveux dénoués au vent, courant dans les
sentiers, heureuse et libre, telle que je vous ai vue ...
J'ai gardé, croyez-moi, un souvenir très vivace des
jours que j'ai passés près de vous ...
Sans aucune gêne, elle le regarde et, loyalement :
- Moi aussi. Pour la première fois de mu vie,
j'avais un compagnon compréhensif et je vous considérais plus comme un ami que comme un hôte de
passage.
- C'est très gentil de me dire cela, mais j'ai peine
à' y croire puisque, depuis deux mois l{ue vous êtes
si proche de moi, vous l1e me l'avez pas fait savoir!
Cette fois, elle rougit un peu, dérobe son regard.
11 surprend un sOUlire sur ses lèvres. Puis, courageusement, elle relève la tête et avoue, avec une franchise amusante :
- Je savais bien que je vous rencontrerais! Vous
habilez près de l'Etoile, ct moi je travaille aux
Champs-Elysées. Je n'ai jamais parcouru cette avenue
sans regarder autour de moi si je ne vous voyais pas.
- Et c'est pour cela quo vous avez eu l'air si peu
étonnée de me rencontrer 1
- Exactemell t !
- QueHe petite provinciale vous faites! Ne savez-
�72
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
VOUS pas que dall s ce grand Paris, on peut parfaitement habiter le même quartier et ne jamais se r encon trer? De mois, des années auraient pu se passer ...
- Oh! je n'aurais tout de même pas attendu s i
longtemps ! J'aumis bien fini par vous écrire ou vous
téléphoner... Mais je préférais m'en r eme ttre au
hasard ...
- Le ha anl fait bien les choses, plaisante-t-il, et
je l'en remercie! Contrairement il. ce que vous.croyez,
j'ai bien du temps à vous consacrer et je serai ravi,
si vous le voulez bien, de vous «chaperonner ». Pour
commencer, racontez-moi clonc un peu votre vie à
Paris. Il fau t que je sois au courant de tout.
- Oh! c'est Si peu intéressan t 1. ..
- Je suis S ltl' clu contraire !
- Eh bien ! il fa ut d'abord avouer que j'ai eu, dans
mon malheur, une chance inconcevable. Moi qui ne
savais rien - que des choses parfaitement inutiles
pour gagne!' sa vie - j'ai trouvé cette situation.
Cela m 'a d'abord sem1Jl é impossible. Quand j'ai
déha rqu é il. Paris, fagotée comme je l'étais, ct que
je s ui s arrivée chez Germa ine Lecle rc, que j'ai vu, en
traversa nt <les salolls, ces jeunes vendeu 'es pimpantes
qui me r egard aient comme on regarde un phénomèn e,
que j'ai pénétré dan s le bureau de la « patronne », j'ai
crll qu'on allait tout bonn ement me mettre à la porte.
Mais 1\1"" Leclerc est venu e vers moi, souriante ct
prcsq lie matcJ'l1elIe :
« - Mm. de Gandae, m'a-t-elle clit, m'a pa rlé de
VOLIS av ec afTection ct m'a dit sur votr' comp le !Jeaucoup de choses in li·rt'SS:lll tes. C'est Hm meilleure
el iell te, ct je li t'lI s il. 1Il i faire pla isi r. J 'es Pl' re que tOll S
Jps p5poir" qlle 1l0llS fOlldons SUI' vous Il e se rOllt pH S
dC'I;II S. Je IH' !lllis, [l OUI' C:OIlIlI1 Pl1 ('o r, (Ille VOliS ofTrir
�SYLVA. LA SAUVAGEONNE
une pl ace d'applent ie-v('l1deuse ; vous ga gnerez peu,
m a is je mets à \ otre disposition une petite chambre
qu e vou s partage l'ez avec une autre jeull e fille, vendeuse comme vous. Quand vous connaîtrez votre
métier, vous gagnerez de quoi vivre gentiment. »
« .l 'ai é té très touchée de cet accueil. Une ~eur
après, j'étais tran sfo rmée en Parisienne, vêtue de cc
tailleur, )'rsta llt d'une collection de l'an née dernière,
coiffée par ([cs maills expertes, ct je commençais mon
appl entissagc. »
- Et VOli S gagnez "?
Elle je tt c un chi ffre modeste.
- Par ... '! fa it Alain.
- Mais ! par mois ...
Ajain ouvre Ulle bouche stupéfaite :
- C' ' 1 tOllt?
- Logée, habi liée, c'était incspéré 110 lll' m(lÎ.
rais il fau t vous noul'l'Îl' !
0 11 ! c'es t si vile fa i.t quand on est seu le !
- Je vous (](;fcnds bien de dire cela! Vous ~tes
hahitu ée :tu g' I'nn d nir, il. Ulle nourri lurr sans c10 u tù
sill1p le, Ill:lis abolldante. II ne fallt pas tombel'
ma lade.
El le rit :
- Bass urez-yous, je suis raisonnab le, ct depuis mou
anh'ée à Par is j'ai trt'S peu maigr i.
- Vous avcz ma igri ?
- Deux kiJos, cc !l'rs t rie11.
Le visage d'A laill se fait sév\l'e
- MOIl Wlil, voire ollcle n'l's t plus là, hl'las! pOUl'
vl'ill('1' S UI' \'OU S . ./e slIis, il. Pari:;, lI' selll (Jill l'uit
('(111111 1 ; 11lon dpvoil' l's t dOliC de J(~
l'clllpla('er dans ln
1I11'SIIre dll J!oss ihl p. A IlUl 'lir d 'llIIjolll'd'lIlli, qll('lqll ' lIl1
v<' ill pl'11 SIII' "OU S, jf' VOli S Ic jlll'C 1
�74
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
Elle semble très émue, presque près cles larmes.
- Je vous remercie, monsieur Mercier; vous êtes
très bon, je suis infinimen t touchée ...
- D'abord, je ne suis pas M. Mercier: je suis Alain;
et vous, vous êtes Sylva, comme aux Estables. Là-bas,
je rn~
suis souvent permis de vous appeler par votre
prénom. Le mien aussi vous a échappé. Ce n'e.St pas
parce que nous sommes à Paris que nous allons fain,
des manières. J'ai d'ailleurs un mal terrible à vous
dire «mademoiselle» 1
- Et moi à vous dire «monsieur» !
- Alors, marché conclu?
E lle tend la main; il la serre, en camarade.
- Marché conclu! Vous me devez obéissance et je
vous dois protection!
Elle acquiesce, mi-plaisan te, mi-sérieuse.
Aussitôt, il ajoute:
- Alors, pour commencer, un ordre ct non pas une
pri
i~re
: vous dînez avec moi ce soir.
- J'obéis, mais je ne veux pas que cela vou,>
dérange.
- Mc dGranger'! Je n'avais justement rien à faire
ce soir! Illenl-ll effronlément. Il est six heures ct
deinie; 1l0US avons le temps de faire un tour au Bois
el nous irons dîner ensemble. Je vous demande seulemellt la permission de donner un coup de téléphone.
Il sc lève, s'absente un instant. Poker, réunion
sportive, en quelq\les minutes il a tout annulé, prétext:mt auprès de ses amis un rendez-vous d'affaires
urgent.
- Et main! '11H11 t j(' suis libre, fait-il à mi-voix en
ruc 'J'ocllant l'appareil.
Libre '! l'as un instaut il n'a cu conscience qu'il
"l'nait, HU contraire, ùe nouer des liens impérieux.
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
75
CHAPITRE VIn
- Je vous conseille plutôt cette blouse, Madame.
Elle est de forme très amincissante et très nouvelle à
la fois. Le travail des fronces ...
- Amincissante? fait la cliente d'un ton aigre-doux.
Mais je n'ai pas besoin de porter des robes pour
femme forte. J'ai la «ligne» !
La vendeuse, docile, acquiesce :
- C'est absolument exact. Vous avez la taille mince
qu'il sied d'avoir. Je voulais simplement dire que ce
modèle est particulièrement seyant.
- C'est entendu, je le prends. Vous me le ferez
envoyer. Et n'oubliez surtout pas d'y joindre le
déshabillé en crêpe-satin que je vous ai commandé et
qui m'avait été promis pour la semaine dernière.
- Comptez sur moi, Madame.
Sylva accompagne la cliente jusqu'à la porte, sourit,
dit des phrases banales. Puis, en se retournant, elle
aperçoit, sagement assis pl'ès du comptoir des «frivolités », Alain <IU i la regarde. Il sc lève, va vers elle.
- Sylva, vous savez mentir à merveille. Cette dame
n'avait pas du tout la tai lle mince, et vous sembliez
si sincère, pourtan t 1 Depuis un bon quart d'heure, je
VOllS admire!
- Vous m'admirez? D'avoir appris à mentir?
l'épand-ell e en plaisantant.
�70
SVl.VA, LA SAUVAGEONNE
Littéra lement , répondi t-il de même. Comme nt
faites-vouS pour ('lre sourian te et aimabl e devant ces
stupide s monda ines qui hésiten t des heures durant
pour savoir si elles vonl choisil' le modèle n° 1 ou le
moclèle n° 2, comme si l'un ou l'aulre pouvai t les
l'encire jolie" spiritue lles, bonnes et désirah les!
Sylva l'il:
- Vous êtl's peu indulge nt!
- .Je suis surtoul très étonné ! Où donc est ma
sauvag eonne? ,le ne la reconn ais plus dans celte
petite fille sage, si hien coiffée et si aiséme nt
menteu se 1. ..
- Oh! elle n 'est pas morte, croyez-moi. Elle dort.
Elle attend ...
- Elle attend quoi?
- De pouvoi r retourn er là-bas, clans son pays, dans
sa chère IJroussl'. Mais 110US reparle rons de tout cela,
Alain. Pour l'instan t, je me clois à mon travail. Il
faul que je vous quit le.
- Vou failes erreur. Cc n'csl pas à l'ami, mais au
r lient que vous avez affaire, Ma visite est intéress ée.
Je tlésirem is trouver une très jolie écharpe .
- POUL' homme ?
- Mais non! POUl' femm ! Quelqu e chosc de
jeune, d'origin al et cle 11'('s distingu é.
Sylva ou"rl' lin liroir, le )Jose SUI' le compto ir.
- Voici de trrs jolis moût'les. Celui-ci particu lièrement, ,\ fond jaune.
Alain prend dans ses mains l'étoffe sOyl'lIse, puis la
rejeUe.
- Je préf('l'e rnis quel(lue chose de l'ouge.
- Celle-ri, alors ...
- Peut I~lr'
... Puis jl' \ ous drmand er lie la mettre
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
77
un instant autour de votre cou, que je puisse juger
de l'effet, voir si cela « lui » ira?
Sylva obéit.
- Très joli! Très bien! Donnez-moi donc ce
modèle. Je crois qu'il «lui Y> plaira. Et, maintenant,
je vous laisse à vos clientes. Etes-vous libre ce soir?
- Bien sOl' 1
- Alors, rendez-vous au métro Georges-V, comme
d'habitude.
- Alain, cela me fait plaisir, vous le savez, de
sortir avec vous. Mais je ne puis accepter vos invitations tous le. soi l's.
- Pourquoi donc?
- C'est long à vous expliquer ... J'accepte, pour cette
fois-c i, à cause des explications que j'ai à vous donne]'. A tau t à l'heure; je vous paderai de tout cela.
Alain quitte le magasin, son petit paquet à la
main.
I our'quoi Sylva sc sent-elle donc soudain si lasse,
si triste?
Ah! oui, c'est cc petit choc qu'elle a ressenti quand
Alain lui a dit qu'il venait acheter une écharpe féminine ... Un cadeau, sans doute, qu'il veut faire ... Une
femme jeune, jolie, séduisante, à qui il veut plaire ...
Pourquoi s'étonne-t-ell e ?... Elle n'avait donc jamais
pensé qu'il devait y avoir une femme dans la vie
d'Alain? Et pu is, qu'est-cc que cela peut bien l ui
fa i l'e? C'est un bon camarade, un ami dévoué, rien
d'autre, ell e le sait bien. Mais cli o ne se croyait pas
si xclusiv dans ses amit iés et s'étonne de cons tater
qu'e ll e ac 'ellte difficilement l'idée qu'A laiu ne lui
consacre pas tou t...
�78
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
Il est six hemes et demie. Les magasins se vident.
La foule des midinettes se rue vers le métro proche.
Sylva, de loin, aperçoit la haute silhouette d'Alain
qui fait les cent pas.
- Je suis en retard?
- Non, c'est moi qui suis à l'avance. J'avais hâte
de vous montrer ma nouvelle voiture, une Mercier
dernier cri. Regardez!
Au bord du trottoir, une longue voiture noire, étincelante, est rangée.
Sylva s'extasie:
- Quelle merveille! On dirait une bête prête à
hondir!
- Et il vous enlever! Montez, Sylva.
Sylva s'installe sur le siège de cuir, il côté d'Alain
qui embraie et démarre silencieusement.
En un instant, ils sont ft. Maillot, traversent Neuill y,
montent vers le rond-point de la Défense.
Le vent fouette le visage de Sylva, joue dans ses
cheveux décoiffés. Elle rit de contentement, les lèvres
ouvertes sur ses dents magnifiques.
- Que c'est merveilleux 1 Quelle griserie! Où
m'emmenez-vous?
- Loin ... Très loin ... Peut-être au bout du monde.
Elle rêve:
- Si cc pouvait être vrai 1...
- VOU1' le voudriez? Vous me suivriez?
Un éclat de rire lui répond :
- Les yeux fermés! Le bout du monde l... Ce doit
être magnifique! Une l'luge qui descend en pente
dOUCe vers la mer, les vagues y meurent avec un
petit hmit doux ... Le vent agite dOllcement les pal·
mirrs CJui crois!i(>Jlt au honl des dunes ... Seul être
�SYLVA, LA SAUVAGEO'NNE
79
vivaut, un oiseau de mer tO'urne inlassable, plonge
vers l'cau, s'éclabousse et remonte vers le ciel...
- Vous aimez la mer?
- Je n'y ai jamais été, mais je l'adore!
Allégrement, Alain appuie sur l'accélérateur.
- Enfin! Pour la première fois, je retrouve mon
étonnante Sylva! Celle de là-bas, celle qui dit tout
cc (rui lui passe par la tête, qui laisse vagabonder
son imagination et raconte tout haut son rêve pendant qu'i prend corps ...
Elle se tOUlne vers lui, rieuse :
- C'est la vraie Sylva, ne vous y trompez pas.
L'autre, la petite vendeuse civilisée et trop aimable,
cc n'est qu'une imposture, Ulie doublure grossière ...
Maintenant, ils sont déjà dans la campagne. Une
auberge s'ouvre au bord de la route, accueillante.
Alain range la longue voilure devant la - porte,
saute ù terre, mais Sylva en fait autant de son ' côté
ct il Hrrive trop tard pour l'aider.
Une servante s'empresse, fait entrer le jeune couple,
l'installe à une table, près de la fenêtre ouverte sur
la forêt.
Sylva sc penche vers Alain :
- Vous ne pouvez savoir comme cette escapade me
lait ùu bien 1. .. Je me sens revivre 1
- Alors, il faudra accepter que je vous enlève
souvent ainsi, ct ne pas me faire des phrases sibyllines et dubitatives, comme votre demi-refus de cet
après-midi...
Elle redevient sérieuse:
- Vous avez raison de me rappeler cc sujet... Je
suis très touchée, Alain, de votre gentillesse à mon
égard, mais c'est beaucoup trop, je ne peux plus
que nous nous sommes
accepter. Depuis quinze j~urs
�80
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
rencontrés, voilà bien la dixième soirée que je passe
avec vous.
- Et alors? Vous vous ennuyez avec moi?
Elle hausse les épaules:
- Vous. avez bien que non !. .. Mais il n'y a aucune
raison pour que vous me sacrifiiez tant de temps el
tant d'argent.
Il rit:
- Ah! voilà le grand mot lûché! Le mot que
j'attendais! Il n'est pas convenable, n'est-ce pas,
qu'un jeune homme inyite souvent il dîner une jeunp.
fille! Comment? Vous vous arrêtez à ces niaiseries,
vous, si naturelle, si franche? Si nous étions des
camarades égaux en fortune, cela paraîtrait normal.
Mais comme vous êtes pauvre et moi très riche, vous
trouvez cela choquant! Allons, voilà ma sauvageonne
complètement civilisée! Que vais-je devenir?
- Vous plaisantez, Alain; je vous jure pourtant
que c'est très sérieux!
- Alors, pour calmer vos scrupules, laissez-moi
vous dire, petite Sylva, que ces soirées me sont très
agréables ct que cc que vous me donnez en échange
de mon argent vaut beaucoup plus que lui : votre
présence qui m'est très précieuse ct dont je ne veux
pas que vous me priviez.
JI est devenu très sérieux: pl' sque grave. Il sc
penche vers elle. Un grancl trouhle envahit Sylva ...
11 est sur le point, elle le sent, de dire des choses
insonsées, qu'il regrettera sQrcment une fois dégrisé,
un fois loin d'elle.
Alol's elle pose sa maill SUI' celle du jeune homme
ct, d'un ton de prière :
- Alain ... Alain ... Je vous en pl'ie ... Bcstons bons
amis ...
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
81
Se méprend-elle sur la pureté de ses in ten lions ou
veut-elle lui signifier par là qu'il est le dernier de
ceux qui ' pourraient la renclre heureuse? Alain sait
qu'un gouffre les sépare tous deux : sn. fortune à lui
d'un côté, qui effarouche Sylva; et c1'autre part, le
goût visible de la jeune fille pour la vie campagnarde,
alors que 1ui se sen t si attaché à la vie parisienne.
Sans aucun cloute, elle n'acceptera jamais de devenir
une citadine. Elle y est contrainte pour le moment,
mais n'attend que l'occasion de s'échapper, de repartir là-bas... Son cher et rude pays la garde tout
entière, par des liens mystérieux et profonds ...
Dégrisé, redevenu maître de lui, reconnaissant
même à Sylva de lui avoir évité de prononcer les
mots qui eussent mis entre eux de la gêne, il redevient le bon camarade qui bavarde librement.
La nuit est descendue, amenant un peu de fraîcheur.
Dans la grande sa ll e rustique où rutilent les cuivres,
un bon feu de bois égaie et réchauffe l'atmosphèl'e.
Ils l1al'lel1t maintenant art, littérature, musique .
. ur ceil sujets Sy lva est intal'issablC', tout emplie de
ses lectures, de son savoir un peu tlléorique peut-être,
mais si passionnée qu'Alain l'envie de connaître une
telle source de joies qu'il ignore encore.
- Cela vous p la irait d'aller un soir à l'Opéra?
- Il demande si cela me plaimill
Elle joint les mains, ('Ol11l11e en extase.
Alol's il l'it et Pl'Ol)()se :
- Mal'di so ir, 011 dO/llle III 'l'al1cYl·ip. Voulez-vous
YVl'nil"!
1
Elle rougit dl' plaisil'; mois, :lIlssil(H, son visage se
,'rmbrUllit :
- Je /1(' pellx pas, l\lain : je n'ni qlle ('e tailleur
noi l' il Ille Illettl'e ...
6
�82
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
Il hésite un instant, puis :
-- Qu'importe! Nous irons aux places bon marché,
tout en haut. Je regrette seulement de ne pouvoir
vous montrer le royer à l'entracte, avec les jolies
toilettes et le coup d'œil d'ensemble. Mais tant pis,
nous allons là pour Wagner, n'est-ce pas?
Il regarde sa montre, s'étonne que l'heure ait si
vite passé.
Ils sortent, la nuit est claire, le ciel semé d'étoiles.
Mais les soirées d'octobre sont fraiches et Sylva
frissonne dans son petit tailleur léger.
- Vous allez avoir froid, dans cette auto découverte. Je vais lever la capote de l'auto ct vous envelopper dans la couvertul'e.
Elle se pelotonne SUl' les coussins. Alors il tire du
coffre une chaude couverture de fourl'ure, l'emmaillote comme un bébé.
Elle rit. Mais soudain, il se frappe le front :
- Quel étourdi je lais ! J'avais un petit cadeau
pour vous et je n'y pense que maintenant. Voilà qui
va vous être utile pOUl' préserver vos cheveux.
Il tire un peti t paquet de sa poche, l'ouvre, en tire
l'écharpe rouge que Sylva lui a vendue ce matin
même.
- C'est pour moi ?.. «Elle» n'cil a clonc pas
voulu ?...
Alain ouvre des yeux surpris :
- Elle ?... Qui, elle ?...
- Mais... mais ... celle pour qui VOllS l'avez achetée!
Il ôcIale dl) rire, d'Ull l'ire joyqux qui n'en finit
plus.
- Vous êtes adol'Uble, ma pelite Sylva! JI n'y a
pas d'« elle ». C'est pOlll' vous que j'ai fait celle
emplette, ce qui m'a été une occasion charmante de
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
83
VOUS voir dans l'exerci ce de vos fonctions.
C'est par
plaisan terie que je vous ai fait croire ...
Sylva pose l'écharp e sur ses cheveux, la noue sous
son menton . Que cette soie est légère et douce 1. ..
L'auto démarr e. Sylva ferme les yeux, envahie
d'une douce torpeur . Il n'y a pas d'« elle »... Pourqu oi
tant de quiétud e en ell e, mainte nant ? .. Le ronronnement du moteur , la chaleu r qui l'envah it, roulée
dans la somptu euse fourrur e ... Elle s'assou pit soudain ,
sa tête un instant se penche en avant, puis un léger
cahot la rejette de côté, elle retomb e sur l'épaule
d'Alain et y reste, confiante, à demi consciente, mais
comme au sein cl'un rêve où tout est facile, où tout
est beau ...
�84
SYLVA, LA SA VAGEONNE
CIIAPITn E IX
Le mardi soir, sitôt six heures sonnées, Sylva sortit
en courant du magasin ct l'entra vivement dans la
petite chambre qu'elle partageait, au sixième d'une
grande bâtisse, avec Lisette Rouvier, petite main
dans la maison cie coulure où elle-même était
vendeuse.
Lisette avait vingt ans, un visage chiffonné et
amusant de petite Parisienne gouailleuse ct seutimentale, ot attendait impatiemment le retour du régiment
d'un grand garçon du même âge qu'elle, dont elle
avait fait la connaissance un soit' de Sainte-Catherine,
dans un bal, ct avec qui elle s'éta it ftancée,
Elle représentait, pOUl' Sylva, Ull monde tout nouveau rt ignoré d'elle: ce lui cles innombrables jeunes
filles qui ne connaissent que le pavé parisien ct les
hautes maisons sombres ct ignorent tout do la nature,
des bois, des prés, des villng'rs. Souvrnt, le soir, avant
de s'endormi r, clics havarclaiellt tOlites deu x. Lisette
s'amusait à appe le r sa camarade « la paysanne », et
c'était en vain qlle Sy lva essayait de la convaincro à
son amour de la campagne, L'autre riait, sc moquait
gentiment, disant qu'elle ne pOlilTait vivre «clans un
patelin où il n'y avait pm-; cie cinéma ». Elle avait,
deux ou troi fois, été (l'nue au courant des rendezvous de Sylva t d'Alain ct avait tout de suite ima-
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
85
giné un beau roman d'amour, malgré les protestations de la jeune fille.
- Ma petite, disait Lisette, ce garçon t'aime; tu
ne me feras pas croire le contraire! Et tu es assez ·
jolie pour ne pas t'en étonner! Or, comme il est
riche ...
Sylva interrompait, indignée :
- Mais je me moque bien de l'argent ! Je n'ai pas
besoin de cela pour être heureuse! Mon rêve? Une
belle ferme, dans mon beau village. Un mari qui
m'aimerait, qui dirigerait l'exploitation. Moi, je
m'occuperais des menus travaux, de la basse-cour ...
- Et tu aurais beaucoup d'enfants, bien entendu!
- Bien entendu!
Lisette levai.t les yeux au ciel :
- Eh bien! moi, je fais d'autres projets : je me
marierai avec mon André, quand il reviendra. Il est
IT).écano chez Citroën. Il gagne bien sa vie. Moi, je
resterai dans la couture. Nous aurons un petit appartement. Le samedi et le dimanche nous sortirons
ensemble. Quand il est bien habillé, il est très ch ic,
tu sais ! On pourra nous prendre pour des gens très
bien! Quan t aux enfants, nous en aurons beaucoup
plus tard ... Je veux cl'aborù m'amuser, dansel"...
Sylva à son tour sa mellait il rire:
- Nous ne nous comprendrons jamais, ma petite
LiseLte !
En an'ivant sur le palier, Sylva Iut su rprise d'apercevoir la porte ùe sa chambre ouverte et Lisette, sur
le seuil, qui l'attendait impatiemment:
- Vite, vile ... Dépêche-Loi! Il est arrivé un gros
paqueL pour Loi!
�86
,
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
Sylva se hâta, gravit en courant les quelques
marches qui restaient et entra dans la pièce.
Sur l'un des petits lits étroits se trouvait posé un
grand carton blanc. Elle l'ouvrit avec des doigts
impatients. Une exclamation jaillit de la bouche de
Lisette tandis que Sylva devenait toute pâle, en tirant
du carton une magnifique robe du soir, en crêpesatin rose safran, très «jeune fille» et originale à
la fois.
Une carte de visite attira tout de suite son regard.
Elle la lut fébrilement:
Ne vous fâch ez pas ... Acceptez ce cadeau, petite
que je 1'OllS fais très égoïstement, car ma soi?'ée à ~'Ol)éra
serait gdchée si je ne pouvais vous
montrer ~es
sTllcndeurs du foy er pendant l'entracte.
Je viendrai vous prendre chez vous à sept heures
trente. Soyez prète. Il es-t inutile de vous dire aussi :
Soyez belle ...
Sy~va,
Votre ami,
ALAIN.
Le premier mouvement de Sylva fut de remettre
la jolie robe dans la boîte, de rabattre le couvercle
avec colère, mais Lisette la raisonna:
- Il n'y a pas de quoi t'Offusquer 1 M. Mercier
explique si gentiment la raison de ce cadeau 1 Et
puis, si cela te choque d'accepter, mets cette robe ce
soir, tu la lui l'enciras après ...
Elle prit s ur elle d'ouvrir à nouveau le cal'ton, d'en
tirer la mag,nifique toilette ct la mit devan telle :
- Elle est splt'ndide 1... Comme tu seras jolie,
là-dedans 1
Les derniers sCl'upules de la jeune fille fondirent.
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
87
Quelqnes instants après, Lisette, à genoux sur le
tapis, murmurait en levant les yeux:
- Ce que tu es belle!
Tandis que Sylva, debout sur une chaise pour tenter de s'apercevoir «en entier» dans la petite glace
au-dessus de la toilette, contemplait en silence l'image
d'une femme qu'elle ne connaissait pas : c'est dOllC
elle, cetie longue silhouette harmonieuse drapée · de
soie chatoyante dont la teinte douce fait ressortir
l'ardeur de la bouche éclatante, des yeux lumineux,
des cheveux de jais? Cheveux plus noirs, bouche plus
rouge, teint plus chaud que jamais?
Soudain, un klaxon dans la rue.
Sylva saute de sa chaise, enfile le manteau tout
simple que Lisette a mis à sa disposition et descend,
le cœur battant.
Ce n 'est pas la belle auto noire découverte, mais
une longue limousine grise qui est rangée de long du
trottoir. Un chauffeur impeccable est au volmtC.
Alain, debout près de la portière, aide Sylva à
monter.
Là-haut, à une petite fenêtre du sixième étage, un
jeune visage curieux se penche, sc penche ...
A peine la voitUl'e a-t-elle démarré que Sylva dit
à Alain:
- Je vous remercie; je suis très touchée ... J'ai
accepté de mettre cel te trop jolie robe parce que je
sais de quel bon cœur vous me l'offrez. Mais je veux
vous la l'eudre ~pl'ès
ceite soirée.
- Que voulez-vous que j'en fasse ! J'espère 'bien,
d'aille u l'S, (Ille ce n'est pas la del'll ière fois que nous
sOl"lirons ensemble le soir !, Elle peut vous être encore
ulile.
Et comme elle va protester:
�88
SYLVA, LA SAUVAGEONl'Œ
Chut !... Ne dites rien, vous me feriez de la
peine!
Mais Sylva insiste:
- Alain, je vous en prie. Je veux que, cc soir
m~e,
un pacte soit conclu entre nous : vous ne me
ferez plus de cadeaux; je ne les accepterai plus.
Elle est grave ci séJieuse.
- Soit, fait-il, c'est entendu. Je n'ai pas voulu vous
blesser. Cela me fait tant de plaisir de vous gâier!
- Je le sais bien, Alain, réplique-i-elle, attendrie.
Mais il ne le faut pas. Je suis très heureuse de pouvoir, de temps en temps, sortir avec vous, mais c'est
là que doivent s'arrêter vos gâteries.
Mais voilà que la longue voiture se range devant
l'Opéra brillamment éclairé.
Aussitôt débarrassée de son petit manteau trop
simple, Sylva sc sent soudain, dès la sortie du vest i.aire, une autre femme. ne glace lui renvoie son
image, tandis qu'elle gravit le monumental escalier
au bras d'Alain: l'image d'une gmnde et bellè jeune
fille vêtue de clair, au visage éll'oit, aux yeux ardents
où l'émotion met un éclat nouveau.
On la regarde beaucoup landis qu'elle s'installe ail
premier rang d'une loge. Des lorgnettes sont instantanémen t braquées sur cc jeune couple admirablement assorti: lui grand ct blond, si élégan t dans son
hahit impeccable; elle si brune et si éblouissante.
Alain a sUl"pris l'intrl"êt qu'ils suscitent tous deux. Il
sc penche VCIS Sylvn :
- VOliS failf's sensalioll, petile sauvageonne 1
l, 1111 )l('u l'ose d'émoi :
Elle ~ol'i
- .\ IllOills qlle ce 1H' soit !lia rohe, beaucoup trop
jnlie pOlll" IIIOÎ!
]\fa is on fl'il)J[le les tl"ois 'olllls I"i tllels. La sa lie est
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
89
plongée dans l'obscurité. Les premières mesures de
l'ou verture éclatent.
Alors, en Sylva, une émotion jusqu'alors inconnue,
toute neuve, bouleversante, prend naissance; émotion
presque physique, comme si la musique se jouait sur
ses propres nerfs. Un frisson sacré l'enveloppe, la
tient, durant tout l'acte, frémissante, tendue, presque
douloureuse.
Alain, qui la surveille du coin de l'œil, s'étonne de
son air grave.
Lorsque Je rideau tombe sur la dernière mesure,
il se penche :
- Cela vous plaît?
Elle tourne vers lui son visage bouleversé
- Je ne pensais pas que ce pouvait être si beau ...
- Nous allons faire un tour au foyer?
- Si vous voulez.
Tout de suite, clans la foule élégante, Sylva sent
sur elle les mêmes regards admiratifs que tout à
l'heme. Elle n'en est ni gênée, ni heureuse, mettant
sur le compte de sa jolie toilette l'attention dont elle
est l'obj et.
Mais Alain, lui, ne s'y trompe pus. Comme il le
prévoyait, la jeune fille se révèle, dans la vie mondaine, exquise de tact et de tenue. Un être si racé,
si fin, n'est déplacé nulle part. En pleine forêt, comme
clans un salon parisien, Sylva est naturelle, ellemême, sallS rien de cette attitude étudiée qui retire
du charme à lant ùe femmes 1
D'un geste :l. la Jois protecteur et autori taire, il a
pris 10 bl'U~
cl la jeune fille. La petite main fine s'est
posée sur la Illallche ~ol1b'C
de l'babit, nue, sans
bague, avec ses ollgles soignés et aussi les traces (lui s'efTacellt peu ù peu - des écorchures d'autrefois,
�90
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
-
quand Sylva montait aux arbres dénicher des
oiseaux ...
A la fin du spectacle, quand s'éteignent les derniers
applaudissements, Sylva sc sent brisée. Avec sa
nature ardente, elle s'est tout entière livrée à l'émotion nouvelle et sacrée que la musique lui a révélée.
Et comme Alain lui demande:
- Vous êtes contente de votre soirée?
Elle a, pour exprimer sa joie, une phrase qui la
peint tout entière:
- Oh! oui! Contente ... contente ... au point que je
voudrais pleurer!
.
nentré chez lui, Alain s'inquiète pour la première
fois.
Celle fierté qu'il a ressentie quand Sylva, à son
bras, attirait les regards admiratifs, celle émotion
qu'il éprouve quand elle tourne vers lui son beau
visago ct lui sourit... Il n'est pas si naïf pour ne pas
s'intell"oger, seul avec lui-même:
<.: Suis-je amoureux d'elle? »
Il est obligé de s'avouer que, si cc n'est pas encore
le grand amour, c'est tout de même un sentiment
déjà fortemant ancré en lui ct qu'il sera bien difficile,
dans peu de temps, d'arracher.
Alors? Doit-il luller contre ce sentiment qui naît
on lui? Syl va no ferai t-olle pas une femme exquise?
Elle saurait admirahlernen t tenir le rôle mondain
qui conviendrait à la femllle d'Alain ... 11 n'aurait pas
à rougir d'rlle, bien au COll traire 1
Le selll obstacle n'eRt-il pas le m(~pris
profond de
la jeune fille pour celle vic mondaine qu'il lui impo-
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
91
serait? Que de fois elle a exprimé son regret d'avoir
quitté sa chère campagne, la nature ardente et sauvage où elle se retrouve tout entière ... Ma4; Alain ne
peut croire que, déjà, le poison de la coquetterie, de
la vanité n'ait commencé son œuvre. Sylva rougit
peut·être au souvenir de la sauvageonne qu'elle fut. ..
Sans doute, rentrée chez elle, caresse·t-elle pensivement, avec regret, les plis soyeux de la belle robe
rose ...
Pourtant, au même moment, dans la petite chambre
modeste où les deux jeunes filles sont déjà couchées,
lampes éteintes, Sylva raconte, les yeux grands ouverts dans l'obscurité, sa soirée.
Lisette vit en imagination le beau spectacle des
toileHes chatoyantes, des lumières ...
- Et Alain? interroge-t-elle.
- Charmant, comme d'habitude. Le camarade
idéal, je t'assure!
Lise tte rit :
- Naïve enfa nt 1 A quand le mariage?
- Que tu es sotte! Je ne songe pas plus à
épouser Alain que lui à demancler ma main. Voyons,
avec une fortune pareille, il pourra épouser la fille
d'un prince, au moins!
- C'ei'l t justement avec une fortune pareille qu'un
homme devrai t épouser une nUe sans dot! réplique
la petite Pari sienne. -Tc n'ai jamais compris qu'un
homme très riche recherche le heau parti. Et
pourtant ...
- C'est toujours ainsi que cela sc passe 1 achève
Syl va en rian t.
�92
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
Puis elle ajoute, plus sérieuse :
- D'ailleurs, si Alain me demandait en mariage,
je ne sais pas si j'accepterais...
- Es-tu folle?
- Trop sage, au contraire ... J'aurais peur que nous
ne soyons pas faits l'un pour l'autre 1 J'aurais peul'
de regretter un jour de m'être vendue ...
- Tu as de ces mots!
Mais Sylva rêve à voix haute:
- Si Alain était pauvre et s'il voulait bien venit'
vivre aux Establcs, peut-être alors comprendrais-je
que je l'aime ...
Mais Lisette s'étouffe de rire
- C'est impayable! Jamais je n'aurai cru qu'il
existait une originale pareille 1. ..
Sylvu ne répond pas et enfouit sa tête sous la couverture, pour ne pas entendre les ironies qui la
blessent, qui découvrent soudain devant ses yeux un
monde inconnu d'elle où les bus appétits et l'intérêt
matériel sont rois.
�SYLVA, LA SAUVAGEOt\t\E
CHAIITnE X
TallClis que les deux jeunes filles bavardaient ainsi
avant de s'endormir, Alain rêvas. ait, étendu sur un
divan, tout habillé, en fumant une cigarette. Il sentai t qu'il ne pourrait s'assoupir ct retardait le
moment où, dans le silence d'une chambre si lencieuse,
il sera it face à face avec ses ponsées. Il revivait en
imagination la soirée qu'il venait de passer avec
Sylva, évoquait la fine silhouelle harmonieuse, les
boucles noires encadrant le sédu isant visage et ceHe
8rdeUI' émue avec laquelle sa compagne avait écouté
la musique.
Soudain, il sc leva d'un bond, écrasa sa cigarette
dan s un cenc!rier cL ùit touL haut:
- Eh bien ! oui, je l'aime!
Il nvai t jeté ce tt e affirmat ion comme un défi, en
répon se sans doute :\ une question confusément posée
Cil lui c!rpuis c!rs srmaine .
- Je J'aime, répéta-t-il; j'en suis sûr, maintenant.
Epouser Sylva'! Aliéner ma chère liberté? Mais pourquoi pas ! Qu'en femis-je, de. celte liberté, sans ell C',
pui squ e la vic me semblerait insipide eL sans but '!
J'éta is fou de vo ul oi r lutl el' con tre cc srntirnent si
PUI', si magnifique ...
Il fit quelqu es pas dans la piècC', un peu nerveusc-
�91
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
ment, comme pour lutter contre une inquiétude qui
montait en lui.
Puis il reprit son monologue:
- Oui, mais voudra-t-elle? M'aime-t-elle? Sans
doute, je lui apporte le luxe, la fin de cette vie de
travail et de lutte pour laquelle elle n'est pas falte.
Mais je la connais trop pour deviner que ce motif ne
serait pas suffisant pour qu'elle dise oui... POUl'
qu'elle accepte, il faut qu'elle m'aime... Je crois
qu'elle a pour moi de l'estime, de l'affection, tout en
me méprisant un peu peut-être pourtant, je le sens
bien... Que de fois ne m'a-'t-elle pas dit qu'elle ne
comprenait pas qu'un homme vive comme je le fais...
Et puis, la vie de Paris ne lui plaît pas ...
Il réfléchit un instant, puis sourit à son interlocuteur invisible :
- La vie de Paris! Mais elle ne la connaît pas,
après tout! Elle n'en devine que le côté mauvais,
elle ignore le monde dans lequel je l'entraînerais, le
luxe, les toilettes, les réceptions ... Ce soir, à l'Opéra,
je la sentais étonnée et grisée ... Elle est femme, et par
conséquent coquette et sensible aux hommages... Il
faudra que je la sorte dans le monde, afin qu'elle
s'adapte à la vie que je lui prépare, cela avant même
que je ne lui parle de mon amour ...
Il continua avec allégresse:
- Quelle femme exquise elle fera! Malgré ses origines campagnardes, elle sera uno mondaine parfaite ...
Dès le lendemain, il entreprit de mettre ses projets
il. exécution.
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
95
Il venait de recevoir une invitation pour une vente
de charité dans les salons de l'Hôtel Continental. Le
Tout-Paris devait s'y retrouver.
Il alla chercher Syl va et l'entraîna déjeuner.
Tout de suite, il lui fit part de ses projets.
- Puisque vous êtes libre demain samedi, je vous
emmènerai à cette vente. Vous y rencontrerez beaucoup de mes amis. J'avais une peur si affreuse de m'y
ennuyer!
Elle rit :
- VoU·c invitation n'est guère engageante!
Il protesta:
- Vous ne m'avez pas laissé terminer ma phrase!
Je voulais dire que, sans vous ...
Mais elle secoua la tête :
- Vous perdez la raison, Alain! A quel titre
m'cmmèneriez - vous là-bas? Personne n e me connaît et...
'
Il Iut sur le point de se trahir, de lui dire que c'est
comme sa fiancée qu'il voulait la présenter à ses
:unis, mais il jugea l'aveu prématuré ct dit:
- nai son de plus! Tout le monde peut entrer et
sortir sans justifier de sa qualité. On y vient papoter,
crlti(!uer les un s, se moquer des autres, cnvier celui-ci,
c1élligl cr ce lui-là et se bourrer de petits-fours, sous le
Couvert de la charité!
Syl va éWl'quiJ la les yeux :
- Que le monde dont vous me parlez est peu
i;;yw pathillle!
Il so uri t :
- C'C'Ht lIne impression fausse, croyez-moi! Il ne
raut pas voir Jo monde sous tles clehors Sans doute
pat'fois peLl attirants, mais l'aimer pour cc qu'il
lIonl1e à ccux {lui en font partie. Tenez, hier soir, à
�DG
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
J'Opéra, n'avez-vous pas envié le sort de ces femmes
élégantes pour qui, chaque soir, se renouvelle la
même féerie?
Elle réfléchit un in tant, la tête un peu penchée,
puis releva sur le jeune homme son regard lumineux.
- La même féerie? Mais si ell e se renouvelle chaque soir, ne croyez-vous pas qu'elles y sont terriblement habituées ct l'es timent comme un e corvée?
Tandis que moi, pou r qui cette révélation fut unique
- la première et la dernière, peut-être, - je fus
rhlouie. 1)e toutes les femmes présentes, ce fut pcutêtre moi la plus heureue, hier soir...
- Sylva, VO LI S m'effrayez ... Vous êtes trop sage,
trop pure, trop droite ...
Il ne put se retenir de prendre la petite main
brune posée sur la n appe et de la portel' à ses lèvres ;
- Je vous dois les plus belles révélations de ma
vic; la ce rti tude qu'il pxiste encore des vraies jeunes
fill es - \ln e seLde peut-t' tre - qui, tout en ouvrant
slir la vie des yellx cla iryoynnls, gardent une fraÎcheur merveilleuse.
ou· me voyez avec des yeux trop incluge~.
; e suis comme les autres, une petite fllie égoïste qui
désir le bonhellr ct ne croit pas pouvoir le trouver
où tout le monde le ch erche, vo ilà tout !. .. C'est à mon
cher onel<" sans <lollle, qu e je dois cI 'être ainsi, car
il kt su 111(' réy('lel" le vra i sens d s ClIOS<'S, me cl onner
l'm'lOur dc' 10111 cc qui est beau, natlll"(· 1 ct sa in.
e·t'·Iail Ull SLlg"<'.
Uil sai lli, r('("(illa 1 eUe, le visage' deye llu gravI'.
Un imlanl, 1<, sOII\l'lli r dll hrave ubbé pluna <,nlre
(,IIX.
l'II is, soucia iIl, Syl\ Il s<,co lla ses hOll clc·s 1J ' ln~
s
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
97
comme pour s'arracher au rêve qui la prenait toute
et ell e sourit à son compagnon :
- Je bavarde et le temps passe! Mes clientes ne
m'atte ndront pas. La baronne de Frelles doit venir à
deux heures ct ex ige que j'assiste à son essayage. Il
paraît que je 'suis la seule de la maison à savoir cc
qui lui va.
- La baron ne de Frelles ? Cette grosse dame teinte
en roux, qui minaude ct joue il la petite fille? Pour
l'amour du Ciel, Sylva, conseillez-lui une robe stricte
ct noire, très s imple, afin qu'elle pa. se inaperçue!
La jeune fille éclata de rire :
- l\lais ell e me femit mettre à la porte 1
Et comme ell e se levait, il rappela:
- Alors? Entendu pour samedi? Vous m'accompagnerez à cette vente ?
- Oui, tyran! Et j'espère que vous ne rougirez
pas de moi 1 Je viens, dans un coupon que m'a donné
la « patronne », de me faire une robe habiUée que je
crois très r éussie.
Vous erez l'U l'fai te, comme toujOUI'S, j'en suis
S ÛI'
!
Vous n'êtes qu'un vil flatteur! Heureusement
que je sui s aussi sage que vous le dites !
Et elle s'enfuit, après un geste d'amical au revoir.
Les « cOlllp tuirs» où trônaient les dames charitables s'é ri gea ient dans le g raml salon, Dans les
sa lu ns voi8ins sc 11'ouvnit un immense buffct garn i
lI!'s pfl li ssc rips les plus \'ariées. A côté enfin, l'on
dan. a i t.
Il ès l'nnll·'p. '~ ' Iva
sc se nlit pcrdue dans la cohue
7
�98
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
jacassante. Alain serrait des mains, échangeait des
phrases banales, et la jeune fllie admira l'aisance
avec laquelle il évoluait.
Elle fut tout de suite rassurée en ce qui la concernait personnellement : personne ne s'étonnait de sa
présence. Alain la présenta à différentes personnes,
et Sylva s'amusa de surprendre, sur plus d'un visage,
un étonnement en constatant qu'Alain ne la quittai!
guère.
Une ~rancle
jeune fille rousse chercha, un moment,
à accaparer le jeune homme, lui racontant avec
force détails un incident quelconque ct faisant visiblement mine d'ignorer la présence de Sylva. Mais
Alain ne lui accordait qu'une attention distraite ct
profita d'une bousculade poilr s'éloigner de la
b~a
.
- C'est Alice de Lamberge, une jeune personne
délnrée, ailligée d'une dot de quelqu.es dizaines de
millions.
- Tant que cela 1
- Sa mère m(.' cajole, espérant trouver en moi un
épouseur ...
~I"'
de Lamberge, pourtant, n'en doit pas
manquer!
- Hum !... Vous vous trompez! Car elle a la répu·
talion d'une jeuT\e fille terrihlement moderne, indé·
pendante, ct ses millions sont peu de chose pour unf'
per onne qui commande chaque mois plusieurs
loilettf's chez Lanvin, à qui il faut drux femmes de
chamhre, ct qlli mène un train de vic si dispendiellx
que son futur époux c1ev l'fi , pour la satisfaire, pos·
séder unr immense fortune.
- Et je parie qu'elle n'est pas heureuse!
- Pas du tout, si j'en juge par son état d'esprit à
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
99
,
la fois désabusé et ironique, comme si la vie n'était
faite que d'intrigues d'intérêt. Elle traîne d'ailleurs
une sorte de neumsthénie désinvolte,. se moque de
tout et de tous ... et décourage les épouseurs!
A cc moment un jeune homme vint vers eux.
- Bonjour, mon vieil Alain 1
- Sylva, je vous présente mon meilleur ami,
Jacques cIe Sauval.
Le jeune homme déplut souverainement à Sylva. Il
avait un long visage glabre, aux paupières flétries, et
affectait une gouaille distinguée
« Un noceur », pensa-t-elle.
Alain fut en même temps séparé d'elle. Elle
s'éloigna et, un peu lasse, alla s'asseoir à l'écart, à
l'abri d'une immense plante verte qui garnissait l'un
des a ngles du grand salon.
Presque aussitôt elle aperçut Jacques de SauvaI
accompagné d'une mince petite personne brune ct
fort laide, qu'une toilette savante n'arrivait pas à
embellir.
Soudain, un bruit de voix lui parvint.
Un couple 'venait de s'asseoir de l'autre côté de la
plante verte.
La femme disait :
- Voyez donc, mon cher, Jacques de SauvaI ct sa
femme! Quel petit laideron que cette jeune épousée !
- Ellp eut d'ailleurs grand mal à sc marier, répliquait son compagnon en riant. Avec son teint de
pn\l1eau ct sa taille disgracieuse, avouez qu'elle
n'éta it guère engageante!
'oublil'z pas, pour compléter le tahleau, que son
père n'cst pas très montrahle. Il sc cache d'ailleurs
discrètement dans un coin. Malgré son habit e
bonne coupe, il sent encore l'épicerie dont il sort ) :~,
'.
-J}.
<l I
�100
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
Méchante langue! 11 lui doit tout de même sa
fortun e, à l'épicerie ,!
La femme se mit à rire ct reprit :
- Tout de même, Jacques de SauvaI m'étonne ! Je
le croyais amoureux de Lise Durval, l'actrice!
- Qui vous dit le contraire? Mais il a de gros
besoins d'argent ct arrivait au bout de son rouleau.
La dot de sa femme ne fera pas long feu.
- Bah! Il divorcera: ensuite!
Sylva n'en entendit pas davantage. Ecœurée, elle
se leva, cherchant Alain. Elle l'aperçut de loin, très
animé, en grande conversation avec Jacques de
SauvaI.
Une impulsion la saisit, COrnIOc autrefois, lorsqu'elle
agissait avant de réfléchir. Elle traver'ia le salon, prit
son manteau au ves tiaire et sortit.
Dehors, l'air frais lui fit du bien. Elle respira profondément ct, à grandes enjambées, atteignit l'avenue
des Champs-Elysées, l'Etoile, le Bois de Boulogne.
fatigue, d'un pas souple et harElle marchait ~ans
moni eux, heureuse de sentir dans ses cheveux libres
la caresse du ven t froid d'hiver. Elle ne pensait pas,
se lai ssan t animalement gagner pal' le bien-être que
lui procurai t sa promen de.
Comme elle arrivait aux grand s lacs, elle eut se ulement conscience de l'incorrection qll'elle avait commise à l'égard d'Alain.
Il devai t la chercher, s'inquiéter ... Pourquoi étaitelle partie si urusquement? Un dégoût l'avait sa isie,
soudain dominée pal' une envie de fuir cc salon
sUl'chauffé, CC!! ragots qui lui révélaient une basse
corruption, de laids calculs, des intri gues éoœurantes.
Et Ala in qui avait voulu lui faire connaître ses
arnifl, le monde! Ma is quel monde Mait-ce? Ain si, la
/
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
101
fortune faisait des hommes ct des femmes ces pantins
sinistres?
Naïvement, elle généralisait ce qu'elle venait de
découvrir, imaginait tou,te la société parisienne le monde dont parlait Alain - composée de gens
comme ceux qu'elle venait de voir.
Et la seule pensée que son grand ami avait pOUt'
camarade cet antipathique Jacques de SauvaI la
révoltait ct lui faisait mal comme une blessure.
En pensée, elle fut soudain aux Estables, dans ce
décor sauvage et sain où s'était passée son enfance.
Un élan la porta vers ses chers souvenirs, son désir
la reprit, plus intense, de retourner là-bas.
Alors elle fut saisie d'un grand découragement à
la pensée de sa tâche actuelle, de cette vie qu'elle
n'aimait pas et qui pourtant était la sienne. Elle
attendait ardemment le moment de retourner là-bas,
dans cette chère campagne qui l'avait formée. Mais
quelles circonstances le lui permettraient?
Elle reprit tristement le chemin du retour.
Il faisait nuit quand elle atteignit sa demeure.
Lisotte n'était pas encore l'entrée. La petite chambre
déserte était sombre ct triste. La jeune fille considéra
avec désespoir cc décor médiocre ct banal. Une envie
de pleurer la saisit ct, comme elle l'etiJ'ait, d'un geste
las, son manteau, elle aperçut seulement une lettre
il. son adresse que l'on avait posée sur la table.
Elle s'en empara avec surprise. Qui clonc pouvai l
lui rcril'e?
C'était Jean RonLaix, son vieux camarade d'enfance
- cc même Jean Rontaix qu'elle considérait comme
lin ami ct que Alain, lors de son court séjour aux
Estables, avait pris pour son amouroux!
Elle souri t au souvenir de la scène que le jeune
�102
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
homme lui avait faite. Puis elle ouvrit la lettre et
lut:
MA CHÈRE PETITE SYLVA,
VoiLà déjà trois mois que tu es partie, e.t comme
tu n'es pas t1'ès écrivassière, je sais à peine ce que tu
es devenue. As-tu donc oublié ton vieil ami?
Moi, je ne t'oublie pas. Bien plus même, j'ai com/ pris, seulement depuis que tu me manques, que je ne
peux pas me passer de ta présence_
Te souviens-tu seulement de nos belles promenades,
de nos dis'Cussions, de nos disputes? Ces souvenirs-Id
me hantent, pe.tite Sylva ...
Quand tu es partie, je n'ai pas osé te parler; je ne
le fais maintenant qu'après trois mois d'indécisions,
d'atermoiements. J'ai si peur que tu refuses!... Tu es
si fine, si supérieure à moi, qui ne suis qu'un paysan...
Pourtant, je t'aime, Sylva... le voudrais que tu
deviennes ma femme ...
Oui, ne ris pas, ne .te moque pas de moi, comme tu
l'as fait si souvent. le te jure que mon sentiment
pour toi est sérieux et profond. le te promets, si tu
acceptes, d'être ton esclave, de faire ce que tu voudras ... Souvent, tu m'as effarouché par tes excen<tricités, tes originalités... l e sais maintenant que sans
elles, sans le spectacle délicieux de ta jeunesse exubérante, je ne suis plus rien, je ne vaux plus ri en ...
J'ai vingt-cinq ans et du bien au soleil, comme on
dit ici. La ferme qui appartient à mes parents me
reviendra. J'amilliorerai la maison pour toi. Tu aums
ce que .tu veux. Reviens-moi, je t' en supplie 1...
J'espère que, ainsi que tu le cmignais en partant,
la vie de Paris ne t'a pas plu. .. Pourquoi t'ai-je lais-
�103
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
sée partir? Pourquoi ne t'ai-je rien dit à ce moment ? .. le crois que je n'ai pas os é. De loin,
maintenant, c'est plus facile. Voici qui est fait ...
l'attends ta 1'épons e avec impatience,... avec
confiance ...
Ton
Jean
RONTAIX.
Sylva resta longtemps immobile, la lettre de Jean
entre ses doigts, partagée entre des sentiments si
divers qu'elle 6tait incapable de fixer sa pensée.
Et soudain, sans savoir pourquoi, elle se mit à
pleurer doucement.
...
�101
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
CHAPITRE XI
Quand Liselte rentra, toute joyeuse et moqueuse
comme à son habitude, elle fut surprise de trouver
sa compagne empilant, dans une valise, ses quelques
effe ts.
- Eh bien! tu pars en voyage?
Sylva releva la tête:
- Oui, je rentre chez moi... Je pars demai n. Il y a
un train le matin, de bonne heu re.
- Mais tu cs folle 1 Et ta place?
Sylva lui tendit une lettre :
- Tu remettras ccci lundi ù la patronne. Je la
remercie de sa bonté à mon égard. Mais des affaires
de famille m'appellent là-bas .. .
- Tu reviendras?
- Oh! non! Jamais 1
Lisette leva les bras au ciel
- Ça y est ! J'y suis ! Elle s'est disputée avec son
amoureux!
Sylva la regarda avec commisération :
- Je n'ai pas d'amoureux 1
La peli te co usette hau sn. les épau les :
- Et Je hel Alain, a lors, qui est-cc '!
- Al a in n' st pas mon amoureux ct je ne me suis
pas di putée avec lui.
A genoux par tene, elle continun.i [ à faire sa
valise.
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
105
Liseite, debout, les poings sur les hanches, la regardait avec étonnement et colère.
- C'est trop fort, tout de même 1 Tu ne vas pas
partir ainsi, comme si... comme si ...
Ell e cherchait ses mots :
Sylva acheva, un peu agacée:
- Comme si je me sauvais 1 Eh bien! si, vois-tu,
je me sauve, je m'évade, je retrouve la liberté!
Et, confuse de son éclat, elle se tut soudain, enfermant en ell e son secre t.
Elle venait, en quelques instants, de prendre la
plus grave décision de sa vie. Elle épouserait Jean
Hontaix, serait fermière aux Estables. Sans doute,
Jean n'était-il qu'un bon garçon sans prétentions, sans
instruction très poussée. Mais qu'était-elle, elle, après
tout? Une petite sauvageonne, comme disait Alain,
qui avait, au cours de lectures fantaisi stes, glané de
vagues connaissances, et que l'on s'acharnait, depuis
tlu elque temps, à prendre pour un être d'exception,
alors qu'elle n'était qu'une petite fille avide de paix
et de tendresse ...
Confusément, elle devinait qu'Alain l'aimait, mais
elle ne voulait pas de cet amour qui l'entrainerait
dans une vic si peu faite pour elle. Elle devait a Uer
là où l'appelaient ses attaches, les fibres secrètes de
son être.
Epouser Ala in - si même il y songeait - Cc serait
un e mésalliance qui ferait d'elle, dans un milieu
qu'cite méprisait et redoutait à la foi s, une déclassée,
reg rettant éperdument sa campagne natale ct sa vie
libre.
Jean, en l' \pousant, la sauvait...
Demain matin, elle écrirait à Alain une longue
lettre aITectueuse, où elle tenterait de lui expliquer... ,
�106
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
demain matin, si Lisette voulait bien se taire, cesser
ce bavardage agaçant 1
Elle cherchait, sottement, à retenir la jeune fille au
bord du départ, lui parlait des plaisirs de la grande
ville, tombait à faux sans s'en douter.
Soudain, on frappa à la porte. Alain entra.
Sylva se dressa debout, comme mue par un ressort,
et devint très pâle.
Lisette surprIt son émoi, l'air grave d'Alain dont
les yeux venaient de s'arrêter sur la valise à demi
ouverte. Elle se coula vers la porte ct sortit sans
qu'Alain ni Sylva fissent attention à elle.
Le jeune homme parla le premier:
- Je vous ai cherchée plus d'une heure dans ces
grands salons pleins de mondé ... Pourquoi êtes-vous
partie sans me le dire? Que vous ai-je fait 1
Puis il demanda doucement :
- Vous partez en voyage 1...
Sylva baissa la tête, comme prise en faute.
- J'aurais voulu partir sans vous revoir, Alain ...
J'allais vous écrire, vous expliquer...
- Partir sans me l'evoi r 1
Son ton était SI douloureux qu'elle eut un élan vers
lui.
- Oh 1 Alain, ne · croyez pas que je sois fâchée !
C'était pour nous éviter des explications inutiles.
Il fit, un peu violemment :
- Vous comprenez donc que j'ai tout de même
droit à des explications!
- Alain, ne vous fflchez pas, je vous en supplie!
Vous comprendrez, je vous assure, vous ne m'en voudrez pas ...
Elle s'assi t sur son pelit li t, les jambes brisées.
Il prit place en face ù'elle, sur l'uniquo fauteuil de
�SYLVA, LA SAUVAGKONNE
107
la modeste chambre. Il était bouleversé. Une seule
chose subsistait en lui: Sylva s'était affranchie, détachée de lui. Il sentait qu'il était trop tard pour la
reprendre.
Il revint d'abord à sa fuite, voulut qu'elle lui
expliquât pourquoi elle était ainsi partie.
Mais elle secouait la tête.
- Vous ne comprendriez pas ... J'ai elY brusquement
envie de fuir, vous savez, une de ces envies irraisonnées qui empêchent de réfléchir.
Il insist.ai t.
- Mais pourquoi? Vous avais-je, sans le vouloir,
fait de la peine? Quelqu'un vous a-t-il déplu ? ..
AloJ's, bl'usquement, elle 1ui jeta ses raisons:
- Grâce à une conversa1ion surprise, j'ai vu brusquement ce qu'était cc mooue dOllt vous me parliez
tant, avec lequel vous vouliez m'apprivoiser. J'ai
compris J'immense fossé qui nous sépal'e. Je ne suis
qu'une petite campagnarde ... Je veux J'etourner là-bas.
Il lui prit les mains.
Quelle folie, Sylva 1 Que feriez - vous aux
Estables '1 Seule, sans al'gent...
Elle sc taisait, n'osant dire ce qu'elle avait décidé.
Alain s'approcha, s'assit à côté d'elle sur le petit
divan.
Alors elle se défendit soudain avec une certaine
âpreté qui étonna le jeune homme :
- Ce n'est pas un acte irraisonné que je vais commettre. J'ai réfléchi. Il n'y a pas d'autre so luti on.
Il sentit un grand froid l'envahir ct s'eiIorça de
demander posément:
- Puis-je savoir'?
Elle tourna un peu la tête pour éviter le regard du
jeune homme et dit très vite et très bas:
�108
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
Je retourne dans mon pays pour épouser Jean
Rontaix ...
Elle releva les yeux et vit Alain blêmir jusqu'aux
lèvres. Un instant, il resta sans pouvoir articuler un
seul mot. Enfin il sc leva brusquement et se mit à
arpenter nerveusement la petite chambre. Puis il
revint vers elle, sc pencha ct dit très doucement, mais
sur un ton de reproche qui l'émut :
- C'est mal, Sylva, de m'avoir caché que vous vous
aimiez tous les deux. Vous avez été d'une inconsciente cruauté ... Vous m'avez laissé m'éprendre de
vous, sachant bien que votre cœur était déjà pris ...
Elle voulut protester, mais il l'en empêcha:
- Oui, Sylva, moi aussi, je vpus aime, ct je croyais
que vous l'aviez deviné. J'avais décidé de vous demander de devenir ma femme . Je vous croyais libre, et
vous ne l'étiez pas! Vous vous étiez depuis longtemps
déjà promise à un autre. Rappelez-vous la rencontre
que j'ai faite de vous deux sur la route, aux Estables,
et la façon dont vous m'avez détrompé, dont vous
m'avez égaré ...
Elle sc leva, vint vers lui, le visage bouleversé, ct
posa sa main sur le bras du jeune hom'rne :
- Ne croyez pas cela, Alain. Ç'aurait été bien mal
de ma part... Je vous jure que je ne savais pas les
intentions de Je.an. Je les ai apprises aujourd'hui seulemen t ct j'ai, aussitôt, accepté de l'épouser sans
pourtant y avoir jamais songé jusque-là ... Je vous
supplie de me croire!
Il dit âprement :
- Je ne vous crois pas! Vous l'aimiez! Vous
n'attendiez qu'un signe de lui 1
Elle le regarda bien franchement:
- Je vous jme que vous vous trompez! J'étais sin-
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
109
cère. Je le suis toujour s 1 Je ne l'aimai s pas et j'ignorais ses sentim ents à lui. J'ai toujour s eu pOUl' lui de
l'estime , voire de l'affection, mais c'est tout. Seulement il est le seul qui pui.sse m'ofiri r la vie que je
désire, que je regrett e d'avoir quittée, cette vie saine
ct pacifique qui me manqu e tant ici! Je veux retrouver ce pays que j'aime et loin duquel je me sens
déracin ée.
Et comme il bâissai t la tête, vaincu par cette franchise, compre nant enfin qu'elle disait vrai, elle ajouta
plus bas et d'une voix frémis sante:
- Je suis très émue, Alain, de ce que vous venez
de me révéler. Oui, Alain, vous avez raison, je l'avais
confusé ment deviné. Je vous remerc ie de votre amour,
cie votre confiance, de tout ce que vous avez fait pour'
moi ... Mais je suis sage en m'éloig nant de vous ...
Il sour]t amèrem ent:
- Sage 1... Toujoll rs sage 1. .. Bien trop sage 1. .. A
vingt ans, vous envisag ez une vle sans am ou!", un
mal"iage de raison! Vous ne savez pas ce que c'est
qu'ai mer, que souffri r... et moi je viens seulem ent de
l'appl'e ndre !
Elle fut bouleversée, suppli a:
- Il ne faut pus que vous ayez du chagrin à cause
de moi! Ce n'est pas VO\lS que je repousse, mais votre
genre de vie, votre milieu, vos amis ... Je sais que
jamais je n'aurai s pu m'y habitue l'. Vous vous sel'i!\/'
vi te clétaché cie ce petit animal sauvag e que je suis.
Ne croyez pas que vous auriez pu me rendl'e heul'clIfle, malgré que vous ell ayez mainte nant le profond et sincrre désir. Sans dou te, vous auriez su me
gâtC'J', m'ento urer cie luxe, me donner même de ces
joies que je ne dédaign e pas et que vous m'avez fait
connaît l'e ... notre soirée à l'Opéra , par exempl e... Mais
�110
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
je regretterais tout de même mes forêts et mes
champs fleuris, le ciel ;mmense ...
Elle soupira :
- Avez-vous remarqué qu'à Paris, on ne voit pas le
deI, mais un morceau de ciel seulement, emprisonné
dans le cadre des maisons trop hautes ?...
- Alors, fit-il, il faudrait que j'abandonne tout de
ma vie actuelle pOUl' que vous deveniez mienne?
Elle secoua la tête;
- Je ne vous le demande pas, mon pauvre Alain !
Je sais bien que c'est impossible ct que vous avez
besoin, comme d'un poison, de la vie de Paris 1 Nous
ne sommes pas faits l'un pour l'autre, voilà tout!
- Votre décision est irrévocable? fit-il durement.
- Absolument! Je prends le train demain matin,
très tôt.
- Vous êtes impitoyable !...
- Ne le croyez pas, Alain ... J'ai pitié de vous et
j'ai pitié de moi... Car j'ai du chagt'Ïn, croyez-le,
beaucoup de chagrin ...
Il vit des larmes dans les yeux noirs et oublia
aussitôt son ressentiment, une lueur d'espoir au fond
du cd!ur :
Hé fléchissez encore cette nuit, petite Sylva 1
Demain, je viendrai vous prendre pour vous conduire
à la gare. Si vous avez changé d'avis, vous n'aurez
l'as besoin de me le dire; je le verrai tout de suite à
votre sourire, il vos yeux, qui ne seront plus graves
comme maintc'Hant ct si près de laisser cou ler les
llleUl's lJlle VallS retcllez... car ils sont tristes, vos
yCI1X, Sylva, tl'iRtf!R au mOlllC'nt de me quitter...
Sa voix Re hrisait. Elle détourna son l'egard trop
expressif ct poussa ùoucement le jeune homme vers
la porto.
�SYLVA, JLA SAUVAGEONNE
111.
Il saisit la petite main qui tremblait et y pOEU longuement les lèvres. Puis il sortit lentement.
Alors elle referma la porte et s'appuya un inst311 t
contre le chambranle. Et, passionnément, joignan t
ses mains crispées sur son cœur déchiré qui battait à
grands coups précipités, elle murmura :
- Comme je vous aimerais, Alain chéri, si vous
m'offriez cc que peut m'oITrir Jean ! ...
Et elle s'abattit en larmes SUl' son lit.
A sept heures, dans l'aube triste et humide de ce
matin d'hiver, la voiture grise d'Ajain s'arrêta
devant le seuil où presque aussitôt s'encadm la fine
silhouette de Sylva.
Au premier coup d'œil, le jeune homme vit, sur le
visage aimé, une expression à la fois grave ct décidée.
La petite valise que Sylva tenait .à la main confirma
ses craintes.
Sans rriot dire, ils sc serrèrent la main, et la jeune
fi.lIe s'installa près d'Alain.
Tout ùe suite il reprocha doucement :
- Alors, vous partez? Rien ne peut vous retenir ?...
Elle tourna vers lui un visage bouleversé où il lu t
les tl'aces d'une longue insomnie :
- Alain, je vous en supplie, ne m'en veuillez pas 1...
Ne clierche:t. pas non plus à roc reten ir. Sachez-le,
j'a i beaucoup réOéchi cette nuit ct cela m'a anCl'éo
dans ma volollté ùe partir. Cette décision, pourtallt...,
comment dirai-je ? .. Je ne l'ai pas prise de gaieté de
cœul' ... ct...
Elle hési tu. un court instant avant d'achever
- ... eL sans regrets ...
�112
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
erveusemen t, Alain bloqua les freins de sa
voiLure:
- Alors, je ne comprends pas, Sylva! fit-il, tourné
Yel'S elle. Je ne comprends plus! Vous partez non seulement sans enthousiasme, mais avec peine!
Elle inclina doucement la tête pour un aveu muet
et, comme il saisissait ses mains, elle se dégagea
fermement:
- Partons, Alla in! Il ne faut pas me faire manquer
le train!
Mais il n'obéissait pas. Il avait même coupé le
contact comme pour marquer sa volonté bien déterminée de rester là aussi longtemps qu'il le faudrait
pour convaincre la jeune fille de sa folie.
Il reprit:
- Je ne comprends pas ... Si vous n'aimez pas ce
Jean Rontaix, pourquoi l'épousez-vous? Pourquoi le
préférez-vous il. moi pour' qui vous avez, je le devine,
plus que de la tendresse?..
- Partons, AlaÏJl. .. supplia-t-elle d'un ton las.
Mais il l'avait saisie dans ses bras, couvrait de baise rs fou s ses cheveux, ses yeux, son fron t, cherchai t
les lèvres ardentes dont il avait soif. Elle se débattit
dUl'ement, les yeux étincelants.
JI fut surpris de sa force et, dégl'isé, desserra SO li
étreinte.
- .Je vous demande pardon ... , balbutia-t-il.
- C'est stupide, cc que vous avez fait là! dit-clic
d'une voix sourde. Vous avez abîmé le souven ir que
je ganlais de VOllS !
- Oh! Sylva, Ile soyez pas méchante 1 J'ai céclé :\
lin mOllv ment irmisonné ... Je vous aime ...
- l'VIais 110n, VOliS ne m'aimez pas! Et VOllS venez
d" m'l'Il donner la preuve! Je Ile suis pOUl' VOliS
�SYL V A, LA SAUVAGEONNE
113
qu'une femme comme les autres, objet de luxe dans
votre existence gâtée. Ce que vous pouvez offrir à une
femme, argent, fourrure, bijoux, voyages, vous croyez
qu'avec cela aussi vous pouvez m'acheter. Non, je
veux autr.e chose, moi, je veux autre chose! Si je
vous cédais, mon pauvre ami, vous regretteriez vite
d'avoir aliéné votre liberté à une créature si dissemblable de vous... L'un de nous deux serait
malheureux.
Elle rêva:
- Ce que m'apporte Jean Rontaix me semble un
trésor! Connaissez-vous la belle ferme de ses parents,
la forêt qui s'étend derrière, l'étang, le ruisseau? Et
les belles soirées sereines, les longues courses dans la
campagne d'où l'on revient harassé, affamé, çmpli
d'une bonne et saine fatigue ? ..
Brusquement, Alain avait remis le moteur en
marche et démarré. Il ne dit plus un mot jusqu'à la
gare. Puis, là, il aida la jeune fille à descendre,
l'accompagna sur le quai.
Machinalement, il cherchait un compartiment de
première classè, lorsque Sylva le prit par le bras
- Non, c'est ici, en troisième ...
n rougit un peu, monta avec elle, l'installa dans
un compartiment vide.
- Il éta it temps, dit Sylva; le train part dans une
minute. Vous n'avez que 10 temps de r edescendre.
- Et si je restais?
Elle haussa les épaules :
- No dites pas de sottise ...
Déjà les portières claquaient.
- Alors, au revoir, petite Sylva!
- Adieu, Alain!
Il ne parvonait pas à lâcher la petite main brune
8
�114
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
qu'il tenait dans les siennes. Sur le marchepied, un
peu en contrebas, le visage à hauteur de celui de la
jeune fille, il lui souriait d'un sourire forcé, si ému
qu'il craignait de paraître ridicule.
Soudain, le train s'ébranla.
Alors, spontanée, irréfléchie, cédant à une impulsion
venue du fond d'elle-même et où éclatait l'amour
qu'elle voulait nier, Sylva prit dans ses mains la tête
du jeune homme et posa ses lèvres sur les siennes.
Puis, l'ouge jusqu'au front, elle le repoussa comme
pour le chasser.
Il sauta sur le quai, courut à la vitre où elle se
penchait :
- Sylva! Sylva 1 Avez-vous donc juré de me rendre
fou?
Mais le train prenait de la vitesse. Il ne voyait
plus d'elle qll'une petite main dégantée qui répétait
un geste d'adieu.
Debout, achevée sa course inutile, Alain sentait,
avec ce long train qui s'éloignait, partir le soleil, la
fl'aicheur, la joie de sa vie.
Comment pourrait-il être heureux maintenant?
Que lui importaient sa fortune, ses amis, sa vie
combléo?
Il était soudain désemparé, seul, pauvre des vraies
richesses, vide de toute allégresse, de tout désir même
d'être heureux.
Il rentra chez lui, prit un bain, lut les journaux.
Il s'efforçait d'agir pour ne pas penser.
Puis il alla déjeuner chez son père qui lui parla
« affai l'es ».
L'usine marchait à merveille. M. Mercier venait de
la fondre avec uno marque concurrente.
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
115
- Des millions, mon petit, des millions, voilà ce
que cela représente 1 disait l'industriel.
Il fut surpris de voir son fils se lever à ce moment
de table et jeter nerveusement sa serviette.
- Tu m'excuseras, papa. J'ai un rendez·vous que
j'avais oublié.
- Et ton café?
- Pierre Lemaire m'attend, nous le prendrons
ensemble.
- Comme tu sembles soucieux! On dirait même
que tu te désintéresses totalemen t des bonnes nouvelles que je te donne concernant notre affaire?
Qu'as-tu, mon petit?
- Ne t'inquiète pas, papa 1 Qui n'a pas ses ennuis?
Cela passera ...
- Le cœur? interrogea M. Mercier en souriant
avec bonhomie :
Alain haussa les épaules:
- P~urqoi
pas?
- Mon Dieu 1 c'est de ton âge 1 Va, mon petit, et
ne te tracasse pas 1 Une de perdue ...
Mais le jeune homme hocha la tête :
- Il Y a des femmes que nulle autre ne peut remplacer 1
L'industriel sourit à nouveau :
- Comme tu es jeune pour affirmer cela! A moins
que ce ne soit très sérieux!
- C'est très sérieux, affirma Alain gravement.
- Eh bien 1 alors, marie·toi! Je commence à trouver le temps long! Tu as trente ailS et moi l'âge
d'être grand·père 1 Mais tâche de choisir bien.
- J'ai choisi trop bien, papa 1
- C'est·A-dire?
�116
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
- C'est-à-dire que je ne suis pas digne d'elle! EUe
ne veut pas de moi!
- Est-cc possible? Serait-ce la fille d'un prince?
D'un milliardaire ? .. Raconte-moi ...
- Pas encore ... Laisse-moi réfléchir. J'ai besoin de
réfléchir ou de m'étourdir!
- Je te conseille plutôt de t'étourdir! Tiens, il y
Il cet après-midi coletail chez les Lestelle, ce jeune
ménage bien ... parisien dont les excentricités défraient
la chronique. J'y suis invité. Remplace-moi. Tout le
monde sera ravi de te voir, car tes amis se plaignent
d'être délaissés par toi.
Alain hésita un instant. Le visage grave et passionné de Sylva s'imposait à lui. Mais il eut un sursaut de révolte, chassa 10 doux souvenir.
- C'est une excellente iùée! J'ai besoin de m'amuser, de boire du champagne, de vivre, quoi 1 Depuis
un mois je menais une existence de sauvage, sans
voir aucun de mes amis, ou si peu! Tu as raison,
papa.
- A la bonne heure 1 Je préfère te voir ainsi. Si
cette fille, pour uno raison que j'ignore, mais quo tu
mo diras bion un jour, n'a pas voulu de toi, c'est
qu'elle to connaît mal où qu'elle est incapable do
t'apprécier. Tu es un des plus beaux partis do ma
connaissance, au point de vue situation, et avec cela
tu n'cs pas vilain garçon. Do plus, tu es sympathique,
agréable, et tu feras un excellent mari. Celle que tu
choisiras et qui voudra do toi ne sera pas il. plaindre 1
Alain sourit tristement:
- Si la jeune fille à laquelle je pense, papa, entendait ton langage, cela la fortifierait dans son idée
qu'elle et moi ne sommes pas faits l'un pour l'autre!
Si tu savais comme elle attache peu d'importance
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
117
aux qualités de ce que tu nommes un beau parti!
M. Mercier hocha la tête avec scepticisme, comme
s'il ne croyait guère au parfait désintéressement. Puis
il dit en poussant doucement son fils vers la porte:
- Allez, mon petit, va t'amuser et oublie ta
cruelle 1 Nos amis s'étonnent de ne plus te voir 1
Alain hésita un instant encore; le visage grave et
passionné de Sylva s'imposa à lui. Mais il eut un
sursaut de révolte, chassa le doux souvenir:
- On ne s'en étonnera plus, je t'assure! Je suis ton
conseil et je file chez les Lestelle. Voilà au moins des
gens qui ne s'embarrassent pas de complications sentimentales : leur philosophie est simple, puisqu'il
s'agit de profiter de la vie! C'était aussi mon but et
j'y retourne.
Et il éclata de rire, mais son l'ire sonnait faux.
L'entrée d'Alain fut saluée par des exclamations
telles que :
- Tiens ! Un revenant 1
- Alain Mercier 1 Quelle surprise! Nous le croyions
tous mort...
- Mort? Mais non, mon cher! Enlevé simplement
par une belle inconnue ...
Alain souriait, serrait des mains tendues. Des
femmes au visage peint l'entouraient, riant, jacassant.
L'une d'elles, Mariette Samain, une jeune divorcée
que les millions d'Alain intéressaient beaucoup,
s'accrocha à son bras:
- Que deveniez-vous? Voilà des semaines que je
TJe vous ai vu... Savez-vous que j'en étais toute
triste ?... Je désespérais même de vous revoir un jour 1
Elle levait vers le jeune homme un visage que les
�118
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
artifices rendaient séduisant, mais un autre visage
était devant ses yeux, un visage paré de sa seule
jeunesse...
- Nous désespérions tous, mon vieux Mercier!
enchaîna un jeune homme à la mine flétrie par de
nombreuses veilles.
.
- Ce désespoir, fit Alain en riant, ne vous a pas
empêchés de mener joyeuse vic, si j'en juge par vos
airs fatigués 1
On sc récria :
- Qu'il est aimable 1 Vous entendez? Aurions-nous
vraiment la mine fatiguée?
- Ce ne serait pas étonnant, avoua Mariette avec
une sorte de gloriole. Pour ma part, je ne me suis
guère couchée avant trois heures du matin, depuis
la rentrée des vacances 1
Alain sentait un incommensurable ennui s'emparer
de lui.
Il s'était installé au bar entre Mariette et l'une de
ses amies, une jeune fille d'une trentaine d'années
qui refusait tous les prétendants pour ne pas perdre,
disait-e lle, sa précieuse liberté. Elle proclamait :
« Je ne suis pas une vieille fille, mais une célibataire I l> et afficltait une assurance quasi-masculine.
Alain devait faire effort pour suivre la conversation à bâtons rompus de ses voisines. Il avait perdu
l'habitude de ces échanges futiles, de ces exclamations
exagérées, de ces rires sans motifs, faits surtout pour
découvrir l'écla t des dents ct permettre des mouvements de tête étudiés.
Ce spectacle, il le considérait avec étonnement et
sans aménité. Pourtant ne faisait-il pas partie, il n'y
avait pas encore bien longtemps, de ces fêtards?
Comment avait-il pu se plairo en leur compagnie?
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
119
Comme tout cela était vide et sans intérêt 1 Il se sentait comme étranger à ceux qui l'entouraient et leur
répondait machinalement, l'esprit très loin.
Etait-il donc si changé? Les quelques semaines
qu'il venait de vivre, si différentes de toutes celles
qu'il avait auparavant connues, l'avaient-elles à ce
point transformé à son insu?
Et comme sa pensée allait vers Sylva, rendue plus
chère encore, plus pure, plus aimable, grâce au contraste que formaient ces femmes vaines et artificielles,
une voix féminine domina le vacarme :
- Notre Alain n'est plus le même!... Regardez-le!
Il semble triste, lui qui était notre boute-en-train!
Une autre ajouta, perfide:
- Sa dernière liaison ne dut pas être joyeuse ...
- Sa dernière liaison? s'infonna Mariette d'une
voix aiguë.
- Mais oui, reprit l'autre en se rapprochant
d'Alain qui était devenu pâle et de Mariette qui
s'accrochait toujours ft. son bras. Ne l'avez-vous pas
renconlré, cet hiver, aux côtés d'une brunette aux
yeux de feu qui. devait être fort jalouse, puisque ...
Un bruit de verre brisé interrompit la phrase et les
rires qui déjà s'élevaient.
Alain était debout, la main ensanglantée, tenant
encore dans sa paume un verre brisé, les lèvres serrées sur son indignation.
- Ah! vous êtes blessé 1 s'écria Mariette, jetée
vers lui.
Mais il la repoussa durement, se détourna, jetant
les débris du verre su r le sol, et sortit du salon sans
dire un mot, avant même que les assistants n'aient
pu faire un geste pour le retenir.
Stupéfaits, tous se retournèrent vers l'indiscrète,
�120
SYLVA, LA SAUVAGEONN}!
aussi surprise qu'eux-mêmes du résultat de ses révélalions.
- Eh bien 1 ma petite, vous avez frappé juste 1
Notee petite Mariette aura fort à faire pour reprendre
en mains le fils Mercier et ses millions 1
Un éclat de rire salua l'insolence.
La jeune femme haussa les épaules, un rictus aux
lèvres:
- Belle conquête, en vérité, qu'Alain a faite 1... Une
vendeuse, m'a-t-on dit 1
- Très jolie fille, d'ailleurs 1 interrompit quelqu'un.
Je l'ai aperçue un soir à l'Opéra, en compagnie
d'Alain.
MarieLLe protesta aigrement :
- Jolie? Même pas! Une noiraude ...
Son interlocuteur s'inclina moqueusement devant
elle :
- Oh! évidemment, elle ne tient pas la comparaison avec vous, avec votre éclatante blondeur artificielle 1
- Insolent! fit Mariette.
El elle alluma une cigarette, en affichant le plus
grand calme, mais chacun put voir que sa main
tremblait.
La maîtresse de maison, que l'incident avait
d'abord amusée, mais qui commençait il. s'inquiéter
de la tournure que prenait la conversation, s'approcha
du pick-up ct mil un disque entraînant.
Quelques minutes plus tard, la musique dominait
ct chacun s'efforça de parler d'autre chose. Seul, un
groupe isolé, auquel Mariette ne tarda pas à se
mêler, continua il épiloguer sur Alain et Sylva, donnant sur cotte dernière les détails les plus fanth:lÎse~
cl les plus calomniateurs.
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
lil
CHAPITRE XII
Sylva est assise, toute pensive, dans la grande salIl'
du presbytère.
Elle est anivée la veille au soir dans la maiSOll
déserte. Comme elle n'a prévenu personne de son
retour, elle a pu parvenir sans être vue, car la nuit
était sombre, jusqu'à la vieille maison où s'est écoulée
son enfance heureuse. Maison vide maintenant, gla·
ciale, sini stre ... 1\1aison morte où ne résonne plus le
pas du J)on curé. Personne encore ne l'a remplacé.
Un prêtre d'une paroisse voisine vient dire la messe
le dimanche. La vieille Honor-ine est retoul'l1ée dans
sa famille. Duck a Llisparu. Apl'ès le départ de Sylva,
qui l'avait conflé aux fermiers voisins, il a erré plusieurs jours, le nez au sol, cherchant sa maîtresse.
Puis on ne l'a plu s revu. Sans doute, désespéré, ayant
perdu sa raison d'être, est-il allé mourir dans l i l
coin, avec la pudeur étonnante des bêtes qui, sentant
la mort venir, sc cachent...
Sylva s'est couchée en fri ssonnant dans son lit
d'enfant, et des rêves tristes ont hanté sa nuit.
Cc matin, après avoir allumé dans l'âtre de la
grande salle un bon [cu qui a ramené un peu de vic
dans la maison morte, elle sc détend, les pieds sur
les chenêts, essaie de retrouver sa séréni té ct la Corce
qui l'a poussée à revenir.
�122
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
Tout à l'heure, elle partira sur la route, vers la
ferme des TIontaix. Jean la verra venir de loin. Il
accour ra au-dev ant ù'elle. Elle se jettera dans ses
uras sans un mot. Pourvu qu'elle puisse retenir ses
larmes ! Il ne convient pas à une fiancée heureu se
de pleurer ... Que pensera it Jean? Elle ne veut pas
commencer sa nouvelle vie en lui faisant de la peine.
Il faut absolum ent qu'elle retrouv e cet apaisem ent
qui était en elle lorsqu'elle a reçu la lettre de son
ami d'enfance.
Mais elle n'y parvien t pas. Elle se sent seule et
triste.
L'imag e d'Alain est devant ses yeux, d'Alain debout
sur le marche pied et vers lequel elle sc penche ;
d'Alain criant :
- Avez-vous juré de me rendre fou?
Elle sent que son cœur est plein de lui et, pour la
premiè re fois, sc demand e s'il est bien loyal de sa
part ùe venir vers Jean, de se donner il. lui avec le
cœur empli d'un autre?
Et su décision est prise : elle dira tout il. Jean. Il
est bon, il l'aime, il compre ndra et la sauvera .
Elle lui dira : «Tu m'as appelée. Me voilà 1 Mais
c'est une autre Sylva qui te revient... l>
Alors, après avoir parlé, ellc laissera monter en
olle la paix qu'elle est venue chercher. Sa lutte sera
finie. Elle reprend ra racine dans cc coin de France
arido ct sauvag e <lui J'a formée ct qu'elle aime, où
elle respi re J'air de sa vraie patrie.
Déjà, à cette pensée, elle sc sent plus sereine. Ses
regrets , ses souven irs, elle veut dès mainte nant les
oublier.
Sans cloute, l'aventu ro eCU pu être plus hello ... Saos
doute existe-l-il au monde un être, un seul, à qui elle
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
12.'3
eût tout donné d'elle-même avec allégresse. Mais
puisqu'elle a sagement repoussé l'offre faite, puisqu'elle est revenue ici, qu'elle s'apprête à rejoindre
Jean, elle ne veut même plus se souvenir, ..
Perdue dans ses pensées, elle n'entend pas la porte
du jardin' grincer sur ses gonds rouillés, ni un pas
timide dans l'allée, puis sur les marches du perron.
Derrière elle, la porte s'ouvre sans bruit. Elle
devine confusément 1.1ne présence, mais, le cœur battant, ne se retourne pas.
Et, soudain, elle jette un cri...
Deux bras sont venus l'enserrer. Deux mains sur
ses yeux l'empêchent de voir l'intrus. Une voix
chaude, troublée, parvient à ses oreilles.
- Sylva ! Mon amour ... C'est moi 1
Elle est debout, écarte de son visage les mains qui
l'aveuglaient.
- Alain ...
Mais elle défaille, à la fois de surprise' et d'émotion
heureuse. Dans ses bras, elle perd un instant conscience.
Il s'affole :
- Sylva ! Sylva 1 Je vous ai fa it peu r 1
La voix chère lui parvient comme dans un , songe.
Comme dans un songe, ell e se sent légère, légère ...
Mais pourtant elle se fait toute pesante contre lui.
- C'est moi, Alain. Ne craignez rien ... Sylva, je
vous en suppli e, ouvrez les yeux !. .. Je suis un imbécile, une brute, je n'aurais pas dû vous faire cette
peur ... Sylva ! Sylva 1 Regardez-moi ...
Le sentiment des choses lui revient peu à peu. La
caresse de cette voix tendre, lu caresse de ces mains
sur son visage ...
Mais elle feint encore d'être sans connaissance.
�124
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
C'est si bon de s'abandonner ainsi, de pouvoir, sans
réserves, se livrer toute!
Mais le jeu échappe à Alain. Sa voi}Ç tremble :
- Sylva! Mon amou!' ... Ayez pitié de moi!
Alors elle ouvre les yeux :
- Alain 1... Quelle peur j'ai eue. Comment pouvais-je vous croire ici ?
- J'avais une telle hâte de vous retrouver, mon
amour, ma vie, ... ma sauvageonne dont je ne peux
pas me passer!
Elle soupire, le visage sur son épaule :
- Quelle folie, Alain! Quelle folie!
Il rit, sûr de lui maintenant, fort de la certitudl!
qu'il a trouvé sa vraie voie :
- Mais non, chérie, quelle sagesse, au contraire!
Puis il l'écarte un peu de lui, la regarde longuement :
- Vous le savez, n'est-ce pas, que je vous aime?
Et je sais que vous m'aimez ... Oh ! inutile de protester : le mensonge vous va si mal, petite fille! Je le
sais 1 Vous m'aimez! Vous étiez là, toute seule et
toute triste, et c'est à moi que vous s(mgiez. Vous
vouliez chasser vos pensées, mais elles revenaient A.
vous, et c'est pourquoi je vous ai trouvée ici, solitaire
et songeuse ... Et je savais que je vous trouverais ici
en train de penser à moi 1
Elle ne songe plus à nier. Elle sourit :
-;- Vous êtes devin!
-:- L'amour fait de ces miracles ! Et comme je suis
devin, je vais vous prédire l'avenir!
- L'avenir... Alain, je ne sais plus ... L'avenir est
entre vos mains ... Je ne suis plus rien qu'une petite
fi ll e trop faible pour vous avoir menti, pour avoir
nié l'évidC'nce ... VOllS ferez ce que vous voudrez ...
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
125
- Ce que je veux, c'est ce que vous voulez, mon
amour, et mainte nant, je le veux de toute la force de
mon être. Je sais que c'est vous qui avez raison.
- Que voulez-vous dire ? .. Qu'avez-vous décidé?
- Ce que vous avez décidé vous-même ...
Ils s'asseoient l'un près de l'autre en face du feu
qui pétille. Elle pose la tête sur son épaule et écoute
la voix chère, voilée d'émotion :
- Vous connaissez, à l'entrée du bourg, cette belle
maison Renaissance inhabit ée depuis des années ? Il
Y a une ferme attenan te, restée inexploitée depuis
que les proprié taires en sont morts. Si je suis devin,
je suis aussi sorcier... Cette maison va être remise à
neuf, munie du confort le plus raffiné. Des ouvrier s
agricoles vont être embauchés, la ferme renaîtr a. Des
troupea ux viendro nt à nouvea u paître dans les prés;
le chant du coq, le matin, réveille ra une jolie fermière brune dont le mari, bien inexper t, demand era
les conseils .. .
- Alain ... Alain, fait-elle, mon cher amour... Ne
regretterez-vous pas la vie de Paris ? ..
- A Paris, certes, des intérêts m'appe llent. L'entre prise de mon père est prospèr e et je me suis juré de
m'y intéres ser mainte nant autrem ent qu'en amateu r,
puisqu' elle me permet tra de vous gâter, de vous
offrir le plus beau domaine de la région. Chaque
mois, nous irons à Paris. J'y gardera i mon apparte ment, afin de pouvoir y résider de temps à autre.
Et comme elle fai t un geste qu'il interpr ète peutêtre mal, il s'empresse d'ajout er en la serrant contre
lui:
- Cc qui a fait ma vic jusqu'ic i n'existe plus. Je
ne gardera i aucun de mes amis, ou plutôt aucune de
mes relation s, car les gens que je fréquen tais ne
�126
SYLVA, LA SAUVAGEONNE
méritent pas le nom d'amis... C'est vous qui aviez
raison, Sylva. Si vous saviez à quel point je m'en
suis rendu compte après votre départ 1 Des gens que
seulement mon argent intéresse ...
Puis il ajoute :
- Je me reprocherai toujours, ma chérie, de vous
avoir montré de la vie de Paris le seul côté qui pouvait vous déplaire. Il y a aussi autre chose, et des amis
qui méritent qu'on les aime. Mon père a des collaborateurs remarquables, de jeunes ingénieurs travailleurs et sérieux, dont les femmes vous plairont, car
elles sont, comme vous, simples et droites. Lors de
nos séjours dans la capitale, nous les fréquenterons,
et vous revienùrez sur votre opinion.
- J'en suis sûre, Alain ...
- Et, venant peu à Paris, nous profiterons pourtant de tout ce que cette belle ville peut offrir et
dont tant de Parisiens ne savent pas profiter 1 Les
musées, les expositions ct l'Opém, que vous aimez
tant, les concerts, les réunions entre amis sincères qui
seront d'autant plus heureux de nous voir que nous
nous ferons désirer.
Elle rêve:
- Ici, je vous ferai connaître la vie telle que je
l'aime. Vous verrez quelle joie on peut éprouver à
diriger une belle exploitation agricole. Nous aurons
un chien, un grand chien de berger qui nous rappellera Buck.
Il sourit:
- Cc vieux Buck fi. qui j'avais fait des confidences
et qui me compl'enait si bien! Savez-vous, Sylva,
qu'il avait deviné avant moi-même que je vous
aimais '1
Elle dit, gravement et nullement surprise
1
�SYLVA, LA SAUVAGEONNE
127
Cela' ne m'étonne pas. Les bêtes ont de ces
presciences!
- Et je ne voulais pas y croire 1 Quel fou j'étais!
Ils se taisent un instant, si pénétrés de bonheur
que plus rien d'autre ne compte pour eux, que leur
merveilleuse en tente et ce don total qu'ils se font
l'un à l'autre et les promesses de l'avenir.
Puis il ajoute :
- Il faut une conclusion à notre histoire ... Quand,
dans nombre d'années, les gens d'ici raconteront à
leurs enfants comment cette ferme morte et cette
maison fermée ont retrouvé la vie, ils diront, comme
dans les contes de f6es, parlant de nous deux : « Ils
furent heureux et eurent beaucoup d'enfants ... »
Aux derniers mots, pourpre de confusion et de joie,
elle a laissé les bras vigoureux l'entourer à nouveau
et d6robé son visage en l'appuyant sur l'épaule masculine.
Mais Alain, des deux mains, relève le visage aim6
et peut lire dans les yeux noirs le total consentement.
Alors il se penche et, muette réplique du baiser
que Sylva lui a donné lorsque le train s'ébranlait, il
efficure les lèvres qu'elle lui offre.
FIN
N° 1388. - E. M. A. C. - C. O. L. 31-1112
Dépôt légal nO 332. - 1er trimestre 1954. - N° 55
���DERNIERS VOLUMES PARUS DANS CETTE COLLECTION
LA SECONDE MADAME DERMONT
No 37 .
par
~1.
Dt: Pt:Rt:TTI.
LE CHATEAU DES SEPT DOULEURS
N Q 38 .
par Margue rite G EESn;J.lNK .
N° 39 . -
N0
4 ~
-
LE LIT ROUGE
par Alke
Dt: C II AVANSES.
LE HEROS DE JACQUELINE
pal' DORY.
N° 41 .
LA RcnJTE DU BONHEUR
N° 42 .
LA FIANCU DES MARAIS D'ENFER
N° 43 .
HISTOIRES D'AMOUR
No 44 .
LA FETE PERSANE
N° 45.
LA MESSAGERE
No 46.
y AVAIT 3 FILLES DANS UN PRÉ
No 47 . -
SON TROP JEUNE PAPA
p a r Annie-Pi elTc HOT.
pa r Germ aine
p a r C lai l'c
P t:LLt:TA N .
SAINT-R ÉMY
c t ~oël
p a r Annc DES B.-I.Ux.
p a r LIUONE.
par Cl aud e
pur
Ill! GA Il IIEI'O.
DAl\ s sY .
~any
N° 48.
LE DÉMON DES NEIGES
pa r José Bozz I.
N° 49.
CAPTIVANTE ONDINE
N° 50.
UNE ENFANT SUR LA ROUTE
No 51.
LE RENDEZ- VOUS DU MERCREDI
pal' Lucit'-f. lairc
~ I U I I l! L.
IH,r :\ l al1: ut' rit c ÎrF EST BI.I .... K.
. \nl1ic
)H'"
- l' j ~ I · I · l ·
H OT .
LE MANOIR AUX CHIM ÈRES
p o r :\1. ni; l'EIIETTI.
N° 53.
CIN ÉMA 1... CIN ÉMA 1.•.
l' II I'
:\1;Irlhc Fil\! ..
JACQUINE ET SES AMOURS
(l 'U ' ~I.,
N" 56.
·k
- .J
",é
1\ IO T1 X.
OU GRENIER AU PLEIN CIEL
pur Emili c·nnt·
C II ARnO N.
SANTO"".
�
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Collection Fama
Relation
A related resource
https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/vignettes/BUCA_Bastaire_Fama_137_C90766_0001.jpg
Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Mouthiez , Claude (18..-19..)
Title
A name given to the resource
Sylva, la sauvageonne : roman
Publisher
An entity responsible for making the resource available
S.E.P.I.A.
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
DL 1954
Description
An account of the resource
Collection Fama ; 55
Type
The nature or genre of the resource
text
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
application/pdf
Language
A language of the resource
fre
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BUCA_Bastaire_Fama_55_C90759
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Relation
A related resource
vignette : https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/thumbnails/36/73274/BUCA_Bastaire_Fama_55_C90759.jpg