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VICHY
ET SES ENVIRONS,
PAR
M. ADOLPHE MICHEL,
,
UN DES AUTEURS DE L ANCIEN BOURBONNA IS,
lVJOULl NS,
P.-A.
DESROSIERS ,
lMPRl MEU H-IEDITEOH..
CHEZ '.rOUS J,ES MARCHANDS DE NOUVEAUTÉS.
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VICHY
ET SES ENVIRONS,
PAR
M. ADOLPHE MICHEL,
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UN DES AUTEURS DE L ANCIEN BOURBONNA IS,
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P.-A.
DESROSIERS ,
lMPRl MEU H-IEDITEOH..
CHEZ '.rOUS J,ES MARCHANDS DE NOUVEAUTÉS.
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�VICHY· LA - VILLE.
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est une petite ville du département de l'Allier, fort ancienne, et qui a
dLL avoir quelque importance au moyen-âge, à cause de sa position forte
sur le bord d'un grand fleuve, à la tête d'un pont qui était, depuis Moulins,
la seule communication ouverte entre le Bourbonnais et l'Auvergne.
Vichy était autrefois le siége d'une châtellenie royale; elle possédait,
�( 2 )
en outre, un grenier à sel et un bureau des traites. Elle n'est pas même aujourd'hui cheflieu de canton; mais son territoire voit toujours jaillir les sources minérales et effervescentes, dont il fut si libéralement doté par la nature; sources dont les effets salutaires sont
d'autant plus recherchés, que notre civilisation devient plus raffinée; cette civilisation
traîne avec elle tant de principes morbides! Et voilà pourquoi Vichy, dépouillé de toute
son importance féodale et fiscale, est aujourd'hui un des lieux les plus renommés de notre
France. Voilà pourquoi la cité du moyen-âge, devenue, comme tant d'autres, pauvre
village greffé sur des ruines, a vu sortir de son sein, non pas une cité nouvelle, mais
un caravansérail européen, qui se rouvre, chaque année, à la première brise embaumée
venue de l'Orient, quand les riants coteaux qui abritent la vieille ville ont repris leur verdoyante parure, quand ses vignes ont fleuri, quand ses fraîches prairies se sont diaprées
de toutes les couleurs que le printemps laisse tomber de son inépuisable corbeille; quand
le majestueux Puy-de-Dôme, qu'elle salue dans le lointain, s'est dépouillé ùe son l'uanteau de neig
~ ;
car alors arrivent en foule les riches et les puissants de la terre, pauvres
malades, qui viennent demander aux naïades du lieu, la santé pour un peu d'or.
Vichy est situé sur la rive droite de l'Allier, dans une position si favorable et si plaisante,
que Madame de Sévigné écrivait à sa fille, que si les bergères de l'Astrée étaient encore
de ce monde, il ne faudrait pas les chercher ailleurs. Jetez un coup d'œil sur la carte
de France et consultez le livre de poste, et vous verrez que cet Eldorado des malades se
trouve à 86 lieues (je vous fais grâce de la tenninologie l11étrique) S. E. ,de Paris, à 38
lieues N. O. de Lyon ,et à une distance à peu près égale (14 à 15 lieues), entre Moulins
et Clermont. Sa population est d'environ
1000
habitants. Voilà ce que nous apprennent
la géographie et la statistique; mais ce qu'el1es ne disent pas, et ce que je ne puis lue
dispenser d'indiquer ici, c'est que la localité à laquelle se rapportent les renseignements
généraux que je viens de donner, se divise en deux parties bien distinctes, unies ou plutôt
séparées par le jardin de l'établissement thermal. L'une est la ville ancienne, réduite
depuis long-temps au tiers de ce qu'elle a dû. être autrefois, assez fièrement assise
sur un plateau calcaire qui domine le fleuve: on l'appelle 17 ichy-Ia-Ville; ce n'est point
là que vont les buveurs. L'autre, qui s'étend mollement dans la plaine, se forme de l'établissement thermal, de ses dépendances, et des hôtels qui se sont groupés autour, pour
recevoir les voyageurs qui affluent pendant la saison des eaux: on l'appelle Vichy-les-
Bains. - Vous avez donc, sous un seul nom, deux existences à part et sans analogie, deux
antipodes accouplés sous une même latitude par un caprice du hasard ou de la nature;
c'est le passé morne, silencieux, déshérité, à côté du présent joyeux, riche et plein d'espérance; la jeunesse attachée à un cadavre! Voilà le doubl~
Vichy que je me suis chargé
de vous décrire, mais, avant de vous faire pénétrer dans la ville d'autrefois, permettez-moi
une courte digr ession archéologique.
Il a été une époque où, sous peine de lèze-nationalité,
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érudits se croyaient obligés
de donner une étymologie celtique à tous les noms de lieux de quelque importance; la
sagacité de nos celtomanes n'a pas voulu rester en défaut ü l'égard de Vichy, et il ne
t.ient qu'à nons de croire, sur la foi de leurs savantes inductions que la cité thermale
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des bords de l'Allier cst au moins aussi vieille que les bruts Inonuments de Karnac; car
son nmn aurait pour racines ces deux Inots de la langue des Druides: Gwich ou lJ7ich,
signifiant force, vertu, et 1 qui signifie eau. Je ne suis pourtant pas convaincu que les
anciens habitants de la Gaule celtique aient su apprécier la puissance et la vertu des eaux
thermales qui bouillonnaient à la surface de leur sol, avant que les Romains leur eussent
appris à les estimer. On ne saurait douter d'ailleurs de l'existence d'un établissement
romain, aux lieux mêmes qu'occupent les bains actuels. Indépendamment du goût bien
connu de ce peuple, ami du confortable, pour ces sortes d'établissements, on trouve la
position de Vichy assez exactement indiquée sur la table théodosienne, ou carte de Peutinger, sous le nom d'A quœ Calidœ : l'emplacement en est marqué par le petit édifice
carré, signe distinctif des lieux qui renfermaient des sources thermales (1). Cet établissement devait dater du temps même de J. César, qui remonta ]a rive droite de l'Allier, à
répoqne où,
marchant à ]a poursuite de Vercingétorix, il cherchait un passage pour
se rendre à ]a Gergovie des Arvernes. Des commentateurs prétendent que ce fut précisément
en face de la position de Vichy que le conquérant de la Gaule traversa l'Allier pour la
première fois; d'autres, au contraire, et avec plus de raison, selon 1110i, pensent que ce ne
fut qu'à son retour du siége de Gergovie qu'il vint camper à Vichy; le premier passage
de César sur l'Allier aurait été effectué à deux journées au-dessous, c'est-à-dire vers l'emplacement qu'occupe aujourd'hui Moulins. Dans tous les cas, rien n'indique que le f/f/ich-I
des celtomanes existàt déjà: on sait que les Romains étaient peu soucieux de conserver
aux régions par eux conquises leurs appellations barbares; ils aimaient mieux leur d.onner
des noms romains; or, n'estimant la localité qui nous occupe qu'en raison des sources
thermales .qu'ils y avaient remarquées, ils trouvèrent tout naturel de lui donner le nom qui
rappelait le mieux cette particularité, ils l'appelèrent Aquœ Calidœ ( les eaux chaudes).
Auprès ou autour des bains qu'ils s'empressèrent d'y construire, il s'éleva bientôt un bourg
ou village, qu'on ne désigna pas autrement que par la dénomination générique de Vicus ;
ct la distance de ce mot latin à notre 1not Vichy est si petite, que je me contenterais
volontiers de cette étymologie, si l'étymologie celtique n'avait pas quelque chose de plus
savant et de plus fier.
Constatons maintenant pour ne rien omettre d'essentiel, qu'une voie romaine, partant d'Augusto-Nemetum (Clermont) pour s'embrancher avec la grande voie des Gaules,
qui aboutissait à Lugdunum (Lyon), passait aux ./1quœ Calidœ de la table théodosienne;
ce qui fait, comme on voit, remonter à une haute antiquité l'existence d'un pont sur l'Allier, en face de Vichy. Du reste, uue tradition locale, dont la source se perd dans la nuit
des temps, a conservé le souvenir d'un Pont de César, dont les dernières traces ont
depuis long-tenlps disparu. Cette vague tradition, le témoignage semi-hypothétique de la
carte de Peutinger, les conjectures plus ou moins plausibles auxquelles peut donner lieu
un passage du 7 e livre des Commentaires de César, et, ce qui est beaucoup plus concluant,
la découverte d'une grande quantité de sépulcres en pierre, de briques et de poteries ro(1) Voyez ce qu'a dit à cc sujet M. L. Batissiel', dans la seconde partie de L'ANCIEN BounnONNAlS , intitulée VOYAGE PIT'rOl\ESQUE
ll, p. 305.
�m~lÎnes,
(4)
de statuettes en terre et en bronze, de Inonnaies à l'effigie de Claude et de Néron,
des débris enfouis sous le sol, d'architecture antique; enfin, des vestiges de bain1'i, de
voies et d'aqueducs ( J), ,-oilà tout ce qui reste pour attester l'existence de Vichy sous
la dOlnination romaine. C'est peu mais c'est assez pour qu'on puisse dire: Les Romains
ont passé par là; c'est-à-dire, les Romains ont empreint là le cachet de leur grandeur et
de leur puissance; et pourtant cette grandeur, cette puissance ne sont plus ici que des
souvenirs: les monuments qui les constataient ne sont plus que de la poussière! Mais
ne sçrutons pas trop les profondeurs de la vanité humaine; car cela est triste, et un
savant médecin recommande à ceux qui viennp,nt à Vichy de ne jamais oublier qu'ils ne
sont aux eaux que pour s'amuser) se dissiper et rétablir leur santé ( 2). Jetons un rapide
coup-d'œil sur la ville du moyen-âge, afin de nous débarrasser au plus vite des épines de
notre sujet.
(1) ANCIllN nounno'1
AI S.-
Vor ago Pittoresque par 1. Batissiel'.
(2) Desbrest: Trol't é des eaux minérales rie Chateldon, P ichy et fJalllel'ùJ(' , '77 8.
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cité du moyen-âge a subi bien des nlutilations: de sa forte enceinte murée, il
reste à peine quelques débris, qui ont servi de fondements à des constructions
plus modernes. Le château, ou plutôt, l'aire de ses premiers barons, avait déjà
disparu en partie au COlnmencement du
xve siècle,
prince de lignée royale; car nous voyons qu'en
1402,
et n'était plus habitable pour un
Louis II, duc de Bourbonnais, sur-
nommé Le Bon, alors possesseur en partie du fief de Vichy, était obligé de faire construire un bel et bon hastel pour sa demeurance; hôtel dont il ne reste aucun vestige, pas
plus que du couvent , qu'en prince dévot et soigneux de son salut il avait fondé, en
14. 10,
à perpétuité, pour un prieur et douze religieux Célestins. Quant à la chapelle qui rattachait
le cloître au château, elle a survécu à l'un et à l'autre, lnais non sans avoir reçu Je stygmate d'une r éparation à la moderne, et l'affront du badigeon.
Depuis long-temps la contrée centrale où repose Vichy n'a pas été visitée par la guerre;
eHe ne la connaît plus que par la dîme de sang qu'elle prélève annuellement sur toutes les
familles pauvres; mais au temps où Vichy possédait des remparts et des tours crénelées,
où chaque seigneur pouvait lever le ban et l'arrière-ban dans ses domaines, enrôler des
routiers sous sa bannière, et faire la chevauchée pour son propre compte; en ce tempslà, dis-je, la guerre était partout, et pas une habitation d'homme qui fût à l'abri de ses dévastations! L'histoire n'a pu enregistrer qu'une faible partie des catastrophes sanglantes
engendrées par l'anarchie guerroyante du moyen-ttge; et des cités florissantes ont disparu
pour ne plus se relever, sans que la plume des chroniqueurs ait pris la peine de nous dire
comment et pourquoi: c'était alors un événement si commun et si vulgaire, qu'une ville
brûlée et rasée! Ainsi, nous trouvons sous le sol des débris de marbre et de bronze, qui
nous disent que là fut au moins une station romaine, et nous ne savons pas comment la
station romaine a disparu! Notre pied se heurte à un chapiteau roman ou byzantin, mutilé; la pioche en creusant le sol, s'émousse sur des substructions qui révèlent l'existence
d'une cité carlovingienne, et pas un mot qui nous dise pourquoi la cité carlovingiellne a
cessé d'exister l Telle est l'histoire du premier Vichy de la féodalité. Il a péri un jour par le
2.
�( 6 )
fer et par le feu; mais qui nous donnera la' date précise de ce jour néfaste de ses obscures
annales? C'était après le xrre siècle et avant le xve, voilà ce qu'on peut affirmer; et tout
nle porte à ci'oire que ce fut l'année même de la funeste bataille de Poitiers ( 1356 ) ,
alors que les bandes du prince Noir se répandirent au centre de la France, portant partout la dévastation et l'incendie. Froissard nous apprend qu'à cette époque, les Anglais
étant entrés en Auvergne, passèrent et repassèrent plusieurs fois la rivière d'A !lier) et
ce ne pouvait être qu'à Vichy; quelque résistance qu'on leur opposa, amena nécessairement
le -sac de la ville, car ils faisaient une guerre sans merci! Voici, du reste, comment un
écrivain du pays a résumé les vagues renseignements qu'il a pu recueillir sur cette
partie de l'histoire de sa petite ville:
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D'après les dénominations existantes, l'ancienne ville devait être divisée en plu-
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sieurs quartiers: un, le quartier des Juifs, il en reste encore un hameau qui porte ce
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nom; un autre 1 le Moustier, où se trouvent actuellenlent les bains; un troisième, la
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Fille, qui a été entièrement rasée, et un quatrième, appelé le CHATEAU-FRANC, où
«
trouve la ville actuelle. Il paraîtrait que, dans les guerres qui ont amené la destruction
s~
'( de l'ancien Vichy, les habitants se retirèrent sous la protection du château; qu'ils élevè«
rent dans les cours et jardins de ce château des baraques en bois; qu'ensuite ces hara-
«
ques furent converties en maisons de pIerres, et qu'enfin on perça cette agglomération
(C
de maisons de différentes rues, pour former une ville et faciliter la circulation. Comme
«
il est notoire que ce fut Louis, duc de Bourbon, fondateur des Célestins, qui fit pa ver
(C
les rues et entourer de murs la ville actuelle, ce doit être long-temps avant le xve siècle
)) que l'ancienne ville fut dévastée et rasée. Dans les vestiges d'édification que l'on retrou ve
) aujourd'hui, on rencontre des débris de différents ouvrages, ornés de l'architecture du
llXIJC siècle ( 1).
Il
L'existence de Vichy au XIIe siècle ne saurait faire l'objet d'un doute, puisqu'elle .figure,
dès cette époque, dans le d.énombrenlent des châtellenies du Bourbonnais. Elle avait alors
ses seigneurs particuliers. On trouve dans un acte de
1208,
le nom de Robert de Vichy,
chevalier, seigneur d'Abret. Le fief fut confisqué sur la postérité de ce baron, à la fin du
XIve siècle ou au commencement du XVe, pour cause de félonie. L'arrêt de confiscation,
C(
)) dit Coiffier de Moret, porté contre Guillaume de Vichy-Champron, statuait que les
) propriétés confisquées seraient rendues aux descendants dudit Vichy, deux cents ans
) après le jour de la confiscation: il ne paraît pas que cette clause ait eu son exécution. (2)))
Ce fut surtout au duc Louis II que Vichy-la-Ville dut son importance militaire, et les
principaux édifices qui ]a décoraient. Il avait choisi cet endroit, pour y user comme il
disait, le remenant de ses jours, au service de Dieu ( 3). Il entoura donc la ville de
fossés et de remparts, et lui donna une enceinte murée, fortifiée de plusieurs tours crénelées. On y entrait par trois portes, dont une subsiste encore presqu'entière: c'est la Porte
( 1) Lettres topographiqlles et médicalcs slir Y /city , p::lr M. V. NoyCI'. - 183:1.
(2) Histoire du Bourbonnais ct des Bourbons qui l'ont possédé. --- 18 J 4·
(3) Histoire de la vIe ,faicts héroï.ques et v oyages de 'l'ès valeureux prince LOllà, 3 . clllc de Bourbon, pal' DOl'l'onville--" 161 2
�( 7 )
de France, que l'artiste a prise pour Inotif de la vignette qui orne le titre de cet ouvrage.
Elle se compose de deux tours solides et d'une voûte cintrée très bien conservée; dans la
maçonnerie de l'une des tours, celle qui est à gauche, en entrant, on remarque une tête
d'homme, qui est évidemment le produit d'un ciseau romain, unis d'une époque de
décadence. C'est un débris qui a appartenu à quelque construction du
ve ou du vre siècle;
c'est le plus authentique certificat de noblesse de la vine, judicieusement conservé par les
maçons du XV e siècle. Les deux autres portes étaient} COlnme celle que je viens de décrire,
protégées chacune par deux tours jumelles. Une septième tour, placée au centre de la ville,
près de la cha pelle du château, servait de vigie: elle est encore debout; on en a fait le
beffroi de la commune, et l'on y a placé l'horloge et le drapeau.
En 14-40, Vichy se trouvait sur le théâtre de la guerre de la Praguerie, -dont Charles PL'
duc de Bourbonnais, était un des principaux instigateurs. Charles VII, après avoir
tenu les états d'Auvergne il Clermont, ou il avait inutilement attendu la soumission du
Dauphin, et cene des puissants seigneurs ses complices, prit enfin la résolution de les
attaquer au foyer; c'est-à-dire) de s'emparer des place.s et des terres du duc de Bourbon.
Il ut traverser l'Allier à ses troupes sur le pont de Vichy. La ville se rendit presque à la
prenlÎère sommation; et le roi, sur l'humble supplique des habitants, et en considération
de leur empressement à reconnaître son autorité, leur octroya bénignement, dit un
chroniqueur, de n'être pillés ni égorgés; Inais à condition qu'ils partageraient leurs
provisions avec les soldats; et il laissa dans Vichy une garnison de cent vingt lances;
c'est-à-dire de huit cents pillards au moins; c'était moitié plus qu'il n'en fallait pour
affamer et ruiner une aussi petite ville. A cette époque, et malgré les efforts qu'avait déjà
faits Charles VII pour établir quelque discipline parmi les troupes, une garnison était,
après une prise d'assaut, le fléau le plus désastreux qui pùt tomber sur une p'Jace de
guerre et sur son voisinage.
Dans la seconde moitié du siècle suivant, pendant nos guerres de Religion, Vichy expia
chèrement l'honneur d'être considérée COlnme un point stratégique d'une certaine importance; de 1568 à 1590, elle fut alternativement et à plusieurs reprises, occupée par des
partis catholiques ou protestants, et chacune de ces visites fut toujours marquée pour elle
par des ruines, des vexations et des contributions forcées.
�III.
AIS
ce fut surtout le couvent des Célestins qui eut à souffrir de
ces évenements. J'ai déjà fait connaître l'époque de sa fondation,
et le nom de son fondateur: les bienfaits du bon duc Louis Il
furent continués au couvent par les successeurs de ce prince.
A ces libéralités de la maison de Bourbon, se joignirent encore
les faveurs royales, des priviléges multipliés, qui finirent par
accroître considérablement les richesses de ces hommes voués à
la pauvreté. Ils étaient exempts des droits de péage, de l'impôt sur les vins, de la gabelle
et des logements militaires. Mais quand la guerre sévissait, tous ces beaux priviléges
étaient peu respectés; ainsi, en 1568, époque qui a laissé de profonds souvenirs dans cette
contrée, le couvent fut saccagé et brûlé par les troupes des sieurs Bourniquet et de
Mouvans, capitaines huguenots. En 1576, il s'était à peine relevé de ses ruines, que le prince
de Condé et le duc Casimir le ravagèrent de nouveau, et n'y laissèrent que quelques
murailles dépouillées. Le zèle des fidèles et la piété d'Henri III réparèrent ce désastre; mais
la guerre durait toujours, et en 1590, dit l'auteur des lettres sur Vichy: ( le capitaine
»
Beauregard, sous l'autorité du sieur de Chazeron, gouverneur de la province du Bour-
»
bonnais, se jeta dans ledit couvent, qui était assiégé par le comte d'Auvergne, et il y
»
soutint le siége l'espace de trois semaines; pendant lequel temps le canon des assiégeants
H
perça et abattit entièrement la muraille du sanctuaire de leur église, et les troupes de
»
Beauregard Y exercèrent tous les désordres que permet la fureur des gu rres civiles.
)J
Henri III releva encore le monastère; c'était justice, puisque l'un de ses oHiciers était
au moins pour moitié dans la dévastation. Depuis lors, les Célestins de Vichy, richement
dotés en argent, en grains et en dîmes, possesseurs de nonlbreux domaines sur les deux
rives de l'Allier, vécurent heureux et tranquilles dans leur riante Thébaïde ,
S'enbu raissant d' uue sainte et lon 1:>O"ue oisiveté ,
jusqu'au temps oLl leur maison fut supprimée: ce qui eut licu en 1774, par une ordonnance spéciale de Louis XV. Cette mesure rigoureuse, dont je ne saurais indiquer 1
véritable
�1.
~
'.
�( 9 )
véritable motif, fut un des derniers actes du règne de ce prince, qui avait déjà, quoique un
peu malgré lui, supprimé dans le royau me la fameuse société de Jésus.
Par suÏte d'une fondation de Pierre de Bourbon, descendant des ducs de Bourbonnais, et premier comte de Busset, on célébrait, le jour du Jeudi-Saint, dans le couvent
des Célestins, la cérélnonie de la Cène. Treize habitans pauvres de la ville étaient choisis
pour figurer les treize disciples de Jésus-Christ. Le sort désignait celui d'entre eux q uÏ
devai t représenter le traître Judas. Cuisine de Célestin, festin de roi, disait-on alors; et
certes, il fallait bien ]a perspective d'un copieux et succulent dîner à la table du couvent,
pour faire accepter à celui que le sort condamnait, tous les désagréments de ce vilain
rôle; car ce Judas de circonstance devait se résigner à devenir, pendant une partie de la
journée, l'objet des injures et des huées du poul~ire;
on le poursuivait dans les rues ft
coup de pierres, et l'église, où se faisait la cérémonie préliminaire du lavement des pieds,
n'était pas même pour lui un asile inviolable. Il n'y avait de sécurité pour le disciple
félon que quand il avait franchi le seuil du réfectoire. Non-seulement il avait là sa part
du pain et du vin, comme tous les autres, mais on assure que, par forme de compensation
pour les avanies de la rue, on lui administrait la pitance plus copieuse qu'à chacun de
ses douze compagnons ... La piété de nos pères avait souventde ces caprices carnavalesques.
L'église des Célestins était la sépulture privilégiée des nobles et des riches roturiers de
la contrée: ce privilége était 'c hèrement payé par ceux qui voulaient en user; c'étaitune des'
branches importantes du revenu des moines, et l'humilité claustrale sa,'ait très bien
compter avec la vanité lnondaine.
J'ai parlé de Théba:ide; celle des Célestins de Vichy était un vaste enclos entouré de
murs et réunissant dans son enceinte tout ce qui peut donner du charnle à la vie contemplative. Un auteur, qui a pu voir ces lieux avant que la spéculation les eût dénaturés
et rendus méconnaissables, nous y montre
«
des allées plantées en divers sens pour servir
)) de promenades, des grottes naturelles, des terrasses, des jardil?s particuliers pour chaque
') religieux, des pavillons, une bonne bibliothèque (1). )) -
Certes, l'existence hérémitique
était bien supportable dans un pareil désert, et je m'étonne vraiment que, lors de la
suppression de cette maison, le nombre de ses habitants ne fût pas au grand complet:
ils n'étaient que six ou sept moines, y compris le prieur, ancien militaire qui, après avoir
tué son capitaine, était venu se réfugier dans le couvent, où la justice humaine n'avait
osé le poursuivre: il avait rendu sa tête inviolable en la couvrant du Chaperon (2).
le
Maintenant (je cite M. V. Noyer) tout ce que renfermait de beau ce couvent a disparu:
le terrain occupé par l'église, le monastère et les constructions d'agrément ont été nivelés
par la charrue. D'immenses matériaux en sont sortis, et ont servi à la construction des
hôtels modernes qui ornent les bains.)) Je ne veux point protester, quant à présent,
contre la justesse du mot que je viens de souligner; je le comprends parfaitement sous
la plume d'un habitant du vieux Vichy; mais qu'il me soit permis de regretter que ceux
qui ont vendu les pierres des Célestins aux hôteliers de Vichy-Ies-Bains, n'aient pu leur
( 1) V. Noyer, Lettres sllr Vichy.
(2) C'est ainsi que les Célestins appelaient le capuce ou pal'tie supérieure de leur vêtement.
3,
�(
10 )
vendre aussi les bonnes traditions de ces moines sensuels sur le confortable, chose qu'ils
avaient inventée long-temps avant que le nlot se fût introduit dans notre langue, Je parierais volontiers que la meilleure chambre du meilleur hôtel de Vichy ne vaut pas la
moindre cellule du couvent d'autrefois.
Beaucoup de lecteurs ignoreront, sans doute, ce qu'étaient ces bons Célestins, dont le
nom a déjà pris tant de place dans notre topographie de Vichy; quelques-uns se soucieront très peu de le savoir; mais j'ai pensé que le plus grand nombre ne seraient pas
fâchés de trouver ici quelques renseignements. J'écris pour des buveurs désœuvrés et
ennuyes, et Inon devoir est de leur aider de nlon mieux à tuer le temps.
L'ordre des Célestins fut fondé dans le XIIIe siècle, par un pauvre cénobite italien,
appelé Pierre de Mouron ( Pietro di ]JI/urane). Il eut pour premier foyer une grotte
sauvage du Mont de Margelle (Monte di Margella) , en Calabre, et les moines qui le
composaient furent d'abord connus sous le nom d'hermites de saint Damien. Ces nouveaux
religieux avaient adopté la règle de Saint Benoît, que le zèle ascétique de leur fondateur
avait aggravée de quelques austérités particulières. Pierre, pour qui la solitude la plus
absolue était un besoin, n'avait point voulu prendre le gouvernement de son ordre; il
l'avait abandonné àl'un de ses disciples, saint Onuphre, abbé du monastère du Saint-Esprit,
auprès de Sulmone, dans le royaume de Naples. Ce fut cet abbé qui rédigea les constitutions de la congrégation dont il était devenu le chef; car le fondateur n'avait point
voulu donner d'autre règle que son exemple. Il s'était retiré au sommet de la montagne
de Sulmone; et là, dans une cellule étroite, il se livrait aux plus grandes austérités,
couchant sur la terre nue, avec une pierre pour chevet, portant une ceinture chargée de
chaînes de fer et pour cilice une chemise de mailles, passant la plupart de ses nuits à
réciter des psaumes, et faisant pendant le j our de grossiers cilices pour ses religieux. Cet
homme aurait, de nos jours, sa place lllarquée à Charenton; les cardinaux de cette époque
jugèrent très convenable d'en faire un pape. C'était après la mort de Nicolas IV: le siége était
vacant depuis plus de deux années, et comme il était impossible de faire un choix au
milieu des ambitions puissantes qui se croisaient dans le conclave, un cardinal, par dérision
peut-être, jeta le nom du pauvre hermite au milieu du sacré collége. Plus la proposition
devait paraître étrange, plus on fut disposé à la regarder corn me une inspiration du ciel
On alla immédiatelnent aux voix, et l'élection de Pierre de Mouron fut proclamée. Des
députés furent envoyés à l'élu pOUl' le presser de venir prendre possession du souverain
pontificat. Pierre leur donna audience à travers la fenêtre grillée de sa cel] ule : il leur
montra une tête blanchie et courbée sous le poids de soixante-douze hivers; un visage
pâle et décharné, à peine reconnaissable sous la longue barbe, hérissée et crasseuse, qui le
cachait. Effrayé de la nouvelle qu'ils lui apportaient, il se mit à verser des larmes abondantes,
et se prosterna le. front contre terre. Cependant, il prit par la fenêtre le décret de son élection, qui lui fut tendu par l'archevêque de Lyon, et après s'être prost rué de nouveau, et
être demeuré absorbé pendant quelque temps dans une méditation profonde, il se releva
et dit: ( J'acc pte, puisque telle est la volonté de Dieu.» Il ouvrit alors sa cellule aux
députés, qui se jetèrent ü ses pieds et les lui baisèrent; il les suivit à l'abbaye du Saint-Es-
�(
1 1
)
prit, chef-lieu de son ordre. Quelques jours après, il faisait son entrée solennelle dans la
ville d'Aquila, entouré et suivi d'une multitude de princes, de seigneurs, de prélats et de
peuple. Il était monté sur un âne, et deux rois, Charles-le-Boiteux, roi de Sicile, et son
fils, roi titulaire de Hongrie, lllarchant à pied, tenaient la bride de sa monture.
Pierre de Mouron, en s'asséyant sur le trône pontifical, prit le nom de Célestin V. Si son
élévation fut un coup de fortune pour l'ordre qu'il avait fondé, elle ne profita guère à
l'église. Le nouveau pape n'avait p<?int appris, dans l'étroite solitude où il avait passé pl us
de cinq uante années de sa vie, l'art de gouverner les hommes: il succomba sous le fardea u
de la puissance, et son administration ne fut qu'une suite déplorable de fautes, d'imprudences, de faiblesses. Ce saint personnage que ses habitudes cénobitiques avaient suivi
au milieu des gra-ndeurs, rude, grossier, ignorant des hommes et des choses, se livra à
la merci des fourbes et des intrigants, qui en firent l'instrument aveugle et docile de leurs
mauvaises passions. Ce ne fut bientôt dans toute l'église que désordre, pillage, confusion.
Un concert de réclamations et de plaintes vint à la fin arracher le pontife du sommeil
extatique auquel il se livrait dans sa cellule du Vatican, comme dans sa grotte du Mont de
Margelle. Célestin, pour échapper à l'orage que son impéritie avait soulevé de toute part,
ne vit d'autre moyen que d'abdiquer la tiare, et de retourner au désert. Il résigna en effet
Ja puissance pontificale, au mois de décembre 1294 , un l)eu moins de six mois après
son élection; mais il ne lui fut pas accordé de rentrer au désert. Boniface VIII) son
successeur, qui craignait que la puissante famille des Colonnes, ses ennemis, ne se servît
de ce faible vieillard pour le troubler dans la possession du Saint-Siége, fit arrêter Célestin
et l'enferma dans le ch~lteau
de Fulmone en Campanie, où il était gardé jour et nuit par
six chevaliers et trente soldats. Quel luxe de précautions contre un pauvre hermite qui
ne savait user de la vie que pour jeùner, méditer, prier et se lU acérer le corps! Après qu'il
c(
eut été dix mois dans cette prison, dit un auteur ecclésiastique, le jour de la Pentecôte
1 2g6,
ayant dit la messe, Célestin fit appeler les chevaliers qui le gard.aient, et leur dit
qu'il mourrait avant le dimanche suivant. En effet, il fut attaqué le même jour d'une
fièvre violente: il demanda l'extrême-onction; et l'ayant reçue, il se fit mettre sur une
planche, couverte d'un méchant Lapis, et le samedi, Ige du mois, comme il achevait de
dire vêpres, avec deux frères de son ordre, qu'on lui avait accordés pour l'assister dans la
célébration de ses offices, il rendit l'esprit. ( 1) ))
Boniface VIII combla d'honneurs après sa mort, celui qu'iL avait abreuvé d'amertume
dans les dernières années de sa vie. Il lui en coùtait peu alors de rendre hommage à l'opinion
publique, qui proclamait à haute voix la sainteté de son prisonnier. Il voulut que les
funérailles du pauvre cénobite fussent célébrées avec toute la pompe due à un personnage
qui avait été investi du suprême pontificat; il envoya un cardinal pour présider à ces
honneurs funèbres, et il officia en personne au service qu'il ordonna à Rome pour ho.norer
la mémoire de celui qui avait occupé avant lui la chaire de saint Pierre. Il s'empressa de
confirmer tous les priviléges que Célestin, durant son pontificat, avait accordés à l'ordre
( 1 ) Abrégé de /'!listoire ecclli.l'ia,\·fifjlle, par l3onnv. Ronne, chanoine d'A.\lxerre. -
1754.
�(
12 )
qu'il avait créé, et dont les religieux, par reconnaissance, venaient de prendre le nOln de
leur fondateur.
Ce fut le roi Philippe-le-Bel qui, en l'an
1300,
appela les Célestins en France. Le
même prince réclama et obtint la canonisation du pape Célestin; circonstance qui acheva
de mettre cette congrégation religieuse en grande considération. Mais ces moines n'eurent
pas de plus zélé, de plus généreux protecteur, que Charles V , fondateur de leur maison
de Paris. C'est dans cette maison que fut inhumée Jeanne de Bourbon, épouse de ce monarque, et sœur de ce Louis II, qui fit venir les Célestins à Vichy. On sait que Charles V
témoigna toujours pour son épouse autant de déférence que de véritable amour, et c'est
surtout à l'influence de cette princesse que l'ordre des Célestins fut redevable de la haute
faveur dont il jouit sous ce règne, au grand déplaisir de quelques ordres rivaux. Cette
faveur se maintint long-temps, car les Célestins de Paris ont toujours été qualifiés par
nos rois, de leurs biens aimés chape1aùzs et se rvÏleurs en Dieu.
Voici ce que dit Millin, dans ses Antiquités nationales:
l)
Les Célestins, selon ,leur institut, devaient se lever à minuit pour dire matines, ne
manger de viandes en aucun temps, à moins qu'ils ne fussent malades, jeûner tous les
mercredis et vendredis, depuis
P~lques
jusqu'à la fête de l'Exaltation de la Sainte-Croix, ne
manger ni œufs ni laitages pendant l'avent et le carême, principalement dans le monastère; tous les vendredis de carêJne, ne prendre que la moitié de leur pitance, et le VendrediSaint, jeûner au pain et à l'eau.
lJ
Mais ces religieux s'étaient bien éloignés des règles qui leur étaient prescrites; ils
étaient connus pour aimer beaucoup la bonne chère, ils avaient de la réputation pour
faire d'excellentes omelettes qu'on appelait omelettes à la Célestine.
)J
Charles VI défendit que leurs voitures, charrettes, etc., pussent être arrêtées p(lr
aucun chevaucheur ou commis; il les affranchit pour toujours de toutes impositions.
Mais à Rouen, les Célestins n'étaient exempts de payer l'entrée de leur boisson qu'à la
charge qu'un frère Célestin marcherait à la tête de la première charrette, en sortant et
dansant devant la m.aison du gouverneur. Un jour, un de leurs frères parut plus gai que les
autres; ses gestes excitèrent un rire universel, le gouverneur s'écria: voilà un plaisant
Célestin! ce mot est passé en proverbe pour désigner un homme dont l'esprit est un peu
aliéné.
»
Les Célestins avalent pour armOITleS une grande croix dont le pied était enlacé
d'une S d'argent sur un champ d'azur. C'etait le chiffre du Saint-Esprit, sous l'invocation
duquel la maison de Sulmone en Italie, chef de cet. ordre, avait été btltie. Philippe-le-Bel
leur permit d'accoster cette croix de fleurs de lis d'or.
lJ
�IV.
'AI
~til
déjà dit qu'avant la révolution de 1789, Vichy possédait un grenier il
sel et un bureau d'es traites: ceci demande encore quelques éclaircissements,
et mon lecteur ne sortira pas du vieux Vichy sans les avoir reçus: pour
fl, heaucoup ce sera quelque chose de neuf, pour le petit nombre, matière
'\.~JltY!ho:cf
à souvenir, sans application toutefois du meminisse juvabit.
L'impôt du sel, qui pèse encore si lourdeluent sur les ménages pauvres
-'
et sur l'agriculture, remonte à l'une des époques les plus désastreuses de notre histoir ,
au règne de Philippe IV, surnommé le/aux monnayeur. En 133 l , Philippe de Valois,
le vaincu de Crécy, doubla l'impôt établi par son prédécesseur, et créa les greniers Ct sel,
pour en assurer la perception. J'ignore si celui de Vichy date de cette époque, mais cela paraIt
assez probahle. Ce qui rendait autrefois l'impôt du sel singulièrement odieux, c'est qu'il
n'était pas également supporté par toute les provinces; il Y avait des pays rédimés, qui
ne payaient aucun droit, l'ayant racheté à une époque où le trésor royal se trouvait obéré;
des pays de petites gabelles (1), qui ne payaient qu'un droit assez luodéré; enfin les pays
de grandes gabelles, qui payaient un droit exorbitant; le Bourbonnais appartenait à cette
dernière catégorie, tandis que l'Auvergne sa voisine était un pays rédimé.
L'état, à une époque où le roi de France pouvait dire: l'état c'est moi, s'était donc
réservé le monopole du sel, le grenier à sel était un dépôt ou magasin, où le sel e
vendait par les agens du fisc à un tarif déterminé. Chaque grenier avait sa circonscription
particulière, et toutes les paroisses comprises dans cette circonscription étaient tenues de
venir s'y approvisionner. Quatre-vingt trois paroisses ressortissaient du grenier de Vi ch .
Le fisc avait trouvé un moyen infaillible d'assurer le placem nt de la denrée dont il était
constitué le marchand:
CI
Le sel, dit l'auteur d'un ancien dictionnaire de jurisprudence,
)l
s'impose comme la taille; chaque paroisse est obligée d'en faire enlever la quantité fixée
»)
par son imposition, pour être ensuite distribuée et réparlie, il peu près comme la
( 1 ) Le mot Gabelle, scIon Ducange, vient de Cabiam, mot de la basse latinité, synonimc de tl'lbulum, tribut) illlpôt.
4·
�) taille, par des collecteurs particuliers, qui sont chargés d'en recouvrer Je prix, et d'en
)) compter au receveur du grenier à sel (1). » M. Victor Noyer, dans ses lettres sur Pichy,
nous apprend que chaque famille était taxée à trois pintes de sel, soit quatre livres et
demie par personne. Chaque eufant de dix ans et au dessus corn ptait pour une personne.
Le sel se vendait au grenier de Vichy, douze sols six ,deniers ( 62 centimes I!2 ) la pinte.
Dans les pays de petites gabelles, il ne se vendait que deux sols six deniers, probablement le double ou le triple de ce qu'il valait en pays rédimé .
. L'administration du grenier à sel était composée d'un président, d'un conseiller, d'un
procureur du roi, d'un greffier, tous hommes habillés de noir. Il y avait encore le re-
grattier, officier subalterne, spécialement chargé de surveiller le pesage et le mesurage
du sel.
Pour empêcher la contrebande, qui était d'autant plus active que l'impôt était plus
lourd, l'administration du grenier à sel avait des auxiliaires armés, officiellement appelés
gardes de la gabelle, mais plus vulgairement désignés sous le nom de gabeloux; désignation que la rancune ,populaire a conservée, et qui forme encore aujourd'hui le sobriquet
le plus injurieux dont un assujetti puisse accabler un agent du fisc.
Dans le siècle dernier, les préposés des gabelles n'ont pas eu de plus redoutable ennemi
que ce fameux Mandrin, qui fit la contrebande avec des procédés héroïques, et qui semblait avoir élevé son dangereux métier à la hauteur d'une mission sociale. Le nom de Mandrin ne s'effacera pas de sitôt de la mémoire du peuple corvéable et taillable; je rai entendu souvent prononcer au foyer de nos villageois, et toujours avec moins de terreur
que d'admiration. Mandrin, le hardi redresseur des torts du fisc, rendit donc plus d'une
visite à MM. du grenier à sel de Vichy, et leur joua plus d'un mauvais tour. Ni portes
bien closes, ni sentinelles bien alertes ne pouvaient arrêter sa contrebande; elle passait
toujours ) insolente ou furtive, selon l'occurrence, au travers des rangs les plus serrés de
la maréchaussée et des gabeloux. C'est que lVlandrin avait pour lui les secrètes sympathies
du populaire. Elles ui étaient acquises à double titre: il donnait le sel presque pour rien,
et il r nçonnait impitoya lement l'administration fiscale quand il était le plus fort, ce qui
arrivait presque toujours.
Le bureau des traites le cédait peu en impopularité au grenier à sel. Il avait été établi
pour percevoir des droits onéreux sur toutes les marchandises transportées par la rivière
d'Allier. Nul bateau descendant de l'Auvergne ne pouvait arriver devant Vichy sans être
aussitôt abordé par la patache du bureau, et assailli par une nuée d'employés, qui le soumettaient à la visite la plus lninutieuse. Je crois que la broche de fer dont se servent les
préposés de noS barrieres, pour sonder si outrageusement les colis du roulage, est une
tradition du bureau des traites. -
L'administration de ce bureau était composée d'un
président, d'un procureur du roi, et d'un greffier, toujours des habits noirs! et de plusieurs employés.
~
J.Ja révolution de 89 a supprimé les gabelles et les traites, mais le lise n'a pas perdu tous
1 )
Collection de Dcnizart ,
IIC /'U O
greni er il se l.
�( 15 )
ses droits; il ~ seulement perfectiouné ses procédés; J'ignoble broche de fer des préposés
aux barrières ne prouve pas qu'il les ait humanisés. En matière d'impôt, les nOlUS et les
formes changent, la chose reste toujours: j'en appelle à l'expérience des contribuables.
La population bureauèratique de Vichy devait donner à cette petite ville une physionomie toute particulière, physionomie passablement triste et maussade, selon le témoignage
de l'un de ses habitants les plus éclairés, qui écrivait en 1778: cc Sa situa tion sur le bord de
cc
l'Allier qui flotte le long de ses murs ( il s'en est un peu éloigné depuis ) , la rendrait
cc
aussi riche et aussi con1merçante qu'elle l'est peu, si les habitants, au n10ins pour la
cc
pupart, n'étaient par leur état même, faits pour éteindre l'émulation, entr.etenir la pa-
ce
l'esse, éloigner l'industrie et répandre sur ceux qui les fré quentent la tristesse, l'ennui
cc
et le dégoût qui accompagnent nécessairement la liberté opprimée. ( 1 )
»
Vichy-la-Ville n'a point encore secoué, et sans doute. elle ne secouera jamais, cette
torpeur crasseuse que semble a voir inoculé à ses rues noires, étroites, torue~s,
le sé-
jour trop prolongé des officiers du grenier à sel et du bureau des traites. Dépouillée de
ce qui faisait autrefois toute sa vie, elle n'a point cherché à y substituer des éléments nouveaux. Jadis le fisc, armé de son monopole et de ses taxes, éloignait de ses murs le commerce et l'industrie. Depuis que les empêchements du fisc ont disparu, a-t-elle fait quelque chose pour attirer chez elle des hôtes qui lui donneraient la richesse en échange de
l'hospitalité? A-t-elle dit au commerce, à l'industrie: venez-vous établir sur mon sol fertile, sous mon beau ciel, au bord de mon large fleuve ? Non, car elle aimait trop à se
croiser les bras. Elle est restée un siècle sans demander qu'on relevât le pont qui la reliait
il l'industrieuse Auvergne (2); et quand des spéculateurs étrangers sont venus lui faire
honte de sa négligence, elle a laissé le pont n10derne s'élever en dehors de son enceinte:
du haut de la berge escarpée qu'elle occupe, elle voit passer avec une stoïque indifférence
les longues charbonnières, les radeaux chargés de bois ou de vin, les bateaux comblés de
fruits, que l'Auvergne va au loin convertir en trésors. Et quand sa sœur jeune et coquette ,
quand Vichy-Ies-Bains se badigeonne et se pare, pour accueillir les étrangers qui lui arrivent par toutes les routes; quand la ville thermale se remplit de mouvement, de luxe et
de joie, elle, la vieille cité, blottie sur sa couche féodale, elle se borne à jeter sur sa pimpante voisine un œil de jalousie; jalousie aride et chagrine, qui n'a ri en de commun avec
l'émulation: aussi ne fait-elle rien pour détourner vers elle une partie de cette animation
qui déborde à quelques pas de là; car depuis qu'elle a perdu ses j usficiers royaux, ses gabeloux, ses trait ans et ses moines, la petite cité, rabougrie, ridée, réduite à l'état de
fossile, ne se sent plus la force d'être quelque chose. Si la comparaison n'était pas un peu
trop ambitieuse, je la comparerais volontiers ~l'antique
Memphis, que le voyageur re-
trouve, après trois mille ans, accroupie au pied de ses pyramides; momie de pierre et de
sable, qui regarde, immobile comme les sphynx qui veillaient aux parvis ?e ses temples,
le tumulte et l'agitation du Caire.
( 1) Desbl'cst ,Traitrfrles eaux min érales (leC/wtelrloll, Vichy et llrlllte/'ilJe .
(2) On ne connaît pas l'époc[ue prrcise de l'éel'olltement de l'ancien pont; mais dès 17 20, il était r emplacé P"l' un ba C',
�( 16 )
Ainsi, rien n'attire l'étranger dans l'enceinte du vieux Vichy. Après un coup-d'œil jeté
sur la Porte de France, l'archéologue n'a plus rien à lui demander; quant au buveur,
il n'a pas même besoin de s'aventurer sur le pavé raboteux de ses rues pour arriver à la
source des Célestins, et il se regardera certainement comme un exilé, comme un paria,
s'il est obligé d'y prendre son gite. Peut-être, cependant, Vichy-la-Ville est-elle destinée
à devenir un jour la Thébaïde des podagres et des calculeux; c'est quand la vertu spéci- .
:6.que de la source éminemment alcaline du rocher, aura triomphé, le docteur Petit aidant,
.de la coalition des lithotristes et des lithotomistes; triomphe que je désire de bien grand
cœur, car il aura débarrassé la science médicale de deux terribles opérations et de deux vilains mots. Mais n'est-il pas bien temps que nous arrivions à Vichy-les-Bains?
�VICHY-LES -BAINS.
I.
L
semble, dit un anCIen auteur, que l'art et la nature, ayant tenu
conseil, aient été d'intelligence pour l'embellissement de Vichy qui
est si charmant et si délicieux, qu'il est le seul original de ces lieux
" lr m '~:J"\
I lJ'.} r~ ,_
.........","'·
fa!:mleux que les poètes ont tant travaillé à nous décrire (1)
Mme de Sévigné, qui vint prendre les eaux à Vichy en 1676 et 1677, était dans
un ravissement continuel au milieu de cette nature coquette et gracieuse. (e Je
crois que si l'on y regardait bien, écrivait-elle à Mme de Grignan, on'y trouverait encore les bergers de l'Astrée .... La beauté du paysage est au-dessus de ce que
~ . .le puis vous en dire; cela seul me donnerait la santé ... Pourvu qu'on ne m'ôte pas
( [ ) FOllet, nouveau système des bains et eaux minéml es de Vichy, 1696.
5.
�( 18 )
ce pays charmant, la rivière d'Allier, mille petits bois, des rUIsseaux, des prairies, des
moutons, des chèvres, des paysannes qui dansent la bourrée dans les champs, je consens de dire adieu à tout le reste.
»
Fléchier, qui n'était pas encore évêque de Nismes, et qui n'avait pas fait encore
l'oraison funèbre du maréchal de Turenne, Fléchier visita Vichy en 1666. Après avoir dit, en
prose très ordinaire, qu'il n'y a pas dans la nature de paysage plus beau, plus riche et
plus varù! que Vichy ~ il achève d'exprimer son admiration en de petits vers
dig~es
d'un
_séluinariste, et qui confirment ce qu'avait déjà prouvé l'exemple de Cicéron, à savoir qu'on
peut êtré en même temps un très grand orateur et un très médiocre poète. Les petits
vers du prédicateur en vogue n'en donnèrent pas moins à plus d'une notabilité du grand
siècle l'envie de voir ces lieux,
Où la nature a pris plaisir
A réunir dans l'étendue
Tout ce qui peut plaire à la vue ...
Là~
ajoute le célèbre auteur de cette prose flasque et rimée,
Les villages et les châteaux,
Et les vallons et les coteaux,
La perspective des montagnes
Couronnant de vastes campagnes;
Le beau fleuve qui, dans son cours,
Forme à leurs pieds mille détours;
La verdure émaillée des plaines,
Le cristal de mille fontaines,
Les prés, les ruisseaux et les bois;
Toutes ces beautés à la fois
Rendent le pays admirable;
Et dans ce séjour délectable,
Séjour à jamais préférable
A celui qu'habitent les Dieux,
On pense, et c'est chose croyable,
Que pour l'utile et l'agréable
Jamais on ne peut trouver mieux.
Tous les efforts que la peinture
Fait pOUl' imiter la nature,
Ne sont que de faibles crayons
Des beautés que nous y voyons.
Auprès de toutes ces merveilles,
Qui sont peut-être sans pareilles,
Je n'estimerais pas un chou
Le paysage de Saint-Cloud,
Non plus que celui Je Suresne
Arrosé des eaux de la Seine,
Et qui vante Montmorency
Se tairait s'il etlt vu ceci.
Ceci n'est pas fort de pensée et de style, mais ceci est juste et vrai; seulement quiconque aura
YU
Vichy dans ses plus beaux jours, pensera comme moi, sans doute, qu'une
nature riante, aussi riche que celle-là, était bien faite pour fournir des couleurs plus
fraîches et plus vives, et pour inspirer une muse moins pédestre. Pourquoi 1 brillant
Chaulieu n'est-il pas venu a Vichy avec Mme de Sévigné? nous aurions, j'en suis sûr, le
pendant de ses jolies stances, sur Fontenai; c'est là surtout qu'il aurait pu dire:
Qu l plaisir de voir le troupeaux,
Quand le midi brîLle l'herbette,
�( '9 )
Hangés autour de la houlette,
Chercher l'ombre S01lS les ormeaux!
Et puis, sur le soir, allx musettes,
Ouïr répondre les coteaux,
Et retentir tous les hameaux
De haut-bois ct de chnnsonnettes!
Ce qui n'a jamais été vrai dans la banlieue de Paris, et ce qUI se voit encore comme
au temps de Mme de Sévigné dans les alentours de Vichy.
C'est surtout quand la nature est dans toute la fraîcheur de son vêtement printanier
qu'il faut voir cette douce contrée. Alors, rien de plus ravissant que ce paysage digne des
pinceaux de l'Albane. Tout autour de vous les collines sont tendues d'une pelouse soyeuse
et veloutée; les petits bois qui couronnent les cimes les plus élevées, et projettent l'ombre
et le frais sur leurs flancs doucement inclinés, resplendissent d'une verdure tendre et
transparente. L'aubépine qui borde les chemins, le muguet qui se cache sous les fougères,
les lilas qui dressent leurs panaches violets dans les jardins, remplissent l'air de senteurs
embaumées, que vous respirez avec l'haleine du matin, que vous apportent les brises du
soir. Les ruisseaux, qui ne sont plus des torrents, mais que le souffle aride de l'été n'a
point encore appauvris, murmurent harmonieusement sur leur sable doré, ou se précipitent en cascades blanchissantes à travers les rochers qui hérissent q,u elquefois leur
cours; vous suivez leur marche capricieuse sous des all ées de viornes, de saules et de coudriers, qui prêtent l'abri de leur feuillage à des myriades d'innocentes familles, pour qui
tout est maintenant joie, amour, bonheur: le rouge-gorge, le roitelet, la fauvette, la
mésange, le hoche-queue, sautillent et gazouillent à vos pieds, au-dessus de votre tête;
]e rossignol se cache dans la plus épaisse ramée pour moduler sa brillante nlélodie; le lai
plaintif et doux des vachères de la plaine et des chevrières de la montagne retentit en longs
échos dans les vallées du Sichon et du Jolan. Le Jolan, le Sichon ! noms harmonieux et
poétiques, qu'on dirait empruntés au dialecte des pâtres de l'Arcadie, et qui semblent ne
pas mieux demander que de s'encadrer dans les stances d'une églogue ou d'une élégie. Une
atmosphère caressante et suave enveloppe ce frais paysage que traverse l'Allier, comme
une large ceinture d'argent, et ce délicieux tableau est noblement encadré par les montagnes du Forez et de l'Auvergne, dont les sommets se découpent capricieusement, s'arrondissent en dômes, et semblen,t prendre une transparence azurée dans le lointain vaporeux.
Que vous dirai-je enfin? C'est dans les premiers jours de mai qu'il faudrait arriver à
. Vichy, et pourtant l'ouverture officielle des bains n'est fixée qu'au 15 mai; à cette époque
seulement, MM. les Médecins-Inspecteurs sont à leur poste. Puis, il est de bon ton de
laisser passer les plus pressés et de n'arriver qu'à la fin de juin; c'est-à-dire quand ce joli
pays a perdu toute sa primeur virginale, et quand les chaleurs de la canicule commencent
à paralyser l'action salutaire des eaux. Cet abus n'est pas nouveau, et il excitait, dans le
siècle dernier, l'énergique réprobation du docteur Desbrest, qui s'exprime ainsi dans son
Traité des eaux de C haleldon el de Vic"y:
Ct
cc
C'est pendant les mois d'avril, mai et juin, septembre et octobre, qu'on doit faire
usage intérieureluent des ~aux
minérales de Vichy. Cependant, par un abus aussi dange-
�..
( 20 )
cc
reux qu'inconcevable, les malades ne se rendent à ces eaux que vers la fin du mois de
Cc
juin, et les commencent précisément dans le temps où ils devraient en discontinuer l'u-
ec
sage .... Les eaux de Vichy contiennent une si grande quantité de sels alkalis fixes ( 1) ,
cc
qu'elles seraient moins dangereuses pendant les grands froids de l'hiver, en supposant
'C
même qu'elles fussent employées dans les circonstances les plus défavorables à leur
cC
usage, qu'elles ne le deviennent durant les ardeurs de la canicule, même dans les nia-
cc
ladies auxquelles elles conviennent le mieux ; aussi arrive-t-il presque toujours que les
«
malades qui boivent ces eaux pendant les mois de juillet et d'août, éprouvent des dou-
e(
leurs de tête continuelles, des tiraillements dans les parties tendineuses, des con tractions
cc
dans les muscles, des chaleurs dans les entrailles, des insomnies, et une constipation si
c(
opiniâtre, qu'ils sont forcés de renoncer à un r emède qui, dans un temps mieux choisi,
cc
leur aurait fait autant de bien qu'ils en éprouvent de ma1.))
Mais le mois d'avril a des retours trop brusques vers l'hiver, et dans le joli nlois qui le
suit, trop d'affaires ou de plaisirs retiennent encore les gens du monde à la ville, pour
qu'ils puissent être touchés de ces considérations lnédicales ; d'autant plus, qu'un voyage
aux eaux n'est le plus souvent qu'un prétexte pour faire diversion aux affaires ou prolonger les plaisirs sous une forme nouvelle. Aussi, la médecine elle-même a-t-elle, depuis longtemps, pris son parti à cet égard. Nous sommes encore en plein parlement; il Y a toujours
grandes réceptions à la cour, et tant que Duprez fait entendre sa voix vibrante sous les
voûtes du grand Opéra, que Taglioni ou Fanny Essler, ces délicieuses sylphides, n'ont
pas pris leur volée pour Londres ou Saio t-Pétersbourg ; tant que Lablachc, et Rubini, et
Mme
Persiani n'ont point déserté la rampe de l'Odéon; tant que le Jockey-Club n'a point
préludé à ses Steeple-chase, ni à ses joutes du champ de Mars et de Chantilly, que voulezvous qu'on fasse à cent lieues de Paris ? D'ailleurs, les maronni ers des Tuileries sont si
resplendissants de verdure, les lilas et les rosiers du Luxembourg sont si odorants, il y a
de si frais ombrages au bois de Boulogne, à St-Cloud, à Meudon. ,. vous voyez bien qu'il
n'est pas possible que les eaux de Vichy soient potables au IllOis de lnai! Ce qui fait leur
vertu pour les l11alades du grand monde, malades dont la santé n'a puint de plus grands
ad versaires à redouter que le calme, la solitude et l'ennui; ce qui fait leur vertu , voyezvous, ce n'est pas précisément leur thermalité plus ou moins intense, ni les principes plus
ou moins actifs qui les minéralisent, ni même ce ciel si doux, d'un azur si tendre et si velouté que les médecins et les gens du pays préconisent avec tant de complaisance; non,
ce n'est pas ce que la nature leur donne, mais ce 'q ue Paris seul peut leur prêter; ce sera ,.
par exemple, la harpe de
Mll e
Bertucat, la voix de Richelmi ou de Mme Du Got-Maillard ,
le violoncelle de Balta ou de Georg s Ilailll, le violon de Lafoat, d'Ilaumann ou d'Artot.
Et vous avez raison, mes belles dames, de ne pas venir il Vichy seulement pour les
rossign 1s qui chautent au bord du Sichon. Attendez, oui, "a ttendez quc Paris ait donn '.
congé à tous ses grands artistes, pour vous metlr en r ute ü votre tour. Quoiqu'en dis
ce docteur rigide et morose q LI je v us citais tout à l'heure,
li cs t av c Ic eaw"C dcs acconlllJOdern clIls :
( 1 ) C'est ce flue la chimie mOO 'l'n e nppelle carbonate , muriale
des caux ùe Vielly.
L
Sil/J'a le de soude. On trouvera plu s loin l'analyse hirnitJllc
M. le docteul
~
�', ..
l:Il '." )
( 21
)
M. Le docteur Prunelle ou M. le docteur Petit sauront bien vous dire comment il est possible de concilier leur usage avec toutes vos convenances de jolies femmes, avec tous les
plaisirs qui vous sont chers; et malgré les ardeurs de la canicule, vous trouverez toujours
à Vichy, soyez en sûres, un ciel tempéré pour vous sourire, une pelouse soyeuse et émaillée comme un tapis d'Ispahan pour caresser vos pieds délicats, de frais bocages pour vous
donner de l'ombre, des ruisseaux murmurants pour vous faire doucement rêver. Eh! mon
Dieu, le Vichy de la nature a six grands mois devant lui pour être frais, embaumé, diapré de mille couleurs; mais le Vichy de la fashion n'a qu'une rapide saison de quelques
semaines pour briller, pour chanter, pour danser, comme on brille, comme on chante,
comme on danse à Paris; et cette saison, c'est vous qui la faites, ô mes belles dames, avec
le monde élégant et paré qui vous suit comme le papillon suit les fleurs: elle commence
avec la première berline que le faubourg St-Germain fait remiser à l'hôtel Bonnet; elle
finit avec le dernier landau que la Chaussée-d'Antin fait sortir de l'hôtel Sornin.
II.
'EST
donc à la fin de juin qu'on arrive en foule aux eaux de Vichy, et le mois
de juillet est l'époque de leur plus grande prospérité. Alors les hôtels son l
remplis jusqu'aux combles, et bien des maisons bourgeoises se transforment en hôtels. Trop heureux, souvent, celui qui peut obtenir, en prodiguant l'or, une étroite mansarde aux murs dénudés, avec un grabat dont,
à coup sûr, il ne voudrait pas pour son valet de chambre en temps ordinaire. Vichy
s'est laissé prendre au dépourvu par la vogue. L'hospitalité parcimonieuse de ses
spéculateurs s'était mise en frais pour offrir à peu près l'indispensable à trois ou quatre
cents buveurs et baigneurs par saison; elle n'avait pas cru devoir faire compte des simples
amateurs; et comme ceux-ci sont venus tripler au moins le nombre des visiteurs de Vichy,
il en résulte qu'il y a généralement trois à parier contre un qu'on sera très mal hébergé
dans la cité thermale. Le vieux Vichy et même Cusset, petite ville bien moyen-âge, située
6.
�(
22 )
à une grande demi-lieue de là, reçoivent le t.rop plein de leur imprévoyante voisine. Mais
pour ceux qui s'étaient embarqués sur la foi de cette promesse de l'AnlZuaire du déparlement: On est toujours sû,' de trouver à Pichy des logements commodes et agréables; ou de
cette pompeuse rédanle que M. Isid. Bourdon a insérée dans son Guide aux eaux miné-
l'ales, en parlant de Vichy-les-Bains : On y trouve de beaux hôtels qui réunissent toutes les
commodüés de la vie citadine, quel désappointement qu'une chanlbre bien enfumée dans
Vichy-la-Ville, ou un logement équivoque dans une auberge de Cusset, traîtreusement
décorée du titre d'hôtel! C'est une saison manquée, une campagne perdue; aussi beaucoup vont-ils porter plus loin leur désœuvrement et leur or : la gêne, l'isolement et l'ennui payés plus cher que le bien-être, la société et le plaisir, sont de ces choses auxquelles
on ne se résigne que lorsqu'on est sérieusement lllalade, et ce n'est pas cette classe de visiteurs, il faut le dire, qui fait la plus grande part de la prospérité de Vichy.
Certes, je ne veux pas médire de la classe respectable des maîtres d'hôtel, qui exploitent de leur mieux et selon leur droit la réputation toujours croissante de leurs eaux: je
reconnaîtrai même très volontiers que, pour les premiers arrivants, il Y a au moins le strict
nécessaire, pour peu qu'ils soient raisonnables, dans chacune de ces case.rnes bourgeoises
qu'on appelle hôtel Bonnet, hôtel Sornin ou de Paris, hôtel Cornil, hôtel Guûlermin, hôtel Montaret, qui sont, sinon les seuls, du moins les plus famés de la localité. Chacun de
ces hôtels possède un jardin ou endos d'une assez vaste étendue, lnais qui ressemble trop
généralement à un potager de presbytere : ce n'est point l'espace qui manque, c'est l'arrangement. Une pièce dont chaque hôtel est sagement pourvu, c'est le grand salon d'hon-
neur, meublé et décoré avec certajnes prétentions au luxe d'où ne résultent pas toujours
l'agrément et l'élégance: il faut tenir compte de la bonne intention. De l'ameublement de
cette pièce, foyer des causeries de l'hôtel, fait nécessairement partie un piano, qui n'a
ordinairelnent qu'un petit défaut ,celui de luanquer de justesse; je me suis pourtant laissé
dire que chaque année, au renouvellement de la saison, quelque professeur de Moulins
ou de Clermont venait très ponctuellement accorder le susdit instrument. Il y a J'ailleurs
dans chaque hôtel des remises pour un nombre aS,sez restreint de voitures de poste, et des
écuries à l'avenant.
Les premiers arrivants, c'est-à-dire les mieux avisés, trouvent donc à se loger à Vichy,
et il n'y aurait pas trop à crier, si l'on ne venait à ces thermes que pour se salurer le
corps des gaz et des sels qu'ils contiennent; mais comme l'a dit un spirituel feuilletoniste
de mes amis:
cc
Vicl'fY est un des deux grands quartiers d'été du Parisien, et qui dit Paris,
dà l'Europe. ( [) Voici ce que les spéculateurs de cette heureuse contrée devraient comprendre, et s'ils le comprenaient, Vichy verrait bientôt s'él ver au milieu de son charman t
paysag , si coquettement accidenté, mille élégantes villas, pourvues de tou t ses superOuit '. que dédaign la simplicité bourgeoi e, mais (fui sont l
('l,
e h au Illo(Hle pari 'ieu , ' qui es l
( 1) Âu g. Lu hr l : (,ctll'rs
SIlI'
VieIL)', Jan s
fOll
nécessaire du riche citadin ;
de plaisirs c1wm pê tres (lui ne dérang
nl
rjen il
Je jOIlJ'nnl l'Anor rs'Pll) :UlII ér . 3:\7, t,Ill. - L'autrc quarti er d'c: lc: du parisien , cloll
Je 1lC ~ lI1 l' e:(, l'ivain , c'est ni prl' aveC! sC"s hain de' IIl C'·.
��=
�ses habitudes de dandy, de petite maîtresse ou de grand-seigneur, ne croirait jamais payer
trop cher ]a possession éphémère de ces petits palais enchantés à 45 postes de Paris .
Pourquoi n'essaierait-on pas aussi de fonder, sous le patronage des naïades de Vichy, une
sorte de Phalanstère thermal, où tout serait ingénieusement combiné pour réaliser cel
aphorisme d'une philosphie toute rabelaisienne, qui se lit quelque part dans le voisinage
des bains: Bene vivere et lœtari;
bù~n
vivre et s'amuser? J'ai entendu dire que MM.
Brosson frères, fermiers des eaux, avaient eu cette pensée: ils en sont bien capables, et nul
ne saurait nüeux l'exécuter que ces industriels habiles, qui peuvent revendiquer une si
grande part dans la prospérité actuelle de Vichy. Mais il faudrait, dit-on, que le gouvernement, propriétaire de l'Etablissement thermal et de ses dépendances, leur laissât la libre
disposition, à des conditions raisonnables, d'une masure monacale et d'un vaste enclos qui
ne lui rapportent presque rien ([). Il paraît que l'administration s'y refuse. Il ya sans-doute
un lllOtif plausible à ce refus, et pourtant il est incontestable que l'exécution du projet
attribué à MM. Brosson frères serait une excellente affaire pour tout le monde, et surtout
pour Vichy, qui n'a pas l'air de s'en douter; faut-il s'étonner alors qu'il se présente mille
obstacles? Les meilleures choses sont toujours celles qui se font le plus difficilement.
III.
E
suppose mon lecteur assez heureux pour aVOIr trouvé un logement
agréable et commode dans un des cinq ou si x grands hôtels de Vichy: il ne
lui reste plus qu'à s'orienter au milieu de son nouveau séjour, et à prendre
une connaissance exacte des localités.
Et d'abord, voici l'Etablissement, ou si mieux aimez, le Palais thermal. Ce titre de
palais, qui flatte extrêmement la vanité des indigènes, n'a rien de trop ambitieux,
(
1 )
L'ancien couvent des Capucins, à l'ouest de l'établissement thermal: MM. Brosson frères
Pastilles de Pichy et d'eau gazeuse.
y ont établi leur manufacture de
�d'ailleurs, si l'on considère le grandiose des proportions et l'origine toute princière de
cet édifice. Il ne faudrait remonter qu'à un demi siècle, pour trouver à la place qu'il
occupe, la misère, le désordre et la malpropreté installées dans une chétive bicoque,
ironiquement décorée du nmn de Maison du Roi. Bien des siècles se sont écoulés avant
qu'on soupçonnât dans notre France tout ce que l'ordre, la propreté, l'élégance, ce qui
constitue le comfort enfin, peuvent ajouter d'efficacité aux moyens que la nature nous offre
pour réparer nos forces épuisées par l'abus, ou refaire notre santé usée par les passions.
Les Romains le savaient bien, eux; mais ces barbares Franks, Germains, Goths et Visigoths
quifurentnos maîtres après les Romains, nous firent bientôt oublier tout ce que ceux-ci nous
avaient appris. Nous étions encore des barbares, il Y a un demi siècle.
cc
On n'a jamais
»
cherché, écrivait en [778 le docteur Desbrest, à embellir Vichy. On a cru que ses eaux
»
qui étaient assez riches de leur propre magnificence, en faisaient la pl us belle parure,
»
et que l'art y devenait inutile. ))
Rien donc ne se présentait sous un aspect moins royal que la Maison du Roi à Vichy.
C'était un petit édifice bas et carré, renfermant dans son enceinte étroite quelques divisions
appropriées à l'usage des bains, des douches et des étuves; (1) aussi Mme de Sévigné, en parlant
du petit lieu souterrain où s'administrait la douche, avait-elle raison de dire que c'était
une bonne répétition du purgatoire.
Au dessus de la porte d'entrée de la Maison du ROl~
on lisait cette inscription: Leva te,
et porta grabatum, qui rap'p elait la piscine de Jérusalem, et le miracle qu'y opéra le Christ,
un jour de sabbat, en faveur du paralytique: allusion orgueilleu.se à la puissance des eaux
qui s'administraient céans! Mais à cette époque, si la piscine de Vichy ressemblait en
quelque chose à celle de Jérusalem, c'était tout au plus par l'enlpressement des infirmes
qui venaient chaque jour réclamer les bienfaits de l'onde salutaire: hic jacebat multitudo
Zanguentium, cœcorum, claudorum, aridorum expectantium aquœ motum; et par le petit
nombre de ceux qui pouvaient obtenir cette faveur; car les plus alertes seulement s'emparaient des baignoires, ou prenaient une idée du purgatoire dans le petit lieu souterrain,
signalé par Mme de Sévigné: Dum venio enùn ego, alius antè me descendit. Quant à ceux
qui s'étaient long-temps morfondus dans une vaine attente, l'inscription évangélique n'était
pour eux qu'une amère moquerie. Bien fallait-il en effet qu'ils se levassent, les pauvres
malheureux, et emportassent leur grabat; mais à la différence du paralytique de l'évangile, ils emportaient aussi leur mal, et pour seule consolation le faible espoir d'être plus
heureux le lendemain. Et nous qui osons nous plaindre aujourd'hui!
Telle était la situation des choses à Vichy, lorsque MesdaInes Victoire et Adélaïde de
France, filles de Louis XV, y arrivèrent dans l'été de 1785, attirées par la réputation des
eaux. EUes furent scandalisées de tout ce qu'elles trouvèrent là dc désarroi et de misère,
et comme elles étaient encore puissantes el rjches, et comme elles se proposaient de revenir
à Vichy, dont l'air allait mieux à leur poitrine que Gelui de Versailles, elles donnèrent
des ordres et des fonds, pour qu'on fit immédiatement disparaître le spectacle qui avait
( 1 )
L'usag cl s éluves a c 'ssé depuis long- lems li Vi hy.
choqué
�choqué leurs yeux, et les inconvénients qui avaient tant contrarié leurs habitudes princières. L'architecte Janson se mit à l'œuvre, et bientôt un édifice plus vaste e.ti mieux disposé
remplaça l'ignoble .llfaison du Roi; c'est la galerie septentrionale de l'édifice d'aujourd'hui.
Plusieurs des sources furent encloses dans la construction nouvelle; les buveurs furent
mis à couvert pendant la promenade de rigueur, qui doit suivre l'absorption de chaque
verre d'eau; les bains des dames fnrent séparés de ceux des hommes; la commodité, la
décence virent enfin satisfaites leurs lois les plus urgentes. On était donc sorti de l'ornière
de la barbarie, et, malgré son architecture peu recommandable sous le rapport de L'art,
la galerie Janson était un palais magnifique, en comparaison de ce qu'on avait vu
jusqu'alors.
Ces éta blissements étaient à peine achevés, qu'une affreuse tempête surgissait à l'horizon
politique; un trône vieux de quatorze siècles s'écroulait sous la sape popula ire : quant
ù la noble famille qui, depu.is Henri IV, brillait à son faîte, ou s'étageait sur ses degrés, les
uns étaient poussés vers l'échafaud, les autres vers l'exil. .. L~s
royales bienfaitrices de
Vichy allèrent mourir sur une terre étrangère.
Vichy, qui avait sans doute fixé l'attention de César, pouvait bien obtenir un regard de
Napoléon. Un décret de
1812,
daté de Cumbimen, quelque village obscur sur la route
de Smolensk à MOSCOli, dota l'établissement fondé par Mesdames Victoire et Adélaïde de
France d'une SOlnnle assez forte, qui servit à dé blayer les environs des bains de quelque
masures disgracieuses, et à faire l'acquisition de remplacement du beau parc qui se déveaujourd'hui devant la façade méridionale du Palais Thermal. Cette première libélop~
r~
de l'empereur en promettait d'autres; elle prouvait qu'il avait compris toute l'im-
l ité
portance que devaient acquérir, sous ri nfiuence d'une administration éclairée, ces thermes
si heureusement si tués au centre de la France. Son regard d'aigle embrassait tout, et sa
vaste pensée descendait sans efforts des plus hautes combinaisons de l'équilibre européen,
aux moindres détails de l'administration intérieure. Si Vichy se piquait de reconnaissance,
le nom de Napoléon serait inscrit quelque part dans ce beau jardin, qui fait à si juste
titre son orgueil.
Mais c'est surtout à la protection des femrnes que Vichy est redevable des plus grandes
faveurs qu'il ait reçues du pouvoir. La même révolution qui fermait pour lui la main
puissante du grand empereur, lui apportait le patronage actif, et tout puissant aussi
pendant quinze ans, d'une petite nièce de ses premières bienfaitrices.
En
181
4, à peine rendue à sa patrie et aux grandeurs, Madame la duchesse
d'Angoulême,
alors Dauphine de France, vint à Vichy. Cette .fille de Louis XVI) qui avait pendant vingt
ans, mangé le pain amer de l'exil, venait redemander à nos naïades bienfaisantes, la santé
que r ien ne saurait remplacer, pas même l'éclat du trône. On assure même qu'elle comp. tait beaucoup sur une des vertus secrètement préconisées de ces eaux, pour raviver
dans ses flancs le sang d'Henri IV et de saint Louis, comme on disait alors, et qui menaçait
de se tarir dans les rmneaux de la branche aînée. Cet espoir fut déçu; mais la princesse
n'en conserva pas moins une prédilection particulière pour les thermes de Vichy, et elle
y revint presque tous les ans.
�( 26 )
On comprend ce que cette auguste clientelle dut apporter de vogue à rétablissement:
Regis ad exemplar! Trois affections très communes parmi les hommes: la flatterie, l'ambition et la curiosité, attirèrent à Vichy la foule des courtisans, des solliciteurs et des étrangers.
Dès ce lnoment, Vichy put être considéré, sans hyperbole, comme le Carlsbad de la
France. Alors s'élevèrent comme par enchantement la plupart des grands hôtels que j'ai
déjà nommés; alors furent creusées les fondations de la grande galerie du midi, im posan t
péristyle à double étage, qui forme la façade principale de l'établissement actuel.
Cette façade, dont l'ordonnance symétrique laisse désirer aux gens d'un goût difficile
'p lus d'élégance et d'originalité, est ouverte sur le jardin par dix-sept arcades au rez-d.echaussée, et par dix-sept fenêtres cintrées au premier étage, lesquelles correspondent
aux arcades du bas. La partie inférieure de cette construction offre un promenoir vaste
et commode, et deux salles d'attente aux malades; et dans sa partie supérieure, ont été
disposés pour les gens du monde une belle salle de da nse ou de concert, une salle de billard
et des cabinets pour le jeu et pour la lecture.
cc
Deux escaliers d'une rigidité très remar-
quable, selon l'observation très spirituelle et très juste d'un touriste auvergnat, permettent
aux personnes indisposées d'arriver essoufflées à la porte des salons. (1)
»
Deux corps de bâtimens latéraux réunissent l'ancienne et la nouvelle galerie. C'est là
que sont distribués les cabinets de bains, les douches et les réservoirs. Pour donner du
jour à toutes ces parties essentielles de l'édifice thermal, on a ménagé dans l'intérieur
quatre petites cours carrées, qui contiennent chacune une fontaine d'eau douce, entourée
d'un bassin assez gmnd pour servir de réservoir.
La communication entre les deux grandes galeries du nord et du midi est établie par
une galerie intérieure, qui est édairée dans sa longueur par douze arcades ouvertes sur
les cours, et à ses deux extrémités, par les six arcades correspondantes des deux promenoirs. De cette galerie, on pénètre par six portes dans les galeries de service qui longent
les cabinets de bains. Toute cette distribution est judicieuse et bien entendue; elle rend
aussi prompt que facile le service de ce vaste établissement.
C'est à M. Rose-Beauvais, architecte qui habite Cusset, qu'appartient l'honneur
d'avoir rédigé le plan des constructions nouvelles, et dirigé la plus grande partie des
travaux d'exécution. L'impulsion donnée à ces travaux sous la restauration, est un bienfait
de ]a duchesse d'Angoulême, qui s'est associée pour une somme considérable à la dépense qu'ils ont occasionnée. Il faut bien le dire, Vichy s'est montré peu reconnaissant.
Pourquoi le buste, ou un portrait quelconque de la duchesse d'Angoulême, ne se trouve-til pas, dans un lieu qui dépose si noblement de sa munificence, admis à côté des portraits
de ses deux grand'tantes Victoire et Adélaïde? La proscription politique devait-elle donc
l'atteindre jusque-là? Et Vichy se serait-il laissé inoculer, par le monde enrubanné et
chamarré qui le fréquente, cette salutaire horreur des puissances déchues, qui forme l'article essentiel du credo d'un courtisan ? Est-il donc dans la condition des princes de ne
pouvoir recu illir sur la terr que l'adulation ou l'ingratitude!
( ( ) M. JI. Le oq. -
V ichy et ses env/m s -
1836.
�( 27 )
Huit jours avant de partir pour un second exil qui, selon toute apparence, n'aura point
de retour, la duchesse d'Angoulême se voyait encore entourée de respects et d'hommages,
qui se sont tournés depuis vers un autre soleil. Voici ce que je lisais tout à l'heure dans
une feuille du département de l'Allier, qui porte la date mémorable du 28 juillet r830:
cc
(f
SÉJOUR DE S.
A. R.
MADAME LA DAUPHINE A VICHY.
»
Le plus beau temps a favorisé le séjour de M;me la Dauphine à Vichy. La princesse,
l)
comme à l'ordinaire, a fait de longues et fréquentes excursions dans les environs de
»
l'établissement thermal: elle paraît affectionner beaucoup une contrée où la nature se
l)
montre sous un aspect si varié et si gracieux. Partout la présence de S. A. R. portait
)l
l'enthousiasme et la vie.
cc
Le dimanche, r8 juillet, S. A. R. avec sa suite, assista au TeDeum qui fut chanté dans
l)
l'église paroissiale de Vichy, pour célébrer l'heureux succès de l'expédition d'Afrique.
»
Depuis long-temps, ou plutôt jamais la nef de cette modeste église ne s'était vue remplie
l)
d'une réunion aussi nombreuse de personnages officiels. Dans l'ordre judiciaire, on
»
remarquait MM. les membres d'une députation de la Cour Royale de Riom, le président
l)
et les Juges du tribunal de Cusset; dans l'ordre administratif, M. le Préfet de l'Allier et
" M. le Maire de Moulins; dans l'ordre militaire, M.le Lieutenant·Général comte de SainteII
Suzanne, commandant de la Ige division militaire, à Clermont; M.le Général de Pothier,
II
commandant de subdivision à Nevers; M. le colonel Dérivaux, colonel du r er de Dragons,
II
II
en garnison à Moulins; M. le colonel du [6° régiment de Chasseurs à cheval, en garnison
à Nevers.
«
A midi, il y eut grande réception chez Mme la Dauphine; furent admis aux honneurs
l)
de la présentation tous les fonctionnaires que nous venons de désigner, ainsi que
»
MM. les maires de Cusset et de Vichy, et un grand nombre de dames et de personnes
II
distinguées par leur rang ou par leur naissance. M. le chevalier Deval de Guymont, pre-
»
miel' des présidents de chambre, était à la tête de ]a députation de la cour royale, et
l)
M. le colonel du r6 e chasseurs était accompagné de plusieurs officiers de ce régiment.
cc
Le soir, un hal splendide, préparé par les soins de MM. les administrateurs de l'éta-
»
blissement thermal, fut donné pour l'inauguration des s~lon
»
miel' étage de la grande galerie). Il serait difficile de donner une description exacte du
»
spectacle brillant qu'offrait cette réunion, à laquelle assistaient, assure-t-on, plus de
l)
douze cents personnes. Le goût le plus exquis avait présidé à la toilette des dames, qui
»
semblaient s'être donné rendez-vous dans ces salons décorés avec tant de luxe, pour ri·
»
valiser dans leur parure de richesse, d'élégance et de grâces.
fi
de Marie- Thérèse (le pre-
A huit heures et demie, S. A. R. arriva au lnilieu de cette foule brillante, et les danses
»
commencèrent aussitôt par un quadrille d'honneur dansé devant la princesse: elles ne
»
devaient cesser qu'avec la nuit. S. A. R. resta à peu près deux heures dans ces salles où
)) l'on circulait avec peine : la foule qui se pressait autour de l'auguste princesse, avide
�( 28 )
cc
«
qu'elJe était de recueillir un regard, un sourire, avait rendu la température presque
insupportable: Madame se retira sur les dix heures et demie. »
Dans la matinée du 26 juillet, le jour même où le Moniteur publiait il Paris les fameuses
ordonnances qui firent éclore les trois grandes journées, la fille de Louis XVI, la bru de
Charles X, disait adieu à so~
cher Vichy, qu'elle n'a plus revu depuis, que sans doute elle
ne reverra plus, et qui s'est bien gardé, l'ingrat ! de conserver aux salons qui décorent
J'étage supérieur de son édifice thermal, le nom de Marie-Thérèse. Pour moi, qui n'ai
point été un flatteur de la dynastie déchue, et qui ne fais point de vœux pour son re. tour ( ]es restaurations coûtent trop cher ) je rends grâce à l'austérité de ma lnission d'historien, qui me permet de m'inscrire contre la prescription d'un bienfait et de protester
contre une maladroite ingratitude.
-
Succursale. -
A l'extrémité sud du parc, existe une succursale de l'établissement,
composée d'une salle d'attente, de douze cabinets de bains et de trois cenules pour les douches. C'est une précieuse ressource pour les malades qui n'ont pu se loger à proximité du
grand édifice. Cette construction date de 1819.
- Hôpital. - L'hospice de Vichy possède aussi des bains et des douches, Inais exclusivement réservés au service des indigens. Cet hospice, situé dans le lllême quartier que la
succursale dont je viens de parler, entre Vichy-les-Bains et Vichy-la-Ville, a été fondé sur
la fin du XVIIe siècle. Les lettres-patentes délivrées par Louis XIV à ce sujet, sont du mois
de mars 1696. La maison, très pauvre dans le principe, s'est successivement accrue, gràces
aux libéralités des riches malades qui fréquentent les eaux, aux quêtes qui se faisaient
pour elle à la cour, aux donations de quelques personnes pieuses et charitables du pays,
et à quelques concessions qui lui furent faites par le gouvernement à diverses époques.
Aujourd'hui, une notable partie de son revenu provient de la subvention qu'elle reçoit
sur le prix de la ferme des eaux.
Les indigens étrangers auxquels les eaux de Vichy ont été ordonnées, sont admis à l'hospice au nombre de soixante par saison. Il y a trois saisons par année, qui <..;ommencent
le 16 mai, le 16 août et le 6 septembre. Le service de santé est confié à un médecin spécial: l'inspecteur des eaux donne ses soins aux étrangers admis poqr l'usage des eaux. L'hôpital est dirigé par sept sœurs de charité, sous la surveillance d'une commission administrative de cinq membres. Une école gratuite, dirigée par les sœurs, est annex' e à l'établissement. Il me paraît fort inutile d'entrer dans la description architectonique d'un édifice
fait de pièces de rapports juxta-posées à diverses époques, et qui ne se recommande d'ailleurs que par sa destination; je renvoie le lecteur au travail de l'artiste.
,
,
���IV.
ES
nomb~e
sources dont l'ensemble constitue les thermes de Vichy, sont au
de sept:.je les désigne dans l'ordre décroissant de leur tempé-
rature indiquée par le thermomètre centigrade, d'après le travail de
M. Longchamp ( l ) :
Le puits Carré, dont la température est de
Le puits Chomel . . .
La Grande-Grille . . . . . . . .
L'Hôpital ou Gros-Boulet .
La source Lucas . . . .
Les Acacias, ou Petit-Boulet
Les Célestins, ou le Rocher
degrés.
44,88.
39,26.
39,18
. 35,25.
. 29,7 5.
27,25.
. 19,7 5.
Les plus considérables de ces sources sont:
Le puits Carré, dont le volume d'eau en 24 h. est de . . . . .
L'HÔpital . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La Grande-Grille . . . . . .
...... .
172 m. cubes.
56.
15,50.
La plus faible est celle des Célestins, qui ne fournit qu'un demi-mètre cube d'eau en
vingt-quatre heures.
Le total du volume d'eau fourni par les sept fontaines en 2.4 heures est d'environ 2.60
mètres cubes. On a calculé que ce volunle remplirait, d'un soleil à l'autre, un bassin qui
aurait vingt pieds en tous sens, même en profondeur; quantité qui serait suffisante pour
alimenter environ sept cents bains dans une journée.
On doit être curieux de connaître l'analyse chimique de ces eaux; c'est le seul moyen
sûr de se rendre compte de leur action sur l'économie animale: celle que M. Longchamp
a consignée dans son Annuaire, est généralement admise comme la plus exacte. Ce savant
chimiste a trouvé qu'un litre d'eau de la Grande-Grille contie~:
Acide carbonique libre . .
. . . . . . . . ..
Bi-carbonate de Soude . .
. . . . . . . . '.
Muriate Je soude ( sel marin)
. . . .
Sulfate Je soude ( Sel de Glauber ou de Carlsbad) . . . . . .
Grammes
.0,97 3.
.4,9 8 1.
. 0,570'
. 0,472.
et en outre, un peu de chaux, de magnésie, de silice et des traces de fer et de matière
végéto-animale.
( 1 ).
n. Lecoq.
f/iclty
et ses enfJirOIlS.
8.
�( 30 )
Les mênles principes se retrouvent dans toutes les sources, maLs, non pas dans des pro~
portions exactement semblables. Ainsi la fontaine des Acacias contient plus d'acide
carbonique libre, et la fontaine des Célestins plus de bi-carbonate et de sulfate de soude,
que toutes les autres. La fontaine des Acacias est aussi la plus ferrugineuse: eUe contient environ un demi-grain d'oxide de fer par litre d'eau; c'est la même quantité que la
source royale de Forges.
Trois des sources se trouvent renfermées dans le grand édifice thermal:
- Le puits Carré, situé à l'extrémité Nord de la galerie de communication. Cette source
qui, comme je l'ai déjà indiqué, est la plus abondante de rétablissement, fournit l'eau à
deux grands réservoirs placés à droite et à gauche, qui contiennent ensemble 54,390 litres
d'eau minérale, et qui servent à alimenter les douches et les bains.
Le puits Chamel, situé à l'est du précédent, sous la galerie du Nord. Le nom qu'il porte
est celui d'un intendant des eaux, qui le fit construire et garnir d'une grille de fer, au
commencement du XVIII siècle. La source ne fournit que 2,50 mètres cubes d'eau en
24 heures. Cette eau n'est employée qu'en boisson.
La Grande-Grille, située à l'extrémité Est de la galerie septentrionale. Elle est renfermée
dans un bassin octogone et défendue aussi par une grille en fer. Elle sert, comme le puits
Carré, à alimenter les réservoirs de l'établissement. C'est l'eau dont on expédie la pills
grande quantité, et celle dont on boit le plus sur les lieux.
A quelque distance de l'édifice thermal, sur la route de Cusset, et vis-à-vis l'hôtel
Guillermin, on rencontre deux bassins cylindriques, recouverts d'un chaperon conIque.
Ils renferment deux sources d'un volume peu considérable ( elles fournissent chacune
6,50 m. cubes d'eau en 24 h. ) , et d'une température à peu près égale. On les appelle
ensemble fontaines des Acacias, à cause des arbres qui les ombragent) Inais séparément,
l'une porte le nom de Petit-Boulet ou de fontaine des galeux; cette dernière désigna tion
lui vient, sans doute, de la propriété anti-psorique qu'on Lui attribue; l'autre, à l'est de
celle-ci, a reçu un nom qui est historique dans la contrée, et n'y est jamais prononcé
qu'avec un profond sentiment de respect et d'admiration: c'est celui du docteur LUCAS.
Cet habile médecin, à qui la confiance de la duchesse d'Angoulême valut, sous la restauration, le titre dp, baron, a été pendant trente-un ans inspecteur des eaux de Vichy, depuis
1802 jusqu'à sa mort arrivée en J833.C'est sous son administration qu'ont été opérés tous
les agrandissements, tous les embellissements qui ont tant contribué à la prospérité actuelle
de Vichy; et il est juste de reconnaître que son crédit comme honune du monde et son
habileté comme médecin, furent pour beaucoup, et dans la faveur dont l'établissement
jouit auprès des pouvoirs d'alors ct dans la vogue qu'il obtint auprè du public. Aussi 1
baron Lucas était-il regardé comme le créateur de Vichy; aujourd'hui, il Y e t encore
honoré comm une espèce de divinité tutélaire, et vous n'entr rez pas dans une maison
de l' ndroit, que vous n'y trouviez le portrait lithographié du docteur. On vous le montre
avec rgueil, car 1 docteur tait un enfant du pays; et Sl vous voulez 01 tenir quelqu
1
considération aux ycux du pos esseur le c tte relique de famille, gardez-v us bien de
passer avec indiffércnce devanl cetle pllysiouomie au type lanl soit peu trivial, Huis dont
�J'apparente bonhomie est rele\-'ée par un regard narquois et p lein de finesse, et par certaine
contraction souriante des muscles faciau x, qui révèle à la fois toute la souplesse du courtisan, et ce contentement inaltérable d'un homme iQtimement convaincu de sa supériorité.
Le baron Lucas régnait en despote absolu à Vichy; rien ne s'y faisait que par ses conseils
ou par ses ordres: on n'eût pas dérangé une pierre, planté un arbre, disposé d'un verre
d'eau sans son autorisation, Ce despotisme, toujours bienveillaut et éclairé du reste, ne
s'exerçait qu'au profit de tout le monde; il était le résultat très-naturel et très-spontané de
la confiance illirnitée que le docteur inspirait généralement. Ajoutez que le baron Lucas
était le premier médecin de Madame la Dauphine: or, un premier médecin fut toujours un
personnage très-influent, et Madame la Dauphine était toute puissante ~la
cour: donc mille
petites libéralités gou vernementales qui sout à la portée des petites ambitions de villages,
pensions, secours, perceptions, bourses de collége, voire même débits de tabac, pouvaient
affiuer sans effort sur les protégés du bienveillant docteur. Comment n'aurait-il pas
régné à Vichy?
Voici une anecdote assez piquante que le baron Lucas racontait lui-lnême avec beaucou r
d'esprit et avec une satisfaction non équivoque.
Vers 1 820, Louis XVIII régnant, le duc d'Angoulême était venu à Vichy, où se plai-
«(
sait singulièrement la duchesse. Se promenant un matin avec le baron Lucas, le prince
dit amicalement à ce médecin : - l l parait, M. Lucas, que mon père est fort aimé à Vichy;
on cite son nom à tout propos: Monsieur dit, Monsieur veut .... Ces expressions me font
grand plaisir.
(c
-
Mon prince, répondit le docteur, ce n'est pas votre auguste père que désigne ici
l'épithète de Monsieur: c'est moi, Lucas, ajouta-t-il en souriant, qui suis le seigneur de
Vichy; les habitans m'adorent .... Votre Altesse est leur protecteur; moi, je suis leur
prince (1).»
Le baron Lucas, qui est mort à Paris, a voulu dormir de son dernier sommeil au milieu de ces mêmes vassaux pour lesquels il avait été si bon prince. Sa dépouille mortelle a
été apportée à Vichy, et déposée dans le cimetière de l'hospice, sous une large tombe de
marhre, chargée de la liste assez longue de ses titres de baron, d'académicien, de chevalier des ordres de la Légion-d'Honneur, de saint Michel et de saint Jean, etc., etc; mais
le plus honorable de ces titres, et le plus durable, car il est profondément écrit dans la
mémoire des habitants de Vichy, c'est d'avoir été pendant trente anS le protecteur et Je
bienfaiteur de l'établissement confié à son habile direction.
Après avoir traversé le parc des bains, vous arrivez sur une place qui porte, depuis
181
9,
le joli nom de Rosalie; nom donné en l'honneur de la duchesse de Mouchy, une des
dames de la maison de la Dauphine, et qui, pour complaire sans doute à la princesse, fit
exécuter à ses frais le nivellement et l'assainissement de ce terrain, autrefois fétide, encombré, boueux comme une place de village. La place Rosalie est un des rendez-vous
obligés des buveurs, car c'est là qu'a été recueillie, daus un vélste bassin circulaire, armé
(1) Guide allx Eaux' Minérales, par lsid. Bourdoll.
�(
3~
)
d'une grille en fer maillé, une des principales sources. Cette source était anciennement
appelée le Gros-Boillet, à cause Je la force de son jet; elle n'est guères connue aujourd'hui que sous le nom de fontaine de l'I-lôpital, parce qu'elle est située en face de cet édifice, dont elle alimente les bains. C'est elle qui fournit aussi l'eau nécessaire pour le service de la succursale dont j'ai déjà parlé, et qui est contiguë à l'hospice.
Cette source, qui est une des plus minéralisées de l'établissement, possède une vertu
digestive très prononcée, qui la fait particulièrement rechercher des buveurs après leur
diner. Ses eaux ont une teinte verte assez marquée: il se forme à leur surface une espèce
de matière végéto-animale, visqueuse et verdâtre, à laquelle les chimistes ont donné, je
crois, le nom générique de conferve, et qui n'est autre, sa us doute, que celle qui a reçu
de M. Longchamp le nom de Barégine, à cause des eaux. célèbres
OLl
il ra observée pour
la première fois.
La plus éloignée des sources est celle des Célestins. Elle est placée dans un petit pavillon, au bas d'un rocher qui porte encore quelques ruines du couvent dont elle a conservé le nom. C'est la seule source qui appartienne au territoire de Vichy-la-Ville. Elle
éLait presque inabordable autrefois, et elle le serait plus que jamais pour ceux qui la fréquentent plus spécialement, les goutteux et les malades affectés de la gravelle ou de la
pierre, si l'on n'avait eu soin d'élargir le chemin escarpé qui y conduit, et d'en adoucir la
pente par des escaliers établis de distance en distance. Le banc de concrétions gypseuses
et calcaires d'où s'échappe le très-mince filet d'eau de cette fontaine, est évidemment le
produit du sédiment minéral qui se trouve contenu dans ses eaux. A chaque instant on est
menacé de voir disparaître le bienfaisant fluide que la naïade épanche d'une nlain si
avare. Je crois qu'on pourrait rendre le jet de sa source beaucoup plus considérable, si,
en fouillant avec soin la croùte épaisse dans laquelle elle s'est emprisonnée elle-même,
on cherchait à retrouver sa principale artère.
L'eau des Célestins est froide aujourd'hui; mais je ne doute pas, avec M. Lecoq, qu'elle
n'ait joui anciennement d'une température beaucoup plus élevée : ce qui constitue sa propriété lithotrz"ptiquc, c'est-à-dire l'efficacilé de son action contre les affections calculeuses ~
c'est la grande quantité de sels alcalins qu'elle tient en dissolution (
1 ).
Ce n'est point nn livre de science que je fais ici, et je ne dois point effrayer mes lecteur
et surtout Ines lectrices par une triste et longue nomenclature des in (J.rmités de notre pauvre nature hU111aine: il y aurait là de trop vilains mots à dire et de trop vilaines chos s à
: .). Voyez à ce sujet le inléressantps brochures que M. l docteur Ch. Petit a p\lbiér~
en .834, .837 et ,838, sous les titres
suivants:
•
JO. Du traitem nt méJienl des calculs urinaires,
t particulièrement de leur dis olution pal' les eaux de Vichy et le bi-caJ'bo oal 5 nlcnlins. - Paris, CrochaJ'd.
20. ouvclles oos rvation de guérisons de calculs urinail' s, au moyen des eaux thermales de Vichy. - l\1êll1 adl'e
t onlr -In gOl1lt .
:)0. Suit clt' oh. ervation relative il l'ef{ica ité des coux thermales de Vichy conlre la rien
C\'st il panir ci e , 8:54 que.M. le docteur P lit 'e t or.cupé de l'appli ali fi ci e aux d Vic:by au tl'uilem nt d· la goutte. Il p\lhli" s s pl' 'mil:\, s oh 'nation il e suj -t en ,835, dans une bl'ochur intitul 'e :
,'10. Qu ·Icplcs ('on iclJrutiorJ sur lu lIaLUI'C cl' la gOUlt> C'l sur son lraitement par les eaux thermal s de Vi 'hy.
Ce rnéd cill qlli appliCJlI av 'beaucollP cl sll ecè il l' :ludc des ca\lx dont il pal'tag ·la direction, le 11Illli"res tle la scicn 'C ct
dc' \' xp :ri 'ne' ,a pllhli(: SUI' Vichy 110 autre bl'ochure m ~ Jical
illtitul :e ;
GO, D, l'cm 'oeil!:, et partil'ldi \ 1' filent du IIloùe d'action des cauX thcrJnal s d Vi 'l1 y, dans les maladies désign ées sous le n01l1
d'obstrllctions ou (\'rngorgrfllC'lIls c:hr ni cjll es, __ . P:lJ'i ,Cro '!tard. 1836.
montrc!'
�( 33 )
montrer: ]a langue du médecin n'est chaste et décente que dans la bouche du médecin.
Je me dispenserai donc de m'étendre sur les nombreuses propriétés nlédicales attribuées
aux sources de Vichy. Quant à ceux qui ne se contenteront pas de ma discrétion, et qui
voudront absolument savoir à quoi s'en tenir sur la puissance de cet agent thérapeutique,
je les renverrai aux hommesconlpétents: ClaudeFouet(I)et le docleur Desbrest (2), parrni
les anciens; MM. Longchamp ( 3 ), Alibert ( 4), Patissier ( 5 ), Bourdon ( 6), Chevalier (7),
Darcet (8), les docteurs Lucas ( 9 ), V. Noyer et Ch. Petit ( 10) , parmi les modernes.
Mais voici que j'allais oublier un point essentiel! Ne fût-on qu'un simple amateur, on
ne peut pas venir à Vichy sans goûter de ses eaux: enes sont, disent les chimistes, claires,
limpides, sans odeur, si l'on excepte la source Lucas, qui sent légèrement le soufre. Elles
ont une saveur lixivielle très-prononcée; ce qui est l'effet des sels de soude qu'elles contiennent. Comprenez-vous quelque chose de plus nauséabonde, qu'une gorgée d'eau de
lessive chaude? Voilà pourtant les eaux de Vichy! Pouah! qu'elles sont mauvaises! s'écriait madame de Sévigné; et combien de jolies bouches ont laissé échapper depuis la
même exclamation!
v.
r vous êtes venu
à Vichy pour y prendre les eaux, vous appartenez cOt'ps et
ame à M.le médecin-inspecteur; c'est lui qui règle l'emploi de votre journée,
\ vos repas, vos promenades, vos plaisirs. Le méd~cin
est un despote qui
. ) n'admet point d'opposition; il veut de la ponctualité, de la docilité
,) avant tout. Cependant, rassurez-vous: le médecin est presque toujours un
homme de bon ton et de savoir-vivre; grâce au progrès de. lumières, la
science s'est humanisée en faveur des pauvres 1l10rtels : Hypocrate veut
toujours être écouté conlme un oracle; mais ce n'est plus ce docteur misanthrope, qui n'avait jamais à vous prescrire que ces deux choses anti-sociales: la diète et
{eau! Le baron Lucas ne voulait point qu'on plaisantât avec ses eaux; mais je crois que
c'est lui qui a fait graver au frontispice du logis médical, cette devise à laquelle j'ai déjà
(1) Nouveall système des bains et eaux minérales de Vichy. _ 169 6 . (2) Traité des eaux minérales de Chateldon, Vichy et
Hauterive. - 177 8 . (3) Annuaire Jes eaux minérales de France . - J831. (4) It lémens de Thérapeutique. - 1826. (5) Traité des
eaux minérales. (6) Guide aux eaux minérales, 2 C édition. _ 183 7' (7) Annales de chimie et de physÎtlue. - 1837. (8) Id,- 1826.
9) Notice médicale, faisant suite à l'analyse des eaux de Vichy. (lO) Lettres topogmphiques et médicales sur Vichy. - 1833.
9·
�(
fait allusion , et
qUI
3!~
)
est bien certainelnent la meilleure recette pour conserver la santé:
Benè vivere el lœtari; c'est à dire, en bon français: Bien vivre et se réiouz·r.
Il est reconnu, en principe génr~l,
que les distractions et la gaîté sont les plus ptlis-
sants auxiliaires de l'action réparatrice des eaux minérales; et ce qui fait surtout la grande
efficacité de celles de Vichy, c'est que nulles, en France, ne se trouvent placées dans des
conditions plus favorables, pour varier les distractions que doit chercher le malade, pour
entretenir la gaîté qui dilate son aute. La médecine serait absurde, si par une rigidité
intempestive, elle rendait inutiles ces avances de la bonne nature, et certes, elle est beaucoup mieux avisée; voici comment elle parle:
(C
Les lnalades auront l'attention de ne prendre à leurs repas que des aliments sains et
»
faciles à digérer. Les potages au gras, le bœuf, le veau, le mouton, la volaille bouillie ou
»)
rôtie, les légumes, le poisson cuit à l'eau ou sur le gril, sont les aliments qui conviennent
»
le mieux. Evitez avec soin les acides et les irritants. -
»
poivrés, fumés; ni pâtisseries, ni crudités.-Le beurre, le fromage, le laitage, proscrits;
»
aussi bien que le café, les liqueurs, les fruits confits. On n'interdit pas le bon vin,
»
pourvu qu'il soit vieux et bien fait, et raisonnablement trempé d'eau; le Bourgogne
»
Point d'aliments salés, épicés,
est préférable à tous les autres (1) ».
Voilà pour ce qui regarde le régime alimentaire. Mais, en bonne consèience, ne trouvez
vous pas que ces prescriptions hygiéniques laissent encore beaucoup de ressources
~l
la
science d'un Vatel expérimenté, et de jouissances à l'appétit d'un malade qui se porterait
assez bien pour être gastronome?
Quant au régime moral, on vous permet, on vous recommande rnême ,
«(
la dissipation,
7)
les amusements honnêtes, le jeu, pourvu qu'il n'intéresse que l'esprit et ne trouble pas
»
la tranquillité de rame; l'exercice de la promenad.e à pied, en voiture, à cheval; la danse,
»
les conversations familières, libres et gaies; la lecture des livres récréatifs (ce qui ressem-
;>
ble à une exclusion de la littérature moderne) ; les nouvelles du temps ( pourvu qu'elles
)l
ne soient ni affligeantes, ni menaçantes, ni irritantes, chose à peu près impossible aujour-
»
d'hui ) ; enfin tout ce qui peut entretenir l'esprit dans une agréable tranquillité, et les
»
nlembres souples, libres, agiles dans leurs mouvements.
«
Les malades éviteront avec soin toutes les sollir-itudes, les embarras et les affaires qui
»
pourraient leur faire oublier qu'ils ne sont aux eaux que pour s'amuser, se dissljJer et
»)
r établir leur santé. (2).
Maintenant que vous connaissez le programme, c'est à vous de prendre vos dispositions
pour en tirer le meilleur parti possible , dans l'intérêt de votre santé et de vos plaisirs.
Voici comment les choses se passaient au temps de Madame de Sévigné :
«
On va à six h eures à la fontaine: tout le monde s'y trouve. On boit et l'on fait une
»
t rt mauvaise mine; car imaginez-vous qu'elles sont (les eaux) bouillantes et d'un goût
»
de salpêtre fort désagréable. On tourne , on a, on vient, on se promène; on entend la
») TIl
sse, on r nd ses ea ux, on parle conlidemment de la manière dont on les rend: il n'est
( 1) DesLres t. T,.ait(! des
call..t
rie Cltatcltloll , J/ù:lq et IJaulel'ilJe. (:.1.) ld 'Ill, lLidcllI.
�( 35 )
Il
question quc de cela jusqu'ù midi. Enfi n on dine; après djner, on se promène, on va
JI
chez quelqu'un ... A cinq heures, on va se promen er dans des pays délicieux, il sept heures,
lI on soupe légèrement; on se couche à dix.
En ce temps-là, on ne déjeûnait pas, et aujourd'hui on ne soupe plus à Vichy. Je crois
bien que la messe a aussi perdu 'quelque peu de ses droits comme moyen général de
distraction. A cela près, la journée d'un buveur sérieux, en 1839, est encore celle de tout
buveur, en 1676: il n'y avait alors que des buveurs sérieux; c'était le temps de la Maison
du Roi.
Aujourd'hui qu'une campagne aux eaux est devenue, dans un certain monde, une affaire
de bon ton et de mode, la foule des faux malades, des malades amateurs, de ceux qui ne
viennent à Vichy que pour y suivre littéralement et dans tou~s
ses conséquences la fa-
meuse devise que vous connaissez; cette foule est devenue si grande, qu'il y a au moins
autant de viveurs que de buveurs à Vichy, durant sa belle saison. Il se mêle donc naturellement, à l'uniformité symétrique de la vie médicale, beaucoup du mouvement et de
l'entrain dela vie DlOndaine. Je ne sais si cela peut nuire en quelque chose à l'action salutaire
des eaux, mais je sais que cela contribue beaucoup à rendre leur séjour agréable et digne
d'être recherché.
Le matin. - C'est un spectacle assez divertissant pour le simple observateur, et aussi
pour les acteurs eux-mêmes que le commencement de la journée à Vichy. Entre cinq et six
heures du matin, toute la population des hôtels s'est mise sur pied, et la procession des
buveurs commence. Podagres édoppés, calculeux qui se traînent, fiévreux au teint jauni,
douairières voùtées, veuves affligées de spasmes nerveux, jeunes femmes aux lèvres pâles,
jeunes filles étiolées; toutes les infirmités humaines cheminent en même temps sur la
même voie; c'est une longue file qui se développe, onduleuse, irrégulière, comme une
caravane de fourmis, à travers la grande allée du parc. Chacun de ces promeneurs si
L'une ou
viO'ilants
va rendre sa première visite à la naïade des Célestins ou de l'Ifônital.
o
r
l
'
l'autre lui versera, moyennant la rétribution réglementaire de cinq centimes, et de quartd'heure en quart-d'heure, un nombre de verres, qui varie selon l'ordonnance du médecin ou le courage du malade, de ronde confiée à sa garde. Car ce que j'appelle naïade, en
ce moment, ce n'est point un être de raison, une pure fiction mythologique; nlais bien
quelque bonne vieille femme en chair et en os, brevetée par le médecin-inspecteur ou
par le fermier des eaux, pour percevoir un léger tribut sur le public hidrophyle; parce qu'il
n'est pas juste que la santé se donne pour rien aux riches de la terre, alors même qu'ils
la cherchent au fond d'un verre d'eau.
Que si vous voulez, à propos de ces naïades de Vichy, une excellente pochade faite de
main de maître, relisons ensemble, s'il vous plaît, une de ces pages si vives et si spirituelles, que l'auteur de Thadéus et de Frère et Sœur, que M. Aug. Luchet a déposées dans
l'Artiste de 1837 :
cc
JJ
La grande naïade de Vichy s'appelle Fl'ançoise; F rançoise la prêtresse de la place
Rosalie, bonne petite bossue, continuellement debout sur les degrés du bassin de l'hô-
}) pital, un chapeau de paille sur la tête, une cuiller à pot à la main . Françoise est ]a
�( 36 )
II
tradition vivante des eaux de Vichy; sa prodig.ieuse lllémoire reconnaît toutes les figures,
»
conserve toutes les anecdotes. Si Françoise voulait parler, si Françoise savait écrire! Au
J)
premier coup-d'œil, Françoise sait qui vous êtes; elle vous a fouillé, pesé, mesuré, et, selon
»
ce qu'elle a vu, vous avez de Françoise une révérence ou un sourire, un compliment ou le
»
silence. Jamais elle ne se trompe; jamais, quoiqu'il fasse, un agent de change ne déci-
)J
dera Françoise à le prendre pour un marquis; jamais la femme d'un préfet pour une
J.'
duchesse; jamais un chanteur de romances pour un artiste. A ceux qui n'ont ni talent
IJ
J?i titre, Françoise ne sait rien donner qu'un verre d'eau, le verre d'eau égal et le même
)l
)J
pour tous, que chacun reçoit et boit à son tour, cent fois par jour si le médecin le veut.
On doit à Françoise un sou) pour cent verres comme pour un : malheur à qui se tient
)' envers la maligne naïade dans les strictes conditions du tarif!
»
La pauvre Françoise ne se doute guère qu'eHe est main.t enallt une célébrité. Son nom
est désormais inséparable de celui de la fontaine de l'hôpital, que de siècles devant elle!
La promenade ou, ce qui est plus exact, la corvée matinale du buveur s~
termine ordi-
nairement sous la galerie Nord de l'établissement thermal, où deux autres naïades, toujours
au même tarif, lui administrent l'eau du puits Chomel ou de la Grande-Grille.
Puis vient le tour du bain; alors tout le mouveluent se concentre dans la galerie intérieure de l'établissement. Ici le spectacle cesse, les mystères commencent.
A neuf heures, un coup de cloche de chaque hôtel avertit les dames qu'il est temps de
s'occuper de la toilette du déjeûner; demie toilette où une femlne du monde déploie
encore plus de coquetterie que dans celle du soir; heureux mélange de parure et de négligé, dont l'effet est sûr, et qui n'est habilement saisi que par une femme de beaucoup de
tact et d'esprit, qui ne sied bien qu'à une jolie femme.
A dix heures, on se met à table. Ce premier repas est sobre et court; ainsi le veulent
l'usage et la faculté. On est encore trop sous l'influence de la corvée du matin, pour que la
conversation puisse être vive et gaie. On parle, de voisin à voisin, de ses eaux, comme
au temps de Madame de Sévigné; on s'informe moins discrètement des nouveaux venus;
on s'inquiète de ceux qui partent, et, si le temps s'a n nonce bien, on .arrête le plan de
quelque excursion champêtre pour l'après-dîner.
Le déjeùner fini, on passe au salon d'honneur; là, les conversations deviennent plus
familières, plus intimes, plus animées. Les hOlnmes sérieux, les négocians, les politiques,
les ennuyeux enfin, se sont esquivés pour aller lire les journaux, consulter le bulletin de
Ja Bourse, lier quelque parlie de billard ou d'échecs; les femmes d'un âge respectable sont
rentrées dans leurs chambres pour y faire de la tapisserie, ou quelque lecture scntirnentalc, vu la difficulté d'en faire aujourd'hui de récréatives,
clon l'ordonnance. Il n'e
t
donc resté au saI n que 1 s plus jeunes, lcs plus folles, les plus aimables, et les bas-bleus)
qui se croient toujours aimabl s. Ce monde féminin retient ordinairement dan sa sph' re
d'attraction, les dandys plus ou moins gants jaunes, qu'on retrou ve toujour parlout où il
Y a du temps et de L'arg nt à dépens r agréablement; les arLÏstcs ct 1 s hommes d'espril
qu'on y reucontre qucIclu fois, sans compter les fringants porleurs d'épaulettes, intrépides vain(!ueurs qui en sont toujours ù l'allcgorie de Mars el de Vénu ,ct les diplomat . ,
aspIra n ts
�aspirants ou émérites, accou lumés à se prosterner partout devant la suprématie du cotillon.
Il se commence là bien des romans qui n'iront pas jusqu'au dénoûment, heureusenlent
pour les bonnes mères et pour les bons maris; là se dénoue, par compensation, plus d'une
intrigue commencée ailleurs. Que de liaisons s'établissent, tendres et discrètes, qui ne laisseront bientôt que le regret de leur trop prompte rupture! Que de beaux rêves se bâti~
sent, à propos d'un regard, d'un mot, d'un serrement de main, qui s'évanouiront au premier souffle, comme la vapeur qui s'échappe des sources qu'on a fréquentées le matin! et
combien étaient venus pour guérir le corps, qui s'en retourneront le cœur bien malade!
Mais des doigts agiles et légers ont fait frémir les touches du clavier sonore: on interroge ses souvenirs de Paris: on jette au vent des bordées de notes; on va d'une fantaisie de
Herz à une mélodie de Schubert, d'un air varié de Chopin à une romance de Panseron.
Enfin les doigts se dégourdissent, les gosiers se dérouillent : v~ilà
le concert improvisé!
Puis, les voix se taisent, puis une joyeuse ritournelle adresse un appel aux jambes alertes,
et voici que le bal succède au concert. Ainsi les heures s'écoulent sans que l'on songe à les
compter. Cependant on se souvient tout à coup qu'on a des visites à rendre, le docteur il
consulter, des dispositions à faire pour le soir, et d'ailleurs, voici pour les malades, ces
malades qui chantent et qui dansent! voici l'heure de recommencer la visite aux fontaines. On se sépare brusquement, joyeusement, pour se retrouver au dîner.
Le soir. - A quatre heures, un tinternent de cloche se fait entendre dans chaque hôtel:
toutes les dames sont déjà gravement occupées à la toilette du soir. La coquetterie est
d'une grande ressource pour les femmes; sans elle, que de momens vides dans la journée i
A cinq heures on est ù table. Les eaux ont produit leur effet excitant; les courses, les
causeries, la danse, ont aiguisé les appétits les plus paresseux; et si le clzef s'est distingué,
si le maître d'hôtel n'a pas trop fait mentir son prospectus, tous ces malades mangent
aussi drûment que des gens qui se porteraient bien. Mille petits épisodes de lajournée fournissent le prélude ordinaire des conversations. Par respect pour les dames, et pour ne pas
troubler la digestion, la politique est sévèrenlent proscrite de ces causeries de table. Légitimiste, radical, juste-milieu, se sont tacitement obligés, sous peine de lèze-bon ton, à
n'être, sur cette terre neutre, que de~
hôtes aimables et tolérants; c'est une coalition perma-
nente dp.s gens d'esprit contre l'ennemi commun du genre humain, contre l'ennui. L'anecdote, cette menue monnaie de l'histoire, occupe une grande place dans ces con\-ersations; ce qui ve~t
dire que la médisance prend ses coudées franches sur le terrain fermé
~l la politique; et vous avez tour à tour la chronique des bivouacs, de la cour et du par-
lement, des coulisses et des salons, suivant que la parole est au vétéran de la république
et de l'empire, à l'homme d'état, au vaudevilliste, à l'homme du monde. Au tounst sont
réservées les histoires les plus incroyables; le tourist aime à raconter tout ce qu'il a vu,
ou mieux, tout ce qu'il a rêvé; pourvu que ce conteur amuse, on lui passe tout, même les
heifsteaclcs d'ours.
Quel que soit l'int~rê
de ces narrations variées, qui se croisent, se mêlent, s'inter-
rompent, il est rare que le dîner se prolonge au-delà de l'heure canonique. Il faut se ménager, avant la chute du serein, le plaisir d'une promenade sous les beaux sycomores du
10 .
•
�( 38 )
parc, ou de quelque excurSlOn sur les bords riants du Sichon, vers les colljnes boisées
qui le dominent. IL faut aller gravir, ~l travers les vignobles et les vergers, jusqu'au sommet de la côte de Saint-Amand, pour assister de là au coucher du soleil; et c'est vraiment
un beau spectacle que celui-là! Le dernier regard que le grand astre jette sur la forte el
féconde Limagne est si amoureux! il sème avec tant de profusion la pourpre et l'or sur
l'horizon qu'll va quitter!
Les ânes de f 7 ichy. -
Pour ces sortes J'excursions, l'industrie locale tient toujours il
la disposition des promeneurs, des ânes dont l'encolure presque superbe, l'oreille bien
dressée, les flancs arrondis, le poil brillant, bien peigné, et le harnais coquet, feraient
honte à des mules espagnoles. Auprès de l'flUe de Vichy, les quadrupèdes chétifs et pelés
de Romainville et d'Auteuil ne sont que de misérables rosses; ceux-ci sont faits pour des
grisettes, ceux-là pour de granJes dames: ils sont aristocrates comlne des valets d'antichambre. Ces pimpants aliborons, lna]gré le naturel pacifique propre à leur espèce, ont parfois
des accès de pétulance, soudains, inlprévus, et d'où résultent les scènes les plus divertissantes, au milieu de ces courtes pérégl'inations dont -ils sont les agens privilégiés, en
même telnps que les guides sûrs et intelligents ... Madame ', défiez-vous! Madame, tenezvous ferme sur votre palefroi, ou craignez d'être désarçonnée. -
Du reste, sans vanité
'.
l'Ane de Vichy est plus docile et mieux élevé que partout ailleurs: on dirait qu'il cOllnaJt
tout le prix de sa destination spéciale, et qu'il en est fier; lui dont l'échine n'a jamais senti
l'ignoble bât qui pèse sur toute sa ~ace;
lui dont le cuir n'a jamais été indignement tanné,
déchiré par le bâton. d'un tyran brutal et hargneux! Mais il a grandi dans sa force et dans
sa liberté, et n'a été choyé, engraissé, peigné, paré que pour les plaisirs des hôtes passagers
de la cité thermale. C'est un chanoine pendant neuf mois de l'année, et pendant les trois
autres mois, il remplit une quasi-sinécure, comme le chasseur empanaché d'une vieille
douairière. Voyez comme il est heureux sous le fardeau qu'il porte! Il tro ttine , il se dresse,
il se quarre! Avec quelle grâce il obéit à tous les mouvements de la main blanche et délicate qui le guide! Ne dirait-on pas qu'un instinct secret lui révèle le caractère et les hab itudes de son mnazone, et qu'il règle son allure en conséquence! Est-ce une marquise, ou
une chanoinesse à complexion tant soit peu obèse, au maintien superbe et gourmé? son
pas est grave, posé, uni; il va droit au but; il ne se permettrait pas la plus légère incartade; mais si c'est quelque femme jeune, j'o lle, folâtre, il prend un pas relevé, il agite ses
oreilles, il renâcle, il fait des ruades, il se Inet il braire; il falt enlin le gracieux, le gentll...
a sa manière. Je vous dis en vérité, que cet intelligent quadrupède mérite une place à part
dans la classification des mammifères. L'àne de Vichy ne dOlt pas plus être confondu avec
nme vulgaire, que le bichon avec le boule-dogue, que le soyeux angora avec le chat de
gouttière.
Les bals. -
Il est sans exemple ü Vi by, pendant la saison des caux, qu'une semainc
se passe sans un bal. Chaque hôtel donne le sien, auquel sont invités les buveurs des autres hôtels. Pour ces fêtes préparées, annoncées long-temps d'avance, il y a rivalité de
luxe, d'élégance et de gOllt. Cette rivalité donne beaucoup d'occupation à la partie féminlne
surtout de la gent baigncuse cl buveus , ct ses résultats d vicnl1 nt un ujct iot!puisable
�( 39 )
de discussion, de commentaires, de comparaIsons, VOIre même de cancans. Le bal est
évidemment, à Vichy, l'affaire la plus sérieuse après la douche et le bain.
Il y a d'autres bals qiIi se donnent au grand salon de rétablissement thermal; ceux-là
sont surtout des fêtes pleines d'animation et de gaîté; ils sont publics: on y est ad.mis
llloyennant une légère rétribution et une mise décente.
Cusset, ville de plaisir
et d'élégance, malgré son. extérieur gothique, y envoie tout ce qu'elle a de jeunesse
vive et enjouée: des villes plus eloignées, Gannat, Saint-Gerand, Lapalisse, Moulins, et
même Roanne et Clermont, s'y font représenter par la fleur de leur jeunesse dorée et de leurs
jolies femmes. C'est à toute cette population excentrique qu'appartient le terrain de la
contredanse. Les maîtres de céans, les buveurs, n'y assistent pour ainsi dire, que pour se
donner le réjouissant spectacle de l'alacrité provinciale, à l'endroit du plaisir de la danse.
C'est à peine si quelque vicomtesse en toque, quelque fille de pair de France en toilette
de soirée, se commettront au milieu de la cohue, pour une walse ou pour un galop. A dix
heures, toute l'aristocratie des hôtels disparaît; ainsi le veut la charLe des buveurs (1). Mais
il resLe encore une heure de grâce aux danseurs, qui, bien le pensez, ne se font faute d'en
\
profiter: La saison des eaux n'est pour les voisins de Vichy, pour Cusset surtout, qu'une
recrudescence du carna val.
(
1
)
Cl
Se
COll cIl
' l' au plus tard, à dix h eures pour se lever à cinq. " ,
Desbl'es t, ouwagE dej à cité.
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PROMENADES ET EXCURSIONS.
A
promenade, disent les médecins de Vichy, forme une partie essentielle
du régime des eaux. Entre nous, n'y aurait-il pas encore plus d'aIllour
propre de localité que de vérité scientifique dans cet axiome médical?
Allez aux bains de Louesche, en Valais, dans le site le plus horrible et
le plus effrayant qu'on puisse imaginer) au milieu des glaciers et des pics inaccessibles;
et vous verrez si l'on vous recommandera la promenade! Quoiqu'il en soit, la promenade
a un attrait si vif dans les environs de Vichy, partout elle se présente si facile, si gracieuse,
si coquette, qu'à moins d'être réduit à une impuissance absolue de locomotion, il serait
inoui de ne pas se laisser tenter. Aussi ne craindrai-je pas d'avancer que c'est un des
établissements où l'on se promène le plus; et je n'en connais pas où la promenade soit
accompagnée de moins de fatigue et de plus d'agrément. Vous avez dans le riant panorama
qui entoure la ville thermale, les aspects les plus variés, les contrastes les plus piquants de
la montagne et de la plaine, des eaux et des bois, de la nature sauvage et de la nature cultivée;
mais tout cela dans une sage mesure, qui excite et multiplie les sensations, sans trop les
exalter, sans les porter à un état d'éréthisme fatigant pour l'esprit comme pour le corps.
Il.
�( 42 )
•
C'est toujours le gracieux qui domine; et quand Ja nature s'élève, elle prend soin de ne
point dépasser les Limites du sublime tempéré: c'est, permettez-moi de le dire, c'est du
juste-milieu, mais dans sa plus belle et sa meilleure llcceplion ; stal vi,.tus in media.
I.
'p~g.-
'fiI(~
.'
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A
plus rapprochée, la plus douce et la plus fréquentée des promenades offertes
aux. buveurs, hors de l'enceinte même de l'établissement, c'est une avenue si'~
Ig~t
Jj nues
d'aulnes et de peupliers qui, longeant toujours un des bras du Sichon, con-
, duit le promeneur jusqu'à l'entrée de la ville de Cusset, Inétropole du canton.
Cette promenade est connue sous le nom d 'a(Jenue de Mesdames, nom qui
rappelle que sa plantation date de l'époque où Mesdames Adélaïde et Victoire
de France vinrent séjourner à Vichy. Alors, rétablissement thermal, qui avait beaucoup
trop compté, comme je l'ai déjà dit, sur les agréments naturels de sa situation topographique, n'offrait aux buveurs les moins ingambes, de promenades rapprochées, que le vaste
jardin et les allées de tilleuls du couvent des Célestins; ou l'enclos d'un autre couvent
d'hommes, presque contigu à la Maison du Rai, et qui appartenait à l'ordre mendiant des
Capucins. -
Cette maison avait été fondée au commencement du 1 7e siècle ([ 6 1 4), peu de
temps après l'introduction de l'ordre en France ( 1). Deux considérations puissantes avaient
dû déternliner rétablissement des Capucins à Vichy: d'abord la propriété salutaire des
eaux, ensuite l'affluence des personnes riches que leur réputation toujours croissante
attirait dans le pays. Ainsi l'ordre se procurait en même temps un asyle favorablement
placé pour ses religieux infirmes, et une succursale très-producti ve en aUlnônes. La chapene des Capucins, soit en raison de sa proximité des bains, soit à cause de la nou veauté
de l'ordre, devint bientôt l'oratoire préféré des buveurs d'eau, en m ême temps que leur
enclos, où existait une place plantée d'ormeaux., de tilleuls et de sycomores, offrait à ces
étrangers une promenade aussi comnlode que nécessaire.
Mais une promenade qui n'a d'autre agrément que celui d'une froide ct monotone
symétrie, d'autre perspective que les
InlHS
grisâtres d'un COuvent habité par des mOLnes
crasseux·, une promenade où l'on ne peut s'isoler loiu de la foul e et du bruit, ni se livrer
aux aprices d'une r ' verie contemplative, finit par dey nir quelque chose de bien insipide
et de hien triste; ainsi pensèrent les tantes de Louis XVI, accoutumées à trouver, quand Iles
voulaient, de la solitude avec de l'ombre, dans les avenues du parc de Versailles et sous
( . ) C' s t c n 16. 3 l{U e [ut étnlJli à Pa ris le pl'cmi r CO Uy n t des Capu cin s.
�( 43 ) .
les bosquets d Il Trianon. Elles a valent remarqué corn bien il yavait de fraÎcheur, de mouvement et de douce solitude dans Je riant delta que formele Sichon, qui, grossi du JoJan près
de Cusset, se divise en plusieurs bras avant de se jeter dans l'Allier. Ces artères, en se nlultipliant, fécondent des prairies et des chenevières, forment des îles verdoyantes et :!leuries',
font tourner quelques moulins. Un chemin creux, boueux, raboteux, rempli d'horribles
fondrières, praticable à peine pour les mules des meùniers, mettait les moulins en communication avec Cusset. La munificence des princesses pèrmit de convertir cette voie
affreuse en cette allée d'arbres et de peupliers qui nous plaît tant il parcourir aujourd'hui.
L'avenue de Mesdames, un peu négligée après notre grande révolution, fut replantée et
rcstaurée à l'occasion d Il premier séjour de la duchesse d'Angoulême à Vichy, par les soins
du baron Lucas. Ainsi l'attestait une inscription qu'on lisait sur un poteau de bois, placé
à la tête du pont où vient aboutir la promenade du coté de Cusset. Ce poteau a disparu
dppuis la révolution de 1830; ... je présume qu'il est tombé de vétusté.
C'est une prOlnenade que les buveurs font à peu près tous les jours, et que, par conséquent, je puis me dispenser de décrire. Je trouve, d'ailleurs, que la plume rend bien mal
les tableaux de la nature et les impressions qu'ils font naître dans une ame capable de les
"entir. Pour peu que vous ayez de disposition à la douce rêverie, vous aimerez à suivre
cette délicieuse allée, ou vous trouverez, le soir et le matin, tant d'ombre et de fraîcheur;
où le chant des oiseaux se mêle si harmonieusement aux gloux-gloux d'un ruisseau, dont
les méandres capricieux se perdent sous la chevelure des saules, et entourent des bosquets
de vernes et d'aubere,lles; (1 ) ar) en cette partie de son cours, le Sichon,
. , . Est-ce un fleuve aux grandes îles? non;
Mais, avec un murmure aussi doux que son nom,
Un tOlit petit ruisseau coulant visible il peine.
Un géant altéré le boir::..it d' une haleine;
Le nain vert Obéron, jouant au bord des flots,
Sauterait par dessus sans mouiller ses grelots.
Et puisque je viens de me rappeler ces jolis vers, que je lisais l'an passé, en parcourant
cette même avenue où ma ttlche de cicerone fidèle vous conduit en ce mOlnent, pourquoi
ne vous en nommerai-je pas l'auteur? Hélas! il ne vous est sans doute pas connu, à vous
qui prodiguez un encens routinier à tant de réputations usurpées! Celui-là n'avait que du
tal nt: il s'appelait Hégésipe Moreau; un pauvre jeune poète, qui faisait des vers antiques
COlume André Chéni r, et les offrait à ce siècle épris d'un indicible amour pour les muses
gothiques! aussi est-il mort à l'hôpital comme Gilbert, à la un de 1838, avant d'avoir vu
s'accomplir son sixième lustre. Encore un nom à ajouter à la liste de ces infortunés
convives, qu'une ironie affreuse appelle au banquet de la vie, et que le monde, qui a toujours de l'or pour les charlatans et les danseuses, laisse mourir de faim, avant qu'ils
ai nt pu mériter qu'il leur élève des statues! (
2 )
( 1 ) Vern e est le nom lo cal de l'auln e ; .- /lllbe:'alla , c lui ùu peupli er.
( ) Le recucil de prcllli èr s productions littérail'es cl' Uégésipe MOl'eau a ' té publi é il. Paris , en .838, qu elques moi avant a
mort.1. l'hôpital d la Pitié. L'alltcul' avait choi i ce titl'e mode.i tc: r.1l ~IY ( HOTL
,petit.)' cOlllas et p eti ts Clel's ; mai chaqu e page de
, l'Ile du Paon-Stc r ucil porte la révé lation du tal nt le plu s réel 't le pl us pur. - Le flty osotis se vend à Paris chez ~1.tnoux
ntlré, li . [ , t chez tou les marchand de nouveauté littéraires; à Moulins , ch z P-A, De rosiers, impl'im euroo librair ,
�( 44 )
Cependant le Sichon grandit et se réveille de temps à autre. Sur la route nIême que vou s
parcourez, l'industrie a cherché à tirer parti de la force nlotrice qu'il met à sa disposition .
Alors vous entendez le ruisseau, devenu .fleuve ou torrent, qui se précipite en frémissant au-dessus des barrages, qui élèvent le niveau de ses eaux pour les détourner vers les
usines riveraines. Bientôt il tourbillonne et blanchit à travers les roues et les vannes des
moulins, et le bruissement de son onde se mêle au grincement des meules, au bruit des
maillets, au rOnfielTIent des cylindres. Ce concert n'est pas des plus hanTIonieux; luais il
a un charme particulier; c'est la voix de l'industrie; c'est-à-dire une révélation de toute la
puissance de l'homme sur la nature!
II.
ous avez parcouru, sans vous en douter, et tout en errant du regard
à l'ombre des frais Élysées qui se déployaient sans·cesse à votre gauche,
une ligne onduleuse de trois quarts de lieue. Vous voici arrivé devant
un pont de bois qui traverse le Sichon, et que l'aspect d'un vaste étahlissement vous détermine à franchir: vous êtes sur le territoire de la
ville de Cusset. Ici était une partie du large fossé d'enceinte, comblé depuis long-temps;
à la place des vieilles murailles se sont élevées de nlodestes maisons, asyles de la pauvreté
et du travail. Devant vous est la tour Notre-Dame, imposant débris des fortifications construites par l'ordre de Louis XI; à otre droite, ce pont escarpé d'une seule àrche, au-des- .
sous duquel s'étend un large barrage qui fait mugir le Sichon, est le pont de la lYlere)' en
face de ce pont existait la porte du mêlue nom, dont des ruines fort pittoresques se dressaient encore il y a peu d'années; sur la rive gauche du Sichon, en aval du pont de la Mère,
sont les moulins à farine de M. Rodde, rivalisant avec ceux de Corbeil, pour la disposition et les produits.
Or, l'établissement qui a d'abord fixé votre attention, et qui développe sa fa çade
imposante à votre gauche, est une papeterie fondée, en
1822,
par un association de capita-
listes du pays, et construite sous la direction de M. Rose-Beauvais, l'architecte d.u palais thermal. C tte grande fabrique appartient aujourd'hui à une maison de banque de Moulins (
J ),
qui, actionnaire elle-même, a remboursé les autres actionnaires; mai cette création irnp ['tante n'en est pas moins un bienfait de l'esprit d'association et fait hOllU ur aux Cussétois,
( l )
MM. ~Ilard)
p è r~)
fil s et Michel neveu.
�( 45 )
qui l'ont conçue et exécutée. Tout est monté dans cet établissement d'après les procédés les
plus modernes, et la puissance des machines assure en même temps la quantité et la qualité des produits. Le ferIllier actuel, M. Pelletreau, est un industriel distingué, qui fournit
au commerce des papiers rivalisant avec ceux d'àngoulême, d'Annonay et des fabriques
de l'Isère. Vous serez curieux, sans doute, de profiter d'une occasion si favorable d'étudier
les procédés d'une industrie qui touche de si près au domaine de l'intelligence, et vous
profiterez de l'obligeance et de l'urbanité de M. le Directeur, pour pénétrer d'ans ce sanctuaire d'un travail qui est devenu un des auxiliaires les plus actifs et les plus indispensables de la civilisation. Entrez, ma belle dame, et voyez tout ce qu'il faut de machines et de
bras, de forces et de soins, pour que la loque dédaignée, ramassée par le crochet du chiffonnier dans la fange de la rue, devienne cette feuille blanche ou rose, coquette et satinée,
à laquelle vous confierez peut-être un jour votre plus secrète pen ée.
III.
pUisque nous avons franchi le Sichon, pUIsque nous sommes aux
portes de Cusset, nous ne pouvons moin faire que de parcourir rapidement
la vieille cité royale. Et d'abord enquérons-nous de son histoire, car, à sa
i~
physionomie sombre et refrognée, où le moyen-âge semble triompher encore
de la civilisation moderne, on d vine qu'elle a une histoire.
Si )'on peut s'en rapporter à ces ru mes étymologistes celtomanes dont
A
j'ai déjù parlé, le nom même de ]a ville serait pour elle un certificat de la
plu haute antiquité, puisqu'il viendrait directement du ehique Guzey, qui siguifie heu
caché. Il est diffi.çil ,en eŒ t, de découvrir Cusset d loin, enfermé qu'il est par de haute.
collines au fond de l'étroit bassin où viennent se réunir le J olan et le Sichon. Quoiqu'il en
SOil, dan le 1
siècl ,Cu set n'était qu'une pauvre métairie appartenant il l'abbaye de
C
Sain t-Martin de Nev rs. Un év que de cette ville, nommé EUlllène, y fonda, en 8~h.,
A
couv nt de fiU
un
,sous la règl de saint Benoît: celte fondation fut confirmée en 886, par
un di plôm de Charles-Ie- hauve. En 1236, 1 monastèr, qui avait passé sous la juridi tion d l'év' que de Clermont, fut érigé en une abbaye royale, ou n pouvaient être re ,ue
qu
des filles noul .
SOUfC
l'C
Il
lui a orda d
pconde d ri h s et de
II rh' p~r
1 [die d
grand
privilége
qui devinrent pour elle un
pl ndeur. L'abbaye de Cusset fut un a yle long-temp
mai on le plu puis antes du Bourbonnais, de l'Auv rgne t
J 2.
�( 46 )
au Limousin, ainsi que le prouve la liste de ses abbesses, qui offre une foule de noms historiques.
Comme la ville tenait son origine de l'abbaye, j'abbaye exerçait sur la ville les droits
de suzeraineté; mais les habitants obtinrent, dès le XIIe siècle, des franchises qui contrIbuèrent beaucoup au prompt accroissement de la population. Dans une charte datée
de
1206,
les habitants de Cusset reconnaissent très humblement que les chemins, entrées
et issues de la ville) les pâturages et chambonnages (]), appartiennent spécialement et sans
exception, à madame l'abbesse. Ils payaient donc pour chacune de ces choses, et afin qu'ils
en pussent jouir paisiblement, des cens et redevances ~l'abye.
Fort anciennement, l'ab-
besse partageait avec le roi de France les attributions de la justice haute, moyenne et
basse; mais conlme ce partage entrainait sans doute beaucoup de conflits, et entravait
l'action régulière de la justice, Philippe-Auguste se fit céder en 1184, les droits de l'abbaye à cet égard.
Il paraît que la ville commença à être fortifiée sous le règne de Philippe-le-Bel, à la fin
du XIr~
siècle: 'on trouvait du moins, dans les archives du couvent, des lettres de ce
prince, où il était dit, que comme sa bonne ville de Cusset était la seule qui fût du domaine royal entre l'Allier et la Loire, il ordonnait qu'elle fût revêtue de fortifications. Deux
siècles plus tard, le cauteleux et défiant Louis XI, qui avait à se tenir sur ses gardes contre la noblesse du Bourbonnais et de l'Auvergne, trouva ces fortifications insuffisantes;
il les fit non-seulement réparer, mais agrandir. Jean de Doyat, gouverneur de la BasseAuvergne, et un des plus zélés ministres de sa volonté despotique, Doyat, né à Cusset (2),
fut chargé de la direction de ces travaux, dont les dépenses furent supportées par les ma-
nans et habitans des pays de Bourbonnais et d'Auvergne.
Le géographe Nicolas de Nicolaï, qui a rédigé sous le règne de Charles IX (vers 1566) une
topographie du Bourbonnais, demeurée manuscrite, décrit ainsi le Cusset de cette époque:
«
La forme de la ville est quarrée, ayant quatre bonnes portes nommées Doyac, la
«
Mère, la Barge et Saint-Antoine, entre lesquelles il y a quatre grosses tours fortes, bien
percées et flanquées, savoir: la tour Prisonnière, la tour Saint-Jean, la tour du Bateau
«(
et la tour Notre-Dame, appelée aussi la Grosse- Tour.
c(
II
Cette dernière est la seule qui
ait survécu à la destruction des fortifications; elle sert aujourd'hui de prison. On a pu
creuser des cachots dans l'épaisseur de ses murs, qui est de vingt pieds. Elle faisait l'admiration de Nicolai:
«
cc
cette tour, dit-il, est une des plus belles et mieux bâties qu'il se
voie; car au-dedans elle est propre à loger un roi ou un prince.
)l -
Oui, sans doute,
comme on les logeait au temps de Louis XI, et comme il convenait à ce roi geôlier, qui
trouvait le nec plus ultrà du confortable dans des murailles bien épaisses, de bonnes casemates, des meurtrières industrieuses, comme les appelle notre géographe, et des fossés
bien profonds. pour en revenir à la tour Notre Dame, c'est une masse imposante, mais
( l) On donne dans le pays le nom de Chambon, Clwmuonna{Je aux terrains propres à la culture qui se trouvcn t situés sur Je
bard des rivières.
(2) Quelques bibliographes ont cm que ce ministre de Louis,XI était né à Montferrand, près Clermont; mais c'est évidemment une errcur. Le hameau dont il portait le nom, Doyat, depend du territoire de Cusset, et il avait été dlu de cette ville,
nvant d'être investi de la confiance et des laveurs ùe Louis XI.
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�( 47 )
excessivement lourde, parce qu'elle manque d'élévation. Les prismes basaltiques qui forment son appareil extérieur, lui donnent un aspect singulièrement sombre, qui prouve
combien l'ordonnateur de cette construction s'était identifié avec le génie de son maître.
Des écussons fleurdelysés entourés du cordon de l'ordre de Saint-Michel, ornent les
flancs de la tour, et sont restés là COlnme le cachet royal de Louis XI.
Ce monarque vint, sans doute, visiter sa bonne ville de Cusset pendant qu'on élevait les
fortifications nouveIJes, et il fut enchanté de l'œuvre de son fidèle Dùyat.
n voulut donner
à une place si bien fortifiée une importance politique relative à son importance militaire,
et par lettres patentes datées de Neuvy-sur-Loire, en 1472, il ordonna que le bailliage de
Saint-Pierre-Ie-Moùtier serait réuni à celui de Cusset, et que cette derni ère ville deviendrait
le siége principal de cette haute juridiction royale. Il n'omettait pas de relever dans ses lettres
la magnificence et la perj'ection des fortifications de ladite ville, lesquelles sont en ap~
rence) disait-il, les plus belles murailles et clôtures de tout notre ro)"aume. Mais ce puissant
protecteur de Cusset mourut avant que son ordonnance eùt été mise il exécution, et la
chute de Doyat ayant suivi de près la mort de son maître, Cusset se vit privé de l'élément
de prospérité qui lui avait été promis. Le bailliage de Saint-Pierre-Ie-Moûticr fut maintenu
et celui de Cusset lui demeura subordonné. (1) Toutefois, le souvenir de son ancienne
importance judiciaire a valu à Cusset l'avantage de devenir, nlulgré sa position excentrique, le siége du tribunal civil de l'arrondissement dont le chef-lieu administratif est
à Lapalisse. La population de Cusset dépasse aujourd'hui quatre mille arnes; un historien
du Bourbonnais qui écrivait én 1814, M. Coif.6er de Moret ne lui donnait que 2,500
habitants, C'est à l'industrie qui est venue visiter ses murs que la vieille cité doit surtout
cet accroissement rapide
;
LA PLACE DU MARCHE.
Ce qui doit particulièrement fixer l'attention de l'étranger qui visite Cusset, c'est sa grande
place du Marché, qui fut autrefois un cimetière, et dont la physionomie générale n'a guère
changé depuis le XV e siècle, Là s'élève l'ancienne Collégiale dépendante de l'abbaye, et dont
le clocher formant porche date du
xr ou xrre siècle. Cette collégiale était desservie par 18
chanoines y compris le Doyen, tous
a' la
nomination de l'abbesse de Cusset: Celle-ci,
avant que la clôture fut imposée aux religieuses ~ avait le droit d'occuper la première
place dans le chœur des chanoines.
Au côté sud de la place exist~n
nédictines de Cusset; amas de construi~
les bâtimens de l'antique abbaye royale des dames béoù tous les styles se trouvent juxta-posés ,
depuis le roman lourd et trapu jusqu'à l'architecture froide et guindée des XVIIe et
XVIIIe siècles.
Depuis que la prière et l'oisiveté contemplative ont été bannies de ces nlurs, on a cherché à les approprier tant bien que mal aux besoins de la civilisation actuelle. Ainsi la
(1 :
Ù es
'
[l
,
, . Cllsset qu'un lieutenant du Bailly de Saint-Pierre, Toutefois on ne portait devant ce dernier que les appels
Tl Y avait a .J
•
,
, ,
•
'
, . l'
. ur les autres appels le baillage de Cusset relevlllt duectement du parlement, 1etabhssement d'un hailliaO'e
cas preslc Jaux, p o ·
. . '
. M ont J'crran d pOUf J'Auvergne , fit perdre a cella de Cusset toute son Importance.
Il
b
�( 48 )
chapelle est devenue la halle au blé. Au-dessous des dalles où vient s'accumuler chaque
semaine la nourriture des vivants, existent les caveaux où reposent les cendres depuis longtemps refroidies des morts; et non loin de là, dans un corps de bâtiment contigu? est une
salle de danse, qui était autrefois la salle où l'abbesse du couvent tenait son chapitre.
Je me souviens d'avoir visité, un soir, à la lueur des flambeaux, le caveau sépulcral de
l'abbaye. Nous avions pour guide une vieille .femme qui avait été élevée dans le couvent
et qui avait vu enterrer ravant dernière abbesse; je crois que celle-ci était une LaFayette. Des
ossements épars à la surface du sol attestaient que plus d'une fois cette terre jonchée de
cadavres avait été fouillée par l'indiscrétion des vivants. Une inscription en caractères gothiques, qu'on pouvait lire encore à la voùte, indiquait qu'immédiatement au-dessous,
gisait depuis près de trois siècles, dans sa couche funèbre, une fille d'illustre nlaison. Et
moi aussi, je fus curieux de sa voir ce que pesait la cendre des morts, tamisée au crible du
tenlps. Je donnai de la pioche dans ce sol déjà remué par tant de mains sacriléges, et au
troisième coup, sortit de la terre, fixé à la pointe de l'instrument profanateur, un crâne
vide et léger: c'était celui de Diane de la Guiche, 1l10rte abbesse de Cusset en 1557, et
dont l'arrière-petit-neveu fut le nlaréchal de Saint-Géran, gouverneur des provinces de
Bourbonnais, Lyonnais, Forez et Au vergne. Un quart d'heure après, j'étais au bal; car on
dansait ce soir-là dans la grande salle du chapitre. Pour examiner plus attentivement le
crtlne que je venais d'exhumer, je l'avais appuyé sur mon bras gauche, et .le a'avais pas
pris garde qu'il avait laissé sur la manche de mon habit des marques évidentes de son contact: c'était une poussière grisâtre, sortie des trous que les vers de la tombe avaient pratiqués dans cette boîte osseuse. -
cc
Qu'avez-vous-là, me dit une jeune et jolie danseuse,
auprès de laquelle je venais de m'asseoir? Vous avez donc essuyé les rnurs avec la manche
de votre habit?» -
cc
Ce n'est rien, répondis-je en souriant... un peu de poussière qui fut
autrefois une marquise de Saint-Géran. » Et secouant cette poussière, .le la fis tomber sur
les fleurs qui formaient la fraîche et gracieuse guirlande de sa robe de bal.
-- «
Je ne vous comprends pas,)) reprit majeune et charm.ante interlocutrice. Je fus donc
obligé de lui raconter ma visite aux caveaux de l'abbaye.
cc -
Eh bien! lui dis-je, cette pous-
sière que vous me faisiez remarquer tout à l'heure, sur cette manche, provenait du crâne
de Diane de la Guiche de Saint-Géran, enterrée là, à quelques pas au-dessous de nous)
depuis deux cent quatre-vingts ans, et qui, dans cette même salle que nous remplissons
aujourd'hui des accens de la joie folle, des oripeaux de la vanité, du tourbillon de la danse,
réunissait ses sœurs, les nobles bénédictines de l'abbaye royale de Cusset, pour ne les entretenir que des austérités de la pénitence, des charmes de l'oraison, du renoncement
aux pensées de la terre, de macérations et de jeùnes. Un jour, i.l Y a trois siècles déjà, elle
donna ici l'austère livrée de saint Benoît à cinquante-trois jeunes demoiselles des premières
faluilles de Bourbonnais et d'Auvergne: c'est presque le double de ces jeunes danseuses
1
qui font ici un si doux noviciat dans le monde, et que je vois en ce moment si rayonnan tes
de fieurs, de soie, de gaze et de plaisir!
J) -
C(
Sa vez-vous bien, lne répondit-on, que vous venez.
de m'ôter toute envie de danser; et que je n'ose plus regarder les fleurs de ma guirlande,
depuis que vous avez secoué sur eUes cette sinistre poussière des morts?)) -
cc
Eh!
lTIOn
Di u,
�( 49 )
Dieu.' M.ademoiselle, elles n'en seront pas plus ternies que de la poussière que soulèven t
ici les pas des danseuses: et pourquoi auriez-vous des remords? Dieu ne vous a pas donné
la jeunesse et la beauté pour les ensevelir dans la retraite et les cacher sous le voile; il
n'a pas fait pour le cilice cette peau de rose et de lys, lui ' qui veut que la fleur s'épanouisse au soleil et qu'elle livre ses parfums aux zéphirs, Ah! si de ces pauvres vierges que
l'orgueil et l'ambition des familles nobles condamnait à la prison du cloître, toutes celles
qui ont été dévorées sous la bure par des regrets profanes et par des pensées mondaines,
pouvaient se réveiller au bruit de la musique qui nous étourdit et nous enivre, soyez-en
sûre, des caveaux funèbres de l'abbaye sortirait une foule si nombreuse de filles, folles de
plaisir et de danse, que cette salle ne pourrait les contenir. »
Au moment où j'achevais ma phrase de prédicateur mondain, l'orchestre donnait le signal d'un galop, et j'eus la satisfaction :de voir que ma dernière réflexion avait tellenlent
rassuré mon aimable interlocutrice, qu'elle se laissa entraîner sans la moindre difficulté
au milieu de la cohue dansante; et j'appris le lendemain, avec une satisfaction non moins
grande, qu'elle était sortie du bal une des dernières: c'était une véritable Cussétoise.
C'est encore dans les anciens bâtiments de l'abbaye qu'ont été établis les bureaux de
l'hôtel-de-ville, le prétoire et le greffe du tribunal civil, le presbytère paroissial, les écoles
entretenues par les communes, etc. Ainsi, maintenant comme autrefois, malgré le changement radical des influences, le foyer de l'existence politique de Cusset est toujours placé
sous la protection des luêmes murs, Il n'y a de nouveau qu'un badigeon qu'on renouvelle
à volonté, et dont ]a couleur peut changer avec les révolutions!
GUERRE DE LA PRAGUERIE TERMINÉE A CUSSET.
Aux deux angles de la rue qui débouche sur la place du Marc hé, en face de l'église, s'élèvent deux maisons, remarquables par leur construction. Elles sont en bois et en maçonnerie, présentant leurs gigantesques pignons sur la place; elles datent du commencement
du
xve siècle. Leurs toits aigus
et d'une dimension démesurée forment à peu près les trois
quarts de la hauteur totale de chaque maison. A l'une d'elles, celle qui est située à droite,
en arrivant sur la place, se rattache un souvenir historique important: c'est là que se termina ]a guerre de la Praguerie, et que Charles VII reçut la soumission du Dauphin, son
fils, du duc de Bourbon et des principaux seigneurs révoltés.
Le roi de France, après avoir assisté aux états d'Auvergne à Clermont, s'était avancé avec
ses troupes au milieu des terres du duc de Bourbon, qui se tenait alors à Moulins avec le
Dauphin, ce fils rebelle, dont le nom et la présence faisaient toute la force des révoltés.
Déjà la plus grande partie des places du duc étaient occupées par les troupes royales; les
terres de ses domaines étaient dévastées, et sa témérité avait soulevé tous ses vassaux Contre lui. Charles de Bourbon, averti par le comte d'Eu, son frère utérin, que Charles VII
userait volontiers de clémence, s'il lui ramenait le Dauphin et venait lui-même faire sa soumission, était parvenu à vaincre les répugnances du jeune prince pour cette démarche nécessaire mais humiliante, et à l'entrainer avec lui ct les principaux chefs de la révolte sur
le chemin de Cusset.
13.
�( 50 )
fC
Lorsqu'ils se trouvèrent à une demi-lieue de la ville, ils furent rencontrés par un mes-
sager, qui notifia aux sires de la Trémouille, de Chaumont et de Prie, que le roi ne voulait point les recevoir, et qu'ils devaient se dispenser de venir vers lui. Ce qu'entendant le
Dauphin, il dit au duc de Bourbon:
(C
Beau compère, vous avez eu. grand tort de ne pas
c(
me dire au vrai ce qu'il en étoit, et de me laisser ignorer que le roi n'avoit point par-
(c
donné ceux de mon hôtel.
»
Et il jura alors qu'il s'en retournerait à Moulins et n'irait
point vers le roi, son père. NIais le duc de Bourbon, cherchant à le retenir, lui dit: cc Mon(C
seigrreur, tout ira bien; n'en soyez point en doute. Vous ne pouvez retourner, car l'a vant-
«
garde du roi est en votre chemin. " Toutefois, si le comte d'Eu et quelques autres sei-
gneurs, qui étaient venus au devant des princes, n'eussent joint leurs instances à celles dè
Bourbon, il est 'probable qu'il eût rebroussé chemin.
c(
La Trémouille, Chaumont et de Prie retournèrent à Moulins: ils ne voulaient pas
s'exposerà étre arrêtés comme prisonniers, en bravant la défense du roi. Le Dauphin et
le duc de Bourbon étant entrés dans Cusset, allèrent descendre à l'hôtel de Charles VII.
Quand ils eurent été introduits auprès du nlonarque, ils s'agenouillèrent trois fois, sans
proférer un seul mot; après quoi ils le prièrent, en très-grande humilité, qu'il voulût bien
leur pardonner. Le roi s'adressant d'abord à son fiLs, et le relevant, lui dit: )) Louis, soyez
«
le bien venu! vous avez moult longuement demeuré 1. ... Allez-vous en reposer en votre
cc
hôtel pour aujourd'hui, et demain nous parlerons à vous.
cc
Puis, se tournant vers le duc de Bourbon, il lui parla longuement et avec autant de
sévérité que de prudence:
cc
»
cC
Beau cousin, lui dit-il, nous avons beaucoup de reproches à
faire à vous, car c'est pour la cinquième fois que vous tombez en faute contre nous.
Et il lui rappela diverses circonstances où il avait eu à se plaindre de lui. Il ajouta:
«
»
Si ce
cc
ne fût pour l'honneur et amour d'aucuns, lesquels nous ne voulons point nommer, nous
rr
vous eussions montré tout le déplaisir que vous nous avez fait: toutefois prenez garde de
cc
ne retomber en faute dorénavant. ') Ces paroles dites, le Dauphin et le duc prirent congé
du roi et se retirèrent en leurs logis jusqu'au lendemain après la messe, qu'ils retournèrent
vers lui. En présence de tous les gens du conseil, ils renouvelèrent leurs excuses et implorèrent de nouveau la miséricorde du monarque, en le suppliant de pardonner également
aux sires de la Trémouille, de Chaumont et de Prie. Mais le roi répondit qu'il n'en ferait
rien, et que tout ce qu'il pouvait accorder à ces seigneurs, c'était de permettre qu'ils ne
fussent pas mis en jugement, pourvu qu'ils se retirassent en exil dans leurs terres.
»
»
Alors le Dauphin dit au roi: -
Monseigneur, il faut donc que je m'en retourne, car
je leur ai donné ma parole.» Charles VII, irrité de cette réponse, dit à son fils, en lui
montrant les murs de la ville:
»
(c
« Louis,
les portes sont ouvertes, et si elles ne vous sont
assez grandes, je ferai abattre seize ou vingt toises de murs, pour vous faire passer où
)) mieux vous semblera. Vous êtes mon fils, et ne pouvez vous engager à quelque per»
sonne que ce soit sans mon congé et consentement; mais s'il vous plaît vo us en aller,
»
eh bien! allez; car, au plaisir de Dieu, nous trouverons aucuns de notre sang, qui nous
»
aideront mieux à maintenir et entretenir notre honneur et s igneurie qu'encore n'avez
»
fait jusque-la. » -
Le Dauphin ne trouva plus rien à répliquer; il s'humilia devant l'au
~
�( 51 )
torité paternelle, qui venait de parler avec tant de dignité et cl' énergie; mais on sait qu'il
n'en devint pas meilleur fils pour cela (1).
Quant
aq
»
duc de Bourbon, il s'était soumis sans la moindre objection. Immédiatement
a près cette entrevue, qui avait lieu le 24 juillet
144.0,
des lettres furent rédigées et publiées
au nom du roi, pour faire connaître que, monseigneur le Dauphin et monseigneur le
duc de Bourbon étant venus devers le roi en très-grande humilité et obéissance, il leur avait
tout pardonné J et que par conséquent toutes guerres et voies de fait eussent à cesser par
tout le royaume. -Charles VII prolongea encore son séjour à Cusset jusqu'au
'2
septembre.
QUELQUES MAISONS, LES COURS, L'HÔPITAL.
Si vous ne craignez pas de vous engager dans les rues en zig-zag, assez mal pavées et
passablement boueuses de Cusset, vous y remarquerez avec plaisir trois ou quatre maisons du Moyen-Age et de la Renaissance, d'un beau caractère, pittoresques, bien conservées, et qui déposent encore de l'importance que donnait à cette ville, cachée sur les
confins ?e l'Auvergne et du Bourbonnais, la possession d'une juridiction royale. Si par la
démolition des remparts qui excitaient si fort l'admiration de Louis XI, et depuis si longtemps devenus inutiles, elle a perdu la sombre majesté de son aspect féodal, elle a beaucoup gagné en revanche, sous le rapport de la salubrité. Ses larges fossés, autrefois remplis d'eaux stagnantes et fécondes en miasmes délétères J ont été convertis en jardins bien
cultivés ou en
qu'ombragent de hauts et puissants tilleuls. Ces promenades
pro~enads
qui ont reçu depuis 1830 des noms qui attestent le libéralisme de l'autorité locale; cours
Tracy J cours Lafayette, etc., font l'orgueil et les délices des flâneurs de l'endroit; mais
elles ne valent pas pour l'étranger le plus petit sentier ombreux sur les rives du Sichon.
Cusset possède un hôpital, et je n'en parle ici que pour rappeler qu'il fut fondé en 1705,
par Guérin de Champagnat, conseiller au parlement de Paris, qui, devenu possesseur
d'une grande fortune, eut l'heureuse et louable idée d'en consacrer une partie au soulagement de la misère et de la vieillesse dans sa ville natale.
LES HAB IT AN'rs DE CUSSET.
Dulaure, qui a donné une place à Cusset dans sa description historique de l'Au vergne,
dit, en parlant de ses habitants: Cette ville est peuplée de bourgeoisie, chez laquelle
(c
»)
règne un esprit d'insouciance, de galanterie et de politesse, qui est assez général dans
»
le Bourbonnais.
»
Ce portrait me paraît assez exact; mais je ne voudrais point qu'une
des expressions dont il s'est servi fût prise en mauvaise part. Cette insouciance dont parle
Dulaure est une disposition toute philosophique, assez commune, d'ailleurs, aux habitants
des petites villes de province; disposition qui les rend faciles sur les conditions du bonheur,
les met à l'abri des surexcitations et des mécomptes de l'ambition, et leur fait aimer cette
médiocrité dorée, terme des vœux et des espérances du poète Horace. -Un contemporain
(1)
L'ANCIll
DOUJlllONNAIS. -
llistoire; tome
2,
pages 64 et 65:
�( 52 )
a complété le portrait de Dulaure, en disant des Cussétois qu'ils sont h!gers ) spirituels ,
enclins à la politesse et hospitaliers (1). Je trouve que ces lignes sont d'un homme qui connaît
bien son Cusset; elles sont l'expression d'un jugement juste et vrai.
Le même auteur nous a prouvé qu'il avait étudié à fond la constitution physique et morale
,du beau sexe de cette petite ville:
cc
Plutôt jolies que belles ,.les femmes, dit-il, sont en gé-
)J
néral d'une taille médiocre. Leurs traits qu'anime presque toujours une aimable fral-
»
cheur, offrent dans leur ensemble une expression de douceur, de bienveillance qui
»
séduit. Un tissu cellulaire ,assez abondant donne de la consistance à leurs chairs, à leurs
»
formes de la grâce et de l'élégance. Leur tempérament est lymphatico-sanguin. Je n'ai
JJ
. pas besoin de vous dire que ce portrait, terminé par un trait si caractéristique, a été
tracé par la plume d'un médecin. Pour moi, je me plais à reconnaître que la femme de
Cusset est un type gracieux, qui résume très-bien tout ce qu'il y a de charme et de douceur -dans Je joli paysage où il fleurit. Donnez à cette femme au sourire plein d'aménité,
aux formes potelées, au caractère enjoué, donnez-lui le chapel de bleuets et de roses, avec
la houlette enrubannée, et vous aurez réellement retrouvé la bergère de l'Astrée, ces
amours de Mme de Sévigné. Du reste, vous pensez bien que le voisinage de Vichy, du Vichy
des buveurs, est bien cOlllpromettant pour l'innocence pastorale des Phylis et des Tymarettes du Sichon et du Jolan; et Cusset s'est déjà tellement poli au frottement de la civilisation, que vous y retrouvez la grisette tout aussi pimpante, agaçante et Fretillante qu'à
Moulins même, ce pays de la grisette par excellence.
Mais je ne quitterai point Cusset sans vous avoir raconté une histoire bien triste et bien
touchante.
IV.
~
ljM
~
_f !.J) l'Est de la ville, s'élève une conine appelée la Côte des Justices, parce que c'est
à son sommet que s'exécutaient autrefois les hautes œuvres de la justice du
!mti~
1I! bailliage. Depuis long-temps, on n'y voit plus se dresser le hideux gibet; mais
une modeste croix de bois, appuyée contre un cerisier, surmonte un tertre
~ "' ~"
1 1'!~)O.lI
" il
~-vre
1Jr./A~
1I)"""....
verdoyant; sous ce tertre se cache une tombe, et sur cette tombe, une paum ère venait souvent pleurer. Elle n'y vient plus depuis quelque temps, et
___
~ vous pensez bien que la mort seule a pu tarir ses larmes; car s'il y a au
monde une douleur qui ne puisse être consolée, c'est celle d'une mère o!
l
é ;> Ah 1
· c t un peu l ong a
' expl'lquer .....
· SI.,e.ev.
Mais pourquoi cette tombe en ce 1leu
. cecI
. ,
malS ecoutez:
(1) Alex. Giraudel. Topograpltie phy sique et médica le de Casset. - 182 7.
Maria
�( 53 )
Maria, fille unique de l'un de ces honnêtes et heureux bourgeois, qui sont riches à
Cusset avec cinq à six mille livres de rentes qu'ils sont dispensés de gagner par le travail,
Maria était jolie, vive, enjouée; elle résumait en elle toutes les bonnes qualités du type
bourbon nais. A dix-sept ans, elle aimait beaucoup le bal, comme toute fille de son âge,
et surtout comme toute jeune fille de Cusset. Ses parents lui avaient fait· donner une
éducation soignée: suivant un usage adopté ùans la haute bourgeoisie du pays, elle avait
été élevée à Clermont, dans la maison du Bon Pasteur. Là, elle avait appris à prier Dieu
et à faire de la tapisserie, à aimer son prochain et à toucher du piano, à cultiver la vertu
et à se présenter avec grâce: bref, tout ce qui peut faire une bonne chrétienne d'abord,
et ensuite une demoiselle accomplie. Sous ce dernier rapport, Maria avait admirablement
profité des leçons des bonnes religieuses: au sortir du pensionnat, sa nlère put la présenter au monde avec ·o rgueil, et, dans la haute société de Cusset, on ne parla bientôt plus
que de Maria.
Vous savez déjà que Maria était fille unique .... heureux privilége que celui"là! Elle était
donc ce qu'on appelle en province un excellent parti; qu'ai-je besoin d'ajouter qu'elle eut
bientôt une foule d'adorateurs? Mais la coquette et malicieuse jeune fille respirait avec
la plus dédaigneuse indifférence tout l'encens que brûlait pour elle la galanterie, un peu
fade d'ailleurs, des clercs de notaires, surnuméraires de l'enregistrement et avocats stagiaires: œillades, bouquets symboliques, soupirs en vers et en prose, tout cela ne produisait
pas plus d'effet sur son cœur, que le frémissement de la vague sur le rocher. On dit
même qu'elle poussait l'inconvenance jusqu'à se moquer en pleine société des madrigaux
que lui prodiguait la muse parfumé.e de M. le substitut du Procureur du Roi: ce qui lui
avait valu un jour, de la part de M. le vice-président du tribunal civil, dandy suranné,
beaucoup plus fort sur son Virgile que sur le code, la mirobolante épithète de tigresse
d'Hyrcanie: à quoi la tigresse n'avait pas manqué de répondre par un grand éclat de rire.
Dans le monde, Maria passait généralement pour une enfant douée d'un fond inaltérable de candeur et d'innocence, incapable d'aucune inclination sérieuse, et prédestinée à
un mariage de raison, quand ses parents trouveraient le moment opportun. Heureux caractère, disait-on, formé pour ne cueillir que les fleurs de la vie! Enfin, on voulait absolument
que Maria fût une de ces jeunes filles, qui ne se sentent femmes que du jour où leur vanité
est assez développée pour apprécier les avantages sociaux d'un cachemire, et qui entrent
de plain pied dans la région tempérée de l'hymen) sans avoir traversé les orageuses régions
de l'amour. Ses parents eux-mêmes s'etaient laissés entraîner à cette flatteuse idée; et
c'était pour eux un grand bonheur, que la folâtre insouciance de leur fille leur permît
d'arranger son avenir à leur gré. Bien convaincus que leur prudence étaît maîtresse absolue de ce terrain, ils mitonnaient déjà pour elle un établissement, qui flattait également
les intérêts et la vanité de deux familles; car le plus souvent, en fait de mariage, ce sont
les familles qui s'épousent: les futurs conjoints ne sont que les ôtages du pacte de famille.
Cependant le jeune homme n'ayant pas encore terminé son droit, on avait tout le temps de
laisser Maria saturer sa candide jeunesse de bals et de jeux inocents: on lui donnait donc
liberté eulière à cet égard, ell' on s'applaudissait de l'abandon qu'elle met~i
à en profiter
�( 54 )
Mais le cœur ,d'uné jeune fille est souvent un mystère impénétrable: celui de Maria
était tout a utre que ce qu'il semblait être. Cette insouciance extérieure cachait un feu
dévorant, qui n'attendait qu'un souffle pour faire explosion; sous ce caractère frivole,
étourdi, léger, il Y avait une ame ardente, une imagination vive, une pensée forte; ce
cœur qui semblait ne renfermer que des caprices d'enfant, couvait le germe d'une passion
tyrannique et profonde; et beaucoup de mères supputaient encore avec envie toutes les
chances de bonheur. uni et tranquille que l'avenir gardait à Maria, que déjà elle se trouvait
lancée dans une voie qui ne pouvait avoir d'autre issue qu'une horrible catastrophe! 00
disait Maria indifférente, et Maria était amoureuse: Maria, qui n'avait accueilli qu'avec un
sourire d'en fa ot les fades hommages de ces petits papillons de province, qui viennent follement se brûler à l'éclat de deux beaux yeux, Maria s'était laissée fasciner par le regard
d'un homme de trente ans! C'est qu'Arthur joignait 'à toutes les séductions de la beauté
physique, les charmes d'un esprit souple et cultivé, et toutes les ressources d'une expérience
formée au milieu des intrigues d'une grande ville. C'était le type que la jeune fille s'était
souvent représenté dans ses rêves, et dont la contemplation solitaire l'avait armée de tant
d'indifférence et de mépris pour les réalités vulgaires qui l'assiégeaient dans les cercles de
sa petite ville. Arthur n'était pas moins déplacé que Maria dans ce terre-à-terre de la petite
aristocratie provinciale: employé d'une administration financière et neveu d'un directeurgénéral, il avait fait son apprentissage bureaucratique à Paris, au ceotre ' de son administration; mais le haut patronage de son oncle lui avait permis de ne prendre que les roses
du surnumérariat, travaillant peu, s'amusant beaucoup, et bien plus dévoué au dandysme
qu'à la bureaucratie. Quelques circonstances particulières qu'il serait beaucoup trop long et
à peu près inutile d'expliquer ici, avaient rendu nécessaire son éloignement momentané de
la capitale. IL avait été envoyé à Cusset 1 comme daos une espèce d'exil, avec deux mille
quatre cents francs d'appointements, qui lui suffisaient à mener joyeuse vie de garçon ,.
au moyen de trois mille francs de dettes qu'il contractait par année; il parait qu'il n'avait
pas toujours été aussi raisonnable.
L'exil d'Arthur se prolongeait depuis plus d'un an déjà, et il n'avait trouvé d'autre compensation à l'ennui de sa position, lui homme de bon ton et de mœurs raffinées, que
dans les triomphes de sa vanité d'homme d'esprit, et dans les succès multipliés de ses campagnes galantes; car il tranchait du don Juan dans Cusset:
«
«
C'était un oiseleur qui, d'un coup de résille,
Attrapait Elvira, Léonore, Inésille. »
Maria était une proie bien faite pour le tenter, et dès qu'il la vit, elle fut le point cl
mire de toutes ses batteries. D'abord, il n'avait voulu que la séduire comme toutes les autres, puis il avait fini par l'aimer sérieusement. C'est que nulle part il n'avait rencontré
plus d'obstacles et de résistances .... Enfin il avait triomphé, et un jour était venu où la
pauvre victime s'était livrée sans réserve et sans condition! Que voulez-vous! Arthur était
si beau, il possédait de si bonnes façons, son regard avait une expression si héroique
son langage était si passionné !. .. et puis, il chantait d'une manière si distinguée, et surtout
il valsait si bien! Mais pourquoi une femme aurait-elle un cœur, si ce n'est pour le don-
�( 55 )
ner tout entier à un être aussi parfait! Comme Maria, Arthur était de toutes les fêtes; la
jeune fille s'était donc trouvée en présence d'une séduction de tous les jours, presque de
tous les instants: une vertu d'ange y aurait succombé!
D'abord, le plus profond mystère enveloppa cette liaison naissante. C'est par son extrême
discrétion qu'Arthur avait assuré son triomphe: une fois maître de la place, la position
lui parut assez bonne pour n'avoir plus qu'un désir, celui de prolonger indéfiniment son
bonheur. Il comprit qu'il fallait prévenir le scandale avant tout, et il n'eut pas de mal à
con vaincre son imprudente complice de la nécessité d'une réserve extrême, d'une dissinlulation profonde, dans leur position respective ... cc Tous les yeux, lui disait-il, seront incessamm.ent braqués sur nous; étudions-nous sans cesse à tromper tous les yeux: le triomphe de ]a prudence, c'est d'endormir la prudence d'autrui: plus nous serons heureux,
chère Maria, moins il faudra qu'on soupçonne notre bonheur
d'élève plus intelg~,
J) - -
Vous sa vez qu'il n'y a pas
plus docile qu'une amante. Vous savez peut-être aussi combien
l'amour apporte avec lui de mélancolie profonde, d'inquiétudes secrètes et poignantes, de
nuits agitées, de remords même. Toutes ces choses Maria les connut plus qu'aucune autre
peut-être, et elle essayait de les dérober, même aux regards de sa mère, en conservant
extérieurement ce naïf abandon, ces allures vives et enjouées de jeune fille innocente et
candide, qu'elle .a vait apportés à son entrée dans le monde.
Mais un pareil rôle n'est pas soutenable long-temps: quelle que soit la vigilance de l'esprit,
la passion qui remplit le cœur, déborde touj(
: )Ur~
par quelque fissure; la lumière ne s'a-
perçoit-elle pas sous le boisseau? la chaleur ne s 'écha ppe-t-elle pas à tra vers le corps le
plus compacte? Un secret comme celui qui existait entre' Arthur et Maria, ne saurait être
gardé éternellement, et surtout dans une petite ville. Comment échapper à tous les regards? Les plus légers indices éveillen t la curiosité : la malignité se met aussitôt aux
aguets; un réseau d'espionnage vous enserre de toutes parts et ne vous quitte plus: de
conjecture en conjecture, on arrive enfin il surprendre un fait, ou l'apparence d'un fait;
ce qui. est absolument la même chose, en pareille circonstance, puisque l'ombre est toujours le résultat d'une réalité: le cancan est un profond raisonneur qui n'est jamais embarrassé pour remonter de l'effet à la cause. On remarqua donc, à la longue, que Maria perdait sensiblement des roses de son teint; que sa gaîté n(lturelle n'avait plus cette pétulance
naïve et primesautière" qui avait été jusque-là son caract,ère propre, qui animait si bien toute
réunion dont elle faisait partie, et qui déridait jusqu'aux douairières. Elle avait des accès
involontaires de distraction rêveuse, qui surprenaient beaucoup ses jeunes amies, et qui
donnaient à penser aux observateurs. Elle devenait, chaque jour, plus sérieuse, plus réservée; les mêmes complilnents, les mêmes lazzis, les mêmes allusions qu'elle accueillait
autrefois bravement et en riant, la faisaient rougir. Ce qui de la part de toute autre jeune fille n'elh été regardé que comme l'effet bien naturel de la pudeur ou de la timidité,
devenait dans Maria une pruderie insolite. sait quelqu'épais dandy d'arrondissement.»
«
Mademoiselle Maria se fait bégueule, di.
-cc
C'est qu'elle se fait amoureuse,» répondait
quelque Love]ace canlpagnard.-, Connaît-on l'Abailard de cette Héloïse? ajoutait un troiC(
sième interlocuteur, plus impertinent, et non l'noins ridicule que les deux autres.
�( 56 )
D'un autre côté, on trouvait qu'Arthur ayait singulièrement modifié sa conduite depuis
quelque temps: on n'entendait plus parler de ses intrigues: il ne soupirait plus auprès
des grandes dames, et paraissait avoir rompu tout commerce avec les grisettes. Il avait les
façons les plus aimables avec Mme N., la mère de Maria, et il poussait la complaisance
jusqu'à faire quelquefois sa partie de boston. M. N. qui avait été militaire, était heureux
de le trouver toujours sous sa main pour lui raconter ses campagnes; c'était, d'un côté,
toujours les mêmes récits, et de l'autre, toujours la même patience héroïque pour les entendre. S'il arrivait avant Maria dans une soirée, et que Maria se fît trop long-temps at ...
tendrè, Arthur était préoccupé, distrait, maussade même. S'il devait s'asseoir à la même
table que Maria, il s'arrangeait toujours pour que sa place lui fût indiquée à côté d'elle ;
et alors il redevenait le dandy aimable, le spirituel conteur, le joyeux convive; et Maria
retrouvait toute sa gaîté, tout son entrain, toute sa gracieuse vivacité. A force de les observer l'un et l'autre, on avait surpris au passage des œillades, des sigr;tes d'intelligence,
mille de ces élans fugitifs, rapides, qui forment le langage mystérieux des amants: tout
cela prouvait évidemment ~ entre les deux jeunes gens, une intimité secrète et fort
compromettante pour le repos de Maria.
-
J)
Ne trouvez-vous pas que Maria a bien changé? -
Voyez donc comme M. Arthur
la dévore des yeux! -Et Maria qui lui répond par un petit hochement de tête, et qui lui
sourit du regard! - Je vous dis que M. Arthur en tient pour Maria. - Et moi je vous
assure que Maria est prise. -
Et cette pauvre Mme N ... qui ne s'aperçoit pas de cela! -
.le
crains bien que ce ne soit une fille perdue; car vous pensez bien que ce M. Arthur .... - Si
j'étais à la place du père, cette petite étourdie-là serait mariée avant un mois ... ; il n'y a
qu'un mari qui puisse la sauver de là.
»
Voilà ce qui se chuchotait généralement dans les salons de la petite ville, avec
cet accent d'une perfide compassion, ou il entre tant de malice et si peu de bienveillance.
A la fin , quelque ame charitable prit sur elle d'avertir les parents de Maria. M. N. entrevit
un grand danger, il recourut au grand remède. Il se concerta aussitôt avec la famille du
jeune homme que, depuis long-temps déjà il s'était in petto choisi pour gendre, et
notifia un beau matin à Maria que son mariage était arrêté. - « C'est un établissement superbe! le contrat est rédigé, le jeune homme arrive d~rnai
: c'est une affaire à moitié
consommée: je veux que dans huit. jours on n'en parle plus! ») -
« Mon
père , on n'en
parlera plus», répondit froidement Maria. Le bon bourgeois ne comprit pas le véritable
sens de cette réponse, et fut enchanté de la docilité de sa fille.
Deux jours après, Arthur av~it
quitté Cusset, emmenant avec lui ... Maria! L'év~sion
avait eu lieu pendant la nuit, et les deux fugitifs étaient déjà bien loin, quand le scandale
de cet événement fit explosion dans la société de Cusset. Il est inutile de raconter ce qui
se passa dans la famille de Maria. On comprend qu'il n'y a point de désastre comparable à
une pareille catastrophe. Le déshonneur et le scandale tombent inopiD ment au milieu
1
du calme et de l'innocence d'une honnête maison bourgeoise; mais la foudre qui brise,
bouleverse, écrase, n'a pas des effets aussi terribles!
.le me hâte de courir au dénoûment: Maria, encore plus imprudente que coupable, ne
tarda
�tarda pas ü entrevoir la profondeur de l'abî.me où elle venait de se précipiter. Arrivée a
Paris, elle découvrit une affreuse vérité; c'est qu'Arthur n'était pas libre! Depuis cinq ans
déjà, il était engagé par un lien que la nlort seule peut dissoudre; il était époux .... il était
père 1 Le lâche! il avait déshonoré sa victime, sans ressource, sans réparation possible!
Maria s'arracha avec horreur des bras de l'homme qui l'avait si indignement trompée.
Elle lutta d'abord contre le désespoir; elle s'ilnaginait que le cœur d'un père est comme
celui de Dieu, un trésor inépuisable d'indulgence, toujours ouvert au repentir. Un soir,
elle vint frapper à la porte du logis paternel:
cc
Ouvrez, disait sa voix suppliante, ouvrez
)) à la pauvre Maria! Mon 1 ère, c'est votre fille qui vient se jeter à vos genoux, qui vient
)1
implorer votre pardon! Ma mère, ô ma bonne mère, quand la pauvre brebis égarée re-
»
vient au bercail, faites que le bercail lui soit ouvert!» -
Hélas! ce père était sourd, et cette
1nère était faible et impuissante; et la porte refusa de tourner sur ses gonds. En vain Mme
éplorée, s'était-elle jetée aux genoux de son mari, joignant ses prières aux prières de sa
fille: cet homme qui n'était pas méchant, mais qui avait l'esprit aussi étroit que le c ur,
avait décidé que son honneur exigeait qu'il fût inexorable, et il fut inexorable! ... Et conlme
la pauvre mère insistait trop dans ses supplications, pour la première fois il se montra
dur et brutal envers elle; il la repoussa si rudement, qu'il la fit tomber à la renverse:
on eû.t dil qu'en abjurant son titre de père, il avait perdu tout sentiment humain.-« Mais
»
cette fcmme est folle, avec ses larmes, disait-il hors de lui-même. Il n'y a donc pas en~
1)
core assez de déshonneur dans ma maison. Pardonner! pardonner! Quoi! celte femme
»
voudrait que je me fasse le complice des déportements de sa :fille !... Ah! elle est libre,
)1
»
maintenant, parfaitement libre !... Que me demande-t-elle, je n'ai plus rien à lui donner ... ,
que ma "malédiction!
1)
-
ccMon père 1 ;) criait une voix déchirante.- (c Non, plus de père,
répondait l'homme irrité; mais un juge inflexible, qui te maudit!»
Ces derni \ l'es paroles, prononcées avec un accent terrible, brisèrent Je courage et la
résolution de la pauvre Maria. -
«
Alors, dit-elle, il ne me reste plus qu'à mourir! » et elle
s'accrou pit défaillante, anéantie, sur le seuil de cette porte irrévocablement fermée pour
elle. Sa premi \ re pensée était d'attendre là la mort, son dernier refuge, le seul asyle qui
lui fût désormais ou~
. . ert. Cependant, au milieu de la nuit, des voix qui ricanaient dans
le lointain, vinrent frapper son oreille, et bi ntôt, à la lueur vacillante de deux Üllots (1), des
tailles de jeunes filles, enveloppées dans les plis de leurs châles ou de leurs manteaux, lesqu 1s laissai nt apercevoir le bas de leur robes blan hes, se dessinèrent comme d s fantômes à ses yeux troublés. A mesure que le groupe approchait, les voix lui arrivaient plus
distinctes; et ce voix' lui étaient hi n connues: c'étaient plusieurs de ses amies, de ses anCIennes
ompagnes de plaisirs qui revenaient d'un bal. Le désespoir a
craignit d'être reconnue. ~lari
« Ah! dit-eHe ,épargnon
élUS
i sa pudeur:
e nouveau scandale il mon
)) pere! Ne nous exposons pas à l'ironique pitié de ce monde absurde et frivole! Dérobons
J)
le spectacle de mon humiliation et de mon affreuse douleur à des cœurs qui ne sont pas
II
faits pour les comprendre. Dieu n'exige pas san -dout
»
Pourquoi troubler, par mon appariLioll, 1:1 joie de c s folles jeunes filles, qui se croient
(l) On ne connaît pas encor 1 réverbères à Cu
;!et.
que l'expiation aille jusque-là.
�( 58 )
»
vertueuses parte qu'elles n'ont que de petites passions? Ah! celles-là n'ont pas à craiu-
»
dre d'être trompées, lli de s'égarer jamais! Elles mourront sur un lit de roses, sans
»
avoir connu ce qu'il y a d'amer dans les larmes du repentir, de brùlant dans la séche-
»
resse du désespoir ...• Elles ne seront jamais maudites!
)l
Et la pauvre fille s'étant redressée avec un pénible effort, se glissa le long des murailles,
se perdant dans l'ombre, s'enfonçant dans les rues les plus étroites et les plus silencieuses.
Elle marcha ainsi long-temps, sans but, au hasard, tressaillant au lnoindre bruit , fuyant
devant la plus faible clarté, et croyant toujours entendre la voix de son père; cette voix
terrible, dont chaque parole avait été pour elle une malédiction. Cette marche pénible,
affreuse, la conduisit hors de la vieille enceinte de la ville. Le jour commençait à peine
à paraître, et déjà mllle bruits confus annonçaient le réveil de la nature. En traversant
le Sichon sur une planche étroite, elle l'avait machinalement sondé de l'œil; elle l'avait
trouvé bien peu profond, et elle avait passé outre. Préoccupée de la seule pensée d'éviter
toute rencontre, elle suivit un sentier solitaire, escarpé, qui à travers les halliers et par bien
des détours, la conduisit au sommet de la Côte des Justices. Là, exténuée de fatigue, elle
s'assit au pied d'un vieux. tremble, dont les rameaux penchés et le feuillage aux teintes
funèbres, s'harmoniaient avec la profonde tristesse dont son cœur était inondé .
De là, elle vit le soleil sortir puissant et radieux du sein des vapeurs qui se balançaient
au sommet des montagnes, et préluder en vainqueur à sa course de géant dans l'espace.
Bientôt tout l'horizon fut inondé de lumière: c'était une de ces belles matinées que l'été
aime à prodiguer à la terre, et qui sont si riantes, si fraîches, si embaumées, au bord du
Sichon et de fa Dore. La fauvette, dans le buisson, saluait de son doux chant le roi du
jour: l'alouette, en pressant les modulations de sa voix, s'élevait dans les airs à perte de
vue, comme pour aller au devant de lui; et déjà les papillons, les demoiselles, les cantharides, mille insectes parés de pourpre, de nacre et d'or, venaient demander aux fleurs
les' prémices de leurs parfums, et s'abreuver de la rosée suspendue en perles brillantes à
leurs fraîches corolles. Devant un pareil spectacle, le cœur brisé de Marie sembla renaL tre
aux saintes émotions du bonheur; sa douleur était comme absorbée par l'enchantement
universel dont elle était environnée. Elle se prit à dire: ,( Mon Dieu, que la nature est belle!
»
et renoncer à ce beau ciel, à ces concerts qui ravissent, à ces parfums qui enivrent, à
»
ce spectacle qui éblouit, quand on avait encore devant soi tant de jours pour en jouir!
»
0 mon cœur, ô mes yeux, ô mes sens, rassasiez-vous donc encore une fois de toutes
»
ces richesses qui vont bientôt vous être ravies!
» -
Et elle s'était levée, poussée par un
sentiment indicible, tendant les bras comme pour embrasser cette nature qui allait lui
échapper, aspirant de la poitrine, du regard, et de l'odorat, et de l' ouie, cet océan de volupté
sublime dans lequel elle se sentait nager. En parcourant avec amour tous les poi nts du
vaste horizon, ses regarùs rencontrèrent à l'occident les toits inégaux de la vieille cité, nonchalamment couchée à l'ombre de ses platanes et de ses tilleuls.
Ils s'arrêt' rent involontairement sur le groupe de maisons où elle pouvait distinguer
celle de son père. C" tait la seule dont le toit ne fumât point encore. Les volets des fenêtres étaient toujours fermés, et cette porte où elle s'était meurtri le front, cette porte
�( 59 )
qu'elle avait mouillée de ses larmes, cette porte qui l'avait empêchée de se rouler aux
pieds de son père; elle était la seule qu'on ne vit point s'ouvrir ... comme si elle avait été
scellée par la mort!
cc
Oh! ma mère, ma mère! criait Maria, si tu sa vais que ta fille est là; ta fille qui fut
»
autrefois ta joie et ton orgueil, ta fille que tu aimais tant; que ta pauvre fille est là, qui
»
t'appelle et t'implore; oh! tu te mettrais à ta fenêtre, tu lui ferais un signe, un signe
}) de miséricorde et de salut! et moi je trouverais la vitesse du daim, ou la rapidité de l'hi" rondelle, pour voler vers toi, pour mourir au moins dans tes bras!
»
Et elle attendit
quelques instants, le cou tendu, les yeux toujours fixés sur le même point; comme si sa
mère avait dû l'entendre, comme si elle allait ouvrir sa fenêtre pour lui envoyer ce signal
de miséricorde
qu'el~
implorait!
Elle sentit bientôt la vanité de cette illusion, et l'amertume du désespoir déborda de
nouveau sur son cœur. Elle se mit à genoux, et joignant les deux Inaios : cc 0 mon Dieu!
»
fit-elle, je vois bien que vous ne voulez pas que je reste plus long-temps sur cette terre,
" puisque vous avez fermé le cœur de mon père au pardon; puisque l'oreille d'une mere
JI
est restée sourde à ma voix suppliante. Le plus petit des insectes trouve une feuille pour
»
s'abrjter et se nourrir; mais la fille honteusement bannie du toit paternel, n'a plus d'au-
»
tre asyle pour abriter sa tête Inaudite, que le sein de la tombe. Mon Dieu! voUs ne de-
l)
mandez pas à votre créature l'impossible; vous n'exigez pas que la fourmi soulève le
)l
rocher, que le roseau se raidisse contre la tempête. La malédiction de mon père est
); un fardeau trop pesant pour rna pauvre tête: le porter plus long-temps m'est impossi»
ble; non! vous ne me ferez pas un crime de l'avoir secoué dans les bras de la mort!
»
Hélas! je fus bien coupable; mais vous savez, ô mon Dieu, si je fus repentante! ))
Et quand elle eut achevé cette lugubre prière, la pauvre fille pencha trois fois son front
vers la terre, et trois fois y imprima ses lèvres brûlantes. S'étant relevée, elle déposa au
pied du vieux trernble son chapeau et un châle, dernier présent de sa mère; puis elle se
dirigea d'un pas ferme et assuré vers un étang qui se trouvait au revers de la colline. Un
instant après, un bruit se fit entendre, comme celui d'un corps qui se heurte à la surface
de l'eau; ce bruit fit taire les raines qui coassaient au bord de l'étang, une grue s'élança
du sein des roseaux en jetant un cri d'effroi: Maria s'était précipitée dans le liquide abîme!
Le matin même, des pâtres trouvèrent les vêtements qu'elle avait déposés au pied de
l'arbre; descendus vers l'étang, ils trouvèrent encore, sur le gazon de sa rive, des souliers
qui ne pouvaient avoir été portés que par une demoiselle comme il faut. L'étang fut
sondé, et l'on en retira bientôt un cadavre qui fut reconnu pour être celui de Maria. On
lui creusa une tombe à l' ndroit même où cette pauvre gente demoiselle avait fait sa dernière prière, à l'ombre du vieux tremble, près duquel, pour la derni' re fois, elle était
venue saluer le beau soleil le ant. Le tremble a ' té renversé depuis par un ouragan, on l'a
remplacé par un cerisier où la mésange et le bec-figue aiment à faire entendre leur petit
cri triste et doux, et qui, chaque ann6c, quand revient le Illois des fleurs, secoue sa neige
odorante sur le t rtre funèbre où ses racines von t puiser la vie.
On ne m.anquera pas de vous assurer que chaque nuit la jeune fille sort de sa tomb et
�( 60 )
va s'asseoir, blanc fantôme, au seuil de la maison paternelle, en suivant religieusement
le même chemin qu'elle parcourait, oppressée d'une si atroce douleur, le jour où elle
consomma son suicide.
v.
NE
des premières promenades que vous serez invité à faire, et que
vous renouvellerez, sans doute, plus d'une fois, c'est une ascen- .
sion au sonlmet de la ·Côtede Saint-Amand,qui s'élève au sudet à une
petite demi-lieue de Vichy. Cette ascension n'a rien de pénible, et
d'ailleurs, je vous ai déjà prévenu qu'elle pouvait se faire à dos
d'âne, et c'est probablement la ,"oie que vous choisirez, moins encore pour ce qu'elle a de commode, que pour ce qu'elle vous offrira de piquant et d'original. Les ânes ont leurs conducteurs qui ne les quittent jamais; jeunes gars bien alègres
et bien éveillés, qui seront pour vous d'excellents cicéronés, si vous tenez à connaître les
noms de toutes les localités qui fixeront votre attention ' sur la route, et de tous les points
du panorama qui, au terme de votre course, se développera sous vo~
regards.
Vous voilà donc parti, membre de quelque joyeuse caravane; et vous avez bien choisi
votre jour, votre héure : l'air est tiède et transparent, le ciel est bleu; le soleil commence
à baisser sur l'horizon, en se balançant avec majesté,
" Comme une lampe d'or, dansl'azl1r suspendue, (1) "
mais vous avez encore assez de vives clartés pour ne rien perdre des moindres détails du
paysage; vous n'avez d'ombres que ce qu'il faut pour donner du relief à chaque partie du
vaste tableau que vous êtes venu chercher.
Et d'abord, voici devant vous, sous vos pieds, l'Allier qui, comme un serpent sans fin,
enlace de mille ondulations cette terre dont il semble s'éloigner à regret. Cette terre si
amoureusement caressée par le fleuve, est la Limagne, fortuné séJour, qui a vu naître
le poète Delille) qui ne l'a point assez chantée; la Limagne que l'évêque Salvien, ce Jéré-
mie du cinqUlëme siècle, a appelée la moelle de lafécondité des Gaules, et qui, au dire de
Sidoine Apollinaire, faisait oublier aux étrangers les charmes de la patrie (2); la Limagne
enfin, que le roi frank Childebert, au rapport de Grégoire de Tours, regrettait de n '(Ivoir pas vue avant de mourir, parce qu'on lui avait dit que c'était le chef-d'œuvre de la na( 1 )
M. Alph. de Lamartine. Méditatiolls.
(2 ) Daniquè lm/us modi est, ut seme! visum at/I'enis, multis p atriœ oblillionam sœpè p ersuadaa. t. Sicl. Apol!. Epist., Lib. 1 V.
ture et
�( 61 )
ture et une sorte d'enchantement. Elle est bien belle, en effet, cette plaine ondulée, si grasse
et si féconde, qui fut autrefois le bassin. d'un vaste lac, dont les volcans de l'Auvergne et
le plateau granitique du Forez formaient les berges escarpées; oui, elle est bien belle, avec
ses champs d'une culture si riche et si variée, qu'entrecoupent mille ruisseaux tributaires
de l'Allier; avec ses collines boisées, avec ses groupes et ses longues lignes de plantations
vigoureuses, où l'on voit dominer les têtes arrondies des noyers au tronc trapu, au vaste
branchage; avec ses monticules épars, derniers rameaux de la chaîne des monts Dômes,
et qui semblent bondir dans la plaine comme des agneaux, et colles sicut agni o(Jium ;
avec ses villages et ses hameaux qu'on voudrait voir moins tristes et moins noirs, à côté de
quelques châteaux superbes, de quelclues blanches et rieuses. villas. Le colon partiaire de
]a Limagne est pauvre et malheureux sur la terre généreuse, fécondée par ses sueurs: il
ressemble beaucoup, en ce point, au bœuf, compagnon de ses rudes travaux; ce n'est pas
pour lui qu'il laboure. Oh ! que la philantropie de nos législateurs a bien fait d'écrire un
jour dans la charte ces mots sacramentels: Tous les Français sont égaux ... devant la loi! cela
fait au moins que l'égalité est dans la charte; mais elle n'est que là.
En plongeant vos regards dans le lointain, un point noir qu'on pourrait prendre à sa
forme et à sa position pour la tour de quelque phare, contemporain du grand lac qui s'est
tari, et des volcans qui se sont éteints, se détache sur le fond grisâtre des lnontagnes : c'est
la cathédrale de Clermont, qui a remplacé le tenlple du Wasso-Galatha des Arvernes.
Derrière, cette maj~stleu
pyramide, dont la masse domine le tableau, c'est le Plly-de-
Dônle ; plus loin encore, sont les monts Dore, qui cachent aussi dans leurs âpres vallées
des eaux bienfaisantes et célèbres; enfin, à l'extrélnité de l'horizon, les crêtes chenues du
Cantal, où la neige résiste encore au souffle de l'été.
A gauche, voici la chaîne moins imposante du Forez, dont les points les plus rapprochés
de vous présentent un aspect si aride et si désolé, mais qui a pourtant sa délicieuse vallée
du Lignon. Vous distinguez le roc St.-Vincent, qui portait autrefois ~n
château féodal
sur sa croupe de granit, et qui se dresse encore aujourd'hui comme une vedette plongeant
sur la vallée du Sichon. Un peu plus loin, le sombre JJJontoncel, ce roi des monts foréziens,
arrête les nuages il la cÎlne aiguë de ses sapins. On dirait un sanglier géant, au poil noir
et toujours hérissé, qui dort accroupi sur les confins de l'horizon.
A droite, vous avez le riant paysage de Vichy: le vieux donjon de la vieille cité, le pont
suspendu qui projette hardiment ses lignes qu'on voudrait plus légères d'une rive du
fleu ve à l'autre; une infinité de villas encadrées dans des touffes de verdure, l'établissement thermal dont un rideau de peupliers vous dérobe la blanche façade. Plùs loin les riches
coteaux des Creuziers s'offrent à vos regards, parés de vignes, de pêchers et de larges noyers;
puis votre vue, en suivant cette direction, peut s'ouvrir une perspective indéfinie dans la
plaine bourbonnaise, car il n'y a plus de montagnes pour lilniter l'horizon.
N'est-ce pas que ce tableau Inéritait d'être vu, et qu'il réunit dans une mesure parfaite la
· ~
grâce au gran dlOse.
n
Vous y voyez empreints Dieu, l'homme et la nature;
La nature, tantôt riante en tous ses traits,
De verdure et de fleurs égayant ses attraits;
Tantot mâle, âpre et forte ct dédaignant les grâces,
Fière, et du vieux chaos gardant encor les traces. » (Delille.)
16.
�VI.
A S
le cours de votre inventaire topographique, du sonlmet de la côte de
on n'aura pas manqué de vous faire remarquer un village situé sur
.,~St-Amand
~la
rive opposée à celle que vous occupez, et dont le modeste clocher s'élance
dn milieu d'un massif de verdure: c'est le village de J-Iauterive. Il n'a quelques droits ù
votre attention, que parce qu'il possède dans son voisinage deux sources d'une eau minérale froide, qui a beaucoup d'analogie avec celle de la source des Célestins.
Voici la description exacte qu'en a donnée M. H. Lecoq qui les a visitées, ce que j'avou
n'avoir pas fait:
»
Les sources de Hauterive sont situées à une petite distance du village, sur le bord d
l'Allier, et refermées dans un petit bâtiment dont la partie supérieure sert de colOInbier.
II y a deux fontaines dont les eaux sont froides, gazeuses et piquantes. Quoiq'ue très rapprochées, ces deux sources ne paraissent pas être identiques; une d'elles offre une
eau plus piquante et plus limpide que l'autre. Toutes deux laissent déposer du carbonate de chaux qui se concrète sur les parois extérieures de leurs réservoirs, et qui est
fortement coloré en jaune d'ocre par une Inatière organique, et probablement aussi par
de l'oxide de fer (1)
»)
Le docteur Desbrest (2) prétend cependant que les eaux de Hauteri ve ne sont pas ferrugineuses. Il ajoute qu'elles sont un peu moins actives que celles des Célestins:
cc
On peut
»
donc, dit-il, les empioyer dans les mêmes cas et les mêmes circonstances, et même faire
»
précéder l'usage des eaux des Célestins de celui des eaux de Hauterive.» Le docteur Lucas
les prescrivait souvent, mais elles paraissent bien négligées depuis sa mort: la fontain
des Célestins est une concurrence trop redoutable pour elles; que ne sont-elles placées
~\
deux lieues de Paris?
VII.
'AVOUE
que je ferais volontiers c nt lieues, fIen que pour parcourir la vallée dn
Sichon par une belle matinée du mois de juin. J'ai vu quelqu fois d
spe ta les
plus sublimes, plus saisissants, je n'en connais point de plus admirable, de plus
propre à faire naître de~
sensations à la fois douces et vi vs, joy u s t mélancoli-
qu s. Vous av z là, sur une échelle modeste, appropriée à la faibl sse de notre nature,
(1 ) Vichy
t ses environs.
(:l) Trait' cl 'S aux ù Vi hy, etc.
�'-'
�( 63 )
toutes les beautés pittoresques, qui font la réputation immense des paysages alpestres ct
pyrénéens: fraiches savanes, gorges profondes, rocs déchirés, cataractes bruyantes. Ce
sont les plus grandes scènes du monde physique, réduites à des proportions saisissables
par un regard humain, comme dans un, diorama; d.e sorte que vous pouvez ici admirer
la nature dans ses merveilles, sans être absorbé, anéanti par la majesté du spectacle.
SOURCE
DU
CHAlVIBON.
Vous connaissez déjà la partie la plus riante, la plus gracieuse de cette promenade; vous
avez parcouru l'Avenue de Mesdames. Le pont de bois qui fait communiquer cette avenue
avec Cusset, vous a livré la rive droite du Sichon, cette jolie rivière qu'il faudrait bien se garder de prendre maintenant pour un ruisseau. Vous laissez Cusset sur votre gauche, et vous
continuez à cotoyer le Sichon, en vous hâtant de tra verser un faubourg, où l'on ne trouve
guère, sous des toits délabrés, que l'aspect de la pauvreté et de la misère; je crois que c'est le
faubourg de la Barge. On vous montrera non loin delà une source abondante d'eau carbo-
natée ferrugineuse, désignée sous le nom de Fontaine du Chambon. Il n'y a pas plus d'une
quinzaine d'années qu'on la vit jaillir tout-à-coup au milieu d'un jardin. On cria bien vite
au miracle; c'était le présent inopiné d'une divinité bienfaisante, et sur cette idée, Cusset
commença à se bâtir en rêve une prospérité rivale de celle de Vichy. On ne doutait pas
que l'eau épanchée par la jeune naïade d'une rnain si libérale, ne fùt une souveraine panacée. On alla donc en foule lui redemander la santé; nlais il paraît que ses vertus ne
répondirent que bien imparfaitement aux espérances que son apparition avait fait naître:
l'abandon succéda rapidement à la vogue; aujourd'hui la pauvre naïade du Chambon,
malgré les principes minéraux qu'elle contient, est complétement dédaignée.
(c
Quelques
pierres grossières, dit l'auteur d'une topographie de Cusset (1), au milieu desquelles se
trouve un tuyau qui conduit l'eau au dehors, tel est le modeste monument qui représente
cette fontaine, naguère si merveilleuse. )) -
Je crois qu'elle n'avait mérité,
Ni cet excès d'honneur, ni cette indignité;
mais demandez donc à la foule qu'elle soit en toutes choses raisonnable, modérée et juste!
ASPECT GÉNÉUAI, DE LA VALLÉE.
Vous voici enfin dans la vallée: vous cheminez sur une voie rocailleuse, qui ne fut autrefois qu'un sentier fort ét~oi,
et qui est devenue presque une grande route depuis qu'elle con-
duit à un grand établissement industriel dont je vous parlerai bientôt, lequel n'a pointd'aulre
communication avec l'extérieur. A votre gauche, des masses de porphyre, aux tons chauds et
variés, s'amoncellent, écrasantes, abruptes, profondément ravinées par les pluies d'orage,
capricieusement échancrées , fouillées par la pioche des carriers; offrant partout l'image du
désordre et de la désolation, et à peine animées en quelques endroits par une végétation
(1) M. Giruudet , aujourd'hui médecin à Tours.
�( 64 )
rare et rabougrie. A votre droite, et souvent à une grande profondeur, le Sichon murmure
ou mugit, selon qu'il a pour lit des sables ou des rochers. Le viorne, le saule, le coudrier,
se penchent sur ses eaux, et y jettent à foison des ombres tremblottantes. Votre œil se
plon.ge avec délices dans la verdure luxuriante, dont l'érable, le frêne et l'yeuse tapissent
le versant opposé à celui que vous cotoyez. Vous trouverez rarement deux contrastes aussi
frappants et aussi rapprochés. Heureux si vous êtes peintre! car vous rencontrerez là mille
sujets qui tenteront votre crayon et votre pinceau; mais fussiez-vous Bidauld, Calame ou
Hostein, votre palette sera impuissante à rendre toute la beauté, toute la fraîcheur, toute
la vie.des motifs qui viendront à chaque pas sourire à votre imagination d'artiste.
LE SAUT DE LA CHÈVRE.
Cependant la vallée se rétrécit de plus en plus; les crêtes porphiritiques, qui forment
le versant méridional, se dressent plus menaçantes et plus déchirées; la rivière bruit avec
plus de fracas. Bientôt, au-dessus de votre tête, s'élèvent des rochers superposés, qui surplombent sur le chemin et dominent les coteaux environnants: on dirait les restes d'une forteresse construite par des géants pour fermer l'entrée dela vallée.Vous devez faire ici votre
première station d'explorateur: vous êtes arrivé au Saut de la Chèvre. Il vous est facile de deviner l'origine de cette désignation: c'est une histoire que vous aurez pu entendre raconter
souvent, avec de légères variantes, si vous avez jamais parcouru de pareils paysages. Une
chèvre était grimpée à la pointe la plus élevée de cet amoncellement, pour y brouter quelques maigres buissons, qui y végètent maJgré son aridité naturel1e. Un loup affamé, qui
rôdait dans ces parages, l'aperçut. Il s'avance, le traître, d'un pas furtif, l'œil en feu et
la gueule béante ..... Il allait la saisir, lorsque la chèvre, surprise et ne prenant conseil que
de sa frayeur, se précipite du hautdu rocher sur le bord du Sichon. Aveuglé par sa gloutonnerie, le loup veut la suivre dans ce saut périlleux: il se précipite à son tour: or, admirez la providence! La chèvre ne se fit aucun mal, et le loup se tua. C'était justice.
Cette histoire vous aurait été racontée autrefois par une pauvre vieille fileuse, qui habitait une petite cabane au pied du rocher, ct vivait de cette banale légende qu'elle ne se
lassait pas de répéter à qui voulait l'entendre, comme autrefois les rhapsodes grecs vivaient
des récits épiques du divin Homère. Un chansonnier parisien, très connu de son vivant pour
sa prédilection pour le prétendu exercice de la pêche, et dont le génie était aussi innocent
que ses passions, M.le chevalier de Coupigny ( 1
)
étant venu à Vichy et s'étant fait racon-
ter, comme tout le monde, la miraculeuse histoire de la chèvre, y puisa le motif d'une
romance qui eut un grand succès à Vichy. Je me souviens de l'avoir entendu chanter avec
beaucoup de talent et de grâce par une fort jolie Cussétoise. Je vous avoue que ce souvenir lui donne un grand lnérite à mes yeux; peut-être ne serez-vous pas aussi charmé de
la lire; mais la voici :
( r ) Mort à Paris cn J 835.
�( 65 )
ROMANC E .
Que fais-tu dans la vallée,
Jeune fill e du hameau ?
Seulette ainsi, désolée,
N'as-tu ni chien, ni troupeau P
A la rive solitaire
Viens-tu dire tes doul eurs?
Pourquoi baisser vers la terre
Tes yeux obscurr.is de pleurs ?
1(
Pour ta pitié généreuse
.Béni sois, bon étranger ;
Mais Lise est bien malheureuse,
Qui viendra la protéger ?
Une chèvre m'était chère ,
C'était notre unique bien,
Elle nourrissait ma mère ....
Hélas! nous n'avons plus rien!
-
1(
Par un loup cruel pressée ,
La pauvrette un jour fuyant,
Du haut d'un roc élancée ,
Vint tomber près du torrent.
Elle évita la furie
Du loup qu'on retrouva mort;
Mais elle en perdit la vie ,
E t nous la pleurons encor !
1(
- " Tiens, Lise, porte à ta mère
Cet or qui doit la nourrir;
Sois sage, et dans ta chaumière
Le bonheur peut revenir;
Crois-en mes avis sincères,
Fuis l'amour et ses appas;
Jl blesse aussi les bergèr'es,
Mais le méchant n'en meurt pas. "
Vous temarquerez que le dénouement n'est pas tout-à-fait le même dans la romance
que dans la légende. Le chansonnier, et c'était son droit, a sacrifié la morale à l'épigramme.
A propos de morale, je ne dois pas oublier ici une pratique naïve des jeunes filles du
pays. Quand une d'elles a un amoureux, et vous comprenez que toute Philis de seize à
vingt ans a le sien, elle va faire un pélerinage au saut de la Chèvre. Elle gravit par un
sentier bien connu de ses pareilles, le flanc de la montagne, dont lesaut n'est pour ainsi dire
qu'une excroissance; et, arrivée à une certaine hauteur d'où elle domine le rocher, sans en
être trop éloignée, elle ramasse trois pierres qu'elle jette successi vement sur l'étroit plateau
qui Je termine. Elle prend bien ses précautions, et je vous assure que son cœur bat vite et fort,
et que sa main tremble pendant cet exercice. Elle voudrait hien n'être pas trop maladroite,
et voici pourquoi: le sort de ces trois pierres décidera du sort de ses amours. S'il n'en
reste qu'une sur le rocher, il Y a bien quelque chance de mariage avec celui qu'elle aime,
mais chance faible et éloignée: il y aura de grandes contrariétés à subir; s'il en reste deux,
les chances s'améliorent au moins de moitié, et sans doute qu'une neuvaine à saint Nicolas lèvera l'obstacle inconnu qui doit venir a la traverse de la conclusion qu'on désire;
mais si les trois pierres se fixent au but qu'on a visé, oh! alors le mariage est certain, et
il s'accomplira avant l'expiration de l'année: on doit une chandelle d'actions de grâces au
bon saint Nicolas.
17·
�( 66 )
Quelquefois l'amoureux est du pélerinage, et c'est lui qui choisit les pierres que jettera
la jeune fille; et il les choisit larges, plates, le moins roulantes possible; il voudrait bien
pouvoir les enduire de glû ou de poix, car son progrès dans les faveurs de sa belle, tient
essentiel1ement au succès de l'épreuve fatidique. Chaque pierre qui roule est un avertissement pour la vertu de Lisette; mais vous sentez que si les trois pierres sont restées au but,
il est difficile de refuser quelque chose à ramant qui sera bientat un mari. Hélas! tout
oracle est menteur! et celui dusaut de la Chèvre s'est montré plus d'une fois complice d'un
séducteur rusé et volage: les jeunes filles le savent, ce qui n'empêche pas qu'elles aillent souvent consulter l'oracle .... si encore elles y allaient toujours seules!
LES GRIVATS.
A peine avez-vous dépassé le saut de la Chèvre, que vous vous trouvez au hameau des
Grivats. Vous n'êtes pas médiocrement étonné de découvrir dans un pareil site un établissement industriel considérable, dont les constructions occupent toute la largeur de la
vallée. Il a fallu même, pour donner un peu d'air à la façade, et lui ménager un abord et
une sortie, conquérir du terrain sur le rocher. L'édifice a été construit avec les pierres
qu'on a extraites de la montagne, pour faire un préau à ce grand établissement. C'est une
filature hydraulique pour le coton, à laquelle se trouvent annexées une carderie, une teinturerie et une fabrique de gances et de lacets. De sorte que 1e coton, amené brut des savanes du Brésil ou de la Virginie, dans cette gorge ignorée du centre de la France, y subit
les di verses préparations qui le rendent propre à former des tissus,lesquels traverseront peutêtre l'Océan, pour aller vêtir le Samoïède et le Natchez. Le commerce et l'industrie se
sont donné ]a main, pour unir à trois ou quatre mille lieues de distance, le Sichon an
Mississipi! Voici une pauvre femme des Grivats, qui travaille sans s'en douter pour quelque pauvre habitant des Florides : c'est à confondre l'imagination! Mais combien gra ndtt
devant cette pensée l'intérêt qui s'attache au monument industriel que vous avez là sous
les yeux! et combien vous êtes plus porté encore à estimer l'homme qui, le premier, a
conçu l'heureuse idée d'utiliser ainsi pour la production une force qui n'avait eu, pendant
tant de siècles, qu'une puissance destructive; d'avoir converti le torrent en un moteur infatjgable , qui donne l'impulsion à tant de rouages, à tant de ressorts, à tant de bras!
Car l'établissement complexe des Grivats assure dn travail et du pain à plus de cent familles pauvres de ce pays. C'est encore M. Rose-Beauvais, secondé par les capita"listes de la
contrée, qui a fondé cette belle usine. J'ignore si M. Rose-Beau vais, qui a construit rétablissement thermal de Vichy, qui a construit la pa peterie de Cusset, qui a construit ]a filature des Grivats, a beaucoup travaillé pour lui) mais je vois qu'il a beaucoup travaillé pour
son pays: son nom ne doit point périr dans les souvenirs des habitants de Vichy et de Cusset.
LE GOUR SAILLA T.
Vous ne terminerez point votre course aux Grivats, si vous êtes curieux de
COlJo(lÎtr
la partie la plus sauvage et la plus pittoresque de la vallée du Sichon; mais vous remon-
�terez toujours le cours de la rivière, en suivant d'étroits sentiers qui, à travers d'épais
taillis de charmilles) de chênes et de coudriers, à travers des cirques verdoyants, tapissés
ne fleurs,
de hautes fougères, de festons de clématites, vous conduiront en face de rune
Je ces cascades qui ont reçu dans le pays le nom générique de Gour Saillant. C'est un
Niagara en nlÏniature, une chute du Rhin vue avec une lorgnette retournée; mais c'est
un spectacle devant lequel on aime à s'arrêter. Je ne saurais mieux faire que de reproduire
ici la description qui en a été donnée par M. H. Lecoq; elle est exacte et complète:
»
Après avoir arrosé déjà une grande étendue de prairies, le Sichon rencontre des
masses de rochers, qui, pendant long-temps, ont dû s'opposer à son passage; mais le temps
que la nature ne compte pas, a détruit en partie ces obstacles, et ses eaux glissent entre
deux murs verticaux dont elles ont poli les surfaces) s'élancent et retombent en écumant
sur les roches qu'elles ont amoncelées sous leur chute. L'eau descend de rocher en rocher
se divisant sur les angles, ou s'arrondissant en lames transparentes sur les degrés naturels
qu'elle a formés, et continue long-temps encore à blanchir de son écume les rochers
accumulés dans le lit du Sichon. Près de la chute principale existent plusieurs gouffres,
creusés par les efforts réitérés de cette nlasse liquide, qui amortit son impulsion de chaque
instant contre des schistes tendres et facilement attaquables ... Le Gour Saillant est situé au
milieu des bois: les arbres descendent jusqu'au bord de l'eau, et leurs branches, étendues
au-dessus de la chute, sont continuellement arrosées de vapeurs. (1) »
L'ARDorsIÈRE.
Tout près de hl est l'Ardoisière, excavation profonde, pratiquée pal' la main des hommes
clans la masse schisteuse dont se composent en grande partie les mamelons qui dominent
en cet endroit la vallée du Sichon. Dans le XVIIIe siècle, un spéculateur entreprit d'exploiter cette carrière à ardoises; luais il n'en tira que des produits imparfaits, qui le forcèrent de renoncer à cette entreprise. La grotte est le résultat des fouilles qui furent
faItes à cette époque. Si vous êtes curieux de pénétrer sous cette galerie, qui n'offrira
d'ailleurs aucun phénomène remarquable à votre exploration; vous aurez soin de vous
armer de torches, et de vous avancer avec circonspection, afin de ne pas vous engouffrer
dans deux puits profonds qui s'ouvrent à fleur de sol, et qui n'ont point été comblés.
On vous fera renlarquer dans le voisinage de la Grotte, une chau mière ù moitié détruite,
ct surmontée autrefois d'une campanille: elle avait servi aux ouvriers de l'Ardoisière. On
TOUS
racontera, à ce sujet, l'histoire de frère Jean, dernier habitant de cette chaumine,
dont il avait fait un hermitage. -
D'où était venu frère Jean? Personne ne le savait et ne
l'a jamais su; mais c'était un dévot personnage, grand amateur de la vie contemplative.
Cet énlule des Jérome et des Bruno, après de longues pérégrinations, était arri vé dans
cette solitude: illa trouva à son gré, il en fit sa Thébaïde: le bruit du torrent lui faisait
délicieusemen t oublier le bruit. du monde. Là, pendant plusieurs années, il vécut fort
saintement, dit-oo, des aumônes qu'il allait quêter dans les domaines envIronnants, et
(1 ) Vi hy et scs cnvirons, p. 17 L
�( 68 )
des offrandes qu'il recevait des bonnes femmes qui se recommandaient à ses prières. Les jeunes. filles auxquelles l'épreuve du sautde la Chèvre n'avait pas réussi, venaient furtivement lui
commander des neuvaines qu'elles lui payaient en œufs, en laitage, en fruits dérobés à leurs parents ou à leurs maîtres: le saint homme prenait tout pour l'amour de
Dieu. Mais on prétend que des plus jolies il exigeait encore autre chose; pour moi je n'en
crois rien, car je sais que la médisance ne ménage pas plus les saints que les moindres
mortels. Il prêchait sans doute la prudence et Ja vertu aux jeunes filles qui venaient à lui;
il leur recommandait, comme dans la romance du chevalier de Coupigny, de ./ùir l'a-
mour -et ses appats, et sans doute que les bergères profitaient de ses austères leçons.
Voilà précisément ce qui prépara contre le frère Jean un terrjble orage. Les jeunes gens
irrités de la pruderie de leurs belles, et découvrant que les conseils de l'hermite n'y étaient
point étrangers, conspirèrent sa perte. Ils répandirent d'abord contre lui les bruits les
plus compromettants pour sa réputation; et un jour qu'il était absent de sa cellule, ils y
vinrent en foule, en brisèrent la porte, et jetèrent dans le torrent le chétif mobilier du saint
homme. Le soir, quand frère J eau revint à son hermitage , il trou va tout saccagé. Il crut
peut-être que c'était un méchant tour du diable, qui en avait fait bien d'autres à saint Antoine. Puisque le diable avait découvert sa retraite, il jugea prudent de s'éloigner, et reprenant son bâton et sa besace, il se remit en route, sous la garde de Dieu, et alla chercher ailleurs un asyle, où le diable et les gendarmes ne pussent venir le troubler dans ses
pieuses méditations. Puisque j'ai nommé les gendarmes, il faut bien vous dire que la justice, sans que je sache précisément à quel propos, avait pris à son tour quelque souci de
l'existence mystérieuse de frère Jean. Un jour donc ses agents firent une descente à l'hermitage; mais ils ne purent constater que la disparation de l'hermite, dont on n'a plus
entendu parler depuis.
Ce qui prouve que frè~
Jean était un grand saint, 111échamment persécuté, c'est que
des habitans de la vallée l'ont vu plus d'une fois, a l'heure de minuit, revenir, en marchant sur la cime des bois et sur les eaux du Sichon, vers sa chère retraite de l'Ardoisière.
Il en faisait trois fois le tour d'un pas lent et grave; puis il s'asséyait quelque temps sur le
toit, et se penchant, il en arrachait une poignée de chaume; puis comme un fantôlne, il
disparaissait au milieu d'un nuage. -
Les habitants des lieux agrestes et sa uvages ont
l'imagination singulièrement portée au merveilleux.
LE
MONT PEYROU. - L E CHATEAU DE BUSSE'!'. -LES MALAVA X.
C'est à l'Ardoisière que se termine ordinairement l'excursion pittoresque des buveurs
les plus intrépides, dans ces parages. Pourtant, si vous vous sentiez assez de force et de
courage, je vous conseillerais d'avancer encore de quelques pas et de gravir une haute
colline qui s'élève à votre gauche, et qui a reçu le nom de mont Peyrou, comme qui dirait
Je mont Pierreux; nOln qui lui vient d'un amoncellement de basaltes qui se trouve à son sommet, et qui prouve que cette contrée a eu aussi ses révolutions ignées. Sur ceLLe crête
volcanique, d'où l'on a tiré les prismes qui varient l'a ppareil ext érieuJ' dc la grosse tour de
Cusset
�( 69 )
Cusset, le moyen-âge construisit un château-fort que l'on croit avoir appartenu à l'ordre
des Templiers. Il en reste encore deux tours assez bien conservées. De ce point culminant,
vous jouissez d'une vue magnifique et très-étendue.
Votre œil s'arrêtera au midi sur les tourelles aiguës du château de Busset, l'un des plus
admirablement placés sur le plateau qui domine le riche bassin de la Limagne. Peut-être
serez-vous tenté d'aller un jour visiter ce noble manoir, asyle d'une famille qui descend
en droite ligne des anciens et puissants possesseurs du duché de Bourbonnais. C'est une
visite qui aurait pour vous un intérêt historique et presque politique : sous les lambris
fleurdelysés du château de Busset, couvent depuis des siècles les germes d'une guerre dynastique, si jamais, avec le cours actuel des idées, une pareille guerre était possible en France.
Du reste, vous retrouverez au sein de l'honorable famille qui, aujourd'hui, vit si noblement retirée à Busset, une bienveillance exquise et délicate, un parfum de grandeur et de
dignité, qui révèlent bien son origine princière et presque royale (1).
En suivant le même plateau pour revenir à Vichy, vous vous détournerez un peu à
droite pour plonger votre vue dans une vallée étroite et profonde, à peu près parallèle à
cene du Sichon: c'est la vallée du Jolan. Vous la trouverez nue, aride, désolée, en comparaison de celle que vous venez de quitter; quelques rares genêts, des ronces rampantes,
de stériles lichens forment l'ensemble de sa végétation. De distance en distance, se dressent
au fond 'd e cette gorge des n'lasses perpendiculaires, pyralnides granitiques, qui attestent
l'impuissance des efforts qu'a faits le torrent pour les ronger; ce torrent, qui s'agite sans
cesse autour d'elles en écumant, rappelle le serpent de la fable, couvrant de sa bave impuissante la lime d'acier que sa dent essaie en vain d'entamer.
" Pnuvre ignorant! eh! que préte~ds-v
fail'e?
Tu te prends à plus dur que toi,
Petit serpent à tête folle:
Plutôt que d'empÇlrter de moi
Seulement le quart d'une obole,
Tu te romprais toutes les de~ts:
Je ne crains que celles du temps,»
Ainsi semble parler la 'm oqueuse pyramide de granit au Jolan, ce petit furi~x,
qui tour-
mente si inutilemen.t sa hase indestructible.
Cette vallée a reçu un nom qui rend bien la nature des impressions que fait naître son
lugubre et sévère aspect: on ra appelée Malavaux, c'est-à-dire la mauvaise vallée.
Vous rentrerez à Cusset, en descendant la Côte des Justices; et vous pourrez profiter
de J'omnibus, car l'omnibus ne pouvait manquer de prospérer dans une contrée où la civilisation parisienne en voie, chaque année, tant de ses mandataires; vous profiterez de
(1) La famille ùe Boul'bon-Busset a pour a\lteur Louis de Bourbon, évêque de Liége, fils de Charles 1er , duc de Bourbon et
d'Agnès de Bourgogne, Nommé évêclue (le Liége avant d'avoir reçu les ordres, et se voyant repoussé par les Liégeois, Louis de
Bourbon, plutôt né pour faire un guerrier qu'un prêtre, avait épousé Catherine d'Egmont, duchesse de Gueldres dont il eut
trois enfants, Son mal'iage fut annulé, comme contraire aux lois canoniques, et il reçut les ordres, Les enfants issus de cette union
furent contl'aints de barrer leurs armes, en signe de bâtardise, Cependant, il par'ait qu'ils furent relevés de ce défaut par
une décision judiciaire qui les déclara l'rais ct légitimes enfants de la maison de Bourbon, nés en loyal mariage. C'est donc à
tort que l'on suppose que la branche aînée de la maison de Bourbon, issue de Robert de France, est éteinte depuis longtemps, puisqu'clle s'est pe,'~tué
jusq'~
no~
j,OUl'S dans ,I~
famille de Bourbon-Busset, Le pre~ni
seigneur de Bourbon-Busset
fut Pierre de Bourbon, fils '.Hne de LoUIs, cveque de Liege. Voyez pOUl' plus amples renseignements, Je grand ouvraO'e SUl'
l'AlZcien Bourùonnais, tome II: première partie, pages 72 et 73; deuxième partie, pages 320 et 321.
b
18.
�( 70
)
l'omnibus pour retourner à Vichy par la grande route
complet.
vous aurez accompli un périple
VIII.
OUR
peu que 'vous prolongiez votre séjour à Vichy, vous ne pourrez vous
dispenser d'aller faire un pélerinage de touriste aux châteaux d'Effiat et
de Randan. De belles routes, sauf la première demi-heure de voyage, y
conduisent, à travers des bois entretenus avec une prévoyance toute royale, (ils
appartiennent à la princesse Adélaïde d'Orléans;) et l'agrérnent de la promenade
est déjà une large compensation à la fatigue qui doit en résulter, fussiez-vous
réduit à vous servir de l'ignoble et meurtrière patache du pays.
Effiat vous offrira un riche spécimen du luxe et de la magnificence
d'un grand seigneur du XVIIe siècle, même dans la période qui a précédé
les merveilles du règne de Louis XIV. Ce n'est pas que l'extérieur ait rien qu'on doive
beaucoup admirer: c'est un grand corps de logis en parallélogramme, divisé en divers
pavillons carrés, relevés en dehors par des pilastres appliqués contre les murs: cette disposition est froide et empesée; elle manque à la fois de grâce et d'élégance.
L'une des façades se déploie sur un jardin très-régulièrenlent dessiné, selon la méthode
de ce temps-là, perfectionnée depuis par le célèbre Lenôtre. Une pièce d'eau de forme octogone, ,animée par un jet d'eau à sept branches, occupe le centre de ce jardin; et vers le
bassin viennent converger des allées décorées de statues de marbre blanc, et plantées
d'arbres taillés, contournés, tourmentés par le génie de la symétrie. Devant l'autre façade,
s'ouvre un parc immense, mais où l'on n'a laissé subsister que quelques avenues; les arbres qui en formaient autrefois les Inassifs, ont cédé la place à des champs de blé, de
chanvre ou de sarrasin; transformation qui n'a pu s'opérer q:u'au grand détriment de
l'effet pittoresque.
C'est en pénétrant dans l'intérieur du château que vous trouverez à satisfaire le sentiment de curiosité qui vous a conduit jusque-là. Le propriétaire actuel, M. de Sampigny,
imitant ceux qui l'ont précédé, a religieusement respecté la décoration et l'ameublement
qu'y laissa le maréchal d'Effiat, père de ce Jualheureux Cinq-Mars, qui fut, comme vous
savez, la dernière victime d.e l'inflexible politique de Richelieu.
Au rez-de-chaussée, vous remarquerez su~to
le grand salon, doot les murs sont cachés
par cinq tableaux en tapisserie; les sujets en sont em pruntés à l'adm irable romn u oe Don '
�Quicholle. Ces tapisseries sont d'une bene conservation, et se distinguent par le mérite de
l'exécution et par la vivacité des couleurs. ~
Vous traversez un corridor, et vous entrez
dans la chambre à coucher du maréchal. Dans une large et profonde alcove, est dressé
un grand lit carré, à dais et à colonnes. Les courtines et la couverture sont d'un riche damas rouge, relevé par des franges et des gances en argent: de grands fauteuils évasés, qui
complètent l'ameublement de cette chambre, sont recouverts de la même étoffe: une tapisserie de haute-lisse, représentant une chasse, et d'un style antérieur il la renaissance ,
orne les lambris.
Le premier étage vous offrira une suite de pièces décorées avec ce mêrne luxe, solide et
grandiose; mais vous vous arrêterez surtout dans la salle des gardes, pour considérer les
vingt panneaux où un peintre, qui n'était pas sans mérite, a représenté les principaux
épisodes du Roland furieux de l'Arioste.
Tout ce qu'il me resterait il vous dire sur la décoration intérieure du château d'Effiat,
peut se résumer dans ce vers de Scudéri, que Boileau a rendu populaire:
" Ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales;
Aussi ne m'arrêterai-je pas plus long-temps
»
a décrire les infinis détails
de ce luxe, déjù
vieux de deux siècles; mais qui nous intéresse par cela même qu'il fut contemporain des
Richelieu, des Vouet, des Mansard, des Girardon, dés Corneille, des Condé, de tous les grands
esprits qui ont préparé le grand siècle de Louis XIV. La gouvernante du propriétaire
actuel, cicéroné obligé de ce musée de friperies aristocratiques, vous les expliquera bien
lTIieux que moi, si vous allez à Effiat, car elle est devenue le répertoire vivant des vieilles
traditions du château; mais si vous n'allez pas à Effiat, à
~uoi
vous serviraient de minutieuses
et interminables descri ptions?
Le maréchal d'Effiat, qui avait été gouverneur de l'Auvergne et du ~ourhnais,
grand
maître de l'artillerie, et surintendant des finances, mourut en 1632 ~ avant d'avoir vu
achever l'appareil extérieur de son château; et c'est quelque chose de triste que de vo'i r
une peinture presque effacée, figurer pallvrenlent, sur la façade d'une demeure qui avait
des prétentions à un faste presque royal, les pilastres en pierre de Volvic qui devaient la
décorer. Cette circonstance rappelle naturellement combien fut prompte la déchéance
d'une maison dont le maréchal avait porté si haut la prospérité, beaucoup plus par son
adresse peu scrupuleuse comme financier, que par son mérite réel comme homme d 'état
ou personnage militaire. (( Comme ce marquis, dit Savaron (1 ) , érait selon le cœur du
)) cardinal (Richelieu), il lui fit tomber entre les mains la surintendance (des finances) qu'il
»
exerça avec tant d'adresse, qu'il trouva quantité d'expédiens et de moyens pour recouvrer
)) les deniers qui suffirent à l'entreLenement de plus de cent mille hommes par an, que le
) roi av~it
sur pied .... Cet advisé et véritablement rusé seigneur (2) et surintendant ayant
»
bien su faire soo profit de la vanité des uns, pour]e débit des nOllveau x offices qu'i l
»)
créait, et de la grande cupidité des autres, pour ]es droicts nouveaux qu'il imposait. Auss i
,) ,a,,-oit-il couslu me de cl i re q uï\ trouvcroi l toujours des dupes, et cela s'est reconneu vra y
»
pendant son administration.
»
~ l e d' A u ~e l' ? l e .
'
"
.
( 1) Reche/'ches S il/' !('S o/'igines de, C{ e /'l ~o lt, capit
(2) SOI1 véritahl e nom était AntOin e COlffier-Ruze, marquIs d Effiat. Ce fut lu! qUI fit e rl ~g
"
l' la tel're d'Effia t en marquisat.
�( 72
)
Je crois bien que le Fisc ne profitait pas seul des Lours de passe-passe de cet habile faiseur de dupes, et les magnificences d'Effiat prouvent assez que le surintendant ne s'oubliait
pas dans la répartition des bénéfices qu'il procurait à l'épargne royale. C'était d'ailleurs une
tradition immémoriale de cette haute charge de finance, tradition que n'avaient point interrompue les fréquentes rigueurs de Montfaucon, et que la rude prison des Fouquet n'empêcha pas de se transmettre à ses successeurs. -
Une particularité digne de remarque,
c'est que la terre si considérablement accrue et embellie par le surintendant d'Effiat, fut
acquise dans le XVIIIe siècle, après la mort de son petit-fils, par le fameux financier Law.
dont les créanciers, après sa banqueroute désastreuse, l'ont vendue aux auteurs du possesseur actuel.
Une
honorable pour la ménloire du Dlaréchal d'Effiat, c'est la fondation, dans
cho~e
les dépendances de son châleau, d'une académie et d'un collége, en faveur de douze jeunes
gentilshommes choisis de préférence dans ses terres, et à défaut dans la province. Ce collége où les élèves recevaient gratuitement une éducation libérale, était dirigé par les Ora-·
toriens: il jouit long-temps d'une grande célébrité; converti par le gouvernement en une
êcole militaire. il subsista jusqu'à la révolution de 1789, -
Le maréchal fonda encore un
hôpital, pour servir d'asyle aux pauvres infirmes de ses domaines: cette institution bienfaisante a du moins survécu à nos orages politiques.
IX.
ous pouvez, après avoir visité Effiat, vous rendre immédiatement à Randan,
r-.s:'
~l
par la route très-bien entretenue qui conduit d'Aigueperse à ce château.
, Randan n'est qu'un pauvre village, perdu dans la boue en hiver, et qui
a pourtant certaines prétentions au titre de ville; prétentions qui n'ont
d'autre titre spécieux à faire valoir que l'ancienneté incontestable du lieu.
Il doit son origine à un couvent de l'ordre de saint Benoît, qui paraît s'être
formé du vivant même de ce saint personnage, puisque Grégoire de Tours, qui écrivait
dans le VIC siècle, en parle comme étant déjà célèbre, à cette époque, par la vertu de ses religieux. Plus tard, vers le XIIe siècle, un château féodal s'éleva sur les ruines du couvent:
Chabrol, dans son recueil des coutumes d'Auvergne, nous apprend qu'en
1214,
un Baudoin
était seigneur de Randan. Au XV e siècle, celte seigneurie était passée dans la maison de
Polignac; et, s'il faut en croire certaine chronique, dont je lue garderai bien de garantir
l'authenticité, la belle Anne de Polignac, baronne de Randan, donna dans ce château
qu'elle habitait, plus d'un galant rendez-vous ù l'illustre chevalier Bayard, qui, retenu
par ses beaux yeux, se reposait au manoir de Langlar (1 ) des fatigues de la campagne de
( 1 )
Chàtea u du Bourbollnais près de Ga nn at ) d'oll Mill" de Sévigné a daté plusie urs de s('s lett res.
Marignan.
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�Marignan. De la plate-forme de Langlar, il pouvait apercevoir les signaux qui lui étaient
adressés de la tour occidentale ~e
Randan; et quand la belle châtelaine avait agité à l'une
des fenêtres, à une certaine heure du jour, sa blanche écharpe, le soir, le chevalier toujours sans peur, mais peut-être llloins sans reproche, s'acheminait sans varlet et sans page
vers la tour d'où lui était venu l'amoureux signaL Une poterne, toujours ouverte pour
lui, l'introduisait dans le château. Il y passait une nuit que Bonivet ou Francois,Ier lui auraient en viée ; mais il ne s'y laissait jamais surprendre par le jour, tant il était soigneux
de la réputaLion de sa dame! ce qui n'a pas empêché, comme vous voyez, les bavardages
de la chronique; et moi, qui après plus de trois siècles vous répète ces bavardages! Que
l'ombre du preux chevalier me le pardonne!
Anne de Polignac, veuve du comte de Sancerre, tué à la bataille de Marignan (1515) ,
ayant épousé en 1518, François de La Rochefoucauld, prince de Marillac, la terre de
Randan passa dans cette illustre maison. Catherine de La Rochefoucauld, gouvernaute de
Louis XIV, et première da me d'honneur de la reine Anne d'Autriche, la fit ériger en
duché, en 1661. Depuis, Randan fut successivement transmis par les femmes à des seigûeurs des maisons de Foix, de Beaufremont, de Durfort de Lorge et de ChoiseuL
En
182 l ,
la princesse Adélaïde d'Orléans ~ sœur du roi des Français, acheta cette terre
de M. le comte de Choiseul-Praslin. Elle ra beaucoup étendue depuis par des acquisitions
successives. Les restaurations et embellissements considérables qui y ont été exécutés par
ses ordres en ont fait une résidence vraiment princière. Toutefois, j'ajouterai que, dans
son ensemble et dans ses détails, Randan offre beaucoup plus l'aspect du comfort que de
la magnificence, et qu'il faut y chercher plutôt l'élégance que le faste. Des esprits difficiles, et que je crois peu sincères, en ont fait un objet de critique; moi je n'hésite pas à
y trouver un nlotif d'éloge bien mérité. Il y en a qui croient que la prodigalité en toutes
choses est une vertu de prince; moi je pense qu'il n'y a rien de plus corrupteur que cette
étrange vertu. Les princes, auxquels il est si facile d'être prodigues, rendent un véritable
service à tout ce qui est placé au-dessous d'eux, lorsqti.'ils donnent l'exemple de l'ordre,
de l'économie sans lésinerie, d'un sage ct judicieux emploi de la richesse. De l'argent mal
dépensé ne porte jamais que de mauvais fruits; et si les princes ne doivent pas thésauriser
comnle des bourgeois, du moins doivent-ils s'appliquer à dépenser avec discernement,
avec mesure. L'esprit de dissipation est la folie des parvenus: il ne produit que des résultants choquants et disparates. Je suis blessé du luxe intérieur du château d'Effiat, quand
mes yeux s'arrêtent sur les pilastres en peinture qui le décorent extérieurement; mais
Randan me plaît, dans sa riche simplicité, parce que j'y retrouve partout l'ordre dans le
luxe, la tempérance dans -la grandeur, l'utilité dans l'art, et que tout m'y paraît disposé
avec un goût de prince et une intelligence de propriétaire. Dans l'intention de la princesse
qui a ordonné ces travaux, cette maison des bois est une retraite contre les fatigues de la
représentation royale : f~lait-
donc transporter à Randan le luxe écrasant de Versailles
ou des Tuileries?
Des anciennes constructions du château, constructions qui dataient du règne de François 1er ou de son fils Henri II, il n'a été conservé dans le travail de reslauration et d'achè-
Ig.
�( 74 )
vement, car l'édifice était demeuré inachevé, il n'a été conservé que la grosse tour de l'Ouest.
C'est là qu'ont été disposés d'élégants appartements qui forment le logis du roij mais qui
n'ont pas eu l'honneur de recevoir l'hôte auguste auquel ils sont destinés, depuis la révolution qui l'a fait usufruitier du palais des Tuileries.
J'emprunterai à M. V. Noyer, la description simple et précise qu'il a donnée de Randan,
dans ses lettres sur ,,richy.
cc
La construction est en briques apparentP-s : les ouvertures des croisées, les entable-
ments _et les bandeaux sont en pierre de Chaptuzat, carrière située à troIS grandes lieues de
Randan ( près d'Aigueperse), et dont le produit est un grès calcaire de la meilleure qualité.
On s'est conformé pour les nouvelles constructions au systèlne suivi pour les constructions premières.
)l
La façade d'entrée, dn côté du Nord, présente de chaque côté des pavillons et des
tourelles en briques; le milieu est d'ordonnance dorique, à deux étages; le tout en pierres de la même carrière (Chaptuzat.)
(c
La cour d'honneur est fermée par une grille en fer, disposée semi-circulairement, et
supportée par deux grands piédestaux, surmontés chacun d'un lion combattant un serpent.
Cette cour domine sur des parterres qui t~urne
»
autour des tr?is autres faces du 'c hâteau.
Au Midi, le château a un étage apparent de plus qu'au Nord; il domine des terrasses
en amphithéâtre, qui descendent par talus et gradins vers la partie basse du parc.
J)
A cet aspect, la vùe s'étend sur un horizon immense; à gauche, sur les montagnes du
Fore.z; à droite et plus loin, sur celles de l'Auvergne que dominent le Puy-de-Dôme et
les monts Dore. En face, dans le lointain, on voit, s ur le pic où il était bàti, les ruines du
château de Mauzun, ancienne résidence des évêques de Clermont, et, à quelque distance
seulement, la redoute élevée par les Gascons (17 ascones) pour se défendre contre les Romains, d'où est dérivé le nom de Montgascon que porte cette élévation; et, enfin, une
partie de la belle Limagne.
J)
L'intérieur du château a été entièrement changé lors de sa restauration. Il est remar-
quable par la distribution bien entendue des détails qui rendent l'habitation commode.
La plus grande réserve règne dans l'emploi des décors; dans les appartements, tout est
simple, mais de bOD goût. Les salles à manger seules, plus récemment arrangées que
tout le reste, sont d'une élégance remarquable. Les murs sont recouverts en stuc imitant
les plus beaux lnarbres. Des peintures gracieuses décorent les voûtes; des glaces répètent
à l'infini les lignes de ces belles pi èces , ainsi crue la campagne environnante. Ces salles
sont éclairées par des arcades donnant sortie sur une terrasse ornée d'arbustes et de fleurs.
De cette terrasse on jouit de la plus belle vue possible.
»
Le bâtiment des cuisines, construit en
182
9 ( et dont on ne manque pas de vous faire
remarquer la belJe ordonnance et les ingénieux agencements ); ce bâtiment ne s'élè ve pas
plus que le rez-de-chaussée du c;hâteau ( du côté du Nord ) , t pr'sente sur des
VOLtLeS
de
plain-pied avec les salons, une très-vaste plate-forme, sur laquelle on arrive par des balcons qui pourtournent le château, et au moyen desquels tous les grands
il
ppal'temen ls
ont une communication extérieure. Cette plate-Corme est dé orée de vases et de cai ss es
en foute, chargés de fleurs et J 'al'bust s.
�»
A l'extrémité de la plate-forme opposée au château, est rentrée de la chapelle" petit
édifice dorique, où l'on a" extérieurement, encore conser.vé le mêllle système de construction en briques et en pierres. L'intérieur est décoré de stuc et de peintures en grisailles.
-
Trois croisées éclairent c~t
»
élégant oratoire; les deux latérales offrent deux tablea ux
en verres colorés, sortis de la manufacture de Sèvres: ils représentent la Foi et l'Espérance.
La troisième, placée derrière l'autel, reçoit le jour à travers un store colorié, et projette
sa lumière sur une statue de la Vierge entourée de Chérubins et posée sur un groupe de
nuages.
S'il est une prolllenade délicieuse et qui prête à la douce rêverie, c'est une promenadc
dans le parc de Randan. On est heureux de s'égarer sous ces riantes charmilles; de suivre
au hazard ces allées sablées et toujours si propres, dont les méandres infinis vous conduisent, entre une double haie de lilas, de rosiers, d'acacias et de chèvre-feuilles, par une route
toujours embaumée, toujours fleurie, vers quelque gracieuse fabrique. Vous admirez
combien l'art a su rendre coquette la nature la plus rustique, et quelque frais et odorant
abrit dont les voùtes sont tapissées de guirlandes de clématites, dont le siége est du gazou
le plus doux et le plus soyeux, vous invite à vous reposer, en présence de quelque admirable perspective sur les prairies, sur les étangs, sur les bois et sur les montagnes.
Une chose pourtant manque à Randan" situé sur un plateau élevé; c'est l'eau; l'eau vive
et abondante" comme on 1a trou ve dans la vallée du Sichon, com me il la faudrait pour
donner du mouvement, une voix à ce délicieux paysage. Il a fallu des dépenses inouies et
les plus ingénieuses recherches, pour réunir au luilieu du parc, à l'ombre de quelques
arbres séculaires, l'unique pièce d'eau qui l'anime et y jette de la fraîcheur. Depuis plusieurs
années, la sonde infatigable des ingénieurs pénétrée le sol, dans sa partie la plus élevée, en
face du château, pour demander à ses profondeurs quelque source jaillissante, dont le
bienfait imprimerait bientôt une physionomie toute nouvelle à cet agreste Elysée; mais
jusqu'à présent, la terre aride refuse de répondre à la persévérance qui l'interroge; on
doit désespérer aujourd'hui d'arriver à la nappe d'cau souterraine que l'on cherche depuis
si long-temps.
Depuis
l
~30,
Madame Adélaïde ne visite que bien rarement ce domainc créé par elle avec
une prédilection si marquée; mais les bienfaits qu'elle répand sur le pays ne cessent pas de
témoigner de l'intérêt qu'elle lui porte toujours. L'entretien et l'embellissement ,du châLeau
et de ses vastes dépendances, sont une source inépuisable de travail pour un grand nombre de familles qui, auparavant, étaient condamnées à la misère. La bienfaisance éclairée de
la princesse s'étend à tous les besoins des vieillards ~ ,des infirmes et des enfants. Sous son
patronage et gràce à ses libéralités, ont été ouverts, non-seulement à Randan, mais dans
quelques communes voisines, et sur le territoire desquelles s'étend sa propriété, des écoles
gratuites pour les deux sexes, et d'es ateliers d'apprentissage
pOUl'
la dentelle, eu faveur
des jeunes filles. Assurer aux enfants du pauvre l'instruction et les moyens de travail,
c'est bien seconder d'une manière royale l'œuvre de la providence, et je crois qu'on peut
louer de pareils aetes sans encourir le reproche de courtisanerie. Je craindrai pourtant
de ne pas lrouver gràce
pOUL'
mes éloges auprès du puritanisme du conseil municipal de
�Randan. Croirait-on que ce conseil, composé des plus fortes têtes de l'endroit, ce qui ne
veut pas dire les plus intelligentes, a vertueusement refusé à la princesse la cession d'une
langue de terrain cOlnmunal, contigu au château! Autant ce morceau de terre serait utile
au château, autant il est inutile à la commune; mais le conseil municipal ne v~ut
pas que
la commune s'én désaisisse, sans autre motif que celui de faire acte d'opposition et d'indépendance! Il est probable que la difficulté serait depuis long-temps tranchée,si au lieu d'appartenir à la sœur du roi, le château de Randan avait l'honneur d'être le fief d'un simple
partic~le.
Le meunier Sans Souci, en s'obstinant à ne pas vendre son moulin au grand
Frédéric, pouvait dire:
• Mon vieux père y mourut, mon fils y vient de naître;
« C'est mon Postdam , à moi! •
Mais le conseil municipal de Randan, quel intérêt peut-il attacher à un misérable morceau de terre, où il ne croît pas même d'herbe pour les pourceaux du village, et qu'on lui
offrait de couvrir d'or? Car, non-seulement Madame Adélaïde proposait à la commune une
somme assez ronde; mais elle s'obligeait, en outre, à faire paver à ses frais toutes les rues
de Randan, qui sont de véritables cloaques, et à faire achever, sans qu'il en coùtât un sou
à l'épa'r gne municipale, une belle route qui luettrait Randan en communication directe
avec Clermont. Le conseil a beaucoup mieux aimé que la commune restât dans sa boue et
dans son isolement, que de se rendre coupable d'une complaisance envers la sœur du roi
des Français. Parlez-moi de la dignité de ces sénateurs de village!
x.
n'offre point Chateldon comme un but de promenade au ,buveur de Vichy.
J'avoue que l'intérêt seul de sa santé est le seul motif raisonnable qui puisse
attirer un étranger vers une pauvre petite bourgade cachée dans les dernières ramifications de la chaîne forézienne, sur les confins de l'Auvergne
et du Bourbonnais.
Chateldon, qui appartient aujourd'hui à la circonscri ption du département
du Puy-de-Dôme, et dépend de l'arrondissement de Thiers, était autrefois une ville du
Bourbonnais; tandis que Ris, chef-lieu du canton dou t elle fait partie, et qui se trouve à
une petite denlÏ-lieue en deça, était d'Auvergne. Chateldon, qui palaît avoir été autrefois
plus considérable, et que ses habitants prélendent avoir été la mère de l'industrieuse cité de
Thiers, est agréablement posé au milieu d'une enceinte de coteaux couverts de vjgnes, sur
un joli ruisseau qu'on appelle le J7auziron. Les eaux de ce ruisseau rapide parcourent la
principale
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�( 77 )
principale rue du bourg, et ajoutent beaucoup à son aspect pittoresque. Il y a là
de~
cons-
tructions en bois et en briques, d'une physionomie et d'une couleur moyen-âge, à faire
tomber dans le ravissement un amateur du genre baroque.
L'entrée de Chateldon, en arrivant de Ris, est certainement une bonne fortune pour
un peintre paysagiste. Des saules et des peupliers qui se groupent admirablement, de vieux
pans Je murs déchirés et lézardés, le ruisseau qui se précipite sous un pont pou"r lequel
l'art a fait beaucoup moins de dépense que la nature; un château du Xv e siècle, qui se
dresse encore plein d'orgueil, avec ses flancs tout tapissés de lierre; n'est-ce pas là un tableau aussi piquant qu'original?
Ce vieux château, dont la masse semble peser si lourde sur la colline d'où il a l'air de
menacer encore la ville, ne mérite guère, aujourd'hui, l'épithète de beau que lui donnait
il ya soixante ans, le docteur Desbrest (
1 );
mais de la terrasse qui s'étend à ses pieds, on
jouit d'une belle perspecti ve sur les montagnes de l'Auvergne et du Forez, et l'on promène
a vec délices ses regards sur le fertile bassin où serpentent l'Allier et la Dore; à peu de distance vers l'ouest, on les voit se réunir 7 avant que le premier entre dans les plaines du
département auquel il va donner son nom.
Ce n'est que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, que les eaux de Chateldon comluencèrent à être connues et fréquentées. A cette époque, de grands efforts furent faits
pour leur donner de la réputation. Elles furent signalées comme bien supérieures aux eaux
de Spa, avec lesquelles elles ont nécessairement beaucoup d'analogie, puisqu'eUes contiennent le même gaz et les mêmes principes minéraux; mais combinées, prétendait-on alors,
dans des proportions qui devaient donner à leur action beaucoup plus de puissance et
d'efficacité.
(c
Ces nouvelles eaux ont de si grandes propriétés, disait le médecin chimiste
Haulin, dans les conclusions d'une analyse comparative qu'il avait faite entre les eaux de
Chateldon et celles de Spa, que je ne crains pas de les annoncer comme les premières eaux
mr!dicinales de l'Europe. Ce M. Raulin était inspecteur-général des eaux thermales et minérales de France, en 1776.
Malgré l'autorité d'un tel témoignage, et les miraculeuses guérisons consignées par
le docteur Desbrest dans son Traité des eaux de Chateldon, ces .eaux n'ont pu obtenir la célébrité qui semblerait devoir leur appartenir; loin d 'avoir pu détrôner les eaux de Spa,
leur c1ienteHe est restée à peu près circonscrite dans les départements de l'Allier, du Puyde-Dôme et de la Loire.
L'établissement de Chateldon se compose de deux sources, situées il quelque distance de
la ville: cette distance "n 'a rien de gênant, parce que ces eaux ne s'administrent qu'en
"boissons, et que l'exercice est nécessaire à leur digestion. _ La première source, qui est
la plus rapprochée, jaillit.au bas d'un coteau cou vert de vignes; ce qui lui a fait donner
le nom de Source des Vignes. La seconde , éloiO'née
de celle-ci d 'environ cinq cents pas, et
l:)
beaucoup plus abondante, coule à mi-côte d'une montagne couverte de broussailles: on
rappelle Source de la Montagne.
Ces eaux sont froides: elles sont cOl~
(
1 )
. posée
de bi-carbonate, de soude et de magnésie,
Traité des eaux Je Chateldon, 177 8 .
20.
�ùe gaz acide carbonique, de muriate de soude, et d'une peLite quantité de carbonate de
fer: (
l )
on retrouve les mêmes principes dans l'eau des Célestins à Vichy.
«
Elles ont, dit
Je docteur Desbrest, un goût aigrelet, piquant et ferrugineux. La présence du fer se manifeste plus sensiblement au goût dans l'eau des Vignes que dans celle de la Montagne. Le
fluide élastique ( gaz acide carbonique ), auquel elles doivent leur montant , ~eur
grater (2)
est plus intÏlnement cOlnbiné avec l'eau et le fer dans la source de la Montagne ... Les eaux
de Chateldon ne sont point nauséabondes comme celles de Spa, elles sont, au contraire,
agréabks à boire.
»
Le même doctè ur, qui était intendant de l'établisselnent de Chateldon ( 3 ) , définit ainsi
les propriétés médicales de ces eaux:
«
Elles sont sédatives, calmantes, apéritives, rafraîchissantes, anti-spasmodiques; elles
aiguisent l'appétit, facilitent la digestion, calment les chaleurs d'entrailles, etc.» Les conséquences de ces propriétés générales s'étendent à l'infini; mais on comprendra la raison
qui m'interdit d'entrer dans de plus longs détails. Que les dames me perm.euent cependant
de leur apprendre, que le docteur Desbrest affirme de ces eaux, qu'elles sont un spécifique
éprouvé contre la stérilité.
«(
Cette vertu, dit-il, qu'elles possèdent à un degré éminent,
ne peut plus être révoquée en doute» Il y en a peut-être qui seront tentées de faire l'expérience ; je désire bien sincèrement qu'elle leur réussisse.
Les eaux de Chateldon ont le grand avantage de ne point faire de mal quand elles ne
soulagent pas; et je crois que si elles avaient de zélés prôneurs parmi les doctes membres
de ]a faculté de Paris, beaucoup de ces natures blâsées, débilitées, énervées par les abus
de la vie parisienne, qu'on envoie se retremper à l'action tonique des sources minérales,
aimeraient autant venir respirer l'air des frais et doux paysages dont s'enveloppe notre gothique Chateldon, que celui de la contrée sombre et aride où se pavane la brillante ville de
Spa. Mais il paraît qu'il en est des eaux minérales COlnme des hommes et des livres; elles
ont leur bonne et leur mauvaise étoile ... habent suafata l ...
On comprend que les moyens de distraction, dans l'état actuel des choses, ne sont pas
très-multipliés à Chateldon; les personnes que le soin de leur santé forcera d'y séjourner
pendant une saison, y jouiront d'un paysage agréable, quoique moins accidenté que dans
les environs de Vichy. Elles auront pour buts de promenade la paisible et fraîche vallée
du Vauziron, la petite ville de Ris, à laquelle conduit un chemiu très-pittoresque, au milieu des vignes qui cou vrent les coteaux, et r ancienne é:lQbaye de Mont Pérollx sur la route
de Thiers. Elles pourront pousser une excursion jusque dan s celte vill e industrieuse , qui
n'est qu'à trois lieues de là, et dont le site singulièrement pittoresque mérite bien un pareil déplacement; Ulle l'ouLe royale y conduit. Le château de Randan n'est pas plus éloicrné de Chateldon que de Vichy: on traverse la rivière sur le bac placé en face. du bourg
h
de Ris, et on a bientôt gagné une des routes que la princesse Adélaïde faÎ,t; si soigneusement entretenir, pour faciliter les abords de sa belle propriété.
Patissi ' 1" , Traité des crau; minérales . .- lsid. Dourdon, Gilide ClUX entl.l; mit/ùales.
C'est-il -dir ,ce qui les r end agI' 'ables au gOÎlt , cc (fui fait leur saveur piquallte.
( 3 ) C'est en ol'e un M. Dcsurest , petit-fil s de J'auteur du Trait(: C[ui llI'a fourni tant de l'ense ignements util es , qui es t aujourd' hui médecin-inspecteur des eau x de Chateldon, dont il est en même temps le propl·iétaire.
( 1 )
( 2 )
�''1
"
'
J
o,:'1
�( 79 )
RIS, qui tire son nom des ruisseaux (à ri'Vis) , qui coulent au milieu deses rues escarpées
et que la seule nature a pris soin de paver, doit son origine à un ancien prieuré de l'ordre de Cluny, que l'on croit avoir été fondé dans le XIe siècle, par saint Odile, cinquième
abbé de Cluny. Il avait succédé à saint Mayeul, et mourut, comme lui, au célèbre prieuré
de Souvigny en Bourbonnais, où leurs reliques furent, pendant plusieurs siècles, l'objet
d'une grande véùération (1).
C'est une petite ville d'un aspect bien gothique et bien triste, encaissée au fond d'un
entonnoir que forment les collines environnantes; la portion non cultivée de ces collines
n'est couverte que de genêts et de hautes fougères, où vont paître de nombreux troupeaux de chèvres. La ville a conservé une partie de son enceinte féodale. Autrefois, sa population pauvre et souffreteuse vivait des lib<!>ralités du couvent, qui était son seigneur et
haut justicier; aujourd'hui, plus active et plus industrieuse, elle tire une certaine aisance du
produit deses vignobles, que des spéculateurs auvergnats embarquent sur l'Allier pour la ,capitale. Ris a des foires considérables qui contribuent à sa prospérité modeste, et qui rapportaientautrefois de bons revenus au prieuré.
MONT PÉROUX était une abbaye de l'ordre de Cîteaux, fondée dans le XIIe siècle, du vivant de saint Bernard; elle relevait immédiatement de Cîteaux même, et jouissait du patronage des rois de France, en vertu de lettres-patentes de Philippe-le-Hardi et de Philippe-le-Bel. Le site de ce monastère avait été admirablement choisi: « Il semble, écrivait un
auteur du siècle dernier, que la nature et l'art se soient réunis pour en faire la plus belle
solitude du monde.
»
La nature est toujours là ce qu'elle était il y a un siècle; mais depuis long-temps déjà,
l'œuvre de l'art a disparu, sous la main de l'âge et des révolutions! Et les bons religieux
qui, selon le témoignage du docteur .Desbrest, accueillaient si honnêtement les étrangers
que la curiosité conduisait à leur maison, que sont-ils devenus? ...
Ah ! la n:.ture est immortelle,
Toujours brillante, toujours belle!
Mais l'homme, poussé par le sort)
Ne fait que passer sur la terre,
Ainsi que la feuille éphémère
Qu'emporte le souffle du Nord!
( 1)
Voyez l'A l'lerEN
130UHllONNAlS:
T.
1, pag.
J
85
et slliv. i eL
'1'.
2 , 2 e partie,
pag. 155.
�. .
.
,
@ OUVRAGES ÉDITÉS ET IMPRDlÉS PAR P.-A. DESRO,SIERS, AMOULINS,CALLIER.) .. .
. ...
.. ,
.
flIourboultnis _
2
vo1. in-folio de
1,4·00
pages et un atlas de
14.0
planches.--
Prix:
215
francs, relié.
LBS BOnZB BAIBS DB B HTUHlanB,
JUanllS(rit htt I5 e siéde he la 1llihliotl)fquc lttoyale,
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ET ROMANO-BYZA.NTINES
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lO
francs, .relié en maroquin avec étui.
L'ART EN PROVINCE,
I re , 2
me
,
3 me et
4m e année. -
Prix:
50
fran cs.
tl JOtIE FIttE DE t1 G1RDE,
Ballade Bourbonnaise, mise en image par Achille Allier, gravée par CéJestin Nanteuil ,
in-fa colombier, prix: 6 [r.
����
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Le Thermalisme
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<p>La médiathèque Valery Larbaud de Vichy conserve plusieurs centaines d'ouvrages consacrés au thermalisme.<br />En partenariat avec l'Université Clermont Auvergne, est ici mise en ligne une sélection...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/lethermalisme">En savoir plus sur le Thermalisme</a></p>
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Vichy et ses environs
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Michel, Adolphe (1799-1875)
Lehnert, Pierre-Frédéric (1811-18..)
Contributor
An entity responsible for making contributions to the resource
Subject
The topic of the resource
Vichy (Allier) – Dans l'art
Vichy (Allier) – Ouvrages illustrés – 19e siècle
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Impr. P. A. Desrosiers
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1839
Type
The nature or genre of the resource
text
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
80 p.
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Source
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Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Médiathèque Valery Larbaud (Vichy) R V 10 944.5 MIC
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fre
Coverage
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Vichy
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