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COLLECTION
FAN1A
Bibliotllèque de la " Mode Nationale ..
L. DEMUYLDER, Directeur, 94, rue r!'Aléaill , PA/US
�LA
COLLECTION FAMA
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COLLECTION FAMA
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Renée, p a r ALICE PUJO.
lUyrtho, par MARlO DONAL.
Jeunesso proposo, pllr M. DE GRAND' MAI SO .
Rulnéo, p a r PAUL Jlg CAHHOS.
La (·'éo du Vioux-Logi .. , p a r ANDIUi l'; VEllnoL.
Un Cœur qui s .. igllo, par J. 011 I< EH I.ECQ .
Lo COI,tègo do lu Vlo, par VICTOII OHAP I'I ER.
L'ÉIU'OUVO, par MAlllfl TIIIEHV,
L'Évoil d'Ull Cœur, pur M ~nJo
DONA l ..
•John 10 C,,,ulu,,rant, par EllOUAHO UOUHGINE.
Lo l\lysti'lro d'Arlllc'I, par MAnlll TllIERY .
."ar h, Voio dOIl Air .. , pur FLAG .
Los .""lnIRriou, par MAnIE TIIIEHY.
Cmur Vaillant, pa r .hl AN DE IlAUVOIfl..
.··I .. nç"lIlos do Frlntem('II, par PAUL DA Il CV.
LI' Ch.lflSOD du UIl" par AOlUIlNN ll CAMB IlY.
Cendr.., par la Comtesse XAv llm D'ABZAC.
l\Jurg.. rot, par II. 13EZANÇON.
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Le l\IBrlngo cio C"lrlco, par O 'N EVES.
Lell Amis d'UDO Vouve, par RH onA 1l1l0 UGIITON.
Le lIonbeur d'Arletto, par ANDnÙJ.: yE I\TJ O L,
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L'Ahsence, p a r Il. MAHTIAL.
Lo l\11.rlllge de Lucello, par EUCÎJNJo: DI\EVI';'I'ON.
Lo Loui' dnu", ln UOI"(;orlo , pllr ALEXI S NOËL.
Qui pel"cI g .. gno, par IIAl\IPOL,
Lo Cœur "nchllin", par J. DI1 IUmL ECQ.
L'Or;;uell do Nom, pnr G. TOUD UZE.
nls'Iuo-tout, par Il . JlOLEY.
L'I!:Cl"llS0.11011t, pur h. l'O LEY.
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�L'ABSENCE
1
�HÉLÈNE MARTIAL
FEMMES
DE
MARINS
L'ABSENCE
,
ËDITIONS DE LA .. MODE NATIONAL E "
L. DEMUYLDER, Directeur
94, Rue d'Alésia, 94 -
PARIS (XIV'')
�L'ABSENCE
--..,.......----- - - f
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Les chevaux, d'un dernier coup de reins, atteignirent le sommet da la rude montée, laissant derrière eux le village accroché
à la colline, tout au long de la l'otite, sa principale et presque
son unique rue. Par delà les champs d'herbe drue et rase
qu'on eût dite ùe velours moiré, la mer calme s'effrangeait sur
le sable en écume légère. L'église, qu'on voyait depuis la sortie
des faubourgs, se dressait au sommet de la côte. La tour carrée
de son clocher, surmonté d'un cône blanc, crépi, bétonné,
lissé à la façon d'une motte de beurre, se détachait sur le fond
sombre d'une épaisse futaie. Tout auprès, un peu plus bas, et
placée sous la protection de l'église, se voyait une petite chapelle, bien plus ancienne et qu'on faisai\ remonter aux premiers âges de la foi normande, chapelle curieuse avec ses
pierres grises, jaunies par les lichens, disposées en arêtes de
poisson, selon l'expression du pays.
La route filàit cntre les haies de ronces, piquées d'étoiles
roses. De petites villas gaies, habillées de clématites, de vignes vierges et de rosiers commençaient à se grouper en clair
villllge.
C'était le IJlein été, la saison joyeuse. Dans les champs
qui bordaient la grève, les troncs d'arbre convulsés, rejetés
vers la terre, inclinés vers le sol par le souffle puissant des
6quinoxes, l'appelaient seuls les tempêtes et leurs souffles furieux.
La route se rapprochait de plus en plus de la mer. A un
dcrnier tournant, l'auberge apparut.
Dès que la voiture fut arrêtée, Pierre Sirièze sputa li terre et
tendit la, main à sa femme.
- Je vais commander notre dîner, dit-il, nous pourrons
cnsuite nous promener tranquillement. Vous pouvez dételer»,
ajouta-t-il Cil se tournant vers le cocher de la victoria de
lounge, équi page moùesle qui les avait amenés de Cherbourg.
MaI'Ïe, debout devant la porte, regardait les falaises. Elles
s'étendaient tres loin, jusqu'aux omhres bleuütres ùe l'horiZ01l el le voisinage de la mer les faisait parailre plus 'grandes.
Plusieurs carrioles passerent, pleines. de paysans, les vieux,
en blouses bou/fantes, les vieilles en jupes épaisses, soulevées
)Jar un bourrelet circulaire, telles qu'on les porte encore parfois, au fin fond de la Hague, les jeunes, en vestes ùe drap noir
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L'ABSENCE
écourtées sur les reins, et, pour les filles, en costumes mal taillés, par des couturières de campagne, sur des Il modèles de
Paris », qui les engonçaient plus que ne l'eussent fait les
lourds cotillons et les casaques droites de leurs mères. Une
automobile longue et basse fila dans un poudroiement doré,
si vite que Marie eut à peine le temps d'entrevoir trois
silhouettes féminines, ennuagées de voiles blancs ou gris. La
voiture avait déjà contourné le vallon frais, gravi la côte prochaine; l'aigre cri du clakson s'éloignait ... Marie soupira. Elle
aurait aimé, elle aussi, avoir son auto, pal'tir pour de longues
et rapides randonnées ...
Des cyclistes, des piétons défilaient sur la route. Une bande
de lycéens, vestes déboutonnées, souliers gris qu'ils époussetaient de leurs mouchoirs, pieds énormes, membres dégingandés, gentils tout de même de jeunesse, entra à l'auberge
pour se rafraîchir. En passant, tous jetèrent sur Made un regard naïvement admirateur qui l'intimida ct la rendit joyeuse.
Pierre revenait.
- Sauvons-nous vitel Il y a trop de gens par ici. Nous serons mieux là-bas. Nous prenons le chemin des douaniers?
Bien sûr!
Une trace étroite, praticable à pied seulement, suivait l'extrême bord de la falaise. Tant!)t à mi.-hautl'ur, talltôt sur la
crête, elle épousait les contours tourmentés de la côte, dominait les rochers sombres, creusés, fouillés par le choc incessanl des vagues dansantes. Le jeune couple marchait d'un pas
élastique, ralenti lorsqu'ils eurent dépassé trois villas dont un
mauvais goüt prétentieux avait élevé la silhouette lourde au
tournant de la route montante. Ils demeuraient silencieux,
oppressés par la solitude. Personne sur les croupes arides, personne dans les récifs déchiquetés, pas une voile SUl' la mer.
- Te l'appelles-tu, murmura Pierre en glissant son bras
autour des épaules un peu minces encore de sa femme, que
noUS avons fait ici notre première promenade, le surlendemain
de notre mariage'? Tu t'en souviens, chérie?
(}n regard câlin lui répondit. Il reprit :
Oui, j:aimc cc coin isolé ct j'ai voulu y rcvenir une lois
de plus ...
Il se tut brusquement, une ombre de tristesse passait sur son
front.
Qu'as-tu, demanda-t-elll', tu sembles soucieux'?
Oh 1 rien ... rien ...
Elle n'entendit pas
rÔpollsc. Les mains cn abaL-jour, elle
l'l'gardait au loin, tOUl'nél' vers Omonville, dont on distinguait
ù peine le port et les maisons basses. Les rayons du soleil pail-
sa
�L'ADSENCE
l
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letaient la mer plate d'étincelles et il fallait cligner les paupi ères pour en soutenir l'éclat. Les herbes sèches craquaient
sous les pas, une torpeur envahissait tout l'être. Pierre et Marie marchaient, comme engourdis et déjà possédés par le rêve.
Une masure, basse, à peine plus grande qu'une niche de chien
de garde, qui servait d'abri aux douaniers durant leurs longues nuits de veille. mettait un peu d'ombre sur le chemin
roussi. La tentation leur vint de s'étendre là, la tête protégée
par la cabane et presque aussitôt ils s'endormirent, b~rcés
par
le rythme des vagues. Quand ils s'éveillèrent, le soleil était
moins hau~,
la chaleur tombait. La mer, plus transparente,
n'avait plus ses reflets de miroir eclatant et les courants la
veinaient de rubans sombres, qui tranchaient sur les étendues
bleues. On oommençait à voir, à l'horizon, les voiles ocrées
des barqlles rentrant avant la nuit. Une brise légère faisait
frissonner les bruyères et répandait le parfum de miel des
o~'ehis
sauvages. Pierre se peneha vers sa femme et lui ehatouilla l'oreille d'un long brin d'herbe folle. Elle tressaillit
et ouvrit les yeux.
- Que c'est drôle d'avoir ainsi dormi en plein airl Il me
semblait être un peu morte. Quelle heure est-il'?
- Six heures ct demie.
- Oh 1 mais alors, il est temps de revenir à l'auberge.
Déjà debout, elle tapotait sa jupe pour la déchiffonner et
faire tomber les brindilles accrochées à.l'étofl'e bOUiTue. Pierre
sc souleva, lui prit doucement la main ct l'attira à lui:
- Non, restons encore, si ln veux bien, j'ai quelque chose
à te dire.
Effrayée par la tristesse de sa voix, elle se laissa retomber
ù genoux.
- Qu'y a-t-il?
- Voilà ... j'avais d'abord décidé de me taÎl·e ... et puis ... tu
l'aurais su pal' d'autres ... enfin 1 Je ne puis te cacher le moindre
de mes soucis, tu le sais bien 1
Mais quoi donc, quoi donc'l cria-t-eHe avec angoisse. '
Il ne l'aut pas te tourmenter, c'est seulement une lettre
de Pcrceval... tu sais, Perceval, mon ancien seconù, quand
j'étais embarqllé sur le Rochamb eau'?
- Oui, oui, je sais, mais dis vite, je suis si tourmentée 1
- Alors ... il croit qu'on va lui donner un commandement>. ..
un joli commandement. D:1I1s Ir temps je m'étnis engagé av'ec
lui, il devait me prendre, ail choix, à la première occasion ...
1110i, je pensais qu'il Ille considérait comme délié par notre
mariage. Je me trompais ... Il compte SUl' moi. .. il a même l'air
d'y compter ferme ... alors ... je suis bien ennuyé 1
1
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L'ABSENCE
-"-------Elle le regardait, surprise, sans ' comprendre.
- Eh bien 1 il n'y a pas de quoi te tourmenter. Tu vas tout
simplement écrire à M. de Perceval que tù es marié depuis un
an à peine, que tu es encore en pleine lune de mi"l et que tu
accepteras son offre aimable quand tu en auras assez de ta
fum~
.
Pierre hocha la tête et répondit, avec 'tille nuance d'agacement dans la voix :
_ Il s'agit d'une question grave, chérie ... Veux-tu que nous
parlions sérieusement?
-
Mais, je suis aussi sérieuse que possiblo. Il n'y a pas
:lutre chos e à répondre ... Seulement, il faut bien pescr les
termes de ta lettre pour- ne pas froisser quelqu'un qui se
monlre bienveillant pour toi.
_ Oh! les termes, lcs termes ! ... mais je ne peux pas décliner son offre, puisqu'il compte SUl' moi. Il ne me pardonnerait pas nn refus.
.
_ Eh bien! voilà tout! Il me semhle qu'entre son mécontentement et le chagrin de ta femme, tu n'as pas à hésiterl
Pierre eut un geste nerveux, il al'1'acha fébrilement quelques
chaumes de la cahute.
_ Tu ne veux pas comprendre ...
_ Si, si, je... je ... comprends que tu ne m'aimes ... m'aimes
pIns ... que ... que ...
La fin se perdit dans un sanglot. Désarmé, COlllme il l'était
toujours par les larmes de la jeune femme, Pierre la prit entre
ses bras, la herça, la consola, d'abord avec de pelites phrases
puériles ct niaises, puis il la rassura, lui jura qu'il s'était mal
expliqué, que M. de Per,ceval n'av~lÎt
pas encore le commandCln enl espéré, que son bateau n'était pas encore designé ...
_ Ce seru peut-êlre un contre-torpilleur d'escadre ... ou encore la TOllrm ellte qui va entrer en essais à Chet'bourg même,
ou q\.lclC(Lle chose dans la Méditerran6é ... Qui sait? Pourquoi
pas le stationnaire de Constantinople? Tu viendrais avec moi,
ee serait délicieux. Perceval est bien Cil cour, ~m sœttr a épousé
]e fils de l'amiral IIades, le grand n1anitou ùe la l'ne Hoyalc,
on ne va sClrement pas l'expédiet· d:\lls les AllIériques, comme
dit la honne. Il ne f~ut
pas se désoler d'avance. Tout s'un·ung<!ra. Dalls tous les cas, je te jure de faire l'impossible pour
ne pas te quitter! Tu suis bien <Tue je serais très malheureux
loin de loi. Allons 1 sèche tes yeux, que noh'c promenade ne
s'achève pas tristement O~I
je me repentirai de t'avoir traitée
('11 femme rulsollnable, d'avoir cu conOance en ta sagesse.
C'esl fini, ce chagrin? Fuites risette!
�i•
t'ABSENClt
Elle sc mlt à rire, et, rassurée, elle reprit gaiement sa route,
l'appétit ouvert par le grand air, oubliant son inquiétude.
Ils revinrent à l'auberge en suivant le pied des falaises, dont
la marée commençait à se retirer, glissant sur les goémons
glauques, trébuchant contre les roches vêtues "d'algues blanches
et roug~s,
de r:i\isins de mer aux grappes brunes.
- En passant par le bas, dit Pierre, nous évitons ces affreuses bâtisses d~nt
des sauvages, pour mieux jouir de la vue
de la mer, ont déshonoré le paysage.
Ils franchirent, en sautant de pierre Cil pierre, le petit ruisselet répandu sur le sable, et remontèrent à travers un jardinet rustique, clos par une haie de tamaris aux thyrses roses.
Chaque plate-bande avait une bordure d'œillets blancs. Et
tout cela sentait le réséda, la sauge et la layande, avec ,ce léger
parfum, la fois sauvage ct pénétrant, qu'ont les simples fleurs
de montagne ct les fleurs de falaise.
En haut, dans trois tonnelles enfouies sous les clématites on
commençait à dîner.
Pierre et Marie s'installèrent dans une petite pièce aux murs
blanchis à la chaux. ornés de pochades pointes par des artistes
à l'inspiration variée et au talent inégal. Au dehors, c'était
Ull enchanlement. Sous lés [enêtres s'étendait, immense, la
mer assombrie pur les approches du soh·. Les dGtnicrs rayons
du solcil y traçaient des zébmres de pourpre, saignantes
comme dcs blessures. A l'cst, la vaste nuppe d'eau se confondait avec le ciel, en teintes uniformémcnt grises. La bril>e
fraîche était saturée <.l'odeurs salines.
Vers la Hu du diner, la tristesse ressaisit Marie; la crainte
d'unc séparation possible rcnaissait en son cœur, l'inquiétude
la possédait à 1l01lVeaU, et les larmes revcnues à ses yeux, seIllblaient toutes prêtes à jaillir. Une fois encore, son mari la
consola, l'apaisa, et le rire reparut sur les lèvres de sa femme.
Lorsqu'ils partirent, la nuit était tombée, une nuit claire,
bleue, un peu froide. Dans le fond des vallées s'élevait un
brouillard blanc, mi-opaque, mi-déchiré en formes fantastiques. Sur la mer, l'atmosphère était pure, la côte Se des~nait
très nelte, une lune ronde, comique, montait au zenith. Il faisait frais et Marie sc serrait contre son mari. Il l'enveloppa
,tendremenl d'un manteau chaud, que son bras tenait bien fermé autour d'eUe.
- Plus triste? demanda-toi!.
- Non, puisquc tu m'as affirmé qll'll Ile fallait pas 111e
tourmenter. Tu ne me LrollHlérais pas, dis'l
Tl répondit en la serr:lllt plus fort sur son cœur ct rassurée,
remise de ses fray/'urs, elle s'assoupit au bercement de la voi-
a
�10
L'ABSENCE
ture. Il se tenait immûbile pûur ne pas l'éveiller, et il sûngeait
avec un tendre .orgueil qu'un seul mût de sa bûuche suffisait
jûie à l'extrême peine. Et ceà la faire passer de l'extn~m
pendant un peu d'inquiétude se mêlait à sa fierté ... 11 n'avait
pas .oublié à quel pûint la jeune femme était influençable,
cûmme il était aisé de mûdifier ses ûpiniûns, sa façûn de penser et d'agir.
Tandis que les chevaux trûttaient à travers les villages endûrmis, Pierre, les yeux clûs, revivait les années qui avaient
précédé sûn mariage avec Marie Le Han. Elle avait dix-huit
ans lûrsque la carrière du jeune marin l'avait fûrcé à quittm'
la France pûur quelques mûis. Ils n'étaient pas tûut à fait
fiancés; prûmis seulement, selûn la charmante et vieillûtte
expression que n.os~ampge
.ont c.onservée.
Pendant l'absence, elle avait failli succûmber aux' manœuvres d'une tante qui la c.onvûitait p.our bru. Il était si facile
de capter la c.onfiance de cette enfant naïve qui n'avait plus
p.ollr la défendre la tendresse èlairvûyante de sa mère, mûrte
depuis dc lûngues années!
Prévenu par un vicil ami, Pierre Sirièze avait pu .o~tenir
s.on rappel. Il était arrivé à temps. Sa présence, sûn énergie
avaient d.onné à Marie la fûrce de se reprcndre, le cûUl'age
d'av.ouer qu'elle n'avait jamais cessé de l'aimer, tandis qu'clIc
éprüuvllit une s.orte d'antipathic p.our s.on c.ousin .
_ Et p.omtant, v.ous cûnsenliez à l'épûuser!
_ Je n'ai pas su dire n.on à ma tante, mais lcs ch.oses se
scraicnt arrangées au dernier m.oment. .
Pierrc la regardait avec stupeur. Etait-il p.ossible qu'un être
intclligent eflt si peu de bûn sens? Il était trûp épris pûur lui
cn vüulûir lûngtemps, mais il avait épl'ûuvé une grande peine.
Le rcpentir sincère de sa fiancée lui appûrtll un certain réc.on fort. Il reprit cûnfiance en l'avenir - ct en Marie.
l( Elle est si jeune, pensait-il. S.on caractère n'est pas enC.ore
formé. Elle n'a pas su lire ncttement dans sûn cœur, Je lui
ferai la vie si douce qu'elle me dûnnera t.oute sn tendresse et
(IU'clle I1C subira plus d'aulre influence que la mienne ... .Te
tâcherai d'être un hûn guide. » PiclTe tümbait dans une erreur
trop fréquente. On attribuc uu seul amour le pouv.oir de transformer l'être mûral, ct cela C.oml11e par miracle. On ne veut
pas cûnvenir qu'lIne telle transfûrm::lliûn est lente il réaliser,
qu'il faut agi .. non seulement sur le cœur', mais SUI' la c.onscience et la raison de celui, de celle qll'ûll voudrait voi r purfHit. 11 Ile surfil pas, hélas! d'ailJler ct d'être ailllé pûur qU(>
tüules les Iluunces disparaissent, pÛUl' que tüus les défauts se
corrigent. Crûire cela, c'est s'auandûnncr ù un espûir bicv
�L'ABSENCE
11
vaniteux ... Pierre avait la fatuité de s'imaginer que l'amour
de Marie suffirait à la rendre forte - par cela seul qu'il l'au-·
rait souhaité.
Du reste il était trop séduit, grisé par son charme, trop
amusé par ses enfantillagfs - du jour où son bonheur n'était.
plus en jeu - pour beaucoup s'inquiéter de ses qualités profondes. Il la savait bonne et douce, il aimait son esprit et sa
franchise. Pour le moment, cela lui suffisait. On verrait plus
tard. Il n'avait pas envie tIe jouer, si vite, un rôle de Mentor
dont il s'exagcrait l'austérité, pour s'éviter la peine de former,
avec adresse et tact, le caractère de sa femme. Il ne se disait
pas que c'est un grand malheur d'avoir une femme-enfant un grand malheur pour soi et pour elle-même - surtout lorsqu'on est, de par sa carrière, exposé à la laisser seule, souvent ... II espérait, d'ailleurs, que les années donneraient à
pour
Marie la fermeté qui lui manquait et dont il atri~u
une grosse part l'absence aux exemples donnés par M. Le lIaa,
plus versatile encore que sa lille. Les faits avaient semblé
d'abord lui donner raison . Marie était parfaitement heureuse,
et le sentiment un peu indécis et floUant que Pierre lui avait
inspiré s'était transformé en une très grande et pure tendresse
dès les premiers temps de son mariage.
Par exemple, l'oflicier avait eu du mal à pardonner à son
beau-père. Une mobilité d'esprit, excusable chez ~ne
jeune
HIle de 1dix-huit
ans,
était
intolérable
chez
un
homme
de
cin•
quante-trols.
- Cela frise la mauvaise foi, pensait Pierre quand M. Le
Han expliquait son inconcevable faiblesse par cette défaite:
Vous n'étiez pas positivement fiancé à Marie.
- Pas ofIlciellement, l'eclifiait Pierre. Mais vous m'avÎl'Z
engagé votre parole. J'aurais dû me douter que vous n'y .seriez pas Hdèle, lorsque vous m'avez prié de ne pas correspondre directement avec volre fille.
- Vous vous trompez! Je la trouvais seulement trop jeune
pour qu'on parlût de son mariage, el on en aurait parlé si elle
cftt reçu vos lettres, si elle vous eût l\Crit. Mais je tlésirais.
heaucoup vous avoir pOlir gcndre.
- n y a paru! s'écria Pierre malgré lui.
-. Excusez-moi, mon cher enfanL! Les apparences mc donnent tort, et pourtant je ,vous ai toujours beaucoup aimé. Mais,
si VOllS saviez combien j'ai été tourmenté par ma sœur! Personne n'aurait 1)11 lui résiste)'! Et toul aurait bien fini par
s'arranger.
Même réponse que Mn1'Ïe, même monilité d'esprit et même
�12
--------------- faculté prodigi euse d'illusi on. Pour M. Le Han et sa fille, tout
devait s'avran ger heureu sement et de soi-même.
Imposs ible d'en vouloir longtem ps à cet inconsc ient, mais
il y avait là, vraime nt, sujet d'inqui étude et, bien que Pierre
eût pardon né à son beau-p ère, sincère ment contrit ct repentant, il évitait autant que possibl e les occasio ns de le rencontrer .
- Je crains la contagi on, dit-il un jour en riant à Marie,
qui se plaigna it de ~le
pas assez woir les siens. Quand ton
père est là, vous rivalise z d'indéc ision et d'incon stance.
Pierre rempli ssait assez la vie de sa femme pour qu'elle se
passât aiséme nt de toule affectio n autre que la sienne. Par
bonheu r, les fonctio ns de M. Le Han - il était conseil ler à la
cour des Compte s - le retenai ent à Paris où le marin, faut~
de
permis sions fréquen tes, ne pouvai t condui re souven t sa femme,
Marie se trouvai t donc soustra ite à l'influe nce paterne lle, sans
rupture , sans discuss ions pénible s. Seule Juliette Le Han souffrait d'être séparée de la sœur qu'elle chériss ait, bien qu'elle
fflt plus jeune qu'elle, d'une affectio n toute matern elle et protectrice .
If
Pierre, lorsqu' il rentra du service , trouva sa femme très
sombrc ct la min e boudeu se. Tout de suite, il s'inqui éta:
_ Es-tu SouO'l'unte, chérie?
_ Je vais très bien, répond it-elle d'une voix dolente .
_ - Si tu n'es pas malade , tu as été contrar iée ... qu'y a-t-il,
ma p etite Mar~e
'1 ,
.
"
,
_ Puisqu e Je te dIS que 'Je n'aI J'lenl s'écnat-elle, énervée .
Pierre se tut. Ils sc mirent silenci euseme nt à tahle ct Marie
n'ouvri t la bouche que pour gronde r la, domest ique .. , le dé,
jeuner était trop cuit, le couver t mal mis. Son mari la regardait avec inquiét ude. Que pouvait -elle avoir? Son caractè re
était doux et égal; il l'avait rnrCIl1ClIt vue en colère,
- Je jurerai s qu'il y a encore de mOll beau-p ere lit-dossous 1
Pierre' était toujour s prN il voir la main de M. Le Han dans
les ennuis qui pouvai ent assnilli r son ménage,
Quand le café fut servi, Marie sc décida ù prendr e la pal'ole:
J 'ai reçu, r c JIlntin, une lettre ue papa.
VI':lÎment'l
.
1
�L'ABSENCE
13
A la joie d'avoir deviné juste se mêlait une certaine irritation intérieure. Elle reprit:
- Une bonne, longue lettre. Il me donne des nouvelles de
tout le lUonde, de mes amies ... Yvonne Carducel se marie.
Marie mettait un temps entre chaque phrase et, visiblement, tout cela n'était qu'accessojre. Elle avait quelque chose
de plus important à dire, et elle jouait l'indifférence.
- Notre cousine de Nocher vient d'avoir un petit garçon.
- Ahl
« Où veut-elle en venir?:b se demandait Pierre.
Nouveau silence. Puis tout à coup :
- Le mari de Louise Liartige quitte le service.
Pierre réprima un sour~e
: « Enfin, nous y voilà. » Mais il
garda sa réflexion pour hU.
- Quelle chance elle a, cette Louise, reprit Marie. Il a
suffi qu'elle demande à son mari de donner sa démission ... il
l'a envoyée aussitôt.
- Oui, quelqu'un m'a dit cela ... je ne sais plus qui.
Devant le calme de Pierre, elle s'anima, le sang lui monta
aux joues et ses oreilles s'empourprèrent.
- Il Y a ges femmes qui sont aimées. Elles ont de la chance,
ce n'est pas à moi que ...
Pierre ne la laissa pas achever. Il quitta sa place, s'approcha
d'elle et lui prit les mains d'un geste tendre. Elle s'arrêta net
et leva vers lui , ses beaux yeux iléjà repentants. Il s'assit près
d'elle et se mit à lui parler doucement, tout en passant ses
doigts dans les mèches folles qui bpuclaient sur son front.
- Allons, chérie, ne te fais pas de peine ... Causons franchement, tranquillement, dis-moi ~e
qui te tourmente... tu
verras, quand je t'aurai répondu, qu'il n'y a pas au monde de
femme plus adorée que toi.
Marie hocha la têtc.
- Tu m'en veux de ne pas imiter Liartige, de ne pas quitter
la marine? Rappelle-toi: nous avons plusieurs fois agité cette
grave question et je t'ai dit que, malgré mon goût pour ma
carrière, je serais, pour l'amour de toi, tout prêt à la sacrifier,
si cela était possible.
'
- Pourquoi n'est-cc pas possible?
- Est-cc ma' sage petile femme qui parle aussi déraisonnablement?
Marie baissa la tête avec une moue enfantine.
- Liartige donne sa démission pour plusieurs causes. D'abord, c'est un mauvais manœuvrier et il n'a aucun avenir, il
a été médiocrement noté sur tous les bateaux où' il a passé, et
je crois que son dernier commandant lui a conseil1é de s'en
�14
1
L'ABSENCE
aller. Sa santé peut lui servir d'excuse. Il se ressent toujours
de la fièvre typhoïde et il est incapable d'un effort prolongé.
Voilà déjà deux bonnes raisons à sa détermination. De plus,
- et ce de plus n'est pas négligeable, - Liartige possède ùne
très jolie fortune, sa femme est fort riche, il a donc le moyen
ode vivre dans l'inaction absolue. Puis-je en dire autant, ma
chérie?
- Qui te parle de rester inactif? Il y a d'autres métiers que
celui de marinl
- Je parie que c'est ton père qui t'a écrit çal
Pierre regretta sa phrase aussitôt qu'il l'eut lancée, car la
physionomie mobile de sa femme s'altéra de nouveau.
- Pauvre papa 1 que tu es sévère et injuste pour lui ( Du
reste, cette idée-là n'est pas mauvaise et quand 1il en serait
l'auteur ...
- Parlons sérieusement, veux-tu? Certainement, il y a d'autres carrières que la mienne, mais encore faut-il en trouver
une qui me convienne et pour laquelle je sois fait. Dis-moi
un peu ce que je pourrais entreprendre, si je quittais la marine?
Ils passèrent en revue les solutions possibles, mais Pierre
présentait à toutes des objections plausibles. Marie était infatigable; sitôt un plan écarté, elle en formait un autre. Une ou
deux fois, son mari se trouva à court d'arguments ... il hésitlüt ... la jeune femme triomphait ... sa joie était de courte durée, le château en Espagne s'écroulait vite sous les raisonnements de Pierre. Découragée, Marie se cantonna dans un silence chagrin.
_ Allons, s'écria Pierre avec une gaité feinté, ne broyons
plus de noir et prenons floire parti de ce vilain métier dont,
en somme, tu n'as pas eu tant à souffrir jusqu'ici. Enumère depuis notre mariage: huit mois d'escadre pendant lesquels
tu m'as suivi de ville en ville et d'hôtel en hôtel, puisque tu
n'avais ni mioche fi soigner, ni maison à tenir. Depuis mon
débarquement, je bénéficie d'un poste à terre, de ce qu'on
appelle un bon bureau de tabac, poste qui m'a permis d'aider
à notre installation. Franchement, tu n'as pas le droit de te
plaindre.
_ Tu crois? En ce moment, peut-être, mois pendant les
premiers mois de notre marioge? Les jours de gorde? Le canot
major? Le gros temps qui te tenait consigné à bord? Les parties manquées parce que l'escadre sortait pour faire sos tirs?
Et les voyoges, les contre-ordres, les dépêches, les à-coups
perpétuels, l'incertitude où l'on est toujours du lendemain?
- Penses-tu donc que je n'ai pas souffert, aussi, de tout
�15
L'ABSENCE
cela? Est-ce un sort bienheureux que de te quitter sans cesse,
d'être souvent sans nouvelles, de mener une vie de chien, et
de passer en départs la moitié de mon existence? Mais où la
chèvre est attachée, il faut qu'elle broute! Il Y a d'ailleurs la
joie des retours, après la dou~er
des absences.
,- Si tu me quittais longtemps, tu m'oublierais!
- Crois-tu?
IlIa regardait avec des yeux pleins d'une telle tendresse que
toute la mauvaise humeur de Marie s'envola.
Cette petite discussion les avait tenus longuement à table.
Ne les entendant plus « se disputer», la petite Bretonne pâle,
qui les servait, se hasarda à entrer pour enlever le plateau du
café.
~
.Te vàis lui dem"a nder son avis, s'écria gaiement Pierre.
- Et vous, Marianne, cela vous chagrine-toi! que votre
fiancé soit matelot?
- Je ne l'aurais pas connu s'il était resté .à la ferme de
chez eux, et ce ne serait pas lui, s'il n'allait pas sur la mer. Et
puis, il est si bien avec son grand col bleu!
- La vérité sort de la bouche des simples, murmura Pierre,
en regardant la face décolorée qui, sous les ailes très blanches
de la coiffe, avait une distinction rare, un air à la fois exalté
et mystique.
..
.
. .
. . .
Tandis que son mari, avant de repartir pour l'arsenal, fumait une dernière cigarette, Marie avait pris son ouvrage et
couvrait rapidement de points réguliers une bande de toile,
brodée de soies aux tons vifs. Pierre lui avait affirmé de nouveau qu'il ne faUait rien craindre et que ses engagements avec
M. de Perceval ne seraient la cause d'aucune séparation pénible. Elle l'avait cru et, calmée, confiante, elle travaillait sans
mot dire, la tête penchée, absorbée par le dessin à suivre, les
points à compter. Sa figure s'estompait en profil perdu, très
jeune et harmonieuse, avec des yeux lumineux, d'un brun doré, ombragés de lourdes paupières, figm'e charmante, malgré
des traits irréguliers. Pierre sc promenait de long en large,
de ce pas monotone qu'adoptent les marins durant les nuits
de quart. Chaque fois qu'il se retrouvait devant Marie, il regardait la silhouette bien-aimée et un peu de remords lui venait. Il n'était pas si sûr qu'il le disait d'éviter une campagne
lointaine ct, s'il ne voulait pas renoncer à sa carrière, ce
n'était pas uoiquement pour toutes les raisons - très bonnes
e\ très vraies - qu'il avait données à sa femme. Malgré son
amour pour elle, il n'avait pas tout à fait perdu le désir d'nrri ver, de faire ulle brillante carnère, vieux levain d'une am-
~
�16
L'ABSENCE
bition, très amoindrie depuis son mariage, mais noh encore
éteinte. Il lui eût été plusieurs fois facile de trouver des situations honorables, lucratives, honorifiques même; il n'avait
pas eu le courage de les prendre, de renoncer à ces étoiles qu'il
convoitait déjà lorsqu'il était petit. Pourtant, il aimait Marie
par-dessus tout et, de bonne foi, se répétait qu'il était possible
de. faire une brillante carrière, sans que son ménage en souffrît. Ainsi, il endormait ses scrupules ct vivait d'illusions.
A la fin de la journéo, M. Sirièze ne pensait plus guère à
l'incident du déjeuner. Marie n'y pensait plus du tout, ct ce
fut d'un cœur très allègre qu'ils allèrent chercher un ménage
ami, relation récente, faite au cours des déplacements de
l'escadre, afin de passer ensemble la soirée au cirque établi
pour une quinzaine sur la vaste place servant de champ de
foire.
n faisait très orageux. Pas un souffle de vent n'ébranlait la
légère et provisoire construction de planches qui abritait
l'arène et les gradins. Il y avait beaucoup ùe monde; aux étages supérieurs, tout près de la ronde toiture de tolle, les mathurins en col bleu se serraient, le menton dans les mains,
los coudes appuyés aux genoux, la bouche ouverte et riant aux
éclats. Les artilleurs bruyants soulignaient leurs applaudissements de coups frappés par terre avec leurs sabres; les sous. officiers, les seconds maîtres et leurs familles se prélassaient,
farauds, aux premières, tandis que dans les loges, séparées
par dc simples cordes, étaient assis les « gens chics ».
La troupe était bonne, les chevaux bien dressés ct d'assez
bonne race pour la plupart. Il y avait de séduisantes écuyèros,
vêtqes (,le costumes seyants ct frais. Une petite blonde lHtl'tout,
11ne, avOC ùes fossettes nu creux des épaules, avait un sucè~
. fon. J)ùs qu'clIc appar:lissait, elle était acclmnée par uno' bande
de midships qui rivalisaient de bravos avec le.~
ofliciers de
troupe. Elle, l1attéo, leur souriait en saluant du stick.
-- - Vôlez-volls, :lmiouser vô, avec moâ? ) disait à l'Auguste,
Inmontable à force de grotesque, un grand clown dégingandé
à haute porruque rousse. On peu à l'écart, deux gymnastes,
portant Ip.s mêmes maillots noirs garnis de vert-jnde, répétaient
leurs sauts périlleux. L'ainé sc calait d'aplomb, les genoux
un peu pliés, tendait ses deux mains jointes :'t l'enfant, leste
comme un jeune singe, qui s'élançait d'un bond et retombait
sur le sol après avoir décrit dans l'ail' une longue parabok
[]s étnient Clllll'Illallts, la tête fine, les membres souples, les
yeux comme pnj]]ctés ùe jais, mals l'attention du public fut
détoul'née d'eux par l'on tl'ée d'un couplo dans une loge ' voiSirièzc. lAl femme grande, bien découplée,
,'lin!' ch- celle de~
�L'ABSENCE
17
avait une physionomie que rendait étrange le contraste d'une
chevelure à refleis cuivrés, avec des sourcils fins, déliés, d'un
noir intense qui barraiept un front très blanc. Une taille
mince, un cou long et sinueux qui surmontait une poitrine peu
développée, des hanches étroites complétaient le galbe de cette
femme, dont les lèvres trop rouges souriaient d'un sourire
assez difficile à définir. Sa toilette était voyante, mais voyante
avec goût. Elle promena, en s'installant, un regard calme ct
indifférent sur l'assistance, et fixa l'arène d'un air de plus
grand intérêt. On continuait à la regarder avec plus de curiosité peut-être que de sympathie - les femmes, tout au moins.
Marie avait suivi l'exemple commun; elle trouva bien vite
que Pierre prolongeait trop son examen.
- Quelle drôle de figure! fit-elle.
- Je ne sais .pas qui c'est; peut-être la femme d'un officier
nouvellement arrivé. Je ne connais pas son compagnon. Quant
à elle, c'est une belle personne, voilà tout.
- Belle ... si l'on veut. Enfin, elle me déplaît.
- Ça, c'est une appréciation.
La première partie du programme s'achevait. Le puJ>lic
se leva en grand brouhaha ct s'achemina vers les écuries. Le~
groupes s'abordaient, s'arrêtaient pour causer, faisaient lentement le tour des boxes. Les chevaux tournés vers l'allée
cen lrale, blasés, placides, regardaient la foule. Marie avait
rejoint quelques amies; elles parlaient toutes à la fois ct
riaient sans en !lavoir la cause. M"" Sirièze n'entendit pas la
sourde exclamation poussée par son mari r qu'avaient rejoint
plusieurs camarades. Il était devenu subitement très pâle ct '
resta immobile, le bras en l'air, jusqu'à cc que la flamme de
l'allumette qu'il venait d'allumer brûlftt ses doigts. Il jurn entre
ses dents, fit violemment craquer un autre tison, puis se mit
il. fum.er par bouffées courl('s cl précipitées .
. Où donc est Pierre'] demanda la jeune femme .
. - Voilà, voilà. Des amis m'avaient arrêté.
La cloche sonnait, indiquant la fin de l'cntr'acte. Lc jeune
lieutenant dü vaisseau regagna silencieuSClIl\)llt sa place; il
avait repris son sang-froid et s'était composé une pbysionomie calme.
- Je ne vais rien dire, Cl' soir, à Marie. Elle sera bien assez
tôt avertie. Pourquoi gâter son plaisir? Demain matin, je ln
préparerai doucement.
Malheureusement, la bêtise et la maladresse viennenl souvent anéantir les plans les mieux combinés. Dans l'intervalle
des exercices, un « frégaton » étourdi s'approcha dl' Marie ct,
"(ln<; "oir les signes que Pierre multipliait :
�18
L'ABSENCE
- Eh bien! Madame, vous prenez votre parti en brave.
Quant à votre mari, il est héroïquel
- ·Mon parti? héroïque? Je ne comprends pas ... balbutia
Marie, déjà troublée.
L'orchestre écorchait la Marche Indienne ... Le bavard fut
forcé de hausser la voix :
- Vous ne savez rien? Sirièze ne vous a pas encore mise
au courant? Alors, j'ai perdu une belle occasion de me tairel
- Mais non, mais non, parlez vite, vous me faites mourir
d'inquiétude 1
- Oh 1 Ce n'est pas si grave. C'est seulement Perceval qui
vient de .recevoir le commandement du Brasier qu'on envoie
à Madagascar, et comme Sirièze est son officier de choix ...
- Ah 1 fit simplement Marie d'une voix navrée. EPe éprouvait une atroce sensation d'écroulement, d~archment
féroée. Une vague de douleur montait du fond de son être, et
sa bouche sèche lui donnait l'impression d'une grosse soif, ..
L'orage, en suspens toute la soirée, éclata brusquement.
Cinq ou six violents coups de tonnerre se succédèrent en roulements secs, stridents, courts d'abord et bientôt prolongés.
Une bourrasque furieuse ébranla la mince charpente; les
rampes de gaz vacillèrent; quelques femmes poussorent des
exclamations de terreur; les chevaux se cabrèrent. Le vent
s'éloignait déjà, roulant par les rues, brisant les arbres, arrachant les IOUl'des ardoises des toits normands. Des cataractes
d'cau s'abattirent sur le cirque et, par endroits, la toile qui
$('1'vail de toiture, laissa fuser la pluie.
- Allons-nous-en, je t'en priel murmura Marie.
- Tu ne veux pas attendre la fin de l'averse?
-- Oh! non 1 Allons-nous-en, allons-nous-en 1
Elle tremblait d'impatience, dans son désir de rentrer chez
elle, pour pleurer à longs sanglots. Ils firent rapidcment leurs
adieux et sortirent. Dehors, il pleuvait à torrents, les ruisseaux
grossis s'engouffraient dans les égouts, les pâles flammes tremblotantes des réverbères se reflétaient ù peine dans les flaques
noires. Les ru es ObSClll'es, désertes, inondées, étaient lugubres.
Made, suspendue au bras dc Plerrc, sc serrait contre lui, sans
rien dire, crampQunée il cet ètre cher qui allait bientôt la
quitter.
Des larmes brûlanLes coulaicnL silencieusement sur ses joues,
~t
elle allait ainsi, désoléc, dans la nuiL.
�L'ABSBNCE
19
lU
La mauvaise nouvelle était vraie. Les événements prenaient
une lâcheuse tournure, des bruits de guelTe extérieure couraient dans l'air, et le ministre avait jugé utile d'envoyer un
croiseur supplémentaire dans les parages malgaches. L'occasion s'annonçait incomparable pour les officiers appelés à embarquer sur le Brasier. Pierre Sirièze eût-il tenté, en temps ordinaire, devant le désespoir de sa femme de reprendre la parole dOlülée au commandant de Perceval? Peut-être. Mais,
dans ces circonstances, la chose était impossible. Il ne savait
pas trop s'il devait s'en féliciter ou s'en plaindre. Son cœur
saignait à la pensée de quitter Marie tandis que son ambition
se réjouissait à la pensée des satisfactions que lui apporterait probablement cette campagne. Deux sentiments contraires
se disputaient ainsi sa conscience, y causaient des luttes douloureuses dont la persistance l'irritait. Quant à Marie, le coup
l'avait frappée en plein cœur. Sa petite âme fragile ct douce
Ile connaissait pas encore l'amère et dure le~on
de résignation quc les épreuves multiples et les catastrophes répétées
donnent seules. Elle ne savait pas souffrir, et la première
grande peine qui la frappait la trouvait sans forces.
, - Que feriez-vous devant un v.éritable malheur? lui demanda une vieille amie.
Marie ne répondit rien, étouffée par les larmes. N'était-ce
pas un vrai, un grand malheur que ce départ, cette longue séparation? Elle sc désespéra toute une semaine. Deux 'ans 1 Elle
ne concevait pas la possibilité de supporter une pareille ab'1ence, une telle solitude. Elle se révoltait contre la destinée.
Elle accusait Pierre d'indifférence, Perceval d'égoïsme, et le
ministre de barbarie. Elle fut touchante, absurde-- - agaçante
un peu, pOUl' un mari moins épris que ne l'était Sirièze. Puis,
son exaltation tomba, la crise aiguë de son désespoir se calma
rCli à pou et elle accepta l'inévitable.
L'armement du Brasier commença. Pierre avait abandonné
son tranquille bureau; il passait toutes ses journées à bord,
grimpant, dégt'ingolant les échelles raides; il rentrait chez lui
harassé, couvert de taches d'huile et de peinture et n'osant
guère patler à sa femme du sujet qui absorbait toutes leurs
pensées.
Les heures qui précèdent les séparations sont affreuses. Il
semblc que le présent s'effondl'c dans l'attente angoissée de
la douloureuse minute qui paraît il la fois très éloignée et
�20
L'ABSENCE
toute proche. On voudrait retenir le temps, et pourtant, sous
l'empire d'une fièvre intérieure, on souhaite que le temps
passe plus vite, plus vite encore; car l'attente de la douleur
paraît être la pire souffrance.
Marie connut ce supplice. Pendant ses longues journées de
solitude, elle songeait à tout ce qu'il faudrait dire à Pierre;
conseils à demander, recommandations à faire. Que de choses,
avant l'appareillage! Puis, quand il était là, elle ne se souvenait plus de rien. Leurs fréquents et longs silences étaient
toujours rompus par de petites phrases tristes:
- Quand tu seras parti ...
- ,Quand je serai loin ...
Par bonheur, mille préoccupations, d'ordre matériel, vinrent arracher Marie à ce dangereux repliement sur "s oi où sa
pensée revenait toujours à un point unique. Elle éprouvait un
soulagement à travailler pour Pierre, en songeant que, grâce à
ses soins, il souffrirait moins du chaud, du froid et des privations. Elle slingéniait à deviner tout ce qui pouvait lui être
utile, à inventer des embellissements pour sa chambre, des
pert~cionms
pour ses vêtements coloniaux.
Mais, trop souvent, l'aiguille s'arrêtait, et de son dpigt piqueté, elle pressait sa paupière pour retenir une grosse larme
prête à jaillir. C'est une dure épreuve pour les femmes dont
la vie intérieure manque de profondeur, pour cGIles qui ne
savent pas méditer et réfléchir, qui s'abandonnent aux impulsions de leUI' imagination ct de leur sensibilité, ql1e ces
travaux où seules, les mains agissent, et qui permettent de
ressasser, de ruminer toutes les misères. Tandis que certaines
femmes comptent machinalement les points de leur tapisserie, leur esp,·jt vagabonde et des idées tristes se pressent, souvent, sous leurs fronts penchés.
_ Nous mettons en rade demain, fit Pierre en rentrant déjeuner, un mutin d'octobre, au ciel couleur de fumée.
-- Déjà!
L'heure amère approcl1aiL et les deux jeunes gens croyaient
déjà l'entendre tinter. Plusieurs caisses avaient été portées à
bord. Ce lnême jour, les derniers coUs lourds seraient enlevés;
il ne resterait plus il la maison qu'une dernièl'e valise où
Pierre mettrait les objets qU'il gardait avec lui, jusqu'à la fin.
- Tu ne t'cs pas encore décidée à venir visiter le Brasiel'.
Je voudrnis pourtant bien avoir tes oonseils sur "l'arrangement de ma chambre, et s'il sllI"vÎent une période de mauvais
temps, tu ne pourras pas venir en rade.
- Veux-tu que je t'accompagne aujourd'hui?
Le Bl'asier étaU encore dans cet état de confusion qui plon-
�t'A'RSENCl>
2t
ge le second d'un navire dans un marasme profond, avec son
pont couvert d'une boue noirâtre apportée par les pieds des
ouvriers, des matelots, qui, maculés de charbon, affairés,
allaient en tous sens, chargés d'outils, de sacs, de caisses. Les
marteaux frappaient, les scies grinçaient; par les panneaux
béants, s'engouffraient ballpts et barils.
Pierre fit descendre à Marie, en la tenant par la main, l'escalier aux marches étroites, et l'introduisit au carré.
Ici, on déballait la gamelle. Les coussins, la taQle, le sol
étaient jonchés de copeaux minces, de papiers mllltico lores,
où se mêlaient des tessons de cristaux et de faïences. Deux matelots rouges, suants, intimidés, sentant suspendues à leurs
doigts de nouvelles maladresses, développaient, entassaient,
entre-choquaient à qui mieux mieux les tasses et les assiettes.
- Il n'y a pas moyen de rester là, viens chez moi, fit Pierre
après un rapide coup d'œil.
Sa toute petite chambre était identique, comme ameublement, aux éternelles cabines des bateaux de l'Etat. Vne coucbette étroite au matelas dur, sous laquelle sc range tout ce
qui n'est pas fragile. Le dessus de ln commode, p~rcé
de trous,
supporte les ustensiles de toilette. Une petite armoire dont la
partie supérieure forme bureau, complète ce luxueux mobilier. Pour prendre son tub, Pierre serait forcé de déposer
unc chaise sur son lit.
Quand Marie fut entrée, la porle refermée, elle jeta autour
d'elle un regard navré, puis se mit il pleurer amèrement.
C'était donc là que Pierre passerait tant de mois 1 Elle eul
un sursaut de jalousie contre ces murs où il allait vivre si
longtemps, tandis que la claire chambre nuptiale de,neurerait
froide et déscl'tel puiS(lu'il n'y serait plus.
Le cœur du jcune homme faillit il son tour, ct il resta muct,
Ile trouvant pas de Illots pour la consoler. S'il avait pu la garder ici, près dc lui, l'emmener, son étroite cabine lui eût paru
un paradis.
Malgré leur peine, malgré leurs larmes, ln. séparation meltrait bicntôt la dist~lI1ce,
et le temps, pire que la distance, entre ces deux êtres désolés.
Ils l'estaient assis J'un près de l'autrc, ct le tumulte, les pas,
les cris a .... ivaicnt juslju'à eux, assou .. dis par les ballements
de leUl's cœu ..s tumultueux. Un coup tilllide f.. appé il la portl'
ll's fit sursautc\'. Ils essuyèrent rapidement leurs yeux et
Pierre el'ia d'ent .. el·, tnnc\i<; quc Ma .. ie sc détournait, reignant
de lire avec allention le titre des quelques livres enco .. e
ép:\rs SUI' le lit ct auxquels il fallait trouver Ulle plu(·c. Un
matelot se présenta, tournunt son bonnet entre ses doigts mql
�22
L'A13SENCE
habilcs, noircis par l'huile et le cambouis. Il se tenait debout,
se dandinant d'un pied sur l'autre, très rouge, n'osant parler:
_ Cap'taine, cap'taine ... et Madame ...
_ Kerduff? Vous avez quelque chose à me demander?
_ Oui, Cap'taine, et à Madame aussi. C'est au sujet de la
petite Marianne, qui est servante chez Madame, et qui est ma
fiancée.
_ Ah 1 oui, s'écria Marie, je vous reconnais, je vous ai vu
quelquefois avec Marianne, mais vous n'avez jamais voulu
venir dîner à la maison, quand je lui disais de vous inviter.
- .le ne suis pas assez hardi pour ça, madame, et pui!! les
langues auraient pu jaser de me voir sortir le soir de chez ma
prolJlise.
Marie ct Pierre échangèl'ent un regard. C'était touchant de
voir ce gmnd gurs solide ct bien planté comprendre d'instillct comlllcnt il faut respecter la fiancée d'aujourd'hui, la
fl'mIlle dc demain.
Kl'l'(lufr reprit:
_ Alors, voihl que je pars poUl' faire campagne sur cc batenu ici, ct quand cst-cc quc nOliS rcviendrons? Si je mourais,
Marianne nc se rappellerait pas grand'cho:;c de moi; si nous
nous murions tout dc suite, au moins, clle scrtl mu vcuve. ct
puis pcut-ètrc qu'un petit cnfant ...
Mais 111011 ami, interrompit Pierre, Vo) cz un peu, si l:cl1fant vcnait, quclle chargc pOlll' une fc III Illl' sculc, ct combien
clic scraiL plus ma!11cul'C\lSe dc pcrdrc son mari quc SOli
fiallcé, ..
Oh 1 non, s'écria Marie, clle sc sOllvicnd!'aitl Ses joues
s'cm pourprèrcnt.
Madulllc dit bicn, reprit l<.crdllff, ct puis vOyCZ-VOllS,
au ciel, lc bon Dieu nous mettra enscmhlc, si nOliS avons
été mariés.
Ses yeux profonds :voyaient l'au-dclù .. ,
Vous parlcz louJoLII's dc 1Il01't, 1110n bravc ami, dit Picrrc,
il faut cspérer quc nous l'evicndrons tous, gais, bien portants,
ct que vous l1'ollvcrcz all retour votrc fCllllllC avcc un bébé dans
Ics bras, puisquc vous voulez VULlS lIIaricl' lout de suite ...
Je demandc [HlS mieux, cap'tainc, mois ça nc fait pas
llIourir d't'n parler ... l'our lors, jc vcnais VOllS dcmandcr, si
('ela IlC vous gènerait pas, cap'tainc, QU'011 mcttc la nocc ù ln
scmainc pl'ochainc. Marianne n'ose pas ('n caUSCI', crainte de
,li:l'angclllI'llt, alors c'est moi qui suis Vt'Il11. Madame vou<!l'a
hil'Il la :.(al'<I('r aH!C clic. pt·ndant la campagnc, Jl1agr{~
lJu'cllc
!';('l'a marii,('" l'mec <lm', la délèguc ,l'un llIatelot de secondc
classe, ~'a n '('st pns quclque chos(' d'énOI'II1(" Et puis, elle est
�L'ABSENCE
23
très heureuse chez Madame, et s'il m'~rivat
malheur, Madame le lui dirait en douceur.
Le jour fixé, - le samedi de la semaine suivante, - Marie et
son Imari promirent d'aller à l'église.
Quand Kerdutf fut sorti, après avoir beaucoup remercié,
Marie s'étonna de cette sorte de pressentiment qui faisait parler sans cesse de mort à ce marié de demain.
- Kerduff est Breton bretonnant, répondit Pierre; et ils
sont tous comme ccla dans son pays; ils croient aux avertissements, à la seconde vue, aux revenants. Si tu connaissais
toutes leurs légendes, tu ne dormirais plus. Celui-ci est un
garçon brave, solide, assez intelligent, mais les croyances superstitieuses sont enracinées chez lui à un point extrême. Le
contact des camarades, les plaisanteries des esprits forts de
cabaret, ne l'ont pas ébranlé. Il demeure silencieux quand on
le blague et ne parle de ces choses qu'avec ses pays, ou avec
nous autres, officiers, qu'il sait trop bien élevés pour rire de
ses idées. .
- Crois-tu qu'il ait vraiment reçu un avertissement de sa
11I0rt prochaine?
.
- Je Il'en sais rien, et en tout cas, comme. je ne partage pas
ses craintes, j'ai bien l'espoir de le ramener intact à sa jeune
femme.
.
- Pauvre Marianne, sa lune de miel sera de courte durée!
- AHons, chérie, ne nous remettons pas à broyer du noir.
Aide-moi plutôt de tes conseils et dis-moi où il faut que je
suspende ces gravures. A moi tout seul, je n'arriverais à rien
de propre.
- Tu dis cela pour me consoler, flatteurl Je sais bien que
tu as beaucoup plus de goût que moi.
-- Pas du tout, pas du tout!
Les cloisons cachées sous une tenture de nattes souples,
Marie sc mil à l'œuvre ct, grâce aux conseils de son mari,
quelques pans de vieilles toiles persn!1cs aux rellets doux, encadrèrent harmoniensement la pOI:tc ct le sabord. Ils placèrent ensuite gravures et portraits, aIlgnèrent sur les rayons les
quelques volumes que l'espace restreint pcrmettait d'emporter.
La tùche était terminée. La cabine avait pris un air plus
con fortable, plus chez soi. Ils sOl'tircnt après s'êtl'c longuefilent étreints. Marie, en s'en allant, carcssait les murs, de la
paume de scs mains, commc pour y laisser quclque chose
d'elle.
A la sortie de l'arsenal, ils croisèrent le couple inconnu
dont l'entrée avait fait sensation, au cirque, le soir de la tourmente. Le mari, cette fois, était en uniforme; quatre galons
�L'ABSENCE
d'or brillaient sur les parements de velours noir réservés aux
ingénieurs des constructions navales. Les deux hommes saluè):ent en même temps et les deux femmes échangèrent un furtif regard. En un clin d'œil, l'étrangère avait jaugé Marie, remarqué sa coiffure trop rapidement faite, ses yeux rougis par
les larmes récentes et sa voilette mal rattachée. L'ingénue
jeune femme n'avait pas un don d'observation aussi rapide;
pourtant, elle eut le temps de constater qu'il la lumière crue du
jour, la dame semblait moins jeune, que sa peau s'écaillait légèrement sous la poudre et que le coin de ses paupières était
marqué de quelques plissements, précurseurs de la patte
d'oie. Un sillon amer marquait d'un trait net le coin de ses
lèvres, dès qu'elles ne souriaient pas.
Les deux couples marchaient en sens inverse.
- Décidément, remarqua Marie, j'eslJère avoir peu d'occasions de rencontrer cette personne; elle m'est antipathique.
- Bah! on revient quelquefois sur ses premières impressions, et les gens qui déplaisaient le plus deviennent vos
:.\1nis ... Il est vrai que souvent on sc repent d'avoir changé
d'avis.
En cet instant, Pierre songeait à l'agacement qu'avait pr?duit sur son fneilleur camarade le ton légcr et les allures trop
jeunes de son futur beau-père.
- Si j'avais suivi les conseils de Lemoine, se disait-il, je
me serais méfié et j'aurais pds mes précautions. Il s'en est
fallu <le si pcu qtie je n'aie retrouvé Marie muriée!
Une lettre de M. Le Han arriva le soir même. Juliette avait
un peu de gI"ippe et le médcein déconseillait un voyage à
Cherhourg ell celte saison déjà fraîche.
« Je suis navré, ma pauvre Marie, écrivnit M. Le Han, de
n'être Il\lS près de toi, pOUl' te consoler dans lcs premiers
temps si pénibles qui suivl'ont le dôpart de ton mari; mais il
m'est vraimcnt bien difficile dc quitter ta sœur. Je lui ai proposé dc lu conCler' à sa tantc, mais clic cst tenace dans une
rancune dont tu sais l'origine ct elle a refusé d'aller chez ma
sœur, fût-cc pour trois jours. J'ai cu peur dc la contraricr et
je n'ai pas insisté. Il a <.Ionc fallu imagincr autre chose et
voici l'exccllentc combinaison que je tc soumets. Prép:1re tes
malles, ct prend<; 1(' train, lc jOllr Illcme de l'appareillage. Tu
passcr:ts l'hi ver pres dc nOlis 'lui serons bicn heurcux de te
l'avoir un pcu. D
Suivaient quatre pages fort éloqucnt(·s ct persuasivcs, ft ln
. suite desquelles Le Han parlait de choses et <.l'uutrcs, et finissait par l'énumération des dîners, bals, soirées on perspective pour la saison }J1·ochaine . .Juliette devait faire SOli entrée
�" L'ABSENCE
1
25
dans le monde. Ce serait tout à fait charmant si la jeune sœur
aînée chaperonnait sa cadette.
Marie suivait la physionomie de son mari, pendant qu'il
parcourait ces lignes. n était devenu très rouge, et ses lèvres
se serraient dans une crispation de colère. Quand il eut fini
sa lecture, il jeta au loin les feuillets. Ils voletèl'ent Un instant, et s'abattirent sur le parquet, éparpillés.
- Ton père est un inconscient, s'écria-t-il d'une voix qu'il
s'efforçait en vain de garder calme. Je ne sais vraiment pas
comment il a pu continuer à voir sa sœur dont il ùe peut ignorer la fausseté. A-t-il donc oublié sa conduite au moment de
notre mariage?, .. Et ses projets de fêtes, de soirées? Son idée
insensee de te faire chaperonner Juliette? Est-ce le rôle d'une
femme de vingt ans dont le mari est aux antipodes? Serait-il
possible que tu courres ùe fête eu fête tandis que moi, je me
lnorfondrals en compagnie des gOëlands? Ton père n'aime que
le plaisir et sous prétexte de conduire ta sœur et toi dans le
monde, il cherche à s'amuser pour son propre compte.
11 allait, allait, s'excitait en parlant, donnait cours Cil termes très vifs, aux ra'ucuneS longlemps contenues. Marie révoltée de la vivacité de certaines expressions, pI'il la défense
de son père, avec la maladresse des êtres impulsifs qui s'abandonnent aux impressions premières ct sont tout de suite incapables de raisonner avec bon sens, Elle était indignée d'entendre lraitct' 1\1. Le Han « de vieux fou incapnule de tenir
sa place comme sa parole» - et pourtant, au fond du cœur,
clic savait :J qlloi s'en tenir sur des", variations." dont elle
avait eu pcrsonÙellement à soulfrir. Mnis l'amour-propre des
enfants, autant lJue leur amour, soulfre lorsque leurs parents
sont at~lqués
en leur présence; de plus, Marie, sans bien s'en
l'cndre compte, etuit blessée d'entendre Pierre déclat'er, d'une
voix impérieuse qu'elle ne lui connaissait pas: qu'il s'opposait formellemenl il cc qu'elle s'im;lallât chez son père el à ce
qu'clle l'accompagnât dans les fêtes où il trouverait bon d'aller
se faire toul'JlCr en ridicule.
Elle n'avait jamais songé ù· quittcr, pendant l'absence de son
mari, ln petite maisoll où ils avaient été si heureux, l'idée
même cl'ulle sorlie mondaine lui aurait fait honeul', elle voulait s'ensevt'lir daus sa peine cl passl'l' son temps à penser il
Pierre. qlland n ne serait plus lit. Mnis elle prétendait rester
liure de ses décisions et il lui sembla 'lue son mari sc mOI1trait bien despole en lui imposant de cc ton sans réplique la
wndllite qu'elle (wait :J tenir. La croyait-il donc incapable
d'agir comme il convenait qu'elle agît '1 A SOI1 tour, elle parla
jans mesurer ses termC's; grisée pa!' la colère, elle reprocha à
�26
L'ABSENCE
Pierre de ne l'avoir jamais aimée, de l'avoir forcée à l'épouser, uniquement pour avoir le plaisir de la tourmenter, de
la cloîtrer ...
- Ah 1 que tu es bien la fille de ton père, cria Pierre, blessé
à son tour.
Cette scène pénible prIt fin quand le jeune homme, énervé,
eut saisi une coupe ft'agile qu'il lança violemment contre le
marbre de la cheminée.
Le fracas du cristal brisé l'arrêta net. Il resta confus, honteux de sa violence. Il s'était blessé en saisissant le fragile bibelot et quelques gouttes de sang coulaient de ses doigts. Marie· poussa un cri de douleur. Elle sc précipita vers la main
meurtrie et, doucement, avec l'adressc d'une infirmière jointe
à la tendresse d'une femme nimante, elle la lava et la banda
soigneus!:'lJ1ent: 11 demandait pardon cn lJalbutiant et la suppliait de ne pas lui garder rancune de sa stupide fureur. De
son côté, elle s'accusait, promettait de ne jamais, jamais re- '
commencer 1 Ils se réconci lièrent bien vite, et il fut décidé que
Marie n'accepterait pas l'invitation paternelle, passerait l'hiver chez elle, ne s'exposerait pas à l'influence de M. Le IIan.
- As-tu cru, même un instant, demanda-t-elle, que je pouvais avoir l'idée de m'amuser, de danser, de rire, quand je scrai si malhcureuse d'être loin de toi? Comme j'aurais le cœur
en fête, avec tant d'inquiétudes et de tourments 1
Pierre baissa la têLe, confus. Il avait vraiment eraint d'abord
que sa femme ne fût séduite par les tentations qu'apportait
la lettre de son père.
.
La crisc passée, ils sc désolèrent d'avoir g:lChé, par cette
scènc, UIlC de leurs dernières soirées.
IV
Quand Marie se n:lUCJllora,' JlI~
tarû, lcs derllicrs jours dc
celte ]1('lIilJlc période, il lui sClI1bla avoir vôcu dans lIll cauch(,Il1~r
traversé de soulIranccs sourdes et ûe doulcurs lancinal1te~.
Le tcmps passait, rapidc, sa li s qu'un aecroc, un incidt'Ill vinssent rctarder l'helll'e du dépnrt.
Le mariage dc Marianne fuL célébré par lI1lC tristc fin
d'après-midi d 'octobre, SOllS un cicl gl'is, lin (' id el1 deuil du
soleil absent. Dtlns l'église assombrÎt', ln voix Icnte du prêLre
faisait songer il quelquc IJsulillodie fUllèbre. L'ombre des
voûtes, l'odeur des cierges éteints, la tremblante lueur des
�l,
L'ABSENCE
27
lampes rougeoyantes, tout oppressait. Une angoisse, un ma·
laise vague planaient sur les assistants.
Quel triste mariage! s'écria Marie à la sortie.
- Oui, cela pourrait frapper les esprits superstitieux.
La veille du départ, les Sirièze, assis devant la cheminée,
regardaient, sans les voir, les bûches se consumer. De temps
en temps, Pierre disait quelques mots : tendres conseils, re. comrnandations affectueuses. Il avait tout fait pour éviter à
sa femme les tracas, les ennuis matériels et il lui donnait ses
dernières instructions. Elle, les lèvres serrées, le cœur près
d'éclater, répondait par des hochements de tête, des signes
attristés. Elle vonlait être raisonnable, rester maîtresse d'eIlemême et ne parlait pas, de crainte de perdre son courage.
Vers dix heures et demie l'officier regarda sa montre:
- Veux-tu que nous montions, chérie? Il faudra que je me
lève de très bonne heure, demain ...
Elle le suivit, sans mot dire.
Toute la nuit, il resta éveillé; près de lui, la jeune femme
sOlllllleillait, agitée, le corps secoué de détentes nerveuses, la
poitrine soulevée de cpurts sanglots. Parfois, elle étendait les
bras et se cramponnait au cou de son mari avec une énel'gie
farouche.
I! faisait encore noir, quand 011 fl'appa à la porte. Marianne
parut, tenant une petite lampe. Elle poussa les volets, mais
rien n'entra que du froid, du sombre et de la pluie.
Marie voulait s'habiller; d'un geste doux, Pierre reposa sur
les ol'eilIers sa petite tête lasse.
- Reste couchée, chérie, que je n'aie pas le gros cl1agrin
de te laisser soufi'rante parce que tu auras changé tes habi·
. tudes paresseuses. Tu te lèveras, plus tard, puisque tu veux
vcnir nous voir appareiller, mais tu as le tcmps; nOlis ne par·
tirons pas avant quelques heures.
Elle oIJéit, et muette, :Jttendit durant de cruelles minutes.
Lui allait et ycnnit d'une pièce à l'autre, hâtivement, sans trop
savoir ce qu'il faisait. Il la rcgaI'dait longuemcnt pour graver
au fond de scs yeux l'image chèrc.
·
.
Il était pl·êt. Il s'avança vers Marie, la serra sur sa poitrine
d'ulle étreinte désespérée. En un seul baiser, il mil tout son
cœur, SOIn amour, toute sa foi en elle. Puis, il se dégagea douccment cl marcha vcrs la porte d'lUI pas brnve et ferme.
- - MOIl adoré, lui cria-t-cllc, que Dieu le garde!
D'un geste de bénédiction, il lui envoya son mC'l'el t'l SOli
adieu.
Il était sorti. Marie retomba en arrièrc.
�28
L'ABSENCE
A neuf heures, le soleil brillait. La m~r
était toute pâle et
lisse comme une chair d'enfant; par les passes, on la voyait
sc fondre avec le ciel gris de lin, en une ligne imprécise.
Sur la place d'Armes, plusieurs groupes regardaient le Brasier prêt à partir. Une épaisse fumée sortait de sa haute cheminée. Un peu d'écume bouillonna à l'arrière, l'hélice battit
l'eau doucement d'abord, puis plus vite. La machine balançait. L'ancre était levée ... le bâtiment marchait.
Il glissait d'un mouvement continu et lent. Il évolua, vira
en décrivant une grande aire; la vitesse augmentait ... il piqua
droit vers la passe de l'Ouest. Bientôt, l'avant dispamt derrière les constructions de l'arsenal, puis la passerelle, le mât
d'artimon ... l'arrière, enfin ... Il ne restait plus rien, qu'une
traînée de fumée d:!'I1s le ciel, un long silhgc d'écume sur la
lUer ...
Marie sc détourna, très pâle. Elle n'avait plus qu'un désir:
rentrer, rentrer vite, s'enfermer, s'obllller à !Scnoux et plcurcr
toutcs les larmes contcnues depuis la veille.
Une haute stature se dressa devant elle. La femme rousse
dont elle ignorait encore le 11010, lui barrait presque la route:
- Mon Dieu ... Madame ... pardonnez-moi... je dois vous paraître l1ien indiscrète, surLout en cc' moment... mais vous devez souhuiLer voir jusqu'au dernier insLant le bateau qui emporte M. Sirièze ... Du belvédère ùe ma maison vous pourrez le
sui vre pendant ossez longtemps, nous découvrons une gl'ande
étendue de mer ... Pardonnez-moi. .. la sympathie seule me
guide ... et d'ailleurs, vous ne m'êtes pas tout à {,lit étrangère ...
j'ai rencontré chez des amis cOIllmuns M. Le IIal1 et madellloiselle voh'e sœur ... Je serais ti'ès heureuse si mon 011're peut
vons être agréable ... Je vous en prio, acceptez-la salis aucune
cérémonie ... ,VOllS n'aurez hesoin de rien dire, si vous avez le
cœur trop gros...
.
Tout Cil parianL, elle t'ntraÎllait doucelllent Marie vers une
jùlie maison neuve, qui s'élevait dOl}S une rue voisine.
Mn.. Sirièze hésitait. C'était bizarre d'cntrer ail1::>i, sans la
connaître, chez une personne d'abord antipathitlUc, mais UII
sentiment plus fort l'emporta: l'ellvie folle, irrésistible de
l'évoir encore le .lJl'asicr, d'envoyer UIlC fois de plus par le
J'cgard LIli messagc de tendresse et de douleur au bicn-aimé
qui s'éloignait.
La vile était fort éltndue de celle tcrrasse qui surplombait
les toils gris de la ville. 11ais Marie Ile regarda IIÎ les champs
élel'llellelllcnl vel'ts, ni les côtes qui s'estompaienL all loin Cil
vapeurs violeLtes. Elle avnit aperçu le BrasieI'. A peine sorti
de la rade, il paraissait <léjà t(~l
petit.
�L'ABSENCE
29
L'inconnue reprit:
- Regardez avec la longue-vee, elle est excellente et vous
pourrez peut-être distinguer la silbouette de M~Sirèze.
Les verres grossissants rapprochaient considérablement le
navire; il était, néanmoins, impossible de reconnaître qui
que ce fLtt à bord, les bommes ne paraissaient guère plus
grands que des fourmis et tout semblait d'un gris foncé et
uniforme.
Marie s'hypnotisait indéfiniment dans sa contemplation, insensible à l'aigre fraîcheur de l'air. Un frisson de sa compagne la rappela aux convenances. Elle déposa la longue-vue
et s'écria:
- Madame, pardonnez-moi, j'abuse vraiment de votre obligeance - votre offre a été si gracieusement faite que je n'ai
pu résister. Je ne sauràis assez vous remercier. Grâce à vous,
je viens d'éprouver quelque chose qui ressemble à de la joie.
Je vous le dis très mal, parce que j'ai la tête un peu perdue ...
- C'est tout simple... mais je n'ai rien fait que de très
naturel...
- Vous me permettrez de. venir vous remercier, dans quelqlles jours?
.J.. Je serai ravie de vous revoir.
Dans l'escalier, les deux femmes croisèrent l'ingénieur que
Marie avait déjà vu èn compagnie de son inconnue. Il était
assez grànd, un peu voùté, légèrement chauve, ce qui faisait
paraître énorme un front déjà fort développé. Sa femIlle le présenta au passage:
- Mon mari, M. d'Ermyle.
Il s'inclina profondément et s'éloigna, devinant que Marie
n'avait pas l'esprit aux politesses lllondaines. .
Elle l'entra rapidement ehez elle, le.. cœur déchiré, quoique
ces dernières minutes lui oussent fnit dn bien. Elle avait été
forcée de prendre sur eUe, de dominer sa douleur, ct si des
larmes lentes coulaient sur SOI1 visage, ce n'étaient pas les
sanglots violents, les appels désespéI'és après lesquels son
cœur chagrin aspirait tont à l'heur~.
Toute la journée, elle
cOllsetva celte forCe résignée, tl'availla à remettre en ordre la
maison bouleversée par le départ du maître. De temps cn
temps, elle s'arrêtait ct portait ù ses paupières un mouchoir
vile trempé. Marianne llli venait on aide, navrée, elle aussi,
mais brave et silencieuse; elle avait l'air pIns que jamais d'une
apparition de vitrail, toute blêl}le dalls sa blême collerette.
Vers le soir, Marie écrivit il son mari les premières llgnes
d'uno Jongne lettre l'Il forme de JourlHll, qui, toujours prête à
purtir, proIltel'uit de tous le.~·
coul'riers. Elle put lui dire el\
�J/ABSENCE
toute sincérité: « Je suis très raisonnable. » Mais ce fut plus
tard, quand s'avança la soir-ée, quand il fallut monter l'escalier désert, traverser la maison vide où régnait un air d'abandon! Marie sentit tout son courage s'effondrer ...
Après de longues heures d'une véritable agonie, pendant
lesquelles la jeune femme se révolta contre la destinee, elle
succomba tout à coup à un accablement insurmontable et
s'endormit lourdement d'un sommeil sans rêves dont elle se
réveilla avec d'a~roces
maux de tête. La douleur physique la
terrassa durant plusieurs jours, la laissant incapable de penser, même à sa peine.
1
Marianne, terrifiée, avait été chercher un médecin qui
n'avait rien constaté de grave: un gros froid, un peu de
grippe légère, compliquée cependant par l'état de dépression
morale où se trouvait Mme Sirièze.
- Ne vous tourmentez pas, ma fille, avait-il ajouté, da~s
deux ou trois jours ce sera fini.
Néanmoins, Marianne avait écrit à M. Le Han quelques
lignes irrégulières, pour l'avertir de l'i.ndisposition de sa
fille. Par une véritable malchance, le conseiller se trouvait
lui-même atteint d'une bronchite assez violente. Juliette, très
désireuse d'accourir près de sa sœur, bien qu'elle fût ollemêmo à poine remise, était retenue à Paris par le devoÎl'
filial. Son père lui disait de partir, mais il ajoutait:
- Que vais-je devenir'l Pourvu qu'il n'y ait pas de complications! Personne ne me soignerait aussi bien que toi. .. et je
ll1e sens plus sérieusement pris qlle ne Je pense le médecin.
Ah! qu!!l sacrifice de me s~pare
de toi, en ce moment! Non,
non, n'insiste pas, Marie 'a vant tout... Les vieux ' comme moi ne
comptent plus1
La jeune fille se troqvait dans une terrible alternative. Il
lui semblait que son père n'était pas gravement malade, cependant, devant les grosses quintes qui le secouaient aussitôt qu'elle pronon çait le mot départ: «Ma place est ici », se
disait-elle.
.
Par bonheur, son incertitude dura pcu. Au bout de quatre
,ïours, une nouvelle lettre annonçait un grand mieux dans
l'état de Marie. La tête se dégageait, elle J'estait seulement un
peu faible, avec cette tristesse languissante, presquc morbide
des convalescents, lenls il reprenùre le fardeau de l'effort
quotidien, des soucis de chaque jour. Elle demeurait inactive
pendant de longs aptès-midi, les yeux vagabonds, occupée à
compler dans tous les sens les fleurs de la tenture, tandis que
sa pensée suivait le Brasier ct se lamentait devant l'interminable durée des heures. Elle répugnait à sortir, mangeait à
�1.
i
L'ABSENt.E
-
~
'
31
-'~
peine et tombait rapidement dans la torpeur et la morosité
que cause l'anémie, quand Mm. d'Ermyle força la consigne qui
tenait sa porte close.
Marie, étendue sur sa chaise-longue, avait entendu un coup
de sonnette, puis un colloque assez long, enfin le pas de
Marianne dans l'escalier:
- C'est une dame qui veut absolument voir Madame. J'ai
eu beau lui dire que Madame était souffrante et ne recevait
pas, elle a dit d'apporter sa carte tout de même ... Je n'ai pas
su comment faire 1
La jeune femme se souleva :1
- Impossible de ne pas recevoir... Priez ' cette dame de
monter.
Au bout de quelques instants, Mm. d'Ermyle parut sur le
seuil, vêtue d'un costume de drap bleu, simple mais d'une
coupe impeccable, la figure éclairée par une voilette blanche,
coiffée d'un de ces grands chapeaux à caloUe basse qui se
portaient quelques années avant la guerre. Elle était vraiment
attrayante el jetait une note d'élégance dans cette chambre
,t riste, sans Heurs, qui avait pour toute clarté la blafarde lumière du jour tombant. Marie marcha à son avance, le corps
perdu dans les plis de sa robe trop ample.
- Pardonnez-moi mon insistance, mais j'ai appris par
notre bon docteur que vous étiez un peu fatiguée . .Je vais
passer quelques jours à Paris et j'aurai peut-être l'occasion
de rencontrer mademoiselle votre sœur. Elle sera heureuse
d'avoir des nouvelles certaines par quelqu'un qui vous aura
vue.
- Vous êtes infiniment aimable ... J'aurais déjà dû aller
vous remercier, mais vous voyez, je n'ai pas pu bouger.
~
Encore une fois, ne parlons pas de cela.
- Si, si, ma première sortie sera pOlir vous.
- Ahl cela très volontiers, cl je vous conseille de ne pas
tl·op tarder à prendre l'air; vous me faites l'elfet d'être plus
triste que sonffrante et ce repliement continu sur vous-même
Ile doit pas vous valoir gral1d'chose. Vous broyez du noir à
(orce, n'est-cc pas '!
- C'est vrai; je n'ai aucune énergie... aucune envie de
bouger.
- Pas de réaction, alors? Vous tomberez sérieusemeut malade, si vous continuez ainsi! Quel tourment pour votre mari,
lorsqu'il l'apprendra 1
- Je ne le lui dirai pas.
Croyez-vous que personne ne lui écrira en quel état
vous êtes? 11 s'en apercevra d'ailleurs à son retour en vous
�32
L'ABSENCE
retrouvant toute changée; maigre, pâle, les joues creuses, les
cheveux coupés ...
Marie ne put s'empêcher de rire:
- Vous croyez que j'exagère? Pas le moins du monde. J'ai
constaté ces ravages chez plusieurs de mes parentes, aussi
peu raisonnables que vous et que terrassait la neura.sthénie.
Soyez franchel Votre mari vous sermonnerait-il ainsi que je
le fais?
- Oui, fit Marie d'un signe de tête.
- Alors? ...
Alors, la malade prit l'engagement d'être plus sage, de manger, de sOl·til·, de s'occuper afin de trouver le temps moins
long.
- Je pars demain matin, reprit Mm. d'Ermyle, mais je
serai bientôt de retour. Je viendrai vous remonter ' le moral.
Si vous êtes bonne marcheuse, nous\ vous femns faire de longues courses. Cela achèvera de vous remettre. Maintenant, il
faut que je me sauve. Que dire de votre part à ~p 1. Le lIall"?
Une fois seule, Mm. Sirièze se sentit moins triste. Oui, cette
apathie pourrait dovenir dangereuse. Il fallait agi!", travailler, ne pas se cloîtrer aussi complètement. ..
« A partir de demain, se dit-elle, j'inli voir toutes les personnes qui sont venues prendre de mes nouvelles et que je
n'ai pas reçues.» Elle songea que peu de visites lui eussent
été aussi agréables que celle de Mm. d'Ermyle et se sohvint
avec étonnement de la violente antipathie éprouvée, au pre·
roier abord, POUl" la femme de l'ingénieur. Elle n'aurait jamais
cru devoir même consentir à la recevoir; ct à cette heure,
leUl's )'el:ltions étaient presque amicales.
« Pierre a raison, il faut sc méfier des impressions pre.
mières, songeait Marie. M"'· d'Ermyle s'est montrée pleine de
cœur ct de tact. Je la croyais maniérée. Elle pst simple et bon
enfant, an contraire, »
La vuix de 1\-1'''· d'Ermyle était sa principale séduction.
Grave naturellement, elle avait parfois des infloxions, tuntôt
Illeurtries, tantôt vibrant~s,
qui opéraiont Ù la fa~·.on
d'un
charme et réduisaiont en cendres les plus fortes pri·vcntiol1s.
Quand elle voulait quelque chose, elle savait <101111('1" Ù son
ton un je ne sais quoi de profondément troublunt auquel flur·
soulle ne pouvait rcsistel", Sorcière! ln! avait dit un joUl' un
camarade de son mari qui )\e l'aimait pas ... lwul·ôlre parce
qu'elle n'avait )los voulu qu'il ]'aimôt trop. Et il Y avait, en
effet, dans l'empire qu'elle prenait très vite sur ceux qu'elle
YOlllait se donner la [leino d~ s{'duir<', qlH'Jqllc cbose qui rf~·
:WllIblait il cio lu sorcellerie. ,
�L'ABSE;NCE
33
v
I
f
de Pierre, reçues par télégraphe,
Les premières not~vels
co'ntribuèrent à fortifier les résolutions courageuses de la
jeune fell}me. Le style des dépêches, forcément banal et bref,
prête peu aux épanchemen\s; pourtant, à travers les mots
rares, Marie put comprendre que son mari se portait bien,
qu'il J'aiIpait de tout son être et que, pour lui aussi, la sépara/ tion éta~
cl'lue11e. Son isolement lui parut moins grand. Un
nouveau lien se fprmait entre eux, remplaçait ceux que le
d~part
avait I:)risés.
Moins triste, elle se re.I pit vite. En peu de jours, elle se trouva
en état de sortir ct d'aller voir quelques relations ... elle vivait
depuis trop peu de mois, à Cherbourg, pour y avoit· beaucoup
de solides ct uUl'ables a1Jections.
Connaissant la uature sensible et primesautière de sa femme,
M. ~irèze
l'avait préservée, autant que possible, de ces intimités éphémères, fertiles en déceptions ct en re~ts,
si fréquentes dans les pqrts. EUe élait en bons termes avec un
gra.nd 110mbre de personnes, mais ne fréquentait d'un~
façon
plus particulière qll'\me vieille dame qui, !lvec son mari,
autrefois directeur du service de santé, avaient servi de correspondants ù Pierre )?endant son séjour il l'école navale. 11
pa~siL
chez eux les jours de congé, traité comme un de leurs
enfants; aussi lorsqu'il apprit que Mm. Galioin, devenue veuve,
venait vivre à Cherbourg où résidaient ses filles mariées, il
s'empressa de lui amcner Marie, qu'elle .accueillit maternellement.
~"'.
GallQin ét::lÏt accourue chez sa petite amie le jour même
du départ du BrasieJ', mais h\ porLe resta fermée pour elle,
comme pour tous. Une seconde tentative eut le même sort,
aUssi MU,. ,Sirièze fut reçue avec une légère froideur lorsqu'elle
se )?résenta chez la vieille dame. :Élie cssaya, d'abord, de ne
pas sembler s'en npercevoir, mais la sécheresse de son interlocutrice s'accentua ... Le cœur de Marie sc gonfl<l, ct elle pré. féra aborder, sans pIns attendI'c, lu qucstion qu'elle devina.it
ôtre la cause de cette froideur.
- Chère madame, vous avez peut-être été peinée qu'il
m'ait été impossible de vous voir quand vous êtes venue, avec
tant de bonlé ...
-- En elfet, j'ai été deux fois che;/:· vous srUlS être reçue ...
- Je vous Cil pr~c,
ne m'en veuillez pas! .Je vous jl1re que
�L'ABSENCE
j'étais incapable de voir personne, même vous qui avez toujours été si bonne pour nous. J'étais brisée de corps et d'âme,
mortellement triste, malade aussi. Je suis restée cinq jours sans
pouvoir à peine ouvrir les yeux.
,
- ' J'ai été légèrement froissée, je vous l'avoue, d'apprendre
que la consigne ne s'étendait pas à tout le monde, -et que de
nouveaux amis ...
Mm. Sirièze, rouge et confuse, essaya de balbutier:
- Qui donc? Je ne vois pas ...
- Vous ne nierez pas avoir reçu Mm. d'Ermyle, alors que
vous étiez tro)J souITrante pour supporter la voix d'une vieille
femme ennuyeuse! Je n'attendais pas cela de la femme de
Pierre!
Marie devint très pâle, eUe sentait que Mm. GaUoin l'accusait d'ingratitude, el ce reproche informulé lui était pénible.
Elle obtint son absolutioll en racontan t comment les choses
s'étaient passées' : sa volonté n'y était pour rien; il y avait
tout au plus en ceci une maladresse de domestique, elle s'était '
trouvée contrainte à beaucoup d'amabilité de par les avances
de Mn.. d'Ermyle, el- ses délicates prévenances du jour de
l'appareillage...
.
MUI. Galloin, après l'avoir écoutée, l'attira vers elle, l'emIJrassa et lui dit :
- Allons, 110 vous faites pas de poi~e,
enfant que VOUs
êtes! Que cela soit oublié, puisque vous n'avez pas eu l'intention do /lOUS meUre de côté! J'aime mieux en avoir le cœur
!let. Une seule chose me préoccupe: je regrette que celte
M'H' d'Ermyle cherehe à s'introduire chez vous. Ce n'est pas
LIlle personne bonne à voir ponr une feJn1l1e de votre âge.
Le genre de Mn" tl'Ermyle -- ses allures - ce qu'avaient
dit d'elle (lUclques personnes qui l'avaient connue à Toulon,
sa dem ière résidence - autant d'élél11èn ts d'un sermon que
Maric écoula Cil essayant de défeudre sa nouvelle amie, sans
sc rappelcr toul cc qu'elle en avait pensé elle-même, il n'y
il vuil pas six. semai nCs. Mai:; elle vit qu'dIe mécontentait et
inquiétait la vieillc dame en n'acquiesçant pas complètement
à ses jugelllents sévères. Elle sc tut, sembla convaincue des
dangers qu'clic courrait en ad1llettant des éléments nouveaux
dans son intimité ct sortit un pen agacée.
- Ct'la va être amusant, si cette brave Mn" Galloin sc croit
autorisée, cn J':I!Jscnce de Pierre, ù contrôler Lous mes faits et
gestes . .r e suis assez grandc pour savoir me conduire!
Unc boune Icttre de Pierre vint ln consoler. Son mari, lou ·
jours teudre, évoquait le souvenir des belles journées passées,
ct parlait des joies du retour auquel il aspirait de tout 1$011
�--- ----
L'AlISE~C
35
-~
être. Il se portait bien et s'acclimatait de nouveau à la vie
de bord. En quelques mots, il esquissait la silhouette de ses
compagnons :
"
« Jusqu'à présent, écrivait-il, pas une discussion n'a tourné
à l'aigre, et je crois que je suis tombé sur de braves garçons.
Nous faisons de fameuses parties de blague, sur le pont, en
fumant nos pipes. A propos, ton instinct ne t'avait pas trompée. La dame aux cheveux carotte, qui te déplaisait tant, est
une madame d'Ermyle que P ... a connue à Toulon. Son maori
est ingénieur, il a une certaine valeur. Les polytechniciens
J'apprécient beaucoup. Leur maison passait pour très accueillante. On y faisait, parait-il, profession de mépriser les préjugés. Tu suis ce que cela veut dire. Je serais désolé .de te voir
liée avec ces gens-là. »)
Marie ne put s'empêcher de rire.
-- Que ces mal"Îns sont commères! Que signifient de pareils
. ragots '! Je vais gronder Pierre de s'ètre fait leur écho.
Après réflexion, elle trouva plus prudent de ne rien reprocher à son mari. Il serait déjà assez difficile de lui faire accepter des relations qu'il réprouvait d'avance.
-- Il ne va pas être content, et il me dira encore que je
ohange sans cesse d'u,:is, Comment faire, pourtant? Je lui
raconterai la façon dont les choses se sont passées. Il verra
bien que je n'ai pas pu faire autrement!
IIeureusemcllt, cette formule tant de fois mise au service
des variations de Marie,. comme de celles de son père, ne
tomba pas sous sa plUme, qlland elle expliqua son revirement
à l'absent.
Mal'ianne avait eu sa part de nouvelles: quatre pages couvertes d'une grosse écriture enfantine, gauchement rédigées,
sobres de détails. Pierre consacrait aussi quelques lignes au
jeune ménage breton. Le matelot allait bien, il plaisait à ses
chefs, il suivait consciencieusement l'école élémentaire du
bord, espérait qu'au retour il pourrait suivre des cours, ob·
tenir son brevet de torpilleur.
« Il m'a confié' ses rcves d'avenir : trav~IiJle
ferme, restel'
uu service jusqu'à sa retraite, puis demanùer à passer dans
les vétérans de .Brest pour s'installcr avec sa famille dans une
petite maison achetée sur leur~
économies. Ils la choisiraient
à l'écart, presque à la campagne. Il y aurait, sur le devant, un
jafrlinet, séparé du chemin par une barrière verte; derrière,
un potager. Un rez-de-chaussée, un étage de mansardes. Sur
le toit, des pigeons en faïence brune, perchés sur le baut des
fenêtres. Kerduff tient beaucoup à ces oiseaux qui symbolisent
�36
L'~SENC
sa modeste ambition et représentent à ses yeux, j'imagine,
une sorte de fétiche. »
La pâle figure de Marianne s'illuminait et de ses yeux,
restés cruellement secs, le jour du départ, deux grosses larmes
jaillirent:
- Que Dieu et la bonne Vierge le protègent! Jamais cela
n'arrivera, une si beB\) chose! '
- Kerduff vous a passé ses mauvaises idées, ma pauvre
fille! à quoi pensez-vous donc tous les deux 'Z
Marianne hocha la tête.
Elle ne voulait ' pas dire à sa maitresse qu'au début de ses
fiançailles, un rêve lui avait montré sa mère, morte depuis
longtemps, qui pleurait en la regardant. Triste présage, annonçant des événements lugubres .. , séparation... veuvage ...
Marianne savait bien que c'e11 était fini de sa courte vic
d'épousée.
Le lendemain, Marie, sortit tard pour porter son volumineux courrier à la poste. La mauvaise saison était complète- '
ment venue pendant ses quelques jours de réclusion. Le temps
était sombre, la nuit presque close. Les devantures éclairées
par les becs de gaz, faisaient de loin en loin des taches de
lumière roussâtre, formant halo dans l'atmosphère grise. En
s'appl'Ochant de la boite aux lettres, Marie faillit se heurter
contre un passant qui s'excusa, souleva son chapeau ct s'écarta
de sa route. Quelques instants plUll tard, tandjs qu'elle jetait
ses Jeu.res par l'étroite ouverturc, l'inconnu sc rapprocha,
feignit de lire le tahleau des levées tout Cil la regardant, avee
plus d'insistance peut-être qu'il n'aurait convcnu, SOIlS la
hlmière bleue de la lanterne postale. Elle s'éloigna rapidec
JOent, mécontente ct déconcertée. EUe avait plusieurs COurses
ù faire, une robe fi essayer, des soies ù rassortir, elle n "ait l ' li
le temps d'oublier la eO/ltrariélé que lui avait causée l'incorrection d'un pnssant qu'elle ne r(/'verrait plus, sans donte,
lorsqu'elle reprit le chemin de son logis.
Marie traversa r:Jpidemcnt les l'ues eO!1l111el'çuntcs, les scules
qui fussent un pen animées, ct regagna sem quartier, qunrti('J'
nouvellement hüti, à l'écart de tout ruouVCJl1cnt.
A peille s'était-elle engogée d:l11s ulle voie assez déserte.
llOrdée de maisons pUl'ticulièrcs dont les vokts fermés Ile
laissaient filtrer aucune lumière, qu'un pas résonna presque
, ~I[
ses talons, pas un peu hésitant, tl'éhllcnant, nsscz rapide
néanllloins )lour que la jeune femme fût hielll<Îl dépassée pal'
un mntelot dont l'allure truhiss:.lit une trop longue station aux
cahal'els du port. 11 s'unêta devant Mal'Ïe, se reloul'Ila, toucha
du doigt le bord de son béret ct demanda d'une voix bulbu-
�1
L'ABSENCE
37
Hante: « La rue de Siam ... par où est-ce qu'il/fapt prendre? »
L'homme insista, si près
Effrayée, Mm. Sirièze né répondit pa~.
d'elle qu'il , aurait pu lui prendre le bras. La rue de Siam?
Elle espéra s'en débarrasser par une phrase brève: « La rue
de Siam est u Brest. Ici nous sommes à Cherbourg. » Le matelot
devint menaçant. « Faut pas vous moquer d'un homme brave
et qui revient de Chine. Voulez-vous, oui ou non, me dire où
est la rue de Siam?» Il s'était un peu écarté pour s'adosser
li la muraille. Marie en profita pour s'enfuir, courant presque,
autal)t que lé permettaient ses jambes encore faibles. L'homme
la suivit, pressant l'allure, heureusement retardé par le bord
des trottoirs où ses pieds s'embarrassaient, mais réussissant
~oujrs
à la rattraper, à la poursuivre de sa voix obstinée, à
présent pleurarde: « C'est pas gentil, c'est pas gentil... je veux
la rue de Siam!»
.
A demi morte de peur, Marie, parvenue à sa porte, se crampOllna à la sonnette qui tinta longuement comme un cri d'appel. Dès que le battant fut entr'ouvert, la jeune femme se précipita, éperdue, et referma rapidement la porte. Elle fut quelques minutes sans parler, essoufflée, haletante de peur, comprimant à deux mains les battements de sa poitrine. Marianne
effrayée voulait l'interroger; sa maîtresse la fit taire d'un
geste ct, pénétrant s~n
bruit dans le salon obscur, elle alla
regarder à travers les persiennes closes, la rue vaguement
éclairée par un uuique réverbère.
L'homme, après aveir hésité un moment, sc décidait ù s'en
aller d'un pas tranquille,
Encore vibrante, Mme Sirièze raconta l'aventure à Marianne,
et la Bretonne conclut:
- Si Monsieur élnit ici, ulle chose pareille ne serait jamais
Hl'l'ivée!
Le soir, dans sa triste cb:unbre. Marie réfléchissait Marianne
avait dit vrai : Pierre présent, cette aventure désagréable ne
serait probablemenL pa~
arrivée èl elle n'aurait pas nob plus
cLé dévisagée par un lllaltHl:u. Quand son mUI'i était là, la
jeullc femme sortait rarement salis lui à la tombée du jour,
MUI'ie eut un llouvcl élan de révolte. Ces deux allS de séparation lui feraient donc lIne vie ullormale, ou les ennuis, les
terreurs, lèS souciS s'ajouteraient aux cl1agdlls '1
- Mnudite carriùre, lTl!1Udite ambition! songen-t-élle.
En rèvc, elle se vit poursuivie dans des ravins pierreux,
par un cheval emporLé, dont elle sentait le souffle sur sa
1ll1lJ Il l', eL cc cheval offrait une vague l'esscmhlancc avec
l'ivrognc qui lui avait fait pcur.
�38
,(
1
VI
« Chère Madame,
« Je suis revenue cc lllulin, à moitié Iporte de fatigue. Pour
comble d'infortune, je me suis tordu la cheville, en descendant
de voiture, de sorte. que me voici condamnée à l'immobilité
pour quelques jours. Venez me voir, cela me ·consolera, je
vous donnerai de bonnes nouvelles des vôtres, et votre présence m'aidera à prendre mon mal en patience.
, « Bien à vous,
.
« J\.NDRÉE. »
Andrée? Personne ne s'appelait ainsi parmi les amies de
Marie. Elle devina que le billet venait de MD" d'Ermyle.
Elle, sonna aussitôt.
- Qui a npporté celte lettre? demanda-t-el1e à Marianne.
- Un plantqn, madame, qui venait de la pnrt de Madame...
madame ... enfin, la dame de l'autre matin.
Marie s'habilla avec soin ct passa à sa toilette un peu plus
de temps que de coutume. Elle sc demandait si SOIl chapeau,
sa l'ohe qui dataient de quelques mois n'étllhmL pns déjà démodés. Mm. d'Ermyle, très bien mise elle-même, devait être
difficile. Marie se l'appelait le regard investigateur dont ello
l'a vait toisée :\ la sortie de l'arsenal. lE Ile aurait voulu être
impeccnble et s'irritait de ne pas arri ver ce jour-là ù disposer
ses cheveux de la façon que Pierre trouvait plus seyante
qu'ulle aulre. Elle soupira. Que Pierre avait de goûtl Quel bon
guide il était, aussi bien pOUl' le choix d'une robe que pOUl'
J'arrangement d'nn snlon 1 Juste/llCnl, il reprochait à la blouse
qu'elle venait de pa:;ser d'avoi\' un gros défauL, qu'on pouvait
dissimuler cn ùisposant aùroitclllent le col et les revers ùe
tulle ... Mais Marie s'impatientait el la guimpe sc plaçait mal.
I( .Je n'y arriverai jamais! .T'envie M"'" d'Ermyle ; elle a Loujours l'nir de sorLir d'LIlle boîte.
.
. .
. .
)J
.
.
LI' cœllr de Marie se seITa lorsqu'clle se trouva pour la seconde fois à la porle de M"" <1'El'll\ylc. Elle se l'appelait avec
quelle angoissc désespérée cIl? ét~i
venue ~lans
celte maison,
j 1 Y avait déjà pres d'Ull mOlS. Elle croyaIt alors Ile jamais
pouvoir s'hahituer ù la séparatioll .. Pourtant, son chagrin
s'ap:1iS'lit, dcv('naiL plus calmc, lHOln'i allll:\'; les soun'r:wces
de la première heure dilllinuaient d':lpl'cté, le Lemps (,/)1I111I1'n
\'uit son lent mais :;ÛI' Lravail de cicatrisatiOIl.
�1
L'ABSENCE
39
Un valet de chamhre la précéda dans l'escalier étroit, tendu
de bourrette rouge sur laquelle se détachaient des armes et
quelques 1 vieux portraits, authentiques ou non. Au premier
étage, il ouvrit une porte et s'effaça. D'épais rideaux et deux
grands paravents tamisaient à l'excès l'éclairage du petit salon
assez sombre où elle fut introduite. Au coin du feu, étendue
sur un divan, envahi de coussins de toutes les tailles et de
tous les genres, Mm. d'Ermyle s'enveloppait d'une robe d'intérieur, souple, neigeuse, faite d'une soie blanche à reflets
argentés, qu'allégeait une longue tunique de dentelle. Une
couverturc de fourrure fauve, jetée sur ses genoux, laissait
passer le petit hout d'un soulier mordoré. Les cheveux roux
de Mm. d'Ermyle mettaient autour de son visage comme une
auréole de feu. Elle sc souleva à l'entrée de Mm. Sirièze et lui
.tendit les deux mains;
- Ohl que je suis contente de vous voirl Je m'ennuie cruellement 1
Souffrez-vous braucoup?
- Si j'étais douillette, je vous répondrais oui, mais il faut
payer sans protester les conséquences de ses maladresses. Je
n'avais qu'à mieux poser mon pied et à me déiler du mauvais
pavage de ma rue. Et VOLIS, comment vous trouvez-vous'? Vous
avez meilleure mine, autant que le demi-jour me permet d'en
juger. Cette pièce est si obscure 1
- Je vais mieux, j'ai suivi 'vos conseils, je sors, je m'occupe ct je suis raisonna1)le.
-- Il vaut peut-être mieux ne pas trop parler de votre
sagesse ... votre voix s'altère encore bien vite 1
Marie .se taisait.
- Si vous saviez combien je vous comprends, pauvre pelitel Quand je serai sÎlrc de ne pas vous voir retomber malade,
nous parlerons ensel1l!Jle de cc cher mari. Une peine confiée,
partagée, est moins Jourde à porter, e~ je tâcherai ùe vous
consoler. J'ai cu beaucoup de peines moi-même - je puis
comprendre les chngrills des a.utres ... Avez-vous reçu des nouveUes?
Oui, des télégr:llnmes ct ulle lettre d'Alger.
- M. Si rièze sc porte bien?
- Il me Je dit, du moins.
- C'est probable. ,La vie de bord cst bonne pour ces messieurs. Ils se retrouvent dans leur élément, au milieu de leurs
camarades, de leurs occupaliolls préférées. CCliX qui rcstent
sont plus ù plainùre .. A 1I011S, d'ailleurs, manque le grand réconforL, le grand soutien des partants: l'ambition, cette affreuse ambition à laquelle nous sommes si souvent sacrillées.
--=
�40
J/ABSENCE
Marie tressaillit et Mme d'Ermyle comprit qu'elle avait touché
un point sensible, Saris insister, elle parla d'autre chose : de
Paris, de M"e Le Han qu'elle avait rencon\rée chez une amie,
- Votre père va tout il fait bien, il est astreint à quelques
précautions, mais son rétablissement est si complet que votre
sœur pense pouvoir assister avec lui à un bal costumé, vers
la fin de cette semaine.
- J'ai reçu une lettre où elle me décrit sa coiffure de Frisonne; mais elle ne me se~nblc
guère enthousiaste ... Elle n'aimepas beaucoup Je monde, ma petite Jnliette.
.
- Vraiment'! Je m'étais ,tout il fait trompée, alors, car je
me figurais qu'elle serait très chagrine s'il lbi fallait renoncer
il cette fête ... Du reste, c'est de son fige.
- ;re crois bien .. , Dix sept ails!
-- Oh! comme elle Cail ses débuts de bOllne heure!
- Mon mariage la laisse très isolée ct papa éprouve, à l'accompugner, plus de plaisir qu'elle-même.
~1'
d'Erlllyle eut un petit sourire vite réprimé.
Le domcstillUl' vint allumc\' les lampes et la lumière, adoucie
par des abat-joUI' aux reflets orangés, éclaira la pièce dont les
murs recouverts de nattes jnponnises, les portières brodées
d'il'is et de nénllphars, les lnpis persans auX. larges bordùl'es
chatoyantes formaient un cnselllbic amusant pal' sa variété,
Des bibelots précieux s'accumulaient sur la cheminée ct sur les
peLites tables disposées çà cL 1;\. Cela reposait des boiseries
blanches ou gris perle, du vert-Empire, du touis XVI plus ou
moins authentique dont avaient abusé les contemporains de
Maric. C'éLait, 1111 peu allégé, épuré, un agréablc rappel de
['cxotisme en voguequelq\lc trentc alls plus tôt.
- - COIllIlle c'est séduisant, chez VOliS, s'écria Marie, dans
lin élan primesélutic.·,
- C'ost glmtil, rien de plus. Mon 1I1oùilier IH'es([lIc ('I1Uer est
resté à Paris, car noW'. ne savons pas pour combien dl.: tcmps
nous sommes ici. Cela peut durCI' trois 111ois, comllle tI'ois ans.
- Oh! quel regret pOUl' moi, quanù vous pal'tire:l:!
Et, après tlll long moment de cOllversation assez banale,
eJl(' so leva Jlour prendrc congé .
. Andrée insista pour la reLenir.
Nc m'nbandonncz pas, ma solitude est si péniblc! Mon
mari. est elltiêi'ement absorbé par ses tL'av.lux, Dés qu'il rentre,
il se confine dans son bureau et je ne le vois pas ùe la jOlll'née.
Re1\tez un peu avec moi. Nous prendrons le thé ensemble:
C'('st si bon de causer là tranquillement.
,l';li peur de rcntrer trop Lard.
- Qll'importe, llltisquc pt')':;olll1e uo vous aLtend '/
J
•
�L'ABSENCE
41
- Mais ... c'est honteux à avouer ... j'ai peur dans les rues,
quand on n'y voit pluS' clair...
- Vous habitez, pourtant, un quartier tranquille!
- C'est vrai-... mais ...
Sous le regard interrogateur de sa nouvelle amie, Marie se
sentit rougir. Pour expliquer son trouble, elle dut raconter
la petite aventure qui lui avait été désagréable.
Mm. d'Ermyle éclata de rire. Elle riait d'un rire qui ne contractait pas, ne déformait pas son visage, d'un rire esthétique,
eltt-on pu dire, et qui n'était ni très spontané, ni très gai.
- Vraiment, cela vous a tant que cela épouvantée, d'être
suivie par un ivrogne? C'est chose commune dans les ports
de mer ... et il n'y a rien de moins dangereux qu'un. pochard.
Une chiquenaude le jetterait à terre!
Marie poussa un cri.
- Quelle horreur!... .Te l'avoue, j'ai été effrayée ... j'ai peu
l'habitude de sortir seule.
- C'est vrai! Vous êtes mariée depuis si peu de temps!
Elle accentuait ces mots, comme si Marie eût été à plaindre
de n'avoir pas beaucoup plus de vingt ans. Mme Sil'ièze rougit
ùe nouveau. Elle n'aurait donc jamais Pair d'une granùe personne, pleine d'expérience?
. . . . . . . . . . . . . .
Ql1elques jours plus tard, Marie eut la surprise désagréable
ùe trouver chez Mn •• d'Ermyle, toujours clouée au logis ct qui
l'éclamait ses fréquentes visites, le personnage qui l'avait dévisagée avec une insistance si choquante. II s'inclina gl'avement, sans mot dire, 'devant elle. Andrée le présenta à Marie,
de sa voix gnlve aux intonations ironiques:
- M. Lal'Îllce, un bon ami à nous, chère madame; qui va
VOliS demander pardon d'une étourderie qu'il vient do me
confesser, et qui serait navré d'apprendre que vous l'avez
prise à cœur ...
- Oh! madame, s'écria le jeune homme, me pardonnerezvOlls'l Dans le désœuvrement des premiers jours passés dans
une ville olt je croyais ne connaitre personne, je me suis
conduit comme un illdividu très mal élevé, et je me suis
trouvé fort penaud quanù un de mes camarades m'a appris
qui VOllS étiez ... J'ai été puni par le sentiment que je m'étais
conduit d'une façon inqualiiiable et que je m'étais perdu :mx
veux d'une très charmante femme dont j'implore l'indulgence ... ,Te VOllS en supplie, soyez miséricordieuse!
Tout cela était bien fade ... Un autre jour, Marie eut apprécié, comme cnrs le méritaient les exemes e .. cessives ct l'ellcens Ull peu vulgaire des compliments exagérés qu'Yves La-
�42
L'ABSENCE
rince lui débitait, mais ellè se sentait portée à l'indulgence et
elle craignait de paraître sotte, en face d'Andrée si assurée,
si naturelle dans sa désinvolture de femme qui n'accorde pas
aux choses une importance plus grande qu'elles n'en ont.
Larince fixait sur elle deux grands yeux dont le regard aigu
semblait chercher à lire ses pensées secrètes.
- Voyons, pardonnez-lui, reprit Mme d'Ermyle, je vous
assure que ce n'est pas un méchant garçon.
Marie ne répondait pas.
- Votre mari, lui-même, ne critiquerait pas votre mansuétude.
Mm. Sirièze releva la tête. Croyait-on qu'elle était en tutelle
et qu'elle ,n'osait rien décider par elle-même, sa,ns redouter
une gronderie de l'ami indulgent, d'esprit si large, qui n'était
plus là pour guider &on inexpérience?
- Mon mari me laisse juge de mes actes, il trouvera très
naturel que je no garde aucune ran:!une à monsieur.
- Bravo, bravo, s'écria Mme <l'Ermyie. Donnez-vous la main
en signe de réconciliation.
Marie tendit sa p etite main gantée. Yves Larince l'éleva à
ses lèvres et l'effleura respectueusement de ses longues moustaches.
. . .
. . . . .
.
.
.
.
. . . .
Mmo d'Ermyle réfléchissait : ({ Oui... Elle est trop jolie pour
que j'aie l'air de m'être choisi un repoussoir, trop naïve pour
devenir jamais dangereuse. Je la mènerai à ma fantaisie ... ce
l'era J'amie idéale. »
En rentrant, Marie troOva celte dépêche:
« Partons Monte-Carlo pour cause santé. Serions ravis de
t'avoir. Il faudrait arriver demain. Quittons Paris jeudi.
u Tendresses.
« LE HAN. ])
Le papier bleli lui échappa des mains. « J'ai trop peu de
chance, sc dit-elle. Je me faisais une telle fête d'aller passer
le jour de l'an avec papa et Juliette! Les snivre duns lé Mid!.. .
.Je n'ose pas, cela contrarierait Pierre. Il m'a bien pet'mis
d'aller à Paris pour le premier janvier, mais il m'a recommandé d'y rester peu de temps ... Je ne pourrais entreprendre
un pareil déplacel'T1cnt que pour plusieurs semaines ... Ce n'est
guère possible do laisser la maison si longtemps.
« J'ai peur, aussi, que Pierre ne soit très mécontent s'il me
savait il Monte-Cnrlo. On y rencontre trop de rastaquouères
ho SOli gré. Et puis, Pierre a de gros pt'éjugés contre papa ... Il
sera furieux si je l'accompagne dans le Midi. Pourtant, cet
�L'ABSENCE
43
intermi nable hiver m'épouvante et j'ai une telle envie de revoir ma petite Juliettel »
Elle n'osait prendre une décision et n'avait pas même la
ressource de câbler à Pierre pour demander son autorisation,
ne sachant pas à quel endroit au juste il se trouvait : en mer,
très probablemen t. Sa conscience lui disait: ({ Reste », mais
elle n'ava,it pas le courage d'écouter sa conscience. Elle passa
la nuit dans ces incertitudes, ' sans arriver à trouver le bon
~onscil
qu'elle espérait. Et la fatigue qui résulta de cette
Insomnie détermina sa conduite. Il aurait fallu quitter Cherbourg dès le matin pour arriver à Paris avant le départ
des Le Han. Endormie à l'heure où le jour allait poindre,
Marie se réveilla avec la migraine, incapable d'agir, de penser, de voyager moins encore. Au bout de trente-six heures,
elle se trouva mieux, mais il était trop tard. Son père et sa
sœur étaient en route. Pour les rejoindre, il eut fallu que
Marie traversftt la France toute seule. Elle ne s'était jamais
dcplacée sans son pere ou son mari, et elle recula devant la
longueur du t!'ujet.
Tout au fond de son âme, elle consŒ'vait aussi un petit
sentiment de rancune Contre son père qui l'avait- prévenue si
tard, ne lui laissant matériellement pas le temps d'être prête,
mais elle se reprochait cette pensée :
- Je suis trop égoïste! Pauvre père, si les médecins ' l'ont
envoyé, sans délai, dans le Midi, c'est qu'il est, sans doute,
plus souffrant que ne l'écrit Juliette. Un retard lui eClt peutêtre fait grand mal. Je devrais aller le soigner avec ma sœur.
Un lettre/de Juliette la rassura complètement. M. Le Han
sc portait tres bien, COlllll,le il toussait enCOl'C un peu, le docteur avait dit, en l'air, qu'un p~u
de Méditerranéc pourrait
lui être salutaire. Il avait saisi la balle au bond: Nice, MonteCarlo, le Carnaval...
- Nous partons après-demain, mon enfant. .Te télégraphie
à ta sœur.
Quel frivole ct charmunt égoïstel ' Juliette contait ccci, sans
commentaires. 11 était pourtant facile de voir qu'ellc regrettait
profondément d'être privée de Marie. Le séjour dans les
hôtels cosmopolites de la Côte d'Azur nc lui souriait pas outre
mesure. Mais elle ne l'avait pas dit à SOI1 pèrc, retenuc par la
crainte de le voir réellement malaùe.
Elle était parUe, sans faire d'objections, contenle, en somme
du ravisscJlIent de M. Le Han qui, pour ne pas manquer un~
rcpl,'éscntation de gala où devait chanter Tamlini, avait refusé
ll'nltendl'c la répollse définitive de Mm. Sirièze,
- Si ' elle a envie de venir, elle saura bien nous rejoindre.
�44
L'ABSENCE
va
Marie .rencontrait rarement M. d'Ermyle auprès de la
chaise-longue de sa fe~m
ct .elle s'en étonnait tout bas, sans
rien témoigner de Son étonnement. Quelle diftérence avec les
soins empressés dont, âu moindre malaise, elle ètait entouree
par Pierre! Un jour qu'Andrée délJlorait avec amertume son
isolement, Mm. Sirièze osa 'dire:
- Votre mari èst si occupé ... Il lui est péut-être impossible
de vous tènir cOlrlpagnie.
Mm. d'Ermyle soupira:
- Sans doute ... Sans d'oute ... il est fort pris par son service,
mais, s'il avait plus de loisirs, rien Ile serait changé dans
notre vie. Quand il"rentre de l'a1'se11al, il se confine danS Son
bureau, et je ne le vols guère, surtout en ce moment où il me
faut prendre mes repas dans ma chambre. Cela vaut probablement mieux. Nos natures sont si différentes 1 Quand nous
nous sommés mariés, nOus avions en apparence tme, grande
similitude de goûts. Julien faisait montre d'ailner, comrtle 'rnoi,
la musique et les lettres ... j'avais surtout été séduite, je l'avoue,
par le charme de sa conversation, il lllC semblait à la fois
érudit et artiste, ct nons avons passé de bons moments ta. lire
ensemble les poètes, li interpl'éter BeetllOven ct Schumann ...
au temps où le violon de mon mari n'ét:'üt pas relégué au
rond d'une commode d'où il ne consent plus jamais à le tirer.
Quels Illois heureux!... et que cela me fait mal de remuer ces
M. d'Ermyle ne s'intércsse qu'anx chifsouvenirsl A pré~ent,
fres, à l'algèbre, aux sciences exactes. Si vous saviez combien
tout cela 111e déplall! et comme je me sens glacée aU contact
(lu positv~l1e
qtÜ semble uvoil' envahi j'cspl'it et l'âme ùe
Illon mari. Après de vains efforts pour ramener entre n6us
quelque conformité d'idées, j'ai perch.1 courage ... Oui, il y a
Ù:1ns lu vie conju~ale
do terribles désillusions.
Ses lèvrcs tl'cmblltient si fort qu'on l'eut dite prête il pleurer, màis ses yeux restaient secs, avec de ùurs éclats. Marie,
apitoyée, pass.! scs bras uutOUl' du cou d'Andrée ct l'embrassa.
Sa nouvclle alllÎe lui prit les doux 11u! ins :
- Combien votre sympathie m'cst douce 1 Voyez, je me
laisse aller à VOLIS raconle!' des choses qlle je n'ai dites il pet'sonne. On Hnit par se faire aux pires pcinos et jo réussirais
Ù m'envelopper <.!'indifI'én·l1ce, si M. d'ErJl1ylc nc s'ét .. it pas
complètement c1étllèlté de Illoi ~I tille épO(IUP cIe m:1 vie Où
�L'ABSENCE
45
j'aurais eu, au contraire, grand besoin d'affection et de réconfort. Quand j'ai eu cette douleur affreuse de perdre un enfant
adoré, un petit garçon, beau comme un ange ... »
Elle s'interrompit, suffoquée par l'émotion. Marie était
étrangement bouleversée... et surprise. Rien, chez son amie,
ne laissait deviner une de ces douleurs qui détruisent une
existence ei dont la plaie, même quand elle est fermée, laisse
une ineffaçable cicatrice. Elle se prit à songer, dans la par- •
tialité de son aveugle amitié: ( Il ne faut pas juger sur de
simples apparences. Pour être soigneusement cachées, certaines douleurs n'en sont pas moins cruelles.» Cette pensée
lui vint encore: « Comme elle El confiance en moi, pour me
parh~l'
ainsi de ces choses intimes! » Elle interrogea, timidement:
- J'ai mal compris, sans doute, il n'est pas possible que la
froid(lur de M. d'Ermyle date de cette épreuve?
- Hélas! Le chagrin du père a emporté l'affection du
mad. Depuis quelque temps, j'étnis aimée seulement à cause
de cet enfant, de cet héritier du nom dont j'étais la mère...
ltli disparu ...
Elle se tut, étouffée par ks sanglots.
- C'est affreux, s'écria Mariel Pauvre amie, combien vous
avez dû !)ouffril1l Quel malheur que VOUII ne... vous ne ... enfin
qu'un autre bébé ...
Elle ne savait comment dire. Andrée soupira de nouveau:
- Je vous compl'ol1ds. Oui, un autre enfant aurait pu
elTacer tout, malentendu entre mon mari et moi ... j'ai été trop
malade, trop ébranlée ... il a fallu renoncer à cet espoir. Ah 1
ma chère 1 que de chagrins cachés, que de désunions profondes séparent des ménages que le monde croit heureuxl»
Si l'ingénieur avait su de quelle manière sa femUle défigurait la vérité, il eOt été profondément indiglHl.
Tl en avait été follement épris. Au commencement de leul'
l1lariage, il ne vivait que pour elle; il avait en elle une conJlonce illimitée et se sentait prêt ù fuire l'impossible pOllr
satisfaire le moindre de ses désirs. Andrée avait dit vrai:
penuant de longs mois, le ménage avait menô en apparence la
vic la plus unie ct la plus intelligente. Seulement, tandis quo
Jlllien éprouvait une jouissance profonde à partager avec sa
femIne toutes les pensées, inspirées par une culture profonùe
ct une belle largeur' d'esprit, Andrée, superficielle ot vai no,
voyait surtout duns leurs convorsations cL los plaisirs de choix
qu'ils prènaient en commun, un moyen d'agir sur son mari,
do garder intact un sentiIllent dont eUe était fort vaniteuse.
,Tnlien d'Ennylc passait, aVjlnt , ~('s
fiançailles, pour inçapable
�46
L'ABSENCE
de subir l'empire d'une femme. Andrée, qui s'était mariée à
plus de vingt-cinq ans, avait d'autant plus tenu à le captiver
qu'il avait la réputation d'être de capture difficile. Pendant
assez longtemps, elle avait tenu à prouver aux autres comme
à elle-même que Julien continuait à être séduit par sa femme
comme il l'avait été par sa fiancée. Pour cela, elle né ménageait pas ses peines. « Il est plus difficile de conserver Une
• conquête que de la faire », avait-elle coutume de dire. Et la
conquérante née qu'elle était s'y connaissait en stratégie sentimentale.
La naissance du petit Jean ,mit le comble à une passion où
la reconnaissance se mêla désormais à l'amour.
1
Tout s'écroula comme par un coup de foudre. Julien d'Ermyle, envoyé en mission dans un port étranger, avait quitté
sa femme pour peu de mois. Elle n'avait pas voulu le suivre,
en prétextant le danger d'un long voyage pour l'enfant, en
réalité parce que son égoïsme avait peur des difficultés d'une
installation nouvelle... et parce qu'elle commençait à s'ennuyer de cet amour monotone et fidèle. Son mari recevait
d'elle de fréquentes ct longues lettres, et il croyait que sa
femme, en mère incomparable, passait ses jours et ses nuits
à veiller sur l'.lUl' fils.
Elle lui annonça, un jour, que Jean était souffrant ... peu de
chose ... une légère rougeole ... Le père s'affola, n'attendit pas
d'autres nouvelles et partit, après avoir envoyé un télégramme
qui, par malchance, ne parvînt pas il destination.
Il arriva, presque honteux de ses inquiétudes. Personne ne
l'attendait à la gare. Chez lui, il trouva un petit cercueil que
veillait une nurse anglaise. Dans une pièce voisine, Andrée
recevait les banales consolations de quelques-uns de ses amis.
M. d'Ermyle sut alol"s la vérité. Durant son absence, sa
remme avait passé son temps hors de chez elle, toute
absorbée par de multiples plaisirs mondains; l'enfant,
toujours confié 'à son Anglaise, avait pris la rougeole
dans un square que la nurse aimait at fréquenter et qui se
trouvait au centre d'un quartier contaminé. Andrée n'avait
rien changé à sa vic; clle continua à sortir, à recevoir, à
courir les théâtrcs et les « cinq à sept». Des soins mcrccmures, mal survcillés, furcnt mal donnés. Jeun restait souvent seul, pendant de longs moments: brûlant de fièvre, il se
découvrait, s'agitait, mettait hors des couverturcs ses petits
bras écarlates. L'éruption s'arrêta brusqucment, lcs bronches
s'engorgèrent ... puis les poumons; l'état de l'enfant devint
grave ct la mèrc se décida alors à rester plus souvent au logis.
Elle s'installa dans un pcLit salon placé à côté de la nursery.
�L'i\l3SENCE
1
47
Par la porte ouverte, elle voyait l'~nfat
et pouvait accourir
au premier appel, mais quand les amis qu'elle avait suppliés
de venir la distraire se trouvaient là, elle était plus lente à
entendre les gémissements et les plaintes. Il lui arrivait d'oublier l'heure fixée pour les potions.
Un miracle d'amour maternel eùt peut-être sauvé Jean.
Moins bien soigné qu'un orphelin confié à des mains dévouées,
il mourut après de trop longues, de trop dures souffrances.
Le père eût pardonné à Andrée s'il l'avait vue sincère dans
sa douleur et son repentir. Les yeux enfin dessillés, il ne se
laissa pas duper par la comédie de désespoir qu'elle joua
pendant quelque temps ... juste assez pour ne pas lasser" la
pitié. Et son affection disparut sans l'etour le jour où il l'entendit dire à quel point elle eut redouté les soucis d'une nouvelle maternité.
L'idée d'une séparation lui vint, mais il ne s'y arrêta pas.
H répugnait à cet homme très délicat, très réservé, d'initier
des étrangers aqx pénibles secrets de sa vie. Il ne voulait pas
non plus rejeter sallS appui la femme qui portait son nom:
« Elle me doit sa fortune et sa' situation mondaine, elle aura
trop souci de ses intérêts pour commettre d'irréparables imprudences ... les jouissances de la vanité satisfaite et de la
coquetterie suffiront à 'remplir sa vie. Elle a trop peu de
cœur pour que mon affection lui manque ... Conservons, au
moins, les apparences! »
II se réfugia dans le travail qu'il aimait, vivant d'une vie
parallèle à celle d'Andrée, lui laissant une liberté parfaite,
pourvu qu'elle respectât la sienne; dédaigneux, trop pl.ldaite:nent indifférent pour Pl'endre garde aux médisances, prêt,
cependant, à faire valoir son autorité de mari, le jour où
l'attitude de sa femme menacerait véritablement de les justifier.
Mme Sirièze ne pouvait deviner ces détails; elle crut à la
douleur d'Andrée et prit en gdppe l'homme qu'on lui montl'ait
sous un joUI' odieux. Quand elle le rencontrait, elle répondait à
son salut d'un air effarouché, et baissait les yeux pour ne
point voir celui qui rendait son nmie malheureuse. Au début,
.Tulien lui accorda peu d'attention, cal' il ne se souciait guère
des relations de Mme d'Ermyle. Son choix était souvent fâcheux et les rares femmes admises jusqu'ici dans son intimité
!le sc faisaicnt point remm'quel' par un excès d'intelligence ...
Un jour, pourtant, il en tra à l'improviste dans le salon d'Anùrée; les ùeux alllÏes, à la suite de je ne sais quelle histoire,
riaicnl aux larmes. Andrée pas très naturellcl1Ient, comme toujours, Mal'Îe avec la fouguc de ses 'vingt ans. Elle ne put répri-
�48
L'ABSENCE
mer son rire frais, éclatant, presque convulsif, à l'entrée de
M. d'prmyle. Celui-ci, amusé et gagné par ' sa gaîté, la regarda
un peu longuement pour If). première fois. Il la trouva Jolie
avec son teint chaud que faisaient ressortir ses épais cheveux
chfo.tains, son front lisse, élevé, ses yellX marrons, rieurs et
frimcs, et toute l'imprécision du bas de sa figure qui semblait
machevée, corrnne celle d'un enfant. Sa physionomie très jeune
1 était extrêmement mobile, elle avait les expressions rapides
ct changeantes d'un être qui ressent a:vec 1'orc,e les joies et les
peines, mais qui réagit pro,rnptement ... et oublie vite.
« C'est vraiment pitié de laisser seule une femme de cet
âge »), pensa l'ingénieur.
.
Voulant la mieux connaitre, il prit un siège, malgré l'agacement visible de sa femme, et il demanda ce qui causait
l'hilarité des deux amies. Marie avait repris une mine sérieuse.
Raconter à cet homme sec et austèr'e de pareilles bêtises? Impossible 1 Il croirait sûrement qu'on se moquait de lui.
M. d'Ermyle vit à sa physionomie ferméç qu'elle ne parlerait pas. Il ne faUait pas songer à interroger Andrée. Il;
n'insista pas et dçrnanda :
- Avez-vous de bonnes nouvelles de votre voyageur?
- .T'en ai d'excellentes, mais si anciennes 1 C'est affreux
ces lettres vieilles de tant de joUl's r Que s'est-il passé depuis
qu'elles ont été écrites? Rien de fâcheux, me dit-on, puisque
le câble est là pour prévenir des choses importantes ... C'est
peut-être vrai... C'est plus fort que moi, je ne cesse de me tourmenter. Quelles angoisses, les nuits de tempête, quand j'entends. gronder ct siffler les rafales dans les cheminéesl Je
m'imagine le Brasier ballotté, précipité au fond des gouffrcs,
soulevé an sommet dcs hautes vagucs .. , .Te sais, pourtant, que
nos ouragans ne se font pas sentir là-bas et que je devrais
peut-être m'inquiéter, au contraire, les jours où nous avons
du calme ... c'est plus fort que moi 1 »
•
J/ingénieur la regardait en souriant, elle était bien telle
que l'annonçait sa physionomie: mobj)e et imprcssionnalJle,
aussi pr~te
il pleurcr, maintclHlI1t, qn'ellc avait ri de bon
cœur, tout à l'hcl1\'e.
Il lui demanda, pour l'empêcher de trop s'attendrir:
- Votre mari cst-i1 heureux ù bord, ses camarades du
carré sont-ils ugl'éables?
- ObI oui, très agréables, à l'exception d'un enseigne qui
ri le curactère boudeur el difficile. Les autres sont charmants ...
mais cela durera-t-il ainsi pendilnt toute la campagne? La
belle humcur des ,premiers jours est déjà altérée r Pierre s'en-
�J)ADSENCll
49
tend surtout très bien avec M. Parvières, un lieutenant de
vaisseau qui est presque de son âge».
Mm. d'Ermyle avait gardé jusqu'alors un silence obstiné. A
ce nom, elle releva la tête :
- Ah! ce bon Parviètes, nous l'avons beaucoup connu à
Toulon, deux ou trois nos après son mariage. Je n'ai jamais
vu mari si inconstant. Il ne pouvait voir une femme sans lui
faire la cour.
~
Andrée! vous scandalisez Mme Sirièze qui, j'en suis persuadé, a confiance dans la constance des maris.
- Vraiment, ma chère? Dieu, que vous êtes jeune!
Marie secoua les boucles folles qui voilaient un peu son
front très blanc. C'était vexant, il la fin,
~ de
se voir si souvent
rappeler ct presque reprocher sa grande jeunesse. Faut-il donc
croIre au mal pour qu'on vous traite en grande personne?
- Mais si, protesta-t-elle, je sais bien que tous les ménages
ne sont pas parfaits. Seulement, je croyais que les mauvais
maris étaient rares.
- Rares? ma pauvre petite! Sur cent femmes, quatre-vingt-.
dix-neuf, au moins, sont délaissées!
.
.
- Oh!
Marie se tut boule;versée. Son imagination travàillait. Se
pourrait-il qu'un jour ,Pierre l'oubliftt et oubliât ses promesses? Sûrement Mm. d'Ermyle se trompait, voyait les choses en
noir à travers ses propres épreuves et prenait l'exception
pour la généralité. L'ingénieur suivait sur sa physionomie
expressive tout le travail de sa pensée. « Décidément, se ditil, ma femme est lrès forte ... »
- Vous exagérez, ma chère, reprit-il à voix haute. Les
mauvais maris sont rares - j'entends mauvais au véritable
sens du mot ct sans parler de ccux qui se donnent à ,plaisir
de fâcheuses apparences, ce qui n'est pas, vous le savez bien,
le privilège des homJn!!s ...
M. d'Ermyle s'interrompit brusquement. Sa femme :wait
levé les épaules d'un geste lent ct fatigué, et s'était mise ù
jouer nvec un écran, sans l'é~outer
qavantage. Marie, absorbée, réfléchissait et sc demandait si elle ne s'était pas fait
jusqu'à ce jour, un idéal fort embelli de l'existence ('t du
mariage.
,M. d'Ermyle les regnrdait tontes deux, l'une avec rnnCUl1e
ct l'autre avec pitié. Après f(uel,ques instants de conversation
illdifférente, il s'excusa et quitta la piùce. Vraiment, chez lui
il Ile trou~ai.l
paix nulle part ailleurs que dans son buroau:
avec ses livres, ses tt·av:.lUX ct son grand chien fauve, il s'y
trouvait IlSS0Z bien pour ne pns désirer en sortir.
�50
L'ABSENCE
/
VIII
- Vers la fin du mois de décembre, les courriers s'établirent
de façon régulière. Tous les quinze jours, Marie recevait de
longues, de tendres lettres, évocatrices fidèles des souvenirs
chers. Le marin s'attardait aux rappels de l'heureux passé, il
pm'lait peu du présent, de ses tristesses, comme s'il en ~ut
mieux pris son parti; il sembh'tit S'êtl'''' habitué à sa nouvelle
vje ct souffrir moins, peut-être, de la séparation. Il n'était
plus prodigue de détails sur ses occupations jorvnalières et
ses camarades. Ces demières semaines, Pierre avait éprouvé
quelques désillusions, il en conservait un léger agacement, ...
même avec sa femme, il n'aimait pas à s'étendre là-dessus. Il
préféraj 1 reporter ses pensées vers l'aulrefois regretté, songer
à l'avenir, échafauder projets, espoirs cl rêves. Ses paroles
étaient si sincères et si persuasives que les inquiétudes dont
l'esprit de Marie avait été effleuré lui paraissaient aujourd'hui
bien fuliles 1 Le soupçon fondait vite à ce foyel' d'amour, mais
l'impression heureuse durait peu, ct la jeune femme se retrouvait tl'Op vite seule devant la longueur des heures.
Elle retombai t alors dans hl sauv~lgcri
mélancolique des
jouI s qui Hvaienl suivi le départ de son n1[iri et il fallait toute
l'influence de Mn,. d'Ermyle pour la décider à sortir du logis
où elle sc confinait. Quand Andrée resl\lÏt quelqut!s jours sans
voir Mm. Sirièze, elle la réclamait par des hillets tous pleins
d'une affection impérieuse, elle venait la chercher et détruisait en peu de temps l'effet des lettrQs de Pierre.
Le malin de Noël, Marie se réveilla abominablement triste.
Les jours de fête sont cruels Il CCliX qui les célèbrent seuls.
Une surprise lui était réservée. Lorsqu'elle voulut mettrç ses
sandales, elle troll va un tout petit paquet posé au creux de
l'une d'elles. Très intriguée, elle développa vite les épuisseurs
de papiel' de soie qui l'entOU~i
cl décOllVl·it l'écrin d'ulle
charmante boîte à mouches en vel'lnei! dont le couvercle
était formé d'une miniature anciellne. Le temps avait à peine
eslonlpl: la menue figure de femme qui, les yeux vifs, les joues
coiffure poudrée, souriait depuis plus d'un
l'oses sous sa h~ute
sièclf' parmi les enroulemenls de la monture.
Qui dOliC, sc substituant :tu doux petit Jésus de sQn enfance,
avail glissé cc joli bibelot dans la panlonfle de Mal'Ïe? Elle
songea ù son mari ... puis somit tristement. De lels \I1iracles
sonl il1lpossibles ... L<' mystère {lit éclaiI'ci par Marianne.
�L'AnSEN CE
51
-- La veille du départ, Monsie ur m'a donné cette bolle, ell
me disant de la serrer bien soigneu sement , et de la mettre
dans le soulier de Madam e, le matin de Noël. Comme Madam e
dormai t quand je suis entrée pour ouvx:.ir les volets, cela a été
.
bien facile. »
Cher bien-ai mé! Toujou rs des attentio ns délicat es, d'exquises divinat ions du cœur.
- Ah! s'il ne m'avai t jamais quittée , pensa Marie, je conle paradis ! Même de loin il parvien t à éga)'er mes
~aîtris
Jours de fête.
Et ce fut d'un cœur bien moins lourd qu'elle pria, ce matinlà, dans l'église un peu sombre où elle pouvai t pleurer en paix,
aux heures où' elle se sentait trop désolée .
Elle passa son après-m idi à écrire tant qe lettres, qué la
nuit arriva sans qu'elle se mt rendu compte de la fuite des
heures. Pour la premiè re fois, depuis le départ du Brasier ,
elle avait consen ti à dîner cbez sa vieille amie Mm. Galloin
et elle n'avait cédé à ses instanc es que sous la menace d'une
sérieus e fâcheri e en cas de refus. Dîner tout familia l, tout
simple, rendu joyeux par la présen ce d'ltne bande d'enfan ts,
collégi ens et fillettes que les vacanc es avaient réunis.
Marie se retir'a vers dix heures, reposée , gagnée , séduite
par le charme des réunion s où s'assem blent an comple t les
rami Iles nombre uses, charme assez grand pour faire oublier
l'austér ité ordina ire il ce milieu quand la jeuness e avait regagné couven ts et collèges.
En se coucha nt, MArie pensa aux jours futurs, elle souhait a
vieillir :lux côtés de Pierre, entouré e de chers petits êtres, et
ccs songes l'empê chèren t de trop s'appes antir sur la solitair e
monoto nie de son existen ce nctuelle . Le lendem ain, elle vit
arriver Andrée qui lui reproc ha amèrem ent de n'être pas
vellue ln yeille, comme elle l'avait promis :
- Je vous ai attendu e toute la journée ! Qu'est- il donc arrivé? .Je compta is tant passer l'après -midi Hvec vous! Nous
aurions uni nos deux tristess es ... et votre présen ce m'nu rait
empêch ée de trop sentir l'isolem ent, le vide de mon cœm 1
- J'avais sincère ment l'intent ion de venir chez vous, mais _
j'ni cu tant, tant il écrire que je me suis oubliée , je suis arrivée
très Cil retard chez Mn,. Galloin .
- Oui, vous aviez accepté l'invita tion de M,n. Galloin et je
n'ai pas osé vous adresse r la mienne ; mais vous me donner ez
ilia revallc he, le premie r janvier .
-- Qllp vous êtes bonne de penser il moi, ('t que je serais ,
heureu se de passel' chez vous celte soirée! Malheu reusem ent
cela n'pst pas p01jsibJe, 1\!"" Galloin tient absolum ent à m'avoi r
�52
L'ABSUNCE
en,core ce jour-là... Je ue vais d'ailleurs' que chez elle et parce
que c'est une si vieille am,ie de mon mad.
Andr~e
poussa une exclamation:
- J'espérais, fit-elle, d'un air désolé, que vous m'aimiez
assez pour me placer au rang de vos meilleures amies.
Marie saisit ses deux mains dans les siennes.
-:- Oh 1 vous ne croyez pas, dites, que j'::jime Mm. G:alloin.
plus autant que volJ.~;1
Vous savez bien que j'!Ji négligé toutes
m~;>
relations, et qUI! je n'ai pu mettre celle-là de côté. En
dehors d'elle, je ne vois personne que vous. Que pouvais-je
fai,re? J'ai été forcée, absolument forcée d'accepter cette invitation. Si j'avais dit nOn, je n'aurais pas eu davantage la
liberté de venir chez vous.
.
1
~
Pourta~,
si vous voulez que je crQi~
à votrq affection,
il faut venir dîner avec mqj, le premier janvier.
- Ce n'est Pfls pos,siblel
- J'ai eu tort, je le vqis, de vous demander cet,tc légère
concession. Je n'aurais pas dft oublier q(Je je suis votre amie
depuis trop peu de temps pour qUI: vous me fassiez le sac;rifice
d'un dlner cbez MilIO Gf\lloin. Pardopuez-moi d'avoir cru qu'en
amitié le choi~
avait p)us de droits que l'ancienneté.
- Oh, vous ne savez pas la peine que vous me faites! Je
voudrais tant vous éçouter, mais comlTjent faire?
- Tout simplement ne rien dire d'avance, ne rien changer
à vos promesses et faire prévenir Mme Galloin, le matin du
jour de l'an, que vous avez la migraine ... ct puis, vers les
huit heures, vous monterez en voiture et vous vous ferez COII duire à la maison.
- Mais cela Sc saura.
- Par qui? Pas par nous, je vous assure!
- Les donlestiques 1...
- On peut toujours nier un propos de domcs~ique.
D'ailleurs, vous avez une perle.
- Ob, oui 1 Mnrianuc est fidèle et discrète, eUe ne me trahira pas.
- Vous voyez bien ... rien n'cst plus simple. Adieu, je me
sauve, mnis non sallS emporter votre promesse. Allons, est-ce
dit?
/ Maria résista encore, puis cédn, entraînée par une volonté
plus Corte que la sienne.
. . . . .
« Chère grande sœur aimée,
laissé prévoir, nous avons quillé
« Comme je te l'av~Îs
Monte-Carlo pour Bel\ulicu. Le Croid était si vi r la semaine dernière que nons accusions le Midi d'avoir volé sa réputation,
�L'ABSENCE
----------
53
Il soufflait un mistral cinglant qui gerçait nos pauvres figures
comme l'aurait pu faire votre détestable Nord-Est. La Méditerranée, tantôt verte et tantôt couleur d'ardoise, changeait
de robe comme PéaU d'Ane, sans jamais se vêtir de son azur
célèbre. Le ciel, lui-même, était chargé de nuées brunes,
lourdes de neige, venues directement des Alpes. Ce pays a
besoin de soleil; quand il fait sombre, il est triste et vulgaire.
Ses maisons roses, ses blanches villas prennent des airs pi-·
teux et mesquins qui donnent envie de prendre le premier
rùpide pour Pal·is. Le temps couvert donne à la Bretagne et
à la Normandie une poésie mélancolique qui sied à leurs
landes, à leurs falaises, à leurs grândes étendues de bois ou
de prairies. Ici, il faut une lumière éclatante, et une parfaite
limpiditc d'atmosphère. Bref, nous avons passé une fâcheuse
semaine; papa, confiné à l'hôtel par le vent froid qui avait
réveillé sa toux et moi partageant naturellement son sort. Le
matin, de bonne heure, je sortais un peu, j'allais acheter des
fleurs -le vrai luxe, le luxe merveilleux de la côte d'Azur - ou
bien j'entrais voir une nichée de mioches dont la mère se
meurt de la malaria - je ne sais comment nommer cette
H<~vre
étrange qu'clIc a l'apporlcc de ses marais Pontins. Je
les croyuis tous desséchés 1 Enfin, je me suis entichée de cette
famille, bien que je n'aime guère les étrangers. Mais ceux-là
ont l'air d'êlre sincèrement attachés à notre pays, et les petits
sont gentils comme tout. Ils m'accueillent commi! le Messie.
Je lem' p1"êche la haine de l'Allemagne et là reconnaissance
envers la France, ils ont l'air d'être convaincus. Dieu veuille
qu'ils gardent les mêmès sentiments quand ils seront rapatriés 1 Ils sont pau vres eonnne Job, je les ai connus en achetant des viôlettes il l'aînée qui a huit ans (ils sont sept 1) . Le
pèw est manœuvre dans je ne sais quelle entreprise. Il gagne
juste de quoi mourir de fnim. Son engagement terminé, ils
iront s'établir en Toscarle ct cultivel'ont la terre. Je m'occupe
de réunir des fonds afin de leur acheter un champ. Je sais
bion Qu'ils ne sont pas Français, mais ils SOI}t malheureux,
tout de même ... Au l'este, je tape (comme je dirais si j'étais
garçon) les gens (le toutes nationalités ct de toutes couleurs
dont les hôlels sont encombrés. Il y a ici - ot cc n'est pas un
caravansérail immehse comme il y 'e n a lant - jusqu'à un
ménage chinois, cinq flusses, trois Turcs, sept Brésiliens,
viligtAllem:\llds ... JHlS d'Anglais, pal' conséquent. Je le regrette. Lrs Anglais sont J1Iieux élevés et plus généreux que les
cOlllpatriotes de Wertber - de Bismarck, aussi. Ces braves
Gerll1ains s'elnpifrl't'nt S:1OS nucune élégance. li ne savrnt
lllênac pas te\1ir leul' fotll'chelte. Et puis, ils sont avares, PMmi
�54
L'ABSENCE
eux, j'ai récolté dix francs, en tout. Surtout, ne va pas croire
que je me consacre uniquement à la bienfaisance. Depuis le
retour du soleil nous faisons presque chaque jour une excursion magnillqlH'. La saison commence; j'ai été plusieurs fois
au théâtre, dans le monde, et ce qui te surprendra fort, je ne
m'y suis point ennuyée! Il y a eu entre autres Ull bal à bord
du FOl'midable où je me suis même follement amusée. Je
n'avais jamais rien vu d'approchant: les pavillons, les panoplies d'armes, les cuivres astiqués, les plantes groupéeS autour
des canons en massifs décoratifs, les clairons, la musique ...
la Mmseillaise, tout cela faisait un ensemble inoubliable. Et,
puis, tous ces uniformes, ' ces bons matelots qui vous regardent,
le drape:1ll, surtout, qui semble vous protéger ... Nulle part je
Ile me MlÎS sentie aussi Française 1
« On m'a présenté des quantités d'enseignes, d'aspirants,
- entre parenthèses, j'ai rencon1ré plu~.iers
officiers qui ont
beaucoup connu ton Pierre; ils m'ont tous fait de lui des éloges
qui t'eussent rendue bien heureuse. Un monsieur d'Hauthier,
que j'ai retrouvé plusieurs fois à terre, va bientôt rallier Cherbourg, son port d'attache. Il m'a promis d'aller le voir et de
te faire toules les bonnes commissions dont je l'ai chargé
pour toi. 11 le plaira, je pense, car c'est un charmant garçon.
Papa en est féru ... »
1
Juliette avait expédié il su sœur, en lIlêmc temps que celte
leUre, UII colis de lIlund:u'ines, encorc attachées à leurs hranchettes, munlcs de leurs feuillcs vernissées, d'un vert aigu.
Un second panier lorlg ct rectangulaire fuit de rQseaux fendus
ct tressés, s'ouvrait sur une jonchée dc fieurs un peu tassées et
mcurtries IHu' le long voyage, mais qui reprirent vitc li. l'air
libre leur éclat ct leurs parfums violents ct doux. Les Hcurs
de Provence ont l'air d'avoir poussé trop vile, sous un soleil
trop ardent, elles ga\'dcnt la délicatesse des jeunes filles épuisées par une croissance hfüive. On les croirait frêles, ces
fieurs vivaces de la Côte d'Azur; elles sont élégnntes ct fiévreuses, ct aucunc autre n'a leurs nuances filles.
A mes\ll'c quc Marie les sortait de leur panier, les roses
soufrées, les lilas blêllles, les œlllets chiffonnés, pourpres ou
roses ù peint', les héliotropes veloutés reprcnniel1t vie ct leurs
sell teurs étaient pIns fortes. La tête de Mal'ie s'aloltrdissait;
clic restait paresseuscment assise, l'esprit envahi de tendres el
mélancoliques souvenirs; elle songeait aux jours olt f'lIe avait
t'lTé avec son l'ielTe le long des scntiers qui mènent :lll golfe
Juan, il la nuit lombée. :'\ l'heure où les orangers répandent
leUl' neige sur le sol, et elle sc scnlaH infiniment seul!', lusse
�" 1
L'ABSENCE
55
et découragée. Où donc Juliette avait-elle l'esprit d'adresser
à sa sœur cet envoi embaumé, dangereux conseiller de lâcheté et d'abandon?
L'excuse donnée à Mme Galloin, afin d'é.viter le' dîner du premier janvier, força Marie à rester chez elle ce jour-là. Pour la
première fois, elle commença l'année sans aller à l'église; elle
dut fermer sa porte à quelques personnes venues pour lui
apporter leurs souhaits. Sa journée fut fort triste. Point de
nouvelles de son mari - sans doute n'y avait-il pas de télégraphe là où il se trouvait. Ses vœux à elle, expédiés à tout
hasard, quand les recevrait-il?
Elle savait que Pierre était innocent de ce silence ct, cependant, elle s'irritait intérieurement contre lui. A mesure que le
temps passait et que l'après-midi s'avançait, son chagrin tournait à l'énervement, à l'eunui, au mécontentement de soi-même
et des autres. Vers sept heures et demie, elle partit chez
Mme d'Ermyle. E1l9 se faisait toute petite, blottie dans un coin
du coupé, la figure voilée d'une épaisse del,telle, pour échapper
il l'inquisition, habituelle en province, qui fait tendre vers les
vitres des ligures curieuses, au passage peu fréquent des voitures.
,
Chez Andrée, le bruit des conversations quoique assourdi
par les portières était assez fort pour que Marie crut, tout
d'abord, se trouver réunie à On assez grand nombre d e convives. Ennuyée, effrayée presque, elle ful tentée de retourner
chez elle ... mais la voiture était déjà partie.
Elle s'était d'ailleurs trompée. En dehors des maîtres de la
maison, il n'y avait là qu'Yves Larince et un officier qu'elle
ne connaissait pas encore.
- M. d'Allonges, présenta Andrée, après les premières paroles d'accueil, les vœux affectueux, les baisers chaleureux
donnés il son amie.
Puis, elle interrogea:
- Vous n'avez rencontré personne en chemin?
- Personne 1 Au reste, on aurait eu pei ne à me reconnaître
sous mon voile - ct j'étais en voilure.
- Alors, Messieurs, jurons de garder le silence absolu sur
la présence de Mme Sirièze.
.
- Nous le jurons r
- Mais, intervint l'ingénieur, dites-moi pourquoi il faut l
faire mystère du plaisir que Mme Sirièzc nOlis fnit cn venant
passel' quelques moments avec nous?
- Oh 1 cc serail trop long à VOLIS expliquer, je vous dirai
plus lard les bonnes raisons de Mme Sirièze, répondit Andrée,
tandis qu'elle glissait à l'oreille de son amie:
�56
L'AnSENCE
- Avec l'esprit de contradiction qui possède mon cher
mari, il vous eût critiquée d'avoir délaissé cette brave
Mm. Galloin.
Le dîner fut" gai. Mme d'Ermyle, quand elle voulait bien s'en
donner la peine, avait le don trop rare de diriger et d'animer
la causerie. Elle sut indiquer à ses hôtes, sans que Marie s'en
aperçût, qu'il ne faUait à aucun prix effaroucher la nouvelle
venue par des propos peu châtiés, une conversation trop libre.
Yves Larince, ravi de se trouver près de Màrie, mais trop
aùroit pour achever de se perdre à ses yeux par des attentions exagérément empressées, mit dans son attitude une
nuance de respect et de sympathie dont la jeune femme ùevait
apprécier la délicatesse. Intimidéc, d'abord, par le voisinage
de M. d'Ermyle, elle se remit peu à peu, gàgnée par la gaîté
de tous. L'image adorée de l'absent, toujours présente à son
souvenir, s'estompait légèremj}nt en ce lieu où il n'était jamais
venu, parmi ces gens qui le connaissaient à peine.
Au début du repas, l'ingénieur garda UI1 silence presque
complet; il écoutait, jugeant intérieurement avec une indulgence railleuse les théories superficielles, les idées glané'es çà
ct là, dans les revues, les journaux, les salons, que ses hôLes,
excités par Andrée, se croyaient ohligés d'avoir sm' toutes
choses ~
ct snrtout sur des choses dont il était de mode de
parler. Papotage un peu vide, en somme, mais chatoyant,
animé, cent fois plus intéressant que les menus potins, les
extraits de l'annuaire, les doléances sur la carrièrc, l'avancement ct Ics domestiques, que Marie avait dCl entendre dans
boaucoup de milieux qu'elle avait fréquentés jusque-là. Elle
s'amusait donc franchement, sans approfondir la valeur de
ce qu'elle ,ulltendait, Elle parlait peu elle-même ct seulentent
pour dire, après des choses justes et fines, de savourcux ellfantillages. Elle avait un certain' esprit naturel que, pal' timidité, elle montrait rarement. Cc qu'elle avait lu avcc Pierre,
elle l'avait bien lu ct elle s'était aiscment assimilé les appréciations de son mari, mais ils avaient vécl! ensemble l1'Olj peu
de Lemps pOUl' que ces lectures aient pu être très nombreuscs,
1\1. d'Ermyle l'écoutait, charmé par sa voix jeune, la tournure
naïve de certaines de ses phrases qui contrastaient avec des
pensées d'Lill séricux imprévu certainement inspirées pal'
1>on mari. Elle l'intéressait, il la trouvait drôle, 1>incère cl
droite, facilement soumise aux influences étraJ1gères.
- Ce serait dommage, pensait-il, de voir cette enfant mal
orienter sa vic. A aucun prix Sirièze n'aurait dei la laisser
s{·ulc.
,
Il se
11ll' la ;',
~ (l
LOIII' il la conversation el la réelle lIul1ité
�\
L'ABSENCE
57
des propos jusqu'alors échangés apparut. Sa verve étincelante
brodait les plus fantaisistes arabesques sur un tissu de connaissances solides. Sous son impulsion, le ton de la conversation
s'éleva, devint à la fois plus brillant et plus ferme. Andrée,
furieuse, au fond, de voir son mari se montrer aimable et
séduisant, sut dissimuler son mécontentement. Un courant de
bonne humeur s'établit autour de la table.
Au dessert, l'ingénieur porta UIl toast à M. Sirièze et Marie
s'aperçut, avec un grand remords, qu'elle venait de passel'
près d'une heure sans avoir pensé il son mari. Une vive émotion l'étreignit à la gorge et elle put seulement remercier son
hôte d'un sourire.
Elle se remit d'ailleurs très vite et fut gaie toute la soirée.
M. d'Ermy lc, d'ordinaire, se souciait fort peu de ' ce qui se
disait chez sa femme et de cc qu'elle-même pouvait dire. Cc
soir-là, par égard poUl' la sympathique jeune femme qui, pour
la première fois, s'était assise à leur table, il fut heureux dt:
voir restel' correct lc ton de la conversation et, en l'honneur
de Marie, il dérogea il ses habitudes, renonça à se retirer, la
soirée il p'cine commencée, daus son bureau, où il travaillait
jusqu'à une hcure assez avancée. Il n'aimait pas la lutte; il
savait quc sa présence n'empêoherait pas Andrée d'être coquette. Il était fjxé depuis longtcmps sur ce que pouvait lui
donner la vie cOljug~e.
L'honneur sauf et point de ridicule ...
il ne demandait pas :nttre chose.
.
Quand l'heure du départ SOllna, le maître de maison proposa à Marie de la reconduire - il avait été impossible de
retenir une voilure, un bal il la sous-préfecture occupant tous
les véhiculcs de la ville. Elle accepta sans difficultés, cela lui
semblait plus con'ecl «u'un retour sous l'escorte de M. d'Allonges et de M. Larincc.
Les trois hommes accompagnèrent Mm. Sirièze jusqu'à sa
porte. Au moment de tourner le coin d'une rue assez éclairée
ihi croiserellt un couple emmitouné de fourntres et de Cliche:
nez. Il sembla pourlalll il Marie que la femme avait lu
silhouette d'ulle des filles mnriôes de Mio .• GaUoin. Elle ne prit
pas garde SUl' le mOlllcnL il la rencontre, mais une fois rentrée
cHe s'en inquiéLa. Puurvu qu'elle n'cùt pas été recollnue 1 Comment faire, si elle étuit prise en llag ran t délit de mensonge'?
Elle se tou l'mentait ouLre mesurc, oppressée par la solitude
l'obscurité, la nult, où tous les soucis s'exaspèl'ent. Elle se sen:
tait lasse, énervée, prêto à pleurer, mécontente de soi-même et
des antres. Elle Ile s'assoupit qu'au matill ct se réveilla Courbaturée pc corps cl d'âme.
�58
L ' AUSENCE
.r ., .
\
1\1arie ne s'était piiS tr011l1Jt:e, c'était bien lIne fille de M'''· Galloin qu'elle avait cru reconnaître dans l'obscurité, et la
vieille dame fut mise sans retard au courant de la rencontre.
Elle avait la faibless.e d'aimer à ce qué i'on tint à ses invitations et l'incorrection de la jeune femme la froissa profondément. Elle ne dissimula pas sa façon de penser, quand M"" Sirièze vint lui apporter ses vœux et elle s'exprima en termes
si sévères que Marie, froissée à son tour, se révolta:
-- Cc que j'ai fait n'est pas si grave. J'ai péché contre les
hienséances, soit 1 Je suis toute disposée à l'avouer ct à m'en excuser. Mais, vous lc savez bien, je n'ai manqué au fond ni ù
l'affection, ni à la reconl1aissance que je vous dois pour la
façon dont vous m'avez accueillie quand je suis arrivée à
Cherbourg. Et je ne dois de comptes à personne . qu'à 1I10n
mari sur la façoll dont j'ni employé celte malheureuse soirée.
On croirait, à vous entendre, que je rai passée chez des gens
suspects, Je suis librc de choisir mes amis comme il me plaH
ct sans écouter les potins de province. Je ne supporterai pas
ln moindre ohi ervalion à cc sujet»,
Ses yeux étincelaient, sa voix vibrait de colère, de cette
colère folle «ue connaissent seuls les êtres habituellement
doux ct dociles,
En cc cas, chère Madume, reprit Mm. Gnlloin, il ne fnudr:! pas venir mc voir souvent, C:Il' VOliS Ile ferez pas qu'une
r/'TIlIl1C de mon fige n'essaye d'empêcher une enfant Hllssi gentille que vous l'êtes de s'engager ùans unc voie déplorahle,
qui la conduira fatalemcnt aUx pires sottiscsl »
Sur cc mot, Marie sc sentil congédiée et sc leva, très p:lle,
prête à sortir, prête à callser un éclat irréparable, La vieille
dame la laissait faire:
-- Tant pis pour elle 1 Elle l'aura voulul
Puis, UII sentiment de pitié p.'ofonde sc glissa dans son
cœur, restc tenùre malgré les contraintes d'un formalisme
élr'oil. Elle sc représenta la jeune femme isolée, abandonnée
ù de f:'lchrllses inOuences, privée du sou!irn, si frêle qu'il
fût, d'ullc :unic flgée, i Hl]Jeccablc, D'un geste matel'llel, clIc
attira vers ses lèvres le front <}(> Marie, et lui ùit :
VO:VOIlS, petite, nOlis n'al1olls pus nous fâchel', Ne vous
l'évo1Lcz pas contrc JlIon j ngOI'CllCC, toute alIectueus<l, dans
�J/ABSENCE
59
votre vie, et moi, je tâcherai de moins me mêler de vos
affaires 1).
Marie était vaincue. Repentante' et calmée, elle resta un
long moment près de la vieille dame.
Malgré tout, leurs relations restèrent difficiles. En dépit
d'elles-mêmes, la conllance était moins complète de part et
d'autre. Les visites de Marie se firent plus rares et eUes lui
devinrent plus pénibles. Insensiblement, toute intimité disparut et il n'exista plus entre les deux femmes que de simples .
rapports mondains. De plus en plus Mme Sirièze réduisit au
minimum ses devoirs de société, et ceux qu'elle négligeait la
négligèrent à leur tour.
C'était bien le vœu secret de Mn,. d'Ermyle qui gagnait insensiblement la place perdue par d'autres et qui arriva rapidement à accaparer totalement la jeune femme.
Marie n'opposail qu'une faihle résistance à la volonté insinuante et jmpédeuse d'Andrée. Ellc n'en opposa bientôt plus
aucune. Elle s'était jetée dans cette amitié nouvelle, avec la
fougue, la spontanéité passiollnée qui caractérisaient sa nature illlpulsive et faible. Anùrée était à présent l'Amie unique,
en qui on met toute la conHancc, ùe qui on est sûre d'être toujours approuvée. En J ulielte, qui lui était si chère, Marie sentait parfois un juge...
Et puis ... elle éprouvait un agrémcnt extrême il se trouvel'
souvent dans le salon de 1\1 .... d'Ermyle. Elle en goûtait le
cadre, et comme l'atmosphère. Elle en goûtait le ton, mi-plaisant, mi-sérieux, el où elle croyait trouver un reflet des milieux parisiens ~
que, Illaril:e trop jeune, elle n'avait guèrc
cOllnus, mais qu'elle s'imaginait ~oujrs
laq~es
d'esprit, cultivés, spirituels ... Elle goCLlnil encore, surtout peut-être, les
hommages dont elle était entourée chez SOli amié, Oll elle
n'était plus traitée en petite HIle, mais en femme, en femme
capable d'avoir ùes idées personnelles et des vues originales.
Ces hommages, }Jl'l'solllJe ne les lui renùait avec autant de
l'espectueu!>e déliC:1tesse qu'Yves Larincl' ct, si prévenue
contre lui qu'eût été tout d'abord la jeune femme, il aurait été
impossihle de qualifier autremeut que de sympathie les sentiments qu'il lui témoignait. Sympathie cst un 1I10t charmant
dont on COllvre heaucoup de choses 1 Marie ne sc souvenait
plus de la façon sévère dont elle avait, naguère, apprécié
l'attitude de M. Larincl'.
Non sans rCITJorcls, elle sc l:)isstlit ' aller au cha l'lill' de CCs
intimités, grûce auxcilleilcs le temps semblait moins IOl1g la
vie moius triste, l'éloigncll1ell t de Pierre plus suportabl~.
Elle se ressaisissait parfois et sc reprochait amèl'ernent
�i:.'ABSBNCE
d'être moins affligée qu'aux premiers temps de la séparation.
Elle avait beau se dire: «.Je ne fais rien de mal, et mon cœur
est tout entier fidèle à Pierre», elle sentait obscurément que,
si son mari était toujours le premier dans sa vie, il n'était
plus l'unique et qu'elle était çlésormais prête à s'intéresser à
des choses où il n'était point mêlé.
Quand arrivaient ses lettres, reprise par leur accent passionnément tendre, Marie s'accusait de ne plus vouer toute
. sa vie, ainsi qu'elle sc l'était promis; au souvenir, au culte
de l'absent. Elle retrouvait sa mélancolie ct sa sauvagerie premières, elle témoignait, de nouveau, un peu d'intérêt à Marianne avec laquelle, depuis quelque temps, elle ne causait
plus guère. La figure souffrante de la Bretonne semblait lui
adresser un reproche, muet et, dans son irritation nerveuse,
elle la grondait souvent.
Chaque courrier l'éveillait ses remords, Elle les attendait
avcc une sorte de crainte, quoique le moindre retard la plongeât dans une folle anxiété. Elle passait parfois ses nuits à
plemer, à supplier Dieu d'abréger ces interminables heures
d'épreuve.
Ses accès dc désespoir duraicnt peu cl la solitude lui pesait
~
.
Andrée devinait ces luttes intimes et savait en profiter. A
SOI1 appel, Marie sc laissait entraîner ... pour la dernière fois.
M. d'Ermylc s'attachait de plus en plus à la jClIDe femme,
qu'il trouvait si naïve, tendrc, aimante:
- Cette cnfant n'est pas du tout f:lite pour la sotte exisLeuce que ma femme voudrait lui faire adopter. Son idcal
vrai, c'est la vie qu'elle menait naguère auprès de son mari.
Elle est trop droite, trop primesautière pour que la coquette.
rie dont Andrce lui ùonnc l'cxemple soit sanS inconvénients
pour elle. Elle finira par y laisser un peu do son CŒur, ct surtout de sa fl'aÎcheul' d'âme.
Il eut, à cc propos, une scèue violente avec sa femme:
- Vous faites quelquc chose dc mal! lui dit-il un jour.
Pourquoi attirer ainsi M'Ut Sidèzc'l Elle cst sans méiiance cl
sans défense. Vous lui donnez des goCtlo.;, des babitudes qu'elle
Ile pourra pas conserver quand son mari sera de relom'. Alors,
elle trolt venl la vic conjugale ausli:l'e, le chez soi ennuyeux ...
il moins qu'clic n'css: if.'. ùe fairc adopte!" par M. Sirièze SOIl
nouveau genre de vic. Mais rien 110 VOliS dit (Ill/il Y consontc,
qu'il accepte, surtout, les Ulnis faits en son absencc. Ce sera
lin I(clltil méllage perdu par votre faute. Qu'aurez-volis gagnc
:'t cette mauvaisc action'l Il
�L'ABSENCE
61
Andrée le regarda, le coin de sa lèvre tordu d'un pli un peu
cruel:
VOllS m'eunuye:z;! répondit-elle froidement.
Il resta muet, furieux, mai.s se ,sentant vaincu d'avance p:;t,r
une force d'inertie que rien n'avait jamais pu réduire.
.(1.. quoi bon discuter? pensa-t-il. Et il recula devant la
lutte sans issue. Il reprit tout haut:
- Soit! Je ne vous demanderai plus de m'expliquer les
mobiles de votre cpnduite, seulement, je vous en préviens, je
m'opposerai de tout mon pouvoir il la réalisation d,e vos desseins. »
Mrne d'Ermyle avait pris un livre ct ne parut pas l'entendre.
Il sortit sans rien ajouter et ferma rudement ia porte. Quand il
fu~
dehors, Andrée leva la tête ct sourit. C'est il peine si Julien parvenait, à force d'é.llergie, Ù préserver sa liberté contre
les entreprises de sa femme. Il était peu probable q\l'il S'illStituât, réellement, le défenseur, le çhevalier servant de l'aima.ble linotte qu'il était si amusant de déniaiser peu il peu. A
moins pourtan~
...
- J'ai trouvé, s'écria-t-elle, mon mari est féru de Marie!
Ccci demandait réflexions - et les réflexions d'Andrée eurent pour r6suItnt de lui inspirer le désir d'être plus fidèle
que jamais à sa ligne de conduile afin de faire pièco ù son
mari. L'intimité' <le Marie lui était de VI us très commode.
Mme Sirièze était si confiante qu'il serait à l'occasion facile de
mettre à son compte les peccadilles dont son amie Andrée
voudrait sc décharger. Et puis, - les coquettes adorent avoir
près d'elles une :unie, témoin de succès qu'elle ne parvient pas
il égaler.
.
Andrée sut déjouer sans peine les projets qu'eUe attribuait
ù son mari. Les jours qui suivirent leur oxplication, elle feiguit de s'être rendue à ses a.vis. Les habitués de son salon
obéissant à un mot d'ordre, espacèrent leurs visites. Mm. Sirièze se trouva souvent en tiers dans le ménage. Andrée remplaça les tirades désabusées dont elle était coutumière pal'
une hyperbolique exaltation de la vic de famille cl du bOIiheur du foyer. Le n0111 de Pierre revenait sans cesse dans la
conversation où Mm. d'Ermyle sc plaisait il évoquer les joies
rIe la réunion. Parfois, aussi, olle parlait des enfants dont
'Marie souhaitait ardemment la venue et riait de ses craintes
de n'en jamais avoir. Marie s'amusait peut-être moins que na.guère chez Mme d'Ermyle, mais an moins aujourd'hui le remords et l'inquiétude n'l ~ mpoisnl1
: üent
pas leur intimité. La
physionomie de ln. jeune fcm\11e ~vn.it
repris ~a dOllceur enfantine, ses nerfs sc détendaient.
�ô2
L'ABSENCE
.\.ndrée jouait merveilleusement son rôle et son mari luimême s'y trompa.
« Elle a compris qu'cHe faisait fausse ronte, se dit-il, si
eUe était toujours aussi raisonI}able notre vie serait plus facile! »
•
'
Il abandonnait son bureau, 'Passait de longs moments auprès des deux jeunes femmes et retrouvait ,sa gaîté, son esprit.
De plus en plus attiré vers Marie, il se surprennit à SO\ùlaiter
d'être son frère aîné, son protecteur.
'
Andrée l'observait et riait en dessous.
« Mon Dieu! Que les hommes sont stupides! » pensaitelle.
Mme Sirièze la trouva un jour assise sur une chaise basse,
les yeux fixés sur les hraises ardentes qu'elle tisonnait machinalement. A l'entrée de son nlllie, la jeune femme sc détourIln ct passa rapidement un mouchoir sur scs yeux.
- - Vous pletll'cz, chérie? Qui a pu vous faire de la peine?
Andrée hocha mélancoliquement la tête:
-- Perso me, ou plutôt ... mais non, je ne peux rien vous
dire, et il ne faut pas 111'interrogcr...
- POUl'quoi? Ce n'est pas moi, au llloins, qui vous ni
nff1igée?
- Vous? Oh! non, certes ... quoique ...
Je vous en prie, dites-moi cc que vous avez! Je voudJ'ais
tant vous consoler! Ne doit -on pas, d'ailleurs, tout dire ~ son
:lIl1i(''7 Vous n'avt'1. pas confiallce ell llIoi, puisque vous Ille
('Hche1. vos chagrins 1
Pas confiance en vous, M:lriC! Plus que vous ne pOllvez
le cl'oire! Mais VOliS êtes la dernière personne à qui je puis
parler ...
- Pourquoi? Pourquoi '1 Si VOliS savi('z combien votre si Icnce m'inquicle 1
Ali fuit, pout-être fl'rais-j(' mieux de VOliS ouvrir les
yeux ... vous êtes si pure, si bonlle ... vou<; Ill' voye1. pas ln laideur ÙC cl'I'luincs âmcs.
Marie comnH'nçait il s'effrayer. Que voulait dire tout cela? ,
Vous n'uvo?, pas remarqué combien l'attitude de mon
mari l'st chan~ée
depuis quelques jours '1
M. d'Ermyle lI1e semhle moins ... moins replié sur luimême,
• Oui, il est beancollp plus socinble, pIns aiJllable. J'ai Cl'U
qu'il s'était apl'rçu du vide de Illon exis[cllc(', qu'un peu dl'
son afTection dl' jadis rl'l1uiss:üt... j'ai esp6ré le reprendre, le
recolJquérir, ;'\ forcc Ùl~
soumission l'l dl' tCld'(
~ se
... ct mes
�I:AB~ENC
63
yeux se sont ouverts tout à coup. Je m'étais trompée, j'avais
bâti des châteaux en 'Espagne; ces attentiops de mon mari
ne s'adressaient pas à lI).oi, mais à une autrel
- A une autre 1 s'écria Marie, à une autre, mais alors ... »
Bouleversée, elle pouvait à peine parler.
- Oui, fit Andrée d'un signe de tête.
Marie se jeta dans ses bras:
- Ohl ma chérie, pardonnez-moi! Je n'ai rien vu, rien su,
je vous en donne ma parole d'honeur. Mais ce n'est pas possible 1 Etes-vous sûre de ne pas vous tromper?
,
- Hélasl Mais je n'ai pas douté de vous une secondel J~
suis combien votre droiture vous rend incapable de toute vilenie ... Vous n'avez point, vous, un cœur traître, tandis que,
plusieurs fois déjà, j'ai vu mon mari à l'œuvre. Allez, je puis
parler de l'inconstance masclùine. J'ai be:mcoup souffert... »
Elle porta de nouveau son mou'cJ)oir à se,s yeux. Marie avait
saisi s:jl main et la caressait doucement.
- Si je vous ai parlé, c'est uniquement pour vous mettre
en garde, car, je vous le répète, l'idée de suspecter votre amitié
ne m'est jamais venue. Mais, il faut que v9us sachiez ceci:
avec son air tranquille, mon mari n'a pas la force morale de
résister à ses fantaisies et il sait faire taire, à l'occasion, tous
les scrupules de cette conscience dont il aime tant à parler 1
- Oh 1 s'écria Marie, comment peut-il me cvnnaitre si mal!
- Voilà que je vous ai effrayée 1 Rassurez-vous. Si vous le
tenez très à distance, il n'osera pas vous avouer ses ... ses sentiments. Qu'il Ile sache jamais, par exemple, que je vou!> ai
avertie. Il me haïrait plus encore.,. si cela était possible. »
Mprie dînait justement, ce soir-là, chez Mn,. d'Ermyle. L'ingénieur fut surpris du changement survenu dans les manières
de la jeune femme. Très froide, elle évitait de lui parler, ne
riait pas et semblait triste ct préoccupée. Il la reconduisit
comme de coutume; tout le temps du trajet, elle ne dit Illot
et lui répondit à peine. Il se tut à son tour, Sans doute quelque
souci, un chagrin secret. Pauvre petitel Quel isolementl Une
grande pitié le prit pour cet oiselet, être frêle et doux auquel'
son compagnon manquait de façon sj cruelle. Il aurait
voulu lui faire compl'el}dre à quel '}Joint il devinait ses
peines, En lui disant adieu, il serra doucement son élI'oite
main glacée et la baisa avec une affectueuse pitié. Sous l'inJluence des paroles m:Hlvaises entendues le matin, Marie lui
arracba sa main et referma sa porte sans ajouter un mot. Lui
stllpéf:1Ït, se demandait ce qui avait pu causer l'émoi ct ~;
colère ùe M"'· Sirièze. Son acte n'avait rien d'incorrect. Cent
fois, il avait baisé sa main san;> qu'elle songeât à s'en choquer.
�64.
I}ABSEliCE
Avait-elle senti aujourd'hui qu'il mettait d,ms son geste plus
qu'une banale sympathie? Avait-elle voVlu lui faire comprendre qu'elle repoussait son a).tlitié? Il SI:) sentit tout à coup dé-·
couragé et las.
.
- J'ai entrepris une tâche impossiblel Pour substitue)' mon
influence à l'influence de ma femme, il faudrait que cette enfant eût confiance en moi... Au reste, il quel titre vouloir l'in-·
fluencer?
'
Il pensa encore:
ex J'aurais bien voulu copen<:1l1nt être pOUl' eIl,e \).n ami fidèle,
un am~
sCir. »
Et, de nouveau, il st=) COJ~flna
dans son bureau, plus acharné
au travail quo jamais, suhitement vieilli de dix. annces.
Jamais les ùeux amies ne l't'parlèrent de ces choses. Andrée
n'avait pas eu besoin de confidences pour deviner il peu près
cc qui s'était passé, ce qu'elle avait prévu.
Désormais, l'ingénieur et Mn,. Sirièze se virent peu . .Julien
sentait que tout lien amical était rompu entre eux. Il était
vaincu, vaincu par Andrée - ùe cela, il était bien sCir, mais
cfUe faire? L'emprise de Mm, d'Ermylc sur son amie, dont le
ton, les goüts, les manières sc tr:lllsformn,jçnt de jour en jour,
{-t;"\it trot> fo.r te pour qu'on pût espçl'eJ' lui arrach('r Marie.
Mm. Sil'ièze n'avait pas gagné à cette transformation. A mesure qu'elle prenait plus d'aplomb, elle perd;tit sa grâce. juvénile el naïve. Ses éclats de rire étaient moins frais, souvent
moins çlairs lorsqu,'il5 soulignaient les histoires pn peu risquées - chères il Andrée - ou les compliments excessifs
que M. d'All<,>nges - revenu aveç son ami Larince depuis la
défaite de Julien - - s'amusait il lui faire.
Elle sovait gré il Yves de lui épargner ce genre d'hommages
et devinait que, s'il ne lui parlait jmnnis de son chm:rne ct de
son esprit, il ne l'en ll'ouvait. ni plus sotte, ni plus laid('.
Depl}.is quelque Lemps, pOUl' éviter d'être ramenée ehez
clIc pal' l'ingénieur, Marie rentrait ('n voiture, lorsqu'elle avnil
passé la soirée chez SOI1 amie. Un soir, ln voIture qui dt'vaÎt
venir la chrrchcl' manqua. Marianllt', par hasard, avait négligé de la commander.
M. ù'El'Jllylr, invoquant un l'apport :\ Hnir, s'était l'çtirç de
bonne heure. , D'Allonges, en proie :'t 11l1e forte fièvn', avait été
fOreé (le S'(\clipser avanL le thé. Yves Lltd ncc oITl'it ù la jeune
f('mllle de la reconduire, ct ccIn semhlait si naturel, si simple,
([ll'ellc accepta sans hésiter. Andrée l('s aCf'ornpagna juscru'ù
la porte. 11 faisait une belle nuit froide ct claire ct Je sol
('\';lquait sous les pieds.
Ils m:lJ'C,:haient J'ljn à çôté de l'autre, iÏs l-cbângealent des
1
.'
�û5
J:"nSENCE
paroles insignifiantes. L'heure était tardive, ct, malgré ]a nuit
claire, certains coins restent noirs et lE( pied butait contre
les dalles mal jointes. Deux fois, la jeune femme risqu::J. de
tomber. Yves lui prit la main et la glissa sous son bras. Ils
suivaient une large voie, bordée d'un côté par des arbres,
presque tragiques dans leur dépouillement; et dont les branches nues semblaient des bras tendus en un geste de menùce.
Leurs pas résonnaient dans la nuit vide. On entendait au loin
les cris avinés de permissionnaires en querelle.
Un hommc qllÏ guettait sans doute un adversaire et se trompait, surgit tout il coup du retrait formé pm' ,une porte et.poussa un cri rauqup en même qu'un faux pas le jetait vers Marie.
n fut tombé sur elle si, d'un coup violent qui l'élendit sur le
, trottoir, Yves ne l'avait repoussé.
Marie, épouvantée, se cramponna au bras de .l'officier, avec
('e geste élernel de terreur ct de confiance qui place l'être
~aible
sous la protection de l'être fort.
- VOllS l'avez tué r murmura-t-elle.
Yves sc mit à rire.
_. '.l'l:é?
Il se pencha vers le corps étendu.
-'- On ne tue pas si facilement un homme. Celui·ci n'est
IrIÙ'!1C ]);1S blC'ss.é ... Voyez ... il est déjà debout. .. ct s'en va, Sl1ns
dUlHl11der ~on
reste.
Ils s'éloignèrent ct Larincc reprit, d'un ton ému:
- Mais, je VOliS ai fuit peur, moi allssi. .. je sens tremhler
votre petite mai n ... »
Marie s'étai,t vHe reprise, clic abandonna le bras d'Yves
pOUl' mieux SûlT('l" autour de sa tête sa mantille épaisse cl il
sc lut, la sentant loin de lui.
Néanmoins, à dater de cc soir-la, leur amiLié fit de grands
progrès. CeLLe minule rie tor1"l'lI1" devait les rapprocher plus
que de longs mois d'intimité hanale dans le sl1)on de Mn" d'Errnyle.
x
1
Le facleur est-il passé'! demanda 1\<1'' ' Sirièze il Marianne,
qui entrait dans sa cbqmbre.
Pmi encore, Madml1e.
D'ordinaire, les malins de courrier, Made était toute tremblante, le cœur baLtant il chaque coup de timbre, dressée Sur
I.'AuaaI'HlN.
�66
L'ABSENCE
son lit quand la domestique lui tendait les chères lettres. Ce
jour-là, au contraire, elle aurait voulu retarder l'heure de leur
arrivée:
1
- Je parie que Pierre va encore me répéter quelques-uns
des méchants propos tenus par ses camarades sur mon amie.
Je ne l'aurais jamais cru ' capablc d'écouter leurs médisances
avec tant de facilité. Quelle horreur que ces carrés! On y est
trop méchant! Je ne comprends pas que Pierre ne se rende
pas compte de l'impossibilité absolue où il est de choisir mes
relations, quand la moitié du monde nous sépare. »
Quelques minutes plus tard, elle éparpillait une liasse d'enveloppes ct de prospectus d'un geste nerveux et ennuyé. Aucune lettre de Pierre ne s'y trouvait, et elle éprouva un sentiment complexe de déception et de soulagement. Mais lors- •
qu'en ouvrant son journal ses yeux tombèrent sur les nouvelles apportées par le courrier du Pacifique, elle éprouva
contre son mari une irritation profonde.
Pourquoi n'avait-il pas écrit? Un tél~grame
reçu la semaine précédente était très rassurant sur sa santé. Le BrQsier
ne s'était pas éloigné depuis longtemps des stations d'où l'on
peut correspondre aisément: rien ne justifiait son silence.
Le service était-il donc tel que Pierre n'cût pas un instant à
consacrer à sa femme? Marie voulut se croire lésée et tGntn
de se persuader que cela lui éhlÎt bien égal.
Elle se mit à sa toilette en chantonnant.
Marianne, montée pOUl' faire la chambre, poursuivait lenLement son ouvrage, avec des arrêts, des pauses ... la voix de
Mn.. Sirièzc, qui fredonnait toujours, la rappelait il la réalité,
ct elle continuait il manier le balai et le plumeau, sans oser
aller frappcl' il la porte du cabinet dc toilette.
Marie reparut, serrant autour d'clle son pcignoir de flanelle blanche. Scs lèvres crispées par un pli d'amertume démentaient les éclats de su gaité forcéc.
- J'ai bien mal il la tête! soupira-t-ellc.
- Monsieur n-t-i) mis quclque chose d'Alain sm' sa lettre?
demanda la Bretonne.
- Monsieur n'a pas écrit, cette fois-ci.
- C'était bicn aujourd'hui le courrier, ccpeudant? Ah!
Madame, je savais bien qu'il était arrivé malheur à 1I10n pau vre homme!
- Vous n'êtes jH1S raisonnable, Mariannc. Si votre mad
était malade, cc serait une raison pour que Monsieur eût
écrit. Les dernières nouvelles étaient excellentes; depuis, il
n'y a cu ni tcmpête, ni combat, ni épidémie, pourquoi, nlors,
vous tourmenter?
�L'ABSENCE
67
La Bretonne demeurait muette, le front barré d'une ride
soucieuse, les yeux pâles fixés dans le vide, les lèvres serrées
comme pour J'ete.nir un secret redoutable, les mains pendantes, toute l'attitude trahissant un immense découragement.
Mitrie était énervée: cc mutisme, cet air fermé l'c5caspéraient;
elle dit d'une voix dure:
- Après tout, si vous ne voulez rien me dire, ne me dites
rien. Je ne puis pas vouS consoler puisque je ne sais même
pas la cause de vos sottes craintes 1
Elle sortit en faisant claquer la porte, et desccndit au salon. Elle frappa violemment sur son piano les premiers accords d'une marche bruyante. Dans hi chambre, le frottement
monotone du balai avait repris. Tout à coup, le long manche
tomba sur le parquet, en faisant sèchement résonner les lattes.
Le bruit d'une chutc lourde suivit, les cristaux du lustre tintèrent ... Mme Sirièze s'était levée:
- Qu'est-cc que cctte maladroite a bien pu casser?
Elle remonta vivemen l l'escalier et rentra dans sa chambre.
Marianne, inanimée, gisait sur le tapis. Marie se pencha vers
elle, lui parlant doucement, essaya de la relever en lui tendant
les mains: ce fut inutile, la Bretonne avait perdu complètement connaissance. Les yeux convulsés ne montraient qu'une
sclérotique bleuûtre, les lèvres tendues découvraient légèrement les dents serrées, le soufJle était à peine sensible: elle
était effrayante ù voir, Sous sa peau fine semée de taches de
rousseur, l'ossature se dessinait; toute trace de vic était comme
effacée de la figllre émaciée. Marie perdait la tête ct ne savait
que Caire: Valail -il micllx courir dehors ct prier ' un voisin
d'aller immédiatcmcnt chcl'cher un médecin, ou bie'n tenter,
à clle seulc, de ranimer la pauvre Marianne? Mme Sirièze n'eut
pas le courage de l'abandonner et, reprenant son sang-froid,
elle essaya de lui verser, entre les dents, quelques gouttes
d'eau de mélisse. Elle défit malaisément les vêtements de la
Bretonne dont le corps raidi opposait une résistance p:.lSsive à ses efforLs; les cordons s'entremêlaient, il eût fallu soulevcr Marianne pour détacher ses jupes. Mme Sirièze donna de
grands coups ~e
ciseaux et tout s'écarta, laissant voir une
chemise de rude toile bise, sur laquelle retombaient uu scapulaire usé, et quelques médailles désargentées, enfilées à un
cordon noir.
La main douceJllent posée sur le torse, afin de pCl'cevoir
les faibles mouvements du cœur, la jeune femme sentait sous
ses doigts les côtes snillantes, comme prêtes à crever la peau,
L'épouvante la pril : ellc ne croyait pas Marianne aussi maigre.
�GS
L'AllSENCE
- Pauvre malheur~1
Elle est sûrement souffrante depuis
longtemps. Je me l'imaginais seulement fatiguée et un peu dominée par ses nerfs. Pourquoi ne m'a-t-elle rien dit? »
La vie ne revenait pas et une véritable terreur s'empara de
Mme Sirièze. Ce silence, cette solitude, en face d'ul1 corps
inerte ... il n'était pas possible de rester ainsi. Mariaune était
peut-être morte ... elle allait sûrement mourir, si personne ne
vnnait à l'aide. Mme Sirièze se releva, courut à la fenêtre et
l'ouvrit pour crier, appeler au secours. La viole,nce du veIlt
qui vint frapper le front de la Bretonne amena une réaction
légère, ses paupières battirent, ses yeux devinrent moins vitreux et ses lèvres s'ouvrirent largement pour aspirer une
bouffée d'air froid dans un rauque soupir. Marie, soulagée
d'ulle grande angoisse, revint s'agenouiller près d'olle.
- Vous allez mieux? demanda-t-elle.
.
Marianne ne répondit pas. Ses yeux restaient hagards, et
des frémissement/> semblaient courir dans tous ses membres.
La peur reprenait la jeune femme. Elle .se décidait de nouveau
à aller chercher quelqu'un, j<Iuand un long sauglot secoua la
malaùe. Ses larmes jaillirent, pressées, rapides, accompagnées
de spasmes el de râles. Le secours devait s'adresser désormais
il l'inne, seule hIes sée. Mme Siriè?:e parvint il sou lever Marianne.
donl Je corps avait perdu sa raideur catalepli(jlle; elle l'élendit sur la chaise longue, s'assit près d'elle, appuya sa tête Sil\'
SOli épaule ot tenla de la consoler, avüc <les paroles douces ct
pitoyahles. Quelques paroles entrecoupées sc lirent bièntùt
jour il travers les hoquets ct les sanglots de la Bretonne. Rejetée par cette violente socousse aux jours de sa première enfance, Marianne s'exprima d'abord dans le dialecte de SOli
pays que Mm. Siriè7.e ne comprenait pas. Puis, non sans. effort,
la voix étouffée souvent par les pleurs, elle parvint à articuler,
en français, quelques mots hachés, rythmés par de véritables
spasmes convulsifs.
- Je l'ai revu encore ... tout à l'heure ... là, entrant Ipar cette
porte. Toutes les nuits dopuis llll mois, je le vois, il vient me
dire qu'il est mort... il pleure purce q,,'il ne repose pas en
terre chrétienne. Tl est si pâle, si pâle ... Ah 1 ma Doué 1 ma
Douél Que j'ai donc de peinel
_ Qui donc voyez-vous ainsi, Marianne? murmura Marit',
dont les lèvres tremblèrent.
- Alainl
Cc nom, jeté avec 1I11e convicLion désespérée, VIbra com me
une sentonce sanS appel.
La jeune femnw demeurait muette ct frissonnait d'oponvante. Un souffle froid enlrnit par le fenêtre, et les l'ideaux
�L'ABSENCE
69
blancs, soulevés, faisaient aux deux femmes l'effet de longs
spectres blafards. Après un très long silence, Marie dit à
voix basse:
- Ce sont des cauchemars, ma pauvre Marianne; vous
êtes souffrante en ce moment, et votre' imagination créc des
fantômes!
- Non, Madame, non, ce n'est pas un rêve. C'est lui, c'est
mon mari, je le vois sans cesse et sans dormir; je VOUlS le
jure! Il est vêtu de toile, avec un chapeau blanc, pareil à
celui qu'a emporté Monsieur, il entre, il me parle pendant
quelques instants; quand je veux répondre, le saisir, il se
fond et je n'ai plus que de l'air dans mes bras! Oh! Allez 1 je
suis bij:!n sÎlre qu'il est mort 1
- Pourquoi ne m'avez-vous pas dit plus tôt votre tourment, ma pauvre fille?
- Je n'osais pas. Dire son malheur, c'est l'appeler, madame 1 Cela me fait l'cffet que je perds mon dernier espoir 1
- Attendez les prochaines leLtres avant de vous désoler.
Pensez combien vous serez joyeuse quand vous aurez de
bonnes nouvellesl
- Hélasl madamc!
Deux . dernières grosses larmes coulèrenL lentement dç ses
yeux. Elle secoua la tête, comme pOUl' en chasser l'idée fixe,
sc souleva et sc remit à l'ouvrage.
- Vous n'êtes pas en éLat de travailler. Allez vous mettre
au lit, jp vous monterai un pel' de /tisane chaude ct vous dormirez, je l'espère.
- Je deviendrais folle, si je ne Lravaillais pas!
- Songez! Mariannel Il faut vous bien porter pour avoir
lU! beau poUpon à présenter à Km'duIT quand le Brasier reviendra.
- Que Madame n'ait pas de souci. Cela ne me fait pas de
1Iwl de me remuel', au contraire. Je vais Ille calmer tout à
fait. J'irai au marché ct l'air me remettra. Et puis ... il n'y a
rien à faire 1... »
Le silence r eprit, Lrès lourd. Murie comprit que la Bretonne préféI'aiL rester seule, elle prit sa corbeille à ouvrage
ct redescendit. Mais elle ne sc remit pas au piano; cette
scène J'avait profondcmellt ébranJée. EUe avàit cu très peUl'
ct à sa première inquiétude devant Marianne évanouie, avait
succédé une terreur mystérieuse qui inondait son front d'une
sueur froide. Cc récit bizarre l'arrachait brutalement ù la
rcalité, pour la plonger dans un monde vague, peuplé d'êtres
menaçants QU dolents. Que fallait-il croire? Où étaient les limites de l'au-delà? Si c'était vrai, pou~·tan:
si Alain était mort,
/
�70
L'ABSENCE
s'il revenait gémir près de la pauvre Marianne! Marie savait
que tout cela était chimère ... mais, sans croire aux clümères,
peut-on toujours échapper à la crainte, à l'emprise des pressentiments?
Cette matinée durâit un sièCle. Hier, paraissait très loin,
plongé déjà dans l'effacement du passé. Quelles mesquines
choses que les petites complications mondaines dont elle
s'occupait la veille encore, devant les ponsées funèbres
d'aujourd'hui, devant la mort qu'elle s'imaginait voir rôder
autour d'elle. Pauvre Marianne, qu'avait-elle fait. pour mériter
une aussi affreuse douleur?
- Et moi, moi, pensait ' la jeune femme, moi, assez folle
pour penser à Pierre avec colère ou ennui, moi qui l'oublie
pendant de longues heures, moi qui ris ct Ill'amuse loin de
lui, n'ai-je pas mérité que Dieu me punisse ct Ille frappe, plutôt que cette innocente'?»
Dans son désir de sincérité complète, elle exagérait ses
torts et suppliait le Seigneur de ne pas les lui faire expier.
Ces pensées la mùintinrent toule la joumée dans un état
d'exaltation, coupée d'accablemen ts subits. EUe en était arrivée il parLnger absolumenL les craintes de Marianne et s'atten~lai
presque ù voir, cHe aussi, apparaître une ombre la-,
mentable, qui demandait, en gémissanL, il reposer en terre
sainte. Plus le soir tombait, plus l'angoi.sse ùe Marie devenait
intolérable. Uu coup de sonnelle brnsque la lit sursauter; elle
sc leva toute droite, s'attendant aux pires choses.
Marianne, toute blême, lui tentlail lIlle leUI'e, reconnaissable à son épaisseur, à l'écritlll"e décidée de l'adresse. Sans
demander de permission, la Bretonne resta debout, le corps
penché, sa ligure pfile, doucement éclairée par les rellcLs de
la lampe. Marie lisait rapidelllcn l, sans trop cOlllprendre. Suggestionnée par Marianne, clll' cberchaH la nouvelle fatale,
s(\re de la trouver bientôt.
Au verso d'une page, voici cc qu'clic lut:
« Tu vas avoir un gros chagrin ùe lu douleur de lu fidèle
Marianne. Pauvre créaLurc! Adoucis-lui de ton mieux la mauvnise nouvelle que je lui annonce dans 111 leLtre ci-jointe. Je
sais 'lUt, passant par ta bouche, le coup sera moill t; rude:
« Ilier, COl1lllle on rentrait les el1lbarcations, Kerdun' sc
Lrouvait il son posle, dans la vedette. L'officier de quart venait
de cOlllmander : Hissez! Les hOlllllles couraient en hnlant sur
les chaines, quand l'Ulle d'elles se rOlllpit. Le canot bascula,
J'arrière retomba brusquell1ent cL AI:lÏn l'ut violemll1ent projeté conl re la paroi du Brasier. 11 a cu le crfule fendu ('l il a
ùû mourir instantanément, CUI' Oll a rCIl~
' ql~,
sur la pein
�•
1
71
L'ABSENCE
ture, des débris de cervelle. Malgré lcs recherches immédiates.
on n'a pu retrouver le corps. Il .a été sans doute entraîné par
un courant violent ou saisi par un rcquin. J'ai envoyé des
ordres aux pêcheurs de la côte; si le malheureux est rejeté à la
plage, je le ferai enterrer dignement, ainsi que le mérite un
excellent serviteur et un brave homme. Bien entendu, je supprime, 'dans ma lettre à cette malheureuse, tout ce qui pourrait paraître cruel dans ces détails. A toi de voir ce qu'il faut
lui dire.
« Nous avons eu plusieurs hommes blessés par la rupture
de la chaine qui a tout fouetté et renversé sur son passage.
Rien d'irrémédiablement grave, heureusement. C'elit assez d'un
malheur. »
Marianne, toujours immobile, attendait :
- Il Y a une lettre de Monsieur pour vous, ma pauvre
femme!
Marie, sans mot dire, se leva et la prit dans ses bras. La
Bretonne se cramponna il son épaule. Toutes deux restaient
mucttes. L'une n'avait pas de plaintes, l'autre, pas de consolations. La jeune maltresse caressait les cheveux de la servante d'un gestc doux ct machinal; elle sc demandait si la
crisc dc l'après-midi n'allait pas se reproduire. Quand le premier saisissement fut passé, elle put parler:
-. N'avez-vous personne ici de votre famille, de votre pays?
- 11élas! n;wdame, c'est si loin, chcz nous! Ma cousinc,
se\.lle111ent, dans la rue Notre-Dame. Ohl que je voudrais la
voir, pour parler bretont
- Pouvez-vous rcster seule, un instant? Je vais à côté,
prier quelqu'un d'aller la chercher.
- Merci, madame, oh! oui, je puis rester seule, je serai raisonnable 1'»
'
'
Elle tint fidèlement sa parole, la petite Bretonne. Sa frêle
nature, nerveuselllcnt afHllée, la gardait des douleurs plus
bruyantes, plus extérieures où s'abandonnent d'autres tempél'aments. Les accidents amenés pal' ses pressentiments, trop
bien réalisés, disparurent devant la certitude, ct si des visions
a1freuses vinrcnt encore la visiter, elle n'en dit rien; seuls
ses yeux de Jilus en plus creusés, son teint de plus en plu;
diapllfllle, trahirent ses angoisses et sa douleur.
. . . . . . .
. .
Retirée dans sa chambre, ~"' . Sirièze s'enferma sans oser
rcgarder autour d'elle. Dans le chaos de ses idées fiévreuses
ùominaÙ cette pensée: Dieu m'a envoyé un avertissement:
Sa piété, parfois tiède ct souvent profonde, redevcnait la foi
ul'dcn te th! Ilnguèl'c, sou ùlIIe s'abandonnait à de grands élans
�72
' L'ASSENe:E
mystiques, auxquels s'alliaient étrangement des terreurs superstitieuses, une résignation épouvantée.
- A l'avenir, se disait-elle, ma vic sera différente de celle
que j'ai menée en ces temps-ci. Je ne sortirai plus que pour
aller à l'eglise et mes 'prières parviendront peut-être à écarter
le malheur de Pierre ...
Ce manque d'équilibre moral eût peut-être amené de sérieux désordres dans la nature impressionnable de Mm. S1rièze, si, gardant la pauvre veuve auprès d'elle, elle eût continué à cnfermer sa pensée dans 'un cercle unique. Mais, peu de
jours après lk falale nouvelle, â la douleur de Marianne sc
mêla un immense regret de son pays, de ses landes violettes.
/leuries de genêts d'or. Elle n'avait aucun appétit; il lui se~n
blait que tout aliment devait l'étoufIer, hormis le blé noir, le
beurre pâle de sa province. Elle désirait l'air natal avec une
ardeur telle que le docleur déclara ue pouvoir répondre de
son existence si son envie n'était pas satisfaite:
- La nostalgie l'emportera; elle nc vivra pas jusqu'ù la
uaissance de son petit enfant. \1
Malgré le chagrin que sa maîtresse ct clle éprouvaient il
l'idée de sc séparer, il fut décidé' que la fidèle servant'C retournerait chez ses parents. L'enfant venu, elle retrouverait
sa place, si elle le désirait. Les deux femrnes se dirent adieu
Cil s'embrassant comme deux amies. Lu souffrance efIace les
conventions sociales.
La BretOlllle parUe, 10 souvenir' de la torrible scène s'utténua, les sursauts de crainte qui assaillaiènt conslamment
Marie devinrent plu~
ra~'cs;
au bout d'un mois, une seule chose
subsistait de cc grand houle versement : la résolution biell arrêtée, très ferme, - çlu moins en apparence,
d'éviter toute
occasion de méconlenter le Ciel.
Xl
,Marie Ile Caisait plus chez M'''> ù'El'lllyle que ùe brcves ct
nU'es apparitions. Ntù de ses nouvcaux amis ne parvenait ù
forcer la consigne qui tenait sa porte fermée ct Andrée, avec
Yves Lnrinee, déploraient cetle retraite trop absolue, dont
l'ingénieur éprouvait au contraire un immense soulagement.
Sa petite amie échappait aux influences mauvaises. Il pourrnit tOlljOUl'S lui conservel· UII sentiment très doux de vénération tendre.
/
�L'AlI SEl'iCE
13
Mars finissait; la jolie saison allait percer en miUe bourgeons
frais. Les jours plus longs avaient des transparences déli- ,
ca tes. On en avait fini pour quelques mois avec la mélancolie
de l'automne rouillé, avec l'ùpre tristesse de l'hiver sombre.
La gaîté du printemps imprécis et joyeux commençait il renaître. Dans les pl'emiers jours d'avril, plusieurs jennes officiers, au cours de leurs visites d'arrivée, se pl'ésentèrent chez
Mme d'Ermyle. Elle remarqua parmi eux un enseigne de vaisseau frais promu, fort distingué, affreusement timide, qui lui
parla des fêtes de Villefranche où il avait rencontré M. Le
lIan.
_ C'est lui, Madame, qui m'a encouragé à me présenter
chez vous - ce dont je lui suis inlin imenl recounaissant. Il
m'avait aussi adressé il sn fille, Mme Sirièze, mais je n'ai pas cu
l'honneUl' de la trollver chez elle. Peut-être serai-je plus heureux une autre rois.
_ J'en doute, car ma petite amie est un peu sauvage et vit
fort à l'écart.
_ J'aurais cu pourtant plaisir il parler avec elle de Milo Juliette ct de son père. J'ai gardé d'eux le plus charmant sou venir! M. Le Han a été pour moi si. bienveillant... c'est un
homme d'mIe telle hon té, d'Ull tel entrain. Quant à sa Hile ...
Il fallut peu de temps il Audrée pour découvrir qnelle sort(·
de sentiment avait inspiré la sœUl' de Maril~
il M. ù'IIallthier.
MD" d'Ermyle, Cil général, aimait peu les jeunes filles et on ne
)'l\\rait jamais vue favoriser de « sottes histoires de mariage».
Celtr fois-ci, cepcndant, elle se lII?utl'U graciC'lIsc et sympullliquc : encourager l'idylle de JulIette, ce semit le meilleur
moyen de reconquérir Mn.. Sil'ièze.
_ Quand sa sœUl' sera arrivée, songeait-elle, elle reviendra
chez moi pour l'y conduite. Elle ne m.'aime guère, la petite
Le Uan! Je gage, pourta.nt, (~l\C
ses preventions céderont au
désÎl' ùe voir ici son l.Jien-auné ... Si la sympathie est réciproque. Et, après tout, cc petit roman sera peut-èh'e amusant ... s'il ne durc pas trop longtemps. »
Andrée engagea dOl1c M. ~'Hauhier
il l'evcnÏl' ?t employa
le meilleur moyen }Jour 1111 plaire, cal' elle Ill! parla de
.Julielte. Il se retira, séduit pal' l'exquise honté de MUle d'ErIlly le.
Le lendelllaill, Andrée qui atte!\(lait l'arrivée d'ulle vieille
parente, sc rendit vers la Jin du Jour ù l'avance du tr:tÏl\. La
végétation nnnollc:ait déjà le printemps, les grappes mauves
des lilas se balau(::üent au bout des branchettes Uexibles. ].e
soleil sr faufilait jusque dans la gar'e, assez sombre ct sal~
comme tant d'autres. Mn.. d'Erlllyle traVel'
. ~·1
rapidement la
�·
74
L'ABSBNCE
.
salle d'arrivée qu'envahissait une forte odeur de marée venue
de hauts paniers bruns couverts de fougères., Elle passa sur le
quai et se mit à marcher au grand air. La voie, resserrée entre
les hauteurs, tournait très vite et le trottoir se perdait dans un
talus embroussaillé de ronces. En face, la colline du Roule
prenait, avec ses pentes escarpées, des allures de montagne.
Au sommet, les grandes fenêtres du fort reflétaient les rayons
du soleil et les vitres brûlaient, pareilles à des lentilles de
phare. Dans un' paisible jardinet, tout plein de fleurs, quelques
gros bourdons sortaient au bruit ronflant de leurs élytres, du
cœur frisé des roses pourpres, vigoureuses, sans doute, à
cause des bienfaisantes fumées de la houille.
L'allure ' satisfaite, détendue, des promeneurs disait la joie
d'avoir dit adieu aux brouillards, aux pluies, aux tempêtes.
Andrée aperçut tout il coup Mme Sirièze qui, elle aussi, arpentait le quai d'arrivée. Elle s'avança vivement vers elle.
- Comment? Vous, ici? Qui donc venez-vous chercher?
Ahl j'y suisl Vous attendez M. Le Han et votre sœur. Mes suppositions sont-elles justes?
- Très justes. Papa ct Juliette vont arriver. Je suis si contente 1
- Et moi, chère amie, je suis ravie de vous trouver cette
bonne figure gaie ... quoique cela me fasse un peu de chagrin
de ne plus rien savoir de vous. Je ne vous vois jamais!
- Oh! je vous en supplie, ne dites pas que je vous ai fait
de la peine! J'en serais si désolée! J'ai éprouvé une très
grosse secousse, vous savez, et, vraiment, ces temps-ci, je np
me suis guère sentie en état de sortirl
- 11 aurait fallu vous secouer, au contraire, ct, en tout cas,
me permettre de venir vous distraire, vous entourer de mon
amitié.
- Non, je vous assure, je ne pouvais voir personnel Il y a
tant de choses <Iue vous ne savez pas ...
MU" d'Ermyle sourit: elle n'avait pas été longue à lire, à
li vre ouvert, dans cette nature fI'anche ct conflante et ce
qu'elle ne savait pas, elle le devinait aisément. Les deux femllIes suivaienlle large troUoi .. , à petits pas lents. Un peu gênées
au ùébut, elles sentirenl se fonure leur froidenr, aux rayons
du soleil joyeux.
_ Alors, reprit Andrée, c'en est donc Hni de notre bonne
intimité? Fini à jamais?
- Ne le croyez pasl Je suis si contente, si hellI'euse de
vous revoir r Mais, ne m'en veuillez pas d'aller plus rarement
chez vous: c'esl très sérieusement que je veux me tenir ù
l'écart du monde.
�J_'ABSENCE
75
Chez moi, ce n'est pas le monde. Mais, après tout, vous
êtes libre ... Le Ipur où vous nous reviendrez, vous trouverez
toujours à la maison de bons et fidèles amis.
Tout en causant, elles s'étaient avancées jusqu'à l'extrémité
du trottoir, à l'endroit où le rocher, taillé en arêtes vives, tom. bait presque à pic, sous son manteau de lierres grimpants et
de centaurées roses.
.
Un long coup de sifflet déchira l'air, très loin encore, longue
plainte passant au-dessus des vallées. Puis, un grondement
sourd ébranla l'atmosphère, et, subitement, la lourde machine
tout essoufflée apparut au tournant. Mme Sirièze revint sur ses
pas, courant presque. Le wagon à la portière duquel se penchait la fine silhouette de Juliette l'avait dépassée. Quand
Marie le rejoignit, le conseiller et sa fille avaient déjà mis
pied à terre ct elle put se jeter à leur cou, sans subir cette
?dieuse attente qui cloue les impatients en face de marches
lneommodes et d'issues trop étroites.
Tous trois riaient et pleuraient à la fois de se voir réunis
après tant de mois de séparation, le cœur plein d'ulIC joie
plus grande encore q~'ils
ne se l'étaient imaginée.
La première émotion calmée, Mar~e
proposa:
- Si nous allions à la maison?
- Oh! oui! quel plaisir j'éprouverai à me débarbouillé',
répondit la jeune fille. Non, tu ne peux te faire une idée de ce
que nous sommes sales!
Elle avait abaissé' son voile, afin de dissimuler - si c'était
nécessaire - les escarbilles écrasées sur son visage. Mais,
malgré les six heures passées dans le wagon ' envahi par la
poussière et la fumée, ·Juliette était nette et soignée dans son
simple costume de ,serge bleue.
M. Le Han et ses fiUes, chargés de sacs et de valises, s'avançaiellL vers la porte de sortie par où s'écoulait le 110t des voyageurs. Dans le couloir, ils rejoignirent Andrée, accompagnée
d'une dame un peu forte. Mme Sirièze s'élança vers son amie:
- Pardon ùe vous avoir quittée si brusquemel?t. Quand
j'ai vu arriver le train, j'ai perdu la têtel
- C'était trop naturel et je n'ai pas songé il vous en vouloir une minute.
M. Le Han et sa fille s'étaient rapprochés.
- Bonjour, Monsieur, bonjour mademoiselle Juliette.
~ome
vous avez grandi! Vous êtes ici pour quelque temps,
J'espère?
- Je ne les laisse plus repartir, protesta Marie.
- Alors, nous nous reverrons souvent!
Trop heureux, Madame, trop heureux 1
�76
L'ABSENCE
Après un échange de poignées de mains, Andrée rejoignit
sa parente et l'autre groupe monta en voiture.
Tout Cil achevant sa toilette, Juliette, encore étourdie du
voyage, essayait de sc reprendre; elle était follement heur~
de revoir sa sœur, mais· il y avait une fausse note dans sa
joie: 1.1"'. d'Ermyle.
- Elle a toujours. été fort aimable pour moi, pensait-elle,
je savais la trouver ici... pourtant cela m'a été très désagréable de l'apercevoir à la gare ... Pourquoi m'a-t-elle dit que
j'avais grandi? Pas d'une façon bien sensiblel certainement.
Voilà deux ans qu'on Ile rallonge plus mes robes, Elle n voulu
me faire ailllahlenient comprendre que je suis encore une
fillette, J'ai dix-huit ans, après tout!
Sans savoir au juste pourquoi, la jeune fille n'aimait point
Andrée et se sentait en face d'elle inquiète, diminuée, menacée
d'un danger inconnu contre lequel ses trop courtes années ne
lui donnaient point de moyen de défense.
M. Le Han ne partageait pas les appréhensions de su fille
cadette. Rencontrer, dans cette ville de province, loin de
Paris, loin des eaux, des plnges où il aimait à dissiper l'exubérance de sa nature légère, une femme aussi charmante,
c'était là lIne aubaine dont il sc sentait Lont réjoui. Il se rappelait avec en thousiasme quel entrain la jcune fcltlllle apportait dans le salon où il l'av~Ït
connue s~tlon
dont .1 ulieLte garclait un mauvais souvenh', les jeunes fille.<; y éLant ,\ peine
tolérées.
,
'
Pendant toute la durée du dîner, on n'avait guère parlé que
dè ~"
tl'Ermyle .. , ct Milo Le lIan avait peine ù dissimuler
son impatience. Elle aurait tant voult. que la \ conversation,
Cil amenant un autre nom, lui donnât l'occasion d'interroger
sa sœuI' SUI' quelqu'un qui l'intéressait beaucoup plus qu'Andrée/ Mais celte occasion lie sc produisait pas ct bien que
j'idée nc fûL jamais venue il la j,'ulle flUe de tromper son père
ou Mario, de lelll' cacher qnoi que ce fûL, son rève était encorc
si incertain qu'elle n'osait l'exprimel' cn moLs précis, Anxieuse
de savoir ce que devcnait Franck d'lIautl.lÏer, elle I11Hudissuit
Andrée d'accaparer ainsi ln c'lllseril', quand le nom atLendu
vint eufin sur les lèvres du conseiller qui coutinuait ù cxaltel'
les mérites cie 1\1"" d'Ennyle :
- .Tc n'ai jamuis l'cncon tré femlllc de celte valeur, de cc
charllle / EL quel eSJlrit, quelle galté!
Marie sc sentit légèreJllent étonnée: elle avait Vil SOI1 amie
plus spirituelle ct plus amère que vraimcnt gaie,
C'est IlUe rarc' honne fortulle, pOl\l' UIIC viII!' de' pro\ iIlCl', (Pl'UII saloll Lei <ju'esL celui dl' M'" d'El'lllyle, j'en suis
j
�L'ABSENCE
77
persuadé! Reçoit-elle beaucoup? J'ai bien fait ùe cOllseiller
au petit d'Hauthier d'aller la voir. L'y as-tu rencontré? Est-il
venu chez toi? Comment le trouves-tu? Gentil garçon, n'est-ce
pas?
Juliette entendit ù peine la réponse de. sa sœur. Une bouffée
de mécontentement avait empourpré ses joues. Quel besoin '
d 'envoyer le jeune enseigne chez une personne qu'ils connaissaient assez peu, en· somme.
,
d'Ermyle n'est
- Papa a la mànie des présentations! Et Mm~
pas une amie. J'espère bien qu'elle n,'a pas plu à Franck!
L'l;1eure commençait à s'avancer quand ils sortirent de
table. Un peu lasse du voyage, Juliette avait quelque envie de
s'installer dm~s
un fauteuil où epe se serait peut-être assoupie.
_ Allons 1 secouons-nous, Cl"la M. Le Han. Il faut aller voir
la mer, dès cc soir. N'est-ce point ton avis, Marie?
Très peu de jour. tralnait encore sur la place d'Armes et la
rade calme, où les c0\11eurs se fondaient en une grisaille très
douce; le ciel transparent était presque mauve, la mer plus
sombre se moirait d'un gris vert, éteint et sans reflets. Des
groupes nomhreux passaient; c'était l'ne\1re de la promenade
quotidienne, des Mlneries. Les jeux des enfants t:wagel.lrs, qui
couraient autour de la statue de l'Empereur - un des seuls
monuments de la ville -.:... se multipliaient, leurs éclats de l'ire
fusaient, sc prolongeaient, mêlés aux cris perçants des hirondelles et aux rauques appels des mouettes. Juliette regardait,
surprise ct déçue. Cet horizon de mer, coupé par cc mur de
prison qu'est la digue, lui paraissait petit, dans l'obscurité
n:\Ïssallte.
_ Où allons-nous? demanda ~e conseiller. Tu m'as parlé,
dans une de tes dernières lettres, d'une certa\l1e petite jetée
où tu retrouves tous les soirs tes amisl Voilù, je suppose, ta
petite jetée. Et je ne serai pas fâché de voir de près les gens
auprès desquels tu vis ct qui ne t'm~usen
guère, j'en suis per. suadé!
Marie sc troubla. Depuis le malheur de Marianne, depuis
ses résolutions sages, elle avait abandonné la petite jetée. Il
faudrait bien y retourner un jour, y conduire son père et sa
sœur ... mais ce soir? si vite? Retrouver Andrée ... et YVC1;
Laril1ce? Hcprendre, par la force des choses, les habitude:-,
qu'elle avait cru devoir rompre? Murie n'avait que le courag·(·
d ,CS poltrons: celui de la fuite, du délai...
_ Si lu veux, papa, ct si la marche ne te fatigue pas, nous
irons plutôt, ce soir, :\ la grande jetée, elle c.st bien plus longue, ct vous aurez une vue de la rade beaucoup plus belle et
hcaucoup plus complète.
�L'ABSENCE
- Va pour la grande jetée. Mais j'ai peur que tu ne m'emmènes au désert.
Juliette se mit à rire du ton déçu de son père. Au fond,
elle aurait préféré aussi se rendre du côté où, peut-être, la
chance lui eût fait rencontrer Franck d'Hauthier. Elle devina, au ton de sa sœur, qu'une raison cachée avait inspiré sa
proposition et elle l'accepta d'un air joyeux.
allait exaucer ses vœux secrets et déMais la ~rovidenc
jouer les combinaisons de Marie.
Les promeneurs s'étaient à peine engagés sur l'estacade,
marchant vers le petit phare blanc dont le feu s'allumait à
peine, qu'une forme se détacha d'un groupe· assis sur les blocs
de granit qui forment parapet. Mm. d'Ermyle, qu'ils n'avaient
pas aperçue, se levait et venait vers eux, avec toutes sortes de
paroles amicales. Elle leur présenta son mari, sa parente ...
Yves Larince ... et elle ajouta:
-;- Vous connaissez, je crois, M. d'Hauthier? Alors, toute
présentation est inutile.
Juliette tendit au jeune homme une main un peu tremblànte.
Lo léger nuage de mélancolie qui, depuis quelques heures,
l'avait séparée du monde extérieur, se dissipa en un instant.
Elle voyait les choses plus belles ct plus douces, la rade lui
paraissait grande comme son bonheur.
Lorsqu'ils eprent atteint l'extrémité de la jetée, tous s'assi rent, groupés selon les sympathies. La cousine jugea qu'il
faisait un peu frais et demanda à rentrer. Poliment, l'ingénieur dut lui offrir de la ramener au logis. Juliette ct Franck
se trouvèrent au bout de la brochette qu'ils formaient tous sur
le parapet droit, les pieds touchant à peine terre. Et ils se
mirent à causer de mille riens, contents d'égrener leurs souvenirs, de sc dire: Vous rappelez-vous?
Car c'est lb. vraiment l'amour, sc souvenir ensemble, l11éttl'C
en commun de (c l'autrefois », sentiment, impression qui
maintient souvent unis des êtr()s que tout sépare. On ne veut ·
pas abandonner des lambeaux d'existence et se remémorer
seul ce qu'on a vécu à deux.
La nuit était close depuis longtemps et l'on n'entendait rien
que le pas du douanier dc veille, enveloppé dans son cahan.
Les lumières de la ville, peu nomhl'cuses, piquaient la nuit
de points d'or pâle. Très loin, ù droite, les éclats intermittents
du phare de Barfleur perçaient l'obscurité dc lUI/urs brèves.
Un dcs forts ùe la digue faisait des exercices de signaux ct,
par instants, un pinceau lumineux vcnait éclairer violemmcnt,
brusquement, le visage des causeurs. Quand il avait disparu,
�L'ABSENCE
79
la nuit semblait plus noire. Une humidité glacée tombait sur
les épaules. Quelqu'un s'écria:
- Il fait très froid I Si nous marchions un peu? Savez-vous
que onze heures et demie vont sonner?
Juliette tressaillit. y avait-il si longtemps qu'elle était là?
Elle aurait juré d'être assise depuis cinq minutes à peine.
Elle revint au logis, puis se coucha, s'endormit dans une atmosphère de parfait bonheur. Elle ne se sentait plus d'antipathie
contre Andrée, qui avait été charrhante.
--:- Venez me voir souvent, avait-elle dit. Vous ne rencontrerez, chez moi, que des amis ... mais vous y trouverez tous
ceux qui peuvent vous plaire. Et elle lui avait serré la main
d'une façon tellement amicale et significative que Juliette se
reprocha ses mauvaises pensées de' l'arrivée.
XII
_ Où trollveral -Je un bon coiffeur? demandait le conseiller, le lendem:ün de son arrivée. J'ai besoin de me faire COl11)('1' les cheveux.
Mm" Sirièze regarda son père avec surprise. Sa chevelure
enCOI'e touffue, partagée par une raie impeccab le semblait
avoir tout juste la longueur qu'exigeait la· mode, en ee tempslà.
.
Quand elle fut seule avec sa sœur:
_ Qu'est-cc que veut- dire cette histoire de cojffeur? demanda la jcune femme.
Juliette répondit en riant:
_ C'est un grand secret. Tu ne t'es pas apcrçu que papa
sc teignait?
- Non ...
_ Au fait, ce n'est que dcpuis cet hiver, après la maladie
qui a fait un peu grisonner ses cheveux, cc qui l'a navré. Il
y avait il Monte-Carlo de petites Anglaises qui l'nppelaient le
Il dear old gentleman » •.• alors, il s'cst fait
« reviviHer la
chevelure )) , ce qui lui a occasion né ù'aU'reux maux ùe tête. 11
y avait renoncé ... je ne sais ce qui lui prend aujourd'hui.
Peut-être veut-il que tu ne l'apcrçoives de rien ... A moins qu'il
n'ait une conquête à fairé.
Juliette ne croyait pas si bien dire.
Depuis qu'il avait aperçu Mm. d'Ermyle sur le quai de la
gare, M. Le Han Ile songeait qu'à plaire à la femme IL aCCOm_
�80
L'ABSENCE
plie» dont il avait naguère - ct de façon trop brève -si fort
éprouvé la séduction. Andrée se prêta volontiers à cc jeu.
M. d'Allonges, obligé de partir pour l'école de tir de Gflvre
où il devait faire un stage de quelques semaines, avait quitté
Cherbourg et Andrée se trouvait dépourvue de « patito »,
selon l'expression de nos mères. Son humeur capricieuse ne
la poussai l Jias cu core il détourner à son profit les hom m age['
d'Yves ou ceux de Franck et elle accepta de bonne grflce ceux
de M. Le Hall. Cc jeu l'aida ~l attirer les deux sœurs, ct Marie,
reprise par le charme de cette intimiLé, ne s'avouait 11as
qu'clic était plus entraînée. pnr le souci de son agrément personnel que par l'obligation de suivre son père ct Juliette,
celle-ci toujours \-ltêtc, ùésormais, à sc rendre là où elle savait
devoir reHeOIl trer Franck. Ainsi s'évanouirent comme rosée
nu soleil les for Les décisions de Mn.. Sirièzc ...
Le pdnlelllps ct l'éLé furent une fête continuelle. Sous prétexte de visiter les environs, les pique-nique succédaient nux
pique-nique, les excursions aux excursions. Marie s'interrogeait parfois pOUl· savoir si elle conLerait il Pierre ces pat'ties
dans tous lem's détails. ne loin 011 s'explique mal... S'il allait
être coutrark .. S'il allait sc mcher ... illter<lirQ il sa femllle de~
plaisirs où il n'av:lil point part... Il suffirait d'(:crire ; « NOliS
:lvons "isHé Dic]pltp ... Snint-Vanst... Bricq\lebec ... avec papn
cl .Juliotll' ... ») SHIlS parler « des auLl·cs ... 1) l.u jeullc femme né ·
gligeait ainsi d'inslruire son mari de cerloiues petites choses ...
Plus lard, HII l'Plour] L'éternel ùemain des conscicnces mal ù
l'aise. Ses Il'Ilres se ressenLaienl de ceUe conlrainLe. Quand
l'Ile pouvait invoquer l'excuse d'uile llligl'nil1{' ou d'un accès
de fièvre, elle écri vait des mols hrefs, cn style télégraphique,
GOUl"l résumé des fails, eL encore, pas t}(, tons. Puis, nu courdcr suivant. prise de 1 ('mords, craigll:llll ]ps reproches, ou,
Jout au 1110inl), les ètollllrlllclIts de l'absent, elle s'épanchait
rll long~
h~'V:lrdngs
sur ks événelllenLs du jou!', sans rien
!l'intime, U\,('(' 1111 pell de la hâte ct ùe l'ennui du journali.'it\!
forcé dc fournir il l'hcure llxc une volumineuse copi,', les
jours 011 l'i n\J)jrH.liol1 ne vient pas. Maric prenait inscn ,i hlclIlent lu d('cev:1nlc l'l ami:re hnhitu<lù <le vivre d'une vic ll!tél"Îcure cO/1lplèLelllcnl ind{·pelltlantc. Ses pensées ùevenaient
étrangères flUX 1)('I1S('I'S de SOli lllHri. ~ol"nc1eJI,
ils étaient
aussi S('ï wrés qu'ils l'élniellL, physiqucment, par ln failLe de
l':Jbscl1cc. PJlls L:lnl, ne serail-ce pllS le fil ténu ct fort de 11'l1r
lel1urcs-;e qui s'allloinùrir:tit, s'aJrail>1irnit pour se rOJ11ll1'C llll
jour'! Cc sourd travail de dissolution se faisait lcntelllcdt. sal1~
quo Made Cil cCtl conscience ...
Ut-lIl1s, l'jelTe :I\"nillllis qurll[uc f<>mJl~
il ,,'apcl'crvoir de rf'
�\
L'ABSENCE
81
changement. Il lint, d'abord, pour bonnes tes explicaton~
que
sa femme donnait à la brièvcté de ses lettres, mais l'évidf'nce
finit par le frapper. Lé vaguemestre lui avait remis une longue
épître dont le dernier ouvrage du romancier en vogue faisait
l'objet, épître écrite avec la hâte laborieuse d'une' écclière
pressée d'achever son devoir. Un petit billet rédigé au \lernier moment contenait l'éternel: « Migraine, impossible écrire. Triste, embrasse tendrement. » Qu'y avaiL-il? Pourquoi
Marie avait-elle perdu la chère habitude d'écrire le journal
quotidien de sa vic, journal toujours pl'êt à être expMié?
Pierre sc savait innocen t de toute faute, il n'avait jamais cessé
d'envoyer à sa femme, par tontes les occasions possihlcs,
des pages passionnées ' où il disait ct ses douleurs morales ct
les moindres incidents auxquels il se trouvait mêlé. Pourquoi'
répondre par ces pages sèches, vides, pourquoi cesser d'avoir
confiance?
Dans sa préoccupation, l'officier n'a vait pas remarqué d'ahonl une enveloppe couverte d'une écriture inconnue, que !e
v:lguemestre lui avait remise avec une li asse de jou~nax.
Un
grapllologue cllt deviné, ù l'inclinaison l'Cil versée, :'t !'illd'::cisiol1 des cal'actères, que l'auteur de cette lettre désirait garder l'incognito. Pierre nt sauter lc's cachets ct devint subite1IIC'llt Lrès J'ouge. C'(,tait une de ces infamics nnonymes qui
Ollt trop SOllVCII t cours dans le mondc ntaritilllc. D'un gc~te
brusquc, il la d('c hirn en plusieurs moyceaux, puis détruisit
tous les ùéhris ù la flamme d'unc bougie. A peine la derniôl'e
pm'celle l'édllilc cn cendres, il rcgretta son mouvcment : mieux
l'tH valu conserver ces ignohles pages, ùécouvrir leur auleur
eL Illi écraser la figul'e en y imprimant la lettre il coups ùe
poing.
. Quclle cst la canaillc qui m'écrit ça? ... sifflait Picrre les
dellts Sel'rl·cs. Si jc lc tcnais ... Un homme n'a pn être assez
lâche pour ... L'anonymat cst l'm'lIle des poltrons ... une felllllle
sans doule... 1I11e femme jalouse. Mais pourquoi, pourquoi
s'allaquel' ù Marie? Pourquoi essayer de nous désunir? Pourquoi lite fairc sOli/l'l'il' ninsi ?... Ni elle, ni moi n'avons d'ennelIIis, cependant, .. »
\
Malgré l'odieux de l'arme. le coup avait porté. Pierro dcmcurait cruellcmcnt meurtri. S!1I1S ajouter la moindre foi aux
vilenies de la lettre anonymc, tout en sc promcttant de no pas
en pUI'lp!, ù sa femme, il sc ùisnit qu' !( il n'y a pas de fumée
sans fen », ct que si les alllll'es ùe la jeune femmc n'avaient
l:lissé aucune pri>'e ù ln critique, cettc lettre n'eût pa'l été
écrite. Il eut
courage - ou la faiblesse - de résister à la
tenta tIon d'inLerroger Marie pnr le pl'ochnin courrier, sur
le
�82
L'ABSBNCE
certains , faits dont l'exactitude eût donné un inquiétant cachet de véracité au calomniateur. Et le soupçon comn'ença
d'habiter sa, pensée, alors qu'une explÎcation immédiate eût
sans doute efl'acé tout malentendu.
'
Les camarades de Pierre ne tardèrent pas à remarquer ~a
physionomie soucieuse et essayèrent vainement de l'iJ1telToger. Rebutés par d'impénétrables: « Je n'ai rien », la curiocette fin de non recevoir, ils s'ingénièrent
sité exaspérée p~r
à ,percer son secret. A force de vivre en reclus repliés sur euxmême:" les marins arrivent vite à faire le tour des ressources
que chacun peut offrir à la communauté. Ils n'ont plus rien
ù se dire, connaissent les histoires de tous. Les caractères, délici('LJx pendant les premièl'es semaines, s'aigrissent et on ne
prend plus la peine de dissimuler ses défauts. Le Brasier connut cette crise des longues campagnes. L'urbanité avait ù peu
prè" disparu des rapports constants entre les ' officiers; les
sujets brûlants: politique, religion, proscrits au début, insensiblement abordés, contribuaient aux querelles sans cesse renaissantes. Pour abréger l'ennui des longues soirées, les cartes
avalent fait leur apparition; les pertes de certains, les gains
des autres achevèrent de détruire les agréables relations des
premiers jours. Un souffle de discorde soufflait dans ce carré,
plein d'union et de cordialité au départ. Les collègues de
Pierre Sirièze furent loin d'être chagrins de l'embêtement qui
le rendait morose.
- Faisons une cagnotte, proposa un enseigne. Celui qui
devinera pourquoi notre excellent camnrade est transformé
en Chevalier de la Triste Figure, en recevra le montant à la
première relâche un peu convenable!
.
Et les esprits de travailler: perLes d'argent? ennuis de car·
rière? maladie d'estomac?
Laurières n'avait rien dit. Vautré sur les coussins d'un divaIl
qui dissimulait les coIfres-armures, il semblait absorbé par
la contemplation de la ronde zonzonnante des moustiques
que les lumières attiraient. Il sc mit à rire tout il coup.
-- Quand un mari a celte tête, ne cherchez pas midi il
quatorze heures, c'est que son ménage est en train de se détraquer. Docteur, c'est vous qui nous renseignerez. Que dit
votre femme de M"" Sirièze?
Le « toubib» se rebiffa:
- Monsieur, ma femme ne s'occupe pas de la conduite des
autres ct ne me rapporte pas les potins de Cherbourg!
- Oh! oh! - Ah! ah!
Le bruit reprit de plus belle.
Ça, c'éLait par trop colossal! On savait que la femme du
�L'ABSENCE
Docteur lui écrivait, par chaque courrier, d'innombrables
pages pleines de ces médisances dangereusement véridiques
et de ces racontars stupides. qui courent de salon en salon ...
ou de cuisine en cuisine. Le carré avait part aux récits trop
impatiemment attendus et les officiers du Brasier étaient au
courant des petites et grandes méchancetés qui se transmettaient de port en port et de navire en navire. Après s'être un
peu débattu, le Docteur finit par 1 répondre:
- Ma femme est absente de Cherbourg en ce moment, elle
va y rentrer bientôt: pour vous faire plaisir, je lui demanderai si elle a entendu dire quelque. chose 1
Au même instant, retiré dans son étroite chambre, Pierre,
effondré sur son lit, sanglotait à gros sanglots qui secouaient
ses larges épaules et gémissait tout bas:
- Que lui ai-je fait? Pourquoi ne m'aime-t-elle plus? El
pourquoi nous fait-on du mal?
Rien ne réporrdait que le grincemcnt monotone et plaintif
de la chaine tendue à chaque mouvement de houle...
M·rno d'E~myle
·pa;is~t
s'être prise d'~ne·
subite· te~dr·s
pour Juliette, qu'elle attirait, venait chercher pans cesse, sous
prétexte de musique, ou de leçons d'aquarelle. Toujours la
jeune fille retrouvait chez elle Franck d'Hauthior. Il jouait
bien du violon et peignait vaguement. Ses talents fournissaient
d'excellents prétextes - musique d'ensemble ou portrait à leurs rencontres. Vers cinq heures arrivaient Marie, son
père ct Yves Larince, qu'avait précédés Georges. Un vin de
Porto exquis remplaçait le thé: Andrée savait que les hommes préférent il « l'eau chaude et parfumée », le vin généreux qui lem· donne - parfois .- de l'esprit. Rien ne jetait
Une ombre de sérieux ou de raIson sur la gaité de ces réunions, car M. d'Ermyle, chargé d'une. mission en Angleterre,
était absent pour à peu près deux m~ls.
Le besoin de son retour rapide ne se faisaif point sentir: le pauvre ingénieur
eut joué chez sa femme le rôle sacrifié de fâcheux.
Un matin, Juliette, étendue sur la plage, jouait distraitement avec ]e sable chaud fuyant entre ses doigts comme l'eau
insaisissable. Elle attendait Andrée pour prendre son bain.
La mer montait et venait mourir à quelques pas d'elle, gagnaiL du terrain s'avançait à chaque vague avec tles souplesde félin qui s'étire. La jeune fille était
ses, des nloge~ts
jOlie, il cette heure matinale, de cette b~auté
faite du rayonnement intérieur qui trahit la femme aImante, la femme aimée.
Juliette rêvait, allongée au soleil, et, dans la splendeur
�r.'AIlSEN CE
triomp hale du jour radieux , elle avait de passagè res envies
de chante r ct de rire. MnlO d'Ermy le vell ait il elle et faisait
rouler les petits galets polis de la grève.
- Vous dormez , paresse use?
Juliette fit un bond et balbuti a, comme prise en faute:
- Hein, qu'y a-t-il?
- Si je vous deman dais à quoi rêvent les jeu,nes filles? Mais,
je ne veux pas vous taquine r, Etes-vo us seule, ce matin?
- Non, papa et Marie sont allés au casino, voir je ne sais
,
quoi dans les journau x.
- Je vous annonc e une bonne nouvell e! Nous allons danser, la semain e procha ine. Les officier s nous offrent un bal.
.J uliette s'écria :
- Quelle chance ! » Puis elle s'arrêta , un peu confu~<:
d'avoir monLré tant de joie enfanti ne, un peu s\lrpris e aussi
d'être si conten te ù l'idée de danser, elle qui, naguèr e, aimait
si peu le mdnde !
La perspe ctive de cc bal la transpo rtait d'aise. Hapide ment.
les idées se succéd aient dans son esprit. Camille ce sera amusùreme nt, :M, Lnsant! Aurai-j e des danseu rs? Qlr('~<tues-J1
rince, ... Pranck d'Haut hicr aimera-toi] ma robe blnll('lJe? POUl'vu qu'on m'inviLe pour le cotillon !
Dans l'étroiLe logetle de bois, mal éclairé e, où elle se désùe ville contre son ('oshnbilla it pour change r ses vl~te1ns
un nir dl' valse, Cil
bas
tout
nait
fredon
tume de bain, elle
esquiss ant des pns sur le pHl11chcr humide . And,,('!' vint frapper à sa porte:
Etes-Valls prête '!
-- Voilà, voilà!
.'\111
M,nJ Sirièze avait refusé d'accom pagner sa sœur au hal. Elle
sut demeu rer ferme dans sa résolut ion ct clIc répond it :\ toutes
pas de répli<fl:e :
les prières d'Ull ton (!ui l1'ad~eti
__ N'insis tez pas, 11 lll'esL lI11possHHe de revenll ' sur lIla
décisio n.
Le dernie r courrie r n'avait rien apporté de Pierre, ni dl:
person ne à bord, el Marie suppos ait que le Hmsicl ', en croisière, avait manqu é le passage du paqueh ot. C'était l'avis gésans foul'nit'
néral. Le Ministè re, consult é, avait répondl~
aV:IÏt aun'y
qu'il
r
crois('u
dll
l
missiol
)a
de détails SUl'
�L'ABSENCE
85
cune, inquiétude il avoir, les instructions du commandant
ayant pu S'oPP?ser ,~ ce q~'i1
fû,t de retour à sa base au jour
\'oulu, Aueunc 111qmetude a aVOIr", pourtant, la jeune femme
sentait qu'il valait mieux s'abstenir de cette fête. A sa tendresse déjà trop atteinte - ail pardonne mal à ceux qu'on
aime les loris qu'on a pu avoir vis-il-vis d'eux - survivait un'e
crainte superstitieuse: « S'~l
arrivait malheur :'t Pierre tandis
que je m'amuserai! Non, non, pas ce baIl Excursions, tJ..1és,
soirées intimes, légères peccadilles après tout, auxquelles
Pierre ne pourrait trouver à redire sans réelle injustice. Mais
une réunion nombreuse, <]la~i-of1jceI,
qui la remettrait en
présellce de tous ceux qu'elle avait cessé de voir, sous prétexte qu'elle ne vOlùait point sortir en l'absence de son mari".
Non, cela n'était pas possible. La présence de M, Le Han ct de
Juliette serait une excuse, sans doute", Serait-eUe suffisante?
Marie ne pouvait plus cOHlpter sur la bienveillance de la ville.
Sa situalioll s'étai t modifiée depuis le départ de Son mari, Ses
anciens am is, ses relations négligées l'avaient, il leur tour, exclue de leur ccrclc. On ne lui pardonnait pas de fréquenter
aussi intimcment le salon de Mm. d'El'1nyle. Los actes de la
jeune felllllle étaient désormah exalllinés, commentés dans Un
esprit de dénigrcment; elle s~ v~yait
,épiée, devinait les regards de bl[III1(' dont 011 la SUlV::ut ùans la ruc, ct n'ignorait
pas que le monde, /Iq,n content dc médire d'elle, la calomniait
Jlnrfois illlpitoyablement. Elle n'eut pas le courage de s'exposer lIlle fois de pins il la .critiquc, elle craignit les saluts
froidcment rcndus, les allusIOl1s blcss,;"tes, les coups-d'œil
dédaigneux qui fouilleraient ,chaque l'l'pli de son cœur,
ehnque délail de sa toilette, Jout en lu frOl1dnnt sans cesse,
dans son aveugle elltraÎnemellt ct sa maladroite inexpérience
l'He conservait ulle gi'alHlc tcrJ'CUl' de l'opinion publique ct
Il'Ltvait pas le courage de la braver Cil face. D'ailleurs, clIc
n'av,lit Jloint, au fond, lrès grande envie d'assister il cette
fêle. Ellc sc sClllait chnque jour plus triste ct plus lasse. Tout
cc qui :tv:tit fait jusqu'ici le but, le r~ve
de ,sa vic semblait
S'amoindrir, s'eJLlccr ... ct clIc ne savaIt comment combler le
vide dl' SOli cœur,
M ... • d'Ernryk avait prié ses :lIuis il diner, le joUI' du IntI, où
ils dl'vaient 'totlsse rendre ellsemble. Dans l'étroite salle il
Illanger, la chaleur intensc couvrait les caus et les bras nus
<l'une lIIuitcur di'liente, les œillets exhalaiellt leur parfum
!'oivl'é, il lIoUait ulle atmosphère lIlI peu grisante. Juliette,
P:lI'cille ù un ~l'I\d
lis, rayonnait dans sa l'ohe hlanche. Et
~:t
jOie d'être 1:'1, .1l1prl·s de Franck, de songer à ccs heures
de pl:lÏsil', :\ cc cotillon qu'clic passerait il ses côtés, sc chan-
�86
L'ABSEN CE
gealt en une ivresse jeune, frai che, tendre où les nerfs
n'avaie nt aucune part... Marie l'éprou vait aussi, cette légère
ivresse , mais il s'y mêlait pour elle un peu d'amer tume et
d'angoi sse dont clle n'aurai t pas su dire la cause.
L'heure du départ sonna. La jeune fille tenait beauco up à
arriver an bal en même temps que Mm. d'Ermy le. Andrée pro-i
posa dc faire exécut er deux voyages à la voiture . Celle-c
transpo rterait d'abord le conseil ler, sa fille et leur amie, puis
reviend rait cherch er M. d'Ermy le et les ' jeunes gens. Mais
Franck , qui ne voulait à aucun prix manqu er l'entrée de
.
Juliette , s'écria ;
- Il vaut mieux que nous allions à pied. En marcha nt bien
et cn compta nt les minute s passées à retirer vos rnantea ux et
à rectifie r vos coiffur es, nous serons à la porte des salons en
même temps llue vous. Cela gagner a du temps; il ne faut pas
que nous oubliio ns nos import antes (onctio ns de commi ssaires.
- Quant à moi, dit Larine e, je ne suis pas dans les grandeurs et je vais rester ici pour tenir compag nie ù M"" Sirièze
jusqu'à ce que vous lui aycz renvoy é la voiturc .
Lorsqu c Juliette embras sa sa sœur, elle éprouv a une sorte
de pressen timent vague. EUe n'avait plus cnvie de quittcr
Marie qui lui sembla it à la fois Cébrile et triste. Son père lui
cria de se presser ... Franck était déjà parti... elle sc hâta dc
descen dre et oubli li bien vite cette impres sion Cugace.
Dcmeu rés seuls, muets, Yvcs ct Maric écoutè rent le roulcment de la VOilUl'C qui s'éloign ait. Puis, ils revinre nt s'asscoiI'
près de lu lampe. La jeune (omme pensivc , toute sn joie artillciellc tombée, étil':cit machin alemen t ses longs gants souples .
Assis en face d'clic, sur une chaise basse, le corps penché
en avant, lcs coudes appuyé s aux gcnoux , Yves se tenait immobile , comme perdu dans une contem plation .
Il pronon ça, soudain , d'une voix un peu lJasse:
- Vous avez de la peine, Madam e?
De la peine? Et pourqu oi '1 Non ... Si, j'ai de la peinc,
c'est toujour s la même ... cclle quc mc cause l'absen ce dc mon
. maril
Yves la regarda longuc ment, avcc un sourirc un peu singu.
lier.
- .Pourqu oi n'avez-vous pas confian ce cn moi? Ne me
considé rez-vou s pas commc un ami? Un ami très sûr ... ct très
sincère ... Mon amitié s'inqui ète de vous voir, chaque jour, plus
souci cu sc ct plus pûle ... clic saurait , je vous assurc, être pour
vous une consola tion ... un appui.. . si vous me disiez ce qui
vous chngrin c... tOllt cc qui VOliS ehugrj IlC, insista-t-iI. Car,
�L'ABSENCE
----------------
87
ajouta-l-il après un long silence, est-ce bien seulement l'éloignement de M. Sirièze qui cause votre mélancolie? Allons ...
dites-moi franchement ce que vous avez ...
Marie baissa la tête.
- Je ne sais pasl murmura-t-elle.
Et c'était vrai! Elle ne savait pas pourquoi elle se sentait si 1
triste, si découragée ... ou, plutôt, elle ne voulait p:}s savoir
que, depuis ' quelques semaines, lentement, son bel amour, son
jeune amour s'affaiblissait, s'affadissait, comme les roses trop
éclatantes qui pâlissent et sc flétrissent avant de s'effeuiller.
Marie ne voulait point se dire qu'elle aimait moins Pierre et
que, demain peut-être, elle ne l'aimerait p~us
du tout, car c'est
une douleur affreuse que de se trouver tout à coup le cœur
vide, de ne plus rien attendre et de ne plus rien espérer. Elle
n'en était point encore là, mais seulement à l'inquiétude, à
cet état d'incertitude angoissée où l'on a peine à vivre sans
l'appui d'une paroie amie, le réconfort d'une sympathie compréhensive.
- Je ne sais pasl répéta-t-elle.
Yves sourit encore et se rapprocha.
- Allons 1 petite fille, dit-il d'un son de voix un peu tl'ouble,
dites à votre ami pourquoi vous semblez prête à pleurer. »
Et, lui prenant la main il la serra longuement, fortement ...
Alors, une chose étrange survint... Marie eut ins tantanément
la vision claire de l'erreur où elle s'était laissée entraîner peu
il peu. Elle sut, en une seconde, combien est rare entre homme
et femme la droiLe, la simple, la précieuse amitié; elle eut la
vision 16intaille de Pierre, aussi triste, plus triste qu'elle, dont
le regard disait avec reproche: «Ne suis-je plus ton seul
confident et ton seul an'li ?... Pourquoi est-ce à un autre que tu
vas dire tes soucis? » Et, comme Yves tenait toujours sa main
et la serrait toujours, elle comprit tout à coup de quel ordre
est, parfois, la soi-disant amitié masculine - et ses illusions
s'écroulèrent. Elle eut horreur de la banale aventure de coquetterie où avait Cailli sombrer son grand alDour et sa .dignité. Elle eut horreur . d'Yves Larince et d'elle-même. Elle
arracha sa main de celle du jeune homme d'un tel geste d'orgueil eL de colère qu'il n'osa pas la reprendre ct resta muet à
son tour. Elle s'était dressée, enveloppée, serrée dans son
mantenu, Un roulement sourd ébranla la maison et la sonnelte tinta. Elle descendit l'escalier en courant, suivie d'Yves
qui, sans mot dire, tenta de l'aider :l monter en voiture. Mais,
l'Olllmo il voulait s'introduire à ses côt6s, et l'escorter chez
elle, elle referma brusquement la porlière ct, pour ne pas pro-
�L'ABSEN CE
voquer un éclat devant les gens de service , il dut se conten ter
de donner sou adresse au cocher .
Lorsqu 'elle fut chez elle, la porte referm ée, trembl ante
connne si elle cût craint d'êtrc poursu ivie, elle gagna sa
chamb rc et alla s'asseo ir sur une chaise basse, près de la
fcnêtre largc ouvcrtc où passait l'air nocturn c, l'air très froid
restait incrte, la penséc et le souven ir confus.
dc la mer. El~
lui faisail mal. Peu à peu, sa conscic nce,
cœur
son
ent,
Seulem
ses souven irs s'éveill èrent. (c J'ai joué avcc mon bonheu r, sc
de Picrre ... Sont-ils détruit s
dit-elle , j'ai joué avec le bonheUl~
pleurcr amèrem ent, sans
à
prit
sc
clIc
à tout jamais? » Et
s'aperc cvoir quc l'heure passail , que l'humid ité pénétra nte
tombai t sur son cou ct ses épaulcs , sans s'aperc evoir qu'clIc
était glacée. Il était plus dc trois heures lorsqu' elle sc décida
il se Id éshabil ler ct il se glisscr dans son lit olt ellc ne trouva
pas le sommc il.
Pourta nt, vers lc matin, elle s'assou pit lourdem ent. Ellc fut
c
surpris c, il son révcil, de voir Sa lùmpe fumcus e et prcsqu
éteinte . Le soleil filtrait il travers les lamcs des pcrsÎCn /lcs.
Comme tout étai L silenci eux 1 Elle eut pci '1<' Ù reprcnd ,·c ses
esprits ... Juliette n'était dOllc pas renLrée·? Marie passa 1111
peigno ir ct ouvrit douccm cnt la portl' <le la jeune fille. Les
yeux largem cnt ouverts , Julietle la regarda it venir.
'1'11 n'cs pas entrée chez moi, ce maLin·'
- J'ai frappé douccll 1ent, mais tu dormai s, S:lIlS lloute, je
n'ai pas voulu te réveille r.
- T'cs-tu amusée '?
.Julietle lit cfrort pOUl" répond re, Illais les sanglot s l'étouf(aient. Elle sc mit il pleurer , le front appuyé sur l'épaul e ùe
r. EUe
sa sœUI", incapa ble d'expli quer toute sa grande doulcu
revoya it son entrée dans la salle de hal. Quel rayolln ellient
intéric ur illumin ait ses yeux aux reflots change antsl Elle sc
sentait jolie avcc son teint ros(', ses Lrnits fins, le sOUl'ire
joyeux qui l'chaus sait le dcssill gracil't lx de ses lèv.·cs.
Imméd iateme nt très entouré e, elle eut bientôt proillis toutes
ses danses. Franck s'était ù l'avanc e inscrit pOUl· les Jlremières, les ([{'{"nières ... toules cl'lIes qu'il av:üt JIll réclam cr
(le
sans trop faire protest er .Juliette , ct, pendnu t une partie
t.
pareai
r
bonheu
du
intime
on
l'Ile éprouv a la sellsati
ln soirt:~c,
ne,
A l'appro che d'un des dernier s hostons retellus par l'enseig
elle cut la surpris e de Ile pas le voir arriver . L'orche stre attaqua les 111·l·Jtl i('res llleSlln·s, .. elle eut beau clwrcJl( r aut01Jr
d'elle, SOl1dCl' du regard lu foule des uniform es, elll' no l'aperqUùlllll1 1çut pas. Plusicu rs ornel('r s s'avanc èrC'nt, el1frSt~,
:
ain'
parle'n
dt'
st·rvi,·
lui
dl·
d:l1It la f:lv('m·
�L'ABSEN CE
1
89
' - J'ai promis ... je ne suis pas libre, répond ait-elle .
Quelqu cs minutc s s'écoul èrent. Un ingénie ur, debout devant
elle, insista it de nouvea u:
- Votre danseu r s;est sans doute trompé , l\'I ademoi sello,
permet tez-mo i de le rempla cer.
Ellc se leva, n'osant refuser davant age et se mit à valser,
distrait e, répond ant, non sans effort, aux louable s essais de
conver sation entrepr is par son danseu r. Il la v'it subitem ent
faiblir :
- Vous êtes soull'ra nte, Madem oiselle? s'écria- t-i!. ,
- Non, non, pas du tout... je me suis tourné un peu le
picd. Contin uons, je vous cn priel
Les yeux voilés de larmes , clle n'aperç eyait les sllIol,S qu'à
travers un brouill ard où se détacha it, scule distinc tc, J'embrasure dc fcnêh'c où Mme d'Ermy le ct Franck , assis sur deux
siègcs très bas, causajc nt avcc animat ion et aballdo n, de cet
air ù'intim iLé qui appare ille les êtres ct les isolc.
.
Jusqu'a u cotillon , la jeune fille ne revit plus M. d'Haut hier.
Son plaisir s'était envolé. Uniform es, lumière s, toilette s, tout
pOUl' eUe était devellll gris. Une folle envie
de prétext er une
iJldispositiOll lui passa pur l'es])l'Ït, mais cHe n'aurai t guère
pu se retirer sans aller faire ses adieux à Andrée et sa dignité
fière l'empê cha d'aller arrach er Mw. d'Ermy le aU tête-à-t ête
qui paraiss ait avoir tant dc charmc s.
Au milieu d'un brouha ha de chaises , les grelots ct les tamboul'În s comlllc nçaient à résonn cr. Les couples sc plaçaie nt
selon les hasard s ct les sympat hies. Juliette debout , p1'Ïvée de
la banque ttc où ellc s'était assise ct qu'ulJ groupe d'aspir ants
venait de réquisi tionner , se 1rouvait isolée, perdue . Déjà, des
moues un pcu lllO<jlH':IlSeS paraiss aient sur les lèvres de quelques jeunes filks. Pour retrouv cr son pèrc, il e~t
fallu traverser le salol1 l'nUer ct Il' rejoind re dans le fumoir où les tables
do jeu étaient dressée s. Assez loin d'elle, dissimu lé derrièr e
uu massif dc plautcs vertes, clIc dcvina la silhoue tte mélancolique de George s ~'Alonges.
Lui aussi était mis à l'écart. ..
Quclle conver sation illlport ante absorb ait donc ai1lsi, dans un
([l1asi tète-:'-ti\te, Mu" d'Ermy le ct Frallcl{ '1 Le trouble de
Jl\lietle grandis sait, elk sc sentait de plus Cil pltiS abando llnée
ct clic avait pcine il rl'kui!' ses larmes. Elle cherch ait du regnnl lIll coin où se hlottir, qd.aud M. d'Ilaut hier arriva,
fort
1
COU fus.
- Commc nt m'excu ser, comme nt me faire pardou ner cc
retard? Je ne Cl'oyais pas que le cotillon ùflt comme ncer si
tôt!
Juliette gal'da le silence : les iustautl l qu'clle passait près
�90
L'ABSENCE
----_/_-
--de Franck lui semblaient toujours venir trop tard. L'enseigne
poursuivjt :
- Dites-moi, je vous en supplie, que vous ne m'en vOJIlez
pasl
Et, sans attendre la réponse, tant il était sûr de son pardon:
- Venez vite, il y a des places pour nous là-bas.
Avant d'avoir pu se reconnaître, la jeune fille se trouvait
aSsise sur le même canapé que Mn.. d'Ermyle ... et Franck se
plaçait entre elles.
Tout alla bien, d'abord. M. d'Hauthier, repentant, semblait
prendre à tâche de se faire pardonner. Et Juliette n'avait pas
de rancune ... Le mauvais rêve avait été très court. Elle retrouvait Franck. De nouveau, elle se croyait la préférée, l'unique...
Elle pardonnait tout... Seulement comme elle n'était pas une
sainte et qu'elle avait été blessée, non seulement dans son
cœur mais aussi dans son amour-propre, elle n'étendit pas
son indulgence jusqu'à Andrée et, volontairement ou involontairement, elle lui parla aussi peu quc possible. Ostracisme
plus excusable qu'adroit. Il rendait le rôle de Franck assez
difficile ... Un galant homme ne met pas ainsi de côté la femme
dont il vient de s'occuper d'une façon marquée. Aussi, lorsque
Juliette revint ù sa place, au retour d'une de ces ineptes
figures où s'exerce l'esprit des conduter~
de cotilJon, elle
trouva Franck Cil cdnversation animée avec sa voisine. Celleci, généreuse, ne semblait point tenir rancune au jeune homme de ses variations d'humeur .. , Plus généreuse encore, elle
parut adlllettl'e Juliette en tiers dans leurs propos, avec la
meilleure grftcc du monde .. , Ils s'étaient remis à parler de
l'Espagne qu'ils connaissaient tous deux et de leurs souvenirs,
et MilO Le HUll ne savait de l'Espagllc que ce que lui avaient
appl'is ses études, la lecture de Don Quichotte et une représentation ùe Carmen ... Force lui fut donc bientôt dc sc taire.
Insensiblement, Franck se d<iloul'Oa d'elle, la laissant près
de lui, plus seule qu'elle ne l'avait été tout à l'heure, quand
elle restait debout au lIlilieu uu salon, sans danseur, sans
chaperon, sallS amie ... Ce cotillon dont elle avait espéré tant
de plaisir, lui semùla interminable, <,t il finit pour elle plus
tristeJllent encore qu'il n'avait cOllunçncé. Au cours d'un des
tours de valse imposés au jeulle couple par l'obligation de
Cl faire la ligure », Juliette nc put s'empêcher de dire à Fnmck:
- Vous n'êtcs pas très aillwhle, savez-vousl C'es t à Mn" d'Ermyle que VOLIS auriez dû demander le cotillon, puisque
vous vous plaisez tant auprès d'elle 1
Et elle eut l'imprudence d'ajouter:
�----,- ---
-, -
L'ABSEN CE
91
- - - - ----- -,.--- ----, --
- Et j'aurais pu, de mon côté, passer ce temps- ci près de.
quelqu 'un qui n'e m'eut pas aussi complè tement dédaig néel
Franck sursaut a; il était d'autan t plus irritabl e qu'il se
sentait moins satisfai t de lui.
- Dédaig néel Vous avez des motsl ... Je vois que vous me
gardez rancun e de mon retard involon taire.
A son tour, Juliette s'insur gea:
~
. R:mcun e 1 Voilà un reproc he que je n'ai,
je crois, ' jamais mérité, et vous pourrie z mesure r vos express ions.
Franck la regarda d'un air vexé et peiné, à la fois.
- Oh 1 madem oiselle Juliette ! Qu'ave z-vous ce soir contre
moi? ' Je ne vous croyais pas le caractè re si court!
Juliette , mal con seillée .war le chagrin et la révolte de son
amour- propre endolo ri, lui répond it :
- On a le caractè re qu'on peutl De quel droit me faitesvous des observ ations 'l
.
Alors, Franck , blessé à son tour, pronon ça, t.andis qu'en
glissan t il la ramena it à sa place:
- Vous avez raisOlf... je n'ai aucun dl'Oit SUI' vous .. , et je
n'osera is point en réclam er ... , ajouta-i-i1.
Un grand écroule ment sc Hl dans le cœur de la jeune fille.
Ainsi donc tout était fini, le beau rêve gisait en miettes ct
parce qu'elle a aidé elle-mê me à le briser, Juliette se sentit
plus désolée .
. .
. .
Le jour était complè toment levé, un peu bas, de furtifs
rayons de soleil s'cfforç uient de percer les nuées Jourdes .
Dàns la chamb re de Mlle Le Hun, les fines Ur geries, jetées ,e n
travers d'une chaise, mettaie nt une blanch eu'r . La mnison , la
rue s'éveill aient. D'un ateliel' voisin, un bruit de martea ux ct
. de forge montai t jusqu'à sa chamb re. Bientôt la domest ique
entra, portan t sur un plateau le courrie l' ct la théière fumant e.
La jeune HIle se retourn a vers le mur.
- Veux-tu du thé? deman da Marie.
- Merci, je crains d'avoir la migrain e.
La journée s'annon çait étouffa nte, des bourrée s ù'Hir brûlant entraie nt par les fenêtre s. ,Juliette restait absorhé e, sans
courag e; elle avait cessé de pleurer , mais sc tuisait avec UIlI:
express ion ù'intlni e lassitud c, quand sa sœur lui disait un mot.
Plus l'après- midi s'avanç ait, plus Marie s'inqui était de la
p.costra tion de Julielte ... ct, plus accablé e par SOli propl'e chagrin, elle sc sentait oppl"essée ct souffra nte. A l'heure du
dîner, quand la jeuilc fl'llIll1e viJlt s'asseo ir Cil face de Son
père, elle lui dit:
- Si tu n'y vois ,pas d'inconvénienL,>, papa, je vais ell-
�voyer cherch er le docteu r, il me semble que Juliette a la
fièvre . Si c'était une simple migrai ne, elle souffri rait moins
ce soir, tandis qu'au 'contra ire ...
- J'espèr e que tu ne t'inquiè tes à tort ... simple lendem ain de
bal, va ... mais envoie cherch er ton médeci n, quand cela ne servirait qu'à te rassure r, Tu fetas bien, d'ailleu rs, de le consulter toi-même. Tu as une vilaine mine, sais-tu?
XIV
- Eh bien, interro gea Yves, sans laisser à Mm. d'Ermy le
le temps de retirer ses vêteme nts de sortie, eh bien! Quelles
nouvell es? L'avez-vous vue?
- Mentor n'a pas voulu me laisser entrer. La nuit a été
mauvai se, beauco up d'agita tion, de délire, Elle est brisée,
parait- il, et la petite sœur en profite {l0ur Ille consig ner à la
porte.
- Dites-moi la vérité, dit-il, elle est perdue "
- Est-il possibl e de vous mettre dans UII pareil état! J'ai
juré de vous préven ir si ... Marie est très mal, mais elle tdomTellez, asseye;:phera très probah lement de cette crise prévue~
nt.
flageole
jambes
vos
car
ami,
vous, mon pauvre
Ah! dit-il en s'écrou lant sur le divan, songez aux anxiéJe n'ose pas aller aux nouvell es,
lesqueHes je p~,se.
par
tés
d'une façon si bizarre l el il
début,
MilOLe Han m'a reçu, au
me faut demeu rer de longue s heures sans savoÎl' ce qui se
passel Je m'ingé nie, je parcolIl'S les rues à la recherc he de ce
brave conseil ler, trop heureu x de me commu niquer ses
crainte s ... Je souIfre réellcrp ent.
Andrée le regarda it avec une pitié teintée d'irouie .
- Décidé ment, fier Sieumb re, je crois que vous baissez la
tête à votre tour.
- C'est vrai! répond it-il franche ment. J'ai cru m'emb arquer dans la petite aventu re banale, chère aux romanc iers:
Uirt, jalousie , rupture , oubli, ct, ù ce jeu, c'est moi qui me suis
brûlé les ailes. Mm, Sirièze Ile sc soucie nullem ent de moi...
et pourta nt, je n'ai pas la conscie nce tranqui lle, jo crains
d'avoir quelqu e respons abiliW dans cette fièvre cérébra le qui
va peut-êt re l'empo rter!
11 s'arrêta brusqu ement, honteu x d'en avoit· tunt dit; Andrée le menaça amical ement du doigt:
Heinl si j'étais bavard e Olt méchan tel Vous venez de
pronon cer quelqu es p:u'oles iIl11)1'udentcs 1
1
�r/A8SliN CE
93
~
Mad~me,
interro mpit-il gravem ent, j~ vous crois bonne
et intellig ente, vous savez ' parfait ement quelle femme est
Mme Sirieze . .Te me suis condui t en fat et en homme mal élevé,
j'fli manqu é d'espri t et de délicat esse; voyez le résulta t! .
- Faites- moi le plaisir de laisser de côté les remord s excessifs. Marie a une organis ation essenti ellemen t nerveu se, la
moindr e émotio n la boulev erse. Au départ de son mari, elle
a déjà été malade . Elle est plus sérieus ement atteinte à présent, mais elle était mal portan te depuis un certain temps.
Elle passe sa vie à se mettre la cervell e à l'enver s, il faut
que cela se paye.
- Me pardon nera-t- elle?
Andrée se mit ft rire:
- Jo le crois ... car l\1me Sirièze est une femme à llcrupu les,
hien plus qu ' une femme à princip es. Vous lui deman derez
vous-m ême votre ~ pardon , lorsqu' clle ser(\ rétablie ... Mais,
d'ici là soyez tranqui lle, je saurai lui pcinçlr e votre repenti r.
- Comme vous êtes indulge nte ... Me voici soul(\gé de
"Vous avoir confié mon chagrin ... Mais, tout ce que voqs pourrez me diJ'e n'attén uera ni mon regret, ni 1110n remord s ..•
- - NOliS en reparle rons. En tout cas, compte
z sur mou
amitié.
-- Et vous, Madam e, compte z ,sur mon entier dévoue ment.
Si jamais je puis vous servir en quoi que ce soit, je serai in linimen t heureu x de vous prouve r ma reconn aissanc e.
- Merci, j'en profite rai ù l'occ;ls ion. En attenda nt, faitesmoi le plaisir de vous calmcr ; je vous ferai préven ir, sitôt
que la moindt 'c ùétente se $\)ra produi te.
Il était presqu e sorti, lorsque Andrée le rappel a:
- Au fond, vous pouvcz , dès aujourù 'hui, me rendrc llli
petit service . Si. vous rencon trez J'Allon ges, demand ez-lui
pourqu oi on ne le voit plus ici. Il m'en veut il propos de
Franck qui m'a prise pour confide nte. Fallait- il le repouss er'?
- lIeu... heu ...
- - Me croiriez -vous coquett c, par hasard ?
- Madume, j'uurai de vous l'opinio n qu'il vous plaira ...
mais vous no pouvez pas plus nier votre charme que votre
bonté.
- Toujou rs le mêmcl Vous 8tes, je le crains bien, un incorrigi ble courtis uul
- . Croyez -vous? Su voix devint plus grave. Moi, je me crois
corrigé il tont jamais, Dites-le, je vous en supplie ft Mme Sirièze.
~
Je le lui dirai ~l la premiè re occasio n, c'e~t
jure. »
T)Occll!jion faillit nc su préscn ter jamais, Les cr.(scs sc sucGé-
�94
L'ABSEN CE
dèrent de plus en plus violent es, ,la maladi e de Marie, fertile
en surpris es, en symptô mes étrange s, dérouta it les médeci ns.
Sans le dévoue ment de ceux qui la soignai ent avec leur affection autant qu'avec leur science , elle eÎlt succom bé à cette
fièvre compli quée d'attaq ues nerveu ses, d'insur montab les
prostra tions, de convul sions fréquen tes. Le conseil ler, incapable d'appo rter le !poind re secours , 'trop brouill on, trop
étourdi ; oubliai t les prescri ptions du docteu r, laissait les
portes ouverte s, néglige ait de parler bas, alors que le plus
comple t silence était indispe nsable. L'uniqu e service qu'il
pût rendre était Q'aller longue ment promen er au dehors ses
angoiss es paterne lles.
Juliette ne s'éloign ait pas du lit de souffra nce. Cédant aux
conseil s du médeci n, se reconn aissant insuflis ante aux mille
détails import auts nécessi tés par le traitem ent, elle s'était
adjoint une religieu se et toutes deux, pied à pied, luttaien t
eontrç la mort. La jeune fille n'avait pas le temps de songer
/' à sa propre peine. Devant le danger elle ne vécut qu'avec
cette seule idée: A tout pI'lx, il fant sauver Marie.
Pendan t quinze jours, on désesp éra presqu e, puis, ' grâce à
l'ardeu r dévoué e de ses garde-m alades, Mn" Sirlèze ne conserva plus qu'une torpeu r morbid e qui la clouait à son oreiller ,
immbb ile, muette , ct quasi avougle. D'autre s patient s récloJ1Iaient la religieu se, la jeune fille déclara qu'elle pouvai t parfaiteme nt continu er seule à veiller sa sœur. Il restait, d'ailleurs, peu de chose à faire ct Marie, malgré son état de demiincQns cience, se montra it plus calme quand Juliette demeur ait
seule ù ses côtés. La jeune fille, assise auprès de la fenêtre ,
utilisai t le jour jusqu'a ux dernièr es lueurs pour travalll eril
il quelqu e OtlVrage d'aigui lle. Elle passa de longue s heures
cette place, et sous ses yeux, le ciel cpange ant revêtit les divers aspects qu'il prend il l'autom ne. Tantôt d'un bleu éclatant comme aux plus beaux jours d'aoflt ct stFié de rayons lulllin(JUx, tantôt plus pâle avec des reflets verts ct des lueurs
à peine roses, tantôt d'un gris uniform e, morne ct comlTle décoloré ou encore travers é de nuées sombre s emport ées par
un vent d'ourag an. Elle vit les feuIlles jaunies , arraché es par
les rafales, parcou rir la rue, tourno yer, emport ées par les
souffles puissan ts jusqu'à ce qu'ulle pluie bienfai sante les
submcrgeflt, les eutl'ain ât enfin vers la grande mer.
Les change ments du ciel lui (aisaien t plus cruelle ment sentir l'imIlluable monoto nie des joul'I1ées solitair es, passées dans.
un silencc entreco upé par les soupirs plaintif s de Mm. Sirièze
Elle travaill ait, priait, songea it tristem ent. Obligée de soutenir d'énerg Iques assauts pour empêc her Andrée de parven ir,
1
�L'ABSENCE
95
malgré la défense absolue du docteur, jusqu?au lit de Marie,
elle sentait que sa rigueur lui valait une haine implacable.
Elle ne voyait personne, tout entière absorbée par sa tâche
d'infirmière. Elle s'était également aliéné Mm. Galloin, en
repoussant doucement son offre de la suppléer. Elle n'entendait parler de Franck d'Hauthier que par son père. Avec sa
légèreté égoïste, le conseiller ne voyait pas la pâleur de sa
fille, lorsqu'il lui racontait ses fréquentes rencontres avec le
jeune homme, dans le salon de sa rivale.
M. Le Han, très rassuré depuis que Marie était hors de danger, rentra un jour l'air fort embarrassé:
- Tu sais, petite, ceUe fameuse tournée de Bretagne que
nous devions faire en bande? On en a reparlé, aujourd'hui,
chez Mm. d'Ermyle.
- Pauvre projetl cette excursion aurait été charmante et
l'état de Marie ne nous permet plus d'y penser!
- Crois-tu qu'il serait juste que tous fussent, à cause de
nous, privés de cc plflisir?
La physionomie de la pauvre enfant s'altéra. On en était
ven u bien vite à se passer des deux recluses!
- Cela te contrarierait-illl'Op que la partie se fît sans nous?
Elle ne répondit pas tout d'abord. Que son père n'eût pas
pressenti sa tristesse, la surprenait et. ajoutait à sa peine. Au
moment où elle levait les yeux en bon ne et brave enfant qui
ne veut pas se montrer susceptible, elle devina à l'attitude penaude de M. Le II,an qu'il avait fort bien compris. Un combat se livrait en lui: l'amour paternel contre-balançait son
envie de faire l'excursion projetée et dé quitter cette maison
lugubre, transformée en inllrmerie. Humiliée pour lui de le
voir si faible, clic soulfrit de son manque de courage ... et de
son indifférence.
- Tu sais, papa, que MQrie est sauvée, il n'y a plus qu'à
attendre son rétablissement complet. Si tu désires aller en
Bretagne, je l'esterai près d'eUe e~ nous mènerons une bonne
petite vie tranquille, tandis que vous ferez de la vitesse el
que vous verrez de belles choses.
Elle sourit gaîment, désireuse de lui éviter jusqu'au plus
petit remords. Il ne voulut pas être en reste.
- Non, non, petite, à quoi songes-tu'] Crois-tu que cette
idée me soit venue un seul instant? Je ne veux pas vous laisser seules, car, enfin, je puis vous être utile ...
Il s'interrompit, n~
trouvant pas quels sel'vices il pouvait
rendre.
- Utile, papa? agréable, certainement, mais vois donc,
il n'y a rien dans celte maladie qu'un homme puisse faire.
�()fi
J,'ATISENCE
Tu as pl:ut~êre
raison. Je crains même de fatiguer ta
sœur avec mon pas lourd et ·rna grosse voix 1
Devant le mutisme de sa fille, il s'écria tout il coup, cornille
si la chose était décidée depuis longtemps:
- Je me figure que vous serez bion plus tranquilles quand
votre insupportable pap[I ne sera plus ici. »
Lorsque lés voyageurs furent partis, - sans M. d'Ermyle,
retenu par le p:lssage au bassin d'un cuirassé d'escadre, mais
escortés d'une cousine l'C'spectabIP, prise comme chaperon
- les deux sœurs resterent seules, et clIcs eussent vçcu dans
un isolement absolu, sans les visites fréquentes de l'ingénieur .
.Tlllien veqait presque chaque jour voir comment sc trouvait
la malade. PlusieUl's fois re~Ll
1)ar M'" Le Han, il l'apprécia
vite il sa juste valeur, La jeunesse exerçait sur lui ulle extrême séducHon ct celle-ci possédait pIns encore que Marie ce
délicieux ct irremplaçable chm'nH', Elle lui ressemhlai t d'ailleurs, avait la même franchise ct la même spontanéité, e0111plétces par un jugement droit, Ull sons précis de la vérite ct du
bien qui la pré 'ervaient de toute vrl'satilité, La sympathie de
l'ingénieur pour Marie n'avait poillt changé, Quant à Mentor,
eomme Andrée avait aÏlpal>jC'J1lent haptisé .T\lliclte, il )'aillln
tout aulnnt que sa sœur, cl il l'ndlllira davantage', 11 eut très
vite gagné sn confiance; il cOllnaissait cel'tnins de ses ('11:1grins ct pl'essr.nt::lÏt les autres, JI (Ievinnit que sa femme JI'Y
étn!t pas étrallgère ct sc l}I'Omettait d'essayer, une fois encore,
de détruire SOIl œuvre mallvaise,
- Votre sœur 11(' m'aillle pas beau cou Il, dil-il un jour h
lia nouvelle anlÏ(', elle SI' méfie de moi . .Tc Ile snis cc qui" Illl
su ]lasser entre nous, sa manière d'être :'t mon égard a subitement et rnclÏcalc!Jlrnl changé . .l'ai beaucoup d'amitié pOUl'
elle, cHe Ille fait grand'pitié; je la trollvais si seulr, avnnt votre
nrrivécl
Cependant, la vic reprenait Mnrj(', Elle teIlait ses paupières
moins obstinement c1osel>, elle recolll\aissait sa sœur, 01011trait par quelques parol~s
qu'elle commençait il s'intéresser
il cc qui sc pnssnit antour d'elle. Elle put bienlôt écouter la
lecture de., Irttres où .~()n
père manifestait un enthousiasme
égal pour les lalJ(IPs sauvages du Finislère ct des Côtes-duNord et ]('s clocllùrs Ù jour du pays de Léoll.
Mnrie n'avait pas demandé quel~
étaient les excurslonnjslrs, ct la jeune 1ille Il'osa pas entrer :'t Cc sujet dans des explications précises. Elit- savait que M. Lnrincl' n'était pas du
voyage. Etait-il néc('ssuirc d'cu averlir sa sœur', Julh::lte
n'avait pas de sympathie POUl" Yves, elle devinait qu'JI Il'avait
)Joint toul il fait joué près de M'no Sirièzq le l'flle 'lui aun.il
1
�L'AHSEN CE
97
conv.e nu. Sujet bien délicat , trop délicat pour que 1\1'" Le
Han l'abord ât la premiè re ... elle souffra it, cepend ant, de voir
souffri r Marie ct de ne rien pouvoi r faire pour la soulage r.
Rien ... que se montre r compat issante et tendre ... Rien ... qu'attendre l'heure des conHde nces. Marie en ferait-e lle? Juliette
savait aujourd 'hui à quel point il est difficil e de parler des
plus cuisant es peines, aux êtres quo 1'011 aime, pourtan t, de
,
tout son cœur.
Un jour - Marie s'était levée pour la premiè re fois, puis,
très vite fatigué e .. on l'avait recouc hée ct ~ne
venait de s'cn9.0 mir - Julien d'Ermy le deman da il voir la jeune
HUc.
Après quelqu es phrase s banales , il lui dit tout il coup: Cl Je
suis chargé d'uoe commi ssion pour vous ... oui ... de la part
d'Yves Larince . Je sais que vous ne l'aimez guère et .ie n'ai
pas toujour s éprouv é de la sympat hie pour lui ... mais je suis
un peu revenu sur' mon opinion ... je le crois pl1~
faible ct
plus étourdi .qne mauvai s ... C'est en tous cas un honnêt e
homme ct un homme de bonne volonté .
- Quel plaidoy er!
-- Un plaidoy er? Peut-êt re ... cc garçon a été mal entouré ,
mal conseil lé, ct c'est, je le crains, mu ... mais co n'est pas de
cela qu'il s'agit. Voici ce qu'il m'a chargé de VOliS diro. Envoyé, ~ur
sa demand e, en service à Bizerte , il doit partir cc
soir ct craint de n'être pas rcçu, quand il se présen tora tout
ù l'heure à votre porte. 11 11'insis tera pas pour vous voir,
cal'
i! a cru rcmarq uer quo ~es
vIsiLes no vous étaient point agréahIes ... il regrett e viveme nt, pourtan t, de ne point vous avoir
revue ct de partir sallS aV9-ir pu vous prier de transm ettrc
il
M"" Siri(ize l'expre ssIon de son très respect ueux dévoue ment...
Il vous demnn de ainsi qu'à elle, de ne point le juger avec
lI'op de sévérit é ...
Juliette garda le silence . Puis, tont ù coup ~
_ La commi ssion sera faitt'. Dil<'s il M. Larinc e que si ma
sœur ne réclam ait mes soi I1S ... II faut même que je rClIlIlllt
e
~Iuprès
d'clic ... je le recevra is sùreme llt et que je l'egn ttc Sill, cèrcllle nt do ne pouvoi r llli faire mes adieux ... HCIlH'l'ciez-Ie
pour moi, (ljouta-t-clle plus bas.
Marle ne dormai t plus. MIt. Le Han s'appro cha ù'('l1e et,
très simple ment, lui translll it les adieux d'Yves Larlnce . La
jeune felllme devint plus pâl(l encore ct ùeux grosses larllH's
jaillire llt de ses yeux. Sans rien dire et sans ricB dl'man der,
Julletle la prit dnus ses bras ct la câlina tendrem ellt.
Mn,. Sirièze sc raidit tout d'abord , elle tenta vainem ent
de repous ser l'étreill t\' de sa sœur, mals Juliette , avec la force
tranqui lle des êtres dOllx, la mainti nt enlacée ct cyJlt'ni~
LI41J"M~f)
"
�98
L'AllSEN CE
ses bras à se détend re, son cœur à s'ouvri r. L'énerv ement céda.
Marie ne ressent ait plus qu'une immen se fatigue,
- Chante -moi, dit-elle tout bas, prise d'une enfanti ne fantaisie de malade .
Juliette , mêlant sur l'oreill er ses boucles à celles de sa sœur,
fredonn a à mi-voix une romanc e vieillot te et plaintiv e, dont
la mélodi e monoto ne rendor mit peu à peu la convale scente.
Son somme il se prolong ea jusqu'à la tombée du jour. Malgré
le silence et l'isolem ent, Juliette ne, s'ennuy ait pas. Son esprit
vaillan t et jeune s'était ressais i, elle voulut oublier sa mélancolie, ses soucis, tout enthou siasmé e qu'elle était du pro1et
qu'elle avait formé: guérir Marie, ramene r le calme dans sa
vie, lui rendre ses goûts d'autre fois; faire, enfin, qu'au retour,
son beau-fr'è re retrouv ât tel qu'il l'avait laissé, le foyer paisible et heureu x. Marie lui eut bientôt tout confié du vague
roman dont sa vie avait été troublé e pendan t quelqu es semaines et, avec l'intolé rance de ses dix-hu it ans, Milo Le Han
jugea très sévèrem ent le rôle joué près de sa sœur par
Mn" d'Ermy le,
A tout prix, il fallait arrach er Mm. Sirièze il la déplora ble influence d'Andr ée. Elle crut d'abord y réussir . Il arrive souvent qu'une sœur aînée soit pour une sœur plus jeune une
sage et sûre consei llère: c'est le contrai re qui se 'produi sait
lei, et Marie Llessée dans sa dignité de femme s'aband onnait
avec ivresse à la directi on de Juliette . Ene en comprc nait
toute la valeur ct sa faibless e s'appuy ait il cette force tutélaire. D'abOl'd, elle avait joui délicie usemen t de n'avoir rien
à décide r ni il choisir par elle-lllêl)'le, de se laisser guider par
.Juliette comme clIc s'était laissée gnider par son mari... Comme elle avait failli sc lais!;cr guider par Mn" d'Ermy le. Mais,
peu ù peu, l'action do sa sœur complé ta le sourd travail qui
s'était opéré, pendan t les longue s heures de maladi e ct de
repliem ent sur soi, au plus profon d de sa conscie nce, Elle
comme nça à sentir, il compre nùre que ce n'est point seulement Cil vue du bonheu r d'un être aimé et du sien propre
qu'il faut mener une vje droite et conser ver intacte sa bonne
renomm ée, mais que c'est, plus encore , pour obéir il l'appel
du devoir, aux lois de l'honne ur, Le sentim ent cie la respolJsabilité , qui falt la dignité humnin e, venait de nallre chez III
jeune femme, 11 s'infus ait en clle, ;\ la façon d'une sorte de
con tugion bienfai sante ...
Malheu reusem ent, J ulielte néglige a d'empl oyer l'ar1l1e qui
eut détruit il jamais l'empir e qu'And rée avait su prendr e sur
l'esprit de Mm. Sirièzl' : ell(' tilt ses propre s griefs ct le mal
que lui avait (ail lu (:oqul'l tt'dl' de MO•• d'El'JUyle. Elle les tut
�L'ABSENCE
99
par délicatesse - par fierté aussi, et par orgueil, pour ne pas
" accuser Franck d'inconstance et pour ne pas laisser soupçonner que son pauvre amour avait été dédaigné. Elle garda
le silence et ce fut un grand tort, car nous pardonnons moins
aisément le mal fait aux êtres aimés que celui dont nous
souffrons nous-mêmes.
Mme Sirièze se rétablit rapidement; les désordres nerveux
qui avaient fait croire tout d'abord à une fièvre cérébrale cédèrent devant sa volonté de guérir.
L'automne s'annonçait mauvais, les coVps de vent se succédaient sans trêve, le cône noir, hissé chaque jour au mât
du sémaphore, signalait les tempêtes prochaines. Des pluies
diluviennes avaient défoncé les routes de Bretagne, et les
voyageurs, peu pressés de faire les deux ou trois cents kilomètres du retour sous les averses, prolongeaient leur séjour
à Brest où Mm. d'Ermyle avait retrouve quelques amis. Juliette prenait son parti de cette prolongation d'absence, qui
lui donnait le temps de mener à bien sa tâche d'infirmière
du corps et de l'âme. Le moment où elle devait se retrouver
en présence de Franck était aussi retardé. Elle ne le regrettait point, il lui serait infiniment douloureux de revoir comme un étranger celui que dans son cœur elle avait considéré
comme son fiancé. Elle le savait de retour: son service nc
lui avait pas permis de rester éloigné plus longtemps. n était
venu déposer une carte chez Mme Sirièze. Elle n'avait pu le recevoir; il ne s'était pas présenté depuis, mais Mlle Le Han ne
voulait pas penser à ses propres soucis, eUQ so consacrait ex- .
clusivement il la guérison de sa sœur. Elle y fut aidée par
l'arrivée d'une interminable lettre, expédiée par Pierre, <[ni
avait enfin pu faire partir les feuillets noircis pendant sa
dernière croisière. Elle avait été très dm'e et l'officier, souffrant d'accès de fièvre continus, obligé, par l'état de la mer,
d'être SUJlS cesse sur le pont, n'avait cependant pas omis un
seul jour d'écrire ù sa femme. Tout en lui racontant sa propre vie, il s'informait surtout d'elle, de la façon dont elle passait son temps ... de ses pensées. Une grande tristesse émanait
de ses lettres, ct leur lecture désola Marie. Elle comparait
avec conflL<;ion son existence futile à celle de son mari qui
depuis quelt(llCS mois IlC vivait que de courage et d'abnégation.
Elle se jura une fois do plus de renoncer à tout jamais à une
, intimité si futaIe au bonheur de Pierre. Andrée pouvait revenir, son empire était détruit. .. Hélas! Marie en é1ait persuadée...
1
Elle alTi va enfin, la funeste amie, au grand chagrin de,
Juliette, dont elle eut vite fait d'ébranler l'œuvre. Penda~
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�100
J:ABSEN CE
le voyage , elle avait achevé de séduire M. Le Han. TI la trouvai t
incomp arable, ct, si elle eût été libl'e, il l'eût imméd iateme nt
deman dée en mariag e ... mais Julien était bien vivant, aussi
le conseil ler sc prenai t à rêver d'un divorce pour la charma nte
amie liée à un être inférie ur. Juliette essaya de lui ouvrir les
yeux, il ne voulait rien entend re et se content a1t de répond re :
- Tu es ingrate ou folle, je l'le compre nds pas ton antipathie à l'endro it d'une femme qui t'a prodig ué non seulem ent
ses amabil ités, mais son affectio n. Qu'as-t u il lui reproc her?
Sa fille se taisait. Elle ne pouvai t livrer le secret de sa sœur.
Quant au sien propre ... à quoi bon parler d'un espoir aujor~
d'hui évanou i en fumée'l Franck qu'elle rencon trait parfois
il présen t chez Mm. d'Ermy le restait froid et distant .
cootrl' sn façon d'être, le soir
- Ai-je cu tort de prote~
fille. Et ne peut-il pardon ner
jeune
la
dait
deman
du bal? sc
un instant d'irrita tion ct de révolte , trop légitim e'l Non ...
s'Il m'aima it encore , il ne m'en voudra it pas, il verrait une
preuve d'affec tion dans mon indigna tion ... mais il ne m'aime
plus ... 11 me préfère cette voleuse ... car, je l'ai remarq ué, Cl'
que Mn.. d'Ermy le convoi te, ce sont les homma ges qui nl'
s'adres sent p'as à elle ... Méchan te, méchan te femme .. . voleuse...»
Et la sage Juliette s'cxalta it, se montai t comme tm petit ena rait.
fflnt qlle l'injust ice tévoltc :lutant que le tort <[n'on lui
Cil véritab le
point
n'était
Andrée
t,
pourtan
nce,
En appare
eoquet leri e nvec Franck ... cHe avait assez il faite de maintenir la paix entre ses deux cavalie rs servant s, M. Le !Ian ct
'G eorges d'Allon ges. Mais elle ten:üt à COllservC'1' un ccrhlin
empire SUI' M. d'Haut hier... d'ubord parce <Iu'il parnÎt tO\1jolll's
amusan t à certain es femInes de multip lier leurs conquê tes, ensuite pour punir Juliette d'une opposi tion trop visible. Cet
empire suffisai t-il à expliqu er la condui te de Frnnck ? Mil. Le
Han en était persun dée, parce que ses crainte s jalouse s enlevaien t toute sûreté à son jugeme nt. Plus clairvo yante, clIc
aurait devin6 que cette attitud e avnit un autre motif. Moins
ulcérée , elle Llurait écouté son cœur plus que lion orgueil ct
aurait exige une explica tion. Mais elle se tut et le malent endu
s'aggra va ...
Marie nvait d'abord tenté dc se tenir sur une réserve dont
M"" d'Ermy le ('ut rnÎsoIl dès qn'il lui fut possibl c d'avoir ave<'
son :.l lnle l'cntret ien affectu eux aUlJllel .Juliette s'était jusqu'alor s opposé e par sa présen ce COllst.lI1te.
Cc jour-là, WI. Le Han avait été forcée (l'acco mpagn er son
père chez de vieux amis, installé s ponr l'été aux environ s de
Cherbo urg. Andrée avait dit :\ Mm. Sirièz( ': « Venez passer
l'après- midi avec moi - - ou je croirai que notre amitié" es!
�L'ABSJrn CE
101
•. à tout jamais rompue », d'un ton si grave et si mélanc olique,
que la fa,ible jeune femme n'avait pas eu le courag e de repous ser sa demand e. A présen t, du reste, qu'Yve s était parti, pour!
quoi se refuser à retourn er chez Mme d'Ermy le aussi intimement que naguèr e? Ene avait espéré que le nom de l'offici er
ne serait pas pronon cé. Elle sc trompa it. Andrée lui dit, au
. hout de peu de temps: « J'ai reçu des nouvel les d'Yves Larince, qui me prie de le rappele r tout spécial ement à votre
souven ir.
- Merci, fit simple ment Marie.
- Merci ? .. et c'est tout? C'est bien court!
- Qu'aura is-je à vous dire de plus?
- Vous pourrie z me charge r, il me semble , d'un messag e
amical en répons e à celui qu'on m'n deman dé de vous transmettre!
Marie rélléch it un instant . Elle avaH assez de bon sens pour
I)~ntir
qu'il valait mieux laisser Andrée dans l'ignor ance des
raisons qui dict"ie nt son altitud e;
- Ob! si vous vOtùCZ, dites à M. Larinc e que je Je remerc ie
de son aimabl e souven ir ...
Jl eût été sage de s'en tenir là. Mar~e,
peu diplom ate, crut
nécessa irç de poursu ivre:
'.,... Mais, le mot messag e amical ne me paraît guère s'appli quer à des relation s monda ines que le départ de M. Larinc e
a rompue s et qui ne sc renouv elleron t jamais, sans doute ...
Mmo d'Ermy le saisit la halle au bond.
- Jamais ? Et d'Ol! tirez-vo us cc pronos tic? Vous savez hien
qu'Yve s Lm'inc e reviend ra dès qu'il aura pu trouve r un permutant .
- MaiS, dit Marie décont enancé e, comme nt expliqu ez-vous
(~ela?
C'est s ur sa demnn de que M, Larinc e fi élé envoyé :'t
Bizerte . Pur con~éqlet
...
- D'où tenez-volis cc l'ol1seignement? interro mpit Al1drée
"vec uno vivacit é impétu euse.
- - Mais ... de lui-mêm e ... ou plutôt, de Juliette , son interprète :lllprès de moi...
- - Ah! c'est votre sœur qui ...
Mm. d'El'lllyJe garda quelque s inst:.IIlls le silence , puis elle
parut tout il coup faire un violent efrort ct s'écria :
- - Ecoute z, chère amie, je vais sans doute vous faire de la
peine, mais je suis trop franche pOUl' VOliS dissimu ler la vérité:
n'accep tez que sous bénéfic e d'inven taire les récits de M'li Le
IIan, quund ]l)oi d 1lI('S :lIl1is SOIl1H
~ "i en cause.
Marie voulut répond re; Andrée ne le lui permit pas:
P~isq\lc
j'ni ('omlllel1c(', j'irai jusqu'à hout! Je ne veux
�102
L'ABSEN CE
,J
pas accuse r votre sœur d'altére r sciemm ent la vérité, elle est
de très bonne foi, j'en suis convain cue. Mais elle m'a, Dieu
sait pourqu oi, prise en grippe, et elle poursu it le but non
dissimu lé de me brouill er avec vous. Est-ce jalousi e? ne
serait-c e pas plutôt despoti sme de petite fille qui veut s'érige r
en directe ur de conscie nce? Je n'en sais rien. Voici plusieu rs
fois que des faits, rappor tés pal' elle, sont absolum ent dénaturés. Exemp le: ce départ soi-dis ant volonta ire d'Yves Larince, alors qu'il a été expédi é malgré lui en Tunisie , d'où i1
m'écrit des lettres désespé rées.
Mm. Sirièze interro mpit son amie: (f. Je ne vois pas, dans
tous les cas, en quoi notre amitié pourra it souffri r de ce malentend ul»
Ce fut au tour d'Andr ée d'être légèrem ent déconc ertée.
de
Mais elle sc ressais it vite: (/, Je vous ai dit que l'a.ntip~he
seulemoi
de
pas
n'est
Ce
..•
amis
mes
â
ait
votre sœur s'étend
ment qu'elle veut vous éloigne r, c'est de tous ceux que vous
avez rencon trés chez moi, de tous ceux qui, comme moi, sont
devenu s vos fidèles ... Voyons ... regarde z-moi dans les yeux ..•
Croyez-vous qu'Yves aurait eu le courag e de partir, volonta i·
rement , sans vous avoir revue, lui qui venait chaque jour
cherch er de vos nouvel1es, tant que VOllS avez été en danger...
lui que j'ai vu plcurer à gros sanglot s 1 Il voulait vous écrire,
mais vous ne pouvie z me recevo ir... et rien n'arriv ait à vous
que par l'interm édiaire de Milo Le Han. Sa lettre vous mt·elle
parven ue? »
Le trait avait porté. Juliette s'aperç ut que son œuvre était
à refaire et que Marie n'avait plus confian ce en elle.
A plusieu rs reprise s, elle lui deman da des explica tions: ta
- l'u sais parfait ement ce que j'ai contre toi, se conten
de répond re Marie.
Après plusieu rs tentativ es infruct ueuses , la jeune fille renonça â gagner la partie ct lc décour agemen t la prit. Tout
était il recomm encer, ct le temps lui manqu ait. La rentrée de
la cour des Compte s rappela it M. Le Han à. Paris; il ne pouvait retarde r son retour.
- - Si vous demand iez un congé pour cause de maladi e? lui
suggéra Andrée. Il ne vous serait pas difficile d'obten ir un
certific at médica l 1
. Le conseil ler sursaut a; il avait trop souci de son devoir
profess ionnel })011r accepte r llne pareille sugges tion, mais il
fut infinim ent touché et flatté que l'idée en ftît venue à M,ne d'Er1II)'le. Ses regrets de la quitter s'accru rcl)t. .Tullclle aurait
voulu cnulleuo!" su sœur: M'·' Sirièze se déclara trop fatiguée
encore pour quitter sa mtliSOll après )'avoil' mise en ordre.
,
�L'ABSllNCE
103
D'ailleurs, Pierre ne lui avait-il pas fait promettre de rester
chez elle pendant son absence? Juliette dut s'incliner et, avant
de quitter sa sœur, elle assista, le cœur navré, à la reprise de
toutes les ancienne's habitudes: cinq heures, parties de
bridge, soirées intimes". Andrée cependant sentait ses moindres paroles épiées par Juliette et disait parfois avec un sourire railleur:
- Mais c'est l'ange de la raison que cette jeune fille 1 Ma
pauvre amie, comment ferons-nous pour nous conduire quand
elle ne sera plus ici? »
Mlle Le H~n
avait elle-même hâte de rentrer ,au logis.
xv
M, Le lIan et ses filles arrivèrent il la gare peu d'instants
avant le départ du train, Dans la grande salle ouvel'te aux
courants d'air, une bande de matelots congédiés chantaient à
tue-tête un refrain de ho rd. Leurs sacs de toile ruisselaient
de pluie, une odeur mouillée montait de leurs vêtements de
laine. Sur le quai couvert, Mm. d'Ermyle attendait les partants,
vêtue d'un joli costume de velours mordoré coiffée d'un
chapeau seyant d'où s'échappaient en auréole ses cheveux
cuivrés, elle passait en relne au milieu des vêtements sombres, des manteaux de caoutchouc, des robes neutres, endossées par les voyageuses pour le trajet nocturne. Le cœur de
Juliette se serra. Cette femme viendrait donc empoisonner
les derniers instants de son séjour! M. Le Han, ravi au contraire, s'empressa:
- Vous êtes exquise d'être venue!
- Je ne voulais pas vous laisser partir sans vous avoir
serré la main, sans avoir embrassé la bonne Juliette!»
Il faUait faire contre fortune bon cœur; la jeune fille y
réussit aSsez mal. Sa froideur, l'nccent contraint de ses paroles, faisaient mieux ressortir les phrases cordiales de Mm. d'Ermyle, cl Juliette vit qu'une comparaisoll s'établissait dans
l'esprit de son père et de sa sœur. Allons! Une peine de plus
ù ajouter au lourd hngage qu'elle emportait déjà. Au dernier
moment, Mnrie cut un grand élan de tendresse; serrées dans
les hrus l'une de l'nutl'e, les deux sœurs sentirent sc fondre
cc qui l'estaH entre elles de froissements cl de malentendus,
Juliette l'ut cnvie de criel' à Mm. Sirib;e: « Je l'tu supplie,
�104
L'ABSENCE
prends garde ... éloigne-toi de cette fausse amie 1 » A l'instant
où elle allait parler, Andrée se détourna et dit au père:
- Voilà la petite sœur qui fait ses dernières recommandations!
Un mouvement d'impatience échappa à Marie. Mil. Le
Han, découragée, lui donna un dernier baiser et monta en
wagon. M. d'Ermyle s'approcha de la portière, sauta sur le
marchepied et, prenant la main de Juliette:
/
- Allons, jeunesse! ne partez pas triste! Tout s'arrange ...
vous oublierez vite les mauvaises heures. Soyez courageuse!
vous laissez ici un bon vieil ami qui fera tout SQIl possible
pour que la joie revive en vos jolis yeux!»
Elle inclina la tête, sans répondre, elle avait le cœur trop
serré! Elle parvint cependant à murmurer à l'oreille de sa
sœur, qui s'était rapprochée: « Promets-moÏ... si j'ai besoin
de toi... de venir à mon premier appel. »
Le train s'ébranla, les mouchoirs s'agitèrent ct disparurrnt
bientôt au tournant de la voie. Juliette revoyait les sites visités
('n aolÎt ct en septemhre; ils défilaient devant elle à travers les
vitres ternies. Le Roule aux flancs rougefttres et creuslls, les
collines vertes, les prairies grasses où serpente la rivière
bordée de saules argentés, tout passait en visions fugitives.
Ils avaient goûté à ce moulin et cela avait été'une bonne journée. Elle n'avait encore éprouvé aucune désillusion ct elk
s'était umusée sans arrière-pensée. Franck s'était montré
charmnnt, jls avaient cansé très longtemps tous les denx. assis
sur le parapet du petit pont ct l'heure avait semblé brève ...
Les larmes qu'elle contenait depuis le matin montl'l'cnt il.
ses youx, deux grosses perles roulèrent sur ses joues ct elle
sc rejeta il l'intérieur du wagon.
M. Le Han installé. les valises, les sacs s'étalèrent, métho- ,
diqucment rangés dans les ilIets. Il avait remplacé son chapeau
par lIne toque de voyuge et s'apprêtait il. commencer la leeture
d'un journal; il sourit à sa fille, il avait déjà oublié le mécontentement "cssenti il. la voir si froide vis-il-vis de M'''' d'ErIllyle. 11 s'aperçut qu'clIc pleur.lit :
- - Qu'as-tu donc, petitc" Tu reverras bicntôt ta sœur. .fe
croyais que.. tu étais contente de rentrer à Paris?»
Elle l'emhrnssa ct, sans tépondl e, elle sc pelotonna dans lIll
coin où elle se mit il songrr dans le crépuscule qui étendait
son mélancolique linceul sur la CaJ.1pagne.
Oui, elle quittait Cherbourg uv cc tille immense amertume.
Elle y était :lnivée au printemps, pal' h! soleil, au milieu des
l'halllps lkuris. Elle li'eu allait ù l'automnl', sous la pluie ct le
vent acre. Et elle comprell:til (lue la ÙOUlClIl' des déj>nrLs Ile
�L'AnSEN GP.
1 ()5.
vient pas du regret des lieux quittés , mais des décept ions
subies ...
Sur le quai déjà ùéserté , Marie regarda it filer le train.
Quand elle ne vit plus la rouge lueur de ses feux d'arriè re,
elle se retourn a un peu émue et se mit il marche r sans rien
dire. Mm. d'Ermy le lui prit le bras:
Je vous emmèn e à la maison . Vous seriez trop isolée
chez vous. Nous allons bien vous entoure r mainte nant que
vous revoilà seule, nous ne vous laissero ns pas le temps de
vous ennuye r.
~
Marie résista faiblem ent:
- Il faut que je rentre, je n'ai pas préven u, et puis, je vous
attriste rais trop.
Elle se laissa néanm oins entrain er ...
Dans le petit salon qu'écla iraient de lueurs d'incen die
les reflets orangé s d'un immen se abat-jo ur, furent success ivement introdu its Franck ct George s que le départ de M. Le
IIan remplis sait d'allégr esse. M. d'Haul hier deman da
:\
Mm. Sil'ièze :
- Vous avez do bonnes nouvell es de Mil. Juliette ct de votre
pèrc, Madam e?
.
- .T'espère cn recevo ir demain matin, fit-elle. Ils télégra phiC'ront dès leur arrivée à Paris.
Con~met'l
Je croyais qu'ils vous avaient quittée depub
plusieu rs joursl
Andréo change a rapidcm ent de conver sation, elle ne se
sentaiL pas la conscie nce très nette et ·préfér ait np pas avoü·
il s'expli quer sur la date de départ qu'elle avait indiqué e à
Franck . POlir amener une diversi on, elle s'écria :
1
- Cette pauvrc Marie esl navrée d'avoir perdu son menlor !
Vous allez VOllS trouver bien désemp arée, chérie, sans les
!irlges conseil s do volre jeulle guide. Comme nt ferez-v ous pour
ne pas vous laisser ~ler
à la faibless e qu'eUe vous a si souwnt reproch ér.
- Je sais mo condli.~,
croyez- le bien. Ma sœur s'imagi ne
un peu trop qu'elle ('!)t la directr ice née de mon père et de
moi...
- - C'est bien cc que j'avais cru remarq uer.
M:tric mordit ses lèvres avec une contrar iété mal dissimu lée: la phrase perflde avait touché un point sensibl e.
L'ingén ieur n'oubli ait pas les encour agemen ts qu'il avait
dOllu{'s il Milo Le Uan; il tout prix, il voulait travail ler nu bonhl'ur de J\llicltr ct COlllme il soupço nnait un(' traîtris (' cl('
sa
femJUe, il se l~roi
d'ûbser ver ses faits ct gestes de plus
�106
J:ABSENCE
pré ... Un scrupule lui \'cnait: Faisait-il tout son devoir en
,laissant, par amour de ~ :.l propre tranquilité, Andrée sacriBer,
au gré de ses caprices, la paix et le bonheur des deux sœurs?
« Je trouv('rai bien moyen de la réduire; à l'avenir, je ne to·
férerai plus ces coquetteries qui font toujours quelque victime.
Commençons par réparer, si faire se peut, Je mal déjà accompli. »
Dès ce soir-là, il se mêla souvent aux conciliabules de Franck
ct de sa femme.
Quand, après le départ de leurs hôtes, les deux époux se
souhaitèrent froidement le bonsoir, Mm. d'Ermyle demanda à
son mari:
- Vous abandonnez donc vos chères études? Nous n'avons
, pas souvent le plaisir de vous voir demu~r
parmi nous jusqu'à une heure aussi avancée.
,
Il lui prit la main et la baisant avec une galante ironie:
- Ma chère, je m'aperçois que j'ai trop imité Diogène. Ce
philosophe n'avait pas, comme moi, une cbarmante femme
qu'il est criminel d'abandonner ainsi que je l'ai f:lit en ces
derniers temps.
- Trêve de railleries, dit-elle les dents serrées; vous feriez
mieux d'avouer que vous vous êtes mis en tête de contrôler
mes actes 1 .Te suis assez grande ...
- Vous n'avez plus quinze ans, c'est vrai!
- Ne persiflez pas ... cela VOliS va fort mal! Sachez que je
ne veux pas voir ma liberté cntravée ...
- Soit, fit-il, d'un ton ferme, je cesse de plaisanter. Sachez
h votre tour que si votre liberté se trouvc entravée par ma
préscnce, c'est que vous en faites probablement mauvais 1usnge.
Et, cela, jc lle le tolélerai pas. Qunnt à contrôler vos actes,
c'cst ce que j'aUl'ais toujours dCt fairc et ce que je compte
faire il l'avenir.
- Prenez garde! vous n'êtes pas de force il lutter avec moi.
- C'est cc que IlOUS verrons », répondit-il. Et il quitta la
pièce.
Andrée sufl'ocluait. Surprisc pal' l'altitude nouvelle de son
mari, elle n'avait pu répdmel' un lllouvement de violence
qu'elle r egrettai t déjà. Scs armes habituclles, a.dressc et ruse,
dOlluaient de meilleurs résultats et il allait fnlloir y recotlrir
pour l'épurer cette fausse manœuvre.
,
Elle Il'admettait pos que son mari sc mêlât de ses affaires:
il eOt probablelllcnt tenté de battre e11 brèche tous ses pro~
jets. En olll"l', admettre son ing{:rellce, ç'eCll été s'avouer vaincue et J'orgueilleu se felllllle ne pouvait s'y résoudl'e.
Ellc s'nppliqua donc à secuuer la conlraiute qui la mellu-
�L',\n SEl'\C E
107
çait - mais elle se heurtait à une volonté, aujourd'hui plus
forte que la sienne parce qu'elle puisait ses forces dans une,
parfaite loyauté,
Par un beau dimanche de novembre, le soleil vif et gai
combattait le froid déjà piquant.
- Il faudrait saisir l'occasion pour faire un peu de bicyclette, proposa Georges d'Allonges à la sortie de la messe, Depuis que l'auto règne, nous sommes tous d'une paresse honteuse.
,
Son idée ft'lt bien accueillie ct chacun alla se préparer. Le
départ devait avoir lieu chez M,ne d'Ermyle. Quand son mari
vint chercher les bicyclettes, il s'aperçut que la sienne avait
son pneu d'arrière entièrement dé'gonflé.
- A quoi cela peut-il tenir? Elle marchait très bien hier!
L'ingénieur se pencha vers la roue et découvrit une déchirure longue d'une phalange,
- Il faut que je répare cet accroc, et cela va demandel' un
peu de temps, Partez devant, je vous rattraperai facileme'ut à
l'allure dont marcheront M'" Sirièze et ma femme,
Mm. d'Ermyle dissimula sa joie.
-- Où vous retrouverai-je? ajouta-toi!.
Andrée était seule à portée de l'entendre:
- Route de Martinvast 1 s'écria-t-cHe. Et elle s'enfuit.
Les deux femmes, escortées de Georges et .de Franck, partirent en peloton serré, ne songeant qu'à éviter les voitures,
les trottoirs et les familles endimanchées. Puis, une fois hors
de la ville, quand ils furent arrivés à l'endroit où deux grands
cbemins se séparent:
-- Nous prenons la route des Pieux? demauda Georges,
- Oui, seulement pressons un peu l'allure car la nuit vient
de bonne heure en cetto saison.
Il y avait déjà longtemps que la bifurcation était dépassée,
Jorsque Marie s'écria:
- Et M. d'Ermyle 11e nous a pas rejoints!
- Ah! je lui ai dit : rouLe de Martinvast, sans penser que
nous n'irions peut-être pas jusqu'au village. Il nous attend,'a
ü l'auberge ... à moins qu'il ne rentre à Cherbourg.
Quelques-uns pensèrent: « Si cela pouvait le guérir a
tout jamais de l'envie de nous accompagner! l) Et Georges dédal'u:
En fi n! C'cst tl n résultat!
Cc résultal Ile fut pas tel qu'il l'eût souhaité.
- Ma chèrc, dit au retour M. d'Ermyle à sa femllle, Je
trouve cette plaisallterie détestable ct je suis fâché que vous
m'Ayez jugé assez sot pour croire ft un malentendu, Il est tou-
�108
L'ABSENCE
jours vexant d'être pris pour un imbécile et vous n'avez pas
compris, je le crains, que je ne supporterais pas' plus longtemps vos étranges façons d'agir.
Andrée n'avait jamais vu son mari dans un pareil état. Blême de fureur, les dents serrées, il n'avait plus rien du savant
distrait, absorbé par ses calculs, du mari ;indifférent et commode qu'el~
était accoutumée à voir. Pour la première fois
de sa "vie conjugale, elle eut peur el se demanda un instant
s'il n'était pas préférable de bai~ser
pavillon et de se soumettre, en apparence. Elle se tenait en face de son mari très
pâle, la tête levée d'un geste de défi, ne voulant pas céder
flvant d'avoir réfléchi. Lui ne se poss6,dait plus, il s'était, durant l'après-midi, préparé à cette scène ct il s'était grisé à ses
propres raisonnements. Le voyant hors de lui, Andrée imagina, en quelques secondes, une riposte:
- Vous n'êtes pas en état de discuter, j'attendrai que vous
l;oyez de sapg-froid pour vous répondre.
- Et moi, je veux une réponse immédiate.
- M'avez-vous dit cc que vous vouliez?
- - Je veux être traité avec les égards qui me SOllt dus, je
n'entends pas me heurter à chaque in::;t:.mt à quoIque fausseté,
j'exige quo vous renonciez à vos coquetteries, que vous donniez congé aux individus quo je rencontre, sans cesse, ici,
chez moi ...
- Encore une fois, je ne ' vous réponùrai pas. Votre tOll me
déplait, et je n'aime pas ces fa~'ol1s
de rustrel
.
La voix d'Andrée n'avait pas 11échi, son regard se fixait
avec la même insolence froide sur son mari et elle lui jetait
ses paroles à la figure,"cOlJJl11e autant de petits conps de cravacbe, sccs ct cinglants, 11 lit un pus vel'S elle:
- Avez-vous mesuré VQS expressions?
Il était tout proche, ses yeux furieux scrutaiont ceux de sa
femme, toujours rnilleuse. Elle Illlm,.'sa les épaules ct le pli
moqueur de sa bouche s'accentua.
- AllI c'en est trop, s'écria-t-il, et il ébnuchn un geste violent, mais d'un dernier effort qui gonfla toutes ses veines, il
put sc ressaisir ct redevint iuslfllltnnomellt maître de lui:
- Excusez-moi. dit-il, je viens de me {!lisser emporter au
delà de toute limite. Oubliez-le, je vous Cil prie, mais ne perciez pas la mémoire de cc que je vous ai dit précédemment.
Je désire un changcmcnt radical dans vos manières d'être.
J'ni été éclairé }lm' votre indigne conduite vis-à-vis de l'enfant
à laquolle vous avez tenté d'enlever un Hancé.
- TClltt, seulement, croyez-vous'? demanda-t-eUe, ironique .
.,.,.,. ,f(' l'f'sp{>rf', r(~pondit-l
tristement, qlloÏfpH' je vous ,.;adw
l'
�L'ABSENCE
109
très habile. Il doit y avoir au fond de cette histoire une de
vos fourberies coutumières, je vous démasquerai et je réparerai le mal que vous avez causé. »
Andrée blêmit encore, elle pressentait qu'à l'avenir il lui
faudrait compter avec son mari.
.
XVI
Le carré du Brasier ofl"nlit un aspect quelque peu bohême.
Trois fois le maître d'hôtel était venu demander à un jeune enseigne, penché sur une carte marine qu'il annotait à gl'and
renfort d'encres multicolores, s'il pouvait mettre le couvert
du déjeuner. Distraitement, sans lever la tête, le travailleur
répondait: A l'instant. Et il oubliait, dans son ardrUl' absorbée, d'enlever son encombrant matériel.
- Qu,e c'est beau la jeunesse, dit mélancoliquement le second. Il fut un temps oit ça me nattait, moi aussi, quand le
commandant me demandait de lui «fournir un petit travail...»
J'en suis bien revenu!
Malgré l'heure matinale, les joueurs de whist étaient groupés
autour de la table pliante recouverte de drap vert, où l'ennui
des longs mofs de quasi réclusion avait fnit passer des somllIes importantes. La fumée des pipes et des cigarettes relldait inespirable l'atmosphère opaque où sc mêlaient les relcnts fades d'apéritifs frelatés. Le-\ dernières scmaines avaient
été rudes, le temps détestable, 011 n'avait pu repeindre les
murs jadis blancs, aujourd'hui jaunis ct qui ne juraient pas
avec le damas de laine rouge des coussins crasseux, aux accrOCS nombreux, réparés par des doigts inhabiles, avec du fil
trop gros. Le maître d'hôtel revêtait un veston moutar<Ie, usé
au: coudes, bien moins avantageux que son habit noir des
grands jours. Une toile cirée, par endroits tachée de vin, des
as~ielt
ébréchées, la gamelle primitive complétée :.ltl fur
ct il mesure de la casse, par des faïences de toute provenance,
le ruolz désargenté, les serviettes bouchonnées Cil nœuds infor11les, tout dénotait l'abandon, ll'isle conséquence des lH'ul'C!s
passées loin de Frunce, sans que rien puisse dOllller l'énergie
nécessaire pOUl" résister il l'aveulisscment que créent la routine ct l'en nui.
LI' rôle joué par le bâtiment était en résumé modeste, ct
dépourvu de l'intérêt de la call1pugne active qu'on avait cs-
�110
L'ABSE,NCE
comptée au départ. Ce rôle consistait, surtout, en interminables, croisières, avec, de loin en loin, de courtes visites à La
Réunion.
Justement, le Brasier se préparait à transporter quelques
fiévreux à l'ancienne Ile Bourbon, où le bon air de Salazie les
remettrait vite. Les hôtes du carré parlaient de ce petit voyage, lorsque l'officier de quart entra en coup de vent et s'écria,
avant même de déboucler son ceinturon:
- Non! Je parie que vous ne vous doutez pas de ce que le
Pacha vient de me dire 1
- Quelque chose d'invraisemblable? interrogea Laurière.
Les Anglais auraient-ils évacOé l'Egypte?
- Plus colossal encorel
- On annonce de France que Gervault n'est pas au tableau.
- Un gendre d'amiral? Vous voulez rirel
- Dix sous d'amende à celui qui a! parlé carrière!
- Si vous voulez savoir la vérité, il faut commencer par
vous taire. Devinez qui nous allons transporter à La Réunion?
- Le conservateur des hypothèques? .
- Fumistel Non, pas un homme, une jcune fille, une jeune
fille russe, et charmante, parait-il.
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire-là? Qu'est-ce
qu'une jeune fille viendrait faire à bord? .
- Ah! ce fal'ceur de commandant! Voyez-vous ces hommcs mariés 1 Sirièze, seriez-vous complice, par hasard?
Pi erre interpellé directement leva la tête regarda son
Interlocuteur puis, habitué aux pointes aigres-douces, continuelles parmi ces hommes qu'excitait un vent constant de
querelle, il eut un mouvement de léger mépris et s'absorba
de nouveau dans ses pensées. Chaque jour le détachait davantage de ses camarades; il était las des discussions sempiternelles qui amenaient les mêmes mots, les mêmes histoires, banales dans leur violence, bannIes dans les brouilles ct les réconciHations, dont elles étaient suivies. il avait
perdu tout pspoir de sc faire un ami dans cette réunion
d'êtres qui, différents d'âge, d'origines, d'éducation ct de
goûts, sc heurtaient, se blessaient constamment ùans une
vie d'incessants contacts. Très replié sur lui-même, il pouvait
il plaisir ressasser ses chagrins. A côté de soucis véritables,
il s'en créait d'imaginaires; torturé pal' le peu qu'il savait,
il supposait les plus pénibles choses. Au lieu d'illtCTroger franchement Marie, de lui demander l'explication de cc qu'il trouvait d'insolite dans sa correspondance, il lui cachait ses inquiétudes autant qu'il le pouvait et il continuait il lui éerire
des lettres dévotement passionnées. Dans son désarroi moral.
�L'ABSENCE
111
iL avait commis l'impl'Udence d'adresser à Mm. Galloin une
demande fort délicate à rédiger. Comment faire comprendre
au juste ce qu'il désirait savoir? Comment expliquer qu'il
souhaitait un renseignement et non pas une enquête? Il s'en
tira assez adroitement. Marie lui donnait peu de détails sur
sa santé et il priait l'amie sûre et fidèle de lui dire l'exactè .
vérité. Il ajoutait: « Pauvre petite, je crains qu'elle ne se
trouve bien isoléo, sans défense contre les médisances, capable
de commettre des erreurs, des inconséquences, que les malveillants exploiteraient contre elle. Je compte sur vous, chère
et bonne Madame, pour être, en quelque sorte, le guide moral
de ma chère femme. Si elle a besoin de vos conseils, vous m'en
préviendrez et mes leUres corroboreront vos excellents avis. l)
En réponse, il reçut ceci :
(( Mon cher enfant,
« Je ne puis pas, ainsi que je le souhaitais, vous donner des
nouvelles de visu de votre Marie. Je suis allée plusieurs fois
chez clle, sallS réussir à être reçue. Sa santé paraissait excellente la dernière fois que je l'ai rencontrée, mais il y a déjà
longtemps! Sans votre demande catégorique, je ne vous eusse rien dit. Dieu sait combien peu je garde rancune de son
abandon à cètte jeune femme, si mal entourée! Il est évident
que ses nouvelles relations l'onl complètement éloignée de
nous, cnr elle ne veut plus nous voir. Dans quel but l'a-t-on
détachée des vieux amis fidèles el dévoués? Nous nous le
demandons! Je ne peux donc i)a5 me conformer à votre désir,
ct faire observer à Mme Sirieze qu'elle sc cause un tort immense par la fréquentation exclusive d'tm milieu aux allures tout
au moins étranges. Moi qui ln connais, je sais parfaitement
que sa conduite est au-dessus du soupçQn. Malheureusement,
tout le monde n'cst pas aussi bien renseigné. :Il
Elle ajoutait, en post-scriptum;
<J. J'ai bien envie de Ile pus VOliS envoyer ces lignes, je crains
qu'elles ne vous chagrinent. Pourquoi diro tout ceci? Mais, je
l1e l)u15 m'elupêchcr de vous parler à cœur ouvert. Surtout,
que votre pensée n'aille pus au delà de llles paroles! En tous
cas, croyez il la bien vive amitié de votre vieille correspondante, très désolée de ne pouvoir vous être utile. Ne grondez
pas votre femme, elle pourrait en concevoir quelque rancune
contre moi, ct j'en serais bien peillée 1 Je ne lui en veux nullement, je vous le répète. »
Les réticellces ue Mme Galloin aggravèrent les ill<.lulétucll's
de Pierre. Doté «'Ull caractère ombrageux, toujours prêt à
�112
L'ABSENCE
accueillir ce qui pouvait exciter sa jalousie, le pauvre garçon
s'imagina que c'en était fait de son bonheur.
A l'époque des courriers, il passait par d'affreuses alternatives : consolé par la moindre expression aimànte, désespêré
par un mot sec, il scrutait chaque phrase, prêt à lui donner
d'absurdes interprétations . . Il se torturait sans cesse l'esprit
de ces craintes, et, plongé dans un de ses fréquents accès de
marasme, il n;écol,ltait plus et entendait à peine le récit, fait
par le second, de la succession d'aventures qui amenaient à
bord du Brasier, M'le Olga Séménowna Tiriatcheif.
- Ce père d« cette jeune fille, officier de la marine russe, a
péri dans le célèbre naufrage du cuirassé L'Impératrice CallterÎllc. Sa veuve, qui est française, a voulu, après ce malhelll',
revenir à toute forte à Paris avec sa l1lle. Leur existence y
était assez agréable, une pension, faite par le tsar, complétait
leur petite fortune. Malheureusement, celle-ci, mal gérée, placée tout entière par un homme d'affaircs dans de fâcheuses
mines d'or, a disparu lors du dernier 41'ach. Mm. TiriatcheIr
qui n'avait pas beaucoup de tête, a perdu le peu qui lui en
restait, elle est dev('J1ue folle, tout à fait folle, elle est internéc
dans une maison de santé, où clle est aussi hien que possible,
seulement le traitement est cher et absorbe la presque totalité
de la subvention l'IlSsc. La jeune Hile aurait pu s'adresser ù la générosité de son souverain, mais clic est fière, très moderne
d'idées, très «Emancipation de la f('mme », au sons nohle ùu
1110t, hien entendu. Son éducation soignée, sa nationalité, sa
distinction, son origine, lui constituaient de grands avantages ct elle trollva unc situation mi-partie dame de comptlgnie,
mi-purtie institutrice, chez Ulle femme charmallte, un peu délicate, lnariée Ù un chef de divisioll de je JW sais quel ministère,
et more de deux délicieuses mleLles. Elle prCféra accep ter cet
emploi plutôt que d'llvQir recours à la hienfaisance, même i1l1pédale. Traitée en :unie, elle sut admirablelllell t concilicr les
nl!cessilés de sn position, et le souci de SOli indépendance morale ct de sa dignité.
Il Y a quelques mois, 011 olrril au susdit fonctionnaire un
poste nvnntageux à Maùagascar·. 11 hésita un )leu avant d'accepter; le traitement étai t lllagnifique, les fonctions très 11onoriJlques; il avait dellx HUes h doter, une aisance nlodestc le climat seul, le déplacement le préoccupaient pour sa femme. Le médecin dèclara qll'Ull {lèpaysclllent ne pourrait qu'être
salutaire il celle-ci ct ils p:lrtirent tous, emmenant Mil. Tiriatcheff. La paune enfant ne pouvait pas courir le risque de
s~
trouver snI' 1<- pavé; d'nillcurs, pOIll' l'état ùe sn mère, il
valait micllx, lui dit-on, ('oll(>cr pendant quel<Jue telllps tout
l'aPJlort avec edIt: qui llli rappeJ:lit lJ'op Il' lJa~
S (~.
1
(1
�L'ABSEN CE
1~
Huit jours après le débarq uement , à Majung a, le père; la
mère et les filles étaient pris d'accès pernic ieux: en moins
d'une semain e, l'institu trice les enseve lissait tous quatre. Elle
se trouvai t elle-mê me dans une situatio n terrible , sans grand
argent, ne connai ssant person ne, étrangè re, en somme , bien
qu'elle parle admira blemen t le françai s. Elle ne savait que
deveni r, quand la femme du résiden t, prise de pitié et de sympathie, la recueil lit. Elle l'a héberg ée, protégé e, traitée en
amie. Ce long voyage , dans d'aussi pénible s conditi ons, pour
aboutir à un pareil résulta t, désolai t ~es
excelle nts hôtes. Ils
se sont multipl iés, ont pu enfin lui découv rir quelqu e chose
de très avantag eux il la Réunio n; elle attenda it la premiè re
occasio n pour faire la travers ée. Le Pacha déjeun ait hier à la
Réside nce. On le présen ta: « Comm andant de Percev al, mademois elle Tiriatc heff. - La fille de l'officie r de marine ?
s'écria-toi!. - Oui, Comma ndant. - Mais, j'ai beauco up connu votre père! A Cronst adt 'd'abor d, où il m'a traité cn vieux
camara de, puis à Cherbo urg où il passé à plusieu rs reprise s.
L'affre use nouvel le de sa mort m'a causé une grosse peine, et
je l'ai écrit à Madam e votre mère. - Nous avons <Iuitté
Russie, tout de suite, votre lettre n'est jamais pal"Venue. la
»
Bref, effusio ns, larmes, souven irs ct regrets qui aboutis sent à
l'honne ur de transpo rter cette jeune person ne, le paqueb ot
n'étant pas attendu avant une sem~in.
Notre patron est trop
conten t de l'avoir à son Lord, - il va s'en donner d'évoq uer
Ilr mémoi re du père!
- Vous devez être fatigué ... Voulez -vous un verre d'eau?
- Mon ami, vous avez manqu é votre vocatio n, vous étiez
fait pour é<;rire des romans -feuille tons ou des contes moraux .
Comllle nt avez-vou!> relenu toute cette histoire ']
- Dites donc, interro mpit un enseign e, ça va être jolimen t
chic, la jolie palisagèl·e ... elle est jolie, au moins? On pourra
lui faire la cour, j'espère !
- Bah! si vous croyez que le comma ndant nous la prêtera !
Il va la garder pour lui tout seul, bieu sûr.
Quelqu 'un insinu a:
_ n va prohab lement lui céder une des pièces de son appartem ent, son salon ...
Des plaisan teries s'entre croisèr ent, glissèr ent insensi blement sur la pente des paroles déplacé es, trop fréquen tes dans
les réunion s d'homm es.
A un mot trop vif, Pierro leva la tête:
_ Quel âge a cette jeune fille?
•
Vingt-d eux Hns, je crois.
Pauvre petite!
�114
L'AllSENCE
Il rentra chez lui et tenta de s'isoler de propos qui lui donnaient des crispations nerveuses.
L'envie le prenait de fuir ses camarades, mais c'était impossible. Les nécessités de son service l'obligeaient constamment à quitter sa tanière, où, d'ailleurs, on ne l'eût pas laissé
en paix. Il hésitait aussi à rompre trop complètement avec ses
collègues, braves gens au fond et peut-être sages en réagissant, par tous les moyens à leur portée, contre le morne abattement qui maît des longues absences. Il attendait avec impatience les heures solitaires des quarts de nuit où, perdu dans
une prqfonde rêverie, il pouvait tourner et retourner la décevante pensée qui l'obsédait: « D'où vient que Marie est si
changée pour moi? »
XVI[
- Direz-vous encore: Pauvre petite? interrogeait railleusement Laurière, à la sortie d'un diner, olTert par le commandant en l'honneur de la jeune Russe ct des braves gens qui
l'avaient recueillie.
- Ma foi nonl Je trouve l'expression tout il fait inapplicable à une personne, mieux faite, !.Jelle comme clle l'est, pour
inspirer une admiration respectueusc qu'une pitié protectrice.
M"e. TiriatchelT possédait vraiment une admirable beaulé
qui c(ll paru tclle en toute circonstance et qui enthousiasma
C('S hommes, à peu près sevrés depuis de longs mois de toute
société féminjne intéressante. Très simplement vêtue d'une
l'ohe noire, unie, presque pauvre, clic avait dans sa façon de
porter sa toiletle, do tordre ses cheveux couleur de chanvre,
ce quelque chose qui dénote la femme habituée aux raffinemellts d'élégance et qui n'est déplacée en aucune situation.
Elle parvenait à conserver, sans nul effort, au milieu des boucles ct des cordages entassés sur le pont, une démarche aisée,
qu'on ausouple, une dignité d'attitudes hal'lnonieuses te~ls
rait pu en exiger dans les cérémonieuses réceptions de Pétersbourg.
.
Uétat-major, invité en ontier, admira à son aise un visage
au x traits purs, une taille sculpturale el celte royale et ultime beauté de la femme, lu main, une main très blanche, aux
doigts fuselés, il la paume un peu grasse, l'ossature dissimul<"c SOtlS llDe chair dont la pulpe était pareille à celle d'un
beHu fl·un.
�L'ABSENCE
115
La femme du résident, bonne personne, sans prétention aucune, s'effaçait complètement et prenait son rôle de chaperon
tout à fait au sérieux.
Au début, un peu de gêne régna, les convives ne savaient
que dire, quelques essais de conversations échouèrent piteusement, et il se produisit de terribles sUences. Puis, la causerie s'alluma, devint générale, la glace fondit.
Assis aux côtés de la jeune Russe, Pierre ne lui avait d'abord
adressé que des paroles de politesse. Il se sentait tellement
triste, absorbé, que faire des frais, était au-dessus de ses forces.
M'le Tiriatcheff, égalcment silencieuse, le ~ yeux baissés, la
pensée peut-être absente, répondait brièvement lorsqu'on l'interrogeait, avec un léger accent qui donnait il son langage
une savoureuse originalité.
Elle se mêla pourtant à la discussion qui s'engagea au hasard d'une phrase banale, sur une question de philosophie
humanitaire. Olga sortit de sa réserve et se mit à parler d'une
voix où vibraient autant d'utopies chimériques que d'idées
généreuses et d'ardeurs pitoyables. Mais elle était si belle, elle
semblait si sincère dans son plaidoyer en faveur de ceux que
Ja société repousse, qu'elle enthousiasma ses auditeurs émus.
Tiré de sa torpeur, Pierre l'écoutait, surpris de lui trouver
des idées très éloignées de celles qu'il croyait communes à
la plupart des cerveaux féminins. Pendant quelques instants,
Mil. Tiriatche1T électrisa tous les esprits, excités par sa voix
grave ct chaleureuse. Ce fut une jolie joute, trop brève, de
paroles et de pensées. Sur une intervention discrète du résident, qui craignait qu'on parlftl trop politique, la conversation
dévia, elle retomba dans les éternelles questions de service,
les rivnlités mesquines du pouvoir militaire ct du pouvoir civil. Olga s'était tue. Encore empourprée par l'animation apportéc il la défense de ses opinions, elle cberclla du regard une
physionomie bienvcillante ct compréhensive. Pierre avait le~
yeux iixés sur elle, il profita de cc qu'eUe sc tournait vers lui
pour: reprendre entre eux seuls la conversation interrompue.
Elle lui répondit volontiers ct ils passèrent des instants
agréables. Fort intelligente, exceptionncllcment inSh'uite, Olga SéllJénowna ofl'rait cc mélange singulier, très fréquent de
nos jours, d'une jeuHc fille pal'failernent corn:cte ct qui n'ignore riCJl, ccpenùant, de la vie et dc ses laideurs. Les voix
s'étaicnt élcvées à un tel diapason, que Pierre el Mil. T1riatchelr ùurcnt rapprochel' leurs chaises afln de continuer ù
échanger leurs idées. Inclin6s l'un vers l'autre, sourds à ce
qui sC' hurlait Hutour d'eux, ils ôlnient guidés pur lin vif dés ir
de sc IIlietlx COllnaîtrc. r.C's circonstances devaient favoriser co
ùésil',
�116
L'ABSENCE
Un léger accident de machine contr.aignit le Brasier à séjourner à Majunga plus longtemps qu'il était prévu. La femme
du résident, heureuse de conserver quelque temps sa jeune
amie, lui persuada d'attendre la fin des travaux et de ne pas
renoncer à l'offre du passage faite de façon si spontanée par
M. de Perèeval. On lui avait, d'ailleurs, télégraphié de la RéuniQn que son arrivée n'était pas d'une urgence extrême.
Durant la période des réparations, Mil. Tiriatcheff fit de
fréquentes visites à bord où le commandant l'invitait sans
cesse, heureux ~e
remplacer, pendant un temps trop court,
son ancien frère d'armes auprès de sa fille. Malgré la dignité
un péU hautaine qui scellltit les lévres de l'orpheline et arrêtait tout cri de faiblesse, il plaignait profondément cette isolée gui, privée d'appui, avait elle-même charge d'âme ct devait
protèCtion à la malheureuse folle, clamant son désespoir entre
les l'nurs de sa cellule.
Olga s'imaginait être uniquement attirée à bord par une
amitié qui lui l'appelait son père ct elle ne s'analysa pas
d'abord le veritable charme qui l'y l'amenait. Elle savait Pierre
marié: il ne pouvait devenir son fiancé, il resterait
SOJl ami. Une grande sympathie les unit bientôt. Elle, calme,
énergique, repliée sur elle-même, parl~t
peu de sol1 passé,
taisait ses soufftances comme ses espoirs ambitieux. Lui, plUs
conHant, plùs ouvert, s'abandonnait volontiers aux impulsions de son sang latin. Elle l'interrogeait SUl' sa femme, cette
peiite Marie dont la figure fine ct mobile contrastait complètement avec sa propre physionomie aux lignes classiques, son
expression presque mâle, atténuée par le regard très doux
d'un œil pâle 011 cornée et pupille sc confont!rlÏent presque.
Peu à pell, l'nbsente fut moins souvent évoquée; elle devenait l'intruse, le tiers , gênant devant lequel on ne parlerait
pas li. cœur ouvert, parce que ses opinions diffèrent des vôtres
et qu'il ne les comprendrait pas. Olga, :Ivcc Sa façon nette,
un peu cass:mte d'apprécier êtres ct chOSes, pl'ofesa~t
un
mépris lion dissimulé pour cc qu'eUe' appelait les idées des
temmes françaises. Pierre, séduit, gagné par sa pal'Ole ferme
et assez spécieuse pour paraître sensee, luI pllrrnit d'apprécier
sévèrement les délic.ieux enfantillages, les raisonnements pat'fois simplistes de sa femme. Comme le marin s'était plaint
de la hrièveté de ses lettres, Marie s'efforç.ait, :'t présent, de
luI écrire plus longuement ... Mais elle ne savait 1)lns sc conller
ct lui cùnter commc naguère les moilHlrcs inciclents de sa vie,
elle s'épanchait en tirades bavardes sm les faits <lu jour, les
lIvres, les revues ... sans laisser le plus sOllvent transparaître
Son vérHablc cœur et son reel esprit. Pierre ln jugeait, à cette
�,
117
heure, peu seneus e et d'une intellig ence médioc re. Un jour
qu'Olga avait parlé avec dédain d'un romanc ier françai s au
talent fait de charme p(us que de profon deur, il se mit à rire
et lui dit :
"- Ma femme ne pense pas comme vous ... écoutez ce qu'elle
m'écrit du dernier livre d'X ..•
Et il lut un fragme nt de lettre où Mme Sirièze exprim ait,
de
façon assez spiritue lle, combie n l'ouvra ge lui avait plu. La
jeune Russe l'écout ait d'un air un peu sévère. Elle déclara ,
quand il eut Hni :
- C'est beauco up de mots pour peu de chose ... Corriment
les França ises peuven t-elles consac rer tant de temps il des
lecture s si inutiles ? Elles n'aime nt pas ce qui peut vraime nt
faire travail ler l'esprit ... Quand j'étais à Paris, j'ai voulu suivre
le cours de Bergso n.,. Aux premiè res confére nces, il y avait une
foule de jolies femme s en jolies robes ... parce que Bergso n eSt à
la mode, même à Paris... Aux dernièr es, je n'ai vu que des hommes, ou des étrangè res, des Russes, quelqu es Suédoi ses et,
peut-êt re, des Amél'ic aines ... les Françai sGs avaient disparu ...
Pierre protest a - peut-êt re plus comme França is, que
comme mari.
- Je crois que vous faites erreur... beauco up de mes compntriot es ont entend u ou lu Bergso n .. .
- Et l'ont compri s? interro mpit-el le,
Il n'eut pas l'air d'avoir entend u:
- Seulem ent, quand 011 se marie très jeune, 011 n'a guère
en le temps de conna1 tre les philoso phes .. , et c'est à nous
nutres mads, qu'il apparti ent de guider les lecture s de nos
femmes , nfin de complé ter lenr culture ,
Olga se mit ù rire, de son rire grave, sans gaîté:
Vous avez lïJlusio n de croire que vous influen cez les
goiHs de vos compag nes? Mais, cc sont clIcs qui réagiss ent
SUl' vous ... et, après trois ans dc ménage , un
mari fl'Hnçnis est
entière ment cc que sa femme veut qu'il soit. Il aIme ce qu'elle
veut qu'il aime et il lit les livres qu'elle a choisis ... Jo parie
que vous n'cn avez pas un, dans votre 'bibliot hèque, qui
n'nit plu à Mm" Sirièze ...
Pierre se 1II01'dit les lèvres ... Peut-êt re, en e11"et, avait-il été
trop docile ... Il s'irrita it au souven ir de ce qu'il avait trouvé
charma nt.
Ainsi, sôparés p:1r la moitié d'tm monde , les deux époux
subissn ient, nu même momen t, une crise cnpable de détruir e le
précieu x édifice de leur bouhcu l',
SOllS prétext e (c que cela n'intére sserai l pmi M:1rie
'f),
Pierre
s'étnit nhstenu d'insist ('r dans ses lettres sur I!'S nombre uses
�118
L'ABSENCE
après-midi passées à discuter avec Olga les questions sociales
toujours passionnantes et jamais résolues, - discussions auxquelles succédaient" très vite les obsédantes et éternellement
neuves controverses sur les passions humaines.
MIlo Tiriatcheff ne prenait aucun souci de l'opinion publique. Elle se savait impeccable. Peu lui importait ce que l'on
pensait d'elle. Elle venait à bord, les jours mêmes où le commandant n'était pas là pour la protéger de son affection paternelle. Elle se rendait tout droit au carré et s'installait avec
Pierre dans un coin. Ils causaient à voix basse, ou bien elle
'lui donnait une leçon de russe.
.
Un jour, le doctenr vint s'asseoir près de la jeune f~le
et, à son sourire en biais, au clignement rieur de ses paupières plissées, elle pressentit une méchanceté .
il débita
.D'une voix paterne, avec des gestes bénis~eur,
ccci :
- Vous me croyez votre ami, chère mademoiselle? Mon
fige me permet de vous donner des conseils de père, ou tout
au moins de frère aîné. Je crois, par ma franchise, vous l'e11(lI'e service: vellcz moins souveut ici. Le monde est méchant.
Ull bateau c'est le monde en petit. Vos visites sont mal interprétées . .T'ai imposé silence aux malveillants, Ils se sont tu.
mais pour reCOlllmencer, sans doute, quanù j'ai cu le dos.
tourné. Ne lcur donnez aucune prise.
Olga l'interrompit :
- Pardon, Monsieur, je ue vous comprends pas très bien.
Vous voulez probablement me faire sentil' que ma présence
claus cc carré est une gènc pour vous et vos camarades? Tunt
de pal'Oles élaient JJien inutilesl» Et sans le laisser s'excusel' ni
répondre, clIc sortit cl sc dirigea vers l'apparlement dn COIllIllandant, où elle demeura jusqu'il l'heuJ'e où ('lle fut reconduite il terre,
Désormais, elle n'entra plus au carré, ses après-mi di sc'
passèrent dans la cabine de Pierre où la liberlé de causer et
de ll'llvailkr ('lnit beaucoup plus gr~lnde.
1,0 seul regret de
l'of Il cier éln i l qu'uilc différence d'fige ct de grade l'elllpêehîlt
Ile faire passer au docleur, par un hon eoup d'épée, le goût
dl' sc mêler des affaires ù'autrui.
Mais cet incident aid:1 à dissiper l'aveuglement d'Olga, Elle
eompril qu'elle allait s'attacher à Pierre d'ulle all'ecliol1 très
l'orH', sans issue, cl où elle perdrait sa Illaîtrise de soi, sa liherli', sou aV('lIir, Apr<'s UIII' lutte illtéri('ul'e donl rien lie
tr"lsjJ'~a,
d C]IH' Pierre iglloJ'n tO\ljours. ('Ile hüla son départ,
st' lit réclalllcr salis ùélai, cl après avoir rcmercié avec cha
leur le commandant de P!'rccval, elle dl'clin:l sallS faiblir son
�L'ABSENCE
.
119
offre biènveillante. Quand l'heure du départ eut sonné, Olga
écrivit sur sa photographie : « A mon bon camarade Pierre
Sirièze, son ami. Olga Tiriatcheff. »
•
Pierre souffrit d'un grand vide, une fois Olga partie. Elle
lui manquait infiniment, il se trouvait affreusement triste et
découragé 1 Mais, les amours des hommes, ces amours superficielles, ne nuisent pas, disent-ils, à leurs sentiments profonds, et Marie conservait, sans conteste, la tendresse de son
mari.
Il se consola vite du départ de Mlle Tiriatcheff, mais l'intérêt un instant introduit dans son existence avait presque
fait disparaître l'idée fixe dont il était obsédé. Il apprit sur ces entrefaites la maladie de sa femme et, bouleversé, désolé, il attribua les bizarreries de sa correspondance à un état de souffrance latente. Après avoir passé plusieurs
jours dans une anxiété mortelle, il reçut la nouvelle de la
convalescence. Bientôt, aux volumineux bulletins de santé,
expédiés par Juliette, s'ajoutèrent quelques lignes tremblotées
où Marie a'Vait mis touL son cœur. L'action salutaire exercée
par sa sœur portait ses fruits; la jeune femme se reprochait
ses leUres tronquées, ses phrases brèves et sèches autant que
la verbosité vide de ses missives récentes. Quand ses forces le
lui permirent, elle adl'essa à son mari de délicieuses pages
où revivait l'âme des premières années. Tout d'abord touché
et séduit, il fut surpris ensuite d'en trouver le ton bien puél'il: « Quelle enfant! songeait-il, et comme tout cela est fri·vole 1 » Ses hrèves l'clations avec une femme de valeur l'avalent
rendu difJicile et SOI1 exigencc ne se contentait plus d'une
purç eL simple tend l'esse, Ses réponses portèrent la tracc de
ce nouvel état d'esprit.
' (C Pourquoi ne m'as-tu pas parlé ùu changcment !le ministère? J) demandait-il.
Autrefois, il se souciait peu de la politique et des politiciens!...
A son tour, Mario s'étonna. L'éloignement rendait son mari
étrangement sérieux et ses leLtn~s
étnient plus froides que
jadis. Un instinct seeret l'averLissait qu'Olga - dont le nom
à peine tracé éLait accompagné de l'épithète « femme tout à
Cail supérieure l> - n'était pas étrangère à celte nouvelle manière. Elle vouluL ell avoir le cœur net. .. Une simple visite
lui fournit les renseignements n6cessaires. Des phrases ambiguëli, pleines de SOUS-Clltl'lIclus, lui lirent supposer benucoup
plus de choses qu'il n'y l'II avait Cil réalité, Elle fuL en droit
de sc croirc oubliée pour Lille aVl'lItudèrc. C'l~tni
Iii cc qne
�120
1
L'ADSENCg
les lettres du docteur, interprétées par sa femme, voulaient
faire supposer.
Marie éprouva une vive blessure d'amour-propre et le regret amer de voir pâsser au rang des choses fanées son premier et doQ."'( roman. Cette soufIranee était un peu compensée par le soulagement de pouvoir s~ disculper à ses propres
yeux des torts qu'elle se sentait envers son mari. La trahison
de Pierre excusait ses inconséquences.
Les lettres de sa sœur qui contenaient, au début, des conseils assez maladroits, commencèrent par l'irriter, puis ne
firent plus que l'ennuyer. Juliette se rendit compte de l'iJ1Utilité de ses efforts, et sc borna à écrire de petits billets rares
et d'une désolante banalité.
Il ne restait à Marie nul appui extérieur contre. les influences mauvaises. Elle avait tenté de renouer les liens détendus
de ses relations. Mais il ne faut pas compter sur le monde pour
tendre une main secourable à cellçs qui ont besoin d'être
aidées. A peu près partout Mm. Sirièze reçut un accueil glacial. Les dames dont on « u'avait jamais rien dit », celles
dont on avait oublié « avoir dit quelque chose», celles devant
qui les tentations prenaient la fuite, ceHes dont toule l'énergie était absorbée par l'ambition on l'avarice, toutes s'allièrent pour lui fermel' leur porte.
De telles mauières d'ngir étaient faites pour pOlL'5Ser la jeune
femme aux pires maladresses. Elle n'y faillit pas. Raidie dès
le début, elle fut injuste il son tour envers quelques amis sincères, les rares natures habituellement droites qui ne la jugeaient pas sur do simples apparences ct avaient pour elle
l'indulgence de ceux qui n'ont jamais faibli. Elle fit un bloc
de toutes ses relalions, et décréta Bans son for intérieur, que,
désormais, les opinions de cc bloc Ile pèseraient pas d'une
once sur ses décisions. Les êtres faibles onl de ces audaces.
Mais au fond, tout au foud, elle enlendait la voix de cette
cOl1science impossible ù endormir une fois qu'elle est éveillée ... ct :'t scs velléités de révolte s'opposait lInc sourde inquiétude.
XV III
La
porle du url: cluqua, violCllllllent repoussée, et les paisibles joueurs de dominos surs3utèrènt. Georges cl' Allonges
Clltl'U, jeta 1111 regard circllinire ct s'rlvn~a
vers Franck ù'lJnuthicl' qui ar!l('\,oil de lire SOli joul'Iw'.
�~ 12
Vous v{)ilàl dit-il, Pas fâché de vous rencontrer. J'avàis
dit, 'ce matin. à votre propriétaire de vous prier de m'attendre
chez vous ce soir parce que j'avais quelque chose à vous dire.
\
La voix brève, au)(. inflexions cassantes flt retourner quelques assistants. Franck, surpris, leva la tête, observa Ja pâleur de son interlocuteur, ses gestes nerJeux, son Pas saccadé;
il comprit qu'une altercation était imminente; peu désireux
d'une affaire, il eut la sagesse de répondre:
- .Te ne suis pas repassé chez moi tantôt, sans quoi je vous
aurais attendu. Sortons, voulez-vous? Cette fUllléem'écœure. (
Dehors, il bruinait. Les deux hommes marchèrent quelqne
temps sans rien dire. D'Hauthier attendait une explication;
l'autre, toujours sombre, semblait lutter afln ùe retenir un
flux 'de paroles courroucées. Ils suivaient le quai désert. La
sirene d'un transatlantique mugissait, au loin.
- Eh bien? dit Fnl11ck, agacé de ce mutisme. Charmant
camarade, Georges d'Allonges, mais quinteux depuis quelques
jOllrS, Eh bien? est-ce tout ce que vous avez à me dire?
- Non, j'ai à VOliS parler de choses sérieuses, mais il faut
que vous me donniez votre parole d'honneur d'être sinoère.
, Franck le rcgnrda l'Il face, prêt à s'indigner, puis, pris de
compassion devant la violente émotion qui bouleversait son
interlocuteur, il se maîtrisa et répondit avec calme:
- Je ne donlle ma parole d'honneur que lorsque je le juge
nécessaire ét je n'ai jamais permis à personne de lilcttre ma
franchise en dOllte. Parlez, je vous ri'pondrai, si cela m'est
possible, maLc;, pour Dieul tflchez de ne pas trop vous exciter.
pour vous. VOliS voyez bien que je
Garllez vos cOl1sei~
suis trop inDU pour garder un ton modéré. J'ai été traité, tout
il l'heure encore, comme le drrnier des êtres par une femme
dont l'opinion ... la sympathie ... me sont précieuses il l'extrême et qui ))le parlait avec moins de dureté, quand vous ne
veniez pas sans cesse vous jeter entre notl!; ct l'obséder de
vos' nssiduités déplacées.
Franck l'arrêta net ct, d'une voix que l'indignation faisait
trembler:
Vous n'êtes pas dans votre hon sellS, mon cher, sans quoi
VOltS n'oseriez pus parltl' de c<,tte façon.
- Si, fit Gcorg('s trisleIUent, j'ai cOllsci<,nce de cc que je
faisl Mes paroles sont indignes d'un galant homme... Ne me
jugez pas trop mal, cependant. .. J'al pleuré comme nn enfant,
COll1me un inconscient toutes ces dernières nuits 1 .TC' crois
que cette femme m'a cnvoÎltél Avant voire venue, elle était
lIleilleure pOlll' moi; sa voix, en me padant, avait pnrfojs
ulle inflexion amicale, Déjù, pendant le séjour dc M. Le Han
�122
- ce grotesquel - elle s'est montrée dure, moqueuse... mais
cela n'a été qu'un instant, et j'ai cru que son amitié m'était
rendue. Aujourd'hui, c'est pire, elle m'écarte, ·me repousse;
quand elle daigne me parler, elle me flagelle de petites phrases sèches qui me déchirent, ' et vous, je vous vois accueilli
avec les sourires qui m'accueillaient, naguère; elle vous garde près d'elle, de longs moments, ses yeux ont moins d'éclat
quand vous n'êtes plus làl Enfinl je suis très malheureux ...
Franck s'apprêtait à répondre, son interlocuteur ne lui en
laissa pas le temps:
- Vous me croyez [où, j'en suis sûr. Et je devine que vous
me jugez très sévèrement. Ne comprenez-vous pas pourtant
la nécessité où nous sommes, nous aulres hommes, de nous
unir, de nous liguer contre ces coquettes qui jouent avec nous
et 110US repoussent quand le jonet est brisé 1
- Mon pauvre ami, reprit Franck, il faut que je me rende
bien compte de volre bizarrc état d'esprit pour vous écouter.
VOLlS avez mêlé à votre discours un nom qu'il aw'ait été plus
délicat de taire. La réputation d'une femme ne me regarde
pas plus que vous et je crois plus vraiment déférent de ne
pas me constituer le champion de celle que vous venez d'offenser. Quant à moi, je vous pll.1insl C'est vous dire que jc n'ai
guère ùe rancunc, mais comment vous montrer votre erreur?
11 doit y avoir un accent qui ne trompe pas ... Je vous donne
ma parole, SUl' mon honneur ù'officier, sur mon honneur
d'homme, que je n'ai jamais eu pour qui vous savez autre
chose que des sentiments de respect absolu. Nos entretiens
eussent, sans inconvénients, pu être entcndus de tout l'univers.
Georges baissa la tête:
- Pourtant, reprit-il, de quoi pouviez-vous parler, durant
de si longs moments?
- Mais" de tout et ùu reste, répondit d'Ilauthier, légèrement hésitant, je He sais plus, Ina foil
Il sen Lait que le doute perllil>taiL chez son camurade et il se
décida à brûler les vaisseaux :
.- S'il faut tout vous diI;e, j'elltreLenais M'''' d'Ermyle de
la vive alfcotion que j'aie conçue pour une ùélicieusejellne
Hile ... 'l'ont le monde a ses peines, mon cher; l'épouser, c'cùt
été ln réalisnlioll du rève de ma vie, le bonhcur parfait:
je l'aurais tant choyée 1 SCl1ICnlCllt, j'étais seul ù aimer el suns
l'nmilié compatissantc tic 1\1"" d'Erlllylc, ù qui j'avais dCl. fuil'(,
IlIl'S confidences, jl' ill' sais ('UllIlIIcnt j'nul'ais supporLe ('clle
déceptioll,
�L1ABSENCE
Les deux mains de Georges s'abattirent sur celles de Franck
et les emprisonnèrent en une chaude étreinte:
- Ahl mon ami, que j'ai été aveugle! Pauvre femme! Je
l'ai intérieurement calomniée, tandis qu'avec sa bonté ordinaire, elle cherchait à faire deux heureux 1
- Ne parlons plus de cela, interrompit Franck. Je viens
de vous dire que je ne devais pas poursuivre mes projets!
- Ah! c'est vrai, excusez-moi... Ne vous faites pas de peine,
tout s'arrangera, tout s'arrange ... Je vous marierai, moi, je
plaiderai éloquemment votre cause... Merci encore, merci. A
bientôt, je cours chez nos amis. J'ai été excessivement impoli
avec M. d'Ermyle, en ces temps derniers.
Il s'éloigna en hâte et sa haute silhouette s'effaça dans le
brouillard gris.
- Quel animal! soupira Franck. J'avais promis de ne rien
dire. Je voulais cacher mon chagrin, le porter seul ... mais il
n'aurait pas voulu me croire si je ne lui avais dit la 'vérité,
et le scandale eût été grand, autour de notre petit cercle,
si nous nous étiolls coupé la gorge. Peut-on jamais agir selon
cc qu'on avait résolu?
.
..
. . .
s'était
Dans le salon aux rouges refiets, Georges d'Alo~)ges
précipité ct, sans prendre garde à la mine peu engageante
de Mm. d'Ermyle, il entremêlait protestations de dévouement,
excuses, reproches. Elle l'intcrrompit sèchement:
- Je ne comprends pas un mot à tout ce que vous me dites.
D'où viont ceHe explosion de joie?
- Pardonnez-moi. .. mais, je me suis expliqué avec d'Hauthier ... je sais qu'il aime Mlle Le Han ct que vous avez été sa
confidente ... bref, je ne suis qu'un âne jaloux!
- Et de quel droit ...
- D'aucun, je le sais bien, mais ...
- Monsieur d'Allonges, je ne supporterai pas ce ton, pas
plus que je n'admets celte manière d'aller interroger un de
vos camaraùes sur les raisons que je puis avoir de le traiter
amicalement ... Que s'est-il passé entre M. d'Ilauthier et vous?
- Je viens vous le dire, j'étais jaloux, je lui ai cherché querelle, il m'a dit son amour pour MIlo Le Han!
Andrée, folle Ile colère ct de vanité blessée, s'écria:
- C'est vrai... Il avait cru, d'abord, ne pas lui être indifférent... A ln suite d'une soUe disCllssion où clio avait eu tous
les torts, il s'est demandé si, vruiment, elle éprouvait pour
lui nutre chose qu'unc banale sympathie ... il m'a priée de
plaider sa cause auprès d'elle, de savoir s'il pouvait risquer
unc demande en mariage ... Elle ne veul pas de lui, elle en
�124
L'AIJSj,NCE
.a ime un autre et C'~$t
Un misérable d'avoir parlé de cela, car
Juliette lui a tait promettre le plus grand secret. Les si-ens
ne savent rien de son roman, tls ignorent à qui elle a donné
son cœur. S'i)s connaissaient la démarche de M. d'aauthier,
ils la tourmenteraient pour savoir les raisons d.e SOIl refus.
Elle s'interrompit ... elle venait d'apercevoir dans la glace
l'image de M. d'Ermyle qui soulevait la portière pour entrer.
n s'était arrêté et l'écoutait, fort intéres/,é. Il s'avaru;a et dit
avec flegme :
""'"'" C'est curieux, cette histoire, mA chère. PQurquoi ne
m'en aviez-vous jamais parlé?
Trois jours plus tard, le courrier apportait à l'ingé~ur
une
longue envelQPpe qu'il décacheta avec hâte et lut avec un bon
sourire. L'heure du déjeuner était depuis longtemps passée
quand il 1lt son entrée dans la salle à manger. Il souhaita le
bonjour à sa femme ct s'excusa de son retard, sans en donner
la cause.
- Il serait peut-êtrc poli, fit Andrée, de m'expliquer lB
raison de cct e;x.celisif oubli de l'heure.
- C'est tout simple! j'ai été trouver notre jeune ami Franck
d'Hauthier ct je lui ai montré une lettre de Mlle Le Han qui
lui Il fait un tel plaisir qu'il prend ce soir le train pour Paris ...
afin que sa joie soit complète.
A travers sa poudre de riz, le visage de sa femme se marbra de tach~
pourpreS;
- Qll'est-cc que cela signifie? Quel rôle jouez-vou.'i ici et
pourquoi suis-je tenue à l'écart de vos entreprises matrimoniales?
- Parce que votre mémoire trop fugitive a déjà causé de
regrettables llu.\i<'ntelldus. J'ai cru remarquer, d'ailleurs, quc
VOllS favorisi<:'z p\;'u les mariages ...
- Insolent! siffla-t-eHe.
- Prenc7, {larde, ma chère, vous cessez d'être aimable.
Santon devint net et plus cqssant .
- Rendez-vous compte enfin que le temps est passé où,
déplorablement faible, je ne m'occupais nullement de vos
IIctions, pourvu qU'~lIe
certaine limite ne fûl pas dépassée!
Aujourd'hui, je vous connais, je vous sais méchante, je vois le
mal que vous pouvez faire, vos dernil'rs mensonges ... je les
ni appris d'unc façon fortuite ct j'ai compris que vos machinations avaient pour but la désunion de deux êh'es jeunes ct qui
s'ail11<:,nt. .. J'ai écrit ;'\ Mil' Le IInn pOUl' savoir co qu'il v avait
de vrai dans vos ... con les, ct bientM, sans nul doute, Franck
ct Jlllil'tle :>0)'0 11 t liancés. Oh 1 soyez tranquiUc, je vous lli
tnéllnurc". Mnis, croy(.z-mot, ne jouC'7. J1~
cc Je11. VOl]!; n'èt("s
�L'ABSENCE
125
pas de forée. Voici un de vos habitués qui va devenir infidèle
à votre salon. Soyez prudente, et obtenez que cet e)//emple soit
imité, car je suis décidé à exercer désormais mon droit de
surveillance.
Le repas s'acheva dans un morne silence.
XIX
Malgré sa joie de savoir sa sœur heureuse, MallÎe tardait à
la rejoindre ... ce jeune et frais bonheur lui faisait sentir plus
cruellement sa solitude et son désenchantement... elle craignait
ùe trop souffrir ù l'approcher de près. Son désenchantement ...
ù quelle cause devait-elle l'attribuer, à ses pr:oprc."s torts '1 à
ceux dont elle commençait à soupçonner Pierre?.. Elle
n'osait y rélléchir. Elle retardait de semaine on semaine
son départ pour Pari!>... et elle avait d'ailleurs un bon
prétexte pour le l'emettre, car elle atend~li
la réponse de son
mari, auquel clIc avait demandé l'autorisation d'aller passel'
quelque temps chez son père. Cette autorisation, elle aurait fort bicn pli s'en passel· ... ct Pierre ne l'eût jamais
blâmée d'êtrc 1.1 liée, en une circonstance aussi grave, l'cmpIncer près de Jul iette leur 111ère disparue. Mais elle avait
été contente de pOllv'oil' invoquor uno raison valnlJk
pOLlI' restcr le plus longtemps possible éloignée de Juliette.
Une telle contrainte régnait, il présent, entre les filles de M. Le
111.111, naguère si unies! La réponse <le Pierro ne devait plu1>
tarder, cependal1t, s'il l'envoyait par télégramme, comlUe cpla
semblait probable, et Marie, tout à fait l'omise, s'occupait,
aidée de' Marianne, à préparer son départ.
1
La Bretonne avait écrit ù Mm" Sirièzo pour lui demander de
la reprendre. Son petit enfant, venu après tant de dotleur~,
avait vécu quelques mois à peine, ct la veuve, désespérément
liure et Loujours inconsolée, Jl'uv:ût plus qu'un ùcsil' : rcvenüprès de sa jeulle maîtresse, pouvoir purlcr du disparu avec
clic ct surtout avec Pierre UII retour du Brllsier. Elle s'éLait
glissee à sa place, docile, I;Hcl1cieuse, mettllnt tout son espoir
dans' ces causeries où pourr.nit sr dilater sOn pauvre cœur.
Une immense déception l'attondait.
Elle marchait de surprise cn surprise, ne rltconmüssait plus
u sa dame}). Elle sc rappelait les temps qui avaient suivi le
déport du Brasier, les tristosses de Marie, dont e1le avait étê
souvent la conJidente, et voilà qu'aujourd'hui su maitrcslie la
( 1
�126
L'ABSENCE
J
laissait confinée dans sa cuisine et prenait un air contraint,
chaque fois que · le nom de son mari était prononcé. La Bretonne se demandait si Monsieur n'était pas oublié. Ce changement, ainsi que tous ceux qu'elle trouvait au logis, désolait
son âme simple, incapable de comprendre l'œuvre dissolvante du temps et de la séparation. Malgré son attachement
et le respect qu'elle avait voué à Marie, sa physionomie douce,
plus chagrine de jour en jour, impressionnait Mme Sirièze
comme un reproche muet, un obsédant rappel du passé.
Andrée railla quelque peu la jeune femme, quand el~
lui
confia ce sentiment de gêne:
- Vous, vous si supérieure aux mesquineries du monde,
vous vous inquiétez de ce que pense votre cuisinière?
Mml Sirièze ne répondit pas. Marianne n'était point seulement une domestique dévouée et fidèle, elle était le témoin
des premiers lllois de sa vie conjugale, si douce, si pleine de
confiance et d'amom· ... et c'est de ce témoin-là que sa conscience avait peur.
. .
Depuis quelques JOUI'S, elle · n'avait pas vu Andrée. D'un
commun accord - Marie ·n'aurait pas su dire pourquoi 1 - les
deux jeunes femmes évitaient, lorsqu'elles étaient ensemble,
de faire allusion au mariage de Juliette et ce silence amenait
un peu de gêne dans leurs relations. Ne fallait-il pas, au surplus, se rendre aux désirs de M. d'Ermyle - Andrée n'avait
pas cherché à savoit- si Mm. Sirièze était exceptée de ce qu'elle
appelait ironiquement le décret d'expulsion.
Privée de son amie, Irritée contre son mari, en déJl:wcc.
vis-à-vis de sa sœur, Marie se trouvait désœuvrée et le temps
lui paraissait long. Elle multipliait les courses, les sorties que de choses à régler, avant l'heure d'Ull départ qui ne pouvait tarder 1
Certain jour de novembre, Mnll Sirièze alla voir une famille
très misérable à laquelle elle s'in téressait et qui était logée
au fond d'une populeuse impasse du Val de Saire. Le jour commençait il tomber lorsqu'elle quitta ses protégés et elle sc.'
hûtait vers le pont mobile qui sépare les bassins du port de
COnlmel'ce, quand, aU tournant d'une rue, elle faillit se heurter
il Mn" d'Ermyle. «Vous! dnns ces quartiers perdus? s'écria
Andrée. Je suis heureuse de vou.,s avoir rencontrée ... Voulezvous que nous marchions un peu ensemble? Cela remplacera
la visite que je ne vous dcmande pas de vcnir me faire ... D
Elles firent quelques pas en silence. «Allons voiI- la mer,
dit Andrée. Il fait du vent, elle doit être helle aujourd'hui...
et j'ai besoin de prendre l'air, après l'heure que je viens ùe
�r:ABSENCE
127
passer dans une atmosphère étouffante, el chez des gens sf
ennuyeux 1
- D'où venez-vous? interrogea Marie.
-J'étais allée voir la femme du nouveau directeur des
, Constructions navales - le grand chef de mon mari - un
homme plus remarquable encore que lui - si c'est possiblel»
Le pli railleur qui déformait la bouche dl\.Mme d'Ermyle s'accentua. «Et sa femme a toutes les vertus! Même celle d'aller
habiter dans un faubourg impossible, une 'm aison qui a l'air
d'un couvent et où une sorte de tourière vous introduit dans
une espècè de parloir ... Ahl soupira-t-elle, que ces personnes
austères m'ennuientl»
Les deux jeunes femmes étaient arrivées sur la plage, déserte, morne, sous le ciel plombé. Les boisages bruns de
l'établissement de bains, de l'hôtel au~
volets fermés, ajoutaient une mélancolie à la mélancolie du ciel et de la mer.
Elles s'avancèrent presque au bord des flots qui roulaient sourdement, s'aplatissaient en écumes jaunâtres.
Andrée reprit la parole:
- Je n'aime pas les femmes austèrès ... les femmes parfaites ..
celles qui n'ont pas connu la tentation et dont la perfection,
dès lors, est sans mérite,s ... les hypocrite& qui veulent faire
croire qu'elles sont vertueuses parce ql,'elles sont croyantes ...
, comme si cela existait réellement, les croyances ...
Marie la regarda stupéfiée. Jamais, depuis qu'elles sc connaissaient, les deux amies n'avaient parté de ces choses.
- Mais, intervint-elle timidement, vous ... est-cc que vousmôme, vous n'avez pas la foi?
Andrée haussa los épaules.
- La foi? Quelle foi? Si vous savez comme tout cela · me
semble inutile! Je n'ai aucune foi - et je ne crois à. rien, qu'à
l'heure présente, il tout ce qu'elle peut nous donner de satisfactions - ct d'ennuis 1 Iljouta-t-elle d'un ton las, toute l'animation d'un instant tombée.
- Il faut que vous ayez beaucoup souŒert, continua Marie
pour parler avec tant d'amertume, pour être si désabusée ...
- Souffert? protesta Andrée avec orglleil, je n'ai pas plus
sou/l'ert que les autres, moins peut-être, parce que jo n'ai pas
espéré de choses impossibles. Je sais que la vie est sotte ct
ridicule, je sais qu'elle offre lln seul plaisir vrai, ln victoire,
la conquôte ... ct j'ai vaincu, chaque fois que cela m'a été possible ... Cela me suffit.
_ Quel idéal! protesta doucemrnt Marie.
_ Vous Vt'IT
~ :r. qu'il n'en est pas de meilleur ... Quand tous
�12S
L'ABSENCE
les autres vous auront échappé..• quand vous aurez quelques
années de plus ...
Les deux femmes suivaient toujours la lisière dei la plagC,'.
La marée montait: une vague plus grosse s'enlla, se souleva en
transparences vertes, puis retomba avec fracas et s'allongea
félinement jusqu'aux pieds de M"'· Sirièze. Elle sursauta au
contact froid et fit pn bond en arrière. Elle leva les yeux et
vit le ciel sombre et la mer désolée. Tout contre la jetée, la
lamentable épave d'un grand croiseur mis au rancart et vendu,
profilait son squelette à moitié démoli. Le vent s'élevait, les
lames larges, brisées par la digue, la franchissaient en blancs
panaches, les barques de pêche luttaient péniblement contre
les courants rudes. A l'horizon, par dolà la passe, un navire
s'effaçait dans le crépuscule.
Andrée reprit, avec un peu de brusquerie: {( Ne prenez pas
cet air effarouché ... ct ne m'en veuillez pas de vous enlever
quelques illusions ... les illusions ne servent à rien ... écoutezmoi. .. jouissez des heures présentes ... sans vous préoccuper de
l'avenir ... n'entravez pas votre vic de scrupules vains...
Elle sc tut encore, puis reprit:
- Vous ai-je dit qu'Yves Larince nous revenait, décidement, cette semaine'l
Marie ne lui répondit pas. Tout son être sc soulevait contre
l'audace, l'indélic.ttesse de celle en qui elle avait mis tant
ùv conIlance. Les oiseaux de mer planaient el leurs grandcs
ailes neigeuses battaient à peine l'air; Ulle mouette poussa un
Cl'j sinistre qui sc /1l'o]ol1gea en plainte ùéchil'nnte.
Les mains de Marie sc glacè.·rent. Il lui sembla être environnée d'ombres. Les choses sc liguaient pour l'éveiller sa mémoire ct ses craintes. Après tant de jours d'lnùlŒércnce, elle
songea tout à coup aux tempêtes, qui, peut-être, Cil cc moment
même, ballottaicll t cOlllme une plume le Brasia et SOIl équipage. L'évocation ftlt si subite, si violente qu'clle faillit crier.
En quels replis du cœur sont donc cachées les véritables
amours, les vraies tendresses que l'on croyait éteill1es et (tlle
réveillent un ap]w! triste, un paysage tragique'?
L'entraînement qu'avait subi Marie disparaissait, s'effaçait
comme une fumée fugitive. La flamme de sa passIon pour
Pierre venait de sc ranimer ot elle n'avait plus qu'un désir,
rentrer très vite, s'en fermcl' chez elle pour relire les lettres
ù'autrefois, prier à genoux devant le cher portrait, so replonger dans sa doulrllr ct effacer, :\ force de larnu's repentantes,
la page d'incxplicahle oubli, aujourd'hui close.
Alors, cUe sc décida à parler:
Ne m'en veuillez pas, fi votre tour, si je VOliS dis: pour-
•
�L'ABSENCE
129
quoi me donner des conseils que, très certainement, je ne
pourrais suivre sans faire beaucoup de peinc à mon mari...
Rien ne m'importe, réellement, que Pierre, et avec Pierre seul
le bonheur peut exister pour moi... S'il me manquait, ajoutat-elle plus bas, la foi me resterait et me consolerait ... j'espère.
Ses lèvres tremblaient, mais elle avait relevé la tête ct
Andrée vit son visage empreint d'une expression résolue
qu'elle ne lui connaissait pas.
- Toutes les opinions sont libres ... et chacun mène sa vie
comme il l'entend, essaya-t-elle de dIre.
Mais sa voix sQnnait faux et elle dut s'avouer qu'elle n'avait
point, ce jour-là, remporlé la victoire.
Elles avaient repris le chemin de la ville et le vent sifflait
plus fort par les rues noires. En arrivant sur le quai, Marie
s'arrêta:
~
Je suis un peu lasse, dit-elle. Voulcl;-vous que nous preni6ns le tramway pour rentrer?
Andrée inclina)a tète sans mot dire.
Le tramway arrivait justement et plusieurs personnes sc
pressaient pou:: monter. Marie gagna lu pluteforme et se retourna. Les marches étaient envahies et Andrée, restée sur II'
pavé, uvait reculé de deux pas. « ,Je prérère marcher, ditelle, ct, de la main, clle fit un signe d'adieu il M'''' Sirièze. La
voiture repartit, l'image de Mm. d'Ermyle s'estompa dans la
brume ct Mario comprit que son amitié était morte,
Ello trouva en relltrant chez elle le télégramme attendu,
laconique cornille los messages enVOlés de l'autre hémisphèn'
à un tarif trop coûteux, Pierre di.'lmt simplemont : Pars chcz
père. Tendresses. li Et la douceur de ce mot embauma le
cœur de la jeune temme.
- Je prendrai le train dnrnaill matin, ~fariunl1e,
dit-clic.
Dès (IllO Illon c1'TH'r sl'ra servi, VOliS il'OZ COllllllHlHlcr IIlle volIUI'l' .. ,
'
-- Qual1ù reviendra Madamc'l d 'manda lu Bretonne .
.Tc ll(' sais 1) :1 , ... lIll peu avant le /"('tollr Ull JJ/,(lsi('I', je veux
avoir le lClllp)' dl' , plll'el" ln maison, de. lui donner un air de
fètc...
,
.
Les yeux pàles s'cmplirent do lal'lllOS ol ~lric
compnt combien SOli étourdel'Îe venait d'être cruelle, Elle serra la Bretonne dtltls ses !)l'(ts en 1t1llrlllUrallL: « l'anlolllll'/,Lllloi! )
Eu sc <1onnunt lem' premier b:lÎscr, les ùcux sœurs sc l'e- •
gardèrent jusq1l'au roml de )':ÎIIIC et Juliellc lut dans les prulicHes attristées l'hisloiro dCI> dernières scmain{'s dont Mal'ie
sortait indel1U(~,
mais lassée pour longtelllps.
..,.
�·1
130
L'ABSENCE
Elle caressa tendrement la maiD de l\1'ue Sirièze ct lui dit tOllt
bas:
- Je t'aime, chérie, parce que tu es incapable de mal faire!
Puis, pour la forcer à sourire, elle ajouta très vite:
- Tu "l'iras quand tu verras la nouvelle flammè de papa 1
Les filles du conseiller évitèrent d'un commun accord de
prononcer le nom d'Andrée. Juliette avait bien cru démêler il
travers les explications de l'ingénieur et de Frand< Je rôle
ambigu joué par Mme d'Ermyle, mais elle lui avait pardonné,
du jour où elle ne l'avait plus crainte. Marie, désabusée, tentait d'écarter le souvenir de tout ce qui lui r!:lppelait les heures troublées. Le conseiller, complètement absorhé par une
Anglaise, exquisement « poétique ct vaporeuse », n'avait
même pas songé à s'informer de l'ensorceleuse qui l'avait lenu sous le charme durant tout un été. JI sortait chaque jour,
très tôt, sanglé dans une impeccable jaquette, l::l bOlltonnièr
fleurie, le .molJoc1e péniblement casé dans l'arcade sour lière. Lui parti, les deux fiancés s'asseyaient près de la fenêl 'e
et parlaient de l'avenir. Marie n'était pas un ~haperon
gênant,
elle s'éloignait ct allait s'asscoir au petit hut'eau Louis XV où
tant d'aïeules avaient écrit leurs leUres d'amonr, de deuil ou
de consolation! Un peu de lem":> flmcs Hottait peut-êtrc encore
autoUl· de cc vieux meuble ct Marie osaiL y tracer des pages où
ses craintcs jalouses s'exprimaient librelllcnt ...
(e .Te suis inquiète, _disait-elle, j'ai peur que tl! m'aimes
1l10i1lS, f[lle l'influence de c(!tte jeune fllle ne t'ail détaché de
moi, quc tu l"egrcltes de n'avoir pu lui ofi"rir Url cœur Iibl'e.
S'il en étaiL ainsi, combien· jc serais punie de n'uvoir pas assez
pleuré, de m'êtl'c Inissée dish·uire de ma douleur, d'avoir pris
qUe!cJlles plaisirs, tandis que tu n'étais pas près dc moi! Tu
lII'as peu padé d'clic, pourtant chacun d("s mols dl' tcs dCI"lIières lettres portait son empreinte et me déchirait cruellement. Malgt·é cela, j'ai foi cn l'avenir. Tu vera~,
ilia lend,·csse'
est grande et fortc, je t'en cnveloPllerai ct tu l'ne reviendras,
mèmc si je n'ui pus su conserver ton :lllHilll' tout e"Hel·... »)
Ellc s'interrompit. Avnit-elle le droit de parler ainsi ('t cil"
réclamer cet amour qui lui échappail?
Les fiancés causaient :\ voix basse; ils se luisaient parfois
ct songeaient ensemhle. Un d{~ ' ces silences fut troublé pllr
t1 n léger snngJot; ils sc rctoun~el1
('t virent Marie qui plcurait en rclisant lion appeltouchont el passionné. La jeune fille
• voulut se )(0 ver, courir il sn sœur et la consoler tendrelllent,
l:ti~
Frnllek cOIlI1:dssail mieu . la vic, il savnit que CCl·laines
(louleurs ont Il'u!" (ludeur et (lue ceux qui en soulr!'('"t préfèrenl souffrir seuls ...
�L'ABSENCE
131
Ah 1 s'écria tout à coup le jeune homme, j'avais totalement oublié qu'il me fnut passer rue Royale pOUl' savoir si
je puis compter sur LI l I p o s~ c : 1' 1 ~Iinstère.
Je suis si bien ici.
Cela m'ennuie de vous quitter 1
Marie le regarda, ses larmes furtivement essuyées.
- Quels bébés vous faites 1 Juliette, la raisonnable, a l'air
abattu à l'idée de perdre quelques instants de votre aprèsmidi. Tenez, il y a un moyen d'arranger les choses: nous
avons une course à faire près de la Madeleine; nous vous conduirons et nous viendrons vous reprendre; cela vous va-t-il?
- Pouvez-vous faire une pareille question? Je suis ravi!
C'est tellement odieux ces visites de bureau en bureau, ces
quémandages ... La lége nde prétend qu'au dernier coup de miIluit les corridors du Ministère sont remplis de spectres qui
dénIent en procession et poussent des lamentations plaintives : cc sont les âmes des officiers qui de leur vivant ont trop
fréquenté ces couloirs ...
- Ne me faites-vous pas un trop grand sacrifice en passant
«uclques mois il tClTe'l Aimez-vous beaucoup la mer, Franck?
interrogea la fiancée.
-=:- Mon Dien, à parler vrai, c'est une question que nous nous
posons rarement, les premières années d'enthousiasme passées. Je sais cependant que je ne puis rester longtemps Join
d'elle sans être malheureu.· . Quelque chose me manque ct je
m'ennuie comme lorsqu'on a quitté une vieille amie il laquelle
on ne songe pns toujours Lnnt qu'elle est là ct dont l'absence
fuit souffrir. Pourquoi uvcz··vous l'air triste, ma petite Juliette?
- Parce que je ne pourrais jamais combler ce vide dans
votre existence de marin cL que je pense aux séparationsl
Moric lcs avait écoutés sans mot dire.
Ah 1 Ilt-ellc et sn voix avait une expression de douleur
grave
Franck, jc vous en supplie, ne quittez pas trop tÔt
votrc femme, ne la laissez pas sculc, sans défense, sans guide,
ballottée par hl vie comme une épave à la dérivc ... Si l'on
savaitl Qucl mari conscntirait à parth'?
Elle avait oublié leur présence, ses dernières phrases ne
s'adressaient plus à cux, mnis à ses pensées intimes.
Les yeux dc Juliette s'étaient embrumés, Franck sc mit à lui
dire tout hns des paroles Lcudres ct les idées noires s'envo lèrent.
lis étaient arrivés Ull boulevard :
En aurez-vous pour longtemps" demanda Franck.
Oh 1... en comptant )'allcr et )e retour, trois qunrts d'heuJ"C, nu plus.
�132
r:ABSENC1<;
- Alors, à cihq heures et demie, je serai rue Royale, sur
le trottoir de droite.
Les deux sœurs demeurèrent dans les magasins moins longtemps qu'elles ne l'avaient prévu et elles redescendirent lentement jusqu'au Ministère avant de rencontrer Franck. L'heure
de la sortie était proehe et la foule devenait compacte, La
porte de la « grande satt'apie » commençait à dégorger son
personnel sur la chaussée, les deux sœurs étaient fréquemment dépassées par des hommes qui tous, jeunes et vieux, se
retournaient, intrigués par leur allure flâneuse si peu en accord avec la correction de leur toilette et de leur tenue.
- Dieu! que les officiers de marine sont donc curieux 1
s'écria Marie impatientée.
- A quoi reconnais-tu des officiers de marine'!
- D'abord, je connais plusieurs de ceux-ci, au moins de
vue; et puis, tu ne les trouves pas reconnaissables avec leur
marche balancée, leurs vêtements civils un peu démodés, qui
!Jont restés trop longtemps au fond des caisses ou ùos armoires 'Z Et puis cette insupportable curiosité 1
, A cc moment, un des marcheurs, un jeune, celui-ci, sc retourna vers les deux femmes, Il poussa une légère exclamation et, revenant sur ses pas, il les accosta avec un salut respectueux:
- Quelle heureuse rencontre, Madamel .Te vais être sans
doute, le premier a vous annoncer une bonne nouvelle ...
« On a résolu, au dernier conseil, le rnppel immédiat du
Brasier et le commandant de la division du Pacifique a reçu
ce matin l'ordre télégraphique d'expédier rapidement le navire en France. Le courrier de ce soir porte ft Cherbourg notification du mouvement, avec prière d'avertir les intéressés,
Voilà qui est fait pour vous. Je suis bien heureux de vous avoir
aperçue, »
Après un échange de l'emerciements ct do félicitations,
l'officier s'éloigna.
Marie, 110 réalisa pas tout d'abord ln portée de ln bonno nonvelle, elle restait très calme, absolument comme si le l'clou!' du
Brasier no l'eût concernée en rien. Puis, tout li coup, elle comprit, une joie folle s'empnra d'eUe, et, saisissant les deux muins
de JulIette:
- - Ahl que je suis contenlel dit-elle,
_ Quel malheur d'être dans la rue, j'aurais si grand pluisir
il t'embrasst'rl
�':ABSENCE
133
xx
Franck sortit du Ministère, regarda de tous côtés et rejoi- .
gl"\lt rapidemeQt les promeneuses. Elles lui faisaient de loin
des signes qu'il ne comprenai.t 1)as. Le jeune fiancé, étourdi
par un tourbillon de phrases inachevées, implora:
- Je vous en prie toutes les deûx, un peu de calme! .Te ne
comprends rien à co que vous me dites! Allons! Je donne la
parole à ma charmante fut~e
belle-sœur.
- Si vous. saviez comme je suis heureuse 1 Le Brasier part
ces jours-ci pour la France 1
- D'où savez-vous cela?
- C'est Vt'llot, l'aide de camp du ministre, qui vient de
nous le dire.
n doit être renseigné .. . Je suis bien, bien content! Cela
fait revenir Pierre six mois plus tôt que nous ne ]e pensions ...
d nous allons pouvoir avancer l'époque de notre mal'iage ...
Quel brave homme que cc ministre 1
- Que va dire papn?
- 11 sera ravi!
.
La joie de M. Le lIan, sincère pourtant, ne fut pas pure de
tout mélange. Il grillait d'envie de raconter SOIl après-midi,
consacré il visiter, rue Lcpellctier, l'exposition d'un peintre
anglais ct néo -symbolique que pntronait lady Angrey. Tandis
qu'il félicita il sa IUle, avec toute la tendresse désirable, il songeait il llttrt lui :
. - Quand donc vais-jt' pouvoir parler d'autre chose?
Son désir était si visible quI' Marie Cil eut pitié ct demanda:
- Tu ne nOlis dis pas si tu as été content de ta journée'l
- Enchanté, l'av]! .J'ai vu des choses exquist's ct rares, des
idées d'une hauteur sublime c:prinu"es en visions ... en visions ... inouïes. achcva-t-tl, incapable de trouver Ull terme approprié.
Ce sont des aqunrc)]es'l interrogea POIiIll<'llt M. d'lIan tbier.
. Des aquarelles ... des pastels ... des émaux, des cartons décoratifs. Peu importo le procédé. Ce qui vaut, c'e. t l'inspirntion, tout cc <jlH' ce fll'and nrlÏstc a mis d'ùme, tout cc qu'il
suggèrc dallS la moindre toile ... 11 y a ... un grnncl lIlaehin ... où
l'on croit voir passer c1es cnCalle 'S candIdes ct des pnysnges ...
(lui semblenl faiLs des IIH\uYaisell pensées d'ull Jour de tell tation ...
�134
L'ABSEN CE
11 se tut brusqu ement; il avait épuisé ce qui s'était fixé dans
sa mémoi re de paroles qu'il jugeait admira bles pour avoir
passé par une bouche très admiré e. Franck et ses filles sè re-t
gardèr ent et rirent sous cape à s'imagi ner le ragoût piquan
que l'accen t de l'Angla ise avait dû ajouter à ces phrase s baroques.
Le conseil ler, conten t d'avoir placé sa tirade, accepta la
date suggéré e pour la cérémo nie et consen tit à tous les arrangement s propos és par ses enfants .
- Alors, reprit Franck , c'est bien décidé, je vais repren dre
mon service et je viendr ai passer à Paris tous les dimanc hes,
les samedi s quelqu efois, jusqu'a u momen t où je deman derai
une longue permis sion.
- Déjà une séparat ion, soupira Juliette .
- C'est un mauvai s temps qui dUl'era peu, j'espèr el Tenez
j'aime mieux vous dire la vérité: on m'a propos é, après une
période passée à Monl<;ouris, de me distrai re de la liste d'embarque ment. Je serais délégué à l'Ohser vatoire pour des travaux très import ants <[u'on vient d'entre prendr e sous les ordres de nos plus grands astrono mes. Pendan t quelqu es mois,
quelqu es années , peut-et re, il ne sera plus questio n d'.embarquemen t, de liste ou de départ... Plus tard ... nOlis vel'rons.,.
- OBI fit li jeune HIle suffoquée de joie.
Puis, oublian t sa réserve habitue lle, elle sauta au COll de
Franck et l'embr assa:
- Que je suis conten te. Mais c'est peut-èt re un trop grand
sacri flce. Je ne devrais pas l'accep ter,
- Si, si, c'est con venu. J'étais indécis ; les q llelques parrlos
il votre sœur ont dissipé toutes mes liésiéchapp ées tan~ô
tations.
Il prit ln main de Marie ct y déposa un affectu eux baiser :
- Merci, lit-elle tout bas. Dieu vous bénisse d'écart er pOUl'
un temps de ma petite les épreuv es et les danger s de la sépal'ation, acheva-t-elle dans un murmu re.
M. Le IIan fut enchan té de cc nouvea u projet.
- Du momen t <[ue /Iles fiUes sont heureu ses, que puis-je
deman der de plus'l Ne leur ai-je pas tout sacriflé1
Il était d'une absolue bonne foi ct persoll ne n'avait envic de
lui faire la grosse peine d'Ilne contrad iction,
- Eh biclI, Franck , interro gea Marie, voulez-vous que
nous fassion s le voyagc ensemb le? Il mc faut rentrer à Cherbourg prépare l' la mnisoll pOlit' le rctOllr de Pierre.
'l'II veux déjà nOlis ({uitlc!"l
Le temps passe vile, il IlC vu pas IIl'CIl l'csteJ' trop pOUl'
tout mettre Cil ordre.
�L'ABSEN CE
135
Tandis que, revenu e au foyer, Mm. Sirièze s'activa it à maints
arrange ments, qu'elle transpo rtait de lourdes piles de livres,
clouait aux murs des estamp es nouvell es, les bras dressés en
l'air, montée sur un raide escabea u, le Brasier repren ait la
route de -France . Il marcha iL vite, comme les bons chevau x
qui sentent l'écurie et on comme nçait à parler au carré de
Port-Sa ïd et des plaisirs attendu s. Pour les uns, ce seraien t
d'ausLères dîners chez les autorité s, pour les autres, des joies
plus fantaisi stes, pour tous, des nouvell es du pays, de chères
lettres qui n'aurai ent pas trop longtem ps séjourn é au fond des
sacs postaux .
Sitôt l'ancre mouillé e, la visite de la Santé terminé e, Pierre
descen dit à terre avec ses camara des. Par les rues étrangè res
qu'un sable impalp able poudra it à blanc, ils se ùirigèr ènt
vers la poste accomp agnés du fourrie r et la distrib ution fut
vite faite. Sous le ciel cru, chacun se mit à déchiff rer à part
soi, le.s petites feuilles venues de la patrie, souven t tachées de
larmes , baisées avec ferveur .
L'appe l fervent de Mme Sirièze n'atteig nit pas le cœur de
son marI . Pierre ne savait- il plU!; lire ces lignes tremblo tées et
supplia ntes? Marie ne savait-e lle plus les écrire avec son charIlle Lendre ct simple ? Il ne la compri t pas, il ne parvin t pas
;', croire ù la sincériL é d'un amour si gauche ment exprim é.
Il s'irrita à la lecture de ces phrase s timides et jalouse s et
méconLent de ne pas trouver un calme apaisan t dans les lettres
de sa femme, il les glissa fllI fond de sa poche d'un geste rageltr. Puis, il rejoign it le groupr , les yeux brillan ts et secs.
Nul ne devait devine r sa mélanc olie ct la fêlure grandis sante
par où s'enfuy ait son bonheu l'. Il )'egard ait d'un air indilTél'cnl la foule higarré !', plus cosllIop olite qu'égyp Lienne, à Ia(l'lClle se mêlaie nt déjà des bandes de il. cols bleus » farauds
ct curieux ,
Les officier s, « en liberté de manœu vre D, avaient résolu de
vbitrr la ville en voiture et de dîner au restaur ant, avant de
/Il1ir la soirée chez un grand négocia nt anglais qui, chaque
fois qu'lin bâtime nt de gUt~fI'C
fral~'is
était annonc é, sc hâlait d'OI'ganiser une soirée dllllsnnLe, pour ciment er l'enten te
cordial e.
Nnguèr e, Pierre cùL élé IH'II tenLé pnr ce genre de réunion s,
IllUis aujourd 'hui, il redollta it plus que tout, cc lacÎtul'l1e Sil~ièzc
toujour s prêl au Mbut de la campag ne à se retire/' dans
sa chamb re, les luLtes morale s auxque lles il étail cn proie dès
<IU'H se trouvai t seul. Désesp éré des malent enùus créés par
l'al/sell ce, il l'Il nccwi:liL tantôt sa fClIIIIIC , Lantôt lui-mêm e, eL le
lendem ain, il se repren ait il regrett er folleme nt Olga, regrets
�136
J:ABSENct~
qu'il se reprochait amèrement plus tard, comme une rélonie
en vers Marie.
Le dîner s'acheva dans un restaurant quelconque, aussi
bien de Londres que de Paris. Sur la table, nombre de bouteilles de li. Very dry cbampaign », décoiffées de leurs casques
d'or, se dressaient vides, La fumée blonde des cigarottes avait
peine à monter dans l'air lourd, et tous pflrluient à la fois.
Rouges et un peu excités, engourdis. par le c9pieux repas, ils
ne se décidaient pas à se lever.
- Allons, s'écria le docteur, si nous nous mettions en route?
L::l famille du négociant qui avait aimablement convié
chez lui les officiers du Bl'asier était nombreuse et accuciUante. Elle pratiquait l'hospitalité de cettc façon admirable, naturelle aux Anglais, Cl qui, HlJX colonies, a un · caractère de simplicité plus fmnilière que dans la mèrc-patrie. Au
hout de cinq minutes, Pierrc Sil'Îèze ct ses c::ltn:lradcs, dont
l'arrivée un peu tardive avait été saluée de cbaletlreux, hourras, se SCllt::lient toul à fait chez eux. Les enfants de la In::lilion, leurs amies, les jeunes felUnles comme Il's jeunes filles
("laient élégHlllcs d jolies ~ uu peu « fast » peut-êtrc, ainsi
que les rares Françaises qui so trouvaicnt là, mais sallS aller
trop loin, et en restant toujours de bonne compagnie ... Le docteur, cepenùant, (lUe l:J. perspective d'être avant peu «( remarié )) n'mnllsait guère, eût volontiers esquissé quelques
pas de haute fantaisie qu'il qunliHait de super-taugo, si Pierre,
jaloux ùe ln honne renolllllll'c de l'uni fOI'lIle français, ne l'eût
entraîné duns un coin où il l'aùmonesta vigoureusement. Le
docltur ('coula 1:\ SCIllOllCC sans prolpster, u\ais il no ce!!Sa.
pendant tout le CO\ll'S ùe la soil'~c,
qlli so prolollgea jnsqu'à
l'aube, do suivre le lieutenant de vuÏ<iseuu du regard et de
ha\,sser les épaules, lorsqu'il le vo)'nit sc livrer avec toute la
fougue d'lin midship, à l'étude ùu Fox.-'1'1'ot dont il n'avait
point eu jusllll'alol's l'occnsioll d'~IPlr{ci
les charmes. Nul
IIC llIontra plus d'culr.Ün, nul lI'out pl}lS de sllccès cette nuit\ù nuc le gendre de M, Le Han. ct jonH[u'il l'ugngna le bord, le
ICJlc!('main matin, il avait ln tète lourd(! ct le co'ur la:>, il était
méconlent de lui-même, furiellx d'avoir dOllne: ail docteur 10
droit de lui dirc cn ricunant : 0« Ileinl Sirièze, si votre renuué
savait que vous avez pas!ié ln nuit li dan!;!.'!' avec dl' jolies
~nglais',
ct il leur l:lisscl' croire ,que VOliS Nes célibataire,
pendant qu'elle vous croit OCC\11I<': à sQupil'l'1' clQv:wt son pOI'trait t'l il relire scs lettres d'un aÎl' sentimeutall •
�J:ARSEN CE
137
XXI
1
Depuis son retour de Paris, Marie poursu ivait l'exécu tion
d'arran gemen ts longue ment médité s afin qu'à son arrivée
Pierre trouvât une maison irrépro chable . Plus d'une fois, elle
regrett a les conseil s de Mm. d'Ermy le - en matière d'éléganç:(!,
au moins, c'était un impecc able arbitre - mais Andrée était
partie pour quelque s semain es en compag nie de l'ingén iqur
. Mm. Sirièze voulait embell ir son home, le rendre pllls coquet,.
plus nouvea u d'aspec t; son goût tombai t jus.te, en sçnéral , et
elle avait de 10Hes trouvai lles ... Les rideaux de toute la maison
furent changé s, elle les voulait plus clairs, plus légers, plus
simple s de lignes. Le bureau de Pierre, un peu sombre , gngnerait de la lumière ct de la gaîté par une disposi tion différe nte,
clle change a les meuble s de place, orna la chemi née d'une
vieille statuett e d'ivoir e découv erle chez un brocan teur et
qu'elle savait devoir plaire tl son mari. La jeune femme quittait le martea u pour l'aiguil le et ne prenai t guère de repos.
Elle lisnit beauco up. afin de sc mettre au couran t de!) œuvres
nouvelles. Elle ne voulait plus mérite r l'accus ation de futilité
que son mnd avait portée contre elle, dans ses derniôr es lettres. Aucun livre sérieux Ile l'effray ait: elle voulait montre r
à son mari qu'elle n'était pas inférie ure à MIl. Tiriatc heff.
Livres d'art, de science , M6moires, Traités de psycho logie:
clic p.u·cou rait tout, et tant d'éléme nts divers s'entas$ aient
sans prépnr ation dans son jeune ce~vau,
,qu'il y régnait une
inexpri mable confusi on. Enervé e par la rntigue et l'attent e,
elle passait de longues soirées au coin du feu à lire fiévreusement , ù coudre 0\1 hroder jusqu'à ce que, devant ses yeux:
br01és, les points ct les nuance s Ile fussent plus qu'un brouillard indéch iffrable . Le feu tombai t, la lampe baissai t ct qunnù
ellt' gngnui t son lit, sa SU l'excita tion él~ùt
telle qu'elle ne pou'-ail prc:ndre aucun repos. Alol's, p('lIelant les hl'ur~
SalIS fin
de la nuit, son imagin ation s'empo rtait, ct elle se représe ntait
par avance , dans ses moindl'(,s détails, ce que serait le retour
de Pierre, ln joie du revoir, la reprise de la ùouce vie, ces
longs mois cIfucés, oubliés COlllllle un innuvai s rève. Elle prévoyait chnque geste, chaque parole. Elle songea it à la robe
qu'elle portern it cc jour-Iù . IIne robe <{u'elle voulait d'un
bleu tl'è!'l effacé ct qui devait rappele r une de SClI toilette s d<>
Ilaneée, aimée pOl' lui.
Il !\l'l'Ïvcr?it un matin, un mutin de printem ps avec du so
�138
L'ABSENCE
leil, et déjà des bourgeons aux arbres. On la préviendrait sitôt Je bâtiment signalé par les sémaphores de la côte. Vite, elle
courrait vers la Place d'Armes et elle verrait le Brasier rentrer au port, avec la longue flamme de guerre flottant jusque
dans l'eau. Il ralentirait sa marche ... stopperait au milieu de
la rade. Et bientôt les pavillons multicolores, hissés au haut des mâts, diraient à la terre, en leur style télégraphique, 'mille
choses, qui, pour elle, signifieraient: « C'est nous, nous voilà!
Hourrahl nous voici revenus! })
Le docteur maugréait en se mettant à table:
- Avouez que c'est dégoCttant de rentrer en Francc au mois'
d'avril pour y trouver du venL, un ciel gris, et pour voir réapparaître la fâcheuse table à roulis dont nous espérions si bien
avoir Hni.
- Le fait est que, depuis deux jours, nous écopons un sale
coup de tabac 1
- Le Pacha a tout à fait renoncé à relâcher à Brest?
- Ah! bien merci! non, par exemple! mieux vaut être secoué et arri ver sans retard.
- Ces gens mariés, quels égoïstes!
Dame! les joies du revoirl. ..
- Jolies joies, grogna le docteur. Rctrouver lcs scènes
journalières, les: « Tu ne t'es pas essuyé les pieds. » Etre
forcé de serrer ses pipes ct son tabac, être rationné de cognac 1. .•
A mesure que le temps avançait, Pierre se trouvait le cœur
aride cl triste. Il s'interrogeait avec anxiété, se demandait s'il
avait Lout il fait désappris d'aimer Marie. Et commonL la retrouverait-il'] Seche, froide, sans doute, CODlIllC l'avait Illontl'ée
(~crtnies
de ses lettres'? Jalouse, fantasque? Les dernil'res pouvaient le fairc croire. En tout cas, en dcllunce, soupçonneuse ...
serait-elle sincère'? Il se le dem:mdait.
. . . . . . . . . . . .
. . . .
Pierre montu sur le pont où l'appelait son service. L'officiel' qu'H remplaçait lui dit, cn lui remettant Je quart:
_ Voyez ÙOIlC comme la 11Iel' sc faitl La houle Il beaucoup
grossi depuis l'aube. Il est temps ù'arriver; cette nuit, il y
aura ulle vraie tempête et le voisinage du Raz lllanchnrd manqUl'rait d'agrément. Ab! j'oubliais 1 Le commandant vous prie
de le faire prével)Ir quand les Casqucls seront signalés.
Des oiseaux ùJ mer volaient, jetant de l'nuques appels, ct
leurs uiles blanches sc confonùaient avoc les crêtes ùes va·
glles.
,UjClltôt, l'ofllciel' nt signe il un homme de quurt :
�L'ABSEN CÈ
139
- Timon ier, allez préven ir le comma ndant.
Celui-c i vint le rejoind re, le front soucieu x.
- Je suis ennuyé , dit-il, le mécani cien vient de m'aver til'
qu'il craigna it un peu d'échau ffemen t dans une tête de bielle,
et nous voilà forcés de marche r à toute petite vitesse . Nous aurons le jusant contre nous, cela va nous faire arriver à Cherbourg à des heures imposs ibles 1 Ils vont être furieux aux mouvement s du port. Nous serons peut-êt re obligés de mouille r
tout simple ment, d'autan t plus que le sans fil est détraqu é et
que je ne puis annonc er notre retard.
- Bahl comma ndant, combie n y a-t-il de mois que nous
n'avons été amarré s sur un corps mort?
- C'est vrai! mais justeme nt, cela me faisait plaisir de
change r un peu ... Voyez donc comme le jour tombe vitel Regardez, cette côte est lugubre sous ce ciel fermé. Il y a en CE;
momen t de furieux assauts de vagues au pied des falaises . li>
La mer se creusai t à chaque minute davanta ge. Plus d'un
pensai t: L'amèn erons-n ous au port, notre pauvre Brasier?
Irons-n ous nous briser avec lui sur Jobour g ou sur la Hague?
Le temps durait à bord, eL un soupir de soulage ment accueil lit les feux de la digue. Enfin 1
On comme nçait à craindr e de n'an'i ver jamais.
Il était nuit quand Pierre débarq ua sur le BéLon désert a
celle heure. Une lantern e vénitie nne, à moitié déchiré e par
lc vent, éclaira it seule la rudime ntaire voiture d'une marchande de pomme s de terre frites qui attenda it encore de problémat iques clienLs.
- Tiens, il a plu ici, Ji 1 le docteu r, cn retiralt t son pied
d'uno large flaque d'cau,
Lu petite troupe marcha silenci euseme nt jusqu'a ux prelllie rs.
cabare ts d'où sortaie nt des voix querelleuse:>, puis 011 se serra!
la matu, et chacun se hâta vers sa demeu re par les rues au
:>01 détrem pé.
Marie avait Lant travaill é pour acheve r ses prépar atifs que,
surmen ée au physiq ue pal' une excessi ve dépens e de force,
.,urmen ée au moral par ses inquiét udes, elle souffra it, ce jourlit, d'une atroce migrain e. Assise devant son couver t solitair
e,
cHe toucha il peine aux mets présen tés par Marian ne, eL elle
avait si peur de remuer sa pauvre tête endolo rie qu'elle retardait le momen t de quiller la :>u11e }l mange r pt de gagner
.sa cllamb re, li f.!llait sc décide r pourtan t. Elle ::.e tenait 'pL___
jlibJem cnl debout el elle heurta, HU pass::tge, une' chaise dt,
�'140
l'antichambre. Au bruit, Marianne accourut et s'écria, pitoyabIc:
'
- Madame a l'air bien malade, ce soir. li faut vite guérir
pour qunnd Monsieur reviendra. Mieux vaut qu'il ne soit pas
arrivé aujourd'hui.
.
- Ce n'est pas grave, la migraine, et je ne pense guère voir
Monsieur avant nprès-demain, d'après cc qu'on m'a dit à la
Préfecture. J'aurai le;> temps cl'être guérie.
Au même instant, ùn bl'usque coup de sonnette les fit sursnuter. Marianne n'aimait pas ouvrir à la nuit close; elle
s'avança lentement:
- Qui est là? demanda-t-elle, toute tremblante.
- C'est moi, c'est moi, cria une voix impatiente, ouvrez
vite 1
Marie s'élança. Dans leur trop grande hâte, toutes deux emj)rouillaient les serrures. Enfin, elles réussirent à tirer les verrous ct Pierre apparut ruisselnnt de pluicj le capuchon cléGOl1vruit seulement ses yeux et ses moustaches trempées. Marie tomba dans ses bras ct il l'entraîna vers la lumière.
La Bretonne s'enfuit, les laissant seuls.
Pierre serrait sa femme contre lui avec une force passionnée. Muets Lous deux, ils étaient envuhis par une joie proConde ct cl'aignaient qu'nn seul 1110t ne brisflt Je charme. Il
bnisait doucement son front, écul'luit de scs lèvres les mèches
Colles qui l'ombragenient. Spleen, inquiétudes, tout s'était évanoui. Son cœur nageait dans ulle félicité telle qu'il s'écria:
- Dien! qlle je suis heureux 1
11 l'écartn un peu pour la l'egurdel', ln r<:voir, e;>t il lui dit :
- - Tu n'as pas changé, tu es toujour)ll aussi jolie!... un peu
pûlotte, peut-être ...
- J'ai eu lu migraine, cc soir, mais te revoir m'a guédel
- ,\h! <[ue je suis hcurcux! répéta Pierre. Il ne trol,lvalt
:ion il dil'r, écrasé par 3a joie. EIle n'était pas encore remise ct
]louvait :\ pei ne c:roÎl'e que l'heure atlendue depuis si longtemps fut (~1il
venue. Elle s'étonnait de voir combien pell la
réalité était selllblnhie n ses songes ct elle restait ubasourdie.
Ii sc mit i. rire C11 la regardant:
- 'l'li es comme moi, tu as t:ml de choses ù raconter qlle
• tu 110 salo; pas par où commencer.
- C'cst ('cla, répondit-elle, ct, malgré ses efforts, elle continuait ù sc [nlre.
Un ,:\Ilglot arriva jus«u'ù eux, rOl/lpant le si!rllce 10UI'(I, d
ft! "ril' s'écria:
..--: Ponvre Mnl"ituUle, va lui dire un mot. Songe il SOl1 chagrin de le vojJ' ]'('v('JliJ', alors <I1I1' son Inari est n·.\tl~
là-hast
�r/ABSEN CE
141
Elle est telleme nt malheu reuse! J'ai peur qu'elle ne se remette
pas!
Pierre sortit et pressan t les deux mains de la Breton ne:
- JI vous a aimée jusqu'à la dernièr e heure et n'a cess.!
de
parler de vous. Si vite qu'il ait été enlevé, sa dernièr e pellsée
a dû être pour vous. « S'il m'arriv e malheu r, m'avait -il dit un
jour, rappele z-lui que je la bénis et qn'eHe ne pleure pa:;. li
Il est mort bravem ent, en bon França is, en bon marin. Voici
la médail le qu'on a retI'ouvée dans ses papiers ... Ses 'c amarades m'ont dit qu'il la , portait toujour s et qu'il l'avait ôtée ce
matin-Ul parce que son ruban était rompu. l>
De sa main trembla nte, Marian ne fit sauter les cachets de
cire qui scellaie nt l'envel oppe blanch e où l'on avait placé une
pauvre médail le d'argen t, souven ir d'un pèlerin age à SainteAnne d:Auray. L'imag e rudime ntaire frappée , s'était presqu e
effacée à la suite d'un long usage. Lorsqu 'ellc eut entre les
doigts le mince cordon noir suspen du, pendan t 'tant d'année s.
au cou de :;on Alain, la malhé'ureuse veuve frisson na d'un grand
frisson . Puis, elle porta pieusem ent la relique à ses lèvres et se
remit à pleurer , affaissée sur une chaise, la figure enfouie
dans ses mains. Bientôt , elle se releva et, essuya nt ses yeux
rougcs :
- Merci, Monsieur, de m'llvoi r dit de si bonnes choses...
c'est Hni mainLcnant ... Je vais repren dre mon ouvrag e ...
Désorm ais, sans plainte s, presqu e sans larmes , elle continu
de travaill er ct d'atten dre nvec patienc e que, sa tâche enfina
accomp lie, Dieu lui disç: C'est aSSIlZ, repose- toi.
Pierre ct Marie montèr ent lentem ent l'escali er, enlacés , leur
belle joie uh peu tombée au contac t de cette douleu r. Cependant, en entrant dnns la chamb re dont il avait souven t rêvé
dm'ant la campag ne, le jeune marin eut de nouvea u ce cri
d'allég resse:
- Ah 1 que je suis heureu x, que je suis heureu x 1 Il fait bon,
ici, il fait chaud! J'ai eu si froid ~IU
cœur, si froid, si froid ...
Il s'éloign a de quelqu es pa" :
- Mais, je ne suis qu'un all'reux égoïste, je m'uper çois <IUIl
mes vêteme nts, trempé s d'cau de 1I1:er et de pluie, vont faire do
ta chamb re un lac 1 Si tu le permet s, je vais passer quelqu e
chose de sec.
Il avait descen du de ce bord, qui venait d'être si longtem ps
son chez lui, une pl'lilc valise i'1 com plètcm ent garnie. Peu
de ses vêteme nts étaient resLes il terre. Marie alla décroc her
d'une armoir e un veston ancien qui sentait Je camphr e, ct la
naphta line: Ces odeurs , le mouve ment, la' réactio n peut-êt re
d'une émotio n Lrop forte ramenè rent, plus violent es, ses clou-
�142
L'ABSENCE
leurs de tête. Pierre la vit tout à coup vaciller, tomber sur une
chaise, blême, le nez pincé, les yeux à demi-clos. Elle ,souffrait visiblement et sans attendre, il la porta jusqu'à son lit.
Il retira les fourches d'écaille qui retenaient la masse lourde
de ses cheveux soyeux qui se répandirent en un somptueux
manteau. Il ne put résister à la tentation de natter la nappe
ondoyante, comme il le faisait naguère. Il fut maladroit, tira
trop fort, embrouilla les mèches; une crispation douloureuse.
contracta la figure de Marie. Désolé, et confus, il balbutia:
- Pardonne-moi, j'ai tant de peine de t'avoir fait malI
Elle sourit faiblement et passa sa main sur la joue hâlée de
son mari, en murmurant:
- Je ne peux pas parler en ce moment, je souffre trop.
- Cbut! fit-il, ton garde-malade t'ordonne de te taire.
Il alla s'asseoir près du feu et la contempla longuement.
Elle s'était endormie, mais, sur ses traits pâlis, passaient encore parfois des contractions causé,!!s par la soulfrance. L'heure
s'avançait; fa ligué aussi de celte journée de surmenage physique et moral, il voulut se reposer; mais ses membres avaient
désappris les mouvements doux, silencieux auxquels s'accoutument ceux qui vivent auprès d'une femnie délicate. Lorsqu'il sc leva, il fit tomber son siège avec un bruit retentissant.
Marie, réveillée en sursaut, ouvrit ses yeux effrayés et les
referma vite. Toul confus, il tâcha d'être plus habile, mais
son pa's, alourdi par les quarts fréquents, ébranlnil le parquet,
les portes claquaielll Cil des heurts durs. Elle se réveilla de
nOllveau ct ne retrouva plus le sommeil.
XXII
Les exigences du service rappelaient le marin à bord, dès
]e lendemain mt\tin. Quand il Cut parti, sa femme prit un peu
de repos. Deux heures plus tal'd, cHe étnit levée ct s'acti vait
dans la maison. Ses cheveux, laissés dénoués, étaient retenus
par un largo ruban, aussi blanc que sa robe.
Pierre rentra vers midi. Il inspecta d'un regard la coquette
demeure et s'écria:
- C'est vraiment joli, chez nous... et toi, chérie, tu es charmante, avec tes yeux brHl:mts et ton teint clair.
- Vois-tu, répoqdit-olle, nous allons Sl~poser.
que tu cs
r('venu aujourd'hui, seulement. Hier, j'Hui s malade, anéantie, ct il pleuvait trop pour un jour de fêtel
�L'AlISllNCll
1<13
Assis dans un confortable fauteuil, Pierre fumait sa cigarette et contemplait Marie d'un air heureux. Il n'éprouvait
plus ni inélancolie, ni remords, il s'imaginait avoir rêvé-craintes, froideurs et reproches. Au diable les soucis, finie l'absence,
finie la solitude, effacé)e souvenir d'Olga Tiriatcheff. La vie
d'autrefois reprenait avec la jeunesse, insouciante, et la lune
de miel.
Ce paradis dura ce que durent les paradis terrestres. Il n'y
avait pas de longues heures que l'officier était revenu au gîte,
quand se révélèrent les divergences d'idées et de goûts que la
séparation avait fait naître.
Toute au bonheur d'avoir retrouvé son mari, Marie eût
vpulu le garder sans cesse près d'elle. Sa surprise, son chagrin
fbrent grands, lorsque Pierre annonça d'un ton naturel, peu
de temps après son arrivée, qu'il partait à Paris ,pour se faire
recommander au ministre.
- Je veux lui rappeler ma tête, disait-il.
- Tu m'emmènes?
- Oh! non, chérie. Y songes-tu? Deux nuits de suite <.>u
wagon, avec qllatorze heures de Paris en guise de repos!
- Je ne t'ai pas retrouvé pour te reperdre si vite! Emmène-moil Nous resterons quelques jours chez papa, nous irons
au théâtre, nous ...
- Impossible, interrompit-il vivement. Tu n'as pas l'air
de te douter que je n'aurai ma liberté qu'après le désarmement du Brasier!
- Alors, ne va pas il Paris! Ricn nc te force il aller au
Ministère.
'
- Comment; rien ne m'y f~rce?
Et mon avancement? Tu
supposes que j'ai été bourlinguer à Madagascar afin que les
peUts camarades, restés à faire visiter les cuirassés de l'escadre aux belles dames, mc passent SUl' le dos?
- Tu cs donc devenu ambitieux '!
-- Pus du tout!
Il commençait à s'énerver de la voir deviner si vite ce fIU'i1
f
ne s'avouait pas elJcore.
- Mllis, j'aj horreur des injustices! ajout a-t-il.
.
- Emmènc-moi, IIl0rs!
- Oh! que tu cs peu raisonnable! Te mettre dans un
pareil état pour une séparation de deux jours 1 Tu répètes sans
cesse: « Emmène-moi li, COll1ll1e un bébé, (lUunù je t'ai dit
que tu ne pouvnis pas lUe suivre!
1
Le ton était cassant. A vivre avec des hommes qu'il COlll mandnlt, pour la plupart, Pierre avait oublié les formes
�lH
L'ABSENCE
douces qui changent en prière l'ordre péremptoire dont peut
s'effarer une femme.
Marie, froissée, n'insista pas.
- Pierre ne m'aime plus" songea-t-elle. Sa détestable ~ar
rière me l'a repris! Je hais, j'exècre la marine, l'odieuse marinel
Elle avait prononcé tout haut ces derniers mots et s'adressait à Marianne qui venait d'entrer.
- Que diriez-vous, Madame, grand Dieu! si vous étiez de
moi'l répondit-elle.
Pour la première fois de sa vic, Marie endurait une peine
sans s'épancher en sanglots prolongés. « Bébé )l avait dit
Pierre. Il verrait tout ce qu'un mari perd, le jour Oll sa femme ne pleure plus ct concentre au fond d'elle-même ses chagrins et ses rancœurs.
- Qu'il ne suppose }>as, dal1s sa fatuité, que je vais faire
la moindre avance. Il me sacrifie à son avancement, je trouverai bien, il mon tour, quelque chose il lui préférer.
Puis elle revenait il d'autres penl;ées. Ce qu'elle avait rêvé
d'exquis rendait lâ réalité plus sombre, la déception plus douloureuse. Elle contenait ses larmes pal' un grand effort, tout
son orgueil blessé, révolté de cc qu'clic appelait la dureté de
Pierre. Elle était bien décidée il manifester sa rancune en
n'allant pas il l'avance de SOli mari, 10l"squ'H reviendrait de
Paris, ses délllarchcs terminées, Pourtant, quand l'heurc fut
proche, sa résolution commenç'ait à faiblir. La visite de
!\[m. d'Erlllylc, reveJ1ue clu matin même, fit envoler ces velléités
d'indulgence. Marie n'avait plus d'aITectiol1 pour son amie:
elle subissait encore l'attrait de sa conversation. M. Sirièze
surprit les deux jcunes femmes au plus fort d'un long bavardage dont il n'avait pas fait tous les frais. Après quelques politesses, 1.ndrée se retira ct lljouta uvec le plus gracieux sourire:
- Mon mari est tout il fuit guéri de SOIl accès de misanthropie ct nous recommençons à voir quclqués amis. VOltS 1I0US
trouverez tous los soirs ... j'espère que vous viendrez frapper
souvent à notl'c porte. Ma pauvre amie, vous verrez comhien
notre pctit cercle est réduit 1 Il Y manque votre père ct MIlo Juliette, M. d'Ilnuthie)' cst toujours sUr la l'otite de Paris, 1('
pauvre Georges d'Allonges l'st parti pour l'Extrême-Orient ... il
n'y a que cc bon Lurinee qui vient nous dirc son petit bOllsoir
quotidien. A bientôt, n'est-cc pas'?
Pierre était de fort muuv:lisc humeur: le ministre n'avait
rien promis.
�L'ABSENCE
145
- Quand on ne sort pas d'un sous-marin, c'est inutile de
rien demander, on ne vous écoute même pas!
Lorsqu'il eut bien récriminé, il fit retomber sur sa femme
les éclaboussures de son mécontentement.
- Pourquoi n'est-tu pas venue à la gare?
- J'étais très fatiguée, et, à'.ailleurs, tu m'as prouvé que
tu pouvais te passer de moi.
- Dis, plutôt, que tu as préféré écouter les ragots de cette
femme qui me déplaît au delà de toute expression. Je te Cais
mes compliments, tu sais bien choisir tes amies!. Tu vois toujours intimement ce sac de plâtre?
- Tu as une manière de me parler! Oui, c'est mon amie,
oui, je la vois intimement, ct je la trouve charmante! Qu'as-tu
il lui reprocher?
- Toull sa peinture, sa voix, sa démarche, ses allures. Elle
a une réputation douteuse et son mari est un imbécile qui se
laisse mener par le bout du nez ...
- Ce n'est pas vrai, ce n'est pas vrai! Qui t'a rapporté ces
calomnies? M. d'Ermyle est au contraire trop sévère pour sa
fcmme ... et d'abord, cc sont mes amis, je ne veux pas qu'on
('n dise du niaII
- Pourquoi t'êh'e liée avec des gens qui me déplaisent? Tu
savais bien quelle impression ils m'avaient fllit.e quand ils
sont arrivés ici.
- Pourquoi m'en serais-je privée? Ton éloignement me
créait, en vérité, tant de moyens de me distraire! Sans eux
je sernis morte d'ennui.
- Tu avais d'autres amis plus honorables ct plus anciens.
Mme Galloin, pal' exemple, que tu as complètement négligée!
- Qu'en suis-tu?
'
- EUe me l'a écrit.
-- Joli rôle joué par cette excellente femme!
- Mme Galloin est une vieille amie que je respecte infiniment et que je place il cent coudées nu-dessus des rastaquouères de ta précieuse amie.
- C'est bien à toi de purler de rastaquouèresl Et ta Russe,
ton aventurière ...
Pierre s'était levé, il tremblait de colère:
- Marie, tuis-loil Je ne supporterai pas, .. Il parvint à sc
dominer. Un silence de mort tomba entre eux ct ils demeurèrent accablés. , .
UII même remorùs les rejeta l'un vers l'uutn', enlacés, cœur
contre cœur, ils sc demandèrent partlon, et échangèrent à
nOUVNHl le serment, trop souvent oublié, d'éviter toute querelle.
�·
146
1
"
En gage des bonnes résolutions prises, l'officier offrit à sa
femme d'aller voir les d'Ermyle aussitôt qu'il aurait repris courage:
- J'ai reçu un coup en apprenant que mes peines resteraient inutiles et que je ne devais pas .espérer de commandement cette année. Il faut que je sois un peu remis pour affronter visites et soirées.
Marie n'insista pas, elle n'était pas très pressée de retourner chez Mono d'Ernlyle'... elle voy.ait clair, à présent, et sentait que tout n'était pas inju~te
dans les appréciations de
Pierre ... Seulement, il aurait pu exprimer d'autre façon l'opinion qu'il avait d'Andrée et ne pas exciter chez sa femme l'esprit pe solidarité féminine ... et l'esprit de contradiction.
Il fallait tâcher d'oublier cette fâcheuse scène, rappeler au
foyer la concorde ... se dévouer. La jeune femme s'appliqua à
remplir auprès de son mari un rôle de consolatrice qUi l'excéda vite. Elle trouvait mesquins des regrets uniquement causés par une déception de carrière et les histoires du bord, les
détails du service l'assommaient. Elle essaya de parler de
choses intéressantes.
- J'ai fait de grands progrès, dit-elle, j'ai beaucoup lu,
pendant que lu n'étais pas là, tu pourras me parler de tes
journaux, de tes revues, sans que je te réponde des enfantillages. Je n'ai peur ni des articles ennuyeux, ni des questions sérieuses.
Un sourire d'incrédulité effleura les lèvres de PIerre, II
tenta plusieurs fois l'épreuve ... la jeu Ile femme, intimidée,
n'en sortit pas il son honneur.
- En vérité, dit-il, j'ai J'aÏl' d'un cuistre qui fait passer
un examen à Ull candidat effaré! Ce n'est pas fait pour les
petites Hiles, ces affaires-là, ajouta-t-il gentiment dédaigneux.
Que se dire? Ils évitaient d'évoquer entre eux l'absence.
Trop de circonspection eùt été nécessaire pour éviter les allusions, les souvenirs douloureux, Quant li l'avenir, ils osaient
il peine l't'f11eurer, leurs idées différaient trop sw' cc poiut,
comme SUl' tant d'autres.
Ils ne retrouvaient pas l'accord perdu,
A l'exaltation des premières heures avait succédé chez
Ma.. Sirièze un grand abattement. Voilà donc quelle serait sa vie
désormais: des années d'isolement, de craintes, de luttes, pOU/'
aboutir il des périodes comme celle-cl, plus tl'istcs il mesure
qu'ils vieilliraient, que leurs âmes se feraient diverses, qu'ils
prendraient l'habitude de vivre l'Url sans l'autre! Certes, elle
n'hésiterait Jamais ù faire son devoir, qu'elle voyait plus net-
�L'ABSEN CE
147
tement de jour en jour, mais ce devoir lui sembla it un peu
rude, et sans joie.
Elle n'avoua it pas ses pensée s à son mari. A quoi bon? Féru
de sa carrièr e, Pierre ne tiendra it aucun compte des tourments de sa femme.
n fallut bien, un soir, se décide r à se rendre chez Mm. d'Ermyle. P~re
garda son avis sur Andrée , il reconn ut s'être
trompé sur le compte de l'ing9n ieur. Les deux homme s éprouvèrent vite une mutuel le sympat hie et Mm. Sirièze retrouv a
passag èremen t SA gaîté. Mais elle eut la surpris e de voir
qu'Yves Larinc e dédiait aujourd 'hui à Andrée le cuIte dévotieux que Marie avait repouss é, et, malgré son indiffé rence,
elle en ressent it quelqu e agacem ent. Dès lors, ses yeux s'Oùvrirent . complè tement , ellc soupço nna n'avoir été qu'une inconscie nte marion nette aux muins d'une prodigi euse coqueLte.
Trop primes autière pour cacher celte impres sion, elle laissa
échapp er devant Pierre quelqu es réflexio ns désabu sées.
- Il Y a longtem ps, répond it-il, que mon opinion est faite,
tu le sais bien. Je crois que la dame ne vaut pas cher. Tu as
été longue à t'en apercev oir. Sans indiscr étion, qui t'a fait
sortir de ton aveuglmnt~
Marie se troubla et rOllgit, de telle sorte que son mari voulut à tout prix connaî tre la raison de son émoi. Et ce furent
encore les malvei llantes insinua tions (J. d'amis :0 qui augmentèrent ses inquiét udes en rappro chant. .. par inadve rtance ...
le nom de 'sa femme de celui d'Yves Larince . Il fallut à Pierre
UJl rude empire sur soi-mêm e pour maitrfs
er les pensée s tumulLueuses que flrent naUre ces prétend ues révélat ions.
Son attitude impéné trable épouva nta Marie. Elle guettai t,
désolée , une minute de détenle , qu'elle n'osait espérer . Elle
cut ennn le courag e de lui dire :
- Je crains que mOIl intimit é avec Andrée ne te contrar ie
par trop. Si tu le désires , je suis prête ù t'en faire le sacrific e.
- Ma résolut ion est prise, répond it-il d'un ton sec. Que tu
le veuille s ou 11011, nous ne remettr ons jamais les pieds dans
cette maisoll.
Suffoquée pal' cette brutali té imméri tée, la jeune femme réclama une explica tion.
- Je te conseiUe d'imite r ma réserve , lui répond it-il. En
me taisant , je nous évite à tOI1S deux de fâcheus es et irréparables paroles . Il ne sera plus jamais questio n de ceci entre
nous.
T! ne "011111t pas en démord re, n'écout a rien, n'obser va rien
du chagrin profon d où sa femme était retomb ée ct dont ne
parven aient mêllle pas à lu distrair e les lettres de Juliette .
�14S
'.
1
L'ABSENCE
Minée par le chagrin, délaissée tout le jour par Pierre, Marie
cherchait à s'expliquer la rigueur subite de son mari:
II. Ou il ne m'aime plus, alolis pourquoi m'avoir menti les
premiers jours? ou il croit que j'ai des torts sér,ieux, ~t il ne
me permet pas de me défendre. l) Elle se révoltait contre cette
injustice ct dans son désarroi moral elle en arrivait presque à
regretter de s'être jugée avec unfl sévérité si scrupuleuse.
Pourquoi tant d'efforts, de sacrifices, pour en arriver à une
aussi complète banqueroute de son ménage?
Un matin, Pierre annonça:
- Je ne t'obséderai plus longtemps, ma chère amie. BaUiè·
res me prend comme second. Je repartirai après le mariage
de ta sœur.
Elle s'était levée toute droite, blême, agitée d'un tremblemont intérieur. Une lutte se livrait entre son orgueil et son
cœur déchirés. Son mari avait déjà la main sur la serrure,
quand elle rappela avec un cri de détresse:
- Pierre, Pierre, je t'en supplie, ne m'abandonne pasl
Oh l comment te dire, te convaincre? Reviens, reviens ici! Tu
veux me faire peur, n'est-ce pas? Tu n'as pas cette idée
cruelle?
Il s'était retourné, effrayé des sons rauques qui s'échappaient péniblement de sa gorge. 11 lu vit si blanche, si changée, les lèvres décolorées, les yeux cernés par l'angoisse,
qu'une grande pitié s'empara de lui. Il se rapprocha doucement et la prit dans ses bras. Ln tête cachée contre son cpaule,
elle lui conta toutes ses souffrances, elle I)eignit avec des mots
tragiqucs et simples les luttes, les désespoirs que supportent
les isolées.
- Quand tu seras parti, qui pourra me guider, me défendre?
Est-ce mon père qui m'apportera un soutien solide'l est-cc ma
sœur qui, absorbée par son mari, va étre perdue pour moi 'Z
J'ai bien vieilli, depuis quelques mois.,. Suis-je capable de
me passer de ton appui? Ait! c'est trop, trop affreux 1 Je t'en
supplie, aie pitié de moi 1
Il se dégagea, indécis, boulcvOl'sé par celte douleur. Il ne
voyait pas nettement son devoir, il avait peur de sc laisser
nerveusement attendrir ct de ne pas diriger leurs destinées
dans la voie droite. Où était le salut, sinon dans leur amour?
Trouverait-il dans l'éloignement la force d'oublier? L'absence
qui avait blessé leur tenùresse emporterait-elle de même toute
rancune, tout malentendu? A demi agcuouillée dans une bergère profonde, Marie sanglotait, la figure enfouie dans les
cou&sins. Une longue mèche <te ses choveux défuits tordait
�L'ABSENCE
ses anneaux sur le brocart ancien. Son attitude n'était point
celle d'une coupable: elle implorait la pitié ct non le pardon.
Piene, ébranlé par ses supplications ardentes, commen'çait à enlrevoir la vérité. Il avait porté contre elle un juge~
ment trop sévère, il avait mal compris dE:'s paroles impru·
.(lentes et cette explosion de larmes démentait l'indifférence
dont il l'avait accusée.
« Rien n'est perdu, songea-t-il, si nous retrouvons notre
confiance d'autrefois l'un dans l'autre.
- Ne te désole pas ainsi, lui dit-il. Rassure-toi; en tous cas,
je vais refuser cet embarquement puisqu'il te cause tant de
peille. Allons, je suis heureux, car je vois que tu m'aimes encore., . .J'avais si peurl
Elle lui répondit par un tendre ct douloureux regard. Il lui
prit la main et y déposa le meilleur baiser qu'elle eCit jamais
reçu.
. Il ne fut plus question de rien pendant une semaine, la
paix et le calmo régnaient dans le ménage. Un soir, l'officiCl'
annonça d'un ton tranquille:
- Voilà qui est fait. On m'accorde six mois de convalescence ct je me ferai mettre ensuite en congé :.;ans solde; cela
va me permettre de travailler le concours du contrôlo. Si je
suis reçu, cc que j'espèl'(', je ne te quitlerai plus 1 »
Il la "egarda, surpris de ne pas enlendre SOIl cri de joie.
Elle avnit perdu connaissance. Quand elle revint à elle, elle
aperçut son mari, qui agenouillé, la contemplait d'un air
anxieux. Elle sc souleva, ct, les yeux ,flxés sur ceux de Piorre,
elle dit UII « merci 1 » qui rendit son sacrifice moins rude.
Il venait à son tour de soutcnir un dur combat, ct l'amour
,Ue la femmc n'eût pas sufIl il vaincre l'amour du métier. SeuICI\J,Cnt, profondément droit ct juste, il avait été cmu de cet
app 1 Ù la p"otectiol1 promise, à l'appui juré dev~nt
l'autel. Il
ctniL Je lUari, responsable de ccttc cnfant, trop fmble pOUl' r6-;isler :lUX assauts journal1el's que la vic inflige.
Sa résolution prise, il 1il lous ses efforts pour cacher à
,.Marie cc qu'ü l\1i coûlait d'abandollner scs rèves; elle ne sut
jamais cOlllbien son cœur était 10Ul'd, le jour où il franchit
pOUl' la dernière fois la passerelle du Brusier, désormais amarré au fond de l'arscnal, où il allait sc rouillcr el vieillir, dans
cette décbéallce rupide des navires destinés il ne plus naviguer.,. si 1'011 ne fait appel, tout d'ull coup, fi lellrs vertus
gut'I' riè l'(''S.
�,
150
L'ABSENCE
XXIII
Le soleil glissait par la chambre et accrochait de p.a ssagères
lueurs aux galons d'or de la tenue. Sur un fauteuil, gisaient
le sabre et sa dragonne suspendue à la large tresse du ceinturon.
Pierre se pencha et vérifia d'une main mal assurée la solidité des attaches.
Sans doute, il remettait, pour la dernière fois, cette tenue
d'officier de mal'Ïne qui avait hanté tous ses rêves d'enfance 1
Dans SOI1 nouveau corps, il aurait sans cesse l'occasion de
réendosser la redingote galonnée, de remettre la casquette,
qui s'enrichirait un jour de branchettes de chêne, mais ...
mais ... et il trouvait puériles les larmes qui embuaient sa vue ...
les épaulettes, les épaulettes d'or, l'insigne des combats, des
gloires militaires, sortiraient-clIcs jamais de la boîte verte
où il les serrerait cc soir, comme dans leur cercueil? Il les
tenait toutes deux, et ses doigts . jouaient ùans les franges légères; il inclina la tête, écouta si nul ne venait ct, furtivement, il déposa un baiser sur chacune d'elles:
- Allons, dit-il il. haute voix pOUl' dissiper son sourd ma ~·
laise, allons, je ne suis qu'un imbécile 1 Qui sait ce que nous.
réscrve demain? Et puis, un peu de clinquant Cil moins, qu'est.,cc que cela fail?
'Il se tut brusquement. Vraiment, l'existence lui accordait
trop peu de compensntlons. Il avait renoncé à une carrièrc
qu'il aimait ct il ne trouvait pas i:l son foyer assez de bonheur
joycux pOUl' oublier son sacrifice. Malgré leUl's efforts, les
9PoUX ne parvcnaient pas à aholir cOlllplètelllcll t le mur de
désaccords dressé entre eux par la s('paration. Quand une·
disc,llSsion Il 'élevait, ils croyaien t voir dans un mol innocent.
ulle allusion au lwssé, ils y découvraient un regret ou un rcproche. 11s étaient rarement ensemble tout il fait naturels et
sans arrière-pcnsée, Plus ils chcrchaicnt) à s'épar'sucr, plus
il~
étaient maladroits cl contraints
ct a patiencc, lIIisc il
l'épreuvc pnr celte contrainte, leur échappait parfois.
M'''' Sirièze ct son mari étaient arrivés ù Paris Cjl1elqucs
temps avant le l11ltringc de .Julielte ct la flèvre des de::nieri'l
préparatifs n'l1J1léliorait pas leur hUlI1eur. Une atmosphère
de malaise planait, d'ai lieurs. cllez le conseiller, COIl1I11C par
toute la ville, pal' toute la France - pal' toute l'Europe. Un
�151
L'ABSEN CE
,événem ent tragiqu e, mais dont on avait cru d'abord les conséquence s limitée s, habilem ent exploit é par ceux qui l'avaie nt
peut-êt re provoq ué, menaça it d'éleve r un conflit entre la Serbie et l'Autric he ... Qui savait combie n d'autre s peuple s pourraient être entraîn és dans la tourme nte? Les deux marins se
le deman daient parfois . Mais M. Le Han, optimis te, haussa it
les épaules .
- Il Y a plus d'un demi-s iècle que j'enten ds agiter comme
un spectre , la questio n des Balkan s. Il en sera ceUe fois-ci
comme de toutes les fois où j'ai vu prédire la guerre européenne , parce qu'une querell e s'éleva it en Orient.
- Je voudra is pal·tag er votre conflan ce, soupira it Franck ,
approu vé par M. Sirièze .
Mais tous deux se taisaien t, pour ne pas inquiét er ' les deux
sœurs avant le temps.
Pierre avait critiqu é un délail de la toilette de
s~
femllle.
« Que c'est donc aimabl e, les maris 1 A ':Juoi bon essayer
de
leur plaire'] Heureu sement , tout le monde n'a pas leur goCttl »
dit Marie.
Pierre vit passer au fond des prunell es une rancun ière
lueur. Il Caillit répond re: « Qui s'est permis de te le dire? »
Puis il se dit que sa femme était depuis quelqu es semain es
énervée et souffra nte et que, au surplus , les premie rs torts
vellaien t de lui. Il fut navré de l'avoir peinée et s'excu sa:
- Pardon ne-moi d'être si maladr oit, tu sais que les cérémonies , les mal'i:lgés surtout , me renden t grinche ux ...
-- Cela le rappell e de mauvai s souven irs? Décidé ment, tu
n'cs pus S;llanLl Je. te laisse grogne r à ton aise et je vais voir
si je puis aider ma sœur.
Lorsqu e Pierre fut prêt, il s'absor ba de nouvea u dans ln
lecture d'un journa l qu'il avait purcoul'U dès son réveil.
Sa felllllle entra pour acheve r ses prépara tifs el le trl'\uva
plongé dans sa lecture . Elle poussa un gros soupir et songea :
_ C'est par trop d'indiff érence! Il ne peut m~e
pas aUer
aider papa à recevo ir 1 Il devien l plus loup de Jour Cil jour.
Mais elle ne vonlait pas se fâcher ct apport er une figme
maussa de au mariag e do sa sœur. Tout il coup, la physio nolIlie soucieu se du lecteur s'alléra de telle sorte que sa femme
qui le regarda it du coin de l'œil, le crut malade :
Je suis vraime nt aLterré, dit-il, c'est telleme nt soudai nl
Quoi dOliC'! Ùe1llaIHla-l-elle ardemm ent. Qu'as-t u vu dans
cc maudit journal 'l Toujou rs la Serbie ct l'Autric he? Mais ' tu
m'as dit que cela s'arran gerait ...
�152
J}ABSENCE
- Les nouvelles, ce matin, ne semblent pas ·très bonnes ...
et puis ...
- Qu'y a-t-il encore? Ne me laisse pas en suspens ...
- Non, non, pas maintenant. Tu sais qu'il ne te faut pas
d'émotions ...
EUe lui arracha la feuille des mains, et ses yeux se fixèrent
sur cet entrefilet:
Il Notre correspondant de Cherbourg nous télégraphie la
nouvelle d'un pénible accident. Un des ingénieurs les plus
estimés du corps des constructions navales, M. d'Ermyle, est
tombé ce matin du pont d'un croiseur en achèvement dans
l'arsenal, le Lafayette. Il s'est brisé sur le sol de la cale sèche
et n'a survécu qu'une heure à cette épouvantable chute. Cette
mort tragique serait, paraît-il, due à un faux pas. ))
Mm. Sirièze avait fermé les yeux; les mains jointes, l'cs lèvres
convulsivement tremblantes, elle priait. Son mari lui posa
doucement la main sUl' l'épaule, elle tourna vers lui son joli
regard triste:
- Pauvre homme! dit-elle, Je n'ai pas toujours 6t6 juste
pour lui. Il nous aimaiL beaucoup; je le sens aujourd'hui et
les conseils qu'il Ille donnait étaient bien fraternels ct sages.
Que va devenir Andrée '1
-- Oh! Je ne la plaiIls pas. Elle n'a gucre volé Ce CJ1.1i lui arun an.
rive. Elle sera remariée ~lvant
Marie ne répliqua pas, elle ne conservait plus de grandes
illusions sur Mon. d'Ermy!e.
- Surtout, repril-ellc, après quelques minutes I)e silence,
tûche que JulieUe ne sachc rien. Cc serait une terrible émotion 1
Le pauvre homme a beaucoup travaillé à son mariage, ct
c'était un ami si fidèle 1
.
. . .
Des plantes, des Heurs Cil gerbes, en touffes, C1I guirlandes,
des lumières scintillantes qui reculent très loin l'autel resplendL'lsant. Une foule qui se croit hlasée, courbée pourtant
une Sl'conde par un frisson lorsq\Je les orgues de fêle, aux
sons profonùs, accueillent duns la l1Iai:wn de Dieu la vierge
vêtue de robe d'épousée. Les cœurs ont lUI battement plus ra })ide. Ull JJl1X d'e$pérnnces muuille les jcuJles yeux, l'amertume
des décepLions sèche les paupicres de ceux qui ont déjà vécu.
Quand le cortège a gagné le chœur daus un froufroutement
soyeux, l'émotion sc dissipe, de légers chuchotements parlent
des rangs serrés.
A peine ngellouilléc, l\lnrie cacha SOI1 vjsage duns ses mains.
L:üllprcssloll avait été si forte, en remontant la longue n('f
de l'église où elle aussi s'ét:l1t mariée, qu'clic avnit cu poine à
�L1AllSBNCE
153
atteindre sa place. Etourdie par la musique, les parfums d'encéns et de roses, le cerveau alangui, elle perdait conscience
de l'heure présente. Elle se revoyait devant l'aut~.
prosternée
sur le prie-Dieu de velours, le cœur plein de tendresse. de
confiance joyeuse. Alors, elle remerciait Dieu de toute son
âme. si dépourvue de toute inquiétude qu'elle ne demandait
rien, sûre de l'avenir, heureuse de parcourir la vie avec Pierre
à ses côtés. Tout le passé revivait dans son sounmir avec
l'imprécision charmante des choses d'autrefois. Les premiers
temps, leurs voyages, leurs camperp.ents sommaires dont il~
avaient tant ri!
,< Nous riions de si bon cœur, en ce temps-là! :& soupirat-elle. Cf Comme nous étions gais, comme tout nous paraissait
facile ... Entr.c nou,s, jamais de gros orages ... sauf quand Pierre
me reprochait ma légèreté... mon incostae~
disait-il quand
il était illéchal.Jt... Inconstanto? Je 11e savais pas l'aimer autant,
et voilà tout! Je croy.1Îs aussi que les choses s'arrangent toutes
~'euls
ct scion nos désirs ... Au rest.e. Pierre ne me grondait
jamais très fort. Nous avions mieux à faire. Tout nous paraissait si bcau, si amusl\I1t1 Quels bébés noUl. faisionsl Si insouciants, si peu sérieux 1 Nous devions avoir l'air de tout petits
([ui sc dOle~
au jeu sans croire que le jeu finira jamais. Nous
disions-nous que la partie s'achèverait seulement avec notre
vie']
.
( .. , L'avcnir ... certes, l'avenir nous semblait doux ... Nous
doutiolls-nous qu'il serait long? Pell3io.tls-nous qu'après avoir
ét6 jeunes IlOUS vieilliriolls ensemble? Existait-il pour nous
aulre chose que. l'heure présente? Qu'clic était charmante cette
heure, el que c'était gentil de ne réfléchir ft rienl )}
Un son de violoncelle h'ès doux s'éleva, dominant les bassus assourdies de l'orgue. Les vibrations ténues s'ennaient ct
gémissaient, cela ressemblait à la plainte des "aguel; sur les
plages, au frémisscment du vent CDressant les hautes cimes.
Des images s'évoqul.'l"enl : elle revit Landclllcr, elle crut aspirer do nouveau le parfum des orchis sauvages, fleurant le
miel. Ce ciel, ce ciel et cette Iller! Ils av~JÏent
cu, ce jour-là, la
senSAtion d'un amour infini!
I.. cs souvenirs sc pressaient il l'esprit de Morie, avec cette
rapidité qu'Il lu pensée, aux instant. dl! grande souffr:.mce.
Lanclemer 1 Heures si ensoleillées ct si joyeuses, qui s'étaient
tt'rmillécs dans la brume et l':lIlgoissc, heures qui avaient marqué ln fin d'un t(,lp~
Il jamais envolé, le temps de leur bonhom' suns Iluaucs, ue leur puéril bonheur. Ce jour-lù, le spectre de la séparation ct de l'absence s'était dressé entre eux;
ce jOUl'·lù, Marie avait appris qu'clIc avait une rivale. la ma-
�154
o
L'ABSENCE
rine, qu'il existait pour Pierre des intérêts et des devoirs, en
dehors de leur amour... Que de tristesses, plus justifiées, que
de soucis, plus cuisants, depuis ... Et pourtant, comme au premier moment, la jeune femme sentait sur ses lèvres l'amertume de la déception. La déception n'est-elle pas la plus cruelle
forme de la douleur, surtout pour les êtres impulsifs et très
jeunes, qui croient à l'absolu des affections humaioes? Et Marie se surprit à murmurer tout bas: « J'étais follel Xl
Folle ... et un peu coupable, elle le comprenait à présent,
d'avoir rêvé ,qu'un être peut être tout pour un autre être,
comme si l'infini d'une conscience pouvait s'anéantir dans
la fragilité d'une tendresse humainel Non, Pierre ne l'avait
pas moins aimée parce qu'il avait obéi aux obligations de sa
carrière, parce qu'il avait dû tenir une' promesse naguère
consentie avec joie. Pourquoi avoir douté de lui? Pourquoi
avoir Ollblié que, de la séparation et de l'absence, Pierre de,
vait souffrir autant que sa femme?
peine, rendu plus pénible l'effort
Elle avait ajouté à s~
qu'il lui avait fallu faire Jlour prendre une décision conforme
il son devoir, il ses engagements. Elle l'avait accablé de reproches, alors qu'il souffrait, comme s'il eût été coupable ..• Il
ne lui avait jamais promis de renoncer à sa carrière - et
elle n'avait jamais réclamé de hù une telle pl"OmeSSe, dans sa
lierté d'avoir été ' choisie par un de ces marins dont rêvaient
toutes ses amies.
La profonde absorption de Marie tournait ù l'examen de
conscience. Plus le passé se levait, vi.vant, dans sa mémoire,
plus elle s'accusait d'égoïsme: « Je n'ai pas été sa vraie compagne et son amie, j'ai joué au bonheur~
comme un enfant
joue avec un trésor précieux dont il ignore le prix ... Je ne savais pas que c'était si doux, le bOllheur, et qu'il faut si peu de
chose pOUl' Je détruIre ... »
Elle soul1"rait à cette heure de tout cc qu'elle avait souffert
pendant les mois si longs de l'absence. Elle revivait l'attente
angoissé\: qui avail précédil le départ... )e décbi~emnt
de la
séparation.,. les affres de la morne solitude .. , la douleur des
malentendus, t1"OP difficiles ù dissiper quund ou est si loin l'un
de l'autre, .. EUc se l'llppelait ses terreurs, puériles ou justifiées,
l'épouvante des soirs de grand vent, de ce u Noroit Xl grondant ct sifflant aulou" des maisons comme un être méchant
qui cherche à pénétrer pour Caire du IIlul ct pOUl' détruire, de
cc Iloroit dont les longues rafales semblent '"aconlc\' de SOlllhr!'s exploits, qui parai 1 cmpurle\" dallS ,ses IOll l'billons, les
(;ris d'appel, h's CI:II11tlll 'S (lt'scsJlérées des lUurins jllll'd LI!>,
tlnscvelis par les vagues que soulève )e vent mauvais, venu
�L'ABSENCE
155
du large ... Marie frissonnait au souvenir des nuits sans som·
meil où le moindre bruit la dressait sur son lit, l'oreille aux
aguets, avec la folle crainte d'entendre craquer les marches dè
l'escalier sous les pas d'un malfaiteur qui allait tout à coup'
surgir, lui sauter à la gorge, serrer, serrer, jusqu'à ce qu'elle
fût une petite chose mort.e, étouffée ... elle s'imaginait encore
que l'intrus - elle était sûre d'entendre son souffle à travers
le vantail - n'entrerait pas chez eUe, mais que, bientôt, un
faible cri venu de la chambre voisine l'appellerait à l'aide.
Alors, elle surmontait son épouvante, sautait hors de son lit,
courait chez Marianne pour lui porter secours... et toutes
deux, exaltant leurs craintes à se les dire, passaient des nuits
affreuses à écouter, écouter, et il prendre pour des coups
frappés à la porte les battements de leurs cœurs.
Et, à se souvenir de ces choses, Marie songeait que ces nuitslà n'avaient pas été les plus pénibles. Elle se souvenait, avec
une apparence plus corrosive, des heures incertaines et troubles qu'avait connues son isolement ... Ces heures-là, elle en
avait honte aujourd'hui, et ~a pensée que rien ne pouvait empêcher qu'elles eussent existé lui était insupportable.
u Je n'ai rien fait de maIl Il voulait-elle se dire. Mais elle
savait bien qu'elle avait mal fait en introduisant dans sa vie
des éléments que son mari eùt écartés, en subissant des influences qu'il eftt proscrites, en écoutant des paroles qui
n'eussent point été. dites devant lui... ·
Toutes ces pensées luj causaient un tel malaise qu'clIc faillit gémiI' tout haut. EUe enfouit plus profondément son visage
entre ses mains. De jour en jour, sa piété se faisait plus ardente ct plus profonde. L'assaut qu'Andrée avait tenté de
faire subir ù ses croyances avait eu le résultat de confirmer
sa foi. C'est ell clfet plus commun qu'on ne se l'imagine. Des
convictiOlls Ull peu sommeillantes et cOlUme enfouies au fond
ùe la conscience sc précisent cl s'excitent au premier choc.
Et puis, Marie sc sentait malheureuse, et quand le cœur a
de la peine, c'esl auprès de son Dieu qu'il vient chercher consolation. Elle était malheureuse, parce qu'clle regl'cttait le
passé ct qu'elle Ile voyait pas claircmcnt l'avenir, parce qu'clle
se demandait si Pierre avait encore assez d'amour pour ne
pus regretter la décision qu'il avait prise, pOUl' ne pas la lui
reprocher \111 jouI' aVl'C dureté ... avec tristesse... (c Comment
fairc'l Pouvns~lJ
ngil' autrement? Etait-il possible de rele pOllsser il reparti 1''/ »
[USt'l' son o{]'re, dt~
A l'i déc dts lellies journées dont l'lell Ile pouvait combler
le vide, la jeune felllllle se seutll glacée. Ah 1 si l'espoil' llntre
Vu sc confit'mait, devcilnit une certitude ... ou si Juliette pouvait
�156
I:t...BSENCE
se rapprocher d'elle 1.•• Non. Là encore elle était égoïste. Marie ne devait pas faire porter à sa sœur la responsabilité de sa
. propre vie, il faUait laisser les nouveaux époux à leur jeune
bonheur. Et Marie demandait à Dieu, avec une ferveur passionnée, que ce bonheur fût parfait ... sans savoir à quoI point
il était déjiJ. menacé par des amhitions, des cupidités féroces ...
J,o murmure d'une conversatioil la tira un instant de sa
rêverie. Deux jeunes femmes, assises non loin d'elle, chuchotaient, croyant parler très bas mai~
n'arrivant pas à. atténuer
l'éGlat criard de leurs voix suraiguës:
-- Comme M",e Sirièze prie bien 1 disait l'une.
- Prie-t-elle pour le ménage de sa sœur ou pour le sien?
répondit l'autre.
- Que voulez-vous dire?
- Rien que cc que je dis ... Les Jongues séparations ne sont
pas bonnes pour certains caractères ... On prend l'habitude
de vivro l'un salls l'autre, ct la désunion ...
Mais la phrase malveillante ne s'acheva pas, interl'ompue
par le passnge des suisses ct des quêteuses. Les dalles résonnaient sous le heurt des hallebardes, les pit~ces
d'or ou d'argent tintaient au fond des bourses, les jupes de soie frÔlaient
doucement les tapis où s'nssourdissait le claq!-leroent de talons hauts. Quand le groupe se fut éloigné, les voix reprirent
leur colloque, muis sur un ton plus bas, et Marie se remit à
prier, il songer. Ses pensées nvaient pris ulle direction autre.
Les paroles malveillantes qu'elle venait" de surprendre lui
avaient inlligé \UlC hlessure cruelle, mnis elles avaient dissipé le!! souvenirs morbides, les regrets affadissants. Oui, Marie
avait été faihle, personnelle ct inconliéquente. Elle avait introduit <Jans lia vic des éléments ~Ingercux
... die avait failli
sc brùlel' :\ une Hamme ... si pOli cclatantc et si mièvre 1 Que
tout cela était mesquin el qu'clic sc sontirait longtemps dimi11n6t·, humiliée d'avoir été l'amie d'une Andrl,t' ... et de sn suite!
Mais tout ceci nppnrtc'nait au pas'Ié. Son bonheur chnncclant
était oncore d"])ollt. Son ménage, mâlgré les iusinuations des
méchantes, n'était pas désuni. Elle Ile voulait pas qu'il
Je (ùt. En lre Pierre et elle, rien d'irréparable... la fêlure,
si fèlurc il y avait, était encore tOlite petite. l~e
lie serait rien,
pourvu que ni reproches, IIi allusions, ni propos aigres ne
vinssent envenilllN' la lcgère hlessure ... La jeune femme ~c
sentit subitement plus forte, pJu~
clairvoyante, plus rësoluc, sn
prière, prière tic son cœur, ù peine formulée par st'.'! lèvres,
\l':lVnlt pns étu vainc. Désormais, snn!) l'evcnir C11 arrière, elle
voulail recommencer leur vic, édifier llD nouveau bonheur,
être pOUl' fion Picrrc· ulle compagne forte ct do bon conseil.
�L'ABSENCE
157
Son enfance, prolongée si tard - que de femmes sont encore
enfants pendant les premiers temps de leur existence conjugale - son enfance était finie. De nouveaux devoirs la réclamaient, un nouvel avenir s'ouvrait devant elle.
Le brouhaha des chaises repoussées la rappela subitement
à la réalité. Elle reprit éonscience des lendemains inquiétants ... \ des luttes possibles... et cependant, une espérance
grandissait dans son être ...
Le cortège se reformait, gagnait la sacristie ... Il semblait à
Marie que la cérémonie venait seulemeJl.t de commencer. Elle
parvint à se composer une figure souriante. Juliette seule devina son émotion.
- Tu seras toujours maèhérie, murmura-t-elle en l'etnbrassant.
Dans la grande salle claire où commençait à affluer l'assistance, les amis se groupaient selon leurs sympathies. Non loin
de Marie deux jeunes gens causaient assez haut pour qu'clle
pût les entendre: .
- Heinl vous savez'} Ce pauvre d'Ermyle!
- Mais oui, c'était un brave type. Croyez-vous que sa femme ait beaucoup de chagrin?
- Voyons, mon cher, soyons, un peu sérieux! 11 y a beau
temps qu'elle ne l'aime plus ct qu'elle se moque de lui!
- L'a-t-elle jamais aimé?
- Comment voulez-vous que je sache quels ont pu être,
jadis, les sentiments de MUJO d'ErmyleJ C'est une femme qui ne
laisse pas volontiers deviner ce qu'elle ponse.
- Si vous voulez mon opinion, clIc est tout à fait incapablê d'aimer q'1elqu'un, lIlnon Sil charmante personne... ct
eUe a toujours dû ôtre ainsi. Ce n'est IIi une sentimentale, ni
une passionnée... C'est une sportive qui ne voit dans ln vie
que la lutte ... et le succès.
- Que va faire d'Allonges?
_ Ahl ça, d'où sortez-vous? Fini d'Allongesl Son onc)e l'a
fait envoyer aux antipodes, on le dit consolé. C'est Larince
qui tient la corde, ct <fui l'épouscra, je le parierais.
- Grand bien lui fasse 1
_ Mai~
mon cher, il ne sera pas tant à plaindre... La belle
Andrée mérite au plus haut point le qualificatif. Et puis, d'Ermyle :\Vait une joUe fortune, et il est plus que }>robuhlc que
le modèle des maris indulgents n'a pus laissé sans ressources
sa veuve... inconsolable.
- Vous m'en direz tantl •
){- Sirièze, écœurée, chercha il s'éloigner des bavards. Comme cela pcsllit peu de chose, lIne vic humaine, dans les
�158
L'ABSENCE
propos des indifférents! Un homme . avait lutté, avait souffert, un homme venait de mourir, après une longue existence
très douloureuse, elle en était sûre aujourd'hui. Qui songeait à le plaindre? C'est tout juste si on ne se moquait pas
de lui, et le blâme, jeté d'abord sur sa femme, s'atténuait déjà, parce qu'elle était riche . . L'indulgence s'étendait à celui
qui allait accepter d'être riche par elle ... « Après tout », soupira-t-elle intérieurement « il l'aime peut-être ... il ne m'avait
pas paru intéressé ... » Mais, si la conversation surprise soulevait en elle un grand dégoût, Marie n'éprouvait aucune peine
d'amour-propre, pas même la cuisson légère que laisse une
illusion envolée. Décidément la page mauvaise était tournée
il tout jamais... Et Marie se rappela en cet instant la parole
d'un prêtre qui la connaissait depuis l'enfance: « Ne vous
attardez pas au remords sans utilité ... En certains cas, l'oubli
complet est le meilleur moyen de prouver la sincérité de ses
bonnes résolutions. »
Elle chercha des yeux son mari. Elle avait hâte de le sentir
auprès d'elle, de lui jeter furtivement un regard tendre. Il
(comprendrait tout ce qu'elle voulait y mettre d'affection vraie
ct de confiance ... et son sacrifice que, de plus en plus clle devinait très grand, très méritoire, serait moÎns pénible.
Et puis ... mais Marie n'avnit pas encol'e le courage de s'al'l'êter à cettc pensée ... si, malgré tout, elle le voyait trop malheureux, si clic surprenait dc nouveau l'expression amère qui
crispait sa bonche, tout il l'heure, alors, qu'il fixait ses épauleUcs dans leurs nUaches - comme elle était mauvaise de
l'avoir boudé, en un momcnt qui devait être si pénible 1 - Si
du temps ...
ses regrets accrus échappaient il l'action :lpai~ntc
il faudrait être brave et bonne ... il faudrait lui rendre sa PArole...
(
Le ton des conversatlous s'ôlevnH. Pourtant, daus llll coin
retiré, où Marie, décidément mal à l'aise, s'était réfugiée, 011
causait il voix presque basse. Mais la jeune femme entendit cc
que nJUl'mul't\ient les causeurs:
- Comme d'Hauthier est maître de lui 1 On dirait son
honheur exempt de tout souci 1
~ Il conserve pout-être encore des illusions...
«
- C'est probable 1 Il n'aurait pas l'air si tranquille s'il savait quc, demain !H'lIl-ôlrc, ln Francc sent cn guerre, et qu'il
~('rn
rnppelé au port. .. })
-Marie s'appuya à ln boiserie pour ne pas tomber, mois pel'·
sonlle IlC foisait attention à elle. Sn petite Juliettcl Son bonheur serait-il de si brève durée?
�159
-_._.. _--------------------J:AHSENCE
Quelqu'un reprit:
- Et Sirièze?
- Je ne pense pas qu'il aille au bout de son congé.
- Mais ne voulait-il pas quitter la marine?
- Les circonstances ne sont plus les mêmes, mon cheri»
Et Marie comprit tout à coup que sa sœur n'était pas seule
menacée. Elle faillit crier tout haut: « Pierre ... Pierre 1 » Ah 1
qu'étaient ses vains soucis, ses piètres inquiétudes en regard
de ce péril immense, - la guerre, la guerre qui blesse, la
guerre qui tue, la guerre qui allait sans doute plonger dans
l'angoisse leur demeure, et toutes les demeures de France ...
Séparation ... absence ... il lui semblait que ces mots, que ces
choses dont elle avait tant souffert, prenaient une signification
nouvelle, horrible ...
Elle avait fermé les yeux. Tout tournait autour d'elle, elle
ne 'Voyait plus la sacristie aux boiseries de chêne, les toilettes
élégantes, les uniformes ... sa sœur qui souriait très rose dans
ses voiles blancs, si loin, si loin de soupçonner le danger proche ...
Marie n'entendait rien. Elle était loin, très loin du présent,
loin, très loin du passé. Une vision d'avenir s'élevait dans son
Itme. Imagination? Pressentiment'1 Qui pourrait dire? Marie
éta:!.t dans une pièce cl~Îre,
près d'une fenêtre qui laissait entrer Je soleil et le printemps. Un gazouillis d'enfant chanlait
près d'elle et ses bras se serrèrent, comme si elle eût pressé
un nouveau-né contre son cœur ... Un parfum de fleurs, trop
tort, trop entêtant, montait par la croisée ...
Tont dispnl'l1t. Marie revit la sacristie, la fonle qui comm('nçait il se Caire moins dense.
Pierre, inquiet, venait rejoindre sa femme. Il vit son visage
décomposé, il devina ce qu'elle venait d'entendre ct d'éprouver. Il l'entraina à l'écart.
Tu sais ?... interrogea-t-il avec douceur.
Et ce fut pur une interrogation qu'elle r6pondit :
- Tu partiras? »
Pierre baissa la tête et lui demanda humblement:
_ Que puis-je Caire? Que veux-tu que je fasse'}
Elle posa ln main sur son bras et dit, tremblant à peine:
_ Dieu nous aide, mon cher mari ... Il me donnera la force
de supporter ton absence ... car je sais que tu vas me quitter,
'lue r'est ton devoir ... et que ("('sl tOI1 désir ... ))
Il lui serra ln main, sans souci de ceux qui pOl1vaiënt les
d6couvrir :
�160
L'ABSBNCE
Tu me pardonnes de manquer à mes promesses et de
te laisser seule? »
Alors, elle releva la tète et un sourire radieux pa.s5a sur
son visage désolé:
- Tu peux partir sans crainte ... ct jf' n e serai pas seule ...
Nous serons désormais deux à t'attendre ... Ta femme et ton
enfant. )
FIN
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Femmes de marins . L'absence
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Collection Fama ; 23
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