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Éd ilions J u
" Petit ÉcllO
de la Mode"
l, Rue Gazan
PARIS (XIV' )
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Les Publications de la Société Anonyme
- du "Petit Echo de la Mode"
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15.
16.
17.
18.
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Le Sentier du Bonheur, par L. de KERANY.
A Travel·. les Seigles, par Hélèn. MATHER5.
Trot> Petite, par SAL VA du BEAL.
Mirage d'Amour, par CHAMPOL.
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21.
22.
23.
24.
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26.
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33.
34.
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Deux Amours, par Henri ARDEL.
Odette de Lymaille, Femme de Lettr••, par T. TRILBY.
La Roche-aux-Algues, par 1.. d. KERANY,
La Tartane amarrée, par A. VERTlOL,
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Pardonner, par lacque. GRANDCHAMP,
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Mirage d'Or, par Antoin. ALHIX.
Les deux Antours d'Agnès, par Claude NISSON,
La Filleule de la Mer, par H. de COPPEl..
Romanesque, par Mary FLORAN.
Le Roman de la vingtième année, par Jacque. de. CACHONS,
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Rêve et Réalité, par Marie THIERY.
Le Cœur n'oublie pas, par JacQuel GRANDCHAMP.
Le Rontan d'un Vieux Gar, 'on par lean THIERY,
L'Algue d'Or, par J e a~ne
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62.
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67.
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L'Inutile Sacrifice, par T. TRILBY,
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Carntencita, par Mary FLORAN.
La CoUine ensoleillée, par Mari. ALBANESI.
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Choc en Retour, par Jean THIERY,
Noëlle, par CHAMPOL.
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Le Mari de Viviane, par Yvonne SCHULTZ.
Le Voile déchiré, par Edmond COZ.
71. Maria-Sylva, par LUGUET.FRICHET.
72.
73.
14.
75.
16.
77.
78.
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80.
L'Etoile du Lac, par Andrée VERTlOL.
Les Sources claires, PO( Marauerite d'ESCOLA,
L'Abbaye, par SALVA du BEAL.
Le Tournant, par Pierre VILLET ARD.
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De l'Antour et de la Pitié, par Jacque. GRANDCHAMP.
La Belle Histoire de Maguelonne. par Jeanne de COULOMB.
La Transfuge, par T. TRILBY.
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82. Le Mariage de Gratlenne, par M. des ARNEAUX.
113. Meurtrie par la Vie, par Mary FLORAN.
85.
86.
87.
88.
89.
90.
Un Serment, par la Baronne ORCZY.
L'Autre Route, par C. NISSON.
La Lettre l·ose. par IL-S. MERRI MAN,
L'Amour attend•.. par René STAR.
Sous leurs pas, par Jean THIERY.
Aimez Nicole, par Pierre GOURDON.
Le Socret de Maroua.in, par la Cumlme do mTr.1I AH UQlHlfl.
91.
92
93.
9-1.
La Branche de romarin, par BRA DA.
Un belle-mère, par Ra ul MALTR AVERS.
Cœur de Pl'Încesse, par Agnès et Enerlon CASTLE.
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MADAME LESCOT
"
1
Mariages
d'aujourd'hui
1
,
COLLECTION
STELLA
Édition. du .. Petit Écho de III Mode"
l, Rue GUlln, Pllri. (XIV')
�A MA CHÈRE FILLE GABRIELLE
Je dédie ce roman
En témoignage de ma reconnaissance pour l'aide si
dévouée qu'elle me donne.
M, LESCOT.
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Mariages J'aujourd'hui
l
1
A travers les persiennes closes filtraient à peine
qudques rayons de soleil, comme si la libre entrt!e
l.! b lumière cClt été une insulte uU,ùeuil, un..: f)rofanati,)n de la douleur. Dans cett..: obscurité, t eUl(
femmes étaient a$sises tnut au fonù du grand salon.
L'un..:, la maitrc~se
du lieu, Mme d'l~rhnges,
enyelllppée de ses crêpes de vcuve, écoutait "dans une
attitude J..: profonde rl:cllnnaissance les exhortations
Ille lui prodiguait su parente, la marquis..: de i\lénn-:ourt.'
Cd le-ci parlait d'une \ni." onClut:use, aux ~,)n(rités
m,,1l":5, ouatées t:t a '!>ourdies ; mai~
les 1'<lrilles arri"aient néanmoins distinctes à deu'{ hommes qui, à
l'extrémité de la vaste pièce, ùuns l'un..: ù<.:~
sombres
embrasures, se tenaient debout, siknciclIx,
,". Ré;;Îgnation chrétienne ... soumi 'sion à la 'olonté
dl\ïne ...•
L'un des hommes eut un ironique hauss..:ment
d'él'aules et, d'une voix trè:s hasse, murmura à
l'oreille ùe son intcrlocuteur:
- Entendcz-vous, mon ch,!!" notaire: • soumission
à lu Proviùcnce", • hein! c'est fucilt!, quand on a
comme Fla\'ie deux à trois cent mille li\'e~
de rente;
mai' quand on cst ruiné comme cette pauvre
l\lme d'Er1anges, .. Peut-être aveZ-HlllS exagéré, mon
hrave Doucin; vous autres I)otaire . , y,)U" ête, dcs
cmpiriq ue!:> dispo és à pousser les ch.)se" all noi r;
une gêne moml.!ntanée, ct puis les afTaire" s'arrangent.
- Non, mon:;,icur GérarJ, je n'ai ril.!J1 t!,au;r~
�6
MARIAGES D'AUJOURD'HUl
c'est bien la ruine et si personne ne l~ur
vient en
aide ...
Son regard s'arrêta un in tant sur la marquise de
Mérincourt.
- ' La ruine 1. . . ce pauvre d'Erlanges était le plus
brave homme du monde, un excellent pi;re, un excellent mari, une belle fortun.e et aucun vice.
Le notaire rêpliqua, hochant la tête:
- Aucun vice, j'en conviens, aucun ordre non
plus. Excellent mari et excellent père, il ne résistait
ni aux fantai ies de sa femme, ni aux caprices de son
fils. Que l'oulez-vous, mon5ieur Gérard, quand on a
quarante mille lilTes de rente, si on en dépense cinquante mille et cela pendant pr1.:s de trente années,
un instant arrive où, de la belle fortune, il né reste
que des dettes. Nous en sommes là.
- Rien, il ne leur reste rien?
- Les propriétés ont tant perdu de leur valeur que
lorsque la liquidation sera terminc:e, je,crains bIen
qu'il ne reste pas gnlnd'chose à Maurice de l'héritage paternel; quant à Mme d'Erlanges, sa fortune
personnelle est Intacte, une centa ine de mille francs;
elle n'était pas riche, vous savez .
- Et que compte faire Maurice?
- Il ne sait rien encore et c'est pour lui exposer
la situation que nous sommes réunis dans une sorte
de conseil de famille: vous, mon~ieur
Gérard, le
pluS intime ami du défunt, la marqui e de Mérincourt, parente bien éloignée, mais SI riche, et dont
11me J'Erlanges attend, esp1.:re un secours plus
efTlctif que d't:difiantes paroles,
11 e tut, puis reprit baissant encore la l'oix:
- Il Y a une tri!s grave décision à prendre: la
vente du chàteau. Un acquéreur se présente, lis sont
rares, les acquéreurs de chateaux par le temps qui
court; il faut décider Maurice, le coup sera rude
pour le pauvre garçon.
- Oui, pauvre ~arçon,
répéta M. Gérard; vendre
Erlanges 1 jamais il ne s'y rc:soudra; je pense à ma
retite Christiane, s'il lui fallait vendre la .Maison
Verte où elle est née, où sa m1.:re est morte, quel
déchirement ùe CŒur J IIeureusement qu'avec !TI i
ce n'est pas à craindre, mon bon Doucin; je n'ai
qu'ulle bien petite fortune", mais die est franche
d'hypothèque et je la laisserai à ma cht:re fille telle
que Je l'ai reçue de mes parents.
Sans répondre, le notaire eut un énigmatique sou-
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
1
..,
f:
,
7
rire où un observateur eût discerné un peu de scepticisme; il demanda:
- Elle va bien, Mlle Chri stiane? ;en pension toujours ? ..
- Oui, en pension encore malgré ses dix-sept ans;
elle aurait cu la vie trop triste aupr~s
de moi, 'c'est
pourquoi j'ai eu le courage de me séparer d'ellc;
mais c'est la dernii.:re année, elle me revient et ne m
quittera que pour suivre son mari, à moins que le
susdit mari ne veuille bien faire sa résidence de la
l\laison Verte. Ah! Doucin, si vous connaissiez un
bra \'e garçon qui ne soit pas trop exigeant pou r la
dol. ..
La phrase de M. Gérard fut interrompue par
.l\1me d'Erlanges qui dit très haut:
- Maurice se fait bien attendre, je vous fais toutes
mes excuses, messieur ; je n'avais pas voulu le prévenir de votre visite. Depuis la mort de son père, le
pauvre enfant vit dans une sauvagerie absolue,
enfermé dans a chambre ou errant clans les bois. Il
était déjà sorti quand je l'ai mandé, mes gens se sont
mis à sa recherche, il ne peut tarder à rentrer. Sa
douleur m'~pouvante
quand il apprendra... c'est
pourquoi je vous suis profondément reconnaissante
de m'assi ter dans ce cruel moment. Enfin le voici.
La porte venait de s'ouvrir, un grand et beau
garçon s'arrêtait sur le seuil; ses yeux, au sortir de
la lumii.:re du dehors, ne distinguaient ri en dans la
pénombre du salon ; les deux hommes s'a\'ancl:rent
vers lui les mains tendues:
- Monsieur Maurice .. .
- Mon pauvre garçon .. .
n serra ces ma1l1S d'amis, puis s'avança vers le
fond de la chambre où la voix de sa mère l'appelait.
En reconnaissant la· marquise de Mérincourt, il eut
un imperceptible mouvement de recul qu'il réprinu
par efTo rt de politesse, il s'inclina dans un ~alut
rt.!~
pectueux. Une crainte vague s'emparait de lui: bien
qu'aucune parole n'eût été prononcée, il sentait
qu'un nouveau malheur flottait uans cette chambre
aux persiennes closes, uans la solennité lugubre de
ces ~ens
assemblés. Qu'allait-il apprendre i' Une
angotsse crispa son front j il dit d'une voix: qu'il
s'effo rçait de rendre ferme:
- Vous m'avez fait chercher, ma mère?
- Oui, dit-ellc, nous avons à te révéler des cho ses
bien douloureuses, assieds-toi, mon pauvre enfant.
�8
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
Maurice d'Erlanges resta debout. De plus en plus
il éprouvait les aftres de la torture, sentant vemr le
bourreau et ne sachant comment le repousser.
Son angoisse était si visible que les deux hommes
en eurent pitié, ils se regardhent n'osant porter le
premier coup.
Ce fut la marquise de Mérincourt qui prit la
parole:
- Soumission à la volonté de Dieu, courage dans
l'épreuve, résignation du chrétien aux décrets de la
Providence, sursum corda.
Les phrases continuaient dans une douceur monotone. M. Gérard brusquement interrompit:
- Pour Dieu, Flavie, arrive au fait, tu tortures ce
pauvre garçon avec ton homélie, regarde-le donc.
Mme de Mérincourt eut un léger mouvement de
dépit. Si elle n'aimait pas à être interrompue, elle
aimait bien moins encore à être tutoyée par son
cousin, Frédéric Gérard. Ce tutoiement familier lui
rappelait brutalement qu'elle n'était point née marquise, circonstance fàcheuse qu'elle aimait à oublier.
Une rougeur empourpra· son pâle visage tandis
que M. Gérard s'adressait au jeune homme:
- Maurice, vous êtes brave, vous supporterez en
homme de cœur la mauvaise fortune, il vaut mieux
vous dire les choses simplement: votre père laisse
ses affaires en piteux état, c'est la ruine ou à
peu près.
- La ruine! - répéta Maurice; et il respira longuement; il a'·ait redouté pire dans l'une de ces
minutes où les malheurs sc grossissent de l'effroi de
l'inconnu. - La ruine seulement?
Ce mot était inattendu; mais il fut int erprété de
façon différente par les quatre auditeurs: Mme de
Mérincourt en fit les honneurs à son éloquence; elle
daigna approuver d'un regard bienveillant ce détachement des biens périssables; M. Gérard cria son
admiration pour celte courageuse énergie:
- Brave cœur r
Le notaire parut surpris; sans doute le jeu ne
d:Erla.nges .n'avait point compris la gravité de la
situatIOn; Il allait l'exposer lui-même plus nettement; mais Mme d'Erlanges laissa dé.border son
irritation et sa déconvenue. Elle avait espéré chez.ce
grand enfant gaté une faiblesse devant la mauv~le
fortune, un peu de lacheté m~e,
qui apitoer~
le
cœur de la riche parente et l'amènerait aux aIdes
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
9
efficaces; l'attitude ferme du jeune homme et Je
• ruiné seulement» mettaient à néant son espérance;
elle dit avec aigreur:
- Si cela ne te semble pas suffisant, Maurice,
c'est qu'en fait de malheur tu es difficile à satisfaire;
moi je trouve la mesure comble, débordante même.
Elle laissait tomber ses bras dans un geste de
défaillance, il s'attendrit.
- C'est vrai, ma mère, j'ai parlé en égolste, j'aurais dû penser à vous. Je travaillerai double pour
assurer votre bien-être; j'ai du courage, je ferai de
mon mieux.
Il se tourna vers le notaire:
- Ce mot de ruine e t souvent prononcé un peu
légèrement; il me restera bien un toit pour abriter
ma mère et quelques arpents de terre pour lui donner
du pain. Je suis vigoureux, je conduirai moi-même la
charrue, car je ne ~erais
pas capable d'autre chose.
- Bien, Maurice, dit encore M. Gérard.
Et, derechef, tout ba,s il murmura:
- Brave cœur!
Le notaire interpellé répondit après une minute
d'hésitation:
- Vous êtes ruiné, en ce sens que la succession
de feu M. d'Erlanges est grevée de lourdes charges i
il est fort à craindre qu'il ne vous reste rien; mais
la fortune personnelle de madame votre mère, protégée par le régime dotal, est intacte, c'est donc il
vous surtout qu'il faut songer; une circonstance très
heureuse se présente qui facilitera la liquidation: on
demande à acheter le chateau.
Le jeu ne homme palit et jeta vers sa mère llll\
regard suppliant. Tl allait dire: «Vendre le chateau,
oh non, ce serait trop dur, gardez-le, ma' mère;
vi vOl1s-y simplement, frugalement, mais gardez-le,
gardez-le. » S'il nc prononça pas ces paroles, c'est
que le visage fermé et froid de Mme d'Erlanges glaça
su r ses lèvres cette ardente su pplication. Seul avec
elle, peut-être se fût-il jeté à ses pieds, mais en préence des trois spectateurs de cette scène, il ne
voulut pas s'exposer à des prii.res "aines; une
indomptable fierté se dressa en lui et ce fut d1une
\'oix blanche, presque impassible, qu'il répondit: il
- En cela comme en toutes choses, mon ieur
Doucin, vous prendrez les ordres de ma mère; si
clJ~
désire vendre Erlanges, j'y souscris.
�ilO
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
Il attendit avec anxi
ét~
la réponse; elle fut lelli!
qu'il l'avait redoutée .
- Oui, dit Mme d'Erlan ges , je désire que le château soi t vendu ; ma petite fortu ne ne me permet
pas de le conserver, puis il faut que tu gaones ta vie,
Maurice, el ce n'est pas en conduisant là charrue qUt!
tu pourrais y parvenir.
Mme de l\1érincourt s'était levée :
- Ma maison est à votre disposition, ma ch1::re
cousine, je serai heureuse de vous y ofTrirl'hospitalité.
Et tandis que Mme d'Erlanges remerciait avec une
effusion où se cachait son dépit de n'avoir point
obtenu davantage, M. Gérard prenait le Jeune
homme à part et lui disait:
- Je r1e suis pas bien riche, mon pauvre garçon;
mais tout ce que je possède est à voIre service.
J'étais le meilleur ami de votre père et s i quelques
milliers de francs p.euvent vous être utiles, n'hésitez
pas à me les demander.
- Merci, dit le jeune homme avec plus d'émotioa
que jusque-là il n;en avait lai ' sé paraître, je vous
suis reconnaissant profondément; mai s je ne veux
entrainer personne dans ma ruine, je suis jeune et
j'ai bon courage , je gagnerai ma vie .
~Quand
il se retrouva seul dans sa chambre, il
éclata en longs sanglots.
Il
Un mois plus tard, la vente du château était
conclue. M~e
d'Erlanges n'avait point laissé trainer
le;; ch~se
,cn .Iongueur, é~ant
de celles qui ne se
complaisent pOlnt aux agonies. Elle quittait avec plus
d'amertume que de regret cette demeure où pendant
trente années elle avait 6té l'idole d'un mari faible
et bon. Elle se relirait à Mérincourt acceptant
l'hospitalité de sa riche cousine. Mau'rice parlait
P?u~
P~ris
; il av~il.
dt.:c1iné avec une dignité so mbre
['lnntatLOn de se J Indre à sa mère, faite par la marqui s e i il se raidissait dans sa fierté ombra~eusc,
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
1--
-
1
)1
ré,olu à se suffire à lui-mf!me ans rien devoir é'\
personne, soutenu au ' si par les belles illusions de
la jeunesse, Au fond du cœur, il ne doutait guère
que toutes les portes ne s'ouvrissent devant un
u'Erlanges, sollicitant un emploi.
Hélas 1 il dut en rabattre, Durant six mois, il
gravit le dur call'aire des longues stations dans les
antichambres, des fins de non-recevoir, des promesses Yagues, des attentes vaines, La désespérance
le sai issalt quand le hasard le mit ;en rapport avec
lc directeur d'un de nos plus grands établi sements
de cr0dit.
- Que cherchcz-vous ? demanda celui-ci au jeune
---Jh-jn-jjnl TI lI";'e~.
- - - - - - -- - - -
- Le moyen de gagner honnttement un mor..:eau
de pain, répondit-il avec un amer ourire; mais
cela, je commence à m'en apercevoir, ne se trouye
pas à Paris.
Le directe\,lr eut un léger haussement d'épaules:
- Le pain se gagne pre~qu
toujours honnêtement,
monsieur d'Erlanges; peut-être jusqu'ici avez-vous
c:\igé de trufTe et des ortolans. i le pain \'ous.suffit,
nrHI pourrons vous satisfaire; je vous ofTre un
emploi dans ma mai ' on aux appointements de
cinq mille francs, c'est du pain bien . ec, vou le
voyez; mais entre vous et les rapides fortunes, il y
a ce diable d'ad\'crbe que ,-ous avez prononcé et
que vos yeu.' répètent: «honnêtement»; honnêtement, avec cet ath'erbe-là, Il sera prudeJlt de garder
V(itre frugalité. partiate.
Le directeur lui serra la main en le congédiant, ct
~lauri.:e
sortit le cccur joyeux,
Cinq mille francs 1 il entrevoyait pour ..:elte
somme non eulement une rangée d'innombrables
pains blanc, mais un petit logis modestl! où sa
mère ct lui pourraient vivre hèureux, Il écrivit à
]\[me d'Erlangcs u ne lettre de tendres prières,
la suppliant de \'eni .. au plus tôt; puis, sans attendre
sa réponse, il se mit à chercher un appartemen1.
Il voulait un premier \étage pour que sa mère n'eût
pas la fatigue des interminables es..:aliers; il dressait une liste de ses trouvailles, notant ks inconvénients et les avantages de chaque mai on; cette
oc..:uration berçait son impatience,
AIme d'Erlangcs ne r~ondait
que par d'l:va~ies
promesses; elle n'avait <lll..:unc hate ùe rejoindre son
fils. l'efTroi la 'ai issait dl!\'ant cette vie si différente
�12
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
~e
la large vie d'autrefois. Elle se cramponnait à la
)fiche demeure bù elle recevait l'hospitalité; c'était
It:: luxe encore, ce château, ces domestiques, ce
équipages. La marquise, pour adoucir les regrets de
sa cousine, mettait à sa disposition, voitures, bêtes
et gens. Elle en profitait, multipliant sous prétexte
J'adieux les visites, les courses dans les environs.
Elle usait sans réserve de la bonté de son hôtesse.
Elle en usa si largement qu'elle en abusa.
Tout lasse, tout passe, tout casse, dit un triste
proverbe.
L'inJiscrétion de l'une passa les bornes, la bonté
d~
l'autre se lassa et l'intimité des deux femmes se
bri~a.
Mme d'Erlanges dut comprendre à des signes non
équivoques que son séjour au château avait duré
assellongtemp' et qu'il fallait se résigner à en partir
pour garder l'e roir d'y rentrer. Le résultat de CeUe
constatation fut d'amener Maurice sur le quai d'arri \'':e
de la gare P.-L.-M. II avait devancé l'heure, et, J'in stant en instant, consultait l'horloge d'un reganl
f1évreHx; il murmurait intérieurement:
• Encol'e quelques minutes, elle sera ici; cette
fois, plus de délai, plus de remise; je ne serai plus
seul, nnus reprendrons la chère vie de famille, nous
recnJhtruirons notre foyer. "
Il ouhliait, il rardonnait et les longs retarJs, et la
trop vi'iible ind/Térence, et même la vente du vieux
chateau.
L'express arrivait dans sa vite se redoutable, puis
stoppait brusquement sous l'effort des freins; d.:s
lt~e:i
aux portiL:res, des cris d'appel, des exclamations. '
Maurice entendit son nom jcl~
d'une voix bri;\'e.
ellc
Un grand élan de joie lui emplille cœur. C'~tai
bras pour l'ardente étreinle du
en!1n j il ouvrait lc~
rev(IÎr: Mme d'Erlanges sc contenta d'un léger
c shake hands • ct d'un rapide bai cr.
Elle avait sauté à terre, svelte el fine dans sa toilette de deuil d'une correction irréprochable, ayant
aux mains seulement un plaiJ roulé dans sa courroie. Rien de Ces encombrants ct nombreux pcti~
colis que les bourgeoises économes transportent
pour éviter les surtaxes. La mauvai,e fortune n'avait
point encore modifié les habitudes de Mme d'Erlanges, et Maurice en le constatant se sentit à la foi~
inquiet et joyeux. Mais comme il la regardait plus
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
J3
attentivement, une subite appréhension l'oppressa.
Il lui sembla qu'on lui avait changé sa mère; elle
a\'ait certainement le regard plus froid, les lèvres
plus minces, une expression impérieuse et dure
qu'il ne lui avait point vue encore.
Deux heures plus tard, comme ils dînaient en tête
à tête dans un restaurant, elle le que tionna en
phrases précises, sur ses heures de bureau, son travail, ses chances d'augmentation.
- Oh 1 l'augmentation, il ne faut pas y songer
d'ici à longtemps; mais, ajouta-t-il en souriant, nous
sommes fort riches. En additionnant mes arpointements et vos revenus, nous arrivons au chlflre très
respectable de seize mille francs. Vous plaH-il que
je vous dise de quelle fa<;on j'organise les diflérents
sefl'ices de notre budget?
- J'écoute,
- A.ppartement, deux mil1e francs. J'ai trouvé
pour cette somme derrière le Luxembourg une mai·
sun de bonne apparence, escalier facik, premier
étage, deux chambre s à coucher, l'une grande, bien
a érée , bien éclair';e, la vOtre, ma chère maman;
l'autre ... - Il s'interrompit, se mordit les I<':vrcs , ne
\'oulant point dire que la seconde chambre était
obscure et basse, il ajouta: - L'autre era parfaitement suffisante pour moi; nous aurons une sal\c à
manger et un salon minuscule où vous pourrez sans
trop de peine recevoir jusqu'à trois vi~teus
: les
appartements de réception ne nous sont plus nécessaire. Vous verrez, ma mère, combien nous serons
heureux dans ce joli petit nid.
Il la regardait, quêtant un sourire d'encoura[!ement; il s'arrêta dC\'ant le regard qu'elle lui j~ta.
- Achbe, dit-elle ,
Il reprit, hésitant un peu:
- C'est que, je ne sais plus très bien. Je pense
que six mille francs sufGront pour la nI urnture;
douze cents francs pour les gages de notre bonne, je
li~ns
à ce que vous soyez bien ser\"Ïe. Deux cent3
franc~
par mois pour votre toilette; six cents franc,;
'al' an pour la mienne, j'userai très peu dan!> mon
'urcau. 11 nous restera trois millc huit 'cnts francs
pour les dépenses diverses, les m~nus
plaisirs, le,;
tht!atres où vous désirerez que je yous conduise, IC3
'romenades cn voiturc, le e. cursilJn le Jim !nche
lors de Paris. Approu\'ez-\"ou s ?
l
t
�14
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
Tandis qu'il parlait, elle avait déchiré une feuille
de son carnet et s'était mise à écrire .
- Je te demande la permission de modifier
quelques-uns de tes chiffres. Voici mon budget à moi.
n lut:
& Appartement: cinq mille francs.
\( Gages du valet de chambre un jour par semaine
pendant sept mois: six cents francs .
• Gratification au concierge: cinq cents franc .
~ Toilette de madame : trois mille cinq cents
francs.
« Toilette de monsieur: cieux mille francs.
~ Voitures, gâteaux, bonbon s, vins pour les five
o'clock. Etrennes aux domestiques des maisons
amies; en tout: deux mille quatre cents francs.
« Nourriture: deux mille francs.
11 la regardait ahuri, croyant à une plaisanterie, mais
il vit, au pli dur de ses Il;vres, qu'elle était sérieuse.
- Achevons de diner, dit-elle, quand nous serons
seuls, je discuterai ces points avec toi.
Ils eurent vite terminé, Maurice n'avait plus faim
et ressentait une vague tristesse. Dès qu'Ils furent
dans la rue, elle prit son bras.
- Causons iCI; nous y sommes plus en sûreté
que dans ces chambres d'hôtel, aux cloisons minces,
aux p~rtes
si peu discrl;tes.
1
- Grand Dieu, ma ml;re, allons-nous conspirer?
- Oui, répondit-elle gravement; nous allons
conspirer contre Cl! monde qui n'aime que le mensonge, qui méprise I~ pauvreté. Ton budget ressemble à une grosse pierre qu'un bon nageur s'attacherait au cou ; le mien est une vessie gonrlée cI'air,
on nage très bien avec cela, c'est ce qu'il nous faut.
n l:toufla un soupir de regret. Pour causer plus
librement, il l'avait emmenée dans le jardin du
Luxembourg; il s'était dit qu'elle aimerait à s'asseoir
so~
ses. a~mirble
ombrage.s, il. songea au petit
logi S, mais Il répondit avec réSignatIOn:
Ce sera comme il vous plaira, ma ml:re; je
reml!ts toutes choses entre vos main s; seulement le
crains que vous n'ayez quelque illusion sur le bon
marché de la vie matérielle. J'ai conservé mon
appétit de campagnard et deux mille francs pour la
nourriture me paraissent. ..
- JI faudra que cela suffise, interrompit-elle.
L'arr.;cnt dépensé ainsi ne sert à ri en ; nous dlncrons,
du reste, en ville tous les soirs.
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
15
III
Di!s le lendemain, Mme d'Erlanges s'occupa de la
réalisation de son programme, c'est-à-dire de gonfler
les vessies .
L'appartement d'abord.
Quand Maurice lui présenta la longue liste des
l'etits logements dénichés un peu partout, elle bifta
d'un trait de crayon le quartier des illYaliJes, la
plaine l\1onceau et le Luxembourg. Elle voulait être
lo~<3e
faubourg Saint-G..-rmain.
Saint Germain étant à ses yeux le protecteur dt::
la noblesse, elle lui rendaitun culte spécial ct consi-.
dérait que pour l'honorer dignement il fallait habiter
son faubourg.
Ceci limitait les recherches: en outre, certaine5
rues lui semblaient plus Saint-Germain que le~
autres, de ce nombre et au premier rang, la rue de
Varenne.
Ce fut donc la rue de Varenne qu'elle ex)'h)ra .
Saint Germain se conduisit de façon courtulse, en
'aint qui ait vivre ct rend poli te se pour politesse:.
Dans le second hôtel qU'elle visita, elle découvrit
une garçonnière de grand style, deux piè:ces seule- m,: nt, mais hautes et . racieuses comme ùes halls,
une antichambre, une salle de bain. Elle eut peine à
réprimer sa joie devant cette troul·aille. Le prix de
quatre mille huit cents francs lui parut modillUL!.
Elle donna immédiatement au concierge ébahi
cinq cents francs de denier à Dieu ct conquit à
jamais par Celte lib":ralité l'estime de cet important
r"nctionnaire.
L'appartement une fois meublé eut très grand
air: de lourdes portii.:res disposées habilement donnaient l'illusion de nombreuses portes.
Elle fit de la première piè:ce une salle à mangc:r
ornGe des vieux. bahuts du château d'ErlangeR; la
~eclid
devint un salon aux fauteuils armoriés; la
salle de bain servit de cabinet de toilette ct mt:me
�lb
MARIAGES D'AUJOURD'i-rur
de cuisi,:e, par, l'adjonction d'un ,fourneau à gaz,
Cette CUlS1l1e, Il est vraI, n'eut p01l1t à rougir des
odeurs populacières; Mme d'Erlanges, de ses mains
patriciennes, préparait elle-même le chocolat du
matin et c'était tout.
La femme du concierge eût pu révéler au monde
étonné que l\laurice couchait sur une tles banquettes
de l'antichambre et sa mère dans un des grands
bahuts de lasalle à manger, meuble à transformation
qui se déployait le soir en un lit peu confortable,
Mais les concierges qui reçoivent cinq cent ' francs
de denier à Dieu rendraient pour la discrétion cies
points aux sbires de Venise.
Mme d'Erlanges, ayant ~ins
préparé ses vessies,
songea sérieusement à se Jeter à l'eau, c'est-à-dire à
alTrànt~
l'accueil de ses relations parisiennes .
. Cet accueil fut d'abord distant, froid, réservé, ainsi
qu'il convient à l'égard de gens dont on soupçonne
la ruine, mais il ne tarda pas à se modifier.
On lui rendit ses vi ~te " La vue du bel hôtel où elle
.avait établi ses pénates, le valet de chambre en tenue
correcte et par-dessus tout ces deux superbes pièces
si haute, si vastes, si bien meublées produisirent
un revirement dans l'opinion.
- Est-ce qu'ils ne seraient pas l:uinés? se demandait-on.
Mme d'Erlanses fit d'adroites confidences. Un
jour, devant l'ébahissement d'une femme un peu
niaise, elle dit négligemment:
- Qu'aviez-vous donc supposé, chère amie? Que
vous a\'ait-on raconté? Peut-ètre que nous étillns
dans la misère parce que nO\1S avons vendu Erlanges?
Voici la vér ité, je vous la dis en confidence: mon
pauvre mari si bon, si confiant, se laissait gruger par
les payans; les choses étaient impossible s à mettre
sur un meilleur pied, car Maurice est pre sque aussi
faible que son pi:re; c'est pourtluoi j'ai résolu de
vendre le domaine. Et puis, je vou l'a\'oue, l"a\'ais
assez de la vie de province et je n'étais point achée
de rc\'oir Paris. Seulement, j'ai craint pour mon fils
le désœuvrement des jeunl.!s gens oisifs, dés(cuvrement qui les entralne à tant d'lrrémédiables sottises.
J'ai obtenu de lui qu'il passât quelqucs heures par
jour Jans un de nos grands établis!'emellts de crédit
pour y étudier les questions de finances; je tenais à
ce qu;il apprit à gérer une fortune qui, durénavant,
sera entièrement mobilière. Puis il Jcviendra plus
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
17
tard, dans notre province, le candidat du parti monarchique; il doit donc s'instruire de ces choses aujourd'hui si importantes, afin d'être capable de remplir
son mândat.
Elle entralnait son auditrice dans la salle à manger
où l'on apercevait à travers la portière soulevée un
lunch élégamment servi.
- Que vous oftrirai-je, chère madame? Du thé, un
peu de vin de Grenache ou de Syracuse?
.
Toute cette diplomatie ne fut point en pure perte;
dès qu'il fut avéré que les d'Erlanges ne mouraient
pas cje faim, on les invita à dîner.
Leur vie s'organisa régulière, suivant le plan tracé
par Mme d'Erlanges. Maurice partait le matin vers
huit heures après avoir pris avec sa mère une tase
de chocolat; il se rendait à pied à son bureau pour
économiser les quarante centimes de l'omnibus; à
midi, il déjeunait pOUf quarante sous dans un pelit
restaurant; à cinq héures, il rentrait chez lui, mangeait quelques vieux gàteaux, reliefs du five o'clock;
le soir, il dlnait en ville.
D'abord il s'était réyolté . Il Bardait de son enfance
à la campagne le goüt d'une vie large; il ne comprenait ricn aux mesquines économies de sa mère et les
subissait en disant:
- A quoi bon paraltre et ne pas être? Quel intérêt avons-nous à tromper tous ces gens-là? Qu'importe qu'ils nous croient riches, nous n'irons jamais
lel\r emprunter d'argent. A.vec le prix de ces deux
chambres, nous au rions un appartemcnt tout entier;
avec lc salaire du yalet de chambre ct dl\ concierge,
nous paierions les gages d'une brave fillc qui nous
servirait, nous aimerait et nous rcspccterait; enfin,
avec lcs dix francs dc voiture que nous dépensons
chaq lie soi r, nous pourrions dlner au coin de notre feu.
Pcu à peu, ses observations cessèrent; une tran •
formation s'opérait lentement en lui: ses yeux, son
esprit se prenaient; le luxc des hôtels, des dîncrs,
des réceptions, toutes ces élégances du monde aristocratique l'ensorcelaient.
Maintenant il eüt rougi d'un intéricljf bourgeois,
du pauvre nid dcrrièrc le Luxembourg. Il lui préférait l'incommodité dc ces deux superbes chambre,
la dure couchée sur la banquette du vestibule.
Un désir se logeait dans un coin de sun âme:
devenir riche, lui aussi.
Il prcnait en horreur le bureau Où il allait comme
�18
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
un mercenaire gagner sa vie, et quand, en traversant
la place de la Concorde, il aperce\'ait quelque ca\'alier se rendant au Bois, il suivait le cheval et l'homme
d'un long regard.
Ah ! ces alezans! Ces bai-brun 1 Jour et nuit leurs
galopades le hantaient; il les voyait caracoler ju que
dans son bureau ,
Quand il al'ait aligné les uns après les autres k~
centaines de millions du grand établissement de crédit, il alignait son pauvre budget à lui ct cberchait
sur quel chapitre il faudrait restreindre pour trOU\'ér
le logement, la nourriture d'un alezan.
Alors il se rappelait les courseS d'autrefois à traver" la forêt, et la dé espérance le saisi"sait.
Quoi 1 toujours le bureau, toujours la chaine, la vie
mesquine, morne, plate, et nul moyen d'en s(}rtir.
Tout d'abord il a\'ait eu, au fond de son coura~t:,
cette secr(;te espérance des cœurs très jeunes: 'C
frayer vers le but un chemin rapide para bonne
conduite, son intelligence et son tra l'ail; mais avec
l'expérience cie la \'ie, cette illusion s'évanouis ait.
Il n'était pa de ceux qui parviennent au premier
rang; il jugeait avec une froide équité son peu d'aptituLie aux grandes études, les lacunes de sa premi~
éLiucation et aussi les scrupules qui l'arrC!teraicnt
tllujours.
Auprès de lui pourtant, ,Mme d'Erlang-e poursuivait un but qui motivait le faux luxc de ~(;n
exi~tl!nc,
un but que par instant elle faisait briller aux "t:ux
de SDn fils pour releyer son courage au milieu de:;
)o urnalii!res privation' : un riche mariage.
C:JJc partait à la recherche des héritii!res, calculait
l'age des parents, supputait les chanœs de sucee sions ct, toutes informations prises, le" pr~sent<li
à
50n fils,
- Un million, deux millions.
Lu i se récriait:
- C'est de la démence, un gentilhomme ruin":, de
mGdiocre noblt:sse ...
Elle l'interrompait:
- M. de PeYfiuilhcm Gtait de m,;diocrc noble"sc;
il n'en a pas m()1I1s épousé la cousine du roi.
- Je ne suis pas un Lauzun, di~at·l.
C'Gtait \Tai qu'il n'était pas un Lauzun, Bien qu'il
fùt tr,~s
beau avec sa haute taille Liroite un peu forte,
la franche expression de ses yeux. clair et le j,>!i
sourire gai qUI Liécouvrait de belles dents blanches,
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
19
il n'avait ni la grâce attirante, ni la froide impertinence, ni la volontt! impérieuse des grands séducteurs.
Auprès de ces filles nobles et rj'ches, une timidité
le saisissait, une pudeur d'honnêteté surtout. Le
mensonge apparent de sa vie pesait sur ses épaules,
alourdissait ses gestes, le rendant semblable à un
pauvre honteux. Il sentait qu'au moindre souffle le
chàteau de cartes édifié par sa mi.:re allait s'effondrer,
qu'il passerait pour un aigrefin; il se demandait
dans la rigidité de sa conscience s'il est beaucoup
plus mal de détrousser un homme au coin d'un bois
que de voler un cœur de jeune fille.
Mme d'Erlanges, que les scrupules n'arrêtaient
gui::re, le gourmandait, faisait la cour à sa place,
cajolait les héritières, vantait un peu plus que le
bon goût ne le permettait la vertu et les excellents
sentiments de son fils. Elle hasarda même quelques
discrètes démarches et put se convaincre qu'aucun
succès ne couronnerait ses tentatives. Toutes ces
petites comtesses, marquises ou baronnes exigeaient
une grande, une immense fortune pour réparer les
brècfies des héritages paternels.
Après mûres réfleXions, après avoir constaté la
rigueur des temps et le peu de désintéressement des
filles nobles, Mme d'Erlanges se détermina à faire à
saint Germain une infidélité et à brûler quelques
grains d'encens sur l'autel de saint Honoré.
Elle se fit présenter dans les salons de la haute
finance et recommença de nouvelles enquêtes.
Elle avait des éblouissements devant les chiITres
de ces dots roturières; mais ces filles de banquier s,
en échange de la fortune qu'elles apporteraient à
leurs mans, exigeaient un nom sonore, un titre ronflant, duc ou prince, désirant en avoir pour leur
argent : au faubourg Saint-Germain, Maurice n'a"ait
point été trouvé assez riche, au faubourg SaintHonoré, on ne le trouvait point assez noble.
La pauvre Mme d'Erlanges ne savait plus à quel
saint se vouer. Décidément, ee grand dadais de Maurice ne répondait à aucune de ses espérances. Elle
commençait à le toiser d'un œil méprisant comme
rerait un habile entralneur devant un mauvais cheval.
JI portait très beau pourta'nt; au premier coup d'œil,
les performances semblaient satisfaisantes. D'autres
moins bien doués par la nature arrivaient au but.
Pourquoi se lai sait-il toujours distancer?
A force de l'étudier, de l'examiner, elle découvrit
�20
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
Le vice rédhibitoire: trop honnète, et cela se voyait.
Tel qu'il était, il ne pouvait troubler le cœur,
entrainer l'imagination de ces jeunes Parisiennes qui
demandent à la vie ou les triomphes de l'orgueil, (lU
les jouissances du luxe, ou les eni\'rm~ts
de la
passion.
Il serait sans nul doute un excellent mari, il administrerait rigidement la fortune confiée à sa ganJ\!,
mais ces qualités-là valaient-elles les millions convoités? En bonne justice, Mme d'Erlanges ne le pensait pas.
Restaicnt les sujets un peu tarés : les jeunes
veu\'es dont on a trop parlé, les filles dont la nai~
sance a provoqué quelq lies sourires, celles dont le
père a voyagé en Belgique après une conversation
avec un magistrat de mauvaise humeur.
Un soir, chez un baron en ach ou en heim, elle
aperçut une jeune fille qui retint son attention. Pas
jolie, mais étrange, d'une élégance excessive : les
modes du lendemain. Un décolletage exagéré laissait
voir sans aucun souci de coquetterie des épaules
maigi·clettes. Li:! visage disparaissait en partie sous
l'amas de boucles blondes voilant le front et les yeux;
la bouche seule apparaissait nettement, un peu
grande, aux lèvres minces, sarcastiques, relevées
dans Les coins par un ironique sourire, un sourire
bizarre, presque pénible sur ce visage enfantin.
Mme d'Erlanges, qui ne laissait inaper1ue aucune
fille dépassant la seizième année, s'enquit au sitôt.
On lui réponJit :
- Comment, vous ne l'aviez pas vue encore" C'est
la petite Jeffenach.
.
- La fille de JefTenach qui...
- Oui, oui, la fille de Jeffenach qui ... qui ... Il en
a des. qui. à mettre à son do Bier 1 Scul\!m.:nt, il
donne à sa fille six ou huit millions de dut, et six ou
huit millions de dot ne s'amassent pas en cassant
vertueusement des pü:rres le long des chemins.
- La derni1!re affaire ne l'a-l-t:llc pas conu it en
cour d'assises?
- Sans doute, mais il a été acquitté.
- Oh 1 si peu, m'a-t-on dit.
Oui, assez pw. Juste ce qu'il en faut pour êtrtl
reçu dans le monde où nous sommes. Il y trouvera
des gell.dres par douzaines, n'cn doutez pas. Seulement, il ya aussi Mme JefTenach qui ... qlll. ..
- Ah 1 qu'est-ce qu'elle a fait, MmcJcflenach r
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
2(
- C'est une vieille histoi re datant de quinze
ann0es. Le Jeffenach avait épousé, par amour, une
peli te chanteuse de café-concert. Ell e a été pendant
si" ans une épouse irréprochable, et voilà qu'un beau
jour la nostalgie des tréteaux l'a reprise j elle a abandonné le domicile conjugal et la petite l\larguerite,
alors àgée de trois ans.
- Qu'est-elle devenue?
- On dit qu'elle a parcouru le nouveau monde
avec sa bande d'histrions et qu'elle est morle là-bas.
- C'est égal, ce n'est pas agréable d'épouser la fille
d'une femme comme cela. Il ya un proverbe qui dit ...
Mme d'Erlanges ne s'inquiétait guère des proverbes j mais les deux tares étaient de si larges
dimensions qu'elle soupira. Il y avait, il est vrai,
quatre millions par tare. NI. J effenach faisait ks
choses galamment.
« l\iaurice est si honnête, pensait-elle, il sauverait
la situation; il faudrait qu'il parût éperdument épris.
On pardonne beaucoup aux mariages d'amour. Puis,
n'est-il pas injuste de faire retomber sur cefle pauvre
fill e les fautes de ses parents? •
Elle s'arrêta.
Maurice ne consentira jamais. l>
Néanmoins, elle quitta son fauteuil et s'approcha
de l\llle Jeffenach; elle voulait la voir de plus pré,
l'entendre parler, la juger avec une loyale jus\Î.::e .
Marguerite JelTenach, la petite Jeffenach, comme on
disait, assise un peu à l'écart de loute autre femme,
se trouvait entourée de quatre ou cinq jeunes gens
avec le squels ell e riait et parlait très haut, san~
crainte, sans souci d'être entendue, malgré l'extrême
liberté de ses paroles.
Mme d'Erlannes, en s'approchant, distingua les
mots suivants prononcés par la jeune fille d'une voix
claire , aiguê, mordante, d'une voix qui allait bien au
pli sarcast ique dt:s lèvres.
- Elle e!ot encore très bien dans la pénombr
d'un .::oupé, \'o tre respectable amie; mais conseillczlui donc, mon pauvre Dick, tians SDn intérêt, dc ne
pas affr nter le grand jour des tribunes. Les tribunes sont comme le salon des Champ s-Elysées ,
perfîdes aux mauvaises peintures.
Tous applaudirent à l'excuption du baron Richard
1\larberl qui, un peu penaud, murmura:
- Vous vous êtes trompée, mademoiselle Mar'guerite, parole ... parole ...
1(
�22
lIIARIAGES ,D'AUJOURD'HUI
Elle éclata de rire:
- Ne vous parjurez pas, mon pauvre baron j cela
n'en vaut pas la peine, je vous l'assure. Parole ...
parole ...
Elle s'interrompit brusquement. Elle venait de
voir à quelques pas de distance Mme d'Erlanges qui
écoutait, consternée .
- Chut! dit-elle, les murs et les âne n'ont pas
seu ls le privilège d'avoir des oreilles. Inutile de continuer celte conversation; n'oublions pas que je
suis une fille à marier qui doit édifier le beau monde
par un langage et une tenue corrects. Autrement
(en serais réduite à vous épouser, mon pauvre Dick,
ce ne serait amusant ni pOlir vous, ni pour moi, ni
pour les amie respectables. Et maintenant, bonsoir,
l'en ai assez dit; je désire être seule, messieurs.
Mme d'Erlanges s'était enfuie. Arrivée â l'autre
bout du salon, elle se retourna.
Marguerite Jeffenach avait congédié sa cour. Une
fatigue, une tristesse même se laissait voir dans son
attitude. Comme un acteur qui au sortir de la scène
enlève un masque importun, elle avait rejeté en
arrière la masse de ses boucles blondes. Le haut du
visage apparaissait: un front élevé sur lequel e
dessinait la ligne très droite de deux sourcils volontaires qui, en ce moment, se plissaient un peu.
Qut!lques hommes s'approchèrent pour l'inyiter·à
danser. Elle refusa du geste ans parler, puis elle
regarda au loin ; elle aperçut encore Mme d'Erlanges
qui l'observait; elle lui rendit examen pour examen;
hautaine, elle semblait dire:
« Que m'importe votre opinion? »
Ce fut Mme d'Erlanges qui la premi1:re baissa le!>
yeux, gênée, intimidée par la persi tance de ce
regard de jeune fille .
.. Il n'y a pas à y songer, » ll1urll1ura-h:lle.
Puis avec un soupir elle ajouta:
" Malgré ses huit milon~.
»
Pourtant, quand elle fut seule avec Maurice, clle
lui <.)ell1anda :
- Est-ce que tu as remarqué Mlle Jeffenach?
- Oui, dit-il, je ne pense pas qu'avec ses toiklte!>
tapageuses elle puisse passer inaperçue.
- Comment la trouves-tu?
- Je la trouve laide, naturellement.
_ . Laide 1 Tu es sévère. EI~
est Gtrangc, pa5
comme tout le monde.
~
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
23
Oh! dit-il, heureusement!
Est-ce que son père a une mau vaise réputa-
tion?
- Lui, JeffenachI Il n'a plus de réputation du
tout. C'est un de ces coupe-jarrets très habiles qui
écument les boues de Paris, côtoient le Code, st::
jouent des poursuites judiciaires et trou l'en t toujours q Llelques mailles rompues par lesquelles ils
s''';vadent.
Puis sévèrement il demanda:
- Vous n'avez pas, j'espère, la pensée de me faire
épouser l\Hle Jeffenach.
- Certes non; cette jeune fille m'a paru très
effrontée.
Elle resta songeuse. Les tares 1 Les tares! Il fallait
y renoncer.
- J'ai bien peur, Maurice, que tu ne te maries
jamais.
Il l'écoutait, souriant un peu, sans ironie, sans
amertume, d'un sourire doux que dans l'ombre clle
ne pouvait apercevoir. Lui regardAit, à travers la
portière, les étoiles qui scintillaient dans le ciel du
printemps.
- Enfin, Maurice, parmi toutes ces jeunes filles,
n'en est-il donc aucune qui te plaise?
Tl rit franchement.
- Mais si, beaucoup, je vous assure.
- Mais il qui tu plaises, grand nigaud?
II continuait à rire,
- Ah! dit-il d'un ton de bonne humeur, vous en
demandez tant ...
Elle l'interrompit aigrement:
- Parlons sérieusement, je te prie, le temps
1 resse, les années filent et tu ne rajeunis pas; moi
non plus du reste, moi, c'est sans importance, au
contraire. As-tu remarqué que dans le monde je
porte des toilettes vieillis.santes, j'arrive ainsi à
gagner dix ans: dix ans de plus sur la tête d'un..:
belle-mère, c'est uneJ)lus-vulue dans ton actif; mais
tui, tu ne me secon es pas. Vraiment, tu es moins
beau que l'année dernière. Je te reAurdais ce soir:
le:> plis s'ac~l!ent,
les traits se durci~sent.
- Eh mère, j'ai trente-deux ans.
- Oui, trente-deux ans, c'est pourq uoi il fau t s
hâter.
n hocha la tête: une confidence tremblait au bord
de ses lèvres; il ne la fit pas, retenu par la crainte
�24
1I1ARIAGES D'AUJOURD'HUI
de voir sa mère détruire tle ses mains cruelles le
beau rêve dont il se berçait.
Seul dans sa chambre, malgré l'heure avancée,
malgré la nécessité du lever matinal, Maurice ne s •
coucha point. II ouvrit la fenêtre, et comme il a"ait
fait à travers la portière de la voiture, il regarda les
étoiles, les étoiles ayant eu de tout temps le pri"iIi.:ge de plaire aux amoureux.
Le grand chagrin de sa jeunesse, la nécessité de
lutter pour la vie, les froids calculs de la sagesse
maternelle, la recherche des héritièrLs avaient retardé chez lui l'éclosion du premier amour.
Beaucoup de femme s lUI plurent sans qu'il les
aimât. Maintenant il aimait et il croyait naturellement que c'était pour toujours.
Debout devant sa fenêtre ouverte, les yeux perdus
dans le petit coin du ciel qu'il parvenait à apercevoir à travers les toits et les chemll1ées, 11 murmura:
• Evelyn, Evelyn. li
Alors, dans un mirage, les toits des mai
son~,
les
cheminées disparurent. Devant l~i
s'étendait l'immensité de l'Océan; une femme svelte et blonde ~e
jouait dans les vagues ct, comme la nalatle antique,
l'appelait en lui tèndant les bras.
IV
Si Mme d'Erlanges eût ru soupçonner ce qui e
passait dans l'àme de son fils, elle eût frémi d'épouvante; mais il gardait avec un soin jaloux son cher
secret.
Un jour, un de ses compagnons de chaIne lui
avait timidement offert une Invitation de bal dans
une maison Ol! il fréquentait: des Américains,
quatre filles charmantes; il était chargé de recruter
des dan eurs pour un petit bal. La chose n'allait
pas sans quelque peine, car il ne connaissait que
peu de monde; malS il tenait à se rendre agréable.
Sur le chapitre des confidences, il ne s'arrëta ra .
Maurice sut bientôt que Gusta\'e Trémeur uLsirait
�I11ARJAGES D'AU.JOUlW:UUI
25
épou er mi s Emilia, l'al née des demoiselles Stoby.
Certes, il eût fallu avoir un cccur de rocher pour
faire échouer le mariage de ce pauvre Gustave en
refusant son invitation. Maurice accepta; mais il
n'eùt pu dire pour quelle raison il n'en parla pas à
sa m~re;
peut-t:tre à ause de l'enfantin plaisir
qu'éprouvent les hommes à faire des mystères afin
de se prouver à eux-môml!s leur indépendance;
peut-(!\re, parce qu'~tan
résolu à ne pas contriste r
Gustave Trémeur par un refus, il ne voulait pa que
la .:hose pùt être discutée. 11 accomp'a gna sa mere
comme d'habitude che;: quelque douairière, à onze
heures illa ramena chez die et partit, sans qu'elle
en sût rien, pour le bal où son ami devait le présenter.
11 s'attendait à une réunion de ces étranRers que
l'on appelle d's ra taquoul:res, à un luxe criard, à
des toilettes tapageuses, à tout un monde harnaché
de rubans et de décorations, baragouinant dans
toutes langues cnnnues et inconnu s.
Rien de cela: un intérieur simple, une sociétl!
restreinte, un peu bourgeoise, peu d'élégance j mais
une hospitalité large.
n s'enquit de M. Stoby, désirant se faire présenter
à lui.
- M.. Stoby, répondit Gustave, est toujours en
Amérique, travaillant à augmenter la [,)rlune de es
li Ile '. Ces Américains ne sont jami~
satisfaits; ils
posséderaient les milliarùs des Rothschild qu'il ' ne
s'arrêteraient point. Que dites-vous de Mlles Stoby?
Mlles toby étaient charmantes, il n'eut aucune
peine à en convenir. Après avoir payé un long tribut
d'admiration à 1 alnée Emilia, celle que son ami
Gustave désirait épouser, il se prit à considérer
Evelyn, la seconde, et cet examen le mena loin.
Il le mena, lout simplement, à s'éprendre de cette
enfant fine et svelte, mais fine et svelte à la façon
d'une lame d'acier.
JI y avait dans ses moindres gestes une gràce
féline qui charmait et attirait. Ses cheveux, d'un
blond doré, semblaient recéler des rayo'ns de lumière; ses yeux très grands, d'un bleu un peu trop
clair, regardaient bien en face dan la calme assurance d'une femme süre de sa beauté.
Elle eut pour Maurice, un peu isolé au milieu de
ce monde IOconnu. des aftentions exquises qui le
�26
MARIAGES D'AU]OURD'rIUI
touch1:rent, et aussi des coquetteries dont l'habilet':
se cachait 'ous une apparente nalyeté.
II fut ~ubjg6,
et quand, à quatre heures du
mati n, il l'entra chez lui, il avait au c<J.:ur l' rd.:nt
dt.:~ir
de la revoir.
Depuis deux mois, il la rencontrait presqu..:
chaque jour.
CL:. libres filles d'Amérique, dang leur chast.;
s~curité,
partaient sans mentor, sans chaperon, t:l
sans du0gne pour clI.plorer les em'irons de Pari".
(Justa"e et Maurice, a('rès la fermeture de kur
bureau, couraient les rCJ(lÏndre. Emilia, accompagnée de Gustave, ou 'J'ait la marche avec une allure
~rieus
de lille qui songe à l'avenir; puis ,·enaient
ks ùeux petites sœurs' suivics de klr~
" S\\ o;:d
hcart~.
riant ct folâtrant un pell; tandis qll'Evelyn ct
l\laurice l'alentissaient le pa ,s'isolant cn une rël'.:rie.
Il cachait cetle idylle il sa ll11:re Clll11llle " eût fall
d'une coupabk intl:igue; il sal'ait si bi.:n que son
premier soin serait de s'enqu~ri
du d1ilTre de la
dot et du total des L:spérances. Or, celte dot, U'apri:s
le~
révélations de son ami, était encore problématique.
Un besoin d'cxransion lui faisait re( hercher la
société de Trémeur atin d~
parler avec lui des jolie·
Américaines; mai" entre les deux jeunes gens la
confiance n'était pas égale.
Gustave disait, sans ~n rien dissimuler, son passé,
~(>n
présent, sc: c!'ré:rances d'avenir; tout cela
honorable, simple ct modeste; une famille de peti~
bourgeois avec une aisance un peu <.!troite; quant à
lui, ses chef' l'aimaient, l'estimaient, on lui avait
promis un avancement prochain avec augmenta ion
de traitement.
C'est alors qu'il oserait prétendre à la main
d'Emilia sans grand espoir d'être agréé, néanmoi b
il en tenterait la chance.
Maurice ne rarlait jamâis de sa position pJcuniairc; mais Gusta\'e le croyail riche, cela perçai
dans le ton d'envie avec lequel il lui disait:
- Pour vous, si vou voulez épouser Evelyn, Il
n'y aura aucun obstacle; votre fortune, 1'0 relations,
votre posiJ.ion dans le monde vous permettent le3
plus riches alliances.
l\1aurice rougissait un peu; il se sentait complic
des mensonges maternels; mais il avait promis de
n'avouer à personne la vérité.
�l'dARIAGES D'AUJOURD'HUI
27
La néces ité d'accompagner sa mère à de nombreuses réceptions l'empêchait trè' ouvent de se
renùre chez ses jeunes amies et c}uand elles le revoyaient, elles le questionnaient aVIdement; c'étaient
le's plus grands noms du faubourg ou les plus riches
salons de la finance qu'il avait à citer: un dl ne!"
chez la duchesse cie BergeralJ, un bal chez le richissime baron de Berheim. 1~lJe
écoutaient, les l1:vres
Lntr'ouvertes par l'admiration; El'el 'n surtout se
montrait curieuse de connal1re celle société française t!ontl'élégance l'en orcelail.
Un jour de Juin, Gustave et Maurice accompagnèrent ks deux. jeunes filles dans lIne promenade
hors de Paris, lis devaient rentrer de bonne heure;
mais un orage les surprit dans les bois, une de ces
pluies torrentielles impossible à braver. Ils sc réfugièrent en toute hâte dans une de ces petites auberges dont la hanlieue est par. cmée.
- Je crain', dit MaurÎl:e, que yotre mère ne soit
inqui1:tc et qu'à l'avenir .. ,
Emilia l'interrompit:
- Maman ne sera pas inquiète, dit-elle placidement, puisque nouS sommes avec vous.
- Mais si cette pluie persiste, nous ne pourrons
rentrer quc tr1:s tard.
Evelyn, d'un geste joyeux, frappa ses deux mains
l'une contre l'autre:
- Très tard, très tard, qucl bonheur 1 Comme cc
sera amusant; seulement j'ai très faim, savez-Ious,
si nom; dînions?
Il Y eul un instant de silence; la même appréhension faisait hésiter le, deux jeunes gens, l'em- i de
quelque rencontre dans ce petit restaurant fréquenté par les griselles parisiennes; le sourire discret de l'hôtesse les bles~ai.
Pourtant Evelyn répétait avec l'intonation suppliante d'un petit enfant:
- J'ai faim, j'ai bien faim.
Maurice sc décida:
- Eh bien, dlnons, dit-il.
Ils s'assirent tous les quatre à une petite table. Ce
fut très gai; une sorte de dl nette enfantine avec ces
deux jeunes filles qui jouaient à la Madame en se
passant les plat .
Une pensée hantait les deux hommes: si c'était
vrai pourtant, s'ils étaient mariés, s'ils pouvaient
associel' à leur existence ces délicieuses enfants.
Emilia, tr1:s spirituelle, disait cent folies qui
�28
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
faisaient éclater des rires ;o)'l.:u.'.. [':\'c1yn, plus
rë\'eusc, laissait ·Je longs regards notter dans l'espace, ou t'lut Ù coup en concentrait la flamme langilureu 'e sur Maurice assis aupri.:s d'elle.
Par instants, die murmurait des mots tr1:s doù.
qui indiquaient une ft'dicité compli.:te, un épanouis~
sell1ent de ;elnc~s
et de bonh"'lIl'.
Le dlncr achevé, on ongea au départ; l'avl.:rse
avait ces:;é, les chemins étaient bien un peu
dt!trempés par cette pluie d'oraw:, mais les Américaines ne s'inqui1:tent ras de si peu.
l! se mirent en man.:he ~ous
l'ombre épaisse de
la forêt. A travers le feuillage, la blonde ti.:te d'gl'e1)'11 apparaissait à Maurice comme une vision, puis
l'ombre la l'cS ais~t,
il en éprouvait un dépit et
une tristl' 'sc: 'était J'image de sa vic, celle forêt
sombre où les douces \"i"ions, k~
clartés de lune,
le" édaircies, ne poul·ai..:nt êtl'\: quI.: passagères.
« Pourquoi, ,e demandait-il, n'a\'oir pas le coura~e
de prendre le bonheur quand il est là, tout
prl.:s, si prGs qU'il suffirait d'étendre la muin l'our le
saisir'? »
Dans cc moment, au milieu du silence, une voix
s'l:!el'a avec ce quelque chosl.: de mysll!rieux qUI::
uunnl: l'éloignement. On cùt dit Il: chant d'une
uryade.
o l'oyageur, qui tristement
Che1l1in<:s duns la nuit brune,
Lil're tull cœur aux enchatm~s
. Du rêve et du clair de lune.
Un rayon de lune filtrait à travers le feuillage,
1\laul'icl.: murmura à demi-voix Ics paroles du
l'drain:
Non, non, je ne veux rien au monde
Que les cheveux d'or cie ma blondr.
De nouveau ce fut la nuit ct le silence. La voix
s'était tue; elle reprit aprGs un instant, plus faible,
plus lointaine, quelques mot à peinc parycnaient
distincts,
Sur la gr6ye où le flot plli
En murmurant dUerlc.
En des coupes de perles,
llois le calme et l'oubli.
Non, non, je ne yeux rien au monda
Que les yeux profonds de ma blonde.
�MARIAGES D'AU] URD'HUI
2
Les yeux profonLls, il ne pou\'ait les vnir, m is il
II! ... sentait fixés sur lui inkrrogateurs.
Un silence 'ncore, puis c' rut la dcrnii:re strophe
i~t6e
comme un cri de triomphe aux vieux échos de
la forêt.
Celle qui t'apporalllti-ba"
De frais glaïeuls coiO'éc,
C'est M.organe la fêe,
Ouvre-lui tes delL'C bras,
ous la voûte de verLiure de plus en plus sombre,
l\laurice distinguait à peine la forme svelte d'Evel) n ;
lt!s yeux profonds, les cheveux d'or avaient disparu,
D'un ge te pre que involontaire, il tendit la main:
Hne main aussitôt tomba dans la ienne, une main
longue, forle, nerveuse, qui r6pondit à son étreinte,
• Evelyn, )) mu rmura-t-il.
Mais Il n'ajouta rien de plus. Les mots qu'il fallait
dire ne sortirent roint de ses Ii:vre ,la fl:rule maternelle venait de lUi apparallre ct, devant elle, il tremblait.
fis march\rent ain i longtemps la main dans la
main, émus d'un trouble profond et doux.
Les lumières de la gare parurent. La jeune fille
rétira sa main avec un petit haussement d'épaules
qui indiquait clairemcnt sa déception, mais sans
laisser paraltre autrement son d~plt
elle dit:
- .Je pars pour Trouville dans quinze jours avec
Mlle JefTcnach. N'y \'iendrez-vous pas, monsicur
u'Erlan~e
s
?
Puis, coquettement, elle ajouta:
- Qui m'aime me suive.
Avant que ÎIlaurice eùt trouvé des mots pour lui
expliCJuer l'impossibilité où il était de quitter
Paris, Emilia et Gustave les rejoignirent. Puis ce fut
le brouhaha des gares de banlieue et le tohu-bohu
du départ.
.
Quand Maurice et Gustave se trouvèrent seuls, ce
dern icI' dit d'une voix sourde:
- C'est fait.
- Quoi donc?
- Je sui engagé à Emilia.
- Oh! exclama Maurice, je YOUS f':licite et je \'OU3
envie.
- Vous pouviez en faire autant, dit Gustave aigrem\!nt.
U éprouvait le moment de réaction qui suit
�30
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
presque tous le!> élans de cœur, se demandant si le
rëve tant poursuivi yalait la peine d'être réalisé; les
fl:licitatiol1s de son ami lui semhll:ll:nt empreintes
d'une ironique pitié.
- Qu'a répondu Emilia r
- Elle a été fort contente, mais notre engagement
. cra long. M. Stoby n'a point encore réal isé ~a fortune, ses entreprises absorbent ses cupitaux, je ne
,uis point en position de passer outre. li faut attendre. Vous avez été sage, vous; enfin ce que j'ai
fait, je ne le regrette pas. Nous sommes jeunes et
nous a"/ons l'avenir devant nous.
- Vous avez raison, dit Maurice, vous êtes plus
courageux que moi.
Quand il se retrouva seul, il jetu comme un défi
aux vieilles maisons patriciennes 1.; doux ro:frain:
Je ne vell X rien, rien au monde
Que les cheveux d'or de mil blonde.
J]élas 1 il vorlait beaucoup d'autres choses et c'est
pour cela qu'il n'avait point parlé.
Quelques jours plus tard, il lui an"Îl'ait une aventure assez singulière. Comme il traversait l'avenue
des Champs-Elysées en e rendant à son bureau, il
vit venir de loin un cheval qui lui parut d'une grande
beauté. Une femme le montait, mais de la femme il
n'avait cure, il s'irritai t même de longs plis de la
robe Ooltante qui allait cacher à son admiration les
Oancs et les jarrets de l'animal: un alezan d'une
merveilleuse finesse cie forme.
Maurice s'était arrêté, le monocle rivé dans l'œil \
il contemplait, examinait, détaillait une à une loutes'
les beautés de la bête.
L'alezan passa devant lui d'une allure ralentie,
puis s'éloigna. Tout à coup, faisant volte-face, il
revint lentement, s'arrêta, frappa la terre d'un pied
impatient.
Maurice, un peu surpris, chercha la cause de ccl
arrêt, et ses yeux rencontrèrent les yeux de l'amazone. Celle-ci, tout en maintenant vigoureusement le
cheval, examinait le jeune homme à traver un face à
main avec la même attention érieuse qu'il avait mise
à contempler la bête. Cette amazone, il crut la reconnaltre pour l'avoir vue dans quelque salon.
Le regard dont eUe l'honorait n'avait rien d'hostile,
rien de bienveillant non plus. C'était le regarJ seru-
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
31
tateur J'un numismate devant une m~daile
al1~ieJn,
J'un bit liophile devant une estampe rare, l'cut-~re
le regard d'CEdipe devant le sI hinx ouimr lement
d'un ' acheteur devant un objet mis en "cnte. Quoi
qu'il en rüt, Maurice trouva infiniment u~sagrébh:
d'l:tre c(,ntemplt: aln~i.
Il commençait ù faire des "o.:u.'\ pour que l'amazone rùt d~ s arç<)n6e
quand il 1 vit sourire ct brusquement rendre la main. KIIe pa~:;
devant lui au
galol), ~ulvic
du l-!rllnm an~lis
qui l'accompa,,nait.
• La petite .Jelrc1a~h,
>l murmura-t-il.
'I\Jllte la journL:e dans son bureau il eut des di .. tractinn". Il L:cra~it
ses crayons, bri~at
ses plume~,
jdait il terre ks gm re~istl';
il dut rectl1m~
trois fois la même lettre, une obsession revenait
.ans r.:essc: sur les registres comme sur le hlanc
papier de sa lettre, il voyait nettement apparullre la
silhouette d'un bel alezan et deux. yeux il1ll'e r linents
qui il travers un face a main le rcgaruaient.
v
!vla/'guerile Je.ff'enach à Chl'isliane Gér<H'd.
« :\la Christiane, ma ,cuJe, ma t:ranJe amie, que
je \'lU~
aime 1 Que j'ai be~uin
de vous aimer el que
j'aurais besoin de vous \·oir. Troi ' ans! Tl'l,i' an'
' ans \'OUS! Quelle longue séparation! \~ VOliS ai-je
pas dit que Je monde entier me semble une balance:
sur l'un de plat aux les cOIl\'oilises, Je~
bas~e,
te,.; lâcb\~s
~ui
s'agitent autour de moi; sur l'autre,
""US, Chn "liane, vou tOlite seule, avec voIr chère
et dlluct:! innuence, ct, sui"antles oscillations de la
halance, apparaissent en moi deux Marguerite dilTérentes: l'une mér.:hante, violente, sarr.:astique, ami:re;
l'autre, résignée, sentant s'agiter en dIe le be~oin
et
l'instinct du bien.
« Vous rappelez-vous, mon amie, la prcmi"re fois
que vous files apparaître cette Marguerite-hl. )'::tait
le jour de la distribution des prix 'dans notre cou-
�32
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
vent; j'avais remporté toutes les couronnes, mais
une désespérance criait dans mon cœur. Dan la
foule des parents, des amis attiré par cette cérémonie, nul ne songeait à moi; mes compagnes s'en
a llaient une à une, radieuses, avec leur père, a\'ec
leur mère. Mon père, à moi, n'était pas là; il ne pouvait me sacrifier quelques-unes de ce hcures précieuses où il gagnait tlne fortune. Quant à ma mère,
ùepuis longtemps les commérages des d()me~tiqu;s'
m'avaient açpris les causes de son ab.ence. Oh! ILs
oùieuses et tristes choses qu'elles ont entùu~,
mes pauvres oreilles d'enfant 1
« Dans quelques instants, je le savais bien, un
somptueux équipage s'arrêterait devant le couvent,
un valet de pleù ou\'rirait la portière, une gouvernante anglaise ou allemande, Jouée par mùn père
pour les deux mois de vacances, viendrait me chercher.
~ Mais à la maison, personne ne m'attendrait.
«A cette pensée, une torture me ai sit, et cette
torture éveilla en moi le dCmon du sarcasme et ùe
la méchanceté .
• Debout près de la fenêtre du grand parloir, je
regal'dais mes compagnes traverser la cour avec
leurs i)arcnts et je raillais, et je moquais, et je
contrefaisais le s gestes , les atti tude s , les d6marches;
on riait autour de moi, car je savais saisir le ridicule
et Je mettre en lumière .
« Une main se posa SUI' mon épaule et une voix
très douce dit tristemen t:
« - Pauvre cn ran!.
« C'était vous, Christiane, vous une grande, une
blanche, vous alliez quitter le couvent pour toujours;
\'ous m'ayez prise 1 ar la main, emmenée dans votre
chambre, alors vous m'avez dit:
« - Vous souffrez, ma pauvre Marguerite, il faut
pleurer, cela vaudra mieux.
" Je vous ai obéi, car j'avais bien compris que
\'OUS saviez ma triste histoire et qlle votre compassion venait à moi. J'ai angloté entre vos bras longtemps, je vous ai dit tout ce qui torturait mon âme.
Vous rappelez-vous, Christiane, que vous êtes allée
trouver la supérieure, que vous avez obtenu son
intervention auprès de mon père pour qu'il me [üt
permis de passer les vacances chez vous. Il y consen tit aisément, j'étais pour lui un embarras .
.. Oh, ces vacances-là! le temp' le plus doux, le
�33
11ARIAGES D'AUJOURD'HUI
plus heureux de ma vie, le seul temps où j'aie senti
que quelqu'un m'aimait, avait pitié de moi.
J( A la distribution de prix suivante, je n'étais plus
seule, vous m'aviez fait cette suprême aumône, à
moi, pauvre petite millionnaire, d\! venir tou t expri;s
à Pans p ur y assister.
« Votre excellent père vous avait accompagnée et
celte fois encore j'ai pu repartir avec vous. Mais il y
a trois ans de cela, j'ai quitté le couvent, je suis
rentrée chez mon père et je ne vous ai pas revue.
« Pourquoi n'avez-vous accepté aucune des invitations que nous avon;; adressées à M. Gérard? Je
sais bien que vous avez allégué l'impossibilité de
quitter votre campagne; mais, je vous le répL:te,
jamais je n'ai eu tant besoin de vous voir, j'en viens
à douter de toules choses, de la vertu et de l'honneur.
« Si vous saviez quelle chasse féroce à l'hérit~e
:
dL:s que je parais L1ans un salon, les hommes m'entourent, les bclles-mL:res me cajolent, tandis que
tant de jolies fille sont n6g1igées.
\( DerniL:rement encore, une femme dont je ne sais
pas le nom s'est approchée, rôdant autour de moi.
J'ai dit, afin qu'elle pùt les entendre, des inconvenances dont vous auriez rougi, Christiane. Pensezvous que cela l'ait découragée? Non, car j'ai surpris
quelques instants plus tard son regard qui m'obser\·ait. Celle-là, je le parierais, a un fils à marier.
Quant aux hommes, c'est bien pis encore : je les
ferais tous, si je le voulais, se coucher à plat ventre
ct lécher la boue du chemin par leq ue! je dois
passer.
« Christiane, je vais m'installer, durant tout l'été,
dans notre villa de Trouville. Ne voulez-Yous pas
v nir au secours de votre pauvre petite l\larguerite qui n'aime que vous.
" Je YOUS attends, je vous espère, venez.
" MARGUERITE. ,.
Marguerite 'JejJenolch à Christiane Gérard.
« A.insi, vous ne viendrez pas, Christiane; ce rêve
de vous reyoir doit s'en aller vers le pays désolé où
s'en vont les rêves déçus.
95-11
,.
�3+
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
• Que c'eùt été bon celte vie avec vous, ces promL!nades, ces causeries le long de la grève, c'S
t:xcursions en mer, et la contemplation de tant tic
mcrvciliL!ux spectacles. Que ç'eùt été bon et qudle
jllie. Nou~;
L!ussiol1s vécu dans une demi-solitude,
avec ce qu'il fallait de monde seulemL!nt pour qtle
l'L!nnui ne plil s'approcher Je vous. Mais vous me
répondez par tks fauchaisons, dts fL!IHlisons, des
l1(is~n,
par la nécessité de surveiller vous-m'::nH:
C<.:S r(·coltls. Oh 1 cruelle amie 1 Que :'lOllt ces inkl'êlH
mat'::ricls aupri. s \.h:s chL!rs intérêts de notre amlli··?
Vpulez-vous ml! 1<). vendre tout entii:re, ditl!s, \'otre
récolte de fourrage? Voulez-vous me permL!ltr<.; d'
m'en rendre acquéreur cl de charger le' pau\Tes de
\otre domaine d'en rL!mplir kurs grel1l<::rs" :\\on
père ne me rduse aucune fantaisie; Il m'achè1erait
un vaisseau de Auel'rc ou ll1onol11lliserait une voi'
ferrée si je le lui demandais. Comment me 1 efuserail-il quelqul!s meules de f'lin?
• Et vous 'eril!z libre, Christiane. Mais cela, VOliS
ne k \'oudrez pas, pas plus que vous n'avez v!lulu
a-:-:epler un pied-à-terre Jans notre hotel à Pans.'
., Ne vous l'ai-je pas dit pourtant. .J'ai devant moi
les deux plakau: d'une balane..: qui vont s)~levant
(lU ~'ahisnt
·cton que votre influence croit ou
diminue, et en même temps s'éH:venf ou s'abaissent
en mni deux âmes différentes: l'llne que vous aVel
formée à votre ressemblance, l'autre que ma première éducaliol1, l'abandon de mon enfancl!, le
monde, et peut-être l'atavisme, ont créée en moi.
Quand vous vous retirez, l\1arguerite s'enfuit et
Margot arrive.
• Voici Margot .
.. Margot va partir pour Trouville. Elle ne partira
pas seule. Il IU1 faut du monde, un brouhaha de
fête, une vie endiablée qui remplisse II:! vide de S(111
temps .
.. Oh 1 soyez tranquille, elle n'est pas de ces mélancoliques qui s'ennuient, elle sait se distraire et
s'amuser. Elle emmènera sa ménagerie, elle vous en
présente un à un les principaux animaux .
.. Tout d'abord le baron Richard Marbert, Dick
familiè:reffil!nt: un de ces Parisiens qui n'ont J'autre
souci que d'ètre à la mode, de faire les choses à la
mode et d'avoir des relations qui leur fa sen 1
honneur, cour.ant à bride abattue à travers tous les
mondes, reportant des nouvelles plus qu'aucun
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
35
journaliste anglais, n'ayant ùan leur étroite cervelle
que les cancans du sp(lrt ou du high life, ct aussi
fiers de connaltre une adrice qu'une duchesse .
• Dick dt\sire m'ép user, non sculement parce
gue mon p1:re es~
riche, mais parce que je suis la
femme de Paris qui monte le mieux à cheval et que
Dick al précie beaucoup ct;lte supérit>rité-là.
« 1\101, je ne suis point décidée à épouser Dick
parce qu'il glousse au lieu tic parler, qu'il se rengorf(e au lieu dt; marcher: il remplit dans ma ménagene le glorieux emploi de dindon .
• Je me rai suivre aussi par le petit Ycrgger. Celuilà, clest mon singe: de l'cs prit ct des roueries, une
finesse qui sous' une apparence de implicité voit
courir le vent. Pctit et grêle, le nez camard, la
bouche trop grande, il est extr6mement laid et sa
laiùeur est amusante. [! ne songe pa à m't~pouscr,
ouvertement du moins; mais avec une folle de mon
espl:ce, telles circonstances peuvent sc présenter où
les chances d'un garçon intelligent ct sans scrupule
doivent tout à coup surgir. En attendant , c'est à mon
père qu'il fait la cour, e pérant de lui un coup
d'épaule.
« Puis voici le grand vautour des Andes: c'est le
mélancolique marquis de Rocheplale, un peu tl6cavé, un peu déplumé par ses pertes de jeu et qUi
escompte ma dot pour se remo.:ttre à Ilot.
(, Toutes ces iUu tres bêtes ne recevront pas chez
moi l'hospitalité; clles s'installeront dans les hôtds
avoisinants. Je n'aurai sous mon toit que ma
dUl:gne, Madame Maigre t, et une jeune perruche,
miss Évelyn Stoby.
« Je ne vou' parlerai pas de Madame Maigret. C'est
l'Insignifiance laite ùame de compagnie et c'est pour
celte vertu suprême que je l'ai choisie:
« - Comme il vous plaira, mademoiselle Marguerite; si cela vous convient ainsi, mademoiselle Marguerite, à votre volonté, mademoiselle Marguerite.
" Ces trois phrases composent tout son vocabulaire. Elle ne trouverait point en elle la force d'une
admonestation.
( Ainsi l'autre jour j'ai annoncé mon intention de
courir un match de bicyclelle dans le Vélodrome en
compagnie du beau Dick. Elle a levé les yeux au
ciel d'ùn air de consternation, mais ne s'est permi'
aucune remontrance.
« Seul le marquis de Rocheplate s'est quelque
�3G
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
l'eu ému de cette tantaisie; son ,ieil orgueil de race
r:.'indignait et protestait:
« - Oh 1 maùenHliselle JeITenach 1 Avez-vous l'intention 'n publie, devant tous ces gens ... avec la
pt)s~iblé
de qudque chute ...
" Je: l'ai ve:rtcment rabroué:
,,- D'abor l, je ne tombe jamais, mar luis; le
match sera public certainl!ment, jl! ne rédal11erai
l'as le huis clos.
" Le petit Yügger applaudissait.
« - Je parie pour vous, maJemoiselle Gretchen,
ct je tiens telle r:.omme que l'on voudra.
"Quant au pauvre Dick, il était abasourùi d'enthousiasme.
" - Capitall Capital! Tous no Juurnaux Cil parleront.
« J'ai battu Dicl de ùeuÀ longueurs aux applaudissements de la salle entière. Cc ' rut un triomphe, une
ovation, et savez-vous qui j'aperçois sur les gradins
les plus élevés? la respectable Madame i\tlaigret plus
emballée, plJ.l
cmpo,ignée que les autres, qui
frappait ses deux f.\ranues main" l'une contre l'autre
en criant dl!s bravos inarticulés .
• Cette dUl:gne a été créée tout expr\:s pour moi.
C'est le bon caniche, le toutou de ma ménagerie .
• De ma nouvdle amie, miss Stoby, je vous parlerai davantage, puisque C'l!st elle qUI va prendre la
place que vous deviez occuper.
~ C'est une fort jolie fille, une de ces blondes
Am~ricanes
toujours en quête de quelque proie et
c'est pour moi un divertissement de tr\:s haut goût
que ce renversement des chosl!s. En France, ce que
nous voyons surtout, ce sont des chasseurs de dot;
j ne SUIS point fâch0e de vOir une chas ereSSl!.
"J'emmènerai donc miss Evdyn pour lui voir
tendre ses t1lets.
" AJieu, ma froide amie.
c MARGOT. »
Marguerite Jeffe/lach à Christia/le Gérard.
- Pourquoi me grondez-vous, Christiane? Qu'ai-je
lit? qu'ai-je fait? Est-cc parce que, hissée sur une
bicyclette, aux applaudissements de tout un peuple,
je me suis donné l'innocent plaisir de faire une
�::\lARlAGES O'AUJOURO:HUI
37
\'Ingtaine de fois le tour de l'arkne et d'arriver bonne
première, comme une pouliche pur sang. Mais c'est
amusant, savez-vous 1
« Est-ce parce que j'ai parlé irrespectueusement
de l\ladame Maigret et de mes soupirants rAllons,
ne grondez plus, me voici sérieuse ct la chose dont
j'ai à vous entretenir vaut que vous me donniez
toute votre attention.
« Etes-vous vaniteuse, ma parfaite Christiane? y
a-t-il dan toute votre ame un petit coin caché où
maitre Satan pose son pie 1 f()urchu? Seriez-vous
ais de dire en parlant de moi à quelques voisin '5
jal()I~es
ou à votre noble cousine, l\ladame de l\lerincourt : • J'ai pour amie intime la princesse Guido
Cavalieri? »
« Si oui, je vous fais part de mon mariane; vous
viendrez à ma noce, n'est-ce pas?
" La veille clc.mlln départ de par.ïs. mon père m~
fit appeler dans son cab 111 et. Je n'al pas eu avec lUI
des tête-à-tête bien fréquents j n0anmoi I1S, quand
un stock de prétendants à ma main panlÎt l'embarrasser, il a recours à moi pour les jeter par-dessus
bord. Cela date de ma sortie du cou vent j à peinc
étais-je rentrée à la mais n pour toujours que ces
cx0cutions commencèrent:
« - Tiens, fillette, voilà les plus pre sés, ils sont
au nombre de douze; il Y en a de tous les rangs et
de toutes les conditions, des tir~s,
des roturiers;
veux-tu te marier? je te laisse libre; le mariage est,
à mon avis, une \0terie dans laquelle il faut tirer
soi-même son numéro.
• - l\lais, dis-je nalvement, comment ces messieurs peuvent-ils me connallre? Où m'ont-ils vue r
« Il se mit à rire:
« - Ah! pauvrette; ce qu'ils connaissent, cen'est
ras toi, c'est le chiffre de ta dot et cela leur suffit,
,e t'en réponds.
• D'un geste de clépit, je pris la !tasse de lettres
qu'il me tendait et je la jetai au feu.
• - Oh 1 oh 1 maclemol elle Margot, elit-il; serionsnous romanesque? ce erait un grand malheur pour
toi, ma pauvre petite. Ces douze prétendants dont tu
fais l1amber les noms ne sont probablement ni
meilleurs ni pires que d'autres; dans le temps (lù
nous vivons, tous les hommes sont pareils, tous
brùlent leur encensaux pieds de l\1oloch ; mais quelques-uns se déguisent pour cela, Ils jouent les
�38
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
grands sentiments, les grandes vertus, les aspirations sublimes, et les petites filles inexpérmt~s
s'y laissent prendre. Je veux te pr~muni,
mon
enfant; le mariage, t'ai-je dit, est une loterie; c'est
un mar..:hé aussi.
« - Je ne veux pas me marier, dis-je, froi sée par
cet impitoyable scepticisme.
" - A ton aise; Je ne suis point press6 de me
dGbarrusser ue toi, \si tu chanaes d'avis tu m'en
préviendras; mais {e te crois un~
fille sensée, je ne
refuserai aucun parti san t'avoir c nsult~e.
«Depuis ce moment, j'ai eu d'autres entretiens
semblables, et chaque fois j'en suis sortie plus triste
et plus désillusionnée. Mon père réponJ par l'excuse
banale et polie, que je suis trop jeune encore; beaucoup s'obstinent et persi 'tent. De ce nombre, le
baron l\larberl et le marquis de Rocheplale dont je
l'OUS ai ~ arlé.
« Ils ont raison, peut-être, et mon père aussi: ds
ne sont ni pires ni meilleurs que d'autres; ils ont les
vices de l'époque actuelle; il faut bien vivre au temps
où l'on est né.
« Mais voilà qu'un rival très sérieux vient d'entrer
en li..:c; c'est de celui-là que je veux vous parler.
« Donc, j'eus avec mon père un assez long entret ien.
« - Cette fois, petite, me dit-il, ce n'est plu
d'humble gibier qu'il s'agit, mais d'une pièce rare
et superbe: un prince, Marguerite, tout simplement, d un prince authentique, rien de rastaquouère,
un Cavalieri enfin. Les Cavalieri prc:tendent
remonter à l'empereur Barberousse; ils sont inscrits
sur le lil're ù'or ue la nobl\!ssc romaine. [ts ont
t!onn'; des doges à Venise, des papes à la chrétien~
; ils onl des alliances royales; ks lIabsbourg
et les Hohenzollern les appellent mon cousin. Or, le
dernier ùes Cavalieri, le prince Guido, m'a expédié
l'ambassadeur d'Italie pour demander ta mai 11. Qu'en
dis-tu, fillette? Veux-tu être princesse? Avec ce
titre-là, tu feras mourir de jalousie toutes les petites
pimbt:ches du couvent, tu feras pâlir les plus nobles
James du faubourg Saint-Germain. Celte fois,
mignonne, rél1échis à deux fois avant de refuser.
0111 je ne prétends pas que Guido soit le Prince
Charmant que rél'ent toutes les jeunes filles; il a été
trt:s beau autrefois, mais il a cll1quante ans. Il est
pauvre comme Job, naturellement, puisqu'il
recherche notre alliance, et même plus encore, Job
�39
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
possédait un légendaire fumier; ce ne sont pas nos
titres de noblesse qui l'attirent, ce n'est pas ta
beauté non plu s , bien que son ambassadeur m'ait
affirmé que tu lui plais beaucou\ . Il s'est fait prtl"enter à toi, ne tl.! le ra\)p 'llcs-to 1 as?
• - Pas tr1:s bicn, (iiS-jt.!, on me \ résente tant de
rrinces cn i, CJl 0.0' ou en hcilll que je It.!s confond '.
Le mariage a beau être une loterie, je nc 'cra i pas
fuchée
revoir votre princl.! CUl'alicri al'ant de
1 rendre une d':·cision.
• - Tu le reverra certainement, ma petite; il
dcman 1 . la 1 ermission de te suivre à Trou lillt.! ct
le t'y rendn: ses 1~(Hlmapes.
,.
• - Accorde, .lIS-le en battant de. m.ll11S; Il manquait un lion à ma ménagerie, II.! votlà trouve! .
• .Ie "u i,; à Trouvillc dei uis huit jours; j'ai \'u
deux fois le prince; il ne me déplalt pas. et vous le
d,iral-jc, Chri~t
iane, c'est la prcmii.'re {oi s que j'hé.1te ùans la n:l"lIl 'l.! il donncr. Est-cc qut.! cu bt.!au
titre de princesse mc tente'r c~t-C'
que le rôll.! dL'
fée bienfaisante a de' attraits noU\'cau, pour moi?
rL'ndre à cet hom111e cie nohle race, gr,lce à la 1'01't\\ne de mon pi:rc, la pOi:>itinn et la grandeur rl'rdllcs; avoir de5 fils dont on in~cra
le5 noms sur le
line d'or de la nobles e n,maille et puis elh:ore c<.:ci
que vous 'omprcndrez bien: il a cinquante an~.
~<1
Yle l'st termil1l:e, la \iL'illessl.! pour lui a venir, il
lUI sera dou~,
il me scmbll', dt.! voir aupri.'s le lui
un jeune \ Îsage, il oubliera quc je ne SUlS ras jolie.
et m'aimera ll'un reconnaissant amour,
" Ah 1 SI V(lUS étiez bonne, ma Christiane, vous
\icndriez aurri:s de moi, ne gronder. plus, vous \'oyl.!/.
bien que Cl.! n'L'st pas J\largot qui a écrit cette lettre;
dites-moi si ce doit être la prince sse Guido Cavalieri, et puis parlez-moi de VOUR. pourquoi ne Je
faites-vous jamais? Pourquoi ne vous mariez-vous
l'a ,~ ,"OUS qui êtes si bdle, qui n'ète 1 as très riche
<.t qui pouvez i!tre aimée.
« Votre
de
•
J\lARG\JERITE.
»
Christiane Gérard à Margllerite Je.ffel/ach .
• Jamais le lien d'affection presque maternel qui
m'unît à vous n'a été si puissant et si fort; jamais
je n'ai tant senti combien votre bonheur m'est né-
�<ID
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
cessaire. J'irai à vous, l\larguerite; que sont les intérêts matériels quand l'otre 'aveni r e 't en jeu? seulement, je vous en conjure, ne décidez rien hativement;
attendez-moi, laissez-moi quelques semaines. Ce
n'est plus de fenaisons, ni de moissons qu'il s'agit:
mon père est malade, je ne puis le quitter; dès qu'il
sera rétabli, nous partirons ensemble, il me l'a promis. Nous ne descendrons pas chez vous, ma chérie,
à son Age on a besoin de liberté et de tranquillité, il .
a quelques manies dont il rouoirait devant vous.
« Nous chercherons un petit 11ôtel ; vous n'aurez
pas honte, ma future princesse, d'avoir des amis
pauvres, n'est-ce pas; et puis nous causerons des
Journées entières et vou ' me direz toutes choses
comme autrefois. Mais, pour l'amour de Dieu, pas de
précipitation vainc; mon cœur tremble quand je
vous entends parler d'épouser un homme de cinquante ans, parce qu'il est ruiné et parce qu'il est
prince, quand je vous vois renoncer à l'amour et
surtout quand je constate en votre esprit la marche
rapide du scepticisme.
« Us sont tous les mêmes, ni meilleurs ni pires,
m\!crivez-vous, Marguerite, ce n'est pas vrai; il Y
en a qui sont bons, fiers et braves, c'est à vous de
les chercher, de les découvrir, car ils vous adoreront
à deux genoux q lIand ils sauront ce que VOLIS valez
et cc que vous êtes.
.
« Ceux-là sont peut-être des savants dont la vie
s'écoule dans le travail, peut-être des gentilshommes qui gardent dans l'ame la religion de l'honneur,
peut-être des princes aussi; mais il faut être c1airvo\,ante et ne pas prendre les pierres fausses pour
le 'pur diamant. C'est à cela que je veux vous aider;
mon amitié est si grande qu'elle me donnera l'expérience qui me manque et puis il me semble que je
suis très vieille déjà. J'étais encore une enfant quand
j'ai perdu ma mère. J'ai eu une jeunesse sérieuse,
des soucis de maitresse de maison, des di:!cisions cl
prendre, à un âge où les autres jeunes filles s'occupent seulement de leur toilette et de leurs plaisirs;
cela mûrit très vite, trop vite peut-être, le cœur et
la raison.
« Ma petite Marguerite, attendez-moi et croyez que
je vous aime de toute la tendresse de mon cœur .
•
CHRfSTfANE • •
;
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
41
VI
Le mois de juillet parut à Maurice ù'une interminable longueur. Jamais il n'avait senti un semblable
be oin de campagne et de grand air.
Oh 1 C0 bureau, ces dO!:isiers, ces paperasses 1
ne pouvoir y échapper 1
Chaque matin il traversait la place de la Concorde
d'uhe allure lente. La chaleur était excessive, elle
tombait lourdement du ciel, s'exhalait du pavé;
l'obélisque faisait onger à la cheminée colossale de
quelque calorifl:l"e souterrain; les fontaines étaient
â sec elles statues des villes ressemblaient à d'implacables vestales entretenant le fcu sacré.
Devant l'avenue des Champs-Elysées il jetait un
long re~ad
de convoitise vers l'Arc de triomphe
qui se dressait dans l'ensoleillement du matin, semblable à la porte de l'Eden, à la porte du beau paradis de verdure à jamais perdu pour lui. Et durant
toute la journée des souvenirs l'assaillaient: un vieu"
château, une grande forêt et les chevauchées d'antan.
TI songeait aussi aux vagues se brisant sur le , a·
hie, aux baigneuses blondes s'ébattant dans les
flots, au charme profond des nuits étoilées quand
la brise se lève et que l'Océan oémit.
Parfois, au milieu d'une vériltcation ardue, toute
hérissée de chiffres, ses voisins surpris l'entendaient fredonner:
•
Sur la grève où le hot pâli
En murmurant déferle,
En des coupes de perles
Bois le calme et l'oubli.
L'oubli, il ne le buvait pas et le calme bien moins
encore. Un désir inten e de revoir Evelyn le saisissait, de s'égarer avec elle le long de la grève et de
sentir encore la douce pression de sa main.
Pourquoi ne lui avaIt-il pas avoué son amour?
•
�42
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
Mme d'Erlanges se fùt inclinée devant le fait accom.
pli. II ~erait
heureux comme l'était son ami.
Par/ois il accompagnait ce dernier chez les Stoby
pour entendre parler d'elle, mais il se sentait en
di sgrace; M. St oby l'accueillait avec une [roideur
pkine de clédain, tandi' que toutes les prévenances
de la famille e tournaient vers Tustave Trémeur.
Emilia et lui. 'isolaient dans un coin du salon; les
d'ux jeunes sœurs caqudaient avec les "b\Veet
h,arts " sans s'occuper de iVlaurice.
Il en dalt r"duit à converser avec Mme Sloby
dont la politesse stricte n'était point pour l'en.::ourafler.
C'était vainement qu'il écoutait d'un air convaincu
la nomenclature ùes glor ieu ses alliances de la famille
Stobv, la parenté au trois cent quatre-vingt-dixième
degr6 avec Washington; en vain qu'il admirait les
oripeaux héraldiques dont elle émaillait les murs
dc son salon: il était ct restait en disgràc<.!.
D'Evelyn du reste on parlait peu.
A 'es demandes on répondait:
- Elle va très bien, elle a beaucoup de plaisir
là-bas.
C'était tout. Il interrogeait Gustave, mais Gugtave
était devenu, depuis :SOI1 engagement <1Vt.:C Emilia"
tout à fait Stohy, plus 8toby mème que Mme 8to\)y.
Il prenait fait et cause pour toutes les petites rancunes Je la famille, battait froid à Maurice et, à
l'nccasiun, parlait de la parenté avec Washington.
S'il lui arrivait de prononcer le nom d'~velyn,
'il le
fai~t
précéder de l'épithète « pauvre".
- Cette paune Evelyn.
Tl disait cela en laissant tomher la ,"oix dans (ks
inllexions sév1.'re,.
Maurice courhait la tête ainsi qu'un criminel
entendant sa sentence.
PauITe Eve1yn! Pourquoi avait-elle si mal placé
son arfection? Que n'avait-elle comme sa sœur,
l'heureuse Emilia, eu plus de di scerncment ?
Gustave se complaisait à étaler son bonheur.
L'avenir lui semblait couleur de rose, toutes appréhensions s'étaient évanuuies. M. 8toby donnerait
dans un bref délai à chacune de ses filies une dot
considérable.
- Ce sera ma récompense, disait-il, car je crois
m'être conduit en galant homme, convenez-en.
Ces conversations devinrent pénibles à Maurice;
•
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
"')
" ',)
il ne retourna plus chez les Stoby. Ce fut un grand
"ide dans sa vie, plus grand qU'il ne l'eüt supposG.
Le premier aoClt, comme 11 passait à la caisse
pour toucher ses apointem~,
l'eml,loyu lui dn
J'une \ oix joyeuse;
- J'ai en outre, monsieur d'Erlanges, à vous remettre une grati/Ïl.:ation de cinq cents francs pour
la dernil;re affaire lancée. C'est votre part dans les
bGnéfices.
Maurice prit les cinq cents francs et rentra chez
lu i songeur.
D'o1'lTinaire, quand pareille aubaine lui arrivait,
il en remettait pieusement le montant à sa ll1l:re qui
en di ' posait pour la gloriole de la maison.
Cette fois, il lui donna seulement l'argent des
appointements et garda dans son portefeuille la
gratification.
Puis il sortit, voulant être seul.
Plus haut que jamais chantaient à ses oreilles les
mélodies d'amour. Il entrevoyait des jours de délices,
des jours où il retrouverait les cheveux d'or, les
yeux profonds.
Soit que le sévérités de Gustave l'eussent ébranlé,
soit que l'absence de la jeune fille lui eüt fait comprendre combien elle lui était chl!re, il uvait pris
un grand parti: il irait à elle et lui demanderait de
devenir sa f..:mme.
li ne solliciterait point à l'avance le consentement
de sa mère, trop certain de son opposition, mais il
comptait sur le charme d'Evelyn pour la n~chir
et
au si sur les millions problématiques de M. Stoby.
Pour l'instant, une difficulté assez sérieuse absorbait son attention: trollver un prétexte qui expliquât son absence à Mme d'Erlanges.
Un secours imprévu lui advint.
Le soir, comme ils dînaient tous deux sobrement
d'une salade, cUe dit d'un ton Jwe que joyeux;
- Ces mois d'été sont très urs pour nous, toutes nos relations ont quitté Paris. Ne penses-tu pas,
Maurice! <;lu:il serait à pr~os
d'e.n f~ire.
autant? J'ai
reçu precIsement ce matIn une InVitatIOn de notre
Cousine de 1\lérin<!ourt. Elle s'est enfin souvenue de
nous et nou demande de passer un mois auprès
d'elle. Je t'avouerai, mon enfant, que cette perspectiye me fait plaisir, carje suis un peu soulTrantc,J'aurais grand besoin de l'air des champs. L'argent que
tu m'as remis ce matin sera su fil ant pour le voyage,
�44
UARIAGES D'AUJOURD'HUI
les pourboires des domestiques et même quelques
acquisitions nécessaires. Tu obtiendras sans difflcult(~
un congé de plusieurs semaines, car tu t' s
montré jusqu'ici fort discret en demandes de ce
!lenre. Je désire répondre dès d~main
en acceptant.
Tu n'as, je pensc,aucune objection à faire r
- Je crains, dit-il en rougissant de son mensonge, je crains en ce moment de ne point obtenir
d'c congé. Mon chdm'a parlé d'un voyage en Ant:lelerre pour l'étude d'une affairc à lanccr. C'est à la
f(lis un service qu'on me demande et une <.Iistinclion f1alleuse. Je ne puis refus\.!r.
- Quel contn:temp 1 Je suis désolée, vraiment.
- Pourquoi ne partiriez-vous pas sans moi, ma
mère? le séjour à la campagne vous ferait grand
bien.
Elle hésita. Avec sa finesse de femme, elle avait
ai si dans les yeux de son fils un éclair de joie.
Elle con lalait en outre, tandis qu'il parlait, un peu
trop de volubilité et un léger bredouillement.
- 11 ment, pensa-toelle, une intrigue le retient
peut-être ici et ma présence le gêne.
gllc se rassura vite. Quand un jeune homme n'a
pas d'argent, les intrigues ne sont pas bien redoutahles.
Une puissante raison, du reste, la déterminait à
l'unir. Elle non l'lus n'avait pas dit la vérité entière.
l.a richissime cou:;inc ne s'dait pas souvenue bén0-'
\(dement de ses parcnts pauvres.
Peut-être sc J'apI elail-elle trl)p l'indiscrétion avcc
laquelle Mme d'Erlanges, quelques années auparavant, avait abusé de son hosritalité. Aussi cette
dernière, depuis trois ans sollicitait-elle en vain une
nouvelle inVItation. Elle se heurtait à des refus polis,
à des excuse, mais elle n'abandonnait pas la partie,
sachant que rien ne r6 iste à une volonté tenace.
Puis ellc avait un but, un but tr2s simple, toujours
le même, rien de bucolique ni d'élégiaque, nul désir
de respirer la senteur des foins frah:hement coupés,
ni de rel'oir le sol natal. Le sol natal lui importait
peu. Mais elle s'était dit que la bru millionnaire, i
vainement cherchée à Paris, del'ait exister dans
qlocl<1ue coin de ces montagnes du Jura où le castel
des Mérincourt dresse ses t1:.:reUcs rondes.
Comment n'y avait-elle point songé plus tôt? En
rélléchissant elle trouva une circonstance heurew,e
àans le refus de Maurice de l'accompagner. Il rou-
�11ARIAGES D'AUJOURJJ HUI
45
vait e lai Sser gagner au charme de queltlue j"une
fille pauvre et fair~
échouer toutes les combmaisons.
11 gardait dans l'âme une tendant:e t:hevaleresque,
une imbécillité sentimentale que jamais elle n'avait
pu déraciner. Ces di Jlositions à Paris étaient peu
dangereuses. Sur le terrain aride des salons mondairis, la lleur du sentimentalismL! aurait peine à
germer; mais en province, à la campagne surtout,
:;'épanouissent le . douces chimères.
Donc el~
arri verai t ~eul,
elle verrait, elle ferait le
ièL!c.
Âvec une inexprimable allégre se, Maurice lui dIt
adieu: un des obstacles disparais ait, l'autre continuait à barrer la route.
Accoudé sur sa table, il examinait l'état de ses
ressources pécuniaires: d'abord les cinq cents francs
dl:robés à la surveillance maternelle, pUIS cent francs
seulement.
La défiante Mme d'Erlanges avait borné ft cette
minime somme les dépenses de son fils en son
absence.
- Si tes chefs t'envoient en mission, avait-elle dit,
ils subviendront aux frais du voyage; si ce projd ne
:;'exécute pas, tu me rejoindras.
.
Elle le regardait bien en face, avec une expression
demi-soupçonneuse, demi-narquoise.
Il n'osa réclamer de plus larges subsides et,
comme toujours, e soumit .
.Maintenant il calculai!. Oh r ces calculs, ces problèmes, ces difficultés mathématiques! Etant donnt:!
une somme de vingt francs, paraître en dépenser
cent, quel tour de force!
Il fallait voyager en premii:re classe sous pei ne
d'être surpris par quelques habitués de la duchesse
de Bergerald ou de la princesse Okonoff en flagrant
crime d'économie. Un homme du monde
délit d~
qui sc respecte ne va pas à la mer d'une façon ml'Squine et bourgeoise, de même qu'il ne descend pas
dans un hôtel de troisième ordre.
S'il avait pu con uller sa l!lL:re, il eût côtoyé les
'lbimes sans y tom!;>er, appns d'clic les expédients
tl8biles : voyager en troisii::me classe et monter en
première Ù i'a~:nt-derl
station; descendre dans
1.: plus bel hôtel et n'y occuper sous les combles
qu'une chambre de domestique; mais seul il sc
sentait maladroit à toutes ces finesses. Il ferait
�•
46
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
quelque bévue, tomberait tête bai;,~ée
dans quelque
piège.
Il regardait avec une piteuse détresse les six cents
francs. Une tentation souvent combattue revint
l'assaillir: le jeu; non pas sur un tapis vert, mais
sur la pelouse J'un champ de courses .
VII
Huit jours après le départ de Mme d'Erlanges,
l\laurice débarquait à Trouville.
Il avait vo)'agé somptueusement en première classe,
il JescendaLt dans le p lu s bel h6tel. Vingt-cinq billets
de banque e pressaient dans son portefeuille.
Deux mille cinq cents francs 1 Il n'y pouvait croire
et par instants il contemplait son trésor pour en
constater l'existence.
Il se croyait le jouet d'un rêve; tout cela avait été
si rapide 1 Ii revoyait ce cheval auquel il avait confié
sa fortune, filant comme une /1èche, franchissant les
obstacles, arrivant au but premier, et voilà qu'en
échange de son pauvre petit billet une somme qu'il
trouvait énorme lui était remise.
Alors il avait demandé son congé, le cœur débordant d'allégresse. Il était parti sans revoir les Stoby,
jaloux de là joie imprévue que son arrivée causerait
à la jeune fille.
« Qui m'aime me suive . »
Il l'avait suivie malgré les difficultés et les obstacles.
Quel aveu pouvait être plus éloquent?
Tout le monde à Trouville le renseignerait sur la
villa Jeffenach; mais jl ne voulait pas s'y préSenter
sans en avoir reçu préalab lement !'autorisatioQ. Il
espérait rencontrer les jeunes filles soit sur la plage,
SOit au Ca ino; à peine mettait-il en doute qu'Evelyn
ne dût être sur le quai de la gare, amenée là par un
pressentiment.
La première journée s'écoula en inutiles recherches.
Elle ne parut point sur la plage à l'heure du bain.
Beaucoup de femmes blondes, rousses ou brunes
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
4-7
pa sèrent devant lui, jetant à. ce beau garçon, 'lu
semblait en si grande peine, un regard n'ayant ril;n
de décourageant.
Miss Evelyn était loin de se douter des émotion
de son ami. Elle pensait à lui le moins qu'il lui ';tait
possible et jamais sans amertume et sans dépit.
Tous les incidents du clair de lun!!, ces incidents
que Maurice aimait tant il se remémorer, étaient
pour elle une humiliation. Elle ne se dissimulait pas
qu'clic s'était offerte et qu'il n'avait 1 oint voulu la
prendre. Elle sc rappelait l'orgueillt.!use joie d'Emilia
annonçant à sa mi.;re son engagement avec Gustave
t la figure chagrine de Mme Stoby qUOI.nd elle avait
dù avouer qUIi M. d'EI'langes ne s'étaIt point avancé.
Elle se rappelait les larmes versées cette nuit-là,
larmes qu\.! la col1.·rc autallt que l'amour faisait
répandre.
Puis en fllle enséc, en fllle positive qui poursuit
un hut, cn fîlle d'Am6rigue, eIle avait réfl··chi.
!\1aurice l'aimait, seulement il ne voulait pas ou ne
pouvait pas l'épouser. Or, c'était un mari et non un
amoureux qu'elle cherchait.
S'il n'avait point parlé, il ne parlerait jamais;
jamais les circonstance ne seraient aussi fayorables,
jamais elle ne retrouverait ces puissants auxiliaires:
le 5ilence de la forêt, le clair de lune et jusqu'à ce
chant d'Emilia dans le lointain. Elle savait, pour
l'a\'oir beaucoup entendu répéter, que les Français
sont de race impressionnable, su,ceptibles d'entrainements inconsidérés, d'élans gén<.!reu.'; elle ayait
compté sur un de ces élans, quand elle laissa tomber
sa main dans la main qui lui était lendue.
Elle se rappelait toules ses coquetteries de parole~,
d'attitudes, et ces mots : ~ Qui m'aime me suive »,
prononcés d'une voix à la fois volontaire et suppliante. li avait paru ne pas entendre, et cela ëtait
un crime que jamais elle ne pardonnerait.
Quelques jours auparavant, 1\111e Jeffenaeh a\'ait
proposé à Evelyn de partir avec elle pour les bains
li' mer.
- Vous ne vous ennuierez pas, a\'ait dit Man::uerite, je me ferai suivre par mes soupirants: le bàron
Marbert, Je petit Yügger, le marquis de Rocheplate,
d'autres encorc. Si l'un d'eux vous plaît, je vous
donne carte blanche, vous pourrez courir sur mes
brisées.
�48
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
Evelyn alors, avec une vanit!:! puérile, avait répondu:
- Oh 1 Margaret, je n'ai pas besoin de vos soupirants, dearest, j'ai les miens. J'en amènerai un si
vous le permettez, c'est M. d'Erlange ,vous le connaissez peul-être; il e t en grand amour pour moi.
- D'Erlanges, Jit l\1arguerite, je le connais de vue,
il est de ceux que l'on remarque. Très beau, n'est-ce
pas, grand et de haute mine, avec un joli sourire
franc; un de ces habitués du faubourg Saint-Germain
qui s'égarent parfois dans nos sarons. Mais que
vient-il y chercher? je pensais que c'était une femme
et une dot.
- Une femme, ce n'est pas possible, Margaret,
nons serons engagés dès que je le voudrai.
- En êtes-vous bien sûre, Evelyn?
- Oh 1 si sûre, si sûre 1
- Alors amenez votre soupirant, c'est une conquête dont je YOUS félicite.
Ce fut deux jours après ces imprudentes confidences qu'eut lieu la promenade dans la forêt.
Qu'allait-elle répondre à Marguerite JeiTenach '?
Celle-ci avait la manie de s'enquérir de cent choses
qui ne la regardaient en rien.
En y réflécl"\issant, Evelyn se rasséréna. La venue
de Maurice ne devait être d'aucune importance pour
une jeune fille qui ne le connaissait pas; sans doute,
elle n'y songerait plus.
Mais elle avait compté sans son hôtesse. Elles
étaient à peine depuis cinq jours à Trouville, que
Marguerite demanda:
- Et M. d'Erlange , arrive-t-i1 bientôt?
Et comme Evelyn balbutiait un peu, elle ajouta:
- C'est que j'ai un grand d~sir
de le c~naitre.
Nous avons eu ensemble l'autre Jour une petite aventure qui m'a fort amusée; vous l'a-t-il contée?
-
Non.
- Oh 1 peu de chose; cela n'en valait guère la
peine. Je revenais de ma promenade au Bois, quand
J'aperçus un monsieur qui me regardait; complaisamment je mis mon cheyal au pas èt je passai devant lui
très lentement. 11 ne faut pas contrarier les gens,
n'est-ce pas, et puisque celui-ci tenait à voir Marguerite JeiTenach, il la verrait tout à son aise et
même je l'honorai d'un regard de bienveillance. Eh
bien 1 il ne s'occupait pa' · de moi du tout; c'était
Speranza, ma belle alezane, qui absorbait toute son
�MARIAGES D'j\ UTOURD'HUI
49
admiration. Il n'avait d'yeux que pour die. Certes,
c'est une jolie bête, mais qu'it yait un homme dans
Paris ne regardant pas 1\larguerite JefTenach quand
.l\targuerite Jeffenach, du haut de ses 1uillions, le
contemrle, !:ela me parut étrange et original. Quel
était dunc cc quidam? Tout à coup son nom llll!
revint à la mémoire : Maurice d'ErJanges, voIre
d'I~rlange
, chère, je me rappelai vos confidences. ,Je
tournai la tête. Il restait immobile à la même pla!:\),
contemplant Speranza toujours. Je fi' volte-face et
ramenai ma bête. 11 parut ral'i sans étonnement,
C(ll11me si c'était chose toute simple. Pa.s un de ses
n:garLis ne monta vers moi; vraiment j'eusse été
changée en fée Carabosse qu'il ne s'en flit pas
aperçu. C'était exaspérant. Une curiosité me vint de
l'examint:r moi aussi, ohl dans yorre intérêt, ch1.:re,
a.fin de vous donner m n al'is apri:s mûre consid(:ratlOn. J'arrêtai Speranza, je miS mon face à mai n
uevant mes yeux comme lui son monocle et, de
même Clu'il èontemplajt mon alezane, je le contemplai. L'Immobilité du cheval finit pourtant par le
surprendre, j'eus l'ineffable joie de le voir en chercher les cau es; il fronça le sourcil, une lueur passa
dan ses yeux. Il doit avoir mauvais caractère, l'e ne
me serais point irritée, moi, s'i! m'eCit regardée ungtemps avec ou sans face à main. Donc, voici le
résumé de mes imprc s:ons : sa douceur laisse à
désirer. Tenez-volis-le pour dit, ma chérie; quand
vient-il ?
Durant ce petit récit, Evelyn avait pris une décision.
- 1\1. d'Erlange ne viendra pa , répondit-elle.
- fi ne viendra pas, pour quelle rai on?
- Il m'a demandé de m'engager à lui et j'ai refusé.
- Vous a\'ez refusé, mais il vous aimait et vous
l'aimiez.
Evelyn s'était trop avancée, elle dit d'une voix
brève et sèche:
. - Ne m'en demandez pas les raisons, IVlargarel,
Je ne puis vous les dire et je préfère qu'il ne soit
plus question de 1\1. d'Erlanges entre nous .
fllarguerite resta un instant silencieuse, comme si
elle cherchait à pénétrer le sens d'une énigme.
- N'en parlons plus, dit-elle; vous trouverez ici
~on
nombre d'admirateurs et, comme je vous l'ai dit,
Je vous donne le choix parmi les mien. Voulez-vous
Dick, le baron l\1arbert, membre de Jockey, un des
Sportsmen les plus élégants du Paris élégant; il aime
�50
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
les jolies ft!mme s et même les laides. Bah 1 il faut
bien aim er quelque chose, n'est-cc pas? Il est trè s
hien, mon ami Dicl<, seulement je le crois fortement
à la cOte. Vou s ne comprenez pas ce que cela veut
lire? dan s la d èc he, un peu pané enfin. Ah 1 grand
Dieu, j'oublic que vou n'êtes point encore au courant des nuances fines de fa langu e pari~en;
en
français vulgaire, ma cbi.:re, il est mal dans ses
affüires; ruiné, comprenez-vous?
Le joli visage d'E\elyn se rembrunit:
- Darlin g, je pense qu'un gentleman qui e ruine
cesse d'être un gentleman, c'est de l'inc onduite et il
ne serait plus re ::ipectable du tout.
- Bon 1 voilà mon pauvre Dick blackboul \ car
Dit:k n'est pa s respectable. Voulez-vou s le petit
Yü "u.:e r? pas cie fortune présente, mais beaucoup
d'an1'lition ct d'avenir.
- Vous moquerez-vous, Marguerile, si je vous
'\I"oue qu'un titre dé noblesse ne me déplaira it pa s.
C'cst i dé irable et si délicieux de s'appe ler madame
la comtesse ou madame la marqui se. Je reprochais
a J'v L d'Erlange s de n'avoir pas de titre.
~ de R ochcplate,
- Eh bien, vous avez ici le marqui
une de plu
~ ,'ie illcs famille s de l',\uyergne.
Une moue d ùlai~
neus(;
d'EVl.!lynl'int<:rrompit.
- Pen sez-vous IUC Ic prince Guido ait réelil:mcnt
un s i beau palai de marbre ?
Marguerite devint sérieu se .
- Oui, e1it-cll e, un très beau palais, je vous
l'affirme; mais pourquoj cette questIOn?
L'Américaine baissa le s yeux.
- Oh 1 darlin g, serez-vous mücontente avec votre
amie s i je vous avoue que le prince me fait de très
beaux complim e nts et, vraiment, je le crois tout à
fait e n grand amour pour m oi.
- Déjà? dit Marguerite, " ml le visage exprimait
plus de s urpri se que de chagrin.
- Pensez-vous, dearest, qu'il a nge réellem en t cl
s'e ngager avec moi, je le voudrais t~nl.
Celt e foi s, le nuage disparut du vIsage de l\Iarguerite, elle éclata de rire.
- Que pui s-je vous répondre à ce sujet? nous
vivons dans un temps oLI le s choses les plus étranges
e rencontrent. On a vu des rois épol.,lser des cantatrices, on a vu Maurice d'Erlanges ne point regarùcr
Marguerite Jeffenach , on a vu Ë\'elyn Stoby oublier
11 quinze jours ce mëme Maurice d'Erlanges, qui
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
Sl
est jeune et très beau, pour un prince italien qui a
cinquante ans. Pourquoi ce prince ri'l:pouserait-il pas
I~ plus jolie de~
Américaines à laquelle il aLiressl! Je
SI b..,uux compluncnts ?
El'dyn rl: pondit par une moue de mauvaise humeur.
- On ne sait jamais si les Françai plaisantent ou
parl ent s~rieumont.
Je ne trouve pas que le prince
Guido soit s i vieux, il a de très grandes façons et s'il
pos ' ède l'l'aiment un palais de marbre ...
Cc soir-là, E\elyn S'l!nd()rmit en faisant les plus
beaux rêves. Il ne s'agis ait plus de clair de lune, de
forêt sombre où dl!uX amoureux marchaient la main
dans la main, mais de gondole, de joyaux étinct:lants
et s urtout d'une couronne fermée qu'un-homme Je
cinquante ans posait sur ses che\'eux blonds.
VIII
Le prince, Guid(). Cavalieri possédait un-palais Je
une magnifique galerie de tableaux, une
collectIon dt; cl:ramique et dl! glorieux ancêtres dont
qudques-un avaient régné; mais il posséJait en
outre, comme don César de Bazan, « un tas de créanciers hurlant après ses chausses •.
Tant qu'il n'eut pas dépassé le cap de la quarantaine, il se berça d'illusions, espérant que les difticuités s'arrangeraient d'elles-mêmes, ct se bouchait '
les oreilles quand les créanciers hurlaient trop fort ;
mais un jour, devant une sinistre menace, il comprit
9,u'il était temps de recourir à une ancre de ' alut.
Cette ancre de salut lui apparaissait sous la forme
d'une jt:une fille à qui il otTrirait son vieux nom, la
seule chose qui lui restâ.t.
. Cette jeune fille, il la chercha d'abord parmi ses
egaies en naissance. Il la voulait tri!s noble, tr0s
fiche, très jeune et très belle, par une vieille habi\ude
d'aimer la jeunesse et la beauté, par instinct de race
aussi, race italienne, passionnée et sensuelle, éprise
d'art et J'amour.
Ce fut avec cette quadruple exigence qu'il entremarbl'~,
�52
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
prit un voyage à travers les cours de l'Europe, en
quête de la femme qui sauverait de la ruine lm
palais et ses collections. Il ne la rencontra pas: celks
qui réalisaient ce programme ne le trouvaient ni
a~sez
beau, ni assez jeune ct, tout prince qu'il était,
il e voyait éconduit. Il eût pris ses dl:convl.!nues
s'irria,'ec assez de philosophie, malS les cr~anies
taient i il se décida à faire un sact itice.
Ce qu'il sacrifia, cc fut la nais~ce,
car lafortune,
les cr~anies
ne l'eussent point permis; il se résigna
donc à une alliance plébéienne; de Cl.! cOt~
non plu s,
ks cho ses n'all1:rent pas sans djf(i.;ult~
Lt::s fOl'tun<.:s
colossales sont peu communes Jans le mondl.! chl'<.;til!n, presque tout l'argent se trouve aux mains dt:~
juifs et le ponce Guido, italien et bon cathulillue,
n'eût puint consenti à épouser une femme de. 1!\.:lle
religion.
Il avait fait une concession à la dureté des temps,
il n'en ferait pas une seconde; jeune, bt::lle, riche ct
catholique, c'était là son dernier mol.
Les agence matrimoniales se mirent en campagne,
des âmes charitables aussi. Vraiment, c'eClt Gté gran 1
dommage de voir le dernier rejeton de celte vieille
souche réduit à la misère faute d'un camI' fC:minin
assel (,(énéreux pour le sauver. Un jour, on fit
remarq'uer au prince Mlle JefTenach, la Glle unique
d'un de~\plus
célèbres manieurs d'argent du monde
parisien, ilia regarda attentivement ct ju~ea
qu'dIe
n't:tait pas belle, mais jeune et aSSl!Z dr6lettl!, 1 oint
désagréable à voir. On lui dit le chiffre Je la dot.
Il fit: « Peuh 1 peuh 1 » en homme qui nl! se trouve
pas jaugé à sa valeur; ,on lui représei!ta ((ue, les temps
sont durs pour les pnnces, que le titre hal~se
SUl' le
marché, qu'il est heureux encore de rencontrer des
banquiers disposés ft le mettre en portefeuillt:: ; qu'en
outre, les huit millions de dot n'étaient qu'un léger
appoint, qu'a\'ec quelques escroqueries tIe plus;' le
hanquier atteindrait certainement le chiffre d'un
milliard. Le prince se rendit à ce raisons.
La fangeuse r~putaion
de son fu tur beau-père ne
le fit pas sourciller: son écusson était d,e ~aile.
à
couvnr toules les ordures; l'honnl!ur ne faisait pOint
partie du programme qu'il s'était tracé; on ne plut
tnut avoir, jeunl.!, riche, catholique: i\larguerite Jcffenach aurait répondu pleinement à ses exigences, si
(;lIe eût fité belle.
Néanmoins, cumme rien n'est pal'Cait en ce monde
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
53
et que la meute hurlait de plus en plus fort, il donna
ordre d'ouvrir les négociatIOns.
M. Jeffenach répondit en bon apôtre que cette
alliance princière dépassait toutes .cs ambitions;
mais que ces hochets brillants qu'on nomme des
couronnes et des titres ne sont pas toujours un gage
de bon heur, que, du reste, il s'étai t ju ré de laisser à
~a
fille liberté entil!re dans le choix d'un mari.
Au fond, il atermoyait, n'é:lant nullemenl pressé
de remettre son argent en d'autres mains. Il renvoyait
les prétendants à sa fillè, se déchargeant sur elle de
l'ennui des refus; si elle eùt [ait un mauvais choix,
jl eCit prononcé le velo et supprimé la tlot. Il fut donc
décidé que la cause serait portée au tribunal de Marguerite; le prince voulut la plaider lui-même, il sc
fiait à son éloquence, se souvenant des succès brillants d'autrefois; il se fiait surtout à sa finesse
italienne qui lui ferait éviter le ét:uells ct sonder le
~l'rain.
11 cut raison. Ce n'est pas que tout d'abord
1J n'eClt été mis en défaut par cette. petite Française
sceptique et rai\1euse qui coupait, d'un éclat de rire,
ses plus beaux effets; il comprit vite que l'admiration
ct la galanterie n'avaient rien à voir dans cette affairelà. Il se fit lr1:s simple, tr1.:s bon, amical, presque
paternel; il joua cartes sur table, parla de Sl'S
embarras d'argent, dl! geg dettes, du culte de reconnais~ce
qu'il vouerait à la femme assez généreuse
pour rel\'~
l'antique maison d pour en être le salul.
La voyant surprise de cet aveu d'une dignité simple
il appuya sur cette note ct leurs conversations furent
bientôt celles de deux amis.
Entre temps, il parlait de ses illustres alliances, de
son cousin le roi de Carolie, de sa cousine la grande~juches
de Bojador et les noms ks plus pompeux,
Jetés ainsi négligemment, agissaient sur une vanité
Lie jeune fllle.
Peu à peu, la différence d'àge s'atttEnua; il s'aperçut vite qu'elle était sérieuse, moins frivole, moins
folàtre qu'il ne l'avait supposé; il surprit m';me des
notes de mélancolie qui l'étonnèrent et dont il ne
put deviner la cause; surtout il la sen tait au-dessus
de toutes les considérations mesquines, il en vint à
éprouver pOlir elle plus d'estime qu'aucune femme
ne lui en avait jamai s inspiré.
" }- iez-vou s donc à l'atavisme, murmurait-il; cette
fille d'un détrousseur de grandes villes est d'une
délicatesse d'hermine pour toutes les que tions
�54
11ARIAGES D'AUJOURD'HUI
d'argent; cette fillc née d'une mère cabotine est d'une
pureté de madone dans ce grand égout rarisien. Il
Oui, il l'estimait bcaucou p, mais décidément
l'amour ne venait pas et même le peu d'ait rait qu'il
avait ressenti pour sa drôlerie et sa gamincrie allait
s'efTaçant. A vrai dire, elle n'était plus ni drôlette ni
mutine.
t( Quel dommage, pensait-il encore,
qu'elle soit
si petite, si maigrelette, si peu imposante; ce serait
une vraie prince sse . Je crois qu'clic m'épouscra uniquement pour re staurer mon vieux palais.
Par instant aussi il re sse ntait pour elle, à dél'aut
d'amour, un peu d'aJTectÎon et dc tendresse, c'e s t
ainsi qu'un jour il l'appela: « 1\1a chère enfant. »
Il s'interrompît, étonné; elle avait levé SUI' lui des
yeux émus, de:; yeux très bons qu'il ne connaissait
pas encore. Le lendemain, il reprit le même filon ct
obtint le même succès: il en conclut bien vite qu'il
fallait agir en père et non en amoureux. 11 s'ingénia
à des petits soins auxquels il n'eüt jamais songé.
Il lui recommandait de ne poii1t sc mouiller les
pieds, de s'envelopper d'un plaid quand venait le
soir, il allait lui-même cht!rcher une écharpe, veillait
aux courants d'air, puis il risqu<I dc douces remontrances et s'aperçut que cette Indépendante se plaisait à être réprimandée.
Bien qu'il n'y compr1t pas grand'chose, il marcha
dans la \'o ie découverte et constata ses progrès. En
méme temps, il se fit bonhomme, revenu de toutes
prétentions: il savait le vide des joies mondaines,
n'aspirait qu'au repos du foyer, n'avait qu'un désir:
rendre sa femmt: heureuse, l'aimer, la gâter.
Hélas 1 il suffit de l'apparition sur la plage d'une
Am<lricaine aux cheveux d'or pour que la cuiras se
de Guido craquat de toutes parts: d'~bor
d'i!1Yisibles félures, rapides regards, exclamations, compliments, puis une asidut~
constante, comme s'il eüt
été attiré par un aimant. De fait, Evelyn était royalement belle, avec sa taille élevée, sa sveltesse sans
mai~ru,l
pu,reté de forn:es que l.'indisc.ret costu.m.e
de Dam lalssalt aperceVOir, au SI le pnnce avalt-Jl
grand'peine â contenir son enthousiasme; chez lui,
le vieil homme res:ouscitait.
Marguerite n'avait pas attendu les confidences
d'Evelyn pour concevoir quelques doutes sur la
sagesse des princes de cinquante ans, sa claiGvoyance
enregistrait de notables changements.
�lIARIAGES D'AUJOURD'HUI
55
Ce n'était pas que Guido n'e sayàt de e rattacher
aux branches. Quand Evelyn e trouvait absente, il
s'occupait de Marguerite avec de bons sourires
indUlgents, il n'avait d'yeux que pour elle.
Il IllHait, se sermonnait;
- Voyons, YOyOI1, la chose importante e'l
ti'~pouser
la pel ite.l elTenach. A ssez de folies, Guidu,
il est temps d'agir en homme sérieux.
A la uite de ces mercuriales, il revenait à elle
a\ec les airs d'un pénitent tlui demande sa grilce,
convaincu du l'este qu'elle ne soupçonnait rien du
secret caché dan' ~(\n
cccur.
Un jour que, forçant la note, il lui adressait une
tI'::c1arat ion, elle répondit par un éclat de rire
moqueur, strident, et fixa sur lui un regarli qui n'avait
plus rien d'ému ni de bon.
Le regal'd et le rire lui donnèrent à r'::Oéchir; il
rê~olut
de r~site
aux coquetteries de l'Améri.:aine;
peut-être fùt-il parvenu à suivre cette sage ligne de
conduite sans l'arrivée inopinée cie MaurIce. ~
C'dait un rival, celui-là, il n'y avait point à",:,
I1h:l'rendre: un rival jeune, beau, amoureux, si
amuureux qu'il ne dis~mulat
ni sa tristesse de la
froideur <lY<'!C luquellela jeune fille l'accueillait, ni
ses remords de quelque crime inconnu, ni son
espoir de rentrer en grâce. 11 0tait là pour elle, pour
elle seulement, ne voyant qu'elle, la ch 'rchant
tuujouni.
Il ne quittait guère la villa JefTenach où 11arauerite le recevait avec une grâce aflectueuse, cOll1m'c si
' elle:le fût intéressée à son malheureux. amour; il
était de toutes les parties, de toute' les promenades. Guido en éprouvait irritation et jalousie, il eùt
voulu que ce beau garçon [ùt 0conduit et ne reparùt plus.
P"urtant, il n'avait pas à se plaindre, toutes les
attentions d'Evelyn allaient à lui; mais il était trop
expert en ces choses pour ne pas deviner l'ambition
cachée sous cette préférence, 11 en ressentait moins
de ioie que de souci.
�56
MARIAGES D'AU10URD'HUI
IX
Miss Eve/Yll Sioby à miss Emilia Sioby.
Trouville, Villn JolTeoQch.
« Ma chère Emilia,
« Ainsi que notre cher papa nou l'a recommandé,
je vais vous écrire dans la langue française afin de
rendre utile pour notre accomplis ement cette correspondance et qu'ainsi le temps ne soit pas perdu;
c'est une pelite incommodité, mais je pense que
vous imiterez le bon exemple que je vous donne
ainsi qu'à nos petites sœurs. Dites-le à notre chère
maman, elle sera satisfaite de ma docilité.
« Je uis très contente de mon séjour à Trouville
qUi sera, je l'espère, profitable à toute notre famille.
La villa J effenach est entièrement confortable;
M. Jeflenach étant retenu à Paris par ses affaires,
Marguerite et moi l'ha bitons scuks avec la dame de
compagnie, Mme Maigret. Cette dame n'a d'autre
occupation que de sui\'fe Margaret, d'après la
manii.:re si ridicule des demoiselles françaises de ne
pouvoir marcher seules, comme si elles étaient de
stupides babies.
" Mlle Jeffcnach, qui se croit pourtant très intelligente, se fait accompagner paJ'lout de cette dame
qui ne sert à rien.
« Nous aurions du reste, si besoin en était, beaucoup de gens pour nous protéger: ce sont d'abord
tous les soupirants à la main de Marguerite; ils
soot nombreux, car vous savez, chère Emilia, que
les hommes en France n'épousent que les femmes
ayant de l'argent. Je ne dis pas cela pour Gustave
Trémeur qui s'est conduit en vrai gentleman américain. J'ai cependant un reproche à lui faire ainsi
qu'à vous. Comment ne m'avez-vous pas avertie de
la venue de M. d'Erlanges? Cela aurait pu être
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
':17
très préjudiciable pour moi, l:ar j'ai été si surprise
en le voyant.
« Je dois vous le dire, chl:re Emilia, parmi les
prétendants de Marguerite il y a un prilll:e italien
qui me paie beaucoup d'attention. Dès que je parais,
il \'ient à moi tout enchanté, il me fait des compliments tl'ès jolis, il dit que je suis une beaut":, bella,
bellissima. Il possède un magnifique p~lais
de
marbre blanc, avec des tableaux des maîtres Illustre
et ses ancêtres ont régné sur des trônes comme des
roi .
• Chère Emilia, vous pensez si je serais heureuse
d'être une princesse et de recevoir notre cher papa,
notre chère maman, nos petites sœurs et vous, sans
oublier Gustave Trémeur, dans ce beau palais de
marbre; mais le prince n'est point encore engagé
avec moi, c'est pourquoi je crains que l'arri\'l:e de
Maurice d'Erlanges ne lui SOit très désagréable.
« Ce n'est pas que Maurice ait le moindre droit à
ma préférence. Je ne lui ai pas pardonné son Silence
dan la forêt, tandis que Gustave vous demandait s;
respectablement de devenir sa femme; mais je crois
qu'JI est venu en grande repentance et qu'il a pris sa
détermi nation.
« Je suis effrayée qu'il me fasse sa deman le el
qu'il faille lui répondre un oui ou un non. Yom
savez comme il était obstiné quelquefois, j'ai beau·
coup de peine à éviter avec lUI un tête-à-tête, je \'ou~
assure, car Marguerite JefTenach se fait un plaisir
bien méchant dé l'inviter sans cesse à déjeuner ou à
diner.
« Je sais très bien que c'est pour mécont«nter le
prince, lui faire supposer que Je suis aussi frivole
que les demoiselles françaises et que je ne sais point
reconnaitre la valeur d'un homme de son rang.
« Cette manière d'agir me fait comprendre que le
prince est un très beau parti, comme ils disent en
France, et que Mlle Jeffenach eClt aimé à le garder
pour el1e, cela m'a fait prendre ma détermi nation.
« Ce n'est pas, my dearest, si je veux être tout à
fait franche avec vous, que je n'éproU\;e pour Maurice un peu de regret, maintenant surtout que je
m'aperçoi combien il tenait il moi et qu'il serait
tout disposé à s'engager pour la vie. Mais notre
papa nous a dit, quand nous sommes venues en
France, que nous devions tout sacrifier p0ur la
grandeur de notre famille et pour sa respectabilité;
�58
1IARIAGES D'AUJOURD'HUI
rien ne peut être plus respectable pour notre papa,
1 our notre mère et pour vou , Emilia, que mon
mariage avec le prince Guido.
" C'est pourquoi il faudrait me venir en aide; je
ne voudrais pas renvoyer Mauri~e
d'Erlanges trop
durement en lui enlevant tous lus e poirs, mais 1;'11
1 anait de lui-même, ra] pelu par ses cilufs, u\'ant
de m'avoir fait sa demandl.!, tuut alors serait très
bien et, si le prince Guido ne me demandait l'as
d'(:lre sa princessc, je pourrais n:trouvcr Maurice
sans qu'il y ait de brouille entre nous.
« JI.! sais bIen qu'unc Française saurait se rré\'aJoir d'ètre rc~hebG
par deux hnmme!' à la f()i~;
maIs je suis une simple ct fran~be
Améncainc ct je
n'aime pas à jouer ce jeu-là. C'est gourquoi je vouS
demande, chère Emilia, ainsi qu'à Cmstavc 'l'rémeur,
de faire revenir Maurice à Paris, car 'il restait ici,
j'aurais peut-être beaucoup de l cine à ne pas lui
pardonner.
" .Te vous embrasse with all my heart, ainsi que
notre ch~re
maman el les deux. ch~res
petites sœurs.
«
EVELYN. »
Cette lettre tomba à la façon d'une bombe dans le
paisible intérieu.r des Stoby ct y causa émotions et
ra\ilges . La joic de Mme S(oby fut d'abord sans
mélange : son Evelyn rencontrait enfin la haute
fortune qu'dIe m~ri(at.
Mais, en relisant la lettre,
clic crut y discerner un aveu dè faiblesse, un appel
de secours.
.
IIum 1 le princc avait cinquante an ct Maurice
trente. Ccl a donnait à cette mère sagace beaucoup
à réfléchir. La n~cesité
d'écarter le pé!il lui parut
urgente . Elle convoqua Gustave Trémeur.
Gustave accourut en toute hâte, un peu anxieux,
On l'accueil lit avcc un !lux de paroles auxquelles
d'abord il ne comprit rien. 11 fallut que la fameuse
lettre lUI füt remise. Il la lut: sa vanité de petit
bourgeois s'enf1a jusqu'à l'orgueil; il mur:nurait
déjà intérieurement: • .1\1011 beau-fr~
le pnncc. »
Aussi, quand on fit lippel à on secours, répondit-il
par fa plus chaleureuse protestation de dévouement.
Mme Stoby dit d'un ton péremptoire:
- Il faut que M. d'Erlanges quilte Trouvillc immédiatement; faites-le rappeler par \'OS chefs.
il n'y
- C'est imflossibJe; son congé est r~gulie,
a aucune rai on ...
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
Sg
Trouvez un ptGte\.le, dit Emili.a. vou~
pour~'iez
vous battre en duel ct demander a l\laulïce J'cire
votre t0moin.
- Mais on ne se bat pas en duel lout seul, il faut
un adversaire.
- PrOl'oquez un de vos camaraùes, vous terez des
excuse. sur k terrain.
Il regimba.
- Je vous croyais plus dévoué pour les intérêts
de notre maison, dit aigrement Mme Stoby.
li courba la tête et parut rd1échir profondément.
- Une seule personne, dit-il, a sur Maurice a sel
d'in{1uence pour lui faire quitter Trouville, c'est sa
mGre; je crois, du reste, que nous trouverons en
elle une alliée, elle a pour son lils de wamies ambitions.
- L'alliance des Stoby me sem Die assez glorieuse
pour satisfaire toutes les ambitions cPune mGr.::.
Ainsi rabroué, Gustave fit amende honorable.
- Certainement, l'alliance des Stoby est des plus
~lorieus,
ce n'est pas moi qui le contesterai;
mais un hasard m'a fait apprendre que les (\'Erlanges
ont perdu leu r fortune; aussi est-il nécessaire que
Maurice ...
La colère de Mme Stoby éclata .
. - Perdu leur fortune et vous ne le disiez pas, et
tl se permettait de prétendre à la main d'Evelyn! il
n'y a pa un instant à perdre! il faut avertir
J\~me
d'~rlanges,
puisque, selon vous, c'est le plus
sur moyen.
lis se mirent tous trois à rechercher de quelle
façon Mme d'Erlanges devrait être avertie.
La lettre anonyme fut écartée, noi) seulement
parce que ce moyen n'est pas respectable, surtout
parce qu'il court risque de ne produire aucun etTet.
J'irai trouver Mme
d'Erlanges, s'Ge ria
~lmeIStoby;
je lui parlerai en franche Américaine,
le lui dirai ...
- Non, npn, ce serait par trop incorrect; du
reste, Mme d'Erlanges a quitté Paris; dans tous le'
cas, il est préférable que vous lui écri"iez.
- Je le veux bien, dit-elle .
1\iais il eut grand'peine à lui faire comprendre que
le ton de la lettre deyait ètre mesuré et courtois.
\ qette lettre ne fut pas l'œuvre d'un jour; tous
trOtS y collaborèrent, discutant chaque mo't; il fallait
qu'elle fût franche, sans trop de rudesse; simple,
sans !rok' d'humilité ; digne, sans trot.) ùe fierté.
�Go
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
Il fallait établir que les Américaines sont accusées,
bien à tort, de coquetterie ayant pour but un avantageux mariage; que ces agis se ments ttaient séVl!rement réprouvés dans la famille Stoby; que
Mme Stoby, s'apercevant des assiduités de M. cl'Erlanges auprès de sa fille Evelyn, n'avait point hésité,
afin d'y couper court, à la I"aire partir pour Trouville,
mais qu'il s'était permisde l'y suivre.
.
AI r5, loyalement J\lme
toby s'adressait à
Mmc d'El'Iange s pour lui demander quelles étaient
les intentions de son fils; non moins loyalement
clle croyait de\"oir la prévenir de l'impossibilité présente de constituer une dot à la jeune fille.
Dans une éloquente péroraison duc tOl1t entière
àla plume de Gustave, el~
adjurait Mme d'i;;rtanges
de rappeler son fils aupres d'elle, car sa présence
à Trouville
pouvait compromettre gravemen t
i\l1k Stoby.
Somme toute cette lettre n'était pas trop mal; die
inspirait cnntlance par l'étrangeté du procédé, par
un ton de rude bonhomie, par un étalage nalf d'I)rgueil makrnel. Elle émanait visiblement d'une brave
mère \.k famil~,
inquiète du bonheur de son enfant,
prête à tout pour le défendre, d'une femme peu
habituée aux usages mondair\s, mais d'une incontestable probité.
11 ressortait de cette prose habile que le deux
jeunes gens étant sans fortune, leurs mèr(!s devaient
se liguer pour empêcher un imprudent mariage.
La lettre partit et les trois conjurés se félicitl:rent.
x
Ce fut ainsi que la bombe, après avoir jeté dans
l'agitation le clan ambitjeux des Stoby, ricocha, atln
d'alteindre Mme d'ErlanPies au château de Mérincourt où elle brodait pai lblement une chasuble d'or,
se complaIsant en son adresse, toute surprise de se
tU'er à ·son honneur d'un travail dont elle n'avait
guère accoutumance.
�11ARIAGES D'AUJOURD'HUI
61
On faisait beaucoup d'ornements sacerdotaux sous
la direction de la marquise: des chasubles, des
chapes, des dalmatiques; mais dans ce moment cette
pieuse besogne n'avait pas l'allure lente que comporte cc genre de travail, elle était de\'enue fié\Teuse,
car il fa~lit
que to~
fût ~e'miné
pour la fèt~
(lui ~e
préparait; oh lune Jêle reltgleuse, il n'yen a \'alt Jamais
d'autres au chàl eau de Mcrincourt: jamais ni bJls,
ni garden-parties; à pei ne deux ou trois ~rands
dlners de famille; en revanche, des aluts dans la
chapelle gothique, des retraites pour les jeune!>
lemmes de la famille, des mi 'SiOI1S pour les gens du
village, puis des adorations, des b'::nL:dictions, de '
r(l~a·es.
Le marquis d'Avrigné di ait:
" Il e t plus facile à un chameau de passer par le
trou d'une aiguille, qu'à un impit.! de traverse]
M'::rincourt sallS s'agenouiller. »
En elIet, tous s'agenouillaient dans l'entourage de
la marqu ise; les uns par dévotion, les autres paflndifférell.:e, le plus grand nombre par respect pour cette
femme dont la vie se passait à recrul cr des âmes à
Dieu; on s'agenouillait, sans prier peut-être, mais
l'bommage extérieur était rendu.
Là, du reste, ne se bornait pas le travail de propagande ; c'étaient des fonuatlOns pieu cs, des vocalions ecclésiastiques, Jes écoles libres largement
subventionn0es. Partout où la cause chr0ti<.:nne avait
besoin d'une aide, se trouvait toujours ouverte la
main Je Mme de Mérincourt; mais il élait une manifestation plus chère que toule autre à son cœur,
elle la nommait sa Fête.
Un jour n'avait-elle pas appris avec inJignation que
les processions étaient .interdites en France, que
ddense 0tait faite au Seigneur de quitter son tabernacle pour sc promener entouré de son peuple dans
les rues pieusement pavoisées.
Hélas 1 maintenant le Seigneur, comme un prisonnier, ne devait plus sortir de son étroite cellule;
jamais plu. il ne reverrait les rues pavoisées, les
reposoirs Ileuris, le peuple se pressant autour de lui
comme aux jours de sa ,"ie. mortelle.
L'àme rieuse de la marquise eut une révolte
d'amour: ce que l'on refusait au Christ, elle le lui
donnerait; une procession annuelle aurait lieu sous
les arbres séculaires du parc, des <\mes dévouées
viendraient faire amende honorable; ce ne serait pas
�62
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
lti noinbre, ce ne erait pas la foule, mais les dix
justes de Sodome, mais la poi gn ée de chrétiens qui,
en descendant aux catacombes, sauvèrent la foi.
Cette procession était sa joie la I?lus vive, elle ne
négligeait rien p )ur en assurer l'Imposante splendeur.
Monseigneur l'évêq ue venait de promettre d'y as sister, changeant l'itinéraire de sa tournée pastorale;
lui-même of'ficierait. Il fallait pour ce grand honneur
des chapes et des cha sub le s neuves, c'est pourquoi les
ouvrières sc hâtaient. La mar4uise, en tll'an t le fils
d e soie de son merveilleux travail, songeait à toutes
ces choses, mai s ce n'était pas à ces choses que songeait Mme d'Erlanges. Ses méditations roulaient sur
ce texte, toujours le même: comment trouver pour
Maurice une héritière? Depuis trois semaines qu'elle
était à Mérincourt, elle n'avait point perdu son temps.
Chaque jour elle l'eve nait bredouille.
Cc n'était point pourtant que les filles à marier
manquassent dans les châteaux voisins. Bien au contraire, il y en al'ait trop, malheureusement: chez les
Verteilles, six Iilles, dont trois déjà coiffaient sainte
Catherine, cinq chez les Valandières, sept chez les
Briez, sans compter une demi-douzaine de garçons.
Cette bénédiction du Seigneur avait eu pour premier résultat de diminuer le chil1re des dots de la
plus regrettable façon. En revanche, comme si la
Provid ence se fLat amusée à la narguer, chez les
riches Fyéso llun fils unique, un seul fils aussi chez
les d'Avrigné.
Après deux semai nes "de vaines recherches et d'infructueu ses lamentations, Mme d'Erlanges abandonnant les cimes aristocratiques descendit vers les
plaines des potagers bourgeois. Elle eut avec le
notaire, maUre Doucin, de lonB.ues conférences dont
elle revi nt tête basse. Les familles auxqu elles Maurice eùt pu s'allier sans honte payaient tribut au
malheur des temps. Par-ci, par-là, une piètre dot de
cent mille francs, vraiment ce n'était pas la peine de
s'embourgeoi er.
Pour retrouver les filons d'or, il eût fallu descendre au bas-fond des nouvell es couches; par un dernier scrupule elle y répugna: il eùt été trop pénible
d'entendre Maurice donner le 110m de père à quelque épicier enrichi.
Elle se désolait, faIsant à sa noble cousine ses
doléances. Celle-ci les écoutait distraite, di?ant oui
�MARIAGES D'AUJOURD'IIUI
63
de la tëte, sans paraltre se douter qu'un mot d'elle
aurait suffi pour changer la situation cl que ce mot,
son interlocutrice l'attendait. 1\lme dl! Mérincourt
s'inquiétait peu le créatures 1TIorklle ' , eJle ~ui
paraissaient (Il! peu d'importance aupl:ès des grands
principes pour lesquels elle combaltmL
Envisagées à celle lumii:re froide ct haute, l 's
choses Je la terre perdaient leur couleur, elles apparailSsaient insiuniflantes et ll!rnes; aussi les deux
fl!mmcs ne se èomprenaient 1 as.
1
Cc fut au milieu d'une de ces méditations que la
hombl! arriva. Le valet de chambre apporta Jeslellres
sur un plateau d'argent. Mme de Méri ncourt en llt
clle-même la distribution.
- Une seule pour vous, chère amie, le re te est
pour moi.
Elle dit cela d'une voix las se, avec un IIlvolontaire
~oupir
d'elTroi. C'élait l'heure la plus pénible de la
Journée, que celle du dépouillement de cette volumineuse correspondance où pas un mot d'amitié
n'était écrit. Des demandes de secours, des comptes
renùus, des devis de chapelles à réparer, des traiteml!nts à obtenir. Et devant ces.rcqu0tes, qui montaient, montaient comme une marée, elle s'arrêtait
consternée, marchandait, discutait, liardait, se faisant accuser dl: parcimonil:, tandis que tous ses revenus se dépensaient en bonnes œuvres. Elle additionnait mentail!ment les ommes.
Pendant ce tl!mps, Mme d'Erlanges avait lu et relu
la lettre de Mme Stoby avec autant de stupeur que
de colère.
Ainsi Maurice, qu'elle croyait retenu en Angleterre par une mission de confiance, s'amusait sur.
une plage normande à un (lirt inutile et dangereux. D'abord elle n'y voulut pas croire. Où eÙtil trouvé de l'argent? Mais la précision des détails ne
permettait guhe l'incr0dulit6 : le nom de la plage, de
l'h6tel, tout était mentionnt:.
Avec une sagacité de mi::re ambitieuse, elle reconstituait l'histoire dont on ne lui disait que quelques
mots, devinait tout, comprenait tout.
• Ces deux imbéciles doivent s'aimer,» pensat-elle.
L'un des imbéciles se nommait Maurice et avec
lui la victoire ne serait pas si aisée .
• Elle n'est pas riche, je n'ai pas assez surveîllé.
�64
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
Que devenir maintenant, s'il s'obstine? Il fauùrait un
prétexte pour lui fair·e quitter Trouville. "
La voix de on h6tesse la fit tressaillir: dans son
érvoi, elle avait oublié sa présence et déposé le masque souriant qu'elle portait toujours.
- De mauvaises nouvelles, cht:re amie? vous
paraissez cûnsternée,
Ce disant, la marquise tendit la main, habituée
qu'elle était à lire des placets et des rel[ uétes. Mais
Mme d'Erlanges parut ne pas voir le geste et glissa
la lettre dans sa poche en répondant:
- Ce ne ont pas de mauvaises nouvelles, merci
de votre intérêt dont je suis fort toucl1ée; F'est d'une
proposition de mariage pour mon fils qU'li est question.
- Un bon mariage, j'espère.
- Je ne sais, il s'agit d'une jeune Américaine.
- Catholique? demanda la marquise avec inquiètude.
- Catholique, peut-être, on ne me, le dit pas; mais
le catholicisme des Américaines n ressemble guère
au vôtre, ma chère cousine, et depuis que je vis auprès de vous, j'ai compri ' et je voudraIS [aire comprendre à Maurice la grandeur de la cause à laq uelle
nous devons nous dévouer. C'est pourquoi ce
mariage ne me plait guère. Si vous les connaissiez
comme moi, ces filles de Yankee, si vous les aviez
vues ardentes au plaisir, aux bals, aux chevaucl16es,
avides de flirt, cette chose cOljlpable dont vous savez
peut-être le nom et qui consi te à surexciter toutes
les vilaines passions des hommes; oui, si vous les
aviez vues, vous comprendriez mon effroi. Je tremble pour le salut de mon fils.
« Ahl que j'aimerais mieux une femme moins brillante, mais élevée dans nos idées, dans vos principes: une des demoiselles de Verteilles, par exemple, ou l'une des deux Briez. Quel malheur que notre
position de fortune ne nous permette pas de faire
bon marché des misérables questions d'argent.
Elle parlait d'une voix insinuante, tout en regardant en dessous, du coin de la paupiêre, la marquise, qui placidement répondit:
- S'il en est ainsi, ma ch(:re amie, il ne faut donner aucune suite aux ouvertures qui vous sont faites;
laissez toute chose entre les mains de la Providence, elle sait ce qui nous convient.
Considérant l'inc ident clos, elle se replongea
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
65
dans la lecture de son courrier. Décidément, ces
questions de mariage, si sfdui antes pour les
femmes désœuvrées, ne lui inspiraient que peu
d'intérf:t. Dans la calme sér"nité de la soi.:anteeptième année, elle était semblablt! à ces miroirs
limpides qui reO<:tent les choses extérieures sans
qu'aucune d'ellt!s y laisse d'empreinte. Cela pa ait,
~'efaçil
dans la venue continuelle J'autres objets
et d'autres images. Pour un instant, pour quelques
_econdes, elle prttait son attention, puis, indf~
rente, la reprenait.
« ;1 doit pourtant y avoir une fêlure dans ce cristal, un endroit vulnérable dans cette impassibilité, »
e disait Mme d'Erlange .
Elle si agissante, si vivante, si envieuse de fo~tune,
de joies mondaines, ne pouvait croire au compl..:!
détachement de sa cousine.
'
La marquise ayant repris l'examen de son courrier, li ait ses lettres à voix haute, en f(:mme qui n'a
nul secret personnel, et que les ecrets des autres
n'embarrassent guère.
- M. le curé de Verteilles m'apprend qu'un de
ses jeunes parois iens désire se consacrer au Seigneur; les parents ne peuvent payer l'entrée au séminaire. C'est bien, je payerai.
~ Nos bonnes sœurs m'écrivent qu'elles ont encore
perdu une enfant. La troisième depuis' deux mois,
c'est terrible.
- Vous avez une épidémie dans le village? demanda
!<lme, d'Erlanges, qui crut devoir t,jmlign~r
quelque
Int~rê.
- Non, elle n'est pas morte, elle est perdue dan
ce sens que les parents l'ont reprise aux bonnes
œurs pour la mettre à l'école laIque, et c'est un
pen de ma faute, je dois m'en accuser.
Elle continua d'un ton de contïition :
<;t
- Je paye le traitement des sœurs et le lo~a,
le chauffage, et le livres de la distribution de prix.
J'ai exig'; que ceux-ci fussent donnés largement à
toutes les éli.:ves, sans distinction, . ans préférence.
Il nc s'agissait pas, vous le comprenez, d'exciter les
!11 \lcontentements et les 'jalousies des parents; mais
j'avais réservé les vêtements. Il y a de ces pauvres
petits qui nous arrivent pre!>que nus, sans chemise;
c'étaient ceux-là qll'il tallait vêtir: j'ai eu tort. A
l'avenir j'habi1l~r
la classe entière.
9S-III
�66
1fARIAGES D'AUJOURD'HU[
• Ah 1 une malade incurable à faire -recevoir dans
uo hospice .
, Elle s'interrompait, écrivait quelques notes sur un
u!:,cnda. Chaque lettre e terminait par un appel d.:
~"cours
ct, des mai ns largement ouverte de cette
femme généreuse, l'argent coulait, tanJis qu'auprès
J'clle Mme d'Erlanges se mourait de dépit.
Qudques lettres encore, puis la marquise jeta une
exclamation joyeuse:
- li vient, il vient, je n'osais pas l'espérer.
Devant le rega rd su rpris de sa compagne, elle continua :
- Le comte de Sirvan, ch1!re amie, le créateur de
l't't;u\'l'e admirable des llarmonies chrétiennes. Ah (
tlUe je suis fière, que je suis heureuse de sa présence
à notre proces ion. a\'eZ-VQUS commenlla vocation
'~<;t
rén:J.::e en lui?
Mme d'Erlanges fit de la tête un geste inùifférent
ct négatif, mais son interlocutrice s'animait.
- Le comte de Sin'an était alors, comme chacun
ait, capitaine c1'arlillerie; il tenait garnison Jans un
de ce f.(rand centres ouvriers OÛ se formenl les
grèves. Une de ces grêves éclata, terrible: arrestali\)l)s, répl'es~ion,
rien n'y faisait. Et voilà que le
comte cut l'inspiration de parler à ces exaspérés, à
'(;I.:S ~garés,
à ces fous. Il se rendit seul dans une de
leurs' r':unions, revêtu ùe son uniforme d'of!i.cier. A
sa vue, 'ce furent des cris sauvages, des imprécations, on l'insultait, on le menaçait. De sa voix
haute, dominant le tumulte, il parla sous le coup de
sun émotion, et cette émotion fut si puissante que
tous ces féroces s'adoucirent, vaincus par c\.!tte
force du verbe qui luisait dans les ténèbres de leur
ignorance. De ce jour, la vocation du comte de
Sirvan lui fllt révélée:
irait aux révoJt~s,
aux.
éAàrés, aux opprimés, et il parlerait. Ce fLlt l'origine,
le point de départ des Harmonies chrétiennes.
En cc moment, Mme d'Erlangcs, que les Harmonies chrétiennes n'intéressaient gu~rc,
s'avisa
lu'une lettre non· décachetée gisait sur le tapis. Elk
l~ releva et la. présenta à la marqu.ise. Quand cell.eCI en eut déchIré l'enveloppej son Ylsage s'assombnt.
Elit.:: dit très bas:
- Mon neveu, le colonel marquis de l\lérincourt.
refus.e cie se rendre à mon appel. 11 allègue les
dev.')lrs de son service, mais ce n'est pas cela: il
cramt de compromettre sa nomination au grade de
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
67
go':no':ral. Oh 1 qu'il y a peu de générosité dans le
cœur des ambitieux.
Sous le coup du mécontentement, clle se contiail :
- J'avais compt6 sur lui pour recevoir Monseigneur l'évêque. Il me semblait convenable qu'un
homme de ma famille fùt rr'::scnt pour lc remercier
du grand honncur qu'il me;: fait.
- Vous avez dans le voisinage d'autres parent
très proches, dit Mme d'Erlanges maligncmcnt,
M. Gérard, par exemple.
La marqUIse hocha lu tête.
- Frédéric Gérard, oui, il y a Frédéric Gérard.
P lis nalvement :
- Ce ne sont pas les 'Gérard, ce sont le Merincourt qu'i faut représenter, Frédéric manque d'autorité, de ... de ... de noblesse enfin.
- Si la noblesse des d'Erlanges vous parait uniante, je ferai venir Maurice.
Le rayon de joie reparut dans les yeux de la marquise.
- Suffisante, je crols bien; l'anoblissement des
d'Erlanges date de 1580, comme celui des Mérincourt, auxquels ils s'allièrent par le mariage de Dcsle
en 1678.
de Mérincourt avec Robert d'Erlange~,
Notre parenté remonte un peu loin, ma chl:re couine, te n'en serai pas moins reconnaissante à votre
cher 11ls de venir à mon ~ecours.
Ecrivez-lui donc, je
vous en prie. Dites-lui que, pour le récompenser, Je
le présenterai au comte de Sirvan qui l'enrôlera sous
a bannière; puis nous prierons ensemble la divine
Providence pour qu'clic lui fasse rencontrer, comme
au jeune Tobie, une épouse digne de lui.
Mme d'Erlanges n'avait souci ni du jeune Tobie,
ni du comte de Sirvan: mais le prétexte qu'elle
cherchait lui était offert, elle le saisit.
~a
lc;;ttre fut pressa!:te comme un ordre, supphante comn:c une pnae, myst~rieu
e comme un
oracle. Maunce ne comprit pas Irt: bien si c'élait le
~alu
de la France, le triomphe de la religion ou
l'honneur de Mme de Mérincourt qui se trouvait en
péril, mais sa mère réclamait sa présence; sans di 'cuter, il se résolut à obéir.
Et ce fut ainsi que la bombe, repartant une dernière fois, revint à son point de départ pour jde!'
dans l'émoi le clan joyeux de la villa Jeffenach.
�68
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
XI
- Comment, vous t10US quittez, monsieur è1'grlanges '?
Et Marguerite Jeffenach, toute rose d'une émotion
qUI la renda~t.
presque jolie, fixa sur le jeune h1lmme
des yeux: q u! mterrogea!enl.
II répondit p~r
quelques phrases de banal regret,
elle l'mterromplt :
- Ce n'est pas sérieux, ce n'est pas pos!liblc 1
Ilier YOIIS ne songiez pas à ce départ; qu'est-il survenu r
A travers les portes ouvertes, elle regardait Evelyn
qui se promenait en compagnie du prince. Maurice
regal'dait aus i ; alors elle appela:
Evdyn, Evelyn.
Evelyn entendit et s'approcha d'un pas nonchalant.
- Darling, que me voulez-vous '?
- Je veux que "ous me veniez en aide, car à moi
seute je ne ~uis
pas assez forl e: M. d'Erlanges
menace de nous quiller, il faut le retenir.
Une lueur rapide, mais fugitive, passa Jans les
yeux de miss St by, elle r épéta :
- Le retenir.
Se maîtrisant, elle ajouta:
- Je pense que M, d'Erlanges a des motif~
qu'il
serait indi cret peut-être de lUI demander.
Elle reprit sa promenade al'ec la même nonchalance, écoutant la description du palais de Naples
que le prin~e
lui f?-isait pour .Ia treni~m
fois.
ces mOllfs, je les
- Eh bIen 1 dit .Mar~uefl,
demande; monsieur d'Erlanges, pourquoi partezl'OUS '? Nous étions tous si heureux de \'otre séjour
parmi nous. Est-ce un plaisir ou un chagrin qui
.:ause votre désertion?
Elle était venue s'asseoIr sur le banc auprès de
lu!, attendant et désirant sa confidence. Elle se pench~.it
un peu dans une attitude de sœur ou de mère:
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
69
dans ce rl.:garÙ
plu de $ympathie que de curio~té
d'ordinaire i railleur, qui s'adou.:Ïssait en une pilié
tendre j muis il n'~tai
point de ceux qui aiment à
....
iitre plaints.
_ Les moti fs de mon clepart, dit-li frolùement,
. ont des plus simples, il n'y a aucune inlhscru i()n
Ù me 1.:, demander; ma m~re
me rappelle auprè
d'elle ct je lui obéi.5.
'.
.
- Oh t dit-elle, Je comprend!' j ce dOl! ctre SI bon
d'obéir à une Illè;rc.
Sa voix ~()mbra
dans une tristesse profonde; il
s'cn voulut de l'avoir fait naltre. Jam:l1~
l\larguenle
n'avait fait allusion devant lui à la mère coupable
qui J'avait abandonnée j ce soir-là, clle Jui semblait
tnut autre, prête à la confiance, à l'amitié, à l'anlOur
peut-être. Cc n'était plus sculemellt Je biel)Veillullt
accueil des premiers jours, ni la coquetterie des
fillcs du monde, c'était beaucoup plus el beaucoup
JllICUll.: une affeclion sincère, loyalc, qu'elle Ill;
offrait.
Seulement qu'avait-il à faire de celte affection-là?
il sentait pleurer son cœur et ne voulait pas qu'on
:.oupçonnàt ses secrètes larmes j tout son orgueil
l'homme se révoltait.
- Où allez-vous, demanda-t-elle, el-cc à Parit; ?
- Non, pas encore; ma m~re
est à la campagne,
chet. une de ses cousine . Je vais la rejoindrc, !)tÜS
!lUlH rentrerons ensemble à Paris et je reprendrai
Illon harnai:;.
Il é\"llait systématiquement de faire menlion de
ses alliances nobles et riches; c'était une rt!\"anche
que sa simplicité native prenait sur l'ostentation
ma.lernelle; c'est pourquoi il ne nomma pas la marqUise de Ménncourt. 11 s'étaIt levé pour prendre
congé de Marguente, elle le retint.
- Un mo~
encore, ou plut~
une prière. Vous
sa ~"z
que J'al le plus grand déSir de vOir les fali~e
d'Etretat j nous devions [aire cette excursion la semaine prochaine j consentez à retarder d'un jour
votre départ et nous prendrons Je yachl pour nous
y rendre démain. Je tiens à m'assurer votre secours,
ajouta-t-elle avec insistance. On dit les chemin::;
périlleux, ce n'est l'aide ni du prince, ni du petit
y ügger, ni du marquis de Rocheplate qui peut me
rassurer: Il me faul votre plCd de montagnard, votre
bras solide el votre tête qUI ne tourne pas. YouJez\(Jus me donner cette iournée encore, la dernière?
�70
:MARIAGES D'AUJOURD'HUI
Il Mait déhout, rcgarJant toujours Evelyn qui, au
loin, se promenait; il répéta:
- Une journée, la dernii:re, oui, la dt.lrnii:rej mademoiselle .Marguerite, je re teral puisque vous le
dé~ircz.
11 reuit encore: • La derni~
journée. ,.
La dernière journée 1 Combien de fois déjà ne
s'(;tait-il pas résolu ;\ partir cl toujours il remettait!
retenu par cet espoir obstiné de tous ceux qUI
;\imcnt, l'e '( oir d'un meilleur lendemain.
Qu'ils étalent loin les rêves qui avaient bercé son
\'oyage de Paris à Trou\'ille. JI se faisait une joie si
grande du revoir auquel Evelyn ne ~'atendi
pas;
li se représentait l'emolèill 'ment de ses yeux bleus,
et son cri de surprise:
- Est-ce possible 1 vous, monsieur d'Erlanges,
vous ici J
Et sa réponse à lui:
- Vous avez dit: • Qui m'aime me suive.» Je vous
ai suivie rarce que je V0U. aime, parce que j'ai com~
pris que je ne puis vivr.: loin de vous. Voulez-vous
être mienne pour la vie entière r
Loyalement il lui aurait tout dit: le mensonge de
sa po. itlOn mondaine, son peu de fortune, tout Je
précaire de sa situation; malS il aurait ajouté:
- J'ai confiance et bon courage. Si le vieux monde
n'a pas de place pour nous, votre pays nous re5te :
je _crai l'as ocié de votre p~re,
je mourrai à la tâche
vÙ je vous conquerrai une fortune.
Bravement, en vaillante Hile d'Amfrique, elle
aurait rt:pondu :
- J'accepte, Maurice.
Et tout aurait été résolu.
Oui, ils étaient loin ces rêves.
D~s
le premier jour, d~s
la première minute il
comprit que les choses ne se trouvaient plus' au
point où illes avait laissées. Ce n'~tai
plus l'ivresse
tic cette inoubliable soir~e
de pri.nter;np. , alors que,
"ous les arbres de la foret, clk laIS ait sa main dans
la !"ienne.
Des si\:cles emblaient s'être écùul6s et de~
milli<::fs
de lieue. s6paraicnt la forêt de la plage de Trouville.
Ce n'était plus la même femme et pourtant il esp~
rait toujours. Il crut à une punition; sans doute elle
lui en "oulait de n'avoir pas parlé; il crut à une
i:preu\'e, à un caprice, à une coquetterie, car parfois
il surprenait de longs regards fixé sur lui; ce soir
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
71
encore, à l'annonce de son d6part, elle n'a\ait pu
c.Ji~smulr
un peu d'émotion,
'il p uyait lui parler seul comme 3utrdoi s ; mais
Id m6c11unte fille emblait prendre plaisir il lui refus.:!' un de ces imiiAniflanls tête-à-tète qu'avec son
inJ6pendance d'Am éricaine, elle accordait à tou s :
petit Yù!-:au pril1.:e, au marqui s de, Rocheplate, ~u
gel', Elle allalt causant, Ilu'tant, tantôt neuse, tantüt
lan"oureuse, suivant l'impression ct suivant le
ml~1ent;
mais avec J\lall1'ice elle restait polie ct
l'roide, le maintenant à distance ainsi que l'on fait
uyec un étranger, un importun,
C'é tait bien cela, un importun j pourc}uni ne ,lui
don nait-elle pas l'explicati on qu'il rccherc lalt ? pOUl'.
quoi ne pas le congédier ? un renvoi cÏlt été moin'
c ruel que l'incertitude où elle le maintenait. Oui,
nui, une explication à tout prix, il la lui fallait, il
l'aurait ct, à la faveur de cette dernière journée, il
saurait bien l'y forcer,
XII
La dernière journée avait eu lieu; elle ava1t cess.!
d'être l'attente, l'illusion, l'espérance; ellct!tait
dcyenue la chose finie, vécue, irrévocable, à laquelle
ni la \'olonté, ni l'intelligence de l'homme ne peuv.:nt
neD changer; elle aVait cessé d'être l'avenir p our
devenir le passé,
" C'était à cela que songeait Maurice aVec une tri stesse profonde, seul dans le wagon qui l'emportait
\ers les montagnes du Jura; il se remémorait tous
les incidents Je ces dernii;res heures: le dép~l't
matinal de la villa J efTenach dan
le brouhaha
joyeux de ces sortes d'excursions; la gaieté de
Marguerite plus étourdissante que jamais, f;OI1 babil
son persi1lage; le brio d'esprit du pelit Yüggcr; lc~
po es savamment étudiées du marquis de Rocheplate; les phrases ampoulées de Guido, admjrti\-e~
et éloquentes; mais de tout cela, il ne 'occupait
guère, restait songcill', ne regarda.nt ni la mer -dont
�72
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
Je yacht fendait les vagues, ni ces côtes de Fran.:.e,
ni les men'eille u ses falai ses qui surplombaient 3U des us de l'Océan; toutes seS pensé es se concentrai en t sur Eyelyn:
JI cherchait à su rprendre le secret qu'elle gardait.
Ne l'aimait-elle plus?
Il allait avoir la réponse péremptoire à cette que 'tion qui lui martelait le cœur. Si elle le lais ail 1'arlir ans une e:'\ pli.:ation, sans un adieu, c'est llue
toute espérance serait folle désormais.
Il l'ob se rvait à la Jérob ée, avec cette pénétration
de l'homme qui aime; il vit que la jeunt.; fille était
plus émue qu'elle ne voulait Je paraitrc. Elle écoutait
le prince, as sis auprès d'elle, avec tant d'inattention
qu'il en fit la remarque, un peu blessé: elle prétexta
un mal de tête .
Pùis il sc rappelait l'arrivé e à Etretat au milieu de
toutes ces barque s Je pêche, qui, semblables à de
grand s oiseaux, rentraient à ·tire-d'aile au p'ort; le
débarquement, et enfin la visite aux merveilleu ses
falai ' cs . JI revoyait Evelyn qui, sans accepter d'aide,
de cendait, alerte, la pente vertigineuse, tandis que
l\larguerite, effrayée par le vide, par l'attiranc e du
gouffre, s'attachait à lui, craintive, fermant les yeux.
Des recommandations épeurées semb laient leur
venir du ciel: c'était la pauvre .;vime 11aigret, restée
prudemm en t en haut d es roches, en compagnie du
prince, l'obésit'': q'uinquagénaire · de ce dernier se
refu aI\t aux escalaJes.
Maurice éprouva, devant cette infériorité de on
rival, une joie triomphante qui l'eût entrai né à des
prouesses acrobatiques, si illarguerite ne l'eût arrété.
Il s'aperçut du reste qu'Evelyn afTectait de ne point
s'occuper de lui, dans ' un parti pris d'inditl"érence.
Ils passèrent sous la Manne Porte, cette colossale
arche dl! pierre, puis revenant par le chemin dé jà
parcouru, ils remontèrent l'escalier de roche: les
deux jeunes filles avec leur légèreté d'oiseau, le petit
Yügger avec sa prestesse de singe; seul le marquis
s'arrêtait par instant, haletant, dHailiant, et ce fut
lui que l\-1aurice dut secou rir.
On ayaitfait le projet ~l'expor
aprè s le déjeun~r
les. falaises d'Amont, ce trou du Chaudron plus dl.ffiçrle encore que la de s cente à la Manne Porte; maIs
JI.;lme Maigret supplia: elle avait éprouvé une frayeur
s'l 'grande en les yoyant disparaître dans l'ablme, elle
n'en était point rem'ise; le prince joignit ses instances
�:MARIAGES D'AUJOURD'HUI
73
à celles de la pauvre duèAne, le marquis les appuya,
il en avait assez des escalades.
Alors Marguerite céda. Ils se rendirent au bas de
la falaise, s'étendirent sur les galets et ne tardi:!rent
pas à se sentir envahis par celle paresseuse réverie,
par ce sommeil de la pensée qU'Impose, avec une ~i
invincible puissance, la sonorité des flots se brisant
sur la rive.
Ils ne parlaient plus, les yeux perdus dans l'infini;
quelques rares promeneurs passaient devant eUl<;
Marguerite dit:
- C'est vrai qu'il fait très bon ici; restons-y
jusqu'à l'heure du départ, pui sque vous le désirez
tous.
Elle dit cela sans tourner la tête et ne s'aperçut
pas que Maurice n'était plus avec eux.
Cette douceur paresseuse, non seulement il ne
l'éprouvait point, mais l'irritation qu'il dominait
avec tant de peine depuis son arrivée à Trouville,
cette irritation faite de ses déboires et de ses ialousies
grandissait en lui jusqu'à la colère, jusqu'à une envie
folle de souffleter ces trois hommes qui lui avaient
volé le cœur d'Evelyn, ces hommes qui se dressaient
niaisement entre elle et lui.
11 serait de force à les défier tous; il enverrait crun
cotlp/de pied le petit Yügger, ce misérable roquet,
rouler sur les galets; trois coups de poing le débarrasseraient de cc fantoche de Rocheplate: resterait
le prince, et sur le prince, il s'acharnerait. Ahl
comme il aurait plaisir à. souf!1eter ce bellâtre vieilli,
plaisir à le rosser comme un manant, car c'li:tait
celui-là, il le savait bien, le vrai, le dangercux rival.
Cette colère montait c1)ez lui i violente, qu'il se
leva pour y ~chper;
il s~ntai
qU'.un mot lmprude.nt, une raillene, une plalsantene mofTensive pouvaient amener une querelle dont les torts seraient
de son c6té. Et puis, il avait besoin de solitude: le·
voisinage de ces hommes silencieux, de ces ieun~
filles, lui semblait impossible à supporter. Il se leva;
et, sans un seul mot, s'en alla. Il suivit le bas de la
falaise sur la ligne que la mer laisse à découvert en
sc retirant. Il marcha jusqu'au moment où une
muraille de rocher l'arrêta. Dans ce, rocher, l'ouverture de la porte d'Amont lui avait . donné l'iIlusi.(,ll1
d'un passage, mai s. l'eau en recouvrait le pied. Une,
anfractuosité des .roches forme en cet endroit une
sorte de grotte; c'2(ait pour un misan,thrope, pOUf
�74
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
un désabusé, une retraite convenable, il y entra. Au
font! de la grotte, des échelons de [cr permettent de
poursuivre l'exploration, il ne les aperçut point, il
ne "oyait ct ne regardait rien, si ce n'est la plaie de
son cœu; qui .saignait.
.
.
Il s'était aSSISUf une plcne; la mer, devant lUI,
étendait ses profondeurs d'un vert sombre qui semblaient plus bll:ues dans le luintain. Tout prts, deux
roches noiràtre::i émergeaient, semblables ~ des
mon ·tres marins endormis; la vague, en se bnsant,
leur jetait un peu d'écume blanche : sous cette
cares, e, ils semblaient remuer ct tres aillir.
A la colère avait uccédé en lui le découragement
t.:t peut-être aus . i la lassitude.
1\ écoutait la grande plainte de l'Océan. Et voilà
que U I.!S rémini 'cences de roman lui vinrent: ce fut
sans doute dans une retraite semblable que le
pauvre Gilliat, abandonné 1 al' sa Déruchctte, s'était
couché pour mourir. Oui, ce devait être bon. ce
calme de la tombe immense, cevcrtlinceul des nol~.
Si J\1auric~
eClI été un homme d'imagination, il St;
füt complu longtemps en Cl, mélancolies déses. pért!es ; mais, au·conlri~,
sa raison ferme et froide
III justice des exagérations sentimentales; il sentit
très n~temc
qtl'il n'aimait point assez Evel)'n
11<)Ur en \'ouloir mourir, ct qu'après l'amertume dl.!
l'heure présente, l'oubli viendrait.
Alors pourquoi s'obstiner dans la recherche ùu
tête-à-tête tlu'clle lui refusait.? Pourquoi la forcer il
une confession pénible pour son amoUl'-propre ou
pour son cœur?
li ne l'avait pas 'as 'ez aimée pour lui demander
d'être sa femme alors qu'elle venait à lui; il ne
l'aimait pas assez pour mourir de son inconstance;
la seule roule simple ct digne était de s'éloigner san;;
SI.! plalOdre ct sans l'importuner.
La méditation se prolongeait grave, mélancoli.que,
landls que le soleil baissait à l'horizon.
.
li s.'el~
irait sans avoir parlé, sans s'êtr~
plaint; il
s'en lrall retrouver sa mère, sa mère qUt, elle non
plus, no.: le compr?nait pas. qui, plus apre que la
race yankee, luttalt aussi pour la conquête de
l'argent. Personne ne le comprenait sur terre, il
n'a\i~
ni un .ami, ni un confident, et c'éait cela qui
caus'alt sa tnslesse.
- C'est la vic, dit-il presql,le à haute voix, c'est la
vie, il faut.sal'oir l'accepter ainsi.
..
�:MARIAGES D'AUJOURD'HUI
ï5
Mais il regardait la grande mer et pen!iait qu'il
erait moins dur de \'ivre seul en qudquè th'::balJe
qu'au milieu des peuples trop cil'ilisés.
Pauvre Evdyn 1 Il se rrenait maintenant à. la
plaindre; elle allait tout bacrifier à S3 \anit.:use chimère, elle serait princesse; ch bien après? 11 voyait
passer les déboires et l'amour l'rai à jamais perdu.
A cette heure décisi,·e, comprenant qu'elle avait
mis en balance la gloriole mondaine et les tendress\:s
ùe son cœur, il se résolut à lui laisser prendre seule
cette importante détermination.
Alors un grand calme se fit en lui, le calme du
lutteur qui dépose les arme, abandonne volontairement ses chances de victoire et sort de l'arène.
- Eh bien oui, dit-il, c'est fini.
Il se leva pour partir. A.u méme moment une voi:\
très douce, une yoix dont il reconnut le timbre britannigue demanda:
- <.,2u'est-ce qui est fini, monsieur d'Erlanges ?
Puis Evelyn, avec une raillerie qui voilait son émotion, apparut derrière la roche.
- Comme elle sunt longues vos méditations 1
Nous allions repartir, saveZ-VOliS; Marguerite .s'ebt
avisée que vous manquiez à l'appel, on m'a dépéchée
pour \'ous avertir. Ainsi vous aviez trouvé, comment
dites-vous en français? un ermitage, je crois. Il y a
place pour deux dans votre cellule, on peut s'asseuir,
vuulez-vous?
Debout devant elle, il dit gravement:
- Miss Eyelyn, vous pouvez vous reposer, j'attt-ndrai. Je vous remercie de la peine que vous avez
prise de venir à moi.
Il la remerciait en effet dans le fond Je son cœur
plus que dans ses paroles, la sentant faiblir et prèle
à se rendre, puisqu'elle était "CIme à lui.
Elle s'assit et regarda la mer.
- Comme c'est beau, murmura-t-elle. Je ne
m'ttonne plus que vous yous soyez oublié à contempler cela.
I! reprit:
- Oui, c'est plus beau d'ici parce que c'est la solitude, parce qu'on ne voit que le ciel et l'eau, ce qui
est vrai, cc qui ne saurait tromper et mentir. Je penbais rréci ément, miss Evelyn, que Ce serait une
chose bonne et douce de vivre avec ce grand, ce seul
5pectacle sous les yeux.
- Mais on ne peut pas, dit-elle d'une voix sup-
�76
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
pliante, comme un enfant dont on approche un br(;uvage amer et qui le repousse.
- ~OI),
vous ne pouvez pas ct c'est ce à quoi j~
pensaIs.
Elle crut discerner un peu d'ironie, car eHe dit
plaintivement:
- Vous, en Prance, on ne sait jamais si vou êtes
en sérieux ou en plaisanterie, c'est comme Ivlargueritc; parfuis il semble qu'elle se moque et, pas du
tout, je vuis des tristesses dans ses yeux.
.
- Vous ne verrez pas ma tristesse à moi, miss
Evdyn, mais je ne me moque pas, je vous le jur..:.
Depuis mon arrivée à Trouville 11 ya t ujours cu un
malentend u ent re nous, une gt::ne, une sorte de
brlJullie. Je 'ais partir et je voudrais prendre congé
tic \UUS comme un ami. Voulez-vous me tendre la
main?
Elle la tendit, souriante et rougissante de plaisir.
Il la purta à ses lèvres d'un geste doux et respt!ctueux.
- Et maintenant n'oublions pas que nos compagnuns nu us attendent et que la marée va monter.
Vuus êtes reposée, n'est-ce pas?
- Oui, dit-elle, mais il me semble que nOLIS avons
beaucuup à nous dire encore.
Et avec l'éternelle tactique de la femme Je suin\!
qui la fUit:
- Est-ce que vous n'étiez pas H:nu à Trouville
pour me dire quelque chose?
- C'est vraI, dit-il gravement; j'étais venu pour
vous dU'e combien je vous aimais, pour VallS deman.
der d'être mienne, mais ct!tte demande, Evelyn, je
ne \'OU l'a,lresserai pas.
- Pourquoi donc? dit-elle avec un peu de dépit.
- Parce que je ne puis vous donner ni titre ni
position, !1Î fortune; parce que tai compris qu'il
vous fallait ces choses, parce que Je souflnrai:s éternellement du acnficc que vous m'auriez fait- parce
que lluyS summes les \"lcti~es
du monde dans'lequel
nuus \'1\"ons, ce monde fait de déSirs, d'ambitions
de cunvOltises ; parce que ni vous ni moi ne saurin~
nous contenter des biens réels.
11 ajouta, avec un sourire mélancolique:
- Parce que vous ne youdriez pas rester éter1
nellemellt dans cet ermitage sans autre contemplatiun que le cicl et l'cau. Maintenant nous avons tout
cht, venez.
�:tIIARJAGES n'AUJOURD'HUI
77
EUe se leva, obéissant à son accent d'autorité dont
elle subissait l'influence. Ils s'en allèrent silencieuement sous la tri tesse qui les étreignait l'un et
l'autre : elle, prête à pleurer comme une petite fille
à qui l'on refuse un jouet.
l<:lIe avait sacrifié l'amour. Ce qu'elle avait fait
hier, peul-être le referait-elle demain, mais pour
J'heure présente, dans l'émotion de cet adieu, elle
comprenait le prix du trésor jeté sur le chemin dè la
l'ie et qu'elle ne retrouverait plus.
Quand ils rejoignirent leurs compagnons, Marguerite les enveloppa d'un regarù aigu, pénétrant. .
Le prince reprit sa place habituelle aux c6tés
d'Evelyn.
- J'étais en peine, miss Evelyn.
- Pourquoi étiez-vous en peine? répondit-elle
aVèC quelque hauteur; j'étais en sûreté puisque
1\1. d'Erlanges était avec moi.
Puis, avec une ironie un peu douloureuse, elle
ajouta:
- 11 est aussi prudent que sage.
Et maintenant Maurice, dans le wagon qui l'emportait, pensait à toutes les choses de la veiUe, à ces
cho es finies irrévocablement. Au milieu de sa triste ' 'e, une fierté lui montait au cœur de ne s'ètre
point abaissé en vaines prières, de [le s'être
point amoindri ùevant Evelyn en gémissement.' en
supplications. Il avait agi bravement. comme' un
homme, et cela le consolait.
xm
Christiane Géra/'d à Margllenïe Jeffenac:h .
~ Pourquoi ne m'écrivez-vou' plus, ma chérie?
Etes-vous mécontente, flichée peut-être? Ne compren(!l-VOllS pas que je ne suis pas libre d'aller à VOU".
que je dois respecter la volonté de ' mon pi:re,
attendre sa permIssion. C'est en yain que je hâte ce
�78
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
moment de mes vœux et de mes prii;res. Ma chi:!re
petite, ~i vous pouviez savoir combien je 1 en. e à
vous, combien je redoute qudqu'une de ces résolu1I0ns dont la hate e~t
irréparable, vous ne me laisseriez pas dans ce souci.
• Que faut-il faire pour que vous cessiez de m'en
vouloir'? Vous me reprochez la brièveté de mes
lettres; yous me demandez aussi des confidences.
Des confide~
1 ma pauvre Marguerite, je serais
très heureu e d'avoir occasion de vous en faire,
mais cette occasion-là ne sc rencontre pas sur mon
chemin .
• Non, je ne me marie pas et cda par la rai on
ans réplique que personne, personne au monde,
cnttndez-vous, chérie, ne désire m'épouser. Nous
ommes loin, vous le voyez, des liasses de demandes
que M. Jeffenach vous transmet et que vous jetez au
feu dédaigneusement.
« Après ma sortie de pension, il y avait un sujet
de causerie auquel mon père se complaisaitil: c'était
l'é\'c ntualité de mon mariage. On eüt dit à l'entendre
que le fiancé attendait derrière la porte ct qu'il n'y
avait qu'à lui dire: • Entrez, monsieur . »
• J'en faisais en riant l'observation, il me répondait:
~ - S'il n'est pas derrière la porte, il va venir; il
serait bien difficile s'il n'accourait pas à grande
vitesse. Oll trouverait-il une petite Christiane plus
gentille, mieux élevée et un beau-pi::re plus dispo é à
l'accueillir? Tu n'es pas riche, pas très riche, mon
enfant, mais je te donnerai tout cc que je possèùe, à
charge rour toi de me nourrir et de me loger dans
quelque coin.
~ Je protestais, refusant qu'il se dépouillât, il me
fermait la bouche:
~ - Je le veux, ma petite. Toute notre fortune est
en biens-fonds; le revenu des terres, des métairies
est variable; m'engager à te payer chaque annCe une
somme fixe, je n'y pourrais peut-être parvenir; diviser nos terres en deux parties, ce ~erai.t
la gêne. pour
chacun de nous, puis le me faiS vieux et Je ne
demande qu'à remettre sur de jeunes épaules le fardeau de cette administration. Vous passerez ici l'Gtll
et l'automne; si, pendant l'hiver, le temps vous dure,
vous ferez quelque beau voyage tandis que je re sterai à la maison, gardant les petits, surveillant
toutes choses, attendant votre retour. Ne penses-tu
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
79
l'as, Christiane, que nous serons des gens très heu.n:ux?
u Eh oui, je le pensais comme mon père; mais
l'autre, le monsieur qui .devait se trouver derrière la
porte, le fiancé enfin, n'a pas été de cet avis, car il
n'est pas venu. Je veux vous l'avouer, ma chérie,
afin que vOUt> ne gardiez pas une iclé!:: trop haute de
celle que vous appelez votre grande amie; oui, je veux
'>ous avouer que l'abstentIon de cet inconnu me
cause un désappointement ct r resque un chaQrin.
u Est-cc parce que mon père m'a trop parlé de
lui, parce que J'ai cru fermement ct niaisement qu'il
allait venir, parce que, dans la solitude de ma vie, jf!
Ille suis plu à le parer de qualités et de dMauts aus~i
séd uisants les uns que les autres. Je le rêvais .t rès
bon, très franc, très honnête, avec un peu de rudesse
campagnarde, des goûts simples, l'amollI' des champs
el de ma chère vieIlle forêt.
« Comme mon père, je me plaisais à r~l)étc
:
« Quand il sera' venu, nous serons des g~ls
bien heureux.
.
« Or, il n'est jamais venu et ne. viendra jami~.
Jamai je ne serai épouse ni m~re,
mais toujou rs «la
denHli elle », comme m'appellent les 'gens de l1otn:
\ i liage j la demoiselle, c'est-à-dire celle qui doit vivrt:
dans sa froideur glacée, celle qui vieillira ~als
l!1l tl!ndre dans la maison le rire des petits enfants: la
demoiselle... Ah 1 Marguerite, Marguerite, VOLIS
m'ayez demandé: • Pourquoi ne vous mariez-vous
pas, vous qui n'êtes pastrop riche et qui pouvez être
aim(:c '? ~ Personne ne m'aimera, personne ne m'épou;;l:ra; la demoiselle pauvre vous écrit cette çonfession
douloureuse pour que vous la plaigniez un pe.L1 .•
AI'ant de mettre cette lettre sous enveloppe, Chri~
t iane resta songeuse.
- Comme je vais attrisler ma petite amie, murIllura-t-elle, l'étonner surtout. Jamais je ne me suis.
plainte ni à elle, ni à personne avec cette amertume
découragée.
Elle re'lut la lettre ct e\lt un haussement d'épaules:
- Vraiment je me lamente UI1 peu trop; suis+:!
~i
malheureuse de rester toujours avec 1110n père?
. Mais, quoi qu'elle en eût, elle demeurait tri te; la
plainte qU'elle n'avait jamais proférée venait de
prendre corps dans cette confi'clence: le regret
jusque-là inavoué, s'imposait tout à coup comme UI~
�80
:MARIAGES D'AUJOURD'HUI
de ces rè\'es dont on ne peut chasser l'obsession.
Une angoisse passa dans ses yeux:
.
- Tant que mon père sera là, je n'aurai point à
me plaindre dc mon sort, mais ensuite, ensuite ...
Vaillamment ellc ajouta:
- Ensuite, tou s lcs déshérités de la vie me restcront j les enfants sans mères, les m1!rcs sans enfants,
les malades, les abandonnés; allons, allons, mon
cœur n'aura point à chômer. Décidément, ie n'en\'errai pas celle sotte lamentation.
Elle déchira la lettre, la jetant en menus morceaux
à travers la fenêtre, le vent s'cn sai it et elle regardait, souriant avec mélancolie.
- Cela vaut mieux, beaucoup mieux ainsi j mais
cc qui vaudrait mieux encore, ce serait que mon
père me permit enfin d'aller auprès de cette rau\'fe
petite qui croit avoir tant de drOIts à ma compa sion.
Je tenterai un dernicr effort aujollrd'hui m~e
à la
récréation.
La récréation. C'était ainsi que .M. Gérard se plaisait à appeler l'heure qu'il passait chaqu'e jour apr~s
le d6ieuner en compagnie de sa fille soit sous les
grands tilleuls devant la maison, soit, si la pluie sur·
venait, dans son fumoir . Elle s'asseyait auprès de
lui, un ouvrage de couture entre les mains, tandis
qu'il fumait lentement une cigarette.
C'était l'heure de l'intime causeric sur tous
sujets sérieux ou frivoles, au hasard des péripéties
de chaque jour j tantôt lcs questions d'intérêts matériels, les :>:cupations de la matinée, les projets pour
le reste du ,oJr, les gens vus ou interrogés, le sort
des récoltes; tantôt les nouvelles du journal, l'impression d'une lecture, les souvenirs ou les rêves
vagues de l'avenir . J1s causai<.:nt comme deux amis
selrs de se comprendre.
Durant cette heure-là, Christiane présentait à son
père les requêtes des fermiers, des pauvres, de tous
ceux qui avaient sollicité son intercession.
D'abord elle abusa de sa générosit';, mais depuis
quelques années, étant miellx au courant de l'Hat
précaire de le'ur fortune, elle cherchait à restreindre
la dépense, se faisant grondeuse, sermonneuse, pardmonicuse, si bien que maintenant il se cachait
d'clic, n'avouant ses charitables prodigaliti:s que
lorsqu'il était ~rop
t~rd
pour ~es
empêcher.
Elle ne récnmll1alt pas, s'Interdisant les remontrance s vaines, charmée au si, dan la bonté de so n
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
81
cœur, de sécher des larme, même au prix de la
' écurité de l'avenir:
- P~re,
père, lU vas me rendre ausi déraisonnable que toi. Tous ces gen~
que nousecourons nc
~ont
guère plus pauvres que nous.
Seulement, à la fin de chaque année, elle le forçait
à examiner l'étal de leur maIson; il fallait bien conclure à des réformes, supprimer tel ou tel chapitre
de luxe.
Ce fLlt ainsi que tout d'abord die renvoya sa
femme de chambr~,
puis renonça à se faire habiller
à la ville, se. contentant de robes faites dans le bourg;
elle surpnma les abonnements aux revues, les
les mêmes
acquisitIOns de musique, lisant et reli~ant
livres, cStudiant le mêmes morceaux. Ce fut insuffisant, il fallut vendre les chiens de meute, renoncer
aux grandes chasses; aucune de ces r(:formes rie
pouvait passer inaperçue dans cette vie de province
où le désœuvrement des uns et la malignité des
autres ont toujours les yeux braqués sur le voisin.
Dans des occurrences semblables, on hésite entre
l'avarice ou la ruine; malheureusement, ce fut pour
la ruine qu'on opina et les prétendants ne s'approchèrent pas d'une maison dont les murs chancelaient.
Ce soupçon de ruine, le plus grave peut-être qui
puisse, dans l'exigtence rurale, atteindre une famille,
alla s'accentuant. La considération de M. Gérard en
fut ébranlée.
Les paysans saluèrent moins respectueusement;
les domestiques, n'ayant plus la vanité de servir un
maître riche, commencèrent fi discuter les ordres, il
fallut pourvoir à leur remplacement; le recrutement
se fit avec difficulté. Les rat~,
dit-on, désertent les
navires prêts à couler, la domesticité, ce terrible
rongeur, s'éloigne de même quand la fortune est en
péril.
Les invitations de chàteaux voi ins se firent plus
rares. La marquise refroidit encore son accueil, san::.
se rendre compte de la cruat~
dont elle se faisait
la complice.
Christiane fut lente à s'en aperce\'(,ir, étant audessus des susceptibilités mesquines. Un jour, pourtant, qu'à . une fête de Mérincourt ellc VIt son père
relégué, malgré ses soixante an. , presque au bout de
la table; elle se sentit froi ssée dans sa fierté filiale
ct observa.
Cc furent, à vrai dire, dans la plupart des cas, des
�82
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
nuances légères; ~le
comprit pourqul?i durant long:
temps elle n'y ava Lt pas été pl~s
sensible, pour9,:!01
son père ne ,s'en ap~rcevit
pOln~
encore , Au oU,heu
de cette société poILe, elle n'avaIt à redouter 111, le,::'
grossièretés, ni les impertinences: C?n ne les éVItait
pas, on les ou bliait; même présents, Ils avalent ,cessé
de faire partie de ceux avec lesquels on compte; le.
attentions, les prévenances n'étaient j,amais pour eux,
Si elle eût été seule, elle s'y fût r~sLgnée,
peut-être;
mais pour son père, eH,e en souffrait, ~flraynt,
surtout à la pensée ~ue
lUI:mème en ~0l!i'rat
un JO~r.
Alors elle, dé:clda qu'Ils ne sorllralent plus, qu 11s
refuseraient à l'avenir ces rares invitations; elle ch~r
cha des prétextes, ne voulant point blesser son père
en lui disant la vérité ,
A peine étaient-ils assis tous les deux sous les
tilleuls que M. Gérard dit gaiement:
- Christiane, voici l'invitation annuelle de notre
cousine de Mérincourt; je l'ai reçue ce matin, tu
répondras que nous acceptons, n'est-ce pas, fillette '/'
Après un instant d'héSitation, elle dit:
- Si tu le voulais bien, nous refuserions.
Il fit un geste de surprise:
- Refuser l'invitation de Flavie, tu n'y penses
pas; pour quelle raison?
- Oh 1 les raisons ne manquent pas. Nous
sommes en plejne récolte des regains, nos gens, nos
chevaux et même notre présence sont néce:isaires.
Le fourrage est rare cette année, la fenaison a peu
pruduit, je ne sais comment nous pourrons nourrir
tout notre bétail. Quand nous nous absentons, tu le
sais, les journaliers ne travaillent gul!re; le temps
peUL changer, il me semblerait plus raisonnable,
plus sage ...
Il l'interrompit :
-.I} est infr:tme~
plus sage, ma petite Liane, de
sacnfter les mll1ces mtdrêts terrestres aux intérêts
dt: l'é!ernité. Je crois que .c'est ainsi llue Flavie
s'r;-xpnme; au tond, elle a raIson, un des écueils de
notr\.: vie es~
de se laisser trop absorber par le souci
ue chaque Jour, de ne pas regarder plus loin que
l'heure présente, ni plus haut. Ce ne sont pas quel4uCS heures de retard qui compromettront lu récolte.
D'autre part, nous causerions à Flavie un réel cha~
grin, ~L1 n'assistant pas à sa fêle, elle tient beaucoup
à nous avoir.
Christiane eut un triste sourire.
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
83
Mme de Mérincourt pourtant a omis de nous
prier au déjeuner où as istera Monseibneur; je ~ai s
CJue de nombreuses invitations sont lancées, les
Briey, les d'Avrigné, les Verteilles, les Valandières
doivent s'y rendre; pourquoi ne nous l'a-t-elle pas
demandt!, à nous aussi? Ne faisons-nous plus partie
de sa famille?
Fredéric Gérard haussa les épaules a\'ec l'insouciante bonhomie qui faisait le fond de son caractère:
- Pourquoi Flavie ne nous a pas invités? Mais
c'est bien simple: la salle à manger de Mérincourt
n'est pas élastique, bien que fort grande; elle a
commencé par ceux qU'elle connait moins que nou s,
pal' ceux qui ne se fussent point dérangés pour la
procession, s'ils n'eussent ét~
du festin; elle sait
pouvoir compter sur nous, Christiane.
Elle dit, laissant malgré elle d<.!border 1 amertume
de son cœur:
- Ne serait-ce pas plutôt que nous ne comptons
pas, ou que nous ne comptons plus?
11 tressaillit, comme si elle venait de toucher à
une blessure.
- Qui te fait parler ainsi, mon enfant?
Elle se repentait déjà et avec une gaieté feinte:
- Une sotte plaisanterie, père, ou plutôt un grief
de mauvaise foi.
Puis espérant lui donner le change:
- Je vais te dire la vérité. Je voudrais ne pas
aller à Mérincourt, parce que je redoute le moindre
retard dans notre fenaison. Ne m'as-tu pas promis
qu'aussitôt la dernière voiture rentrée, tu ferais ta
valise et que nous partirions pour Trouville; je crains
que ma petite Marguerite ne fasse quelque irréparable sottise; elle ne m'écrit pas, ne me répond
pas, je ne puis m'empêcher d'être inquide.
Il dit 'avec impatience:
- Eh 1 ne t'inquiète donc pas: la fille de Jeffenach, si elle ressemble à son père, saura tr~s
bien
sc tirer d'arraire sans toi. Il n'est point à craindre
que ces gens-là fassent jamais un mauvais march~.
- Tu es bien dur pour ma pauvre amie, toi si
~ndulget
pour tous. Enfin, tu as promis, nous
Irons, n'est-ce pas?
Lentm~
il répondi~
:.
.
- Non, Je te laisserai partir seule, SI tu l'exiges .
.Je ne puis faire un plus grand sacrifice, mOl ie
n'irai pas.
�8+
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
li parlait d'une voix brève. Toute s n insouciante
galCté avait disparu.
- Je n'irai pas avec toi, parce que je 1~ veux. pas
revoir M. J eflenach, parce que je ne veux pas être
tenté par lui comme il y a sept ans. Lors de notre
dernier voyage à Paris, un matin, je le vis entrer
dans ma chanlbre d'hôtel, la main tendue; il venait,
disait-il, me remercier de l'hospitalitG donnée à sa
fille pendant les vacances.
« Voyons, me dit-il avec une joviale rondeur,
ml! voilà votre débiteur, je voudrais vous prouver
ma reconnaissance. Voulez-vous gagner de l'argent?
.JL: suis votre homme et vous en donneraI les
rn,oyens; si riche qu'on soit, il n'est point désaf,(l'éable d'arrondir la dot de sa fille.
« Il touchait à l'endroit sensiblt:; néanmoins je
rcpoussai la tentation. Tu étais très jeune, ma chérie,
tu sortais de pension; ta jolie figure et notre petite
fortune me semblaient largement suffisantes rOllI'
amener chez nous un bon et brave garçon qUI deviendrait ton mari j je n'avais pas de bien grandes
ambitions. Puis, je connaissais déjà la fàcheuse réputation du banquier Jerfenach, je ne vou lai pas
être compromis dans ses agissements, me croyant
assez riche pour me donner ce luxe suprême! la
probité. Oui, j'ai repoussé pour toi la fortune que
cet homme m'oITrait.
li baissa la voix et ajouta doulourcusement ;
- Je ne sais si j'aurais la vertu de la repousser
encore, et c'est pourquoi je ne veux pas m'exposer
à être tenté par lui.
- Oh p1!rel
- Laisse-moi achever, Christiane, nous n'y
l'<:\.it:ndrons plus jamais. Oui, mon enfant, jt; me
SUIS demandé souvent si je n'avais pas agi en
,;golsle en te gardant un trésor d'honneur sans
valeur aUJourd'hui, au lieu de profiter de olIrcs
d'un aigrefin. Je me suis demandé ceJa, parce que,
comme toi, je vois l'abandon, l'isolement se faire
auto.ur <:le nous, parce que !10trc position est
a1l0d~'e,
parce que nul man ne s'est présenté
pour ~ol.
Pourtant je ne suis pas un maunis père,
Je n'al pas dissi.pé le patrimoine confié à ma gardc,
l';l retrouveras mlacts et vierges d'hypothèques les
Sillons de champs, les arpents de vIgne, tu les rctr(>~lve.as
tous, mais ils ne rapportent 'presque rien.
1o.t, r~vçusemnt,
comme se parlant ù IUl-lnême;
�lIARIAGES D'AU]OUl D'HUl
85
- Je uis embarrassé d'expliquer comment cela
est adv~nu:
les vignes ont commencé la débàcle,
nos \'oisins ont arraché, replanté: grosse dépense;
j~ n'avais pas d'argent et j'espérais toujours en de
meilleures récoltes. Je n'ai pas voulu emprunter.
Un de mes plus intimes amis, .Jacques d'Erlang.:s,
est mort il y a six ans; il avait emprunté, lui, j'ai
\'u le désespoir de son fils quand il a fallu \"enure
terres ct maison. Je m'étais juré que tu n'aurais
jamais ce désespoir-là, ma pauwe chérie. J'ai donc
ruduit notre dépense à mesure qu'un revenu faisait
défaut, malS la mauvaise chance s'est obstinée.
11 se lamentait, disait par le menu ses essais
infructueux, ses d ~con\"eus.
Sa fille le laissait
dire, comprenant que c'était un soulagement lour
lui d'exhaler ses tnstcsses.
Quand il se tut, elle lui prit la tête dans une
car<.!sse presque maternelle et baisa son front ;
- Méchant père, qui se plaint de garder sa
Christiane.
?ui.s, avec une gaieté si bit:n feinte qu'il s'y
l11epnt :
- Moi qui suis si heureuse de ne pas te quitter.
" Te regrette rien, je suis fii::re de toi, de notre pau\Te.té. Pauvreté, non; nous ne sommes pas pauvre~,
pUIsque, gràce à ta sage administration, nous avons
de.s terres franches de .toutes charges; les mau:'alses années passeront, Il en revIendra de bonnes;
Ji faut avoir patience et continuer comme tu as
(;ommencé. Nous réduirons notre dépense autant
qu'il le faudra.
Il se rassérGnait à la voix de sa fille.
- Ainsi, dit-il,tn n'es pas triste, tu ne t'ennuies pas?
Elle voulut le rassurer tout à fait.
- Ah 1 non, certes, et la preuve c'est que Je
n:uccepte pas la permission d'aller sans toi à TrouvIlle; sans toi, père, sais-tu que je trouverais le
temps trop long?
Il respira longuement, comme délivré d'un lourd
souci .
.- Tu es une bonne, une excellente fille, ma petite
Llune; vrai, tu renonces â ton voyage, vrai, vrai, lu
n'en parleras plus, tu n'y reviendras plus?
Elle sourit tristement:
Je n'en parlerai plus, Je le promets.
Aiors le (lUIS te tlIre la vérité; si 1LI avais voulu
�86
l1ARIAGES D'AUJOURD'HUI
partir, cela m'eût mis clans un grand embarras, car
nous n'avons plus d'argent.
Elle répéta:
::- .Plus cI'argent 1 Mais pourtant hier encore, clans
la caisse...
.
Il se mit à rire, d'un rire de grand enfant qui,
après s'être attardé quelques instants aux difficultés
de la vie, se hâte de s'en délivrer:
- Plus d'argent. Ici nou n'en avons pas besoin.
Voici ce qui est arrivé, tu ne me gronderas pas jl
Imagine-toi que ce pauvre vieux Duranù est venu me
trouver ce matin: il est le fermier des d'Avrigné. Eh
bien, d'Avrigné ne voulait-il pas saisir ses récolte
et faire vendre son écurie. Pauvre diable J et six cn~
rants J Ma foi, j'ai donné ce qui était dans la caisse;
si tu avais vu sa joi~,
il pleurait. Ai-je bien fait?
Elle dit sans aucun reproche:
- Oui, père, tu as bien fait.
- Que tu es bonne, ma petite Liane 1 j'avais craint
d'être tancé à cause de ton voyage à Trouville; pOUf
le reste, je ne suis pas en pelOe, Durand est un
brave homme, il me rendra l'argent après la foire
de septembre, il sacrifiera une paire de bœufs:
l'important était d'empêcher la saisie, la vente à vil
prix. Maintenant, à la besogne.
li fit quelques pas, puis revenant:
- Surtout n'oublie pas de répondre à Flavie que
nous acceptons.
D'un ton morne, elle dit encore:
- Oui, père.
- Bien, ma cMre petite; moi je vais surveiller
nos gens.
Il partit, délivré du poids de la confession à faire,
heureux d'avoir vu disparaitre le spectre du voyage
qu'il reùoutait.
Aussi longtemps qu'il fut en vue, elle Je suivt
~
des yeux, souriant faiblement, avec la f\;signation
d'une mère devant les sottises J'un enfant gâté;
mais quanù il eut disparu, le sourire s'<.:ffaça dans
une tristesse lasse Oll les énergies de son âme
s'amollissaient. Sans doute elle eüt dù ~e montrer
plus sév<..re j elle venait de se laisser prendre à ~ùn
dé.couragement. 11 n'avait gémi sur elle et sur luimeme que pour l'apitoyer d'a vance et être sùr de
son pardon.
Qu'allaient-ils devenir maintenant? Renoncer au
voyage, c'était fait; mais elle n'y renonçait pas sans
�MARIAGES n'AU]OURD'llut
87
amertume, et puis cela ne suffirait pas ; il fauurait
restreindre les dépenses, restreindre toujours. Depuis
sa sortie de pension, elle u'av~it
I?a~
fait autre ~h()se
et, d'annt:e en année, elle vOyait dWllIlUer la maIson;
d'annc:e en année, l'administration devenait de plus
cn plus dimciJe. Elle pensa:
- Tout d'abord, je <.lois connaHre l' étendue du
d0saslre.
Elle monta à la chambre de son pl:re, ouvrit le
tiroir qui renfçrmait la caisse et jela un cri de douleur; tout, il avait tout donn '.
Dans ce moment, on frappa à la porte, la cuisilii.:n.: entra, une faclure à la main:
- C'est le menui~r
l\1ichaud, mademoi , elle ,
il a besoin de son argent.
Elle s'interrompit, surprise d'avoir vu passer dans
les yeux de a maltresse une expression d'angoisse.
Curieuse, elle insista:
.
- Oui, il a compté sur son argent , cet hommt:,
mais ...
La voix de la fille se faisait lente, soupçonneuse.
- Si cela gêne mademoiselle, si mademoiselle ne
vcut pas payer. ..
Christiane avait dans son secrétaire un peu d'argem pour ses dépenses personnelles. Ce fut avec
un battement de cœur qu'elle compla les billets,
tremblant devant cette humiliation, la première ue
sa. vie:. refuser, devant sa servante, de payer un
.:rt:anCler.
Grâce à Dieu, cela suffi ait, la dette n'0tant pas
Iyès forte; mais quand l'homme Iut parti, elle s'enferma dans sa chambre d se mit à pleurer.
�88
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
XIV
Fragments du journal de Christialle.
« Pourquoi rouvrir ce journal que, dans la monotonie de ma vie, j'avais fermé j> Qu'ai-je à dire de
plus aujourd'hui qu'il ya un an j> Rien. Mais un
inci-dent, un bien petit incident, m'a fait sentir le
.
besoi.n de cette muette confidence.
~ L'incident dont je parle est que, par trois fois,
i'ai essayé d'écrire à Marguerite et que, par trois fois,
J'ai dû déchirer ma lettre, parce qu'une note plaintive, découragée, presque désespérée s'en exhalait.
« Non, je ne veux pas attrister la chère enfant;
je connais son affection ardente, elle questionnerait,
chercherait. Hélas 1 ce qu'elle trouverait, c'est que
la l'uine est entrée dans notre maison, qu'elle y
commence son énervant ravage et que le courage
me manque pour lui résister. Or, ce mot de ruine,
~i terrible pour moi, est pour elle presque vide de
sens; elle a le remède entre les mains: l'argent de
sO'n père. Elle s'obstinerait à me le faire accepter.
C'est pourquoi je pleurerai ici ét, quand mon cœur
!'cra moins gros, je lui enverrai mes rares sounres. »
26
~où(.
(( Mon phe c t revenu encore sur cctte invitation
M!f1e de i\lérincourt que j'ai dû accepter; je
1 al fait à contre-cœur. Qu'allons-nous chercher là,
si .ce . n'est une humiliation nouvelle? Et puis, je
SUIS SI mal mise avec cette robe de soie trop sombre
et dt:modée. J'ai travaillé inutilement tO\lte une
journée, m'efforçant de lui donner un air moins
vénérable, moins rococo. Peine perdue. J'étais
tentée de m'acheter une robe de lainage clair; mais
~e.
�8g
MARJAGES D'AUJOURD'HUI
~i
légère que soit cette dél ense, elle est trop lourde
encore dans ce moment où la caisse est vide.
~ Je m'en veUx de l'ennui que me cause une cho e
aussi insignifiante. Et Marguerite qui croit sa
grande amie si raisonnable ... »
~7
aoilt.
• Ce matin, IIcrminie, sur un reproche de gaspillage que je lui adressais, m'a rt!pondu avec insolence. J'ai paru ne pas entendre: si je renvoyais
ceUe Cille, comment payer les six mois de gages que
nous lui devons i' »
28 30ûl.
• J'ai rencontré le père Durand, l'obligé de mon
père. Je lui ai demandé s'il c<?mptait vraiment rendre
l'argent après la foire de septembre, comme il' J'a
promis. J s'est gratté l'oreille de l'air finaud des
pavsans:
; - Pour sllr, la demoiselle, on le rendra, l'argent;
mais vot' papa est UfI trop bon homme pour forcer
un pauvre vieux à vendre à vil prix ses bêtes; c'est
qu'il y a une grosse baisse, savez-vous?
• J'ai dit am1;rement:
• - Alors c'est nous qui serons forct:S de vendre .
• 11 a pa,ru h6siter, mais la rapacité reprenant le
ùessus, il a répliqué sournoisement:
• - Si vot' papa m'a obligé, la demoiselle, c'est
qu'il savait en avoir le moyen; s'il fait vendre \In
pauvre homme, «a lui fera pas honneur dans le pays.
» Je 'n'ai pas continu6 cette inlltile discussion.
Com~
je le supposais, il ne rendra pas l'argent de
mon p<!re.»
30 août.
~ Mon découragement va croissant, je ne sais qlle
faire. Contre l'avidité des uns, l'indifférence des
autres, quel appui chercher? 9
/"
2 .~ptmbe
• J'ai eu hier soir avec mon père un entretien si
que j'en garde le cœur meurtri. Pour la prernl~e
fois, il' s'est montré injuste, presque dur pour
p~nible
mOI.
�90
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
" Il me fallait bien lui dire que l'argent allait manqucr chez nous et prendre on avis.
« 11 m'a dit d'abord avec bonne humeur:
{( - De quoi va -tu t'inquiéter, ma petite, puisque
,:!Yant la fin du mois le p1:re Durand me rendra les
que je lui ai prêtés. Nous attendouzc c~lts.ran
drons bien Jusque-là.
« - N'y comptons pas trop, ai-je répliqué.
« Et je lui ai rapporté ma conversation de la veille.
il m'écoutait avec une évidente impatience; mais ce
n'est pas à ce malhonnête homme, c'e 't à moi qu'il
s'en est pris.
« - Eh bien, qu'est-ce que tu veux que j'y rasse,
a-t-il dit sèchement: s'il ne veut pas les rendre, mes
douze cents francs, il ne les rendra pas.Tu n'exiges
pas, je suppose, que je lui envoie l'huissier.
« - Hélas 1 ai-Je répondu avec un soupir, c'est à
nous peut-lltre que l'huissier sera envoyé.
« Il a haussé les épaules;
« - Pourquoi nOllsenverrait-onl'huissier, puisque
nous n'avons pas ùe dettes. Je ne te reconnais plus,
Christiane, tu mets dans les discussions une acrimonie que tu n'avais pas autrefois et vraiment tes
reproches au sujet de cet argent prêté me font
douter de la bonté de ton cœur.
« En al ercevant dans mes yeux des lannes que je
ne pouvais retenir, il s'a loucit:
« - Voyons, voyons, je ne veux pas te faire de
peine, laissons là cette discussion.
« - Mais, in 'istai-je, comment paierons-nous nos
fournisseurs?
« - D'abord, mademoiselle Grognon, dit-il gaiement, les fournisseurs ne se payent qu'à la fin du
mois et d'ici à la fin du mois ...
« Il se fCtt attendu à voir passer le Pactole à la fin
d~ns
notre parc, qu'il n'eût paru ni plus
du . m~is
satisfait.. 111 plus rassuré. Mon père a cet heureux
d~n
de Jouir pleinement de l'heure présente sans se
laisser troubler par l'incertitude du lendemain.
~ - II Y a une chose plus grave, dis-je tristement,
~Icrl1ine,
par deux fois, m'a répondu avec insolence;
Je. crOIS qu'elle cherche à se faire l'envoyer et nous
lUI devons s~x
I?ois de gages .
.. Cette fOIS, 11 se fâcha.
.
. « - II n) a pas â dire, ma chère enfant, tu te l'lais
a, assombnr la situation, à nous susciter des difhculles. Je ne suis pas surpris qu'lIerroÜlie veuille
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
91
quitter notre service; tu es avec elte acariâtre, tracassihe, lé~ineus;
tu la grondes à tort et à travers.
Tâche donc de laisser les gens vivre en paix et tout
ira mieux chez nous. Si cette fille menace de partir,
offre-lui une augmentation, elle re stera; et maintenant, laisse-moi tranquille, tu me ferais d~ert
la
maison.
~ Il est sorti, frappant la porte, mécontent de lui,
m":content de moi surtout. Hélas 1 que dois-je faire?
je n'ai ni l'autorité, ni la force qu'il faudrait.»
) •• pl<mbre.
« Un vent de révolte souffle dans notre maison,
IIcrminie doit exciter no s gens contre nous: hier,par
trois fois, j'ai dll donner à Claude l'ordre d'arroser
mû,> fleurs, et ce matin, de ma fenf:tre, je vois ItS
pauvrettes pencher leur tête dans une attitude
su ppliante : pourtant je n'ose soulc,ver un nouveau
conflit . Dorénavant, j'arroserai moi-même.»
S s<ptembre.
. «II faut prendre un parti. L'avantage d'écrire son
journal, la seule utilité de cette indiscutable perte
de temps est de forcer l'esprit à préciser les faits le s
plus mmimes, à les grouper, à en tirer des con~é
quences .
. « De tout ce qu~
,i'ai. noté ici précédemment, il
re~u!t
que mon hesltatlOn à payer la nott! du meà Herminie, qu'elle
nUIsier Miehaud n'a point ~chapé
~n
a co,:c!u à ~ne
pénurie d'argent, que depuis ce
j0l!r, SOIt Inqul~tde
pour le paiement de ses gages,
SOit méchanceté, el,~
est de:~l1u
arrogante; que son
exemple menace ù t::!re SUIVI })ar nos autres ('en s.
Donc il. est urgent, non de lui 0 'frir une augmentation
de sal.ure, le sys tème de la paix à tout prix ayant
toujours pour résultat d'affaiblir le gouvernèment,
mais la congédier ct su rtout de la payer. J e vai~
ùonc pourvoir à son remplacement; Marinette m'a
parlé d'une de ses cousine s qui cherche une plae.:,
(irai d1:s demain prendre aupri:s d'elle des informatIOns. Quant aux gages d'Herminie ... Je ne reviendrai
pas avec mon père sur ce douloureux suiet; ie
v~.ndrai
un peu d'argenterie ou l'un de mes rares
bijOUX, pauvres chers bijoux qui me viennent de ma
mère, pauvre vieille argenterie que j'aimais tant ho
�92
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
Marguerile JejJenach à Chrisliane Gérard.
«
Ma sage conseill<:re,
• Faites chanter le Te Deum dans vos domaines,
faites illuminer les arbres de votre forêt: Marguerite
nt.! sera pas princesse Cavalieri.
" J'aurais la tentation de vous laisser croire que
j'ai docilement suivi \OS conseils sévi.:res, mais la
\'érité me presse et je n'ai jamais su échapper à son
étreinte.
,
« Donc, il est bon que vous le sachiez, je n'ai point
rdusé la couronne fermée, cette couronne m'a 0ti:
rdusée: en un mot, je n'ai pas blackboulé Guido,
~'est
Guido qui m'a blackboulée.
" Eh bien, vous aviez raison, ma -perspicace amie,
dc soutenir qU'ils ne sont pas tous les mêmes. Au
milieu de cette troupe avide de quêteurs d'argent, il
s'en est trouvé \ln romane~qu,
un sentimental, un
passionné, un qui pnse l'amour au-dessus de toutes
choses. Or, cc phénomèl1t.! ne veut pas de moi pour
kmme, il me préfère une HIle belle et pau\'I'e dont il
est épris. Ce fait étrange m'a remplie d'une si "rande
~urpise
que je suis restlle d'abord stupéfait;' mai :
j'ai dû me rendre à l'évidence.
« Tout s'est passé du reste de la façon la plus
courtoise, j'ai été blackboulée avec une pril\ci0re
politesse ct, voyez l'habileté italienne, mon amourpropre ~n
a été plus flatté qu'égrati~n.
C'es,t à m.oi
que GUido est venu conter ma déconvenue, 1engU1l'~
landant de ses plus exqUises fleurettes.
« C'est, m'a-t-il dit, parce Cl u'il avait pour mon
car~t1:e
l'admiration la plus haute, parce qu'il me
su\all au-dessus de toutes les vanités mesquine"
pa~'e
que .surtout il me savait généreu e et grande,
qu Il voulmt me faire sa confession.
« Ce ~ut
une confession, en effet, Christiane, une
confeSSIOn presque douloureuse.
(~. - Je désirais passionnément, mademoiselle
.J ef!n~ch,
vou~
voir daigner accepter mon 110m, !a
.?u.le.chos.e .qui me restat sur te1'l'e, la seule dont IC
n ale J.a!11a1s v~lUu
trafiquer; il est bien intact, ce nom
autrelols glon~ux,
et c'eût été uvee la plus absolue
confiance que le l'cusse 1't.!l11b entre vos mal!ls. Quelk
�MARIAGES D'AUJOURD'qUI
9"
admirable princesse elle sera, me disais-je, ct Comme
je l'aimerai d'une reconnaissance infinie, J'utkn lais
l'otre arrêt avec une émotion que je n'osais vous
dire, non parce que cet arrêt del'ait me rendre, aveç
la fortune si follement gaspillée par moi, l'anti lue
ùemeure de mes ~tnc{:res,
mais parce qu'il me donnerait la compagne, l'amie, la femme que j'admirais,
C'dait le bonheur cela, le bonheur, la s6curité et
l'honneur de ma vieillesse,
" Il fit une pause, hésitant un peu devant la gravit6
des paroles qu'il allait prononçeI':
« - Pourquoi l'avez-vous amenée? Pourquoi, a"ec
sa beauté dangereuse, s'est-elle dressée entre l'OUS et
moi? Pourquoi slùs-je devenu si wmpH:temel1t SOLI
esclave que me voilà prët à tout lui sacrifier? Je ne
l'admire pas comme je vous admire, je ne l'estime
pas comme je vous estime, je ne l'aime pas comme
je yous aime; je sais qu'elle t!st coquette, ambitieuse
el froide, je sais que ma vieillesse sera un martyre,
je sais qu'elle ne se soucie point de moi, qu'elle me
prMérerait ce beau garçon qui l'aime, je sais tout
cda, mais elle est en moi et je ne puis me repn:ndre.
C'~st
la punition; on croit pouvoir se d0livrer du
VICII homme, il vous thmt, vous enserre et ne lache
plu, 'a proie,
« Pui;;, d'une voix triste:
« - Voulez-vous me saUl'er me sauver de moimême? J'ai cu l'honneur de solliciter le don de votre
main, voulez-vous me la donner encore, malgré l'aveu
que je viens de vous faire? SI vous le voulez, nous
nous en irons lOlO, bien loin, vous soignerez mon
cœur malade ct je vous bénirai il deux genoux,
~( Vous l'avouerai-je, Christ ia,ne, j'ai failli m:émouVOIr et tendre au pnnce la maUl que, maigre cette
phraSéologie éloquente, il ne solliCItait qu'assez mollement. Ce r61e d'ange sauveur n'dait point sans
111e 'plaire, I~i
sans mi: plaire non plus le Ilé~hant
Pla~sr
de vOir Evelyn déçue dans ses rêves ambltcu~,
GUIdo 'lavait bien jU O !;!: froide, coquette et val11·
teuse, rien de plus, b
« La tentation dura peu, Le prince n'était plus il
me' yeux le philosophe revenu de to~es
les fOlie,s
hunlall1es, le p1:re indulgent et sage; il avait eu raIson de l'avouer, le yieilhomme n'avait point disparu,
Je m'effrayai nOI1 seulement de l'entralnement pré' cnt, mais de tous les entraînements qu'il pourrait
~ncore
ressentir et où la dignité de sa YieJlc~s
SOIU-
�94
lIARIAGES n'AUJOuRD'HUI
brerait; je le lui di . Il m'écouta avec une résignation
presque joyeuse, mon refus très net le délivrant de
lout devoir envers moi lui rendait sa liberté.
« - Vous avez raison, mademoiselle Marguerite,
je suis un vieux fou, un incorrigible vieux fou; vous
avez raison de ne pas croire en moi; hélas 1 je n'y
crois plus moi-même. Du moin , voulez-vous être
mon interp~,
mon avocate auprès de votre amie?
cette enfant m'a ensorcelé.
\( Christiane, il me faisait à la fois pitié et envie.
Pauvre heureux prince qui, à cinquante ans, peut
aimer plus follement qu'aucun de nos jeunes gens;
mais la gravité du rôle d'ambassadrice me donna
tout à coup la sagesse cIe Salomon .
• - Écoutez-moi, prince, lui ai-je dit; je ne refuse
pas de faire ce que vous me demandez, ne précipitons
rien, pas de démarches imprudentes dont les conséquences seraient votre irréparable ruine: l'amoUl'
passe el la ruine reste. Laissez-moi m'enquérir auprès
ùe mon père de l'état des affaires cie M. Stoby.
" Il me baisa la main avec une ':motion qui n'avait
rien de joué.
• - J'accepterai tout ce que vous ferez pour moi.
Je remets mon sort, ma fortulH:, ma vie entre vos
mains j vous êtes la meilleure, la plus grande, la plus
généreuse des femmes.
~ Christiane, êtes-vous satisfaite? J'attends et j'espère vos félicitations.
« MAflGUIlnITE. »
Christiane à Marguerite.
• Oui, chérie, j'illumine de tous les rayons de mon
oleil, je chante le Te Deum avec tous 'les chantres
de ma forêt.
• Savez-vous d'Oll je vous tcris?
~ D'~n
p~uvre
petit cottage situé au milieu des.
bOlS. J Y SUIS seule depuis le matin avec un bel enfant
endormI dans un berceau mon brave Sultan couchll
devant la porte fait bonne' garde.
~ Au moment où Je sortais de chez moi l votre lettre
m'a été remise, je l'ai emportée et l'al lue tout en
marchant sous la voûte de mes vieux arbres.
• Oui, i'\l~mne,
oui, je chante ... J'ai eu si peur,
~alfez-vou
1 SI peur des entralne:ments chevaleresques
�:MARIAGES D'AUJOURD HUI
95
de Marguerite, bien plus encore que des folies de
l\largot; et je ne pouvais aller à vous: mon père a
brisé hier le dernier espoir qui me restait. Il faut
remettre à plus tard la JOIe de YOUS revoir. Grâce à
Dieu, tout péril est conjuré pour vous, j'avais besoin
de cette bonne nouvelle, merci de me l'avoir envoyée.
« Ma lettre vient d'être interrompue par une amu~
sante aventure, et les aventures amusantes sont SI
rares ici que je ne puis résister au désir de vous la
conter.
" Ce matin donc, comme je vous le disais, je suis
sortie de chez moi pour venir passer la journée chez'
Marinette. Vous vous rappelez la petite paysanne
gaie et rieuse que j'avais attachée à votre service
pendant le temps que vous avez passé à la maisop.
La gaieté de Marinette n'a pas duré, un çhagrin de
cœur, un gros chagrin d'amour: elle aimait JeanLouis, le beau garùe de la forêt; mais la mère .de
Jean-Louis était ambitieuse, rêvait d'une dot: Marinette n'avait que ses bras, son joli visage et le peu
d'argent gagné chez nous. A cet argent, pour lel'er
11:5 difficultés et satisfaire les exigences de Madame
Jean-Louis, j'ai ajouté un beau trousseau surti de mes
aamoires à linge, un mobilier venant des résc\"I'es
de nos garde-meubles; mon pi;re y a join 1 une génIsse ge. notre é.curie. Grace à: ces dons, nous avons
eu la JOIe de faIre deux heureux, car ils sont heureux, ma chérie, autant qu'on peut l'être sur terre.
« Vous dire qu'ils sont reéonnaissants serait un
mot trop faible. Pour Marinette, je suis ce que vou~
arpelez en riant (\ la demoiselle» et, dans ce mot SI
simple, elle met unc adoration, une ferveur dont je
'uis émuc; parfois" la demoiselle ~ sur ses lèvre
~S!
presque synonyme de ProVlenc~.
Or,. qu.and
1 al le cœur étreint par quelquc af!.gotssc., le vIens
pellte maIson blanau cottage de Marinette,.à c~te
che perdue au milieu des bOIS.
« Elle a eu un fils l'année dernière dont j'ai voulu
être marraine, il est aussi pour beaucoup, le cher
baby, dans l'attrait de mes visites.
« Marguerite 1 .\larguerite, ce .baby me fait fa~re
des p6chus d'envIe: avoIr à SOI un tic ces petits
êtres, voir son sourire, écouter son gazouillement. ..
" Nous nous cntendons très bicn, moi el mon
Aros Christian, familièrement maltre Cricri; nous
faisons de délicieuses, d'intcrminables conversa.
�96
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
lions; mais ce n'est pas de ma conversation avec
maltre Cricri qu'il s'agit.
' « ~ e trouvai, en arrivant au cottage, ma pauvre
Marinette tout en larmes; eHe jeta en me voyant le
cri: « la demoiselle» qui résonna comme un appel
de secours, puis elle s'expliqua: elle venait de
recevoir de bien mauvaise . nouvelles de sa mère,
malade au village voisin: eHe était sur le point de
partir avec l'enfant dans ses bras, seulement le petit
etait si lourd, la distance si grande, qu'eHe crai~nt
de n'avoir pas la force de le porter. Elle répétait:
Ah 1 si Jean-Louis était ici ...
« Alors je lui proposai de me confier Cricri:
" - Je le garderai jusqu'au retour de Jean-Louis.
\< EHe me Jeta un regard indécis, plein de crainte
ct d'espérance.
~ '- Mais vous aurez peur, la demoi elle, seule
ici?
« - As-tu peur, Marinette?
~ - ' Oh moi, je suis une paysanne.
« - N'est-ce que cela 1 attends, je vais me déguiser en paysanne, donne-moi un de tes tabliers bleus .
• EHe dit, hésitante:
« ~
Qui fera votre déjeuner, la demoiselle?
C'est toi avant de t'en aller, tu me prépareras une salade, deux œufs durs et une tasse de lait,
avec un morceau de ce bon pain bis. Et Cricri,
qu'est-ce qU'il mange?
,,' - Du lait, la demoiselle, du lail dans son biberon.
" - Alors, c'est parfait, pars, mon enfant, et sois
sans souci .
• « Elle obéit. Je la vis disparaitre dans le sentier
d~
verdure, je restai seule. Ce fut une joie dél,cleu se, ce grand silence troublé seulement par les
chants d'oiseaux, les bruits d'insectes ailé!', ces
petites voix des choses que nous ne percevons pas
dans le brouhaha de Iii vie ordinaire.
~ Je m'étais .assise sur le seuil de la demeure ruscabane. Je l~isa
tique, moitié maisonnetie, moit~
couler les heures dans une rêverie paresseuse; J'avalS
sur les genoux l'ouvrage de Marinetle : une chemi~
de cotonnade bleue destinée à Jean-Louis; mais Je
ne travaillais guère. Le berceau de l'enfant était
aUp'rès de moi, le cher bébé dormait Je son bon
petit sommeil, et, par instants, passait sur ~es
lèt(
t(
-
-
�MARLAGES D'AUJOURD'HUI
07
\'res ce joli sourire que nos paysannes appellent le
« sourire aux anges •.
I( Quand j'entendis sonner midi à l'horloge de la
cuisine, je disposai sur la table, devant la maisonn<:tte, mon frugal repas; oh 1 la belle ;:;alade verte ct
jaune 1 les deux beaux gros œufs blancs 1 Il Y avait
encore du lard froiJ, un morceau de saucisson et
une écuelle de fromage. Le moyen de garder sa
mélancolie devant ce festin·là 1 J'achevais ces préa~
ratifs, j'allais m'asseoir et satisfaire mon tr~s
légitime appétit, quand tout à coup Sultan se leva d'un
bond en aboyant. Brusquement réveillé, Cricri joignit ses vagissements à la grosse voix de mon chien.
Au même lllslant, à l'extrémité du sentier, un homme
apparaissait, jeune, de tr<:s bonne mine; il me cria
avec un peu d'humeur:
ft Puis-je approcher sans courir le risque d'être
dévoré par votre chien? j'ai une commission à faire
au garJe Jean-Louis.
« Je ral?pelai Sultan qui consentit à se taire. Maltre Cricn, au contraire, criait à nous rompre le
oreilles. L'inconnu avança, me regardant à peine,
tandis qu'il s'acquittait de la commission dont il
était chargé :
.
« - Madame de Mérincourt prie votre mari de lui
préparer une voiture de branchages pour' le reposoir; le mieux serait même qu'il piH aller prendre
ses ordres dès demain matin.
« - C'est bien, monsieur, Jean-Louis ira demain.
\! Ce fut à peine s'i! put entendre mes paroles à
travers les cns de l'enfant.
<1. Est-ce mbi qui fais peur à votre bébé? demanda-t-il.
<1. Peut-être, répondis-je, puis il réclame son
biberon, il a grand'faim.
(/. El je donnai à Christian un biberon que je
venais de prél?arer.
' .
« - Il a faim, dit l'inconnu, je sympathise. MOI
aussi, j'ai faim ct, si je ne pleure pas, c'est que le
respect humain me relient.
« Tout en parlant, il fixait des yeux de convoitise
SUr la salade et sur les deux œufs.
« - Je me suis égaré dans vos bois. Je les connaissais si bien autrefois que j'avais offert à Madame de Mérincourt de me charger d,e son message
Pour votre mari, mais, depuis quatre heures', le
95-IV
�~)8
MARIAGES D'AUJO URD'H UI
marche et j'erre comme le Petit Poucet. Suis-jl.! loin
du château ?
• - V.ne heure de marche quand on connalt les
raccour cIs.
, « - Les raccour cis, c'est cela qui m'a perdu, je
m'égare rai encore. Je tombe de fatigue, de soif et
d'inanit ion, je vois devant moi un délicieu x repas,
Voulez-vous le céder à un pauvre voyage ur affamé
ct altéré?
'
• Il sortit de sa poche son porte-m onnaie, sans
doute pour me convain cre que ce voyage ur affamé
et altéré ne demand ait pas l'aumOne. Je ne pus
m'empê cher de rire et je répond is gaieme nt :
« - IIéla 1 c'est que moi aussi j'ai faim ~t
si je
ne pleure pas, c'est parce que j'avalS l'espéra nce de
déjeune r. Enfin, j'ai pitié de votre détress e ct je veux
bien vous donner la moitié de mon dlner. Saint
Martin n'a pas fait davanta ge et on l'a canonis é.
• Il m'a regardé e avec un peu de surpris e. Cette
évocatio n de saint Martin l'étonna it visible ment; je
me hatai d'ajout er:
" - La moitié de son mantea u seulem ent, du
moins, Monsie ur le curé nous l'a dit au prône de
dimanc he dernier .
• Je m'étais alarmée â tort. V cnt re affamé n'a pas
d'oreill es; il n'enten dait rien, mais regarda it les deux
œufs et la salade avec une comiqu e conster nation.
« - Un œuf seulem ent 1 C'est que je meurs de
faim ct vous n'en avez pas d'autre s?
« - D'autre s œufs, si, mais il n'y a pas de feu
et à moins CJue vous ne vouliez les manger crus ...
« - Crus 1 non; mais une omelett e, par exempl e.
Il Ses yeux supplia ient.
« - Une omelett e, oui, il y aurait une omelett e.
u Je chercha is une excuse où saint Martin
ne fût
pOUl' .ri.en, un excuse qui me permlt de n~ pa,s faire
la CUISlOe de cet inconnu et de ne pas laisser apercev('JÎI: f!1a gauche rie ct ma maladre sse. P~ut-êlre
sau rais-Je à la rigueur allumer le feu et faIre une
omelett e; mais je n'en suis ,pas sûre du tout. . .
.• - Il ya aussi du saUClSSQn et du lard frOid, Il
me semble que cela peut uffire, bien des gens n'en
ollt pas autant.
'~ Il me jeta le même r~gad
surpris ; mais il reprit
gaieme nt, car il tenait à son omelet te:
« "'7' Une omelett e au lard, puis du sauciss on avù;
�1IARIAGES D'AUJOURD'HUI
99
une salade, ce s era do:\licieuK, nous y mettrons aussi
les deux œufs Jurs et nous partagerons,
« Mes hésitations l'étonnèrent, car il dit apr1:s
ulle minute de rétlexion :
Il Je, devine, y ous cr~ilez.
de faire ple~I'r
votre bébl! en le qUittant; SI Je lUI Jonnats le biberon, moi, ou si je le berçais, je ~auri
' très bien,
Non, vou s n'avez pas confiance; je vais faire l'omelette moi-même, vous permettez?
il Sans attendre ma réponse, il entra dans la maison, jeta dans la chem1l1ée une brassée de bois;
ouvrant prestement l'armoire, il s'empara d'une poêle,
y mit du beurre et y cas a les œufs.
« Il contemplait son œuvre avec une satisfaction
évidente:
u C'est fait, dit-il joyeusement, donnez-moi
un plat.
Il Je choisis le plus joli des plats de Mllrinetle;
une falence à fleurs rouges. Il y fit glisser l'omelelte, je l'emportai sur la table. Il s'assit devant le
petit couvert que j'avais dressé pour ,moi ct se mit à
manger de grand appétit. Il faisait les bouchées doubles, sans parler, sans lever la tête, Cil a/ramé un
peu glouton. Je le regardais, à la fois amusée et
cOnsternée, car j'avais grand'faim.
« Tout à coup un remo"rds le saisit. Il ne restait
plus gui.:re sur le plat qu'un dernier morceau d'onu:lette. II lel'a la tête, me re~ad
:
t(
Grand Dieu! dit-II, il était temps; j'allais
tout man ger comme un vilain égolste, sans songer
à vous. Elle est délicieuse, je n'en ai jamais savouré
de semblable,
. « Il me tendait le plat, je l'emportai sur le banc,:
Je m'installai avéc l'a siette sur mes genoux, SUIvant la coutume villageoise,
« i - Où allez-vous donc? demanda-t-il. Cette
table est assez grande pour qu'on puisse mettre
deux couverts. Asseyez-vous donc en face cie moi,
~ Je refusai d'abord; il insista, je cédai. Nous
déjeunàmes en face l'un Je l'autre. Parfois j'oubliais
mon rOle ' pour lui faire les honneurs de notre festin
frugal, comme s'il eût été l'hôte de mon p0re. Lui
me qUestionnait sur ma vic dans cette forêt; je répondais a l'ec une nuance d'embarras, m'amusant
ue ce quiproquo, mais un peu gênée de mon menSonge.
« Sa faim se rassasiait, il commençait
�JOO
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
autour de lui les sentiers se perdant sous les "oûtes
sombres, les fleurettes qui croissent en cet endroit,
le petit ruisseau qui mtlfmure auprès de la maison;
il s'écria:
u C'est charmant, ce nid de verdure! Un rC!ve,
cette solitude 1 Quel ravissant ermitage 1
• Absorbée par le soin de l'assaisonnement de la
Rulade'8' e ne r6pondais pas; il continua:
. « ul, d61ieieux 1Mais la vie est ainsi faite j nul
n'apprécie les biens qu'il possède, Je suis sûr que
vous vous ennuyez dans ee paradis et que vous préféreriez habiter' une chambre noire dans une ville,
peut-être même à Pari ,
Avec un pell de brusquerie, il continua:
• - Savez-I'ous qu'il y a des malheuJ't!ux dont
l'existence se passe entre les murs d'un bureau
chaum: à blanc? Savez-vous que le plai sir suprème
de ces g!;ns-là est d'aller respll'er quelques bouf16es
d'air sous des arbres moins beaux que ceux-ci?
Savez-vous qu'il n'y a pas sur terre de félicit0 plus
grande que d'avoir à soi un enfant qui dort dans un
berceau, une femme qui vous attend, qui VOLlS aime,
et une maisonnette au fond d'un bois?
., - Mais, dis-je avec un peu d'ironie, ce honheur doit être à votre portée, monsieur, Une maisonnette comme celle-ci n'est point chère à acquérir.
f' Ji hochait la tête, je continuai:
« - II Y avait une fois un riche seigneur, dont la
table était servie des mels les plus sucèulents. Quand
une course l'amenait sur les midi chez les paysan '
de 'es domaines, il humait l'odeur de la oupe aux
choux et s'écriait: - Ah quel parfum! Vous ne
savez pas combien vous êtes heureux. de manger
cette soupe-là tous les jours,
K Il sc mit à rire.
« - Bien répondu; mais ce seigneur était libre
de faire servir de la soupe aux choux à sa table,
tandis Ciue moi ...
~ Ji ~'achev
pas s,a phrase, passa par deux fois
?!l main sur son front comme pour chasser un
Important souvenir j puis, oubliant tout à {ail ma
pr6sence, il s'absorba en une rêverie,
« Je me levai et me dirigeai vers la maison, il me
rappela,
« Serait-il indiscret, madame, de réclamer de
v'ltre obligeance une tasse de café et la oermission
d'allumer un cigare r
1(
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
JOI
• Le ton de sa voix me parut changé, pins respectueux. Une crainte me vint d'avoir commis quelque
maladresse dévoilant mon incognito.
• Je me hâtai vers la cuisine et je trouvai non
sans peine une sorte de breuvage noir an parfum
de chicorée. C'était exécrable; mais il eùt bJen été
dimcilc d'l:n préparer d'autre. Je le fis chauffer, ce
qui le rendit 1 lus détestable encore; peu m'iml 01'!ait, j'avais hate maintenant que cct inconnu s'en
allat. Il ne parai. sait l1ullemcl1t y songer; le coude
Sur la table, le cigare aux lèvres, il semblait plongé
dans unc méditatIOn profonde.
• Je pu à mon ai e l'examiner sans qu'il y prll
garde. Qui était-il? Un hôte de l\1me de Mérincourt.
Ce nom qu'il a\'ail prononcé tout d'abord avait été
la raison de ma confiance:« les hôtes de Mme cie
Mérincourt sont tous gens de bonne compagnie. Du
reste, sa physionomie était franche, ouverte, symrathiqut.:; une tristesse en ce moment envahissait
son visage.
• A quoi pensait-il, Marguerite?
.• Cette mélancolique rêverie devait être contagieuse, car moi aussi je m'y laissai prendre.
~ Un petit bruit me fit tourncr la tête: c'était le
café qui s'en allait sur les charbons .
.• Jc. versai dans une tasse ce qui en restait, j'y
a)outal un peu d'eau et je lui portal ce nectar. Ille
but sans parler, arec une distraction évidente; son
cigare s'était éteint.
~ - Les meilleures choses doivent prendre fin,
merci de votre hospitalité, mauame.
~ Il sortit de sa poche un porte-monnaie et mit sur
la table un écu de cinq francs.
• -:C'cst beaucoup trop, monSIeur, dIs-je, une
'>melette ne coùte pas si cher chez nous.
• - L'omelette, c'est possible; mais il yale
charme de ces heures délicit.:ust.: . Mt.: permettez-vous
de revenir?
• - Non, répondis-je hâtivement, clans un effroi
dont je ne [us pas maltress.e.
.
• _ Non je m'en doutaIS et vous avez raIson. Il
ne faut pa; faire deux fois le même chemin.
« J'avais, moi aussi, sorll ma bourse, cherchant
quelque monnaie à lui rendre, car vraiment cinq
francs une omelette et une salade ...
« Il m'arrêta du geste et avec un sourire:
�1O:t
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
« - Le surplus sera pour le bébé, faites-moi III
grâce d'accepter.
a Je ne pouvais refuser. Il me demanda des indications sur le plus court chemin conduisant à Mérincourt, puis, après un dernier salut, il partit
com!TIe il était venu, s'enfonçant dans l'ombre du
sentter.
u Non, il ne reviendra pas et, s'il revient, c'est
Marinette qu'il trouvera et non Christiane. Il y
gagnera une omelette qu'il n'aura pas la peine de
taire lui-même et un meilleur cafe. Il n'aura pas â
me regretter; et, pour moi, qu'importe cet étranger
qui, par une journée d'été, a passé à travers ma \'le?
Que peut-il yavoir de commun entre la demoiselle
et lUi?
1 « Jean-Louis est revenu, je me suis acquittée de
mon message et, sans attendre Marinette, j'ai repris
le chemin de notre maison.
« Voilà mon histoire, chérie, elle a été longue,
elle est un peu insignifiante, mais je n'avais rien
d'autre à vous conter. •
xv
Malgré l'extrême sobriété dt: la marquise, le déjeuner, à Mérincourt, se prolongeait assez longtemps.
L.a table se trouvait toujours largement approviSIOnnée de mets abondants, afin que les desservants
des paroisses voisines, lorsqu'il leur arrivait, à
l'heure de midi, de frapper à la porte du château,
fussent certains de trouver bOll accueil, afin que les
religieux de tous ordres, frères prêcheurs ou frères
quêteurs, qui venaient présenter quelque requéte,
pussent satisfaire leur appétit .
. On pat:lait peu durant les repas; les conversa~
tlOns, touJours les mêmes, roulaient sur le malheur
des temps, sur les dimcullés de l'heure présente,
sur les épreuves que Dieu réserve à ses élus; ct,
comme n.ul n'y contredi ait, il en résultait une douce
monolOIHe.
�:MARIAGES D'AUJOURD'HUI
JO",~
Mais ce matin-là, il ne fut question ni des difficuJtés de l'heure présente, ni du malheur des temps,
ct cc fut presque une discussion qui s'engagea:
- Il est impossible, mon cher Maurice, disait la
marquise, que la personne dont vous me I?arlez
soit la: femme de mon garde Jean-Louis. Mannette
est petite, blonde, un peu bavarde; elle ne répond
en rien au portrait que vous me faites de votre i nconnue.
- Je m'en doutais, dit Maurice; la femme que
j'ai vue est une princesse déguisée ou une fée. Je ne
m'y suis pas trompé longtemps; sa main seuh;
eM s~ftî
pour ,la trahir: une main fine, soignée; je
ne SUIS pas encore assez Parisien pour croIre que
les bûcheronnes ont les mains blanches; mais qui
est-elle?
- Comment le saurions-nous, dit Mme de Méri~
court, peut-être une parente, une amie de Mannette,_ femme de chambre ou institutrice dans
quelque château voi sin.
- Femme de chambre, non, certes, dit Maurice
avec quelque vivacité; il Y avait en cette jeune fille
(j'ai remarqué qu'elle ne portait pas d'alliance), il
y avait une assurance simple, une distinction de
manières en même temps qu'une autorité de grande
dame. J'aurais voulu que vous la vissiez me faire les
honneurs de la salaùe aux œufs durs. Ce n'est pas
une institutrice non plus. Les positions subalternes,
en quelque condition qu'on les subisse, laissent,
même aux plus fières, quelque chose de dépendant.
. Celle-ci, en dépit de son humble costume, est u~e
femme plus habituée à commander qu'à obéIr.
Voyons, ma cousine, cherchez un peu; n'ave7.-VOUS
pas dans vos environs une reine exIlée que des
raisons d'ordre 1 olitique condamnent ~ se cacher.
A moins que ce ne soit quelque chàtelallle désœuvrée et romanesque qui joue à la bClcheronne ~o.me
Marie-Antoinette jouait à la bergère; aye7. pItIé de
ma curiosité.
.
- En vérité, dit Mme d'Erlanges avec hum~l1',
tu
attaches à cette insignifiante a\'enture ~ne
lInportance que je ne comprends pas, tu fatigues notre
bonne cousine de tes questions.
.
Mais iln'entendait pas se laisser réduire au silence.
- Une aventure insignifiante, ma -mère; il en
arrive si peu d'aventures dans la vie, qU'il est bien
permis de s'arrêter à celles qui se présentent.
�101-
t-lAIIA GE5 n'AU}O UI n'nUI
_ Vraime nt, ie ne te reronna ls plus, tu a la tdl!
tourl\':'c elle t'a Icto un sort.
_ Ut~
. ort 1 Cl' serait donc une v'::ritablo f' .
Voici son signult.:m nt : sur J'àge, rion dc préciH, les
f,"es n'ont pas d'age, jeunes éternel lement; svelte
comme \JO roseau, blanche comme un h~,
le ' yOll.
"Inuque s, trl's dou. ,av!:\: lino petite llammo tout au
fond, une llammc cornille le rayllnn ement ue l'ume.
Vous ne troll\cl .l'us, macn 1~lne?
Mme de l\lùrillc llurt dit, aprb un momen t de
rét1exion :
- Il ya Christia ne
- Qui e~t-c
, Christia n!:?
- Christia ne Oérard. Elle !:sl blandlO ct .·Vl'It
uvec dos )'011. glauqu es; ellt.: il l'hahitu de de se pro·
mener seule dans les bois malgr6 ks remontr ance,;
que je lui ai ~()u\'cnt
adrl!~$ées
j mais jusqu'ic i s c
eA,ccntricit'::" no . unI pa. all(;es jusqu'à se dégui cr
en bûcher onne l'our joucr UI~
scènl'" ue bal musq\J ;
<l\'ec de l'ouncs l"arisie ns.
- Mie Christi ane el-elle la fille du vieil ami de
mun p\:re?
- Oui, précist: mcnt.
- Est-co que vou ne le- a\'c7. l'il \' US, ma 111l:f<"
depuis que \'OIIS ôtes ici?
- Nun, dit Mme d'Erlange~
avec quelque embarras; il ne sont pas venus à Mi!rinc ourt.
- Mais vous ayel fait tant de visites, vou' auriez
pu aller à eux. /1. vef.-VOU donc (\ublié combie n
1\1. Gérard s'est montré bon pour moi lors de notre
ruine?
- Je n'ai rien oubli~,
Illon fib; seulem ent la di •
tance qUI s ~pare
leur maison du chateau est trop
grande pour mes vieilles jambes .
Mme de M'::l'incourt, avec la poli te se froide des
Aens qui ont des dle\'aUX el qui n'aimen t point à ks
ofTrir, répond it :
- Si vous m'en aviez e\prim é le désir, ma chi:re
amie, j'aurais pu YOUS faire conduir e.
- Je ne voulais pas abuser de voIre obligea nce et
me montre r inliiscrM e,
- Quant à moi, dit Mauric e, quelqu es kil m\:tres
ne me font pas peur, j'irai d\:s demain .
- DemalO , Mauric e, vous oubliez que demain
nous aurons l'honne ur de recevoi r notre respect able
!1l'élal, je compte sur y us, m n cher enfanl.
Il s'inclin a courti5em~n.
�r.lARI(a:~
D'AUJQURD'I1UI
105
à vos orde~,
m cousine,
- Je ui~
d'
- Tri: bien; alOI' , parlons des pr~atis
ma fète, Je dësire que tout 'oit uigne d notre illu t1"e
\i iteur et de Celui pour qui nou d!;yons toU'i
travailler.
de",
Mme ut) l\Urincourt commença l'énum~rati()
dergetl, ues bannières, des OrI\l.:l1lents pontificaux,
ùe loutes les chose!; enfin qui étaient le .ouci et la
Joie de a vie,
Poliment, Maurice écoutait; mais Une heure plu'!
tard, quand il '1.: retrouva seul avec sa mère, il eut t\
ubir de dure remontrances:
« 1\. vait-il donc juré ùe .,'aliéner, de lui aliéner, ;\
ellc-mème, le, faveur de leur hÔl\':S c, de fermer
pour eux: son chilteau( •
Et comme il la regardait, ahuri par cetle mercuriale, elle s'expliqua:
- D'abord, que ignifiait cet enthousiasme ridicule pour une maritorne rencontrée au coin d'un
bois? Ne savait-il pas que de telles plaisanteries
étaient d6plac,;os chez cette femme austère. »
TI répéta:
- Une plaisanterie 1 Une maritorne 1
- Oui, tu ne prétends pa me faire croire à ta
prince se déguisée. Si ce n't: t pa une maritorne,
c'est une donzelle apparemment. Et cc n'est pa'
tout. 1\. quoi bon parler tics G,;rard? Que signifie
cette levée de boucliers en leur honneur?
- Il n'y a pas de levée de bouclier', ma mère.
M. Gérard a été bon pour moi, ct quoIque bien des
années se soient écoulée ùepuis, je ne l'ai pas
oublié.
- Libre à toi de lui exprimer ta reconnaissance à
huis clos ou, tout au moin " pas à la table de Mme de
Mérincourt.
- Pour quelle raison? Ils sont parents,
- Eh OUi, ils sont parents et proches parents
encore, non par les Mérincourt, mais par les G~rad,
comprend::.-tu?
- Non, dit Maurice, je ne comprends; pas.
Elle haus a les épaules ..
- Je m'étonne toujours de la lenteur de ton
entendement. Mme de MérÎncourt est née Gérard j
or, de cette origine plébéienne, nul ne se souvient
et elle moins que personne. S n cousin Frédéric
Gérard le lui rappelle, il porte ce nom et s'en fait
gloire; il répète à tout propos et même hOT.>. do
�lOI)
'IARIA(,ES D'AUJOURD'HUI
<?h! nouR, Fla.vie, qui sommes dcs
(,"rani fnnl CCCI, cela ... quand on est
toi. » Peut-C:trc y met-il quelque
\Ine (,crard comn1~
malice, Fla,ic ne protesto.: !)as, mais elle est mé.:ontcnle, sa ran<.:une se truluit cn un ostraci me;
clh: 'Ioigne 'c parent mah:ncontreux.
- Les Oérard sont g 'ns honorables, pourtant.
- Parfaitement honorabks, nul n'y cuntr<.!dit;
mais dans \lOS 1'1'Cl\ Inccs, l'honnrabilill: marche loin
deniere la particule la plus conte table; toutc la
nobks,e sc licnl par les mains et se tient bien, san
permettre qu'oll lI"urpe, qu'on ,'as imile. Paris
nivelle tout cda, ici les lipnes de d':marcation ~uh
si sI 'nt. Nous n'ilvons pa, à nou~
cn plai11llrc, l:ur
c'csl pourquoi lanl d.: nobles ruinés l'tInt en l'n.vince dl! riches mariages,
•
Elle ajoula plus bas:
- C'cst pourquoi J'ai tenu il cc qUl! nous vinssions ici, c'est pourquoi je tiens à ce que tu n'Indi poses pas la parente qui peut nous être utile.
• Ah 1 un mot encore: garde-toi des ail u~ions
atL'
dle\'aUX et aux v()iluleS, c'est là un terrain brlllan!.
- Un terrain brlilant ( Le:; chevau."? Les \'Plturcs ...
Elle édata d'un rire nerveux,
- Ct.: ne . ont pas Il:s che\'all.' et les voilures qui
hont le terrain brûlant, mais bien la ùemande de s'cn
hervir. TC sais-tu pa que les propriétaires de luxucu.
équipages consentent à peine à les faire sortir deo.;
remises pour leur usage persounel et jamais pour
II! plaisir de leurs hôtes ou de leurs amis? Quand
nOliS étion:s jeune: nl!es, elle et moi, car nou:; avons
étG élevée,; ensemble au couvent du Sacré-Cœur,qui
cilt dit que cette pelite Flavie Gérard aurait à me
faire un jour la parcimonieuse aumi'lne de son
hospitalité -(
- Si vous vous trouvez si malbeureuse Ici, ma
mère, pourquoi y restez-vous? Retournons à Paris
dès demalll.
- J'y reste dan (on intérêt, j'y reste pour moi
dont la robuste sanlé d~cline,
atteinte par les
privations de notre vie; j'y reste, parce que j'aspire
a un.peu ?e grand air, de verdure, de .campagne, ct
lI,ue J~ n'm pas d'argent me permettant le luxe d'une
'VIllégiature chez moi. Mon pauvre enfant, je me sens
blt!n lasse,. et il ~sr
grand temps que la fortune ~e
montre m01l1s cruelle,
propos : ~
o "r,l rd; ks
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
107
JU:iqu'à cc Jour, elle ne :'utait jamais plainte,
cette cOl1f!ll.\euse. 11 la regarda avcc une attentioll
Inquiète. C'e~t
Hai qu'elle lui parut ,ieillle; il en eut
pitLo, ct même il UprOUYil Ul~
peu de honte Je n'al'oir
su lui rendre cc qu'elle aVIlit perdu .
. IlIa suÏlit des ye':lx, tandi .qu'clle s'éloignait, e~is
Il resta rêveur, attemt li la fOIS dal1:; son amour lIhal
orgu~il.
.
.
.
.
ct dans SOI~
Lui au:sl souflnllt : tl étaIt depllls quatre lour il
peine à l\lérincourt et tnus ses reHrel de la fortune
perJue sc trou\aicl~
avivés. La grande diver ion
apportée dans sa ne par son amour pour hl'elyn
(l'cx.istait plus. Il lui semblait même que l'incot1·~
tance de la jeune fille avait été une leçon salutaire
dont il . aurait profiter.
Cc lui était comme un soulagement, comme une
délivrance, de n'avoir plus à ..:ntrer l' n lulle avec sa
lll1;re ct, par une pente in~esblc,
il en lint il cxa~
miner avcc moins d'éloignement le mirage que tant
de fois clic s'était plu à évoquer devant ses yeux:
un riche mariage. Pourquoi s'y refuscait~1?
Pour~
quoi serait-il trop rigide? D'autres tèe~
plus alti1;res
que la sienne s'étaient courbées.
li rel'it la taille maigrelette ct les yeux railcu~s
de
Marguerite Jeffcna..:h; il l'it au si tous les millions
qui auréolaient la jeune lillc, ct il eut l'intuition
~ubitc
que ces millions pouvaient être il lui.
Pendant 'on ëjour à Trouville, uniquement
occupé d'Evel)'n, a/roté par la ialou~c,
harcelé par
l'inquiétude, il n'al'ait gui.:re pris souci d'elle; main~
tenant, quelques circon lances lui revenaient à la
mémoire, ainsi que le~
plaüianterit.:s du petit Yù~ger,
qui avait dit un jour:
.
Dans le stepl~cha
que nou voyons courir,
Jt.: prends M. d'Erlanges à égalité, il arril'era premier
battant les autres de dix longueurs. S'il conserve I~
train savant qu'il mène en ce moment, d'ici à siK
mois, not~
Margot l'aura demandé en mariage.
Ces propos et d'au tres avaient glissé sur lui'. Pour~
quoi Jonc, il cette heure, " y arrêtait-il ? Etai~1
donc
vrai que la capricieu. e jeune fille eût distingué le
eul homme qui ne lui eût jamais fait la cour?
Eh bien 1 qu'importait? EUe n'était pas la fiancée
de ses rêves, cette endiablée Parisienne à la parole
vive, railleuse, cette indépendante qui sc moquait
du qu'en-dira~to,
Pourtant il était forcé de s'avouer
que, par instant, elle ,,'était rl!\déc sous un a pc..:t
�10$
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
différent comme ~i une autre Marpu rite apparai sait une' Marguerite simple, tendre même.
11' sc rappelait celte petite cène de la veille du
d~part
alors qu'elle était venue à lui le regard bon,
lavnix'6mlle, sollicitant son amlti~,
a confiance; il
sc rappelait que froidement, presque durement, II
avaÎl repouss" Cette sympathlO. Et, rêvcur, il prononçait le grand mot du doute
ni sait '( Qui sail i'
Se redressant d'un geste brusque, il/ajouta:
\land cela serait i' N'cst-cllc pas la till dc
Jeffenach i' Puis-je ignore!: dans qUl!lIe fange lc~
~cu:
de cette scandaleuse lort une Ollt ~té
amas é~?
Le prince l'ell! épousl:e pourtant ...
Alors, il se représenta la joi' de sa mère ks
envicuses ft:lici!atlons tic ses amiS, le luxe d~nt
il
jouirait 't, peu à peu, il sentit s'amollir son âme
tandis que, d'une voix Msitante, il murmurait:
'
- Qui. ait?
XVI
C'était Je Jour de la fête.
Dans la cour d'honneur, la marquise recevait SeS
invités. Un rayonnement intime la rajeunissait, mettuit dcs lueurs dans ses yeux et des rougeur' jmëlliles à ses joues,
Elle accueillait les arrivants avec une effusion qui
ne lui était point habituelle, les remerciant chaleureusement.
. Auprès ~I'cle,
l\:1me d'Erlangls s'empressait, sou- .
l'lanle, mats l\launce se rappelait les amertumes que
la ,veille clle lui avait avouées, Elle se rapprocha de
lUI, parlant à mut' très bas qui simaient :
- Nous rêcevons présentement les hauts seigneurs
de la nohlesse, ami!':, parents, alliés des Mérincourt; c'est le clan glorieux il aura l'in igne honneur
de. dlner avec le pr~lat.
Q~ant
aux parents, amis O\J
alliés des Gérard, roture, bourgeoisie, tiers-état, il:a slsteront seulement a la procession; c'est ce qu'on
�).iARIAGES D'AUJOURD'HUI
10~)
appelle la fraternito! chro!tiennc. "\h 1 voilà ln victoria
des Valnndières: monsieur, madame, une fille !ieult:ment, une tadique habile; on ne montr 'ra pas les
autres tant 'lue celle-ci ne sera ras mariée; I!I void
l'équipage de J,!ala des Verteilles : « le CRno '~e
du
acre, • comme dit celle peste de Briey.
Une gl'anoe calèche huit re!-- 'orts, de fOr111<'
suran~c,
ntrait dans la cour. Db; que le vakl dc
pied eut ouvert la portière, JI en sortit, ucçcssi\ ment sept femmes d'une mise sé\'èl'\:, pl'l::;que
monastique : mC;mes l' Ibe:; de laine brul1e très
imple~,
m0mes cheveux à bandeau.' plats liSSés ur
Je front. Cet uniforme avait pour ft.!sultat de ~i bien
vieillir les 1auvres filles qu'oll distinguait à pein· les
dix-;; pl printemps de ln plus jeunt.: ut.:s cinquante
automnes maternels. D'une indi:çutable distinction,
du reste, ces sept Verteilles, dans leur fine maigreur
Llo.: l'aCe; d'une distinction qui résistait à tout: aux
l'Ilhes étriquées, au.' coiO'ures san' art, à la raid'Cul'
provinciale, une distinction qui \enait ùe loin, de
c ·tte Iseult de Vcrteille
la noble amie du l'ni
Louis XII.
Pui~
ce fut le tour d'un break qui fit bruyamment
son entrée et tout aussitôt, par-des ' us les bancs,
par-dessus les J'nues, sautèrent pre tement quatorze
personnes. Cc fut un froufrou de robes de couleur!'
éclatantes, de chapeaux empanachés, tout couvert .
de fleurs.
- Ceci, murmura Mme d'Erlanges, c'est la tribu
des Briey.
'
La petite baronne de Briey, J'Onde comme une
boule, sui\ ie de ')es treize t.:llfants, roulait vers 1<1
marquise, les cieux mains tendues, exub~rant,
parIant sans s'arr0ter :
- Nous sommes au complet, vous voyez, ch1:rl'
amie, au grand complet, même les plus jeunes, m~c
mon petit Gai'tan, tous ont voulu assister à \'otn'
belle f6te.
- Je ne vois ras le baron, demanda la marquis..:
avec inquiétude, étant d'avi' que la présence du
baron eût été plus agréable au Seigneur que celle
du petit Ga0tan.
- Le baron 1 c'est vrai, j'oubliais. Il n'est pas
venu, 11 avait une raison, une affaire grave que je ne
me rappelle plus.
La défaite était si mauvaise q c Mme de .Mérjn~
court dit sèchement:
�1L\lUAGE
110
-
D'ATTJOURD'HUI
Il n'y a pa· tl'afYuire plus gral'e que le senÏ\:e
Jc Dieu.
Mme tle Verteilles aus i excu ait son mari, mai"
tl'une façon brl:\"e, en femme qui n'admet pas le;;,
remontnmcc" Du rCi;te, la plupart dcc; hommes faisalent dauut : le:; chefs ue famille" ceux qui tloivent
donner le. ~rands
exemples, s'étaient abstenus.
- La chasse est ouverte dt.!puis bien peu de jour~,
observa trallreusement Mme d'Erlange ..
Ce fut tlne consolation de l'oir arril'cr le marquis
u'Al'rignG et le comte de Sin'an.
Maintunant, les voitures encombraient la cour.
Maurice admirait la beauté dt.!'> che\'aux, dernier luxe
de cette noblei;se appauvrie; puis il allait au' arrivants, espérant renouer conai!'~
en un accueil
affectueux. Les mères lui adrc . ~aient
quelques
paroles banales, avec un petit ..,alut de la tète; le,:;
Jeuncs filles le regardaient timidement, se reculant
un peu: aucune femme, pas même la pétulante
baronne de Briey, ne lui ouhaita la biel1\'t.!nue dans
un de cc shake-hands auxquels il était accoutumé.
Une cminte hantait la marquise: le prédicateur
attendu, le Père Jacques, n'ani"ait point.
Cdui qu'on nommait le Père Jacques, de l'ordre
des Franciscains, s'étnit appelé dans le monde: Guy
do Mortagné d'Argéris, de si vieille racc et de si fi(;r.;
maison, que c'était la gloire <.le;, \' erteille de Il!
pouvoir traiter de cousin.
Une \'oiture lui a\ait été envoy~,
rien ne pouvait
expliquer le retard. Mme de l\1érincourt expédia des
enfants en reconnaissance; ils rapport\:ront une
étrange nOllvl!!le: le Franciscain marchait tète nue
ous l'ardent 501eil, tandis que l'équipage le suivait
au pas.
Un concert d'admiration '6Ic\'a. Toutes les femmes
se dirigèrent vers l'avenue pour aller à sa rencontre j
clics furent déçues: la vOIture arri\'a ,ide: le Pèr.e
Jacques était entré dans une maison de payans, Il
y resterait jusqu'à l'heure de la cérémonie religieuse.
On l'admira encore, tout en murmurant un peu.
L'arrivée de l'él'èque fit dil'{:rsion : il eut pour tou,>
des mots aimables. Quand on lui présenta Maurice,
il dit, cherchant un peu:
- Nous avon., monsieur, dans le dioc\:se, un
chateau qui porte votre nom.
- Ce château n'est plus à moi, monseigneur.
�rARlAGES D'AUJOURD'HUI
III
Il vit rougir sa 111ère et ressentit plu vivement
l'amertume de sa pauvreté.
Le déjeuner lui parut (l'une in 'upportahle longueur; Il était J)laCé entre l'an~e
tics Vertl'i1c~
ct
Mlle de Valan ières. Il se sentait intimidé par 1.1
réserve l'XC ssive de ces jeune' Jilles, pal' la raid ur
ùe leur attitude, par leur yeu' ob:;LÏnément baj,~.:
.
Aprèti un grand cfrorl d'jnHlfol,lnation, il dit:
- Nous avon' ilujourd'hui un l 'l11fl:; superbe,
Toutes deux en m~e
temps répondirent:
ui, 111llnSielir.
D'autres efTort aussi courageux n'obtinrent pa~
ull meilleur ,'uccès .
• E,'idemment, pcnsa-t-il, on doit parler iLi une
langue spéciale que je ne cnnnai-; l'as. "
Il chercha à entendre la conversation des autre,
convives et 'aperçut que l'attention de tOIlS ~c concentrait sur l't:vèque; on faisait silence pour ne
[,e'i hom('~
p rdre aucune ùes parol's du l'r~IJt.
qui avaient reJlondu à l'appel de la marqui~e
étaient
le comte de Valandil:res, venu pour nbt':ir à ~a lèmm ;
le vieux marquis d'.\vrigné, plu.' ail "chi:: pal' un
déjeun 'r succull:nt que par une féte r ·Iigeu~
; les
demc Bricy, grand dadaiS de vingt à vingt-cinq an ,
hauts sur jambes, tète trop pelile, él ;gants, poseurs
ct trOllyant • 11'05 chic ~ la cérémonie il laquell • il~
étaient conviés; enfin le comte de Sirvan, UI1 crùyant.
celui-là, un pur et un fort, qui, de lout.: l'ardeur de
son ame, de tOlite la vaillance de ses cllorts, cherchait à soutenir l'üdifice vermoulu dont l'efi'ondrcment nous menace.
Les 'ons d'une fanfare éclat0rent, le jeune "en
de~
vilage~
voi ins arrivaient; on aperç\lt dcs gr()~pes
de Jeunes hlles \'l!tUI.:S de hlanc, des enlants en robe
rouges, en smpli: de dentelle:, portant ùes corbeille
de roses eJleuillées.
On se leva de table. L',h'êque prononça les paroles
de l'action de grace, et on passa au salon.
Plusier~
pel' onnes s'y trouvaîent. M. Gérard fil
il Maurice Je plus affectueux accueil;, Christian le
salua froidement, raidie, oudain par une liert':: douloureuse au milieu de ce monde dont elle connaissait les dédains. A peine reconnut-il la fée rieul>e dL
la forêt, dans cette gra've uemoi clIc qu'une robe
démodée VIeillissait et enlaidissait.
Et, maintenant, sous les grands arbres du parc, au
�1!ARIA GES n'AUJO URD'H UI
chant Je" hymnes pieux, ln process ion allail SI!
déroula nt en sa marche lenle.
Le oleil de septem bre épanda it sur toutes choge
a chaleur attiédie ; sous ses caresse s, les roses
entr'ou vraien\ leurs calices, les.géra niums éclataie nt
en fanfare, le héliotl'opeg sc l'amaie nt amoure uCffient, h:~
ç,a7.0ns verts étendai ent au loin leurs
tapis de velours . C'était comme une joie dernil:r e
de toute la nature, une envolée vcrs le ciel de parfums, de prières , de my:iliqu e ilTe ' ' e, une ft:te u'au.tomne d'une pénétra nte douceu r.
La process lOll arriva au pied du reposoi r. Il y cut
un arrlll bru quc des premie rs rangs, tandis que le'
autres marcha ient touJour s, chacun clésirant arril'er
le plus pri::s po sible pour mieux entendr e le prédicateur. L'évêqu e gravit les degrés de l'autel, portant
l'Osten soir aux rayons d'or, Soleil divin, devant
lequel tou leg fronts sc courbèr ent.
Les quatre porteur s du dais: MM. d'Avrig né, de
Sin'an, cie Valand ières et Mauric e l'ostère nl debout
à cc poste d'honne ur, appuyé s sur les hampes
comme des soldats au port d'armes . Tous prirent
place; alors seulem ent le Père Jacque s parut: sur
un tertre de gazon, on le vit debout dans sa robe
brune, une corde serrant sa taille ct les pieds nus.
Du grand seigneu r qu'il al'ait été rien ne restait, rien
non plus de l'homm e du monde, élégant et beau
diseur; on sentait en lui le définiti f adieu à toutes
les gloire, l'absolu renonce ment à toutes les vanités ;
sa voix aflaiblie par les jeunes avait un timbre bas cl
.doux; il disait, en mots tr~s
simples , l'austèr e leçon
de l'Evangile, s'effaça nt pour laisser parler le Maître
divin.
Il avait pris pour texte de son sermon la parabol e
du bon Samari tain et simplem ent, sans recherc he
d'éloqu ence, l'expliq uait.
c Quel est le prochai n de cet homme ? » a demandé le divin Maltre.
La voix du moine prit des résonna nces graves:
- Que celui qui a cles oreilles pour entendr e
s'appliq ue à entend re; que chacun se juge afin de
n'étre point jugé. 0 vous tous qui vous croyez chari~
tables, comme nt agissez -vous?
~ Je sais que je ne parle pas à mon auditoi re ordinaire, à un auditoi re de pauvres , d'ignor ants, de
pécheu rs; vous êtes de ceux que le monde appelle
des chrétie ns I,)ratiquants, de ceux qui, comme le
J 12
•
�MARI.\GES D'AUJOURlfIIUl
113
doctcur de la 1. i, di ' cnt à Dieu: « Seigneur, que
faut-il qucJ·c fJ::lse pour mériter la vie éternelle·f »
Vous êtes e ceux..qui ne commettent pas l'inju tice,
4ui nc profèrent pa'! la calomnie, qui ne donnent
pas sujet de scandale.
Il Croyel-vous (lour cela avoir accompli toute la loi?
« Ne vous est-li pt)int arrivé de passer comme le
prêtre de la parabolo, indifférents et distraits, devant votre frère malheureux.
« Ne vous cst-il point arrivé de vous éloigner
cnmme la lC:vite ar~
un rCHard de vainc commisération pour courir à vos plaisirs, à vos afTaircs, à vos
\anité'. Et pourtant, le M.altre l'a dit: « Ceux-là
cul entn:ront dans la vie tSterneUe, qui auront,
comme le Samaritain, exercé la misérIcorde. »
Et d'un wand geste de commandemt:nt, d'une voix:
qui ré.-onna avec une sonorité émouvante:
- Allez ct faites de même.
[t sc tut, se prosterna à terre, dans l'abais ement
de son humilité.
Un murmure de désappointement se fit dans l'assistance: c'était trop court, beaucoup trop court,
beaucoup trop impie; ce n'était pas la peine de
faire venir un prédicateur pour qu'il se bornât à
réciter une page de l'Evang!le. On s'était attendu à
plus d'éloquence, à des efl"ets oratoires, à quelquesunes de ces allusions voilées que tous savent comprendre peut-être aussi à des f~lictaons
et voilà
que la pc.role du moine avait eu des airs de sévf:rité,
son derr.ler cri urtout ré onnait comme un reproche.
.
La comtesse de Vertellles serrait ses lèvres minces
d'un air blessé; l'alné des Briey chuchotait à l'oreille
de son frère:
- Pas chic, le discours du Père Jacques j'en aurai bien fait autant.
'
Le vieux marql!is .d'f\vrigné, qui n'aimait pas les
longs sermons, dIsaIt ln petlo :
- Très gentil, ce petit capucin, il ne nous a pas
ennuyés trop longtemps.
La semence, ainsi qu'il est écrit dans l'Evangile,
tômbait dans les épines ou dans les chemins pierreux.
La plupart des auditeurs estimèrent que la chose
ne les regardait en rien, néanmoins il y en eut qui
écoutèrent, qui n'entendirent pas alors et qui devaient entendre plus tard. .
�114
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
XVII
JOllrtlal de Christialle .
• On dit qu'une bonne action ne reste pas ans
l'{:compense: A. ce ~ompte
1'()b
0i~sance
doit êtye une
bien mauvaise at:llOn, l:ar la mienne m'a atm~
auJourd'hui une ~0r ie de contrariélt:s.
« La prcmi~'e
en datc a été le regard attaché sur
moi par l'inconnu de la forGt. Eh 1 mon Dieu, je n'c~
péral~
pas 1\: blouir 'par l'élégance de ma toil~1L',
mais jC ne m'attendais pas n(?ll plus à cette expl'C sion non équivoque de surpnse et de désappointement. Etait-il pOllr la femme ou pOUl' la robe, cu
regard-là? Paul'r..: rubl.! 1 En revanche, elle m'a valu
Je s f0licitatillns dt; la comtess..: dl.! V ertt;illes; a prl's
m'avoir toisée des pied:; à la tète, elle m'a dit d'un
air satis fait:
« - .l'aime à voir, madc1l1oiselle Gérard, que VOll s
n'imitez pas les mondanités de ces pctites coquette,
de Bril!Y; '·otre misc rév;'\C le sérieu,' de votre belle
ûme.
" Eh bien 1 il faut que ma belle âme ait fort mauvais cat:acl<:rc, l:ar elle n'a pas été satisfaite de cc
gracieux compliment. Qu~lqcs
insta~
plus. tard,
la baronne de Briey mc ùlsait ùe sa VOIX de Itnotll:
<:tourdie:
.. - Oh! mademoiselle G~rad,
n'est-il pas hon1eux pour les Verteillcs d'affubler leurs pauvres
filll!s de celte façon? Pensent-ils faire honneur au
bon Dieu et que les quartiers de noblesse suffisent
pour trouvcr des mans?
• J'ai répondu avec une involontaire mélancolie:
• - Chacun sc met du mieux qu'il rcut.
« Le ton de ma :,oix I~
surprit, elle ne m'ava.it p~'
encore regardée, Je SUIS SI pen de, chose; J'é(al~
aussI mal aITublée que les VertcIllcs, elle s' n
aperçut ct reprit d'un ton consolant:
�MARIAGES D'AU lOURD'HUI
f
15
f( Pour vous, cc n'e"t pas la mC:mc chose j tnut
le monde sait que vous ne voulez pas vous mari..:r..
« Je répondis trop hâtivement:
c - Et c,)mment sait-on cela, maLlame, je 1I~
prie?
« Elle !n<) jeta un regard ùéfiant, le regarù d'une
m(:rc qui voit surgir Jlour t:. t:nfants une rivalité
imprC:\'ue j puis, curit:use, fureteuse, elle dit avec
inlenti n:
« g t-ce que M. d'Erlanges est depuis longtemps à Mérincourt ? On dit qù'il a refait sa fortulle,
qu'il reyient au pays pour racheter. on chà\(:au et
chercher femme; l'aviez-vous déjà vu ?
« Malgré moi, je me sentis rougir. Pour rien au
monde, Je n'eusse avoué à cette bavarde indiscrUe
notre rencontre dans la for(:t; sans répondrc je
m'l:loignai, irritée contre la baronne, irritée contre
moi-mème, irritée surtout contl'e 1\1. d'Erlanges. Que
cc soit injuste et absu rde, je n'en disconviens pas.
Du reste, il ne Ille plalt pas du tout; il ne ressemble
en rien à l'inconnu du cottage; l'un étdt simple, gai,
confiant; l'aulre e. t raide, posL:ur, guindé. Je l'ai
reAardé ù la dérobée pendant la procession, je le
l'o'yais tri!s bien de profil, il tenait la hampe du dais
p.auchement, maladroitement, de l'air d'un bedauû
de méchante humeur; tandis qu'auprè. de lui le
comlc de in'an ressemblait à un crois!! ucs ancien.;
tC1TI\)S,
impie et
« .e sermon du Père Jacques a été trI:
très beau; mais je doule que l'auditoire l'ait fort
goûté ct moi-même, devant cette morale ausli!re,
devant celte rigidité de la loi évangélique, devant
celte e)"igence dè charité et d'amour, Je me suis
g?ntie tro'\JbIGc. Hélas 1 je ne demande, moi, qu'à
aimer tout le, moncle; pourquoi le monde est-il si
d~1'
.pou r mOI? Oui, ~ous
me blessent, depuis Hel'mUlle, avec .ses misérables' insolences, ju squ'à
!\Ime de Mér~ncout,
avec sa bienveillance glacC:e,
Jusqu'à la petite baronne de Bricy, avec sa méchanceté étourdie, jusqu'à cet inconnu d'hier, ce M. d'Erlanaes que je préfère ne pas revoir. Il a annoncé à
m,)n père sa visite: je trouverai un pn:texte qui me
permettra de ne pas être chez moi. Il déposerJ sa
carte ct tout sera dit entre nous. »
�116
1-tARIAGES D'AUJOURD'HUI
9 septembr •.
• .J'ai trouv~
mieux qu'un prétexte, j'ai une raison:
une de nos faneuse s (1 rnanq ut.! de parole, impossible
de la r 'mplacer et pourtant le fourrage est sec, le
temps à l'orage, il faut charger les voi~ures.
lIerminle, naturdlement, m'a refusé son aide, disant
J'un air dédai!.,\ne\lx que cc n'étaIt pas là besogne
de cuisini"re. J'ai annoncé que je prendrais le
ràteau ct partirais aprO::s déjeuncr avec no s faneu es .
.Mon père se lamcnttl :
qll'il
" - Mai s, Christiane, i Maurice vient ain~
l'a 1 l'omis.
~ - Eh bien 1 père, tu le rccevras; sois tranquille,
je bcrai rentrée à temps.
• Je vais partil- dans quelques instant ct je rentrerai tard, très tard, quand aucune vi~l[e
nt.: era .
Ilus à r.edouler..
.
• I\dleu pour toujours, monsieur d'Erlanges, ct
bon voyage. ~
Tandi que Chri tiane se dirigeait vers la prairie
avec la crainte un pt.:u enfantine d'êtrQ retenue 0\1
rappelée, l\lauricc sortait du chateau de Mérincourt
dans le but louable de faire à l'ami de son pl:re la
visite promise.
Suivant le co n s eil de Mm e d'Erlan ges , il s'étal!
abstenu au d é jeuner de parler de ce projet et de
bolliciter le prêt d'une vOiture. Bien que la chaleur
fùt Jourde, la chaleur des jours d'orage, il marcha Il
sur la route poudreu se de son pas alerte de Parisien j
mais s'il marchait vite, ce n'(·tait pas baie d'arriver
au but: il accomplissait un devoir, rien dë plu s .
A Christiane, il ne songeait gUl:re; l'impression
a6l'é~he
causée par. la jolie féo d~
la forêt s'~ta!
dls~pée
devant la raideur cérémonieuse de Mlle Gerard.
- C'est étonnant, se disait-il; c'est la même
femme et pourtant ce n'est plus la même; l'une
simple, gentiment moqueuse, l'autre froide, compa~sée.
Sans es magnifiques yeux verts, j'aurais eu
peme à la reconnaitre. Quelle inl1uence le cadrg
cxeyce sur le tableau; c'est la forêt, c'est la fraich~
malso.nnetle, c'est le tablier de cotonnade bleue qUi
m'avlen~
~harmé;
car pourquoi gracieuse là-bas et
revêche ICI r
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
) 17
Puis il n'y pensa plus, l'incident étant de peu
d'importance auprès du problème, bien autrcml.!nt
intér ssant, qui le préoccupait.
Cc problème portait un nom Je Oeur.
Ne s'était-il pas trompé j> L'aimait-elle vraiment,
cette fantasque J\Iargucrite j> Le banquil.!r JdTl.!nach
ratiflerait-il!e choix de sa tille'? Et clans cc cas, lui,
Matlrice d'Erlanges, le rigide gentilhomme, l'amateur du pain honorablement gagné, que fcnut-il ?
La monotonie fastidieuse du pain sec, il la connaissait mainl\.nant, de même qu'il c()nais~t
le
faux luxe, les faux semblants, l'existence de men'onges et dc surface: il ~'a"ouit
qu'il en était las, le
découragement de sa mère achevait d' l'accabler.
Touj()urs du pain 1 Et voilà que,lllut à coup, devant
lui 'étalait le repas le plus ~omptucx,
toul<:s les
jouissances de l'orgueil, toutes les sati f'actinns dl.!
la vanité, tou les ensu:clt~m.!
du vrai luxe;
plus de marche à pied sous un soleil de 1110mb, plus
de parasitisme douloureux; mai. des c levau.·, des
';quipages, des villa, des chilteaux, de l'a rgl.!nt à
pleines mains. Il sentait gu'il s'attachait à ce rl:\'e c·t
brusquement, rCI'enant en arrière, il se rappela son
départ d'Erlangcs, l'arrivée à Paris, la visite au dire teur tic la maison de crédit, ses paroll.!s un peu
railleuses: " Gardez votre frugalité SI al'tiak, monsieur d'Erlang\.s. »
Sa frugalité ~I arliatc, il ne l'avait plus; en quel
instant la fêlure s'était-clic faite? Six mois auparavant, quand. a ml: rI.! , aprl:s un bal, lui parlait de
Mlle .Jeffcnach, il repoussait sans hé~ltaion
la
pensée d'épouser la tille' d'un banquier véreux;
p.our~i
faiblissait-il aujourd'hui? Etait-cc qu'il
aimait Maruucrite? Non, il ne l'aimait pas, et même
elle nc lUI .p~aist
guère. Cc qu'il voulait, en dépit
de sa pr.ob~tc,
de son honnêteté, c'était l'argent; il
le voulait aprcment, en homme dont le jeùne a
aigu~é
les. dents:..
.
- Eh blen f dit-il, Je ferai cc qu'ils font tous: le
prince, le marquis de Rocheplate et lant d'autres.
Qui les blame ? Personne. Et qui me blilmera?
Une volée de jurons, ùe vociférations, le tira de
b3 rêverie : un cheval attelé à une voiture chargée
de foin s'efforçait cn vain, sous les coups de rouet
ct sous les imprécations de son conducteur, de
gravir la pente escarpée qui de la prairie menait à
la fJanlie route; il !!lissait, lachait pied; tout à coup,
�118
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
il tomba: le chariot, le cheval et l'homme roulèrent
en bas du talus.
Maurice a\'ait gard~,
de son enfance au village,
l'habitude du secours mutuel. En une seconùe, le
Parisien disparut pour. faire I;lace au campagnard:
il descendit la berge, Jetant a terre son chapeau,
sa jaquel~
p'our. se. mettre plus librement à la
besogne; Il lallalt d<:teler le cheval et relever le
chariot.
Du pré voisin, la cata trophe avait été aperçue,
trois ou quatre faneu e accouraient. L'une d'elles
s'approcha de l'homme et dit évèrement:
- Je vous avais défendu, Claude, de faire monter
au cheval Ut grapillote, c'est beauc\)up trop raide.
D'un ton bourru, il répondit:
- ParJine, quand il ya faire du temps, faudrait
p't-étre prendre par le pl~s
long; c'est pas qu'c'était
trop raide; c'est le monsIeur qui lui a fait peur, au
che\·al.
- Le monsieur 1 Quel monsieur?
A.lors seulement el~a
erçl~t
Maurice. ~I s'avança:
- Hélas 1 mademOIselle, Je craIns bIen que le
monsieur, ce soit moi. Comment ai-je pu em'ayer
le cheval "/ Je n'en sais trop rien; mais je demande
à réparer mon crime en aidant à relever la voiture.
Elle restait stupéfaite devant ce beau garçon qui
semblait sortir de terre, très correct malgr~
sa
jaquette énlevée. Il insista d'un ton suppliant:
- Vous voulez bien, n'est-ce pas?
- Eh bien 1 oui, dit-elle, j'accepte.
Ilia retrouvait, illa reconnais ait, la petite fée de
la forêt, c'était bien elle avec sa souple dumarche,
son joli sourire, ses yeux pers au doux éclat. Elle
n'était plus ni guindée, ni cérémonieuse, cl, Jans sa
tri!s simple robe de toile, elle Ryait repris ses attitudes de fée ou de princesse.
- J'accepte, répéta-t-eIle, car cet accident va
nous mettre en retard et, comme dit Claude, il va
faire du temps.
Ils se mirent tous à la besogne : deux femmes
montèrent sur le chariot, Maurice et le conducteur
leur jetaient de lourdes fourchées de foin, Christiane
et les autres faneuses rassemblaient l'herbe éparse:
ce fut rapidement fait et quand la voiture fut de
nouveau chargée, elle dit à Maurice:
- Merci, monsieur, nous vous a\'ons sans doute
�11ARIAGES D'AUJOURD'HUI
) 19
détourné de votre route, nous yous rendons la
lib rt ".
- Ma route devait me conduire vcrs vous, mademoiselle, j'allais présenter mes devoirs à monsieur
vol re père.
- Mon père esl resté à la maison, Je l'eArette de
ne pouvoir vou's aco~lpgner
j mais ici l'ouvrage
commande, excusez-mol.
.
Elle le salua de la tête ct reprit sa marrhe vers le
pré. Il avait peine à la quitter, le champêtre travail
surtout le tentait, il la suivit.
- Pourquoi ne voulez-vous plus de mon ai le i'
j'ai partag0 votre pain, vos œufs durs ct votre salade;
cela me donne le droit, il me semble, de partager
votre travail. Enrùlez-moi, que faut-il faire ?
Il n'avait pas quitté la fourche, une faneuse
répondit:
- Il faut mettre en gros tas.
- Va pour les gros tas, dit-il en riant.
11 ne sentait plus ni la fatigue ni la chaleur, un
brise passait dan la prairie embaumée j il s'amusait
franchement, intére sé par cette besogne, par la
nécessité de la terminer avant les premières gouttes
de pluie; il ne parlait pas, se dépêchant, faisant
hâte, fier d'élever son tas trt:s haut, très haut; il
demandait, avec un besoin de sc faire complimenter
par Christiane:
- Est-cc bien ainsi?
Elle répondait:
- C'est admirable.
Puis, rieuse, elle ajoutait :
- Il faut que vous éleviez de pareilles meules
souvent à Pans, pour vous en acquitter si bien.
.
- A Paris, non pas; mais autrefois.
Alors un désir lui prit de 'parler avec elle de ce
temps passé dont il ne disait nen à personne jamais,
de ses regrets, de ses tristesses. Il sentait qu'eJlt le
comprendrait. Quand il eut achevé la dernilre
meule, il demanda:
_ Qu'allons-nous faire i'
Elle répondit :
- Nous allons goûter en attendant la voiture;
puis nous chargerons avant la nuit.
Il eut un geste de joie en voyant les faneuses
étaler sur l'herbe une serviette blanche, du paUl, du
vin, des poires, des pêches, une galette, pour ce
repas qu'elles appellent" les quatre heur~s
.,.:
�120
MARIAGES ]j'AUJOURD'HUI
Oh 1 dit-il en riant, nou en auro!1;;, n~est-c
pas"? Je suis tr{:s gourmand, vous le saver:.
.
. Chritltiane pril deux verres, une bouteille de Vin
et une part de Billette. Ils s'as irent tous deux sur
une meule de fllln, un peu à l'écart.
- C'est délicieux, délicieux, rép6tait-il; délicieuse
celle galette, délicieuse cette sain,e fAtigue, délicieux
de sc reposer, de manger, de bOll·C. Ah 1 comme je
\'OIiS en \'ie tous ces bonheurs-là.
Elle leva le doigt ct dit en riant:
- Prenez garde. Je vais recommencer mon conte.
n y avait une fois un seigneur très riche...
,
- Oui, oui, ache va-t-II,. qui a,imait beaucoup la
soupe aux choux ;... mal maintenant que vous
connaisse.>: mon nom, vqtrc conte serait cruel. Vous
savez que je ne suis point un riche seigneur, que
j'ai perdu tout ce. que je possédais et aimai. Votre
p~re
a dü vous dJl·e .. ,
~le
fixait sur lui des ye~x
si ~ons,
de yeux remphs de tant de syl'npalhle qU'Il se complut dans
celte compas"ion el ~oult
la pl'o~ger.
- Vous ètes-vous lamaiS demande, mademoiselle
qu~Uc
doivent ~tre
.les impl'7ssio.ns d:un hom~
qui \lOlt tomber la [ume sur lUI, qUI, du Jour au lendemain, ::.e trouve sans ressources, sans abri?
- On oublie les mauvais jours quand ils sont
passés; on a dit hier à Mérincourt que l'OUS aviez
reconquis la forlu ne perdue.
- On n'a pas dit vrai.
Il flairait dans ce nouveau mensonge l'œuvre de
sa mère et rougissait de s'y associer.
- On n'a pas dit vrai, le suis aussi pauvre que
lorsque je SUIS parti. Je gagne mon pain d'une façon
P.0U[ moi très pénible: l'atroce travail des bureaux;
tl m'est permis d'envier le libre, le sain, le bon
labeur des champs.
Il éprouvait une joie infinie à dire vrai ., à déposer
son masque, à ne plus se faire le complice d'aucune
tromperie; il voyait que cette franche confidence lui
conquérait l'intérè~
affectueux de Chri tiane; ses
grands yeux superbes fixés sur ceux de l\Taurice
parlaient éloquemment: Puis tous deux sc turent,
reg!l~dat.
au loin, pénétrt:s par la douceur de cette
amlué naissante. Il eût voulu savoir quelque chose
d'elle. Elle sembla deviner son désir car elle dit:
- Cel~
vie rurale a, comme lo~tes
les autres,
ses SOUCIS, ses peines, ses e'ntraves. Pensez-vous
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
/
121
que nous soyons plus libres que vou ? Nous ne
ommes pas riches, bi.:n quc nou ' ayons gardé
notre terre i clle nous fait vi.vrc, mais elle nou"
exemple, j'aurais chèremcnt
as ·ervit. Tenez, J~ar
désiré un mois e liberté pour le donner à nia
seule amie,
Elle él.:ndit la main, désignant le meuks de
foul'1a~e
:
- Je suis rivée à ceci i auparavant, c'étaient le
moi sons, puis ce seront les vendang.:s.
- Mais pendant l'hiver ?" insinua-t-il.
Ellc répondit rêveusemcnt, plus à sa propre pen éc
qu'à la quc$tion dc son interlocuteur "
- OUI, il ya l'hivcr i mais pour l'hiver, elle aura
quitté la mer, elle sera revcnue à Paris, mon p~re
ne permettra pas.
Il eut un geste de surprise: il venait de se rappeler qu'un jour Marguerite avait dit:
- J'attends ma meilleure, ma seule amie, El1e
viendra passer un mois ici j je serai heureu. c, monsieur d'Erlanges, de vous présenter à ma chi.:re
Christiane.
Il n'y avait pas fait attention alors, maintenant
ce prénom de Chri tianc et la similitude des deux:
phrases le frappaient.
Il Ce serait 6tran~e
qu'elles fussent amies, pensat-il; elles sont si dlfrérentes. "
De la liai on de ces deux jeunes filles., il sentait
que Christiane, à ses yeux:, nc serait point diminuée,
seulement Marguerite en grandirait.
- Si vraiment clle e t l'amie de l'Yl11e Gérard,
c'est qu'clIc vaut mieux, bien mi.eux que le monde
où elle ,'it.
1\.u moment où il allait interroger sa compagne,
elle se leva en disant:
- Voici mon père, qu'est-il arivé'~
Elle courut à lu~,
Le père et la fille échangèrcnt
quelques mots, pUIS se rapprochèrent de Maurice,
M. G6rard lui tendit la mall1.
- Bonjour, d'Erlanges; ma fille mc dit le secours
que vous lui avez donné, très bien, très bien j vous
êtes, paralt-j), un chargeur de voitures de la plus
haute habileté. J'ai quelque envie de "DUS embaucher pour toute la fenaison. Seulement, on ne chargera pas d'al,ltre voiture ce soir; c'e t cela que je
venais dire à Christiane; le cheval boite, il est prudent de le laisser en repos; il a dû se faire mal eu
�'22
I\IARIAGES D'AUJOURD'HUI
tombant. Le foin est en meules. l\laintenant partÙl1".
Vous veniez me voir?
- Oui, répondit-il; mais je me suis attardé ct
l'orage menace.
- L'orage menace, c'est vrai; je ne pourrais VOliS
faire reconduire. Olt est h: temps OLI la boiterie d'un
cheval ne nous cmpêchait guère, votre père et moi
de retenir nos amis. Maintenant toul a changé pou;
nous comme pour V{lUS, mon cher enfant; une seule
bête dans mon écurie, un pauvre animal à deux fins
qui rentre mon foin et s'attelle les jours de gala i
ces jours-là sont rares, du reste. Enfin, je vous laiSse
partir, mais à la condition que vous reviendrt:z
demain déjeuner avec nous. Je vous promets des
voitures de [oin à charger.
Avant de répondre, Maurice chercha les yeux de
Christiane, craignant d'y surprendre cel an. ieux
mc.:()nte~
d'Ulle maHresse de maison devant
J'arrivée d'un convive malencontreux; elle souriait:
- J'ajoute, dit-elle, à cet alléchant programme
une omelette et des œufs durs.
Alors, joyeusement, il accepta.
1I1(l1'gllel'ite ci Christiane.
« Oh 1 la jolie histoire, ma Christiane, ou plut6!
le joli chapitre de conte de fées. Il y avait une foi~
un beau seigneur égaré dans une forêt, il y rencontra une jolie paysanne à laquelle il donna son cœur.
9r , la paysanne se trouvait une pri ncessc déguisée,
Ils s'.l1mèrent, s'épousèrent et eurent beaucoup
d'enfants.
~ De ces enfants, chérie, je demande à être la
man-aine, je les adopterai et leur laisserai tous les
millions qui, un jour, me doivent revenir, car au
train dont vont les hommes et les choses, je crois
bien ne me marier jamais.
• Le prince Guido, le ùernier prétendant à ma
main, me consterne avec son amoureuse folie .
n'a pu attendre le résultat de l'enquête qu.:
. « ~l
l'avaiS ouverte pour lui, il a fait à Evelyn sa demande,
Jetant par-dessus bord sagesse et prudence. Je ne
mettais nullement en doute qu'elle acceptat la princi~re
c~urone·av
un empressement joyeux. Je me
trompaIS.
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
12:~
Elle acccpte, mais sans joic; 011 dirait qu'elle
garde au cœur un regret; je l'ai interrogée: elle m'a
avoué qlle depuis son derlller entretien avec l'homme
dont elle a repoussé l'amour, un changement s'~t
fait en elle.
~ Il s'est si bien conduit, en \Tai gentleman, il
m'a parlé avec tant Je douceur, sans coli:re et presque avec pitié. Oh 1 Maq~rt;1,
j'avais les reux si
pleins de larmes quand 11 m'a dit qu'il ne voulait
lamai m'épouser.
" - Pourquoi ne veut-il pa vou épouser, Evelyn?
« - Non, non, Margaret, il a eu raison. Je sentais déjà sur la plage que sa ri:solution était irrévocablement prise et qu'il m'avait retiré son cœur.
Oh 1 si j'étais riche, trts riche comme vous l'éte ' .
j'aimerais tant à ~tre
s<, femme; mai ' je suis une
pauvre fille et je ne dois pas repousser la belle
chance qui se présente pour moi de devenir une
prince:.sc.
« !\lais si vous n'aimez pas le prince, et si vous
aimic7. M. d'Erlanges.
« - Si j'aime M. d'Erlanges aujourd'hui, c'est que
le suis encore libre; dès què je serai engagée à Guido,
)e ne m'occuperai que de lui. Nous autre Américaine , nous ne sommes pa de ~ light headed »
petite. Françai .::s.
c J'ai admiré sincèrement cette façon sage et pratique de réglementer les émotions de ~on
Cleur.
« Une « light headed • petite Française 1 Je crains
bien de n'être pas autre chose et que vou ne soyer.
pas autre chose non plus , vous, ma grande amie, qui
!"Ile donnez des conseils à la fois si sages ct tii
Imprudents.
« Vous m'avez écrit:
,« - Il Y en a ,qui sont bons, fiers et braves, ceux-là
n oseront peut-cr~
aller à vous, ils n'étaleront pas
comme des mendiants éhontés leurs convitse~,
c'cst à vous de les chercher, de les découvrir.
" Donc, voilà le but très noble, mais un peu délicat que vous m'avez tracé. Et dt:puis que j'ai lu
cette phrase, je n'ai cessé d'en méditer le texte,
« J'ai un projet très vague que je mûris en mon
esprit et dont j'aurai, d'ici à quelque temps peut-être.
à vous entretenir.
« Si votre conte de fées a un second chapitre, ne
manquez pas de me le dire. En attendant, oh 1 la
cc
�12';'
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
plus chère, la plus tendre, la m.eil~r,
la plus" flgfJt
beaded ,. de toutes les Françaises, Je vous embra se
et ~ous
aime de tout mon cœur.
« MARGUERITE ...
xvm
Assis tous les trois sous les grands tilleuls, Ils
causaient à cœur ouvert, comme de vieux amis qui
. 0 retrouvent après une longue séparation. Maunce
sc laissait prendre à ce charme, il disait:
- Que c'est délicieux et qu'il fail bon. Qu'on est
heureux de vivre ici.
Tl répéta celle phrase qui, en deux circonstances
lui avait attiré les railleries de Christiane; mais ce1t~
fois, nul ne railla.
- Heureux, dit Frédéric Gérard; oui, je serais
très heureux si je n'avais la crainte que ma Christiane
ne s'ennuyât.
Elle j'interrompit:
- Je ne m'ennuie jamais, père, tu le sais bien.
- Peuh, peuh, peuh, tu le dis ct ce n'est pa sûr;
témoin ton voyage à Trouville qui te tenait tant au
cœur.
Puis brusquement, s'adressant à Maurice:
- Vous qui êtes devenu Parisien, vous devez connaître de réputation un certain JeffeJ;luch.
Maurice s'inclina, un peu surpris.
- Ah! vous connaissez le triste sire. Eh bien,
dites à cette obstinée que ce ne sont point là gens
dont on puisse faire ses amis. Christiane a connu au
couvent la fille de ce gredin, une gentille enfant, j'en
conviens, mais le père n'en est pas moins un voleur.
Christiane dit avec reproche:
- Les innocents doivent-ils être punis pOUf les
coupables '?
- Oui, quand ils profitent de leurs .:rimes; vraiment ce serait troJ;1 commode d'enrichir ses enfants
par tou!es ce~
raplOcs et de les voir ensuite jouir de
la considératIOn qui entoure les honnêtes gens. De
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
):.!5
quel prix alors serait cet héritage d'honneur que
nous vous gardons intact si jalousement, cet héritage
que Jacques d'Erlanges a légué à son fils et que je te
transmettrai, ma chérie.
Comme elle voulait répondre:
- Non, non, c'est inutile uç te faire l'avo.:at de
cette mauvaise cause; ta partialité pOUl' ton amie
t'entraI ne, puis les femmes, même les plus honête~
.
. 'y connaiss.cnt mal en nuances d'honneur; mais
demande à Maurice, il est dç bonne souche, bon
sang ne peut mentir, demande-lui s'il serrerait volontiers la main de J efTenach ct s'il épouserait sa fille.
Christiane tourna vers Maurice son clair regard .
- Je ne poserai pas cette question à monsieur
d'Erlanges, je n'ai pas envie d'avoir deux adver aire'
contre moi.
Une rougeur brûlante passa sur le front du jeune
homme, rougeur de honte, qui fut en mèmt: temp s
comme une èautérisation guérissante.
- Je connais Mlle Jeffenach, dit-il d'une voix un
peu troublée, et je la trouve charmante; mais monsieur votre père a raison, l'honneur ne saurait H!
priser trop haut.
li ajouta lentement:
- Si vous pouviez savoir combien le séjour prtllongé à Paris est dépravant, combien il est difficilè
de résister au courant, combien il en est peu d'entre
nous qui restent debout quand la fortune passe ...
fi s'Interrompit brusquement, encore un peu et il
allait se confesser; son honnêteté ébranlée se retrempait à l'honnêteté robuste de Frédéric Gérard. La
veille, il jetait cet orgueilleux défi : « Qui me blamera? » Il répondait: « Personne ». Mais dans ce
moment il pensait : « Celui-ci me blâmerait me
mépriserait même. » Il senta!t que le ~lâme
d~
Cd
honnête homme, que le mépns de l'ami de son pl:re
lui serait impossible à supporter.
M. Gérard s'était levé.
- Notre causerie s'est prolongée un peu longtemps; à l'ouvrage maintenant, mes enfants.
.
Ils partirent tous trois pour la prairie où faucheur
ct faneuses les avaient précédés. Ce fut encore une
journée exquise, une journée de travail qu'alternaient
les repos. Maurice retrouvait sa gaieté d'autrefois,
son rire facile; un bien-être le pénétrait.
- Voilà les meilleures heures de mes vacance.,
c.!it-iJ en prenant congé; vous me permettc:t de
�126
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
revenir, n'cst-ce pas? je ne. vous importuncrai pas
bien longtemps: l'ai quinze lours cncore de liberté.
- Revencz, rcvcnez, d'Erlanges, tant qu'il vous
plaira, tous les jours si vous voulez, nous ne nous
en plaindrons pas.
I! revint le lendcmain et les jours qui suivirent;
d'abord il se munissait d'un prétexte: un livre à
empruntc~
un renseienement à demander; mais la
cordialit'; tranche de 1\1. Gérard et l'accueil souriant
de Christiane lui firent comprendre l'inutilité des
subterfuges; alors il avoua:
Il. s'ennuyait tro~
à. Méril.1court, tandis qu'à la
MaiS 11 V er~.
tout ~'1ltersa.
On ne le reccvait pas
comme un VISiteur Importun, nul nc se dérangeait de
ses occupations, on lui pcrmettait de Ics partagcr;
c'est ainsi qu'il suivait M, Gérard dans l'ccurie s'enquérant de la boiterie du cheval, admirant la beauté
des nouvelles génisses; c'est ainsi qu'il suivait
Christiane à la basse-cour, survcillant l'éclosion des
poussins dans la couvcuse artificielle.
Il y a,'ait des bétes de toutes sortes dans cette
maisun bénie: canards, pigeons, lapins; à travers
l'herbe du verger, des pintades cachaient lcurs
nichées, tandis quc dcs paons promenaient majestueusement, le long des terrasses, lcs splendeurs de
leur royal manteau, Et tout cela le ravissait. Mais ce
(lu'il aimait surtout, c'était la causeric sous les
ttlleuls : la récréation. Que c'était bien nommé poue
lui, cette halte au milieu des cxigences de sa yie,"ce
complet repos de l'ame, celte quiétude, cette béatitude qu'il ressentalt là, sans projets fiévreux, sans
espoirs décevants, sans illusion, sans chimère.
Du premier jour, il avait avoué à Christianc sa
pauvreté, la jeunc fille avait confessé la sicnne, en
honnêtes gens qui s'estimcnt trop pour chercher à
tromper.
Une craintc pourtant troublait sa sérénité: c'était
que sa mère, apprenant la fréquence de ses visites,
n'y mlt obstacle. Un secours inespéré lui vin~;
la
marquise gardait à Maurice une vivI.! rcconnaissance
d'avoir qUitté les plaisirs de Trouville pour assister
à sa procession. Voulant lui en donner une prcuI'c,
ellc ~t venir un che"al de selle qu'elle lui pr6scnta
en disant:
--: Vous avcz de bonnes jambes, mon cher enfant,
malS cet animal en a de meilleurcs enCOI'e, elles vous
seront utilcs pour ces longues courses que vous
�MARlAGES D'AUJOURD'HUI
' 127
aimez tant. Vous êtes libre, absolument libre, Mau~
rice; profitez de vos si courtes vacances, allez et
venez suivant votre fantaisie. Je ne demande qu'une
chose, c'est que vous ne vous ennuyiez pas trop chez
moi et que vous soyez dispos.! à y revenir.
Il avait remercié avec el1usion et largement profité
de la permission donnée, 11 visitait chaque jour,
pour complaire à a mère, une des nobles familles
des envirflns; mais s'il est vrai que tous les chemins
mènent à Rome, il était plus vrai encore que tous
conduisaient à la demeure de M. Gérard.
Après un quart d'heure d'une cérémonieuse visite
chez le s Verteilles, où la comtesse, flanquée de ses
six filles, le recevait avec la dignité d'une reine au
milieu de ses dame d'honneur, il remontait sur son
cheval, et, bride abattue, revenait auprès de ses
amis. Le soir, au d1ner du château, il disait hypocri~
tement:
- La comtesse de Verteillcs m'a chargé pour
VOliS, ma cousine, et pOUl' vous, ma mi::re, de ses
meilleurs souvenirs.
Et les deux femmes restaient convaincues qu'il
avait passé la journée entière dans la nobl.e maison.
Le lendemain, il en agissait de même pour les Briey,
dont il traversait en courant le lawn~teis,
se re.u~
sant énergiquement, malgré les instances obstinées
de la baronne, à prendre une raquette et à lancer
des balles; il allait un autre jour chez les ValandiLrt.:S,
puis chez les Avrigné; mais toujours et de partout,
Il trouva!t moyen de revenir à la Maison Verte,
comme SI le bonheur de sa vie en eût dépendu.
Ah! si Mme d'Erlangeil avait su 1 Mais elle était
s,ans d6fiance. Elle restait sous le coup des révélalions de ~mc
Sto,by, de celle lettre inopinément
r~çue.
Qu lt;lpOI'lalcnt.. ,auprès des men6es habiles ,
d. upe astucieuse. Amencalne,. quelq ues innocentes
VI Iles aux. Vertellle', aux Bney, aux Valandières?
Maurice, profitant de l'involontaire connivence de
tous, jouissait de ses derniers jours de liberté ~vec
la hâte d'un écolier qui sent venir la fin des vacances.
�128
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
F1'agmenrs du jOf/nlal de Christiane.
1J
.optombco,
« En rouvrant ce journal, j'ape:'çois les mots qui le
terminent, ils me font sourire, Je disais adieu à
M. d'Erlanges quand, bien au contraire, j'allais au.
devant de lui et en faisais l'hôte assidu de notre
maison.
\( Et de ce moment-là, tout a changé autour de
moi; les angles se sont adoucis el les pierres de mon
chemin se sont recouvertes d'un tapis moellcUK.
Comment cela se fait-il? Vraiment, je ne saurais Le
dire; si nous étions encore au temps des g~nics
bienfaisants, je croirais que l'un d'eux, me voyant
déf~ilr,
~ pris les tr,ai.ts de M. Maurice pour me
venir en aide, Je note ICI sans chercher à eKpliquer :
d'Ilerminie a fait place à une
la mauvaise volnt~
soumission pleine de zèle; elle m'a dit hier d'un ton
craintif:
• - J'espère que mademoiselle est satisfaite de
mon service, je ferai dorénavant tous mes efTorts
pour la contenter .
. « Quant à Claude, il n'arrose pas mes fieurs, il
les noie, elles mouraient de sécheresse, elles vont
mourir d'humidité. Mon père a repris sa gaieté ct sa
bonne humeur:
Tu vois, ma petite, que tout s'arrange el qu'il
ne faut pas se tourmenter.
• - Mais non, je ne vois pas, qu'est-ce qui
s'arrange?
« Alors il se frotte les mains en répondant:
« ' '':''' Tout, tout, tout, et si ce n'est pas encore
ar~ngé,
ça s'arrangera.
« En attendant, nous avons dû vendre notre
récolte de blé pour faire face aux dépenses urgentes;
c'est notre pain de l'hiver que nous mangeons mainte~a.
Père n'en persiste pas moins à répéter d'une
VOIX Joyeuse:
c - Tout s'arrangera, tout s'arrangera .
•« El cet optimisme me gagne; c'est encore là \ln
.
mIracle de M. d'Erlanges, »
4(
-
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
129
16 septembre.
« Certainement M. Maurice possède un don rare
et précieux: c'est de s'int.)rcsser aux choses d'autrui
comme si elles étaient siennes. On dirait, raI'
exemple, que de la bonne rentrée de nos n'gains
dépendent sa fortune ct sa vie.
« lIier, au moment où il prenait congé de mon
père ct de moi, où Claude lui amenait son cheval,
il s'est avisé qu'une voiture de foin restait uans la
cour piteusement abandonnée ct qu'elle allait passer
la nUIt sous un ciel nuageux. li en fit l'obs ervation;
mon père répondit avec un haussement d'épaules:
« - \ Que voulez-Yous que j'y fasse, mon pauvre
ami? ma grange est pleine de gerbes, et Claude
refuse de décharger, il prétend qu'il ne pleuvra pas.
« - Hum l 'dit M. d'~rlanges,
il en sa~t
bien long,
M. Claude. Donnez-moI carte blanche, s'Il vous plaît.
« Comment il s'y prit pour triompher de j'inertie
de mon père, de' l'opposition de Claude, de la
paresse des faneuses, pour mettre tout le monde
debout, ce fut bien simple. Il s'empara d'une fou rche
et dit d'une voix ferme, nette, autoritaire:
« Nous allons décharger.
« Il monta le premier sur 1'1; voiture, nul ne résista,
Herminie elle-même oITrit ses services tandis que jl.!
prenais sa place, derrière les fourneaux.
« II était tard quand tout a été terminé. M. d'Erlanges a diné avec nous, très gai, avec cette satisfaction d'une bonne œuvre aècomplie. Il a parlé
culture avec mon père; cc Parisien n'est pas un
novice en ces chose~
comme on pourrait le su p_
poser. Un de ses COUS1l1S, M. Robert d'Erlanges fait
valoir en Artois une exploitation très prospère. '
« Hélas r il faudrait la main ferme d'un maître
chez nous.
e Le ciel a donné raison à M. d'Erlanges, il a plu
cette nuit. »
17 .eptembrc.
~ Il n'est pas venu aujourd'hui et nous avons
trouvé, mon père et moi, la journée bien longue.
C'est étonnant comme les habitudes se prennent
aisément dans la monotonie de la vie de campagne.
V5.V
�130
MARIAGES D'AUJOURD'IIUI
Il n'y a pas encore-quinze jours que nous le connais'ons, et j'en suis à me demander ce que nous deviendrons quand il sera parti. "
lB soptembre.
« J'ai eu ce matin l'explication de la soumission
d'lIerminic, des arrosages de Claude et peut-être
aussi dc l'optimisme de mon pi;re. C'est la veuve
i\laiglon qUI m'a donné le mot de l'énigme. Elle
m'amenait sa fille, une très belle demoiselle frisûe
musquée, mise à la mode de demain, décidée', dédai:
gneuse, parlant du bout des dents; cette charmante
~)ersont1
a daigné m'apprendre qu'elle consentirait
à entrer dans mon service, puisque j'allais habiter
, Paris, car pour le village, cela ne lui conviendrait
Et c?mme J.e restais .sans répondre, un
pas du t~l1.
peu ah une, la mere Malglon a ajouté avec sa familiarité campagnarde:
« - Vous n'en dites rien encore, la demoiselle
mais fallait que nous prenions les devants pour n~
pas nous laisser couper l'herbe sous le pied; pour
lors j'ai ~Iit à la !vlélie: « .Allons-y demander la place,
la demOIselle aimera mlcux emmener une nlle du
pays que de prendre une effrontée là-bas. II Faut pas
qu'ça vous contrarie qu'nous sach ions vot'mariage ;
quand on voit tous les jours un bl!au garçon venir
dans une maison où il ya une belle demoiselle, on
devine bien de quoi il retourne. Vous penserez à la
Mélie, n'est-ce pa ?
« Je les ai congédiées et j'ai senti la consternation
m'envahir. Voilà donc pourquoi il y a eu trêve à
mes ennuis .
« Quand M. d'Erlanges sera parti, je verrai
renaître, plus implacabies.et plus dures, toutes les
difficultés de ma vie, li
19 septembre.
". Les propos de la mère Maiglon ont détruit pour
mOI le grand plaisir que j'ayals eu aux visites de
M. d'Erlanges. Je me sens devant lui gauche, nia~
semcnt embarrassée ct parfois j'ép rouve un sentiment ~e confusion et pre que de honte.
~ Hle~,
par exemple, mon pauvre père s'est mis à
vanter 1 excellence d.., notre domaine avec Wl nalf
orgueil de propriétaire, et tout à coup il m'a semblé
�lIARIAGES D'AUJOURD'HUI
131
que son but était d'attirer M. d'Erlanges en le trompant. Je me reproche cct odieux soupçon, mon p1:re
est si sincère, si loyal, seulèment c'est ù travers un
prisme rose qu'il renarde.
« Certe , je sais "fort bien que M. d'Erlangcs ne
songe point à m'épouser, néanmoins, il faut qu'il
soiL prévenu de l'état précaire de notre fortune, je
l'en préviendrai. ))
20
septembre.
« C'est fait. Sous prétexte de lui uemandcr conseil
pour notre exploflation, je lui ai tout dit: ct le
mauvais étai de nos terres dont une partie reste en
friche, et la lourdeur des charges, et l'insuffisancu
des revenus; il m'écoutait très attentif, par instanl
son regard se levait vers moi avec une expression
de bonté secourable: et moi, je me sentais aller à
ce soulagement stérile c1es confiuences.
« Enfin, il sail maintenant que je suis pauvre
malgré les nombreuses terres dont mon père fait si
complaisamment l'énumération. JI
21
«
Son départ a lieu dans quatre jours.
22
seplembr.
»
septembre.
« M. Maurice est arrivé hier très en retard, je
n'avais pas voulu l'attendre et j'étais partie pour la
prairie où il est venu me rejoindre. Nous ne nous
sommes pas mêlés aux travailleurs, l'ouvrage ne
pressait pas .
." Il n'avait pas sa saieté habituelle, il paraissait
tnste, il m'a priée de m'asseoir a,'ec lui sur le bord
de .l~
tranquille petite rivière qui traverse notre
prame. Nous sommes restés longtemps immobiles
n'échangeant que de rares paroles et 'conremplant
cette eau limpide qui, dans sa verte transparence,
coulait si doucement. Sur la rive opposée, des
vaches paissaient; par instant, l'une d'elles, levant
la tête, nous regardait de ses grands yeux rêveurs
ct jetait un beuglement mystérieux; des éphémères,
des libellules voletaient sur les roseaux, quelq ùesunes s'abattaient pour ne plus se relever, des
grenouilles modulaient dans le fossé voisin leur
mélopée monotone, tandis qu'autour de nous croissaient les fleurs dont l'automne émaille nos prairies,
�J 32
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
ces colchiques si frêles dans leur co roBe pâle. Et
de toutes ces choses, une mélancolie s'exhalait,
grave comme un adieu, comme cet adieu qu'il nous
dira demain.
« Une émotion me serrait la gorge et des larmes
me montaient aux yeux, le silence qui s'était fait
entre nous avait quelque chose de religieux, presque
de solen nel; ce fut le s~n
~
~a cloche qui le rompit.
« L'AlIgelus 1 m'ecnal-Je en me levant, déjà
l'A lige lus.
" Je m'aperçus que nous étions seuls, les faneurs
étaient partis sans nous avertir. Je murmurai avec
confusion:
« - Il est tard, très tard.
« - Oui, dit-il doucement, le temps a passé vile
à regarder couler l'eau. Je voyais tant de choses
dans l'onde transparente de votre ri vière, des choses
que je ne vois jamais à Paris, des choses que je
voudrais bien vous dire. Est-il trop tard pour
aujourd'hui?
" Je fis un geste de la tête.
« - Oui, aiors â demain.
« A demain ... Chaque jour en nous quittant, il dit
ces deux mots si simple.:; pourquoi ce soir avaientils quelque chose d'étrange'? Pourquoi me suis-je
sentie si troublée'? Qu'a-t-il donc vu dans l'onde
transparente? Est-ce une illusion , une chimère '?
mais j'ai entendu bien des choses dans ces deux
mots: a A demain. »
Après l'adieu dans la prairie, Maurice s'en allait
au pas lent de son cheval, et son rêve se continuait.
Ce n'était plus dans l'oncle transparente de la petite
rivière que la vision se dessinait, c'était dans le léger
b.r~uilad
qui émergeait autour. de lui; mais la
VI IOn restait la même: une maison croulante et
Christiane lui tendant les bras.
. Depuis deux jours, depuis les confidences de la
Jeune fille, un sentiment s'était dressé en lui et
parlait en maltre, le sentiment le plus noble du cœur
de l'homme: la volonté de protéger, de secourir.
Il se voyait lui apportant l'appui de son bras, la
force de son cœur, la sauvant de la ruine. Il s'était
tendrement attaché à elle, durant ces jours d'absolue
c?nfiance; la laisser se débattre seule .contre les
difficultés de sa vie lui faisait l'effet d'une désertion,
d'une lâcheté.
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
J33
Pour affermir sa résolution, il se remémorait les
remontrances de son cousin Robert. Que de fois, il
lui avait dit:
- Quelle sottise on vous a fait commettre, mon
cher l\laurice, il fallait garder Erlanges ct faire
<;omme moi: mettre la main à la charrue; mes
conseils et mon aide ne vous auraient point fait
dCfaut. Certes, nous autres agriculteurs, nous ne
pouvons prétendre aux rapides fortunes qu'offre
l'industrie ou la spéculation, mais guelle sécurité 1
Quelle large et heureuse aisance 1 Que de choses
prodiguées chez nous et qui, dans 1 es yilles, sont
par.::imonieusement mesurées: c'est le lait écumeux
que les enfants boivent à longues gorgées, les fruits
du verger qu'ils mordent à belles dents, les larg~s
galettes qUi se font quand le grand four à paJO
s'allume, les œufs des poules, les volailles de la
basse-cour, c'est surtout ce premier élément de vie,
l'air que nous re pirons à pleins poumons dans nos
forêts, dans nos prairies, dans nos chambres à
plafond élevé. Je soutiens qu'une exploitation rurale
donnne à son propriétaire un luxe que les gens des
villes n'auront jamais.
Ces discours, qui avaient glissé sur lui alors, lui
semblaient maintenant pt:remptoires; il s'avouait en
Cluriant que le plus péremptoire de tous les arguments avait des yeux profonds et doux.
Restait, il cst vrai, à convaincre sa mère; seraitelle donc si hostile, la pauvre femme, qui deux jours
auparavant avouait son extr~m
lassitude "( Et voilà
qu'il arrangeait toutes choses: ils vivraient tous
ensemble dans cette vaste Maison Verte en attendant que les circonstances permissent de racheter
EdaI?ges; quant aux terres, Il les ferait valoir après
des etudes pr?alables; Mme d'Erlanges lui confierait
quelques capItaux. Ce ne serait pas la grande fortune sans doute, mais la vie heureuse avec la femme
qu'il aimait.
Cela lui parut d'une telle évidence qu'il murmura
gaiement:
- Et ma mère qui m'accuse de ne pas songer au
mariage quand voilà en un mois la troisième femme
que je désire épouser: l'une m'avait séduit par sa
beauté, l'autre par sa fortune, celle-ci par sa bonté,
et c'est la bonté qui reste la plus p.uissante de toutes
les séductions.
Puis il ajouta avec un geste joyeux:
�'3+
MARIAGES D'AUJO URD'H UI
_ Quelle pauvre girouet te je fais vraimen t.
Une girouet te tournan t à tous les vents de son
cœur :1 n'était en efTet pas autre chose, mais
Mme' d'Erlan ges' n'était pas une girouet te; c'était
unc bousso le qui pointai t vers ,le pôle de la fortune ,
li xe invaria blemen t. Au premlc r mot pronon cé par
son !ils ellc eut un haut-le -corps; le danger qu'elle
supo~it
loi.ntain apparai ssait, ~out
proch.e, mais il
eltt été de piètre tactiqu e de l'IIre mauvai se contenance devant l'ennem i.
L'ennem i était ce pauvre Mauric e qu'elle appelai t
plus que jamais t1l1 imbécil e.
l\insi, Il s'était laissé piper comme un oison par
une [Ille sans fortune , sans naissan ce. Elle fut sur le
point de le tancel: d'une :,erte f~lc;on
; elle jugea pr.udent de se contenl !' pour Jug~r
de l'étendu e du ptml;
elle eut un sardol1 lque sounre , en écoutan t la péroraison: un tableau bibliqu e de la vie en commu n.
Mais elle se dit que pour lui débiter de pareille s
balourd ises, il fallait qu'il fût terrible ment épris;
or, devant un amour ardent, l'éterne lle ressour ce
des sages est d'opére r une diversi on: témoin
Mentor qui, sournoi sement , jeta Téléma que à la mer.
Lu mer, pour elle, c'était ce grand Paris où il
fallait au plus vite le replong er. Elle savait aussi
que les digues imprud emmen t élevées change nt les
cours d'eau paisi bles en torrent s impétu eux; elle se
r0solut à ùissimu ler.
- Mon chcr Mauric e, dit-elle avec un léger persiflage où se cachait son irritatio n, je suis quelqu e
peu surpris e d'une ouvertu re à laquelle rien ne
m'avait prépar0 e. Je ne l'Muterai aucun de tes arguments; si j'ai bien compri s, c'est non ~c1:lemnt
lc
consen tement dc la mère que tu solliCItes, c'est
aussi cclui de l'associ ée. Autrem cnt dit, ce mariage ne
;)cut être possibl e que si j'augme nte de mes revenus ,
les revenus fort aléatoir es de M. Gérard ; tu n'as
aucune flll'tune personn elle, mon cher enfant, tu lc
~ais
bien.
Il répond it uvec amertu me:
- Je le sais, ma mère, il n'est nul besoin de mc
lc rappcle r. Je sollicita is, il est vrai, le consen temcnt
de ce lle que vous appelez mon associé e et que je
v~)Udrais
associe r toujour s à toutes les joies de ma
VIC, parce qu'il me sembla it vous avoir
entendu e
c\0pl.orer la fatigue 'lui vous accable , parce que le
manage de votre fils avec une femme au cœur
�:MARIAGES n'AuJoUlw'IIur
135
, impie et bon, dans cette vie de province que vous
a\'el aimée, devait vous rendre, à mail avis, le repos
l.!l le bonheur. Je pensais que la fusion des int0rêts
assurerait à tous une existence large et facile. C'est
donc pour votre bonheur, autant que pour le mien,
que je vous supplie de ne ~ oint séparer nos L'xish:nces; si vous refusez, le consentement ue la mèr<l
me suffira. Je me présenterai à M. Gérard les mains
\ides, mais non en oisif et en paresseux. Je serai le
travailleur prenant sa part de la besogne et la plus
grosse part encore; j'entends être le premier levé,
çouch6 le dernier, j'entends apporter à celte œuvre
de la reconstitution du sol, tout ce que l'activité et
l'intelligence d'un homme peuvent fournir. Voilà ce
que je veux faire, parce que celte vic me plaH, parce
que ces gens me plaisent, parce quI.: moi aussi je
suis las.
Il parlait sans emportemen1, sans faiblesse, en
bomme résolu.
Elle écoutait, sérieuse et consternée; c'était plus
grave, beaucoup plus grave qu'clic lH.: l'avait présumé: non pas un caprice, non pas une amourette,
mais quelque chose de ferme el de fort.
- Alors, dit-elle, Mlle Gérard exige que vous
fassiez la folie de donner votre démis llJl1 et J'abanJonner votre gagne-pain.
- Christiane ne sait rien encore, ma ml~re,
j'aurais cru manquer au respect que je vous dois si VIl~S
n'eussiez été prévenue la premIère de mes Întelltions; je retournerai demain à la Maison Verte; ju
vous serai inliniment reconnaissant de m'y accol11pa~ner
pour ~aire
lé!: démal:che d'usage.
Elle compnt qu'Il fallUlt 'absolument ga/jner du
temps ; elle compr!t aussi qu'elle l'avait blessé en
soulevant la question pé cu niai re, c'était tll1e maladresse en ce moment.
- J'irai avec toi, Maurice ; la mère a dot1l'lé sen
consentement, elle ne le reprendra pas, et l'ass.ciée
ne demande qu'à y joindre le sien; mais pourrais-lu
m'en vouloir, mon cher enfant, d'avoir plus de prudence qu'un amoureux. Je t'avouerai que ton projet
me séduit par bien des côlés: quitter Paris où ma
santé s'altère, où mes forces dimmuent, où je ne me
'e ns plus le courage de continuer la vie à laquelle je
m'étalS astreinte, revenir dans ce pays, au milieu de
parents et d'amis, serait pour moi un véritable
honheur . La jeune fille que tu as choisie est, ainsi
�1:;6
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
que tu l'as dit, simple, intelligente, douc~
ct bonne;
néanmoins, comme le peu d'argent que Je possède,
qui est à t i comme à moi, représente le morceau
de pain qui pré~ef\'a
.ma. ,:iei}lesse ~e la misl:re, je
Ile puis l'aventurer. J'al rcslsli.! à Pans à l'entraine.
ml.!nt des sp0<:u[alions où tant d'autres ont succombé; je résist<..:rai ici au doux mIrage d'une vie
heurl!use, tant que je n'aurai pas pris de sérieuses
in['lrmations . Je te prie donc de difTérer un peu la
d0marche décisive l[Ue tu me demandes; laisse-moi
le temps de consulter. Tiens, j'accepte l'arbitrage de
notre cousin Robert; nous lui exposerons la situation ; il I.!st homme de bon conseil et je me condui,·ai d'après ses a vis.
Elle le vit ébranlé, et se (it in inuan(e :
- Tu ne peux savoir combien je désire que cet
avis soit favorable au penchant de (on cœur; ce
serait si dur de me séparer de toi. Nous irons ensemble demain, comme tu me le demandes, 1 rendre
<:ongé de cette charmante enfant que j'espère bien
appeler ma fille; mais donne-moi, je t'en supplie,
quelques jours de réflexion; n'engage pas de luttl.!
avec moi, je .ne veux que ton bonheur.
Elle paraissait si sind:re, si désireuse de lui complaire, (ju'il céda et fit la promesse qu'clk réclamait
de lui; JI lui en coûtait beaucoup pourtant de s'en
aller ainsi sans dire à la pauvre fille un seul mot
d'amour; mais il espérait, par ce sacrilice, amener
plus aisément a mère à seconder ses desseins.
Le lendemain, Mme d'Erlanges J'accompagna à la
Maison Verte.
Elle e montra grncieuse, aimable, empressée, elle
remercia M. Gérard avec une reconnaissance émue
de l'accueil fa it à son fils; Maurice, au contraire,
intimidé par la surveillance maternelle, gén6 par sa
promesse, resta r0servé, froiù et silencieux, et c'e~t
pourquoi Christiane ne sut pas ce que son ami avait
vu dans l'onde transparente de la petite riv~e.
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
137
XIX
Si la résolution de Maurice semblait inébranlable,
celle de Mme d'Erlanges était plus ferme encore;
l'imminence du danger accroissait son énergie; rien
ne devait lui cOllter: ni ruses ni sacrifices, pour
conjurer le péril.
Ce fut ainsi qu'un jour, en rentrant de son bureau,
Maurice trouva sa mère en tête à t(:te avec son cousin le gral~d.
agriculteur. Il n'avait point été pr~venu
de cette VIsIte.
- J'exposais à Robert, dit-elle, notre cher projet,
je lui disais mon désir de remettre entre tes mains
notre petite fortune; j'agirai d'après ses avis.
N'avait-elle pas dit autre chose ou füt-ce le rôle
d'arbitre qui intimida Rohert ? Lui, autrefois si plein
de confiance si affirmatif, se montra hésitant, pusillanime; certes, il ne niait pas avoir dit que la terre est
la nourricière infatigable et déploré la tendance des
gens de noblesse à vendre leurs domaines patrimoniaux; mais autre chose est de conserver ou d'acquérir, de demeurer ou de revenir.
- Pourtant, si la culture est rémunératrice, dit
Maurice avec impatience.
- Rémunél:atrice 1rémunératrice 1 Qui peut savoir
Le prix du blé diminue
ce que ?emalll r~st:ve?
tous les Jours .
Maurice interrompit :
- V.o,!s ne parliez pas ainsi il y a quatre ans,
YOUS dlslez ...
- Il Y a quatre ans, il y a quatre ans ...
Puis brusquement:
- Tenez, Maurice, abandonnez ces projets insensés. Laissez à votre mère son argent, gardez votre
position; épousez la jeune fille que vous aimez,
qu'elle vienne habiter ici avec vous, que son phI'!
vende ses mauvaises terres, c'est le meilleur conseil
que je puisse vous donner.
�138
.1ARTAGES D'AUJOURD'HUI
Ainsi parla cet apôtre de l'exploitation rurale;
Maurice se leva d'un bond:
- Non, non, dit-il avec violence, je ne conseillerai
pas à M. Gérard <l'échanger sa simple et franche vie,
contre la vie de mensonges que l'on mène ici; je ne
lui conseillerai pas d'enclurer les tortures que nous
subissons; non, cela, Robert, je ne IL! ferai pas.
- Alors, mon pauvre ami, renoncez à épouser
Mlle Gérard, ce sera certainement le parti le plus
sage.
- J'y renonce, dit-il tristement.
Mme d'Erlanges dissimula sa joie sous quelques
paroles de regret. Elle crut avoir gagné la partie,
mais, quelques jours plus tard, elle s'aperçut Cjue les
vents changeaient; Maurice avait dlné chez Gustave
Trémeur; celui-ci, marié depuis un mois à Emilia
Stoby, étalait complaisamment devant s n ami les
douceurs de sa lune de miel. Les jeunes époux
habitaient au cinquième étage un microscopique
appartement; le dIner fut si slmple et si exigu, q ~e
Maurice l'eût sans peine dévoré à lui tout seul; malS
l'homme ne vit pas seulcment de pain, et Gustal'e
Trémeur en était la vivante preuve: gai, content, il
admirait, jouissait, exultait, el son bonheur était si
sincère, si évident, si indiscutable, que Maurice
l'envia.
Quel be~;oin,
après tout, d'être si riche? Ne pouvait-il être heureux lui aussi, même à Paris?
Et il s'enquit de toutes choses: du chifTre du
loyer, du gage de la liervante, de la dépense journalière. Comme il fai ait part à Mme d'Erlanges de ses
connaissances récemmenf acquises, elle comprit le
nouveau danger et tomba dans une méditation profonde. Décidément, le mal était grave, il résistait à
l'absence, il résistait aux sages conseils du cousin
Robert. Il fallait frapper un grand coup. Ah 1 si elle
n'a\'aÏ! pas eu à lutter contre ce dernier obstacle, le
manque d'argent, elle eût fait partir Maurice pour
quelque long voyage, mettant entre Christiane et lui
les mers et les continents. Elle eût cherchu à le distraire de son amour par la vue de scènes nouvelks,
par le séjour dans des contrées inconnues; mais
pouvait-elle sans folie lui faire abandonner le modeste
emploi qui était pour lui le pain assuré ( Pouvaitelle entamer le faible capital qui représentait pour
elle la sécurité de sa vieillesse. Alors que faire?
Longtemps elle chercha, longtemps elle médita, per-
�MARIAGES n'AUJOURD'HUI
13')
plexe, désespérée. Tout à coup, une idée traversa
son esprit: Gustave Trémeur ne montrait à Maurice
que les roses de la vie bourgeoise, elle lui en ferait
sentir les épi:1es.
Le résultat de sa méditation fut que Maurice vit
sa ml:re arriver un matin dans son burcau. C'était la
première fois qu'elle s'y présentait, étant d'avis que
la liberté du travail de l'homme doit être respectée.
Très surpris de cette visite, il le fut plus encore
en constatant qu'elle était mise avec une simplct~
confinant à l'in~gec.:
une ,obe de soie détei~l!
un chapeau defralchl, des gants éraillés; alll Sl
vêtue, ce n'était plus la grande dame du faubourg
Saint-Germain, mais l'une de ces petites dévotes
dont on aperçoit sur le seuil des églises l'étroite
et mince silhouette.
Avant qu'il eût questionné, elle dit:
- Pardonne-moi d'être vcnue te déranger, c'est,
tu le penses bien, un motif sérieux qui m'amène;
j'aurais besoin de toi pour quelques courses urgentes, peux-tu m'accompagner?
- S'il le faut absolument?
- Absolument.
Il se leva et la suivit. A la porte, un fiacre attenùait. Mme d'Erlanges ouvrit la porti~e,
jetant au
cocher un nom de rue qui fut pour Maurice une
nouvelle surprise:
- Rue Nollet, aux Batignolles.
Qu'est-ce que sa mère pouvait avoir à faire dans
ce quartier perdu?
Dans la voiture qui roulait d'une allure lente:
- Ca~son,
Maurice, dit-elle. Te rappelles-tu
~on
ar~lvée
à Paris il y a six ans et notre première
discussion? Nous avions l'un et l'autre établi un
b~dget
e.t par conséquent deux plans de vie. Ce fut le
mien qUi prévalut. Je te remercie mon cher enfant
·
J" al éc l
1 ta soum 1sSlon.
(e
loué, '
donc j'avais tort; par)
ma faute, nous avons passé six années pénibles je
n'aurais pas le courage de continuer la lutte.
'
Elle fit une pause, puis ajouta:
- C'est pourquoi je viens de sous-louer notre
appartement. Un preneur s'est présenté: un Italien,
le prince Cavalien. Ce sera pOUl" lui un pied-à-terre
pour y déposer des meubles superbes et des tableaux de grand prix: malheureusement, ces
tableaux sont en gare, il a hàte de les mettre en lieu
�140
MARIAGES D'AUJOURD'HUi
sllr j nous devons donc livrer l'appartement dans six
jours .
Ahuri, il répéta:
- Dans six jours ... le prince Cavalieri...
Elle di1 :
- Oui, c'est bien prompt; mais les olTI"CS de sous..
location sont assez rares. J'ai donc traité et maintenant nous allons visiter une aulre demeure; je l'ai
ch(\isie J'après tes instructions d'autrefois: maison
d'honnête apparence, escalier commode, premier
étage, deux chambres à coucher, une salle à manger,
un salon, une mansan.le. J'ai assuré une cuisîni(:re,
une brave fi Ile qui arrive de sa prov1l1ce; nous dlnerons chez nous désormais, ce qui permettra de diminuer le budget de la toilette.
- Il me semble, - dit-il avec amertu~,
- que
vous l'avez modifié déjà; je vous eusse été reconnaissant de retarder d'un jour ou deux cette réforme.
- Comment, dit-elle, tu me fais des reproches,
quand les réformes que j'accomplis ont pour but
d'assurer la possibilité de ton mariage.
Elle posa la main sur l'épaule de son fils dans un
geste de caresse maternelle:
- Tu n'aurais pu amener la jeune fille que tu
aimes dans notre rez-de-chaussée de la rue de
Varenne, ici tout le monde sera à souhait.
La voiture s'arrêtait devant une maison d'apparence honnête, honnête, c'était tout: la façade sur la
rue dénotait quatre étages semblables, aux fenêtres
étroites régulièrement superposées; la porte ouvrait
sur un vestibule. carrelé de noir et de blanc, un
e calier un peu obscur montait en spirale jusqu'aux
étages le s plus élevés j la cpncierge sortit de sa loge
obséquieuse, familière, elle précéda les vi iteurs,
faisant sonner ses clefs l'une contre l'autre et
bavardant:
- Monsieur va voir un bel appartement tout
remis à neuf, et commode.
- Ouvrez, dit-il agacé.
Le verbiage de la femme, l'apparence de la maison,
la vulgarité du vestibule, tout l'indisposait.
Ils entrèrent et visitèrent. Ainsi qu'il l'avait prévu,
c'était d'une laideur banale: largeur, longueur, bautel~",
tout y était mesuré et compté; les tentures
aV~let
la tonalité terne des papiers à bon marché
qUI veulent paraître chers; cela ressortait de tout
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
J'I·I
l'ensemble, un de ces appartements que les petites
bourgeoises trouvent distingués.
Tandis que la concierge débitait son boniment, il
regarda sa mère; elle paraissait ravie et faisait
chorus:
- Oui, c'est très commode: voici ma chambre,
Maurice, et voilà la tienne, la plus grande naturellement; du salon, nous ferons la nursery.
Curieuse, la concierge se rapprocha, la signification du mot anglais lui ayant échappé, elle interrogea:
- Qu'est-ce gue vous en ferez, madame? C'est un
bien joli salon. Que madame voie le beau papier doré.
Maurice, de plus en plus agc~,
se rapprocha de
sa mère, et la prenant à l'écart:
- Je vous en prie, ne précipituns rien, cet appartement est si laid.
- Laid 1 je ne trouve pas, il re emble en mièUX à
tous ceux que tu me faisais \,j~tcr
lors de notre
arrivée à Paris.
- Restons encore rue de Varenne, jusqu'à ce
que la question de mon mariage soit résolue, dit-il
d'une voix h~itane.
- Non, laisse-moi faire.
Et s'approchant de la concierge, dIe lui remit le
denier à Dieu.
Maurice vit au visage de celle femme subitement
rembruni, à la raideur qui remplaça l'obséquiosité
de ses manières, que Mme d'Erlanges avait rompu
avec ses habitudes de générosité. Elle le remarqua
aussi, car dès qu'ils t'urent dans la rue, elle dit
en riant:
- Je crois que la brave concierge avait mieux
auguré de nous; j'ai donné la somme strictement
réglementaire; puisqu'il n'y aura plus aucun mystl:re
!Îans n?~re
vie, ~l est inutile de soudoyer nos gens,
Je me jais une loie de vivre ainsi à ciel ouvert et
sans mentir.
Elle paraissait satisfaite; mais Maurice ne l'étaitpas.
Les jours qui suivirent le jetèrent dans l'affolement inhérent aux changements de résidence. A
peine était-il sorti de son bureau que sa mère l'accablait de commissions; il fallait courir rue NoHet,
prendre les mesures de chaque panneau, la hauteur
des plafonds, il fallait faire des acquisitions réputées
superflues jusque-là et devenues tout à coup indispensables, remplacer par deux lits confortables le
bahut et la banquette de l'antichambre, acheter un
�142
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
service de table, de la batterie de cuisine; elle le
trainait partout, malgré sa ré sis tance, l'ennuyant de
tous les petits détails d'un ménage, l'assommant des
interminables marchandages auxquels il devait
assister.
De fait, ces économies prétendues commençaient
par d'assez fortes dépenses, il en fit la remarque
amèrement:
- Tout cela pour échanger la rue de Varenne
contre les Batigno1\es.
- Non, Maurice, pour échanger la misère dorée
contre le confortable. Nous serons très bien.
Si du moins ces acquisitions eussent été jolies,
artistiq ues, élégantes. Hélas 1 tout était de la plus
désespérante vulgarité.
- Bah 1 disait Mme d'Erlanges avec une imperturbable bonne humeur, le tout est de s'y faire
les yeux.
- Mais nos beaux vieux meubles, dit-il.
- Ah dame 1 ils sont encombrants, le plus sage
serait de les vendre.
Il se récria.
- Alors nous les garderons, ils toucheront au
plafond, mais ils entreront, je m'en suis assurée.
Oui, oui, je sais , ils seraient mieux dans le cadre
d'un appartement de dix mille francs; nous ne pouvons pas mettre dix mille francs à notre appartement, n'est-ce pas?
Il était bien forcé de le reconnaltre, et, sur ce
point, aucune discussion ne s'engagea.
Le sixième jour il assista à ce terrible branle-bas
du déménagement; il vit part il' la dernière voiture
de meubles, il resta seul dans le grand rez-dechaussée désert. Jamais ces deux superbes chambres
ne lui avaient semblé aussi spacieuses, il en contemplait les hauts plafonds à poutrelles avec un mélancoliq ue regret.
«.C'est la vie, pensait-il: .désirer et regretter;
l'ai-Je assez maudlte, celt~
eXistence d~ luxe apparent, de mensonges, et maIntenant que Ja vais entrer
dans la vérité, je me sens le cœur inquiet. Chri stiane 1 Christiane 1 »
.
Ce nom si doux, qu'il murmurait comme le matelot
murmure le nom de Notre-Dame, ne lui apporta
aucune consolation. Christiane ne pouvait lui appa. '
!"altre ni dans cette orgueilleuse demeure ni dans le
modeste appartement des Batignolles, il lui fallait le
�:l\1ARlAGES D'AU]OUJW'HUI
143
cadre poétique de la forêt, des grands tilleuls ou de
Id prairi .
Il se perdait en ses n~,eris
regardant vaguement
dans le salon désert l'ombre du soir qui tombait. Un
hruit de pas le fit tressaillir; le concierge disait:
- l\ladame la princesse peut entrer, elle est chez
elle maintenant; le déménagement est terminé, tout
le nwnde est parti. Dois-je accompagner ces dames r
Une voix aigrelette, rieuse et mordante, répondit:
- Merci, c'est inutile, laissez-nous .
Puis, sans s'occuper davantage du concierge, elle
()()nlinua:
- Très beau, cet appartement: le cadre qui con·
,icnt à votre princière beauté, Evelyn. Vous me
permettez de vous appeler Evelyn malgré votre titre
glorieux?
Une seconde voix, dont Maurice reconnut l'accent
exotique, r6pliqua:
.
- Oh! Margaret 1 je serais ingrate si j'oubliais ce
que vous avez fait pour moi.
- N'en parlez pas, chère. Vraiment, cet appartement est superbe; combien de chambre r
- Deux seulement, cc n'est qu'un 1 ied-à-terre en
attendant que votre excellent père ait terminé les
affaires de Guido et que nous puissions partir pour
notre palais.
- Ne trouvez-vous pas étrange, Evelyn, de venir
habiter l'appartement de Maurice r
- Étrange 1 pourquoi? On habite toujours l'appartement de quelqu'un, à moins d'avoir, comme GUldo,
III palais de ses ancêtres.
- Mais vous l'avez aimé, et il vou aimait tant. Ne
pensez-'vous jamais à lui?
. - .Co~ment
pourrais-je songer à lui depuis que
1~
SUIS pnncesse ?
Marguerite reprit:
- C'est pour moi trl:s étrange qu'on puisse oublier
si facilement un homme tel que M. d'Erlanges. Ah!
s'il m'eût aimée, moi ...
E,lle eut un petit rire n~rl'eux
ct continua:
_ On ne peut tout aVOll', n'cst-ce pas? et ma part
,-,st assez belle.
- Très belle, certainement, Margaret; voulez-yous
visiter la seconde pièce r elle est encore plus
magnifique.
Les deux femmes pénétrèrent dans le salon, Mauriel! ne s'y trouvait plus.
�144
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
En reconnaissant (es voix des visiteuses, il avait
jeté sur sa mise ce coup d'œil instinctif de tout
homme soigneux de lui-même, quand il va paraltre
devant des femmes, surtout devant celle qui a
dédaigné sail amour. Or. la mise de Maurice, en cet
in stant, était déplorable: ks vêtements salis, le linge
fripé, les mains poussi':rt:uses, quelques brins ûe
paIlle dans les cheveux.
- Je su is aITreux, pensa-t-il.
Il avait cherché une retraite et, comme l'antichambre se trouvait vide, il s'y glissa, gagna l'escalier et revint rue Nollet. II fut durant toute la
soirée si nerveux, d'une humeur si e~écrabl
que
Mme d'Erlanges, toute joyeuse, crut au triomph e
dt!finitif.
Durant les semaines qui suivirent, sa conviction
s'aITermit; elle avait voulu faire sentir à Maurice les
ennui domestiques, elle le rît si habilement qu'il
s'y laissa prendre ct n'éventa pas la mèche.
La cuisinière se trouva exécrable, les repas se
composaient régulièrement d'une viande brellée et
d'un légume trop sa lé. On dut la renvoyer j sa remplaçante, sans avoir plus de tal ent, avait quelques
vices qui néceslt~r
sa mise à la porte immé.
diate. Et ce fut un défllé de créatures insolentes ou
gourmande, tous les péchés capitaux y passaient.
Mme J'Erianges disait, se lamentant:
- C'est que nous ne pouvons pas offrir les gros
gages, les gages nécessaires pour payer l'honnêteté.
On s'y résolut pourtant; ce fut une brèche dans le
budget. Alors il y eut d'autres gémissements: le s
fournisseurs volaient, le chauffage doublait de prix,
la dépense devenait excessive; elle alignait des
chiffres sous le s yeux de ~au.ric,
et il se sentait pris
de découragement. Les 1l1vltahons à tllner se faisaient rares, il se prenait à les regretter.
Mme d'Erlanges, en quittant la rue de Varenne
avait fait des visites d'adieux: l'élat de sa santé'
disait-elle, l'obligeant à passer les hivers dans I~
Midi, son fils sc rapprochait de sa maison de banque
ce qui expliquait l'Installation rue Nollet.
'
L'indifférence avec laqu elle ces confidences furen t
écoutées lui fit comprendre le peu de place qu'el~
tenait dans le monde parisien et tout ce qu'il lui
avait fallu de ruses et de. savoir-fai re pour y être
reçue. Dès qu'elle eut qUItté la rue de Varenne,
on l'oublia.
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
1.15
Maurice, comme tous les hommes très occupés,
n'avait que peu de temps à donner aux visItes.
N'étant plus tenu par sa m1:re au courant des historiettes ayant cours, il ne tarda pas à se sentir un peu
étfanger dans ce monde qui vit ~urto
de reportages
et de cancans.
Sa pensée alors revenait à cette Maison Verte où
il était si bien compris, où il comprenait si bien les
moindres chose~,
où tout l'intéressait. Il se demandait ce qu'il advenait des chiens, des chats! des
vaches et même des poulets; il se surprenait en
ouvrant le journal, à chercher la cote des céré'ales
pour savoir si le blé, l'avoine et l'orge avaient monté.
La Maison Verte avec ses larges ct simple prodigalités lui fai sait l'df.:! d'un Eden.
, - Quelle vie heureuse nous aurions là pourtant,
murmurait-il.
Et un jour de gelée, il ajouta:
- Quelle belle chasse dans notre forêt.
Ah 1 si le verdit;! de son cousin Robert eüt été
,moins inexorable 1. .. Quant à épouser Christiane
pour vivre avec elle à Paris, il n'en avait pas le courage; devant la perspective de difficultés inces santes
de mesquine s économies, son amour dMailiait.
'
xx
Chl"istiane à ll'fargueri/e.
« J)epuis trois semaines, je vous ai un peu négligée,
ma chérie; la faute en est au second chapitre de
mon roman; il vient de se terminer et il n'yen aura
ras d'autre.
« Il y a vraiment d'étranges rencontres dans la vie:
l'inconnu de la forét, se trouve être le fils du 'plus
cher ami de mon pere: .M. d'Erlanges. Il était en
visite chez notre cousl!1e de MénJ1c?Url; n0l!s
l'avons retrouvé à cette fete des. proce~slOn
don~
le
"ous ai parlé, nouS avons renou~
c.onnalssance et Il.a
demandé à mon père la. permissIOn de nous venir
voi r ,. le lendemain il tenait sa promesS.e et sans doute
�146
IARJAGES D'AUJOURD'HUI
tout se fùt passé dans lt; froid cér.:!monial des visites
au salon, SI la Providence n'cllt mis sur sa route un
char de foin renversé. Ce Parisien a le cœur compati 'sant, il a oHert de très bonne grâce le secours de
ses deux br<\s. Or, il Sc trouva, toujours par la
yolont.:! de la Providence, que le chariot était tralné
par notre cheval, conduit par notre domestique,
chargé de notre foin et que j'arrivai s, moi aussi, sur
le lieu de la catastrophe.
• TOUS travaillamcs ensemble à réparer le désastre; puis il voulut aider mes faneuses à dresser les
meules, car un orage s'annonçait.
" De cc travail en commun, de notre préc.:!dente
rencontre dans la forêt, il résulta une camaraderie
franche et simple entre lui et moi, qui est devenue
une très sérieuse amitié. Ce rut une joie dans la
monotonie de mes journées d'attendre sa venue, de
causer avec lui; la Mai on Verte était en fête, tant il
V apportait de gaieté.
• cc Le charmant ami 1 et comme notre ~ie
serait
différente si des revers de fortune ne l'avaient forcé
à vendre son château il y a six ans. On di ait qu'il
a \'uit reconstitué sa fortune: ce s()nt là des bruits
mensongers, il gagne sa vic dans un bureau; c'est
pourquoi, son congé expiré, il est parti. Oui, parti,
Marguerite, et le roman est fini: le prince Charmant
a rencontré dans la forêt une bùcheronne qui n'était
pas une princesse, mais une très )?aU\Te fille.
« Ma chère petite Marguerite, Il faut m'écrire, me
parler de vous, des choses qui vous touchent.
« Jamais je n'ai cu plus granJ besoin de votre
alTection, je vis si seule; parfois, des découragements me saisissent, une lassitude de tout ce qui
m'entoure, découragement, lassitude que rien ne
just ific ni n'explique, si ce n'est ma grande déception de n'avoir pu aller à vous.
a Que je voudrais 'ous revoir 1
« Parlez-moi de votre prince Guido, de la belle et
hlonde Evel]'n, ce doit être ul1e douce chose de se
sentir si éperdument aimée.
« Parlez-moi du marqui de Rllcheplate, de votre
/lmi Marbert et même de 1Ilme Maigret; moi je vou'
r6pondrai en vous donnant des nouvelles de mon chat
Gris-Gris, de mon vieux Sultan et de mes poussins;
car je n'aurai désormais rien de plus intéressant à
IvUS dire.
( CHRISTI.\NE ••
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
l.Jï
Marguerite à Christiane.
« èhristiane, machère, ma bien-aimée Christiane,
jamais vous ne m'avez écrit une lettre si triste et si
découragée; qu'avez-vous?
• Laissez-moi vous poser une question, en vous
suppliant de répondre en toute sincérité, comme vous
le fericz à votre pi;re s'il vous interrogeait:
« Christiane, aimez-vous M. d'Erlanges? Et si vous
l'aimez, pourquoi ne l'épousez-vous pas? il est de
ceux dont vous m'avez tracé le portrait : bons,
honnêtes ct braves, trop fiers pour étaler leur
misère, mais si on les rencontre, avez-vous dit, il faut
aller à eux, et leur tendre la main.
« Ce sont à peu pri;s vos paroles, et ces paroleslà, que j'ai retenues, je vous les répi;te aujourd'hui.
" Oui, Christiane, si vous aimez Maurice d'Ep
langes, il faut aller à lui la main tendue, car lui aussi
doit vous aimer.
« Comment en serait-il autrement? Comment
aurait-il pu rester insensible au charme de bonté,
de beauté, de simplicité, de grandeur d'âme qu'il v
a en vous? Pourquoi n'allez-vous pas à lui? Ce n'est
pas sa pauvreté qui vous arrête, c'est donc la vôtre,
c'est que vous ne vous trouvez pas assez riche pour
faire la démarche osée, mais généreuse, que vous me
conseillez.
" Christiane, avez-vous oublié que vous êtes ma
sœur d'élection et que tout ce que j'ai est à vous?
Oui, je comprends, je n'ai rien que ce que mon père
me donne, et vous mettez en doute qu'il consente
à doter une seconde fille. Eh bien 1 vous vous trompez.
•
« Je l'ai sondé ce matin à ce sujet, afin de ne point
vous leurrer d'un chimérique espoir. Voici sa
réponse:
• - Ton amie, ma chère petite, n'accepterait pas
la somme que tu voudrais lui offrir, son pè're bien
moins encore; je l'ai vu une fois, c'est un homme
d'une fierté ombrageuse, il repousserait nos dons
et même s'en montrerait offensé; il est un moyen de
concilier, et tes généreuses intentions, et la fierté de
tes amis. Je vais lancer une très grosse affaire qui
donnera du cent pour cent; que M. Gérard nous
�qS
~IARGES
D'AUJOURD'HUI
prête son nom et entre dans le conseil d'administration, je lui promets d'ici à quelques mois un résultat qui lèvera tous les obstacles s'opposant au
mariage dont tu me parles. Dis-lui, pour le décider,
(lu'il se trouvera en noble compagnie: le prince
Cavalieri, par exemple.
" .J'ai remercié mon p(;re avec effusion. Comme il
est bon et comme il s'entend à surmonter toutes les
difficultés. M. Gérard acceptera, n'e t-ce pas? C'est
la fortune qui frappe à votre porte, car toutes les
entreprises de mon père réussissent, non seulement
1 arcc qu'il est doué d'une haute intelligence, mais
surtout parce qu'il est d'une honête~
rigide, le
public a confiance en lui ct répond à ses àppels;
il sait que le banquier Jcfrenach ne lui proposerait
pas de ces alfaires Jouteuses comme il y en a malheureusement tant.
«Savez-vous que je connai M. d'Erianges, que
nous avons passé quelques jours ensemble à Trou,·ille et que Je puis, sans que la chose lui paraisse
étrange, lui parier de vous? J'y mettrai toute la prudence voulue, soyez tranq,uille.
Vite un mot, ma Christiane, et ne me refusez
pas. Laissez-moi la joie d'être pour quelque chose
dans votre bonheur.
c Votre petite
0(
MARGUERITE . •
Christiane à },[a"gllel·jte .
folie, Marguerite, une folie dont
• Mais c'est ~lI1e
je ne sais si je dois rire ou me fâcher. Quoi 1 parce
qu'un homme nous a fait quelques visites de bon
voisinaf-:e, vous en concluez que j'en suis amoureuse
et que Je veux J'épouser 1
« Je vous en prIe, ne donnez. aucune suite à ce
projet insensé, vous m~
~les:icz.
J'ai pour M. d'Erlanges beaucoup d'amitié, mal' aucun amour.
«~Rcmeriz
au si votre père de ses bonnes intentions; je ne possède Roint une fortune comparable à
la vOtre, malS cette fortune est suffisante pour la
implicité de nos goùts, nous ne désirons pas l'augmenter.
« .Te vous prie instamment de chasser de votre
petite tête romanesque tous les projets que vous
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
149
ayez conçus, c'est à cette condition eulement que
je vous embrasse et reste votre amie.
C(
CHRISTIANE .•
Marguerite à Chrislialle.
« Pourquoi cette lettre si dure et si sévère, Christiane, ct cette terrible menace de ml) reprendre votre
amitié; quel crime ai-je donc commis r
« Est-ce d'avoir supposé qu'un charmant homme
pouvait vous plaire? Est-cc d'avoir cru que le devoir
de mon amitié était d'écarter les obstacles vous
barrant la route du bonheur?
«
i ce ont là des crimes, je suis prête à les commettre encore. Christiane, laissez-moi revenir sur ce
sujet qui a tant excité votre colère et vous faire un
aveu.
« Je connais M. d'Erlanges beaucoup plus que
vous ne le supposez, c'est donc pour lUI tout autant
que pour vous que je reviens à la charge. Vous
rappelez-vous ce que je vous ai conté de ma jolie
compagne Evelyn Stobyet de la préférence accordée
par elle à un prince de cinquante ans sur un homme'
Jeune qui l'aimait?
« Cet homme, je ne vous ai pas dit son nom, ce
secr~
n'~tai
pas le mien, puis la chose me semblait
n'avoir pour vous aucun mtérêt : c'était MaUlice
d'Erlanges.
« Il a été, à Trouville, l'hôte assidu de ma villa
dans une intimité quotidienne; j'ai pu le juger comme
on juge un acteur que l'on voit en scène quand on
est dans !-Ine loge ~e
premier rang.
« Eh bien, Maunce d'Erlanges, ce grand premier
rbie, a été irréprochable dans son amour, dans sa
jalousie et dans sa défaite surtout. Il a fait une
retraite magistrale d'une dignité hautaine qui lui
a conquis à jamais mon estime, mon admiration, m.a
sympathie et même quelque chos~
de plus. OUI,
vraiment, j'en ai rêvé de votre Maunee:
.
al~er
da.Ils sa tnstesse silen« Je le voyais. s'~n
cieuse et je me dIsaIS qu'Il serait doux qe le consoler.
Je résolus d'être dans sa vie une fée, un bon ange,
une sorte de domino noir « qui n'attend pas mêc~
hélas' un amour qu'on ne lui doit pas».
�ISO
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
savez, Christiane, que les résolutions de ce
sont chez moi suivies d'un prompt effet; malheureusement, M. d'Erlangcs étant parti pour je ne
savais quel pays. force me fut de remettre à plus
tard l'exécution de mes bonnes intentions. En attendant, pour ne pas perdre de temps, je m'occupai du
mariage de son Evelyn, estimant que ce serait un
premier service à lui rendre de le débarrasser de
cette fille ambitieuse qui chercherait à le reprendre
si le prince lui échappait.
« Tandis qu e je me InTai s à cette débauche de com·
passion, le beau ténébreux, que j'imaginais plus
sombrement désesp éré qu'un Werther, jouait tout
au contraire le rôle de chevalier errant, puis celui
de Tircis et du berger d'Arcadie. Je li ais avec surprise d'abord, avec un éclat de rire ensuite, le récit
de l'omelette dans la forêt, de la voiture versée, de la
fenaison, des gaie s causeries .
• Or, chérie, il n'est point besoin d'être un psyétait
chol9gue pour conclure que si c~ dés~pr
un SI Joyeux compagnon, c'est qU'li avall rencontré
sur sa route la consolation suprême.
« Christiane, je suis S(lre qu'il vous aime et osez
me dire que vous ne le croyez pas, VOliS aussi; cela
étant, voulez-vous laisser passer le bonheur auprès
de vous sans étendre la main pour le saisir, ou plutôt sans permettre à yotre petite Marguerite de faire
pour vous ce que YOU S fcri ez pour elle?
« J'ai fait prier M. d'Erlanges à l'un de mes five
o'clock qui aura lieu dans quatre jours; ne soyez pas
1Ine méchante orgueilleuse, ma Christiane, écrivezmoi: « Je vous donne carte blanche» et laissez-moi
agir.
~enr
« Vous
u MARGUERITE.
J)
Quand Christiane eut achevé la lecture de cette
lettre, elle ne put retenir un geste de souffrance;
ainsi ce n'était point fini. Le refus formulé avec tant
de peine, il fallait le répéter encore, mentir de nouveau à sa meilleure amie, repousser l'offre de sa
clairvoyante affection.
Elle sc raidit dans sa fierté. Puisqu'il était parti
sans mettre en son adieu un mot d'espérance, c'est
qu'il ne l'aimait pas, c'est qu'elle s'était méprise
sur le sens de ces paroles murmurées si doucement
tandis que l''A ngelus tintait : « Je voyais tant de
choses dans l'onde transparente de votre rivière,
�~rARIGES
D'AUj0U1W'rrUI
151
Gue. je ,".oudrais '"ous dire. » M~pris.e
des ~hose
aussI à la slglllficatlOn du regard profond, dont 11
l'al'ait envelopoée en disant: « A demain. »
Demain l. .. Comme elle l'avait attendu ce lendeles
main, avec quelle ém?tion, elle. avait compt~
heures, les minutes qUI la separaient du revoIr; et
quand une des voitures de l\lérincourt s'arrêta
devant sa porte, quand Mme d'Erlanges en descendit,
elle n'avait plus douté de son bonheur.
IIélas! cette visite fut une dtlception cruelle. Elle
se rappelait les phrases banales, l'amabilité sonnant
faux, puis la réserve gênée de l\1auricc, cette réserve
qui persista jusqu'à laderni<:re minute, jusqu'au dernier salut d'adieu, si compassé ct si froid.
ElIe s'était méprise, il ne l'aimait pas, ou du moins
il ne l'aimait pas d'amour. Ces choses entrevues dans
la transparcnce de la rivière nc la concernaient en
ricn j'il avait achevé sa confidence, sans doute c'est
d'une autre femme qu'il eût parlé.
Alors, à quoi bon accepter l'aide de Marguerite,
offrant de faire clisparaltre l'obstacle de sa pâUl'reté.
Puis, si peu experte gu'elle fût en ces sortes de
choses, elle comprenait que le banquier Jeffenach
ne donnait rien pour rien; en échange de la fortune,
il demandait l'honneur du n0111, elle St; rappelait
la supplication de son pi.:re : « Je ne veux pas revoir
cct homme l je ne veux plus être tenté par lui. "
PourquOI chercherait-e1Je à faire fléchir cette fière
c~nsie,
puisque Maurice ne l'aimait pas? RéuIII sant tout son courage, elle écrivit à son ami-e une
Jetlre menteuse, sc refùsant à la douceur des confide.nces, tandis que de grosses larmes obscurcissalcnt ses yeux.
xxr
Au moment où Maurice d'Erlange~
lut mtroduit
dans le salon particul~e.
de 1\1arguel:lte JeITenach,
le cercle
la jeune fille jeta un cn Joyeux et, qUltan~
qu'elle présidait, courut au nouvel arnvant, les
deux mains tendues:
�15 2
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
- Monsieur d'Erlanges, que je suis heureuse de
vous voir, j'ai tant de choses à vous demander.
Ce fut à peine si elle lui laissa le temps de serrer
en passant la main du baron Marbert, du marquis
de Rocheplate, du petit Yügger, à peine si elle lui
permit de saluer Mme Maigret, l\1me Stoby, Emilia
Trémeur et quelques autres femme s ; elle l'entrainait
vers un élégant petit boudoi r attenant au salon:
- Mon ouen '<e/iro, dit-elle, nul n'y entre sans ma
permission, c'est ici que je donne mes audiences.
Nous pouvons cau er, on ne nous dérangera pas.
Parlez-moi d'elle, comment va-t-elle? Dans queUes
dispositions d'esprit et de cœur l'avez-vOlis quittée?
Elle entassait les questions dans son impatience:
- Je ne vois pas bien clair, ras bien net, elle ne
répond pas, se dérobe; mai s à travers les li gnes,
moi qui l'aime tant, qui la connais si bien, je sens
une telle, une si profonde tri stesse.
Puis, attachant sur le jeune homme ses yeux
perçants:
- Serait-il possible que vous ne l'aimas siez pas?
II restait interdit par la brusquerie de cet interrogatoire.
Elle reprit plus doucement:
- Si vous saviez avec quelle passion je désire la
voir heureuse et aussi quel intérêt profond vou s
m'inspirez, vous ne me refuseriez pas votre confiance.
I! s'inclina courtoisement:
- C'est moi qui vous remercie, mademoiselle,
de me faire l'honneur de vous intéresser à moi.
- Alors répondez.
Elle s'interrompit, elle venait d'apercevoir le
museau futé du petit Yügger qui passait à travers la
portière.
- Attendez, dit-elle, on nous écoute et il faut que
nous puissions causer librement.
Elle appela:
- Ici, baron Mat·bert.
Le beau Marbert, depuis que Marguerite n'était
plus là pour secouer sa paresse, se balançait à
l'écart sur un rocking-chair, distrait, ennuyé; il se
leva et s'approcha avec empressement.
- Dick, le vais vous confier un poste d'honneur:
VOU$ allez apporter ici votre chaise et faire bonne
garde sans dormir, il vous sera seulmn~
j1ermis
de bailler. J'ai à parler sérieusement avec M. d'Er-
�lIARIAGES D'AUJOURD'HUI
153
langes, vous veillerez donc à ce que personne ne
nous interrompe, à ce que personne non plus nt.
s'approche de trop près; quant à vous, mon .bra \c
Dick, vous pourrez écouter si bon vous emble,
l'OUS entendrez peut-être, mais vous ne comprendrez
pas, parce que la langue que nous allons parler
n'est pas la vôtre.
Le baron Marbert éclata de ri re et, s'emparant
d'une pincette, se mit au port d'armcs, debout
devant la p.orte. du bo~dir,
tandis que le petit
Yügger s'élOIgnait d'un aIr penaud.
- Maintenant, dit-elle en revenant vers Mau riee
nnus pouvons causer; je vous écoute.
'
JI ne s'était point préparé à une aussi complète
confession; comme il se taisait, elle s'impatienta:
- Répondez-moi tlonc, monsieur Maurice.
La familiarité de ce prénom qu'elle répétait pour
la seconde fois le fit snurire : à Trouville, elle l'appelait M. d'Erlanges. Il comprit que ces deux
Jeunes filles avaient dù parler de lui en échanseant
leurs confidences et que c'était une amie 'lU! l'interrogeait.
- Voyons, voyons, répétait-elle, en frappant le
parquet du bout de son petit soulier, personne ne
veut me répondre, ni elle, ni vous, et pourtant j'ai
quelque intérêt à savoir la vérité .
- Que puis-je vous dire, mademoiselle? Vous
me demandez si j'aime Mlle Christiane, car bien que
vous n'ayez pas prononcé son nom, c'est bien d'elle
q lI'il s'agit?
Elle 1'1l1terrompit :
- Et de qui s'agirait· il ? Qui pourriez-vous aimer?
Evelyn? Je ne vous fais pas l'injure de croire que
votre cœur est resté attaché à cette vaniteuse
poupée; non, non, je parle de Christiane, de ma
chère, de ma belle, de ma bonne Christiane. Vous
ne sauriez croire combien je l'aime pour Je bien
qu'elle m'a fait, c'est grâce à elle qy~
le. ne me suis
pas laissé entamer par le monde ou Je VIS, par cette
âpre curée de l'argent et, quand. une nausée me
monte aux lèvres, c'est à elle que Je pense pour le
r~conft.
Ah! oui , je l'aime 1
.
.
Puis d'une voix tout à coup assourdIe, elle aJouta:
_ J~ l'aime ù tout lui sacrifier. Maintenant, à
votre tour, l'aimez-vouS?
11 dit simplement:
- Oui, mademoiselle.
�J
S+
:MARIAGES D'AUJOURD'HUI
-Etelle'?
- Elle 1 Je ne le lui ai jamais demandé.
Pl'cstemcnt Marguerite répliqua:
- Pourquoi donc j>
- Parce que je ne puis l'épouser et qu'~le
est
dc celles à qui l'on ne parle pas d'amour sans parler
de: mariage.
- Et pourquoi ne pouvez-vou l'épouser, je vous
'2 rie j>
- Pourquoi, dit-il amèrement, oh 1 pour la plus
simple, la plus vulgaire et pourtant la plus impitoyable de toutes les raisons, parce que Je vis dans
un monde dont les nécessités et les exigences ...
Il s'arrêta. Il venait de surprendre dans les yeux
clâirs de Marguerite une eXI ressian de stupeur, de
désenchantement. L'intelligence très vive, très affinée
de la jeune fille avait compris, il était inutile qu'il
s'expliquât davantage.
.
- Comment, murmura-t-elle, vous aUSSl, vous
que je croyais si au-dessus des autres. Alors vous
ne la trouvez pas assez riche. Oh 1 monsieur d'Erlanges 1 monsieur d'Erlanges 1
D'ErJanges 1... Elle ne l'appelait plus Maurice.
Et voilà que le blâme de cette jeune Cille lui devint
iilsupportable. Il s'expliqua, se démontra, s'analysa
pour s'excuser.
- Je vous remercie de la flatteuse opinion que
vous aviez de moi, dit-il; hélas 1 je ne la mérite pas.
De mon père, j'ai hérité les gOllls simples; mais j'ai
hérité aussi une certaine nonchalanct.: crMe par trois
ou quatre générations d'hommes sans profession,
n'ayant d'autre règle que les prin~es
.d'ho~neur,
d'autre occupation que leurs plalsu's : VIC facile de
gentilshommes campgn~rds,
la .ch~se,
la pêche,
les courses à cheval. J'al vécu alllSl Jusqu'à vingtsix ans, parfaitement heu~x,
et de tout cela j'ai
gardé longtemps la nostalgIe, tians ma vie de Paris.
Ce fut un rude changement: au lieu de l'air libre
des champs, des granus arbres, des fo·rets. l'atmosphère étouffante d'un bureau, et le soir, un autre
esclavage dans les salons où ma mère m'entralnait.
Un monde qui ne me ressemblait en rien, où je me
sentais dépaysé.
" Mon cœur n'avait pas quitté Erianges, et pourtant je ne sais comment cela s'est fait, ce monde
que je n'aimais pas peu à peu s'est emparé de moi;
il m'a infusé ses idées, ses désirs et quand j'ai voulu
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
155
me reprendre, je ne me suis plus retrouvé. Voilà
pourquoi je n'al pas dit à votre amie que je l'aimais.
Il continua, baÎssant la voix comme s'il se parlait
à lui-même.
- Et pourtant ces vingt jours passés aupr'.s
d'elle ont été des jours de paradis; je sentais les
forces de mon cœur renaître, j'aspirais à vilTe là
toujours. Il m'a fallu revenir ici ct les cloutes m'ont
repris. .
Elle écoutait, les yeux grands ouverts, clans une
surprise désillusionnée: elle avait cru cet homme
si courageux, si fort"si supérieur à tous les autres;
elle avait eu pour lui tant d'admiration et voilà gu'il
diminuait, se rappetissait, honnête toujours, mais si
faible qu'eUe ne le comprenait pa .
Non, elle ne pouvait le comprendre, elle qui sentait en elle tant de courage et d'énergie, elle qui
tenait de son pi.!re l'esprit aventureux et conquérant;
de sa mère, la femme perdue, l'entraînement pas sionné et fougueux; tandis que lui, ainsi qu'il l'avait
dit, était d'une race dont la facile existence avait
énervé les forces.
- J'espérais, dit-elle lentement, qu'il n'y avait
entre vous qu'un malentendu; peut-être, de part et
d'autre, une fierté trop exr.esslve; je pensais que
vous redoutie7. seulement de ne point être aimé.
Elle se leva.
- L'entretien est termi né, je n'ai plus rien à vous
dire, plus rien à vous demander. Vous manquez de
courage, monsieur d'Erlanges, de confiance en Dieu
et en vous; je ne suis pas votre confesseur et, de ce
péché-là, je ne vous donne pas l'absolution. Et maintenant, allons délivrer le pauvre Dick.
Ils sortirent du boudoir; avant de se séparer, ellè
regarda la haute taille du jeune homme, le toisant
de bas en haut, avec une imperceptible moue de
d,,;dain; elle murmura entre ses dents ces mots qui
rendaient sa pensée enti<:re :
- Je le croyais plus grand.
�156
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
XXII
C'était la veille de NoM.
Au dehors la neige, le froid, plus rien de vel1 à la
l\Iaison Verte: les plantes grimpantes auxguelle
elle devait son nom étendaient sur les murs grIsàtres
le lacis de leurs rameaux noirs, les grands arbres
frissonnaient sous leur linceul de givre et la terre
semblait une jeune morte recouverte du suaire blanc.
Tout était triste au dehors et triste au dedans;
pourtant la chaleur, le bien-être et la vic régnaient
dans la maison.
Assis devant un grand feu, auprès d'une table
chargée d'objets aux formes bizarres, Christiane et
son père travaillaient activement. De ce travail, au
premier abord, il eût été difficile de reconnaltre le
but; c'étaient des bouts de planchettes, des morceaux de carton, des lambeaux d'étoITe ; l'eu à peu,
cela prenait tournure, on distinguait des formes de
navires, des toits de maisons, des robes de poupées.
Alors, M. Gérard, comme un artiste eR extase
devant son œuvre, s'écriait gaiement:
- Regarde donc, Christiane, je me surpasse;
admire un peu ce pantin-là. Att.ends, attends, je
vais lui vermillonner les joues, LUI faire une moustache à tourner la tète de toutes tes poupées. Combien en faut-il encore, avançons-nous '?
Elle se pencha vers une corbeille où des pantins
des poupées, des maisons, des voitures, se trou~
\'aient . d.éjà entass.és, tout cela ~ien
simple, bien
maladrOitement fait par des OUVrIers novices. Elle
eut un soupir.
- Ils ne sont pas difficiles, pensa-t-elle, grâce à
Dieu.
Puis, tout haut, elle dit:
- Je crois, père, que le compte y est, ' nous en
ayons pour tous.
Elle se leva.
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
157
- Je vais à la cuisine pour faire cuire mes
gâteaux.
Dès qu'il fut seul, une tristesse. passa dans ses
~eux.
Il resta pensif, jouant machInalement avec le
dernier pantin, ~andis
que son regard a,~lit
s'assombn%ant. Eh OUI! la nelge dehors et 1 Isolement, la
tristesse au dedans· et jamais, jamais d'enfantins
~dats
de rire pour égayer la vieille maison.
Un craquement, le bruit sec d'une chos~
qui se
brise; il venait d'écraser le malheureu,· pantm. Il en
jela les débris dans l'âtre, prenant p!aisir à voir
ilambcr la pauvre marionnette, co.mme SI elle eût été
chargée des crimes d'Israêl; pUIS, s'approchant de
la fenêtre, il regarda au loin.
Devant lui, à perte de vue, la neige étendait sa
blancheur glacée. Il aperçut au bout de l'avenue un
petit homme qui arrivait à grands pas.
- Tiens! c'est maltre Doucin, dit-il, que peut-il
me vouloir?
Il se réjouit de cette visite qui l'arrachait à ses
pensées ct joyeusement, avec la mobilité de sa
nature, il alla au-devant du notaire.
r,,1allre Doucin, au courant des embarras d'argent
de son client, apportait une proposition d'achat
pour l'un des meilleurs champs. Il savait que la
chose serait difficile à enlever; dix fois déjà il en
avait été question, et toujours, au dernier moment,
1\1. Gérard reculait. Cette fois il s'était muni d'une
promesse de vente qu'il saurait bien lui faire signer,
il Y mettrait, s'il le fallait, un peu de brusquerie,
comme le font les chirurgiens avec les malades
I"dcalcitrants.
Que diable 1 il avait fait des avances et n'était
point fàché de rentrer dans ses déboursés.
Pour s'aflermir dans cette rGsolution il était parti
par ce temps de neige, à pied. la promesse de
vente roulée dans sa poche; cette petite affaire terminée, il reviendrait chez lui en passant par Mérincourt.
M. Gérard, sans défiance, ~'avnçit
à sa rencon.
tre dans une bienvenue conl1ale :
_ Doucin 1 Mon brave Doucin! Quelle bonne pen.
sée de veJ'lÏr nouS VOlr par ce temps de loup; entrez,
entrez vile, pour vous dégeler un peu.
. .
Il l'entraînait vers la chambre chaude, le faIsait
asseoir au coin du feu, près de la corbe.ille où sé.
chaient les pantins, les bateaux et les maIsons.
�158
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
Certes, ce n'était pas pour s'occuper de ces misérables jouets que maltre Doucin avait quitté sa
. bonne étude; mais, soit un peu de gêne au moment
d'exposer le but de sa visite, soit compassion, soit
toute autre chose, il demanda distraitement:
- Eh! monsieur Gérard, qu'est-ce que c'est que
toutes ces petites horreurs-là? Allez-vous monter
boutique pour le jour de l'an?
M. Gérard riait de son rire bon enfant:
- Des petites horreurs 1. .. si Christiane vous entendait : ces petites horreurs, entendez-vous, vont descendre du paradis; c'est l'enfant Jésus qui, la nuit
prochaine, les apportera.
Puis, plus sérieux:
- C'est une idée de ma chère fille, une pitié de
tous ces pauvres petits sabots qui, sans elle, resteraient vides, une pitié de la tristesse des mamans.
Depuis son retour de pension elle m'a demandé pour
étrennes de les remplir, les petits sabots: jusqu'ici,
Doucin, ce m'était un bonheur de faire. venir de Paris
une caisse de jouets; mais, cette année, Christiane
m'a déclaré que c'était impossible: la bourse est
vide, vous le savez mieux que personne, mon digne
ami. Alors elle eut l'idée de confectionner elle-même
ces humbles jouets. J'ai pris ma part du travail. Quelques planchettes, quelques ficelles, voilà un pantin,
un peu d'étoupes dans un lambeau d'étoffe, voilà une
poupée; quelques coquilles de noix, voilà un mênage; de vieilles boites sont devenues des arches
de Noé, elles sont habitées par des marrons d'Inde,
par des pommes de terre dans lesquelles nous
avons sculpté quadrupèdes, reptiles et oiseaux.
Avec un plaisir de grand enfant, il étalait sur la
table toutes les merveilles dont il énumérait les
splendeurs, et maltre Doucin se sentait touché de
cette charité simple, il en oubliait le but de sa visite,
s'amusant, lui aussi, des pantins grotesques, des
bêtes difformes. Les deux hommes riaient.
- Mlle Christiane est la bonté même, dit le vieux
notaire.
Ce mot ramena sur le visage de Fr6déric Gérard
l'ex pression de tristesse morne que l'arrivée de maltrc Doucin avait dissipée.
- Oui, elle est la bontt! même, ma pauvre fille.
Puis, brusquement, dans ce besoin de confidence qui était le fonds de sa nature faible:
- J'espérais tant qu'un jour vous auriez à dresser
�:MARIAGES D'AUJOURD'HUI
159
un contrat de mariage; ce !our ne viendra jamais.
Ah 1 pauvre fille que son pere n'a pas su enrichir
dans un siècle où l'argent seul èst roi. Non, non,
~e
que je
Doucin, ne protestez. pa's ; je .sais tr1:s bi~n
dis. Parbleu, on devllle que Je ne m'ennchlS pas.
Tristement il ajouta:
- C'est vrai, pourtant, que cela m'est plus sensible aujourd'hui. Je suis un vieux fou, je m'étais
bercé d'un rêve; je croyais que la Noël serait cette
année si joyeuse, que nous serions trois à la célébrer; qui ne l'aurait cru comme moi, Doucin? Quand
j'ai vu Flavie ramener ce ieune homme au pays et
quand je l'al vu, lui, venIr ici sans cesse, J'al cru
qu'il avait un secret dessein. Je le recevais de mon
mieux, je l'attirais, je l'encourageais et chaque jour
je m'attendais à la démarche solennelle. J'ai cru à
tou t cela, mon pauvre ami, j'ai eu bien tort, car Maurice d'Erlanges est retourné à Paris; Flavie l'a lais~
1 artir sans agir en faveur de mon enfant.
- Le lui avez-vous demandé? dit le notaire.
- Demandé, non, jamais, et pourtant vingt fois
déjà je suis allé la trouver dans cette intention . .Te
voulais lui dire: Il Fais quelque chose pour Christiane. » Cela, de loin, me paraissait si simple, mais
arrivé là, je ne sais quelle timidité, quelle honte me
saisissait, je revenais sans avoir parlé.
11 ajouta plus bas, d'un accent triste:
- Je suis un mauvais père, je ne sais rien sacrifier pour dIe: ni mon honneur ni ma fierté.
Sa voix 6tait si douloureuse que maître Doucin en
fut ému. Il n'osait plu maintenant parler de cette
promesse de vente dont il sentait le pli dur dans la
poche de son paletot. C'était au fond un cœur très
1endre que ce vieux notaire.
- Voyons, .voyons, monsieur Gérard, dit-il affectueusement, nen n'est encore d6sesp6ré ' vos affaires
huml vos aHaires ... mais vous êtes d~
côté pater~
nel le plus proche parent de Mme de Mérincourt,
donc son héritier, et si elle mourait sans tester, ce
qui après tout est possible ...
_ Non, interrompit l\~.
Gérard, ce n'est pas une
femme comme Flavle qUI meurt sans lesler; elle est
trop habituée à songer ~ l~ mort. N'~st-ce
pas le
sujet de ses longues méditatIOns Mounr 1. .. Ce mot
sur ses lèvres prend un accent.d alé~.res;
el!e prononce « mourir» comme les vieux disent «Vivre "
comme les jeunes disent « aimer». Et, de fait, elle
7
�160
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
n'a guère vécu pour autre chose: mourir, bien (mourir, en marquise de Mérincourt, avec un testament
sure rbe qui fera l'émerveillement de tous, sauf des
héritiers légaux qui se verront frustrés.
- Vous avez bien fait de me rarler, monsieur
Gérard, un ami peut, à l'occa sion, intervenir. Si
l'occasion se rrésente, comptez su r moi.
Et maintenant il s'en allait sur la neige durcie,
trotti nan 1 de son pas hâtif, résolu à mener les choses
à bien.
Que diable 1 elle était bonne, la marquise, il le
savait mieux que personne et quand il lui aurait
parlé ... Ce rOle de Providence ne lui déplaisait pas.
Il se comparait aux braves notaires d'antan qui
étaient l'arbitre de toutes les de s tinée s, qui aidaient
aux mariages, et même, parfois, dictaient et inspiraient les testaments.
« De fait, sc disait-il, qu'est -ce que je risque? De
la m~conter?
bah 1 elle me pardonnera, ce n'est
pas p0ur si peu qu'on quitte un notaire qui mérite
toute notre confiance. Eh 1 eh 1 ils ne so nt pas si
nombreux, ces notaires-là, par le temps qui court.
Du reste, j'ai du tact et du savoir-vivre; je dirai seuh.:mcnt ce llui peut se dire et s'entendre.»
,
Ce lut l ans ces dispositions courageuses que
mallre Doucin arriva à Mérincourt. Introduit aussit6t, il se félicita de la chance qui le favorisait.
La marquise, assise dans le hall, y faisait dresser
et orner un colossal arbre de Noël. Dans les corbeilles, des montagnes de vêtements de toutes sorte s : petites robes, capu/c hons, fichus de laine,
ju pons, et des livres de messe. Elle para!s sait si
pleinement satisfaite qu'il cr~t
l'heuI:e propice pour
présenter sa requête. Il pnt de lOin et conta les
apprêts modestes auxquel il venait d'assister.
- Oh IJ1as un arbre magnifique comme celui-ci,
ce sont e très simples Jouets qui seront placés
dans les petits sabots, suivant la vieille coutume de
notre province.
Le visage de Mme de Mérincourt exprima la désapprobation.
- Une vieille coutume, dit-elle, qu'il serait à propos de laisser tomber en désuétude. Pourquoi enseigner aux enfants le mensonge? Pourquoi leur faire
accroire que le divin Rédem(lteur descend par la
cheminée? Ne vaut-il pas mieux leur dire que le
IUdempteur descend dans le cœur de ses fidèles et
�:-.r
IU.\l;ES
n'AUjOURD'llUI
1(>1
y fail nallre la divine vertu de charité? C'est pour-
quoi je pense que l'a~bre
.deNoC:1 es t, en tous points,
préférable aux ,ouets ll1utlles.
de N~. Çiérard, dil-i1, n'eM
- La position pécuni~re
ras pe rmis une forte depense; l'a! dans ma 1 och.e un
acte de l'ente de la meIlleure partie de sa propnélé;
ie le lui portais pour le faire signer, ct, vou le diraile, madame la marquise, le courage m'a manqué; il
est bon, Mlle Chl'1sLÏane' est si " intéressante. Di: '
qu'on saura qu'il:; vendent leurs 'terres, et toul se
sait clan ce pays, adieu les épouseurs j on dit déjà
beaucoup trop qu'ils sont ruinés.
Et comme elle ne répondait pas, il continua, hésitant un peu:
- J'avais fait un rêve en voyant.i\1aurice d'Erlanges
revenir au pays, et, mon Dieu, je peux bien avouer
que le brave garçon m'intéresse et que je m'intéresse
aus~i
à Mlle Ch ri stian e, j'ai vu naltre ces deuK
enfants-là.
- Pardon, dit-eHe, je crois que nous allon, man- ·
quer de bougies.
Elle se leva, donna quelques ordres, fit attacher
les robes, les jupons, les capelines. Elle inspectait
ces menus détails avec la lenteur grave et quasi
royalc qu'elle apportait aux moind res de ses actIOns,
sans hâte, sans ennui, comme sans plaisir. Maltre
Doucin, un peu penaud, la regardait, sc tenant à
l'écart, fl airan t sa disgrâce.
'1 J'aurais mieux aimé être rabroué, pen sait-i l, cette
fa«on hautaine de ne pas répondre es t plus humilia nte cent fois .•
Les colifichets, capelines, fanchons, flottaient au
hasard des branches; les livres de prit:res, un peu
lourd s , fai sa icnt plier les rameau x, lcs petites robes
et les jupons !,'enroulai cnt autour du tronc d'arbre.
Bien que ce bric-à-brac constituat un spectacle fort
laiJ, la marquise l'hono ra d'un sourire .
- C'est très bien, dit-elle, nous sommes prèts
d'avance, car nos enfants ne sero nt pas ici avant une
heure.
Elle revint vers le notaire:
_ S'il vous plaH que nous parlions de choses
sérieuses, vcner. a \'ec moi, j'ai du reste à vous consu
�ter
.
Elle le conduisit à sa chambre à coucher, une
chambre d'un aspect monastiqu e, sévère: au milicll
du panneau principal, le Christ rhontrait à Margue/
96-VI
�lG:l
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
rite-Marie son cœur sanglant; il Y avait aus:;i de~
têtes de saints auréolées, une vierge blanche, des
reliquaires et à la tête du lit, au-dessus du bénitier,
cette inscription: « Dieu seul. faisait briller es
lettres d'or sur un fond de velours noir.
Elle s'était dirigée vers un secrétaire, l'ouvrit, en
tira une large enveloppe, puis désignant un si\:ge au
notaire:
- Ne craignez pas de m'avoir déplu j on vous a
chargé de plaider une cause sans doute j vous l'avez
fait de votre mieux j mais v ici ce qu'il faut répondre à ceux qui vous ont envoyé:
.
« Si ce qu'on réclame de moi est un secours de
quelques billets de mille francs, je suis prête à les
offrir; mai si, comme j'ai cru crmprcndre, on me
demande soit pour aujourd'hui, soit pour plus tard,
soit à travers ma vie, soit après ma mort, de constituer une dot de fille riche, cela, maltre Doucin, ni
aujourd'hui, ni demain, ni jamais je ne veux le faire;
parce que, à ['heure présente, il y. a des intérêt s plu '
sacrés que les int~rès
de la faml11e, parce que mon
légataire universel sera mon MaUre, le Seigneur
Jésus.
« Ne savez-vous pas, continua-t-elle, qu'on le crl1cifie de nouveau? Ne savez-vous pas qu'on l'a arraché
cie nos écoles, lui qui avait dit: « Lais ez venir à moi
tous ces petits enfants. " Ne savez-vous pas qu'on
veut lui enlever ses prêtres? Que bientôt on le chassera du chevet des mourants? Je voudrais avoir des
milliards à donner à sa cause, Tout est à Lùi, toul
est POlll' Lui, l'éternel Persécuté, le divin Martyr, lé
eul Amour de mon cœur.
JI sc taisait, un peu suq~ri
<;l'une tel~
vé~menc
chez cette femme d'ordina lre SI calme, SI froIde; ellc
continua:
- Mon testament, vous allez le voir; je vous
decharge du secret professionnel envers ], rédén..:
Gérard, vous pourrez lui dire quelles sont mes .1e1'nilTes volontés.
Elle lui tendit l'enveloppe.
- Lisez; donnez-moi votre avis de légiste, c'est au
notaire que je m'adresse, ce n'est plus à l'ami.
Voici ce gu'illut :
« Ceci est mon testament :
« Aujourd'hui, rS octobre 10 .. , fête de sainte
Thérèse, après avo ir imploré les lumières du SaintEsprit, afin de conformer ma condUIte à la volonté
,
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
16:~
divine, sans rancune et sans haine, n'ayant pour but
que la gloi re de Dieu, je dispose ainsi des biens dont
la bonté du Seigneur m'a faite dépositaire.
« J'institue mon exécuteur testamentaire ct I~ga
taire universel mon neveu, le colonel marquis
Rodolphe de Mérincourt, à charge par lui de réaliser
ma fortune meubles et immeubles et de prélever
tout d'abord la somme de sept millions qU'Il déposera aux pied de notre Saint-Père le pape pour
être emplo}rée par lui ainsi qu'il le jugera convenable dans sa sagesse qui ne saurait faillir.
a Le surplus de ces sept millions restera la propriété du colonel marquis Rodolphe de Mérincourl.
Je le prie, en souvenir de moi, de continuer la procession annuelle dans le parc du château.
« Telles sont mes dernIères volontés .•
- C'est parfaitement en règle, madame la marquise, dit-il, et inattaquable, je le crois.
II n'intercéda plus, sentànt bien que toutes prières
seraient inutiles.
- Merci, dit-elle; voici l'heure d'allumer l'arbre
de Noel, je ne vous retiens plus.
Il s'en alla tristement, maugréant:
« Je comprends le don des sept millions au
Saint-P~re,
c'est de la dévotion, de la foi, de l'amour;
mais ce que je ne puis admettre, c'est le surplus de
la fortune légué au colonel. Il doit hériter du château
et des terres dont la marquise a seulement la jouissance ; il est fort riche, pourquoi lui laisser cette
l'art de fortune dont ce pauvre Gérard a si grand
besoin? sur ma parole, ce qu'elle en fait, c'est pour
le nom, elle se croit Ménncourt et veut oublier
qu'elle a été Gérard. »
Le vieux notaire, au fait de l'ori gine des familles,
rêvassait en se souvenant. Au commencement du
siècle, cette vieille souche des Gérard, une famille
d'ancienne bourgeoisie, portait deux rameaux: l'un,
Gérard l'alné, possesseur de la Maison Verte,
menait une large vie de hobereau, nouait amitié avec
la noblesse et commençait la ruine que son fils Frédéric continua . Pendant ce temps, Gérard le cadet,
actif, ambitieux, int éressé , entrait dans le commetce;
• envoyé en Amérique par la grande maison Dumont
et Cie, il s'enrichissait, rentrait en France et épousait Mlle Dumont. Devenu vieux, il voulut revoir
. cette Maison Verte où il était né; sa femme était
morte, mais il amenait avec lui une jolie fillette de
�IG.I·
MARIAGES n'AU]OURD'HU!
douze an~,
nommée Flavie, qU'il faisait élevcr au
couvent du Sacré-Cœur. Celle-ci, entourée de noblc~
compagnes, prit dans la pieuse maison des aspirations aristocratiques que le mariage seul pouvait
satisfaire. A vingt ans, riche de plusieurs millions.
elle épousa le marquis de Mérincourt.
« Et c'est ainsi, conclut le notaire en frappant du
pied, que mon pauvre ami sera déshérité. »
XXIII
Mm'guen'te à Christial/e.
« Chrbtiane, un événement aussi imprévu que
surprenant vient de se produire. Je ne vous le donn e
pa'" en mille, vous ne devineriez jamais. Marguerite
.Jefftm.1ch, ce produit frelaté de la civilisation, cet
(:tre rieur, sceptique, ironique, vient d'éprouver unL
de ces commotions qui déroutent les psychologues .
• Voici comment la chose advint : ma rauvre
Maigret nlra ce matin chez moi avec cet air de chien
battu que vous lui connaissez. Je pressentais une
rC<1uête ct comm\,: rien n'est aussi amusant que la
mimique de Maigret quand elle a quelque chose fi
me demander, je m'apprêtai à jouir du spectacle;
~ Oh, Marguerite 1 si vous vouliez être tout ft
fait bonne ...
Tout à fait bonne, Maigret, ce serait excessif,
« ennuyeux et monotone, je m'y l'cfu e; mais si un
peu, un tout pet it peu, comme disait ma nourrice,
vous suffit, je m'y résigne. De quoi s'a~itl ?
« Et la voilà qui, sur cc faible encoul'agement, sort
des profl1de~
de sa poche deux cartes d'entrée
ù quelque chose et me les pr0sellte avec un geste
peureux.
« - Oh 1 Marguerite 1 si vous vouliez... il park
aujourd'hui, je serais si heureuse, si heureuse d'aller
l'en!endr> avec vous.
~ Mon premier mouvement fut un cri de révolte;
« Qu'i) parle si bon lui semble, je ne veux pa.
l'écouter. Allez-y seule , je ne m'y oppose pas.
~
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
lÛS
• Elle secouait la tête avec une infinie désolation .
va
•( - Venez aussi, l\1arguerite, tout le mond~
l'entendre, et cela VOliS ferait tant de bien.
« Je n'avais pas besoin de demander le 110m de
ce « Il>> qui parlait. • Il ~, pour ma bonne MaifJ.ret,
c'e ' t le comte de Sirvan, le conférencier dont vous
:\Ve/. certai ne ment entendu parler. Où l'a-t-e11e vu?
Com~nt
Je connaît-elle? Myst1:re profond; mai
pOUf Maigret, Dicu seul est grand et Sirvan cst son
prophi;te. Soit pour tenir ma promesse d'être un
tout petit peu h(lnne, soit par curiosité, je cédai ct
nous nOlis rendlmes à la conférence.
• Je n'avais jamais vu li.: comte de Sirvan et, au
premier abord, je crois bien que je le trouvai laid.
Dieu me pardonnû ce bJasphl'me 1 trop brun, trop
maigre, un peu voûté et paraissant plus àgé qu~
les
quarante ans qu'il a réellement; mais dès qu'il parla,
Christiane, cc fut une transformation et alors il mt
parut idéalement beau.
• Quelle ~ource
de lumit:re il fit jaillir devant nos
yeux, nO\ls parlant, avec une pitié si tenclre, de ce
tri~e
monde qui Sc meurt dc haine et qui a besoin
de vivre d'amour. Puis d'une voix ferme, sans hésitation, sans faiblesse, il dévoila les causes dc~
mis ères sociales, et en même temps indiqua !I!
reml'de à y apporter. Il a terminé'par ces mots qui
résumaient sa prédication (car c'était une prédication). Sursl/III co,-da.
I( Alors les applaudissements frénétiques, enthou.
siastes, ont éclaté, tous les as~itn
debout, toutCi:l,
les main~
levées, tous les cœurs en haut.
" El mon cœur à moi, le petit cœur défiant de
Marguerite J effenach, venait de se donner pour
touj(lUrs.
• Voila que, dans la voiture qui nous ramenait à
}'hOtel, je vois pleurer.Maigret, de \J:!l\vres vieilles
larmes roulant sur ses Joues parcheminées.
• Elle me raconta sa triste histoire; elle a un fils,
un miluvais sujet condamné pour vol; elle cache
cette honte qui l'empècherait de gagner son pain;
Je comte de Sirvan le isite dans sa prison, s'efforCe
de le ramener au bien. Et elle me parle cie cet
homme qui emploie son temps, sa vie, sa fortune à
secourir ceux qui souffrent; à consoler ceux qui
pleurent, à dL:fcndre les déshérités et à calmer les
révoltés.
« Elle ajoute:
�I(j(j
.1I1AlUAGES D'AUJOURD'HUI
« Marguerite 1 c'est un mari comme le -=omte
ue Sin'an qu'il vous faudrait.
'
« C'était mon avis. Le soir, dlnant par hasard en
t6te à tète avec mon p1:re, je le lui dis.
« - Diable, diable, Sinan 1 Sirv<1nle confêrencier,
le plus idéologue de tous nos députés?
« Oui, père.
" - Et il veut t'épouser, lui, Sin'an ?
« Cela, je n'en sais rien et, à l'heure présente,
il n'y songe guère; mais si tu veux bien l'accepter
pour genèlre, je le lui demanderai.
« - Toi? Mais tu renverses les rôles; et s'il n~
veut pas?
« Eh bien, il refusera, voilà tout, je n'en mou\'rai pas; j'cn ai refusé bien d'autres et ils n'en sont
pas morts.
« - 1'r1:s bien, et les convenances?
« Oh 1 père, que tu es vieux jeu pour un homme
de ton intelligence, il n'y a plus de convenances.
«
C'est vrai, il n'y a que des intér6ts.
Il Il resta un instant sans parler, puis il reprit:
Il C'est une chose bizarre, ma petite, que tu
aies eu cette id ée-là. Je t'avouerai qu'elle me plait
infiniment; Sirvan est mieux qu'un grand seigneur,
mieux qu'un prince, c'est la personnalité la plus
haute, la respectabilité la plus indiscutable du siècle
où nous vivons. Je te confierai que, me trouvant
assez riche, je songe à me retirer des aflaires, il faut
savojr pas cr la main à temps, et que, pour occuper
mon activité, je rêve un rôle politique. Or, l'alliance
de Sirvan me plaH, car c'e"t à droite que je v<;!ux
siéger. Je te donne donc carte blanche.
" - Carte blanche, père, ce n'est pas assez, il
me faut un peu d'aide.
/( Il devint s6rieux :
« Margucrite, si je t'aide, je ferai tout échouer;
crois-tu que Sirvan soit de ceux qu'on achète? S'il
sent ma main, il se cabrera ct tout sera dit. Avec
toi, mon cnfant, il sera sans d6fiance parce que tu
es comme lui, généreuse, chevaleresque et désintéressée. Va donc, ma petite Margot, et bonne
chance.
« Mais, dis-je piteusement, je ne le rencontre
nulle part el ce n'est pas à ses conférences que je
puis lui offrir ma main.
" - C'est vrai, dit-il. Eh bien, je me charge Ùt:
1cver cette difficulté-là.
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
167
Adieu, ma Christiane chérie, je n'ai pas le temps
de vous en dird plus long, la suite au prochain
numéro.
«
« MAI<GUERITE.
II
Margrterite à Cht"jstialle .
• Le duc ct la duchesse de Mortagné d' Ar~éi
prient Monsieur et Mademoiselle Jefl'enach dè leur
« faire l'honneur de venir tl1ner chez eux le samedi
• 2'~
février.
" Qu'est-ce que vous dites, Christiane, de cette
invitat ion-là?
« Les Mortagn0 d'Argéris, c'e t-à-dire le salon le
plus austère, le plus puritain, le plus infranchis 'able.
Je n'en pouvais croire mes yeux. Je courus chez
mon père; il sc mit à rire de ma surprise, et posant
la main sur me~
cheveux:
« Ah t pauvrette, pauvrette 1crois-tu donc qu'ib
soient tl)US des Sirvan ? Je t'ai promis de l'aide, e!\-tll
contente?
« Il Y sera? demandai-je.
« - Parbleu, s'il y era! ct on te placera à table
auprès de lui. Maintenant, ma petite, je ne peux
.
rien de plus.
• Ce diner, Christiane, a lieu dans huit jours, le
suis à la fois efTrayée et ravie. Toute mon assurance
m'abandonne; je vais être embarrassée, gauche, ridicule peut-être.
« Oh 1 que j'ai peur 1 Priez pour ffiÇ>i.
«
)0
« MARGUERITE. »
Mm"guerite à Christiane.
24 février.
~ Le dîner a eu lieu. J'espère n'avoir pas été ridicule, mais timide, d'une timidité délicieuse que je ne
croyais pas avoir en moi .
~ C'était un petit dlner intime. La conver~ati
générale roulait sur les sujets politiques et il parlait,
lui, avec une telle hauteur de vues que je restais dans
•
�168
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
une admiration absolue, oubliant tout pour l'écouter; il s'en aperçut.
« - J<:st-ce que ces graves sujets ne vous ennuient
pas, mademoiselle?
« Moi, dis-je avec une vérité d'accent à laquelle
il ne put se méprendre, je voudrais vous entend re
toujours.
« 11 a souri d'un bien joli sou rire et est retourné à
sa discussion; mais je m'aperçus que, rar instants-,
son regard cherchait le mien, comme s'Il disait:
« r.:tes-vous contente encore?
• La bonne, l'exquise soirée.
•
MAROUERITg. •
Marglleri/e à Chrisilalle.
~ Décidément, Christiane, nous fréquentons beaucoup au faubourg Saint-Germain. Je ne vous Jirai
pas que les portes de tous les hôtels s'ouvrent
devant nous à deux battants, mais le haut patronage
çle la duchesse d':A.rgéris en a entre-bâillé quelque!Sunes par lesquelle!S nous nous fauCHons. Ce sont
surtout les salons où s'élaborent les u!Uvres, où se
discutent les idées généreuses et les moyens pratiques de faire le bien.
« Mon père paye largement sa bienvenue, jamais
encore je n'avalS si bien compris la royale puissance
de l'argent. Dans ces réunions très select, je retrouve
presque toujours le comte de Sin'an, et je :iuis
chaque fois plus subjuguée par cette ame si haute,
~i incapable de bassesse, de vulgaires considérations.
« Hélas! en chacun de nous, ù l'or des bOlne~
intentions se trouve mêlé l'alliage des vanités, des
jalousies, des intérêts mesquins; chez le comte de
Sirvun, rien de pareil, toutes ses actions, toutes ses
paroles resplendissent d'un incorruptible éclat. Eh
oui, Christiane, je l'admire, je l'admire tant que c'e , l
il pei ne si j'ose l'aimer. Est-ce la force de mon admiration qui l'attire et l'amène chaque soir quelques
instants auprès de moi? Il me parle de tOlites ces
choses, de sa belle œuvre surtout: " les Harmonies
chrétiennes .• Je l'écoute avec la fen'cur d'un néophyte et parfois je me permets de l'in lerroger; mais
Je mariage ou d'amour, il n'est point question dans
•
�MARIAGES D'AUJOURD'rIUl
lt~)
ces colwer~atins-à.
L'effrontée Margot a été changée
en une timide pensionnaire.
« - Eh bien, ma petite, où en sont tes amours?
m'a demandé mon pi:re ce matin.
« - Toujuurs aux Harmonies chrétiennes, ai-je
répondu d'un air découragé.
« Diable, cela ne marche pas vite, j'au~ris
mieux de toi. Ecoute, je vais donner un bal pour
fèrer le couronnement de mon édifice, le demimilliard auquel je suis parvenu et dont ma sagt!s se
a juré de se contenter; tu te trouveras chez toi ur
1I11 terrain solide qui te permettra de manœuvrer
plus süremenl. Ecoute encore, Margot ma mie, ton
adversaire n'est pas de ccux qui capitulent, mais
qui, fii:rement, se rendent à merci.
« Oh père, nous n'en sommes pas là.
« Et lui, a\'ec un demi-sourire, m'a répondu:
« - Peut-être.
« Notre bal aura lieu le mois prochain, Christiane;
n'y viendrez-vous pas? Oh que je ~erais
heureuse
de vous a\'oir auprès de moi 1 De quelle aide, de quel
secours vous me seriez au moment d'engager la
partie dtScisive.
c MARGUliRITE. •
C/zri'liaIJe à !lfargucri/e.
C'est impossible, Marguerite, impossible, ne
tentez pas. Je. ne puis guitter mon p.ère en ~e
moment, sa sante est toujours mauvaise; malS
ciJmbien je pense à vous 1 combien mes vœux vous
accompu!!,nent 1
~ Marguerite, je fai~
pour vous la seule chose qui
!-olt -e11 n1\)11 pouvou': Je pne.
«
1110
(:HRISTIANF. . •
�(70
MARIAGES n'AUJOURD'HUI
XXIV
Au milieu tles salons de fête, du ruissellement de:;
lumières, cie la profusion des fleurs, de l'ensoleillement des lustres, du scintillement des diamants, ail
milieu de toute!> ces élégances, Maurice se sentit
pris d'une tristesse invincible et se retira à l'écart. JI
était dans un petit boudoir qu'il reconnut à sa tentnre
de soie bleu pâle tissée de marguerites d'argent.
Paris, le Tout-Paris, s'entassait chez le banquier
Jeffenach; nul n'ignorait qu'il donnait cette fëte
splendide pour cél6brer la merveilleuse réussite de
la grande affaire lanc61.! six mnie; auparavant et dont
les actions, à peine émises, avaient triplé de valeur.
On disait: « Il a cie la veine. " Et coite persistance
de la veine amnistiait les fautes passées: c'était
comme si le ciel se d6clarait en sa faveur, le justiliant par l'impunité. N ul n'ignorait 110n plus, et l'on
hasse, les uns avec
clisait cl voix haLlte et à voi~
admiration, les autre::; avec envie, quI.! c'était la
dernii::re pierre le l'édifice, le but OLI l'ambition du
banquier devait s'arrêter.
Tous avaient lec; yeux fixés sur cc millionnairl·,
trè:s fier s'il daignait les reconna1!re ct leur parler;
et lui pa sait av'ec sa même allure simple, un l'cu
lourde, ses yeux ronds qui regardaient i bien en ·
face que nul n'aurait pu mettre en doute leur sincérité, ses lèvres épaisses au large sourire, toute cctte
apparence de bonhomie qui avait été peut-être une
des raisons de sa prodigieuse fortune.
Cet homme était la personnification du sucè~;
le baron Marbert disait: « On peut parier pour lui li
coup sÜr. " Aussi, ce ~oir-Ià,
ne voyait-il autour cie
lui que les visages épanouis cie crens lui devant leur
fortune, u de gens espérant qu"illes enrichirait. Il
y avait, il est vrai, quelque part, des pauvres diallcs
dont il avait sucé l'or jusqu'au dernier écu; mai.
ccux-Ià cachaient dans une mansarde ou dans Je
fond d'une ville de province leur in:6médiable ruine.
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
17'
On n'entendait ni leurs sanglots de ùétres;e, ni leurs
nlles de mort. Qui donc ongeait à eux? Qui don.:
sunge le lendemain de la victoire aux malheureux
\aincus? Dans cette âpre lutte où les sacs d'argent
~'entr-choqu,
malheur aux faibles, aux imprudents.
gh oui, c'était une belle chose que cette apothéose
de l'or.
Maurice, de plus en plus triste, regardait passer
la foule se ruant l'crs la salle du souper.
- Qu'y a-t-il de commun entre ces gens-là et mni,
disait-il, et que fais-je ici?
Sa conscience, impitoyable, lui répondait:
« Tu fais ici ce qU'lis y font eux-mûmes, tu
cherches ce luxe dont tu ne peux plus te passer. »
Devant lui, il aperçut Evelyn avec la couronne
princière posée sur ses cheveux d'or. Elle donnait
le bras à Guido Cavalieri et souriait dans une intense
satisfaction d'orgueil; elle passa devant le jeune
homme sans lui accorder d'autre attention qu'un
signe de tête protecteur, comme une reine à un de
ses sujets. Il sentit qu'il y avait entre eux une
distance infinie et qu'elle ne se rappelait plus l'avoir
aim~.
Derril:re elle, comme de petites barques dans le
sillage d'un grand navire, suivait toute la tribu des
StoD)': les petites sœurs avec leur « sweet heart "
EmilIa avec Gustave 'l'l'émeu!'.
Dans ce moment, une voix fredonna avec une
intention quelque peu sarcastique le refrain de
Rigofello:
Comme ta ptume au vont
Femme est volage
Et bien peu sage
Qui s'y fic un instant.
C'était celte peste de petit Yügger qui s'était glissé
comme une couleuvre dans le boudoir. Bien que
Maurice ne l'aimât guère, il l'accuei llit presque avec
joie, étant dans cet état d'espri~
où tout semble préférable au tête-à-tête avec ,sot-même. Encouragé,
celui-ci reprit:
- Ah! vous pouvez vous vanter de m'avoir fait
perdre un joli pari, car j'avais parié sur vous quinze
bouteilles de champagne. Etait-elle assez emballée,
notre Margot ; après votre départ de Trouvi ll e, ellc
ne parlait que de vous, elle vous trouvait grand ,
superbe et généreux : le lion de dona Sol. Quand
�172
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
vous êt.;:s venu pour la première fois dans ce salon,
quel cri joyeu.· 1 quelle envolée 1 j'ai cru qUè; Il;
mariage était dans le sac, dan~
le sac al15S1 me~
quinze hou teilles de champagne; c'est toujours
agréable de gagner un pari. Comme je voulais avoir
ln primeur de la nouvdle, je me rapprochais un peu
de ce rideau et voilà que Mar!~ot
me dépiste et qu'clic
met en scntinelle ce gros n1010s5e de Dick; bref,
nou n'avons rien su; mais je voi bien aujourd'hui
que mon pari est Oambé. Comment diable avez-vous
fait pour vous laisser distancer de cette façon-là
- 11 est bien facile, dit Maurice, d'être distancé
quand on ne court pas. .
- Et pourquoi, s'il vous plaH, ne couriez-v~
pas? Pardon, je vous interroge, si ça vous ennuie,
ne répondez pas, du reste je puis vous le dire ... Oh!
je vous ai bien étUDié, je crois vous cfll1naltre.
- Dites-moi toujours pourquoi je ne courais pas,
demanda Mau rice.
- Vous ne vous f<'lcherez pas r
- Non, je vous assurl!.
~
Eh bien, c'e~t
parce que vous n'avez pas d'estomac. Vous avez bon pied, bon oûl, bon appétit, des
clents à broyer du fer ct avec cela un estomac qui
r0pugne à tO"lIt, q ni a des nausées, des délicatesses,
qui ne digère pas les poursuites judiciaires, mai~
qui aimerait bien digére.l~s
.millions. Pas en équilibre, {non tri:s cher; mOl )'al un estomac complaisant et solide, mais je n'ai que cela et ce n'est pas
suffisant. Tenez, voici venir celui qui nous blackboulera t()U~:
ce n'est pas qu'il ait meilleur estomac
que vous, il n'a m0me ni bon pied, ni bon ceil, ni
dents à broyer du fer imais il a un cœuret peut-être,
après tout, est-ce le rouage Je plus important pour
arriver bon premier? Regardez, regardez, connaissiez-vou.,; ces yeux-là à notre Margot j>
A quelques pa d'eux, s'efTon;ant de fendre la
foule pour arriver à son boudoir, Marguerite s'avançait et Maurice dut avouer qu'il ne lui connaissait
pas ces yeux-là. L'expression du visage de la jeune
fille était si changé qu'elle en paniissalt transf~rée;
ses yeux a~ient
perdu leur raillerie ct leur
a 'surance, ds se levaient soumis, domptés, dans
une admiration timide, vers l'homme à qui elle
donnait le bras et qui, penché vers elle, lui parlait
très bas, souriant un peu avec unè douceur de tendresse.
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
J
7:,
Quand il releva la tête, Maurice retint un cri de
surprise: il venait de reconnaltre le comte de Sirvan.
- Eh bien, ,?urmura le petit Yügger., ~tes-vou
édifié? II conJuguent tous les deux, SI JC nc me
trompe, le verbe Je plus idiot de votre languc française: je t'adore, tu m'adores, nous nOlis adorons.
Je prends Sirvan à égalité; tenez-vous r Ils paraissent
e dil'iger vers ce boudoir, allons-nous-cn, hein!
m'est avis que nous serions des intrus ici. Voule/vous souper?
- Merci, dit Maurice, je rentre; vous avez rai son,
je n'ai point d'estomac.
li s'<:11 alla mortellement tri ste, maudissant ce
monde plus fort que lui, plus bravc que lui, plus
mauvais que lui, qui le heurtait et le broyait.
xxv
Ce matin-là, Mme de Mérincourt eut une faiblesse
au moment de sc lever; celle indisposition se dissipa
vite, et, quand elle sonna sa femme de chambre, il
n'en restait d'autre trace qu'un peu de lassitude. .
Elle se fit habiller et se rendit à la chapelle pour y
entendre la messe; puis, l'office terminé, elle resta
dans une prostration de tout son être, incapable de
la méditation quotidienne, dans une douceur d'extase, comme à la porte du paradis.
Elle lai sait couler les heures, rien ne l'obligeant
à abréger le charme de ces instants.
1 regret, elle quitta la chapelle quand elle entendit sonner la cloche du d~jeun
r.
- Madame la marquise est bien pàle, dit la femme
de chambre, pourvu qu'elle ne soit pas malade;
. madame la marquise a cu bien tort de ne point partir
ponr Nice ct de passer l'hiver ici.
Mme de Mérincourt ne répondit pas. C'est vrai
qu'elle avait cu tort d'affronter les rigueurs de l'hiver
dans le· montagnes du Jura; plusieurs circonstances
J'avaient retenue; un peu de malaise au moment du
départ ct, par-dessus tout, le désir de réaliser une
�1
ï+
MARI(~ES
D'AUJOURD'HUI
économie lui Eermettant de subventionner une
passa, elle s'applaudissait de
œuvre cie plus. 'hi~er
sa résolutIOn et voici que le soleil d'avril lui causait
d'étranges malaises.
A pelOe si elle toucha aux mets qui lui furent
présentés.
- Décidément, murmura-t-elle, la tête me tourne,
le ~rand
air me remettra.
Elle sortit dans le parc, se promenant d'un pas
brisé; la douceur vivifiante de cette journée de printemps, loin de la ranimer, l'accablait.
Une brise passait, tout imprégnée de sève, de
parfums, de senteur de violette; les branches noirâtres des arbres paraissaient secouées d'espérance
en voyant reverdir leurs rameaux. C'était la vie, la
grande vie universelle, et, dans cet hymne de vie,
la marquise de Mérincourt pressentit qu'elle allait
mourir.
Ce fut une impression d'une douceur exquise,
sans terreur et sans révolte: cette sainte, dont la vie
n'avait été qu'une préparation au terrible' inconnu
de l'au-delà, reçut la récomeense de son ardente
foi. Jamais un doute n'avait etneuré son ame, jamais
une tentation n'avait fait vaciller sa vertu; le continuel sentiment de la présence de son Dieu enlc\'ait
toute horreur au redoutable passage; défaillante,
elle se laissa glisser à genoux en murmurant ces
paroles tant de l'ois redites:
- Jésus, mon Maître, je remets mon âme entre
vos mains.
Cet évanouissement dura seulement quelques
secondes.
Le parc était désert. La marquise, en revenant à
elle, se hissa sur un banc de gazon et peu à peu
reprit ses sens. Elle s'aperçut a]ors qu'eUe était au
pied de ces mêmes sapins où elle faIsait ériger le
reposoir.
- Oh 1 murmura-t-elle, comme ce serait doux de
mourir là.
Elle passa la main sur son front; le brouillard qui
avait obscurci sa vue se dissipait et, les yeux Jixé~
sur les sapins qui profilaient dans le ciel d'avril leurs
flèches sombres, elle se mit à songer à cette procession de l'été précédent.
- Ce sera sans doute la derni(;re où j'aurai ûssisté
ici-bas, je verrai les autres depuis le paradis.
Les autres 1... Un sourire effleura ses J(;vres; et
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
175
comme dIe pensait encore à sa procession bienaimée, elle crut revoir la robe du moine; dans une
hallucination, dl.: entendit distinctement le:'l paroles : " Allez et faites de même. »
Ce fut comme le son de la trompette de l'archange:
cette femme si sùre de sa piété, de ses actions, dt:'
ses intentions, se sentit pour la premil:re fois de sa
vic saisie de doute.
Un elTroi la mit debout:
- Oh 1 mon Dieu 1 n'aurais-je pas fait de même?
L'hallucination se dissipait. Ce qu'elle avait pris
pour la robe de bure, c'était le tronc d'un vieil
arbre; mais les paroles résonnaient toujours à ~on
oreille avec une lOtonation redoutable:
" Faites de même. »
C'est une heure solennelle que celle où l'on voit
la terre se dérober, le ciel s'ouvrir, où l'on sent que
le kmps est terminé et que l'éternité commence .
.\Ior tous les mensonges cessent et la véritt: apparalt.
.
La semence de vie, jetée par le moine, rencontrait
la bonne terre et la moisson germait. Un souvenir se
dressa dans la mémoire de Flavie Gérard. C'était
une veille de No~l,
devant un arbre chargé de petits
v\:tements, un vieux notaire présentait une requètc
que froidement elle repoussait.
Quelqu'un l'avait donc implorée en vain? Quel'Iu'un pour qui elle s'était montrée impitoyable,
qu'elle avait éloigné, chassé de son cœur.
Dans un examen de conscience sévère, devant ta
mort, devant son juge, elle confessa:
- C'est vrai, c'est vrai, je n'ai pas fait de même.
Pour se chercher une excuse, elle dit:
- Frédéric ne m'avait rien demandé jamais.
Une voix intérieure lui répondit:
• Il ne demandait rien non plus, l'homme attaqué
·par les \'oleurs, couché sans vie sur le bord de la
route, aussi le prêtre et le lévite passèrent, seul.le
Samaritain s'arrêta. »
L'hallucination la reprit: de nouveau, elle revit la
robe de bure, de nouveau, eUe entendit la voix d\l
Père Jacques.
Elle se leva.
- J'irai et je ferai de même.
Elle viLvenir sa femme de chambre qui,. inquiète
de son absence longuement prolongée, lui apportait
un manteau.
�17(>
1IARTAGES D'AUJOURD'HUI
- Que madame la marquise est pâle, ell..: a eu
froid, assise à l'ombre de ces sapins .
.Mme de Mérincourt posa la main sur le bras lit:
sa servante, elle chancelait un peu.
- E~t-ce
que vous ne voyez pas le Père Jacques
dt.:bout sur le tertI'o de gazon, comme il était à la
procession dernière?
- Jésu~
1 dit cette fille, madame la marquise ne
se rappelle donc plus que le Pl:re Jacques est mort
le mois dernier en odeur de sainteté.
La marquise répéta:
- J'irai et je ferai de même.
Appuyée sur le bras de sa femme de chambre, clic
regagna ses appartements.
- Priez, dit-elle, M. l'aumônier de venir aupr\:s
de moi.
La marche, le grand air l'avaient fatiguée, elle
s'assoupit dans un fauteuil.
Durant son sommeil, elle eut un rêve: elle apercevait une lumiè:re éblouissante au milieu de laquelle
Jésus, debout, lui montrait son cœur; elle se jetait à
ses pieds, mais tout à coup quelque chose s'interposait entre elle et Lui, ce quelque chose n'était
d'abord qu:un.e large enveloppe .de papier sur
laquelle se lisaient ces mots: • CecI est mon testament. • Pui. le papier grandissait, s'étendait comme
un voile, montait comme un mur. Du Christ, eJle
n'apercevait plus que le triste et doux visage, triste
d'une infinie douleur; le mur s'élevait toujours, le
visage disparut. Alors, jetant un cri d'angoisse, la
marqui 5e s'éveilla.
Son te . tamentl ... Qu'avait-elle donc fait qui eüt
déplu â son Maitre?
Elle marcha vers son secrétaire, y prit la large
enveloppe, déplia le papier, le relut.
Le Seigneur voulait bien pure l'âme de sa servante,
car il lui dessilla les yeux: la faute, ce n'~tai
pas
ces millions don~s
au successeur de Pierre, c'était
le surplus de la fortune enlevé à l'héritier naturel, à
ce Frédéric Gt:l'ard qui en avait si grand besoin,
pour le léguer à un Mérincourt.
Et dans la rigiditl': de sa conscicnce, clic démêla
les pauvres mc>tifs d'orgueil humain qui l'avaient
fait agir: ce culte excessif, cet amour déréglé du
nom, du titre qu'elle portait et aussi les puériles rancunes de sa vanité blessée par le tutoiement familier,
par le rappel importun à la naissance vulgaire, fautes
�MARIAGES D'AUJORH~
Iii
vénielles, peut-être, mais les faut.es v~niels
n entrent
pas au paradis. Toute la vanité qui avait ùicté son
choix apparut i bien aux yeux de celte sainte, que
ù'un geste épouvanté, comme elle l'eClt fait d'un
reptile, elle jeta au feu le document.
Avec un sourire de béatitude, elle le regarda se
tordre dans les flammes et se consumer: c'était le
papier, le voile, Le mur, qu'elle faisait ainsi disparaltre. Et quand il n'en resta plus qu'une pincée de
cendres noires, elle eut un soupir d'allégement: entre
elle et Jésus, plus rien ne s'interposait.
- Je vais écrire un autre te tament, pensa-t-elle.
Elle prit une feuille de papier et de sa longue
écriture:
c Aujourd'hui, 6 avril TC) •• , malade cie corps, mais
saine d'esprit, ,'institue mon cousin germain, Frédéric Gérard, mon exécuteur testamentaire, en t";moigna!:(e cie la grande estime que j'ai pour lui. »
, Qu'était-cè donc? Des flammes passaient devant
es yeux, une 90rte de brouillard rougeàtre troublait
sa vue; néanmoins elle continuait.
Il fallait donner les sept millions au pape et le reste
à Frédéric. Du marquis de Mérincourt, il ne serait
plus fait mention. Elle écrivait, écrivait, dans son
ferme vouloir, avec une terreur de ne pas arriver au
bout. Parfois elle passait la main sur le papier pour
en écarter les flammes rouges et les mouches noire~;
qui le maculaient. Elle eût voulu arrêter celte dan~c
des lettres qui tourbillonnaient, tantôt microscopiques, tantôt grandes démesurément.
- Je ne puis achever maintenant, murmura-t-elle,
je terminerai plus tard.
Elle se leva en chancelant, plaça le testament
dans le secr~tai
à la place du précédent, puis, très
lasse, revint s'asseoir dans la grande bergère, et
voilà que l'éblouissante lumière reparut, le Christ
ùu grand panneau descendit de son cadre et vint ù
elle les bras ouverts, la marquise pous, a un cn cie
joie éperdue et, dans cet élan d'amour, son arne
s'envola.
�! il:)
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
XXVI
Lp, long de la route qui conduit du chàteau il
l'église, le convoi funèbre se développait dans sa
longueur imposante. C'était non seulement Mérincourt, mais Avrigné, Briey, Valandières, Verteilles,
Fyésoll, tout le canton enfin : hommage rendu a
cette noble femme qui avait répandu autour d'elle
tant de bienfaits.
Le deuil était conduit par le marquis de Mérincourt ct M. Gérard. Toute la noblesse de la province
suivait ct aussi les familles de. vieille bourgeoisie j
puis la domesticité en sévère livrée de deuil; les
enfants des écoles, amusés, curieux; les paysans.
graves, solennels, en proie à un souci: que ferait le
nouveau possesseur du domaine? ils regardaient de
loin avec un peu de terreur cet officier en gramillniforme, tout chamarré de décorations. La route était
longue; on marchait deux à deux, les conversation:
com.nencèrenl.
Le colonel de Mérincourt disait :
- Maitre Doucin affirme qu'il y a un testament,
qu'il se trouve dans le secrétaire de la marquise.
dont il a enlev.! les clefs lui-même le jour de la mort.
Savez-vous quelque chose de son- contenu, monsieur Gérard r
- Je sais seulement, cotonel, que je suis déshérité, pour le reste, f1eu m'importe; elle donne la
majeure partie de sa ortune au pape, je crois.
- Au papel Quellcfolie. N'eût-elle pas mieux fait
de la distribuer à ses parents? s'il y a de~
1 gs,
j'espère qu'elle ne m'a pas oubli~.
- Mais vous êtes fort riche, colonel.
- Riche, hum 1 on ne l'est jamais asset. Tout le
monde n'a pas votre philosophie.
- Je ne suis guère philosophe, car j'ai une fille.
Seulement, c(}mme je n'ai rien espéré, je n'aurai
aucune (,éception.
Un peu plus loin, le marquis d'Avrigné contait
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
179
les détails Je l'événement à Maurice, arrivé de Pari:;
pour l'heure des funérailles. Elle était depuis quelqUe temps soufTrante, changée, affaiblie; néanmoins,
personne ne s'inquiétait, 011 s'était persuadé qu'clle
vivrait toujours, elle semblait faite d'un autre métal
que les autres et voilà que vendredi, l'aumônier, en
entrant dans sa chambre, la trouve renversée dp.ns
son fauteuil, les yeux grands ouverts; il s'approche,
elle ne répond pa , n'entend pas, elle était morte. Il
se pend à la sonnelle et ameute toute la maison. On
n'a pas le testament, on le croyait entre les mains du
notaire et, pas du tout, maltre Doucin déclart: que la
marqui se l'a écrit elle-même et gardé en sa possession.
Puis, avec le bavardage inhérent au désœuvrement
de la province, il ajouta:
- Si elle l'avait détruit ou si bien caché qu'il fût
int rouvable, eh 1 eh 1 cela s'est vu. Savez-vous qui
hériterait? Ce serait ce pauvre diable de Gérard pour
la ligne paternelle, et pour laligne maternelle ces ùeux
vieilles demoiselles Dumont qui sont entrées à
Mérincourt aujourd'hui pour la première fois.
J'aurais du plaisir à voir cette petite Christiane
devenir une riche héritière, quand ce ne serait que
pour contempler la chasse des prétendants.
Derrière eux, une petite voix de fau set se mêla à
leur conversation:
- Dites donc, marquis, n'en dites point de mal,
des prétendants, je m'inscris, et même je vous prie
de plaider ma cau sc. Affirmez que je l'adorai s en
silence et que j'attendais pour me déclarer. ..
Le marquis l'interrompit:
- Qu'elle héritiLt. Ah! mon petit Briey, vous ne
serez pas le seul dans cc cas-là. Il s'en trou ,·cra.
n'c.n doutez pas, de ces adorateurs du lendemain qui
pretendront être des adorateurs de la veille. Au fait,
d'Erlanges, est-ce lue vous n'y pensez pas, vous?
Hein, SI l'é!'; dernier vous aviez su ...
- Mais il y a un testament, dit Maurice qui
éproU\'a une soudaine terreur.
I~a
penséc que Christiane p.ût h~rite
de la marqUise de Ménncourt ne s'était pOlIlt encore présentée à son esprit. Ce serait un obstacle infranchissable et terrible, ces millions, s'ils venaient il surgir
cntre elle et lui.
- Un testament, dit le marquis, oui, c'est probable; dans tous les ca>, nous.. serons fixés dans
�lXO
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
quelques heures, c'est à l'issue du déjeuner qu'on
se livrera à cette recherche. Vous restez, je pense,
d'Erlanges? Vous aussi, Briey? Mérincourt garde
tous les hommes à déjeuner, restez, restez donc, le
spectacle en vaudra la peine. A propos de mariage,
vous qui arrivez cie Pans, avez-vous entendu parler
de ct!lui de Sirvan avec la petite JefTcnach? On dit
qu'elle s'est éprise de lui en l'entendant défendre à
la tribune les grands intérêts chrétien, qu'elle le
demande en mariage; mais il yale pl:re, le lerrih.le
.Tcfrenach, avec toutes ses histoires, et pendant que
Sirvan tergiverse, paf, il reçuit le coup de foudre en
plein cœur, le vo-ilà aussi épris cie la petite qu'elle
l'e~t
de lui. Que fera-t-il? Vraiment on n'en sait rien,
il est peut-être le seul homme qui puisse marcher
bravement au milieu de celle fange sans se salir les
pieds. On dit qu'à la mort du banquier on verrait des
choses étrange , peu [-être de colossales restitution$.
- Eh bien, dit le petit Briey, je trouve cela très
chic, savez-vous?
Le cNtège arrivait en vue de l'église, il fallait traverser le clmetil:re,et, devant la tombe béante, les
conversations s'arrêtèrent. Des cris, des lamentations retentirent:
- Oh 1 mon Dieul la bonne dame, nous ne la
verrons plus 1
C'tEtaient les paysannes qui, avec l'amour des gens
du peuple pour les démonstrations bruyantes, san~
aucune douleur, éclataient en sanglots. Ce furent
les seules larmes versées aux funérailles de la marquise Je Mérincourt.
Le déjeuner llui suivit l'enterrement parut long à
tous les convives; les parents les plus éloignés,
mème ceux qui disaient hien haut n'avoir nen à
attendre, ne pouvaient se défendre d'un involontaire espoir; Mme de Mérincourt avait toujours été
si également, si froidement affectueuse à tou.,
qu'aucune compétition ne pouvait être taxée de folie.
Tous lui avaient conté les difficultés de leur vie:
les uns faisant des appels à sa bourse, les autres
sollicitant des conseils. Tous estimaient avoir agi
avec autant de sagesse que d'habileté, seul,
M. Gérard ne se rendait pas ce témoignage; depui'
que Plavie de Mérincourt n'était plus, les 1ëger!'
griefs qu'il avait eus contre elle se trouvaIent
évanouis dans ce grand pardon de la mort; il se
reprochait ses innocentes taquineries, ses persi-
�MARIAGES n'AU]OURDHUl
101
éloignée de lui.
!lages qui l'avaient heurtée, froi~sèe,
Le déjeuner terminé, les hommes l'as~èrcnt
au
salon, OLI maltre Doucin, escorté de ses clercs, attendait. Le marquis prit la parole; en quelques mot~,
il exposa que, étant obliflé de repartir le soir même
pour reprendre son serVIce, il ne pouvait s\l1'seoir à
la r<.!cherchc du testament:
- Ce testament, d'après les déclarations de
maltre Doucin, doit être dans la chambre de la marquise, nous allons nous y rendre, messieurs.
Il sortit du salon, tous les hommes le suivirent;
Frédéric Gérard marchait le dernier, un peu indéc~.
- Pourquoi irais-je, pensait-il, ne fèrai~-e
pas
mieux de retourner immédiatement auprès de ma
pauvre enfant?
Une sorte de respect humain le retint.
- Bahl il faut qu'un homme sache recevoir le
eoup en pleine poitrine, sans prendre la fuite.
Mais l'dTort qu'il faisait était si clairement écrit
sur son visage, que maltre Doucin lui serra la main.
Sur le seuil de l'appartement de la marquise, tous
s'arrêtèrent, im~res(Jn':
par la gravité silencieuse de cette chambre mortuaire, par cette odeur
d'encens et de fleurs, par la rigidité dc ce grand lit
funèbre où elle venait de dormir son dernier 5,)01meil. Le colonel de Mérincourt traversa la chambre
d'un pas rapide qui sonnait dans ce gland silence;
il tira les rideau. , ouvrit toutes grandes les fl.nf!tres
au joyeux soleil d'avril qui chantait au dehors, alon;
ce fut une allégresse de vie, une . cnsatioll de
renouveau, les lugubre tentures fr(~mient,
comme
secouées d'espérance, et les hommes entrèrent,
pref;sés maintenant de savoir, désireux: d'aller
ensuite por.ter au dehors l'importante nouvelle; sur
quelques vIsages une expression de convoitise fit
dire à ce vieux sceptique de marquis d'Avrign6 :
_ Quelle troupe de loups, de vautours. Corbleu 1
il fallait attendre, c'est à peine si elle e -t inhum~e
et
nous voilà (OUS flairant sa dépouille.
Il s'exprimait ~\'ec
la ~rusqei
de ~on
francparler, prè de Illl, une VOIX ~rve
répl)~dt
:.
- Vous avez rmson, marqu!s, malS le n'al aucun
avis à donner, on sait qu'il ya un testament qui
déshérite.
Le marquis eut un haussement d'épaules.
- C'est vrai, mon pauvre GGrurd; alors, que
me
�182
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
faites-\'ouS ici? Et, au fait, qu'y fais-je moi-même?
Tenez, allons-nous-en.
Mais ils ne s'en allèrent pas, dominés maigrI! eux
par l'invincibk attrait de ces volontés dernières, par
cette force qui survit à la mort et la brave.
Le marquIS s'installa dans un grand fauteuil, commodément, pour ne rien perdre du spectacle et, un
peu gouailleur, il ajouta:
- Asseyez-vous donc, mon pauvre ami, le coup
sera rude et, si préparé qu'on soit ...
M. Gérard répondit:
- Non, je SUiS ([e ceux qui préfèrent t:tre frap~s
debout.
Maitre Doucin introduisit la clef dans la serrure
du secrétaire ct, avec la gravité d'un homme qui a
conscience de l'importance de ses fonctions, il
ouvrit le premier tiroir et commença l'inventaire.
[[ dépliait un à un chaque papier, même les notes
tes plus insignifiantes, s'obstinant à en donner
lecture à ses auditeurs impatients. Le colonel, très
nerveux, mordait sa moustache, tandis que, de
l'autre cOté du notaire, les petits visages ndés de
Mlles Dumont se crispaient d'attetfte et d'espérance;
elles étendaient par un geste involontaire leurs
griffes cie chattes comme pour saisir et lacérer tout
document suspect.
Dans le fond cie la chambre, M. Gérard gardait
son apparence d'impassibilité,et le marquis d'Avrigné,
qui le guignait du coin de l'œil, murmura:
- Sur ma parole, en fait de dignité ce bourgeois
nous rendrait des points à tous.
En ce moment, maltre Doucin faisait une pause,
se mouchait, frottait les verres de ses lunettes et
disait de sa voix: nasillarde:
- Messieurs, il nous reste un tiroir encore, puis
nous prierons ce joli meuble de nous dire ses secrets.
C'est une chose bizarre, que presque tous les testateurs s'amusent à dissimuler le pli qui contient leurs
volontés dernières; mettre son testament en sûreté,
c'est très bien, mais le mettre si bien en süreté que
nul ne le découvre ...
Il laissa glisser un regard du côté de M. Gérard.
Dès qu'il eut entr'ou~
le sixième tiroir, il jeta
u'ne eKclamation. La large enveloppe portant en gros
caractères: « Ceci est mon testament. venait de lu i
apparaltre; avant qu'il l'eilt saisie, le colonel s'en
empara, la brandit au-clessus de sa tête comme un
�11ARI4GES D'AUJOURD'HUI
18 3
trophée, tandis que les petites demoiselles Dumont
!répignaient de colère et agitaient leurs grifTes
ImpUissante"
Le marquis d'Avrigné ricana:
- Regardez-les donc, G6rard, elles vont sauter
au visagé de cet imprudent soldat.
Le colonel comprit vite combien son action était
incorrecte, il J'emit le testament au notaire en disant
de , a voix brève:
- Finissons-en, je vous )Jrie, lisez cela sans
tarderMaitre Doucin ouvrit l'enveloppe et aussitôt on le
vit sursauter; il écarqu illait les yeux, regardait le
papier, repoussait du geste ceux qui voulaient
s'approcher. Enfin il dit:
- Ecoulez.
« Aujourd'hui, 6 avril 19 .. 1)
II s'interrompit:
- C'est le jour même du décè , messieurs.
« Aujourd'hui, 6 avril 19 . . , malade de cor.rs
mais saine d'esprit, j'institue mon cousin germain,
Frédéric Gérard, mon exécuteur testamentaire, en
témoignage de la grande estime que j'ai pour lui. »
Il se tut un instant ct, au milieu du s~lenc,
on
entendit la voix de M. Gérard qui disait aycc
émotion;
- Je vous remercie, Flavie, de l'honneur que
vous me faites.
Il ne la tutoyait plus, la majesté de la mort avait
élevé entre eux sa solennelle barrière.
MaUre Doucin reprit:
.
« Je donne et lègue ... »
Il s'al:rêta net, bien qu'on lui criât de toutes parts
de contInuer.
Avec un imperceptible sourire, il dit:
- JI n'y a plu nen.
- Rien! exclama [e colonel, plaisantez-vous?
- Rien que je puisse lire, du moins. Peut-être
monsieur le marquIs sera·t-il plus habile.
Et il lui tendit le papier. C'était un enchevêtrement de li gnes croisées, de barres, de ronds, de
dessins incohérents au milieu desquels la forme
ind~cse
d'une lettre, soit colossale, soit minuscule,
se distinguait à reine, une sorte de grimoire cabalistique, mysl~rieux
et indéchifTrable.
- MeSSIeurs, dit le notaire après un moment de
réflexion, il "est à présumer que le testament qui
�I~tl
·
'MARIAGES D'AUJOURD'HUI
m'a été communiqué par la marquise a été d<!truit
)a r elle; sans doute elle voulait le refaire sur des
1ascs nouvelles, cet informe griffonnage en est la
preuve; sans doute aussi, ses forces l'ont trahie,
.cllc a cru écrire cc qu'clle n'écrivait pas et maintcnant nul ne saura jamais quelles étaient les volontés
dernières de feue Mme la marquise Flavie ùe Mérincourt.
- Mais il faut continuer les recherches, S'écria
le colonel, rien ne prouve qU'il n'existe pas un autre
te lament.
Les recherches furent reprises, molles de la part
du notaire dont la conviction était faite, impatientes
de la part du colonel qui s'obstinait. Il enleva les
doubles fonds; des liasses de lettres jaunies par le
temps apparurent, un règlement de vie, un carnet
sur lequel de pieuse s méditations avaient été écrites;
il arracha les tiroirs de la commode, le li nge de
corps tomba sur le tapis; un sentiment de respect
écarta les hommes, tandis que les petites demoiselles Dumont contemplaient avec une infinie surprise des chemises de toile grossière et de dure s
cèintures de crin. On explora aussi la table à
ouvrage et le pupitre du prie-Dieu. On interrogea
l'aumônier ct la femme de chambre.
Des recherches et de l'enqu ête, la même conviction ressortit. Alors on entoura Frédéric Gérard;
plus faible devant la joie que devant la peine, il
recevait avec des larmes dans les yeux les félicitations et les poignées de main.
t'out à coup, il s'étonna : où donc était Maurice
d'I~rlanges,
et pourquoi ne venait-il pas à lui comme
les autres?
Les domestiques répondirent que M. d'Erlanges
avait quitté le château.
C'était vrai: il s'en allait à pied, le pauvre Maurice, marchant d'un pas saccadé et rapide, à la
façon d'un voleur qui sc sauve ou d'un poltron qui
fuit le danger.
Le danger, pour lui, c'était l'effusion des premi ers
moments, c'était la disposition généreuse de
M. G'::rard à ouvrir ses bras, à ouvrir son cœur, à
partal3er sa bourse. Qui sait s'il ne lui eût pas oO'crt
la maIn de sa fille, qui sait si Christiane elle-mème,
dans ces premiers moments d'émotion, n'eût pas
voulu l'associer à leur joie? Mais qui sait si le lendemain le père ct la fille ne se fussent pas repentis de
I
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
185
leur impruden t élan? Non, il valait mieux partir,
meUre entre eux la distance ct les heures de réfle>..inn.
Peut-être n'en eût-il pas cu le courage sans ll's
parole railleuses du marquis d'Avrigné : • fi s'en
trouvera de ces adorateurs ùu lendemain qui pr'::"
tendro nt être des adoratcurs de la veille .• Qu 'a\'aitil fait? Qu'avait-il dit pour n'être point confondl)
avec eux, avec cc petit Bricy qui étalait si na!vcmcnt
ses convoitises. Rien, il n'avait rien Jit à la pauue
fille qui ne demandait qu'à l'aimer. Lachcment, il
était parti, l'abandonnant ct maintenant qu'une
incroyable fortune était venue comment oserait-il
parler ù'art:\our? plus il réfléchissait, plus il ressentait la conviction que Christiane était à jamai s
perdue pour lui, quc la dignité et l'honneur lui
inte rdisaient de songer à elle.
Elle ne sait pas que je l'ai aimée, et nul ne le lui
dira.
Quand il rentra chez lui, bien que l'heure fût
tarùive, sa rrH:re ne dormait pas; eUe avait prolongé
sa "eille jusqu'au matin, clans une de ces insomnies
dont elle soulTrait parfois. En entendant les pas de
son fils, elle courut à lui avec la curiosité que font
toujou rs naltre les clerni\:res volontés ùes mourants,
avec un vague espoir aussi.
- Eh bien ( eh bien, le testament, que sait-on?
D'une voix br~ve,
d'une voix ~ui
frappait comme
des coups cle marteau, il répon dIt:
- Il n'y a pas de testament, M. Gérard hérite de
la moitié de la fortune.
Elle chancela sous la force du coup et balbutia:
- Mais alors, Maurice, puisque tu aimes sa fille ...
Durement, il l'interrompit.
- Je .l'aimais, il ne m'est plus perinis de l'aimer.
Ce seraIt une honte d'aller à elle aujourd'hui. Vous
m'~vez
défendu. d 7 parler quand je pouvais le faire;
maIntenant, mOI, Je vous défends de parler.
rI rentra dans sa chambre où clic; n'o~a
pas le
suirre; cIle hau ssa les épaules en murmurant:
- Quel imbC:cile que ce garçon-là!
�.86
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
XXVII
Depuis la mort de la marquise, tout était bien
changé à la Maison Verte. Les félicitations pleuvaient
de toutes parts.
Chaque jour, d'élégants équipa~es
statinl1naicnt
devant la porte; le marquis d'Avngné, la comtes e
de Verteilles, suivie de ses six filles, la petite baronne
de Bricy s'~taien
emprcs~
des premiers. El même
la baronne de Briey, avec son habile étourderie,
avait in s inué que Maxime, l'alné de ses fils, son cher
Maxime, le meilleur garçon du monde, était. si heureux du grand événement...
l<:lIe n'en dit pas plus et se mordit les lèvres; ses
interlocut<.:urs avaient compris. La demande pouvait
se produire, elle trouverait le terrain préparé.
Avec plus de rondeur et moins Je diplomatie, le
marqui s d'Avrigno.\ parla d'un sien neveu qui désirait
se J1xer dans le pays, ct la comtesse de Verteilles,
dans un 'iscour d'une impeccable dignité, daigna
apprendre à M. Gérard qu'elle avait un frère, et que
ce (l'ère étant célibataire ferait à Mlle Gérard l'honneur de solliciter sa main.
Presque chaque jour des compétitions nouvelle :;
surgissaient, presque chaque jour-un voyait arriver
maitrè Doucin, porteur de quelque message.
- Eh 1 mademoiselle Christiane, quand allonsnous dresser le contrat? Ah 1 VOLIS pouvez dire que
vous n'avez que l'embarras du choix.
Elle répondait par un faible sourire:
- Attendons. Si on allait décbilTrer le testamenl. ..
II riait ironiquement.
- Ils peuvent bien braquer leurs microscopes Cl
leurs lunettes, pour ce qu'ils do.\chiffreront ... El
quand ils en liraient quelques mots, est-ce qu'il ne
faut pas qu'un testament olographe soit signé li ihlement? est-cc que c'est une signature, ces barres,
ces pàtés d'encre? Je suis bien tranquille, vous pou.
vez en toute sécurité choisir votre mari.
Elle ne répondait pas, s'approchait de la fenêtre,
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
1~7
laissait errer son regard au dehors où le soleil poudroyait, où l'h~rbe
verdoyait, et clans son cœur une
voix murmurait les mots de toutes les attentes vaines:
Je ne vois rien venir.
Christiane à Alol'gue.1"ife.
« 1\la chérie, je serai près de vous demain; mon
père part pou r Paris où une affaire l'appelle; je
l'accompagne parce que je veux vous voir.
~
ClIRISTIA:'Œ.
»
Dans le petIt salon de l'hôtel Jeffenach, les deux
jeunes filles, assises l'une prl:s de l'autre, causaient
depuis longtemps. Parfois Marguerite s'interrompait,
prenait les mains de son amie et s'écriait:
- Vous, ma Christiane, vous chez moi; je ne puis
croire à tant de bonheur.
Elle regardait tout au fond des yeux glauques et
ajoutait pensivement:
- C'est étrange, c;cst vous, je vous retrouve aussi
affectueuse, aussi tendre, et je ne vous reconnais plcrs.
11 y a certainement dans vos yeux quelque cho e qui
n'y ~tai
pas, quelque chose aussi dans le timbre de
'\'otre voix. Est-ce de l'ironie, de l'amertume? je ne
distingue pas bien. Qu'est-ce que cela signifie?
- Cela signifie peut-être, dit Christiane, que la
f,)rtune ne fait pas le bonheur.
J\larguerite reprit vivcment :
- K on,la fortune ne fait pas le bonheur, mais L:llene
saurait l'empêcher; sa\'ez-vous ce qui fait le bonheur?
Sa voix devint si vibrante, elle eut dans les yeux
un tel rayonnement, que Christiane murmura:
1\101 aussi, ma chérie, je vous retrouve et je ne
\'ous reconnais pas; dites-moi ce qui, selon vous',
doit fairc le bonheur.
Marguerite r~pondit
:
- Aimer. Oui, aimer avec toules les forces de
son âme, avec tout le tlGvouemcnt de son cœur, sc
donner sans r6s,e~'
sans exiger de retour. C'est là
le bonheur, ChrIstIane, être aimée ne vient que bien
loin derril:re. Qu'importe que l'affection du comte
de Sin'an n'6gale pas la mIenne? Qu'importe qu'il
objecte les miTIions que j'ai de trop, les ann':cs que
je n'ai pas assez? les ann6es viendront ct, si les'
�188
MARIAGES D'AUJOURD'HUI
millions sont un trop grand obstacle, je saurai bien
m'en délivrer. Qu'importe qu'il ne croie ras à la
durée de ma ré~olin?
il Y croira plus tard. L'avenir est devant moi, l'avenir est à moi, le présent est à
moi aussi. J'aime. Vous m'avez dit: «11 y en a qui
sont bons, fiers et braves, allez à eux .• Je sli~
alke
à lui et il y a entre nos ames un lien si forrquc rien
ne le brisera. Pourquoi hésite-t-il à m'épouser? E~t-·
ce par un scrui1ule de délicatesse? Est-ce par quelque raison mystérieuse, qu'il ne lui convient pas de
me dire? quelle que soit celle raison, elle est fière
et haute, je me soumets, j'attends son bon plaisir
comme une humble esclave, car il est la sagesse,
l'honneur et, surtout, surtout, parce que je l'aime,
Oui, ma Chri5tiane, il faut aimer, c'est le bonheur.
- Mais pour aimer, dit Christiane a\'ec tri tesse,
il faut croire, et à qui pourrais-je croire? J'étais
pauvre, personne ne songeait à m'épouser ni à m'aimer et, depuis cet héritage, les demandes en mariag<.
pleuvent et les protestations aussi. Puis-je ~tre
dupe?
Marguerite attira son amie dans ses bras et lui dit
tout bas:
- Autrefois, ma Christiane, c'était moi qui doutais, c'était vous qui me prêchiez la confiance. A
m(ln tour, maintenant. Maurice d'Erlanges a-t-il été
du nombre des prétendants à votre main?
- Non, dit-elle; il a écrit à mon père quelques
mots de félicitations et rien de plus.
- Pourquoi donc ne vous demande-t-il pas en
mariage?
- Apparemment parce que· M. d'Erlange ne
m'aime pas.
- Vous vous trompez, chérie, il vous aime, il me
J'a dit; si ie ne vous l'ai pas répété alors, c'est que
vous m'avIez interdit de vous parler de lui; puis,
moi aussi, j'ai été pour le pauvre garçon trop sévl:re,
je n'ai pas mis dans la balance le lourd poids de
l'inOuence qu'il suhissait, une inOuence que ni vous
ni moi n'avons le bonheur de connaltre : l'inOuencc
d'une m::re. Je lui en ai voulu de manquer de fermet(:,
de courage, et je l'ai abandonné à son destin ...
Tout en parlant, elle se dirigea vers un petit
bureau, traça qtlclquès mots sur une carte ct sonna.
- Portez ceci immédiatement à son adresse, ditelle au valet de chambre qui parut.
Puis elle revint auprès de son amie et, comme
si Maurice eût cessé d'exister, se mit à parler de
�MARIAGES D'AUJOURD'HUI
l'~I
choses indifférentes; par instants • eulcm~nt,
elk
interrogeait du refol,anl la pendule, eniin elle sc le\·u.
- Ecoutez, ChrIstiane, jl faut m'obéir sans r~i
tance: personne ne vous sait à Paris, donc 1\[auri.:e
ne peut soupçonner votre présence chez moi; dan,
quelques minut<)s, il sera iCI, je viens d~ le faire che\'ch<)l'; je le recevrai seule clans ce salon, VOliS ~crl
cach6e dans mon boudoir; à travers la fcnte d,' la
,ortil.:re, vous ne perdrez ni une de !;es parld.: ni
es exprt.!ssiOlls de son visage. Si le plus 10gel' d"ulL
vous resle sur la sineérit':, la loyaut6 de son am(\lll".
Y!lUS le laiser~z
repartir sans punltre, el jalllai s il
ne saura que VOus l'avez enlendu; mdi~
~i
\l)I
~,
croyez en lui, rappelez-valls <lue le plus beau, k
meilleur privili.:ge de l'amour est de pardonner.
Elle prêta l'oreille:
- Chut! le voici.
Et sans laisser à Christiane le temps cie l'rotu·tcr.
elle la nt entrer dans le boudoir.
Elle avait repris sa place et semblait feuil! '1er li nI.:
revue quand Maurice fut annoncé. Elle lui tendit l:t
main, et, sans préambule, marcha au bu!.
- Une fois déjà, monsieur d'Erlanges, vnus
m'avez honorée de votre confiance; je viens Ja solliciter de nouveau pour ce que/je considère comllle
votre bonheur cl le bonheur de J'amie qui m'e"t ~i
chl're. Vous m'avez dit que vous l'aimiez, mais '111<:
vous fléchissiez devant les dif!icultés de v,l(re \ il',
devant les exif!ences du monde, devant le reduutable
obstacle de votre mutuelle pauvreté,
II s'inclina avec quelque raideur.
- Eh bien, ne savez-vous pas le chan~eml
survenu dans la fortune de Christiane i' ne SI\\'ez-\'uu ,..
pas qu'elle est riche aujourd'hui?
II répondit :
- Comment ne le saurais-je pas, j'assistais à l'ouverture du testament.
- Alors pourquoi ne la d mandez-vous pas en
mariage? Voulez-vous attendre qu'elle sc soit engagée à un autre? Ne comprenez-vous pas que, 1000sque vos rivaux s'agitent, il est imprudent de rt:,((:r
dans l'inaction?
D'une voix ferme, il répliqua:
- Tous ont le droit de prétendre à la main de
Mlle Gérard, !TIoi seul je ne l'ai plus.
- Et pourquoi, je vous prie?
- Vous le savez. C'est parce que je ne l'ai ras
!
�190
MAR1AGES D'AUJOURD'HUI
sollicitée quand je devais le faire et qu'il est trop
tard maintenant, parce qu'il serait trop cruel d'être
mis au rang des coureurs de dot, parce que, à défaut
de l'amour auquel je ne· peux plus prétendre, je veUl(
garder son estime.
Sourdement, il continua:
- Parce que j'ai été faible et lâche, parce que je
me condamne ...
Il Y avait, dans sa voix, une tristesse si profonde
que Marguerite ne put se défendre de jeter vers le
boudoir un regard suppliant. Il n'y prit point garde,
absorbé dans son regret.
- Mademoiselle Marguerite, je vous ai comprise el
je vous rends grâce: vous m'o!lrez de plaider ma
cause auprès de Mlle Gérard, de me donner le secours
de votre puissante intercession; mais, de même que
j'ai interdit à ma mère toute démarche, je vous prie
de ne point agir pour moi.
- Et si Christiane venait à vous la main tendue,
que feriez-vous, monsieur l'orgueilleux?
- Que Dieu m'épargne cette épreuve, dit-il d'une
voix grave, je refuserais.
- Vous l'aimez toujours, pourtant?
- Oui, je l'aime, sa pensée me suis partout.
Quand j'ai quitté Mérincourt, j'étais si heureux;
j'avais dit mon rêve à ma mère, car, pour la réalisation de ce rêve, il fallait non seulement son consentement à mon mariage, mais son conCQurs. Je voulais qu'elle me remlt les débris de notre fortune,
quitter Paris, apporter à la Maison Verte l'aisance
en même temps que le bonheur. Elle y consentit à la
condition que mon projet serait approuvé par un mien
cou in, homme de bon sens et d'ex!'>érience. Je me
croyais certain de son approbation, mais il s'est déclaré contre moi; ma mGre, dans sa prudence craintive, a retiré son bon vouloir. Depuis, vous ne sauriez
croire par combien de tristesses j'ai passé, néanmoins
toujours restait en moi une indestructible espérance
que maintenant je n'ai plus le droit de garder.
Il se tut, et, comme elle ne répondait pas, il demeura
la tête baisst.:e, les yeux fixés sur une rosace du
tapis; il ne vit pas que tout au fond du salon une
portière venait de se soulever, qu'une femme s'avançait. Il tressaillit et se mit debout, dans un subit
élan d'émotion, quand il entenùit une voix bien
connue qui lui disait:
�MARIAGES D'AUJOURD HUI
191
- Et moi, quel crime ai-je commis pour m":·
riter d'être pu me ?
Christiane était devant lui, souriante, la main tendue: c'était l'épreuve qu'il avait prié DIeu d~
lui
épargner. Il se raidit dans sa fierté et dans sa Jouleur.
- Puisque vous m'avez fait l'honneur de m'entendre, F.uisque vous savez tout, je prie mademoiselle Jeifcnach de me permettre de prendre congé
et de ne pas prolonger un entretien trop p6nibll:
ma détermination.
• pOUl' moi; rien ne peut ~branle
Il s'inclinait et faisait un mouvement pOUlS': ft'tirer, Christiane l'arrêta du geste:
- I l faut m'6couter d'abord, vous agirez ensui!!.!
comme vous voudrez. Vous avez assisté à la lectlll'l:
du testament, vous connaissez la phrase par laquell
il commence et que je répète iCI: « J'institue mOI\
exécuteur testamentaire mon cousin Frédcril: G'··
rard, en témoignage de la haute estimc que j'ai l'o..!r
lui. » Le reste est illiible, il est vrai; mais n'<1\' Z·
vous pas compris que mon père se ferait un de\'oir
d'honneur de l'exécuter, ce testament invalidé oct
sans signature; nous ne sommes pas à Paris POUL'
autre cl.1ose, ce sera désormais le but Je sa vie. rout
cc que l'animosité d'un ennemi pourrait faire~
il II.!
fera, n'en doutez pas; il visitera l'un après l'autre
tous les experts en écriture. Quelques mots d6jà ont
pu être lus; si on arrive à reconstituer le sens des
phrases, il ne nou restera que bien peu de chose
de ce brillant héritage. Pensez-vous qu'ils soient
nombreux, les hommes qui respecteraient les scrupules de délicatesse de mon père et qui a.uraient le
cœur assez généreux pour ne rien se reprocher
jamis'~
Moi, je ne connais que vous en qui j'aie
assez de confiance pour dire: : « Voulez-vous me
prendre pour la bonne et la mauvaise fortune?»
Elle le vit indécis, Uil souri re passa sur ses lèvres.
- Vous avez promis, il me semble, de me dire
ce que vous aviez vu dans l'onde tran sparente .le
notre rivii:re. N'ai-je pas attendu assez longtemps la
réalisation de cette promesse-là?
Il n'eut pas le mauvais courage de repousser la main
génére.u e qui, pour I~ seconde fois, s'?JTrait à lui. Il
la saiSIt, la balsa, et dIt avec une émotIOn profonde:
- Pour la bonne et pour la mauvaise fortune,
Christiane, je suis à vous.
FIN
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Format
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191 p.
18 cm
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