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Text
��George
MADAL
•
LA TENDRE
DÉFAITE
.~
COllECTION
STELLA
EDITIONS DE MONTSOURIS
1 • RUE GAlAN· PARIS· XIV
��La Tendre
Défaite
1
« - Vois-tu, la vie n'est pas si méchante Que certains se plaisent à le répéter, puisque, grâce à la Providence, notre aventure se termine par un mariage, à la
façon d'un joli conte de fées ...
« - Claude.... murmura Raymonde. en levant v rs
celui qui était son mari depuis quelques heures UII regard lourd de tendresse.
« - Jete ferai oublier les heures mauvaises. continua-t-il de sa voix grave et persuasive, je me consacrerai à ton bonheur...
« Trop émue pour répondre, pour prononcer même
une parole, en proie à l'émotion intense qui la pénétrait.
l'envahissait toute, elle ferma à demi ses paupières,
puis. très doucement, dans le soir qui tombait, sous un
ciel Que le crépuscule éteignait progressivement, ellc se
blottit entre les bras de son mari, et tous deux échand'amour... >
gèrent un long bai~er
Lydia, d'un geste las, ferma le livre dont elle venait
�4
LA TENDRE nm'AITE
cie terminer le <lernier rhapitre ct, ayant posé le volume
sur une petilt' table de jardin, :\ portée de ~a main, elle
p::.s a machinalement les doigts sur sc' cheveux blonds
qui re5S 'lI1hlaicnt à une coulée d'or ...
El1e ét'Iit ét(~ndue
sur une chaise longue, au milieu
de la pelouse, la tête calée par desticoussins, et la mincellr de son pauvre corps immobile, la joliesse de ses
traits fins, la p,lleur triste de son visage résigné. nimhaient la j ulle fille d'un charme étrange ct mélancolique.
Souclain, les feuilles des arbres, que pas un souille
d'air n'avait agitées durant cette journée torride, sc
mirent ù frissonner, ct la douceur apaisante cl'un vent
léger vint tempérer l'atmosphère de cette lourde apr'. 'midi d'un mois de juillet exceptionnellement chaud.
- Tu n'as besoin de rien, ma chérie? Tu te sens
!Jilll ?
Elle tourna la t~e,
leva les yeu~
ct aperçut à la
fenêtre du salon sa mère, Mm. de Molhe, qui, accoudée
à la harre d'appui, interrogeait sa fille d'une voix légèrement an, -ieuse,
Lydia tenta un louable effort pour donner à sa
physionomie une expression de gaîté, mais le sourire
Qui, un instant, éclaira sa figure, fut trop accentué pour
être tout 11 [ait sincère. Elle répliqua d'une voix douce,
Qui s'efforçait de donner le change:
- Oui. maman, tout va très bien.
Rassurée, la silbouette disparut. Quelques instants, la
jeune fille laissa son regard errer au hasard du ciel où,
de-ci de-là, flottaient des nuages dérisoires; puis soudain, comme une fois de plus son esprit s'en allait à la
dérive, elle fut tirée de sa rêverie par des cris et des
aboiements joyeux Qui, brutalement, déchirèrent le silence.
Là-bas, au bout de l'allée, Michelle, sa cadette de
deux ans, accourait en gambadant, accompagnée de
Patol~,
un superbe lévrier russe Qui sautait de proite et
de gauche en des bonds furieux et désordonnls.
- Tiens, Lydia, je t'ai rapporté des fraises. Je les
ai cueillies chez le père Louis; elles sont épatantes, tu
vcrras.
Puis, s'adressant au lévrier, Qui continuait à s'agiter
avec exubérance, elle dit:
- Veux-tu rester un peu tranquille L.. Tu n'espères
pas, mon garçon, que je vais te donner des fraises!
�LA TENDRE Df:FA1TE
5
- Tu es gentille, Michelle, répliqua l'aînée en flattant
de la main la tête de Faton, qui sc calma sous la caresse
de la jeune fille.
- Excellentes ... , continua-t-elle quand elle eut porté
les hui ts à ses lèvres.
- Oh 1 j'oubliais .... reprit la plus jeune. Quelle caboche de linotte je fais!... J'ai rencontré M. t'abbé Herpin. il m'a dit qu'il passerait te voir vers six heures; il
s'excuse pour hier, il n'a pas pu venir: une Américaine
avait à lui parler. Voilà, j'ai fait la commission ... Papa
n'est pas rentré?
- Non, il est sorti avec Lucien.
Michelle éclata de rire :
- Tant mieux 1 Ce brave jeune homme ne pourra
pas me dire des choses aimables en bafouillant.
- Ecoute, tu n·es.pas raisonnable, dit Lydia d'une
voix gentiment grondeuse, tu te moques toujours de cc
pauvre garçon. Il est très intelligent. tu sais. Papa
répète toujours qu'il a beaucoup de valeur. que c'est un
secrétaire qui lui rend de grands services ... Ce n'est pa
sa faute s'il est timide.
- Ce n'est pas ma faute non plus s'il me fait rire.
Physiquement, il est plutôt sympathique... Mais pourquoi rougit-il sans cesse? Pourquoi n'achève-t-il jamais
ses phrases ?... Et puis pourquoi a-t-il toujours de
nœuds de cravates mal faits?
- Il n'est pas riche. ma petite Michelle. Ses parent~
ont été ruinés. A présent. leur situation s·améliore.
Mais si papa ne l'avait pas pris comme secrétaire... Il
faut l'excuser. il n'est pas heureux ...
- Oh! toi. il te gobe...
- Moi. tu sais. à présent...
Et la jeune fille étendue esquissa un léger haussement
d'épaules qui disait sa résignation et son désenchantement. Y y eut un silence un peu pénible. Alors Michelle
se pencha vers sa sœur, l'embrassa avec tendresse:
- Je t'aime bien, ma grande Lydia!
- Moi aussi, ma chérie...
Et, désireuse de ne pas attrister sa cadette, l'aînée
changea brusquement de conversation: .
- Que vas-tu faire. à présent?
- J'ai un match de tennis chez les Lorilleux, avec
Etienne de Raisec; ce jeune prétentieux affirme qu'il
me battra 6-0. C'est une blague! Je suis très capable de
l'avoir avec mes balles coupées. ma spécialité ... Il a un
service très raide, ça c'est vrai. Mais il fait continucl-
�6
LA TENDRE D~F
AITE
lelJ1ent des doubles faut 5 ... Ah! je suis en retard: je
me trotte! Le temps de passer ma robe. mes chaussnre~.
de l'Tcndre ma ra'lu tte ... Ali Tevoir, à tout à
l'heure! Jete raconterai les péTipéttes ùe la lutte. Tu
t rcnd~
rompte, si je !louvais le battre, ce que ça me
ferait plaisir!
Et, sni\'it ùu chien, 11 partit en courant, heureuse
dc vivre, cie dépen~r
sa jeunc énergie.
Lydia la suivit des yeux, la vit grimper en trombe les
marchls du p rron. puis, après un instant d'hésitation,
elll' prit \111'- rcvllc de mode qui, ayant glissé de la table,
se tTouvait sur l'herbe et se mit à la feuilleter distraitement. Des robes pour l'été, de larges capclines qui
garanti saient du soleil, des tUTbans qui ceignaient le
front ct que la modc, cette année-là, imposait aux
femmes élégantes, des costumes de bain multicolores:
tout cela ne présentait pas beaucoup d'intér~,
ne parven~it
guère à di traire la jeune fille ... Elle tournait les
pages doucement, avec un rythme régulIer, sans que
l'idée lui vînt de s'attarder d 'vant une gravure, un croquis, ou de lire les articles qui décrivaient les toilettes,
1 s expliquaient et les comm ntaient en termes prétentieux et ridicules.
Tout à coup, dans le silence, s'éleva une voix conduite de façon un peu inexperte, mais dont le timbre
assez pur ne manquait pas d'une certaine émotion.
Du salon, où, assise devant le piano, elle s'accompagnait, Mme de Molève entonnait une romance:
l'AI/llcaa d'arge/a. Lydia, dès qu'elle entendit le premières paroles de l'émouvant poème, sentit s'accroître
le magazine
encore la pft1eur naturelle de son vi~ag'e,
qu'cHe feuilletait lui échappa des mains, glissa sur
l'herbe, ses paupières aux lon~s
cils soyeux se fermèrent lentement, tandis qu'un ~rand
frisson parcourait
doulonreu 'ement son pauvre corps immobile ...
Le cher amleall d'argent que VOltS m'ave:! d01l11é
('/1 SOli cercle étroit lcs pr01l1csses tmcloscs ...
Gard('
Comme ils lui faisaient mal, les beaux vers de Rosemonde Gérard, que si souvent autrefois elle avait entendu chanter, du temps où clic était heureuse, alors
que la vie lui offrait déjà toutes les prémices du bonheur, que l'avenir semblait tiC profiler devant elle à la
façon d'une route bien nette, bien droite, sur laquelle
�LA TENDRE D:tFAITE
7
on aspire à s'élancer au·clair malin d'une journée de
promenade!
... DI! taM de souvC/lirs receleur obstiné ...
Oh! oui, le passé lui remontait au cerveau, l'intoxiquait d'une mélancolie navrante, ct à cette heurc, la vision des jours évanouis se dressait avec une t('11e acuité
que la jeune fille hésitait, ne savait plus, perdait la
notion du temps ... Bientôt le préscnt ne fut plu qn'nne
anticipation. Et, une fois de plus, sur l'&ran de sa mémoire se déroula le film tragique.
Albi, ... c'est là où elle habite, dans un gai faubourg
de la ville, non loin de l'usine importante que dirige son
père. La maison - une villa plutôt, car elle est au
milieu d'un grand jardin, presque un parc - se dresse,
entourée d'arbres centenaires, gracieuse et blanche, sous
ses tuiles rouges. Lydia est heureuse ... Jeune fille sportive, elle monte à cheval, joue au tennis, pratique la
natation. Elle s'intéresse aux arts et, ayant de sérieuses
dispositions pour la peinture, elle a pris des leçons
d'aquarelle, ce qui lui permet de reproduire avec assez
de bonheur des fleurs, un paysage champêtre ou quelque
coin vieillot de la cité pittoresque. Un certain coucher
de soleil lui a même valu les félicitations de M. Jérôme,
un ami de son père, un artiste de valeur qui s'est forgé
un joli nom comme portraitiste. Quand elle lui a cl mandé son avis, il a pris l'œuvre de la jeune fille, l'a
posée bien en évidence sur le chevalet et, s'étant reculé
de quelques pas pour mieux juger l'ensemble, il t'. t
demur~
un long moment immobile, les deux main
dans les poches, les sourcils froncés et dardant, sur le
papier colorié, de petits yeux vrilleurs et sévères.
Pendant cet examen, Lydia ne s'est pas sentie très
rassurée. On peut blaguer M. Jérôme, son costume qui
le fait ressembler à un rapin de convention, et surtout
sa cravate lavallière qui s'étale comme un grand papillon, mais on apprécie son talent, la pertinence de son
jugement et sa sincérité un peu brutale. Celui-là ne
mâche pas les mots, ne se perd jamais en d'inutile
périphrases.
une impression de souAussi Lydia a-t-elle éprouv~
lagement d'abord et de légitime fierté ensuÜe en <"coutant l'artiste s'écrier d'une bonne grosse voix sympathique :
- Sapristi 1 ce n'est pas mal du tout !... Ça se tient,._
�8
LA TENDRE
D~FAITE
hien en place, un soleil véritahle. alors Que je craignais
ôe groseille.
une pa tille trempée dans de la. ~elé
Et, dans sa chambre de Jeune fille, le table'lu soi 'IlCUsemen t encaùré t'st a.ccroché au mur, à côté de la glace
où se trouvent les invitatiolls. Albi est une ville gale.
On se reçoit beaucoup, et comme Lydia danse admirahkment, son père et sa mère l'accompagnent au bal. Et
cl1e ne demeure pas longtemps sur sa chaise tandis Que
l'orchestre ou le piano prélude à une valse ou à un
tango! Le j unes gens sont aimables, llien élevés, qui
['emportent au rythme de la musique. L'un d't:ux, Roger
de Muselier, semble trouver Sa compagnie particulièrement agréable. Fils d'un châtelain de la contrée, il est
grand, brun, distingué, avec une belle carrure de ~por
li f. Tntel1igent, d'ailleurs, ayant une façon personnelle
ùe ~'exprim,
cachant sous une fantaisie aimable un
sens très profond des réalités, on éprouve à ses côtés
une impression de sécurité, de quiétude, comme en pré~Clce
du pilote solide et affectueux avec lequel. il serait
doux de s'embarquer pour la traversée de l'existence.
Les deux jeunes gens ont des goCtts semblables. Au
ha. ard des conversations, ils parlent de l'avenir, échangent leurs impressions. Différents sujets sont effleurés,
t un jour, à propos du mariage éventuel d'une relation
commune, ils ont glissé vers les confidences, esquissé
leur conception du foyer, de la vie à deux : un amour
profond, une estime mutuelle, une confiance absolue et
la présence joyeuse d'enfants blonds et roses ...
Puis tous deux se sont regardés, et il y eut un long
silence.
Perspicace, la mère de Lydia a interrogé sa fille.
Ri 'n n'est officiel, on réfléchit encore, mais enfin il est
de plus en plus probable que le jour n'est plus élqigné
où le père du jeune homme viendra poser à 1\1. et
M"" de Molève une certaine question dont il connaît
d';\vance la réponse.
Entre les deux familles, les relations se resserrent.
On s'invite de ' plus en plus fréquemment. On excur~ jo ne
en automobile. Justement, Roger, ce matin, a
téléphoné. Demain dimanche, il viendra avec sa nouvelle voiture - une puissante torpédo - prendre Lydia,
Michelle, M. et Mm. de Molève. Ils iront déjeuner tous
('n~embl
dans une auberge ouverte récemment et dont
le patron connaît une certaine recette pour accommoder
les truites. La jeune fille est ravie. Pourvu qu'il fasse
beau! Quelle robe mettra-t-elle? Son costume de sport?
�LA TENDR E D:ËFAI TE
Non, tout de ml'me, il n'eq pas assez habillé,., Son tailleur gris avec UII cor age bleu ? .. Oui, naturellcmcnt.
Mais pourvu qu'il ne pleuve pas, et précisément, ce soir,
1 ciel t couvert.
I.e lendemain, aprè une nuit durant laquelle des
rafal s d'cau n'avaient cessé de tomb r, la journ(
s'annonce splendidc. Le soleil éclabo\1s e la ·i1lc._
'omme Lydia est heur use 1 l'oger arrive à l'heurc, très
fier de montrer sa lIouvelle automobile.
- Elle e t douce, admirab lement suspendue, ct l'on
file, vou, allez voir 1 dit-il.
la voituf(' : j fm. t
on monte dan~
On se préan~,
M, cie Molève occup nI les places du fond; f.ydb
s'asseoit en avant, à côté de Roger ... Et Michelle? 0:\
donc est Michell e? En retard, bien ntendu' San doute
est-elle grimple en toute hâte dans sa chambre pour.
rCl11dtrc un brin de poudre, le raccord de la dernière
heure! Enfin la voici qui arrive en courant, tout cssoufflée d'avoir descendu l'escalie r quatre à quatre .
oublié mon mouchoir.
...: Je m'excuse, dit-elle: j'avi~
On lui répond par un éclat de rire, personn e n'l'st
la carl'.
dupe de l'excuse invoquée. Et c'est le d~parl,
gri:ante du vent, les arbres qui, de chaque côté de la
route, ont l'air de se sauver en ulle course folle. L 5
kilomèt rcs succèdent aux kilomèt res. Le paysage depar Ull chaufvient plus sauvage. Actionnée, stimul~
la torpédo
on,
acquisiti
récente
sa
de
eux
orgueill
feur
roule, s' mballe, bondit, comme ivre de vites. c.
Cependa nt Lydia est un peu inquiète. Il faut être
prud nt, ne pas exagére r. La route forme des lacet. ~
les tournan ts en épingle à cheveux se succèdent.
- Attentio n 1 munnur e-t-elle à son voisin.
- Peureus e 1 lui répond-il en riant...
La jeune tille remarqu e les dent blanches de Ro~
qui, follement, en manière dc plaisanterie, pour taquinet'
sa future femme, obéissant à une idée puérile, appuie
l'accélérateur. Toute la nuit il a plu, la route c t
~ur
détrempée, propice aux dérapag es ...
Brusque ment un choc terrible, Lydia pousse un cri.
puis plus rien: le vide, le néant...
11ais pourquoi donc, dans sa pauvre dte douloureuse, des cloches carillonnent-elles à toute volée? D'où
vient cette odeur sucrée, fade, où elle distingue comme
un relent désagré able de pomme et qui l'étouffe, lui
pénètrc dans la gorge, dans les poumons, aussitôt qu'elle
�10
LA TENDRE D:ËFAITE
aspitente un effort pénible pour reprendre son ~oume.
rer Ulle boullée d'air pur? El ce bruit épouvantable qui
brise les oreilles ct suggère l'impression d'lm train fou
qui brûle une gare à toute vapeur. dans un grondement
efTroyable de ferraille et de tonnerre. bile veut ouvrir
les yeux. esquisser un mouvement. mais ses paupières
demeurent closes obstinément. ses pieds ct ses mains
chaussés ct gantés de plomb. Puis elle prend contact
avec la réalité ... C}ue se passe-t-il ? .. Elle est couchée
dans une chambre toute ripolinée. ct. à côté de son lit.
elle aperçoit une jeune religieuse aux grands yeux
sombres. à la physionemie douce. et dont le sourire
très pur rappelle à Lydia certains visages extatiques
qui ornent parfois les images de première communion ...
Elle veut parler. demander des explications. mais
d'un geste la religieuse l'arrête, lui impose silence.
- Il faut vous reposer. essayer de dormir. ..
Mais. voyant l'agitation de la jeune fille, la muette
supplication de son regard fiévreux, elle se penche sur
le lit et. à mi-voix, elle ajoute:
- Vous avez cu un accident d·automobile •... un accident très graV'e.... mais à présent cela va beaucoup
mieux. Seulement il est nécessaire que vous soyez bien
sage. que vous demeuriez immobile. car vous avez subi
une opération qui a d'ailleurs parfaitement réussi.
Lydia pense tout de suite à ses parents, à sa sœur, à
Roger. mais ses forces l·abandonnent. elle se sent soudainement si fatiguée, si lasse, qu'elle perd la notion de
ce qui l'entoure pour sombrer dans un vague sommeil...
Le soir même. son père. sa mère et Michelle, le bras
en écharpe pour soutenir son poignet foulé, viennent
J'embrasser, prendre de ses nouvelles.
M. de Molève affecte une gaîté factice, sa voix a ce
ton faussement désinvolte que l'on emploie pour parler
aux malades. Mais Lydia le devine nervemc, préoccupé,
ct rien que la façon dont il mord sa moustache trahit
son inquiétude. Sa femme ne dit pas quatre mots. Son
visage. où elle s'efforce d'imprimer un sourire figé, a
pris une teinte jaune de vieil ivoire, ses yeux sont cerIlés, et, malgré le jour tamisé, comme elle paraît vieillie
subitement !... Quant à Michelle, à qui on a dû faire la
leçon, elle refoule héroiquement une grosse envie de
pleurer, elle s'efforce, elle aussi, de donner le change et,
avec courage, pour rassurer son aînée, elle esquisse une
ou deux grimaces, se risque à tenter quelques pitreries,
mais tout cela manque de naturel, et pas un instant
�LA TENDRE D~FA1TE
JI
Lydia n'est dupe de la comédie qu'on lui joue. Elle sent
confusément que chacun s'ingénie à lui dissimuler la
vérité. Peut-être va-t-elle mourir; pourtant, si elle se
trouvait à la dernière extrémité, si j'heure avait sonné
d'envisager le grand voyage, ses parents auraient voulu
qu'au chevet de leur fille se trouvflt la silhouette apaisante ùu prêtre qui pardoJme et con ole...
Une autre idée lui traverse l'esprit:
- Roger? dit-elle d'une voix faible, mais anxieusement interrogative.
- Il a été blessé très gravement, réplique M. de
Molève, qui devient tout p;Île.
Trois semaines plus tard, elle apprend cc que le médecin avait exigé qu'on lui dissimulflt. Très doucement,
avec de5 réticences, des phrases qu'on n'achève pas, de
prudentes précautions oratoires, sa mère lui raconte la
mort tragique de Roger, tué net, sur le coup, dans
l'effroyable accident.
Sa première douleur 1
Les jours passent, deviennent des semaines; puis,
comme elle s'étonne de sentir une persistante paralysie
annihiler son pauvre corps, que le chirurgien interrogé
se retranche dans de vagues explications, Lydia brusquement s'inquiè'te, pose des questions de plus en plus
précises.
Espère-t-on la guérir? Demeurera-t-eHe infirme toute
sa vie?
NatureJlement, ce sont des haussements d'épaules, des
bras qui se lèvent au ciel en signe de protestation. Elle
guérira, c'est certain, mais elle doit se montrer patiente,
être courageuse et surtout demeurer calme ... Cependant,
il lui faudra peut-être subir une nouvelle opération.
Hélas! la seconde intervention n'a pas plus de succès
que la p.remière, ct, sous les encouragements prodigués
pour relever un moral chancelant, la jeune fille sent
bien que l'inquiétude commence à poindre.
Les mois s'écoulent. Un nouveau chirurgien est consulté qui, à son tour, exerce son talent sur Lydia ... Une
fois encore, c'est un échec, ou presque. A peine une
très légère amélioration dans l'état de la pauvre infirme
qui parvient à remuer un peu sa colonne vertébrale,
mais au prix de quels efforts et de quelles souffrances 1
Et depuis trois longues années elle traîne une pauvre
vie, lourde de regrets, avec dans son cerVeau le douloureux souvenir d'un passé clair et la perspective navrante
d'un avenir éternellement sombre.
�12
LA TENDRE
D~FAITE
Là-has, dans le salon, le piano demeurait ilencieux; depuis longtemps déjà la chanson évocatrice
s'était tue; Mm. de Molève avait rega 'né a chambre
où, assise devant sa table, elle écrivait une lettre, ce]lcndant que Lydia continuait I.le glisser mélancolÎlluement au fil dc ses rêveries.
- Alors, ma chère enfant?
La jeune fille tressaimt, bicn que la voix qui l'avait
interpellée fût douce. Elle ouvrit les yeux ct reconnut
la soutane, le fin visage, les cheveux .d'argent de l'abbé
Herpin qui la regardait avec un paisibl sourire de beau
vieillard aimable.
II
- Deux paires, dit Philippe Dumiège en abattant ses
cartes.
Pierre Rollet esquissa un sourire:
- Un peu faible, mon vieux 1 répliqua-t-i\.
Et à son tour il annonça son jeu :
- Full aux dames par les valets.
Serge Villardon prit un temp., puis, très calme:
- Désolé, mais j'ai un carré de rois ...
Robert Listrac, qui venait d'allumer sa pipe, hocha
la t{'te d'un air approbateur ct, tout en exhalant une
bouffée de fumée, il s'écria, de sa bonne grosse voix
sympathique:
- Bravo! tu as gagné.
Brusquement, d'un geste nerveux, Rollet se leva et,
jetant les cartes sur la table, les traits crispés en une
expression de colère, il articula sur un ton désagréable
ct lourd de sous-entendus:
- Décidément, je ne joue plus, tu as trop de chance!
Il n'y a rien à faire contre un homme aussi veinard
que toi!
11 y eut un. silence. Serge Villardon, on le sentait
bien, on le devinait aisément aux lucurs inquiétantes
qui passaient dans son beau regard clair, commençait
à être las des allusions désagréables de on collègue.
�LA TENDRE D'2.FAITE
13
Visiblement, sa provision de patience s'épuisait, et du·
rant une seconde on eut l'impression Qu'il allait répliQuer vertement que cette étoul1ante soiré risquait (le
se terminer par une méchante dispute, peut-être même
Une mauvaise algarade.
Cependant son visage se détendit, ses lèvres c pincèrent en une expression vaguement méprisante. Il ramassa les cartes éparses sur la table, les rassembla, les
battit avec un calme impressionnant ct, s'adressant aux
autres Qui étaient demeurés assis, il demanda :
Nous continuons?
Ils nc jouaient pas depuis trois minutes que la voix
dé Pierre RoUet s'éleva, plus persifleuse, plus provocante Que jamais :
- Vous avez de l'audace, Messieurs, de jouer avec
ViUardon! D'avance vous avez perdu! On ne se heurte
pas impunément à un adversaire Qui a pour lui la
chance et qui sait l'aider ...
- Tu es stupide! répondit Philippe Dumiège.
Il allait continuer de parler, quand Serge ViUanlOI1
lui imposa silence.
- Tu permets? dit-il.
Et, s'adressant cette fois à Pierre RoUet, il ajouta:
- On ne t'a jamais dit que tu étais un imbécile?
- Non, jamais.
- Eh bien! c'est un oubli regrettable; je le répare:
RoUet, tu es un imbécile!
- Mais je ne permettrai jamais ...
- Je me moque de ton autorisation! Depuis une
heure, tu m'échauffes les oreilles. Nous n'éprouvon
aucune sympathie l'un pour l'autre. Nous n'y pouvons
rien : c'est ainsi. Mais nous aurions pu, au moins, nous
ignorer, être corrects. Il faut bien Que nous vivions
ensemble, hélas! Tu m'es indifférent, RoUet, tandis que
moi, je sens Que tu me hais!
- Continue: tu m'amuses! dit l'autre avec un ricanement, tandis qu'il croisait les bras sur sa poitrine
- J'ai précisément l'intention de continuer. Il faut
al1er jusqu'au bout, à présent. Et c'est devant nos camarades que je te pose une question à laquelle je te
prie de me répondre franchement: Qu'as-tu à me reprocher, Rollet?
- Soit, répliqua celui-ci, tu as peut-être raison:
mieux vaut parler carrément. Ce que je te reprochc?
C'est de m'avoir mouchardé à la direction. Il y a six
ans que je suis ici, j'avais droit à un changement, ct, â
�LA TENDRE
D~FAITE
cau~e
(h: toi, ma mutatioll a été refusée. Je devais descendre vers la plaine...
- Tu cs fOll! Jamais je n'ai parlé dc toi à la direction, jamais, ct SI tu demeures encore ici, c'est ta faute,
I{olkl!
- Ma faute?
- Oui, ta faute, et puisque tu veux la vérité, je vais
tc la dire. Tu n'as pas obtenu la mutatioll à laquelle tu
avai, droit, en principe, parce que tu boi., tu bois trop,
tu t' nivres. De quelle autorité veux-tu faire preuve devant les indigènes quand ils te voient ne pas tenir
debout? Aux colonies, l'alcool est dotlb\emcnt néfaste...
Je rcgrette de te parler comme je le fais en ce moment,
mais tu m'y as obligé.
- Tu es un sale menlcur l 'e t toi qui m'as mouchardé.
- Mais qu'est-cc que tu veux que ça me fasse,
moi ?... Au contraire, j'aurais préféré te voir partir, ne
serai t-ce que pour être débarrassé de ta présence!
- Oh r Villardon, tu me crois donc bien bête? ... Tu
('imagines un peu nalvement que je nc vois pas clair
dans ton jeu. Pourquoi !le voulais-tu pas que j'aille
vers la plaine, à la coupe 47? C'est d'une simplicité enfantine. Cette place, si je l'avais occupée, n'aurait plus
été vacante, et il est nécessaire qu'elle le demeure pour
que, l'année prochaine, M. Serge Villardon puisse s'y
installer!
- Rollet, tu es un misérable! Je suis incapable d'une
action aussi vile, aussi lâche. Tu sais Ilarfaitement que
l'année prochaine je resterai ici. Il n'y a que quatre ans
que j'ai quitté la France; or, tu n'ignores pa qu'i'! faut
un minimum de cinq années pour obtenir une mutation.
- Oui, mais il y a des exceptions pour ceu,' qui
savent se faire valoir.
- Je te lc répète: tu es un imbécilc!
Rollet, que la rage gagnait peu à pcu, ' devint rouge,
ses poings se crispèrent, il fit un gestc comme pour
s'élancer vers son adversaire qui, brusquemcnt, se leva
pour faire face à l'attaquc imminente. Alors Philippe
Dumiègc intervint :
- Du calmc, voyons! Vous n'allcz pas vous battre,
ce serait ridicule!
Mais, sans rien entendre, drcssés l'un contre l'autre,
les deux hommes déjà se mesuraient du regard, et il
était bien évident qu'il suffirait d'une phrase, d'un mot
a
�LA ~ENDR
DÉFAITE
IS
malheureux, pour que les antagonistes se jetassent l'un
l'autre, en une mêlée farouche.
- Je suis un imbécile, peut-être, reprit RoBet, dont
les yeux: se striaient de fibrilles rougeâtres et que la
colère faisait grimacer, mais du moins je suis honnête,
moi 1
- Que dis-tu ?...
- Je suis honnête 1 répéta RolIet.
Et, dans un hurlement rageur, il ajouta
MOIl père aussi était un honnête homme, et je
connais un individu qui aurait de la peine à se montrer
au~si
affirmati f.
- C'est une insinuation absurde, pro~)nça
Listrac,
qui jusqu'alors avait gardé le silence.
- Absurde? reprit RoUet, pas tant que ça... Je ne
suis pas le fils d'un escroc, moi, ct M. Villardon ne
Pourrait peut-être pas en dire autant.
Immédiatement, Philippe Dumiège et Robert Listrac
s'interposèrent, persuadés cette fois que les adversaires
allaient en venir aux mains.
Mais Ser~
VilIardon, dont le visage soudain s'était
comme plâtré d'un ma~que
blafard, n'avait pas réagi
ainsi que les trois autres le prévoyaient.
II avait bien esquissé Ult geste uour s'élancer, mais
soudain, se maîtrisant, la main qui se levait déjà pour
souffieter le visage de l'insulteur retomba inerte le
long de son corps, tandis que Rollet, qui s'attendait à
l'attaque, les poings dressés et prêts à la riposte, demeura tout surpris, dans une attitude de défense inutile
et un peu ridicule.
Profitant de cette accalmie à laquelle il était loin de
s'attendre, Listrac, d'une voix encore plus tonitruante
qu'à l'ordinaire, prit la parole:
- Nom d'un chien 1 dit-il, alleZ-VOlis rester tranquilles, oui ou non? Dans ce coin maudit d'n1doch ine
où nous Vivons, vous trouvez sans doute que l'existence
est trop gaie? Ce n'est pas assez de cette solitude
atroce, loin de notre pays, de notre famille, ce n'cst pas
assez de ce climat épuisant qui nous ronge les nerfs, de
cette humidité torride qui emp.êche de respirer, cc n'cst
pas assez des dangers de la forêt vierge, ce n'est pas
assez de ces indigènes étranges qui au fond nous détestent, ce n'est pas assez de tous ces dangcrs, de ce
cafard qui monte au cerveau et menace de nous rendre
fous? Non, n'est-ce pas, il vous faut mieux, il vous
faut plus encore: il vous paraît indispensable qu'entre
SUr
�16
LA TENDRE
D~FAITE
nou5, Européens, se dressent de mesquines jalousies 1
- Listrac a raison, approuva Philippe Dumiège.
- Bravo pour ton discours 1 répliqua Rollet, qui, ùe
nouveau, se mit à ricaner de façon ironique. Du moins
tes paroles présentent un avantage sérieux : elles
évitent à M. Villardon la peine de livrer une bataille
qu'il ne paraissait pas très désireux d'engager.
- Hollet, cette fois, en voilà assez 1 Tu vas ficher le
camp tout de suite! dit brutalement Listrac. Jamais tu
ne nou feras croire que Serge est un pleutre. Cent
fois, mille fois peut-être, il nous a montré son courage,
ct si tu te souviens du jour où ...
Il n'eut pas le temps de continuer sa phrase, car,
devant cette nouvelle insulte, cette accusation de lâcheté, Villardon, après un infructueux effort pour recouvrer un sang-froid qUI lui échappait complètement,
avait écarté Dumiège d'une poussée brutale ct s'était
élancé sur Rollet.
Alors, parmi les cris, les trépignements, la bousculade, ce fut une rude mêlée où les poings crispés martelaient les visages, où les deux adversaires se portaient
de furieux coups avec une force que la colère décuplait.
En vain Listrac et Dumiège s'efforçaient-ils de maîtriser les combattants. Ils étaient impuissants à les calmer, à les séparer. De-ci de-là, ils recevaient quelques
horions qui les frappaient au hasard, comme des balles
perdues. Et, sous le poids écrasant de cette nuit torride, dans cette modeste cabane qui tenait et de la
hutte par un toit donnant l'illusion d'être en chaume, et
du fortin par les cloisons formées de troncs d'arbres
empilés, c'était un spectacle à la fois hallucinant et tragique que ces quatre hommes enchevêtrés les uns dans
les autres et dont les ombres mouvantes, projetées sur
le mur par la lueur bleuâtre de lampes à pétrole,
s'agrandissaient fantastiquement et semblaient dessiner
on ne savait trop quelle étrange danse macabre ...
Soudain, durement atteint à la mâchoire, RoUet chancela et, donnant l'impression d'une poupée de chiffon
qui s'affaisse, il vacilla sur lui-même et s'écroula.
- Bien fait 1 ne put s'empêcher de marmotter Dumiège entre ses dents.
- Viens, nous allons te reconduire chez toi, dans ta
case, dit Listrac, qui craignait que le combat ne reprît.
Si le vaincu gisait à terre, le vainqueur n'était pas
indemne. Son nez saignait; sa paupière gauche, qui
commençait à enfler, se teintait d'un cercle noirâtre. 11
�LA TENDRE D1!:FAITE
haletait, visibkment épuisé. Ses dru' amis Je prirent
chacun par un bras, et les trois hommes, à pas lcnt~,
franchirent la porte sans plus s'occuper de RoUet qUI,
parvenu enfin à se rc1!!ver, tanguait ct zigzaguait ù la
façoll d'un i\'fO ne abruti d'alcool.
La case où habItait Villardon se trouvait à cinquante
mètr s plu, loin, adossée à la forêt. Devant l' ntré où
l'on accédait par un e~calir
de boi', le domestique de
Scrgl', lin hoy annamite, attendait, immobile, ct contt'mplait les arrivants de son regard inexpressif ct m)'. t~ricux.
Sans doute, son oreille primitive ayant perçu un bruit
de pas, était-il descendu pour olTrir ses services.
Listrac le congédia :
- Rentre, Ti-Nam; nous nous occuperons cie ton
maître.
San répondre, l'indigène s'inclina ct parut s'évanouir,
départ fut rapide et silencieu.'.
tant ~on
- COlllment te s ns-tu? demanda Dumiège à VillardOll, qui passait une serviette humide sur son visage
tUlllélié.
La pièce de faibles dimensions où vivait Serge, et
dans laquelle il venait de pénétrer avec ses deux compagnons, ne comportait qu'un bien modeste mobilier:
1111 li t étroit, presque une couchette de soldat, protégé
par tlne moustiquaire, quelques sièges Cil rotin, une méchante table rccouverte cie liHes, de papiers, une sorle
d'armoire lourde, mais solide, et dans j'angle une toilette très simple. Au mur, quelques photographies rappelaient à l'exilé la douceur d'un passé lointain.
- ECOUle, dit à son tour Listrac, tu as tort de
prendre au sérieux les réflexions absurdes de Rollet.
'l'u . ais combien il est haineux, comme il te jalouse...
Et puis il boit, tu l'as dit toi-mime. Enfin tu a. assez
d'e~tim
pour nous, mon vieux, qui somme. tes amis,
pour conserver l'absolue certitude que nous ne croyons
pas un seul mot de bêtises de tout à j'heure. C'est un
~ale
menteur, et voilà tout 1
- Parbleu, naturellement 1 répliqua Dumiège, ct tu as
fait trop d'honneur à ce pauvre poivrot en te battant
contre lui.
Serge avait, d'un mouvement brusque, jeté sa serviçtte. Son regard clair, qui luisait entre des cils longs
et noirs, contemplait le mur, et sans répondre, figé en
un totale immobilité, il semblait réfléchir, peser Je
pour et le contre, comme si une alternative difficile à
�LA TENDRE DÉFAITE
résoudre venait subitement de se poser en SOIl esprit.
Devant l'attitude de son camarade, Listrac, qui crai
gnait de se montrer indiscret, esquissait déjà un geste
pour se retirer, quand Villardon, sc décidant tout ;\
coup, dit d'une voix: un peu lasse:
- Restez ... Si, j'y tiens; il faut que je vous parle ...
Vous avez le droit de savoir ... Asseyez-vous ...
Les deux: hommes, un peu surpris, obéirent à l'invitation sans ajouter U11 mot.
- Vous êtes mes amis, commença Serge, je vous
dois la vérité ... Rollet, tout à l'heure, n'a pas mcnti ...
Mon père a commis une vilaine action.
- Nous ne te demandons rien, interrompit Dumiège,
un peu gêné. Tous, plus ou moins, nous avons nos secrets. Vois-tu, pour tenir dans ce maudit pays, pour ne
pas se sauver et reprendre le premier bateau en parlance pour la France, il faut avoir besoin de beaucoup
d'argent. .• ou de beaucoup d'oubli.
- Oui, dit à son tour Listrac, pour venir ici, le courage est nécessaire ... Si encore il était possible d'o\1blier
ses souvenirs en franchissant l'Océan, de les laisser à la
porte comme une marchandise prohibée...
Puis, ayant poussé un soupir, il continua:
- Villardon, tu n'as pas besoin d'obéir à un scrupule
~xagér.
Nous ne te demandons pa de confidences ...
Nous t'aimons, nous savons que tu es un chic type; le
reste ...
Il avait prononcé ces paroles très simplement, sans
élever la voix.
- Mais oui, mon vieux, à quoi bon? Cela te fera de
la peine ... Laisse dormir le passé.
Mai Villardon secoua la tête :
- Non, dit-il, je préfère que vous sachiez ... Les allu!sions de Rollet, ses accusations sont insupportables. Je
veux parler, je ne puis plus me taire!
- Comme tu voudras, répliqua Listrac, cependant
que Dumiège haussait doucement ses larges épaules en
. signe d'acquiescement.
- Mon père, commença Villard on, demeuré veuf
quatre ans après ma naissance, habitait une ville de
province dont le nom importe peu ... C'était un brave
homme, mais, soit qu'il eût de nature un caractère
faible, soit plutôt que sa santé précaire influençàt son
état moral, je l'ai toujours connu triste, inquiet et d'une
rare indolence. Il possédait une usine qui fabriquait d..:
la teinture pour le lin. L'affaire, importante à ses débuts,
�LA TENDRE Dl1FAITE
périclita bientôt petit à petit. Il fallut renvoyer des ouvriers, se contenler de bénéfices qui, chaque année,
allaient s'amenuisant. Un jour, mon père eut peur. De
ses yeux dessillé , il contemplait la catastrophe imminente. Six cent mille francs, cette somme lui était indisptnsable. Au lieu d'essayer de se la procurer par un
emprunt quelconque, ou grâce à l'appui d'un commanditaire ou d'un associé, il perdit complètement la tête. Il
escompta une traile sur laquelle il avait imité la signature d'un de ses clients. Ain~
il gagnait trois mois, ct
durant ce laps de temps il aurait la pos ibilité - du
moins le pensait-il naïvement - de se procurer la
somme.
Un instant Villardon ferma les yeux, garda le silence. Allait-il treuver la force de continuer c 'lle pénible confession? Enfin, en un sursaut de volonté, il
reprit:
- Non seulement malhonnae, le procédé était encore
putril. A la suite d'un incident banal, tout fut découvert. Le client dont mon père avait imité la signature
aurait pu déposer une plainte: faux et usage de faux;
c'est le bagne... Il ne le fit pas. Une lettre au procureur
de la République ne lui aurait pas fait recouvrer son
argent! J'allai le remercier ... A-t-il cru que j'étais au
Courant de la fausse signature, en un mot, m'a-t-il soupçonné d'être le complice de mon père? Je l'ai toujours
pensé, bien que l'on m'ait affirmé le contraire. Je tenais
donc doublement à rembourser: d'abord je devai cet
argent, ensuite je voulais prouver à ce monsieur ma
parfaite bonne foi. Seulement, six cents billets, oit les
trollver? Mon père mourut bientôt de chagrin. Je ne
possédais plus un sou. Il aurait fallu que je fusse bien
présomptueux pour espérer une place où, du jour au
lendemain, on me couvrirait d'or. Des parents? Je n'en
ai plus beaucoup, et ceux qui me restaient n'avaient ni
la possibilité ni peut-être le désir de venir à mon secours. Ce fut alors que, tout à fait par hasard, j'ai
lildochùroise, 'une soentendu parler de la ProspectiOl~
ciété qui explOItait du bois. Ses coupes avaient lieu en
pleine forêt vierge. Un climat terrible. Une vie rude.
Mais on payait largement: cent cinquante mille francs
par an. Je n'avais pas le choix. J'ai fait une demande,
clic fut acceptée ... Voilà mon histoire, ce que j'avais à
vous dire. A présent, comment Rollet a-t-il connu la
faute de mon père? Une indiscrétion, probablement...
J'ai économisé l'argent, j'ai une partie de la somme que
�LA TENDRE DÉFAITE
mon père a dilapidée; lors de mes vacances, dans quatre
mois, j'irai rembourser mon créancier...
- Et tu ne reviendras plus, lu resteras en France,
dit Listrac avec une nuance de regret dans la voix, el
tu auras raison ...
Un instant il s'arrêta de parler, puis:
- Oh! oui, nous les méritons bien, nos cent cinquante
billcts!
- ~,
je reviendrai: il me faut rembourser la' totalité, ct je n'ai plus rien là-bas!
- On a toujours quelque chose, dit à son tour Dumiègc : on a le passé, on a la terre natale ...
- Oui, répliqua Listrac avec vivacité, mais il faut
être fou pour penser à cela, surtout ici, ... ça fait trop
mal. ..
Et pourtant ce fut la claire vision d'un coin de terre
française qui se profila en la mémoire de chacun d'eux.
Dumiège revit la capitale, où il était né, ... la perspective splendide de l'avenue des Champs-Elysées, les quai,
Notre-Dame, la blancheur du Sacré-Cœur qui veille sur
la grande ville, et le bois de Boulogne, où il faisait si
bon flâner, aux premières belles journées d'avril, 'dans
la blondeur naissante du printemps de Paris ...
Listrac évoqua tout de suite un modeste village des
environs de Toulon, d'où l'on apercevait au loin le bleu
de la mer qui se perdait dans celui du ciel, la place
publique avec sa fontaine au menu filet d'eau, la petite
maison blanche où il venait en été, où s'étaient écoulées
tant d'heureuses vacanc('" où si souvent il avait entendu
tinter l'angélus, par les beaux midis de juillet...
Villard on, lui, songeait à la ville où si longtemps il
avait vécu. Il revoyait la cathédrale Sainte-Cécile,
l'église Saint-Saloi, le palais de Justice et les maisons
de jadis qui portent allégrement sur leurs toitures le
poids de tant de siècles. Tout cela formait dans l'esprit
du jeune homme comme une toile de fond très douce
à contempler; mais, en relief, au premier plan, se déta~
chait la silhouette gracieuse d'une jeune fille aux cheveux d'or, Serge la revoyait, comme six ans auparavant, sur le court de tennis où, à la fois sportive et
poétique, elle renvoyait les balles, courait de droite et
de gauche et semblait véritablement danser dans la
lumière ...
- Nous allons te souhaiter une bonne nuit, mon
,
vieux, dit Listrac en se levant.
- Oui, bonsoir, Villardon, prononça Dumiège.
�LA TENDRE DÉFAITE
21
Les trois hommes se serrèrent la main.
Demeuré seul, Serge alluma une cigarette, puis avec
lenteur il se dirigea vers la table où, parmi les papiers,
se trouvaient, très simplement encadrés, les portraits de
son père et de 511. mère. Longuement, il contempla le
visage aimé de ceux qui n'étaient plus. Enfm il vint
s'asseoir sur son lit et, de son portefeuille, il sortit une
petite photographie qui représentait une jeune fille souriante, tenant une raquette à la main. Des minutes ct
des minutes, il regarda l'image juvénil ...
- Non, ce n'est plus possible ... , dit-il soudain.
Et sa voix qui tremblait eut un accent d'indicible tristesse dans le silence de la nuit trop chaude.
III
- Alors, ma chère enfant, Michelle vous avait-elle
annoucé ma venue?
- Oui, Monsieur l'abbé.
- Je comptais vous voir hier, ainsi qu'il était convenu, dit l'ecclésiastique en s'asseyant, mais j'ai cu la
visite inattendue d'une New-Yorkaise, Mme SmitlLton,
une dame très originale, mais bien charmante et qUI
possède un cœur d'or. Hier, vers cinq heures et dtmie,
alors que j'achevais d'arracher mes radis, avant de
venir vous voir, l'Américaine a fait irruption, sans crier
gare, dans le petit jardin du presbytère. « Monsieur
l'abbé, m'a-t-elle dit, Saint-Firmin est magnifique! Je n'en ai jamais douté, Madame, ai-je répliqué, lin peu
éberlué, les mains pleines de terre et ne sachant trop
quelle contenance prendre au milieu de mes r... dis en
déroute. - Il y a un an, m'a-t-elle expliqué, durant une
promenade, j'ai pénétré dans la petite église. J'ai vu la
statue de saint Firmin, je l'ai trouvé bien sympathique:
lJe lui ai demandé une faveur. Il m'a exaucée, il a été
si gentil! Je suis ici pour saint Firmin, à qui je dois
une visite de remerciement. Je sors de l'église, la visite
est faite; à présent c'est à vous à qui je veux parler. Mon Dieu, Madame, je suis en train de jardiner. - Oui,
�22
LA TENDRE D'BFAITE
je vois: vous faites venir les radis. 'frès beaux, ces légumes; je les achète! - Mais, Madame, mes radis ne
sont pas à vendre. - Tant pis. Il faut que je bavarde
avcc vous un long moment. .. :' Nous avons gagné le
salon du presbytère. Et Jà, elle m'a dit: «Pas très
neuve, l'église où habite saint Firmin, ... toute délabrée.
- La paroisse n'est pas très riche, et pour réparer le
clocher, notamment, il faudrait beaucoup d'argent... - .
~e
vien' pour en apporter, justement ... :. J'avoue que
j'ai eu comme Ull ébloui 'sement, ma petite Lydia. Vous
le savez, mon clocher n'cst pas grand, mais j'aime mon
clocher, comme a dit, ou à peu près, le poète.
« Alors l'Américaine a sorti un chéquier ct a inscrit
un chiffre tellement important que le rouge m'en est
monté au visage. Mon (locher! Et puis, tout à coup. j'ai 1
pensé aux familles nécessiteuses de la paroisse, à la
mère Mathieu et ses quatre enfants qui vont avoir besoin de vêtements pour l'hiver, au vieux père Portal ct
à sa femme qui ne peuvent plus guère travailler, et aux
autres, à tous les autres, et je me suis dit qu'une bonne
partie de cet argent serait peut-être mieux employée si
je la distribuais aux malheureux, et que saint Firmin
lui-même... Mais, d'un autre côté, la plus élémentaire
loyauté m'obligeait à consulter la généreuse donatrice
sur l'emploi que je comptais faire de son présent. D'ailleurs, je n'eus pas à me lancer dans de longues explications : ma cause fut rapidement plaidée et gagnée.
« Bien vite, je fus interrompu par l'Américaine- qui
s'écria:
,
« - Il fallait le dire tout de suite! Je signe un nouveau chèque pour les pauvres gens ...
« Puis nous continuâmes à bavarder pendant une
heure, après quoi elle me quitta en me promettant de
revenir dans deux mois. Et voilà, ma petite Lydia,
pourquoi je ne suis pas venu hier ... Vous dirai-je, maintenant, la joie que m'a causée cette visite véritablement
inopinée ... Votre chère maman est là? :.
- Oui, Monsieur l'abbé; il n'y a pas longtemps elle
devait être dans le salon, car je l'ai entendue chanter.
- Et votre papa?
- Il n'est pas encore rentré, il est parti avec Lucien.
Tiens, justement, le voici ...
En effet, une automobile s'arrêtait devant la grille, et
M, de Molève. au volant, ayant aperçu J'abbé Herpin,
lui adressait de la main un geste amical. Il descendit et
s'approcha.
��24
LA TENDRE
D~FAITE
suis pas loin de croirê que, dans les deux cas, il s'agis~ail
d'une lésion similaire de la moelle épinière. Or, ce
j une homme est actuellement guéri. Il a été soigné par
un JetlIle médecin dont j'ai tout de suite pris le nom et
l'adresse ...
- Vous pensez combien nous vous en sommes reconnaissants, 111011 mari et moi, répondit M"'· de Mol\~ve,
mais, hélas! je crois qu'il est sage de ne pas trop se
!currer.
- Oui, c'est vrai, nous avons vu tant et tant de médecins, ct les opérations tentées ont donné de si décevants résul tats !
- Il ne s'agit pas d'intervention, reprit l'abbé Herpin.
Ce médecin aurait, paraît-il - je ne fais Que répéter
les paroles de ma visiteuse, - trouvé un traitement de
piqftres, assez douloureuses d'ailleurs, mais Qui donne
prodigieux.
des Té~ultas
- Mais alors, il serait le seul à pratiquer ce traitement? demanda M. de Molève. C'est assez invraisemblable!
- La découverte de cette méthode est toute récente.
II se pourrait donc qu'elle ne fftt pas très répandue.
Peut-être serait-il aisé, tout au moins, de prendre
quelques renseignements sur ce jeune docteur qui habite
Paris.
- Oh! ça, évidemment, ce n'est pas difficile. Mais ce
serait trop beau, ... trop beau, dit Mm. de Molève avec
un oupir. Pauvre petite, continua-t-elle, c'est horrible
de penser que toute sa vie elle demeurera étendue sur
one chaise longue! Et quelle tristesse, quel navrement
dans ses yeux! Souvent dIe a un regard douloureux,
et moi, sa mère, je demeure impuissante quand je deme tout s les pensées qui assaillent son cerveau. Quelquefois, pour nous faire plaisir, parce qu'elle comprend
notre peine, elle s'efforce de sourire, de paraître un
instant joyeuse, et cette lamentable comédie, cette gaîté
factice, ce masque rieur imprimé sur son visage, me
causent Ull tel chagrin que j'ai besoin de toute ma volonté pour ne pas pleurer. Rien ne la distrait, rien ne
l'intéresse; elle parcourt à peine les livres, les revues
qu'on lui d0nne. Je crois bien que vous êtes le seul,
tonsieur l'abbé, qui parveniez de temps à autre à la
Mridcr quelques instants.
- Oh! je m'y emploie de mon mieux. Je m'efforce
de Ilaisanter, de lui conter des histoires drôles, et
quan \, par hasard, je vois ses traits se détendre, ce
�LA TENDRE DÉFAITE
l'n'est, ·croyez-le bien, une belle ct douce récompense.
- Tout de même, dit M. de Molève, qui depuis
qUdques instants réfléçhissait, ce médecin dont vous
nous parlez, ... il faut voir ... S'il n'y a qu'une chance sur
un million, il serait criminel de ne pas la tenter.
- C'est la désillusion, en cas d'échec, qui sera
efTroyable. A vingt-trois ans, on roprend vite courage,
et quand elle s'apercevra qu'une foi de plus, aucune
amélioration ne se fait sentir ... Tu te rappelles, la dernière fois?
Mmr de Molève regarda son mari.
- Oui, après cette désastreuse opération ...
. Il n'acheva pas sa phrase. Oh! oui, il se souvenait et
Il revoyait avec une terrible précision le visage de sa
fille illuminé d'espoir, alors qu'elle écoutait les promesses de guérison, qu'elle contemplait de ses yeux
extasiés le mirage d'une existence normale... Et puis,
en un douloureux contraste, il se représentait le sombre
désespoir de son enfant quand, malgré les phrases d'enCouragement, les conseils de patience, elle avait enfin
:ompris l'inanité de se leurrer davantage ...
:.\Iais cependant, si ce médecin ... La partie valait la
peine d'être jouée.
- Vous avez l'adresse? dit M. de Molève.
- Voici.
Et l'abbé Herpin, ouvrant son brév,
~ ir'"
"n sortait un
papier.
- Si von permettez, ajouta-t-il, je vais aller voir un
peu Lydia.
- Mais bien entendu! Vous allez dîner avec nous,
puis mon mari vous reconduira en auto.
- Tu arrives bonne dernière, ma chère Alice: l'invitation est déjà faite 1
Quand le prêtre se fut retiré, Mm. de Molève demanda à Son mari :
. - Qu'est-ce que tu as, Jérôme? ... Ta figure ne me dit
TH'n qui vaille. Des ennuis à J'usine?
JI haussa les épaules.
- Des menaces d'enrluis, plus exactement. Deux
cli('nts, qui ont chez moi un gros découvert, demandent
un délai. Il règne chez les ouvriers une certaine agitation. Et puis, toujours la même chose, notre maison de
vente de Paris m'inquiète. Buzin, qui s'en occupe, ne me
parait pas être du tout l'homme qu'il faut.
- Remplace-le. Je ne comprends pas que tu tergiverses ...
�2()
LA TENDRE DÉFAITE
Facile à dire! Le remplacer, mais par qui? C'est
moins aisé que tu ne te l'imagines de trouver un homme
à la fois prudent et audacieux. Buzin a l'habitude de
diriger une usille; or, à Paris, place de la Bastille, c'est
un magasin de vente. Ce n'est pas du tout la même
chose ... Et s'il n'y avait que cela 1
Mm. de Molève regarda son mari afIectueusement. Et
tout à coup, sous la lumière qui entrait par la fellêtre
ouverte, dans la splendeur lumineuse de cette fin de
journée, elle le trouva vieilli, changé, avec des rides qui
s'accentuaient autour de la bouche, sous les paupières,
l'empâtement de son cou qui se parcheminait ct cette
sorte de lassitude qui semblait peser sur ses épaules,
l'accabler d'un fardeau écrasant. Comme ces quatre dernières années l'avaient marqué d'une rude empreinte, lui
que l'on félicitait autrefois de son allure jeune et qui
vraiment alors ne paraissait pas son âge, la cinquantaine bien sonnée.
Le travail quotidien, l'effort qu'il faut fournir, les
ennuis de l'usine, les échéances parfois difficultueuses,
cette menace latente de grève suspendue sur sa tête
comme une redoutable épQe de Damoclès? Qui, bien sür,
tout cela comptait dans la balance, mais il y avait un
poids autrement lourd, autrement massif, ct Alice de
Molève le savait bi,,' . D'ailleurs elle-même, autant que
son mari...
Mais devant la peine de Jérôme elle se raidit ct voulut prononcer une phrase qui console. Pour lui donner
un peu d'espoir - ce soir, plus encore qu'à l'ordinaire,
elle le sentait las, découragé et le cœur gros, - elle
prononça, en un demi-mensonge, car trop d'expériences
décevantes l'avaient rendue sceptique:
- Tu as raison, ... ce médecin, ... il faut voir ... On nI'
sait jamais ...
- Mais tu ne crains pas ... ? Tout à l'heure, tu semblais redouter ... Comment Lydia supporterait-elle une
nouvelle désillusion?
- Tout de même, nous devons prendre des renseignements ... Peut-être ce docteur a-t-il trouvé un remède
nouveau.
- Ce serait trop beau 1 répliqua M. de Molève avec
un geste désabusé.
Machinalement, il s'était levé de son fauteuil ct,
s'approchant de la fenêtre, il aperçut l'abbé Herpin qui
s'asseyait à côté de la chaise longue où était étendue
Lydia.
�r
LA TENDRE
D~FAITE
- Oui, ajouta-t-il tristement, si eHe pouvait marcher,
courir, comme les autres, ce serait trop beau ...
Prenant le papier que lui avait donné le prêtre, il lut
lentement l'adresse inscrite: «Docteur Roland Cartelet,
14 bis, avenue de la Grande-Armée, Paris. »
'" En bas, sur la pelouse, l'abbé Herpin morigénait
doucement la jeune fiJle :
- Ma petite Lydia, je suis venu vous gronder... EnCore des idées sombres! Il faut réagir.
- C'est facile à dire, répliqua-t-elle avec un p:"tle
sourire.
- Ma chère enfant, croyez bien que je sais tout ct!
que votre état comporte de pénible, mais, je vous le
répète, vous n'avez pas le droit de désespérer. Aujourd'hui, j'ai vu tout de suite CJue vous aviez un regard
triste, moi qui aime tant vous voir un peu gaie, avec
vos yeux des dimanches ... Vous ne vous sentez pas plus
sou ffrante?
- Oh! non, Monsieur l'abbé.
- Avez-vous un motif particulier?
- Rien de sérieux ... C'est tellement ridicule, j'ose à
peine vous le dire ...
- Mais il faut, ma petite Lydia, il faut. Voyons, de
quoi s'agit-il?
- Tout à l'heure, maman a chanté une romance:
l'AI/Hca,, d'argent ... Vous voyez que c'est peu de chose.
Seulement, cette romance que ma mère affectionnait
particulièrement autrefois et que je n'ayais pas entendue depuis plusieurs annécs, m'a rappelé des souvenirs,
des heures où j'étais heureuse ... Tenez, un jour - pourquoi certains détails demeurent-ils présents à la mémoire? - nous étions à Albi, il y avait une relation de
papa, un nommé M. Vil13rdon ct son fils, qui s'appelle
Serge ...
- Voulez-vous, ma chère enfant, CJue je demancle à
Madame votre mère de ne plus chanter cette ...
- Non, non, pas un mot, Monsieur l'abbé, vous me
le promettez?
- Mais naturellement.
- D'ailleurs, reprit-elle vivement, parlons d'autre
chose: voici Michelle.
Elle accourait, toute décoiffée, rouge encore de la
partie de tennis, et, sitôt qu'elle vit le prêtre, elle
s'écria joyeusement:
- Bonjour, Monsieur l'abbé 1
Puis, s'adressant à sa sœur :
�28
LA TENDRE DÉFAITE
- Tu sais. Lydia. c'est un désastre! Mais. remarquele bien, ce n'est pas parce que je joue mal, ainsi que le
prétendent les mauvaises langues, mais c'est parce qu'il
joue très bien. Les balles coupées, ma vieille, il les rattrape toutes. C'est à croire qu'il n'a fait Que ça toute sa
vie. Enfin, disons le mot: il m'a ratatinée 6-0, 6-I... Et
encore, en toute franchise, j'ai l'impression désagréable
que le seul jeu que j'ai gagné, c'est à la courtoisie de
mon adversaire que je le dois. Pénible, extraordinairement pénible, ma pauvre Lydia ...
Et elle ajoutait, avec un air faussement désespéré:
- Dis, tu consoleras ta benjamine ? ..
Puis, sautant brusquement d'un sujet à un autre:
- Ce n'est pas tout ça, mais j'ai très faim, dit-elle en
faisant une grimace comique. Tu ne sais pas si l'on va
bientôt dîner? Attends, je vais aux nouvelles.
Et. brusquement, en un bond de gazelle, elle courut
vers la maison en criant:
- Me voici!... Bonjour, papa; bonjour, maman;
votre fille est affamée!
Elle pénétra dans le salon, qui était vide, puis elle
entra dans le bureau de son père, courut embrasser
M. de Molève, qui achevait une lettre.
- Bonjour, ma chérie; laisse-moi un instant: je termine, ... c'est important.
Et, tandis qu'elle se retirait, il relisait une dernière
fois les phrases qu'il venait de tracer:
« ... En résumé, mon cher ami, je te demande de
prendre des renseignements, tant au point de vue professionnel qu'au point de vue moral. On m'a dit grand
bien de ce jeune praticien. Voici son nom: Roland ... :.
�LA TENDRE
D~FAITE
IV
- Il faut tout de même que je vous quitte, mon petit
Cartelet... Mais si, vous ave:l; à faire; vous êtes un
homme célèbre, à présent!
Et le vieux professeur Menilot se leva et commença
à déplier ses gants de suède gris qu'il avait soigneusement mis dans sa poche.
- Mon cher maître, vous r?avez pas changé depuis
votre départ pour l'Amérique, ... trois ans ...
- Quatre, mon petit, quatre ans ... Quant à ne pas
avoir changé, vous êtes un vil flatteur. J'ai soixante-dix
ans, et je commence à me sentir vieillir. Que voulezvous, chacun son tour ... A présent, mon rôle est fini.
J:ai apporté ma petite pierre à l'édifice. Ce qui fai~
plaiSil', quand on se dit que l'heure a sonné de faire la
retraite, c'est la pensée que le flambeau ne s'éteindra
le porteront, qui eux-mêmes le transpas, que d'autre~
mettront aux SUIvants .
• Il posa ses deux mains, gantées à présent, sur les
~paules
de son ancien élève, et, avec un bon sourire qui
J\lutnma son visage fin et intelligent, il continua en hochan t la tête :
- Tenez, je vous le répète encore, vous pouvez vous
vante~
de m'avoir surpris! Quand j'ai lu, là-bas, en
Amérique, votre communication à l'Académie de Médecine, je l'avoue à ma grande honte, je suis demeuré un
peu sceptique. Cela me paraissait tellement invraisemblable, cette découverte. J'étais au laboratoire d'Alexis
Carrel, je lui ai parlé de vous. Je lui ai demandé son
avis, ct je l'entends encore me répondre: «Après tout,
en dehors du domaine des mathématiques, celui qui
prononce le mot impossible commet une impruderice. :.
J'avais tort d'être sceptique. Carrel avait raison. Vous
êtes célèbre et...
Cartelet protesta:
- Célèbre, le mot est un peu gros.
- Non, je le maintiens. Oh 1 pas célèbre comme une
�30
1
LA TENDRE
D~FAITE
star de cinéma : célèbre comme un médecin, un savant.
- C'œt au hasard surtout que ...
- Turlututu! interrompit le vieux professeur. C'est
le travail; pas de fausse modestie, mon petit. Si l'on
m'avait dit que vous deviendriez célèbre aussi rapidement, je ne l'aurais pas cru. Je vous revois encore quand
VOLIS étiez externe à la Pitié et que je vous interrogeais
devant le lit des malades: vous rougissiez comme lIne
jcune fille. Oh! remarquez, je ne doutais pas de votre
avenir. Je vous savais intelligent, travailleur, mais je
ne pensais pas que vous iriez si vite, car vous avez brûlé
les étapes, mon petit Cartelet 1 Et vous ne vous doutez
pas combien votre réussite me cause de joie. Je sais
que la vie n'a pas toujours été clémente à votre égard.
Je n'ignore pas que vous avez passé de rudes moments.
- Oui, il a fallu vivre... et manger ... On ne se rend
pàs compte des problèmes que l'on doit résoudre quelquefols pour déjeuner ... Et ma petite chambre du Quartier latin ... J'y ai eu bien froid, certain soir, assis à ma
table en train de potasser. Enfin, je suis arrivé au but,
c'est le principal, conclut-il avec un geste des bras.
- Cette fois, il faut que je parte. Je caquette comme
une vieille pic. Vous devez avoir du travail ct trouver
que votre vieux patron est devenu bien insupportable,
qu'il prend votre temps.
Comme Cartelet élevait déjà la voix pour protester,
on frappa discrètement à la porte.
- Qu'est-ce q.ue je vous disais? s'écria le professeur.
On vous rappelle à l'ordre, je me sauve!
Le jeune docteur ne put réprimer une légère grimace
de contrariété: alors qu'il était si heureux de bavarder
avec son vieux maître, de retour d'Amérique après une
absence de quatre années, pourquoi fallait-il que cette
visite déjà trop brève fût encore écourtée!
- Entrez 1 dit-il.
Les cheveux blancs, le nez surmonté d'une paire de
lunettes, l'air à la fois très doux ct très capable, une
dame ouvrit doucement la porte.
- Je m'excuse de vous déranger, dit-elle.
Mais tout de suite le médecin l'interrompait:
- Allons, allons, ma tante, vous n'allez pas me vouvoyer devant le professeur Menilot : ce serait ridicule.
Mon cher maître, je vous présente ma tante, Mm. Leclerc ... Le professeur Menilot, qui fut mon patron ...
Et, sc tournant vers ce dernier, le docteur Cartelet
expliqua:
�LA TENDRE D:ËFAITE
31
- Imaginez-vous que ma bonne tante a la gentillesse
de collaborer avec moi. Oui, avec un dévouement merveilleux, elle me sert de secrétaire, c'est véritablement
une associée que j'ai à mes côtés ...
- Mon neveu exagère, protesta la vieille dame.
- Seulement, reprit-il, ma tante a une manie, une.
manie bien curieuse: elle se refuse absolument à me
tutoyer quand je ne suis pas seul avec elle. Cela nuirait,
paraît-il, à ma réputation. Il faut, pour être un grand
praticien, suivre certaines traditions, et surtout ne pas
avoir une tante qui vous tutoi.c en public, c'est indispensable...
, Elle protesta doucement, prononça quelques mots de
tendres reproches; sa figure se détendit en un sourire
~rès
doux; ses yeux clairs, demeurés étonnamment
Jeunes, enveloppèrent Cartelet d'un regard où le profesS~ur
Menilot, avec sa finesse coutumière, discerna bien
vIte la tendresse maternelle de la vieille dame envers
~on
neveu et la fierté affectueuse devant la réussite du
J~une
homme qui - à l'âge où tant d'autre végètent ou
tâtonnent - venait brusquement d'écrire son nom sur
le livre d'or de ceux qui soulagent et guérissont.
- Allons, ceite fois ...
Et le professeur, ayant salué Mmo Leclerc, serré la
tnain de Cartelet, s'apprêtait à se retirer, quand il se
retourna, déjà sur le seuil de la porte, et dit:
- Alors, mon cher ami, à jeudi, huit heures, au res~urant
rue des Capucines; nous ferons là un petit
~tre,
car je suis un peu gourmand et, malgré mon âge:"
J al encore un bon estomac ... Vous verrez : il y a des
soles au gratin, c'est à s'en pourlécher les babines.
Et, avec un clignement d'œil comique, il disparut. .
- Quel homme sympathique! dit le jeune docteur i:
sa tante quand, après avoir reconduit son hôte, il eut
regagné son cabinet de travail.
- Dis donc, Roland, il y a une visite pour toi.
Le médecin, qui venait de s'asseoir à son bureau, leva
SUr sa parente un coup d'œil interrogateur.
- Je n'ai pas de rendez-vous, je n'attends personne._
Je comptais commencer mon à'rticle pour la Franct
Médicale ...
- C'est M. Bouchonnier...
Le poing de Cartel et s'abattit sur la table en signe
de contrariété:
- C'est insupportable!...
Un gros homme vulgaire, très riche, indiscret, dont
�32
LA TENDRE D:E:FAITE
il avait soigné, guéri la fille, quelques mois auparavant,
et qui, depuis lors, l'importunait par des invitations réitérées, désireux, soit par orgueil, soit pour une autre
raison, de compter Cartelet parmi ses familiers, de lier
avec le médecin des relations de plus en plus intimes.
Une ou deux fois, ne sachant plus trop quel prétexte
invoquer pour éviter le repas offert ou la corvée de
passer une soirée au Français dans une loge, en compagnie du ménage Bouchonnier et de leur fille Thérèse, il
s'était soumis à regret, espérant ainsi faire la part du
feu et qu'il en serait quitte avec quelques heures
ennuyeuses bien vite passées, mais il n'avait pas été
long à déchanter, à mesurer l'étendue de l'erreur commise.
Non seulement M. Bouchonnier ne s'était pas montré
satisfait du résultat obtenu, mais encore, mis en appétit
par les premières capitulations du médecin, il avait
insisté avec une ardeur nouvelle, revenant à la charge,
tout à fait insensible aux allusions pourtant précises de
Cartelet qui - tout en restant cans les limites cie la
courtoisie élémentaire - manifestait la très ferme intention de demeurer en paix, de ne pas être importuné
davantage.
Cependant, depuis presque trois semaines, les Bouchonnier n'avaient pas donné de leurs nouvelles, ne
s'étaient signalés ni par un coup de téléphone, ni par
une lettre pressante, ni par une de ces visites intempestives que le gros homme semblait particulièrement
apprécier.
- Evidemment, c'était trop beau, murmura le docteur, cela ne pouvait pas durer.
Pui~,
se tournant vers Mme Leclerc:
- Tv as dit que j'étais là, ma tante ?...
- Bien sûr que non! Je lui ai répété sur tous les tons
'
que tu étais absent.
- Heureusement!
- Alors il s'est installé et il a dit qu'il t'attendrait._
- Oh 1 zut, alors! Je vais encore perdre une heure...
et mon article ...
Et il demeurait là, hésitant, ennuyé, ne sachant plus
quoi faire, quelle décision il fallait adopter.
Enfin, il se décida. Mieux valait en finir tout de suite,
n' pas attendre davantage, et puisqu'il lui était impossible d'esquiver l'insupportable entretien avec l'ennuyeux
bonhomme, inutile de perdre du temps en attermoiements, en hésitations.
�LA TENDRE DnFAITE
33
- Je vais le recevoir. dit-il, mais cette fois je lui
parlerai carrément. et je pense qu'ensuite il me laissera
tranq u i 11 e.
Il consulta rapidement sa montre:
- Quatre heures ... J'ai Ulle visite à cinq heures. je
crois ...
- Oui. répondit la vieille dame: une jeune fille qui
a cu un accident d'automobile et qui. depuis cette
époque. est restée paralysée •... la moelle épinière ... EnCOre une que tu vas guérir. mon grand!
.
- Ma pauvre tante. tu crois donc que je fais des
miracles ?.. Hélas! ce serait trop beau... Le corps
humain est si complexe. il possède de si curieuses réactions ... Enfin. nous verrons. Pauvre petite. je tenterai
l'impossible.
- Comme toujours.
- C'est mon métier et c'est mon devoir. ma tante ...
Et puis. c'est passionnant. .. Légèrement plus passionnant
que de recevoir M. Bouchonnier. Préviens-le: plus il
viendra vite. plus tôt il partira ...
Trois minutes plus tard. sanglé dans un costume trop
clair qui le faisait paraître encore plus gros. la chemise
de soie ornée d'une cravate que trouait une énorme
perle. une fleur ridicule à sa boutonnière. un p~talon
au pli impeccable dont l'extrémité se cassait sur des
bottines jaunes aux épaisses semelles. le visage hilare
et luisant. il entrait. s·avançait. slIr dc lui. la main t nduc en familier qui ne se gêne pas. qui pénètre dans une
maison amie avec 1. même désinvolture que s'il se trouvait dans son propre logis.
- Très content de vous voir. cher docteur. Beaucoup
de cho~es
à vous dire ... Allez bien? Bonne santé? ... Parbltu. c'est évident: vous vous soignez vous-même!...
Peut-être parce qu'il trouvait cela élégant. ou qu'en
a.gissant de la sorte il s'imaginait faire preuve de distinction, il avait la manie de ne point achever ses
phrases. de s'exprimer en une sorte de jargon télégraphique.
- Etes pressé? Serai bref ... J'ai pourtant à vous par~('r
~érieusmnt.
Extrêmement important ... Proposition
a vous faire ...
. - Je suis très pris cn ce momeAt ... Si c'est pour une
lIlvitation ...
- Pas question, cher docteur. pas question... C'est
une affaire que je viens vous proposer. Je suis riche' il
Y a sept ans. j'ai gagné le gros lot à la Loterie NatioG37-1I
�34
LA TENDRE DÉFAITE
!laIe... Coup de chance inespéré... Cinq millions. Les
gagner, c'est bien; les garder, c'est mieux; les faire
fructifier, c'est parfait... Les ai fait fructifier ... Papa
Bouchonnier n'est pas un imbécile, on lui rend cette
justice ...
- Je sui persuadé que vous avez un sens très aigu
de~
aITaires, interrompit Cartelet, qui ne comprenait
pas où voulait en venir son interlocuteur; mais en
quoi ...
L'altn~
lui coupa la parole:
- J'ai l'air, comme ça, de bavarder, de prononcer des
parole inutiles: erreur !... Dois commencer par le commencement, excellente méthode qui m'a toujours réussi.
Vous disais donc ... , ah! oui! Papa Bouchonnier est très
riche, gros compte en banque, commandite plusieurs
afIaires, spéculations heureuses, du flair ... Monsieur intéressant, coté sur la place de Paris... D'autre part,
vous êtes un médecin de valeur ... , si, si, ne protestez
pas!... Vous avez guéri Thérèse ... L'avenir est à VO\1S,
car vous êtes jeune. Vous soignez des maladies de la
moeIIe épinière, enfin ce qui se trouve dans la colonne
vertébrale, ... c'est bien. cela?
- Exact, répliqua Cartelet, en adoptant malgré lui le
styh; elliptique de son interlocuteur.
- Les malades, pendant leur traitement, doivent resh'r étendus, couchés ... - me rappelle Thérèse - durant un 011 deux mois, quelquefois trois. Pendant 'Ille
VOliS les soignez, ils restent chez eux ... Gênant pour les
autres, insupportable d'avoir un malade dans son appartement; ou alors ils vont dans une clinique ... Jusqu'à
présent. mon raisonnement est limpide. Bon, je continuc ... Je me uis dit : pourquoi lc docteur Cartelet
n'aurait-il pas une clinique à lui, spécialement réservée
aux malades qu'il traiterait? Logique ct astucieux?
Cette clini(jl1e, je la fonde, je la commandite...
Celte fois, le médecin parut intéressé. Une clinique!
D'abord, il éprouvait une fierté naturelle à la pensée de
cette mai on clç santé uniquement réservée à sa clientèle, où l'on appliquerait son traitement, ct puis, quelle
perte de temps n'éviterait-il pas alors, lui qui était
obligé de courir à droite ct à gauche pour visiter ~es
malc~,
quand ceux-ci sc trouveraient réunis sous le
même toit!
Bouchonnier esquissa un petit sourire satisfait
d'homme qui a vu juste, qUI ne s'est pas trompé dans
ses jlr~vison,
ct, croisant les Jambes l'une sur l'autre,
�LA TENDRE D:E:FAITl!.
3S
agitant le bout de son pied en une sorte ùe frétillement
joyeux, il se félicitait intérieurement de sa perspicacité
devant le spectacle de son interlocuteur, qui jusqu'à
pré~ent
l'avait écouté d'une oreille distraite, peut-être
même en pensant à autre chose, et qui, tout à coup,
visiblement se réveillait, sortait de sa léthargie, trouvait que la conversation va:ait bien la peine qu'on s'y
intéressflt.
- Pas mal, cette proposition, dit le gros homme,
après un instant de silence. Quelle est votre opinion?
Avis favorable? On vote des félicitations au bon papa
Bouchonnier?
Pourtant, un scrupule commençait à se lever ùans
l'esprit de Cartelet. Le gros homme n'avait-il pas l'intention, en fondant cette clinique, de réaliser une f ructueuse opération pécuniaire, n'espérait-il pas obliger ks
maladcs à payer de grosses Ilotes, n'obéissait-il pa s à
lin vilain calcul en prévoyant que les malchanceux,
dévant l'espoir d'une guérison, se saigneraient aux
qua-tre veines, donneraient jusqu'à leur dernier billet
POur recouvrer la santé, ne pas demeurer éternellement
étendus dans l'elIroyable immobilité du lit de souffrance
Ou de la chaise longue épuisante?
- Avis favorable, répéta le docteur d'une voix calme.
Mais il faudrait approfondir la qucstion.
.
- Parbleu! papa Bouchonnier n'est pas un nouvcauné! D'abord, l'immeuble ... Un en \'ue à Neuilly, a\'t'Ilue
du Roule. Ai une option.
- Il est un. point que je considère comme très important et sur lequel j'aimerais attirer votre attention, dit
Cartelet, qui poursuivait son idée.
- Parfait. J'écoute.
- li s'agit du prix ...
- De l'immeuble?
- Non, du prix que paieront les malades. Je ne vou.
drais pas d'un tarif prohibitif .
Et le médecin, qui s'attendait à des objections, fut
tout éberlué, n'en crut pas ses oreilles, quand il entenùit
5011 interlocuteur lui répondre:
- Mais je pense bien que le tarif ne doit pas être
trop élevé 1 Et même j'ai envisagé quelque chose de
mieux - de plus moral, dirai-je. - Deux immtllblcs
sont prévus: un pour malades chic, prix chers; un autre
Pour malades purée, prix doux, très doux. Logique ... et
Juste.
Puis, comme pour tranquilliser définitivement le doe-
�LA TENDRE Dl!:FAITE
teur Cartelet et en finir avec une question qui ne présentait aucune difficulté, le gros homme décréta en
manière de cooclusion :
- D'ailleurs, très simple: c'cst vous qui fixerez les
prix; moi, je ne m'cn mêle pas.
Le médccin se reprocha le jugement un peu sévère
qu'il avait porté jusqu'à ce jour sur M. Bouchonnier.
Un homme vulgaire, certes, et qui sentait d'une lieue le
parvcnu, mais au fond un brave cœur, sous une écorce
trompeuse.
- Résumons, dit le futur commanditaire, en s'étalant
de façon plus confortable encore dans son fauteuil.
Brusquement, il demanda :
- Vous permettez que je fume?
Sans attendre la réponse, il sortit un étui en or de sa
poche, le tendit au médecin qui refusa d'un geste, choisit une cigarette, l'alluma et reprit:
- Donc, je fonde une clinique. Question financière
me regarde. Les prix, c'est votre affaire. Dans deux
mois, tont sera prêt. D'accord?
- Mais oui ...
- Une condition, à présent, je pose une condition.
Le médecin leva la tête.
- Quelle condition? demanda-t-il, Un peu surpris et
vaguement inquiet.
- Voici: vous épousez ma fille.
Cartelet fut tellement étonné que, durant une ou deux
sccondes, il demeura bourhe bée, sans prononcer une
parole; puis, à la façon de quelqu'un qui n'a pas compris ou (lui pensait à autre chose, il demanda:
- Pardon ... Vous dites?
L'autre, très naturellement, répéta:
- Je VOliS demande d'épouser ma fille Thérèse.
Comme SI la phrase n'était pas encore assez claire, il
expliqua:
- Oui, je voudrais quc VOt1~
deveniez mon gendre ...
Le médecin, que la stupeur tenait encore à la gorge,
ne put que répliquer:
- :Mais voyons, c'est une plaisanterie, une farce ...
- Pas le moins du moncle, ... suis très sérieux . .Te
m'excuse. Je sais: le protocole cxige que la demande
soit faite du côté du jeune homme ... M (' moque éperdument dcs convenanc 's! Suis un homme qui \'a droit
au hut. Ma fille Thérèse m'a clit qu'clic VOll5 aimait...
Mais entill, :vfonsieur, M'" Bouchonnier...
- Oui, elle veut dcvooir la femmc d'un homme intd-
�LA TENDRE DÉFAITE
37
ligent,. d'un médecin célèbre, d'une personnalité, comme
rIe dit. Ai biell essayé de la raisonner, elle a insisté. 1
,e~
désirs de Thérèse sont des ordres pour moi...
aime ma fille, vous comprenez ...
h - Je comprends parfaitement, et ce sentiment vous
onore; mais enlin, vous conviendrez ...
d - Thérèse, durant sa maladie, est tombée amoureuse
e vous. D'ailleurs, vous n'aurez pas à le regretter. Ma
fille n'est peut-être pas très jolie. mais elle est intelligente; du reste. comme elle vous a choisi. vous ne pouvez guère dire le contraire. Elle vous rendra heureux.
Elle, est riche; trois. quatre ou cinq millions? A vo~nte
... Vous choisissez cinq? Farceur! Eh bien! c'est
H accord: cinq millions, ma fille. une maison de santé ...
eureux veinard! C'est d'accord, topez là!
D Cette fois, Cartelet avait recouvré son sang-froid.
urant que le gros homme palabrait d'une voix commUne et grasseyante. le médecin avait préparé sa réPonse.
Avec courtoisie. mais sur un ton froid et tranchant,
av~c
l'intonation de quelqu'un bien décidé à parler et.à
qUI personne n'imposera silence. il répliqua:
- .Cher Monsieur. vous dirai-je que je suis un peu
su.~pn
de la condition que vous avez la prétention de
~ Imposer? Les afTaires et les sentiments sont deux
c 10S~
qui gagnent à ne pas être mélangées. Je suis
extr:n~m
flatté que mademoiselle votre Iille ait
pen e a moi ...
- On dit toujours ça .... bougonna le gros homme
entre ses dents.
t IArfectant de n'avoir pas entendu l·interruption. Carc ct continua :
-:- ". Mais. croyez-moi: d'abord je n'ai pas encore
envisagé l'éventualité de me marier; ensuite. j'estime
~Ie
Ie fait de conduire une fcmme à la mairie ct à
1 eghse constitue un acte grave. important. allgucl il il~
POrte de réfléchir' en lin je n'ai pa ' l'impresslon que Je
rendrais heureuse' mademoiselle votre fille. et je suis
cOlwaincu que. de son côté ...
- En résumé. tout ça. c'est des phrases, des bonirnent·. de. politesses pour me faire comprendre que
a Lille ne vous plaît pas et que je dois m'adresser
aillel1r;, ?
-. Mon Dieu. Monsieur. répliqua Cartelet av~c
lin
sounrc. car à présent il commençait à trollver 1 aventure assez comique. je crois que votre conclusion est
J
n:
�LA TENDRE DÉFJ\ITE
exacte. Remarquez, encore une fois, que je suis extr ..mement flatté.
- :Mais oui, mais oui, vous l'avez déjà dit. .. C'est
entendu : VOIlS êtes ravi, vous êtes ivre de joie, vous
dansez ~ome
un petit fou, mais vous m'envoyez promener. l-,fais, nom d'un chien! qu'est-ce qu'elle VOU9 a
? ..
fait, ma pauvre Thérè~e
- H.ic~
du tout, Monsieur, mais cela ne me parait
pas suffisant pour l'épouser.
Et, redevenant subitement grave:
- Voyez-vous, je ne sais pas si je me marierai un
jour, mais enfin, si ce jour-là devait acriver, celle qui
sera ma femme, je .l'aurai choisie moi-même. Elle me
plaira, non seulement à cause de sa taille, de son visage.
de la couleur de ses yeux, de son sourire qui découvrira des dents blanches, mais aussi ct surI out peut être
paree qu'elle aura les qualités du cœur que je désire
trouver chez celle qui sera ma compagne l'our la vie ...
' Jusqu'à présent, je n'y avais jamais songé, mais puisqu'aujourd'hui vous abordez ce sujet, je suis certain de
ccci : pour passer toute son exi9tence avec une femme,
pour la retrollver chaque soir, partager avec elle ses
- joies, ses ennuis, pour lui donner toute sa confiance
comme à l'épouse et à la mère de ses enfants, il faut
b;au~op
d'amour, beaucoup de tendresse, beaucoup
...
d e~tlm
- .le n'ai jamais prétendu le contraire, mais qui donc
VOliS empêche d'éprouver pour Thérèse, quand elle sera
votre femme, beaucoup d'amour, beaucoup de tendresse, beaucoup d'estime, eomme vous dites?
- Non, je vous assure, Monsieur, qu'il est vain de
cont11luer à envisager une impossibilité ... D'ailleurs, je
suis un peu pressé et je vous demanderai la permission
de ...
C'était un congé en règle. Il devenait inutile d'insister, de continuer plus avant une conversation stérile.
1)'l1n geste nerveux, M. Bouchonnier jeta dans la chemintc le reste de a cigarette. Il se leva. Son visage
s'était métamorphosé. Une expression rageuse et dure
marquait ses traits, les ra"inait de rides profondes. On
sentait que pour lui ce refus, auquel il était si loin de
s'attendre, le heurtait, le frappait comme d'un choc
hrutal. Sans doute songeait-il à sa fille à qui il avait
dû promettre de revenir avec une bonne nouvelle. Mais
5011 orgueil blessé devait aussi lui catlser une douleur
cuisante. Certainement il ne comprenait pas l'attitude
��~o
LA TENDRE D~FAnE
rierniers vingt mètres du film, presse contre sa poitrine
l'héroïne et lui ,;ourit en un premier plan habilement
éclairé; mais son visage intelligent, au front large d'intellectuel, n'était pas désagréable à regarder. Brusquement il se mit à rire silencieusement, un peu hontnrx
tont de même. Lui, un médecin, un savant, en train de
faire le joli cœur, de prendre des poses avantageuses,
d'interroger le miroir et perdant son temps afin de savoir s'il avait le nez droit, le menton carré, les yeux
bleus ou noirs !...
Il revint s'asseoir à son bureau.
« Il faudra que je raconte la visite de M. Bouchonnier à ma tante: cela l'amusera beaucoup », pensa-t-il,
tout en préparant de grandes mains de papier pour
écrire son article.
Il n'avait pas même tracé une vingtaine de ligne , que
parut }'1 me Leclerc.
- Roland, dit-elle, tu n'oublies pas ton rendez-vous?
- Sapris(i! c'est v'rai : une jeune fille ...
- Oui., Et ce bon M. Bouchonnier ne t'a pas tenu
trop longtemps?
- . Oh! si vous saviez cc qu'il était venu me demander! Mais vous ne le devinerez jamais.
Et comme la vieille dame avouait son ignorance et
regardait avec des yeux interrogateurs son neveu, celuici lui conta J'entretien qu'il avait eu avec son visiteur.
- Ah 1 ça, par exemple!... s'exclama-t-elle en riant.
Tu mérites mieux, mon petit RolanU.
- Je ne crois pas, du reste, que j'aie l'intention de
me marier.
- Ça, on ne sait jamais; il ne faut pa dire:« Fontaine .:. Sapristi! tu vas être cn relard! s'écria-t-elle
après avoir regardé sa montre. J'ai vu le père de la
jeune fille que tu vas examiner : un homme charmant,
et qui a tant de peine de la savoIr immobilisée!
- Je ferai mon possible, tu le sais bien, Je la soignerai, peut-être Dieu la guérira-t-Il...
li mit un peu d'ordre sur son bureau.
- Allons, je pars .. ,
Il embrassa sa tante, puis, au moment de franchir le
cabinet de travail:
seuil de ~on
- Comment s'appelle ma jeune malade?
- Lydia de ~folève.
�LA TENDR E DnFAI TE
41
Assis à la terrasse d'un café des Champs-Elysées,
dans la douceur de cette après-midi finissant d'un mois
de septembre. encore tiède, Serge Villardo n fumait Wle
cigarett e devant le verre de citronna de qu'il venait
d'achever. D'un œil amusé, il contemplait le spectacle
qui s'offrait à ses regards : les badauds qui déambulaient lentement, tout à la flfmerie d'une promenade
ag-réable dans cette avenue qui n'a pas sa ll.areille au
monde; les passants qui se hf\taient, l'esprit taraudé à
la pensée d'arrive r en retard à quelque rendcz-vous;
les femmes vêtucs de couleurs claires et qui prolongeaient leur présence par un sillage de parfum. Plus
lom, sur la chaussée, les automobiles, les taxis, les autobu' se succédaient en un sourd grondem ent de tonnerre,
ct, sous ['Arc de Triomp he que le jeune homme apercevait à sa gauche, le soleil déclinant s'apprêt ait à mourir
en une grandiose agonie pourpre.
Et cette joie de vivre, cette ambiance de gaîté, cette
atmosph ère parisienne, cette vision impressionnante et
jusqu'à la discrète pfdeur bleue d'un beau ciel d'lle-de France, tout cela Serge le savoura it comme un spectacle
jamais vu, le dégusta it de ses regards curieux et cherc1wurs, le humait de ses narines gourma ndes.
Vraimen t, en cette minute, tout enchaleuré de hienêtre, il ne regretta it plus ses années d'exil, puisqu'en
n'trouva nt son pays natal il éprouva it une tellc sen.ation de joie, puisqu'il lui semblait qu'un san" nouveau
inondait ses veines.
A cette heure, sur le tableau noir de sa mémoire, tous
les souvenirs pénibles étaient effacés ... Loin, bien loin,
enfoui à jamais clans les brumes du passé, son départ
Pour l'Indochine, un morne matin de novembre, sous la
tristesse d'un ciel oit il semblait que la neige, amassée
avant d'être
en gros nuag-es jaunes, se fftt déjà ~alie
tombée ... Oubliés les jours pénibles d'un travail harassant dans un pays hostlle, le regret poignant qui brusquement monte au cœur, du pays natal, de tout cc qu'on
�LA TENDRE DÉFAITE
a laissé, là-bas, de l'autre côté de l'eau, et que, peutêtre, jamais plus on ne reverra ... Comme il est tonique,
l'air de la patrie, pt comme il nettoie de son grand
souflle sain rI vivifiant les miasmes délétères qui
stap;nent ùans le cerveau ou intoxiquent le cœur 1
Un in tant, la pensée de Villard on s'en fut vers les
camarades qu'il avait quittés trois semaines auparavant:
Robert Listrac, avec sa voix de stentor et si brave
cœur, en dépit d'une apparence bourrue; Philippe Dumiège, plus fin, plus intelligent, et avec qui le jeune
homme avait si souvent bavardé, dans la moiteur des
nuits torrides, quand la chaleur tient ouverts des yeux
que 'le sommeil voudrai t clore.
4: Diable! pensa subitement Villardon, il ne faut pas
que j'arrive en retard chez mes cousins! :.
Il regarda sa montre : sept heures; il était temps de
partir, d'autant que les Bellecourt, chez lesquels il allait
dîner, se mettaient à table à la demie exactement.
Il était heureu.x de revoir ses cousins, les seuls parents qui lui restassent ... Le matin même, débarquant
sur le quai de la gare, après une nuit pas ée en chemin
de fer, il s'était mis en quête d'un hôtel qui ne fût pas
trop onéreux, et tout de suite après il avait cherché
dans l'annuaire le numéro de téléphone des Bellecourt,
pour leur annoncer son arrivée dans la capitale.
Et, spontanément, avec de éclats joyeux dans la voix
qui disaient leur Joie, le vieux ménage avait déclaré ne
pas vouloir attendre, même vingt-lluatre heures, le plai_
sir d'embrasser le voyageur: •
- 'l'u viendras dîner ce soir ... Si, mon petit Serge:
cela nous fera tant plaisir! Tu n' s pas trop fatigué? ...
Tu n'as pas mauvaise 'mine ?...
Et, s'adres. ant à son mari, qui, ~ans
doute, avait dù
~t
. r~
dans la pièce alors qu'elle parlait, elle s'était
CCrt'e:
- Emile 1 Emile! C'est Serge Villanlon qui arrive
d'll1dochine l... Il vient passer six mois de yaean,cs en
EUr0lle. Tu vas lui dire bonjour...
- Je pense bien.! Passe-moi l'appareil ... Comment
vas-tu, 1110n grand? Ah! tu sais, cela me fait un rude
plai ir, à moi aussi, de te savoir de retour! Tu as dû
passer de vilains quarts d'heure ... Enfin, tu cs satisfait.
Ton foie Ile va pas mal; 011 dit que, dans les colonies,
il faut sun"eiller son foie. Tu Ile comptes pas al1er à
Vichy? ... Non, tout va bien de ce côté ... Ah! oui, tu as
été prudent; on ne l'est jamais trop ... Tu n'as pas bu
�LA:: TENDR E DtFAI TE
43
d'alcool, ... c'est sage. Oui ... J'ai justement un de mes
amis qui était en Indochine, tu l'as peut-être connu. 11
est vrai que, l'Indochine, c'est grand : il suffit de regarder une carte... Eh bicn'! cet ami, un garçon charmant,
d'ailleurs, a eu toutes sortes d·ennuis ... Mais je te conterai cela pendant le repas, car il est bien entendu que
tu viens dîner ... Oh! ça, ta cousine et moi, nous y tenons
absolument, ... absolument 1... Tu n'as pas dQ régime spécial .... non ?... car autrement il faudrait le dire. Non ?...
Alors c'est entendu, mon grand. A tout à l'heure 1...
En raccrochant l'appareil, Serge n'avait pu retenir un
sourire.
Un rapide coup de téléphone, Quelques phrases échangées, et tout de suite il avait retrouvé son cousin tel
qu'il le gardait en sa mémoire, comme si les quatre
années écoulées se fussent trouvées impuissantes à faire
sentir leur poids. La même voix précise, la même intonation calme du monsieur qui ne se presse guère, la
même impression d'écouter un bon bourgeois qui, fortune faite, s'en ira, en une belle propriété, chauffer ses
rhumatismes au sol.il du Midi ...
Et prudent, avec cela, un peu pusillanime, vaguement
douillet. toujours enclin à consulter un médecin, au
moindre symptôme anormal, ayant horreur des audacieux, des risque-tout qui engagent de chanceuses parties, qui brülent la fameuse chandelle par les deux
bouts.
Mais aussi brave cœur, généreux et incapable du
moindre ressentiment.
Serge n'avait pas oublié l'attitude du brave homme
quand, moitié pour rendre service, moitié dans l'espoir
d'acquérir un fructueux bénéfice, il avait engagé une
Somme d'argent importante dans l'affaire de M. Villardon père.
- C'est entendu, si cela peut l'aider et si, d'autre
part, on peut espérer gagner une belle somme.
Et, deux ans plus tard, lors de la débâcle, quand, de
ses yeux désillés, il avait brusquement contemplé l'étendue de la catastrophe, compris que, de son argent éparpillé à droite et à gauche, il ne restait .plus un sou vaillant, il s'était contenté de dire à son parent, désespéré
devant la faillite immine nte:
- Somme toute. je suis nettoyé...
Quand le scandale de la fausse traite-avait éclaté au
lieu d'accabler le coupable, de le vouer aux gémo~ies,
�44
LA TENDR E D~FAITE
il s'était ingénié à le défendr e, à lui cherche r des
excuses.
Non, Serge n'avait pas oublié ...
Ils achevai ent de dîner dans la salle à manger rustique, aux murs tendus de cretonne , aux meubles normands, car les 13 Hecourt ,qui habitaie nt un petit pavillon à l'extrém ité de Neuilly, s'étaient plu à décorer
leur intérieu r comme s'il se fût agi d'une maison de
campag ne élevée loin de Paris, ou d'une villa dressan t
sa claire façade à deux pas de la mer, sur quelque
plage du littoral de la Manche.
La glace terminée, on vidait les coupes, Je maître de
la maison ayant voulu que la présence de bouteille s de
champa gne donnàt au repas un petit air de fête, symholisàt en quelque sorte le retour de l'enfant prodigue ,
Serge achevai t de parler de l'Indoch ine. Pendan t le
dîner, il avait raconté son voyage, donné des détails sur
sa façon de vivre là-bas, dans ce pays perdu si loin de
la France, évoqué l'atmosp hère mystérie use, angoissa nte
de la forêt vierge, les mœurs des indigènes à peau de
safran, et les coups de cafard qui parfois, brusquement,
montent à la tête et heurten t le cerveau de grands
coups doulour eux ...
Peut-êtr e la joie de r trouver ses parents, peut-êtr e
le champa gne aux vapeurs stimulan tes, mais jamais le
jeune homme ne s'était montré plus brillant causeur .
Tout ce IIU'il avait vu, ressenti, il le montrai t véritabl ement, le rendait vivant, présent, et .M. 13ellecourt, prodiRieusement intéressé , regarda it avec des yeux admiratifs cc cOllsin qui, ou jour au lendemain, rompan t avec
le passé, s'était éloigné de son pays pour s'e.' iler en une
contrée perdue. Et lui -- brave homme Ull peu timoré
qui prévoya it six mois à l'avance la date à laquelle il
partirai t en vacances, qui s'alTolait dt~vaI1
les ennui.'
imprévisibles de la vie quotidic nne - n'cn revenait pas
à la pens ~e des aventure s vécues par cc garçon qu'il
avait connu si petit, «avec de helles boucles hlondes, tu
te souviens, Amélie ?» di ait·il à sa femme.
Puis, [lour prendre le café et les liqueurs , on passa
au salon.
- Eh bien! moi, dit ~L
Bell court en tendant Il' ucrin à SOIl cousin, je "ais t'appren dre une nouvelle qui
va t'étonne r: à présent, j'écris.
- Comm 'nt C0? interrog ea Serge, qui Ile compren ait
pas.
�LA 'l'ENDRE D~FAI.q'E
4S
- Tu sais qu'après ... , enfin, quand mes ~evnus
s~
Sont trouvés diminués, il a bien fallu que Je songe a
~agner
quelque argent Les affaires ? .. Tu comprends,
Je me méfiais un peu ... D'un antre côté, je ne suis plus
tout jeune ... Où trouver une situation pour un vieIL"
bonhomme connue moi? Le problème était difficile à
ré ondre.
Et, pas Hché, lui 11011 plus, de placer 'sa petite anecdote, de jouer un rôle de premier plan, il expliqua
l'idée qu'il avait eue, un beau matin, d'aller voir un de
Ses amis, éditeur de livraisons populaires, ct dt! lui
montrer certains mystérieux manuscrits. Car, ]lour se
distraire, Emile Bellecourt, depuis déjà longtemps, écrivait de petits romans d'aventures. Evidemment, il ne
s'agissait pas de chefs-d'œuvre, et l'auteur, tout le premier, se plaisait à reconnaître l'invraisemblallce du fond
ct la faiblesse de la [orme; mais enfin le fait était là :
l'éditeur, au lieu de se moquer de lui ou de prononcer
q~leus-n
de ces formules de politesse qui précedent un refus courtois, avait lu avec intér0t les
(CUvres soumises à son appréciation et acceptait d'en
publier deux. Sans doute l'essai avait-il été concluant,
puisque l'éditeur lui-même, six mois plus tard, faisait
appel à Bellecourt pour écrire, cette fois, les exPloits
d'lUi C01,'-Roy, ces récits devant paraître hebdomadairement en fascicules à zéro franc cinquante.
- tes voici.
Et, triomphalement, l'auteur étalait sur la table une
série de publications violemment illustrées d'une graVUre agressive.
1 Au hasard, Serge lut qul.'lql1es titres: Jim ri "alter et
c C!zef Imroll, la RC1'(J)lc!ze dIt Visage pâle, Ali Poteau
de torture, les Oui/az.,s du Missouri, .Tim rValtcr ct la
Reill!' des COlllmlll,cllt's, l"~ Ranch l'l'rd!! de la l "allée
Hoire ...
Curieux, le jeune homme parcourut quelques lignes,
et tOllt de suite ne put réprimer un sourire. C'était al11uS~l1t
de penser que son brave homme de cousin, si pla~ldc,
si paisible, si douillettement hlotti au coin de son
C.ll, écrivait le plus sérieusement du monde ce, hist~lre,
dramatiques où l'on se battait à chaque page, où
Ion (léployait des tfl~sor
d'héroïsme, où le claqu 'Illent
SCC ùes carabines alternait avec le sif1lel11ent ilHu
~ tan
d es flèches indiennes.
- Il faudra m'en dédicacer quelques-ulles, dit Serge
en désignant les publicatioll .
�LA TENDRE
D~FAITE
- Je pense bien! répliqua l'auteur, moitié flatté, moitié ironique.
Et, p-ravement, il sortit son tylo.
Mm. Bellecourt s'était retirée, et à présent, dans le
calme de la soirée qui sc prolongeait, les deux hommes
fumaient des cigarettes en bavardant. Ce fut alors que.
profitant d'un instant de silence. Serge demanda:
- .1. de lIlolhe est toujours à Albi? Je vais aller
lui rendre une pellte visite.
Bru Cluement le ton du jeune homme s'était durci.
Son cousin leva la tête ct pinça légèrement les lèvres.
- Je crois qu'il e't souvent à Paris. Je ne le vois
plus depuis .... mais j'ai entendu parler de lui par un ami
d· son secrétaire. un jeune écrivain que je lencontre
parfois chez mon ~diteur.
f'lli , après «llo:lQues ccondes d'hésitation:
- l' 1 désins le voir?
- Oui, pour lui rendre une partie de la somme ... Et
pUI .... nous avons à bavardcr.
Vi iblemcnt, .M. Bellecourt aurait préféré que l'on
éVlttlt ce sujet de conversation. Pourquoi remuer cc
pa ,f., é"oqucr les heure douloureuses de l'autrefois?
Po Irtant il préf"ra aborder de front la difficulté:
- Fcoute, Illon pcti t Scrg ... Tu sais l'aIT ection que
j'al pour toi, ch bicn 1 lai sc·moi t le dire avec toute
ma incérité: tu e injut·. Tu Il veux à M. dc Molèn" Pourquoi? Ton père lui a [ait perdre plus de six
c nt mill franc ...
- Six cent trente millt, rectifia l'autr d'une voix
sèche.
de
- Et n plus il y eut cette histoire de chèque. ~f.
1t)l~\'e
:1. rd usé de porter plainte.
. - En fluoi aurait-il été plus avancé s'il avait écrit au
_ plO,'urelll? ~!on
père n'avait plus U11 sou .. On ne tond
l'as lin œuf!
- Tout de m0me, beaucoup d'autres, à sa plac , n'au~
raient pas agi cOlllllle lui.
_ Enfin, lor que, quatre mois avant la débâcll', papa
lui a demand' un prêt d'argent...
_ ~fai5,
Serge, à cc moment-là, il est évident que la
partie était depuis longtemp perdue... Et puis. il faut
l·tre rai~onbl
: M. dt· l\1olcve n'avait pent-l-tr pas
UII l11lllion à a disposition.
- Tout amait pu rtre sauvé à c moment·là.
- . lais tu t'ilu~on5,
mon pauvre petit! 1'011 pre,
�LA TENDRE DÉFAITE
47
déjà fatigué, malade, était absolument incapable de
. fournir l'effort nécessaire. L'argent prêté par M. de
MOlève aurait été perdu comme le reste. D'ailleurs, il
l'a compris tout de suite :.voilà la raison de son refus ..•
C'est l'évidence même.
Serge serra nerveusement ses poings :
- Mais alors pourquoi. deux ans avant le drame,
11. de Molève avait-il offert une commandite, ... pourquoi? Car c'est un fait que vous connaissez aussi bien
,que moi. Je suis convaincu que si papa n'a ras es ayé
de trouver plus tôt de l'argent, c'est parce qu'il pensait
que la proposition tenait toujours. Et ce refus, auquel
1l10n père était si loin de s'attendre, lui a porté un tel
coup qu'il en est mort.
M. Bellecourt leva les bras au ciel :
- Mais c'est de la folie! Tu es injuste: ton père est
mort, épuisé par trop d'efforts infructueux, peut-être
aussi à cause du chèque ... Quelle affreuse histoire 1
Sans répondre, Serge haussa les épaules. Son visage
S'était couvert d'une p;lleur cireuse, ses lèvres se crisI>èrent en un mauvais rictus, et dans ses yeux, devenus
SOudain durs et perçants, brillaient comme des lueur
bleu:Î.tres d'alcool...
Et le vieil homme qui l'observait à la dérobée
éprouva une peine infinie devant la brutale métamorphose de son parent. Certes, il ne manquait pas d'allure
ct dénotait une fllne mâle ct forte, un cœur haut placé,
le geste de ce jeune homme s'efforçant de racheter la
faute de son père ct brusquement, du jour au lendetnain, s'exilant, quittant son pays pour s'adonner à un
labcur ép1Jisant, afin de solder une dette' qu'il n'avait
Pas contractée.
Mais combien lourde cette rançon du devoir, et
eOtnme les heures douloureuses passées là-bas, presque
~ux
antipodes, avaient marqué Serge d'une cmpreinte
Illeff açable !
Physiquement, bien qu'il eût vieilli, il demeurait le bel
athl' te d'autrefois, toujours solide, vaillant, et le climat
co.lonial n'avait pas mordu sur ce corps résistant et
sal!l; mais, au moral, on devinait la rancune de l'homme
qUI a soufCert, une sorte d'ironie douloureuse ct le mortel désenchantement de ceux Qui n'espèrent plus.
l~t
M. Bellecourt pensait avoir fait preuve cie beau.couP de naïveté quand, lors de l'arrivée de son cousin,
1\ s'était réjoui de le voir souriant, hcureux de vivre,
de profiter dc vacances!
�LA. TENDRE r:: tFAITE
Une attitude de commande, bien sûr, un masque dont,
par politesse, il s'était affublé el que dix minutes de
conversation avaient suffi à arracher, à jeter bas.
- Mon petit Serge, dit-il, en prenant affectueusement
la main du jeune homme, peut-être serait-il préférable
que tu ne revoies plus M. de Molhe ... Veux-tu que je
me charge de lui remettre ...
Mais il n'eut pas le temps d'achever sa phrase. Son
parent l'interrompait brutalement·
- Ah! ça non, par exemple! Là-bas, dans ma forêt
vierge, quand je me sentais à bout de force, savez-vous
ce qui me donnait la force de résister, ce qui me dopait
d'un semblant d'énergie? C'était la pensée de revoir
M. de Molève, de lui prouver que je ne suis pas un
voleur, comme il l'a prétendu.
- Jamais, tu entends bien, jamais il n'a mis' en cause
ton honorabilité. Je te le répète, je t'en donne ma parole
d'honneur! Je sais, il y eul à l'époque des racontars,
mais c'est absurde, et tu n'ignores P?S que les gens sont
bêtes et méchants ... Des bruits, dcs ragots, mais pas un
mot qui ne fût un ignoble mensonge. Tu peux me
croire ...
- Non! je ne vous crois pas 1
La phrase avait claqué, sèche, brutale, tranchante.
- Tu es injuste, Serge ...
Celui-ci leva les yeux sur M. Bellecourt et, sur Ull
ton plus calme, cette fois :
- Excusez-moi, je m' mpolte ... Oui, je suis changé,
à présent, ... mais je vous aime bien ....
- Ecoute, dit le vieil homme, il me vi(;nt une idée.
Tu cs trop seul: durant ton séjour à Paris, tu vas
v 'nir habiter avec nous ici. Cela fela plaisir à ta cousine ct à moi.
Et, désireux de mettre une note de gaîté, il ajouta:
- Tu feras ce qu'il te plaira. Tu sortiras, tu rentreras à ta guise, ct, sois tranquille, Je ne t'obligerai pas
à lire mes œuvres, à apprendre par cœur les aventures
de J 1111 \Valter, le roi des cow-boys 1
- Mais j'aurais peur de VOllS déranger, de vour
clllluyer ... Je suis en vacances pendant six mois ...
- Tu plaisantes, mon garçon 1 Alors, nous sommes
d'accord? Et puis, pour M. de Molève, tu feras ce que
tu voudras... D'ailleurs, le pauvre, il n'a pas cu de
chance.
- Pourquoi? demanda Serge. Je ne suis au courant
de rien. Il y a qllatre ans que je suis sans nouvelles. Il
�LA TENDR E DfŒAI TE
49
n'y a qu'à ma cousine et à vous que j'ai écrit quelquefois.
- Tu ne nous a pas beaucoup gfltés, d'ailleur s ... Enfin, ... c'est vrai que tu ne sais pas ... Sa fille ...
- MIl. de Mol\:\"e?
accident
.- Oui, sa fille, à la -suite d'un épo~lvantbe
d'auto, est demeuré e paralysé e. Elle suit, parait-il , un
traiteme nt, mais ...
De nouveau, le jeune homme était devenu pftle. Machinalem ent, il passa la main s-ur SOI1 front.
- Il avait dGUx tillas, je crois me souveni r: ).~Ghel,
la plus jeune, ct L;-dia, l'aînée ... Laquell e?
- L'aînée, Lydia ...
Et, tout à coup, liomme il parQourait du reganl ~1'l
feuillet qu'il venait de trouver sur une peti-te table,
M. Belleco urt s'écria:
- Sapristi de sapristi! ta cousine a fait une jolie
bO!jrde! Hier, avant de porter mon manusc rit à J'imprimerie , je lui avais demand é de termine r le ohapitre.
Elle s'est trompée : elle a tué le chef dos Pea-uxRouges ! C'est absurde , il ne faut pas qu'il doisparaisse,
j'ai besoin de lui: c'est l'ami de Jim 'Walter 1
Et, con",terné, il relisait la phrase à hau.te voi.x :
- «Le Bison-V elu, le vieux chd huron, càanceJa,
tomba ... Cette fois il était mort, ... bien mo.rt... ")
Puis, après un court silence, j"l Oit ironique ment, en
manière dc consola tion:
- La semaine prochain e, je commin aerai ainsi :
il était mort, mais pas tout à fait cependant. .. ")
Certl's,
~
du c!tef huron,
Serge, indiffére nt au décès pr~matué
plus; son esprit était en proie à lK1e profond e
n'~coutai
douleur, ct, la main sur sa poitrine , il semMai·t vouloir
apai cr son cceur qui battait à coups redoublé s et' douloureux .
��LA 'l'ENDR E D:ËFAl'l'E
meubles élégamment anonymes! Et toujours cette expression sur le visage de la jeune alitée, cette façon
triste, un pcu narquoise, de regarde r ses parents comme
on contemple des gens bizarres, originaux, que l'on
aime et dont on ne veut pas contrari er les manies.
Quand )a pensée d'un échec se profilait dans le cer,"eau de M. de Molève, le pauvre homme sentait un
f ris50n de terreur le 5eco:.ter de sursauts douloureux,
d'autant que le médecin, après un examen méticuleux,
ne s'était pas montré aflirmatif, avait laissé entendre
qu'il se trouvait en présence d'un cas épineux et complexe.
A ces tracas, à ces tourments, à ces inquiétudes qui
le r<;lngeaient, des ennuis d'un autre ordre s'ajo14taient
encore.
Deux fois déjà, la grève avait failli éclater, et, dans
l'usine d'Albi régnait une atmosph ère tendue. ::ourdement, des meneurs travaillaient les ouvriers, et déjà, en
symptômes inquiétants, on percevait des résistances passives, tandis qu'une inquiétante force d'inertie rouillait
les bras, empêchait, à l'heure promise, la livraison des
commandes.
Déjà quelques clients annulaient les ordres passés,
ccplnda nt que les fournisscurs, sous de vains prétextes,
se refusaient aux règICments lointains.
Pris entre le désir de ne pas trop délaisser sa fille
durant le traiteme nt qu'elle suivait, et l'obligation de
surveiller son tissage, de se trouver à son poste pour
conduire le navire au milieu des écueils qui émergeaient
dangere usemen t et risquaient d'envoy er Je bâtiment par
11' fond, J'industriel passait des nuits en chemin de fer,
s'épuisait en un va-et-vient incessant.
Et, à Paris, durant ses rapides apparitions, il lui fallait encore s'échapper quelques heures par jour pour
s'occuper de son magasin, place de la Bastille, Que
Buzin dirigeai t d'une main nonchalante, à la façon d'un
fonctionnaire timoré qui fuit les responsabilités el redoute les solutions audacieuses. Alors parfois, le soir,
Lvdia endormie et Michelle couchée ou en train de lire
un roman, M. de Molève, à bout de force, abandonnant
malgré lui son masque désinvolte, prenait la tête entre
mains, dans un geste d'extrêm e la~situde.
~l"S
Devinant trop clairement ses pensées, sa femme tentait alors de le consoler ct, naïvement, s'imaginait y
être parvenue quand son mari, en une sorte de pudeur
gtnérctlse, es.quissait un sourire ct se plaisant ait lui-
�52
LA TENDRE
D~FAITE
même avec des phrases drôles, des mots à l'emportepièce.
- Je sui! persuadé que tout s'arrangera ... J'ai grand
espoir dans le médecin qui soigne Lydia: un garçon
très sérieux, très inteligent ... Là-bas, à l'usine, évidemmcnt cc n'est pas très brillant, mais enfin rien ne va
plus mal... Reste le magasin. Certes, de ce côté ... Buzin
cst un brave homme, l'honnêteté même; pourquoi fautil qu'il se montre aussi pusillanime? Je lui ai expliqué
cet après-midi mon intention de commencer en T. S. F.
une série d'émis~on
publicitaires. On pourrait trouver
des «slogans;) pen,uasifs, des chansons drôles; ça se
fait beaucoup Cil ce moment, il me semble que le rendement doit être intéressant. J'ai pris des renseignements,
c'est Ull fait: la publicité par T. S. F. paie largement.
Il faut reconnaître que c'e~t
onéreux; j'ai cu les tari fs
aujourd'hui. Si tu avais vu la tête de Buzin devant les
prix que l'on demande! Il levait les bras au ciel, j'ai
cru qu'il allai t avoir une attaque, ct, pendant ulle heure,
il a essayé de me dissuader. Pourtant, il faut tenter
quêlCjue chose ... Ah! que n'ai-je sous la main un homme
énergique !...
Puis, pensant de nouveau à sa fille, il demandait:
- Lydia?
- Comme d'habitude; rien de nouveau ... Mme Smithton est venue la voir vers vinq heures.
L'Américaine, en efTet, s'était liée depuis peu avec la
famille de l'indu. triel. Quelques semaines auparavant
- les Molève venaient à peille de s'installer à Paris, elle avait carillonné à la porte de l'appartement mcublé
ct, sitôt dans le salon, en préq>ncc de la maîtresse de
maison, elle s'était écriée, sortant de son sac une lettre
qu'clic brarulissait avec de grands geste :
- Le brave curé Herpin m'a adressé une gentille
communication. Il m'a demandé si moi je pO\l\'ai vwir
vou voir, Jlour parler avec vous du bon docteur Cartelet. Tout de suite j'ai pris mon auto, ct \11e voici. VOliS
(otes la maman d'une jeune fille qui a cu UI1 accidcl\t
comme mon Charley. Je comprllltl le chagrin que YOUS
avez ... Moi ailS, i, quand je pcn<;c Charley étendu, Charley tri 'te.. Mais à présl'Ilt je "IIi heureuse' Charley
court comme un zèbrc, Charley monte sur le cheyal,
Charlc\' boxe, Charley guéri tout à fait... Ce <era la
même' cho e pour votre fille: votre fille courir, elle
aus i, comme le zèbre, votre fille grimper sur le cheval,
votre fille fcra la boxe, votre fIlle sera 'u~rie
tout ~
��5-:·
LA TENDR E D1WAI TE
VII
- ~fonsieur,
une personne est dans votre bureau.
Lydia, qui jouait aux échecs avec son père, poussa un
soupir cie dépi t :
- l'as de \'ell1e ! dit-clle. J'avais un mctfveilleux plan
d'attaque...
,
M. de Molève, pas plus que sa fille, ne parut satisfait. 11 regarda S011 secrétai re, qui venait d'entrer et se
tenait immobile sur le seuil de la porte:
- Qui diable peut venir? J'avais complèt ement oublié
ce rendez-vous.
Puis, tournan t vers Lydia un visage rassuran t, il
ajouta:
- Tu penses bien que je vais l'expédi er, ce monsieu r,
et, dès qu'il sera parti, je m'élanc erai de nouveau à
l'assaut de ton roi 1
Et il passa dans le bureau, qui commun iquait avec la
pièce où se trouvait la jeune fille étendue.
TOllt de suite il aperçut Serge, qui se leva de
sa
chai~,
salua corrccte ment, mais on devinait, rien qu'à
Jo. raçon dont le jeunc homme venait de s'incliner, Qu'il
entenda it ne plus se souveni r des relation s mondain es
d'autref ois ct tenait à garder ses distances.
- Monsieu r Villardo n, ça, par exemple ! Comme nt
allez-vo us? Il y a fort longtem ps que je n'avais eu le
plaisir de vous voir ... Mais pourquo i ne pas avoir donné
votre nom à mon secrétai re?
'
- Je tenais à vous faire une surprise .
- VOliS avez réussi. 11 y a au moins trois ans que ...
- Quat rc ans, rectifia le jeune homme. j'ai quelques
rai <ons d'~tre
certain de cc que j'avancc.
Un pell surpris par l'attitud e de son vi,i teur, M. de
M( 'ève garda un instant le silence.
- .T e vous en prie, dit-il enfin, tout en désigna nt un
fa:J!<:uil.
- . I\:rci ...
- Vous av z à me parler?
- En effet - la voix de Serge s'enflait de curieuse s
�LA TENDRE D:e:FAITE
55
résonaoces métalliques, - mais, auvaravant, il me faut
Vous remettre ceci ...
Et, avec un geste d'une désinvolture trop étudiée, il
Posait négligemment sur la table une é.paisse liasse de
billets de banque.
- Trois cent mille... Comptez vous-même ...
Cette fois tout à fait interloqué, M. de Molève regarda son interJocuteur qui, d'un ton glacial, expliqua:
- Vous ne vous souvenez pas? Mon père ... et vo, six
cent mille francs... C'est un petit acompte ... Auriez~
Vous l'extrême obligeance de me donner lm reçu, ... pour
la règle, n'est-ce pas ...
- Je vous remercie ct je tiens à vous féliciter de...
- Vous êtes bien aimable, mais je n'ai que faire dd
Vos félicitations. Mon père vous devait de l'argent, je
vous rembourse. Il n'y a là rien que de très normal.
- Ecoutez, monsieur Villardon, je tiens à voûs dire
Combien je suis tOtlché de votre démarche. Mais pourquoi vous montrez-vous aussi agressif à mon égard?
n'un côté, vous venez me rrmbourser de l'argent, et de
l'autre, je sens dans vo, parole comme une hostilité ...
J'avol1e ne pas comprcn<lrc ...
- C'est pourtant d'une simplicité enfantine. Mon
Père a contracté une dette. Je l'arquitte ou, plus exactement, je solde une partie de cette dette. C'est là le premier point. J'ose croire que, jusqu'à pré:\ent, VOliS
m'avez compris ...
Serge esquissait un sourire ironique et, sans lais,er à
11. de Molève le temps de prononcer une parole:
- Maintenant j'arrive all dellxième point, qui ne
regarde que VOLIS et moi ...
- J'avoue ne pas saisir ...
- Dans un instant, tout sera clair dans votre esprit
Je venais simplement vous dire et VOLI S prouver <lue Je
Suis 1111 honnête homme. Vous me comprenez?
prétendu le contrairc?
- Mais qui donc a jam~
demanda l'industriel Sllr un ton trt:s calme.
- Qui donc? répliqua le jcune homme. Celle question
~st
pour le moins curieuse! Qui donc? Mais VOLIS,
..~Iol
ieur !
- C'est inexact.
Cette fois la réponse était venue, nctte, tranchante
et P~remptoi.
Scrge répliqua par un petit rire narquois, puis il leva
COmiquement les bras au ciel, cn une mimiquc qui disait
clairement sa totale incrédulité.
•
�56
LA
1'E~f)lŒ
D:f:FAITE
- Non, je sais, je ~\1is
au courant... Certes, mon père
a commis I1ne '.!'croquerie. Vous voyez Que je n'ai pas
peur des mots. Je n'ai pas à le juger, mais enfin, ceux
qui"l'ont traité de malhonnête homme n'ont pas menti ...
C'est un fait... ~fais
il y a d'autres personnes qui ont
prétendl1 que j'étais son complice, que je me trouvais
avec lui lorsqu'il a imité votre signature sur la traite.
Eh bien! ceux qui ont affirmé cela, ces gens-là sont des
menteurs, monsieur de Molève r Vous entendez? ... Il y a
quatre ans que j'attendais l'heure où il me serait possible de prononcer cette phrase en votre présence...
Quatre ;:ns que, jour et nuit, je ne vivais que pour vous
parler face à face. Alors vous me permettrez bien de
la savourer un peu, ceUe minute tant espfrée, et de
vous répéter, en vous regardant droit dans les yeux :
monsieur de Molève, ceux qui ont dit que j'étais malhonnête sant des menteurs !...
Serge s'était levé, avait marché vers le père de Lydia
et lui parlait visage contre visage, ses poings crispés et
ses traits comme marqués d'une sorte de joie douloureuse.
- Monsieur Villardon, Je vous en prie, gardez votre
sang-froid. Nous n'allons pas nous colleter, je penge;
cela serait un peu ridicule r Voul z-vous me laisser vous
parler? ... Vous venez de porter contre moi une accusation rronée, j'ai l'impression d'avoir au moins le droit
de me défendre. N'est-cc point votre avis?
• Cl'S paroles de bon sens, prononcées d'une voix calme,
produisir nt un efTet salutaire sur le jeune hommp. Il
recula d'un pas, hésita un instant, puis, recouvrant une
parc 'Ile de sang-froid, il s'assit de nouveau, croisa ses
jam bes l'une sur l'autre.
- Permettez-moi de vous dire, reprit M. de ~folève,
Que vous vous conduisez un peu à la façon de don Quichatte: VallS vous batt:z contre des moulins à vent...
Remarquez bien que je ne vous blflme pas de vous montr"r aussi chatouilleux quant à votre honorabilité, surtout à une époque comme la nôtre. Mais je vous répète,
rt au besoin je vous donne ma parole, que jamais il ne
me serait venu à l'idée de suspecter votre parfaite correction. Je sais bicn - cela, à moi aussi, m'est revenu
au'C oreilles - que des bruits ont couru. Mai~,
MonSieur, depuis quand les gcn ne bavardent-ils pas? On
éprouve un malin plaisir à calomnier son prochain.
- Qui a osé dire ...
- Je l'ignore ... Tout cela date de quatre ans, ... et 1..
��58
LA
TENDRE DÉFAITE
Le jeune homme se mordit lcs lèvres. à la pensée de
s'être conduit comme un goujat. Le père oe Lydia
s·é(;-.it précipité vers la porte. l'avait ouverte et, passaot la tête:
- Mon petit. ne t'inquiète pas... C'est M. Villardon
tl1 te souviens? ...
Puis, prenant une décision soudaine, il dit, en se retournant vcrs son visiteur:
- Voulez-vous saluer ma fille?
Ft, sans attendre la réponse:
- Void M. Sergc Villardon. ma chérie.
Le jeune homme, pris au dépourvu, entra, s'inclina et
serra la main que lui tendait Lydia.
- Asseycz-vous un instant. dit~cl.
Ellc lui tcndit une énorme boîte:
- Des chocolats? Ils sont excellents : des chocolats
à la rose, c'cst une spécialité de New-York; vous verrez, c:'est curieux comme goût. Unc Américaine· me les
a 0 i'ferts ... Il y a longtemps ([ue je n'avais pas Cl1 le
souplaisir de vous voir ... Albi .... le tennis, ... vous vou~
venez?
- Jc pcnse bien. Madcmoiselle.
- C'est loin ... Vous jouez toujours au tennis?
-- Hélas! cn Indochine...
- Ah! vous éticz en Inùochine ... Ce doit ~tre
intéressant de voir du pays. Vous êtes fixé définitivement
là-has?
-:- Non. dans quclques années je compte bien revenll-.
- Oui. reprit Lydia, les yeux fi.·cs, je me rappellc
nos parties ... C'était le bon temps 1
• AlI! oui, c'était en efTct le bon tell1TIs! répli(Jua
S{'l~C
,IVCC un efTort pour que sa voix conscrv;ü unc
intunation normale.
VOliS vous souvenez de J u!ietlc A ncclli s, une
~rnle
brune qui jouait aomirablcmcnt. mais qui se
mettait cn colèrc (!u<lnel son Ilart 'naire ratait une balle?
- Très bitn : clic avai t des dents très blânchcs. ct
('1Il! portait souvent lln swcatn rouge ...
- C'est cda même... Et son frèrc que l'on appelait
(\.co ...
- Mais oui. je le revois. avec un teint vagucment
pain d·{opicc. et de petites moustaches à la Charlot. Un
aprl' -midi. ('!llrc deux parti ·s. nous avollS cherché la
raisol\ l'OUT l,lquelh.: on le surnommait Coco ... et nou~
Il'avons jalllai, trouvé. Dame 1 son vrai nom était
�LA 'l'ENDR!:; DÉFAITE
Pierre. alors, évidemment, on ne voyait pas immédiatemen-t le rapport.
Immobile, un peu en retrait, se gardant bien d'intervenir, de prononcer la moindre pa;-ole, M. de Molève
écoutait la conversation des jeunes gens, tO'Ut heureux
de voir sa fille au ssi animée, aussi prompte à d011ner la
réplique, et il aurait payé cher pour que l'entretien continuàt ct que la crainte de paraître indiscret ne poussàt
Serge à prendre congé.
- Et le matin des photos ... , continuait Lydia, toute
à ses souvenirs. Vous aviez pris un groupe des joueuses
de tennis, puis chacune de nous en particulier... Je crois
avoir conservé dans mO:J al1.lUm une épreuve du groupe,
mais la photo où j'étais seule, je ne sais pas du tout ce
(Ju'elle est devenue. .. Je me rappelle, je tenais une raquette à la main ...
- le re me souviens pas bien, interrompit le jeune
homme, un peu trop rapidement.
Et tout de suite, sans transition, il parla d'autre
chose. Mais lui qui, tout à l'heure, devant son anciennc
partenaire, se laissait aller à un mol abandon •. paraissant heureux au rappel des. ouvenirs d'autrefois, s'était
bru "quement métamorphosé, commc raidi dans une attitude de convention. On avait l'impression que les paroles de Lydia ne l'intéressaient plus, qu'il écoutait la
jtune fille par politesse, en homme bien élevé, ct qu'une
11cnséc pénible, douloureuse, obsédante, venait soudain
de s'abattrc sur son esprit, à la façon de quc!que sinistre oiseau de malheur.
.
Cependant il demeurait assis sur sa chaise, ne prononçait pas les quelques mots qui lui eussent permis de
saluer ses hôtes et de partir. Il emblait qu'une force
étrange le paralysftt, J'obligeàt à ne pas écautter sa
visite.
Et il continuait de converser quand, après avoir
frappé discrètement, la bonne annonça:
- C'est le médecin, Monsieur ...
Serge se leva, prononça quelques mots d'excuse. Précédé par l'industriel, il se dirigea vers le cabinet de
travail, cependant que, sur le seuil de l'autre porte,
accompagné par Mn.. de Molève, paris~t
le docteur
Cartelet, qui tout de suite demandait:
• Alors, Mademoiselle, comment allez-vous, auJOurd'hui?
�60
LA TENDRE
D~FAItE
VIn
Une ou deux semaines auparavant, lorsque - après
un de ces retours sur soi-mi!me où l'on explore ses
pensées secrètes, où l'on s'efforce, avec une franchise
totale, d'analySer les sentiments les plus cachés, les plus
profondément enfouis au fond de son être - le docteur
Cartelet eut aC(luis la certitude absolue qu'il aimait
M'" de Molève, que la blonde image de Lydia s'était
incrustée à la fois dans son cœur ct dans son cerveau,
le jeune savant avait tout d'abord éprouvé une curieuse
imurcssion de surprise et de dépit.
Et, avec son habitude professionnelle de remonter des
effets aux causes, il s'était en Quelque sorte ausculté
moralement, comme pour établir son propre diagnostic,
Sa jeunesse?
Aucun souvenir marquant ne la signalait cn sa mémOIre, Ayant très jeune perdu ses parents, son père et
sa mère lui semblaient des êtres un peu irréels dont
les visages même ne se dessinent plus exactement.
Son adolescence?
Celle d'un étudiant Tlauvre et studicux, car il avait
été de ceux-là pour qui le temps pres e, pour Qui l'échec
à un examen s'avère lourd de conséquences, avec les
mois perdu. et l'argl'nt (Iu'il faut trouvcr pour le gîte
et les repas, Jamais il n'avait connu les heures de fi;tneries, les interminables matches de billard, les jOyt'USt'S
parties de promenade, le dimanche, à la campagne, par
les pn!111iers btaux jours du printemps ([ui naît .. ,
Sa vie quotidienne, ses distractions?
Le méchant restaurant à prix fixe, quand la poche
n'c, t pas vide, avec la hantise du supplémenl insidieux
qui grève trop lourclement l'addition; une cigarette de
tl:mllS à autre, lor,;qu'ull camarade, par amitié ou en un
si111ple réflexe de garçon courtois, lui tendait machinalement on étui; quelques pas le long du boulevard
Saint-Michel ou sous les ombrages du Lu 'cmhourg,
pour se délier les jambes ct prcndr l'air. T'ui" hi en
vite, avec la crainte de trop s'attarder, c'était déja le
�LA TENDRE
D~FAITE
he tour dans sa chambre et les longues, les épuisantes
deures d'étude, lèvres serrées, poings sur les oreilles,
evant un vieux bouquin d'occasion, tout maculé de
notes, tout sale ...
Ensuite, les premiers examens passés, reçu à son in~ernat,
il avait continué à trimer sans arrêt, ardent à
ernerger, à prendre la tête du peloton, à ne pas se laiscr rattraper, pour que sa valeur personnelle compensât
'argent dont il aurait besoin le jour Otl, son dernier
diplôme obtenu, il lui faudrait s'établir, attendre la
chentèle.
Le travail encore, toujours .. .
A celte époque, aux heures où l'on se plaît à dessiner l'avel1ir, où l'on bâtit sa vie avec les matériaux du
rêve et de l'espoir, il se voyait cn train de soigner des
rnalades,. de les guérir ...
Jamais, comme tant d'autres de son âge, il n'avait
Songé que, plus tard, il fonderait Ull foyer, il partagerait son existence avec ulle femme, il connaîtrait la
douccur d'une famille, il entendrait de petits enfants
~ronce
« papa:., de leurs voix fraîches et bal buhantes.
Peut-être mêmc - sans d'ailleurs qu'il s'en doutât entrait-il une sorte d'orgueil dans le \'ague mépris qui
le poussait à dédaigner tout ('e qui n'était pas son art.
Un médecin - t.:t que de fois Cartelet avait-il répété
cette phrase - ne re ssemhlait pa, à un autre homme.
l! lui fallait assumer sa ti'tche, lutter sans cesse, acquérIr de nouvcl\es connaissances pour jeter un peu de
lurnière sur les contré s encore inexplorées de la
science. Le travail, les Jl1alades, le laboratoire : rien
rl:autre, rien cie plus. Et lui qui, enfermé dan s ses prinCIpes et ses théories, se noyai t hors d'atteinte, à l'abri,
~ome
en une citadelle inexpugnable dont les murailles
cPaisse. défient la mItraille et les assauts, avait été bien
(~bligé
de se rendre à l'évidence, de contempler la vérIté : il aimait MIlOde Mol~vc.
Tout de suite, aVl:C une volonté opinii'ttre d'!tolmne
énergique, il s'était in surgé contre l'clwahisseur, s'efforçant de le chasser, de l'annihiler bribes par bribes, ainsi
qu'une plante tenace et parasite.
Mais d'être ain,i comprimé, étouné, le tendre sentiment despotique renai ' ait, eflt-on dit, plus vivace, gagnait chaque jour du terrain, et le moment n'avait pas
,tardé à venir où le docl enr Cartelet s'était laissé glisser
' ~Ur
la pente des capitllbtions ...
i
��LA TENDRE D!FAITE
fondeur et la sincérité de son amour, - si le traiternent échouait, s'il ne parvenait pas à guérir la jeune
fi Ile?
Ii s'était trop souvent penché sur le pauvre corps
humain, s'ingéniant à en percer les mystères, à en décOUvrir les réactions, pour ne pas avoir acquis la na~rante
certitude qu'il n'existe pas de traitement infailI,ble, que les panacées appartiennent au domaine de la
legcnde, et que le remède le plus efficace s'avère parfois
IIIOPérant, comme cn présence d'une force supérieure,
d'une fatalité irréductible...
d' Cette pensée lui donnait froid dans le dos, le glaçait
Un mauvais frisson .
.A chaque visite il s'inquiétait davantage, s'impatiell"
plus que Lydia elle-même, s'acharnait à découvrir
.e moindre symptôme favorable, la plus légère réaction
indiquant que le sérum opérait, qu'un espoir de guériSon se profilait dans le lointain.
Mais quand, la visite terminée, il quittait la jeune
fille après quelques phrases optimistes et menteuses ct
Ciue, dans l'escalier descendu à pas lents, tête baissée, il
IlICsurait l'inanité de ses efIorts en songeant au pauvre
corps qui dem urait inerte, le docteur Cartelet, incaPable de sc maîtriser, de garder son sang-fr:oid, se mordait les lèvre~,
crispait ses poings, en une douloureuse
rage impuissante.
Il évoquait - avec ulle amère ironie - les autres
rn~lades
abandonnés par des confrères désabusés, ce~
~ol·disant
incurables qu'il avait soignés, guéris, et qui,
a présent, dans la plénitude de leurs forces reconqui'e,
Parlaient de leur iml110bili té d'antan comme d'un méchant rêve oublié dans le tréfonds de la mémoire. Et
{U~I'lcfois
il lui fallait, beaucoup de co~rage
pour rer 'ner une grosse, une epouvantable envIe de plcuTer...
'": Un jour, vers cinq heures, le docteur Cartelet
rCYlIlt Cil hflte dans son appartement cl, sans luême
Prendr' le temps d'accrocher son manteall, il se préciPila dans la pièce où M"" Lec1 rc, as. ise devant une
t:lhl e, recopiait de son écriture précise les notes l1Iédie.ll cs rll' son neveu.
- Ti 'ns ! vous êtes là, ma tante.
t - :\1ais oui, j'achève, tu vois. J'étais un peu en re~rd
... Mais qu'est-ce que tu as? Tu parais bien agité.
jst la première fois que je te vois ...
1 l'interrompit:
-Çayestl
lait
�LA TENDRE D!FAITE
- Quoi donc ? .. Parle 1 dit-e1le avec un léger
que le médecin ne remarqua même pas.
- Ça y est: les premiers réftexes atrophiés
mencent à se réveiller. Je suis certain de la guérir,
entendez, certain 1
- Ah 1 j'en suis bien heureuse pour Milo de
Il allait reprendre quand, subitement interloqœ,
interrogea :
- Mais comment savez·vous qu'il s'agit de Milo
Molève?
je ~rte
des lune~
~'est
vrai;
- Mon ~d,
yeux sont fatigués, c est encore vras, malS pas au
d'être complètement aveugle. Depuis longtemps j
viné. Je ne; t'aurais jamais parlé si toi, le n ......,; ....__ •
Mai. écouœ.moi bien, Roland; avant d'aller plus
je veux te poser une question, et c'est au docteur
je m'adres.e : es.tu certain, absolument certain de
guérir?
Il la regarda avec surprise :
- Comment, ma tante, vous qui avu traviU~
moi, me demander si... Vous connaissu mOll
tout de même, mon c 896 :. 1... Ou il n'agit
tout, ou il gu~rit
totalement. Les fiches sont
vous 1
Il avait pronond ces derniers mots sur un ton
-,eu sec. M- Leclerc le regarda un instant san. orClnOI~
eer une parole. Visiblement elle hésitait. le ~cIait
quelle attitude il convenait d'adOSKer_ J!'.nfift
dkida :
- Je te fais de Ja peine... Tu t'imagines que je
~
du c 896 :. ... Non, bien sûr 1 Tu connais mon opin4~
sur ta. valeur, sur ta découverte. Seulement il faut
comprendre, mon grand... En ce moment tu n'es
pour mol le médecin déjà célèbre, le docteur
tu es mon neveu, mon Roland, ... je remplace un peu
...
mère... Aiors je te parle comme elle t'aurait parl~
ne faut pas m'en vouloir...
- !lai , ma tante, epi.vous dit ..
- PerlOllfte, en e . ne me le dit, mail je
clair. Tu me ~
Je n'ai pal l'habitude cie
mes mots, d'~j)loyer
cIeII p&lPJarues. Je te dnnanci.
de m'6c:outer. MOn paDd, tu aimes Milo de JIIlc),.,,.r
Il voulut ripondre, mail Ja vieille dame ne
laissa pas le temps :
- Cela te regarde, et je te sais iDcapable cie
too choix sur une jeune fille indigne de toi.
�LA
'l~NDRE
DÉFAITE
- Après tout, pourquoi ne pas vous dire la véri té? ...
Oui, j'aime MIl. de Molève.
•
- Tu ne m'apprends rien. Il suffisait de te regarder :
tu étais nerveux, agité ... Tiens, des détails aussi: tu
ce mois-ci, te
soignais ta coi lIure, tu es allé trois foi~,
faire couper les cheveux, et des f rÎctions Qui em bauIllaient... Tu devenais coquet... Le costume neuf Que tu
as arboré il y a ûne quinzaine! Ce sont là des détails
qui ne trompent pas. On a beau être un grand docteur,
quand on est amoureux on réagit comme les autres
hommes... Ah! VOIs-tu, je serais tellement heurs~
SI ...
Elle n'acheva pas sa phrase, dans la crainte peut-Hre
de peiner son neveu. Ce fut lui qui insista :
- Si quoi? demanda-toi\.
Brusquement elle se décida:
- Si je n'avais pas peur de la question santé. C'(·,t
Pourquoi je te répète encore: es-tu sûr de la guérir
complètement? Comprends-le encore: je ne doute pas
de ton sérum et je connais tes succès. Mais, les autres
fois, il s'agissait d'étrangers. A présent, mon grand,
c'est de toi qu'il s'agit, de mon neveu, de mon petit
Roland dont je suis si fière et que j'aime tant. Je ·veux
que tu épouses une femme solide et saine, pour Que je
Puisse voir gambader autour de moi beaucoup de petitsneveux et de petites-nièces. Alors, si tu n'étais pas ccrtain de la guérir complètement, je te demanderais de
réfléchir encore ...
Il s'elIorça de la rassurer:
- JUSQu'à présent, on pouvait supposer que le remède
point comme on était en droit de l'espérer.
ne réa~'(Îit
lIélas! c t échec n'aurait pas été le primier. Mais au~
iourd'hui, il devenait impossible de conserver même un
doute. Dcvant 1 s faits, on ne discute pas. II suffisait
d'ailleurs d'examiner les réflexes. Non, non, à moins
d'être fou ou de nier l'évidence, il était manifeste que
Mil. de Mol\vc recouvrerait la santé. Quand? Cela.
.C<,rtes, était plus difficile à préci$er. Trop d'élmen~.
trop d'impondérables entrent en jeu ... Un mois, deux
moi~,
peut-être même davantag ... Mais quoi, une simple
question de patience ...
Il parlait douc ment, avec des mots simples, s'e-lIorçant de nc {I;1S mettre dans ses phrases une conviction
trop pa~ionée,
pour mieux convaincre on auditrice.
Il s'exprimait comme s'il se fût trouvé en présence d'un
enfant, citant des cas analogues, attentif à balayer le
1537-111
���LA TENDRE niFAITE
IX
- C'est entendu, mon petit Lucien... Ce qui se passe
à l'usine m'inquiète... Mais tout de même je suis bien
content!...
.-,Je comprends que vous soyez heureux, répliqua
le secrétaire. Il y a de quoi 1
- C'est invraisemblable 1 reprit M. de Molève. Jamais je n'aurais OM l'espérer...
Et, te yeux pétillant de joie, il reprdait sa fille
qui, au bru de la femme, traYersait le saton.
!.orsque, quelques jO\Jrl auparavant, le docteur Car..
telet avait dkla~
à Lydia qùe le Mrum opérait, •
paralYMe ,'l5tait contentl5e d'esquisser un sourire sceptique. Elle les connaissait trop bien, les phrases encou..
nceantes des ml5decins, ces mots vagues, ces prom~
dans un avenir meilleur 1 Bien souvent dl5jl, les mm.,Uabe avakmt résom~
à ses oreilles, et chaque foi
slacial de la réalitl5 "'talt'Im pour
la 1 le YCD~
loeufS
6tein4re de I0I'l souftIe d'sencbantellr lei
d'espoI'r qui falotaient ehC:ere, d
d
mftI.U de la jeune fiUe 1 qàOi bon 1& leDrrer davantage'
N'l5tait-il pas plus simple cie dire la vfrit45? Aucune
p'rison, aucune aml5lioration ne pouvaient ~
enviSagées. Des arm~
et de annl5es, il lui faudrait demeurer I5ttndue ur sa chaise longue, avec au eœur le ....
lI"el poignant d'une vie briHe, jusqu'à l'heure
le
C"aeJ dément effacerait es souffranc en fermant Sel
lJJ'iires.
Et quand un matin, à son réveit, il lui avait sembW
percevoir dans
chair mo
un picotement 6trange,
ibl~
nasuante, la jeune fille
comme l'mdice d'une
"tait
t'jouie 011
de ce phfnomène
le docteur l'inaeuveau. eut- tre, force d
1ll!l'l1'OIPI1!t'" lui demander presque chaque jour
i elle
"~rouvait
pal un valUe apcement le long de la èolonn vert'brale, la jeune fille avait-etle 15t45 le jouet
d'une auto-IulIJe tion inconsciente?
uette, gardant jalousement
secret, Mou.t
w
�LA TENDR E D~FAITE
leurrer, elle s'interrogea durant deux jours, pasdes alternatives de confiance et de désespoir.
il lui avait fallu se rendre à l'évidence. Oui,
~dant
~ sérum agissait, oui, ces piqûres douloureuses, cette
aiguille qui pénétrait dans son dos, ne la torturaient
Pas en vain!
- En continuant ce traitement, je suis certain du
r6sultat, avait dit Cartelet à M. de Molève. Seulement
- et le pauvre père, déjà inquiet de la restriction, relardait le docteur 'avec des yeux anxieusement interro·
Illeurs, - seulement, je ne sais pas le temps qui sera
pour obtenir' une guérison totale. Alors, au
~saire
Point de vue de son moral, il faut distraire mademoiJelle votre fille, de façon qu'elle ne s'impatiente pas
trop... Des amies amusantes, une ambiance de gai té, et
datis quelques jours, quand elle commencera à se lever...
- Se lever dans quelques jours ? .. Si vite !...
quelques jours,
Mais oui, c'est certain. Donc, dan~
n-faudra
l'obliger à marcher. Au début, ce sera assez
Nnible, vous vous en doutez? On ne reste pas impunélllent étendu pendant des années. D'ailleurs, je vous
imteparlerai de cela le moment venu. Ce qui est tr~s
Portant, et je me permets d'insister encore sur ce point,
c'est le chapitre des distractions.
- Si l'on m'avait dit il y a un mois, continua M. de
kJeolève en offrant une cigarette à son secrétaire, que
que cette idée
donnerais une matinée ici, j'avou~
fait rire. Une matinée, reprît-il, le mot est
~aurit
amis. Je tenais à
VICQ gros: nous avons invité quelques
i je vous
pourquo
t
s
~
'
c
nôtres,
des
fussiez
vous
~ que
de revenir d'Albi.
... ~rit
- Je vous en suis très reconnaissant, Monsieur, réPliqua Lucien Mithouard, bien qu'il aurait peut-être été
Pu!férable que je demeure encore quelques jours à
USine...
l.'autre l'interrompit d'un .geste de la main :
- Je vous en prie, Lucien, aujourd'hui on ne parle
ks d'affair es: je suis trop heureux...
~ Il fut interrompu par sa fille cadette qui s'approchait
ouverte et pleine
.a_eux. Elle portait une énorme boite
'OC bonbons soigneusement alignés .
..a':- Monsieur Mithouard, dit-elle, j'ai un grand ser'oçe à vous demander.
- Mais je serais trop heureux de vous être agréable.
Instinctivement, il vérifiait sa cravate, car il savait
lat expérience que la jeune fille ne le ménageait pas.
iIe se
~_par
��LA TENDRE DÉFAITE
71
c-
Villardon .... Villardon .. .. répéta Lucien Mithouard.
e nom-là me dit quelque chose.
PUis. se rappelant soudain :
, :- Ah 1 oui, j'y suis: dans les créances qui n'ont pas
etc recouvrées.
" -:- En effet, autrefois, avec M. François Villard on,
~ al eu quelques difficultés, ... une histoire ennuyeuse .. .
Out cela est bien loin .
. En \In sentiment de délicatesse, il évitait les préciSIO1~,
jugeant inutile que son secrétaire fÎtt au courant
de la navrante aventure. Le malheureux faus. aire dormait maintenant au cimetièré.
:- Serge Villardon, reprit l'industriel. le fils de Fran~OIS.
avec qui j'ai eu des difftcultés d·afTaires. m'a (!'ail leurs remboursé une grosse partie de la ·sommt:. C'(',t
Un jeune homme mtelligent. Je crois que c'est lin garÇOn de valeur. JI est en vacances à Paris; je l'ai invité;
Seulement, voilà: viendra-t-il? Il a en efTet lin cara';tère bizarre, mais très sympathique.
- Jérôme, je parie que tu cs en train de parler
~fires
avee cc pauvre Lucien 1 Vraiment ce n'est pa '
e JOur; tu m'avais pourtant promis ...
Et Mm. de Molève, qui venait de s'approcher san '
bruit. interpellait son mari. tendrement grondeuse.
'" Le gOLlter, servi dan. la salle à manger, à présent
parmi les conversations. les éclats de voix. et
es tasses repo . ées slIr les sOllcollpes. les' assiettes
fleines des minces papiers (lentelés qui ornent l('s petits
OUrs. on se levait de table pour regagnt:r le salon.
Plus exubérante que jamais. M ...• Smith ton n'avait
cessé de conter des histoir('s amusantes, cependant que
SOn fils Charley, peu soucieux de se mêler à la converSation ct médiocrem nt intéressé par les anecdotes maternelles. s'était contenté c1'ouvrir la bouche pour engloutir. avec une régularité d'automate bien réglé, un
Ilombre considérable de g:ltcaux ct 'de sucreries.
Pas une fois M. et Mm. de MoJ('ve n'avaient interrOmpu l'étranJl;ère. Ils se sentaient trop heureux. l'un
et l'autre. qlle Lydia fÎlt distraite 1 Quelquefois. discn\·
te~cn.
d'un rapide coup d'œil. ils regardaient leur fille
l . souriait. amusée. ct (le voir son visage illuminé. ~on
c ~Ir
regard tout brillant de joie, les parents éprouVaIent alors comme une sensation de détente helrt~,
:~aient
Certes désiré que cc gOÎlter se prolongc:lt indé"I1lment.
~erminé.
qï
���74
LA TE" ~DRE
DÉFAITE
Celui-ci dut faire un effort pour répondre à son interlocutrice. 11 était trop perdu dans ses pensées, son
l'a.venir pour ,ne. pas
esprit vagabondait trop loin d~ns
être surpris par les paroles qUi venaient de le reve1l1er
en sursaut.
Il s'efl'orça de sourire, de se composer une altitude
naturelle et, dèsireux de plaire à la mère de Lydia de
l'impres;ionner favorablement, il répondit par 'des
phrases aimables, s'ingéniant à trouver des mots heureux. Et, tout en parlant, son regard se posait sur la
jeune fille, qui, à présent, bavardait avec M. de Molève
à l'autre extrémité de la pièce, près de la fenêtre.
'
Visiblement, l'industriel plaisantait, et Lydia Souriait
douccment, heureuse peut-être du bonheur paternel car
on le sentait joyeux de voir son en fant res u~citer
chaque jour davantage, le brave homme dont les yeux
étit1celaient, dont le visage souriait, et non plus Comme
naguère, en une gaîté factice, mais parce que Son vœu
le plus cher venait de se réaliser!
Cependant Lydia, en un geste discret, regarda la
montre qui cerclait son poignet. Et durant un instant
sa physionomie changea, se couvrit d'un voile mélancolique. Puis, très vite, de nouveau, ses traits se détl'Ocll rl'nt.
- Papa, demanda-t-elle, comme s'il se fût agi d'uné
remarque banale, et sans avoir l'air d'attacher beaucoup d'importance à la question, il me semble que
M. Vilhrdon devait venir?
- Oui, en effet, je l'avais invité ... Je ne comprends
pa,.
- Je l'ai trouvé bizarre. Il n'a pas l'air heureux.
M. de Molève hocha la tête:
- C'est un garçon qui me plaît beaucoup. C'est un
caractère. J'avoue que je ne lui soupçonnais pas cette
énergie ct ce cran.
Il y eut un instant de silence.
Doucement, Lydia demanda:
- - Va-t-il regagner l'Tndochin ?
- Oui, je le crois ... Il me l'a dit. Ce ne doit pas être
d ri)le tous les jours, là-bas ... J'ai hien 'ssayé de le rlis~
suadcr; mais celui-là, quand il a une idée dans la tête ...
- Pourquoi quitte-t-il la France? Il est assez mtelli ent pour trouv r ici une ~ituaon.
- J'en l1is persuadé. et mÎ>me, s'il voulait diri er
mn:! ITl;\I'asin de la place dc la Ba 'tille je serais tran~
quille...
'
�~A
TENDRE
D~FAITE
75
- Il fallait lui en parler, dit vivement la jeune fille.
- J'ai bien essayé de le convaincre. Je l'ai revu pluen réalité
'Sieurs fois, sous di fIérents prétextes, mai~
pour le faire revenir sur son refus. Il ne veut pas.
- Pourquoi?
M. de Molève hésita. Enfin il se décida:
- Parce qu'il veut gagner rapidement de l'argënt
pour me rembourser ... Son père me devait une grosse
somme...
JI allait continuer, quand il s'arrêta brusquement. Sa
fille était devenue pâle; d'un geste machinal, elle passa
la main sur son front.
- Mais alors, c'est à cause de vous qu'il s'éloigne...
- Je l'ai presque supplié de ne plus s'expatrier. Il
m'a remboursé une importante partie de l'argent que
me devait son père. Je te jure que je n'en espérais pas
tant. Cela était depuis longtemps passé aux profits et
pertes. Mais c'est un garçon fier. Il m'a répondu qu'il
n'avait pas de cadeaux à recevoir de moi, et il m'a dit
cette phrase sur un ton qui ne laissait aucun doute sur
ses intentions. C'est alor que je lui ai offert la direction de ma succursale. Il me rendrait service. Il a répli,)ué qn'il n'avait pas de service à me rendre, mais
(J1l'il devait me rembourser .. C'est un être étrange. On
le devine tour à tour tendrr et brutal...
- Papa ...
- Qnoi donc, ma petite fillr?
- Si je lui parlais, moi? dit-elle très doucement et
Irs veux baissés.
-...::. Toi? Mais. ma chérie, je ne vois pas en quoi tu
réussirais là où j'ai échoué.
Pui., l'esprit sans doute traversé par une idée soudaine. il regarda Lydia :
Tu aimerais que M. Villardon demeurflt m
France?
- Il m'est un peu désagréable de songer que c'e t a
causc de- nons <In'il part pour les colonies. Oh! je . Îs
bi'n que cc n'est pas votre faute, que vous avez tenté
l'mlpo",sible, mais enfin ...
EI1(' n continua pas plus avant. La porlt' du sal
venait de s'ouvrir. ct, très él~ant.
avec braucoup d' "et ~'inclat
devl).nt
ance, Srrgc traversait l' ~alon
Mm. de Molève.
�LA TENDRE DtFAITE:
- Entrez, dit Lydia, qui arrêta le phonographe
Et, dans le salon où résonnaient, quelques secondes
auparavant, les mélancoliques paroles d'une romance
triste, ce fut un silence pesant.
Dan~
l'encadrement de la porte parut la femme de
chambre.
- Mademoiselle, M. Villard on est là qui. ..
La jeune fille hésita avant de répondre. Une légère
rougeur venait de colorer ses joues. Machinalement,
elle rectifia sa coi fT ure.
- Je vais recevoir ce monsieur.
Comme l'autre sc retirait, Lydia demancla :
- Ce monsieur désirait voir papa?
- Oui, Maaemoiselle. J'ai dit que M. de Molève ...
- C'est bien; Jeanne; je vous remercie.
Le visiteur entra.
- Excusez-moi, Mademoiselle, cie vous déranger ... ,
commença Serge en s'inclinant devant la jeune fille.
J'espérais rencontrer monsiem votre père ...
Mon père est place de la Bastille, il '\ Ml partir
très vite, je ne sais pas exactement pourquoi ... Vous
aviez rendez-volls avec lui ?... Mais je VOIlS en prie ...
D'un geste cHe désignait un fauteuil.
- Pas du tout, répondit le jeune homme en s'asseyant, j'étais passé au hasarcl; j'avais quelques mots
à dire à M. de Molève.
- Vous en serez quitte pour prendre \lne tasse de
thé avec moi.
Il tenta de protester.
- Si, ... si ... , continna-t-c11 , nous allons hoir un peu
d'l'au chaude, cela fait plaisir, par ce vilain temps froid.
Il sc mit à sourire.
-- Cc tempo froid, vous avouerai-je qu'il ne me déplaît pas! J'ai tellement sou !Tert cie la chaleur!
Elle s'était levé péniblement, t't comme le jeune
homme, courtoisement, lui proposait (\(' l'aider, elle
l'arrêta <l'Url mouvement de bras,
�LA TENDRE DÉFAITE
77
- Non. il faut que je me force à marcher. à marcher seule ... Je ne suis pas encore tout à fait guérie.
E1Ie gagnait la porte et. l'ayant entre-bâillée, e1le
demandait qu'on préparàt deux tasses de thé, des
toasts.
Puis. revenue à sa place :
- Monsieur Villardon, je vais me montrer indiscrète ... Vous êtes absolument ohligé de partir?
Etonné, il la regarda id'un air interrogateur.
- Mais oui, Mademoiselle... J'ai ma situation ...
- Vous ne regrettez pas votre pays?
- Oh! si, bien sûr 1 Mais, hélas! la vie n'est pas
toujours ce qu'on aurait désiré qu'elle fût! Il faut !-(agner de l'argent. Par goût. évidemment. je préférerais
ne pas m·exiler. Il y a des heures pénibles ...
l'eut-être allait-il continuer. se laisser aller aux confidences. mais subitement. en un réflexe orgueilleux
d'homme qui ne veut pas faiblir, se l>laindre devant
une femme. il se raidit et, s'efTorçant de sourire. il
conclut sur un ton trop désinvolte pour être sincère :
- D'ailleurs. il ne faut pas dramatiser. Certes. làbas, l'existence est rude, les moments pénibles ne
manquent pas .... mais c'est un , pays étrange, intéressant, qui tout de même a son charme .... un charme un
peu brutal. c'est vrai, qui cependant n'est pas sans
saveur.
Lydia ne fut pas dupe.
- Et puis, reprit-il, après quelques secondes d'interruption, je n'ai plu'i mes parents, il ne me reste guère
d'amis ... Alors. partir quand on sent que nul ne vous
~egrtc.
c'est déjà beaucoup moins pénible... Dl1 reste,
J~
ne passerai pas toute ma vie là-bas. certes non 1. ..
J~ncore
quelques années. et cc sera le retour définiti f...
Excusez-moi. je ne parle que de moi: c'cst un sujet
peu intéressant.
Il essaya de détourner la conversation. bavardant de
choses ct d·autres. évoquant le passé. les souvenirs
d' Alhi. au temps cie son en f ance, de son a<10le5cenrc,
les parti s cie tennis ... Comme tout cela était loin déjà,
perdu dane; l'autrefois; et pourtant ... Lydia ne l'interdoucement troublée par cette évocation
rompait pa~.
qui. à elle aussi. rappelait les heures bleues de naguère.
Maig l'émotion douce dont elle se sentait toute pénépas au point de la faire renoncer
trée ne l'engoTcis~at
à son projet. An contraire. plus que jamais, elle voulait
atteindre le but visé. Et. bien qu'elle flH plutôt timide
��LA TENDRE DÉFAITE
79
donner la partie, de capituler, de s'avouer vaincue. Et
lui était tout étonné qu'eUe se montr;ll aussi entrepreil ne
nante, qu'eUe déployât autant de ténacité. Cert~,
s'iUusionnait guère, n'était ni assez fat ni assez ridicule pour interpréter l'insistance de Lydia, pour s'imaginer qu'eUe obéissait à un sentiment tendre. D'une
part, 11. de-Molève avait besoin d'un coUaborateur ct,
à tort ou à raison, cn estimait fille lui, Serge, seralt
capable de remplir cc rôle; d'autre part, la jeune fille,
romantique comme toutes ceUes de ,on '-lge, ';prouvait
une gêne à la pensée qu'un homme, pour solder une
dette contractée par un autre, s'imposait l'obligation de
s'exiler, de gagner un pays lointain, afin cI'y vivre uneexistence de labeur ct de périls. Non, non, il ne fallait
pa~
se leurrer, laisser courir une imagination vagahonde : Milo de Molève cherchait pour son père un
collaborateur utile et aussi obéissait à un sentiment de
honté naturelle. Rien d'autre, rien de plus. Cependant
Lydia, bien qu'eUe donn;lt l'apparence d'une parfaite
aisance, commençait à sc sentir gênée. Quels arguments
employer, à pré. ent qu'eUe s'était comme heurtée à un
mur infranchissable? Quoi dire pour 'convaincre cet
entêté, pour l'obliger à changer d'avis?
Soudainement découragée, la pensée lui vint de ne
plus remonter à l'assaut, cie demeurer sur son échec, et
dans son esprit elle se représenta le départ de Serge,
l'embarquement sur le paquebot qui là-bas, sur la nll'r
bleue, ne serait bientôt plus qu'un petit point, avant de
disparaître à l'horizon ...
Cc fut alors comme un coup de fouet, une doul ur
brutale qui réveille l'organisme. Elle sc révolta en un
t·\ sursaut lju'elle en (lemeura effrayée elle-même. A
présent, elle voyait clair l'n son cerveau, la yérité lui
apparaissait avec une netteté précis(', \111 ~entim
('omplc.·e l'envahissait où il y avait de hl joie, de la peur,
ct aussi la surprise d'éprouver une sensation inconnlle
dont lie avait certes entendu parler, mais qu'clic COIl~idérat
un peu à la façon de ces pays lointains, dr. Ct'~
contrées étranges décrites par des romanciers, malS Il 1<:
l'oll Il(' visitera sans doute jamais ...
Brusquement, elle abordait an rivage mystéricll'. ...
Une seconde Ile ferma le~
)'('11'(, pour que rie'! Ile
vint la distrairc alors qu'clic roncentrait ses pcn.,t:cs.
Elle fouillait en vain clans ~a tête pour trouver l'argument décisif. Elle appelait à la rescouSse toute ~on
imagination. Elle cherchait à se rcm~oe
des raison'
�80
LA TENDRE DÉFAITE
convaincantes mises par les auteurs dans la bouche de
ceux-ci se tr~uve!1
en ~n
leurs . personnages quan~
sit! atIOn analogue. Jamais son cerveau n avait travaille
avec une telle ardeur. Et cependant elle ne parvenait à
aucun résultat. elle demeurait dans l'expectative. Ii lui
semhlait qu'elle se trouvait devant un problème insoluble. Pourtant il n'était guère possible d'hésiter davantage. Enfin. à la façon d'un débutant qui se jette à
l'eau pour apprendre à nager. elle se décida:
- Et si. moi, je vous demandais de ne pas partir?
Ce fut après avoir prononcé ces mots qu'elle comprit leur véritable signification. Trop tard!
Serge l'av~,it
,regardée. A. son tour. il. ne comprenait
plus... Ce n etait pas pOSSible. ses oreilles le trahissaient... Il se sentit devenir tout pâle.
- Que voulez-vous dire. Mademoiselle?
- Nous avons joué ensemble. autrefois ... J'ai conservé un excellent souvenir de ces jours pas és. Alors
n'est-ce pas, il me serait désagréable, très pénible mê~
de savoir que vous ...
Seulement elle ne savait plus exactement comment
terminer sa phrase. elle bredouillait. tout son courage,
toute sa volonté. toutes les résolutions prises s'envolant
en déroute. comme une fuite d·oiseaux .. .
- Mademoiselle. ce n'est pas possible.. .
Elle inclina la tête.
Et ce fut le silence; pas plus l'un que l'autre n'osait
parler ....
Le cn"ur de Lydia battait fort. à se rompre. et Ser e
dememait immobile. comme assommé.
- Vous allez me prendre pour une folle, pour une
jeune fille mal élevée... Sans doute aHez-vous penser
de moi que je suis hien audacieuse. J'aurais dû vous
parler autrement.... vous faire comprendre tout au
moing de façon moins précise... Songez donc que, depuis votre retour d·Tndochine. je ne vous ai vu que
quatre fois ... Alors je devine quelle sera votre opinion
sur ma personne, ... ce que vous ne direz pas, parce que
vous ~t s poli ...
Lui ne songeait même pas à l'rotestcr. Qu'importait
au j une homme ce quc Lydia pouvait dire à présent,
les phrascs qu' n une pudeur bien natur Ile elle s'eflorçait de prononcer pour racheter J'aveu tendre et sincère
qll1, pontan' m nt. avait jailli de son cœur à ses lèvres.
Tandis qu'clle se débattait. il la contemplait. l'enveloppait d'un long r gard admiratif, car elle était bien jolie
�LA TENDRE DÉFAITE
81
ct d'un très grand charme, avec son visage que l'émotion empourprait et ses yeux clairs tout brillants d'une
fièvre nouvelle!
1
Dans la crainte peut-être qu'un silence gênant s'installflt de nouveau entre eux, elle continuait de parler,
les mots se pressaient sur ses lèvres et son élocution se
précipitait, s'accélérait, comme si elle eÎ1t été rassurée
par le bruit des syllabes qu'elle articulait.
N'allait-il pas lui tenir rigueur d'avoir ainsi interverti
les rôles, parlé la première? Elle n'était pourtant pas
effrontée, ne ressemblait en rien à ces jeunes filles trop
modernes avec qui les jeunes gens plaisantent, mai ne
se marient pas ...
Seulement, elle était plus âgée que son âge, elle avait
réfléchi, car on ne demeure pas des années et des années
étendue sur une chaise longue sans que l'esprit travaille, s'abandonne à de longues rêveries ...
Oh 1 ces mois interminables pendant lesquels l'avenir
lui semblait un ciel d'hiver où les nuages se pressent
en rangs serrés, où les yeux les plus perçants, les plus
fouill urs, ne parviennent pas à découvrir la moindre
tache bleue !...
Oh 1 les souvenirs des jours heureux que 1'011 veut
écarter, chasser comme d'un revers de main ct qui reviennent, ironiques, narquois, assaillir le cerveau ct le
torturer! Que de fois elle avait vu, écrit en lettres
indélébiles, le mot désenchanté du poète américain:
«N{!vcr more!:. Jamais plus! Les années de souffrance comptent double et mûrissent les âmes. Et puis,
hnl<;quement, elle se sentait inquiète ...
Apr\s tout, elle ignorait les sentiments de Serge à
son égard.
Ce qu'elle voulait - ct elle suppliait le jeune homme
d'accéd r à c désir, - c'est qu'il se montrât frape,
qu'il lui parlàt sans détours, qu'il ne cherchât point à
la ménager ...
Di5simulant mal son anxiété, elle leva vers le jeun
homme un regard interrogateur.
Lentement, sans répondr , il saisit son portefeuille,
l'ouvrit et, prenant une photographie, il la tendit il.
Lvdia.
'Une jeune fille blonde, en robe de tennis, et qui tL'nait
une raquette à la main.
- Vous VOliS souvenez?
•
Et comme clic ne disait rien, souriant à sa propre
ima' , jl continua:
�82
LA TENDRE DÉFAITE
_ Jamais elle ne m'a quitté ... Que de fois, là-bas,
\' al-Je
. . regar d"ee .:.. C' eS,t
aux minutes de déc~t1:ragem,
gr."tce à elle que J a.l tro~lve
la loree d~
contmue~.
~
vivre... Oh! Je n exagere pas... MOI aussi, J 'lI
f
sou nert...
.
.
Brusquement sa voix devl!1t p.lus erme:.
_ Ayant d'aller plus 10111, 11 est certams faIts que
~1
de Molève a dl! vous apprendre ... JI me faut pOur~a;1t
en parler ... Mon père n'a pas toujours été un honnl'te homme ... Il a fait un faux. il a volé .... il a volé
votre père. C'est la raison pour laquelle je suis parti
pour l'Indochine: je voulais remboursr.r M. de 1\10lève... l'eut-être savIez-vous tout cela, maiS Je me devais
de vous le répéter.
- Mon père ne vous en a jamais voulu ... Il vous
trouve très sympathique.
- Je le crois, répliqua franchement le jeune homme
car, àprès la première visite que je lui ai faite, c'est
lui qui in'a écrit, c'est lui qui a tenu à me revoir ... PCutêtre le geste, pourtant bien naturel, que j'ai accompli
el! venant restituer l'argent que mon père devait. .. Seulement, \'oudra-t-il que le fils d'un voleur épouse sa
fille?
- Je lui parlerai, ainsi qu'à maman, Mcs parent~
m'aiment beaucoup. Je les ai tant fait soufTrir!. .. Oh!
ce n'était pas ma faute. bien sClr, mais pensez quel a
été leur chagrin cie me voir infirme, à demi morte. paralysée ... Mais, à cc propos, il faut que. moi aussi je
VOllS parle: je vais mieux, je marche un peu. Ce ~'est
pa, encore brillant, ct quand Je mets un pied devant
l'autre. je soufTrc ... Mais enfin le docteur Cart let m'a
juré que je serais bientôt complètement rétablie, qu'il
ne me resterait rien ... Je le crois, j'en suis persuadée.
Cependant, s'il se trompait, si la guérison n'était pas
totak, jamais, vous m'entendez, jamais je n'accepteépouser ... Serge, continua-t-elle très grarais de vou~
vement, je VO\lS aime, je le clis parce (tu c'est la vérité,
el qllc je n'ai pas ~l cacher un scntiment naturel, je
s rai hrurC\lsc de devenir votre femmc, mais compreprécisément parce que je vous aime trop
nez-moi. c'e~t
prof onrlt'ment <lUC je ne voudrais pa~
encombrer votre
vil' . Je rlove d'un foyer normal, avec d s enfants" .. ct
jarni~
je nc VOlIS condamnerais à jou r \In rvle de
gank-malade. Et puis il y a ma fierté .. , .Tc ne ve\lx pas
me sentir diminuée. De l'orgueil? Pem-être... Ser 'e, me
comprenez-vous?
�LA TENDRE
DÉFAIT~
Tl inclina la tête, plus ému qu'il n'aurait voulu le
paraître.
- Quant à votre père, je ne vous en parlerai jamais.
Nous n'avons pas à le juger ... Je vous remercie de
votre franchise. Cela m'a fail plaisir de voir combien
vous avez confiance en moi, ct je vous promets, Serge,
que cette confiance sera bien placée. Maintenant, si ,"Ol!!;
avez quelque chose à me demander, une question à me
po~er,
je suis toute prête à vous répondre. Je ne veux
pas d'ombre entre nous. Tout doit être clair, illuminé
de soleil.
- Que voulez-vous que je vous dise, i ce Il'est que
je suis heureux ... J'aimerais trouver des mots nouveaux
pour dépeindre mon bonheur, et je reste là, devant
vous, et j'emploie de pauvres phrase~
qui sont usée,
d'avoir trop servi. .. Lydia, vous avez bien fait de parler la première. Moi, je me serais tu, faurai regagné
l'T ndochine en emportant mon secret... Vous étiez la
scule jeune fille à qui Je ne pouvais exprimer mon
amour ... ct vous étiez aussi la seule que j'aimais:.. Oui,
sincèrement, je n'aurais pas trouvé la force de me déclarer. J'aurais cu peur que l'on me soupçonnât de je
1(~
sais quel machiavélisme en cherchant à épow;cr la
fille de l'homme à qui ...
- Serge! ...
Et une nuance de reproche se glissait dans sa voix.
- Mais si ...
Elle l'interrompit gentiment:
- Parlons d'autre chose, dit-elle. Il ne faut pas t'tre
tri te, aujourd'hui. Nous avon le droit de faire des
projets. Bâtis~on
l'avenir ...
- L présent est déjà prodigieux t Si l'on Ill'avait
annoncé cc matin que la journée pour moi sc terminerait de si merveilleuse façon, j'aurais ri, haussé ks
épaules comme en , écoutant une plaisanterie à laqu(lle,
dcux minutes plus tard, on ne pensera plus.
_ Et ~onsieur
qui croyait partir pour l'Indocbine!
prononça Lydia en riant.
.
Le front de Ser!!:e se rcmbrul1lt
- Voilà le scul point noir,
Elle le rc!!:anla san~
comprendrc.
- Ah çà t vous T 'grcttcz cc pays! Mais vous m'avez
<Ille la vie là-ba ...
racont{· vO\ls-m~e
- Non, j ne regr tte pas de restcr l'n FrallC'( .
VOIlS Ic savez hie n, Lydia ... Mais je vous doi la vérité:
oui, cda me 'lne \In pell de ne pas m'embarquel . à
�LA TENDRE DÉF Al TE
cause de votre père: il m'aurait été agréable de. lUI remettre intégralement la somme que ma famille lui
doit...
"1 •
Au fond elle était fière qu 1 eut ce scrupule. Elle
le découvr;it fort, loyal, et tcl vraiment qu'elle l'avait
désiré. .
,
_ Oh! reprit-il, je sais bien que ce n est pas possible ... Je ne vous laisserais pas pendant trois ans. Il
faudrait. pour s'en aller, un courage, une énergie que
je n'ai pas ... Mais c'est a mon tour de vous demander,
Lydia: me comprenez-vous?
- Oui. Serge. dit-elle .
... Pour la troisième fois, il se leva. Tou de même,
il fallait songer à se reti~:
~a
pendule a.vait grignoté
l'heure avec une telle rapldlte 1 Et les adieux s'éternisaient et l'on trouvait toujours un mot à se dire et
voulu ne pas déjà se séparer ... Il faisai't si
l'on a~rit
bon si doux dans ce salon banal! Dehors, c'était la
nuit brumeuse de novembre, la tristesse de l'automne
finissant.
- Au revoir, Serge ... Je parlerai à mes parents, je
vous écrirai demain.
- Au revoir, Lydia.
Il hésitait, la regardait et ne parvcnait pas à se décider. Elle, qui avait deviné, souriait ,doucement.
- Oui, murmura-t-elle enfin.
Alors, très doucement il se pcncha, ses lèvres effleurèrent le visage de la jeune fille, et ce fut leur premier
baiser.
�LA TENDRE DÉFAITE
85
XI
- Entrez donc dans mon cabinet de travail, MOIlsieur l'abbé. D'abord, comment allez-vous? Je 111 "t ~ ,
cuse de vous avoir dérangé, mais c'est ma femme (Lui ...
Le prêtre s'avança pour saluer M"" de Mol':\',
Effondrée sur une chaise, elle semblait préoccupée. ::lOl!
mari, qui venait d'introduire l'ecclésiastique, parais,ait,au contraire, souriant. Rajeuni de dix ans, ses veux
oétillaient, ct son allure désinvolte, sa façon de ;11archer, de secouer, en un geste machinal, les clefs qui se
trouvaient dans sa poche, rassurèrent tout de suite
l'abbé Herpin.
- Quand j'ai reçu votre pneumatique, j'ai été un
peu effrayé. A présent, je suis plus tranquille, ajoutat-il doucement, en regardant l'industriel. Mil. Lydia ?...
- ... Non seulement va de mieux en mieux, interrompit l'industriel, mais, en plus, ma fllle est amoureuse!
- Jérôme, tu as une façon de t'exprimer! s'écria
Mm. de Molève. C'est extraordinaire, Mon~ieur
l'abbé:
depuis quelques jours, je ne reconnais plus mon mari .
Positivement, c'est un autre homme. Lui Qui était
grave, plaisante sans cesse, à présent. On ne peut plus
parler sérieusement avec lui.
- Mon Dieu, chère Madame, il est bien ,normal
qu'un père se réjouisse lorsque sa fille recouvre la
santé .. ,
- C'est possible, mais il y a hien autre chose, à présent: Lydia nom a annoncé, très simplement, Qu'elle
aimait un jeune homme ...
L'abhé Herpin continua de sourire.
- II n'y a là rien que de très naturel Depui Quelques années, je suis le confesseur de votre fille. Je la
connais bien, c'est la raison pour laquelle je ne suis
pa" inquiet. Le jeune homme qu'elle a choisi n'est certainement pas indigne d'elle, ni de VO\1S ... Reste la Question de santé ... Mais, il y a huit jours, lors de \'0 t!
réception, j'ai parlé avec ;..: Joctrur. ct je puis VOIt.
�LA TENDRE DtFAITE
86
ure
que son pronostic était empreint d'un optimisme
total. Alors, chère Madame, j'avoue ne pas très bien
comprendre votre état d'esprit!
- C'est exactement mon cas, répliqua M. de Molève.
Sans savoir exactement pourquoi, ma femme s'inquiète.
Celle-ci haussa les épaules.
- J'aurais préféré que ma fille ne se mariât pas
Ileo n'.
- Mais rien ne presse, sapristi! Il faut d'abord Qu'elle
soit tout à fait guérie, c'est l'évidence même et làdessus nous sommes tous d'accord. Lydia la pr~mièe
...
M"" de Molève continua, comme si clic n'avait pas
entendu la réponse de son mari:
- Et puis le choix de Lydia ne me plaît guère. Elle
voudrait épouser M. Villardon ... Le père de ce jeune
homme a commis des actes regrettables.
L'ahbé Herpin leva la tête.
- Oui, M. Villardon père a commIS un faux, dit
l'industriel.
Et, en Quelques mots, il résuma l'aventure lamentable.
- Seulement, continua-t-il, ce Qu'il ne faut jlas oublitr cie mentionner, c'est la conduite du fils: ce jeune
homme acceptant une situation pénible en un coin perdu
d'Indochine pour gagner de l'argent et remb ourser la
dette de son p~re
... Moi, je trouve cc ge te chic . . ct
assez peu courant dans les a!Taires. D'ailleurs, il me
plait heaucoup, ce garçon. 11 est intelligent, il sait ce
qu'il v ut, il a une personnalité ...
- En effet, dit Mm. de Molève, sur un ton ironique,
je serais surprise que M. Villardon ne te fùt pas sympathique, puisque c'est grâce à toi, à ton insistance,
<)11(' nos relations ont repris. Tu l'as attiré ici.
- Je ne le regrette pas.
- Il n'y a pas lieu rl le regrett r, dit l'abbé Herpin,
, Et, s'adressant à la maîtresse de mai . on :
- Chère Madame, continua-t-il, vous me paraissez
vous inquiéter à tort. La nouvelle que vous m'avez
est, somme toute, Unl' hcurcuse
apprise tout à l'hcur~
nom Ile...
Mm. de 1rolève parut se tranquilli , er un peu. Les
paroks cie 1'('cC'lésia'itiquc cli ssipaient la mauvi~e
im~
pr sion qu lui ayait causée la confidence cie Lyc1ia,
CCl1enrlant eHe ne se s ntait pas encore tout a fait ras-
a s~
~l1r{
l'
Au fond l,a ('(1tnP1C,
-
et la pauvre maman ne s'ta rendait c rtes
cc qui la peinait, ce qui la drt sait
�LA TENDRE DÉFAITE
contre l'union éventuelle de sa fille avec M. Vil1arùon,
c'était la pen éc que Lydia -allait partir, quitter la maison paternelle... Elle aurait été . i contente Que son
enfant, à présent guérie, demeur[ü un peu à ses côtés,
si fière de l'accompagner dans le monde, de la regarder
danser et s'amuser, si heureuse de dire, au hasard de
la conversatIOn, entre une tasse de thé et un petit four :
« A présent que Lydia se porte comme un charme ... >
Et au moment de connaître cette joie, qui durant tant
d'années lui avait été refusée, elle apprenait, de la
bouche même de son enfant, le projet de mariage qlli
erfaçait brusquement ses plus doux espoirs. Dans SOI1
amour maternel elle éprouvait comme une impression
le ~ien.
d'injustice. On la frustrait d'un droit qui ~tai
On la privait d'une récompense qu'clle ;l\'ait méritée.
De son côté, M. de Molève réagissait de façon hien
di iTérente. Le mariage de sa fille? 11ais c'était trop
beau, trop inespéré! Cela faisait penser au dernier acte
d'un mélodrame, à la conclusion optimiste d'un alltt'nr
qui, ayant tout au long de la scène fait pleurer les spectateurs, désire que le rideau tombe sur une impres<ion
de joie reconquise, de bonhcur retrouvé ... PCII:;er que
deux mois auparavant Lydia dcmeurait immobile clans
la morne tristesse de sa paralysie, et que bientôt peutêtre il la conduirait à l'autel, la regarderait partir au
bras de Serge ...
- Alors vraimcnt, Monsieur l'abbé, Insista 11 on, de
Molève, vous êtes partisan de ...
Le prêtre se mit à rire.
Il! certes oui, Madame! Tl faudra 1'k1turellcment
eOlhlllter le docteur. Mai" de ce côté-là, je ne sui~
pas
inquiet non plus. Je vous répète que je lui ai parlé ...
.le serais très heureux de féliciter Lydia.
- \1ai~,
naturellement, rien n'est officiel, dit la maîtresse de maison.
- Je le pense bien, ehère Madame.
Déjà M, de Molève était allé chercher sa Wc ainée.
Ils revinrent tous deux.
- Voici la coupable, dit-il en riant.
- Ua petite Lydia, prononça le prêlre avec un bon
sourire, vos parents m'ont mis au courant.
_ Et...? demanda la jeune fille en levant sur l'ahbé
Herpin un regard interrogateur,
Tl attendit quelques secondes, puis, très lentem(,lll, en
prenant la main de sa jeune pénitente, il dit:
- Et je vous félicite, ma chère enfant.
,
�88
LA TENDRE
D~FAITE
XII
« ... Parce que je voudrais me pencher sur mon
propre cas pour l'étudier, essayer de comprendre ce qui
se passe en moi-même et analyser les curieux symptômes qui, chaque jour davantage, m'intoxiquent le
cœur et le cerveau, j'ai résolu d'écrire ces quelques
lignes, de tracer ici comme une confession intime, de
jeter sur du papier le récit de mes impressions et de
mes angoisses.
« Il me faut absolument établir un diagnostic. Peutêtre alors me sera-t-il possible de trouver un remède,
de découvrir un palliatif. .
« C'est une sensation à la fois étrange, pénible et
inquirtante, que de senttr brusquement naître en soi un
autre homme, don on ne soupçonnait pa5 l'existence ...
« Certains, à ma place, s'efforceraient de fermer les
ycux, de ne pas chercher à comprendre, de se confiner
dans une ignorance volontaire ...
« Cette attitude ne sera pas la mienne. Seulement, si
quelqu'un avait prédit que moi, le docteur Roland Carttlet, j'en arriverais à tracer les phrases qui vont suivre,
je serais san. doute parti d'un grand éclat de rire.
e Et pourtant je suis là, devant ma table, mon stylo
à la main ...
« J'aime Mit. de Molèvc.
« Certains romanciers parlent de coup de foudre ...
Un homme regard' une femme, ct immédiatement il
J subjl1g~é.
Ce ne fut pas mon cas. J'avoue
est conql1i~
même ne pas savoir exactement quand j'ai commencé
à aimer Lydia El il est tOllt de même étrange de constater qu'un sentiment comme celui que j'éprouve ait
pris nais ance aussi insidieusement.
« Ce qui m'inquiète, cc qui me fait peur c'est la
f .rcc, le despoti sme de cet amour ... Il me ~ mble, a
pri sent, que tout cc qui n'est pas lui ne compt pas...
i l ' travaux, mes malades, mes consultations ne m'jnt{'rl' s nt plus. Et c'est une impression affr use cntre
toutes de constater, à l'heure où l'on réfléchit, où l'on
1
�LA TENDRE DÉFAITE
cst lucide, une telle métamorphose dans ses gOÎt~,
ses
aspirations ...
c Et cependant, pour être heureux, il me suffit de
penser à Lydia, d'évoquer sa blondeur, de me dire
qu'elle sera ma femme, que je fonderai un foyer avec
elle.
« Je me plais à imaginer notre existence, l'appartement où nous vi vron. , la couleur des papiers qui orne . .
ront les murs, jusqu'aux robes dont elle se vêtira ...
« HIer, visitant une malade que je voyais pour la
première fois, une Jeune femme· qui res~mblait
à
Lydia - oh! très vaguement: elle n'avait ni ,cs yeux
clairs ni sa bouche finement dessillée. - tout cie Sllltc
j'ai reçu comme un coup au cœur, et il m'a fallu un
terrible effort de volonté pour demeurer maître de moi,
pour garder une impassibilité de médecin, pour écrire
mon ordonnance.
cl: Je ne trouvais plus mes mots, j'en arrivais à
craindre de commettre une erreur, de me tromper de
médicament.
<t Je n'avais plus qu'une hftte : partir, me retrouver
dans la rue bruyante ... Je suis le plus heureux et Je
plus misérable des hommes ...
« Le plus heureux, parce que je ne soupçonnais pas
l'ineffable bonheur d'aimer, de se dire que J'on va passer toute sa vie avec celle que l'on a cho1sie, dans la
doucr intimité du foyer conjugal.
« Le plus misérable, parce que j'ai l'impression de
trahir l'homme Que j'ai été jusCju'à ce jour, le savant
qui ne vivait que pour la science; et cette indifférence,
plus, même: ce dég-oi'tt Que j'éprouve brusquement POUf
tOl1t ce qui jusqu'alors avait été ma raison de vivre,
m'{'pouvante véritablement, m'apparaît comme une làcht'~,
la d 'sertion d'un soldat s'enfuyant au milieu de
la hataille, alors que chacun doit être à son po~t
pour
lutter el vaincre...
cl: J'aime Lydia plu5 quc tout au monùt', je ne conçois
m':mc plus la possibilité d'une e -istence sans ellt', sans
sa pré<ence, je donnerais ma vie de grand cœur s'il
~'agist
de sauv r la sienne, elle m'e·t indi5pcmable
au même titre que l'air dont mon organisme a bBoin,
ct ct'pendant il m'arrive de lui cn vouloir, d'éprouver
envers tlle une poussée dt' colère, ('omm si rile était
cOl1pable du sentiment CJu'~lIe
m'inspirr', de la place
qu'elle a prise en moi-m[-mc au cl 'trIment tic mon labcur de naguère ...
�LA TENDRE DÉFAITE
« Parfois p'otlr me consoler, pour jeter un peu
d'apaisement d~ns
mon esprit tumultueux, je me dis,
je me répète, après m'être morigéné, que je retrouverai
le calme au lendemain de mon mariage, qu'il me sera
possible alors de partager mes journées entre ma
femme ct mon trava11 et que je serai le plus heureux
des humains ...
« Mais la vraisemblance d'une autre hypothèse vient
écrouler le beau château de mes rêves.
« Qui m'assure, après tout, que Lydia voudra devenir ma femme?
« Certes, quand j'ai fait part de cette crainte à ma
tante, elle a ri, elle a haussé les épaules, elle m'a assuré
que cette éventualité appartenait au domaine de l'invraisemblance et que je pouvais être tranquille, dormir
sur mes deux oreilles, scion l'expression qui lui est
cherc\
comment prendre son avis au sérieux, com« ~fais
ment ne pas douter de son impartialité et oublier
qu'clic est mauvais juge en la matière, la pauvre
femme qui m'aime à la façon d'un fils chéri, qui ne
voit que par moi, qui me pare de toutes les qualités?
« Si M'" de Molève ou ses parents me répondaient
par une fin de non-recevoir?
l'envisager, tant ses
« Ce refus, je n'ose pas m~e
con<;équen('es me font peur, me glacent d'épouvante.
« Je suis un honnête homme, ma vie a toujours été
droite, loyale, ct quand je regarde en arrière, quand
j'examine les jours pa'ilsés, quand je scrute ma conscience, je ne découvre aucune mauvaise action à me
reprocher.
« D'ailleurs, je n'ai pas eu grand mérite à suivre la
rou c normale ct saine. Aucune tentation, aucun désir
équi\'oque, n'a jamais assailli mon esprit; j'aurais donc
tort en parlant de combats intérieurs, de lutte violentei
de victoires remportées sur moi-même.
natme, mon éducation, mes goôts ct mes pen« ~la
chan{s m'r)l1t préservé jusqu'à cette heure de ces assaut!!
rcrlolllab!c, devant lesqu Is parfois succombent les plus
yaillant".
4:. Pourquoi faut-il qu'à prés nt je sente jaillir en
mOI comme des sources mauvaises?
4: Car il quoi bon dissimuler, jouer une comédie
ah,' tnk ct déshonorante, écrire sur ce papier des
ph. a,es {lui seraient autant de men onges? - il me
�LA TENDRE DÉFAITE
91
faut bien avouer la vérité, si cruelle, si p ~nible
soitelle: je suis Jaloux ...
« La pcnséç que Lydia pourrait épouser un autre
homme quc moi me rend fou.
« Je préférerais que mon sérum échouflt, qu'elle rlemcurât toute sa vie étendue sur un lit de douleur ot!
qu'clle H'lt morte...
« Et je l'aime à la folie ... :.
Brusquement, le docteur Cartelet s'arrêta (J'écrire. Il
posa son stylo, regarda la petite pendule qUI se trouentre ses
vait sur son bureau, puis, prenant sa t~e
mains, il demeura immobile quelques secondes.
Dehors, le vent se déchaînait, soufflait de lugubres
rafales qui parfois s'engouffraient dans la cheminée
avec un bruit sourd, un hurlemcnt triste, tandis qu'une
furieuse pluic crépitait en grains de plomb sur la vitre.
- J'ai froid, dit le médecin.
Il se leva, s'approcha du radiateur Qui, à cette heure
tardive de la nuit, ne répandait plus qu'une tiédeur
vague.
Peut-être la température exceptionnellement rigoureuse de ce mois automnal, peut-être l'inquiétude, la
fatigue des nuits passées sans dormir, il se sentait mal
à J'aise, tout frissonnant.
Il rentra sa tête dans les épaules en un geste instinctif.
- J'ai froid, répéta-t-il.
'" Froid à son corps qui tremblait, froid peut-être à
ton âme...
�LA TENDRE DaFAITE
XIII
A présent, chaque après-midi, Serge venait passer
quelques heures avec Lydia. Et dans la douce intimité
du salob, sous la lumière tamisée de la lampe qui diffusait une lumière discrète, tout en buvant une tasse de
thé ou en fumant une çigarette, les deux jeunes gens
bâtissaient de beaux rêves d'avenir.
Et c'étaient alors les phrases éternelles de ceux qui,
ta main dans la main, vont s'élancer sur le chemin de
ta vie...
On parlait du voyage de noces, on passait en revue
les pays où les ciels sont les plus cléments, les plus
limpides, on s'amusait à regarder un vieil atlas de géo,naphie comme pour découvrir une contrée légendaire
et cependant réelle où il serait doux d'aller entonner
le premier couplet de la merveilleuse chanson d'amour.
Sur ta carte multicolore les doigts erraient, glissaient
du vert de t'Italie au rose de la Grèce, pour gagner le
bistre de l'Egypte.
On évoquait les souvenirs, les phrases entendues au
hasard des conversations, les descriptions lues dans les
livres, dans les romans, les paysage. entrevus au cinéma, sans parvenir à se décider, à établir un itinéraire
précis, à décréter que l'on prendrait le train pour tel
endroit de préférence à tel autre.
Ils s'amusaient comme des enfants, interrompaient
leurs phrases par de longs éclats de rire, se moquant
bien, au fond, d'aller ici plutôt que là, pourvu qu'ils
fussent ensemble pour échanger leurs impressions, pour
admirer les mêmes points de vue, pour partager les
mêmes joie•.
Quelquefois, rieuse, mutjœ, espiègle qui se délecte
d'une bonne plaisanterie, MŒhelle entre-bâillait douce~t
ta porte, et quand elle avait eu la chance de ne
avoir étf entendue, elle aVa(lçait sa tête avec préaution, interrompait les jeunes gens en criant d'une
voix :
- Bien le bonjour, le. amoureux 1
�LA TENDRE DÉfAITE
93
Puis elle entrait, grignotait un gâteau see ou chipait
une cigarette dans l'étui de Serge, qui traînait quelque
part sur la table, prenait le briquet qu'elle actionnait
en vain, avec un geste boulTon de vieux fumeur, et, le
pouce meurtri, elle se tournait alors vers le jeune
homme, qui la regardait moqueusement, et disait, le
visage courroucé d'une rage feinte :
- Quel vilain ustensile qui ne marche jamais! Voulez-vous donner du feu à votre future belle-sœur, cher
Monsieur?
Et, à sa sœur aînée qui, pour la forme, disait: «Tu
sais birn que papa ne veut pas que' tu fumes, c'est très
mal élevé », elle répliquait en tirant un bout de langue
rose:
- Ma belle, occupe-toi de ton futur mari!
La cigarette terminée, ayant une nouvelle idée en
tête, ou peut-être aussi désireuse de ne pas être indiscrète, de ne pas les importuner trop longtemps par sa
présence, alors qu'ils devaient, l'Ull et l'autre, avoir
tant de choses à se dire, elle se levait, ga"nait la porte,
s'en allait sur une dernière pirouette et une ultimc ~ri
marc,
!lliehelle partie, la conversation reprenait. Tantôt on
parlait de l'appartement. Quel quartier? Là, malheureusement, il était diŒcile de choisir, et 'on serait bien
obligé d'habiter près de la Bastille, 'à proximité du
map;asin. Evidemment, un autre quartier serait plU';
agr ~able
: les Champs-Ely sées, l'Etoile, ou même ("er,tains coins vieillots cl la rive gauche. Sans compter
qlle dans les parages de J'Ecole Militaire on trouve à
pré,ent de bien beaux immeubles ... Mais Lydia sr montrait intransigeante. EII(' t('nait absolnment à louer un
appartement près de l'endroit où travaillerait son mari.
- C'est trop fatigant de faire quatre longs voyage.
C ·rtaine. fcmmes s'cn moqUtnt, prétcndent qu'avec une
auto ou le métro ... \[ai~
c'cst rIe l'égoïsme, simplement.
D'ailleurs, en cherchant bien, on peut trollver, même
du côté de la Bastille, quelque chose de très bien. Le
boulevard Henri-IV serait à voir ...
L'importaut ct là·dessus tous deux tomhaient
d'accord, - c'était Que l'appartement fiit clair, ensoleillé. C'cst la santé 1 Et puis, enfin, si un jour dr prtits
enfants ...
Une autre fois on parlait des cadeaux ...
Bien agréablc pour le ~ nouveaux martes, cette routll'l1e d'oIT rir un souV('nir. Mais le malheur, c'est que
�94
LA TENDRE DfŒAITE
les amis manquent en général d'imagination et qu'on se
trouve à la tête de trois ou quatre services à liqueurs,
de plusieurs lampes de chevet, alor~
qu'on aurait tant
désiré un petit lustre pour l'entrée ou une jolie pendule
moderne pour la cheminée du bureau.
Evidemment, il y a la reSsource d'aller chez le fournisseur pour faire un éC,hange, ce pro~éd
légèrement
cavalier e~t
devenu fort a la mode, malS tout de même
c'e~t
un peu délicat!
, .
D}autres fois encore, on p~netral
plus avant dans
les détails tle la vic familiale. On fixait gravement
l'heure du déjeuner: midi et demi,. c'est raisonnable,
et le diner à huit heures - sauf les jours où l'on va au
théiitre, mais heurt~smn
le rideau sc lève tard, à
présent .. Tout de mcme, Il ne faut pas manquer le premier actc. Certains trouvent cela chic; au fond c'est
ridicule. Pour juger une pièce, il faut rentendre' entièrement.
Un(~
autre question importante: le petit déjeuner!
Thé café au lait ou chocolat? Pain, beurre ct miel?
S~m'ent
aussI on établissait le budget. Au début, naturellemcnt, cc sera t.m peu juste. li faudra y aller
clotlCCI11('Ilt. 11 Y a tOUJours des (lépemes au."quelles on
pas, s\lrtout quand on s'installe dans un apparne son~e
tcmtllt.
Et puis il est nécessaire de hi 'n choisir s s fournisseur" ne pas sc faire yoler, Les gens sc disent; «Un
jeune ménage manque nécessairement d'expérience.:.
Mais Lydia saura sc montrer prudente ct maÎtrf'sse de
maison avisée.
Certains jours Mm. de Molève entrait, sc mêlait à la
ron .... enatioll. On lui c1el11<1noait des consil~
, Elle se
gardait hi en de' donner des avis trop catégoriques, ne
voulant pas avoir l'air (le sc mêl r de cc qui ne la regal'(lait pa, Prtit à petit, elle s'hahituait ;1 la pensée
la
'lue :;a fille allait partir, ct Serge, qui avait ~cnti
''.'gue prévcntion de a future helle-mère à son égard,
(I('vinl' cc qui e passait clans )'iul1e de la pauvrt fcmm •
!;'était in énié à sc montrer aCf ctueux, ;1 la rassur r
par d,;; paroles chaudrs ct ronvaincant 5, Et il était
P:1f\'('11II il remonter Je courant. Mm. de Molève pardO!lnait ;\ présent le' rapt de ~on
enfant.
En fm de journée, vers si. h ures el demie, l'industrit1 arri .... ait.
Il nrtai t de son hureall, las, f atigu!- par IIn(' IOllrd!!
journl'c de travail, Irs oreillcs nCOf( hourclonnant!t
�LA TENDRE DÉFAITE
95
de discussions, de marchanda5;!s, de conversations
d'affaires où chaque mot a sa valeur, où l'on doit pe~r
chaque parole; mais tout de suite, dès qu'il pénétrait
dans le salon, qu'il s'imprégnait de l'ambiance familiale
entre sa femme, ses fil1es et Serge, le brave homme
vt.lJiiait ses tracas, ses préoccupations, ct, Jes yeux soudain pétillants d'aise, le visage éclairé d'un bon sourire, il redcvenait gai, joyeux, ayant toujours une
histoire amusante Qu'il débitait avee des expressions
!)lttoresqlH's dr camelot bonimenteur. ,
Et quand, décemment, Scrge ne pouvait demeurer
davantage, qu'il lui fallait songer à prendre con.;é,
~Olvent
M. de Molève disait au jeunc homme:
- Allons, vous al1ez bien diner avee 110U ce soir?
T,'autre, pOlir la forme, poliment, répliquait par ([uelqlles phrases de circonstance: «Je crains d'être inJisaet. .. Peur de VOl1S gêner... Avant-hier déjà ... :. Ma,,,,
salls en écouter davantage, lc pèrc de Lydia disait à
Michelle:
- Va prévenir Jeanne. Un couvert de plus!
Souvent on parlait de l'abbé Herpin, qui avait regagné sa cure avec les notcs qu'il était venu rédiger à
Paris, car le prêtre préparait un gros ouvragl! sur les
vieilles églises des campagnes françaiscs, l't, quand son
évêque le lui ptrmettait, il sautait dans le train pour
vérifier certains <locuments dans les bibliothèques de
la capitale.
Cc soir-là, le diner terminé, on passa au salon.
:\1"" de Molhe, demeurée un peu en retrait dans la
salle à Inang r, dit à ~on
mari, qui s'apprëtait à gagner
la pièce voi,ine :
- J éri'>J11e, il faut tout de m':me <JUl! tu p:\r1cs au
docteur Cartelet. On ne peut plus attendre clavnt~.
- C'e<;t entendu, ma chère amIe. l\!ais tu sais bien
que le docteur Cartel et m'a allirmé que Lydia serait
totalement guérie.
Oui, mais ('nfin, III lui as parlé de mari~c
comme
d'une éventualité'lointaine ct vague
- Evidemment, à ce moment-là. :\bis il m'a ra~slé
complètement, tu peux être tranquille.
- Oui, mais enfin je préfère .. .
pourquoi toi-mrme .. .
- ~bis
- J'aime mieux que ce soit toi, ... entre hommes ...
- Bien; qllan(l vi('nt le docteur?
- Demain, à trois heures, pour une piqûre.
11. <!t: ~I olèvl! réiléchit un instant:
�LA TENDRE DÉFAITE
Demain. trois heures .... voyons .... voyons .... je n'ai
rien. je serai ici et je lui parlerai.
Dans Je salon Serge allumait une cigarette. tandis
Que Lydia feuil~ta
un volume Qu'elle avait parcouru
l'après-midi avant l'arrivée du jeune homme.
avec tant d'intérêt? demanda- Que r~gadez-vous
t-il en sOUTiant.
- Des vers de Lamartine.
Et doucement elle récita :
Le li~'re
de la 'oie est le livre suprême
Que nul Ile peut .ouvri: a!' fermer à sa?' choix,
Le passage choisi /le s y hl pas deux folS,
011 'l!oudrait revenir à la page 0" 1'01\ aiMe...
Alors. très tendrement. e11e regarda Serge ...
XIV
... Immobile. se mordant les lèvres, les mains crispée!
derrière son dos. ne sachant plus quoi dire, quelles
paroles ajouter pour calmer sa fille. pour j ter un peu
d'apaisem nt dans l'âme déchirée de la malheureuse
M. de Molèvc fermait à demi les paupières. com~
pour échapper au spectacle tragique qui ~e
déroulait
devant ses FUX.
i"'· de .1olève avait pris Lydia en larmes dans ses
bras. l' mUrassait. la cajolait, la berçait. essuyait de
son mouchoir le vi 5 age inondé ct ravagé de douleur.
{ichellc. qui se tenait un peu à I·écart. comme ouhliée. pleurait doucement. en silence, ct. malgré sd
efforts pour demeurer calme. les sanglots qui rem on..
t:li('n~
à ~a gorge la secouaient de petits sur~at
réruliel s.
- l\la chérie. voyons. sois raisonnable! Nous SommeS
t; Q1Ii t'aimons, Lydia.
rien écouter. Ile se dégageait de l'étreinte
{ais, ~ans
matcrn IIc ct. sai~nt
une lettre froissée. elle relut
pour la centième fois peut-être les phrases meurtrièreSi
�LA TENDRE D:ËFAITE
97
comme si elle eût éprouvé un plaisir amer à envenimer
sa blessure saignante, à se torturer davantage :
« J'aurais donné ma vie pour n'avoir pas à tracer
les mots qui vont suivre, pour que ne s'envolflt pas le
rêve le plus cher à mon cœur... Lydia, il me faut un
courage infini pour vous dire que je ne puis pas être
votre mari, que je dois repartir là-bas, en lndochine.
Et je n'ai pas même la possibilité de vous e,'pliquer la
raison de JUon attitude. Je vous demande de croire
qu'en agissant de la sorte j'obéis à un cas de conscience, à un devoir... Le temps parviendra peut-être à
endormir votre peine ... Je le souhaite, je le désire ...
Hélas! un espoir semblable ne m'est pas permis. Les
jours, les mois, les années passeront sans adoucir ma
douleur, sans atténuer mon chagrin ... :t
Elle n'eut pas la force d'aller plus avant, de continuer sa lecture.
Un vertige la prenait, lui donnait l'impression que
les murs oscillaient autour d'elle. Ses parents, sa sœur,
changeaient de visage. ' Elle ne les reconnaissait plus.
Tour à tour, il lui semblait qu'un vent glaçait sa chair
et qu'un souffle brûlant courait au long de son épiderme.
Le gel, l'étouffement? Elle ne savait plus ... Et tlne
rage féroce, une rancune haineuse contre un destin qui
s'acharnait contre elle, qui la rudoyait, la malmenait,
la meurtrissait de,coups répétés ...
C'était par trop injuste, tout de même, qu'une loi
marâtre semblât lui interdire d'être heureuse!
Infirme, paralysée, étendue des années sur UI1 lit de
souffrance, avec dans la tête le tourbillonnement sinistre des pensées noires ... Enfin un médecin la soigne
qui la soulage, la guérit, la ressuscite ... Et quand il
semble que le ciel s'éclaire, que le soleil va se revcr
sur les prémices d'un beau jour, qu'elle aura droit elle aussi - à la part de bonheur réservée à chaque
créature humaine, le jeune homme qui a demandé sa
main se dérobe brusquement, clôt le joli roman
d'amour par quelques lignes douloureuses et incompréhensibles.
_ Calme-toi, j t'en conjure, ma chérie 1
A présent, c'était M . de Molève qui intervenait,
s'efforçait de ver er un peu de baume sur ce cœur
ulcéré.
•
1137.JV
�LA TENDRE D:ËFAITE
Bien inutiles ces paroles qu'elle n'écoutait pas. Elle
aurait préféré qu'on la laissât seule, pour s'enfoncer
plus avant dans son chagrin. Et, les poings Sur les
oreilles, décidée à ne ri.en entendre, s'hypnotisant sur
son bonheur perdu, elle évoquait avec une dangereuse
ob tination ses rêves à la veille de se réaliser, ses
désirs les plus chers en train de s'accomplir, tout ce
bel échafaudage de joie qui brusquement s'écroulait en
une chute irrémédiable ...
Puis elle repensait à la lettre néfaste dont une ph ra e
surtout la hantait s'inscrivait dans son cerveau comme
en caractères de' feu et posait un hallucinant point
d'interrogation :
.,.
« Je vous demande de croire qu en agissant de la
sorte, j'obéis à un cas de conscience, à un devoir ... >
Que signifiaient ces lignes?
Quel motif assez pérem,~oi
s'éta~
brusq~emnt
dressé devant Serge pour qU11 se trouvat dans 1 atroce
obligation de hattre en retraite du jour au lendemain
d'abanrlonner ainsi ses plus chères espérances?
'
L'argent?
Un scrupule à la pensée de n'avoir pas entièrement
remhoursé la dette de son père?
L'orgueil d'un homme qui ne veut rien devoir à personlle?
nien invraisemblable, ceUe hypothèse.
Le jeune homme n'avait-il pas formellement promig
fln'il ne partirait plus, qu'il acceptait la situation offerte
[lar 11. cie Molève?
D'ailleurs, l'industriel, ravi du mariage de sa fille _
il l'avait Ilit, répété, et cent fois plutôt qu'une _
n'était-il pas heureux que son gendre l'aidàt dans' ses
atiaires, clevÎnt le collaborateur précieux l'homme
inergique dont la pr~enc
s'avérait cie pl;15 en plus
i Idi pen able I!OUr dmger .Ia uccursale de la 13a tillc?,
N'on il fallaIt chercher allleur ,
lIn ~evirct1ln
subit llans les sentiments de Serge?
I.e jeune homme s'apercevant <lu'il s'est trompé, qu'il
a l,té la dupe d'un m,omellt u'éga,remcnt,. d'un vertige,
qu'il a pn pour de 1 amo\lr ,uny ,tnc1l11a!lol1 lJassagère,
{t hn"qllClllcnt, devant la rcable, se sauvant, rl'niant
sa parole, résolvant par IIlle fuite sans élégance unc
sitll lion ill(' tricable?
Cette (' pliration, pas plus que la précédentr', ne
valait la Il in qu'ou s'v arrêt:l!.
Le Ilaro-'·s de Sage ré,ollnaicllt cncor(" à seS
�LA TENDRE DfFAITE
99
oreilles. Elle entendait, comme si le fugitif se ft.t
trouvé à ses côtés, les mots tendres, les projets d'avenir que son fiancé murmurait d'une voix chaude, avec
ces accents spontanés qui jaillissent du cœur et que le
plus parfait comédien ne parviendra jamais à imiter.
D'ailleurs, le jeune homme - il suffisait de parler
avec lui pour en acquérir l'absolue certitude - n'était
pa!; de ces inconstants qui virevoltent au gré de leur
fantaisie, qui s'engagent à la légère et qui regrettent le
lendemain une décision prise la veille.
Alors, s'épuisant à comprendre, s'acharnant à résoudre ce problème insoluble, la malheureuse jeune
fille 5e heurtait comme· à une muraille inf ranchissab1e.
Et c tte ignorance avivait encor' sa douleur, la décuplait. Naïvement, elle s'imaginait que, connaissant
l'oh!ltac1e qUI la séparait de Serge, elle parviendrait à
le franchir.
Par un efTort de volonté, étant parvenuè à se maÎtri-cr, à calmer durant un moment les hoquets qui soukvaient sa poitrine, elle tourna ver son père une
pauvre figure inondée de larmes:
- Mais pourquoi, pourquoi? Quel peut être cc motif? ... VOllS n'avez aucune idée? Vous ne savez pas?
Il y avait dans le regard de Lydia une telle prière,
une tdle détres_e, une telle supplication, que .1. de
1!olhc en reçut comme un coup au cœur.
II ne trouvait plus la force de parler. Ses poings se
cn,paient. Il aurait donné n'importe quoi pour fournir
une ('xplication, pour ne pas être obligé de se taire
~fal!<ré
lui il hésitait, ne savait plus bien la route
: s'il fallait qu'il continu,"t[ à tenir
qu:il devait ~uivrc
son rôle, à fcinclre l'ignorance, ou si, au contraire, il
ne serait pas préférable de Iflchcr brutalement la vérité.
1fal'>, soudai~,
il entrevit les conséquences désastrl'uses
d'une franchise totale, et, trouvant le courage cie se
raidir il imposait à son visage une mensongère expression (i'ignorance, haussait les épaules avec lassitude et
répliquait:
.
_ Comment veux-tu Que Je sache ? ..
Mais, soit qlle le ton de sa. voix .n'ei'1t p.a~
été assez
convaincant oit que sa phYSIOnomie se fut refusée à
donner le change, Lydia regarda son père plus attrnti\"l'ment. Un doute traversa-t-il l'e prit de la jcune fille?
Ou plus simplement insi. ta-t-elle, o~séde
p~r
l'idle
fixe qui lui taraudait le cerveau? TOUjours est-II qu:elle
revint 'à la charge:
/
�100
LA TENDlŒ DfŒAITE
Papa, vous avez bien une idée? Qu'est-ce qui a
pu se passer? Ui Je voudrais tant savoir 1•.•
- Voyons, ma chéric, dit Mme de Molèvc, cela ne
sert à ricn de poser indéfiniment les mêmes questions.
Nous sommes avec toi, près de toi; nous t'aimons de
tout notre cœur, ton pèrÇ. et moi. .. Je te supplie de te
calmer, de ne pas t'énerver de la sorte. Tu vas te faire
mal... Pevse un peu à nous ...
Elle prenait sa fille dans ses bras, elle l'embrassait,
la pressait contre son cœur. Mais de nouveau Lydia
éclatait en larmes.
Et. dans le balbutiement des paroles sans suite
l'on COmpre·
qu'elle prononçait, parmi les phrases qu~
nait mal, toujours. comme un leit-mohv ~bsédant
et
douloureux, revenait la même plainte, le meme gémissement :
- J'ai tant de chagrin ... J'ai tant de chagrinl
xv
Nerveusement, Mm. Leclerc essuyait les verres de ses
lundtes. quand la porlc s'uuvrit. Le professeur Melinot
entra. Tout de suite il reconnut la vieille dame et
s'approchant, il la salu~
cependant que, d'un geste d~
la main, il l'invitait n dcme\1rer assise.
- fi: m'exc~s,
dit-clic! de vcnir ainsi vou déranj:{cr
chez \'0\1 . Mal' croyez hlcn q\1e, sans un motif lI;rave, ..
~ Vous nc me dérall Cl n\1l1ement, répliqua-t-il en
prL :lnt un fauteuil. 1~lais
vous m'intriguez un peu.
O\l)~,
quc sc pas~e-tIl?
Il 'agit cie Roland ...
_ Cartel t n'c,t lIa
olr~nt?
Il y a lon"t mps
ouc Je ne l'ai vu. l'.ntre 110U , Il mc délai s un Tleu ...
h! je ne lui 'n vellX nllllement . la vic d'ull médecin
Qui Ilrati'lllC 1 tellcment ah, orhante! Je lui ai nvové
(lrllx lettre qui ont rcst cs san~
réflon c; d'ail1t:urs
rd,\ Ile prés ntc aucune import~n('c,
Mais je narlc. j~
Ù. varde, ... je ferai heallcollp Im~lx
de vous écouter.
- J'ai l'ris la liùerté dc venIr vous trouvcr parce
���LA. TENDRE D:ËFAITE
IO~
{[It-elle ... Il y a autre chose, vous entendez, et cette
autre chose-là me fait peur, ... je vous le répète ...
Elle parlait avec une telle véhémence, insuillait à ses
paroles une si ardente conviction que, de nouveau, le
prof esseur l\felinot s'éta!t arri!té. Il la dév!sag~it,
à
pré~cnt,
de SOI1 regard aigu et scrutateur, n avait plus
envie de plaisanter, d'interrompre la vieille dame avec
des remarques ironiques.
_ Ce changement, reprit-elle, date de huit jours
exactement. Si vous saviez dans quel état il est revenu
dîner !... Il était pâle, à croire qu'il n'aurait pas la force
de marcher, un tremblement l'agitait; par moments il
crispait sa mâchoire, et son visage prenait soudain une
expression où il y avait de l'angoisse, de la terreur ...
Parfois, quand il pensait que je ne l'écoutais pas, il
marmottait des paroles, des lambeaux de phrase ... Et
chaque jour Qui pa 'se amène une aggravation dans son
état. Cela finira mal... Alors je suis venue vou trouver, parce que, vous comprenez, Roland, c'est un peu
comme mon petit ...
Des larmes qu'elle ne parvenait pas à refouler glissaient le long de ses joues ridées.
- Bon, je lui parlerai, dit le savant. Vous pouvez
annoncer ma visite à Cartelet.
- C'est que, répliqua-t-elle avec hésitation, Roland,
à qui j'avais parlé de vous, nc tient pas à vous rencontrer. En ce momcnt il ne vcut voir personne ...
- Alors, que voulez-vous que je fasse? Il ne veul
pas mc voir? C'e't son droit...
Quand un homme est au bord d'un précipice, ~
vou av(Z h possilJilik! de l' rclcJ11r, alleZ-VOlis lUI
dtl11:lndct' 011 avi~?
Le prof l!SSelll' hé ila qucltlu 'S secondes.
_ La comparai 011 est j Il te. La démarche que VOliS
Ille demandez d'acol1~i
ne: me sOllrit R!Il:rC, je ne
VOliS le cache pas. Je la teral, ccp 'l1<1allt. oll1pllz snr
moi. ,'aime beaucoup Cartelet... rrès tO\lt, s'il
vnil' promener s'il me dit de me J\ll'kr <le Ill' afT;\Ire~,
je le verrai b'il·n. Selliement, j'e. père cl1~ore.
que \'(~1I
VOl~
trompez, que vous dram~tl
cz la SituatIOn, ... J CI\
SUI m~'
ab olulI1cnt per uade ...
Elle c quis a \111 ge c de dO~lte.
.
_ J c le \'ol1Clrais bien, dlt-cJ.I.e a\'ec un SC;Hlplr, je
5 rais ll10in inquiète! L'lis eZ-i1\O! \'Ol! rClI1erCII;r, VOII
dl1'c combi 1\ Je \'on .ui, rcconnalssante .. ,
I1l'interrolllpitll rc que brutalement:
m.'m-
�IO~
LA TENDRE DÉFAITE
Non pas de phrases ... D'ailleurs, je ne mLrite
: je fais ce que je dois faire, ce
aucun re~cimnt
que n'importe qui ferait à ma place.
Puis, plus doucement, il reprit:
- Quand pourrai-je voir Cartelet?
- Vous serait-il possible de venir ce soir - le plus
tôt sera le mieux, - vers neuf heures? Roland sera
dans son cabinet de travail. Sans le prévenir je vous
introduirai.
Le professeur fronça le. sourcils:
- Hum! dit-il, je n'aime pas énormément cette fala porte. C'est un peu cavli~r
et d'assez
çon de fo~er
mauvais goût. Mais enfin vous avez raison : nous
n'avons pas le choix. C'est bien. Je serai ce soir avenue
de la Grande-Armée.
A peine eut-il appuyé sur la sonnetle ql!le la porte
s'ouvrit.
J'étais là,
- Je voU" attcnùais, lui dit Mn,. L~lerc.
en [action dan l'antichambre. Entrez donc.
- Cartelet?
- JI est dans son bureau. Ce soir, il n'a pas dit un
mot... J'avais hâte que vous veniez. Je ne vis plus ...
Le professeur enleva son pardessus q\l'il accrocha à
une ' patère, puis il se frotta les mains l'une contre
l'autre pour se réchauffer, car dehors il faisait un froid
noir.
- Je sui s certaine que tout se passera très bien,
murmura la vieille dame, qui, un peu inquiète à présent. voulait se rassurer elle-même.
Il Ile réponùit rien. Lui non plus n'accomplissait pas
de gaité de creul' la t;klt qu'il avait assumée.
11 fallait. que l'~s,time
et l'ami.tié dans lesquelles-le
savant tenait son <:Icve fussent blcn profondes ct bien
sincèr pour contraindre Melinot à ne pas reculer, à
ne pas Tcn;"tçler devant une démarch gênant, une
apparition ridicule t inopinée qui évoquait une ruse
de créancier cherchant à traquer un débiteur récalcitrant.
Un in tant ils marchèrent en silence dans le couloir.
- C'est bien ici, n'est-ce pas? dit le profes~cu.
Il reconnaissait la porte du cabinet de travail où
Cartelet l'avait déjà reçu.
- Oui, répliQua-t-eHe. très bas.
Et Ile posait la mam sur sa poitrine où son cœur
battait à coups redoublés.
�LA TENDRE DÉFAITE
105
- Parfait!
Et très simplement, il entra ...
Ld docteur était a~si
devant son bureau, la tête
entre ses poings. Il réfléchissait. Devant lui, une feuille
lignes. Puis, dans la
de papier recouverte de quel~
lumière qu'une lampe portative projetait en cercle, un
objet plat aux reflets d'acier bleu,ttre, aux couleurs
inquiétantes, se détachait terriblement précis, posait
sur la table comme une ombre sinistre.
Cartelet s'était retourné. Tout de suite il esquissa
un geste instinctif, lança une main ouverte, en tcran
qui cherchait à dissimuler. Tl se leva, poussa en arrière
son fauteuil et, dans un balbutiement d'homme surpris,
il articula:
- Comment, c'est vous ...
Alors le professeur s'approcha lentement, regarda
J'autre bien en iace et, l'interrompant, d'une voix nette,
tranchante, où vibraient le mépris, l'indignation et le
dégoût, il prononça:
- Imbécile!
L'injure cingla le docteur en plein visaj1;e, comme
un e gifle, Il cLJt un sursaut, sc reclrc«a, très pàl!.', le~
ll'vres serrées. Il allait parler, sc défendre, dcmall'Jcr
peut-être des explications, mais l'autre ne lui en laissa
pas le temps :
- .\r onsieur voulait sc faire sauter, .. Trip1 imbécile 1
Et il prenait le browning, le gli ait dans sa poche.
Puis, parcourant dl yeux la feuille ur Jaqucl'le ('arü'ld avait tracé quelques phrases, il lut:
« Je me donne la mort pour des rai;ons, .. ;)
Sans aller J,lus loin , il rejeta il' p;IJ,icr avec lin tn:lUvai, éclat de rire qui résonna douloureusement dans la
pièce.
- TI faut QlIC' je VOll explique ...
_ Tais-toi! Jete le répôte, tu es un imbécile !... Plus,
c\~$t
toujours lin
même : tll ~ 'un H'lche ' ... Se tl~r,
crime; dans tO!1 cas, c'e~t
1I~
crime (1. ab~rd:
1cc SOllt
plu icufs as asslJ1ats ensUIte ... fu me dl'goute "" .J~
tr
tutoie, comme un sale mOl'veux Que _tu es, .. Mm,l."eur
allait sc flanquer unc. balle dan la (c\(' parce qU,!1 c:,t
amoureuX ct que l'O!lJct de s~ t11mme refu (' .de, 1 l'pOU<"
l
'r~i
te, pellle5 de C(lur I.e nOll> l11tcre. ('nt
. 1 .... 1'."
11 0
'
e...
~
s (1~
pa ".. pas unc minute; pa. une 5CO~(
m()/jl1e complètement, cpe~dumnt
: ~. OUI, tll cs ·t~ne
.1. m' parolcs', tu pen ,al. tque)
~l1as
chefrher :t te
uC
J
.1' b
! 1 •. ,
consoler... Pas du tout: JC c (Irai u a on a vente,
�100
LA TENDRE DÉFAITE
cc que je dois te dire; après, nous verrons ... Cartelet,
as-tu oublié que tu es un médecin, que des malades ont
besoin de toi, de ta science, de tes remèdes? Quel âge
as-tu? Trente-cinq ans? Ne vois-tu pas que cinquante
malades par an, si tu vis encore trente ans, cela fait
quinze cents malades qui ont le droit - oui, entendstu, le droit - d'·être soignés, d'être guéris par toi! Tu
as eu la chance - oui, je dis bien: la chance; des
milliers cherchent, un trouve; il n'a pas fait plus que
les autres, il a eu de la chance, voilà tout; mais celuilà a des devoirs à remplir. - Cartelet, quand tu as
griffonné tes sottises, quand tu as sorti ton revolver,
as-tu pensé à tes malades? Comment, tu es le seul qui
puisses, dans certains cas, guérir, et tu veux t'en
aller 1. .. En français, mon petit, on appelle cela déserter. En temps de guerre, les dé erteurs, on les colle au
mur pour leur flanquer douze balles dans la peau; ~eu
lement, au lendemain d'une bataille, un homme de plus
ou de moins, cela n'a guère d'importance. Tandis que
toi, ta vie a de l'importance, comprends-tu? Tu as une
mission à remplir, et la plus belle de toutes, après celle
du prêtre.
- Mais il faut que vous sachiez ...
- Laisse-moi finir. Tu m'écouteras jusqu'au bout.
Après - mais après seulement - tu parleras, tu e~sai
ra.; piteusement de te défendre ... Et c'est pour un cl lagrin d'amour <lue tu voulais te tuer! Est-ce que cela
cOlllpte à côté de la misère, de la maladie que tu peux
guérir? Si tu es malheurl'ux, soulTre, c'est ton alTaire,
et (l,la He Te arde que toi, J1ai~
lu n'as pas le droit de
faire ~lIporc
à d'aul n.'s le poids de ton cha Trin,
I! s'arr'ta un instant de parkr, ~Olma
violcl11mcnt
pas a la main sur ses l'll('veux hlancs, et, soudain Jlu~
('al mc, d'une voix presquc dOllce, il continua:
.l' te parle durement, Illon petit, parce <lU je
t'ai mc hi cn, au fond, que jc tc crois t'llcorc a S(' Z loyal,
a ~ r I. fort pour cntendrc la vérité, . J'ai hcallco\1p de
)1 in .... Voi - tl1. je <;ui <; ficr cn [J('l1sant que tl1 as été
mOll {I èvc, qu' c'cst Ull PUI g r;ICC ;\ llIoi que tu es
dc\'cl1u CP que tu cs i\ pré .. '11t. ..
- ~f o n maître, dit Cartcltt, vou IIC me parlercz
pas tic la orte dan lin in tant, quand vou saurcz: ..
- ()uand Je aurai qu oi?
- VOtl~
\'ou ima gin l <Ill je voulai mettre fin à
me jo ur ' parce qu'un jeun' fille avait rcfu ' de devcnir ma femmc?
�LA TENDRE
D~FAITE
lOi'
- Oui, mais il me semble ...
- Savez-vous pourquoi, si vous n'étiez pas entré il
y a qudques instants, dans cette pièce, je serais m~rt,
à pré~cnt?
Tout à.l'heure, vous avez prononcé un mot
qui m'a fait mal: le mot assassin ... Moi, Roland Cartdet je suis un assassin ...
- ' Qu'est-ce que tu me chantes là?
- Oui, j'ai tué ...
Il se fit un silence lourd, pesant, troublé par le passage d'un autobus qui dévalait l'avenue avec un grondement de tonnerre ... Puis le bruit s'estompa, disparut
ct l'on n'entendit plus que le tic-tac rongeur de la pcn~
dule qui grignotait les secondes ...
Le savant se taisait, ne sachant plus que pen,er,
interloqué par cette confidence à laquelle il était loin
de 'attendre, n'y voulant pas croire, se refusant à admettre la possibilité d'un tel forfait de la part de son
élève.
Celui-ci regardait son maître dans les yeux, a.ec
sur les lèvre.s un triste sourire navré, Peut-être, au
fond de lui-même, éprouvait-il comme une satisfactior.
de cet aveu lâché qui le soulageait, débridait l'abcès de
son désespoir, de ses remords.
Ce fut le professeur qui parl<\ le premier.
- C'cst idiot, cc que tu me racontes ... Tu t'imagines ...
- Vou voulez la vérité? répliqua Cartel et. La voici
dans toute sa tristesse: vous 5aviez - car je devine
Jlourquoi vous êtes ici, qui est allé vous cherchf"r que j'aime une jeune fille: Mil. Lydia de Molève.. Je
puis VOliS dire ~on
nom, au point où nOlis en ~om!lCS
!...
Te l'avais soignée, elle allait de mieux en mlell,', ct la
guérison totale, ~omplète,
Ile faisait, aucu,! doute p~ur
moi ... Je comptaIs demanci r sa main. Nalyement, J en
étais arri vé à me persuader qu'clic act'{'pt('rait loul de
suite, ct déjà j'envisageais une existencc de joie, de bOIlht ur, passée entre mes !ravaux et mon f.oyer;
..,
« Et puis, un beau j.OUf, al?r~
(Jl~e
jC .111 apprct:\l5 a
parler au père d~
LydIa, celUl-tl .m appnt !jl.IC sa fille
était fiancée, ct Il m~
demanda SI, en consc1enC>.!, son
('JI fant pouvait se m~ner.
•
« A ce moment-lu, comment ne SUIS-je pas. tombe ? ..
rai cu l'impression que mon cerveau. éclataIt. Je me
sentai devenir fou. Il '.l fallu. un miracle pOur que
M. de .:\1olèvc ne s'aperçOIve de rien .. ,
« Je uis resté un in,tant san. réllondrc, comme pour
�108
LA TENDRE D~FAITE
réfléchir ... En réalité, j'étais en proie à la plus terrible
des jalousies. Dieu sait que, jusqu'alors, ce sentiment
m'était inconnu. En une seconde, il 'venait de s'emparer
de moi, et rien ne comptait plus que cette force nouvelle qui me ployait sous son joug despotique. Je ne
me rendais plus compte de rien ... Je ne réfléchissais
plus ... Mon sang-froid s'en allait, se fondait... A mes
oreilles il me semblait entendre une voix hurlante qui
me répétait: «Lydia en épouse un autre... Lydia en
4: épouse un autre ... Lydia en épouse un autre ... :.
« Alors j'ai commis une ignominie. J'ai déclaré au
père de la jeune fille' que mon traitement n'avait pas
donné le résultat espéré ct qu'il ne fallait à aucun prix
que Mil. de Molève sc mariflt. J'avais l'impression, en
)Jroférant ces mensonges, que ce n'était pas moi qui
parlais; j'entendais le timbre de ma voix, et pourtant
je continuais, je donnais des détails, des précisions médicales, je glissais dans mes explicati0ns des 1110ts
techniques, avec l'fI pre volonté malsaine de convaincre
mon auditeur, de ne laisser subsister aucun doute dans
son esprit ... C'est horrible, n'est-ce pas ?... Et rien ne
m'arrêtait, rien ne m'émouvait: ni le désespoir de ce
père dont le visage révulsé criait la ,peine infinie, ni la
pensée du mal que j'allais faire à cette enfant, en la
. élJarant de son fiancé ...
4: Je me disais bien: Tu cs un misérable, un I;'tçhe!
Et malgré moi j'allai toujours de l'avant, et je cn'\'ais
un Pl'U 1)lus douloureusement à chaque mot Je C'l.'ur
ulcéré du malheureux qui Ilo'écoutait.
4: .le nc prévoyais pas, il est vrai, les consl-q\1tnces
cl ma vilainc action. Mai, Il: cussé-je connues ces
con équ nces, [JU sans doute je n'aurais pas agi a;ltrelI1ent, il Ille raul l'avouer ... Car, hélas 1 mail ré 'il Il'e~t
l'a terminé: il me J't. te le plu tragique;\ vous
cunt r .. :.
I~t
rI'une voix Cjui tremblait il contin\la :
•
C'!.! t de 1110n Cril'le qu'il va s'agir, à pré mt ...
• f. cie l\[olève est allé trouver celui <I\li clevait
é 10U l'r ~a iiI le ... Cc que fut l'entrevue entre CI' c!cux
110111111 ,,vou le clevinez! Le désc poir de J'un, le cll:1rin cIe l'autre! Quelle mi ~rL'
CIllC tout cela! <..)11\ IJ,·
i uation aussi 1 Comment L'x(llicjller .1 la jeune fille
l'impo ihilité où elle était - dll moitis le croyaientils, le malhl'urtu.- - cle fonder lin fa 'cr! tui dire la
vérité? C'était ajouter, il a douleur cie ne pas e mari r, l'angoi,se d'apprendre qu'clic était inclIrabl ...
�LA TENDRE
D~FAITE
lOI)
Alors, se sacrifiant pour celle qu'il aimait, le fiancé,
sans donner d'explications, a écrit une lettre de rupture ... Pauvre garçon, comme elles ont dû 'lui coûter
des larmes ces tristes lignes qui semblaient le p, p, C.
de son bo~heur
1 Il e~t
reparti pour les colonies .. , Et
là-bas, où par ma faute il s'exilait! loin de cette terre
de France où normalement son eXistence heureuse devait s'écouler, il est mort, tué par un fou de trois
balles dans la poitrine.. , Et c'est moi Qui l'ai envoyé
là-bas, c'est par ma faute Qu'il a quitfé celle qu'il aimait... Oserez-vous dire, à présent, que je ne suis pas
un assassin? ..
,même s~rai-tu
un assassin, en quoi
- Quand bi~n
cela te donneralt-11 le droit de te tuer? Pour te punir?
C'est idiot. Il faut réparer, mon petit. .. Et tes malades
tu les p\1nirais, eu,' aussi, en te supprimant. Ql1'ont-i~
à se reprocher pour que tu les châties de la sorte? De
toutes façons, le suicide est un crime, ... tu le sais ...
Commcnt as-tu appris la mort de ce malheureux jcune
homme?
- Ce pauvre garçon a-t-il eu une intuition? Je ne
sai' pas. En tout cas, il avait écrit une lettre destinée
au père de Lydia. Cette lettre, confiée à un ami, ne
devait être mise à la poste qu'en cas de mort du signataire. La lettre est parvcnue avec un mot dc l'ami
qui disait à pell près ceci: «Mon pauvrc camarade
Scr 'c Villardon vient d'êtrc blessé très grièvcmcnt, il
a la poitrine pcrforée. Un fou a tiré sur lui. On l'a
tran vorté d'urgencl~
à l'hôpital, où les mé(kcins déclarent <ill'il nc snbsiste aUC\1n cspoir; ce n'cst plu'
qu'ulle <juestion d'heures ... II a e\1 la force de Ille dire
d'l'nvoyer relte missive que je joins ...
« , c connais les [erI11C' par cn:ur, ils sc sont COmll1l'
incnistps en ma mémoire .. Vous <lcvine7. le choc qu'
'j'ai 're cnti quand :\1. de,,\lolè\" l;t'a raconté 1\5 pénp(ties de ce drame! C u.;t bornule!. .. Je SUI' UII
as assin! ..
_ Oualld tu r ~pétçras
vingl fois la mêmc chose,
r~p!iql7;1
le proics C~lr,
c~la
ne. ~hal1ger
rien au." Ç'vén 'IllCllt Froule-mol, petit, VOICI cc 'Jue tu vas fair"
d'ahord ' tll' va coutinuer il ~oi{'1lcr
la jcune fille cl la
gu :nl", l'ntre nouS 11l lui dois hi en cela ... Oll l'II c t·clIc
de Oll trai tl'mcnt?
_ Jc n'ai qu'à forcer un peu ,la dose, et dan . lm
mois, au ma .· il11uln,. elle s~ra
rcta.1 l !Ie.
,
_ Iliet~
.. Et pUl lU Iras VOIr M. de Mo1c\'(', ... lui
�llO
LA TENDRE D1Œ AITE
demander pardon. Il faut avoir ce courage, mon petit. ..
D'ailleurs, si tu m'y autorises, j'irai, moi aussi, parler
à ce monsieur.
- Faites tout ce que VOliS voudrez, dit Roland d'un
ton las et découragé. Oui, j'irai le voir ...
Puis il ajouta, amèrement cette fois:
- Dire que j'ai tait le malheur de celle que j'aim~!
- Tu l'aimais mal. Vois-tu, il faut aimer les autres
non pas pour soi, mais pour eux; c'est plus difficile,
bien sûr, mais je crois que c'est là le véritable
amour ...
- Vous avez raison. Mais c'est trop tard, à présent...
D'ailleurs, peut-être M. de Molève me pardonnera-t-il,
mais il est un homme qui ne pardonnera jamais ...
- Qui donc?
- Moi ... Jamais je ne me pardonnerai la lâcheté que
j'ai commise!
Le professeur Melinot hocha la tête ct, posant la
main sur l'épaule de son disciple, il lui répondit très
dOlIC"ment :
- [>ien a toujours pardonné au pécheur repenti, tu
n'as pas. Je droit de te montrer plus sévère que lui!
XVI
... Puis, continuant la charge bouffonne, sous les rcgan!s amus~
de scs .camarades, Listrac, en un geste
COmHjIH.', prit la boutetlle de champagne qui rafraîchis. ait dan, la cuvette remPlie d'cau glacée, ct, précautioJ1T('lI~re,
à la façoll d'une mère attendrie qui
berce ct cajole llll nouveau-né, il promenait sur le gOlllot une main caressante cl posait, respectueusement cobruyanl sur le capuchon de papier
miqut, un bai~(;r
doré.
- As-tu fini de faire le pitre? lui cria Je docteur
J~arn\·.
rous avons soii 1
J,'atÎtre affecta de lancer vers son in! rJocuteur un
ong regard l1épri~ant
et, sans même daigner répondre,
" commença à wlcv r le fil de fer pour libérer le bou-
�LA TENDRE Df:FAITE
III
ch on qui, brusquement, sauta, tandis que la mousse se
répandait en cascade blanche.
- Ça, c'est malin! dit Dumiège en levant les bras
au ciel.
Listrac hâtivement remplit les coupes qui se trouvaient sur la table, à côté du lit où Villardon, la poitrine comprimée par lU1 large band_ge, achovait d'empiler ses oreillers pour s'asseoir plus commodément.
Ayant offert un verre à son camarade alité:
- C'est tout de même original de boire à la santé
d'un ressuscité! dit-il avec un clignement d'œil moqueur
à l'adresse de Farnay.
Celui-ci haussa les é9aules et !Ourit de la plaisanterie
qu'il entendait pour la centième fois, peut-être.
- Un resslls"ité, répliqua-t-il, c'est presque le mot
qui convient! Et je soutiendrai mordicus ...
- ... Que Serge était mort et que ton expérience de
morticole lui a rendu la vie!
- Je maintiens que Serge, lorsque je suis venu le
voir apr~s
le drame, n'avait PIlS lUte chance sur mille
de se tirer d'affaire ... Trois balles dans le corps, et
intirées presque à bout portant. L'estomac troué, le~
testins perforés et le cœur presque frôlé: avec cela,
en principe, on n'a pas envie d'aller au bal!
1 La pièce où parlaient les quatre hommes une
chambre banale de clinique, avec une large fenHre que
masquait Ull rideau transparent, des murs aux angles
arronclis, ripolinés d'une couleur vert pftle - rutilait de
lumière, par cette après-midi de février.
)'avo\1er,
- Enfin, intervint Listrac, tu Ile veux pa~
to.lhih cie mon cn'ur, mais tu t'es bien troll1pl-, l'nfonré
le doigt dans l'orbite ju qu'au coude! HCUfl'U C111\'11t,
tOIl 1110rt se porte bien, ct C'l: ll1isérabl' f{ollet 'Il est
pour <es fraiq ..
_ QIn: devient-il, celui.là? demanda Su-gc dou'.
.,
,
cement.
_ Ne p'ar10n, pas de ct:! in(l!vl(lu, mtervmt Dumicgc:
il n'est gu~re
intére ,a~lt.
" .
Elr levaltt a coupe, 11 s ccna :
.•
_ A la ~santé
dl' lIotre ~:lnarde
le re. SI! cite! .
_ 1'ollt d m l'Ill e, n'pnt VlIlartlolt apres aVOlr dé ~
po é son verre, Je Ille dCIIl311cle cc qu'il a pu sc Ilas er
dan la tète de cc malheureux
_
.
Farnay, tout en alluma.nt une CI/sU 'tle, expliqua,:
Un cas (le folie fUlïCUSC ... C est presque cla, Ique.
Roll t ne t'aimait pas ...
��LA TENDRE D~FAITE
Il3
court, M. de Molève éta~
venu le voir ... Cette entrevue,
jusqu'en ses moindres détails il s'en souvenait avec une
atroce précision. Dans le salon où le visiteur l'attendait, il était entré souriant, persuadé que son futur
beau-père venait pour bavarder quelques instants avec
lui, peut-être même l'inviter à dîner, ct déjà il escomptait le plaisir de passer plusieurs heures aux côtés de
Lydia. Et quand il eut appris le motif de la visite,
connu la réponse tragique donnée par le docteur Cartelet, quand son esprit, qui d'abord sc révoltait, refusait d'admettre la monstrueuse iniquité du sort, mesura
brusquement l'étendue du désastre, le malheureux jeune
homme avait ressenti comme un grand vide dans sa
tête, s'était demandé s'il résisterait à cette secousse
brutale qui le désarçonnait et le jetait bas.
Sur son visage s'était imprimée une telle expression
de démence que M. de Molève, inquiet soudain, oubliant sa propre douleur, avait essayé de le calmer, de
le raisonner, d'éviter que 1<1 plaie saignante ne s'envenimât tout à fait.
Et cette lettre pour que Lydia ignorât la raison véritable empêchant le mariage, comment avait-il trouvé
la force nécessaire pour l'écrire !...
Et ce départ, cette fuite plutôt, où, malgré les exhortations des Bellecourt le suppliant de réfléchir, de ne
pas obéir à un coup de tête, de terminer au moins ses
vacances à Paris, 11 avait préparé ses bagages, bourrant le. malles à grands coups de poings, empilant pêlemêl ses vêtements, pour se précipiter à la gare de
Lyon, gagner Marseille, s'embarquer en t.ou.te hâte,' à
la façon d'un proscrit traqué par la police et Qui n'a
plus un Jour, plus une heure, plus une minute à perdre
s'il veut échapper à ses poursuivants, passer au travers
du filet qui, implacablement, se resserre autour de
lUi ...
Son poste rejoint, il avait donné de vagues excuses,
toutes aussi invraisemblables les unes Que les autres,
pour expliquer tant bien que mal ce retour prématuré.
l'as plus ses camarades que ses supérieurs n'avaient
été dupes des raisons invoquées. On n'abrège pas ain i
d('s vacances. On ne reprend pas de gaîté de cœur le
collier de misère. Sans un motif sérieux, on ne raye
pa sur le calendrier un Jonlt mois de détente, trente
jours à passer en France et durant lesquels on peut se
déla cr sc distraire, se retremper un peu dans la
I}onnc ~ie
d'autrefois et oublier les fatigues des co.
�LA ·T8NDRB'
u.
..... Kaià.- l'CIIM'd'aeax - secttt de 8et'IeI
AvaieDt PM· . 6 cIa~
et s'6taiet Wei& ~
de l'.itbportuaer ,... clos.. demlltldës iDc:Ii.tcdtes.
Tout juste anilnt-ili ~
de le clistraire iID pea,
de le Iœtir ma. ~
accablemeat daDs lequel it 1Imhlait ploQp,: ear il aurait faJJu.qUe lei ~
te
lus&el)t appIiqu6 un triple llandeau SUt" let yeux 1ICNI'
De pal
itre aperçus. dk farriT" de ViII&nloa, que
œlui-d portait en lui _ bJessur, secrète -et d~
..
reasel
Et la jours avaient pané...
pw., bruIIquement, le drame absurde...
Une dilCl1SSÏOIl futile, eomme il al *=Iatait )K'eIIpIe
~t
eDtre Serte et Rollet, 8'trait
.Jeux hommes face face.
mott violents, des
....1Ïves, trois COGpI
l.l·· 1a ~
comme
.~:lesballee
~
un corps. qài tell
~re,
lIisse l
1erre, une tête qui heurte le plDcher avec: un bruit"
IIotw creuse, cependant que le meurtrier,
4.1Iout. un revolver à la main, iclate subitenadl~._
, .tIe
llrident et imb6cile...
cela n'a pu cluri une minute...
IlOU
le c:hampape moussait dans Id
~
• préseDt, raeoatait l'histoire cie
f"
te
.
rencb
? dQ..UCOIlP~teda;i.! ea ~
. ~,
clres"
�LA TENDRE DÉFAITE
Ils
« Coucou! me revoilà. Suis pas mort!» C'est le texte
que j'aurais envoyée, à la place de Vilde la dép~che
lardon.
Ils se mirent à rire joyeu 'ement, en évoquant le geste
prématuré de Dumiège. Serge, pour lem- faire plai.;r,
s'elTorçait, lui aussi, de donner à son visage UIlC C.'pression de gaîté .
Et cependant il ne parvenait pa' à vaincre un sentiment de gêne, comme Ull !roisseml:nt de pudeur hlcssée, à la pensée que Icette Icttre était parvenlte à :\1. de
Molève. où il étalait son amour pour Lydia, où il rlpétait, avec des phrases graves ct émouvantes, que jamais
il ne parviendrait à oublier la jeune fille, dont la silhouette fine ct blonde se profilerait encore dans son
cerveau à l'heure noire de l'agonie, lorsque, pour la
dernière fois, se dessine en la mémoire le souvenir dt:s
êtres chéris. Certains mots doivent être lus quand celui
qui les a tracés repose au cimetière .. , Le jour où il avait
reç1l l'assurance formelle qu'il entrait en convalescence,
que sa guérison s'avérait certaine, il s'était hâté d'envoyer quelques lignes à M. de Molève. Il expliquait cc
qui s'était passé, racontait la bévue de son collègue et
s'excusait presque d'être encore vivant.
- Encore un peu de champagne, Villardon ?... Une
résurrection, ça se fête!
- 1ferci .. , J'ai déjà beaucoup bu .. ,
- Allons, allons, insista Listrac, veux-tu te dépêcher L. Tu es guéri, à présent, tu n'cs plus intéressant.
Puis, ayant consulté sa montre :
•
- D'ailleurs, ajouta-t-il, il va bientôt falloir songe!
à la fuite.
Serge al1ait prononcer quelques paroles aimables pour
les retenir, leur dire;"qu'ils avaient encore Je temp~
et
les remercier d'être venus de si loin pour le voir, le
distraire un peu, quand' on frappa à la porte.
- Entrez!
Ine religieuse parut..
,
.
_ Tiens, Sc!.:ur • tane- JCS\1S J Quel bon vent VOliS
amène? dit Serge cn reconnais. ant celle qui l'avait
soigné avec dévouement,. ,
.
_ Une lettre est arl~ce
cc. !na (m pour vous, monde v,ous la donner. Je
sieur Villardon. On avait ou~ltc
sai que le<: convaleSCt.:nts ,;lI;llellt lmn les nouvelles,
.
alor je vous l'apporte, La VOICI... .
Et, discrète, trotte-menu, elle disparut avec un bon
sou·6rc,
��LA 'l'ENDRE DÉFAITE
1I7
dans un mois et demi, j'ai acheté un petit calendrier
pour rayer quotidiennement le jour qui vient de s'écouler. Ne m'avez-vous pas dit que vous agissiez de la
sorte quand vous étiez à la caserne?
« Mais il me semble que nous n'avons pas fini de
consulter l'avenir !... N'est-cc pas votre avis, cher .M onsieur? Ouvrons tout grands nos yeux ... C'est la modeste égli.;e d'un petit village ... Le 'temps est beau, le
ciel est clair. Les cloches, de Icur carillon joyeux
vibrent dans l'air limpide. L'orgue modeste joue l~
Marche ?luptiale de Mendelssohn, car - certes, jamais
vous ne l'el1ssiez deviné - on célèbre un mariage ...
« Serge, cela me ferait tant de plaisir que l'abbé
Herpin bénît notre union dans son humble sanctuaire...
11 me semble - ne riez pas - que j'on prie mieux dans
tille simple chapelle de campagne, que la ferveur des
[unes agenouillées doit monter plus directement vers
le ciel, et que, loin de la ville, parmi ces cœUrs naïfs
de paysans, Dieu doit se montrer particulièrement indulgent aux fiancés qui viennent s'incliner devant
Lui ...
« Et puis, la messe terminée on donnera tille p(>tite réception, maman me l'a promis. Oh 1 surtout des
l'ntimes : de votre côté, les Bellecourt; du miell,
l\1 me Smithton, SOIl fil5 et quelques relations que, pour
ses aITaires, papa sera obligé d'inviter. J'aurais aimé
aussi que le docteur Cartel et fÎtt des nôtres, mais il
n'est pas certain de pouvoir s'absenter. 11 travaille
heaucoup. D'ailleurs, ces temps-ci, il paraît tris(\\
Quelle reconnais'ance pour cd homJ1le qui m'a sau\'~e,
qUI m'a rendue a la vie! Mais je désire aussi quc l'on
invite l 'S hraves gClls <1u pay~,
afin qu'ils puis ·('nt se
régaler ... Oh! jl' IH' ui, pa, meilleurc qu'une autre,
Serge, ct si j'agis (~e
la ?r(c, ce, n'~st
pa'. uni'l(
: cl~(
par charité, re serait plulot par cgolsme : II mc scralt
trop pénible de pCI:5er (111(', l' Jour de 11;011 mariage,
(1IIcll11'1111 dans 1c Village pourrait ne., pas etre he\lreu,-.
« Sl r c, il mc fau( tout de m~c
t('r~inc
ma l.cttre.
Et pourtant, qlle de ~ho;s
ylcore. a. VOl1S d!rc !...
CO!1ll1le c'e t drôle: mOl qUI, SI Je dOIS l' 'pond:e a 1111e
amic, <1ol1n r dl' mes nouvel:~
111e contente JI! te (1('
'ritTonner quelC]llcs lignes hatlves, ql1elques phr.asl:s
mCICOl1l'nnant la pll1ie ·t le bC3:1l temps Ol! le l1~nS
dent" <h- la vic quotidienne, 11, me se1l1?le. que Je <ll'mell1 erai. là, devant ma table, a VOLIS ecnre durant dc
heures ct des hCUfl'S !...
�Ils
LA TENDRE DÉFAITE
« Serge, vite, revenez! Je vous attends ...
~
Et, après des tendresses, une signature où, pour
ç'amuser, elle s'était exercée à écrire le nom de Villardon, la jeune fille, prise soudain de peur, s'imaginant
futur mari, -dans la hâte de venir la
sans doute que ~on
rejoindre, allait brüler les étapes, ne pas attendre même
un rétablis. ement complet, avait ajouté, en un postscriptum d'affection et de prudence:
« Surtout je veux, j'ex.ige, que vous ne commettiez
pa5 la moindre témerité, que vous attendiez votre
totale guérison pour quitter la clinique et venir me
rejoindre.
« VOliS me le promettez, n'est-cc pas? »
,
Sans arrêt, il lisait et relisait la ltttre, en savourait .
les phrases une à uue, les répétait à haute voix, comme
apprendre par cœur, les mcruster à jamais
pour k~
dans sa mémoire, ct tout à coup, épuisé, à bout de
force, grisé par cette joie soudaine fJui lui montait au
ccrveau et l'C/livrait, il se jeta en arrière, s'enfonça
dans ses oreillers, et de ses lèvres s'exhalaient en un ,
murmure, en unc plainte douce, en un vagissement
prolonrTé, les syllabes du nom de la tant aimée:
- Lydia .. Lydia ... Lydia...
XVII
Evaluant de son regard perspicace les conséquences
possiiJ1cs de la cure morale dans laqu'lIe sc débattait
~on
malheureux disciple, encore tout ému, malgd une
apparence impa siblc, à la pensée de ce qui serait arrivé
i la Providence n'avait pas permis Qu'il intervînt au
hon moment, qu'il arrachflt - ou presque - le revolver des mains de Cartelet, le professeur Melinot avait
("ompris quc l'heure n'était plus aux hésitations, aux
atermoiement, qu'il convenait d'agir rapidement, ~ans
JI nit t! \lue ~,:olde.
lli, le ICTHlemain de sa visite OPPortune avenue de
�LA TENDRE DÉI AITE
119
la Grande-Armée, tout en maugréant contre <t le sale
galopin qui voulait se faire sauter à cause d'un chagrin
d'amour» il était allé trouver M, de Molève,
Il faHait d'abord que le père fût rassuré au sujet de
son enfant.
Ensuite, carrément, il avait dit la vérit.! au sujet du
mensonge de Cartelet. }'fais tout de suite, l'aveu à peine
terminé,' il s'était efforcé d'excuser son élève, Et, à
l'entendre parler avec celle chaleur, celle émotion, on
;:l1rait dit un avocat qui plaidait, non pas en faveur
tl'un client banal dont, l'audience terminée, on ne se
r~ , p[lera
même plus le nom, mais, bien au contraire,
comme pour défendre un être cher, un parent affect. )nné, presque un frère plus jeune que l'on aurait vu
grandir, que l'on s'efforcerait de couvrir d'une ten,;. .;se paternelle .. ,
Le vieux savant avait déployé une telle éloquence
qt:e M, de Molève s'était laissé convaincre sans trop
dl' difficultés,
- Je tiens, avait dit le professeur, à ce que Roland
vienne vous voir, vous parler,
Comme l'autre protestait, demandait quel serait
l'avantage d'une telle démarche, Je vieux bonhomme
avait répondu:
- Mais si, mais si, j'y tiens absolument!... Il faut
faire ce qui doit être fait!
Bien entendu, les deux hommes avaient conVCllU de
garder secrète cette malheurcuse afTaire, Oll mettrait
sllr le compte cl'une erreur le dia rnostic f\llleste du
docteur. I.ydia ct ~fn .. de foltve elle-ml'l11l' ignoreraknt toujours la vérité, Et !I[(-linot, pr', é cil' rl'tmuver artdet, avait gagné l'an'nue de la (~randc-i\
rr'1t-e
en taxi , Calé dans le fond de la voiture, rOndlOf1tl:lnt,
envoyant à tous les diable~
Il' misérable qui lui fat ait
perdre ~Otl
.tct,nps, ['ohligeait ;\ )o\l~'r
k~
médiat l1r~,
il
s'était c"prune sur un ltl"J,re ,1 plll ant, que k chauffeur au ,on de cette voix grollcJante qui parvenait à
se ;)rcille par b rl'n
~ trl'
etllr'o\I\'l'rle Inal 'ré uue hise
aigrel"ttc, avai,l tllUrtll\lrl-, ;I\:<:c le sOlilire dé ah Isé
d'un homme qUI en a ,tutcl1Ilu cl autr.c s ,
,Jans ma
_ Ça fail un pique de plu<; ljue Je ~rlnbaJk
La~nole
!
,""
1)ès qu'il l'Ill fra!IClll le <;c\1tl,~e
.la, 111C,('(: ou Je docteur l'attclHlail le vIeux s~l\'a1t
s etaIt cC rI<' :
_ Ça y e:>t: j'ai vu 1\1. ,le ..\loJève! J'ai répa~
tes
sottises, Tu iras lui parler: chacun Oll tour .. ,
�120
LA TENDRE DtFAITE
Très courte, d'ailleurs, cette entrevue qui avait eu
lieu le surlendemain. La conversation de deux hommes
qui s'expliquent franchement et ne rusent pas avec les
1110tS. L'un, ayant commis une mauvaise action, avouait
loyalement sa faute; l'autre l'en absolvait généreusement et, en un geste spontané, lui avait tendu la main
cn s'~criant
:
Je ne me souviendrai que d'une chose, docteur,
c'est que vous avez sauvé la vie de mon enfant. C'est
moi qui suis et restera votre obligé. D'ailleurs, si
vous le voulez bien, nous ne penserons plus à tout
cda ...
Durant les semaines qui suivirent, chaque jour, ou
presque, le professeur Melinot était venu voir son disciple. Il s'efforçait de raisonner le docteur et. en
psychologue qui connaît les méandres du cœur humain,
ell praticien subtil qui s'adapte aux circonstances, il
s'était bien gardé d'employer toujours la même méthode, de lasser son patient par des arguments immuables. Tantôt il l'avait malmené, secoué, à· la façon d'un
cheval rétif qui se dérobe et refuse l'obstacle; tantôt, .
au contraire, il s'était ingénié à lui faire entendre la
voix de la raison, du bon sens, le traitant un peu à la
façon d'un grand enfant malchanceux sur qui les malheurs se sont abattus et que l'on console avec des
mots de tendresse, des phrases amicales et persua. ives.
Cependant, malgré son habileté et ses efforts, le professeur ne se dissimulait guère les difficultt:s de sa
L'telle. Certes, il comptait bien débarrass r Cartelct de
(' tte lèpre morale qui le rongeait et l'épuisait, mais le
but à atteindre paraissait encore si loin, le chemin qu'il
restait à parcourir s'annonçait si âpre, semé de lant
d'~bîlches,
que le viel~rd,
le soir; en regagnant son
fY.:llt appartement, rageaIt tout le long du ehemin et
monologuait avec de grands gestes, sans se soucier des
passants moqueurs qui le regardaient en riant.
- Quand, à mon âge, marmottait-il, on est bête
comme moi, il n'y a plus d'espoir ... Ah 1 s'il ne s'agissait pas de ce petit pOur qui j'ai tant d'affection, je ne
p· rdrais pas mon temps, je resterais chez moi à tra,'adler.
Et le lend main, soucieux, impatient, devant la porte
a\'ant l'h ure fixée! il entrait précipitamment et scrutmt anxieusement, dès 50n arrivée, le visage de Carklet.
�LA TENDRE DÉFAITE
121
Celui-ci, ému de cette vigilance constante, le remerciait ;
.
- Combien je vous suis reconnaissant...
Mais l'autre ne le laissait jamais terminer la phrase.
- As-tu fini, avec tcs boniments ?... Tu fefais mieux
de me parler de tes malades, galopin!
... Au soir d'une journée calme et qui semblait le
premier indice d'une légère amélioration prochaine,
Cartelet, hanté de nouveau par le souvenir de Lydia,
avait demandé au professeur qui, le chapeau à la main
'
s'apprêtait à prendre congé:
- Croyez-vous qu'e l'on puisse oublier?
Et Melinot, haussant les épaules, s'était écrié, de sa
VOIX ronchonnante :
- :-Jaturellement, imbécile J :\fais pour cela il faut
beaucoup travailler et prier da\'antage encore.
XVIII
L'après-midi se terminait en une fin de journée
éblouissante. Un vent léger, qui chassait dans le ciel
de petit. nuages anodins, tempérait l'atmosphère limpide d'une fraîcheur apaisante. Au faite des arbres, les
fClic~
dodelinaient, souples ct flexibles, se penchaient
aHe des bercements prolongés d'éventails, ct là· bas,
dans le lointain, des martinet rapides rayaient l'horizon de leur vol cn coups d'ongle.
Sur le gazon <-pais qui déroulait SOI1 tapis vert depuis
1 perron ju qu'à la porte principale largement ouverte,
comme pOUf inviter les passants à venir partager la
joie C01111l111l1e, on avait dressé ~1IJ
bnlTet où ~'étalien
g~l1ércusemnt
des tcurs dentelee;; de sandWiches, des
11\ l'amides multicolores de petits foue, des bouteilles
[I~nchées
dans les seaux à glace et qui mblaicnt ivres
de leur propre champagne. Déjà plusi urs des invités
a :-llcnt salué les maîtres dc maison, félicité le nou\'can
1l1ari' ct prononcé une phrase aima.ble à la jeune épous<-e, avant de monter dans Ieur.s vOItures pour regagner
Albi ou quelque <lem cure envIronnante. Seuls demcu-
��LA TEi'DRE DÉFAITE
123
- Rien ne peut me causer plus de joie. C'est si facile
de dire un mot aimable!
- Vous êtes le · plus chic type que je connaisse!
Le prêtre se mit à rire.
- Bien qu'exprimé de façon originale, le compliment
ne me déplaît pas, au contraire! Le plus chic type que
vous connaissiez, c'est flatteur: vous avez beaucoup de
relations.
- Tout de même, reprit l'étrangère, après un instant
de silence, c'est un peu grâce à nous que ces jeunes
gens sont heureux ...
- Dieu nous a choisis, chère Madame; c'est à Lui
seul que revient_tout le mérite.
- Vous avez raison, dit-cHe, redevenant grave tout
à coup.
Pui;;, prompte à passer d'une idée à l'autre, à la
façon d'un oiseau qui sautille de branche en branche,
elle reprit en désignant son fils dont la mince silhouette
se r:tpprochait du buffet:
- Ce Charley, quel terrible garçon goinfre! Il veut
inCOre flirter avec les petits fours! Rien qu'en 1 s reljanlant, il dcvine les meilleurs. Les marrons cuxmêmes ont beau être déguisés, il les ree nnait tout de
suite.
- Je vous félicite, répondit l'abbé Herpin, vous cor:;.naissez à présent les finesses de notre hngue!
Le jeune Américain, en effet, s'emparait d'une assiette
de gflteaux, et lentement, avec méthode, il les engloutissait les uns après les autres.
.
Il mangeait de si bon appétit, son vi age exprimait
• ulle t 'Ile atisfco~
béate, que Miclidle de Molève, en
train de parler avec Lucien Mithouarù, interrompit son
compagnon:
_ Sapristi! dit-elle, quel estomac!
Puis, reprenant le fil de . a convcr ation :
_ Voyons, vous alliez me tourn!'r un compliment,
mais votre fflchcuse timidité vous ~l1'pchait
une fois
(Je plus cl'exprimer votre idé('?
L'autre était devenu rouge.
_ Oui .... mai je dois vous paraitr lln peu ridicule.
_ Un peu? Pourquoi donc? Pas \lll peu: beaucoup!
Mais eomme j suis la bonté même, j'u'rrive à votre
sl'co~r5.
Te vais être pour un in 'tant ~L
Luci n Mitenter de m'exprimer à votre place. Vous y
thouard
êtes? Pour le moment, vous incarnez III per onnag(
et
�124
LA TENDRE
D~FAITE
sympathique de Michelle de Molève... Je commence:
« Mademoi 'elle, je veux profiter du mariage de votre
sœur pour vous dire combien je rêve parfois au jour
où, n'toi aussi, j5! tiendrai le premier rôle dans une cérémonie ·emblable... Mais pour se marier il faut être
deux ... Et je serais si heureux de penser qu'une jeune
fille intelligente, jelie, et qui semble réunir tm nombre
appréciable de qualités, voudrait bien être ma partenaire ... Je la connais, cette jeune fille ... :t
- Oui, Mademoiselle! s'exclama-t-il soudain.
- Mais je suis trop sot pour lui parler.
- Oui, Mademoiselle ... Enfin ...
- C'est bien cela? dit-elle avec un regard complice.
- Exactement.
- A présent, voici la réponse de la jeune fille :
Monsieur, je suis flattée de l'opinion beaucoup trop
élogieuse que vous portez sur ma personne. Je vais
réfléchir, mai' je vous dois la vérité - un instant, elle
s'arrêta; puis, malicieuse, elle continua: - je ne vous
défends pas d'espérer.
Et d'une voix toute différente elle concluait:
- Ce serait d'ailleurs le seul 1110yen pour que vous
portiez des cravates nouées à peu près correctement...
- Michelle, tu n'as pas vu ta sœur? demanda soudain M. de Molève, qui s'était approché.
- Lydia? Elle est en train de changer de robe, 'certainement.
En effet, la nouvelle Mm. Villardon sortait de sa
chambre, vl'tue d'un co,tutTIe tailleur d'un' sobre ~Ié
gane" t pénétrait dans le salon où sa mère parlait
avec Serge.
..
- Tu es prête, ma.petite fille? .. dit M"'o cie 1\10lève.
J'ai moi.même terminé ta valise, la petite, cclle QIl tu
garel mg av c toi. J'ai mi l'a pirine ct le hicarhonate
a droite et l'alcool de menthe ct 1 rl1oco1al à gauche ..•
Tu te souvirndras? Tu n'as pas ouhlié les lainag('s?
Ii faudra. te couvrir, faire attention ail. COlrat~
d'air.
Et, c tournant vers son gendre:
- S rge, j vou~
prévit'ns, llle c t parr oi ill1prufaei! ment dl'S rhllme clt' ccrveau.
d Ile ct pr~l1
- VOU' pO\lvez ~lre
tranQl1ille, m' re, dit Je jeune
h 111111 '.
Et il a)Ollta cn souriant;
- ) e v 'illcrai sur elle comme si tlle était ma fcmrne~
��126
LA TENDRE Df.F AITE
sa main prit un \"ieux livre ouuüG sur le coin d'une
étagère.
- Un roman ... Je J'ai même terminé un jour où
j'étais bien triste .. .
Elle ouvrit le volume à la dernière. page et lut à
haute voix:
« Vois-tu, la vie n'est pas si méchante que certains
se plaisent à le répéter, puisque, grâce à la Providence,
notre aventure se termine par un mariage. à la façon
d'un joli conte de fées ... :.
- Serge ...• murmura Lydra. en levant vers celui qui
était son mari depuis quelques heures un regard lourd
de tend resse.
- Jete ferai oublier les heures mauvaises. continuat-il de sa voix grave, persuasive, je me consacrerai à
ton bonheur ...
Lydia ne continua pas plus avant. Le livre avait
glissé par terre. Les deux jeunes gens étaient dans les
brag l'un de l'autre et leurs lèvres se joignaient en un
long baiser d'amour.
FIN
~DITlONS
DE MONTSOURIS
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PARIS - C. O. L. 13.0502-31.tti3
PARIS. - C. O. L 3t.H13
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N' 587. - 2·1848
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Title
A name given to the resource
Collection Stella
Relation
A related resource
https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/vignettes/BCU_Bastaire_Stella.jpg
Description
An account of the resource
La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
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Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions de Montsouris
Title
A name given to the resource
La tendre défaite
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Madal, George (18..-19..)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
DL 1948
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
126 p.
18 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Collection Stella ; 537
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_537_C92846_1111639
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
A related resource
vignette : https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/thumbnails/10/44973/BCU_Bastaire_Stella_537_C92846_1111639.jpg