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�:!J •••• u ........................................ 1-••••••• ••••••••••••• I •• I~
LA COLLECTION" FAMA" ..
BŒLlOTHÈQUE RÊVÉE DE LA FEMME ET DE LA .
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JEUNE FILLE PAR LE CHOIX DE SES AUTEURS
Chaque Jeudi, un volume nouveau, en vente pal'tout:
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L'Ëloge de la COLLECTION FAMA n'es t plus h faire: elle est
connue de tous ceux et ce ll es qui aiment à se distraire d'une manière
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pratique autant que le charme captivant de ses romans expliquent
son succès croisoant.
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PATRON
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JOURNAL le règlement ,
Société d,Editions, Publications et Indus tries
94, rue d'Alésia, PARIS (XIV' )
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:1
Il
�LA JOLIE DAME
�ANNIE ET PIERRE HOT
LA JOLIE DAME
ROMAN
SOCI~TÉ
D'I::DITIONS.
PUBLICATIONS ET INDUSTRIES ANNEXES.
94, rue d'Alhia 94. - PARIS (XlV e)
�LA JOI-JIE DAME
CfIAPlTHE l
La s[Jhin[le ost là tranquille en so
rl'oic
~ l1r
suprème,
L'6nigmc aux dents ct jJl'ê Lo à nous la
proposer.
(Lucic Dclaruc-MadrLls.)
Toute hlancho, la route cheminc au creux d'une
riante "\Tallpe, qu'encadrent presque sans intenuptioll
des coLeaux boisés, peu élevés en réalité, mais qui
c0penùant, ft l'œil, semblent inaccessibles. La route
fuit mainlB d étours, comn)e si ollc voulait passel' inaperçue; sos méand l'es no laissont découvrir aucune
habitalioll, sans pour cela que le piéton ait, l'impre ssion d'y être isolé, cal' le charme du paysage, avec ~)a
végé tation luxuriante ct nombreuse, avec tous tlCS
bruits, toutes ses confldences ct toutes ses lumièreB,
coptive à son insu et berce délicieusement son attenLion.
Of', brutalement, à l'endroit où le chemin épousant
leti sinuosités d'un délicieux ruisselet [Iccomplit un
cruchet subit, le promeneur découvre, tout comme si
elles..avaient surgi par .la puis~ance
de quelque
magiCien, les admirables prunes grIses du château do
TaI van, inostimahle joyau de ['architecture gothique ,
qui irnp.08() UllX l'('!g::lfCis l'heurellx é(IUilibrc de ses
propo"tlOns.
�6
LA JOLIE DAME
En ce coin retiré du département dea Côtes-duNor'd, limite extrême de ce que l'on est accoutumé
d'appeler la Brelagne cc bretonnante )] , end'autres termes
la Bretagne où l'on parle surtout la langue celtique,
dernier vestige des grandes migl'ations indo-germaniques, le château de Talvan éveille de sanglants
souvelllrs.
Ce n'est plus aujourd'hui qu'une ravissante gentilhommière, pieusement restaurée par des artisans féruR
de l'amour du beau et du respect des choses de l'arL,
et qui fut jadis château fortifié, ayant clou ves, tourelles, pont-levis, poternes et aulres ouvrages de
défense, dont il ne subsiste plus bcette heure que de très
rares empreintes.
Ce fut :à qu'au mois de maes 179S euLlieu entre leB
chouans et 1eR républicains un furieux combat, qui
tient dans l'histoire locale une place prépondérante.
Chacun sait que Je parti royaliste, exaspéré par leb
mesures révolutionnaires prises à l'égard du clergé:
1e serment impe/ s6 aux pl êtres, leUl' dépûrtation, la
vente de Jeurs biens eL le l'este, avait su exploitel' le
mécontentement de Jo. caLholique Brotagne, mécontentemenL porté à son comble par la loi du 2/~ février 178:3,
déoidant la levée des hommes do dix-huit il quarante
ans. Les insurgés, ayanl pris pour cri <Lo ralliement
nclui du chat-huant, on 1euI' donna Je nom de cet oÎ:leall,
lequel, c.l6Iormé, devint ct chouan ».
Le c:hâteau de Talvan était particulièrement bien
dIsposé poursorvird'enlropôtd'arme') etde munitions,
dÏi\l'limuler des hommes et cenlraliser' les cOrI'espondances venues de tous les coins de l:i\rmodque, ainsi
<Ille celles entre tell ues a voc 1eR émIgrés réuniR danl:l
le~
tles t'nglaises de JOl'sol et de Guernesoy. L'lIIstO~'iol
IIabasqlle l'elato qu une chaine de communical,ioDS partait du po!,1, de Pùrtieux, pri's duquel sc tl'OU'l'ait Je château, cL formant une bifurcation, allait
aboutir à la COl'llouaillo ct au MOl'hihon pal' dm; courriers do bourg on bourg eL presque de j'ürmü en fC'l'me.
�LA JOLIE DAME
'1
Cependant la Convention, voulant enrayer l'insurrection, déoréta la démolition de tous les châteaux
fOFtifiés. Ce ne fut qu'en mars 1795 que les mesures
furent prises pour détruire tourelles, murs garnis de
créneaux, meurtrières et canardières du château de
Talvan. A ce moment un grand nombre de chouans
s'y trouvaient réunis, à l'eflet de favoriser un impor~
tant débarquement de munitions, d'armes et de chefs.
Ce fut alors que la garnison républicaine de Saint~
Brieuc, alertée par le commandant des troupes du
Portrieux, dépêcha deux cents hommes d'élite et bien
armés . Ceux-ci s'embusquèrent, attendant la sortie
'les royalistes.
Citons textuellement l'historien Habasque :
(( A la pointe du jour, la porte sud s'ouvrit, et les
royalistes sortirent en ordre de la cour, précédés de
ceux d'entre eux les mieux armés. VenaIent ensuite
(( les (c bâtonniers)) et lcs cc sabotiers)), armés seule(( ment de bâLons. La marche était close par quelques
« chouans armés de toutes pièces. Les républicains
(c
laissèrent passe r la tôte de la colonne; puis,
(c
quand la masso inerte de paysans sans armes
cc fut engagée dans le chemin, le [cu commença sur
(( toute la ligne. A ce bruit, aux cris poussés par les
« malheureux qui tombaient atteints du plomb meur« trier, 19. tête de la colonne fit volLe-face au château, et
c( elle s'avança hardiment. Alors s'engagea le combat;
(c mais le d6sordre s'était mis parmi Jes paysans. Ils
(c jetèrent là sacs, sabots, bâtons tlt s'enfuirent (1). »
c(
cc
Ce ful à la suite de cetto éohaulTouréo que Talvan
fuLMmanlolé. Soul le corps de logis principal fut épargné. Il ne souITl'it guore de ces mutilations, et quand,
(1) VoIr 10 Guidr du baigneur à Sainl-QlIuy-PortrirU:I;
NonvEz. ndil6 par IiYédéricCourlal,ilOprim eur, ru t> ~al1·
Fraoçois, à Hainl-13ricuc. (Nolo de J'autour.)
S. L~
par
�8
1..\ JOLIE DAME
après la bourrasq Lle révolutionnaire, vinrent des temps
moins troublés, lafamilloJ deTalyan, de reLour d'un prudent exil volontaire, renLI'a au bercail et put procéder
en paix à la restauration ne la vieille demeure. Un
magnifique parc surgit à la place occupée jadis par
les fossés, les bastions et les courtines. Sur trois
cotés, le château 6tait dissimulé aux regards par de
hautes futaies. Seule, la partie faisant face il la route
était, complètement dégagée et donnait SUL' un ravis:;ant jardin dessiné ù la rançi~e,
selon la manière du
grand architecte Lenôtre. Une entr'ée principale, close
)ar une grille ouvragée et monumentale, donnait sur
e chemin, et, dès que l'on avait franchi cette grille,
on découvrait à main droite la maison du garde,
coquette et ~linu8ce.
Outre cotte ontrée, il y avait
dans son axe même, c'est-à-dire de l'aulre côté du
château, une porto basse donnant sur un petit sentier
ombragé, mais que n'utilisaient que les seuls familiers et que l'on pouvait ouvpir du dehors à l'aide
d'une clef placée dans une cachette dissimulée dans
le mur, et connue seulement des maUres et des serviteurs. Sous los arbres, il quelques pas de cette petite
porle et SUI' le bord d'une pièco d'oanlimpide quo l'on
disaJt très profonde, et dans laquelle il se reflétait,
lIn pavillon de chasse avait été édifié, sur les l'onùations mômos d'uno très anoienne tour d'angle, quo les
troupe,; républicaines n'avaient pu raseI' complètement. II so composait d'un rez-do-chaussée divisé en
do llX petites pièces communiquant entro elles, et dont
lille seulement donnait SUl' une sorte de vestibule.
Les le,ct.aurs nou~
~al'donr0I!-t
ces détails quelque
pru fasLldJCux, maIs da sont mdlspensubles ù la clarté
du 1 r\cit qui va suivre ...
1
- Songeu'r, je c·o~le
Ma~
de Talv~n
fait·sa pro~ead
matinale el quotidienne. Quand le temps 10 lui perIILot, il no manf] 110 BOUS aucun prétexte do faire le tour
d~sonparc,
lluimc cc chclI'mant déoor, dont il ~e
�LA JOLlE DAME
9
plaît à survoiller lui-lllême l'harmonie, engageant de
IOlJgues controverses avec son jardinier Benoit, lequel,
contemporain du maitre, ce dont il se montre très
ner, joint à ses fonctions d'horticulteur celles de
garde du château.
ür, depuis quelque temps, il semble que les fleurs
magnifiques et les arbres d'essences les plus l'arcs,
n'éveillent plus chez le comte le même intérêt
qu'autrefois, au grand dése spoir de son vieux et fidèle
serviteur. 11 parcourt les allées, soigneusement entretenues, indinél'ent aux roses nouvellement épanouies,
et, sons donner, selon son habitude, une approbation
heureuses du brave Jardinier,
sOUl'iante aux in~atves
lequel, en raison de ses longs services, n'est point
salis a voir deviné les raisons de ce changement d'lmmellr.
Ce matin-là, les hasarùs de la promenade firent que
le comle et Benoît se rencontrèrent au cœur même
d'un bosquet toufIu, lequel abritait de ses ramure s,
comme pour la rendre plus mystérieuse encore,
l'efTigie sibylline d'un sphinx monumental. Près de
la slatue, il y avait un banc, dont les pieds étaient
envahis par la mousse, ct sur lequel le vieux châtelain
aimait plus qu'aillours D se repos or, au cours de son
insp ection COu Lumière.
j~ peine était-il assis quo le jal'diniel" sécateur en
main, vint à passer. N'osant troubler la méditation du
maître, il aUait poursuivre sa route, mais celui-ci,
touL simplement, le salua d'un cordial cc bonjour
BelloîL! )J, qui cloua sur place J'excellent homme.
- Bonjour, monsieur le Comte.
Ne sachant comment s'excusor d'avoir été prévenu
par le châtelain, il continua, pour dire quelque chose:
- Monsiour le Comte a vu mes bégonias r
- Tes bégonias? interrogea le châtelain, quel$
bégonias? .. Ah! oui, au faiL, je les ai vus.
Puis il se tut. Son regard, d'abord incertain, finit
par se pOSOI' défini ti vement ot sc fixer avec insistance
�10
LA JOLIE DAME
l;ur le socle du sphinx. L'exp~
"' sjon
severe de son
visage se modifia, s'adoucissant peu à peu. Le garde
qui l'observait comprit.
- !\'Jonsieur le Comte se rappelle?
- Oui, Benoit, je me souviens. Il me semble que
o'est hier quo ma petüe Geneviève écrivit cela sur la
statue ! Il faisait beau commo aujourd'hui ..l'étais il
cette même place, et l'enfa~,
exuhôrante et sursa·
turée de vie et de santé, gl'impai L à l'assaut du sphinx,
se moquant de mon émoi.
- Le fait est que .Mlle Gcnoviüve ét.Dit un vrai
garçon manqué, ap~ouv
le jardinier.
Lo comte poursUlvlt :
- Je le dompte, disait-elle en riant de plus belle;
jo le dompte, cc sphinx qui a toujours l'a.ir de savoir
quelque chose ct de ne rien voulolf dire 1Et c'est alors
que, dégl'Ïngolant de son piédestal, olle grava sur le
~ 6cle,
à l'aide d'un petit canif... ma foi, c'est un
cadeau que lu lui avais fait, mon brave Benon ...
- Le jour de ses quinzo uns, monsieur le Comte.
- Elle grava ceLte phrase q:ue nous lisons encore:
(( Le plu!! mystérieux des sphmx Il ... Qui sait? peutOt,·o avait-elle raison!
Baissant, la voix, il ajouta comme pour luimrme:
- Gardo ton secret, sphinx, comma je garde ma
peine ...
Puis, redrossant sa Lûtn aux ohoveux d'argent
plantés dru, sa. bel~
uno. de vieil aristocrato
orgueilleusoment ImpémtenL, 11 se leva ot, d'un coup'
d'épaule, socouant le joug des ponsées imporLune~,
Il
diL ù Benoît:
- N'oublie pas surtout los oignons des tuliPOB
hollrmdnises; tu los monLel'as à 10 ressorre.
EL, sans aLtendre la réponse, de. son pas ferme de
(',hussput', entrainé à marteler les slllons, il 80 dirigea
vers Je chûLeau.
Le vieux jardinier Je suivit des yeux '
�LA JOLlE DAME
11
- VOUS n'êtes qu'un vieil entêté, monsieur le Comte,
murmura-t-il.
CHAPITRE II
Aimant à discourir de son a uthentique généalogie
dont la SOUl'ce remontait à Robert de Clermont,
t;ixiême fils de saint Louis, fier de son n ez bourbonni en
plus encore que de bon blason, Jehan-Antoine-Max
comto do Talvan et autres lieux, veuf après deux
années de mariage, était imbus des préjugés de sa
caste. Au demeurant, le meilleur et le plus seJlsible
'des hommes, le pIns simp le aussi pOUl' ceux qui
l'approchaient ou le servaiont. Intl'aU31geant sur tout
ee qui touchait à la fusion des classes, il était indulgent pour la bourgeoisie ou la l'oLure, mais il a'''ait la
phobIe de la noblesse d'empire qu'il qualifiait de
pacotille. NHpoléon n'était pour lui qu'un spoliateul'
sans vergogne, l'UsurpaLeur avec un grand U, et le
plus sage étaiL de n'en point pul'lor on sa pl'ûsence.
C'est poul'quoi lorsque Goneviève, sa fille unique,
secouanL le joug des traditions ancosLrales . épousa
conl1'c son gré, ü dix-huit ans, un jeune s\lulptell1'
do LaIent, Maul'ice TalmonL, Jequel n'avait pour
seuls quartiers de noble!\se qu e son amour et sa gloire
naissanLe, le comte, mal gl'6 le cha.grin qu'il on cut,
ohassa la m ésalliée, jUl'unL rie ne jamais la revoir.
- Mon pMe, avait dit la jeuoo lillc, en fmnchissan.t
le seuil de la vieille demeu:'e, vous vOllliez qu e
j'épouse mon cousin; je n'aime pus et ne poumüs
aimer GastoD de BOl'dc5. L'amouI' se passe ùe pal'Licules, Son nom n'est poinL clans le GOLha; /:ia noblesbu
est plus ancienne que la vôtl'e, que lu mionnû, elle esL
aussi vieille que le monde. Pore, mon cœu l' se brise
on vous rplittont, oroyez-Iu bien j mai~
si je pleure,
�12
LA JOLIE DAME
c'est sur vous, car, de nous deux, c'es t vous qui êtes
le plus à plaindre.
Ces axiomes, le vieux gentilhomme s'élait refusé à
les comprendre.
Quand il entra dans son cabinet de travail, il vit
que Julien son intendant l'y aL tendait. C'était un serviteur ponctuel, en qui le comtc avait la plus enti.ère
confiance.
- Ehl bien, Julien, dit en souriant M. de Talvan, je
constate que c'est vous qui, ce matin, me donnez une
leçon d'exactitude.
L'intondant s'inclina sans répondre.
.
- Quoi de nouv eau pour ceLte vente de bois?
- L'aITaire s'est terminée hier, monsieur le Comte.
Je pense que monsieur lc Comte sera satisfait. D'ailleurs,
VOIci les docU'lDents.
- Voyons cela.
Par le menu, M. Julien (ainsi l'appelait le personnel
du château) fûurnit à wn maÎtl'e leB explications lcs
plus précises.
- En résumé, dit celui-ci, la vente a produit net
cinquante mille francB. C'est plus que je n'espél'ai3.
- C'est cela mème, approuva l'jnlellliant.
- ParIait, diL le comte saLisfait.
Et comme il s'apprê tait à congédier son homme do
confiance, il vit BUI' le seuil le vicomte Gaston do
Bordes qui hésitait à enLrer.
- Entre donc, mon llmi, dit-il au nouv eau venu.
Tu n'os Ilullement importun. D'ail1eur~
nous avont:!
tMminé.
L'intendant salua et, comme il allait quiLter la
pièce, de Bordes lui glissa dans l'oreille:
-- Il faut que je Le parle 1
D'un battement de paupières Julien, intendant ou
eomto, mais homme du vicomto, silencieusem'.l nt
sort it.
Le vicomte Gaston do Dordes, noveu du comt('
�LA JOLIE DAME
13
Max de Talvan, était un homme de trente ans , bâti
en force, mais, malgré cda, infiniment séduisant.
Néanmoins il laissait à première vue une impression
assez mal définie, et il eüt été malaisé d'analyser ses
sentiments. Le regal'd dur, le menton volontaire,
mais en revanche la bouche continuellement souriante,
cet homme oITrait à l'observateur un déséquilibre clans
l'aspect gén6ral, qui n'était pas sans le dérouter.
Tout enfant, Gaston de Bordes avait été r6cueilfi
pal' son oncle. Son père était mort brutalement au
moment de sa naissance , et les bruits les plus divers
avaient couru SUI' cc décès prématuré. On avait conclu
à un accident, mais d'aucllns affirmaient sous le
manteau que l1aymond de Bordes, acculé par des
(lettee de jeu, s'était suicidé. Quoi qu'il en fût, sa
Jemme ne lui avait survécu que forL peu de temps,
emporLée par le chagrin.
Hesté seu l, et n'ayant pour tout viatique que son
nom ct '1.nclques mlsél'ablos deniers rescapés de la
ruine de ses parents, le jeune Gasion fut élevé par
son oncle au château de Talvan, en compagnie de sa
cousine Geneviève, de quelques annéps plus jeune que
lui. Celle-ci, d'ailleurd, bien CI ue lrop charitable pour'
le lui laissel' voir, éprouvait peu do sympalhie pour
Hon beau cousin, et bien que celui-ci jouât la comédie
de ressentir pOUl' elle une afîectlon sincère, la petil.c
Geneviève, avertie par on ne sait quql inslinct, Sc
tenait sur ses gardes. Elle le devinait ~ournis,
brutal,
plein de rétICences, et ces d6fectuosités morales qu'il
s'appliquait à di ssimuler sous des dehors trop aimble
~ ,
choquaIent sa nature si franche, si nette etsi spontanée.
Et copendant, elle élait bien loin de soupçonner l'affroux calcul qui s'échafaudait peu à peu dans la pensée
de son compagnon de jeux. Les années avaient passé,
rt les défauts do GasLon de Bordes, devenu jeune
homrne, prenaient corps chaque jour davantage, devenunt chaq\JO jour pl us redoutables pour la jeune fille, 11
n'ignorait point que Geneviève recovrait à sa majorité,
�14
fA .JOLIE DAME
ou le jour de son mariage, la fortune de sa mère,
fortune considérable. Aussi bien s'était-il juré qu'elle
serait il lui par n'importe quel moyen.
Dès le jour où il eut pris cette décision, lea trava ux
d'approche commencèrent. Dénué de scrupules, mais,
on revanche, fort intellig;Jnt, il sentit qu'il devait,
pour enlever la place, fan'c de son onclc un allié
solide. Ainsi Ht-il, mais il se rendit compte que la
besogne était par avance tout!:! faile, et que le comte
Max de Talvan avait, de son côté, dressé ses batteries
dans ce sens. Nanti de cette oertitude, Gaston de
Bordes se crut maiLre de la situation.
- L'a fl'ait'û est dans le sac 1 se disait-i1.
Redoublant d'amabilité, il devenait prévenant à
J'excès, s'évertuant à satisfaire les moindres désirs
de la jeune mIe. Celle-ci, sans se départil' néanmoins
de son habituelle prudence, était surprise de cette
heureuso évolution, sans en saisir nettement le véritable but. Mais, en réfléchissant, et en jetant de-ci,
de-là, quelques aùroits coups de sonde, elle finit po.r
voir clair dans le Jeu de son adversaire.
Un jour, au retour d'une promenade il chevnl, le
vicomte, sûr de lui, rôsolut de brusquer les choses.
SaisissanL par la bride la monturo de sa cousine, il
l'obligea à s'arrêter.
- Geneviève, dit-il, il faut que je vous parle.
La jeune fille comprit que de ln minute actuelle
dépendrait le bonheur de toute sa vic.
- Jo vous éooute, répondit-elle simplement.
Ce fut l'aveu, l'aveu brutal, inélégant, aveu qu'elle
ne lui permit point d'achever.
- Vous épouser, vous? .. Plutôt. épouser un mendiant. mon cher; celui-Jà, au mOIns, t(;nd la main
franchement 1
Et, piquant des deux, elle le planta là.
Au comble do la l'ureur, de Bordes la suivit au
galop, et dans sa rage, lui cria, la voix déformée par
fa colère:
�LA JOLIE DAME
15
- Tôt ou tard, je me vengerai 1
Six mois après, Geneviève opousait Maurice Talmont et quittait la demeure paterne lle, sans espoir de
relour.
Au jour où commenoe 00 r6r,it, il y a cinq ans passés
que l'héritière des comtes de Tah'an s'éJança sans
hésiter sur la route que lui désignait 80n cœur 1 cinq
années durant le'3q\lellos elle \;lût été parfaitement
heureuse entre l'amour de son mari et les car'esses de
sa petile fille Mona, si eHe n'oût été priv60 do l'aiIccLion d'un pèro quo, malgré tout, elle adorait. Cependant la rancune de Gaston d ':l Bordes était aussi
vivace: il attendait son heure. Telle une al'aignée
guette au oentre de sa toile la proi() qui, tôL ou tard,
viendI'a so faü'e prendre, tolio IricomLe attendait uvec
lIne patienoe diabolique ool1e quo, ooûto quo coûte, il
voulait pour l:Ia viotimo.
Snnl:l cosse Ù oourt d'a1'genL, il ne s'en }Jl\Icurait qu'à
cou pl! d'cxpôdionts: le jeu, les coursoS l t.ouL lu; éLail
hon. O.', à cotle heul'e, c'était pOUf lui la sorie noire.
Aussi 6tait-il do fort mochante humeuI' en pén éLl'anL
dans 10 buroau do son oncle. Il avuit peruu la veiU{),
Rur parole, vingt millo francs dont il n'avait pa~
10
premier sou, ct 10 matin même , son notaire l'avaiL
a~risé
que, suivant let! inbLruoLions Lestarncnlaires de
Mm3 Guévl'igny sa tante, toute lu l'Ul'tulle sur laquelle
il t:oll1ptait pour redore1' son blason r?vonait à IHI
cousine Gcnevi6vo, alias madame MaurIco TalmonL
Décidément cette pécoro avait 01,6 créée ct mise aU
mondo pour lui barrel' la l'outo 1 Hirait bien 9ui rirait
l~ dernier 1 En attendant, il fallait nllor au plus prossé
ct trouver sans tarder lel! vingt mille fran t:s qu'il
Il'éLo.iL engagé sur l'honneur à payer dans les quarantehuit heures.
SOli inten t.ion, en rondant visite au oomte do Talvall,
éLaiL do lui avouor la vél'iLé et do lui ompruntùl' la
somme; mai
~ 1 on ontonrluuL Julieu PC\l'),W dl: cinqunnlc
�16
LA JOLIE DAME
mille francs de bois, il pensa que celui-lJi, qui lui était
dévoué corps et âme, peut-être plus par force que par
sympathie, pourrait lui sauver la mise. Ayant pris
pour la forme des nouvelles de son oncle, il r,e joignit
dans l'antichambre l'intendant qui l'attendait et, sans
autre précambule ;
- Tu as touché, dit-il, cinquante mille francs : il
m'en faut vingt mille sur l'heure, sans quoi je suis
déshonoré.
Mais le factotum impassible lui répondit du tac au
tac:
- Imr.0ssible, monsieur le Vicomte. Je n'ai pas
toueh6 1 argent. Le soumissionnaire a versé la somme
au notaire de monsieur lé Vicomte en un chèque barré.
Donc rien à faire,
De Bordes, atterré, ne trouva rien à répliqu er.
L'intendant, ponctua"'1t sa phrase d'un légel' froncement des lèvros qui voulait être un sourire:
- Je comprends, dit -il; mon sieul' 10 Vicomte aura
pl'is une sél'lCuse culotte. Que monsieur le Vicomto
patiente un peu i peut-être trouverons-nous un moyen.
Et, comme il entendait du bruit dans le bureau du
comte de Tnlvan, sans en dire davantage, digne, il
s'éloigna.
CHAPITRE HI
Ce même jour, ù Paris, dans son coquet atelier de la
rue du Hanel
~ h, Maurice Talmont, tout on mettant
la deruière malll au bus~e
~e 9'eneviôve qu'il destinait
au prochain salon, deVIsait Joyeuseme nt en compa.rnie de son cher moùèlo ct de son vieil ami
d'Aul,jae, l'entré réeem mf'llt d' un long séjoul' 011
Amél'ique, La convorsation ne languii:lslüt guèro, laut
do 80Ilvenirs cOltununs ne d omandant f[ll'à ronaUro.
En olTet, 10 chateau d'Auriac Jl'L~sai
sed muruilles
�17
LA JOLIE DAME
hardies au sommet d'une falaise abrupte, à quelques
kilomètres de la demr.ure du comte de Talvan. Aussi
bien Pierre et Gcneviève eurent-ils, dès leur plug
tendre enfance, l'occasion de se voir fréquemment, et
se prirent l'un pour l'autre d'une amitié solide et
fraternelle . Quant à Maurice Talmont, dont Pierre
avait fait la connaissance au cours de leurs communes
études chez les Pères Jésuites de Vannes, il venait
passer chaque année la plus grande partie de ses
vacances dans la famille de son camarade, et c'est
ainsi qu'il connut celle qui devait devenir sa femme,
dans les circonstances pénibles que nous avons
relatées.
Les hasards de la vie séparèrent pour un temps les
trois amis. Maurice Talmont, épris d'al"t plastique,
où son inc0!1testable talent aux:
partit P?ur la capit~le,
cOllceptiOlls audacIeuses fuL rapidement remarqué.
Quant il Pierre d'Auriac, fil s de diplomate, ayant opté
lui-même pour la carrière, il fut attaché durant cmq
années à la délégation de France ù Washington.
C'est là qu'il avait appris le mariage de son meilleur'
camal'ade avec GeneVIève de Talvan. Toute alIaire
ceBsant.e, iJ avait câblé ses félicitations enthousiastes
aux jeunes époux, dont il était lout houreux de constater de (lisll le tranquille bonheur. C'était la premièro
fois ce jour-Jà, depuis Bon retour en Fi'ance, que les
trois amis 80 trouvaient réunis cL, par le menu,
Maurice et Geneviève avaient mis Pierre au courant
de toua les événementsimport:mts qui s'étaientdérou!.és
durant son absence.
'- Vous savez tout, maintenant, dit Geneviève,
ccpendant que le sculpteur intcLTompait la p01!e.
PI)ut-être consentirez-vous à nous dire (luelque chose
de votre séjour aux États- Unis i'
. Et la petite main, qui n'était plus contrainte il
l'lmmobilit6, glissant lentement le long des plis de la
mousselino de son poignoir hlanc, s'on alla careSScr
doucoment 10 museau d' un lévrier d'Écossc, dont le
2
�18
LA JOLIE DAME
dos frisé servait de coussin à scs pieds minuscules, qui
eussent aisément chaussé les pantoufles de vair de la
pauvre Cendrillon.
L'or cendré de ses beaux yeux animait le visage
pâle de la jeun.e femme au front pllr et fier, qui dans
son gracieux déshabillé évoquait le souvenir de
quelque châtelaine, attendant depuis des siècles dans
sa tour le chevalier servant qui ne reviendra pas.
Pierre ne se fit [Joint pl'ier et, en traits ra~ides,
conta
ses années de volontaire exil. Or, son réCit fut interl'ompu par l'anivée soudaino ct dénuée de tout protocole d'une petite et mignonno créature, de deux ans
à peine, dont le.. yeux étonnés, encore tout gonflés de
sommeil , s'elrorçaient de s'ouvrit' Je plus grand possible pour sourire à chacun.
- Mon cher Pierre, dit Geneviève en riant, je vous
présento !\llle Mona, ma fille.
Mona. surprise pal' la présence insolite d'un monsieur qu'ollo n'avait jamais vu, vint, de touLe la
vitesse do ses potites jambes, flO r6fugier dans les bras
de sa maman, et l'on ne vit plu~,
parmi la blancho
étofTe qu'uno boule l'onde et t'risûo d'adorables cheveux blonds. Mais l'enfant fut vite apprivoisée, et
Piorro dovint pour olle, en quelques instants, un nouvol L gr'and ami.
- Mais j'y songe , dit tout: il co up le jeune diplomato, ne m'avez-vous pas dü quo vous devez allei'
prochainement Ù 1 onnes, pour y rocueilli!' la succes~ion
de voLre tante, Mmo de Guévrigny?
- Mon Dieu, oui, répondiL Talmont; le notaire
nouS a donné rendez-vous pour le 12 septomlH'o, do
demain en huü oxactement.
- Bravo 1tout est pour le .mieux. Je pars la somaine
pI'ochaine poUl' AUrIac. RIOn ne vous empêchera,
fcspàl'e, de venir tous les trois y passer quelques
Jourd. Ma m~re
sera très heureuse de vous rovoir.
Maurico Tahnonl regarda sa femmo en souriant et
lut dans RCS yrllx sa joycuse approbation.
�LA JOLIE DAME
19
- Nous acceptons de grand cœur, mon vieil ami,
dit-il. Geneviève et moi serons ravis de retrouver cc
coin de Brelagne, où nous avons laissé tant de souvenirs vivaces, et où nous ne sommes jamais retournés,
hélas 1 depuis notre mariage.
- Personnellement, approuva Geneviève, soudain
soucieuse, j'en serais très heureuse, mais je l'aurais
été bien davantage encore si ...
Elle n'aoheva pas la phrase; ses yeux s'embuèrent,
mais Maurice et Pierre n'ajoutèrent pas un mot, respeotant son chagrin.
. .
. . . . . . .
. . . ...
Cepenùant, ù Tulvan, Gaston ùe Bordes n'afl'lVait
point à sortir de l'impaLse où il se trouvait. ;Bi n <plO
Julien lui eût donné quelque espoir, il se disait que
le lendemain, à minuit, s'il n'avait pas réglé sa ùette,
ses pairs Je mettraient définitivement il l'index. A
pluslCurs reprises, il lui était arrivé de manquer de
parole, maia, comme il avait réussi néanmoins à
s'acquitter tant bien que mal, jusqu'alors on avait
passé l'éponge. 01', cette fois-ci, l'échéance était Jourde,
ct s'il ne ùOllnait pa s, à l'heure dite, satisfaction il ses
créanoiers, il serait infailliblement déshonoré. Ceci on
]e lui avait fait poliment mais fermement compl·endre.
Un événement imprévu, et qui devait pal' ]a suito
avoir de terribles conséquences, lui permil de se til'er
d'affaire. Au rotour t1'une battue, à laquelle il avait
convié quelques hobereaux des nvir'oIls, il avait, il
l'intention de ses amis, fait servir un lunch par Julien
dU!ls 10 pavillon do chasse, retraite qu'il aITt'clionna1t ot Où il aimait à s'isoler, sachant que, dans cet
enùroit retiré, nul ne viendrait le déranger. Son oncle,
moins que tout autre, n'en franchissait jamais Je
Reuil.
Lr.f1 invités n'avaient ou garde de mettro la bride
ft leur bonne humeur : Jes histoires cynégétiques
ùéfrayèrent la conversation, chacun narrant ses
prouesses. Seul de Bordes, bien qu'il fit tous ses efIorts
�20
LA JOLIE D.um
pour pSl'aitre à l'unissoll, no pouvait chasser de son
esprit la menace de l'heure fatidique. Dans huit
heures, le sort en serait jeté.
Un des convives, le baron de Rancey, grand amateur de meubles anciens, et qui, en onnaisseur
averti, savait dénicher l'objet ral'e, s'était absorbé,
depuis un long moment, dans la contem1?lation d'un
bahut monumental de style renaissance, ou l'on senLait
nettement l'innuence de l'art flamand, et dont, pour
cette raison, l'on pouvait situer la date de fabrication
vers la fin du xv e, ou, au plus tal'd, vers le début du
XVIe siècle.
- Quel meuble admirable 1 dit-il.
Et, sc tournant vers de Bordes, il ajouta:
- Je suis acheteur, mon chor.
- Il n'est vas à vendre, mon bon ami, répondit le
yicomte, et j en suis marri pOUl' vous. Mais, depuii!
plusieurs générations, tous ces meubles sont là, eL
aucun d'eux n'a même été changé de place.
])e Bordes s'étant approché de M. ùe Rancey, celuiri, tout en jetant un regard circulaire, dit en manière
de plaisanterie:
- Ce n'est pourtant point ici la fameuse chambrt:'
secrète de TaI van?
Le vicomte sou/'it et répondit incrédule:
- Bah 1 une lé~endo.
- Une légende? dit quelqu'un; pas Ai sOr quo coIn 1
Cp/'lains historiens sonl, sur la question, très afnrmatifs, ct. soutiennent qu'au tomps de la Chouannerie,
un souterrain reliait ladiLe chambre srcrète de Talvuil
à certaino 8rotto de la côte, et que c'el:!t par Iii flllt:'
l'oll amcn::ul au château homùles ct munitions, VCIIUS
en droite ligno de Jersey ct de Guernesey. Cetlp
chambre secrète et cc souterrain, au diro des mêl111's
hislol'jens, devait exister dopuil> fort longtemps, cL lei!
générations sucoessives des chûLdaiu!i de Talvan s'cn
étaien~
transmis fidèlement los plans.
- Les hisloriens, mon chel', rüpliqua Gaston de
�LA JOLIE
DA~IE
21
Bordes, sont peut-être sincères dans leurs HfTirmations; mais je crois qu'il y a lout au moins el'reUl' de
lieu, sinon de fait, car j'ai la prétention de connaitl'e
cette respectable bâtisse de fOlld en comble, et je n'ai
jamais flen vu de semblable.
Cependant le jeune baron, ~Iont
le.s r egal'lls l'evenaient sans cesse au bahut anClCn, laissa lomber ces
mols entre haut ct bas:
- C'est dommage; j'en aurais dOllllé comptanl
vingt-cinq mille fran cs. Enfin, n'en parlons plus.
A ces mots, Gaston et Julien échangèrent instinctivemont un rapide coup d'œil. Un souple cliquomont
uos paupières do l'intûndant décida le vicomte. A pparl'mment indilTéront, il concéda:
- Après toul, mon che!', si vous y lonez ta nt que
cpl a, il est il vou s.
e célant pa:; sa surpris' cio ce brus que revir'ement :
_. Je vous prend s au mol, onclut M. do Hancey.
Et pOUl' coup er court ù Loute !t üsÏLalion, il signa
sur-le-champ un chèquc de vin gt-ci .:.H[ millc fran l,;s
qu'il remit à de Uorùes .
- Vous pourroz prendre livraison du meubl e quand
il vou s plaIra, oit celui-ci on empocha nt l'argent.
- Mon Dieu, dit le baron, je dois regagner Pari!> le
quillze. J'ni d'ici là quelques vü;iles à faire. Cela vous
uclI'u n.Q0rnit-il que je vinsse de demain en huit?
- ~oit,
de demain on huit, approllva 10 vicomLe.
- Ce sora le 13, n'est-co pas? interrogea le baron
incertain.
- Mon cher, vous failes erreur, pr 'cisa de Bordes,
cc sera le t2..., le 12 soptembl'o.
- Alorô, convenu pOUl' 10 12 dans l'apl'ùs-lTl idi.
M. de Rancey r ej0igniL le8 a,uLl'es invit6s qui
n'avaient point pris garde il c~ raplde marché, cepenuant que J ulion, prenant 10 vIComte à part, lui dit à
l'oreille:
- Jo sais Ilu'il existo dans les corn blos un bahut
presquo semblable, qui fora très bion l'affaÎl'e ioi.
�22
LA JOLIE DAME
Et, de son pas silencieux, trop servilement disçret,
il sortit du pavillon.
CHAPITRE IV
Au jour et à l'heuro fixés par maître Drouin, notaire
à Rennes, une con<!uite intérioure stoppait devant
l'étude. Maurico Talmont et sa femm e en descendirent, suivis de la petite Mona et de sa gouvernante
anglaise.
- Miss, dit Geneviève, en embrassant sa fille,
conduisez Mona au jardin du Thabor; vous nous
retrouverez ici dans une heure.
Les formalités furent rapides. Après lecture du
testament, l'ofliciel' ministériel remit à l'héritièt'e les
ti lres de propriété, et une enveloppe contenant des
ValeUl'd au porteur, rep'résentant une somme globale
d'environ tt'ois cenL mIlle francs. Le tout l'ormait. un
paqueL assez volumineux. Maurice se chargoa des
Litres, copendant que Geneviève glissait dans une
poche, habilem ent dissimulée dans la doubluro de
son rnnnLeau do voyage, les valeurs au porteur.
- Un véritable eofTre-fort, dit le noLairo aimable.
- Tout. au moin'! une excellonLo cachette, répondit
Geneviève.
Comme il s allaiont prendre congé, Talmont
s'infot'ma:
- Maitre, pounai-je donnor un coup de téléphone?
,Je voudrais confirmor ù mon ami Pierco d Auriac
notre arrivée pour aujourd'hui.
- Jo vous en prie, acquiesça 10 tabellion,
- J'y LitlIts d'auLant plus, précisa Mau rice, quo no
lenant pas à rouler trop viLe, Je ne compte arri ver que
llll'd dans ln soirée,
- \ out! (')Les un sugo, mon chel' monsiour Talmont,
�LA JOLlE DAME
23
approuva maître Drouin. Le nombre toujours croissant des voitures automobiles et l'imprudence de
certains chauffeurs, trop souvent inexpérimentés
incitent à la prudence.
'
Maurice décrocha le récepteur ...
Une demi-heure plus tard le sculpteur et sa famille
prenaient joyeusement la route de Paimpol, pensant
avec le Dr Pangloss que la vie était vraiment belle et
que, tout bien considéré, elle n'était pas trop mal
laite .
'de 'laprè~-id
d~ mê~
j~ur:
le' b~ro
. Âu 'co~rs
de Rancey se rendait ù Talvan pour prendre livraison
de sa chère acquisition. Entre Lemps, de Bordes et
son fidèle Julien, profitant d'une absence du comte
avaient été quérir dans les combles du château I~
meuble découvert par l'intendant, et qu'ils destinaient à prendre la plaee du bahut, puis l'avaient
amené ù pied-d'œuvre. Sans être absolument identique, ses proportions et sa facture pouvaient aiséIhent donner le change, d'autant mieux que le comte
n'en avait certainement plus souvenance.
C'est pourquoi, ùès que M. ~o
Rance~
fut arrivé,
avec l'aide d'un homme de peme engage par Julien
pour la circonstance, celui-ci se mit en devoir de
déplacer le précieux: bahut, mais, à la stupéfaction de
chacun, los deux hommes, malgré leurs elTol'Ls combinés, ne purent le déplacer. Or, en y regardant de
plus près ils constatèrent avec un éLonnemonL non
dissirnul '. 'que 10 meuble était soellé au mur.
- . Quand je vous disais, dit le baron on riant, que
e'(llait ioi la chambre secrète!
- Vous plaisantez, mon cher, répliqua do Bordol:!.
Il falluL plufl d'Hne haure de Ll'avuil acharné pour
que le mou bIo cédô t.
Sponlnnérnent, cL poussés par uno commune idée
do BordeR, de Rancey et Julien passèrentaussitût un~
sériouso inspocLion du mur. Mais ils curent beau ch or-
�24
LA JOLIE DAME
cher, tâter, au sculter la pierr e, celle-ci rendai~
un son
mat, uniformément, et ils ne parvinrent à découVl'Ïl'
aucune solution de continuité, ancienne ou récente,
qui pût fournir matière à sUl'pI'ise,
Au bout d'un long moment, de Bordes qui, d'abord
incrédul e, avait fini pal' se piquer au jeu, éclata de
rire:
- ~ou
s avons l'air, dit-iJ, de tourner un film policier J
- Evidemment on ne trouve rien, constata le baron,
Cl ui n'était pas encore tout à fait convaincu.
- Tout compte fait, raisonna le vicomte, avouez ,
mon cher, qn e nous cherchons bien loin peut-être une'
nxp Jication facile. QuoIqu'un jadis, ayant utilisé ce
meuble pOlll' y se rrer certain'i papiers précieux, par
mes ure d e 3écurité, l'aura fait scell er au mul'; voilà
tout. Tl est possible d'aill eurs qu'en l'examinant de
près, vous y découvrissiez un tré801' caché dans
fJuelque tiroi)' secre L, ou encore, ct plus simplement,
(le tou chantes lettres cl 'amour!
- Je préfère le trésor, aml'ma le baro n en riant.
ChaJ'ger 10 hahut dans l'auto, fut l'a fraire d' un instant ct, sans s'attard er davantage , M. de Bance y parlit ù toute allure, emportant avec lui son caprIce d e
v ingt-cinq mill e fl'ancs, cependant qllc, da ns le pavillon, d e Bord es t Julien sc mettaient en devoir d'opérer
la subs titu tion. fi s avaient hilte d 'en finir, car Je
lrm ps passait.
J\laintenunL ils pta ienl se ul s : J'homme de r eine
avait ~t,è
congédié. Ol', da ns le mouv ement qu il fit
l'OUI' aidor Juli en il faire g li sse l' Je meuble nouv eau,
do Hordes se trou va placé fa ce à l'u niqu e fenû tre qui
,"('lairait la pi èce , Subitement il itüer'l'ornpit son eITol'/.,
les ye ux diJatés pur lu l'lUl'pri s('.
- Ahl pur exempl e, dit-il.
SnisiRRanL le bra s de J' intenda nt, qui ne s'expliquait
point 10 troubl e de son maître, le vicomte, dont ) p
viRage ('xprimait Lour à tour t'inqlli étndr., la haine eL
la fureut', llti ('onfia à voix hasse :
�LA JOLIE DAME
25
- Pas de temps à perdre, écoute ...
. Puis, avant de parler, et rOUf. éviter les regards
)~portuns,
d'un geste sec 11 ferma les doubles
rIdeaux ...
CHAPITRE V
Trois heures plus tard, l'oncle et le neveu achevaient en silence leur repas du soil'. De Bordes se mhlait nerveux.
- Tu as très peu mangé, Gas Lon, s'inquiéta le
nomte. Tu n'es pas souffrant, j'esp ère?
. La question posée par le châtelain vint arracher Je
ViComte Ù ses réflexions, et ce fut à la manière d'une
personne réveillée en sursaut qu'il r épondit machinalement:
- Moi? .. Non.
Puis sc levant de lable :
- VOUf'. permettez, mon oncle, que je m ") 1'0 Lil'c ?
. - Val mon ami, val répondit le comte. Tu feras
bien, jo crois, d'aller to reposer.
A co momont un clomestique enLl'a, pOl'tant une
enrte s ur un plateau .
.- Ce monsieUl', dit-il, fait domander si monsieur' le
':lcomte peut lui accorder quelques instants d'entl'et tcn. JI se pormot d'insister, disan t qu'il y a urgonce.
Surpris d'uno visite au~si
tardive, neuf h eurrs
ve~lQnt
de sonner, de Bordos jeta los yeux sur 10
lmstol, curioux d e connaître le nom do l'im'p ortun.
l?ans le promior moment, il no fut pas maltre de StS
refl.x~s
11 pûlil, ses mains tremblèrent, mais se
l'rSQ IRIssnnt vile, il dit:
"7 Prévenez co monsieur qlle je le recevrai dans
Hn lOstant.
J ~t,
sans donnC'r ù son oncle interdit auoune exp li- '
POIlOll, il sortit sur les paR du laquais. Copendant, au'
�26
LA JOLIE DAME
lieu ue se rendre au salon, où J'on avait intl'Oduit le
visiteur, il gagna sa cbamul'e ct, pour tenter de
récupérer, au moins en apparence, un peu du calme
nécessaire, il se baigna la face. Puis il descendit sans
hâte, et ce fut le visage sOUl'iant que, la main tendue,
il alla au-dùvant de celui qui l'attendait debout .
L'expression bouleversée du nouveau venu le frappa. tout de suiLe, mais il ne parut pas s'en aperceVOIr.
- Mon cher d'Auriac, dit de Bordes, je vous avoue
que j'étais loin de m'attendre à votre visite, SUI'tout
à cette heure.
Et il offrit un siège; mais Piene ne le prit point.
- J'ai tenu, dit ct:llui-ci, à vous parler seul à seuL ..
De plus en plus inquiet, le vicomte se demandait
où Bon interlocuteur voulait en veni,·.
- ... Désirant éviter à M. do Talvan Je choc d'une
terrible nouvelle.
- Vous m'effrayez, dit de Dordes .
50 passant la main sur le front, comme pour en
chasser un 6pouvantable cauchemar, d'Auriac poursuivit:
- J'allendais aujourd'hui mon ami Talmont, sa
remme et leur petite tille, ([ui devaient venir passer
quelques jounl au château.
Le vicomte était, livide. Ne tenant pIns sur ses
jambes, il dut s'appuyer au uossier d'ulle bergèro.
- Six heuros sonnèrenl, continua Piel're; puis sept.
Jo n'étais point inquiet, car je savais que mon vieux
camarade était un pilote excessivement prudent. 0:',
ù J'instant où nous passions ù LabIe, ma milre et moi,
mon valot de chambl'e enLra. 11 gosticulait et pouvait
à p eine parler. Halotant il dit:
Il Vite, Monsieur, venez vite;... mOIlsieur
Talmont ... c'osL épou vantabl0 1...
Ir Nous eùme8 aussitôt 10 pressenLiment que nos
amis venaient d'~LIfJ
victirnesd'un accirlen t, de voilure.
Comme un fou, je m'6Jançai df}hor~.
Un vieux
�LA JOLIE DAME
27
pêcheur de Bois-Guilben était là qui m'attendait
Prévenant mes questions:
(c Voici, dit-il.
cc Et il me tendit le portefeuille de mon malheureux
ami, ainsi que des papiers d'afl'aires et divers objets.
- Morts?
- Mortsl
cc En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire et,
sans prononcer de paroles inutiles, nous fûmes sur le
lieu de la catastrophe. Vous connaissez l'endroit, La
route longe la falaise et tourne court. Un pneu avant
de sa maohine ayant éolaté (ceci, je l'ai constaté), le
malheureux a perdu la maîtriso de sa direction, et la
voiture folle, bondissant par-dessus Je Lalus, est allée
s'écraser sut· les rochers. Guidé par le pêcheur, jo
~e
et je vis un horrible fpectacle.
dégringolai la fali
~omplètcen
renversée, les roues en J'air, la conduito
Intérieure n'était plus qu'un amas informe de ferrailles
t<?rdue8. La m"r qui sc retirait la baignait encore: A
ÙIX mètres de 1:'1, le corps do mon pauvre Mauflce,
couvert de sang et, sous les déb ris de la cal'l'osflerie,
le cadavre de la nurse. En regardant do plus prés, je
découvris, sous los coussins de l'au to éventrée, une
écharpo, une poupée et un manteau. d'cnfant.
Do 13ordes , ln gorgo sèche, 6coutaIt le narratour, se
gardant do l'in LOfl'ompre.
- Ce qui ajouto oncore à l'horreur de oe drame
aussi navrant quo stupido, o'est que, malgr6 nO$
recherches, nous n'avons pu retrouver los oorps de
Ge~viè
et de Ja petite Mon~.
Nous avons visiL!;,
fouillé chaque ooin do la falalso, chaque crevasse,
chaque gl'OLtO, et nous n'avons l'ion vu.
EL. .. vous ôLes bien sûr qUIJ Mme Tulmont
nC9ornpognaiL son maJ'i? i,nterrogea le vieomLe, d'unCJ
VOIX assourdie par l'émotIOn.
- J'cn suis d'llllLant plus convaincu, cxpliquu
d'Aul'iac, quo Mouriec roo l'flvuiL conlil'mé pm' téléphono. D'ailleurs la disparition des corps dos doux
�28
LA JOLIE DAME
malheureuses n'a l'ion qui surprenne : les marées sont
très fortes à cette époque. Or la mer était pleine fA
l'heure où s'est produit l'accident. Sans aucun doute,
Gèneviève et sa fille ont été emporté'es par le flot
deScendant. Bientôt, demain peut-être, le flot les
rejettera.
Sincère ou feinto, la douleur de Gas Lon de Bordes
faisait peine ù voir. IJierre, au courant des dissentiments' qui jadis avaient surgi entre Geneviève et le
vicomte, en fut imp ressionné. 11 ajou La :
- Vous comp rene7. maintenant, mon cher ami,
pourquoi j'ai voulu vous parler seul Ù sOld .
- Je vous en sais gré personnellement, répondit
de Bordes, et je vous remercie pa J'-dessus tou.t d'avoÎl'
(;pargné la brulalité d'une semblable révélation au
con te de Talvan.
Puis il soupira comme s'il se padait ù lui-même:
-- Pauvre GCIlCviève ! pauvres gens 1
Et do son élégante pou!tettç il f;'essuya les è'OUX.
En quclqueH moLs, Pione uuhova de mettre le
vieomto ou couJ'anL 11 lui appt'iL cumlll' nL lu nouvelle
s'éta nt viLo répanduc, de nombroux villageo is étaienL
accouru s, ot avaient aidé il InUl f\ porter à Auriac l,)
corps de Talmont ct de la nUI'HI' , puis il eonclut en
disanL qu'on pouvait s 'cn romcLLru cntioremcnt à lui
pOltl' los démarches ct les form alités.
do Pierre eL l'accompagna
. Do I,3ordos .scrra les f!la~ns
Jusqu'a la g!'l lle. CelUI-CI, avant de prendre cong0,
ajouta:
- - J'ai Cl'U bon d'nvel'tir volre gal'ùe , lequol rut
aLlerr6 on appt'enant la catastrophe, aJin qu'il recommande au personnel dll chât.eau la discrétion la plus
absolue, avant que vous ayez prévenu vous-m ~mc
le
comto do Talvnn.
D'un mouvement de LêLe approbalif, de Bordes
s'inclina sans mot nire. La voiture de d'Auriac s'élojgna
rapide. Le vicomte ln sui vit des yeux cL, dès qu'elle
cuL disparu, un sourire indéIinissnbllJ, sorLo d'arrrelldo
�LA JOLIE DAME
29
gl'imace, apparut sur ses lèvres, alors qu'au contraire
l'expression de son regard se fit effrayante. Hâtant 'le
dans la direction .du château, mais
pas, il séloi~na
n'y entra pomt et, le contournant, 11 gagna le pavillon
de chasse. Les volets en étaient soigneusement clos
et, du dehors, on ne pouvait sc rondre compte s'il
avait de la lumière à l'intérieul'. Avec mille précautions il ent.ra, puis, doucement" referma la porte
drrrière lui.
y
CHAPITRE VI
Le docteur Guy de Brailon, spécialiste des aflectiono
do la vue, et dont la réputation justifiée était considérable, avait sa clinique dans un des quartiers les
plus paisibl es oe Neui lly-sur-Seine, à ùeux pas du
Bois de Boulogne, saturée d'air pur et loin du bruit.
Les malades Lrouv:lient là, en même temps que des
lloins éclairés, le calme ct la tranquillité, précieux:
appo int 0 une prompte guérison. L'éminenL praticien
,·tait un homme de trenle-trois ans environ, en pleine
santé morale, ç)'lln abord particulièrement sympathique, mais dont le caractère naturellement enjoué
s'était subitement assombri à la suite du décès
prématuré de sa jeuno l'oro me qu'il chérissait, et. que
la mort vint lui ravir, (Juall'e années plus tôt, après
dix-huit mois d'une union sans nuages.
Après Bon veuvage, sa mère vint partager son
confortablo appartement de la plaine Monceau, et
l :a~ct
ue
sn présence de .celte mn~a
qu'il adorait
elmt une atténuation sensib le à SO Il Jmmense chaorin.
1', enlre Mme de B/'ailon ct son fils, évoluait uno
l10rce personne d'importance, tOllle rose, toul:.e mince
t tout sourire, un e petite pOllpée de cinq ans environ
que sn nurse appelait mnd °moi selle Suzanne, mais
que grunrl'mère et papa Guy nommaient simploment
0
�30
LA JOLIE DAME
« Zette )l. C'était plus court et plus joli; aill'li dn
moins en avait décrété Suzanne, petito fée hienfaisante du logis, qu'elle rempli ssait de joie et ci l! \'i e,
et que le docteur appelait, lui, son rayon du
soleil.
Le jour où nous entrons dans cette nouvelle phase
de notre r écit, trois années se sont écoulées depui:;
que se sont déroulés les faits que nous avons relatés ,
trois années au cours desquelles le château do Talvan
fut le théâtre de graves événements qu'il nous fanura
par la suite exposer au lecteur.
On était aux derniers jours de novembre. Mettant à
profit la douceur d'une matinée exceptionnellement
belle, Marie-Anne, le gouvernante, avait emmené
Zette faire une promenade au Bois. Les jambes
étant encore bien petites, la promenade fut courte. Or
Zette avait son idée, etlesidées de Zetteétaient toujours
subtiles. Étant, disat-el~
un peu fatigu iJe , on irait il
la clinique chercher papa t.;uy et, la visIte quotidienne
terminée, on reviendrait r. vec lui dans sa voiture.
Comme Suzanne et sa gouvernanLe entraient dans la
maison de santé. un taxi qu'elles ne remarquaient
point s'arrêtait devant la grille. Zette, lâ.chanL la
main de la. fidèle Mal'ie-Anno, ~ourt
au-devant du
docteur qu'elle venait J'apercevoir traversant l'anLiohambre, puis, commo il ouvrait la porte do son
bureau, ello lui barru la route eL lui sauta au cou.
Tout heureux do la voir, M. do Drailon lui rendit ses
carcss-eti.
- Veuillez attendl'o un instant, Marle-Anne, dit-il,
jo ramènerai Suzanne.
Et l'enfant dans los bras, il p6n6tra dans SOn
cabinet. Derrière lui, Je purtiel' entra.
- Pardonnez-mo i do vous dérangor, monsieur le
Docteur, dit celui-oi, mai s il y a doux jeunes dames qui
insistent. pout vous pat·lcl'.
SU7.unno fit lu mouo.
- Vous savez bien, Fl'unçoil) , l'ûponùit 10 praticion
�LA JOLIE DAME
31
surpris , que je D(J r eçois personn e ici. Priez ces dames
de venil' à ma consult ation .
- J e leur ai dit tout cela, s' excusa le porti er, mais
elles prétend ent. qu'il y a ur ~e nc e . D'aille urs je ne
m e SUIS pas sentI le cœ ur de dIscute r plus longtem ps.
L'une d'cl les m'a sembl é fort mal en point, et, de plus,
je la croi s complè tem en t aveugle .
Le m édecin était p erplex e. {juant à Zette, par une
mimiqu e plus qu'ex pressiv e, elle précisa it que ce
n 'ét ait pas un momen t bien choisi pour dérang er un
papa, lorsqu 'il ét ai Loccup é à câ liner sa petite fille.
Cep endant la consc ience profess ionnell e du praticien l' emp orta et, simpl em ent , il dit:
- F aites entrer.
Puis, en eongéd iant l'enfan t, il ajouta comme pOUl'
so disculp er:
- Qui sait, Zette, c'est peut-êt re une maman qui
ne peut plus voir son rayon de soleil.
Ouvran t tout grand sos yeux, qui voyaie nt clair
Suzann e r ege rda son papa Guy, lui sourit,
~ e ux-là,
ht signo qu'ell &avait compl'i s et r ejoigni t sa gouver na nte . Comm e elle sortl1it de la pièce, elle croisa ]es
visiteus es et, très i.mpresl:>ionn 6e, les quitta seulem ent
du regard lorsque la porte se fut referm ée sur elles.
Puis couran t v ers la nurse, elle lui confia:
- Vous ne tlavez pas co qu'il a dit, papa Guy? Eh 1
bi en, il a dit : c'est peut-êt re une maman qui ne peut
plu s voir sa potite fiUe.
, Se rendan t com p Lo do l'6tend ue d'un toI malheu r ,
Zelte fut tout près de pleurer .
jntrodui~lesv.1
Cepend ant le docle ur, ayu~l
Vellues , en homme habitu e à 6lablll' un rapIde
diagno stic, les jugea du f.remie r coup d'œil. L'une,
grande , 61ancée mai s ri uno ruro distinction bil'n
c m e nt , pa raissait avoir beauco up
que v êtue lrès s i~pl
Souffûr l. gU e litait encore cepend ant remQquah~Ilt
bOlle; 10 visage doulou reux, que les yeux, mainte nant
sans express ion, n'anim ai ent plu s, uvait fait aussitôL
�32
LA JOLIE
DA~lE
sur le médecin, pourtant habitué aux mlseres
humaines, une impression extraordinaire. Elle donnait
le bras à sa compagne, laquelle semblait de co.qditiùn
inférieure, bien que fort décemment vêtue.
Guy de Brailon avança des sièges . Du premier
re~ad,
il avait découvert, sous le trompe-l'œil de
tOilettes modestement semblables, la femme du monde
et la }?16béienne. Hespectant leur trouble, il se
garda d interroger. Simplement, dès que lui-même se
fut assis, et plutôt pour les mettre à l'aise que pour
les brusquer, il dit:
- Mesdames, je vous éco ute.
Ainsi qU'Il l'avait prév u, ce fuL l'infirme qui parla.
- Veuillez nous excuser, docteur, dit-elle, d avoir
enfreint vos règlements el forcé votl'e porte. Mais je
ne suis pas, h61as 1 maîtresse ùes événements. Or, si
lIOUS sommes venues Ù VOUII, c'est que, connaissant
votre Dom, nous n'ignorons pas non plus la réputation
dont il jouit.
L'aveugle Msita un instanL, puis elle repril :
- Avant toute chose, docteur, et si étrango que
ma demande puisse vous paratLro, je fJ.is appol à votre
générosité, ainsi qu'à votre ùiscr6lioo professionnelle,
pour que VOGS conscnlioz à ne me poser aucune
question, hormis celles slrictemenl nécessitées par mon
infirmité. Qu'il vous sufliso de savoir que, pour des
motifs imperieux, que jo ne puis, pOUl· l'instant ùu
moin s, vous dévoiler, jo dois êLre soignée dans 10 plus
"["and sect·el.
o Baissant la voix elle ajouta:
- Un jour 'pl'ochain,j'cspèro, voussaul'ûzl'eITroyablc
vérilé, et co Jour-l à vous comprendrez mos réticl3nocG.
Le docteur avait, sans l'interrompre, laissé parler
l'infirmo. Dès qu'il jugea qu'olle no dit'ait plus flen, il
voulllt ln rassurer.
- Tontàl'heure,madamo, diL-il, vous avoz prononcé
If) mot do discrétion profr.ssionnolln. Notro rôle, à nOIl~
médecins, 58 rapprocho pal' plu~
J'Ull côt6 de celui !lu
�33
L.\ JOLIE DAME
prêtre, car les confiden?es qui nous son faiLes, à l'un
comme à l'autre, ne dOIvent pas plus sortir du cabineL
de consultation que du confessionnal. Soyez donc en
paix, madame, il sera fait selon votre désir. Le médecin vous le promet. Quant il l'homme, il vous donne
sa parole d'honneur.
- Je vous remercie, répondit simplement l'aveugle.
Puis, après un court. silence, elle préci~a
: .
- Inuttle de vous dIre, docteur, que .le SUlS prête
à consigner d'avance le montant provisoire de vos
honoraires.
Le praticion fit un geste de protestation. Il avait
compris dès le premier momenl qu'un drame terrible
avail dû bouleverser la vie de cette pauvre femme.
- C'est convenu, madamo, dit-il, plus ému qu'il ne
voulait 10 laisser voir. Vous serez soignée ici. Si vous
le voulez bien, je vais vous examiner dès maintenant
cL, pOUl' cela, je vous nemandel'ui de me fournir, 8UI'
votre infil'mité, quelques pl'pcisions techniques.
11 apprit ainsi qu'ù l'âge do douze ans, à la suite
d'uno troBgrave fièvre scarlatine dont elle ayait failli
mourir, sa vue Mail, restée d'une extrêmo sensibilité,
ct qu'elle ne pouvait SUppol'ter sans dommages une
lumière trop vive.
L'examen ophtalmoscopiq ue so pI'olongea longtemps.
Lo docteur demeurait silencieux, ct l'on peut juger
do l'anxiété, voire m,' mo do l'angoisse rossenties par
la patiente. Enfin il se Iovo, SO lmt 0(, dit. :
- Soyez rassurée, madame: j'ai bon cspoir de vous
rendre la vue j néanrnoinR quolques jours seront
nécessaÏl'os pour en avoir Jo. certitude. Votre cécité
Q.' st qu'accIdentelle, ct de cela on guérit très souvent,
presque toujours. Le Lmitemcnt tlOfa peul-être long,
Olant donn6 qu'il l'état latent il subsi8te dars vOs yeux
dOB lésionll très nnoiennos. Quoi qu'il en soit, je VOU8
011 donne l'as8uranoe, mes collaborateurs etmoi-mOme
nOUl! nous efforcerons dp vous donner, en même temp~
que les soins, la patience néccl!saire.
1
�34
LA JOUE DAME
L'aveugle sc l~va
,du faut,euil où le m~decin
l'avait
fait asseoir et dIt d une VOIX mal aSSUfé)O ;
- Je vo~s
prie de croire, docteur, à ma vivo grati.
tude . PeuL-ôtre la formu
~ e est-elle b~nale,
mais, quoi
qu'il arrive, je ne pour~l
~lus
oubher votre accueil.
Guy de Brailon n lOslsta pas. Néanmoins il
demanda:
- Quand dois-je faÏt'e pr~ae
vot~e
chambre?
- Mais .. . le plus tôL possIble, ... aUJourd'hui même,
si vous le permettez. ,
- Comme il vous plaIra.
Il sonna la surveillante do service et lui donna log
instructions nécessaires.
- I:t maintenant, madame, ajouLa-L-il, pUiS-je,
pour la !ègl~,
V?~S
demander votre ...
11 héslt.a, lOdcCIS sur la forme à donner Il sa question
puis il reprit:
, .
"
'
- Pois-je vous demander qUI JO dOIS lllscril'e?
L'infirme eut un lresaimcn~
viLe réprimé. Ayant,
l'intuition ~uo
B~ compagno .1111alL parler', d'un geBLe
instinel if olle lUI posa la malIl sur 10 bras:
-- Mmo Jeanno Morand, répondiL-ullc.
CHAPITHE Vtr
Dopui!' l'6pouvan:abte, cat~I:,Lrop!
qui, doux 11011
pluR tôL, aV~Iit,
caUBO la dlspantlon ~e
sa fille Geneviève
ct de la petIto Mona, ~e comte, do fllivan, rongé par
je remol'da 01, 10 chagl'Jn, voya~
chaqu~
jouI' sa sanLé
déolinor. Le cœur hyportl'oplnc fonoLlOnnnit mal. 11
avait de fréquentes synoopf's, d~s
vcrLigoR et son
violl ami, 10 d?otour TOU?hul'd, qUI 10,soignait de uiB
tOlljours t pnrlUlt d? r6tClson~u
Laortlquo. 11 (:ftL fallu
nu malaae uno eXistence phyMI~uemolL
eL Inol'alomollL
paisiblo, cx"mpLe do tout BOUCI, eLlnmoindro 'motion
�LA JOqE DAME
35
pouvai t être funeste . Le Comte était autoris é à sortir
chaque jour pour une courte promen ade, et passait Je
reste du temps dans son cabinot de travail à lire où à
médite r. La solitud e est souven t bonne conseillère.
Au oours de BOS songerifls, 10 vieux gentilh omme ne
cos!<ait d'évoq' lcr le passé, et compre nant enfin, mais
trop tard, quo los di O'ér0uces de castos no sont que
futilité , et que l'âme d'nn roturie r, autant que celle
J'un patrieie n, peut avoir son blason, la noblesse du
co..'ur n'(·tant pas un privilèg e. Mais ces réflexions,
paix Qe l'esprit , augme ntaient
loin de lui donner
Bon remord s. Sa tille chérie, impito yablem ent chassée
par lui, était morte sans qll'ill'e ût revue. Il se ré momorait le « mr,lalotèa mataio têtôn » de l'Ecclé siaste:
le Dieu ÙOE humble s l'avait dureme nt puni de son
orgueil leux entûtem ent, et ce cruel châtim ent, il
",'avouait Ù lui-mrm e l'avoit' bien mél'ité.
Cepend ant Gaston ùe Bordes, quo la dispari tion do
lia cousine avait fait soul héritie r (lu titre et de lu
fortllne, dissi mulait, sous les dohors d'une ufTectueuse
sollicit udo, l'impat ienco qu'il avait d'être enfin ]0
mnl\,ro dc Tolvan . Déjà il sc consid6 rait comme toI,
lIubs iluont peu à peu sa pl'opre autorit é à ceUe du
vieilla!'d, voulan t, è.isait-il, éviter au malade toute
inoppo rtuno. Par avance , il spécula it sur l'avefati~ue
vemr, oublian t cotte vérité promiè re que l'aveni r n'est
Ù pOff!Onno, mais quo de procha ins 6vénem ents allaien t
so ehal'gl'r Jo 10 lui rappele r. "Entro temps, et sur les
conseiltl de Julion, aon lionlonan t dévoué , il avait
ontièro ment reno11volil le prl'son ncl du châtoau . Seul,
jo jardini er BenoH avait trouvé grâco dovant lui,
certain d'ailloIlL's que le comte s'oppos erait à son
l'envoi.
- Après Lout, Ile dit-il, 10 vieux n'est pas dangereux.
. Certcs non, le bravo gardien n'était pas dangerou"{ :
Il n'était quo loyal ct fidèle ù son maUre : c'était un
jU;!Lu, selon l'Ecritu re. A cettc heure, sa femme et lui
ln
�36
L <\. J OLlE
I)A~E
étaient le~
plus heureux du monde, ayant près d'eux
leur fille Madeleine, du m€:me âge que Geneviève de
Tslvan, et que celle-?I,. d~ns
sa simplioité, avait,
admise jadis dans son lQtlmlté d'enfant et de jeillle
fiUe . Elle avait épousé quatre ans plus tôt un petiL
employé de banq.ue, ct to~s
deux,. pou~
les besoins de
la profession marItale .. éLtuent allus habILer la capitale.
Madeleine Benoit étrut d e venu~,
de pat' les pouvoirs
du maire et du curé, Mme Lemire.
Or, depuis son mariage, eU? a ... ~it
accoutum6 de
venir chaque année passer ,qUlnze Jours près de ses
parents, et c'était pour le Vl(JUX ménage une joie sam;
mélange.
Ce jour-là, Madeleine et sa mère apprêtaient le
déjeuner, 101',sque le garde entra, por~nt
':lne brassée
brochu~s,
r~vues
deparelllées, otc ...
de vieux pal~rs,
- Quel b~lc-àra
1 dIL la ,Jeune rem~
on riant.
- M. JulIen ni a donné lordre do Joter ces nids
ù poussière. On allumera le feu avec 1 Pas vrai, la
mère.
Il mit le touL dans le colTee à IJois, sans plus s'on
occuper, mais sa fille, qui aimait la lecture, en fit
un raEido invontaire.
- En olIot, dit-elle, cela n'ost bon qu'à brûler.
Puis soudain :
. - Tiens, un vieux bouquin, ajouta-t-eHe. lIistoire
des Châteaux pendan t la RéCJoltttion. Pas him rigolo 1
Mais Benoit )e lui pl'onant, des mains:
- Donne, dit-il, ~'a m'intéJ'es se ; jo le li/'ui le soir ù
la veillée,
Et, sans phlS y L'aire attenLion, il le posa SUr un coir!
do )a chemmée.
Or, le soir aprGs le repufl , Madeleino. aidéo de !la
mère, vaquo.~t
aux dernio!'!! préparatif!! do so n dépa:'!,
ear elle devaIt reg!lgner Paris le lendemain matin. Lo
garde alluma, sa pipe, alI.a vers la cheminée pour y
prendre son Journal, malS seA yeux lombùrent sur
l'lii$toire des Châteaux, et drluissonL la politiqul' , il
�LA JOLIE
DA
~ rE
37
chaussa ses bj sjcles, s'installa sous la lampe et se mit
en devoir de parcourir le livre poussiéreux . li semblait
prendre à cette lec lme un inlérêt considérable, qua.nd
.
lout à coup:
. - Çà , pa l' exempl e, dit-il, çà c'es t cu rieux 1Je cruis
que je le ü ens 1
Sans comprendre, les deux femmes le regardèrent.
- Tu üens qu oi? demanda Mme Lemire.
- Le secret du sphinx, pardi 1 répondü Benoit.
Et il lendit l'ouvrage à sa (Ule in ruduJ e.
- Tiens, lis, dit-il.
El du doiSt il lui montra le passage. Curieui>l' , mais
suns convictIOII, l\Iadeleine lut à haute voix:
- u Dans plu sieurs châteaux féodaux, l'entrée de
« ces soutorrains élall masquée par une statue Je
« grandes dimenRiorrs, représentnnlBoitquelque animal
« rant
s ~iquo,
soit qu elque divini tô ou quelque fl gul'C
« mythologique, parfois même un monstre fabul eux,
« ou plus simplement un sphinx. Il sufIi sai l, pour la
« découvrir, d'appuyer SUl' un ressort dissimulé dans
« quelque cavite, le plus SOlivent les yeux ou les
« ol·eilles . L soole s'ouvrait alors, dégagoant l' entrée
Il de J'exi'8vation ... »
- Comme au Châtelet! plaisanta la jeune femm!'.
BenoIt n'eut pas j'ail' de priser la boulade.
- Tu n'as pus lu prét.ention, je ponso, oontinua
Mad leino, do nOU Apersuader qu e Ïe sphinx de Talvan
'Il t il double fond!
le
- His, potite, ris tant qu e tu voudra!:! , l' l~' p o ndit
gal'd o VOXtl ; je sais ce qu o je sais. .
.
li n' n di t pas plus long et repl'l L sa lec ture, blCn
dricidé néanmoins Î\ n'en fairo qu'à sa guise, sans
t enir le moindre compte cles sarcasmes intempestifs
de sa fillo et do Ba femme. Comme celles-oi gagnaient
lours chambres, Madeloine, voyant que Benolt ne
Ins suivait pas, demanda:
- En 1 bien, pùro, tu no monl 08 pal' te coucher ?
- Tout il l'heure, rrpondit le garde évusivèment.
�38
1.A JOLIE DAME
Mais je ne suis pas tranquille. Je crains d'avoir laissé
ouverte la petite porte au fond du parc et je vais y
aller voir.
Dès qu'il fut certain que l'on élait au liL, Benoît,
n~ti
d'une forte lampe électrique et d'un solide gourdIn, ouvrit doucement la pOI'te cL se glissa dehors.
S'assurant que personne ne pouvait le voir, il ~e
dirigea rapidement vers la statue du sphinx. Il faisait
très sombre ce sO~I'-là,
la lune s'étant, par complicité
sans doute, discrètement voilée. l'l'ès alerte encore,
malgré son âge, le garde parvint à so hisser Sur le
de poche,. il cher~ia
piédestal. A la lueur de sa l~mpe
Je!:! youx ùu monstre, où Il ne tl'ouva l'lon; pUIS,
L~onal,
il en explora les oreils'un~
après l'auL:c.
HIen dans la gauche; mais, dans la drolie, 80n dOlgl
heurl a une BorLo de rivet, et il lui sombla quo ce
riveL jouait libroment dans quelquo alvéole. TouL
ému, de sa trouvaille, il lira, poussa, mais sans résull,aL. Il cuL onfin l'idée do faire pivoter ln Ligtl cl apr('s
quelques ossais inrmciucux, coll -ci, probabloment
('oinc6e par 10 rouille accumul ~e.
finit par cMer,
puis, docile, Ile 1.0U1'lla. Au mûme im:!taIlL, 10 gardl'
enlendiL un drclic et, à Ba grande stupéfaction, il ,il
que la ~ierl'
do taille, formnDL la partio avant du
Bocle, R étaiL enfoncée verLicalum1mt clans le ao), dégaf{eant u.n Lrou d'hommo, 01) pI'C'nait Illliflsance un escalier b. PIC.
BenoU n'hésita pas. PI'l:cédt: d(\~
faisceau x: luminell x
de son p 'Lit projocLeul', eL tâlan\' 10 sol avec I)on IJûLoTl,
il s'engagoa l'ésolument dnnR k doutor'rain. Prudemmentll uU!lcultalL los mnrail!(!.J, dont la maçOUfl('I'!f'
paraissait vouloir délier le8 sièolrs. Il descendit unI'
quinzaine. de ,marches, puis, l.ournauL. bl:wjqucm~nt
lI~r
ln dl'olte, Il Vit que la galol'lp clJelU1TI31t do plamtlO~i.
Par l'ouvorture l'C:ltuc béanto, 10 vent s'engoufrail, chas!!nnt dalls le boyan les fouilles mortos dr.
6rbrel:l d!l pare. L" garde jJul'l'OUl'ul ainsi onviron deux
conts mUires, ct, nprès lin nouvcuu d6Lour, il tl'ar el'-
�LA JOLIE DAME
.39
çut que 10 couloir était sans issue. JI étaIt aisé de se
rendre compte qu'à une époque plus où moins
reculée on avait vûlonLaircment fai\. ~auter
la voûte:
ce n'était pas un éboulement natul'el, car, sur les
piones entassées, ~ nombreuses traces de poudro noire
l'taient, encore VISIbles. Déçu, il fil. demi-tour eL
s'appr'ûtait à rt'ga~no
la sortie lorsqu'en hcurtan t le
mur il lui sembla qu'il sonnait 10 oreux. A plusieur.i
J'eprises, il renouvela l' expérience et, en obsel'vant dp
plus pt'ès, il constata qu'à cet endroit l'enduit de la
murajlJe laissait npercevoir ries RoluLions d) continuit{·
recLilignes, semblables à celles qui encadrent uno
pOl'Le herméliquement. close eL paria itoment ajustée.
Rapidemont il se rendit compte qu'il no s'était pas
!.I·ompé, oar, dons la verticale d'un Je ces intersticeA,
il Vit, habilement dissimulu, une sorte de verrou
minu~cl!e,
qu'ü premièro vuo il était impossible de
décou\'rir. Perplexe, illenla d'ouvrir', mais la targette,
qui n'avait pas été poussée deruis de longues années,
se rorufloit à foncLionnor. S'aidant de son couteau de
eltas~p,
il tenta do lui donner du jou,ne réussissant qu'à
on émousser lu pointe, Malgl'll cela, décidé à réussir
rUÎlLe que coOto, ill'enouvela 8CS tentatives, maia suns
l'IUCC(\/J. Enfin, II force de patience, ct le hasard aidant,
il Jinit par s'apercevoir que le verrou qui paraissuit rebolle, lorsqu'on voulnit le fairo glisser à droito
011 il gauche, lournaiL sur Bon axe, tout comme 10 rivet
ùu sphinx, Il ln muniùl'e d'un boulon de cofTre fort.
LentpmenL et à plusieurs reprises, il fit jouer duns les
deux sens la senure de sQJ'él{', Or, il remarqua qu'ù
c~lUque
fois quI' levcl'I'ou .ranchi~st
une ce~tain
po~i
lion, tOlljOlll'l:1 la m{\me, Il son taIt do la réSIstance. Il
l'lit alolll l'iMe d'Illrùtel' là 10 mouvement de rotation
ct dl} tirer ij Jui. Heul'euRO 111"pil aLioo qui lui donna ln
801 \Ilion ohcrcht\e. En of Tnt la porto s'Naît cnlr'ouverle
et, il n'r'lIL qu'à lu pO\lSSl'l'. Le8 ,t,nd'l grinoèrent
mail! il lui InlluL USCI' dt' tOllte sa rOlCO POUl' 1\1} [ray ';
\In pnllsngo ussez lll rge. Ob l:i ~lvunt
toujours ln mô'me
�4G
LA. JOL IE
DA~IE
pru den ce ùe sa lam pe il Couilla
les ténè bres , lors qu'u n
cri d 'é p~vnte
acc ueil lit son app arit ion sou dain
e.
_ Qll;i va là? dit la voix , une voix qu~
la pell r
ét.ra nglm t.
Sidé ré. Ben oit s'ar rêta sur le seui
l.
Mais la voix , vib ran t cett e
fois d'un e émo tion
inte nse :
.,
_ Vou s? Ah! mon DIC
U, c est vou s? clam a-t- elle .
Le gard e n'eu t le tem ps de r épo
ndre ni de que stio nner car la fem me qui ven ait
de crie r, et don t il
n'a~it
pu recona~tl:
les trai ts, venai.t de s'évan~ui.
AfTolé, il se prOClplta pO,~r
la sec o~rl,
et c~ qu'I l VII,
pro duis it sur Bes n e ('~s,
~ é Ju
tend us. u ~ extr eme , une
imp ress ion extr aord mal r? I1~lu
,ou fanl asmagorie ? Ben oit sc croynlL le Jou c m~tlOn
et d un ro ve fanta!ltiqu e. Hal etan t, les y oux d éme
suré men t ouv erts , il
rega rdai t la form e exsfl ngu e ét end
ue là, le visa ge auss i
blêm e que sa toil ette de nui t.
En {lroie à une sort e de sens atio n
mor bide , il n e
pou vait déla che r ses rega rds de
cett e visi on qui Il 01blai t surgir do l'au tr? mon de. Se
le fron t, il mur mur aIt des mot s pas san t la main: sur
sans suit e:
_ Ce n'es\' pas Dieu poss ible 1di~at-l.
Elle? ... mais
non , mai s non l Je ,suis fou, (ou
à lier !
S'éloign ant d,u h~ sl ~r'loqu
o l 10.
com me mor te , Il rUls alt le tour' fem me étai t éten due
de la pièc e palp o.it lm;
meu bles et lo,s obj,ets~
pO~lr
bion
qui l'on t,olu'a lt eXI stai t r eell eme s'as su r r quo tou t ce
nl, puis rov ena nt vers
ln cou che tte, il obs erva it de nou
vea u.
Ent1 n, nu bou t d'un long Ifio men
t, il se l'c~saLit.
_ C'es t pou rtan t vra ll (lit-il.
Prenan t ,au ~a sa l'd leK v ' tcIDt'nts
q\li llli tom hi,ic nl
~o u s la mum , 11 en env elop pa
le puu vre ror p in e/'t e,
L s forces d écu plées , il l' nlev n
du lit coro m on SOIllève une plum e, l' t, d e tout e 10 vito
ssc de ses viei lles
jllm bes qui ne ~enta
i e nt
pns la fntig ue, en h â te il
J'em port a.
En sort ant de l'in- pare , il prit 1 soin
ù'l' n r, fClmel'
�LA JOLIE DAME
41
soigneusement la porte, cette pOI'le aussi épaisse ,
aussi massive que la muraille avec laquelle eUe semLIait faire oorps; et, en quelques instants, il fut dehors.
Avec mÎlle précautions, il déposa sur la pelouse la
pauvre recluse, puis actionnant le méoanisme du
"oele en sens inverse, il réussit à refermer le passage.
Chargeant de nouveau son précieux fardeau, il truvel'SU
le parc et, baignr de sueur, arl'!va chez lui.
ClIAPITHI:!; VIII
e in e
! cria-t-il, viLr.!
- Jeanne 1... ~fadel
L es àeux femmes, 8ousl'empire du premi er Rommeil,
ne répondirent point tout d'abord. Il dut appeler do
nouveau:
- Jeanne 1 Madel eine ! descend z ùonc, bon sang 1
Celles-ci, réveillées en sursaut, accoururent, mivêtues. inconscientes de ce qui se passait.
Benoit avait fait la pleino lumi ère et, IOj' riq u'el
~
Il l'rivèrent rn has de l'escalier, eJirB le virent occupé
ù bnigne/' d'cau !raicho les tempos de l'inconnue,
toujours Bans connaissanc".
De !\on mieux, il l'avait installée dans un fauteuil,
le plufl conforlablement pO:isible.
- Vile, l'ét.her! ordonna-t·il.
DonK loUl' alTol ment, los drux fomm es chcl'rhr'l'ont Lout. d'abord 11:J t1acon où il no se Lrou\'oiL
point. Purvonnnt enfin il le d6couYJ'ir, ~ladeino
S'ttpPT'ocha de la mulade cL poussa un cri:
- Grand Diou 1 dit-elle.
, - Jésus Moriel ojouLu sa mère en se signnnt..
C'était ('Tl effet Mme :-'Tanrico Talmor.t,' la fillo du
comte do Tulvan, mnis amaigrie, déprim ée , dans un
état ÙO pro~tuin
cxt.r'Jme. 1.. ('.'1 yeux raves et. It's
lh:lÏt 1! li['/"K, elle étuit pr tlque m:'connois;;ohle. Sn bolle
�LA JOLIE DAME
chevelure brune de jadis! qui ~onait
tant de char~o
à son teint de créole, ét~I
m~ltna
presque entlerement blanche. CombIen n avaIt-elle pas dû souffâr!
'
. '
{'
Bouleversées plus qu on ne saurmt (H'e, Jeanne el
Madeleine accablèrent le g:arde de mille question~
sans ordre et parlant il lu fOlS: Qu'est-ce que cela veu~
.
dire? Elle n'est donc pas morte? D'où vient-elle?
Comment se fait-il qu'elle soit ici? Quo lui est-il done
arrivé?
1 61 "
,
L'on sentait que, ma gr a j010 qu ellos éprou vaienL
à retrouver vian~e
celle que l'O? croyait noyée rlrpuifl
deux longues annees, elles aVte~l
hâle de Lit'cl' au
clair 10 mystèr~
de cette résurrectIon, myRtère qu'ellos
devinaient tern.hle.
.
Tout cn prodIguant ~es
SOlIlS, Benoît, en l'juelques
mols rnpides, fl,t le réçlt de sa d~ouvrt('.
Sùudain :
- Voyez, (ht sa femme, VOICI qu ello revient ù
(\lIe.
.
Goneviève en elTot commonçD:lt ù s'agiler; olle rCfjpirait pIns largement. Une ,plulllto s'üehappa de sel!
lèvres, el la pâleUl' .de son visage s'atténua. Ennn olle
ouvrit Ira yCI!x. MUl~
la. force de la lumil;ro trop vive,
dont olle ayult depUiS SI Jongtompd ponlu l'hubitudo,
parut la fall'o horrtbloment lloulTrJr. POl'lanL ln main
Il son CronL:
- Que j'ai malI murmura-l-ello.
'Puis olle ajouta:
- Commo il fait noir! Pourquoi m'nvez-vOllFl pris
IOn lampor
fe~nma
rchanWh'ellL un coup
Bl' nolt cl. los ~Cl1X:
c1'roilnuvl'é 1 Cnllgnallt. cl aVOIr ()omprt~l
10 garde intort'ogea:
.)
- Vous nous l'OCOnmlls807) Il est-ce pUll, madame
Genoviève?
- Vous reconnuit!'r, rnilla la rnalhrureuHf' .. CommrnL pOl'J
' aiB~je
vous reconnn1trci' II Cnit. lIuÎL ici. ..
U d'ulJorù qUI Iltcll-Vrl\HI pL l'lUO me VOilIez-vous? ...
�LA JOLIE DAlIlE
Me torturer encore? .. Allez-volis-en [ Allcz-\'ous-en,
vous dis-je!
Plus de doute possible, la pauvre séquestréc venait
!le perdre subitement la vue. Pour plus de certitude,
Benoit passa rapidement la main devant les yeux
granus ou verLs, mai::> qui ne fixaienL ril;ln, ges te qui
provoque dans la normale des réactions instinclives
des paupières . Hélas 1 ce fuL sans rés ultat: aucun
réflexe ne se produisit. Cherchant, sans y parvenir, à
déguiser l'angoisse qui l'étrclgnait, le brave jardinier,
Jont la VOL'\: tremblait, expliqua:
- Rassurez-vous, madame Geneviève; désormais
pel'tionne ici ne VQUS lera du mal. Vous êLes chez
HenolL ... vous savez hien ... Benoît, le garde ... 1\10.
femme ct ma fille sont là aussi ... près de vous ... vous
vous souvenez, n'est-ce pas, de notre Madeleine, (Jui
jounit avec vous dans le parc... quand vous éLlez
onfllnLs 't
extraordinaire sc liGai Lsur le visage
Une agi~LoJl
décomposé de Mme Talmont.
nenoit L. Vous avez dit Benoît?. . .\Iai,.; non,
(;'esL jmpo
s~ ihle
1... vous vous moquez de moi II...
Pourtant il mo He mble que c'esL vous qui (lLOS vl'nu
Lout à rhouJ'o, ... VOUf:! que j'ai vu, Ile m Ol:! yeux: vu
danR ma priso n ... Alors, cc ne sOl'aiL point un rüvc,
uno JluUucinuLioll : ... Je VOU!! cn suppho, dilea, diLflHInoi quo jo ne suis pas fo)ll'!...
. .
Dans un ge8v> iustincLnrrrnl'nL ralf'rn el, le \' lcillard
1ui pdL Je8 uluinl.l.
- Non, mudame GOIl 'vi,'\c, (LiL-il, vous n'üLea pUt!
folio, eL c'o3Lhjpllla l' ;ul i Lu.
Ah 1 Diell (JsL jusLe (... Oui, JUon bon Denoit, je
Vous cl'oiti nlllinlcnunL ... c'psL vrai ....Jo l'ceonnais
votre voix ..: Quo je suis dO~le
~)(ure
~e 1...
pl'('senL
Jr~
me SOUVIP1~
.•• Je ml' l'lUS CWIlllllllt' ... comme tillO
potite Hile ... ('(, vous m'avez l'mpoJ'téc, n'ost-ce pUB ?...
vous m'nvI'z arrachée ù mon affrcux tombeau ... ü ccl,
en fel ' f{ui d1ll'flil. tlrplli tl'oili années qui rn'ollL pOl'"
�44
LA JOLIE DA .\lE
deux siècle !. .. ~1ais
alors, si vous m'aYI1I, sauvée ot
si, comme vous 10 di.tes, jo su is. ~ci chez ,"?u:;, pourquoi
donc avez-vou s étewt la lurmol'e ? .. C est si bon, la
lumière 1. .•
N'élant plus maitresse de ses Ilel'fs, :\lndclcinr no
put retcnit· un sanglot. Genoviove entcndi .
qu
i pleure- QuoIqu'un do vous pleu.ro ?,' . p~UJ'
au contrall'e, u mOI[~s
([111' ••• non,
t-on :' ... Il faut ri~
ec n'est pas posslblo !..: oh 1 mo~
DIeu, ce serait
nt/oce ... Hépondez ... Hepo
. ndûz-mo~,
de ~I'ûle
1. .. Il
fnit, clair ici, n'est-cc pas 1... Jl ~alt
clair, j'l'Il suig
sIÎre ... Rrpondez donc ..,' PourqUOI ne "l' pondez-vous
Dieu, oyez
pas ? .. Avoug[r ... Je SUIS avougle 1. .. ~lo
pitie' do moi 1
Et la malhoureusr, sous C' nouvoau COllp clu liort
~'efTonùla
dÛlll:l une terrible l'i He d larmes.
'
il Doit eut, le co~rage
de no, pa~
déguiser plll:! longtemps la VOI'lL6, Slmplemont 11 dit:
- On vou!:! gu \rirn, madame; Royoz-en certai no.
Q1Iand Genoviève J'ut un peu calmée, Joanne intel'vint ù son tour,
- Il Caut aller vou~
l'croser, mado.n~e,
venez.
Commo \Jn automate, 1JJlOrmo ,RO laissa docilemont
conduiro. 11 la oucha dans 10 ht ~e, Madoleine. Do
lompB il aull'e I~ malheurouse supp hUit :
- Ne mi) qUI~\(,:pas, RUI' ~?L
.. , III-! vlendraiont m
hercher, .. Oh/ Jal peud ... J UI pour!
}>111' do douces paroles, c.llacun s'etTorçait de la conla conflnncr, ~1ad('
soler, do l~ rnsBuror.. do.l~'en,r
loino Lomlro c~naISo.!l
a Pal'ls ~n c6lèbre oculiste,
ayant Ù Bon o.ClIf des cures mOl'vollI ~Jse.
Genoviùv
irait 10 c?n,sulLûr oL, sanR nn,l, douLc, li 11\ gut'rirait de
l'otte céclto passagère. Mmo t almont écoutait ,t ceK
alToctllouscs consolations peu à pou lui rO;lduirnt
J'espoir.
Soudain r.llc fi mil sur 80n séant.
- luis l'argont, dit-olle u1Yo160, il en fnul (J'HJI' 1111'
1I11I or On r ... Où r t Inon nrgcnt .'
�LA JOLI" DAME
45
- Votre argent? questionna Benoît..
- Mon manteau ... où est mon manteau ?
Aussitôt on lui mit dans les mains lefJ vôtemenls
dans lesquels hâtivement le garde l'avait enveloppée.
Fiévreusement elle les palpa l'un après l'autre puis
poussant un cri de joie:
'
- Le VOIci, dit-elle; le voici 1Je suis sau vée 1
C'était la pelisse de voya~e,
dans laquelle, chez le
notaire de Rennes, elle avaIt dissimulé les valeurs au
porteur venant de l'héritage de Mme de Gllévrigny.
Elle serrait contre elle le précieux vêtement.
- Là 1... c'est là 1 disait-elle. Je vais pouvoir m'enfuil' enfin bien loin, bien loin, et ils ne me retrouveront plus jamais, jamais 1
Denoit expliqua ~
- Demain ù la premi ère heure, Madeleine regagne
Paris: vous partirez avec elle et elle vous co nduira ù
la clinique.
- Oh 1 oui, c'es t cela, l'épondit Goneviève, demain,
je part.irai demain.
Bien qu'ils eussent hâLe de conna1tre le mystère de
la séquestration de ln pauvre femme que chacuil
cl'oyait morte, le garde et su famille n'osaient la qu estionner, un doute aITreux leur venant à l'esprit. Que
sa vait-ello de sa fille et de son mari? Les croyail-elle
mOI'ts ou vivants? Aussi bien jugèrent-ils plus sage
üe ne point l'interl'ogol', et d'attendre, pOUl' savoir lu
v{>rité, qu'clic- même, ct de Bon plein gré, lu lem
appl·(,l1no.
Et mon père, ùema nda- I-cllc anxieuse, il vi!',
n'est- ce pas:
- Il vit, madame Geneviève, répondit Benoit. 11
est encore Bolide allez, bien qu'il ait beaucoup de
chulSrill. Aussi, quand il apprendra qu o vous n'etes pas
tnUI Le ••.
- Il faut qu'il l'ignore jusqu'à nouvel ordl'e, interromlüt Geneviôve. Personne, vous m'e ntendez, personne ne doit savoil', jUSfl'l'aU jour où je serai gué-
�46
LA JOLIE DAME
rie i car Dieu est infiniment juste et .il permettra qUI '
je guérisso bientôt. 11 le permettra, J'on ~u i s convain.
cue, ct ce jour-là...
Le visage de Mme Talmont l>rlt une expression
tragiquo de colère et de hai~
e. Un geste de défi corn
plota sa ponsée. Après (IUOI, prenant une dclri
~i on
Hubi te :
- Il faut quo vous Hachioz ::trTlrmu-L-c!le.
-C'o LquovousûLes 'n~OIr)le
la 8~e ,d1LMae)in
e.
- Ou'impolto la faLlguo? Co n est ~ u èrf> , cela
aupr .. s' dFl ('0 que j'ai enduré l
'
Et, tians difl'~re
do.vanlaE:e, G novil'vo commença
le rtlrit do so n nITreux calvmre.
Uf\PTTI1E IX
- L(' 12 S<'l,lll'lnhJ'e IfJ:l. ... lul pf"."' moi la jOUI'~n
1 \.ale. TJu v Jll o, mon IOnl'l oL mOI, rllUOOlUll lL nv er
nOHR /TIti pUIIVIO pelitc l'Ilona Lso gouvel'1lantr nou
~
avion!! (IUÜLf> Pari!! pOlir ulJrr à HOllllt,!! l' cueil~
1'hll l'Îtugr opr,\!! drcI'!! dr' ma lnnlo de t;u(>vr'i gny. ])"01;
ln mllt illl\fl du 12, nous allûmf'.J che1. le notaire fit 11'8
formala,,!! l'CHI~i
"~,
n.uuK l'4'pl'lrn('ij ln l'~te
podr nOlis
I"I'I\11\"0 Ù uno mVIt..'l IIOIl. do nolrr ami d'Auriac. TI
fni"ait, un t rnp s R pl ~ J1lhd
o <'~
nO\l
~ (,t i?nB hourl'u ·
corn plptpmf'nl, JJ\SO\U'lUnts .dr 1o.VOlllr qlll HO montrait,
htllurl 1 traiLl '('lIRrTn<' 11l sonrlo.nt.
II Or, 1'0 npproohnnl do 'falvnn, je 111' pu s résistor HU
d(,t!il' ill1p('l'lf 'I L ' ,dl' l:evoll' mOIl Pl'I'P, '11Ji, vous 110
l'ignorrz poinL, m B:\'o.ll r?lId~mf(>
HI\ port!' npr'\H mon
rnnringr. Mon ma~l
me hL lnen CjuelC[U l'.s ohjectiofl'l
]JOIlI' ln fOl'mc, rr:'D:Hl. sc ronoant ù ~rH
J"llI80111!, il 011Hl'ntiL à ('rttf' \lstle ct gn l'a ~a vOlturo dnnslc pelit
8l'nticr quI' VOU!! SIlve?,?t .CIU.I r.0':llolll'OO le chûtenu.
- J'rmmull c Mona, lUI ùU!-Je i fll le coml~
refu!!o tic
�LA JOLIE DAME
74
à voir la
recevoir la mère, pout-être consetira-~l
fine.
avec lui
« Maurice m'appr ouva. La nurse restant
A~
eure.
demi-h
une
ait
attendr
qu'il
es
décidâm
IIOUS
hout de ce laps de temps, si je n'élais pas de retour
c'est que tout il"ait bien, et il fut convcnu que, dans c~
cas, il se rendra it il d'Auriac et reviend rait nous
prendre, Mona et moi, dans la soirée.
fille pal'
« Au courant des habitud es, et tenant ma
la main, je pénétrai dans le pal'c par la petite porte
basse j puis, m'engageant sous l'épaissoul' des arbroR,
je passai au plu COUl't près du pavillon de chasse.
ccL instant précis, je me heul'ta i prcsque ù un servil UI' que je ne connaissais pas, et. qui ne sembla it
nous avoir aperçu '; .
roint .iu ~q u'l\os
- Je /m is, lui dis-je, la fille du comte de Talvan, ct
désire pader il mOIl père.
mû rl"pondiL :
« L'homme trèH (,oul'i~emnL
dan\:! Je pavillon. Si
nt
justcm
l'st
Comte
le
M.
-, Io.damc et MadenlOiw llc veulen t bien ml' sui Vl'e ...
« Sons attend r' de l'épOll '> ll, il mu préc0ùa.
- C'était Huns doute \1. .tulien, le nouvel inLendant, dit Bonoit.
-. Sans défiance, 110U,; vénrtrâmCR sur :les pus danR
le pavillon. 11 nous pria d attendr e quelqlHlti minutc s,
ln Lemps, dit.-il, d'aller nous annoncer. Sur un vilJux
iit-divan, un chat dormaiL. Ma putiLe Ï\lona SI mil il
lu valeL l'CU10 earesscr. Au bouL cl'un COUI'L lU~tan,
ka, m'appl'iL que mon père lieraIt heul' lIX do nous
JI' voulus emmener
recevoir oL qu'il nous (~Lendai.
le petit
nt
mu fiUe, mais celle-ci, pl'éféra jouer :~ vc
Ilhat, je lu laissai faire cl l'leu 10, je suiVIS le domestique.
, je pren« - Soyez tro.nquille, madamo , dit celui-ni
drai soin do mndemoidelle.
« Nous Lravol'sll llles ln première chambro et pénélrames dans la pièce du fOll O. Il y fai sait t,l'ès sombre
4'L je no distinguais l'ion. J'ons seulnmenL l'inqH'ession
�<18
L .\
JOLIE DA)fE
qu'elle était fort en désol'dre. Le serviteur se ' retira,
fermant la porte del'l'iûre l~i,
Subi~emnt
quelqu'un
tourna le commutateur, maiS, au heu du comte do
Talvan que je m'attendais cl voir, je me trouvai face
à face avec mon cousin de Bordes. Le piège était
flagrant. Je jetai au traîtr,e un r.egard de mépris et,
sans mot dire, voulus sortIr, malS la porte était fermée du dehors.
« - Que venez-vous Caire à Talvan ~ demlllda le
,' icomte.
« Du tac au tac je rOl·d iquai :
« Voir mon p ùl'e i 'est mon dl'oiL, j'imagine.
« - Volre droit? ricana de Bord. Bi votro droit?
Nous on (larlerons plus tard, ma petIte, C'est du mirn
fJu'il s'agit en ce moment.
« Les yeux exo~bités,
I~ ban1.it mal'~h
vers moi i
~S lon
très nette
SOli lèvrolJ tremblalOnl, et J eus 1 lInjH'O
qu'en col, insla~
!l {'lait capable de tou~
les VJ(l Jences. 1.1 me BIlIH!t bl'utalemont par le,H pO!gne-tR, ct
je flontuHI son SO\l,me brûlan.t ~u
Dl!)fi \'issge.
« - Votro droit? pOUI'SUl\'Jt-tl d une VOIX simanteous osez n pad .. r, alor3 qu'à l'on contre de I~
yoln~é
do votre pèl'~
vous m'avez ba~oué"
méprisé,
meuIte 1. .. Votre d,l'Olt? vous y?ulez l'Jro, JO penso ?
.1ost un moment bien mal chOISI pour m 10 jetcr à
la face ! qu',cu pensez-vouf! ?: .. TouL dr;'niol'cmont
encore, ne m Il vcz-vous 1)Il8 odleusom nt volé?
« Volé, moi? c'est trop drôlo 1
" - Oui, "olé, VOUf! 1 mniR je savaiH bien qu'lino
hcure sonnel'ait où jo vous tiendrais ù ma morCI. I\h 1
vous voulez 'pal'ler ,à votrll pèr~
1 Libro il vous 1 l\Iai!!
je vous prév!e~s
q~ avant cola II vous faudl'(l l'oparol'
uno criante lDJuetlOO, c~ lItl) rOn;t,e~
en p09sesHioll
de mOIl droit!l, car, mOl QU8si, J on III dos aroit . nt'
f ornit-09 que toux à ln sucers Ion do Mme do ~é
vriruy.
Lef! trois auditl'urs, au comble Je la stupéfaction,
�40
L,\. JOLlE DAl\Œ
n'osaient intcl'1',ompre Geneviève, Celle-ci poursu ivit;
mais, bien
« - Je tentaI v:unC1?onL de !Ile d'~gael,
que la brute me IlL Ll'OS mal, Je ne voulais pas crier
craigna nt que ma fille ne m'onte ndlt, De gUCl'!.'c Jas~
ct à bout de forccs, je le mordis cl'UeIJemcnt au poignet eL Bon sang coula, DuranL un inslant , je pus m
libérer ; mais, fou de l'age, il bondit de nouvoau SUl'
moi:
(( - Allons, allons 1 hurla-t -il, que décides-tu il
(( Dans la lutte, il m'avai t acculée contre le mur.
Tout à coup, et sans savoir comment, le planch er
céda, une trappe s'ouvri t brusqu ement; tous deux
nous roulâmes sur les degrés d'une échelle de fer, ct
la violence du choc 11 L que je perdis connaissance .
.J'ignore combien de temps dura mon évanouissement,
Quand je revins il moi, j'éLais étendu e tout habillée
Sur une BorLo de lit de camp. J'étais seule et, la trappe
ayant été refermée, l'obscurité était complète. '1 out
ü'abord je ne me rendiR pas compte de ce qui s'litait
passé, muis, en voulan t lOe mettre sur mon séant, je
l'essenLis de vives douleurs, conséquences de ma chuLe,
ct je me Rouvins. Peu à peu mos yeux s'habit uorcnt ù
l'obscurit6. Après de pénibles efl'orLs, )e roussis nfaire
10 Lom do ln pièce, eL je cooBlaLai qu ello élait, entièl'ement vido de meubles, hormis une sorI,o d'armoÎJ'eN.agèl'e, masqua nt, du sol au plafond tout,un pan
de muraille. A tâlons, jo chorchai l'écho!Ie, ma,li> co fuL
l'n vain : mon geôliel' l'avait en lovée. En 1)I'oie i.t
l'6pouvante, ot perdan t le contrôle de mes neds, je
me mis Ù cl'ier, appolanL de Bordes, réclam ant ma
!ilIo. Mes appels resLèront sans rrponse. Folle do pOllf,
JO me jetai sur ma paillasse et jo rondis n hmnea.
,l'étais bol oL bion prisonnièro do mon infâme cousin;
je n'npprifl quo bien plus L(\l'd quo 10 GuchoL où
~nai8
J'étain enfel'm60 n'était Ilutl'p quo la fumouso ohambre
do Tnlvan.
!l~crèto
so Gontait
Au l"Ûril, de 1I0S malhcur3, Goh\'i~c
rcprLc pur l'cmQtion.
,
'.
�50
L.1. JOLIE
D . ~ME
- Le misémble ! dit BenoiL.
- Jo n'étais pas, hélas 1 au bout de mes tortures,
poursuivit la Joune femmo, la voix mal assurée.
Autant que je pouvais m'en rondre compte, la nuit
devait êtl e fort avancée lorsque la traIWo s'ouvrit. Je
vis alors que J'on replaçait l'écheUe. J ~us
une lueur
d'ospoir, porsuadée que do Bordes vena~L
me délivl'el'.
Celui-ci descondit, portant un chandelIer. Je sautai
a bas du lit.
« - Eh 1 bien cousine, dit-il en ricanant, quo ditesvou!:! de eo déli~eux
boudoil'?, l~ n'~
pas son pal'oil,
<[ ue je sacho, choz la tant? de G~.lCVI'gy
..
Il Décidéo à l'apitoyer, Je rMrculll ma hrune eL mon
orgueil, nt me nt suppli.anto.. . .
« - Laissez-moi partu, lUI dls-Jr. Au nom de ma
petite Mona, je vous Je dom~n
cn grâce. Laissez-moi
rejoindro mu petile fille, ot Je vous abandonnerai tous
mes droits sur l'héI'itage.
« II se mit à l'ire et no l'Ppondit point tout d'abord.
Ayant pOBO 10 chandolier ù LOtTO, il alla fJ'usscoÏl' :;u,'
mon Brabat ct, sans !Il 0, quittol' du .,·egard, alluma
uno clgaro~te.
Il 1;0 !DIt a lumor Il sllonce, Jlui!!, au
bout d'un matant qUI me parut une houre, de l'index
il se(;oua la condro et dit:
« - Excusez-moi, bollo coul:line, mais jo fuis umemlc
honorable. La colère, VOU8 savez, osL UIlO courtc folio
eL jo me suis Jaiss6 aUer Lan tôt ù clos mouvoment;
do ~oi.
.. oL surLout dp VOU!! • .J'ai
d'humour indjg~s
beaucoup rMloclll depUIS notro entl'O"IlI'.
cc Ignol'unL où il voulait on venir:
«-- Alors? demandai-jc, angoiss \0.
1( Alors, voilà! l'hul'ilugo do noiro 11InLo /lI! m'intéresse plus.
« Changeant subitemenL dt· ton:
cc - Mais j'ai beaucoup mieux 1
.(f Il priL un temps et, d'unn voix trauchanl , il
IlJoula :
If Votrc mari vient de 80 tuor, Genoviôvo, ot tout
�U . JOLIE DAME
51
le monde vous croit morte avec lui. Vous êtes ma
prisonn ière, ma chère, et, de ce fait, je deviens mattre
de Talvan . Je devais me venger ... je me venge 1
« Jo l'écouta is semi-in conscie nte. Ma douleu r était
si grand 0 que j'étais incapab le d~ réagir, ni de poser
aucune questIOn. Je ne vOyaIS que son re~ad
effroya ble fixé sur moi, comme l'eilt été celui dune
bète venime use.
cent am;
Cl Il se mit il rire. Ah! ce rire! Je vivrais
s'appro pour
pas
un
fit
Il
encore.
drais
que je l'enten
cher ; ~e bondis rn arrière . Je le senLis hésitan t SUt'
co qU'li fernit, mais il n'alla pns plWJ avant ot se
dirigea vers J'échelle.
horribl ement
· N - Je vous laisse la Iumiôre , dit-il,
mielleu x.
(/ - Un cri, quelqu e chose d'inhum ain s'échap pa de
ma gorge:
a - Mona 1 où est Mona ?
« S'arrêt ant net sur ]e premie r barreau , il répond it,
cL ses parol el! tomb(\ ('ent cinglan tes comm fl IIne volée
do knout:
dit quo pour tout ] n monde
« - Ne vous ai-jo p:l~
les deux?
e~
vous êtes mortes tou
(/ Sans ajouter un mot, il gravit lentement les degrés,
disparu t et referm a la trapyr.
(1 Cc rut là so derni rre VIRil!'.
CHAPITRE X
Boulev rséo pnr l'évoca tion do ces nITreux SOuvenirs, rendus }'[U H péniblos onco['e par le nouvea u
malheu r qui la frappai t, G noviève dut s'interr ompre
pendan t queJq,u '8 Instant s. Ses hôtes prof1tèrent de
cotte courte trcve pour la m U['O au couran t des événemonts qui s'6talC nt d()['ouléfl durant son absenc e.
�LA JOLIE DA 'lE
Ils lui appriJ'OIlL corumüut. on :lVnit su lu catasLropllO
et oomblen on avait élü surpris de ne pas retrouvel
son corps ni colui de la petite Mona,
- Ma pauvro petite 1 interrompit l'infirme; avoil'
osé Luer une enfant l... le misérable 1
Tuerunc enfanLl En entendant ces mols on'l'oyal.>los
dans leur concision, BonolL, sa fomme oL sa fille no
purent on dire davantage. Donc il était avéré qne
de Bordos, ne se contentant pas ~'être
un méprisable
tortionnaire, s'était fait l'assassIn m:JllsLrueux: d'un
peti t être sans défense 1
- La cl'apule 1 s'écria Benoit, JOllge d'indignation.
Ça sa voit. hien d'aillours qu'il n'a pas la conscience
tranquille. Lo sol do Tnlvan lui brOie les pieds, l'aut.
croire, cal' il n'y fait pas de longues appUI itions. C'est.
fort. bien, car il n'ost sympathique il personne; moins
on le voit, mieux on so POI·t.O ; et. on n'est jamais plull
heureux ici que lorsqu'on lui voit les talons.
Geneviève, se senlant. reposée, reprit. le fil do sa
lamenlable odyssée.
- En enlendanL la terrible réponse de ceL homme
jo m'elTon~rai
SIII' pla~c,
mes jambes
sans enlraiJ~,
se refusanL u me soutomr. Vous (hre combien d
tCIT'1?s jc rcstai dans ccLLo position, j'en serais tout ù
foiL Incapablc. Enfin, mc ll·olnant. péniblement je mo
dirigeai vel's le lit de camp ct m'6tendiR de nbuvcnu
lIur ma paillaBsc. Celle-ci, rongéc par le lom ps el pm'
la ver,mine, I·ta~.
dans l,Ill 1 .dél~brment
qu'l-Ile
tombal,L on POII!!SI?re ; ,maIS J (',tal:l ,SI falblc, si lusso,
si cl l'rlméo, que JO n y purull pOlIlt d'attention, Jo
l' IItUI là allongée durant de }on~ues
heurcll, dan, uu
'hl~
de s!u'p eur ou de doml-folt , n.'lIynut plu'! la
notIOn pl'( : CI~O
des choscs,.du ,t('n~psl.
de moi-mt' ml'.
Depuis longlemps la b?ugl .R élalt l'tclOto et dallll la
nuil, j'avait! lu Bensat!o.n 1.>17.a,'}'e de vivre dans UIlO
l:Iort(' d'dat sccond, VOIBlII cl la mort.,
" Ce fU,J'l'nL la ffim ~t le fl'oi,l qui. ln' fil:rnl. ,'cPI'endrc
mes eBrl'IlS. Jo n uvals en elTet ri -n pmI, dl'jluiR (lue
,:7
l
.'
�LA JOLIE DAME
5.3
nous avions si joyeuse ment déjeun é, quelqu e part sur
Lorsqup. enfin
)~cnes.
la route, après notre dépar~
la faculté de penser, de reil cchlr me l'evint je comsituapris nettom ent celte fois toute l'horre ur de ~a
tion. J'eus l'idée précise que cette chamb re serait une
oubliet te, et que jamais plus je n'en sortirai s.
« Mais ceci pour moi n'était rien encore. Ce qui
mettai t le comble à ma torture , c'était l'incert itude
dans laquell e je me trouvai s, ignoran t ee que le
monstr e avait fait de ma pauvre petite Mona. La
gardait -il priwnn iûre, ou lJien l'avait- il lâchem ent
assassi née? Il me sembla it que la tête allait m'éclater. Soudai n, au -dessus de " lo i, j'enten dis des pas'
e,t la trap~
je com'pris q 11(') l'on déplaça i,t un f1eu~l!
B'ouvnt do l,ouvea u. Je VIS ([U Il faIsaIt Jour; muis
J'homm e qui descen dit n'étaü point de Bordes . D s
qu'il fut prrs do moi, jo reconnu s le mis6ra hlo: c'~tai
j'avais rencon tré .dans le pa:c. 11 m'ap le laq,uais ql~
et de Ja lumIère . Peulrct re par lui
vIvres
drs
porlmt
sauJ'ais-je que1guo choso. Peut-êt re J?'app.rendraiL-illpJille quesllO nnal, le supplia i,
Sort de ma petlto ~Ion,l.
e, fid è le à la consign e
L'homm
Ill(') tl'ainan t à sos pieds.
reçue, ne répond it rien. Sans laiss('r paraill' e su r 30n
ViSllSO gluc(: une impres sion quelco nque, impass ible,
il exécut ait le6 01'0 l'es, descond ant lour à tour dan:;
mon cachot un matola ', dos draps ct ce qu'll fallait
pour la toilette . Puis, bUr le point de so rotlrCl', insenil parla:
Hihlc ù ma doul l"Ul', pOUl' la promiè re (oi~
((. Voici, dit-il, co que M. 10 Vicomt e m'a chargé flc
lemettr c à Mnoam o.
(( Tirant de ~a pocho un journal , il me 10 tr ndit, pui
se relira. A ln luour do ln !lotito lampe qui mainte nant
éclail'a it llIa prison de ses lueurs vncillnntE>s, jo jetai
leB yeux sur la gazetto . C't:tait un journal régiona l ft
la date du 13 septem bre. Afin de mieux attirer mOIl
attentio n, un entrefil et avait été marqué au crayon
bleu. Touto trombl anto, je Jus l'horrih le cho3e.
d:
�54.
LA JOLIE DAME
« Le célèbre scul.pteur Maurice Talmont, Ml excurvient d'être victillle d'un
sion dans notre r é ~ion,
« effroyable accidentd automobile, dahslesenvil'ons de
( Bois-Guilben. Par suite de l'éclatement d'un pneu, sa
(( voiture ayant fuit une embardée est venue s'écraser
(( SUI' les rochers. Sa femme sa fille et Jo. gouvernante
cc de l'enfllll'L ont péri avec lui. Seuls les corps de M. de
(~ Talmon t eL de la nurse on l. pu êl.r'c l'otrouvés . ))
«
1.t'5 cllract0l'es J,1
s à i~IlL
~ c v~nt
m ~s y C I ~ x. ~ I' l( fI"
le misérabl e cio Do rdes fil a v,ul. dlt étalt écnt la, ~ lU'
ee tté {ouille : P OU l' louL 10 monde; nouS étions mU I'lll8
lou.
~s l Of; doux. Lo haaar'd lui-même scrvait !!O!!lllOIISlrueux }Jr oje l. ~ . AUf;S i jo r. 0llsai que cot article étuiL
ma condamnation, qu'il n y avait plus pour' moi-même
Ilucun espoir, et que Ja mais plus je ne revenais ma
fill r .
~ Quelque!! jours plus tard, l'âmo damnée de mon
bourrea u, cot homm e pro
oi ~ t.outesleabesognûl:! m'en
apporta la certitude. En l'Het il me remit Ull 'Hutre
numéro du même journal, dans lequ el On disait que
très loin du 1ieu d'.l l'aocidenl, on a vait l'otl'ouvé toul
au fo?cl d'une .crique. des vôlements oyant ;ppart enu n ma potIte Mona: un chapeau, un soulter at
dOd lambeaux do sa .1'0bo, preuves incontestables
qu'ollo Il vait été nssass106u.
- Je mo souviolls trôs bien J e oola, dit madamo
Br noH.
. - .CCpolH.lun,Llo b.oll Dion, m'a donnlj .J o . l'énergie ;
JO l'al prouvé, Je crOl!
~ . A fo}c o de vOIIlOlr,,10 parvins
~ . La l l' ~ C dans Jos mains \0 mu
ù dominer m Ofl norf
pris Ù 1'6f1 60hir, eL 10 ~l
dI S qu o, ùo 13ordoij,' dès 10
premier momont, aUI'lllt pu me falro suhiT' Jo mÔmo
s o~t,
sans ~Iu'on
. ~fit
.11' : oupçonnel\ Il no ~'8.vait
pa!!
fUll, et, pUisque J étaiS ."lv~nte,
. tr;on dovotr était do
compter oncol'o sur 111 Jus.LICO dlvme. Dans 10. t'ri( ~ ré
je trouvai la fOl'ce n ('crpsUlrn pOU t' attendre le nllfaolc
qui llou1 !,onrrait m'a.l'rachel' :\ ma prison ct mu
(1
�LA JOLIE DAME
55
permet trait un jour de punir, commo il le mérite, le
meurtr ier de ma fille ...
Et vous avez eu raison d'avoir confiance,
~
approuva Madeleine.
Aussijugez de mon émoi, quand je perçUti certains
1
grattem ents de l'I/utre côté du mur, quand jo vis la
biblioLh èque pivoter sur elle-même, une porte s'ouvrir,
quelqu 'un pal'uitre SUl' le souil, ot lorsque enfin, danA
ce f}lIolqll'un. je reconnus Benoit 1 C'est alors fJu 'incapablo dn dominer une émotion si forte je m'évanouis.
« Mes chers amis, je n'insist erai pas sur cc que fut ma
vieanc ollrsde ces troisan nées.Jc dois l'econno.Hre que,
hOl'mif! l'air ct la lumière, je ne manquai matéf'Ïellemr.nt do ri en. Hégnlièrement le valet de do Bordes
m'appo rtait l'indispenl:lable. L'homme qui me sprvait
Il me preto. des livres,
n'était ni brulal. ni lo~uace.
nt je pus ainsi tromper 1 ennui ..Je me rond ais trôs bien
compto quo s'il 6lait devenu l ~ complic e do mon
odieux cousin, c'esL qu'il dovait Y: avoir dans son passé
li U'llqlle gr'uve sec rot quo détenaIt Ron maUrc, oL grâce
.
a.u9;uel celui-ci le lenait à sa merci.
Geneviève s'étnit tue, éplIisée. Jeanne et. Madelome
.
,,'empressèront.
- Il est cleux heureR du ma.lin, dit colle-QI. VOLlS
èLes il bout de rorces, madame Geneviève. [1. faut .tlLl'e
l'aisonnable ot tâchor ùe dormir un peu. Jo dOlA qlllttCI'
Tulvan à six heu/'cB; je VOllll prtJLel'ui uno. ~e mes
lobes, et VOUt! partire z avec moi. PCI'Ronnr. 101 ne so
doutera de l'ion.
Commc vous ates tous bons, 1'6pondit madamp
.
Talmont ..Je pUI'Lirai donc avoc loi, ma b.onnc M~de
me,
p,'ooha
nlllt
la
avant
r
cl'aindr
Ù
rion
rs
loine. D'ailleu
Inon geôlicl' nc descondant quo 10 so!r.
Je oompro ndll maintenant.. dlt le garde; c'cRI
t élu domici Il'
pour ça q lH', de puis drux uns, J u!ien av~i
vOus surmlCUX
JOUI'
...
1
chusse
do
n
paVIllo
ro
dnns
,..
v illr>r, pUl'hJou.
(.:\ pf'udnn tquc In8 dcux rl'mme sllnslnllaJ ont de let 1f
�56
L .o\. JOUE TJMn:
mieux pour qu'ell e pût f: ommeiller, l'infirme ajouta :
- Je voudrais savoir, mon cher Benoit, commem
YOUS avez pu parvenir jusqu'à moi?
- Vous vous souvenez du sphmx, madame Gent>·
\ iève? ce sphinx qui vou s i!lLriguait. tant.
- Ah 1 le sphinx, répondit colI0·Cl . Eu o(fet, j'avait!
toujours pen sé que cotte s tlll,ue dissimulait l'entrée
d'un soutelTu;n.
- No parle;: plus, madam e, insista Madeleine
Lemire, et reposez-vous u'jci notre départ.
La veuve de J\Jamice Talmont esquissa un sourire
de reconnaissance, pui s, vf,lÏnc uo par la fatigue ct
l'émotion, elle s'cndormlt.
Cep ùndant que lour Hile vcillai t , la roscapée, Ir
ga rde et su fomme, LI op troubl és peul' Re meltl'o au
lit, tinrent conseil.
- Madamo Gonevi6vo a Ron plan, se dirent-ils. Il ne
fuut pas 9ue l'inCûme de Borùes puisso d écouvrir sn
rotrolto. C'ost pourfluai la moindro indication de notre
part pourrait tout gû tel'.
- ru ontends, Jeanno, ajouta Donoit d'un lon qu'il
' ant.
Tu es comme
chercha valJloment h rendre mena~
toutos tes semblables, un tnnt soil peu buvarde. Tu
tû~heras
pour une foi s de bien tonir la langue. C'eti l
compris?
- Hassure- loi, Ernest, répondit la brave femme.
Mme. Genevi èvfl peut ùOl'mir tranquill e et toi
OIlSSJ.
A l'heu re dite, les deux voyngeuses quittaient le
chGlt>au. Sans bruit, BenoU referma ln grille.
- Diou la protègo 1 dit sa fomme.
Et, piclt8(' ment. elle se sigon.
�LA JOl.! E DAllE
57
CHAPITRE XI
Il pouvait êtrû deux heures de relevée quand le
garde, ~yant
déjeuné, s'en fu.t dans le purc pour y
accomplIr, selo~
ln.c?utume, ~.lves
lr~wux
de jardi·
nage. On conçOIt aÀ.scmen~
qu Il n avmt guère, après
lcs événements ùe la nuit, la pensée ù la besognc.
:'\,Iachinalcrnent, il se dirigca vcrs la statue du sphmx.
A l'entour du socle, ùe nombrcuses cmpreintes dEl pus
L'taient visibles qu'il s'emprcssa de l'aire clisplll'altre
pur prudence, puis il continua sa route. 11 avmt à
peine {Jarcouru cinquantes mèLl es, lorsqu'un spectacle
l11attcndu le cloua sur place: un homme était couché
en travers de l'allée, face contrc Lcrre, ct ne donnant
plus signe de vie. C'était]e comte Max de Talvall,
étOfl\]U sans connaissancc. DeS80nant scs vêtemontl:l,
Benoit vit au premier coup ù'œil qu'i l n'Mait pm;
morL.
Avec sa manie de pl'omenadcs solitaircs, pensa·
t-il, çà devait lui arrivcr'. Jc l'avais pourtant
prévenu!
Un palefrcnicr passait; tout ému, il le héla,
ct tous doux transportèrent 10 mald~
dons sa
cllumbre. Le personnel alerté s'empressaIL, perdant
la tûto. Benoit en l'abscnce de l'intendant, donna
les ordres néce;sairos pOUl' que, touto afl'airo cs~a
nto,
on allât cherchcl' ]e dooteur Touohal'd. C'6lait l'heurl'
de Ba consultation, il sel'ait certainement chez lui.
Puis Hilt sortir les import~n.
.
_ Monsieur le Comte, dit-II, a bcso ll1 de colm j Je
reslerai près do lui cn nLlend:rnt 10 ;néJeci,n.
.
Le glu'de demeura seul au chevet ~u
vleu~
gcnttl
hommn, qui n'avait pas oncoro l'CpI'lS conml.ls!)onc('.
La respiration éLait court. Jo. boucho d éform{'e
�58
LA JOLIE DAME
et les yeux granùs ouvcrLs. Les bras étaient repliés
sur la poitrine et le poing droit convulsivement fermé
en soi ne J'ait guère surpris,
Bien que l'accident ~révu
le brave serviteur n en était pas moins profondément
attristé, car il vénérait son maitl'c, le seul qu'il eG t
jamais servi.
ne le quittait paf! det! yeux, l'otlouLant le pire,
Jorsqu'illui sembla diRcerner cl't'Lainos manirost~
do bon auguro et, en eJl'et, Jo malade, lentoment, revint
il lui, Mais le mal était grave, ct Je malheureux ne
pouvaiLni prononCCfllClfl pal'olo, ni rrmuer un membre,
la p,arly~je
é~ant
el~
( , ~ ,m,omout tylule, ?0ullo regard
av:ut l'oLI'OU\'(' sa VIvacIte, Benolt sc dL! quo, s'Il lui
radait, peut-êll'e quo son maître le eOPlprendrait .
. - Allons, dit-il, cula ne sel'a rien, C est quê monBiOUl' 10 Comto m'a rait une tll!I'C peUl'.
I·'amilil'J'rmcnt, le garlic mit sa maiu sur celle du
('hiUelain.
-- ~oy'z
cullne, HUrlOltt, conseiILa.-t-il; 10 uocteuJ'
TOl1churd sora Jù Lion \.ÔL,
Or, plus il obsorvait le malade, plus il lui tlomblait.
(IUC son J'rgard dOvllllait im}J';l'utJJ', ct que 10 malheureuX s'épuisait en vains cJOI'l~
POU!' 60 fail'e cornpl'cndn" ;\ vrc ulle il~st
aneo Binglllièl'o eL Ù 'plusieurR
HOII pomg droit
l'f'pJ'ÎRes, ses yeux SI' POol'l'Onl, ~lI'
Inl'lOo, celui que Uellolt rec,onvai~
dl' ln main. II était
1'\ i~lonL
ClUf1 10 comte voulHlt expl'ltnor quolquo chose;
mUIH 11\11)' !
I~nfil,
Il force do l'I'·f1exion, le ~nl'dc
Crut ~!li8r
que
~on
mullrf1 d';!lirniL quo l'oJl d()f!~OJ'lâL
se!! doigts crispI;!!,
pUrVCJIlll' !:leu!. Avec boaucoup
Ci' il fluoi iluo p()u\'ai~
do prll1C, [('8 mls"I('B8utnLcor~H
il r'ussitùhii
!lIIVI'il' la maill, Un ohjoL mrLnlllque s'en 6vada I)!
10mhuslI1' le flOI. C'<Slnit 1I11111,'dnil/on alloien forL beau,
fuit. d'ol' cispl(' ~"1'
i d'opnlns.
OUf' flein pellt-il hlell :;ignifinr'? prllsa Bonoit tnis
intr~(
.. Quelte (,Ht ('l'Llo nouvelle "'/ligmo"
InlPI'roIYpnnL II' f'omll', il l'l'lflIlI'noiL Bl'lI (1'l(HlinoR
n
�59
I.A JOLIE DAME
face:;, ù l'aiIût d'un réUexe quelconque,
sous tûuteô !eu~'s
dans son regard une négation
"
1
n
r
e
C
S
I
~
li
cherchant
on un acquiescement. Enfin, à court d'idées, il
demanda:
._- PeuL-être monsieur le Comte veuL-il me con lier
ce bijou?
~ it enfin . Un battem ent
L'olTet tant attencln se produi
do paupièros à peine perceptible fit comprendro au
brave serviteur que tel était 10 désir de son maitl'e.
moi, monsieur le Comtè.
- II sera en sQ.reté che~
soyez-en cortain , no vien:
e,
personn
et
;
affirma Benoit
rira l'y chercher.
Hassur6, le malade ferma les yeux.
Quelques illsLonts phJfI Lard, le docteur entrait .
•
•
•
o'
••••••••
•••
A Paris, Gaston do Bordo,; menait joyeuse vie,
jrlUissant on toute sécurité, pensait-il, do son titre eL
de ses droits ill'h6ritage de son oncle, quo !:lon doublo
mn homme pruden t et avisé,
r;rimo lui avait confl~rés.
de faire établir par le comte
tion
il avait cu 10. précau
un testam ent en bonne et duc forme, ct co maîtl'e
(\corni fleur tlons sCl"upulf's so croyait pal'fait emcnt
sOr du pl' rscnt ot de l'avl'llÎl'. Nranmoinll, sa conscience
ne le laissait guère en ropos, ct l'atmosphère de
l'nlvan lui semblait irrespirable. Aussi n',! fai 8 ~üt-iJ
que (le très COUl'ts s6jollrs nt passait dans la r.u flltal n
le plus clair de Hon temps. Grûco à sa relmse Ù Ilot, il
des bûiJlcul's d'argrn t un nouvoau
avait trouvé r.,~
SCl:\
. lIr. I.1l ' pa:;,;uit
on grand 8riO'IH
usait
crûdit , dont j
d
.,
\loiréctl dans un corcle de la l'ue Daunou, IOU e réu nion do J'aristocratie bretonno. C'est ù qu'il receva it
Bon courriC'I", là que le fidèle Julion savait le joindrr
pn cas d'ur'genee.
Lo soil' du jour où 10 comte do Tnlvall tomba fruppé
Gaston de
d'une attaque foudroynnte do parly~i\!,
Dordes, solon son habitudo, jouait trl1nquillemonl au
oerole, en compagnie do quclqul'B amiJ, SCH hn hi 'lelfl
partenaires au bl'lclgo, 10rHquo III mnlll'.) cl'hùLI'I lUI
l
�50
LA JOLIE DAME
remit un télégramme urgent. Dès qu'il en eut pris
r,onnaissallce, un sourire vite réprimé grimaça sur
ses lèvres, et ce fut le visage bouleversé qu'il dit à ses
compagnons de table:.
'"
- Excusez-moi, messlCurs, malS Je dOLS partir
immédiatement. On m'informe que le comte de Talvan
est. très gravement malade.
r:
' ,,'
,
Sans achevel' son repas, en haLe il, ~ eloIgna, F ' roce ,
quelqu'un l'icanu en 10 voyant f>Ortlr.:
- J'ai l'impr'csBion que notre amI de Bordes vient.
de réussir le grand chelem!
,
Une demi-hcuI'c plus tard, le vicomte al'rivait à la
gare ~1onLpaJ's6e,
j uS,Le ù t~mp,
pour tia,ut.ol' dan s
Jo r'lplde de DI"st glll dc'marralt d l' J~'
Et,lfin Il touchait
au but.: l'heure tant alll' ndue allaIt blCntôt sonnor.
Cynique, il spéculai~
~Ul'
Ja mort ~e son oncle, édinant
avant. la lottre do 11'lrJfiques proJols d'avenir'.
- Quelle bonne nouvolle pour ma charmante cousin e 1 ruminait-il l'œil mauvais, savourant par avance
Jo plai;, j.r sadique de Ja lui annonncr lui-mêmo.
Et cepclIdunt., tlU liou do bât.ir dos châteaux 011
Espagne, ii cût. mieux rait cn cù~
instant do BOl'cmémOTer' J,o mot de ~r;nce:
« C'~st
tO~ljJ'S
l ~im pl'évu
qUI UJ'rJvo Il , Or, Il 1 ('ntcndre, IlmpI'CVIlIl'exlst!lÎt JHlfl
pOlll' lui: il,a\:ait tout. régl(', ~OIlL
rwsé; il se clOyuit
malLrc des eyencmlll! !,:l. Les evénem"nts ullaiellt. sc
charger bientôt de lUI prouvel' lc contr'nire. En clTet
tout. se paie dans la vii', les fauleR comme 10 festo ct
llOUB nu so mmes pa? muî~r
de l'(:chrance, cel~-i
ul'l'ivnnt l'l'osqu e tOIlJOlll'S U Illnpl'ovlsto ; ct e'est bicn
Cil qu'il y n (h ~ PH!,
<.!~la
do lIol'des dcsccnd i,t «lu train le Icndl'mnin
matm, Il trouva sur 10 qUE\! de ln gare .Julicn flui
l'att endait, cL fut f(\p
~ par l'nltf:ration do 60S traits.
Tl lui parut dans un 6Lnl tIc noryolllt.é oxtrèm ,C'otniL
II 800 point de vue d'aillours, 10 meilleur indien do I~
nouvrl!e qu'il uttondnit.
- 1101'L ;' int t'rTo~I(1
t-il (\n aaulnnt. du Wi1!;fll\,
�LA JOLIE nOIE
61
L'inten danL fit signe que non. De Bordes ne dissimula point' un geste de contrar iété.
- Le cœur? s'inform a le vicomt e.
- Paralys ie généra le, précisa Julien. Mais le doetour affirme qu'il s'en tirera cette rois~c.
Invité par son maître, il dut raconte r ce qu'il
savait, regrett ant de l'avoir dérang é inutilemenL.
- J'aul'ais pourta nt bien cru qu'il n'en reviend rait
pas, dit-il en manièr e d'excus e.
Or, do Bordes ne fut pus sans remarq uer le trouble
grandis sant de son homme de conllance, trouble qui
était si peu dans ses habitud es, que cela ne lui semnaturel . Sans rien dire, et tant que dura le
hla pa~
trajet de la gure à Talvan , il l'obser va.
(( II Y a quelqu e anguill e sous roche, se dit-il; le
gaillard me cache quelqu e chose, ou je me trompe
fort. Il
Enfin l'auto stoppa devant le perron du château .
Le vicomt e en descen dit rapidem ent et, sans prondr e
le temps de dépoui ller son mantea u de voyage , il
monta quatl'e à quaLre à la chambl 'c de son oncle.
Comme il ne faisait pas jour encore, les double s
rideaux des fenêtre s étaient soisneu sement tirés. Une
simple lampe de chevet éclaira It la pièce. De Bordes
s'appro cha du lit, 'près duquel veillalL UIlO religieuse.
Le malade semblait. dormir .
- Veuillez m'excu ser, monsie ur, dit la 8((:UI' à voix
basse, mais le dooteul' Toucha rd exigo qu'on luisse
reposer M. 10 Comte.
Néanm oins le vicomt e demeur a quelqu es instant! '
silencieu..'C:. Il Bongeait, mais la façon (JonL il considél'ait 80n oncle était. loin d'êLre amôre. Il eut un
llnusse mcnt d'éfaul es imperc eptible et gagna BOn
:\'ppartemcnt. 1 fit une toilet.te rapido ot sonna.
J'Inten dant. Au bout d'un instant celui-ci entra, la
tigure plus décomposée C!ICOre, mais de Bordes n'eut
pns 1'0.11' de s'en nporrevOlr.
- Ce n'est pas encore pour oette foia-ci 1 dit-il aveo
�62
LA JOLIE DAME
cynisme en allumant une cigarette. Décidément mon
vieux b;ave homme d'oncle !le plaît parmi nous 1
Il eut un aITt'cux sourire.
- Il est de fait, répondit Julien nervcux, qu'à son
âge bien d'autres y seraient restés.
- Bah 1 n'en parlons. plus, dit le vicomte.
pms. :
.
[J pri t un teOl~g,
- A propos, aJouta-t-d, que devlenL notre gracieuse
pensionnai re?
Les yrux oxorbité'l, .Julien o~vrit
la boucho pOUl'
parler, mais aucun son n'en SOl'lIt. ~n
fauteuil était..
près d' lui. Il dut chercher un appUI.
Eh 1 bien, 11urle, voyons . .le t.. écoute.
Mais au lieu de répondre, le majordome fut ]?ris
d'un tremblement de ~ou s ses membres. Sournolse
l'inQuiétude gagnai ~ 1,0 vjcom~e.
li, fit un pas ver~
.Julien cL, Ics youx rlves aux BlenR, II ordonna d'une
voix que la ('ol~rc
assourdissait:
- Je to i'lOJYIme de t'expli9:uer. Qu'y a-t-il?
L'intendant, le front mOlle, fit un efl'Ol't suprème
(' \" péniblemrmt, laissa tomber ces mots:
:...- Madnm,' G (l IW VÎ() V
- Eh! biell l
Partiel
- Tu diû
- I;;vadr"e ... ccL!,c nuit ...
La roudre, /jorait, tombre Ù SCR pieds qlle de DordcR
Il 'oû L PO q l: pI'OUVI! un ~lt1f!
grand srusisserncnt. Il
agl'ippo .Jul1cn p~r
l~s
':pnulcR, l't, 10 !\ecouant de
LoutCi! s e~ f()!'('rs, 11 1U1 cnu :
Tu es rOll 1... [l0.r Lio ~ .. , Tu mellS 1 Co n'est paR
vl'ai t Co n'esL pOR vrOIl H,l'pondK donc, bl'ULo dis-moi
Cl \1(' cr n"
O!\L paR
vrOl
1
'
Efl'ondl:(\, l'inlendant !II, ur: gesto dpI:! bl'us qui vou~uil
~xl)fmr
tont (1 la fOIl; Ron d6!1ospoir et Bon
lmpUlssance.
,
..
Comme un fOll, le VIComte, SUIVI do Julien 80 prroipila ver,1 10 pnvillon do OhO)\90. Aven des gestes do
�LA JOLIE DAME
63
la trappe, plaça
dément, il bouscula le bahut, ouvri~
l'échelle et descendit en oourant dans la chambl'c
secrète. Elle était vide, En face de l'(~videnc,
il euL
un accès de rage atroce. A grands pas il arpentait la
pièce, Re martelant la tête de ses deux poin
~s formé s,
criant des mots sans suite , maudissant, blasphémant,
Je visage ruisselant de sueur et l'écume à la bouche.
- Quand? .. Comment? ... l'rI' où ?... Explique-loi,
bandit?. . C'estLa fauLe si elle ~'ef.it,
'nfuieL .. C'est ta
faute, à Loi, qui en avais lu gardel ... Mais je la retrouvorai, ct tOI, oh 1 toi !Lu me le paieras 1
Laissant passer l'orage, Ju!ion, rn mols entrecouJlû~,
expliqua romme il put ce qui s't' laiL yassé . La
nuit prrcédente, vers neuf heures, aillsi qu'i en avait
J'hablLude, il éLoit desrendu portel' fjOn repas ù la prisonnière. Dans la pièce r{'/."{nniL un grand désordre.
Le maLclas gisait, (lU nlili"ll dl' ln. chambre. Dos
vêtemollts e~ ÙC~
ubjets de toi1c~e
élaien~
épars sur
le sol. OuanL Ù Gonevièvo c1lo avait disJ.lul'u. La chose
lu i fl('m Tllai ~ lot.cmen~
i/lcorll pr,"hofiSlble, puisqu'il
u'exitlio.it ù H:l cOl1nuissuneo aucune o.utro iss ue que la
tl'appo. Or, il n'avait pus quitté le pavillon, ct nul
n'aurai t pu culevOl' la priMonniÙl'e ~ans
lui clonnor
l'o\'eil. Ion; pUt' où était-elle passée, pI nvoc la complicité do qui !l'était-clio évaùée?
Lr.; yeux hagards, le souffle couri. ct ruuque, de
l:unlus I10 somblait pus l'entendre.
- Qucn'ai-jo ob61à mupremièl'ejrloc, murmura-t-il,
los donts lIorr6es, quo no l'ai-jo 8uppl'imoo ... comme
l'autre 1
L'int nùanl no relova pas lu phra~e.
J'lul' violent
oncoro, un nouvel accès do ra go terrassa 10 vicomto,
dont les mâchoires grinçaient.. . .
- Je Ruis perdu, perdu 1 gémIssaIt-lI. EIlI.' va revenir c'est corlllin. Peut·Oire mêmo est-ellc déjà là 1•.•
Mais je dirai quo co qu'cllo l'Monte osl faux ... qlle co
liOnt dos mensonges ... quo c'ost 0110 qui mont. .. pour
mo perdre 1 Montcusel mcnteul!o 1 Et puis il y Q sn
�64.
L .\. JOLIE
DA~E
Iillcl. .. Sa We ... Elle va la réclamer, sa I1l1e! ...
comme si je savais où ~le
csL .. sa fille!. ..
Il parLitd'un éclat de l'H'C aITreux, épouvantable, un
riro de démon, gesticulant, ,so roulant il t erre, en une
'.
.
terrible atLaflue de fol/e fUl'l?use..
Dans sell calu~
q~
Il a.val. ?l'U~
SI yrécls, 11 y uvalt
une inoonnue qu 11 n avatL P?l~L
prevue,' e,t, par e11.e
il voyait, on une seconde, 6 elfoudrer 1 édifIce qu'Il
jugeait inébranlablc,
C'était la fin du r3vc, le commencement do
l' xpiation.
CH PITRE XII
- 1\101's, Guy, que décidcs-Lu pour la voitura ?
VoHù daux l'ois que je te pose la même quosLion ct
tu ne me fais pas l'honneur d'ullo l'tiponse. La pre~d
s Lv, oui ou non?
,
,
Le docl~ur
de Brml?n, q~l
sc levait do tabla, se
J'ctourna Vlvcment ct repondit :
- Oh! pardonne1.-moi, more : je n'avais pas
entendu, Vous pouvez en di s po~r:
je no Rors pas.
filme c1ç B~'aiJon
le sui v!t ~cs
yeux pondant
qu 'il s'élOIgnait, non. f\~ns
1aVOir mbl'assée tros
a Irectueusoment, Qll'ayaIL. donc Bon grand flIs dopuis
ma~cr1H'
l'avel'lissuit
l'luelque teffi'{>s;' S.IHl lnst~cL,
flu'cJle d~vra.IL
vClll,or. Lu~,
cl .or?lnaire si maUro d
lIoi parHissalt SOUCieUX, .Imp nutrnble. Cn changemu'nt ù'humeul' . remontait
!"\ deux Illois enviroll ,
..
l' P0C) ue où cortamo pensIOnnaire mysLériouRe ' tait.
ollt.réo li la clinique. Sap!! nul doute, c~to
jeune femmo
dont 10 doctou: pOrlo.l1. on tel'mol! III (',Jogicux, avait
l'Qit IIUf luwn~
ImpnBSlon pro,Condo ot,l~è'
prudonto,
Ile no pOlrvo.lllO dMl.lndl'O d nno cortamo npprohon/Il on ,
Z tt, cllc·m(mc 'cmblail cr)nJ1(i~",
nf'pllil; 1 jour
�65
LA JOLIE DAME
la première fois, elle J'avait aperçue entran t
dans le cabinet du praLicien, ello l'avait surnommée
I( la jolie dame ».
Or, tout réeemment, avant que le docteur partiL
pour sa visite matinale à la maison de sanL', madame
tIe Bl'ailon avait surpris uno scèno qui avait afTermi
soupçons ot ausBi seB inquiéludes.
~es
Le médocin 'tait assis à son bureau, la Lête l'enYOl'Réo en arrï're . Il n'avait devant lui aucun livro,
aucun travail. JI sOI1l?eait. Soudain Zette, à IJUS de
loup, était entrl'e eL s approchant par derrière de son
papa Guy, lui avait mis les mains sur les yeux,
- Coucoul dit-elle en riant de loutes ses quenoLles,
devino qui est là ?
Guy avait soud, mais le pelit rayon do soleil
s'assombrit subitemenl ct, montra nt 8es doigts
mouillés, deman da:
- Tu plouros?, .. Pourquoi (,u ploures?
Le doctour 'mu caressa Zotte et l'assit sur scs
gcmoux.
- Tu sais, avait continué l'enfant, « lajoli damo ",
plIe plourait aussi hier. Mais j'ai dit quo lu lui donncr:us sûrement des youx.
- Et ... qu'a-L-oUe répondu?
-- EJle m'a cmbrassc'e forl. .. Oh 1 Ai rorL!
. Cuy, lout commo cc la jolie dame ». avait mbrassé
ZetLo 'pCl'dum nL, disunL :
- Tu l'aimes aussi, Loi, cc la jolie dame? Il
HIlI'priso, s'lilait
d'(l~re
Mmo de 'J'niJon, c'loigna~
vile écliJlsf'n; moi/! ol lp Ol! BHvait aBI:IOZ pour el.t' kl't!
Hour' iouso. NOll pas Ilu'rlle rùl Hysl6maLiquomont
hosLilo il ec qUI' HOll Oh! so remariâ t, <.L donnùt ainsi
Suzanne, mais c'Glail
un o maman fi ,;0. dlc'/'e ~l'LiO
ù caUHO do 1 Ollrunt que 1 choix lui scmprflcis~mon
bJnit devoir rtre pl\18 dillicilo. Son fils sernil-i l asscz
maltro do Bel! sentimonls pour disccmor la femme
capable d'cHever rlS\l!'loul d'aimc!' son enfant? Depuis
"on veuvage, il semblait vivre dans 10 seul souvenir do
OÙ, pOUl'
~
�66
LA JOLIE DAME
la morte et, chaque fois que sa mêr~,
discrètement,
faisait allusion à une nouveJl~
unIOn, il en avait
écarté l'ido;je, donnant c?m!lle UnIque pro texte qu'il so
trouvait très heureux oms!.
Or Mmo de Brailon, en more pl'évoyunte, avi~
son plan. Ello voulait se rendre compto par elo~
même, se disant gue le moyen le plus sür était d'aller,
flls le sû t, roc~natLl'e
10 <;langer.
.
sans que SO~
Elle avaIt prétexté qa.ollo devaIt aller ral'~
quelques emplettes. Au .1 lO u de cola, elle so Ji!.
'onduire à la por.te Dauptl!~
oL, l'envoyant 10 chaufr ur, s'on fuL Il plOd à la chmque, au ~raves
du Boi~,
L'instinct maternel de Mmo de Brallon ne la trom.
pait pas, eL le changement qu'elle constatait ohez sou
Hl!! prenait date en même temps quo l'attachement
do 1 enfant pour la mysLérieullo mulade, tlLtaohemcnt
cL changement d'humcUl' provoqlléK par un soul oL
même fait,.
Comme il BI'rive souvenL apl'ès un ohoc lUol'tl1 Lrô;.,
violent, une Horl,e de torpeur avait Huceédû ehez
IHJl'VOUX nus,'
Geneviovo Talmont ù J'éblaomcn~
pal' ~n ~éli
v.rancr , ~'oBcurit6
dans laquello son in.
fil'mtLr 1 nVl\lt. plongeo .t nouveau prolongeait sn vio
do 1'0011180, ct ~Ilt'
dcvai~
r!lire flane oosse presque un
cffort de .pen8~f',
]lour rrUhRel' ~o changoment Sut'vonu
dam, Ba slluaLlOn" DlIran~
plU/:!1 ur(:! jours, étondue HUI'
Hon Ji t 011 ,sa ehmso longuo, 110 sembla dormir, no
prenant l'leU ou pro quo, malgr6 les nIToetueu80B
Insistances du doctf'~I
a!, do la garde-malade, C lui.
ci qui, dès I.e pl'e,mlCl' 1lll:lLant, avi~
<iL{ intrigué
ct Ir my/:!tol'e qui l'I'Intourait.
pal' sa pon8~fure
ohorchait vrun"lIlont tou/:! lef! moyenR do la sOI'Lit' do
oot Plgou'd~BSOInt,
~o.rbidc,
,
UI' un SOli' qu 11 B et.alt attardo Pl'I'II d'clIo on vint
le p;(ovcnir ,quo Zetto, nt !vlnrie.Anno. l'oL~ndif,
JmpntienLé, II ?onna 101:drn do l s fllll'(' onkcr doml
Ron cahinet, malll uno !1 r11 ln VOIX suppliant!' oncoro
(1 110 décifl6r, s'élevu tout il (loujl Ù('ITic'ro III P;I'Lo.
�LA JOLIE DAME
61
- Papa Guy, s'il vous plait, je voudrais voir « la
.
.
jolie dame Il.
Mécontent de ceUe mterventlOn pOUl' le moins
inattendue, le docteur s'était levé, s'apprê tant à
sévir, quand la malade) insLinctivement attil'ée, lui
dit;
- Docteur, je vous en prie, laissez-la venil'.
Nullement intimidée, Zette entra eL tout droit s'en
l'uL vel's le liL. Là, marqu ant un temps d'arrêt, ses
yeux bien ouverts enveloppèrent d'un regard subitement attendr i la jeune femme, qui semblait inerte.
Le médecin assit l'enfan t SUl' le bord du lit, à portée
de la main de la pauvre infirme, ct ce qui se passa
ensui te, Guy de Hrailon ne devait jamais J'oublier.
Dès qu'elfe sent.it l'enIanL près d'elle, la malade se
mit sur son séant, 'L, do ses mains malhabiles) elle la
palpa, s'y cramponna, la pressant contre elle, comme
Hi elle craignait qu'on v1nt la lui reprendre. ZottA"
llon seulomenL n'avait paR peur ct ne cherchait poin "
il se libér 'r de la brutali té de ces caresses, mai"" Ef'mblant deviner les intimes penséo ll de la malade, elle
l'embrassait à son tour de toutes IlIl!! forces. C P lu L
alors la duwnto attendu e. Dèil qu'olle tlcntit sur son
visage le8 baisers de l'enfant, G neviôvu, en proie ù
éclata en sanglots. Avec
~a ble,
un senLiment ind6f1s
r lui en lova Suzanne;
doctou
10
lions,
J'inl1nios pl'écau
duranL UllO heure olle pl 11ra Huns tl'êve, el, cc fut 10
commencoment de la gUél'isoll.
DepuiA ce jour, Zette vellait visiLer G~neviù
plul:!if'ul'H fois par Bornainr, ce qui permet taIt il Guy
rl p s'attard er pl'ès do 611 mnlado cL prnôtre r plllR avant
dun l! lIlln inLiJniU'. A lu clinique, cbocnn conHidél'llit
l'tweug lpomm e une pal'f' nLe, ou,. tout nu .moins,
tomme une amie inLime ùr la Camille de Brallon, ot
le ùoctelll', avec inlenlion, n'en dissuadait personne.
(;p!Jrndunt Mme do Bruilon Cll'I'ivait à 1 maison de
IUlJ~.
Tout JI' prrsonnf'l, dopuis 10 portiCI' jusqu'à FinOr-
�68
L A JOLIE D A lII E
mière maj
or ,~nait
en haute es time la mère du
en erret une fem;nc au grand cœYl'
prati cien. C 'é ta~.
et d'un e simphClté char1!la!lte. ~lCn
(lue marqUise
authentique, elle ne faIsa it pomt parade de ses
dix-sept quartiers de noblesse, ct, . de même qu e son
fils ne voulait être que le Dr de Brall on, elle demeurai 1
pour tous Mme de Brail~n.
.
A l'infirmi'ère de se rVi ce, elle dit, pOUl' donn er le
chan ge qu'elle serait heul'euse de voir qu elqu ei'\
mald
e~ , Blle ne s'attarda guère à ces visiLes, ayant
1I ( ~ a nm
o in s un mot aimable pOUl' chacun, mais pria
qu'on lui jndiqu
â tJ~cha:nbre
de Mm~J
e anoMrd.
Puis no voulant pOint, aJouta: t-elle, etre un e entrave
auX o hlj ~ ation
s de son emplOI, elle congédia Ja garde,
frappa dl sc : è tem
e n~
~t entra .
"
.
Une deml-obsc,:!Tlto pruden,te rpgoalL d ~ lI! ; la plèce,
d' "pais doubles, rtdeaux ta,m~
s ant
la IUrTnoro. Cepen dant, du pl'eml or coup d an l, Mm e de Hrailon fut
fi xée. Des fleurs parl?ut" l'artn~em
o nL
mêmo de ln
chambr'o , le som partlCuhor qu e Ion avait pris pOUl'
lIonnel' à la malod e 10 maximum de confort tout ceL
ensembl.e . d'aimableB d é t o. il ~ tradui sait 6 1oq~
e m
e nt
uno solliCItude de t?U ~ los Instants, non pl'ôvue dan tl
l'aridité ùes proscriptIOn !:! médi cales. Le dos ù la
renôtrc, " la joli e, dam Il reposait !tur un o chai St'
longuo, Ip!l yeux ,solg1.l cu!lcmont La nd és .
La longue l' 'clmn on donL Gonevi "vo avait ,; l f;
vi r' Um e avaiL dévrl opp6 eho7. 0110 10 sen s de l'oule,
si bicn qu c, n'entenù an t p flS lin o démarche fa mili ère
Pil e demanda inquir Le :
'
- Qui va Ih?
L n timbl'c chauù rio lu voi X', le (' lIunn e na turel
"mnnant ùe )' infirmn pl'odIJi Hirl' ol, c!t f\ 7. 10. vi siteus '
IIn n impress ion très vi ve cL /l ott ement favorable, et ce
lut pl'osquo le.a larmes ~IX
YPlI X qu e cell e- i l'{- pondil :
- Unll aml O... Jo. m!' I'!" du dooteur de Bra don.
Et r1 1p se rra dan les siennes les mains dE' ln jeullf'
fomme.
�LA JOLIE
DA~IE
60
- Excusez-moi, madame, poursuivit-elle, d'avoir
forcé votl'e porte, mais je n'ai pu rfÎsistel' au désir dc
vous connaître. ,\1a petite Suzanne ne parle q'ue de
vous. Vous êtes devenue pour ellc tlnc sorte de fée
bienfaisanto qui J'ègle tous ses actes, môme à distance ,
Mon Jils ct moi en sommes émerveillés, De quel
III1isman dispo~ez-u
donc, pOUl' avoir tl'ansformü
ainsi notre petit dIable?
Geneviève, très émue, répondit simplement:
- J'ai perdu, madame, une fillettc qui aurait son
iige. H \las 1 e'est Id tout mon secret. Of, s'il y a vraiment une féo bienfaisante, c'est bien plutôt celle
'hère poLite ~ui
pour moi Lient co rôle, et je suis
llCurouse de loccasion qui m'est olTerte do vous en
remercier.
Un éclair de joio brilla dans les yeux de Mmo ùe
qui ne tI'ahissent pas:
lJl'Uilon. Il est eer.tains ~cnts
cette fomme étalt vrarment une mo1'o, capable de
lout umour cL do touLe soulIrance. hlr quelques
touches adroites, elle évalua ICB soins rliscrètcment
attontifs du douteur pour sa malade, en tiranL Jes
conclusions logiques. Son rogard no quittait 'pas
Geneviève, laqucll ne so doutûot point d'êLt'e awsi
observée, ,HUI plus que du mobilo de ceLte observation, parlait do tout co qui touche davanlage lc cœur
d'ulle mère ct d'une grand'maman : son fils cl sa pelitefille.
Très vile, Mme do Brailon acquil la certiu~
que
la jeuno lemme n'avait l'ien Jovino des BentIm0!l~
qu'elle-même pressentait chez le docteur, celUI-cl
6'cJTnçant délicuL(·rnrnl devant J'cnfant. u C'est Zette,
!le dit-oJle, qui sort do lien cnll'P eux: c'cst à ~a
f'lmffie quo Guy adresse se, ltornrnugPtl (hscl'ots, mali"
C'PHt la moro qui l('s reçoi L.» ('ci comblait d'aiso
Mme dc U1'ailoll, ,t Hon eXHnH'l\ rut He ]lrolollf?cr SanB
~rl'i1e-JOI!(\,
rnainLCJ,lanl libon',o de sa pnncipale
Illquiélud : 1· sort cio 1 enfant.
tout hllurcuse, l'cxccUQnte femme s'apprêtait ù
�70
LA JOLIE DAME
prendre congé, quand, au m~ent
de partir, une
Idée lui vint. Souriant myatél'leusement, elle diL a
Geneviève:
- Nous 'avons l'intention d'aller passer les fêtes de
Pâques en notre JH'opriété do Marly. C'est, je ol'ois,
le momenL où le octeur compte vous J:et,irel' définilivemenL tous vos bandages. Vous se l'alt-l 1 agréuble
d'achever v?tre c~nval:'soe
à la campagne, près
de votre petIte arnlC Suzanne 1
Geneviève, émue d'une si charmanLe attention
fondit en larmes, e.t Mma de ~railon
miL à J)rofit SO~
trouble pOUl' obtemr un acqUiescement. PUlS, commu
elle allait quÜLer la pièce , l'aveugle lui tendit les
deux mains, mais la visiteuso dit, en acceptant
J'olIrande :
- Permettez à la granrl'more de Zotte do vous
em')lns~r,
comme voLre maman?
EL leBdoux J'emmeA, sponLanément, s'étlèignironL.
CHAPlTHE XllI
Rflstée seul ,Goneviève eut poine à mettre de l'ordre
vis!lo, à.laqueIJo elle était
loin do s'aUcnd,rc, t qUi 1~VIlL
prlse au dépourvu,
J'avaiL profondement rcmu!'!.'. Comme on était hon
elle IIppr6oi!1iL la douoeur de
pOUl' elle 1 ot comb~eI1:
celLe cure morale SI dlscrèteffiPnLdoi:!éo,lllquellc appol'Lllit à son immense délrrsso un soulagement plus vif
rncore q~e
les ~ons.
c~Jrpoels,
p.oul'lanL, si patients,
hi attenLlfs cL SI JtHlJclOux.1 AUSSI, depUlf\ trois mois
CJu'oJlo avait quiLI,é sa pl'l8on, un changement tolal
s'élait faiL en elle, physlquomcn~
el,. mOJ'alement. C
traits tlrés, au toinL d
n'r'Lait plus la grahatail'c ~'!x.
l'iro .t prématuréomcnt vlOtlho, 10 pauvro ~Lrc
à bout
do forces oL lUI:! de lutter, quo Bonoit aVilit cmporLü
hors elu souterrain.
IIormiR lion infirmilr. ~lruo
Talmont avait rctrouvu
dans Bes impressions . Ce.Lt~
�T.A JOLTF. DAME
71
Lout l'éclat de sa belle jeunesse, étant reprise chaque jour
davantage par un grand désir de vivre. D'ailleurs le
docteur l'avait assurée de sa guérison prochaine.
Elle se pri~
à ,réfléchir sur l~i,
rendant hommage à
son tact aUSSI blen qu'à son llliassable dévouement.
Par Madeleine Lemire, qui venait souvent la voit·,
elle avait su qu'il était jeune, très bel homme; mais
l'huI'monie de so~
physique, qu'olle ne pouvait
('onnaHre, ne pesaIt guère dans la balance, quand elle
llongc(1iL à ses qualités de praticien et plus simplement
d'homme, quo Je mot bonté résumait toutes.
Elle pensaiL aussi ù sa chère petite Zette, la lumièr'e
de Bon ombre, la joie de ses ténèbres. Chaque visite
dp SllzanDo l'attachait davantage cL, derrière l'enfant,
peu à peu elle commençait ù découvrir le père.
Lors d'une récente visite de Madeleine; elle s'était
délibérément lancée dans l'inconnu,
-Commecelasentbonl dit-ellll. Qui donc m'apporte
touLps ces fleufs?
, n'avait pas
Mme Lemire, par di.Bcréti0':l Buns ~out
savoir:
l'épondu; mais GeneVIève qUI vo~lat
C'est toi sans d01110, ma pebte Madeleine? pour!!uivit-elle.
Sur sa réponse négative, Geneviève insista:
- Mais qui donc?
La fille de BenoIt, se doutant de quelqul.' chose Ill,
mia., nu pied du mur,. dit enlin :
..
Mais c'est la petite fUIe du lIocLeuI', Je érols.
Toutcs ces choses, Mrne Talmont se les remémorait.
Elle 80 rappelait jour pa~
j.our Lo~t
ee qui s'é~it
passé
depuis son entrée il. la clinIque. Elle se rend~lt
c0.t;Dpte
<.le lous ces mille rions, de tou les ces attentlOns Journalières qui, malgré sa pervétuclle nui~,
se f~iaenL
t:>loquenLfl. Ello se souvenalt de la première vlSlte de
Zeue dei! rétjcences de Madeloino. Enfin oHù revivait
le to~
dernier chnpitre, auquolla porto so refermant
SUr Mme de Brailon avait mis le point. final. Ce
T'otour sur ce passé si proche éclaircit d'étrange façon
�72
L\ JOLIE DAME
les senLimenLs qui avaient guidé près d'elle la grand'mère de Suzanne, et ce fut comme un renouveall
le, Yoyagcur pel'~u
dans le désel'L
d'espoir. Ainsi q~e
ct mouranL de sOif decouvl'? tout u coup la sourc~'
bienfaisante, ainsi Genev !èvo, ay~nt
subitement
ronscience de cette atmosphel'e de paix, de confiance
cL d'affection fun;lÏl.i?]?, qu'elle ~'espirat
Ù. plei.ns poumons ct qui la vlvlfJalL, l'emcrcHllu Providence.
C'epe"nd;nt: ù . Tai:ru'n, 'C~SlO:1I
;[0 '13~I(l:,
'dejJUi~
J'évasion de ~envlèY,
Ylva,lL ,dans un llerpétuel
cauchemar, L ombre de sa vlcttme 110 lUi laissait,
aucun répit, 01, il ~':üte!ldaiL
à chaque minute il la voir
paraitl'e dovant luI. l omt dr: l' mords, cortes, mai:;
l'ell'roi chaquo jour croissant, du châtiment prochain,
N'6t~nL
point parvenu, mIgré d'inlassables rech ol'ehes il découvl'ir J'issuo par laquelle avait fui Ha
pri s i~nèfe,
10 vicomte avait fini pal' so convain('I"
qu'ol! avait gagné. la C?to, pal: le SCHltCl'rain. Il 1'\ "
souvonait do ce qUI avaIt l'Lo c!lt dan s le pavillon dn
chasse, lors de la v,enle du bahut, au sujet rie cette
mystérieuse galen" Inqu lIu l'oliait, d'après 1('fi
hisLoriens, 10 chaLoau u ln mer. Peut-~l'O
Gllnevièv
1.., J 1 ~(' rac.oh~i
Lù celte idé que,
s'était-elle l~O,Y('I
Il cOlHu(\('l':ul commo un espoir,
dans ~ on nVlh!s~meI\L"
mnis Il nn tardait pa~
u sr l'ondl'r ['ompte do l'inonilù
d'une tello ItYPOlhr\!;o.
DOIlK sa ragr in,l\ssollvic, lout. If' p!"I'sonn ('1 dl'
Talvunlui pari
8 ~alL
R\l~pr('.
Srlll .JlIlien tl'ouvoil
grûce! dova~t
IU,I., nr rl pr,nsaiL. quo l'intendant,
(lUolque cn,viC qu 11 o~ eût" n.umull point risqlll" ln
trahison: JI est rorLulI1.c!o\ JH\I:~o
qui no so jou nl pa "
Plue fi ue do lout aU~I'e,
JI se (ldlHlt do BenolL cur il ("011 n!li~\at
~on
ntlac~or
~I Ù sa l'oullinr: Al1~Ri,
dr'. s If'
1(\IHlrmnJn (\r lu dlspantlon do CrnrVlIlyr, il imorinu
I1fl )ll't"lrxli' ,I]uclcollc(ue pOl!r S,l' l'rn,r1I.'r r;hc7. Ir gordt. ;
mai . ; l'arcu!'11 ~nlqI1r.
qlll )u~ fut 1(\\1 le ('-'ln 'ninl.juil
quI' la pri!\onnl ore n ét:.uL pUI:I lu,
�LA JOLlE D Ai\l J,;
Quant à son oncle, il ne lui rendait que de très ra re~
v isiles. 11 sc sentait mal à l'aise en sa présence ,
mettant à l'ac tif de sa neI'vosité maladiv r l' impression
désagréable qu' il éprouvait quand Je comte le
n'gardait.
Celui -ci ne s'é tait, pas remi s de so n a LLaque. La
paraly sie des membres éLai L clemeur "e LoLale. 11 nI'
pouvait. poinL parler; mais, ay anl conserv ; la pléni Lude de scs J'acull "s , il devait so ulTri!' moralemell l
da vantage . qh.aque jour l'infirmièl'e que lui avait
f' nvoyé fion vlOd ami Touchal'd roulai t son fauteuil ù
lI'a vers Je parc. C~ la ql e jour aussi le hon et fidèle
HenoÎl s'a l'rangeait pour sc trouver HU I' so n passage ,
el le bra ve b omm e pouvait lir'c dans les Y011 X du
\wrnLr Cill e celui .. ci éprouvait ù ces l' fJ n co ntr r~ , plus ou
m oin R t01'tuiLes , un e évid 'nt satisfaction.
Quond la L c mI ~s s'y pI'êtait, l'inûrmi ' rc, choifl issan L
un coin hien abylLu, y arrêtait Ron malade, le plUK
Jongt mps pOSSibl e, et, cepend ant qu'e lle ll'icowit,
l1enolL If) menLon sur le JYlanehc du râ teau évoqu aiL I(!
pnfls(', ce rtain ~ c c l ~ fai !!ait, r laisir' au v ieux gentil homm e. Ah 1 s 1\ aVlllt pu lUI app re ndro la gl'andp
nouvell e, s'il avait pu lui rôvéler tIll e fla Geneviève
ôtait vivant!', mois, hélas t l'émotion l'aul'uit tUt" el. il
fnll aiL nLlendre pour cela d'aHt r :; Lemps, cLqu'on ai l
Jl/'is soin surtout.d le prt\pa rel' lon g t e m~ R d'av~n
ce .
t:11 a ll nd ant c(' Jour ou 1(' co mt r pourrru L revon f\a
lill r obt.enir d'cJl c so n pard on ct mourir' ensuit e l' II
)lo i;, Benoit s'ôv .rlu ait ~ ègrr nor pour lu.i 1eR pl l1~
('I13rmanLsflO ll vcmrs , Ilgre
m c Il la nL Re~
no rra tlOnRfru ~ l "~
pL IH\fHl f1 (,\It' H dt' rhétorique ti r, u Monsieur le Cam lu
so rnpp r ll f' biell , ,\I oI1siour le Cornl <' avait bi en l'i )) , r tc· .
Lp jUr'Clin uge Ht)Ufl'ruit penL-êlt' dr ces longH soliloqll f's,
m:'lIs l'ûmo mPlu'lr ir du co mLe dr Talvn n y trouvai t li
l' I'H p l' i~l es lin ndnll ciKSpmf'nl C,l un r';confol'l. .
!I1 H1, drH IIO ll \ f'lIi' S ùe 1 ah'a n pOJ'venuwnl fJ '/;clu effifn ent Il ~ln d
(' l ('inf
Lrmi,'(\. qui s'cmpr'P!\sait Ù '
les porll' r' llJ ules [l'aiches u ~ l ul Tal mont.
�74
LA JOLIE
D
. ~MF
Le soir mêmo du JOUI' où jvl mc de Bl'ailon rendit
visite à Mme Jeanne Morand, le docteur et sa mère
Je dlner achevé, ont regagné le petit salon où il~
aiment ù se retrouver seuls, libérés des occupations
journalières. C'est l~ qu'ils apP.ol:lent ct mettent en
commun 10uI's SOUClS ct leu l'S, ,JOIes. ~ ... a marquise y
expose ses projets et parle d aconomIe domestique.
Ledocteul' sans violer 10 secret pl'ofossionnel, intéressp
su mère à ~eA
malades, et c'est ainsi qu'au cours de ces
intimes causeries celle-ci fut informue ùe l'arrivée à
1/\ clinique de la mystél'i~ue
infirme ..
Or co soir Mme de Brmlol1 vouclJ'Uü pur]PI' d'elle
cL cependant elle n'ose, mais son fils l.ui en fourni
bienLôt le moyen. Ay~nt
0l:lvert un Journal, il l'a
pUlS se leve nt marche au
refermé presque aUSl~ot,
lI'avers du salon, mamfesLement nerveux.
Je voudrais, dit-il au bout d'un instanL, faire un
Lou!' Ù Nel:1i1ly. J~ sui~
in~ue.t
de cCl'tains malade"
que je n'ul pu .vOlr aUJ?u~d
hUI.
Mm" de ,nl'aO~
sour1\, mOI'lJcluJe pllÎ!:I, sunA le t'egnl 'ciel' el10 dIt néglLgcmmeut :
~ Je los ai visités cet apl'I'.R-midi ... Les malades ...
Guy se détourne brusquement, maill elle ne lui labol'
pu , ~ JI' LpTnpS de. l'interroger. o~ pOlltlluiL :
du
'.... Du Illomfl ceux qUI, JO pense, Le donl1cI~
t
SOUCI.
CcLLiJ foiA, Cuy IlC COmpltllld pas, ou pluLô~
Il'O:H'
rompr(·ndrc. lll"gol'de sa mèl'(J qui, l ' !~S culuHl fit hl!
L nffecLuf.'UsemenL, achève enfin:
~OUfiun
- J'ai vu« ln jolie dame »,
Un léger froncement de sourcils a.ccuse chez 10 jeulli
IlIllllme son mécontentement. Il viont dl) comprend 1 l'
qUI' le cœur at.tA:'ntif (!o sa maman a ucvin6son seen'L.
~lIn
secroL 1 o.-I.-Il vro.nnont un secret?
~\lDO
do Brailoll, voyant Son trouble, 10 NlBSU('C bipll
vill'.
- EL je l'aime aussi, dit- Ill'.
ému, ne peut J'lpondl'e. S'apPl'ochaut
Guy, tr~8
Ùt'
�LA JOLIE DAME
75
ca mère, dont les bons yeux lui sourient et. l'attirent,
il s'agenouille :près de son fauteuil; puis, la prenant
dans ses bras, Il pose douilletLement sa tête sur son
épaule, comme jadis quand il était enfant, pour mieux
lui confier son chagrin . Mais sa mère l'arrête :
- Chut! ne dis rien. Ma franchiso, mon grand,
m'obligeait à te faire part de ma visite, mais je n'étais
guidée, crois-le bien, que par ma tendrosso mquiète,
et non par une vainc curiosité. Tu n'en doutes pas, je
pense?
- Mère, combien vous èt€:\s bonne et délicate 1
Aussi voudrais-je pouvoir vous avouer sans réticences
co qui en effet ost un secret, car jamais un mot, ni un
"este no m'a trahi. Seul votro instinct matornel a vu
~lair
dans mon cœur troublé. Jo ne peux nier l'attirance
qu'il éprouve pour ma mystérieu, c malade. Mais si
les circonstances m'ont permis de discerner en olle los
vertus doterminantes d'une véri tablo mèro,enrevanche,
j'ignore tout de la f mmo ot, peut-êtro à ce point de
vue, me heurterai-je à l'inaccessible. Tout est là.
- Mme Morand, j'on suis sûro, est digne de toi.
- Je le crois aussi, mèro; mais le nom do Morand
n'est que d'emprunt: aucun doute à ce suje\'. Quel
est le vrai? Quolle fauto passéo, quoI drame ou quelle
d60héance co psoudonyme dissimule·t·il? Je l'ignore,
ol j'ai promis de ne point cherchor à connattre la
vôrit6.
- Mon pauvro onfant 1
- Mais je suis convaincu quo c'osL ~a Providenco
qui a guid6 cette malheureuso vors mOl. Ayons confiance dans sa sagesso.
- Tu as raison, mon cher enfant. Suis donc la
route qu'ollo a traoée pOUl' Loi. Tu m'aocorderas
r.opeJ,ldant quo nou~
pouvons tout au moins écartor
los plOI'i'OS du chemm..
..
Cc disant, Mme do Bratlon se dmgoa vorl! la porte.
Sur le point ~e I~a ,franchir, 0110 80 retourna eL di:,
nppal!;mmenL 11 1(;. fT 'rento:
�76
LA JOUE DAME
- A propos, je me suis permis, sans te consulLer,
do faire une invitation pour Marly.
Guy parut contrarié.
. .
.
- - Vous savez, bien, môre, dIL-ll, que Je ne pourrHI
m'absonter_
.
,. '
MalicieusemenL Mme ùe Bradon rephqua :
~icn
donner des ordJ'Os pUll :'
- - Alors t.n voud!~as
faiJ'e conduire mon Invitée ...
Le regard du docteUl'. sc fi t i ~lLf'og&
tir.
- Entre Zette et mOI, " la JolLe dame » sera, j(
pense, en sécurité.
Au comble do l'émotion, Guy no trouva tout d'abord
l'ion à répondre. 11 bondit vers sa mère, la SOITa dau *!
sos bras :
- Oh 1 mère, que vous êtes bonne 1 dit-il enfin.
Ce fut là le seul mot qui lui vint aux l(}vres; c'était
10 seul qu'il faUait pl'ononcer .. 1..0 erour innombrable
pt clairvoyant do Mmo de Bradon avait affermi IIll foi.
1ndulge~
à sps scrupules, olle av~it
passé outre el,
pour qu Il pOt, sans heUl't, pourSUIvre son chemin
saus l' n prévenir ~lo
l'avait préc~,
aplanissant le~
orniÙre8. JI pourrait donc sans cramte uller à Marly
la séré.nilé confiante de sa mère ot l'instinctif abndo~
de sa petito Suzanne J~i faisant une infaillible escol'tr.
Néanmoins la conscience profossionnello reprenant
8CS droits :
- NoLre chère malade, fit obilcrver Je doCL ur nt'
poul'l'a quitLe!' la cli~que
au plus tôt avant' ulle '
dizllinc de jours. Dem::lJn I:!eulcment nousluienlùveroll li
d ;fj niti vemc~lt
ses bandages, o~ la P[·I.~
nec exigf'
qu '0110 s'habltue graduelle mon t a 10. hUUlero.
- Mais, mon cher enfanl, jo n'ai pas l'intontion ùr
partir avant ln 8~rnaie
sainte, (~ans
<Iuinze jours {lnl'
'on séquent, PI'()CISn ~1ro
de ~1'Ulon.
,\Ion; tuut v, Ill PII, ... ml'I'e ... LI' n\l;d· 'in nf' voit
plilS aiwli au 'un obstacl e ôl la /'rulisntion de votre
Jll'Cljet.... Le loMecill, lis-je; cal' ]' hommu CKt llloim.
al1lJ'1l1alir!. ..
�L A J OLl E
nA
M
~ .
77
- Homme de peu de foi 1 Toui concc'uri et tout sert
en ce monde ... Crois-moi, mon grand 1.,.
Mais Guy, que l'initia tiv e imprévu e prise par sa
mère avaIt au premier abord transpor té de joip,
H'e n'rayait de nouveau à l'idée de voir le voile se souleve r, qui lui cachait encore la vérit(> , OU I" se rait cett e
vér itô?
Cependant, ù Ja vu e du sOUI'ÏI'e conOant ne .\l llIe U f~
BraiJ on, il T'I"pondit :
Dif' 1l VO li S en Leod r, m t~ l' fl l
CIIAPJTHE XIV
Les jours qui B ~Ji virent, comme s' i Is étnien Llilis par U Il
acco rd Lacite , III le doc teur ni Gell ('viève ne firent
allusion ù la visite ù la clinique de Mme de Brailon, paH
plus qu'à Hes eonséquences possibles . Maintenant dl"li ~es
, Mme Talmont avait pu
vrée de ses ul.tim os ban~
attribu er un se w; préCi S t\ ce qu'elle ne faisait que
pressentir ju sq u 'a l~r s, COI ' ~bi e n a ngoissant.es furent
pour elle lef! dernI ères , mInutes qui précédèrent la
supr8me expérience , mUlS quel cri do joie elle pOUssa
Jorsq,u 'elle eut la ce rtitude qu 'ell e étalt d \finitiv omeoi.
guérIe 1
Or, bien qu'eJl e e ~t dev,iné le se~ r e t do, Guy, dès
J'in s tan t où clle a V31t pu l apercevoir, et blCn que so n
eOltl l' fût rempli pour, lui d:une immense eLafT ~c tl e u se
gl'u Litnde, \1 co m~l't
qu a~unt
L?ut ell e était mère,
ull e mèro ù qui J'on avait . prlS Bon enfant, el
qu o, plus qu e touL autre. se ntlmont, l'umoul' ma te rnPl tenait eoco('(> la premIère place . Aussi les visitf's
ue Z 'Ll , mnintcnanL plu s fréquonLrll, la comblaienL
ci e joie, Ce rles , ph YSiquement, l'enfant 11 0 réa lisai t
fJ Q~
l'id tlr qu (', daus sa nui t, ell S'C il Cota it fa ite.
Julo
~e w e nL,
elle consel'vait vivante dans son SOuve-
�78
LA JOLIE DAME
nir l'image d'une petite fille do deux ans aux longues
houcles blondes, jouant avec le petit chat dans l'antichambre du pavillon de chasse. Suzanne de Brailon,
très grande pour ses oinq ans, avait les oheveux
châtams, coupés comme ceux d'un garçonnet. Aussi
bien la première fois. qu'elle. la vit,.?e fut presqué
pOUl' elle une déceptlOn; m.aIs la tlé~cIOuse
nature de
l'enrnnt avait vite ~econqUJs
lû"terram perdu. Et puis,
en détaillant s?n v).sag~,
peut-ctre ,s()u Jem
~nL
pal' UlI
eITet de son ImagmatlOn, elle ùecouvl'alt certains
délails qui lui rappelaient la morte. Les yeux étaient
de (;Oulour identique, bleus ommo les siells, et elle
Il ait comme e])e à la commissure des lévI'l's deux
adol'ables fossettes qui devellUien\ plL~
visibles quand
('Ile souriait, ou bien lorsqu'clio faisait qU'Jlque
s('rieuBo confidence. Et peu il peu, sans qu 'e lle s'en
rendn compte, la silhouette de Suzannù sc substituait.
dun8 sa pensée à celle de sa poti le MOna.
01', 10 jour choisi. par, MUle de. Brailo,n pOUl' son
Mpnr't ù Marly url'lva. Zette uvalL Lenu u venir faire
/ws adieux ù « la jolie darne ». Bion sagement, eUe HP
tonait assise au bord do lu chaise longue,' et SOIl
joyoux bubiJ ne Larissa.it pas. Par avance Ile faisait
Jes honneurs de la maIson dE' campagne, décrivant
uvee fOl'ce détails co qui pOUl' elle en constituait le
charme. Il y aYui~
un grand jarùin où ellp pouvait
comi,' toute seule, unt' basAo-cour avec d08 poulol! dOH
Io.pinlll, ùes cauurds 1 voire mêmo ~el
potits pou~8il1
l'
gl'OB <.:ornme 80n pomg. Il y. avent m{\~e
une joli..
dH:'vre toute blanche' et pUIS ~on
papa Guy lui uvt\it
uuheté l'anulle [Jroc(·clente un potlt poney gris pus
l'lulI grund quo (. ~ u, !lUt' !m!uel eIl rUlsttit le tOI:" du
pm 1 sa bonne 1\/ al'ip-Anne I~ t Priant pUI' lu bride.
Plusieurs fois dtijà l'inlil'mitl'u Iltuit vonuOjJrévenit,
4 ue sa gouvernante uLtondaiL rond ~oi8l
SuzaDnu'
mois 'ello-ci fuisait 1\ sourde orelile. Doucempnt
G neviève, <jans trop insislel' copendant, el!'1ayllit de
10 rt.Ùsouuer. ZeUe riait tant qu elle savait, et elle nI.'
�L.~
JOLIE DAME
79
(J'en allait point. Bn!in Mme Talmont , à hout d'argu.
ments, lui dit que c'était très laid de désobéir. L'enfant,
toute pein~
quo la jolie dame» tiC mit, olle aussi,
à lui faire des réprimandes, ne put retonir sel! larmos.
-- Chérie, pOUN{uoi pleures-tu? demanda Geneviève.
- Tu ne !ll'aimes plus, l'opondit totLe, puisque
tu merenVOlOB.
Pour la calmer, Mme Talmont la prit dans se::! Lrwl
01, s'elTorça de la consoler. A co momont le docteu/'
nntra 01, surprit la scène. S'approdlGnL de la ch a i s(~
Jonguo:
- C'osL ainsi, dit·il d' uno Qix sévère, que Lu
désobéis à Marie-Anne?
Mais il n'insisLa pUll, voyant la !igur(' boulevers(;"
do 88 pelite Sl~o.nu,
donL le!! l'CgU1 ds euppliauLs
somblaient lui dlre :
- Tu ne vois donc pa!! combien j'ai or poine !
Gt'lloviovo prit Sil d,ifoww :
- No lui fuiLos pas dc l'oproollo5, dit.elle. C'pst
moi ({u'i) fauL gro~dl'.
.
"
(;uy eut un soum'o COli tl'Ulll t , S Ils"eY:lnt pn's du
tJivan il in sista phl Adou cement:
Il fnuL ôtro r.1 hlOnnabl ' , ma prt,Ïle SU7.anne. Tu
t aif! n l Lrnul'o !J0J111c·mnmau, ot, cJJI) ne flora pas conlont!>.
" ' .
PorLagér l'litre le rcg~
qu ollo 0PfOl!VU1L de qUlttl'l'
~ III jolie dame n et la. crawLo do chagrl~(\J'
tla grand'111ère, l',eLto, POUBI'IUl,\ t un . g1'06 l'\OUplf,. embrnMa
(,cnl'vi,'vo llno dornll'rc fOIS, Or, colle-CI, cûmml'
Ri ello voului Ll)eru~do
l'enfnnt, ~jo
III Binch'iL6 dro
fion an'ocLion, u rotlTlL on<:ol'O, mUlti Suzn~
donl, Jr./\
larmos étaient mninlenout ~6oJl(!'I,
0!l111! un geste
liponlnné, lui rmbrolls u ln mom ct, fort mnocemmont,
ln )ai~sl
l'l'tomber dan!! ceUr du dootour.
Hestés Bou18, G noviè,v0 t Guy, JeB y(lU, JlX08 RUC'
la porto quo ZeLte veIlml rle rorormor, ne rompirent.
pOl n li 01\ Ld'ahorrl h' rn pl'''oillollx IIi 14' nt',(', Il Il/s" !orll1()lJ 1
plUt! di l!c rl'l, pluti !WI'S UOI:lj!' 'Ille lell moL., mn)odr(il~
(c
�80
LA JOLIE DAME
eL banaux quïl s CU::lSellt pu prononcer. En l'cgardanL
sortir la petite fille, une même pensL'Ù Jeur étai l
venue, qu'ils n'osèrent expri~\'
: t~us
dù~x
avaient
compl'is que cette enfant étaIt le ben ~l'es
doux el
tout-puissant qu'ils auraient voulu retenu' entre eux,
comme leur plus sOre sauvegarde.
.
Geneviève n'avait point Rongé à l'etu'cr sa main, ct
lOI'sque Guy, Lout simplement, la porta il lles lèvl'ell
clle n'en parut pas surprise . Çe n' ôtait là qu'un geste;
l'li somme, le geste natur~l
d un père la remeroiant.
des attentions qu'elle avaIt eues pour sa fille; aUR!'i
ne semblèrent-ils, ni l'un ni l:aU,Li'e, l~i
~tl'ibue
plus
nt J. un. ,fil .1 autre ou al'
d'importafl;ce, ct pour\,a~t
flrent illU SIOn sur sa vénLablc HlgluflCaLlOfi.
lis demeurèrent encore qu elques inslantH sans
parler. Cc fut Geneviève (lui, la première, bridant
leurs pensées rétives, remit la convel'Bation Sur Ir
lerrain neutre qu'clle avait bicn rail li quiller.
- OueUe aimable enfant, dit-elle, et LellemoJlt.
lW Jlsibfe 1
Le docLeur, suivant son idée, ne parut point
rntendre.
- Ma mère parL cc soir, madame, Si vous le JWI'
mettez, je vous eond':1 irai moi-même a Marly an~
quatre jours ... samedI, Youl
ez.YOU8~
Prise au dépourvu, Genov
. l è v~
}lf;sila à l'('pond re.
Uno foui do penséos contradictOires ct mal u("linies
\'e nairnt l'aBsaillir, Ello brfilait .du d( ~!l ir de r ' poudre
uflirmuLivcment, mais elle n'osait B'y rpf;lo udr . ~aJls
doute M'do do Brailoll avaiL obtenu d'elle li Il acquicH(,l'ml'II L,. nlais depuis C?t~o
rOn~)('
fHlC
I~rile
il la 1015è re,
1'11('1 avait, mOrcmenL roO"c1u. l3H1n f[u JI yeût Lrois anl!
f!l"jit (lue I~ m?l't lu! avait J'a.vi son mari qu'elle adorait,
HII. pelHlôe ,.'lult touJours plel/lo do s?n. so,:!venir, cl, il
lUI 1\ mblulL que, de sa lombe, 'clm-Cl IUl dictait son
1\~ul
.rl ev.oir : venger sa ~le.
Or si 'lIe neeept 1lit
J inVitation do Mmo de Brlnloo, la plu s 6lPmenlairo
l.Orrection ln rorçait il leyer l'incognito qui, il l'uour '
�81
LA JOLIE DAME
actuelle, était la seule arme dont elle disposât pour
50 défendre contre ses bourreaux. In:llincLi vemen ~
elle murmura:
- J'ai peur!
Peur? I?eur de quoi? que craignuit-elle? ... le passé ...
ou l'avemr ?
Guy dovint plu s pressant:
- Peur? vous avez peur, au moment où vous allez
enlin pouvoir revivre?
Genevièvo plaJlta droit se~
youx dans les siens.
-Sum VOllH en douter, doeteul', dit-elle d'une voix
où perçait une énergie farouche, "ous venez d'em ploy ol' 10 soul mot qu'il fallait dire. Revivre 1 ('TI
fTet, jo vais revivro, car il s'agit réellement, d'uno
l'ésurroetioll, POUl' lout le monde je suis mode, VOUH
m'onlendoz? morte depuis trois anl'.
Guy, très ému, soutenait son regard, fien tant «(\l'il
Louchait de près la clef du mysL{J!'O et que le voile
allait hielllnL HO (lpùhir '1' pOUl' lui. N('unmoins il
n'interrompit point Gel1tlviô vo.
_ L'heure eBt v nue, poul'fl uiviL celle-ci, de vous
apprl'ndl'C qui je suis. En efTot, uno inconnuo pouvait
il la rigunur ôtro soignée à la eliJ,liclUO, mais ello ne
tiaumit ' tr l'invitée do la marc{lHse de Brailon.
_ Ma m ' 1'0, affirma Guy, a dovinti on vous UIIO
femmo au crour mourtri, dont ollo respecto l'incognilo.
MuiK Mmo TnlmonL, l'ésolue, conlinwl :
Sans douLe, vous oûteH cOlllluissanee ('II son
Lemps d'un accident terrible CJui,' le.~2
Beptembl'e19J",
eoQla la vic nu Bc ulpteu\'. Maurwo ~ almonU
_ CorLo!! jo m' Il ROuvlen~
fort blO~1
,: la presso Lout
entièro commenta cetto hOfnble tragedlC, pal' JaqueUo
uno farnillo entière Lrouva la mo!'t.
_ On J'a oru ou ofl'eL; mais il y out un rescapéo .
Cetto ('(lHCflpéo, c'est moi. Je suis M'1I0 Talmont.
- Vous?
-: Mail Et "'l'st là ~1\'(,Kt
le v('rilalJlc ùrame: plus
lombio quo l'autre. D aIlleurs vous alloz Lout savoir.
6
�82
LA JOLIE DAME
Durant uné heure, Gen.eviève revécut minuto par
minule son eITaranL calvaIre, saos que par un mot ni
par un gesle Guy n'osât la troubler, Elle conta tou!'
Ù tour ses années d'enfance. el ~e
prime jeunesse,
<\ssombrios par la prés~nce
mdéBll'able de Gast.oll U(!
Dordes, son mari~e
d amour, .cause do sa l'upLuro
avec le corn Le de 1 alvan, el qUI déclencha la hainn
fa l'ouche de son cousin, puis la Il,1ort tragiq ue de son
mari ~t son efTroyable séqueB~ratlOn;
enlin! suprême
infamlC, le m?nst:ueux, assa.ssmaL d;: Sn petito Mona.
Ces r,évélaLlOns! a,!-ssl tor,rIbles qu Improvues, et qui
scmbl!uenl un defi a la r~lson
pure, plongèronL Guy
de Brailon dans une vértlable stupeur, Un instanl
mr.mn il douLa de J'équilibre menlal de sa malade
mais i) dul s'incliner devanl la précision ct la logiqUl:
des falLs.
Son récit achevé, Geneviève, donl les nerCt! 6laiol1L
il conrl d:c1To~L,
sc lut, é~uis6c;
ma!s ]0 doctoUl' ne
sembla pOint fl en ap~rcevOl,
EI~
l~ vlL en face d'ello,
livido olles br'as CI'ols6s sur la pOlLI'lIlO, los yeux fix~s
sur elle tlans po.raltl'o la voir.
Cependant il lui falu~
conclu ['C :
docteur, dil-elle,ln
- Vous comprenez mainlet~
puissallco magique du mol: reVivre, quo vous avez
prononcé toul il l'heure, En orrOL, après cette oourl/'
halle ù Marly" où v~tr
ùxcelJ9Jlle mèro et Vous-mérnl'
voulpz bion!Il accuctlhr, eLqu,l plJrachèvora mon rrln
hlisscmont., JO veux retourner u. fa Ivan, aOn do mclt]'ll
pOlir loujours hors <!'6Lal do l~UI'O
la bôto malfaisante.
Ohl oui, cerles, je veux J'OVIVl'O, ne scrait-eo qu'un')
seule minule, celle où jo 1'6Cl'aSol'n.i, onlln maitril16e I
En entelHlanL cela, Guy ne ful point malL,' do tlù
".
.
parolr!!, .
.
.
MalS C'OI:lt ImpOHIIII!lc 1~ e<;rta-l-1J. Comml'nt POllV!'Z-VOIIS songor il eounr ainSI, Houl , un-dovun l du
pt'-ril. Il n'y a porl~
li TuJv(\~
pour vous d6fendrl' ;
vot ru père, hélas I IDOm!! qll0 C[ulcoIHluo. VOUf! ne jOlI('II'Z powt \III jell si dangl'I'rllx; crlll JamaisI
�LA JOLIE DAME
83
Puis, compl'cnnnt qu'il n'avait aucun droil !lur ellr,
il s'excusa:
- Veuillez me pardonner, madame, mais je me
suis laissé emporter por mon indigna Lion.
- Je n'ai pas à vons pardonner, répondit Geneviève
en souriant. C'est le réflexe tout naturel de l'excellent
ami que vous êtes, eL donL j'ai pu tant de lois éprouv l', sous lc masque de la sévéritr professionnelle, le
tact et l'aITectueuse llolliciLude.
CependanL Guy, que ln bl'ulolilé de ces révélations
avait violemment troublé, senlit ('n cet instant qu'il
IW pounail luire plus longtemps l'aveu qui lui
brûlait les lèvres. Geneviève, avec son intuition
loute f6minine, 011 eut le pressentiment et, tr s vito,
pour qu'il ne puisse parlor encore, ello continua:
- J'ai tellemenL hâte d'être à Talvnn prùs de mon
pauvre père 1
- Je VOUll comprends, mnd me mais au moins lais
Boz-moi vons ~Lre
utilo ... .Je vous le demande nu nOIll
Je ma petite Zotte.
Mmo Talmont sourit: Jo nom maglquo avaÜ une
fois J plus fait nalLl'C cntro eux l'tmlcutf;' .
.- Soit. dit-rUe; j'acoepte aven reconnaissance,
bien que j'éprouve des sCl'llpules à. vous entralnol' dans
uup aventuro aussi gros sc ùe cODs~quone.
J'auri~
llluL vou lu rour mon père -viter }p scandalo 1
Hélas il N,L in('vitablo, répondit 10 docteur. En
efl'et pOUl' qu~
vous revivioz, car vous eles morle
pour' Lou L le monde, ~L rau.d:u quo L'on sache les enuses
de votl'O si longue dlspantloll. JI vous demande fleulement d'avoir' confiance, et nous allons étudier
cnsembll> les moyens lcs plus sOr" pL les plus ra pi dos
d'outcnil' le résultat cuerché, a,vt'c le 100108 de dom
[nages et do publicilA possible.
- Je m'en romot!! à vous, dit Geneviève.
LOJ'sque Guy de BraiJon quilln lu convalescenk,
tout un j)lan avait oLé minutieusement élaborr. Aussi
nvaü-il hllw d'emmllner Geneviève ~ Marly o.(in qu'eU
�84
LA JOLIE DAME
y ac~evât
de se rétablir et put tro,:! ver. iii le ré c onr~
'L
'physlque et mOl'al dont elle auraIt S I grand besolfl
pour mener à bi en sa périlleuso entreprise.
Songeant aussi à IUl-môme, il se dit qu e la perspicacité de sa mère no l'avait point trompée, eL ce fill.
,le cœur débordant d'allégresse qu'il se sUI'prit à 'baucher de doux proj ets d'av nir.
CIl PITJŒ XV
On était au début d o juin; la saison s'annonçait
belle. AusBi, inci t 's ù déso rter la capitale par un solei 1
cxceptionn('11 m nL l'adieux t pas encor tl'OP chaud
bon nombro de l:ât lains avai nt rejoint Jeurs tor
o~'
afln d'y jouir dans le calme de cos d rni \l'('s j o urn
é('~
de printemps.
Piorre d'Auriac, donL la mèro était morto un an pluA
tôt, rompant pour un temps, lui aussi, av c lell xi.
gonces prctLocolaires de .sa. prof sllion, avait rallié ln
'hâtcau ancestral. C e lu -~ l, vasto et m!l ssif, iso](· au
miliou des arbres, semblait, quand on l'aper evait du
n~u
au-dessus de )!l falai se dont il ,Itai t
large, s U 8pe
c 'p endant élOigné do deux ou trOI S cpntll mùLrell. C' '!.nit
un sp,écim
n tr',s pur d l'époquo Louill XIU , au'
,
d'ormes angul euses, un pou grave , un p u massif peuttitre, mais auquel los d o u~ touroll s 9ui l flnnqunirnt
de port et d'autre donnalOnt mnlgr ' tout un o allul'o
d' nsemblo élégante et \Iancée.
Ce soir-Jit, une vin~ta
d'i~lvt
és ('Lai nt r(' l1ni s Ù
Auriac. Pi err nvnÎtalnsi l'habltud do Lroitf'I' chU /lU I)
nnn(" SOli plus intime amis. T ous KU con nuiS!lu i 'ilL
d'uill urs, u J' xccption Loutefois ù'un j uunr couple,
que le Inultro ùu Jogi'lo voit tell I~ il p~"'sln
llli-rt1 t1 ffil'
à chaqu n uvel arrivant, pl qUI alll/'uit porliclIli t\ r'eJOf'nL l'uLttlotiort. 'f'pf'ndunL lu convl.'l'i'lation gUl'daiL
�LA. JOLIE DA.ME
85
un tour très intime, la sympathie dont le diplomate
Jouissait dans le pays, donnant à la réunion une
<lmLiance de cordiale simplicité que rien ne semblait
devoir troubler.
On attendait quelques retardataires impénitents
pOUl' passer à table. PlOrre circulait parmi las groupes,
et trouvait ~our
chaeun le mot ou la formule aimable,
qu'il avait 1 art de choisir. On pouvait reconnaître 10
comte ct la comtesse de Sardac, le baron de Rancey, le
marquis et la marquise do Pluven, le vicomte Gaston
ùe Bordes, M. et Mme Vilmont, etc., en un mot la
lieur le l'aristocratie bretonne.
Or, pel'sonne ne pouvait se douter du planourdi dont
]e premi r acte sc déroulerait au cours de cette soirée, ct
dont les convives seraient à leur insu les acteurs
bénévoles.
Lorsque le valet de pied eut annoncé ]os demiers
invitéR, Piorre d'Auriac, s'adrossant ù tous leur dit:
- Mesdames ct vous ;nessiours, j'ai ou l'Lonnoul'
do vous présontertout à l'heure doux de mos amis qui
sont actuollemont m.es hôtos, Jo célooro oculisto pariI:!len. doeteul' de Brallon et sa charmante femme. Eminont praticien, le docteur ost on mômo temps un
archéologue distingué,.quo nos châ.teaux et lour histoire ont toujours passl?nné. Jo. mo pr~os
donc do
lui faire visiter, comme Ille m6nto, co COll plttoresqufl
do la Brotagne qu'il ignoro,.mais j'ai tenu ~'n?ord
il
lui 1nire connuHrp coux qUi sont les d6polntalres de
HCS richosses architecturalos, de 8es légondos et de ses
tradiliona.
1,0 docteur s'inclina, Quant ù Grnevièvo, maintenant que l'heuro do la revanche allait BonnOI', elle
NI'anmoins,lIo souIlVail poine à dominer Bes nerf~.
l'iait on r("ponso au" salut!'! qu'nn nlle d'I~vo
olle
.iUt'I'lIit fl'UlICIll'lIwnt admiratifs che1- los hommes, mais
\I(~ü
103 f('mm!'!! 1\~8niRoaet
ln sympathie évidente
d'uno ]('g(\ro pointe d' nvie.
lWo ,tuit d'uilleurs fort belle, son corps ùo sylphide
�LA JOLIE DAME
impeccablement moulé dans une. robe de soie blanche
toute simple. Aucun bijou.t horll?ls un magnifique solidu Dr de Brailon .
Laire au doigt, cadeau de t1rmçal~s
Certes, parmi ces châtelains qu~
tous avaient connu
pu la reconnaître
Genovîovo do Talvan, nul n'a~rl
sous les traits de ceLte splendlde Jeune fomme qu'on
Jeur présentait. Sans doute les ligne généralesdelaphy_
sion amie étaient restées les mâmes; toutefois l'admi.
rable chevelure brune devenuo oomplètement blanche
jointe à l'expression sévère du visage, marqué au oi~
de 80S soulfranoes pallséos, tout o~la
n'evoquait plut!
10 souvenir de la rieuso et sportIve Geneviève de
Talvan.
Quand, à son entrée au salon, d'Auriac la lui présonta do Bordes, toujouJ's hanté par la pensée de S8
vict~o,
qu'il n'avait plus revue depuis le jour où il
l'avait frQldemont séque.Lr~,
o~ frappé par l'étrange
rOl:lsemblanoo, eut un lDsLmctlf haut.le-corpe vite
réprimé j il blômit, et ne rotrouva son calme qu'après
avoir ontondu la marqui.o do Pluven dire li. Mme de
Brailon:
- Mon Dieu, madame, vos oheveux blancs ont à
peine vingt-cinq ans? Serail-cu uno coquetterie?
Le docteUl', pl'éfra~t
quo Geneviove parlât ln
moins poss lblo, répondit pOUl' olle:
- Mo. femme avait los ohovoux blancs quand nous
nOU8 sommes connus, ..
- Pail possible 1 s'étonnn la mo.rquiso.
- Et noUf! avons UDe flUetto do einq nnel
Do Bordos sOl1 pira; S~ D malaiso 80 d.issipn ot cependant quo l'on clto~ra
Mm. do BI'Ollon, il e'npprod'Aunao et, avce la m 'nt~li6
du poleha do ~ic!ro
I,ron IIu1 fal~
ét~lage
do ea I~ravoul'
quand Il n'y Il plus
do dangor, Il cht en connUlS80UI' :
- CharmanLc, colle joune fommol
Aveo au coin dos lOvrcs un Aouriro indéflnillBo blc )0
diplomato lui l'épondiL:
'
\ ' 0 \111 1'l!vc7. dit , mon chol', 0110 OHL charmante.
�LA JOI.1 E DAME
87
A ce moment, le maître d'hôtel vint annoncel' qu o
l'on pouvait passer à table, De Bordes oUrit son bras
à Mmo de Vilmont, tandis que d'Auriac conduisaiL
Geneviève. Tout en gagnant sa place, Pierre dit à sa
compagne :
- Soyez sans crainte, ma chère amie, Lout se passera
comme nous l'avons souhaité.
Co diner éLait en effet Jo. première phase d'un plan
uct.tement établi à la clinique, et longuement mûri
dans le calme de Marly. Bien que pOUl' les besoinl:! de
la miso en scène , Geneviève ait été présentée comme
ln femme du docteur de Brailon, cHe n'était encol'e
que sa fiancée, car, malgl'é les instances du praticien,
eUe ne voulait ôtre il lui que lOI'squ'ello s rait l'edevenuo aux yeux de tous Goneviùvo de Talvo.n, et
qu'clle aurait vengé sa fi Ile.
Le séjour il Marly avait rapidement. POI'Lé SOI:! h'uits.
L'affection dont Mlllo Talmont se sentait entouréo
avait. plus fait/Jour parachevor sa guorison que les traitements les p us subtils. M IDO de Urailon avait appris
d'elle, en p,'ésence de flon flls, le sccret. terrible de sa
vie, cL Guy, fort de la clairvoyance maternelle ct de
l'inluitivo et. naive inRÎ; t nce de la petite Suzanne,
a yait Jaissé s'épanoui/' l'avou que ses lùvres ne }.louvaient plus rewnir.
.
ève
AmSl bien, dès qu'il fut eCl'lo.ill que Gcnev~
('lnit 8uffisumment urmée pOUl' tenir tôLo allx émollOnll
tl vPI1Îr, il se mit, sur son oonseil, on J'ulations jml~
diutf' uvec Pil~re
d'Auriac, Itlquol, séjournant actuelll'Hlcnt û Paris, uvaiL son I1pal't)me~L
dans. le qUUI'li r Jo l'Ob!:!ol'vaLoÎre. Outre quo Jo June dlplomaLe
(.tail. l'ami d'onhlItce ùe lu IWo du comto de Talvan el.
prH ù ID: servir, il del~um.it
Il voc le ~jeux
pêcheuI' de
Bois-Gullben li> rlue Important témom du drame. D ~
pur co qu'il en Havait, Sil collaboration pouvait èLre
oxtrêmement utile aux fins quo poul'suivail GenevÎl\ve.
D'ailh·ur .. , dès qu'il fut certain quI" Pierre vieud, ait .\
�88
LA JOLIE DAME
Marly, Guy de Brailon établit par avance l'armature
comp lète du plan à exécuter, fixant le rôle précis que
devrait tenir le châtelain d'Auriac.
Dès le premier contact, ct avant môme qu'aucune
parole eût été prononcée, les deux hommes s'étaient
sentis en sympathie. Le doctOUl' appr it à. Pierre ce
qu'il attendait do lui.
- Je suis chargé , dit-il, par une do mes clientes,
d'avoir par vous, monsiour, certaines p'l'écisions au
Sl1j~t
de 1~ mort tragique de M. ot Mm~
~alont,
qui
"talent, 81 jo no me trompo, do vos amll:; mLlmes.
- Vous remuez en moi, docteur, uno bien grosse
peillo. Cet acciden t stupide au tant fi u'efr,'oyable, au
eùUl'S d'un voyage doo t Auriac étAit 10 terme, m'a tel"
riblement imprrssioJlTl(', cl'aulant plus quo, sans mon
invitation, Je malheur no serait point Ilr,'ivé.
- Le hasard, vOyC7.-VOUS, O!;t 10 seul coul?able. Cc
qui Ol:lt très sUI'rn'nanl, C',)sl quo f'on n\ut jumui fol
rcLrouv ~ 10 corps de Mmo TulmollL.
- Hien d'extl'uor'dinail'o à cela, docteur, Ce jour-là
"(.lait une grande marée. Le !lot, en se retirant a dn
Pommene!' 10 corps Lrè::! .Join. ;\u lal'gr il aura été happ6
pal' les courllnLs, L pUIlL.
Un gesLe d'impui Bsa nco aehevn &:1 ponsée.
- Et, .. vou s êtes sur quo Mmo Talmont accompnonoil. son mari?
,., L s yeux de Guy ne qu.itae~L
pns ceux de Pierro.
- Vous me posez lù, cht COIUl-C I, ln mômo question
que le vicomte de Bordes, quand j'allai ù Talvan lui
porLor la triste nouvelle. Malheureusement, docteur
le doute n'osL pns possible, le pauvro Maurice m'ayani,
Jui-mêm , par' téléphone, conlirmé ln pl'éllonce dans la
voiture de sa femme et do sn f1J!e. D'ailleurs, sanl'
Geneviùve eL Mona, ln nurso, dont On a l'oLrouvé l
corps, n'nuraiL pas ét6 là.
.
Cela scmllie 6vident, répondit de BraiJon tr(\s
calme. Cependant ne vous est-jl jamais venu ù l'idée
qU'lmtre Rf;lonell \:Il. Auriao Mw. Talmout, pOUl'
�LA JOLIE DAME
89
un motif quelcon que, ait pu quitter son mari?
- Pourqu oi cela ? deman da Pierre, étonné d'une
pareill e questio n. Et où voulez- vous qu'elle soit allée ?
- Mai s où le hasard , dont nous parlion s tout à
l'heul'e , l'a. peut-êt re condui te ... qui sait ?
D'Auri ac, troublé , regarda it le doct eur qui, très
sé rieusem ent, édifiaiL un e hypoth èse qui ne lui 6tait
jamais v e n~ e à l'esprit , ct Ji se deman dait où il voulait en venll'.
- Je ne voi s vraiment pas , ré pon dit-il, où Mme T almont aurait pu s'arl'olor, ~i n o n .. .
Sidéré par la pensée qui vena it de ge rmer dans son
cerveau , 11 n 'osa la fOl'muler. Cc fut le doc teur qui
termina la phrase :
- Sinon ... ù T a lvan, dit-il.
Muis Pierre n e Rongea pas à s'attard er ù cette idée
qui lui se mblait invraise mblabl e.
- Vous oubli ez, dit-il, qu'à Tai van elle n'aurai t pu
passer inaperçue.
- P ourquo i pas? in sista froid ement le doct eur.
- Vous plu li:!untez l ironi sa d'AllI·ia c. Voyons , j e
ronnais Talvan , aussi hi n quo Mme Talmon t e11elIl ême. Si olle y é tait v enue, on l'aurai t sul
- En il tes-v ou s bi en so.r?
DevnnL l'insi!i \.unce de Guy de Brailon , Pierre perdaiL BOil ass urance. Evidem menL l'homm e qui, en fa ce
de lui, défend ait de tell es théories, n'était ni un fou
)Ii un humol'i sLr, mais un homme qui, tout en ayant
l'nir d'émet tre d elJ suppOMitions , pm'Iait bel et bien
d' un fnil ocr·omp li.
- Voyous , docteul', in B i s ~ d'.i\uri ac , pa rlon s fran c.
Hi l' encore je ne VOU !! connmssalB qu e d( réputa tion'
01' depuifl un in stant, j'ai la certitud e qu e l '
hom~
(.l'llOnneuJ' quo VOU Il ê tes d6tient un torrible Mecret.
Si dOli C vou!:! n' ê L ~s paR ob!igé au silence pa r votre
/"onHc iellce prof sSlOnne ll e, Je vou s d emande , au nom
cl . l'amitié qui m li ait:) la famille Talmon t, de mo
dire ce que vous savtlZ.
�90
LA J OLlE DAME
- Je suis libre de parler, répondit le docteur et je
ne vous ai prié de venir à Marly que pour vous
apprendre la vérité.
- Je vous écoute, dit d'Auriac très impressionné.
- Il Y a huit mois environ, je reçus à ma clinique
la visite de deux femmes, dont l'une, aveu~l,
éLait
dans un 6Lat de dépression extraordinaire. J acceptai
de la soigner, devinant qu'il y avait dans sa viù
quelque angoissante tragédie. Maie, faisant droit à
eL ne
son désir impoI>ieux, je respectai son ~ecrt,
choI'cbai point à démasquer l'incognito qu'elle dissimulait sous un nom d'emprunL. II y a un mois seuloment, lorsqu'cHe fut définitivement guérie, elle me
fit, l'honne\![' de lever le voile sur son passé. CoLLo
l'emm , roonsieu[' d'Au ['iac, ceLLe innocente vir:timo
n'esL autro que Mmo Maurice TalmonL, lâchement et
sauvagement emprisonnée pondant troi!! anll, dans la
fameuije chambre !!ocrùte du château de Talvao, pal'
Ron infâmo uoullin Gaston de BOI'des.
- VOWI dites? s'exclama Piol're en flO levant d'un
bond. Mais c'est uno histoire inVl'aisomblable 1. .. no
n'est pas possible!
- Veuillez 100 pormettro d'f.lChover, inviLa dn Bl'ai1011 toujours aussi calmr. Jo 110 VOliS dis rien qui ne
YOUS sera prouvé.
D'Auriac avait poine li contenir ~Ol
~moLin.
en
qu'il enteudui1 lui semblait tenement énorme, qu'il se
l'royait le jouet de quelqu.a cfTar~ne
hallucination.
CopI'ndant, ou phro.sos clall'es, éllmll1ant los déLailll
inutiles, Guy expliqua comment I~ gUI'de BcnolL ayant,
pa!' le plus grand des hasards, dccouv(,l't le sccret, du
I:Iphinx, parvint ù la chambre secl'ote, 1'1. put. ainfli
arch~
Ù 8011 I.ombruu cello que dlul'un l'royuit
morte, Jo. l'amenant onfin il la lumIère ot ù la vie .
• Mais, hélas 1 ucllOva le uocLeLll', coLLo lumiol'u
qu'olle souhaitait Lellem nL revoir lui rut uU~3iLô
ravie. Scs yeux, rendull plus sensibles pal' d'UI1cienneR
léSIOn Pl. pUI' ll'ois annuol:I d'obscurité quasi cOlOpl!)lf:!,
�LA JOLIE DAME
91
ne purent en supporter la brutalité, et c'est ainsi quc,
frappée de cécité passagère, elle me fut amenée par
Madeleine Lemire, fille de l'excellent Benoit.
- :Mais enfin la preuve, s'exclama d'Auriac; la
~reuv?
, - La voici, répondit Guy de Brailon, en ouvrant
la porte du salon.
Un Lriste sourire aux lèvres, Geneviôve entra.
Devant la soudaineté de celte apparition, Picnc
éprouva un tel snisisBcment qu'il douta d'avoir toute
RU raison. ~on.trublc
n'échappa point à Mme Talmont.
- Je OUlS blcn changée, dit-elle, n'est-ce pas, mon
pauvre Pierro?
Quoi! colle femme ~ la cheveluro dc neige, au port,
pâli. d~n
:
de.tôto altier,.t1ont l'!llr grav.c eL!e vis~ge
nalent à la fOIs une lmproBslOn d énerglO, do dlgmlc
et de l'és ignation, c'était là Gcneviève Talmont, cette
Gl'neviôve si exubérante et si primesautière, « le
garçon manqué », que chaoun recherchait pour la
loie qu'elle dlSpenllQit autour d'elle, et pour sa bolle
'h umeur si communicative. CeUe bene inconnue,
c'était elle? Ce fanLôme Eiemblant revenir d'outrelombe, c'était)a fille du comte do Talvan?
- C'est vous, Genoviève? .. c'est vous?
I<:Ho 6tai.t maintenant LouL près de Pierre, dont lo!!
youx rouillai ont, disséquaient co visage nouvoau,
pour 'i réeu'péror les traits domeurôl! familiers.
-- Oui, PlOrre, o'ost bien moi.
- Geneviève, est-ce possiblo? .. mail! tout cela ost
un rôvol
HevonanL p CIl . peu do sol?- émotion promièro,
d'Auria~
la presBtut d~
gucsllOn.s auxquollos olle
,le r(~C1L
d~l
do~tur.
Ne
répondult, C'omplétant al~s
jlouvar.t manmer son mdIgnatlOn, li lUI donnait
libre cours pour maudire Jo lûcho ct, snos q:ue la joune
femme eOt besoin d'exprimer un désir, il aJouta:
- Ah 1 chère eL tendre amie, combien jo sais gré à
.1. de Broilon do m'avoir'appolél Jenc suisponr vous
�92
LA JOLIE DAME
qu'un vieux camarade, mai s il esL de la race des bons
chiens fidèles, et vous sera dévoué jusqu'à la mort.
Avec vous, je veux châtier la brute qui, pour accapa,'er un héritage, n'a pa::; hésité à séquJstrer une femme
dont le mari venait de mourir, ct à supp rimer froide ment une petite fille innocente .
- Je n'attendais pas mieux de vous, Pierre, ct je
vous en remercie.
Elle tendit sa main fine et blanche, sa belle main
d'al'istocrate qu'il baisa aITecLueuscmenL.
Cependant Je doct eur avait fait U!!SeOil' Geneviève.
Voyant que d'Auriac remarquait son attitude envers
elle, et pour COUpOl' court à tout malentendu, digne et
Ji ère elle ajouta :
- Je ne vous ai pas encore tout dit, mon cher ami.
CotLe lugubre avenLure , digne do nos . légendes breLonnes, aura, elle au ss i, un heureux épilogue.
A/T(J~tuesm
'nL, ell e regarda d.e Bra~lon.
- PlOITe, JO vous prése nto eCllul ù qUi, sans oublier
mon hon BUlIOH, je doi s plu .:! CJuo la V1O . S'il u ['ondu
la lumi&l'o à me~
youx. L e iJ~L !l o~ la santé physiquo ù
mon corps dMmllanL, Je lUI dOlS avanL touL d'avoir
retrouvé le cOUt'age eL le contrôlo de moi-môme, bien
desLin. Pi erro,
pl ôts d.e sombrer sous les coups ~!1
cûtte VIe, ce LLe pensée , ce LLe fOI qu 11 m'a rendues jo
J '8 lui donne,
'
Le docteur était lrès ému . D'Auriac spontan6mcnL
lui prit la main:
-- Vous êtes dignes l' un do l'au k e, diL-il, ct je no
puis que me réjoull' . Je 1110 mels dOliC à votre diapo• siLi on, ayant la cer titude qu'à nous LroiHnous torrastierons Jo monstro. Cepondant, avec lin udversail'o de
cetLe envergure, nous ùevrons empl oye[' la ruse et
non la viol ence, car, il no fnut pas so le dissimuler,
ln bilte ne 80 laisse ra pas prclHh' lIa n!! ['(\gil\ taoco.
- L'nidl quo voua nous pI'OS
~,
['l"pondiL le docteur, nou s a llions VOIlS la demandel'. D'Hllt['e part,
wyez assuré que nous n'attaquol'out! J'ennomi qu'ù
�LA JOLIE DAME
93
l'heure dite, et avec des armes sûres : nous avons un
ami dans la place, le garde Benoit, par qui nous
sommes tenus au courant de tout ce qui se passe au
château.
Sans tarder, les trois conjurés se mirent à l'œuvre
et plantèrent les premiers jalons de leur plan
d'attaque.
C' en était le premier acte qui se jouait ce soir-là au
château d'Auriac.
Le dîner s'achevait. Les conversations étaient fort
animées et l'atmosphère était demeurée très gaie .
Guy de Bl'ailon, charmour selon son habitude, avait
conquis tout le monde; quant à Geneviève, eHe parvenait ù force de volonté à jouel' son rôle d'étrangère
discrète et réservée, dissimulant 10 trouble de ses
pensées sous le masque tranquille ct grave qui contribuait à écarter toute ressemblance avec l'ardente
Geneviève.
Cependant Mme do Sardac, qui avait beaucoup
connu ln fille du comte de Talvan, s'adressant à de
Bordes:
- Ne trouvez-vous pas, dit-elle, que Mme de BraiIon rappelle un peu votre cousine Talmont?
Do Bordes encaissa le coup sans sourciller. Il prit
un temps, puis, après un rapIde coup d'œil à la jeune
femme il dit tout naturellement:
- Mon Dieu, comtesse, les traits sont à peu près
les mêmes, en erret, mais l'expression est nettement
diITérenLe.
Puis, s'adressant à celle qu'il croyait sincèrement
n"tre que la femme du docteur:
- Ma pauvro cou~ine
était un diable, ajouta-t-il.
D'Auriac ot Gonovlèv.e ne par~enl
attacher aucune
importance ù lu réflexlQn. La J.eune fomme eut un
!loul'il'e poli, mais 10 docteur, frOid omont, poursuivait
son but:
- Talmont, avez-vous dit, madame? Vous voulez
parler sans doute du sculpt~'
ayant trouvé la mort,
�94
LA JOLlE D.Un:
avec sa famille, il y a environ trois ans, danll un tel'"
rible acoident d'auto ? ..
Puis inter:{>ellant de Bordes:
- Le man de votre cousine, jo crois?
Le vicomte s'inclina en signe d'assontissemenL,
mais aucune parole ne sortit da sa bouohe.
-- Terrible en efIet, di.t le marquis de Pluven. ~tre
venus mow'ir si 'Près de Talvan 1
C'est un bIen joli château, parait-il, continua
Guy impa.ssible. IllH\F!se pour être un pur joyau architectural, et on le dIt meublé avec un rare écleotisme.
- Une merveille! approuva le baron de Rancey.
De Bordes, sans méfiance, sentiL néanmoins qu'on
lui forçait la main. Homme du monde, ou du moius
passant pour tel, il ne pouvait tSlnder l'iJ?vitation.
- J'aurai grand plaisir, doc leur, dit-lI avec un
I>ourire quelque peu oontraint, à vous faire visiter
Talvanj malheurousement, l'étal, de sanLé de mon
oncle, le contraignant ù ne l'ocevoi[' personne, je ne
pourrai, malgro mon grand désir, VOUI! le montrer
daos tous ses déluils_
Guy remeroia Ht, sans IlL nifester uu trop grand
empressement, il répondit ù de Bordes:
- J'accepte, mais il la condition oxpres:to do u' LI' o
pas importun.
Il fut convenu que le dooteul' se rendrait il Talvan
le jeudi suivant~
et, commo on pa8i~
llU salou rio
Bordes, galamment, s'approcha de Gcneviôve, tlL lU1
dit en présence de Guy ~L de Pierre:
- J'esPQre, madame, que vo~t!
me re~
le grand
honnour d'accompagner oas metlSlOUI'Il. Je d1f~ oes mef!8ieu!'ll, car je pame que oet e.lo~L
d'Auriac aceep tara de VOUIl oondui"o lui-môme Juagu'ù l'alvan.
L'CliP co d'\Jfl(~
seoondo, Genevlèvo crut qu'elll!
allait lie trahi,', mais, BO dominnrü, eUH r6pon<;lit ane
une amabilité indifférente :
- Je regrotte, mon iour, d'~tre
dans l'obligation de
déoliner votre inviLatlOn, IJHlÏJ je dois ce jour-I~
me
�LA JOLIE DAME
rendre chez des amis; oependant je feraî l'impossible
pour rejoindro M. de Brailon dans la soirée.
Longt.emps encore l'aimable réunion se prolongea.
Seule Geneviève, épuisée par l'offort ininterrompu
qu'ello avait dû imtJosor à ses nerIs, so retira discr~
tement, 80 sentant. 1l1capablo de support.er plus longtemps la présonce et le oynisme de son inrernal cousin.
CHAPITRE XVI
Au jour fixé, d'Auriac et de Brailon, s'étant fait
annoncer, attendaient Ga.ston de Bordes dans le grand
salon du ohâteau do Talvan, dit «salon de la terratlBC ».
Pierre, nerveux, ne tenait pas on place; mais, en
revanche, Guy, très calme en apparence, s'était confortablemont installé don8 un délioieux tête-i.l-lêtr,
d'où il s'absorbRit dans la contemplation do rC'marquables oamaleux iL~lons
du XVIIIe sièole, Jesquolfl
passaient, à justo l'O.lson, pour uno des curiosiléfl de
la "énérable demoure.
Lü vicomLo no se ftL point attondro. Souriant, III
main tonduo, il marcha, vors d' ~urjo?,.
qui, à sa vu~ ' ,
out un goslO de reoul, VJt~
répl'Im6 d mUcurs.
_ Vou' admiroz cos has-roliefs? dit-il au docteur.
Très inL6rAl\Sanlll, n'oeL-co rat!?
_ Tl'ol)! r6pondit do Bradon. Mais jo no vous eaoherni pas quo OOB peintures lon sur ton ne me sôduisont
<ruero. Ceci n'ost ôvidemment qu'un point do vuo per~onl'
mais j'avoue avoir un faiblo pour la tluaviLé
dos ooioris dos Haphaël, des Vinci ou des .Frn Angelico.
- V\lU9 ôlm! un Rentimentall plaisanta do Bordes.
- No oroyez pas ceJa, 1'6pondit le doctour, j'ni seuIOlllcnt beaucoup do sensibiliLô ... cL ce n'est pa<; du
\..out Ja miimo obose.
�96
LA JOLIE DAME
Tel un grand seigneur faisant les honneurs de sa
propre demeUl'c, le vicomte, qui d'ailleurs, il faut le:
reconnaître, était un dilettante, prit à cœur son rôle
de cicerone. La visite fut longuo et minutieuse.
Hormis l'nppartement p<\I'ticuliel' de son oncle, de
Bordes se complut à faire admirer à Guy de BraiIon tout ce qui présentait, quelque intérêt artistique:
il lui montra le cabinet des Chouans, avec ses fresques
bizal'l'es, dans le goût de l'Ecole de Fontainebleau;
ses remal'quables tapisseries de Beauv~is,
ct Jo busto
on marbre de Jean Cottereau, œuvre ctonnante d'un
auteur anonyme. Ils parcoUl'uronLégaloment Ja Grande
Galerio aux pilastres corinthiennes, où se trouvaient
accumulées do très bollos collections do meublos
(lnciens et de tableaux de maUres fl'ançnis : POl'tl'aiLi
do Largillière, La Tour, nigaud, Nattier, Philippe
de Champaigne, ct des toiles attribuoes .~ Leprinc(',
Ondry, Charùin, ainsi qu'aux frores Mignard. liB
vil'ent aussi la ravissante chaprllo, une des pJus précieuses pumres do la gentilllOrnmi ol'o, avec son chemin do Croix signé Bernal·d PaliHsy, ot le très beau
retablo do Léonard l<lf Limosin ...
Le Jocteur s'oxla5Îait devant touLes ces splendeurR,
semblant avoÏ!' complèLemollL oubli6 le motir do sa
venue. Ouant à d'Auriac, pour qui touLes cos chosC\s
étaient (amil ièl'es, la p,'omonado lui semblait inLerminable. Outre qU'Il ressonLait quelque amerLumo ù
rovoir ces m"ubles, ces objets, cos peintures, qui lui
rappolaiont tanL de chal'matllH 8ouvnir~,
Jo calme
impudont de GaRton de Bonlos l'oxll::Jpél'aiL.
Lorsque la vi"ite du corps do logis fUL tOl'min60 :
d'abusor do votre amabiliLf',
- Si jo no cr"j~OSli:!
dit de llrailon, j'alffiorni!! II faire 10 Lour de l'admirable par'c.
Le vicomte l'l'inclina, oJIrit une eigaretto quo SOI:!
invit6s déclinèl'cn t, cl tous los tl'OlS sortirent, 10
docteur devisant guiement, lundi!! Que Pierre drmou·
rait obstinément silencieux. Au hasard dos alléos,
�97
LA .rOLIE DAME
de Bordes fit observer la très remarquable conception
de l'ensemble, et ce Iut sans le vouloir qu'ils se tl'OUvèrent soudain à passel' près de la statue du Sphinx.
Instinctivement, d'Auriac et de Brailon échangèrent
un coup d'œil, la même pensée leur venant à l'esprit.
N'était-ce pas là le lieu rêvé pour une explication
définitive? Mais jugeant que ce serait s'éloigner du
plan précis qu'ils ~vaent
élaboré, ils ne s'y arrêtèrent
pas. Le docteur dit sImplement:
- Très ourieuso cetto statue 1
Et remarquant l'inscription qlle Geneviève enfant
y avait gravée jadis, ajouta:
- Très ourieuse :;tussi ceLle inscription: cc le VIus
mystérieux des Sphmx »1
De Bordes eut un léger froncement de sourcils,
mais il n'eut pas l'air d'avoir cntonuu. D'ailleurs que
~avit-l
au juste de l'enLr~c
du souterrain? Aucun
indice no pouvait sur cc pomt fournil' 'une cortitude.
Ha pourlmiyjro/lt oonc leur routo ct passèrenl non
loin du pavillon de chasse..
.
- J'aurais été heureux, dit le vJcomte, de vous
le faire visiter bien q~'il.
ne pr~sent
en soi qu'un
médiocre intérêt" maiS 1) CO!ltlOnt quelques jolis
meubles. l\-1alheureusemont, l'mtendant, qui l'habite
en conserve la clcf, et il a dll s'absenter J'our aller il.
Paimpol.
Or, passant dovant cette pOlte, derrièrc laquelle
8' 'lait dérouléo la plus cflr?yabJo ~es
Lrag,~lies
de Bordos 10 Cynique 8emblalt parfaItement Ll'anquille. Toujours homme du monde accompli, il proJlOsa :
- V01lS me fcroz plaisir en acceptant, un verre dc
porlo : Je puis affirmer que vous en avez rarement
bu do meilleur.
Et il emmen(l Pierre et Guy duns le pelil salon,
10 mêmo où, trois annés plus tôl, d'Auriac lui avait
appris la mort du la Camille Talmont lout entière. Si
Je vicomte ('ûL NI1 plus observateur, il aurait l'Omal'.
7
�98
LA JOLIE DAME
qué le changement survenu dans la physionomie de
ses hôtes. Certes le docteur de Brailon paraissait
toujours aussi calme, mais cotte maitrise de soi
n'était pOUl' qui le connaissait bien qulune apparence
trompeuse, et, dès que ses yeux se 'posaient sur
Gaston de Bordos, ils dovenalent tl'aclOf. Quant il
Pierre, il senlait que l'instant était proche où il no
pourrait plu!; se contenir. Il jugea prudent do donn Ll!'
le change.
- Je suis très ému, dit-il, de me retrollv er dans
co tte pièce qui me fail revivre de si oruels souvellil's.
De Bordes qui, à ce moment, allumait paisiblement
une ciga rette, tl'essaillit impercoptiblement; jouant
l'émotion, il répondit cependant:
- H6las! OU1. Comment pourrais-je oublier cetLe
t or6bl e soirée !
N 6gligemment, eL, tout en dégustant en connaisseur
son verre de pO I'to, Guy laissa Lomber ces moLs:
- De ce fni t, le comte do Tulvun n'ayant pas
d'autre enfant, vous êtes devonu son légataire universel?
En comédien consommé, le vicomte ropondit:
- Je suis en elTet son seul hériti or. Pauvre oncle 1
la fin tragique do su nuo uniqu o, qu'il aimait malgré
tout, l'a t errassé .
Illdignés pnr Lant de rlU8et
~ , le8 deux ami!) avaiont
hâLo de châ tic!' l'hypOCl j te ; mais l'houre n 'é l ait pas
encore venue.
- POlU' ma parI" dit d'Auriac qui, s'6lanL Jev6,
marchaiL au tl'av el'li du salon, j'ni toujours été très
surpris que l'on n'nit pas retrouvé 10 corps rie
Gcneviève, ou tou t au moing des Lracos. La mor, vouS
vous en souvenez, avait rejeté Jos vôtemcnts ayi1n~
nppal't onu il. la poLiLe Mona. Un moment menH', je,
mo suis domandé si, contrairement aux apparollCnil ,
Mmo TnlmonL accompagnait, hien HOll rnnl'i 1
- VOUf! Jo slw er. mi eux 'lIH' Ifllic;OIIf IIl O, ('t" pondi t do
Horùes, qU Ll ces 'I.lllsid \l'ULlOIIS r é tl'o ~
p eC Üvc
H impur-
�LA JOLIE DAME
99
tunaient, puisquo c'était chez vous qu'ils se fendaient.
- Certes, continua Pierre tenace; mais enfin ne
pensez·vous {las qu'une raison quelconque, une raison
que vous aunez pu connaître, aurait incité Geneviève
ft quitter son mari avant l'acoident?
Le vicomte s'énervait visiblement. Regardant tour
ù tour d'Auriac qui semblait tout il ~ e i; Lristes pensées
ct le do ct cUl' ,do Brailon absorbé dAns ln. contempla:
tion d'un ravIssant coffret, il ne J'elova l'ion que de
très naturel dans leur aLtitude! Comme s'il n'avait
pas oompris l'allusion! il conclut '{laI' uno b:tnalité ;
- Evidemment, Clans ces circonstances-là, on
chp('obe Ù !:le raccr?cher aux moindres espoirs.
- Vous avez nuson, trancho. Pierre.
bt se, plnta~
droit dev~nt
de Bordes il ajouta
l\ vpc un ImpL'eSSlOnnant I:IQUl'1re :
-- Et l'on chercho sOllvrnL bien loin co que l'on 0.
sous la mo.in,
Le vioomte dcvin~
blême. A oe mom f' l1t le docteur,
4 ui paro.issait se déslI~treo
do Cel~()
ll'isl!' histoire,
l'I11nOnU la conversatl.on SUI: ce qUI, aux yl1l1X de
CUlJton do Bordes, étaIt la raIson ùe la visiLo. D'une
voix terriblemont calmo il domanda :
_ Je serais curieux ùo conllaHrc votre avis sur
l'hypoLhèsl) orniao par certains hisLol'Îens cn l'enom au
RUjOt ùo l'existence probablo il Talvall ',l'uno ohambrr
scel'ètc re!i{te ù ln rnf'l' pal' un souLorrmn.
Lo vicomte perd~iL
conta~.
~I ~ompliLsn
verre
et 10 vida d'un trmt, Aya~L
1 mtUlLlOn que quelque
chose d'insoli.Lu se pf'rpal'alt, et la l'osspmi>lance extraol'dinail'o do la femmo du médecin avec sa cousine lui
l'ovonnnt en mémoiro, il sentit que peu à pou J~I peUl'
le pl'enait Il la gOl'ge, Mais il eut I~ force ùe n'en rien
laisser parnltro 1 et ce fut en sourIant qu'il répondit:
_ La ol!ambre secrèto? ,?h 1 l.!ne ~égend
1 Elle n'a
jamais e 'Isté quo (~ans
Ilmngmatlon dc quelques
chroniqueurs, La medlouf'(' preuve, c'est qu'à Tolvan
nul n'en a jo.rnaii:l tl'ou,'é la trace.
�100
LA JOLlE nA\1E
Jmperturbable, de Brailon poursuivit:
- Les bislori ens sont cependant formels et Ja
situent d'une façon très préci;;e et facilement contrôlable sous le pavillon de chasse. Leur imagination en
donne même l'ameublement: un modeste lit de camp,
une 1abJe et, comme soudée au mur, unI' hibliothèquc
vide.
Bordes senloit le sang lui marlcler les tempes.
Se voyant perdu, il jeta sa dernière carLe.
- Votre hislorien, dit-il, a Lout du romancier, cl.
mon oncle lui-môme, qui se targue dr connalLI'e Je
château de la cave aux girouettes, s'en amuserait forL.
- C'est possible, acheva Guy; car je pourrais
fournir au comte de Talvan toute une docum ntation
sur ce point d'archéologie, et je ne doute qu'il n'y
prenne un int6('ôt considérable.
Mais de Bordes, qui tremblait de colère, répondit
ln voix rauque:
- Mon oncle, je vous l'ai dit, est trop souITrant
poU!" recevoir ~uj
ce soit.
Cependant d Auriac, dont]a nervosité s'aocentuait
au fUI' cL ù mesure que le vicomto perdait du terrain,
voulait en finir. Las d tergiverser, il abattit son jeu:
- Dites-moi, de Dordes, Ri je vous annonçais lù,
tranquilloment, que Mme Talmont est vivante, que
(liriez-vous?
Sans 8ourciller, le vicomle répondit:
-Jedirais, mon cher, qu vous êtes fou tout simplement, ou victime d'une intrigante qui vout se faire
passer pour telle.
- Cela, évidemment, contrarierait vos projets, en
vous ùépouillant de cette merveille qu'est le r.htlteall
do 'l'nlvan, son!-l parler du l'osto ...
VOliS ouhli r z, d'Auriao, il'onisa ùe Dordos, quo
je Buis légaln /' 0 dll comte par testamont dOmeoL
nregi!ltré. Or, depuis huit mois, 10 pauvre homme lW
peut ni parle/', ni écrir " pt votrp ilOt-disant \lwe TaiDlonl ulll'ui l fort il rnil'o 1/Ollr ...
ne
�LA JOLIE DAME
101
Il ne put achever sa phrase. La porte donnant sur
l'antichambre venait de s'ouvrir. Un domestique
annonça:
_ Mme de Brailon!
Le vicomte se .leva d'une pièce, comme pOUl' se
délivrer de l'étl'emtc du des Lin implacable, mais prêt
encore à lutter.
Geneviève parut sur 10 seuil. A sa vue Guy, si
maitre de lui Jusqu'alors, sentit son calme l'abandonner. La jeune femme se retourna et dit:
_ Vous pouvez enLrer, Benoit.
Tour à tour, de Bordes, l'air d'une hôte aux abois,
fixait Geneviève et les trois hommes. Ramassé sur
lui-même, les poings appuyés sur la table, il les
défiaiL du regard. Puis, s'adressant au garde, la voix
I.remblnnto de colère:
_ Que venez-vous fairo ici, ... chez moi 1 cria-loi!.
Je ne vous ai pas appelé, que jo sache t
Mais Mmo Talmont, redevenuo la Genevièvo d'autrefois, avait retrouv6 sa morgue:
_ Chez vous? diL-cUe m6prisante, non pasl ... ehez
moi 1. .. La fille du comte de Talvan est iei chez elle,
je pense 1. ..
_ Vouslla nlle du comLe? allons donc 1. ..
Et le misérahle Be mit à rire, d'un riro d'halluciné.
Mais Guy, ne sn contenant plus, r6pondit brutal;
_ Allons monsieur de Bordes, eo n'ost plus le temps
de l'ire. Vo~s
avez perdu la partie. Et si nous sommes
ici, c'est pour vous accuse,', en sa presence, d'avoir
séquestré votre cousine dans la chambre secrète, que
vous pr6tendez ignorer, eL d'avoir assassiné sa nUe.
Le vieomto 6lait fou de rage.
_ Mais c'est lIne imposture 1. .. hurla-Loi\. Je suis 10
mnllre do Talvan, VOtlS entendoz! 10 ma1trc, ct je
vous ordonne do sortir tOllS, Lous, ou sans eela .•.
Et, co disant, il marcha vors Gcneviôve, mais
Guy do Brailoll qui, depuis un ini'Jtnnt, pr~t
à lout
lf'lluit prudemtn 'nt sa main dans la Jloche de so~
�102
LA JOLIE DAME
vesLon, se plaça devan t, cllo, revolver au poing:
- Un gesLe, dit-il, el je vous abats comme un chien.
Pierre et Benoit encadrèl'ent la jeunc femme; mais
celle-ci n'avaiL pas bronché. De BOl'Jes liLait resté SUI'
place, ses denLs olaquèrenL piloyablemenL cependanL
qu'il J'épéta iL machinalemenL :
- Imposture!. .. C'est une impu!5 Lure abuminable!
Ce IuL Geneviève fJui prit la parole.
- Vous ne vous êlc.; pus (lemand6, mon cher, (liL,
elle, s'il no buhsislûiL PlU! de traces ue voLrc vilnnic,
JI y a d'abord un Lt'lmoÎn, un témoill dangrl'cux pOUl'
vous, qui n'cdt aulre Iflle ccL excellenL EPIIOil, ft qlli
je dois ma libertp. 11 ('Il exisLo un HUlt'O, aussi l'cdouuhel'c11el' lout il !'heUl'e: Je
lable Pl que IWU(, jl'U~
'eux Ihlrlel' d'ull m('daillon ancien que j'ai cahl~
ROUS ma paillasse, eL dans j 'quel, ù mon Lour, .i'ai
illBCl'iL mon passage cn la chambre secl'èLo. Je (lis il
mou Lou!', cur, avanL moi, il y cuL une nuLre prisonniùt,o, moI'le prohablement dans cet in paco.
EHsaynnl 011COl'O d'ironiser, le viGollllc rieana :
PMI mul io\'ellll'(! l;rLlr 1" ': ilr I,i,jloirc 1. .. TOl!jOllrt! du )I(~me
hil:!Lol'icn, san~
Juule;'
Benoll l'intel'l'ompiL :
VOliS uvcz dit, madnml', 1111 médaillon:'
- Oui, un 1Il6ùuillon CIl or eiflO!é, sorti d'opales,
répondiL la jeuno fomme.
Lo garde semblaiL inLcrloqlll!. Ourlrupport pOllvaiLil y uvoir <'I1Lre ce bijou pt celui quo huit \Hoil! plul'\
\,(ÎL lui avait confié le comLo do Talvan. Hés itant, il
regarda t.OUI' Ù (OUI' los quuLro ncLI'IW; du dl'nmo qui
BO dénouait, pui!!, 80 d 6cidallt Houdain, il pl'iL dum;
11110 poch(' inVI'ioure 10 précieux objet cl, le montranL
il Geneviève:
C' sl pouL-plrr (:01ui-cï,l i ntcrrogoa-l-i 1.
- Ah 1 plU' oxemple, s'('n ia madame Talmonl,;
mniq oui, c'eRI hien crIa i VOUlI J'uvez tl'ouv(', Bonoll i' ...
Mais 10 g(\l'uo no Jo lui IniRllfl po.' pl'undro.
Que Maùame m'excuse, expllqua-l-il i mail! jo
�LA JOLlE DAME
103
n'ai pas Je droit do je lui remettre. Ce médaillon, ce
n'est. pas moi q~i
l'ai, trouvé .
me fut remis par
M. le Comte, le JOUI' meme où Il tomba }>aralysé, et
je lui ai fait la promesse de ne point m en défaire.
Aussi, depuis, je l'ai toujours ~ardé
sur moi.
- Mon père? ... vous avez dit: mon père? .. .
Ce fuI, pour lous un trait do jumi,\re. Il ne fallait
pas chercher plus loin la cause du mal qui avait
terrassé le comte. Celui-ci, sans nul doute, connaissait
Je secret du sphinx. Ayant aperçu des traces de pas
au pied de la statue, les lraces laissées par Benoit il
étrul entré dans le souterrain, où il avait trouvé le
médaillon ct, ~u -,?ême coup, avail appris le crime de
son neveu el 1 eXlst.onco de sa HJJc.
Le vicomto avail écoulé haletant, un lic nerveux
lui déformant la bonche. Ce n'était plus lù 10 beau de
Bordes, prétentieux el p}o.sLl'onnant. mais un pauvre
être pitoyable que la Cohe guettait. Los yeux hagards,
il ne !lemblait plus se rendre compte de co qui se pas·
8l\it au tour do lui;
- Son pMe, murmurail-il.., son I->l1l'e ... il est mort,
Bon pÙI'O •.• depuis huiL mois ...
Cependant Bonit~
qu.i avait compris l'import.ance
du biJOU qu'il détonait, dl Len leremel kmtà Gonevll:lve:
_ Je ne orois pas, madame, en vous oonfiant Cu
médaillon, manque l' Ù la parole donn6a à mon maltre.
Fébrilement. la jeune remme l'ouvrit, en tira un
papior très minoe, mais ~'6molin
qu'elle rossentit
lorsqu'ello cut pris connaissance du document fut.
lelle qu'elle Ile put. J1l'e Ù voix haule. (~uy
la fit ~seoit·
oL, MUI' r.a demanda, clonna leoture du manUSCl'lt:
.Jl
(( Marle do Ta Ivan , prisonnière ici ùo son beaufr'(\re Honri Mpuis le li juillet '17DG. Chambre secrète
« de Tulvnn, 10 1G mai ISOI. ))
f(
"
1(
Iü, ou dos'loll,' :
Moi, t~I:!1\'ive
Tulmont, née do..: 't'ulv.-ln, j'accusa
�101.
LA JOLlEDA;\fE
mon cousin GasLon de Bordes de m'avoir retenue
prisonnière ici depuis 10 12 septembre 193., après
" avoir assassiné ma fille. Chambre secrète de '1'0.1« van, le 4 juillét 193 . )1
cc
«
- Mensonge 1. .. Mensonrte!. .. râlait de Bordes.
- Je n'ai pas fini, poursuivit de Bl'ailon implacable.
cc
Et moi, Jehan, Anioine Max. comte de Talvan,
« aujourd'llUi 27 novembre 193., je découvre l'infamie
de mon neveu Gaston de Bordes; je le déshérite, cl,
je lègue lous mes biens ùma fille Geneviève, qui, je
l'espère, ost oncore vivante, et je la prie de me pnr'« donner toutes mos dureirs. Chambl'o secrète de Talcc van, le 27 novembre 193 . »
cc
«
«
Efl'ondl'f.Jo ùans une ber'gPl'e, Geneviève pleurait,
mais ses larmes étaien t. de joie: son pèro la cr'oyait
vivante et il avait pardonné 1 Mais elle songeait au
supplie \ qui devait etre le sien, de vivre ainsi muré
ùans son silence, près de l'homme qu'il savail être \III
bandit. Combien elle avait hâte de le revoir, et eomme
elle so prom t.tait de le soigner t de le ohéJ'ir! Un cl'i
terrible, pou8sé par son cousin, vint inLcJ'I'ompl'c 8('g
pensées. L'accès de démence qui, drpuis quc!qlles
lllHtanLs, m naQuit de Bordes, vpnait de sc déclarer
dans t.oute Bon horreur. La tornade imprévue, emportant d'un seul coup les rêves infûrnes qu'il avait eu
l'imprudrnce de prendre pOUl' des rt~uliéR,
avaiL sufll
pou/' déclencher la crise.
13risont tout ce qui lui tombait sous la main, lacéront ses vêtrmf'nts, il h('gayait des mots sallS suite,
tanlAt dont aux éclats, lonLôt so lamentanL, CL, bien
ne rû~
di~no
d'au?une pilié, le I:Ipec'
(lue le miséra~le
Lucie n' n était pas TT101ns ImlH'elislonnant.
Avec beatll'oup do mu l, <luy, Piprrr 1, Oenoit pcu',
vinrent ù le malw'iser, An l'or'ce déjà gr'twde élnnt
dl'cupl r e.
Geneviève t"laiL l'~
pâle.
�LA J OLIE nAME
10S
- 11 faut. l'e mm ener', dit-ellc. '
)~
iol e n c
de l'a.ttaq ue :.\vaiL fail place il
Mais d é j~
une sorte d hebetud e. BalbuLIant des phrases H1 cohl"J entes, ses y eux ne fixaien t, rien ni personne. 11 viv ai !
mai s sa vie semblait automatiqu e c t inconsc.ient e. '
- C'es t jeudi, auj ourd 'hu i, dit Benoît; c'esL le jO li l'
du docteur Tou chard, il doit être cll ez M. le Com Le.
Mand és par lui , dos servit eurs du ch5Lea u aceo u(LU'enL. Guy leur .donna Ics premièrcs instruction s,
son coll oP'ue le plus discl'èlepriant, qu'on a v e rtl s~e
ment possible. ~ ;~ L, sans flu ' iJ opposât la mo indre r rsi~
!a ncc . les JaquaJ s enkaln erenl hon\ du salon le vicom le .
pl'ivé de sentiment.
CHAPITRE X VIl
Ain si de Bord es élait fou ! T OlTibl o châtiment 1
Geuevièvo, en rcgal'(lant co t hommo, le J'evoyait le so i['
même du jou (' où il l'avait soqu es Lrée cl, dans sa cri se,
ell e l'etl'oll vait CCI'Laines expressions qu'il avait co
sojr.li,1 Ah 1 c r~ es , l 'a p~ â t do la . fortu ne l : av a i~ sug·
gee tionn l\ nu pOlflt do faire de lm un tortlOnnalre et
. No us po mm es tou s croya n \.s quand le
un n ~s a s in
tonnerre tombe, a di t Horace . F ou de so n impunité,
il s'était imafY in ~ qu e la four!l'o n'(>cla te raiL Jamais.
Or l'h eure dol) la justice immanent e venait de sonnet'
pour lui, et J a JlUnit
~ n j\ tai
p!re ~ lI e lu ~ ,o r t . L ~ pe rt.e
J/'l'ém6dinblo 0 co J'lche patl'lffiolllO, qu Il consldéra iL
drjà comme sien, avait entral né c(' ll e, tout aus" i
détinitiv e de sa rnison d(\jà chanco lont,r . En onet
~
l'(. vasion 'do sa cOll flin c ava it mis Mil ncd à rud
~ \ pl 'e uv c . Rongfl p UI' l ' jnqui
f~ tud
o lanc in unte {Il' Ja voir
l'('l\ ppa rulll't' , il a va it v ni nc mont, !(. n lt'· d'écarlel' ce
{,ollchernul'.
~ Su venu!!, ~t! di sn it ~i l , t!n adm t' lI,unt qu'elle pUI'
�106
LA JOLm DAME
vienne jusqu'à lui, Luerait sûrement son oncle ot, fort
du testament, il resteI ait, malgré elle, le maîtro de
Talvan. EL ce ne serait qu'un jeu pOUL' lui de faire
croire à l'imposture. »
Or, cette l'orteresse, qu'il considérait commo indesLructible, n'était qu'un château de cartes lequel venait
do s'ofTondrer lamentablement. Geneviève était revonue, et le comte savait Aussi la raison do De Bordes
était-elle demeurée enfouie pour toujours sous les
décombres.
Cependant Mmo Talmont était restée dans le petit
sulon, en compagnie de Guy ot de Pierre. Benoit, pal'
discrétion, voulut se retirer, mais le docLeul' le rotinL.
- Rest.oz, mon brave ami, dit-il, nous aUI'OnH
encore besoin de vos I ~ervicl.
La Ilcène pénible qui venait do se passor avait
laissé les quatre personnages sous 10 coup d'une émoLion bien compl"hensihle.
- Le monsLI'O esL abattu, dit Goneviève que jo
docteur réconf'ol'uüt de son mieux; mnis, dans sa folie,
il gar'dm'n désol'mais son secreL . .Iarnai'i plua jo no saul'ui '(1 qu'il a fnit do ma pouvl'e petite Mona.
Et elle eut UJl ' violt>nl.e crise ÙI' lat'moR,
- VOliS oubliez Julien, intcrvint d'Auriac. Celui-lil
U.U8Hj GOlinalL lu vt;riL(' cL 1I0US suur'ons bi('n le fair'tJ
paded
- C'c ~ L vl'ai, l't\pondiL lu jeune [l'mmo, il y Il
l'autrc ... Je mundataire 1
•
- JI ùoiL Nl'e do J'cLoul', dit )lcnolL. 11 me semble
Je
l'avoir apel'çu tout à l'heure se dirigeanL V(JI~
pa \' ilion fje ch osse.
- \ssuroz-vous-on, dit Piorro nt onvoyez-Io ellordl(~'.
EL comme 1 garde alluit quiLLer lu pièce pou r fnir!'
",~cP!lsniJ'I.
Je ùoelpul' )'arr&ta :
Qu'un lui dise hioll RUl'tOUt quo c'ellL 1\1, ùe BOl'dt>lI
qui "u\,ll' Jld dans le pE'tiL Hulon, et quo C'('ll\ urgt.lllt,
En allt'ndunL l'tll'I'lvt''e dt:' l'intendanL, l'il:ll,!,tJ ",t Guy
II!
�LA JOLIE DAME
107
voulurrnt persuader Geneviève de les laisser seuls avec
le miséraLlo, cI'dignant pour 0110 un surel 01 Ldo fatigue
nerveuse.
- Mes chel's amis, dit celle-ci, jo vous sais ''l'é dn
voLre intention, mais je vcux eL je dois ,'csLcr:'vot['()
présence suITiL pour me donnel' le courage nocetlsairC' .
EL elle ajouta, avec au coin des lèvre!;, cc qui voulaiL êLre un sourire :
- J'ai pI'OUVt' dl;jà, je cl'Oi~,
que j'en avait! de
réscrve.
A cct inslant la porlc s'ouvrit, cL Benoît s'clTai,a
pour laissol' passer Julien, puis il ro[crma Ja porLe
dCJ'l'iùre lui. SUl' un signe do D'Auriac, il miL la clef
dans sa poche.
L'inlendant, sans d6liance, chol'cha des yeux do
BordcR, mais n'apercevanL tIlle PiOITO oL Guy, plac('s
do lelle façon qu'ils masquaient Genovi L' ve, il Ctut ù
une m6priso ol s'excusa pour so l'olit'Ol'. Sans mot dit'o,
les deux amis se s6parèronL, cl l'homml) du vicomto
Be trouva brusquement en [ar'e do sa viclime. Co visage,
oos ehev(1ux blanchis, il les connaisai t bion, lui, le
gei,)li cr, qui leB av~iL
conlemp(~s
CJ1UtIUC.j?Ul' pendant
troill annres . ."\lIfll;l, dovant colle I.lpp!\fItlOn mallenOU(' il cuL un inHLincLif mouvement d(' recul, pt ce
yeux exorbités qu'il bégaya machinalement;
ful
- Ma ... madame 1. ..
D'Auriac s'éLait avanc6 vors lui, cl le regardanl
hiron en fare, il dil :
.
An moins, avec vous, on enlre en plelll dans le
t\lljel!
.
Gcnovi(\vo fl'rlniL lovf'r . .Julien voulut se reprendl'n
ot redevenir l'hommo au musquo glacé cL imp6n6Ll'ublo
quo chucli n connniH!lai L.
- Commr on t!O rclr'ouve, n'ost-co PQ~,
monsieur Julirn ironisa ~)1le
Talmont ..)e savaifl bion que VO\l~
nt' m'I\vip~ ,
pOillL.o1I Il''
) l~?
. ,
L'illll'ndonl, hJ(lll {fU Il fH, AC PI'IL U tromblt'l'.
- l\lon gjr:111' le VicomLe ...
iell
�108
LA JOLIE DAM!:
- C'est moi: vicomte Pierre d'Auriac, et c'est moi
qui veux "ous parler. Oh 1 ce ne sera pas long: un
simple renseignement à vous demander.
Et s'approchant de lui jUl:!qu'à le toucher il ajouta:
- Comment avez-vous lait, misérable, vous ct
votre abominahle mattre, pour faire disparaître la
fille de MmD Talmont?., Vite ... Répondez!
Mais l'intendant, qui cherchait sans doute à gagner
du temps, répondit:
- Je ne sai~
pas ... Je n'ai rien à dire 1
- Vous avez la mémoire courte, il cc qu'il paraiL,
ricana d'Auriac. Je sais quelqu'un qui 50 chargera de
vous la rafraîchir!
Et comme Julien lui ]an~it
un regard mauvais, il
ajouta :
- Le juge d'instl'uctionl
L'intendan l, accusa 10 coup par un hausscment
d'é pautes, à moitié résigné.
Guy, durant ces premières passes d'armes, rostait
obstinément silencioux. Il semblait comme fasciné
pat la présence du nouveau vonu qu'il ne quittait pas
des yeux. Sans doute C 'L hommc, qui avait ét6 durant
trois ail!! l'impiLoyablo gardien de la femmc qu'il
aimait, élDiL pour lui un objet do haine farouche, mais
ceci ll'PxpliquoiL pas cependant la façon bizarre donL
il le détaillait. C'était, dans l'oxpression de 80n
rogard, une stupéfaction inl nse, plutôt que dc Ja
('01 (\l'e,
()uunL il Julien, dévisageant tom il tour ses acclIsalèul'B ct so HonlanL perdu, il ne répondit pas tout
d'abord h l'ultimatum de D'Auriac,
Crlui-('i, metlant il profit sorl Ilél:litation, insista:
- Un srul moycn vous l'OsLo de vous saUVllr: dire
ln vrri Il',
Su rt~lIo(n
('omple qu'il ne pourl'uiL biuirscr, Julil'n
III' d,lridn souduin et lit rc qu\m argot Jos pl'idOn'l on
IlPJ1~:
liO meLll'O Î\ table. LCR Lf'rnpCs hai ~ nl;[)H
d.,
SUOllI'j il jeta d'Ill! truit !lU COlre:~n,
"Ollllll' Ij'il
�LA J OLIE D AME
109
avait bâte de se débarrasser d'un fard ea u trop lourd,
d'un poid s q Ji l'étouffait.
- Eh 1 bien voici, dit-iI.
Les t.rois auditeurs, angoissés , la bouche sèc he,
l'écoulai t'Ilt haletants ...
- Je n'ai ri en fait, expliqua l'inten dant , qu e RUI'
l'ordc'(J form el de mon maUI'e , ce t homm e que je hais,
f't qui mc tenait par la cl'ainte, conna issa nt ce l' taincs
peccadill es de ma vie passl;e; 01' , ce fuL l'e nchevêLrement des cil'co nstances , qui rUL cauRc de Lout. Ce jouI'
là, le 12 septemhre 103 ., un am i de M. le vico mLe,
1\1. le baron de Han cy, éta i L ven Il prend l'e li vraison
d' ull b::l huL ancien que M. de lJOI'des lu i ava iL ve ndu ,
bahuL qui se trouvait dans la Rccond e chambrc du
pavillon de chasse . Sous ce meubl e, sceHé au mur, se
trouvait ce que nous ignol'ions, ce qu e tout le monde
ignorait au châLeau, l'entrée de la l'ameulle chambl'c
sec rHe . Tout à coup M. le Vicomte aperçut, traversant le parc, Mme Talmont, ici prrse nLe , qu'un e en fan t
accompagnait. Ju squ 'à ce jour, je n'av ais jamaill vu
la fill e do M. Je comte do Talvan. Mon maiLre mo
donna l'ordre de la lui amoncr. « Tu diras , mo elit-il,
que c'ost son père qui la fait demand r. » Les circo nslances voulurent que )a petite l'oslâ t dans l'antichambre, et jo lui tin s compagni e. Cc qui Re pas.sa
entro Mad amo et M. le Vicomto, jo l'ignore, mp.ls,
{'omme au bout (l'un instant je n'entendi s plus rIon,
l'inqllif\tud c me prit. J e frapp ai ù la porLe, et n'?btenanL pas do "éponse ,j'ontrui. J'lu s personn edansJa pièce;
mais a l'ompl ace mont du bahut, qu e l'on vonait d.'enl ever, une tl'OppO étaiL bt"unLe. PI'eRse nwllt un accId ent,
je desce ndi s eu hâLe, oLj e c! ,;co llvri s a il pied do J'éc helle
de rel' 1eR ('o J'p ~; io onim éR de ~I JU e Talmont .f' t do M: l ~
Vi nomle. Tous deux n'étaient fJlI 'é vunoUl
~ . CeIUJ -t'1
l'evint tr ',s vite ù lui.
« La chambr secrète 1 me dit-il.
l Ve r~ e , nous
« Surpl'is l'un ct l'a ul!'c de r pLl!' d ( ' cO
re Rtâw cli un lllOUl Cllt 1\:.1 I1 S corn {ll'I' ndre. PlIlS nous
�110
LA JOLIE DAME
étendîmes madame, toujours sans connaissance, sur
lit de camp qui se trouvaiL dans un coin de la
pièce. Je ne crois pas me tromper en disant qu'en ceL
Instant, aucun projet précis n'avait encore germé
dan s le corvoau de mon maitre. Je le supposais rort
e1l colère cL je n'imaginais rien d'autro. Lo vicomte
resta là pendant plus d'uno houre, ruminant seR ponspes. Entro tem ps j'ôtais remonté de la chambre
seer'ôte, inquiot de la fillette. ToujouJ'Il dans l'antichambre, olle avait fini par s'endormir, un potit chat
sur ses genoux. Enlia la cloche du dtner sonna, eL
\1. la Vicomte, ayanL rerermé la trappe sur sa prisonni ère, rOlltra au chlltcuu, non sans m'avoÎt' recommandé do fairfl bonne gUI'do ot no laisslll' pntrt'l'
prl'soune dnoH 10 pavillon.
- Vite, vite, continuez, do grûce, implol'u Grlll'vit)ve.
LorRqll1' mon maître revint deux heul'~
plu~
(
tlll'O, l'expression dp SOIl visu~e
Nait olTl'oyahlc. \11 1
('l' rogard Ilx(' RU[' moi, je 1101 oublierai jamais. D'une
voix souJ'{le, en phraHos flof'cadéoH, il mo fit pUl't de
fio n plon. Pal' vous, moo Hicur d'j\uriac, il avait appl'Îi)
II' tOl'J'ihle otcidcnL. POUl' tout 10 monde la ramille
Talmont ('lait mOl'le tout cnLiù!·I). Lu pnrtie ('luiL
\)('1101 /1 l'l' tiendrait JlOUl' loujolll'fI sa eOUl:!ine [J['isunni t " f) et devil'Ildrait dt' cn foil Houl ht'ritiol' du comte.
\VI'(; mon maÎlI'c, jo n'avai ll pos 10 ohoix : il rallult
ol)l\Î" lHlTlH di ilclIlel'. N('unmoins jc lui objt'ctai :
(
~]UiH
... l'tmfnnt? ...
« TI me l'l'garda d'ahord Huns paI'lOi': il Hait pûlo
d'un Inn flui 111' pCl'rrtf' ttait pUll
"ornmp la lUQI'L. l~nfi,
dl' ['('pliqur, il dit:
l'II n'os dOl". pas compri!!? ... No L'ai-jo pas di~
C{u'oll s tltaient mort 'S ... toUlC H le!:! doux ... Lu m'onlond'l, toutCH les cloux, tlons lctl falaises do Bois-Gui!1>I'1l. AllonR, prends la yoilu('(' d fais 10 nécessairo.
Oh 1 )e llIiRrraLle 1 g' xclaIl1t1roJü tmscmble Pient!
pL Geneviève.
Un
�LA J OLlE DAME
. 111
Guy demeurait toujours silencieux, paraissan L
se désintéresser complètement de la scène.
J ~Iief!-,
je restai fig é sur
- TouL d'abord, conL~ua
llaCe, me demandant SI J'avals blOn enLendu; mail!
}e vieomLe, insistant, me jeta au visage :
cc Eh ! bien, qu'attends-tu i'
cc Une ho ure plus tard, apl'èsavoil' faitabsorberù la
peLite une tasse de 1uit, dans laquelle j'avais mis une
rorte dose de sOfwifique, je l'en veloppai dans dos
couvertureil et, m a S~ lUrant
que personne ne me voyait,
jo plaçai J'enfant dans la voiture ot je partis.
Julien so Lut, rogardant Geneviève ot n'osant COlltinuer. Celle-ci, Je vi sage roul eur de ciro, semblait
Hur 10 point rio s'évanouir, mais ayant récup éré suffisamment d'éner~i,
ct malgré l'inLorvenLion de
d'Auriac qui n'osaIL faire continuel' l'intendant, ce ruL
lie-même qui ordonna:
EMuilr, dit-elle d'une voix i3ans limbre. Qu'en
avez-vous fait? Je veux savoir.
JuHen ~uL
une hf'sitation. Enfln il pourl.;uiviL:.
- Rapidement JO fus sur Bur le liou de l'aCCIdent
ot ... j'exécutai.
- Assassin 1. .. Lâche 1. .. Lâehe 1 cdn Geneviève ...
Vous avez fniL celn? .. Ohl mon Dieul. .. ma poLil(
Monal. ..
Soudain la voix de Guy Re fit entendre, impériollsl'.
- Vous montez 1 dit-il.
Et s'approchant, de l'inLendant, sant! le quitter du
r(~gad
:
du 12 au
- Que faisiez-vous donc coLLe même nui~
l~ soptembre, vers ùeux heurel! du malm, sur la
roulo de Honnos il Vitré?
.
Julien euL un tlUfl:lRuL. Il voulut parler, maIS 10
doctour ne lui (Ill donna pas If' tomps.
No serait.-cl' pas R1uLôt dans ces pal'uges qlJl'
VOlltl rite!! ditlpal'niLl'c 1 ollrant? napclo~
dOli C VlM
Nouvf'ninl. f)pvnnl la port· d'un garage Isol(·, !lOti .
uul{)U1obilislcs daicntccLtc nuit 1:) l'll paollo ù'c::li)cnce.
�112
LA JOLI!',; 0 AM!
Ne parvenant point à réveiller le garagiste, l'un deux
fit le tour de la maison pour tâcher de se faire entendre.
Cela dura un certain temps. Or, quand l'automobiliste, qui étaü allé appeler le commerçant, revint ft
sa voiture, l'autre client, pressé sans doute, avai t
déjà Olé. Cette petite histoire doit vous dire quelque
chose? ...
Stupéfaits, Pierre ot Geneviève écoulaient sans
comprendre. \!u'est-ce que cela signifiait? Où Guy
voulait-il en venir? ... La ['('ponse de l'intendant les
surpriL bien plus encore.
bien 'o ui, répondit-il. C'est Iii!
- l~h
- J'en était Rür, approuva de Brailon. Allons ...
dépêchez-vous. Parloz 1. •.
l3ien décidé ceLte fois ù dire la vérité tout ontièrl',
.Julien roprit. Bon r6ciL. M6iB sa voix était changùe.
Lui (jui, Jusqu'alors, n'avait scmblô parlor que sous
l'omllil'o de la t 'l'J'eUI', paraissait maintenant profondément ému.
- Lorsque j'arrivai avec la petite SUI' le lieu de
l'accidont, quand je la pris dam; rnr-s bras profondément endormir, je ne me srntiK paK 10 courage d'ac('omplir le forrait dont j'uvaiK fH:CCptf, par crainte,
d'êlre l'insLrument. J'ai pu, ROUS la domila~n
de
mon mallrr, faire beaucoup de !I1ul, mais, devenir le
meurlrier d'uno enrant. sanli dM'eOl:IP, cola je nc pouvnis m'y r('Rouùro. Copendant il ne fallait pas lIonger
la ramener il Talvan, l'ur 10 vicomte np :;p ficrait pas
cmbal'l'ulislÎ de tels HCl'upulos ct. n'aurait. pas hrsit,'· a
BC sontant acculé par le
ln supprimer lui:m~,e
[·vénrmollts. OUOI fU.lre : .... LongLomp!l je restai lli,
indrcis. El. pmu'tant Il rallOlt, coûtl) que <:Onlo, trOllvel' IIne Ho11ltion . .Je drshabillili lu petiLe, 1'r.nvoloppaÎ
dans 1111(1 cou"erlure cl, apr\s avoir jeV, pour dOllllrr
ln chang!', ses vûlerncnlR Il h. J\Wl', jf' purtis 011 hallnrd
clrs chr.min!\, RUIlH uvoir pris dr dt"cision, 01, me domolldont où el cornmf'nt. jo pnrvirnd1'OiR Ù m'rn d~h\l"
J'mIHor ...
�113
LA JOLIE DAME
Julien s'était tu.
- Après? .. apràs?,. ins~tae
ensemble Pierre
et Geneviève.
L'intendant regarda Guy, dont pas un muscle du
visage n'avait bronché,
- Momieur sait le roste, répondit-il.
L'oUet produit lIur Geneviève par le récit de Julien
aVIlÎt été terrible: il semblait à la pauvre mère éplorée qu'on venait à nouveau et devant olle do faire
mourir fla petit.e Mona. Lùs yeux secs, Je visage
décomposé, elle Implora:
- Mais parlez donc, misérable 1 qu'avez-vous fait
de ma flUe i'
Ce fut Guy qui, très ému, s'approcha d'elle, ct l'entourant doucement de sos bras, lui dit:
- Ma chérie, ma visite à TalvUI! vient d'avoir
un résulLat auquel, corto!:!, j'étais loin do m'attendre.
Pardonnez-moi, mais je suis bouleversé.
- Jo vous Oll prie, supplia Geneviève, si vous connaissez quoIque chose du crimo abominable de cet
homme, pal'l('z, ~e gr~cel
,
Le docteul', qUI ~vait
tO'!tes les pemes du monde à
garder son sang-frOId, continua:
- La nuit tragique du 12 au 13 septembro 193.
je' revenais de Dmard et rentrais à Paris, seul dan~
ma voiture. En cours de route, je, m'anêLai deux fois.
La pl' miore, entre Ren~s
ot VItré, pour faire mon
plein d'essence. Il pouvaIt etre de1Jx heures du matin,
Un autre automobiliste m'avait précédé, s'overtuanL
f'n vain il r(Jveilier 10 garagiste. ,C'est alofl; quo j'eus
)'id60, aimi quo je V~lL'I
l'ai dIt tout à l'houre, de
fniro 10 tour de la mUIBon pour tâoher de me fairo
nnLendre, Le socond arl'èt eut lieu dans la banlieue de
ChaJ,tl'os, où je me 1'8l!taurui. Cin<I, ou ~jx
consommaleurs, pour ln pluprut des, OUVl'lers so rendant au
travail, 1:10 trou valOnt réUniS dans l'aubet'g6, où je
demourai un quart d'heure environ, puio je fepris ma
route L rontrai direotement chez moi.
8
�114
LA J6LIE DAME
u Or, jugez de la stupéfaction de mon valet de
chambre en enlevant mes bagages de la voiture: sur
le cous!\in ari~l'e,
soigneusement enroulé dans une
'Couvertur e, u,n enfant dormait. Ne sachant quel
parti prendre, mon domestique victme faire parl de son
IDvralsemblable découverto. Le bébé, une superbe
(illette, était campI tement nu, dann le but évident
d'égarer les recherches. J<:pinglée à la couverture,
une lettre écrite à la hâte expliquait l'abandon. On
voulait, disait le billet, arracher l'entant à une
mort cerLaine, assurant quo la petite appartenait il un rang social élevé. L'auieur, que jusqu'aujourd'hui je supposais être la mél'e, dans un
.fmp~iat
que l'on
post-scriptum _presque il~be,
ne chcrcl1êlL pomt il découvrIr son ldenbté.
u Ju!\qu'à ces dernier3 instants, je m'M..ais demand6
où CJt quand on avait pu déposer le bébé daus mon
aulo. Or, d t '~s le moment où oet homme oet entré et
mainlcnont qu'il a parU', la JumifJfO s'cet fa.ite dans
mon csprit, éclnto.nto,
Mn\sGl)neviévo, toute tremblante d'émotion, s'corin:
- Guy, qu'avez-vous fnit do l'enfant!'
En co momenL fion t,rouhle 6tait toI 1u'il lui 6tait
impossiblo d'analyser oc qui sa p~uI8lit,
dans ta pensée..
Ello no pnrvonniL point à coordonnor los fnits, ni poursuivro leur onch[llnement, qui la conduirait onlln
jusqu'à 10. conclu !lion mel'veiIJou!\e. "Cllo n'était oortaine que d'uno ohotle : Julion n'avait pa tuâ so. fHlo,
mois, drpuiR "roil! ami, qu'Mail-olle dovonuo? Étaitl'Ile> morllJ 011 vivnnLo?
Lo doetellr, aussi f;mll qu'olle, voulut d'abord ln
rnssUl Cl' :
- EII vit, dit..jJ! ct 0110 est heureullo.
Un crf, Iln ud qUI n'avait rirJn d'humain, jaillit des
lùvres do (;"nOV\I'VO :
, Viv9ntl)~
\O~l
ditos l'{ll'olle ellt vivante? Guy,
'l!J'l'n OV07.-\<'OUII rait?
Ln JClllll' [cmnH' fOUIllait, lM yf!UX dl' lion t1Slnc~,
�'LA JOLIE DAME
115
épiant les moindres réactions d,e son vIsage, sans
I.lomp!end~
' e la cause de 8~n
~mol.
Celui-ci qui, duns
~es
s~tua,lOn
les plus dl.mc1~B,
ne se déparLissait
JamaIs de son calme et qUI, froldement, avait acculé
de BOl'ce~
jusq~'al
.châtiment, sembldit totalement
désempaœ ... Qu allaIt-elle appt'endre:' ...
Mals Guy, prenant dans Jos siennes 1eR mains de
ceLe qui lui appartiendrait bientôt, trouva los mots
<N'il fallait dire.
- - Un homme, murmura-t-il, un homme à cette
('poque, lloI,!bra.it d~ns
10 désespoir, ap~ ~ s la perte de
tuut ce qU'lI almall. Sa femmo vonalL dp. mourir.
Mais cet homme avai.t u~o
mère qui veillait sur lui,
farouchement. C?IlO-cI.aVD.lt ?ompl'1!l que la ,Petite fille
abo.ndonnée sorait le hen qUl le rattacheralL à la vie.
Son instinct maternel ne 1avait pUG tt'omp r)e.
N'osant encor~l
comprendro, Geneviùvo s'écria:
..
- Zetto!. .. Zettel ... ~lona.
Elle no put en dire davantago. Sa têto roula sur
A'épo.ulo de Guy e~ elle fon~it
en lartnes.. .
Pierre et BonoU croyruent, eux aUSSl, VIvre un
l'i' VO extraol'dinnire : un tel honl,eul' était.-il possible r
J ullon lui-même, dont quelques bons y nLimenls ~om
rouillaient encore au fond du cœur, ct que la néfaste
inlJuence du vicomte n'avait pOIDt complotem"nt
étouffés, ne célait point la satisfaction qu'il éprouvait
de ce dénouement maUendu.
Quant au docteur, il J{lis~at
pll:'ure r Ge~vièT.
Lut mcs de joie, lnrrncs salutau es, heureux upalsem€'nt
ù lu su<,cxcitaLil'n de sos pflllVl'aa nerfs si rudement
mis ù l'épl'ouve.
Cependant l(>s minutes qui ~Ul Vlrent furent ino.r.:pl'illltlhies. En eHet, ql1el splendIde rovanche du dCl:!lin 1
Et quelle ~blouisante
olarté au d~cli
de ce jour si
chargé d'orage. La s01:ldaine folio de Gaa!on de ~orde
fJ
le rel~aiL
pOUl' toujours dans Sa tc"r nble nUIt, lui
infligeant. ainsi sans scandale le. châtiment" m~rit6
CeG r~tle.
lODS ameaèrent les troIS hommes a décicler
�116
LA JOLIE DAME
du sort de l'intendant, lamentable instrument d'une
infernale machination. Ce fut d'Auriac qui, le prp·
mier, rompit le silenc\).
demanda-t-il à Geneviève, qu't'Il
- Et cet home~
faites-vous?
Guy allait répondre, mais ln jeune femmo, juge
suprême, le devançant, ['épondit, doucement rnj s ~I'i
cordieuse :
.- Personnellement, il ne m'a jamaiR faiL d'auLrtJ
mal que d'obéir aux ordres de Aon maître. C'est Ull
malheureux, et je ne puis oubliel' ~le,
grûce ù lui, JP
V~j8
retrouver ma fille. Laissez-le hbre.
Julien, touché jusqu'aux larmes d'une telle gran deur d'lime, murmura:
.- Je rCIDül'cie Madame et J' 0 !ui demando pardon
de LouL co que j'ai dü Caire... e l'I'parel'lli.
:
Sur un signe du docteur de BI'aJlon, HenolL ouvriL
la porto touLe grande, el, Julien, courbanL la tête, quit! fi
la pi ;1;0.
CHAPITRE XV1l1
Ces ';I1IC1l ions Kuceessi vos (lvuienL bl'isé Geneviève.
nlgl'é son viC désir do revoir son pèro, elle 80 Jnissn
facilement conv&incre par Piorro eL Guy do lanéccssiLt'·
qu'il y avait pour olle do rentror ù AUI'luc, Co retour
immédiat s'imposait, si 0110 no voulaiL rs Lambel'
malade. C'ost, pourqlJoi il rut cl "ciùé quo 1 ierre l'CsLel'aIL Ù Tnlvnn ct rondraiL visito nu comte, afin do prrparoI' l'émouvante entrovue, Bien quo le l'J0ntilhollunl'
qui, dcpujH la découvorto stupéfiante qU'lI avait faitr
tians ln chambre secrète, ponRât snns cesse ù celle
qu'il se reponlait tant d'avolr chussée, ospérant
chaquo jour lu revoir, flan 'tnL de santé xigeniL do
tclR ménogements que l'Ilppnrit.ion subite de Genvi~
oCit pu avoir pour le vieillard des COflf:l('quenrcs
~I
�LA JOLIE DAM!
117
néfastes. Pierre ferait appel à l'expérience du docteur
Touchard, eL la rencontre concertéo du père et de la •
1111e aurait, grâcc à ces précautions, leA plus heurêux
effets.
Do~il3temn
iD'lLalléo par G,uy dal1s}a limousine,
Mme [aImant, les youx clos, epl'OUvalt une sorl.e
d'engourdissemont délicieux, comme ei fllle avait, été
sous l'inlluenco do quelque stupéfiant.
Elle se repaissait de la réalité si imprévue comme
d'une fantasmagorie merv eilletl8e, n'osant se demander si ce n'était pas là quelque phénomène créé pal'
son imagination,. et ~i elle ~'étai
point victimo do
quelque cruelle lllu8IOn. L Imago souriante de sa
petite Mona qui évoluait dans sa pensée, n'était-elle
pas chimère ou fantôme, qui s'évanouiraient tout il
l'heure?
- Vous semblez bien lasse? s'inguiét.a le docteur.
- Je suis houreuse, répondit SImplement Geneviève.
EL, posant Ra main sur celle de son fiancé, clle
njouta :
- Jo voudrais, Guy ... je voudrais que vous me
parliez de ma ... de notre potite fille.
Et cependant que la voiture roulait vers Auriac,
Guy, jour par jour, revécut le passé.
A la RLupMacLion provoquée par la découverte dr:
l'enfant dons son auto, avaü immédiatement suc?éde
un immense intrl'H pour la :poüto abandonnée, lOtér~t
partogé par Mme de Brallon et par la servante
Morie-Anno, qui ri valisèrent d'atLentions pour 10
ravissant b6b6. PnR un instunt Hs no Hongorent il s'on
défHiro, La Pro"idence leur en avait confié la garde
ct la mission leul' parut douce. Lo docteur luî·m{\me,
eans A'en rondre compte tout d'abord, rentrait. pl~IK
tôt choz lui, on partaiL plus tard, s'~vc.ruant
a ,da;INdre la poti! c fille, qui, dès Jos promlOrB JOurs, ruclamaiL av c iUflÎbLanco « palla cL maman », .,I:jeul~
mots
du l'oslo qu'elle pOUVUlt prononccl'. l cu Il peu,
�118
LA JOLIE DAME
l'enfant s'habituait à voir colui qu'on lui apprenait
", et Mme de Brailon constalait tout !.c:ureuse l évoluLion (lui sc produisait,
chaque jour pluFl sensible, dan:;; le caraotère de lion
à n:>mmer "l)upa Gu~
(ils,
En souvenir de fla feromo, le docteur décida qUI) ln
petile so llommerait S1.1ZI\nnO, commo la ch<il'o dis!,>,l
IUO, el pour "li, ainElÎ quI" pOlll' la more, olle dCVllll
r( Zotte », lout Gimp:r.ment,
Sur un poinL, Lout al!
moins, Ja letLre trou\'('o épingl,;e ~ la couverture qUI
enveloppniL l'anfant 111) 1o, avait point. t.romprs, En
effeL l'auleur anonyme y l'aÏl,ait allusion aux l'ichos
originol) de la petita ubulIllon1l{'I', Guy el, Mme dl'
Urailon n'ourElnt paR de poina à !le relldre compLe qlH
10 Mbé étatt accoutullwi, vivro dans un milieu fallillf :
11110 foule Ùl~
p!'!,its cll-luil!; on udministrnirmt la preu VI'
nt enJevoicn L ainsÎ 0\1 dOflteur rt à 110. m0re tOUII Hall
cil! concornanL lia nUi3'3nnCO,
Six moil:i pélllB\:rcnl SilnH qlle Guy o\1t priA aucn~
tV'cisicn concernant, l'nvonir de l'onJunt auquol il
!l'attachait chaqlltl jouI' c!llvant.ngo. Il évitait même
d'ahordor cotlf' quotlliOIl, rùdouLant. uno l501ution
I1I1'il n'oanit. pnvi!\Hger. lJ'nilJoul'8 lOB évér.omonts i &aD~
qu'ile'en mtllA L, se chorg\ronLdc hlidîcLorso conduit.o,
ilL 1;010 pOl' ln Ll'Ich~mo
d'un incidnnL minuscule
Jnnio dWI'flIIlIIL,
On c}l.!lÎt rlU moi/! de jl1in, rt. 10 pr!1lit'ÎI'II rlrVElit 811
rnnclr(', il Cann,orl pOUl', y prendre 1).11'1" nllx travail'':
lOlernntlOnal. Or, (epnu ({un Z Lto
(l'lin Cùngr0~
ilvflit,lIPPI:iB Je prorl,l(lirt Ü':'r0l'l do lIOn papn Guy, clic
Hf' mont.l'(ut touLe tWito, Vrunomcnt Jo dootoul' ct.!l/l
rn 're chel'chaiont la rrlUHO do cotto subite m(>lnncolil'
h' cOlaol{l'e Jo la petite Mant nnt.urollemont enjouc',
f)'nilleurB Guy sontait lui-mbllo qu'il nurnit. peine
;'1 quitler :'onlnnt, (It la ()ombloit ÙO rndonux, Mail!
Z~lte
Il
d{doisllait
rif'n,
pOUl\/~K
c~
g.Îtl'l'ÎNI, flI' '1jTlt/~r(,R>In
.b:ofiJ\ ln vojHlJ du Iltllp:ll'L ul'ri u. \ u1Jlllut metLre
�LA JOLIE DAME
1'19
de l'ordre dans les notes qu'il se proposait de communiquer à la docte aS!1embl t!o, le docteur, apràs le
diner, s'était re~ié
dans son bureau, priant qu'on ne
le ~ (' r~nge.ât
P?mt. Il y.avait un bon moment déjà
qu'Il 8 étalL m.IB au travaIl: lorsque son attention fut
nttil'éc soudam par ua bl'uit à peine pCt'CerLible,
quelque chose. comme un soupir ou plutût dC:'s plaintes
t'louftées. CurHlux de ce que cola pouvait être, il voulut s'en renùre compte. Parcourant la pièce, il ouvrit
les portc~,
souleva les tentures, regarda sous les
meubles, l'ien. Près de la cheminée, une maUe était
ulIvel·to, Ù demi remplie, ct dans laquelle un plaid
était, ooigneusement plié dans toute sa largeur. Plus
de doute, le br\liL venait de Ill. ~oulevnt
la couverture, quelle ne fut pas sa sur~i
se de voir, {lrofondé
lIIent endormie, la petite Zotte, illconsmente du
dangOl' qu'olle courait 1
Guy avait compris; aus8i ~o n étonnoment fit·il
pInce aussitôt ù un bentimenL tout autl'e. Juste à co
moment, Mme do Brailon entra, cu pI'oie à une
extrema agitation.
- Zottè n'est pas d'\l1s sa chambrel s'6cria-t-elle.
Muis, rassurée pal' l'expre!lsion souriante du v~sage
ùo son flls, et voyant en même temps l'enfunt, tOUjOUl''>
p!ongée dons le sommeil, 0110 comprit il son tour et
dlt sImplement:
Commo elle t'aime, cotte petite 1. .. Il faut l'emtlIl;lner avec toi. .. Mario·Anno en prendra soin.
Et, en même ternvs quo le dopal't pour Can~s,
l'adoption fut décidéo. Désormais Zetto seraIt,
Jevunt lu Joi, Suzanno de Brailon, En orret, cette
minute avait sum pour que Guy mosul'fit la Corce do
l'attachement qui 10 Iiuit il J'cnrnot trouvée et po~r
qu'il füt bion sO" quo son afTMtion lui ,·tuit dôsormtns
inùispenllt1ble. Sa femme étant morto, la fillett.e
liC'rait, pOUl' l'avenir, lu raison d'Otro do Iles efforts ot
ùe son existence mêmo.
On Arabe dieo.it : « Je suis assuré qu'il y a un Dieu,
�1.20
LA. JOLIE DAME
de la même ration que je reconnais, par les tr(>'e~
marquées sur Je sable, s'il a passé un homme ou Ull
BnimaJ. Or, devant J'enchaînement extraordinairr
des faits qui J'avaient conduit à son insu vers ce d(,nouement inattendr:, Guy. éperdu de reconnaissancr,
rendait grâce au Maitre de toutes choses.
Genevlève, blottie cOlltre lui, l'écouta sans l'interrompre cL, dè~
qu'elle eoml'rit que son rl!cit s'acllPnlÎI" elle ajouta prOAHanto :
- Dites, ohl diLes encor'o!. .. CcLlo enfant que j'ai
aim "0 dèf) le wcmiol' JOUI', c'était mu fille et j'aurai,;
pu loujOUl'S Ilgnoror.
- Certos, répondit le docteur; car, hormis ma mèl'('
pt mes vioux serviteurs, perHOrllH) Ile s'est jamais
douté que ZetLo n'était pas ù mOl 1 Elle porle officiellement mOn nom. Je n'ava:", donc Ù J'enseigner
personne.
- C'est VA'aI, aPlll'ouva la jeune femme; et c'est
cela seulement qUl m'empôch:.\ de reconnalLre ma
petite Mona: Je savaiR que Suzanne était votrc
nrant; je croyais la mienne morte. EL cependant,
Guy, rappelez-vous de mon (-motion le jour où, pour la
première fois, je pressai ZetLe dans mc!! hra!!1 L'impl'cBsion de cetl.o minuto, je no l'oublierai jamais.
J'avuis comme J'intuition que c'ôtait mn Hllc que je
caressais, et quand je dus me rsif\onner et me persuader
que c'était la vôtre et non la mienne, lo chugrin que
je resflontis fut le cruel l'éveil de mon l'ove fugitif.
- Jo me souviens, ma ch(·ric, répondit le doctcuJ',
je IDf' souvjrns, et c'ost il dater do ce jour, ùe
ret instant même, que jo vous ai aimée, comprenant
quo VOUfI Brule pouniez êtro la vraio mamall que je
l'ollhnilais Jlour mon enfant, pour cette ch\re peLite
1J1Ii eat aujourd'hui la nÔtre ...
- Ouell(' rcconllaissuIlcO ne VOliS devrai-je pas?
murmura Genevièvo.
- Chère, ne dilell pas cela, répliqua de BI'ailon. A
moi voua ne dcvli": auoune recoulluial:lllJ1ctl, car je ne
�LA JOLIE
DA~IF:
121
rus qu'un aveugle instrument ùans la main du TouLPuissant. Qui donc en effet vous a conduite chez moi?
qui a voulu que votre petite Mona rût abandonnée
(Ians ma voiLure? qui donc enfin m'a poussé à vous
suivre il. Talvan, pour y rencontrer le se ul homme qui
püt faire éclate .. la véri té? D'aucuns nommeraient
celte force le dieu hasarù. Ne pensez-vous pas qu'il
vaut mieux l'appeler Dieu, tout simplement?
- C'est vrai, Guy, réI?ondit la jeune femme.
La puissante conduite lOtérieure roulait maintenant
dans les allées d'Auriac cL vint stopper devant le
perron. Afin d'attendre Pierre, le docteur et Geneviève
~agnèret
le petit salon. Mais, en traversant le hall,
lous deux eurent la même pensée. Sur un meuble,
bien en évidence, le téléphone semblait les inciter il
transmettre ln bonne nouvello.
- Qu'en pen sez-vous, Guy? demanda Geneviève
en souriant.
.ln IH' lI HO , r(;pon lit le t1octe Ul", que demain Zf1tte
devra foire ('onnniRsance avec Mona, ct que ce sera
ln jolie dame » qui fera los présentations.
EL ce rllL Gcn('viève elle-mêmo qui, par des moLs
que la joi" l'l' ndait malhabiles, informa Mmo de
ill'oilon qu'on l'altendrait ainsi que Suzanne le
lendemain l'lt'me it Auriac, où la plus belle des sur.
pl'Ï eA leur {· tait ménagée.
l ,orscl ue l'jerre renLra deux heul'es plus tard, 11
trouva es doux jeunes gens dans 10 potit salon. ~n
il. un, Guy nvait ('gro n6 tous les moindl'~
so~vOJr
('oncrrnant l'onfant et Geneviève savaIt amSl do
quols soins attontifs: ùo quelle sollicitude. in~eSBt,
~ a ('hère petite avait été entour~.
AU~8J
bIen, meLt ollL en parallèle ce q11'olle avaIt soufiert et le bonheur des heures J?résontes elle comprit quo seul. pOllt,
lonnattre la v6ntaLIe joio qui a connu la v6rllable
poine.
.'
. /. j
ASI~
' (e
D'Auriac renùit compte de sa ~lSBIO.
Benoit 8\ du dooteur Touuhard. il avaIt apprIS au
�122
LA JOLlE DAME
comte, avec tous les ml nagE'rnenLs Jétmables, la
présence de Geneviève à Auriac. La jeune femme
voulut connatLre les moindres détailf\ de l'entrevue.
Le médecin s'était montré très optimist.e et, sans
aller jusqu'à prévoir la guérison totale du malade, il
espérait quo Je retour de sa fille l\ Talvan aurai!, sur
sa santé une heureuse influence, el qu'il en op-rouverait
une lrès sensible améIJ.ol'll.tion.
Quant l\ do Bordos, le c!octOUJ' Touchunt s'~tajL
vu
dans l'obligation Je prendre li flon égul'cI les ml:'~es
les plus sévères. Ripn que depuis !:lon l\)l'riblc a(,C~lH
le malheure ux soiL l'es\.6 dllm! S01l état de prostration
hébétée, qui ne lui permettait plus de roconnattre
qui que ce ra t, los cmes les plWI violenteB (tllient ù
redoutor, et l'intemcment immlJdiaL s'imposaIt. i\iDlli
ùonc le seul coupable, l'homme qui n'avait pns reeulé
devant le meUI tre dune enfuuI, ot qui n'avait pa~
cfllint pOUl' sa cousine la séquestration perp";tuelll',
senlit lui-môme enterrt· vivant, non pas daus une
cellule où ,'on viL, où l'on pense, où l'on cap!'1 e
encoro, mais dans la nuit efIroyable de sa folie, nuit
dont il ne s'évaderait jamais.
EPILOGUE
Dtll1X rIWIS apl'eB Cf'S év~ncmJli,
lu Ilaison des
plein, ot tous ceux qui pouvaient
vacances butinlt on~
Il'::8erlof Parle) . 'empros'3nicnt VNl:l la campagne, III
mol' ou lu montagne.
Le r.hilteau ri\! Talvon, qui, depui!! 10 dc[nrl de
Geneviève, était dcmollr6 mume et I:lans vie, dODnant
t'impression tri··te d'UIiO tloroeurc inhabitée, était Cri
dfllrvesconcc. C'est qu'une reinl' charmante et adul~1)
(Ivuit pris pose8~in
du beau domaine, une reino
chnyée par tou 1 ses sujets, et qui gouvernait n ve~'
deJ
cure ~a
et des lIourirea
�LA lOUE DAME
Çà et là, dans les allées du parc, du haut en bas do
la vieille demeure, qui semblait toute rajeunie, voire
ll'l.ême dans los appartements du comte, son caprice
de jeune souveraIne ~e manifostait par le plus char·
mant désordre. Des louetB de toutes BorLes étaient
di~erBs
au hUf;urd de sa fantaisie, ponr.tuant dans
fous los coin!'! Jo pasr.ngc de Sa Ma josLo Zette de Brai·
Ion, laquelle, se tlollciant fort peu du problème des
na~tI)B,
tuto):ait. saD!:. contrainto la plus humble mal'!Til ton , aU8AI IHen quo Je plus majelllueux muitre
c!'hôLeJ.
Qn.Ml8.n comf,o, il étail mécollnaisFlable. Son vieil
ami Touchard avait vu justo. Le retour tant désiré
do l'hériti ol'o rlu nom et du titre avait agi plus sûrement quo toutO!\ los médocines; car, co rotour, il le
/louhaitr\Ît ardemment, sans y croire, ot le remord!!
qui, depuis qu'il avait chal'l!\6 sa IllIo, rongeait 10
occur du vil'ux g<lntilhomme, avait trouvé grâce
~n(j
rlovnld, Ju génél'osH6 de (jonoviovo, fillo de son
t,omps, oubliant, ln décision tôt,lIC d~ l'homme d'autrl'-
roil\.
Le maringo avait, étp, c{>l~br
cn touL3 simplicité,
rlans ln vioille ehupello ancostrale et, aprllB .une
&bsooca de ({uolquos JourR, Jes nouvoau x 6pollx 6t,roent,
revenu!! au châLeau, où (ionrviovfl avait viLo renou~
.1"OC tCII traditions chlireM au vieux gonti lh0r.nmo. SO~l
f:(Mlrlrn litait trl~n
Rympalh iqllo nu chlUolmn, ~:nr
Il
npprAciniL avec quel Laet Guy rie Brai Ion LenatL (iOll
role de JHune manro do Talvllll, flollciou! nv~t
, tOl~
dl) lui (~vitor
ICII moindrefl flollriA, fHm!! JamaIs outr?pnHl;or copondanL co quo la dM6ronce lui commandaIt
'HI vor3 S'JO honu-pMn.
.
Solon 10 déHÎr do Gonevièvo, le corl':; do !"fl.~ro(,
TalmonL avait 6t~
romonô danf! 10 cuvoau fUl111ll'lJ.
Colt!' p~nibJo
c~rémoni
fut pour I.l jonn.e fl'mnv' 10
IriKf.f' ("pilo~\I>
d'un torrih)p paIH~(',
l'nvnrllf !III il'" ':
rüis:wnl (lo'.~t)rcnai
('rlnsolnnl 111 ~;nli
!leurl.r;., AmH\l
IJluit.())Ir tout hcur.1U80 de so reLrouvo r ft (alvan,
�124
LA JOLIE DAME
entourée de ceux qui lui étaient chers et, )a paix
s'étant faite en son cœur blessé, eUe retrouvait peu à
peu le caractère enjoué du petit démon d'autre rois.
Elle se plaisait à voir sa petite Mona, maintenant
ZeUe de Brailon, circuler dans l'antique manoir,
ainsi qu'elle .le faisait jadis. A son tour, pour Bon
mari, elle aimait à revivre les chers souvenirs de son
CIl rance, ct les heures s'écoulant calmes et joyeuses,
les deux jeunes gens vivaient à Talvan des instants
inoubliables, avant de sc plier de nouveau aux oxigences mondaines qui les attendaient à Paris. C'était,
dans lour existence, jusqu'alors troubléo, une do ces
étapes quo l'on no revit plus.
Le fidèlo Benoit na cll.chaiL pas son contentement
de voir revenus les beaux jours d'autrefois. Cependant l'ufTection qu'il rossentait pour ses mnltreb no
lui avait pas permis d'accoftor la donation spontanémont ofTerto par la jeune ~ 1Il0 de DrailoD.
- Ma plus belle récompenso, avait-il dit, serait de
finir mes jours dans la pet île muison où j'ai toujours
vécu.
Zotte cl, Benoit f;LaienL les meillours amis du monde,
cL il n'rtait paa J'ure d'apercovoir danB un coin du
parc 10 vieilbrd eL la P.0tlLe fillo jardinant onsemblc,
]0 garde lout fiol' de faIre étalage do sa science horticole devant, sa jeune élève.
Co jour-là le chll.toau était tout on {:moi. Doux foiR
déjà la cloclln du déJcuner avait sonné, et Zotte
demeurait introuvable.
Benoit, s'étant informé do la cause de eet afTolomon t,
dit en flouriant il Genevièvo :
Vous cherche? mam'selle Suzanno? Venez,
madame.
Et il fit sig,ne au dooteur ot à 89. femmo de mol' ·!Irf
SUOB bruit. EoarlaDL prudomment JeB feuillago8 (\'uu
en prf'lilonlX) d'un
bosquet tOllffu, Je garde los mi~
ravissant tableau.
Côte Ô. cote, ct sorrées l'une contro l'autro, Zette ct
�LA JOLIE DAME
125
Jeannc, fille d'un palefrenier, son amie insépai'able,
étaient en grande conversation. A leurs pieds, étendue sur un lit de mousse, et soigneusement recouverte de feuillages, la belle poupée de Zette dormait,
les bras ouver~s
et les yeux ferm és. Celle de Jeanne
devait en faire autant, mais il était im.r0ssible de s'en
T'endre compte, car elle n'avait plu~
III bras ni tête.
L'entretien ôtait sérieux,
- Moi, disaiL Jeannc, j'ai un papa et une maman.
- Oh 1 bien moi, j'ai maintenant un pnpa et une
maman, mais j'ai aussi un bon-papa et une bonnemaman, et puis un petit cheval et ulle chêvre.
C;cnevièvn ct le garde échangèrent un J'egard ému.
-- Ne Il'ouvez-vous pas, mon bon BenoU, dit .l~
jeune femme, que c'est tout ù fait comme autrefOIS?
- CùTllmc Ilutl'cfoiti, cn effet, répondit le vieux 8el'vitoul' : Genevièvc de Talvan et l\latleleine BenoîLl
Et la femme du docteur, se serrant contre son mari,
ajouta:
- Les malheurs ct les joies se succèùent et se
combattent ... la vie continuo ...
FIN
�r""llmnnnt,mlntrtlnt'lllltl1lltfll1lltlnn'lIrmttt_nnrml,mmnmmhlbmt-nnJ'ntnn'Ummmmmnnl
3
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1La Bibliothèque d' EVE
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au double point de !nIe ae leur qual/tllittb(lire i
~
i
5
CD
:1
edle
el de lmr inlirlt. Absolument iT7éprochah/('J de fond el de forme,
il. sont destin!. J compom la Biblot~que
Femtlll' tl de la Jeune Fille .
1
i
EXTRAIT DE LA LISTE
VOLUMES
O l:.~
Anita et .a chimore .•........
Un cœur dorm-aÎt .. ........ ..
! Le chaut d" wen('{· ....... . .. .
i E.t~ce
donc l'ab"lour? .....•.
L'ermite Ile Ro,h~mlure
.... .
~ Le cœnr de Cendrillon ....... .
j Les oiseaux do DO; cœul"l ...•
f La moitie de mon &me .......
La mo.ilon du lortilègo ...••..
SOUI un toit normand ...•..•
Un cri dllDl 1 tempé~
...... .
Quand l'amour ,'cn mêlo ... .
L" 61 d'Arianc .............. .
TcndnllaeJ lointniDos ...•.....
1.11 captive enchat~
. . ....•..
Une petite fille Aima ...•.....
Peur deux beaux youx ....... .
Maialen(qullDdlecœurnp r' 6)
Le myatèTo do NairContnir,,, ..
Anclr~a
la Corce ............ ..
La d mière Pnrade . ........ .
Sylvette et ln nléc!-.<lnte (\Ult
y.,O:ol Joux ............... .
La Terre où ri Il no r.1Ourt .
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lDWE de la
par
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PAUL
J.
CERVI~S
DE U
ALCIETTE
L. DERTHAL
HtLtNE LEITRY
MAGALI
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TARDOIRE
PIERRE
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PARUS:
MAGALI
J. ln: LA TARDOIRE
A. SlKORSKA
Pu. )ARDYS
L.DERTHAL
CL. MAREUIL
1LENny JACOT
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M DE CRISËNOY
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LA RENAISSANCE DU LIVia:
- 94, rua d'Aléùo. PARIS (XIve) -
lI1U"'''''UIIIHUIlIiIIIIH''lu''lflnnululuIUUIIIIIIIUlllllltll'''O''U'''oIuIl'''''" III'll"NUlIIfIlIlIIU'UIUII,UU...l
�.. Pour paraître jeadJ proc:haia sou 18
DO
359 de
ra
Collectioll
FllallI-
HÉRIl'IÈRE
09UN GRAND NOM
par PHILIPPE
JARDYS
CHAPITRE PREMIER
Mon Dieu, murmura Térésia en frissonnant, la
bourrasquo ne s'apaisera donc point ?
En efTet, BOUS une attaque plu3 brutale du vent, la
pauvre cabane venait de gémir, à oroire qu'elle allait
être arrachée de ses fonda lions.
Une seconde, la jeune femme, qUI s'était approchée
de la fenêtre, demeura dobout, contemplant d'un
regard anxieux le paysage qui s'ofTrait à ses yeux :
d'abord, o'6taient Jes quelques maisonnettes composant le village d'Aloura, lequel se nich(> dan'I un repli
de la haule falaise bordant la cÔlo de la provinoe de
Valence, en Espagne; puis' au delà do la grove, la mer
déroulait son immensité où les vagues lDonstrueusoti
mottaiont Jours crêLeu blanches.
A gauche, dans une petite crique profonde, trois
ou quatre barques de pèche so balançaient, BOcouant
furiousomont lours amarres; toutilS les embarcations
,1'AJoara étaient Ill, tlUUl' oello do Benito, II' mari do
Tél'osia, lequol, 10 matin mf-mc, avait pris la mer en
rlépit de:! tlupplÎcaüons dfl aa l'ompngnl'.
.
(À SlIlVre).
�3(.53·33. -
COnRJ!IL. llllrnUrEnlE
ClltTt
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L' Heure révélatrice
La Main de I:lolre.
H. G. WELLS
La Poudre rose.
J. JACQUIN ET A. FABRE
Les 6 crimes de M. Tapinois
G.- G. TOU DOUZE
Le M.llre de la mort froide
Carnaval en mer.
HERVÉ DE PESLOÜAN
L' tnlgme de 1 tlysée.
R. CHAPELAIN
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Lorn , Anny (1882-1977)
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La jolie dame : roman
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Société d'éditions, publications et industries annexes
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impr. 1933
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Collection Fama ; 358
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The nature or genre of the resource
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BUCA_Bastaire_Fama_358_C90806
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�LA COLLECTION "FAMA"
BIBLIOTHÈQUE RÊVÉE DE LA FEMME ET DE LA
JEUNE FILLE PAR LE CHOIX DE SES AUTEURS
111111111111111111111111
1
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PRIMES AUX ABONNÉES
Sociéte d'Éditions,Publications et Industries Annexes
94, Rue d'Alésia, PARIS (XIV' )
511111111111111111111111111111111111111111111111111111111111111111IIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII1IIII1IIUIIIIIS
�LE PRINCE CHARMANT
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ANNIE ET PIERRE HOT
LE PRINCE
CARMANT
ROMAN
SOC II1TI1 D'~ITlO
PUBU CATION"S ET I~nUSTlE
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ANNEXES
AXO LA i\JOlJE N.\TIONALE
9·J, Ruo d'Alésia, 94 -
PARIS (XIVe:
��LE PRINCE CHARMANT
J'adore cette enfant et c'est là mon martyre;
Ellp. n'a pas le temps de s'en apercevoir
Et ne me laisse pas le temps de le lui dire.
(J ules LE~lAÎTR).
CHAPITRE PREMIER
- Catherine 1 Où vas-tu donc à ceLLe heure matinale ~
La jeune fille ainsi i nterpcllée s'arrêta net. Elle
s'apprêtait à franchir la grille du petit jardill bordant ]e coquet hôtel particulier de la rue HenriHeine, à deux ,p as de l'avenue Mozart.
S'Mant retounnée lout d'une pi~e,
elle rejoignit
son père, le construcleur d'automobiles Pierre A,l'Lhuis, qui dc c ndait les marches du pOI'I'OI1 ,
- Je vilis chez le coiffeur.
L'industriel, jelant un regard sur les magllifiques
bOllcles blondes savamment ordonnées, sembla tmuver celle visile superflue. Mais il sc garda bien ù'émellre son opinion, la sachant pal' avance inopéranle. li demanda seulement :
- Veux-lu que je le dépose ~
- Non, merei 1 protesta Catherine vivement. l'ai
le tomps, un peu de footirng va me faire du bien.
- A Lon aise.
�6
LE
PRINCE
CHARMANT
A ce moment, une femme de chambre parut el,
s'adressant à Catherine, lui dit:
- Madame désire parler à Mademoiselle.
Ccl le-ci ne put retenir un gesle de mauvaise humeur, et ce réflexe n'échappa point à M. Arlhui~
qui sourit, un tantilnet moqueur.
C'était un homme d'une cinquantaine d 'annéIl8.
Les épaules larges et la taille 1TJ?,ssive, il ,a vait la
bouche volon taire, ornée d'une courte moustache
laillée en brosse. Le regard était diroct, i'ncisiC. Cc
que ses manières avaient d'un peu fruste était atténué par la courtoisie de son altitude qui se "uIJstiLuait lrès vite à la brutali té dont il faisait preuve
lorsqu'il s'agissait pour lui des intérêts menacés de
son entrC/prise. Aussi ponctuel au travail que le dernier de ses employés, il ne tolérait chez ceux-ci auCUJl1e négligence ct l'on sentait qu'il apportait dans
la lulle quotidienne une énergie farouche, impossible à entamer.
Et pourtant, il y avait un défaut dans celle formidable cuirasse, L'homme indomptable et indomplk, lorsqu'il s'agissait de son métier, demeurait
dans J'intimité, surtout vis-à-vis de sa fille unique,
l 'homme de toutes les faiblesses,
Au ss i bien Catherine, on Il e devine, pouvait, il la
faveur de cet excès d'indulgence, évoluer selon son
caprice, cc don t elle ne sc privait poin t.
Cc matin d'octobre, son début de jOlunée ayant
été par elle minutieusement établi, minuté, réglé,
cet appel intempestif de Mme Al'thuis lui faihait redouter UII changement nOlable au programme fixé,
ct celle pers,pective la rendait mau ssade.
- Va, dil doucement l'inùustrie!. Ne contrarie
pas la mère, Elle a eu uno très mauvaise nuit.
Puis. comme pour atténuer la oontrariété qu'il
�LE
PRINCE
CTIARMANT
7
devinait, il ajouta :
- Tu ne prends donc pas ta leçon de conduite, ce
matin P
Catherine, le pied sur la première marche du
perron, le regarda d'un air de pitié :
- Voyons, papa, tu n'y penses pas 1 Une leçon
pendan t le Salon 1 tu parle~
si Bob m'enverrait promener 1
_ Mais oui, au fait l'Où avais-je la tête 1 Arthuis, constructeur, qui ouhlie le Salon 1
L'iJndustriel rit franchement de sa plaisan terie ;
puis:
- A propos,quand viendras-tu choisit- la voiture
que j'ai décidé de t'offrir P
L'air énigmatique, Catherine répondit :
- Mon choix est peut-être déjà fait, qui sait P
Mais enfin le conseil du ,patron n'est pas à dadaigner 1
M. Arthuis rit de plus belle. Puis, embrassant sa
fille, il conclut :
J'ai grand peur que le patron ne fasse pas, ce
jour-là, une bonne affaire 1 MIons va, ct ù bien tÔt 1
Catherine rentra dans la maison et, quatre à quatre, grimpa l'escalier conduisant chez sa mère. Son
rêve, comrréhensible en somme, était d'avoir UlTle
voiture bien ù elle et qu'elle piloterait. POUl' ce faire, son prre lui avait donné comme instructeur un
de seil coll aborateurs immédiats, Robert Mareuil,
ami d'enfance de la jeune fille et qui, pour cette
raison, en même temps que pour ses qualités profcssioDŒlellcs, avait toute la confiance du patron.
Mais ces leçons n'allaient point sans heurts et sc terminaient le plus souvent par des prises de hec homériques, suivies d'in tenninables bouderies.
Catherine, aya!l1t légèrement frappé à la porte de
�8
sa mère, entra aussitÔt. Nllongée dans son lit, Mme
Arthuis paraissait fort Jasse. Depuis de longues an nées, elle souffrait d 'une maladie n erveuse nécess.ilant les plus g,r ands ménagements.
Celle ambiance ne rimait guère avec le caractère
échevelé el plein de gaieté, voire mêm e d'indisci pline de la j eune Catherine. C'était la raison pour
laquelle son père s'efforçait de lui procurer au d'ehors le dérivatif ilndispensable à son besoin d'a ctivité.
- Qu'y a-t-il, maman ~
- C'est peu de ohose, ma chérie . .Te voudrais
qu 'en le promenant tu aiHes jusque c.hez Ros in e,
ma lingère de la rue de Berri, r epar le r Iii parure
,qu'elle m'a envoyée hier. Ce n'est pas du "tout le
modèle que j'ai choisi. Au reste, voici un mot qu e
tu lui remettras en même temps. Cela .o e contrarie
Ipas les projets, au moins P Où vas-lu, ce matin P
- Chez le coiffeur.
- Oh 1 alors, n'en parlons plus 1 Cela va t'occasionnel' un lrop long détour.
- Pas du lout, maman. Je prendrai un taxi . Se ulement, si tu m'avais dit cela plus t6t, papa m'y
aurait conduite.
- C'est vrai, ton père ne fait que de partir. Dire
que je n'y ai pas songé 1 Mon Dieu, comme tout
cela est ennuyeux 1
Catherine sen tait nettement que pour celle question, bien nnodi,ne en somme, sa m èr e allait s'én er ver et qu'un e crise de larm es servirait de point final.
- Ne t'inqui ète de ri en, dit-clI c en souriant. Ta
commission va Mre faite.
Elle embrassa tendrement la ma~d
e . Puis, pOUl'
donner plus de poids à sonaffil'mation, elle ajouta:
- Je doi s moi-m ême parler à Rosine, poUl' le
�Lil
PRIl\CIl
ClAIM
l~
r
saut de lirl qu'elle m'a livré la semaine dernière.
Tu vois que tout s'arrange 1
En réaJi té , Catherine eO t bien préféré s'abstenir
de cette corvée car, après le coiffeur qui sc trouvalL
à deux pas, rue La Fontaine, elle avait projeté de
rejoindre ses amis au stade Roland-Garros. NOIlobstant, pas une minute elle ne songea à refuser cc
service à sa mère et elle quilla l'hôte1, emportant
le précieux paquet.
-« Matinée perdue 1 )) pensait-elle en descendan t
li pas rapidos la. rue Ribera, dans l'in ten tion de décom mander son rendez-vous chez 1'artiste capillaire.
Elégammool vêtue d 'un tailleur aubCl'gine et coifrée d'un feutre de même teinte, Catherine avait
J'allure dégagée des jeunes spor tives de sa génération . .Grande et bien pl'ise) une bouche petite et
loujour!! souriante, el,le aVilit quelque chose de naïf
dans le l'egard limpide, et ce quelque chose démontait l'assurance qu'elde cherchait à sc donner. Une
nature saine, affectueuse ct sensibJe, mai qui, à
l'instar des fleurs des champs, avait poussé toute
seule, sans la contrainte du tuteur ou de la g,reffe
qui les conige ol les di scipli ne. Em un mol, une enfant terriblement gâtée.
Lorsqu'die sortit de ollez Rosine, il était dix heures à peine. Elle songea C]U'e],]c avait le temps, son
rendez-vous au Stade n'élant que pour onze heures.
En débouchant sur les Champs-Ely'sécs, l'ai~nemt
des voilures de toutes formes ct do leutes marques
lui rappela ce qu'cilIe savait déjà, que le Salon de
J'Automobile avait ouvert SC!! portes, trois jours plus
tôt.
Au lieu de remonter veN l'Etoile, o.lIe de~nt
en direction du Grand-Palais el, le long du trottoir,
'!J>orçut Iii longue théorie des voitures Arlhuia. En
�10
LE
PRINCE
CllARMANT
laissant entendre à son père que son choix était déjà
fait, elle disait la vérité, car elle guignait de près
un su,perbe roadster rouge el ivoire, dont la couleur ct la siHlouette aérodynamique l'avaient depuis
Jonglemps séduite. Aussi bien, tout en longeant l'avenue, s'atlardait-elle à cOIIllemplel' l'objet de sa
convoitise.
Soudain elle se souvin L que, la veiHe, olle avait
fait signer par Robert Mareuil une invitation au
nom de son amie Madeleine Bonneval, pour que
celle-ci pût, à son gré, faire l'essai d'une voiture.
L'idée lui vint de se servit' de celle carle, sans dévoiler la substitution de personne, lJour se faire conduire au Stade.
Sans doute, pour effl!ctuer celle courte promen;tde,
il lui aurait suffi de se nommer, mais Catherine
n'aimait rien tant que l'imprévu. SaiUS hésiter davantage, elle prit dans son sac l'invitation. Devant
elle, alignés dans un ordre impeccable, se trouvaient
les tout récents modMes, au volant desquels de non
moins magnifiques chauffeurs en livrée attendaient
les ordres des flcheleurs éven lueis. D'un trait de
crayon, elle nota sur son carton le modèle choisi et,
s'adressant au conducteur, elle exhiba l'itllvitalipn
destinée à MadÜlleine Bonneval.
Mais cc ne ful pas le chauffeur qui répondit.
Derrière e.lle, venait de surgir un jeune homme
corroclemenl vêtu de bleu marine, lequel, délihérement, prenant la carte qu'clle I.e.nait (,lncore la main,
y jeta rapidement 103 yeux.
Aprè8 un premier mouvement de surprise, Catherine se dit que l'in connu devait être un nwrésen.
tant de la 'firme palernelle et elle eut un moment la
Cl'uinte que son identité ftH évenlh. Il n'en fut rien.
�LE
PRINCE
CHARMANT
11
Après un coup d'œil .a u ohauffeur officiel, il demanda :
- Où désirez-vous être conduiLe, mademoiselle P
- Au stade Roland-Garros, s'il vous plaît. Mais
c'est trop loin, n'est-cc pas P
Avec le plus aimable des sourires, le jeune homme au compilet bleu s'inclina et ,galilmment, répondit :
- Trop près, voulez-vous dire, mademoiselJe.
Pendant cc court dialogue, le chauffeur, ayant mis
pied il tene, ouvrait la portière. Catherine s'installa ; mais, à sa gra1l1de sluj1éfaction, ce fut le jeune inconnu qui prit place près d'elle au volant. Elle
sourit et, son tempérament romall1esque prenant le
dessus, s'amusa de la tactique. Cependant, craignall1t
d'être reconnue, encore qu'elle se fClt présentéc sous
un nom qui n'était pas le siell1, elle se tut.
avec virtuosité,
Le conducteur, placide, d~mar
malgré l'enëombrement. Puis, dès qu'il- eut pris la
file d'cs voitures, il commença de suite et le plus
sérieusement du monde son pelit di scours commercial, vantant, à coups de slogans, les dernières innovations de la machine qu'il pilotait, son confort, la
puissance et la souplesse de son moteur, la docilité
de ses freins, enfin lil façon jamais égalée dont elle
tooait la rou te.
Catherine s'amusait éll1ormémeltt. D'abord e}.Je
constata que son chauffeur conduisait avec une prudence quasi exagérée . .Elle en discer'nail parfaitement
la raison . Mais, taquine, elle cOl1pa d'um mot ses fastidieux cornmen Laires :
- C'est une cinq chevaux, pour le moins, ce boBde P
L'inconnu la regarda et, à son tour, riposta avec
un sérieux impertubahlc.
�12
LE
PRINCE
CHARMANT
- Pour les essais, mademoiselle, ill nous est forpousser les moteurs. Celui-ci
mellement interdit d~
est en rodage.
Du tac au tac, Catherine, impassible, constata :
- Mors, je suis tranquille pour vous. Vous êtes
en règle 1
Cependan t le jeune pilote semblai L, pal' cette interruption qu'H jugea saugren ue) avoir perdu Je
fil de son discours sur l'allumage, la carrosserie et
les freins avant. A celte heure, ils atteignaient l'entrée de l'avenue Vidor-Hugo, eL CaUlerine, avec
son petit air de ne pas y loucher, déclara :
Je serais désolée de vous accaparer plus longtemps. Maintenant que je suis parfaitement édifiée
sur cc qui constitue l'incontestaWe supériorité de cc
roadster, vous pouvez m'abandonner.
- Oh 1 i~ n'en est pas question, mademoiselle!
Le trajet que nous venons de faire est ridiculement
court et, sur un petit parcours, il ost impossible de
connaître à fond les avantages de la voiture.
En souriant malgr,é elle de la subliliLé de son
compagnon, Catherine riposta :
- Les avantages ... de la voiture ou du pilote P
Nul,l ement démonté par cc coup droit, ceJui-ci
l'épondit en la fixant :
- Oh 1 mademoi seHe, je paI'le de la voilure 1 Pour
le chauffeur, il faudrait une étude beaucoup plus
approfondie 1
- C'est ce que je pensais.
Hs sc dévi sageaie nt, réprimant avec peine une formidable envie de ril'e. Prenant goût à l'aventure ct
trouvant peul-ê tre que le héros valàit la peine que
l'on s'y allardât, Ci.llheriIIC, du coin de l'œil, sc
prit à disséquer ce compagnon à la fois si courtois
et si audacieux. Tout biep. considéré, il répond'a it as-
�LE
PRINCE
CHARMA NT
13
sez à l'idéa'! d'une jeune fiIl!e de vingt ans, ce qui,
déjà, est appréci able.
C'était un grand et robuste garçon , blond comme elle, le visage soigneu sement raoo, afficha nt
comme une profession de foi un Ipetit air irritant
de se moque r du monde . Tel qu'il était, il lui plaisait.
Spudai n elle se mit à rire. La pcnsée lui vint
de la tête qu'il ferait si, tout de go, elle déclina it
ses noms et qualités.
- Pourqu oi riez-vou s P demand a son compag non.
- Il n'est pas permis de rire quand on essaie une
voilure P
- Indispe nsable, au contrai re, mademoiselle, répondit le pilote avee ]e plus grand sérieux. Cependant je crois deviner ce qui vous amuse. Vous VOliS
dites : « Voilà un type qui peut se vanter d'avoir
du toupet. Sans crier gare, il se substitu e d'autorité au chauffe ur préposé à ce service, afin de courir
sa chance avec une jeune fille qu'iJ ignore ». Or,
du
sacher. que ce phénom ène ne VOliS ignore . ra~,
eu
a
qu'il
depuis
encore
moins
;
fait
tout-fimoins
sous les yeux voLre nom et votre adresse.
Dès qu'il eut achevé sa tirade, il se présen ta:
- Corn Le Régis de Bl'aynes.
Puis aussitô t :
- J'étais au Touque t en aoM demier à la sOIree
du tennis ct, jusqu'a lors, je n'avais pu savoir qui
était la ravissante « Merveilleuse )) qui, ce soir-là,
recueil lit tous les suffragell. C'était vous, n'esL-ce
pas p
- C'était moi.
- Eh bien 1 mademoiselle Madeleine, mes félicitation s lardives. Vous élier. Lout bonnem ent délicieUF.c... el je m'y connais 1 Je ne vous ai n.perçue
�LH
PruNCE
CHARMANT
que quc:lques minutes, juste le Lemps de conserver
de votre jolie personne un souvenir impérissable et ...
charmant.
Lorsqu'on a vingt ans, on est bien excusable d'être
un Lan tinet coquelle. Si Catherine rougit un peu,
pour la forme, elle jouissait pleinemmll de l'aventure. Dans son esprit romanesque , tout un roman
prenai t corps, auquel le titre et la particule ajoulaient un sur.c roît de piquant. Comtesse de Braynes,
comme cc nom sonnait bien 1
Cependa1n t, depuis un bon moment déjà, ils
étaien t en trés dans le Bois, silloonant les allées en
tous sens, sans pour cela se rapprocher du Stade.
Comme ils arrivaient au carrefour des Cascades, ils
stoppèrent. Catherine, jetanL un coup d'œil à sa
montre, dit aussitôt :
.. - Vous êtes fou 1 Il est tard, et je ne crois pas
que celle promenade cadre I.oul-à-fai t avec le règlemool de la maison Arthuis P Je ne voudrais pas
vous faire avoir d'ennuis.
Régis éda ta de rire.
- Si seulement vous [louviez me faire fl anquer à
la porte 1
Catherine, médusée, le dévisagea.
- Mon Dieu, oui 1 précisa le comte. J'ai décidé
de partir en voyage avec des amis el j'espère bien
être remercié aussitôt la fermeture du Salon 1
- Alors, pourfJuoi êtes-vous entré chez Arthuis P
- Vous me demandez pourquoi ? Moi aussi, je
me le demande. C'est mon père qui m'y a obligé 1
mais c'est une boîte infernale 1 Le patron ne badine
pas, c 'est moi qui vous le dis 1
- Vraiment 1 fit Ca th erine, qui riail sous cape.
On dit, en effet, ql1e M. Arthuis est au travahl avant
tout le monde.
�LE
PRINCE
OHARMANT
l5
- Lui ~ Je me figure qu'il couche au bureau. Ah 1
s'il pouvait un jour se casser une jambe, on pourrait au moins respirer pendant queIque temps et
faire ce que l'on voudrait 1
' - C'est-à-dire P...
Régi,s se mit à rire, d'un petit rire pointu. Enveloppant la jeune fille d ' un regard trop tendre, il
répondit :
- Si vous avez besoin d'un chauffeur, je me
mel s sur les rangs il Je lais le serment d'être un
servileur modèle.
Jus te fi ce moment, une torpédo grand sport, qui
vonait de les dépasser, s'arrêta à cinquante mètres
d'eux. Un homme 00 descendit ct, sans qu'ils l'eussent aperçu, s'approcha :
1 Je
- Mes compliments) monsieur de Hr<!yn~s
pense que le patron y joindra les siens quand il
saura qu'i:! vous appointe pour promener sa fille au
Dois 1
CatlleTine foudroya du regard Je nouveau veml
qui n'était autre que Robert Mareuil.
- Dis donc, 130b 1 de quoi te mMes-tu il
- De mon service, ma Ipetite. M. de 13raynes est
payé pour représenter la firme et non pour te faire
prendre l'air l '
Après un court moment de surprise, ]e comte, le
toisant, riposta :
- Je n'ui pas d'ordres à recevoir de vous, monsieur Mareuil. Que vous le vouliez ou non, je 8uis
ici dans l'exercice de mon emploi.
- Oui, oui, je voi~
1 Vous êtes enlrain <l'expliquer à MUe Arthuis la théorie du moteur à l'arrêl.
Malgré ~n. ealère, Catherine se mordait les lèvres
pour l'le pas l'ire. EUe intervint de nouveau :
�lli
LE
PRINCE
CHAllMANT
- Je n'ai pas le droit, comme tout le monde, de
faire un essai ~
- Un essai ~ Quel essai ? De la voilure ou du
pilote ?
- Que t'importe ~ En tous les cas, je dirai . à
papa avec quel zèle lu défend s ses in térêls.
Puis, s'adressant au eomle de Draynes :
- Mettez en marche, voulcz-vous, car je sens que
je scrai en retard à mon rendcz-vou s.
Elle décocha un nouveau regard en lame de couteau à Robert Mareuil qui n'cul que le temps de
sauter du mardlCpied où il s'étail hissé el ils démarrèl'cnL
- Eh bien 1 dit-eUe en riant de toules ses doots,
je crois que vous pouvez boucler votre valise 1 Vous
ne raterez pas votre voyage, monsieur de nraynes.
Mais celui-ci la fixan t très sérieusemen t :
- Pourquoi vous êLes-vous moquée de Tlloi ~ (Iemanda-t-il.
- Je n'en ai jamais eu l'intention, je vous assure. D'abord, je ne prévoyais pas un chauffeur bénévole ... et si bon tcchnicien. Si je vous avais dit:
« Je suis Cathehne Arthuis )), vous eussiez, sans doute, montré un empressement d'un autre ordre.
- Détrompez-vous. J'aurais trouvé cola beaucoup
moins drÔle : je me serais cru en service commandé.
De nouveau, Catherine éclata de )'ire, juste comme ils arrivaient devant l'entrée principale du stade
Roland-Garros. Elle s'apprêtait à descendre. Régis
l'arrêta :
- Si je quiLte le service de votre père ...
- DG mon gendarme de père) recLifia Catherine .
- Si vous vpulez 1 Si donc je quille ~I)n
sel'vice,
p-Iùs-je rester à celui de III fille ?
�LE
PIUNCE
CllARMANT
17
- A quel titre il ohauffeur ou chaperon il
Le comte eut vers la jeune fille un regard facile
à in tel'prèter dans tous les dialectes et répondit:
- Rim lI1e me serait plus agréable que d'être admis au titre de chevalier servant. Si je suis un pitoyabJe représentant 'p our la firme Arthuis et Cie, je
peux être un pal'tenaire supportable pour la danse.
l'auto, le tonnis ... Vous venez souvent au Stade il
- Presque tous les jours.
- A,lors, je m'inscris dès aujourd'hui .
Régis prit la main qui retooait encore la portière et l'amena jusqu'à ses lèvres en murmurant:
- QueUe belle insLitution que le Salon de l' Auto 1
CHAPITRE Il
Il était de règ,le chez les Arthuis que le déjeuner
fût servi à une heure. Si Je constructeur montrait
au travail une grande exactitude, Ï11 00 allait de
même pour les repas. Quand il lui anivait d'être
retenu par ses affaires, il prMérait ne pas rentrer et
prévenait par téléphone. Jamllis sa femme n'avait
dlÎ l'attendre pour passer à table.
Catherine eut préféré une organisation plus souple,
car ellc avait un ma'] inouï à faire concorder ~es
pJaisirs avec l'exactitude.
Ce jour-là, après sa promenade mouvementée et
imprévue, el!~
trouva sérieusement en l'etam.
Au~si
désirait-elle viv,e ment apprendre que Ion père
ne déjeunerait pas là. A la femme de chambre venue
lui ouvrir, elle dema71da de son petit air ing{\nu :
�18
LE PRINCE
CHARMANT
- Je n'ai aucune idée de l'heure, Marcelle. Je
ne suis pas en avance, n'cst..çe pa~
P
-- Oh 1 non, mademoiseBe 1 Moù.sieur et Mad;ïme
SOiIl t ù table depuis dix bonnes minutes.
La tuile 1
.
Catherine se hâta, monta chez elle pOUl' remettre
un peu d'ordre dans sn toilette, puis descendit à la
saUe à manger. Sur le seuil, elle s'arrêta, médusée
ct, disons-le, fort con trariée. Robert Mareuil était
là et la fixait d'un air singulier.
Tout de suite, elle pensa qu'il était venu faire son
rapport sur l'ÏIIlcident de 1;1 matinée ct elle riva son
regard sur le sien, mais sans aménité.
- Eh bien 1 observa M. Arlhuis, pour ce qui est
de l'exactitude, tu peux prétendre au prix. D'où
sors-tu donc P
Catherine rencontra ~es
yeux rieurs de Bob. Elle
se demanda s'il avait parlé.
- Je viens du stade Roland-Garros et j'ai complètement oublié l'heure. Je m'excuse.
Tout en parlant, elle ,se glissait à sa place, se trouVaJIlt ainsi à la droite du jeune Mareuil auquel, sous
la table elle administra un magistral coup de pied.
Bob encaissa sans broncher et, toujours souriant,
lui tendit les bors-d'œuvre que la femme de chambre, sur l'ordre de sa maîtresse, avait laissés à sa
portée.
- Tu pourrais dire bonjour li Robert, remarqua
l'industriel.
- C'est déjà fuit, répondit colui-ci en déviMgeant
moque~nt
ija voieine.
- Es-tu passée chez Rosine P s'inquiéta Mme ArLhuis.
Heureuse de cette diversion, Cfllherine entreprit de
narrer sn visite il b lillgilre, parlant Liuus, rubans
�I.E
PRINCE
CIIARMANT
19
et fanfreluches. Mais son père, que ces questions féminines in téressaient [leu ou prou, coupa net: .
- Je t'ai choisi ta voiture ce matin. Si tu le
veux Bob va te faire faire un essai cet après-midi.
E~ l'abse~c
du jeune homme, Catherine eut été
ravie. Mais, bien qu'il fît celui qui ne la regardait
point, elle sen tait son regard .c hargé d'ironie et ecla
la meltait hor" d'elle.
- C'est tout à fait inutile, déclara-l-elle. J'en ai
fait un, ce matin, à bord du roadster que j'ai choisi
moi-mème.
M. Arthuis, la fourchette levée, s'arrêta de manger
et demeura bouche bée. Puis, ' il rit en regardant
Bob cl sa femme.
- Tu as fait un essai P Tu avais donc une invitatioo P
- Oui, signée de Bob ; et, ma foi, je suis très
satisfaite.
EUe narguait visiblement son jeune ami. Celui-ci,
trL'8 calme, continuait de sc servir une sole que lui
présen tail la femme de chambre. Quand il eut terrnÏ1l1é, il dit simplement, sans la regarder :
- Tu oublies, ma petite Catherine, de dire que
lad ite invitation n'était pas à ton nom.
Elle le toisa.
- Et p llis après ? Je voulais justement apprécier
incognito le savoir-faire des agents de [lapa.
- Et. .. tu as jugé P
- Parfailement.
M. Arthùis, à cen t lieues de soupçonrner ce qui
s'était passé, prenait un plaisir non dissimulé à cette
joute oratoire. Il intervint :
- Avec quelle voiture as-tu fait cet essai P
- La 14 CV roadster, beige et rouge, qui me plaît
énorm6ment.
�20
LE
PnINCE
CflARMANT
Subitement câline, elle se pencha vers SOII père
qui se trouvait à sa d roi te ct minauda :
- C'est celle-là que tu m'as choisie il
- Demande à Rob, répondit le constructeur en
souriant. C'est lui-même qui s'en est chargé ct qui
l'a amenée tout il. l'heure de l'usine. C'est même
il. cause de cela que je ,l 'ai retenu il. déjeuner.
Surprise, Catherine se demandait cc que Bob pouvait bien manigancer. Elle l'avait quiLlé deux heures
plus tôt, fort en colère, ct elle le retrouvait à table,
çhez ses .parents, ayant lui-même pris la peine de
conduire à domicile la voiture qu'elle convoitait.
Voulant ù tout prix régler ]a question de BraylIles,
elle suggéra :
- Tu aurais pu inviter aussi ton représentant, M.
de Braynes. C'est lui qui, très aimablement, s'est
offert pour me faire essayer le roadster ; et il m'a
conduite au Stade.
A celle minute, eLle comprit que Bob TI'avait rien
dit.
- De Brayncs 1 riposta M. Arthuis. Tu lJ1 'as guère
de flair, ma petite 1 C'est le plus mauvais de nos
agents. Un zéro. Aussitôt après le Salon, je le balance. Et d'abord, ce n'est pas son affaire de piloter
les voilures échantillons.
Piquée au vif, comme si sa ,p ropre responsabilité
fût engagée, ct pen ant qu'au Jieu d'être blâmé, Régis méritait d'être remercié, elle répliq11a :
- Je n'ai pas il. le juger du même point de vue
que toi, papa ; mais, justement parce qu'il ignorait qui j'étais, j'estime qu'il s'est montré très bon
vendeur.
Puis olle ajouta, jouant l'indifférence :
- Après tout, en le congédiant, tu ne feras
qu'a:1!er au devant de .ses désirs, car il doit partir
�LE
PRINCE
CHARMANT
21
Ïllcessaquneut en voyage ; aux sporls d'hiver d'abord, el...
Bob, en ricanant, lui <:oupa la parole :
- Très bon agent, en vérité) qui lrouve le temps
de panIer de ses petites affaires personnelJes aux
cliootes de la maison 1
Mais -Catherine ne se démontait pas facilement.
- Parfaitement 1 d'auLant plus que 'les dites clientes, comme un faiL exprès, y vont aussi aux sports
d'hiver.
- Et c'est lui, sans doute, qui pilotera la Il, CV ?
- Allons 1 AHons 1 mes enfants 1 intervint Mme
ArLhuis ; les sujets de dispute ne vous manquent
pas 1 Colui-Ià est ridicule.
L 'industriel riait sous cape. S'il était très indulgent pOUl' sa fillc, il tenait 'SOn jeune collaborateur
en grande estime. Celle confiante sympathie qui
existait entre ces deux hommes d'âge ct de SÏlUflLion différen Ls, était née dix ails plus tôt sur le paquebot qui les amenait de New-York en France.
M. Arthuis, que ses affaires avaient conduit outre
Atlantique, regagnait Pa1'Ïs et s'évertuait vaÎil1ement
tl se faire comprendre d'un de ses compagnons de
traversée car il maniait fort mal la langlle anglaise.
Il s'énervait visiblement, quand un lout jeune
garçon, qui se LrouvaH au fumoir ù dellx pas de
lui, s 'approcha et) en français, demanda :
- Puis-je 'vous servir d'in terprète P monsieur.
L'industriel dévisagea le boy.
- Vous Ipal']ez l'anglais ?
mais
- Mes parents sont français, monsieur
j'habile les Etats-Unis depuis mon enfance.
Puis il se nomma :
- RoberL Mareuil. Mon père est <:onsu] de France
à Baltimore, dans l'Elal de Maryland.
�1
LE
PRINCE
ClIAnMANT
Intéressé par ce gamin débrouillard, M. Arthuis
se mit à rire et aocepta. Ce jour-là, l'intervention
de Robert lui permit d'engager de sérieux pourpar.Jers avec une firme américaine pour une affaire qui
devait avoir des suites.
A dater de ce jour, et pendant tout le voyage,
l~
constructeur prit ,plaisir à retrouver son jeune
ÏII1 terprête don t le caractère primesautier le séduisait.
Il appl'Ït ainsi que Robe.rt quittait ses parents pour
tenter sa chance en France. Son père, souffrant, devait réinlégrer prochainement, lui aussi, son pays
d'origine et ils étaiE)lTl( sans fortune.
Conquis, l'industriel se déclara tout prêt il l'aider
de toute son expérience et il tint parole. Son protégé n'avait que dix-sept ans, à l'époque. Il l'hébergea d'aoorù. L'hÔte,1 de la rue Henri-Heine était
vaste. Puis, il sc l'attacha comme second secrétaire,
prenant plaisir à développer et il guider les rares
qualités qu'il découvrait chaque jour chez son jeuDe ct courageux ami.
Catherine, de sept années plus jeune, venait d'atteindre ses dix ans . Elle le considéra comme un
grand frère et se montra ravie d'avoir quelqu'un à
taquiner, quelqu'un qui serail, croyait-elle, toujours
disposé à sati sfaire ses moindres capri('es. Ce en
quoi, elle se trompait.
Dix-huit mois pa s~ èrent.
M. Mareuil pèTe, élait
rentré depuis quelques semaines seulement, très déprimé. Il mourut presque aussitÔt, laissant sa femme et son fils avec des ressources plus que rriodestes. A celle oceasion, le constructeur, qui avait pris
Robert en affection, sut la lui témoigner autrement
que par de simples paroles.
De son cÔté, Mme Arthuis accueillit avec sympathie Mme Mareuil, et des relationll étroites s'étahli-
�LE
l'RINCE
CllARMANT
23
rent enlre les deux familles, en dépit de la différence des situations de fortune.
Robert, devenu le bras droit du (( patron », occu,pait maintenant à l'usiJne une situation de premier
pbn, malgré sa jeunesse, et il pouvait désormais
donner à sa mère, avec laquelle il vivait, tout le
bien-être désirable.
Au moment où se situe notre récit, Robert avait
vingt-sept ans. Brwll, les yeux bleus, la po'trine aux
pectoraux saillants, il élait de haute laille et fortement charpenté. Un pli à la commissure des lèYl'es
donnait à l'expression intelligen le du visage le piment de l'ironie .
. C'est ainsi qu'il apparaissait ce jour-là, pendant la
d.lScussion qui les mettait aux prises, et cc pelit soul'1re acide qu'il affichait par .simple taquinerie acbevait d'exaspérer Calherine. Elle était toujours la petite fille rageuse qu'il se complaisai 1 II faire, comme
On dit, grimper à l'échelle. Au fur et à mesure
qu'elle avançait en lige, rien n'avait changé, au
Contraire. Bob, se targuant de son titre d'aÎlIlé s'arrogeait le droit de critiquer, voire 'de réprimander, et
Catherine regimbait.
Nonobstant, de,puis quelque temps, Bob avait
changé. LI devenait plus conciliant, plus malléable,
plus doux aussi. Et M. ct Mme Arlhuis ne laissaient
point de s'étonner de l'âpreté d'une discussion, en
apparence anodine et sans motif sérieux.
La raison en était que ni l'un ni l'autre ne lui
attribuait sa véritable cause .
..
.
..
�LE
PRINCE
CllARMANT
Alors, ça ne toume pas encore ~
Un peu de patienee, voyons r Tu sauras pour
ta gouverne, ma petite Kate, qu'un moteur a, comme tu les as toi-même, ses propres caprices . Il a
mêmo souvent très mauvais caractère et quand on
le malmène, il fait comme toi, il Loude. Avoir
son permis de conduiTe, c'est bien, encore que ça
ne prouve pas grand'chose ; mais ça ne suffiL pais
pour vous dépanneT.
- Tu as fini ~
- Si tu velLX réparer toi-même, à ton aise. C'est
tou rÔle, alp rès tout.
Dob avait débité tout cela doucement, tandis qu'ù
deux pas, les mécanos de l'usÎlne effectuaien t le travail, un léger accroc au changement de vitesses.
Catherine, dehout à côté du Toadster, trépignait
ct, de temps à autre, jetait un regard à Sa montre.
Ce pelit manège n'échappait point à H.obert Mareuil,
ct l'on eût dit qu'hl mettait quelque maline ('omplaisance à prolonger la réparation.
Depuis un mois, Catherine avait son permis de
conduire et elle en profitait largement. Tous les
jours, au volant de son élégante voiture, eUe parlait, et nul ne savait le lJuL de ces randonnées quotidiennes.
La veille, M. Arthuis avait téléphoné lui-mâme à
l'usine pour qu'on a.lIât chercher la voiture en palme
du côté de Saint-Cloud. Bob ne se privait pas d'adresser à la jeune fille d'amers reproches qui, pour
Mre bien fondés, n'en étaienl pas moins fort mal
accueillis.
- Ma tp etite, si tu 8:8 les nerfs, tu aurais mieux
fait de choiair un bon vioux clou pour les pallel'.
Une baS1J1olc comme celle-·là, Ç'1l !le prend par la
-
8d1lCQUr.
�LE
l'RlNe);
CllARMANT
- Assez J tu m'agaces
Bob se tut ; mais sa conviction n'en fut pas ébranlée. Depuis la mi-octobre, autrement dit depuis six
'3cmaines, il constatait chez Catherine une nervosité
auonmale dont il cherchait vainement la cause. Seulement il en voulait à son patron de la laisser conduire, contre Loute prudence, ce qui par ricochet la
rendait d'humeur massacrante.
C'est qu'en dépit de ses bouLades, il cachait lPeutêtre au fond de soi un sentiment très tendre pour
son amie d'enfance ; mais il Ilc diSISimulait jalousement et il eût préféré se faire tuer plutôt que d'en
convenir. D'autre part, il faut avouer que Catherine
ne Il 'incitait d'aucurne manière à sc déclarer. En 1011le siIleérité, eHe ne se doutait de rien.
Cependant, guidé pal' son affection pour la jeune
fille, il avait acquis la certitude qu'il se passait dam
Sa vie quelque chose d'anormal. EUe n'était p~u s
la même. A lout bout de champ, cl1e avait de
sautes d'humeur ÏIIlex,pJieables, de sorte qu'ù lort
ou il raison il sc fOI'geai t un las d'idées, sou von t
contradictoires.
Plusieurs fois i'l avait, avec sa brusquerie coutumière, risqué une allusion à son existencc mouvemen lée, et clle l'avait accueilli par des rebuffades.
Aussi bien était-il décidé à tirer ]a chosc au clair
?t c'était pour cela que, se doutant qu'ene avait, ce
JQur-là comme tQujours, un emploi du temps dûment établi, il prévoyait ct espérait U1Il coup de lé'] éphone qui j'eût éclairé.
Mais ses cQnjectures ne se réalisèrent pas. Le téléphQne resla muet. Voyant que l 'heure passait, CaLhel"ine Ip rit une décision soudaine :
- Je file, dit-elle. Je suis attendue. Tu ramèneras
ma voiture à la maison.
�LE
PRINCE
CHARMANT
Le ton déplut à Bob.
- Sans blague 1 s'exclama-t-il. Est-ce que tu
t'imagines que j~ suis à Les ordres ~ Je ne suis pas
chauffeur, même bénévole. Adresse-toi pour ça à ce
cher comte de Braynes 1
Ce nom ainsi jeté amena une rougeur au visage
de Catherine. Bob fut fixé tout de suite, mais non
calmé.
- Je suis sûr, continua-t-il, que c'est cet as du
volant qui a esquinLé ton moulin il
- Lui .p Il te donnerait des leçons, mon pelit 1
Mai" Catherine comprit qu'elle venait de se trahir
et de se jeter, tête baissée, dans le jeu de Bob. Elle
tourna les talons, entra sous un hiwgar tout proche cL, le plus tranquillement du monde, se remit
un peu de poudre, puis, aux lèvres, un soupçon de
rouge.
Quand elle eut terminé, Bob élait toujours 'là.
Décidée pour des motifs bien à elle à ne pas se laisser entraîner dans uille discussion dont Régis de
Braynes ferait les frais, elle demanda, enveloppan t
5a question d'un sourire angélique
- Je suis présentable ~
Bougon, Bob riposta :
- TOl1t dépend des gens li qui tu as l'intention
de te présenter. Pour mon compte personnel, la moitié de ce que tu viens de te mettre sur la figure
suffirait amplement.
Catherine ne put réprimer un haussement d'~pau
les. Mais, reprise aussitôt pnr son esprit frondeur,
elle répondit :
- Tout le monde TI'a pas sur l'esthéLique féminine les mêmes conceptions (lue toi ... heureusement 1
EJle tendit la main, voulant atténuer l'effet de ces
paroles. Bob la prit du bout des doigts, comme à
�LE
PRINCE
CHARMANT
regret. Mais, au momenl où elle allait s'éloigner
à la recherche d'UJIl taxi, un des mécanos s'approcha :
- C'est prêt, madmnoise1Je, annonça-t-il.
- Chic 1 fit Catherine.
Elle semblait lout à coup très joyeuse. Avant de
prendre prlace à son volant, elle gri\tilla l'ouvrier
d'un solide pourboire et Bob, au fond de soi, apprécia ce gc%te.
Calherine eut pour lui un dernier coup d'œil;
puis, avant de démarrer, elle demanda :
- ' Tu ne veux pas que je te dépose, cher ami P
-,.... Trrs peu pour moi) chère amie. Je tiens trop
à ma carcasse 1
Sur celle dernièl'C flèche, eDe mit en marche et
franchit la grille.
Robert traversa la cour. Comme il regagnait son
bureau, un de ses collègues, nouveau venu dans la
maison et garçon fort séduisant, l'interpella :
- Dites donc, Mareuil, elle n'est pas mal, la fiEe
du patron. Elle me plairait ;lssez.
Mi-rieur, mi-sérieux, Bob répondit :
- Qu'atlendez-vous pour lc lui dire P
- L'occasion, mon cher. Mais, entre nous) j'ai
Lien peur qu'il ne soit trop lard.
'- Ah 1 fit simplement Mareuil.
:tIlais l'aulre, en veine de confidences, poursuivit :
- Je pense que Mlle ArLhuis a déjà choisi.
- Qu'esl-ce qui vous fait supposer celil P
- Mon Dieu, cc n'esl qu'une opinion. Tou tefoilS ,
depuis pas mal de temps déj;'t, je l'ai beaucoup aperçlle au SpOl'ting-CluL el, c'esl curieux, toujours avec
~e même ·type, un très beau garçon blond qui, si
J'en juge par les apparences, doit être sur les rUings.
Il cultive quelque chose, je ne sais si e'~t
la femme
�28
LE
PlUNCE
CllARMANl'
ou l'héritage) mais eJ.Je ne joue qu'avec lui, ne danse qu'avec lui. Vous me comprenez, n'est-~
pas ?
Il Y a certains détails qui ne trompent guère. Au
fail, vous devez être mieux renseigné que moi P
- Pourquoi le serais-je P Je ne suis pOUl' e:1ae
qu'un employé comme vous, et rien d'autre.
Pourtant, malgré .son assurance, plus feinte que
réelle, ce fut pour Bob un Irai t de lumière. Ainsi se
trouvait expliquée la façon d'être de Catherine. Elle
était amoureuse et i'l devinait fOirt bien l'obj et de
Hamme : le beau Régis de Braynes.
n en ressentit un choo qui l'étonna lui-même;
mais, dans sa volon té de ne poin 1 laisscr liTe en lui,
il trouva le coUJ'age de plaisa1n ter. Po san t famÎllièrement la main sur l'épaule de son collègue, il dit,
sentencieux :
- Mon vieux, tour,nez la page. Croyez-fIIoi 1 N'y
pensez plus el, surtout ne regrettez r,ien. CaLherine
ArLhuis n'est pas une femme pour 1Il0US 1
sa
CHAPITRE III
- Madœnoiselle Simone, bonjour 1 Je suis très
en rctard, n'est-ce pa,s P
- Oh 1 monsieur) H n'est que neuf heures quatre
minutes J
- C'est bien ce que je disais : je suis en retard!
de quatre minutes. C'est impalrdonnabJc. Allons 1
au travail 1 Le courrier ?
- Je commenç'ais ù" le dépouiller.
Ce matin do Janvier, malgré la neige qui, sans
�LE
PRINCE
CHARMANT
29
arrêt, tombait à gros flocons, M. ArUlUis était à la
~ . âçhe
à l'heure rég,l ementaire et, -comme chaque
JOur, il sc mil en devoir de compulser la volumineuse correspondance, aidé en cela par sa fidèle el
compréboosive ' secrétaire.
La lampe rouge du téléphone s'alluma. Mlle Simone prit l'un des quatre ou cinq récepteurs.
-.:.. AllIo 1 oui... De la part il ..
Bl.le tendit l'appare1l ft son patron en disant :
- M. Barnave vous appelle de Genève.
Aussitôt l'industriel engagea la conversation.
- Allo 1 Lui-même... bonjour Barnave 1 vous
~tes
bien matinal. Que se passe-t-il il Allo 1 allo 1
Je 'vous entends très mal... Ah 1 maintenant,
c"cst mi·eux. Ailors il Broders 1 non 1... Je comprends que ça m'intéresse et je vous sais gré de me
prévenir. Aujourd'hui il Hum 1 c'est un peu court.
Enfin, tant pis, je vais m'ananger pour envoyel'
fJuelqu'un. Bon 1 Allo 1 allo 1 Ah ... CetLe fi'Ïlure
Sur la ligne ost insupportable 1 A'Mo 1 dites-moi, Bar!lave, vous serez là pour présenter mon émissaire P
Parbleu, je le sais que ma maison est connue; mais
'POur une première affaire, 's urtout dans de telles
:-onditions, je Ip réfère ... Oui, oui 1 vous avez rai,son,
,Je crois eOlYlme vous qu'il vaudrait mieux le présenter comme étalllt, par hasard, de passage à Genève. Cela n'aurait pas l'air d'attacher trop d'imPOT.tance à la quostion... Evidemment ('e sont de
pelltes subtilités, les ficelles du métier, ce que l'on
peut appeler la psychologie de l'u'c heleur 0t du velldeur... Vous blaguez, mois c'est la védtl!... BOIIl 1
Je vais vous confirmaI' par télégramme... Qui je
compte envoyer il Sans doute Robert Mareni!, c'est
Un débrouillard, un lype qui a de ,l 'estomac ... Enbiclilrll, j'espère et encore merci.
lendu ; ft tJ'è~
�30
LE
PRINCE
CHARMANT
Avant de raccrocher, l\1. Arlhuis se remit en r~p
port avcc la standardiste et ordonna :
- VeuÏ<lJez prier 1\1. Mareuil de passer immédiatement à mon bureau. Faites vite 1
Puis, à sa secrétaire :
- .J'ai à régler . diverses questions importantes
avec M. Mareuil. Voulez-vous vous charger de répondre à ces quelques lettres que je viens d'annoter. Nous verrons le reste tout ù l'heure.
A peine .TlIlle Simone fut-elle sortie que la porle
matelassée fut poussée et Bou entra.
- Arrive, dit M. Arthuis. Prends une cigarette
et assieds-toi cilnq minutes. Donne-moi d'abord du
feu. Je viens d'avoir une communication de la plus
haute importance avec Barnave, notre ancien represenlant à Genève. Il a dîné avec Willy Broders qui,
naturellement, ignore les relations qu'il avait · avec
nous.
- nroders, le maître de forges du Lincolnshire P
- Exactement, celui sur lequel je fonde mon seul
espoir de créer là-bas une filiale de mes usines . .Et
c'cst sur toi que je compte pour mener à bien celle
affaire, grosse de conséquences pour moi. Oh 1 je
sais que ce lie );cra pas facile. Broders est corillce ;
mais tu as la dent solide. Il faut que Lu partes immédialemen t.
- Mais voyons, vous ne pouvez pas, vous, Arthuis, maison connue dans le3 deux hémispMres,
déplacer quelqu'un pour s'entremettre en voire nom
près de Broders ~l Genève 1 Ce serait une tactique
déplorable 1 La parLie serai t perdue d'avance.
L'indu striel ne put s'empê<:her de sourire, heureux de l'objection qui dénolait chez son jeune collaborateur un sens des affaires inconl.esLnble.
�LE
l'RINCE
OHARMANT
31
- Bien par:lé, Bob 1 mais j'ai poosé à tout. Si
Barnave n'a pas jugé bon de dévoilel' à l'anglais
qu'il était encore tout récemment notre .représentan t, c'est qu'il est de mon a vis, du tien, et ce doit
êlre tout à fail par hasard que tu trouveras là-bas
le maître de forges. Il va combiner ça. Droders est,
paraît-il, CIIl Suisse pour acheter une propriélé, et
c'ost juslemenl la sœur de Barnave qui est la venderesse. Tu vois comme les choses s'arrangent PaT~ois
toules seules. Depuis des armées) sans y parvenir,
Je rêve de le rencontrer, comme par hasard, ct,
alors que je n 'y pensais pas, voilà l'occasion qui
m'est offerte ·toute chaude.
'
- Mais, monsieur Arthuis, je ne suis pas le patron 1
D'un gesle) !l'inùus triel lui imposa silence.
- Justement, mon petit, cela sera plus facile d'amo.rcer l'affaire, car il ne s'agit point pour toi de
trallcr, bien sÔr 1 Tu dîneras avec Barnave et Droders, ct je suis certain qu'avec ton flair tu ll'ouveras le moyen, entre la poire et le fromage, d'amener ce diable d'homme il entrer dans mes vues.
C'est une belle partie à jouer. Je vais te donner
la marche il suivre. C'est simple comme bonjour eL,
qui sail, plus tard, lu seras peut-être, là-bas, le
fondé de . pouvoir de la succursnle Arthuis ct Cie 1
Les yeux rieurs, Bob dévisageait le patron. Ce
n'était ilas la première fois qu'il s'enthousiasmait
POur la maîtrise et l'inéhronlable confiance que l'industriel avait dans son éloile. Au surplus) il était
rempli de graLitude envers cet homme qui l'avaiL
élevé à la situali{1n qu'il occupait chez lui.
- Tu as juste le temps de boucler ta valise, conclut le constructeur.
�LE
PRINCE
anARMANT
- C'e's t UIlle lourde responsabilité pOUl' moi 1 observa Robert. Et si je ne réussis pas P
M. Arthuis s'élait levé et cheTohait dan s Ull dossier quolques pap;iers qu'il examina. Puis, levant
les yeux sur son collaborateur :
. - Si toi, mon petit, lu ne réussis pas, dit-il,
~'est
que l'affaire est impossible.
Contournant sa table de travail) il s'approcha de
so n collabora leur et lui posant familièremem t la main
sur 1'6pauJe, il ajouta :
- Tù comprends, si je t'ai choisi, alors que j'ai
a1lenlour de moi des tce lini,c iens plus entraînés
que loi, c'est que celle affaire ne . se présente pas
-comme les imtres. Elle exige, pour être menée à
bi en, de la so uplesse, de la ,dip'l omatie, voire même
du toupet. Il y faut le trompe-i'œil de ta jeunesse,
de too optimisme, l'appât de Ion esprit frondeur,
di so ns le mot, l'artifice de Ion « je-m'en -Dchi smc ».
Ayee de pareils atouts, nrod ers, avant le café, aura
touché dos deux épaules . .le me représente la scène:
Premier round, tu vas t'insialler pour dîner dan s
le restaurant que l'indiquera Barnave, vrai semblablement « la Porle du L;tc ». Lui-même y viendra,
flanqué de Broders. Deuxième round, H t'apercevra,
jouera Ja surprise, t'inviLera à sa table ct ... ma foi,
Je reste le regarde.
- Je vois, monsieur Arthuis, que vous Ile manqU()Z pas d'imagination ; mai s ...
- H n'y a pas de mois. J 'a i décidé. Seulement
pénètre-toi bien de ton rôle. Tu vas aux Sports
d'hiver ; tu fais, en passunl, une courle halte fI
Cenève. Nallll'cllemrnt, lI a caisse va le munir du
viatique nécessaire. Ton train est n midi cinquantc.
1;1 le reste le lem ps de prévenir ta mère.
Bob ne dissimula point sa contrariéLé.
�I.E
PRINCE
OHA:ru.L\N't
'33
- Il m'est impossible, dit-il, de prendre ce tra~.
C'est la fête anniversaire de maman et, pour fleD
au monde, je De la ,laisserais seule ce midi, car elle
compte sur ma présen·ce. Je parli.rlli ce soir. De
toute façon, je n'aurais pu rencontrer Broders avant
demain midi.
Dien que cela dérangeât ses projets, M. Arthuis ]le
fit aucune objection. II savait, mieux que Ip ar ouÏdire, la tendresse de Bob poUl' sa mère el, sevré
lui-même de ce côté-là des joies famiJialcs, il n'eul
pas un instan t l'idée de passer oull'e.
- Tu as raison, mon petit. Je m'en voudrllis de
priver Mme Mareuil de son fils en un pareil jour.
Celle question définitivement réglée, Bob, qui
n'aimait rien tant que la lutte sous toutes ses formes, était ravi à l 'jdée de trouver en face de lui
un adversaire de taiUe .' Aussi ce fut avec enthousiasme que, pendant p~us
d'une demi-heure, il mit
au point avec son patron la partie purement cornmercia'le de l'entrevue. Pui'S , s'étant levé, il se Ji~
posait à se retirer, lorsque M. Ar Lhuis J'interpella
de nouveau :
- Dis-moi, Robert, tu pourrais profiter de l'occasion pour me rendre un autre service ?
- A votre disposition.
Cependant J'iJndustl1'Ïel semb.'lait avoir perdu queJque assurance. Visiblernont, cc qu'il avait ù dire
l'embafl'assail. Enfin, il s'expliqua :
- Tu devrais, au rctour, passer par Mégève et me
ramener Catherine.
Bob ne Iut paS maître d'un réflexe
- Vous ramener Catherine P s'écria-t-B en levalllt
les bras vers le ciel comme pour le prendre à témoin de la difficUllté de l'entroprise. Elle a décidé
�LE l'RINCE
CllARMANT
de prolonger SQll séjour à la montagne, si je COffi- .
prends bien P
- Eh oui J lu. comprends parfaiLemCi/l t. Elle s'est
même founé dans la tête de suivre en Autriche une
bande d'écervelés comme elle qu'elle a cQnnus làbas. Ah 1 elle m'en donne du souci, mademoiselle
ma fille J Aussi, j'exige qu'elle revienne. Tu cntlmds il EL loi seul peux la persuader.
Robert ricana.
- La 'persuader J La persuader J C'est lr~
facile
à dire. Voyons, monsieur Arthuis, vous qui êtes son
père, vous déclarez forfait cl vous voudri<,z que moi
je parvienne à la convaincre 1 C'est pire que les
travaux d'llercule ct, à côté de cela, l'affaire Broders est un jeu d'cnfant 1
- Je sais, cOTivint l'industriel, non sans amertume,
- Que suis-jo pour Catherine j) poursuivit Bob:
un ami, soit 1 mais aussi. un de vos cmp~oyés!
un
salarié, comme le plus modesto balayeur de vos
usines ct, croyez-moi, pour clic cc pelit détajl a 800
importance. A ses yeux, c'e~
un handicap. Ah 1 si
vous vous adressiez pour celle mission au comte Régis de Braynes, par exemple, celui-Hl que l'on rencontre partout dans son sillage, .fIul doute qu'il aurait SUl' votre fille plus d'jnJ1uenro que moi 1
- De Braynes il Un sauleur J Un pl'orre à rieJ1 1
D'un coup de poing, M. ArLhuis martela on bureau.
Bob sourit ironiquement
- Peut-être 1 Mais il sc nomme « de », il sail
distraire les petites mleR romanesques cp mul de flirt.
Cil faut comme ra 1 S'il n'y avait que des types
dans mon genro 1. .. Vous savez mieux que moi' que
Catherine Il 'est rpas méchan te, mais d'un cnractèro
n
�LE
PRINCE
ClIARMANT
35
indépendant et versatile à l'extrême. Elle voltige
d'un caprice à l'autre et dame 1 celui qui tomberait
à Mégève au beau milieu de ses soupirants, comme
le soliveau dans la mare aux grenouilles, et qui
oserait lui dire: « Ma petite Kate, je viens lc chercl:er, fais les mailles, je t'ommè.ne ce soir 1 », eh
bIen 1 celui-lll, croyez-moi, serait fort mal reçu 1
A mon humble avis le mieux serait de temporiser
e11 lui donnant l'aut~rison
qu'elle demande. Vous
trouverez bien par ' la suitc un prétexte pour la rappeler.
- Ma foi, tu as raison. Je vais aviser dans ce
sens.
DevilTlant le tracas de son patron, Bob n'insista
Ipas. Certes, il aurait bien voulu lui rendre cc service ; mai s, celle fois, pOUl' des l'aiSOllS toutes personnelles, il se sentait nettement impuissant.
~epuis
que son collègue lui avail appris les r~- .
lattOns de Catherine avec le comte de 13raynes, Il
évitait le plus possible de se rencontrer avec elle,
dans la crainle de perdre le contrôle de ses nerfs et,
de cc fait, laisser deviner ses sentiments intimes.
Auss i bien Catherine était-elle parti/' trois semaines
plus tôt pour la Haute-Savoie sans qu'il l'nil revue
autrement que devant témoim. o,n eÎlt dit qu'ellemê,me, redoutant certaines réflexions de son fougueux ami, évitait le tête-à-tête.
Cependant, depuis son départ, Bob 'f pensait,
malgré lui, ct il sc demandait si elle Ble reviendrait
pas fiancre n Régis de Brnynes car, hien qu'il n'en
eût aucune confirmation, il était à peu près certain
que le comte était, lui aussi, à Mégève.
C'est pourquoi, pour rien nu monde, il n'aurait
Voulu troubler celle idylle. Il connaissai l trop bien
Catherine pour espérer autre chose qu'un refus ca.
�LE
l'RIl'ICE
CUARMANT
tégorique d'abréger son séjour, alors qu'au contraire ellc avait décidé de le prolongcr. Une tolJe intervention eût élé sans portéc cl Boo avait horreur du
ridicule.
Or, tout ceci ne pouvait être dit à M. Arthuis
qu'H selltail préoccupé. Aussi, ne tanant pas à prolongor J'entretien sur ce Lh~me
délicat, il prit COllgé.
- Si tu réussis, comme je Je crois, à amorcer
celle affaire Brooers, déclara l'industriel cn lui serrant la main, lu pourras, après m'/lvoir rendu com'pte paT téléphone, prendre quelques jours de liberté
ava'n t de regagner ton poste.
Dans celle proposition venant loul de suile après
la convcrsa li<,)n précédenle, Bob vil une arnère-pensée. Aussi précisa-t-il :
- Je vous remercie. Dall1s ('e cas je pOllsserai
jusqu'à Chamonix où j 'cspère rencontrer un de mes
amis.
Si M. Arlhuis éprouva quelque déception) ricn,
cependant, ne 'le décela au regard! pénétrant de son
slIbordOJlné. )il dil simplement :
- A Lon aise, peLit, et bonne chance 1
•
• •
Bob habitait avec sa mère un pelit pavillon, rue
du GhaJet, à Boulogne-sur-Sdne, el il lui fallut ù
peine dix minutes pour s'y rendre à pied, 011 quittant l'usine. D'ordinaire, li allait el venait avec la
voiture mise obJigeamment à Sa disposition par SOli
patron ; mais ne dcvant pa~,
avant son départ, rentrcl' au hureau, i,l avait préféré ln laisser au garage.
Sa joie de s'évader durant quelques jolll's des sou-
�LE PRINCE
CllARMANT
37
cis de son métier était mitigée du fail que Sil mère
en ' serait contrariée ; mais l'affaire valait la peine
d'être ten lée et il élait sûr quù l'excellen le femme
ne saurait lui en vouioir.
En traversant le jardinet embryonnaire précédant
Ja maison, il aperçut par la fenêtre de sa salle à
tnanger la ,table mise avec un luxe inaccoutumé, Ql
il songca à la déception que sa maman eût éprouvée s'il lui avait fallu renoncer à déjcuner avec elle.
Suivant le"vestibule, il s'en fut directement à la
Cuisine minuscule d'où lui parvenaient des odeurs
promettcuses. A pas de louJl il entra et, surprenant
la cuisinière qui, une cuiller de bois en mairn, ap!lr6ciait le dosage d'un chcf-d'œuHe de sauce, il
la. prit dans ses Lms el la lourna vers lui. Mme :\1:1l'euil poussa un cri ; mais, reconnaissan t son fils, elle
murmura, grondeuse :
- Oh 1 Bob 1 Tu es ilOSupportable 1 Tu m'as faiL
peur 1
C'était une louLe petite Cemme, mince, trop mince
Pour sa santé. Les tmils élaient beaux, réguliers,
les yeux tr(\s bleus, le regard très doux. Dob ne lui
ressemblait poin t ct devait tenir de son prre.
En se dégageant de l'étreinle de son fils. clle COll~ompla
la mugnifique gerbe d'œillets pourpres donl
II élait ,p orleur ct elle s'émerveilla :
- Bob 1 lu as fail des Colies 1
Mais son regard démentait ses paroles.
cc jour nous HIJ- Donnc fêle, maman 1· Pui~se
porler un surcroît de booheur 1
Mme Mareuil hocha. la l~e
:
vraiment hCS/lili do cel appoinl
- Avons-u~
N'eS-lu pas heureux ?
. Sur ce sujet, Doh aumit eu peut-Nl'e beaucoup h
dll' e ; mais il n'~lait
point dans ses inteutions de
�38
LE
FnINOE
OnAnMANT
so livrer à des variations psychologiques sur ses
propres senlimenls. Il répondit néanmoin s :
- Je suis p a rfaitement heureux, mère, ct figureloi que cela 111 '.a tenu qu'il. un fil que j o le sois
moi ns aujourd 'hui.
Déjà Mme !\lareuil était sor lie de la cuisine, emporlant ses fl eul's. Bo b la suivit jusque dans le sa·
Ion Ol! olle sc mit Cil devo ir de les disposer. La phrase de o n fil s l'in 1ri g ua ct elle so d é tourna :
..
- Que veux-tu dire P
Roh Ile savait comment lui annoneel' son départ. Il
prit le parti de bru squer les choses :
- Eh bi en 1 M. Arlhuis m'expéd ie à Genève Ip our
quelqu es jours. Il voulait que je parte à midi cinquante.
- Oh 1 protesta la brave et digne femme. Tu as
refusé , an moins P
- C'est-à-dire qu e j'ai reculé mon départ jusqu'à
cc soir. La mi ssion donl il me charge est SI Importallte cl d{onofe che?: le patron une lelle COli fiance
en moi que je n'ai pu refuser.
Lisan t sur le vi sage do sa m ère un véritable désa ppoi ntcm en t, Bob préci sa :
- Tu sais, maman, c'est une affaire qui peul
avoir pour moi, pour nous, des conséquences inespérées. 11 s 'n g il d e planl('r des jalons pour la création d'une filiale de la mai son Arlhuis en Anglele rre, so us le ('o llver l de Willy Broders, maître de
for ges à Lin coln. 01', le palroll envisage pour moi,
dan s t'elle s l r{, lI '~a l e projel(oe, la charge de fondé de
pouyo ir. NOliS pourrions nOli s in stall er là-ba s, 101ls
les dellx dnn s lin jo li collage en <'cIte vieille ville,
si riche de so uvenirs saxons, romain s, dnnois, normand s cl médiévaux.
Bob s'ellthousiasmnit. l'Tais ~Irne
Mareuil ne se m-
�LE
l'nJNCE
CUt\R~lANT
39
blait pas devoir partager sou exaltation. Elle était
devenue très IpMe et} prête à pleurer, déclara :
- Tu sais, moo chéri, que jamais plus je ne passerai la mer 1
Bob se mil à rire et protesta :
- Voyons, maman, ce n'est pas un long voyage}
surtout que mainle,",a nl, on ne descend ' même plus
du train, si l'on prend le ferry-boat 1
- Jamais 1 répéta-t-clle.
Une expression d'effroi sc lut dans ses yeux.
Bob ne connaissait que trop bien lit terreur que
ln seule pensée de la mel' suscitait chez sa mère. Il
en avait souffert étant enfant, alors qu'il lui était
interdit d'1111er jouer sur la plage avec ses petits camarades.
A celle frayeur mOlbide il y avait une raison.
Le 14 avril 1912, quand, ayant heurlé un iceberg, le
Paquebot anglais « Ti/anic » fit naufrage, engloutissant avec lui quinze -c enls personnes, Mme Mareuil sc trouvait à bord avec son fils, âgé d'un an
à peine. TOlls deux échappèren l, comme par miracle,
ù la cota lrophe ; mais les heures atl'oces que la
Ipo.UVI'e femme avait vécues étaient restées à jamais
gravées dans sa mémoire. Elle allait rejoindre son
l1lal'i à Baltimore. Hecueillie avec d'autres passagers,
lorsqu'elle débarqua à New-York, serrant son enfant
dnll1s ses bras, la malheureuse avait perdu la raison
ct, pendant plusieurs mois, on désespéra de la guél'ir. Elle sc rétablit enfin, mais ne put chasser l'effroyahle vi~on.
II falluL la maladie de son mari 'pour
qu'clle consentît à s'embarquer pour TenLl'er en
France cl ce demier voyage ébranla de nouveau ses
nerfs au point que, depuis, le seul voisinage de la
mer suffisait à provoquer des crises dnngeremcs
,POUl' sn vie.
�LI>
PRINOE
ODARMANT
llob n'insista pas. Si 'Plus tard les évnetUl~
l'exigeaient, il serail temps <l'aviser.
- Eh bien 1 n'en parlons plus, petite mère, c l
surtout aujourd 'hui.
Humant l'air, il ajou ta :
- Hum 1 Cela sent bon ! J'ai idée que tu as mis
les petits plaIs dans les grands J.: t j'ai une faim 1. ..
Bn nuage de tristesse as~omLl'it
encore le regard de la tendre mamall1. Bob la reprit dans ses
bras ct l,a soulevant de teITe, l'embrassa comme il
savait le faire ct le sourire reparut.
- Allons, viens, dit-elle, et dis-moi si j'ai composé un menu à ton goût.
Derechef, elle l'entraîna dans da cuisine, tout
en énumérant, ùans leur ordre chronologique, les
victuailles et les IrianOi ses.
"
* "
Le ~oir
ùe cc même jour, Bob, confortablement
in stallé dan s un compartiment de première dasse,
sommeil lait. 11 avait cula chance de dénicher 1111
bon coill1 el, la veine lui souriant, li était seul.
Le Lrain roulait depuis une lleure. Préoccupé ,pal'
la démarche qu'il allait Lcnter, il s'était, dès le départ, absorbé dan
~ l'étude des Jocuments flilc lui
avait. confiés M. Arlhllis. Puis il s'apprMait ù Ilrendre un peu de repos, lorsque tout à coup il entendit de~
l'ires près de lui. Il ouvrit, les yCllx cL il
cul le Lemps d'apercevoir UJl1c silbouclle fémiuillc
qui s'esquivait, laissa nt sur pla('e \ln grand jeune
homme qui l'bit de toul son cœur.
Etant seul dans son compartiment, Rob ne pou-
�LE
PRll'oCE
CHARMANT
vait doutor qu'il faisait les fJ'ais de cet ;lccès d'hilarité. SOli mauvais caractère aidall1t, il se pré~
rait
déj~
à molester l'inconnu, lorsque celui-ci, s'exprimant en anglais, lui dit :
- Excusez-moi, monsieur ; mais il y a dans le
Compartiment voisin du :vôtre une jeune fllle qui
vous connuit. Elle sf'rait contente si VOliS con"entÎez
à venir la sai ue ...
Interdit, nob répondit dans la même !angue qu'il
parlait comme un insul,lire.
- Une jeune fille ~
- Olli, eL vous aussi la connaissez rort Lien.
Un seul nom vint à l'esprit de Robert Mareuil
<'elui de Catherine ; mais il Tle s'allarùa pus à cette
invraisomblance. Catherine était à Mégève.
Toutefois, sa curiosité mise !:ln évcil, il nc pouvait
SI) dérober ù celle invite. Il se leva, rectifia J'ordre
do sa toilette et suivit le jeulle Anglnis.
Dans le proche comparlimen t, ulle fod jolie fille
était assige qui 50 mit à rire d~s
qu'i] pnmt. En anglais aussi, elle interpella Bob:
- Hello 1 Eddie 1 en voilà un cachottier qui dit
a~ler
en Norvège cl que l'on rencon tre dans le r/lPlde de Genève 1
Bob, on le cOI1('oit, fut tout de suite am1lsé de la
~1éprie.
Il dévÎsagl'ait l'inconnue en MITlInt la main
fille qu 'clle lui tendait. Elle était jolie comme loute
Allglaise qui ~e donne la pei ne de 1'él re, mais plus
e~lcor
par la [raicheur éclatante ùu teinl. ct la limPIdité du regard que par la pureté des Imits. Elle
était vêtue <.l'un ensemble ùe voyarre vert sombre ct,
~rs
?'cllc, sur la banqueLle, un <'manteau de vison
hut Jeté. Elle portait tout Jl1ste vingt ans.
1 [loh dut aussi /lcl'ep.ler le -vjgoureux shal c·hnnri
(e ~n
r.ompagnoll fJ'IlC la j6UDe fille préf'efl tA :
�42
LE
PRINCE
OIlARMANT
George Pcoper, un de mes amis. VQUS eODnaissez, je crois P
Bob eût souhaité prolonger ]a méprise, mais cela
devenai t difficile. Il di t en souriant :
- Je crois, mademoi selle, CJue vous faiLes erreur.
Je ne suis pas celui que vous croyez. Je me nomme
Robert Mareuil cl je suis Français.
Dépei'lldre la stupéfacLion ct aussi la consternation des deux jeunes gens serait impossible. La
jeune fille rougissante et confuse regardait son compagnon et semblait le prendre à témoin qu'ils s'é_
taient mis dans tIIne posture pOlir le moins ridicule.
Chari table, Bob les Lira de ce mauvais pas en ajoutant galamment :
Mais, Anglais ou non, je suis très honoré de
faire votre connaissance.
La jeune fille sc remit plus vite que son ami
Peeper.
- Oh 1 pnr exemple 1 Vous n'êtes pas Eddie P...
Excusez-moi, monsieur, mais vous lui ressemblez ;.
s'y méprelldre.
- Je viens de m'en apercevoir, plnisanla flob, qui
('ommençail il trouver que le voyage ,s 'annonçait
moins mOllotone qu'il TIC l'aurait supposé. Puis-je
eonnaÎlre le nom de mon sosie P
- Eddie Gbseborough.
- Très Ilnllé 1 dit Bah qui .Ile qniltait pas des
yeux l'éll'nngt're.
Celle-ri, npr('S un comte hé!ilalioll, sc Jlommn :
- Je suis Maud Sullivan.
Puis au ssitÔt :
- Maintenant que je vous regarde plm attentivement, que je vous détaille, je eonstnte ([lUl ceLle
ressemblance, bien qu'extraordinaire, n'est pM nbsalue. Qu'en peno.ez-vous, George ?
�LB
PRll\CE
CHARMANT
43
- Mon Dieu 1 répondit celui-ci, je n'ai renoontré
que deux fois Eddie Glaseborough. Mais, en voyant
monsieur, j'ai bien ·cru, C<lmme vous, le reconnaître.
- Hélas 1 soupira comiquement Bob. Je suis navré de vous causer une telle décepliou.
Puis, fixant la jolie Maud, il ajoula :
- Je suis moi-même déçu, croyez-Je, de 11e pas
être de vos amis.
- Pourquoi ne le seriez-vous point ? au moins
pendant la dUJ'ée de notre 'Voyage en commun il
Ceorge et moi allons jusqu'à CQtnève.
- Tiens 1 comme c'est curieux 1 Moi aussi 1
Tous trois sc mirent à rire.
- Puisqu'il en est ainsi, conclut Ce<lrge, allons
chercher 'Volre valise et j,nstallez-vous ICI. Nous
n'avons nulle envie de dormir. Et vous ?
- Plus maintenant, affirma nob après un coup
d'œil à Maud.
Quelques inslants plus tard, il avait pris place en
face de la jeune Anglaise qui s'étonnnit :
VOllS pnrlez l'anglais comme Shakespeare 1
- Plutôt comme Fenimore (,(loper, plaisanta Bob.
- 11 est vrai, en effet, que vous avez une po~nte
d'a cent américain.
- J'ai vécu à Baltimore jusqu'à l'âge de dix-sept.
ans.
A biltons rompus, la conversarion s'engagea et
Se prolollgea jusqu'à une heure avancée de la nuit.
Lorsque, très Lôl, le matUrI, ils déharquèrent à
Genève à la gare de Cornavin, ils avaient drjà ébau~hé
de nombreux ,projeLs, pnrmi lesquels un séjour
e quelques jours à Chamonix.
Ils sc séparpren l, non sans avoir convenu de se re~rolvC!'
Je lendemain soir au Mirador pour y prendre
e thé et régler définitivemeIll les déLails de cette
�LK
l'IUNCE
cnAR~lNT
excursion à la montagne, ~x:cursion
subordonnée
pOUl' Bob à la réussite de l'affaire Broders.
Robert Mareuil se fit conduire à l'hôtel Suisse,
rue du Mont-Blanc. Après avoÏ!' pris un bailO el
absorbé un petit déjeuner copiellx, il demanda Dnrnave au L<lléphone, selon les in structions de M. ArLhui s. Tous deux sc connaisaic.nt de vieille date et
il ne leur fallut pas longtemps ,p our éLablir la mise
en scène nécessaire à leur projet.
Il fut décidé q.ue Bob arriverait à « 'l a Cl'oixBleue», à deux pas de son hôtel, vers une heure
moins le quart ct, sans se presser, commanderaiL
son déjeuner. Dalmave et Broders '! viendr'aient ù
une heure.
Point par point, Robert exécuta le scénario de J'oncion représentant ct, i, midi quar;l11te exactement,
il franchissait le sellil du restauranl. Pal' précaution,
il avait téléphoné pour qu'on lui rctînt ulle table el
l'ayant, dès l'entrée, signalé au gérant, celui-ci le
fit conduire au fond de la salle, auprès d'nne fenêtre donnant sur lin jardin, cc dont il sc montra
sutisfai L.
•
De l'endroit où il se tr()uvail, il pouvait, <sans en
avoir l'air, surveiller la porle donnant SUI' le hall
et voir arriver Darnaye cl .B rodcrs. Non ,l oill de la
sienne, il y ava it denx tables également 1'll servées,
l'une de deux rouverls el l'a llll'e de ll'ois. Il en
<'onclul que la première devait ~Ire
l'elle de Barnave. Donc, jusqu'ici, toul allait bien.
Flanqué du sommelier, le ma~lre
d'hôtel étaiL
près de lui, allelldanl ses ordres. En gourmet, il
composa son menu. ,Il chois~al
les vins, quand, il
c/ue)qucs pns de lui, un certai·n brouhaha l1li fil
lever la fête. La table de troi~
cOlv~rts
allait être
occupée et il ful tout surpris en reconnaissant Maud
�I.E
PRJNCE
CHAnMANT
Sul'] jvan, que chaperonnait un homm e d' env il'oll
quarante-cinq ans, déjà grisonnant su r le!' tempe::.,
mais fort élégant, monoclé, très Anglais surtout. Elle
l'a,p erçut presque en m~e
temps et, spontanément,
vint jusqu'à lui :
- Comme on sc retrouve 1 s 'exclama-t-ellc, toute
sourian te. Vous êtes seul P Alors, venez ü notre taule. Je serai très heureuse de vous présen ter à mon
beau-père.
Cc di ont, cillle désignait le ge nllomail qui l'accompagnait et qui semblait très absorbé dans le
choix de sa place.
Bob aurait vivement désiré accepter l'invitation,
mais il ne le pouvait sans compromettre le but de
son voyage. Il s 'apr~til
à refu ser, lorsqu'une voh
connue s'écria près de lui:
- Mareuil 1 Ce vieux nob Marellil 1 EJ\ voilà une
Ul'prise 1 Que diable fait es-vous i\ Genl;ve P
C'étajt Barnave, lequ el, s '.1drc
~sa
nt
fi la jeu~l
Anglaise, s'étonna ' :
Comment 1 Miss ~ulivan,
vous connaissez
donc Robert Mareuil P
I.e fut au ldtlr de eelui-d d'être surpri s. nnrnnve
connaissait MAud 1 Brutale, la lumière se fil. Le gentleman accompagnarnt la j eune fille, le beau-père à
qui elle se proposa it de Je pJ'{!senter, n' ~ tai
autre
que Willy Broders, le maître de forges 1
Un }ignement d'œil de Barnave confirma ~cs
Mduetions. Cependant Maud répondait:
- J'ai voyagé de Pari s i\ Genève ave{' M. Rohel'l Mareuil que j'ai d'abord pris pour un de mes
bons amis, et nous avons convenu d'uller enscmhlc
il Chamonix .
- Toul s'explique, fit narnave en riant. Alors,
Il'lon cher Rob, il ne resle plus qu'à ac~der
nu désir
�46
LE
l'RINCE
Cn ,\RMAI\T
de miss Sullivan. Pour ma p art, je bénis le hasard
qui vous amène ici aujourd 'hui, car il va me permellre de vous faire connaître à M. Broder s, el j e
suis cer lain que vous êtes faits pour vous en tendre.
Bo b, in-petto, pen sa it que Barnave était un comédien accompli. Ses ye ux ri eurs se posèrent une
secon de sur ceux de son ami cl, dan s ce t écha nge
laciLe d 'impressio n s, il s exprimèren t la surprise el
la joie de voir leurs pelites affaires se combiner toutes seul es .
Cependant qu'il sc dirigeait vers le maître d e
for ges , déjà p lon gé dans l' étude du menu, Robert
M.areuil son gea it il la tête que ferail M. AI' thui s s'il
6tait le témoin invisible de cette scène imprévue ...
CHAPITRE IV
- Entl'ez 1 Oh 1 non ! altendez une minute,.,
Qui es l UI P
- C'esl Guido ... Vou s venez à la patinoire, Kate il
Catherine Ar'thuis bondit ho l's du cahin et d e loilette, happa au passage un peignoir de soie vert pille
ct, l'ayant enfilé par dessus sa combinaison, ulla ouvrk
- Oh 1 déjil prêt ! Moi, il me faut encore quelques imlan ts ; et pui s, je suis vraimen t fati g uée,
- Vous m'é tonnez 1
- Où est Régis P
Le jeune e L mag nifique Guido Fiorelli fron ça ses
so urcil s d'ébène, cc qui provoqua un e m oue umusa n le d'e Ca Lheri ne, laqu elle n'ig,nOl'ulL poi nt que
les deux j eunes gens rivalisaient auprès d'elle d'at-
�LE l'RINCE
CUARl'>IANT
tenllons de toutes sortes, se souriant en sa présence,
mais, au demeurtmt, se délestant COrdinlemèlnt.
- Je ne suis pas le gardien de 1\1. de Draynes,
répondit sèchement le jeune FIJorentin.
Catherine comprit tout de suite que, s'il témoignait tant d'empressement à sc rendre à la pali'
noire, c'était avec l'intention bien arrlllée de « se111er» celui qu'il considérait comme un gêneur. EJlc
sc mit à rire.
- QuoI eXCèllent chiell de garde vous rcriez,
POurtant 1
- Cela dépend de la personne que j'autais à gardCr. Si c'était vous, par exemple, le chien de garùe
POurrait s'ap,pétTer Terre-Neuve.
SOli regard de velours sc glissant au travers des
cils amplifiait cncore leS paroles prononcées sur le
Ion de simple badinage ct Catherine ne sc méprit
POint sur lellr véritable sens. Elle dit tcpcndant :
- Cc sont des galanleries d'escalier que vous débitez, signol' Fiorelli 1 Gardez-les pour tout à l'heul'e. Accordez-moi dix minutes et je suis à VOllS.
Doucemen t, mais fcrmcmen l, elle rcpoussa la porte que Guido tentait de maintenir entr'ouverte,
aYant sans doute heaucoup à dil'e entore. Puis, èlle
l'evint à sa COitfCll e.
Si Catherine avait eu, comme ccrtaines person~'l
d~sœu
vrées ct lasses de ne rien fair'c, l'idée de vcllu' se « reposer )) à Mégèvc, elle eCu -éprouvé, dès
e,~
arri van t, une grande déreption ; car la vie lréf.lùa~tc
qu' 11e y menait depuis quatre sémaine~
aV'llt tout simplement épuiSée.
Mai~
elle posait à la jeune fille sportive el, {'ommc
lobc~e
ob.ligc, il fal1nit hien justifier ('e titre :llIX
Ycu .'{ (le ses innombr8hlcs nirt~.
Rien quc couchée ail pdit jOllr, clIc élait deboul
�4B
LE PRINCE CUARMANT
dès huit heures, afin de sc Uvrer avant 1e
déjeuner aux plaisirs du ski. Rn ,-este courte el cuJolles norvégiennes, une casquette enfancée jusqu'aux oreilles ct les mains prisonnières de long-mes
mouf(]es, elle était prête il dix heures à partir il la
conquNe des neiges.
Mais, pOUl' avoir la joie grisa,n te de dévaler les
pentes, il faut d'abord les gravir, et souvcmt par
des sentiers que les chamois ne dédaigneraient point.
Catherine avaiL pour elle sa cour qui la stimulail,
chuohotan t ù son oreille des choses mille fois entendues déjà, mais qui, ù quinze CeIl ts mètres d'altitude, sont, lout au moins physiquement, plus
agréables que dans les allées couvertes du Bois de
Boulogne.
En fait, ces randonnées étaient plus romanesques
qu'authentiquement sportives, car jamais Catherine
n'eût consonLi à se dOllner tant de fatigue pour ae('omI)llir seule, ou même avec une de ses amies, dc~
grimpettes aussi pénibles. Ah 1 si Bob avait Hé là.,
les sujets d'escarmouches n'auTllient pas manqué 1
De rclour' à l'hôtel, vers ,midi et demie, il lui
restait une bon.ne demi-heure pOllf 1111er jusqu'al.!
l,al' de la Patinoire ingurgiter l'inévilAble coekt~iJ.
f'ormaliLé de bem ton, à ,l aquelle aucune élégante
Il'aurait manqué, mêmo pour un sourire de Rligis,
ou un couplet amoureux du bouillant Guido Fiorol1i.
L'usage imvosait aussi pour le déjeuner que j'oll
y assistât en co tume de slù. Aussi bien ùe braves
gens n'ayant jamais de leur vic pruùente ct organisée chaussé la moindre paire do lalles, tenaient
ù s'y renferme!' ct Ip al'liSMient au dinlng-room e.llgon('~s
t1IU1S des vos les imperéabJ('~
pl trulnallt :\
le1lr!; pjC!J~
d 'ImpJe~sion
n~uljJ
~O\ù
ier~
;. dom.
�LE
l'RINCE
CHARMA NT
. Après Je déjeune r, la patinoi re, qu'un haut-pa rleur
Inonde de floLs d'harm onie et que ba'layen t, dans un
rytl1me synchro ne, des gens du pays, indiffér enLs
aux excentr icités de ces éLrange rs.
Cet exercic e aussi fatigua nt que les auLrcs, mais
Où le Birt a le champ libre, se prolong eait jusqu'a u
o 'dock. Mais Ill, l'élégan ce reprena nL ses droits,
~ve
il, fallait troquer le cosLume de s,port conLre une l'ohe
d après-m idi. SepL heures, J'cookLail, fox-troU s, valses , ta.ngos. cuI heures, dîner en robe super-c hichi.
Ensuite , liqueur s eL champa gne, champ agnc ct lijusqu 'ù trois ou quaLre heures du maLin.
quer~
C'était la vie que menaiL CaLher inc.
Cepend ant cc hard-la bour ne l'empêc hait point
d'é{X)uter d'une oreille compla isante les propos du
beau Florent in qui, visiblem ent, la trouvai t ù son
goût, Le corps las, les nerfs à fleur de peau, elle
était toujour s eu quête de sen sa tions nouvell es ; el.
puis Guido avait un accen t délideu x ; les moLs tenon passa nt par ses lèvres, prenaie nt certain es
~Jres,
Intonat ions musica les qui en décupla ient le charme .
RéllOluc à mener de front ces de ux idylles, au
Illoins pendan L wn séjour à Mégève , Catheri ne sc
devait de garder certain e pruden ce, encore que Guido sc monLrâL plus jaloux que fiégis. C'était m ême
paru
lIn pcu pour agacer ce demicl ' qu'elle avait
accepte r l'invita tion de l'Italien d'aller avcc lni ct
quelquc s amis jusq u 'ù Vianne , cc il quoi, au fond,
elle n'élait pas du Lout décidée .
Ayant revêtu, ù la place de sn culotte de ski , une
alllple jupe de Bergc bleu marine el changé de !lWC;)lor, elle descend it. Dans le holl du palace, elle aperses deux soupira nts au milieu d'un groupe de
~UL
l'aces.
dl' lonlc!> ~(,!I
synLhl\~c
.lcunc!I gen~,
le premie r et ln
S 'e;(1 MI~(lb
Régi s de Rr~lyn81
�,
50
LI!: pmNOE éUARMAN'l'
joignit avant que Guido se fût aperçu de sa présence. B gli ssa son bras sous celui ùe la jeune fille,
sc disposant à l'entraîn er, lorsque l'Halien aCCourut
à son tour ct, s 'adressant à Catherine :
- Pui sque vous ;l.ve7. UIIl partenaire pour votre
séance de patinage, retrouvez-moi ù « l'I sba », li
cinq h eures , voulez-yous ~ Je préfè~
{l an ser sur le
parquet que sur la g lace .
- C'es t en effe t m oin s d angereux J ironisa de
Braynes.
Guido lui lan ça un r egard furibonù, mais il SI)
contooLa d'ajo uLer :
- Puis-je comp Ler sur voù s, .Kate ~
- CerLainem enL 1 r épo ndit celle- ci.
Au fond d e soi, Catherin e jubilail de son succès
près d e ces deux gar çon s égal em ent séduisants. TouLefo is Je m ariag e n'é tait p as ,po ur elle le but im~
clial. Ell e é taiL trQp intellige nte pour ne pas apprécier la libe rté do n t cli c jouissn it, sachant fort bien
qu ';) J'en contre de beaucoup d'auLres jeun es filles,
elle serait obli gée de la sac rifi er le jour où clle sc
~ , s'il lui
laisserait passer l'a nneau au {lo ig t. De plu
pl aisait qu'on la Courli sât, elle ne r essentait pas enco re le moinùl'c trouble du côté du cœur. Ses battem en ts 11 'accusaient aucune fi èvre. Catherine s 'amusait Lout simpl em ent, sc jouant pour elle seulc
la comédie de l'âme qui ch erche ~ a d es tinée ... une
âm e de papillo n.
Cc sera pcut-Ù tro no tre der.n ier j ou r ici , dit
p r ès d 'ell e Hégis d e B tay Il c~ .
- Vraim ent P Po urquo i donc ~
- Mo n pèr e me ra p pell e.
- Oh J o h ! il es t si inlrall sigeant qué cela P 1'-6pli qua la j ellnc fille sur le LOTI de la plaisanterie .
Et pourtant, la ~e n M li o n qu'ell e resse ntait fut
�Lil PlUNCE CllAl\MA l\T
~1
nettem ent désagré able. Pour la premiè re f()i ~ peulêtre, elle évalua la place que le comte lenait dans sa
vie pourtan t si meublé e.
- Peut-êt re êtes-vo us heureu x de cc départ il
Régis s'arrêta dans sa Inarche ct, d'ull mouvemen t bru que, tou ma vers 1ui sa corn pagne. Celle-ci
Je trouva subitem ent challgé . Saills aucun doute, il
rumina it un souci et elle compri t qu'elle en élaÏl
l'objet.
- Mon père a ,ponr moi une situatio n en vue.
Catheri ne réparti t en riant :
- J'e père que, cette fois, la fille du patron Ille
viendra pas vous la faire perdre 1
- Je no crois pas, affi l'ma Régis.
Lui ne riait point ct Catheri ne était inquièt e.
Cepend ant ils arrivai ent à la Patinoi re où de nOIl1?reux <,ouples évoluai ent aux sons d'un effroya ble
Jazz nègre. L'un et l'autre ellaussè ren t leurs patins.
Cutheri ne fut prête la Ip remière .
Comme elle attenda it de Brayne s, un inconn u
s'appro cha d'elle. Inronn u il Pas tout à fait. Déjà,
la veille, elle l'avait remarq ué, el pOUf cause : as
du ski ct virtuos e du patin. Sans hésiter, il s'avanç a
et s'inclin ant, deman da:
- 1\')'acro rderez-v ous quelque s tours de piste, mademois elle il
Pas une seconde r:atheri ne ne songea à rcfu~e,
SUrtout nprès la ronvers ation qu'elle venait d'avoir
Régis. Si elle éprouv a i t quelCfuc rrgret de son
~ve
1 épal't anticip é, il n'était pas dans ses inlentio ns de
e lui laisser voir.
Elle Rccepta.
Calheri ne patinai t <'orrect ement, mais sans aucompar ai on possibl e ayce son parlena ire, Ves~ne
un
rlS de la glace. Elle sc sentait emport ée comme
�U! l'RINl;J; CIlAHMAl'IT
LoUl'bmOll, légère, immatérielle, el jamais elle n'avait ressenti, en patinant, pareille ivresse.
Nonobstant, au coura de !es évolutions, elle apercevait Régis qui, de l'aulre côté de la patinoire , lui
adressait des signes de détresse, ct elle ne put s'empêcher de trouver <:elte mimique forl drôle. Quallt
fl ] 'inconrnu, jl ne semblait ,pas remarquer 1]11'eHe
t!lait attendue et, comme à plaisir, prolongeaiL leur
exhibition. Car c'élait bi en une exhibition . Pell 0
pell la pi sle s'('lait vidre, ct ils reslaient srll'h. Lor:que Catherine en eut conscience, elle on éprouva
presque de J'orgueil.
Î,ependant il fallut hi en en finir, ct ce rllt de 1011les parls a<:cIamations cl applaud issemen ts en lhousiasles. Seul, R~gi
s reslait impassible.
Le partenaire d e Calherirne ne semhlai t poin 1 di~·
posé à la quiller ainsi, ct il suggéra :
- Lai ssez·moi au moins, mademoi selle, yous re·
merci er. Si nOlis allions au har P
Ell e n'eCll pns demandé mieux, mais de nraye
~,
devinan l le sujet de j'en lrd ien, s'ava nça :
- Mes compliments, Kale, vous avez une façon
de plaquer les amis 1
- Je suis le selll coupahle, inlervint l'inconnu.
Et je m'en excuse.
Furieuse de l'intervention de Régis, Catherine ré·
pliqua, hautaine :
- Mais, monsieur, VOli S Ine devez d'excu ses à personne, ct je n'ni, moi, de ('omplrs ù rendre à qui
que ce soi t.
L'inconnu demeurait impassible, mai~
on sentait
qu'il savourai t J'incidellt. II jugea le moment propi('e lp our rompre J'inrogn ito :
- Guillaume Vernel, de Paris.
En riant, Catherine en fit aulant
�LE PRINCE CHAlll\lANT
53
Catherine Arthuis) de Paris également.
- ArLhuis ... le constructeur P
- Lui-même
Ce dia.Jogue ~emblait
énerver prodig~usemT
t Régis qui, à bout de patience, demanda
- Voyons, Galherine, dois-je vous laisser, oui
(lU non ?
- Je vous suis, répondit celle-ci -c oncilianle ... Je
retrouverai M. Vernet au cours de la soirée, je
pense P
- Très cerla~nm
, nt,
mademoiselJc. Il y a fêle de
nuit ù la Palinoire, ct j'ose espérer qne vous me con,Sen lirez le ml!me honneur que tout à l'heure ?
- Avec plaisir, déeJara Catherine sans hésiteT.
Puis elle suivit de Bniynes qui) tout de suite, l'entraîna sur la piste. Il était de fort méchante hullleur.
Avez-volIs J'intention de fonder un conso,'1ill m P demanda-l-il, maussade.
- Un cOil1sorlium .. . de quoi P
- Mais de soupiranls ,.. Vous exagérez, ma chèl'e. Heureusemen t que nous quittons Mégève demain.
Catherine le toisa :
- « Vous» quittez Mégève, voulez-vous dirr..
Quan t à moi, je n'ai jamais pris pareille décision.
- A votre aisc 1 maugréa-l-il.
EL il parut oublier l'iincident.
C~pendat,
quand il dut la quitter à cinq heures, il ne put s'empêcher de lui jeter ironiquement:
. - Vous ne vous tromper. pas P C'est bien avec le
Slgnor Fiorelli que vous avez rendez-vous il « l'IsLa» p
1 Elle faillit répliquer vcrtement. Mais, rencontrant
)e regard du comte, elle comprH qu'il raillait. Acer)e et r6Liccntc, elle dit simpd.ement :
�[;4
L1l PU INCE ClIAR!\tAJ\T
- J'ai beaucoup de mémoire, monsieur de Braynes.
Et, le plantant là, elle se rendit à « l'Isba )} où,
dès l'entrée, elle operç ut Guido qui l'attendait. Ce
ne fut pas lui qu'elle di stingua tout d'abord, mois
son bl'illont partenaire de la patinoire, qui, assis tout
au fond de la sa lle, l 'obscrvai l.
G.'Ilherine fit ccllc qui ne l'avait 'p as vu ct se laissa conduire pal' le Florcntin vers la table qu'il avait
Tetcnue ct qui sc trouvait être presque voisine de
celle de Guillaume Vernet. Elle commanda un grappe-fruit, accepta la cigul'ell.e off Cl' te par so n compagnoo. Mais, lorsquc celui-ci l'invita à danser) elle
refusa :
- Attendez un instant, voulcz-vous P Je suis fatiguée . .Tc patine depuis deux heures, cl. ..
- Eh bien 1 causons. J'ai justement ua las de
choses à vous dire. D'abord, c'cst bien entcrndu que
vous nou s accompagnez à Vienne P
Catherine, qui sc sentait obscrvée !pal' Guilaume
Vernet, l'é pandit entre lIaut ct ba s) mais assez fort
néanmoÎ'l1s pour être enlendue :
- Un voyage ù Vienne me plairait asse?. Seulement voil:\ : mon père .n e paraît g llèrc di sposé à
m'accorder l'autorisa tion ct je suis perplexe. D'autre
part.. .
- Cela déplaît an comte de Rraynes P interrompit Guido S UI' un Ion de mélodrame.
- Pellt-ôtre r répOlDdit évasivement Catherine,
qui ne perdait jamais une occasion de se mo.n trer
coquette.
- Vous êtes fiancés, n'est-cc pas P
Elle souri t .
- Si c'était vrai, je ne pense pas que Régis con-
�LH PRINCE CllARMAN'f
55
-
sentirait ù vous d:der sa place en ce moment. C'csf
lui qui serait à cette table.
- Enfin, avouez-le: vous l'aimez?
Avarnt de répondre, Catherine, laissant sou regard
errer sans but précis au travers de la salle, rencontra
comme par hasa rd celui de Vernet. Elle lui sourit
di erNement, inclinant légèrement la tête. Guido
Surprit la mimique.
- Qui est cet homme ? Vous le connaissez P
- Depuis deux heures environ. Il m'a invitée
POli\' la fêle de cc soir.
L'Italien serra les poings. Vi iblcment fUl'jeux, il
arbora néaJllllOi'l1s son plus beau so urire ,p our dire
Sentencieusement
- Petite Kate 1 prenez garde 1 A [oree de tour~\er
autour de la flamme, les papillons finissen t un
JOllr par s'y Im'Iler les ailes 1
Elle rit, pllis répliqua :
- Bah 1 rassurez-vouS 1 Le danger n'est pas sél'jeux quand la flamme n'est qu'une chandelle 1
Gllido, vexé, haussa les épaules, marmonna dans
la lallgue de l'Arioste quelques invectives que CaUlerine ne put comprendre ; puis, désespérant de
If!. convaincre, sc leva, Comme une valse préludait,
elle sc laissa enlacer cl ils e perd iront dans l'imbroglio des danseurs.
CHAPlTRE V
- A la maj~ol,
Emil!', el cn ,itc
~ e 1 JIOUS SOI))mes terrihlemenl en rclard.
Tout en donna.nt ~es
inslrllclions il S011 ch3uffeur,
, Al'th\i~
s'engouffrait dans sa voituTe, suivi de
'1
�56
LE PRINCE CHARMANT
Bob Mareuil, el se laissait tomber sur les coussins.
- Bonlle journée 1 fit-il. On peut, je croie, la
marquer d'U!Il caillou blanc 1
- C'esl du moins mon avis .
- Et moi, j'en suis sÛr, insista le COIIstructeur
en dévisageant son collaborateur.
Bob ne semblait pas autrement ému. Aussi Lien
M. Arthuis ajouta-t-il, surpris :
- C'est tout l'effet que ça le fail il Et pourtant,
c'est bien à loi que je suis redevable d'avoir aujourd'hui tl ma table l'ilnabordable Willy Broders ... et
cc qui ne gâle rien sa d élicieuse belle-fille. Tu pourrais au moins te Téjouir de la présence de celle jolie
personne ?
Bob eu t un geste d'indifférenc e.
- PermeLs-moi de te dire que tu es dif1icile 1. ..
Elle est mieux que bien.
- Je ne dis pas non. Mais vous envez, m Oin sieur
Arthuis, mi ss Maud Sullivan a d'autres admirateurs
que Robert Mareuil, ne serait-cc que mon sosie, Eddie Gluseborough, que je soupçonne fort d'être pour
elle autre chose qu'un ami.
- QuoilJu'il en soil, j e lui dois une fi ère chandelle il cet inconnu, parce que c'esl lui en somme
qui L'n, san s le savoir, ouvert les portes. Je ne te
cllcherai pas plus longlempe qu'en L'envoyant :\ Genève, j'élais assez inquiet, malgré toula la confiance
que j'ai cn toi. Je savais que la tâche était rude cl
qllO, si Lu échouais, je ne relrouverjli s pa s de si tôt
pareja,le occnsion. Aussi tu t'imagines aisémClllt ma
joie au reçu de Ion coup do léJéphone, par lequel
tu In 'assuraie que tout allait bien et Dl 'apprenllis
ton d6pol'1 pour Chamonix ItVe.o Rroders et so helle li , I~ . (on, 111011 pelil, .j'nvoue [JIll' ça HI',' épaté 1
docilenlf!ollt
- .II) n'ai rien r"il d'nutre 'Ille ~lIivrc
�LE PJllNCB CHARMANT
57
les événements. Seuls Hs se sont chargés de la beSogne.
- Hs ont joliment bien travaillé , alors J tellement même que je me demande si ce fin matois de
Brodees ne combine pas de t'enlever à moi J
Bob se mi t à rire.
- Comme vous y allez, monsieur Arthuis J Miss
Maud, voulant absolument me f;lire connaître IOl'd
Glaseborough, m'a invité à « ScawlJY Caslle », près
Lincoln ct je compte m'y rendre, avec votre permi 8sion, cela va sans dire, mais pour y jeter les
bases de votre association et non pour vous quitter.
N'est-ce pas vous, monsieur, qui m'avez fait ce que
je suis P
- Je n'ai faiL que cultiver un Le/'l'ain fertile. El
qui sa it P Peul-êLre aurais-lu réuss iailleul's une plus
}ll'illante carrière J Tu es un garçon naturellement
cloué cl tu as Loujours cu la volonLeS d'arriver. Avec
de tels ntouts, tu serais dt:venu quelqu'un dans .n'imporLe quelle branche.
- Vous êtes indulgent.
- Non pas. Je suis jus Le, c'e l tout. El tu me
connais, je nc suis pas prodigue de compliments.
Robert reslait préoccupé. Pourtant, il était vraiment cc jour..,l à Je héros de la fêle. Avoir réussi à
Caire areepLer à Broders J'idée de principe d'une assodaLion avec Arthuis étnit déjà un poinl important
et "on comprend que, lorsqu'il en informa ]e patron,
celui-ci sc monlrdt MLislait. Mais il le fut encore
biell dava'll Lage lorsque, de Cha monix, llob, en lui
.LélépllQnant fi nouveau, lui apprit qu'à son pns sa~e
fi Paris, le 2:.1 janvier, le maître de forges acceptalL
de déjeuner me Henri-Heine avec sa belle-fille.
Bob avait en effet adroiLemen L mené sa barque, aU
COurs du déjeuner il la « Croix-nleue )J. Bn le pré-
�~8
LE l'lUNCE CDAnMANT
sentant à Willy Broders, Barnave avait ajouté de
l'ail' le plus indifférent :
- M. Mllreuil est le bras ùroit du constructeur
Arthuis.
Le maître de forges n'ayant pas bl'OncM, 8ur le
premier moment, Bob s'en était trouvé quelque peu
déçu ; toutefois, en habile stralège, i'I avait aussilôt
parlé d'autres ~hose,
comme si J'idée lui semblait
absurde ' que ses rela lions avec Pierre Arthuis pussenl avoir pour Willy Broders une imporlance quelconque.
Maud, enchainant ljur leur curieuse renconlre de
~a
nuit, l'entri~
prit Lout de suite un ton très
intime,
De temps à autre, le maîlre de forges jetait à la
déroùée un coup d'œil vers Bob, el celui-ci eut tÔt
fait de deviner que l'Anglais était beaucoup plus
intéressé qll 'il ne le laissait voir.
Ail unilieu du repas, ct à brûle-pourpoint) Willy
Broders, s'adressant à Robert, hti demanda
- Vous voyagez pour la sociélé Arlhuis ct Cie,
monsieur Mareuil ~
- Oh 1 non, surtout cn ce moment. J'ai huit
jours de congé ct je vais les passer lranquillement
il Chamonix.
- Où j e l'accompagnerai, si vous le permettez,
mon IPore, inlervinl la jolie Maud.
- Très volontiers ; cL, ma foi, je lTIe dis pas que
je nu me joindrai point ù vous, si mes nffnires sont
Trglées ici.
- Enes le seront dès cc soi l', je pense) fit observer Barnave ; puisque miss SuJ.livan pourra signer le
contraL.
Ainsi Bob apprit qu'ayant épousé en secondes [Ill"
ces la mère do Maud, Droders achetait pour sa [om"
�LE PnINCE CUARIIlANT
rue soufflante une propriété qu'il meltait, sur le désir de celle-ci, au nom de sa belle-fille, acquisition
qui motivait leur présence il Genève. Une fois de
:plus, il bénit les circonstances.
Barnave devai t avoir la même pC'l1sée que Jui car,
durant le déjeunei·, il ll1e chercha pas à ramener la
conversation sur 1:1 maison Arlhuis, afin de ne point
donner l'éveil.
.
Cc fut Broders lui-même qui, de nouveau, apr~
avoir l,ommandé le café et les liqueurs, reprit le
thème:
- Arthuis, paraît-il) est un JJUsines man remarquable ? demanda-t-il en choisissant un cigare.
Bob joua l'étonnemnt.
- Vous Nes en relations d'affaires ?
- Vous ll1'y pensez pas, jeune homme. Vous oubliez le cours de Ja livre 1
- C'est ulle raison, en effet, acquiesça Bob.
Et il essaya une fois encore de palIer d'autre
chose. IHais Barnave l'en emp~cha
:
:- .Tc sui slÎr que si Arthuis était là, il trouverUlt bien un moyen quelconque de tourner la difficulté 1
. - Possible, convint Bah très maître de lui, mais
~c
ne sui'! pa'! M. Al'thuis. D'autre part, M. BroCrs ni moi-même ne sommes Ù Gen~v
pour traiter, ùes affaires. N'est-cc pas, monsien!' ?
1 ]·.n. l'l!(londant ainsi, il jouait le tout pOlll' le tOllt.
~Ilet,
il l'l'gardait Barnave ; mais cclui-f'Ï sourlUll el se~
pelils yeux malicieux disaient ôloquemtn e!1l qu'il cOlllprenait et appréciait la laclique.
Celle-ci devait en effet s'avl1rcr excellente, car le
ll1nîlre ùe forges déclara tout de g~
:
- Lr.s uffair'es se trailent n'importe où et n'imPOrie quand. Il suffit do l'occasion.
�60
LE PUINCE CnARMANT
VOUS parlez comme mon patron, remarqua Hobert fort à propos.
- S'il cn esl ainsi, j '.aurais grand plaieir à le
conmaiLre.
il n'en fut pas dit plus long sur le
Ce jour~à
sujet ; mais une première étapo était franchie. Le
lendomain Bob parlait par la roule pour Chamonix
avec Maud et son beau-père. Le jeune George Peepe!'
avait pris le train la veille au soir.
A Chamonix, M. Broders Ille fut plus qll 'un homme de sport et Bob qui, sur ce terrain, T1'avait plus
grand'chose à apprendre, devint en vingt-quatre
heures un véritable ami pour le maiLre ùe forges.
Aussi bien, à partir de ce moment, ce fut pour Robert Mareuil un jeu d'cnfant de l'amener fi entrer
dans ses vues. Il se fit une alliée de la 'barman le
Maud, avec laquelle il était en grande sympalhie et
un soir, au cours du dîner à l'hôtel « Bcau-Hivage ))
olt ils étaient descendus, il dit négligemment:
- Puisque vous devez passer /lU retour quelques
jours à Paris, je serais très heureux de vous faire
vi îter les u ines.
- J'allais vous on prier, mOIl cher ami. J'aimerais nO/l seulemClll visiter l'usine, mai!; rencontrer
celui qui l'a fondée el qui la dirige. J'espère que
M. Arthuîs est au 'si sympathique que on collahoraleur P QuoI genre d'homme est-ce P
Bob qui avait pOUl' son patron une profonde admiration, en fil l'éloge CIl termes chaleureux el conclul :
- C'est J'homme Je plus cordial qui soit, Cil dépiL
de son apparente rude sc et je vous préviclls Ù l'avance que vous devrez accepter ùe d~jcln'
ou de
dlner n sa table.
' - Avec le plu grand plai~jr.
�LE PRINCE CnARMANT
61
Rob n'eut plus qu'à téléphoner à M. Arthuis le
résuILal de ses démarches. Aussi lorsqu'il débarqua
ù Paris, il y ful accueilli avec l'enlhousiasme que
l'on devine.
Comme convenu, l\1. Rroders vint visiler les usines
et le constructeur le pria à dîner pour le lendemain
avec sa belle-fille. D~j'à,
les deux hommes avaient
procédé à des échanges de vues el une ébauche de
projet de collaboration était à J'élude. En bref, c'était le succès sur toule la ligne. C'est la raison pour
laquelle M. Arlbuis, pendant qu'ils s'acheminaienl
vers la rue Henri-Heine, ne laissait pas d'être surpris du peu d'enthousiasme montr~
par celui qui
avait été l'artisan de celle réussite inespérée.
S'H a vaiL pu se dou ter que Bob ne pensai t qu'à
CatherÎJIC, dont l'absence à cc dîner allait enlever
loul le charmc 1 Par un ami r{'nconll'é à Chamonix cl qui vellait de Mégèvr, celui-ci avait appris
la vic mouvcmentée fi tOIlS points dc \' ue qu'clle y
menait, ct la savoir seule dans une telle ambiance lui
d.éplaisail. Il regretta de 11 'être pas allé, elon le désn' de son pèrc, la l'Olanccr ct, de cc J'cgrct l<1l'dif, germa ct grandit sa mauvaise humeur .
. - Allons 1 secouc-toi un peu, mon petit 1 dit en
Tlaul M. Arthuis ; nous arrivons.
Or, il peinc furellt-ils enlrés dans l'aJllichombre
~u'n
éclal de rire parvinl à leurs oreilles. Inlerdits,
Ils sc regardèren t. M. Arlhuis, in lrigllé, sc dirigea
tout droit ' ·Cl'S le salon don l il ouvri t la porle. AussitÔt, un largc sourire éclaira son visage.
Cathcl'ille, qu'il croyait relenue il Mégt\ve cl pl'û~e
11 partir pour Vienne, Catherine était lit et semblaII
~Voir
déj~
fail la conquête de Willy nrode~
cl de III
,lCUIiU Mau{i.
Rob, SUl' It!s laJOJls Ol' SOli patron, jl\uil vu, lui
�LE l'nINtm OIIARMANT
aussi, et sa joie n'était pas moins grande. Néanmoins, une arrière-pensée Jui vmt qui troubla son
plaisir.
- Pourquoi, sc dit-il, esl-elle revenue subitement ? Qui donc a-l-clle suivi à Paris P
* "
Le lendemain de cc jour, Catherine, au volant
de son roadster, stoppait rue de Lubeek, devant l'immeuble habilé ,par son amie Madeleirne Bonneval.
Bien q Il 'il ne rel t que dix heures ct demie du matin, elle s'élait annoncée par téléphone, prétextant
son grl\nd désit' de la revoir. Aussi, quand le timbre
d'entrée résonna, Catherine ne fut point surprise
d'entendre Madeleine déclarer à la femme de ohamhre :
- Je vais ouvrir, Lucienne. Je sais qui c'est.
Plus petite ct plus fluette que Catherine, Madeleine Bonneval, dirférente au physique, l'était plus encore au moral. Bien que du même age, celle-ci élait
plus rélléchie, pIns positive, ce qui n'empêchait
point les deux amies de Rympathlser.
Aussi, en rerevanl le COllp de fil de Catherine,
Madeleine qui, comme toul le monde, la eT'oyail tau·
jours ~ Még-pve, 'l cela jusqu':\ la mi·février, futelle tl'\.'S surprise de ln savoir à Paris, trois semaines
plus tôt. La ron nai~s
n t, clic presscn1 ait quelque
nouvellc fantaisie de sa turhulente amie, el J'envie
de savoir s'cn trollva acau. Drs qu'elles sc furent
cordialement el1b'a~Rés,
Madeleine s'écria:
- Tu peux te valller de tOIl arl ~ mysli[]er le~
gens 1 Il Y a quatre jours, tu m'écris fJue tu par!! il
�LE l' lUNCE CIIARMANT
Vienne et tu débarques sans tambour ni trompette. Il
doi t y avoir quelque anguille sous roche.
Mystérieuse, Catherine souri;J.it. Elle suivit Madeleine dans sa chambre, où el)es seraien 1 tranquilles.
J\près s'être débarrassée de sa veste de fourrure, elle
l'{)pondit :
_ Je ne suis si je dois le raconler mon séjour à
Mégève. Tu vas encore dire que je suis un peu
folle.
_ Folle, non 1 romanesque, seulement. Tu en conviendras, je pense. Tu as dît, là-bas, faire des ravages P
- Pas mal, merci.
Catherine semblait avoir beaucoup à dire. En réalité, clic Tl 'était venue che;l so11 amie que pour cela ;
mais, au moment de Pilrlcr, sans doute éprouvailelle q uelq ue scrupule.
Madeleine demanda :
_ Et Régis, qu'est-il devC!lJU au milieu de ceLLe
hécalombo P Tu J'as laissé à Mé"'ève
P
e
_ Il est rentré depuis trois jours. Son père l'a
r.'lppelù parce qu'il lui a trouvé une situation.
- Et lu l'as suivi P Je comprends maintenant.
Catheri ne sc mit à rire .
. - C'esl bien cc qui le trompe, ma petite Maud
.le devais l'esler à Mégève encore quinze jours ... cl
sllns Régis Les {)v6nemcnls Cil ont décidé autrement. Tu 10 sOllviens certainement de cotte gitane
que nous renconlrâmes ù Vichy, il Y a dellx ou tr?is
'lns, ct 'lui, m'ayallt examiné les lignes de la malin,
me prédit que j'épouserais un riche étranger P
_ J'espère pour toi que tn ne t'attardes pas à cos
sornolles. POUl' moi, je i!l 'y crois pas.
En quoi lu as peu l-êlre lort, car sa IPl'édictio.n
est an train de sc réaliser.
�Madeleine ouvrait de grands yeux étonnés. Catherine poursuivit :
- J'ai fait, ù Mégève, ln connaissance d'un jeune
et riche Italien, le signor Guldo Fiorelli, beau et
sculptura,l comme un marbre de Michel-Ange. Il
m'aime.
- Parbleu l ils t'aimcnt lous 1... Du moins, ils
le le disent.
- Ne te moque pas de moi} veux-tu P Tu vas savoir. A vrai dire, je 'Ille suis follemDnt amusée de
cette rivalité qui existait entre lui et Régis. Tout ]e
long du jour el de la soirée, j'étais escortée, encadrée, par ces deux soupirants fai sant ù qui mieux
mieux llssaut de galanterie. C'élait très drÔle. Or,
voilà que la semaine dernière" un outsider est survenu, un Français, aussi brillant que les a1ltl'eS, 00core que tout à fait différent. Un lype épalant, ma
chhe, un as du ski el du palin, comme on en renl'on tre raremelll. Tout de suite i,1 f i 'a ohoisie comme partenaire, ct ce seul fail suffisait pour me remplir de joie. Inutile de te dépeindre la tête du comte
de Draynes et du beau Florentin. Je t'assure, Mad,
que rien que ça valait le coup d'œil.
- Je crois que Robert Mareuil Il raiso n quand il
prélend que lu n'as pas de cœur.
- Et lui, lu t'imagines qu'il en Il P En lout cas,
je ne I\ll 'en suis jamais aperçue. Laisse-le donc lranquille avec son flirt. .. mais oui, parfaitement 1 fait
la roue alenlour d'une jeune Anglai se rencontrée
fluaIS le train en alJant ù Genève. Lui aussi, lu vois,
il rMige son peti t roma n feu illcton. Mais, 011 cn
étais-je P
- Tu parlais de ton numéro tl'ois.
- Ah ! oui, r.'cst vrai. Un ROir, il m'n cmen~
n
�65
LE PRINCE OHARlIlANT
da~s
la montagne et là, en termes dithyrambiques, il
m a déclaré sa flamme.
- Comment 1 lu cs aUée seule dam la montllgne
avce un inconnu P
Catherine haussa les épaules.
- Bob m'a dit exactement la même phrase, hier
soir.
- Il a eu Taison. C'était d'une imprudence 1... Car
enfin, d'où sort-il, ce phénomène P
Si tu ne me coupais sans cesse la parole avec
tes préceptes de morale, tu le saurais déjà. C'est un
l'O!Illanc ier, figure-toi.
Alors, tout s'explique. Il fait des études de
ITIœurs ct situe ses caractères Avoue qu'il sait choisi [' 1
•
Catherine, rageuse, s'était levée.
- Tu ru 'ennuies, ù la fin 1 ct je ne te dirai rien
d'autre.
,l\fais Madeleine Ile l'entendait pas ain si. Elle voulalL connaÎlre la fin de l'his toire.
le te fâche pas ct assieds-loi 1 dit-elle. Tu sais
que tu /l'U S pa s de meilleure amie que moi. C'est
avcc le roman c ier que tu cs rentrée à Paris P
- Oui . .J'ai fait un voyage délicieux. Cc garçon
~ S l nn charmeur. Il a une façon originale de regarder
cs r,ho cs, de les prése nter, de les halJiller, qui n'appal'lient CJu 'à llli. En J'écoutant, ]e temps passe sans
que l'on s'e n aperçoive.
- Et alors P
AloI', C 'cRl à la maison (lU 'il m'est arrivé
quclque cho~e
d'extraordinaire. Je suis tombée en
/}lein e rr rc piion, alor~
qu'on ne m'altendait pas.
Mes parent
~ avaient prié à diner un indus triel an~Iais
ct sa helle-fille. nob aussi était là. Papa, quand
Il rn'a VlIe, a sem hlé ravi. Pauvre papa 1 je le bous3
�66
U~
PnJNCE CDARMANT
cule un pe1), roais jc l'aime quand même . Inutile
de Le dire que j'ai dù, pal' le délaH, fuirc le récit de
mon $éjour il Mégève. Jc IJ'ai rien oublié, j'en ~urais
plutôt ajouté, J'icn qu e pour Jlgacer Boh )
- Le contraire m'ctH étonnée.
- Nos jnvités partis, jc s uis mon,tte c:b.ez moi
pOUl' ranger mes affaircs. L'envie m'ayant pris de
fumer ulle .ciguretlc, j'ai cherché mon Ip aquet dans
les poches de mon man teall de voyage. Or. la Pl:e,
mÎ(>rc ch<tse que j'y ai lrouv.é a été ceci:
Ca'theri n.c tendaiL à son amie un I1risLo1. ,C'élaj,t
la moilié d'ullc invi ta tion à un bu} uyuo t e1) lieu il
fégèyc, le premicr janvier. Au dos, les m.ots suiVun ts étaicn L écrits d'une érrHllrc visiblemcnt con.
trcrai le :
« Un bon conseil " n'eTla(>~
pas votre avenir
avanl d'IU/'e en possession
de l'antre moitié de celle
carle. Votre bonheur en dépend. »
- Que penscs-lu pc ma lr.ouvaillc Y EL, à ton
avis, lcquel de mes troi s soupiranls a pu la glisser
drillS ma poche? Pour moi, c'est un mystère.
Madeleine l.onrnaÏl Cl rCIOljrnnit la çartc, amusée,
cll c aussi,
- Je pen se) répondit-elle, que rien ne IPr.01)ve
qu'il s'agisse de tes trois mOlJ squet,1ires. Ceux-ci.
dan s le J'oman, élaienL rluo.lre. Tu as laj ssé en route
le Ilualrjbmc, limidc p('Jl-~c,
et qui )l'aura pail
trouvé d'aulre moyell de relenir Lon aUcntjon,
- Eh hien 1 il a r6u ssi. POlir moi, il ne peut être
(J)lcstioTl <[uc de Guido Fiorclli 1
- Ah oui 1 lu prédirlion de la gilfllJe 1 Le riche
étranger 1 Mon Di('u, qlle III cs enfanl, ma pauvre
1)o.lc J Pl)I/I'VU CjIJe la folle Ju logis Ile II) joue Pli!
UTI mu Il y:)j LOlll' ct Cf lie Lu lIe Le Juis
flGr à (aire une sottise 1
,~c
pps
entrd-
�LE l'RINCE CnARIItAN'l'
67
_ nassure-toi. .. Mais c~mviens
Lout de même que
c'est amusant.
- Non 1.. . dangereux.
Catherine, de nouveau quitta son fauteuil, montrant quelque impatience.
_ Ma pauvre Mad, ironisa-t-elle, il faut épouser
Bob . A vous deux, vous serez le ménage le plus
assommant, le plus tâtillon que l'on puisse voir 1
_ Je trouve nobert Mareuil très sympathique} ne
t'en déplaise ; mais j'ai idée qu'il Il déjà fait son
choix.
Catherine, occupée à remettre son manteau, interrompit son geste ct se retourna vers son amie :
- Lui 1 Ah 1 laisse-moi rire 1
_ Pourta1nt, ne viens-tu pas de me dire qu'il Hirtait avec llne jeune Anglaise ?
_ Je plaisantais. Je ne me représente pas Bob
en train de /lirter 1 Oh 1 pas du toul. La jeune fille
dont il s'agit est, ainsi que je te ] 'ai dit, la bellefille d'un maître de forges avec lequel papa compte
s'associer. Bob doit partir inccssammont en AngleLerre. Bon débarras 1 Sous prétexte que nous nouS
?onnaissons depuis longtemps, il joue les Menlo r ,
JI abuse vraiment; ct, après tout, il n'est qu'un employé (jo papa.
_ Un employé qui a du cIlie, on tout cas, ct de
la race. Je le trouve aussi bien que ton négis de
Braynes, encore qu'il apporte plus de discrétion dans
sa toilette.
Catherine éclntn de rire.
_ Ça, par exemple 1 mais regarde-moi donc 1 ma
parole, tu es Amoureuse de Bob 1 Je vais le lui dire
tOul ù l 'heure. Le pauvre 1 JI est capable de pasScr auprès du bonheur sans Je voir.
_ Tu es absurde, ma petite Kate, cl je mo de-
�LE PRINCE CIlARMANT
mande si cc JI'es t pas loi qui pa-sse, à côlé du bonheur, car je suis bien persuadée que tu ne t'cs jamais aperçue que Roberl l'aime.
Calherine resla d'abord bou-c he Lée
puis cc
fut uneexlp losion de gaielé.
- Eh Lien, vrai 1 Surloul ne vien s plus jamais
me racolller que tu n'es pas romanesque. Bob amoureux 1 cl amoureux de moi 1 Je m'en vais parce que
lu finirais par me convaincre et, à la seule idée de
m'éprendre, moi, de cc garç,on réfrigérant, j'en ai
le fri sso n. Je préfère allcndre celui qui doit m'apparler le honhcu,·, Cil même Lemp s que la seconde
moi lié de la carle mystérieu se .
l\1adeleine tflC semblait lIull emen t tl'ouLl ée et, lout
en serrant la main de Calherine, elle dit se ulement:
- Cc jour-là, pent-êlre admettras-tu que j'ai rai-
son.
CHAPITRE VI
Cc mArne jour, vers cinq l,cures de l'après- midi,
Catherine, assise i\ une table de « l'Ixe Royale »,
trépignaiL d'impatience. Guillaume VeTmel, en la
quillant au relol1l" de Mégève, lui :lvait <lonné rendeZ-VOli s, ct d~ji\
il était Cil retard d'lIne bonne
demi-heurc, cc qui, pOUl' elle, constituait un crime
de lèse-gn,lanLerie.
Cc (lU 'elle redouLait le pIn s, c'élait d'êlre surpri se
da~IS
celle a llenle, exlrûmernen t blessa11 te pour son
amollr-proprc. Elle i1vail commandé so n goMer ct
le dégu stait maehinnlement, les yeux rivés sur la
�LE PItINCE CllARMANT
69
porte d'en trée, lorsqu'à sa grande surprise, celui
auquel elle pensai t le moins parut sur le seuil: Bob,
escorté de miss Sullivan.
Ils riaient. Un moment, Catherine s'imagirna
qu'ils l'avaient aperçue ; mais elle constata bientôt
qu'il .n'en était rien. Le plus simplement du monde.
ils s'en furCtl'lt s'asseoir à une table au milieu de la
saille, tout en continuant leur conversation. Quelques
bribes lui parvinrent, indistinctes. Elle comprit seulemen t qu 'i ls parlaien t anglais.
Jamai s Catherine ne s'é tait imaginé Robert Mareuil goûtant dans un salon de thé à la mode, et ce
fut pour elle suj et d'étonnement. Elle se le représe ntait plus aisément à J'usine ou au volant d'une
voiture. En le voyant si à l'ai se, si peu semblable à
à lui-même, elle sc demanda si elle n'avait pas eu
tor't de plaisa nter de son flirt avec la belle insulaire.
De sa pola.ce elle pouvait voir avec quel empressement il ser vait sa compagne ct, à cet in stalnL, elle
souhaita d 'ê tre ailleurs dans la seule crainte qu'il
ne surprît sa solitude.' Or, elle ne pouvait quiLLer
J'établissemen t sa ns passer près du couple et devait
rester priso nnière d'une curiosité possible. Elle sc
souvint alors qu'au cours du dilner où miss Sullivan
étai.t priée, celle-ci l'ayant invitée à goûter, .elle
avar t refusé pour être au rendez-vous consenti Ù
Guillallme Vernet.
Elle surveillait leurs moindres gesles, avec le secret espoir qu'il s ne s'allarderaient ,point. Mais ils
ne semblaient nullement pressés. Les yeux fix és sur
~a pendule, elle trépignai t ; car, bon gré, mal gré,
Il lui fallait aUendre le retardataire, alors qu'elle
e(\t voulu, en quittant sa place, lui donner la leçon
qu'il méritnit.
Cc fut juste Il cet instant qu'elle rencontra le re-
�70
LE PIUNCE OnAnMANT
gard de miss Sullivan. Celle-ci, la reeonnaissan L, sc
leva ct, spon lanémenl, sc dirigea vers elle.
- Commenl, "ous êles ici il et Valls goûtez seule il
A son lour, Dob s'élant retourné, l'avait aussi
aperçue. Cependan l il ne q uitla pas sa place, sc contentant de lui faire un signe de la main.
- J'étais avec ' un ami qui vient de partir, mentit effrontément Catherine.
- Eh bien 1 venez avec nous il
Catherine dut s'exécuter. Elle serra mollement la
main de Robert et prit place entre MjlUd ct lui.
- Comment as-tu fuit, toi, Dob Mareuil, pour venir goût~r
à (( l'lxe Hoyale Il il
- Purce quo j'avais invité miss Sullivan ct que
je no pose jamais de lapin, moi 1
Il ponctua sa phJu e d'U!Il regard incisif. Catherine comprit qu'il Il 'était pas dupe.
Cependant, galamment, il proposa
- Que veux-tu Ip relldre il
- Hien, nlerci, j'ai goûté.
- Ne sois pas stupide. Je sais que tu as un faible
pOUl' lo porto. Laisse-moi t'en commander un. men
de tel pour calmer les nerfs.
Clltherine, au fond do soi, s'ilTitait de ces lazzis,
redoutant maintenant J'arrivée de Vermot, suivie des
excuse qu'il ne manquemit PlU! de prodiguer et qui
donneraient rnison à Boh.
Elle ne répondait que distrailement aux queslions
rie Maud, ~el1ant
figé sur elle le regard ironique de
Son ami d'enfance.
- A pl'OpOS, dit celui-ci à brl1le-pourpoint, j'ai
renconlré c mntin lon cher ami, le comte de Drayncs. Il n'est donc plus à Mégèvo P
- Tu le vois.
- Son lra vail l'a rappelé sans doute P
�LE l'RIl'iCE CHARMANT
71
_ En effet. Son père lui a trouvé une situation.
- Et de premier ordre.
- Comment le sais-lu P
_ Comme tout le monde : par le journal.
Catherine reposa un peu brutalement son verre
su r la table et, oc faisant, faillit renverser celui de
Maud.
- lIé là 1 doucement 1 fit Dob imperturbable.
La jeune Anglaise les dévisageait l'un après l'autre et devait avoir déjà une opinion 1ioo à elle, car
elle ne manifesLait aucune surprise de ces échanges
de répliques plutôt aoerbes.
_ La presse annonce la situation de Hégis P
_ Mais oui, ou plutôt ses fiançailles avec Mlle
Solange de Curney de Talmont, la fille du directeur de la Drmque Française. Ah 1 il saiL se caser,
cc gel1tleman 1
Ca therine se sen tait devenir cramoisie et elle eùt
volontiers mordu Doh qui avait l'impudence de lui
annoncer celle lI10uvelle en plein salon de thé, en
présence d'une étrangère. Ueureu semc.n l, Maud, qui
venait de jeLer les yeux sur sa montre, s'exclama:
Vous ,avez que je dois rejoindre mon père à
l 'hôlel pOUl' six heures.
- Je vais vous cond1lire, diL 13ob.
Puis, sc déLournant vers CaLherillle
- Tu as ta voiture P
- Non.
_ Alors, je t'einmène. Je dîne chez toi ce soir.
DÎnCl' d'adieux, pui sque je pors demain pour l'Angleterre, avee Il1i ~s Sullivan ct M. n..oders.
- Nous l'enlevons 1 renchérit Maud.
_ Oh 1 vous SlIvrz, répliqua Rob, Catherino en
~on\
l'uv;e . .Jc suis pour elle UJl grand frèro jnsup-
�72
LE PRINCE CIIARMA NT
portabl e e t grogno n, l'empê cheur de danser. N'estce pas, Kale P
- Le plus souven t, oui ; mais je vois que tu
peux, qu wlld lu le veux, être très différen t. .. avec
les aulres, s'enten d.
BoL so uriail cl s'apprê tait à répliqu er par quelqu e
nouvelle taquune rie, lorsque Maud intervi nt:
- Cela ne prouve rien, vous savez. Ainsi, je suis
fian cée li Eddi e Glaseb orough ; ch bien 1 il est comme M. Mareuil : il ne cesse de me faire la morale .
Bob observa it Calheri ne ct voyait combie n la nouvelle des fian çaill es de J\égis de Braynes l 'avait imIPressionnéc. Au fond, il regrella de les lui avoir
annonc ées ausi brutale ment. Sur le tenain senlimental , il n'avait pas la mani ère. Il manqu ait de
la so uplesse dés irable. Le sachant , il s'en irritait luimC'm e. Ah 1 s' il avai l cu en fa ce d'elle sa pleine liber lé d'espri t, s' il avait pu lui dire tout cc qu'il
resse ntait po ur elle, com bi en il cO l été pl us malléa hl e 1 Mais, :1 force de vouloir masque l' ses sonlim en ls, il fini ssait par ne plu s voir clair Cil lui.
Cepend ant, à la veill e de partir pour Lin coln ct,
qui sai l P de s'y in stall e r déflnili vem enl, si les affaires s'a rra,ngca ient, il épro uvait le plus ,rif désir
de les lui lai sse r percevo ir. Mai s comm onl, en si
peu de Lemps, y parvi endrait -il P El pui s, était-ce
bi en le m o ment P
Ainsi qu'clI c l'avait avollé Ù so n amie Madele ine,
Catheri ne TI lui avait fail g rG ce d'aucu n détail conce rn a n L son séj our li l'vi' gève, alÎ le bea u Floren tin,
IIi le ro man cie r virtuose du ski et du patina ge. Il
le
Cil avail sO llri , bi en qu 'a u fond, il sul qu'avec
ne
il
t,
naissai
con
lui
qu'il
e
squ
romane
lem pr ram enl
lui res lail II lui, simple empl oyé de M. ArUlUi s, la
mo indre chance de succès.
�LE PRINCE CnARMANT
73
TouLes ces amères pc.nsées se pressaienl dans son
es,pril, cependanl qu'il réglail le garçon et que les
d?ux jcunes filles se di sposaient à sorLir. Il les suiVit ct, comme ils arrivaien L près de la porLe,
celle-ci s'ouvrit et un homme entra . C'éLait Guillaume Vernet.
Il serra la main de CaLherine en disant:
_ Combic.n je m'excuse, peLile KaLe, de ce long
retard 1
L'inLerpellée était aux abois. Elle Je fut bien davantage encore lorsque Bob s'exclama :
- CommenL 1 c'csl Loi qui maintenant pose des
Japins aux femmes il
Guillaume leva des yeux effarés.
Mlle Ar- Je ne savais pas que lu cona~si
Lhui , dil-il en s'adressant à Bob.
Celui-ci sc mil ù rire.
- C'esl que lu as mauvai e mémoire, expliqua-li·!. 11 Y a cl ix ans que IIOUS essllyons vainemen 1 de
nous entendre, elle el moi 1 N'est-ce pas, Calherine P
Cetle dernière était sur des charbons. D'une part,
elle eûL voulu tancer, comme il le méritait, celui
qu.i v nai t de la faire posel'; de l'autre, elle ne pouvait le faire ans lui donrner vi -fi-vi s de Bob une
certaine importance. Aussi Lran sigea-L-elle :
- Je regreLLe, monsieur Vernet, mais je dois renlrer. Je vous téléphonerui quand je voudrai vous
voir.
~ci
débité sur cc peliL Ion hautai'l1 qu'elle saVOII. prendre ft J'occa sion. Boh rchangea un coup
d,'œ~l
avec Vernet, sourit imperceptiblement; puis,
~ aVlsanL qu'il loissait ]\1aud à l'écart, il fit les présentations :
�7.
LE l'>lUNCE
cm ]\MAN'r
- l\Ifonsicur Guillaume Vernet, lm clNllarade de
régimcrÏ t. Miss Maud Sullivan.
Entre tomps, Catherine s'é(aib déjà éloignée, se
dirigean t vers la voiture, après avoir échangé avec
le romancier un simple serrement de mains . Bob,
au moment de le quitter à son tour, lui glissa à
l'oreille :
- Téléphone-moi à l'usine, demairn à la pFemière
heure. Je voudrais te pal11er ct je pars demain soir.
- Entendu 1 répondit Vernet.
Catherine, s'étant instU'lIée au fond de la voiture,
laissa miss Sullivan prendre place près de Bob. Ils
n'échangèrent pas une parole jusqu'à l'hôtel où ils
déposèrcn t la j eune Anglaise. Celle-ci prit c~ngé
co jn ~ i s lant
pour que Catherine lui rendît visiLe en
Angleterre.
En souriant, elle ajouta :
- D'ici là, je vais ID 'efforcer d'apprivoiser M. MIlreuil.
- Alors, répliqua froidemoo t Catherine, mieux
vaut y renoncer. Il est incurable.
Bob ne di sait rien, sc contentant de gHssel> vers
son amie un regard chargé de malice. Quand ils
furent seuls et nvaiJ1t de démarrer, il se retourna.
SUI' elle, pui s, de son air narquois, il suggéra :
- Al.JOIlS, viens ti'a sseoir près de moi. Autrement,
j'aurai s 1'(1 il' de Lon chauffeur.
Catherine obtempéra, non sans répliquer :
- Mon chauffeur est un lype bien élevé. Ne senlÏt-ce que sur ce POiIlL, pas de comparai son possible 1
Bob sc miL il rire et nrruya sur ]e démarreur. Ils
l'oulèrent un moment silenciellx, bien qu'ils eussent 1\111 et l'aulre beaucoup n dire.
Cc Iu 1 Co therine qui ongagen le fer :
�LE PRINCE CIlARMANT
75
- Tu ne m'avais pas dit que Lu connaissais .M.
Verne t.
- To i no n plu s. Du m oin s, tu ne m'avai s pas
diL son nom . Ain si c 'es t lui le fam eux roma<nci er
qui m a nie skis cL ~ a Li ns a ussi bi ~ n que la plume
et qui sait rendre si ag r éabl es les prom enades au
cl air d e lune il
- C'est un tYlp e é patant.
- En tout cas, il m anque d'éducation, pui squ'il
t'a fait poser près d e deu x h eures 1
- 1'11 dois le conn aî tre m iellx que moi, puisque
votrr. Amili é da te du r ég im ent.
- Ma pau vre Kate, lu va s au devant de beaucoup
d o. déreptio
en foli
, n s av ec to n im aO'ination
~
.
. e. Je ne.
S UI ~ Cfu un 011 l'S , c 'es t du m oilJ1 s to n OpInIon, maI s
je l'aim e hi en quand m êm e ct je voudrai s Le guérir
d e tes lubi es. Le premi er venu s 'a uréole n tes yC1JX
de to ul es Ir.s qualil és , d e 10 lltes lrs perfec tion s, et tu
le sac res p r in ce charmant. La vie, voi s- tu, n'est pas
un l'o man.
Cath erine flt la m oue . Ell e grill ait d'en vie de lui
Ip arler rlu hill et my sté ri eux.
Ell e sc pré cn'te po urlant CfucllflJCIois comme
te<1J e ct, si je voulais, je pourrai s L'en donner la
preuve .
. Dob, san s tenir compte de l'arg ument. poursuiVIt:
- Quand on s 'appell e Catherine Arl111li s. on peut
sc permet 1re de c hoisir san s sc laisser conter fl eurette
par' <n 'i m parl e qni.
~
!Je com le Régis d e Brayn es n'est pas n'importe
1J11I • .l e pen j;e 1
La phra se dil e ell e sc mo rdit les lèvres . Elle avait
oublié ~1 'i] étaii fi ancé ct que Dob lui-même le lui
ava it annoncé.
�76
LE PRINCE CIlARlIlANT
Or, par extraordinaire, celui-ci ne répliqua point.
II la dévisagea seulcmen l. Mais 'le regard appuy6
dont il l'enveloppa, regard où, contrairement à son
habitude, ne se li sait aucune ironie, impressionna
Calherine. Elle se souvinl de l'in sinuation de SOI1
amie :\Iadeleine Bonneval ct, à celle minute, elle eut
lIa conviction que celle-ci avait vu juste et que Robert Mareuil l'aimai 1. Mais elle TI 'éprouvait à so.n
égard qu'une sym pathie réelle, en dépit de ses ruades, et pas un atôme de celle sensa tion qui la faisait prêter une oreille complaisante aux madrigaux
de ses in nombrables flirts.
onobstant eHe J'examinait à la dérobée et découvrait que, physiquement, il pourrait aller de pail'
avec tou s ses ami s. Elle en ful pre que étonnée.
Ce jour-là, il porlail, nOI1 sa ns élégnnce, un costume marron et un pardess us de srol't de même coulelll'. Sans chapenu, comme loujours, il laissa it aux
caprices du vent sn cheveltll'e drue et rebelle, symhole de so n carael re, affirmait Catherine,
- C'est dommn ge que tu ne nous accompagnes
paq fi Lincoln, dit-il tout à coup. Miss Sullivan le
d \sir vl'nimenl.
~lis!-1
ullivan, peut-être 1. .. Mais toi P...
Il s travcl'sa ient à cel in slnnl la place du Trocadéro,
Bob, qui allail s'c ngager dnn s la l'Ile rrnnklin, raI nlil
puis, se lournnnl vers sa compagne, il déclora :
je te di sa is qllc je p C Il ~e comme mi ss Sullivan, ('~ I -c('
que celn influerail sur la décision P J'en
dOlilc .
- El III nf; rniqoll 1 rrponclil Catherine, qui décidéllll' nl, Ile voul:1il po s désn rrner.
Alors, Il 'cn pal'lon s plus 1 Je vais à Lincoln
pOlir affaires, cl. ..
�L E PllI NCE Oll AR l\fANT
77
- Qu e tl l dis 1
Bob n e bronc h a /pas ; mn is, au fond de ses prun ell es, s'a llu ma un e pe lile lu eur . Il n e put résister
a u d é il' d e répliq ue r:
- Miss S u ll iva n va udra it le voyage, assurém ent.
Ma is j e n e m e fa is a uc un e illu sion . Si ell e ln e tém oig n e qu elqu e a mitié , cc n'es t qu e p arce que je
l'CS embl e é to nn amm ent ft so n fi a ncé, Eddie Gla seboro ug h.
E n somm e, lu n'as pas d e c han ce .
- P as p lus q ue loi.
Vexée, Ca lh er in e ri pos la :
Po u rq uoi di s-tu cela P
- P o u rq llo i il Ma is pa rce qll c tes soi-disant soupira nl lI1 e rec h errl len t pl'ès de loi qu e l'illu sio n d e
l'a m o ur. Tu sy,n l h éli ses la femm e qu'il s po urraient
aim er Vro i me n t, mais qu 'il s n'ai m ent p as en toi.
L 'a m our vrai . l 'amo ur d épo ui ll é n'a besoin, po ur
ex i ICI', ni de promenad es da ns la mo ntag ne, ni d e
j azz, Ini d'om hi ance l'om nne qll e. 11 es l 1;\ , cac h é, tim id e sOll ven l, ct Il e c!emn nc! e pOlir sc m a nifes ler
q u ' un e oca
~ io n to ule sim ple. Il rode pe ul-ê tre al cnlOllr d e lo i, sa ns q ue tu t 'en do ul e , e t il es l pro babl e q ue lu le découvr iras se ul e m ent le j o ur où lu
seras bi e n co n vninr ue qu e les ado ra teurs de com édi e n e t 'e n np por te n t qu e le mirage. J e vo udrais tant
qu e tu m e com prell nes. Ne s ui s-j e p as Lo n grand
frp re... 10 11 am i il
Bo h gO ur ia it e n d ébil a nL so n Ip laid oye r, m ais sa
voix Irem hla il lrg(\ remc nt, c t lo ute Bulre qu e Cather ine Cllt romp ri s (Ju 'ell c ve nait de r ecevo ir la pl~
s
IJpll e drl'la ra ti o n d 'amoUl' . Or, Ca th erin e Il e voulall
p:lq co m pre ndre.
_ Mo n tpmpéra m enl rom a n esque, comme lu dis,
doit d éte ind re su r Je li c n 1 Tu d eviens lyrique. Tu
�78
LE PRINCE CIIAUMANT
t'entraînes pOUl' séduire les jolies girls P
Le sourire de Bob disparut, et ce fut avec sa voix
des mauvais jours qu'il r~pljgua
:
- Pour m'entraîner, je choisirais une autre paTlen\lire capable de m'inspirer, et non une amie d'enfance comlJle loi 1
Pui s, appuyant sur l'accélérateur, il mit quelques
minutes seulement à se rendre à destination. Quand
il stoppa devant l'hôtel Arthuis, il avait retrouvé
son sourire.
- Et 1l1ainlen<lnt, dit-il, je vais chercher maman
qui dîne avec nous.
CHAPITRE VII
Le bruit d'une sonnerie, étouffé pal' les cloisons
el les tentures, réso nna longuemcnt. Robert MaJ'cllil sortit du somm eil el enlr'ouvril les yeux. Le
drwr gui s'offrail ù sa vuc, décor inhabilucl, le
surprit d'abord.
C'était unc chambre très vaste, lumineu se, meublée dons le gOÎlt moder'ne, mais avec lout le luxc
cL le confort anglais. Détails mimlliellx, arsenal
complet de mille cl un ac('essoires CJui Ics caraelél'i ~(, Jl.
Cc fJui frappait s urtout, c'était celle nettelé,
celle propreté rnffinre dont les nrilufJH~s
s'entourent en t01l1 cl pariou t, cl qui est une forme du
respec t indi ci ble qu'il !' ont PO'111' cux-mt1 mes.
Depuis la veille, flob résidait à « Scawhy Castle ».
Fanrllique des voyages, il s'élonnait de n'cn pas
éprouver une plus grllnde joie. La rai so n en était
qu'il Ll'avJ1oil après lui quelq.ucs soucis personnels
�LE PRiNCE CtrARMAI'IT .
79
l'empêchant de jouir, ainsi qu'il l'eût souhaité, de
t'accueil vraiment famIlial qu'il avait rcçu chez
W1l1y Bt'oders.
Depuis 50n voyage à Genève, sn mère était sOllffrante. Les troubles 11erveuX qur, pendant des an·
lI1ées, avaicot donné tant d'inquiéWde aux SfellS, se
mn:nitestaiellt à nouveau, et Bob s'imaginait, à toft
ou à raison, qHe son départ pour l'Angleterre était à
la base' de cette recIlUl&. A la seule pensée qu'un
JOIlI' prochaln il lui faudrait, une fois encore, traverser la mer, Mme Mareuil lJ1e vivait pas. De cela,
elle ne voulait poin L convenir, de sorle que son fils
devait lui-même, en apparence du moins, attribuer
ces malaises 11 une autre cause qu'il qualifiait de fatigue ou de séparation fOTcée.
Cependant, nu moment de le CJui'tter, son émotion avail été si violente que Boh en avaiL éprouvé
un profond ehagrin et son désir de mencr n hien les
intérêts dc son patron s'en (l'ouvait diminué. · En
efret, cn cas de réussite comment concilierait-lI le
projet formé par M. Arthuis de iui confier Ta dlreèfion de Ia suecursaTe anglaise et te désil' de sa mère
de Ile pas le voir quitter Paris ? Il avait pour elle
un vé!'itobJe culte ct) pour rien au monde, il n'eût
cOinsenri li la lais~er
loin de lui. JI étnit fils unique,
ene n'rIvait que lui, e~ tant qu'il serait céTihataire, il
cansicléraH comme un deVOIr de resler près cl 'elle.
D'nillel1!'S, l'heure lJ1'était pas prrs de sonner où il
lui pf(~sentcri
la femme de son choix.
La femme de eûn choix r De ce cÔté-ln, non plus,
il lJ1e se monlrnit .,O'uère optimiste, cal', si, , vivant
à
.
ses côtés depuis de longlles années, il n étaIt pas
parvenu li inspirer à Catherine lin sentiment plus
tendre que l'amitié, comment Je pourrait-il, s'ils
demeuraion t longtemps séparés P
�80
LE PRINCE CDARr.lANT
Et, dan s un hochem ent de tête , Bob sc disai t que
celle amitié qu'olle ,l ui di spensai t avec parcimonie
ressemblai t fort à J'allachemen t que l'on éprouve
pour un bibelot précieux, un agréable souvenir ou
un bon chien fld èle : le culle d es vieilles affaires.
Il ruminait taules ces pen sées moroses au début
d'une journée ensoleillée, qui pourtant s'annonçait
fertile C!l1 événemen ts heureux. Le program me cn
avait été dûment réglé la veille, au cours du dîner,
par mi ss Sullivan ct avait reçu l'approbation du
maître de céans.
Après le breakfas t servi à huil heures ct d em ie dans
la salle à manger du rez-de-challs '(oc, vi si le des u sines qui sc prolongerait ju squ'il l'heure du lun ch.
Là sc termin era it la pnl'tie tec hnique de l'emploi du
temps, le reste de la jou/111ée devant appartenir à
Maud ct ses nombreux ami s.
En effet, celle-ci avait d écré lé qll'il s prendraient le
thé à cc Wigford-!lollse )), doma ine ~e igneul'a
de
Lord Glaseborough, oncle dEddie ct principal actionnaire des usines Broders and Co.
Selon toutes probahilités, on ferait IIne partie de
golf, si le temps Je pCl'Incllait, ct l'on reviendrait
diner à cc Scawhy CasLle ».
Dan s Lout J'emploi de celle journée, Boh trouvait
SOli comple. La visite de J'usine 1'intére sern it au
plus haut point, ct il sc montrait aussi curieux de
cOllnaÎll'C l'h omme auquel il devait en somme ct à
son ill su la pleine réu ssite des projl'ls de M. 1\rthllis.
Prése nté par Barnnve fi Willy Broders, il eut Rans a11CUIl doute Irouvé prrs de celui-ci 1111 accueil sy mpathique, moi s J'ambiance n'e1lt pas élé ausei f:lvorable pour la sliite 1\ donner fi cet entretien. JI eClt
él.ù lrès difficile, dans le court Inpa de temps d'un
�LE PRINCE CIIARMANT
81
déjeuner . de jeter les fondations d'une entreprise
solide et durable.
Maud avait été l'auxiliaire précieuse , Je « deus ex ~
machina n, rôl e qu'elle n'eul sa ns doute jamais tenu
sa ns celle similitude de traits qui lui firent prendre l'obsc ur Robel'l Mareuil Ip o ur le brillrunt Eddie
Cla sborough.
Tout s'enchaînait méthodiqu em en t, cL Bob, nullem en t fa lalis te pour tan t, se demandait, perplexe, où
les événemellts l'enlraînai0n t ù si vive allure.
Ce poillt d'inlerrogation s timula sa nonchalance
matinale cl l e fit sa uter du lit. Dédaigmant de sonner
un va·Jel de chambre, il fit couler son bain et s'altucla il sa toilette. S'il 11 'é tai t poin l ilrbi tre de la
mode, il savai t l'es ter correct, fid èle en cela à l'éducation américaine qu'il avait reç ue .
. Le gOllg, anl\1onçant le breakfa st, le trouva prêt el
11 quitta sa chambre. Comme jJ longeait l'immense
galerie qui d esservait 1'tla b"'e , il se vil tou t à coup
en fa ce de mis tress Broders qui sor tait de son appartem ent.
La m ère d e Maud paraissait plutôt sa sœur, mais
n'en tirai t aucune vanité. Au contraire, elle s'efforç:ai~
de sc tenir à l'éca rt, cc qui avait le don de d?plQJrc i\ sa fille. De sa nté <.I élicaLe, elle supportaIt
difficilement les brouillards de l'hiver. C'était là une
des rai so ns pour lesquelles son mari avn it ache lé Ulne
propriété ù Gcnc-ve, afin qu'elle pût y séjourner !ongaemcnt et fréquemment. Mi s tress Hroders affectlonnn i / parlÏ CIlIi'\J'emc n t la Suisse, q IJ 'elle avait habilé.e
p endant plu sie urs année::. avec so n premier man,
leql1 el dirigeait il Lau sa nne une impor/ante fabrique.
Cc ful clan s cc pays qu'elle fit III connaissance du
martre de forges.
.
Comme lou/ le monde, à « Scawby CaslIe Il, MIS-
�~fe3S
llroclers avait t€lut de suite témoigné une grande sympathie ù son hôte, et, ce maün-là, dès qu'elle
l'aperçut, elle vint à lui, wuriao te.
- A la bonne heure, monsiem' Mareui,l, vous êtes
ponctuel. C'est 11n compli.moot que je n'ai :pas souvent l'occasion d'adresser à mon entourage 1
Après s'être incliné sur la main tendue, Bob ne
protesta que par un geste \1iIl'gue. En même Lemps
que la maîtresse de maison, il s'engagca dans le
large escalier et, chemin fa,isan t, tous d'eux échangèrent quelques propos sans importance.
Comme ils entraient dam le « dining-room », le
(c uuLJer » imposant et digne, tel un authentique
genLlcman, s'jnclina. Rob remarqua qu'il le fi.xatit
avec une insistance cliscrèbe. N'étant jflflS là la veille,
ce maître d'hôtel s'étonnait sans {joute de la pr~.
senee d'un étranger. S'nclressant à mislress llroders,
il <loi t :
- J'i~noras
que M. Eddie G1aseborollgh fût id.
.Je m'excuse, je vais ajoutel' un eOlner!.
Rob sc mil ù rire ; mislress nroders en fit (t11tant, ;) la grande stupéfaction du domesliqlle, lequel
11 'avait pas conscience d 'avoi r dit qllclqlle chose de
drôle. Puis la femme du maître de forges expliqua:
- Non, Jone~,
l\f. Ecldie Glasehorollgh n'est pas
des nôtres. n est l'en lré seulemen t hier de Norvège,
et il est un pell l/il pOUl' nous rendre visile.
Volontairement, elle T,'en dit pas davantage, et le
maître d'hMel n'osa point insister. Nranmoins, Bob
vil à SOn ai,' qu'il n'était pns convaincu.
En p,.cnant place ù table, mistrcss Broùers lui
dit :
Comprencz-vous maintenant la méprise ùe ma
�LE l'RINCE CHARMANT
83
fille ? Jones connaît parfailement Eddie, et son opinion il quelque valeur.
Bob ne pul s'empêcher de sourire.
_ TouL homme, observa-t-il, a dc par le monde
un sosie. Le mien réside en Anglelerre. Je serai enchanté de le rencontrer. Qui sait si cetle ressemblance ne nous rendra pas quelque service 1
_ Vous, mon cher, vous complotez une vilaÏIle
affaire 1
Celle phrase avait été lancée par Maud qui, en
en lra n l, avait surpris les derniers mols. Elle embrassa sa mère, lui mil un doigt sur les lèvres pour
arrêter en chemin les reproches qu'eUe ,p révoyait ;
puis, enfin, serra la main de Bob avant de s'asseoir
près de lui.
Joncs, expliqua mislress Droders, qui fi
- M~me
élé vielime de la ressemblalIl'ce de M. Marcuil avec
Eddie 1
Maud érlata d'e rire.
- Pour fairc un bon tour à cc cher garçon, il
faudrail qne Dob se présenlât à sa place devant son
oncle. Cependant, je liens à vons prévenir qu'Eddie
Sc fai t souven l rabrouer. Le vieux lord Ill'est pas
toujours commode 1
Toul en surveill;mt le service 1IS5UrO par le « but~er
Il assislé d'un valrt de pied, m islress Rl'oders
J:I?il cles regards inquiets vers la porte, s'6nervanl
vlslblemcnt cie ne pas voir ~On
mari. AU5~i
bien ne
prêtail-elle ,qll'unc oreille distraile allx propoS de
n()he~'l
ct oc Maud, lesquels, à cause du personnel,
Pnl'lalenl français.
, ,Tc Noyais qllc Loro Regioald GlaseborotIgh
('Iail le prrc de 1\1. Eddie.
on 1 Lord Rcginnlcl Gla~eborugh
n'a pas d'enfan ts ; n'en a plus, du moins. Il a adoplé son neveu,
�84
LE PlUl'\CE ClIARMANl'
dont le père a été Lué à ]a guerre ct dont ]a mère
est morte, il y il tl'ois ans ; mais il le considère
comme so n propre fil s.
Bob allait poser d'auLres questions, mais M. 131'0ders fit son entrée dans la salle à manger, ct son
premier regard fut pour sa femme. S'approchant
d 'cHe, il d éposa un bfli ser sur ]e bout de ses doigLs
ct murmura :
- Je suis très ex<:usable, cc malin, darling. Je
m'étais tout simplement endormi. Le seul coupable, c'est Ralph, qui ne m 'a pas réveillé.
lndulgente, mislress I3rod ers sourit et, dans le
regard qu 'écllangùren t les deux époux, 130b trouvjl la
certitude d'llil1e entente Ipnrfaile.
- Eh bien 1 j eune homme, gue dites-vous de
notre pays P VmlS y plaireZ-VOlis P dema nùa le mail re de forges.
- r.erLni nemc n l, M. nroclers, je crois m ême que
je m'y habitu erai s Irl ~ s vile. U6las 1 les u sines ArLhui s Ile Ro nt pas en An gleLclTc.
Boh avait Ifl ché sn phra se , presquc ans y poo ser.
] 1 ne réalisa Il Il 'ensui le et n 'cn ru L pas m éco n Len t.
Ju sq1l'i ci, jamai s la qllesliol1 n'avait été posée fran chement, M. Arlhuis Cl lili-m ôme ayant abordé Jo
projc t en contournant l'obstn clc. On s'é taiL mi s d'accorel Sllr lIne collaborntiOIl éventuelle, mais le moL
de fl,Jinle n'avait pa s él.é pronoll cé. All ss i Boh, après
celle Illliision dil'cc lc, allendrtil., non sa ns inquiél\ld " le rrn exc de l'An glai s.
- S'il Ile tenait qu'à moi, d(.clara celui-ci, après
un in slnnl de sil cncc, ccla pOllrrail sc faire.
De wrprisc, nob faillit ]ai s~(' r choir ln ta sse de
thr qu'il pOl' lnil il ses ]i'vrcs. Il bilL qllelqllcs gorgr cs pOIll" sc donner le Lemps de la réllcxion ; puis,
Cil reposa nt sa la sse , il répondit:
�LE rnn;CE Cn,\R~lANT
85
- Ne me donnez pas de fausse joie, M. nroders
j'ai toujours rêvé d'habiter l'Angleterre.
- Hé 1 là, In e nous embaIJons pas 1 J'ai dit
« S'il ne tena.ll qu'à moi. » Or, je ne suis guère
~ue
l'administrateur de J'entrepri se . lliell des fois,
ctant donné les flu c tuation s des changes, j'ai souhaité, pour faciliter les tran sac tions entre nos deux
pays, con tracler une association avec une de vos
firmes ; mais jusq u'i ci mon conseil d'administration s'y est fo'rmcJl eme nl opposé.
flob pensa qu'il s'é tait r éjoui trop tôt et que le
Rubicon était plu s difficile à fran·c hir qu'il ne l'avait
prévu. Cependant, il ne se tint pas pour battu. Le
plu~
important étaÏL acquis, pui sq ue l'idée maîtresse
avaIt été frnnchement exposée. A cette heure, il
s'agissait de manœuvrer adroitement el surtout sans
hrusquer les choses.
Tl y a, ohserva-t-i1, association et association.
Peut-t'Hre me sui s-je henuroup avancé, TI'étant pas
M. Arlhuis. En effet, je ne saurais préci se r dans
quelle forme il envisagerait une collaboralion avec
votre mai so n, mai s, pour ma part, je pen se que
de celle mi se 0n commun de deux activilés égnlement fécond e, il ne pourrait sortir que de l'excellente besog ne.
Eh bien 1 jeune homme, vous me semblez
USsez audo«;ieux en affnires, et vons me plai sez. JI ne
VOus reste qll';] décider Lord Regi nald Glase borough
à parlager VOR vues, et la partie que vous jouez
POurrait être gnr)(~e.
C'est le président de notre
conseil d'adrnirli slration et notre Iprincipal aGlionnaire. TOlllefoi s, ne vous failes ras d'illusion ; j~
est dur en nffaires et Iradilionnali sle en diAble. SI
'Vous réu ssissez, vous pourrez ~onsidél"er
pour ma
�86
LE PInNCE CUAUMANT
part la cau e entendue, et il ne vous restera plus
qu'à convaincre M. Arthuis.
Bob réprima un sourire. Il savait fi quoi s'en Lenir
sur ce point ; mais que dirait Lord Glaseborough P
~
.• "*
Il étaiL UIJ1 peu plus de qunlrc hûmes lorsque
Bob prit place, avec :Maud et sir Broders, darns la
confortable limousine qui devait les conduire à
(( Wigford-I1ouse », domaine anceslral de Lord Reginald Glaseborough.
Sc senlant faliguée par la longue promenade
qu'elle avait faile après le lunch, mislress Broders
avait préféré demeurer à la mai son.
Tout on écolltnnt les propos du mn1tre de foraes
el de Maud SlIllivan, Rob mellaH nu point les moindres délails de son entrevue avec le grnnd seignCllf
anglais, que lous semblAient craindre ou, tout BU
moins, trailer avec infiniment d'égards. Or, pour
Boh, il ne s'agissait pIns selllement Il celle heure
de contrôlet' une ressemhlnnce avec le neven du
chtl lela in, mais conva i ncrl' le chA tclain llli-mÎ'me et
arriver ft !le mndre assez pers ua sif pour qll'il entrÎlt
dans ses viles.
JI se représentait pal' ;wanee ln joie de son poIron, s'il triomphait de cc dernier oh slnrlr. Le malin, pcndant qU'f1I1X cillés du maÎlre de forgeR, il
vi itait l'importante minc, il lirait les plans el sC
rondait rompte des comiMI'nhle~
aVflnlflg'es (lui pourraient sortir d'une parrille romhinniwn.
Le soir mt'me, après sn visite, il écriyoit longucmen t li M. Arl huis pOil!' le tcnir nu ('ollron t cles résultats acquis. Le pronrÏer, il s'étonnoit de 111 fllçon
�. LE PRINCE CDARMAl'I'r
dont celte affaire sc trouvait embarquée, et il reVlYait la scène au cours de laquelle le constructeur la
~ui
avait ex,powe avant de l'expédier à Genève. Ce
Jour-là, il n'aurait porn t ima rriné des progrès aussi
~
.
rapides. Le tout découlant d'une simple ressemblance, élrange sans doute, mais comme il s'en trouve,
de pal' le momie, lIlombre d'exemples .
. _ Voici « Wigford )l, dit près de lui la jeune et
Jolie Maud. Ouncz ton! grands "Vos yeux. C'est un
des plus purs joyaux de notre vieille Angleterre.
Dont vous serez bientôt reine, si je ne m'abuse il répondit Robert Mareuil.
Il 'e:!b DOIS ce qui m'enrbante le ,plus 1 Je
- C~
préférerflis le cotLage qu'Eddie habitajt avant la mort
de sa mi'Fe. C'esl plus simple, plus intime. J'ai horl'CUl' de ces gr:lndes b:Hisses, Oll il faut faire un demi mille pO\1ï allcr de sa chambre au salon 1
He Cai t, par des pen tes d{)uccs, on arrivait sur la
tO~Lle
de Skegness, ju cl]u'au creux du vnllo n où s'abrite « Wigford-llouse »). Le manoir, chef-d'œuvre
de, la Rcnais~e
aog-Iaise, surgit LOl~t
ù coup cncadr{! de veruure, admirable de pl'{)porLions. n cst e~
ÂJngletetre n{)mbre de châteaux plus imposants, malS
rares sont r.CIIX (1 11i offrent à la vue un ensemble
PI,us harmonicux cl qui soient au si ricbes d'histOl1'e cl. ùe légende. On a cette impression de mesUT(l
dès q \Je l 'on a perçoit, nu dernier lomn a n t de la
l'On te, la façade principale dominant une' vasle lerl'asse.
o Qu'and on y pénf>lre, l'impre
s ~ion
est, assez hizarre.
n 11C trouve dans une immensl' pièce oblongue,
~?lIrvue
de heminées ù manteau, où les ch;1feJ~in:
r. ~ntl1,
après avoir forcé le ('crf ou lc sang!lCr,
Orlllaient lcurs holles, le soir, devant lrs landIers.
Mais celle graviLé s'évanouit dès que l'on franchit le
�88
L E PnINCE CU AR MANT
se uil des ap par lements intim es , don t l'agrémont
n 'c ul pas d épl u a ux plus italiens des per so nn ages
de Wil,li am S hak e&pea re.
Deux va lets en Ji vrée sc précip itèren t d ès que la
vo iture eut stop pé devilnL la teel'asse , eL s 'immobili sè rellt au x po rti èr es o uver tes .
- Lo rd n egin ald GlaseDo rou gh es t là ? s 'jn forma
Will y Broder s.
- Sa Seig neurie vi enL de re nt rer .
En familier, Maud c L le m aître d e forges pén étrèrenL d ans le h a ll. n o b les suivaiL, un peu é mu.
A l'entrée, il dem eura sa isi d 'ndmiratio n . En effeL,
o n ne po u va it q u'ê tre fra ppé ùe la m aj es lé d es propor Li o ns de ce lle vas te pi èce , en m ~ m e temps que
de la r ichesse sévère de son a m eublem ent. Aux murs,
par mi les tapis 'eri es, un e do ubl e c L tripl e ran gée d e
po rtra its, plu s ou m oin s g llin dés, acclI eill ail les
v i ileu rs . To ul e l a li g ll re des Gl ase boroug h s'y trouva it a u compl et. Tci, J a m es , go u vel"ll eur d es Tncl es ;
là , Oli vier , colo nel d e la Gard e l tu é d 'lm coup de
sa bre n la ba la ill e d e Me ttin ge n, c t tuLli qu a nti .
Un maj o rd o me les acc ueillit c t, elo n le d ésir
eX [lrim é par W ill y nroders , s'e n fuL les a nn o ncer
a u maît re du logis.
- E h bie n 1 fiL l\laud Sulliva ll , en d ésig n a nt d 'un
ges te c ir ul aire l 'imposa nte en lt"(\e ; qu e vou s disaisj e P P as très intim e, h ein P
Boh n'e ut pas le lo isir d e d Olln{'(' so n avi s. En
com a nt p rr . qu e, u n j eun e hom m e les rejo ig nait. CC
I 10 UY 1 a lTi va nL, point n'é taiL brsOÎn qu'o n le lui
nom mtl l. 11 eut l 'impre sion c \l rie u ~('
de voir ve nir
SO li doubl e c t, bi en qu ' il ne J'e ûL j am ais vu, jl re{'{) nnll t Ed d ie G1 asc horOllg h.
l\la ud 1 ~ déviMgcn iL à lo ur d e r ôle , co mm e pour
compa rer el, pend ant qu e le j eune An glais sorrait
�LE PRINCE OHARMANT
89
chal eureusem ent la m ain qu'elle lui tend ait, elle dit,
en d ésig nant Robert :
- Mon oher Eddi e) depuis qu e j'ai fait la connaiss~ n ce
de M. Mareuil, il m e sem ble que j e n e vous
al p as quitté. A par t quelques m enus détail s, avouez
qu e l'on p eut vou s proodre l'un pour J'autre 1
Pui s, s 'avisant que, dans la surpri se de cette confronta tio n, ell e av ait om is les présenta tions officielles , ell e répara ce t ou bli. Les deux j eunes gens 6changèrcm t une poig née de m ain) s'amusant les premier s
de ce lle étra nge r essemblance.
Eddie con clut en riant:
- II fa ut faire ù mon o ncle la m ys tifi ca tion 'compI ète. Je vais prier mons ieu r Ma re uil de vous introduire. J 'entre rai ens uite.
.
Au m ême ill stant le m aître d 'h ôtel r evint et les
invita à le suivre ~rès
de Sa Seigne urie. Il s suivir ent un e lo ngue ga lerie ornée de tabl eilux de m aîtres , traver sèrent un coulo ir e t se Irou vèrent d evant
~n e por te de bois richement scupllée que le dom e:tIqu e o uvrit. Tl allait an noncer les visileurs, m alS
Eddie intervint:
- Non , James, n e dites r ien.
l\hu rl on Ira la premi Me, sui vie de Will y Broder s.
n ob ferm ait la m arch e. D ' un co up d 'œil , il inven IOl'ia les ait res . C'é lait un sa loJl -biblio th èque de pro~ O l"i o n s norm a'les, q ue l'on dev in ait fi ma ints détail s
~tr. e le. ee.ntre ùe ,l a vie famili ale. Un gai. feu de
OlS bru la lt da ns l'nIfe, el, pal' de larges billes donnant SUI' le pa rc, la lumi ère entrait ù Jlo ts. Des
t'ayo ns c ha rgés de précieuses reliu res r crouvra ient la
plus g ra nd e pa rli e des murs, Une é no rme la bl e cou~ e rl e de li vres, de rev ues cl d e broc hures, des sièges
~ uJ'd s épa rs, un a nliqu e bahut, enfin lin très beau
PIano me llu] aic nl ,l a pièce.
�90
LE PlUNCE CRARMAJ\T
A la table, un homme était assis. A l'entrée des
visiteurs, il se leva, puis vint au devant de Maud ,
qu.'il embrassa affectueusement. Après quoi, ii .tendü la main il Willy Broders.
A ce moment seulement. il aperçut Bob. Tout
d'abord,so'll visage marqua un étonnement très vif ;
pnis ce f'l!ll de l'émotion . Ir! le fixalL avec une aLlention intense ; ccpendan t, le nom que Maud! et le
maitre <le forges ;lttendaient lI1e vint [Jas sur ses
l{:vres.
Devinant sa pensée, Wi.lly Droders 'Y répondi.t en
présentant:
- M. Robert Mareuil, de Paris, notre hôte actueliemen t, ct notre .a mi.
Puis, li Bob:
- Lord llIéginald Glaseborough.
Devant le tl'ouLle qu'i l devinait chez ,le vieil aristocrate, Robert se sen1ait gêné . Un silence pesant
suivit. Iieuf'{!usement Eddie fit son entrée.
- Eh uien 1 mon oncle, que dites-vous de mon
so~je
P
Lord Gla~eborugh
regarda les deux jeunes gens,
puis cc fut sa réponse, lluanœe de quelque tristesse :
- C'est étr:l1Ilge, en effet; mais monsieur Mareuil
ne vous l'essemule pas tOl1t ft faiL.
EL, pour lui-même, il ajouta :
- Il me rnppelle plutôt quelqu'un d'autre.
Puis, comme s'il ne voulait pas s'aLl(n~er
li cc
thème, il désigna des sil·ges. Lui-même s'assit Cil
même temps que ses visiteurs ; mais, inconsciemment, ron regard rejoignait celui de Bou, lequel,
depuis qu'il sc trouvait en face du chl1telain, ressentait un malaise inexplicahle.
I,Qrd Reginald Glascl>orough avait soixante-quntre
ans. C'était un homme taillé en force, <la lrès haute
�L1': PRINCE CHARMANT
91
taillo, mais que los années avaic.n l légùrement cour-
bé .. Hacé, d 'obord froid, il en im posa il à tous ceux
q.ul l'appr o chaicnt ; mais cette désagréable impresSIon s'atténuuit dès quo la conversation était engagée.
Eddie, son Ilcveu, aussi brun que Bob, mais de
quelques années plus jeune, avait de colui-ci les
yeux rieurs ct la bouche moqueuse. Cependant, en
les détaillallt, on trouvait entre eux une légère différence, qui apparaissait surtout dans la démarche et
Je port de la tète. Autant llob était simple et sans
morgue, autant Eddie dans ses moindres attitudes,
affichait une certaine ~'aideur
toute britannique. Diffé/'?nce do race, satl1s doute, ou, du moius, d'éducallon.
Cependant, Bob, hOl'mis celle sensation bizarre
provoquée par le regard ,pénétrant du vieux Lord, sc
8~n
tait très à l'aiso dans ce décor som plueux. JI s'imagilla Cathcrille transplantée dans cette ambiance tout
à fait en rapport avec ses élucubrotions Jes plus romalJ'lesqucs, ct il pensa que si Eddie JI 'avait pas donné à
~raud
sa pur'ole de gen tilhomme, elle n 'cut point
16silé à tConler sn conqucJle, ne fOI·ce que pour devenir Jo l'cine de ce magnifique domaine qu'elle ne
trouverait point trop grandiose .
. Willy IIroùers, donnaut toul de suite um tour inl~rne
à l'entretien, parlai t de son stljour il Genève ct
~ HppriÎlait Ù mettre Dob sur ln sellette, lorsque Maud
Intcrvint :
- Fip-urez,volIS, m)lord, que si n01J5 sommes devenus arllis, Monsieur Moreuil ct moi, c'est parce
que nous étant reneonlrés ùans Je train, je J'ai pris
{lour Eddie 1
Lord Glosehor()1tgh eut un sourire contraint.
- Eddie IIC ressemble pn à co point il M. Ma-
�LÊ PllINCE CllARMANt
reuil. Celui-ci a plutôt les yeux de ma femme, et,
chose étrange, ses so urcils so n t exacternen t arqués
comme les siens . ous la plai 8an tions toujours à cc
sujet, parce que sa mère Ip rétendait que c'était H,
signe de caractère ... mauvais caractère, disions-nous
par taquinerie. Pauvre l\labcl 1 Comhien j'anrais été
heureux de la plaisanter lon g lemps ainsi 1
Lord Glaseborough allait s 'émouvoir. Il fit un effort ct demanda à Bob :
Vous ne vous douti ez point d'avoir un sosie
en A ng letefl"e il
- Cerles no n, mylord ; mais je suis très honoré
de le con naître.
Vous parlez noire lan p- ue sa ns acceut.
- M. l\lareuil a été élevé en Amérique, expliqua
Mauù.
Ah 1 vous êtes Américain 1 Ma femme l'était
au si. 1 euL-êLre, après touL, êtes-vous de la même
famille 1
- Je ne le pen se pa s, mylord ; mes pal"oots sonl
Fran('a is, l 'lin ct l'aulre. Si j'ai passé mon enfance
aux ELaLs-Unis, c'est que mon père occupaiL à DallImore les fonction s de consul de France. Je n'y suis
arrivé qu'à l'âge d'un an, ct cela n'a tenu qu'à un
fil qlle je ne con n usse jamais la terre d'Amérique,
al' je Ille trouvais avec ma ml're, à bord du Titanic,
qua,nd celui-ci nL naufrage, cl. ..
Un léger COlip de pied de ~Iaud
l'aTr
~ la.
Sans en
comprelldre 13 rai 011, il sc tut ; mni s il eut un
eommenccment d'explil'otion, cn voyant le visage
décomposé dl' Lord Glnsehol'ollgh.
Au m è me instant, ct pour faire diversion, Willy
Broder!! enchaînait:
- M. Hohert MarClIÏ 1 'st le bra s (hoi L du COllSlrueleu/" frnnçai s Arthllis et, 'omIne IcI, il s'es t
�L E PIUNCE CH ARMANT
93
bea ucoup intéressé à la vi site de nos usines.
!\lais celte phrase n 'ob tilll pas le r és ullat escompté.
Lo rd Gl asebo ro ug h, les ye ux fixés sur un portrait
pl acé en face de lui, semblait n 'avo ir pas entendu.
C'.é tait le po rtrait en bu ste d 'un e j eun e femm e d'une
vin g tain e d 'a nll ées. Bob fut frap pé lui -m êm e par la
sim ilitude de ses propres traits avec ceux de l'ineo n'nu e qu ' il identifi a néanmoin s com me étant lady
Glaseboroll g lt. Tl all ait vraim ent de mys tère en my slère ct s'éton ll ail de l 'a Llilude du châ tolain, lorsque
cc l ui -c i, dés igna n t le porlrai t, précisa :
_ J 'ai perdu nia femm e ct mon j eu ll e fil s da'Hs
le n aufrage du T i l anic .
P uis, prt'squ e au ssitôt, il ajouta:
.
Ceci, m on dler ami, vo us exp liqll e mon émoLlOlI de IOIlL i\ J'h ellre. C'es t UII Lerribl e souvenir
qlle j e m' effor ce en va in de ehn sscr de ma m émoire.
]\Ioi qui j adi s ava is rêvé d 'ê tre m arin, j e ba is la mer
qlJ i m'a tout pris 1
_ ~ e co mprend s, m ylo rd, dit simpl ement Robert
Mareut!. 1\1 a mère, qui, ell e, n 'a perdu ,per sonne dans
la ca las tro phe, en a co nservé le même indicible
effroi.
li n lourd sil ence pl an a. Un peu à l'éca rt, Maud
ct Eddi e co n versa ient ft voix basse, heureux, comm e
le sonL des a moure ux , de se t'e Lro uver.
Boh sc se,/ti niL mal à l'aise . Si le fait d'avoir
éc happ é UII naufraD'e
alors ([ue le fil s de Lord
0
,
d Gla.
Sc 1>o roug h y étnit res lé all ait influ encer cc el'J1lCl'
co ntre lui, il sc r ourrail ' qll ' in co nsc ic1I1ment il éprouvtt l qu elqu e nlllipaihi e pOllr celui qui , peut-être,
d a ns un ca'll oL d e sa uve tage , avait pris la pi nce de
so n Cil fa n l.
Au m0me in stant , le chfiLeJain détruisit ce lle hy-
�91
LE PRINCE CUARMANT
polhèse et, très aimablement, s'adressant à Bob, lui
dit :
- Vous n'êtes pas venu sous mon toit, jeune homme, pOUl' entenùre remuer d'aussi lu gubres souvenirs, et je m'excuse d'y avoir fail allusion en votre
présence.
Puis :
- Vous avez 80nn6 pour le lhé, Eddie ~
- Oui, mon oncle, et voici James.
En effet, le « buLler » poussait devant lui la baladeuse SUl' laquelle le goôter était préparé avec un
raffinement digne du cadre dans lequel il était
servi.
Celle entrée fiL une heureuse diversion. La conversation, adroitement diri!5ée par M. Droders, prit
Ulle toul'llure moins sombre, ct LOl'd Glaseborougb
s'y prêta de bonne gl'Ilee, affirmant ses brillantes
qualit6s de oauscur. Discrètement, Bob sc tenait à
l'écart, sc eontcntant d'observer.
Après le thé, le vieux Lord lui proposa aimablement de lui faire visiLer Je ch/Heau, ce qu'il aeeepLa. Et cc fllt, pClldan t, près d'une heure, un enchantement ùevan t tnn t de merveilles aeeum ulées. Le
maHre du logis semblait avoir oublié lu terrible vision, faisant lui-même les honneurs de sa splendide
demeure, commentant, expliquant, sc livrant à de
savan ts cxposés hisloJ'iques.
Aussi bien Bobert. ful·il surpris lorsqu'au moment
ùu déparL, il lui demanda 1\ hnîle-pourpoint :
vit toujours, monsieur Mareuil P
- VoLre m~rc
- Oui} mylol'd.
J'aurais aim6 ln connattre .. Ne viendra-t-elle
Jla~
vous rejoindro à Scawhy enstle ~
DolJ, ne sachan t fluC rrpondre, eul tm regard vers
�LE PJUl\C.E GDAR,\1ANT
\Villy B~oders,
95
lequel répondit, pré.parant les entre-
licns fulurs :
_ Toul dépcnd dc ce que nous d,(}cidcrons avec
vous, mylord, concernant JWS affaires. Il ne tient
qu';) vous que M . .Mareuil habile définitivcment l'An-
gleterre .
.Pris au dépourvu, Lord {;]ascborough parut surpns. Mais, ce .n'~laH
ni l'beure ni le Hcu d'entamer
une d,i scussioll de ce gcm'e.
c'cst pourquoi M.
llroders ajou la :
_ N'oubliè1 pas qu'il y a demain réunion du
cOJ1seil d'admiut.stralion. Vous ferCZ des nôtres, jp,
Et
pense P
Certainement.
Mais, visiblement Lord (}]aseborough pensait à
aulre chose.
'
CHAPITRE VIII
- Vous )le m'en voulez pas, Kalc P
.
, _ .Voyous, llégis, soyez moins faL 1 Je ne vous AI
Jamal8 donné alitant d'importallcc.
Catherinc avait pt'is son air le plus bautain ; mais
de lll'uyncs ne s'y l'om~a
poiJl.l. P~urlant.
!c ~t.
JI J1 WSlsta pas llCurellx de 801'1 Ir ill1SS! facJlement
d' UI~
' pas, cl il prit oo/lgé.
lel mauvais
C était Cil dansant une val!lc de Strallss qLle Ca1I1crinc Arlh1lis venait d'éprouvCI' la plus cuisn~t
clércplion dc sa vic; mais Je jour était 1,1lal ChOISI
pOIll' que l'éprcuvc fllt salutaire, Cil/' Guido Fiol'clli,
le bcau Florcnlin, éL'lit à Paris. Ellc le 8DVilH ct
n'portaiL sur llli tout son c!'.poir romanesque.
Dcpuis SOli re/ouI' de l\légèvc, clle JI'avait pas revu
Régis de llraYllcs. Son orgueil lui interdisait de
�96
LE PRINOE OHARMANT
l'appeler au téléphone, elle n'atLendait que du hasard l'occa sion de se retrouver en face de lui.
Or, cet après-midi de mars, elle était au Carltoo
avec Madeleine Bonneval et son j e une frère Cuy,
lorsque le comte surgit devant elle ct, sa n s autre
préambu1le, l'invita à dan ser. Elle fut sur le point
de refu ser; mai s, Cuy entraÎlnant sa sœur, elle n'avait aucune raison valable de décliner l'invilation.
- Je bénis Je hasard, dit-il, qui vous met sur ma
roule .
- Vraiment P
lil la sentil ré live cl, voulut bru sq-uer les choses;
mais eUe continua, dalDs Je but évident de le melLre
dans j'cmbarrus :
- Votre lJOuvelIe situation vous absorbe, il paraiL P
- En effet, répondit-il, gêné.
- Que voulez-vous 1 011 n'a rien sal[l S peine, ct
celle foi s j 'e njeu vaut bien quelques désag réments.
Elle riait; mai s so n rire so nnait faux.
- A Mégève, voulul expliqller Hégis, j'ai tenté
de vous conquérir, mai s mo n père s'es t montré hostile à m o n projet; ct c'esl IpOllfqllOi il m'a rappelé.
- Et c'esl pour cela aussi, sa n s doule, que quinze jours plus tard, on annonçait vos nnnçailles fi
grands renforts cie publiciLé ~ Non, Hégis, Ile me
croyez pas si niai se 1
- Vou s ne comprenez ,p as, Kale ; mai s, dan s notre mOllde ...
Catherine sc cuhra.
- Dans votre monde 1. .. Voil;\ le grand mol lâché 1 l\1ai~,
mon c her, avant ùe discutel' de mo perSon Ile, il Il lira i l rD Hu cl 'a horù VOLIS assllrer quc j 'neceplerais d'y 011 lrer dn il S « vol rc monde » 1 cl j'ai
lieu de croirc que vous eussiez éLé déçu.
�LE PRINCE CHARMANT
Au fond de so i, Catherine était en proie 11 une
colère foll e ; mais la manifester eût été s'avouer vexée du dédain de Hégis, et cela n' était pas dans
SO Il caractèrc.
Lc comte ùe Rray nes voulut il nouvcau protester:
_ No u ~ !fI C pouvions, en effet, no uS convenir,
Kal e, ct j e m 'exc use dc vou s avoir cOTllproJ1lise . ..
m ais les cirCOllsta nces qui nou s ont mis ell ,présence
l'ull dc l'autre Ollt bea uco up contribué à ce fâcheux
malClltendu.
CaLheri'llc éclala de rire.
_ Il. cs t de fait que ce tte prom enade au Dois dans
ll?e vOl turc d 'essa i constituait un amus31nt point de
dopart de roman ... Mais UJI roman po ur midin ettes 1
- Allo ll s 1 fit le ,com tc ra ss uré, je suis heureux
que VOllS prellicz la chose ainsi, petite Kate. J'avais
du 1 cllwrds ; j c Tl 'ai ra s Il'ès bien agi a vcc vous.
Ln valsc s'étai t tu c. Avant dc quittcr Catherine,
Hég is i IIsistu :
- Aini vo us ne rn 'en voulez pas, Ka tc ?
\,c fut alo rs qu e voulallt avoir Ic l>ea u rôle jusfI Il 'au bout, ell e r é ~)liqua
:
, . -:- VO;YOnR, Ht-gis, soyez moin s fat 1 Je ne vous
UI Ja m a is donné ::Illl allt d'importan ce.
Lc cOlll te parti, Ca Lheriue respira. pourtant, elle
dul prcllur' sur elle pour demeurer maîtresse dc s<;s
II cds ; car, m ême deva llt Mad eleine, clIc fiC voulaIt
pn s SC lai ~sc r aller 1111 ehngri1n qu'clic ressc nlait.
lta
~O l ande, cela reprend, di.__ gh bi cn 1 plui ~u
raIt-ail P
_ Quoi (l OIlC, grn llJ Dieu P Tu ouhlies que Régis
cst fiall ré ? i\lai s ('c Il 'esl pas Ull C rai so n pour se
hr,OUI'11 cr. Croiras-lu, mai'nlenant, C)ll "11 n ' y aval't
j'ICII Cllt re nOli s il
Mad ele in c avait {'Cllt-ê tre unc autre 0l)iIl iOIl ; ce·1
�98
LE; PRINCE CHARMANT
pendant elle se garda hien de l'émeUre. Elle répondit en l'iant de loules ses dents:
- C'est vrai, j'oubliais que tu attends le (( riche
étranger)), ;pl'édi t pal' la gi tarIe 1
- Je ne l'atlends plus 1 répliqua Catherine: Guido Fiorelli est à Paris.
Madeleine n'insista pas. Mllis le jeune Guy, avec
la fraJnchise de ses dix-sept ans, déclara :
- Je croyais qu'en 1938, les jeunes filles .ne
croyaient plus aux contes de fées.
Catherine ne fut nullement ernbarrllssée pour répondre :
- Les fées sont de tous les temps, mon petit 1
De nos joues, il leur arrive de changcr de sexe, voilà toul.
Cette expJi.caLion cut le don de provoquer l'hilarité du jeune nonneval, ct les deux jeullcs filles se
mirent 11 l'uni sson.
Lorsque Catherine rentrll rue Henri-Heino, encore
1'OU8 ]'impre sion de sa renconl/'e avec le comte de
Braynes, il était un rpeu plus de sept heures, et, le
dîner étant à la demie, elle pensait avoir Jc temps
cie sc remellre de ses émotions a van t cie paraître ù
table, Or, comme elle metlait le pied sur la première mnl'cho de l'escalier pOllr gngnrr sn clHlmbre,
la porle du salon s'ouvrit ct Robert Mareuil pal'ut..
- Ah 1 enfin, to voili) r dil-il. Tu n'aurais pas
pu è1re ln lin pou plus tÔt, Je jour où je l'en Ire
d'Angl<,lerre P
Il riait pour aLLénuer ce que ses paroles uvaiCJ1t
d'un peu brutal.
Catherine éprollva une joie réclle il revoir son
nmi. Au moins, avec celui-là, elle n'aurait aucune
altitude ft prend re,
- Comment 1 s'élonna-t·cl1o, Déj& de retour
�LE PRINCE cnARlIXANT
99
_ Il Y a deux heures seulement. J'ai lout juste eu
le tem ps de passer à l'u si ne où tQin père est en conférence avec un l'ep résen tall t. Nous Jl'avons pu parler utilem ent; alors il m'a invil é avec m ère à dîner.
Je sui s ,'lllé la chercher et, pcnda1nl qu'eIJe bavarde
raj s avoir le même plaisir
avec Mme Arthui s, j' e~pé
avec loi. Mais j'oubliai s que lu ne co nnais pa~
,l 'exac litud e. Tl foudn que je tc l'apprenlle.
Délibérément, Dob avait enlraîné Catherine clans
Je petit sa lon. Elle le dévisageait ct, toul de suite,
moqueuse:
-: Ton sosie ne t'a pas cédé un a tom e de la corrccllOn urilnnniqu e. Tu es touj ours aussi mal élevé.
Bo b se m bla it pa l'li eu 1ièrcm en t joye ux.
- N'as-lu pa s dit toi-mt-rn e Qlle j'étais incurable P .Mai s lai ssons cc Sllj el ép"isé drp "is Jongl eJ'l1(JS.
Je SUI S chargé par mi ss Maud cl M. Brodcl's de te
l'am ener avec m oi.
- Tu repa rs P
_ Oui.' No ire affaire pron d un e excell enle tournure. .J'ai fait li Lin coln, no n ,pas la conqllêle de
quelqll e j o li e g irl, mais ce ll e non moin s noUeuse
de lord Reg inald Glaseborollgh. J e ressemble, pal'aH-il, ail fil s qll'il a perdu, justement don s le naufra ge du Tilonie. Toi qui nim es les J'ornan s 1...
_ Mn is la mère, clle aussi, s 'y trouvai t, TI 'cst-ce
pas P
_ Avec Lo n se rvil cllf. J'élni s li celle tpoquc un
ravi ssa nt h l~ bé
d'un an . .l'ni changé, Lu vois. Pour
en revo/lir fi lord Gla~rbogh,
dès le premier jour
0"1 nOli s nOliS so m mes J'en con 1rés, il m'a pris en
~m i 1ié ct, ~r;l('c
li ce la, j'ai plI oillen ir so n assentim en t nu pl'Oj et d'une filiale conçue par to n père,
Cc qu'il avait toujo urs sys l ;mntirplcment refu sé.
.
_ Papa di sait qu'cn cas de réussitc il Le nommlrI ..
'
'\,,!r;IU Y,
":: , .yI
�10U
LE PRINCE CllARlIfANT
l'ail fondé de pouvoir . Alors, lu resteras en Angletcnc ~
_ Vl'Uisemblableme.nL, oui
r~pondit
Bob.
- El ta mère ~
_ Ell bien, vois-Lu, elle qui il une vérilal le terreur de la mer el qui ~e
ref usn it à la lraverser de
no uvea u, eR t taule prête à me sl livre. J' en suis le
premier SlIrpri s, mai s heureux . J'ai en vue un ravis an l co lla gc où clJe sc ra parfaitement. Aussi bicn,
quand lu voudras nOll s faire l'honncur de la .... isite ...
Vi siblem ent, Bob élail en veine d'amabilité . r.ath erine se mil il. l'ire.
_ Tr(~s
IH1noréc, cher ami.
_ Qlli saiL, insinua Ilob mali cieux, c'cst penlêtre HI-bas flu e tu connaîtras le « riche élranger ))
Jonl III rC)ves nlli!. cl jour 1
Cetle pel il e pointe faillil, une fo is encore, Jélruln'
la honne elltente ; m ois, fod hellrcll semen t, M. ArLhui s fai '.\:1 il une enlrée uJ'll yante.
_ r.ontent de le voir, mon eher ami 1 dit-il en
sr rranL la main de so n ollaboralellr. Ta mère esl
VCII ue, je suppose P
_ Elle esl dans la chambre de Mme Arthllis ..
_ A la bonnc hOUri' . .l'ai fnit mo nler du champngne cl nous allons le sa bl er c n fnmille pOUf fêter
ton wC'c\·s. Mnis oui, ma pelilc Kale, lu peu'!: exce[JlÎonlJ 'Ilc'ment le mOlltrer nimnhlc uvec Bob . GrGce II 11Ii , Ion p(.rr voit sc r{ ~a li s(' r so n projet le
plu s rhcl'. ElIlhl'asse-le, li ens 1 GeIn II1i fera plus
pl ai~r
que ~ i c'(lait 1I10i 1
1kvn Il t l 'i Il vi laI ion a UHs iln uSfJ\lrmoll t exprimée,
Cathcrill e r/' ~ Ia médu sé/'. Mai s Boh, d(.ridémenl en
f()t'nlC, rJ'all pTi dit pa s so n assentiment. Tl la prit
dans Sl'~
bl':t f\, ln lint un moment étroitemrnt se rl're rOTltl'/' lui, cl clic put entendre les ballemealls
�LE PRINCE CllARMANT
101
prédpilés de son cœU1', Puis, doucement, il se pencha cL l 'em brassa ,
Ce fut Lrès cour t ; mais cependant Catherine,
quand il ,l a li béra, épro uva un e sen sa tio n étrange ,
presque de l'an goisse, mais un e angoisse délicieuse ,
,Rapidement, ol le s'exq uiva sa LIS Je ,prétexte de s'hablllel' c l pe rsonne ne la ret.int : ,M, ArLhu is, parce
qu 'il avni t hùte de parler affaires ; Bob, d ésireux de
retrouver un pe u de calme.
Le dîner venai L d'être annoncé par l'habituel coup
de gong, lorsque Catherin e sortit de sa chambre. Elle
traversa le palier dans l'intention d'entrer chez sa
mère pour y saluer Mme !\tareui l. Or, la voix de sOlO
p~l'e
lui parvinL, qui sembla it fort en col ère . Il parlait a~
Lé lérh o ne . La chose Jle l'auDit pas autrement
S~lïH'
l se si son nom n'avait pas éLé prononcé, Elle
s approcha, pOlir éco uter, de la rampe de l'escalier et
ell e enlondit le cons lru cte ur dire à Robert:
_ Apr~)cl
l ~-mo
i Cn th er i ~e , touL de suite: .
Celle-c I n eut que le Lemps de se préCIpiter chez
elle,. sc domanclant avec inqlliétude cc qui pouvait
motIver une telle colère à son suj el. La porte fut
h eurl(~
et, Sans ouvrir, Bo b lui cria :
_ Kate, descends, veux-Lu P Ton p ère te d emande.
_ Que me veu t-il P s'informa-L-elle pour gagner
du temps.
Elle sen tit qu e Bob hésitait à répondre.
- .Je l'i gno re dit-il enfin.
Catherine des;'cnclit derri ère S(Jll1 ami, Imais remarqlla qlle celui-ri Ile la su ivait pas dan s le bureau,
ct sc diril!coit vers le peLit sa lo n, par discrétion
sans doute.
Elollnéc, d'aulnnt plus cr1'clle Jl'avnit rien à se
Arthuis parlait toujours au
r eproche[', elle eutra. ~I.
télép hone.
�102
LB PRINCE CllARMANT
Un instan t, dit-il il son correspondant invisible.
Puis à Calherine, non sans avoir de la main masqué le l'écep leur :
- Conllais-tu le sig no r Guido Fiol'elli P
Le visage de la j eune fill e s 'éclaira cl elle se précipita vers l'appareil tout en r épo lld a nt :
- Oui, c'esl un ami 1 Il est à Pari s depuis hier.
Mai s l'indust riel ne semblail point disposé à lui
céder Je t<\ lép hone.
- Eh bien 1 ciit-il, taules mes félicitations 1 Tu
choisis bi elll tes rel atio n s 1
- Je l'ui co nnu il Mégève. Je vais l'expliquer,
papa ... Guido esl..
- Un e~('roc
c t un aventurier qui, d epui s huit
jours sc se rt de lo n nom cl du , mi e n pour s'o uvrir
des crédils du ri S les ll ô lel s où il d cscc lld. Ileureuse m e nt qu e lout a u1nc fin 1 On s 'es l ren seigllé ct,
~l l ' he ure q Il 'il es l, la po l ice alerlée s'occ upe de lui
proc urer gra l,uilelll e nl Ic vivrc el le couvert.
Catherine élail pâle comme une morte. Son dernier espoir venail de s'éva nOllir. Elle s ul g ré il Bob
de ne Ip as avoir assislé il ccl entretien. Elle sc laissa
tomber sur un s iège cl, so n orgueil d éfillilivement
dompté, elle pl e ura. Cependalll qu'au té léphone, M.
Arthuis achevait d e d Ollll el' ses rell se ig ne m enl s. D ès
qu'i,l cul t l'rniné, il vinl il elle pui s, doucement,
s'ç rrorçu de la conso ler.
- C'est d e mu faule, mon enfant, je t'ai mal
élevée. J'ourni s tlCl {'o mpl' clldl'e qu'à lon tIge lrop
de liberté lIuit. MAis jl n' 'sl pa s trO(1 tard . Ne pleure pu s, pelile. Til l'uirnfli s donc, ccl homme?
- Je ne sui s pas , ml/l'mura Catherine.
M. ArLlllli s cul un so urire.
- Tu dois êlre ,plu s vexée que réellement mwr-
�LE PRINCE ODARMANT
103
tric, ct je préfère cela . Allons, remets- toi
Monte
peu dans ta chambre el r edescends ensuiLe avee
le sourire. Personne ne doit savo ir, surtout ta mère.
C'est un e épre uve, un e épreuve lI1écessaire, peut-être.
Déso rm a is, j e veillerai davantage. Embrasse-moi 1
Call1erine, (lui s'é tait levée, sc j eta au cou de soo
père. Au moment où elle allait quiller le bureau,
celui-ci qui venait d e j eter les ye ux sur le courrier ,
.la rappela :
_ Vo ici un e leLlre pour toi, dit-il. Ce n'est pas
de llli au moins P
Ca l berille, m ac hinalement, priL la missive . L'adresse tapée à la m ac hine l'intri g ua. Elle d écache tll
el lI1e tro uva qu'une feuille blanche.
,. _ Tu. lai sses tomber quelque chose, fit r emarquer
1 Jndu strl el.
Se baissanl, elle rama ssa un petit ca rré de carton
ct dem eura stupéfaite. C'étnil un secon d morceau de
la car te my stéri e Lise trouvée ù Paris Cil rentranl de
l\[égève. Mais il manquait encore un e partie pour
compléter j'invita ti o n. Au dos el d e la même écritllre co ntrefaite que la première fois, elle lut ces
mots gr iffonnés :
cc Un pell de patience, Je bo nheur es t en route. »
Se sC/ntant o hservée par son père, elle dit simplement en replaçAltt le tout dan s l'envelo ppe :
Cc .fi 'e~ l rien. Une plaisanterie d'un de mes
ami s.
Gnrd an t pOlir clle le fond do sa pen sée, Catherine
rcmonta chez elle. l'l'lai s cc petit mo rcea u de bri stol,
emhlûme cie j'cspo ir, avait r ame/l é chez elle une
lu eur d'optimi sme. Le romall continuait. .. malgré
U:.1
Lout 1
�lO-i
L E PRINCE CUARMANT
CHAPITRE IX
- Tu es tou le pâlc, m am a n. II n c faut pas t'cffrayer a in si à l 'idée d c voir Lo rd Gl aseLo ro ugh 1
C'cs t un h om mc cxqui s ... tu vas voir.
l\Im e Ma rcuil, assisc près d c o n fil s, n c répondit
pas. Elle fi xait o bslinémcn t la l'O U tc. BoL lâch a lc
volanl d'une m ain et tOUl111 a vcr s lui sa m rc, J'obli gcant à lc r cgardcr. Lcs yc ux d e l'cxcelle nte fcmm e é taic nt l'cm pli s d c la rmes . II stoppa JICt.
- Mam an, dit-il , il n c fa ut pas all cr à W ig fo l'dIIo usc si cc LLc v isite tc to u rm cnte à ce poi nt. C'es t
l'id ée d 'évoqu c!' le n a uf ragc qui t 'cs t pén i bl c) n 'cs lce pas P
Mm c Mu!'cuil fit dc la têtc un sig nc affirma tif.
- Eh bi cn 1 r cntro nt! . Lord GlaseLorough cornprcndra ... ,l c lui cx pli q ucrai.
- J,n uti le, mO Il Ipc ti 1. Ce t homme d ésire m c
1'o ir. J c n e pui s m c d (;ro hc l' . C 'es t 1111 mn uvll is mom ent i\ passer, vo ili'l tou l 1 Ap rès , o n n 'cn parlc ra
plus.
Do L hésil a il cnco rc. JI fallut qu'ell c in sisUlt pour
qu ' il r cprit la d ircc ti o ll du c ht\ lca u .
1'1 y ava it hu it j ours qu 'il é la it rCV('1 nn dé fin i ti vcm r nt l\ Lin coln a vcc sa m i-rc. Ava nt de l 'amc ncr , il
ava it fail Ull aut rc voyagc el1 compagn ie de so n
p a tro n, a fin d e sig ner l'a ccord avec la SoCÎé' lé Brodcrs. A ('c llc heure , il é ta it ins lall é da ns sc no uvcll es e t im po rla nl rs fo nc lio ns de fOll dé d e pOllvoir
dc la R lJ c \lr ~a l c an g lnille.
Un m ois c t d emi 'é lnit écoul é d epu is la soiréc
d c la ru e ll Dnri -lI ci nc. Bo b au rait , ivclllenl désiré
r a m cll cr aussi Calhcl'Ïll C, m ais ell c s'é la it d éro béc.
�LE PRINCE CHARMANT
105
Puis, finalemellt, elle ava it promis de les rejoindre.
I! n'avait pas insisté, voulant d 'abo rd, avant de préciser ses intentions, être en possession d'une situation digne d'clIc ; et il é taÎl parti, emportant son
secre t.
Les préparatifs du départ l'avaient du reste absorbé, d'autant pl\ls que, malgré sa volonté nellement
arrêtée de s \li vre son fil s, Mme Mareuil se montrait
de plus en plu nerveuse au fur et li m es ure que
)'!J eure de s'embarq uer ~prochail.
Et Bob s'effrayait.
J\l ai' tout s'étnit bien passé . P endant la courte
tra vr~e
de Ca l:Ji à Douvres IHme Mareuil était
res tre hien sagemen t dans sa ca i)i ne ct Bob ne l'avait
pas qui lIée, 8 'efforçan t à la distraire. Au surplus, la
m er 8'(; lait montrée clém enl e.
,A!1fè8 un chaleureux accueil à cc Scawby-Castle »,
?U il s avaient séjourné quelques jours, il s s'étaient
Inst~l5
dans Je charman t co llage choisi par Bob,
à cInq celll s mèlres de l a llOuvelle u in e Artlmis,
en tre c( Scawby-Castle » c t cc Wigford-IIouse ».
Cependant, ('haC/ue jour, depuis leur nrril'ée, Mme
Mareuil l'emellait sa visite à lord Glaseborough, et
('e drfnicr ayant in sisté près de Bob) il avait bien
failli sc rendre à J'invita tion .
•
• •
Quand elle ~c
trollva assise dans Je sa lon-biblioIIII'que dr cc \VirTod-Hl~e
», Mme Marcuil par1lt
avoir rrlronvé tO~'f
son éncrg-ic, cl, pendant Ilu'elle
(rhang-cnit avec le maître de céans quelques mots
de hirn venue, clic!! 'imprégnait de ln majesté du lieu
00 cHe é ta it reçu!' avec tunt de eourti~j.
�106
LE PRINCB OHARMANT
- Que do merveilles 1 s'exclama-l-clle toute Il
son admil'alion e l combien il doit (;tl'O agréable de
vi vre ici 1
Lord Glasebo l'oug h eut un sou rire amer .
- Hélas 1 madame, ces m erveilles pOl'tent l'empreinte d e cruels souve nirs. Avec moi, elles allen.
d ent en vain depuis vingt-six ans les êtres chers
que j'ai perùus. Vingt-six ans, sa ns la plus petite
lueur d 'e poir 1 Comprenez-vous, madame il
flob rega rda sa m l·re. Il la vil souda in si pâle qu '11
ful sur Je po illt de prier son hôte de ne pas réveiller
l'effroyable trn gédie ; mai s il n'en cul pas le loisir. D'une voix sa ns limbre, Mme Mareuil murmurait :
- Dieu avait choisi so n heure ... ct je su is ici.
Surpris d e ceLLe répo nse ambiglli;, nob s'a ppl'OChll
de sa mère, craignallt que de Il o uveau elle n'eût
perdu la raison. Mais elle l'écarLa doucement.
- Laisse, mon chéri. Tout sera fini lorsque j'nurai parlé. Se ul emen t, cela me fail tant de m alI
- Je vous en prie, madame, iulervinl lord Glaseh orough, ne ra viv("l pas e sou\en irs. Je ne voudrais pa ~ VOliS faire so uffrir inutilemenL, h éla 1
.l\1me Mareuil le fixa et sc larmes coul rent.
- C'est la fin d e mes souffrances, so lJpira-L-elle.
Du moins, je l 'espère, mon récit va n01lS d élivrcr
lQIIS les dcux.
Ce fllL Ull tour d e lord Gloschorough de marquer
un profonù {>Ionncmenl.
- 1\lon mol il moi, rrpondit- il ne vienL pas d'une
horrible .ision, mnis de la perte des mirns.
- Ollel âge avait vo tre enfant ~ demanùa Mme
Mareuil.
-:: Onr: e moi!!. fa femme le condlj~iL
pom la preml 're fO l S H Bon grand-pl're, Eric Slrasmoor, il New-
�LE PRINCE CIlAnJ\IANT
1(17
Yo rk . Lui, comm e moi, le pleuron s aujourd'hui. A
qu atre-vin g l-IIn an s, il n e s'es t j amai s con solé.
n ob eût donn é lo ut au mo nd e, sac rifi é sa siluati a n, po ur ne pas avoir amené sa mère à cc Wigfo rd -Il oll se ». Ell e se m blait avoir vi eilli de dix am .
Arfai
s~ée
dans so n fauteuil, les ye ux dans le vide,
ell e rcvi vai t l 'épo uva n tabl e ca las trophc. Soudain
ell e s'allim a e t. comm e si ell e revoyait la scène, elle
parla :
_ Ce so ir-l n, j'avais dîné à la Lahle du command ant Smith . dont c 'était, vous le savez, le dernier
voyage. Il é tait près d e dix heures , lorsque j e regag nai ma cabin e où dormait déj!1 mon petit Robert
qu e ve i/l nit un e 11 Il l'sc. Je me co ucha i, cependant que
da ns les sa 10 1l S, l'o n da nsa il. ga icmen t. Or, je fus
so lld ain rrve i/l re par un choc ex trêmement viol ent,
CO ll1rn r si le steamer venait de donn er du n ez contre
un e falai se.
cc .le sa ut ai has dll lit ; pui s, cnfllnnt en hâte un
peig ll oir, j e h o ndj ~ dans la coursiv e. Je vis les
stewArd s co urir affo lés ; mais ail loin j'ent endai s
tOllj ours le hOllrdo nrncment des orches lres. J e crus
m'i.tre infJlli étrc à to rt. J'all ais rentrer, lorsque
1' ~ l er t r i r il é s'r lei g nit. Alors, j e compri s qu 'il se pasBa lt fJll elfJll e rll O e. '1'0 Il 1 ccci n'nva it demandé que
qll elqll rs sero nd es ct déj;) des clam eurs s'é levai ent.
Sa ns songe r li m e vêtir , ne pcnsnnt fJU'i'1 sa uver mon
enfnnt. j e me j etll Î clnn s ma ca hin e, le pris dnns
so n lit ct l'en vclo ppni en hlî. te de tout re qui me
I,omlln it SO II S 111 m nin. J' Cli S al ~s i la présence d'espl it ri e r rrn dre mo n sac dans lrqll cl sc trouvai ent
m es pnr ir rs cl mon n r gen1. En r ourant , j e sor ti s,
?mpOrl ll nl. mon r réci eux fArù ea u, el, pénibl ement,
Je gn,!! nai le pont sllréri eur.
(c Là m'a ttend ail un spec tacle déchirant. Déjà, le
�108
LE PRINCE CTI ARMAN T
sauvetage s 'org ani sait et ce fut san s do ute le mom ent
Je plu s tragigue 1 Que d e larmes , que de cris 1 Des
femme s, qui ne voulaient pas abando nn er leurs m a ris et que l'on j etait de fo rce d a ns les embarca tion s.
Des enfants qu'on r o ulai t précipi ta m mell t d an s ùes
couvertures . Des homm es qui r ega rdaient s'enfuir à
jamais lout cc qui sig nifi ait po ur e ux bOIlLeur ct
rai son de vivre ...
Mme Mareuil dut s 'interro mpre, bri sée P iH }'é.rno tion ; cependa nt elle Teprit très vite, co mme si clJ e
r edoutait d e ne plus se sOllvQ.Jlir.
- Je du s peTdre co nllaissan ce , car j e m e r etrouvai au larg e dan s un cano l sUl'C' ha rgé , serrant mon
enfan L eon tre ma poi trin e. Il faisa i t nui t n o ire e t,
autour de 'm oi, cc n 'é ta ient qu e v isages h aga rd s, des
vi sag es de d ém ents. Ah 1 fJu ell e é po uvanta bl e II1Uit 1
Da ns mes bras, m o n enfant do rm ait. f){>jà, j 'é tais
inc on sciente ct j a m ais j e n' ai su co mm ent j e fu s
qm on6e dans ce lle clinique d e New-York o~ i j e r epl'is
mes sen s. On m'a dit de puis qu e j'nva is eompJr'lem ent .perdu la rai so n. Mo n mari app elé, g râce à
mes pa ri er s r etro uvés Sllr m o i, v int m e voir; j e n e
le reco nnu s pa s. Il emm ena J' enfant et il sc p assa
cinq lo ngs m o is avant que j e pui sse rentrer c hez
moi.
- Mam an J sllpplia no l1, au combl e d e l'ém o ti o n,
arrête- toi 1 tu te fa is m al J
Mme Mar euil n e ,p arul P ;l!; l' ern lendre ; moi s, ccp endant, lui prit la main c t le l'clint près d'ell e
comm e pour sc do nn er du co uJ' ~ge.
- Il Y avait quinze jOllfs que, <,ompl r lcm ent gn érie, j'éta is rrnlrée à Baltimo re, lOJ'sfJu'o n m e pcrmil de m'occ uper de mon héhé. On m e J'am ena
cl, fi Ra vll e, j e faillrs nyo ir Hor n o uv ell o ('fi ~e.
li
avnit chan gé. Un J)(Ohé de di x-huiL mo is n'cs t plu s )0
�LE rIUNCE CllARl\lANT
109
mpme qu ';\ un an. Je pris plaisir à le prendre dans
mes ums, Ù le dorloter, à le déshabiller. Ce ful alol'8
qll'en le drchaussant, je découvris li sa cheville
droitc un petit bracelet d'or où brjllait une méda il1e.
« _ Voilà, dit mon mari, cc qni vous a sauvé
lOll s les deux, sans dou le : cclte 1\1édaille de la
Vierg-e ...
, Lo.rd GlaseLorollgh, en ,proie à nn 1rouble extrême,
s plnll levr. Mme ~lnrf'ui
conlinllait son rédt, comIne si elle ne s.'e n était point aperçne.
_ Celle médaille, ce bracelet, je n'avais aucillne
~OlVen:1c
de les avoir mi s au pied de mon bébé.
Je m'en (-Ionnai. Sllr mn demande, mon mnri m'appOl'ln les v(~lem
l nls
qu'il portait quand on l'enleva
de mes brn s pOlll' me conduire ~ ln clinique . Alors,
je. n'euR pIns nucun doute: J'enfant n'élnit pas le
mlcn 1 TOlll Il ('oup, un vague sO llvonir me revint,
une Incllr dans mes Irnrhres, lueur qui donnail touI.e sa v:llenr n ma crise de folie, .le vis di stinctem.enl mon fnrdcau m'échapper Ipendn1nl que je saulaiS dan s J'emhnrcalion el snns doule, dans l'affolement, on m'avait remis celni-ci à sa place. Le mien
étail mort et j'nvais l'enIalnt d'lIne autre 1
_ (;el le médaille cc bracelet, madame, qu'en
avez-voliS fnit P
,
_ Les voici 1 rf,pondit Mme Marcuil, en sorlant de
son sne 11n pdi t paqllet pl'écieu!'.emen t envoloppé,
r,'élait lin fil d'or tressé supportant u/ne petile
médaille de même métal n J'cffiçrie de la Vierge,
lin mo'tif décoratif.
avec, fi l ':lVer~,
s'cn empara, la rcgarda lonLord Gln~cboT'Ogh
guement cl, la 1~le
enfre Jes mains, sanglota,
Bob, 501lS ]e coup de l'émotion la pIns bl'Utale, se
drmandnll s'i! Ille rêvait pns, si sa mère disait bien
�110
LB PRINCE CllAnMANT
la vérité. Jamni s elle ne lui avait révélé ce détail.
Il s'expliquail mainlenant celte étrange resse mblance avec Eddie, ct pourtant il ne pouvait croire
qu'il fûl le fils de Lord Glnscborough.
- Celle constatation faite, re pril Mme Mareuil, je
tombai de nouveau gl'nvernellt rnulade. Entre temps,
mOIl rnari elll reprenu i t des recherc hes. Mais, six
moi s avaient passé sa.lIS qu'aucune nouvelle ne nous
paJ'vÎII l.
- Je voyageais fi celle époque, afin d'oublier, cxpliqua le gentilhomme. J'ai vécu deux années aux
Indes. Ce dut \tre pendant mon séjour là-bas ...
- Je rne rétablis enfin. Je m'attachai tellement ft
cet enfanl que nul ne doula qu'il Ine fût mien. Robert IlIi-mrme ne l'a jamais su. En mon âme et
conSCIence, je ('J'ois l'a voir hien élevé et il me sera
bien dlll' de VOliS le rendre, mylord. Mais, depuis
qu'il m'a ronlé celle rc s~e mblance
avec votre neveu
Eddie, j'i\vni le so upçon que je frôlai s le my s tère
de a nai s~a "ce,
cl j'étai s parlagée enlre mon devoir
ct ma te"dr
es~
pOlir Illi. Dieu merci, c'est le sentim ont du devoir qui l'a emporté,
- Mon fil s 1 mon Eric 1 gémit Lord Glaseborough
en tendant ses hra s vers noh.
Devanl celle silualion délicale, celui-ci restait
a hrlsoll n!i. Llli, le fil s de Lord Glasehorollg-h, l'hérili er d e 101lieil ces splendcurs 1 Etait-cc hien possible P N'allait-il pas s'éveiller de ce r~ve
oh~urde
~
- 01li 1 jn s j ~ lnit
Mme Mareuil, ct le meilleuT' des
fil : . .lamais enfalnt ne fut plus tendre ct plus affectuellx.
Et, dans lin oollrrJe, elle murmurll. :
Ion pelit 1
Puis, à hout de résistance. clle s'évanouit.
�LB PRINCE ClIA!UI!AI'IT
111
•
Quand elle repril ses se113, elle était allongée sur
magninque ljl à colonnes el, penchés sur elle,
6pian t SOli relour à la vie, Bou cL Lord GlaseboUJl
l'ough.
Bou avait le vi sage baigJ1P de larmes.
_ Maman 1 ma petile maman 1 dit-il en l'embra ssan t.
Il ne put en dire davan lage ; mais on sentait ces
deu'{ êtres unis par une si profonde tcndresse que
Lord Gla eborough ne jugea pas devoir dcmeurer
en tre eux. Son li 1re de père élai t trop récen l, et ils
d c;aient avoir beaucoup ù dire. Furlivememl, il
qUltla la chambre .
. _ Mon petit 1 murmura Mme Mareuil. N'ai-je pas
blen (ail P
_ Je nc sais 1 répondit Boh . .Te ne puis être plus
~curex
en tnnt que fils de Lord Glascborough que
Je ne le fu s étan L le lien. Toujours, et quoi qu'il
?:T.ive, lu resteras celle qui m 'Ji élevé, celle que
J aime ... tu res tern s ma mnm a n. Personne ne m'obligera Il penser alltrcmcnt.
, - Il n'en es t pas question, mon chéri. Mais pense
11 la dOllleur de Lon pi ~ re,
au cours de ces vingt-six
annécs 1 N'a-t-il pas, lui amsi, droit au bonheur?
- Moil! êtes·vous Sl~re
P
- Tu .Il 'liS do nc pns regardé la médaille auX armes
des Gla
~ ehorlg
P L'aulre jour, j'ai trouvé dans
ta ehamhre une leÙre de Lord Hfg-inald. Elle portait
comme en-têle un é('u~son
5cmblaLle. Sois certain
que je l'ai sé rieu sem ent contrôlé et le douLe n'est
pas po s~ ible
. Au ssi ai-je résolu de te !uivrc en Angleterre. Je 10 devais.
�112
LE PRlII;CE CnARMANT
Pourquoi ne m'avoir rien dit avant P
Cela m'eut été trop pénible. JI me semble que
je n'aurais pas trouvé les mots qu'il fallait ct que
je ne serais pas allée j usq u 'au bout de ma confession. L'émolion de Lord Glaseborough m'a servi
de stimula,nl. .. et puis le bon Dieu m'a aidée.
Mme Mareuil promenait son regard tout autour
de la chambre immense où, comme dans le reste
du château, les richesses éLaient accumulées. Elle
ajouta :
- Et toules ces helles choses L'appartiennent, mon
enfant. UII jour viendra 0\1 tu y nm\neras celle que
LOIl coeur aura choisie ... el que je crois connaître.
Bob lressaillil. Calherine 1 Quelles seraient ses
réactions ~ celLe nouvelle inallC',n due et presque invraisemblable P A aucun prix, il ne voulnil qu'clle
sût avanL qu'il l'ait conquise ; il voulait qu'olle
a{'ceplilL RoberL Mareuil, modesLe travailleur, el non
Eric, futu,r Lord Glaseborough.
- Surlout, milman, si tu ilS deviné mon seerel,
gnrde-Ie jalousement 1 C'esL BQb Moreuil qui oime
celle il qui lu penses; c'est Bob Mareuil qu'elle doit
aimer .
- Je le comprends et l'approuve, mon peLil. Allons rejoindre nolre hôle. M. Broders el sa fille nc
doivenl-ils pas t·lre des lI1ôlres P el aussi Erldie Glasehorough, Ion sosie ... eL Lon cousin. Désormais, Lu
nura~
lin double litre r. lellr arfection.
Boh, ~ nouveau, serrn Ra mamnn dnns ses hraR.
Un nlllrr, Ù M place, euL éprouvé llll org-ucil immen!le cie ln nouvelle silualion qui lui tombnit comme
pur miracle, mAis il était de nalure lIirnple, ~n
iIlnbiliou. Les millions de son [H\r-C ne vaudr:licnt jamni~
plils que le tendre dévolll'menl de celle qu'il
consiùérnil toujours comme !ln véritAhle mère. Cerles,
-
�LE PRINCE CHARMANT
113
il s'efforcerait, dans l'avenir, de donner il son père
l'affection dont il avait été privé ,pendant Lant d'années. Déjà il éprouvait pour lui une vive sympathie, mais le futur Lord Eric Glaseborough ne pourrait jamai,s ouhlier le ci-devant Robert Mareuil.
CHAPITRE X
Eh bien 1 ma petite Catherine, que décidestu ? Partiras-tu cette fois avec Bob P Il a dîlJ1é hier
soir ici ct il était navré de ne pas te rencon trer .
. _ .Je ne sais pas encore ; je verrai, répondit la
Jeune fille, évasive.
- JI ne reste que trois jours à Paris.
C'est plus lJu'il n'en faut pour ,p rendre une
décision.
1\1 me Arthuis n 'ins~ta
pas, ct Ca therine continua
la lecture de son journal illustré.
_ Puis-je faire servir le thé dans le petit sal()lll ?
demancln-t-elle. J'allends tlne amie.
_ Bien sl'lr, mon enfant. Tu ne sors pas P
_ !\fais non, pui que je compte sur UIflC visite.
Laissant sa mère faire la siestc, elle descendit à
l 'offire, oll elle commanda le goûter. Puis, visiblement soucieuse, clic revint dans le petit salon .
Elle prit un livre au hasard, mais le rejeta aussitôt: Que sc passait-il donc qui la troublât à cc
polIO t
P
Enfin, vers quatre heure!;, Je timbre d'entrée résonna. Elle nttendit que ln femme de chambre allat
ouvrir, cl clle déboucha dnns l'antichambre juste
comme un visiteur entrait. Le vi iteur, c'était Bob
!\far ui!.
Toi 1 fit-cne,
celle heure P
~uprie.
Que viens-tu faire, à
�LE PRINCE CHARMANT
- Ton père m'a faiL demander. Il n'est pas là ?
Pas encore ; il avail un déjeuner d'affaires.
- Oui, je sais, mais il m'a fait dire d'être ici à
quatre heures et quart. Je craigllais d'être en retard. Et d'abord, comment vas-tu P Il me semble
qu'il y a un siècle que je ne t'ai vue 1
- Tout juste trois semaines 1 Il Y a seulement
Irois semaines que tu es parti.
- Seulement P Mais oui, au fait, le temps m'a
semblé long, tu vois.
- Tu vas goûter avec moi, en attendant papa P
- Volontiers.
Bob n'aurait jamais imaginé avoir autant de
chance. Il élait venu passer trois jours dans la capitale, sous le prétexte de soumellre à M. Arthuis
un proLlèrne urgent ; mais, en réalité, ce n'était
que pour voir Catherine ct mener à bien le projet
qu'il caressait. Or, la veille, ayant dÎllé rue llenriHeine, Catherine, invitée chez Madeleine Bon'oeval,
n'assistait point au repas, ct sn déception fut grande. Aussi lorsque la slandardiste de l'usille l'avait
averLi que le patron le demandait chez lui, un vague espoir lui était vcnu qu'il renconlrerait Call1crine. Et voici qu'elle le conviait ù goût.el· en INell-têto.
En ]a suivant dans Je petit salon, il ]a dévisageait,
la trouvant pllJS séclui~ant
que jamais, et le sentiment hien défini qu'il lui rodnit s'avéra plus profond encore.
L jeune Hlle s'assit sur 1In divan ct lui fil signe
de prendre place pri's d'clic. Puis, d'une voix indilféren le, elle dema ncla :
AillSi, lu es conlenl ùe la situation li. lincoln ?
- Plus CJue content: ravi 1
�LE }'R!XCE CHARMANT
115
Et il songea :
« Si elle se doutait que je serai un jour un des
Lords les plus riches d 'A ng leterre, peut-être m'aim erait-elle. Mais ce n'es t pas ainsi que je veux la
conquérir. »
Pui s, il ajoula :
_ J'espè re que tu viendras nouS voir . Maman
t'allend.
_ Tout dépendra d es circons tances. Je suis à la
veille d'un g rand évén eme nt.
Bob se se ntit pâlir. Au même instant, la femme
d e c ham bre enlrait avec le go ûl er. Catherine se leva. cl lui p/-it des mains le ,plateau qu'elle posa ellem eme sur la table.
_
VOliS apporterez du café pour 111. Mareuil, 01'do nna-t-e ll e.
_ " est ici 1 Madrmo iselle l 'avait commandé à
Juli ette aus ilôt ap rès le déjwn er .
. Catherine lI e r épondit pas, mais di ss imula un sourIre en r el/ CO lltra nI, posé sur elle, le regard plus
qu 'élon né d e 110b. Dès que la camériste fut sortie,
celui-ci demanda :
- Tu m'allondais donc P
_ Le plu s tranquillement du monde, Ca th erine préCIsa :
_ Comme on Illlencl quelqu'un à qui on a fixé
rend ez-vou s 1 C'est mo i qui t'ai fait ap,pc1er.
Déro nl e nalll ré Bah la r ega rda:
_ J e sava is ((Il e j 't~lais
la chose , mai s /'ont de même 1 r rpl irpw -I-il, vexé m a lg ré lui de III désinvolture
d e la j rlllle fille .
_ Pl a il ~- I o i l Il Y en a lant d'ulIlres qlJi voudra ient 1~lre
invil és fi goû ter par Catherine ArtllUis 1
donc de si pressé à me dire P jeta
_ QlI'a~-
Oob nerveuscmont.
�116
LE PRINCE CHARMAN T
- Eh là 1 El moi qui croyais que la fréquentation de la vieille noblesse britannique t'aurait fait
perdre ce Lon de chien de garde 1 Je m'étais trompée, voilà toul. Tiens 1 laisse-moi d'abord le servir,
nous cau erons elnsuite .
Elle versa pour lui une tasse de café ; pour elle,
une ta se de lhé ; pui s, toul en lui présentant un
toasl, elle dit à brûle-pourpoint:
- Je vais me marier el je voulais êlre la première à te l'annoncer.
Pris de court el, di so ns-le, profondémen t troublé,
Bob ne fut pa s maître d'un réflexe.
- Pour que je l' mmène en voyage de noces. probahlomcn t ? persi fla-t-il.
Avec son plus délicieux sourire, Catherine répondit :
- Je n'aurais j amais osé le le demander; mais
c'est à voir.
Hors de lui, Bob s'élait levé. Oubliant loute mesure :
- Ah ça 1 s 'écria-toi!, Le moques-lu de moi, oui
ou non ? et devrai-je Loule ma vie demeurer le speclateur de les amours heureu ses ou malheureu ses P
Dehout fi son tour, Catherine plongeai t son regard cl roil dans le sien.
- Qui te parle d'être un simple témoin P
Bob tenait encore une Téplique toute prête, Jorsque, soudain, il s'arrêla nel. D 'Uill se ul coup, la
lumirre l'aveuglait. Prenanl pre que brutalement la
jeune Olle aux: épaules, il demanda d'une voix à
peine perceptible :
- Que veux-tu dire P
- Rien qui pui sse te peiner ... du moilO S, je }'espère.
Il l'étreignit li la faire crier.
�LE PRI.'1CE CHARMA NT
117
- Ka te 1 fa pe tite Kate, je n'ose croire que ...
Pas an t ses bras a utour de on cou , elle maintin t
son visage tout près du sien ct, ses prun elles rivées
su r le sien nes, elle lui dit :
- Si tu sai lire dan mail cœur, tout au fond,
n'y vois-tu rien P Dai -je exprim er moi-mê me ce
que, paraît-i l, tu m e caches jalouse men t depuis longlemps jl Je l'aime, Bob. Oui, moi, la petite fille fanta sq ue 1 Sa ns dou le, t'ai-je aimé depuis toujour s
sa ns le savoir et mas perpétu elles boutade s n'étaie ntelles que de l'amou r en somm eil P C'est posiule. Mais, ft celle heure, je s ui s sûre que je
ne pannai suppo rter l'idée d'ê tre séparée de loi.
J'ai pen é qu e nos situatio ns étant diffé renles, tu
sera is trop fi el' pour m'avou er tes sentime nts. Alors,
je sui s venlle vers toi. Je veux ê tre ta femme. ]\fais
c'est peul-êt re di poser de ta personn e dans une
trop large m esure 1.. .
.Rob é tait ivre de joie, tellemell t m ême qu'à la
mlflute où il touchai t le but, il ne trouvai t plus
les mol pour ex lériori ser a pen sée. C'é tait si soudain, si in a tten du 1 Catheri ne l 'a imait. .. Elle aim ail Rob ct non pa s Eric qu'elle ignorai t encore 1
11 demeur ait anéanti , bouleve rsé, bien que profond émen t heure ux.
- Chère, chère petite Kale 1 murmu ra-t-il. Estœ po ~s ibl e qll c tan t de jo ie ,puisse m'arriv er jl
]\fais il n'alla pa s plu s avan! dan s ses expans ions
de Ca!heri ne si prrs du sien l'atverhales. Le vi~age
t et le baise r qu'ils échang èrent
hlemen
invinci
tirait
fuI pl1l s élo(l'/rl lt que tous les discour s.
Un loner momen t, il la relint contre h/i, la contempla nt "comm e un précieu x joyau, depuis longtemps convoit é et que l'on désespé rait de posséde r.
�118
LE PRINCE CIIARlIfANT
- Comment donc as-tu deviné mon secret P demanda-t-il enfin .
- Je crois que j'eus e été toujours aveugle sans
la cla irvoyan e de l\lndeleine Bonn eval. C'est elle
qui, un j our, jeta en moi les premiers soupçons.
Pour elle, les soupçons étaien t une cerI i tud e. l\loi,
je mis plus de temps à me fai['e une opinion. Cependant, le jour où tu m'as ramené de « l'ixe Royaie » et où lu m 'as fait part de ta conception ,peT~oneJl
de l'am our , j e fus amenée à voir clair en
toi. Mais, ce jour-là, j'étais encore sous l'empri se
de mes id ées soLLemen l roma nesques ct je courais
encore après la chimère. Depuis ton départ pour
l 'Allgleterre, j'ai Tes enti une telle impressio n de 50lituù e que, sa ns comprendre tout d'abord, ma pensée s'en allait con t"mm ent vers lo i ct, lorsque Madeleine a in sinu é int en ti on ne ll ement que lu te proposa is d'épolI se r Maud Sulliva n, j'ni plemé pendant deux jours. C'est alors que je dériùai de bru squor les cho es ct si lu n'étais pa s venlI, je serais
allée vel·s toi. lJier soir, je n'ai pas voLl1I a s i ter au
dîner parce que j e crai~n
i s de me trullir ct voulais un autre caclre à mes confidence.
Sans d e serrer son étreinte, Bob plan ta quelques
bai sers ail ha ~o rd.
- Toujour un peu romne~qu,
malgré tOllt r dit·
il en riant. Moi, je n'avai s pas besoin d'lin cadre
spécia l pOlir t'avouer mon amonl'. Je ùoi s le pa·
raître sI lipide. Je suis tellement ému. Olli, je t'aime
cl puis longlemp 5 ; mais conviens que rien ne m'a u.
t?ri sa it à. croire qu'un jour je pourrais le conqué.
nr. ~Il
l, hlllé, je n' ssayais pa s. Mon amour
e
tracltll sll lL en hru
~ qlef'is
qlle je jll g"C'a is moi-mÎ'me
grol~
qt~es.
Mais je me sen lais si loin de j'idéa l que
tu l étaIs forgé et que tu croyais découvrir parmi
�LB Pl\INC)!! CHAl\MAl'IT
110
la horde de ces courtisans que tu trarnais à ta' suite.
Tu aLLendais le Prince Charmant) comme il y en li
dans les romans, un être stylisé selon I~s
caprices
de ton imagination en folie, et qui, hélas 1 n'existe
pas. Je ,ne suis qu'un homme simple, un modeste
rouage de la puissante machine animée par ton père, mais je t'aime sincèrement et ma vie ne sera
pas assez longue pour te le prouver. Est-ce su ffisalllt Ip our délruire à jamais en toi ce penchant au
rêve et il la chimère P
Catherine prit son sac à main posé à sa portée,
en sortit ulle enveloppe de laquelle elle retira les
deux morceaux reçus de l'invitation mystérieuse. Les
tendant ù Bob:
- Tiens, dit-elle. Pout te prouver que je suis à
jama!s immulllisée, prends ccci qui, il y a quelques
se~aJ(l
encore, avaiL à mes yeux l'importance d'un
ta li sman. Oui, j'aLLendais le bonheur promis par
ces deux mes ages anonymes.
Bob, les yeux sur ces deux morceaux de bristol)
~ourjai
t :
- Quel enfantillage, chérie 1 ct combien ces puérllités s'accordent mal avec ton modernisme. En
S<mlrne, c'est de la dernière imprudence d'engager
ta vie aujourd 'hui. Le billet n'est pas compJr.t.
- Ne te moques plus de moi 1
Bob ajouta:
- As-tu aussi renoncé au riche étran~e
prédit
par ln gitane? .
Lais ant tomber sa tête sur la poitrine de Bob,
Catherino murmura :
- Je renonce ù tout ce qui n'est pas Bob Marcuil. Je t'aime 1
De nouveau, celui--ci la couvrit de cnrcs!es.
- Que de temps per~u
1 A mon lour, jo te doii
�120
LE PRINCE CUARMANT
un aveu. Si je suis veIDU à Paris, c'était uniquement
pour te voir. Je ne pouvais plus vivre 10ÎiIl de toi.
Mais j'avais peur de paDler.
- Et maintenant, tu as Ip eur encore P
_ Maintenant j'ai hâte de confier ma joie à tes
paroots et de t'emmener, car tu ne vas pas me
laisser repartir seul, je pense P
Catherine, le regardant tendrement, répondit:
- Je ne ,l e pourrais pas ... Car je ne t'ai pas encore tout dit : Je suis terriblemen t jalouse 1
* * .,.
A~ors,
que dis-tu de ce petit collage ~
Comme (( pelit cottage », c'est assez grandiose 1
- JI nous suffirait pour abriter notre bonheur.
- A peine 1 Car notre bonheur est si grand qu'il
s'y trouverait tout juste à l'aise 1
Et Catherine, admirative, ajouta :
- Miss Sullivan ne faiL pas un trop mauvais paTti en épousant l'héritier de toutes ees merveilles.
Tu ne regrettes pas d'être arrivée trop lard
pOUl' le conquérir P
Catherine lança à Bob un regard furieux. Il souri t mais n'insisLa pas.
S'il avait cru devoir, avant de qlliLLcr Paris, mettre M. Arthuis au courant du changoment survenu
ùans sa vie, il s'était bie.n gardé de dévoiler Iii vérité à sn fiancée. Elle allai t vivre une apoLhéose romane~C!u
comme elle ne l'aurait jamais imaginée.
Arrivés depuis deux jour! à Lincoln, floh avait
conduit Catherine II la petite maison IOl~c
pour sa
mère et 1ui, mai~
qu'il 111 'habitai L plu~,
lord Glaeeborough ayan t. ùésiré avoir qon
près de lui.
~eulmnt,
.pour mener à bien le Rcénario lJU'i! avait
conçu, il v01~loit
qne la jrune fllle ignorill ce dé-
-
ms
�LE PIUNCE CHARMANT
121
tai'l c t qu'elle descendît provisoirement au Cottilge.
Les choses s'é taien t p assées ainsi qu'il le d ésirait;
mais ils avaicn t, d ès leur arri vée , trouvé une invita lion à dî ner à « Wi gford-Hou se )l , pour y fêler
les fian çaiJJ cs du fulu r lord Gl asebo'l'oug h.
Don c , ce soir, r,épo nd a nl à ce lle invitation, il
condui sait Calh eri ne po ur la premièr e foi s au châLeau. Elle é lail r avissa nte dan s une toil eLle d e tulle
vert pâle qui lui do nn ait l'aspec t d ' une toute j eune
fill e. Bob é ta it en h abil soi O'n eusement coiffé, con•
'
0
traIrem ent à son habilu de. Aussi Cath erine, qui
J'avait rar c m ent vu en tenue d e soirée, n e put se retenir au d épart de le complim enter sur so n élégan ce.
La voiture, p il o~e
par un c h auffeur de lord GJasebo ro ug h, les condui sit, non d evant la porte du
g rand h ald . m ais à l 'aile droite du châ teau. Un peu
émue, Ca th erin e sc laissa it g u.id er . Il s gravirent un
pe lil esca li er de pierre en colim aço n ; puis, après
a voir suivi un e in lermin abl e galerie, parvinren t enfin n un e po rle basse que Bob poussa.
- Vo ici, dit-il, les appartem ents privés d'e la future lady Gl ascbo rou g h .
Pour ta nt ha bil uée a u luxe, la j eun e fill e ne put
r e tenir un cr i d 'ad m ira tio n . To ut était uniform ém ent
bl anc , dep ui s les Lentu res , les m eublcs, les tapi s,
jusqu'au 'Ill oin dre accessoire. Elle allait ct venait,
to ut en s'ex tasia nt.
_ Voil;) , dil-ell c, ce qu e je vo udrais chez nous.
_ Vos d és irs so nt des ordres, pl'ÎlO cesse 1 dit en
souriant Bo b moqu eur. Mai s tu n'a s pas toul vu
encore. Maintenant, ferm e lcs ycux ; lu les ouvriras
quand j e le dirai.
_ S'il a rri vait quelqu'un 1 Tu abuses un peu, jc
tro u ve .
- Obéis ûl suis-moi.
�122
LE Pl\INCE OIIARMANT
Docilement, Catberime mil sa main dans celle de
Bob ct ils sorti rent de la chambre.
- Allen lion J il Y a une marche. !\Iain tenan t, ouvre les yeux J
- Ah J s'écria la j eune fille; mais c'est le château de la Belle au Bois Dormant J Nous allons découvrir la PrulCesse J
- Peul-être, et aussi sans doule le Prince Charmant J
C'éLait un délicieux boudoir tendu de blanc comme la chambre à coucher. El partout des fleurs. Dans
le fond, masq uant la porLe, un immen se velum égalom ont blanc. Sur une lable, une corbeille d'orcllidées l'clint l'attention de Catherine.
- La corbeille de fiança ilJ e P demanda-t-elle .
- Une des corbeilles, recLifia Bob ; mai s c'est
la plus belle, parce qu'elle eSl offerte par Je fiancé.
C'est pourquoi, el le est ici, dans les appartements
pri vés.
Près de la corbeille, un coffret, blanc lui aussi.
Bob l'ouvrit. Il était rempli de bijoux de grande valeur.
- Choisis, dit-il.
- Tu es fou 1 rélorqua Catherine effarée.
Mais Bob, d é ljb é r ~me
nt,
prit une très belle bague ancien ne ct, sa isissan t la main gauche de Catherine, la pa sa à J'a'nnulaire.
- Elle est ù la mesure, n'est-cc pas il
Un in slanl, Calherine l'adnJirll ; puis, jugea nt que
la pl ilÎsa nlel'ie avait assez duré, voulut l'ôler ; mais
Bob l'en empt·cha.
- Elle l'appartient, ma pelile I<ale.
- Voyon s, Boh 1 fini sso ns celle comédie Si l'on
venait, que dirait-on P
�LE PRINCE CHARMANT
123
- On dirait qu'il n 'y a rien de trop beau pour
la future lady Eric Glasebo rough.
pas Hobert Mareuil qui avait pronon cé
Ce n'~taj
ces derrllèr es paroles, dans u'n français nuancé d'accelll anglo-s axon. Cathed ne leva les yeux et celte
'
fois, se crut vraime nt le jouet d'un rêve.
s'était
porte
la
lant
La tenture blanche , dissimu
deux
les
vers
ant
s'avanç
là,
était
homme
écartée . Un
jeunes gens.
- Lord Régina'l d Glasebo rough, présent a Bob.
Celui-c i, saisissa1nt la main de Catheri ne, celle où
brillait 1'anneau , la IporLa à ses lèvres. )1 sembla it
très ému.
trop beau
- Non, insista- t-il, rien ne peut ~tre
leusem ent
miracu
Eric,
pour la femme de mon fils
retrouv é .
t abasour die, Catheri ne chercha du
Com r~lètemn
ftUincé.
son
regard
- C'est la vérilé, ma pelite Kate, affirma Bob,
en la prenan t dans ses bras. Toute La vic, tu as désiré vivre un roman, eL voici que ton souhait se réalise, plus merveil leux CJue tu ne l'aurais imagin é,
alors que, sago.mcn t, tu y avais r()Tloncé. Cc n'est
pas à Dob l\larcuil CJue l'autre jour tu as avoué ton
amour, mai bien il Eric Glasebo rollgh, fils unique
de lord Hegina ld Glasebo rough. C'est une histoire un
peu longue il te racolnle r, un peu triste aussi; mais
c'est une hisloire vraie, absolum ent vraie. Tout ce
que tu viens de voir ct d'admi rer a 'élé conçu ct
Téalisé pour ]a fulure lady Eric Glasebo rough, ma
femme ... pour toi, ma chérie, par conséq uent.
- Mais ... Miss Maud Sulliva n P
_ Elle épouser a mon cousin Eddie ct nous serOns
étroilem ent unis
Calheri ne élait lrès pâle. Bob la fil asseoir. Entre
�124
LE PRINCE CnARMANT
temps, lord Glaseborough, discrè tem ent, avait quitté
la pièce.
- VOyO O'l, Bob, parle-moi, crie, fai s quelque chose qui me prouve que tout ceci n 'est pas de la fantasmagorie 1
Bob l'embrassa tendrem ent.
- Ce bai ser suffit-il pour te prouver que tu Ille
rêves pas P N'y sens-lu point combien j e t'aime il
Catherine lai ssait errer son regard alen tour d'elle;
elle contemplai t à to ur de Tôle les bibelots préc ieux,
les d éco rations murales , les mille el une m erveilles
ormant le boudoir. Enfin, de Il OUvea u, ses ye ux
s'arrêtèrent sur la cor beill e d'orchid ées, et elle remarqua pour la première fois qu ' une enveloppe y
é Lait épin g lée, porLanl comme suscription, ces simples mols :
« Pour Catherine
»
Elle n'osa i 1 pourtan t la tou cher. Ce ful Dob qui
la déta cha et la lui tendit.
L'ayan t ouverte , sa surprise Ille connut plus de
bornes : la ca rte d'invitation my stéri euse ~'y
trouvai l, en li ère ce LLe fois, el so ig ncuse men l reco n3ti luée.
Tour à lour, ell e regardait Dob cl le carlon ct
v ice-versa.
- La carle est complète 1 fil- elle. Mon m essager
anonyme est donc ici P
Puis, subitement lu cide :
- C'était loi P
- Oui, clJ0rie, c ·élait moi 1. .. lu es déçue ?
- Oh 1 non ! mai s lu cs bi en le dernier à qui
j'aurai s pensé .
dois Le .dire que l'e n 'csl pas moi qui en
• - .T~
al cu 1 Id ée. Paret! su bterf1l ge ne pouvait ~ tre
conçu
qu ~ par quelqu'urn ayant l 'imagi na 1ion fertile, un
po le, un roman cier, par exemple.
�LE PllIN CE
ClARM.~T
125
- Gui llau me Ver net 1
à Cha mon ix, pen - Tu l'as dit 1 Qua nd j'all ai
renc ontr ai ledi t
j'y
e,
dan t ton séjo ur à la mon tagn
ri ct qui, entr e
favo
rt
spo
Ver net qui s'y livr ait à son
it de tem ps à autr e
deu x com péti tion s spor tive s, alla
et vrai sem blab lem ent
à l\Iégève. Je lui parl ai de toi
secr et. .Tc lui avouai
mon
de tclle sort e qu'h l éven ta
pren dre l'im puis com
fis
lui
s
mai
que je t'aim ais,
con qué rir, étan t donsanc e où je me trou vais de te
Alo rs, il me dit :
e.
n6 ton cara ctèr e rom ane squ
idée . »
lIne
j'ai
;
e
fair
Lais se-m oi
« invi tatio n péri e
cett
he
poc
sa
s
dan
(( Et, pren ant
es. Il m'e n
égal
ies
mée , il la déc hira en deu x part
ces à com men
com
Tu
rem it une et gard a l'au tre.
ève, Verl\Iég
à
n
rsio
excu
e
pren dre P Au cou rs d'un
ton insu ,
à
qui,
lui
t
c'es
et
e
sanc
net fit ta con nais
ier bille t mys téri eux .
glissa dan s ton man teau le prem
dan s son pro gram me :
Te faire la cou r entr ait aussi
pou r gag ner du tem ps
ceci
il n'y faill it poin t. Tou l
qui rbou rdon n;Iie nt
ct tâoh er d'év ince r le frcI ons
auto ur de loi.
s, j'ai reçu la moi tié
- Mais, de1'l1ièrement, à Pari
du seco nd mor ceau ?
à ce mom ent,
Adr essé par mes soin s. Déj à,
para is les voie s.
j'éta is réso lu à Ip arIe r, et je pn5
auss i ?
- Tu fais ais du rom an, toi
j'aim ais plus que
que
toi
- Pou r te con qué rir,
du rom an poli cier 1
lout au mon de, j'au rais fait
erve r des cou reur s de
Ava nt tout , je vou lais te prés
elli 1
Fior
dots , des de /Jra ynes et des
est mor t. Auj ouril
:
é
pass
le
- Tais -loi 1 c'e t
reus e, que je ne veu x
d'hu i, je me sens (ene men l heu
r ... à noI re bon heu r.
plus ong er qu'ù mon bon heu
mam an puis sent me
el
Com bion je vou drai s que pap a
voir en ce mom ent 1
�126
LE PIUNCE CHARMANT
Bob se mit à rire :
- La bonne fée qui régit nos deux vies depuis
quelques semaines y a songé . Les fées ne pensentelles pas à tout P En écartant cette tenturc, tu vais
trouver ici ceux que tu espères. Ils son t là, ani vés
ce soit'. Ils ne ,p ouvaient manqucr d'assister aux
fian ça ill es de la future lady Glaseborough 1
Catherine, dans un élan de tout son être, sauta
au cou de Bob :
- Ah 1 je l'ai trouvé, le Prince Cha'J'mant 1
- La gitane avait raison 1... Le riche étranger
- Tu y crois maintenant P
- Pas plus qu'autrefois, chérie. Je ne crois qu'au
Maître invisible et toul-puissant, qui lient le fil de
nos destirnées. Nous devons nous borner à suivre ses
dessei ns, sans chel'elJCl" b percer leur mystère. L'avenir, notre avenir , ma petite Kate, est il Dieu et
seu]emen 1, à lui.
FIN
�PHr ,araltreJeudl procbaln sous le 00 609 de la C.UectloIIIFalll"
SUR LA ROUTE
L~OMBRE
Par
ROBERT
]EAN-BOULAN
CHAPITRE PREMIER
- A quoi pensez-vous, JoseLle P
A cette qu es tion direc te, la j eune fille tressaillit et
leva la tèle. Un sourire parut sur ses lèvres fraîches .
_ Muid à rien 1 Ou plutôt, si ... CeLte poosie es t
d'llne si prena nte bea uté 1
Lu cien Noyelle ferm a lentement le livre en poussa nt un lég'Cf' so upir. Il sava it bien - il savait trop
lJie n _ qu e ce n 'é tait pas Verlaine qui faisait rêver
ain si sa co mp ag ne. Ou bien, si réell ement la magie
du r ythm e et l 'harm onie des phrases l'emportaient
si loi n de Jui, il n'était poi ri t Je compagnon avee
lerlu \1 ell e s 'e'll vo lait au pays de la Chim ère.
Ils étai ent se lll s dan s le gra nd sa lon aux meuhles
clairs ; les sto res baissés tami sa ient les urd enLs rayons
de ee so leil cl 'août. Dehors, peu de hruit. Les rumeurs de la vilJe venai ent m ourir jusqu'en cette
ru e vi eill ort e ct pai sibl e. Dans la g rande maisorn,
close :'t la chaleur, on n'entend ait que le bourdonnern en t des m O l r h e~ , ct, to ut il l 'heu re, la voix de
LI/ r ien qui scnnd ait les stroph es . Il se taisait, maintonnnt, ct, mll et, contempl ait Jose tte avee une mélanCOlie non dég uisée.
(A suivre.)
�Irop. J. Téqul 3 bis, ruc de la Sablière, Paris (France). -
75-11-381
�COLLECTION
FAlUA
Derniers volumes parus
~
_ 601. Franchita la réfugiée, pa r'
de MOULINS
~1,
_
1
602, N 'a imer que vous! par Philippe J AI1DYS .
~
603 . Promesse d'aïeule , pal' Jea n n os \lm.
::
~
604. Sa meilleure a mie , par DO~lINQJE.
= fi05. Le cœur de J acqueline, pa r G. MONTIGNAC.
606. L' éternelle sacrifiée, pur' J osé R EYSSA.
607. Dan s la tour ténébreuse, par J . MonrN,SAnnus .
608 . Le prince charmant, par Anni e et Pierre HOT.
Prochains volumes à paraître:
609. L'ombre sur la route, par R obert JEAN-BoULAN .
_
610. Derrière les paupières closes, par R. LE JEUNE.
611. L e doux bonheur d'aimer, pal' Rober t LATruE .
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11
1 1
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�DEPmS TOUJOURS SORT LES MEILLEURS
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l1enux-Arls, Paris
�
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Lorn , Anny (1882-1977)
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Le prince charmant : roman
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Société d'éditions publications et industries annexes
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impr. 1938
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Collection Fama ; 608
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BUCA_Bastaire_Fama_608_C90894
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ET PIERRE HOT
�:!J.......................................................................l!:
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LAC 0 LLEe TION "F lA.. MA" ~..
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BJBUOTHÈQUE RtVÉE DE LA FEMME ET lll!. LA
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connue de tous ceux et celles qui aiment à sc distraire d'une manière
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Voir dan s PATRON JOURNAL le règlement.
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d,Editions, Publications et Industries Annexes
94, rue d'Alésia, PARIS (XIve)
;;, ••••••••••••••••••••••••••••• Ia ••••••••••••••••••• ••••••••••••••••
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~
=
3
�c..9060g-
L'INCONNU
,D U RAPIDE
.
�ANNIE ET PIERRE HOT
"L'INCONNU
DU APIDE
ROMAN
SOCI~T
D'ÉDITIONS 1
PUBLICATIONS ET INDUSTRIES ANNEXES
94, Rue d'Alésia 94, - PARIS (XIv e)
�L'INCONNU DU RAPIDE
La ruse la mi cux ourdie
ioventeur,
Et souvent la perfidie
Retourne sur son auteur.
PIJut nuire à. ~o
(LA FONTAIN E.)
CHAPI TRE PREMIER
Cinq heures de l'après -midi. Une de ces après-midi de
décembre comme on n'en voit qu'à Paris, où le froid, qui
déjà sévit dans d'autres régions, semble ne point oser
encore faire valoir ses droits, permettant à l'arrière-saison une suprême coquetterie. La temp érature est particulièrement clémente. Seul, le soleil boudeur s'est voilé de
grisaille, et voici que, pal' groupes, les mille feux de
la grande ville piquent de leurs ors 1umineux. l'ombre
déjà naissanto, comme de mirifiques vers luisants.
Les abords de la gare du Nord présen tent leur animat ion coutumière . Côté arrivée, la Ioule est particulièrement dense, la ruée du départ des « banlieusards » ne
commençant que plus tard. Le rapide de Berlin sera là
dans quelques minutes. Porteurs. marchands de journaux,
l: hauITeurs de taxis, garçons d'hôtels, ouvreurs de portières, etc .. .• sont sur le qui-vive.
Un coup de sifflet strident. Le train, sans une secondo
do retard ot retenant son souffl e Iormiùable. entre en
gare, majestueusement. L'al'l'i vée d'un grand express a
�6
L'I N CON NU DU RAPI D E
touj ours quelque chose d'impres
sionnant. Hât ivem ent,
les voyageurs fend ant la foule
des amis, des parents
venus à leur rencontre, voire mêm
e des curieux, se
hâLent vers la sortie, pren ant d'as
saut les voit ures en
station, s'engouffrant dans le mét
ro, ou gagnant démocratiquement le prem ier arrê t du
u tram D ou de l'au tobus.
Bouscul ant tout le mondo, commo
s'il nageait le crawl,
et sans prondre gard e aux inve ctiv
es, un jeune homme
faisait de vains efforts pou r vain
cre la vague déferlante des plus débrouillards. Enfm
, trio mph ant, il parvint dans la cour de la gare, just
e pour voir so rele rmer la portière d'un taxi sur
la personne que, snns
aucun doute, il voulait à tout prix rejo
indre.
Ce fut par une brut ale métaphore,
aussi claire que
conciso, qu'il extériorisa son dépit,
lequel ne fit que s'accen tuer , en c0\1sta13nt l'absence intempe
stive de toute vojtur
~
libre.
Or, 10 hasard, dieu malin, so fit, pou
r une fois, son chevalier servant. Le frôlant presque,
un taxi stoppa. Un
homme qui paraissait aussi pres$é qU€
llui - même en descendit, et, tout en jetant un rapide
ccup d'œil à l'horloge
officiolle, tend it, pour pay er la cour
se, un billet de cent
fran cs.
_ Pas de monnaie 1 grommela
le chauffeur, qui sans
doute, commen çait son service.
Discussion dans la forme r.Jassiqu
e. L'un prét exta nt sa
hâte et menaçant de part ir sans pay
er; l'au be répliqua nt
qu'il n'ét ait pas tenu de faire l'app
oint, et qu'il irai t quérir
le guet.
Sans perdre de vue la voiture qu'i
l voulait suivre, et
qu'un embouteillement providentiel
immobilisait au coin
de la rue, notre jeune homme pres
sé, croy ant être au bou t
de se:; tracas, s'éta it inst allé dans
le taxi, ot s'exaspérait
de ce nouveau contretemps.
�L'INCONNU DU RAPIDE
7
- Ça, c'est bien ma veine 1 marmonna - t- il.
Comprenant qu'il n'avait pas le choix des moyens:
- Payez-vous, dit-il au chauffeur, en lui passant par la
glace mobile le prix du litige; et vite, suivez 10 t axi l'ouge
arrêt6 là-bas, dans l'encombrement, à l'entrée de la rue de
Saint -Quen Li n.
Le voyageur sans monnaie voulut protester, mais fina lement, comme l'auto de louage allait démarrer, il tendit
:la carte au généreux inconnu, qui, distrDitement, 1 mit
dans sa poche sans la regarder.
Au traveI's de Paris, ù cette heure où la circulation
devient particulièrement intense, Ir. poursuite commença,
Notre héros se sentait l'âme d'un aétective. Sur son siège,
le brave chauffeur prenait, lui aussi, son rôle au sérieux,
certain de collaborer à quelque mature sensationnelle.
Maître de son volant, il ne quittait pas des yeux le
fameux taxi rouge, et, lorsqu'à certains carrefours une
sonnerie impérieuse l'arrêtait dans sa course, il manifes tait son désappointement par de vibrantes onomatopées,
qui laisaient sourire malgré lui notre J avert improvisé.
Après avoir descendu la rue La Fayette, contourné
l'Opéra, laissé sur la droite l'église de la Madeleine, pour
prendre la rue Royale et traverser la place de la Concorde, la mystérieuse voiture à la carrosserie rutilante
s'engageait maintenant sur le cours Albert-} er. Enfin,
tournant brusquement à gauche, elle franchit le pont des
Invalides. La voiture poursuivante «collait » maintenant la première. Se retournant vers son client, le chautfeur hilare cligna de l'œil comme pour lui dire:
- Cette fois, patron, on la tient 1
E1Iectivement, ils la tenaient et ne la lâchèrent plus .
Elle roula quelque temps au long du boulevard de ,hl
'l'our-Maubourg, prit la rue Saint-Dominique. travers.l
le Champ de Mars, et vint stopper devant un superbe
immeuble de l'avenue Charles-Floquet.
�8
L'INCONNU DU RAPIDE
Sans attendre l'arrêt de son propre t axi, notre
inconnu avait comme tout à l'heure réglé la course par
la glace mobile, en joignant au tarir un reyal pourboire.
SD.utant lestement sur le trottoir, il rejoignit en deux
enjambées la personne qu'il poursuivait, au moment où
celle-ci allait s'engager sous le porche monumental.
, - Ben mince 1 se dit notre ami le chauffeur; si c'est ça
le malfaiteur, moi je demande à être gendarme 1
Et, gouailleur, il reprit la « maraude » en quête de
nouveaux clients.
Sans conteste, le ' brave homme avait du goût; l'objet
de la filature étant une ravissante jeune mIe. Celle-ci
n'avait point la beauté classique, trop régulière, trop
précise ct trop fade, mais, de l'ensemble de sa perspnne,
sc dégageait un charme indéfinissable, un je ne sais quoi
d'aimable et de séduisant, nuan cé de réserve et de dist incti on, qui forçait l'attention. De jolies boucles brunes
encadraient les yeux rieurs, et ceux-ci, complices d'u ne
bouche minuscule et spirituelle, égayaient le visage d'un
ovale très pur.
. Elle posait le doig
~ sur le bouton qui commandait la
porte, quand un respectueux et timide: « Mademoiselle )l,
la fit bru squement sc retourner. Un sourire malicieux fut
le résultat du premi er réflexe, la silhouette de son interpellateur lui étant familière : c'était en effet son compagnon du rapide, compagnon, disons-le, qui avait produit
sur elle la meilleure impression. Cependant le fait qu'il
l'a vait suivie jusque chez elle modifiait un peu le pre .
miel' jugemont qu'elle avait porté Sur lui, ct elle se pren ait il. regretter son erreur, l'ayant trouvé fort sympathiqu e au cours de ce premier tête-à-tête . Aussi bien, le
courire av~it
cédé la place à un froncement de sourcils,
ct l'air hautain qu'elle prit aussitôt semblait capable de
t enir à distance respectueuse n'importe quelle audace.
Or l'inconnu, troub!é par l'attitude imprévue de
�L'I NC O NN U DU RA:'IDE
9
la jeune femme, lui t endit un petit sac de voyage.
- Mademoiselle, dit·il, vous avez oublié ceci dans le
comp artiment.
Un rapide inventaire des menus paquets qu'elle t enait
li la main suffit à convaincre celle-ci.
-- Grand Dieu 1 s'exclama -t- elle.
Et le visage expressif et mobile de la jeune fille
retrouva sur l'heure l'exqui s sourire un mom ent éclipsé .
- Combien je vous suis reconnaissante 1 aj outa · t- ell e.
Savez -vous bi en, monsieur, que c'est une véritable fortune que j'ai si sottement oubliée ?
Tendant la main au jeune homm e, lequel commençait
à reprendre ses esprit.s, elle !ui dit spontanément :
- Voulez-vous m'être agréable? Montez avec moi, je
vous présenterai à ma mère. J e suis Mi cheline Barsac.
L'inconnu s'inclina, prit la petite main qu'on lui oUrait
et, à son tour, se présenta ;
- J ean Randal, ingénieur.
Il faut reconnaître qu'à première vue, ce dernier oITrait
aux regards tout ce qui pouvait fa ire r etourner d'emblée
les jeunes filles en mal d'époux. Grand, bien découplé, la
souplesse aisée de sa démarche prouvait sa grande culturo sportive. Élégant sans recherche excessive, sans
modernisme outrancier, l'ensemble de sa silhouette plaidait favorablement la cause du jeune mathématicien, et
l'impression direct e qu'il donnait à quiconque l'approchait, expliquait celle ressentie par la jolie Micheline.
- Si vous le voulez bien, dit cell e-ci, nous prendrons
l'ascenseur, c'est au quatrième.
Or, tant que dura la montée, la jeune fille se prit à
r é!léchir à la spontanéité do son invitation, qu'elle jugea
presque incorrecte, sinon imprudente, ot elle se demanda
ce que r onserait sa mère de ce mépris du protocole, con·
sé quence de son étourderie. Une seule chose pourrait lui
servir d'excuse, ou peut- être au contraire de c ir c on s t a n ~e
�10
L'I NCO NN U DU RAPI DF.
aggravante, co serait le sac retr
ouv é, le sac 03t son
contenu!
Mais Micheline Barsac n'ét ait pas
fille à s'en fermer
dans un tel dilemme. Elle eut vite
fait de pren dre une
résoluti.on,
'
_ Mère est très imp ressionnable, ditelle ava nl de sonner
chez elle, et ma sotLe aventure lui
causerait une émotion
inutile. Je vais vou s présent!;'r com
mo un ami retrouvé à
Lioge.
La porte ouverte par une Cemme
de chambre emp&c.:ha
Ran dal de répondre. En le voy ant,
la soubrette paru t
surp rise ; eUe alla it parl er, mais
dans une pièce voisine
la sonnerie du téléphone rete ntit.
._ Allez voir, Marie- Louise, ordo
nna la jeune fille.
Et ouv rant elle-même à son compagn
on la port e d'un
délicieux peti t salon emp ire:
_ Veuillez enlr er, dit-elle.
En un clin d'œil, elle eut enlevé gan
ts, chapeau et manteau de voyage. La cam ériste vint
rend re com pte:
_ Mademoiselle, c'est mon sieur John
, exp liqu a-t- elle.
Micheline s'excusa er. s'en fut vers
l'ap pare il. Celui-ci
se trou vait dans un cabinet de trav
ail contigu, de t elle
sorte que, par la port e ouverte et
sans quit ter sa plac e, le
jeune homme pou vait voir la jeun
e fille et ente ndre sam
en perdre un mot la conversation.
_ Allo 1 ouL .. bonjour ... j'arr ive
à l'instant ... Ah 1
bah! ... oui, j'ai trouvé un taxi en
sort ant de la gare ...
Bxcellent ... un peu fatiguée, mai
s pas trop ... Vou s
dites? .. Oh 1 pauvre garçon 1 Pas
possible? ... Çà, çà par
exemple, ce n'est pas malI. .. C'es
t trop drôle 1... Oui .. .
entendu ... Ne venet pas trop tard
... Mais non, je ne vou s
en veux pas ... pas du tout ... Vous
êtes fouI ... Good bye ! ...
Cepend ant qu'a vait lieu celt e conv
ersa tion qui demblai l réjouir fort les deux partenai
res, Jean Ran dal souriai t en se rem émorant les di vers
es ph ases de sa foU.
�L'INCONNU
DU RAI'IDE
11
poursuite à travors Paris, et bénissant le Ciel qui lui
avait consenti un si aimable épilogue. Or, l'incident du
voyageur sans monnaie lui revint à l'esprit. Absorbé par
le but qu'il s'était assigné, c'est à peine s'il avait remarqué le 'lisage de l'inconnu. L'inconnu? Mais au fait, il uo
l'était pas: Cet homme, en effet, lui avait jeté sa carte, à
l'instant précis où l'auto démarrait. Fouillant dans ses
poches, l'ingénieur y retrouva le bristol. 11 n'y avait pas
d'hésitation possible, c'était le seul qu'il eut sur lui.
Machinalement d'abord, il y jeta les yeux, comme s'il
pensait à autre chose; mais, tout à coup, son expression
changea et dev:nt particulièrement attentive. Une stupéfaction intense fit place à l'indifférence.
Le retour de Micheline interrompit ses rOllexions. Sans
paraltre remarquer /:lon attitude bizarre, la jeune fille
'allait le mf'lttre au courant de son entretien téléphonique,
lorsque Mille Barsac entra, flanquée d'un superbe lévrier
d' ltalie. BIle semblait inquiète.
- Mon Dieu, mon enfant, que me dit Marie-Louise?
Tu rentrei:i seule?
Micheline sourit ct présentant Jean;
- Mais non, petite tnère, répondit-elle, vous voyet
bien, j'ai eu la bonne fOl'Lune de voyager, depuis Liége,
avec un de mes amis du club, Jean R lll1dal.
Quelque peu rassurée, MOle P.1nôLii.', J)our qui tou5 les
amis de sa fille étaient les siens, a C~ :I('ilt
l'ingéniel,lr fort
aimablement. Néanmoins, elle poursuivit son idée:
- Je ne t'avais pas envoyé la voilure, John m'aYfint
<,lit qu'il t'attendrait avec la Glenne.
Micheline 6clota de rire.
- Je sais, .ie viens de lui parler au téléphone; mais
comme il 6tait en route peur venie à la gare, il a eu
quelque part, du côté de la porte de Versailles, une
sérieuse panne de mugn6lo. et il a dü pl'endre un taxi;
mais il m'a manquée.
�12
L'I~COSlU
ou
lUP I DE
- Et cela t e fait rire? interrogea Mmo Barsac.
- Oh 1 c'est t oute une hist oire, poursui vit la jeune fille
ri ant de plus belle. Il n'y a qu'à John qu'il arriv e d e~
aventures semblables. Figure-toi que n'ayant pas de
monnaie pour payer son t axi, et le chauITeur n'ayan t pas
,de quoi lui rendre, un inconnu prensé a réglé la course.
P as de danger que je rencontre une pareille poire 1
- Micheline ! réprimanda gaiement l'excellente femme.
Et s'adressant à J ean qui semblait de plus en plus
songeur.
- ExcUfez, monsieur, ces disgressions qui ne vous
intéressent guère. J e pense que vous nous ferez le plaisir
d'accepter un verre de porto?
R andal s'inclina, et comme Mi cheline allait sonner la
femme de chambre, Mme Barsac l'arrêt a dans son geste.
_ Laisse, dit- elle, je préfère lui parlor moi -même.
Viens, Stop 1
Dès que la maitresse de maison eut quilté le salon,
J ean, t endant à la jeune fille la carte de visite qu'il avait
conservée à la main, interrogea :
_ Ce monsieur dont vous parlez , serait- ce ?...
Micheline prit Je bristol, y jeta les yéux et, stupMaite,
répondit en le lui rendant:
_ John Rudford, ... parfaitement; mais ... comment sc
fait-il ?
Lïngéni eur, r.1C:>:: rkur, moitié perplexe , expliqua le
myst ère.
_ C'est moi , dit-il, la po ire du t axi 1
On s'imagine l'effet produit. La jeune fill e, loin de
s'a ttendre à une pareille coïncidence , et, t oute honte use
de sa gaffe imolontaire, rest a quelques inst ants sous le
coup de cette premi ère impression plutôt désagréable ;
puis, sa franchise naturellli reprenant le dessus, et le
COmi([110 de la situation lui apP;w.1.issnnt, elle donna lib l'!)
cours il sa ga iLé. Ranclal , t ont d'abord q udquc peu güné,
�L'll\"CO in'; U DU ItAPIDE
13
lui aussi, éprouvait des réactions semblables; mais, en
voyant la façon heureuse dont Micheline prenait la chose,
il se mit à l'unisson.
Spontanément il allait entrer dans les détails, mais la
jeune fille entendant sa mère l'interrompit, el mettant un
doigt sur sa bouche :
- N'oubliez pas, dit-elle en souriant, que nous revenons ensemble de Liége.
Suivie de la femme de chambre porlant le goûter
Mme Barsac parut sur le seuil. Lorsque la servante fut
sortie, elle s'informa:
- Maintenant, ma chère enfant, je serais heureuse
d'apprendre comment s'est passé ton voyage.
Micheline eut pour l'ingénieur ùn coup d'œil complice.
- Oh 1 mon Dieu, petite mère, répondit-elle, aussi
bien que possible; c'est ce qu'on peut appeler un voyage
sans histoire.
- Tout à fait, approuva Randa!.
-- Mais fort agréable cependant, continua la jeune fille
(égi;rement ironique, grâce à l'heureux hasard qui m'a
donné Jean Randal comme compagnon de route.
L'ingénieur, gêné, rougit jusqu'aux oreilles.
- Personnellement, ajouta Mme Barsac en souriant, je
lui sais gré d'avoir poussé la galanterie jusqu'à t'accompagner à la maison.
S'empêtrant dans un lamentable dithyrambe, Jean
bafouilla:
, - Oh 1 madame, soyez pCfsuadé3 quo tout autre que
moi en eût fait autant.
c n ~ , pou!'suivil sans transition la mère de
- Évidom
Micheline, l'amitié simplifie toutes choses. D'ailleurs, vous
connaissez sans doute M. Rudford?
Cc fut la jeune mIe qui, prudemment, répondit pour
l'ingénieur:
�14
L'INCONNU DU RAPIDE
- Chose curieuse, dit-t'Ile, ils ne se sont jamais rcmcontrés ...
Et jetant à Randal un nouveau regard d'intel1g~c
malicieuse, elle rectifia:
- Je crois qu'ils ont eu seulement l'oocasion de s'entrevoir une Cois. N'est -ce pas? ... il Y a même très peu de
t emps ...
De plus en plus ahuri, Jean répondit:
- Oui, oui, une fois, une seule foi:, ...
Puis, craignant qe s'être trop avancé, il ajouta:
- Mais si peu ... ohl si peul
- Eh 1 bien, dit M me Barsac en manière do conclusion
puisque vous avez 6U tout à l'heure l'amabillté de rem~
pIncer M. Rlldford près de ma fiUe, venez donc dinar
dimanche soir, John sera là el vous ferez sa connaissance : c'est un garçl n d6Jicieux, et si simple ... vous
verrez.
Jean, pris au dépourvu, ne savait à quels saints se
vouel'. Ses yeux chrrchaient ceux de Micheline, laquelle
sent.ant qu'il perdait pied, vint Ù flon secours.
- Pourquoi pas? dit-elle.
Sans enthousiasme, Randol accepta, dans l'impossibilité
qu'il était de fairo autrement.
- Ma fille, expliqua la maltrcsse de mnison, a connu
son fiancé à Dinard l'été dernier, et ils gO marient dans
quelques semaines. J'ai beaucoup de chagrin de perdre
ma fille, mais j'aime tant mon futur gendre 1
Micheline eut un imperceptible froncement de sourcils,
romme si quelque idée fâcheuse lui traversait l'esprit.
[me n'avait pas quit~
du regard l'ingénieur, dont la
déception était visible. Celui-ci d'ailleurs, nA tenait plus
l'n place. 11 avait Mte d'Gtre dehors pour mettre en ordre
ses idées, se jugeant le fantoche d'une com6dio ridicule.
D'autre part, trop homme du monde pour (tre importun,
il prit bientôt congé.
�L'INCOl'iNU DU nAPIDE
15
MmCBarsac, très aimablement, renouvela son invita Lion,
ct Micheline reconduisit Randal jusqu'à la porte de
l';;n tichambre.
Dès qu'ils furent seuls :
- Je suis désolée, monsieur, dit-elle malicieusement,
mais vous voici noLre ami... malgré vous!
- Pourquoi dites-vous: malgré vous?
- Mais c'est voLre visage qui le dit: regardez-le 1
J!:t le prenant par les épaules, elle le campa devant un
exquis trumeau Louis XV, qui lui renvoya fidèlement
leurs deux images. Et comme le jeune homme souriait
sanr; répondre, Micheline, en vraie fillù d'Ève, continua:
- Est-ce le fait d'être un ami« de hasard » qui vous
choque?
L'ingénieur la regarda dans la glace commo elle le COlltemplait lui-mt me, puis redevenanL s6rieux :
- Dans tout hasard, mademoiselle, répondit-il, il y a
Une grande parL de fatalité, ct... je suis très ratalisLo.
La jeune fille lui t endit les doux main s, c L très simploment lui dit;
- Au revoir, d onc, monsieur mon ami.
- A dimanch e, précisa Randal.
Et le charmant sourire de Micheline Barsac accompapremier tournant du grand escagna l'ingénieur .i1l ~q u'a
lier.
�CHAPJ TDTI: Il
~la i s , bi en que la lourde grille du porche se fut refermée
sur lui, il lui sembla que le joli sourire, t el un lutin follet,
impondérable et familier, l'avait égalemeut franchie pour
lui faire un pas de conduite.
Après une co ur t~ hésitation et un coup d'œil ;mpuHii
jeté aux fenêtres du quatrième étage, Randal alluma une
'cigarette r 11 décida de marcher un peu, sentant que l'air
lui ferait du bien. C'é tait l'heure où, la journée terminée ,
chacun rentre chez soi; mais J ean ne prêtai t aucune
attenti on aux mouvemen Ls de la rue qui, en toute autre
occasion, l'eussent incontest ablement séduit . Vainement,
il essayait de coordonner les impressions qui lui martelaient les t empes. Des faits eux-mêmes, il avait peine à
renoueI' l'ench aînement logique.
Aussi, l'aventure extraordinaire qui venait de lui arriver étayait encore davantage ses théories philosophiques
à la Schopenhauer, parce que tout à fait imprévue. Il
songeait à ce concours de circonstances qui, après a voir
mis sur sa roule une jeune fille si délicieuse, lui avait
p ermis non seulement de faire sa connaissance, mais
encore d'acquérir quelque dreit à su gr atitude, qu'elle ne
lui avait d'ailleurs point mar\.: handée.
Il ne se faisait aucune illuûon, il s'é tait bol et bien
int61'cssé à l'enj eu, ct voici qu'au moment où, 011 vl'ai
�17
L'INCO NNU DU RAi"DE
mathématic.ien qu'il était, il se gargarisait avec certains
calculs de probabilités, le rigorisme de la science était
pris en défaut; Micheline Barsac. était fiancée ct, comble
de l'ironie, fiancée avec l'homme dont il avait payé le
taxi, pour être plus cerlain de ne pas perdre sa trace 1
- C'était fatal! pensa-t-il.
Ingénieur aux Forges et Aci éries 'l'I'ansatlantiques, .J ean
Randal passait pOUl' un homme de décision, aussi bien •
dans son mélier que dans les affaires en général, en même
temps qu'il avait la réputation méritée d'être un technicien de grande classe, averti et audacieux. Or, du point
de vue professionnel, son fatalisme naturel semblait plutôt mitigé d'optimisme. Lorsque les événements ne
répondaient point tout. à fait à sos désirs ou à ses pré vi sions, il disait à qui vouiait l'enLendre, que c'était couru
d'avance, ct qu'après tout, cela valait peut-être mieux
ainsi.
Mais, daus la vic pfi vée, il n'un allait pas de môme.
Doutant de lui, il était trop con.fiant dans ses amis ot, eH
présence des lemmes, il sc montrait indécis, timide,
voire même pessimiste. Cct autre aspect de sa personnalité, si différent de l'autre, l'avait fait surnom mol'
« Candide », sans qu'il y eut d'liilleurs dails ce sobriquet
la moindre intention blessante, car il jouissait de la sympathio générale.
Comme il franchissait le pont de Passy. il s'accouda
rnachinalame"t sur le paravet, regardant sans les voir le<.'
ébats fantru;ti '_luos de la lumière dans l'eau grisâlre uv
fleuve, scinLillements innombrables que troublaient par
intermittence le passage des péniches ventrues et de leurs
remor4ueu l's.
- John Rudfordl murmura-t-il...
Au bout ,d'un long moment , Randal reprit sa marche,
cL (;e rut l'habitude plutôt que la réflexion qui le conduisil : uc Desbordes-Valmore où, depuis dix-huit mois, il
~
�118
1
L'I NCONNU
nu
RAPIDE
'habitait un confortable appartement meublé, qu'il partageait avec un de ses collègues d'usine, l'ingénieur Dan;el
Cortat.
Les deux jeunes gens s'étaienL connus Ilt appréciés aux
Forges et Aciéries, et s'ét.aient liés d'une de ces amitiés
t~n
indissolubles qui permettent, provoquent et facil
touLes les confidences. Et, cependanL, il était difficile de
tI'buver deux caract ères aussi dissemblables. Autant
nandal était, àevant les multiples incidents de la vie quotidienne, désarmé et irrésolu, autant Certat avait l'art
d'envisager les choses sous leur angle le plus favorable.
'II avait la foi, et savait t:ommuniquer aux autl'es son
propre ,enthousiasme_ Aussi se trouvait-il toujours à propos pour fournir à son ami le stimulant dont il avait
besoin, en écartant de sa route les écueils imaginaires.
De sorte que Jean et Dany ne pouvaient plus sa passer
l'un de l'autre; celui- ci convaincu de son rôle de conseiller prudent, celui-là confiant d élns son mentor. En un
mot ils se complétaient, car si, dans l'exercice de leur
;)ommuno profession, CarLat reconnnissait la supériorité
.:le Randal, celui-ci SA rendait parfaitement compte de
l'incontestable maîtrise de son ami, du point de vue pratique et sentimental.
Ce soir-là, bien que son absence n'e6l pas duré quatante-huit heures, Jean avait hâte de rejoindre Dany. A
l'instant où il arriva devant la porte de l'la maison, il se
prit à sourire c
- Je me demand e ce qu'il va penser de t.out ça 1 son~
goa-t-il. Il se moquera d.e moi une fois de plus, et il aura
raison!
1 Fredonnant la rengaine à la mode, Cerlat achevait sa
toilette. En entendant dans l'antichambre des pad qui lui
6taient :amilierR, il s'écria:
- Ah! te voilà, vadrouilleut' 1 Par quel train arrive!-tu
jonc?
�L'INCO NN U DU RAPIDE
19
En accrochant au port emanteau son pardessus et son
chapeau, R andal, t el un écolier qui a fait l'école buisson·
IÙère, cheréhalt , s ans l a~
rou
ver, une excuse vraisem·
blabla. En etIet, en bas de l'escal ier, il é tait r~s o lu à tout
dire à son ami; m <l is, les cinq étoges grimpés et la clef
dans la serrure, il avait pris la décision contraire .
. - Après tout, s'Hait·il dit, pourquoi lui raconter cette
histoire stupide?
Cep:1.d~nt,
voyant quo la réponse :) su qu!:'st ion se fai·
sait attendre, Dany, surpris de ce silence inaccoutumé, se
d isposait à allor au-devant de son ami, quand celui-ci
parut. Il eut vito fait de 10 dévisager, et comprit du prem ier coup d'œil qu'il n 'était pas d Rns 30n état nOl m al.
- Ah! çà, dit-il, regardo-moi d onel
Mais, au lieu d'obtomp érer, Jean b aissa la t 0f.r'.
- Ça y est , poursui vit Carlat; ma parole, ça y est 1. ..
Avec une t ae comme collo-là, sûrement tu es a moureux!
Vexé quo los sentiments dont il sc défe nd ait Id ·même
fu!3sent. d 6jà percés à jour, R anda l voulut pro tcstt'r. }lais
Dany, connabsant son homme, ne s'arrêta point à ces
négations qui sonnaient taux .
- Mm! pauvre vieux! .. . C'est si grave IJU() ç::l?
- Idiot 1
- El! est blonde ... ou brunl)?
. - Tais-toi, je t'en pria ... co n 'est pas dl'31e 1•• •
Certat s'ét ait assis près de son a mi, ma:.; il n l) plaio ant ait plus. Il su renda it compt.e que la chose Mait pluJ
sérieuse qu'il ne l'avait rru to ut d'abord.
_ Pardonne-moi, mon cher, dit -il, tu me carmais assez,
je pense, pOUl' savoir qu'il n'cst pas d n115 mos habitudes
d'être indiscr et.
Mais Randal éprouvant, comme tous les amoul'e ux, car
il l'était bel et bien, le besoin de s'é pan
c h ~ r,
ne résista
plus au désir de Caire sa confession. Meltant la main sur
'épaule de son :lmi :
�'20
L' I NCONNU D U RA P! :JE
- Il vien t, dit-il, de m'arriver aujourd'hui l'aventure
la plus extraordinaire de mon existence,
- Diablel s'exclama Dany; vas-y, vieux, 'l e t'écoute .
- Ainsi que je l'avais prévu, j'ai pu prendre cl Liège le
.r apide venant de Berlin, qui part comm e tu sais à onze
heures cinquante exac tement. J e passai 'sur le quai, juste
'au moment où le lrain entrait en gare. J'y montai aussit ôt pour choisir une place. Une jeune femme m'avait pré ·
cédé et se décid a pour un compartiment voisin de celui
où j'élus moi-même domicile. Je remarquai qu'il y ava it
t\vec elle d'autres voyageurs, alors que j'avais, moi, lu
bonne fort\lne d'être seul. Comme le convoi s'anrêtait ù
Liége une dizaine de minutes, je les mis à profit pOL:!'
u11I)1' chercher les journaux et faire pro vision de cigar eltes , puis je fis les cent pas jusqu'au mom ent où le train
démarra. J e demeurai encoro quelques inslants dans le
couloir, et je gagnai ma place.
u Or, SUl' la banquette me faisant vis -il -vis, la jeune
femme inconnue était venue s'inst aller. Elle lisait ct,
lorsque j'enlrai, ne leva même pas les yeux. Elle avait
dans sa t enue, aussi hien que dans son attitude, quelque
chose de très correct, en même t emps que de très modcrne.
D'ailleurs, elle ne parut pas plus s'occupor do ma pr é , ~e n :; e
que je ne pris garde à ell e, je le confesse.
. a Le garçon du wagon-re3taurant passa pour les tickets. .1e choisis le second service ; or il m'en présent:.!
deux, persuadé sans dout,e que la jeune et jolie personntl ,
"ssise en Iaco de moi, était ma f~ m
e. Je me troublai un
peu, tu me c on
a i ~ .. .
- J e suis sür que i u o~gè
r cs , plaisarlta Dauy.
- ... Mais elle, en revllldlC, pas du lout et, sans aucun
apprêt, elle dit simplement : « J o prcnds aussi le
seeonù service ; aussi, monsieur, vous pouvez me donner
le ticket . » La voix ôtait exq uise ; le sourire aussi. Un
· .l l ~re
, à ma pl ace, eût trou,,\! d:ms tou t cec i le lerrain
�L~Il\COiNU
DU R APtn-::
21
D.dmi\'ablclllen'L préparé ; D'l ais je me contentai de salue!
0t r epris mon journal.
- Évidemment, dit en riant Certat, tu n'cs pas l'nommé
des paradoxes 1
- L'heure du déjeuner sonna, continua Jean, déd<J igllant la moquerie, et je me dirigeai aussitôt vers le
\v'agon-restaurant, sans m'occuper de ma charmante compagne de voyage). Or, je voyais que IC3 tables étaienLrapi dement prises d'assaut ilans qu'elle parût. Quelques rares
places restaient inoc.cupées: il y en avu.i t une en face dc
Imoi ; une également à la table voisine, ot) je remarquai
un jeune homme d'une élégance assez douteuse, e~ qu'il
m'avait semblé apercevoir dans le compartiment proche
du mien ... , du nôtre. Enfin j'aperçus sur le seuil du
dining-room ma jolie voyageuse. D'un regard c.irculaire,
eJle constata que son choix serait limité. Le jeune homme
trop bien habillé ne la p Erdait pas de vue, mais au coup
ù'œil qu'elle lui décocha, je compris qu'il ne devait point
être étranger à son déplacement au départ de Liége. Sans
aucune hésitation, elle opta pour ma table et s'installa. Cc
fut tout. Je n'eus pour elle d'autres gestes que ceux dictés
pal' la bienséance et, le repas terminé, nous regagnâmes
nos places respectives, séparément, sans avoir échangé
d'autres mots que ceux que la politesse exige.
- Eravo, Candide 1 s'écria Dally. Décidément tu as une
âme de rosièro ... Alors ?...
- Alor5, poursuivit. Randal, j'avoue qu'elle commençait
à m'intriguer sérieusement. Je dirai plue, elle me plaisait..
Le voynge s'acheva pourtant aussi silencieusement qu'il
avait commencé; mais quand le train parvint aux premières maisons des raub0111'gs de la capitale, ma 'réso lutic.n éto.it prise. Je ne savais encore comment je Cerais.
mais j'étais décidé à savoir 11 l'insu de ma belle inconnu <"
q\li dlo était ot où elle habitait.
« 01', je ne m'attendais guè r3 il ce que le hasard m û
�22
L'INCONNU DU nAl'lDE
réservait. Courtoisement je la laissai descendre la pre.
mière, et je la suivis discrètement. Elle regardait à droite
et à gauche, comme si elle attendait quelqu'un, surprise qUE
j'on no rùt p &:s là. Sur le point d'a tteindre la sortie, je
m 'aperçus que, dans ma précipitatlon, j'avais oub lié ma
serviette da ns le train. Je te dis fr a nchem
e n ~ qu'à cet
instant Il sc fut agi d e mon sac de voyage ou même de
mon pardossus, je ne serais point revenu sur mes pas,
tellem ent j'étais curieux de suivre la voyageuse; m ais ma
ser viette contenant des papiers de la plus haute !mpOl"
tance, il n'y avait pas d'hésit ation possiblo. En ma.ugréant, je courus il mon wa gon ,bousculant los gens SUl' mon
passage, et quand je parvius à la place que je vcnais de
quitter, je fus tout surpris de voir à celle qu'occupait m a
compagne de voyage, un pelit sac oublié par elle Ilt qui,
sans nul doute, devait contenir des obj ets précieux, car
j'avais r emarqué qu'elle l'avait conservé près d'elle au
restauran t. Plus que jamais, je dovais la r ojoindre, m ais
je crDignais tort de ne pouvoir y r 6ussir. En effet, malgré
mes c{!orls, je ne pus sortir de la gare que pour la voir
s'engoufTrer dans un t axi qui démarra aussitôt.
Blen quo Dany se fut promis d e museler Mom us, le
d émon do 1:t railleri e fut plus fort que lui;
- Mais, mon p auvre vieux, s'exclama-ton, tout ce que
tu me racontes-là, c'ost du m auvais cln6rna, du ciné
d'avant-gllOrre 1 Veux-tu que je le fin ~so
ton scéna..
r io?
Jean prit m al la chose ot se fâ.cha tout rouge.
- Tu n'as pas de cœur 1 crla-t-ll; tu n'en as jamais eu,
jf' te l'a i toujours dit 1. .. Mon scénario L.. Je n'ai pourta nt
p as envIe de l'ire 1 Eh 1 bion, j" m '.) tords en i'0nSàn L à la
t ète qne t.u vas faire quand tu vas savoir la fini
Et, I"l.Ipidcm enl. , il refit à son ami le r 6cit que nous connaissons, sans omeUre l'épisode de l'hommo à la carte de
visite; il conta la poursuite, la restitution du sac, Ilnvita.
�L'INCONNU DU RAPID E
23
lion à monter, le coup de Lé:éphone. A Get endroit de la
narration, Cerlat dressa l'oreille.
- Je n'aurais pas songé il ça, dit-il.
Cette série de colncidences, il la fois heureuses et mal heureuses, commençaient il l'inLriguer.
- Mais, au faiL, interroge:;. -t-il, tu sa's au moins de
qui tu es amourJux?
- Elle m'a dit s'appeler Micheline Barsac.
- Bgrsac ? ... Tu as dit Bars:1c?
R andal fit un signe affirmatif. Dany se grattait la tête.
- Barsac, Barsac, répéLai t-il pour lui tout seuJ, le:;
yeux obstinément fixés sur la point", de ses souliers.
Puis, bondissant SUl' l'annu aire du Léléphone, il chel'r.ha
en hâte, dis9.ut :
- Avenue Charles-Floquet, as-tu dit ? C'es t ce que je
€royaisl. .. Micheline Barsac n'est autre que la fille d'Edmond Barsac , le grand CO:lfl SC'lr. Tu sais: « Les Délices ",
qu'on Lrouve parlout?
- Tu es sûr?
- Et certain. Mazette J tu to mets bien! L'amour, tu
l'Qs! Les Délices, tu les t iens presque ! Quant aux orgue.3,
tu les auras Il ton mariélgi' !
- Oui? Eh 1 bien, Michel ine Barsac, fille ou non à u
I.!onfiseur, est fiancée, mon pau vre vieux!
-Hein?
- Hélas 1. .. Et sais-tu comment il s'appelle, son fiancé? ...
L'homme à qui j'ai payé le taxi?
Cenat eut un r eg::. rd d'interrogation.
Sans autres comrnentaire3, R andal lui pass.l 10 bristol.
- Regard e ! dit-il.
sur la carte de visit{l, eut d'abord
Dany jeta les yeu~
l'ah' de ne p HS comprendre, sourit enauite et pla i.
:.anta:
- Blagueur. V·i !
- J e ne blague pas! L~ carton que tuas dans lu main, c'est
�2'.
J} r NcoNNU DU nArlDE
celui·là même que l'homme sans monnaie m'[\ jeté dans
le taxi 1
Certat parut sidéré.
- Pas possible! dit- il... John Rudford?
- Oui, affirma Randal, John Rujford.
Et il ajouta en flxant son a mi de façon singulière :
- ... de BalLimore 1. ..
rien, mais il ex tériorisa son Honnc··
D.my ne répondi~
mont par un sifO(;menl aigu et prolongé, autant qu'admi ratif.
- EJt je dlne chez elle avec lui dimanche soir, continua
.1 ean trèS calme.
Certat nt un bond. Lâchant la bl'id ) à son enthousiasm(',
il s'écria:
- Tu ... tu din es chez elle dimanche soir? ... Avec lui ? ...
'El tu ne le disais pas 1... Mon pau vrc Candide, tu seras
louj ours le même 1. .. Mais c'est du bonheur tou t ça 1...
Arrange-toi comme tu voudras, mais moi j'en suis !. ..
Je veux connaHre la fta ncée de John Rudrord!
, Et il termina son envolée orat oire par un entrechat.
Machinalement, il jeta do nOllvean les yeux sur le bristo l
qÛ'il avait toujr
~ à la main, ct machinalement aussi il
le ret ourna. Or, au dos, il vit qu'on avait écrit q uelques
mols au crayon, hâtivement griffonnés. Il allait parle!'
quand, voy ant Jean demeuré soucieux, il se ravir,l , mit la
ca.rte dans Sl poche, et, plaçant ses mains sur les épaules
de son ami, il dit simplement;
- Laisse faire ma vi eille expériencc; eL surtouL ne te
monte pas la tôte ... J:<~videmnt
l'aventure est d'imporlance , mais j'ai idée que tout cela s'arrangera . Pour l'insLant, pl'nsons aux choS JS sérieuses. Il e"L près de ncnf
haures, et moi, comme j'ai la chance ùe ne p,>.s être amour ~ux
, je ne t e cacherai pas plus longtemps que j'ai fai m.
Allons dîner!
�l,' I NCONNU DU
nJlPlDE
25
- SoiL! allons, consentit Randal ; mais comment sorL!r
d e là ?
- Mon vieux, répondit senlencieusement Certut, selon
son tempéram ent, on court on on trotte après la chan 'C'.
Toi tu tro Ltes, moi, je cours !... Suis·moi 1. ••
�CHAPITR~
III
La porte refermée après le départ de l'ingénieur, Micheline avait rejoint sa mère, dont le visage sourian t disait
éloquemment la joie d'avoir r etrouvé sa fllle.
- Encore un amoureux déçu 1 ilt malicieusem ent
~mo
Barsac.
- Pourquoi dites- vous cela, mère?
- Mais parce que cela so voitJ.._ Allons, dis que ce
n'est pas vrai 1
Et comme Micheline ne répondait poin i, l'excellente
femme ajouta :
- Il e ~ t fort bien du r este et m'est lre,s sympat hique ..•
Après tout, j'al peut-êtr\! cu tort de l'inviter , John et lui
s'arrach eront les youx.
La jeune hlle se mit fi rire ct, posant câlinement la tôte
. sur l'épau!t) de sa milre, elle répond it:
- Détrompez-vous, lDaman : bien que je nI' connaisse
Jean R andal que depuis fort peu de t emps, j'ai J'impres.
sion qu'il n'esl pas d'une nature trôs... comme nt
dirai- je? ... très inOammable 1
- Eh 1 Eh 1•.• je n'en suis point si sûre que cela l. .. ,J]n
tout cas je plaisantais, et tout ceci ne t,ire pas à consé.
quence ... Dis-moi d·. me plutôt ... comment vont-ils là bas? .. 'l'on oncle, ta tante? .•
- En excelkn le santé, petite mère. J'ai pasSé 4uiL jouril
exquls! ...
�L'INCONNU
nu
RAPIDE
27
- Huit jours qui m'ouL somblé bien longs, interI'omplt
Barsac.
.. , 'l'ante Marthe est vraiment vôtre sœur par le cœur
et la délicatesse. Comme elle vous aime, cette bonne
tanto 1 Mais, au fait., elle m'a chargée d'une oommlssion
très sérieuse.
Ouvrant 10 petiL SIlC rappo:té par l'ingénieur, elle en
retira. un splendide collier de porles. Mme Barsac
s'exclama. :
- Oh 1 l'imprudente 1 Elle t'a conflé ce précieux
joyau ? .. Et tu l'avais mis dans ton sac ... pour voyagl rl. .•
Songe donc, si tu l'avais perdu, ou si aI). te l'a vait volé 1. .•
Tu SUIS ce qu'il vaut?
- Oui, je sais, six c6nt mille ..• Oh 1 mon oncle ,gst un
banquier qui sait f&ire les cadeaux.
- Ma parole, cela n'a pas l'air de t'émouvoir 1... Pour
ma parL, j'en suis encore toute remuée.
Mioheline sourit en regardant SR rn~e
1 elle songoait
qu'il s'en était Callu de bien pou pour que 10 bIjou ne fût
perdu; et, malgré el1e, elle eut une penGée pour celui qui avait
si heureusement paré à tlon étourdorie et auquel eUe d( vait
Sil. tranquillité de l'heure présonte. Or, MlI1 8 Barsao,
8Uivo.nt son idée, continua:
~
Et dans quel but t'a-t-elle confié ca collier?
- Je duislo porter chez J.,Jarticr, le joaillier qui l'a vendu,
pour qu'il change le fermoir ... II a reçu dûS ordres par
leUre.
-- Tu le porteras dès demain. Tu sais le soin que je
r>rends de mes propros bijoux, et je préfère n'avoir pus la
responsabilité de ceux qui ne m'appartiennent point. Surtout, ne dis rJen dl\ Loüt oela à ton ouolo Santeuil, qUi
doit venir a~rès
10 dlner ; autant que moi. même, il on
voudrait à Marthe de son imprudence impardonnable.
L'heure de sa mettre à t able approchant, elles interrompirent leur causerie, afin de permettre à Micholine de
Mme
-
�L'TNeo",); U DG 1..\ r)l) E
passer à son cabinet de toiletLe et de quil.lor sa robe de
v04'age.
Quand Micheline et sa mère furent de nouveau réuni es
à la salle à manger, le flI de la conversation fut bien vito
renoué. Tout en savol,1rant le menu très soig'né mais tr èi;
simple, qui composait leur repas du soi!', elles éprouvaient
un plaisir égal à retrouver les mille riens de leur vic
intime. La jeune fille fit par le détaille récit de son séjour
à Liége chez la sœur de M me Barsac, dont le mari, le
banquier Riémer, était un des plus cotés du royaume de
Belgique. Sans I3nfants, l'homme d'affaires et sa femme
adoraient Micheline, et, de temps à autre, obtenaient de
sa mère qu'elle nt un court séjour chez eux.
Daniel Certat ne s'était pas tromprl. La charmant.e compagne de voyage de son ami Randal, et qui avait fait sur
lui une si fot'te impression, était bien la nUe d'Edmond
Barsac, l'industriel universellement connu, dont la mort
subite aux courses d'Auteuil avait fait grand bruit cinq
années plus tôt, Celle disparition brutale faillit entraîner
celle de ?l'lme Barsac qui, durant de longs mois, resta entre
la vie et la mort. D'ailleur-s olle ne s'était jamais remise,
ct devait évitor· la moindre émotion, le cœur dùmeurant
ex tl'êmement fragile. Cependant, du point de vu':) matériel,
aucun souci ne pouvait exister pour elle, le confiseur lui
ayant laissé à sa mort une fortune considérable. De plu ~,
ses goûts simples, et le peu d'attrait qu'elle tessen taiL
pour les plaisirs ractices d e la vic mondaine, lui permeL.
laient une vie très large, absolu mont. sans heurts .
Micheline avait. seize ans lorsque son père mourut. Elle
venait d'achever ses éludes et se desLinait à la médecine.
Or, la mort d'Edmond Barsac devait bouleverser tous se~
projets. L'6tat de santé Je sa mlJre demandanl POli )'
quelque temps le plus complot isolement, les d el~
femmes , par ol'dre du médeûin, "vaient dû quitter PLU·j·;
p our leur magnillque pl'Opri0Lé ùu Dinarù . Blies devaIt n l
�L ' lNCO~
NU DU RAPID E
29
y séjourner liix-hui t mois. Uét ,üt donc pOUl' Micheline
l'abandon forcé de ses éludes médicales. Elle put néanmoins sui \Tri) des cours d'infi rmière et lin obtenir le
diplôme. Son activité déborda nt e trouvai t à s'emplo yer
dans un grand nombre d'œuvres qui lui étaient personnelles, se montra nt réfracLaire à collabo rer pécunia irement
à maintes organisations dites charita bles, losquelles, sous
le masque dela bienfaisance, dissimu laient, pour la plupart ,
une satisfaction égoïste faile de snobisme et surtout de la
recherche d'une bruyant e publicit é mondaine. IHicheline
Pfatiqu ait la charité, mais directe, anonym e et dés.intél'cssép_ Chaque année, des sommes considérable$ étaient
judicieusement répartie s par ses soins_ Elle entrete nait
des familles entiè!"cs, vraiment, m éritante s, payait des
apprent issages , faisait élever des orphelins, dispens ant
autour d'elle et sans compte r, de la vic, de l'espoir, de la
joie.
Elle ébit vraimen t la digne fille d'Edmo nd Barsac, dont
le merveilleux organisme industri el montra it d<U1S tous
ses rouages le souci qu'il avait du hien- être de son personnel.
_. Pour ma nièce, disai t en riant le Dr Santeui l, frère de
Mme Bal'sac, la charité est un spor t . Micheline est une sœur
de Vincent de Paul en costum e de golf!
Aussi les jours passaie nt heureux, l'inlimi lé la pl us
complète régnant entre la mère ct la fLle. Bie:! des fois le
cœur de l'excellente femme avait battu à l'idée que l'un
des nombreux adoraLeurs qui ne cessaient de rôder autour
Micheline la lui enlèver ait un jour. Et cependa nt il
d~
fallait bien qu'ollc s'habitu ât à cette idée. Mais qui serait
l heureux élu ?
Or, voici qu'au C0urs des vacances dernières, cet élu
s'était dévoilé en la personne de John Rudfor d, HIs d'un
puissant induslr iel américa in, aussi riche que la jeune
!Cle, sinon plus cL, par consé quent, n'agissant point par
�30
L'INCON NU DU RAPIDE
motif d'int6rê t. C'était au demeur ant un homme qui
séduisait dès le premier abord, et Mme Barsac était obligée de reconna ître que Mil;heline anit fait preuve, en la
remarq uant, du goût le plus sû!'.
Elle songeait à toutes ces choses en écoutan t sa illie. Le
repas terminé, toutes deux étaient revenues au petit snlon
et, en regardant la jolie fiancée affectueusement bl ttic
contre elle, comme au temps où elle était tauLe petite,
M.me Barsac se demand ait avec angoiss e si son futur mari
saurait compre ndre et apprécier à leur juste valeur II?!
qualités de cœur et d'esprit don
~ Micheline était si abon·
damme nt pourvue.
Une brève sonnerie interrom pit sa sonc;erie et, quelques
instants plus tard, l'objet de Son souci paraissait su!' le
seuil. Après un baise-m ain respectu eusemen t anecLueu:c à
la maîtresse de milison, John Rudrorti ne viL plus que ceDe
qui, dans quelques semaines, serait défini tiv ement è lui.
- Darling, dit-il, je suis vraimen t désolé de n'u\'oir pas
été là à votre a'-rivée. J'avais pourtan t si hâtlJ dt.: vOt:;:;
voir 1
Grand, mince, d'admir ables cheveux bruns minutieusemenl coiftés, l'expression du visag" très douce, mais décelant
en même temps une grandl:l fermeté, comme s'il y avait
deux hommes en lui, tel a ppal'aissait l'A mél'ica in. En
eftJt, il avait une manière i.I lui cie dil'igC'r s~ propres
actions qui, à leur insu, influençait celles des auLr('s, son
appal'enle douceur loiss:mt deviner chez lui les qualités
inhérent.es il l'habitu de du comma ndement. Aussi bIen,
homme du monde accompli, il avait fait la meilleure
iJllpr ession sur hl mo Barsac et sur sa fille, et les soins
attentifs, dont il ent.ourait celle qu'il appelai t d6jà " milre ",
y avaient largemenL contribué. John Rudror d jouissait en
épicurien de ces lleures d'aimable intimité, se donnant
par a'Vance l'illusion de l'a venir.
Les mots :)''!changeaient mainten ant. jJrompts et S'IM
�L'INCOri" NU DU !lAPIDE
31
!luite. On parlait de Liége, de la panne malencontreuse,
de tous ces petits ri('Ds en un mot que savent dire les
amoureux. Mme Barsa.c, discrètement indulgente, voulaH
donner aux deux jeunes gens la joie d'être seuls et do se
raconter librement J.eul's huit jours de séparation. Subitement pressée, elle dit:
- Mon Dieu, mes enfants, je vous laisse un ins_
tant. J'attend s mon frère qui s'est annoncé pour neuf
heures. Nous nous retrouverons tout à l'heure pour le
thé.
Et comme si les événements voulaient prendre leur
Rart de ce demi-mensonge joyeux, le timbre de la porte
d'entrée coupa court à ses explications et elle se heurta
dans l'anLichambre Cu Dr Santeuil, que la f€rnmc de
chambr e débarra ssait de son pardessus.
Bien qu'ayan t dépassa de quelques années la cinquantaine, le praticien portait jeune encore. Les cheveux légèrement grisonnants et rejetés en arrière décl)uvraient un
front intelligent, que soulignaient, derrière les luneHes
d'écaille, deux yeux petits et malicieux, lesquels semblaient
scruter la pensée. de ses interlocuteurs comme da la pointe
d'u:q scalpel. Mais son ironie était b6nna fille et réservée,
partant , d'excellente compagnie. C'était comme un voile
discret jeté SUl' sa grande bonté naturelle et sur son inépuiSable dévouement ct, personne plus que Mme Barsac
u'avait eu l'occasion de les mettre à l'épreuve.
Resté veuf à trente-c inq ans, sans enfant, jamais l'idée
de se remarie r ne lui était venuo. Dans son deuil, il avait
apprécié, lui aussi, le bonheur d'avoir une sœur et, de!mi"
son vouvage, son unique famille était là, dans cet appartement de l'avenue Charles-Floquet. Entre Micheline et ~ a
mère, il se sentait ohez lui.
Or, il y avait une ombra à son bonLeur retrouv é; la
gra,'ité du mal dont souffrait Mme Barslc. Il savait que l~
cœur était très sérieusement atteint et qu'il fallait veiller
�32
t'I NCONNU DU RAPID E
à éloigner de la malade les moindl'es émolions, voire mème
les moindre soucis.
La mère de Micheline fit entrer son frère dans un petit
bureau attenant à sa chambre.
- Tu vorras les enfants tout à l'heure, dit- elle en s'a:>seyant; John vient seulement d'arriv er, el dame 1 tu COiCl prends ... huit jours de séparalion J. ..
- Oui, oui, tu as raison, r épondit le docteur en souriant,
hissons les pigE'ons roucoulor ... en tête à Léte ... Justem enl
j'ai à te parll!T ... de lui ...
Mme Barsac blêmit.
- Mon Dieu, qu'y a-t-il? demanda·t-elle in'1uiètr..
- Ohl mais rien... rien qUI;) de très bon, répondiL le
praticien, calme-toi; Denise.
Le brave homme ne put répl imor un froncement ùe
sourcils, en songeant au bouleversement que causrrait ({
sa sœur un événement grave, ot à ses cOJ'l.~équnes
- Rien que d'excellent m ême, poursuivit-il. Tu sa's
que je me considère un peu com~
le père de Micheline
rt que, comme t oI, je creis de mon devoir d'agir en toutl' S
circonstances, comme l'elit fait cc pauvre Bil,rsac.
- Je sais, mon chel' Mnxime, que lu es le meilleur et lB
~lus
loyal des hommes.
- Je n'y ai guère de mérite, ma bonne amie ; je ne fa is
qu'obéir à mon aIToction pour vous. Marlhe, notre joune
sœur, est heureuse loin de nous; clle n'a point besoin de
moi. C'est donc sur Micheline et sur toi que je puis r eporter cet attachement que vous me r endez si bien.
Mme Barsac ne répondit pas tout d'abord. Son regard,
qui ne fixait rien, semblait fouiller l'avenir.
- Dans quelques semaines, répondit-elle enfin, je SlJntirai plus vivement encore le prix de ton aITection, Je
n'oISe parler de co momenl-Ià .. . J'ai tant dechagl'inI. ..
Le docteur prit dans les siennes les mains de sa sœur,
Gomme s'il voulait lui faire mieux comprendre par ..:e
�33
L'INCO NNU DU RAPIDE
geste spontané ce que les mots seraient insuffisants à
exprimer. Très ému, il continua:
- J'ai, tu le sais, partagé dès le début votre sympathie
pour le jeune RudCord: il m'a plu tout de suite. Müis
comme je n'ai ni tes raisons ni celles de Micheline de lui
reconna1tre toutes les qualités, j'ai voulu, avant qu'il ne
soit trop tard, me renseigner ... Pour ce faire, j'ai chargé
mon ami Bornage, médecin radiologue à New-Yorl\, de
m'avoir, par l'intermédiaire de notre Consulat de Baltimore,
tous renseignements concernant not.re jeune homme. Je l es
ni reçus hier.
- Alors? interrompit fiévreusement Mmo Barsac.
- Alors, la réalité dépasse ce que nous espérions. Tu
peux, ma chère Denise, être fière et heureuse. Lis plutô t.
Et dépliant une 8Fsez longue missive, le Dr Santeuil la
remit à sa sœur, qui en prit aussitôt connaissance.
« République Française,
• Consulat de Baltimore.
" Monsieur,
~ En réponse à votre honorée du 15 novembre, j'ai l'honneur de vous adresser les renseignements demandés, concernant Mo' John RudCord et sa famille.
« M. Patrick Rudford est ici le plus important métallurgiste. 'Sa maison, fondée par son arrière.grand·pèrt',
l<'rank Rudford, est extrômement florissante. Fortune
évaluée à deux cents millions.
- Ce n'est pas possible 1 murmura fil me Barsac.
- Continue, insista le oocteur. La fortune n'cst rien
il côté du r esle, ... de cc qui compte plus que l'argent .
• M. Patrick RudCord est veuf et n'a qu'un fils John,
ingénieur de haute vdeur professionnelle. JI possède toutes
les qualités nécessait'cs pOlir succéder à son père. POUl'
3
�t'INCONNU DU RAPIDE:
affermîr encore sa virluosité technique et son tempérament
de chef, .lohn Rudford est depuis trois années en Europe,
similaires,
où il fait des stages successifs dan's des m!lison~
au titre ùe simple ingénieur. Au dire des collègues de son
père, il a l'étoffe d'un meneur d'hommes, sous une apparence presque timide.
« Je crois pouvoir affirmer, monsieur, que si ce jeune
homme doit contracter mariage en Franco, la famille où
il désiro en lrer peut se monLrer fière de son choix car, en
Amérique, c'est un parti qui sera vraisemblablement irè::\
recherché.
« J'e reste à votre disposition, dans 10 cas où d'autres
r~nseigml
\'ous seraient utile3, et je vous prie d'agréer,
monsieur,l'assurance de ma considéralion très distinguéo. Il
La lettre ouverte sur les grnoux, Mme Barsac pleurait
el, comme le docteur s'inquiétait de cette émotion:
- C'est de joie, mon ami, dit-elle. J'avais touJo'ùrs
pensé que notre chère petite trouverait quelqu'un vraiment digne d'elle.
- Et elle le mérite, ma chère Denise, approuva le
pratiown, qui ne cherchait point, lui non plus, à dissimuler
surtout, paa un moLI John, moins que
son trouble. Mai~
tout aulre, ne doit se douter de ces démarches_
- Il est si modeste, ca jeune homme, continua
Mme Barsac, touLe à son idée. On dirait même parfois
qu'il ne se rend pas un compte exact de son immense
patrimoine.
- Vois· tu, mon amie, duns ce pays neuf, si différent du
nôtre, on ne coasidère pas l'argent sous le même angle
qua dans notre vieille Europe. Si on sait le g'lgner, si on
pratique l'arL d'édifier en peu de temps des for Lunes
Jnvraisemblables, on sait aussi le perdre. Mais la jeunesse
~st
mieux armée qu'ici pour la luUe, pour le Struggk 101'
life. Aussi n'as-tu pas l'impression que ce Rudlord.
�l.'Il\CONNtJ DU RAPIDS
35
buriné à cette rudt! école, saurait, s'il se réveilLit paune
un jour, remonter le courant et faire face à l'adversité? ..
Ahl si Dieu m'avait dOlm6 un ms, c'est ainsi que je l'aurais élevé 1
- Mllis comme tu n'as p::.s de .fils, plilbanta Mmo Barsac,
tu t.e contenteras d'avoir un nevou et, tous deux, nous
irons vieillir là-bas, près de nos enfanls ...
- Qui sait? .. peut-être ... En attendant, et maintenant
que te voilà complole'l!'ent tranquille, allons retrouver nos
amoureux, car je nI;! voudrais pas rentrer trop tard •.. Et
surtout, pas un mot!
- Bonsoir, oncle Max 1
L'empressement joyeux de Micheline démontra l'affection
qu'elle portnit au docteur.
- Puisque vous voilà, continua la jeune fille, asseyezvous tous les deux. Nous avùns de graves confidences à
vous faire.
Mals ce ton volontairement sentencieux qu'avait pris la
jolie fiancée, n'impressionna pU 3 outre mesure Mmo Barsac
ni son frère.
- Des choses graves? inLerrogea 10. sœur du docteur,
cependant que Micheline s6rvait le th6.
-- Mais oui, petiLe more, nous sommes capables de
parler sérieusement i n'est-co pas, John?
Rudford appl'ouva en souria>l.t.
- Eh 1 bien voici, poursuivit Micheline. Que diriez-yom;
du vingt janvier comme date de notro mariage? Dans S.x
semaines exactement ...
-- Mais, ma chère enfant, s'inquiéta Mme Barsllc,
aurons- nous le temps d'ici là de tout préparer?
- CerLaincm~,
mère. D'ailleurs je n'ai pas Lout dit.
Le père de John ne pouvant venir à cause de se!:l affaires,
et puisque vous avez projeté de nous accompagner tous lus
deux là-bas, nous avons pensé. John ct moi, à nous marier
id (; ;\I1.l la flus stricte intimité.
�36
L'I,:\co, rHI
DU !lAl'IOi:
_ Mais nos amis? demanda le docteur.
_ Nous avons prévu l'objection, expliqua Micheline.
Quelques jours avant la cérémonie, nous donnerons une
grande réception, et tout le monde sera satisfait.
_ A Baltimore, précisa Rud!ord, mon père organisera
pour nous quelques réunions.
_ Je pense, dit le docteur, que cette solution est la
m~ineur
e , surtout pour ce qui te concerne, Pla chère
Denise. Étant donné ton état de santé, les fatigues d'I.Il
loariage 'solennel, jointes à l'émotion bien e~plicab,
eussent été dangereuses pour toi.
_ Le soir même, continua Micheline, nous prendrons le
bateau pour l'Angleterre, afin d'aller passer huit jours à
Londreschez des amis de John; Après quoi nous rejoindrons 'Southampton, où nous nous embarquerons pour
l'Amérique.
Mme Barsac était trè!l pâle. On devinait que tous ces
projets r6veill(llent cn elle l'immense chagrin qui sommeillait, et qui est l'apanage de toutes les mères à l'approche du mariage de leurs.filles. Certes, rien ne l'empêcherait de vivra près de ses enfants, sa fortune le lui
permettant. Elle aurait aussi le loisir de revenir en France
aussi fréquemment qu'elle en éprouverait le désir. Malgré
ces considérll:tions, ce fut tristement qu'elle répondit à
Micheline:
_ Tout cela est très bien, mon enfant, cl très sage.
Celle-ci avait compris ce quïso passait dan" le cœur de
Ba mère. Aussi, brusquement, elle quitta sa place, puis,
Ilntourant de sos bras cette maman qu'elle adorait. elle
l'embrassa éperdument.
�CHAPi TRE IV
- AlIol ... Demandez-moi Ségur 95-00. C'est très urgent.
. AS3is à son bureau de l'usine, Randal était nerveux, ce
follement Daniel Certat. Celui-c i,
qui avait l'air d'a~user
s,ms .plus de façons, ayant repouss é une pile de dossiers,
s'était installé commodément sur un coin de la table de
Il fit à son ami d'ultim es recomm andatio ns.
tr~vail.
, mon vieux, dit-il, ne fl anche pas 1••• Tu dînes
Surtout
avec un copain, et tu ne poux le quitter, sous aucun
prétexte 1
. Randal haussa les épaules .
. - Tout ç;l, c'est très joli, répondi t-il, sans cherche r à
dissimuler sa mauvai se humeur . Mais pour qui yas-tu me
faire passer?
Jean tut interrolllPu dans sos doléances par la sonnerie
du téléphone. Il décrocha le récepte ur et D,illY s'empar a
de l'autro écouteur,
Allo !... allo 1... Ségur 95-007. .. Mademoiselle
Micheline Barsac? .. De la part de J ean Randal ." merçi.
Un très court instant s'écoula, au cours duquel l'ing6nieur mima pour son ami les signes de la piI'o détresse.
Enfin, au bout du fil, la voix que tout à la fois il
désirait et redouta it entendr e, vibra joyeusement surprise .
.... Allo!. .. Oui, mademoiselle ... Commont aUe:t-vl)us? ...
Ah! parfait j'en suis ravi!... Je ... je m'excuse de .... ous
u(;ranger .. . Si, si. .. oui, vous êtes très aimable .. , eh! biùll
�38
L'INCONNU DU RAPlDÈ
voilà .. . cn acceptant de dlnor chez vous dem1in soir,
j'avais comp.lètcmcllt oublié que j'avais déjà fait pareille
promesse à un ami, un excellent ami, lequel vienL de me
le rappeler ... Je suis désolé ... jo vous aSsure ...
Le pauvre Randlll avait l'nir d'un homme qui ~ noie.
11 était facile de voir sur son visage qu'à l'autre bout de
la ligne, on devait protester et insister. Par gestes, Dany
s'efforçait de lui remonter le moral. Quelques minutes
encore la discussion sc prolongea, mal défendue par Jean,
qui ne parvenait point à dominer son émotion. Enfin la
solution tant souhaitée survint. Les mots que les deux
jeunes gens attendaient impatiemment furent prononcés.
l'our la forme, Randal tint à protester:
- Oh 1mademoisello... vous âtes vraiment trop aimable ...
Non, ce n'est pas possible... du reste., mon ami ne voudra
pas.
Dany roulait des yeux féroces.
- Non ... non vrai ment ... vous dUes? ... Oh 1 non, pas le
moins du monde ... Si j'étais sûr de ... mais non, mais non,
mademoiselle ... Je m'en voudrJi;; de vous contrarier ...
Vraiment?.. Eh 1 bien... Ehl bien, c'est entendu ...
j'accepte ... Mon ami 7 ... Oui, je ferJ.i tout mon possible
{Jour le décider.. . Alors, c'est '·onvenu... à huit
heures ... à demain soir, mademoiselle ...
Cependant que Jean s'épongeait les tempes, Dany donna
librlJ cours à son enthousiasm':! :
- Elle est décidément charmqnte, charmaùLe,la fiancée
de John Ru<!!ord.
Et il fredonnait ces paroles SUI' un air eonnu; mai!;
Randal sù fâcha c
- Tais-toi, mauvais garçon, bat! feUow J. Tu m'agaces 1...
Si c'est ça que tu appelles courir apr.)s la ch , m ~ e 1
- Mon vieux C'lndide, répondit J)clny, en gratifiant sQn
ami d'une tape sur 1'6;>aule, nous n'avons pas !t.l temps do
choisir.
�L'INCON NU DtT RA PIDE
39
- lJ,;n attandRDt, répliqua l'ingéni eur, tu m'oblig es à
faire des choses contrair es non seuleme nt à mes principe s ...
- Caton, va!
- .. . mais aux plus élément ires convena nces. Tu
Mlle Barsac quer !l('puis hier.
oublies que je ne con~is
t
- Oh 1 tu sais, répondi joyeuse ment Dnny, tu es l'ami
d'hier, soitl Je serai, moi, l'ami de demain . A deux jours
près, cela sc vaut 1
Micheline, ayant raccroc hé le récepte ur et sourian t à ses
pensées, retourn a à Sl toilette . EUe méditai t sur les
bizo.rres frultaisies du hasard et sur ses improv is ltio ' s
fortuite s . La veille, à pareille heure, elle ignorai t jusqu'à
l'existe,lCtl même de ce J cao Randal , et voici qu'aujo urd'hui, ce jeune homme l).vait pris rang, presque malgré lui,
parmi ses relation s habitue lles, au môme titro que ses
amis de longue date. Et, tout en mettan t la dernière main
ù quelque importa nt détail de coquett erie, elle chercha it ,
sans y parveni r, à s'expliq uer le mécanis me de ces caprice s
du sort. En elYet, elle avait beau so raisonn er, le visage déçu
de l'ingénieur s'impos ait à son souveni r et s'y incrusta it
définitiv ement, telleme nt quo, tout ù l'heure au lélépho ne,
elle n'avait pu se dMenùre d'un mouvem ent de contrar ié lé
en apprena nt sa défectio n. Or, il y avait mieux. Ellp, la
llère Micheline, si sévere dans 10 choix de ses relatiun s,
avait, contrai , emenl à tous les usagos, insisté pour qu'il
revînt sur sa décision , allant jusqu'à étendJ'13 son invitati on
11. l'un de sea amis totalem ent anonym e. Ello no se compre
plus.
sait
s'analy
nait plus, elle ne
La voix de sa femme I.!e chambr e la tira de ses réflexions.
- Julien, clit celle-ci , tél6pho ne de chez la conclerga pour
s'inform er dee l'heure il laqudle il devra prendre Mademoi::! Ile.
-- QII'il m'alten de, répondi t la jeune mIe, j'achèv e de
m'habi llu; je ues\.en,:rui nans queklues minutes .
�L'fi'lr.ONNU' DU RAPIDE
- Bien, Mademoiselle.
- Ah! Marie-Louise, vous dil'e.t'''ù ma mére que je vais
chez L \r! i,.> r. Bile l'l'pose sans doute oncore et je ne veux
pas la dél"Ullg 'l' .
Un quart d'!I~Ul<
~l
. , lard, Micheline Barsac, conCortablement installée dans son luxueux cabriolet, roulait VeJ'3
la rue de la Paix, emportant a vec elle le précieux colliel',
bien décidee cetle fois à ne point s'en séparer jusqu'à
destination. Frileusemenl emmitouflée dans de chaude~
(ouvortures, elle s'abandonnait au hasard des rues, aux
gensations coutumières d'une vraie Parisienne, amoureuse
de sa grande ville, dillaissant pour un temps son examen
ùe conscience.
.
A peine entrée chet le cé:l':'bre joaillier, elle fut aussitôt
rt!connue et entourée. Le patron fut prévenu. Introduit e,
sans qu'on la fit attendre, dalls le bureau du lapiùaire,
~lichen
lui exposa le but ùe sa vi sU·) et lui remil le
collier.
- J'ai reçu, mademoiselle, dil le cornmflrçant, des instructions par le Ure ; mais M m 3 Hième!', en vous chargeant
de ce irès beau l>ljou, a commis une gl'ave im prudence 1
- Ohl monsieur Lartier, répondit la jeune fille en riant,
vous me Cl'oyet donc bien peu sérilluse 1 Vous saurez quo
ce collier ne m'a point quittée une seconde penùanttoui
le voyage. Je l'avais même avoc moi au wagon-restaurant!
- Je p ense bien, approuva le bijoutier, tout en examinant minutieuse ment le joya u.
Soud ain, son visage cut une Cxpl'ilssion soucieuse.
- Par exemple, dit -il, voilà qui est curieux 1
Micheline, s urpi
s ~ , l'interrogea du r('gard.
SanG répondre, Lar tier prit dans son co1Yre-lort la let lre
reçue de Liége, la relut avec une ntle
J\ ~ i o n extrême, puis
procéda à une vérification rapide.
- C'est bien ce que je pensais, affirma - L·lI. U manCju
~
quatre perles.
�L'J XCO!'il; l '
DU RA PID E
4J
- VOUS dites? s'écria la jeune fille.
- La chose est nn.lheu reuseme nt exacte, répondi t le
joaillier. Peut- (· tre auront-eUes glissé pendan t QU6
dont un
.Mme Riémcl' s'effol'ç :üt de conso!i(let' le ferm')ir
que vou"> pouvez le constat er.
des côtés manque, ain~
C'est en tout cas trùs vr:lÏsembl able.
Micheline ne pouvait que se l'('ndre à l'évidence. La.
chose pour elle était incomp réhensible, d'autan t plus qu'elle
Hait certaine qu'au départ de Litige, le collier était intac t.
Cepend ant, 'elle ne voulut rien laisser paraitre de son
émotion , ct c'est le plus naturell ement du monde qu'dIe
dit au bijoutiel' :
- Que voulez-vous, monsieu r Lartier, c'est un pelit
malheu r. Surtout n'impor tunez pas ma t ante avec cel Le
affaire. Je tiens à ce qu'elle n'en saelle rien. Vous remplJcerez les perles ct je paierai.
- Mais, mademoiselle, quatre perles semblabl es t;'est...
- Un peu cher, oui, j/il sais, interrom pit la jeune fUI e ;
c'est sans importa nce. Quel qu'en soit le prix, vous le s
porterez amon compte . En tous cas, il me l'es Le lin espoir.
Peut- être les aurai-je égarées moi-même en faisant admirer à ma màre ce magnifique bijou. J e m'en assurera i tout
à l'heure.
- Je souhait e qu'il en soit ainsi, mademoiselle, répond it
LUl'tier. C'est pourquo i je ne fer ai rien :l. vant d'avoir \' os
,
ordres définitifs.
C jus~
no B~I">:\
Micheli
ême
lui-m
agrlCr
accomp
ù
.11 tint
qu'à sa ,·oiture. 1lion qu'eUe se donnât ü elle· mêmo la
comédie du : ~ Qu'est- ce que çà peut bien faire? », la jculle
lille sentait sourdro en elle une certaine angoisse.
- Nous rentrons, dit- elle il son chaulIe ur.
- Mademoiselle n'ira pas au dispensaire? s'infol'ma Iil
chauffe ur.
- Non, Julien, pas aujourd 'hui.
a ir e ùi~.
Dan3l'a uto. ( l l~ e so prit à réUé..:hi r. L' c~l r :lo rdin
�L'INCONNU DO RAPIDE
parition des perles ·l a plaçait brutalement en face d'un
très grave point d'interrogation. Le fait matériel ne tira!t
?as pour elle à conséquences, mais il y avait autre chose,
quelque chose de bien plus troublant.. Un point était acquis,
sans aucun doute possible : les quatre perles fines avaient
t!lté ou perdues ou dérob ées, entre l'instant où olle avait
oublié son sac dons Je train et celui où eH€: avait dépQsé
'le collier entre le::: mains de Lartier. Or, trois personnes
seulement avaient mallié Je bijOll : r.Uo-même, Rudford,
qui s'était amusé à 10 lui essayer, et Randal qui le lui
avait ropporté. Micheline n'osait s'aventurer dans le
mc.quis des hypothôses, de peur de se heurter soudain à
=Iuelquo im pitoyable réalité.
La voitur venait de s'engager sur la place de la Concorde. Micheline sentait dans sos ponsées un tel désarrr,i,
qu'elle voulait, avant da sc retrouver en présence de sa
mère, lonter d'en rôtablir l'équilibre.
- Julien, ordonna-t-elle, j'aimerals rait·c un tour au
Bois.
L'auto silencieuse monta l'ave~u
triomphale. La jeune
fillo se disait qu'il ne fallait pa8 songe l' li S'ouvrir de ces
tracas à Mme Barsac: ce serait pour la malado une émolion inutile et dangereuse. Quant à John, l'instincl.ive
jalousie qu'il n'avait pu dissimuler lorsqu'olle lui avait
fait la veille le réeit de son aventure, la dissuadait de
l'enlretenir ùe cc fait nouveau ot, jusqu'à nouvel ordl'e,
inexplicable. L'ossociation des idéoll l'amena derechef il
penser à Rand~l.
Or, tout bien considéré, qui était cc)
Randal, dont vingt-quatJ'e heures plus tôt elle ne soupçonnait pas môme l'existence? Que sa"ait-elle de lui?
Rien ou presque. Mais un je no sais quoi ùe loyal et do
~pontaé,
so dégageant ùe touto Ra personne, plaidait eu
6,1. faveur, ot, bien qu'il eût cu un long moment le collier
enlre les mains, h logique mêmo empêchait Micheljne de
:;'IU'J'8lcr Ù l'id u ~ ' "ll .• uj·ùl.! quïl pù~
otre un voleur.
�-L'INCON XU DU RAPlDE
En effet, en admett ant que Jean Randal eût nourri des
intentions crimincllas, il n'aurai t pus ou la naïveté de
dérober quatre perles seulement, alors q\le le fnit d'être
inconnu lui fournissait l'impunité, il pouvait sans risques
s'approprior 10 collier tout entier. Surtout., il ne sel'ait pas
monté chez sa victime pOUl' y courir 10 risque d'être, à peu
de choses près, pris sur le fait.
Restait donc une solution, la seule vr:\isemblablc : Ellome me avait perdu les perle3, et c'était mieux ainsi. Savoir
&.:omment ce malheur était arrivô, Micheline n'en avait
plaidé et gagné
':ure, tout heureuse qu'elle était d'avoi~
La joie qu'elle
il'e.
d'ins:ru
it
redouta
qu'elle
seule un pl'ocès
en éprouv aitla sUI'prit elle-même, car elle était la preuve
de l'intél'êt qu'elle prenait , et dont elle ue s'était pas
rondu compte jusque- là, à ce jeune homme , hier encore
totalem ent inconnu. Et ceci l'efîl'aya presque.
La 'Joiturc, contour nant les lacs, roulait à petite allure.
Michelino regarda it sans les voir les sitos familiers. Cepenen passant près du restaur ant de la Cascade, Sil
dal~,
soirée de
pensée s'en alla vers Dinard, Elle revécut c~Lte
par
Séduite
é.
présent
été
avo.it
lui
d
Rudfor
où
dernier
l'ôté
10 beau visuge de l'Américain, attirant et énigmatique,
elle n'avait pas tout d'abord donné suite à cette impression première et, durant plusieurs jours, John n'avait été
D:\IlS son entoura ge, des
pour elle qu'un danseur de plu~.
amies jalouses ne dissimulaient point leur dépit en voyant
qu'elle avait su accnparer co gentleman millionna rc, mais
olle n'y prenait garde, Sol naLure fière et toute de droituro
ln rendant prudent e.
Micheline, petite l'cine, 6tait habit,u6e aux: hommages,
mais Tle leur concédait pus plus d'imp ortance qu'ils n'on
t1irt
m ~ l'ituiont. Elle savail discerner entre 10 simple
égoïsle cl sans lendolll'lin et le sentimenl sérieux. Aussi,
bien qu'clIo se complùt il antendro la voix musicale et
prenanl e ùe J ohu nu Hord, voix qui 8<lvnit si bien dire
�L'INC ONN U DU r, .U' IDE
Ues' mot s d'am our, riejl dan s son
atti tude ne perm it à
l'Am éric ain d'y voir le moindre enço
uragement.
, Elle l'étudiait. néanmoins et, dura
nt ses deux mois de
~i1légature,
Micheline Barsac n'av ait pu réus
sir à voir
~ lair
e~ lui, du moins auta nt qu'elle
l'ed t sou hait é: Évi :d emm ent, du poin t de vue mondain
, il n''1 ava it rien · il
dire bien au contraie~
Spo rtsm an accompli, il possédait
à. ' ro~d
le code des usages, et· joignait à ces
qualités sup erficielles l'art du ' bien parl er: Rud
ford étai t un causeur
t harm ant, disert, spirit\!el, et l'on
aim ait Ba compagnie.
[Mais, du poin t de vee mor al, tout
lui éch app ait.
; C'o ntra irem ent à la maj orit é des
jeunes filles modernes,
!qui nc considèrent. dan s leu~
fiancé ~ue
le côté pure men t
factice et 'conventIOnnel, fait de
chn qua nt et de futilité,
Micheline désirait surt out découvri
r chez celui qui sera it ,
l'élu de son cœu r certaines qualités
de l'âme indispensables
et durables . Or, rien chez John ne
lui ava it permis de se
[aire, dans cct ordr e d'idées, une
opinion sérieuse. La
psychologie de l'Améri~an
, lui éch[l,ppait com plèt eme nt.
Aussi, éc'Outant la VOIX de la sage
sse, elle ne répondit
poin t d'ab ord aux sollicitations réité
rées de Rud ford , bien
qu'crie se rend it compte qu'i l étai
t lre.s épris d'elle. Elle
~c
déro bait prud emm ent, sans tout
efois lui opposer
un refus caté sori que at définitif
. Ce ne fut qu'un mois plus
tard , il Pari s, qu'elle consoP.tit aux
fiançailles. Un fait,
'cn apparence insignifiant, prov oqu a
sa déci sion et, cn se
1e rem émo rant , la jeune fille se prit
à sourire.
Au cours d'uno prom enad e faite en
commun, Micheline
'cl son prét endant, pati ent et
discrète men t latle nlio nné ,
'avaient été les témoins ~ mus
d'une scèno rapide el trist ement éloquente. Deux gosses, deux
pau vres • môm es.
'hâ.ves, sou1treteux ct grel otta nts,
qu'on eût dit évadés
d'un croquis de Pou lbot , les préc
édaient. Soudain, le!
'peli la miséreux vinr ent à pascer dev
ant une pâtisserie, où
l e~
frhn di ses s'e nlass;.:ient ironique
ment appét,iss antes.
�L'INCONNU GU RAPIDE
Un même réflexe les fit s'arrêter, sans l'fu'ils se fussent consultés' et, après avoir échangé l{n regard d'envie, . to~s
deux le nez collé aux vitres et les mains dans les poches,
se donnèrent l'illusion d'un régal jamais réalisé.
Rudford, sans mot dire, prit les enfants par le bras, les
dt entrer dans le magasin et, après qu'ils se furent copieuseplent rassasiés, les renvoya la bouche pleine, les yeux
pétillants de joie et les poches bourrées de pr9visions_
Ce simple geste, qui avait eu le gl' ~ nd
mérite d'';tre
spontané, eut sa résultante immédiate.
Ayant rejoint sa compagne, l'Américain voulut s'excuser.
- Je vous demande pardon, Micheline, dit-il simplement.
Mais la jeune fille, tout heureuse que cette action Ckll'i table lui ait montré Rudford sous un jour nouveau et rassurant, lui répondit:
- John, vous pourrez dès ce soir demnndel' m:l main à
ma mère.
Et tous ces souvenirs heureux, qui lui revenaient à
l'esprit, eurent vite fait oublier à .Micheline ce qui les
avait provoqués: la c.lisp:u·ition des quatre perles fines.
�CHAPtTRftl
v
MIDe Barsac possédait à fond l'art du bien recevoir. A
sa tuble, la chèrp. était bonne, l'atmosp hèr e ir,time et purCl
de toute contrainte. Aussi, cc dimanche-là, la conversation
()tait-elle for t o.nirnée. Rudford en faisait los h'({h,
- Quoi qu o vot:s en disiez, mon cher John, le progrès
est le pirs ennemi de l'homme, affirm a le doc teur MJxime
Santeuil. Et VOllS, m essieurs les ingén iours , vous en êtes
1~ 1 prêtres r eEponso.bJes.
- Iiln tout cas, dodeur j répondit Dûny (lU rlllnt, nc.tl'o
relig ion a de nombreux adeptes.
- L'oncle Max, pour n'en citer qu'un sou l, plaisanta
Micheline. Je m'imagine sa tête si, au lieu de sa contortable conduite intérieure, il trouvait dovant la porte une
antédiluvienne voiture il âne!
- La progrès, dit. Rudford, z'ér.haufia nt soudain, c'rst
p our vous la Boîte de Pandore! Vous daubez sm lui,
l'accusanl de to us les maux! C'est, à vous entendr..: , l'arme
la plus t erriblo dressée contre la eivilisalion. J e vo us
accorde que, par la machine, il supprime des bras inutiles,
qu'il es t même la CDllse do la disparition toLalo do certalu:>
corps do métiers. 'l'out ccci est inovilalJk, MlIis, en
r evanche, combien ne lui doit-on pns de débouchés nouveaux, san.; purJor du birn-C:Lre qu'lI fa brique en série.
Coci équililJro cllJa. Ne nous u-L-il pas dOU II\!, ~epuis
Wl
�L'INCON N.U DU RAPIDE
47
&iècle à peine, les chemins de fer, les paquebots, géants
des mers, l'automobile, l'aviatio n, le téléphone, b cinéma,
la télégraphie sans fil, etc., etc ... Et combien ces industri es
nouvelles ne récupèrent-elles pas d'énergies et d'intelligences?
RandaJ, tout absorbé dans la contemplation de Miche' de cette dialectique, eL
~ éresl
line, paraissa it se désin
, ne laissait pas d'être
discrète
très
que
son attitude , bien
Barsac.
Mme
par
observ~
Il était gêné, mal à l'aise et, bien qu'il se senUt réconforté par l'assurance impertu rbable de Fon ami Certat, il
lui semblai t vivre un rêve, incertain qu'il était de l'objectivité des événements. L'al'ri vée chez les Earsac, le charmant accueil de la maîtresse de maison, la poignée de
main « bon camara de » de la déliciAuse Micheline, le
« shake hand .. plutôt glac6 de John Rlldfor d, le cordial
«encha nté de vous connaltro » du docteur Santeuil, tout
cela se conCondait dans son esprit, et il se persuad ait peu
à peu qu'il ne sortirai t rien de bon de cette aventure. Aussi
bien ce qui se disait autour de lui le lai , sait-il indifférent.
Une question de Mme Bars'l.c Je rendit à la réalité.
- Et vous, monsieur Randal , que pensez-vous du progrès?
- Je pense, madamo, répondit J aan que 11 que.-tion
prenait au dépourvu, jo pense qu'il a manqué son but et
jour davanta ge dans son erreur;
qu'il s'enfonce ~haque
au li"u de créer l'amour , il engendre la haine.
RudrOld nc dissimula point un mouvement d'impatienco.
l'agaçai t, ce
Il était 6vident que la présence de cet inLru~
qui sembl <.l it réjouir forl l'incorrigible Dany.
- Voyez-vous, monsieul' Rutlford, dit en riant celui-ci,
ce bra ve Randal est un réactionnaire imp énitent.
Mais Jean se r gimh.'\ :
- Réactionnaire? Cola te plalt à dire, mon cher. Je
suis peut-êt re plus « avant-g ardiste» que vous, messieuri,
�4.8
L'IN CON NU DU RAP IDE
'mais si c'éta it en mon pouvoir,
je ne cboisirais pas les
mêm!ls chemins.
_ EL .. peu t-on les connaUre?
questionna Rud ford ,
avec dans la voix linO pointe d'iro
nie.
Ran dal, auquel ce déta il n'av ait poin
t échappé, répondit
sur le même ton :
. _ Certes, bien qu'il soit osé à
moi, simplo ingénieur,
d'afficher une sort e de profession
de foi dev ant le fils d'un
mag nat de la métallurgie, et ... futu
r mag nat lui-mémt'.
_M ais ... pourquoi pas?jcta dédaigne
usement l' ~mérical.
Bien que courtoise en apparence,
cett e façon un pru
.... ive de rom pre des lances diss
imulait mal l'an imo sité
instinctive que r essentai ent l'un pou
r l'au tre les deu x inl.erlocuteurs. Les autr es convives
n'ét aien t pas sans S'Cil
rend re compto. Micheline surtO\~
s'en mon trai t Inquiete,
ct chacun, pou r des raisons difté
rentes, étai t anxieux de
savoir qui sera it le vainqueur du
tournoi.
Mais Dany, avec l'aisance dlun
virtu ose do la corde
raid e, eut vite fait d'assainir l'atm
osphùre.
_ Vas -y, mon cher, dit- il. Il n'y
a pas de journalistes!
Les atta que s directes don t il se sent
ait l'objet. avai ent
suffi à Ran dal pou r 10 met tre en
vervo. Très calme, mnii
cepe nda nt avec une auto rité singuliè
re, il répo ndit :
_ Mon cher monsieur, auta nt que
vous j'aim e et j'ad mir a
ce que l'on appelle le progrès.
Mon titre d'ingén:eur le
prouvo. Or, j'aim e aussi ma patr
ie, comme on aim e Em
famille, sans haïr les autr ts. Le
mot va peut-ôll'e vous
faire !lourirc, mai s je fiuis un altru
iste.
_ Bra,'o! interrorr,pit Micheline.
Les convives, intéressés au p:us
hau t poin t par ceti e
contl'oversQ, ne pure nt s'em pêch er
de rire à l'ap prob atio n
spont.anée de la Jeun:J fUl~.
_ Je ne m'Monne vlu:;, con stat a joye
usement le doc teur ,
(lue vous soyez l'am i de ma nièce,
car elle est aussi altru iste
aue vous-même.
�L'I N CO NNU D U R APID E
- Oh 1 mon oncle, r eclifia modestement Micheline, dans
un tout petit rayon 1
Mais Rudford, que ces digressions éner vaient visiblement, jeta négUgemment, tout comme s'il faisait une concession:
- L'altruisme et le progrès, mon cher, ne sont point ,
que je sache, incompatibles.
R al1dal, toujo:Irs très calme, r épondit:
- C'est évident..., en pri qcipe, mais ce quo je déploro
dans cetto chose à la foi s merveilleuse et elirayante qu'est
le progrès, c'est que son rôle magnifique ait été dangereus ~ m e nt faussé. Au lieu que les rivalités ou les jalousies des
peuples et des races aient été atténué es par la facilité et
la rapidité de plus en plus grandes des r elalions économiques, et p ar ('.)ur corollaire immédiat, le daVilloppoment des échanges, c'est le contraire qui s'est produit,
pour le plus grand danger de la paix mondi ale et du bonheur des individus. Et ce phénomène so remarq uo chaque
jour davantage, surtout enlre voisins qui se touchent de
plus près.
- C'est très juste, approuva Dany.
- Je suis entièrement de vo lre avis, confirma le doct eur, mais quel remède voyez -vous à cela ?
Rudford out un souri:'o scep tiquo.
- Mon opinion personm ll e, répondit R andal, est peuL
êlre une utopie; mais j'estime néanmoins que la conception étroite, égoïsto el, comment dirais- je? agressive do
J'idée de P atri e, dovrait évoluer vors uno coordination,
une coopérati on des efTorls d.ms to ps les do maines 01. ,
dans la patri o mondiale, nos pal ries l\spcctives en seraient
commes les provinces; colle t héorie, vous on convienùrez,
est aussi é loi g n ~ e du rhnu vini:; me in tégl'Ul que de l'inLernati onalisme.
- Le dl'apeau el l:\ Llw:illo aLL:leh6 ; ]l ar une fan'llI' 1
1·Ïl;a n !.l lluù ford.
�50
Mais Randal, sans relever l'ironie, contlinua :
- Les besoins de l'homme sont en raison directe des pro{jl'ès de la scienco et, plus ils s'amplifient, plus ils sont diffbles à satisfaire, dans des pays ou des cités restreints.
Donc, plus le marché s'élargit, plus le groupement national doit embrasser de familles et d'individus. Cependant
l'idée d'humanité se substituant à celle do nationalité ne
doit point absorber l'idée de Patrie, pas plus que la
famille n'absorbe l'individu: elle la complèto et la grandit: « Les patries, a dit Anatole France, dojvent entrer
non pas mortes, mais vivantes dans la fédération universelle. » Ne pensez-vous pas, mon cher monsieur Rudford,
que dans ce domaine il y ait beaucoup à faire?
- Il Y auroit surtout beaucoup à. diro, répondit l'Américain maussade.
Mais il ne r6pliqua rien d'autre. Randal en profita pour
conclure:
- Le jour où cette collaboration mondiale aura êté dûment
consentie, organisée et réalis6e, le progrès atteindra vraimenL son véritable but, èe]ui de parfaire au bien-êLre du
millions d'êtres humains qui, dans l'état actuel des choses
en souITrent ct en meurent.
'
- Et vous êtes dans le vroi, mon cher ami, approuva
do nouveau le Dr Santeuil.
- Allons donc 1 riposta Rudford presquo brutal. Cc
sont là de beUos th60ries, à l'usage de philosophes en mal
de sophismes, ou de gons qui n'ont ri on do mieux à miro.
Mais ceuX qui président aux destinées de formidables
entreprises industrielles, subissant les assauts de la concurrence éLrangère ou les dangerouses nuctuations du
marché international, s'en tiennent aux réalités,' concrèLes.
Ces grands chefs ne croi'3nt guère à l'amOUI' de l'hommo
pour son semblable et, pour ce qui esL de la fédération
universelle, comme vous dibos, ils laissent cela aux id6alistes.
�L'INCONNU DU RAPIDE
51
- Croyez -volls? insista Randal. C'est par ceux-là, au
contraire, que cet apostolat pourrait être fécond; et ~i
un jour il m'était donn6 d'être à la tête tI'un ùo c:)s puis sants organismes auxquels vous faites allusion, je voudrais
y faire, dans ce sens, d'utile besogne. Mes efl'orts ne seraiellt
peul-être pas tout à fait inutiles.
- Je voudrais hien vous voirau pied du mur! dit Rudford toujours acerbe .
- Sait-on jamais? lança le t errible DJny ... Et ce jour ·
là 1. ..
Cette boutade fit diversion, ct, le d1ner achevé,
Mmo Barsac se leva, invitant ses hôtes à passer d}ms le
petit salon où Je café était servi. Cependant John, qui
sentait Micheline nettement séduite par les théori es de
Randal, tint à reprendre !ion rôle de fiancé officiel, bien
résolu à ne point la quitter de la soirée. Décidément ce
nouveau venu lui portait ombrage.
Mais, dès que chacun eut pris place, la jeune fille, tout
en servant le caf6, aidée de Rudford, cherchait incons ciemment à se rapprocher de Jean. Dany s'amusait énol"
m6ment de l'innocent manège ct, bien qu'apparemment
absorbé par quelque bonne histoire que lui contait lc
Dr. Santeuil, il ne perdait rien de ce qui so passait autolil'
de lui.
Quant à Randal, il était accaparé par Mmo Barsac.
Celle-ci avait 6té d'abord surprise cn constatant chez cc
jeune homme d'apparence timide, une tell âpreté il.
défendre des idées qu'ello jugeait profond('s et justes. Une
fois de plus, elle croyait reconnaître dans le choix de cc
nouvel ami , l'esprit d'analyse ct de discernement dont sa
fille lui avait si souvent donné la preuve. Copendant, pour
uno fois, Mme llarsac était bien loin de la vérité, puisque
le hasard seul on était responsablo.
1!ontoux d'avoir oÎnsi, au cours du repas, attiré l'attention sur lui, H nÙ lI l S'Cil cxcusuiL près du l ~ lll .lî Ll'c::isl.l
�52
L'INCONNU DU RAPIDE
de maison, qui le féliciLalt au contraire de s'être montrê
aussi brillant. Puis il s'enferma dans un silence distrait.
Mais son visage, redevenu impassible, s'éclaira soudain.
Micheline venait vers lui, une tasse à la main.
- Je n'ai pas mi; de sucre, dit-elle souriante; j'ai bonne
mémoire, vous voyez.
- Comment cela, intervint sa mère, tu savais 't •••
- Mais oui, répondit malicieusement la jeune fille;
n'avons-nous pas déjeuné ensemble avant-hier au wagonrestaurant?
Randal, à ce souvenir, en Cut joyeusement ému. Ainsi
à lui plu~
qu'il ne s'en était
donc, elle avait pris at~ c ntio
douté 1 Il allait répondre, lorsque, pour mettre fin à cet
aparté qui l'agaçait, Rudford intervint:
- Maintenant, darling, laissez-moi vous servir. Ven~
ici, près de moi.
Et, cc disant, il la prit par le bras, doucement, mais
a\ ec une fermeté non dissimulée, ct l'emmena à quelque
distance .
- Quel accapareur 1 murmura Mmo Barsac aITectueusement indulgente; mais ...
Sa phrase Cut interrompue par une exclamation du
docteur, toujours en conversation avec Cerlat.
- Ah 1 par exemple, s'écria- t-il ; voici qui est curieux 1
Sais-tu, ma petite Michelino que nous nous trouvons,
M. Certat et moi, en plein pays de connaissilnce ? Il est le
neveu de 1\1 me do Mussilgne 1
- Non? pas possible 1 s'exclama la jeune fllle.
Et s'adressant à Dany, elle ajouta;
- Aussi, depuis quo vous ôtes ici, je chercho où je vous
ai renconlr.3 ; car je suis sûre de vous avoir déjà vu.
- Je me faisais, sons y croire, la même réflexion, expliqua Certat en riant; mais j'y suis maintenant, mademoiselle: vous étiez, n'e3 l- ce pas, à la soiréo des Guillanr1 eau?
�L'INCONN U DU
RAPIDE
53
- C'est exact, mais avec la cohue qui s'y pressait,
toute présentation était impossible.
Dany jubilait. Décidément, la chance servait ses desseins.
Il observait Randal redevenu songeur, depuis que nudfort avait éloigné Micheline. Le regard que Jean posait
par instants sur l'Am éricain trahissait sa pensée. Aussi la
joie débordante de son ami lui semblait-elle insupportable,
ct il attendait avec impatience le moment de partir.
Mais Certat, bon camarade, lui vint en aide. Rudford
était venu reposer sa tasse sur le guéridon près duqu el il
se trouvait lui- même. Dany le retint d'un geste.
- Une cigarette? diL -il.
1
John, ayant accepté, esquissa le mouvement de
s'éloigner, mais le confident de nandal enchaina :
- Vous aimez paLiner, parait-il ?
Cela, le Dr Santeuil venait de le lui apprendre. Ce sport
élégant était une des passions de Rud!ord. Pris par son
point faible, celui-ci, tête baissée, donna dans le piège
eL, sans qu'on l'en priât, so lança dans ùos considérations
techniques.
Micholine, restée /leule, regardait sa mère et Randal;
surtout Randal. Les quelques heuros qu'elle vonait de
passer en la compagnie de l'inconnu d'hier, lui avaient
permis do découvrir une nature exceptionnelle qu'olle no
soupçonnait point la voillo, et qui lui semblait dépasser de
cent coudées celle dont s'enorgueillissait la tourbe dos petits
jounes gens inuliles, faloLs ot prétontieux, qu'elle subissait
chaque jour. Et songeant lout d'un coup il sa mésaventure, la perle dos quatre porles :
- Commont, se dit-ello, mes soupçons ont·ils pu oWourer co garçon?
Elle s'en voulait do cello erI'eur, pourlanL bion excufi..lblo, comme d' une profanation. ?l1Jis elle éLai t heureuso
que co lOg r nuage fîtL dissipé d 6fl iLv (' m ~ nl.
Lu convcl'salion ùt) CerLaL cl de s ' n fhn ' é sc pl'olon-
�5t.,
L'I N CONNU DU RAPIDE
geant, Mich elin o revint. près de sa mère e ~ de Randal, et
prit place entre eux, ce qui, de n o uv e ~u,
mIt Dal1y en liesse.
- Savez-vous, dit gaiement la Jeune HUe, que vous
êtc" un jeune homme à surprisos?
- i\loi? s'étonna Jean, ayant comme pal' enchante ment
r etrouv é 80n sou rire.
- Mais oui, vous ! afftrma l\1ichel' no. AmÎez-v ous pens:) ,
petite mère, que J ean Randal eut pu faire pI'euve de t ~ nt
do forct) persua:üve dans une discussion aussi silvère?
J'a voue d'aill eurs que je me suis rangée sous son fanion.
Puis, gentiment taquine ;
- J e vous croyais timide?
- Mon Dieu, made moiselle, répondit l'ingunieur, qui,
en r éalitô, commençait à le redevenir, on peut être timide,
comment diréli- jo ? pour los choses qui ro!üvent dn point
de vue m ondain eL ... sentimental '; mais en rovanche, être
cnpabJo de défondre ses princip os, si arides soient,· ils,
- J'..ümc vos idées ... Sur eo point, J ohn ot moi no
sommes pas toujours d' accord
- Oh ! John parle ainsi, dit M ma Barsac l!Ollci liante ;
mais il est si bon
- La bonté, petite mère, n'a rien à voir avec lout cola,
aJfirmn Michelino avoc conviction,
- Ma chèro onfant, laissons los ih60ries aux théoriciens
c.onclut Mmo Barsac, que la tournure ùe la c onversa~
tion cl'fr,lyait un peu.
Car ello avait senti l'attrait que Joan exerçait sur sa
fille, on môme Lemps qu'ollo constatait quo coll0 -ci n'était
pas indiIT6renLe à Randal. Copendant elle sc rassurût du
l'a it que 10 jeune homme ne faisait ou ne disait l'ion qui
pûL troubler Micheline, ce dont ello lui savait gl'é, eL cola
augmentait l'ostime qu'oll e avait ressentio pour lui dès
10 premier contact. fi ussi ne consi dérait- elle l'illgonieul'
que commo un amour2UX d6çu, ainsi quo quo d'autros
ava nt lui l'a vaÏ0nL 6 t ~, mai ; d lo prenait plaisir à l'ocon-
�L'INCON N U DU RAPID E
55
naître chez ce jeune homme un esp rit de droi ture rare,
en même temps qu'une valeur personn elle indiscut able.
Voulan t éviter des froissem ents possibles, la bonne
Mmo Barsac suggéra prudem ment ;
- Eh 1 bien, la jeunesse, si vous faisioz un bridge?
- Oh 1 madam e, app rouva Dany. c'est une excellen te
idée. Vous bridgez donc, mad emoiselle?
- A votre a vis, j'ai donc l'air si r éfract ail'e , riposta
gaimen t Micheline, qui prisait fort l'aim able ironie ùe
Dani el Co'tat.
la
L ~ jeu fut vilo organisé , et la soirée s'acheva dans
.
in:.imité
te
plus complè
11 était plus d'une heure d u matin quand les trois jeunes
hommes prirent congé de leurs hôles. Le d oc t ·~ ur SantOl.i l
s'était depui'i longtem ps discr èt ement éclipsé. Quant 6.
Rudford , il semblaî t avoir complètem ent o ub l~ é la discussion . Dès qu'ils furent dehors, t r ès aimablement il di t
à R anda l ;
- Et mainten anl, cher rnonsieu r , réglons nos comptes 1
J ean le regarda , le sourcil froncé, mais l'Américain souriant s'expliqu a ;
- Vous oubliez mon t axi J
Après avoir rembou rsé son créancier, et J'ayan t dûment
r emer eié, il proposa ;
- Si cJla peut vous être agroabl e, messieu rs, je puis
vous déposer chez vous.
- Trop aim able, répon dil Randal , mais ce n'est guèrE'
p as?
SUl' vo tre route, Vous habitez le VI e, n'est- cc
- Avenue d e l'Observ atoire, en effet. Mais avec ma
voiture ...
- Volre b olide, voulez- vous dire, interrom pit Dany.
Mais mon ami ct moi préférons rentrer à pi cd; c'est si
p eu loin .
- Un peu d e foot in'; nous fcr ,Adu bien, pr 6c j ~J H. HHIaJ.
j\!5père, dj ~ Hu ûl'ord.
l , ù.
- A Jor's, à bi~
�56
L'INCONNU
nu
RAPIDE
Et comme il appuy:.:it sur le démarreur, Dany lui jeta l
- U est bien entendu que je compte sur VOus et
Mlle Barsac pour notre soirée du club, samedi prochain 1
Je vous enverrai des cartes dem:lin.
- Entendu 1 répondit l'Américain, cependant que le
torpédo s'éloignait à une allure foBe ...
Or, quelques instants plus tard, John Rudford descendait de voiture, non p~s
au Luxembourg, mais dans un
quartier diamétralement opposé, à l'angle de l'avenue
Trudaine et ùe la rue des Martyrs.
�CHAPI TRE VI
Et nous nous réservons de trai ter avec votre repré,
sentant sur les bases de principe que vous avez accep tées.
Agréez, etc ... })
- Voilà; c'est tout pOUl' l'instan t, madem oiselle. Cela
fait ? ..
- Quatre lettres, monsieu r: Ederfeuil, Ploug, l\1érilIon et Vernier.
bien cela. Nous t erminer ons un peu plus tard. En
- C'e~t
passant , voulez-vous remettr e ce dossier chez M. Ber lon
et prier M. Certat de venir me parler.
~ i e ar.
- Bien, mon
La porte refermée sur sa dactylo, Jean R anrlal mit en
ordre les papiers qui encomb raient sa t able de t ravail.
il annotai t, raturai t; sa pf.' nsée sem blait
m e nt,
~ u se
Nerv
aill eurs ct, en f ~ it, elle l'étaiL. Un coup di screL frappé il
la porte de son bureau ne 10 fit même pas lever les yeux .
- Bntrez 1 diL-il machinalement .
- 1'Ionsieur Certat est occupé pour l'instant , expliqu a la
script-g irl; il viendra dès qu'il ser_, libre.
D'un gesto, Joan remerci a cL Gonti nua d'écrire . Mais, au
bout d'un instanL, il 50 lova ct sortit. Un petit co uloir il
traverse r et, sans frapper , il entra chez son a mi. Un homm e
était là qu'il no COllnaiss ait point. Cepend ant quo Dany
téléphonait, l'inconnu a voit l'autre écoutou r cL, au fuI' ct
il mesuro ùe ce qu 'il end"nua it, pr ~ n a it des Il otes.
«-
�58
L'INCON NU DU RAPIDE
C'est bien Trudaine 10-,.0? demand ait Certat.. .
1!:st-ce que GcorgJ est là ? .. J'ai dit George ... Ah 1... Ah 1
bon ... Mademoiselle George est sorlio? .. , Bon ... , très
bien ... OU!, oui, c'est de la parl de M. Longue l. .. c'est
bien cela ... Ah 1 dites-m oL .. , rappele z -moi donc l'adress e
exacte, car je veux lui écrire ... Vous dites ? .. 80, avenue
Trudain e ?.. . Merci beaucou p ... Merci, monsieu r.
Pondan t toute cette convers ation, Dany n'avait pas
quitté des yeux l'homm e qui tenait l'autre écouteu r. Quand
il eut raccroc hé, tous deux se regardè rent en sourian t.
- Décidém ent, dit Certat, celn devient passion nant
notre petite afiaire ; qu'en dites-vo us, mon vieux?
Et comma il venait seule ment d'aperco voir Jean:
- Je te présent e, lui dit-il, un de mos bons amis, Jacques
Gil>lin.
Puis:
- Jean Randal , ;ng6nieul', ajouta- t-il.
Les deux jeunos gens se serrèren t la main, Giblin avec
uno sympha tie évident e; Ihndnl dislant par distract ion.
Puis, sur un coup d'œil de Dany, l'inconnu , sans insister ,
prit congé.
- Jo compte sur vous, dit Certat on le recondu isant.
Nous nous retrouv u'o!lS ce boil' il sept heures à ln Rotond e.
Jean, tu !'loras des nô Lres '(
- Peut-{·l re ... nous verrons , répondi t celui .. ci évasive ment.
Quand ils furent souls, Rnndal nerveux dit à Dany
- Qu'est- cc quo tu fabrique s avec cc type-là ?
- Mon vieux, nous travaill ons pour un copain ... Je vni~
te le dire, parce quo ... parco quo tu es mon ami ... Nous
travaillo ns pour un copain qui est amoure ux ... comme loi 1
et, blagueu r incorrig i ble, lJany frodonna :
L'Dmour, IlHell' rh030 charmante 1
L'::ugunl, t'u~l
r;a 'lU: 1I0US Inl1nquo.
�L'INCONNU DU RAPIDE
5()
.J'ai trouvé Je moyen d'unir
L'amour, l'argont, tous mes désirs 1. .•
- C'est pour moi que tu chantes c(~tLe
absurdité?
demanda brusquement R Jndal.
- Pour Loi? .. Allons don
~ ! Mais non, mon vieux, c'est
plUlôt pour cc « povre ~ Rudford!
- Idiot!
-- Merci 1 C'est comme çà que tu me remercies do la
délicieuse soirée ri'hier?
- Penh 1... Délicieuse!
- Comment? peuh 1... N'as-tu pas brillé de toutes
façons?
- Brillé 1. .. parlons-en, dit amèrement Randal ; devant
la femme ue j'aime ct qui est la fiancée d'un autre. Ah!
y'est uo joli suc
~s !
- Fiancée ou non, j'ai idée que Lu n'cs pas indiITérent à
Mlle Micheline. pardon, Miche ino tout court; j'oublie
qu'ello nous a autorisé à supprimer ce« mademoiselle»
qui n'est plus d'époque 1
Randal ne répondit rien. ,'ans être fat, il s'était bien
aperçu que la jeune fille lui témoignait une sympathio
particulière; mais le fait de la sa voir fiancée suffisait pour
qu'il n'en fit rien paraiLre. Quant à lui, 10 douto n'était plus
Pos'Iible; il l'aimait, à un point qui j'étonnait lui-môme,
lui d'ordinaire si peu accessible aux moindres embaUemenls.
Dany interrompit sa rêverie.
- Fais pas c:>lle LêtJ·là, voyons 1 L'idéo d'être le rival
do John Rudford, toi, Joao. Randal, simple ingénieur,
dovrait t'amuser foll'ln1(;ot. C'ost énorme, mou yioux.,
COlossal, shakespearion !
- POfsihlo, mais jo no vois pas III résultat de touLo
cetto aventure, et cela m'efTraio.
- Moi, je 10 vois, ot ça su/TIt. Mais, au fait, qu'est-co
qui mo vaull'honneur do ta yj.;ito ?
�60
L'INCO N NU DU RAPIDE
- Tu dois être au courant de l'affaire de Berlin? ... y at-il un ingénieur désigné ? .. S'il n' st pas trop tard, je
demande à parti r.
- Toi ? .. 11'1 ais tu es fou 1. .. P artir en ce moment 1. •• A
quoi p enses -lu?
- J'ai b ~s oin
d e changer d'air 1
Dany s'étant levé, s' approcha de Randal, lui mit les
droit dans les
d eux mains sur les épa ules, et le r e~a rJ a nt
yeux :
- Tu n'envisages donc p as les conséquences ? demandat -il.
- JI n'y a p our me·i qu'un se ul moyen, et je compte
bien l'employer avant mon dép art, ... mon départ d éfinilir.
Dany comprit qu'il ne fallait p as insister; R andal ne
d irail rien aulre chose . Mais Certat était un homme dl.'
r essour ces.
- Excu;;o -mai, dil-il ; un coup de téléphone urgent à
donner.
El, sans quitter son ami d es yeux ;
- Allo 1. .. st andard ? ... Demandez-moi Ségur 95- 00.
J oan ne fit qu'un bond.
- Tu es fou 1 s' écri a-L -iI.
- Moi? expliqua Dany ; pas du tout. J'ai à parler à
Micheline Ba r.,ac ... J e suis son ami, moi aussi, et mÔme
plus que t oi 1. .. Tu oubli 's ma tante d e Mussagne 1
R andol eul un geste de d écourage ment. L a sonnerie du
t éléphon e le fit asseoir.
- Allo 1 répondit Dany imp erturba ble, en lui tendant
l'aulN écouleur qu'il refusa . Mlle Michelino Darsac, je
vous prie... de la p art do Daniel Cortat.
Furioux , R andal, sans prondra 10 récepteur, qu itta
Ron fanleuil el se mil à Caire les cent pas au tra vel's de
la Ili 'o('e . P ar gl's tes, DHny insislait, mais en va in .
- Allo 1.. . 1\1101... c l,i , m au .. . l\Ii'·hclil1l' ... b onjollT·...
�L'INCONNU DU RAPIDE
61
Comment va ? ... J e vous téléphone pour vous dire que j e
vous enverrai comme convenu les cartes de patinage pour
la soirée de samedi prochain. J e me permets d'y joindre
deux invita tions pour le soup er offert aux membres du
club, et j'espère que vous voudrez bien, vous et M. Rudford, être des nôtres ... Mais oui, on (Iansera ... Allo 1. .. ne
COupez pas 1. .. Je suis très conlent. .. Je vous ferai porter
les cartons ce soir .•. Vous dites ? .. oui, oui. .. samed i ...
dans six jours exactement ... Mais certainement, nous avons
P!lsséune excellente soirée... Quoi ? .. Pourquoi riez-vous ? .,.
Pour ma part, je bridg3 au moins cinq fois par semaine.
et demain j'ai accepté chez votre oncle, le Dr Santeuil...
Mais oui, parfaitement, nous sommes amis ... R and al ? ..
oui, bien s"Ûr, il est invité ... mais vous savez... c'est un
phénomène ... il refuse toutes les invitations ... Comment ?"' ,
Oh 1 j'aimerais mieux que vous insistiez vous-même..• 1
Je vais vous mettre en communication avec son bureau ...
Gard ez l'appareil, je vous 10 passe ... En touL cas, à demain
soir chez votre oncle.
Malgré sa résolution d'écolier boudeur de ne point é::outer, Randai, dès qu'il eûL entendu le « Bonjour Micheline JJ
de Son ami Certat, se précipita sur le récepteur et, sans en
perdre un mol, suivil de bout en bout la convel sa Li on,
lançanl à Dany des coups d'œil furibonds. Mais celui- ci,
narquois, lui faisait comprendre d'un gesLe qu'il d o v a i~
pour l'instant so taire; geste quo chacun connai t, et qui
consist e à réunir par inlèrmitLence les quatre doi gts et le
POuce, t el un bec do canard qui s'ouvre et so ferme alternativement. La conversa tion fini e, Certat passa l'appareil
à Randal qui le prit machinalement, et, discrètoment, sortit du bureau.
Quand il rovint quelques minut es plus t ard, J ean était
toujours dans le même fauteuil, la main sur 10 téléphone
qu'il venait de reposer, l('s yeux fixes et songeant.
Alors, vieux... tu m'accompagnes ~ demanda
�62
L'INCONNU DU RAPIDE
Dany qui n'eut pas l'air de remarquer son attitude.
- Elle est délicieuse, murmura Randal tout à Son rêve
- Alors, tu ne m'en veux pas?
Jean mettant la main sur l'épaule de son ami:
- Tu m'as eu ... une fois de plus, dit-il. Je me demand(!
çomment tout ceci finira 1
... Dany cependant devait en être pour ses frais. Le hasard,
qui jusqu'alors avait favorisé RandaI, au delà même de cc
qu'il aurait pu souhaiter, allait manifester sa fantaisie
aux dépens de ses projets. En effet, une heure après cette
conversation téléphonique, Randal, qui avait r etrouvé son
calme, achevait de dicter son courrier. Au moment où il
congédiait sa dactylo, un garçon de bureau vint l'avertir
que 10 directeur commrrèÏaI le demandJ.il d'ul'gen ce.
- Je VOLlS suis, dit-il.
Quelques instants plus tard, il ;tait introduit dans le
cabinet directorial. La main tenduo, son cltef l'accueillit
uar ces mots:
• - Puis-je fi nouveau, mon chor ami, vous charger d'une
mission de confiance à l'étranger?
Jean, qui tout à l'heure exprimait à Dany un si vif
désir do partir, sc sentait mamtC'nant hésitant. Aussi ne
s'expliquait-il pas comment il répondit:
- Très volontiers 1 mais je dois être à Paris samedi
prochain.
- Vous serez de retour 1 C'est pour l'affaire (le nerlin. Vous n'ignorez point que nous sommes cn concurrence
av cc llflC société allemande ct une société italienne. fI nous
faut sur placo, non seulement un technicien, mnis en même
temps un homme au courant des moindres subtilités des
langues allemande cL italienne, ct vOtllj scul, Illon cher
Handal, réunissez l('s conditions.
- Eh 1 bien, c'est rntendu, répondit l'ingénieur, subi.
tement décidé. Quand devrais· je partÎl'?
- Voyons, rélIéchit le directeur; nous sommes uujour-
�L'INCONNU DU RAPID""
63
d'hui lundi. La conférence a lieu mercredi à cinq heures à
Berlin. Partez demain dans la matinée. Nous étudierons
10 dossier cet après-midi.
Au m0lI!.ent où, ayant pris congé, Jean allait sortir, le
direcLeur l'interpella de nouveau.
- Savez-vous, mon cher Randal, que vous avez fait
l'objet d'une discussion particulière, lors du dernier conseil d'administration? On parle de vous très sérieusement
pour le poste de directeur technique.
Le jeune homme, la main déjà sur le bouton de la
porte, se retourna brusquement, marquant sa surprise:
- Je suis très touché, monsieur, de 00 témoignage de
haute considération; malheureusement et, à mon grand
regret, je ne pourrais accepter ...
- Comment cela? insis ta le directeur; vous refuseriez
ce poste que tant de vos collègues envient?
- Les circonstances m'y obligoront en effet. Je devrai
même vous quitter ... très prechainement.
- Nous quitter? Pourquoi ?... On vous a fait des oilres
ailleurs?
- Non, monsieur, ne croyez pas cela. Je m'cn vais ...
Je m'en vais pour dec raisons d'ordre privé, raisons que je
vous donnerai du reste avant mon départ,
- Et c'est.,. définitif? demanda le dIrecteur.
-- Définitif, répondit R'lUdal.
A cet instant, et malgré son absence de fatuité, Jean
comprit il. quel point on tenait à lui, et il en fuL très
touché. De son côté, le directeur ne cachait pas sa
déception; mais senlant que chez un hommo comme Randal, uno décision de cotte importance devait être sérieusement motivée, il n'insista point et demanda SCUlt) llH.Jfl L:
- Et quand comptez-vous nous quitLer?
- EnLre le 15 et le 20 janvier.
~e ,directeur ne fut pas maître d'un gesto interrogatif,
qUI n échappa point b. Jean.
�6r.
L'I NC ONNU D U RAPID E
- Ne cherchez p as le motif de mon départ, dit en souriant le jeune ingéni eur; il n'est pas à l'osine, où je n'ai
trouvé, je liens à le dire, que la plus grande sympathie de
la part de tous. J 'espère vous prouver, dans un avenir
prochain, en quelle estime je vous tiens tous, vous, mons ieur, et vos collaborat eurs.
Le directeur lui t endit à nouveau la main en disant :
- J e respecte votrc désir, mon cher ami; et jusqu'à la
dern:ère minute, je vou s garde toute ma confiance. Allez! ...
Au lieu d e regagner directement son bureau, R andal
s' arrêta chez Dony . Celui -ci, tout à son travail, n'avait
p as levé la t ét .
- All ons, mon cher, dit J ea n, t es efforts auront été
vains ; lu iras seul demain au bridge Santeuil.
- Comment cela J ... .Tu n'es plus disposé ?
- Si, mais, plus exactement, on a disposé de moi autrement. J e pars demain matin pour Berlin.
- R andal, tu mens 1 C'est toi qui as sollicité.
- Mon vieux , je te jure que je sors a l'instant de la
direct ion où l'on m'avait r a i~ appeler. Tu peux questionner le garçon.
.
- Pauvre lype 1 fit Certat qui maintenant s'était lev,) l
~h
1 bien, v eu:~-t
u que je l e dise ? En réfl échissant, cehl
" au l mieux ainsi. J e suis dans la place i Ilul ne se défie d u
p eli t Dany, qui n'est pas du t out amoureux , Di eu merci!
Ve ux-tu mon avis? Eh 1 bien, j'ni idée que pendant lon
absence je ferai du bon « business »... Mais, au fait, lu
seras rentré samed i, j'imagine, pour la soirée du club ?
- Oui, j'aurai terminé jeudi midi au plus t ard. J e
compte êlre à Paris vendredi soir. D'ailleurs je lo télégra phierai. De t oules C: çons, je sorai sû roment. là samedi
soir.
-
S01'
A ll right 1
Cc qui m'ennui e, c'esLque je ne sui s comme nt m'eXl'll près do ... l\ficholinc BUI·sac .
�L'INCONNU DU RAPIDE
65
- Téléphone-lui 1
- Tu n'y penses pas? .. C'est impossible ... J'aurais trop
peur de ne pas partir, répondit Randal, sans oser regarder son ami.
- Et voilà, dit Dany · en riant, ce qu'en trois jours
l'amour peut faire d'un homme sérieux l. .. Mais oui, mon
cher, il n'y a que trois jours ... trois jeurs seulement!
- Que veux-tu? Cela devait arriver ...
- Pauvre vieille chose, va 1
Le même jour, vers quatre heures, au moment où eIle
renlrait, Micheline trouva sur un plateau de l'antichambre
un pneumatique à son adresso. L'éeriture lui étant inconnue, elle s'amusa durant un instant, avant de déeacheter,
à deviner l'exp6diteur. John? non pas! L'oncle Santeuil!
pas davantage 1 Enfin, brisant l'enveloppe, elle courut tout
de suito à la signature, ct fut touto sUI'prise do lire: Jean
Randal.
Poussée par quelque instinctive puùeur qui l'incitait à
êlro seule, ct sans d'ailleurs en analyser la raison, elle se
laissa débarrasser en hâte de ses vêtemenls, et s'enferma
dans 10 petit boudoir attenant à sa chambro. Là, elle prit
connaissanco du message.
« Mademoiselle,
~ Un quart d'heuro environ après notre conversation
téléphonique, mon directeur m'a charg6 d'une mission
« urgento à Berlin. Je dois partir dès demain malin ot ne
1 puis êtro de retour avant samedi. Je vous prie donc tIe
1 bien vouloir m'excuser au bridge du Dr Santeuil.
u Hélas 1 les affaires ont leurs inconvénients. Nous no
1 disposons pas d'elles; elles disposent de nous, nous
« obligeant parlois à nouS rendro à l'opPosô du lieu où
u l'on désirerait être.
1
1
�66
«
L'INCONNU DU 1tAPI1)E
« Veuillez, je vous prie, transmettre mes respectueux
hommages à Mme Barsac, et à samedi, au club.
« Your sincerely.
« J can Rande). »
Micheline lut et relut ce billet. Sa première pensée,
comme l'avait été cello de Dany. était quo celte absence
était voulue. Elle sourit. car elle était trop fomme pour
n'avoir pas deviné l'impression qu'elle avait faiLe à Randa!. Soigneusement elle rangea le pneu dans un cofTret à
secret, jeta vers un miroir un regard satisfait, puis s'on
fut rejoindro Mme Barsac dans sa chambre. Celle-ci.
assise dovant un délicieux bonheur-du-jour, expédiait sa
correspondance.
- Petite mèro, dit la joune fille, il est cinq honres;
venez. J'ai une envio folle de goûter dehors. je vous
emmène.
- Pourquoi ce caprice? demanda en riant l'excellente
femme.
- Pour rien 1. .. Je suis un peu fantasque ... comme
tous les jeunes flancées ... Allons, venez J
Et Mme Barsac, qui ne savait rion refuser à sa petite
fllle, doucement se laissa convaincre.
Ce même jour ot vors la même heuro, John RudCord
sortait du bureau de poste do la rue la Boétie, et s'en
allail. plusieurs lettres à la main, dans la direction des
Champs-Élysées, quand, au coin de l'avenue, un couple
l'arrêta.
- Tiens, comme on so rencontre! dit l'Américain.
- Comment se fait-il? questionna la femme inconnue.
Il y a trois jours qu'on ne vous a vu !
- Oui, c'est vrai; mais jo n'ai pas pu.
- Pourtant, dit l'hommo, tu étais là-bas cette nuiL ... Je
~'ai
su .•. Il parait môme quo tu as ou une famouso veino ...
Pour un amouroux ... hum 1
�L'I NC O NNU DU RAPIDE
67
John Rudford semblait contrarié ùe cette rencontre.
L'homme surtout paraissait lui déplaire. MilÏs, s'a dre.ssant
il la femme, il dit:
- George, une tasse de thé? ... Venez, nous parlerons.
J'ai d'ailleurs un tas de choses à vous apprendl'e.
Le couple acquiesça, ct la jeune femme curieuse, tout
en marchant, s'inform 3, avec le plus pur accent yankee :
- Et... cc mariage est fixé?
Rudforù hésita un instant, puis il répondit :
- Le 20 janvier, sauf contre· ordre.
- Okay! dit en souriant l'inconnue.
1
�CIIAPITRP. VII
Le samedi suivant, quand Micheline el Rudrord, se renùant il l'invi tation de Dany, ar~èent
au Palais de
Glace, une foule d'invités s'y pressait depuis longtemps.
Les deux jeunes gens étaient en erret très en retard. Lo
carton porlait la mention: tenue de sport. Micheline, dans
un élégant Lailleur rouge, 6;:;ayé d'une blou s de crêpe de
satin blanc, béret assorti au costume, suscita dès son
entrée l'admiration ùe tous les jeunes sportsmen groupés
autour de la piste, ainsi qu'au hasard des petites tablell.
D'un coup d'œil circulaire, elle chercha Randal ct Cert oto Celui-ci, qui depuis un long moment surveillait l'entrée
de la salle, aperçut aussitôt les fiancés ct, très vite, les
rejoignit .
- Comme vous venez tard 1 reprocha-t-il gentiment.
Vous avez manqu6 l'exhibition sensationnelle des champions du monde, les Baudet-Javyl
- Pour les reproches, mon cher ami, r épondit malicieusement Micheline, c'est il l'auLre guichet 1
Elle désigna son compagnon , lequel, souriant, consenLait
à faire amenùo honorable. Mais Dany, apercevant, 10 sac
de pa lins que Rudford tenait à la main, s'informa:
- Vous voulez paLiner sans doute?
- Certainement, répondit John.
- Moi, dit Micheline, tout en estimant du regarù l'élémbl
éc , je me réserve pour lu danse.
gant c a~se
�L'I NCONNU D U R AP ID E
69
- Voilà qui esl parfait, approuva Dany.
- Excusez-moi, darlin g, dit Rudford, mais si vous m'y
autorisez, j'aimerais à faire quelques tours de piste . Nôt re
ami Certat voudra bi en vous t enir compagnie.
Sur un sourire d'acquiescement, John s'éloigna dans la
direction du vestiaire.
Sur le miroir de glace, où se reflét aient les fetn< de s
projecteurs, les couples et les cavaliers seuls évoluaient
en sens unique; et le coup d'œil d'ensemble ne manquait
ni de grâce , ni de pittoresque. Car, s'il y avait des vi r luoses du patin, les hésitants étaient en nombre, si bien
que los chutes malencontreuses et parlois bru talcs. entro1.Î nant à leur suito d'incohérentes hécatombes, ne manquaient point d'égayer la galerio.
Dany, resté seul avec Micheline, lui dit:
- Maintenant, venoz; nous avons une table r6servée .
Randal ost là.
En errel, cependant qu'ils gagnaient leurs places, Ù
jeune fille découvrit J ean qui, le dos tourné, conversa it
avec un homme d'une quarantaine d'années, d'allure Lr.1s
britannique, Celui -ci, en parlant, ne pouvait so défendre
d'admirer Micheline, qui s'avançail avec Certat. Or,
celle-ci, tout en s'inst allant, ne perdait pus de vue R andal. L'ingénieur, qui ne se doutait point d'ètre aussi
observé, discutait en anglais avec son in terlocuteur. Micheline qui, depuis son enfance, parbit ce tte langue, con:;tatait que Ranùal en était, lui aussi, parfaitement maître.
Elle sourit en regardant Dany. Celui -ci, dovinant sa pensée, lui confia entre haut et bas, avec le ton séri eux qu'il
aurait pris pour lui annoncer la prise do Puebla :
_ Mais oui, au fait, je croyais vous l'avoir dit; ce n'est
pas un ingénieur, c'est un interprôte polyglotte 1
Cependant Randal, que l'air nbsent de l'insulaire fini ssait p:n intriguer, suivit son regard ((ni 10 conùuisit tout
droit vers Micheline Barsac. SaIl \l tLi Lude changea suhiLc-
�70
L'IN CONNU DU RAPIDE
ment. L'homm e d'affaires s'effaçant de vant l'homme du
monde, il prit congé du gentleman ot, troublé, vint s'incliner devant la jeune fille., tout en cherchant Rudford du
regard.
- John est un fanatique du patinage, expliqua Micheline, en désignant son fiancé, lequel décrivait sur la glace
de savantes arabesques, aux som; d'une valse langoureuse.
- Et vous ... non ? interrogea R andal en s'asseyant près
d'elle.
- J e préfère la dause : je la trouve plus variée, moins
brutale; peut- ôtre même plus harmonieuse. Qu'en pensezvous?
- J 'aime les doux .
- Vraiment? Vous êtes extraordinairol
- E t pourquoi, s'il vous plait ?
Micheline ne répondit p as, sourit simplement, semblant
t out à coup n'avoir plus rien à dire. Dany, qui avait l'art
de rentrer on scènc au moment opportun, voyant l'émotion
inquiète des deux jeunes gens, les mit bien vite à l'aise, en
leur désignant p arml,la foule, dos p atineurs connus. Micheline, çà et là, reconnaissait elle aussi quolques amis.
- J o suis très con tonte d'ôtre ici, dit- elle, et je vous
sais gré d'3 nous avoir invités.
- Le so up er ot la sauterie soront plus agréablos, plus
intimes, ajouta Cortat. Nous serons uno soixantaine, au
plus. E n ce momont c'est la cohuo, bruyante et impersonnell e.
Les trois jeunos gons demeurèrent un instant silencieux.,
lours regards incertains orrant au hasa l'd do la foulo. E n
rédité ils 50 désintérossai ent do son animation convenlionnello, s'isolanL dans lours propres p onsées.
Micheline é tait grave, par aissant tout d'un coup très
attenLi vo aux savantes évolutions do John, t andis quo
Rundal s'absorbait dans la contompl ation de collo qui
étaH dovenue , malgré sa volonté, su soulo raison do yivl"'.
�L'INCONNU DU RAPIDE
71
Quant à Certat, il pensait que, selon ses plans, il n'a~it
pas perdu son temps durant le court voyage de SOli ami.
En effet, il avait mis à profit la soirée passée sans lui
chez le docteur Santeuil, en gagnant tout à fait l'amitié
dece dernier, ainsi que celle de Micheline etde Mmo Barsac.
Il s'était montré étourdissant de 't'erve, découvrant,
hormis cola, de nombreuses relations communes, si bien
qu'à l'heure de prendre congé, il avait la conviction qu'on
~e
pourrait plus se passer de lui. Rudford lui-même, qui
Jusqu'alors s'était tenu sur ses gardes, avait été désarmé
par sa bonne humeur intarissable et son enthousiasme
communicatif. Aussi bien, tout en regardant sans les voir
les couples de patineurs: il songeait in petto :
- Mon petit Dany, tu n'as pas mal travaillé.
Brusquement Micheline interpella Randal :
- Au Cait, lui dit-elle, qu'Otos-vous donc devenu
depuis huit jours?
- Je vous l'ai dit i j'étais à Bel'lin pour afla.ira.
- Voilà à quoi sert de connaltre les langues.
- Oh r ce n'est pas toujours très amusant, vous savez;
mais j'aurais mauvaise grâce à m'en plaindre, puisque sans
cela je ne serais pllS allé à Liège il y a dix jours.
- « Le beau voyage, ou l'ingénieur galant» fable r plai-
santa Dany.
- FabIo? Pas du tout 1 rectifia malicieusement Mi cheline i c'est tout ce qu'il y a do plus réel r
Tous les trois rirent· franchement, 50 sentant vraim ent
on sympathie, et, jusqu'à l'heure du souper, les jeunes
gens, que Rudford avait bientôt rejoint, devisèrent gaiement, s'égayant do tout et de tous. et sans arrière-pensées.
Le service par petites tables lut également t:ès
réussi. Tous los convives, membres du Club, so connaissaient ou presque. Micheline elle-même Y avait rencontré
quelques amies. Jobn, pouvant 0. loisir s'entretenir de son
sport favori, en oubliait d'être jaloux: de Randal, lequel
�72
L'I N CO NN U DU RAPID E
placé près de la jeune 11110, jouissait de cos heures trop
r,lp ' des, qui lui pr ocuraient l'illusion de son r êve réalisé.
Dès les premières mesures de l'orchestre, Micheline
voulut prendre sa revanche, et ce fut Rudford qui eut
l'honnour justifié de d anser a vec ello le premier « blues Il .
Aussitôt J ean alluma uno cigarette et quitta la salle,
cepend::mt quo Dany lui jetait au passage ;
- T'en fais pas, notro t our viendra!
... E t il suivit d'un œil amusé la sorlie do son camarade
jaloux.
Deux daoses sc succédèrent, dont Cerlat fut favorisé,
en l'absence do Rand al, lequel no reparut qu 'aux premières
m esures d' un lango fi la mode. La joune fill o, qui l'avail
V il partir , s'aper çut égaloment do son rotour ol, comm e
il allait s'asseo ir sans l'inviter, 0110 so trou va dobout près
d e lui comme répond ant à so n invita lion. Très heureuse ment surpris, J ean s'inclina puis, après un regard vers
R udCord d ont Dany retenait l'a ttontion à l'a ide d'une
histoire ùe sport compliquéo et interminable, il enlaça
Micheline.
- Un t ango 1 dil celle-ci, la danse que jo préfère !
.1pan, lrop ému , no répondit pas. Tous les deux dansnirnt
adm irablement ol s'en rend aienl comple. La mélod:e
dJar meuse allait s'achover sans qu'ils oussC'nl prononcé
un mo t. Du coin do l'œil , la joune nlte observant R and nl
lui di l sourianle :
'
- Décidé ment, :\Yoc vous, on va do surpriso en sLJrpriso !
- Comment cda? queslionna J ean, étonné d'une k il o
remarque.
- Je vous connais soulemont depuis di x jours, ot j'aj
déji.t découverl on vous l'homm e d'afTairC's, le philanth rope, l'h omme du monde, le polyglotte, v oire même le
Ut1IlSOUr accompli !... Quo d6couvrirai-je ncor o?
li'uno voix qui tI'emblail malgré lui, J oan, s'ofTorçanl de
~( IIl'i.re, ré pondit en lu fixant intonsivo ment :
�L'INCONNU DU RAPIDE
- l\Iais peut- être, .. l'homme ... tout simplement.
Un moment ils se regard èrent très troublés. F ort heureusement l'orchestre s'ét aient tu, et les deux jeunes genFo
regagnèrent leurs pl uces. Quand la musique roprit, la
jeune fille s'élança de nouv eau au bras de son fiancé, et
jusqu'à l'heure du départ, elle no dansa plus qu'avec lui.
Rudrord, d'ailleurs, était très en verve.
- Notre ami Cerlat, dit-il, m'apprend que l'on pourra
sans doute patiner demain au Bois , ce qui est assez rare.
Si nous y allions tous les quatre?
- C'est entendu 1 trancha Mi cheline, évitant ainsi un
r efu:! possible. Arrangez cela, pend ant que je vais me
r ecoiffer un peu; Julien nous conduira.
Quand elle revint quelques instants plus t ard, r end ezvous avait été pris pOUl' le lendemain, dix heures, avenue
Charles -Floquet.
- Et maintenant r entrons, conseilla la jeune fill e. Il
ost tard ct je suis fatiguée.
Au mom ent de sortir, Micheline s'exclama :
- Mon Dieu, j'ai laissé mon sac à la t oilette.
- J e vais le cher cher, dit John et je vous rejoins. V<lll S
J 'ai ma voiture ct je vous
rentrez avec nous, m e~s i e urs?
r econduirai.
Vu l'h eure tardive , les deux jeunes gens acceptèrent t
s ortirent tranquillement, encadrant Micheline.
- Oublier mon sac de vient une habitude 1 dit cell e-ci
en riant.
L'employée avait en erret trouva )a pochette ct la remit
à HudCor d qui, l'aya nt génér eusement r emerciée, s'apprC: t ait à partir quand elle )e rappela.
_ Monsieur ... Monsieur perd )e bâton de rouge 1
En erret, sans qu'il pul se rendre compte comm ent ce~
s'6[ait fait, le pelit lubo éta il tombé, Ne voulnnt p ~s
oll\'rir Jo sac, J ohn le glis5:1 dans sa poche ct sortit
pl'ée ipitamm ent.
�L'INCONNU DU RAPIDE
Déjà les trois amis étaient dans la voiture. RudfQl;a
remit à Micheline ce qui lui appartenait, le sac et le bâton
de rouge, expliquant l'incident. La jeune flUe sourit, le
taquina lm peu; puis il démarra.
Le lendemain matin, à l'heure dite, Jean était de
neuveau dans le petit salon où, dix jours plus tôt, il entrait
très ému pour la première fois. Il était seul, Dany, retenu
au moment de partir, deVAnt les rejoindre au Bois. Quant
à Rudrerd, il n'élait pas encore arrivé.
Au bout d'un instant, Micheline parut complètement
hahillée, mais sc faisant les mains.
- Évidemment, dit-elle cn souriant, vous êtes aussi
un homme ponctuel 1... Et Cerlat, qu'en avez-vous fait '?
Jean excusa son ami, et Michelino ajouta:
- John vient do téléphonor ... JI sera un peu en r!Jtartf .. .
naturellement ... Aussi vous m'excuserez, n'est·ce pas? .. .
J'achève ma toilette en vous tenant compagnie.
'l'out en bavardant, la jeune fille allait et venait du peLit
salon à sa chambre à coucher. Sans qu'il en Iut maltre,
Handal1ut pris soudain d'une tentation folle. S'U essayait,
malgré tout, de lui laisser eutrevoir l'immense amour qu'il
ressentait pour elle 1 Mais comment, au cours de ces aUées
et venues, entamer une conversation de cetto importance?
Profitant d'un moment de calme, durant lequel Micheline
étuit venue s'asseoir près do lui, achovant do so faire I(s
ongles, J oun, timidement, s'empara d'uno main et la bai s'
dévotement. Micheline se mit à rire, puis r prit sa liber lé ;
mnis le petit jeu recommença plusieurs Cois.
Mis en train pur ces travaux d'approche, Randal se
décida, Micheline était maintenant retournée dans sa
cl\ambre. il deux pas de lui, lermln nt son maquilJagt'.
Comme tous les amoureux timides, Jean, t ût:! baissée, se
jeta dans le sujet :
- Je vou~
aime, Mi chelilw, Je vous aime tnnll
�L'INCONNU DU RAPIDE
75
De la chambre, la voix de la jeune l111e s'éleva indignée:
- Ça, par exemple, c'est trop fort 1
Randal, surpris, s'était levé, mais n'osait aller vers
elle.
- Je vous assure, Micheline, poursuivit-il, j'ai fait l'impossible pour vous oublier .. . Je suis honnête et loyaL. et
j~
vais parlir ...
- Ah! le mufle 1 roprit la voix irritée.
Jean, aJTolé, perdait contenance. Au bout d'un inst.mt,
n'entendant plus rJen, il fit quelques pas vers la chambre,
quand la jeune fille en sortit bouleversée. Randal s'approcha, hésitant, mais celle-ci ne le repoussa point. Elle
murmura seulement:
- Mon pauvre Jean, je suis lrès malheurlluse 1
Ce que j'ingénieur ignorait, c'est qu'il était tolalement étranger au chagrin de Micheline. En réalité, eBI;) ne
J'avait pas écoul6, mais, en voulant se servir de son bâton
de rouge que Rudford lui avait remis la veille, elle vonait
ùo s'apercevoir que ce n'était pas le sien.
Randal, persuadé quo son émolion avait pour cause son
avou malhabile, vint s'asseoir près du divan, sur lequel la
jeune flllo s'était laissée lomber.
- Pardonnoz-moi, Micheline. Je me suis en offet conduit comme un maladroit. Comment ni·je pu oublier quo
VOliS n'êtos pas libre, et comment, le sacho.nt, me suis-je
I:\issé entrainer à vous avouer mon amour impossible. Je
vous en prie, pardonnez-mol.
Pendant qu'il parlait, la jeune illie s'était un pell calmée
eL "écoulait maintenant. .BIle no J'intorrompit pas; car,
ùans )0 désarrei où l'avait mise la découverte de co qu'elle
croyait être l'infidélit6 de John, les paroles do Randal
lombaient, sans qu'il sans doutât, en terrain fertile. Se
méprenanl sur le v{lI-itable motif de son silence, il insista:
- Ditos-moi, Micheline, que vous me pardonnez.
répolidiL enfin la jeune
- Je n'Ji rien à vous pardon(~,
�76
L'I N CO N NU DU RAPIDE
fille avec une grande douceur, pour la bonne raison
qu e je n'ai rien entendu . Mon indignation n'allait pas ver.:;
vous, mon ami, mais vers ... œ on fianc é.
Devant l'air étonna de J oan, elle lui fit part de sa
déconvenue. Sa voix tremblait légèrement, et on la sent ait prête à pleurer ;
- Comme vous l'aimez! murmura tristement Randa!.
Michelino so détourna regardant fixem ont l'ing6nieur,
comme si elle le découvrait. Elle resta quolquos secondes
sans parler, puis, lentement, ello laissa tomber ces
mols :
- Jo no sais pas 1...
J ean bondit, prêt à répondre, mais, entendant la voix
de sa mèro, Micheline se précipita dans sa chambre. Resté
seul, Randal eut à peine le temps do se composer une
altitude, et Mme Barsac enlra.
_ Comment, vous êtes soul? dit-clIo.
Ce fut Michellno qui répondit :
_ Mais non, petito mèro, je suis là ... ct voici John,
ajouta -t-olle, on ontendant 10 timbre do la porle d'ontrée.
En effet, Rudford ontrait tout effaré, s'oxcusant do son
retard.
_ John! appola Michelino, venoz un pou ici...
L'Américain so dirigea vers la chambre do sa fiancée,
pendant quo Mme Barsac, qui n'avait point remarqué le
troublo de J ean, s'exclamait:
- Ahl cés amoureux !
Et ello s'assit près do lui qui chorChait, sans le trouver,
un prétexto pour s'on aller.
Or, dans sa chambro Micheline, S.l ns mot dire, montrait
à Rudford 10 bâton do rouge. Colui- ci se domandait où
eIlo voulait on venir.
- A qui donc apparli ent ccci? dit -elle onfin.
J ohn avait compris. Son trouble, bien qu'impercepliIJJo,
�L'INCONNU DU RAPIDE
n'échappa point à la jeune fill e. Mais s ~ r essaisissant promp t ement :
- Cc n'est donc p as le vô tre ? demanda -t.i1, de l'air le
plus innocent du monde.
- Vous l'avez dit 1 trancha Mich eline, mais avouez que
c'est une coïncidence bizarre : le m()me tube, identiquement. Vous devez vous souvenir? C'est vous qui me l'avi ez
oflert. Mais ce n'est p as le même rouge, et mon initiale li
moi ('st un M et non un GI
Rudford semblait. a bsorbé d ans l'examen du tube. Enfin
relevant la t ête, il dit de sa voix prenante:
- Oh 1 clarling 1 ce ne peut être que l'employée du
Palais de Olace qui s'ost trompée hi er : c'est olle -même
qui m'a r emis le bâton do rouge. J'irai touL à l'heure et
jo m'en expliquerai.
Puis prenant Micheline dans ses bras, il ajouta câlin:
- Line ch( rie, vos soup çons me froissent, car il s sont
injus tifiés ... J o n'aurais pas cru cela ; non vraiment.
De nouveau le charme avait opér é. Cependant la jeune
fill o ouL un regard ve rs III porte, p ensant à R andal. El e
se dégagea, puis, dovançant son fiancé, elle rentra d ~ n s le
p otit salon où J oan écoutait distraitement ce que lui
disait Mme Dar3ac. Du premier coup d'œil, celui-ci av ait
compris que Micholino s'était reprise.
- Jo suis vraiment très étourdi, dit-il gêné. J'allais
oublier un rendez-vous urgent. J e suis désolé d'êtr e
dans l'obligation de vous quitter. Certat vous rejoindra a u
lac.
La jouno fill e, fixée sur le motif de son dé.1a rt, n'insista
p as.
Quant à Rud!ord, dlls que celle-ci eut quitté la cha mbre,
il exam in le tube de rouge, puis, rapidemcn f , fouill a nt
dans sa poche, il on r etira un autre absolument se mblable,
hormis l'initiule. C'é tait celui de Micheline. JI eut un so urire ·nd éfinissable ; puis, de l'a ir le plus r assuré qui soit,
�78
L'INCONNU DU RAPrDE
il revint à son tour dans le petit salon, à PinSlant ol
Randal s'apprêtait à partir. Les troi$ jeunes gens prirent
congé de 1\1 me Barsac.
Dans la rue, Jean sc dérobant aux sollicitations trop
polies de l'Américain, quitta les fiancés. En regardant leur
auto s'éloigner, il sa souvint do son premier rrtour chez lui,
dixjours plus tôt. Co jour-là, le sourire de Micheline l'uvait
accompagné jusqu'à sa porto ot, depuis, no l'avait plus
guère quitté. Or, 10 charmant sourire était encoro là, près
de lui, mab ce n'était plus 10 même. Pourtant, HandaI
avait l'impression très nette qu'il l'enveloppait encore de
son fluide; mai.,> c'élait un trisle sourire, quI cherclluit à
poindre dans un pauvre visago bouleversé, cependant que
la voil: si chère laissr1Ït tomber quatre pelits mots, qUatre
mols minuscules:
- Je ne sois pa~l
�CHAPITRE VIII
'foute la journéf3, Randal erra seul à travers Paris, se
jugeant incapable pour j'instant de se retrouver en face
de Cerlat. En quittant l'avenue Charles-Floquet, il s'en était
allé flâner dans les jardins du Champ de Mars, où, profitant
des quelques pâles rayons de soleil de cette froide matinée
d'hiver, une foule d'enfants, soigneusement emmitouflés,
étaient venus s'ébatLre. Longtemps il s'attarda, pronant
plaisir à contempler leurs jeux innocents ot sans soucis, et
ce ne fut que très tard qu'il songea au déjeuner.
Il entra dans un restaurant quelconque de l'avenue de
la Bourdonnais, puis, pour tuer le temps et fairesi possible
échec à ses pensées, il alla s'onfermer, vers le milieu de
l'après-midi, dans un cinéma du quartier de l'Étoile. Les
images so succédaient sur l'écran, sans qu'il parvînt à s'y
intéresser. La musique elle-même semblait un leitmotiv
à son obsession, modulant à son oreille les quatre derniers
mots que Michelino Barsac a vai t prononcés, cos quatro mots
imprécis ot magné~iques
: «Jo no sais pasl » Que n'eutil pas donné, pour être aussi incertain do ses propres sentimentsl
Lo film, éternello histoire d'amour, mièvre et insipide
aussi, sans attendre l~
n' fit fju'.wgmf'nLcr son dés~roi;
fin du spectacJe, il quitta la sallo, 11 était déjà cinq heures.
Qu e dovait penser Dany de sa disparition?
�80
L'INCONNU DU RAPIDE
- Après tout, sc dit-il, si j'allais le rojoindre ; il doit
être à la Rotonde, comme chaque soir, avec Giblin.
Sa résolution fut prise. Hélant un Laxi, il se fit cond uire
à Montparnasse. Quand il entra dans la brasserie, elle
regorgeait de consommateurs, ainsi que chaque dimanche
à pareille heure. C'était toujours la même clientèle, bizarro
hétéroclito, de rapins, d'étudiants, d'artistes de touLe:;
sortes, tous les dialocLes ot toutes los races do l'univers
semblf.âent s'ôtre donné ronùez-vous dans cette moderno
Tour do Babel.
Sans hésitation, Randal gagn le premier étage où, une
Jois seulement, il avait accompagn6 son ami. Cortat s'y
trouvait en eJTot, dans un coin retiré, ot semblait en
grimde conversation avec Jacques Giblin.
Dès quo Dany l'apcrçut, su figUl'e s'éclaira, car sa
di sparition prolong60 n'avait pas ét6 sans l'inqui6ter. En
erre t, lorsque Micheline, en le rojoignant au Bois, lui avait
appris la décision subito do Jean do se rendro à un rendezvous promis ot oubli6, Ceriat avait tout do suito compris
Jo véritablo motif do cotto défection. Do plus, son absencu
au restaurant où ils avaient accoutum6 do prondro lour3
ropas en commun, avait oncoro ronfc
~ son opinion. Mais
quo s'était-il pass6? Où était-il allé? Qu'était-il do venu ?
Or Cortat connaissait trop son ami pour no point s'aporcovoir au promier coup d'œil qu'il était en proio à un
profond souci. Mais l'houro n'était pas aux confidences:
- Eh 1 bien, vioux, dit-il gaiement, tu n'cs donc pas
perdu? Un peu de plus, ot j'avisais la polico 1
Sans répondre, Randal serra la main do Giblin ct ccII
do Dany, priL une chaiso ot s'assit. Sur la tablo, dos papiors
épars raisaient sans nul douto l'objet do la convorsation.
- 'l'iens 1 dit Certat à Imllo-pourpoint, toi qui aimts
les problèmos compliqu6s, amuse-toi donc avec celui-ci
quo nou s venons de r6soudro, non sans mnl; j'ai idée rruo
cc)a t'enlùvcl'a tes itiMs noin:s.
�&1
L'INCONNU Dt; RAPIDE
Nonchalamment, Jean prit les papiers que lui tendait
Dar..y et démanda, sans le regarder :
- Toujours l'histoire du copain?
Certat et Gibli:1 échangèrent un regard amusé.
- Toujours, r épond it Dany.
Mais déjà J ea n lisait. Dès les premières lignes, il s'interrompit dans sa lec lUl'.) et re3"arda ses amis, laissant
p araîtr e sur son visage le plus vif étonnement.
- Continuez. dit Giblin, continuez 1 Vous n'avez rien YU '
Et 'Randal continua. Sans lever les yeux, sans faire la
moindre réflexion, il priL connaissance jusqu'au bout de
l'invraisemblable document. Les deIL'C jeunes gens se gardèrent bi en d'inLervenir, se bornant à constater l'efTet
produit.
D'abord, ce ne fut que do la surprise poussée à son
paroxysme, puis de la stupeur, 'lui se transforma bientôt
en une violento indignation. Enfin co Iut de la colère, tout
simplement; de la colèro non dissimulée, ot c'était là unu
' hoso que l'on n'avJlit jamais yue: Randai en colère 1
D'un coup de poing, il martela la table, un coup de poing
qui mit en p6ri1l'équilibre des consommations, ct troubla
la quiétude des consommateurs environnant.s.
- Whal is the mo.t.er with him? hurla-t- il. Laisser
faire ça, jamais 1... Aoh! the rascal !
Entremôlant anglais et français, il donna libre cours à
sa fureur, rendue plus t errible encore par l'extrême t en$ion
do ses nerfs, toujours sous le coup des événements de la
matinée. Giblin, il plusieurs reprises, voulut essayor de le
calmer; mais Dany, maltre de lui, l'en emp êcha. Il sen tait que cet orage serait salutaire à son ami. En elTet,
peu il peu, celui.ci parvint à se dominer. Sos mains ct sa
yoix tremblaient encore. Mais illisaH ot relisait le dossiol',
le commentant, posant des questions pr6cises auxquelles
Certa t et Giblin répondaient avec torce détails.
- Jo to l'avois bion dit, affirma Dmy, on posant
li
�82
affectueusement la. main sur le bras de Randal; tu avais
bien tort de te désintéresser de nos projets; et tu avoueras
quo, depuis le jour où je t'ai présenté Jacques, nous avons
fait, lui et mol, de « la bien bello ouvragd », comme dirait
ma concierge.
- Je ne le nie pas; mais ... maintenant ... que comptezvous faire?
- Eh 1 bien, écoute... Ensuite tu nous donneras ton
avis.
Jusqu'à l'heuro du dfner, leH trois jeunes gens tinrent
(',onseH, ol nandal était tellement conquis par le débat,
que l'on aurait pu croire qu'ililvait complètement oublié
ses soucis du matin.
Quand Giblin les oul quit.tés, el qu'i!B se retrouvèrent
seuls au restaurant, Dony ne questionna point son ami.
L'actualité, ainsi quo lcur8 pr6occupations professionnelles,
fournirent los éléments do leur convorsation. Ils semblaient.
vouloir éviter 10 sujet qui, bien qu'à des titres différon.ts,
les intéressait tous los doux. Co fut l1andnl qui, malgré
lui, aborda la quostion.
- Alors, tu as bien patiné sur le lac?
- - Très 1 répondit Certat. Micheline pHtine comme olle
danse, c'est-à-dJre ...
_ Admirablement, acheva .T can sèchement.
_ Quant à Rudlord, mon vieux, il ost tout simplement
upatnnt 1 Il s'est montr6 étourdissflnt. On /l'arrêtait de
patiner pour l'admirer.
- Ah 1 fit RnndaJ.
Un silence ... Puis, vonant à son idée fixe, il ajouta:
_ Aloro, en sommo, lu as cu tout le temps de flirter
avec Micheline?
- Je pense bien, 1'6pondit Ouny sans Iloul'ciller. Nous
avons luil morveillo.
- Mes complimentA, Tililla JOIlIl .
• iaÎ5 CcrLbt ne relava point le laroll..l1n••
�L'IN CONN U DU R AP1DE
- A propos, dit-il, je suis chargé ùe t'inviter pour le
bridge Santeuil ùe mardi prochain. Mais, au fait, c'est la
vcille du jour de l'an.
-- Je n'irai pas, coup a fro ide ment R anùa l.
Et pour éluo C'r la question qu'il pressenta it, il demanda:
- Qu'as-tu fait aujourd'hui?
- lILi j ? ... J 'ai fait du sentimonL.
- Ne blague donc pas toujours 1
- Mais je no blague pas, l'épondü Daoy très sérieusement. Je suis r cslé a vec nos :lInis jusqu'à une heure. Nous
avons pris le porlo au Pavillon Chinois, ot ils :n'ont
ramené au r es taurant, ici-même, où.ie croyilis te retrouV Ol'. A tout hasard. après déjeuner, je suis passé par la
maison; tu n'étais pas là. Seu J, ave~
mes p31lsées, j'ai pli
alors tout à loisir éprouver le vi de que mo Jais3IJrait ton
départ ...
Randal, ému, lui prit la main.
- Et n o ~ promesses, dit-il? C'mlL là t.oute la conflanc$
que tn as en moi ? .. Elle est beUe ton amitié 1
Un moment ils prolongèrent. leur i:treinte, puis, brusquement, Certat demanda;
- Et toi ?... Qu'as-tu fait?
Un haussement d 'épaules , ct ,Tean murmura;
.- .Ma foi. .. je ne sais pas 1
Mais le rail d'avoir prononc6 lui-même les quatre mots
quI depuis le malin le hantaient, 10 tira de sa torpeur,
oommo s'j S Il.vaient rompu le charme magique. Il se leva,
pl'it son pardessus et dit:
_ Rentrons; en route, je te raco nlerai.
Cependant qu'ils regagnaient sans hâle leur appartemenL,
le "éciL do 13011 enLrevue
Jean, sans omoUre un détail,
matinale.
Dany, anxieux, l'écouLa sans l'interrompre. Lorsqu'il
eut terminé, il dem\lnda ,
- Mais alors? ••
nt
�Ij',
- Je sais ce qne tu prns8s, mais impossible, ... tu entends,
lmpossible... Je uo suis pas assez sûr ... Comprends.
~u?
· - :6!t... que vas-tu Caire?
; - Mon devoir d'abord ... tu sais en quoi il consiste ...
· - Mais elle, insista Dany, elle 1... Qu'en fais-tu dans
tout cela?
Raodal ne répondit pas. Ils étaient arrivés main lenant
'dt.:vant leur immeuble. En silence, ils montèrent. Ce nt'
acheva
,tut que lorsque la porte Cut r efermée, que RandaJ
sa pensée.
- Quand je songe que je devais prendre à Liège Je
'train suivant 1...
, Pendan t les jours qui suivirent, Jean s'absorb a dans
)es prépara tifs rle son prochain départ. Chaque soir, il
Dany à la Rotondo, où tous deux retrouvaie/lt
~compagfJit
feur ami Giblin.
décidé, Randal n'alla point co
· Ainsi qu'il en avi~
adaire du docteur Santeuil.
hebdom
bridge
au
à
mardi-l
ILe lendemain, il n'tJ.ccompagna point non plu s Cerlal,
:avenuo Charles-Floquet, rlans sa visite de jour de l'a n,
Be content ant do déposilr sa carte.
· Quatre joura s'écoulèrent aio8Î. Le dimanche suivant , 1.)
pourrier apporta aux doux amis une invitati on person à la réceptio n qui serait donnée par Mmo Barsac, le
~el
jeud i 16 janvier, à l'occasion du mariage de sa illie. SOli
br ton à la main, Dany entra chez Jean, qu'il trouva
Itranquillement en train de s'habiller. Il aurait pu croil'e
qu'il n'en avait point reçu, si, bien en évidence, il n'avait
aperçu le papier sur son bureau.
- Alors, dit · il, tu viendras, je pense ?
- Non, répondit Randal .ans se rolourn cr ... Du reste,
d'ici-là 1. ..
Onny garda le sil ence. J eao poursu ivit:
- J 'irai uurdi cbez 10 doct eur, puisque lu nl'ull1rlD CS
�L ' I NC ONNU OU R A PID E
85
qu'elle n'y sera pas . J 'en profiter ai pour prépare r la scène
finale de ce roman.
- Comme il te plaira, acquiesça Dany qui sembla Lout
il coup désireux de t erminer la convers ation.
Le mardi arriva. Le doct eur Santeuil habitai t bouleva rd
de La Tour-M aubourg un élégant entresol. Il vivait là,
servi par un vieux ménage, et, chaqu e mardi, il aimaiL
à Leni!' maison ouverte , en garçon. L a r éunion, quqlque
nombreuse qu'elle fût, gardait toujour s Jo même caractère
d'intimi té. On y rencont rait des collègues du praticien,
raremen t leurs femmos . Plutôt des hommes, c61ibat uirc s
ou veufs comm e lui. Cc mardi-l à, deux t ables de bri dge
seuleme nt ôtaient occup ées. L'élément féminin n'avait pas
do représen tant. Le docteur, en répartissant les joueurs ,
les avaiL gaiomen t prévenu s ;
- Co soir, a vait-il dit, 1", beau sexe nous boude ; ma
nièce elle-môme a déclaré forfait: elle dîne en vill e et
s'est excusée.
- C'est que, mainten ant, à douze jours du grand évô·
nement , ello n'a guère le tomps de songar au bridge, dit
un des joueurs .
- Treize 1 rectifia le docteur . Elle se marie de lundi on
huit.
La partie comm ença. Or il étaiL d'usage, l'n pénétra n L
dans ce temple du bridge, de déposer à la por to les peLits
embêtem ents de l'exisLence et les tintouin s professionnels.
On venait pour jùuer au plus noblo des jeux, ct l'on y
jouait avec dilettanLisme. Aussi Ranrlal, bien qu'il p erdit
nvec conscienco ct bonne humeur , était-il heureux d'êtro
là. Dans 10 cabinet do consulta tion, voisin du peLit salon,
\l n bal' ôtait dressé, où chantai t agréabl ement touto la
gamme des plus finos liqueurs, ct où 10 pra ticien, entre
r haqu e pal'tio, entralna it. les joueurs .
La soiréo s'écoulait très gaie. Or, minuit venait do
MicheSO n/D r, quand, inLro duits par 10 valot do chamLr e,
�lino enveloppéo d'un splnndide manle:m do vison et John
Rudrord, également. en tenue de soirée, Orent leuT entrée,
Tous deux furent accueillis avec enthousiasme par le
maUre du logis et par ses invités,
Dnny qui n.) jouait pns à ce moment-là, et se trouvait
près do Ja porto d'entrée, 5'6crio. :
- Commont, vous, à GeLto houre? Jo croyais qlJe vous
ne deviez pas vonir.
MicheliM, qui déjà avait aperçu RandaJ, réponciit
moqueuse;
- Et l'attirance sympathlque, mon cher, qu'en faitesvous donc? Jo vous savais ici; j'ai été eatt'alnée malgré
moi, voilà Lout!
- C'est oxact, dit Rlld!ord cn riant .. , TouLes ml'S féJi.
eiLations'
CoLt!! réplique mit Dany en joil), S'Inclinant prolon(!r'm"nL sur la petiLo mnin trnduc, il rnurmUl'u en ROU.
l'i ,tnt. :
Oailô, vrai mon t, ,,, t.rl!s lIatté 1
- Trè~
. Iicholino nvnnço.it maintenant. dans le sulon, baluant
I:hacun. D'un ge!> to gracioux, elle ~o dôb:l.traMll do son
manteau cie fourrllre, quo Rudford confia au val et de
chambr', Elle apparut tblouissanto. Los dOIL flanol'ls
re,renoient on effeL (l'un dlnor, et la jeune IUle nvail.
rev6tu pour l.i rirconstanl'o une ra,'issanto robe du soir
rose pâle, sur laquollo ôtait graciousoment jote un petit
bo16ro de velours noÎr ù. manches courtes, Un murrnure
lrès natto If accucllllt la petite .'oine. :::Ieul R :mdaI, nprés
no coup d'œil vers Michelino, semLla l'Op ris par 10 jou,
Tout en serrant drs mains. la jeune /1Uo disait à n \ny
qui l'accompagl1nit :
nupz
-
Jo sernis nlIvrôc do vou'! déranger, mon ami; contivoLro partie.
J o suis; rnorL ., r6pondit gravomont Cerlut.
Oh 1 10 voinnrd 1 jota Micheline d'un air ainilÙier.
�L'INCONNU DU nAI'IDl!
37
Cette boulado fit, lover toutos les têtcs.
- Eh 1 bien, loi au moins, dit le docteur, lc maring&
te donne des idées gaies 1
Commentant la phrase, un des jou"urs, col~gue
du
doctQur et vieil ami do Micheline, la prit par le bras e~
l'entralnant, lui dit:
- Cc n'est pas le mariage, voyoz - vous 1... mais le
regret du régim(l sec 1 Vene:G un reu au bar RVCC moi;
cFla vous changera les idées.
Et Micheline Je suivit en riant, penùant que, complai samIn' nt, Dany c6dait sn place à Rudrol'd, qui, de ce la l,
devint 10 partenairo de Randa!.
A part 1 poign~
do main hûtivo doon(.'O tl la 'cune
flUe, ae derni"l' n'avait plus l'air ùo l'apercevoir. Le jeu
semblait l'absorber complètement. Or, Vany avait rejoint
Micheline ct son éuhanson d'tus le cabinot de ('onsulta~i)I,
voulant faire à la jeune ml les 11Imnours d'un cokluil
de sa création, Pendant qu'il se livrait à cette chimiu
compliqu6e, Micllt3linl' avisa le phono et, tout ('n causant, mit un disque.
_ Bravo 1 cria Je docteur du salon voisin. Un peu de
mu~rqe
... , cela vn me portl'r ve:no.
Dany, toujours Il. l'afftH des bonnesocca:ioJls, interrompit son tra,,:\Ï1 de b rlllan I>t il ontralnn la jeuno mir d,ms
un blues lt'nl. Cello-ci étnlt exhubérante, contr;Jiem~,
il
son habituue, et CI'rt l', observateur, so rendait eompl"
quo. lout cn dansant, l'Ile nr' perd:lÏt pus de vut.' Rallda].
Lo phonographe s'Hait tu. Jean, (lui il ce m ment ne
jouait plus, ~·6lait.
) vé ct su tcn lit rlobout près da loi
taLle a j Il, à l!uelrJlI '3 paS ùo ~ficholn.
HftiY(lI~1rn
colle-ci romit un di!ll!uc, un l.angû argenlin. Aux prl' n!! \Ie~
mesures, I-bndal, se cj"tJUrlUut tout 'un pi C ', la
regarda, la contempla plu lût, mais nl' bou~c
poil ,t.
D' sn place, . tir:ll/'lino lui dit :
�188
L'lNCONNU DU RAPlDE
_ S1 cel air-là ne vous plaît pas, on peut en changer
\
'
vous savez 1
Randal ne répondit rien, mais comme attiré malgré lui,
~ l vint vers elle et, sans mot dire, ill'enlralna.
Maintenant ils étaient seuls dans le cabinet du docteur.
Comme Jean continuait à garder le t ilence, la jeune fille
lui dit moqueuse;
_ Vous êtes muet, peut-ôtre ?
_ Vous oubliez que je suis « mort» il mon tour, répondit-il en souriant. Depuis quand les morls parlent-ils?
_ Stupide boy 1 riposta Micheline.
Durant quelques me:JUres, il s gardèrenl de nouveau le
silence. Subilement, obligeant Randal à la regarder, elle
lui dit très sérieusement :
1 _ J e vous attendrai domain à quatre heures il. la mai(son.
Jean inlerloqué voulul pl'olesler ;
_ Impossiblo ... l' usine ...
_ Inulile, poursuivit nerveus6mcnt Micheline. J e sais
que vous n'y allez plus régulièrement. .. puisque vous par:lIJz.•• Non, ne diles rien ... Ecoulez-moi. Jo ne suis venua
'ce soir que pour vous p arler. Dans qu elques jours, .OUS
serons sans doule séparés pour la vio, ot je no voux pas ...
vous entendez, jo ne veux pas que vous parliez avant que
je vous aio donné l'explicalion honnôle cl loyale de m('s
paroles de l'aulre jour ... Joan, sur l'honneur, jurez- moi
que vous viendrez 1
La phrase musicale, langoureuse nl troublanto, g'évanoult dans un suprême accord. Lour solitude et le demi silence, que ponctuaient pur intermittence les surcnch':rcs
'des joueurs, furent pour los argumenLs de Micheline le
tneilleur appoint. J ean. vaincu ce LLe fois encore. ne put
:que murmurer:
- Jo viondrü.i.
�CITAP1"rm IX
Sur la derniè're mesure de l'admirable sonate de Beethoyen en fa mineur, sonate dite« Appaswllnata », œUH'
si profondément humaine, Michelln9 Barsac ferma la
partition. Sa sensibilité naturelle puisait dans ces pages
merveilleuse!:; la manne sans cosse renouvelée, et l'émotion
Inlense qui s'en dégage trouvait en son âme expansive un
lerrain parliculièrement ferUie.
Le recueil fermé, sos yeux so porLèrent machinalement
sur le très beau solitaire qu'elle portait au doigt. Elle
demeura songeuse, se leva, fit quelqllOs pas au travers de
l'immense salon, comme pour se déllvrer d'une pensée
obsédante, puis, surunhaussemontd'épaules, rllvint s'asseoir
il sor! piano, ct se mit il. jouer, commo un buveul' se met
il boire, les pires folies du jazz. Le beau lévrier d'Italie,
dont la musique de Beethoven avait bercé les rêvl'S,
ahoya tant qu'il put aux rythmes épileptiques, comme
s'il voulait y adjoindre ses discordances, si bien que la
jeune fllIe, surprise de cc bruyant renfort orchestral,
oublia ses soucis et rit aux éclats.
_ Stop, s'6cria-t-elle, tu ne chantes pas en mesure 1
L'animal, pour bien prouver qu'il n'en avait aucune,
mil d'un bond ses deux pattes sur les épaules de sa jeune
maîtresse, et, d'un magistral coup de langue, lui montra
son admiration.
Waia cc ne fut là qu'Ulle courte diversion. Michclin n ,
�90
'-'INCONNU DU RAP"xDE
nerveusement, ferma l'instrument, et jetant un coup d'œil
sur la montre miniature qu'elle portait au poignet :
_ Trois heures et demie, murmura-t-elle. Encore une
demi -heure (
Traversant le petit salon\ elle s'ussura quo tout y était
comme elle le désirait, et gagna sa chambre. Là, elle 50
campa nn instant devant une glace murale, et l'im iJ!jfJ
que celle-ci lui renvoya parut la satisfaire. Elle portait' c,a
jour-là une robe de veloufs noir toute simple, rehaussép
de blanc, qui lui donnait une ~lure
extraordinairement.
jeune. Elle sourit au miroir ; puis ses yeux vinrent ~ e
poser de nouveau sur le splondide anneau, lémoin de ses
flançailles. D'un coup sec elle l'anleva ct le laissa glissel'
dans une coupe de jc.de.
Elle arrangea sa chevelure, gosle si harmonieusement
réminin, donna un dernier coup d'œil à l'ensemble de S2
toilette, puis, finalement, s'assit dans une confortable bergère et laissa sa pensée voyugor. Vainement elle essayait
de luller contre l'émotion qui grandissait en elle ùe
minute Ç!1 minute, au Îur ct à mesure que l'heure appro·
chait.
Elle nc sc reeonnaissail plus,
Était-ce bien ello, Micheline Barsac qui, apr
~ s a voir
pris soin d'éloi; nor sa mère pour quolques longues visiLos ,
allait, douze jours avant son mariage, accomplir un acle
aussi audacieux? Sa pensé!) allait maintenant vers John,
et ceci encore augmenla son inquiétude. Qu'arriverai l -il
en efiet si, contrairement à. sos pl'ojets do n'ûlre là q 'lo
pour le d!ner~
il décidail de -... enir à l'heure actuelle "
Ces réfle~ions
la tourmentaient au plus haut point, m u i~
elle ne regrettait rien. Depuis quelques semaines, ello s'êt'l it
accoutumée à regarder les événements en faco, et tout ce
qui s'Mait passé depuiR son retour de Llége avait ôt6 P ,ll'
elle, ct à l'insu de tous, sCl'upu)"ust.>lnenl Hudl(:.
Aujourd'hui, l'heuro éLait venu u ùe s'en ~ xpljqU
0 1' rl',m-
�L'INCONNU DU nAPlD1!
91
('h~ment.
Absorbée dans sa méditation, clJe n'entendit pa:;
le timbre de la porte d'entrée, et la voix de la r.am6riste
la fit sursauter;
- M. Handal attend mademoiselle.
Jean était là en effet, oana le petit salon, et tournant
10 dos li la porte do su chambre. Ses regal'da se posaient
sur le décor intime qui avait 6té, quelques joura plus tôt,
l'impassible témoin do son inconcevable audace.
Micheline Cut près de lui &ans qu'il l'ait entendue.
- Bonjour, dit-elle simplement en tendant la main.
Comme pris en défaut, Randal se retourna brusquement et se sentit rougir. Très ému, il prit la p eLite main
offarte et l'6t.reiglût longuement. Il n'on fallut pas davantAge pour qu'il ne ful plus mattro de Ion émotion. Il
s'o(fort:ait de sourire on regardant la jeune mIe si naturellement jolie, dont le charma;}t visage portait lui aussi la
trace d'un trouble indiscubble, qu'elle ne cherchait point,
Remblait-U, à dissimuler, Elle s'y efforçait si peu, que
Jean, anxieux:, no put quo s'en apercovoir. Aussi, pour
donner le change, il diL gaiemont ;
- Qu'y a-t-il , Micheline? Elst-ce l' approche du grand
jour qui vous rond si soucieulIo?
_ Exactement, Jean.
Et prllno.nL place sur le dlvan, de la m~in,
olle lui dé~i
gna
un fauteuil prb3 d'olle.
Joan sontait nQttement qu'il 1\() passait qucl'l\le cho~('
d'insolito, ct il brOluit du désir de Bavoir la vérité, la
redoutant tout à la fois. Tl aurait voulu détournor la conversation, comprenant quo l'heure qui allait sonner sel ait
décisive. Mais Michelino 10 pressentunt continua très
vito 1
- Et mon souci r.Rt mOmo de tolle sorto, que j'.li
décidé do vous on fai)'o part••. Voilà pourquoi vous Mos ICi.
.T ('an, toujours d ebout,la regardait nns os CI' compr<>n he,
lui pl'cnant doucement la main ;
�L'r NCOriNU DU I\AP1I)E
_ Assoyez-vous, dit-elle, et ne me regardez pas ainsi;
von5 m'intimidez .
RandaI, près d'elle maintenant, souriait tristement. EL
M,jcheline, qui avait gardé sa main dans la sienne, laissa
tomber, comme pour se libérer d'un fardeau Lrop 10urJ,
l'aveu que ses lèvres étaienL impuissantes à rctenir :
_ Je vous aime, Jean 1... Puis-jo loyalemenL dans ces
condiLions en épouser un autre?
Son secret avoué, la jeune fille sembla soulagée ; mais
ses nerfs trop tendus étant à bout de r ésistance, elle fondit en larmes. Quant à R andal, il ressentait tout à la foi s
nne tello ,joio et un LeI émoi, qu'aucun mot ne sortit de
ses lèvres. Depuis un mois, trop ro.\pidement écoulé, lui
aussi avait pu disséquer ses sentimenL:;. Il sc rendait p arfaitement compte qu'impuissant à les m'litriser, il avait
été dominé, subjugué par eux. Certes, il voyait clair
aujourd'hui, mais, tandis que Micheline se grisait d'espoir,
lui n'avait envisagé jusqu'alors qu'une solul.ion honorable:
la séparation brutale et désespérée. L e mal était trop
profond, il fallait le bistouri. Aussi le voile soulevé brus quement sur co bonheur dont il r ôvait ct qu'il consid~raL
cOlJlme inaccessi ble, le trouvait désemp ar 6, incapablc do
mesurer l'6tendue de son paradis, hier peràu et maintenant retrouvé.
, Cependant M\cheline inter pr éh il difi61'emment son
silence. A travers ses larmos, clIo murmura:
_ Mon aveu vient trop Lard ... Vous vous êtes repris 1
Jean devint lrès p âle. Posant comme uno caresse la
main sur la tôLo de celle qu'il aimail plus quo tout au
monde, il répondit:
- Ah 1 Michelino, si vous pouviez savoir par quelles
angoisses, par qu elles alternatives d'onlhousiasme ct de
découragement jo suis passé, depuis quo je vous ai vuo
pour la premièro foi s, vous comprendrio'l combien je suis
heureux 1
�Il eM SOullaité en celle minute lui jeter en gerbe !es
mots, tous les mots d'amour les plus tendres et les plus enivrants ; il dit seulement t
- Je vous aime, Micheline ( Dieu m'est témoÎD que je
vous adore, mais épouse-t-on un simple ingénieur. quand
OIl peut épouser un RudCord ?
La réponse surgit, cassante:
- Ah 1 oui 1 ses millions ( belle affaire 1
E t, très tendrement. Micheline ajouta :
- N'avez-vous pas d'autres richesses plus... personneUes
el cent lois plus précieuses que l'argent '1
Randal insinua doucement ,
- Mais ... Rudrord, peut- être, lui aussi...
- Cerles Jo hn n'est point sans valeur, je ne le contest e
flUS. C'est un garçon très intelligent, bien élevé. plein de
·harme. Ce sont là des qualités appréci ables chez un camarade, mais insuffisantes pour un mari. Il lui manque oe je
ne sais quoi d'indéfmissll.ble, ce quelque chose que je n'ai
vraiment compris que le jour où je vous ai rencontré.
John m'aime- l -il vraiment ? J'en doute quelquefois. En ce
qui me concerne, tout en lui m'échappe ; je ne le connais
pas.
_ Pourlant vous l'aviez choi si ...
_ L'ai- je réell ement choisi? Longlemps j'ai hésité, et
crIa pour los raisons que je vions de vous donner. Mais
lin jour il a eu raison do mon indécision par le seul appl!!l
d' un geste, un geste charitable qu'il n'a plus jamais renouvelé. Quand il est près de moi, je suis conquise, je crois
l'aimer, dès qu'il m'a. quiltée, je nr pense qu'à vous.
R adieux, Randal prit dans la sienne la petiLe main qUi
tremùluit. légèrement, cherchant instinctivement des
yeux l'a,nm:uu des accordailles. Constatant qu'il n'e tait
plus là, il eul vers lu jeune fille un regard ému, puis posa
religieusement ses lèvres à la place du bij ou absent.
- Moi aUIl:>i, dil -i1 , jo no pense qu'à vou:> ; Michd ine,
�L'INCON N U DU RAPID~
paroleg que, malgré moi, ,j'ai prononcées l'autre
dim9Jlche, j'aurais pu vous les dire le jour où, pOUl' la
première fois, je suis entré ici.
_ Vraiment, reprit celle -ci. si comme on le dit l'amour
est un fluido, j'en avais, moi aussi, il ce momant·
là, ressenti les effluves; la preuve en est dan~
l'oub li du
pelit sac qui vous ~ena
vers moi, Comment, en erret, si je
n'avais été troublée, aurais-je pu Inisser dans le compartiment pal' inadvertance, un collier de six cent'mille [rancs?
_ V'ous dites? s'exclama J fan stupaait
_ Comment 1. .. vous ignoriez d011 '7
_ Certes, répondit Randal en souriant, je n'ai pas song6
à l'ouvrir 1 11 vous appartenait et, de plus, il me fournissait
une ocr.usion incspér,'lc de vous connaltre. Peu 4l'impor.
tait le contenu 1
Micheline dévisagea l'ingénieur, comme si elle le découvrait à nouv~a.
Se souvenant du soupçon qui, un très
court moment, l'effleura et qui avait eu pour cause la disparlUon des quatre perles fines, eUe rougit, puis rem8.l'qua:
_ En me confiant son précieux bijou, tante Marthe n ~
prévoyait certes pas les événements quI en découleraient 1
Coql!ette un peu, elle ajouta souriante l
_ En somme, vous auriez peut-être été plus sage en
le laissant où il était 1
Je9Jll'aLtira contre lui, et murmura très ému:
_ Que vous êtes méehante 1
_ Vous m'aimez donc ... vraiment?
Rundal ne répondit pas. L'entourant de Bes bras, 11 posa
sur les yeux encore humides le plus chaste des baisers.
El ce fut, blottie contro sa .poitrine, ainsi qu'cHe l'avait
si sou vent rCvé, qu'elle écouta If3s mots d'amour.
_ 11 me paratt, disait Jean tout bas à Son oreille, qu'il
y El si longtemps què j'atLcnds cette secondo merveilleuse.
SI longtemps que j~ vous aime comme un fou 1... N'est-ce
pu foUQ aD eaet ?
!t\:;I
J
�t'INCONNU DU RAPIDE
Micheline se dégagea doucement.
- Je ne sais si c'est folle ou non, dit-elle; mais ce qui
est certain, c'est que si vous me quittiez maintenant, je
crois que j'en mourrais.
- Vous quitter, s'exclama Jean en ~'agenoui
lant
près
d'elle. Ah 1 Micheline, je le désirais il y a une heure encore,
maintenant je ne le pourrai" plus.
fit qu'ils se sépaUn léger bruit dans une pièce voi~ne
rèrent brusquement. Craignant une indiscrétion des
domestiques, la jeune mIe ouvrit la porLo donnant sur le
grand salon. Il n'y avait personne dans la. pièce. Personne
non plus dans le hall. Un coup d'œil vers sa chambre
restée ouverte la rU8llura complètement. Revenant ,rers
Randal, elle lui dit :
- Maintenant, il faut partIr. Je ne veux pas que mère
vous trouve ici. Je vais tout lui expliquer. Allez, Jeo.n, je
vous téléphonerai demain dans la matinée.
- Oh 1 ch6rie ... pourquoi pas ce soir?
- Je nc puis brusquer les rhoses. Maman est malade,
vous le SIlV(\Z. Pour elle unD 6motion violente pourrait
avoir des eonséqu(\nces très !l'raves. Auqsi dois-je prendro
beaucoup de précantion9. A vl'ai dirr, c'est la seule ohose
qui mo préoccupe.
- Mals... Rudford ?
_ John vlont dlnor ce soir ..T'aurai avec lui l'explication
inévitable.
- Mais, répliqml Randal subitoment inquiet) vous no
craignez pas que ...
- Je ne crains rien, ni personno. Je vous aime ct cela
suffit. Ayez confiance.
Les jeunes gens étaient maiuLenant dans l'antichambre.
Ils 6Laient visililem<:nl émus l'un ct l'autro, commo si
malgré lours serments, ils allaient se quitter pour no plus
6e revoir. Jean d6voraiL Micheline des yeux. 1algr6 son
• _ _ boDbour. il était tristo. Lui qui, dopuis un mois,
�96
,
L'IN CONNU DU RAPIDE
avait eu le courage de fuir cette enfant qu'il adorait, il
n'avait pas celui de s'en séparer pour quelques heu.res.
Michelin.e devinait 'Ses p ensées. En le reconduisant, elle
sc souvint du premier soir, de ce premier contact qu'ils
évoquaient tout à l'heure. Comme aujourd.llUi, elle l'avait
accompagné jus4u'à la porte. Aussi bien, rééditant la
scène elle le fit passer, sans qu'il y prit garde, pros du
trum~a
Louis XV, devant lequel ils s'étaient jq.dis
arrêtés. L'ohligeant à faire face au miroir, elle lui dit
malicieusement :
_ Je suis désolée, cher monsieur ; vous voilà mon
mari ... malgré vous 1
Sur le même ton, Randal r6pondit :
_ Un mari àe • hasard », en somme,
Et Micheline, très scntentieusement, lui resservant sa
maxime, continua.
- Dans tou,t hasard, monsieur, il y a une grande part
de fatalité et••• je suis très fataliste [
Tous deux se souriaient dans la glace.
- Oui, mon amour, dit Jean l'attirant à lui, vous êtes
vraiment I3Ifemme du destin ... la temme que j'adore.
Ponctuant d'un ultime baiser son affirmatioIl, il se
dégagea à regret et sortit précipitamment. Micheline, la
porte refermée, soupira et murmura dans un 6Jan de gratitude infinie :
- Merci, mon Dieu 1 Je suis heureusCl ... trop heureuse 1
Puis olle revint au petit salon. Ella s'assit un inst ant
sur le divan, revivant les minutûs inoubliablos qui venaiont
de s'écouler. 1!:lIe sc remémorait les mots graves et défini.
tifs qui avaient été prononcés, avec, devant les yeux, le
visage de J aan, d'abord anxieux, puls débordant de
joie.
Mais elle songeait aussi au chemin escarpé qui lul rostait à p arcourir.
Le tintement do la pendule lui fil l'egarder l'heure.
�L'INCON NU DU RAPIDE
97
- Cinq heures et demie, dit-clIc . Déjà 1 et mère qui va
rentrer 1
Rapide ment elle passa dans sa chambro et fit la lumièr
~ .
La porle de la salle de bain était entr'ouv erte. Sur le po nt
d'y pénétre r, elle poussa un cri. Sur la dalle, en travers
de la porto, Mme Barsac était 6lenduc, ne donnan t plus
signe de vie.
7
�CHAPITRE X
Une heure plus tard, Mme Barsac, ranimée après de
longs ellorts, reposait calme, veillée par Micheline et le
docteur Santeuil. L'alerte avait été chaude. Le praticien,
n'en laissant rien paraUre, n'avait point été sans ressentir une extrême inquiétude, vu la durée anormale de l'évanouissement. Il en déduisait que, pour le provoquer, il
avait fallu une cause égaleml3nt exceptionnelle, une émotion d'une violence rare.
C'est qu'il n'ignorait pas le grave état de la malade,
état qu'il s'était abstenu de révéler à sa nièce. Le cœur
flanchait, comme l'on dit, et le moindre petit grain de
sable pouvait à l'improviste enrayer la machine. Cependant qu'il prodiguait à sa sœur des soins attentifs, guettant
un souffle de vie, il cherchait vainement la rai son de ce
bouleversement.
Lorsqu'il était arrivé en hâte, appe16 d'urgence par
Micheline, il s'était informé dès le seuil près de la femme
de chambre, et il avait été frappé par l'air embarrassé de
Marie-Louise. Celle-ci, qui depuis de longues années
servait Mme Barsac, était au courant de bien des
'
choses, et en devinait beaucoup d'autres.
- Madame, avait répondu lu servante, a dû rentrer à
l'improviste, car je n'ai J'ien entendu.
El maintenant que la malado, revonue onfin à la vie,
s'était endormie, le praticien obsorvait sa niùce elTondrée
�99
L'INCON NU DU RAPIDE
dans un fauLc.uil, ct dont les larmes ne tarissai ent pas.
- Micheline, songeai t-il en épiant son visage ravagé,
Micheline doit savoir; cela est certain. Évidem ment, elle
se rend compte que sa mère est très gravem ent atteinte ,
mais il y a autre chose. Son état ùe nervosi té, son agiLatation excessive, tout ceci n'est pas naturel . Quelle est
donc la raison de cet immens e chagrin ? Sûreme nt elle
soule possMe la clef de l'énigme.
Le doc Leur voulut en avoir le cœur net. Ayant sonné la
femme de chambr e, il ordonn a:
- Mario-Louise, veuillez rester quelques instants
près de Madam e. En cas d'alarm e, je suis dans le petit
salon.
Et il sortit de la chambr e avec sa nièce. Dès qu'ils
furent seuls, relie-ci s'inform a:
- Dites-m oi, mon oncle, oh 1 dites-m oi que ce ne sera
pas grave. Elle ne va pas mourir, n'est- ce pas?
- Jete dois la véri tô, Micheli ne; HOU::; la sauvero ns
j'rspère ; mais le cas est sérieux ... tros sérieux môme.
Et, plus doucem ent, comme s'il hésitaiL à poser la
question , il ajouta:
_ Qu'est- ce qui a pu provoq uer celte crise ? .. Tu le
sais?
Incapab le d'un mensonge, Micheline tres pale, et qui,
pal' un elYorL de sa volonlé , paraiss ait mainten ant extraor dinairem ent calme, répondi t nettem ent:
_ Oui, mon oncle; ou du moins je crois le savoir.
Le docteur s'étant approch é d'olle la Lit asseoir, et
paterne llement , comme s'il redouta it le pire, il demand a:
_ Voyons, ma petite Micheline, qu'y-a- t-il, et que
s'est-il passé entre La mère eL toi?
un. c~:Ei'.n
~'e:in,
mru, ...
c',st r:";1
Le ùoctew- priL une chaise et Ii'assit près d'elle.
V
�100
L' I NC ONNU D U RAP ID E
Cependant Micheline é1ait décidée maintenant. Elle
ét ait loyale et le serait jusqu'au bout. Elle eut le souvenir
rapide d'avoir, une heure plus tôt, pris Dieu à témoin de
son immense bonheur. Or, en cet instant lragique, elle
avait de notlveau r ecours à Lui, pour qu'en sa miséricorde
infinie, il lui donnât le courage nécessaire pour surmonter
son insondable détresse.
_ Voilà, dit- elle. Je vais toul vous dire ... Ille faut: ..
Si je suis allée chez vous hier soir, alors qu'on ne m'aHendait pas, ce n'ôtait que pour y joindre J ean Randal, et le
prier de venir ici -même aujourd'hui à quatre heures.
_ Randal ? .. Pourquoi faire?
Sahs relever la question, comme si elle ne l'a vait point
entendue, Micheline poursuivit :
_ Il est venu à l'heure dite, et more, que je croyais
sorlie, a dû entendre toute notro conversation.
Le docteur eut vers sa nièco un regard de stupeur.
_ Et c'est ... celte conversation qui? ..
La joune fille fit un signe de tête affirm atif.
_ J e ne comprends pas.
Lo moment de mettre son cœur à nu était venu pour
Micheline. Il n'y avait plus à reculer. Coûte que coûte, il
fallait franchir l'obstacle : elle fonça.
_ J'aime J ean Ra ndal, mon oncle, comme il m'aime
lui -même.
Sous le choc d' une telle révéla1ion, à laquelle il s'a1t<:ndait si peu, le prati cien s'était levé brusquement. Ins1inctivement, il alla vers la porte du hall, co mme f!ïl redoutait la présence d'oroilles indi scrotes. Mich oline n'a vait
pas bronché. Rovonant vers oUe, 10 docteur Santeuil, qui
no sc contonait plus, lui prit les deux poignets, ot, d'une
voix que la colère rendait brutale, il domanda ?
- Et il Y a longtemps que duro cotto... comédie?
- ComM io 1 protesta Micheline, profondémNll rroissée.
Vous avez dit; co médie, mon oncle'? .• De quo i donc
�L'INCONNU DU RAPIDE
101
nous croyez-vous capables? .. Randal est l'homme le plus
loyal que je connaisse, et c'est moi, vous entendez, mol
seule qui, sachont depuis longtemps son secret, l'ai fait
venir aujourd'hui pour lui confier le mien 1
- Joli travail, en vérité 1 ironisa le docteur, qui marchait maintenant en travers de la pièce, impuissant à
ma1Lriser son indignation.
Devant l'emportement de son oncle qu'elle comprenait
et excusait, la pauvre enfant fut incapable do conserver
son calme plus longtemps, et ce fut les yeux humides de
larmes qu'elle supplia:
- Je vous on prie, mon oncle, écoutez-moi. Vous, si
juste et si bon, ne pouvez me juger sans m'entendre.
Micheline Barsac, vous le savez, n'agit pas sans réfléchir
ct ... j'ai tant de chagrinl
Le visage bouleversé, les petites mains jointes qui
tremblaient, conOrmaient la plainte échappée. Le brave
docteur, qui chaque jour coudoyait les misères humaines,
s'était arrêté et contemplait sa nièce. Son regard retrouvait peu à peu sa douceur coutumiôre. Or, il se trouvait
en face d'un lait accompli, dont il ne prévoyait que trop,
hélaslles conséquence lunestes.
Cerles, à maintes reprises, il avait constaté la sympathie de Micheline pour le jeune ingénieur. Lui-même en
raisait un homme d'un commerce agréable. Mais de là à
envisager la solution actuelle; laisser sa nièce sacrifier
pour ce presque inconnu un parti comme Rudford, la
question ne 53 posait pas. Il lallait aviser. D'autre par t,
et sa révolle instinctive de tout à l'heure en faisait foi, il
savait Micheline incapable de la moindre vilenie, mais
dovinait chez clle une résolution longuement mûrie (;t
fermement arrêlée.
Changeant ses baLLeries, il essaya de la raisonner.
- 'l'u n'ignores pas, ma chère onrant, il. quel point me
sonL précieux le bonheur de Lu mOre et le tien. Je suis,
�102
L'INCONNU DU RAPJDI:
tu le sais, un vieil égoïste, et ce bonhour est un peu le
mien. Aujourd'hui tes larmes me causent un véritable
déchirement. Pardonne-moi mon mouvement d'humeur,
réflexe inévitable en face d'un tel aveu.
Micheline le regarda de ses pauvres yeux mouillés. En
lui maintenant la colère cédait le pas à l'émotion. Se
décidant soudain, il continua. Mais ce no fut pas seulement l'homme qui parla, cc fut le chirurgien, le chirurgien qui décidait de l'opération nécessaire.
_ Ce que tu viens de m'apprendre, dit· il, pose pour
moi un sérieux dilemme. Mon devoir m'oblige à te faire
entendre ensemble la voix de ma conscience profes·
sionnelle et celle de mon cœur d'oncle. Je pense que tu ne
me tiendras pas grief de ma bruLalité : une pareille rupture, quolques jours avant Lon mariage, tuerait certainement ta mère. Donc, choisis: ta mère ou Randall J'ai
dit.
Micheline, étouffant un cri, murmura:
_ Mais c'est aITreux, mon oncle ... aITreux 1
- Voyons, mon enrant, que reproches-Lu donc à Rudford?
- Mais rien; los reproches que jo pourrais lui Cairo
seraient injustes, j'en conviens, car il mo donno tout ce
que sa nature et son caractère lui pormettent... Ce n'ost
pas do S<l. faule 1
- Alors, chère petite, Jo mal n'est pas si grand que je
Je craignais.
- Détrompoz-vous, mon oncle. Vous connaissez mes
théories sur le mariage, et ce que je souhaite rencontrer
chez l'homme que j'épouserai.
- Oui, oui, interrompit le docLeur. Je sais. Physique
sur mesure, intelligence ad hoc, éducaLion, droiture, etc.,
enfin toute la garnme ... Tu n'es pas difficile 1 Quoi qu'il en
soit, Hudford, du point do vue osthéLique ost, il mon
avis, aussi bien (lue Handal; je dirai mômo que, sans so
�L'INCONNU DU RAPIDt;
103
ressembler le moins du monde, les deux jeunes gens présentent dans l'ensemble de la silhouette quelque similitude.
- Peut-être; et pourtant, si on les analyse séparément,
combien n'apparaissent-ils pas différents l'un de l'aulre?
Sous les dehors d'une douceur, comment dirais- je? ..
spécieuse, John s'eJlorce d'adoucir la rudesse de son
caractère dont, à plusieurs reprises, j'ai pu percevüir la
fermeté presque brutale.
- Brutale? .. Tu oxagères. C'est une nature de chef et
voilà tout.
- Chez Randal, au contraire, poursuivit Micheline, la
première impression qui s'en dégage nettement est une
froideur un peu rude, qu'une excessive timidité n'atténue
pas, mais qui, cependant, laisse parattro à l'examen une
nature pleine de douceur et de Lendresse. Et je suis sûre
aujourd'hui que mon instinct ne m'avait point trompée.
Le docteur, soucieux, auscullait 10 cœur de sa nièce à
mesure qu'elle parlait ct se rendait compte, avec un
ellroi grandissant, du travail qui s'était tait en elle, à
l'insu de sa sœur eL de lui-même. Lo mal était beaucoup
plus profond qu'il ne l'avait cru tout d'abord.
Ellrayé par la elarté mathématique do son diagnostic,
il s'apprêtait à faire appel à de suprêmes arguments,
lorsque la porte s'ouvrit brusquement, et la femme de
chambro entra.
_ Docteur, venez viLe 1 Madamo est encore évanouie.
Lo médecin se hâta suivi de Micheline. Celle-ci, dans
l'antichambre, arrêta Mario-Louise.
_ T61éphonez, je vous prie, il M. Rudford de ne pas
venir dtner. Expliquez-lui en quelques mots, et dites-lui
de passer dans la soirée.
Déchargéo do ce souri, elle rejoignit son oncle.
n fallut prôs d'une demi-heure pour ranimer de
nouveau lu malade. Le docteur ne cachait pas son
�104
L'IN CONN U DU RAPID E
inquiétude. Enfm elle ouvrit les yeux; son regard se posa
sur sa fille. Elle ne put parler, mais deux larmes coulèrent.
- Mamanl cria Micheline en embras~nt
sa mère.
Mais le docteur l'écarta doucement.
- Laisse-lu reposer, dit-il.
Puis souriant à la malade, il ajouta:
- Demain tout ira bien.
Mmo Barsac leva les yeux vers lui. Elle eut un mouvement des lôvres sceptique qui n'échappa point à Micheline; puis elle ferma les yeux et parut se rendormir.
L'oncle et la nièce restôrcnt près d'elle un long moment.
EnOn, après que le docteur se fut assuré que la respiration de la malade était régulière, il donna do nouvelles
instructions à Marie-Louise et entraina Micheline.
Revenue dans 10 pelit salon, la jeune fille fut secouée
de violents sangloLs.
- Maman, ma potito maman, vous la guérirez, mon
oncle ... Dites-moi que vous la guérirez.
- Ma chère petite, le plus sùr moyen do guérir promptement ta mère, je dirai même le seul, ost do lui enlever
Je souci qui a provoqué la crise. Autrement, pas de guérison possible.
Et, prenant dans les siennes les mains de sa nièco, il
ajouta;
- Redis-moi d'abord toute votre conversation ... Tu
peux me la dire, n'est-ce pas?
- Certes, mon oncle. Jo devais ce soir m&me tout confier à mùro ot à John. Diou no l'a pas permis.
Ce fuL d'une voix mal assurée, entrecoupée par les
larmes, que Micholine fit le récit de son entrevue avec
Randal. Elle plaida la caUSe du jeune ingénieur avec
touto son âme, montrant lu délicatesse dont il avait fait
preuve en ne cherchant point à l'éloigner de Rudlord.
lWo rapporta textuellement ses réponses et les siennes;
enfin leur mutuel accord.
�L'INCONNU DU RAPID E
105
Lorsqu'elle eut terminé, le docteur Santeuil ét ait à son
t our repris par l'émotion. Il avait compris qu'une pareille
explication eût pu avoir, quelques mois plus tôt, un h eureux dénouement. Maintenant il était trop' tard. Et pui s
il avait fait sien le raisonnement que, dans sa loyauté,
R andal n'avait point hésité à tenir devant Micheline :
Épouse-t-on un simple ingénieur, qu and on peut épousrr
un Rudford, dont la fortune et la pui ssance industrielle
sont si c;onsidérabl es? De ce côté au moins, il avait la
cerliLude que les millions de Micheline n'étaient point un
appas. Tandis que de l'autre 1. ••
Cette pensée se précisa de t elle façon, qu'il dut presque
malgré lui l'exprimer:
- Es -tu bien sûre, dil-il, que R andal, malgré toute
l'estime quo j'ai pour lui, et la valeur indiscutable que
chacun lui reconnaît, es- tu bien sûre qu'il n'est pas un
peu ... fasciné par ta dot qu e l'on sait fort bell e ?
Micheline bond iL.
- Oh 1 mon oncle, comment pouvez-vous penser une
chose aussi abominable?... Je vais sans doute vous
étonner, mais un jour ... ohl il n'y Cl pas très long·
t emps ... pareille idée m'es t venue, mai ce n'est pas Jeall
qui me l'a inspirée ...
- Tu dis?
_ Ehl bien, oui, je l'avoue ; qu elquefois John m'a
donné cette impression .. .
_ Rudlord ? s'exd il ma le doct eur. Oh 1 ma pauvre
peUte 1 Tiens, aprt'ls lout, il faul que lu s ehes, et lu
juger Js loi -même. La preuve qu John esl an -dessus de
tout soupçon, eL qu' il est en tou s points digne de toi, la voici.
Et prenant dans son portefeuill e la leUre du Consulat
de Baltimore, il la remil à sa nièc '.
- Prends connuiss'l.ncc de ce document; lis -le tranquillemr nt et san o• idée pré 'onçll '. Je va is voir comment
va t u mèro ut je reviens.
�106
L'INCONNU DU RAPIDE
Dès qu'il Cut entré chez sa sœur, il constata chez elle un
mieux sensible. Les yeux ouverts regardaient dans 10 vide.
Mais dès qu'elle eut conscionce de sa présence, le regard
qui jusqu'alors ne fixait rien, !t'accrocha au sien, désespérément, semblant chercher à y lire ce qu'olle désirait tant
savoir.
Discrètement, Marie-Louise s'était éloignée. lis res·
tèrent seuls. Le docteur s'assit près du lit.
- Ce no sera rien, dit-il. Ma potite Denise, tu as eu
comme nous plus de peur quo de mal.
- Et... Micheline? demanda-l-eHo à voix basse.
_ Micheline a beaucoup de peine de te savoir souJTrante,
à la veille de son bonheur; mnis elle fera tout pour que
lu guérisses. Tu entends? Toutl
Mme Barsac le regarda longuement. 'l'ous deult s'étnient
compris. Le praticien, très ému, continufl :
- Ello attend John en ce moment. Damo, tu sais, les
amourouxl ...
La malade eut un triste souriro et dit:
- Oui 1.. • John 1 John 1
Craignant de raviver son angoissa, le docteur jug?r1
prudent do se retirer.
- Maintenant que te voilà mieux, je te laisso reposer.
Je vais Léléphoner que je dine ici. Jo ne te quitterai pas.
Et sur le pas de la porte, il ajouta :
- Sois tranquille, je L'envoio Mario-Louise.
Mmo Barsac, semblant calmée, ferma les yeux.
Quand 10 docteur eut rojoint Michollne, elle avait
achevé sa lecLuro. Sans mot dire, elle lui rendit la lettre.
- Eh 1 bien, demanda-t-il, qu'on dis-tu?
- Sauf les millions ot la situation, auxquels du resLe jo
n'allacho aucune importance, on aurait pu diro la mêmo
chose do RandaJ... exactoment.
- Cependant... voulul interrompre le docLeur.
- Écoulez-moi bien, mon bon oncle. J'ai décidé ... Ne
�L'INCONNU DU RAPIDE
107
cherchez jamais à modifier mes sentiments: 'aime Jean
Randal. Ceci posé, j'épouserai Rudford... et maman
vivra.
Comprenant co que cette décision renfermait de douleur
contenue et d'abnégation, le praticien n'éprouva pas la
joie qu'il escomptait. Bien au contraire. La grandeur du
geste 10 laissait désemparé, et jamais, au cours de sa Carrière, il ne s'était trouvé en face d'une situation si douloureusement dramatique. Mais il n'avait pas 10 choix;
et, d'autre part, il so disait quo peul- êtro, avec le temps,
Micheline oublierait Randa!. La situation formidable qu i
l'attendait on Amérique, lui apporterait sans nul doute la
divérsion rêvée; ot, plus tard, elle éprouverait la satisfaction très douce, pareo quo durement payée, d'avoir fait
son devoir (n ne sacrifiant pas sa mèro.
Michelino s'était lovée. Ello dit encore:
- Si potite mèro n'a pas besoin do moi, el si vous
devez passer la soirée ici, je voudrais me m6ttro au hl.
J'ni tant besoin d'être soulel •.. Quand John viendra, vous
lui expliquerez, n'esl-co pas?
Bt commo le docteul' Sanlouil l'interrogeait du regard,
elle précisa :
- Vous lui direz aussi que je l'att ends demain ... Rassur ,'z-vous, mO ~ l oncle ... la vie continue ...
Sans une larme, ello quitta 10 salon.
�CHAPITRE Xl
F ébrnemont, R andal attendait le coup de téléphom
'annoncé. Dopuis qu'il avait la certitude d'un amour partagé, il était sous le coup de cotte sorte d'anéantissement,
d'engourdissement moral, que laissont après elles pendant
quoIque temps les trop grandes joies, comme los trof.
grandos doulours.
Lorsqu'en renlrant la veillo, il avait DJlnonc6 la nouvelle
à Dany, celui- ci l'a vait accueilli par dos cris d'all égresse,
mais on voyant la t ète de son ami, qui doutait encore do
la réalité de son bonheur, il éclata de riro et le gratifia
d'un de ces épigrammes dont il avait le secreL :
- Mon vieux Candide, tu manifestes ta joie à la façon
des hiboux : tu as la gaîté rentrée. Pronds garde qu'elle ne
t'étouffe 1
Jean était seul, Cerla t étant allé comme de coutume à
l'u sine. Il ne pouvait tenir en place, arp entant sa chambre
ot regardant sans cesse ]a p:?ndule. Il éLait di x: heuros
passées, et la sonn orie tant a ttenduo restait obstinémont
muette. Dix heures et demie, onze heures, toujours rion.
Enfin le timbre de la porte d'enLrée résonn a .
_ Au di able l'importun 1 pesta R andal.
Le trouble -fôte parut sous la forme d' un tél6graphiste
qui lui remit un « pneu ». L'écrilul'e longue ct soignée de
la suscriplion Mait à n'en pas douLer d'une main rominin e. D' un ro up d'ong le, ,Ioan nt sali Ler l'envelopp e et cou -
�L')
CONNU DU J\APIDE
109
rut à la signature; Micheline. La lettre ét ait de Micheline Barsac. Elle no téléphonai t pas, elle écri vai t !Qu'ost -CE
que cela voulait dire ? Avidement Hlut :
(( Mon cher J ean,
« Quelques heures seulement se sont écoulées depuis que
vous m'avez quittée, mo laissant tell ement grisée de joie
que mon cœur en avait mal.
« Une seule minute a suffi pour anéantir tout cela.
Notre pauvre bonheur est mort, Jean, et je pleure sur
lui_
1 Cependant que nous échangions nos aveux, mère,
rentrée à l'improvisto, a tout entendu. L'émotion trop
forte l'a terrassée, et le docteur et moi ne sommes pas
certains encore de l'arracher à la morL.
(( - Il faut choisir, m'a dit mon oncle; ta mère ou
Raudal. Une rupture aujourd'hui serait un scandale, et
le scandale la tuerait.
ct J ean , j'ai choisi. J e sui s sùre que vous, p as plus que
moi-même, n'auriez hésité.
ct Quelle peine ne vais- je pas vous causer, mon pauvre
ami 1 Vous attendiez, n'est-ce pas, d'autres mots que
ceux-ci, et je me sens impuis,ante à vous consoler. Ah 1
combien je regrette de vous f\voir appelé, de ne pas avo ir
gardé le secret de mon cœur. Vous eussiez gardé le vôtre,
et peut- êlre m'aurioz-vous oubliée.
c C'est fini, J ean. Notre honneur il. tous deux nous
interdit désormais de nous revoir; et pourtant, je ne me
sens pas le courage de vous dire adieu 1
ct La certitude mutuelle d'un amour partagé sora notre
viatique .
• A vous ponr toujours ... toujours.
• Miche line. n
�110
L'INCONNU DU RAPIDE
Au fur ct à mesure qu'il prenait connaissance du message, le visage de Randal reflétait les sentiments les plus
divers et les plus contradictoires. Chose curieuse, l'effet
que cette lecture produisit sur lui ne fut pas du tout celui
auquel on aurait pu s'attendre. Point de signes de déses.
poir, pas la moindre manifestation de contrariété ou de
déception. Bien au contraire; un sourire qui semblait l'n
opposition absolue avec ce qu'il venait d'apprendre
éclaira son regard. Soign eusement, il mit la le ttre dans sa
poche, priL son chapeau, SJn p ardessus et sortit.
�CHAPITRE XII
Le rapide de Calais venait de quitter la gare du Nord.
Ménageant ses forces pour la course vertigineuse et précisément chronométrée, la puissante machine entrainait
le convoi de luxe, graduant son effort, tel un magnifique
athlète maître de ses poumons et de ses muscles.
Micheline et Rudrord, mari és depuis quelques heures,
roulaient vers Londres, où îl était convenu qu'ils passeraient une semaine avant de gagner l'Amérique.
Le visage de la joune femme accusait une immense lassitude. Elle eut néanmoins un triste sourire à l'adresse de
John, lequel s'efforçait avec mille précautions de l'installer le plus confortablement possible.
_ Darling, dit celui-ci, vous semblez très fatiguée.
_ C'est vrai, mon ami; mais j'ai dû passer par tant
d'émotions cos jours dorni ers .•.
Puis, comme se parlant à olle-même, elle murmura Q
_ Et j'ai tellement de chagrin 1 Jo laisse tant de choses
ici ... tant de souvenirs 1. ..
Ce disant, les larmes difficilement contenues, coulèrent
abondamment. Son mari la contemplait, impuissant à la
consoler. Il dit simplement:
_ No parlons plus ct reposez-vous.
Il voulut l'embrasser, mais e110 l'arrêLa d'un gosLe, lui
mon lrant un voyageur qui s'était installé au départ dans
�112
L'INCONNU DU nAPIDE
le même compartiment et qui, discrètemont, se tenait
maintenant dans le couloir.
- Nous ne sommes pas seuls, dit- elle.
Docile, elle ferma les yeux, et cc fut pour clle un vérit able apaisement de garder le silence. Depuis que, pour
s..lUvor sa mère, Micheline avait consenti le cruel sacrifi ce
de son amour, elle avait dû, pour la galerie toujours avide
de scandale, jouer la com6tlie du bonheur; et maintenant
clle était à bout de Corces, ses nerfs subissant, après la
tension excessive, la fatale dépression .
.Et pourtant ello savait à celte heure que Mme Barsac
élait sauvée. Sa mère avait pu, lomatin môme, assister à
la cérémonie tout intime de son mariage et au lunch qui
a vait suivi. Néanmoins, sur le conseil du docteur Santeuil,
la convalescente s'était prudemment abstenue de venir à
la gare, le praticien redoutant pour elle, à just e raison,
los impressions pénibles de la séparation.
Dd plus, Micheline ne devait-eUe pas, dans dix jours au
plus lard, retrouver sa mère à bord du paquebot Ile-deFrance, sur lequ el elle s'embarquerait elle- même avec
son mari pour la grande traversée?
A celte pensée, le cœur de la jeune femme se serra, car
C(hait ce jour-là que sc dres3erait, insurmontable, la
suprême barrière entre son devoir d'épouse et son amour
brisé .
.Et J ean, qu'ôtait-il devenu?
Depuis le soir où il l'avait quittée, le cœur d6bordant
d'espoir, 0110 n'avait eu do lui aucune nouvelle. Sa lettre
de rupture, cri de douleur ct de tcndresse, était restéo
sans réponse. Seul, Dany avait téléphon é chaque jour pour
s' informer de l'état de santé de 1\1 ma Barsac, mais sans
faire aucune allusion il son a mi RandaJ. Or, lui non plus,
ello no l'ava it pas rev u, cc dont elle so réjouissait; craignant fju'un pl aidoyer de sa part pour la cause de J ean
ne lu fit revenir sur sa décision.
�113
L'INCONNU DU RAPIDE
Rudford ne s'é Lait douté de rien. San') chercher plus
avant, sans taire aucun rapprochememt, il attribuaiL
l'état de nervo'siLé de Micheline à la maladie de sa mèr e.
CependanL, assis en face de celle qui maintenant était sa
lemme, il ne souriait plus. Tout dans son attitude semblait etre d'un autre homm e, et la façon étr ange dont il la
fixait avec insistance , la dureté de son regard, lais saient supposl3r que, lui aussi, était en proie à d'in explicables préoccup ations.
La croyant endormie, il prit son portefeuille, compulsa
divers papiers, constata que Lout étai t bien en ordre, et
revint à sa contemplation. Mais Micheline, qui ne dormait
pas, les paupières demi -closes, avait au Lravers des cil s
surpris son air grave, soucieu:: ct presque mauvais,
expression qu'elle ne lui connaissait pus . Elle en eut une
impression pénible, un sentiment' de peur :rraisonné, sc
demandant tout à coup s'il n'avait point deviné son
secret.
? ..
Dans ce cas, que 50 paser~iL-l
Sous le coup de ce malaise mal dérmi, elle ouvrit les
yeux tout à foit. Automatiquement, le visage de Rudtord reprit son aspect habituel. Souriant et empressé, il
vint s'asseoir près de sa femme, lui prit amOUl'eusement
los mains cL demanda:
- Chérie, vous avez dormi, n'est- ce pas ? .. Vos mains
eont froides.
- Oui, Johnl répondit Micheline. Vouillez m'excuser,
mais je me suis assoupie ct cela m'a fait du bien.
Cependant elle songeait,
- SaiL-il vraiment? Et joue-t-i1, llii aussi, la comédie
du bonheur?
Le temps passait. Le rapide roulait à toutlj allure,
dévorant la route. A meeuro que Micheline s'éloignait
de Pari!!, lia tristesse ne faisait quo s'accroltre. Elle
essayait pour tant de se r a.isonner, s'imaginant la vie qui
•
�1:INCON NU DU RAPIDE
l'altend il it à Baltimoro. Bile ne doulnit pas qu'elle y
serait choyée comme une petite reine. Au point de vue
matériel, elle avait la certitud e quel dans sa nouvelle
patrie, elle jO!lirait d'une situatio n exceptionnelle, que
tant de ses amies enviaient, ne dissimu tant point lour
dépit. Elle envisageait également la douce perspec tive
d'avoir près d'elle, au moins durant plusieurs mois d~
l'année, sa chèro maman, et peut-êt re mÔme son onclo
SanLeuil. Elle escomptait leur présence pour atténue r sa
solitude.
Toutes CO[\ choses, Micheline avait beau so les répéter,
les mettre onsemble dans un des plateau x de la balance,
il y avait dans l'autre un nom, un seul nom, qui emporLait tout 10 reste.
- Nous arrivon s, dit prôs d'olle la voix de John.
C'élait la réalité qui détruisa it le rôve.
Par un eITort do yolonté , elle sourit à son mari, ot dou.
cement elle dit :
- John, pardonnez-moi ces quelques heures. C'osL lini
maintl1nant. Dès que j'uurai quitté la terro de !l'runeo, je
lIC veux plus êtro qu'à VOUIl.
Le 'VoyagclIr du couloir avait disparu.
Déjà le train ralentissait sa marche, atteign ant los
promiores maisons de la banlieue <'.:llaisienno. Rudfor d
profila qu'ils étaient seuls, pour poser ses lèvres sur Je
visago, dont les traits altérés accusaient c1:üremont
b~au
ln peine et la fatigue. Quelques minutes plus tard, lu convoi stoppai t, majestu eux, il proximit6 do l'embarcadèro
'
S:Jr les quais de la gare maritimo.
ayant
Suivis d'un porteur , les nouveaux mariés,
accompli les diverses formalités d'usage, gagnèrent Ja
passerello qui conduisait nu paqueb ot.
précis Ol\ ils allaient s'y engager, un inconnu
A l'in. ~tan
s'approcha d'oux, commo s'il voulait lour barror la route,
et très poliment s'inform a:
�t'IN CONNU DU RAPln~
115
- i\J onsicu r Jo hn FtudJ'ord?
L'AméJ'icain surpris dévisag0a l'homme. C!11ui-ci très
correctement, mais très simploment vêtn, $oliùe gaillard,
large <l'épaulés et d'aplomb :Sur les rotulos , s'était spontanément découvert.
~
C'est moi-même, r6pondit John.
- J'aurai un renseignemont urgent à vous demanrkr,
expliqua l'inconnu.
BIen que très courtois, le ton était autoritairo . Rudfol't!
cut un geste d'impatience vite r6primé.
- A votre dis,Jositlon, monsieur, rép ond it- il hautain.
S'indinant devant Michl:llinc, le nouvea u venu lui dit
en souriant :
- Je voùs prie de m'excuser, madame; mois rtlssurozvons, ce ne sera pas long. Vous pouvoz embarquer suns
crninte. M. Rudfùrd sera prèfl de vous ùans un
instant.
La jeune f3mmo, cherchant vainement ù comprenùre ,
regardait alternatlvoment son mari et l'inconnu . Pioaloment, John lui lendit son billet.
-- Allez 1 Micheline, dit-il, je vous rejoins.
Les deux hommei! s'éloignèrent, cepen ùnn t quo cello -ci,
p>:écédée ÙU porteur, monlait à bord du navire. Aussitôt
conduite à. III cabine do promiùro classe qui avait éL6
r6servée, la jeune femme inquiète, uprès avoir d6posé ses
vuli~os,
romonta Sllr 10 pont.
L'heuro de l' ..,pparoillago approchait. L'équipago uvee
méthode p Ul'ait aux dernières manœuvres, embarquemenl des ~ros
bagages, transbordement du courrier, olc ...
Los pussagor.s rel:lrdaLaires s'ompressaiont. Déjà, obéissant aux ordres brofs ct aux coups de sifflel strid onts, up,>
matelots larguaient l OB I1 marr.1S, eepondont que la sirène
mugissante lançait sos ultimes appels. IndiITéronte à cetto
activité fiévreuse, inhérente aux départs do PG.qLlJbO
~: ,
spectacle toujours pittoresquo ùt quelque peu nosla/gique,
�HG
J}l liCOl'iNU
nu
RAPIDE
Micheline, de plus en plus inquiète , guettait le retour de
son mari.
Le t emps p assait, et dans quelques minutes à peine, Je
navire pousser ait au large. Enfin l'ordre Cut donné de hissel
ln passerelle, et Rudfor d n'était pas là. AlTolée, la jeune
remme couraiL s'inCorm er près d'un olncier du bord,
lorsqu'un steward s'appro chant d'olle lui demand a :
- Mad ame Rudfor d?
- Oui, c'est. moi, l'épondi t Micheline, perdant la Lête.
hl on mari. .. où est mon mari?
- Monsieur RudCord attend madam e. Si madam e
veut me suivre.
Ces mols rassur ant s lui fit'enL une telle impress ion,
qu'elle dut s'appuy er au bas tingage . L'emplo yé s'appro cha pour la soutenir.
- Ce n'est rien, lui dil-ello en sourian t, allons 1
Après avoir frappé à une cabine voisir.e de la sionne, le
g•.lfçon ouvrit la porte et s'effaça pOUl' la laitlser passer.
Ce qu'elle vit dit premier coup d'œil la cloua sur placû.
- Vous 1s'écria- t- eHe, au comble de la flLupeur ct de
l'indign a Lion.
Debout, au lond de la peLiLe chambr e, se tenait .1eM
Randal .
- C'est lm traquen ard abomin able 1poursui vit la jeune
femme. Et vous avez osé 1
Elle voulut sortir, mais l'ingénie ur lui COupa la retraite
eL ferma la parLe. Il était livide, mais t1'ès maitre de lui.
L'homm e timide cédait le pas à l'homm o décidé. Il dit
d'une voix parli cuJiôrem ent douce:
- Soyez en paix, Micheline; nous nc sommes pas seuls.
Dany es t là, à côt6, prêt Cl répondt'e il volre appel.
Ce di5ant, il lui monLra le bouton de la sonnerie.
Enlre tomps, le sLeamer gagnail ln haute mer, insensible
encore aux 'upl'i ct's do ln houl .
- Dany ? s'6lonna Micholine .. , /) uny?
�L'INCONNU DU RAPIDE
117
tette présence en erret la tranquillisait un p eu, tout en
la stupéfiant. Devant l'air à la fois mystérieux et tris le
de Jean Randal, elle commençait à sc rendre c/)mpte
qu'il se passait quelque chose, quelque chose d'une
exlraordinaire gravité. Sans atLendre les explications de
l'ingénieur, olle s'inqui6ta :
- El John ... Où est John?
- Je vais toul vous expliquer, Micheline ; ne craignez
rien, mais ...
- C'est une lachel6 1 s'écri a la jeune (omme, voyant que
R undal semblait vouloir éluder sa question. Oh! Jean 1
' ~ écoulez-moL .. Vous allez com- Je vous en prie
prendre ... Mais c'cst très difIlcile à dire... Et avant...
oh 1 jo voudrnis t anl que YOUS m'assuri ez quo vous m'ai mez toujours.
Sans laire un mouvemenl, el sans l'lue Si'. voix tremblât, ~1icholne
répondit:
- Quels quo soi ent mes senliments pOUl' vous, n'oublie;:
pas que, depuis ce m alin, je suis la femme de John
RudforJ.
- Non, Michelin e, vous ne l'ê les pas .
Elle eut un sursaut.
_ Comment, non '1 ... Je le sa is mi eux que pel'sonne, je
p ense.
Près d'elle maint enant, llandal préciSe' ;
rO ll, Micheline. Votre m ari age nu ful qu' un simu_
hICl'O, pour éviter ùe plus fâcheuses com pli calions.
_ Vous ôtos fou 1
Mais 0110 s'i nquiéta de nouveau:
_ John 1... Où esL·il'l ... Répondez-moi 1
_ 11 subit à son tour sa destiné'? , répondit l'ingé nieur.
Et co mm o lu jellne femme le r egard ail sans eomprendre, so demandanl mèm" s'i l avait loute sa l'aison, il
;,jouta ;
�J
HI
- Celui que vous avez failli épouser, Mkheline, n'est
qu'un misérable imposLeur, fil s do fam ille dévoyé .
Mrdus60, 1Ft jeune femmo restait incr6dulo.
- Mi.lis voyons, Jean, vous mentoz, ou bien alors on
vous a tromp6. Ne con
(\ j ~ s('z-vou
pas RudCord ol sa
puissance 't ... J'ai cu ent.re les ma ins, moi qui VOliS parle,
tous les renseignements fournis sur lui pHr le consulat de
Bf'lilimorc.
'l'l'ès calme, Randal répliqua:
- 'l'out ce qui concl)rne John Rudford n'a rien il. voir
avec l'homm e dont il s'agit. cL dont le vÔI'itable nom t's I.
SOl'ge Vaski, fils d'un avocat polou:li;.
~ pâ le commo UII O: Inorte. J ean, eraiMicheline dovin
gn.lOt un ôvanouissoment, mil à proftl son émotion pour
la faire 'Isseo il'. Mais ce ne fut qu'une fausse alerLo.
- Je suis :lU désospoir, ma chérit3, JiL-il, de VOUS eausUr" Loul ee bouleversemenl, m;lis los 6vénemonbi m'emportonl, on vous entraînant VO\18- ru ùlIle, ot nous n'y pouvons \'ion.
'l'l'ès sévÔl'omrml Micheline, eilcoro h6silanle, ('épondil :
- Je ne puis ni ne voux croire, Jean, quo les sentiJlen~B
que VOUil éprouvoz pour moi vous aienL raiL
I"(lmmeLlre un , ~ Le aussi audaeienx. Vous rendez- vous
Gomp lo do lu gt'uvilé de vos accllsalion.'I?
- Je m'en rends compte, Micl1 olino, eL jo 100 mainliells.
La jouno femme regardait J e.lfl. Do 1I01l voau, olle 50
fo nLait envahie par ln pOUl'. glle s; lrouva.iL isoléo do
Lout el de tous, seule sur cc na viro, il la Iflerai d'illi
hommo qui l'nimuiL sans tlollta, mais qui dopuis 111 1
momenl lui devenait suspect.
Cependant il faJJaiL savoir.
\insi vou~
pr6l("nd
e~
quo colui (IUll j'iil épousG cO
luLj~
tI'DJl.llu Jo~
l1udJor« ?
�T)INCONNU DU RAPmE
H9
- Oui, Micheline, je l'affirme.
- La preuve, voyons ... , la preuve!
Randa! s'inclina vers elle, les ll'ails Gontract6s el tremblant d'émotion. S'aganouillant à ses pieds, il laissa tomber ces mols:
- Micheline, mon amOlli' ... , je suis John Ruùrord.
Sans autres commentaires, il lui mit sous les yeux son
propre passeport, auquel était joint un cerlificat dl)
l'ambassade américaine, attestant quo RanJal J eua ct
HudCord John no faisaient qu'ull.
La jeuno r 'mme, vainclie pal' l'émotion trop forl~,
fut
de nouveau SUI' 10 point de dMaillir. Jean ont un geste'
vers la sonnetle, mai s, dans sa demi-incon scienco, ellc le
rp[ int. So remott anl peu à ]1 0 11 ct Ir dévisageant amoureusl' ment, elle murmura:
- Vous 1... John Rlldford ?... Mon Dieu , cHl-cc possible ?
Et les plaurs bienfaisants coulèrenl abondammenL.
-. Pleurez, Micheline, ma chérie, ce sont vos clerni èr rs
larmes.
Cependant la jeunr femme ajouta au traver:! des san glots:
- Mais comment se Cait-il ?
m, sans qu'ello l'interrompn, Jean nt la lumière SUl'
son passé.
_ 11 Y a trois ans, elit-il, mon pore, que je dois remplacer un jour à la direction de nos IIsines, d6dda que
un voyage de rormatioll .
j ;) devrais faire en J~urope
« _ Tu t'embarqueras dans huit jours, me dit-il, sail.;
" ,lUlre préambule. Ta place es t retenue, comme ello J,
• sura dans trois ans sur le paqu ebot de retonr. Là -bas,
« Ù part une somme insignifiante que lu trouveras chnlJUi
« moi s dans une banque déterminée, tu devras vjn.? d,·
1 ton travail. Naturellement lu changeras dA nom 1' 1
~ SO US aucun prétexte, tu nu devras te sÛl'vir du til'n, qui
�120
L'IN CONNU DU RAPID E
« L'enlèver ait toute possibilité d'initia tive. Tu L'app ellerns
« Randal, comme ta gr and'mère, une Française, Lu le
« sais. »
Micheline ava it posé sa petite main sur la sienne. Jean
lui sourit et continua :
- J e passai un an en Allemagne, six mois à Rome, et
j'étais en France depui s seize mois, lor sque le hasa rd voulut qu'à mon l'clour d 'un voyage ù Liége, je fisse votre
connaissance et aussi, d'une manièr e originale, cclle de
colui qui usurpait mon nom. Dès ce jour-là, je fu s amour eux et je no pensai qu'à VO\l S. J'ignorai s alors qui
ét ail 10 faux Rudforcl. : vous l'aimi ez, cola me :suffisait.
- En somme, interrompit la jeune femme, que savezvous de lui ?
- Dany va vous le dire. Avec l'aide d'un de sOs amis
d étective, il organi sa l'enquête et la mona il. bi on. No us
lui devonR beaucoup.
En parlant, J ean avait sonné : un steward ontra.
- Priez, s'il vous plalL, M. Corta t, cabine 10, de venil'
immédiat emo llt,
Micheline )l'avaiL pas CaiL un mouvement. Un rapid e
rctou)' en arrièro lui ouvrait les yeux sur bon nombre ('0
:aiLs jusqu'aloJ's obsc.urs, voiro mômo myst éri eux , Ell o se
r app elait sa longue hésita Lion à ongagol' sa vio, malgl'é les dehors sMuisants do son pr6tondallL. Elle se
sou vonait des qua tro perles di spa rues, do l'incident du
bil Lon de rougo ot d'une multitud e do potits détails qu'ell e
avait sur le mo ment jugés sans importance. Aujourd'hlli
On C01\) , clIo r ov oya it l'attitude sou e iouso ot 6nigma tiqu e
de J ohn au cours du voyago.
m soul oment maintenant, ello prenait consc ience dl!
mal\:e ur irréparable auquel elle vonait d'échapper. A URS i
bi en, dans son for intérieul', olle eut un 61an do grll titucl ..l
~
à l'u drosso do la Providence , qui a vait pla r6 SUI' su rout
l e sl' ul homme r.apoblo d'omp ùchel' un e Lelle infamie. il..
�T.'II'it::Ol'il'U DU nAJ>IDE
121
cetle heure, elle était sûre de Jean: tout dans son attitude
dénotait la sincérité.
Au bout d'un instant, Dany entra le sourire aux lé vres.
Il était très ému cependant, ignorant encore le résultat ùe
l'entrevue. 11 baisa la main de Michelino, dont le pauvre
visage bouleversé disait la lutte qu'elle avail dû soutenir
enlre son devoir et son amour.
- Sur l'honneur, Dany, implora la jeu:1e femme, qui
voulait définitivemenl lranqui!lis'3 r sa conscience, jurezmoi que tout ce que m'a dit Jean est l'exacte vérité.
- Sur l'honneur, Micheline, répondit gravemont Certal,
vous avez réellement dovant vous John RudCord, fils de
?alrick Rudford, de Baltimore.
Randal inlerrompil.
- Dis co quo lu sais, mon ami.
- Eh J bien, voiCi, expliqua .Qany. Lorsque Jean m'eut
remis, à son relour do Liége, la carto du pseudo-Rudford,
comme lui je rus littéral omont stupéfait. J'étais le seul de
ses amis d'Europe il eonna1lre son vrai nom. A l'usine où
nous colllÙlorions, il ne dévoila au directeur sa vérit able
idontité, quo lorsquo son départ ful décidé. Je compris
donc sur-Io-champ que nous nous trouvions en pleine
alTaire do chantago et d'escroquerie.
« Or, Joan était amoureux, cl, dame, Jean amoureux
n'est pas préciscrnont un combalif; Il ne voyail qu'une
·hose, c'est. quo vous aimiez celui qui so faisait appeler
Rud!ord, eL il se disait que le démasquor vous causerail
ùc la peine, ce à quoi il sc rofusait obstinément. D'auLro
part, il pensait que loisser fairo cc mariage eût Mo une
mon8Lruosil6.
Micheline 6couLail haletanLe.
- Aussi, continua Cerlat, jo fl6ciùai d'agir seul. Au
dos de lu carto du faux Rudrord, il y avait, ~criLs
au
crayon, un numéro de léléphono : Trudaine 10. 1,0, el un
nom : George. Trou ver l'adresse en queslion ne Iut qU'Wl .
�1.22
J}rNr.ONNU DU nAPInE
jeu. C'était celle d'un rercle clandestin, bien connu de la
brigade spéciale, où notre homme puisait le plus clair des
ressources factices et peu avouables, nécessaires à son
lrain de vie.
- Mon Dieu 1 murmllra la jeune femme . Est-cc possible?
Jean ne la quittait . pas des yeux pendant que Cortal
parlait.
- George est en réalité une femme, une fort joiL
femme blonde.
R::.lI1dal, s'adressant à Mi 'heline, lui dU :
- Vous vous souvenez de J'inHiale du f:lmcux hnlon de
rOlJge 't
Dany reprit:
- Mais cc qu'il importait de connaftre, c'éLalL la nalure
des rapporls cxistant Olltl'O Georgo cl io faux Rudfol'ct. J o
savais seulement qu'elle était Am"'l'icaino, et cela me
donnait des raisons de croire que c'était là qu'il fal!tlÎt
chercher la pierro fondamontalo de toute l'intrigue. Or,
j'ai dans la polico un excellent ami. J e lui confiai l'aITaire.
fijn quin7.0 jours, il cut tous les rl'n"oignemenLI> nécessa ires. Cetto George n'était aut r o qu'lino ancienne secrétair do M. Patrick fbdford, I::quolle, ignorant le s'Jollr ('II
l:!llll'ope du véritablo hÔl'iticl' du nom avait , en colloboration avec son frère, imagin6 cette substitution .
... a D'ailleurs le choix qu'clic avait lait s'ûxp liqu'lit
lort bien. Serge Vaski, en elTot, n'éLait pns 10 premier
venu. HéellemenL ingônieur diplômé, possédant à fond
plusieurs langues, ot de plus apparLenant ù une trè.-J honorable famille polonaise, avec cela, bion phyziquement, il
réuni~sal
aux yeux do l'aventurière, toutes les qualit6s
reqlliscs pOUl' jouer, pendant quelques moi
, ~ 10 ~ô l e ... spécia l qu'on voulait lui confier. Au fond , ce n'est qu'uil
homme sans scrupule:" prêt ù toules les besognes, llll;
sorte d'Al'st'ne Lnpin sa ilS gén ilJ <1t même sans ùnvert~u.'
�L'I:fCONNU DtI.UAPID!!:
e Le plan était simple. On s'arrangeait pour lui faire conclure le riche mariag'c ; après quoi, les trois complices s'embarquaient avec VOU HO! , vous ayant copieusement dépouillée,
prenaient le large , au liou de s'embarquer pour l'Amérique.
Micheline interrumpit brusquement:
- M:\is il ::t sur lui une forte som me et des valeurs que
mère lui a remi'los.
_ Rassuroz- vous, dit Dany en riant cette fois, tout ceci
eL bien d'autres choses, sans doule, se trouvent à l'heure
actuelle dans les mains de mon ami Giblin, le détective
dont je vions de vous parl
c ~, el qui, fidèloment, a veillé
sur vous chaquo jour et m êmo jusqu'à Calais, se tenant
prudemmenL à proximilé de votro compartiment.
- Comment, co voyageur nous survoillait?
- Vou!'. croyez sans doute, Michelino, répondit Jean,
que sachanl cc que je sais, je vou:> aurais laiss6e seule uno
minulo en tôle à tôLe avec ecl homme?
La jeune fommo an6ant.ie songoait maintenant, cependant f1uo Certat achovait son r6ciL.
- Pour YOUS convaincre définitivement, Joan a on sa
jlosl:!ession toutes les prouves à. l'apnui ; aussi vous pouvez,
Mlcholino, et sans aucuno iwrièl'e-pensée, rendre le vrai,
l'aulhentique John rt:Jùford 10 plus heureux des hommes,
lui qui vous [lime si profondément... Ut \' , ) 1' 1 !illVOZ, il vaut
non seulemonl boaucoup de milon
.~ , CUIIlIll J Oll dit dan ..
Ho n pilyS, mais ...
Dany, 10 joyeux et sensible Oi\Oy, allait s'émouvoir il
l'ion Lour; mais il 50 ressaisit, cl redevonanL 10 gavroche
illcorl'igiblo, il diL rn sortant:
_ J)'ililleur:;, VOliS 10 savoz aussi bien que moi, ce qu'il
vaut encore; ol puis, vous grillez. d'on vie do mo voir 103
1...
lalons 1 C'ost faiL 1 Good by~
Et il sortit. J",a porto roferméo, les ùoux jeunes gens
l'Cllt.':'I'('ni, un momont silencieux, aussi Ll'oublés l'un que
l'auLxo. Iiln.Un. Mllluolillo ~Upirl.
�L'I N CON N U DU IlAPIDE
-
Mon Dieu, je crois r êvl'r
1er ?...
1•••
Ne vais.je pas m'éveil·
Puis, regardant tendrement R andal, elle s'informa :
- Ma.is pourquoi n'avoir pas parlé plus tôt?
- C'était tout à fait imp ossible. Comprenez, ma chérie :
si .j'avais parlé, il s'en sui vait, à quelques jours de votre
mariage, une arrest ation scandaleuse qui, plus qu'une
simple rupture, eelt rojailli sur vou s et Lué votre maman.
- Pourtant , si la chose s'était faite?
- J e ne l'aurais jamais permi s, Micheline; mais je
devais agir avec prudence. Le jour où vous m'avez nette ment marqué l'incertitude dans laquelle vous étiez d'aimer
vot re fiancé, j'eus moins de scrupul es pour agir énergi qu ement.
- C'es t vrai, J ean. Ce que j'éprouva is était si com plexe 1
- J e n'étais all é a u dernier hrid ge de votre oncle, COIl 1inua Randal, que pour lui demander un enlretien parti culier, au cours duquel je lui aurais tout dévoilé. Cet
entretien, souvenez-vous-en, Micheline, (;'est avec vous qu e
jo l'ai cu le lendemain; ct s'il Iut lout dîfTèr ent de co fpl e
j'on a ttendais, néa nmoins il décill a du r osle. V OUI' m'ai.
mioz, tout était aplani. 11 m'é tait alors facile, avec le
socours d o la polico ot de mon ambassade, de sim uler Ull
mariage qui, on lin de comp to à l'abri du scandalo, vou s
conduirait vers moi ... vers le v rai John Rud!ord.
De nouveau, les larmes de Mi eheline coulaient, mais
elles n'6taient que la r6sulLante d'une lrop grando tension
nervouso.
J ean s'ét ait levé, l prenant dans sa poche uno lia se (10
papi ers qu'il déposil entre les mains s i chèr es, il d it:
- Maintenant, Micheline, vo us seule de vez décider . .Je
vais vo us laisser r éfl échir. Vous prendrez conn aissance de
lout 0 dossier, qui n'el: t q ue la confi rmation offi cielle de
cc que vo us venez d'enLen dro. Si vous d6 s i r ~ z retourner Cu
�L'INCONNU '
nù
nAI'TDE
'125
France, DJ. ny vous accompagner..! par le prochain bateau,
(t je continuerai seul mon voyage, car je] dois ètre a Baltimore au plus t ard le 15 février. Dany doit m'y r ejoindrE
il la fin du mois pour ne plus me quiller .
...- Ce cher eL excellent ami 1 murmura Micheline.
- Je n'ai pas i\ vous redire mes se ntim
e nt ~ , aeheva
Randal dont la voix tremblait malgré lui; vous les connaissez. Si vous réalisez mon vœu le plus cher, Dany se
chargera d'en ave rlÏl' le docteur S:lJ\teuil, qui lui-m.3me
préparera votro maman. Nous pourrons /lOUS marier ;"t
Londres. J 'ai ici tous los p apiers n6cessaires et, ainsi qU'JI
était convenu, nous rejoindrons il So uLhrtmpton votre
famill que nous emmènerons.
« Mon père est au couranL de toul; et, comme V OH~
le v err ez par ses Jettre3 qui son t au dossier, il yous
attend.
Ranual s'uLait tlt. Iledoulanll'arrêt défin.ilif, CO:1sacrant,
le t~iornphe
de SO.I amour ou la défaite de son plus gx'und
espoir, il se dirigea vers la porte de la cabine, sans ose r
regarder Micheline. Mais celle-ci, déjà, l'avai t devancé t'L,
lui barrant la rOlllo à 8011 lour, !;ponLanémenL elle sc blottit contre sa poitrine, sc faisant toute petite.
R'lyonnant, J ean l' e n ~e ra
de ses bras d'at.hlete, comme
s'il voulaiL bien marquer, p ar cc gesle ùe protection,
qu'elle était duso rmais sa choso, el qu'il saurait la
défendre.
Le rire tl!;t, dit-on, Lout près des larmes. La lê t~
9.ppuyée SUI' son épaule, et so urian t mainLenan t rlf' son
plus exquis sourire, Michelino, confiante et complètement
\wurousc, dit ~ imp)e
e lL
:
_ Je suis ln [f'mme de John Rudtord.
FIN
�!tl11ll11l1l1l1l11'1Ulllllllllllllll1J11i1I111l1l11l1l1l1lt11l1l1ll1l11111111111111l111l1111111I1IHIIIIIIIHllJllillIIlllllllllllllllltlllll1ll1!:
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LA G::N{1 ~END
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Collection publiée sous la direction de José GERMAiN
1~
Volumes in-B couronne tirés sur papier alfa avec
hon-texte en héliogravures. Pri,: : 15 francs.
1. Le Radeau de la Médl'~,
Il. Les Grandes Eicadre~
du ;;
par Aug. BAILLY (Prix LasMaréchal de Tourville, ê
p"r
H. LE MARQUAND.
~~
serre .
~
§
2. Jean-Bart, par Henri MALO 12. Dumont d'Urv.iilo, par
(Je l'Académie de Marine).
Camille VIlI!CNIOI..
13. Sir Walter Ra~eigh,
par
3. LesProues,esduBaiIlidte
Léon LEMONNIER.
Suffren, par Georges LE- 14. Cbevalierll de 1$ Mer, par
COMTE (de l'Académie FranLéon BERTHAUT.
çaise).
15. !.oa Lutte pourla Mer, par
4. Le Broton Yves de Ker'
J.• H.RoSN Y Jeune,del'AC([guelen, par Aug. DuPOUY.
démie Goncourl.
5. VUe de la Tortue, pnr 16. AristideduPetit.ThoU !l·/ s
pAr
Fr. FUNcK-BnENTANo.
~ Rolnnd CIIARMY. Lettre_
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6. La Guerre tle9 En.eignes, 17.
par Louis G UICHARD (Prix
Léon VÉRANE ct le licute- d* ['Acadim,'e Je Marine,
d V'
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~
1928).
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nant c aisseau HA5SIN. ~
18. Un g1'Onll ennemi : Nel- ~
- 9ft.·7. L''::popéetrnnsl\t!nntique,
son par A cl é C
~
l'A . 1 X
.
n r'
EI\VAIS._€
~
par
mira...
Pr6face do Paul C!lACIC.
~
§ 8. Jacque,Canard.Coranire 19. Tempê~,
pnr Pierre HOM- §
~
de Nantes, par Marc ELCOURe.
~
ê
DER (Prix Goncourt).
20. Sir Franci~
. Drake, par ~
§ 9 U Ë
L
C d'
Léon LEMONNIER.
~
§
. ne' pnp"e IInll lel1ne, 21. Mor Bihan, par StéflAnc ~
g
par Ch. de la RONClÈnE.
FAYE.
~
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~
§
g
g
§
a
10. Le Voyage de ln Pérouse 22. Le Corllaire Pcllot, par §
Thierry S4NORE (Prir Gon- ~
(1785-1788). rréfscc clr
Claude F ARRÈrlE.
courl 1924).
~
1 ÉDITIONS DE LA RENAISSANCE DU LIVRE
a
94, Rue d'Alésia -
ijIU
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IHUWtu&.JL,l
I UI~W&.1ülJL"/,
PARIS
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j
�rour paraître jeudi procL,,:n
t OU'
le
nO
367 de la Collection "Fama ..
LA BELLE
AUX FLOTS DORMANT
par FÉLIX CLEVAL
CHAPITRE PBEMIER
U 'Œ etnÉ
IONIE SClI,;N'fIFIQUE.
- Le grand prix de chimie organique ... annonça
I.l voix de l'appariteul·... Silence, s'il vou s plait, Mesdames 1 Lo grand pl'ix dc chimie \'a êtro proclamé
i ncessam rIt en t.
Le bourdonnoment de ruche, qui cmpli!lsail, le g!'anti
amphithéâtre do la SorboClne, !l'apaisa quelques inslants.
C'6tait la distribution solennelle dos Prix du Con.
rours Général entre tO!.ltes les Facultés de France.
Cette année-là, la Facult6 des sciences de Paris avait
ôté particulièrement favorisée et l'aUluence nombreuse ne ménageait point les applaudissements aux
Jaur~ts
dont les noms étaienl ùésignés à l'admiration ùes profanes.
Sur les bancs de l'hémicycle on apel'ct' \'aiL uno
foule compacte dans laquelle les femmes entassées
protestaient, avl'c véhémence, contre les retardalaires
qui venaient interrompre la leclurc du Palmaros.
(A saicrl'.)
�'-57S·an. -
COI1BJ::IL. H1PII1MERJE CRÉT'.
,i
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i LE DISQUE ROUGE
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DES ROMANS D'AVENTURES - DES ROMANS D'ACTION
D'AUTEURS LES PLUS CONNUS
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Les 5 crimes de M. Tapinois.
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Le Maitre de la mort froide .
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HERVÉ DE PESLOÜAN
L' ~nlgme
de l'Élysée.
R. CHAPELAIN
Les Perles san~ltQ.
L'Ile des Démons.
RENÉ THÉVENIN
Les Chasseurs d'hommes.
l'El\lAISSAl\lCE
DU
::....
...
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3
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1
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LIVRE
94, rue d'Alésia, PARIS (XlVI)
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Lorn , Anny (1882-1977)
Title
A name given to the resource
L'inconnu du rapide : roman
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Société d'éditions, publications et industries annexes
Date
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impr. 1933
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An account of the resource
Collection Fama ; 366
Type
The nature or genre of the resource
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Format
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fre
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BUCA_Bastaire_Fama_366_C90808
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Bibliothèque Université Clermont Auvergne
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COLLECTION FAMA
94 , Ru e d'Al és ia
P AR 1 S
"'v'
�c. 90 Z?g
LE QUATORZIÈFliE CONVIVE
�~:_"1'
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La mode le veut, votre
santé et votre agrément
l'exigent: Reslez svelte.
Restez svelte poyr jouir
de la mode. des sports,
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-
Pour cela pas de dur
-::- régime, faites une cure
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Lob. J. Berthier, Grenoble
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'C ARiREDJ E
L
u o,
�LE QUATORZIÈME CON lIVE
Un cœur simple, encore qu'il puisse
être trompé, ne trompe jamais,
(BERNARDIN DE SAINT-PIERRE.)
CHAPITfiE PREMIER
A grand renfort de klaxons, faisant le vide sur leur
passage, les trois autos, à la file indienne, traversèren t en coup de vent la placo de l'Eglise, à Rotbeneuf, près Paramé ; et leurs conducteurs, insouciants
des imprécations que leur excès de vitesse sou levait
sur lou r passage, prirent la dircction de la pla go
dite du Havre, qu'ils contournèrent pour suivre
ensuite la petHo roule bordée de coquet los villas, en
direction do la Gllimorais.
A la gr ill e de l ' ulle d'elles, les trois bolides stoppèl'en t, déchirant le m acadam, et, tel une volée d'oiscaux libél'és de leur cage, un essa im do sep t garçons
Cl do cinq jeun es filles, en costume de sporl, sauta
l es t~m
c nl à tona, puis, Il vec l'unisson d'un chœur
antlquo, on tonna, sur l'air do Conspuez Machin 1 :
- Ho 1 ho 1 Jacqueline 1 Ho 1 ho 1
Une fenÔ tro s'o uvrit à la voléc, et le plus Crais
somil'c du mOllde, cncad r é d'une chevelure brune
COTnll\e un llacon de sloul, fit son ' apparition.
�La mode le veut, votre
santé et votre agrément
l'exigent: Restez svelte.
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-::- régime, foites une cure
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�LE QUATORZIÈME CON TIVE
Un cœur simple, encore qu'il puisse
être trompé, ne trompe jamais.,
(DERN.\RDIN DE SAINT-PIERRE.)
CHAPITRE PREMIER
A grand renfort de klaxons, faisant le vide sur leur
passage, les trois autos, à la file indienne, traversèrent en coup do vent la place de l 'Eglise, à RotheneuC, près Param6 ; et leurs conducteurs, insouciants
des imprécations que leur excès de vitesse soulevait
sur leur passage, prirent la direction de la plage
dito du Havre, qu'ils contournèrent pour suivre
ensu ite la petite route bordée de coquettes villas, en
direction de la Cuimorais.
A la gril le de l'uue d'elles, les trois bolides stoppèrent, déchirant le macadam, et, tel une volée d'oiseaux libérés do leur cage, un essaim de sept garçons
ct de cinq jellnes filles, en costume de sport, sauta
l eSL~mnt
à LelTo, puis, Cl vec l'unisson d'un chœur
antique, entonna, sur l'air de Conspuez Machin 1 :
- Ho 1 lIo 1 Jacqueline 1 Ho 1 ho 1
Une fenMro s'ouvrit à la voléo, et le plus Crais
SOm ire du monde, cncadr6 d'une chevelure hrune
cornIne un l1acon de stouL, fit soo ' apparition.
�6
LE QUATORZIÈME CONVIVE
La voix aussi était harmonieuse.
- Voilà 1 Voilà! dit-elle. Entrez deux minutes.
- Jamais de la vie 1 protesta avec énergie l'un des
jeunes gens. On les connaît, tes minutes 1 Des
minutes de coiffeur. Dans une demi-heure, nous
serions encore là 1 Il elOt onze heures passées, et si
nous voulons être au Grouin à midi ...
- Ça va 1 Ça va 1 cria Jacqueline. J'aITive.
Et, en effet, quelques instants plus tard, la re1al:dataire serrait au petit bonheur les mains de ses
amis; puis tous reprirent leurs places respectives,
sans se délester de leur enthonsiasme.
Jacqueline s'était installée dans la première voiture, pilotée par Philippe Berthelot, son ami d'enfance. Au moment de démuITer, elle lui demanda:
- Et les MarQuis, ils ne viennent donc pas P
- Il est entendu que nous les retrouverons au
carrefour de la route de Cancale. Leur père étant
arrivé co matin, M"" Marçais s'est un peu rait tirer
l'oreille pour les laisser venir. Mais rassure-toi, ma
petite, ils vont se débrouiller pour semer le paternel.
Cette dernière phrase était nuancée d'une certaine
réticence, encore que Philippe nt profession de foi
d'une franchise d'ordinaire assez brutale. Mais nu)
n'ignorait qu'lIubert Marçais, jeune ingénieur frais
émoulu de l'Ecole Centrale, était le fiirt attitré de
Jacqueline Lenoir, tout au moins au cours de cette
Mison d'été qu'elle passait, comme chaque année, à
Hotheneuf, chez M. Guillaumet, son grand-père,
ancien procureur de la République.
Elle était alle d'un dos armateurs Jes plus consi·
dérables du port du Huno. niche de ses dix-huit
prinlemps, physiquement favorisé&, comblée par la
forlUl?O et ti! ulaire Rans oetentatioll du double parc.hcITlm des bl.l.cc:llaur6:l t5, elle sy nth6tisait les qua~1tés
du pal'Li rêvé, ot qu'en réalité pas mal de petits
Jeune!! (ens rêvaient.
Mais comme elle était fin, d'Eve et qu'olle avait
�Ln: QUATORZIÈME CONVIVE
7
de l'astuce, que d'autre part elle s'imaginait l'amour
sous l'aspect d'un petit plaisantin très encombrant,
d'ailleurs jamais rencontré jusqu'alors, elle s'amusait de ses soupirants, pêchant l'un d'eux, de temps
à autre, du bout de Bon caprice et le rejetant aussitôt,
au moment où celui qui s'était laissé prendre au jeu
croyait toucher au but.
Dès sa naissance, Jacqueline avait été outrageusement gâtée, et la chose s'expliquait du fait qu'elle
était venue au monde quinze ans après ses deux frères
jumeaux, Pierre et Gilbert, dont le premier, à
l'époque où commence notre récit, secondait son
père dans son entreprise et le second était avocat au
barreau de Paris.
Une fille, tombant ainsi après tant d'années dans
ceUe famille où si longtemps elle avait été désirée,
bouleversa de fond en comble toutes les habitudes
de la maison; et, tant par ses père et mère que par
Ses deux frères, Jacqueline fut considérée comme
uno idole. Pour être jllste, il faut convenir qu'elle
n'abusa jamais do cet état de choses, car, sous des
dehors volages, elle avait un cœur excellent, ce qui
suffisait pour la maintenir en parfait équilibre.
Néanmoins, habituée depuis son onfance aux
a.tlcntions de toutos sortes, et qui lui somblaient
Simplement naturelles, elle jugoait dans la normo
quo 10 sexe d'en face soit à ses pieds. Toutefois, sa
coqueUorio n'était faite que d'insouciance et nullement acrimonie-use. C'était chez elle une manière d~
fonction comme la digestion, la circulation ou la
respiration. Les nouveaux venus s 'y laissaient
~rend.
Les anciens, soit qu'ils eussent déjà affronté
1 épreuvo 0\1, plus simplement, qu'ils fussont sur
leurs gardes, se tenaient bien sagement sur Je pied
do la soulo camaraderie franchement définie.
Un seul, parmi Jes briscards, tranchait nettement
~ur
l'ensemblo, comme s'il 8e 150ntait parfaitoment
Immunisé. CMail Philippo Berthelot. La raison en
�8
LE QUATOR ZIèME CONVIVE
était qu'aya nt connu Jacque line au berceau , il avait
suivi pas à pllS l 'évolut ion de son caractè re dont il
posséda it à fond le mécani sme, voire m~e
les
{icelles. Et c'est pourqu oi il « ne marcha it )) pas.
C'était pour le moins son intime convict ion.
Sa mère était du navre et ses grands -parent s y
habitai ent encore . Ceux-ci avaient gardé d'étroit es
:dation s avec la famille Lenoir, si bien que chaque
année Philipp e, dont le père profess ait la chimie en
Sorbon ne, venant faire chez eux de fréquen ts séjours ,
n'avait jamais perdu de vue eon amio d'enfan ce.
L'été, il villégia turait à Paumé avec sa famille ,
et Jacque line séjourn ant à Rothen euf chez son grandpère matern el, leurs relation s se renoua ient fort
agréab lement dmant quelqu es semain es.
Celte ann6e-Ià, comme de coutum e, une bande
joyeuse s'était constitu ée. Il y avait là France tte et
Margue rite Fresnel , deux Rennai ses, filles d'offici er,
et leur frère George s; Marc Tabure t, Ols du chirurgien réputé de la capitale bretonn e. Les autres étaient
des Parisie ns, venant chaque année sur la côte
d'Emer audo : les trois Guinal' d, Jacques , Mauric e et
Claude , fils d'un ingénie ur des Mines; Roger Contena, ms de l 'avocat d'assise s, sa sœur Odette et une
amie de celle-ci, Moniqu e Fauche t, jeune orpheli ne
que Mmo Conten a avait amenée à la mer avec eux.
Ennn, Philipp e Berthel ot, Jacque line Lenoir, les deux
Marçais, Hubert et Nicole, complé taient le cMacle
où il était fort diCllcile de pénétre r.
Le plus ~gé
de tous était Jacque s Guinar d, qui
venait tout juste de franchi r le cap de sa vingt-q uatrième nnnée et que, très irrespe ctueuse ment, on surnomma it « l'ancêt re )).
Tout C{) petit monde s'était tant bien quo mal
enla~s6
dans les trois voiture s, dont deux seulem ent
étaient. de confort ables et sévères condui tes intérieures. La troisièm e, celle de Philipp e Berthel ot,
et qui condui sait la caravan e, était un puissan t
�LH QUATOflZri. ME CONVIVE
cabriolet dans lequel, malgré son exiguïté, cinq des
voyageurs avaient réussi avec beaucoup de peine à
s'arrimer, trois dans le spider et Jacqueline à la
gauche du pilote.
Toujours à tombeau ouvert, les trois autos roulaient sur la route de Cancale, suçant derrière eux
la poussière. Le but de la promenade était la pointe
du Grouin, où ils avaient décidé de « pique-niquer ».
- Eh bien 1 Jacqueline, demanda tout à coup
Philippe, surpris du silence de son amie. Tu es
muette comme une carpe 1 Qu'est-ce qui ne va pas jl
Tu as le cafard ?
Elle rit.
- Qu'entends-tu par le cafard il
- Lo cafard, ma petite, est un drôle de petit
insecte, un insecte né tenace. Il a pour cousine germaine la neurasthénie et son plus malin plaisir est
de taquiner les amoureux.
- Connais pas. Mais comme je ne suis pas amoureuse, cela excuse mon ignorance.
Tout en surveiJIant la route, cherchant il éviter
chiens et volailles, sans parler des malheureux piétons, Philippe décocha à sa voisine un coup d'œil
chargé d'ironie et le traduisit aussiLôt :
- Pauvre Hubert 1
Jacqueline no répondit rien. Elle tira de son sac
uno « Muralti » et l'alluma .
.- Une cigarette à midi moins le quart 1 Si ça ne
~alt
pas pitié 1 soupira Phi1ippe d'un air comique. Si
Jamais un jour je devenais ton mari, je te materuis,
ma bello 1
Du lac au lac, Jacqueline répliqua:
. - D'ici là, j'ai le lemps d'être irrémédiablement
J~to:x.iqu6e
1 JJeureusem,OI1t, grand Dieu 1. .. Brr 1 J'en
ln le rrisson 1
- Merci pour 10 frisson.
Ils blaguaient, comme toujours; mais un observatour averti aurait compris que l'attitude do Phi-
�Lü
LU QUATORZIÈME CO;'(VIVE
lippe, le vacciné, cachait peut-être quelque désappOintement.
A ce moment, ils arrivaient au carrefour où les
Marçais devaient les rojoin dr,;. Mais aucune voiture
ne se signalait aux alentours. Ils avaient stoppé sur
le bOl'd de la roule et commentaient cette défection.
Ce fut Jacqueline qui, la première, pour masquer
sa déception, conseilla:
- Continuons, ils nous retrouveront au Grouin,
à moins qu'ils n 'y soient déjà rendus.
Et la Course reprit, agrémentée de cris, de rires et
de chants. Sur leur passage, les villageois, familiarisés a vcc ces bruyantes manifestations d'une jeunesse av ide de grand air, de soleil et de liberté, et
qui , pendant toute la saison estivale, sillonnait ces
coins char\Tlants , s'amusaient de leur joio.
BientÔt ils atteignirent le but de leur excursion
et, bien que blasés sur le specta,cle qui leur était
familier, ils clamèrent leur enthousiasme.
Le temps était r ad ieux. Pas un voile de brume
n'estompait la majesté du décor. La mer était haute
ct, sous la caresse d'une légère brise du nord-est,
venait en écumant se jouer sur les roch ers. L'air
salin ébrouait les chevelures et mettait aux lèvres
comme un goût de saumure. Sur 10 fond d'un ciel
Irop parfaitement bleu, l'impressionnante silhouette
du mont aint·M ich el sc détachait à droite et , tout
près, on devinait Cancale. De très rich es villas s'échelonnaient sur ln côto, étendan t jusqu'à la route, tel
un riche tapis oriental, leurs jardins fl euris et soi·
g neuseme nt en tretenus.
Cepen dant, les jeunes excursionnistes, descendus
de, ,voi.ture, n'a perçuren t pas ceux qu 'ils espéra
i~nt.
lou]ollrs nerveuse, Jacq uelino proposa d'aller )USqu 'au Lout de la pointe, pendant que les plus courageux 'orliraient des coUres flacons et vi t\lailles.
Son id60 adoptée à main lov6e Claude Guinnrd t't
Hhilippe Berthelot aMnmhent 1~ charge do commis-
�LE QUATORZIÈME CONVIVE
11
saires aux vivres, et le reste de la bande s'en fut,
bras dessus bras dessous, à l'assaut des rochers,
passa derrière le sémaphore et poussa jusqu'à l'extrémité de la falaise, dans le but de repérer l'endroit
le plus favorable pour dresser le couvert, Mais, constatant que le vent du large serait gênant, ils
revinrent sur leurs pas et décidèrent de s'installer
plus loin de la mer, à l'abri d'un petit bois rabougri
qui semblait avoir poussé là à leur intention.
~yant
rejoint Claude et Philippe, celui-ci leur
cna:
- Avez-vous réfléchi, mes petits agneaux, que si
les Marçais nous font faux bond, nous ne sommes
plus que treize ~ Je ne vous cache pas que je suis très
superstitieux.
Cette apostrophe fut accueillie par des mouvements
divers; les uns considérant comme un fétiche le
nombre fatidique, cl 'autres comme le « mane, thecel,
pharès Il d'une catastrophe inéluctable, et le reste,
ùeux ou trois sceptiques, s'en moquant éperdument.
Néanmoins, conservant jusqu'à la dernière minute
l'espoir de voir arriver les retardataires, les jeunes
gens s'en furent, en les attendant, au petit restaurant
tout proche prendre l'apéritif.
Ils y étaient connus et fort appréciés, car, s'ils préféraiept déjeuner sur l'herbe, ils y consommaient
très fréquemment. Aussi fUI'ont-ils accuoillis, avec
l~ plus éloquent sourire commorcial, par la tenanCIère de l'établissement.
~n.
un instant ils furent installés devaut un porto
SOI-dlsant d'origine, ct la radio transmettant à ce
~oment
des airs de jazz, plusier~
d'entre eux, fanatlques de la danse, les mirent il. profit.
Cependant l 'heure tournait, et point de Marçais.
11 allait bien falloir s'en passor. Philippo avait déjà
décrété qu'il déjeunerait soul à l'écart pour conjurer
tout maléfico, lorsque, SUI' 10 seuil du reslaurant,
parut un jeune inconnu qui, apparemment du moins,
�12
I.~
QUATOnZIÈME CONViVE
devait séjourner là depuis quelques jours. Il paraissait vingt-cinq à vingt-six ans. En costume de pêche,
vareuse et pantalon de toile bleue retroussé sur les
chevilles nues dans les sandales, il tenait à la main
son maillot de bain tout trempé et portait une
musetle en bandoulière.
Dès la porte, il sembla dp.sagréablement impressionné par cette invasion qu'f\ n'avait point prévue.
Sans mot dire, il traversa vivument la salle et s'engouffra dans l'escalier qui se trouvait au fond, près
de la caisse.
- Eh bien 1 s'écria Jacqueline Lenoir, le voilà,
notre quatorzième con vivo 1 Chiche que je l'invile P
Un immense éclat de rire accueillit cette bravade.
De fait, le nouveau ven un' avait rien cl 'un Adonis, et
l'idée qu'il puisse ôtre invité par Jacqueline, pour qui
la beauté des forilles on tout au moins l'élégance des
manières étaient qualités indispensables, suscita une
[tanche gaieté.
La patronne revenant vers eux, celle-ci s'informa à
voix basso :
qui vient de monter, c'est quel- Co p~cheur
qu'un comme il faut ~
- Jo crois bien, mademoiselle. Tout ce qu'il y a
de gentil ct de sérieux. Et poli, donc 1 C'est un monsieur do Paris qui n'aime pas le bruit. Il est là depuis
huit jours., Il pêche, fait de longues promenades à
motocycletto et. ..
- Je VOliS remercie, interrompit Jacqueline Lonoir
qui en savait assez.
U no lui restait plus qu'à attendre que Jo jeune sauvage consente à sorlir de sa hutte et surtout à accepter
l'invitation. Aussi, ne voulant à aucun prix subir un
échec en présence do ses camarados, eUo lour conseilla de partir en avant ct do tont préparer.
- .10 vous rejoindrai tout à l'heure ... avec ]0 quatorzièrne convive, ajouta-t-cHe en riant.
�LE QUATORZIÈME CONVIVE
13
- Ou toute seule 1 insinua le petit Fresnel, dont
les dix-sept ans frétillaient déjà alentour de la belle
Jacqueline.
Celle-ci ne releva pas l'ironie, se contentant de
regarder le contradicteur qui rougit comme . une
fillette et s'éclipsa sans demander son reste.
Demeurée seule, Jacqueline retourna s'asseoir et
S'uella le cénobite que seule l'exubérance de la bande
Joyeuse avait dO. refouler jusqu'à sa cbambre. En
effet, dès que le calme fut revenu, son invraisemblable silbouette réapparut dans l'escalier. Après un
regard circulaire, il sembla rassuré et descendit. Il
avait abandonné le maillot et la musette et défait le
relroussis de son pantalon. Du coin de l'œil, Jacqueline l'observait, hésitant vraiment devant le ridicule
de celui qu'elle voulait s'adjoindre.
D'un blond roux, les cheveux ébouriffés, une
mèche rebelle lui barrant l'œil gauche, le nez chevauché par des lunelles jaune3, il était évident qu'il
n'avait guère, comme on dit aujourd'hui, de sexappeal. Une seule chose disposait favorablement en
sa faveur et le situait: ses mains étaient très soignées
cl contrastaient avec l'ensemble. Ce fut ce détail, en
apparence insigniüant, qui triompba de l'indécision
de Jacqueline.
.
~l1e
lui laissa le temps de se diriE)'er vers la table
qUI devait être habituellement la sJenue el do s'y
asseoir. Puis, délibérément, elle vint à lui, cependant
que ln patronne du reslaurant, seul témoin de la
~cèno,
souriait de colle démarche pour le moins
Impl·évue .
. tout d'abord, l'inconnu De traduisit scs impresqu'cn so rCUlcttant brusquement SUI' ses
lambC6, non sans avoir laissé choir sa serviette et
cass6 un verro. Jacqueline out poine à brider son
envie de rire mais elle fut tout de suite convaincue
q;lle celle sa~vgcrie
devait avoir pour origine une
llmidiLé morbide. Aussi bien, forte de son cbarmo
~lOns
�11
LE QUATORZIÈME CONVIVE
jugea-t-elle sur l 'heure la partie gagnée.
DerrIère les lunettes, elle devinait le regard anxieusement posé sur elle.
- Je m'excuse infiniment de mon audace, monsieur. Je suis déléguée près de vous par mes amis
pour vous prier de consentir à nous tirer d'un gros
ennui. Nous venons ici en pique-nique; or, deux de
nos camarades manquant à l'appel, nous nous trouvons être réduits à treize. Treize 1 vous vous rendez
compte? Aussi nous espérons en vous pour sauver
celte situation, qui semblait sans issue, en acceptant
tout simplement de vous joindre à nous ?
Le jeune homme, ayant peu à peu recouvré ses
esprits, souriait discrètement en écoutant le pla~
doyer de Jacqueline. Dès qu'elle eut terminé, il so
nomma d'abord:
- Patrice Raynal, de Paris.
Et l<>ut de suite, l'épondant à son regard interrogateur, la jeune fille en fit autant.
Cependant le pêcheur restait gauche et paraissait
très mal à l'aise. Il no devait pas faire du sexe faible
sa compagnie habituello, car, le regard fixé 'Sur son
interlocutrice, il ne trouva tout d'abord rien à
répondre. Machinalement, il avait enlevé ses besicles,
ct Jacqueline put voir ncLtomenl, pour la premièro
fois, les yeux qui étaient beaux et IDtelligents. EllemÔme n'éprouvait aucun trouble ct, pour convaincre
son invité, arborait son plus irrésistible sourire. Ce
dut Ôlre cet argumcnt de derrière les fagots qui força
ses derniers retranchoments.
- Mademoiselle, dit-il cn d6signant son costume,
je serais pour vous, je crois, un bien piètre compagnon.
La fllçon dont il regardait Jacqueline exprimait
clairoment ce .. ue sa timidité l'ompêchait d'avouer.
La voix était agréable, bien pdsée ct nullement ell
rapport avec l'ensemble.
- L 'babit ne fnit pus toujours le moine, dit 16
i!'lés.t~bJe,
�LE QUATOR ZIÈME CONVIVE
16
proverbe, observa la jeune fille avec Wle pointo do
rossorie.
Tout surpris de sa propre audace, Patrice répliqua:
- Jamais dicton ne fut plus vrai, car jo suis Ull
bien mauvais pêcheu r 1
Jacque line sentit la partie gagnée.
- Allons, venez 1 dit-olle sur un ton qui coupai t
court à toute objection nouvelle. Il n 'y a que des
jeunes filles ot des jeunes gens comme vous et l'étiquette ost bannie de toutes nos réunions. Soyez persuadé qu'ils vous feront bon accueil, et cola d'autan t
mieux que vous allez être en quelqu e sorte notre
génie bienfaisant, notre mascot te 1
Pour plaider sa causo, Jacquelino avait joué le
grand jeu de la séduction . L'adve rsaire n'était pas
de taille et sa capitul ation ne pouvait pas même être
considérée comme unb victoire, tant les armes étaient
inégales.
Comme hypnot isé, le jeune Patrice suivit la sirène
ct, en quelquos minute s, ils curent rejoint les douze
bons apôtres. Des hurrah s les saluèrent, ce qui ne fit
<Ju'accroitre la confusion de l'invité par persuasion.
Cepondant, les présent ations faites, il cessa d'être
l'intrus ot, lout de suito, sans aulA'es formalités protOCOlaires, il fut installé devant un couvert mis. Il
n'avait soufflé mot. Or, lout à coup, Philipp e Berthelot, qui l'exam inait non sans ironie, lui doman da
ù'un air indiffé rent:
. - Je connai s un naynal , Jean naynal , dont le pèro
dIrige les papeteries de flillancourt.
- C'est mon frère cadot.
- Ah 1 par exemple 1 C'est vous l'ermit e dont il
lllù,'a pnrJ6 et qui, malgr6 son tas de diplÔmes, rêve
aller vivre dans la brousse ?
é ~ntrice
donnai t l'impre ssion d'Mre assis sur des
I~lnges.
A cette heure, il 58 mordai t les doigts
d. avoir accepté ]'invita tioll ct, dans son for inll1rieuI',
�IG
LE QUATORZIÈME CONVIVE
il maudissait son frère de son indiscrétion. Sans
élever la voix, il répondit:
-:- Telle a été, en effet, mon intention. Mais pour
réalIser de semblables projets, il faul d'abord en
avoir l'occasion.
- Je croyais, fit observer effrontément Monique
Fauchet, qu'à notre âge, au vôtre, une pareille idée
ne pom/ait venir qu'à un amoureux déçu.
La phrase comportait nettement un sous-entendu:
(( Et je ne vous vois guère en amoureux. » Nul ne
s'y méprit, pas même l'intéressé. Or, s'il était timide
et sauvage, il n'était pas bête. Sa réponse le prouva.
Mlle Jacqueline m'a dit en m'invitant que
l'habit ne faisait pas le moine. Peut-être n'êtes-Yous
pas de son avis ~
- Bion riposté 1 cria celle-ci en battant des mains.
Jo vois que si vous parlez peu, la qualité remplac~
la quantité. Aussi, par saint Michel, je vous choisis
pour chevalier servant.
Le jeune Patrice, se sentant le point de mire de
toute l'assemblée, ne savait où se fourter. Jacqueline,
pour signer le pacte, lui tendant la main, il l'amena
gauchement jusqu'à SOI! lèvres, mais no l'eflleura pas.
Cependant, la jeune fille sentit qu'il tremblait légèrowent.
- Qui fiait, ajouta-t-elle, réticente, ce simple
déjeuner au grand air vous fournira peut-être l'occasion de réaliser votre rêve? Mon père elt armateur
et Ses navires sillonnent 10 monde.
Sarcastique selon son habitude, Philippe Berthelot
conclut sentencieusement:
- Morale: Uno bonne nction est toujours récompensée. SUl' celle penséo réconfortanto, réconfortonsnous. Jo meurs de fairn 1
Et, plein d'entrain, 1.6 repas commença.
�17
L E Q UATOl\ZIÈ ME CON VI VI!:
CHAPITRE II
Les jours qui suivirent, la vi e soli tairo de Patrice
Haynal se trouva bouleversée de fond en comble et
sans qu'il pôt d éfinir lui-mêm e qu elle puissante
influen ce avait provoqué cette subite m étam orph ose.
Sans réagir, il s' était laissé prendre aux rêts de ses
nouveaux amis. Il ne les quittait plus. Certes, il ne
s'ag issait pas pour lui de m ettre son calme à l'un isson
de leur onthousias me débordant qui le surprenait ;
cependant, il faisait docilem ent, mais pian o, sa par tie
dan s le concert.
Chaque jour il descendait à Paramé sur sa mo tocyclette, rejoignait la bande joye use et, jusqu'à
l 'heure du d1ner, ass istait à leurs distrac tions,
quelque mouvementées qu'elles fusse nt , avec la
mentalité d'un monsieur qui peut jouir d u spec lacle
llanti d'un billet d o faveur.
Sa gaieté n c sc l1l anifestaÏl jama is autre ment que
par un lége r so urire, élonn é parfoi s, touj ours CO Ul'lois . Néa nm oin s, son immuable r éserve ava it Sil l ui
~ a g ner
l 'unanim e sympathi e. P OUl' les jeunes filles,
il élait dem euré 10 sa uvage , m a is un sauvnge qu e
l'on pouvait approcher sa ns danger. Quant aux ga rÇons, tous plus ou m oin s eu pui ssa nce de flir t, ils le
considérai ent comm e un rival négligeable, 111ais, en
revan che, s 'accordaient à r econn a1t re so n espr it p ralique, son érudition et surtout sa serviabilit é, CIl
rUtlmo temps quo SI.\ m odestie.
Patrico r echerchait d e préféren ce ln compag ni e dc
Philippo Berth elot. Avec lui, les élémc nts n c m anqua ient point à la co nver sa ti on , éta nt d onn ée l'a miti é
qtli le li ait Ù 80n frore. Un au tr o senti ment , à pein e
esqll issé, le fa isa it sc compl a ire da ns le sill age d o
ce lle qu i, par le plus curieux des hasards ct so us le
plus in vraisemblable des pr étextes, était venu o 10
2
�18
LE QUATORZIÈME CONVIVI;
forcer dans sa taniàe. Mais il ne cherdlait point à
analyser l'agrément qu'il y trouvait, se bornant à cu
goùter silencieusement le charme.
En un mot, il ne se livrait à aucune psychologie
personnelle, se laissant tout bonnement bercer au
gré des événements, tel un navire sans gouvernail,
dans cette atmosphère de bonne humeur, toute nouvelle pour lui.
C'est que Patrice Haynal, sous les apparences d'un
très jeune homme, ofIrait tous les symptômes d'une
maturité précoce, et cela sans avoir jamais réellement vécu selon son àge. C'était une valeur, mais on
le lui aurait dit qu'il ne l'aurait pas cru. Il avait
deux passions : les bouquins ct la pêche. Il faisait de
la moto par raison pratique et de la natation par
hy~iène.
Dans ses heures de détente, il ne se plaisait
qu au bord do l'eau; et, à part le séjour annuol
qu'il faisait avec sa Camille dans la propriété que ses
grands-parents maternels possédaient à Barbezieux,
liur la route de Jonzac, il s'en allait, au gré de l'inspiration, passer trois ou quatre semaines dans
quelque coin perdu.
Il venait eulement d'achever son service militaire,
ayant obtenu les sursis nécessaires à l'achèvement
de ses études. Son temps accompli à Strasbourg, en
qualité de sous-lieutenant d'infanterie, celle digression forcéo, loi Il de modifier sos gol1ts et son caractère, n'avait cu pour conséquence que de los raffermir. Hovenu au hercail le mois ùe mai précédent, il
était entré provisoirement à l'usine patemelle, daos
l'attente de ce qu'il souhaitait. Il rêvait. avant de
prondre sa place définitive aux Papeteries Raynal, de
bourlinguer un peu. Les livres lui avaient enseigné
la théorie; il voulait apprendre la vic, conna1tre les
hommes, acquérir, en un mot, l'expérience qui lui
manquait.
Patrice parlait peu, surtout aux femmes. Non pas
'lu' olles l 'improssion na ionl, mais il lOti considérait
�LE QUATOnZlÈl\1E CONVI VE
J9
comme des sortes de phénomènes, tle jolies poupées
agréables à regarder, mais impossibl es à déch iffrer
et dont 10 caractère lui échappait totalement. Il raisonnait, à peu de choses près, comme Bernard
Shaw: (( Une femme sotte n'a rien à dire. Une
femm e sage ne dit rien. La m ajorité des femmes n'a
rien à dire et le dit tout de même. » Aussi bien,
quand il sc trouvait en présence du beau soxe, il allait
jusqu'au bout de ses (orces, pour le seul point d'honneur de ne point paratLre un mufle, puis il passait
la parole aux autres. Par contre, s'il prenait part à
une conversat ion dont les femmes étaion t absentes,
il étonnait par la s(\reté de son jugement et la diversité de ses connaissances.
Tel était l 'homme que le hasard avait déraciné et
qu'une puissance occulte semblait vouloir diriger à
son g ré, sans qu'il manifestÔ-l 10 moindro effort pour
s'y soustraire.
Dès le promier jour, au Grouin, il avait élé sacré
par Jacquelin e son chevalier servant. Pour un initi é,
c'eÜt été une tllch e ardue. Mais fI Patrice, n éop hyte,
le rÔlo avait sembl é très simpl e, du Cait qu'il ignorait
lout des roueries Cémin in os à l 'égard du sexo d'en
face. Pour la promière fois il devait jouer un perSonna ge nouveau et, le premier moment do surprise
passé, il s'y éta it donné avec toute la confiance
aveugle, toutes les illusions d'un amateur s'imag inant que, pour être bon comédien, jl suffit do savo ir
son texte sur le bout du doigt et de Je réciter, sans
nccroc, devant le public.
Aussi, sans les voir, il se précipita, têto baissée,
au mili eu dos r écifs.
EJevé par un o mèro trè piell,,<;e et sensibl e à l'excès,
s'il n'avait pas, li proprement parler, re qllo l 'on Cgt
convenu d'appeler la distinction des maJlièros, il
~V8.it
au plus haut point l' éduca l ion drs sentimenls.
S'il ignorait J'art de débiter millo fada ises galanles,
s'il ne possédait pas la souplesse d'échine qui pla1l
�20
LE QUATORZIÈME CONVIVE
tant aux filles d'Eve, sa délicatesse innée lui dictait
fort à propos sa manière d'agir et l"averLissaÏl des
ornières. Ainsi, sans briller peut-être, mais sans être
ridicule, Patrice avait su se montrer digne de l'hOIl-.
neur que lui avait fait Jacqueline. C'était là, pour
son coup d'essai, un véritable coup de maître ...
Ses fonctions, d'ailleurs, devaient être de courte
durée. Dès le lendemain du pique-nique, quand on
le présenta à Nicole et Hubert Marçais, il n'eut pas
besoin d'autres explications pour comprendre qu'on
ne l'avait chargé que d'un bref intérim. Il ne songea
pas le moins du monde à s'en étonner, encore moins
fA s'en formaliser. Il n'éLait, après touL, qu'un
« ext ra », le qua torzième con vi ve. Mais, a vec sa résignation modeste, il se dit que, pour lui qui balbutiait à peine la première déclinaison, c'était un
résultat.
Cependant, Cil dépit d'un flirt très ouvertement
poussé avec le jeune Marçais, quelque pell prétentieux et trop joli garçon, Jacquelille restait envers
Patrico SUI' le plan d'uno excellento camaraderie,
semblant se souvenir qu'elle seulo lui avait ouvert
les portos do Jeur petite chapelle. Elle l'avait, en
quelque sorl,e, adopté et, sans chercllCl" touLefois à
le lui fairo sentir, 10 tl'aitait néanmoius avec une condescendante familiarité.
Peu à peu, à ce contact journalier, 10 sauvago s'était
sonsibloment apprivoisé. Sa teotle, biell q Il 'exempl 0
de recberche, s'avérait plus soignée; sam., êtro prodiguo de ses propos, il padait daVtllltngo, avant L'Jltlme
(!u'on l'en priât, abordant des sujel s q1l0, jusqu'alors,
il n'avait point explorés; si bien que dnlls le concert
bruyant de ceLLe jeunesse évaporée, 10 Menlor qu'il
était ne détonnait pas' trop.
Cependull t, le Lem ps approchait où il lui faudrait
rcga~ne
Paris. Déjà la petite troure s'effrilait. Seuls
resl,ueut los doux Marçais, les Contena, Philippe Berthelot, Jacquelino et lui-même.
�LE QUA TORZIÈl\1E CONVIVE
21
Or, le 29 août, comme il rejoignait ses amis sur la
plage, devant le casino, il les trouva en effervescence.
Philippe venait d'être appelé télégraphiquement au
Havre au chevet de son grand-père, gravement souffrant, et son cabriolet était depuis la veille au garage,
immobilisé par une réparation sérieuse. Mis au courant, très simplement Patrice proposa:
- Prenez ma moto, mon cher 1 Je vous ramènerai votre voiture d'ici quelques jours. Ça me baladera.
Il avait parlé, comme toujours, avec le plus grand
calme, et sa proposition ainsi faite parut à tous être
la logiquo même. Les jeunes gens qui, à son arrivée,
tenaient conseil, en quêt.e d'une solution pratique, le
r egardèrent avec une stupéfaction béate.
- Epatant 1 s'écria Jacqueline. Vous verrez qu'un
de ces quatre matins, notre ami Raynal découvrira la
quadrature du cercle 1
Philippe avait accepté d'emblée; de sorte que.
privé de son mode cIe locomotion rapide, Patrice dut
dire adieu à son cher refuge du Grouin. Il profita
de ce que Philippe procédait à do sommaires préparatifs pour déménager, et il vint s'installer à
Paramé, dans une ponsion de famille. du boulevard
Hébert.
Malgré co rapprochement, les jours qui suivirent
le départ de Philippe Berthelot, il so sentit quelque
peu désaxé. Non pas qu'on le délaissât le moins du
monde, mais il ne restait que cles couples et, par
instants, il devinait que sa présence n'était guère
opportune.
Aussi, avec son tact habituel, il se fit plus rare,
occupant ses derniers jours de loisirs à excursionner.
II visita Dinan, le Mont-Saint-Michel, alla jusqu'à
Hennes, retrouvant ses amis sur la digue, le soir,
a.près 10 d1ner. Ils avaient coutumo de s'asseoir sur
Ulle petite mw·ette, à proximité du casino, et qu'ils
appolaient « le banc des 11ll1lrcs )J . Là, ils dovisaienl
�LE QUATORZIÈME CONVIVE
au hasard, commentant leurs impressions du jour,
daubant parfois sur les promeneurs ou bien établissant le programme du lendemain. Naturellement, on
passait au crible les petits potins tout frais éclos, et
Patrice put pénétrer ainsi plus intimement qu'il ne
rayait fait jusqu'alors dans les coulisses de la vie
balnéaire.
Enfin, le jour de son départ arriva. La voiture de
Philippe maintenant revisée, il avait fixé la date du
retour au vendredi suivant, 4 septembre. La veille,
il fit ses adieux à Jacqueline. Au moment de se séparer, ene lui dit:
- Demain matin, passez donc par Hotheneuf. Ja
vous donnerai un mot pour mes parents et vous
chargerai en même temps d'un petit colis. Vous
voulez ~
- Naturellement 1 avait répondu Patrice, tout
heureux de lui être agréable.
El, slms aut'res commentaires, il avait pris congé
de tous ...
Le lendemain, vers les dix heures, il stoppait
devant la villa de M. Guillaumet. Une conduite intérieure élait garée le long de la grille. Tl sauta de voilure et, comme il allail pousser la porte du jardin,
celle-ci fut brusquement oliver te ct Hubert Marçais
sortit. JI paraissait fort troublé. Pour expliquer cette
agitation anormale, il dit seulement:
- Mon vieux, vous tombez mal J La déesse est li
cran 1 Puisse votre calme agir sur ses nerfs. Good
lltc1c 1
Après un rapide serrement de main, Hubert s'éloigna avant que Patrice, médusé, ail cu le temps d'extérioriser sa pensée.
A son tom, il enlra . .Tamais il n'avait été présenté
li M. Guillaumet ct, sa timidité reprenant le dessus,
il héRitait à se faire annoncer. JI fut liré d'embarras.
Une fenêtre du rez-de-chaussée s'ouvrit ct Jacqueline
parut.
�U:
QUATOnZIÈ1I1.E CONVIVE
- Hello 1 Entrez 1 je vous attendais 1 lui cria-t-elle
sur un ton qui voulait parattre hilare.
Patrice sembla surpris qu'elle s'exprimât avec une
telle véhémence, et cela d'autant plus que le court
espace qui les séparait ne nécessitait pas une apostrophe aussi bruyante. Cependant, pas un instant
l'idée ne lui vint qu'elle n'avait été si vigoureusement
clamée que pour le visiteur qui venait de sortir.
Il gravit en courant les quelques marches du
perron, et la porte lui fut ouverte par la jeune fille
elle-même. Elle portait une robe de drap marron,
avec une jaquette à damiers marrons et blancs.
Patrice, qui ne l'avait vue qu'en tenue de plage ou
de sport, la trouva très différente et, il faut l'avouer,
plus à son goilt. Encore qu'il se gardât de manifester ses impressions, il était souvent choqué des
allures équivoques de certains baigneurs, surtout
do certaines baigneuses; et, bien que Jacqueline,
par déférence pour ses · grands-parents, se dnt sur
les limites d'une décence relative, il la préférait dans
cet ensomble correct, en même temps que très
élégant.
Tout en lui serrant 'familièrement la main et toujours sur ]e même ton, elle dit :
- Vous savez que vous m'emmenez P
- Moi P
Devant l'air ébahi do son interlocuteur, elle
ajouta:
- Ou bien je vous emmène, si vous préférez; car,
rnoi aussi, je sais conduire.
Cette nouvelle inattendue expliquait à Patrice l'air
yex6 d'Hubert Marçais. Bion que naYC sur ce chapitre,
Il comprenait cependant qu'une querelle d'amoureux
~vait
dress6 ] 'un contre l'autre les deux jeUm:l8 gens
et que ce départ brusqué 610it la punition infligée
par Jacqueline à son flirt officiel.
Tout autre que Patrice eat manifesté de quelque
ntanière sos impressions, bonnes ou mauvaises. Or.
�21
LI; QU."TOflZIÈME CONVIVE
pas un muscle de son visage n'accusa le coup. Il
resta si m aître de lui, que Jacqueline ajouta:
- Eh bien 1 vrai 1 c'est là tout le plaisir que cela
vous fait il Je vous ennuie, peut-être ~
- Ne soyez pas stupide, répondit-il en souriant.
Je me demande seulement si je suis digne de l'honneur que vous me faites.
- C'est un point à élucider 1 Quand vous allez
entendre toules les objections de grand-père, l'honDeur va sans doute sc transformer en une efIroyable
responsabilité.
En parlant, Jacqueline avait ouvert la porte du
bureau do M. Guill aumet, et Patrice put apercevoir
celui-ci assis dans un grand voltaire, pros do la
fenêt ro ou verte.
C'était un vieillard très alerte, n'accusant pas plus
de oixante à soixante-six an s, alors qu'en r éa lité il
en avait so ixante-treizo r évolus dopuis déjà quelques .
semain es. Si les cheveux ct la barbe étaient d'une
blanche\lr de neige , le regard avait conservé toute
son acuilé. Il lisa it sans lun ettes lin journal du jour.
A l' entrée des doux jeunes gens, il se lova , redressa
sa haute lnille, pllis il attendit.
- Grnnd-pore, expliqua Jacqueline sans autre
préa mbule, voici M. Patrice Haynal, dont je vous ai
beaucoup parlé ct qui accepte de s'oncombrer de ma
préciellse person no. Faites-lui toutes vos recom mandationR. II est la raison m ême ot, mieux que moi, il
va se cha rgrr de vous rassurer. Pendant ce temps-là,
je vais bouclor mes bagages .
Plli s elle so rtit, laissa nt les deux hommes on présellce.
~r.
Gllilla um ct, sans protes lOI', regardait sa pelilefill e R'éloig ncl'. Patrice, après lui avoir serré la main,
10 dév isagea it cl il comp rit à son regard combien co
départ 10 con tri slait.
Très aimablement, avec ce tto courtoisio d'une autre
époquo, 10 vieillard, indiquant un siègo à son visi-
�LE QUATOl\ZllL,\(E CON'"l"E
25
teur, à son tour l'examina et, subitement, son visage
s'éclaira.
- Ne croyez pas surtout, monsienr, que mon
inquiétude, en voyant ma petite-fille regagner
Le Havre ce matin, vous vise particulièrement. Je
VallS avouerai même que, depuis un instant, mes
craintes se sont quelque peu dissipées. Vous m'inspirez confiance, encore quo mes anciennes attributions de magistrat m'aient rendu plutôt sceptique. La fonction, dit-on, crée l'organo. Mais je con"iens aussi qu'elle engendre parfois co que l'on est
convenu d'appeler de la déformation professionnelle.
Quoi qu'il en soit, je connais bien Jacqueline, mieux
sans doute que vous ne la connaissez vous-même.
Elle possèdo à Cond l'art très particulier de n'en Caire
qu'à sa tête. C'est même plus que de l'art, c'est
quelque chose comme du génie. Son père la gâte
oeaucoup trop à mon sens. Il a trouvé bon, il y a
quelques mois, do lui offrir une voiture qu'elle cond~it
elle-même, vous n'en doutez pas. Mais, moi, j'ai
mIS comme condition à son séjour ici que l'auto resterait au Havre, ne voulant pas vivre dans des transes
perpétuelles. Jo suis responsable vis-tl-vis de ses
parents jusqu'à co qu'elle soit do retour chez eux"
Aussi, mon cher ami, je voudrais obtenir de vous la
rr?messe formelle que, sous aucun prétexte, VOlIS ne
lH céderez le volant ~
Patrico était perplexe. M. Guillaumet, avec toute
i~n
expérience, ne semblait pas se rendre compte de
énormité de ce qu'i l exigeait. Comment refuser,
~ns
la froisser, quelque chose à Jacqueline? Et
autre part, son devoir, en J'occurrence, était de rasSU~el'
l'excellent homme, lequel, devinant son hésitaLIon, poul'suivait :
- Ma femme est légèrement souffrllnte, ce matin,
et Ce coup de tête de Jacqueline, décidant brusquel1lent hier soir de regagner Le Havre, n'est pas fait
POUr la remeLtre. A notre âge, toute émotion est
�LE QUATORZIÈME CONvrv!::
néfaste. Et c'est pourquoi je me permets d'insister
pour que vous me donniez cette assurance en galant
homme.
- En ce qui me concerne, transigea vivement
Patrice, je vous la donne bien volontiers. Néanmoins,
ne voulant pas contrarier MU. Jacqueline, je vous prie
de bien vouloir lui Caire part de votre désir et de mon
acceptation.
Juste ù ce moment, la porte s'ouvrit devant la jeune
fille, parée pour le départ. Elle souriait, et son regard
allait de Patrice à M. Guillaumet.
- Alors, grand-papa, vous êtes rassuré? Mon
chauffeur a, je pense, des références suffisantes?
Patrice, très gêné, se tut.
- Des références telles, surenchérit le vieillard
avec une légère pointe d'ironie, que je ne lui permets
point d'y substituer les tiennes. M. Raynal vient de
s'engager formellement à ne pas te confier le
volant.
Jacqueline fit une moue qui rendait bien fragile
la promesse de son pilote. Celui-ci s'en rendit
compte et prit sur lui pour déclarer:
- J'ai promis, vous savez 1 et je tiens toujours
mes promesses.
- Je l'espère bien, répondit-elle en riant. Allons,
en route 1 Il est lard. Au revoir, grand-père. Je vous
écrirai dès ce soir pour vous tranquilliser.
M. GuilJo.umet embrassa sa petite-fille, puis accompagna les jeunes gens jusqu'à la voiture. Un domestique, aidé de Patrice, arrima les bagages dans le
spider, et, après avoir écouté docilement les ultimes
recommandations du vieux magistrat, les voyageurs
prirent le large ...
A peine curent-ils laissé derrière eux les dernières
villas, .Jucqueline, regardant Patrice, insinua:
- Si quelqu'un vous avait dit, quand vous êtel!
arrivé, il y a quelques semaines, dans votre ermitage
du Grouin, que vous repartiriez en voituro en cnUI'
�LE QU.\TOnZIÈME CON VIVI,
27
pagnie d'une femme, YOUS ne l'auriez pas cru,
n'est-œ pas?
- Certes non 1 affirma Patrice, et même, à l'heure
qu'il est, je dois faire un effort pour m'imaginer que
c'est vrai.
Il parlait posément, comme toujours, et s'il éprouvait une émotion quelconque, rien ne la décélait au
regard pourtant perspicaœ de sa jolie compagne.
- Cela ne vous est jamais arrivé, j<l parie P
- Ma foi non 1 répondit-il avec franchise.
- Vous avez une voiture, pourtant P
- Pas à moi personnellement; elle appartient à
mes parents.
Ils avaient rejoint la route départementale ct
filaient bon train, mais, prudemment, Patrice ne
parlait pas, laissant Jacqueline extérioriser ses
Impressions de départ.
- Quand je pense que j'avais positivement promis
de déjeuner aujourd'hui au Mont-Saint·Michel et que
me voici en route pour Le Havre 1 Jo ne suis pas
comme vous 1 Je ne tiens pas toujours parole 1
. Patrice lui jeta un rapide coup d'œil en coin, soutlt, et ce fut tout. Ce silence organisé commençait à
elCasp6rer Jacquoline.
- Seriez-vous muet P demanda-t-elle en riant.
- Pas tout à rait, mais ma conversation manque
tellement de charme 1
- Attendez au moins que je vous l'aie dit 1
Et, tout de go, encha1nant :
- Où déjeunerons-nous, comme deux amoureux?
- Si vous commencez par VOIlS moquer de
moi. .. 1
- Je ne me moque pas, je vous assure. Mais, que
vous le vouliez ou non, tous ceux qui, tout à l'heure,
nous verront à table, l'un en face de l'autre, nOliS
Pte.ndront pour tels, 0\1 plutÔt, grâce à votre air
S~rteux,
pour mari et femme.
Jacqueline riait do toutes ses quenottes, que la
�23
LE QUATORZIÈME CONVIVE
matité du teint bruni par le soleil faisait paraître plus
éclatan tes. Patrice était gêné. Il se sentait inapte à
celle tournure d'esprit spéciale, à cette sorte d'humour frondeur qui permettent d'envisager les situations les plus embarrassantes sous le même angle
que la normale. Il séchait 1 Ah 1 combien il eÛt souhaité à ce moment disposer ùe la verve d'uu Hubert
~larçis
ou d'un Philippe Berthelot 1 Mais, hélas 1
bien quo depuis deux semaines il s 'y soit exercé avec
la mêllle ténacité qu'il ct1t mis à résoudre un problème de haute algèbro, il jugeait ses progrès
pitoyables. Déjà il avait fallu le reprendre bien des
[ois pour qu'il consentît à ne plus dire « mademoiselle )J, mais Jacqueline tout court. Encore sa familiarité demeurait-elle empreinte d'une respectueuse
contrainte.
Il ne releva pas la réplique de Jacqueline, à sec de
reparties, et fila par la tangente.
- D'après l'itinérairo que j'ai fixé et que je crois
le plus agréable, nous passerons, si vous le voulcz
bien, par Pontol'son, Mortain, ce coin délicieux de la
Suisso normande, puis Viro, Villers-Bocage, Caen
et Pont-l'Evêque.
- Nous pourrons embarquer la voiture dans le
bac, ù Quillebeuf, et nous économiserons ainsi pas
mal de kilomètres.
- Je pense que nous ferions bien ùo déjeuner
à Mortain, 011 un peu avant d'y arriver ... à SaintlliJuire-du-IIarcouët, par exemple... Qu'cn ditesvous p
- Va pour Sainl-IIilaire 1 Vous voyez, mon cher,
que je me laisse conduire ...
Elle prit Ull léger temps, puis, malicieuso, ajouta:
- ... Du moins pour Je moment.
Patrice jllg'ca plus sage do ne pas insister. Tls
vonaient de déboucher SUI' la route longeant immédiatement la haic du Mont-Saint-Michel. Après avoir
traversé Saint-Benoit-des-Ondes, puis Vilde-la-Ma-
�LE
QUATORZIÈME CONVIVE
29
l'ine, ils roulaient vers Hirel et Le Vivier-sur-Mer. Le
temps était très clair et la silhouette de « La Merveille » se découpait sur le ciel, en arrière-plan,
comme une ombre chinoise. La magnificence du
panorama servit d'entr'acte à la con versation et JacqUeline ouvrit les écluses à son enthousiasme . Parodiant les tragédiennes , elle d éclama ;
- La mer 1 J'aime la mer mugissante et houleuse .. .
- Bravo 1 fit Patrice, je vois que vous connaissez
vos poètes r oman tiques ... et bretons 1
Cependan t, in peLto, il s'étonnait <;le cet~
gaHé
déb~r.ante
. Il songeait à Hubert Març:lls et, b!en qu.e
cel~-CI
ne lui ro.t pas extrêmement sympatl l1 que, Il
estlmait que cette brutale rupture devait l'avoir l ~ i ~sé
d ése.mpal'é. Il comprenait maintenant que la .vIslte
n;atmale de l'ingénieur à Rotheneuf n'avait eu
d u':lt!'e but que do faire revenir Jacquelin e sur )a
d?CISlOn prise san s nul doute la veille, au, c~urs
d une qu erelle. Malgré lui, il jeta un coup cl (1)1 1 à
s~ Compagne. Aucun nuage ne semblait ternir sa sérélllté! ct ceci le d éroutait. D'une part, la scène du
~atm,
où il venait de jouer un rôle involontaire; cIe
l aut~o
cette gaieté qui lui sembla it intempestive,
AUSSI bien, il en arrivait à donn er à la question qu'il
se, {losait plusieurs solutions apparemmont contradictOll'es.
1 Après r éI1 exion , il s'arrÔta ft celle (lui lui sembla
a" plus .plausiblo, Le jeune Marçais, avec son titre
d In g6111eur, p ouva it prétondro à une 8il,lI:\li 0I1 (luns
la grosse entreprise de M, Lenoir ct briguer en llIrme
t e l~p s la main de sa flll e, Le pèro d'Ilubert, CJui présidait :lux. destinées d'une irnpol tunlo rOTllpagnio d'asl\\ 1\ ces, était lu i aus::; i fort ri ch e, Donc, allcun
o stacle ne !)cmlJlail devoir sc mettre cn tral'ers des
proj(:ls des deux jeune::; gell s. Le cou p de tète de Jacque l.tne no pouvait êtro que la con f1nnal ion d 'nn
sell!tment tros vif, ct celte absenco de regret, volon -
Sb
�30
LE QUATOnZIÈMB CONVIVE
tairement marquée, l'expression certaine d'une
réconciliation prochaine.
Patrice n'en éprouva nulle jalousie. Sa position à
lui était très claire. Dos le premier jour, elle avait été
nettement définie. Il portait, dans le rang de~
amis
de Jacqueline, le matricule quatorze, et sa modestie
naturelle, confiante et sans ambiguïté, s'en accommodait. Aussi lui savait-il un gré infini de l'avoir
accepté comme compagnon de voyage, et surtout de
l'avoir délibérément choisi. Il ne cherchait pas plus
loin; mais il ne pouvait se d6fendre, néanmoins,
d'une satisfaction intérieure, inconnue jusqu'alors,
le plaisir instinctif fait de beaucoup d'étonnement,
de la responsabilité encourue et acceptée et, il faut
bien le dire, d'un tantinet d'orgueil d'être le pilote
élu d'une jolie femme.
Cependant) sa joie, à l'instar de son indécision
coutumière, demeurait honteuso; car, s'il admirait
l'élégante silhouette assise à côté de lui, il déplorait
la sienne, tout juste ébauchée.
- Je pense, lui confia Jacqueline, que papa va
s'engouer de vous, mon cher. Il prétend que les silencieux sont, à do rares exceptions près, de parfaits
businessmen.
Cot éloge mitigé fit sourire Patrice.
- Vous pensOl réellement à me présenter il
1\1. Lenoir P répondit-il avec à-propos.
- Ce soir môme. Vous dînerez avec nous. C'est le
seul moment où l'on peut « posséder Il vraimont
papa.
Ce mot « posséder 1) amusa beaucoup le chauffeur
bénévole .. Il s'imaginait fort bien l'ascendant que
cet~
petIt,e personne offroyablement gâtée devait
aV01J' sur 1 armateur, absorbé toute la journée par sos
son rôve prit corps; et, pour la
affail'?s. En ~ecrt,
premlOl'e fOlS, Il se demanda sérieusement si le
déjeuner imprévu du Crouin n'allait pas avoir pour
lui des oonséquencos pour )0 moins inattendues. Il
�LIl QUATonzrtME CONVIVE
31
pensa que sa cause, plaidée par un tel avocat, avait
des chances de succès; et, dans son for intérieur,
l'homme positif qu'il était se mil à construire des
châteaux en Espagne.
.
.-. J'ai très faim, enchatna Jacqueline. SaintHllan'e, est-ce encore loin il
- Nous arrivons. Votre estomac vous fera bien
crédit de quelques minutes encore il
. ~n
effet, un quart d'heure plus tard, ils entraient
à 1 hôtel de la Poste, en plein centre de la charmante
bourgade. Jacqueline s'amusait follement de l'air
embarrassé de son compagnon; et, pour meUre le
cOI?ble .à son désarroi, elle répondit à la patronne,
qUl les mvitait à choisir une table:
- P~ès
de la fenêtre, si vous n 'y voyez pas d'inconvénIent. Mon mari aime l'air.
Ce fut le caillou dans la mare.
, Patrice devint cramoisi. Quand ils furent installés
1 un en face de l'autre, plus gêné qu'un potache
affrontant un examinateur réputé sévère, il marmonna:
- Evidemment, je suis très flatté... personnellement ... mais je trouve que VOliS ne manquez pas de
toupet.
Tout tranquillement, elle répondit du tac au tac:
- J'en ai à revendre, me dit papa.
Puis, prenant la carte, elle composa judicieusement
son menu, non sans consulter son vis-à-vis.
Cependant Patrice ne parvenait pas à entrer dans
la peall de ;on nouvOllU personnage. Dien au ~on
tral'~,
Il était tout naturel que la fille de salle qUI les
servait s'adressât à lui le chef de la communauté,
pOur tout ce qui renl~it
dans les attributions marit,ales: Il répondait do son mieux, ~ans
trop de gauchene, parce que entrainé à ces déjeuners au restaurant; mais le regard moqueur de sa partenaire le
paralysait.
l'ourtant, celle-ci, lout en jouant admirablemclll
�32
LE QUATOnZIÈME CONVIVE
son rôle, observait son mari improvisé et constatait
que ses mani ères étaient des plus correctes. Le respect attentif dont il l'entourait, son empressement à
la servir ne lui déplaisaient point. Sans doute étaitelle h ab ituée aux hommages du sexe fort; mais ici,
c'était tout autre chose. Si elle jouait la comédie, lui
se prenait au sérieux, tellement qu'elle se sentait en
parfaite quiétude et découvrait en Patrice un trésor
ue qualit és jusqu'alors in soupçonnées. Elle eut un
instan t l'imprel:ision que c'était arrivé.
Le. repas se déroula ainsi dans cetLe ambiance truq uée, et leurs jeunes et solides appétits se trouvèrent
d'accord pour apprécier comme elle le méritait la
fine et s ubstantielle cuisine normande, arrosée de
cidre doux.
Le café li peine posé sur la table, Jacqueline, par
habitude, ouvrit son sne et en retira ses cigarettes.
Patrice, qui l:iuivait ses mouvements, diL, avec son
calme déco ncertant:
- Je préférerais que vous ne fumi er. pa8 ici. En
route, vous a u fez tout le temps.
.
D'abord s urpl'ise, Jacqueline le dévisagea. Mais,
!:iallS interrom pre son geste, elle prit une muratti et
sc mit en devoir de l'allumer.
Patrice so leva.
- Al ors, lIOllS partons P dit-il, glacial.
'
JJ était très rouge, et la jeune fill e se Tondait compte
de ln somlllo d'éJlergie qu'il avait d~
fournir pour
prendre une tell e déci!;ion, pour lui plus qu'audllcieuse.
.
Le regard do Ja cqu eline se Ot moqueur.
- Ah 1 je comprends, fiL- elle. A ceUe h eure, c'est
mOll mari qui est choqué.
Avec un ombryon de sourire, Patri co renvoya la
baUc.
- Vous conviendrez <lue l'id ée n'cst pas de moi.
En <'fret, rien ne me f>emhJe davanLage un contresens
qU'lIne c igarello aux lèvres d'une femme; ct quand,
�33
LE QUATORZIÈME CONV1VE
aux yeux de tous, elle est la mienne, je ne puis le
tolérer.
!acqueline , amusée autant que surprise de découvl'~
un Patrice dont, jusqu'alors, elle n'avait pas la
~ondrc
id ée, remit docilement sa cigarette dans
1 étul, l' étui dans le sac ; puis, approchant d' elle le
plateau SUI' lequel le café était servi, elle plongea
dans le sucrier l' extrémité de ses doi gts fuselés, aux
ongles un peu trop rouges.
- Un ou d eux morceaux ~ demanda-t-elle.
- Un seul.
A l?etites gorgées, elle huma le moka brùlant, les
SOUl'Clls en accent circonGexe et le regard sur ses
pensées.
~'rès
ennuyé, car il craignait malgré tout de l'avo ir
frOIssée, Patrice avait repris sa place à table. Il se mit
à vanter les charmes du pays qu'ils traversaient avec
un~
volubilité et une abondance d e verbe qui ne lui
étalent pas coutumières, se montrant, sur la question,
~lus
érudit que le plus cÇJmplet des guides touristIques. Jacqueline s 'en amusa . Aussi, quelques instants plus tard, lorsqu'ils remontèrent en voiture,
es~a.y-tl
e à nOuveau son pouvoir et, passant la pren:t lère , prit place au volant; puis, exhibant son soul'1re des grandes cérémonies, elle d éfia son compagnon.
Mais lui ne broncha point. Il dit simplement:
- Permettez-moi au moins de reprendre ma
valise.
Encore que prompte à la repartie, Jacqueline ne
trouva rien à r épo ndre. Domp tée, ell e g lissa Ù. sa
place; Patrice réoccupa la siClllie et, sans mot du'e,
Ils repartirent. Ils roulèrent ainsi pendant deux ou
trois. kilomètres. Puis:
- Jo me demande vraimenl si vous n'êtes pas un
fll ux timide, observa la jeune fille, sans regarùer ,son
,ornpagnon, ct si, au fond du In e trop calme, a la
3
�I ,E QUATOR ZIÈME CONVI VE
surface trOlhpeuse , un volcan ne som meille pas, prêt
à se réveiller ?
Patrice, après avoir klaxonn é, appuya sur l'accél érateur et doubla un lour d camion qui s 'époumonait
dans un bruit d e fe rraill e. Puis, san s même
détourner les yeux qui sur"veillaient la route, de son
petit air tranquille il laissa tomber cette vérité première:
- Pour mettre le feu à une pièce de 420, il suffit
d'une étin celle.
La seule r épon se de Jacqu elino fut une p etite mou e
qui voulait être ironique, mais n e signifi ait qu'un
léger dépit: celui d 'avoir, dans le m a tch , perdu un e
manch e. Elle paru t s 'absorber d ans la contem p lation
du paysage , m ais en r éa lité , ses beau tés la laissa ient
indifférento. Elle ne son geait qu 'il une chose : à la
brusque évolution de ses r elations avec Patrice
Reynal, évolution encore à pein e p erceptible. Toutefois, il ét.ait é viden t q lie l es escarm ouch es successives dont il était sorti vainqu eur avaient modifié s ingulièrement les ch an ces d es joueurs. C' était lui qui,
m ainten ant, m en ait la pDrtie, e t la m en ait fort h abi lem ent.
De cet a va n tage , P a trice était le premier surpri s.
Surpris Dl1 ss i de l'ass urance toute n ouve ll e avec
laqll elle il co rn mcn.tai.t au passage les a g ~ é m e nt s du
pa ysage c t les c u nosllés des agglom ératIOn s qu'ils
tl'aver saien t.
Au so rlir do Caen, pa tr ie de :Malll erhe et de Segrais ,
il voulut p rend re ail p lus court la rOllte de Pontl 'Evêqlle. Jacqu elin e suggéra :
'
- Si n ons passions par L is ioux ? Cela nou s allonge rait peul-ê tro un peu, ma is nOUH iri ons fairo un e
vi sile à la petile sainto Th rrèsc . C'c~l
m a sa inte do
préd ileclion.
Co proj e t sédui sit P a lrice, dont Jes sont im ents profond émnnl c hréti e ns n'éta ient p as qu'en faça ùe, et il
lui (ul ag réable d e trou ve l' ch ez la jeu ne fill e, cl 'appa-
�35
LE QUATORZIÈME CONVIVE
rence plutôt frivole, des croyances à l'~ni\so.
des
siennes. Sans en laisser rien paraHre, Il acqmesça
aussitôt.
- Ce sera, dit-il, un précieux souvenir de notre
voyage.
.
Au travers do la fertile vallée d'Auge, Ils gagnèrent la vieille cité dont l'histoire, au cours des siècles,
connut les pires bouleversements. Pillée par Nor~h
mans en 877 brûlée oar les Bretons en 1130, pnse
par les Angiais en Ù41, reprise par l~
Français
en 1203 de nouveau aux mains des AnglaIS pendant
la guer;e de Cent Ans, Lisieux eut à souffrir encore
des vicissitudes des guerres de religion.
:r~v.esant
le faubourg Saint-Den,is, e~plac"!-nt
pnmltif de la ville au temps où les GaulOls Lexovlens
étaient sous la domination romaine, ils pénétrèrent
au cœur de l'antique sous-pr6fecture, si riche en
monuments religieux. Si curieuse aussi
l'asp~ct
à peu près unique en France de ses rues d autrefoIs,
synthétisant en un ensemble remarquablement
homogène l'histoire de la moyenne habitation normande du treizième au dix-huitième siècle. Par le
boulevard Sainte-Anne et la rue d'Orbec, ils atteigni,rent l'imp?sante pasilique élevée à la gloire de la
pet Ile carméhte dont la courte existence so déroula
~resqu
lo~t
entière à Lisieux, y laissant une réputat~on
de samteté thaumaturgique telle que celle-ci, à
1 heure actuelle, est devenue mondiale,
Sa!,!s s'a l~rde,
ils se dirigèrent vers la chapelle
neune et rUIsselante de lumière où la statue de la
sainte ost exposée parmi les innombrables ex-voto.
Côte à côte ils s'agenouillèrent et se recueillirent.
Patrice observait sa compagne, qui, la tête dans les
mains, priait avec ferveur; et l'intimité de cette
prière éveilla en lui comme un re~t,
celui de ne pas
savoir pour qui ou pour quoi 0110 Implorait le secours
divin. Ce fut une impression si nette que, machinalement, il se leva, alla vers une marchande de cierges
par
�36
LE QUATOnZIÙl\1E CONVIVE
qui mal'mottait un éternel rosaire, en prit deux qu'il
paya d'une pièce de dix francs ct s'en fut lui-même
les disposer sur l'if, près de l'autel.
Comme il regagnait sa place, il rencontra le regard
de Jacqueline fixé sur lui avec une stupéfaction non
dissimulée.
- C'était là mon intention, lui glissa-t-elle tout
bas à l'oreille dès qu'il fut revenu près d'elle.
Elle ouvrait son sac pour y prendre de l'argent.
- L'un des deux est le vôtre, précisa Patrice.
Aujourd'hui, entre nous, t.out est sous le l'égime de
la communauté ... même les prières.
Elle le remercia d'un sourire et, discrètement, continua de l'observer à la dérobée. Sans aucun respect
humain, il s'était agenouillé simplement sur les
dalles. Les bras croisés sur la poitrine, il contemplait
l'effigie de la sainte. Sa prière était touto mentale et
50S lèvres demeuraient immobiles. Légèrement cn
arrière de lui, Jacqueline pouvait l'examiner maintenant librement, et dans celte ambiance mystique, où
s'amalgamaient les parfums pénétrants des fie urs et
de. l'encens, l'idée que jusqu'alors elle s'était faite de
lUI s'en trouva impressionnée .
. ])~ns
~elt
humble posture, il avait une telle
(hgnJt6, .11 se dégageait de sa perSOllne une telle
flamme ultérieure, qu'elle out la révélation soudaine
que cetle en veJoppe dépow'vue de charme et d' élégallce nalurels devait cacher uno lrès belle âme. Et
!:ion estimo pOUl' lui s'en accrut.. .
. ~es
lrento et quelques l(ilornètl'es qui séparaient
LISIOUX de Pon~-Alder
furent jJarcourus sans in cidQnt. Ils parl:llcnt peu, comme si la courte visite
fuile à la sainte les eftl llnis par un invisible lien.
A son tour, Jacqueline éprouvait au voisinage de
Patrice une sorle do gêne myslérieuse, indéflnissable.
Pu intermittences, ello regardait son compagnon.
Celui-ci, tout à la conduite de sa voilure, ne semblait
nullement troublé,
�LE QUA'rORZIÈME CONVIVE
37
A Pont-Audemer, ils firent halte quelques instants
à l'auberge du Vieux Puits pOUl' y goûter; puis, traversant la Risle et laissant sur leur gauche les marais
Vernier, ils atteignirent enfin Quillebeuf, terme de
leur voyage.
.
Cependant, lorsqu'ils mirent pied à terre. et qu'en
principo, du moins, le rôle de Patrice fût terminé, il
sembla à Jacqueline qu'il en conservait du regret.
Aussi son caractère taquin reprenant 10 dessus, elle
dit:
, - Vous êtes heureux, je pense il La corvée est
finie.
n parut d'abord interloqué; puis, ayant sans
doute senti la pointe de moquerie, il riposta:
- Si je parle peu, je n'emprunte à personne sa
manière de voir. Ce qui, pour vous, fut peut-être une
corvée, pouvait être un agrément pour moi.
Jacqueline riait, heureuse de l'avoir forcé à extérioriser le Cond de sa penséo, Le complimont, bien que
travesti d'uno sorto de rudesse bougonne, gardait
lOule sa valour.
- Oh 1 ob 1 fit-elle, le sauvage s'apprivoise!
Il rougit, prouvant ainsi quo si les progrès étaient
Sonsibles, ils n'étaient pas complots. Mais il ne poussa
pas plus avant celle escrime et s'on Cut accomplir
les. for'falités nécessaires il l'embarquoment do la
vOlluro.
ÇIIAPITRE III
C'élait dimancho 01, 10 calmo régnait aux Papetories Raynal, <lont les vaslm. haliments hordaient sur
près do lrois conls mètres le quai du Point-du-Jour li
BillDncollrl. Grosso Defaire, occupant un nombre
imfjorl::mt d'ouvriers et de techniciens.
Caston Raynal, direcloUl' fondDleur do l'usine,
était le dernier représentant d'uno longue lignéo do
�LE QU.\TOnZlÈME CONVIVF.
papetiers de l'Angoumois, qui, depuis la fin du dixhuitième siècle, à l'époque de la Révolution,
n'avaient fait que prospérer.
Son domicile parliculiér se trouvait dans le riche
quartier de la Muelte, où il avait fait récemment
construire, sur l'emplacement des anciennes fortifications, un très confortable hôtel dont le style sans
agréments sacrifiqit au goût du jour. C'était la
maison d'un homme d'affaires, pour qui les considérations d'ordre pratique l'emportaient sur tout le
reste. De l'air, de la lumière, de l'hygiène, un vaste
bureau et un réseau téléphonique.
Ce matin-là, G septembre, Gaston Raynal déjeunait
hâlivement, parce qu'il faut déjeuner, tout en prenant connaissance du volumineux courrier qu'un
ùomestique, silencieux comme un fantôme, venait
ùe déposer sur la table, à portée do sa main.
En face de lui, en discret déshabillé de soie noire,
sa {emme dépouillait le sien.
Tout cela sans un mot.
L'industriel était un homme de cinquante ans environ, à la chevelure à peine grisonnante, au masque
volontaire, qu'accentuait encore la puissance du
menton taillé à l'équerre sous des lèvres étonnamment milices. Deux longues rides parallèles barraient
le front quand il réfléchissait. Pas de cou, ou
presque; la tôle ElU ras des épaules largement équarries. Des mains d'athlète, mais que l'on sentait habit uées à palper, sam, les froisser, les échantilIons de
hollando, de whalman ou de japon. Pour lui, le
monde, c'était son lIsine. Il aimait parler chiffons,
mais non pas do ceux qui sont chers aux femmes.
Le moyen infaillible de s'aUirer sa sympathie était
de discuter avec lui paille, alfa ou fibre de bois. Dans
cc cas, la conversation devenait très facile. Seul il en
faisait les frais, et l'on avait qu'à approuver.
Près de lui, sa femme passait inaperçue; ct l'on {'Îlt
dit, II la voir si petite, si modeste, si fluette, qu'ollo
�39
LE QUATORZIÈME CONVIVE
s'efforçait, en présence de son mari, à paraître plus
ignorée encore. Tout, dans sa mise, renforçait cette
impression première. Toujours vêtue de couleurs
sombres, seule la tache claire de sa magnifique chevelure blanche encadrait un visage aux traits purs de
madone et ignoqnt du fard. Pour Mmo Raynal, l'univers se limitait à son mari et à ses deux fils. Elle passait son existenco à admirer l'un el, à choyer les
autres.
- Ça, pal' exemple 1 murmura-t-elle.
- Que se passe-t-il jl s'informa distrailement l'industriel.
- Lis cette lettre do Patrice; tu vas me dire si tu
y comprends quelque clJOse.
Et, au travers de la table, elle tendit la missive. Le
jeune homme ne s'affirmait pas plus loquace par
écrit que vorbaloment. Voici quelle était la teneur
de son court billet :
Chers parents,
Des circonstances aussi originales que fortuites
m'ont conduit au /lavre, chez l'armateur Pierre
~enoir.
J'y suis arrivé avant.-hier, accompagnant sa
fl.lle; et, sur-le-champ, j'ai été ,engagé dans les serVIces commerciaux.
Je ne prévoi$ donc pas la possibilité, avant quelq.ues semaines, d'un voyage à Paris. D'ici lei, je vous
tIendrai aIL COl/rant de ma nOlwelle sitnation, trop
nOuvelle cl l'heure actuelle pour la préciser davantage.
Je vous embrasse tous les dellx bien affectueusement, ainsi qlll' Jean, auquel, par ricochet, je suis
"edevable sans doule de cetle orientation imprévl/e.
VoIre fils,
PATJUCE.
Aynnllll, M. Raynal posa la lellre près de lui; puis,
�JO
LE QUAl'ORZIÈM.F; CONVI~
répondant enlln à la muotte interrogation de sa
femme:
- Evidemment, dit-il, il Y a là sujet à étonnement.
Est-ce quo, par hasard, notre misogyne se convertirait P Voi ci maintenant qu'il so fait pistonner par le
beau sexe 1
.
- Pauvro potit 1 soupira Mme Raynal, les yeux au
ciel.
- Comment, pauvre petit 1 Je trouve, moi, que,
pour fortuites et originales qu'aient été les circonstances, elles l'ont fort bien servi 1 Je te l'ai dit
maintes fois: Patrice est un garçon de valeur, de
grande valeur même; mais il s'ignore, il manque
d'entregent, il doute. Il me fait l'effet d'une Deur
magnifique qui se dissimulerait sous une tourre
d'herbes folles. C'est pourquoi j'ai décidé, ot je pense
que tu partageras ma façon de voir, j'ai décidé, dis-je,
que ce serait aillours qu'ù l'usine, cette usine lui
revenant de droit, qu'il partirait à la découverte de
ces qualités latenles qui sont siennes, qu'il ne soupçonne même pas ot qui n'attendent que l'occasion
pour so manifester.
« Un père, même autoritaire, - ct cela je le suis,
- a rarement l'influence voulue pour diriger son f1)s
quand il est à l'âge d'homme. Naturellement, la règle
n'est pas sans exceptions; mais je ne crois pas être
dy nombre. ~at'ie
a ving~-cq
,~ns
.. bientôt vingti'ilX, et cette tlmldlté maladIve qu il tIent de t.oi ma
r:hère amie, est un obstacle insurmontable au' rôle
qu'il est appelé à jouer ici. BOUJ'ré de diplômes, possédant à fond trois langues étrangères, intelligent et
pratique, co garçon doit réusiir dans la vie, ct sl
M. Lenoir l'a ernhanch6, ce n'ost certainement pas
pour les seuls beaux youx de sa fille, mais parce qu'il
a reconnu chez lnl ces dons exceptionnels que notre
fils est le premier' à mtconna1tre ct qu'il sera Je
premier surpris ùe découvrir un JOUI'. Il fera seul
l'apprentissage de la ùifflcnlté, voiro des coups durs,
�I.E QUATOnZIÈME COl"YIVE
41
et crois-moi, il n'y a rien de plus énergique qu'une
nature timorée quand elle se trouve en face d'un
obstacle qu'elle ne peut éviter.
« Aussi, je suis ravi. Quelques années passées chez
des étrangers le formeront, l'assoupliront aux
DJfail'os. Ici, son titre de fils de patron serait un boulet
il trainer. Quand le moment sera venu, je lui mettrai
moi-même le pied 11 l'étrier ou, plus justement, la
main il la pAte.
L'industriel rit de sa plaisanterie fa elle , co qui lui
arrivait assez rarement. Quant à Mme Raynal, que
toutos ces belles théories optimistes n'arrivaient pas
11 convaincre, elle butait contre la seule barrière que,
dans son âme effarouchée, ello ne parvenait pas à
franchir.
- Une femme 1 une jeune fi11e 1 Pourvu, grand
Diou, qu'il ne s'en amourache pas 1
M. Haynal no put s'empêcher do sourire. Par la
pensée, il so représentait Patrice, et son image
« actuelle » le rassurait. Néanmoins, il faut savoir
prévoir même l'invraisemblable.
- Après tout, dit-il, il est il l'age où l'amour est
un des facteurs importants de l'existence. Je dirai
mômo que c'est un stimulant indispensable, un
doping ... et pour peu qu'il veuille ...
- Patrice n'esL pas Jean 1
- Certes non 1. .. et jo mo demande parfois s'ils
Son L (l'ères.
- Oh 1 Gaston 1 s'exclama l'excellento femme
d'un ni,. ùe reproche.
L'industriel, par-dessus la table, posa la main sur
celle do sa digne compagne.
- Tu n'e~
qu'uno soLLo 1 ma pauvre Louise.
Commo si pareille idéo pouvait m'ernouror 1 Cependunt, lu convienùras toi-même quo ces deux enfants
ignorent l'un eL l'autre le jUilto milieu. Patrico est
un 0111' s... rnn is ou j, je dis bien: un ours 1 Il faut
l'8tre vraiment pour préférer la solitudo du Grouin
�42
LE QUATOHZIÈl'IŒ CONYIVll
à la société, peut-être parfois trop ardente, des jeunes
gens ùe son âge.
Sa voix se fit plus grave.
- Quant à Jean, j'ai bien peur, hélas! que ses
études de médecine ne soient qu'un prétexte à une
liberté qui lui est chère, et qu'il ne reste toute sa vie
un oisif impénitent et un coureur de guilledou!
Le visage de M. Raynal s'était assombri. Soucieux,
il se passa la main sur le front, comme pour en
chasser une pensée importune, puis il continua:
- Vois-tu, ma bonne Louise, j'ai toujours édifié
sur Patrice l'avenir de la maison; cela aujourd'hui
plus que jamais. Et bien que ce garçon, d'Ulle nature
que je considère comme exceptionnelle, soit bridé
jusqu'à nouvol ordre par un manque absolu de confiance en soi, j'ai pour lui la foi qui lui manque. Je
dis ct je répète que ceLte marmotte se réveillera tout
d'un coup. Crois-moi, laissons-le voler de ses propres
ailes et développer au loin ce qui, près ùe nous, au
lieu de germer normalement, finirait par s'étioler.
Il n'est pas possible que, l'atavisme aidant, je ne
retrouve un jour en mon fils a1né le digne rejeton de
ma race, c'est-à-dire un homme, un vrai.
- Jean, peut-être, mais Patrice 1. .. Enfin 1. ..
A rrès un so upir traduisant nettement le rond de
sa pensc:e, Mm. Haynal s'informa:
- Qui est ce M. Lenoir? Tu le connais?
- De nom seu lewenL. .le sa is qu.e c'est un gros
arrrwtelll', très coté, très considéré ... C'est touL.
Mmo Haynal réfléchissa it.
- Lenoir, murmura-t-elle. Où donc ai-je entendu
co nOlll -là ?
- Bah! C'est un nom très répandu, comme
Dupont ou Durand.
- D'accord. Mais je veux dire dans nos relations.
Parbleu! j 'y suis! ColeUe Chavert, la fillo de ton
ancien fondé de pouvoir, n'a-t-elle pas épousé, il y
a trois ans, un cerlain Lenoir, avocat à la Cour, dont
�LE
QUA'fol\zràME
CONVIVE
les parents étaient Havrais P... Mais oui, c'est bien
cela. C'est le fils d'un armateur. Maintenant, je me
rappelle fort bien. Si je ne me trompe, ils sont deux
frères jumeaux. L'un est associé à son p ère et l'autre,
le mari de Colette, est avocat à Paris. Je me sOllviens
même avoir vu la photographie du mariage, auquel
nous n'avions pu assister. A cette époque, nous éti.ons
à Alger. Il y avait aussi une sœur, une toute jeune
fille. Ce doit être celle-là qui a piloté Patrice.
- Le monde, ma chère, n'est qu'un vaste building. Un jour ou l'autre, on sc rencontre bec à barbe
dans la cage de l'ascenseur. Si tu veux calmer ton
inquiétude maternelle, c'est bien simple, il te suffira d'aller faire une visite à cette brave Mme Chavert.
Elle satisfera ta curiosité et, par elle, tu sauras dans
(~uel
monde de perdition est entré celui que tu t'obslInes à traiter comme un enfant. Si tu le d ésires, je
t 'y conduirai tantôt.
M. Raynal, son petit déjeuner achevé, s'était levé
et se disposait à regagner son appartement.
- J'accepte, répondit sa femme, le prenant au
lUot. Tu peux te moquer de moi, mais il y a là un
rnystère que je ne serais pas fâch ée de tirer au clair.
. . . . . . . . . . . . . . . .
Cependant qu'avait lieu cette conversation, celui
qui en faisait l'objet s'éveillait dans la chambre
où, l'avant-veille, il avait établi ses pénates.
Allongé dans sen lit, les mains croisées derrière
I~ nuque, Patrice réfléchi ssait à l'ench evstrement dos
C~rconslae
qui l'avaient conduit au Havre. La ProVIdence, qui, selon ses prin c ipes religieux, dirige
lOutes choses, avait CCI·tes un but, mais lequel? Sans
Conclure, il Buivnit docilement le flambeau, consta~anl
seulement. combien, jusqu'ici, les événements
ui avaient été favorables .
. Accueilli par la famille de Jacqueline avec une
filOlplicilé n ayant d'égale que la sympathie manifestée par tous à son égard, Patrice avait passé plus
�LE QUATOUZIÈME CONVIVE
que brillamment l'épreuve qui lui valait d'être
engagé par l'armateur.
Bien qu'il e"Ot désiré remettre au lendemain de son
arrivée cette présentation qu'il espérait et redoutait
tout à la [ois, il dut passer par la volonté de Jacqueline qui, d'autorité, l'obligea à rester.
Mm. Lenoir, à qui celle-ci le présenta tout d'abord;
50 montra si accueillante, que son émoi s'évanouit
aussitôt. De taillo moyenne, mince comme une jeune
fille et le visage resté très naturellement jeune, l'excellente femme s'était appliquée, dès les premiers
instants, à dissiper son appréhension. Après l'avoir
chaudement remercié du rôle qu'il venait de jouer
près de Jacqueline, ello joignit son insistance à celle
do sa fille, et Patrice, après des objections de pure
forme, fut contraint d'accepter do dîner avec eux
en toute simplicité.
Entre temps, après une toilette sommaire, il put
tout à loisir admirer la splendide propriété de ses
hôtes.
Accrochée au flanc du rocher do Sainte-Adresse, à
proximi té des phares de la Hève, elle jouissait d'uno
situation unique . C'était une sorte de chalet suisse
noyé dans les bosquets ct les futaies, et dont la façade:
des soubassements jusqu'à la corniche, s'adornait de
vigne vierge et ùo rosiers grimpants, qui laissaient
pendro leufs jeunes pousses dans l 'ombrl\sure des
fenMres. Seules, les tuiles ronges do 10. toi Lure 6lancéo
cL surmontéo tont (lU long do la Cl'ôlO ù'un étroit
belvédère faisaient tache dallS la verduro. En CilS}Jnl'c à la française s'étageait au pied
cade, un vast~
do la villa. Inl,~ricuemot
une merveillo de confort
cL de goD.l. Avec Ulll'are éclectisme, lCI! œuvres d'art,
précieux échantillons glanés /lUX quatre COiJ1S du
globe, y ét:üent accumulées.
La salle ~ mallgor où pénétro. Palrico élnitla rQconstitution fidèle d'un in tél'ielll' nOl'mand. Meubles,
bibelots, vaisselle d'étain ou do cuivre, formaient un
�LE QUATORZIÈME CONVIVE
45
ensemble unique. Seule manquait à la véracité du
décor quelque solido et plantureuse paysanne de la
lIague en jupe de droguet et grand châle de laine
aux couleurs éclatantes, avec, sur le serre-tête en
ruban noir, l'immense coiffe de dentelle aux ailes
largement éployées.
Hetenu à ses bureaux, l'armateur avait téléphoné
de ne pas l'attendre, et Patrice se trouva seul à table
avec Jacqueline et Mme Lenoir. Comme il devait s'y
attendre, il fut le pivot de la conversation, ce qui
n'était pas fait pour atténuer son troublo.
Cependant Jacqueline, avec un tact qu'il apprécia,
négligea ses habituelles taquineries, s'efforçant au
contraire il le mettre en valeur. De fil en aiguille,
on en vint il parI or de Rotheneuf et de Paramé.
M'ne Lenoir, connaissant parfaitement le pays et bor~
110mbre de baigneurs att.itrés, ne tarissait pas de
questions. Patrice admirait avec quelle virtuosité sa
compagno de voyage Mitait certains écueils, mais il
fut plus que surpris do la voir systématiquement
!lasser sous silence le nonl d'Hubert Marçais, que sa
111ère Sémblait ignorer.
Les trois convives vonaient de terminer le potage,
lorsque M. Lenoir entra. Avec une fougue décélant
Ilue aITcction sin cère, J acqu cl i fi 0 sc précipita vers lui,
J'embrassa sur les deux joues, puis l'amena vers
Patrice qn'cllo présenta.
Sans aucune affectation ct sans manifester la
rnoindre surprise, exactement comme s'il l'avait vu
la veillo, l'nrmll.teur lui serra cordialement la main.
ur son visago, l'expression heureuse provoquéo par
a ravoir do sa Olle demeul'illt, ct Patrice put un
mornent so croiro englob6 tians cello aimable ct
chaude in Limité.
1 M. Lenoir' était do petite taille, mais récupérant en
argeur co qui faisait défaut à l'autre dimension; de
Cotlo catégorie d'hommes qu'on argot de lhéâtre on
appolle « une ronùeur », En fait, ce qualificatif lui
r
�46
LE QUATORZIÈME CONVIVE
allait comme un gant. Net, clair, franc de collier, il
formait opposition avec ces natures rétives et compliquées que l'on doit découvrir d'abord pour
les connaître, qu'il faut explorer en quelque sorte
comme on fouillo une forôt vierge. Pour l'apprendFe
par cœur, nul besoin d'errer à l'aventure. Sa façon
de penser, ses goû ts , ses m éthodes en affaires, tout
était grand ouvert. Ni barrières ni chausse-trapes, il
n'y avait qu'à entrer.
Pendant qu'avec sollicitude sa femme le faisait
servir pal' la femme de chambre, l'armateur dévisageait sa fill e, sise à sa droite. D'un geste qui lui était
familier, il lui prit le menton et la força à le regarder.
- Alors, petite, tu es contente P
- D'être revenue, oui ... très contente.
Un large sourire éclaira le visage naturellement
jovial de M. Lenoir, et Patrice admira une fois de
plus la subtilité do Jacqu eline. Décidément, elle avait
la manière. Cerles, sa tendresse à l'égard de Bon père
n' était pas surfaite, mais il était limpide qu'avec lui.
aussi bien qu'envers ses nombreux admirateurs, elle
jouait de son charme com me le font les sirènes de
la douceur de leur chant. Si le hut était différent, le
résultat était idontique. Tous s 'engageaient docilement dans son sillage.
S'ad ressan t à Patrico qui , à mots comptés, conversait avec l\PDO Leno ir, l 'armateur demanda:
- CeLLo petite écorveJ60 ne vous a pas callsé trop
de d6eagrément en route ~
Lo jeune homme out un geste discret do protestation cependan t que Jacqueline répondait pour lui:
- il ne faut pas toujours sc fier à l'eau qui dort 1
Malgré ses airs timides, c'est un homme qui sait co
qu'il veu t et son calme est plus persuasif que bien
ùes colllres.
Les petits yeux riours de M. Lenoir so fi xa ient sur
son hôto avec un e sym pathie non dissimulée.
- Jo lui ai môme déclaré, insista Jacq uelino, sans
�LE QUATOnZIÈME CONVIVl:
47
paraître remarquer l'air contraint du malheureux
Patrice, que tu t'engouerais de lui. Ne m'as-tu pas
dit souvent que les silencieux sont en règle générale
de parfaits bunissmen il
- Exact 1 approuva l'armateur en riant.
- Eh bien 1 tu es servi 1 Avec cela, un puits de
science: docteur en droit, diplômé des Sciences politiques et des Hautes Etudes commerciales; parle
l'anglais comme Shakespeare, l'allemand comme
Gœthe et l'italien comme Dante Alighieri... enfin,
uno manière d'encyclopédie vivante 1... Ah 1 j'oubliais le principal. C'est un sauvage impénitent et son
rêve est d'aller faire un lour dans ln. brousse pour y
retrouver ses pareils. Tu as ça dans tes possibilités p
M. Lenoir, qui, tout en écoutant, s'amusait énormément de la confusion du jeune savant, répondit
immédiatement :
- Rien n'est impossible dans cc sens à un armaleur dont Je pavillon flolte sur toutes les mers du
monde.
Puis, après avoir un instant réfléchi:
- Vous vous appelez Haynal P Seriez-vous parent
ùu direcleur des Papeteries ùe Billancourt p
- C'est mon père.
- Ah 1 voilà qui est curieux 1 Un de mes fils,
avocat à Paris, a épousé, voici trois ans, MUe Chevert,
dont le père, décédé, était, je crois, le fondé de pouVoir de votre maison.
- En effet, monsieur.
- Jo me souviens fort hien l'avoir beaucoup
entendu parler do votro pèro au moment de son
mariage.
- En sommo, conclut Jacqueline, nous avions
déjà, à notro insu, lin point de jonclion.
Patrico, peu à peu gagné par la bonhomie de 1'0.1'n:talour, sortait de sa .coquille. Aussi, lorsque celui-ci
j,IBlIilla ln. conversation sur 10 chapitre des affaires,
homme timide, bien que peu disert, se montra tout
�48
LE QUATORZIÈME CONVIVE
à fuit à la hauteur. Il ne prononça que peu de mots,
mais chacun d'eux éLll.it une formule, la synthèse
d'une conception originale et 'personnelle qui J?longeait dans le ravissement son interlocuteur. N~n
moins, ce fut lui le premier iurpris lorsque, passant
au salon, le dîner achevé, M. Lenoir, qui, mll.chinalament, avait pris 10 bras de sa fille, l'agrippa au
passage et, tout à trac, lui proposa:
~
Si cela vous chante vraiment de faire un petit
voyage du côlé de l'Equateur, je pourrai vous offrir
cela d'ici quelques mois. En attendant, j'ai sur place
un poste à vous confier. Mais peut-être votro père
a-t-il d'autres vues pOUl' vous P
- Il désiro vivement, au contraire, que jo m'évade
un peu de son contrôle, cn faisant un stage de
quelques années en dehors de la maison que je suis
appelé il diriger un jour. J'estime qu'il a raison.
- C'est aussi mon avis. J'ui d'ailleurs agi de
mêmo uvec mon fils Pierro. Pendant trois ans, il a
bOUl'lingué SUl' les grands réseaux transatlantiques
et, à celt e heure, il est pour moi le plus précieux des
collaborateurs. Il en sera ainsi pour VOUl;, j'cn suis
<:onvaincu.
- Amen 1 fit Jacquoline, incapable de garder plus
longtemps son sérieux.
Et, le soir même, la chose fut décidée. Patrice cat
aimé aller à Paris le lendemain, aOn de meUre verbalement son père au courant; mais M. Lonoir ayant
manifesté le désir de lui faire visiter ses entrepÔts
ct coux do ses cargos qui altelldaient de reprendre la
mer ou q~j
r~ntaie
~'un
.voyage au long COllTS, il
résolut d écrlfe, sans Inquiétude sur l'accueil que
ferait M. Rllynll.l Ù celle heureuse nouvelle.
- Et l'on dit, fit remarquer Jùcquclino en guise
do morale, que le nombre treize ne porte pas
bonu lIl' 1 En l'occurrence, il a touL do même servi
à quoique choso 1
�49
LE QUATORZIÈME CONVIVE
Un à un, Patrice, au creux de son lit, revivait tous
cei détails. Conscient de n'avoir en aucune sorte
influencé la chance, il en venait à penser que son
destin était là ; et, docile entre les mains du Maître
suprême dont il reconnaissait la mystérieuse puissance, il se disposait à lui obéir.
CHAPITRE V
- Allô 1... oui; bonjour, Philippe ... Merveilleusetuent 1... Oh 1 moi, tu sais, l'air de Paname m'est
très sain ... Dis donc, sois poli 1... Ce que je fais tantôt? Des courses avec ma belle-sœur. Prétendre que
ça m'amuse serait peut-être exagéré ... Tu deviens
galant, on dirait ... Bien sûr que nous acceptons 1...
Avec qui es-tu P... Comment veux-tu que je
devine P... Jean Raynal P pas possible 1... Avec
plaisir; mais, dès maintenant, tu peux lui dire de
ma part que son frère est en train de devenir indispen sable; c'est la chose do papa: défense de toucher 1... Oh 1 lui, il est toujours au ssi cacheté, peulêtre même davantage ... Non, mon vieux, ne le chine
pas; c'est un ours, peut-être, mais un ours sympathique. De cela, je te dispense d'en aviser son frère ...
Tu dis P... Oh 1 oui, je m'en doute bien un peu; du
moment qu'il te fréquente, il n e doit g uère ressem~l e r à Patrice ... oui, ça va 1 ne dis pas de bêtises; je
Jugerai moi-~e,
puisque lu me le présenteras tout
ù l'heure ... D'accord; cinq heures précises à « l'Ixe)J,
rue Royale.. . Bye, bye 1
Jacqueline, ayant raccroché le récepteur, traversa
le petit burea u et se retrouva dans la salle à manger
où son fror6 Gilbert et sa belle-sœur achevaient de
Ùéjeuner. Depuis deux jours elle était ù Paris, venant
eUectuer SiS achats de toil ette en prévision de la
saiMon d'hiver, et elle ne cachait pas sa joie de passer
Une semain6 chez ce frère qui, lui aussi, la choyait.
"
�,
50
LE QtJATOIÜIÈME CONVIVt
Après trois années de mariage, le jeune ménage
n'avait pas d'enfants, ' et Jacqueline était considérée
par cet aîné de seize ans comme une charmante petite
poupée, peut-être un peu fantasque, un peu capricieuse; mais à qui l'on ne peut rien refuser. Colette,
sa femme, malgré ses vingt-huit ans, était aussi
jeune de caractère que l'était Jacqueline, et toutes
deux se comprenaient à merveille.
- C'est Philippe, annonça celle-ci en reprenant
sa place à table. Tl nous offre le thé à (( l '!xe Royale Il.
Nous avons rendez-vous à cinq heures lapant. Ça te
va P
- Je pense bien 1 Je suis de cet avis qu'il ne faut
jamais rater les bonnes occasions.
- Tu connais Jean Raynal, le frère du jeune
homme dont je vous ai parlé... le phénomène du
Grouin P
Celte phrase s'adressait particulièrement à sa bellesœur. Celle-ci réfléchit une seconde.
- Oh 1 très vaguement. Je me souviens l'avoir
entrevu, il y a sept ou huit ans .. . huit ans exactement. C'était à la fête donnée pour mes vingt ans.
Il avait à l'époque une quinzaine d'années ... une
jeune bouture quelque peu étiolée. Aussi, tu penses
qu'il n'a pas reLenu particulièrement mon attention.
- Eh bien 1 tu vas Je connaître. C'est un intime
de Philippe et, paraît-il, il désire vivement m'être
présenté. Espérons qu'il sera plus loquace que ce
bravo Patrice 1
- J'ignore IJatrice. Je no l'ai jamais roncontré.
Pourtant, nous devons être sensiblement du même
âge. Sa mère disait toujours qu'il travaillait énormément otle considérait comme un être d'exception,
mais personne no le voyait. Un moment, je l'ai cru
infirme.
- Pour ça, non, affirma Jacqueline avec vivacité.
C'est môme dans j'ensemble un Rssel. bel homme,
du point de vuo athlétique, s'entend. Sa scule inOx-
�LE QUATORZIÈME CONVIVE
51
mité Elst une timidité morbide, jointe à un mutisme
déconcertant. Ah 1 certes, il D'est pas bavard 1 Avec
moi, il se dégèle un peu, mais ...
- Oh 1 toi, souligna Gilbert en riant, tu ferais
parler un père trappiste 1 Tu as une manière à toi
de circonvenir l'adversaire 1. .. Aussi je ne doute pas
que tu aies essayé sur ce type sans défense ton pouvoir de séduction.
Jacquelinese mit à l'unisson.
- On voit que tu ne connais pas le monsieur 1
riposta-t-elle.
- Un monsieur, en tout cas, protesta Colette,
pour qui sa mère ne partage pas ta manière de voir.
La semaine passée, maman m'a raconté qu'elle avait
eu, il y a quelque temps, la visite de Mm. Raynal.
Elle venait aux renseignements, afin d'acquérir la
certitude que son fils était entre bonnes mains. Naturellement, maman l'a rassurée.
- Et elle a bien fait 1 renchérit Jacqueline.
- A propos, s'informa la jeune femme, tout en
observant du coin de l'œil sa petite belIe-sœur, qui
est J'élu de la dernière heure? N'aurais-tu pas
ramené de llretagne un soupirant quelconque? Tu
as bien flirté un peu, je suppose P..• ne seraiLce que
pOur ne point en perdre l'habitude.
- Parbleu 1 tu en as convenu maintes fois toimême. Le flirt est inhérent à l'air salin, comme
l'eau l'est aux poissons.
La femme de chambre, apportant le café, coupa
Court à ces controverses un peu trop personnelles.
Jacqueline sc leva ct se dirigea vers le bow-window,
où Je plateau venait. d'être posé. Puis, pendant que
Colette donnait quelques ordres à la camériste, elle
e mit en devoir de remplir les tasses.
- Deux morceaux? demanda-t-elle à son frère,
venu la rejoindre.
Celui-ci acquiesça d'un signe de lêl e et, s'asseyant.
près d'elle, il dit en souriant:
�(,2
LE QUATORZIÈME CONVIVE
- Alors, le cœur de ma petite Line est toujours
libre P
- Comme l'air 1
- Evidemment, tu as le temps, et, pour ma part,
je préfère que tu restes encore quelques années la
petite sœur espiègle et taquine que j'ai toujours un
si grand plaisir à accueillir. Mais n'empêche que tu
as dix-huit ans, ce qui, entre nous, ne me rajeunit
pas, et je sais par quelques indiscrétions que si tu
ne penses pas au mariage, d'autres y songent pour
toi.
- Pas possible 1 Alors, si tu les connais, ceux-là,
mets un frein à leurs bonnes intentions. Jacqueline
Lenoir saura choisir elle-même, et seulement à son
heure, celui qu'elle épousera. Pour l'instant, elle
s'amuse; un point, c'est tout.
Colette, à son tour, s'était approchée de la vaste
fen~tr.
Affectueusement, elle s'assit près do sa petite
belle-sœur et, passant son bras par-dessus son épaule,
ello revint à son idée:
- Tu n'as pas répondu entièrement ù la question
que je t'ai posée tout à l'heure. Qui est le flirt du
moment P Philippe Berthelot, peut-être il
- Lui P tu es folle 1 On se connait trop. Non,
vraiment, pour l'instant la voie est libre. A Paramé,
c'était un jeune ingénieur, lIubert Marçais, qui avait
la cote; mais comme il devenait un peu trop encombrant, je l'ai laissé choir. Surlout, s'il lUI prenait
la fantaisie de m'appeler au téléphone, dites-lui bien
que je ne suis pas lil. Je n'ai répouùu à uucune de ses
loltres. Tu compronds P
- Ma pellLe 1.io6), insinuo. doucement Gilbert, tu
oublies lrop facilement 10. peine que tu peux causer
à un homm0 par ton attitudo.
- Oh 1 tu sais, lM hommes, je los connais 1
Ce fut Idché avec uno telle conviction que, malgré
lui, le jeune avocat ne put s'empichor de rire.
- Drôle de gosse 1 s'exclama-l-il. Ce qu'il y a
�LE QUATORZIÈME CONVIVE
53
d'étonnant, c'est qu'elle le croit 1 Ecoute, mon petif,
laisse-moi te dire que tu as tort de jouer avec un
sentiment qui devient de plus en plus rare. Dans
mon métier, je suis placé pour en savoir quelque
chose. A notre époque désaxée, on considère l'amour
comme un accident un peu ridicule et le mariage
comme une affaire. Aussi, le jour où tu rencontreras
Sur ta route l'homme réalisant à peu près ton idéal,
arrête-le au passage, car cet oiseau rare n'est pas
comme le Phœnix de la légende, il ne renaH point
de ses cendres. J'ai dit: ù peu près; en effet, c'est
bien extraordinaire quand l'être qui vous plaît concrétise exactement l'idée que l'on s'en fait.
- Merci quand même 1 ironisa la jeune M'ce Lenoir.
- Toi, répliqua son mari sur le même ton, tu confirmes la règle. Tu es l'exception et tu le sais bien.
POUl' en revenir à toi, ma petite Jacqueline, et à tes
théories quelque peu révolutionnaires sur le mariage,
je désire de tout mon cœur que la vie te gâte sur ce
point délicat, comme elle l'a rait pour autre chose.
Toutefois, retiens bien ceci: un mad, si bon soit-il,
ne ressemble en rien à un père, encore moins à un
Crère, et je souhaite, moi qui te connais mieux que
tu ne crois et qui ai beaucoup d'affection pour toi,
que tu ne sois pas déçue un jour.
- Mais moi aussi, mon petit Gilbert, jo l'espère
bien 1 conclut Jacqueline, sceptique.
Elle s'était levée et, spontanément, lui planta sur
chaque jOlie un baiser franc.
- Maintenant, mes enfants, ajouta l'avocat, le
devoir m'appelle ailleurs. .le vous laisse à vos
esay~
ct à vos rendez-vous. N'oubliez pas que
nous allons ce soir au t116:1tro de la Madeleine et
SOyez ici à une heuro convenable.
Gilhert rmbrassa sa femme ct rendit à sa Sœur ses
affectueuses aresses; puis, accompagné par elles
�LE QUATOR ZIÈME CONVIVB
jusqu'à l'antich ambre, il s'en fut vers ses occupations.
Le jeune et déjà brillan t avocat habitai t un
luxueu x apparte ment boulev ard Raspail, à l'angle de
la rue de Luynes . Il y avait son cabinet . Mais,
secréta ire de Me Barotin , une des plus célèbre s
vedelle s du barreau de Paris, ses fonctio ns l'appelaient plutôt au dehors. Il s'était marié par amour,
sans se préocc uper de la questio n d'argen t. La mort
de M. Chaber t, surven ue deux ans avant son union,
avait sensibl ement écorné les revenu s de sa future
belle-m ère; mais Gilbert , sans s'attard er à de misérables considé rations d'intérê t, n'avait écouté que
son cœur et réalisé son rêve. L'aven ir lui donna
raison. Aussi bien, fort de sa propre expérie nce, il
espérai t qu'il en serait de même pour sa sœur. Or,
sur ce point, il se savait en comple t désacco rd avec
son frère Pierre, lequel, en parCait homme d'affair es,
avait su allier l'argen t ot l'amou r, et qui, à l'occasion, n'aurai t point hésité à sacrifie r celpi-ci pour
celui-là .
Bien qu'ils fussent unis par une profon de affection, les deux frères évitaien t tout échang e de vues
sur ce terrain scabreu x. Et c'éta it là qu'il aurait fallu
cherch er les raisons du souci que se Caisait Gilbert
au sujet de Jacque line, enCant danger euseme nt gâtée.
Il ne se dissimu lait point l'influo nce quo son frère,
vivant constam mont dans son entoura ge, pouvai t
exercer sur elle. C'est pourqu oi, au cours de la
semain e qu'elle passera it à Paris, avait-il résolu de
jeter quelqu es ndroits coups de sonde dans les recoins
mystér ieux de ce jeune cœur sensibl e, beauco up plus
inflamm able qu'il ne le paraiss ait ct qu'îl souhait ait
viveme nt caser lui-mêm e.
Tout en suivant ù pied le boulev ard Saint-G ermain
pour so rendro au Palais, le jeune avocat tirait des
plans ...
t.
'. ,
'.'
�LE QUATOnZrÙME CON VIVE
55
Durant trois heures d'horloge, Colette et Jacqueline , inlassablement, sillonnèrent dans tous les sens,
et du sous-sol aux combles, les caravansérails que
sont les grands magasins. Pour ta majorité des
femmes, co redoutable effort musculaire ost plus
qu'un plaisir, une volupté, ce qui, au sexe d 'en face,
semble paradoxal.
Néanmoins, ce fut avec une satisfaction non dissimulée que les deux jeunes femmes , h arassées , franchirent, avec seulement quelques millutes de retard,
co qui était une performance , le seuil du salon de
thé de la rue Royale.
Dès l'entrée, Jacqueline repéra Philippe Berthelot
qui, par des signaux de télég raphe aéri en, s'efforçait
d'attirer son attention. Pendant que, suivie de
Colette, elle louvoyait en tre les tables, elle observait,
sans en avoir l'air, le jeun e hommo, assis près de son
ami d'enfance, et ello ne pouvait di ssimulor son
étonnement. Etait-ce possible que cc garçon à la chevelure châtain clair soigneusemont lust réo et presque
Irop « gravure de mode )) fût le frère de Patrico P
Commo s'il voul a it m eUre un terme à son incertitudo, Philippe, la m a in tendu e, ven ait à sa rencontre ct, avec son per pé tu el sourire, désignant son
compagnon:
- .Jean Raynal, dit-il, frère de l'erm ite du Grouin.
Lo jeune hommo s'inclina, mais son rega rd s'attarda complaisamment, ur Jacqueline qui, lout en
pronant place à la tahl o, répond it:
- JI est erla in q1l'un e presontalion était indisponsable pour qu e je puisso voir en vous 10 frèro de
Patri ce.
Il n'y avait, en erret, entre eux aucune rossemblan ce phy sique; m nis cc n' éta it pa là surtout qu'il
Calluit chercher co qlli les différenciait. Do toule la
porsonne d o Jean , tiré à quat ro épingles, so dégageaient lino aisance, un e sürel é de so i et aussi une
telle joie de vivre, en opposition totale avec le
�L E QUATORZIÈME CONVIVE
manque d'assurance et le m asque impén étrable du
sauvage qu 'elle con naissait. Aussi, bien qu'elle s'y
efforçât, Jacqueline ne parvenait point à d écouvrir,
entre les deux frères, aucune similitude.
Colette, qui connaissait parfaitement M. et
Mm. Raynal, élucida une partie du mystère.
- Patrice, dit-elle, doit ressembler à sa mère.
Quant à Jean, c'est le por trait vivant de son père.
- C'est exact, m adame, approuva ce dernier. pe
m ême quo, sans me tromper, je crois pO,u yoir affirmer que vous tenez beaucoup de M. Chabert. Je l'ai
pourtant fort peu connu, m ais suffisamment, vous le
voyez, pour fixer nettement mon opinion.
Ce simple rappel des relations anciennes donna
tout do suite à cette petite réunion un caractère d 'intimité et de mutuelle sympathie.
Avec son entrain coutumier, Jacqueline, très à son
aise, lâchait la bride à sa gourmandise, en commandant un goûter substantiel. Quand cela fut fait, Philippe, qui, depuis un instant, la dévisageait, lui dit
en riant:
- TIé ! h é ! il est certaines petites filles du Havro
qui feraient de bien jolies Parisiennes!
Un haussem ent d' épaules d édaigneux fut la soule
répon se ; m ais Jean Raynal, renchérissant, enchaîna
aussitÔt, avec une galan terie tant soit peu précieuse :
- Maintenant quo je subis à mon tour votre
charm e exquis, je ne m'étonne plus, mademoiselle
que mon ours de Patrico n'ait pu y résister. Je l~
connais, le pauvre! Tl n'o t pas de force 1
Le jeun o étudiant ava it débité ce m adrigal avec le
plus grand naturel , co mme qu elqu'un qui a l'habitude. Néanmoin s, Jacquelin e n e put résister au plai sir
do la ripo te. De ce petit air sarcastique dont olle
avait le secret, ell e laissa tomber, telle une bille de
plomb S Ul' uno peau de tambour :
- Tandis que vous !
�LE QUATOnZIÈME CONVIVE
67
~eu,
un clignement d~ paupières a~cus
le coup.
Mals Il suffit pour convamcre Jacquelme qu'il était
décidé à tenter l'épreuve. Elle sourit sans baisser les
paupières, et Philippe, qui connaissait son amie
comme son alphabet, vit tout de suite que cette
passe d'armes aurait des suites qu'il n'avait pas
prévues.
- Qu'en faites-vous au Havre, de cette excellent
Pl).trice P demanda Jean Raynal.
- PeI:sonnellement rien . Je le vois à peine. C'est
un homme très occupé. Mais si j'ai peu d'occasions
de le rencontrer, en revanche j'en entends parler
chaque jour. Je puis donc vous donner sur lui des
renseignements précis. Entré, comme vous le savez,
dès le surlendemain de son arrivée, dans les services
commerciaux de l'entreprise paternelle, il a, depuis
ces trois semaines écoulées, gravi déjà plusieurs
échelons. Papa ne peut plus s'en passer 1 C'est
l 'homme indispensable 1
- Cela ne me surprend pas et je ne suis nullement
jaloux de la préférence marquée de mon père pour
ce fort en thème. Moi, je n'ai pas, co~e
lui, la
bosse du travail. Je l'avoue à ma honte. J aIme avant
tout bien vivre et glaner au hasard de l'existence, cc
qu'elle nous apporte d'~grément,
d'imprévu ...
Puis, avec un sourire léger comme un sylphe, il
ajouta:
- .. . Ou de charmant.
- Même sans cet aveu cela se verrait, ma vieille 1
ins~a
Philippe. Ça crè;e .les, ye~lX
1.
, .
La Jeune Mme Lenoir, qUI s étaIt mIse à 1 UnIsson,
s'amusait sans contrainte, en suivant les pbases de
ce duel. Encore que, volontairement, elle no se mêlât
point au jeu, se conlentant de marquer les points,
elle admirait la virluosité avec laquelle sa petite
belle-sœur posait des banderill es, et aussi la dextérité
ùont le jeune Haynal faisait preuve pour se maintenir
à égalité.
�58
LE QUATOnZIÈME CONVIVE
A pleines dents, Jacqueline dévorait ses loasts.
Tout à trac, elle dit à Colette:
- J'oubliais. Il nous faut rentrer de bonne heure.
J'ai un rendez-vous à la maison.
D'abord interloquée, la jeune femme allait
répondre, mais un simple frémissement de paupières
lui fit comprendre que ce n'était là qu'une tactique.
Philippe se jeta sur l'appât si adroitement lancé.
- Au fait, s'informa-t-il, comment va cet excellent
Marçais P Tu as de ses nouvelles ~
- Environ trois ou quatre fois la semaine. Ce n'est
pas un homme, c'est un bloc de sécotine 1
Malin, Jean Raynal, faisant la sourde oreille, s'empressait à servir Mm. Lenoir et, ce faisant, s'inquiétait de !IF" Chevert.
Légèrement dépitée, Jacqueline s'erforça de n'en
rien laisser paraître et, à SOIl tour, s'adressant à Philippe Berthelot, se mit à l 'entretenir d'Hubert.
La conversation se poursuivit ainsi un bon moment, scindée en deux camps nellement définis.
Mais voyant Jacqueline ouvrir son sac et en retirer
ses cigarettes, Jean Raynal la prévint et, galant, lui
offrit une cc Camel ». Elle le regarda un instant. Ce
geste spontané tranchait tellement avec celui de
Patrice à Saint-IIilaire, qu'elle se prit à rire.
- Pourquoi riez-vous P questionna Jean.
- Oh 1 pour rien. Je pense à votre Crère.
- Si vous comparez ses mérites aux miens, je préfère abandonner.
Il fixait sur la jeune fille des yeux très expressifs
se prenant à ses filets plus vite qu'il n'eût souhaité:
Ayant su par ses parents l'aventure de Patrice, tout
d'abord il en avait fait des gorges chaudes, s'imaginant dirficilement son frère aux prises avec une
femme. Puis, Philippe Berthelot, dès son retour,
l'avait instruit des détails qui agrémentèrent ce
curieux concours de circonstances, auquel la maladie
subite de son grand-père, maintenant rétabli, four-
�Ul QUATOnZIÈME CONVIVE
59
nissait l'épilogue en amenant Patrice au Havre avec
sa propre voiture.
Ce fut là le point initial du désir de Jean de connahre Jacqueline et ce qui motiva le rendez-vous
actuel.
Malgré le portrait très fl atteur que Philippe lui en
avait tracé, le jeune blasé restait sceptique. Il s'attendait à trouver une vague petite oie blanche, élégante comme il se doit à la fille d'un riche armateur
mais tout de même fort différente des Pari~
siennes ultra-modernes qu 'il fréquentait quotidiennement.
Or, sa surprise était profonde en constatan t que
non seulement Jacqueline Lenoir pouvait aller de pair
avec celles-ci, mais qu'elle leur était nettement supérieure par son apparente simplicité. Et cela le déroutait. Il avait échafaudé tout un plan qui s'effritai t
lamentablement au fur et à mesure qu'il étudiait
plus à fond cette petite provinciale, supposée par lui
maniable à merci. Toutefois, habitu é aux faciles conquêtes, loin de le rebuter, l'obstacle le stimulait. En
entrant dans le salon de thé, sa tactique était toute
faite et se r~umait
d'un mot : épater Jacqueline. Ce
fut Jacqueline qui l'épata. Les rÔles étaient lout bonnement renversés. Aussi, malgré la grande expérience
dont il se targuait en ce qui concerne la psychologie
fémi~ne,
il s'avouait pris de court. Pou~
une fois,
sa dIalectique se trouvait en défaut. Et Il en resta
tout pantois.
Jacqueline, qui, depuis un moment, l'observait à
la dérobée, jeta, comme on jette le mouchoir:
_ Aucune comparaison n'est ~osible,
je crois,
entre vous et Patrice .. . à aucun pomt de vue.
Jean Raynal releva le défi.
_ Ceci me laisserait penser, dit-il en la regardant
bien dans les yeux, que vous avez fait de mon très
cher frère une étude assez approfondi e pour qu'il
"Vous soit permis de nous mettre ainsi en parallèle P
�60
LE QUATORZIÈME CONVIVE
Peut-être no refuserez-vous pas d'exercer à mon sujet
vos dons surprenants de psychologue P
Coquette et sachant fort bien où il voulait en vonir,
.Tacqueline encha1na :
- Très volontiers.
Un éclair passa dans les prunelles fixées sur elle.
Aussi, ne voulant pas, pour le moment, donner à ce
jeune audacieux une raison de croire qu'il avait
gagné la course, elle consulta sa montre ot dit à sa
belle-sœur:
- Il est grand temps de rentrer. Hubert doit
m'attendre déjà.
Cependant, Philippe avait appelé la serveuse et
réclamait l'addition. Mais, d'un geste, Jean Raynal
le prévint, tenant à régler lui-même le goÛter. Philippe n'insista pas.
Durant ce bref colloque, Jacqueline et Colette
s'étaient levées et, sans h5.te, se dirigeaient vers la
sortie. Elles avaient déjà franchi la porte tournante
quand Philippe, le premier, les rejoignit.
'
- Mes compliments, dit-il à voix basse à Jacqueline. Tu es vraiment très forte 1 Mais avec moi ma
petite, ça ne prend pas. Ton histoire de rendez:vous
avec Marçais est vraiment bien bonne . .Te l'ai rencontré avant-hier. Il partait à Bordeaux pour un
mois 1
- Gros malin 1 répondit la jeune fille, les sourcils
haut perch6s. Décidément, on ne peut rien le
cacher 1
Pendant ce temps, Colette, dans l'intention d'appeler un taxi, s'était approchée du bord du trottoir.
Philippe, après un coup d'œil complice à J'adresse
de Jacqueline, s'éloigna, cédant Ja place à .Tean Raynal, lequel sortait il son tour du salon de thé.
Fidèle à un su btorfuge qui llli réussissait toujours,
Jacquelino parut no pas ]e voir ct suivit Philippe;
mais, la prenant par le brns, .Tean la retint.
- Hé 1 là, fit-il. C'est ainsi qu'on abandonne ses
�LE QUATOll.ZIÈME CONVIVE
61
nouveaux amis, sans leur donner la moindre chance
de se revoir P
- Je e suis ici que pour quelques jours.
- Je sai~.
N'empêche que nous pourrions goftter
tOUI les deux ... au moins une fois . Nous avons encore
beaucoup de choses à nous diro . ..
Remarquant l'air nettement sceptiquo de la jeune
fille, il insisLa, avec un sourire de derrière les fagots :
- Mais parfaiLement. Vous me parlerez do Patrice.
C'est mon frère, après tout... et nous nous aimons
beaucoup. Au.si, tout ce qui le touche m'intéresse.
- Quel ami sftr il a en vous 1 Je le lui dirai certainement. Vous pouvez compLer sur moi.
Elle se moquait, ce qui ne paraissait nulloment
troubler son interlocuteur. EL comme Colette, ayant
hélé un taxi, faisait à sa belle-sœur signe do monter,
Jean n'eut que le temps de précÏlser :
- Demain à la môme heure, ici ... Voulez-vous il
Jacqueline le dévisagea, vit dans ses yeux la petite
lueur déjà remarquée et, satisfaiLe de ce petit succès,
elle répondit:
- Soill
Puis elle s'éloigna ...
CHAPITRE VI
Le chapeau dans le COll, son éternel havane planté
au coin de la lèvre M. Lenoir, sortant de son bureau,
aperçut de ln lurni~e
dans celui où, d'ordinaire, tra~out
le
vaillaiL Patrice Raynal. A cetle heure t.~dive,
personnel avait, depuis longtemp5 déJà, qultté le
travail.
Poussant la porte, il entra.
- Comment 1 encore ici ?... Mais il est sept heures
passies 1
L'armateur aV:l.it une manière à lui de faire des
compliments. Il les formul3it avec la même brutalité
�LE QUATORZIÈME CONvIVE
qu'il eût adressé une réprimande. Vieille habitude
prise au temps où il naviguait à bord des longs courriers.
Patrice sursauta, se leva et marmonna quelques
inintelligibles onomatopées. Autant que le premier
jour, « le patron)) l'intimida it, encore que celui-ci ne
lui marchandât point les marques de bienveillance.
En effet, depuis qu'il s'était vu confi er de très
importantes fonctions, n écessi tant en même temps
que de l ' initia tive une parfaite conna issance du droit
commercial internatio nal, Patrice, à l'in star de l'armateur, prolongeait ses heures de présence au delà
du temps normal, et cela sans aucune arrière-pensée,
mais tout simplemen t parce que le travail l'exigeait.
Aussi M. Lenoir qui, à maintes reprises, l'avait surpris, éprouvai t-il pour lui uno estime chaque jour
grandissante .
- Allons, dit-il, laissez tou s ces grimoires et venez
d1ner avec nous. Notre maison est triste depuis le
départ de Jacquelin e. Votre présence nous fera plaisir, à sa mère et à moi.
Patrice ne parut pas enthousiasmé de l'invitation,
mais il s'e fforça de Il' en laisser rion voir; si bien que
l 'armateur, déjà prêt à sort ir, so d éto urna et ajouta:
- A moins, naturellement, que vous ne soyez pas
libre.
no rougeur monta au visage du jeune Raynal et
il regarda M. Lonoir comme s' il avait dit une énormit6.
- E h 1 mon ch er ami, ajouta ce dernier avec
bonhomie, c'est de votre âge, après tout 1
Sans répondre autrement que par un peti.t sourire
étriqu é, Patrice rangea soign eusement los papiers
épars SUl' sa tablo do travail, non san s avoir, en
quolques mots rapides, mis une dernière annotation
on margo d'une lettre à répondre. Puis, ayant pris
on pardessus el son chapeau, il éteignit l' électricité
ct su ivit l'arma teur.
�LI:: QUATORZIÈME CoNVlvi!;
6;3
Celui-ci avait installé ses importants services au
premier étage d'un immeuble du quai outhampton,
il deux pas de l'Hôtel des Douanes où, ccci dit en
passant, Lafayette, en 1779, reçut des mains du
petit-fils de l"ranklin une épée d'honneur.
En bas, le chauffeur, battant la marche, attendait
« le patron Il . Les deux hommes s'installèrent dans
la confortable conduite intérieure qui, par les boulevards Clemenceau et Albert-1 0r , partit à toute allure
vers Sainte-Adresse.
Selon son habitude, Patrice gardait le silence. A
brûle-pourpoint, M. Lenair lui demanda:
- Et cetle petite promenade il l'Equateur, elle
vous tente toujours ?
.
Mis au pied du mur par cette question aussi nettement posée, Patrice ne put faire autrement que d'acquiescer, bien que, sans s'expliquer pourquoi, le feu
sacré dont il brillait pour une randonnée vers ces
contrées lointaines se fût, depuis son arrivée au
Havre; considérablement apaisé. Le flambeau n'était
plus qu'une chandelle. Etait-ce la fièvre des affaires,
Je bouleversement total d'une vie jusqu'alors judicieusement organisée et chronométrée P il n'aurait
pu le dire. Néanmoins une constatation s'imposait
à l.ui, .aussi lumineuse <I u 'un axiome : ~l ne ~e reconnaIssaIt pas. Physiquement même, Il étaIt transformé. Non pas, certes, que sa silhouette évoquât
celle d'un dandy, mais toujours correctement vêtu,
avec, il faut en convenir, uno certaine recherche, il
par~ist
.sinon élégant, mais soigné! ct ~e
res.semblalt en nen au pêcheur mal équaJ'I'l qu Il était au
Grouin.
Une seule chose s'avérait immuable: sa timidité.
Elle demeurait étale et cela suffisait à rendre à peine
perceptible les notables progrès accomplis d'autre
part. D'ailleurs, celle imperfection, plus physique
que morale, n'empôchait point Patrice de diriger
avec maitriso les service très complexes dont il était
�64
LE QUATORZIÈME CONVIVE
chargé. Son apparente douceur n'excluait pas la fermeté et, bien que jamais il n'élevât la voix, nul ne
songeait à. discuter ses ordres. Aussi, malgré des
dehors peu prometteurs, l'homme d'affaires avisé
qu'était M. Lenoir avait su discerner en son nouveau
collaborateur un sujet exceptionnel. A l'instar de sa
fille, il disait volontiers, en parlant de lui : (( Il ne
faut pas se fier à l'eau qui dort» ; et il ajoutait de
son cru: (( Cette nature-là est en veilleuse. Attention
aux courants d'ail' 1 Evidemment, ce garçon-là est
très timide. Mais la timidité est comme un frein trop
serré. S'il vient à se rompre, gare les coups de boutoir 1 »
Son opinion était si bien ancrée, qu'il en venait à
regretter d'avoir soulevé le lièvre d'une mission aux
colonies. Il jugeait indispensable la présence à ses
côtés de ce précieux auxiliaire, et déjà il envisageait
le moyen de le faire renoncer il son projet. La réponse
de Patrice le laissa perplexe, mais, roublard, il répliqua:
- Et si je vous offrais de l'avancement sur place P
- Oh 1 monsieur, j'estime que vous m'avez déjà
suffisamment comblé et je ne demande pas davantage.
M. Lenoir l'observait du coin de l'œil. Habitué aux
mille petites combinaisons plus ou moins dénuées
de scrupules de certains ambitieux, plus serviles que
méritants, il jugeait d'un autre âgo co jeune bllcheur
ignorant des platitudes ou des crocs-en-jambo et ne
son. travail et sa seule
comptant pour réussir q.uo su~
valeur personnelle. AUSSI précJsa-t-Il, sur le ton de la
plaisanterie:
- Demander ne signifie pas toujours obtenir, et
le contrairo se produit parfois. Vraiment, vous n'êtes
pas un typo ordinaire 1
Très mal il son aise, Patrice éluda la réponse.
L'auLo stoppait devant la demeure de l'armatGur.
C'était la prenlière fois qu'il y revena.it depuis le
�65
LE QUATORZIÈME CONVIVE
départ de Jacqueline pour la capitale et, dès qu'il
fut introdu it dans le petit salon où travaillait Mm. Lenoir, il éprouva une émotion singulière. Rien ne
paraissait changé dans l'aménagement do la pièce.
Meubles et bibelots étaient à leurs places coutumières, et cependant l'ambiance ne lui semblait plus
la même.
Après Jos salutations d'usage, Mme Lenoir, qui
n'avait jamais caché la sympathie qu'elle portait à
Pa trice, lui dit , avec son charmant sourire :
- Mon mari a fort bien fait de vous amener. Je
lui en sais gré. Vous n'aurez, hélas 1 que le menu
familial, mais je suis persuadée que vous saurez vous
en contenter.
- Très certainement, madame, et je suis plutôt
confus de mon sans·gêne.
- Taisez-vous donc 1 II est bien jusle que vous
receviez ici une hospitalité que votro famille prodigue
si aimablement à notre Jacqueline.
Patrice parut stupéfait.
- Ma famille P s'étonlla-t-i!.
- Mon Dieu, oui. Ma fille m'écrit qu'elle a dîné
deux fois chez vous, invitée par votre frère qui est,
paraît-il, un garçon délicieux. Je le soupçonne même
fortement d'être pour quelque chose dans le peu
d'empressement que Jacqueline met à regagner
Le Havre.
Elle souriait malicieusement, et Patrice, malgré le
trouble encore mal défini qui l'envahissait, répondit
a vec conviction :
- Mon frère Jean est nn charmeur et, comme
Mlle Jacqueline, il aime tout ce qui fait l'aurait de
Paris : la danse, les spectacles, les soirées mon·
daines ...
- Il no ous ressemble guère, alors 1 jeta d'un
ton bourru M. Lenoir, qui venait tl'entrer.
Et Patrice, qui donnait toujours aux mois leur
sens objectif, répondit :
fi
�66
LE QUATORZIÈIIlE CONVIVE
Oh 1 pas du tout.
La femme de chambre, annonçant que « madame
était servie )), interrompit la conversation. Mais, en
passant à la salle à manger, l'armateur, glissant fami lièrement son bras sous celui de Patrice, lui dit en
riant :
- L'Equateur ne le tente pas, lui, je parie P Il
préfère le commerce des jolies femmes P
Le jeune Raynal crut bon de ne pas donner son
avis. D'ailleurs, il l'eût souhaité, que les termes lui
auraient manqué. Ce qu'il éprouvait était à la fois si
complexe et si limpide, qu'il s'en montrait lui-même
déconcerté. Subitement, il avait la vision de son frère
près de Jacqueline. Or, il lui était arrivé tant de fois
d'entendre celui-ci disserter avec légèreté de ses
faciles conquêtes, que d 'y penser lui fut, en la circonstance, parfaitement désagréable. Ce fut pour lui
une sensation singulière, pénible même, une sorte de
pincement au cœur, et il s'expliqua d'emblée pourquoi, depuis son arrivée au Havre, son vif désir de
courir au loin l'aventure s'effritait chaque jour
davantage. Il était prisonnier d'une ombre qui, à son
insu, rôdait dans l'air qu'il respirait. Et à cette ombre
il donna un nom: elle s'appelait Jacqueline Lenoir.
Pendant tout le dîner, Patrice dut prendre sur lui
pour donner la réplique à ses hôtes et, quoi qu'il fit,
il avait l'impression de manquer d'à-propos. Son
esprit était ailleurs, à Pari~,
~an.s
la salle à manger
de ses parents, et là, dans 1 wl1müé de ce cadre familier, .il se représentait .Jacqu.eline .. Il. se sou,:int que ,
depUIS quelques se~alI,
~l avait mconSClemment
imaginé celte réceptIOn; malS, dans le scénario qu'il
édifiait, c'était lui et non son frère qui tenait le rôle
d'introducteur et de maître des cérémonies.
Au moment où, le repas achevé, ils précédèrent au
salon Mme Lenoir, retenue par une question de service, l'armateur, en faisant craquer à son oreille le
cigare soigneusement choisi, dit lout à coup:
�LE QUATORZIÈME CONVIVE
67
- J'ai une affaire intéressante à proposer à votre
père. Je pense qu'il ne reCuserait pas de traiter avec
son fils, si je le lui adressais au tilre de représentant
de la maison Lenoir P Qu'en pensez-vous P
Patrice, occupé à sucrer son café, leva les yeux vers
son interlocuteur qui riait de l'impression produite
par sa question.
- En deux mots, voici. J'attends d'ici peu, à
moins d'imprévu, pour la fin de la semaine qui vient
une cargaison de rondins dits « de papelerie n, venant
du Canaùa. En principe, ces bois spéciaux sont destinés aux Papeteries du Nord et de l'Est, mais il y a
possibilité d'en faire profiter 1\L Haynal, tout au
moins pour une part. Je crois qu'il y a là pour lui
une occasion exceptionnelle.
- C'est fort aimable à vous, répondit Patrice, et
mon père, je pense, ne la laissera pas échapper.
- Eh bien 1 c'est demain samedi; allez pa"ser le
week-end à Paris. Vous rentrerez lundi. L'affaire
traitée, qui sait? peut-être ferez-vous d'une pierre
deux coups en ramenant nolre fille au bercail. Ceci
posé, prenez donc un havane. Pour une fois, ils sont
presque fumables .
Les circonstances servaient à merveille les projets
du jeune Haynal, qui, depuis son arrivée au Havre,
n'avait pas encore trouvé le temps de s'échapper. Sur
le désir d'aller embrasser sa famille venait se greffer
une autre impulsion, irrésistible celle-là; et mÔme,
sans l'occasion immédiate qui s'oCfrait à lui, sans
doute l'aurait-il devancée.
Cependant, il ne laissa percer d'aucune façon la satisfaction qu'il en éprouvait, ct ce fut avec la plus
grande lucidité d'esprit, au moins en apparence,
qu'il entreprit avec son patron la discllssion de l'affaire proposée par celui-ci, meltanl au point les
problèmes arides de tonnage, droits do douane,
manutention, condilions de transport ct de livraison, etc., etc.
�68
LE QUATOI\ZIEME CONVIVE:
Leur controverse fut interrompue par l'entrée de
Mme Lenoir. Jamais, en effet, l'armateur n'imposait
à sa femme ses soucis professionnels. D'ailleurs, le
temps passé à la table familiale constituait pour luimême une détente nécessaire, et c'était autant par
hygiène que pal' convenance qu'il laissait à la porte
ses tracas corporatifs.
Aussi bien, dès que l'excellente Cemme eut pris
son travail de broderie, M.. Lenoir lui dit en plaisantant :
- Si tu as des commissions à Caire transmettre à
ton fils ou à ta fille, tu peux en charger ce jeune
homme. Il part demain matin.
- Comment 1 vous nous quittez ~ s'exclama
Mme Lenoir.
- Oui, mais rassure-toi. Pour le week-end seulement.
- Ah 1 tu m'as fait peur.
Se tournant vers Patrice, l'armateur, toujours en
souriant, ajouta:
- Je ne le lui fais pas dire 1 Vous le voyez, mon
cher ami, même ma femme qui n'entend pas vous
perdre.
, .
Celui-ci, gêné, ,ne trou:vait. fl~n
à répondre; ce-que
voyant, M, LenOIr, taqum, ll1S1sta:
- Et pourtant, tel que, tu le vois, il ne lui déplairail point de s'en aller faIre un tour quelque part en
Afrique. Que veux-tu, ma chère amie, sous son petit
air tranquille, M. Haynal dissimule une âme de
pigeon voyageur 1 C'est même, je crois, une des rai. sons qui l 'ont incité à accepter le posle que je lui ai
confié. Dites que ce n'est pas vrai ~
Patrice ne pouvait nier; car, en principe, l'armateur avait raison. Cetto pen sée avait été pour lui
l'appât primordial; mais comment expliquer que,
depuis son entrée dans l'entreprise, il ail, comme
disent le s marins, viré de bord P
Il fit uno réponse qui n'engageait à rien.
�LE QUATOn ZIÈME CONVIVE
-
69
J'ai toujour s, dit-il, beauco up aimé les voyages.
Mmo Lenoir posait sur lui un regard matern el. En
sourian t, elle dit, avec une petite pointe de malice :
- On ne le dirait guère. J'aurai s plutôt pensé que
vos goûts étaient sédenta ires. Vous voyez comme l'on
peut se trompe r.
Enfoui dans un con fortable fauteui l anglais , et tout
en suivant du regard les volutes de fumée bleue qu'il
lançait vers le plafond , M. Lenoir s'amus ait intérieu rement du trouble qu'il devinai t chez Pa trice, vedette
malgré lui de la conver sation. II ne parven ait point à
s'expli quer comme nt ce garçon placide avait pu
devenir l'ami de son ouraga n de fille. Pour lui, il y
avait, entre CC6 deux natures , antago nisme absolu.
Or, bien qu'il s'en tînt à ce jugeme nt pour lui sans
appel, l'armat eur se réjouis sait d'avoir , grâce à sa
fille, mis la main sur un aussi précieu x collabo rateur.
Il était tout près de onze heures lorsque Patrice
Raynal put prenùr e congé de ses hôtes. II devait
quiller Le Havre le lendem ain, aussitô t après le
déjeune r, pour ne rentrer que le lundi dans la
matiné e. Ce court voyage le réjouis sait, alors que,
quelqu es jours plus tôt, il ne l'eût pas autrem ent
souhait é. A cette heure, il se découv rait la mental ité
d'un écolier qui part en vacanc es, ct, par avnnce,
il so représe n tait l 'heureu se surpris e de Ra mère à
son arrivée improm ptu. D'une timidit é égale à la
sienne, Mme Raynal était plus près de Patrice quo ne
l'étaien t son père ou surtout son frère. Cepend ant, il
était avéré que Joan avait l'art de la circonv enir, si
bien que l'excell ente femme n'avait pour lui qu'indulgen ce et, disons-Je, faiblesse. Par contre, avec
Patrice , elle sc sentait plus en confian ce ct pouvai t
envers lui sc montre r plus matern elle.
Aussi, lorsque ce sameùi , alors que dans la lingerio
ello était occupé e avec la femme de chamb re à rnnger
le linge rappor té du blanchi ssage, clio le vil paraîtr e,
�70
LE QUATOH ZIÈME CONVIVE
ello éprouv a une très douce émotio n. Discrèt ement,
la caméri ste s'était retirée. La mère et le fils restère nt
seuls.
- En voilà une surpris e 1 dit Mme Raynal en étreignant Patrice . Jo comme nçais à désespé rer de te
revoir.
Celui-ci était heureu x lui aussi de cet accueil ,
car il avait un véritab le culte pour cette maman
qui s'était toujour s montré e si aimant e et si
compré hensive .
- Me crois-tu donc si oublieu x il demand a-t-il en
sourian t.
- Non, mon cher enfant, je te connai s trop. Nous
avons été bien surpris , je te l'avoue , de ta nouvel le
situatio n . Moi surtout . Ton père est enthou siasmé .
Tu te doutes bien, n'est-ce pas, que nous somme s
tenus au couran t par MUe Lenoir il Tu sais que nous
avons eu le plaisir de l'avoir à dîner il
- Oui, répond it Patrice , Mm. Lenoir me l'a dit.
Mais il ne fit aucun comme ntaire, soucieu x avant
tout de ne point se trahir.
- C'est une enfant exquise , poursu ivit Mme Raynal. .Je te raconte rai tout cela plus tard. Mais avant
tout, tu vas goûter avec moi. Il est près de cinq
heures, et nous bavard erons tout aussi bien devant
Ulle tasse do thé . Que préfère s-tu il thé ou porto il
- Du thé, comme toi, maman , avec une montag ne
de toasts, par exempl e . .J'ai une faim de loup.
Mmo Lenoir sonna la femme de chamb re. Ses ordres
donnés , elle revint vers son fils.
- Descen dons, veux-tu il Nous serons mieux pour
causer dans Je petit salon. Tu prendr as sans doute un
bain avant le dîner il Pour l 'instan t, je te trouve
très bien comme cela. Viens, nous serons tranqui lles
au moins pendan t une heuro.
- Père est à l'usine il
- Non; il a dO. se rendro au tribuna l de commerce. Une affaire en litige.
�LE QUATORZIÈME CONVIVE
71
- C'est une affairo aussi qui m'amène. C'est au
titre de représentant de la maison Lenoir que je suis
ici.
Ils étaient maintenant 'install és en tête à tête.
M'me Raynal regarda son fils avec un étonnement non
dissimulé. Et ce n'était pas seulement de la surprise.
Peut-être aussi un peu d'amertume. Toutes les mères
ne sont-elles pas pareilles et ne s'imaginent-elles pas
être le complément indspe~abl
à leurs · enfants.
même quand ils ont vingt-six ans il Ivl'ne Haynal
n'échappait point à la loi commune .
Avec la sûreté de diagnostic des natures l'en [ermées, Patrice devina ce que sa phrase contenait de
blessant pour sa mère, et tout de suite il rectifia.
Assez maladroitement, cependant. La couture se
voyait.
- De toutes façons, dit-il, je comptais venir, car
j'avais un très vif désir de vous voir.
Sans répondre, Mme Raynal prit entre ses mains Ja
tête de son fils et l'embrassa affectueusement. Leurs
cœurs s'étaient compris. Cependant, Patrice sentait
confusément que f'a mère brftlait de J'envie de parler;
et lui-même aurait voulu lui poser mille questions ,
une surtout qu'il avait au bord des lèvres. Mme Raynal
le devança.
- A dire vrai, afflrma-t-elle, je n'aurais jamais
pensé que ton séjour en Bretagne aurait eu pour nous,
pour toi surtout, un si heureux résultat.
Se méprenant, Patrice abonda dans son sens:
- Ni moi, cerles 1 Ce [ut tellement imprévu 1 Il •
faut avouer que ce fut pour le moins original. .Te
pense que Milo Jacqueline vous a raconté notre première entrevue il
- Et nous avons beaucoup ri, ton père ct moi.
C'est un régal de l'entendre. Elle a une manière
à elle de présenter les choses 1... NOliS sommes devenues de très bon nes :unies, et je regrette de n'avoir
pas Sil ton arrivée, car nOllS aurions pu combiner
�72
LE QUATOR ZIÈME ·CONVIVE
une excursi on en auto pour demain . Mainte nant, il
est trop tard.
Patrice était heureu x de la sympat hie que sa mère
éprouv ait pour sa jeune amie, et le plaisir qu'il y
prenait appara issait sous la forme d'une sorte de
satisfac tion orgueil leuse, comme si lui, Patrice , y
était pour quelqu e chose.
son
« Là encore, se dit-il, Jacque line a exercé
))
.
charme naturel
Sans para1Lre attache r d'impo rtance à sa réponse , il
expliq ua:
- Je la verrai certain ement ici ou chez son frère,
car je suis chargé de m'inro rmer de la date de son
reLour ou de la ramene r au besoin.
- Eh bien J tu tombes mal J s'excla ma Mm. Raynal. Co n'est pas le momen t J
Puis, devant le regard interro gateur de son fils, elle
précisa :
- Mais, au fait, tu ne semble s au couran t de
rien ~
La femme de chamb re entrait, poussa nt devant
elle la baladeu se sm laquell e était dressé le goMer.
Mme Raynal dut s'interr ompre et, pendan t ce court
silence , Palrice se sentit à fleur de peau comme un
frisson d'angoi sse.
- Deux sucres, je crois P Une lranche de citron
el pas très fort P C'est bien cela, n'est-ce pas ~
- 011i, maman , répond it distrail ement Patrice .
- fi Hons, mon grand, je n'ai nas ouhlié tes habitudes. Tiens, sers-toi des toasts. Tu es chez toi, ct il
y a lon!;'te mps que person nellem ent je n'ai éprouv é
tant ne joie. Tl est vrai qu'en ce momen t l'hori7.0n me
semble serein ... Où en étais-je donc, quand Lucie est
entrée P... Ah J voilà 1. .. .le disais que tu n'élais au
couran t de rien. M. ct Mme Lenoir ne s'étonn ent pas
du long séjoU\' ùe le1lr fillo ici P
- Oh J si peu J Elle est telleme nt gâtée qu'ils ne
�LE QUATORZIÈME CONVIVE
73
manifestent guère leur opinion. Ils pensent seulement
qu'elle s'amuse, et ça leur sufOt.
Mm. Haynal eut un sourire précis comme une règle
de grammaire.
- Je n'ai encore que des soupçons, aCfirma-t-elle.
Mais j'ai dans mon idée que ce qui la retient à Paris
est plus sérieux que le seul plaisir ... Tu ne devines
pas P
Le salon, fort heureusement, n'était éclairé que par
une lampe posée sur une console Empire, et Patrice
se trouvait dans l'ombre. Il avait presque brutalement
reposé sa tasse, et son regard s'accrochait à celui de
sa mère, laquelle souriait béatement, sans ]e moindre
soupçon du ma] qu'elle allait faire à celui pour lequel
elle aurait volontiers sacrifié sa vie.
- Jean et Jacqueline ne se quiltent point, insislat-elle avec la ténacité de l'inconscience; ct, si mon
espoir .se réalise, si mes déductions sont exactes, je
crois que, d'ici peu, il y aura du nouveau. A ce
propos, ta visile inopinée va m'être très secourable,
car tu es ]a sagesse et l'équilibre personnifiés, et tu
sauras évaluer à sa juste Jllesure le bonheur que je
ressens, qui est celui de toutes les mamans quand
elles sont assurées du bonheur de leurs fils. Tu
connais Jean, et malgré l'antagonisme do vos goûts
et de votre mentalilé, tu l'aimes de tout lon cœur de
frère. C'est, du reste, un bon petit; et si lu voyais
comme il se montre plein de prévenances pour Jacqueline, attentif à ses moindres caprices, tu en serais
surpris loi-même.
« Quant à elle, sûre do son pouvoir, en véritable
petite femme, elle le laj~se
faire avec une sérénité
déconcertante qui Cait mon aùmiration et, je dois le
dire, mon élonnement, à moi qui suis d'nne antre
époque, d'un temps où c'était nlle manière de dogmo
d'élever les jeunes filles dans la terreur sacrée de
l'homme, ce monstre donl elles devaient à tout prix
sc garer. Elle me plaH infiniment, celte pelite. Dès
�74
LE QUATORZIÈME CONVIVB
le premier jour où elle me fut amenée par Jean et sa
belle-sœur ColeUe, ello a fait ma conquête. Elle m'a
gentiment embrassée, m'a longuement parlé de toi,
pour qui elle a infiniment d'estime el de sympathie.
Et ceci non plus n'est pas pour me déplaire, tu dois
bien le penser. Je suis et j'ai toujours été si fière de
mon grand 1
Mme Haynal avait pris de nouveau dans ses mains
la tête de Patrice, le dévisageant avec tendresse. Ah 1
si elle avait pu comprendre quelle torture elle venait
d'imposer à cet être chéri entre lous 1 Mais les
mamans les plus tendres peuvent êtro cruelles à leur
iusu.
- Je vois, poursuivit-elle, que tu es surpris. Mais
tu ne peux l'être davantage que je ne le suis moimême. J'ai si longtemps redouté pour ton frère une
rencontre fatale, que je ne puis dissimuler ma joie
de voir son cœur entraîné dans un sillage aussi rassurant. Et cela, c'est li toi qu'il le devra.
En cetle minute, Patrice apprécia plus que jamais
10 calme naturel et la sobriété de paroles qui formaient le fond même de son caractère. Ainsi, sa mère
ne pouvait s'étonner de son mutisme.
A dire vrai, il était dans un état do semiincose~
comme quelqu'un qui, venant de
heurter violemment un obstacle imprévu, no réalise
pas encore ce qui lui est advenu. De tout ce que sa
mère venait de lui confier, deux mols seulement se
détachaient: « estime ct sympathie ». Et il traduisit:
la gentillesse de Jacq~elin.
à SOI: égard, ses sourires
ensorcelants, ses taqumerles, vOire mêmo son intervention cn sa faveur près de M. Lenoir, tout cela se
résumait en ces benls concepts: « estime et sympathie ». Les miettes d'un festin où il n'était point
convié.
Ah 1 combien il eût voulu n'uvoir pas quitté Le
Havre 1 Mais, fidèle li sa croyance que seule la Providenco dirige nos moindres actions, il ponsa quo ce
�I,E QUATOIl7.rÈlItE CONVIVE
75
voyage à Paris était indispensable pour couper, avant
qu'il ne soit trop tard, les ailes à son r~ve
absurde.
Aussi considéra-t-il comme la meilleure solution
d'avoir reçu de celle maman qui l'adorait le coup
brutal et décisif.
Et tout de suite, avec cette absence de fatuité qui
le caractérisait, il se dit que si sa mère, constatant
elle-même le charme de Jacqueline, n'avait pas un
instant songé que lui, Patrice, pourrait s'en éprendre,
alors que depuis deux mois il vivait dans son entourage im médiat, que penserait celle-ci, dans le cas où
il aurait l'audace de le lui laisser voir P Il crut
entendre son rire cristallin en réponse à l'aveu, et il
frissonna.
Cependant, Mm. naynal, toute à son enthousiasme,
continua:
- Maintenant que je t'ai conlié ce secret, je voudrais savoir de toi si, réellement, Jean ne va pas audevant d'un échec P Crois-tu que M. Lenoir n'a pas
d'autres vues pour sa fille il
Patrice se ressaisit. Il ne pouvait se murer plus longuelllent dans le silence sans dévoiler son mal.
- M. Lenoir, dit-il, ne contrariera jamais sa fille.
Pour cela comme pour le reste. C'est un principe.
Si Jacqueline aime Jean, si elle décrète de l 'épouser,
elle saura, sois-en sûre, le faire agréer. Or, tu
affirmes qu'elle l'aime et. ..
- Je n'affirme rien. Elle ne m'a fait aucune confidence ; mais j'ai des yeux pour voir et des oreilles
pour entendre.
Patrico en savait assez. Décidé à ne pas connaître
les détails de cette idylle, il coupa, un peu nerveusement:
- Tu sais que je suis très mauvais juge en la
matière. L'amour, pour moi...
.
.
A son tour, l\'lmo Raynal l'interrompIt en sounant.
- Oui, dit-ello, jo sais quo tu n'as pas .enco~
trouvé 10 temps de songer R lui. Néanmoms, Je dOlS
�76
LE QUA 'l'OnZIÈME CONVIVE
t'avouer que lorsque tu nous as dit avoir accompagné au Havre la fille de M. Lenoir, j'ai craint que
tu ne te sois laissé fourvoyer dans quelque aventure.
Pour Jean, pareille chose ne m'aurait pas inquiétée.
Il évolue avec une telle aisance dans cet ordre de
sentiments, que je n'y aurais pas pris autrement
garde. Mais toi, mon Patrice, si incomplètement
arm6 contre les méprises du cœur, je te voyais déjà
voué à toutes sortes d'événeménls fâcheux !.. . Les
mères sont toutes les mêmes, vois-tu 1...
Elle riait, cependant que Patrice, pOUl' cacher son
trouble, beurrait toast sur toast, et il paraissait tellement absorbé par ce travail, que Mnle Raynal lui
dit:
- Je t'ennuie, n'est-ce pas, avec toutes mes histoires il Peut-être as-tu, toi aussi, beaucoup de choses
à me dire il
Patrice regarda sa mère et s'efforça à sourire. Si
celte phrase avait été prononcée dès leur entrée dans
le pelit salon, qui sait s'il n'aurait pas laissé échapper
son secret il Les événements eussent pris alors une
tournure toute différen te.
« Comme il fnut peu de choses, pensa-t-il, pour
détraquer le mécanisme de toute une existence 1 »
Il s'apprêtait à répondre, lorsque la voix de
M. Raynal se fit entendre dans l'antichamhre.
- Voici ton père, dit Mill. Raynal, un doig.t sur les
lèvres. Surtout, pas un mot de ce que nous venons de
dire.
Le maître papetier, en erret, pou 'sait la porte.
- Comment, toi ici. il Tu es al'l'ivé sans prévenir il
Ce disant l'industriel étreignait son fils avec une
joie non dissi rnulée. Puis, l'écartant, il l'examina
de la tête aux pieds.
- Tu as changé, observa-t-il.
Et, se tournant vers sa femme:
- Tu ne trouves pas il Ma parole, il va bientôt
rivaliser d'élégance avec son frère 1
�LE QUATORZIÎ>ME CONVIVE
77
En vrai, Mme fiaynal n'avait rien remarqué, encore
que ce changement fût très sensible. Mais, pour elle,
Patrice était un homme à part.
- A propos de Jean, continua l'industriel, il vient
do me téléphoner. Avec Me Lenoir, sa femme et
Jacqueline, il va passer le week-end à Fontainebleau
chez la sœur de Cbavert. Si j'avais su que tu étai~
là, il ne serait pas parti.
Cette nouvelle fut au contraire, pour Patrice, une
délivrance. Cela lui éviterait un pénible tête-à-tête
avec la jeune fille, et cette perspective lui rendit en
partie la liberté d'esprit dont il avait besoin ponr
entretenir son père de l'aITaire important.e dont l'avait
chargé M. Lenoir. Aussi répondit-il:
- Je ne suis pas venu ici en trouble-fête. Je passerai entre vous deux ces trop rapides journées très
agréablement et, demain soir, je regagnerai Le Havre.
Pour l'instant, Patrice s'en tint là dans l'élaboration de ses futurs projets. Mais déjà il était formellement résolu à fuir aussi Le Havre, le plus loin et le
plus rapidement possible.
CHAPITRE VII
- Comment 1 Patrice est venu?... Ça, par
exemple 1. ..
- Il est venu samedi, chargé par votre père de
passer un marché avec la maison fiaynal. Il est
reparti dès dimanche soir, aussitôt après diner.
Jacqueline regardait Joan, debout dans le salon de
MD Lenoir, et son visage laissait paraître une telle
déception, que Jean riposta, moqueur:
- Eh bien 1 vrai 1 s'il pouvait voir votre tête en
ce moment, cc pauvre Patrice ne pourrait qu'être très
!latté. Oh 1et puis, il ne remarquerait sans doute rien.
l) est si peu fat 1
�78
LE QUATORZIÈME CONVIVE
C'est là une qualité dont vous ne pouvez pas
vous targuer 1
Nullement vexé par cette chiquenaude, Jean Raynal, en se laissant tomber négligemment dans une
bergère: '
- Il est toujours avantageux, dit-il, d'avoir une
bonne opinion de soi ... A propos, où allons-nous, ce
soir P
- Nulle part, je boucle mes valises.
- Comment 1 vous partez P
- Oui, j'ai décidé. La famille doit trouver que
j'exagère. J'étais venue ici pour y passer huit jours,
ct voilà presque trois semaines que je suis arrivée.
- Dites Cranchement que vous en avez assez de
Paris et... des Parisiens P
Jacqueline, debout et les reins cambrés devant une
glace murale, rectifiait du bout des doigts une boucle
J·ebelle. Sans se détourner, elle répondit:
- Peut-être.
Jean Raynal sc leva, s'approcha d'elle, la prit aux
épaules et, la regardant dans le miroir, il menaça:
- Répétez un peu ce que vous venez de dire P
A son tour, elle le fixa et répondit:
- Je maintiens que rai hâte de retrouver ma ville,
mon home et. . . mes anus.
- C'est vrai, au Cait, insinua Jean, acerbe; Philippe Berthelot est au Havre depuis huit jours et doit
vous atlendre avec une impatience fébrile.
- Exactement.
A celte réponse précise, .Jean. se pencha brusquement et, avant que Jacquelme aIl pu se dégager, lui
planta un baiser sur la nuque.
D'un mouvement presLe, eHe
volte-face.
- Mune 1 s'écria-t-eHe.
Co simple qualificatif ramena l'audacieux à une
plus juste conception du respect que tout homme
bien né, si moderne soit-il, doit à une jeune fille.
nt
�LE QUATORZIÈME CONVIVE
79
Quelque peu décontenancé, il s'inclina et murmura:
- Je vous demande pardon.
Jac9ueli.ne eut un imperceptible sourire qu'il ne
surpnt pomt.
Depuis leur première rencontre à l'Ixe Royale
Jean Raynal avait fait appel au jeu complet de se~
moyens de séduction, depuis le grand air d'opéra jusqu'à la romance, s'énervant de sentir en Jacqueline
une partenaire aussi rétive. Car il était visible que
même en lui donnant la réplique avec beaucoup
d'apparente sincérité, elle s'amusait, sans plus.
Etait-ce ce fait anormal pour lui, habitué à des succès
plus rapides et plus complets, qui aiguisait son désir
de vaincre et de convaincre P toujours est-il que,
depuis ce jour, il s'était institué le galant chevalier
de Jacqueline Lenoir.
Celle-ci reconnaissait en lui toutes le5 qualités
requises à ces jeux et à ces ris, auxquels les femmes
se montrent toujours très sensibles. Aus5i bien avaitelle accepté sa compagnie et, partout où l'on s'amuse,
on était sllr de les y rencontrer.
Ce fut elle qui, la première, désira être présentée
à Mme Raynal et fut tout de suite gagnée par la douceur et l'affectueuse courtoisie de la femme de l'industriel.
Depuis ces trois dernières semaines, elle s'était
trouvée emportée dans une vague de plaisirs et de
dislraclions. Ce n'étaient que diners, cocktails, dancing, théâtre, cinéma, ou encore promenades en auto
avec son frère et sa belle-sccur. Le temps passait
comme un éclair. Or, Jean Raynal élait toujours là :
il « séchait » la Facu lLé. Colette, indulgen te pour
Jacqueline, accueillait le jeuno étudiant avec son
amabilité coutumière. Seul, j\f" Lenoir s'était risqué
à fairo quelques observations de pure convenance;
mais, avec son pelit air de no pas y loucher, Jacqueline l'avait très gontiment fait tairo ; si bien que, lui
�80
LE QUATOnZIBl\Œ CONV1VE
aussi, en était arrivé à considérer ce joyeux compagnon comme le commensal indispensablo à toutes
leurs sorties.
Cependant, depuis quelque temps, dans les lettres
de sa mère, Jacqueline, lisant entre les lignes, devinait une certaine impatience à la voir réintégrer le
beÎ'cail. De plus, le voyage de Patrice à Paris, accompli sans qu'il ait tenté de la rencontrer et sans lui
transrnelll'e le moindre message de ses parents, l'intriguait. Ces diverses raisons avaient déterminé sa
brusque décision de rallier Le Havre.
Néanmoins, il ne lui déplaisait point de se sentir
regrettée, et 10 geste peut-être inéfléchi de Jean
Haynal, gesle déclenché par un sentiment de pure
jalousie, ne l'irritait pas autant qu'elle voulait bien
le dire. Aussi, dès qu'il eut fait amende honorable,
elle daigna se montrer généreuse.
- Le Havre n'est pas si loin de Paris, dit-elle en
riant, et peut-être aurez·vous un jour le désir de voir
votre frère ~
La subtilité de l'invitation fit sourire l'étudiant;
mais beau joueur comme toujours, il répondit du
tac au tac, sur le ton de la plus parfaite indifférence:
- Certainement, car Patrice ct moi sommes très
unis; et pourtant, convenez qu'on l'encontre rarement deux frères aussi dissemblables.
- Patrice est un type épatant 1 affirma Jacqueline spontanément et sans réfléchir à ce que sa phrase
pouvait avoir de blessant pOUl' Jean Hayna!.
- Et moi un type impossible 1 répliqua celui-ci
d'un petit ton aigrelet comIlle un verre de piccolo. Je
traduis votre pensée pour vous épargner la peino de
10 faire.
Jacqueline, q\1 i venait d'allumer une cigarette,
ramassa son briquet, lança "ers le plafond quelques
ronds de fumée; puis, observant l'étudiant du coin
do l'œil, elle dit:
- Oh 1 vous sa vez, je peux très I)ien la traduiro
�LE QUATORZIÈME CONVIVE
81
toute seule. Vous le voulez? Soit 1 Il Y a, en efiet,
votre frè~'e
et vous ~a mêmo différence qu'entre
le Jour et la nUIt. Vous bnllez, vous, comme le jour ...
- Mais vous préférez la nuit, persilla Jean.
- Elle a son charme, constata tranquillement Jacqueline. Sans ~oute
' ?Oit-Oll melt!'e plus de temps,
apporter p lus d atlentlOn pour arnver à découvrir ce
qui se cache dans les ténèbres; mais quand on y est
parvenu .. .
- Tiens, tiens 1 railla l'étudiant, dissimulant mal
un léger dépit. Mais, dites-moi donc? Est-ce que, par
hasard, j'aurais flirté avec ma future belle-sœur ~
Jacqueline rougit jusqu'à la racine des cheveux.
Sans doute, elle commençait à connaître Jean Raynal
et le savait coutumier des phl'uses à J'emporte-pièce;
mais celle-ci la prenant au dépourvu, elle n'avait
pas été maîtresse de son réflexe. Cependant, elle
répondit, ambiguë comme un oracle:
- Sait-on jamais il
Mais s'avisant soudain que ce point d'interrogation
sibyllin pouvait prêter à toutes sortes d'interprétations, elle se leva et, rompant les chiens, elle jeta:
- Maintenant que nous avons l'un et l'autre
épuisé jusqu Il fond de cale nos réserves de sottises,
je vais vous rendre votre liberté. Je vous le répète:
j'ai décidé de partir demain soir, dernier délai, et
j'ai des préparatifs à faire. A quelle heure pour ai-je
aller prendre congé de votre mère il
Voulez-volls que nous y passions tout de suite?
- Non; je dois sortir avec Col eUe.
- Alors, demain, après le déjeuner. Si loutefots
cela VOllS convient.
- O. K.
Jean ne se résignait point à ~tre
ainsi débarqué.
- Peut-être, insinua-t-il, pourrions-nous nous
retrouvel' à 1'heure du thé P
- Impossible; je suis attendue cbez Mm. Chavert.
Non; il est préférable de nous dire à demain, chez
en~r
1
6
�82
LE QUATORZIÈME CONVIVE
et vous viendrez m'accompagner au train, à
moins que cela contrarie vos projets.
Sous peine d'être réellement importun, Jean ne
pouvait insister davantage. 11 prit la main que lui
tendait Jacqueline, la retint un moment, puis y posa
ses lèvres, en accompagnant son geste d'un regard à
faire fondre un iceberg; ,mais il ne reçut en échange
qu'un sourire quelque peu narquois ... une aumône (
11 fut heureux d'être dehors pour extérioriser sa
pensée. Tout en déambulant, il marmonnait un soliloque :
« Qu'a·t-elle subitement P Hier encore, elle ne
m'aurait pas semé aussi délibérément. ))
!\fais Jean Raynal n'était pas homme à philosopher
sur lui-même, et il accepta les événements avec sérénité.
« Bah ' 1 fit-il. Apres Thalie, Euphrosine 1.. . ))
VOUS,
Cependant, lorsqu'à l 'heure du dîner il réintégra
10 domicile paternel, il n'avait pas encore entièrement digéré oc départ brusqué, et il en cherchait la
raison.
Aussi, quand il pénétra dans le petit salon où,
comme chaque jour, Mme Raynal travaillait en attondant le moment de passer à table, celle-ci vit à son
air préoccupé que quelque chose d'anormal avait de.
se passer. 1\1ais elle lui attribua une toute autre cause.
- Tu rentres de bonne heure, dit-elle négligemment après qu'il l'eut embrassée.
- J'aurais même pu être là dès quatre heures.
J'étais libre.
- Jacquelino m'a fait tenir celle magnifique gerbe
de roses, Cette petite a vraiment pour moi toutes les
délicatesses.
d~ la table sur laqueIie, bien
Jean s'était aproc~é
en évidence, s'épanouissaient les 11eurs.
- Hommage de l'adieu, fit-il en les respirant ..
�LE QUATORZIÈME CONVIVE
83
Comment 1 elle part?
- Oui, demain. Ces roses t'annoncent sa visite.
Elle doit venir après le déjeuner.
~'lu.
H.aynal regarda tendrement son fils et s'expliqua sur-le-champ son visage soucieux. Elle sourit
en disant:
- Voilà donc pourquoi tu fais une mine si
morose.
Jean eut vers sa mère un coup d'œil surpris.
- Morose, moi 1 parce que Jacqueline regagne ses
pénates J Oh 1 je ne suis plus un collégien 1
Mais l'excellente femme n'était pas convaincue.
Néanmoins, son tact habituell'empôchait de pousser
plus avant ses investigations. Elle fit seulement
observer:
- Pour ma part, je la regrette infiniment. Je
l'aimais déjà.
Jean Raynal s'était assis en face de sa mère et,
après en avoir sollicité l'autorisatioll, alluma Ulle
cigaretle. Ceci fait, il dit sans appuyer:
- Console-toi, maman. Tu la reverras. Et si mes
pronostics sont fondés, j'ai idée qu'il te sera permis
de l'aimer comme ta fille.
C'était suffisamment clair, et le visage de Mme Rayllal s'épanouit.
- Vrai 1 s'écria-t-elle. Oh 1 mon petit, que je suis
heureuse 1 de ton bonheur d'abord 1
- lié 1 là, lu te trompes de diagnostié 1 Il n'est
nullement question de mon bonheur en ce moment.
- Comment appelles-tu donc la joie de s'aimer il
Aimes-tu Jacqueline, oui ou non?
Ce fut par un bruyant éclat ùe rire que Jean
répondit tout d'abord. Puis, lorsqne sa crise d'hilarité
fut un peu calmée, il rencontra, posé sur lui, le
regard allrislé de Mm. HaynaJ. Il quitta son siège,
vinl 5 'asseoir sur le bras du fauteuil de sa mère et
passa son bras autour de son cou. Môme uvee elle, il
savait user de son charme.
�1
84
LE QUATORZIÈME OONVIVE
Où donc as-tu vu que j'aimais Jacqueline P
fit-il, franchement surpris.
A vrai dire, Mm. Haynal ne savait que répondre;
car, depuis quinze jours, elle s'éLait si bien persuadée de l'amour des deux jeunes gens, que sa
déception était grande.
Comme s'il devinait son indécision à répondre,
Jean poursuivit:
- Parce que nous sympathisions et que nous nous
plaisions ensemble P Parce que j'avais pour elle les
attenLions que ·l'on 0. pour une jeune femme chic,
jolie, intelligente, avec laquelle tout homme serait
fier de se monLrer P Sans doute, Jacqueline me plaît
infiniment, je l'avoue, en tant que flirt 1. .. mais .. .
- Le flirt 1 interrompit Mm. Raynal, scandalisée.
Un mot de voLre temps, le terme à la mode 1
- Une mode, en effet, tout simplement, mais une
mode charmante; et comme il n 'y a rien de nouveau
sous le soleil, ce n'est en somme qu'un voyage à
travers la carte du Tendre, jadis imaginée par
Mlle de Scudéry et mise au goÜt du jour par miss
TrenLe-Sept. Le flirt, ma chère maman, est, avec le
sport, nécessaire à la jeunesse actuelle pour faire
équilibre à son scepticisme. C'est d'ailleurs aussi une
forme de scepticisme, car nous autres de l'actuelle
génération, celle des moins de trento ans, nous ne
croyons guère à l'amOllI' sans alliage. Le flirt n'est
qu'un jOli où le cœur n'a que faire, car il ne comprendraiL rien aux fantaisies de la règle. De la camaraderie un peu poussée, du sen Liment à fleur de peau
et qui n'esL même pas de l'amitié. C'est une sorte
de cocktail où il y a un peu de tout, de la sympathie,
peut-être une poinLe d'orgueil pour l 'homme, un
soupçon de coquetterie pour la Cern me, avec pas mal
d'égoïsme à la clé, et pas le moindre atome d'amour
inLégral. Tel qu'il est, c'est un passe-Lemps qui a
beaucoup d'adepLes et où Jacqueline et moi sommes
à égaliLé de force, ou à peu près. Mais tout plaisir
�LE QUATORZIÈME CONVIVE
85
finit par s'émousser. Alors, on passe la main, el
voilà 1
- Tu es vraiment cynique, mon chéri, et je me
réjouis de n'être pas de votre époque.
'
Jean, qui, en dépit de son caractère volage, aimait
profondément sa mère, vil bien qu'il l'avait blessée.
11 l'embrassa à nouveau.
Mmo Raynal réfléchissait.
- Mais, dit-elle tout à coup, puisque tels sont,
hélas 1 tes sentiments, pourquoi m'as-tu dit tout à
l'heure qu'il me sera peul-êlre donné d'aimer Jacqueline comme ma propre fille P
- Eh bien 1 maman, tu as deux fils, il me semble,
le jour et la nuit, comme dit Jacqueline, ct j'ai l'impression qu'elle préfère la nuit au jour. Quant à
Patrice, pour être s11r, il me faudrait le voir. Tu n'as
rien remarqué, samedi ~ Il ne t'a pas paru
changé P
Brusquement, Mme Raynal prit conscience du mal
que, Sans s'en douter, elle avait pu faire à son fils.
En un éclair, tous les délails de leur conversation lui
revinrent. Elle se souvenait du silence obstiné de
Patrice pendant qu'elle l'entrelenait de Jean et de
Jacqueline, et l'idée ne lui étail pas venue que, s'il
avait volontairement et sans explications abrégé son
séjour, c'élait elle qui, par ses révélations, avait provoqué son départ. Toutefois, elle devait garder pour
soi son inquiétude.
- J'ai' eu, répondit-elle, trop peu de temps pour
m'en rendre compte. Patrice, lu sais, n'est pas facile
à déchiffrer.
Puis, comme si elle se parlait à elle-même, elle
ajouta:
- Et pourtant, je le connais bien.
- Ma pauvre maman, une mère est souvent
aveugle quand il s'agit de ses enfants. La preuve: tu
t'cs bien trompée sur moi 1. .. et ça, c'est un record 1
Moi, vois-Lu, sur le chapitre mariage, jo suis de l'avis
�86
LE QUATOl\.ZIÈME CONVIVE
de M. de Voltaire: c'est une chose si sérieuse, que ce
n'est pas trop d'y penser toute la vie 1
Mais Mm. H.aynal n'écoutait plus son fils. Elle était
bouleversée. Sachant Patrice aussi fermé, nul doute
qu'il ne préférât mouri r plutôt que de laisser s' épanouir un sentiment qu'elle-même avait peut-être tué
dans sa racine par ses révélations irréfléchies et d'autant plus redoutables qu'à cette heure elles s'avéraient fausses. Elle était anéantie et elÎt donné beaucoup pour avoir une certitude.
- Alors, dit tout à coup M. Raynal, paraissant
sur le seuil, on ne dtne donc pas, ce soir P Il est
huit heures dix.
Comme pour lui donner un démenti, la femme de
chambre annonça le diner.
Le courrier à la main, M. Raynal s'avança vers sa
femme.
- Tiens, dit-il, tu vas être contente. Tu as un mot
de Patrice.
L'excellente femme se sentit pâlir. Elle prit des
mains de son mari deux lettres, dont une, en effet,
portait le cachet de la poste du Havre et sur laquelle
elle reconnut l'écriture de son fils.
- Passez à table, dit-elle; je vous suis.
Seule, en tremblant, elle décacheta. Comme toutes
les missives de Patrice, celle-ci était brève. Mais,
dès les premiers mots, Mm. Raynal en évalua toute
l'importance.
Ma
ch~re
maman,
Sans l'avoir prévu, ma visite de sa/nedi devait être
un adieu. Mandaté par M. Lenoir, je pars ce soir pour
Libreville, afin d'y régler un important litige commercial. Tu sais le désir que j'ai toujours manifesté
de fa!re un long voyage. Je suis certain que, malgré
la peme que tn éprouveras de celte séparation de plusieurs mois, tu t'en réjouiras avec moi. Je suis heu-
�87
LE QUATORZIÈME CONVIVE
l'eux d'avoir pu vous embrasser, père et toi, avant ce
départ précipité.
Je vais écrire à papa au sujet de l'affaire que j'ai
réglée dimanche avec lui et lui annoncer mon voyage.
Cependant, je ne voulais [Jas quitter Le Havre sans
t'avoir assurée, toi, ma bonne et douce maman, de
ma tendre affection.
Je t'écrirai au hasard d es escales. Partout, ma pensée sera près de toi, près de vous. Mes amitiés à Jean.
Ton fils sauvage, mais aimant quand même,
PATRICE.
Ayant lu, Mm. Raynal, les yeux remplis de larmes,
resta figée par le chagrin.
« Mon Dieu 1 murmura-t-elle, faites que je ne l'aie
pas blessé irrévocablement et bénissez-le 1 »
Puis, s'essuyant les yeux, elle entra dans la salle
à manger.
CHAPITRE VIII
Ce mardi-là, 18 mai, six mois révolus après les
événements que nous venons de raconter, une réception tout intime était organisée par M. ct Mm. Pierre
Lenoir à l'occasion de l'anniversaire de leur mariage.
Outre Gilbert, Coletle ct Jacqueline, une quinzaine
d'amis, pour la plupart jeunes ménages, avaient été
conviés. M. et Mm. Lenoir senior avaient décliné
l'invitation, voulant, disaient-ils, laisser se dérouler
cette petite fête sous le signe de la jeunesse.
Pierre Lenoir habitait, quai Georges-V, un apparteInent luxueux ct confortable et ses réceptions étaient
très recherchées. Sa femme, Madeleine, née Charnaux, fille d'un gros entrepositaire du Havre, lui avait
apporté une très forle dot, ce qui, joint à sa situu-
�88
I,E QUATORZIÈME CONVIVE
tion personnelle, leur constituait d'importants revenus. Il s menaient donc, comme l'on dit, grand train.
Ainsi que pour les frères Raynal, on aurait pu
affirmer que Pierre et Gilbert Len oir, du point de
vue moral tout au moins, étaient les antipodes.
Autant Gilbert, avocat, était simple, a1ltant Pierre,
armateur, était snob. Sa fem me, dont la bea uté et
l' élégance étaie nt fort remarquées, ne se plaisait que
dans le tourbillon de ]a vie mondaine, s'y sachant
encensée, tant et si bien que Le Havre, où elle faisait
fi gure de déesse, était considéré par ell e comme la
plus bell e ville du monde, alors que Paris, où ene
se sen tait noyée, n'en était que le faubourg. Ene avait
deux enfants, un m s et un e fille de sept et cinq ans,
qu'elle éleva it dans les mêmes traditions.
Au ssi Jacqueline, ennemie de tout ce qui était
conventi onnel, sympathisait bea ucoup moins avec
Madelein e qu'avec Colette, encore qu'elles fussen t, au
dem eurant, d'excell entes amies.
Ce soir-là, pourtant, ell e avait tout essayé pour se
dérober à celle réception dont ell e devinait fort bi en
le mobile accessoire et in avoué. La présence de Guy
Lassarre, ms du viticulteur bordelais et ami de son
frère, élait claire comme une vérité première.
Guy Lassarre, trente ans, for t be:lU ga rçon , mais
le sachant trop, était le candida t o rrl ciel de Pi erre
à la m ain de Jacquel ine, ct cell e-ci ne l'ig-norait point.
NéanmoÎll s, jamais jusqu'alors il n e lui avait fait
onverlrment la cour. Ils étaient de fort bons amis,
sans plus.
Aussi ava it- ell e été un tant in et surprise quand, la
veille, Pierre lui avait déclaré que Guy Lassa rre, ce
tan
mâle du célibat, serait au
so ir- là seul r ()pr~sen
nombre des invl~s.
Cette nouvelle, rapproch ée d 'uno
conversaI ion <lu 'ello ava it cue avec son frère quelques
j01ll'S plus tôI , l'avert. issa it qne le chmger était SO IIS
J'oche. En effot, pOllr Jacquclin e. toute perspective
de mariage étan t un danger, elle était r ésolue à
�LE QUATORZIÈME CONVIVE
80
évincer en bloc tous les prétendants, sauf un seul. ..
un outsider, ct celui-là se nommait Patrice; déjà,
elle édifiait avec lui la nlaison de ses rêves, le phalanstère idéal où, côte à côte, ils finiraient leurs
jours.
Comment, elle, Jacqueline, en était-elle arrivée à
une telle conception de l'avenir? Elle-même n'aurait
pu l'expliquer ; mais un fait était là : depuis 10 départ
précipité et inexpliqué du jeune Raynal pour le
Gabon, départ qui avait tout l 'ai r d'une fuite, un
tas de d étails très significatifs l 'avaient éclai.rée sur
son état d'âme. Son flirt avec Jean, en mettant en
opposition les caractères des deux frères, avait donné
toute sa valeur à celui de Patrice, qui lui apparaissait
maintenant sous son véritable jour, dépouillé d'artifices, de fioritures ct de tape-à-l'œ il, ct elle éta it
rentrée au Havre poussée par le désir inconsidéré de
revoir celui qu'elle 3.ppelait toujours son jeune sauvage ... plutÔt par habitude que par conviction.
Aussi sa déception avait-elle été très gra nd e en
appren ant de lu houche même de Mill. Raynal, ù
qui elle étai t allée faire ses ad ieux, le départ de
Patrice pour Libreville. Tgnorant, cela va sans dire,
le véritable motif de cette décision brusquée, ell e la
meltait su r le compte d'ulle i nù ifTércnce totale ù. son
égard. Le seul fait de sa voir qu'il n'a vail Cll aucune
façon cherché à la joindre à Paris la cbiffonna it,
encore qu'il n e l' eût point habituée à une telle
débauch e de sollicitude. E n tout ca , ell e était rentrée au IIavre en proie à une sensation de malaise
indéfinissable qu'à l 'auscultali.on e11e trouva ridicule.
Pa tri ce l 'inléressait donc plus qu'un am i ot'Clinuire? Un fait était cerlain. Elle se renùuit rompto
de l ' importance qu'il avait prise à ses yeux à l'instant précis où elle apprena it son ahsence .
Or, depuis c inq mois qu'il étuit en Afrique, ct bien
que personnellement il Ile lui eût point donné ùe ses
�90
LE QUATORZIÈME CONVIVE
nouvelles, elle avait toujours été informée de ses faits
et gestes, et toujours autour d'elle on en parlait en
termes fort élogieux. La mission dont il avait été
chargé par M. Lenoir et qui exigeait beaucoup d'initiative et de fermeté, avait été remplie de main de
maître, et cela n'était pas pour étonner Jacqueline
qui, depuis longtemps, sous l'écorce falote, avait
repéré l'homme.
Elle songeait à tout cela en achevant sa toilette
a,'ant de se rendre chez son frère, où il lui faudrait,
sans nul doute, subir les déclarations enflammées de
Guy Lassarre . Pour le moment, la seule chose à faire
était de gagner du temps, car il lui était assez difficile de refuser catégoriquement ce candidat qui avait
les faveurs de toute la famille, y compris celles de
Gilbert, lequel se montrait plus circonspect que tout
le monde lorsqu'il s'agissait de sa petite sœur.
Prête à partir, elle jeta un dernier coup d'œil à sa
psyché, qui refléta fidèlement une Jacqueline éblouissante dans une robe du soir en satin mat d'un rose
très tendre; puis, satisfaite, elle descendit.
Comme elle entrait dans le petit salon afm de
prendre congé de sa mère, celle-ci était en grande
conversation avec l'armateur, et les derniers mots
qu'elle surprit furent:
- Comment donc se fait-il qu'il débarque à Bordeaux P demandait Mme Lenoir.
- Mais, ma chère amie, tout simplement parce
que, pour gagner du temps, il a profité d'une occasion. Au lieu d'attendre le départ du Saint-Louis,
qu'il aurait dû aller chercher à Dakar et qui ne touchera Nantes que dans une quinzaine, il s'ost embarqué à bord du premier cargo on partance, lequel doit
arriver à Bordeaux avec une cargaison do bois do
construction.
Intriguée par ces paroles, Jacqueline, qui s'était
arrêtée sur 10 seuil, demanda:
- Qui donc débarque à Bordeaux?
�LE QUATORZIÈME CONVIVE
M. Lenoir sourit en aperc
~ ant
sa fille et la considéra avec une orgueilleuse admiration .
- Devine P répondit-il.
Jacqueline, qui avait cependant un nom sur le
bout de la langue, se déroba.
- Je n'ai pas le sens des énigmes, dit-elle simplement.
- Ton ami Patrice 1 déclara l'armateur. Il rentre
en France à bord du f{onakl'Y et sera à Bordeaux
vraisemblablement le 26 de ce mois. C'est tout ce
que nous savons. Hormis la question affaires, il n'est
pas prolixe, tu le sais bien.
Jacqueline, à cette nouvelle imprévue, ressentit
~ne
joie réelle, bien que cette joie fût mitigée d'un
Je ne sais quoi d'inquiet, d·'incertain. Cependant, ]e
fait d'apprendre ce retour, qu'elle n'escomptait pas
avant plusieurs semaines, lui donna le courage nécessaire pour soutenir de pied ferme l'assaut qui l'attendait au cours de la soirée.
- Mets-toi bien en lumière que je t'admire, dit
Mme Lenoir. Avance encore un peu. Là, c'est parfait.
Ta robe est très réussie. Je trouve que le rose te va
très bien et je suis persuadée que, ce soir, je ne serai
pas seule de mon avis ... Tu as vu Colette P
- Non ... Ils m'ont attendue, je pense P
- Mais oui, elle vient de monter dans ma chambre
pour faire un point à sa jupe. Gilbert est dans le
bureau .et termine une lettre urgente.
. .
DepUIS deux jours, Gilbert et sa femme habItaIent
chez leurs parents, et leur présence donnait à l~ vaste
demeure une animation inusitée dont Jacquelme se
réjouissait.
Quelques instants plus tard, la limousine de
Mma Lenoir dérosait les trois jeunes gens chez, ]e~r
frère Pierre. Dès qu'ils curent pénétré dan.s.1 antIchambre. Guy Lassarre, aux aguets, se précIpIta audevant des arrivants.
- Enfin 1 dit-il cn s'adressant surtout à Jacque-
�02
LE QUATORZIÈME CONVIVE
line. Je commençais à me demander si je n'avais pas
fait in utilement un aussi long voyage.
Ce disant, il baisait la main de Colette et s'apprêtait à accomplir le même rite à l' égard de Jacquelin e,
m ais celle-ci devança son geste en disant uvec une
pointe de rosserie:
- Ce Guy est étonnant 1 11 restera toujours aussi
gosse 1
Elle avait enveloppé sa phrase d'une telle conviction, que Colette et Gilbert ne purent retenir un
éclat de rire . Quant à Guy, sans doute était-il en traîn é
aux coups de patte de Jacqueline, car il se contenta
de sourire, d 'un sourire qui sentait peut-être un
peu l'effort, et galamment lui offrit le bras.
C'était l'heure du cocktail; et après que Jacqueline eut salué tous ses amis, Guy, désireux de ne pas
perdre des instants précieux, proposa :
- Venez. J'ai commandé ft votre intention un
cocktail dou 1 j'ai moi-m ôme établi la recette.
- Alors, très peu pour moi 1 Je connais votre
talent, mon cher. Vos mélanges n e sont pas d'un
b arman, mais d'un chimiste 1 La dernière foi s que
j'a i cu l'occasion de les mettre à l 'essai - ma foi,
c'était ch ez vous, à Bordeaux, - j'aï failli en mourir 1
- Pensez-vous 1 l'é[Jliqua Guy Lo.ssarre, Sans se
démonler. C'était le champagne qui vous avait indisposée et pas mon cocklail. D'abord, aujourd'hui, ce
n' est pas le même. C'est mon dernier n é. Je l'ai
appelé « Le Myrtille )), ce qui, dans le langage des
fleurs, sign ifie: « don d'amour )J . Venez; vous allez
voir comb ien c'est exq uis. Malheureusement il ne
sera pas aussi fam eux qu'il cût été à Bordea~x
car
j 'y joins, là-bas, une liqueur spéciale, réservéo' aux
amis.
J:.tcquclin e, dont les pensées, co soir-là, s'orientai ell t fort agréablement, s'amusa it de voir son soupiran t planter ses jalons et se lais o. it faire. Que ri squait-o lle, après tout? Guy élait un garçon aimable,
�LE QUATORZIÈME CONVIVE
93
tout en surCace, avec lequel il ne Callait point s'aviser
de creuser très profond, mais supportable à condition de ne parler de rien, ou du moins de pas grand'chose. Aussi bien, entrant dans son jeu:
- De sorte que, dit-elle, si je veux conna1Lre le
fin du fin de votre super-cocktail maison, il me faudra faire le voyage il
- Tiens, mais au fait, approuva Guy Lassarre que
cette perspective séduisait, ce serait là une excellente
idée J Bordeaux est merveilleuse en ce moment. Et
c'est une ... si belle ville J
En émettant celte suggestion, Jacqueline n'avait
aucune arrière-pensée, mais tout à coup l'idée lui
vint que Patrice y débarquerait le 26. L'occasion
s'offrait à elle, combien tentanle, d'aller le surprendre, comme par hasard, à l'arrivée du Konakl'Y,
et ils pourraion t faire ensemblo le voyage de retour.
Elle avait encore présent à la mémoire la randonnée
accomplie huit mois plus tÔt de Paramé au Havre.
A co moment, clle eûl bien ri si quelqu'un lui avait
prédit qu'olle aimerait Patrice. Elle se souvenait des
moindres détails de cette longue balade. Cependant,
leur arrêt à la bo iJique de Lisieux dominait tout le
reste. C'est là que, peut-êtro, se situait l'embryon
de cet amour si imprévu. En effet, à partir dé celte
minute, la fin du voyage lui apparaissait plus floue,
comme si déjà elIe ne possédait plus la parfaite maî.
trise de ses concepts.
A cel te heure, Jacqueline considérait ce nou,:eal.l
tête-ô-tète non plus en auto, mais en ~lepmg,
comme une réédition de l'autre, avec cette différence
que la règle du jeu n'était plus du tout la mÔme.
Il y avait une carlo retournée avec laquelle clIe
denait compter.
.
- Alors P insista Guy Lassarre, surprIs de son
silence. C'est oui il Je vous emmène il
La résolution de Jacqueline éwit prise. .
- Pourquoi pas, après tout il répondit-elle on
�94
LE QUATOnZlÈME CONVIVE
riant. J'ai là-bas un excellent copain, Hubert Marçais.
- Ne soyez pas méchante, voulez-vous ~ et ne
gâtez pas le plaisir que je ressens de votre acceptation. Accompagnez-moi; nous allons annoncer cette
bonne nouvelle à Pierre ...
... Et le surlendemain, Jacqueline, en compagnie
de Guy Lassarre, roulait vers le grand ·p ort de la
Gironde. Cc n'était d'ailleurs pas la première Cois
qu'elle sc rendait chez son ami bordelais, les familles
Lassarre ct Lenoir étant liées depuis fort longtemps
par une solide amitié. Elle y avait déjà, et à plusieurs
reprises, Cait de longs et agréables séjours.
Les Lassarre, riches viticulteurs, étaient propriétaires d'importants vignobles du pays de Sauterne.
Aimables et accueillants, chez eux on était sûr de
trouver toujours table servie. La chère y était soignée
et les crus excellents. M. Lassarre en tirait vanité.
Avec son accent qui était toute une profession de Coi,
il disait, en manière de doctrine: « Le bon vin, c'est
peut-être la seule chose qui soit ici-bas réellement
bonne: c'est de la bonté intégrale en futaille. ))
Cependant, au cours des jours qui suivirent son
arrivée, Jacqueline comprit, à certains indices que
son voyage prenait, aux yeux de ses hÔtes, une i~por
tance capitale et peut-être décisive, et il lui fallut
se tenir constamment sur ses gardes pour ne point
prêter ]e moins du monde à un regrettable malentendu.
Elle laissait Guy faire sa cour discrètement, bien
que visiblement, tablant SUl' leur vieille camaraderie
pour demeurer volontairement aveugle. L'essentiel,
là aussi, était de gagner du Lemps ct de louvoyer
jusqu'au 2G au travers des écueils chaque jour plus
menaçants.
Naturellement, elle n'uvait parlé qu'incidemment
de J'arrivée de Patrice, la taxant de simple co'inci-
�LE QUATORZIÈME CONVIVE
95
dence. Ce fut ainsi qu'à la veille de son débarquement, elle dit, avec son air le plus ingénu:
- Tiens, mais, au fait, il serait peut-être poli que
j'aille saluer à son passage M. Hay11al. Cela serait
agréable à papa .
Sans éventer la ruse, Guy acquiesça.
- C'est une excellente idée. Je vais aller con sulter
l'horaire dans le bureau de mon père. A bord de
quel bateau est-il P
- Un cargo des (( Chargeurs )J, le Konakry.
- Attendez-moi une secon de.
Quelqu es in stants s'écoulèrent et Guy revint avec
le r enseignement.
- Le. vapeur est annoncé pour sc>pt heures.
- C'est tard, pOUl' le dîner.
- Qu'à cela ne tienne, nous dînerons au restauraJlt, cOlllme deux amoureux.
A entendre Guy, tellement il semblait sûr de lui,
on aurait pu croire que la partie était gagnée ct qu'il
en était l 'heureux bénéficiaire. Jacqueline eut un
remords de ne pas, sur-le-champ, le détromper. Mais
elle sc déroba, remettan t cette corvée à l'heure du
dépa rt, après qu'elle aurait vu Patrice Raynal.
Tout l'après-midi, ell e n e pensa qu'à cette cntr~
vue qu'elle vivait par anticipation. La folle du logIS
faisait des siennes. Jacqueline se représentait la surpri.so de Patrice, escomptant l'accueil enthousiaste
qUl, sans doute, sera it le sien, ct faisant par avance
les demandes et les réponses. Elle était cer taine qu'il
devinerait le mobile de sa ven ue à Bordeaux. Au
besoin, elle le mettrait sur la yoie par qnelques allusions judicieusement glissées au cours du dialogue.
Tout était donc parfaitement r églé; tout, sauf
l 'imprévu.
Quand, le soir, escortée de Guy Lassarre, .eIle se
prése nta au débarcadère des Chargeurs Réums, !acquelin e, quoi qu'ell e fît , était plus troublée qu elle
ne voul ait se l'avouer. Elle eût préféré être seule pour
�!l6
LE ÇlUATORZIÈME CONVIVE
accueillir le voyageur; mais le fait d'écarter Guy
lui eût peut-être mis la puce à l'oreille.
Ils étaient un peu en avance sur l'heure prévue.
Mais, étant allés aux renseignements, ils apprirent
que le cargo était signalé et n'aurait pas de retard.
Déjà dockers, douaniers, personnel maritime des
mouvemenls du port s'affairaient. Les deux jeunes
gens faisaient les cent pas, trouvant dans tout co
remue-ménage un aliment à leur conversation .
Enfin, le J(onakry vint lentement se ranger le long
du quai, et ils allèrent se poster près de la passerelle,
ausslLôt parée. Ils attendirent un long moment.
Quelques rares passagers quittèren t le navire et
s'acheminèrent vers les bureaux de la douane. De
Patrice Haynal, ·point. Un quart d'heure s'écoula,
puis une demi-heure; personne. Jacqueline s'étonna .
Complaisamment, Guy s'informa près d'un membre
de l'équipage et, à sa grande stup6faction, il apprit
que celui qu'ils attendaient n'était point sur le
cargo .
- Nous n'avons personne à bord de ce nom-là,
affirma le matelot.
Co Cut pour Jacqueline une tros vive déception,
sur laquelle vint aussitôt se greffer un autre sentiment: l'inquiétude. Comment expliquer ce contretemps il Cependant, pOUl' rien au monde elle n'eût
voulu laisser transpirer quoi que cc fût de ses impressions. Désinvolte, elle dit à son compagnon:
.
- Eh bien 1 mon cher, je crois que nous en
sommes pOUl' nos frais. Notre voyageur nous pose un
lapin .. .' tout simplement.
- Peut-êtro a-t-il été enlevé par quelque si.rène au
cours de la traversée 1 plaisanta Guy Lilssarre.
Jacqueline, à cette suggestion, ne put s'empêcher
de somlre.
- Lui 1 on voit bien qlJe VOliS ne 10 connaissez
pas. La femmo qui voudrait réussir un exploit semblable devrait entreprendre au moins le tour du
�LE QUATORZIÈME CONVIVE
97
monde en sa compagnie 1 Elle n'aurait pas trop de
temps pour gagner la bataille 1
Guy eut l'air de trouver cela très drôle. Entraînant
Jacqueline, il lui murmura, tout en la regardant très
tendrement:
- Il vous en faudrait beaucoup moins avec moi
pour avoir la victoire 1
C'était engager la conversation sur un terrain brûlant. Aussi, Jacqueline prit-elle le parti de plaisanter,
comme s'il s'agissait d'un tiers.
- Pour l'instant, dit-elle, je ne me sens pas de
fo~ce
à affronter le moindre tournoi, car j'ai très
faIm. Vous, pour qui la ville de Bordeaux n'a pas de
secrets, emmenez-moi dîner dans un endroit où l'on
mange bien.
A la suite de son cicerone, très expert en la matière,
elle traversa les Quinconces et, dans les Allées de
Tourny, tOUi! deux cntrèrent à « L'Escargot Boiteux»,
auberge réputée entre toutes pour sa bonne chère et
l'excellence du service. Ils choisirent une petite table
près de la porte desservant le bar, ce qui leur permettait de voir ce qui s'y passait, en même temps
que le va-et-vient du restaurant. A celle heure, le
mouvement était particulièrement intense; et Jacqueline, en dépit de son état d'esprit, s'intéressait
cependant au pittoresque du décor qu'animait le
jeu complet de toutes les races du globe.
En face d'elle, Guy Lassarre, en conférence avec
le maître d'hôtel, élaborait un dîner fin . Sa seule
mimique, soulignée des conseils ou des discrè~e
approbations du préposé à J'ordonnance des VICtuailles, laissait prévoir ce que serait le m~l1u,
Guy
le considérant, ell effet, comme le plus sohde argument à l'appui de ses projets.
Il en fut ainsi que prévu: le repas fut un chefd'œuvre. La gaieté, dit-on, vient du. vent~.
J~cque
line donnait raison au pro:"erbo. EI~1L-C
1 ambln~?,
les mets ou le bau vin, touJours e~l-I
qu olle semblaIt
�98
LE QUATORZIÈME CONVIVE
avoir oublié l'incident du cargo, lorsque soudain,
fourchette en l'air, elle s'immobilisa, fixant un point
à l'a utre bout de la salle.
Surpris, Guy suivit son r egard, mais ne remarqua
rien.
- Que se passe-t-il ~
Jacq ueline éclata d ' un rire nerveux.
- M. Hayna l, que nous cherchions à bord du
Kona"ry, dine là-bas paisiblement.
- Où donc le voyez-vous ~
- A droite, près de la terrasse.
Guy suivit l'indication.
- Ce jeun e homme en gris avec une très jolie
femme ~
- Exactement.
Guy ne laissait échapper aucune des r éactions de
sa compagne, et il commençait à se douter, en constatant sa nervosité, que le fait « d' être agréable à
papa )) n'avait pas se ulement guidé Jacqueline au
débarcadère. Mais, galant comme touj ours, il garda
pour lui ses im pressions. Il savait qu 'il est souvent
dangereux de heurter de front une femme. Une
phrase maladroite devient un préjugé qui reste indélébile. Néanmoins, il éta it homm e et non un saint.
Aussi ne put-il r ésister au plaisir de mordre.
- Eh bien 1 mais, dit-il el\ souri ant, il me semble
que vous l 'avez abom inablement calomnié, ce garçon. 11 n'a pas, que je sache, accompli le tour du
monde, ct il s'est tout de même fait enlever par une
bien joli e fille.
n est vrai qu'elle paraissait superbe. Qu el âge lui
donner P Seize il dix-sept ans, pas davantage. De sa
place, Jncqueli ne pouvait voir de quelle sollicitude
Patrice l'entourait et la façon dont celle-ci Je regardait. Aussi J'i mpress ion qu'elle en eut fut très
désagréable, car il celle ~inutc,
ell e sc remémora
le petit hôtel de Saint-Hilalre-du-Harcouët.
Ello ne pou vait en croire ses ye ux. Patrice avec
�LE QUATOHZIÈME CONVIVE
99
une femme 1 Pour elle, cela bousculait la vraisemblance. Sans doute la ramenaÏl-il en Erance avec
l'inlenlion de J'épouser 1
Obéissant à une impulsion irrésistible, Jacqueline
se leva el, sans une explication à Guy slupéfail, elle
tra versa la salle et se lrou va debout devant Patrice,
sans qu'il l'ait vue venir.
- Bonsoir J dit-elle , narquoise.
Mais son regard se posait non pas sur son ami,
mais sur sa c011Jpagne.
- Jacqueljlle J Vous, ici P Ah 1 par exemple 1 dit
Patrice en souriant... Par quel hasard P
Avant de révondre, Jacqueline dévisagea la jeune
inconnue et pUl constaler que c'élail une admirable
créalure. 'l'l'ès blonde, des yeux bleu foncé comme
un saphir de Birmanie, le visage un peu gras, mais
d'une carnalion laiteuse que le fard n'avait certainement jamais altérée, elle était ce que l'on peut
appeler une jeune fille naturellement belle. A cetLe
minute , Jacqueline connul la jalousie cl d'une façon
si violente qu'elle ne fut plus maîtresse de ses propos.
- Hasard ou non, répondit-elle, en tout cas cela
valait le voyage.
Elle riail u'un rire si lourd d'ironie, que Patrice
perdit son sourire et son visage se fil glacé. D'une
voix calme, mais sèche, il présenta sa compagne:
Miss Ketty Mervil.
Mervil 1 Jacqueline comprit. C'était la fille du correspondant de M. Lenoir à Libreville, chez lequel
Palrice avail séjourné cinq mois duranl. Avant
qu'il n'ail eu le temps d'achever les présentations
et de la nommer oHe-môme, olle riposta:
- Je compronds maintenant pourquoi vous réglez
si parfaitemen t les affaires de mon père. Il y a une
commission 1 Compliments, mon cher 1... une belle
fille, en vérilé 1
A ces paroles presque injurieuses, Patrice la
roglmln de telle façon qu'clio out peur d'un
�100
LE QUATORZIÈME CONVIVE
dale. Jamais eIle ne lui avait connu semblable expression, et cela encore était fait pour la surprendre.
A l'outrage, le jeune homme répondit par l'ironie :
- Vous avez infiniment d'esprit, ma chère Jacqueline. Mais si vous tenez à ce que portent vos bons
mots, vous devrez faire appel à votre connaissance de
la lang ue anglaise. Miss Ketty Mervil n'entend pas
le français .
Surprenant le réIlexe de Jacqueline, il ajouta:
- Mais tout n'en est pas perdu, car, moi, je comprends fort bien ... trop bien, peut-être.
En prononçant ces mots, Patrice avait un tel air
de se moquer du monde, qu'elle se crut devinée et,
dans les circonstances présentes, cela contribuerait à
la meUre dans une situation ridicule qu'elle voulut
éviter. Du tac au tac, elle répliqua, hautaine:
- Ainsi, vous voilà devenu très perspicace P Décidément, c'est une évolution complète, une véritable
mue 1 Je vous laisse à votre agréable tête-à-tête et je
vais retrouver mon fiancé, avec lequel je dîne ici.
Si elle avait escompté chez Patrice la moindre surprise , elle [ut déçue, car il s'inclina et dit seulement:
- Il est peut-être prématuré de vous féliciter il ...
Vous ne tenez pas toujours parole, m'avez-vous dit
un jour.
Mais Jacqueline, sentant nettement qu'elle perdait
l'avantage, ne daigna pas répondre et, traversant à
nouveau la salle, elle rejoignit Guy Lassarre, suivie
du regard par Patrice Haynal. Quand celui-ci eut
repéré le soi·disant üancu, il so tourna vers Ketty ot,
en anglais, lui dit:
- C'est lu fiIle de M. Lenoir. Nous nous chicanons
touj ours; c'est plus qu'une habitude, c'est un vœu.
N'empêcbe que nouS rastons quand même de très
bons amis.
Kotty eut un pelit air malicieux qui on disait plus
long que de très longs discours. Il n'ost pas toujours
�LE QUATORZIÈME CONVIVE
101
indispensable de connaître une langue pour suivre
le fil de certaines controverses. Mais Patrice n'insista
pas. Il consulta sa montre et, comme s'il avait hâte
de quitter le r estaurant, il dit seulement :
- Je crois que si nous ne voulons pas manquer
le rapide, il est grand temps de partir.
Docilem ent, la jeune Ketty le suivit et, par la porto
la plus proche, ils sortirent ...
CHAPITRE IX
-
Bonsoir, Louise 1 Comment, tu es seule P
Mme Raynal, qui n'avait pas entendu son mari
entrer, sursauta. Installée près de la fenêtre de so n
petit salon, elle tricotai t pal' habitude, mais sa pensée
était ailleurs. On la sentait n erveuse et préoccupée.
- J'allais te poser la m ême question, r éponditelle. Patrice n'est pas avec toi P
- Mais non, voyons J Il ne peut être ici avant
huit heures, au plus tôt. Son train anive à trentesept... Et Jean P
- Jean dîn e en ville.
- Naturellemen t.
L'industriel s'était approché de sa femme et l'embrassa it.
- Alors, ajouta-t-il, es-tu contente d'avoir ton
p
- En voilà une question 1
En réalité, Mme Raynal n'était pas aussi complètement heureuse qu'elle voulait bien l'affirm er. Evidemment, son fils était Ill, près d'ell e ; mais e l~ e
retrouvait un Patri ce si différent de celui qui l'avall
quittée six mois plus l ô l, qu'elle éprouvait quelque
diffi culté à Je reconnattre.
C'était toujours Pa lrice, mais cc n'était plus cc son »
Patrice.
Quand il 6tait arrivé, trois jours plus tÔt, avec la
ms
�102
LE QUATOY\ZTÈME CONVlVE
jeune et jolie Kelty Mervil, elle avait d 'abord éprouvé
la même impression que Jacquelin e à Bordeaux.
Patrice a vec une femme 1 Sans doute, celui-ci avait-il
compr is, car l' explication souh aitée ne s'était pas
[ait attendre. Ketty était la fill e du directeur d'un
im porl:lJlt comptoir de Librev ill e et correspondant
de M. Leno ir pOUf' l'ensemble des colonies fran ça ises
équatoria les. Pendant toute la durée de son séj our
en Afrique, Patrice avait r eçu , dans la famille Mervil,
la plus accue illante hospita lité, ot il réclamait de sa
mère la même so llicitude à l 'égard de la jeune
Anglai e.
Celle-ci venait en France pour y apprendre la
lan gue et devai t, pendant son séjour, habiter chez
son oncle, pasteur à Versaill es. M. Mervil ayant profité du retour de Patrice pour lui confl er sa fill e,
celui-ci n'ava it pas voulu [aire avec elle un aussi
lon g voyage SU T' le Konalcry, trop in confortable, mais
s 'éta it embarqué avec sa jeun e compagne sur le
Sainls-Pierre-el-Paul, un cargo à turbin es de deux
mille sep t cen ts tonn ea ux qui, venant du Cap, devait
faire escale à Bordeaux avant de ralli er son port
d'aU ache. D'ailleurs, 10 départ des deux jeunes gens
ne s'en éta it trouvé null ement retardé, les deux
vapeurs voyageant de conserve et devant arriver
presque ensemble à Bordeaux.
MW. rlaynal, tout de su ite séd uite par la grâce et
]a rrenlill esRe de la petite Anglaise, avait tenu à la
conduire ell e-même à Versailles, non sans avoir
obten u l'assur a nce que Ketty considérerait leur
m aiso n comme la sienne. Ainsi que son mari et ses
deux fil , la femme de l'indu tri el parlait couramment l'anglais, et la jeune étrangè re, tout en se perfectio nn ant dans notre langue , erait pour elle une
agréable compagn ie ... en attendant ...
Car, secrètement, Mm. Raynal attendait quelque
ch ose. Aus i 10 ch angem ent qu'ell e r emarquait chez
Patrice l'intri gua it. Subitement, il avait décidé de
�LE QUATonz!i.;ME CONV I VE
103
rester d ésormais à l'usine paternelle et, comme il
n'était pas l'homme des paroles en l'air , il était allé
ce jour-là au Havre pour reudre compte do sa mission et r és igner ses fon ctions.
De cela, M. Hayn al était visiblement heureux;
mais, à l 'encontre de sa femme, il n e se mettait point
martel en tête pour c herch er les raison s déterminantes d'une telle décision. Il avait retrouvé son fil s,
non plus timide et timoré, mais résolu, clairvoyant,
armé pour la lutte, san s qu'il se départît néanmoin s de son calm e essentiel et de son économie verbale. En effet, si l'a ubier avait durci, l 'éco rce était
restée · la même. Et c'était justeme nt ce qui, à première vue, déconcertait; ce à quoi Jacqueline, toute
la première, s'était la issé prendre comme à un
piège habilement tendu . Patrice, r énové, parlait de
toutes choses et en dissertait avec une assuran ce, uno
m es ure, voire même un e fermeté surprenantes. Seul
le verbe étai t toujours parcimonieusement dispensé.
Seuls les mots indispensables et précis étaient prononcés.
Ces constatations enthou siasm aient l'industriel,
alors qu'elles laissa ient subsisler en sa fem me une
secrè to angoisse. Que cachait ce tte brutale mél:m:lOrphose ? A tou t hasard, elle avait nommé JacquelIn e,
dont, par Colette Lenoir, elle connaissait la présence
à Bordeaux .
. - Je l'ai vue, en effet, avait r épondu Patrice d'un
air indifférent. Elle éta it avec so n fian cé .
Mme Haynal aurait bien voulu ramene r Ja con~er
sation sur co suj et d éli ca t; ma is le nouveau Patnce,
le Patri e r ev u et corrigé, l'intimidait quelque p eu, et
elle attendait l'occasion fa vorabJe .. .
Le ma1Lre papetier s'était assis dans son fauteuil, en
face de sa femmo . 11 s'oxclama :
.
_ Que t 'ai-je dit, autrefois? Pa.tri ce so r éveIlle,ra
tout d'un coup. Il a s uffi d ' uno étJI1celle, en la Clr-
�104
LE QUATORZIÈME CONVIVE
constance son voyage en Afrique, où il remorquait à
sa suite un tas de responsabilités , pour ' lui donner
toute sa va leur.
Mme Ra ynal regarda son mari, h ésita un instant,
puis dit enfin, avec sa timidité coutumière :
- Si j'étais seulement certaine que ce soit le
voyage qui l'ait ainsi transform é 1
Interl oq ué, l'industriel abandonna le journal qu'il
s'apprêtait à d éplier et, tout en enlevant ses lunettes,
il d emanda:
- Qu'entends-tu par là il
Mi se au pied du mur, Mme Raynal ne pouvait se
dérober. Au reste, elle n 'y songeait point, trop heureuse, au contraire, de pouvoir s'épancher.. Son
secret l'étouffait.
- Te souviens-tu, précisa-t-elle, d e ce fameux jour
où nous reçùmes la lettre de Patrice n ous annonçant
son arrivée au Havro en compagn ie de Jacqueline
Lenoir e t son engagement ch ez l 'armateur il Ce jourlà, alors que j'aurai s pu être ravie, je fus inqui ète.
Tu peux te moquer de moi, qu'importe 1 Evidemment, ce n'était là qu'un pressentiment. Tu veux ma
pensée entière il P atr ice est amoureux de Jacqueline.
M. Raynal sur sa uta .
- Tu es folle 1
- Extrêmement luci de, au contI aire. Il l' était
peut-être déjà, mais à son insu, quand il est arrivé
au Havre. Je ne sais ; mais ce don t :ie suis à peu -près
sû re, c'est que son d épart pOUl' Libreville a été d écidé
-par lui p our fuir Jacqueline, de m ême qu'aujonrd'hui sa volonté formelle de quiller la mai son Lenoir,
où il éta it très co ;'sidéré, n'a pas d'a utre raison.
Volontairemen t l'excell en te femme passnit sous
silence son interv( ,tion malheureuse, mais ell e sava it
par ailleurs qu e f ln mar i acceptait déjà fort mal la
vie qu elqu o p ell olssipée de .Jean, e t elle jugea plus
prudent de ne ras le ramene r SUI' la sell el Le.
Le ma1lre p ape lier connaissait la sagacité de sa
�LE QUATORZIÈME CONVIVE
105
femme, surtout lorsqu'il s'agissait de ses fils. Aussi
bien était-il tout près d'épouser sa façon de voir. Tant
de détails, en effet, l'avaient surpris depuis le retour
de Patrice, détails auxquels, sur le moment, il
n'avait point attaché d'importance. II ne put cependant exprimer sa pensée. Le timbre de la porte d'entrée, résonnant en trois appels successifs, annonçait
l'arrivée du voyageur.
- Attention 1 dit hâtivement M'ne Raynal. Qu'il ne
se doute pas, surtout, que nous connaissons son
secret 1
Patrice entrait, en effet, et tout de suite il alla vers
sa mère et l'embrassa, ou, ce qui serait peut-être plus
exact, se laissa embrasser, car elle était prodigue de
ces marques de tendresse. Puis, ayant serré la main
de son père, il se laissa tomber dans le fauteuil le plus
à sa portée.
- Ouf 1 soupira-t-il. Je suis littéralement fourbu 1
Encore sous l'impression des suggestions de sa
femm e, l'industriel ne trouvait rien à dire. Ce fut
e~l
qui, pour celer son trouble, demanda en soufiant :
- Alors, mon petit, cela s'est bien passé P
M. Lenoir ne s'est pas trop fait tirer l'oreille pour le
rendre ta liberté?
Patrice, chose rare, semblait en veine de confidences.
- A dire vrai, ma décision l'a surpris. II a bea~
coup insisté pour me faire changer d'avis, et. je cr.Ols
que, réellement, il me regretto. En tout cas, Il a bien
rait les choses. Il m'a largement récompensé ..: .trop
largement, même. Bien au delà de mes préVISIOns.
II est vrai que mon voyage lui rapporte ~ros.
Sans
mon séjour là-bas, M. Mervil ne renouvelait pas son
contrat. Or, le fret qu'il procure annuellement à mo?
ex-patron se chiffre par milliers de tonnes ... M.als
c'est un Anglais, tu comprends ... Enfin, 1.0Ut. est bl~n
qui finit bien_ J'ai là de quoi m'oUm la petIte
�106
LE QUATOHZlfu'llE CONVIVE
bagnole dont je grille d 'envie depuis longtemps déjà.
Puis, s'adressant à son père :
- Si tu n 'y vois pas d'inconvénient, j'irai me
meUre au vert pendant quelquos jours dans quelque
cambrousse. Je me sens vraiment très fatigué.
- Mais, mon garçon, je suis tout à fait d'accord.
Je trouve, en erret, que tu n'as pas bonne mine. Si
ton séjour au Gabon t'a permis de réussir de brillantes opérations, il ne t'a pas été trop profitable au
point de vue de ta santé. Le climat, là-bas, est tout ce
qu'il y a de déprimant, et tu as grand besoin de
reviser le moteur. Nous parlerons affaires plus tard .. .
dans quelques semaines.
Le regard perdu dans le vague, Patr ice parut un
moment songeur, et cetle expression n'échappa ni
à 1\1. ni à Mm. Raynal, qui en tirèrent une conclusion
tout à fait en rapport avec ce qui n'éta it encore que
des hypothèses.
En passant à la salle à manger, ) 'industriel avait
posé son bras sur l'épaule de son fils et, souriant,
il lui dit, tout en l'observant à la dérobée:
- Je suis très heureux ... et je pense que tu l'es
aussi ~
Patrice, cl 'abord surpris, leva les yeux vers SOli
père. Mais rien dans son regard Ile marqua son
étonnement. Avec une placidité déconcertante il
répondit sur le mÔme ton:
'
- Bien sûr ... encore que, pour nous deux, le mot
ne puisse avoir la même signification.
Sur ces paroles quelque peu énigmatiques, Patrice
s'assit à sa placo ... sa place d'autrefois, ct, en riallt,
dit à sa llIère :
- Le bonheur, vois-tu, malllan, Il 'est qu'une
simple question d'imagination.
- C'est possible, répondit celle-ci. Encore faut-i l
avoir de l'imagination. Quo devi nnent ceux qui en
manquent ~
Il y eut un silence et, malgré tous ses efforts,
�J_E QUATOnZJÈME CONVIVE
107
Mme Raynal ne put réussir, ce soir-là, à en savoir
davan tage .
. . . . . . . . . . . . . .
- Jacqueline, ma petite, je crois qu'il serait poli
que tu ailles rendre vis ite à Mme Haynal. Il y a une
semaine que tu es ici et tu aurais d éjà dû le Caire.
A cette invite de son [l'ère Gilbert, Jacqueline fit
une moue très significative ct répond it:
-:- On est s i tranquille 1 D'abord, elle n'est pas
obligée de savo ir que je su is à Paris.
- Tu oublies qu'elle voit beaucoup l'l'[me Cha vert,
laquelle, sois-en sûre, le lui a dit. C'est son jour,
aujourd 'hui jeudi. Si tu y passais avec Colette? Ta
visite sera it faiLe. Or, tu ne peux pas rentrer au Uavre
sans l'avoir vue.
- C'est vrai, tu as raison . .Te vais y aller.
MOLenoir laissa sa sœur se plonger à nouveau dans
la lecture des magazin es et se diri gea vers son bureau.
Au moment d 'en franchir le seui l il se retourna,
dévisagea Jacqueline e t se caressa le ~e nt o,
hésitan t
à diro quelque chose; mais il se ravisa et, brusquement, disparut.
Quand il e ut refermé la porte, Jacquel ine , qui, en
réa lit é, no lisait pas, mais voulait seu lement sc cr éer
un prétexto à si lence, reposa le journal sur ses
genoux. Les paroles de son frère agitaient en elle un.e
foul e de sent iments discordants. Lorsqu'elle étaIt
i ~r
arrivée à Paris , deux jours après Patrice, s0!l prem
mouvement avait été de provoquer une ultun e ex.p
l~
cation. Elle so rendait compte du ridicule de SO Il ~Lf,
t~d o et ell e en épr ouvait de la honte. gue p.ouvalt-ll
bion penser P Elle tremblait à l 'idée qu Il ava it éventé
son secrot.
Puis, les jours passant, non seule ment . elle n'avait
plus dés iré le voir , mais elle en resse
. ntmt une
té sorte
~
de phobie. Et c'est pourquoi ell e aV:lIt accep ,ap~es
r éflex ion, d'aller au jour de sa mère, sQ.re de n e pomt
l'y r en contror.
�108
LE QUATORZIÈME CONVIVE
Par un mot de Mme Lenoir, elle savait que Patrice
s'était rendu au Havre et qu'il ne faisait plus partie
de la maison de l'armateur. Elle savait également
tout ce qui concernait la jeune Kelly Mervil, et son
remords s'aggravait d'avoir commis ce qu'elle considérait comme une gaffe irréparable.
A personne, pas même à sa belle-sœur Colette, elle
n'avait soufllé mot de l'incident du restaurant, ou,
du moins, elle avait enjolivé la choiie, ce que l'on
pourrait appeler faire mentir la vérité. Par contre,
elle s'était empressée de définir sa position vis-O.-vis
de Guy Lassarre, qui ne serait jamais pour elle autre
chose qu'un excellent camarade, une entente entre
eux ayant nettoment précisé dans ce sens leurs relations à venir.
En vrai, les événements ne s'étaient pas entièrement déroulés ainsi qu'elle les avait narrés. Lorsque,
après son algarade avec Patrice, Jacqueline eut rejoint
Guy Lassarre, elle était dans un tel élat de surexcitation que celui-ci, bien qu'ayant suivi de loin la
scène, n'euL besoin d'aucune explication pour êLre
convaincu qu'elle était inspirée par une crise aiguë
de jalousie. Tl se félicita de n'a voir encore prononcé
aucune parole décisive, et, changeant immédiatement
de tactique, il ne fut pour elle, jusqu'à son départ,
que le plus galant des compagnons, évitant toute
allusion aux projets qu'il avait élaborés. De cette discrétion, Jacqueline lui sut gré, ct ils se quittèrent les
meilleurs amis du monde.
Le bruit d'une porte brusquement ollverle fit
bondir Jacqueline ct la tira de sa rôverÎe. C'était sa
belle-sœur qui entrait, les bras chargés d'emplettes.
- Que ms dit Gilbert?
TOUS
allons chez
Mme Raynal?
- 11 P ra1t que c'est poli.
Colette, plus perspicace que son mari, avait fort
probablement des idées bien à elle sur l'altitude
�LB QUATORZIÈME CONVIVB
109
adoptée par Jacqueline depuis son retour de Borelle se gardait bien de se démasquer.
deau:x:; ~nais
AUSSI pr~t-el
un air offusqué.
- Mals parfaitement. C'est poli et surtout aimable
~out·
cette bonne Mme Haynal, qui a toujours été gentille pour toi. Décidément, l'ail' de Paris ne te vaut
rien l'été. Il est grand temps que tu rentres au Havre J
- Tu me donnes mes huit jours P
Colette embrassa sa belle-sœur et répondit :
- Petite sotte J Tu sais bien que je ne suis jamais
plus heureuse que lorsque tu es ici. Mais, tout de
même, il faut convenir qu'en ce moment tu n'es pas
folâtre J
Jacqueline, redoutant de se trouver entraînée dans
des explications trop longues ou trop précises, coupa
court.
- C'est l'âge ( dit-elle en riant. Je vieillis.
Puis, jetant un coup d'œil à une vénérable pendule
de Boulle:
- Quatre houres J Déjà P Mais il est temps de
s'habiller J
- Il est même grand temps ( Bah J nous prendrons un taxi.
.
... Lorsque, une heure plus tard, les deux jeunes
femmes fut'ent introduites dans le salon de Mme Raynal, une dizaine de personnes étaient déjà là, parmi
lesquelles Mme Chavert. Elles (urent accueillies avec
uno satisfaction visible par la maitres~
de mai~on
..
- Ah J dit-elle, ma petite Jacqueline J Je craIgnaIS
que vous n'eussiez pu trouver quelques instants pour
venir me voir à votre passage. Je l'aurais vivement
regretté.
.
Après la corvée des présen laI ions, et re~onqls
malgré elle par l'affabilité de la mère de Patnce, Jacquoline se sent it tout heureuse d'être venue ~t,
pendant que Colette rejoignait sa mère et sa]ufl1t que!ques amis, 10 thé venant d'être apporLé, elle ofInt
ees servic~
À J\f'1" Raynal.
�110
L E QUAToRzrî.~Œ
CONVIVE
Cependan t qu'elle s 'acquittait de sa tâche avec une
grâce c h armante , ce lle-ci l'observait avec émotion
et, intéri eurement, ell e pensait. à la joie qu'elle aurait
eue de l 'appeler sa fill e.
E ntre temps, la conversa tion b allait son pl ein .
C' était le b ro uha ha des qu estions et d es réponses
c hevauch a nt , s 'entre-cro isant , suivant la m éthode,
ch ère par ticulièrement a ux femm es , de pa rler toutes
à la fois. Néa n mo ins, de ce fl ot confu s, un e question
s 'évada, di stin c te g râce à un ép hémère silen ce.
- P eut-être verrons-nous Pa trice un de ces jours?
Mon mari serait en cLa nté de l'entendre raconter son
voyage .
- Je douto q ue vous en ayez l'occasion avant plusieurs sem ain es ; il es t parti co ma tin se reposer à la
campagn e. Il vien t d'ach eter une petite « deux
places 1).
Instin cti vement , Mm. Rayn al regarda Jacqueline;
m ais ce lle-ci étant il l'a utre extrémité du salon, elle
n e put discern er a uc un indice de trouble, ou, plus
simplem ent, d 'émotion.
A cet insta nt, la femme de ch ambre entra et, s'approc hant d e la maî tresse de ma ison, lui dit à voix
basse:
- Miss Ketty Me rvil est ici, madam e, ct elle ne
veut p as en tr e r. Je ne pe ux pas lui expli q uer. . .
- Ah 1 très bi en , j 'y vais, r épondit Mm. Raynal.
Veuillez m 'exc u er u n ins tant , mesdam e. C'est la
peti te An gla ise amenée de L ibreville par m on fil s.
Elle ignora it que ce fû t mon jour et, comm e olle n e
pa rle pas fra n çais, ou si p eu , ell e n 'o 'e pas
ent rer .
Mm. Hayn al qui tta le salon ct revint un in stant plus
ta rd, p ou sa nt devant cli c Kelly, tout e roug issante et
vi ibleme n t effaro uch ée à la vue de tant de monde.
E ll e la présent a d 'ab ord ; p uis, pour la m ettre à l'aise ,
elle suggé ra :
- Jacque li ne, vous qu i pariez l'a ng la is, voulez-
�LE QUATOnZIÈME CONVIVE
111
YOUS vous charger de Ketty et lui offrir le go1itec P
Elle sera moins intimidée.
Et comme Jacqueline accédait à son désir, elle la
nomma:
- Mlle Lenoir, fille de l'armateur. Vous voilà, je
pense, en pays de connaissance P
L'excellente femme était à cent lieues de se douter
à guel point elle contrariait Jacqueline. Si celle-ci
étalt certaine que Patrice n'avait rien révélé de la
scène du restaurant, elle se demandait ce qu'en avait
pensé Ketty. Aussi résolut-elle de mettre à profit les
circonstances pour tirer la chose au clair. Entraînant
la jeune miss dans un coin retiré du saloll, elle la
fit asseoir; puis, lui ayant servi le thé, elle prit place
auprès d'elle. Ketty la regardait en souriant si gentiment, que Jacqueline sentit s'évanouir toutes ses ridi9ules préventions. L~ conversation s'engagea, d'abord
unprécise : impressions du voyage et du premier cont~c
avec la vie parisienne, etc ... ; mais, presque aussItôt, Jacqueline aborda, tête baissée, le sujet de ses
préoccupations.
- Je pense, insinua-t-elIe, que vous ne m'en
voulez pomt de ne vous avoir pas adressé la parole,
l'autre soir, à Bordeaux P Mais j'ai été si smprise de
rencontrer Patrice 1
Ketty riait.
- J'ai bien compris, répondit celle-ci. J'ai su.rtout
pensé que vous ne vous attendiez pas à VOIr une J.eu~
fille avec lui. Si j'avais su que vous parliez anglaIs, Je
vous aurais tout de suite expliqué ... et je l'ai grondé
après de ne pas me l'avoir dit.
- Et. .. qu'a-t-il répondu P
.
- Que c'était sans importance; que vou.s étIez de
très bons amis, mais que vous vous querellIez tout 10
temps.
Les yeux de KeUY riaient maliciep,sen:e!lt pen~at
qu'elle parlait, et Jacqueline eut, 1Ilt~
qu e~l
en savait plus long qu'elle no 1 avoUlut. loutofOlS,
�112
LE QUATORZIÈME CONVIVE
ne voulant pas avoir l'air de forcer les confidences,
elle abonda dans son sens.
- C'est vrai 1 son calme m'exaspère parCois.
Tout en dégustant son thé à petites gOJ'gées, le petit
doigt de la main droite pointant vers le. plafond,
Ketty regardait Jacqueline. Un moment, elle l'observa en silence; puis, tout à coup, elle dit, avec le
plus grand sérieux :
- Vous êtes encore plus jolie que je ne le pensais.
En anglais, joli se dit pretty. Kelly avait une façon
à elle de prononcer ce mot qui était inimitable.
Intriguée, Jacqueline riposta, avec l'espoir d'une
réponse moins obscure:
- Qui donc a pu vous faire croire que j'étais
jolie P
Ketty devint pourpre et balbutia:
- Personne ... Je ... Je m'imaginais .. .
L'explication était cousue de fil blanc, et la curiosité de Jacqueline s'en trouva piquée au vif. Elle
lS.cha la question:
- Evidemment, ce n'est point Patrice. Il ne peut
sentir les jeunes filles modernes.
A son tour, la petite Anglaise accusa nettement une
énorme surprise. Puis, tout de go, elle dit:
- Ce qui ne l'empêche pas d'emporter leur photo
jusqu'en Afrique.
Jacqueline, qui, par contenance, grignotait un
toast du bout des dents, le reposa sur son assiette.
- La pholO de qui il demanda-l-elle.
- Mais... la vôtre, mademoiselle. Je vous ai
reconnue tout de suite au restaurant. C'est pourquoi
j'ai si bien compris. Je n'ai que seize ans, mais, tout
de même ...
Jacqueline était médusée. Elle aurait pu penser à
tout, sauf à cela. Patrice avait sa photographie ... en
Afrique 1 Mais où et quand se l'était-il procurée P
et dans quellos circonstances l'avait-il montrée à
Ketty P Autant de questions auxquelles elle se sentait
�113
LE QUATOnZIÈME CONVIVE
incapable do répondro. Elle voulut en avoir le cœur
net.
- Et que vous a-t-il dit, en vous faisant voir cette
photo?
- Oh 1 mais il ignore que je l'ai vue 1 Jo
pense qu'il en serait très fâché. Aussi, n'est-ce
pas, vous ne me trahirez pas, car j'ai, comme vous
dites en France, (( vendu la mèche )). Voilà, ce fut
tout à fait par hasard. Il habitait chez nous, vous
savez. Un soir, assez tard, il s'était retiré dans sa
chambre. Mon père, sous un prétexte quelconque,
l'appela. Je crus qu'il n'avait pas entendu et, me
trouval!t dans une pièce voisine, je courus pour le
prévemr. Or, il était descendu précipitamment, laissant sa porte grande ouverte. J 'entrai, et la première
chose que j'aperçus, cc fut, sur sa table de chevet,
uno photo encadrée que je n'avais jamais vue, car ello
ne s'y trouvait pas dans la joumée. Je m'approchai.
C'était un agrandissement de photo d'amateur, le
por.trait d'une très jolie jeune fille qui lutinait un
petit loulou. Très rapidement, je sortis de la chambre
et, dans mon imagination de petite fille, je me suis
souvent demandé depuis si son lointain voyage
n'était pas la conséquence de quelcIue chagrin
d'amour.
~acquelin
ressentait uno impression étrang~,
ind~
finlssabJe. Patrice l'aimait donc J Si cela était vrai,
combien n'avait-il pas dû être blessé de son attitude
à l'Escargot Boiteux 1 Elle avai t les larmes toutes
pl'ôtes, et Kelly, qui devinait son émotion, insinua,
avec son charmant sourire, plus malicieux que réellement ingénu:
. .
.
- Oh 1 pardonnez-IlIoi 1 Peut-êtro vous al-Je faIt
do la peine?
Jacqueline lui prit la main, la serra. forl?ment d~ns
les siennes et, d'une voix qui tromb!alt, lUI !'épondIt :
- Ma petito Ketty, VOLIS ne m avez ra.lt. auc~ne
peine. Je crois, au contraire, que votro VISite d au8
�114
LE QUATORZIÈME CONVIVE
jourd'hui aura une énorme influence sur la vie de
deux personnes. Surtout, gardez-moi le secret de tout
ceci, voulez-vous? et donnez-moi votre adresse. J'irai
vous voir sous peu. Nous avons encore beaucoup de
choses à nous dire ...
CHAPITRE X
Si j'ai un conseil à vous donner, monsieur Raynal, c'est de ne pas vous a ven turer trop loin.
Hegal'dez, là-bas, au « pied » du vent; on va avoir
un grain, pour sÎtr 1
Patrice, à qui s'adres aient ces sages recommandations, jeta un regard vers le ciel où s'amoncelaient
d'énormes nimbus rougeoyants, précurseurs de
l'orage.
- Bah 1 jo no crains rien pour moi; mais je préfère, en eITet, ne pas emmener petit Louis aujourd'hui.
Celui-ci, un gamin de douze ans, fils de l 'hôtelier,
ne parut pas enthousiasmé. Aussi, pour le consoler,
Patrice lui dit:
- Viens vers six heures, s'il ne pleut pas trop fort.
Tu m'aideras à remonter mes engins.
L'enfant acquiesça, et Patrice s'éloigna vers la
petite crique où son canot était amarré.
Depuis bientôt huit jours qu'il avait déserté la
capitale au volant de sa voiture, un solide cabriolet
beige et noir, Patrice était parti sans itinéraire bien
établi; mais remorqué par son amour pour la vieille
et rude Armorique, ct peut-être aussi par certains
souvenirs qui s'y trouvaient enracinés, il avait gagné
directement, et sans trop s'en rendre compte, son
cher ermitage ùu Grouin, où il s'était installé pour
un. séjour illimité. A personne, pas mème à ses
parents, il n'avait rnit part de ses projets, et pour
�LE QUATOnZJÈME CONVIVE
lUi
cause. Il partait, disail-il, à l'aventure, désireux surlout de ne voir lroubler par quiconque ou par quoi
que ce fût le repos dont il avait le plus grand besoin.
Or, s'il recherchait vraiment la solitude, la saison s'y
prètait. Il était encore trop tôt pour les bains de mer,
le mois de juin, assez maussade, venant seulement de
commencer, en sorte que ce petit coin sauvage n'avait
pour se~l
habitants que les patrons du restaurant
de la pOInte et les gardiens du sémaphore.
Aussi, lui qui d'ordinaire se délectait dans cette
ambiance paisible et quasi monastique, s'étonnait-il
de n'y point trouver la même satisfaction. Son plaisir
n'était pas complet ct, au bout d 'une semaine, il
commençait à regretter de s'y être arrêté. Tl était
venu là, guidé par un souvenir, comme jadis les
bergers par l'Etoile; mais, au terme du voyage, il
constata que la crèche était vide, et il en éprouva
une impression insupportable. Le mal étail plus profond qu'il ne croyait et, avec angoisse, il en arrivait
à songer à l'éventualité d'une autre randonnée à
travers le monde.
En fait, quand il avait aperçu Jacqueline à Bordeaux, il ne s'était pas étonné. Il y pensait tellemenl,
à chaqu~
heure du jour, qu'au premier a~ord.sl:
présence lUI avait paru lQute naturelle. AUSSI avmt-il été
profondément blessé par son attitude prov~ante,
dont sa modestie l'empêchait de dégager le vérItable
motif. En lui jetant au visage les aITaires de son père,
Jacqueline avait donné le ' coup de grltce à son beau
rÔve, le l'avalant ainsi au rang d'un employé dévoué.
Il s'étonnait lui-mÔme de l'âcreté de sa réponse ?t
jugeait qu'entre eux tous rapports étaient désormaIs
impossibles.
Ici dans son isolement il cherchait 10 moyen de
s'évad.er de cetle sorte d,'emprise. Vainement. Tout
était prétexte ù souvonir. Un coin de rocher, Je lo~r
nant d'un chemill, le rebord d'un talus où Ils
s'étaient assis, jusqu'aux cris rauques des mouettes
�116
LE QUATORZIÈME CONVIVE
dont ensemble ils admiraient les ébats, tout,
en un mot, lui rappelait Jacqueline. Ah 1 certes, il
l'aimait et, sentiment paradoxal, il en arrivait à haïr
cet amour. Au fond, que pensait-elle de lui? Depuis
qu'il la connaissait, il l 'avait vue en se jouant attirer
dans ses filets plusieurs naïfs tels que lui. Il reconnaissait cependant qu'envers lui, si différent des
autres, elle s'était montrée plus simple, plus accessible. Mais n'était-ce pas là de sa part une forme de
sa duplicité P Ou bien cette .apparente amitié ne se
présentait-elle pas comme une misérable concession
faile à un compagnon négligeable ct que l'amour ne
pourrait jamais troubler P
Patrice songeait à tout cela en détachant la petite
embarcation quo le patron de l'hÔtel, dont il était
le seul ponsionnaire, avait complaisamment mise à
sa disposilion. Chaquo jour, il s'en allait, soit à la
godille, soit à la voile, selon le tem.ps qu'il faisait, el
quand il était là, seul au milieu des flots, il oubliait
un instanL son mal.
Les pronostics de la patronne n'avaient pas tenu.
Une brusquo sauto de vont ayant balayé l'orage, il
put à loisir Se livrer tout l'après-midi à son sport
favori. Vers six heures, il décida de rentrer. Or, en
approchant du rivage, il aperçut poLit Louis, allongé
sur le sable. L'enfanL ne bougeait pas et, contrairement à son habitude, no sc précipitait pas au-devant
du canot. Surpris, Patrice, tout en carguant sa voile,
fit un signe pour l'appeler; mais il ne bougea pas
davantage.
Sans insister, Patrice manœuvra pour accoster;
puis, ayant sauté à terre, amarra tranquillement sa
barque. Après quoi, prenant ses engins de pêche, il
remonla la plage en criant:
- Alors, Louis, tu as la flemme, ce soir P
Pas de réponse. Elonn6, il pensa d'abord que le
gamin s'était endormi. Peut-êlro aussi était-il malade.
Pnll'ico pressa le pas dans la direction de l'enfant.
�LE QUATORZIÈME CONVIVE
117
Mais, au fur <}.t à mesure qu'il s'en approchait, il se
rendait compte que ce n'était pas la silhouette de
son petit ami qu'il avait cru voir étendue sur le
sable. Comme il s'apprêtait à s'en excuser, une voix
bien connue lui parvint tout à coup:
- Bonne pêche, aujourd 'hui P
De surprise, Patrice laissa choir lignes et filets.
Tranquillement 'allongée, les bras croisés sous la
nuque et souriant malicieusement, c'était Jacqueline
Lenoir. Devant l'air ébahi du jeune Raynal, elle se
dressa d'un bond et se planta devant lui, dont le
regard se fit glacial.
- Que venez-vous faire ici P demanda-t-il, brutal.
Sans se démonter, Jacqueline répondit :
- Vous le voyez vous aider à portel' tous ces
ustensiles. Je rempl~c
petit Louis, ce soir.
Patrice comprit qu'elle était allée se renseigner à
l 'hôLel. Une colère froide montait en lui.
- Qui vous a dit que j'étais au Grouin P
- Que vous importe P Je voulais absolument vous
joindre pour faire amende honorable au sujet de mon
attitude stupide à Bordeaux.
Le Patrice de l'été précédent eût été touché de c~t
acte de contrition. Le Patrice actuel, féru de sceptIcisme, le prit au con traire fort mal. Il eut un ricanement qui glaça la jeune fille.
- Pas mal trouvé comme entrée en matière, fit-il.
Avouez donc plutôt que, venue chez votre grandpère, vous manquez d'admirateurs; et le hasard
vous ayant fait découvrir ma relraite. vous vous êtes
dit : cc Faute de grives, on mange des m.erJ~s
1 Allons
amadouer l'ermite dtl'Grotlin 1 )) C'est alDSI que vous
m'appelez ... Mais, à propoS, je croyais que vous
étiez fiancée P
.
Dovant l'accueil réfrigérant de Patrice H~ynal,
Jacqueline l'es Lait privée ùe ses moyens habIlu~Js.
Elle élait venue, heureuse cie le surprendre et sure
d'enlever la partie avec, pour armes, ses seules
�118
L E QUAT ORZIÈME CONV IVE
excuses ; et elle rencontrait un porc-épie qui se
mettait en boule.
Quelque peu déconcertée, elle répondit cependant:
- Je ne suis pas fi ancée; j'avais dit cela ...
- Po ur rire, évidemment 1 interrompit Patrice.
Cela vous coûte si peu de jouer avec le cœur d'un
h om me !
- Me sui s-je donc jouée du vôtre P
- C'est que je ne vous en ai jam ais fourni l'occasion. Je n' a pparti ens pas, Dieu m erci, à cette race
de ran Loches dont vous lirez si habilement les fi cell es.
- Vous êtes st upide 1 ct je vous préférais l'an dernier.
Patri ce eut un sourire douloureux.
- Rassurez-vous 1 l 'enveloppe est toujours la
m ême, un peu moins n égligée peut- être, mais tout
aussi coriace. En tout cas, conven ez que je n'ai rien
de cc qu'il faut pour vous donn er la r éplique dans
ce diverti ssement qui vous est cher.
Il la d évisageait tout en parlant et n e pouvait s'empêch er de la trouver ravi ssante dans son ensemble bleu
m arin e, qui lui donnait un petit air gamin, lequel,
d,e loin, l'avait fait prendre pour petit Louis. Ah 1
comm e à ce t instant il eût voulu avoir la mentalité
de son frère Jean , la prendre dans ses bras ct couvrir
de Laisers ce vi sage tant aimé. La tentation fut si
for te qu'il eut peur de succomber à un geste regrettable.
- Je pense, dit-il froidem en t, que vous n'êtes pas
venue se nle dans co coin perdu. Peut-être vous
a tten d-o n P Je n e vous r eti ens pas 1
Il la sa lua co rrectement et , repren ant ses engins,
il s 'éloig na, cependant qu e Jacqueline, m édusée , ne
~ a i sa it pas un geste pour le retenir. Sans sc détourner,
Il gagna h route ct , sans encombro, arriva à l'h Ôtel.
Comm o s' il craignait d'être suivi , il traversa rapideur a nt,
san s passer par le bar,
m ent !.n sa ~l e . de r e~ta
co qn Il faisaIt h abItuell ement; qua tre à quatre, il
�LE QUATORZIÈME CONVIYE
119
monta à sa chambre et, s'étant enfermé à double
tour, machinalement il se changea.
Or, mainlenant qu'il était seul, il r éfl échissa it et
se demandait commen t et par qui Jacq uel ine avait pu
savoir qu'il était au Grouin. Depuis deux jours seulement, il avait fait connaître son adresse à sa mère,
e~
la priant. de n e la donner à personne. Sûr de sa
discrétion, vainement il chercha. N'était-ce pas une
simple fantaisie du hasard il Aussi, malgré tout, et
maintenant · quo l'alerte était passée et qu'il avait
re trouvé son sang-froid, il s'en voulait de l'avoir
accueillie avec autan t d'im pert in ence. Il se disait
qu'il n e pouvait plus rien lui envier et qu'il s'était
montré envers elle aussi insolen t qu'elle-même l'avait
été au resta urant de « l'Escargo t Boiteux ». A cette
heure, ils étaient à égalité.
Cependant, le fa it d'évoquer l'inciden t de Bordeaux
le .força à y.réfl échir davantage , plus qu'il n e l'avait
fa it volonta irem ent jusqu 'alors ; et, en le rapproch~nt
de la venue d e Jacq uelin e au Grouin, il pren ait à ses yeux toute son importance. Mais, aveuglé
p ar son incurable scepticisme, plus vivant parce que
plus n euf, il refusa it d'admetlre l'évid ence même.
Vêlu m ainten ant d'un costume de sport, les
jambes à l'ai se dans d es knickers il hésitait à redescendre. TI venait de se conduire' comme le d ernier
des mufles avec une jeune fille qui, tout compte fait
~t
rn~ s à part le mystère de Bordeaux, n e ll!i avait
Ja maiS ri en fait bien au contraire. Un revirement
se fit en lui et r6solument il descendit. Mais, au bas
de l'escali er, Ù s'arrêLa. L:~
patronne s'affairait. A sa
lable habituell e, deux couverts éta ien~
dressés et,
entre eux, s'épanouissait une m agTllfique gerbe
d'œ ill ets, qu'avec un soi n tou chant la brave femme
essayait do fa çonn er de son mi eux.
En voyant Patri ce, elle sourit.
- Vou s avez vu la demoiselle, n'est-ce pas P
- D'où viennellt ces fleurs P
�120
LE ' QUATORZIÈME CONVIVE
C'est moi qui suis allée les cueillir dans le
jardin. La table sera plus gaie, a dit Mademoiselle.
Sans répondre, Patrice bondit hors de l'hôtel et,
en courant, reprit le chemin de la crique.
«
Pourvu, pensait-il, qu'elle ne soit pas partie 1 »
En effet, subitement, le voile venait de se déchirer.
L'énigme de Bordeaux devenait à ses yeux limpide
comme de l'eau de source, éclairée d'un seul coup
pal' la venue de Jacqueline au Grouin. Comment
n'avait-il pas compris plus tôt il
En quelques minutes, il eut regagné la plage. Jacqueline n'avait pas bougé de place, mais elle s'était
allongée à plat ventre sur le sable et la tête entre les
mains. Il fut près d'elle avant qu'elle n'ait bougé. Il
se pencha, la retourna doucement. Elle sanglotait.
Bouleversé par ce chagrin qu'il avait provoqué,
Patrice s'assit près d'elle et, malgré sa résistance, la
prit dans ses bras, avec cet empressement maladroit
que donne le manque d'habitude. Il tremblait.
- Jacqueline, murmura-t-il, pardonnez-moi. Je ne
suis et ne serai jamais qu'un sauvage. Mais aussi
comment pouvais-je croire que vous étiez venue ver~
moi il
Calmée par ces paroles où perçait une tendresse
difficilement contenue, Jacqueline leva vers lui ses
yeux humides.
- Pourtan t, dit-elle, je suis ici de même que je
fus à Bordeaux. Lo but ost identique. Car c'est pour
vous seul, pour vons accueillir à votre arrivée, que
j'avairo fait co voya ge. Or, ici comme là-bas, mon
geste s'avère Mns résultat, puisque vous . ne voulez
pas comprendre.
Ah 1 cCl'los, Pal rice corn prenait; mals, au fond de
son cœur, s'agrippait encoro celle in ce rtitude tenace,
pro~démenL
douloureuse, qu'il ne parvenait point
à extuper. Etait-elle sincère il Mais ses sentiments,
plus forts que Sa volonté, lui dictèrent sa réponse.
Ah 1 Jacqueline, jo n'ose prononcer los mot.s
�LE QUATOnZIÈME CONVIVE
121
qui, depuis des mois, sont sur mes lèvres, ces mots
qui, pour tant d'autres, font partie d'un vocabulaire
tout de convention, euphémismes courants auxquels,
moi, je donne leur sens intrinsèque et qui ne sont
jamais sortis de ma" bouche. Ces mots-là, je les
réserve à celle qui m'apportera pour la vie un cœur
à l'unisson du mien, à la femme qui sera ma compagne, non pour un temps indéterminé, selon les
l~i
humaines, mais pour toujours, suivant .la loi
dIV me. Je hais les conventions modernes qUI désagrègent peu à peu la famille, je hais les mœurs trop
lâches de la jeunesse actuelle, laquelle dilapide à
plaisir son cœur au gré d'un hasard sacrilège, se
louant ainsi du plus beau sentiment qui soit au
~onde.
Dès le premier instant où je vous ai connue,
le me suis senti attiré vers vous. Ce sont là des affinités qui ne s'expliquent pas. Or, ne jouissant pas,
comme vos camarades de cette liberté d'esprit, de
cette fantaisie prime-s~utè
qui permet toutes les
audaces, je me suis muré dans un mutisme hermétique au fond duquel, comme dans une serre chaude,
s'est éclos le sentiment puissant qui, depuis ce jourlà, régit toutes mes actions.
Patrice dévorait Jacqueline des yeux et l'aveu jaillit
enfin de ses lèvres.
- Je vous aime de toute mon âme, poursuivit-il,
mais votre bonheur m'est plus précieux que ma
propre existence. Etes-vous bien S11re que nos n~tures
et nos conceptions de la vic, si différentC's, pUIssent
nous apporter à l'un comme à l'antre le bonheur
auquel nous aspirons. Dites, Jacqueline, en êtes-vous
bien sl1re P
La réronse ne se lit point attendre.
.
- Une seule chose compte à mon pOint de vue.
Vous m'aimez, Patrice, et je vous aime. ~eJa
suffit
pour faire des miracles. Comme tout ce qUI es~
beau,
l'amour naft souvent des contrastes. Grâce à lUI, vous
avez développé ces qualités latentes quo j'avais moi-
�122
LE QUATORZIÈME OONVIVE
même pressenties chez vous dès le premier jour et
qui, à cette heure, se sont magnifiquement développées. Pour ma part, j'avoue, je reconnais avoir
beaucoup pratiqué le flirt; mais j'en faisais un
simple jeu, où se glissait peut-âtre un peu de coquetterie, sans toutefois outrepasser les limites de la correction et de la bienséance. Aussi, n'en ayez pas trop
de regret, car c'est, je croi-s. ce qui m'a rapprochée
de vous, si différent des autres. Savez-vous quand
vous avez commencé à m'intéresser -vraiment? A
l'auberge de Saint-Hilaire, lorsque, surmontant votre
timidité, vous m'avez empêchée de fumer à table et
contrainte ensuite à respecter les ordres de mon
grand-père. Je sentais que cela vous coûtait teniblement, mais que rien au monde ne YOUS eût fait
reculer. A cette minute-là, j'ai compris que vous
étiez un homme, un vrai. De là est née la profonde
estime que, par la suite, je ressentis pour vous et qui
ne tarda point à évoluer vers un sentiment très différent.
Jacqueline, en parlant, plongeait son regard dans
celui de Palrice. Visage contre visage, elle devinait.
l'effort qu'il faisait pour ne pas l'embrasser. Dans un
geste câlin, clIo posa sa tête sur son épaule et ferma
les yeux. Ce fut alors que, douce et délicieuse, elle
senlit sur ses paupières la caresse d'un baiser. A cet
instant et malgré elle, elle pensa à cet autre baiser,
vulgaire et cynique, imposé par Jean Raynal. Combien celui de Patrice était empreint de Lendresse respectueuse 1 Jacqueline sentit passer en elle comme
un souffle de fierté, l'orgueil d'avoir su conquérir
l'amour d'un tel homme.
S'étant doucement dégagé, Patrice demanda en
souriant:
- Me nommerez-vous maintenant le traître qui a
dévoilé le secrot de ma retraite P
- Votre maman. J'ai heaucoup de choses à vous
raconter.
�r
LE QUATORZIÈME CONVIVE
123
Patrice, de nouveau, la prit dans ses bras.
- Eh bien J dites vite, car je ne suis qu'à moitié
rassmé. Si maman, maintenant, se mêle de jouer les
conspirateurs J
Et Jacqueline narra tout ce que nous savons déjà:
l'erreur de Mme Raynal au sujet de ses relations avec
son fils Jean, erreur ayant eu pour conséquence,
après l'interprétation qu'elle en avait donnée, le
départ de Patrice pour Libreville; puis les révélations de Ketty Mervil touchant la photographie. C'est
alors que, bousculant tous les usages, Jacqueline,
après une demande de rendez-vous, avait confié son
amour à M,ne Raynal. L'excellente femme, tout heure~sc
de cêtte solution inespérée, s'était faite sa complIce en révélant la retraite de Patrice et contribuant
ainsi au rapprochement de ces deux enfants, que
l'orgueil de l'un et le scepticisme de l'autre eussent
peut-être séparés pour jamais.
Patrice, la tête appuyée à celle de Jacqueline,
savourait un bonheur qu'il n'escomptait plus.
- Chère et bien-aimée maman J dit-il. Il est vrai
que .le. jour où je vins à Paris, tout heureux de vous
y reJomdre, elle me causa à son insu une des plus
grandes déceptions de mon existence. J'arrivais, bien
décidé à vous laisser lire en moi et tel que vous me
connaissez, vous comprendrez que' le mal devenait
~-?cu'able,
puisque, auX yeux de ma mère elle,-même,
~ étaiS un ôtre d'exception vacciné contre ~ a:n our .
Une manière de phénomène. Comment aurais-Je pu,
par la suite, vous permettre de conllaÎtre mon
!Secret P
seule!
- Vous voyez que je l'ai bien deviné t~:)Ue.
Le jour commençait à baisser. Jacquehne Jeta un
rapide coup d'œil à sa montre.
.' .
al com_ Huit heures moins le quart! Et mOl q~l
mandé notre dîner pour sept heures préCIses J Que
va dire notre hôtelière P
•
Cependant, Patrice ne la libérait pas. Il lUI som-
�124
U: QUATORZIÈME CONVIVE
blait vivre un rêve et que, Jacqueline partie, ce rêve
trop beau s'évanouiraü.
- C'est bien vrai que nous dînons ensemble il
- Certes 1 ce sera notre repas de Oançailles, le
vrai 1 Sans doute, il y en aura un antre, l'officiel,
avec des tas de lumières, d 'habiLs noirs, de bijoux
et de congratulations, mais celui-ci ne vaudra pas
celui-là 1... Savez-vous à quoi je pense P A la joie de
papa ... Allons, venez 1 Il est temps.
A regret, Patrice se leva et, glissant son bras sous
celui de Jacqueline, ils reprirent ]e chemin de l'hôtel.
- Comment êtes-vous venue il demanda-t-i!.
- Le chauffeur de grand-père m'a amenée jusqu'ici et j'espérais que vous me reconduiriez.
Malicieuse, elle ajouta:
- Mais j'ai bien cru, il n'y a qu'un moment, être
obligée de rentrer à pied.
Patrice resserra son étrei nte.
- Chérie 1 murmuru-t-il, ne réveillez pas les mauvais souvenirs ... Oui, je vais vous reconduire, et je
vous reconduirai moi-même au Havre, afin de
demander oWciellement votre main. Pour la seconde
fois, nous Tererons ce délicieux pèlerinage.
- Et pour la seconde fois, nous déjeunerons à
Saint-Hilaire 1 ajouta Jacqueline en riant, ct, ce jourlà, nous serons mari et femme pOUl' do bon... ou
presque 1
Patrice riait aussi à ce souvenir.
- Puis, ajouta-t-il, nOlis pasHcrons aussi à Lisieux.
Vous rappelez-vous qlle nos priè['es y furent faites en
commun il Des cierges même furent déposés à rIoS
intenlions mutuelles. Sans le savoir, nous jetions les
fond ations de notre bonheur actucl, ct nous devons
bien un J'efllerciernent à la potite sainte Thérèse.
Ils étaient alTivé devant]e restaurant. Sans faire
commo Vatel qui, de désespoir pour un menu raté,
s'était passé SO/1 épée au travers ùu corps, la patronne
leur adressait de véhéments reproches.
�LE QUATORZIÈME CONVIVE
.125
- Ah 1 vous voilà ... Enfin 1 C'est pas malheureux 1 Moi qui vous avais préparé un si bon petit
diner 1 Tout va être archi-brûlé 1
Les deux jeunes gens s'efforcèrent de la l'assurer
et, tout en allant prendre leurs places à table, Patrice
glissa dans l'oreille de Jacqueline:
- Que lui avez-vous dit pour motiver ce gala il
- Que nous étions fiancés, tout simplement . Je
n'ai pas menti. Et pourtant, il s'en est fallu d'un
cheveu 1
Dès qu'ils furent assis l'un en face de l'autre, Jacqueline, plus troublée qu'elle ne voulait le paraître,
suggéra:
- Vous vous souvenez P C'est à cette même petite
table que nous nous sommes présentés l'un à l'autre.
- Si je me souviens 1 répondit Patrice. Je l'ai jus~emnt
choisie parce qu'elle me rappelait de délicieux
mstants. Et pourtant, depuis mon arrivée, je n'ai
~!'ouvé
~an5
mon ermitage aucune des sensations qu.e
J espéraIs. Tout était à la même place, le cadre était
le même: les sentiers, la mer, les rochers, le petit
bois; cependant, tout était changé. Un poète a dit:
«( Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. »
Ce poète-là est un grand homme.
.
Au travers de la table, Jacqueline posa sa mam sur
cello de Patrico qui, pieusement, l'approcha de ses
lèvres. Et dans cc modeste décor où dix mois plus
tôt, le hasard facétieux les avait réu~is,
ce fut l'épilogue du plus beau l'oman d'amour.
FIN
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Par
CLAUDE
VIRMONNE
CHAPITRE PREMIER
En pays d'Auvergne, les journées d 'hiver sont
cou.rtes. Protégée par les montagnes, l'ombre s'étend
rapIdement .
. Car, ici, la montagne est reine. Une reine aux
vIsages différents: pleine de splendeurs, vêtue de
prairies vertes et de sapins noirs; habitée de candides troupeaux; pacifique, selon l'houre et la sais~n,
ou, soudain, tout envahie par l'âme démomaque des volcans défunts.
Par un après-midi de décembre, sur la route
pierreuse, solitaire, une voyageuse se hâtait. Elle
était jeune, elle était gracieuse. Sans doute était-elle
jolie.
De temps à autre, elle s'arrêtait, posait son bagage
li terre et regardait le ciel obscurci où voltigeaient de
légers flocons blancs, puis elle reprenait sa route:
Bientôt, la terre fut couverle de noige. Plus nen
no distinguait la rOll te des plaines environnantes.
Le paysage devenait sinistre.
(A suivre.)
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Lorn , Anny (1882-1977)
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Le quatorzième convive : roman
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Le quatorzième convive : roman
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impr.1937
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Type
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