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COL LEC TIO N PAM A
Biblio thèque de la "Mod e Nation ale ..
L. DEMUYLDER, Directeu r. 94, rue d'Alé.ia, PARIS
�est l'admirab le Collection de
Homans pour la l'amille Clics
Je\lnes Villes. :Son format élégant permet de glisser ses volumes dans un
sae u main ou unc ~oche,
de les placer sur unc table de sa lon ou comllle
ouvrage rie chevet, tl'en faire un compagnon de voyage ou de promenad.!.
LA COLLECTION FAMA
LA COLLECTION FAM A
est I!, plus lue ct la plus appréCiée pour sa haute ten e
littéraire, pour le talent de ses auteurs, choisis soigncu~emt
parmi I~s
plus délicats et les pins moraux de notre époque, pour le charme car,tivanl
des œuvres publiées. Les mères de famille soucieuses de compléter 1 éduclltion de leurs filles leur mettront en mains ces récits charmants, graci,eux
ou instructifs, capables d'élever l'âmé et de la retenir dans la voie du
bien, en lui montrant de nobles exemples.
LA COLLECTION FAMA
présentée sous une cou erture artistique On trichromie
constitue, en même temps qu'un régal pour l'esprit et un charme pour le~
yeux, l'admirable Bibliothèque rêvée de toute femme Ou jeune fille élégllrtte.
EXTRAIT DE LA LISTE DES VOLUMES
Renée, par ALICE PUJO.
2.
Myrtho, par MAnlo DONAL.
3. Jeunesse propose, par M. DE GRAND'MAISON.
4. Ruinée, par PAUL DE GAHHOS.
5. La Fée du Vieux-Logis, par ANDRÉE VEHTIOL.
6. Un Cœur qui saigne, par J. DE l<EHLEC'Q.
7. Le Cortège de la Vie, par yictor DHAPI'IEH.
B. L'Epreuve, pnr MA Il III TIlJliHY.
g. L'Eveil d'un Cœur, par 1\IA1110 DONAL.
10. John le Conquérant, par EDOUARD 130 HGINE.
•
1 [, Le Mystère d'Arlacq, par 1\IAI1II': 'J'HIEH Y.
12. Par la Voie des Airs, pur l'LI\G.
13. Les Palmnrieu, par l\IARlIl TIIIEHY.
14. Cœur Vaillant, par JEAN DE BAUVOIn.
15. Fiançailles de Printemps, par PAUL DAr\. Y.
16. ~
Chanson du Blé, par AOI1IENNE CAMBRY.
17. '. ndra, pllr lu Comtesse XAVIER D'ABZAC.
lB. M~rgaet,
par JI. BElA ' ÇON.
Ig .• ':v~Marlge
de Clarice, par O·N
I ~VES.
20. Led Amis d'une Veuve, l'nI' RIIODA BROUGIITON.
21. Le Bonheur ù'Arlette, par ANimÉE yEIrI·JO!..
22. Les Yeux d'Azur, l'III' M. LA BIl YEHE.
23. L'Absence, pOl' II. MAHTIAL.
24. Le Mariage de Lucelte, par Euei'lNE DIlEVETON.
25. Le Loup dans la Bergerie, par ALIlXIS NOËL.
~6.
Madame Melchior, pOl' IIAMPO L.
27. Le Cœur enchainé, par J. OP. J<EHLECQ.
2B. L'Orgueil du Nom, par G. TOUDOUZE.
2g. Risque-tout, par Cil. FOLEY.
30. L'Ecrasement, par Cil. FOLEY.
1.
.'
-
DEUX VOLUMES CHAQUE MOIS
Chaque volume, de 200 r(lge8 envÎ7'on, est en vente 1)artout 1 {r. 50. Franco
con!r. manda!-pos!e de 2 francs à M. DEMUYLDER, 94, rue d'Alésia, PARIS.14'.
Troi. volumea au choix : 6 {ranc •.
�Le Chevalier Printemps
��SUZANNE LEV ASSEUR
Le Chevalier Printemps
1
ÉDITIONS DE LA .. MODE NATIONALE'
L. DEMUYLDER, Directeur
94, Rue d'Alésia, 94 -
PARIS (XIVe)
��Le Chevalier ' Printemps
LE RÉVEIL DE LA LANDE
Depuis de longs, longs mois, la terre était sans vie.
Comme le château de la Belle au Bois-Dormant
dès que la Princesse se fut piquée au fuseau de la
vieille fileuse, le paysage tout entier : - plaine,
forêt, vergers, rivière, - s'était assoupi un matin de
novembre, attendant, pour relever ses belles paupières closes, l'arrivée libératrice de quelque Prince
Charmant.
Sur un montic.u le sm:plombant la vallée de la
Dordogne, sc dressait, pure de lignes, correcte de
forme, semblable, dans l'éloignement, à un exquis
joujou émergeant d'un bosqueL cl'arbres de bergerie,
la propriété du gros industriel Bréville.
Le parc avait, lui aussi, subi les eHets du coup de
baguette magique : un morne silence l'emplissait,
l'humus généreux se trouvait enfoui sous une couehe
de terre durcie, gelée, couperosée comme des lèvres
fendillées de gerçures.
Une porLe grinça, et, sous le portique, apparut une
silhouette emmitouflée de lainages bleus, coiffée
d'un petit bonnet d'où s'échappaient tout juste
quelques frisons blonds encadrant une frimousse
toute rose, a·u nez mutin, à la bouche rieuse.
Que cachaienL les paupières au longs cils, abaissées
vers la dernière marche du perron? Elles se relevèrent ... Oh 1 les beaux yeux francs, gais, espiègles!
Connaissez-vous ces violettes de Nice que l'on
mélange aux fruits savoureux et multicolores, enduits
d'une engageante transparence sucrée, et qui en
tempèrent féciaL d'une note délicate et Lenclre? .
�6
LE CHEVALIER PRINTEMPS
Telle était la couleur des prunelles de.la mignonne
eufant qu'escortait, en aboyant joyeusement, une
su perbe chienne de berger allemand, son amie de
ious les instants, la compagne attitrée de tous ses
jeux.
Elles dévalèrent toutes deux, côte il côte, les
marches du gracieux perron, puis la pente d'une
allée.
Soudain, la jeune fille tomba en arrêt devant une
plate-bande, comme fascinée par un spectacle inattendu.
La chienne, emportée par son élan, prit uné avânce
de quelques mètres; mais, inquiète de n'être plus
süivie, elle se retourna vers sa petite maîtresse,
l'interrogeant de son beau regard humide et intelligent.
- Végà, Véga! ici, vite ... Vois, une violette 1
Mais réjouis-toi donc, âme tel"J"e-à-terre! La première violeLLe ... quel bonheur 1 Sais-tu ce que cela
signifie?
Un grognement approbaLeur, puis' un aboiement
sonore, furent la réponse de la belle bête.
- Je grimpe à la tour. Qui m'aime me suive 1
Et la jeu~l
fille, tournant les talons, reprit sa
course en toute hâte
Il faut croire que Véga aimait fort sa jeune maîtresse, ear elle ne se fit pas prier pour la suivre, puis
même la précéder, en gambadant, vers son coin de
parc favori.
Au point de liaison de plusieurs allées convergentes formant ce qu'on appelait le « PeLiL Bois »,
sc trouvait un grand réservoir d'eau qui alimentait
' Ia propriété. Ce réservoir était entouré d'un revêtemenL de pierre, habillé d'un manteau de feuillages
grirhpants donL la eouleur et l'aspect se modifiaient
avec les saisons, et couronné d'une Lerrasse circulaire à laquelle on accedait par u11 escalier inLérieur,
boiteux et vermoulu.
Et, de cette terrasse, on avaiL le plus joli coup d'œil
qLli se püt rêver 1 La vue ëhangeaiL ImiL fois, dix fois,
Laudis qu'oll ell faisaiL le tour.
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
7
Ici, la lande à perLe cie vue : un immense lac de
sahle où les bergers ne sauraient s'aventurer sans
les traditionnelles échasses; là, des champs cultivés
formant de larges bandes batiolées. Plus loin, des
vignobles; là encore, un beau ruban liquide ct
moiré : la Dordogne. Puis une vallée .ferWe ... ; une
forêt aux mille arbres divers ; cn<fin, la large TOU ' ~e du
Périgol'd,que sillonnent, pendant la belle saison, tant
et tant de luxueuses automobiles.
Il y avait longtemps que Liliane, l'amie de Véga,
n'avait 'Contemplé ce specLacle enohanteur par sa
diversité. En effet, si la marche au grand air lui
était coutumière par les grands froids secs, en
revanche, les sLations prolongées 'sm cette terrasse
exposée à tous les vents étaient impossibles pendant
les mois d'hiver.
Mais aujouI'd'hui, premier mars, la vue de ceite
timide violette lui avait donné comme une nostalgie
du paysage aimé, ct son petit cœur baLtait d'impatience tandis qu'elle gravissait, qHatre à quatre,
les degrés de l'escalier tremblant.
La voici au sommet... Ah ! le miracle!
Oui, le miracle s'était produit...
Les beaux yeux multiples s'ouvraient, frôlés par
la caresse de ce Prince Charmant: le premier rayon
de soleil!
La lande, naguère pâle et froide, était dorée comme
les plus belles galeLles des Rois; les champs, les
vignobles s'éveillaient à une vie nouvelle. Sur la
route blanche, si longtemps déserLe, se détachait
une ruLilante limousine; la rivière, si terne hier
encore, charriait aujourd'hui de belles émeraudes
luisantes.
Et, au lieu du silence impressionnanL de la forêt,
un gazouillis s'élevait, attendrissant, balbutiemellt
de tout un peuple ailé se préparant an grand concert
printanier, Landis que da us la vallée chemiùaiL,
menant paisiblement quelques brebis capricieuses,
un « petit pâLre brun sous son rouge béret », frère
de celui célébré par Rostand.
Une larme Pçrla au bord des cils de la jeune fille.
�8
LE CllEVALlEH PRINTEilIPS
La vie renaissait, la Vie qu'elle aimait tant 1 Son
quasi-emprisollnemen t allait enfin S:achever. Quelle
joie!
Mais était-ce là l'unique cause du trouble intense
qui envahissait son cœur, à l'habitude si sain, si
uniformément joyeux?
Pourquoi cette sensation de vide dans uno existence pourtant si bien réglée, si bien remplie?
Liliane eut conscience d'une transformation subite
de son âme, analogue à celle du paysage, et, pendant qu'elle s'interrogeait, surprise et troublée, elle
vit, sur la plus haute branche d'un des sapins du
Rarc, deux rouges-gorges qui se serraient rrileusement l'un contre l'autre.
Alors, en son cœur qui s'épanouissait, la lumière
se fit. Comme la lande, elle s'éveillait à la vie ...
Et, dans son émerveillement ému, tenant à exprimer sa gratitude à l'animateur qui, sans attendre
la date olTIcielle de sa v~nue,
avait voulu, incognito
répandre sur la nature assoupie ses trésors fantasmagoriques, Liliane murmura :
"- Merci, Chevalier Prin Lemps!
�II
,
LE COMTE DE GRAVILLAGE
Liliane Bréville avait été privée dès l'enfance de
la tendresse d'une mère et de l'appui d'un père,
ses parents ayant été tués brutalement dans un
accident de chemin de fer, alors qu'elle n'avait que
huit ans.
La pauvrette, fille unique, lut recueillie par son
oncle, riche industriel du Périgord, qui l'éleva de
son mieux dans sa propriété, ne négligeant rien
pour qu'elle reçÛ.t une instrucLion solide et une éducation parfaite. Il la gâtait même, en ce sens que,
pour avoir la paix, il lui eGt toléré les caprices les
plus extravagants si la fillette, au 'lieu de posséder
une nature raisonnable, se fût montrée fantasque
et exigeante.
Il était bon, certes, mais n'admettait guère d'être
dérangé dans sa quiétude de célibataire endurci,
écartant toute complicaLion sentimentale et ne
se laissant absorber que par le souci des affaires et
les ambitions politiques.
'
Et Liliane, que la nature avait créée tendre et délicate, eût souvent préféré moins de gâteries lointaines
et plus d'afTectuet,se sollicitude.
Ce fut ainsi qu'elle grandit, sous la garde théorique de son oncle, mais en réalité entre ses professeurs divers, son institutrice à demeure, miss Dodds,
- avec qui nous ferons bientôt plus ample connaissance, - sa chienne Véga et ses poupées.
ht elle était aujourd'hui, à dix-huit ans passés,
aussi naïvement enjouée qu'aux jours de son enfance.
C'est pourquoi nous ne nous étonnerons pas de
constaLer qu 'après la minute d'émotion suscitée
pal' le Renouveau si brusque, Liliane avait entr'ouvert
f
�10
LÈ CHEVALIER PRINTEMPS
sa cape de laine et installé, sur le rebord de la ter~
rasse où elle s'accoudait ... une poupée de chiffons
vêtue de falbalas soyeux.
~
Tn peux sortir, ZeLLe chérie, lui dit-elle d'un
ton badin; l'air est presque tiède et ne pourra te
faire que du bien. Je veux que, toi aussi, tu reçoives
le faire-part des beaux jours.
« Allons, jette un coup d'œil autour de toi, et
souris comme tu sais si bien le faire 1
«
Attends que j'arrange un peu tes cheveux,
qui se sont éhouriffés sous ma cape. Là 1 Et tâche
de ne pas te quereller avec Véga ...
Ce nom provoqua une secouss électrique dans le
long corps de l'animal, puis des coups répétés se
firent entendre, semblables à des heurts frappés à
une porte: c'était la queue de la chienne cognant
à intervalles réguliers le dallage de pierre pour
explimer la joie qui l'envahissait toute.
- En route, maintenant 1 La pauvre miss Dodds,
qui me croit dans ma chambre, va peut-être s'inquiéter de ne pas m'entendre remuer.
« Zette et moi te défions à la course jusqu'à la
maison, Végà.
Elle tenait la poupée ft bout de bras. Ce que voyant,
Véga se mit à sauter pour l'atteindre. C'était un
de ses jeux favoris, de faire mine d'en vouloir à
mort à la pauvre petite chose inerte, puis, lorsqu'elle
la Lenait entre ses pattes Hnes et puissantes à la
fois, de la câliner comme s'il sc fût agi d'un être
fragile ct vivant.
Liliane, précédée de saficlèle compagne à quatre
pieds, descendit l'escalier cie la tour avec un semblant de précaution, car ellc connaissait son pen
de Récurilé.
Mais, le pied à peine posé sur la terre ferme, elle
commença la course promise, à la grande joie de
la chienne bondissante et haletante.
Malgré l'agilité de la jeune fille, ~'aHiml
ga~nit
en vitesse, ct, pOUl' le rattraper, la Jcune fille bIaIsa
par une pelouse.
�LE CHEVALIER PHINTEMPS
11
Le raccourci, très sensihle, lui pCl'miL de ga~ler
le seuil de la maison un peu avanL la bête. Mais au
moment où, victorieuse, elle criait, tête haissée:
- Hurrah 1 Zette, nous avons gagné la parUe ... ,
un choc lui fit lever le nez: elle venait de se heurLer
à un personnage importun.
-:- Oh 1 parùon, fiL-elle précipitamment.
Puis, posant ses claires prunelles sur le visa~e
du trouble-fête, elle reconnut le comte de GtavJllages, gentilhomme du voisinage, dont la soi."antaine cherchait à se dissimlller sous de nombreux
artifices et llne galanterie empreinte de fatuité.
Sa demeure seigneuriale, peu éloignée de la propriété de M. Brévme, était longLemps demeurée
fermée à l'industriel comme aux autres habiLan ts
de la contrée, car le comte, fort imbu de son rang
et de la lignée d'ancêtres qu'il faisait à tout propos
intervenir dans sa conversation, affichait un pl'O• font! dédain pour tout ce qui n'était pa né el qu'il
désignait sous le terme général de roture.
Il se contentait, pour toute distraction, de chasser seul sur ses terres, dont l'ensemble formait ce
qu'il nommait SOIl fief, se montrant dur envers ses
gens et les tenanciers de ses fermes, - - ses vassaux, disait-il.
Sa grande fortune l'avait fait élire récemment
maire du pays, et celte fonction, qu'il avait daigné
accepter de bonne gràce, afin de régner plus despotiqllement encore sur ses administrés, l'avait, revers ùe la médaille 1 - contralnL, quoi qu'il en
eût, à se rapprocher de certains de ses sujels.
1\1. 13réville, propriétaire de la Châtaigneraie,
se trouva ainsi parmi les privilégiés admis à fréquenter le manOIr féodal, et, après une visile rendue au châtelaillcn compagnie ùe sa nièce, l'industriel fut honoré ùe fréquentes avances de la part
du noble personnage.
Celui-ci avait généralement le soin, en se rendant
chez scs intérieurs, de se draper (lans une morgue
qu'il jugeait respectable; mais, à l'heure où sc passe
ce récit, sa diglliLé cou Lumière se trouvait SlllgU-
�12
LB CIIEVALIER PlUNTEMPS
lièrement compromise par les conséquences du
choc qui venait de se pr0duire.
Son chapeau avait roulé à terre; le monocle,
ordinairement vissé à l'orbite, avait quitté son refuge
et se balançait au bout (j'un long cordon noir, avec
de petits soubresauts de jouet mécanique; la perruque noire avait glissé sur l'oreille droiLe, laissant
entrevoir un morceau du crâne luisant piqué cie
quelques brins de duvet blanchâtre, et une mèche
de cheveux filasse, provenant des tresses de ZetLe,
se trouvait accrochée à l'un des boutons de son
pardessus à taille.
PGur comble de malheur, Véga, interprétant
comme le signal d'une réjouissance touhe spéciale
la pirouette involontairement savante esquissée
par le visiteur, se mit à exécuter autour de lui une
sorte de Danse du Scalp, en faisant mine de lui
mordiller les mollets.
Liliane eut tout juste la forëe d'ordonner:
- Ici, Véga!
Puis, sentant qu'il lui serait impossible de garder
son sérieux devant la mine déconfiLe du hobereau,
elle se détouJ;na vivemell t.
Monsieur de Gravillages, furieux sans le vouloir
laisser paraître, rajusta sa perruque tant bien que
mal, ramassa son melon gris qu'il épousseta d'un
revers de manche et se mIt en devoir de se débarrasser des brins de laine jaune qui pendaient devant
lui.
- Permettez-moi de vous aider, Comte, proposa
Liliane qui, s'étant enfin composé un visage présentable, se retournait vm:s le visiteur.
« Je suis responsable des méfaits de ma fille, et
il n'est que juste que je les répare dans la mesure
du possible.
La grimace qui contractait la figure du comte se
mua en un sourire contraint.
- Il est des cheveux blonds, Mademoiselle, ditil· galamment, en faisant tous ses efTorts pour dissimuler sa mauvaise humeur, qui seraiènt la plus
belle parure d'une bouLonnière.
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
13
« Pour ma part, je ne souhaitcrais point d'autres
décorations.
Liliane feignit de ne pas comprendre.
- Sois fière, Zette, fit-elle en regardant la poupée
an sourire immuable; on admire ta chevelure
soyeuse.
« Faudra-t-il, Comte, couper ses helles tresses
pour vous les laisser tout entières en souvenir?
- Mais que sont de simples cheveux, fussent-ils
divinement blonds, sans l'accompagnement d'un
regard céleste eL du coloris de belles joues fraîches 1
- Oh 1 cette fois, ma petite Zette, je crois que ta
pauvre mère aura bien du mal à te conserver auprès
d'elle, après une semblable déclaration 1 Tiens ...
je te laisse à ton admirateur.
« Excusez-moi une minute, Comle, je vais faire
prévenir mon oncle de votre arrivée.
Et, sans attendre la réponse du vieux gentilhomme abasourdi par ce flux de paroles ironiques,
qui déformaient totalement le sens des galanteries
à elle desLinées, la jeune fille lui planta sa poupée
dans les bras, et franchit en courant les marches
du perron.
Lorsqu'elle se trouva dans le grand vestibule,
seule avec Véga, elle donna libre cours à son hilarité.
- Ah 1 ah 1 que c'est drôle 1 Mais ou veut-il donc
en venir? Il commence à m'ennuyer avec ses fadaises.
« Il ne va tout de même pas me demander en
mariage; ce serait par trop comique. N'est-ce pas,
Véga?
Une porte s'ouvrit, livrant passage à un long
corps efflanqué, que supportait Ulle paire cIe picds
ehaHssés de box-calf jal\l1C clair.
C'était Miss Dodds. Sa laideur rébarbative ct ses
propos aigris, tenus d'une voix sèche eL cassante,
suscitaicn t chez les étrangers une sorte de pitié
pour la pauvre orpheline obligée de vivre avec une
personne aussi revêche; mais, en réalilr, c'était la
vicille fille qui se laissait mener à la bagllcUe par
l'aimable tyran qu'elle chérissait profondément.
�14
LE CHEVALIER PRINTEMP S
Deux êtres, l'un vivant, l'autre retourné en pous~
sière depuis plusieurs siècles, se partageaient son
cœur et son admiration: Liliane et... Shakespeare.
Jamais, à voir ce visage ingrat et ce corps disgra~
cieux, on n'eût soupçonné l'enthousiasme dont
Miss Dodds était capable à l'égard de son héros
littéraire, dont elle connaissait toutes les finesses
et les vers les plus ignorés. Aussi ne laissait-elle
jamais échapper une occasion d'émailler sa conversation de cita~ons
divenies tirées de l'œuvTe du
grand Willl
- D'où venez-vous donc, Lily? Je vous cher~
chais partout, et je m'étais réfugiée au salon en
vous attendant.
« Mais pourquoi riez-vous comme cela? intel'togea l'Anglaise en fixant sur son élève des prunelles
glauques, dont le strabisme n'était pas entièrement
corrigé par les verres épais de lunettes cerclées
d'or.
Mais Liliane, au lieu de répondre à cette qu'estion,
s'écria:
- Ah 1 mon Dieu, j'oubliais 1 Et Monsieur le
Maire qui fait le planton au jardin .. , Germain 1
Germain 1
- ' Oui, mademoiselle Liliane, glapit une voix
qui semblait venir du ciel.
.
Et l'on aperçut, penché sur la rampe de l'escalier,
à mi-chemin du premier étage, une face glabre,
ridée comme une poire tapée.
C'était le vieux domestique de M. l3réville, dévoué
corps et âme à sa petite maîLresse.
- Cours dire à mon oncle que Monsieur le Comte
de Gravillages esL venu le voir en gants beurre
frais ... Non ... ne parle pas des gants, cela vaudra
mieux. Monsieur le Comte est au jardin.
Germain entr'ouvrit sa bouche édentée et fit
un signe de tête pour mon Lrer qu'il avait compris
les instructions.
- Je vais dans ma chambre, reprit Liliane.
M'accompagnez-vous, Miss Dodds?
- Wilh pleasure, Lily.
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
15
Elles montèrent toutes deux claus la pièce ensoleillée, tendue d'une toile de Jouy bleue et jaune,
d'une gaie Lé tempérée par un modernisme de bon
aloi.
Liliane fit asseoir son institutrice sur le divan
recouvert de même toile de Jouy, puis, se reprenant
à rire:
- Ah! ah! cette déclaration de l\1onsieur de
Glavillages m'a mise en joie, parce que le vieux
}Jeau devait avoir hien plus envie de me dire des
sottises que de me faire des courbettes, aprés la
bousculade dont je l'avais gratifié ...
- Une bousculade? Est-il possible, Liliane? A
votre âge 1 Ne deviendrez-vous jamais sérieuse?
- Que si, Miss Dodds. Et puis, qu'ai-je besoin de
l'être davantage, puisqu'on me tTouve assez grande
fille pour me faire la cour!
« Voyez-vous, j'ai dans l'idée que si Sa Seigneurie,
laissant de côté ses manières hautaines et ses préjugés
antédiluviens, condescend à nous faire d'aussi fréquentes visites et à meUTe sa haute influence à la
disposition d'un méprisable roturier comme M. Bréville, ce n'est pas pour les beaux yeux de ce dernier ...
mais plutôt pour ceux de sa nièce ...
- Et si cela était, Liliane? Vous seriez certainement flattée d'un tel honneur.
- Flattée? J'en serais surLout contrariée, car cela
m'obligerait à un refus qui compliqueI'ait peut-être
l'existence de mon oncle et ne me procurerait en
tout cas aucun agrément.
- Mais pourquoi refuseriez-vous d'emblée une
proposition de ce genre? Monsieur le comte de Gravillages esL un beau parti, certes, et vous trouveriez
au château tout le luxe et la considération que vous
pouvez désirer.
« De plus, ce gentleman ferait un excellent mari;
il serait aux peLits soins pour sa jeune épouse.
- C'est possible, miss Dodds, et, si l'ou considère
le mariage comme une carrière plus ou moins lucrative, sans douLe la petite orpheline que je suis aurait
là un poste des plus enviables.
�'"
16
LE CHEVAL TER PR 1 NTEMP S
(( Mais, à tOFt ou à raison, j'envisage la chose sous
un tout autre aspect.
- Vraiment?
- Eh oui 1 que faites-vous de l'amour?
- Oh 1 l'amour 1...
- Eh bien, pour moi, il prime tout. Je ne me vois
pas - oh 1· mais pas du tout - trônant au domaine
de Gravillages comme une idole que ~ sa grandeur
isole du commun des mortels, dédaignant les plaisirs
simples et distillant en silence un ennui qui friserait
la neurasthénie ...
«
A moins que, ayant épousé les préjugés du
Seigneur et Maître en même temps que le personnage
lui-même, je ne passe mes journées à donner des
ordres d'un ton arrogant, gourmandant les uns et
les autres eL criant sans arrêt, allumée d'un noble
courroux:
(( Or çà 1 manants, vilains, vassaux., vile tourbe, si
VOLIS ne m'obéissez passivement, aveuglément, je
vous ferai foueLter en place publique par mes gens ...
« Et, comme compensation il ceLLe existence
revêche, quelles attractions me seraient o1Tertes?
Les tête-à-tête avec le comte de Gravillages 1
(( Non, voyez-vous, miss Dodds, ce n'est pas ainsi
que je me figure le bonheur.
«( Je sais ]nen, malgré mon inexpérience, que la vie
n'est pas un perpétuel rayonnement et que, parmi
les heures qui la composent, il en esL de graves, de
pénibles même.
( Mais j'imagine que touLes les misères, morales
comme physiques, se trouvent efTacées si, la journée terminée, on peut se réfugier aux bras d'un être
aimé. Un baiser de lui sur le front soucieux doU
savoir en écarter Lous les LOLU'luenLs, et l'attente de
cette minule exquise doiL empêcher les laideurs de
laisser dans l'âme de trop profondes empreinLes.
(( Cela, je le pressens, c'esL un des miracles de
l'amour. ..
EL Liliane, qui se remémora iL en frémissan t l'impression magique reçue au sOlllmcL de la tour, leva
vers SOIl instiLuLrice un peLiL visage si cxLaLique, si
�I.E CHEVALIER
PRINTE~(S
1,7
illuminé, que celle-ci en resta perplexe pendant
quelques secondes.
Mais, se ressaisissant :
- Qu'allez-vous chercher là, Liliane? Que le~
choses se passent ainsi dans les romans, cc n'est
malheureusement que trop fréquent. Je (lis malheureusement, car vous savez combien je désapprouve
et déplore ces lectures frivoles et malsaines, qui
faussent les jeunes esprits.
« Mais la réalité est bien difTérente 1 Jamais l'amour
d'un homme n'est suffisamment désintéressé. pour
créer l'état d'âme dont vous parlez.
« Croyez-moi, dear, l'égoïsme eL le calcul sont il
la base de tout sentiment masculin, et il faut avoir
elix-huit ans pour croire aux contes de fées que vous
me débitez.
« Plus vous idéaliserez l'humanité, plus vous Lomherez de haut, Pour éviter les déhoires, les meurtrissures cruelles même, il fau t fu il' les hommes, ou bien
ne voir dans le mariage que les avantages réels, palpables, tels que ceux qui vous seraient oŒerLs par
un comte de Gravillages : une position, un foyer .. ,
« Màis l'amour! quelle illusion 1
« Comme diL Rosalinde dans lloLre comédie shakespearienlle favorite:
« Les hommes sonl semblables à l'avril à l'heure des
fiançailles, el à décembre à l'heure du mariage ...
« Ah 1 l'amour ... j'en suis moi-même revenue!
La pauvre fille, abondamment pourvue de dons
intellecLuels, et bonne malgré son air bourru, mais
disgrtlciée par la nature et aigrie par l'adversité, fit
piLlé à son élève, dont le cœur vibrait aujourd'hui
d'une façon inaccoutumée.
Elle l'embrassa gentiment.
- Pauvre miss Dodds 1 Vous avez soufTert, mais
c'est parce que vOus n'avez pas renconLré votre
Prince CharmanL.
« Laissez-moi croire à la venue du mien: j';lÏ besoin
d'espérer.
L'Anglaise lui rendit son baiser les larmes aux
yeux, car, pOlir scepLique qu'elle se monLrât, elle
�18
I.E CHEVALIER PRINTEMPS
n'avait pas été, au cours de cette conversation, sans
revivre les quelques bribes sentimentales de son
existence terne et sacrifiée.
Les confidences furent interrompues par un .coup
léger frappé à l'huis, puis la porte s'entre-bâilla, et
le vieux Germain surgit.
- Monsieur demande mademoiselle Liliane dans
son cabinet, annonça la bonne voix réjouie.
- Le Comte se sera plaint de mon crime de
lèse-majesté ... C'est bien, Germain, je descends.
Quand la porte se fut refermée, la jeune fille se
leva et reprit en soupirant :
- Il va falloir que je prenne une mine contrite
ct que j'exprime, peut-être, des regrets que je
n'éprouve nullement. Plaignez-moi 1
Miss Dodds eut un sourire las et sortit par la porte
de communication qui reliait sa propre chambre à
celle de son élève.
Liliane, prenant son courage à deux mains, fit
une pirouette et ne mit pas cinq secondes à descendre l'étage qui la séparait du bureau de son oncle.
Dans le vesLibule, elle croisa le noble visiteur en
instance de départ. Sa suffisance habituelle semblait
encore accrue, et il la gratifia d'un profond salut,
auquel l'enfant terrible répondit par un sourire
mutin ct amusé.
C'était plus fort que sa volonté : elle ne pouvait
prendre au sérieux cet homme dont la hautaine
sévérité inspirait à chacun un efIroi salutaire, qui
se traduisait par les marques d'un profond respect.
Aussi ne comprenait-elle pas qu'il persistât à
l'honorer de prévenances particulières.
Elle le suivit ùes yeux; puis, lorsqu'il ent, raide
et guindé, franchi le seuil de la porte du perron,
sos lèvres ébauchèrent, derrière le dos du Comte, une
motte gracieuse, - peu respectueuse, à vrai dire, mais signiftcative.
Miss Dodds en eût frémi d'horreur ...
C'était un témoignage extérieur, presque involontaire, des appréhensions irraisonnées qui l'assail·
laient soudainement.
�III
FLORAISON D'ESPOIR
M. Bréville, dès le départ du Comte, avait pris
en main un volumineux dossier. U était évident que
cette visite l'avait dérangé en plein travail et que,
la porte sitôt refermée, il s'était empressé de reprendre
l'occupation quelques instants délaissée.
C'était un homme fort méthodique, scrupuleux
à l'excès, et qui ne devait qu'à son labeur infatigable et incessant la prospérité de son industrie.
Brasser des affaires, encore et touj ours, était
au surplus le principal objet de sa vie. Il était de la
race oe ces money-makers américains, qui s'acharnent à faire germer l'or sous leurs pas pour le seul
plaisir de le voir éclore.
Ses besoins personnels étaient assez restreints,
mais il était large et généreux, et jamais On ne faisait en vain appel à sa charité, d'ailleurs proverbiale.
Dans la vie domestique, il était bien rare qu'il
cherchât à imposer sa volonté, désirant par-dessus
tout le calme et la paix du ~oyer;
mais, quand il
lui arrivait de prendre une décision qu'il jugeait
opportune et salutaire, malheur à qui cherchait
à l'en dissuader ou à contrecarrer ses projets l Le
mouton devenait enragé, et rien n'eût pu l'amener
à modifier ce qu'il trouvait bon.
Si ses vues sur le sujet étaient justes, tant mieux;
mais si elles étaient erronées, sa ténacité demeltrait la même. Tout raisonnement se heurtait contre
le mur d'airain qu'il opposait à ses contradicteurs.
Au physique, ce contraste entre la doueeur C01\-
�20
LE CHEVALIER PRINTEMPS
tumiêre et l'obstination accidentelle s'accusait également dans les traits et l'expression de son visage.
Les yeux étaient bons et le menton manquait de
fermeté, mais le front têtu, fortement bombé, trahisl> ait le point faible de cette nature active.
L'indusLriel était de taille moyenne, avec une légère
tendance à l'embonpoint que combattait seule son
impuissance à rester oisif, car il ne songeait guère
aux sports, absorbé comme il l'étaiL par ses doubles
ambitions techniques et politiques.
.
Sa mise, quoique composée sans aucune afTéterie, avaiL la distinction que confère presque toujours une coupe impeccable. Ses mains replètes étaient
soignées, et ses traits réguliers, ses dents blanches,
sa mous Lache taillée en brosse et ses cheveux encore
drus, légèrement argentés vers les tempes, formaient
un ensemble des plus sympaLl)iques.
M. Bréville eut un sourire à l'entrée de sa nièce,
puis, lui désignant un siège, il lui fit signe d'attendre
un moment eL se replongea dans la lecture de ses
documents.
Liliane s'assit docilement et explora dans ses
moindres recoins le bureau qui lui Hait si peu familier, malgré toutes les années vécues à la Châtaigneraie.
Qu'elle lui semblait peu accueillante, dans sa
sobriété cependant luxueuse, cel.Le grande J?ièce
hautement lambrissée! On avait eu beau la capItOlt• 11er de doubles rideaux dc peluche havane, feutrer
son parquet d'une moëlleuse moqueLte de même
couleur, on n'avait pu lui enlever cc caractère
d'austériLé créé surtout par l'absence toLal« de
hibelots.
11 étaU aisé de voir que nulle main féminine n'avait
présidé, voire collaboré à J'aménagemenL de cette
reLraite, sorte de grognoir où l'industriel passait
le pIns cJair de sa vic.
En eIIet, M. Breville se rendait bien chaque
maLin à son usine, où il prenaiL le conlact le plus
éLroiL Uvec son personnel ouyy 'er et administraLU, mais ses après-midi sc pass ent toutes à com-
�LE CHEvALtEn PRINTEMPS
21
pulser les dossiers, veiller aux éehéances, étudier
les renseignements obtenus sur le crédiL de la clientèle, inspecter les devis des entrepreneurs et les
plans des inventions nouvelles présentées par les
mgénieurs... bref, à fournir un travail gigantesque
à la. fois de financier et de technicien.
Cette besogne achevée, le propriétaire de la Châtaigneraie passait à un autre genre d'exercice,
dressant un plan ùe campagne électorale, établissant des listes de noms, compulsant certains ouvrages
de polémique susceptibles de servir ses visées politiq,ues.
aux heures
Ses travaux, interromp1ls ~eulmnt
des repas ou par de rares vü;iLes - toutes rentrant
dans le eadre de ses afTaires ou de ses amhitions, se prolongeaient parfois fort avant dans la soirée.
Ceci explique pourquoi Liliane n'éLait guère familiarisée avee la pièce où son onGle venait de la convoquer. Elle gardait même une sorte de rancune à
ces meubles hostiles qui, mieux que sa grâce et le
charme de sa personne, avaient su forger des liens
chers à celui dont elle désirait la tendresse.
Enfin, M. Bréville leva les yeux, et de nouveau un
bon sourire éclaira sa physionomie, sérieuse mais
susceptible de tant d'a'iIabilité.
- Je t'ai fait attendre, ma peLite LiIette, mais
le sujet que nous allons aborder est si grave que je
voulais pouvoir m'y adonner sans arrière-pensée,
et sans le souci d'un travail inachevé.
A ces mots, Liliane ébaucha une grimace involontaire, pressentant que ses craintes relatives aux
intentions du comte de Gravillages allaienL sans
doute se trouver justifiées.
- Ton el rance, ma chère peLite, s'est écoulée
sans heurts à la Châtaigneraie, et j'espère que tu
as rencontré chez moi toutes les satisfactions qu'il
était de mon double devoir d'oncle et de tuteur
de te procurer.
•
cc Pour ma part, je me suis toujours attaché tt
lle te laisser manquer de rien, pas plus du superflu
que de l'indispensable, à te faire donner l'éduca-
�22
LE CHEVALIER PRINTEMPS
tion ct l'instruction que mon pauvre frère aurait
désirécs pour sa Hllc, s'il avait vécu.
« Je dois reconnaître que mes cITorls dans ce
scns nc sont pas restés inutiles; tout me prouve
au conlrairc que les leçons de tes maîtresses ont
été fructueuses. Les rapports de Miss Dodds, ta
distinguéc institutricc, sont toujours des plus
('logieux; tes manières sbnt parfaites, tes goûts
élcvés ... bref te voilà une jeune filJe accomplie.
« l\Ion rôle de tuteur serait incomplet si je m'endor~
mais sur cettc certitude satisfaisante d'avoir accompli mon devoir envcrs toi.
« Mais, tout en m'ét.ant tenu éloigné dcs fcmmes,
je ne suis pas sans savoir que l'état de jeune fille
n'est que passager, et qu'il csL des aSl)irations qU'UllC
vic quasi-solitaire dans la dcmeure d'un vicil oncle
ne peut combler ...
- Oh 1 mon oncle, ne parlez pas ainsi, interrompit Lilianc. Je me trouve parfaitement heurcuse
chez vous.
«
Il est bien vrai que parfois, souvent même,
j'aspirc à une vie plus intime avec vous, à des causerics confidentiellcs, à de douces soirées en commun.
l\Iais je sais fort bien qu'il n'y a pas de votre faute
si les choses se passent diiIéremmeut ; et si nous HOUS
voyons trop peu à mon gré, le sentimcnt que j'ai
de votre présence toute proche suffit à me réconforter.
« Vous m'avez heureusement donné en Miss Dodds
une amie dévouée. J'ai, depuis le printemps dernier, un ravissant petit tonneau et le plus mignon
poney qu'on puisse voir. Tous lUes désirs sont devancés par vous, ct mon existence à la Châtaigneraie,
partagéc en tre les promenadcs, la lecture et la musique, est aussi agréable que possible.
« L'hiver, en m'interdisant les longues flâneries
daus la campagne, commc :i.P les aime, avait éveillé
en moi une cerLaiuc mélancolie, mais, Dieu merci 1
cette vilainc saison est passée. Voici le heau temps
rcvenu, cL avcc lui ma gaieté.
« Ne vous inquiétez pas donc de moi, mon cher
�i.E
G1ŒVALlER PRINTEMPS
oncle. Vous avez, je puis vous rassurer, toute ma
reconnaissance et toute mon aIIection.
- Tout cela est très joli, Liliane, mais enfin, il
est Ull âge (eL c'est précisémen t le tien auj ourd'hui,
ma chère enfant) où d'autres ambitions sont permises à Ulle jeune fille; où d'auLres attrihuUons
s'imposent à elle; où elle peut commencer à trouver vide de joies, un peu solitaire, une existence telle
que la tienne; où elle a besoin d'un compagnon
constaNt, d'un confident .. . que sais-je?
-- Mais j'ai tout cela! répliqua l'enfant aux
blonds cheveux avec un sourire adorable, tandis
qu'en ses yeux se jouait;. ufe lueur d'espié~lr
.
« Véga est ma compagne constante, et l'ai pour
déverser toutes mes confidences l'oreille attentive de ma peLite Zette.
M. Brévil1e eut un geste d'impatience qu'il ne
tenta pas même de réprimer.
- Laisse donc ces sornettes et ces enfantillages!
diL-il en fronçant le sourcil. Ne peut-on te parler
sérieusement?
« Le temps des poupées devrait êtTe passé pour
toi, puisqu'un homme de la meilleure noblesse,
fortuné, influent et, de plus, pal'faitelllent honorable, veut bien te prendre au sérieux et même ... allons, sois heureuse! - demander La main.
Mais, au lieu du bonheur dont son interlocuteur
semblait épier la trace, le visage de la jeune fille
ne refléLa qu'un morne ennui.
- Il s'agit, poursuivit l'industriel, d'un ton important et mystérieux, du plus grand personnage de
touLe la contrée.
Et, d'une voix comiquement emphatique qu'il
cherchait à rendre impressionnanLe, il ajouta:
- Monsieur le ComLe de Gravillages.
Un temps. Puis:
- Eh Lien 1 llllette, que dis-tu de oela?
- Oh 1 mon oncle 1 c'est peut-être un honneur,
en erret, mais ce mariage esL impossible.
« Songez à la diflérence d'âge .. .
- M. de Gravillages n'a rien d'un vieillard.
�24
LE CHEVALIEH l'nINTEJ\Il'S
Sa distinction native lui a ('onservé une grande
jeunesse d'allure, et il est certainement encore tout
ù fait digne cl être aimé.
- Je ne dis pas non, mon oncle, mais ... - c'est là
la pierre d'achoppemenL - je n'aime pas M. Gl'avillages.
- Balivernes encore! Que sais-tu de l'amour,
à ton âge? Le Comtè esL Lout à faiL le mari qu'il Le
faut. Sa maturité suppléera à ton ignorance et ell
contrebalancera les grands inconvénients. C'esl
une grave erreur de croire que la jeunesse doit s'allier
à la jeunesse. Voilà comment se forment les mauvais ménRges, où chacun n'apporte que son inexpérience ...
Avec un léger emlJarras, M. Bréville poursuivit:
- Et puis, tu sais quel appui m'est nécessaire
pour réussir dans la voie électorale que je me suis
tracée.
« Gravillages a sous la main la plus grosse part
de la population de ces parages. Un mol de lm, et
je passe aux prochaines élections. Autrement,
celte hordé de paysans attachés à la terre et aux
vieilles tradilions se détourneron L de moi, (qui
pourtant puis leur faire tant de hien), pour élire
le premier hâbleur venu, cal' ils ont la défiance,
sinon la haine, de tout ce qui se raUache à la science
et au progrès et cherche à comha LLre la rOll line dans
laquelle ils s'encrassent.
« Cette aide morale, le cOlnLe de Gravillages la
met à ma disposition, à la condiLion 'Lou Lefois que
se réalise l'union qu'il semhle désirer vivement.
« D'autre part, l'affront que lui infligerait un
refus, d'ailleurs inexplicable, cie ta parl, le froisserait au point de lui faire rompre avec moi toutes
relaLions.
« Voici assez long Lemps que Lu vis sous mon toit
pour ne pas ignorer combien cette quesLion politique
me tient au cœur et tn sais que je suis résolu à meLtre
tout en œuvre, pour aUeindre hOllllêtcJ11cn Lmon bu L.
Liliane avait écouté ce discours, les yeux agrandis
encore par l'attention inteme fil! 'elle apportai L il
�LE CHEVALIER PHINTEiI[PS
25
n'en pas perdre une parole, il en bien saisir toute la
portée.
Elle tenta Hile résistance.
- Mais, mon oncle, songez ... diL-eIJe de nouveau.
- Je ne Le demande pas de donner une réponse
immédiate. Je conviens qne la proposition est brusque, inattendue, et qn'eHe demande quelque réflexion .
.Je te donne dOllc huiL jours pour te décider.
« Je ne doute d'ailleurs aucunement du résultat
de tes méditations, ne voulant pas te faire l'injure de
te croire absolument dépourvue de sens commun.
, « Va, ma petite Lilette. Pense à ton oncle, qui
ne t'a jamais rien refusé, et songe que c'est la première fois qu'il te demande de lui rendre un service ...
en Lravaillant à ton propre bonheur.
n la baisa :lU front, et la jeune fille, reconnaissant
clans le regard de son oncle l'éclair de bonté qui lui
Hait familier, ouvrit la bouche pour lui demander
grâce.
Mais, au même moment, le visage de l'industriel
se contracta, eL le pli vertical, si significatif dans
cette figure mobile, barra le front têtu.
Liliane sentit que la parLie était perdue.
Elle sorLit donc sans aJouter une parole et regagna
sa chambre à pas lents.
Sur le divan bleu gisait, face contre tissu, la poupée
que Germain avait dü trouver sur une table de
jardin, là où le Comte l'avait déposée avant de se
rendre dans le cabineL de M. BrévTIle.
Liliane la prit dans ses bras, s'assit sur le divan
et plongea sa LêLe blonde dans un gros coussin en
forme de fleur à larges pétales feu.
Elle avait jusque-là refoulé courageusement les
larmes qui montaienL à ses yeux de violette; mais
ici, seule avec la chère peLite présence que son imagination savaiL rendre vivante, elle donna libre cours
à son chagrin.
La porte; qu'elle n'avaiL pas pris le temps de
refermer complètement deI'rière eUe, s'entre-bâilla
doucement, ct le fin museau de Véga se coula par
l'ouverture, quêtant un encouragement.
�LE C1ŒVALlER PRINTEMPS
Le long corps gracieux suivit, el la belle chienne,
voyant sa petite maîtresse toute secouée de sanglots,
posa, compatissante, son bon museau sur la robe de
laine.
Sans lever la tête, la jeune fille étendit sa menoLte
rosée ct se mit à flaiter la nuque de l'a.nilnal.
- Oui, toi ... toi... ma bonne Véga ... tu m'aimes,
je le sais 1 Oh! pourquoi faut-il que je sois soumise à
une aussi rude épreuve 1 Mon oncle, si bon pourtant, ne voit les choses que sous son angle personnel.
Ne s'est-il toujours montré parfait à mon égard
que pour pouvoir un jour - venu maintenant me présenter. .. la note il payer?
« Non, je ne puis le croire. Et pourtant, c'est un
homme ... Miss Dodds, miss Dodds, auriez-vous rai··
son? Les hommes sont-ils tous des égoïstes? Et les
meilleurs ne sont-ils pas exempts de cet affreux penchant à sacrifier tout cc qui ne se rapporte pas directement à eux?
« Ainsi, il n'en serait pas un qui fût capab1e d'un
dévouement désintéressé ... Et cepûndant ...
Le joli minois sc souleva, et un léger sourire, semblable au pâle soleil d'avril qui n'attend pas la fin
de l'ondée pour apparaîLre, - signe précurseur de
l'arc-en-ciel pacificateur, - éclaira les prunelles
embuées de larmes, leul' donnant u1'1 éclat étrange,
presque céleste.
Ses lèvres fraîches murmurèrent:
- 1\1on Dieu, mon Dieu ... si cela pouvaiL êLre ...
Puis, s'agenouillant, elle enterra SOIl front clans
ses mains jointes, fit une courte. prière et se r leva,
rassérénée.
En son cœur, un espoir avait soudain Heuri.
Sortant sur le palier, elle appela :
- Germain 1 Germain 1
La face ensoleillée, le serviteur accourut il ceL appel.
- ALLelle Bayarù, vivelllellt, mon hon Germain,
dit-elle.
Elle rentra ùans sa chambre, s'insLalla. devant
le peliL « honheur-elu-jour » qui faisaiL face à l'une
des fenèLres cL, sur une feuille Je papier couleur ue
�LE CIIEVALIEtt PRtNTEMPS
21
pervenche, traça quelques lignes ùe son écriture
simple ct nette.
Elle s'enveloppa de nouveau dans l'ample cape
et recoiffa le petit bonnet de laine bleue; puis; suivie
de Véga dônt le regard he l'avait pas quittée lUl senl
instant, elle descendit au jardin.
Près de la rehüse stationnait un petit tonneau
acajou, véritable jouj'ou attelé d'url poney hruü,
minuscule mais vigoureux. C'était hü qui répondait
au nom valeurenx de Bayard.
Elle grimpa sur le siège avee agilité, ct Germain lui
tendit les guides. Véga s'insLalla à son côté.
- Dis à miss Dodds, si elle me cherche, que je
suis allée faire une course en ville.
Germain s'inclina, puis s'en fut ouvrir à deux battants la grande porte cochère qui dOl1Mit sur la
route.
La propriété et les usines de M. Bréville, ·- ainsi,
d'ailleurs, que le domaine de Gravilbges, - se trouvaient assez éloignés de tout cenLre de quelque importance et le bourg le plus proche, Castclfogeac, était
distant d'environ quatre kilomètres.
Une route de largeur moyenne y condl1Îs:1Ït, en
zigzaguant quelque peu, mais il existait de jolis
chemins de traverse dont la jellne fille faisait volontiers usage.
Aujourd'h\.li, cependant, le soleil était trop récent
pour avoir séché les nombreuses ornières creusées
et remplies de boue paI: l'hiver; aussi, après un coup
d'œil sur un ravissant sous-bois qu'elle affectionnalt
tout particulièrement, Liliane dut se résoudre, à
regret, à emprunter la route carrossable, bordée
ç:\ et là de gros tas de cailloux.
Le chemill était plat eL assez monotone, mais
l'esprit de Mlle Bréville étaiL suffisamment préoccupé
pour n'avoir pas besoin de distractions. Ses sentiments, au surplus, l1e laissaient pas d'être fort
complexes. La détresse qu'avait provoquée la déception causée par l'attitude de son oncle sé Lrouvait
en connU avec la joie puérile de cette première sortie
au soleJl en compagnie du fougueux Bayard, et avec
�28
LE CHEVALIER PRINTEMPS
Ulle sorLe de sérénité, acquise dès la minute où
l'inspiration lui était venue de noircir une feuille de
papier azuré.
Liliane avait hâte de gagner le groupe de maisons
qui indiquaiL l'approche du bourg. Elle encourageait
son poncy de petits claquements de langue dont il
con naissait hien la signiucation, et c'était avec ardeur
qu'il troLtait, secouant son épaisse crinière fauve et
faisant joyeusement tinter ses grelots .•
Un homme, qui cassait des pierres au bord de la
route, suspendit son travail à l'approche de l'équipage en miniature. Il s'appuya du bras gauche sur sa
pioche et porta la main droite à sa casquette.
1 _
Salut à not' demoiselle, diL-il respectueusem~
,
- Bonj our, père Bérigouls. Il fait beau, auj our-,
d'hui.
- Ce n'est pas trop tôt, not' Demoiselle. Cela nous
manquait, à tous, de ne plus vous rencontrer tous
les jours par les chemins. Mais maintenant que le
soleil est revenu, vous allez nous revenir aussi, pas
vrai?
- Mais certainement, père Bérigouls. Croyez bien
que je suis aussi m~lheurs
que vous quand je ne
vois pas tous ceux à qui je m'intéresse.
- Ah 1 dam' 1 pour ce qui est de vous intéressel
aux gens, ça n'est pas seulement des mots ... On en
cause ben souvent, à la maison, ma pauv' vieille et
moi, et c'est jamais sans un .p'tit brin d'attendrissement qu'on s'rappelle vot' obligeance .et vot' belle
eonduite touLes les fois qu'on a été dans la peine.
« La dernière fois surLout ... Vous l'avez-t'v oublié,
not' demoiselle?
« C'te pauv' mère Bérigouls qu'était si malade, el
moi, obligé d'aller rempierrr.r la route, quila laissais
toule seule avé son mal...
« Qui c'est donc qui l'aurait soignée, si vous n'étiez
pas venue y porter des douceurs et du bon vin, et
pis tout 1
« Et ça, c'est encore pas le meilleur de ce que vous
avez fail. V'là t-y pas que ma vieille, elle avait quasi
~
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
29
pas sa tête à elle, et que pendant toute une journée
elle vous a point reconnue. Elle vous prenait comme
qui dirait pour la mère Casimir, not' voisine qui venait
de temps en temps, quand sa nichée de mioches lui
en laissait le temps, donner un coup de main.
« Et c'est qu'elle vous commandait: « Apportezmoi une tasse de tisane » par-ci; « Remontez-moi
ma paillasse » par-là ... Et tout de suite, sans rechigner, vous le faisiez.
« Mais voilà qu'à Ull moment elle vous dit:
« Dites donc, mère Casimir, ça s'rait-y un
effet d'vot' complaisance que d'passer le chifTon
mouillé par terre et d'mettre après le couvert pour
mon homme qui va bientôt rentrer? \l
« Alors, sans un mouvement de surprise ni de
recul, vous voilà qui allez pomper de l'eau dans un
grand siau, el vite vous promenez au bout d'un balai
de chiendent la serpillière sur le carreau de not' pièce 1
( l\.h 1 on peut le dire, que vous n'êtes pas fière ... Je
suis tout prêt à leur prouver qu'ils en ont menti, aux
ceusses qui oseraient dire le contraire 1
Et, d'un geste belliqueux, le père Bérigouls levait
son poing calleux vers un contradicteur imaginaire.
Puis il reprit :
- Quand je'suisrentré, le carreulllavé à grande eau
luisait, pas encore sec, et ma chaise était placée
devant une assiette posée sur un torchon bien blanc,
quasi une nappe, quoi 1 comme chez les gens riches.
« - Eh 1 que j'dis à ma vieille, qui c'est donc qu'a
lavé la pièce et dressé la table 1
« - Bé, la mère Casimir, » qu'elle me répond.
« Moi, je savais ben qu' c'était point elle, parce
que j'venais de la voir, avec ses moutards pendus ft
ses jupes, ct qu'elle m'avait dit comnlC ça :
« - Dites donc, père Bérigouls, dites il vot' vieille
que j'irai demain matin voir si elle a besoin de q uéqu'chose. Aujourd'hui, j'ai point eu une minute. )l
« Pis, un cruchon d'eau fraîche à la main, vous
êtes rentrée, not' demoiselle, et j'ai compris. J'avaisL-y honte 1...
« Mais vous i'lviez llll beau SOllrirc cL vous étiez si
�30
LE CHEVALIER PRINTEMPS
fraîche, si fraîche et si jolie, qu'on amait dit que,
de faire le hie1l si simplement, ça vous avait encore
embellie.
cc Vous m'avez dit tout bas:
« Chut, père Bérigouls! faites comme si
j'étais la mère Casimir, parce que ça pourrait faire
d~
la peine à vot' dame. »
« Quand ma vieille a repris sa tête et que je lui ai
raconté ça, elle étalt tellement émue qu'eUe en a
laissé tomher le fichu qu'elle tenait à la main.
« - C'est-y Dieu possible! c'est-y Djeu possible!»
qu'elle répétait sans se lasser, en h()c~nt
si fort sa
tête branlante qUe sop bonnet de coton il a chu.
vous aime, not'
« Ah voui, 011 peut pire q~l'on
demoiselle.
L~liane
Sfl selltait toute gênée pendant ce long
monologue. Elle n'aimait pas, daps sa charmante
modestie, qu'on chantât ainsi &es louanges.
Aussi coup a-t-elle court à ce verbiage, qllÎ menaçait de s'éterniser.
- Ne parlons plus de cela, père Bérigouls. C'était
tout nulurel, et puis rien ne me fait plaisir comme
de rendre service à de braves gens aussi reconnaissants que vous.
« Bonne santé chez vous, ct à bientôt!
- Merci, noL' demoiselle. Au revoir.
La voiture était déjà loin, et Liliane se sentit
un peu plus réconfortée encore par le naïf témoignage
d'afTection du brave cantonnier.
- Il est sincère, pourtant, celui-là! murmura-Lelle.
cc Sa vieille femme aussi ct les voisines, et le
Père Cazalens, le pépiniérisLe, qui m'a apporté l'an
dernier un cerisier <le la meilleure espèce obtenue par
ses cul turcs.
cc Il était tout ému, je m'en souviens, en m'offrant
cet hommage de reconnaissance, disait-il, pour toutes
mes bontés envers lui et mes gâteries envers sail
bourricot!
cc Comme si je n'étais pas la plus heureuse cIe tous,
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
31
quand je peux voir un sOl\rire plisser la peal\ tannée de ces rudes figures paysannes ...
« Quant à mon bon vieux GermaiI'\, c'est l\ne véritable passion qu'il a pOl\r moi. Que ne ferait-il pOl\r
m'être agréable?
« Depuis mon enfance, il a cédé au moindre de
mes caprices, et si je ne suis pas devenl\e parfaitement insl\pportable, ce n'est vraiment pas sa faute ...
« Je suis certaine que lui, pourtant si honnête,
il serait capable de n'importe quelle bassesse s'il
pensait que mon bonheur fû.t en jeu.
cc C'est ce que, dans son naïf langage, il exprime
ainsi:
cc Je me fcrais couper en quatre pour Mademoiselle Liliane.
cc Ou bien :
cc Je me jetterais à l'eau pour elle ... (quand ce
n'est pas au leu) ;
c( Oui, tous ces primitifs sont pleins de tendresse
sous leur dure écorce.
cc Les Humbles et les Bêtes 1 Est-ce parmi el\X
seulement que l'on peut Lrouver le dévouement,
le désintéressement et la sincérité?
(( Non ... il est d'autres grands cœurs. J'en mets
un al\jol\rd'hui à l'épreuve, et dans quelques jours je
saurai si j'ai mal placé ma conliance ct s'il n'est pas
d'exception il l'égoïsme qui, d'après Miss Dodds ct mes
récentes constq.tations personn,elles, régirait la gent
masculine à partir d'un certain rang social.
cc Je ne veux pas douter du résultat rIe mon e)f.périence : il serait vraiment par trop triste d'être misanthrope à mon âge.
Tout en philosophant, Liliane avait atteint le
bOl\rg.
Elle dirigea immédiatement son minuscule attelage vers le bureau de poste - dont la receveuse
faisait en même temps le commerce de galoches et
d'échasses afin d'élever ses trois enfants - , et elle
remit al\ guichet le petit papier pervenche.
- Un télégramme, Madame Calbaj ac, dit-elle
�32
LE CHEVALIER PRINTEMPS
Oh 1 bonjour, Mademoiselle Liliane. Quel plaisir de vous revoir 1
« Attendez que je prenne votre télégramme. Je
vais le transmettre tout de suite ...
« Ah 1 c'est un sans-fil!... Soyez sans crainte, je
vais m'occuper de le faire parvenir à destination par
les voies les plus rapides. Ce n'est pas si souvent qlle
lIOUS avons des messages de ce genre clans notre petite
ville routinière.
« Monsieur votre oncle va bien, j'espère?
« Et vous-même, Mademoiselle Liliane?
« Et votre Miss? il y a longtemps qne nous ne
l'avons vue? Elle n'est pas malade, au moins, cette
digne femme?
- Tout va pour le mieux, Madame Calbajac
Il n'y a personne de malade, Dieu merci.
« Et chez vous? Comment sont les enfants?
- Merci, mademoiselle Liliane. Le petit pousse
aussi bien que possible, et les deux aînés travaillent
bien à l'ècole.
« Si seulement leur malheureux père étaiL là pOUl'
les voir, je ne me plaindrais de rien!
.
- pallvr'e Madame Calbajac ... il vous faut bien du
courage, en efTet ...
« Mais il va être bientôt temps que j'aille faire
une visite à vos mignons petits. J'avoue que je
m'ennuie d'eux.
- Et puis, Jacquou, mail petit filleul, a cC'rtainement besoin de quelque chose. Voyons, qu'est-·
ce qui lui fait le plus défaut ell ce moment? Un
vêtement de laine? de bons bas? un bonnet?
- Vous êtes trop bonne, Mademoiselle. Vous
l'avez tant gâté la dernière fois qu'il n'a vraiment
besoin de rien.
« Mais il aura tant de plaisir à vous voir que je
n'ose VOliS empêcher de monter jusque chez nous
un ùe ces prochains jours. Le GasLounet vous fera
sans se tromper les addiLions les plus longues et
les plus c1iHiciles, et Max·itou vous récitera sur le bout
dn doigt toutes les fables que VOLIS lui demanderez.
( Elle a lu - dévoré plutôt - le heau livre de
�33
LE CHEVALIER PRINTEMP S
~onles
que vous lui avez donné pour sa fête, et son
llnagination travaille ferme depuis. Je lui ai dit'
l'autre jour que c'était un amusement, et que les
f~es
n'existaient pas. Et savez-vous ce qu'elle m'a
repondu?
- Oh 1 maman, tu ne crois donc pas que Mademoiselle Liliane en est une? Il n'y a qu'une fée
pour avoir des yeux comme le ciel et des cheveux
Comme de l'or.
« Depuis, elle vous appelle toujours: notre bonne
fée, et je crois bien, ma foi, qu'elle n'a pas si tort
que cela ...
Liliane se mit à rire .
. - .Je suis contente d'apprendre qu'ils travaillent
bIen tous les deux, Madame Calbajac, et qu'ils se
portent tous bien. De ce côté-là, au moins, vous
avez de grandes satisfactions.
- Ah 1 c'est bien vrai.
Il est vrai qu'elle était lamentable entre tontes,
J'histoire de cette pauvre femme, dont le mari,
facteur si probe et si honnête, avait été attaqué,
un soir, à la lisière d'un bois, par des malandrins
~u i s'étaient emparés de sa sacoche.. contenant une
ltnportante lettre chargée.
Malgré le vigoureux coup de poing qui lui avait
ét é asséné pour lui faire perdre connaissance, le
brave postier avait rassemblé assez de forces pour
POursuivre son agresseur..
.
Mais, au moment où il allai1i le rejoindre, un comPlice, voyant son camarade en danger, avait tiré
presque à bout portant sur le conrageux facteur
ct l'avait tué net.
Le lendemain seulement, on avait retrouvé le
cadavre, baignant dans une mare de sang.
Sa pauvre veuve avait failli succomber à Ulle
maladie de langueur lorsqu'elle s'était vue privée
Ùe l'unique soutien qu'elle eût au mOl~e.
Seule,
la pensée des petits orphelins, qu'il lui fallait désorInais chérir pour deux, lui avait insuffié la vaillance nécessaire pour continuer à vivre malgré le
coup brutal qui la frappait.
2
�34
LE CHEVALIER PRINTEMPS
Heureusement, M. Bréville avait pu obtenir de
l'Administration des Postes qu'elle consentît ù
employer la veuve du facteur tombé héroïquement,
et dep'uis lors Madame Calbajac s'acquittait à
merveIlle de ses multiples fonctIons.
Après quelques paroles réconfortantes, Liliane
tendit, par-dessus la balustrade, sa main à la buraliste, et se retira.
Elle avait le cœur léger en regagnant la Châtaigneraie, mais ce petit cœur, palpitant d'espoir
mamtenant, battait plus fort chaque fois que la
mignonne Liliane se remémorait les termes de sa
mystérieuse dépêche.
�IV
CONFID ENCES
Le dîner manqu a d'animation. La conversation
eût langui sans la présence de Miss Dodds. L'Anglaise
rompait un peu l'inévitable contrai nte qui pesait
entre Liliane et son oncle.
La jeune fille avait les paupières légèrement
rougies, mais son regard brillait d'un éclat plus vif
encore qu'à l'ordinaire, et deux petites plaques
rouges avivaie nt de leur fard le rose habituel des
pommettes.
M. Bréville n'articu la que quelques monosyllabes et passa dans son cabinet aussitôt après la
dernière bouchée, prenan t tout juste le temps de
serrer la main de Miss Dodds et de déposer un baiser sur le front que lui tendai t Liliane.
Celle-ci, ayant embrassé son institutrice, ne tarda
pas non plus à se retirer dans sa chambre.
Un simple contac t fit s'allumer tout un jeu de petites
ampoules jaunes voilées de soie orangé e: un joli
lustre de bois laqué de bleu et d'or vieilh, une petite
lampe de bureau et une gracieuse applique au-dessus du divan, ouvert cette fois et transformé en
moelleux dodo blanc.
Elle se déshabilla dans le cabine t de toilette
contigu, défit ct natta sa lumineuse chevelure
blonde aux reflets cuivrés, et revint dans la chambre,
v~tue
d'un ample kimono qUI la faisait ressembler
ù une gracile mousmé teinte en blond et fardée par
quelque peintre habile.
A l'aide d'une petite clef de bronze ajouré dissimulée dans un vide-poche de vieux Rouen, elle
�36
LE CHEVALIER PRINTEMPS
1
fit jouer la serrure du petit bonheur-du-jour et,
d'un tiroir caché, sortit un gros volume à tranches
dorées, relié de maroquin bleu, orné d'un riche fermoir et de coins d'argent ciselé.
/
C'était le J Durnal de la jeune fille, le confiden t
de ses plus intimes pensées - confident aussi muet
que Zette, et offrant sur elle l'avantage de faire
revivre les chers souvenirs, à quelque heure qu'on
désirât leur évocation.
Liliane ne tarda pas à faire courir son stylographe
sur le vélin satiné. Sans doute en avait-elle gros sur
le cœur, car, sans s'arrêter un seul instant pour
chercher ses mots, elle couvrit quatre pages des
élégants caractères dont elle avait le secret.
Lorsqu'elle eut terminé, elle se prit à feuilleter
en arrière, s'attardant à relire attentivement un
feuillet qui semblait présenter un intérêt parliculier.
Tout à coup, un passage altira son attention. Elle
le lut, le relut avec une curiosité marquée; puis,
le cœur baLLant, elle referma le livre et réfléchit
longuement, le front appuyé sur ses jolis doigts
menus.
La rougeur des pommelles s'était accentuôe
davantage; elle sentait maintenant bouillonner
ses artères; une anxiélé fébrile l'envahissait sans
qu'elle se rendît comple du phénomène, plongée
qu'elle était clans sa douce rêverie.
Mue par une résolu lion soudaine, elle se leva brusquement, s'a~enouil
sur le divan bas et plongea
lin regard aVlde dans le miroir ovale, entouré d'un
encadrement de laque hleue, que relenaient deux
grosses cordelières cI'or bruni.
Si manifeste était le trouble qui voilai t les belles
clartés mauvrs, que la jeune fille en eut conscience
l'l halbutia:
Oui, je comprenùs maintenant ce dont j'ai
eu tantôt la vague intuitioll, sur la terrasse de la
tour: mon cœur s'ouvre à l'amour 1
« Oh 1 la douce révélation 1... Merci, mon Dieu ... »
Elle fit une courte prière pour exhaler sa recon-
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
37
naissance, resserra le Journal dans sa cachette et
se prépara à partir pour le pays des songes, car,
après les multiples émotions de cette journée, une
torpeur s'abattait sur elle et forçait ses paupières
à se clore, malgré tout le désir qu'elle avait de rester
éveillée pour savourer sa joie.
Le lendemain, av.rès une nuit peuplée de songes
roses, Liliane ouvnt les yeux et ressentit immédiatement ce petit choc intérieur qui remémore à certains d'entre nous, dès le réveil, que quelque chose
de nouveau est entré dans leur vie.
Un sourire se joua sur ses lèvres, et, d'un mouvement charmant, elle appuya plus fortement sa
tête contre l'oreiller à la taie ajourée, comme pour unc
caresse enfantine dédiée à la mère qui, depuis de
longues années, ne venait plus l'embrasser au réveil.
Elle prolongea son dermer rêve pendant quelques
minutes, puis se leva allégrement et, trois quarLs
ll'heure plus tard, sortit de son cabinet de tOllette,
fraîche et dispose après le tub, pour descendre
déjeuner.
.
Le premier repas du matin avait lieu, comme le;.;
autres, dans la jolie salle à manger anglaise, de style
géorgien, dont les meubles de vieux chêne, recouverts de cuir repoussé et clouté de cuivre bruni,
prenaient des tons exquis de café torréfié.
Miss Dodds et son élève déjeunaient seules, cu
tête-à-tête, M. Bréville partant pour son usine à
Hne heure des plus matinales.
Il sembla à Liliane que la vieille fille la considérait d'uu air quelque peu préoccupé, mais elle
n'y attacha guère d'importance, absorbée elle-même
par ses propres réflexions.
Cependant, à l'issue du léger repas, durant lequel
de banales paroles avaient seules été échangées,
Miss Dodds, plus rigide qu'un mannequin de bois
dans son costume de tweed verdâtre, interpella
Liliane, encore assise devant sa tasse vide.
- Votre oncle m'a parlé de vous tout à l'heure,
my dear. Il m'a rapporté votre entretien d'hier,
ct, tout en étant réfractaire au mariage pour moi-
�38
LE CHEVALIER PRINTEMPS
même, je dois convenir que vous n'êtes pas faite
pour rester toute votre vie célibataire.
« Dans ces conditions, la demande de M. le Comte
de Gravillages me paraît répondre en tous points
aux exigences les plus sévères d'une jeune personne ...
- Oh 1 please, my dear Miss Dodds, interrompit
la jeune fille, be kind and sympathise with me. (1)
« Croyez-vous que je n'aie pas assez de peine de
ne pouvoir donner satisfaction à mon oncle la première fois qu'il m'exprime un désir?
- Mais, vraiment, je ne vois pas ce qui vous
empêche ...
- Vous ne voyez pas? Eh bien, je vais vous le
dire, moi, - sous le sceau du secret, bien entendu. Mon cœur n'est plus libre.
- Liliane, vous vous moquez, ou bien vous voulez me donner le change pour que je n'insiste plus
en faveur de cette union.
« Votre cœur 1. .. Mais qui pourrait l'avoir pris,
grand Dieu t Vous ne voyez jamais personne t
« Ce n'est pourtant pàs un des garçons du village
qui peut vous avoir inspiré un sentiment quelconque... Ou bien seriez-vous fille à vous amouracher d'un acteur ou d'un champion de boxe sur
la vue d'une simple photograplùe reproduite dans
un magazine?
Liliane ne put s'empêcher de sourire, mais elle
secoua négativement la tête.
- Celui que j'aime, dit-elle en regardant fixement devant elle, n'est ni champion, ni acteur, et
je n'ai même jamais vu son portnit.
«( Non, j'ignore tout de lui: sa taille; ses traits ...
mais je me l'imagine si bien!
« Mince, juste assez grand pour recevoir ma tête sur
son épaule quand nous marcherons côte à côte,
une physionomie sereine et noble, des dents saines,
un front de penseur.
(c Blond ou brun, peu m'importe... mais, avant
(1) Oh 1 je vous en prie, ma chère Miss Dodds, soyez bonne
et compatissez il mon chagrin.
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
39
tout, un regard clair, plein de franchise et de bonté,
où transparaît son âme limpide.
- C'est de la folie pure ... Quelle chimère vous
forgez-vous?
« Enfm, souvenez-vous de ce que je vous ai dit
hier : plus l'imagination travaille, et plus les désillusions sont fortes et nombreuses.
- Eh 1 qu'importent les désillusions 1 J'aurai eu
l'enthousiasme 1
« N'est-ce pas beau d'aimer un « Prince Lointain » dont on ne sait rien de réel, dont on connaît
tout juste les sentiments chevaleresques que révèlent ses lettres...
.
- J'y suis 1 s'écria miss Dodds à cet endroit du
discours de son élève.
« Liliane, c'est votre cousin Sidney Ratcliffe dont
il s'agit?
- Oui, Miss Dodds, c'est lui. Ne me trahissez
pas 1
. « Vous savez qu'à la mort de mes parents, ce
Jeune garçon alors âgé de quatorze ans, - fils
d'une sœur de ma mère mariée en Amérique et
lUorte là-bas, loin des siens, - écrivit une lettre
pleine de cœur à sa cousine de France, lui ofIrant
son appui et témoignant le désir d'avoir de temps
à autre des nouvelles de la pauvre petite orpheline.
« Je répondis dans mon style enfantin, le remerciant
de sa sympathie et l'assurant de mon affection spontanée, engendrée par les marques d'intérêt d'un
cousin aussi lointain.
« Dès lors, une correspondance s'établit entre nous,
~eu
fréquente, mais assez régulière. A Noël, nous
e~hangios
des vœux, et aux grandes vacan, es,
SIdney me nalTait ses plaisirs, ses voyages, ses
~xcursion.
Je l'·en remerciais par une brève carte
Illustrée; mais, il y a deux ans, Sidney me pria instamment d'allonger sensiblement mes épîtres et de
l~s
faire plus fréquentes. Il tenait - me disait-il
aunablement - à faire plus ample connaissance
aVec sa cousine française, à connaitre ses goû.ts, et
tnême à recevoir d'elle une photographie.
�40
LE CHEVALIER PRINTEMPS
(C
Je fis comme il le désirait, et, en lui décrivant
ma vie ici, je joignis à ma lettre un petit instantané
_.- que vous connaissez peut-être - me repésn~
Lant, l'index levé, debout devant Véga qui fait la
belle.
cc La réponse de mon cousin ne se fit point attendre.
Elle était longue, pleine de détails sur son existence
de jeune Américain rompu aux sports, mais épris
d'idéal et de générosité.
« Il me faisait part de ses lectures, de ses distrac1ions intellectuelles, et réclamait de moi des conlldences de même nalure.
c( J'ai retrouvé hier soir, dans mon Journal, la
page écrite au reçu de cette lettre. Quels comen~
taires pleins de feu! Ma joie y éclate d'avoir trouvé
un ami, presque un frère, délicat, affectueux, assez
fort pour me protéger en cas de besoin.
cc J'en suis sûre, Miss Dodds, c'est ce jour-là quc
naquit, à mon insu, le sentiment tendre qui ne fit
que s'accroître au fur el à mesure que Hotre correspondance se faisail plus conlldentielle el plus amicale.
« Je n'en ai eu la révélation qu'hier soir, ell relisant les impressions produites par chaque courrier
d'Amérique.
« Oui, je m'en souviens maintenant, j'étais plus
joyeuse chaque fois que le père Zacharie, notre VIeux
facteur, me remettait une enveloppe au timbre de
New-York.
« Je lisais, je relisais les chers feuillels ù'outre-mer,
heureuse de trouver en eux l'empreinte d'une âmc
noble el 11ère. Lorsqu'il s'écoulait deux jours de
plus qu'à l'ordinaire enll\:! la dernière leUre et ceJ)e
que j'attendais, l'impatience me gagnai l, une tristesse m'envahissait jusqu'à l'arrivée de la bienheureuse missive.
« Et quand, voici mainlenan t trois semaines,
Sidney m'apprit son prochain départ pour l'Europe,
sur le yacht d'un de ses bons amis, et sa visite pr~
bable à la Châtaigneraie, je pensai défaillir de joie.
u Mais, sur le moment, j'attribuai uniquement
�LE CIIEVALIER PFtINTEMPS
41
cette sensation à la curiosité de connaître enfin
mon ami de longue date, au plaisir d'échanger
quelques paroles avec lui ...
«( Je n'ai appris qu'hier, grâce au soleil qui l'a
chuchoté à mon oreille - si bas, si bas, que je ne
l'entendis pas tout d'abord - que l'amour était né
en moi ...
(( Ce sentiment était si profondément implanté
dans mon cœur, sans que j'en eusse connaissance,
que, d'instinct, je me suis tournée vers mon cher
protecteur à l'approche du danger qui me menace
encore.
«( Prévoyant l'entrée incessante du yacht New
Star en rade de Bordeaux, j'ai câblé hier à mon cousin
pour le supplier de venir sans faute à la Châtaigner
raie. et cela au plus tôt, vu le péril imminent.
- Quoi 1 inconsciente enfant, vous avez fait
cela? Quelle démarche unladylike 1 Vous allez perdre
votre bonne réputation 1 s'exclama l'Anglaise indignée, en poussant de petits gloussements comiques.
- Peut-être les convenances me donneront-elles
tort, en erret, miss Dodds.
(( D'ailleurs, je rougis de mon audace, aujourd'hui
que je suis éclairée sur l'état réel de mon cœur. Mais
au moment où j'ai pris cette initiative, j'étais encore
Hne enfant, bien que cela ne date que d'hier. Je
croyais m'adressèr à un frère ... il me semblait tout
naturel de faire appel à l'aide qu'il m'avait lui-même
offerte à plusieurs reJ?rises.
«( Vous le voyez, mISS Dodds, puisque mon oncle
vous a parlé de ses desseins, Sidney seul peut me
sauver et empêcher le sacrilège qui se commettrait
si, ayant cet amour au cœur, je laissais s'accomplir
l'ullion projetée par le comte de Gravillages.
( Mais, puisque vous m'êtes compatissante, je
veux vous faire une promesse. Sidney ignorera toujours mes sentiments à son égard. Je lui demanderai
de parler à mon oncle, d'essayer de le convaincre
de l'impossibilité du mariage envisagé, mais je
saurai refouler courageusement mon amour, le nier,
le piétiner même s'il le faut, pour ne pas connaître la
�42
LI!: CHEVALIER PRINTEMPS
honte d'être soupçonnée de hardiesse et de calcu
par celui que j'rume plus que tout au monde.
« Quoi qu'il arrive, j'aurai eu le bonheur de me
mirer dans les yeux limpides de mon Prince Lointain,
d'entendre sa voix, de connaître son regard, son
sourire, de donner un corps à mon rêve, et je saurai,
nouvelle Vestale, consacrer ma vie à cultiver son
souvenir en mon âme, à entretenir vivante cette
flamme sacrée.
« J'ai parlé à mon oncle, au reçu de la dernière
lettre de Sidney, de sa visite probable. Il trouvera
tout naturel que je fasse préparer une chambre pour
le recevoir éventuellement.
Et, tandis que Miss Dodds, une lueur d'efTroi
pudique dans son œil bigle, croisait ses doigts démesurés en murmurant: «Foolish child, joolish child 1» (1),
Liliane bondit hors de la salle à manger pour
donner des ordres à Germain.
Elle monta d'un trait au second étage, où se trouvaient les pièces inoccupées de la maison. Elle les
inspecta toutes l'une après l'autre, puis se décida
en faveur de la plus claire, tendue d'une cretonne
mauve semée de boutons d'or.
Le lit, de chêne sculpté, avait des panneaux de
même étoffe; une vaste armoire ct une commode
normandes souriaient de tous leurs cuivres luisants,
et, sur la cheminée, s'élevait un grand vase de porcelaine de Chine. Aux murs, quelques gravures
anciennes dans des cadres d'or vieilli.
Liliane, après un examen minutieux, jugea l'aspect
général sympathi~ue,
mais voulut combiner quelques petites améliorations.
- Auprès du lit, dit-elle à mi-voix, je vais mettre
la petite table de chevet qui se trouve dans la chambre
rose, et je la garnirai de livres.
« Je connais assez les gOIHs de mon cher Sidney
pour lui fournir d'agréables lectures.
« Sur le marbre, je placerai la petite lampe porta(1) Folle enfant, folle entant.
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
43
tive, faite dans un ancien chandelier, qui est sur le
piano et dont personne ne se sert que moi.
« Sur la cheminée, des feuillages dans le grand
vase jaune et, de chaque côté, mes deux vasques de
cristal avec des fleurs coupées.
« Un autre petit vase sur la commode, avec les
premières violettes... il Y en aura sÜrement assez
pour faire un bouquet d'ici deux ou trois jours.
« De petits napperons brodés partout...
« Ah! quelques cadres, sur la cheminée et sur le
bahut, avec les portraits de la famille de ma chère
Inaman. Je m'en priverai volontiers pour lui pendant la durée de sa visite - qui sera toujours trop
Courte! - et cela ne pourra quc lui sembler accueillant et plus familier.
« Rien ne manque au cabinet de toilette
« Là ! Un bon feu de bois dans la cheminée, et je
crois que Sidney se :;,entira bien à l'aise dans son
home français.
« Voyons! il a parlé des premiers jours de mars
pour l'arrivée à Bordeaux. Nous sommes aujourd'hui
le deux. S'il répond immédiatement à mon appel, il
Ile peut plus tarder.
« Je vais faire tout préparer par Germain, et je
In'occuperai des détails au dernier moment, afin que
tout SOIt bien frais. »
Le reste de la matinée sc passa à donner des instructions au brave serviteur, tout ahuri à la pensée
de voir bientôt arriver un Américain, que, dans sa
llaïve ignorancc, il se représentait comme un sauvage.
Il se demandait avec inquiétude s'il allait être
ceinturé et coiIIé de plumes rouges et vertes, et
exiger de la viande crue.
. Il n'osa ce~ndat
faire part de ses craintes à la
Jcune fùle, qu il voyait toute rose et surexcitée par les
préparatifs, - bien superflus, jugeait-il, pour une
créature accoutumée à une vie rudimentaIre!
. Avant le déjeuner, Liliane nt un petit tour dans le
Jardin avec Véga pour surveiller la croissance des
primevères et des narcisses jaunes, dont elle comp-
�,
44
LE CHEVALIER PRINTEMPS
tait orner les vasques destinées à la chambre ùu
cousin.
A table, M. Bréville déplia, comme à l'ordinaire,
un journal pour lire les nouvelles qu'il n'avait pas
eu le temps d'étudier dans la matinée. Un entremet
arrêta son attention :
- Tiens 1 dit-il, le New Star ... N'est-ce pas le
nom du yacht qui a emmené de New-York ton
consin Sidney Ratcliffe?
La pointe rouge du long nez de miss Dodds
s'abaissa vers son assiette, et un vif incarnat colora
les joues de Liliane.
Ainsi, il était arrivé, celui dont elle souhaitait si
ardemment la venue 1
- Oui" répondit-elle simplement.
- Eh bien 1 le pauvre garçon! je crains bien que
ce voyage ait été le dernier pour lui: le New Slar a
fai t naufrage au large de Bordeaux.
Le saisissement agrandit démesurément les yeux
fie Liliane. Une angoisse indicible l'étreignit à la
gorge, le sang abandonna . complètement son pur
visage, et sa tête se renversa en arrière.
M. Bréville avait toujours les yeux ' fixés sur la
feuille imprimée, et Miss Dodds ne quittait pas
son assiette du regard.
Quand, enfin, elle sc hasarda à jeter Ull coup
d'œil dans la direction de son élève devenue muette,
elle eut peine à retenir un cri de frayeur en la voyant
sans connaissance.
Elle se leva comme une au tomate, - sans même
arLiculer le « Pardon! » que ses manières rigoristes
eussent exigé en pareil cas - et s'approcha vivement de la chaise de Liliane. M. Bréville, surpris,
porta à son Lour les yeux sur la jeune fille et s'émut
de la voir ainsi, d'une pâleur de cire, sans mouvemenL.
Tandis que Miss Dodds s'employaiL de son mieux
à ranimer la pauvre enfant, l'mdustriel saisit l'une
des burettes de l'huilier qui se trouvait sur la table,
versa quelques gouttes de vinaigre dans un peu d'eau
et, imbibant une serviette de cette mixture revivi-
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
45
fiante, tamponna lui-même le front et les tempes
de sa nièce, qui rouvrit doucement ses beaux yeux
mi-clos.
- Allons, fillette, tu es par trop impressionnable!
Quc diable! il faut avoir plus de ressort que cela 1
D'ailleurs, il arrive souvent que lcs passagers d'Ull
bateau en détresse soient recueillis par quelque
chalutier vagabond, et qu'on ne l'apprenne que
Rlus tard ... C'est peut-être le cas de ton parent.
Hemets-toi, ma petite Lilette.
- Excusez cette faiblesse, mon oncle, mais je
ne me sens pas très bien, et je vais vous demander
la permission de quitter la table.
- Certainement. Va t'allonger un peu, cela tc
fera du bien.
Miss Dodds accompagna son élève dans sa chambre.
Elle l'étendit avec précaution sur le moelleux divan,
arrangea les coussins sous sa tête et murmura la
phrasc de Marc-Antoine dans « Jules César »:
« Si vous avez des larmes, apprNez-vous à les répandre
maintenant.
»
Le choc avait été violent pour la pauvre Liliane,
ct, effectivement, à peine se sentit-elle en sftreté
dans sa chambre close qu'elle donna librc cours à
son désespoir.
L'Anglaise la regardait en secouant sa longue
tête chevaline, sc demandant avec appréhension si
clle ne se trouvait pas devant une nouvelle Juliette,
capablc de se donner la mort pour suivre son amant
au lombeau.
Assise au beau milieu d'un gros coussin en forme
de citrouille, la poupée assistait à cettc explosion
de chagrin, sans atténuer le moins du monde f;on
Sourire engageant et immuable.
- C'est trop horriblc, prononça enfin la jeunc
fille d'une voix entrecoupée de sanglots.
« Le perdre ainsi, au moment même où je le découvre. Ah ! mieux vaudrait n'avoir jamais fait ce
rêve, mon Sidney 1
« Et pourtant, si 1 ajouta la pauvre petile dans sa
Vaillance puérile; dans ma douleur je suis p'rivi-
•
J
�46
LE CHEVALIER PRINTEMPS
légiée, puisque j'ai connu la joie d'une mervil~
leuse révélation.
« Oh 1 pourquoi ne vous ai-je jamais demandé
une photographie? .. Du moins, vos chères lettres
me restent-elles pour vous faire vivre perpétuellement en mon souvenir.
« Mais vous, mon pauvre cher ami 1 quelle fin
cruelle 1 Avez-vous, en sombrant, pensé à votre
petite cousine qui vous aime?
« Non, je suis folle 1 Vous ignoriez que vous étiei
tout pour moi. ..
Sa douleur enfantine s'exhalait en plaintes étouffées.
Miss Dodds trouva, dans le coin le plus accessible
de . son pauvre cœur desséché, quelques paroles
réconfortantes dont elle calma un peu sa jeune élève,
puis elle se retira dans sa chambre.
Dès qu'elle fut seule, Liliane essuya ses larmes,
refoula ses sanglots, puis s'empara de son Journal
et y épancha sa peine en quelques pages, empreintes
d'une tendresse ingénue pour celui qui disparaissait de sa vie sans y avoir séjourné.
�V
L'HÔTE ATTENDU.
Deux jour!> s'écoulèrent, pendant lesquels Liliane
traîna misérablement une existence morne et lugubre,
ne sortant point, partageant les heures entre le
petit secrétaire où reposaient son confident et les
lettres-reliques qu'elle relisait avec avidité, et la
chap:l.bre héliotrope qui, par la seule vertu de son
imagination exaltée) lui semblait renfermer quelques
atomes flottants du cousin qui. cependant, n'y
avait jamais pénétré.
Enfin, le surlendemain de cette journée où ses
plus chères espérances avaient été réduites à néant,
elle céda aux muettes sollicitations de Véga, qui ne
comprenait rien à la réclusion de sa compagne de
jeux, alors que le beau soleil eût dft l'inciter à des
courses folles et à de longues promenades à travers
champs.
Elle alla donc faire un tour en compagnie de Miss
Dodds qui, décidée à distraire coÛ.te que coftte
l'attention de son élève d'un sujet par trop déprimant, lui fit en chemin une longue conférence sur
le point de vue politique shakespearien.
Liliane, ordinairement toujours avide de s'insb'uire, écoutait d'une oreille distraite les louanges
dithyrambiques dont l'érudite ne manquait pas de
couvrir, à tout moment, son idole littéraire.
L'esprit de la jeune fille était ailleurs, sur les flots
d'une mer déchaînée, auprès d'un jeune athlète
essayant, au prix d'un dur travail de ses membres
vigoureux, de disputer sa vie aux vagues meurtrières.
Malgré les efforts constants qu'clle faisait pour ne
'.
�48
LE CHEVALIER PRTNTEMPS
pas pleurer, Liliane avait les yeux tout embués de
larmes lorsque le trio revin t à la villa.
Germain s'empressa au-devant du groupe:
- Monsieur attend Mademoiselle Liliane dans
son cabinet.
« Ce doit être à propos d'une dépêche que le père
Zacharie a apportée tout à l'heure.
Liliane sentit ses jambes fléchir ... Une dépêche ...
Quel rapport pouvait-elle avoir avec le drame de
ces jours derniers?
Elle heurta faiblement à la porte du bureau.
M. Bréville était, comme à l'ordinaire, assis devant
une pile de dossiers, le visage impassible.
A sa main gauche s'étalait un rectangle de papier
bleu de ciel. Ille prit et le tendit à sa nièce.
- Tiens, Liliane, voilà ce que je reçois.
TI prononça encore une autre phrase, mais sa
nièce ne perçut qu'un bourdonnement confus, tant
son esprit était accaparé par les lignes qui dansaient devant ses yeux.
Avec peine, elle parvint tout de même à déchiffrer:
« Sauvé du naufrage New Star, compte être ce soir
chez flOUS. Sidney Ra/cline. »
- Oh! mon oncle ... Dieu soit loué 1. .. Je vais
faire mettTe la chambre mauve en état ...
- C'est bien comme je te le disais, mon enfant.
Tu vois, on a toujours tort de s'afIoler tout de suite.
Le pauvre garçon a réchappé tou t de même!
Je ne serai pas fâché de faire sa connaissance. Sa
mère était charmante, et j'espère qu'il tient de cc
côté.
« EL puis, il va pouvoir nous faire des récits émouvants de sa dramatique aventure!
Liliane eu t un pâle sourire et sortit, SOllS pr{~
texte de donner les ordres nécessaires.
En réalité, elle monta Loul d'abord dans sa chambre
ct tomba à genoux sur la peau de hète qui lui servait de descente de lit, criant une fois de plus sa
reconnaissance à la Providence secourable.
Ensuite, Lou te à la joie, clip transporta dans la
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
49
fameuse chambre mauve, devenue en deux jours
véritable sanctuaire, lcs menus bibelots destinés à)'égayer.
Germain fut appelé pour donner le dernier coup
d6 fion aux meubles et au parquet.
Après avoir fait, dans la pièce accueillante, un
tour d'inspection qui parut lui procurer une vive
satisfaction, Liliane se rendit chez son institutrice
pOur lui faire part de sa joie délirante .
. .- Imaginez un peu, Miss Dodds: il peut être
ICI dans une demi-heure ...
« Ah !si j'avàis connu l'heure d'arrivée du train, je
serais allée l'attendre à la gare, sur le quai, pour ne
pas perdre une seule minute de sa présence 1.. .
Mais peut-être pourrais-je m'en informer?
Miss Dodds, jugeant tout à fait déplacé cet empressement exagéré, réprimanda son élève d'un geste
de ses mains osseuses, puis mit fin aux dernières
hésitations en décrétant que, selon toute vraisemblance, le jeune homme arriverait de Bordeaux
en automobile.
Force fut à Liliane, en face de cette éventualité
des plus probables, en efIet, de tromper son attente
d'une manière quelconque.
Elle choisit comme distraction la musique et,
S'étant assise au piano, ouvrit la partition d' « OrPhée. »
II lui semblait que cette musique profonde de
Gluck serait prisée par son cousin Sidney qui, dans
ses lettres, faisait toujours preuve d'un goüt si sür
et si délicat.
Au fur et à mesure que les minutes s'égrenaiell L,
les nerfs de Liliane se faisaient plus tendus, comme
es cordes d'un luth, prêtes à se rompre sous la
LentlOll de la clé. Elle avait peur de ne pouvoir
InaiLriser son émotion, et seule la musique douce et
calme qu'elle éLait en train d'exécuter pouvaiL lui
onrir le refuge nécessaire pour apaiser ses pensées
llJ.alades et tumultueuses.
Soudain, de violen ts aboiements se firent entendre.
Un
�fiO
LE CHEVALIER PRINTEMPS
Liliane, d'un geste instinctif, porta la main à son
cœur: il battait à se rompre.
Ses jambes lui refusaient tout service, de sorte
que le décorum fut sauvegardé sans l'intervention
de Miss Dodds qui, déjà, s'apprêtait à s'interposer
pour empêcher la jeune fille de courir au-devant
de l'étranger.
Plusieurs minutes s'écoulèrent, longues comme
des siècles.
Enfin, un coup à la porte ... et Germain entra.
Il ouvrait la bouche - vraisemblablement pour
annoncer un nom qu'il eût sans nul doute écorché, mais une bousculade lui coupa la parole et une voix
rauque, empreinte d'un fort accent anglo-saxon,
se fit entendre:
- Bonnsoâr, ma cousine.
Liliane, les yeux baissés, désagréablement surprise par le timbre de cet organe qu'elle imaginait
différent, étendit sa petite main.
Une patte grossière, couverte d'un duvet roux,
s'en empara et la secoua fortement.
- On ne s'embrasse pas, sans façons, sur les
deux joues, à la française? questionna la même voix,
avec un ricanement.
Et Liliane qui, peu d'instants auparavant, s'était
représentée tendant, toute frissonnante d'émoi,
son front pur au baiser de son cousin, eut un mouvement de recul et, sans répondre, dégagea sa main
de cette étreinte déplaisante.
Au même instant, elle osa regarder le nouvel
arrivant.
Dieu 1 que la réalité était loin de son rêve d'or 1
Était-ce bien celui à qui elle avait dédié toutes ses
pensées, cet homme, jeune à vrai dire, mais trapu,
sans distinction, les é.{laules carrées supportant la
tète massive salls le mowdre indice de cou; bien mis,
mais peu soigné et, de plus, les ongles rongés outrageusement?
EL cette physionomie touL empreinte de bestialité 1 La bouche épaisse s'ouvrant sur un clavier auX
touches noires eL or, le nez camus, le regard fuyant,
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
51
le front bas où s'étalait une mèche rousse, semblable
à celle du garçon boucher congédié récemment par
son patron pour des indélicatesses ...
Liliane se sentait envahie par une répugnance
profonde.
Ah 1 décidément, Miss Dodds connaissait la vie 1
Comme l'eût dit l'érudite shakespearienne, elle
avait cru aime.r Ariel, et c'était Caliban qui s'offrait
à ses yeux désabusés ...
Liliane eut à peine la force d'articuler:
- Soyez le bienvenu parmi no\,\s, mon cousin. Je
vais faire appeler mon oncle, et l'on vous conduira à
votre chambre pour que vous puissiez vous remettre
un peu de vos fatigues a\ant le dîner.
Elle donna ses instructions à Germain, pendant
que miss Dodds, outrée que ce butor n'eût pas
lnême pris garde à sa présence, ni daigné lui adresser
la moindre marque de la plus élémentaire politesse,
ouvrait la bouche pour faire quelque observation à
son èleve.
Mais celle-ci lUI fit un signe, pour la prier de tenir
compagnie à Ml' HatcliŒe jusqu'à l'arrivée de son
oncle, et se. relira dans sa chambre.
Là, elle s'effondra sur un siège et versa des larmes
amères sur ses plus beaux espoirs anéantis.
Tçmt à coup, elle se ressaisit:
- Je suis vraiment indigne de vivre 1 Que vais-je
attacher une telle importance à l'extérieur d'un être
humain?
cc Parce que je m'étais attendue à voir apparaîlre
Hne sorte d'Adonis, vais-je en vouloir il ce garçon
de manquer de beauté physique?
cc Que signifienL, après tont, la ligne du nez plus
Ou moin& tine, la bouche plus ou moins grande, le
corps plus ou moins délié?
cc Il arrive de voyage, el, après tous les avatars
qu'il a subis, il est peu surprellan t que sa mise ne soit
p.as aussi soignée qu'elle pourraiL l'être dans d'autres
CIrconstances.
cc Ce qui compte, c'est l'âme, et la sienne, je la
connais: elle m'a été révélée pnr sa correspondance.
�52
LE CHEVALIER PRINTEMPS
1
Oh! je m'en veux, je m'en veux d'avoir aussi
peu d'empire sur moi-même et de me laisser impressionner par des bagatelles d'ordre matériel.
« J'ai manqué aux plus stricts devoirs de l'hospitalité ... Mais je veux réparer ceci et me montrer
aimable. Pauvre Sidney! comme il doit être déçu,
de son côté, de mon attiLude si difTérente des sentiments exprimés dans mes lettres 1...
Et la mignonne enfant, tout à fait ragaillardie
par ces généreuses pensées, se mit en devoir de retourner au salon pour dissiper la mauvaise impression
qu'elle avait dû produire tout à l'heure.
Cependant, le jeune homme avait déjà quitté
cette pièce pour gagner la chambre mauve sous la
conduite de Germain, un peu remis de ses appréhensions depuis qu'il avait vu que l'hôte redouté ne
portait point de plumes et, s'il avait parfois de
brusques mouvements, n'était en tous cas pas armé
jusqu'aux dents de flèches et de javelots.
M. Bréville donna son avis sur l'hôte qui lui était
échu:
- Quelle créature bizarre que ce garçon! s'exclama-t-il. 11 ne ressemble, ni à sa mère, qui était la
distinction même, ni à son père, que j'ai connu
lors d'un voyage du jeune ménage en Europe, alors
que le poupon était âgé de quatorze ou quinze mois.
11 promettait de devellir plus beau, malS, avec ces
gaillards-là, on ne sait jamais ... Ils ont l'air de chérubins tant qu'ils sont petiLs ct sc meHent il enlaidir dès qu'ils atteignent l'âge de raison.
« C'est égal, celui-ci n'a pas grand'ehose pour
plaire! Et il a l'air d'avoir été bigrement mal élevé!
On parle si souvent de l'éducation américaine ... Il
esL vrai qu'il y a des malotrus partouL ...
Liliane tenla de l'excuser :
- Il parle mal notre langue, objecLa-t-elle ; eL lus
coutumes sont si différentes ici de celles de son pays
!lu'il est peut-être toul désorienlé.
Et puis, songez aux mauvaises heures que Je
pallvr(' uarçon a dû passer pf!ndant le naufrage du
New S{ar~
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
53
- Il nons contera cela en détail pendant le
cliner. Nous n'avons fait qu'effieurer le sujet tout
à l'heure, répondit l'industriel.
Le gong, frappé quelques instants plus tard par
la main ridée du discret Germain, réunit tous les
convives dans la coquette salle à manger.
En l'honneur de l'invité, tous les cristaux étaient
sortis, et l'argenterie brillait sur la nappe damassée,
étincelante de blancheur.
On présenta l'un à l'au Lre l'Américain et Miss
Dodds.
- Oh! c'est le gôvernante, et elle prend ses repas
dans la salle à manger? dit à haute voix le jeune
homme.
L'Anglaise, que le terme de « gouvernante » avait
déjà choquée quelque peu, reçut cette observation
comme un coup de cravache en plein visage.
Liliane intervint doucement.
- Je crois vous avoir parlé de Miss Dodds dans
Ines lettres, mon consin. Elle est pour moi plus qu'un
professeur plein de science et d'érudiLion : c'est une
amie dévouée qui fait partie de la famille.
- Oh! yes, very weil! répliqua le Yankee sans
paraître prêter la moindre attention à la vieille
fille.
-- Quel pays perdu que le vôLre! reprit-il lors(fU'il eut englouti bruyamment le potage qu'il avait
( ans son aSSIette.
« Je sonis arrivé à le gare, et j'ai regârdô, lllais
personne me attendait ...
- Nous pensions que vous viendriez peut-êLre
ell auto, mon cousin ...
- Alors, continua Je jeune homme sans se soucier
de l'explicaLion, j'ai cherché un taxi, quelque chose,
mais il n'y avait pas.
« J'ai vu sur le rouLe une carriole avec une pétiLe
âne, et je appelai.
« L'homme m'a amené ici avec mon valise. Et,
quand je loui ai demandé combien je devais, il m'a
répondu:
�54
LE CHEVALIER PRINTEMPS
« C'est toujours un plaisir de rendre service à
quelqu'un qui va chez la Demoiselle.
« - Je connais, poursuivit-il avec un ricanement
sarcastique :
« Tous les mêmes. Voleurs. Pas dire le prix pour
qu'on leur donne plus.
« Aussi, j'ai voulu attraper loui. J'ai dit: Weil,
puisque cela vous fait plaisir, tant mieux. Et j'ai
rien donné. Ah 1 ah 1 li était sftrement très attrapé.
Liliane rougit. Elle sentait une gêne inavouée
s'emparer d'elle peu à peu. M. Bréville répondit:
- La seule voiture à âne du pays appartient à
un brave homme, le père Cazalens. Il était certainement sincère en disant qu'il faisait volontiers la
course, car, bien qu'il soit très pauvre, j'ai toujours
du mal à lui faire accepter uu peu d'argent en échange
des services qu'il me rend.
- Oh 1 si on voulait croire les gens, ils seraient
toujours les plus malheureux du monde 1
L'industriel voulut détourner le cours de la
conversation.
- Contez-nous votre voyage, Mr Ratclifle. Ses
péripéties émouvantes ne sauraient nous laisser
mdiflérents. Nous avons bien craint de n'avoir jamais
le plaisir de vous voir à notre table; et même, le
jOUl' où le naufrage du New Slar fut annoncé par
la voie des journaux, cette enfant impressionnable
a reçu un choc qui l'a laissée quelques minutes sans
connaissance.
Un sourire fat éclaira un instant la figure ingrate
de l'Américain.
- Je souis très flatté de l'intérêt que me porte
ma belle cousine.
« Un vieil ami, Leslie Coogan, qui possède un
yacht superbe, avait invité quelques amis à faire une
croisière jusqu'en EUl'ope.
« J'accepLai immédiatement, trop heureux d'aller
faire un tour sur le vieux continent et, par la même
occasion, d'apprendre à connaître ma famille européenne.
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
55
- Famille bien réduite, Monsieur, puisque j'en
suis le dernier rejeton, interrompit Liliane.
- La qualité remplace la quantité, en tout cas,
repartit le jeune homme avec un gros rire, et j'avais
hâte de voir si ma cousine était aussi aimable au
naturel que dans sa correspondance. Je ne suis pas
déçu ...
Toute la galanterie qu'auraient pu avoir ces paI'oles
Courtoises dans une autre bouche se trouvait gâtée
par la vulgarité du ton et le regard sournois qui les
accompagn ait.
.
Et, malgré toute l'indulgence que lui insuffiaient
les sentiments nourris de longue date à l'égard de
~on
parent inconnu, Liliane éprouva une répulsion
lrraisonnée .
. Enfin, le cousin, faisant trêve de marivaudage, conbnua son récit en l'émaillant d'accentuations bi.larres
et de constructions de phrases pittoresques que nOlis
renonçons à reproduire ici. Le lecteur nous excusera
done de traduire à son intention, en langage compréhensible, le charabia du nouveau venu.
- Le voyage fut fort agréable. Chacun employait
Son temps comme bon lui semblait. Tandis que quelQues jeunes gens, épris de musique, nous écorchaient
Ies oreilles du délire de Walter ou d'autres cacop'hol~ies
wagn~ries,.
le res~ant
du gr~upe
- dont
J étals faIsaIt d'111 ternllnables bndges. J'eus
Inême la chance de gagner gros, tout en absorbant
cie nombreuses coupes de ce bon vin de Champagne,
afin de m'entraîner à la vie française.
cc Malheureusement, au moment où nous arrivions en vue de Bordeaux, un choc se produisit.
cc Était-ce un récif? C'est plus que probable. Rien
~avit
pu nous avertir du danger que nous côtoyions .
.toujours est-il que la chaudière éclata avec un
bruit assourdissant, et que le yacht fut littéralement
COupé en deux.
cc C'est du moins ce dont nous nous rendîmes
COmpte un peu plus tard, car, sur le moment, nous
aurions été totalement incapables de savoir ce qui
\tenait de nous arriver.
�56
LE CHEVALIER PIUNTEMPS
« Mais nous ne tardâmes pas, après avoir risqué
quelques petites explorations, à constater que nouS
restions seuls à bord et que la partie du bâtiment
où se trouvaient les cuisines avec leur personnel, ct
le salon avec nos camarades amateurs de musique,
en premier lieu. Nous autres
avait été en~louti
bridgeurs, qUI, pour n'être pas incommodés par les
sons importuns, nous étions retirés dans une salle
voisine des chambres à coucher, nous avions la bonne
fortune de pouvoir nous maintenir un peu plus
longtemps.
.
« Mais de quelle durée serait ce répit? C'est ce que
nous ignorions totalement.
« Aurions-nous la possibilité de le mettre à proD t
pour sauver nos existences menacées?
« Ou bien, après des alternatives d'aiTres et d'cspoirs sans lendemain, allions-nous sombrer dans les
floLs avides?
« Si l'on envisageait la situation de sang-froid, ce
sort, à moins d'un miracle, devait infailliblement
être le nôtre ...
« Par bonheur, l'appareil de télégraphie sans fil,
qui était à notre portée, fonctionnait encore. Dès
que nous eumes la certitude d'avoir à notre disposition cette planche de saluL, nous nous y accrochâmes avec la ténacité des désespérés.
« Nous signalâmes notre détresse, et, presque aU
même moment, l'appareil enregistra le message de
ma cousine.
« Je le recueillis justement moi-même, et il me
donna tout de suite du courage eL de l'espoir. Je me
précipitai dans ma cabine, toute proch~,
ponr prendre
avec moi ma valise, qui contenait certaines lettres .. ·
certaines leUres précieuses dont je ne voulais paS
me séparer.
Un coup d'œil significatif ponctua celle dernière
phrase, et Liliane se sentit aiTreusement gênée.
A la mention du message télégraphique envoyé
par sa nièce, M. Bréville avait jeté sur celle-ci uJl
regard surpris; puis, voyant son air embarrassé,
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
57
il avait deviné une partie de la vérité. Aucune parole
ne fut échangée entre eux à ce sujet.
En prononçant ses derniers mots, Sidney Ratclifie
avait dans la voix un léger tremblement, certainemcnt dû moins à une émotion réelle qu'aux copieuses
ct fréquentes libations dont il avait entrecoupé
son récit. Mais on pouvait s'y méprendre!
Sa cousine éprouvait une vive contrariété à le
voir ainsi boire sans mesure; mais, songeant aux
privations excessives de l'Amérique sèche, elle excusait cette faiblesse devant les crus délectables qui
figuraient à la table familiale.
Quant à M. Bréville, il était plutôt flatté de voir
que le convive faisait honneur à sa cave.
Miss Dodds, elle, avait les lèvres tellement pincées que sa bouche n'était plus qu'un mince trait
horizontal.
SidI~ey
RatcliiTe reprit:
- Combien de temps restâmes-nous en détresse?
.Je ne saurais le dire. Nous essayions de tromper
notre angoisse en échangeant quelques plaisant.eries.
facilitées par le champagne absorbé ell jouant.
« Enfin, un chalutier fit son apparition. Il avait
intercepté nos signaux et accourait à notre aide. Il
put nous recueillir tous les quatre ainsi que l'équipage, la partie du bateau où nous nous trouvions
n'étant, par miracle" pas encore cntièrement sombrée ... »
- Et les autres? interrompit Liliane. Ceux qui
chantaient? ..
- Ceux-là n'ont pu être sauvés.
- Combien étaient-ils?
- Trois, dont une femme ... la femme J'un des
bridgeurs, justement ...
. - Oh ! la pauvre femme! Et lui, le mall!eureux,
11 a dO. être désespéré!
- Oui ... non ... c'est-à-dire si, pauvre garçon;
en efIet.
« Mais ne parlons plus de cela.
- Ah 1 parlons-en, au contraire, s'écria impé-
�58
LE CHEVALIER PRINTEMPS
tueusement la petite sensitive. C'est affreux 1 Elle
était jeune?
- Oui, vingt-cinq ans environ.
- Et jolie?
- Ah oui 1on la considérait comme telle en général.
- C'était un ménage uni, naturellement?
- Pas trop ... A vrai dire, le mari ne doit pas être
très fâché que ce drame lui évite les formalités d'un
divorce qu'il désirait vivement.
- Que dites-vous? Mais c'est donc un monstre,
cet homme-là?
-Oh 1non, il est seulement comme bien des hommes.
Après trois ans de mariage, il commence à en avoir
assez ...
Liliane se mordit la lèvre inférieure pour ne rien
répondre au cynique personnage. Miss Dodds lui
lança un regard tnomphant, comme pour lui dire:
- Voilà une parole sensée 1 N~avis-je
pas raison
dans mon jugement sur la gent masculine?
M. Bréville s'interposa, et une discussion s'engagea entre les deux hommes, au cours de laquelle
l'industriel, tout célibataire qu'il fût, défendit les
vieux principes d'une bourgeoisie intransigeante
et stricte, et Sidney afficha (en les mettant sur le
compte du sang français qui couJait dans ses veines)
des théories d'un tel cynisme que Liliane en fut
terriblement choquée, et que son oncle dut faire
au contradicteur intempestif des signes que celuici ne comprit) d'ailleurs pas.
Après dîner, on passa au salon.
M. Bréville avait permis à sa nièce, lors de son
quinzième anniversmre, de disposer cette pièce à
son goüt, et la jeune fille avait fait amener, dans la
vaste salle tendue de brocart vieil or, le mobilier
du boudoir de sa mère.
Ce n'était pas l'ensemble cher à la plupart des
salons bourgeois: canapé Louis XV ou Louis XVI,
deux fauteuils, deux chaises ...
Non, rien de banal, mais quelques petÏLs meubles
anciens - guéridon, chifIonnier, mignon bureau,
bibliothèque d'encoignure garnie de vieilles édi-
�LE CHEVA1.IER PRINTEMPS
59
tions aux reliures brunies guillochées d'or, écran de
foyer à planchette où reluisaient deux vieux cuivres;
un crapaud Pleyel, don de M. Bréville pour les seize
ans de sa nièce.
Dans un coin, l'épinette de la femme de goüt,
trop tôt disparue, qu'avait été la mère de Liliane.
Sur la moquette mordorée étaient disséminés
quelques tapis de prière de provenance persane.
Les sièges se composaient de quatre moelleuses
bergères de style Chippendale et d'un lit de repos
de même époque capitonné de coussins de velours.
Et tout l'ensemble était d'une essence si délicate,
sans que la moindre prétention se fît sentir, que
l'amateur le plus difficile n'y eftt rien trouvé à dénigrer.
Sidney RatclifIe se laissa choir comme un lourdaud dans une bergère qui fit entendre un. craquement plaintif.
M. Bréville pria Liliarte de se mettre au piano,
s'excusant auprès de son invité de devoir prendre
congé de lui, absorbé qu'il était par un travail
urgent.
Lili:me n'était guère d'humeur à exécuter une
musique brillante et échevelée. Elle se sentait, ce
soir-là, plus attirée vers les sons voilés de l'instrument ancien.
Elle s'assit à l'épinette et chanta, en s'accompagnant, une romance d'Albanèse.:
(c A u bord d'une fontaine,
Tircis, brûlant d'amour,
Co.n lait ainsi sa peine
Aux échos d'alentour ... »
La dernière plainte du refrain:
cc Que n'ai-je en te perdant
Perdu le souvenir 1 »
s'exhala de ses lèvres ainsi qu'un long soupir, et
M. RatclifIe, sans même chercher à dissimuler le
bâillement provoqué par cette naïve romance,
lança en guise d'applaudissement:
- Bravo, ma cousine. Vous avez tous les talents.
Je vous redemanderai une petite chanson tout à
1
1
�60
LE CHEVALIER PRINTEMPS
l'heure, avant d'aller me coucher, pour être sûr de
bien dormir.
Liliane ne savait vraiment plus que dire, que faire
pour essayer de distraire ce cousin, dont chaque
parole, chaque geste, chaque attitude éveillait en
elle une sorte de répulsion.
Pourquoi fallait-il qu'elle l'eût placé si haut dans
ses rêves, pour aboutir à cet être matériel et grossier,
affalé dans un fauteuil, occupé à grignoter ses ongles
douteux, rouge d'avoir bu tant de vin, la cravate
de côté, le gilet à demi déboutonné ... Et ces mains,
toujours aussi malpropres qu'à l'arrivée 1...
Elle fit cependant une dernière tentative.
- J'espère que vous vous plairez dans votre
chambre, Monsieur Sidney, dit-elle. J'y ai mis les
portraits de famille qui me viennent de ma mère,
pensant que vous aimeriez à retrouver quelque
visage de connaissance. Dans la petite table de
chevet, sont quelques livres susceptibles de vous
plaire: entre autres, des poèmes de Shelley, - je
sais gue vous les admirez, - le livre de la Jungle
de KIpling et un ou deux Dickens.
- Je vous remercie de votre obligeance, ma COll~ine,
quoique, à vrai dire, ce fatras ne m'intéresse
guère ...
- Oh 1 pardon 1 je croyais ... balbutia la pauvretlc
cruellement désappointée. Vous m'aviez écrit ...
- Prenez-vous donc à la lettre tout ce qu'on vous
l'crit? Mais la correspondance est un passe-Lemps,
rIen autre, et, ma foi, s'il fallait conformer sa vie
:lUX programmes que l'on envoie à sa jeune cousine ...
<luelle existence à l'ealL de rose, grand Dieu 1
ct Entre ce qu'on éerit eL ce qu'on fait, il y a Lout
un monde, cela va sans dire.
Cette fois, Liliane n'en put entendre davantage,
l'l, craignant de ne plus conserver longtemps sur
son visage le masque mondain qui cachait S011
complet désenchantemenL:
Mais, j'y pense, mon cousin 1 s'écria-t-elle
pour couper cO\lrt à ces paroles, dont chacune la
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
61
cinglait comme un douloureux coupJde knout,
vous devez être bien las.
« Nous avons dîné tard aujourd'hui, et je m'en
voudrais de ne pas vous laisser aller reposer.
- Comme il vous plaira, ma cousine. D'ailleurs,
ajouta-t-il en se penchant vers son oreille et en désignant, d'un mouvement de son menton carré, Miss
Dodds - qui, aussi rigide que le rembourrage de
sail fauteuil le lui permettait, semblait figée sur son
tome Shakespearien - puisque « la vieille » paraît
décidée à ne pas nous laisser seuls un instant, prolonger la séance dans ces conditionsauonmn pas de
raison d'être. J'espère trouver le raitye' de vous
parler seul à seule demain.
- Bonne nuit, mon cousin. Je vous remets aux
bons soins de Germain, notre vieux domestique.
N'hésitez par à lui demander tout ce dont vous pourriez avoir besoin.
Elle lui tendit sa main, sur laquelle il appuya
sa bouche lippue.
Miss Dodds fit un petit salut d'une froideur ultrabritannique et se retira, pendant que Liliane appelait son fidèle Germain et lui recommandait d'accompagner l'hôte dans sa chambre, sans rien négliger
pour lui donner tout le confort désirable.
L'Anglaise et la jeune fille se séparèrent devant
leurs chambres respectives. Elles n'échangèrent
pas une parole. Qu'eussent-elles pu se dire, en eIl'eL,
devant l'efTondrement aussi complet des plus chères
espérances de Liliane?
Cette dernière avait hâte de se trouver seule avec
elle-même.
CeLLe seconde déception étai L, certes, pire que la
première. N'eût-il pas cent fois mieux valu que les
requins dévorassenL Je buLor que la réaliLé avait
Sllbstitué à la perfection de ses rêves?
Non, rien ne pouvait être plus cruel que les minuLes
de. ceLLe soirée, dont chaculle faisait tomber, bribe par
hrIbe, toute la dorure de son idole, laissant transparaître à Lravers les dernières écailles . un être avili,
�62
LE CHEVALIER PRINTEMPS
monstrueux au moral autant qu'au physique, sans
intellect, - sans âme, en un mot.
Sa douloureuse révolte fut interrompue par des
bruits de pas dans l'escalier: les pas de Germain,
feutrés, se mêlaient à la démarche lourde, massive
du nouveau venu. Et, comme ils arrivaient au premier palier, Liliane distingua la voix éraillée qui
priait Germain de lui monter une bou teille de whiskey.
Le domestique ayant répondu qu'il n'yen avait
point, la voix reprit:
- Eh bien 1 je me contenterai de rhum. Vous
en avez sûrement.
Puis, les pas reprirent leur ascension, et Liliane,
plus écœurée que jamais, s'abîma de nouveau dans
lles réilexions amères.
Il
�VI
LE COUSIN SE DÉCLARE.
• Le lendemain matin, après un sommeil lourd terminant une nuit blanche aux trois quarts, la jeune
fille se sentit moins énervée et, en même temps,
moins sévère pour l'auteur de sa grande déception de
la veille.
- Qui sait, se dit-elle, s'il ne s'agit pas d'une
épreuve qu'il veut tenter pour connaître le fond de
mon caractère, savoir où s arrêteront ma douceur et
mon indulgence à ses travers 1
(( Malgré les termes irrévérencieux dont il s'est
servi pour désigner Miss Dodds, il a exprimé hier
soir le désir de me parler à cœur ouvert. Peut-être
a-t-il une révélation à me faire? ....
(( Ne nous hâtons pas de porter des jugements
sévères sur de seules apparences. Qui me dit que, de
l'explication que nous allons avoir, Sidney ne sortira
pas blanc comme neige, lavé de toutes les tares fictives qu'il a peut-être cru bon de s'imposer momenta·
nément - dans un but que je ne m'explique pas,
il est vrai 1
Elle fit sa toilette et descendit à la salle à manger.
Le jeune homme n'y était pas. Miss Dodds déclara
qu'il avait demandé à être servi dans sa chambre,
sur un Lon qui avait paru froisser le brave Germain.
- Bah 1 se dit Liliane, il ne faut pas être trop sus·
ceptible J
Elle sortit au jardin, inspecLa les corbeilles et les
plates-bandes.
Toute une floraison flamboyan Le avait surgi en
quelques jours, hâtée par un chand soleil, et aussi
par les bons oilices du jardinier.
�64
LE CHEVALIER PRINTEMPS
Outre les primevères qui s'épanouissaient en masse,
ct les violettes maintenant nombreuses, il y avait de
mignons crocus dorés et mauves et d'éblouissantes
tulipes de toutes teintes.
Des narcisses semaient leurs étoiles blanches et
jaunes; enfin, le jardin était rajeuni, égayé par
toutes ces corolles fraîches, semblables à des visages
rieurs.
Cette matinée ensoleillée et fleurie, avec toute la
joie qui en émanait, acheva de dissiper le malaise
de la précédente soirée, et la vaillante petite âme
se fit de plus en plus optimiste.
- Oui, pensa la courageuse enfant, s'accrochant
désespérément à cette lueur qui traversait son ciel
obscur, un malentendu s'est élevé entre mon cher
Sidney et moi.
« Il est indéniable qu'au point de vue physique
mon cousin diffère totalement de l'image que je
m'étais faite de lui. Et encore lIa première impression
peut avoir été particulièrement défavorable et se
trouver corrigée dans la suite.
pour parler comme Miss Dodds « Et puis, Shakespeare, le grand oracle, n'a-t-il pas écrit dans
un de ses sonnets :
« ... Cel amour n'est fas de l'amour,
« S'il change parce qu'i remarque un changement... »
« Mais son âme est autre qu'il ne l'a laissé paraître
hier. Cela, je le sais. Comment pourrais-je en douter,
après les jolies choses qu'il m'a écrites?
« Entraîné par le feu de son récit, dévoré peul-êLn'
par une fièvre intérieure due à sa récente avenlure,
il s'est laissé aller à boire plus que de raison. Sans
doute est-ce là le secret de son attitude.
« Ne m'a-L-il pas écrit, un jour:
« Vous êles la peLite source à laquelle je veux rafral("lIir Illon fronl parfois brûlanl »?
« Oui, c'esL cela que je serai pour lui: une source
viviftante qui, s'il a quelques moments d'égaremen l,
.' aura le remettre dans le bon chemin ...
« Oh 1 qu'il vienne 1 je l'attends. C'est ici, parmi
ccs fleurs prin lUllières. que la clarté se fera entre
�f15
LE CHI:.VALlER PRlf\'lEl\JPS
nous, que se lèvera le voile mysLérieux qui nou!>
sépare ... »
Sa prière sembla devoir être exaucée, transmise
par quelque secret fluide, car au haut du perron
parut Sidney RatclifIe, vêtu d'un complet de chasse
verdâtre, coifTé d'une casqueLle posée touL en arrière.
Une pipe pendait à un coin de sa houche, donnan\.
à ses lèvres une expression de veulerie. Il avait
les deux mains enfoncées dans ks poches de fla
culotte courte, et ses jambes torses étaient ('ntourées
de bandes molletières qui, mal enroulées, en accentuaient encore la parenthèse.
Et chacune ùes imperfections de ceLte épaisse
silhouette, de cette face sans grâce, éveillait comme
un attendrissement dans le cœur généreux de c('lle
qui était là-bas, environnée de fleurs.
Il lui semblait que chaque défectuosité corporelle,
loin d'être le reaet d'une âme vile, correspondail à
nne vertu cachée ... Un remords l'assaillaiL, de s'être
monLrée la veille assez superficielle pour s'arrêter
:\ l'enveloppe exLérieure du cousin d'Amérique.
Le jeune homme avait aperçu Liliane. Il 11e retira
pas ses mains cie ses poches pour soulever sa casquette ou faire un petit signe amical, mais il crÏ:l
« Hallo » d'une voix que le sommeil n'avait pas rendue
l~us
limpide. Et il s'avança vers la corbeille de tuhpes.
Un chien le suivait ...
ÉLaU-ce bien la Véga bonùissante eL exubérante,
qui ne pouvait sorLir de la maison sans traduire
sa joie par des aboiements délirants cL des bonds
de gazelle? On eût cu peine à le croire, car elle marchait la Lête basse, la queue enLre les jambes, d'un
pas mesuré, presque rampant.
Liliane s'avança, la main tendue.
- Avez-vous bien dormi, mon cousin? s'enquitelle sur un ton enjoué.
La grosse paLLe daigna enfin quitter son repaire
pour saisir la main hlanche et soignée.
Pas mal, merci... quoique vos lits français
soient bien différents eTes nôLres 1 Et puis, cc chien
:1
�66
LE Cl-IEVALTEH PIUNTEMP S
a aboyé au milieu de la nuit... A propos, lout à
l'heure je l'ai trouvé étalé au bas de l'escalier. Je lui
ai donné une taloche pour pouvoir passer; il a grogné
ct s'est mis à montrer les dents comme pour me
mordre. Alors, j'ai saisi une canne qui se trouvait
dans le porte-parapluie, et je lui ai donné une belle
correction. Vous voyez que ça l'a dressé; il ne
bronche plus, maintenant 1
Liliane contint son indignation. Toule sa belle
indulgence tombait devant la cynique lâcheté du
butor. Les nouveaux espoirs suggérés pal' le jardin
Heuri et lumineux étaient, eux aussi, réduits à néant ...
Elle caressa la nuque de la belle Véga, qui tressauta
et leva vers elle un regard suppliant, comme pour
quêter une douce protection.
- Vous m'étonnez, dit-elle. Véga n'a encore
jamais mordu personne, tout en étant une chienne
de garde remarquable, ayant la haine des rôdeurs
et des individus d'allures louches.
- Liliane, reprit l'Américain en changeant brusquement de sujet, je ne veux pas tourner longtemps,
comme on dit en français, autour du poL. Vous savez
que l'une des grandes qualités de mes compatriotes,
c'est d'aller droit au but.
« Eh bien 1 voilà. Je veux que vous soyez ma
femme. J'ai lu entre les lignes de vos lettres. Je sais
que vous m'aimez: votre télégramme me l'a prouvé
une fois de plus. Vous m'avez aimé avant même de
me connaîlre. Eh bien 1 maintenant, me voici. Je
suis venu pour vous épouser.
(( Un danger vous menace, m'avez-vous dit? Je
lie veux pas savoir lequel. Nous allons nous marier
et partir loin d'ici: il n'existera plus.
(( Je ne vous demande même pas si c'est oui, je le
sais d'avance.
Pendant toute cetle tirade, Sidney n'avait pas
une seule fois posé son regard sur son interlocutrice.
Ses pcLils yeu~
sournois étaient braqués au loin, vers
la porte d'elltrée qui dominait le perroJl. Aussi fut-il
le premier averli d'une arrivée pertubatrice. Il sc
I,âta donc d'ajouter
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
67
- Voici votre gendarme, je crois. Motus pour
l'instant.
En achevant ces mots, il tenta de saisir dans ses
deux grosses mains, le fin poignet de Liliane.
Celle-ci, d'instinct, étendit ses bras en avant et
repoussa le jeune homme qui, craignant l'approche de
l'Anglaise, s'enfuit à toutes jambes dans la direction
de la maison.
�VII
STRATÉGIE
La pauvrette était restée pétriflée par cette déclaration imprévue, si différente de touL ce que ses
lectures, d'une part, SOIl imagination, <le l'autre,
lui avaient fait concevoir.
Quoi 1 pas un mot d'amour 1 pas un de ces élans
de tendresse qui doivent vous faire tressaillir et
vous jeter dans les bras de celui qu'on aime ... Rien
que cette fatuité intolérable : « Vous m'aimez; je
le sais; vos leUres me l' onl dit, el voIre lélégmmme me
l'a confirmé... »
Mon Dieu 1 mon Dieu! c'était à ceLte créature
dépourvue de tact qu'elle avait eonfié les plus intimes
de ses pensées, voué les plus tendres de ses sentiments,
consacré les plus doux de ses rêves 1 C'était à ce
grossier personnage qu'elle avait fait appel dans sa
détresse ...
Et le salut qu'il lui otTrait aujourd'hui, c'était
cela : pour échapper à la facleur mortelle d'une vie
côte à eôte avec le comte de Gravillages, l'écœurement mortel d'une vie côte à côte avec un sauvage 1
Elle le comprenait, maintenant que ses yeux
étaient déssillés : il était bourré de défau ts, perdu de
vices, même ... Hypocrite -l'antithèse entre le personnage dépeint dans ses lettres et l'atroce réalité
le prouvait - ; sans éducaLion - ses insolences
à l'égard eTe Miss Dodds en étaient un exemple - ;
avare et méfiant - comment j L1ger autrement sa
conduite envers le père Cazalens? - sans cœur il avait témoigné si peu d'émotion en parlant de la
disparition de ses compagnons. et en particulier de
�LE CnEVALlEn PI1INTEMPS
69
cette malheureuse jeune femme 1 - Il buvait; il
jouait ... enfin, c'était complet 1...
Ce fut au milieu de ces pénihles constatations
qui Miss Dodds la rejoignit. La jeune fille fut heureuse de pouvoir épancher le trop plein de son
eœur.
Elle entraîna son institutrice hors de la propriété,
et lorsqu'elles se furent, avec Véga, engagées dans le
joli sentier sous-bois cher à Liliane, celle-ci raconta ce
qui venait de se passer, en exposant les réflexions
suggérées par cette scène.
L'esprit d'à-propos de Miss Dodds pouvait se
comparer à une ligne munie d'un hameçon qu'elle
plongeait à tout instant dans sa mémoire. Il était
bien rare qu'elle la ramenât sans qu'une citation
appropriée se füt prise au crochet de fer quasi infaillible 1 Elle chercha cette fois-ci, fidèle à sa coutume,
une phrase se rapportant à la grosse désillusion de
son élève, et cita les paroles d'Héléna dans « Beaucoup de bruit pour rien » :
« L'allenle est bien souvenl déçue el, le plus souvent,
là où elle se prometLait davanlage. »
Puis, jugeant qu'elle avait ainsi payé son tribut à
la littérature, elle rentra dans la vie réelle et chercha,
avec Liliane, le moyen de repousser la flatteuse proposition du cousin Sidney sans cependant fournir
à ce dernier, par une vexation involontaire, l'occa~ion
de se venger de sa déconvenue par quelque
lUcorrection de sa façon.
- Vous le voyez, Lily, les hommes ne valent pas
cher 1
- C'est vrai, Miss Dodds, je le vois mainLenant.
Comme vous avez eu raison de faire votre vie sans
le secours de l'un d'eux 1
- Je ne vois qu'un moyen de vous défaire de lui
sans lui dire ses quatre vérités : raiLes-lui croire que
vous aimez quelqu'un.
- Et qui donc?
- Eh bien! puisqu'il a eu le bon esprit de ne
P~s
attendre vos confidences, profitez-eu. FaitesIUl croire que vous aimez votre autre prétendant ...
�70
LE CIŒVALŒR PRINTEMPS
- Le Comte? Oui, oui, c'est cela. Mais j'y pense ...
car, ma déception d'abord, ct ensuite ce nouveau
péril m'avaient fait ouhlier le reste ... Comment me
déferai-je de celui-là? Le moment approche où je
devrai l'encire ma réponse. J'entends déjà toutes les
instances dont mon oncle va me persécuter tant qLLe
je persistèrai dans la négative 1
« Mon seul salut serait de faire comprendre au
Comte de Gravillages qu'il m'est impossible de
l'épouser. Mais quel argument irréfutable puis-je
employer?
- Usez du même slratagème ... déclarez que vous
en aimez un autre, - Sidney, par exemple [
- Quelle excellente idée, Miss Dodds!
A ce moment, Véga se mit à aboyer furieusement,
et presque aussitôt un bel épagneul taché de feu
sortit d'un fourré voisin.
C'était un des chiens de la meute de Gravillages,
le favori du Comte, qui l'emmenait presque toujours
dans ses randonnées matinales.
EfTectivement, son maître le suivait de près, le
fusil en bandoulière, un chapeau tyrolien sur l'oreille,
sanglé dans Un costume de chasse fauve et guêtré de
cuir brun.
Il eut un mouvement de surprise en se trouvant
en présence des deux femmes, et, en dépit de l'assurance que lui conféraient à l'ordinaire son âge et le
haut sentiment de son extrême importance, sa morgue
guindée nt place à une sorte de timidité.
Il porta néanmoins la main à son chapeau, avec la
grâce qui caractérisait chacun de ses mouvements,
et s'inclina profondément.
Liliane, parLagée entre l'ennui de sc trouver face
à face avec son soupirant, et le soulagement de
n'avoir pas à p;réparer une en lrevue pénible, ne savait
trop si elle devait ou non bénir le hasard qui la mettait, pour ainsi dire, devant le fait accompli, en lui
fournissanL ulle occasion inespérée de provoquer une
explication nécessaire.
Elle sc lança. courageusement à l'assaut de l'ennemi,
eL tandis que Miss Dodds prenaiL les clevauLs, aD'ec-
�LE CHEVALIER PfUNTE\IPS
tant de s'oQcuper d~ Véga en flirt avec l'épagneul,
elle improvisa son petit discours :
- Je suis ravie ' de vous rencontrer, Comte; je
désirais vivement vous parler.
« Mon oncle m'a rapporté son récent entretien avec
vous, et je suis profondément honorée d'avoir été
distinguée par vous, malgré mon peu de mérite.
Le hobereau se redressa, heureux de cet hommage
qui laissait intacte son écrasante supériorité sur la
jolie nièce du roturier.
- Mais, reprit celle-ci, si pénible que cela me
soit, il est de mon devoir de vous dire sans plus
ate~1(lr
que ma réponse ne peut être que négative.
Le chasseur redressa sa petite tête au profil busqué
comme un masque d'oiseau de proie.
- Je comprends, Mademoiselle. Vous redoutez
une ascension trop rapide vers les hautes cimes
de la société.
« Cela IaiL honneur à votre modestie (ici le nez
bourbonnien se plissa immodérément pour la plus
grande sécurité du monocle vissé dans l'orbite guu che),
n'lais ne craignez rien. Le seul fait que je vous ai choisie vous élève au-dessus de votre humble condition '
bourgeoise, et prouve en tout ('.as que j'ai discerné
en vous l'étoffe nécessaire pour faire une comtesse de
Gravillages digne de tenir son rang et de porter son
titre.
« Je suis assez haut placé pour que nul n'ose mo
reprocher ee qu'on pourrait appeler - heu 1 une mésalliance, de sorLe que votre délicatesse
n'aura jalnais à en souIIrir.
:!:..iliane, malgré ses graves soucis, eut peine à
réprimer un sourire devant la fatuité du vieillard.
- Non, Comte, vous vous méprenez. Peut-être
~es
scrupules et ces sentiments d' humilité scraienLIls nés Cil moi si j'avais cu à considérer l'évenLualité
<l'une union avec vous. Mais les circonstances sont
Lelles que toute hésitation m'est épargnée.
« Je Ile puis vous épouser parce que ... j'aime ...
Sidney HaLcliITe, mon cousin d'Amérique.
�72
LE CHEVALIER PRINTEMPS
- Un blanc-bec, sans doute, répliqua dédaigneusement le Comte, interloqué et mortifié.
cc Je vous croyais assez fine pour préfltl:er à la sotte
jeunesse la maturité d'un homme de mon âge et de
ma situation.
- Là n'est pas la question, Comte. Le cœur ne se
laisse pas raisonner; il ordonne en maître. Et, puisqu'il a parlé en faveur de mon cousin, je me dois de
ne vous laisser aucun espoir.
cc Cr,oyez qu'il m'est pénible de vous faire cette
réponse. Ne pensez pas, surtout, que je fais ft de la
marque <l'estime que vous m'avez donnée ...
Ici, le gentilhomme esquissa un geste de dénégation, comme pour insinuer qu'il n'aurait jamais
pensé qu'on püt faire fi d'un tel honneuL.
- Vous n'aurez pas de peine, il me semble,
reprit la jeune fille, à trouver une femme plus digne
que moi de porler votre grand nom el de présider
à la haute tenue cle votre manoir. Pardonnez-moi,
Comte.
Elle tendit sa main au gen.tilhomme, qui S'CIl
empara et la haisa.
- Votre cousin Sidney HatclifTe (c'est bien ainsi
qu'on l'appelle?) que vous ne cçmnaissez pas ...
- Pardon, interrompit Liliane, il est ici en ce
11l0ment.
- Ici? ... à la Châtaiglleraie'l
- Oui, depuis hier soir. Il est yc.:nu de l\ewYork sur le yachl cc New SLar », qui a fait nau[ragc
près cle Bordeaux. Il a été sauvé miraculeusement
et s'est allnoncé à mon oncle par dl'pèche.
- Votre cousin Sidney RaLclifTe, répéta le Comte
après quelques instants de réflexion, est-il le seul
ohstacle à votre acceptation?
Liliane ne prit pas le Lemps de rélléchir. Elle Ile
se souciait pas de froisser le Comte inutilement, ell
lui déclinant les autres motifs qu'elle avait cie refuser sa main.
C'est lui le seul ohstacle, réDoncliL-elle salis
hésiter.
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
73
- Eh bien 1 dans ce cas, je ne me tiens pas encore
pour battu définitivement.
« Mes hommages, Mademoiselle.
Et, appelant son chien, le hobereau s'éloigna par
un sentier de traverse, roide et guindé comme à
l'ordinaire.
Liliane demeura songeuse.
- Eh bien? questionna l'Anglaise en s'approchant. :Ëtes-vous satisfaite de votre enLretien?
- Oui et non, Miss Dodds. Je lui ai dit, comme jc
voulais le faire, que je ne l'épouserais pas ...
« Mais il a pris congé de moi par une phrase d'espoir
dont je n'augure rien de bon.
« Enfin... ne nous mettons pas marLel en tête
pour des chimères 1 La réalité otIre suffisamment
de soucis tangibles pour aujourd'hui 1
« Un prétendant est éconduit: il me faut maintenant songer à l'autre.
�VIII
.
LE CARREFOUR DE LA CROIX-BLANCHE
Le retour à la Châtaigneraie fut assez sileucieux.
La jeune fille rêvait, et sa compagne ruminait ses
classiques, s'essayant à trouver des analogies entre
la situation de son éléve et celle des héroïnes shakespeariennes.
Le soleil brillait toujours, ct le ciel était d'un azur
impeccable.
Mais, au lieu de rester au jardin en aitendant
l'heure du déjeuner, Liliane, ayant retiré ses vêtements de promenade, se rendit au salon, où elle
comptait trouver son cousin.
Le jeune homme était là, en erret, affalé danf; une
bergère, ses gros souliers posés sur un second sièg
qui hli faisait vis-à-vis.
Il lisait un j oumal en bâillant. La rubrique, cependant, aurait dû exciter son intérêt: il s'agissaiL de
pronostics pour des courses de chevaux
Il leva la tête à l'entrée de la jeune fille et HL
mine de replacer ses jambes dans une posiLion pluf;
normale. Mais il ne donna pas suite à ceite louable
intention et demeura aillsi, aux trois quarts étendu,
po ur dire le « II al! 0 » qui semblait, à ses yeux,
tenir lieu de Lonte formule de politesse.
Liliane s'assit sur la banquette du piano, tournanL le dos à l'instrument pour faire face à son cousin.
- Monsieur, dit-elle, vous ne m'avez pas laissé
le temps, ce maLin, de vous dire ce que ]e pensais
de voLre proposition.
Puis, surprise elle-même de la facilité in soupçon-
�JE CllgVALlEH 1'11lNTElIlPS
76
née qui lui venait tout à coup de débiter un mensonge
dont e11e eût, deux jours plus tôt, répudié la seule
idée, elle expliqua qu'elle aimait, depuis quelque
temps déjà, un gentilhomme du voisinage; que
celm-ci, d'ailleurs, avait demandé sa main à 1\1. Brévi1Je. et que leurs llançailles n'étaient plus qu'une
question de jours.
- De ceUe façon, sc dit-elle en « aparté », il va
se décider à retourner à Bordeaux par le premier
train, et je serai débarrassée de ses importunes
sollicitations.
Mais son aLtente fut déçue.
- Je ne vous crois pas, m.a cousine, dit Sidney
d'un ton rogue et fat en même temps. Vous obéissez à je ne sais quel sentiment ... coqueLterie ou autre
chose (je connais si malles jeunes filles 1) l\Iais vous
ne pourrez jamais me convaincre que vous ne m'aimez pas, car je suis sûr du contraire 1 Cela ressort
trop nettement de vos dernières lettres 1
« Ou bien, alors, que signifie ceLLe comédie?
Pourquoi me faisiez-vous croire ce qui n'était pas?
« Enfin, tant pis pour vous, ma belle, si c'étaient
des simagrées. Vous serez punie par où vous avez
péché.
« Je désire vous épouser, eL il ne sera pas dit que
moi, Sidney Hatc1ifIe, j'aurai voulu une chose dans
ma vie sans l'obtenir.
Liliane était devenue très rouge, froissée d'avoir
laissé deviner un sentiment aussi intime, blessée
dans son amour-propre par la tri"ialité des assiduités dont elle était l'objet, et contrariée de la
ténacilé inatLendue de son cousin, qui allait compliquer la situation et rendre plus difficile sa L~lChc
déjà délicatr.
S'adresser à son oncle, elle ne le pouvait pas, sous
peine de devoir avoucr un stratagème qui, malgré
son caractère inofIensif, ellL scaudalisé l'industriel.
En outre, celui-ci aurait trouvô un argul11cn L
de plus en faveur du Comte dalls J'impudence de
SOIl rival.
Et puis ... ct puis, il se serait montré sévére, ruue
�76
LE CHEVALIER PRINTEMPS
même, vis-à-vis du jeune Américain, et Liliane avait
beau être convaincue de la bassesse des instincts
de ce dernier, elle conservait une secrète indulgence
pour celui qui avait su éveiller en elle d'aussi purs
sentiments ... , qui avait été, malgré tout, son premier amour!
Elle ne voulut donc pas donner naissance à un
esclandre en relevant ce qu'il y avait de choquant
dans les paroles de l'étranger.
En dehors de toute autre considération, la politesse pure et simple l'empêchait de dire la vérité
à ce lourdaud. Il lui eût fallu déclarer:
« Oui, je vous ai aimé avant de vous connaître,
parce que je vous croyais différent. Mais, maintenant que je vûus ai vu, que vous m'avez parlé, les
ténèbres se sont éclaircies, le voile s'est déchiré.
Aujourd'hui, je ne conçois même plus comment
j'ai pu jamais éprouver pour vous autre chose que
du mépris ... »
Ces mots, elle ne pouvait les prononcer.
Elle se contenta d'observer:
- Ma conscience est avec moi, Monsieur. Jamais
je n'ai voulu être coquette. Si vous avez cru deviner,
en lisant mes lettres, un sentiment que je n'éprouvais point, je le déplore. S'il y a le moins du monde
de ma faute, je m'en excuse. Mais je ne puis changer
une syllabe à ce que je vous ai dit tout à l'heure.
Et fière, le cœur contracté, elle quitta la pièce.
Hentrée daus sa chambre tout ensoleillée, elle
s'accouda au balcon et se mit à réfléchir longuement.
La situation lui paraissait inextricable. Il lui
semblait êLre dans un labYl'inihe, sans le moindre
fil pour se guiùer, sans la moindre ouverture à
l'horizon.
Qu'avait-elle faiL pour être ainsi sans appui,
seule pour se défenùre contre les sollicitations de
deux hommes, dont aucun n'était capable de la
rendre heureuse?
Sa rêverie fut interrompue par un coup de sonnette à la grille de la propriété. Elle vit Germain sortir
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
77
de la maison, se diriger vers la porte du jardin,
l'ouvrir puis, après avoir parlementé quelques
instants en accompagnant ses paroles de nombreux
hochements de tête, refermer soigneusement ladite
porte et revenir vers la villa, tenant entre ses doigts
ridés une enveloppe dont il étudiait la suscription.
De sa fenêtre, Liliane ne pouvait distinguer les
abords de la longue grille, que lui masquait un
bouquet d'arbres. Mais, à un détour de la route
sur lequel elle avait vue, surgit bientôt une silhouette
qui devait être celle du messager. Il ne pouvait,
en effet, s'agir du père Zacharie, l'heure du courrier étant passée depuis long Lemps.
Elle eut un petit sursaut de surprise en reconnaissant le valet attaché au service personnel du
Comte de Gravillages.
- Ce pli serait-il pour moi? sc demanda-t-elle,
inquiète.
« Non, ajouta-t-elle aussitôt; Germain me l'aurait déjà monté, dans ce cas. Il me sait dans ma
chambre. La leUre est plutôt destinée à mon oncle.
Son instinct l'avertissait que ce n'était pas une
lettre d'affaires que le hobereau venait de faire
porter à la Châtaigneraie, mais qu'il existait une
corrélation étroite entre la conversation récente
qui avait eu lieu, à l'orée du bois, entre elle-même
et son soupirant, et l'envoi hâtif de ce messager
en livrée.
- Mon oncle va certainement me faire appeler,
se dit-elle au bout d'un moment.
Et, jusqu'à l'heure du déjeuner, elle demeura
dans l'expectative:
Mais aucune invitation à se rendre dans le cabinet aux tentures havane ne précéda l'appel sourd
du gong.
Liliane appréhendait un peu de se retrouver face
à face avec son cousin, après les paroles sans aménité
qui avaient été échangées peu de temps auparavant.
Mais il était si peu dans ses habitudes de jOl~er
la comédie - malgré le reproche de Sidney [ qu'il lui répugna d'avoir recours à la migraine
�78
LE CHEVALIER PRINTE;'.lPS
traditionnelle, complice de tant de femmes, et qu'elle
préféra deseendre à table comme à l'ordinaire.
Miss Dodds était déjà dans la salle à manger,
ainsi quele maître de la maison. Ce dernier - contrairement à ce qu'avait présumé Liliane - avait un
air parfaitement naturel et dégagé, eomme si aucune
lettre confidentielle ne fût arrivée du Manoir à
son adresse.
Sidney les rejoignit quelques mm utes plus tard,
les deux mains dans ses poches, pour n'en pas perdre
l'habitude.
Liliane l'observa à la dérobée. Il avait le regard
encore plus fuyant que de coutume, eL sa face rubicondc était contractée par une secrète contrariété.
- Tiens, tiens! pensa la jeune fille, ma tirade a
produit son petit efTeL
La conversa1ion fut, comme c'était à prévoir,
assez languissante. Le dé en était surtout tenu par
M. BréviUe, qui ülterrogea sa nièce sur l'emploi
de sa matinée, et l'Américain sur les promenades
qu'il avait déjà failes aux alentburs de la propriété.
Sidney, après quelques réponses vagues, demanda
incidemment si la Châtaigneraie était éloignée du
Carrefour de la Croix-Blanche.
- Pas trop, Ml' Ratcliffe. Mais c'cst un endroit
bien peu connu, et d'ailleurs fort désert, en cette
saison où les excusionnistes sont l'arcs en forêt...
Qui vous l'a indiquré?
Le jeune homme se troubla quelque peu, mais
répliqua, après cluelques secondes d'hésitation, qu'il
avait lu ce nom dans un guide et qu'il s'était mis en
tête d'aller jusque-là.
- Eh bien 1 Miss Dodds et Liliane vous y accompagneront quand vous voudrez.
- Oh 1 ce n'est pas la peine 1 répondit ce modèle
eTe savoir-vivre. J'aime à me promener seul. Ditesmoi seulement le chemin.
Tandis que son oncle s'ingéniait à donner toutes
sortes d'indications, qu'il s'efTorçait de rendre plus
claires à l'aide de petits plans schématiques, Liliane
s'étonnait de cette nouvelle fantaisie de son cousin
1
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
79
d'Amérique. Pourquoi voulait-il se rendre seul ù
un endroit aussi peu pittoresque que le carrefour
de la Croix-Blanche?
Elle s'attarda un peu au salon, après le café,
pour permettre à son oncle de lui parler s'il le désirait, mais il se retira dans son bureau à l'heure habituelle, sans avoir fait la moindre allusion il un entretien quelconque.
La jeune fille, de plus en plus intriguée par le
mystère de la lettre arrivée du l\Ianoir, voulut en
avoir le cœur net.
- Germain, dit-elle à voix basse au vieux domestique, pendant qu'il disposait les tasses vides sur
un plateau, tu as remis une leLtre à Monsieur tout
à l'heure?
- Non, mademoiselle Liliane.
- Tiens 1 je me suis donc trompée ... Je croyais
avoir vu le valet de pied du Manoir à la grille de
la maison.
Oui, mademoiselle Liliane, Mademoiselle
ne s'est pas trompée.
- Ne t'a-t-il pas remis une leUre?
- Si fait, mademoiselle Liliane.
- Eh bien 1 je ne comprends plus.
- Mademoiselle Liliane va comprendre. La lettre
était pour le sauvage habillé en monsieur que Made11loiselle appelle son cousin.
- Pour monsieur Sidney? questionna-t-elle vivement.
- Oui, mademoiselle Liliane, pour ce nom-là.
- Tu la lui as remise?
- Oui, mademoiselle Liliane.
- C'est bien.
Le sang montait à la tête de la jeune fille, donnant
à ses joues rosées un éclat de fruit mûr qui faisait
encore ressortir la teinte panne de ses beaux yeux.
Elle était délicieuse ainsi, et lorsque, rentrée dans
sa chambre, elle passa près du divan, la glace ovale
encadrée de bIen refléta une image dont les coloris
eussent été dignes des pastels d'un Fantin-Latour.
Mais Liliane, inconsciente de sa beauté et de S011
�80
LE CHEVALIER PRINTEMPS
charme, ne prolongea pas d'une seconde le coup
d'œil involontairement jeté au passage sur le coquet
miroir.
Elle alla reprendre, sur le balcon, sa rêverie interrompue par le repas de midi.
Que signifiait cette lellre énigmatique adressée par
l'aristocrate hautain et formaliste à un jeune homme
dont, deux heures auparavant, il ignorait, sinon
l'existence, du moins la présence en Europe?
Un seul sujet pouvait rapprocher les deux hommes,
et ce trait d'union, c'était elle ... Liliane!
Quel pouvait être le contenu de cette missive?
Une invitation à se rendre au manoir? A quel titre?
Soudain, l'étrangeté de la question posée pal'
Sidney pendant le repas hanta de nouveau son esprit.
Où l'Américain, fraîchement débarqué de son
pays, avait-il pu entendre parler de ce carrefour de
la Croix-Bl:mche qui, elle en était bien sûre, ne figurait dans aucun des guides courants?
Et, du choc de ces deux interrogations qui se
posèrent à peu près simultanément, une étincelle
jaillit : là était la solution du problème ...
Le comte de Gravillages avait convié l'étranger ü
lU1 rendez-vous au carrefour de la Croix-Blanche.
Mais dans quel but?
Hélas! un seul se dressait, plausible: une renconlre
entre deux rivaux ... un duel!
Que!le aITreuse chose! Deux hommes allaienl
s'enlre-tuer pour clle, la douce, l'aimante Liliane 1
Non 1 !lon 1 elle ne })ouvait supporter cela. A toul
prix, elle empêcherm t cette rencontre... Si seulement elle pouvait arriver à COll naître l'heure fixée
pour le rendez-vous 1
Mais auparavant, il fallait qu'elle se renseignât.
Qu'était-ce, au juste, qu'un duel?
Jamais, au cours de ses longues causeries avec
Miss Dodds, cc sujet n'avait été même effieuré, et
elle se représentait mal une rencontre entre deux
hommes qui se sont voué une haine mortelle.
Car elle ignorait, l'enfant ingénue, que de nos
jours les résultats d'une afIaire dite « d'honneur ,),
�I.E CHEVALIER PRlNTElIlPS .
81
quand ils ne sont pas purement négatifs, se bornent
presque toujours à une simple égratignure, aErès
quoi « l'honneur » est déclaré sauf, et les ennemis,
réconciliés, se serrent cordialement la main en se
.
disant presque : A la prochaine lois!
Réjouissons-nous-en, d'ailleurs. Car estimer que
le sang de l'un quelconque des deux adversi~,
offenseur ou offensé, a le pouvoir de laver un affront,
t'est perpétuer les errements un peu barbares de la
vieille Chevalerie antérieure à notre bon roi saint
Louis.
Que d'injustices ces Chevaliers, hommes loyaux,
mais primitifs, ont pu commettre en ton nom, jugement de Dieu 1
Un doute subsistait-il sur la culpabilité d'un
accusé, le malheureux était soumis à une torture
plus ou moins violente.
S'il la supportait sans faiblir (c'est-à-dire si sa constituLion robuste lui donnait la force de subir les tourments infligés) il était déclaré innocent ...
Si, au contraire, le pauvre homme, affaibli par l'âge
Ou les privations, était incapable de supporter la Lorture jusqu'au bout. le forfait avait été commis par
~ui,
et le châtiment suprême lui était réservé sans
appel.
Un difTérend surgissait-il entre deux hommes, ils
Se provoquaient en combat singulier, et le vainqueur
.. - soit que son habileté dans le métier des armes fû,t
SUpérieur à celle de SOI~
antagoniste, soit que le
hasard lui permit de porter à celui-ci un coup décisif
- était proclamé détenteur de la vérité...
Ces pratiques cruelles ont heureusement été
aholies, mais le duel leur a survécu, bien qu'il soit
aujourd'hui de moins en moins fréquent.
Liliane, donc. avaiL hâLe d'obtenir quelques
éclaircissements el - faut-il le dire? - d'être un
peu rassurée, car ses inquiéLudes éLaient grandes.
Mais voilà ... à qui s'adresser? La pauvre Miss Dodds
n'en savait certainement pas plus long qu'elle1l~rne,
et M. Bréville était hors de question.
Elle se sentait cependan Lincapable de rester ainsi
�82
LE CHEVALIER PRINTEMPS
dans cette afIolante incertitude. Il lui semblait que
sa tête allait éclater.
Sortant de sa chambre, elle se trouva face à face
avec Germain en grande tenue de ménage : torchon
sous le bras gauche, plumeau dans la main droite,
nn pied pris dans la courroie de cuir d'une brosse à
parquets.
Son parti fut vite pris.
- Germain, questionna-t-elle à brî\le-pourpoint,
t'es-tu déjà battu en duel?
Le vieux domestique la considéra d'un œil hébété
qui en disait long sur sa stupéfaction.
- En duel, mademoiselle Liliane? Ma foi non,
jamais.
- Tu ne t'es donc jamais querellé avec personne?
Germain se gratta le menton d'un air soucieux.
- Ah! cela, c'est une autre affaire. Souvent
même ... Car, pour dire la vérité, quand j'étais jeune,
j'avais la tête près du bonnet, et maintenant que
j'y pense, c'est vrai, je me suis battu plusieurs fois
avec des camarades. Entre autres, avec un grand
rouquin, un gaillard solide qui était chef cuisinier
dans un hôtel de voyageurs, à Dax. Il me cherchait
noise à tout bout de champ. Même qu'il s'appelait ...
Liliane l'interrompit. Elle connaissait son Germain: quand il entamait une histoire de son jeune
temps, cela menaçait de durer des heures, et la pauvre
petiten'avaiL que faire, pour l'instant, de ces souvenirs
Je jeunesse. Ce qu'il lui fallait, c'étaient des détails
sur les duels qu'avait eus le domestique.
- Dis vile, Germain. De quelle arme t'es-tu
servi?
Le vieillard, posant sur un guéridon son plumeau
ct son Lorchon, brandiL en l'air deux poings flétris.
- lVles armes, mademoiselle Liliane? Les v'là !
« Ah ! ce n'était pas long. On sorLait du café et là,
juste devant la porte, on relevait ses manches,
comme cela. Pan ... Pan ... en plein visage. Un saignement de ne", de part eL d'auLre, et la question était
réglée.
« On passait à la pompe, puis une fois essuyés, 011
�LE CHEVALIER PRTN'lEMPS
83
l'entrait trinquer, en bons camarades, comme si
rien ne s'était passé.
« Si c'est ça qui s'appelle se batLre en duel, je m'y
connais.
Liliane était offusquée de ce récit brutal.
- Mais, mon bon Germain, ce sont les charretiers
qui sc baLtent ainsi.
« Il y a une manière plus noble de traiLer les questions d'honneur. On échange des cm·Les. On s'envoie
des témoins, et... après? ..
. - Ah 1 c'est p't-être plus noble. Moi, j'n'en sais
rien. Et même, si vous voulez que je vous dise, je·
trouve cela plus cruel.
« Qu'on s'dispute et puis, sons le coup de la colère,
qu'on échange quelques coups de poings, ça va.
« Mais quand il faut laisser passer plusieurs jours
avant de régler le compte, c'est méchant de se faire
du mal. On n'a même pas l'excuse de la fureur.
« Naturellement, cc n'esL pas pour cri Liquer, ce
~ue
j'en dis. C'est tout bêtement cc que je pense, et
l ai probablement tort.
Liliane réOéchissai L.
Le poinL de vue de Germain était plein de bon
sens, mais d'autre parL, cet échange de horions choquait profond('lllenL sa naLure délicate.
- Enfin, Germain, quand on se hat en duel, mais
Cil duel sérieux, pas à coups de poing, comment cela
Se passe-t-il?
- Ben, mademoiselle Liliane, probable qu'on
part chacun de son côté, armé d'un grand sabre ou
d'un pistolet, ct qu'on se retrouve dans un coin
désert, avec les témoins (car il paraît qu'il faut des
témoins en règle ... nous autres, on s'cu passait bien,
quand ça se trouvait 1) et un médecin qui porte une
grande boîte avec des drogues et des pansements.
Liliane tressaillit. Un coin désert. .. le carrefour de
lu Croix-Blanche ...
- Merci, Germain. Je sais cc que je voulais savoir.
- A vot' service, mademoiselle Liliane.
Le doute n'était guère permis. Il s'agissait bien
!!II
�84
•
LE CHEVALIER PRINTEMPS
d'un duel, d'un duel à mort certainement, et c'était
elle qui en était la cause involontaire ...
Eh bien 1 puisque le hasard avait permis qu'elle
devinât ce qui se tramait, elle s'adresserait à son
cousin pour le supplier de renoncer à son funeste
projet.
Elle rentra dans sa chambre eL, comme une automate, reprit sa place au balcon. La vue du beau
jardin calmait un peu ses nerfs surexcités, et la
solitude lui paraissait indispensable pour réfléchir
aux moyens d'atteindre le but qu'elle s'était fixé .
Son parti était pris. Elle allait demander à Germain de prier le jeune homme de descendre au salon,
où elle l'attendrait.
Elle en était là de ses réflexions lorsque la porLe de
la grille grinça doucement sur ses gonds. On la
referma ... quelqu'un venait de sortir.
Qui? Impossible de s'en rendre compte sur-Iechamp.
Si les pas se dirigeaient vers le village, le promeneur allait apparaître au tournant de la route.
Mais non, nen ... et le temps nécessaire à franchir
cette distance était maintenant écoulé.
On était palti dans une autre direction ... celle du
carrefour de la Croix-Blanche 1
- Mon Dieu 1 mon Dieu 1pas un instant à perdre 1
Il faut, coüte que coüte, arriver là-bas avant que
les deux adversaires aient eu le temps de mettre
leur afTreux dessein à exécution.
« La voiture? Il n'y faut pas songer .. . le temps
de la faire atteler.. . Et puis, mieux vaut passer
inaperçue ...
Vite 1 la cape et le petit bonnet de laine bleus ...
Et voici noLre Liliane prête à partir.
En trois secondes, elle fut au bas de l'escalier.
- Non, Véga, je ne t'emmèLle pas.
Une courte lutie à la grille pour empêcher l'animal de sorLir; puis, sans vouloir prêter l'oreille
aux gémissements de sa compagne atLristée, la
jeune fille traversa la route en courant, pour s'enfoncer immédiatement sous bois.
�LE CHEVALIEH PRINTEMPS
85
De toute la vitesse de ses sveltes jambes, Liliane
parcourait le chemin de traverse qui conduisait à
la Croix-Blanche.
Son cœur bondissant était plein de pitié à l'égard
de ceux qui, pour l'amour d'elle, étaient prêts elle en avait la certitude - à s'affronter, à se blesser, ... à se tuer peut-être.
Le ridicule du vieillard, amoureux de la jeune
fleur qu'elle était, disparaissait à ses yeux, et sa
rancune envers l'autre s'évanouissait.
.
Elle songeait que l'auteur de sa grande déception
se réhabilitait en courant au-devant du danger,
faisant preuve d'un courage dont elle l'avait, certes,
paré avant de le connaître, mais dont, depuis, elle
l'eût jugé totalement incapable.
Car, enfin, rien ne l'obligeait, ce jeune étranger,
à répondre à l'invitation du gentilhomme. Il eût
été, pour lui, tellement simple de repartir précipitamment sous un prétexte quelconque .. .
Il l'aimait donc?
Un point blanc se dessina à l'horizon, parmi les
hranchages sombres, encore dénudés de verdure.
C'était la Croix-Blanche, qui s'érigeaiL au centre
d'une étoile d'allées convergentes dont aucune
n'était carrossable, ce qui donnait une grande solitUde à cette clairière, surLout pendant la mauvaise
saison.
L'endroit n'était pas mal choisi pour un duel,
Songeait la jeune fille, le cœur serré.
. Mais, tout à coup, elle se ressaisit. Malgré sou
l ~ expérinc,
elle n'était pas sans savoir (et son entreben avec Germain le lui avait confirmé) que tout
Combat singulier exige non seulement deux adversaires, mais encore des témoins ... un docteur et sa
trousse ... des armes, bref, tout un déploiemenL qui,
au fur et à mesure qu'elle approchait du lieu fixé,
lui semblait de plus en plus n'avoir pas Hé observé.
En efIet, elle distinguait à présent fort nettement
la forme râblée de son cousin Sidney marchant au
loin devant elle, tout près du carrefour choisi. Au
rond-point même elle apercevait, grand ct raide
�8G
LE CHEVALIER PHlNTEJ\lPS
le dos tourné, affectant sans nul doute de regarùedans une direction opposée à celle d'où venait l'Amér
ricain, le Seigneur de GraviUages.
Mais il était seul, sans armes apparentes. Aucun
second ne paraissait l'·accompagner.
- Tant mieux 1 se dit Liliane. Ma tâche va être
facilitée aujourd'hui.
« Ils vont probablement se borner à convenir
d'un rendez-vous définitif. Mon rôle consistera donc
uniquement à m'approcher sans être vue (c'est
facile, avec tous ces arbres 1) et à écouter la conversation.
« Je n'ai cependant aUClUl goût pour l'espionnage,
mais il est des cas où l'on ne doit pas consulter son
choix.
« 1\lon devoir est d'essayer de réparer, ou plutôt
de prévenir, puisq;u'il en est temps encore, le mal
dont - involontaIrement, il est vrai - je suis la
cause.
« Il est peu probable que l'entretien ait lieu en
plein milieu de la clairière. Je contournerai toutes
les allées qu'il faudra pour me trouver à proximité
de celle qu'ils auront choisie pour converser à leur
aise.
A ce moment, la rencontre eut licu enLre les deu"
hommes.
Liliane, qui s'Hait sensiblement rapprochée, vil
Sidney porler gauchement la main à sa casq;ucLte
verdâLre, cl elle s'étonna que le ComLe, véntablc
modèle de ,civilité puérüe et honnête, abordât le
jeu~l
homme sans -le moül.dre signe de poUlessc.
Elle s'arrêLa, se dissimulant derrière un groupe
d'arbres.
Non loin de là, sc trouvaient de gros troncs de
chênes couchés le long du sentier. Le ComLe les
avisa el, )es désignanl c,\ll gesle, sembla dire à SOIl
compagnon:
- Asseyons-nous ici pOUf causer; nOlls serOnS
mieux.
Liliane n'avait plus hesoin d'rwanccr: elle aLLell-
�LE CHEVALIER
PRINTE~lS
R7
dit que les deux hommes eussent atteint leur siège
de fortune.
Ils s'assirent, et la chance voulut que la jeune fille
fût à portée de leurs voix. Elle ne pouvait voir ses
deux prétendants que de dos, mais que lui importait? Les paroles lui parvenaient distinctement:
c'était tout ce qu'elle désirait.
- Oui, disait la voix du Comte, j'étais sûr que
vous viendriez à mon appel.
cc J'avais pris la précaution, afin de ne donner
lieu à nulle équivoque, d'indiquer qu'il s'agissait
d'une pure transaction commerciale.
cc Je ne prendrai aucun détour, la devise de mon
aïeul le Comte Amaury de Gravillages (Dieu ait
Son âme 1) étant: Draiel au bul !
J'aime Mademoiselle Liliane Bréville, votre
cousine, et je la veux épouser.
(c Or, vous êtes - elle me l'a dit elle-même, donc,
je le sais - un obstacle à notre union. L'aimez-vous?
J'ai peine à croire qu'un sentiment dési!).téressé
Vous pousse à la courtiser.
« Mon avis est qu'il y a plutôt chez vous une convoitise de la dot que son oncle et tuteur est certainel11ent disposé à lui donner.
« Car, permettez-moi de vous le dire, 1\11'. Rat
clifi'e, vous me faites l'efi'et d'être un parfait aventurier; et, n'était le lien de parenté qui vous uniL
~ une famille bourgeoise, mais néanmoills estimable,
Je serais persuadé que vous êtes prêt à toutes les
vilenies.
« Le seul fait que vous n'avez pas protesté Ulle
seule fois de la pureté de vos sentimenLs, et que vous
avez écouLé sans\ broncher les appréciations peu
OaLLeuses que je viens de formuler ù votre adresse,
111e prouve que l'honneur n'esL guère chaLouilleux
chez vous.
« Mais, j'y pense, pent-êLre n'entendez-vous pas
notre langue?
- Je comprends très bien, répondit l' Améri~
cain de sa voix pâteuse, alourdie encore par son
fort accent anglo-saxon.
c(
�88
LE CHEVALIER PRINTEMPS
« Mais pourquoi m'emporterais-je? Vous m'avez
fait venir pOUl' me parler d'une affaire: j'attends
vos propositions.
« Il est exact que je me trouve dans des circonstances embarrassées, et que c'est le besoin d'argent
qui m'a poussé à profiter de la situation pour m'en
procurer.
« Comme VOLlS le dites, 5011 oncle ne manquera
pas de donner à Liliane une forte somme qui me
permettra de remettre de l'ordre dans mes affaires
En entendant ces cyniques aveux, Liliane eul.
peine à maîtriser son indignation. Elle parvint
néanmoins à se contenir suffisamment pour pouvoir écouter la suite de l'entretien.
- De sorte que, reprit le Comte, si l'on vous dOllnait une somme assez forte pour remettre, comme
vous le dites, de l'ordre dans vos affaires, vous consentiriez à laisser le champ libre? ...
- C'est à voir 1... si la somme en vaut la peine!
- Que diriez-vous de cinquante mille francs?
J'ai besoin du double pour redorer mon
blason ...
- Laissons le blason tranquille, je vous prie,
repartit le Comte d'un ton méprisant...
« Soit, cinq mille louis donc, autrement dit,
cent mille francs.
- Oh 1 le dot seraiL plus fort ... Mais la femme est
encombranLe. J'aime mieux cent mille sans femme.
Entendu, Mister Aristocrate.
- Conclu. Seulement, comme je désire enrayer
toute velléité de chantage, celte somme vous sera
remise le jour de mon mariage.
- Very weil. Mais alors, Monsieur le Comte, dans
ce cas, il me faut un engagement écrit.
« Tenez, voilà du papier, un stylo ...
- Préparez le document vous-même. Je le lirai,
et s'il me convient, je signerai» dit le Comte, dont
l'opinion étaiL tout à faiL conforme à la chan.son:
Le vrai Sire CMlelain
Laisse écrire le vilain...
«
)l
Le dégoüt de Liliane éLait à
SOIl
c011lhle. Tuudis
�LE CHEVALIER
PRINTE~!S
89
que la rédaction de l'acte se poursuivait, elle s'éloigna à pas feutrés.
.
Quel odieux marché 1 Quoi 1 ce garçon sans pudeur,
sans dignité, avait uniquement convoité l'argent
qu'elle aurait peut-être?
Il avait supputé la générosité éventuelle de l'oncle
qui l'avait élevée?
Oui, le Comte avait raison. Si l'on n'avait connu
son origine, on eüt pu le prendre pour un triste aventurier, pour un cIe ces individus sans aveu dont la
seule mission sur terre semble être de dépouiller
le prochain sans le moindre scrupule.
. Ainsi, tels étaient les hommes 1 Voilà à quoi une
Jeune fille comme elle était exposée!
L'intérêt... toujours l'intérêt 1 Était-ce là le seul
tnobile des actions humaines?
Mais là, elle se reprit. Son esprit, quoique faussé
par les récents événements, ne l'était quand même
pas au point de la rendre injuste et aveugle .
. - Non, se dit-elle. Tous ne sont pas ainsi. Je
VIens d'en aV9ir un exemple convaincant? Le Comte
de Gravillages, de qui je me gaussais, que je tournais en ridIcule, est prêt à faire, pour m'épouser,
le sacrifice d'une grosse somme d'argent. Cela prouve
d'une façon éclatante que c'est ma personne qu'il
aime ...
Il
cc Je devrais être touchée de ce témoignage d'amour.
ourquoi rien ne vibre-t-il en moi?
cc Je ne suis cependant pas mauvaise.
cc Eh bien 1 soit, je serai sa femme.
cc Au reste, je n'ai plus le choix, à moins d'entrer
en lutte ouverte contre mon oncle. Cela, je ne m'en
sens pas la force, seule, sans personne pour prendre
Illon parli.
cc Et d'ailleurs, à quoi hon?
• cc J'ai vu de près un spécimen de ce que sont les
Jeunes gens qui, de loin, paraissent le plus aimables.
Que seront les autres 1...
{{ Je suis lasse, j'abdique.
, Sa résolution prise, elle hâta le pas de façon à
elre rendue à la Châtaigneraie avant son cousin
�!l0
LE CHEVALIEll l'H1NTE;\lr S
hien que le chemin choisi par elle ne fût pas le plus
court. Elle désirait éviter le risque d'êLre aperçue
1 ar ceux dont elle venait de surprendre le secret.
Elle alla trouver Miss Dodds dans sa chambre
ct lui narra ce qui s'était passé entre les deux rivaux.
Sa voix était morne, blanche, sans l'intonation
joyeuse et vivante qui, d'ordinaire, en faisait Je
charme particulier.
- Vous le voyez, Miss Dodds, ajouta-t-elle à son
récit, en manière de conclusion, je me rallie à vos
théories.
« C'est sans enthousiasme que j'envisage la perspective d'une union avec le Comte et de toute une
vic passée à ses côtés. Mais, du moins, je serai il
l'abri des abjectes convoitises semhlables à celle
qui vient de m'être donnée en spectacle.
EL, à ce moment, à regarder son petit visage
(louloureux, désabusé, l'Anglaise eut une si claire
vision de ce que serait la vie de la jeune châtelaine,
qu'elle murmura la plainLe de la Heine Anne dans
la tragédie de IIenri VIII:
« Mieux vaut êlre d' humble condition cl vivre heul'cu:!' prt.rmi les humbles,
« Que s'élever vers un chagrin brillanl et trainer
un fOL/rmenl doré n.
La jeune fille se ressaisit.
- Puisque je suis décidée, plus tôt je parlerai
à mon oncle, mieux cela vaudra.
A près avoir déposé dans sa chambre, en passan l,
les vêtcl1lcnLs de promenade qu'elle n'avait pas
C11COI'C ql1itLés, elle descendit chez l\Ionsieur Bréville.
- EIlLrcz, fiL la voix de l'indl1sLriel en réponse a(l
coup discret frappé à la porle.
1\1. Bréville était de belle humeur. Il avait l'espoir
d'engager à des ('oncliLiollS favorahles, l'enlevanL
ainsi à la concurrence, un jeune ingénieur qui promeltaiL de rendre lcs pllls grands servi('{'s.
Aussi accueillil-il S~\ nÎ(\ce avec lIll sourire aimah]c·
�LE CHEVALIEl't PRINTEMPS
01
- Assieds-toi là, ma petite Liliane, lui dit-il
affectueusement.
« Que désires--tu?
- Mon oncle, répondit la jeune fille, un peu plus
pâle que de coutume, mais les traits parfaitement
~ompsé,
je viens vous annoncer qu'après réflexion,
J'ai décidé de me rallier à votre avis et d'accepter
la demande de lVI. le Comte de Gravillages.
- Viens, ma chérie, que je t'embrasse pour cette
bonne parole 1
« Tu sais combien ce projet me tient at' cœur,
et je te remercie d'en permettre l'exécution ..
« A vrai dire, je savais bien que tu finirais par
convenir que ce mariage ferait ton bonheur. Je suis,
de mon côté, certain que tu seras heureuse.
• « Le Comte va être ravi: il t'aime, tu le sais. PuisJe lui faire pressentir ton acceptation?
- Si vous le voulez, mon oncle.
- Sais-tu cc que je propose?
«Donnons une soirée .. . un bal costumé, par exemple,
PUisque nous sommes en plein carnaval.
« J'inviterai toute la haute bourgeoisie des environs (de futurs électeurs) 1 Le Comte de Gravillages
Ilous fera l'honneur d'assister à cette fête . Pour
l'J: décider, je le préviendrai que tu lui donneras
tOl-même ta réponse au cours de la soirée.
« Et, à l'issue du bal, nous proclamerons vos
llullçailles.
« Quel triomphe 1 Que penses-tu de mon idée?
- Elle est excellente, mon oncle. Vous avez
besoin de frapper un grand coup en vue de votre
prochaine campagn,e électorale, ct une fête de cc
genre vous sera certainement très utile .
. - C'est bien, ma chérie. Je vais m'occuper des
invitaLions, et je compte sur toi pour faire -les préParatifs nécessaires .
• « Je t'ouvre un crédit illimité, mais il faut que
rIen. ne cloche. Et surtout, que tout soit vile faiL.
I( Combien de temps te fauclra-t-il? Il est urgent
Ue fixer Je jour, pour que nos invités ne soient pas
�92
LE CHEVA LIER PRINTE MPS
)révenu s à la derniére rninute et aient, eux aussi,
d'apprê ter leurs cosLumes.
le «temps
D'autr e part, le plus tôt sera le mieux.
- Eh bien! mon oncle, je vais télépho ner il
Périgu eux pour me procure r les ouvrier s nécessaires.
Ils pourro nt se mettre au travail dès demain.
vous
« C'est aujour d'hui mardi. Samed i soir
conviendrait-il ?
- Entend u. Le chauffeur de l'usine sera à la
disposition, avec l'auto, pour porter les invitat ions
à domicile dès que je les aurai écrites.
Aussitô t dit, aussitô t fait.
M. Bréville, qui considé rait cette soirée monda inc
comme un « instrum ent de Lravail », au même titre
que la prépar ation d'un discours poliLique, s'empressa,
avec l'ardeu r qu'il apport ait à toutes choses, de
confecLionner les invitat ions.
Il consult a ses listes afin de n'oubli er personne,
et, par Léléphone, le chauffeur Marc fut requis pour
déposer un bristol dans la demeu re de chacun des
gros bonnet s de la circonscripLion.
Sur ses cartes de visite:
HENRY Bm~VJl
. T.E
l'indus triel avaiL ajouté de sa propre main:
vous prie de lui laire le plais; r d'assister à la soirée
costumée ct masquée qui aura lieu à la Châtaigneraie samedi wochain, 8 mars. (On dansera.)
Pendan t cc temps, Liliane mettaiL Miss Dodds
.
au couran l du projet de son oncle.
L'Anglaise, demeur ée très enfanl ainsi qu'li
arrive fréque mmenl à ceux qui, ayant l'existence
maLérielle assurée, n'ont jamais éLé aux prises aveC
les réej)('s difficulLés de la vie, fiL montre d'un enthousiasme immodéré.
Elle exulLaiL, battaiL des mains comme une filleUe en vacaIlces.
WhaL a splcndid idea! s'écria-L-ellc.
« Liliane, en quoi serez-vous cosLumée'?
- Devinez, Miss Dodds.
« J'ai déjà fail mon ehoix en pensan t à vous, ou
�LE CHEV ALlER PRINTEMPS
93
plutôt à l'une de vos chères héroïnes, ce qui revient
au même.
- Juliette? Les deux nattes vous iraient à ravir.
-Non.
- Portia? Oh 1 la rohe de juge, au 3e acte du
Marchand de Ven ise 1
- Non plus.
- Rosalinde? 1mogène? Desdémone? Cléôpâtre?
Elle égrenait son chapelet; et, au fur et à mesure
que les noms évocateurs s'échappaient de ses lèvres
desséchées, son élève esquissait un signe de dénégation.
- Vous en passez, Miss Dodds ... et des meilleures.
Que dites-vous d'Ophélie?
- Ah 1 Parfait, absolument parfait, 111y darling.
- Le costume est simple et me plaît beaucoup.
Je le vois si bien !
« Et puis, ce personJ;l.age m,élan colique cadrera
à merveille avec l'état de mon âme en ce soir de réjouissances.
{( C'est tout juste si mon bon sens me retiendra
de suivre l'exemple de l'infortunée Ophélie et d'aller
me noyer dans l'étang du parc 1
- De grâce, Liliane, ne dites pas de ces choses
macabres 1
- Vous avez raison, Miss Dodds. J'ai autre chose
à faire qu'à m'apitoyer sur mon sort et à m'appeS~ntir
sur ma déception, sur les grisailles cIe ma
"le future ...
{( Il faut que je m'acharne après le téléphone
Pour avoir au bout du fil, à tour de rôle, toutes les
cOrporations cIe fournisseurs de Périgueux: glaciers,
Pâtissiers, tapissier, électricien, fleuriste.
{( Puis, le Magasin de Nouveautés: Au Jardin
IleUri.
{( Que de choses à commander à ce dernier 1
je vais ùresser ma lisle. VouleZ-VOLIs m'aider,
u1iss Dodds?
{( Ensuite, je demanderai en grâce à Madame 1so.bel!e, la couturière, de quitter sa maison pendant
trOIS jours afin de s'installer ici, avec une de ses
~lo1s,
�94
LE CHEVALIER PRINTEMPS
ouvrièn's, pour confectionner tout ce dont nous allons
avoir hesoin.
« Et à vous-même, Miss Dodds, quel costume
VOliS ferons-noliS?
Un éclair de joie traversa les prunelles de la vieille
fille, mais elle se ressaisit bien vite et protesta éhergiquement contre cette fanLaisie de son espiègle
élève.
- Non, non 1 décida-t-elle. Je vous aiderai à
recevoir vos invités, c'est convenu, mais je serai
habillée en civil.
A la vérité, point n'était besoin de travestissement pour la brave fille qui, dès qu'elle quittaiL son
eostume tailleur pour se pomponner et se mettre
sur son trente-et-un, avait toujours l'air d'un mannequin d'un autre âge déguisé en Carême-prenant.
�AVANT LE BAL
Dans la soirée, pendant qu'on prenait le café au
salon, Sidney annonça son départ très prochain.
- Non, Mr RatclifTe, protesta l'industriel. Puisque
Vous avez tant fait que de venir jusqu'à nous, dans
Ilotre pays perdu - comme vous l'avez si bien décrit
I~ soir de votre arrivée - il ne faut pas nous quitter
~l précipitamment.
« Rien ne vous presse certainement, du moins à
qllelques jours près, et je serais content de vous voir
prendre part à la fête que je vais donner ces jours-ci
en l'honneur de ma nièce .
• « Il est possible (je devrais même dire probable,
ajOuta-t-il avec un sourire entendu) que la soirée ne
j'achève pas sans apporter quelque changement à
'existence de Liliane, et comme vous êtes le seul
Illembre vivant de sa famille - du côté maternel,
S'entend, - il est juste que vous soyez présent à cel
éVénement.
, « Le bal a lieu samedi soir; vous pourrez partir
~es
dimanche matin, si le cœur vous en dit; mais,
lllSque-là, vous êtes des nôtres, n'est-ce pas?
. Le brave homme estimait de son devoir d'oncle
Illlpartiai d'agir ainsi, malgré l'antipaLhie indiscut~l:e
que lui inspirait le jeune Américain. De plus,
Il ayant pas eu les mêmes raisons que Liliane de se
former de l'absent une radieuse image, et n'ayant
v.U que fort peu le jeune homme depUIS son installahan à la Châtaigneraie, l'iudusLriel ne se rendait
J'las compte du petit drame intérieur qui avait eu
~cemnt
pour théâtre le cœur virginal de su. jolie
"lèce.
�9(3
LE CHEVALIER PRINTE;\lPS
Devant cette aimable insistance, l'Américain ne
put trouver sur-le-champ de motif plausible pOUl'
décliner l'invitation qui lui était ainsi faite.
Pour justifier, dans ces conditions, un départ
précipité, il eût fallu un télégramme qui le rappelât
d'urgence, et comment le provoquer?
En dépit de son manque absolu d'usages, il devait
bien sentir que cela n'était guère possible ... Bref.
il promit de demeurer parmi ses hûtes jusqu'au lendemain du bal projeté.
Liliane monta se coucher presque aussitôt aprèsdîner, sous COll leur d'avoir besoin d'une longue nuit
afin d'ètrc en forme pour supporter vaillamment les
fatigues des journées qui allaient suivre.
En réalilé, elle éprouvait une fois de plus le désir,
si fréquent chez elle depuis les derniers événements,
de se retrouver seule avec ses pensées.
Elles n'étaient point toutos roses, ses pensées 1ElleS
revenaient sans cesse à l'importante décision qui allait
bouleverser son existence ct, de la jeune fine insouciante, heureuse en somme, qu'elle avait été JUSqu'alors, faire une femme ... fêlée sans doute, COJl\blée peut-être au point de vue matériel... mais sanS
joie, puisque sans amour 1
Elle ne sc déguisait nullcmcnt. la vic grise et terne
qui allait èlre la sienne.
Autant. pour se représenter naguère le cousill
absent qu'elle parait de toutes les vertus, elle avait
imprudemment mis devant ses yeux un prisme brillant, chatoyant, lumineux, autan t elle voyait crûment, sans fards et sous des couleurs naturelleS.
celui qu i serail dorénavan t son seigneur et maître.
Elle n'avait guère plus d'illusions sur ce qui l'aLLrndait dans sa future demeure.
Bah! elle y était résignée par avance!
Celui-là ou un autre, qu'importait, puisque leS
hommes ne valaient rien! Miss Dodds l'avait dit ...
Et, pour un peu, la blonde enfant eût fait sien !I t'
la deVIse de la ]mllle Va!l'Illine de l'Iilan, si peu cO nl-
�LE CHEVALIER PRINTEMP S
97
patible cependant avec les dix-huit printemps dont
la sève circulait en ses veines:
« Rien ne m'est plus ... plus ne m'est rien ... Il
. EUe ajouta encore quelques pages à son cher
Journal - presque les dernières, pensa-t-eUe ; car,
désirant avant tout êtTe pour le comte 'de GraVillages une fiancée digne en tous points de ce doux
nom, eUe prit la résolution de rompre avec le passé
dès qu'elle aurait prononcé le cc oui» décisif.
Pauvre petit passé, né du malentendu qui avait
germé dans son imagination surexcitée 1
- Samedi, se promit-elle, je quitterai la fête à ...
Voyons 1 disons minuit (c'est une heure romantique),
et j'irai jeter au feu mon cher,ami, mon petit journal,
en même temps que ce paquet de lettres.
cc Au fait, pourquoi ne m'en séparerais-je pas tout
de suite, de ces lettres mensongères qui, a'près avoir
SU me faire tant de bien, ont été pour mOl la source
de tant de maux 1
• cc Car enfin, si je ne les avais pas reçues, je n'aurais
lamais connu le goû.t délectable de cet Idéal, dont
J'ai soif à présent qu'il m'échappe.
cc Mon cœur serait libre et - qui sait? - peut-être
eüt-il été accessible à l'amour désintéressé que. me
témoigne le çomte de Gravillages l...
cc Eh bien 1 non. Je m'accorde encore ce petit
répit. Je veux les relire de nouveau ces lettres créatrices
de tant de rêves d'or, de tant de chimères maintenant
détruites. Je veux me figurer qu'elles ont été écrites
~al'
une autre main que celle du malappris dont je
Us la dupe.
cc Au reste, à présent que je suis prévenue, je trouVerai vraisemblablement en eUes les symptômes de
fe. matérialisme qui me déplaît souverainement en
U.l, et je reconnaîtrai sans nul doute que je me suis
~usée
- pauvre sotte que j'étais 1 - en interprént aussi favorablement des phrases creuses et
banales.
cc Ah 1 si je parvenais à dissiper ces malencontreuses illusions, il me semble que je reconquerrais
�98
LE CHEVALIER PRINTEMPS
cette paix du cœur, cet équilibre mental, qui me
font tant défaut actuellement 1
« Mais, du jour de mes fiançailles, adieu tout ce qui
pourrait me rappeler les rêves provoqués par un
autre 1 »
Et, pour rendre cette décision irrévocable devant
sa propre conscience, elle la consigna, non sans une
extrême mélancolie, dans le livre aux pages blanches ...
aussi blanches que sa pauvre petite âme, tourmentée,
mais si pure 1
Cette nuit-là, Liliane fit un rêve.
Ou plutôt, comme il est dit dans les récits bibliques,
elle eui un songe, tant ce rêve avait une allure allé-gorique et symbolique.
Elle cheminait, solitaire, sur une route superbe
et plane, au milieu d'un paysage de montagnes
abruptes, rocailleuses, qui formaient un cirque grandiose, il est vrai, mais si sauvage, si aride et abandonné qu'il était effrayant pour la petite promeneuse,
devenue minuscule parmi ces hauts rochers.
Elle marchait, marchait, oppressée par cette aridité, angoissée par cet isolement, terrifiée par les
précipices sans fond qu'elle entrevoyait, glacée pat
la vue des sommets neigeux qui attristaient son petit
cœur épris de gaieté.
Puis, elle s'assit au bord du chemin, épuisée, et
porLa la main à ses yeux voilés de larmes. Et, quand
elle écarta ses doigts humides, elle s'aperçut - Ô
miracle 1- que ce paysage n'était qu'un décor, asseZ
semblable à ceux qu'on emploie pour une féerie
éblouissante, ct que, comme un rideau tiré par quelque machiniste habile, les montagnes neigeuses, leS
rocs de granit, les abtmes vertigineux s'enfuyai
~t
rapidement, laissant à découvert ce qui était le vérItable paysage, à l'unisson, cette fois, de son ânl.e
prin lanière : un vaste jardin verdoyant, fleufl,
embaumé, ensoleillé, égayé par d'harmOlùeux chants
d'oiseau . .
Et voilà qu'au lieu de la poignante tristesse qui,
�LE CHEVALlER PRINTEMPS
-
99
un instant auparavant, étreignait son cœur, une
JOIe sans bornes l'inondait soudainement.
Elle se sentait légère, heureuse de respirer ces
fleurs, de reposer ses yeux sur cette douce verdure,
de vivre, en un mot, dans ce décor vernal, après avoir
entrevu les rigoureuses solitudes d'un paysage d'hiver.
Un sourire angélique se jouait encore sur sa lèvre
quand elle s'éveilla.
Qu'elle était délicieuse ainsi, dans la blancheur
brodée de son costume de nuit 1 Elle se remémora
tous les détails de son rêve, mi-pénible, mi-séduisant,
et soupira en reprenant brutalement contact avec la
réalité.
- Quel dommage, se dit-elle, que je n'aie J?as un
devin à ma disposition 1 Que m'expliqueralt-il?
. «Voyons 1... Le premier paysage est assez semblable à la vie qui m'attend au manoir de Gravillages : grandiose, certes, mais pleine d'aspérités, et
combien sombre et attristante par son austérité profonde 1 Et combien hivernale et réfrigérante la personne du Comte 1
« Mais l'autre partie?
« Eh bien 1 je veux être optimiste ...
« Cette austérité n'est peut-être qu'une illusion.
« La vie peut m'être clémente encore ...
« Dérisionl
« Que puis-je attendre, ayant choisi un tel époux?
u Allons 1 au travaill Nous allons avoir une journée chargée.
. Liliane fut, en effet, très occupée pendant les deux
JOurs qui suivirent et furent marqués par peu
d'incidents, sauf la défection d'un ouvrier, la mauvaise interprétation de certains ordres, bref, les
petites misères inhérentes à tous travaux qui néces!litent le concours d'autrui.
M. Bréville annonça seulement à sa nièce qu'il
était allé au Manoir et qu'il avait vu le Comte.
- Je lui ai [ait part de nos projets relatifs au bal
Costumé, dil-il, et lui annoncé qu'à l'issue de la fê e
tu. lui ferais connaître ta réponse défmitive.
(:; r ,.~
li Tu m'y avais autorisé, n'est-ce pas?
~- (, 'l,
:)
>., • .,
�1
100
LE CHEVALIER PRINTEMPS
« Je n'ai pas cru devoir lui cacher non plus que
tu m'avais laissé entendre que cette réponse serait
favorable, de sorte qu'il nourrit les plus grands
espoirs.
« Comme il désire éviter toute méprise, si vraisemblable dans un bal masgué, il a tenu à me décrire
son costume, pour que je t en fasse part.
cc Il est, ma foi, assez original pour q;ue personne,
parmi les messieurs susceptibles d'assIster à cette
soirée, ne songe à choisir le même déguisement ... Le
Comte sera costumé en cc Chevalier Printemps Il.
- Original, en effet 1 pensa Liliane, qui eut peine
à réprimer un sourire, tant il est vrai qu'une espièglerie naturelle ne perd pas tous ses droits, même
devant un gros tourment, quand l'esprit est jeune et,
malgré tout, relativement insouciant.
« N'a-t-il aucun sens du ridicule? Chevalier Printemps 1 Bonhomme Hiver eftt été plus de mise 1
« Enfin 1 ne dois-je pas me résil$ner par avance
aux travers de celui que, de mon plem gré, j'ai choisi
pour compagnon de route... pour toute la vie 1
cc Nul n'est parfait, je ne le sais que trop, hélas 1
Et, songeant qu'il fallait tout de même répondre
quelque chose:
- Ce choix ne manque pas d'ironie 1 murmura-telle. Soit 1 Je suis contente d'être prévenue car,
en effet, je n'aurais jamais reconnu le Comte sous
ce déauisement printanier...
- De mon côté, reprit l'industriel, j'ai offert
de lui donner quelques indications sur ta toilette
dès que tu m'en aurais confié le secret.
« Mais il s'y est énergiquement opposé, ajoutant
qu'il te reconnaîtrait toujours entre mille, masquée
ou non ...
« Ah 1 j'y pense, continu a-t-il ; M. de Gravillages
m'a demandé si ton parent d'Amérique nous avait
déjà quittés. J'ignorais qu'il füt au courant de 53
présence i c i . ·
« J'ai répondu que le jeune homme"ne partirait
de ]a ChâtaigneraIe qu'après les fiançailles de Sl1
cousine.
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
101
« Je crois qu'il sera bon que j'aille présenter
Sidney au Comte aujourd'hui, puisqu'il paraît
s'intéresser à sa nouvelle famille.
- Oh ! mon oncle, croyez-vous que ce soit nécessaire? Il sera temps de le faire samedi, lorsque nous
serons vraiment fiancés, dit Liliane, plus embarrassée qu'elle ne voulait le paraître.
- Ce sera comme tu voudras, ma nièce.
La jeune fille s'éloigna, honteuse d'avoir dans la
bouche comme un goût de cendre depuis qu'elle
avait prononcé le mot « fiancé » en faisant allusion au Comte de Gravillages.
�x
Sous
LE MASQUE
TI était dix heures du soir.
L'éclairage habituel de la Châtaigneraie avait
été renforcé par l'électricien mandé de Périgueux,
et la maison entière était illuminée.
La lumière changeait de couleur suivant la pièce
où l'on se trouvait, des ampoules de diverses nuances
ayant été groupées dans les différentes salles, toutes
transformées en hall de danse:
Paille, la lumière que difTusaient les hautes lanternes de la vaste antIchambre, dont le parquet aux
larges mosaïques de chêne luisait comme une mer
de glace; d'un or tamisé, celle qui tombait des vasques
de la salle à manger dépouillée de son mobilier;
d'une teinte plus chaude, moins voilée, celle que
dardaient les ampoules jaunes, non dépolies, celleslà, disposées dans le bureau havane dont la moquette
n'avajt pas été déclouée; pétale de rose, enfin,
celle des multiples petites lampes qui, en dehors
du lustre, formaient l'éclairage du salon tendu de
hrocart.
Le perron était brillamment éclairé d'un flot
de lumière blanche.
D'énormes lanternes chinoises, en papier huilé
orné de caractères rouges ou noirs, étaient accrochées à un certain nombre d'arbres du parc. Germain,
armé d'une Lorche d'allumeur de réverbères, venait
de les éclairer.
En outre, par cette magnifique soirée, d'une
presque tiédeur vraiment prématurée, la lune, qui
àtait dans son plein. commençait déjà à prêter son
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
103
concours, promettant d'être splendide d'ici une
heure ou deux.
_
Allant d'une pièce à l'autre, Miss Dodds, en
l'absence de Liliane laissée aux mains de son habilleuse, donnait un dernier coup d'œil aux préparatifs et quelques ordres à Germain, maintenant
habillé de noir, cravaté de blanc, chaussé de cuir
verni, la figure plus que jamais semblable à une
pomme ridée, mais lUIsante.
L'Anglaise avait arboré ses atours de gala.
Elle était vêtue d'une robe à traîne, composée de
petits volants superposés, en gaze vert d eau sur
fond vert pomme.
Une rose agrafait la ceinture, un ruban de velours
vert barrait son front, et au-dessus de chacune de
ses oreilles plates, sans trace d'ourlet, bien découvertes par la coifIure retroussée, une toufie de petites
roses pompon se pressait, rappelant les parures de
chevaux à une Fête des Fleurs quelconque.
Une berthe de guipure soulignait les arêtes de
son cou et de ses épaules, et des souliers de satin
vert pomme, fermés sur le côté par une rose rose,
grosse comme un petit chou, complétaient cet
ensemble symphonique.
. La pauvre fille était très agitée ... elle était touJOurs agitée quand elle revêtait une des toilettes
somptueuses dont elle avait le secret.
Elle se précipita au-devant des premiers invités
que Germain, préposé au vestiaire, venait de dépouiller de leurs vêtemenls d'extérieur.
C''était un mousquetaire de haute stature, accompagné d'nne grassouillette Mme Bonacieux.
Ce couple fut presque aussitôt suivi d'une maigre
« Nuit )) surabondamment étoilée, d'un Scapin aux
monels de coq et d'une soubrette fort dodue.
Puis vint l'inévitable troupeau de Pierrots et
PierreUes, Arlequins ct Colombines, Écossais et
A.lsaciennes ...
Une imposante dame !\urvint, habillée d'une robe
noire pailletée de jais, les cheveux ornés de gigantesques plumes d'autruche, les unes noireil, lei autrei
�104
LE CHEVALIER PRINTEMPS
blanches. On crut voir un harnachement de cheval
de corbillard, mais on apprit plus tard que la femme
de l'Huissier avait voulu faire revivre sous ce costume la fabuleuse Reine de Saba ...
Tout ce monde était accueilli au salon. par le
squelette drapé de vert d'eau qu'était Miss Dodds,
et par le maître de la maison, sans masque, en habit
noir.
Tout à _coup, une autre silhouette masquée fit
son apparition ...
C'était le Chevalier Printemps.
Son costume, semé de pétales de rose, rappelait
dans son ensemble celui du danseur Nijinsky dans
cet incomparable ballet: Le Spectre de la Rose.
L'allure générale était juvénile, et sous ce costume
on eût eu peine à deviner l'âge mûr du Comte de
Gravillages.
M. Bréville s'avança vers lui avec un vif empressement et lui adressa, en faisant maintes courbettes, de chaleureuses paroles de bienvenue, montrant clairement qu'il reconnaissait, dans le nouvel
arrivant, le plus noble et le plus vénéré de tous les
hôtes attendus ce soir-là.
'Dans le grand salon où les musiciens, juchés sur
une petite estrade, commençaient à accorder leurs
instruments, tous les regards étaient braqués sur
cette élégante silhouette masculine, lorsqu'une nouvelle entrée attira l'attention de chacun.
Un brouhaha se fit, et un murmure admiratif
sortit spontanément de toutes les lèvres.
On eüt, en effet, difficilement pu rêver quelquc
chose de plus gracieux que l'adorable apparition
revêtue d'une longue tunique de tissu d'argent
ceinturée de blancs nénuphars aux pistils d'or.
Une nappe de cheveux blonds, délicatement
ondés, couvrait en partie les graciles épaules, laissant à nu, en avant, la blancheur nacrée du petit
cou frêle et les bras laiteux, polis comme un marbre.
Pas un bijou. Une simple guirlande de nénuphars au cœur doré, mélangés de brindilles argentécs
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
105
et de quelques marguerites, enserrait la petite tête
bien ronde, aux proportions de statue grecque.
Et le « loup li lui-même, fait de brocart d'argent,
ne :parvenait pas à amoindrir le charme qui se dégageaIt de cette émouvante Ophélie.
Sans prononcer une parole, le Chevalier Printemps s'avança vers l'éblouissante vision, s'inclina
profondément devant elle et tendit un bras, sur
lequel la mignonne appuya sa petite main sans
trahir la moindre hésitation.
M. Bréville exultait. Sa nièce l'avait autorisé,
la veille, à assister â la répétition générale, et le
costume, d'un goût parfait, l'avait enchanté. Mais
il n'avait pas prévu le triomphe qui saluait l'entrée
de la jeune fille, si virginalement blanche qu'une
lumière céleste semblait émaner de toute sa personne.
Cet incontestable succès flattait sa petite vanité,
et sa satisfaction ne connut plus de bornes lorsqu'il
vit s'éloigner, au bras l'un de l'autre, les deux fiancés... ou tout comme 1
Le couple était si parfaitement assorti sous ses
costumes d'emprunt, que nul d'entre ceux qui assistaient à cette soirée ne pourrait, - songeait l'industriel, - trouver ridicule la différence d'âge qui existait entre ces deux êtres.
- Tout de même, se disait M. Bréville, la Race 1
Quel gage incomparable de durable jeunesse 1
Quant à Miss Dodds, elle était aplatie dans une
encoignure, semblable à u immense cloporte, ne
voyant rien de ce qui se passait autour d'elle, abîmée
seulement dans sa contemplation, à travers une
brume de larmes ...
Elle avait enfin sous les yeux la vivante incarnation d'une de ses héroïnes bien-aimées, de celles
(Ju'elle chérissait comme si elles eussent été ses
hIles 1
Une douce musiqp.e arrivait maintenant de la
petite estrade.
Les accords langoureux d'un boston très en vogue
�LE CHEVA LIER PRINTE MPS
106
invitai ent les couples à s'envol er loin des régions de
la vie journal ière.
Vraiment, le Chevalier était un danseu r émérite.
Il voltige ait, gracieu x et adroit, parmi les. notable s
de l'endro it qUI tous, à ses côtés, sembla ient être
d'une essence plus vulgaire.
Aucun d'entre eux n'était découplé comme lui,
aucun n'avait ce galbe et cette aisance qui le rendaient si souple, si ondoya nt, sans qu'on pût cependant le moins du monde lui reproch er d'être efféminé.
Sous son impulsion, Liliane glissait légèrement,
presqu e ailée, s'appu yant avec confiance au bras
vigoure ux qui la guidait .
La joie de l'indus triel était de plus en plus vive.
n voyait la réalisation de son rêve, et l'attitude de sa nièce ne lui donnai t nullem ent l'impre ssiOn <Jù elle faisait un lourd sacrifice en accept ant
l'époux qu'il lui avait choisi.
Le Chevalier était mainte nant penché tout près
de l'oreille de sa danseuse, et elle sembla it écouter
sans recul les paroles qu'il murmu rait.
- n est évident, se dit M. Bréville, que ce qu'il
lui dit lui fait plaisir 1
.
.
. . .
. .
. . . . . ..
.
Non, M. Bréville, vous vous trompe z. Ce n'est
pas du plaisir, c'est un ravisse ment sans bornes qui
emplit le cœur de votre nièce.
Car ce murmu re que vous ne pouvez disting uer,
c'est une voix douce et câline qui l'exhal e, et ses
accents n'ont rien de commu n avec ceux de la voix
sèche et cassan le de ce hal.\tain gentilh omme, dont
vous avez fait votre protégé afill qu'il vous rende
la pareille.
. . . . ..
........ .
Le murmu re n'était percep tible que pour la petite
coquille nacrée qui transpa raissai t sous le voile à
demi écarLé des cheveu x d'or de l'Ophél ie à tuniqu e
argenté e, ceinturée de nénuph ars:
- 0 ma petite reine blonde 1 idole chérie dont
mon adolescence a toujou rs rêvé, et que j'aspire
à voir depuis que je !luii homme, écoulez-moi liane
�"
LE CHEVALIER PRINTEMPS
107
crainte ... ne vous dérobez plus comme vous l'avez
fait tout à l'heure en comprenant que je n'étais point
celui que vous croyiez.
« Je voudrais pouvoir me prosterner devant
vous, vous crier ma respectueuse tendresse 1
« Dites-moi, dites-moi que je n'arrive pas trop'
tard, que rien d'irrévocable n'a été prononcé, qu'Il
est encore temps de vous sauver de vous-même,
d'empêcher le véritable crim~
qui a failli se commettre 1
« Car, sous ce costume d'emprunt, je suis - ou
du moins je veux être - le sauveur que votre
cœur attend : celui que des circonstances imprévues
ont presque empêché d'arriver jusqu'à vous, mais
dont les efforts, et surtout la volonté irréductible
de vivre pour vous voir et vous aimer, ont réussi à
triompher de la coalition des événements.
« Liliane, ma toute blanche, je ne vous demande
pas de m'aimer sans me connaître, mais je veux vous
conquérir, je veux me montrer digne de votre belle
petite âme, douce et vaillante à la fois.
« Ne répondez rien, de grâce, ne me repoussez pas 1
Liliane ne songeait guère, en vérité, à repousser
celui qui lui parlait si tendrement.
Elle subissait passivement le charme de ces paroles
caressantes et se laissait bercer mollement par elles,
au rythme lent de la musique chantante.
Elle n'essayait pas même de démêler le sens des
étranges paroles prononcées par l'inconnu mystérieux qui (elle ne savait comment et ne s'en souciait guère) avait percé son incognito.
Elle ne se sentait plus seule; un allié venait de
surgir, prêt à la soutenir dans la lutte qu'elle allait
abandonner, n'étant plus de force à la livrer sans
appui : cetLe certitude lui suffisait pour l'instant...
L'orchestre se tut, après deux sourds accords
mineurs, et Ophélie, toute frémissante encore, se
retrouva. sur un siège rembourré, tandis que le
Chevalier Printemps s'inclinait jusqu'à terre, semblant prêt à se prosterner devant elle, comme il en
avait tout à l'heure exprimé le désir.
�108
LE CHEVALIER PRINTEMPS
A peine s'était-il éloigné qu'un gros ours blanc
vint demander à Liliane la faveur de la prochaine
danse.
Elle n'osa refuser et se vit contrainte, pendant toute
la durée du « one-step », de tournoyer dans les bras de
ce grotesque aux gestes empruntés, dont les gros
pieds heurtaient sans cesse ses fins escarpins de brocart d'argent.
Le contraste était trop violent entre cette manière
de supplice et la douceur enivrante de la danse
précédente, pour que Liliane n'éprouvât pas la nostalgie de cette étreinte protectrice, respectueuse et
en même temps caressante.
Elle n'osait cependant s'abandonner à la douceur
de cette impression, et lorsque, la musique ayant
cessé, l'ours blanc, la patte droite sur son cœur,
s'inclina devant elle, elle prit la décision de rester
un moment sans danser.
Aussi, comme la junévile silhouette printanièrement vêtue s'approchait d'elle pour l'inviter:
- Je suis lasse, murmura-t-elle faiblement, tandis
que tout son être souhaitait qu'il ne la prît point au
mot et qu'il insistât pour la conduire encore une fois,
en la soutenant de son bras viril, au pays de l'Irréel.
Mais le jeune homme la salua courtoisement et dit:
- Plusieurs couples sont déjà sortis pour admirer
le parc en cette soirée presque tiède.
« Oserai-je vous ofTrir mon bras pour les suivre,
et vous proposer de lransformer ces minutes de
danse en quelques instants de promenade?
Le cœur de Liliane bondit de joie à celte proposition, qui lui semblait pleine d'attraits.
Pourlant, elle n'osa prendre sur elle d'y acquiescer
et répondit:
- Puisque vous m'avez reconnue, laissez-moi au
moins en profiler pour demander une autorisation
qui me paraît nécessaire.
Et, s'approchant de son oncle, en évitant toutefois de le faire ostensiblemen t, afin que les curieux
ne soupçonnassent pas, sous les blancheurs argenlées
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
109
du costume d'Ophélie, la jeune nièce de l'industriel,
elle dit à ce dernier :
- Le Chevalier Printemps cônvie Ophélie à un
tour de parc au clair de lune. Qu'en dites-vous, mon
oncle?
- Va, petite, répondit-il vivement, à voix basse.
Pourvu que tu ne prennes pas froid, je t'autorise à
suivre ton cavalier au jardin ... en attendant que tu
puisses le suivre au bout du monde ...
« Mais couvre-toi bien.
La blonde jeune fille s'éloigna lestement, en faisant
un signe de tête destiné à rassurer son oncle, laissant
ce dernier surpris, mais charmé de tant de docilité et
de tant d'empressement à se soumettre aux caprices
de son futur époux.
Liliane détacha d'un portemanteau la douillettecape de petit-gris, au col doublé d'hermine, qu'elle
avait pris le soin d'y déposer dans la journée, prévoyant le cas où elle devrait sortir, soit pour faire
une petite promenade dans le parc, soit pour reconduire quelque amie jusqu'à la porte.
De son côté, le jeune homme, l'ayant aidée à
s'envelopper dans son moelleux manteau, endossa
lui-même une longue pelisse doublée de fourrure.
Ils descendirent rapidement les marches du perron,
trop crüment illuminé pour favoriser le rêve extatique, et quand, après avoir marché une minute environ, ils se regardèrent, un flot de clarté argentée
les inondait.
Et si doux, si tamisé était ce réseau lumineux,
qu'il communiquait aux silhouettes ainsi éclairées
une apparence nimbée quasi immatérielle.
Quelques masques circulaient dans les allées.
Le jeune couple en croisa un petit nombre, puis
poursuivit sa promenade silencieuse pendant quelques instants.
Soudain, la jeune fille entendit la voix mélodieuse,
- cette voix dont le son le faisait tressaillir, - qui
susurrait à son oreille :
- Liliane, ma chérie, levez vos yeux vers les
miens.
�110
LE CHEVALIER PRINTEMPS
Elle obéit et plongea pour la première fois son
regard dans l'espace laissé par les creux du masque, de
chaque côté de la naissance du nez.
Un choc intérieur la fit frissonner étrangement.
Elle se sentit hypnotisée par les rayons magnétiques
qui s'échappaient de ces claires prunelles, dont l'expression d'altière franchise s'alliait à une douce
bonté.
Elle comprit que ses songes seraient désormais
hantés par ce regard plein de tendresse et que,
loin de lui, toute joie serait bannie de sa vie.
Mais, pourquoi cette sensation de « déjà vu »?
Où donc avait-elle connu cette expression limpide
et franche, et douce sans humilité?
Elle se souvint. Ses rêvasseries ... les vagabondages
sans frein de son âme confiante, alors qu'elle avait
foi en son beau cousin d'Amérique... avant son
amère désillusion 1
- Ah 1 qui êtes-vous? balbutia-t-elle.
« Tout en moi me crie de me fier à vous, mais j'ai
été déjà si cruellement déçue que je n'ose m'abandonner une fois encore à mes impressions instinctives.
« Pardonnez-moi, beau Chevalier, si mes ailes
roussies craignent de se brO,ler complètement.
- Qui je suis? Vous le saurez bientôt...
« Je vous donne ma parole de faire la pleine lumière
sur tout ce qui, actuellement, peut vous paraître
obscur.
« Mais je vous demande cncore une heure de
confiance aveugle, illimitée ...
« Je vous promets de m'en montrer digne.
« Qui pourrait se résoudre à tromper la foi que je
lis dans vos yeux?
Un sourire amer, - invisible sous le masque, mais
mauve, trouqui eut sa répercussion dans le re~ad
blarlt un instant son exquise limpldité, - plissa les
lèvres de la jeune fille.
- Quelqu'un l'a fait pourtant, gémit-elle... et
tout récemment...
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
111
u Et ce quelqu'un fut celui que mon cœur avait
choisi (
- Il Y a des monstres partout, Liliane, repartit
son compagnon.
« Celui dont vous parlez en était un ...
- Que son souvenir dorme en paix ( murmura la
jeune HIle en soupirant.
Les deux promeneurs étaient maintenant dans le
petit bois, et près d'une trouée.
La tour se dTessa soudain devant eux, féerique
sous le clair de lune qui l'illuminait magiquement.
- Quel décor de théâtre ( s'exclama le Chevalier.
Ne peut-on accéder à cette tour?
- Si fait, répondit sa compagne. C'est même ma
retraite favorite. La vue qu'on y découvre est une
telle splendeur (
- Oh ( allons la contempler ( Guidez-moi... soyez
mon Ariane dans votre domaine particulier.
Liliane eut une seconde d'hésitation, mais, ayant
à nouveau levé le regard vers son cavalier, elle ne put
résister à la muette imploration qu'elle lut dans les
yeux pers, et tous deux s'engagèrent dans l'allée
qui menait à la tour.
Grâce à une petite lampe électrique que le jeune
homme tira des profondeurs d'une des poches de sa
Jelisse, l'ascension fut facile et brève, et, dès q:ue
fa terrasse fut atteinte, un double cri d'admiratIOn
jaillit simultanément des lèvres des promeneurs
nocturnes.
De quelque côté qu'ils tournassent leurs regards,
la belle clarté lunaire baignait l'espace et transformait un coin de paysage en Conte des Mille et
Une Nuits.
Ils demeurèrent quelques instants sans parler,
accoudés tous deux à la balustrade qui surplombait
tout un peUt univers, paradis en miniature transformé, embelli encore sous la caresse du rayon de
lune.
L'extase commandait le silence. Une parole prononcée à haute voix eftt semblé une profanation.
Et, sous le double émoi de cetLe nuit magique et
�112
LE CHEVALIER PRINTEMPS
du naissant amour qui, de leurs jeunes cœurs, montait à leurs yeux embués de larmes, chacun des deux
spectateurs de ce film de rêve sentit sa gorge se
contracter, en même temps qu'une subtile' mélancolie étreignait son âme.
Le jeune homme, une main posée sur l'étroit
parapet, mit un genou en terre, et, de ses doigts
restés libres, il prit délicatement, dévotement presque,
le bout d'une des plus longues mèches blondes
que laissait paraître l'ouverture de la cape fourrée.
Puis, y ayant appuyé respectueusement ses lèvres
frémissantes, il dit d'une voix grave, que faisait
légèrement trembler l'émotion née de l'importance
de cette minute:
- Liliane, je vous dis merci de toutes mes forces
pour m'avoir écouté, pour ne pas m'avoir repoussé ...
chassé même, ainsi que l'eussent mérité mes paroles,
si elle n'étaient venues ùu plus profond de mon cœur.
« Mais j'ai peur qu'à la réflexion vous ne vous
soyez ressaisie, et que vous ne regrettiez votre charitable attitude à l'égard de l'inconnu que je suis
pour vous.
« Dites-moi, dites-moi, ou, si vous ne voulez
pas parler, montrez-moi par un signe, - que vous
avez foi en celui qui est devant vous, et que, malgré son énigmatique conduite, vous ne le considérez pas comme un aventurier.
Alors, la pure Liliane, la blonde enfant aux yeux
de violette qui, jusque-là, n'avait partagé ses baisers qu'entre les commensaux de son logis et ses
poupées aux joues peinturlurées de vermillon,
Liliane rougissante se pencha soudain et, au travers de la dentelle argentée qui J?,rolongeait le loup,
tendit spontanément sa joue VOIlée au chaste baiser du Chevalier Printemps.
Puis, pour corriger l'abandon d'un geste dont,
malgré sa grande ignorance, elle saisissait toute la
gravité:
- Rentrons, dit-elle sans transition.
(( On pourrait s'in<I.uiéter de notre longue absence.
En signe de soumIssion, le jeune homme encore
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
fl3
prosterné baisa le bord de la cape grise. Puis, sans
un mot de protestation contre une décision qui
l'arrachait lJrutalement à la douceur infinie de cette
première griserie, il se releva agilement et, à raide
de sa petite lueur électrique, se mit en devoir d'éclairer l'escalier vermoulu, afin de faciliter la descente.
Pauvre petite Liliane 1 Ce qu'elle quittait ainsi,
le cœur battant, en foulant de ses pieds mignons les
degrés branlants, ce n'était pas seulement le sommet d'une vieille tour: c'étaient aussi les cimes
d'un bonheur entrevu, pour rentrer dans l'inconnu,
dans l'incertitude de la vie réelle ...
�XI
DÉMAS QUÉ
Silencieux, les deux êtres dont les âmes venaient
de s'étreindre contournaient le dédale des allées du
parc.
Leurs récents aveux, pour muets qu'ils eussent
été du côté de Liliane, les avaien t rendus plus timides,
et malgré l'attira nce secrète qu'ils éprouvaient l'un
pour l'autre, ils cheminaient à quelques pas de distance, comme s'ils eussent redouté un simple frôlement de leurs doigts.
Tout à coup, un bruit de voix se fit entend re; et,
à un détour du sentier, le perron apparu t, brillamment éclairé. Sous la lumière presque aveuglante,
Liliane, à sa grande surprise, vit le vieux Germain
.aux prises avec .. . un cuisinier en grande tenue 1
Des vociférations parvin rent à son oreille: et,
n'écou tant que son instinc t de petite maîtresse de
maison soucieuse de voir s'il n'y avait pas quelque
méprise et si celui qu'on semblait traiter en intrus
n'était pas un invité de la dernière heure, la jeune
fille franchit lestement les quelques mètres qui la
séparaient de la maison.
- Je veux voir Monsieur Bréville, tonitru ait d'une
voix étranglée par la colère le nouveau venu, que
Germain s'efforçait de maîtriser.
« Laissez-moi passer, vous dis-je, ou vous aureZ
affaire à moi, vIlain.
ténébreuse histoire.
(j Je veux tirer au clair cette
En dépit de l'ennui que cause toujours un incident de ce genre dans une fête destinée à n'engendrer
que du plaisir et de l'amusement, Liliane ne put
�LB C!!ZYALIER PlUNTEl\1PS
115
se défendre d'embrasser d'un coup d'œil tout le
comique de la situation.
Le nouvel arrivant n'avait évidemment pas fait
faire à sa mesure le costume de toile blanche qu'il
portait, car le pantalon semblait un véritable sac,
bien trop vaste, mais aussi, pour compenser, bien
trop court; de sorte qu'il en émergeait, au-dessous
de fixe-chaussettes bleu horizon, une vingtaine de
centimètres de jambes, - gantées de soie noire,
il est vrai, mais terminées par des pantoufles de
feutre à carreaux beiges et blancs.
La veste était à l'avenant: large, large, avec des
manches toutes courtes, laissant à nu deux avantbras osseux. Un tablier, maculé de taches de rouille
et troué en plusieurs endroits, était attaché sur le
côté, bien serré à la taille, laissant flotter de longs
pans de cordon blanc.
Quant au bonnet, quoique posé par-dessus un
masque de satin noir, il était encore si grand pour le
crâne qu'il abritait que, laissé à sa propre initiative,
il tombait jusqu'au niveau de la dentelle noire du
loup. Si bien que son :propriétaire, pour voir ce qui
se passait autour de lUI, était sans cesse obligé de le
relever de sa main gauche ...
Cette intervention constante ne laissait pas d'entraver quelque peu les mouvements du pseudo-cuisinier, mais son trouble était évidemment tel qu'il
ne songeait même pas à se débarrasser du gênant
couvre-chef.
Liliane, devant l'état de surexcitation de cet
homme, eut la pensée d'aller chercher son oncle.
Mais, tout aussitôt, elle se ravisa: si l'esclandre
qui s'ébauchait (elle le :pressentait) avait une corrélation avec la substitutIon de personnage dont elle
était avertie 1...
La cacophonie d'un fox-trot endiablé couvrait,
pour l'instant, tous les autres hruits. Mieux valait
en profüer pour intervenir doucement, faire entendre
raison à l'énergumène, éviter un scandale ...
Tandis que la jeune fille délibérait ainsi avec ellemême, la musique se tut brusquement, et, dans ce
�116
LE CHEVALIER PRINTEMPS
calme subit, le cuisinier masqué, toujours maintenu
par Germain, cria encore une fois, de plus en plus
rageur:
- Laissez-moi passer 1 Je veux parler à M. Bréville.
Un petit tumulte se fit entendre de l'autre côté
de la porte d'entrée; le prisonnier de Germain, d'un
suprême efiort, réussit à se dégager et à ouvrir
ladite porte. TI se trouva devant l'industriel, suivi
d'un petit groupe de curieux en costumes variés.
- Ah 1 vous voilà 1 vociféra à nouveau la voix.
« Je vais peut-être enfin savoir ce que signifie ...
- Monsieur, qui que vous soyez, du calme 1 Je
vous en conjure 1 intervint M. Bréville, stupéfait
de l'accoutrement grotesque de son visiteur inopiné.
- Du calme 1 du calme 1 vous allez voir ...
« Vous apprendrez de quel bois je me chauffe,
moi...
- Mais enfin, Monsieur, pour tenir ce langage
insolent et venir me molester dans ma propre maison, du moins aurez-vous la bonté de me faire savoir
qui vous êtes.
- Qui je suis? Je suis ... le tomte Gontran de
Gravillages.
- Germain, dit alors d'un ton calme le maître
de maison, reconduisez Monsieur jusqu'à la grille.
« Cette scène a suffisamment duré, Monsieur.
L'imposture est trop flagrante pour que j'en puisse
être la dupe. M. le Comte de Gravillage, dont vous
prétendez usurper l'honorable personnalité, est ici
depuis deux heures, sous le déguisement qu'il m'a
lui-même décrit à l'avance, et ma nièce ...
- Ceci dépasse les bornes 1 rugit l'irascible personnage.
« Ce que je redoutais est donc arrivé?
« Eh bien 1reconnaissez-moi, puisqu'il en est ainsi 1
L'étranger, dans le vestibule maintenant empli
de monde, arracha son masque et mit 50n visage à
découverl.
El quel visage 1
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
117
Sous le crâne luisant et dém~,
dépourvu qu'il
était de tout artifice capillaire, le front ridé était en
sueur, et tout un grimage savant se liquéfiait, délayé
par la transpiration.
Les sourcils noircis au bouchon avaient coulé
sur le vermillon des joues, et le tout mélangé formait une pâte indescriptible.
L'œil droit, privé de son monocle, semblait prêt
à sauter hors de l'orbite, agrandie sous l'empire
de la colère ...
Néanmoins, et malgré le désordre de cette physionomie, le doute était impossible pour quiconque
connaissait l'héritier des preux: c'était bien le Comte
de Gravillages qui se tenait là, piteux, haletant,
hagard et furibond, sous le costume - peu seyant
pour un homme maigre et de haute stature - d'un
maître-queux court sur pattes et ventripotent 1
Un murmure de stupeur, mêlé de quelques rires
étouffés, sortit des lèvres des personnes présentes à
cette scène tragi-comique, car toutes en connaissaient le héros, mais sous un aspect bien différent,
où la morgue tenait assurément plus de place que le
burlesque 1
- Par mes aïeux 1 tonna le comte de Gravillages,
j'enrage 1 Je combine tout pour jeter un brillant
éclat sur une soirée que je consens à honorer de ma
présence; je fais venir de Paris, à grands frais, un
superbe costume; je me fais grimer par mon valet, et
au dernier moment, vêtu de ma robe de chambre à
ramages, je le sonne pour qu'il me vienne habiller
et chausser.
« Pas de réponse. Je resonne : peine perdue; le
drôle ne paraît point.
« Je me décide à me passer de ses services: l'infâme
a verrouillé la porte de mon cabinet de toilette ...
impossible de trouver la clef.
.
(( Je veux enfoncer la porte; elle réSIste à toutes
Ines tentatives.
(( Je perds patience; je carillonne pour qu'un de
mes gens vienne à mon aide. Le manoir semble vide.
Pas une âme.
�118
I ,E CHEVALIER PRINTEMPS
« Toute ma garde-robe est enfermée dans mon cabinet de toilette; mes chaussures, mes coifIures, tout ...
« Que faire?
« J'aperçois mon masque, oublié sur un guéridon.
Je m'en empare et le mets à tout hasard.
« Je descends; j'erre dans cette vaste maison
vide, impressionnante même pour moi, dont aucun
ancêtre n'a connu la peur 1
« Je pénètre dans l'office: toujours personne. Dans
la cuisine : de même ...
J'avise un paquet blanc, sur une chaise ... le costume de mon « chef ».
e< Vais-je déchoir au point de revêtir la défroque
de ce manant?
« Mon hésitation est de courte durée. Je me remémore la devise de guerre du général Amaury de Gravillages, mon trisaïeul: Nécessité lait loi.
cc Or, il est nécessaire que je me rende à la Châtaigneraie, que je tâche de me mettre sur la piste
des pendards qui m'ont joué ce tour et méritent
d'être châLiés de la belle façon 1
« Je me défais de ma robe de chambre; j'enfile le
costume que vous voyez; j'enfonce sur ma tête ce
maudit bonnet qui m'a presque constamment
aveuglé.
e< Je m'élance ... la porte est close 1 J'ouvre une
fenêtre; je saute dans le jardin ...
A ce moment, une voix ironique murmura :
- En véritable descendant des « croisées "...
- Malédiction 1 la grille est fermée 1 poursuivit
le Comte inconscient de l'interruption.
« Je me souviens CJ.ue des maçons réparent mes
caves depuis quelques Jours. Ils doivent y laisser une
échelle ...
(c Vite à l'aide d'un gros caillou, je fais voler en
éclats la vitre du soupirail. Je réussis, grâce à ma
sveltesse, à me couler dans la cave.
« A tâtons, je trouve l'échelle; je m'en empare,
suis de nouveau dans le jardin, la traine jusqu'à la
grille.
cc Et me voilà, esca1adant une muraille (et mil pl'O(c
�LE CHEVALIER
PRINTE~S
119
pre muraille, encore 1) comJ?e un vulgaire cambrioleur ...
« Ce n'est pas sans péine que je parviem! à bout
de ma tâche; - ces accrocs et ces souillures le
prouvent.
« Enfin, j'arrive ici, espérant avoir un entretien
avec M. Bréville en particulier, et garder mon incognito vis-à-vis de tous les invités.
I( Vain espoir 1 Me voilà contraint de me nommer
publiquement parce qu'un valet, vous m'enten"dez :
un valel, s'oppose à mon passage sous prétexte que
ma tenue ne lui convient pas.
« Tenez, j'écume 1. ..
Depuis quelques instants, l'industriel avait changé
de couleur. Il devinait qu'un autr.e - comment? il
l'ignorait 1 - avait revêtu le déguisement du Comte,
et profité de la méprise ainsi créée pour tenir à
Liliane mille propos galants qu'elle avait écoutés
avec un plaisir évident.
Et son regard allait de l'un à l'autre de ses invités,
cherchant à percer le mystère.
Le Comte, de son côté, reprenait peu à peu ses
esprits. Il comprenait que la chose ne se bornait pas
à une plaisanterie rIe mauvais goût de la part de ses
domestiques, mais que le déguisement choisi par lui,
loin de se trouver enfermé dans le cabinet de toilette
verrouillé, servait de paravent à la personnalité d'un
être quelconque ... de naissance obscure, sans doute ...
taré peut-être ... bref, indigne en tous points de se
substituer ù lui.
A cctte pensée, le sang du prétendant de Liliane
se glaça.
.
- Montrez-moi l'impudent! commanda-t-il.
Chacun chercha des yeux l'élégant jeune homme
qu'on avait si fort admiré peu de temps auparavant.
Quant à Liliane, la pauvre Liliane, elle s'était tenue
les yeux baissés depuis le début de cetLe scène, n'osant
se tourner vers son compagnon d'une heure, vers
celni qui, sans qu'elle le connût autrement que
par quelques paroles échangéeQ, avait pris dans
�120
LE CHEVALIER PRINTEMPS
UB regard son petit cœur ~imant,
récemment si
éprouvé.
Une grande angoisse la tenait à la gorge. Si le
Comte portait plainte contre son rivall .
Était-elle donc vouée à voir toujours sombrer son
idéal dès qu'elle semblait y atteindre?
D'une chose, elle était en tout cas convaincue :
le charmeur qui avait susurré à son oreille de si
tendres paroles ne pouvait être un vulgaire imposteur.
Elle avait foi en lui, ainsi qu'elle le lui avait
promis. Elle attendrait que le mystère s'éclaircît.
Et, désireuse de lui renouveler l'assurance de sa
confiance, Liliane se retourna, scruta du regard les
personnes assemblées dans le hall: le Chevalier Printemps n'était plus là ...
En même temps, un brouhaha s'élevait, clamant
cette nouvelle.
Un profond soupir de soulagement s'échappa de
la jeune poitrine.
- Dieu soit loué 1 je préfère quand même cela 1
« Il sera toujours temps qu'il se disculpe aux
yeux de ceux qui le soupçonnent d'une action déloyale.
Ainsi pensa la jeune fille, tandis que son oncle
affirmait :
'
- On le retrouvera.
« Quant à toi, ajouta-t-il d'un ton sévère en se
tournant vers la lumineuse Ophélie, fais-moi le plaisir de monter dans ta chambre.
Elle obéit sans mot dire.
En passant devant le cartel de vieux chêne qui se
trouvait dans le vestibule, en bas du grand escalier,
elle s'aperçut que les aiguilles marquaient au cadran
minuit moins cinq minutes.
Alors, elle se souvint de la promesse qu'elle s'était
faite à elle-même de brûler ce même soir, à minuit,
les reliques de son court passé.
Le cœur battant, elle monta les de~rés
en réfléchissant au grand acte qu'il lui fallaIt accomplir.
- SCi lettres, soit 1 sc dit-elle. Puisqu'il ne m'est
plus rien ...
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
1
121
En même temps, elle ressentit au cœur une sorte de
pincement étrange, comme un remords d'avoir renié
quelque chose de très cher, de sacré.
- Quant à mon journal, je veux au moins, avant
de le détruire à tout jamais, y ajouter une page ... la
dernière!
« Il fut mon confident alors que je croyais aimer:
qû'il le soit encore aujourd'hui.
Comme elle avait, ce disant, fait la lumière dans
sa chambre et posé sur le divan son masque devenu
importun, elle prit, dans sa cachette habituelle, la
petite clef ajourée.
Chose bizarre qu'elle ne put s'empêcher d'observer : cette clef, qu'elle plaçait toujours la tête en
l'air dans le vide-poche, se trouvait dans l'autre
sens.
- Tiens, tiens! se dit Liliane, tout ce qui m'appartient va-t-il suivre mon exemple et se mettre la tête
à l'envers?
Puis elle s'en fut rabattre le couvercle de son secrétaire.
Sous le ruban orange qui le liait, se trouvait le
paquet de lettres, naguère encore si cher à son petit
cœur. Mais ...
Elle étouffa une exclamation de stupeur.
Son journal que, la veille, elle avait touché ... où
était-il? ...
Avait-elle oublié - ce qui jamais encore ne s'était
produit - de le ranger à sa place accoutumée?
Non, c'était impossible!
Elle se souvint d'avoir trouvé, tout à l'heure, sa
clef déplacée, et elle entrevit la vérité : quelqu'un
s'était introduit dans sa chambre, avait fouillé dans
ses aITaires, violé son secret le plus intime!
Au milieu de son désarroi, elle vit surgir un visage
ami, perdu entre deux touITes de roses, au-dessus
d'un corps squelettique affublé d'oripeaux vert
pomme.
- Weil, my darling, dit la brave Anglaise, quelle
aventure!
- Oh! Miss Dodds! s'exclama son élève, heu-
�122
LE CHEVALIER PRINTEMPS
reuse de cette apparition comme de celle d'une fée
bienfaisante, vous ne savez pas tout 1
Et elle lui fit part de la disparition de son journal.
- Oest très grave, mon enfant. TI faut aller
conter cela à M. Bréville immédiatement.
- Oui, vous avez raison.
Pâle, mais résolue, Liliane se trouva de nouveau,
quelques instants plus tard, dans le hall devenu
salon. Un murmure confus, fait de cinquante voix
légèrement contenues, l'emplissait.
Tous les regards se braquèrent sur elle, et elle put
voir qu'en son absence les masques avaient été
enlevés.
Sous le feutre de mousquetaire, martialement
relevé, on distinguait maintenant les traits veules
du percepteur de Castelfogeac, pauvre homme que
l'on disait malmené par son épouse, la petite Mme Bonacieux qui, son masque ôté, montrait un visage
empâté, aux joues flasques comme un plat de gélatine.
D'une manière générale, le contraste entre le costume choisi ,et la physionomie qui l'accompa_'nait
était frappant, et l'on comprenait l'utilité d~s
masques qui, de personnages à fi~ure
ingrate,
savent faire de chatoyants points d'mterrogation.
De tous les invités, un seul était resté masqué:
l'Ours blanc qui, tapi dans une encoignure de porte,
s'efforçait de tenir aussi peu de place que sa corpulence le lui permettait.
Le comte de Gravillages n'était plus là.
Sur le conseil de 1\1. Breville, il avait consenti à
~uiter
la p'lace et à se laisser reconduire chez lui par
1 automobIle de l'industriel.
- Mon oncle, dit Liliane d'une voix blanche,
quelqu'un a pénétré dans ma chambre, ouvert mon
secrétaire fermé à clef, et s'est emparé d'un livre
que j'y conservais précieusement.
- Que dis-tu, Liliane? Plusieurs vols dans la
même soirée? Ah 1 c'est trop; il faut aviser 1
Et comme Germain, revenant du jardin (oit il
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
123
avait, disait-il, fait une chasse infructueuse) tenait
ouverte la porte du vestibule:
- Tu vas courir chercher les gendarmes, lui
ordonna M. Bréville.
- Les gendarmes? dit à ce moment une voix
mâle et vibrante: les voici 1
Et, derrière Germain, un trio fit son entrée,
composé d'un brigadier de gendarmerie et d'un
gendarme en uniforme, puis d'un jeune homme,
vêtu d'une longue pelisse que Liliane identifia surIe-champ.
Elle leva les yeux"et dans le regard tendre et triomphant à la fois dont la douce caresse frôlait son visage,
elle reconnut les étoiles entrevues déjà en cette
soirée mémorable, au ciel de son naissant amour.
- Otto Schwartz, dit le nouveau venu en désignant l'ours blanc qui, s'appuyant de plus en plus
fort contre la muraille, semblait vouloir· la percer
pour s'y dissimuler complètement, veuillez découvrir votre figure.
Mais l'ours baissait le museau sans répondre et
paraissait peu disposé à se conformer à cette demande
péremptoire.
Ce fut donc le brigadier qui se chargea de ce soin.
- Otto Schwartz, reprit le jeune homme, je
VOus accuse d'avoir usurpé mon nom.
Au même instant, la tête de plantigrade fut rejetée en arrière, et Liliane distingua le visage bestial
de celui qu'elle avait cru être son cousin Sidney
RatclifIe.
Succédant à tant d'autres si récentes, cette nouvelle émotion fut trop vive pour la pauvre petite.
Elle perdit connaissance.
Miss Dodds, qui se tenait près de son élève, la
retint dans ses bras, et, avec une vigueur dont on
eû.t cerLes jugé incapable ce corps eillanqué, elle
franchit avec son précieux fardeau les quelques pas
qui la séparaient du cabinet de travail de M. Bré"ille.
Cet incident pass!\. inaperçu, tant l'attentiOlt de
�124
LE CHEVALIER PRINTEMPS
chacun avait été captée par les héros de ce nouveau
coup de théâtre.
- Pardon 1 bégaya Otto Schwartz devenu blême.
« Je n'ai rien fait de mal... Je vous croyais mort ...
- Et je ne l'étais pas, misérable 1 Pas plus que
votre malheureuse femme ...
- Lucy? Elle est vivante?
M. Bréville était resté atterré. A ces mots, il
bondit:
- Quoi? marié? Vous?
« Et c'est vous, monsieur, qui êtes réellement le
cousin? ...
- Pardon 1 escuse, M'sieu Bréville, grasseya' le
brigadier en portant la main à son képi.
«Mais voulez-vous me permettre deliquider d'abord
la petite affaire avec cet oiseau? Nous vous laisserons ensuite.
Et, sur un signe affirmatif de l'industriel:
- C'est bien vous Otto Schwartz, de Francfortsur-le Mein, naturalisé Américain? questionna-t-il.
- Oui.
- Eh bien 1 veuillez nous suivre. J'ai un mandat
d'amener contre vous.
----'- Vous laisserez bien Monsieur ... Schwartz quitter ce costume inapproprié?
'
- Que oui, M'sieu Bréville. Mais, pas moinsse,
on restera avé lui pendant qu'il se changera, pour
qu'il ne nous file pas ennLre les doigts comme un macaroni d'Italie au parmesang 1
Entendu 1 Germain, conduis ces messieurs
dans la chambre grise.
Tandis que la transformation s'opérait, M. Bréville fit un petit speech à ses invités, pour s'excuser
du tour décevant que les circonstances avaient
donné à cette petite fête dont il s'était, dit-il, promis tant de plaisir.
Il profita de l'occasion pour prendre poliment
congé d'eux. Ils comprirent qu'i serait malséant
de prolonger davantage leur visite, et s'éclipsèrent
discrètement.
En dix minutes, tout le monde était dehors.
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
125
Après que les deux Pandores se furent retirés,
accompagnés de leur prisonnier redevenu, au lieu
d'un bel ours blanc, l'ours mal léché, en costume de
voyage, qui avait fait son apparition à la Châtaigneraie quelques jours auparavant, M. Bréville
resta seul avec Sidney RatclifIe.
Ils passèrent tous deux au salon, vide maintenant
de musiciens comme de danseurs, et causèrent ensemble Ipendant une bonne heure.
Ce qu'ils se dirent, nous ne pouvons que le conjecturer. Toujours est-il que l'mdustriel fit remettre
en ordre, I?our y installer le jeune homme, la chambre
qui, primItivement, lui avait été destinée et qu'un
intrus avait sournoisement occupée. Puis, après
être allé prendre des nouvelles de Liliane, il autorisa
le nouveau cousin à passer sa tête dans l'embrasure
de la porte afin de se rassurer de visu sur l'état de
sa jeune cousine.
Celle-ci, pâle encore, reposait maintenant tranquille, une main dans celle de sa fidèle institutrice.
Miss Dodds, le dos tourné, ne remarqua pas même
le visage anxieux qui se penchait derrière elle, et
l'ex-Chevalier Printemps eut le loisir de contempler,
durant plusieurs instants, les traits chéris de sa
blonde idole.
�XII
LA LUMIÈRE SE FAIT
Il était plus de neuf heures, le lendemain, quand
Liliane s'éveilla.
Son oncle et Germain l'avaient, sans qu'elle s'en
doutât, transportée jusque dans sa chambre. De
pieuses mains. - celles de Miss Dodds - l'avaient
dévêtue et couchée.
Et maintenant, fraîche et reposée, elle laissait
errer son regard sur les objets familiers de son petit
univers de jeune fille.
Un à un, les événements de la veille se retraçaient
devant son esprit calmé.
Soudain. l'étonnement agrandit ses prunelles.
Cette silhouette sombre, assise là, près du lit,
ne lui était nullement familière, et le visage qui,
à un mouvement qu'elle fît, se tourna vers elle,
lui était totalement inconnu.
C'était celui d'une femme, jolie certainement,
jeune sans doute, mais dont une souffrance
Ignorée avait prématurément creusé les traits.
Avant que Liliane eo.t pu demander: - Qui
êtes-vous? l'étrangère s'était déjà penchée vers elle,
les mains jointes, en disant:
- Pardon 1 Pardon... pour lui 1
Miss Dodds, qui lisait dans un coin de la chambre,
leva vivement la tête.
- Vous voilà réveillée, darlinq? Comment vous
sentez-vous après toutes ces émotlOns?
- Très bien, merci, Miss Dodds.
« Mais, Madame, qui êtes-vous, et pour qui implorez-vous ainsi mon pardon?
�Lli: CHEVALIER PRINTEMPS
127
- Je suis ... Mrs Otto Schwartz, la femme de celui
qui, sans y avoir droit, prit le nom de Mr Sidney
RatclifTe.
« Je sais tous les torts qu'il a eus envers vous, et
je suis venue, amenée par votre cousin, pour vous
en demander pardon et, s'il se peut, implorer votre
indulgence.
- Madame, ce que vous me dites me surprend
beaucoup. J'ignorais que ce monsieur - que j'ai
cru, jusqu'hier, être mon cousin - filt marié.
« S'il en est ainsi, c'est beaucoup plus votre indulgence qui lui est nécessaire que la mienne.
« Je suis toute disposée à entendre vos explications. Mais, si vous le voulez bien, Miss Dodds
va m'aider à faire un peu de toilette, et nous causerons au salon.
- Vous êtes assez forte pour descendre, chérie?
- Oui, Miss Dodds; je préfère cela.
« Voulez-vous conduire Madame au salon? Je l'y
rejoindrai tout à l'heure.
Un quart d'heure plus tard, Liliane faisait son
entrée. Elle était vêtue d'une délicieuse robe d'intérieur en crèpe de Chine parme, semée de violettes
brodées.
Sa pâleur n'avait pas tout à fait disparu, mais la
soie mauve s'alliait à merveille à la teinte de ses
prunelles et faisait briller davantage l'or de sa chevelure d'ange.
Elle était vraiment exquise, adossée à des coussins sur le lit de repos.
La visiteuse approcha une chaise et s'assit s.uprès
d'elle.
- - C'est une douloureuse histoire, Mademoiselle,
que celle que j'ai à vous conter. Mais elle est nécessaire pour vous faire comprendre bien des choses
qui vous paraissent ténébreuses.
- Je vous écoute, Madame.
Liliane, avant même de rien savoir de la vie de
son interlocutrice, ressentait pour elle une immense
pitié.
L'Américaine portait un canotier de feutre de
�128
LE CHEVALIER PRINTEMPS
bonne qualité, mais de forme démodée, et un cos~
turne tailleur bleu d'une coupe excellente, mais
passé de couleur et apparemment usé jusqu'à la
corde.
Des souliers très éculés et des gants de chevreau
gris, élimés au bout des doigts, complétaient cette
mise, toujours pitoyable, d'une personne sociale~
ment déchue, qui a connu des jours meilleurs.
Abaissant ses paupières sur les yeux tristes qui
éclairaient sa figure ravagée déjà, malgré son évi~
dente jeunesse, l'étrangère commença son récit.
·Elle s'exprimait en français, lentement, mais
correctement, avec un accent prononcé, plus musi~
cal que désagréable.
- Je suis née à New~York,
et comme vous,
Mademoiselle, j'ai mené jusqu'à mon mariage l'exis~
tence d'une « jeune fille du monde ».
« Je sortais beaucoup, dansais éperdument,
fréquentais toute la jeunesse de la bonne société
yankee.
.
« Avide de sports de toute nature, au tennis,
au golf, au patinage, je me rencontrais avec de nombreux jeunes gens, dont votre cousin, Sidney Rat~
cliffe, et son meilleur ami, Leslie Coogan.
« Nous étions tous trois d'excellents camarades,
et je leur devrai à jamais de la reconnaissance,
puisque eux seuls ne m'ont pas fait grise mine lorsque
la fortune a cessé de me sourire.
« Mon père, boursier, était assez riche pour ne
rien refuser à sa fille unique, de sorte que je n'avais
aucun souci.
« Or, un soir, dans un bal universitaire, je fis la
rencontre d'un jeune homme qui vint plusieurs
fois m'inviter, bien qu'il ne m'eÛ.t pas été présenté.
« Nous parlâmes « sports ». Il montait à cheval,
me dit-il, tous les matins. Moi aussi. Nous décidâmes de nous revoir.
« Nous nous revimes. Il me dit, au bout de plusieurs jours, 'lue j'avais fait sur lui une profonde
impression, qu il avait touj ours été cruellement traité
�129
LE CHEVALIER PRINTEMPS
par le sort, et que je tenais entre mes mains le pouvoir de le rendre heureux.
« Je ne saurais vous dire exactement ce qui m'attitira vers lui. Fut-ce le désir instinctif, bien féminin,
d'adoucir une infortune? Ou bien, plus simplement,
une de ces passions inexplicables, irraisonnées, qui
justifient le proverbe: L'amour esl aveugle?
« Toujours est-il que je fis part à mon père de ma
résolution d'épouser Otto Schwartz. Ce nom produisit une fâcheuse impression sur mon père, dont
le grand-père avait combattu aux côtés de La
Fa~et,
et qui avait hérité de lui, en même temps
qu un profond amour pour la civilisation française,
la haine de tout ce qui touchait à l'Allemagne, de
près ou de loin.
« Je fis valoir qu'Otto, bien que né à Francfort,
était citoyen des États-Unis par naturalisation. Cette
considération adoucit un peu la rigueur de mon
père, qui consentit à prendre des renseignements
sur ce gendre éventuel.
« Les renseignements furent déplorables. Otto
Schwartz était, d'après eux, une sorte d'aventurier
qui, poursuivi en Allemagne pour escroquerie, avait
dft se réfugier en Amérique, où il s'était établi et
fait naturaliser, afin de se mettre sous la protection
des lois de l'Union.
• « Je ne voulus pas prêter foi à ces propos diffamatoires, et en secret, - ainsi qu'il est facile de le
faire dans mon pays, - j'épousai Otto Schwartz.
« Je me disais (et Otto pensait comme moi) que
mon père, une fois mis ùevant le fait accompli,
ne pourrait faire autrement que de ratifier ce mariage.
« J'avais mal calculé les conséquences de nlOn
acte. Mon pauvre père, en apprenant que sa tille
unique, en qui il avait toute confiance, avait
ainsI trahi ses vœux les plus chers, entra dans une
violente colère et succomba, en l'absence de toute
secours, à: une crise cardiaque.
« Vous le voyez, Mademoiselle, continua la jeune
femme que l'émotion gagnait, je ne vous cache rien,
ni mes propres torts, ni ceux de mon mari, car
5
�130
LE CllEVALlEH l ' Hh TEll.PS
j'estime que, seule, une entière franchise peut combattre le mépris que vous inspire certainement la
conduite d'Otto.
« J'étais la seule héritière; j'eus donc toute la
fortune de mon père, et, bien que ma responsabilité
dans sa fin tragique m'inspirât un immense remords,
nous aurions pu vivre tranquilles si Otto avait eu
une situation honoralJle.
« Mais le démon du jeu était en lui... En trois ans,
il eut tout dilapidé et fut réduiL à vivre d'expédients,
car il se refusait à tout travail.
« Moi, j'acceptais toutes les privations pour l'amour
de lui. Plus il allait vers sa perte, plus je m'attachais à ce dévoyé, nourrissant toujours un secret
espoir de le ramener au bien.
« Pourtant, il était bien changé à mon égard 1
Je dus, par force, me rendre à l'évidence: il ne
m'avait épousée que pour l'argent dont il escomptait la venue, et maintenant que l'abondance avait
fait place à la gêne, j'étais pour lui une charge encombrante dont il désirait vivement se débarrasser.
« Néanmoins, nous étions liés l'un à l'autre ...
n me tolérait, comme un prisonnier tolère une chaîne
inévitable.
« Un jour, il renira défait et hagarù. Comme je le
pressais de questions, il m'avoua qu'il avait perdu
au jeu et que, fauLe de payer sa deite dans les quaire
jours, il serait poursuivi, mis en prison, jugé en même
temps, sans doute, pour d'auLres déliis commis
antérieurement.
« Bref, c'était très grave, ei il avait le choix enire
deux alternatives: ou bien trouver à emprunter
cette somme, ou bien... se suicider.
« AITolée, je lui demandai <.le quelle somme il
s'agissait. Elle était si considérable que je fus immédiatement certaine de ne pouvoir la irouver.
« Depuis deux ans que nous étions sans argent,
j'avais dû vendre iout ce que je possédais, me priver de tout, ne pIns voir personne de mon ancien
eniourage, fauLe d'avoir de quoi m'habiller convenablement.
�LE CHEVAl.IER PRINTEMPS
131
{( D'ailleurs, mes frivoles amies n'avaient
promptement laissée de côté, dès qu'elles. s'étaient
rendu compte que je n'avais pas fait un mariage
bien reluisant 1
« Je me sentis totalement désemparée; mais, à
tout prix, il fallait trouver une combinaison pour
éviter que mon mari n'en vînt à la terrible extrémité qu'il m'avait laissé entrevoir.
« Je lui suggérai:
« Si nous quittions l'Amérique? Peut-être,
en Europe, pourriez-vous commencer une nouvelle
vie et trouver un travail honorable?
« Gagner l'Europe? répondit-il. J'y ai déjà
songé; ce serait, en effet, le seul moyen de me tirer
d'affaire. Mais ... où trouver l'argent du voyage?
C'est bien coo.teux, quand on n'a ni sou, ni maille,
comme moi!
« Et puis, mes créanciers pourraient apprendre
mon embarquement au Bureau des Messagenes et me
faire arrêter à bord. Que faire? »
« J'eus une inspiration. Quelques jours plus tôt,
j'avais rencontré mon ancien camarade, Sidney RatcliITe, qui m'avait appris son prochain départ pour
l'Europe sur le yatch de notre ami ~omun,
Leslie
Coogan.
« Je conjurai mon mari de ne pas perdre tout
espoir, et, prenant mon courage à deux mains, je
me rendis dans la propriété des Coogan. Je n'y
étais plus jamais retournée depuis le temps de mon
insouciante jeunesse; je vous prie de croire que le
cœur me battait fortement 1
« Leslie était justement « at home ». Sans entrer,
bien entendu, dans des détails, je lui dis que je désirais, avec mon mari, faire un voyage sur l'ancien
Continent, et que, ayant appris le :prochain départ
de son yacht pour Bordeaux, je venaIS à tout hasard,
sans me gêner (entre vieux camarades 1) lui demander s'il lui restaIt deux places à bord pour nous.
« Il se montra fort courtois et plein de délicatesse,
Ile demandant aucune explication et se mettant
d'emblée à mon entière disposition.
�132
LE CHEV ALlER PRINTEMP S
« Je compris qu'il connaissait notre mlsere et
que, dans Ion esprit, c'était uniquement une question pécuniaire qui me faisait m'adresser à lui en
ceLte circonstance ... Tandis qu'en réalité, en dehors
• de cette considération, il y allait de la sécurité
personnelle d'Otto.
« Il me dit que le départ avait lieu le surlendemain, et qu'il se ferait un plaisir de m'accueillir à
S011 bord avec mon mari, bien qu'il n'eO.t pas encore
l'avantage de connaître ce dernier.
« Hélas 1 si généreux qu'il fftt, sans doute aurait-il,
s'il l'eftt connu, hésité avant de faire cette offre
désintéressée ...
« Nous partîmes donc au jour dit. A part Leslie,
Sidney et nous-mêmes, deux autres jeunes gens amis
de notre hôte se trouvaient à bord.
« Entraînés par mon mari, ils bridgeaient avec lui,
pendan,t que nous faisions de la musique.
« Car votre cousin, Mademoiselle, est un pianiste
remarquable. Il a, de plus, une fort jolie voix de
baryton, et, comme Leslie Coogan est un excellent violoniste et que, moi-même, j'ai chanté un peu dans
le temps, nous profitions du stock important de
partitions du bord pour nous distraire de cette façon.
« Les jeunes gens étaient très aimables pour moi.
Ils s'étalent vite aperçu - cela va sans dire qu'Otto n'était pas de leur monde, et ils semblaient
me plaindre d'étre liée à un homme aussi peu dis~
tingué.
« Ils me témoignaient tous beaucoup d'égards et
d'amitié, et Sidney me confia même que le but principal de son voyage en Europe était de se rendre
compte si certaine petite cousine française, qu'il
aimait de longue date sans l'avoir jamais vue, éprouvait pour lui autre chose que de l'inùifIérence.
« J'en parlai incidemment à mon mari, sans soupçonner que j'amorçais ainsi, dans son esprit enclm
aux machinations, un projet à la (ois mystérieux et
complexe.
It. Les jours passèrent. Nous étions à la veille
d'atterrir. Je chantais un air de la « Tosca », accom-
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
133
pagnée de Leslie et Sidney, lorsque le son s'étrangla
dans ma gorge.
« Un choc affreux venait de se produire : nous
étions subitement dans l'obscurité la plus complète.
« J'appelai: « Otto, Otto n. Aucune voix ne me
répondit. Il faut vous dire que les bridgeurs, pour
n'être pas troublés dans leurs réflexions par noire
musique parfois bruyante, s'étaient séparés ne nous
et installés à l'autre bout du yacht, dans un petit
salon proche des chambres à coucher.
« J'ignore combien de temps nous restâmes ainsi,
sans communication avec le monde extérieur. Les
jeunes gens voulurent signaler notre détresse au
moyen de la télégraphie sans fil. Mais le poste se
trouvait à l'autre extrémité du bateau. J'aisu depuiscar on me cacha le plus longtemps possible le dramatique de la situation - que le yaeht avait été
coupé en deux parties.
« Sidnev Ratcliffe intima à Leslie l'ordre de me
tenir compagnie, afin que je ne me sentisse pas isolée; puis, à l'aide d'une petite lampe électrique
qu'il avait en poche, il tenta quelques signaux
désespérés.
« Par miracle, un chalutier aperçui ces signaux
dans la nuit et vini nous recueillir. Il se rendait
directement en Angleterre, de sorte que nous ne
foulâmes de nouveau la terre ferme qu à Liverpool,
quatre jours après.
« Devant le dévouement et la délicatesse de mes
deux vieux camarades, je crus de mon devoir de
mettre en eux toute ma confiance, et je leur révélai ma siiuation exacte.
« J'atténuai, auiant que je le pus, le côté amoral
du caractère d'Otto, mais ils discernèrent ce qu'avait
été ma vie depuis mon mariage ei tâchèrent, l'UII
et l'autre, de me Jissuac1er de faire faire des recherches
pour retrouver le disparu.
« Ils arguèrent que, dans ces conditions, la vie
me serait beaucoup plus facile si j'étais seule.
« Mais je demeurai ferme et me montrai résolue
à mettre el1 œuvre tout ce que mes ressources presque
�134
LE CHEVALIER PRINTEMPS
nulles me permettraient pour avoir des nouvelles
de mon infortuné mari. J'exprimai également à
mes amis ma résolution de travailler pour gagner
ma vie.
« C'est alors que Sidney me fit part de son intention de gagner au plus vite le Périgord, et me proposa de m'emmener pour .me présenter à vous.
- « Ma cousine, dit-il, connaîtra sans doute quelque
famille des environs où vous pourrez vous placer
comme institutrice.
cc Je me laissai facilement persuader et, après
deux bonnes journées de .repos dont nous avions
grand besoin, nous laissâmes Leslie à Liverpool. Il
s'était mis en rapports avec la succursale de la Compagnie d'Assurances du cc New-Star », avait fait
une déclaration relative à l'accident et devait attendre qu'on eût pu recueillir des informations sur
l'équipage et ses camarades disparus.
cc Tout ce qui se rapportait à mon mari devait être
télégraphié à Sidney, à la Châtaigneraie ... Hélas 1. ..
cc Bref, votre cousin et moi partîmes pour Castelfogeac; je descendis dans un auberge de ce village, et Sidney se mit en route pour la Châtaigneraie ...
A ce moment, on frappa légèrement à la porte du
salon.
- Entrez, dit Liliane.
Celui qui se tenait dans l'embrasure de la porte
était de haute taille, vêtu sans prétention d'un costume de plusieurs tons de gris mélangés, et chaussé
eTe confortables souliers découverts, couleur d'acajou, à fortes semelles.
Le col souple de la chemise de soie écrue rayée de
mauve laissait libre de ses mouvements un long
cou bien musclé, un peu hâlé, ainsi que le visage.
aux traits modelés par un habile sculpteur.
Une épaisse chevelure châlain foncé couronnait
un front large et uni. Mais ce qui frappait le plus
dans ceLLe sympathique figure juvénile, c'étaient les
yeux d'uu beau vert de mer, francs et limpides, clairs
ct lumineux ... ces yeux que Liliane avait déjà vus,
dans ses rêves, puis à la lueur d'une lune complice ...
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
135
ceux du Chevalier Printemps... ceux de son cousin
Sidney Ratcliffe
- Comment allez-vous, ma chère petite cousine?
interrogea le jeune homme en tendant une main
vigoureuse.
« J'espère que vous êtes complètement remise
de toutes ces récentes émotions. Comment me
faire pardonner la part que j'y ai prise?
Liliane aurait voulu laisser sa petite main dans les
doigts forts qui l'étreignaient, et répondre:
- En restant longtemps près de moi... ô mon
Sidney 1 Vous dont le nom n'a pas été prononcé
une seule fois, au cours du long récit de Mrs. Schwartz,
sans que je sentisse le rouge me monter aux joues ...
Mais le souvenir d'une Miss Dodds, indignée et
menaçante, la retint, et elle se contenta de dire:
- Asseyez-vous là, mon cousin. Je vais très bien,
et Mrs. Schwartz est en train de me conter votre
odyssée.
« Vous pouvez écouter, vous aussi.
« Mais vous-même, vous êtes-vous bien reposé?
- Comme vous le voyez, Liliane. J'ai même eu
l'agréable surprise de trouver là-haut (dans la
charmante chambre arrangée avec un goût si délicat, où M. Bréville m'a conduit hier soir) une valise
à mon chilTre, toute pleine de mes propres vêtements et objets de toilette, - de sorte que j'ai pu
me changer complètement ce matin 1
Lucy Schwartz avait rougi jusqu'aux oreilles.
Ses deux compagnons s'en aperçurent, et Liliane,
pour détourner la conversation, la pria de continuer
son histoire.
- Mais il vaut bemlcoup mieux que vous la termmiez vous -m(' me, Sidney, car j'étais arrivée au
moment où, après vous être un peu reposé à l'auberge
du Lion d'Or, vous avez pris le chemlll de la Châtaigneraie.
- Très bien, fit le jeune homme de sa voix douce
et grave, qui semblait à Liliane plus harmonieuse
que les plus beaux accords de Bach; je reprends le
récit où vous l'avez laissé.
�136
LE CHEVALIER PRINTEMPS
Assis sur un petit tabouret de velours, les yeux
dans ceux de sa cousine envahie raI' un
délicIeuX: émoi, il parla sans la moindre hésItation,
sans l'ombre d'un accent quelconque.
- Eh bien 1 donc, je décidai de me rendre à pied
jusque chez vous. Il faisait un temps superbe;
j'avais besoin de preuJre l'air, et, de plus, je tenais
à faire connaissance avec ce pays qu'a connu ma
mère ... Car elle est venue ici, interrompit le jeune
homme d'une voix légèrement altérée par l'émotion.
« J'arrivai sans peine au bureau de poste de
Castelfogeac, peu éloigné de l'auberge, et j'eus l'idée
d'y entrer pour demander mon chemin.
« La buraliste me dit aimablement:
« La Châtaigneraie? Tenez, Monsieur, voici
justement le valet de chambre de M. Bréville qui
sort d'ici. Il va vous montrer la route.
« Je sortis vivement, et sur la place, je rejoignis
un petit vieillard à la mine réjouie, que je n'eus
pas de peine à reconnaître - car vous m'aviez tracé
son portrait dans une lettre où, sur ma demande,
vous me décriviez votre entourage.
« Pardon 1 lui dis-je; n'êtes-vous pas M. Germain?
« - Oui, l\Ionsieur.
« - Eh bien 1 mon ami, je suis bien aise de V'lU ,
voir. Vous allez me conduire à la Châtaigneraie, el
chemin faisant. vous me donnerez des nouvelles de
ma cousine, Mlle Liliane.
« Votre cousine? Mlle Liliane? répéta le bonhomme. Mais, MOllsieur, qui ôtes-vous donc? Il en
pleut, des cousins, depu I~ quelques jours ...
Mr. Sidney Hatcliltc, de N.: w-York.
« « - Ah 1 par exemple 1 ça, c'est drôle 1 Monsieur
a bien changé depuis touL à l'heure 1
« Comment cela?
« - Le monsieur que Monsieur dit est chez nous
depuis tantôt six jours, et dame 1 il ne ressemble pas
à Monsieur!
« - Que dites-vous, demandai-je, intrigué, inquiet
plon~és
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
1
137
aussi. Il Y a chez M. BrévilIe, depuis plusieurs jours,
un homme qui dit s'appeler Sidney RatcIifTe?
(( - Oui, Monsieur. Et même que ses valises sont
marquées S. R., comme qui dirait ses initiales. Je
le sais bien; c'est moi qui les ai montées dans sa
chambre.
« - Et comment est-il? fis-je, pris d'un vague
doute.
«Rouge de figure, rouge de cheveux, noir de
dents, noir d'ongles.
Sidney allait s'aventurer dans d'autres détails
également flatteurs, quand il se souvint de la présence de Lucy et coupa court.
- Je pressai Germain de questions, et mes soupçons se précisèrent bientôt.
« Eh bien 1 lui dis-je, très agité cette fois;
écoutez-moi, Germain.
« Vous avez vu que j'ai tout de suite su votre nom.
C'est parce que Mlle Liliane m'a plusieurs fois parlé
de vous dans ses lettres. J'ai sur moi son portrait
Le reconnaissez-vous?
« Je lui montrai une petite photo vous représentant avec votre chienne; ce portrait n'a jamais
quitté mon portefeuille depuis que je l'ai reçu.
« Comme i faisait un signe affirmatif, je poursuivis:
« - Vous savez sans cloute que mon bateau a fait
naufrage. A la faveur de cet accident, quelqu'un
s'est emparé de mes papiers, de mes valises, a ap:pris
- Dieu sait comment 1 - l'adresse de l\111e Brévllle,
et s'est rendu à la Châtaigneraie à ma place.
« C'est-y possible, mon bon Monsieur? Ah 1 je
suis joliment content, vu que l'autre M. Sidney ne
lUe plaisait pas du tout.
« Et puis (je sais beaucoup de choses, moi, parce
qu'on ne se cache pas de moi. Je suis comme qui
dirait de la famille, depuis le temps que je connais
Mademoiselle 1) il l'a demandée en mariage.
« Elle n'a pas voulu, et elle a rudement biell fait
parce que, vous savez, des malpolis comme ça, il n'en
fant pas chez nous; ça n'est pas notre genre.
vous arriverez peut-être à rendre la
« l!~I1suite,
�138
LE CHEVA LIER PRINTE MPS
gaieté à Mademoiselle, ':"qui est bien triste depuis
quelque temps, rappor t à son cousin. Pour moi,
elle fait de la neurasthénie, mais elle en fera encore
bien plus quand elle sera mariée avec ce vieux rabatjoie de Comte de Gravillages.
« - Elle va donc se marier?
« - Mais oui, mon bon Monsieur; mais pour sûr,
pas de bon gré, vu que l'autre soir, quand je suis
entré dans sa chambre, elle était en train d'écrire
en veux-tu, en voilà, dans un petit livre (son Journal, qu'elle l'appelle), et elle pleurait t
« Le brave homme avait l'air tout contrit. Je lui
dis:
Germain, vous croyez bien, n'est-ce pas,
« que c'est moi le véritable Sidney Ratcliffe, le cousin
de Mlle Bréville?
Oh r pour cela, oui, Monsieur t
« « - Et que je ne désire que son bien?
Oh r pour cela, oui, Monsieur t
« « - Bon. Avant d'entre prendr e quoi que ce soit,
il faut que je sache à quoi m'en tenir sur les sentiments de ma cousine à l'égard de son fiancé.
« Vous dites qu'elle confie ses pensées à un journal.
Si elle est malheureuse du mariage qui se prépare,
elle l'aura écrit dans ce petit livre, n'est-ce pas?
Oh t pour sO,r que oui, Monsieur t
« « - Alors, mon bon Germain, je vais vous
demander une chose: vous procurer ce journal en
secret, et me le confier p'endant quelques heures.
« Je vous promet s qu il n'en résulte ra rien de
mauvais pour vous, ni pour ceux auxquels vous êtes
si dévoué. Bien au contraire. En attenda nt, ne l?arlez
à personne de la rencontre que vous avez faIte cc
matin.
« Persua dé qu'il y allait de votre intérêt, le bon
Germain se laissa convaincre et, deux heures après,
il m'appo rtait, à un endroit fixé au préalable, votre
journal... votre cher beau petit journa l de jeune fille
tendre et pure.
« J'y lus ... de bien belles choses (nous y reviendrons plus tard) ; mais j'appri s en outre qu'à l'issue
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
139
du bal dont Germain m'avait parlé, et qui devait
avoir lieu le même soir, vous vous fianceriez - contre
votre cœur - au comte de Gravillages ...
« Pas un instant n'était à perdre. Il fallait à tout
prix empêcher cette chose monstrueuse de s'accomplirl
« Quelques commentaires (fort spirituellement
tournés, ma cousine), me firent connaître le déguisement du Comte, et je résolus de le supplanter .. .
sous le masque.
« Sur ma demande, Germain me déclara qu'il se
chargeait de la domesticité _du Comte. Quant à luimême, son rôle consisterait à retenir le gentilhomme,
s'il se présentait pour parler à votre oncle, jusqu'à
ce que la gendarmerie, appelée par moi, fût venue
arrêter le coupable. Vous savez comment il s'en est
acquitté.
« Inutile de vous dire que les arguments qui
convainquirent les valets du château furent d'autre
nature que ceux, d'ordre purement moral, que j'avais
employés vis-à-vis du brave Germain.
« Vous savez le reste.
Lucy Schwartz pleurait en silence.
- Votre mari est indigne de vous, Lucy, poursui,
vit le jeune homme. Laissez-le à son triste sort.
Mais elle secoua la tête.
- Non, dit-elle. Je l'ai épousé lor beller and lor
Worse (1). Les mauvais jours sont, hélas [ les plus
nombreux, mais je n'ai pas à me demander s'ils sont
Ou non son œuvre: je parLagerai son sort jusqu'au
bout. Peut-être les meIlleurs jours finiront-ils par
Venir ..
« Je tâcherai de trouver des leçons d'anglais et de
ll111sique, et, quand OLto me sera rendu, nous vivrons
comme nous pourrons.
cc Sans douLe arriverai-je à meUre en valeur ce
qui, en lui, est resté bon.
- Je le souhaiLe, ma pauvre amie. Mais, si voLre
décision esL irrévocable, du moins je puis faire quel(1) Pour les meilleurs jours comme pour les plus mauvais .
�140
LE CHEVALIER PRINTEMPS
que chose pour vous: retirer ma plainte, de sorte
qu'on vous rendra tout de suite votre mari.
- Ah 1 vous feriez cela, Sidney? Combien je vous
en serais reconnaissante 1
- Mais certainement. Qu'en pensez-vous, Liliane?
- Oh 1 c'est mon plus cher désir. Puissiez-vous,
Madame, connaître désormais les jours heureux.
Et Liliane, se penchant, embrassa gentiment la
jeune femme éplorée.
Lorsqu'elle eut rendu ce baiser à sa nouvelle
amie, et refoulé l'émotion née de la compassion dont
elle était l'objet, l'Américaine se leva pour prendre
congé.
- Voulez-vous rester encore un instant, Madame?
demanda Liliane. J'ai à Paris une amie qui peut vous
être utile, vous procurer du travail. Elle a beaucoup
de relations . .le vais vous remetLre un mot d'introduction auprès d'elle.
La jeune fille eut tôt fait de tourner une gent;Ile
lettre capable d'éveiller l'intér~
de son amie pour ln
personne ainsi recomandé~.
Elle la remit à Lucy
Schwartz en lui disant:
- Mes vœux vous accompagnent, Madame.
- Merci, Mademoiselle, répondit l'étrangère, et
adieu. Jc n'oublierai jamais votre accueil, et toute
ma reconnaissance vous est acquise.
Puis, se tournant vers son compatriote, elle lui
rappela sa promesse relative à la mise en libertl'
d'Otto.
M. Bréville parut à ce momenL. II avait Vil l'Américaine à son arrivée à la Châtaigneraie, alors que
Liliane était encore plongée dans un sommeil réparateur, si bien que les présentations se trouvaient.
déjà faites.
Le maître de la maison se contenta d'un amicn 1
signe de tête à l'adresse de la jeune femme, puis il
s'enquit alIecLueusement de l'état de santé de sa
nièce.
Comme Sidney lui faisait part de son inteo~l
d'aller à la gendarnH'rie pour retirer sa plainte, Ji
sr (J'lar~
prüL à accompagner le jeune homme, afin
�LE CHEVALIER PRINTEMP S
141
d'aplanir toutes les difficultés susceptibles de s'opposer à l'exécution de son projet, ou la retarder.
- L'aulo est il la porte, dit-il. Elle nous déposera
tous les trois à Castelfogeac en quelques minutes.
« Notre petite affaire réglée, je vous ramène ici,
n'est-ce pas, Ml' RatclifIe? Nous serOIlS de retour pour
l'heure du déjeuner.
Sidney jeta un coup d'œil vers sa cousine, qui eut
un regard éloquent pour appuyer l'invitation de son
oncle.
De brefs adieux ... et Liliane se retrouva seule, un
peu étourdie par les révélations qui avaient salué son
réveil.
Son « Journal \) 1 Sidney avait lu son journal... Il
avait pris connaissance de ce fidèle témoignage de
ses impressions 1 Qu'allait-il penser d'elle?
La pudeur que miss Dodds lui avait toujours
inculquée commandait qu'elle mourût sur-le-champ.
Eh bien 1 non ... Était-elle dOllC éhontée? Elle sentait bien qu'au fond de son cœur elle se réjouissait
d'avoir ainsi révélé son âme à celui qui en était le
maître et l'animateur.
Mais il fallait songer à mettre à profit la demi-heure
qui restait avant le repas, pour compléter la toilette hâtive faite le matin.
Liliane gagna donc sa chambre, où la rejoignit son
institutrice désireuse de lui éviter toute fatigue.
Miss Dodds s'épancha en exclamatioIls pittoresques et en commentaires SIlr les derniers événements.
Elle avait été mise au courant de la situation par
un entretien avec Ml's Schwartz en attcndant le
réveil de son élève, ct eÏle était cllcore toule bouleversée du drame qui, il son esprit habitué à la monotonie de l'existence journalière, se présentait sous
de gigantesques proportions.
Mais, si elle souhaitait Ulle confidence, c'est en
'ain qu'elle l'attenùit.
Liliane n'était pas en état de dévoiler des sentiments intimes qu'elle ne pouvait el-m~
analyser
Cllcore. De plus, malgré les paroles eL les regards qui
pouvaient lui faire croire à la tendresse de son cousm,
�142
LE CHEVALIER PRINTEMl1S
elle éprouvait comme une crainte superstitieuse de
s'abandonner à cette douce impression.
Bref, elle se borna à écouter le babillage et à subir
les étonnements quasi enfantins de l'Anglaise, et elle
descendit lorsqu'elle eut passé un lissoir d'écaille dans
l'auréole blonde de sa chevelure, et troqué la souple
soie mauve au semis de violettes contre une robe
de fine serge bleue simplement égayée d'organdi
neigeux.
Véga l'attendait dans le hall. Elle n'avait pas vu
sa jeune maîtresse depuis la veille, ayant été à
l'attache pendant toute la durée du bal. Aussi lui
fit-elle une fête particulière.
Elle employa même toutes sortes de ruses pour
tâcher d'amorcer une partie de cache-cache dans
le jardin; mais Liliane, après l'assaut récemment
subi, ne se sentait pas assez forte pour se livrer à des
exercices violents.
Bientôt, un ronflement de moteur vint mettre un
terme aux dernières hésitations : les deux messieurs
rentraient.
La jeune fille alla à leur- rencontre, et Sidney ne
put dissimuler complètement son admiration devant
l'apparition nimbée d'or qui se penchait sur la balustrade du perron · ensoleillé.
On servit le déjeuner, et les quatre convives prirent
place autour de la table ovale : les deux hommes
face à face, Liliane à la droite de son oncle, et Miss
Dodds vis-à-vis d'elle.
M. Bréville rendit comple de la mission qu'ils
venaient de remplir. Tout s'était fort bien passé;
Olto Schwartz avait été rendu à son épouse, el à
l'aide d'un prêt de leur compatriote, les deux Américains devaient parlir pour Paris le soir même.
Otto avait paru fort honteux de sa dernière
équipée; il avait remercié Sidney de sa générosité ct
avait même promis de s'amender.
l\l. Bréville n'était guère convaincu de l'efficacité
de ces sermenls, mais Lucy Schwartz avait paru
l'emplie d'un tel espoir, que ni lui, lli Sidney n'avaicn L
eu le cœur de lui ôter ses illusions.
�LE CllEVALlEH l'HINTElI1PS
143
- Je souhaite vivement que ce pauvre garçon se
trans[orme, dit l'industriel, mais ...
(( Il s'est, en tout cas, déclaré prêt à n'importe
quel travail, et s'il a dit vrai, il trouvera certainement un emploi quelconque à l'une des adresses que
je lui ai données.
(( De cette façon, ces deux pauvres épaves seront
tout au moins à l'abri du besoin 1
(( J'ai pensé qu'il était préférable de ne pas les
retenir ici, à cause du souvenir pénible que ne pourrait manquer d'évoquer le pays.
(( D'ailleurs, pour ma part, j'ai maintenant mon
personnel au complet, ajouta-t-il en lançant à son
invité un regard d'intelligence.
(( Car j'ai une nouvelle à t'annoncer, Lilette.
Liliane tressaillit, cette nouvelle paraissant avoir
trait au jeune homme assis à sa droite. Elle redoubla
d'attention, et, à sa grande surprise, elle apprit ceci ;
L'ingénieur récemmen t engagé par son oncle avait
fait faux bond au dernier momen t, et l'industriel,
au cours de la conversation de la nuit derniére, avait
découvert en Sidney le collaborateur rêvé, familiarisé avec les méthodes les plus perfectionnées préconisées dans les public schools américaines.
M. Bréville avait donc ofIert au jeune ingénieur
d'outre-mer la direction de son usine de CasLelfogeac.
- Quel bonheur 1 fit la petite prime-sautière;
vous ne repartirez plus en Amérique 1
Et ses yeux exprimèrent une telle joie, que Miss
Dodds toussa ostensiblement pour la rappeler à
l'ordre, et marqua sa désapprobation en pinçant
les lèvres jusqu'à faire de sa bouche une simple
fente de boîte aux leUres.
Cette ;mimique attira l'attention de Sidney sur
sa voisine de droite, ct, comme les lettres de sa cousine l'avaient mis au courant du faible de l'institutrice, il entama avec elle une longue controverse
dont Shakespeare était le thème.
Le Yankee apportait, dans ce petit pays perdu,
les dernières théories suivant lesquelles le héros de
Miss Doùds JI'aurait été qu'un prète-HOIll, et ces
�144
LE CHEVALIER PRINTEMPS
allégations perfides faisaient monter aux joues desséchées le rouge de la colère.
Il fallut toute la diplomatie de Sidney et de Liliane
réunis pour faire cesser l'indignation de l'institutrice.
Le jeune homme dut affirmer qu'il ne s'agissait
que d'une taquinerie oiseuse de sa part, et que luimême ne croyait pas à ces assertions futiles.
Quant à la sage Liliane, elle mit fin à l'incident en
déclarant:
- Quelqu'un a tout de même écrit les jolies choses
que vous admirez, chère Miss Dodds. C'est celui-là,
avec son talent et son âme, qui vous est cher. Qu'importe, dès lors, qu'il s'appelle Shakespeare, Bacon,
Lord Derby, ou d'un autre nom 1
L'Anglaise s'inclina devant cette philosophie.
Un accord à l'amiable étant ainsi intervenu sur ce
sujet épineux, elle prit un véritable plaisir à s'entretenir de son poète bien-aimé avec le fin lettré qu'était
le jeune homme.
On passa au salon pour prendre le café. C'était
un breuvage que Miss Dodds adorait, et elle le prenait chaque jour avec une visihle satisfaction, en
compagnie de M. Bréville, tandis que Liliane faisait un peu de musiqüe.
Sidney, qui ne buvait pas de café, demanda que
sa présence ne changeât rien aux habitudes ne la
maison.
Il avisa un recueil posé sur un coin du piano, le
prit, et regardant Liliane de ses yeux limpides et
câlins:
- Chantez celle-ci 1 supplia-t-il de sa voix douce.
C'était une romance ùe Duparc sur le poème berceur de Baudelaire: L'invitation au Voyage.
Liliane se mit au piano, et, égrenant les perles
de l'accompagnement, elle gazouilla de sa voix de
source le beau chant nostalgique:
Mon en/mIl, ma sœur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas, vivre ensemble ...
Le jeune homme s'était assis sur un tabouret, tout
�LE CHEVALIER
PHlNTE~:s
14.j
au?res de la banquette cannée, et son re 6ard ne
qUIttait pas la chanteuse.
Liliane sentait ce regard peser sur eHe. et son
cœur palpitait; mais, loin d'en être altéré, le son
de sa voix se faisait plus ample, plus chaud, plus
vibrant.
Lorsque, après avoir murmuré le dernier refrain:
Là, tout n'est qu'ordre el beauté 1. ..
elle regarda son cousin, une dévotion si tendre se
lisait dans les yeux du jeune homme, qu'une contraction nerveuse empêcha les petits doigts de jouer les
dernières notes.
Elle s'arrêta net, et dut entendre les éloges de S011
oncle et de son institutrice.
Seul, Sidney RatclifTe ne disait rien. Il semblait
sortir d'un songe ...
La conversation reprit. M. Bréville désira savoir
comment un Américain pouvait arriver à manier
la langue française avec une telle dextérité, sans
que le moindre accent trahit son origine.
Mais Sidney lui rappela qu'il était Français par
sa mère. Il ajouta que M1's. RatclifTe, jusqu'à sa
mort, n'avait parlé que français à son fils, et avait
elle-même veillé à ce que son instruction dans cette
langue fût impeccable, le nourrissant d'excellentes
lectures et insistant avec force pour qu'aucune autre
étude n'eût le pas sur celle-là.
Au bout d'une vingtaine de minutes, le maître
de maison se retira dans son cabinet de travail.
Il conseilla aux deux femmes de profiter du heau
soleil pour faire faire un tour de jardin à leur compagnon.
Liliane passa sa cape de laine, tandis que Miss
Dodds s'aO'uhlail d'un « fichu» couleur de moutarde,
et le trio sortit.
La joie de Véga, lorsqu'clle vit sa maîtresse en
tenue de jardin, fut un peu tempérée par la présence
d'un inconnu.
.
Mais on fit les préHentations, et, dès que l'animal
�LE CllEVALlEH PHINTEMl'S
cu t nairé un ami dans celui qui ll,li flattait le col en
lui parlant d'une voix douce, il lécha la main de
Sidney et se laissa aller sans arrière-pensée au bonheur d'une sortie printanière.
On contourna les allées du parc en devisant, puis
soudain, au tournant d'un sentier, la tour de pierre
se dressa devant les promeneurs.
Liliane devint écarlate.
- Oh! montons-y! implora le jeune homme.
- Je ne sais, .. commença Liliane.
l'lais Miss Dodds, prise d'un enthousiasme subit,
s'écria:
- l\lais oui, allons là-haut. Il y a des sièges sur
la terrasse, et le soleil y est beaucoup plus chaud que
partout ailleurs.
« Nous pourrons nous installer commodément.
c( Je vais chercher un livre. Montez; je vous rejoins
dans un instant.
A quoi pensait-elle donc? Elle ' refusa l'offre obligeante de son élève, qui voulait courir chercher ce
dont eIJe avait besoin, et les deux jeunes gens gravirent seuls de nouveau, en plein jour cette fois,
les degrés branlants de la tour.
- Je suis heureux de me trouver seul avec vous,
Liliane, commença le jeune homme dès qu'ils furent
assis sur la terrasse baignée de soleil tiède: elle dans
un fauleuil d'osier, lui sur une chaise en face d'eIJe !
cc J'ai tant de choses à me faire pardonner 1
cc Je reconnais que j'ai commis une grosse indiscrétion en demandant à Germain de me communiquer
votre Journal. Mais, sans parler, pour plaider ma
cause, ùe l'intention qui était bonne ... serai-je franc?
ct vous dirai-je que je ne regrette rien?
11 laissa errer son regard sur le merveilleux paysage qu'il dominait de son observatoire, puis posa
de nouveau les yeux sur sa jolie cousine et reprit :
- Non, je ne regrette rien, Liliane, parce que,
mieux et plus rapidement que par toutes les conversations que nous aurions pu avoir ensemble, j'ai
lu Cil votre helle âme comme dans un livre ouverL,
eL j'ai appris ainsi une chose que jamais, même dans
�U;: CHEVAl..IÈR PRtNTEMPS
147
mes rêves les p,lus optimistes, je n'aurais osé croire
possible.
« Liliane, moi qui vous aime depuis que mon cœur
d'adolescent a commencé de s'ouvrir à l'Amour,
est-ce vrai, dites, què j'ai été payé de retour?
« Si j'ai par trop démérité, s'il vous est impossible
d'oublier ce dont je me suis rendu coupable, eh bien 1
je me retirerai de votre vue, et, dussé-je en rester
brisé, je ne vous importunerai jamais plus.
« Mais si, au contraire, vous ne me jugez pas indigne
de miséricorde, voulez-vous, Liliane, en signe de
pardon, me renouveler le gage précieux donné hier
soir en témoignage de votre confiance?
Sans hésiter, et pour la seconde fois, Liliane, le
cœur empli d'un trouble intense, tendit sa joue
nacrée au baiser du jeune homme.
- Sidney, dit-elle en séparant lentement les roses
pétales de sa bouche, pour prononcer ce nom harmonieux, pourquoi vous le caheris~j
puisque,
dans une bonne intention, vous avez forcé mon
secret?
« Oui, je le répète devant le site enchanteur qui
m'a révélée à moi-même, le jour où (vous l'avez appris
par votre lecture) je vous expédiai la dépêche interceptée : je vous aime, Sidney, et rien ne saurait peindre
ma désillusion et ma peine lorsque je vis paraître
celui qui avait emprunté votre nom.
« Mon être intérieur se refusait à croire à ceLte
métamorphose. Tout ce que vous aimiez, l'autre le
reniait.
« Nos chers auteurs, vos beaux poètes anglais: il
les raillait; la musique: il bâillait en l'éc.outant. Il
a tout critiqué; il a été insolent envers miss Dodds;
il a battu ma chiennc ...
« Cependant, pourquoi ne me serais-je pas rendue
à la trompeuse évidence? Comment aurais-j e soupçonné pareille fourberie?
« J'avais déjà connu, quelques jours plus tôt,
l'indicible torture de vous croire disparu ùe ce monde
à tOtÜ jamais.
« Je connaissais celle fois une seconùe torture,
�148
LE CHEVALIER PRINTEMPS
plus effroyable encore: celle de vous voir vivant,
en efTet, au sens matériel du mot, mais mort à tout
sentiment élevé, non seulement laid de visage (que
m'importait cela?) mais si vil d'âme que rien ne
pouvait adoucir ma peine.
« Non, jamais vous ne saurez ce que j'ai souffert, ce
jour-là et les suivants.
« Quant à la demande en mariage, ce fut une
infàme comédie, et ce que je croyais être mes dernières illusions sombra devant l'odieux marchandage
dont je fus témoin, entre le faux Sidney et le Comte
de Gravillages .. ,
« J'ai su ce jour-là ce qu'était la honte, la honte
qui fail frissonner et rougir, et certes, vous m'auriez vue à ce moment, vous m'eussiez crue coupable
plutôt que victime ..
(( Mais, je m'en rends compte aujourd'hui, ce
n'étaient pas mes dernières illUSIOns qUI s'envolèrent
alors pour ne plus revenir .
• If m'en reste encore, puis~e
vous voilà, vous,
ma belle illusion devenue réalIté... mon beau rêve
devenu palpable...
Il Oui, mon rêve 1 Car, l'avant-dernière nuit, alors
que, mes illusions écroulées, j'avais abandonné tout
espoir, vous m'êtes ap:paru, Sidney, non sous votre
forme corporelle, maIS immatérialIsé.
Il Il ne flottait de vous, dans ce r~ve,
que des atomes
indivisibles, mais d'une puissance souveraine, dont
le souffle coordonnait tontl'S les irrégularités humaines
pour en faire un tout harmonieux.
Il Il filtra tout à coup, de ce pouvoir occulte, un
rayonnement si bienfaisant que toutes les rigueurs,
toutes les aspérités, toutes les menaces, en un mot,
d'une situatIOn inquiétante se trouvèrent dissipées,
Il Longtemps, hIer, je me suis demandé ce que
signifiait cette irradiation purificatrice.
I( Et voici qu'à présent, tout s'éclaircit 1
« Le site froid et abrupt dans lequel je me mouvais, c'était, je le comprends, l'existellce qui m'attendait sans votre intervention.
« Le paysage enchanteur qui lui a succédé c'est
�LE CHEVALIER PRINTEMP S
149
l'état d'âme où je suis plongée mainlcnuut que vous
êtes près de moi.
« Et le magicien qui a transformé tout cela, c'est
vous, mon cher, cher cousin, vous en qui j'ai cu foi
et qui n'avez pas trompé mon espérance.
\'( Je me souviens d'une phrase que j'ai prononcée,
l'autre jour, à cette même place.
cc La veille encore, c'était l'hiver, et ce jour-là.
le printemps naissait.
cc Or, vous le savez sans doute, puisque vous
avez lu mes confidences - Je même phénomèlw
s'était produit dans mon cœur: la veille encore.
c'était l'Hiver, et ce jour-là, le Prin/rmps naissait.
fi: Ma joie de le constater était telle que je murmurai
presque involontairement:
cc Merci, Chevalier Printemps.
cc Était-ce un pressentiment?
cc Toujours est-il que ces mots me paraissent aujourd'hui prophétiques.
cc Laissez-moi les répéter: Merci, merci, Chevalier
Printemps.
cc Quelle reconnaissance ne vous dois-je pas, puisque
grâce à VOllS, l'avenir contient peut-être encore de
riantes promesses pour moi, au heu de la vie aust~rc
et sans joie qui a failli être mon lot.
cc Car je n'envisage plus, oh, mais plus du tout.
l'hymen auquel, de guerre lasse, j'avais presqll!1
consenti.
cc Vous m'aiderez, n'est-ce pas, à défaire ce que
mon oncle et le Comte de GraviIIages considèrent
peut-êtTe comme des liens.
cc Hien de décisif n'a été prononcé, c'est vrai, mais
j'ai laissé entrevoir un consentement que je me sens
aujourd'hui incapable de maintenir ...
cc MainLcnanL que vous des là, tout me semhle
aplani, tout me paraît facile.
«( Je ne crains plus ce fanloehe qn'est le comte Ih
Gravilu~es.
et je me fic à vous ponr faire l'eIlOllc' 'r
mon oncle il son funeste projet.
Sidney s'était laissé glisser de son siège. Comm
la veille au soir. il avait mis un aellOll PIl terre. el.
�150
LE CHEV ALlER PRINTEMPS
ayant saisi la menotte de sa cousine, il appuyait ses
lèvres sur la peau blanche et fine.
Elle, tremblante, n'osait se dérobc'r à cette tendresse respectueuse.
Véga, couchée quelques pas plus loin, la tête dans
ses pattes, feignait de dormir, mais surveillait, les
yeux mi-clos, la scène qui se déroulait devant elle.
- Comme vous avez raison dans votre confiant
espoir, petite Liliane 1 dit le jeune homme ému.
« .Je suis venu à vous parce que je vous aime.
« C'est vrai que tout est simple, que plus une difficulté n'existe, à présent que je suis là 1
« Écoutez-moi, ma chérie, ne tremblez plus ainsi.
Je suis ici pour vous protéger, contre tout, contre tOitS.
« J'ai eu, hier soir, un long et important entretien
avec votre oncle. Il a reconnu qu'après la scène burlesque qui venait d'avoir lieu, votre union avec le
comte de Gravillages ne pouvait plus être envisagèe.
« Je lui ai narré toute mon hIstoire - nolre histoire, mon aimée - sans lui rien cacher. Il a su que
vous lui faisiez un grand sacrifice en consentant à
ce mariage, ct, comme il vous aime bien, il a déploré
son aveuglement, ct, a-t-il dit, son égoïsme.
« Il a d'ailleurs convenu que, de toute façon,
votre ahnégation devenait complètement inutile,
du fait même que le Comte a aujourd'hui perdu tout
son prestige aux yeux de ses administrés.
« Bref, pour ne pas entrer dans de trop longs
déLails, il m'a autorisé à ... briguer auprès de vous
la place qu'a failli occuper M. le comte de Gravillages.
« Liliane. mou amour, dites que vous voulez bien ...
Le cœur de la pauvre petite battait à se rompre.
Sa gorge se contractait; elle sentait qu'elle ne pourrait répondre sans donner libre cours à l'émotion qui
l'étreignait. .
Aussi, sans prononcer une parole, elle enlaça de
son bras gauche le cou de... son fiancé touj ours
agenouillé, eL posa sa tête hlonde sur la virile épaule.
Elle éLait là depuis une demi-minute environ,
bercée 1)ar un calme bonheur insoupçonné jusqu'alors,
lorsque Miss Dodds survint, essoufflée.
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
151
Elle resta pétrifiée devant le spectacle qui s'otTrait
à sa vue, et résuma la situation en répétant les paroles
du duc de Suffolk dans la tragédie historique dc
« Henry VI )) :
« Elle est belle; donc, faile pour être courtisée;
Elle est femme; donc taile pour être conquise Il.
Liliane quitta son fauteuil, et sans lâcher la main
du jeune homme, qui s'était relevé, elle le conduisit
vers son institutrice.
- Chère Miss Dodds, dit-elle en embrassant
l'Anglaise, ne vous effarouchez pas. Sidney est mon
fiancé. Il faudra que vous l'aimiez bien. Je suis
sûre que vous n'y aurez aucune peine, car vous avez
bien des goûts communs : il aime la musique, il
aime Shakespeare et... il m'aime ...
Sidney RatclifTe s'adressa à son tour à la pauvre
fille ébahie. Il la remercia en termes bienveillants
de l'amitié qu'elle avait toujours portée à sa chère
petite Liliane.
La couche de glace, dont Miss Dodds semblait
avoir enduit toute sa personne dès son apparition
sur la terrasse, fondait peu à peu sous l'influcnce
bienfaisante de cette cordialité.
La fente horizontale de sa bouche reprit une épaisseur normale, et soudain - ô prodige 1- Miss Dodds
sourit de tous les ors de sa double mâchoire.
Elle congratula les jeunes gens sans la moindre
animosité et ne protesta point quand Sidney,
profitant de ce que sa fiancée s'était détournée pour
caresser Véga, lui dit:
« Je souhaite que nous nous entendions hien,
Miss Dodds, pour que vous consentiez à élever plus
tard les enfants de Liliane ...
A ce moment la jeune fille se retourna.
L'Anglaise leva vers son élève son regard sans
grâce, et Liliane, tout émue, put voir de grosses
larmes s'échapper des prunelles glauques qui ne
savaient s'éclairer que pour elle.
Elle se jeta au cou de l'institutrice.
- Qu'avez-vous, Miss Dodds? Il ne faut pas
pleurer.
�152
LE CHEVALIER PRINTEMPS
cc Mon bonheur, c'est beaucoup le vôtre. Vous savez
bien comme je sais être aimable quand je me sens
joyeuse. Vous en aurez donc votre part, et ce n'est
que justice, car je suis votre œuvre.
cc Si vous n'aviez façonné mon âme comme vous
l'avez fait; si, ayant eu sous les yeux des exemples
différents, j'avais été différente, Sidney m'aurait-il
trouvée à son goût?
- Je pleure de joie, Lily, répondit miss Dodds
en la serrant sur son cœur.
cc Et puis, si l'émotion me gagne, c'est aussi que je
fais un retour sur moi-même. Vous aurez des enfants,
ma chérie. Ils seront votre joie, et entre eux et votre
cher mari, votre cœur toujours se tiendra au chaud.
cc Il ne connaîtra pas les heures glacées qui sont le
lot des sans-foyer.
cc Si j'avais pu, moi aussi, savourer ces joies fami~
liaI es, je serais tout autre, croyez-le, et je saurais
mieux sourire.
'cc J'ai parfois tenu des propos amers et pessimistes
en votre présence, Liliane, et je m'en excuse auprès
de votre souriante jeunesse que j'ai souvent attristée.
cc Dieu merci, votre gaieté n'en a pas été assombrie, et je souhaite de tout mon cœur que votre nouvelle vie, toute de tendresse et de bonheur paisible,
donne tort à mes maussades théories.
Liliane, attendrie, leva timidement les yeux vers
le mâle visage de Sidney, où se lisait clairement la
ferme volonté de la rendre heureuse el de lui épargner tout souci.
Puis elle rassura et consola de son mieux la brave
fille, ùont le cœur n'était sec que superficiellement et
qui, au contraire, avait su d'instincL, en mainte
occasion, remplacer auprès de la douce orpheline la
tendresse maternelle qui lui faisait tant défaut.
Eulin, Liliane maîtrisa son émotion.
- Je descends voir mon oncle, Sidney... il doit
se douLer que j'ai du nouveau à lui annoncer. Venezvous?
Accompagné de la chienne, le pelil grollpe s'achemina lentement vers la maison. Sidney diL à Liliane
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
153
sa joie de l'avoir trouvée si pareille à ce que ses lettres
faisaient présa~e,
et son émotion en pénétrant dans
la chambre si Joliment aménagée par elle, avec tant
de goû.t et tant de cœur à la fois.
Il avait retrouvé des portraits de famille qui
figuraient dans le vieil album maternel, et d'autres
photographies de sa mère qu'il ne connaissait pas
encore. Avec quelle tendre curiosité il les avait
dévorées des yeux 1
Il fut convenu que Liliane entrerait d'abord seule
chez son oncle, et que Sidney viendrait l'y rejoindre
au bout de quelques minutes.
La jeune hIle se pencha vers son fiancé et lui dit:
- Faut-il si vite se quitter?
- Hélas! pour l'instant... répondit-il à voix basse;
mais dans quelque temps, jamais plus ...
Ils échangèrent une éloquente pression de mains,
et Liliane frappa à la porte du cabinet de travail.
- Entrez! dit une voix familière.
Quel miracle! Tout lui paraissait accueillant,
aujourd'hui, dans le bureau sobre aux tentures havane.
Les dossiers eux-mêmes semblaient se parer de
couleurs plus gaies, et le visage qui se penchait sur
eux arborait le sourire qu'elle aimait.
Aucune timidité ne la retint.
Elle alla, sans souci de troubler le travail de son
oncle, se planter derrière lui. Puis, câlincment, elle
lui entoura le cou de ses deux mains.
- Petit oncle, dit-elle d'une voix émue, merci.
« Vous m'avez donné la plus grande joie que j'aie
connue dans ma vie.
- Te voilà contente, petite'? interrogea M. Bréville avec son meilleur sourire, en caressant les
cheveux de sa nièce. Que ne m'as-tu dit tout de suite
que tu avais quelqu'un en tête?
- Mais ...
- Ennn 1 ce gaillard-là a tout alTangé. Il a de la
volonté, cela me plait 1 Et puis! il a du cœur, et il
t'aime d'une façon désintéressée. Je crois que tu
seras heureuse.
« C'est égal! il est arrivé à temps pour empêcher
�154
LE CHEVALIER PRINTEMPS
une belle boulette 1 Tu n'en veux pas trop à ton
vieil oncle de n'avoir pas su lire en toi, petite Lilette?
- C'était à moi de vous parler à cœur ouvert,
mais ... je n'osais pas. Je voyais que vous teniez tant
à votre succès politique 1
_ Bah 1 j'étais fou ... ou par trop égoïste. Ton
bonheur avant tout, n'est-ce pas?
« Et puis, nous arriverons bien sans le Comte de
Gravillages. Si ce n'est pas cette fois-ci, ce sera la
suivante 1 Nous sommes assez jeunes pour ne pas
nous décourager, ajolrla-t-il en riant.
�XIII
FIANÇAILLES
Ce fut bientôt le tour de Sidney d'entrer et de venir
recevoir les doubles félicitations de son futur oncle
et de celui avec qui il allait collaborer.
Il prit dans sa main celle de sa cousine, et dit:
- Que je suis heureux de ne pas vous l'enlever,
tout en la recevant de vos mains, mon oncle!
« Voyez-vous, c'eût été pour moi, dans ma joie,
une ombre, un véritable remords que de l'arracher
à ce joli cadre bien français, auquel elle est si atta.chée, et en même temps à tous ceux qu'elle a touJOurs aimés.
« De cette façon, je ne la prends pas: je viens à
elle, avec tout mon amour comme bagages, et c'est
moi qui vais commencer une vie nouvelle à ses côtéset aux vôtres, puisque vous voulez bien, m'avez-vous
dit déjà, mettre une partie de votre demeure à notre
disposition.
Liliane embrassa de nouveau son oncle.
- Que c'est gentil à vous! Le seul point noir dans
lnon horizon de bonheur eût été le départ de cette
Inaison que j'aime. Et maintenant que tout consPire pour me rendre heureuse, j'ai peur de l'être
trop 1
Il fallut que M. Bréville lui rappelât un autre
. Point noir: le Comte de Gravillages, à qui il seyait
de faire une visite, ou tout au moins d'écrire une
l~tre
pour mettre fin à tout malentendu possible.
- Nous l'écrirons ensemble, n'est-cc pas, Sidney?
dit-elle avec une petite moue charmante.
�156
LE C~EVALIR
PRINTEMPS
Oui, ma chérie; mais pas avant d'avoir fait
un peu de musique tous les deux.
- C'est cela, mes enfants. Allez goûter, puis
passez au salon jusqu'au dîner.
Cequifut dit fut fait. Après une bonne petite collation, à laquelle ni l'un ni l'autre ne fit grand honneur,
affamés qu'ils étaient de tendresses et de confidences plutôt que d'aliments matériels, ils se mirent
tous deux au piano, sous l'œil attendri de Miss Dodds
armée d'un livre.
Tantôt au piano tous les deux, tantôt l'un chantant, l'autre accompagnant, ils s'attaquèrent à
plusieurs partitions et à différentes recueils, si bien
que l'heure passa sans qu'ils s'en rendissent compte.
Ce fut Miss Dodds qui les rappela à la réalité.
- Le dîner va être servi dans un quart d'heure,
dit-elle.
- Oh 1 mon Dieu 1 s'exclama Liliane... Et notre
lettre 1
A ce moment, M. Bréville entra au salon, agitant
un papier.
- Lisez ce que je viens de recevoir, s'écria-t-il.
Et, la tête blonde frôlant la tête brune, les deux
jeunes gens déchiffrèrent l'élucubration suivante:
« Monsieur,
Il est des choses qu'un genLilhommé ne saurai
oublier. La scène d'hier soir est, il est vrai, incapable
de faire perdre à un homme de ma qualité le prestige
que Lui a conféré toute une lignée de valeureux ancêtres;
mais elle est pour moi une leçon.
« J'ai voulu folie 1 - rompant avec toules les
traditions de ma race, trayer avec une au/re classe.
Il m'en cuit aujourd'hui 1
« J'ai été amené à me montrer aux yeux de ioule
Wle populace dans une tenue de valet. De plus, à mon
retour ici, j'ai trouvé mes laquais à leur poste, comme
si rien ne s'était passé.
« Or, ne pouvant que me priver de leurs services, qui sont lort bons à l'ordinaire, malgré les airs
insolents de aes faqllins - , ou bien soutTrir salls
«
�LE CHEVALIER PRINTEMPS
157
sanction l'injure reçue - qui cependant criait vengeance, - j'ai dû me résoudre à celle dernière alternative, bien qu'il m'en coûtdt, à moi, Gontran, Comte
de Gravillages, dernier du nom, de laisser impuni un
tel lor/ait.
« Je veux bien croire que voLre volonté est étrangère
à ce qui est arrivé. Mais il n'en est pas moins vrai
que tout cela eût dé évité, lussé-je demeuré solitaire
dans mes domaines (noblesse vaut solitude, disait
mon aïeul SigdeberL de Gravillages), au lieu de me
m~ler
aux jeux de la roLure.
« Je vous l'ai diL, Monsieur: ceci est une leçon.
Elle ne sera point perdue pour moi. Je désire vous
voir adopter pour l'avenir la ligne de conduite que je
me suis Lracée à moi-même, el qui comporte la devise:
« Chacun dans sa sphère ».
« Mes hommages à voire charmante nièce. Ma galanterie innée envers les dames m'oblige à ne lui point
tenir rigueur de ma désillusion. Mais, comme je crois
connaUre ses sentimenLs à l'égard d'un homme de son
monde, je souhaiLe qu'elle sail heureuse avec lui.
« Je vous salue.
« Gontran, Comte de Gravillages. »
« P. S. Celle leUre ne comporle pas de réponse. »
- C'est un fou, dit en riant Sidney.
- Pauvre homme 1 ajouta Liliane avec une pointe
de compassion. Je le plains bien ... vieillir ainsi tout
seul, sans amis comme sans famille 1
- Enfin, Liliane, intervint M. Bréville en souriant, te voilà délivrée d'une corvée. Pas de lettre
ennuyeuse à écrirc.
(( Mais laisse-moi vite ranger ces papiers, mon
enfant; on ne va pas tarder à se mettre à table.
Et, de fait, lorsque Liliane, ayant embrassé encore
une fois avec effusion l'oncle qui lui tenait lieu de
père, traversa le vestibule en compagnie de Sidney,
elle se trouva face à face avec Germain, qui se dirigeait vers la table du gong.
- Et toi aussi, mon bon, mon fidèle vi,eux Ger-
�158
LE CHEVALl E H P!UNTEMPS
main, il faut que je t'embrasse pour avoir conspiré
pour mon bonheur.
« Tu as eu raison de faire ce que te demandait
M. Sidney. Tu lui obéiras toujours de même, n'est-ce
pas? Car ce que tu t'apprêtes à annoncer, c'est notre
dîner de fiançailles 1
Ses lèvres fraîches frôlèrent la joue flétrie de l'ancien
serviteur, dont les yeux se mouillèrent de larmes.
Puis, bouche bée, une expression admirative
éclairant son visage, Germain regarda sa jeune
maîtresse monter l'escalier en courant, légère comme
une apparition.
Après avoir essuyé ses yeux d'un. revers de main,
il murmura, prenant à témoin le jeune homme:
- C'est-y beau, tout de même, cette jeunesse!
Et, conscient de l'importance du geste rituel
qu'il allait accomplir, il brandit son bâtonnet d'ébène
à la boule emmaillotée de peau, et fit résonner joyeusement, d'un coup magistral, le petit disque de cuivre
martelé.
FIN
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