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Les Publications de la Société Anonyme g
du "PETIT ÉCHO DE LA MODE" ~
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Pour Lui! par Alice PUJO.
Rêver et Vivre, par Jean de la BRÈTE.
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Il. Cyranette, par Norbert SEVESTRE.
12. Un Mariage .. in extremis ", par Claire GÉNIAUX.
13. Intruse, par Claude NISSaN.
14. La Maison des Troubadours, par Andrée VERTIOL.
15. Le Mariage de Lord Loveland, par Louis d'ARVERS.
16. Le Sentier du Bonheur, par L. de KÉRANY.
17. A Travers les Seigles, par Hélène MATHERS.
18. Trop Petite, par SAL V A du BÉAL.
19. Mirage d'Amour, par CHAMPOL.
, 20. Mon Mariage, par Julie BOR lUS.
21. Rêve d'AD1our, par T. TRILBY.
22. Aimé pour Lui-D1ême, par Marc HELYS.
23. Bonsoir Madarne la Lune, par Marie THIÉRY.
24. Veuvage Blanc, par Marie Anne de BOVET.
25. Illusion Masculine, par Jean de la BRÈTE.
26. L'Impossible Lien, par Jeanne de COULOMB.
27. Chemin Secret, par Lionel de MOVET.
28. Le Devoir du Fils, par Mathilde ALANIC.
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Le Rêve
d 'Antoinette
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Petit Écho de la Mode»
P. Orsoui, Directeur'
7, rue Lemaignan, Paris (XIV")
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1
Rêve J'Antoinette
1
A Illoinettc d'A ipeuille à Thél'èse de Kerdignac.
" Prenez garde, mes chères enfants r le monde
" est un monstre malfaisant 1 Il (Auriez-vous jamais
oul, par hasard, qu'un monstre fût quelquefois
bienfaisant et gentil ?) « Dans cette paisible maison,
« vou s ne pouvez soupçonner sa cruaut é perfide,
• mais prenez garde 1. .. il yous guette aux portes du
« couvent, tout prêt à fondre sur vous pour vous
« dévollfr 1. .. Il
" fll!'Snonne Thérèse, yous rappelez-vous ce pompeux di sco urs de Mère Fidélia au Jour de notre
départ ? .J~
la vois encore, la chère vieille, toute
ca !'sée, jallne et ridée comme une pomme de l'an
dernier! Elle tenait ses yeux obsttnément fixés "ur
le parquet, si blcn verni que jl; vous chuchotai dan'
l'oreille que, faute de miroir, clIc faisait cela pour
« sc regarder dans la glacc ", à quoi vous m'avez,
d'un coup d'œil sévère, montré l'lncolwenance J'une
tclle supposition. Vous aViez raison, comme toujours: quand enfin elle relel'a la tl·te, nous vîmes
ses pauvres petits yeux gris, i ternes d'habitude,
briller d'un éclat humide, Inaccoutum é, et Je compfls 1
Mère Fidélia pleurait 1. .. Pauvre chère figure connuc
depuis dix ans, toujours la ffi0me, toujours laide,
toujours fanée, toujours centcnail'e, Je la trlll1\'ai
soudain d'une beauté inoule . .Je revis, toutes ù la
fois, les mille gâteries de Mère Fid0lia, sa f,libcs~!
même pour l'enfant ingrate qui, trop soul'ent, la
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LE RÊ\'E
D'ANTOINETTE
rayait en taquinenes et en malices ... et le souvenir
des vilains « tours» de ma façon, qu'autrefoIs j'avais
trouvés très drôles, me fit reculer d'horreur. ..
« La chère âme! elle trouvait des larmes pour
pleurer sur sa délivrance 1
« C'est alors, vous vous en souvenez peut-être,
que l'allai vers elle et, prenant entre mes mains la
pomme ridée de l'an dernier, je l'embrassai par
deux fOlS, à pleine bouche. Les larmes étalées jusqu'ici sur l'émail terni des yeux coulèrent lentement
sur le parchemin jauni, et se nichèrent dans quelque
ride où je ne les \"lS plus.
« En m'en allant, j'emportai un sentiment bizarre
fait de regret, de reconnaissance, de confusion, pOUl"
ce que je qUlttais, avec la crainte savoureuse de cet
inconnu redoutable et du monstre cruel qui me
guettait aux portes du couvent. DC:mélez cela si vous
pouvez.
« Je tremblais un peu, en franchissant le seud
bél1l de la sainte maison ... et, me rapprochant
encore de Fanchette, je risquai un coup d'œtl au
Jchors. La rue s'étendait à droite et à gauche, tranqUille et muette, presque déserte, avec de grands
murs moroses ... Le monstre n'était pas là.
« A demi rassurC:e, vaguement mquli:te, je pris le
chemin de ma destinée, épiant à travers les vitres de
mon wagon les cornes ou les griffes de l'hydre
redoutable; mais les nvières et les bois dC:filatent
del'ant mOI, paisibles; les villes se succC:daicnt, lançant sur le ciel bleu, comme de grands points d'exclamatlOn, les tours et les clochetons de leurs églises,
sans rien de suspect ni d'effrayant dans l'ombre des
grands arbres et le broubaha des grandes citél:' .
« Alors, sans doute, ce serait à Montreil seulement
que je verrais l'ennemi face à face et qu'il faudrait,
pour m'en défendre, me remémorer les conseils
maternels ou terrifiants de l\lère Fld6lia. Eh bien,
on apprcnJrait alors ce que je suis capable de faire ...
li Chère Thérèse, YOUS me connaisse7. assez pour
me croire SI je vous dis que je fus, non pas rassl''';';c,
mais sincèrement désappointGe en entrant da ns ma
noul'elle exi~tcn:
là non plus, le mOn'"trc n'y
étatt pas!
li A quoi me servait mon arsenal de br'nnes résolutions? J'aime la lutte, hélas 1 et nef" ne me pro-
�LE RÊVE n'ANTO INETT E
7
Yoque, à moins que l'ellilem i sournoi s ou bun prince
ait décidé d'attend re un peu .. , à moins encore que,
senibl~
ct compat issant, il ne veuille m'endo rmir
a\'ant dc mc dévorer , dG peur de me faire mal ...
•\ lors, mon amie, j'cil suis à la période du chloroforme ,
" Je n'entrer ai pas dans de fastidie ux détails sur
la maison triste, noire, maussa de, de Mlle B.:rtran d,
ma tante, maison où la monoto nie, m0rc de l'ennui,
s'est établiG en maîtres se souvera ine, Je gardera i le
même laconis me au sujet de sa proprie tairG, car je
l~
sais tri.:s bien, si je m'étend ais un peu, vous me
trouver iez méchan te et vous me gronder iez très fort ...
Je ne vous dirai donc pas qu'elle est maniaq ue, mais
maniaq ue 1.. , Là 1 ne vous fachez pas, mettez que je
n'ai rien dit. Ou plutôt j'ai voulu dire, elle a un
ordre si surpren ant, unc régular ité tellc, que sa vie
est étiqueté e, classée , rangée, comme le pupitre de
l\largue rite Pinson , Toutes ses minute s sont mises
cn bouteill es numéro tées et, méthod iqueme nt, elle
ks boit l'une apr0s l'autre, Ainsi, bien que je ne
l'aie pas VUe depuis deux heures au mOins, je puis
\'ous affirme r qu'au momen t précis où je \'CHiS écris,
elle est dans son fauteutl \'ert, un taboure t sous les
pieds, son chat Ratapo n sur les genoux ; de la main
gauche , elle tire un peu l'oreille Judit quadrup è:dc,
de la droite, elle tient son journal ct doit en être
vers la fin de la troisièm e colonne de la quatrii: me
page, ou aux premiè res lignes de la colonne ~ui
vante, Comme il fait du soleti, le côté droit dL la
pLI'sien ne doit être tin:, Dans cinq ou six minute"
clic viendra me eherdlc r rour faire quelqu es tours
de patis,
/< J>'lurqu oi me grondez -vous?
Qu'ai-je dit de mal i'
« Je \'ous ferai savoir un peu plus lard si
elle
m'aime , ne m'en étant pas encore aperçue jusqu'à
présent . Par la même occasio n, je vous a\'cnira i de
mes sentime nts à son égan1.
l' Ne crOy'ez pas, chère amic, que je prenne en
grippe Montre il et mon nouveau genrc de \'Ie ! .. ,
Par(Ji~,
je l'avoue , j'ai des acci.:s de mélunc llhe,
mais cela dure peu, et ma joyeuse humeur reprend
"ite le dessus,
1\ Elant décidée à voir les choses
du meilleu r ct,I':,
j'aurai encore de bons mnl11enls, je crois, l\lultipl iez-
�8
LE RÊVE D'ANTOINETTE
les, petite amie, en m'écrivant beaucoup. Vous
connaissez ma très grande affection rOUI" vous, Je ne
veux pas radoter en vous en donnant de nouveau
l'assurance.
" Croyez-moi votre amie
« ANTOINETTE. »
La jeune fille avait bien prophétisé: elle achevait à
peine sa lettre quand Mlle Bertrand fit son apparition.
- Ma nièce, dit-elle, nous sommes au lel" septembre. Mon expénence m'a permis de constater
qu'à cette époque le pàtis devient un peu frais, et
j'ai l'habitude de faire, à partir de ce jour, ma pro.
menade quotidienne sur la route de Champfleur,
Je n'y veux pas manquer cette fois, car pour moi
l'habitude est une chose sacrée. Préparez-vous donc,
nous allons sortir.
- Oh 1 ma tante 1 mais il fait une température du
Sénégal 1
La perspective d'une promenade sur la roule trl:s
ensoleillée de Champfleur efTrayait à bon droit la
jeune fille.
- Prétendez-vous, Antoinette, connaltre mieux
les choses et la vie qu'une femme de mon age?
Votre remarque est déplacée, mon enfant. Croyez,
du reste, que vous a\'ez toute liberté de ne pas
,n'accompagner si cette promenade vous déplaît.
l\1ieux valait subir les réverbérations solaires de
la grande route blanche, que de rester toute une
journée dans le sombre logis. Sans mot dire, Antoinette suivit sa tante qui, très digne, se retirait.
Pau\Te Mlle Bertrand 1 la seule pensée qu'un
changement quelconque pClt être apporté au petit
va-et-vient de sa vie de tous les jours la remplissait
d'une secrète terreur. Son idéal de bonheur consistant en une routine jamais démentie, elle pouvait
être considérée comme une des rares femmes ayant
allcint Jusqu'alors toute la somme possible de satisfactIOns maténelles et intellectuelles. Mais, gémissait-elle, combien son existence était changée,
maintenant qu'il lui fallait recevoir chez elle sa
petite-nièce, Parisienne de naissance et d'éducation,
orpheline depuis dix ans, ct dont elle était la plus
proche parente l. ..
Durant les années de couvent tout avait été par-
�LE RÊ\'E D'ANTOINETTE
9
faill L'enfant se plaisait dans la sainte maison et
répondit par un refus quand, aux premières vacance , Mlle Bertrand l'invita mollement à venir che:.::
elle, à Montrei!. Deux fois par an, la petite écrivait,
ct recevait pour réponse une lourde pâtisserie dorée
capitonnée d'amandes, vers le jour de l'an, et une
corbeille de fruits mùrs dans le courant de l'été. Là
se bornait la sollicitude maternelle de l\1lle Bertrand
pour l'orpheline.
1\la;'s quand la jeune fille eut dix-huit ans, il fallut
bien songer à elle.
Tout d'abord, la digne demoiselle déclara que s'il
lui fallait subir cette jeunesse, elle en mourrait à
bref délai. On lui fit comprendre que sa robuste
santé résisterait sans doute à un tel assaut, et qu'il
serait peu convenable pour Mlle d'Aipeuille de ne
point venir chez sa tante: le monde en pourrait jaser.
Ce dernier argument fut tout-puissant sur l'esprit
routinier de la vieille fille. Elle envoya Fanchette il
Pari" avec mission de ramener la pen ionnaire à
Montrei!. Dès lors. elle considéra sa vie comme
bouleversée, quoiqu'elle n'eùt rien changé à ses
chi!res habitudes: Antoinette riait, Antoinette chantait, Antoinette marchait, n'était-ce pas odieux?
Quand cet état de choses finirait-il ? .. Mais, au fait,
pourquoi pas ? ...
Il se fit en son esprit un travail lent et sûr; une
idée s'y implanta, solide et indéracinable: pour se
débarrasser de cette encombrante petite, sans faire
jaser le monde, un moyen existait, le mariage. Ce
serait facile et prompt: il y avaIt à Montreil plusieurs jeunes gens fort comme Il faut, Antoinette
n'était point sotte ni laide; sans être riche, elle
possédait quelques petites rentes; quoi de plus
simple, alors?
Que la principale intéressée pût avoir sur le
mariage des idées à elle, sages ou baroques, tout
opposées aux projets en question, Mlle Bertrand n'y
songeait point, non, pas plus que, de son côté, la
jeune fille ne soupçonnait les combinaisons machiavéliques qui bouleversaient le cerveau paisible de
sa vieille tante.
En attendant l'heure des révélations, l'une et
l'autre, essoufOées et en sueur, suivaient sous un
soleil ardent la route poussiéreuse d~
Champfleur.
�10
LE RÊVE D'A" 'TOINETTE
II
Antoinette fit sensation dans la pelile ville de
l\[ontrei!. Sans ~tre
précis0ment Jolie, elle avait un
charme exquis et une grâce mutine tout à fait s0duisante, dans ses yeux très francs, sa pelite bouche
rose toujours sourianle et ses cheveux rous, légers
el chaloyants comme de la lumière . La toilette la
plus simple, les moindres choses prenaient sur elle
un air de I"ète, et les jeunes filles du pays avaient
beau imiter à qui mieux mieux ses ajustements et
ses manières, elles n'arrivaient qu'aux rèsultats les
plus pitoyables.
Mlle Virginie était secrètement flattée du succès
de sa nièce, mais n'en voulait rien laisser paraUre.
Tout haut, elle réprouvait rort cette éll:gance puurtant bien naturelle; tout bas, elle la b0nissait et en
faisait J.a complice de ses projets.
Mais il rallait qu'on connlit mieux la nouvelle
arrivée, il fallait la présenter à la sociétl: Je Montrei!. .. Jl01as! que de peines pour mari"r une jeune
fille! Mlle Bertrand admirait Irès fort son Jév<luement et ~a
force morale jn~olpc;':e
jll'.; que-Ià ...
Chose inouie! Elle allait, en septcmhrt.!, reCllmmencer la tournée de visit"s qui, depuis les temps
les plus recull:s, se faisaient toujours ll1l:thodiquement dar!' la première semaine de jam-ier.
Antoinelle raconte à son amie les petils ù0tails
de son existence.
" Thl:rèse chérie, j'ell suis toujours ù la pl:riodc
du chloroforme... cl l'0urtant, je l'ai vu... le
monstre ...
(, Voulez-vous sa desaiptiol1'r Il est insigniliant,
lourd, banal, comme un vulgaire animal de bassecour. H.il;n Je rl;doutable dans son a~p.è1;
jl; ne le
cr()i~
ras m0chanl, au Sl:lh pl"uprc du mol; il
manque un peu d'e~prit,
embaunw la pnn·inct.! à
cinqua!1lc pas; jl.: cruis m0rn" que, pour l'a '011'
approch0, j'çn ai l'ris une vague odeur que VI/liS
�LE RÊVE n'ANTOINETTE
1(
retrouverez certainement dans cette lettre. En
somme, je ne me laisserai pas dévorer par lui, et il
ne me semble point en avoir envie; méfions-nous
toujours, c'est si perfide, ces monstres-là 1
C( Il y a trois jours seulement, et sans y avoir été
préparée, j'appris brusquement que j'aurais avec lui
ma première entrevue:
« Au sortir du déjeuner, tante Virginie prit un air
grave, et comme je lUI offrais mon bras pour faire
son traditionnel pi.:lennage à l'acacia décharné de
l'allée gauche du jardm, quarante pas pour aller,
autant pour revenir, qUI facilitent, dit-elle, sa digestion, elle eut un geste négatif et me cloua de surprise, en disant:
« - Pas aUJourd'hui, Antoinette 1
« - Ma t;ante, seriez-yous malade ">
« - Pas encore, quoique Je m'y attende chaque
jour; heureusement que ... ))
« Une de ses habitudes, quand elle me parle, est
de terminer par cet adverbe chacune de ses phrases.
Pourquoi?
« AUJourd'hUI, reprit-elle, Je n'ai pas le temps
de me soigner, je dois penser à vous, mon enfant ~
« Je fus SI intnguée que Je ne songeai pas il nre
de son ton solennel.
« Penser à moi, ma tante "> ••• Je vous en SUIS
mille fois reconnaissante, mais pourquoi, à mon
sujet, changer vos habitudes et vous pnver Je votre
petite promenade quotidienne?
« - Ne savez-voLIs donc pas, Ant01l1ette, que
tout Montreil, en ce moment, a les yeux fixés SUI"
vous?
« Sur mOI ? .. Quel honneur 1
« - C'est assez naturel, la nièce de Mlle Vlrgllllc
Bertrand ne peut passer Inaperçue dans notre Ville.
Gràce à mOI, J'ose Je croire, vous êtes assurée Je la
meilleure bienveillance. Ces dames vous accueilleront avec indulgence et bonté; tàchez de rester digne
de la situation éVidente où vous êtes placée ...
« Tl fallait entendre ce ton, en Jlsant cela!..
Thérèse, je n'ai Jamais essayé de vous tromper cn
me faisant passer à \"os yeux pour J'ange Je la douceur ... Ne vous étonnez donc pomt SI Je vous avoue
qu'à ces mots Je rougis de colère.
" - ,'la tante, Je n'al pas l'hDnneur de conna1tre
�12
LE RÊVE
D'ANTOINETTE
ces dames », mais je ne veux nt de leur indulgence, ni de leur bonté. Dites-le-leur de ma part si
vous voulez.
" - Du calme, ma ni~ce!
je suis surprise, péniblement surprise de votre extrême vivacité. Vous
ferez bien d'assouplir votre caracti:re, mon enfant,
si vous voulez vivre dans Je monde . Je trouve inconvenante votre manière de me parler, et plus
IIlCIlI1Vt!l1ante t:ncore la façon dont H)US traitez les
excdlcnts sentiments dc ces dames pour vous. ))
" J'avals déjà honte de mon mouvement d'humeur;
de plus, un mot de ma tante me fit dresser l'Mellie.
« Vous avez raison, lui dis-je, aussI pardonnezmOI, j'> vous pne 1 Alors, ma tante, le mondc c'est
l\lonlreil?
« Pas tout à fait, Antoinette, c'est une partic
de lvlontreil, c'est la société choisie à laquelle je
voulais vous faire l'honneur de vous prusenter;
mais, vu votre Indépendance d'idées, je Ile sais SI le
dOIS ...
Oh 1 si, ma tante, vous devez. Oubliez, de
« gràce, un mouvement d'humeur que je regrette et
condUisez-moi dans le monde. »
" lIlIIe Virginie, subitement radoucie, me t<lpota
la joue.
" - Alors, petite (Ille, habillez-\'ous et faites-vou'
b.::lle. De mon coté, je \'ais procéder à ma toilélte.
C'u;t pour cela que j'ai changé mes habltu.les aujourd'hui. »
« Elle coula un regard tendre et langoureux du
c<"llé tic l'acacia qui semblait faire, avec ses bras
maigres, de grands gestes extravagants, penuant que,
tout émue, je montais bien vite dans ma chambre, me
préa~
Ù ma premi~c
bataille.
• Qlldles armes dCI'ais-je prendre? Ma conscience
me suggérait vaguement de mettre la petite robe â
rayures bleues ct blanches que je trouvais très
gentillc à Paqucs, et dans laquellc je serais passée
modeste et inaperçue ... MaiS ie voyai~,
tout à cilté,
mun C<l"tume de voilc blanc pas cncore étrenné
(\'<lUS ~a\'l!Z
qUt: je raffole du blanc); j'cntendais ma
tante me reCOl11m:1l1dant dc me rairc belle ... \'1,
!'omm" toule, je lui J lis l'obéi~sanc(,
à ma tantc .. ,
.Jc choisis c!<\nc ce que vous devinez. Je fis biell,
car lIlIle Bertrand avait elle-ll1êmc sorti ue leurs
«
<1\
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
nnÏtes camphrées ses llu-s beaux atour : robe de
~oie,
couronne de roses, ombrelle puce à manche
pliant, et au milieu de tout cela, un « air de circons.lance» qui m'en imposa très forl.
« Par une chaleur tropicale (dans cc brave .Montreil, on commence les visites entre une heure et
deux), nous parlons en campagne.
« Chez 1\L le notaire, une petite bonne effarée
vient nous ouvrir.
« 11me Benoit est-elle visible?
• - J'sais pas, j'vas y demander: c'est aUJourd'hui lessive. »
« On entend alors des chuchotements, des pas
pre:cipités, des portes qui s'ouvrent cl sc ferment.
Bientôt, la bonne reparait el nous introduit dans un
endroit si sombre qu'il esl impossible d'y rien dlslin~uc'.
Au bout de Cillq minutes, une forte odeur
d'eau de javel et de chlore sc répand dans l'epc! rnit
mystérieux oû nous sommes. J'entends le bruit d'une
re'spiration haletante, de chaises que l'on cogne, de
meubles que l'on heurte, et une "oix courroucc'e
qUI s'exclame: « Encore cette sotte de Joséphllle qUI
laisse une K visite» dans l'obscurité! Excusez-moI,
mesdames, mais ces domestiq lJes ! •
« Nous entendons alors qu'oll "eul ouvrir une
fenètre. Cela n'arrive pas souvent, sans doute, car
une lutte s'engage entre une cho. e qui résiste: ct un
étrL humain qui tire, pousse el se démè:lle. La lutte
Se prolonge; enitn l'humanité triomphe, et la lumii:rc
sc fait!
« Je puis donc voir .ÏI1me la l1otaire~sc,
une courte
r':l'"onnc esouf1~,
sangl~c
dans Ulle rohe trop
hàtivêment mise, trabic par la plupart de ses agl'aks.
Ma tante l'ail les prései1tatinns d'usa!.\e.
~ Iv[me l3enlllt, vexée par la négligêncc dl.! J()~é
rhine, commence sur les domestiques cl leul's innombrables m6fails Ulle disSé:rtation qui me donne
tout le loisir de jeter un co>up d'œil Jiscrd autllUI'
de moi.
" Je ne puis VOliS dire ni la couleur ni It: stvle dcs
~i:gcs,
cachés sous leurs hOll';ses j tudlel. d.: p"r.:ndre
votre parti de celte iglll)rance! ,\ u" l1Lr~,
dl'LIX
gla":l:s modLstement voilées de ga7.e luisant<:, de nal!'!';
dessins dans de superbes cadres; ur la cbel11ill0e,
lIne penc!ule et s .. n glohc cntre dc'Ux bouquets de
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
dahlias en étoffe lie de YI.n; vers la fenêtre, un piano
launâtre. Je croIs bIen que c'est tout.
« Il y a lOin, Thérèse chéne, de cette froide réalité,
aux salons capitonnés où ma folle imaginatIOn plaçait le « monstre ». Pourtant, J'ai YU peu de chose,
Jusqu'ici, et ne lis guère cie romans ... Où donc al-je
pu prendre de telles idées?
« Pendant ce temps, les VOIX de ma tante et de
notre hôtesse contmuaient à me bercer par les
l1~mes
mots souvent prononcés: leSSive, savon,
chl:re amie, repassage, cendre, soude, Joséph ine, etc.
Je me rendais compte, vaguement, que j'étais peu
brilJante: depUIS Venlrée de Mme BenoIt je n'avais
pas ouvert la bouche 1 Par deux fois, une pelite toux
sèche de ma tante sembla me rappeler à l'ordre; à
la lîn ellc n'y tint plus.
" - Ne trouvez-yous pas, Antoinette, que Mme Benoit a une Idée excellente d'employer l'eau de nz
plutôt que l'amidon pour ses volants de jupon?
« l\lals je ne sais pa,; ... ))
" Je m'arrêtai, foudroyée par le regard de ma
tan le.
« - Voyons, mon enfant, continua-t-elle, ne vous
hissez pas mtlmider ainsi. Vous êtes Ici presque en
famille, et du resle, l'aVIS d'une personne adrOite
comme "ous l'~tes
pourrait ne pas nous être Inutile. »
« Du coup, je la regardai bien en face, persuadée
qu'elle e moquait de moi. Mais non, ri.en d'ironique
~ur
son visage, nen qu'une admiratIOn allendne
l'our mes nombreuses qualités 1
« Cependant, J'avais encore présents à la mémoire
tous ses sermons sur mon Incapacité et ma dél)lorablc' éducation.
« Je devaiS passer par tous les étonnements:
Chez la r(!mme du maire, nulle comme moi ne saurait dl1'lgcr un Intérieur; chez Je médeCin, ,'excl(ai~
dans IL!S travaux d'al~IJe;
chez le percepteur, ma
tank nt de telles alÎuslOns à mes capacités culinaires que i\lme Largeot implora, de ma sciencL!,
une r··.;clte pour conserver leur fermeté aux cOl'llit:hons. Je sulToquais ! ... l\tall11enant encore je me
li 'mande ce que tout cL!la \'L!ut dire.
\( [1 est évident que ma tante m'aime peu et m'appr0cle encore m~ins
. .le d':'r:'lI1gL! S~ vie, jL! la scan-
�LE RÊVE
n'ANTOINETTE
dalise par mes éclats de nre et mes iùées souvent
tout ops~e
aux siennes.
« Alors, pourquoi tant d'éloges?
« Il faut que je SOIS bien sûre de votre amitié, ma
Th~rl:se,
pour vous écnre cette lettre Interminable .
NuIlc autre que vous ne la lirait jusqu'au bout.
« Pour votre bonté et votre admirable patience,
je mets en tcrnllnant de très tendres baisers .
« ANTOINETTE. »
III
Fragments d'une lettre de Thérèse à /lnloillclle.
« Vos lettres m'amusent, petit lutin. CommlC l'a si
bien deviné votre amitié, jamaIs je ne les trOll\C trop
longues ...
« ... Je me suis creusé la tête pour trouver une SIgnification raisonnable des espérances de Mac!cmolselk votrc tante, pour comprendre ce que voulaient
dm; les louanges (peu sincères, prétendez-vous)
dont votre loyauté et votre modestie ont eu tant à
souffnr lors de « la première bataille ».
« SuiS-Je plus perspicace que vous? ou bien, par
quelque miracle in oui, aurais-Je soudaln une unaglnation plus vagabonde que la vôtre';> VoiCI ce quc
J'ai compris, ou cru comprendre:
« Toinon, ne vous faites pas d'illUSIOns, vous gênez
Mlle Virginie Elle est, il me semble, une excellente
personne, mais se VOit obligée, pou r vous, de troubler tant SOit peu ses chères habitudes. Votre \OIX,
votre pas, votre prêsel)ce sont autant d'éléments
étrangers à la petite monotonie qu'elle aime.
• Comment faire rentrer les choses dans l'ordre?
Bref, comment se débarrasser cie vous?
" Votre tante ne veut pas votre mort, elle ne reut
vous remettre au couvent; en somme, elle vous aime,
croyez-le, et déSire votre bonheur, SI le SIUl n'en
dOIt ra>; souffnl'.
.Ie VOIS dnnc Ulle seule Issue, pour MUé Bl rtrand: VOLIS mul'lCr. Vous ètcs bien Jt.:ulle encore, ma
0(
�LE RÊVE n'ANTOINETTE
ch':ric, pourtant celte Idée ne m'effraie pas trop, sachant ct! qu'on peut attendre de votre raison et de
vutre cœur.
« Vous comprenez maintenant pourquoi mademoiselle votre tante, en qU0te d'un parti sortable,
vüus présente à la société de Montreil, uvec force
cumpliments à votre actif. Les célibataires de l'en.
droit, attirés par votre excellente réputation, yont
sous peu se présenter en foule . ..
« 1\1on amie, j'espère (:tre informée la premi~
des propositIOns de 1\Lle notall·C ou peut·C:tre même
de 1\1. l'adJulnt au maire.
« Pourtant, restez calme et sachez que tout ce que
j'~crJ:;
est une simple hypothèse.
« Un dcrnier mot. Dieu est bon infiniment. Con·
ficz-lui le soin de votre vie, Il saura mieux que vous
la conduire. Si le bonheur passe, prenez·le. Croyez
touJl/ms en ma sincl:re aO'ection.
« TIIÉRÈSE.
lf
AI//oillelle à TlJé'~se.
« 1\lon amie, est·ce bien vous qUI m'avez écrit une
telle lettre? Moi, devenir la femme d'un notaire ou
d'un adjoint de Montrell! Oh! J'ai bien n, cette
supposition est si drôle 1 ..
u PUI~que
vous avez oublié mes confidences sur
mes projds d'avenir, il me faut vous les faire encore,
et \·ous gronder un peu de votre mauvaise mé·
moire.
Il Vuu;:; vous rappelez suns doutc qu'autrcfols je
m·~
r';mltais contre le destin qui m'avait faite femme ...
J.; rê:\,lis de grandes choses, de célébrité, de gloire.
L-: Sltll\ \!Il Il" ü'.\lexandr\! me donnait (ks insomnies;
c..:lui dL: César et de Napoléon, le délire.
" JI.! me per~uadls,
de trt.:s bonnc fui, qu'à leur
place ,'aurais pu 1"aire autant ct mieux qu'eux tous
réuni:" et que, dans l'histoire, leur pauvre petite
renpml1~
aurait pitli d'impuissance à côté de la
mienll-: .
voilà, j'dais une 1"L:mme, une misérable
• l\<i~
fell1l11<! d(>I1t l'<lmc trop grande devait rester esclave
!>u~
une robe de pensionnaire, ct JC pleurais dt.:
l'agI.! en lançant au milieu de la classe ces affreux
�LE -R~VE
D'ANTOINETTE
livres d'histoire, écrits par un auteur malicieux tout
exprès pour m'exaspérer, semblait-il.
« Une fois là, les pauvres livres ahuris ne pouvaient revenir tout seuls 1 Sur une admonestation
indIgnée de Mère Laurentia, il me fallut un jour
aller les chercher ...
«( Les pauvres Macédoniens gisaient en si piteux
état, avec leurs feulliats détachés et pêle-mêle, que
j'eus un mouvement de joie:
« Ah 1 monsieur Alexa\ldre, vous êtes valllCU
aujourd'hUI, pensai-j e, et yaincu par moi 1 »
«( Les Roma11ls, plus neufs, ne
semblaIent pas
avoir souerert. Le Français me parut un peu fatigu<!.
Il s'allongeait, grand ouvert, comme n'en pouvant
plus. Je le pns dédaIgneusement et m'apprêtais à
le fermer, l'eft1eurant à peine d'un regard quand, les
yeux dilatés, la respiratlon suspendue, je retins à
grand'pellle un cri de joie, de triomphe, de reconnaissance, de tout ce que vous voudl ez.
« Merci, mon Dieul pensais-je, mercI de cette
révélation, de celle lumière éclatante projetée sur
mon avenir. Vous m'avez montré ma voie 1
(( Qu'avais-je donc vu de SI mIraculeux dans cette
innocente histoire Or Ob 1 rien de plus SImple, chère
amie: mon livre, en tombant, s'était ouvert tOlit
tranquillement à la page de Jeanne d'Arc. Je crus
à une 1l1tervention dIvine me montrant que les
femmes peuvent comme les hommes se couvrir de
glOIre, me consolant de « mon malheur» par la ré\Oélatlon d'une destinée plus merveilleuse encore 'que
celle de mes héros masculins.
« De ce jour, je recherchaI la solitude et le silence
pour mIeux entendre « mes voix ». Je m'informaI
anxieusement, auprès des externes, de l'é:tat pohtique de la France et de l'Europeo .. IIélas 1 tout était
tranquille: point cl'envahisseur à l'hOrIzon ... point
de VIsions lumineu:;es ni d'avertissements angéliques 1 Je commençaI à m'inquiéter.
« Au bout de trois mois, tie trois intermInables
mois, je n:nonçai à toute espl:rance, ct je pleural de
nou\'eau mes illusions perdues .
• J'oubliais Cl:sar et les grands conquérants pour
jalouser Jeanne d'Arc., Jeanne IIachelte, Ics rein.:s
dc toute époque, les martyres, enfin tout ce qui a
une placc quelconque dans l'hislolt·C. Je pâlissai:;
�18
LE RÊVE
D'ANTOINETTE
d'envie au souvenir des h':;rolnes de la Révolution.
Pendant deux jours, Je fus .i\l\lc de Sombreuli j pendant toute une semall1C, Charlotte Corday.
« JI.! dis à ce sUjet des choses ternfian'tes ci Mère
Fldéha.
« - Ma Mère, comment pouvez-vous rester aussi
calme quand je parle de cette femme ? .. Vou ne
sentez donc pas ce qu'elle a dù lutter èt ~aulrn,
vous ne voyez donc pas son admirable dévouement 1
« - .l\10n enfant, du calme, du calme 1
• - :\H:re Fldéha, dites quelque chose.
« - Eh, bien! Charlotte Corday était une exaltée .•
« Je bondis.
~ - Une exaltée, oh 1. .. l\li.:re Fldélia 1 pouvez-vous
dire des choses pareilles 1. •. Alors, vous n'aune/.
pas agi comme elle) »
« Je ne pUIS m'empêcher de rire, au)ourd'hul, il
l'Idée de la chère VlelUe s'en allant, un poignard à
la main, déhvrer le pays.
« - MOI? ah 1 certes non, fit-eUe tout effarée.
« Eh bien, moi SI. Ah! ma Mère, vous verrt.:z,
vous verrez. Qu'tl en Vienne, un Marat, et lui aussi
vcrra. »
" J'étaiS SI surexcitée que les mots ne \'enaient
plus, que les Idées me manquaient.
«Mère Fldéha posa sur mOI un long regard inquiet
• - Vous m'épouvantez, mon enfant, » dit-clic.
• Le soir, l\1èrl: Supéneure me fit venir dans ~a
~hambre
et me dit des cha es très belles, dont Il:
me souviendrai touJours, sur le rôle de la femme au
fuver domestique et dans la société. EUe me mOllt ra
que le deVOir est partout et que pour le remplir cn
silence, il faut souvent plus dthéroj~me
que dans
les grandes actions d'éclat.
• - PUisque vous almc!. tant les femmes guerrières et frondeuses, aJouta-t-elie en souriant, pourqum ne supportez-vous l'as sans larme de légères
ü,:ratignures? Pourquoi mOUfl.:Z-VOUS de peur quand
il tonne i' PourquOI refusez-volis de traverser une
COUf à la nuit noire) Vous n'êtes pas du bOIS don!
on fait les hérolncs, mon enfant. ContenteZ-\'flllS
d'ètrt.! une femme simple, bonne cl sensée. "
.. Mère Supérieure avait raison, ,e le compn.
hicn Vite, ct le renonçai en soupIrant à êtrt.! unt.!
femme « dont on parle D.
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
19
Mais si Je ne dois pas être quelqu'llIl) pourquoi
n'essayerais-je pas au mOIns d'épouser quelql/'lln il
Ce rêve est bIen permis, je suppose. Je reporterais
sur celui que J'aimerai mon ambitiun et mes désirs
de gloire, voulant tout pour lUI, et rien pour mOI.
« Il me faudrait tomber de trop haut, voyez-vous,
pour épouser votre notaire ou votre adjoint.
« Je rencontre une petite difficulté. Ici, le héros
manque, où le prendrai-Je? A son défaut, je me
contenterais d'un homme célèbre ou très en évidence ... Mais lui aussi, Je ne sais où le trouver.
« Un ministre? Montreil n'en a jamais vu, et puis
cette SituatIOn est si fragile 1
« Un avocat célèbre, \l<.!fenseur de la veuve et de
l'orphelin, et dont la parole remue les foules?
« Un ambassadeur, drapeau de la France à l'étranger?
« Un savant ? .. Tout cda est très joli. Hélas 1 J'al
bien peur de rester vieille fille en les attendant.
« J'ai déjà pris mes renseignements. Je sais qU'II
n'y a personne ICI, ni poi!te, ni grand musicien (une
des formes les plus aimées de mon rêve), rien pour
mon bonheur.
« Mais je ne désespère pas, Il me reste encore une
toute petite chance:
« Les envIrons de Montret! sont ravissants, et souvent, m'a-t-on dit, des artistes épns de leur fraiche
beauté viennent y faire de longs sélours.
« Peut-être ... Ce serait charmant d'épouser un
peintre, célèbre naturellement: il expose au Salon,
Il a des médailles; les revues parlent de lui, les
lournaux publient son portrait el les interviews
qu'on lui a arrachées; quand il meurt, ce sont partout de longs articles éplorés rappelant sa camère,
son génie, les détails de . a vie intIme. L'épouse, la
muse, l'insplratnce n'est pas oubliée non plus dans
c<.:s cas-là.
" Ma chérie, que dites-vous de mon idée? ..
«
�20
LE RÊVE
D'ANTOINETTE
IV
Mlle Bertrand ne sortait jamais le soir, ce n'était
pas dans ses habitlldes. Pourtant, à la fin de Sl.!ptembre, elle fit celle chose i\10uie en faveur de sa
nièce, et consentit à la conduire au grand bal donné
par Mme de Chatenoy pour les dix-huit ans de sa
lille.
L'invitation arriva uI1matin olt Mlle Virginie, aprl's
unl.! bonne nuit peuplée de songes apaisants, était
d'a n r0able humeur.
Èlle commença par hausser les épaules, blâma
['infirmité qu'ont certaines gens de ne saYOlr
s'amuser tout seuls, et de con\' ier, pour les aider â
sc di"traire, le ban et l'arrière-ban de leurs amis et
connaissances. La fidèle Fanchette qui, à cc
moment, procédait comml.! chaque jour à la toilette
dl' ;\{ademoisdle, n,.: çut à ce sujet toutes es confidences.
- J\.loi, aller en soirée! me cllllcher après minuit!
tu ne me verras pas rain~
cette folie, ma bonne.
- Eh 1 mademf)isellc, cc ne serait pas lIne si
grande folie après tout.
- Tu parles sérieusement, Fanchl.!lte ?
- Très sérieusement, mademoisdle.
La grande glace encadrée d'acajou ' rénchis~at
un visage austère ne portant nul!..! trace d'ironie ou
d'aliénation mentale.
- Ce ne serait pas pour vous, que vous iri<.lz, bien
!illl', cc serait pour la petite. Croyez-vous que le
fempS ne doit pas lui durer des fois, à celle inn ocente? Dans son couvent, elle était avec de petite"
demoiselles, ici elle ne connait encore personne,
Mademoiselle est tl't:S honne, bien :;[11', mais Madl.!lTIoisdle n'est pas de son àgc, ni moi non plu~.
Et
puis, ajouta d'un air fin la fidi:le servante qui ,'onnnissait les secrètes pensées de sa maîtresse, il y
aura peut-être ;\ celte soirée un beau monsieur qui
la trpuyera f-lcntille et la dcmandera cn mariu[!e.
- Sai~-tu
hi~n,
Fan..:hdte, que 111 liens de dire
�LE RÉVE
D'ANTOINETTE
21
unc chose très sensée? Va me chercher Antoinette.
Pcu apr\!s, la Jeu ne fille arriva surprise et curieuse:
il fallait une chllse grave pour que Mlle VIrginie la
rI( appeler à celle heure inusitée.
- ?Ile V0ICi, ma tante 1
- Lisez cela, mon enfant.
- Oh 1 le Joli billet parfumé!. .. Une inVItation 1
Qud bonheur, ma ch<:re petite tante, ce sera la première fois que J'Irai au bail Mais Je ne SUIS pas tr<:s
süre de me rappeler toutes les figures des quadrilc~,
Si j'allaiS me trumper 1
- Calmez-vous, Antoinette. Dans tout ceci, vous
oubliez une chose: mon consentement.
- Oh! ma tante, aurieZ-VOlis l'intention de le
refuser? Alors, pou rquoi m'avOir appelée, pourquoi
me montrer cela? Si je n'avais rien su, an moins je
ne regretterais nen !
- B0n, vous allez pleurer! pour une telle fri\'o
litl:! Quelle enfant vous êtes 1 Je SUIS peinée, VHUment, très peinée de vous voir ainsi. Mais rassurczvous, le \'OUS mènerai à cc bal. Après mürc rétlcxion, Je crois devoir le faire, pour plusieurs
ralsuns; il me serait difficile de répondre par un
refus à l'amabilité de l'excellente l'I'lme de Chatenoy, puis ce sortes de distractions sont trl!S rares
'1 l\lontreil; pour une fOIS Je consen' à bouleverser
mes habitudes, heureuscii1ent que .. , Enfin, une
I~etil!
distractIOn ne pourra pas vous faire de mal.
- Ch~re
tante, vous êtes exquise, lase~-mni
\·ous embrasser. Croyez-vous qu'II sera tri:s joli, ce
hal? Y aura-t-il beaucoup de monde?
1\l lle Bertrand dut avnuer son ignorance.
- J\lais tout rait sLlI'poser que ce sera bien,
ajlluta-t-elle, ct comme vous al'C/' un rang à ~outc
nlr, je déSire que vous ayez une toilette convenable.
P':lhe7.-y, examlncz ,'olre garde-robe et SIl \'OUS
manque qudque dlOse, dites-le-mol.
,\ntoi!1ctte raVie remonta tout de suite dans sa
chambrc pour s'occuper de cette importante que~
lion, mais sa joie "arrêta net devant ses placards
grands ouverts. Sa modeste ~arde-()b
ne comprl'nait, en dehors etc SC~
rùbes de pensIOnnaire, que
quelques fraiS costumes d'été bons l'our la ville,
1I1al" 1('ut à fait impropres au rôle de toilettes de
hal. Elle cut beau Caire, s'ingénier, combiner, cil!;.
�22
LE RÊVE
D'ANTO INETTE
n'en put rien tirer, et, la mine penaud e, s'en alla
conter sa décepti on à Mlle Bertran d.
Quand celle-ci eut constat é, de VISU, que la jeune
fille n'exagé rait rien, elle rénécbl t longuem ent. Faudrait-il refuser d'aller à ce bal sLir lequel, depuis un
quart d'heure , elle venait de bâtir tout un château
en Espagn e? ou, pour l'accep ter, faudrait -il faire
des dépens es folles? Comme nt tout concili er? Quel
moyen de sortir de là ?
- Antotn ette, venez ayec moi, dit-elle enfin. J'ai
là-haut, dans quelqu e cotIt'e, d'anCie nnes robes de
ma grand'm1;re, votre trisaleu le, olt nous trouver ons
peut-êt re ce qu'il nous faut. Voilà bien longtem ps
que je ne les ai regardé es, je me souvien s pourtan t
de les avoir jugées fort belles, autrefo is.
A vec mille pemes, on fit jouer les serrure s rouillées par vingt-ci nq ans d'aband on; les clés, rél'oltées d'une telle profana tion, refusaie nt énergiq uement tout service ; le bois vermou lu gémissa it d'impatienc e, Mlle Bertran d elle-mê me n'était pas sans
inquiét ude ... en vingt-ci nq ans, II peut se passer
tant de choses 1
Il fallut appeler Fancl1e tte à la rescous se, et ce
ne fut pas trop des efforts combJl1~s
des troi s
femmes pour vemr à bout du meuble récalcit rant. Il
cède enfin, le couverc le s'ouvre laissan t s'échap per
l'exhala ison dolente d'un parfum démodé et charmant, évocate ur discret d'un âge disparu , et le
fOUIllis des soies aux tons langour eux dans un
bruisse ment gazouil leur et coquet.
AntoJ11ette bat des mains et pou sse un cri de
joie.
- Ob 1 chère tante, il ya là de quoi faire revivre
tOLite la cOLir de Marie-A ntOinet te. Que c'est Joli, et
fraiS encorc 1 Consetl lez-moi , de grace, que dOI S-je
prend re ?
- Ceg gros bouq uels me semble nt trop vieu x.
pour \'ous ; ce satin est bien lourd ...
- Et celle mousse line brod6e, un peu ... mltre.
Quel domma ge, c'est si gentill
Le choix s'arrête enfin sur un tarfetas ra)''; dc
blanc ct de rose, parsem é de Ileuretl es Pompa dour.
d'un ensemb le charma nt ave~
ses nuance s mollcs
attllnull es par le temps.
Et sur cc fragtle morcea u de soie les rêves s'cn
�LE RÊVE n'ANTOINETTE
tassent ct montent dans un tourbillon chatoyant :
rêve de plaisir éclos sous les boucles d'or; reve de
paix reconquise née sous les bandeaux blancs.
Enfin! le jour du bal arriva.
Depuis une semaine, Antoin.ette comptait les
heures, trouvant ces derniers jours les plus lonL~s
qu'elle eüt jamais vécus. De vagues échos des splendeurs préparées lui venaient par les rumeurs de la
ville inhabituée aux réceptions cérémonieuses :
dans la petite société de Monlreil on ne parlait plus
d'autre chose.
- 11 Y aura un souper dans le hall, confia
Mme Largeot à Mlle Bertrand, c'est ma bonne qui
le tien t de la cuisinière du château. On vient de
commander des huitres, des écrevisses et des fruits
exotIques.
A ces renseignements gastronomiques Mme Benoit en ajouta p lusieurs d'un autre ordre.
- Un tapissier de Montfort arrive demaIn pour
tout préparer. On m'a dit aussi, fit-elle mystérieusement, que toute lafamille de M. et Mme de Chatenoy
doit venir pour la circonstance; le neveu de madame, M. Philippe, fera un joli danseur pour c<;!s
demoiselles. Du reste, les cavaliers ne leur manqueront pas, la garnison de Montfort doit leur en
envoyer un wagon, \OUS savez que le baron est
cousin du général gouverneur. Tous les chàlLaux
d'alentour sont invités, tous ont acccptL:! Ab t ma
chère, quel branle-bas pOlir unc maltressc de maison 1
Antoinette écoutait de toutes ses oreilles, et son
imagination s'échauffait à ces propos sans cesse
renouvelés .
Elle se les remémorait encore ce suir-Ià, tout en
faisant sa toilette, très vite, dans son impatience de
voir par clle-mèmc si l'on avait bien dit la \'0rité,
sans exagération.
A neuf hcures, tante ct nièce partirent, rune
chantant, l'autre maugréant. Le cœur d'Antoinette
battait à ~e rompre quand clics atteignirent l'avenue
du château, gracicu.'cment illuminée par des girandoks de lantcrnes chinoises, tandis que, tout au
bout, elles apercevaient l'imposante façade, lai::.sant
�24-
LE - RÊVE D'ANTOINETTE
ruisseler par toutes ses fenêtres une lumière éclatante et les phrases attardées d'une yalse langoureuse.
Des groupes d'invités, peu à peu, les rejoigni-'
rent; on arrivait.
Dès le vestibule, c'~tai
une profusion de lumières
et de fleurs; les r~i nes-marguerites, les glaleuls ct
surtout les roses se mariaient aux fougères et aux
fusains dans une harmonie rustique et souriante.
Par les portes-fenêtres largement ouvertes sur la
terrasse, le parfum des géraniums-lierres arrivait en
effluves capiteux, et la masse sombre d'un gazon,
éclatn~
par l'écarlate d'un massif de bégonias, faisait à l'éblouissement des salons une perspective
adoucie et reposante.
Tout était d'un luxe charmant, admirablement à
l'aise dans ce cadre champêtre, sans rien de lourd
ni de criard comme l'auraient pu faire supposer les
commentaires de « ces dames ».
l'vlalgré son inexpérience du monde, Antoinette,
guidée par son goût très fin, le sentit tout de suite
et respira mieux dans cette atmosphère plus légère
et plus assimilable que celle qU'elle avait à la fois
désirée et redoutée.
Ce fut donc tout épanouie de joie qu'elle sui\'it
Mlle Bertrand dans le grand salon où la maltresse
de maison recevait ses invités. L'orchestre se taisait,
les danseuses, roses de plaisir et toutes gentille s
dans leurs toilettes pâles, avaient repris chacune sa
place respective; près de la porte et dans les coins,
les messieurs se groupaient.
Les renseignements de Mme Beno1t étaient tout à
fait exacts. La garnison de Montfort avait envoyé à
Montreil ses plus brillants représentants! La note
claire des hussards, celle plus sobre des officiers
d'infanterie mettaient une gaieté parmi la raideur
morose des habits noirs, et tout cet ensemble d'uniformes, de soie, cie bijoux et de dentelles faisait ULl
fort brillant coup d'œil.
I\ntoinelte fut très remarquée.
De fait, elle était ravissante dans sa toilette du
si\!cle d~rnie,
de coupe un peu surannée et si gentiment garnie de Oocons de mousseline de soie rose.
Sans 1..: vouloir, elle éclipsait toutes les jeunes rilles
dl: .\ lontreil, un peu guindées dans leurs robes COll-
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
25
te uses et fralchement confectionnées, car aucune
ne possédait au même degré ce charme p':nétrant,
cette grace piquante et cette exquise modestie.
Le beau capitaine de S ... s'informa auprès du
maire de l'enùroit. .
- De grace, monsieur, dites-moi le nom de ce
pastel échappé de son cadre 1
- Ce pastel ? ...
- Eh! OUI, cette toute mignonne jeune fille qui
vient d'entrer et cause maintenant avec Mlle de
Châtenoy.
- Ah 1 Mlle d'Aipeuille, 'vous voulez dire 1 C'est
une nouvelle venue à Montreil, récemment sortie du
couvent, ou de son cadre, si yous l'aimez mieux.
- Une héritière?
- Peuh 1 j'en doute 1
- Dommage 1 mais elle est (out de même char• mante. Veuillez me présenter, je vous en prie.
- Tr1:s volontiers, capitaine.
Et toute la soirée, Antoinette fut l'objet envié des
attentions très flatteuses du plus brillant officier de
Montfort.
Du reste, les hommages ne lui furent pas épargnés; le général lui-même s'empressa et voulut, dès
le commencement, la conduire au buffet. Mlle Virginie triomphait.
La jeune fille s'amusa beaucoup; cependant, son
plaisir fut un peu gâté pour quelques minutes,
quand on la pria de se mettre au piano.
Les musiciennes de Montreil n'étaient appelées
que très rarement à faire connaltre leurs talents,
Mme de Châtenoy le savait ct voulut leur offrir, pat·
cc bal, une occasion Jnespérée de se fairc entendre;
toutes en profit1:rent: les plus beaux morceaux de
leur répertoire défilèrent l'un apr1:s l'autre, tandis
que les danseuses « non artistes » bâillaient derri1:re leurs éventails et trouvaient ce temps perùu
si ngulièrement long. Ce fut alors que Mlle Bertrand
confia à la maltresse de maison que sa nièce avait
une jolie voix et chantait à ravir.
fi fallut bien céder aux instances de si aimables
hôtes et dc la plupart de leurs invités, el prendre
le bra qu'offrait 1\>1. Philippe pour aller au piano,
mais vraiment c'était tout à fait ennuyeux, un nuage
dans le firmament radieux du premier bal. Elle
�26
LE RÊ.VE
D'ANTO INETTE
cllUisit la jolie phrase de Masse net: " i.\lireilk ne
~ait
pas encore le doux charme de sa bcauté », de
lI1élodie fraiche et simple, de poésie nalve, en
exquise harmon ie avûc a voix très juste et plein,;
d'un,; douceu r velouté e, à c,; point que l'on aurait
dit musiqu e et voix faites 1 une pour l'autre.
Les artistes (il y en avait dans la société) , les
g,;ns de goût (il n'en manqu~lt
pas non plus) ~,;n
tirent viveme nt cette harmon ie et surent en apprécier la valeur savoure use ct rare. D'autre s jugi.:rl nt
différem ment. Mme Benoit chucho ta dans ["ureille
de la mairess e :
- Cette petite n'a pas de voix. Si vous entendi ez
Rosalie 1. ..
Et la femme du médeci n haussa les épauks en
gromm elant:
- Peut-on choisir un morcea u aussi niai" !
Antoine tte n'enten dit rien, se soucian t f"rt pl.!U
de l'opinio n de « ces dames» . Elle regagna sa place,
toute rose d'émoti on, bien heureus e d'avoir fini d,
jusqu'à la fin de la soirée, s'amusa de tout sun
cœur.
Quand Mlle Bertran d se dévoua it, c'était ("n5ciencil.!u 't!ment.
Le minuit red,)uté , depuis deux heures au moin~,
avait sonné quand elle emmen a sa ni<':ce. Pendan t
re trajet du retour elle fit les comme ntaires les plus
aimable s sur les divers inciden ts du bal; jamais
Antoine tte ne l'avait vue de si joyeuse hum<.:ur. Le'
lendem ain matin, cc fut autre chOSe; encnrL ! . ..
Mlle Bertran d se réveilla un sourire aux I~vres.
- Tu avais raison, Fanche tte, ut-elle aussitù t à sa
fid1:le servant e vcnue plus tard que de coutum e
prendre les ordc~
de sa maltres se, tu avais rai~ln,
j'ai bien fait de conJuir<! Antoint ;lte là-t a~.
'J l'lit
s'est tri.:. bien passl:, on m'a fait beauco up de (1)111pliment s sur son compte et elle a été vraimcn t trl:s
gentille , bien plus modest e ct réservé e que ses mamères bruyant e:; ct sa frivolité habitue l li! ne me
l'avaien t fait espérer .
_ Ses manil:r es bruyan tes, pauvre agneau ! paru!
qu'il lui arrive dc chantcr et de courir raf"i~
dans
le jardin, en voilà un criml'!
Madem oiselle, d':cid":m ent de bonne hum~lI",
ne
releva pas cette interrup tion.
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
27
- Antoinet te a été très entourée, reprit-ellc, et
j'ai vu bien des choses 1
Comme elle se taisait, Fanchelte interrogea:
- Quoi donc, mademoiselle?
- D'abord, j'ai remarqué Philippe du Verdat.
le neveu de Mme de Châtenoy, Mme Benoit ayant
appelé mon attention sur lui, l'autre jour.
- Eh bien?
- Rien à espérer de ce côté-là. Il a été. charmant,
j'en conviens, mais Il est banal, ce garçon, aimable
avec tout le monde. J'aime mieux l'aide de camp du
général, un bel officier, ma foi 1 seulement Mme de
Chàtenoy le garde pour sa fille, c'est clair comme
le jour. Il y avait encore le capitaine de S., joli cal'alier, un peu fat, très empressé auprès de ma nièce,
tellement empressé, ma bonne, que j'ai cru un
moment qu'il allait venir me la demander en mariage, là, en plein bal.
- Alors?
- Une rél1exion entendue par hasard a démoli
toutes mes espérances. La femme du député, placée
près de moi, causait à mi-voIx avec la femme du
général.
« - Il est gentil, le petit de S., fit-elle. Chasse-t-Il
toujours l'héritière?
« - Tbujours; si \·ous connaissez 400.000 francs
de Jot, vous pourrez les lui adresser sans autres
renseignements.
« - Le monstre 1
« CrOiriez-vous qu'il a refusé les beau!':
yeux de Laure Valgrand parce qu'il manquait
100.000 francs à la dot qu'il s'est clonné pour idéal 1
Cc n'est pas à Montreil qu'JI le trouvera, cet
idéal 1 » dit la femme du député.
« Ces dames se sont mises à nre, et moi, indign<:e, je n'ai pas voulu en entendre davantage.
- Je ne comprends plus alors pourquoi mademoiselle parall si contente de sa soirée.
- Ah 1 Fanchette, il n'y a pas que le beau capitaine au monde. Après avoir entendu cela, J'ai
tourné ailleurs mon obsen'ation et... j'ai vu autre
chose, de meilleur, de préférable à tOut le rcste.
el rêvcuse, laissant sa paiElle se tut, sounat~
siblc imagination fuir à tire-d'aile, en extravagantes
cnvolées. Fancbelle brûlait de savoir la cau sc et
(l
-
�LE RÊVE D' ANT OINETTE
t'objct d'une si douce satisfaction, elle interrogea :
- Alors, mademoiselle a vu q uelque chose de
très bien?
- De parfait, ma bonne, mon idéa l 1
Elle leva ses yeux au ciel rouge et blanc de son
alcôve, d'un air extas Ié, et continua plus bas, d'un
ton mystérieux:
- J e t' assure , Fanchelte , que le jeune notaire est
lIttéra lement fo u de ma nièce . Je l'ai bien ob s ervé,
il n'avait d'yeux que pour elle .. . Laisse-m oi parler.
11 y avaIt ta nt de monde, de messieurs su rtout, que
je n'aurais sans doute nen vu sans Mme 1\1oriss on.
Tu saIs qu'elle a jeté son dévo lu sur lui pour mari er
sa Marguente; c'est une bonne pers onne, l\1m e :\10ri s son, mais une intrigante: ainsi voilà trois fois
qu'elle invIte ce Jeune llOmme à dlncr, à propos de
qUOI , je te le demande? Elle manque de tact, c'est
certain, une femme sén eus e ne compromet pas sa
fille à ce point. Toute à son idée fixe, hi er, e lle survei ll ait don,c étroitement i\L Marelle. Je la vo yais
inquiète, agitée, je lui demandai si elle n'était 'pas
souffrante. « Pas du tout, r0pondit-elle, je me trou\"e
fort bien, au contraIre, ce bal est d0 licieux. » MaIS
incapable de penscr à autre chose, elle ajouta :
" C'est plutôt M. Marelle qui semble fatigué, ce
SOIr, regardez donc, chère amie, comme il se tient
à l'écart . » En effet, tl 0talt dans une embrasure d e
fenétre, tout seul. " Il ne danse pas du tout 1 ajouta
Mme 11ori s50n, Il n'a pa s encore dansé une seule
fois , pas même avcc Marguente. » Je la lais sai à
son tnquiétude, et continuai à regarde r l'embrasu re
en q uest 1011 , intéressée moi-même au plus haut
p(nnt. Pourquoi ce Jeune notaIre, qui louit d'une
réputation d"homme du mondl.! accompli, se ré fll gialt-il alibI derrii:re un ndeau, sans bouger? C ela
n't:tait pas naturel, Il y avalt sürL!m ent un motIf à
cett e co ndUIte. A ce mnl11 t.! nt, Antoinette, au hra
de 1\1. du VerJat, passa près de lui pour all e r au
piano. Il la ~ ul\ ' it des yeux jusqu'au bout, et tout le
tel1111s qu'elle chanta il semblait en exta~.
Ma
bonqe, j'auraIs voulu te montrer sa fi.J,ure à cc
mOIJlent-là. Quand elle eut fini, il recommença à la
~UI\'l"1.!
du regard et loute la soirt:e j'ai bien vu qu't!
ne !; tl..:cupait que d 'clle.
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
20
Il aurait mieux fait de la faire danser et de lui
causer, grommela Fanchette.
- Attends donc. Plusieurs fois il sortit de son
embrasure et se dirigea de son côté, dans cette:
intention, bien sur, mais à moitié chemin il battait
en retraite, tous les jolis cœurs et traineurs de
sabre ayant été plus lestes que lui 1 Ce digne garçon
n'avait pas l'aplomb des autres, tu comprends, le;
vJ'ais amoureux sont timides. Moi, j'aurais griff'::
avec plaisir ces insipides freluquets, le beau capi·
taine en tête. Une fois, enfin, il arriva à temps el
eut l'immense joie de danser avec la petite. 1Il1O(
1'v10risson, toute verdatre, s'approcha de moi. «Mlle;
Antoinelte est privilégiée », fit-elle. Je feignis de né
pas comprendre. « Pourquoi donc, chère amie ? ~ " J\1. Marelle fait une exception en sa faveur, ne
voyez-vous pas?» - «Vraiment, je ne sais pourquoi, en vérité. » Un peu après elle fut consolée, le
jeune notaire invita aussi Marguerite, la politesse
l'y obligeait, ce digne jeune homme. Que dis-tu de
tout cela, Fanchettc ?
- Je dis, mademoiselle, qu'il ne faut pas vous
monter la tète comme cela. Après tout, un jeunL
homme peut bien remarquer un joli brin de tille
comme notre mignonne, sans en être amou reux. A
Montreil les nouveaux venus paris~t.:n
toujours
intéressants, surtout quand ils sont mieux tourn':s
que les autres.
}'Ulc Yirginie haussa les épaules.
- Toi, tu n'as rien vu, pui;;que le te dis que je
suis sùre 1
- Si mademoiselle est sùre, alors, moi ausi 1
deux; ~1 J\llle
-l'fais dans un mariage, il faut ~tre
AntOinette allait ne pas en youloir, de votre monsieur?
- .\h! 'illi!à qui est fort. Perds-tu la tête, 1"<1nchette? Anloindte refuser d'l:pouser j'yI. j'ylarelle,
uyet: une fort
un jeune homme ~i bien, si ~érieux,
!(1Iie po!>ition sans ~"mpter
son patrimoine c()n~idé
l'ahle 1 >VIais c'e~t
un parti superbe, une chan..:e
lllespérée. Et pense donc comme, pour moi, ce
<;erait gentil: marier ma ni'·cc dans le pays, la yojr
quand je \'()Udrais, sans en èlrc embars~é,
quel
rè"e 1. ..
- Peut-étre bi<.:11 que cc ré\"c-Ià n'e~1
pas l't.:luÎ de
notre jeune demoiselle ...
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
Ma bonne, tu divagues. Les jeunes filles ne
doi\'ent a\·oir d'autre volonté que celle de leurs
parents. Car, je veux, j'exige llue ce mariage se
fasse ... s i le notaire Vient la demander.
- Je ne demande pas mieux, mademoiselle, mais
c'est égal, J'ai idée que notre mignonne aura, elle
aus~I,
sa petite vo lonté.
1\llle Vi rgil1!e, d'un geste nerveux, lui impo sa
silence.
- Nous verrons bien. En attendant, tout est
bouleversé ieÎ. Neuf heures, je ne SUIS pas enco re
levée; quelle affaire, mon Dieu 1 Sûrement Je vais
être malade.
Et tout en se hatant de faire sa todette, elle
continua son rêve de notaire et de mariage.
v
Pendant cc temps, Antoinette, plus en avance que
sa tante, écri\alt une longue lettre à son amie, lui
raclJntant le grand événement de la veille, mIlle
drôlerIes sur les choses et les gens et, très discrètement, ses petits succi:s mondains.
« De tout cela, ma chéne, disait-clic enfin, que
faut-Il conclure? Que me reste-t-il de ce bal tant
df:!~lré?
Rien. Et je commence il. trouver mOIl1S
extraordinaires les sermons de i\ll:l'e FidélIa sur k
n~at
ùes choses de cc monde. On désire, on aime,
on veut ees distractions, on s'y amuse à creur jOie
toute la nUIt. Le Jour vient, les neurs sont fanéo.:s,
Ic:-, tulles fnpés, les COiffures savantes en désordre,
il faut partir, et l'on n'emporte avec SO I qu'un l'eu
de fatigue physique, ct tout au fond du cœur un
peu de trouble Inexplicable. C'est ainsi pour moi,
du moins. Soyez done bieI1 tranquille. mon amie, SI
[es !:ioir':cs ct le s bals manquent, ici, je saurai m'en
passer sans regrets.
K Mais
ne supposez pa:" au moins, que mon
humeur ~()it
d eyenue chagrine, n'allez pas croire:
que je sois en train d'ètrc « jamais contente '. Pas
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
3'
du tout, le suis sûre, au contraire, que nulle plus
quI.! moi n'a Joui de cette fête, de cet ensemble charmant de fleurs, de musique de lumière, de ce!
cspnt souvent banal, parfoIs très fin, disséminé ç{
et là dans des conversations aimables et du meilleUl
goüt. En faisant un peu la moue, je parle non de l~
fête, mais de son lendemam.
« Je le devine maintenant, vous voulez savoir
autre chose, il vous tarde d'apprendre si parmi le~
beaux valseurs d'hier Je n'aurais pas trouvé mor'
idéal, et si Je n'al pas laissé aux lustres ou am
gUl1landes Oeuries du chàteau quelque lambeau de
mon CŒUr. Rassurez-vous, ma Thérèse, mon cœur
est plus solide que cela; puisque toujours Je vou,
ai tout confié, vous savez que mon Idéal ne ::,e ren·
contre pas SI facilement.
« Voyons, avez-vous Jamais lu de longs art1cle
~
nécrologiques ou autres sur un capitaine de hussards, un conseiller de préfecture ou un baron
Joumu, n'ayant tous d'autre mérite que d'être brillants valseurs et de savoir tourner un compliment:
Tandis Que mon héros, vous verrez tout ce que l'on
Imprimera sur lui 1...
« Ecrivez-moi, ma qrande Thérèse 1 je vous embra5se très tendrement. »
Antoinette parapha d'un trait net et resta pensive
la plume entre les doigts.
Elle i'avalt bwn dit à son amie, il lui restait de
cette fête une vague tristesse, le regret peut-être qUe
ce fClt si vite passé, avec l'ennui de reprendn
aUlourd'hui les banales occupations joyeusement
acc.eptées la veille, l'IntermInable brodene, le murn '(:
ouvrage de couture, le piano et même les lJvrc~
quotidIennement étudl';s suivant les conseils dl
Mère Laurentia. Non pas cela 1 rIen ne l'intéressait
aUJourd'hUI,
Elle descendit au jardm; l'air était fraiS, légèn·
ment piquant même; clic le trouva déllcic ux ("
l'aspira à pleins poumons tout en courant dans Ic'
sa torpeur. El\(> courut à perdn
allées rour sec(~ur
haleine, à la poursUIte de Ratapon af[olé; le diun,
animal, Jans toute sa carrière déjà long,ue, n'a\'ait
pas i:>Ou\'enance de telles émotions, Il put lnÎlr
:;'échapper dans les branches très élevées d'un sapilt
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
où raisonnablement AntoInette ne pouvait guère le
suivre. Alors, subitement calmée, elle revint à petits
pas vers la charmille où, sur un socle ébréché, souriait une statue de Flore humide ct verdàtre.
Elle était bien dépaysée, la déesse du pnntemps
dans ce décor automnal. Les pampres de la charmille avaient jeté sur elle et autour d'elle de grandes
feuilles pourpres et dorées aux tristes senteurs pénétrantes . Les bras de pierre, écartés pour soutenir
une masse moussue qUI del'alt être des fleurs
sculptées avant que le temps et la pluie les eussent
a111S1 rongées, ses bras portaient un amas de feudles
mortes, et la pauvre Flore en semblait toute chagrine.
- Tu es pourtant bien jolie comme cela, ma
vieille statue, déclara la jeune fille, mais vois-tu,
chacun son métier : toi, tu es pour le pnntemps,
comme mOI, et l'approche de l'hil"er ne nous dit
nen qui vaille. Il ya encore des fleurs ici, ma pauvre
vieille; attends, je vais t'en donner.
Elle alla bien vite jusqu'aux massifs de la pelouse
et revint à Flore. Montant sur le socle, elle ôta
toutes les feuilles sèches qUi la couvraient, mll
dans ses malOS une touffe d'hortensias, sur sa tëte
une couronne de géraniums roses.
- Là, tu es contente, Ilt-elle. Tu vois qu'il ne
faut jamais désespérer. Il sumt qu'une bonne âme
VOLlS aide dans les jou rs sombres et tout s'ensoleille, on attend mieux le printemps ensuite. Moi,
la r~ncoteai-j,
cette bonne ame ?
Pour faire ce petit ùlscours, AntOinette était
restée debout sur le socle, pr(;s de Flore, qu'elle
entourait d'un bras. Rien ùe plus gracieux que ce
groupe: la statue du printemps ornée de Heurs
d'automne, et son évocatIOn Vivante portant des
fleurs ùe jOie dans son regard, son teint et ses
ch~l"eux
de lumière: comme fond, les guirlandes
rougeoyantes d'une vigne vierge et sur tout cela le
velours gris perle d'un ciel de septembre.
Ce tableau était si réellement joli que Fanchette,
qUI venait, s'arrêta pour le contempler.
- Tout de même, pensa-t-elle, le notaIre peut
bien en être amoureux, après tout. Ma mignonne - ~
- Ab! c'e"t \ ' ou~,
Fanchette 1 Que l'OU5 m'aH:!.
faIt peur 1
�LE R~VE
D'ANTOINETTE
33
Elle sauta lestement sur le sable.
- Qu'y a-t-il?
- Le déjeuner est prêt, vous n'y pensez donc
plus?
- Déjà? C'est vrai, j'ai grand'faim.
Elles revinrent ensemble, par l'allée des marronniers, et Fanchette amicalement demanda:
- Il paralt que vous avez été gentille à croquer à
ce bal?
- Mais ... je ne sais pas. Qui vous a dit cela?
- Mademoiselle, donc.
- Ah 1 vraiment, vous ne vous trompez pas?
Ma tante m'a enfin trouvée à son goût?
- Bien sûr, mon pauue agneau ... l\lad emoise lle
vous aime, allez, et veut votre bonheur, seul.:ment. ..
il ne faudra pas la contraner.
- La contrarier J. .. pourquoi? Je n'en ai nullement l'intention, Fanchelte.
- Tant mieux, ma mignonne, vous me failès
plaisir.
Antoinette sourit affectueusement à la bonne
figure ridée qui la regardait tout émue.
Fanchette, la femme de confiance, presque l'amie
de tante Virginie, aimait avec idolâtrie la jeune fllie
si semblable à sa mère, morte jeune, en pl':l0
bonheur; et quand Mlle Bertrand s'dait décidée 'à
prendre sa nièce auprès d'elle, la vieille sen'ante
avait cru revivre les jours heureux d'autrefois alors
que, durant de longues vacances, le même SOUrIre
espiègle mettait une joie dans la sombre mais,'n.
Elle aima la fille comme elle avait aimé la mc,re.
Antoinette le sentait et lui rendait en menus soins
Cette grande affection.
Onze heures étaient sonnées depuis troi s grandes
minutes quand Mlle d'Aipeuille entra dans la aile
à manger. Tante Virginie, déjà assise à sa place, le
lui fit doucement remarquer, sans nulle acrimonie.
-Vous sa\'ez, mon enfant, que je tiens ab"olument à déjeuner à heure fixe, vous me ferez plai si r
en ne vous mettant plus en retard une autre fois.
Ce n'est pas votre faute, sans doute, nos habitudes
ont ~té
si changées depuis hier. Il faut le tcmr' Je
s'y remettre.
Pendant tout le déjeuner, clic fut d'une humeur
charmante. On parla du bal, natul"ellt.:l11cnt.
2
�LE RÊVE
J.}
D'ANTOINETTE
Alors, vous vous êtes bien amusée?
Beaucoup, ma tante.
Cela ne m'étonne pas, tout était parfait. Du
: "st<.:, les danseurs ne vous manquaient pas, mesdcnoise Iles 1 Je n'aurais jamais cru que Montreil pût
.!n fournIr autant.
- Oh 1 ma tante, Montrel!... et les environs. Sans
'1 garnison de Montfort, tlue serait-il resté?
- Mais, il y aurait eu encore un nombre respecable J'habits noirs ...
- Recrutés dans les chilteaux envIronnants et
dans la famille de Chàtenoy, sans cela ! ...
- Sans cela, ma nièce, Il y a encore des jeunes
~en
fort bien, ici même ...
Elle s'arrêta un peu embarrassée.
- ... Par exemple, le notaire.
Antoinette releva ses sourctls d'un a Ir étonné.
- M. Benoit? Oh 1 ma tante, vous ne le comptez
?HS parmi les jeunes gens de Montreil, j'imagine.
Elle riaIt, la petite folle, à plellles dents.
- Qui vous parle de M. Benoit? Voyons soyez
donc sérieuse.
- Dame, vous dites le notaire .
- Ne savez-vouS pas que nous avons deux no~ajr\!s
iCI ? J~
parle de M. Marelle.
- 1\1. Marelle? Connais pas!
- Mais si, Antoinette, rappelez-vous 1 Il était hier
au bal.
- Il Y en avait tant d'autres, avec IUII Je peux
bi\!n ne pas m'en souvenir, et même ne l'avoir pas
vu.
- Ah 1 Quant à cela, vou l'avez vu, j'en suis
sûre, vous avez même dansé une «berline» avec
lUI. Vous rappelez-vouS?
- Pas du tout 1 C'est si court, une berline, cl il
.:~t
s i Jifflcile de se voir et de se parler en la dan,:In t. Et puis, s'il faut vous l'avouer, chère tante, je
n\;Jl soucie fort peu.
J\Ule Bertrand, tri;s contrariée, insista.
_ Alluns, cherchez un peu : un grand jeune
'1,,1l1111\! hrun avec des yeux clairs, une moustache ...
VOliS n<.: voyez ras? Très distingué, très bien.
l',)ur l'airé plaisir ft sa lante, et suivant le conseil
l..: I,'anche!tc, ne pas laconlrancr, Antoi lette l'cmé-
l\<>ra
b<'::;
slIlI\..:nir;; .
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
35
Attendez J vous dites brun, avec des yeux
clairs, grand, mince, n'est-ce pas?
- C'est cela même.
- Oui, je me souYiens, mais ma tante, ce n'.::tait
pas un notaire, c'était un officier.
- Un officier J Où avez-vous la tête?
- Je vous assure, ma tante. je me le rappelle
maintenant, je le VOIS encore. Il était habillé en
lieutenant d'infanterie.
- Ma nit:ce, vous n'êtes pas sérieuse.
- C'est trop fort! Est-ce ma faute à moi s'il s'est
déguisé en militaire? Mais j'y suis, fit-elle dans une
inspiration subite, il est peut-être lieutenant de
réserve et a mis son uniforme pour la circonstance ...
Mlle Virginie hocha la tête d'un air vexé.
- Je ne sais pas s'il est lieutenant de réserve,
mais je sais très bien qu'hier il portait un habit noir
du meilleur goût.
- Alors, ma tante, celui que je veux dire n'est
pas votre monsieur ... le notaire. Après tout, qu'estce que cela nous fait, à toutes les deux t
En quittant la salle à manger, Antoinette prit son
front entre ses mains, dans un gesle na\Té.
- Ça y est, pensa-t-eHe. Ma tante s'est mis un
notaire dans la tcHe.
VI
Décidément, c'élait bien l'automne.
Les arbres du jardin et des grands bois semblaient
pa~ser
au henné leurs lignas _es échevelées; les premiers chrysanthèmes commençaient à s'ouvrir; la
campagne prenait de pelits airs dolents que chassait
à grand'peine le tranquille soleil d'arril:re-saison.
Antoinette, un peu romanesque, nous le savons,
et très éprise des choses de la nature, jouissait dé!icieusement de ces pages poétiques que sont léS
Jours d'aulomne.! dans le grand livre des années,
pages si brl:ves, et par cela m(;me plus exquises,
que l'on voudrait relire encon.: alors q\le le d..:rnicr
fcuillet en est déjà tourné. Enf..:rméc ~i longtemps
�;6
LE RÊVE
n'ANTOINETTl!:
mtre les murs de son couvent, clic c(lnnaissait à
,cine cc mervcilleu:, poZ:me et, dans son l:nthou,iasme, n'en voulait rien pass.::r.
Tous les jours, elle s'en allait, ivre de grand aif
~t
de liberté, par la campagne jolie. Sa tant" la
.lissait faire à sa guise, heureuse de la savoir conellte, plus heureuse encore du sIlence et de la tran.luillité qu'appoftait à la maison l'absence de la
I!l\ne fille. Il était bien cOlwenu du reste qu'clic
ilirait jamais plus loin que le bois d'Harfeuille.
Villé semaine environ aprl!s le bal du châtcau,
\ntoinette sortit dans l'après-midi, comme de cou·urne. Elle prit une allée inexplorée de son boi , rai,ant craquer les feuilles sèches sou ses pas. Tout
l'amusait: la forme cl' un érable, la couleur d'une
;leur, la fuite éperdue J'un li èvre dans un fourré;
cette solitude ct ce silence eux-mémes la charmaient.
Que c'est joli, Sc disait-elle, c'est un \"rai bois de
~onte
de fées l 11 me semble que je suis le Prince
';hannant à la recherche de la Belle au bois dormant, tout est mystcrlé ici: de l'ombre, des petits
chemln~;
tournants, des arbres, tuujours des arbres.
Et dans toul cela du soleil éparpillé qui Yibre et qui
suurit 1
Elle souriai t aussi aux ors rouges ct blonds, aux
ïei1ets d'aurore ou d'occident qui ruisselaient au'PUf d'elle, aux parfums l:trange~,
inanalysables
':manant ÙU <;01, des écorces grises et des rameaux
Jnche\'t:ré~
; elle souriait surtout à la joie Je "ivrc
l!l SOIl cœur chantait sans bien sayoir pourquoi.
Elle avait promis à Iante Virginie de pas aller trop
1(ll\1; il était bien tôt pour rentrer, cependant. Elle
;hoisit un talus gazonné, au pied d'un arbre, afin de
.'y asseoir et de lire un peu; ce serail ex.quis ! l\1ais
loudain elle entendit un bruit Je feuil~
s;'clws :
lU li<:vre affolé passa Jevant elle en une c()ur~e
ler~!gineus,
un coup de CCLI retentit, une balle ~imél
...
ntoinetle poussa un cri déchirant, son lilTe en
unbl:aux gisait loin d'elle, brisé par la balle; les
,ranches touffues d'un noi.eticr sous lequel elk
,'abrilait avaient été arrachées et la cou\raient de
cur feuIlles décbiquetées; la plus gros~e,
la plug
lour,le, l'Il tombant alait heurté son bru" qui lui
';,lll lit LI! ; douleur insupportable ... La liolellce du
�l.E REVE
D'ANTOINETTE
37
choc et surtout l'exll'l:me frayeur la jeti;renl SUl' le
gazon, à d(;mi évanouie.
Elle yit comme: dan :; un rêve les feuilles jaunit!s
retomber autour d'elle et sur elle, un peu de fum ,';e:
sortir du fourré là-bas, un oiseau C!perdu fuir à tin:d'aile et disparaître dans les ramures de la \'oilk;
un rayon de soleil, presque horizontal, mettait un
gros point de lumiè:re sur le talus, à la !)Iace même
où tout à l'heure elle s'était assise.
C'était un rê\'e aussi, cette apparition; un homme
jeune et très beau, le regard noyé d'inquiétude, qui
s'approchait d'elle. Qui donc avait parlé de conte
de fées ? .. Par une étrange aberration n'avait-elle
pas cru être le prince Charmant, quand au contraire
c'était ell..: la l3elle au bois dormant que son prinçe
cherchait et 'enalt éveiller?
Mais une douleur plus aiguë au bras lui fit fermer
les yeux; elle ne "it plus rien ...
Elle reprit ses sens sous l'impression magnétique,
infiniment subtile, d'un regard ct d'une volonte:
fixés sur elle. Le prinçe Charmant était là, agl!nouillé comme dans le çonte, ct maintenait sou~
~es
narines un étroit flacon de cristal.
En la voyant ouvrir les yeu.", il sourit et s'éloigna
un peu.
- N'&tes-I"Ous pas blessée? inl<.:rrogea-t-il tout0mu.
Je ne sais pas.
- Pourriez-yous vous relever?
- Je le crois.
Ii l'aida, avec mille précautions, à sc l11"llre debout, et la jeune fille, chancelante et tout dourdie
encore, dut s'appuyer à lui pour ne pas tomber.
- .le ne suis guère vaillante, fit-elle en souriant;
pourtant, le bras seul me Cait mat.
- ./e vous en prie, matkmoisdle, permettez-moi
de l'OUS aidel.
TI la nt asseoir "ur le gazon, bien appuy "c au
trtlllç d'Ull gro~
chC:ne, sc déclara quelque 1'(:11 1Il~
decin, cXillllina le membre endol()("i, ct sc rclc\'a
t!lut joyeux.
- Rien de ca~sé,
ut-il, une !'.implc [llulurc tri.::
Ie:gi.:n.: i Cc ne Sera rien, tl1ad(;m)i~!.:,
l'(lUS en 01..:,;
Juitl<.: pour la peur, mais 'Iuclle peur!
T,)llt en parlant, il arl~'cit
le pau\T" hras çonftlrtab!ul11cnt p()ur 'lll'un llV.Ul'eJl1c;J1t maladl'nil, ne
�LE RÊVE 0' ANTOINETTE
vInt pas raviver la douleur. Antoinette le regardait.
Le trouble de son demi-rêve ne l'avait pas trompée.
Il était bien jeune et très beau: le teint pâle ou
peut-être pàli par l'émotion, les cheveux noirs
comme la barbe courte et frisée, les yeux superbes,
longs et sombres comme des yeux d'OrientaL .. un
h~ros
de roman 1
Il n'en fallait pas tant pour exalter l'imagination de
la jeune fille. Elle remercia d'une voix un peu faible.
- Que vous êtes bon, monsieur 1 ajouta-t-elle. Je
suis vraiment confu e de vous donner tant de peine.
- Ne me remerciez pas, mademoiselle; je suis
trop heureux d'avoir pu vous rendre ce léger service.
- Vous devez me trouver bien sotte d'avoir eu
si peur et d'avoir perdu connaissance, dit-elle, mais
tout a été si brusque, si violent, que je n'ai pas pu
me rendre compte des choses; je ne sais même pas
maintenant ce qui s'est passé.
- Ce n'était pas peu de chose, mademoiselle,
c'est au contraire miracle que vous n'ayez pas été
tuée sur le coup; la balle a passé si près de vous!
[I Yavait un frisson dans les mots du jeune homme.
- Je voudrais trouver l'imprudent ou le maladr,)it
qui a fait ce joli coup, continua-t-il.
- Quoi 1 ce n'était donc pas ... ?
.\ntoinette s'interrompit, confuse.
En effet rien dans la tenue du jeune homme n'indiquait un chasseur: ni le pantalon de drap bleu
légèrement fiottant et plus étroit aux chevilles, ni
le chapeau de paille aux larges borùs... pas de
chien, de·carnier, ni de fus;!.
- Excusez-moi, fit-elle; j'aurais dû penser que,
cette chasse étant défendue, mon accident n'a pu
être provoqué que par un braconnier.
- Sans doute, et cc monsieur, qui a certainement
entendu votre cri, s'est bien garelé de paraItre j il
doit Nrl.! loin maintenant. Vous voyez, madcmoisdle,
combien il est dangereux de s'aventurer dans les
bois en cdt..: saison. Une autre fois, vous et moi
ferons bien de chacher ailleurs la poignantc beauté
d'ull ~oir
d'automne.
La sympathie pour l'étranger, tout d'aborJ 0d" se
chez notre hé:rolnl!, allait croissant.
.
_ :'liais où trouverions-nous ailleurs ce quc nous
\"Ily .. ns ici ~
fIt-elle un peu ranim0e . .l'aime milll\
�LE RÊVE
D'ANTOINETTE
30
croire que notre braconnier, mis sur ses gardes par
sa maladresse d'aujourd'hui, ne reviendra plus désonnais troubler la quiétude des paiSibles promeneurs. Ce bois appartient au château d'Ilarfeuille,
nul n'a L; droit d'y chasser. Où devrait-on être plus
tranquille?
Sa VOIX se raffermissait tandis qu'elle défendait sa
promenade favorite. L'étranger se tenait debout,
respectueusement, devant elle; le sourire de l'un se
refléta dans les yeux de l'autre.
- Vous êtes courageuse, mademoiselle; le
danger auquel vous avez miraculeusement échappé
tout à l'heure aurait laissé tremblante pour longtemps toute autre que vous 1. .. Vous ne gardez pas
rancune au pauvre bOIS pour les frayeurs qu'on
y rencontre, vos sympathies savent résister à l'épreuve; c'est rare et joli 1
- Oui, reprit-elle pen Ive, LI y a du miracle dans
tout cecI. Dieu est bon 1 N'est-ce pas une chose
providentielle aussi que vous soyez passé juste pour
me seCOUlï r dans cette extrême détresse r Par
quelles circonstances, monsieur, la Providence
vous a-t-elle amené là?
- Oh 1 c'est tout Simple, mademoiselle, répondit
le Jeune homme. Je peignais dans le VOisinage
quand il m'a semblé entendre un cri d'appel. Je SUIS
venu en hâte, et bien m'en a pris, pUlsque ainsi ,'al
pu vous rendre un léger service.
Il ~e tut.
Antoinette, les yeux fermés à demi, se croyait
transportée dans le pays des songe~.
Alors, ce
prince Charmant était un peintre? Le coup de fusil,
la ~yncope,
la romanesque apparition n'étaient-ils
~)a
l'lulôt un rêve dont elle ~'éveilra
à coup sùr
devant ~a cDrbeille à oLl\Tage, dan~
l'embrasure de
la fl!n(:tre aux ndeaux de mousseline blanche du
triste salon de Mlle Bertrand?
,'.lals non, tout était bien vrai, au contraire. En
OU\Tan t les yeux, elle voyait le bois, ct lui le
peintre, son peintre, pl!nché l'ers elle, avec. au ill1Ù
Jes yeux, un peu d'angoisse.
- Mademoi se lle, l'OUS sentez-VOlis T1l0111<" bien ~
- Je ~uis
toul à rait remi -e, dit-clic en cxtase ;
IOyCZ, je puis r,~mue
le bra~,
ie l'ai, puu\'oir rCll-'
lre1" à la maison.
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
Elle tenta de se lever, mais le sol se dérobait
sous ses pas.
- Attendez un peu, de grâce, dit le jeune homme
d'un ton ferme, encore quelques minutes de repos,
ct vous pourrez marcher. Si vous craignez que
l'on s'inquiète chez vous, permettez-moi d'aller
rassurer les vOtres ct chercher quelqu'un si vous
le désirez ... En m'expliquant, je saurai bien trou'·eL..
.
- Non, non, merci, n'y allez pas 1 Je veux au contraire que l'on ne sache rien! Ma tante ne voudrait
plus me lai s6er sortir, si elle se doutait ...
- Alors, mademoiselle, vous me permettrez de
vous accompagner un peu, vous êtes encore si
faible 1. ..
Il s'appuya au fût d'un hêtre, de l'autre cOté du
sentier, tout prèt à l'aider s'il lui fallajt un secours,
et tandis que l'ombre des grands arbres devenait
très longue sur le chemin, ils causèrent.
De mille petits riens, de la couleur des feuilles,
de la forme des arbustes; ils échangèrent des réIlexions banales sur le temps probable du lendemain, elle parla des recoins les plus jolis du bois,
qu'il ne connaissait pas. Mais Antoinette savait à
peine les mots dits par ses lèvres ... une idée, une
seu!..:, martelait sa pensée, une question la brûlait.
A la fin, n'y tenant plus, elle baissa la tête en rougissant et demanda:
- Alors, monsieur, vous êtes artiste?
- Mademoiselle, j'aime la peinture de toute
mon âme, et je lui ai consacré ma vic.
- Ohl comme je vous comprends, reprit ardemment la jeune fille. L'art, c'est ce qu'il y a de
meilleur sur notre pauYrc terre, c'est ce qui soulèvc, idéalise, ennoblit tout. Vivre en lui et pour lUI,
mais ce doit '::tre le bonheur le plus complet que
puisse offrir la tri~e
vie !
- Nc le pensez pas, mademoiselle, l'art est un
maître imp'::rieux et trop souvent ingrat. Il peut tnrturer celui qui l'aime, le fairc souffrir jusqu'à la
folie: j'ai Hl des artistes mourir de ses trahis(ln~.
C'c~t
un supplice sans 0gal, croyez-Ic, que d'avoir
en soi un rêvc inexprimé. On le (;élJ'esse, on l'adore,
on \'cut lui donner la yie. Pour le parer d'un cor~,
on appelle cl ,pi k- reChl:ïd1l: ' les plus étudie~,
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
4J
les plus subtiles du talent; l'œu\Te naît, belle parfois, admirable peut-être, les hommes la loueront,
mais le rêve n'y est pas, le corps est vide de l'âme
pour laquelle on l'avait créée, et le poète, le musicien ou le peintre sentant encore en lui le poids
trop lourd de son idéal, abandonne son clavier, jette
sa plume et ses pinceaux, s'enferme jalousement et
pleure.
Antoinette savourait les moindres mots, les plus
lég~rcs
intonations de cette voix chaude et sympathique; elle croyait ressentir elle-même la souffrance
qu'on lui décrivait. Hé quoi 1 cette tête superbe se
parait-elle encore d'une auréole de douleur, et surtout de cette douleur intéressante et distingu6e inconnue du vulgaire? C'était plus qu'elle n'avait rêvé.
Il reprit gaiement:
- Mais, grâce â Dieu, tous les artistes ne sont
pas ainsi. Ils peuvent être heureux en plaçant moins
haut leur idéal; alors, l'a rI procure des jouissances
inouïes, s'il veut bien leur sourire. Le rêye J0ger qui
flotte en leur âme est facilement traduit par un
talent exercé, ils se croient créateurs et peuvent bien
l'être, en effe t, si quelque étincelle de génie s'es t raI'
hasarJ égarée entre leur intelligence et leur sensibilité. Quant à moi, j'aime mon art, bienveillant ou
cruel; je l'aime trop peut-être, puisqu'il m'entraîne
à vous fatiguer en vous parJallt ainsi de lui.
le t~in
redeElle se reJressa, les yeux brilant~,
venu ro se .
- Vous ne me fatiguez pas, dit-elle, je vous comprends si bien 1. ..
Elle s'arrêta, confuse, craignant d'ayoir trop
parlé, mais lui sembla ne pas voir cet émoi.
- Vous peignez peut-être, mademuiselle? demanda-t-il.
- Seulement un peu, des Oeurs, et si mali Dieu
merci, je m'y connais assez pour ne point me faire
pris de leçon~,
encore
d'il!usions. Je n'ai gu~re
étalent-elles fort médiocre s, ~t je n'ai jamais .:u l'occasion de voir beaucoup d'ccuvres de maltres quand
j'étais en pension. Ici, vous deH:z le savoir déjà, il Y
a peu de ressources pour les amtcur~.
- En effet, répondit-il en riant, je vuus tr,'Uye
même très indulgente de ne pas dirl.! « aucune ~
re ".source. Je regrette \"i\'ement, aj(Juta-t-il, de
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
n'a\'olf point aujourd'hui les aquarelles et les croquis de bons maîtres que j'ai apportés à Montreil
pour m'aider dans mes études: J'ai comme cela
quelques amis dont je me sépare dJftîcilement. Je
me serais [ait une joie de YOUS les montrer et vous
aunez été heureuse de faire leur connaissance, je
n'en doute pas.
- Oh oui, cela m'auraIt fait tant de plaisir 1
- Peut-être ... (Il hésita un peu), peut-être les
hasards de la promenade nous rapprocheront-ils
ces Jours-ci; je peins tuus les soirs près d'Ici. J'aurai sans doute ma collection; c'est un hasard Je
l'aYolr lais ée à l'hôtel aUJourd'hui
Elle ne répondit nen, heureuse et l'âme en fête.
Dan~
le bOIS, les COIl1S d'ombre s'épaiSSissaient, un
rayon de lumière rose, filtrant à travers les aiguilles
d'U.!l sapin, n'éclairait que les branches élevées du
chêne le plus haut; les allées étaient baignées de
.:r~puscle
vaporeux et transparent, plein de ref1ets
el de parfums. Une feuille tournoya lentement dans
rail' et vmt tomber avec un bruit mat, formant sur
le gazon une tache lumineuse.
Antoinette tressaillit et se releva.
- DéCidément, Je SUIS trl:S bien, dit-elle, je vais
rentrer.
Il fallut bien accepter le bras compatissant qui
s',)frrait pour soutenl r ses pas chancelants, répond re
au.'~
remarques banales sur le temps et le paysage,
alors que sa pensée était pleine d'autre chose; il
fallut bien aussI le remercier encor\! (juand, à la
lislèr.:: du bois, il s'inclina cérémonieusement devant
clle.
gt l'ame tout engourdie, elle revint à la maison
par la route empourprée des feux de l'occident.
VII
Mlle Virginie attendait sa nièce avec impatience.
A tout moment, elle se penchait à la fenêtre pour
\'011' si, de 101\1, elle ne l'::tpercevrait pas; jomais
ClI<':oL'<! la l'e p~clabe
lanle Il'av:lIt, semblait-il,
J~'lr:
autalll la pr":~enc
de 5:1 cli~r(!
\ \II'ill,'.
�LE RÊVE n'ANTOINETTE
Enfin, elle la vit au tournant de la route, marchant
lente et pensiYl dans un nimbe de lumii:re. ~lIe
Bertrand s'étonna.
- Qu'a-t-elle donc fait de son insupportable
vivacité? pensa-t-elle. Ne mettrait-elle pas quelque
malice à revenir aussi tranquillement quand, pour
une fois, je désire son retour?
Mais non, il n'y a\'ait rien de machiavélique dans
la lenteur d'Antoinette. En la voyant de plu près,
sa tante s'inquiéta.
- Comme vous avez mauvaise mine, mon enfant!
On dirait que vous ne pouvez pas marcher, seriezj'cn suis süre,
vous malade? Vous m'avez d~sobéi,
en allant beaucoup trop loin, vous êtes restée si
longtemps dehors, ..
Il ne fallait pas que .Mlle Virginie se doutât du
pseudo-accident d'Antoinette ... Aprl:s les radieuses
perspectives entrevues le loug de sa rê\'erie, quel
désespoir pour la jeune fille si, dans une juste prudence, on lui défendait les cht:res promenades au
bois d'Ilarteuille!
- Mais non, ma tante, je n'ai ml7!me pas été à la
limite de votre permission; je su is res.tée en de~à.
- Alors, pourquoi êtes-vous verte? Vous êtes
malade.
- Je vais 1'0tre assurément si vous insistez, ch~re
tante; vous savez qu'on peut facilement le devenir
par persuasion. J'ai connu au couvent une éli!ve
comme cela. Quand je lui disais: « Oh 1 ma paU\Te
Gabrielle, vous êtes malade " elle répondait tout
affolée: II. Vous croyez 'r - Si je crois? R ega rd ez vos
yeux, le blanc est tout jaune, - .Mais c'est vrai, vous
avez raison. Ah 1 mon Dieu, mon Dieu 1 » Elle se
sentait aussitôt des crampes d'estomac, des douleurs de tête, ses mains devenaient brliate~,
sa
gorge sèche, elle avait la fièvre, je crois qu'elle
souffrait pour de bon. Heureusement, le remi.:de
n'était pas difficile à trouver. II fallait, au bout de
quelque temp s, la regarder bien en face et lui dire:
« - A la bonne heure 1 Vous allez mieux, n'est-cc
pas? - Mais pas trop. - C'est un peu fort 1 Vous
voulez vous faire dorloter: vou s a\'lZ le teint frai -,
les yeux animés ... la mine superbe 1 » Et ma
Gabrielle était aussitôt guûric . Seulement, je ût.!\<1i o.;
m'enallcrbicn vite, pourne pas lui rircuu Ih'Z. Le r1u'
�LE RÊVE D'Ai TOINETTE
dl'ùle, c'est que jamais, entendez-vous, tante Yil'gll1ie, jamais elle ne s'est doutée que nouti nl>>iS
moquin~
d'elle. Vous me tI'OU\'ez méchante, Il'e~t·c
pas?
- Ah 1 petit lutin, j'aime mieux VOU!; \'l,il' ain i
que languissante comme tout à l'heure.
- Je vous y prends, ma tante, vous voulez me
voler 1110n remède ct me guérir par persuasion.
Elles se regardèrent en riant, et c'était si dl'llle
d\:ntendre le petit gloutisement par lequd'l\I1le Bertrand man ifestait sa gaieté, qu'Antoinette, pâmée de
ri~,
oublia soudain ses émotions de l'aprl!s-midi.
C..:tte t'ois sa bonne mine sembla revenue; du reste,
son bras ne lui cau!>ait plus qu'une doulcU!' insignitiante.
- .Te n'ai besoin d'employer aucun remi;de ,l\''':C
vous, dit-elle quand elle fut un peu calmée. ,Je ne
vou~
Jemande pas de vos nouvelles, ma tante, "JI'
jamais vous n'avez été mieux, il me semble.
De fait, l'vIlle Virginie avait, ce jour-là, une grâce
tout à fait inusitée.
- Je ne suis pas mal, en effet .. .
D'orJinaire elle répondait toujours ~'ar
mille
plaintes aux question~
ou rt:marques qu'on lui faisait sur sa santé. Cette bonne humeur inquil:ta Il
jeune fille.
.
- Qu'y a-t-il là-dessous? pensa-t-elle. Slircment il
e~t
ani\'é quelque cho
~e
à ma tant<.:, mais quoi ~ ...
C\.:stla journée de~
uH:ntures, aujourd'hui.
Subitement intéressée, elle demanda:
- .\vez-'ou~
passé une bonne aprl:s-miJi, ma
taille: .~
- Oui, m..:rci, toujours trUlh Ilille, comllle l'habitude.
- Tranquille ... comme d'habitude ... hum 1 c'est
à \oir, ~.: Jit .\ntoinette regardant son inter}ol.:utrice souriante ct rougissante .
•\ ce moment, "aLdine, la petite femme de chambre, \'int annoncer quel\ladcmoiselle était !:iCJ'\'J..:; on
se mit ft table, on causa de chose . ct d'autre, mai..,
ni l'une ni l'autre des deux c,)lwi 'cs ne parai S,lit
êtrc; <lU . 1)!Jr<lscs qll'l;lil: prononçait.
EnIin, al'rl: mille uétuurs, et d'un ail' qu'\.:ll..:
cro,'ait le plu: naturel du J11ond·;, i\!lk lkrtrand dit
U'Uil<! 'oix tOlite cl1 '\lIg,jc :
�LE REVE D'ANTOINETTE
45
- A propos, j'ai eu tant0t la visite du notaire ...
Elle s'arrèta renardant sa nii:!ce d'un œil scrulateur, atendl~
~le
rougeur, un trouble, l'indice
d'une émotion quelconque, sur le visage d'Antoinette. Mais rien n'altéra l'imperturbable sérénité de
la jeune Hlle et, ironie des choses d'ici-bas, ce fut
Mlle Virginie qui rougit violemment dans l'ardeur
de son désappointement.
- Mme la notairesse ne l'accompagnait-elle pas?
' demanda sa malicieuse pupille d'un air innocent.
- La notairesse? Quelle notairesse ? ..
- Mais ... Mme Benoît, c'est bien son nom, je
crois.
- Antoinette, perdez donc l'habitude de me
répondre M. Benoit quand je vous dis 1\L Marel1e.
Vous savez parfaitement que nous avons deux.
notaires ici ... à vous entendre on croIrait que 1\1. Benoit seul est digne de l'être! Je vous prie de ne pas
me parler de lui comme cela, c'est in<.:onvenant.
Elle était tout à fait en coli;re, la brave demoiselle.
- Oh! ma tante 1. .. c'est inconvenant de parler
de M. Benoit? Pauvre cher digne homme, il n'a
pourtant pas l'air compromettant 1 Du moins je ne
m'en doutais pas. Un homme de son âge 1 Et un
notaire encore !. ..
Ces derniers muts n'étaient pas faits pOlir calmer
les nerfs surexcitê~d
Mlle Virginie.
- Eh bien 1 quoi, un notaire ? .. Et-ce que par
hasard les notaires seraient des êtres à part? Quel
ton dédaigneux! vraiment on croirait qu'ils ne sont
pas diQnes de l'otre attention!
- Àllons bon 1 tout à !'heure c'';tait inconvenant
de rappeler l'existence de M.. Benoit. .. maintenant
c'est le contraire. Ma chi;re petite tante, qu'e~t-c
que je "ou s ai fait?
Elle s'approcha càlincment de la vieille fille, l'entl.>Ura çle ses bras et mit un baiser sonore sur chacune de ses joues. Mlle Bertrand eut honte de sa
ncn'o"ité.
- Allons, allon:, c'est bien. Si VOliS al i,·z un peu
plus de sérieux dans la tête, vous seriel. une <.:harmante enrant 1
- Cela viendra, ma tanle, ne d0sesp"·n'l. pa:.
Alors, vous me di"i\.!l que l'un des notaires, l'as
J\T. HenoH, l'autre, est vënu vous voir tantfJt?
�46
LE RÊVE D'ANTOINETTE
Oui, ce jeune homme qui était au bal de
Mme de Châtenoy, vous vous rappelez bien?
_ Hélas 1 j'ai eu déjà le regt'et de vous dire que
non, ma tante 1
_ C'est vrai, mais je ne puis croire qu'il YOUS ait
fait si peu d'impression 1. .. Vous ne voyez pas? un
grand jeune homme brun ...
_ Avec une moustache et des yeux clairs, mais
si, je vois, seulement ce n'est pas votre notaire.
- Il est bien dommage que vous n'ayez-pas été là
tantüt, ma chère, cela vous aurait rafralchi la
mémoire 1
- Je l'ai échappé belle 1 pensa Antoinette.
- Et yous auriez vu combien il gagne encore à
Hre connu.
Là-des:sus, une verbeuse énumération des brillantes et solides qualités de son héros.
- l'vIa parole 1 se dit notre espiègle, ma tante est
amoureuse de lui 1 Tant mieux alors, elle voudra le
garder puur elle.
i\li e en gaieté par cette idée, elle écouta d'une
oreille compIaisante le récit de la sensationnelle
visite, dans ses plus petits détails: la mani~rc
discr,-te .:Jont il avait sonné, sa façon de marcher, de
s'asseoir, de tenir son chapeau, sa distinction, sa
correction, son intelligence, son goût marqué pour
les poires duchesses, la sup0ri()rité qu'il reconnaissait aux confitures sur les con t:rves, etc.
- Il e:st comme vous grand amateur de la campagne, ma nièce, et il affection ne tout particulièrement le bois d'Ilarfellille.
A ce moment, l'attentlon d'Antoinette dérailla; ce
bois d'lJarfellilic n'éveillait-il pas en elle un monde
de 5cnsations et de suuvenirs délicieux: celte romanesque aventure d'une balle égarée tout près
d'elle, cdte apparition du prince Charmant, d'un
artist.:: épris de son art, toute cette histoire, jusquelà rê'.ée plutüt que v0cue, prenait maintenant corps
et con~istae
dans son esprit plus calme. Il lui
semblait que, cc jour-là, les 'grande~
(1ortes de 'on
a"enir s'~taien
omertes à deux battants par la
vo)ontt: J'une prévoyance miséricordieuse.
La balle dlL braconnier n'avait pas t:té (;~arée,
mais COI/duite par une main toute-puissante qui
vOlliait ce qui s\:nsuivit. Sans dIe, le sau\"eur ne
�LE RÊVE D'ANTOI~E
47
serait pas venu ... Ils auraient pu passer l'un près
de l'autre, séparés par l'ombre de quelques arbres,
sans se rencontrer jamais. Tandis qu'II lui était
apparu, comme dans son rêve, lui protecteur compatissant, à elle faible et tremblante, ayant besoin
de lui ... Oui, tout avait été mené, conduit par la
Providence ... Elle avait tant désiré que ce fût ainsi 1
ces désirs mêmes étaient des pres sentiments, cela
depait arriper. Eh bien 1 tant mieux, cet avenir si
net, si brusque, lui semblait doux infinim ent ...
Tante Virg1l1ie observait l'air songeur de sa nièce
et, continuant sa narration, recouvrait toute sa
sérénité.
« Bien sûr, se disaIt-elle, Antoinette ne pouvait
rester insensible à l'éloge fort ménté que je lui
faIS de M . :Marelle. Cela lUI donne à réfléchir, elle
n'est pas 'sotte et comprend qu e je ne parle pas
ainsi pour le plaisir de parler. »
- Enfin, conclut-elle en s'adressant à sa nièce, il se
leva et s'excusa en termes parfaits de la longue
visite qu'il venait de me faire (il est bien resté une
heure), s'accusant d'indiscrétion avec une gràce, un
tact que je ne puis vous rendre.
Pour en donner une idée, elle esquissait de
grands saluts, prenait de petits airs confus qui, en
tout autre moment, eussent bien amusé Antoinette,
mais Antoinette continuait à rêver.
Le soir, elle écrivit à Thérèse de Kerdignac :
« Ma chérie, Il existe, je l'ai vu 1 Je le savais bien,
j'en avais le pressentiment, et la réalité« dépassé
toutes mes espérances. J'en ai la tête si remplie que
je ne ptllS penser à autre chose, et il me semble
que tout le monde doit être comme moi. Pardonnez-moi donc si je ne vous ai pas dit encore de
quoi il s'agit.
« Il, c'est mon idéal, mon peintre. Vous rappele7.vous ma dernière lettre? En vous l'écrivant, Je ne
pensais guère pouvoir vous dire si promptement
que mes idées romane sques, comme vous dites,
étaient sagesse et pressentiment. Je vous raconterai une autre fois les cIrconstances dramatiques
Wace auxquelles je rai vu. ~\ujord'hl1i,
il est tarù,
le SUIS un peu souffrante, j'ai be '(lin ,le repos, mais
dire
le ne \cUX pas attendre un seul jour pllur VOl~
�48
LE RÊVE D'ANTOINETTE
mon émotion. Il m'a rendu un très grand ser\'ice,
m'a presque sauvé la vie; il est jeune, beau, généreux, artiste, je ne sais rien de plus, pas méme son
nom. Dieu est bon, qui me fait une part de bonheur si large, si éblouissante; l'avenir l'ouvre devant
moi teinté de rose sur fond d'azur, ma Thérèse, et
c'est joli, joli 1
« La plume me tombe des mains, bonsoir. »
VIII
Celte nUIt-là, l'heureuse jeune fille eut de beaux
songes, d'une qualité si rare qu'ils ne s'évanouirent
point au réveil. La Joi-e vibrait sur ses lèvres en un
gai sourire qu'elle envoya, là-bas, parla fenêtre grande
ouverte, au bois enchanté, inviteur et séduisant.
Tout de suite sa résolution, flottante jusque-là,
fut prise: Elle retournerait à la place même où, la
veille, il était apparu; sans doute, elle le renconfrerait encore. Pourquoi n'irait-elle pas? pourquoi se
priverait-elle de la promenade quotidienne qui seule
lui faisait la vie heureuse? Parce qu'un doux espoir
venait de traverser son horizon, fallait-il renoncer
aux arbres d'or, aux mousses odorantes, aux clairières pleines de soleil? Fallait-il contrarier les yoies
de la Providence qui avait ménagé cette rcncüntre
comme un avertissement, comme une indication de
la route à suivre désormais ?...
Pfurquoi du reste se dire tout ceJa? Elle finit
par croire que son devoir l'obligeait à se promener
au bois d'Harfeuille ce jour-là comme la veille.
Cependant, une vague inquiétude l'assombrissait
un peu. N'aurait-elle pas l'air de venir à un rendezvous? Mais non, quelle folie 1 Elle ne devait pas
gâcher tout son avenir par de sots scrupules. Aidetoi, le Ciel t'aidera.
Forte Je cette pensée, elle se prépara de bonne
heure, dans l'après-midi, apportant à sa toilette
rlus de soin que de coutume. Elle hésita longtemps
entre sa robe de toile rose et son costume à rayures
bJ.:ues et blanches. Que devrait-elle choisir dans
cette circonstance?
�LE RÊVE n'ANTOINETTE
49
- Cette robe rose me va bien, pensa-t-elle, mais
c'est si clair, et si voyant 1. .• Il me faut quelque chose
de plus sérieux pour sortir seule.
Et sagement elle mit la toilette bleue qui moulait
à ravir sa taille souple .
Le cœur lui battait un peu quand elle entra dans
la forêt, toute changée lui semblait-il, et plus mpt0rieusement jolie que d'habitude. Les oiseaux en
gaieté ne voulaient pas voir que tout annonçait la
fin des beaux jours; comme Antoinette, ils aimaient
mieux se croire au printemps. Elle revit, tout émue,
le fameux chêne de la veille, le noisetier endommage avec ses rameaux efreuillés et la grosse
branche cassée dont le souvenir s'imp osait par son
bras endolori. Le livre déchiqueté gisait toujours
dans le chemin, et en aussi piteux état que ks
paunes Macédoniens vaincus au couvent, un jour
de désespOIr.
Tout était comme la veille, mais le Prin.ce charman t ne ':>'y trouvait pas. Où se cachait-il donc? .
Pour mieux rappeler ses souvenirs, elle recommença la scène mémorable : s'assit au pied du
chl!ne, allongea ses deux mains côte à cOte comme
pour tenir un livre, retint un cri d'effroi et, se jetant
de cOté sur le talus, s'efforça de prendre la positi Il
mi:me dans laquelle elle s'était évanouie; pui selle
ouvrit le s yeux à demi et reconnut enfin le coin de
bois par où son sauveur était venu à elle : un petit
sentier êtroit et charmant, plein de gazouillis d'niseaux. On s'y enfonçait plutôt qu'on y marchait,
avec la surprise, à chaque tournant, de voir un
passage alors qu'on se croyait au bout. II aboutissa it à une clairière ensoleillée tra \'ers0e én biais
par un ruisseau limpide aux parois capitonni.!es de
mousse.
L'ombre élégante de l'artiste se profilait ~Ul"
le
sombre des arbres, Antoinette s'arrl!ta. i\lais il
l'avait entendue venir et, réprimant un mouv<.:menl
de surprise, il se leva, s'approcha d'elle et s'inclinant profondément:
- Je suis heureux, mademoiselle, du ha~l"
qui
a conduit ici votre promenade, dit-il, heureux au:si
d~
.,"oir que l'émotion d'hier n'a pas eu ,le "ui(cs
~cneus
. J'e 'père que vous allez tout à filit bit.n
aujourd'hui 1
�5°
LE RÊVE
D'ANTO li-TETT E
Merci, je ne pense plus à celte ave nture,
sinon pour déplore r ma sotte frayeur . Je vous ai très
mal remerci é de votre obligea nce, monsie ur; croyez
pourtan t que je vous en ai une très grande reconnaissan ce.
L'émoti on paralys ait les mots sur ses lèvres .
Elle aurait voulu dire autre chose, et le dire autrement, mais ses facullés la trahissa ient au momen t
précis où elle en avait le plus grand besoin. Vit-il
cet émoi? Peut-êt re. Pour la mettre à l'aise, il abandonna son allure et son ton cérémo nieux.
- De grâce, madem oiselle, ne parlez plus de cela,
dit-il gaieme nt. Puisqu e vous y tenez, j'accept e
votre reconna issance , et ce sera de mon séjour à
Montre il un souven ir précieu x et charma nt. Ne
restez pas ainsi au soleil, il fait très chaud aujourd'hui.
Elle le suivit dans un coin d'ombr e et s'assit sur
le pliant qu'il lui offrait.
- Après votre départ, hier soir, j'ai voulu avoir
le cœur net des causes de l'accide nt et me suis mis
à la recherc he du maladro it chasseu r. Son chien
me l'a fait découv rir, une béte superb e, laide et
précieu se (le chien, l'as l'homm e) qui battait un
fourré pas trop loin d'ici. En le suivant , j'a i pu
arriver jusqu'à son maltre; vous aviez raison, mademoisell e, c'était un.brac onnier d'aspec t peu rassura nt
et surtout peu rassuré quand il me vit. Notre explication ne vous intéress erait guère j sachez seulement que vous n'avez plus rien à crainur e, il
n'osera l'as une autre fois dérange r vos pf(lmen ades.
PauHe homme ! Il était désolé de sa maladr esse et
l'nus croyait morte, pour le mlllOS.
- En tout cas, il a une singuliè re façoll Je
sccou rir ses victime s, lnterrom pit Antoin ette el1 riant.
- Que voulez- vous? la frayeur lui a donné des
jambes, reprit-II en riant d'un bon rire C0111tnu nicatif. .\lais ne parlons plus de cela et surtout n'y
pensez plus 1 Les lii;vl'cS seront tranqui lles désormai~,
le hraconn ier ne hraconn era plus.1
- Cher braconn ier! murmu ra la jeune fille avec
refll.!ur.
Elle a\ait pen ·é [out haut, l'artiste la regarda
suq'ris . Elle s'cn apcrl;ut , rougit Uil peu et dit ,·i"eIlle '1 t :
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
- Le hasard seul ne m'a pas ament::e ici, monsieur, mais aussi la curiosité. Vous m'avez parlé hier
de votre collection de voyage et j'ai si peu l'occasion de
l'oir de jolies choses que vos paroles m'ont fait rêver.
Elle regardait en même temps un vaste carton
reposant sur l'herbe à côté du chevalet.
- Je suis trop heureux de vous faire plaisir,
mademoiselle 1
Il s'empressa, tira du carton les dél ici eux petits
chefs-d'œuvre dont Il avait parlé, fit admirer les
meilleurs morceaux de chacun d'eux, expliquant ses
praérences en artiste consommé, mettant toute son
àme dans son interprétation personnelle de l'art et
son jugement des œU\Tes d'autrui. Il y avait là
d'exquises aquarelles, de solides études, quelques
cartons vigoureux et talentueux; presque tout
était signé de noms cél~bres.
AntolIlette s'extasiait. Malgré le défaut d'éducation artistique, son goût très sl1r lui faisait recunnaître la beauté réelle et les Joliesses factices, et
puis son peintre savait si bien faire passer en elle
toutes ses admirations 1 Trouvant en la jeune fille
une élève intelligente et docile, lui-méme s'attardait, souriait à ses amis, et leur découvrait peutêtre encore, ce jour-là, des charmes nouveaux.
- Que pensez-vous de cela'? demanda-t-il en terminant.
JI .Iui montrait une aquarelle largement traitt::e,
tout Imprégnée de lumière.
Oui, c'était bien de la lumière, du soleil, une
atmosphère frémissante de vie que l'artiste avait
emprisonnée, fixée sur le papier. A la voir ~j
fraiche et si pure, on se sentait respirer mieux et
l'on ne découvrait qu'cnsuite le chatoyant décor qui
l'encadrait: un coin de jardin où, sur unl pelou'Oe,
irradiait une dCbauchc de flcurs, coucou. , payots,
bluets, pivoines, girollées, toute une {l(Jl'c de printeo;ps cxquise et parfun:Ge. A gauche, l'angle d'une
maison, une tourelle pOintue dont le mur vénCrable
se cachait à demi sous l'escalade folle d'une glycine
exubérante; et dans tout cela, un charme j(jyeux et
capti\'ant, intraduisible.
Ant()inette s'était approchée, vivement int~rcs
~c.
- Comment trouvez-vous cela? demanda une
sl:conde fois le jeune homme.
�LE RtVE D'ANTO INETTE
C'est adoral,l e, tout simplem ent. Rien de ce
que vous m'avez montré n'a cette apparen ce d.: vie
ni ce cachet personn el de l'auteur 1 Tenez, je me
trompc peut-êt re ct vous allez vous moquer de moi,
mais en regarda nt cette aquarel le, je suis süre de
plusieu rs choses : d'abord , ce jour-là, il faisait un
l'cu de vent, ohl très peu, une brise lég\:re tr"l'
faible pour agiler les branch es de glycine , mais suffi ante pour y laisser lun frisson ; de plus cette
brise était ti,-,de et parfum ée, ce tableau sent bOIl ;
ensuite celui qui l'a fait aimait cette pelouse , la
tourelle , les fleurs. Je ne puis vous dire à quoi jL!
sens cela, mais J'en suis très convain cue. Est-ce
votre avis?
Elle regarda de plus près encore, chercha nt la
signatu re.
- Palveri ni! s'exclam a-t-elle , je ne m'étonn e plus
mainten ant. Est-ce le grand Palvcri nt?
L'étran ger sourit en répond ant.
- Mais, je ne crois pas qu'il y ait deux peintre s
de ce nom, madem oiselle.
- Alors, vous avez le bonheu r de posséd er une
aquarel le de lui 1 Oh! monsie ur, quelle précieu se
collecti on que la vôtre 1
- Le nom de Palveri ni est donc arrivé jusqu'ic i?
i 11 te rro!!ea-t-i l.
- Q'ui pourrai t l'ignore r? ilt-elle. Je ne sai:; cc
qu'e11 pcnsen t les indigèn es de Montre il, mais pour
moi, c'est un génie, ce p\;intre . Au couven t, j'eus
l'espace d'une saison une \'éritabl e passion pour lui,
j'en étalS rolle. Une amie m'avait donné, dans un
élan de généros ité, une livraiso n du Salon il!us/r<:,
\'llUS savez.
- Oui, oui.
- C'est là que j'ai tl0couv ert Palveri ni. Ii avait
e)~rosé
plusieu rs toiles; un LeI/et· du soleil sl/r le
Rhill; la Spl/pho llie el! bleu minellr , et :;es c01i.:br\:s
niillllS qui lui \"aluren tla médaill e d'or, il )' a deux
ans. La seule reprodu ction de ces œuvres me jt!ta
\:.1 t!. ta~c,
il n'y t!ut ni [in ni ce se, il fallut 4ue je! k,
\'i~se
cllcs-m émcs. Un jour de sortie, j'obtins la permission de passer l'apr1;s- midi chez celle amie ... 1 <l,
on voulut bien Jnt! conduir e au Salon, cl j'ai véru
lks heures inoubli ables devant les toiles du m'1ilr~.
La. Sympho nie smlnut me ravi ,~ait;
une nlOis~o
de
�LE Rf:VE D'ANTOINETTE
53
coul'0es, une corbeille enrubannée, une dmptrie dt.! \"(~lours
sombre et, sur un horizon d'al.Llr
aux transparences laiteuses, la ronde fantastique: de:;
tout, mais la symphonie est complt:tL, on
f0es. C'e~t
entend l'allegro initial des pervenches coquettes;
l'adagio langoureux ct chantant des iris fri sonnants,
jou0 en sourdine sur l'azur assombri du \"clours; le
menuet pimpant et gracieux des myosotis ct des
l'ubans; l'hallali l'If et clair des bleuets joyeux. l':t
tandis que la ronde marque la mesure ct chante la
m0lodie, tous ces bleus sont I"eloutés, ccndrés,
mineurs, en un mot, comme le I"oulait le maltre, en
une harmonie incomparable. l\lai, l'OUS connaissez
peut-être la S)'lllphol/ie?
- Je la connais en erret, mademoiselle; pourtant
vous ne sauriez croire le plaisir que j'éprouve à '"ous
cnt..:ndre en parler ainsi. Sal"cz-\"olb que vous êtes
profondément arti~e?
- Vous croyez'~
Comme jt..: suis contente! Eh bien,
c'est Palverini qui m'a fait aimer et comprendre ~on
an. Ce jour-là, je suis rentrét.: au cou\"ent dans Ulle
exaltation indescriptible. l\1es amles me taquin~r.:
et une bonne vieille religieuse à qui je racontai mon
enthousia me disait cent fOIS par jour, en hochant la
tête, qu'il al"ait été imprud':I1I, tr\:s imprudent, de
me con(\uir<) là-bas.
Lu peintre 6coutait, amusé.
- Et Vous dites, reprit-il, que cette belle passion
n'a clur~
qu'une aison"
- Oui, apr~'c;
cc fut Rostand.
- LI l'<.:intur<.: (;t la poL:sit.! sont sœurs, mademoi l:lle.
-- "lais il m'est tuujours resté une tr\:8 grande
admirati"l1 pour l\lll"t..:rini, bien qlle, depuis, je n'aie
yu 'lue de~
1"C!'rmluctions de s.:s tahleaux. ,\u~"i
'.·"us del·inel. comhiL!11 la l'ue de cette aquar.:lI.: doit
mt.: faire plai~r!
Ce,t, en dehors d'une joUi'~,1Cl!
arti~que
tr~
r0t.!11<), une sal'()ure~
rl!l11iniscL!n-:c
de mon passL: ct de~
jours heureux que j'ai l'l!CUS en
pension. Laisscz-moi la rl.!uarder encore.
ElIL! vit mieux alors Je dl:tail du dcssin, la ';Illlrbc
de la p"louse, cl!..: décOlllTit, nichées ùans h.: .,1':cile~
de la t()lIlcllc, deux étroites rcnl;e~
en ogll'e ~t
p:u' d\:là les fleurs de~
ma~sif,
l'ombr.: l'iolac0e
d'unc allée de tillellls.
neul"~
�54
LE RÊVE n'ANTO INETT E
Comme ce coin de parc est joli, dit-elle, et
comme il doit faire bon y vivre 1 Savez-v ous où Palverini a trouvé ce bijou?
Le jeune homme ne répond it pas tout de suite . A
son tour il regarda longtem ps la fralche peintur e,
tandis qu'une légère êmotion passait sur son visage .
- Cela, dit-il enfin, c'est chez moi.
Un éblouis sement traversa l'esprit d'Antoi nette.
Celte fois encore ne rêvait-e lle pas? Était-ce possibl e
qu'elle eût rencont ré une réalité aussi complè te de
son rêve? Ce manoir des temps passés, ce nid de
/leurs et de verdure était-il vraimen t la demeur e
enchan tée de son prince? C'est là qu'il vivait, là
qu'un jour il amèner ait lafemm e qu'II aurait choisie 1. .•
Elle ferma les yeux.
- Ah 1 comme vous deve7. l'aimer, votre « chez
vous» 1
Dans sa surpris e, elle avait oublié Palveri ni. Un
nouveau rt!gard jeté sur son œuvre lui rendit la
mémoir e.
- Alors, vous connais sez personn ellemen t Palvcrini? dit-è!1e trl..s intéress ée.
- Oui, madem oiselle, assez bien.
- Surtout , ne lui répétez pas ce que je vous ai dit
de lui ! Je serai~
d<.!solée ... fit-elle très rouge.
- Soyez tranqui lle, je serai muet comme la
lombè. Pourtan t j'imagin e qu'il serait très /lalt':.
- Peut-~r,
mais comme il se moquer ait de moi!
- Ah 1 Quelle idée vous Ïaites-v ous donc de lui?
- J~ ne sais trop, une idée très vague ... Puisqu e
vous le connais sez, je vous en prie, donnez- moi des
détails 1 Est-il jeune, est-il beau? Comme nt vit-il?
- Que vous importe , madem oiselle? Vous aimez
ses œuvres , arrétez- \'Ous là, croyez- moi. N'appro fnl1dis~ez
jamais l'homm e, chez l'art iste, ne cherche z
pas à vutr les couliss es des gens célèbre s, vou~
risqueriez de perdre ainsi la plupart de vos iIJusieJOS.
Par pitié pour clles, ajouta-t -il en riant, je ne vous
dirai rien dû Palveri ni,
Antoin ette fit la moue.
_ .Te vaisup po5er alurs qu'il est vieux, laid,
llrinchu et ridicule .
- Suppo: ez, mademo i5ellc, suppos ez.
_ Oui, mais je ne le crl/i5 pas.
Y"yal't le jeune homme hien décidé à ne rien
�LE RÊVE n'ANTOINETTE
55
dire, elle ùut en prendre son parti, un peu dépit~e.
- Pardonnez-moi, monsieur, dit-elle, d'avoir
interrompu votre tra\'ail, je viens de prendre à votre
art un temps précieux, je ne lui demanderai pas une
minute de plus. Serai t-il très indiscret, ajouta-t-elle,
de jeter un coup d'œil sur l'étude commencée?
- Pas le moins du monde, mademoiselle, et
pUisque vous êtes si fin connaisseur, Je vous serai
très obligée de me donner votre avis.
Ils s'approchèrent tous deux du chevalet, qui supportail une large toile où A.ntoinette charmée reconnut l'àme même de la clairière, Partout de l'air, dans
le frémissement des branches, dans les pàles échappées d'azur transparent, dans la sauvage épaisseur
du boj~
sombre où s'enfunçaient d'étroites et mystérieuse allt:es; l'eau du ruis eau, fluide et lran~p
rente, murmurait; les teuilles mortes tombaient en
bruissant ...
L'œuITe de SOli artiste 1 Antoinette n'avait pas osé
la désirer aU5S1 belle ... Son cœur se gonlla,
- C'est beau! dit-elle. Vous aimez bien PalveriOl,
n'e t-ce pas'~
- Cela dépend.
- Je suis sûre que vous l'aimez, vous voyez la
nature comme lui,
- Est-ce un compliment, mademoiselle?
- Le meilleur que je puis~e
\OUS faire.
- J'en suis profondément touché, mademoiselle,
merci,
L'entho1sla~m
d'Antoinette ravis 'élit le jcune
artiste, c'était pour lui le prémlce d'autres succès,
d'autreg t:loges plus retentissants peut-être, mais
assurément ni mieux éclairés ni plus sincères, je:;t
une joie si pr(lfonde pour un artiste de se sentu'
compris 1
ft dut, pour lui faire plaisir, se remettre au travail.
- Je 'erais bien contente de vous voir peindre.
déclara-t-elle, cinq minutes et je m'en vais.
El ces cinq minutes rurent trb longues à tumbcr
dans l'éternité; le temps deviendrait-il caduc? Mais
aussi, que c'était intéressant de voir l'artiste aux:
prises o\'ec le métier, de voir la couleur dc\'enir âmt:
etpcn,'::el
Ellc s'arrJCh,l enfin à sa contcmplation et ~':Ila
lenl';ll1,;nl, tri. l'Ilt '1lf~n.
;'t fI.!t!n:t.
�56
LE RÊVE D'ANTOINETTE
Monsieur, ne vous dérangez pas, de grâce! je
continue ma promenade. En repassant tout à
l'heure , je commettrai peut-être une seconde fois le
péché de curiosité ...
Il la VIt disparaître fine et menue dans un sentier
broussailleux, et la cJair~e,
soudain, lui sembla
tout assombrie.
Il peignait seul depuis une demi-heure à peine,
quand un bruit de branches froissées annonça le
retour de la jeune flUe. Bientôt elle sortit du coin le
plus épais du bois; sa ilhouette se détadwit en
pâle sur la sombre rousseur des arbres, poétique et
vaporeuse comme une apparition. L'étranger la
regarda charm0, tandis qu'elle s'avançait, un frais
sourire aux yeux.
- Savez-vous, mademoiselle, dit-il en l'abordant,
que je viens d'ayoir une révélation?
- Une révélation, laquelle?
- Je vois maintenant que mon tableau ne yaut
rien, que cette clairière est monotone ct triste, que
cette œUHe suinte l'ennui.
- C'e~t
un blasphème, s'écria-t-cll e . Qui vous a
mis cette belle idée en tête?
- Vous-même, mademniselle, en apris~nt
comme la diyinité de la forêt; j'ai compris alors
pourquoi je n'étais pas satisfait jusqu'ici, vous
m'ayez donné hrusquement la yi ion très nette de
mon rêve complet: il faut à mon tableau l'é\ocation
vivante de l'âme des bois, fée, sylph e ou nymph~,
peu iml)orte; il lui faut la mystérieuse et podique
personnification du rêve qui notte entre les grunds
arhres, le soir, quand tout se tait. Et c'est faute de celte
évocation que ma peinture fl.ra une œuvre morte.
Antoinette le suivit jusqu'à son chevalet.
- Voyez, continua-t-il, c'estlâ qu'elle devrait ~trc,
au coin de cclte masse sombre, comme vous tout à
rlh:ure ...
Eh Im<Hlsieur, il faut l'y mettre.
Vraiment, mademoisclle, yOU~
consentiriez?
A quoI? demanda-t-elle sindrcl11cnt étonnée .
•\ruis.:. vous le save;!, bien, à prêtcr' votre f.,ràCl,
\'(llrc charmc, yotre ~(lurie
à la di"nt~
sylvl.!strc
qui fera ,ivre ce tahleuu .
•\ntninctte devint pnUI'['rc.
.le <ouïs
_ :\·Innsi <. ur! dil-eHe, vous n'y penscz pa~!
�LE RtVE D'ANTOINETTE
57
votre obligée, ct toute disposée à vous rendre service, mais en la circonstance, ce Ferait, je crois, un
mauvais service; je n'ai guère le physique d'une fée,
il me semble.
Ce disant, elle relevait d'un air de défi sa tête
mutine.
- C'est. pourtant ce physique, mademoiselle, qui
vient de me montrer la paUl'reté de mon travail; vous
é tie z si bien « cela» que maintenant je ne com_
prends plus autrement la Dame des Forêts. En
somme, n'avez-vous pas ce qu'on peut lui demander:
les cheveux dorés, une carnation de blonde, les yeux
clairs où dort une pensée?
- Je me figure les ondines ou les fées comme de
souples choses éplorées, toujours ur le point de
tomber en syncope, répondit-clle, tandis que moi ...
Ah 1 monsieur, vous n'avez pas oublié ma ridicule
peur d'hier et mon grotes~lu
évanouissementl
- Ce n'est pas du tout cela, répondit l'étrangel'
en riant. Pourquoi voulez-vous que ma Dame des
Bois so it en pleurs ou en pàmoison? C'est elle au
contraire qui met des nids dans les grands arbres,
qui accroche des grappes aux cytises, ct des
fruits rouges aux cornouillel"'; l'âme de la f'Jrét est
réveuse et profonde, triste jamais ..Je vou~
assure que
si vous vouliez, vous me rendriez un réel service; ce
serait s i peu de chose, quelques courte" séances ...
.\ntoinelle était profondément troubléc. Un désir
int ense d'accepter pour le re\ oil" Lnc,'re, l'our continucr en une extase l'idylle c,)mmencée, se combattait en elle avec une crainte subtile, l'incertitude du
bien et du mal, du permi~
ct du ddendu. L'idée qUE:
son avenir 0tait écri t là, la décida; elle résolut de
s'en remettre ù une sage autorité.
- Je ne voudrais pas VOliS refuser, 1l(}n~ieur,
répondit-elle, mais je ne ~ais
si ma tante consentira ...
- i\lladcmoiselle, je \'ouJai~,
avant tout, votre permission, bien décidé il aller aussitôt demander moimème celle de vos parents. Laissez-mlli donc vous
e:\primer ma ,ive gratitude pour ,"otre cllm[1laisan..:c;
d's demain, j'aurai l'honneur de me présenter chel
,""Us .
l\taintenant l'arli,te, étonné de son audace, ~c
dcmandait comment il uvait 0::;(: r0clamer cl!tle 1";l\CUr
d'une inconnue. L'air ouvert et spontané d'Antoi.
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
nette, son allure ind~peat
ayaient seuls pu lui
permettre une telle liberté, et puis, pour son art, que
n'auraIt-Il pas fait?
Ravi de l'inspIratIOn qui devait transformer son
étude en chet-d'œu\Te, il regarda son gracieux
modèle, Elle était montée sur un petit tertre, un bras
pa~s'
autour ll'u ne branche d'arbre, l'autre mai n
appu yée sur le jonc d'une ombrelle claire; un rayon
de soleil traversait la mousse blonde de ses cheveux:
qu'il IrradIait comme un nimbe; un songe embrumaIt son regard fixé dans Je vague. Elle était vraiment
exqui e, et le jeune homme vécut là une des minutes
les meilleures de sa carrière d'artiste,
Mais pourquoi s'attarder ainsi' Il fallait partir,
Antoinette s'inclina lég~remnt
en Jisant : «A demain! et reprit le chemin qUl l'al'ait amenée, où
la Oamme oblique du coucbant faisait de grandes
ta..:bes roses,
l)
IX
- Antoinette, n'ouvrez donc pas la porte si brusquement! Le paul're Ratapon en est tout tremblant,
voyez, l'OUS l'avez rél'eillé en sursaull
La jeune fille jeta un regard maltcleux sur sa
tante, dont les yeux effarés, les cheveux en Jésorelre, et les lunettes pénlleusement posées à j'extrémIté de son net, indiquaIent que le doux Ratapon
n'avaIt l)as été seul Interrompu dan~
un sommeil
blCnfalsant.
- Oh 1 chère pt.:tite béte, je lui fais mille excuses,
Voulez-I'OllS me parllonncl', lllonsieur? dit ['espi0Ale en tapotant le crâne pelucheux de" son cou~in
" Le chat apais6 n:pl'it sa place en ronù sur
les genoux de sa mail l'esse, ct Antoll1ettc, s'approchant caline, tendit son front aux lè\'l'es de la l'ieille
demoiselle, Elle était si hcureuse qu'il lui fallait des
l'L ar.;e:> souriants autour d'elle, en ce soir d'automne olt la joie chantait dan~
son cœur tout ricin
de l'Im<~e
adllllrée,
Tuut le IlIng Ju rctour die a\'ait suill son in 'lglna11011 allX pays funta tiquc" laIssant 111\111
t~"
Cil
sa t~le
les l,lus " lui anl" r<:lt,:ric, r,'c t ,i bull
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
59
de croire ce que l'on désire! Et c'était si doux df
penser que lui, l'artiste vibrant, l'avait trouvée assez
charmante pour la comparer à l'évocation même de
la forêt 1 Se pourrait-il qu'elle répondit ainsi à son
rêve ? .. Oui, leurs deux destinées étaient bien là,
les choses s'imposaient d'elles-mêmes: pour que son
œuvre fût complète, il avait besoin d'elle: ce serait
elle sa muse, comme cela, toute leur vie.
Mais il fallait préparer tante Virginie à la visite
du lendemain, et subir une série d'interrogations et
d'exclamations; il fallait surtout lui arracher de
gré ou de force le consentement tant désiré.
- Ce ne sera pas facile, sans doute, pensa-t-elle,
il faudra livrer bataille, mai s j'en ai bien vu d'autres au couvent avec sœur Chrysostome 1
C'est ainsi que, forte de ses sou\"t:nirs belliqueux,
elle entra si bruyamment chez sa tante et réveilla le
doux Ratapon.
- Qu'y a-t-il, Antoinette? interrogea Mlle Bertrand. Vous êtes bien animée, mon enfant.
- J'ai marché vite, ma tante.
- Vous avez bien fait, car il me déplalt de yoUS
voir rentrer tard comme hier. Qucl plaisir pouyczvous trouver à marcher ain si, à vous fatiguer, à
vous asseoir sur des troncs d'arbres rugueux et
même sur l'herbe, quand ici vous auriez un bon
fauteuil, une température égale, et tout ce qu'il
vous faut sous la main? C'est incompr'::hensiblc.
- Mais, ma bonne tante, en admirant la belle
nature j'éprouve un plaisir très vif, bien sup~ncl!r
aux petites satisfactions de confortable que ,ous
prêchez.
- La belle nature 1. .. Vous êtes romanesquc,
mon enfant.
- Eh 1 ma tante, c'est de mon age.
- .l'ai eu yotre àge, Antoinette, répondit la respectable demoiselle en prenant une pastille dans sa
bonbonnière, mais je n'ai jamais eu vos idl.\es extravagantes.
ue ma !ante ait eu dix-huit ans, je ne pourrai
amals le crOire», pensa la jeune fille en ref:ardant
dl! coin de l'€Cilla figure parcht.!min~e
encadr~
de
deux marteaux de cheveux blanc~.
- ,\lors, reprit-elle tou! hallt, c\;st extra\agant
d\~im(;r
la Hi\.! camp;j
~ ne
?
"9
�Go
LE RÊVE D'ANTOINETTE
I\'nn, qUJnd ce goùt a des limite s j oui, quand
on y met votre ardeur exaf.;';r0c .
:\Iais cette cOI1"ersatiun ne faisait pas l'allaire
d'.\lltoine1te, il fallait aborder un sujet plus brellant.
- AJon;, chère tante, s'il est extravagant c1'aimer
la promenade, les gens de Montreil sont joliment
raisllnnables! Croine7.··l"ous que je ne renconlrc
lamai s perst>nne ! 1\11 ! si, l'ourlant (clle pri't son
air Je Flus d~ga2),
si, j'ai vu un peintre qui fait un
bien Juli tableau ...
Elle débita celle phrase tout d'ulle bJleine.
l\1lle Bertrand l'interrompit en lui faisant observer
que les peintres n'étaient pas rares aux environs de
l\lontreil.
- C'est vrai, reprit-elle , malS il y a peintres et
peintres, le s uns sont artiste, les autres Ile le sont
pas ... Cette fois j'ai été surprise de voir ici un
pareil talent! Si I"OUS sav iez par quel hasard j'ai vu
les œUHes de ce peintre, ma tante, c'est incroyable.
- Oui, au fait, expliquez-moi.
Le moment psychologique était arrivé. Antoinette s'assit confllnablement, pflt Ulle pastille dans
la bnllbollnii.:l"e de 1\1lle Virginie, et commença.
- Figurez-"()~,
ma bonne tante, qu'il m'est
anil"'; l~ier
un tout léger accident.
S(,n interlocutri.:e ~erJ,a
buuleversée.
- .\11 ! rassurez-I'Qu. , ma tante, ce fut la moindre
des choses, une gro se branche de noisetier m\!st
tombt:e sur le bras, me causant une douleur si vive
que je me suis à mlit~
pam~e,
là, dans le chemin.
N'e~t-c
pa tout à fait stul'ide ?
- Est-ij possihle, Antoinette, que l'DUS ne m'en
ap!1. den dit? Vilaine enfant, C'e:;! tri: mal.
- CI!i;re tante, ne me grondez pas, je "OlL en
supplie 1 je ne "oulni,; pas l'OUS inqui6tcr inulileml'nt. Vous YOylZ qu'il ne m'en reste rien.
1';lIe agitait snn bras pour bien prouver son
ent il' re guérison.
- Mais SlIr le moment, cela m'avait fait mal. Je
ne sais clImbien de temps je serai~
rèstée ainsi tout
élllurdie, ~i le peintre dont je vous ai parlé n'était
venu m'aider à m'asseoir au pieJ d'un arbre où je
me sui .. rc:mise bien vite. Ce monsieul' il été on ne
peut l'lus clll11plai an!.
- L'"lVl'Z-"Ol!S hien remercié' al1fi~,
Anloinelte?
�- Oui, ma tante, de mon mieux, et pour bien
lui prou vel' ma reconnalssance, je h'ai pu lui refusL:r
le petit service qu'il m'a demandé, vous comprenez.
- Certes, je comprends, m~is
de quel petit
service s'agissai t-il ?
- Oh! presque rien, un peu d'obligeance de ma
part, tout simplement. Il était tri.:s cmbars~,
ce
pauvre homme, figurez-vous qu'Il faudrait un pcrSI)Jna~e
à son tableau! et ici il n'a pas de modi:le,
c'est un étranger. II parait que Je ferais son affaire ...
Bref, il m'a demandé de poser pendant quelqu es
séances. J'ai répondu que oui, cela va sans dire.
- Cela ya sans dire 1 mais, ma clli.:re, ce ne me
semble pas tri::s correct 1
- l\la bonne tante, c'est l'unique moyen de
m'acquitter envers ce brave monsieur. Je n'aime
pas à rester l'obig~e
des gens, moi; un refus serait
très bles ant pour lui ... Et puis, s'il faut tOut vous
dire, j'a l'oue que je ne serais pas fàcbée d'0tre portraiturée par un grand artiste et de figurer au Salon
dans un beaLl tableau qui aura du succi:s, je vous
en réponds.
La Jeune tille secoua la tëte d'un air "i càlin que
tante Virginie en fut tout ébranlC:e. La question du
Salon nattait son amour-propre, elle serait fii:re du
succès de sa nièce ... De très grandes dames se
prévaudraient d'un tel honneur, cependant 1. ..
- C'est po%ible, reprit-clic, mai' que dira-t-on?
Oh 1 cela m'est égal, cl puis, qui le saura 1Enlin, ma tante, si cela vous déplaît, l'OUS répondrez non à ce bon monsieur quand il viL:ndra
demain vous demander votre permhsioll.
- Ah 1 il doit venir dem8in? CL:!a, c\;st Cflrt"L:Cl.
Ce sera bien difficile de refuser de lui rendre cc
service, Au moins, Antoinette, vou ' n'irez pus
seule à ces séances, ce ne serait pas convl!nabll:;
Fanchette vous accompagnera, d <':Ol1lll1e jl! Ile saurais m'en privc!" longtemps, il vous faudra rellllnCer
à \OS promcnades habituelles ct vous dépC:dl Lr Je
rentrcr le plu~
tot possible.
AntoinL:lte sc leva radieuse.
- Qu'à cda ne tienne 1 dil-l.!llL:, je prendrai Jo' 1Ilchette; l.!JlI; cst d'un age aS"Cl rai~fJnbl,'
p\llll" mt:
senir Je chaperon.
Ravit.: du 11]"0 ITI l't succès de !ia d1I,I"I11<1 [l :. la
�LE R~VE
D'ANTOINETTE
jeune fille regagna sa chambre. La résistance
redoutée s'était évanouie à sa voix, la petite enchanteresse. Maintenant son héros pouvait venir, clIe
l'attendait.
x
A ntoinette à Thérèse .
.. Vous n'avez pas encore rfpondu à ma dernière
lettre, Thérèse chérie 1 Au fait, il est fort probal~
que vous n'en avez pas eu le temps, mais les trois
derniers jours ont été pour moi si fertiles en événements que, tout en passant délicieusement vite,
ils me semblent un monde entre la vie d'autrefois
où je ne le connaissais pas encore, et le présent
radieux.
'( Je l'ai revu, hier et aujourd'hui, et "je sens bien
maintenant que jene metrompais pas, c'est llli, mais
hli plus parfait, plus glorieux que mes ambitions
folles, que mes rêves démesurés n'auraient pu le
souhaiter 1 Je ne vous dirai rien de sa distinction ni
ùc son charme, tout cela pâht et s'efface, on oublie
tout devant son génie.
« VOLIS ouvrez de grands beaux yeux étonnés 1
Vous n'étes pas habituée , mon amie, à me voir si
Iyriq ue, ct vous vous demandez (oh 1 très discrètement et sans bien vous l'avouer à vous-même) si je
ne ... Jéménage pas un peu. Non, non, rassurezvous; pour vous tranquilliser tout à fait, je vais
rcuevenir l'Antoinette d'il y a trois jours, et vous
raconter, sans enfourcher Pégase, ce qui s'est passé
311jourd'hui.
,( Sachez dunc que mon peintre a demandé hier
à MIl\; d'Aipeuille la faveur de la reproduire dans
un de ses plus jolis tableaux. Oui, j'ai bien mon bon
sens. Mlle d'AipeuiIJe, en personne bien élevée,
répondit aus sitôt qu'il fallait pour cela la permission ue sa tante t;( tutrice; et cette apri.:s-midi,
d'assez bonne hClIre, son artistc arrivait cht!z le
m'cntor en question pour remplir la formalité impusée.
.
« D~puis
longtemps, j'Uais en observation dans
�LE REVE D'ANTOINETTE
ma chambre de.rrière une persienne mi-close, admirablement placée pour surveiller toute la route
(la rue Jeanne-d'Arc, comme on dit ici).
« JI.! le vis donc venir de loin ...
« Un coup d'œil à mon miroir, un coup de,brosse
à me s cheveux ébouriffés, et me voilà au salon. Au
grand scandale de ma tante, je bousculai une
chaise ici, un rauteuil là, pour donner à la pièce
un air moins momifié, et Je pris sur la table
une revue dans la lecture de laquelle le feignis
de trouver un très grand mtérêt. Presque
aussitot,
la
lemme
de chambre remettait
à ma tante une carte que l'al précieusement
conservée.
« Peste, c'est un marquIs 1 fit-elle, regardez. 1>
« Sous une couronne à J1eurons un nom namboyait fantastique, prodigieux: Olivier Palverini. Le
soleil et toutes les constellations seraIent tombés
dans la chambre que mon émoi n'aurait certes pas
été plus grand.
« Vous souvenez-vous, Thérèse, de c~
nom enchanteur? Palverini, le peintre des Dlinns, Je ta
symphonIe en bleu mineur, celle exquise symphonie, dont vous étiez enthousiasmée vous-même 1
Palverini, mon héros de tout un trimestre 1 Ah!
mesdemoiselles de la classe amarante, vous vous
moquiez de moi, si l'ai bonne mémoire 1 Eh bien.
j'avais raison contre vous, ce que vous appeliez
toquade était un pressentiment.
• Vous croyez sans doute que ma surprise 6t
tout de suite place à une joie délirante; ce futau
contraIre une e;.;lrême confusion qui m'accabla.
Hélas 1 j'avalS eu l'Imprudence, en causant do.:
choses d'art, la veille, de confesser à mon inconnu
ma belle (lamme pour Palverini 1 J'avaIs lout dit.
Que pouvait-il penser de mOI, mon Dieu? J\lcltezvous une toute petite minute à ma place .
• Tout ce que je vous ëcris là, j'eus à peine le
temps ùe le penser. Notre VISiteur suivait de prè'
la femme de chambre. Il me trouva SI tremblante,
si bouleversée d'~motin,
de surprise, de COlllüsioll surtout, qu'il ne reçut pas de r":ponsc â
son pro rond et respectueux salut. Pcut-(:Ire n'en
rut-Il pas trl:s étonné, car le le VIS r..:lCl11r il gr.llld'peine un malicicu:;: sourire. Et louto.:s ks phra'ic,
�6,~
LE RÊVE D'ANTOINETTE
aimables et pimpantes que j'av~
préparées d'avance pour le recevoir s'enfuirent à tire-d'aile, les
lâch es 1 me lai ssant stupide et désemparée.
" Quant à ma tante, tout d'abord éblouie par le
bri stol armorIé (elle est très sensible à ces choseslà), elle paraissait maintenant à peu près aussi interloquée que moi; elle regardait avec des yeux
ronds le nouveau venu, sans rien faire ou dire pour
le mettre à l'aise. Heureusement qu'il n'en avait pas
besoin; avec sa parfaite politesse, son tact, son habitude du monde, il eut bientôt fait de me remettre
d'aplomb et de ramener les yeux: de Mlle Bertrand à
des proportions normales.
« Il parla de tout, avec le même charme, eff1eura
tous les sujets pour tâter les terrains, et découvrant
enfin celui qu'arfectionnait ma tante, s'y fixa avec la
plus merveilleuse bonne ~râce.
« Ma tante, tout à fait « dans son assiette », prodiguait maintenant ses sourires, elle causait, causait,
je ne lui ai jamais vu tant de vene. Croiriez-vous
qu'elle a parlé de ses consen'es de fruits et de légumes? J'étais vexée 1. .. J'aurais youlu être à cent
lieues de là . Eh bien t il n'a pas ri, il n'a même pas
eu l'air de trouver cela ridicule et s'e~t
mis à parler
des productions alimentaires de l'Italie, où il a séjourné trois ans. Et toujours ma tante s'exclamait :
«Dieul que Je ferais des consen'es dans ce pays-là 1 »
Je la voyais si enchaIitée de son yisiteur que je pris
mon parti de ces petites vulgarités: je tiens beaucoup à ce qu'il lui plaise, vous comprenez, c'est très
important. Et pourtant, parler de conserves au
p.rand Palverini 1 Mais il ennoblit tout, et je YOus
assure, mon amie, que même les tomates, les petits
pois et les différente m':thodes pour leur faire
passer l'hiver, prenaient un peu de son génie en
passant par ses lèvres. Riez si vous voulez, je le
permets.
« Trop vite à mon gré, il dut prendre congé de
nous après avoir obtenu la permi 5ion de peindre
ma tète, et nous nous quiltame~
en disant: A demain 1
~ Quelle serait l'appréciation de ma tante sur le
grand artiste? Je la soupçonnais, mais je voulais
l'entendre. Et puis, pourquoi cet air effaré au début
ùe l'entrevue Î'
« Je refermai la porte sur mon héros et revins,
�LE RÊVE
D'ANTOINETTE
tranquillement, au grand fauteuil d'où tante Virginie
me regardait, avec les mêmes y<.:ux exorbités que
tOut à l'heure .
« - Mals, ma chère, il est tout jeune, s'écria-t-elle.
« - Cela vous étonne, ma tante?
« - Vous ne me l'aviez pas dit.
« - Vous aurais-je dit, sans y penser, '(u'll était
Vieux ;.
« Pas précisément, mais vous me l'avez lais sé
CrOire: .
« - Par exemple! comment cela? fis-je indignée.
« - En disant « ce pauvre homme », « ce bra\'e
monSieur », etc., quand vous parliez de luI. •
« Fort irrévérenCieusement, j'éclatai de l'Ire à son
nez.
Alors, ma tante, il faut être vieux pour èlre
un pauvre homme et un brave monsieur? .. Voyons,
ne \'OUS tourmentez pas. D'abord il est, comme \'OUS
avez pu en jugcr, parfaitement sél'leux et correct, et
puis, les hommes célèbres n'ont pas d'âge, ils appartiennent de leur vivant à la postértté. Or, ma bonne
tante, M. le marquIs (j'appuyais sur ce mOI) Palvcrini est une des célébrilés artlsliques de noire temps,
Je vous l'aurais dit hier, mais je ne me doutaiS pas
que c'était lUi; si j'avais pu le supposer une minute,
le respect m'aurait anéantie, je n'auraiS pas osé lui
dire un mot, pas même merCI quand il m'a rendu
serVice, je le trouve trop 10111 de moi. Et quand JI
m'a demandé de lui servir de modèle, moi, ~I peu dt!
chose auprès de lui, j'aurais refusé clan~
mon inJIgnlt~
ou je serais morte de joie. Et tenez, Je ne sais
pas pourquoi je ne suis pas mortc tout ù l'bcur\!,
quand j'al su son nom. ))
« Je m'étais échaun'~e
en parlant; ma tante fut imprcssionnée et très nal~e,
au fond, d'aVOir reçu la
vi Site d'un grand homme.
" - Voyons, demandai-je, comment le Irou\'czl(
-
vou:-,
~
" - Mais fort aimable, très intelligent' Il cause
bien, ce célèbre marquis, de choses inté;'cssantes.
Pourtant. .. (elle prit un air profond) j'aime nlleux
encore un jeune homme simple comme l'vI. ROgCl'
Marelle, En voilà un qui est lh ltngué, et qUI a lIne
[ol'lune sol ide! w
ma tanle me qtllita sans ml' laisser le
" Là-dc~sl,
~
�66
LE RÊVE D'ANTOINETTE
temps de lui répondre. Peut-on manquer de goü! à
ce point? Je suffoquais. J'al le bonheur de ne pas
connaitre le cher favon de la maison, mais il est
permis de supposer, sans méchanceté, que le grand
Palveri nt est quelque peu supérieur à ce notaire de
campagne. Non, c'est trop drôle, j'ai eu tort de me
fâcher.
« DItes-moi bien ce que vous pensez de tout cela
mon amie. L'espérance un moment entrevue, peutelle résister à l'éblouissement d'une telle gloire? Ne
serait-ce pas folie que de me croire destinée à un si
merveilleux avenIr? ou bien, la ProvIdence ne me
trouveraIt-elle pas trop indigne?
« Tenez, Je voudrais vous avoir ici pour vous embrasser à mon aIse. A défaut de vos chères joues,
c'est le papIer que j'embrasse, là, dans le petit coin
à gauche. Il y restera bien encore quelques baisers
quand ma lettre vous parvIendra. Prenez-les, ils sont
pOUl' vous.
u Votre ANTOINETTE. )1
XI
Antoinette, escortée de Fanchette, fut c:,:aclt! au
rendez-vous le lendemalO_
Elle rosa admlrableml.!l1t, sans effort, c'élalt, pour
elle, une si grande JOIe! Loin de lui sembler long el
fatigant, ce temps d'Immobilité passa pour elle
comme un rêve; sous le regard de l'artI3te, son
visage s'IdéalisaIt dans cette extase, au point que
PalvertnJ charmé se demandait si C''::\(II\ bien là le
minoIs chiffonné de la veille ... Sa verve d'artiste s'en
augmentait, sa conversation fut plus brillante (;n~üre
que dc coutume.
Il c()nai~s1t
(out, cet Olivil!r, C\W e et ~cn,
ct
il ~u(
int\!rcssl.!r ~n
modèle par mille dl:tails inlimt;s
sur h:s hommes cél~bres
de l'époque qu'il avait vu
d e pr' s à Paris ou à l'(;trant' er. AntolOcttt', nOlis 1
Si\\'()I1S, avait toujours ell le' culte des gens ùe nO(IIriété 'lU dc célébrité quelconque, elle le s contempl<\1t lie loin avec un timide respect, à travers Il'
l'ri sm..: de l'lusloirc et de la rcnomméc 1 sans ose r
�LE RÊ\"E D'ANTOINETTE
trop s'eu approcher. Les paroles de l'artiste, la
transportant soudain dans leur intimité, lui donnaient le vertige, la troublaient comme un parfum
trop capitl:ux.
Les yeux mi-clos, elle 6coutait, respirant à peine,
de peur qu'un mouvement, un geste, no rompissent
le charme captivant.
- Dans toute ma carrière, dit Pal\'onnl en souriant, JO n'al jamais rencontré de modi:le comme
vous, mademoiselle. Les plus sages demandent grâce
do temps on temps; vous seule emblez ne point
éprouver do fatigue 111 d'ennui.
Elle leva SUI' lui ses yeux clairs doucement alanguis.
Oh! ne voyait-Il pas qu'aucun de ses modèles
n'a 'alt celle foi, cet enveloppement d'avenir qui l'Immatérialisait"> D'autres pou\'aient rester devant lui
par métier, par complaisance, peut-être ... Aucuil
pour accomplir un délicieux de, oir, une mission
nelte et gra"e impo ée Rar le destin qUI voulait que
les cho~es
fussent ainsi ...
Vit·il cela dans le regard bleu d'Antoinette? Peutêtre!. Il qUitta brusquement son chevalet, jeta son
pinct:au et lu! dit:
- J'abuse, mademoiselle, pardonnez-moi, et reposez-vu~
un peu, je vous prie.
- MaiS je ne suis pa fat Igu00.
Elk dLt cela timidement comme SI elle craignait de
l'avoir fâché. Pour lui faire plaisir, elle s'assit sur
un phant, le sien, tandis qu'il restait debout aupri:s
d'elle; et mille petlts riens, la chute d'une feuille, le
Crissement d'un insecte, un éclair Jans le remous
du rUIsseau, le bruit monotone des aiguilles de buis
agitées par Fanchette, la ramenl;r<:nt à la r0alité.
C'était encorc fort joli.
- 1\1e dircz-vous, monsieur, dcmanda-t-elle au
peintre, pourquoi \'ous m'avez laissée, avant-hiLr,
\flUg dire de soUes hlbtolre, slir mes sou\'enir" de
cnli\'unt?
- C'dait tri.:s int0ressant, maJell1(1I elle ct Je ne
me serais pas permis de vous I11terrompre.'
ne m'avoir pas dit tout sim- P'Jurquoi, alor~,
plement: '( Ce fameux Pal\'erini, c'est moi 1 »
(Hivier retint à grand'pcine un sourire amusé.
- .J'ai eu celte intention, l1ade(i~,
r~pflndi
il, cl je me suis tll [Jour deux l'ais,,ns : d'ahord, l'ai
�68
LE RÊVE D'ANTOINETTE
horreur des coups cie théâtre et, dame 1 ce que vous
auriez voulu y ressemble bien un peu; ensuite, j'ai
craint d'exciter votre mécontentement, votre regret
des choses si flatteuses pour moi que je venais d'entendre, et j'ai espéré que le lendemain, grâce au
temps pacificateur, je serais plus facilement pardonné de mon silence. Me suis-je trompé?
Il se rapprocha d'elle, soumis, l'air pénitent, et
Antoinette comprit toute la délicatesse, la bonté qui
craignaient d'amener une rougeur au front de
l'étourdie, attendant le lendemain pour que son
émoi fùt passé.
- Vous avcz raison, fit-elle, et moi je suis une
sotte de parlel· a tort et à travers. Cela n.e m'arrivera
plus désormais, soyez-en certain 1
Elle avait, pour dire cela, un petit air si raisonnable, si convaincu qu'Olivier fut presque persuadé.
Et la séance recommença dans la caresse du soleil
oblique et cbaud qui mettait une flamme aux boucles
blonùes d'Antoinette, aux cuivres des taillis, à la
palette de l'artiste, jusqu'à ce qu'un dernier rayon,
escaladant un hêtre, jetat de la plus haute branche
un bonsoir joyeux et disparùt en souriant.
Le lendemain, les choses se passèrent de méme
~orte.
Le temps semblait au beau fixe, la jeunesse
,ihrait dans l'ame de l'heureux modèle qui, trouvant
la vie SI helle, nc s'étonna pas, au retour, de voir
Mlle Bertrand aimable et gracieuse contre son habi.
1udo.;. Pourtant, vers la fin du diner, celte gaieté
inaccoutumée lui sembla SUflpl!C!t:.
- Blcn sur, sc dit-elle, il ya du llütain.! là-dessous.
Elle ne se trompait pas.
Le l10tdlre était venu ct, d'unc voix que l'émotion
lai',ait tl'I..mbkr, avait dit à Mlle Virginie combien la
gracc charmallte de ~:1
jolie nièce l'avait impres·;i"nné. SUII:; [ormllll:rune ~raie
d"mande en mari<lg ....
il avait lais~:
comprendre qu'lin mot c1'1..i1Cnuragv
ment, un "cul, 6chappé de mignonne lèvres ro<;e~,
~uftira
pour qu'il mît aux pieds d'Antoinette sna
élude ct son cccur. Cl: mol d'enCl)lIrageml:l1t ,
iville Bcrtrand ne le lui n 1'\I~a
pa , obi n( n, clic le
lui prodigua J11l:me dc mille m.lnii:res ... Il n'aurait
jamais crn qu·un !'ii mince thèml: pùl donner lieu .tant de variation 1
El, de parI \:l d'autre, lout fuI dit dc filçon ci irn-
�LE RÊVE
n'ANTOINETTE
69
rer::ionnelle que le nom de Mlle d'Aipeuille ne fut
même pa prononcé.
.
La bienveillance de tante Virginie, ce n'dait pas
tout, mais c'était déjà quelque chose, et quelque
chose d'important j aussi Roger Marelle rentra-t-il
chez lui très sati sfalt du résultat de sa démarche. Il
voyait se préCiser le rêve charmant qu'il cares~it
depUIS le bal de Ivlme de Chatenoy, ce fameux bal
où la grâce d'Antoinette avait été pour lui la révélation d'un idéal insoupçonné .. Dans cette lointaine
et radieuse espérance, l'ame du notaire chantait.
- Savez-vous, Tomon, ce que l'on dit en vill<:?
demanda, le lendemain, Mlle Bertrand à sa ni\!ce.
- Oh! ma tante, beaucoup de chose::;, sans doute.
Et vous ne devinez pas lesquelles?
- Certes non; du reste, Je ne m'en soucie guère.
- Mais, ma chère, les choses qui YOUS concernent
doivent cependant ne pas vous être mdifférentes à
ce point 1. ..
- Comment 1 ces dames me feraient-elles l'honneur de s'occuper encore de moi? Je SUIS confuse,
en vérité, et bien touchée ..Mais ... que peuvent-elles
dire?
Vaguement inquiète, la jeune fille regardait tante
Virginie. Elle pensa tout de sUIte que peut-être les
séances au bois d'Harfeuille avaient été d';CoU·'d!es
et que l'on en jasait.
.
- Ah! ah 1 ma nièce, je vous y prend 1 Je croyais
que vous ne yous mqulé!lez pas Jes commérages de
notre ville?
ra5 coutume, et pl1i~
- lvla tante, une fOIS n'e~t
qu'il s'agit de moi J. .. Alors, on dit. ..
MITe Bertrand prit un air gravI;!, se recurillit un
moment, ôta ses lunettes, les remit, cl prononça
d'un ton solennel :
- Antoinette, on vous fait le plus grand honnLur,
en jugeant pogsible et T'1ême probable un mariage
entre M. Roger Marelle l" "t..
Enfin 1 cetle fois, le gn\llu ml)t ":tait làchê. Depuis
k bal, et surtout depuis la première visite du notaire,
Idnte Virginie J'avait cu souvent sur le!> lè\l'es, le
mol fameux, mais se' premières ((.:ntatIVetl avait lt
si piteusclll\.!nt échoué qu'il avait f<lllu le g rJ"r
pour une occasion meilleure. J)epuifi la vdllc au ,> oir,
il marteJait sa pensée, ct !(Jujf)Un, au moment cl'. bor-
�,0
LE lŒ\'E
D'ANTOINETTE
der le grand sujet, elle se sentait rougir comme une
jeune fille sentimentale; aussi, de peur que trop
d'6motion ne la trahit, avait-elle encore remis à un
moment plus calme la grande révélation, Toute la
nuit elle y avait songé.
Comment s'y prendrait-elle? Serait-il bien pruJt:nt
de dire, comme elle en avait eu tout d'abord l'idée;
" ~Ia
ni~ce,
M. Marelle, ce grand jeune homme
brun, vous savez, est venu me voir et m'a laissé comprendre que vous lui plaiit:z infiniment, Il dépend
de vous d'ètre son heureuse femme. D
Non, non, pas cela, ces petites filles sont si portées
à la vanité 1. .. Antoinette pourrait croire que ses
charmes, assez puissants pour faire cette première'
conquète, devraient désormais lui attirer tous les
hommages. Elle n'aurait pas la raison de compr0ndre
que cette cllance inespérée ne se représenterait
S,lns doute jamais, et sa tl:te folle serait très capable
cle lui faire refuser le bien dans l'espérance du IIlieux
ou de quelque absurde chimère, Pour mener à bien
l'entreprise, il fallait de la diplomatie.
C'est alors que tante Virginie, donnant une entorse
il la \'6rité, mit un commérage de plus sur la cùn~
cic:nce de~
habitants de l\lolltreil. Elle yerraittout
de suite l'effet produit par cette per~cti
\'c d'avenir
ct la f~rait
miroitcr comme une chose dif(Jcile, pour '
e citer la contradiction de sa trop inclé;pendante
pupille. QUI vcut la fin l'eut les moyens .
•\laintenant, c'était fait 1 Elle soüpira très fort, de
satisfaction, et regarda Antoinette, Celle-ci riait,
riait cnmme une petite folle, un peu nervcusement,
clic a\'ait eu si pellt' 1 Elk riait de , a frayeur, de l'air
solennel de tante Virginie, et de la chose amusantt;
qu'elle \'enait d'entcndre. La digne demoi;;elle qui,
ttlul d'abord, avait mis celte gaieté sur le compte
d'une surprise joyeuse, commençait à ~'inqu6Ier.
- l'Ira ni.::ce, fil-elle, ,'aimerai' à l'OUS voir plu~
s~ricu.
L'espii.:gl..: reprenait ln ut son calme.
- Pardonncz-moi, ma tanle, mais je ne sa\'ais pa:;
ce. da III es si gaies, C'o,;st trL:~
drille 1
- Pourriez-va\!,; me dire, Antoin.::tte, cc qui est ~i
drole ~ demanda i\tlle Bertrand, \·exéc.
- ~[ai
... cc ridicule can"an de pelile ville. On
m'avait hil:n dit, 'ut..:n1t'nl jc IlC v"\llais pas Je croirl:,
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
71
que les austères bandeaux: des ménagères accomplies
de province cachaient l'Imagination la plus extravagante, la 'plus folle qu'on pût rêver. Sous ces
plaques pommadées au musc ou à la rose, on marie,
on tuc, on damne des gens que l'on connalt à peine,
à qui l'on n'a Jamais parlé, et voyez-vous, ma tante,
cela m'amuse plus que je ne saurais vous le dIre,
d'avoll' fait travailler ces pauvres cerveaux au point
d'en faire sortir l'idée la plus invraisemblable du
monde.
Mlle Bertrand ne savait si elle devait rire ou sc
fâcher. Il importait de continuer cette conversation
longuement mûrie et péniblement amenée; il fallait
aussi ne pas indisposer la petite. Mieux valait donc
laIsser passer Ics allusions ïrrespectueuses et ne pas
s'écarter du grand sUJet.
- Ma chérie, que trouvez-vous d'invraisemblable
à ce que l'on dit? Je comprends qu'en Jeune fille
raisonnable vous n'ayez jamais osé prétendre à un
SI beau parti, mais Je crois en même temps M. Marelle très d'::sintéressé, et l'opll1ion publique n'est
pas si sotte, après tout.
- Je n'ai aucune reconnaissance à l'opinIOn publique qui me trouve digne d'un tel honncur, mn.
tante, car, moi, j.e ne juge pas les choses comme
elle.
Le moment étatt grave. Mlle Bertrand allaIt eniin
savoir les idées contenues dans la Jolie tête blonde,
ct ce qu'Antoinette pensaIt du cher manage talH
désiré. Elle rajusta ses lunettes sur son nez ct s'approcha de sa l1It!ce.
- Et comment jugez-vous les choses, mon enfant?
- Mon Dieu 1 ma tante, je ne les juge pas, à dire
vrai, je les apprécie telles qu'elles sont. Par exemple,
vous sembJez croire gue M. Marelle me ferait un
grand honneur en m'6pousant ; d'après les c,ommérages de Montreil, l1l1e telle union serUlt tri:s bicn
assortlc. Moi, je pense dlrféremment, je n'y vl!rrais
aucun honneur, au COntraIre, ct ce manage me
semble SI chsproportlOnné que l'idée ne m'en serail
jamais venue i vous n'en aViez pas parlé .. J\lms
laissons là les petits potins du pay~;
heur~cmnt,
ce ne sont pas eux qui feront ma destt née.
- Parlons-en, au contraire, A nto1l1ette, cal' Je SUIS
bien étonnée cl je '()lda~
~a\'oir
cc que signlfic cc
�LE R~VE
D'ANTOINETTE
prétendu dédain pour un homme que tout le monde
estime.
- Cc dédain est sincère. Avez-vous pu supposer
même une minute que je sois faite pour devenir la
femme d'un notaire de campagne? Un notaire 1. ..
ma tante, YOUS n'avez donc jamais été jeune, vous ne
savez donc pas qu'à dix-huit ans on a quelque part
dans le cceur ou dans la tête un grain d'Idéal. ..
et qu'une étude de notaire est l'éteignoir de l'idéal!
Vous n'avez donc jamais rêvé cI'une vie rose, ensoleillée et parfumée ... Vous voudnez que je m'ensevelisse entre des cartons poussiéreux, sans autre
aliment mtellectuel que la préoccupatior! du dîner
ou des prochaines confitures, sans autre sujet de
conversation que le testament de M. X., et la vente
des champs du sieur "., à condition, bien entendu,
que cela n'efOeure pas le secret professionnel! Avoir
en face de SOI, à table, deux fois par jour, un notaire,
vine avec un notaire 1. .. Ma tante, désIrez-vous que
je deVienne folle?
- Antoinette, vous êtes ridIcule et sotte, laisse7.moi yous le dire. Il est fort probable que M. Marelle
ne voudrait pas d'une étourdie comme vous, romane"que et vaniteuse; Il est donc Inutile de VOLIS
dCfendre ainsi d'un avenir dont vous n'êtes pas
digne. Sache7. pourtant que si «ce notaire» vous
faisait l'honneur de vouloir de vous, j'exigerais que
voue; l'acceptiez.
Mlle Uertrand n'était pas tre:s tenure pour sa nièce,
ccpcnJant, elle ne lUi avait jamais parlé ainsI.
Antoinette rougit VIOlemment, ses yeux s'emplirent
de larmes.
- '\-la tante, dit-elle frémissante, je ne cl'oi~
pas
a\'llir m,'::nt,j de si dures paroles, et je ne croi' pas
non plus que vous ayez le druit d'intet'\'enir aussI
arbitrairement dans mes décisions d'avenir. ,Tc ne
"ai. quelles sont YOS intentIOns, mais si, pal' vos
menaces et \'OS mot· blessants, vous pensez rendre
M. Marelle ~éduisant,
vous vous trompe? de façon
étrange. Je ne te connais pas, il m'étaIt indifférent,
maintenant il m'est odieux, et son nom seul m'insPl/'(! une répulsion Il1vincible. Comme vous le dite,
fort bien, il l!5t probable que ce monsieur ne voudra
pu<\ de mnl, j'en suis hien ai. c, car moi je ne consentmwi jamais li l'épouser.
�LE RÊVE D'AKTOINETTE
73
.Mlle Bertrand s'aperçut qu'elle était allée un pcu
loin ct ne releva pas comme elle l'aurait désiré la
r~i'lque
de sa nièce, se contentant de dire en haussant les épaules:
- Dans quel siècle vivons-nous! Si, cie mon temps,
les enfants avaient parlé ainsi à leurs parents 1. ..
Antoinette était déjà hors de la chambre, l'heure
de la séance au bois d'Harfeuille approchait, et ce
jour-là, moins que jamais, elle ne voulait en perdre
une minute: il lui semblait que la vue du peintre
pourrait seule calmer sa colère et la ramener, Jes
confins d'une fosse obscure, à la lumière de son
Idéal
Durant le trajet que, contre son habitude, elle faisait en silence, Fanchelle l'ubservait, soucieuse de
ee pli au iront de « son enfant ».
- Qu'ave7.-vous, ma mignonne? Puurquoi ne ditesvous rien? demanda-t-elle.
- Fanchette, je suis malheureuse, ma tante me
déteste .
- Pouvcz-vous dire!
- Mais SI, je la gêne, je sui de trop dans sa
vic ... Voyez-vou , c'est bien triste, à mon âge, de
sentir que personne ne m'aime, personne ne me
désire, que je suis inutile, peut-être même nuiSible,
et je me demande parfOIS ce que je fais sur terre.
- 1\1on agneau, taisez-vous 1 une bonne c.hrétienne
ne parle pas ainsi. Et puis, comptez-vous pour rien
votrc vieille Fanehelle ? Je croi , moi, que le bon
Dieu a cu pitié d'une pau\Te servante qui l'aime, ct
qu'il vous a amenée ici tout exprès pour être son
ray()n de sulell et la joie de ses derniers Jours.
Antpinetle serra la main tremblante de sa fid~c
amie, el la larme qui bnl1alt à ses paupières s'éclaira
d'un sourire. Au contact de cette aflectlOn dévouée,
les papillons noirs s'cllYo!èrcnt bien vite, et, à la
stupéfacti 11 de Fanchette, elle eut soudalil un joycu.'
6clat de rire.
- l\ta bonne, fit-elle, al-je l'air d'une sorcière?
,'e vou~
ellarez pas ainsi, répondez-mOl l'full)!. Ai-je
l'apparence d'une prophétesse?
X'obt"nant pas de réponse, elle contllllla ;
- C'est que, autant vous le dire, J'ai de\J1lé des
chose invraisemblahlcs, J'al de\'llll:, il ya lIll mOl,
. le pensées les plus secrl. tl!~
de ma tante, dcs
�7+
LE RÉVE n'ANTOINETTE
pensées extraordinaires qui m'ont été révélées
aujourd'hui seulement. Fanchette, ma tante tient-elle
beaucoup à ses Idées?
- Beaucoup, ma mignonne.
- Tant piS pour eile, alors 1 car moi aussi, je tiens
aux miennes. Ah 1 ma bonne, nous allons en voir de
drôles, maintenant.
Cette gaieté mouillée des récentes larmes donna
un charme nouveau à la divinité des forêts que Palverini idéallsall de son pinceau magistral. Il reconnaissait à peine son modèle dans cette femme
complexe mi-jOie mi-tristesse, et c'était si charmant
qu'il s'attarda jusqu'à ce que l'ombre, venue à pas de
loup, mit entre elle et lui un nuage vaporeux.
~ Ma chérie, écrivait le soir Antoinette à son amie,
plaignez-moi un peu pour tout ce que je viens de
vous dire, et dites-moi que Fanchette n'est pas seule
à m'aimer. Par moment, mon pauvre cœur sevri! de
tendresse me rait mal, ne vous étonnez donc pas si
j'ai accueilli comme une attention bénie de la Providence ce cher Imprévu survenu dans ma VIe. Je ne
dois pas me plamdre, puisque j'ai rencontré si vite
celUI \1ue je devais aimer. Chaque jour, je le trouve
plus charmant que la veille, il est si bon, SI grand et
si simple ft la fois 1 Je me demande souvent si je
rève, si c'est bien moi qui SUIS auprès du grand
Palvcrini, l!I si c'est bien lui que je vois, que j'entends, qui daigne me regarder et s'adresser à moi 1
• Pendant deux jours, deux mterminables jours,
je vais être privée de ce bonh"ur. Demain samedi,
grand nettuyage à la maison, Fanchette ne pourrait
m'accompagner, ct ma tante ne veut ras me laisser
aller seule; pour comble de bonheur, j'ai r\.!«u une
invitatIOn à passer l'apri.:s-mid, avcl: Mlle Morisson 1 11. .. Le lour suivant e~t
dimanche, grand repos
pour ks art ISl\.!:), le~
modèles, les chaperons.
« J'ai peur que ClS deux jours ne tlnissent
,amais III
�LE RÈVE D'At'iTOINETTE
75
XII
Depuis la se1:nc un peu vivc de la veille, quelque
froideur s'dait glissée dan s les rapports de la tante
et de la ni(;ce; du côté d'Antoinette surtout, cal"
7Illle Bertrand s'en était aperçue bien vite, sa di plomatie avait été de la plus mauvaise espèce.
Elles échangèrent â peine quelques mots jusqu'à
l'heure olt la jeune fille dut sortir pour aller chez ~\l1e
l\ltJrisson .
- Vous présenterez mes amitiés à ces dames,
n'èst-ce/pas, Antoinette, et vous n'oublicrel pas de
les remercier de vous avoir invitée, c'est une attention fort gentille ue leur part.
- Les remercier 1. .. l\l.a tante, je suis fran<.;be, je
ne puis ras dirc merci pour une chose qui m'ennuie.
Décidément, cela n'allait pas du tout, mai s pas du
tout.
Toutes le s jeunes filles de l'endroit étaient réunies
dan le salon de reps vert de Mme l\tnris~o
quand
Antoinette arriva. On chuchota un peu en la regardant beaucoup, car la nièce de Mlle Bertrand était
à peine connue et les curiosités n'étaient pas encnre
émoussées à son égard. Chacune lui fut présentée,
deu."ième édition, car cette cérémonie a,·ait ét6 faite
déjà au bal du château, et J'on cuntinua le jcu du
nH,nchoir interrompu par son entrée.
« Cha-l cau », ta-pis ; dé ... allons, Lucie, vous ne
trouvcz ricn, un ga~c.
Il y a ·ail cependant tant de
choscs à dire : défaut, défi, dégel, déscrt 1. .• sace ...
A <.;c moment, Marguerite l\lorisson tenait le 1l11'1Ichoir.
- A VOLIS, mademoiselle d'Aipeuill ', Il,, ...
- ... lairc ... répondit Antoinelte, dllnt la tète
élait pleinc de cc mot.
- :\lai;; non, c'était : N'o~l,
balbutia J\Iaroucrile
int erloquée.
..,
- i";oë! ? Ah 1 je cr"yai., que l'on pnuyuit tcrminer
te mol à son idée 1
- \'ertninelTIellt, l1ai
~ ...
no-
�76
LE RÊVE D'A, 'TOINETTE
Margucrtte était devenue rouge comme une cerise,
ses amies baissaIent modestement les yeux, tandIs
que Mme Monsson posaIt un regard soupçonneux
sur l'innocente cause de tant d'émoi.
Le jeu continuaIt, les gages s'entassaient dans la
corbeille tapIssée dont une fillette était gardienne.
« - Char-mIlle; bon-net; mar ... l)
Le mouchOIr, lancé par la maiO malicieuse de la
maltresse de maison, tomba sur les genoux d'Antoinette, dont l'esprit, hors du salon de reps vert, sc
lamentait de la scène de la veille, après avoIr vagabondë dans le bois d'Harfemlle.
- Mar ... , répéta Mme Monsson.
-- ... elle, finit étourdiment Antomette qui venait
de se remémorer les iOtonatlOns attendrIes que
prenait la VOIX de sa tante en prononçant ce nom.
Cette fois, Marguerite devint bleue.
- Les noms de famtlle ne sont pas admis dans le
jeu, fit-elle, Il y a tant d'aut res choses à dire, par
exemple, marchand ou marquis.
A ce mot de marquis ce fut Antoinette qui se
troubla, croyant deviner une allusion au noble Pal'en ni: sans doute on avait dit cela tout exprès pour
vOIr à son attItude ce qu'elle pensait... et c'étaIt exasr érant de rougIr ainsi, d'en avoir conscience et de
ne pouvoIr s'en empêcher.
Pendant ce temps, Mme Morisson ne la qUIttaIt
pas des yeux, triomphante et dépitée du succès de
son stratagème. Au mot notaire, elle avaIt eu la
subite mtultion d'un danger, d'une rivalité déjà flairée, lors du bal du château, maIs en personne prut!\;nt(;, elle voulait une confirmation à ses soupçons.
Cc; rut alors qu'elle envoya le mouchoir à la jc:une
fille avec la syllabe que nous savons. Elle n'espérait
SI complet 111
cerlc;S ~ as, de ::;0'1 épreuve, un ~UCl;S
si prompt: Mar\.;lIe 1. .. et cette rougeur qUI avait
suin ce mot dit sans doute dans un élan d'uo cœur
trop pletn dt; lUI 1. .• Quels meilleurs témoignapcs
pouvait-on ueBlander des idées d'Anloioe:tt<..."?
1\1aintcnant c't:tait certaIn, elle pensait au jeune
fln tain:, elle rèvalt de lui, ellc voulait l'épouser. Cela
ne faIsait pas du tout l'afTaire de Mme l\Iorisson,
M. J\1arcllc était justement le mari qu'il rallait à Margllel ite. Dans ID monde ent ier on n'aurait pu trouver
[)OUI' elle \ln 1 arti plus convenable. Il s'agiss:lIt de
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
77
ne p' s le laisser prendre par celte inlruse qui 'n'en
avait pas le droit et n'en était pas digne.
'l'oules ces demoiselles, Lucie, Marie, Henriette,
5e regardaient, choquées du cynisme de cette Parisienne qui prononçait avec tanl d'aplomb le nom
d'un jeune homme à marier, ce nom qu'elles chuchotaient à peine dans une stricte intimité! Les plu ..
jeunes se poussaient le coude et riaient sous cape;
les plus mùres gardaient sur leurs visages un masque hautain et désapprobateur. Marguerite, mal à
l'aise, proposa de tirer les gages, et l'on oublia
bientôt l'incident aYL:c le s charmes de la sellette ou
des énigmes.
Mais Nlme l\1onsson gardait au front un souci.
Comment pourrait-elle conjurer le péril dont était
menacé l'avenir de sa fille? La question se posait,
grave entre toutes; heureusement il n'était pas trop
tard.
Quand le dernier gage fut rendu au milieu des rires
de l'assi tance, que l'embarras de sa propriétaire â
construire L1ne phrase sans employer ni 0 ni a, av~d
mise en joie, ces demoiselles allèrent un mom<.:nt
sur le balcon surplombant de sa massiyc archite:cture la rue principale du pay .
Les rare· pas~nt
étaient examinés impitoyab'ement. 11 faul dire toutefoIs que les réflexions échangées sur lu chapeau de .Mme X, le ac que tenait à 1.
main Mme Z, ou la hate mu itGe de M. "', n'avait.'l"t
rien de bien méchant.
La silhouette rarissime d'un cavalier tOcl! au b0\.'!
de la rue éveilla soudain les attentions.
- Regardez, musdemoiselles, un monsieur à l·l,c_
vall Qui cela peut-il être?
.- Un étranger, sûrement.
- II est fort bien 1 s'écria Impétueusement la
hlonde Suzanne (à quatorzu anS; on sc croit le drOl!
de tout dire)!
- Je le reconnais, murmura la timide llcnrieHe,
c'est il: monsieur qui était lhmanchc à.la prand'messe.
- Mais oui, c\!"( bien lui.
Dans l'allure élégante du cavalier qui ·<.:nait, An.oinette avait reconnu Olivier Pal\'erini. Elle eut \ln
soupir dl! snulageml;nt en écoutant Icl'i commenli!in'
de ccs dell1()iscllc<. Elles ne connaissaient rél~
le
�LE RÊVE
n'ANTOINETTE
peintre, c'était él'ident, Marguerite n'avait donc mi~
aucun.; allusion maligne à son évocation du mot
marquis, tout à l'heure,
Autour d'elle, on s'agitait. L'étranger avait été
remarqué le dimanche précédent à l'église. l\Itlle
conjectures s'étaient formées sur son compte, on
était bien aise de le revoir, et cette fois de plu:;
près.
En passant sous "le balcon d'où cette jeunesse 1.::
regardait, Olivier leva la tête ct, reconnais ant
,\llIe (['Aipeuille au 111llieu de ses compagnes, il eut
un sourire et salua.
Tous les yeux, remp!ls d'étonnement, se fixèrent
aus~itô
sur Antoinette.
- Mademoiselle, ce monsieur vous a saluée 1
- Vous le connaissez donc?
,Mme lVlorisson, vexée de tous les hommages qui
ne s'adressaient pas à Marguerite, s'approcha:
- Ce jeune homme est de vos parents, sans doute,
macLmoiselle?
La Jeune fille, troublée par la chère apparitIOn ct
suriout par l'émoi, les que tions et les regards dont
elle .:!tait assaillie, paraissait singulièrement émue.
De plus, elle ne voulait pas !lvrer à la curio-ité
mali~1e
de « ces dames» l'histoire du bOIS d'IIa!'feuille.,. Elle répondit donc d'un air absent:
.\Ion parent "( mais non.
- Alurs \'ous le connaissez?
- Un peu, il est de passabc à Montreil ct a fait
Ulle \'i~jt.;
à ma tante.
- San~
doute il avait quelque rai so n pour cela?
fut-il {çmandé.
l\ntoinette eut l'air de ne pas entendre, mais son
clIll'arras n'éc.happa pa') à la j1crspicacité cie la multr·;5SC cie mab,'n.
(1
Il ya qudque chose là-dessous,)) pensa-t-t:llt:.
Cette idée dc\'alt faire son ch cm in dans le cen'cau
lé.:ond de Mme !\1orisson; cc ne fut pas long: Un
jeune hommc furt bien était à Montl'cil, pourquoi?
Il al'alt fait une VJSlte à Mlle Bertrand, pourquoi '~
Mlle d'Aipeulllc avait gardé à ce sujet une 1't.\"Cl'\ c
étrange, pourquoi? Autant de quc stions dont Ic~
rél'onsc,; étaient évidentes. Tout cela voulait di!'c
1l111rillge.
Et cc fut pour la
lTI1;fC
de Mur!.(lIL:ritc
(1I1ll111C
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
,9
un génie bienfaisant avait ôté de son cœur un gropOIds très lourd. Antoinette ne pouvait pas, raisons
nablement, épouser à la fois le notaIre et l'étranger;
puisqu'elle était fiancée ou à peu près à celUI-ci,
l'autre restait pour Marguente: nen de plus clair.
Cependant la prévoyante mère de famille conservait une inquiétude. Pourquoi ce trouble au jeu du
mouchoir, pourquoi cette hantise de pensée revenue
deux fois sur les lèvres de la ParisIenne'? Certes, un
dan ger pouvait être caché là, mais un atout superbe
venait àe tomber entre les mains de Mme MOl'lsson
pOUl' lui faire gagner la partie.
Ce fut donc avec un sourire sur les lèvres qu'elle
présida le lunch offert aux amies de sa fille et qu'elle
reçut leurs compliments sur la crème aux amandes,
les bnoches et la tarte aux pommes confectionnées
par ses malflS habiles. Antoinette ne comprenaIt
rien à la recrudescence de petits soins dont elle était
l'objet . On la mit à la place d'honneur; elle dut, de
gré ou de force, manger de tout plusieurs fois; on
prit son aVIs sur les plus plates banalités qu'échangeaient ces demoiselles, mais il semblait évident que
Mme MOI isson n'étaIt pas tout à fait à la comersahon.
- A propos, demanda-t-elle soudain, comment
s'appelle ce monsIeur?
- Quel monsIeur? fit d'un air innocent Anto inette, indignée de cette curiosité.
- Mais ... ce jeune homme à cheval qui vous a
saluée tout à l'heure '?
- Ah 1 M. Palverim 1
- Palverini, ce n'est pas françaIs, dit Suzanne; il
st Italien sans doute.
- Non, je ne crois pas, répondIt AntolOctte suffoquée de vou' le nom cClèbre aussi inconnu à 1\lonh·el!.
La maîtresse de maison avait toujours son id ée.
- Et, où est-il descendu'? où demeure-t-il ?
.- A l'hôtel du Coq d'AI'genl, je croIs.
L'artiste grandit d'une coudée dans l'esprit de ces
llemoiselles. Le Coq d'A t'gent était le medleul' hôtel
de l'endroit, avec sa granùe salle nouvellement
rcpeinte de blanc et de rouge, et ks n . lents savourcux qui s'exhalaient de sa cuisln\; chaque jour :\
midi et à six heures.
'
�80
LE RÊVE D'ANTOINETTE
Mme 1\lorisson souriait d'un air fin en regardant
la Jeune fille.
- M. Palvenni est très bien, dit-elle d'un ton
compltmenteur, joli garçon, cavalter accompli et ... il
a un sourire charmant.
« Cela, c'est une pierre dans mon Jardm, pensa
Antoinette, c'est pour bien me faire comprendre
que, s'il ne m'a pas saluée banalement, comme une
indifférente, elle s'en est aperçue. »
Et elle garda une vague ll1qUlétude de ces compltments et du sourire à double face qUI les accompagnait.
Cette ll1qulétude persista, le lendemain, quand à
la sortie de l'église elle Vit la figu re de Mme Morisson contractée par la même joie malicieuse que la
veille. A ce moment, Oltvier, qu'elle n'avait pas
encore aperçu, s'approchait de lVl.lIe Bertrand pour
la saluer. Ce fut bref, de part et d'autre, tante Virginie étant d'humeur assez rude ce jour-là. (Les regards
ùe toutes ces dames fixés sur elle la gênaient un
peu)
Dan le groupe des Morisson on chuchotait:
- lIé, h,~ 1 il Y a du nouveau dans l'air, disait
celle-CI. J'en suis charmée, car cette petite est assez
gentille; et quel soulagement pour notre digne amie
de n'avoir plus le SOUCl de sa nièce 1
Et comme ses auùiteurs l'interrogeaient, elle leur
contait tout bas, à l'oreille, la « sc1:ne du balcon ".
On aurait pu, avec un peu d'imagination, se croire
transporté à Vérone, <).U temps de~
Capulets.
- Chi!re amie, concluait-elle, J'aurais voulu que
vous viSSiez ce sourire 1. ..
S'élOignant un peu de Marguerite (il n'est pas bon
que les Jeunes filles entendent lout), elle Gchangeail
un regard d'intelligence avec son interlocutrice.
Le lendemain, elle eut besoin ùe certaine recette
d,~
cuisine que l'on trouvait seulement au Coq d'lh"·
gen/. En bonne ménagère, elle y alla elle-mème, el
cut avec la maîtresse de l'hOlel une confurcnce inlt.:rminable.
�LE RÊVE D'ANTO INETTE
81
XIII
Le soleil était en fête quand Antoine tte arriva au
bois avec Fanche tte, un peu plus t6t qu'il n'avait ét ~
conven u.
Comme elle le prévoya it, ces deux jours de repo,>
lui avalent semblé très longs, d'autan t plus longs
que la vie commu ne avec Mlle Bertran d devena it
slllguliè 'rement pénible . Il avait f~lu
bataille r pOUl'
vemr ce jour-là à la séance de peintur e, tante Vlrg:nie déclara nt soudatn que ce genre d'occup atIOn
n'était pas dans les habitud es de Montre il et qu'elle
ne permett ait plus ni à Fanche tte ni à sa lllèce
d'aller au fameux rendez- vous.
Antom ette ne voulait pas pleurer de peur d'être
laide et de ne pouvoir poser, mais elle se tordit IC5
mams de désespo ir, se lamenta de son sort et accusa
sa tante de ne pas telllr les promes ses faites à
« l'homm e le plus célèbre du monde enlier ",
si bien
que, à demi convall1cue de ses propres torts,
l'lille Bertran d, sans dire tout à fait OUi, ne rérond lt
pas non quand Fanche tte drmand a "i l'on pouvait
partir.
Navrée de la tournur e que prenaie nt les ChOSb,
la jeune fille réfléchi ssait.
L'ère de bonheu r qu'elle venait de vivre louchai t
à sa fin. D'abord , l'œuvre du pell1tre s'avanç ait, <:'1
pUIS, certain ement, tante Virgin'ie ne suppor terait ras
davanta ge l'absen ce de Fanche tte ni la satisfac tion
que trouvai t sa nièce aux séances de pose.
Le rC!ve charma nt finirait- il aussi? .. ou plutôt
l'heure de la debtiné e n'allait· elle pas enfin sonner ?
OUI, c'était cela. Antoin ette y croyait de toute son
âme, à cette destiné e qu'elle n'avait pas cherché e
qui s'était interpo sée toute seule à trave~
son cxis:
tence. inutile; et par~e
qu'clle y croyait , elle sc
sentait le deVOir de l'aider, sans retard.
Le peintre n'était pas encore là. Il arriva bientôt ,
sourian t et jeune, par un chemin irradié de lumière ,
comme une apparit ion charma nte du honheu r.
- D0jà là, Ilt-il Cil s'appro challl, Cf,mmc c'cst
�82
LE RËVE D'ANTOh~E
aimable à vous, mademoiselle 1 Je craignais que
ces deux jours de repos ne vous rendissent plus
pémbles votre complaisance et votre bonté. Je vois
qu'il n'en est rien 1 Vous en serez bientôt récompensée, puisque mon tableau s'achève ... Je n'ai pas
perdu mon temps depuis vendredi, voyez plutôt.
Tout en parlant, il avait disposé son chevalet, il y
plaça la toile commencée.
Antoinette ne put retemr un cn de surprise en
voyant le changement survenu depuIs la dernière
séance. La clairière, complètement terminée, se
drapait d'un geste large dans un manteau rutilant
d'or et de pourpre, tandis que les rameaux enchevêtrés des arbres laissaient devlOer des coins adorables pleins d'ombre et de mystère. La divinité de
bois, vaporeuse et souriante, n'était plus seule maintenant dans la splendeur de ce jour d'automne;
d'aùtres divlI1ités, elfes ou sylvainS, vagues, flous, de
formes ct de nuances insaisissables, avalent surgi
des troncs d'arbres et des branches touffues: des
ombres se mouvaient sous les arceaux cUivrés, des
blancheurs transparentes trainalent sur le sol, des
vapeurs planalcnt dans la lumière rousse, c'était
étrange et très Impressionnant. Tout semblaIt achevé,
sauf la petite reme, silhouette encore molle, dont le
visage seul ressorlalt bien Vivant au milieu de ces
ombres.
Antoinette, charmée d'(:tre si jolie, eut pourtant
un douloureux serrement de cœur à la Vl1~
de cette
œuvre presque terminée. Encore une séance, d\!ux
peut-être, et ce serait toull OUI, mais il pouvait ~c
lasser tallt de choses d'iCI là 1
OliVier l'interrogeait.
- Que diteS-VOlis de cela, mademoiselle?
- Je suis éton~e
et ravie, répondit-clle. Je nc
m'attendais pas à me voir en j poétique compagniel
- J'ai craint pour V(,U l'ennui, dit Olivier. Du
II.:' le, je croi~
que tous ces :.ylvains sont venu!'
d\:ux-mêmes sous mon pinceau, attil",s par le dt:slr
d" vous faire leur cour.
, Vous faire lt.:ur cour! » n'~tai-c
pa~
une hahile
cntr~
cn mati"re, trouvée par le pcintre pour aburd r
un ~lIct
1 lus brùl:1nt"l AntolJ1ette re!;!arda du côte
li Fanchette dont lit aurait \oul 11; oreilles bien
�LE RÊVE D'ANTOIXETTE
loin JI! là, mais la fidLJt;! :,t;nallte, compl~ten
absorbée par son travail et le ommeil qui la gagnait,
n'était pas d'un voisll1age bien gênant.
Elle reprit:
- Leur reine en est très flattée; elle n'est pas
habituée à tant d'hommages.
- Ah 1 bah, fit OliYler amusé, je suis incrédule,
mademoiselle.
Antoinette devint très rouge.
.
- Vous avez tort, monsieur, car enfin OLI aurais-le
pu prendre une telle habitude?
- Comment! fit-Il en nant, Montrei! est-il donc
de si peu de ressources que se habitantes ne
puis ent y trouver d'hommages ni de succès?
PauHes jeunes filles 1 il Y en a pourtant dans le
nombre quelques-unes qui méritent un meilleur sort.
Antoinette dressa l'oreille.
- Vous les connaissez donc r
- MaiS oui, très bien, j'ai cu l'honneur d'en voir
plusieurs (OIS la sélectIOn . D'abord à la sortte de
l'Gglise hier et la semaine précédente, et puis samedi
sur un balcon, vous savez bien ...
- Oui, oui, je sais, mais en si peu de temps!. ..
- Il ne m'en faut pas plus, maJemolsc1!c, un
pt!intre apprend à voir vite; en un coup d'œil Il doit
tout saisir, ensemble ct détail. Je pourrais donc, SI
l'OU' le désiriez, vous faire le portrait de chacune de
l'\,s cumpa~nes.
- Oh! c'est inutile, fit Antoinette ennuyée de
l'uir dévier la conversation, je le:, connai" as"cz
"an~
cela.
- Cc que je ne sais pas, toutefois, ce sont leurs
nc>ms et prénoms. Comment s'appelle donc celte
!.!rande du coin à gauche?
- Une grande ? .. un peu forte ? ...
- Raide, pincée, un air de portrait de falllil1c,
Olli, c\:.,t cela.
- f:e doit être Ml1e Forg('ot, la fille dl! 1lI(':~eu
1(: maire, fit .\ntoinctte, mise en Joie par celle
apprC::ciatioJ1 peu flatteuse.
- J\les compliments. Et Ct!Ue petilt.; bruncH.!
\'(juée au bll!l1 ?
- VouC::c au blt!u 1 je ne SUIS pa!;, je n'ai pa.>
l'.marqué .
• Vo)'ons, rappeJl!t-vous, un teint frais, o.es
�LE RÉVE n'ANTOINETTE
yeux noirs; elle avait, il y a huit. jours, une robe
bleu pervenche, samedi une robe bleu marine, et
hier une robe bleu de roi .
Ah 1 Marguerite Morisson 1. ..
- Elle est très gentille 1
- Vous trouvez? (Antoinette fit la moue.) Je sai"
bien que des goûts et des couleurs .. .
Le peintre fut surpris de cette réflexion de la
divinité des bois, qui jusque-là s'était toujours
montrée bienveillante pour tout le monde.
- J'ai été charm6 de voir ma petite reine sur ce
fameux balcon, reprit-il, et bien vite m'est venu le
remords de l'avoir empêchée toute la semaine
d'aller avec ses affiles.
La jeune fille, très pâle, écoutait, n'osant croire
ce qu'elle entendait. Il avait dil ~ ma petite reine»
comme dans les romans anglais! Ces trois mots,
dans le" lines, signifiaient une foule de choses :
reme de ma VIe, reine de mes pensées, reine de
mon cœur, et bien d'autres encore 1 Comme ils
étaient dIts habilement, cette fOIS, à demi cachés
~ous
le rôle qu'elle jouait dans le cher tableau!
K Mon
Dieu 1 pensait-elle, pourvu que je 11<m'évanOUIsse pas de joie quand il parlera plus
clairement. »
Elle ferma les yellx ct répondit:
- Soyez sans remords, je ne regrette rien, je n'ai
..té pnvée Je rien, je n'ai pas d'amies, et je suis plu
heureuse ici q'le partout ailleurs.
« Je lui tends bien la per..:l1e, pensait-cllt.: ·n
m~e
temps. Mon bon ange, ayez pitié de moi,
",,,ici l'jn~ta
;.olcnncl tic ma vic. »
.\lais rien ne lui rl!pondit. Surprise de cc silence,
cl~
cntr"luI'\'il ks yeux. Olivier, 11'1.:5 mailrc ùe luirflt:lJ1e, la l'c:.!:lI',lait d'un pt:lit air apitl)yé.
- Pauvrc madt.:ml>iscllc, Ilt.il, vous n'avez pa~
d'amie."vnll èks mnlhcreu~,
jc m'en doutais bicn
un pèLl. Mlle \Olfe 1ante, toute respectable qu'elle
e l, mc paraIt ;'\\'oir de,> idées ussez di!10rcntc'l (ks
viltre et je Ile J1'~tl
I1n point qlle la vic n" ' oit I~as
toujours tr~s
drôk aVl:C elle . •\lais ,'ous <\\C7l'uvcnir devant \'ou~;
à votre a~e
on doit croire au
bonhcur. Vous aurez den nmit.:s ... l'amitié ne 'iel1t
pas 'Jl ln jl)llr; quand vous conp:lllrcz mieu." Vil!,
f'nmp "nes t qlland vos coml ri' ne~
\'Ol1~
/)'1-
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
naitront un peu, je suis sûr que des sympathies
naHront et vous deviendront ch; ~ res.
- Je ne crOIs pas.
Antoinette, un peu désappointée, acceptait mal la
perspective d'aveOlr qu'il lUi montrait.
« Il ne m'a pas comprise, pensa-t-elle, ou peul'Ire il n'ose pas. Mais comme Il est bon, quelle
douceur, quelle pitié dans sa voix, dans son déSir
de me consoler r »
Il conttnualt :
- Le temps est trop joli, le soleil trop aimable;
chassez vos idées noires, et ne refusez pas d'espérer
ou de souhaiter un bonheur SI légitime ... Voyons,
racontez-moi comment vous passez voire temps
quand il n'y a pas un tyran pour vous garder Immobile ainSI pendant de longues heures ennuyeuse .
- Ohl ce sera vite narré: je tiens compagnie à
ma tante, je brode, je pems, Je liS, Je faiS de la
musique, tous les jours nous sortons pendant une
heure, c'est à peu près tout.
- Il Y a là de quoi occuper plUSieurs eXistence!',
répliqua Obvier en riant, voyez, mOI, Je ne pui :
arnver qu'à faire une seule des choses qui vous
occupent, je pel11s, et c'est tout.
- Oh 1 vous ... c'est ddlérent!
A l'':'::e que le grand Palvenni pût comparer se
nobles travaux aux passe-temps u'une petite pensionnaire, Antoinette nt de SI bon cœur que Fanchette, éveillée en sursaut, leva la tête
- Vous savez que Mademoiselle vous a recommandé de rentrer de bonne heure, dll-elle.
- Alors, travaillons vite.
La besogne fut ais~e,
le modèle avait ce )our-Ià,
au front et dans Ics yeux, un rayun qui l'Idéalisait,
quelque chose d'heureux et d'alangui, comme une
espérance Incertaine de Joie.
encore l'Inspiration de
Et ce rayon élargi~t
l'artiste.
Monsieur st!mblc bien gai, tltt l IJ\l; 1 CIIUud,
du Coq d'Argenl, quand Palverini rentr.l le soir
aveç toul son bap,agc .
. - En cfret, madame Renaud, je suis content. J"'>i
bien travaill0 a(1)llurd'hui.
�86
LE RÊVE
D'A.'>TOU'ETTE
Bien sûr, cela fait plaisir, surtout quand avec
cda on a le cœur joyeux 1 répliqua la digne hôtesse
d'un air fin,
Comme son interlocuteur ne disait plus rien, clle
reprit:
- Tout de même, monsieur Palverini, je ne suis
pas contente de vous,
- Oh 1 madame Rcnaud, en quOi ai-jc pu VOliS
d":plaire? dcmanda-t-il.
- Tcnez, j'aime micux vous le dire; je ne suis
pas curieu e, mais jc' ne peux pas garder une chose
qui me tracasse comme celle-là, Eh bicn, je , ais .. ,
ct cela m'a fait de la peine d'apprendre la grande
nouvelle par des étrangers,
- La grande nouyclle? mais de quoi parlez-vous?
Que voulez-vous dire?
- Ce n'est pas gentil de vouloir me le cacher,
même maintenant que je le sais, monsieur, maintenant que toutc la ville en parle ...
Olil·icr.
- Au nom du ciel, expliquez-vous, s'~cria
Je ne comprends pas un traltre mot de cc que vous
mc dites, De quoi la vllle parle-t-elle?
_ .\[onsicur Palverini, vous n'avez pas confiance
en mni, vous savez tr1:s bien cc que je veux dire,
ct que je fais allusion à votrc mariage a 'cc
.\111e d'.\ipcuille,
- Mon mariage 1. .. Qui est-ce qui a pu di re une
chose pan:ille? s'0cria Ollvier sufToqué.
- Il Y a des pcrsonnes qui trOU\'Gnt que vous
avez bon goùt. Mlle Antoinette e·t gentille, elle peut
plaire et on Jit comme cela qu'elle est folle de vou;;.
Un fùchcux intcrrompll trop lôl celle conver~a
ti"n. "lm(,; Renaud dut s'éloigner, laissant OlilÎer se
(\.;battre dans le chaos Je sa stupéfaction,
Qui al'ait (lu lanCl:r l'id":e premi(;rc de ce cancan?
1'C:I';;onnl: ne c"l1nai!'.sait l'aventure du hraconnier,
Je l'intel"l'enlion de l'ari~te,
ni de séance ,; Je pose
ail bois d'l[arkllille, per~()nc,
à moins qu'Ant r /!nelte elle-même n'en eût parlé. Celte idée ne tenait
1 as debout. La j'~unl:
fille n'al'<1it sürement rien dit,
'Ile était trop étrangi:re à I1lol1treil, sans relatiun ,i
,n gout,an amieS à qui elle pClt faire une CPIllidcnce; trop jnlei~G
au si l'our avoir ha\;1I'dé
a\'l~C
t..:s indifTurcnh l'US ici Ol! là, Ouant à Mlle Ber'Ct prt:jll\.(l:" de prft'ÎncG, il
l aild, i il 1"lr"it d;u
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
aurait été fou de la soupçonner; la permission
qu'on lui avait arrachée était trop en dehors des
habitudes du pays pour qu'elle n'en eût pas un peu
de regret, et le désir qu'on n'en sût rien. Restait
Fanchette.
- Ce doit être elle, c'est sûrement elle, conclut
Olivier. Une femme d'apparence SI honnête, faire
des contes semblables, qUi l'aurait cru ?
Puis Il se remémora les deux ou trois occasions
qu'il avait eues de saluer devant témoins Mlle d'AipeUilIe et sa tante, Il se rappela ~es
souvcnir~
de
provmce, les quelques mOIs passés au hasard de
on inspIration dans de petites vIlles dont l'espnt
imagmatif l'avait toujours étonné; il se SOUVll1t de
tout ce qu'Antoinette racontait de « ces dames D et
de leurs facultés d'invention, et il pensa que peutêtre la vieille servante n'était pas seule coupable. JI
se pouvait fort bIen quc, pour lln salut, quelques
phrases banales échangées la veille, on eût forgé cc
loli roman.
- C'est ll10lli et stupide! ~'écria-tl.
Aller 1~
qu'à dire que Mlle Antoinette est folle de mOI!
Non, mais où vonl-1ls chercher deS Idées COllllTI"
cl:lle-là?
Touk la SOirée il cn fut occupé. Peu à pcu, mIlle
Ch05~
lui l"<.!Vllucnt à l'esprit, un m"t d'J\nloinelk,
un regard, une allusion, son admIration natvement
avouée pour le gl"alld Pa/perit/i, sa natun:: enthnuSlaste, privée d'affection (;( par là même plu: di,,ros~e
aux prompts attachement::.. l'opinion publique
n'avait-clle pil~
quelque p.eu le ùon de seconùe 'ue 'r
Une phrase: surtout mal·tdait la pensée ùe l'ar..
t;ste: " Je ne rtO~e
rien, je suis plus h\;ureu e
iLi que partout ailleurs. "
La lumière sc faisait maintenant très vive, C~Hn
lJ1ent n'lIvait-il pas vu naitre, de l'admlratiull, un
>Ll1timent l'lus rrùf'lnd ou plus duux ?
" Pauvre niais, pl:!l1sait-il, qui n'ai pas c()mp:is
que c'était fatal, qu'à dix-huit an · (ill a l'imagll1a110n mc:rveIilt!usc, toute pr'::te à s'enlla01011:!1". • '"n,
emporté par mun '::gu1. mc, jl:! n'UI P('11S': qu'a m'Hl
art 1 et il m'u fallu des racontar:; de kmlllc pour
m'ouvrir le!' yeux. "
Un pli se creusait HU fr()nt u'Oli.icr. Trè tnr..!
dans la nuit E n l'ab résonna Ill'I"VCU .~t
inlü"'ul!
�8b
I.E RÊVE D'ANTOINETTE
au-dcssu" de la chambre où Mme Renaud ne pouvAit dormir,
<l Non, pen"ait-elle, tout de même, ce n'est pas
gentil à M.. Palverini de me faire des cachotteries
comme cela 1 ),
XIV
« C'est Je dernier jour, c'est la dernière [ois ! .. , »
.\ntoinette se r~pétai
ces mots machinalement,
sans même les comprendre, tant à la fin ils se pressaient dans la pauvre tête fatiguée. Et souvent, bien
:,ou\'ent, une angoisse lUl serraIt le cœur:
" S'Il allait partir sur un adieu banal, sans rien
dire ! ... !\lais non, c'est impos~ble,
.. pourquoi
ferait-il cela? ... nos destinées à tous deux ne sontclles pas là, nettement marquées? »
Les feUilles craquaient sous les pieds d'Antoinette; tandis qu'elle marchait très vIte , Fanchelte
avait peine à la :;uivre,
A un détour du sentIer, elle vit une fcuille brune
z~hrée
d'or qUi pendaIt toute seule à J'extrémIté
d'une blanche, le moindre souflle eùl suffi pour la
faire tfJmber, Un oiseau voletait alentollr .
• Si l'niseau se pose "ur celle hran..:he et si la
feuille ne t(}mb/~
ra~,
se dit Antoinette, ç'est qu'il
l'ad ·ra. "
L'Plscau s'approchait, il atteignait la branche,
"un l'VItI - ne la fit pa l11èffie fléchIr, çt 1,1 feuille
resta suspenduo. Le cœur dc l.t jl!ulle (iile hattit il
~e
rllmpre.
Un peu après, elle entendit ce rnël11c Di eau cJlunter.
" Si ,'al le temps de compter jusqu'à onze al'anl
qu'il ~'anûte,
c'est que loul Ira bien. "
L'(>i,cau se luI avant qu'elle eûl fini.
u C'c:-.l lupidè, se dit-die, il quoi bon ces émnli"n, ridicule puisqu,} bientM je salirai? "
(1liYÏer était le premier au n.:nde7.-vlJlI ,mai un
Oli,icl' I"ut tIiflérent
celui de la vcIlle el des jour"
d'.tv,tnl; Ull Oli -icr COI rccten1cnt habil16 d" noir, soi'ncl~omt
ganté et cravalé, l'air OilCiclIK et fatigué. l'oillt d' l'li<lnl , point d'(I11irail de peintre.
ue
�LE RÊVE D'ANTO INETTE
89
Il ayait aperçu Antoin ette et déjà s'appro chait
d'elle, son chapea u à la main.
- Madem oiselle, dit-il en s'inclin ant, je suis un
afTreux égolste de vous avoir demand é hier de venir
poser encore ; mon tableau est mainten ant assez
avancé pour que je puisse rendre la liberté à mon
aimable modèle , et puis le temps est maussa de, je
craigna is la plUie.
Ce disant, il marcha it à pas lents auprt:s d'Antoinette si émue qu'elle ne trouvai t rien à répond rè.
Il continu a:
- Comme nt pourrai s-je as ez vous remerc ier,
mademo igelle, de votre exquise compla isance, cette
compla isance qui, d'un tableau banal et sans âme,
a fait une de mes œuvres les meilleu res ? ... Croyel.
que jamais, jamai:;, je n'oubli erai les heures diarmantes où votre grâce et votre bonté rendaie nt mon
trayail plus facile. Pardon nez-mo i d'en avoir peutêtre abusé; c'est cela, madem oiselle, que je voulai,
vous dire ici .
• Mon bon ange, mon bon ange, je crois que Je
vais m'évano uir 1 li pensait la jeune fiJIe. Du coin
de l'œil, elle observa it Olivier un peu pale et singulit:reme nt troublé .
- Je ne vous dis pas adieu, continu a-t-il, malS
au revoir; il Y a encore par ici des horizon s d21tcieux que je n'ai plus le t<::mps d'étudie r, l'hiver est
trop rapproc hé. Aussi je pense revenir , ct pt,ur
pouvoir rester plus longtem ps, cette fOIS j'am"nc rai
ma femme.
A ces mots, « ma femme », le choc fut SI vioknt
qu'Anto inetlt.l, étourdi e, en compn t à pell1e le sens.
Les choses qu'ellc voyait, les moindr es sons qu'cil\!
entenda it tourbill onnèren t devant ses yeux et dans
~a
tt!k en une ronde affolée, ses li.:vres trembla ient
~".,
main se glaçaie nt. Pour ne pas tomber elle dut
,'asseoi r sur un talus au pied d'un chêne. L'artist e
s'attend ait bien à un peu d'émoti on, malS celle confirmatio n si nette de ses crainte s de la veille l'im[1re!\c:ionna pénIble ment. Se détourn ant à demJ, il
sembla s'intére sser beauco up à l'asccn ion d'une
rourmi sur le tronc d'un hêtre. Mais il fallait dire
quelque chllse, laisser ù la pauvre Antoin ette le
oin de se remet! l'e.
- J'uurai uno lrèc; grande joie Ù VOliS présent er
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
ma [<.;lume, it-il, elle-même sera heureuse de. faire
votre connaissance; je suis sûr que vous eriez SI
bympath lques l'une à l'autre .
La douleur se faisait maintenant sentir, ressortant
aiguê dans les Idées enchevêtrées, et il fallait sourire, parler, tout, plutôt que de laisser deviner Je
douloureux secre!. ..
- Certamement, monsieur, dit-elle d'une voix
blanche, je seraI très heureuse mui-même ...
Un silence SUIvit, très court, qui sembla un siècle
à Olivier.
- Elle ne m'a pas accompagné cette fùis, reprit-il,
parce que je venais en exploration, sans savoir olt
je me üxerais, ni même 61 je m'arrêterai" quelque
part; c'est pour cela que j'ai i grand'hàte de rentrer chez moi.
L'engourdissement du premier choc durait encore; pourtant un peu de révolte gronda au cœur
d'Antoinette.
- Je m'étonne, monsieur, dIt-elle, que vous ne
m'ayez jamais parlé de Mme Palverini 1
- II61as 1 mademoiselle, vou avez devant vous
un grand cùupable. J'ai l'esprit ainsi fait qu'une
~cl1e
cho e l'emplit parfni!:i à l'exclusion de tout le
reste. Vous ai-je parlé d'autre chose que de mon
art? Quand je suis en 'yeme d'inspiratil)l1, je perds
la notion de tout ce qui m'entoure, le ne vois rien,
je ne deVine rien, je n'existe rlu" que par l'Idée qUI
me .hante; ma f.:mm.: le 'aIL et a le bon esprit de
n'en ."!tre pa' jalouse. Quand je ~ui'
dans ce qu'die
appelle Ill//! cl'jse, elle a l',,ur moi une indulgence,
d'aleule ; cil.: s\:fface, ùi~l'a
ait, cl ne trahit sa présence que par des gal<:nc" altendn:;sanll:!<, uni.!
abnéqation dllnt je ne m'arerçols ras tfout dl uit··.
mais dont je vuudrals, quand Je retombe SHr t re.
la l'cmercwr à 't.:nou.· Elle sait "'1 bien comprendre
1< r{,le difficile de lemme d'arti te, qui veut un tact,
lIne ù6licae~sC
cxqUlse l'our ne jamais erraroulhcr
la mue, ct, j'en . ui~
hien sûr, elle aura pour moi
III hon sourir de par illn quand je lUI confes5erai
ne vou~
aVilir point parI{: d'elle Jurant no~
sUlnc's
1 Il bon; d'lIarfl:\1Îlle.
_ '1'0\11 le rl' 'rd en c t 1 our moi, meJn i UI".
Mal. I"l: le tnn cn)l1\II:' qu'II voulait l)J'l'lldll, ln
:Jlcndr~'\.t
avait pa ( dan. la '!Ii d'( >11\1< 1"
�LE RÊVE
D'ANTO IXETTE
91
en parlant de sa femme, un remord s aussi de l'avoir
presque oubliée durant ces quelqu es jours. Antoinette était si visiblem ent émue qu'il voulut abréger
ce pénible entretie n.
- Madem oiselle, dit-il, rien ne pourra acquitt er
envers vous ma dette de reconna issance j pourtan t
j'ai encore une demand e à YOUS faire. Vous avez
eu autrefo is le mauvai s goùt d'admir er quels-n~
de mes tableau x; mon amour- propre en est singuli~remnt
flatté, aussi aimerai s-je q LIe vous conservassiez un peu vos préfére nces de pension naire, c'~
qui sera imposs ible si rien ne vous rappell e les
Djinns ou la Sympho 1lie ell bleu. J'al là justeme nt
une esquiss e de l'un et de l'autre j vous me rendric! '
très heureux , madem oiselle, en consen tant à ch,{,isir
celle qui YOUS plaira le mieux.
En même temps, il prit dans un carton posé sur
les feuilles sèches, deux aquarel les où Antoin ette
reconnu t le charme délicieu x qu'elle avait tant
aimé dans l'œuvre du grand Palveri ni. Elle "écut
en cette minute les heures enthou siastes de sa yic
de couyen t, ses rêves de gloire et d'héroi sme, son
admirat IOn passion née pour l'artiste enchan teur.
Si on lui avait dit alors que J'h(lmme illustre lui
demand erait un jour, comme une grâce, d'accLp kr
l'esquis se, l'idée premiè re du chd-d'œ uIl'l':, elle elil
traité de folie cette suppos ition extrava gante 1
Une douleu r aiguë la rappela soudain à la déception actuelle ... C.;lle chose invraise mblable étai!
une réalité. .. ct Antoin ette souffrai t comme au~
heures les plus mauvai ses de sa vie.
- Monsie ur, vous êtes trop bon, dit-elle enfin,
je vous remerci e, mais je n'accep terai ni l'une ni
l'autre de ces aquarel les.
Oh 1 vous ne me rerez pas cette peine .
.Je suppos e que l'OUS vous co cUI1<;,,!crcz.
Madem oiselle, permett ez-moi d'io<;i"ter.
C'est inutile, monsie ur. Vos moindr es croquis, surtout celv-ci , valent une ["rtunc ' je ne:
1 \lis accepte r de vous un lei cadeau.
'
- N'en croyez rien, mac.lcmni elle, je ne YOu
offre qu'un modest e souven ir, un timic.le et re~j1c
tlleu.· remerci ement pour volrc ...
- Dc grâce! ne soyez pas reconna issant ci cc
point, V(lL1~
n'ave/. m01l1..! 1 a à 111..! dire 111 r.:i. ('e
�LE RtVE D'ANTOINETTE
n'èst pas pour vous faire pla~ir
que j'ai con3enti
à poser, c'est parce que cela m'amusait de figurer
dans votre tableau, et que ces st!ances rompaient
un peu la monotome de mon e.·istence. Et puis,
c'était aussi par gratitude: vous savez, l'histoire du
braconnier, .. SI je vous ai rendu service, mainknant nous sommes quit,~
- Vous êtes franche, mademoiselle.
Il essaya de rire. Antoinette avait envie de pleuft!r, cr n "isage marquait une telle désolatIon que
l'ar:i-(,, Cmu n'insista pas et replaça les croqul.
dans son carton.
- Laissez-moi espérer quand même, reprit-il,
(lue vous voudrez bien penser de luin en loin au
ervice que vous m'avez rendu; dites-vous alon.
que vous pos"éd"z en mOI l'ami le plus sincère, le
plu~
respectueuJ:, le plus dl!vou~,
un ami qui vous
estIme beaucoup et '\ DUS plaint un peu d'être seule,
de n'avoir pas tout à fait la ,ie que vous aimeriez.
Oh! cette voi:.: compatissante, ceîte bonté 1. ..
L'or, u(;i! d'Antoinette tomba d'un bloc, leS larmes
jusque-là refoul':'es mont~r
nt à es yeux, el sans
hont , devant Oltvier attendri, elle pleura.
- Oui, plal!,ncz-moi... je uis si malheureu!'e,
per on ne ne m'aime; personne, le soir, n'e t heur J q.uand je rentrc. Je me dis SOUVent que 51 j~
mourat., nul n'en auraI! de chagrin 1 IIi m'::me Ile
s'en apercevrait A quoi uis -jl! bonne, quelle est
ma ml' j,ll1 ell ce monde? ai-jl! m<':mc une mission
à l'emplir Ï'
- .lademoi elle, l'nu z-vous dirl! de te) cs cheses, vous si j... unc t si charmante 1 Voire mi IOn
e t bien claIr , ct sans'::ll sord"'l' je 1 ui \ OUO; la
a;el été CI ~ée
(out ~implcent
pùur
montn,)". '()u~
!"ir", le bonheur de l'honllne qui VOllS épOll ",ra.
- Je nc me 1 arielai l.Is.
Vou vou ... marierez, madl:ITIoiselle, \ ous aurez
une ("mille li aimer, vou
crel heureu c et vou
7. bIen fort d
1 aplllnns noir le vo dIX-Ill 1
.l'ai l'c Il.n nec de 1 \ie, j'ai déjà VII IlI.:aucl/ûl
,tll:. ucoup de rel • ct li VIlI
b UC,)ul'
dl! ho
d n, C'; cloyc7.-moi, v, Ire tri I~
c pas cr.1. •
t
pas V,) plu bell anuées r ar des iuée~
0111
Illl par cl
1 im 1 1.. , ( n U' r Ill: tout .:d.
tard, 01
udr. il r \ ir en arrièl c, p 1 Ir ,.i r
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
93
en paix les années de premi~0
j(;unt~:,e
il
n'est plus temps 1
Sa voix se faisait compatissante et douce, un peu
basse, comme s'il était auprès du lit d'un malade
qu'il laut bercer pour l'endormir, pour lui donner,
dans un sommeil bienfaisant, un peu l'oubli de sa
douleur. Les yeux mi-clos, Antoinette écoutait,
ensible à cette exquise sympathie, mais incr~dule
aux mots d'espoir qU'Il prononçait. D'une VOIX de
rève elle demanda:
- Croyez-vous sincèrement que le bonheur existe?
- Mademoiselle, le bonheur est le fond même'
de la vie. A part quelques créatures prodigieusement affligées, je crois qu'en ce monde la part de
joie dépasse cie beaucoup la part de souffrance.
Vous me direz, je le sais bien, que cependant chacun se plaint et médit de la vie; aussi, je ne prétends pas que tout le monde soit heureux, loin de là .
.Te veux dire seulement que chacun a les élémen,"
pour l'être. Il faudrait qu'on süt les voir, Ics
sentir et surtout les utiliser. Les causes d'aflliction .
rayonnent tellement autour d'elles q li'on ne voit plus
les causes de Joie ... la tristesse s'étend comme unc
tache d'hui.~e,
gatant le bonheur qu'elle trouve au
passage au point de le rendre aussi lamentable
qu'elle-même. On dit ensuite que la vic est tissue de
peines ct l'on sc trouve parfaitement malheureux.
Ah 1 vous ne connaissez pas le vrai chagrin 1
Elle le connaissait bien, dans toute son ilpreté,
la pauvre petite Antoinette pâle, tremblante et troublée jusqu'au fond de l'àme, qu'Olivier o. ait à peine
regarder.
Il avait encore mille choses à lui dire, mille
choses de sympathie et de pitié, mais il cut pc Ir
d'effaroucher son orgueil et se tut. Et puis, ne valaitil pas mien: en rester là? 1\1IIe d'Aipeuillc avait
besoin, avant tout, de solitude ct de rt;p<J~.
P JI'
tous dcnx, pour clIc surtout, il devait partir.
Elle n{:; fit pas un geste pour le retenir, mai.
croyant le trumper, elle s'efforça de mettre tout
son enjouement cI'autrefois Jans le sourire navrl
qui répondit à l'aO'cctueux « au revoir \, du grand
l'alverini.
Pendant l'entretien d'Antoinettc ct le l'arli le
Fanchettc, au prises avec son inséparo bIc tricot:
�9+
LE Rt;VE D'A. ·TOINETTE
était restée dans la c1aini::re. Elle n'avait donc rien
entendu et ne pouvait s'expiLquer l'abattement de
sa u chi::re petite» durant le trajet de retour à la
maison.
- Qu'avez-vous? in:errogeait-elle. Vous êtes
fatiguée, le temps est lourd, aujourd'hui, il n'aurait
pas fallu sortir. Dépêchons-nous, je crois qu'il va
pleUVOir. Je SUIS tout de méme joliment contente
que toutes ces histoires de tableau soient finies!
Cela ne me plaisait pas du tout 1
Pauvre Fanchette! ses frais d'éloquence étalCnt
bien lI1utlles, Toute meurtrie de la chute qu'elle
\'.::nalt de faire du haut de ses illusions, Antolllelte
n'~coutai
pas; elle se sentait à peine vivre et très
l'<.!u sourfrir. Ses sens avalent pris une acuité singulière pour vOir et entendre tout ce qui, le long du
chemin, pouvait lui ramener quelque souvenir des
heures de Joie SI tôt passées: il aimait beaucoup ce
tournant de senller j il avait pris un croquIs de ce
buisson; Il avait admiré, un jour, une feUille toute
semblable à celte-ci, de forme et de couleur j un
oiseau, peut-être le même, avall chanté ainsi pendant qu't! lui montrait l'image adorable de son home
enguirlandé de glycines ... Ce parfum de feuilles
sèches el de planles fanées s'était, durant les jours
de r2\'e, mêlé à tout, elle ne pourrait plu maintenant le !'entlr, sans revivre chacun d'eux.
Et là ... là, AntOinette 'arrêta, c'était l'arbre
I1hlltlé par la balle du braconnier, le tertre, le petit
chemin mystérieux d'où, comme en un songe, il
était apparu...
_
- D6plkhons-nous, ma mignonne, il va pleuvoir 1
Dt! fait, les nuages s'amoncelaient au ciel, ressemblant il de gigantesques flocons d'étoupe, Le soleil,
lIwrJanl lcurs bords, en fit des franges de lumière
el peu à peu disparut sous leul' ma se compac[t:.
Autour d'Antotnelle, tout se couvrit d'une teinli.:
lugubre, l'or des feuilles devint sans éclat, les
bl~an.:hes
nerveuses J'un chêne s0culalI'c semblaient
se lordre en gestes de détresse, li; oiseaux pous-aient de petits cris d'erfroi,
Etait-li poqsihle que le jour lumineux des espérances folles [ùt distant de quelques jours ù peine ?
Lt;S deux femmes se hâtèrent. La pluie commcnI(alt \ tomber lente, morne et r6F]tIlièrc comme tnule
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
95
pluie de novembre, flétrissant les dernI ères feuilles
qui tournoient et se meurent.
Ce fut dans la tristesse na'/rante des affres de
l'automne que s'évanOUIt le rêve charmeur qui, pOUl
un moment, avait enchanté le cœur d'Antoinette.
xv
.Mlle Bertrand était dans une agitation extrême
quand sa nïèce revlOt accompagnée de Fanchette.
- C'est de la folie, s'écria-t-elle; rien ne les arrête,
ni vent, ni pluie, et cette VIeille toquée est encore
la pfus enragée des deux, ma parole! Ai-je dIt, oui
OU non, que le ne voulaIS plus de ces promenaJ~;
inconvenantes, de ces rendez-vous avec un jeune
homme? Voyons, l'ai-je dIt ? ..
- Certainement, mademoiselle ..
- Elle a le cynisme d'en convenir, et cependant
elle recommence tous les jours 1 Mais c'est (ini,
entends-tu, fini 1 S'il faut employer la force, je
l'emploierai, et si tu oses résister, je te chasse!
Fanchette haussa les épaules. Elle connaIssait le .
rares mais sérieux emportements de sa maitre~s
et
ICI. phrase-type qUI les terminait tous: •.le te
chasse 1 » Pourtant, il fallait quelque chose de tri.!s
grave pour les faIre éclater ainsi. Qu'y avaIt-Il donc
aUJourd'hui?
Quand la vieille bonne fut hors du salon, Mlle Bertrand, cachant mal sous une solenn ité voulue
l'émotion qui l'ap,italt, s'approcha d'Antoinette.
- Ma nièce, j'ai à vous parler sél'Jeusemenl.
- DItes, ma tante.
- J'al un grave ennui dont vous êtes la cause. Un
ias··, en ville, sur votre compte.
La jeune fille eut un l'este lassé.
-
-
Ah?.
Oui, on dit que vous allez épouser ce pellJ!re.
Qud scandale. 1 (it Antoinette ironique.
- Certes, c\:st un scandale, ou tOUt au mOIns 1111
tort que VOliS subissez ... Qui peut dir\! lIne telll
cho e? mais qui donc a pu snvoll tl/utes c.
horreurs?
�96
LE RÊVE D'ANTOINETTE
- Dt: quelles horreurs parlez-vous, ma tante,
est-ce du service IOnocent et autorisé par vous que
j'ai rendu, sous les yeux vigilants de Fanchette, à
un artiste célèbre, à un homme respectable et bien
éi.::':é, d'aulant plus sérieux qu'il est déjà marié?
- Comment, ce peintre est marié?
- Naturellement 1
Dès qU'elle eut prononcé ce mot, Antolllette se
méprisa un peu. N'y avait-il pas là une hypocrisie?
Ne semblait-elle pas dire ainsi qu'il avait toujours
été hors de doute qu'OliVier fût mané, et invraisemblable qu'elle eüt pu songer à lui ? ..
Le vltiage de tante Virginie se rassérértait.
- J'en suis bien aise, fil-elle, et bi.e n fâchée de
ne ravoir pas su plus. tôt, avant la visite de
Mme Morisson. Au mOins j'aurais pu lui répondre.
- Ah 1 c'était Mme Morisson 1
Anto1l1ette s'expliqua le sourire inquiétant de la
trop aimable dame.
- N'empC:che que tout cela est bien fâcheux,
contmualt Mlle Bertrand, ce choses-là ne valent
rien pour une jeune fille. De telti propos peuvent
éloigncr les prétendants s';rieux, elTarouchés en
croyant la place prise. Par exemple, ce jeune notaire ..
- De grace, ma tante, ne me parlez plus de votre
odieux notaire, n1 d'aucun stupide jeune homme.
J'ai l'humanité en grippe et le mariage en horrcur.
~ur
ce, AntOinette ~o rti,
laissant sa tante Slupéf~ite
el de f01'1 mauvaise humeur.
« ThGrèse ch,~rie
écrivit-elle, je SUIS comme un
pauvre petit oiseau malheureux et blessé. Mes ailcs
étaient mon rGve, il m'a emportée bien loin, SI haut
que j':1al~
olbj~
la terre. Ln chemin, la réalité m'a
b,:urtéc el m'a fait tant de mal que j'ai bien peur dc
ne m'en rcmeltr..: jamai s, .Je crüj' 'Ille je l'Irais trt:
•. , pour
forl de ma mé:;a\'cnture si je SOli 1t'rai::; mOln~
le moment je pleure.
r Il me reste il peine la rurce de prier, [,lIlus-le
pour moi. Il
�LE RËVE
D'ANTOINETTE
1.)7
XVI
Thérèse à Antoillette.
« Il était une foi s une princesse tendre et Jolie qui
!;e nommait Rosita. Elle habitait un beau chateau,
entouré d'un grand parc plein d'arbre s et de fleurs;
elle avait des chevaux, des bijoux, des fourrures .
Pourtant Rosita n'était pas heureuse.
« Vous rappelez-vous , ma mignonne, ce vieux
conte favori que nous lision s ensemble, Joue contre
joue, trt:s rapprochées pour nueux sentir battre nos
cœurs, au réCit palpitant des aventure s de Rosita ~
Je vois encore le livre où dormait le conte, un vieux
petit livre usé dans sa robe de papier rouge, qr.i
s'ouvrait de IUI-méme à la page préférée. De larme:
d'émotion me viennent encore aux yeux quand Je
songe à la grande image où nous admirions RO Sita
vêtue des couleurs de l'arc-en-clel et montée sur un
cheval blanc fanta stique de forme s et d'allures. Ct:
conte était charmant.
" Voulez-vou s que je vous le rapp elle?
On y trouvait l"histoire d'une pnncesse qUI,
poséd~e
d'un rhe, n'aimait. plus flen au m,mtle :
Rosita, un jour, avait vu un oiseau mervciltcu .·,
chant, plumage, tout ét.ait sp lemhde, je ne me rappelle plus bien le détail de ses perfections, mais je
sai~
qu'dIes étaient Innombrables .
• La petite princesse voulut cet oiseau. Tout fut
employé pour l'atteindre; on eut enfln recrlUL au
cheyal allé de l'image. Grace à lUI l'oiseau fut
suivi de près et rejo int au moment où il ateJ(~ni
un palaiS magnifique.
M Je le tiens enfin 1 " s'écria Rosita.
a Hélas 1 l'oiseau appartenait à la princesse \' ul l,J,
plus pUissante encore, el Jalouse de ~a merveliie.
li Vous n'avez pas oubli(: la fin,
" Faut-il voue; dIre, petite amIe, que \'olrl! dcrni~
lettre m'a sembl': l'épilogul! de notre conte
'~ L'oiseau
d'ur étuII il une autre, il n'y faut plus pcn-l!r . .lé
mus plains un peu, car je sais votre CCCIII" aimant
C(
-:
�)8
LE RÊVE D'ANTOINETTE
très capable de soull'ril' de sa méprise, mais ne nous
apitoyons pas trop, rien n'est plus mauvais; il vaut
mieux, entre nous, rire de votre mésaventure,
« Voyez comme je suis méchante, en ce moment
il me revient à l'esprit une foule de choses que vous
disiez au couvent et dont je vais vous faire souvenir."
Sur la question amour et mariage.
« Nous n'en parlions pas souvent, c'était défendu
~t
nous n'y trouvions pas grand intérêt. Pourtant
chacune de nous avait, sur ce sUJet, des idées à elle,
ien arrêtées, vous comme les autres.
« Un jour, vous le rappelez-vous"( Lucie Barignier
flOUS apprit le manage d'une ancienne compagne
avec un monsieur veuf. Je vous vois toujours, vous
tiliez indignée.
« - Pauvre Gabrielle! gémissiez-.... ous, pourquoi
gache-t-elle ainSI sa yie? pourquoi se sacrifie-t-elle
à ce point?
- Mais, ma chère, elle ne se sacrifie pas, je
vous en réponds, elle est même enchantée.
~ - Est-ce pOiisible ?
" - Je vous adsure qu'elle est très heureuse, elle
adore SOli fiancé .
• - Voyons, Lucie, pas de bêtises : il est ifi\Taisemblable qu'on puisse aimer un monsieur marié
ou qui l'a ·,té.
, - D'aborJ, cette chose n'e"t pas du tout impossible, et puis Gabrielle a YU M. X, .. dans le monde et
l'a trùuvé il son goût, sans m&me sayoir qu'il était veuf.
« -- Je ne ruis comprendre cela 1 .... ous êtes-vous
écrtt:e. On voit bien tout de ,uite si un homme est
mari':: ou non.
- A.h! A. quoi voit-on cela ( fut-il demandé.
- . Je ne pUIS le dll'e, mais cela saute aux yeux.
Dieu! que vous êtes stupide!. dGclara Lucie,
vè,'L de n'avoir pas votre pel' ·picacitG.
~ Aloro-, pellte Toinon, la chose en question ne
YOU~
a pa - saute aux yeux 1 Comme Mlle llangnicr
serait contente, ~i elle savait cela 1
« Vou~
IlV·~1.
envie de me Ç(riITcr? 0l'e vous gt:nez
pa;, ma ch'~lIe.:;i
c ta dOit vou~
fair~
du bien, ct
crovc7. qlle je HJU3 rappcll(; cc' souvenir:!, non l'al'
maiicc, nUll; pour l'am .l1er sur vos li!vres le Joli
ourir.: q'tlc J'flimals tanttl yvoiretlui vou'! sied si bill.
Il \lloos. du c .ura 'e 1 \ ou
n'avez p'l'! r u ~I'ieu-
�LE RÊVE D'ANTOIXETTE
ment aimer un monsieur qui était le mari d'une
autre, même en ne le sachant pas! Tout cela n'était
que fantaisie de votre imagination affamée. L'ennui
est un conseiller terrible.
~ Pour remettre en ordre votre peltte tÏ!te vagabonde et pour sécher vos yeux, je connais un
moyen très sûr: c'est de répondre par un oln
reconnaissant à l'invitation que vous avez certaInement dû recevoir ces jours-ci de nos )'l;:res, La
retraite du couvent, clôturée par la fête de Nod,
vous donnera des idées saines et raisonnables, II;!
programme de la prédication étant fort attrayant:
les deux voies 1 Et puis nous nous retrouverons
dans la chère maison aimée, au milieu de n(\s maitresses et de presque toutes nos compaf!nes ...
" Bcrivez-moi, ma chéne, pOUl' me dire (( à bientôt Il et croyez à ma profonde affectLOn.
u THÉRÈSE. "
Antoinette n'eut pas grand'peine à obt.::l1Ir l'a torisation désirée, I\1lle Bertrand supportant mal la
)elme fille depuis la déception qu'elle lui avait fait
subir:
A une seconde visite du notaire, la pauvre tante
avait montré tant de gêne que M. Marelle comfrit
bien vite la SI tuation et évita suigneusement t<Jute
allusion à la chose qui l'amenait.
Le soir, 1\1l1e Bertrand pleura et fit une sc;:ne il
a nièce, qUi n'avait pas voulu descendre de 'a
chambre en entendant Je nom d':te_tt: d qUi "brIsait son avenir comme une insenst:e ».
De part ct d'autre, ce fut donc un jour de jOie
que celui oLl Antoinette, accompaSn":c de sa bonne,
pnt le train pour Paris.
Dans l'express qlll filait à toute vap\.!ur, la diStance fut rapidement franchie. Quelquesheur",s
plus tard, la porte du cher couvent s'ouvraIt hospitalière devant la jeune fille raVIe, Dans la lf)~e
un
cn de joie l'accueillit.
- C'est vous, mademoiselle Antoinette"" que
vous avez grandI 1 Comme tout le monde era content 1 je vais appeler notre l\I~re
supt:ricure.
Celle-ci arriva bientôt, reçut un t: nfallt .' bras
1
ouvert·, 6couta toutes ses confidence:. Antoinetl<y:/.l. F~
ne lui cacha rien, lui dit toute sa vie depuis qu'dl
t
�Ion
LE RÊVE D'ANTOINETTE
l'avait quittée, ses efforts pour être bonne, ses
nombreux insucc 1:s, ses faiblesses, et termina tout!.!
confuse par le récit de sa grande déception.
La supérieure comprit ce qu'elle devait faire pOUl'
rendre la paix à cette petite àme. Elle vit que,
privée des joies de la famille, son enfant de prédilection cherchait le bonheur dans un idéal chimérique; il fallait, pour rassasier son cœur, lui
apprendre à goûter les joies vraies que Dieu place
auprès de nous.
Antoinette toute réconfortée revit avec bonheur
ses anciennes compagnes, surtout Thérèse de Kerdignac plus charmante que jamais. La retraite,
magistralement prêchée, retarda de quelques jours
les effusions du revoIr; elles en furent plus douces
encore quand, le jour de No~l,
après de merveilleux
offices clans la chapelle toute blanche, elles s'en
al~rent
ensemble, la main dans la main, au bout
du parc qu'un joyeux soleIl s'efforçait d'a}tl édir.
- Pauvre Belle au bOIS dormant, disait Thérès e
tendrement malicieuse, pauvre Belle au bois dormant, vous dormez encore. Un moment, vous sere2
réveillée pal' un vrai prince Charmant qui, si VOUS
l.:les bien sage, vous donnera de longues années d t:
bonheur.
Antoinette secoua ta tête.
- .Je ne crol~
pas que Je me marie jamai s , murmura-t-elle.
Thér~se
devint grave.
- Ma petite sœur, est-ce que vraiment .. . c'était
S~l
ieux ... y penseriez-vous encore?
- Oui, j'y pense, Thérèse, pour rougir de conl'u ion et me moquer de moi-mèmc; ce souvenir me
h> rture en me montrant ce que je vau .. Sœurette.
\ OUS m'avez quelquefOIS repruché mon orgueil, Id.
lie a su mieux que vous m'en guérir. Je me faisaill
de mOI une trop belle image; je me croyaIs raison~
nablc, sensée, ferme en mes sentiments , oh 1 oui, Je
croyais cela surtout 1 ct la première épreuve de ott
vic Ille montre à moi-même foll et ~tuplde
. .. ne
uig-je pas trts malheur
~e ?
Elle n'osait pas regarder ~OJl
amie t, dét umant
lu tele, faisait fondre entre . es dOigts 1 brOderie de
I,!lvrc d'un bli ~.
on de hou ....
Thérl:sc sc pencha vcrs clic .
�LE RÈVE D'ANTOINETTE
101
QU'Y avait-il de stupIde à trouver charmant un
homme aimable et distingué, ma petite Toinon?
- Ne cherchez pas à comprendre, je m'y perd:;
moi-méme. Je suis malheureu&e parce que je
m'étais fait de l'amour une idée si haute qu'il semblait qu'un tel sentiment dût remplir toute une vie.
Alors, si j'ai aimé M. Palverini, ma vIe doit êtr-:
bnsée, il le faut absolument; hélas! elle n'est pa ,'
hrisée, je le sens, je n'ai donc pas réellement aimé.
Qu'ai-je donc éprouvé) Si Je me suis trompée cette
fois, ne me tromperai-Je pas encore? Existe-t-il un
autre sentiment très doux qui n'est pas l'amour el
qui lui ressemble à s'y méprendre, ou me sUIs-je
faIt de lui un idéal trop élevé ? ...
Thérèse l'interrompIt.
- Mignonne chérie, vous avez lu trop de romans
anglais; Mère Johannes vous avait bien dit que cela
vous jouerait un mauvais tour Quand je pense que
vous ne youlJez pas la croire! Ne torturez pas votre
chère petIte tête à résoudre de si ndlcules problèmes, abandonnez-vous a"eugléme nt à la Providence, qUI salt tout ce qU'II ':,.nus faut, ct saura,
mieux que vous, diriger votre vIe.
- Vous avez raison, petite amie. Du reste, j'ai
pris aUJourd'hui la ré 011.1tlO11 de ne plus jamais
aimer personne.
Thérèse mIt sa malO sur la johe bouche qui osait
dire de telles choses.
- Voulez-vous bIen vous tal!'e J J'espère que
Dieu SI .bon ne vous prendra ras au mot. Voûs
n'êtes pas faite pour vivre seule, Toinon; il fa\.;dra
yous marier un jour ; ct je pense bien que VOU'i
aimerez votre mari. Dans tout cela, une seule chost.':
est claire, vous ayez assez ùe artlse~,
mainh;nanl.
Antoinette eut un sourire espiègle.
- Au contraire, Thér(;se; mon nouvel ami.
1\'1. PGl\'crini, me les fait encore mieL .-; lppr-:'::Ier.
.r e ne sais ras si j'aimerai jamai', mais Je ne pourrai l'a" cl ne vouJrais aimer personnc autre qu'ul,
artiste. Ah! Thérèsc, si vous cn cnnnaissicz UI
. vrai, tous les hommes vous sembleraient bien nll.
gai l'cs. L'art .. c'est la vic.. .
- A.lIonc;, dit Thérèsc cn j'embras _ant, je VOil
que Cl:ttc vic, dont vous pnrle7. avec tant d'lime, Il
encore bien du plomh à mettre dan, votre l'etlle tét\:.
�10Z
LE RÊVE D'ANTOIXETTE
Dans l'immense jardin, les ombres s'allongeaient,
le soleil semblait toucher le mur bas douillettement encapuchonné de lierre, le froid devint plus
vif.
Elles marchi!rent lentement, choisissant les sentiers perdus où la neige toute neuve craquait sous
leurs pas; s'amusant aux détails du chemin, au
geste drôle d'un vieux pommier moussu, aux cristaux lumineux de la fontaine, aux broderies scintillantes des groseilliers et des noisetiers. Elles arrivèrent enfin dans le 'parloir où les" anciennes })
s'étaient réunies, retardant le plus possible l'heure
de la séparation.
Elles 2prouYèrent un sentiment exquis de bieni.:tre à se troul'cr dans cette salle chaude et gaie,
après le fr oid du dehors, et, heureuses des souvenirs joyeux que la vue des compagnes d'autrefois
Cuisait surgir en foule, heureuses surtout de s'être
rdrouvées, l'une à l'autre aus i chère, elles mêlèrent
kurs voix au concert des « Vous rappelez-vous? »
qui se donnait sous les voûtes sonores du vieux
couvent.
Les heures sér~eu,
les heures foll es , tout fut
évoqué, puis on parla des absentes et des aînées
que déjà la vie avait dispersées. Une d'elles, Berthe
C ... , avait pris au mur la photographie d'un groupe
nombreux d'élèves.
- Mes enfants, d2clara-t-elle, je suis la plus
Yieille, que personne ne proteste 1 il n'y a pas d e
quoi, allez, j'ai vingt-trois ans. Donc, ici, je suis la
plus vieille, je connais tout cela.
D'un geste large elle montrait la photographi e
plac'::e devant elle sur une lable.
- Aussi, continua-t-elle, je puis vous donner
tous les renseignements possibles; j'y ~uis
habituée, l'année dernière j'ai fait la mÏ!me chose. Di.!
qui voulez-vous que je VOU!; parle"
Les tètes blondes ou brunes se pressaient autour
d'elle, des exclamations vibraient:
- Oh 1 Ginette, je vous reconnais, là, dans ce
coin, vous n'avez pas du t<7Ut chanqé.
- Comment, },ladekine, c'e~l
vous celte !>c:titc
fille en robe courte " Quel âge avi.!Z-VOUS ùonc ;.
Pauvre baby, va 1
- Je ne pui s arriver à m(~
reconnallrc là-dedan s,
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
103
déclara Antoinette. Je suis pourtant süre d'avoir
posé, je devrais y être.
"
- Ii Y a si longtemps .. . so~plra
1 hérèse. .
- Ah 1 je crois qu~
me vOilà, à côté de GlOette.
- Pas du tout, c'est moi, protesta la blonde
\tlarcelle indignée .
_ Ah ! pardonne7. à mon infortune, je me suis
perdue 1. ..
- Tiens, Clémence X... Qu'est-elle devenue,
celle-là?
- Mariée en province, répondit Berthe, et devo':nue la plus provinciale des dames de l'endroit.
- Cela ne m'étonne pas.
Berthe a"ait pris son épingle à chapeau et piquait
l'une après l'autre les figurines de la photographie.
- Celle-ci, mariée j celle-ci, religieuse à SaintVincent-de-Paul j celle-ci, célibataire comme moi,
vit toute l'année dans un hameau de deux cent cinquante âmes, à Cillq cents Itilomètres de Pari .
- J'aimerais mieux moins de !,ilomi::trcs ct plus
d'âmes, dit une voix.
- Moi aussi.
- Gabrielle V ... , mariée avec ce veuf, vous vou<;
en souvenez, Antoinette?
- Oui, oui, je sais, continuez.
Cécile Dubois, morte à vingt ans.
- Pour ce que la vie est agréable!
- Voyons,M.adeleine,ne découragez pas les autre,;,
au moins. Que savez-vous de la vie, méchant bébé?
- Cel~i,
je ne me rappelle pas du tout qm
elle peut être.
- Cette grande, c'est Béatrix de Pradelles.
- Elle est là, oh ! montrez ... s'écria impétueusement Antoinette.
- C'est vrai, vous aviez autrefois une passion
pour elle.
- Je crois bien, elle était ma petite mère, ~i
bonne pour moi, et si jolie 1 Je voulais toujOUI;!
copier ses chignons qui, du reste, ne m'allaient pas
du tout. Qu'esl-elle devenue, cette chère Béatrix >f
- E.lIe est mariée au peinlre Pal verini.
Antoinette s'était levée, l'Ouge jusqu'à la radne
ct .g cheveux.
-- Vous diles ?
- Je dis qll'cllc a épousé le grand arliste Palv.:-
�[0+
LE RÊVE D'ANTOINETTE
rinl. Mais au fait, vous avez eu aussi une passion
pour lui; c'e t bizarre, ce rapprochement. Voilà,
lTla chère, un couple qui dOlt vous faire rêver 1
Le trouble d'Antoinette était si évident gue Thérèse lUI vint en aide.
- C'est assez curieux, en efTet, mais cela prouve
que notre Toinon avait bon gOllt, en admirant la
l't' mme qu'un artiste compétent comme Palvenl11 a
choIsie pour la sienne.
Berthe C ... contlllua sa revue rétrospective.
Antoinette n'écoutait plus, mille idées confuses
la troublaient, ce fut donc avec joie qu'une heure
plus tard elle se retrouvait seule avec son amie:
- En voilà une nouvelle 1 dit Thérèse souriante,
Qu'en pensez-vous, ma chéne ?
- Ma grande, Je SUIS trt:s heUl'eu e. Si j'avais eu
besoin d'être consolée, je le serais maintenant.
Comment, avec une telle femme, aurall-il pu ~e
~oucier
de mOI? Berthe l'a bien dit, c'est là un
couple qUI me fait rêver, c'est l'union du génie it
de la beauté 1 Je n'ai jamais pensé à rien qui me
fasse autant de plaiSIr.
XVII
Amsi qu'il avait été convenu avec tante Virginie,
Antoinette passa chez son amie les fêtes du Jour de
l'an, puis elle quitta Paris pour se rendre à l'mvltatinn que lui avait faite une proche parente de son
père, habitant Saint-Germain,
gâteries pour elle, on aima son
Lù, on eut mil!~
loli minois gracieux et surtout sa nature affectul!u . e
cl spontanée. Sachant la vie qu'il lui fallait mener
ù Montreil, on s'ingénia à la distraire. Mme de Lé1 me aimait le monde el sortait beaucoup; AntOInette l'accompagna dans tous les bals, concert s ,
~lIires
ou diners qui se succédaient à brefs int cr,'alles, car la saison d'hi\.;r battait alors son plein .
PartI/ut, sa bonne grâce et sa simplicité eurent un
'l~t.:i;s
flatt(;ur; même une douail'i(;re se frit dc
l'a' ~i()n
pour clle et voulut la manel' .
•" vct.: IIn air mystérieux, cHe l' mtrl'~na
à un ('x-
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
105
posltlOn d'art et faillit s'évanouir de surprise à la
vue d'un jeune lieutenant que l'on rencontrait toujours chez elle à ses « tasses de thé ".
Antoinette ne fut pas dupe de cette petite com':die, et joua son rôle avec une admirable maestria,
semblant trouver tout à fait naturelle cette rencontre
inopinée, et ayant l'air de ne se douter de rIen; au
rond elle s'amusait beaucoup. Mais cet incident la
fit ré'Oéchir; si ce jeune homme la demandait en
manage, que répondrait-elle'? La question d'avenir
se posait, avec son point d'interrogation.
Pendant les Jours de retraite et d'amitié;elle avait el!
le loisir d'y penser à son alsc ... qu'avait-elle conclu?
Cc coup' d'œil sur elle-même jeta Antoinette dan s
un grand trouble. Il lui fallut s'avouer que l'ébranlement du premier choc durait encore et qu'Il lui
serait impossible d'épouser aucun des insignifiant s
Jeunes gens qui la faisaient bostonner sous les yeux
attentifs des douairières bienveillantes . Les chimères
un moment évanouies renaissaient-elles plus forte s,
ou bien était-ce une volonté supéri~e
qui parlait
en elle r
Aussi fit-elle le désespoir de sa vieille amie quand
celle-ci vint un soir lui confier l'impressio n profonde
qu'elle avait faite sur le cœur de Monsieur ...
- Chère maJame, de gràce, ne me dites pas son
nom, je le devine, je le sais et je ne P\tis l'accepter.
- Ma chère enfant, vous n'avez pas réO'::chi !
- VraIment, je ne voudrais pas l'épouser, madame; votre bonté m'écrase: faites-la plus grande
encore en n'insistant pas.
Mme de Lépine ct son amie hochèrent la tête sans
mot dire, convaincues qu'il y avait là-dessous quelque roman d'amour. Antomette les laissa croire tout
ce qu'elles voulurent et continua à vivre heureuse
aur~s
des braves gens qui voulaient bien l'almèr.
Hélas 1 les meilleures chose s ont un terme. L'hi Ver
passa, il fallut dire aùieu à la vIe douce et joyeuse, a.:x
nouveaux amis, à la chi.:re cousine attendrie, et par
d'avril, tii.:de et souriante, Antoinette
une apr~s-mjdi
rentra dans la morose demeure de tante Viq:~n(;.
Mëm e sous cette exubérance de soleil et de vit:
les vieux murs beiges, le tOIt sombre et les vole~
bruns ne parvenaient pas à prendre une mine acl:ueilIante. Par contre, le jardin était \ln rl:\"e. Jam' 1.
�106
LE RtVE D'ANTOINETTE
Antoinette ne l'avait vu dans sa parure printanière,
ce.fut pour elle une révélation.
« Qui aurait pu croire que ce fût si joli? pensaitelle. Ma parole, je vais me plaire ici! •
Les arbres très vieux, dignes du parc d'un roi,
faisaient le long des murs une voûte imposante où
se mariait toute la gamme des verts; tilleuls, chênes,
marronniers, catalpas, chacun donnait sa nuance
pour se fondre en un tout chatoyant, tandis que la
pelouse, devant la maison, s'éployait comme une
traine de velours brochée de mille couleurs: les
violettes, les primevères, les paquerettes et les
myosotis, venus pèle-mèle, formaient des arabesque ,
des semis et des bouquets; au banc de pierre, des
lianes s'accrochaient, Flore disparaissait sous l'escalade d'un liseron. Et partout, sous les arbre:.,
tians la tonnelle, même dans la maison, une odeur
adorable de sève, de Oeurs, de soleil qui faisait
("1)anter l'ame et sourire lits y..:ux.
Mlle Bertrand semblait subir elle-même l'influence
do.: cette joie. Elle reçut Antoinette les bras ouverts:
- Ma chère petite, que je suis heureuse de vou~
nirl Vous ne vous ennuyiez pas à Saint-Germain,
je vois cela!
- Pas trop 1 Mais vou', ma tantc, comment av 1.'ous passé l'hiver?
- Tout doucement; â mon âge je ne puis guère
c.,pérer mieu.' !
- Elle a été reprise de es douleurs, mais elle veut
quand même couchcr en bas, où c'est humide;
lu'est-ce que yous \oul·~z
que j'y fasse? grogna
~anchtl.
- Cc n'est pas l'humidité, ma bonne, j'ai toujours
cou<.:hé là ...
- Et vous avez toujours eu des douleur3. CeU'!
fois jc vou., l'avais prédit.
- Te prédiction ne signifient rien. r.e ntc t pas
du tout l'humidité, c' _st mon' AC.
'oilà quinzc an'.! que vou avez cr-; do\'·
h:ur ' ,
- Et pui'l, c'e t dan la famille, mon père Cil a\'ait
d'jl'.
arblclI! il couchait dan> cette chambr .1 .
Profitant dc Celle di cus~i(ln,
Antolnetl s'c~
1 l',
pour m )nt 'r chc7- clic.
�-.
LE RÊ\'E D'A TTOI -ETTE
107
Sa chambre était bien telle qu'elle l'avait laissée
avec ses rideaux de calicot, ses fauteuils anguleux,
sa table ronde couverte d'un tapis de drap rouge ct
sa grande armoire joliment sculptée. Une propreté
rigoureuse lui tenait lieu de grace. «Quelle différence, pensa Antoinette, ayec le joli petit nid que
j'ai qUItté ce matin r »
Et elle se rappela son arrivée à Saint-Germain
dans la chambrette rose et blanche qu'on lui avait
préparée: sur la cheminee, sur la table, sur une
étag1:re, des œillets, des tubéreuses et du mImosa;
i.:i des bonbuns, Ici des livres, partout la tracc d'une
pensée allectueu e et touchante.
(( Tante Virginie n'y songerait même pas, conc1utl'Ile. Du reste à quoi bon? Qu'aurait-elle pu faire dc
mieux que ceci?»
Elle s'était approchée de la fenêtre ct l'ouvrait
toute grande pour laisser entrer à flots l'exq uise
odeur de printemps qui l'ayait accueillie lors de son
arrivée, et la chambre en parut transformée, prc,que joyeuse et presq ue jolie.
Antoinette ne jouit pas longtemps de sa olituJe,
Ml1e Bertrand vint bientôt la rejoindre.
- Cette sotte de Fanchctte devient intolüablc,
dit-elle en se laissant tomber tout essoufl1ée dans un
fauteuil. Figurel-vous qu'elle veut absolument me
faire faire ce que je ne yeux pas. Nous verrons bien
qui sera obligée de céder 1 Et qu'avez-vous fait, làbas?
Après la solitude d'un hi\'er interminable, dk
":tait bien aise du retour de sa nilce, ct puis ... elle
avait toujours son idée.
-Antoinette Jut lui raconter par clic-même :,un
séjour au couvent, che? Thérèse, et les di!>traclion:s
qu'elle avait eues à Saint-(iermaln.
Virginic écoulait attentivcment.
- Croyez bien, ma chère, que ces mondanités ne
m'int":ressent pas, ajoutait-elle après chacune de
ses questions, mais Il est bon que je sache ce qui
:,'est passé là-ba '.
Elle disait là-bas avec un ge'te lOintain comme
"il se fùl agi de la Cochinchine ou de J'Océanil_
.\ ntoînette riait sous cape et répondait à tout av".:
~a bonne grùcc habituelle, heureuse de revivl'': ni~
Irs heures joyeuses trop tôt pa~séc.
�10
LE Rb'E D'ANTOI TETTZ
_ Savez-vouS, ma tante, que j'ai été demandée en
mariage?
._ Vraiment 1 par qui?
_ Par un charmant oft1cier, ma tante, plelO d'avenir et d'illusions.
- Eh bien, qu'avez-vous répondu?
- J'ai refusé.
- PourquoI?
_ Parce que, ma chère tante, il me tenait au cœur
à peu pr0s autant que ce marronnier, dans le jardin,
ou que ce pot!te éploré sur ma pendule.
- Il me semble, mon enfant, que vous eussiez pu
me consulter.
- Pour quoi faire, puisque )'étals ab olument
cl' 'idée à dire non?
- Vous êtes Inconcevable, Antoinette, vous ne
vous marierez lamais 1 Au fond, je ne pUIS vous
blâmer d'avolr refusé ce leune homme. Avec ces
militaires, on ne salt jamais 1 Mais d'autres, séneux,
riches, ce charmant notaire, par exemple ..
Antoint:lle ne voulaIt pas se fâcher; aussi se
levant d'un bond elle s'approcha ùe Mlle Virginie.
_ Ma tante, j'y ai beaucoup réfléchi, et j'ai cu une
inspiration: puisqu'il vous plait tant, épousez-Ie. Je
ne pourrais le supporter comme mari, mais je
l'adorerais s'il était mon oncle 1
- EI(;S-VOUS folle, Antoinette? Où al1on5- nou~,
mOIl Dlt:u 1 Entendre les enfants tenir de pareils
propos 1...
ElI~
suffoquait.
_ Calmez-vous, ma petite tante, et parùonne7rllloi
i l'ai mal parlé ...
Le ton était SI humble, le regard si contnt, le
temp dalt SI beau, le printemps SI loyeux, qUI!
1 \Ile Bertrand con5entJt à sourire. Elle reprit:
- C:' -t un parti superbe, et cc mariage me plairail lJl:aucoup ...
- Vous me navJ'l!l, ma tanle, mai ... même IIi
wtll! monsieur m'était nlOlll antipathique, le
n'l:pou--eral lamais un notaire.
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
109
XVIII
-
Toc, toc, toc.
Qui est là '?
Ma mignonne, Je vous apporte une lettre.
Une lettre'? Entrez vite, Fanchette, mais entrez
donc!
Et Toinon tout ébouriffée, les yeux encore pleins
d'un sommeil bienfaisant, courut eJl-m~c
uuvrir
la porte.
- Le facteur est déjà venu'? Ce n'est pa", possible,
mais quelle heure est-il donc?
- HuIt heures passées.
- Ce devrait être défendu de dormir comme cela.
;\[011 lit était si bon, si bien fait et je me sentais si
fatiguée du voyage 1
•
- Vous avez raison de bien dormir, ma petite
demOiselle, c'est de votre âge et cela vous repose.
- Et cette lettre, Fanchette, donnez vite. Justement je n'en attendais pas ce matin. Dol qui peutelle être? Je ne reconnais pas l'écriture.
Avec un bon sourire, la vieille ft!mme ferma la
porte et Antoinette resta seule pour prendre connaissance de la Jolit! missive azurt!e qui venait ainsi
la r~veil.
- Une couronne de marquis ?Non, mais je n'y suis
pas du tout, pas le malfiS du monde. Voyons la signature, ce sera plus simple: Béatnx Pa!vcflfll ... Dieu (
La jeune fiUe abasourdie ferma les yeux, croyant
dormir encore ... Non, cetle lettre était bien en vrai
papier qU'GUe pouvait déchirer en le tll'ant un peu,
et c'était bien du vrai solet! qui remplissait la chambre
d'étincelles tlambc.yantes. Alors, cette chose était
vraie ( Fallait-il s'en réJOUI!' ? Que disait Béatrix?
Le Cœur palpitant, elle Jechif1'ra la grande écnture
que, maintenant, elle reconnaissaIt bien .
.• Chère Antoinette, écrivait la marquisc, j'ai Gté
,bien ugn!ublcment ctonnée .:n recunnaissant, Jans le
tableau ùe mon mari, un gcntil Visage que j'aimais
fort 'IU COuvent. Unc gràCè toute féminine, une
�110
LE RtVE D'ANTOINETTE
cravité charmante que n'avait pas la pensionnaire
~spièole,
m'ont d'abord un peu déroutée, mais votre
nom ~C5pectusmn
prononcé par Olivier ma
donné la joie d'èlre assurée que je ne me trompais
[>as. Votre cœur a-t-Il autant de mémoire que le
mien? Vous souvenez-vous encore cie Béatrix de
Pradelles, Ulle grande, et pendant quelques mois
votre petite mère ? Je l'espère, et en tout cas, je vais
agir comme ~i vous ne m'aviez p~s
oubliée : .
« 1"10n man est re\'enu enthOUSiasmé des bOIS, des
plaines ct des horizons de Montreil. Les études qu'il
en a rapp ortées, et surtout le tableau pour lequel
vous avez bien voulu poser, ont été fort goûtés ici.
Tout cela donne corps au vague projet qu'il avàit
formé cet automne; retourner à Montreil pour étudier à fonù ces sites enchanteurs. Cette fois ce sl.ra
pour longtemps, aussi raccompagnerai-jc; le plaisir
que j'en éprouve est doublé de celui de You~
y
retrouver, Je suis enchantée. Nous allons amplement
renouveler connaissance.
«Pour commencer, je vais vous donner mille tracas
ct vou. demander de me rendre un grand service.
« Pourriez-vous, ma petitc Antoinette, nom; découvrir en quelque coin Isolé, non loin de vous et
près de la campagne, une maison, un cottage quelconque, 'ur le choix duquel je vous donne tnute
liberté. Il nous faut de l'air, de l'cau, de la lumi~re.
SI vous trouvcz le confortable par surcroit, nous
vou . bénir0~
.
• J'ami:n crai des domc5tiques et des meubles s'il
en est besoin.
" Pardon cl... 1l11ln san~-gl:e
et de tout ce dérangement. Faites-moi signe quand VOLIS aurez trouvé la
chose en question, et nous arrivl!r\Jns aussitôt les
Kt\.:s du «verni sage)1 aux Champs-Elysées .
• Petite amie, jl; vous embrasse. »
l\ntoincttc lut .:etll! lettre, la relut ct recommença
cn.:nre, ct ce ne fut qu'à la Cinquième ou siXième fois
qu'clic en compnt bien tout k sens. AI()rs une
penstc sc d~t;age
ébloui ·~ant.:
, dominant tout:
pcnJant qudqucs scmain~,
quelques mois, peutêtre, elle vivraIt de lu même vic que Lui et q\l'Elk.
J~n
~()n
~pnt
ravi, dIe ne leur donnait ras ù'autre
nom: Ltü, c'~tai
le p':nic; EnI', la beall!>'·; ct li:
�LE RÊVE D'AI\TOINETTE
1 (1
souvenir d'une femme exquise, brune, souple, au
visage éclairé de grands yeux noirs langoureux, la
transportait dans le mon~e
mer~ilx
de son imagination d'adolescente, ou Béatrlx étaIt une fée, une
~irène
une hérolne d'histoires fantastiques ...
Pendant quelques mois, elle vivrait presque avec
eux, connaltrait l.eurs pensées, demanderait leur:!
avis, et peul-être aurait à leur donner les siens 1 En
m€:me temps, une grande joie lui venait, de ne plus
sontir aucun trouble en songeant à Olivier, d'être
maintenant capable de l'aborder sans rougir, sans
regret. Même elle ne pouvait se défendre de rire en
se rappelant sa folie ambitleuse et sa cruelle déception. «Heureusement qu'il ne s'était douté de nen 1 ~
Mais il fallait se hater de rendre à Béatrix le service demandé; l'arrivée de ses amis dépendant de
06a diligence à préparer leur home, elle ne voulait
pas perdre un seul jour.
Elle ouvrit toule grande la fenêtre pour mieux
laisser entrer le soleil, ct lui conter sa joie, ct tandis que l'odeur du printemps lui venait en fraiches
bourrées, elle se prépara à sortir.
Une heure plus tard, elle et Fanchette promenaient à travers les rues tranquilles du pays leur
embarras et leur indécision. '
-- Voyons, ma bonne, où pourrions-nous aller.
Je ne sais pas du tout louer des maisons, moi.
- Il Y a bien au-dessus de l'épicière du coin, j'ai
"U un écriteau k à louer ", en paf>sanl.
- Fanchette, vous m'inquiéter.. Croyez-vous
sérieusement que je puisse proposer un trou pareil
ù Mme Palverini '?
- Que voulez-vous'? je ne sais pas. Alle!. donc
chez le notaire, il aura bientôt fait de vous troll ùr
cda, c'est son métier.
Antoinette dressa l'oreille.
- Quel notaire'?
.
0_ Celui de mademoiselle, comme de jus!I:.
- II se nomme ? ...
- M. Marelle.
- Fanchellc, t?:tes-vous au!;si dl.: la CIlf1Spl ration?
-- La conspiralion o(
- .lIé, oui 1 vou le savez très bien, ma tante a un
notaIre dans la tl · I~. Si je dGcouvrc qu'il lone ausBi
l
'l'; ne V'lUs adl'(:
b
1
(,JllR
a votre,
~ !i'
pluJ ;unais
h
�112
LE RÊVE D'A. -TOINETTE
parole. Mais votre idée n'est pas mauvaise, et l'honnête .M. Benoit peut nous tendre une large main
secourable. Allons chez lui.
Elles arnvèrent bientôt devant une maison blanche
ornée de panonceaux d~fralchis.
A leur coup de
sonnette, une bonne affairée vint ouvrir la porte, ct
elles entrèrent, sans voir le confrère malheureux de
maitre Benoit, qU!, juste à ce moment, passait de
l'autre côté de la rue.
A la vue de Mlle d'Aipeuille, Roger Marelle s'arrêta interdit.
- Ah çà 1 que veut~l
donc à M. Benoit? Je
suis le notaire de sa tante, pourquoi va-t-elle chez
lui? Évidemment, elle a pour moi de la répugnance,
de l'horreur, de la haIne ... Après tout, eUe vwnt
peut-être tout simplement demander à Mme Benoit
une recette pour faire germer les Oignons de jacinthes!
}'lalgré cette conclUSIOn consolante, il en fut tracassé toute la matinée.
De l'autre côté du mur crépi de blanc, Antoinette
exposait sa requête à l'excellent notaire.
- Une jolie maison claire ct gaie, pas trop en ville ...
:\L Benoît, empesé comme son faux col, pliait en
d<.:ux son large corps pour montrer qU'li avait bien
compris. Il chercha longtemps quelque chose dans
un vénérable carton, et en sortit avec satisfaction
une liste manuscnte.
- Voici, mademoiselle, tout ce dont je puis disposer. La maison Verdut, à l'angle de la rue du
PllIts-Joli et de la rue Haute, trois pièces en bas ...
- Pas cela, monsieur, c'est trop central.
- Passons. La maison Bedoux, qui sera à louer
dans une quinzaine. Chemin de Valneur. Connaissez-vous?
-Non.
- C'est très gentil, avec des volets verts, une
r.;rosse boule de métal jaune dans le jardin, des
urnes au-dessus de la porte .
• Une horreur, quoi 1 » pensa AntQlOette.
- Le seul p(;tit inconvénient e5t le manque J'eau;
dans ce q uanier élevé, il faut aller en chercher jusqu'à la rue Pavl:c.
- Alor ,c'cst imllilc, mon amie r.e pourrait s'cn
arrangcr.
- J'ai encore un Joli appartement chez Mmc veuve
�LE RÊVE D'AKTO INETTE
113
Morin, des chambr es spacieu ses, une belle yue, on
pourrai t louer complè tement meubl.é .
_ Mais il ya la commu nauté du JardIn et de J'escalier .' Non, cela ne convien t pas.
M . Benoit, rajustan t ses lunette s, continu a sa lecture et Jonna de longues explicat IOns sur les avantages ct les inconvé nients de chacun des locaux on
questIO n.
.
.
Antoine tte l'observ aIt. Elle regarda It ce fmnt
chauve, ce cou apoplec tique, ces joues ronde ct
vermeIl les, cette main épaisse qui jouait avec une
somptu euse chaine de montre ; elle écoutai t cette
voix monoto ne, cet accent qui roulait les 1" ct traînait les finales. Ses réflexio ns se résumè rent bIentôt .
- Et dire que ma tante veut me faire épouse r un
notaire !
Elle calcula mentale ment la limite extrêm e du
temps qu'il lui serait possibl e de vivre entre ces
cartons verts, dans cette odeur de vieux papIers .
« Tiendra Is-je SIX mois? Peut-êt re, mais il me
faudrai t alors laisser les fenêtre s ouverte s nuit H
jour. .. Comme nt peut-il rester enferm é comme cela,
être si rose, et paraître SI content ! Après tout, le
bonheu r est une affaire de compar aison; il est certain que, à côté de ses voiSinS, au millt!u de ~e5
amis, ce gros notaire est un homme heureux .•
- Je crois que cela vous donner ait toute satisfaction, madem oiselle, ne trouvez -vous pas'~
Il me
semble que vous n'avez pas tout à fait saiSI les
sérieux avantag es de ce pavillon . Ce n'est peut-êt re
pas absolum ent ce que j'aurais voulu vous offnr ...
Du reste vous pouvez visiter et prendre tout k temps
nécessa ire à la r.!!lcxiol1. Voici ma liste, chOisissez.
vOlls-m éme.
Antoin ette remerci a, se leva et, au momen t e
sorlir :
- Comme nt va Mme Benoit 'r lill-elle .
- Très bien, très bien, rtSpOl1Ùlt le nolalf(; d'un
airatis fait en se frottanl les mains. Puis il ouvrit
une porte et cria:
- Clémen ce! Clémen ce 1
- De gràcc, monsie ur, ne dérange z pas ~lm
Benoit. Cc n'cst pas l'heure des ,·j~itcs
ct Je <cr
dé<016c ...
- Dù !llUt, madem oiselle, elle sera enchan tl c C
�IIJ.
LE r ÈVE D'ANTOINETTE
vous voir, enchantée. Excusez-la de vous faire un
..,.'
peu attendre.
_ Vraiment, monSieur, le n aurais pas voulu la
déranger ai nsi.
Bientôt Mme Benoit fit irJ'Uption dans l'étude. Sa
courte personne était enveloppée d'un peignoir
grisaille; ses cheveux étaient pris sur le front dans
des papillotes de papier de journal; rien n'était
moins séduisant.
_ Excusez ma toilette, mademoiselle, dit-elle.
Nous repassons. Vous voilà donc rentrée? Comme
je suis contente de vous yoir 1 Et votre bonne tante,
comment se porte-t-elle r Vous avez bien mauvaise
mine, ah! l'air de Paris 1 Ce n'est pas comme moi.
je dois être toute rouge, j'ai si chaud! Nous sommes
en repassage aujourd'hui, j'ai deux lingères à la maison ... Non non, vous ne me dérangez pas, c'est le
linge plat en ce moment.
Epuisée par ce flux: de paroles, elle s'arrêta et
s'assit tout essoufflée. Antoinette en profita pour
s'excuser et s'éloigner bien vite, sa liste à la main.
« Non, mais quelle aflaire que ce repa~sg,
pensait-elle; on croirait que la révolution de la terre
autour du soleil dépend de cette chose énorme 1
A-t-elle bèsoin d'a\'oir si chaud et de se donner tant
de mal pour les mouchoirs et les faux cols de son
notaire de mari? »
Tandis que Mlle d'Aipeuille se mettait en quête
d'un appartement, le mari en question subissait, dB
sa pr6cieuse compagne, un interrogatoire digne du
plus habile juge d'instruction.
Pourquoi Mlle Antoinette était-elle venue de si
bon matin r Que voulait-ellc à l'Gtude? Qu'avaitelle dit?
- Mais enfin, parlcrc/rvous '?
- Ma bonne amic, je ne puis l"i<:l1 te raconter. Je
le rép1:te, elle dG'lire Inuer une maison pour des
amis, u~ )cune 111ùnage; Je n'en 'ais pas plus.
- QUI cela peul-il être r
La bonne dame fit alnrs mille conjecture Ioule
plus éloignées du \Tai les une que lei aulre
�LE RÊVE D'AI\TOI);ETTE
) 15
XIX
Par le plus grand des hasards, M. Roger l\Iarel/e
vint à l'étude de son collègue ce méme jour, de
bonne heure dans l'après-midi: un ren eignemLnt
urgent à demander, qui ne pouvait . oum'ir un seul
jour de retard.
Puis on causa un ·peu, d~la
pluie, du beau temps,
de la dcr11lère foire et des affaires.
- L.cs voilà qui se ralentissent un peu, d'::c1ara
le jeune notaire; cet 111ver nous n'aYÎons pas un
moment de repos.
- Oui, la saison a été bonne.
Aussi, mallHenant, allons-nous respirer un
peu. Chez moi, dans toute la matll1ée, il n'est venu
personne à l'étude.
- Chez moi, seulement une petite affalle ct qui,
encore, n'est pas conclue.
- Ah ? ..
Le jeune homme n'osa rien demandLl', quviqu'une
questiun lui brl1lât les lènes.
- Au fait, reprit candidcment le ~rv
notaire,
vous pourricz pcut-être nous éclairer, mon ami.
Figurez-vous que l\1lle d'Alpeuille, nièce de :\le'B~r
trand, cherche à louer une maison pour dèS aiU~
qui veulent villégiaturer Cd été à .:'\{(lntrcii. Or, je
n'ai ricn de très convenable à lUi proposer; cil"
désire une habilation confortable, bl'::l1 meublée, un
peu en dehors de la ville, pas trop loin, dc., Ch.:.
Conna1triez-vous cela?
J"l'Jger rûl1ûcbit un moment.
- J'ai peut-être son aflime, dit-il ellsuite, mais
je ne puis nen vous dIre de ccrtain mall1tc:nant. Xe
vous hatcz pas de conclurc, jl) Yicndrai V(lU~
cn
reparler aussitôt que possible.
- Cc. t entcndu 1 Vous parte/. déjà"· "\ u rc.:voir,
mon amI.
•
Le jeune homme e hâta de rl;ntrc:r cht.:z lui, 'en
f~t directement à son élU je et pnt dans un ~\Jfire
de
~letx.
chGne une Jcllre qu'il avait l'I.t;uc qll(')'llles
lours auparavant. Tl lut:
�1 IG
LE RÊVE D'ANTOINETTE
Monsieur,
~ L'éducation de mes enfants à Paris, la sun'eillance de mes terres en Normandie, enfin le mariage
de ma fille, à Rouen, me tenant de plus en plus
élolonée de Montreil, J'ai décidé de vendre mon
habitatIOn dite du " Petit Chateau » en ce lieu. Le
mobtlier, ne comprenant aucun souvenir de famille
que le désire conserver, pourra être vendu en même
temps ou séparément, selon la convenance de l'acquéreur. Je vou~
~onfie
~es
...ll1térêts, . monSieur,
sachant, pour avoir eprouve de)a votre devouement,
qu'ils seront en bonnes mains, etc. »
«
Roger ferma la lettre et donna libre cours.à es
pensées. Mlle d'AI peuille lui plaisaIt. Tout d'abord,
il avait eu pour elle une sympathIe extrême, à ce
point qu'tl n'avait nen rêvé de plus doux que d'en
faire sa compagne. Puis, sous la réSistance qU'Il
devinait, son sentiment s'était exaspéré et, peu à
peu, devenait plus vif, plus tendre et plus profond.
Il y songeaIt sans cesse, et puisque ce Jour-là sc
présentait une occasion inespérée, il voulall à tout
prix lui rendre service.
- Je SUIS pour elle un êtranger, piS que cela
même, pensait-II. Je l'al presque demandée en
manage, elle m'a poliment refusé; peut-être aimet-elle ce 1\1. Palvenni dont on avait parlé. (Ici, il
étouffa un suupir.) N'importe, je feraI tout pOUl'
qu'dll.: SOit contente, pOUl' tacher de me mettre au
mOIns une foi::, dans son l:hemin. Mon collègue n'a
rien de très bien à lui proposer pour son amie. Il
est certain que le Petit-Chateau, lui, réunit tous les
avantages possibles; espace; situation, confortablt:,
nen n'y manque. Son seul incov~et
Mait de
n'être pas à louer. Dès ce soir, cet inconvéOlent
n'e.\.istera plus.
S'asseyant à son bureau, il rédigea aussitôt une
Jép'::che .• Mme la baronne de la Blandlère, Pan3,
rue ... .\ch(;te « Petit Château • mt:ubl é, au pri~
convenu, pour mon propre compte. Déstl'~
terminer
le plus tôt possible. Réponse télégraphiqu.: .•
« C'est peut-être une folie, se dit-il, appelant Ull
clerc PQUI' l'envoyer à la poste, mais ce cra la premll:re Je ma vic 1. .. ct elle ne peut faire JI..: mal cl
perSl)nne, p 'l 11lt:tl\C à moi .•
�LE RtVE D'ANT OINET TE
117
De fait, Roger M.arelle avait eu une jeuness e
exempl aire. Écolier travile~,
étu?ia~
séri,eux et
rangé, à vingt-ci nq ans, Il a~lt
.reprls 1. étude paternelle parce que les choses s étalent toulour s passées
ainsi dans sa famille et que c'Gtait le dernier vœu
ue son père mburan t. ~l s'en o~cupait av~c
soin,
mais la quittait dès qU'Il poul'alt en conscie nce lt;
raire préféra nt au code et aux actes de \ ente la lecture 'de Victor Hugo ou du « divJI1 IIomGre », et plu ~
attentif au souven ir de certain s yeux bleus qu'à celui
des combin ai sons comme rciales ou financiè res de
ses honora bles clients.
C'était pour l'amour de ces beaux yeux qU'il venait
Je comme ttre sa premiè re fohe. Bah 1 était-ce vraiment une fohe "? Sa très grande fortune n'en souffrirait guère, et puis ce pouvait devenir un bon placement d'argen t ... Son sérieux ne put lemr devant
cette excùse déplora ble. Qui donc, à Montre il ou
aux environ s, aurait jamais l'Idée de devenir locataIre du Pellt-C hâteau ? Il valait mieux jouir en paix,
sans arrière- pensée, de la douce perspec lJve qui
s'offrait .
Antoin ette, obligée de s'adres ser à lui, viendra it à
son étude, ou le prierait de passer chez sa tante.
Elle le saluera it ainsI. .. avec un petit sourire , comme
le Jour du bal; d'une mam nerveus e et blanche , cl\,,;
lui montre rait une chaise, peut-êt re un fauteuil ,
comme cela ... Elle le regarde rait bien en face, de
son regard honnêt e et franc, et ils causera ient. Il
voudrai t tout ce qu'elle voudra it, consent iraIt à tout,
promet trait des réparal lons, des rideaux neufs, du
papier fraiS, avec des rayures soyeus es; du reste,
die pourrai t le chOIsir elle-mê me. Ici, il se demand a,
pcn~at
quelqu es minute s, la couleur qu'elle pr0féreraIl, bleue sans doute, comme ses yeux, Alors,
elle seraIl content e ct sounra it encore en lui dI sant
merci.
Il propose rait ensuite ue lui faire vOir la malSOll,
et i1la.con duirait lui-mêm e dans ceg grands salon~
ct ce Jardin tout blanc et rose des fleurs du printemps. Cc serait joli, elle s'attend rirait à cette joie
de I~ n~ture,
à ce regard tendre el soumi~,
celle
admiratIOn ardente attaché e à ses gestes, sa gràce
et sa beauté, ct lluand il raudl'ail partir, elle lui
tenural t sa petite main qui tremble rait un peu ...
�118
LE RÊVE D'A~TOINE
Monsieur, une dépêche!
Avec ces joies, les heures avaient passé; on apportait déjà la réponse de la baronne, un seul mot,
« accepté». Roger, l'âme en fête, prit son chapeau
et courut chez M. Benoit.
• - Quand vous m'avez parlé de Mlle d'Alpeuilk,
dit-il en entrant, je vous ai laissé entrevoir que
j'avais une proposition à lui faire: c'est le PctitChâteau.
- Le Petit-Château 1 il n\:5t pas à l(luer, que le
sache?
- Pardon, il l'est.
- Pourtant, Mme de la BlandiLre ...
- ~lme
dt; la Blandière n'a rien à y vvir, pli~que
cette propriété ne lui appartient plus. Elle ,il:nt de
1a vendre tout récemment.
- Et l'acquéreur?
- Est mol.
Mo Benoit regarda son interlocuteur par-dessus
ses lunettes.
Comment, vou:; a'"ez acheté le Petit-Château?
- Oui.
- MIséricorde! Et pourquoi faire? Puisque vous
VOU!e;i: le louer, ce }1'e:;t donc pas pour l'habiter Î'
- Non, c'est un placement d'argent.
Paune Roger, il élait furieux contre lui-mème de
se ~entir
rougir en pronvnçant ces mots, ct plus furieux. encort! contre son collègue scandaleusement
indIscret, pen ait-il, avec "on ridicule in!l:rroL!atoire.
Heureusement 111" Benoit n'in:;ista pas.
- Cela vous regarde, mon ami, et je n'ai pa~
à me
mêler de vos affaires, mais l'argent placé comme
cda, hum 1. .. Enfin, j'en parlerai à Mlle d'Alj1euille.
Cette habitation me semble réunir tout ce qu'clic
me demandait ce matin. Si VOliS pas SI:/' demain,
dans la soirée, entrez un moment, je YOliS donnerai
sa réponse, ou j'irai jusq lie ch,,/, \l>lb.
Le lendemain de bllnnc heure, 1\1'" Benoit envl..ya
un mot à Antoinette j1llur lui apprendre qU'il a\ait
une commul1l1.:ation à lui [";:urc. La jeune tille, ù
m<Jitié C\1l11l:nte de cs démarches de la ycilk, . t.:
hata de \'enir à 51111 étude.
- .\Yez-Ol1~
en/in découvert la mai~on
idéale f
intcfrI)gl'a-/-clle hai..:mel\t.
() li, IJl i1 IC!11llisclle, ou peu 'en faut. Il se l'r'::d
�LE RÊVE D'ANT OIKET TE
1~)
sente une occasio n inespé rée: le Petit-C hâteau e~t
à louer. Qu'en dites-v ous?
_ Cette belle maison , au bout du pays, avec
d'imme nses vieux arbres qui dépasse nt la clôture ?
_ Parfaite ment.
_ C'est bien grand, mais si joli 1 Il doit y avoir
un parc ravissa nt ... Je ne, cro~s
pas que la <:lues,tion
pécunia ire arrète mes amis; nen ne pourrai t mieux
leur conven ir, il me semble ,
_ En ce cas, madem oiselle, je vous prierai de
vouloir bien passer à l'étude de mon col~gue,
M. Marelle , qui est le proprié taire dudit Petit-C hateau. Lui et moi ' somme s bons amis el nous nous
rendon s mutuel lement service à l'occasi on. Je pense
que vous pourrez vous entendr e.
Antoin ette était devenu e toute pâle; on lui jetait
encore ce notaire à la face, ici, là, lui partout , lui
toujour s, c'était une obsessi on, un cauche mar. Il y
avait contre elle une infâme conspir ation.
L'honn ète M. Benoit ne ressem blait gu~re
à un
conspir ateur; un peu étonné du silence d'Antoi nette, il la regarda it tout en jouant avec sa chalne de
montre de son geste familier, attenda nt placide ment
qu'elle voulût bien se lever et partir. Ce regard était
• si candide qu'Anto inette fut désarm ée.
- Je vous remerci e, monsie ur, dit-elle d'un ton
qu'elle s'efforç ait de rendre calme, mais je me sui
adressé e d'abord à vous, je n'ai pas de raison pOUl'
aller ailleurs mamten ant. Je fixerai mon choix: d'apr~s
la liste que vous m'avez donnée hier.
Le gros tabellio n, très flatté, se confond it en
excuses , en compli ments, et recond uisit avec fore.;
saluls sa cliente jusqu'à la porte.
- Madem oiselle, je suis votre serviteu r.
pl1~
xx
Eh bien, cher maUre, quoi de nouvea u (
. Dans l'e~cadrmnt
vie.il or de la portière , le
'1 :age tlounan t et reoond l de Mo &nolt
apparai sait. La vaporeu e fiBure d'une fée ou d'une sylphid e
n'aura t pa" JQnné à Roger Marelle uno émotion
\1"(;.
�120
LE RÊVE D'ANTOINETTE
Quoi de nouveau? répéta-t-iJ.
Il fallait, avant de répondre, se laisser tomber
dans une vaste bergère tapissée de sOie précieuse,
prendre un cigare, l'allume:, en ~ire:
quelques b ou~
fées, et jet er un coup d'œil satisfait autour de so\.
On se sentait si bien dan s le cabinet du collègue,
si « at home» 1 L'épais tapis grenat, l'antique bureau
sculpté, la bibliothèque pleine de livres aux noms
attirants, les portières brodt:es, les plantes vertes,
les gravures, les bibelots rares et joli s, tout avait,
dès l'abord, un aspect famiher, si reposant, si confortable que, chaque fois qu'il entrait là, Me Ben oit
se sentait pri s par la même impreSSIOn de bien-être,
rendue plus sensible dans la comparaison de sa
• tanière », disait-il, au plancher raboteux et am:
m.:. ubles revêches.
Après avoir savouré une minute sa satisfaction,
~\LC
Benoît se rappela que Roger venait de lui parler.
- Vou s dites, mon cher ami ?
- Je vous demande quelle nouvelle vous m·ap·
portez.
- Très bien. ~1le
d'Aipeuille ne prendra pas le
Pdit-Chàteau.
C'était un rude choc pour le pauvre notaire qUI,
depuis la veille, bâti salt tant de chàteaux en E r agnt!. Il n'y voulut pas croire.
- Pourquoi? demanda-t-il. Qu'est-ce qUi ne lUI
ccmvie nt pas?
- R ien, mon cher ami, nen du tout.
Le bon gros homme, tenant son cigare entre le
pouce et l'index, frottait sa main gauche des troi s
autres doi gts d'un air embarrassé : Il est bien difliole de dll'e Ù un galant homme, • ma cliente ne veut
l'as s'adresser à vous, c'est à moi seul qu'elle accorde
~a
con fiance ~, car il avait trl:S bien compri s Anloindte , l'honnête 1\1. Be nolt.
- Alol", pourquoi ne prend-elle pas cette prol'nété ?
~. - Le ~ai
- )c'~
Les Jeunes filles sont souvent
c pricic1I5es, elles ignorent elll:s-mêmes ...
Roger s'impati':l1tait.
- Enfin, qu'a-t-c ll e r':pondu à CeUe proposition?
- Tout lIurlement que, s'étant d'ab rd adressée
ù moi, elle n'avait pas de motif pour Olll'!" oliJeul"s
ensuite.
�LE RtVE D'ANTOINETTE
-
121
.\hl
RO!2er atterré sentait bien maintenant dan s toute
sa force le coup qu'il venait de recevoir.
Antoinette ne voulait ni le rencontrer ni lui parler.
Elle l'avait touJours évité ... JusqU'Ici, il croyait à un
hasard malheureux'; mal11tenant, plus de doute pos~ ible:
Antoinette le fuyait. Probablement parce
qu'elle avait pour lui de la haine. En quoi méritaitil cette infortuce? qu'avait-Il fait pour être si malheureux? Rien, no n, rien ne ju stifiait une telle
aventure.
Me Benoit, apitoyé , regardait la ride profonde q ui
se creusait au fron t de son Jeune collègu e.
- Voyons, mon ami, ne vou s affectez pas ain SI,
je vous assure que ie n'ai rien fait pour conserver
cette petite alTaire à l'étude. Une de p erdu e, deux
de retrouvées 1 Quant à votre chàteau, mon Dieu 1. ..
hum 1. .. vous pourrez certainement le louer, il peut
se pré senter quelqu'un. Vous devriez faire mettre
une petIte insertIon dan s l'Écho du Montfortois :
« Jolie propri été à louer, etc. » Cela coûte l fr. 25 la
ligne.
XXI
Antoinette et Fanchette ne perdaient pas leur
temp s. Aidées de la liste de .Mo Benoit, elles avaien t
découvert pui s arrêté une maison toute petite, mal 5
charmante avec son balcon tapissé de volubili s d
de rosiers, ses larges fenêtres sur l'admirable campagne', et son )011 jardin plein de fl eurs. En Vll1 nt
minutes, on pourrait aller en [llein bois, en un qua;t
d'heure à l'église. Pour que ce fût presque tr\.:s
bien, il aurait fallu pouvoir l'approcher un peu d e
l'habitation de Mlle Bertrand, maI s c'était là ch ..c
impo:isible, et heureu se ment, le chemin d'u ne maIson à l'autre ne pa ssait puint par les grande s rue
ni par la place de Mont rei l.
'
- Une ParISienne rira de celte d i_ tance, conclut
Antoinette, et trouvera sa ns dout e 'lue nous somml
pmches voisines .
. La chambre de Béatrix, celle du balcon, c-t gentIment tarissée de papier clair, meubl.:· c de pit 'hl in
�LE RftVE D'ANTOINETTE
et de cretonne à fleurs; c'est banal, mais frais et
joyeux. Pour lui donner un .p.eu d'âme, A~toineu
y
mettra des giroflées et des ms . Le salon s ouvre sur
le jardin; la salle à manger rit par le bariolage de
ses falences indig1!nes, et surtout par sa grande
fenêtre enguirlandée de verdure.
- Si Béatrix veut être indulgente, je crois qu'elle
sera satisfaite, déclare Antoinette .
Il lui tarde de savoir ce que ses amis diront de
son choix, de son goût, et de son soin à tout pré~
parer. Ausiii la première lettre écrite à Mme Palverini fut-elle suivie de près par un billet joyeux.
" Venez vite, ch1!re amie, votre «chez YOus » veut
l'oir ses hôtes, il vou.s attend . Un mot, je vous prie,
pour m'annoncer le JOu~'
et l'heure de votre arrivée.
Ne faites pas trop langUIr votre amie impatiente. "
Tl fallut attendre huit jours, huit interminables
jours. Pour tromper les heures, Antoinette allait
souvent au « cottage -, et chaque fois y laissait une
trace de son goût délicat et sûr: Un peu de mousseline, quelques rubans, ct voici des stores d'une
grâce imprévue pour le salon, et pour la chambre,
des coussins, des abat-jour, et bien d'autres bibelots jolis et pratiques. Elle donnait aussi chaque
jour des soins attendrissants au jardinet, arrosait le
réséda, le muguet et les violettes, réglait la marche
e,\.ubéran [e des volubilis et des rosiers, surveillait
l'éclo ion des pivoine, qu'elle voulait épanouie.
pour le grand jour de leur arrivée.
Le voici enfin levé ce jour. Antoinette s'étonno
qu'il soit comme tous les autres. Les fleurs ne sont
pas plus parfumées, l'herbe n'est pas plus douce,
le' hommes et les femme s se rendent comme J'habitude à leurs affaires ... Ou voit passer tics charrue
tir~es
par de gros chevau:oc inconscients; les vignt>r~ns,
la pioche sur l'épaule, vont travailler aux
\'~gncs
i la boulangGre porte son pain de gon même
air ab:ent. Nul au monde ne semble se douter que,
ce j,)ur-Iù, ils l'ont venir 1
Un dernier coup d'œil à J'habitation. Des Oeur~
partüul, dans des potiches et dans des vases; une
chiqueJlRU e au rideau qui prend un mauvais pli ...
lout est bien. Anloinelle contemple son ouvrage
�LE RÊVE
D'ANTOINETTE1:.!3
d'un a:i l satisfait, rentre chez elle chercher Fan~
chette et, tout émue, se dirige vers la gare. Une
voiture la suit pour les bagages, ridicule avec ses
roues trop grosses et son vieux cheval à la cnnièrc
folâtre: A Montreil on n'a guère de choix, et san:>
doute M. et Mme Palveril1i voudront aller à pied.
Voici le train . Ce sont eux. Antoinette, le cccur
serré d'une émotion extrême, ne distingue rien. Elle
'>oit à peine, comme en un rève, une jeune femme
grande et souple enveloppée clans un manteau beig<.:
qui s'approche d'elle et lui tend la main.
- Bonjour, Toinon.
- Chère amie, ne me laissl:rez-vous pas VOliS
présenter à ma petite reine des forêts? dit une yoix
vibrante bien connue.
- Auriez-vous la prétentIOn de nous révéler l'une
à l'autre? Nous sommes de très anciennes connai..,sances, n'est-cc pas, TOinon?
Un baiser effleure la joue de la jeune fille. Alor ";
seulement elle revient à elle et se rend compte do.:
son attitude gauche et stupide .
- Oh 1 Béatrix, que je suis heureuse de.! vous voir!
Tout son besoin de tendresse passe en ces qudques mots; Mme Palverini lui prend afb:tueu<,.:·
ment la main.
- Chère mignonne, vous nous lai sserez beauc<lup
vous aimer, dites .
.:\lais Olivier intervient.
- Et moi, mademoiselle, ne voudrez-\'()us l'a~
me.! permettre de vous saluer à mon tour-"
LIs sont là, tous deux devant elle, légèrcmt.:llt
appuyés l'un à l'autre, lui touj ours beau, toujour ...
prin.:e Charmant, avec Ce rayon dc génie dans l~s
yeux. Elle.!, adorable de grâce, de douccur infini\.!.
Pourtant, elle est moins belle.! que l'image enchat~
des rêves d'Antoinette ... At-elle changG ? ou plu(i>t
la folle du logis ne l'avait-elle pas divn~c?
l~ edcs
,~endu"
parmi l'humanit.:., Béatrix Palv\.;rini I.:~t
un.::
r~l1me
cl.1armante, dans ses gestes, son regard l'I
bon soul"lre, et p:esqu.e belle par :cil:S yeu\: ~ombr
.... ,
très longs, son tCl1lt laiteux, es merveilJ..:ux chc\"<.;u
noirs 1 Un peu dé~ , ap()intée
d'abord "\ntoÎnL'ltu
fu~ bientôt r~c{)nquis
l!uand son amic,'prcnant on
bl as POl~·
ral.rc le chumlfl, évoqua les j 1 • Ikureux
d'aut re/OIS, Jours d'enth[)u~i;:
, me
t d'c~
péraoce,
�121,
LE RÊVE D'ANTOINETTE
jours d'extrême jeunesse dont la saveur ne peut
lamais être surpassée .
, ' ,
On arnva au cottage. La vue des 1 oSlel s ct dt:~
plantes grimpantes ravIt l'artiste et sa Jeune femme,
Ils ent r ~rent;
tout fut déclaré dél icieux, la diSpositIOn des pièces, leur a~eublmnt,
tout, jusqu'à
l'escalier incommode, bl7.arrement nIché dans un
coin du vestibule .
_ Que de surprises, chérie 1 dit Béatrix embrassant son anlle , et comme vous nous gâtez 1 J'étais
loin de m'attendre à trouver ICI quelque chose d'aussi
"cntil t Vraiment, vous avez fait tout ce la? Vous
Pavez Inventé? Comme vous êtes adroite 1
- Je vous disais bien que Mlle d'AipeuiLle possède un goût incomparable, reprit Olivier.
Antolllette n'avait pas encore adressé la parole à
« son peintre " Une émotion toute différente du
sentiment de l'automne passé. et faite de souvenu's,
de confusion' surtou t, tenait ses lèvres closes. Elle
se rappelait avec une persistance singulière les mots
qu'elle avaIt prononcés dans la forêt et qUI Jevaient,
croyalt-elle. avoir révélé à un auditcur aussi Intelligent sa pensée et son fol espoi r, Jamais comme à
cette heurc, elle n'avait eu tant de crainte d'avoir
aé devinée et d'être pour lui un objet de risée. Mais
le bon regard d'Olivier la rassura. Elle retrouvait en
lui l'ami dévoué qui, dans une heure d'ang(llSSC
d('chirante, s'était inclmé sur son ume pour y mettre
le baume miraculeux de la compassion et de la
bonté,
•
Soudain déli vrée de ses craintes, elle ne sentit
plus que la JOie Immense de posséder tout p~è
d't:lle deux vrais amis , et dans la reconnaIssance de
S()~1
cœur, en rendll gritces à Dieu.
XXll
- Cette petite Antoin Ile est charmante, Ile
trouves-tu pas, Olivier i' Depuis mon départ du
couvent, elle a beaucoup embelli, je n'aurais jamaill
cru qu'elle pM devenir si gentille. C'était une enfant
pracieu'ie, espiègle, mais Gan hcal~;
mainll:nant
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
1 !~5
elle est une femme délicieuse, ct puis si bonne 1
toujours occupée des autres et oublieuse d'ellemême! N'as-tu pas remarqué, Olivier, que parfois
elle semble un peu tnste? Oh 1 c'est très vague,
tr~s
vite passé, et je ne pourrais te dire comment ni
quand j'ai fait cette découverte. U Il nuage dans ses
yeux, un pli au coin des lèvres, pas même cela ...
C'est peut-être une idée ridicule de ma parl.
- Ma chérie, rien ne peut être ridicule venant de
toi; du reste, cette remarque, je l'avais déjà faite
l'automne dernier. Nous étions devenus fort boa
amis, Antoinette et moi, et plusieurs fois elle m'a .
laissé entenJre qu'elle n'était pas heureuse. Au
rond, je me méfie de la tante: cele grande Virginie,
raide et sèche, doit être peu capable de comprendre
cette ,olie âme infinament généreuse.
- La pauvre petite est en effet bIen à plaindre:
orpheline, sans frère ni sœur, elle a soif d'affection
et n'en trollve pas auprès d'elle. Mieux que personne
je peux la comprendre 1 Puisse-t-elle comme moi
rencontrer un mari bien-aimé qui, à force de tendresse, efface jusqu'au souvenir des heures dése~
pérées!
La Jeune femme appuyait sa jolie téte sur l'épaule
d'Olivier, le laissant lire dans ses yeux caressants
sa pensée toute pleine de lui.
Oui, il avait été si doux pour elle de trouver .;0
lui le protecteur aImant et sûr qui l'avait emmenée,
loin des traca senes d'une belle-mère malveillallte,
à Vabri d'un nid douillet fait de confiance et J'amour.
Et ùan l'extase de son bonheur, elle avait lIne
immense pitié pour toutes le soun'rances, surtout
celles du cœur, un tact merveilleux pour les deviner
ct pour les secourir. SOIl pressentiment l'avertissait
d'une tnstesse, mOins que cela peut-être, une langueur maladive de l'àme presque toujours refouJ(;c
sous un joyeuK naturel, chez Antoll1ette, et celte
pensée suffisait ù mettre une ombre à son bonheur,
- Si mon amie a quelque peine, le finirai bien '
par le savoir, dit-elle. A dix-huit ans, les illur,iollS
f(!l1t mal! on souO're pour rien, on 'e Au6nt très
\Ite. 01', (al la préte~lOn
d'accomplir cette cun:, si
tnutclol le ne me SUIS pus trolllp(;e 1
- Ma ch.:re, mon excellente Béatrix 1 murmure
Olivi 'l'attendri en lui prenant Il:s mains. Tu Ille
�126
LE RÊVE D'A}<T OIXETT E
laissera s t'aider, veux-tu ? Antoin ette et moi avons
conclu un pacte d'amitié .. . S'il Y a du bien à lui
taire, je réclame ma part .de l~ be~ogn.
Dans leurs soirées d'hiver, Il lUi avait longuem ent
parlé de sa p.etite I;etn~
d,:s boi.s, mais p~r
une dé~i
catesse exqUise , n avait nen dit du sentime nt 'lU Il
cl"oyait lui avoir inspiré.
La nature sponta~e
d'Antoi nette était pour lui
un livre ouvert dans lequel il savait lire bien des
choses, et il avait compri s que ce sentime nt venait
d'une imagina tion romane sque et sans emploi : elle
devait fatalem ent s'':pren dre du premie r homme
qu'elle connalt rait un peu, et lui, époux séneux et
chrétien , n'avait pas eu la pruden ce de le prt::voir.
Le mal n'était pas grave, bien qu'une premlt! re
dt::ception fasse cruellem ent souffrir ; il valait donc
mieux respect er le secr.:t de Toinon , et puis, peutêtre Oli\ ier s'était-I I trompé ; il craigna it, en en parIant, de paraître se « vanter de ses conqu~ts
», et
<:ette seule id':e le fai ait sourire . Puisqu e, mieux
que B6atrix , il avait deviné l'àmc de leur amie, li
\oulait aider aussi à la cure de bonheu r.
- ?II'est-ce pas, chérie, tu vnul.!ra ' bien :- N'es-tu ras mon sei~nur
Cl maUre, e ne
suis-je pas tnn es claye suumi c r r~pondit
en riant
l'heur.:: use jeune femme.
lis étaient au fond de leur jardin, ~IlUS
un mer\'eillellx platane qui l'rojètai t "on ùmbr\; tr~s
1(1\11
ucvant eux. Une brise lég"re faisait vibr\;r le!'. hla~
en neurs dont les houppe s nei ge u<;cs embaum ai,-nt ;
le printem ps souriait et chantai t dans le s guirlupd t:s
ct dans Ics nids, c'était charma nt.
Aprl:s l'cllcom brt:men t ct la fatigue de jours
d'arrivé e, Béatrix goûtait plein\!m ent cc l ()UX lep" .
mainten ant elle ':tait tout à fait chez die, ct en ~t!
rappda nt les détail' ennu :eu)! de 1'1I1stallatinn, e1\e
rc\vyai t le dl:\"ouLmcnt et la bontt:: d'Ant,) Îndte, si
pr(:cieu x en ces momen ts difficile s. Tout 1 jnur clic
venait au " cottagt! », dirigean t lus ouvrier " inqalJant les domest ique" cl nnant mille r~n_ci"lh;mo.t
lndi' pen able et d'utile con l:il<;.
_ Comme nt ferions-nrlUS ~ans
\"(IUS? répét il
Olivier.
De fait l'arti te -t a femme, infinim ent moin
pratiqu e " n'y cntcn laient r1t:n du tl ut. Pour " nt"i-
�LE
Rf:VE n'ANTOINETTE
127
!lette, c'était une joie que de se trouver dans cette
atmosphl:re de sympathie, et si parfois elle apportait une vague tristesse dont elle avait à peine
conscience, elle s'cn retournait toujours rassérénéc
~ t parfaitement joyeuse.
- Olivier, penses-tu qu'elle viendra aujourd'hui?
- La voilàl
Antoinette apparaissait au fond de l'allée, un gro
bouquet d'églanttnes entre les mains; à travers un
fouillis d'herbes folles, on voyait ses yeux bleus
qui souriaient.
- Bonjour 1 fit-elle, c'est encore moi.
- Soyez la bienvenue, ma mignonne, abaissez un
peu cc joli bouquet, j'aime mieux encore voir votre
visage que vos fleurs.
- Elles sont pour vous, Béatrix, je les ai cueillies
en chemin, me rappelant combien vous aimiez les
fleurs sauvages autrefois.
- Son goût n'a pas changé, fit Olivier, et nos
réceptions doivent une certaine originalIté, presque
céli::bre maintenant, à mon respect pour cette préférence. Quelle que soit la saison, Je veux que Béatrix
ait les fleurs de son choix: Il y a toujours des
coquelicots, de marguerites ou des violettes dans
le salon, à ses mardis; quand nous recevons à dlner,
la table est garnie de corbeilles et de rivières de ces
mèmes fleurs, quelquefoIs on met seulement des
églantines et des reines tics prés, l'eITet est d01icieux ...
- Et c'est moins banal que les orchidées cla~
siques, dit Antoinette.
hIles orchidées 1 les bouchées Nantua 1 les
trurfes Lucullus! les bombes Excelsior 1 fit Olivier
le yeux: au ciel. Cet hi ver il nous a rallu recom~
mencer dix-sept fois à manger chacun de ces ingrédients, pa les orchidées 1 sans compter les autre:,
nombreuses fois où l'on a youlu nous faire passer
les mêmes combinaisons sous de faux noms dont jl;
ne me ou viens plus.
- Pauvres maltrc sc~
de maison qui ont d()nn{'
tant d'argent pour se procurer ces II1grédient 1
Intcrrompit Béatrix d'un petit air apItoyé.
Olivier reprit:
- l\ussi, quand nou'i recevons, je veu.· que chcz
nWI rien ne re'l"}m )le à cela; on 1Il~
le pardonJle,
�128
LE RÉVE D'AXTOINETTE
car le monde a l'Jl1dulgence de traiter les artistes
comme d'insupportables enfants géi.tés, ct l'on veut
bien are satisfait de nos fieurs des champs et de
nos vulgaires menus où le velouté Pompadour
s'appelle simplement potage tapIOca, les croustades
Lucullus pâté de fOie gras, etc., etc. Du reste, mademOiselle, j'espère bien que vous verrez tout cela paï
vOlls-mème l'hiver procham.
- Je suis très fâchée de n'avOir pas su \ot re
séjour â Paris en décembre, dit Béatrix. Nous aUrions
pu vous avoir un peu chez nous, mais c'est entendu
pour l'année prochaine, n'est-ce pas? Et vous nous
resterez longtemps.
- A moins que .Mlle Antoll1ette ne soit en la
puissance d'un mari qui ne voudrait sans doute pas
se pn\'\;r d'elle en notre faveur.
- Oh 1 cela, Je ne le crois pas, dit Antoinette très
rouge.
- Et pourquoi, je vou prie '? demanda Béatrix,
vous aurez alors dix-neuf ans; Je me suis mafl~
C à
cet age.
}'10l, c'est ddYGrent. ..
- Nou reparlerons de cda plus tard, mterrompit
Bo;;atrix, devinant que la présence d'OliVier géneralt
les confidence de son amie. :Vlall1tenant nous avons
à fil1lr Je rangement de la grande armoire du grenier,
pUIS je m'habillerai et vous pnerai de me pr~cnt
à mademOiselle votre tante, qui doit me juger bien
mal de n'être pas encore allée lu::.quc chez elle.
Quelques heures plus tard, le marqui ... ct la m rquise Palycnnl, accompagnés ù'AIl! inelte, entraient chez l\llle Bertrand.
OlIVIer, avec un enjouement parfait, rappela les
détaIls de sa premIère visite à la vieIlle demoiselle,
fort touch~e
de voir ses paroles si fidèlement cllnSef\'~s
en la mémoire J'un homme célèbre ...
Béatrix proùuISlt sur clle une vive impre~l()n
rar
son élégance, sa gràcc cl Sfin grand air. Au i
donna-l-elle tout!:: permission à sa nièce d'acccpl\!r
leurs InVitatIOns, disant lu'clle était charmée pour
Antoin ette de leur ycnue li MontreiI. P"ut-être
aJouta-t-ellc il! petlO qu'elle n'en était pas moins
charmée pour dle-mème, aln i oulag~c
de la . ur"cillance ct du souci que lui imposait la pré r,~e
ne a nièce. • Ces jeunes filles 1 C'eqt j.!entil pt; •
�LE RËVE D'A~TOINE
12 9
dant trois jours, mais arr;"s c'est bi<..n fatigant. »
Savez-vou, ma chérie, disait le le ndemain
Béatrix à Antoinette, savez-vous quelle iùée m'e"t
venue en sortant de chez yntre tante? Je l'ai vue ~I
occupée des petits faits divers dé Montreil, SI bouleversée du feu de cheminée des "', si inquiè:te
cie n'avoir pas vu passer M. Raynaud depuis lrOIS
jours, si scandalisée de l'encolure en carré de
Mlle .Julien, etc., etc., que j'ai presque pris la résolution de raire une tournée de Visites dans le monde
de l'endroit.
Antoinette éclata de rire.
- Comment, Béatrix, cc
commérages vous
intére s,ent-ils au point d'en voulOir fiire votre
occupation?
- Vous n'y êtes pa ~ ! J'ai conclu de ma Vllte
que les gens d'ici étant fort au courant des fait' et
gestes de leurs voisins , on me fera sans 'doute
l'honneur de parler de moi un jour et, Je le crains
bIen, on me jugera très mal si je me tiens à récart.
Les uns se vexeront, les autres donneront un m ntif
mysténeux à notre amour de la tranquil~.
Et qUI
sait quel roman s'échafaudera sur les " allures
étranges» des habitants du Cottage! Pour couper
Court à tout cela, il vaut mieu
:,~ laire la tournée de
VIsites traditionnelle. N'étcs-yolls pas de mon avi~?
- A ce point de vue, oui, mais je vous prédis
une fameuse corvée 1
- Ma meilleure raison, je l'ar" c, c"t ::.ur\uut
mon d,"sir de ne blesser [er;;onne. Je connais
assez la province pour ~avuil'
combi~n
on y e t
formaliste. Puisque nous dcv(ln~
pa~scr
cinq ou
six mois ici, je dois m'attenJrc à certaIn" rappm ..
chemel1ts avec les habitants de i\-to!1treil, surtot t
raI' votre tante et par vous. Il vaut mieux êtr..:
t;!1 bons termes avec tous. Je vais donc sortir lIn e
rtJbe de gala et faire des visites 1 Ah! eulement
l'indi ;ren~abJ
1
La corvée fut f,lIte de la mcilh:ure gràce du
monde. Du reste partout Olivier t sa femme
reçurent le plus aimable accueil. .. Point de lessil'e,
de confitun:s, ni !TIl'me de compote chez ivlme 13en01l:
ba petite bonne, en attendant sfln tOlll' ch..:;: l'épicièr,
li
�l'>
_,
T E Rl~VE
D'ANTOINETTE
apri~
qu'une mal'qu~c
authentique venait
d'arri,cl' il Mo))tl'ell, qu'elle posséJalt une fortune
de nabab, et que le soir même elle commencerait
de!; \'i~ltés.
C'e~t
pourquoI ils trouvèrent la digne
notairesse sous les armes dans sa robe de soie puce.
1.,·s voll!t.; ouverts d'avance lalsc;aient voil' dan
toute SOIl auJaée le reps groseille du canapé ct des
fauteuils, tout honteux d'être ainsi exhlb6s sans
l'ahn protecteur de leurs housses. Là comme
aillc\lr'i, Béatrix: sut être charmante, toucha le
creur Je la ménagère en demandant quelques
r..:cetlos ct celUI de la mère de famille en lui parlant
d~
ses enfants. PUI on en vint à l'inévitable:
« - Vous plai. e;r.-vous bien Jans notre ville .~ •
ll6atnx vanta son InstallatIOn, tout en d6plorant
l'l!xigult t~ du Cutlage.
- CertaInement, VOLIS aunc/. 6t6 mil!ul\ dal1~
le
P,:tit-Chàteau 1 d~clar
Mme Benoit.
- Quel château 't
- Cette grallde belle maison grise avec un parc,
ail commencement dc la route de Montfort, tout
pl': ' d'Ici.
- Est-il donc à loueO demanda Olivier.
- Mais 0ui. .
~u
1 fit Béatrix, Antoinette
- Que nI! l'avon:;-O\~
n nou: en a pas parlé ...
- Cé n'est pas la faute de mon mari, reprit
Mme BenOit d'un ail' Jn1portant, Il l'a proposé à
Mlle AntOlnetlt!, mais elle a refusé. Il faut vous dire,
aiouta-t-eHe redoublant d'importance, que ce (,hà~
t~dU
a été açhdé par le collègue de mon mari et que
Mlle d'Aipeutlle a préféré avoir affaire à M. Benolll
- Du l'este, mon amie avait plel\1 pouvoir et nous
a trouvé une habitation tout à fait à notre goût,
conclut Béatnx pour dissimuler son étonnement.
gt la conversation continua, faIte des mêmes
cli:h~s
que celles q\li ayaient précédé et que celles
qUI sUIvirent.
Pal'lollt, le,; dames de Montrl!d voulurent se montrcr femmes du monde en racontant, chacune à sa
faç(\n, le hal de l'automne passé, si bien qu'à la fin,
Oltvier, prévoyant la chose, amenait la conversatIOn
sur ce terrain glorieux pour Cil faciliter l'accès à la
maUresse de maison, tandis que Béatrix se mordaIt
les lèvres en regardant fixement quelque neu!' artlfl-
;lYJil
�LE RÊVE
D'A.'TOII ETTE
13 1
l'ielle ou quelque gravure qui. l;mblait 1'l(rc~e
h 'i1l1COlip.
- Tu cs insupportable, Olivier, di~at-lc
en <"orInnt, l'CU. -tu donc que j'éclate tic rire à leur nez?
Comment peux-tu garder un sérieux al~i
naturel?
- J'tlals, ma ch0rie, cette histOire m'int0rl;sse
hcau.:oLlP· N'cs-tu pas ral'Î!.: de savoir que Mlle l\lol'i~s(n
a jOllé la Pluie de perles comme Liszt ou
Padere\V 'ki? QII'Antoinclte a une tr~s
gentille
petite voh, ct qu' Je jeune de BIllemont est amourellX dL' sa cousine?
- Oli, ierl
Prends gardc, on nous ohscl'\·c. Si tu ml!
grondes, demain on uim dans la ville que nous nCll.S
halions.
- PUisqu'ils aiment lal)t le bal, ici, il faudra quI.!
I1<>U<o; organisions quelque chose pour les dlslralrL
un peu, cet été, quand nous serons tout il l'ail
rel ns0s.
- y a-t-il cu une heme dans ta vic pendant
laquelle tu n'as pas pensé à lalre quelque cho'e
pour les autres, chère femme?
Ayant de rentrer, Béatri\. alla chez Allie Berlrand
rendre compte de sa J'lurnée à AntOinette.
Son mari passa chez .i\1. Alarelle, le tabellion célibataire. Le Jeune homme l'taIt absent, Oli\'lel' y
laissa une carle.
XXIII
An/oil/elle à Th"l'èse.
~ Sœurette chérie, la présence de Beatrix m'èbt
infiniment douce. Je ne sauri~
\ou' dire son
exquise bonté; c'est autrement et mieux encore qUI;
je ne l'espéraiS, plus grave et plus tendrc: à on
contact, je crois que je deviens mciIlC\1l'e.
• M. Palverini est pour moi un excellent ami j lèS
sentiments tout fraternels qu'il m'inspire mettent
Un grand charme clans ma vie ..)e ris souvent de ffi(;S
id~es
passées, et ne puis croire que j'aie réellement
soufTert de cette absurde déception.
~ Nous avons une vie bien agréable. Cell<! année
�LE RÊVE n'ANTOINETTE
le prinlemps fail sun devoir, aussi formuns-nous de
julis projets d'ex.cursions et de promenades.
Il Que n'êtes-vous là, pelit e amie dont nous parIons si souvent!. .. Votre amit ié ne doit pas prendre
ombrage de mes sentiments pour Jes nouveaux
venus. Vous êtes ma première, ma sœUf aimée,
celle que j'aurais ch()i~e
entre toutes, et qu'il me
';erait impossible d'oublier ... »
- Comment, Antoinette, VOliS festez à la chambre,
vous écnvez 1... Mais ne voyez-vous donc pas que le
soleil brille, ou'il fait beau, trop beau, ct que si
nous ne profitons pas de celle heureuse disposition
du temps pour [aire une jolie promenade, un bon
orage viendra plu!; tard contre carrer tous nos projets-~
BéatriX était entrée sans se faire annoncer. Elle
avall mis ce jour-là un costume d'excursion, el
paraissait fort peu disposée Ù contempler par la
fcnèlre les rayons de lumière qui filtraient à travers
les grands arbres du jardin.
Antoinelle sourit.
- Croyez-vous vraiment que le soleil ail si mauvais caractère, dit-elle, et qu'il se vexe parce que
nous ne lui montrons pas assez d'empressement'? Je
ne \ eux pas commettre ce crime de lèse-majesté, et
suis toutc disposée à vous suivre là où il vous plaira
dc me conduire 1
- Voilà qui est parlé, ma petite Toinon, fit
Béatrix en l'embrassant. Mon mari redevient artiste
aujourd'hui, il a sa crise, c'e t-à-dlre que je n'existe
plus pour lui L.. Aussi voudrais-je consoler mon
infortune en vous emmenant au château du Diable_
Le connaissez-yous?
- Pas encore, et je rêve d'y aller.
- Mon Bredelœr en dit merveille; j'espère qu'il
n'exagère pas-trop 1 J'ai pris une charrette anglaise
pour pouvolr conduire mOl-même; nous serons donc
presque en tète à téte (Tony ne compte pas), ce sera
délicieux 1 Mais venez vite, nous n'avons pas trop
de temps .
... Le pelit cheval bai file comme l'èclair, le
paysage change Il chaque instant, c'est une vraie
fanlasmagorle J des buissons tout blancs d'aubépine,
des bouquets toulTus, de mélèzes et de tilleuls, la
ligne haute et droite des peupllers au bord du
�LE RÊVE
D'ANT01~r:E
'33
canal. .. çà et là le refrain d'un berger, le scintille ment d'un !"tusseau, puis de grandes praines
enchùs sées dans des haies d'au bépllle rose ... Tout
cela, c'est un vieux refraitl, mais on ne s'en lasse
jamais, c'est la chanso n du prilitem ps.
Les deux amies cOte à cOte ne cherche nt pas de
mots pour exprim er la douceu r joyeuse qu'clic!! respm:nt avec l'air plein de parfum s. Elles savent bien
qu'une seule parole pourrai t rompre le charme ...
d'un accord tacite elles ne la pronon cent pas, mais
leurs àmes recueill Ies laissen t monter une achon de
grâces jusCJu'à Dieu qUI ut la terre si belle.
Longte mps après, BéatriX parla,
- Vous souvene z-vous de cc que J\1a:terhnck dIt
du Silence '?
- Tri.:s vaguem ent. Je VOUS avoue que cette psychologi e subtile et compli quée me prolluit un elTet
lamenta ble ... Ma conclus ion est toujour s la même:
A quoi bon tout cela? En quoI suis-je plus avancée
quand je l'ai lu? Et-II nécessa ire de tant fouil!l.:r en
sOI-mê me?
- Pourtan t l\lœterl inck a écnt des choses qui
valent la peine qu'on y réflécll lsse, et Je me souvien s.
entre autres, de cette pensée dans le chapItr e dont
je vous parlais tout à l'heure : « Les àmes se pèsent
dans le silence , comme l'or se pèse dans l'cau pure.
et les mots que nous disons n'ont de sens que grâce
au silence où Ils baignen t. Si vous voulez vous livrer
à quelqu 'un, taisez-v ous. ,. J'en conclus que notre
amitié est de la meilleu re espèce puisque nous a\'on,
su nous taire ensemb le. Et c'est très vrai, fi
mignon ne, je n'ai Jamais SI bien jouI de notre amItié
que dans ces dermèr es minute s de recueillement ...
Antoine t!t:, heureus e de celte expans ion rare che7.
sa sérieus e amie, ayalt les yeux ple1lls de larmes.
- Que c'est bon de se sentll' almée, dit-ellc, et
comme je souffrir ai S'I! me faut recomm encer un
jour à vivre toute seule en moi-mê me 1
- N'etes-v ous donc pas heureu se, ma petite
Antoin ette Ï' Oh! ne craigne ? rien, reprit-e llc à un
mOuyem ent de son amie, Tony ne compre nd que
l'anglai s. Dites·m oi, a\'l!Z-VOUS quelqu e chagrin ?
- 1\on, Béatrix , aucun. A ma place, beauco up se
troul'er aient heurcu ses, et je suis une sotte de me
�134
LE Rf:VE n'ANTOINETTE
lamenter sur ma destinée, mais il me faut autre
chose, et, voyez-vous ... Je ne me consolerai jamais
J'avoir perdu mes parents si jeunes. Qu'y a-t-il de
plus triste au monde qu'une orpheline?
- Oh 1 comme Je vous comprends 1
- Olll, vous avez été comme moi sans mère,
pauvre amie, mais il vous restait votre père.
Béatnx soupira sans répondre. Elle ne voulait pas
dIre que l'aveuglement de ce père pour sa seconde
fe mm l.! , ct les mjustices dont elle était victime
avaient été un immense surcroit Je douleur. Antoinette continuait:
- Tandis que moi, je n'al que <.J'aimables cousins.
lis m'aiment, mais me considèrent comme une InVItée qui, dans un Jour procham, retournera chez clle.
- l~t pUIS, vous avez votre tante Virglllie.
- Oll1, ma tante Virgll1ie 1. ..
- Oh t terrible enfant, cc nom \'énér"; doit-il vous
faire soupirl.!r aInSI"? Mlle Bertrand me semble
bonne personne.
- Peut-6tre t mais si agaçante t Figu rez-vous
'lu'hier SOli' elle m'a obhgée à me déchausser, malgré
la sécheresse du temps, et à mettre d'immenses
pantounes de molleton, sous prétexte que j'avais
loussé en rentrant 1 C'était un chat dans ma gorge.
n'abord je ne voulaIS pas lUi obéir, malS quand j'ai
'.Ill que cela se tournait en scène, j'ai fini par céder.
- Ma ch"::rie, je ne VOIS là qu'une préoccupation
touchante rie votre santé, et vous devriez ...
- Je devrais lUI dire merci, n'est-ce pas?
- Peut-être.
_ VO)'UI1S, croyez-yous réellement que je puisse
mounr de reconnaissance pou( les incursions multiphée8 qu'elle opère dans ma chambre, sous prétellte de VOIt' si j'ai mon chale, si ma fenêtre ferme
bien, si le me suis aperçue qu'il pleut, s'il ne vient
pas un courant d'air par le trou de la serrure?
- Antoinette, Antoinette!
- C'est tr\:s vrai, je vous assure, quoique invrai,
~embla,
et je n'al jamais pu supporter tic telles
façons. Le pire est que tout ccla gêne ma tante, et
l'cni~
comme moi, maIs elle croit que son devoir
l'y ohhge. Elle est responsable de ma précieuse
personne (oh 1 l'ai-je entendu ce mot responsable
depUIS que je suis chez elle 1) et ne se dérobera
�:LE Rf:VE n'ANTO INETT E
135
lamais à son devoir ni ù S\!S respons abilités . Jugez si
le lui suis à charge 1
.
- Patiencl! 1 l'heure de la dt:livrance viendra pour
ene et pour vous. En attenda n t, soyez bonne, cela
vous est si facile 1. .. Songez que Mlle Bertran ù déjà
àgée a vu ses habitud es modifiées par ,votre présence chez el1e, et que ... ses man ies, si vous voulez,
se sont faites par la solitud e où depuis si longtem ps
elle vit. Avez-vous jamais pensC: CJu'un peu d'aOection pourrai t lui être une nOl1\'elle habitud e tr~s
douce r Vous avez, comme les autres, votre miSSIOn
il remplir en cc monde ; la vieillesse d'une parente à
rendre meilleu re et plu::> heureu se.
- Mais, Béatrix , c'est justeme nt parce CJue ma
présenc e est loin dela l'endre heureu se, que je souffre.
- Là olt nous melton s un peu de tendre se, nous
melton s un peu de bonheu r, mon amie. Mais regardez, nous yoici au but de notre f romena de.
A un détour du chemin , le château du Diable
apparal t. Il profile sur le Ciel sa masse hardie el
sombre qui surgit du chaos sur un socle de granit.
TrGs bas au-dess ous de lui, d'imme nses quartie r
de roche semble nt mis là par la main ùes Géant~;
des sapins font des taches sombre s dans toute celte
grisaIlle sans vie. Et puis du lierre qui rampe, un
peu de bruyère , des ronces, de la mousse , et par...
tout le vertige que donne l'aspect grandio se et
sinistre de l'antiqu e manoir aux tours crénelé es,
aux ogives mystéri euses, aux. grands murs farouches
et muets.
Antoin ette, vivement impress ionnée, retient les
rênes entre les mains de SOI1 amie, et la voiture
n'avanc e plus que tr1:s lenteme nt.
- Laissez-moi jouir à mon aise de cette Yue.
demande-t-eHe. C'est incom~
arable. Nous somme
aux premie rs jours du moyen itge, le monde est jeune.
la France est presque neuve, on se bat en Orient. ..
- Et S'es voleurs de grands chemin s nous attendent au coin d'un bois pour nous détrous ser. La
civilisation a du bon, croyez-moi.
- Je ne puis pensel' sans horreUI' au chemin d~
fer ou au télépho ne devant ce souven ir du passé,
chi::re Béatrix ... On dirait le manoir de Corbus ; je
vais me venger de Mreterlinck en vous citant Victur
Hugo. Non, mais n'est-ce pas tout à fait ceta ?
�136
LE RÊVE n'ANTOINETTE
M;jJgre la ronce, et Je chardon, et J'herbe,
I.e vicux burg est reste trlllmphal él superbe.
li est comme un p0ntife au cœur du bOIS prof<Jnd,
Sa tour lUI met troIs fongs de crénc,lux sur le front,
Lc soir sa silhouette Immense se décuupe,
Il n pOUf trône un roc, houte ct subllmc croupe ...
Je sais tout le mt>rceau par cn~lIr,
on le dirait
6crit pour le Châteall dit TJiable. k 'VuLldrais v\lir
cecI pendant un grand orage.
Et tandiS qu'elles atteignent la première mar..:he
de l'escalier de Titans qui condUit au manoir,
Antoinette récite à demi-voIx:
l,Il tcmpl;te est la sœur fauve de la bataille;
I~t
le puissant donjon féroce, échevelé,
Di! : .'lc voilà 1 sitôt que la brise a sifJ1é 1
Malgr.: les vceux d'Antoinette, le soleil continue à
bnller, ù patiner d'or les grandes plcrn;s tourmentées qu'il faut franchir pour atteJl1dre le château, et à faire miroiler l'acier des chard'Jl1s, gardes
vigilants et redoutables de l'antique demcl1l'c ...
C'est une vraie lutte qu'elles doivent engager a\ec
eux, ils défendent âprement leur tlomallle, mais
at)r~s
mille escarmouches, les deux vaillantes Jeunes
femmes arnvent enfin victorieuses. Ce tnoml,he
leur fait trouver un charme délicieux à la C'lur
d'honneur tout encombrée d'une végétation fralche
et luxuriante. Les murs e deVinent très ombres
sous l'escalade du lierre et des lIserons; sur le sol,
s'épand une herbe épaisse et de la mousse, et dans
cette mousse, des Ylolettes; des graminées légères.
et tremblantes comme une vapeur du matin s'élanCent partout en gerbes folles; une rose trémll:re
montre à demi Je satin chiffonné de ses boutons
entr'ouverts; près de la fontaine, un églantier a
Ileun, ses pétales nacrés joncbentle gazon à l'entour.
Dans les grandes salles sonores Il n'y a plus rien,
que le souvenir émouvant d'un passé t"ès lointain, rien que l'idée troublantc de l'àge de ces
plCrres et des scènes dont elles furent témoins.
Une chau\'c-souns gîte dans la grosse tour, au plafond d'une chambre étroite et sombre. Les hiron,
dclles ont des nids clans tous les angles, à toutes
les oghes, et term1l1ent à grand bruit d'ailes leur
installatIOn d'été.
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
1:)7
La VIsIte est bientôt tcrmtnée, Anto1l1ette et
Béatrtx sortent par le pont-levIs toujOurs abmssé,
ct pour JOUIr un peu du délIcIeux panorama, ::;'asseyent sur une des marches géantes de l'e9calicr du
DIable. La vue s'étend au loin sur les montagnes
bleutées que séparent des trous d'ombre; le canal,
la rIvIère, les rtllSScaux mIroItent dans la vallée;
plus près, Gomme une mousse gigantesque, le bois
monte et moutonne.
- On e~t
bien ICI, dit Antoinette, ne partons pas
encore. C'est SI rare et SI charmant d'étrc aInsi
raJeunies de mIlle ans 1. .. d'0tre à Corbus, el de
s'attendre à l'apparition des gnomes ou des lut1l1s 1
Même, ne craignez-vous pas de VOII· surgIr dan::;
l'écartement d'une ogl\"e ou le sommet J'une tour le
redoutable parraIn de ce château?
- Au faIt, pourquoi l'apl'clle-t-on C/(teal~
du
Diable?
- Les superstltiong ont fait Cllrhus terrible 1
C'cst tout une l'::gende, Fanchette me l'a dIte,
voulez-vous que Je VOllS la raconte?
- Oui, SI ce n'est pas 1l1termlnable.
Béatrix,
- Tout a l'Ine fin, en ce monde, chl~re
même les jouI s de plUIe. Alors je commence:
« II y a bien longtemp., YIvait en cc château une
noble dame belle comme le Jour.
- Naturell 'ment.
- Elle étaIt fille unique du comte Hugues de
Lesmargue qUI l'avait fiancée au baron R(ldolphe
de .... Les deux Jeune gens s'aImaient de toute la
force de leurs âmes loyales et pures. Ils faisaient
de beaux proJets, échangeaient de doux serments,
et s'en allaIent parmI les vertes praIries demander
son cher secret à la Oeur mystérieuse ...
- Bref, ils efleutlJalent la marguerite. Il n'y a
rien de nouveau sous le soleil. Passez, passez.
- Ah çà, me laIsserez-vous parler? SI vous nÙI1terrompez aInsI au mliJeu de mes périodes, je ne
pourraI plus en sortir. Je continue:
~ Et la fleur, toujours, répondait: Il t'aIme ...
- Ou: eJle t'aime, SI c'étaIt Rodolphe qUI efTeutilait.
- .l'allais le dire 1
• Mais bientôt de !2raves événements bouleyersèrent la France: un m01l1e revenu d'Orient prêchait la délivrance du Saint-Sl!pulcre, le pe\~rl
�138
LE RÊVE D'ANTOINETTE
s'enthousiasmait à la voix de l'apôtre, les seigneurs
t:nrOlaient des hommes d'armes.
- En un mot, c'était la premii.' re croisade. NI!
vous donnez pas la peine de l'expliquer.
- Le comte et Rodolphe partirent. Yolande resta
au chateau, seule aveç dame Gertrude, sa respectable gouvernante, se~
chambrières et quelques
hommes de confiance laissés là pour la garde des
hommes et du Jomaine.
- C'était pruJent.
- Yolande s'ennuyait beaucoup. Tout le jouI' elle
pensait à son père, et peut-être plus encore Il
Rodolphe. Elle craignait pour leur vie et adressait
au ciel J'ardentes supplications pour eux.
\( On jour que dame Gertrude était occupée Il
surveiller les chambrières, la jeune fille, accablée
de tristesse, s'aventura hors du manoir et s'assit
sur un quartier de roche (peut-être celui où nous
sommes) d'où elle pouvait admirer toute la vallée!
Elle vit venir au Join, par un sentier qui coupait fe
bois, un superbe cavalier monté sur un cheval noir
comme l'enfer. Le casque du gentilhomme étincelait sous son panache flottant; ses éperons, sa cuirasse bnllaient. Quand il fut plus près, elle distingua des yeux noirs, une mine hautaine, une beauté
étrange et fascinante.
« Elle aurait voulu fuir, muis se sentit retenue
sous le regard troublant de l'étranger, sans rien
pouvoir tenter pour se délivrer du charme qui la
gardait là. Le ca\'alier mit pied à terre et l'aborda:
« - Noble demoiselle, dit-il, je vous salue ...
• Yolande rougissante ne répondit pas,
- L'impolie 1
« Je viens de loin, continua-t-il, mon cheval
n'en peut plus, il se fail tard, j'ai vu ce chàteau.
Puis-je trouver un glte pour cette nuit?»
« Tandis qu'il prononçait ces mots, son regard
elll'eloppait la jeune fille d'une admiration ardente
et respectueuse, si respectueuse qu'elle reprit son
sang-froid et dit avec une jolie révérence:
« - Messire, entrez, le château de mon pi!re sera
aujourd'hui le vÎ)tre. »
- L'étomdie! el~
n'avait donc pas VJ.l ses pieds
fourchus?
-
Béa1t'IX 1
�LE RÊVE n'ANTOINETTE
139
- Oui, votre pettte hi [oire est tr~s
gUllillc, Cc
monsieur est le diable, n'est-ce pas? II va enl l'cr" au
chateau, tendre il Yolande toutes sortes c.le pièges,
dont Je n'essaie pas de deViner le détail, pour lui
faire oublier son fiancé; elle va subir ce charme
mystérieux, mais au moment psychologique II surviendra quelque chose c.l'heureu:-. qui remettra tl'ut
en ordre. Le vilam sera confondu. Les jeunes gens
se marieront et seront très heureux. En souvenir de
ces événements, leur domaine prendra le nom de
chateau du Diable. Ou bien ce seront peut-être
simplement les paysans qui le chuchlltel'ont to It
bag sans que Monsieur ni Madame le sachent. Est-ce
bien cela?
- A pl!U pri:s. Vous ne voulez donc pas de mon
histoire r.,.
- Je serai franche, ma mignonne. Réellement,
cela m'1I11éresse fort peu. Toutes Cl!S légendes extravagantes et romanesques me semblent avoir Ul1 côté
dangereux dont on ne s'aperçoit pas toujours. Ce
danger est non dans le fond, généralemt:!nt tri:s
moral, mais dans le détail et les circonstances. Je
me souviens de quelques-unes, l'emplie ' de fleurs
étranges, de bijoux, de diamants, de surnaturel, qui
troublaient à l'extrt:me ma cervelle d'enfant et me
révélèrent l'existence de mon imagination, plus tôt
qu'il n'est bon de la connaltre. Je gais bien que ces
sortes de récits n'ont rien de périlleux aujourd'hui,
ni pour vous ni pour moi ... MalS je trou\'e que nous
avons mieux à dire pendant que nous sommes
seules toutes l'une à l'autre,
Son bras entourait la taille de son amie, une
caresse passait dans ~a vuix.
- Ma petite Toinon, je désire que vous m'ex.pliquiez une chose ...
-Moi?
- Vous. Pourquoi, au lieu du Cottage, n'avezvous pas choisi pour nous le Petil-Chàteau ?
A ntoinette, embarrassée, voulut détourner la
question.
- N'~tes-vol
pas bien au Cottage? VOliS paraissiez enchantés.
Cet embarras n'échappa point à Béatrix, pas plus
que l'ambii,'Ulté de cette réponse, et l'idée lui vint,
plus nette, que son amie ne disait pas tout.
�140
LE RÈVE D'ANTOINETTE
Antoinette, dit-elle, point de l'use entre nous.
Ne répondez pas à une question par une autre
question.
- Que voulez-vous que le vous dise? Je n'ai pas
pris le château, parce qu'il n'était pas dans la liste
que m'a donnée M. Benolt.
- Mais il vous en a parlé.
- Oui.
- Alors?
- Cette habltatiol\ est un peu grande ...
- Vous saviez que, pour nous, c'était un heureux
défaut. Je ne veux pas rorce!' votre confiance.
Anto1l1ette; SI vous ne voulez rjen me dire, ne
parlez pas. Il y a une chose qui m'échappe, j'ai
retourné le problème de mille manières sans y
trouver de solution satisfaisante... je ne voulaiS
nen vous demander, mais Je vous altne. Vous ne me
semblez pas, complètement heureuse ct je voudrais
vous savou' contente et sans chagrin ... SI je yous
semble Indiscrète, accusez mon a/fectlOn, et pa\'donne7rlui.
Antoinette a,alt caché son visage sur l'épaule de
la jeune femme.
- Vous êtes bonne, Bllatr.x, d'une bonté rayonnante qui va au 10nd de mon âme. Et moi, ,e suis
mauvaise, )e ne voulais nen dire par amour-propre,
de peur que vous ne me blilmlez. J'ai sacrifié votre
bien-être à mon égolsme. Pardonnez-mol.
- Oh 1 chère petite TOinon!
- .Tc n'ai même pas voulu vOIr ce petit château,
parce qU'Il aurait fallu m'adresser à quelqu'un qui
me d';l'lalt.
- Comment cela?
- C'est très simple. Pour louer cette habitation,
je del'uls nécessairement entrer en pourparlers avec
son propriétaire ... Je ne le voulaIS à aucun prix.
- Mais qui donc est ce monstre ou cet infortuné?
M. Marelle, un des notaires de l'endroit.
-- gt vous aviez peur de lui?
- Peur? ab! non, par exemple 1 Je l'ai en horJ'i!ur tout sImplement.
- Que \-OtlS a-t-d donc fuit?
- Toull Ma lante veul me le faire épouser. Je ne
suis pas sûre qu'il m'ait demandée en mariage, mais
il me semble, d'après tes ~cènes
ou le: alll1sions
�LE RÊVE n'ANTOINETTE
14·[
acides de ma tante, qu'il ne tient qu'à moi d'être sa
misérable femme.
- Pourquoi misérable '?
- Ne trouvez-vous pas tout à fait réjouissante
cette perspective d'une étude qui sent le moisi, d'un
mari notaire, gros, chauve et rouge, qui se frictionne
les mains en faisant craquer ses articulations,
comme M. Benolt, et d'une vie monotone, morose
ct décolorée dans cette aITreuse petite ville '?
- Vous êtes injuste. Montrell est charmant et je
m'arrangerais fort bien d'y vivre; quant à l'odeur de
moisi, on la fait passer en organisant des courants
d'air cl en brûlant des pastille du sérail. Si le
mon ieur vous dt::plaît, c'est plus grave, et là je oc
trouve pas de remède. Vous dites chauve, rougû ...
- Avec des doigts qui craquent. Non, je ne
pourrai jamais 1. ..
- Dans ces conditions, il vaut mieux dire non,
mais en cela, je ne vois rien pOUl' vous donner tant
de souci, ni faire naltre une si violente antipathie.
Un homme n'est pas responsable de son physique,
et pas toujours de son caract1;re; on n'épouse pas,
et tout est dit.
- Tout serait dit si ma tante supportait avec
philosophie l'anéantissement de ses plus cht:res
espérances. Mais elle me harcèle sans cesse, et
plusieurs fois déjà a prétendu m'imposer sa volonte.
L'idée de se débarrasser de mOl de façon honorable
rour eUe lui avait été fort séduisante. Elle sent
mieux, maintenant, l'embarras que lui cause m
présence, et dont elle ne voit pas la lin.
.
_ Cette fin vienùra, vous vous marierez, ma chérie.
- Je ne le crois pas. Où rencontrerais-je celui
que je voudrais épouser?
- Vous avez donc des rêves bien inaccessibles!
Antoinette, le bonheur est partout; à quoi bon le
chercher trop haut ou trop loin?
- Mon cœur a des aspirations, est-ce mal de
vouloir y satisfaire?
- Cela dépend. Ces aspirations, quelles sontelles '?
- Eh bien 1 je voudrais épouser un homme que
j'admirerais beaucoup, un homme très bon et très
intelligent, un poète, un musicien, un artiste.
L'année dernière, je rêvais avant tout la notoriété.
�142
LE RÊVE D'ANTOINETTE
aUJourd'hui je désire le talent, plus que le talent,
même sans gloire, ct la beauté du cœur ct de
l'esprit. C'est bien difficile à trouver, et je veux être
prudente, aussi je crois bien que je ne me marierai
pas de sitôt.
- Oui, c'est dif[jcile à trouver, mais pas impos"ible, et j'y penserai. En attendant, Toinon, ne rèvez
pas trop. Certes, je plains profond6m<.:nt votre cœur
de . on isolement, mais vous pourriez avoir ici une
existence heureuse si vous vouliez vous en donner
la peine. Qu'avez-voLIs fait à Montreil depuis votre
retour du couvent?
- Oh r bien des choses.
- Lesquelles? VOLIS voilà tout embarrassée, sans
doute vous ne savez par quel bout commencer . .le
'iais vous le dire: vous avez fait de jolies promenades
à la campagne; vous avC'Z peint un ravissant écran
pour votre chambre, un coussin pour JvllJe Bertrand,
deux abat-jour, et pour moi un délicieux ·portephotographies; vous a\'ez étudié votre musique,
chant et piano, très peu, le tout une heure par jour;
vous vous êtes fait un corsage et quelques chapeaux;
vous avez organisé mon installation. Est-ce tout ? ..
J'excepte vos quatre mois d'absence, qui sont hors
€le question.
- Il me semble que tout cela ...
- Voyons, ma petite amie, excepté mon in stallation, qui fut œuvre de charité, et qui, je l'e~p:r,
vous 5<;l'a comptée dans le ciel, qu'avez-vous fait de
méritoire en ces quatre ou cinq mois? Est-ce pour
ces petites cho ses que. vous ,a\:ez 6t(: cr~é
et mi s ~
au monde? Quand DIeu d<.:clda la mlSSlon qU'Il
voulait YOllS confier sur terre, pensez-vous qu'il dit:
• Antoinette d'Aipeuille faa des petits corsages,
des chapeaux ct p<.:indra des fleurs à la gouache
pour s'amuser. C'est dans ce but que je lui donne
un CtCUJ' exquis et une brillante intelligence. »
- Hélas r Béatrix, je n'ai aucune mission à remplir.
- Tout le monde en a une et on ne peut s'y sousfwire sans péché. Je crois et j'espère que la vôtre
. era de fonder une famille, mais s'il plait à Dieu de
vous la confier seulement un peu plus tard, pensezY(lUS que vous ayez le droit de laisser sans travail
cl sans fruits les années qui doivent vous y conduire?
Notre vie est faite de minutes, et chaque minute
�LE RtVE D'ANT OINET TE
143
compte pour llotre éternité . N'oubli ez pas que Dieu
a des dessein s sur chacun e de nos heures.
- Béatrix , conseill ez-moi, que dois-je faire '?
- N'avez- vous pas la vleilles se de votre tan~
à
rendre plus douce'? N'y a-t-il pas de pauvres dans
le pays'? Avec votre temps, vous pourne z travaill er
pour eux, les voir, les moralis er, faire le catéchi sme
aux enfants . Et puis, vous avez des deVOIrs envers
vous-m ême. Il vous faut appren dre votre rôle de
femme et de maltres se de maison . FanL:hetic vous
faciliter ait la tâche; enfin ne n6gligez pas votre
esprit. Etuulez toujour s, pour ne pas oublier et pour
savoir davanta ge ...
B6atrix souriai t en passant ses doigts fins dans les
boucles blonde s de son amie. Antoin ette, les yeux
fermés, n'essay ait point d'échap per à cetle douce
influen ce.
- Ne suis-je pas un bon prédica teur'? reprit avec
enjouem ent la jeune femme. Je m'arrêt e, de peur de
vous ennuye r; du reste, l! est temps de regagne r
nos pénates .
Il faisait presque nUit lorsqu'e lles entl't:re nt li.
Montre l!.
XXlV
Madam e la marqui se recevra -t-elle encore' ? Ou
sonne à la porte.
- Certain ement, faites entrer
Tout le jour, les visites s'étalen t succédé au cottage. Jamais la route d~
Montfo rt n'avait laissé
passer tant de robes de soie, de redingo tes ni de
chapea ux haute forme. Les rares habitan ts du quar--:
tier n'avaie nt pas quitté le seUIl de leur porte, pour
ne rien manque r d'ur si noble spectac le j et malOtenanl Je souven ir en restait en une vague odeur de
poivre et de camphr e dont le chemin sc:mbJait tout
imprég né.
- Il est un peu tard, mais Je recevra i quand même.
Et BéatrIX, qui était déjà hors du ~alon,
vint
reprend re, au coin de la console , sa place habitue lle.
Le valet de chambr e ouvrait la porte:
M. Marelle 1
�q
LE RÊVE D'ANTOINJ):TTE
~
La Jeune femme se leva, mue par un vif mouvement de curiosité, ct, tout interl()q~c,
rél'ondit à
peine au profond salut du notaire.
Où donc était le tabellion chauve, obèse ct rougeaud que, la veille, Antoinette lui dépeignait? Elle
avait devant elle un homme grand, mince et très clislingu~,
dont la jeunesse se trahissait par le regarJ.
honnête ct confiant de ses yeux clairs.
- Je suis confus, madame, de me présenter chez
vous aussi tard, mais j'ai été rdenu par mes affaires
plus longtemps que je ne pensais, et je ne voulais
pas attendre huit jours ...
- MonSIeur, C\.!lle heure est tout à fait rai~on
nable et vous n'ave? pas à vous excuser. Mon mari
a été désolé de ne pas vous voir che? vous l'autre
jour, il le sera plus encore de manquer votre visite
aUJourd'hui. Il est sorti après déj\.!uner pour peindre
ct, sans doute, aura oublié l'heure. L'1I1spiration est
\Ioe mauvaise horloge; mon mari n'en veut point
emporter d'autre.
- Tuut en déplorant de ne pouvoIr rencontrer
,1\1. Pah'erini, madame, je rends gràce il sa mauvaise
horloge, puisq Lle nous lui devons les œuvres le
pll1s appréciées et les plus dignes de l'être parmi
celll.!s dont s'enorgueillIt l'art français moderne.
- Avez-vous vu quelques tableaux Je mon mari,
mon~il!ur
?
- J" crois que j'en connais la plus graQde partie,
madame; je suis un de ses ["l'vents admirateurs.
Et il parla longuement de l'œuvre de Pal\'erini.
Ce fut ainsi, par la louange discrète et sincère du
génie d'Olivier, que Mo MardIe se fil une amie
dévouée de la marquis\.! Pah·erini. BUll était charmée
de voir si bien comprise la pens~
de son « grand
homme », de rencontrer dans cette petite ville·que],
qu'un sachant aussi bien. les procédés du peint rc,
sa marche ascensionnelle vers le beau, son évolution
lente vers l'idéal. Les mols de Roger la ravissaient
ct se répercutaient cn mille échos dans sa mémoire
et dans son cœur.
Ce fut tout ·émue, d'une exquise émotion, qu'elle
dit, le soir, à son cher artiste, la joie qu'elle venait
d'éprouver.
- Ce jeune homme est charmant, conclul-elle,
ct je ne puis comprendre l'aversion qu'il inspire à
�LE RÉVE D'ANTOINETTE
q!)
Antoinette. Elle va jusC)u'à dll'\! qu'il est chauve,
rouge, commun! Je t'assul'\.! que c'est absolument
injuste; il est au contraire fort bien de sa personne,
intelligent ct distingué ....
- Voyons, ne t'emballe pas 'ur le compte de ton
protégé, rerrit Olivier en riant. Avoir dit dc moi
qllelC)lles mots aimables, pour te faire plaisir, ne
.~ufit
pas à lui dOllner toutes les qualités physiques
et moraks.
- D'abor.d il n'a rien dit pour me faire plaisir,
c'était très sincère, je t'assure. Et puis, je ne ~uis
pas aveugle au point de voir d'épais cheveux noirs,
au lieu d'un crâne chauve, et de juger svelte ou
distinguée une lourde silhouette obèse.
- Cependant l'aversion d'Antoinette ne peut
guère tondre cette même chevelure, ni élargir cette
même silhouctte! 'J'out cela est [Ol't amusant, sais-tu
bien? Je tifcherai d'avoir mon opinion l'er~on
sur ce monsieur, peut-Gtre le verrai-je d'une troisi(;ll1c espèce. Nous trouverons bien un motif plausible, et j'irai chez lui.
Dès le lendemain, ce motif urgit.
Béatrix désirait faire sur la jolte Vi"ette, quelques
promenades en bateau. La rivière passait IOlll du
cottage, au fond du parc du Petit-Chateau.
- Elle y décnt une courbe abritée sous de
grands arbres, ce serait un port d'attache d01icil'ux
pour notre « Djinn ». On pourrait s'y rendre par une
petite porte de côté sans a\'oir à passer par la mnison ni le jardin. Qu'en penses-tu, Béatrix 'r
La jeune femme leva sur Olivier deux yeux noirs
plein de malice.
- Je pense, mon cher mari, que tu meurs d'en\ ie
d'aller yoir par toi-même un extraordinaire monsieur,
fort avisé en critique d'art.
- Creusez-vous donc la tête pour Caire plai~r
à
votre femme 1 riposta Olivier vexé.
Sa mauvaise humeur tomba bien yite de\'ant le
bon sourire de Béatrix, et le soir même, il se rendait
il l'étude Marelle.
Le jeune notaire parut enchanté de voir J'artiqc ;
en C)uelques allusions, il sut lui montrer qu'il ne
recevait pas un inconnu, et consentit avec la meilleure gràcc du monde à donner l'hospitalité à la
flotte des Palvcrini. Puis la conver,:atioll s'engagea.,
�1 t6
LE RÊVE D'ANTOINETTE
intéressante, grave, laissant voir de part et d'autre
des coins plus sympathiques d'Intelligence et de
CCCUI'. Roger sut parler d'art; Olivier de littérature
et de science, si bien que l'heure passa sans qu'ils
s'cn aperçussent. Deux ou trois appartllOns discrètes
d'une vieille bonne bienveillante ramenèrent les
causeurs à la conscience du temps.
- Je suis enchanté d'avoir fait votre connais·
sance, dit Olivier en se levant. PUisque j'al cette
bonne fortune de rencontrer à Montreil quelqu'un
J'aussi sympathique, j'espère que vous me laisserez
en profiter. Ma femme sera très heureuse de vous
rCCCI'Olr chaquc fOIs que vous voudrez bien venir
au Cottage.
- Je serai moi-même toujours très heureuK,
monsieur ...
Lc Jeune homme se tut, brusquement interrompu
par quelque pensée soudaine.
- Je ne faiS guère de visites, contmua-t-i1 hésitant,
mon étude m'occupe beaucoup, Je suis très surmené.
Son embarras et sa rougeur n'échappèrent pas A
OliYler.
- Qu'y a-t-Il là·dessous? pensa-t-il. Alors, cher
monSieur, je craindrais d'abuser de ce temps si
préCieux en l'enant ici vous déranger.
- Ne le craignez pas, interrompit vivement Roger,
vous ne me dérangerez Jamais.
- Cependant, vous êtes très occupé ...
- C'est-A-dire ... je n'aime pas à m'absenter de
chez moi
- Vos II1térêts vous y retiennent, 'je comprends
cela. Vous êtes retenu chez vous, moi je le SUIS chez
mol. Pour peindre à la campagne, je laisse trop
souvent ma femme à la maison, aussI est-il bien
naturel que je IUL consacre toutes les heures qui ne
sont pas ~'nse
par l'art.
En Jisant ces mots, Olivier souriait, et s'amusatt
beaucoup de l'embarras croissant de son nouvel
amI. Roger ne répondit pas tout de suite; il rompit
enfin un silence pénible.
- Monsieur, dit-il, je serais désolé si vous pen·
siez que te n'apprécie pas votre sympathie, Je voua
en suis infiniment reconnaissant, mais ...
- MaLS quoi? interrogea Palverini le regardant
bien en face.
�LE ~ÊVE
D'ANTOINETTE
'+7
Roger vit tant de franchlse et de bonté dans cc
regard que, sans hésiter, sans vouloir même rL'110chir, il parla.
- Mais en a1Janl chez vous, je craindrais de rencontrer Mlle d'Aipeuille.
- Ah çà! Mlle Antoinette e I-cllt.: donc un (pouvantail?
- Oh 1 monsieur, pouyez-volls dire 1 prott.:llta
Hogcr ~candhsé.
- Alors, 'pourquol cette peur de la ,'air?
- Je ne voudrais pas rencontrt.:r ,'Ille d'Aipeuille
parce que j'al la certJtude de !LlI être désagrt:able. Je
sais qu'elle n'aimerait pas à me VOII' chez v us.
L'air piteux du pauvre notaire arracha un sourire
à Olivier qui voulail cependant être grave.
- Quelle étrange idée 1 fit-il, vous l'a-t-elle donc
déclaré?
- Je n'ai pas souvent l'honneur de parler à
Mlle d' Alpeuille; depuis la premii:re fOIS que je l'al
vue je n'en ai jamais eu l'occasion, mais je sais pertinemment qu'elle désire ignorer mon existence.
- Ah çà 1que s'est-il passé entre vous ? ..
- Rien, rien que je sache.
En quelques mots, il raconla l'ltistoire du PetitChâteau, sans avouer sa fohe de l'al'oir acheté tout
expri:s puur elle.
Faut-il s'étonner de cette expansion subIte chez
un homme grave, un l'eu frllid dans le monde, ct
qui, vivant seul depUIS longtemps, aimait peu à
parler de ses propres soucis?
Roger Iraver ait une crise de sa vie, et son âme
cherchait un point d'appui, un llambeau, un gUide
PO\H lui montrer son chemin. Il était comme ces
malades que tous les mouvements blessent, à qui
toutes les pOSitions sont mauvaises, et qui, pourtant, en changent sans cesse pour voir s'ils ne seront
pas moins ma! ainsi. Olivier, avec son bon sourire et sa sympathIe, était venu, rappelant à Roger
une heure désespérée, celle où il avait cru qu'elle
en aimait un autre .. . Cette vue, le souvenir d'Antoinette, tout cela se confondit en un tout exquis et
douloureux. Il avait l'habitude de se taire; il parla
et se plaignit.
- Vous comprenez maintenant que je ne puis
aller chez VOliS, ct lui rendre votre maison odieuse!
�l48
LE RÊVE
D'A TT OINETTE
Pah'erini ne prote s ta pas, il voulait consulter
Béatrix.
Tu as raison, ma ch~rie,
il est grand, mince,
hrun, distingué et charmant. Antoinette a eu la berlue ct nous allons bien nous moquer d'elle.
Et Olivier Iit, tout au long, le récit de sa visite au
notaire. B ~ atrix
l'écouta sans l'interrompre, réfléchit
Lill moment et sourit.
- Gardons-nous bien de nous moquer d'clle 1
D'abord, la moquerie est un passe-temps fort vIlain,
qui peut faire beaucoup de mal ct que j'ai en horreur. Ensuite, je connais Antoinette, c'est la petite
tête la plus obstinée qu'aient jamais parée des
boucles blondes, des yeux rêveurs et un sourire insouciant. EIle tient à son idée, nous no l'en ferons
pas démordre, et en la vexant nous avancerions do
deux ou trois crans son antipathie pour un inconnu.
Je me charge de lui 'parler. Toi, ne te mêle pas de
nos petites affaires.
- La « raison même " a dit: ses paroles sont
d'or, tout comme le silence de nous autres, pauvres
fous que nous sommes.
xxv
Dans l'austi:re maison de Mlle Bertrand, un bon
ange semblait avoir passé. La maltresse de céans,
d'abord agressive et mMiante aux prévenances de sa
l1Ièce, les acccplait maintenant d'un air attendri et,
oc sc heurtant plus aussi inévitablement aux regards
courroucés d'Antoinette, multipliait ses ascensions
â la chambre blanche et ses recommandations saugrenues ct intempestives . La jeune fille acceptait
presque tout de bonne gràce, mais devait, pour cela,
faire tant d'efforts sur elle-même que plusieurs fois
elle s'accusa d'hypocrisie.
- Je vous assure, Béatrix, disait-elle ensuite, je
vous assure que je ne suis pas sincère. Il me semble
':tue j'essaie de tromper et ma tante, et moi-même 1...
ct je me méprise beaucoup.
�LE R~VE
D'ANTOINETTE
14~)
Serait-il plus honnête d'être dé l'agréable à votre
entourage, de faire sciemment de la peine à autrui ~
Soutenez-\'ous, comme certain morali te, que la
yertu est une hypocrisie? Interrogez votre conscience.
Si elle vous répond que vous agissez en vue de
plaire à DICU, d'être agréable aux autres et de vous
améltorer, vous êtes sincère avec vous-même, quels
que soient l'elrort et le déplaisir que vous éprouviez
au fond de l'âme. Demeurez donc en paix, ct ditesvous qu'Il n'est pire mal que de faire, à qui que ce
SOit, un chagrin. La vie est si eourlel rendons-la
douce à ceux qui nous entourent.
AinSI rassérénée, Antoinette écouta sans hausser
les épaules les doléances de l\llle Virginie, que la
prodigalité de sa cuismière mettait sens dessus
dessous.
- Une livre de beurre en deux jours, ma chère,
sans compter la graisse et l'huile ( Si cela continue,
Je remettrai Fanchette à la CUI ' ine.
Ce thème étant lIlépuisable, la jeune fille, sounante, prétexta poliment un catéchisme à prl':parel'
et rentra chez elle.
Tout de SUite, dès que Béatrix lui en eut donné
l'Idée, elle voulut s'occuper des enfants de la premiLre communion. L'Ignorance des petites filles
confiées à ses soins la navra Elle désira les VOlf
souye nt, sans déranger sa tanle, et pour cela résolut
de s'adresser à l'hospitalité des Palverinl.
Un Jour de mai tout ensoleillé, elle arrl\'a donc au
cottage pOUl" demander aide et conseil. Béatrix
approuva les projets apostoliques de son amie ct
consentit à tout.
- Amener. ici toules vos petites filles, dit-clIc,
en relour \·ous m'aiderez à catéchiser mes garçons.
NOI~
organiserons les classes dans le Jardin, à
moins de mauvais temps; en ce cas, nous 11 ons dans
la salle à manger. Nous le;; ferons goûter, pOtll" los
vOir contents, et je vais augmenter ma prO\ l,ion
d'images.
- Croye7rvous, chère amie, qU'Ils pUIssent être
prêts pour le mC\ls de Juillet) Songez que deux des
enfants que j'ai vues hier ignorent tout, après avoir
assistl': plus d'un an au catéchisme. Elles répondaient, sans v comprendre un mot, aux questi(lll"
de 111. le CurS qui, dan~
lIne classe de vingt cnfants,
�150
LE RtVE D'ANTOiNETTE
ne peut faire mleUI(. Il interroge, on répond, il cfoit
que tout est bIen.
- 1auvr~
M. le Curé, il est si surmené 1 Nous
IcrlJns ct!rtaincment œuvre pIe en nous occupant <.le
sa première communion, et vous verrez comme, avl.C
cette note, votre vIe vous semblera meilleure. Tout
cela ne nous empêchera pas de sortir, <.le voir beaucoup de (leurs et beaucoup d'arbres, et de faire de
longues ct jolies promenades à rpled, en voiture et
en bateau. Vous savez que nous avons trouvé un
port pour le Djillll ?
- Vraiment?
- Oui, depuis quelques jours il est sous l'omlHuge
hospltalter des saules <.lu Petit-Chateau.
- Le Petit-Château 1. .. mais ... Béatl'Jx.
- E t la propnété de votre ennemI, oui, je ~aIS,
dit Béatrix en souriant. Rassurez-vous, nous ne
vous innigerons point la douleur de le voir. Il y a.
une petIte porte dans le parc :l trois pa de la rivière; il faudraIt, pour rencontrer ce monsieur, le
vouloir de part et d'autre. Et puis, il est loujOllfS à
son étude!. ..
- Vous croyez?
- J'en suis ·sûre. DItes-mOI, Toinon, quelle sorte
d'effet cela vous produit-II quand vous le rencontrez"
- Je ne puis vous le dire, attendu que cet érénement n'est jamais arrivé.
Le sourire de Béatrix s'accentua.
- Il paralt cependant qu'il a eu l'honneur cie
danser avec moi au bal de Mme de Ch~tenoy.
continua Antomelte, malS Il y avait tant de monde, j'étais
SI oouvellement arrivée à Montreil où je ne connaissaIs personne, que je ne l'ai pas remarqué et ne
m'en souviens plus. Depuis, je ne l'ai point vu,
ayant du reste faIt tout mon possible pour empècher
la chose; j'ai été absente plus de quatre mois et je
vais si rarement en ville!
- Pourtant, vous m'avez fait de lui une description tr~s
complète.
- Pauvre chère amie, cl'oyez-voIlS, parce que j'ai
passé ma vie au couvent, que je ne sache pas com~
ment est fait un notaire?
Béatrix rit de si bon CŒur que sa gaieté lut contagieuse.
- C'est que ma tante y lient toujours, dIt Antoi-
�LE RÈVE
D'ANTOINETTE
•
profite
151
nette riant sux. larmeti. Elle
m~e
de ma
doucl:ur pour rendre se nllusions de plus en plus
transparent!!:>, et me narrer des anecdotes délicieuses sur l'enfancc de son favori. Il paralt que
c'était un petit garçon très précocc; à cinq ans, il
disait dcs fables à une fête de charité en bégayant
d'une manière adorable. Avez-vous jamais rien vu
de plus ridicule pour un jeune homme à marier?
XXVI
Le beau ciel de printemp a mis un manteau
sombt'e, le vent siflle dans les grands peu pli crs, la
pluie tombe à torrents.
L'inclémence du temps est tetle qu'Antoinette Il'A
pu venir jusqu'au Cottage pas er avec;ses amis cette
triste après-midi. Olivier et Béatrix sont seuls cher.
eux. La jeune femme trayaille, l'artiste, dernère la
fenf:trc, regarde l'averse tomber.
- Quel plaisir trouves-tu dans cette contemplation? interroge B!.!atrix. Il n'y a pcrsonne i:>ur la
route, tout, au ddlOrs, pr!!nd un ail' lamcntable.
c'est très laid 1
- Je ne trouve pas, reprenu Olivier; il se passe
dans ces millions de gouttelett!!s \ln jeu de lumii:re
remarquable dont je n'avais jami~
si bien juui que
maintenant. C'est qu'aujourd'hui la fèle est cumplète.
on ne peut rien rèvcr de plus tllrrèlltlel. Que disaistu donc, qu'il ne passe personne qUI' la route? Voici
quelqu'un. Oh 1 le malheureux 1 que peut-il bien
faire là par un temps pareil? Le croirais-tu? Il n>·
pas même de parapluie.
- Pauvre homme 1
Bêatrix, apitoyée, laissa son oUITage d s'alpr();h~
de la f.:nt:trc.
- Mon Dieu! li! \"~nt
va l'enlever, c'e~t
une pitii: ...
Olivier, c'est 1\1. Marelle.
En effet, c'était bien lui qui, la tête pleine dt: troll
de choses, n'avait pa pris garde à l'horizon menaçant quand, une heure plu tôt, il était allé sur la
route de Montfort. Loin de la ville et surtout loin do:
chez lui, il ne trou\":.!it pa" sur son chemin, Je ferme
�152
LE RtVE D'ANTOINETTE
ou de chaumière pour s'y mettre il l'abri; rien de
plus proche que le Cottage. Oserait-II entrer ? ..
Pour la centième fois il se po sa it cette question,
récapItulant avec une lucitllté absolue sa toilette
piteuse, et se sentant presque mourir d'effroi à
l'Idée possIble de rencontrer Antoinette, en un tel
équipage, quand Jetant un coup d'œil plein de
convoItise sur les fenêtres bIen closes de la vIlla,
il aperçut Olivier qui lui faisaIt sIgne d'entrer.
Cette fOIS, plus d'héSItatIOn, on l'avaIt vu, on l'invitait 1 Que penseraIent les aImables hotes du Cottage s'Il refusait aussi obstmément de fUll' la pleu' résie ou la bronchIte?
Et délIbr~ment,
il entra.
- 11 ne m'est pas possible d'aller plu IOll1 que le
1
Ivestibule ou la cUISlOe, dll-il, en prenant la main
Id'Olivier. Mon chien Black es t plus présentable
Ique moi quand, après une averse, Je lui Illtcrdls
l'entrée de mon cabll1et.
Le fait est, répondit Olivier avec son sounre de bonne humeur, le fait est que vous êtes
1Ilamentable. Il faut vous sécher sans perdre une
,mlOute.
1 Un quart d'heure plus tard, le leune notaire,
hien au sec dans des vêtements de son hôte, attendUit que ses propres habits redevin ssent mettables,
ct ras suré sur la question Antoinette Jouissait sans
arni:re-pensée de l'aimable accueIl de Mme Palvennl ..
- Une tasse de thé, monsieur? 'prenez-le bien
chaud pour (aire peur au rhume qUI vous guette.
Je n'al lamaIS vu un lemp pareil! Pleut-il souvent
ainsI?
- JamaIs à ce point, madame. Toutefois, notre
mois de mai n'est pas toujours très beau.
- .'vIon pauvre Ollyier, dIt Béatnx compatissante,
que Lievlendras-tu s'JI te faut rester à la maison,
dans un ateher aussI sommaire que celui que nous
avons improvisé Ici?
- Ce ne sera pas tout à fait l'idéal, ma chère
amie, cependant rassure-toI. Le temps est une
denrée dont je n'al Jamais pu avoIr de provisIon
suffisante, je ne crains pas d'en être embarrassé,
même pendant les JOu rs de plUl e. J'aurais enfin
l'occaSIOn de Liécloucr la CaIsse de lIyres qui me
�LE Ri::VE D'ANTOl.TETTE
J,r..:;
~tl1
Jans tous me voyages sans me donner d'autre
agrément qu'une énorme surtaxe à puyer au chemIn de fer. Et puis, nous pourrons faire de la
musIque.
:....- Quelle délicIeuse idée 1 Voilà si longtemrs
lue tu 11<.: m'as f,lIt ce plaisir 1 Il faut vous dlr~,
monSIeur, a/outa-t-elle en rougIssant un peu, il
faut vous dire que mon man est un excellent \'10loncelllsll:.
amie, ces choses-là ne se disent ras.
- 1\\a ch~re
- Puisque c'est vrai 1. .. Un peu de cItron avec
votre thé? OlivIer, passe-Ilous les sund\\ Ichs.
l\lercl. Ètes-vous musicien, mOn~l.!Ir":
- OUI, madam<.:, c'est-à-dire ..
- Je vous al posé une question stupide, pardonnez-moi. J'al toujours été fort embarrassée m,)Imême quand on me demandaIt: « Etes-yous mu~i
clcnne? » Dlrc OUI, c'est se poser en artlste, ct
,cha..:un s'empresse de l'Interpr<.!ll.:1" all):;I, ou ,1u
moins paralt le croIre; quel émOI pour mon mode~t
talentl DIl'e non vous donne l'air m\l,IL')phllbe <le mot est-Il françaIs ?), ce qui pour moi Lut
été une grosse entorse donnée à la vénté. AIl rs
quoI? Recounr à l'Inévitable « Oh 1 monsieur ... ') nu
Oh 1 madame 1 » qui prote te au nom de la mode '-\
tle, en ajoutant: j'aime beaucoup la musIque . .: lI~sj
mon~leur,
je change ma question : Juuez-vou' d'un!
ln 'Irument de muslque't
'\
- Oui, madame, répondit Roger, reposant ~a
tas 'C sur le plateau de laque, le joue du violon!
et j'ajoute comme vous, J'aime beaucoup la musique:.
- C'cst, Ici, un goüt malheureux, dit Obvier, car
l'élément musical dOIt 6trc assez nul dans votre
estimable \'llle,
- Les bons amateurs sont en erfet tr~s
rares,
_ Pournons-nous organiser un peu dc mUSIque?
Trouverions-nous quelques bonnes volontt!s? demanda B0atnx.
- N'y comptez pas, madame 1 et SI vous ré\lsi~
,lez à les trouver, vous auriez ensuite, Je le crains,
une gros e déceptIOn 1. ..
- Fuyons les déceptions, déclara Olivier; du
re te, Je ne tiens pas du tout à sortir) cc qUI serait
inéVItable avec des séances de mu~iqle.
J"lai~
monsieur, pourqu(,i ne r~ul1ionsl'as nos inf()f
t(
�154·
LE RÊVE D'ANTOINETTE
tunes Ï' Vous nous feriez profiler de votre talent de
violoniste; en retour vous auriez la joie d'entendre
le mien, dont ma femme vous a parlé tout à l'heure
tandis qu'elle-même nous prêterait le concours de
sa harpe.
- Vous jouez de la harpe, madame? C'est délicieux.
Roger s'animait; la perspective de voir davantage
ces gcns aimables, celle de faire un peu de bonne
musique, le ravissait d'aise. Mais bientôt un pli
barra son front : Antoinette n'était-elle pas une
commensale du Cottage?
- Mon mari a une excellente idée, monsieur,
qu'en dites-vous?
Le jeune homme préféra ~parle
net, sans feindre
de chimériques obstacles.
- M. Palverini doit vous avoir dit, madame, que
je puis ni ne veux: m'exposer à rencontrer Mlle d'Aipeuille.
- Il me l'a dit.
- Cette jeune fille a montré d'une façon manifeste qu'elle ne veut ni me voir ni me parler, Il
serait malséant à moi de lui imposer ma présence
ou de la priver du plaisir de venir chez vous. Il
vaut mieux que cctte privation soit pOUl' moi.
- [.;tcS-YOUS blen sûr des sentiments que vous
prêtez ù mon amie? Vous pouvez vous tromper.
- Madame, vous connaissez assez Mlle d'Aipeui!le pour savoir que je ne me trompe pas.
En m~e
temps, il regardait Béatrix bicn en face,
voulant lui montrer sa conviction absolue.
l.a jeune femme sourit gravement, comme au
soupçon d'une souffrance et, baissant un peu la
voik, demanda:
- Et.,. cela ... vous est sensible Î'
Oh 1 cette compassion 1 cette voix de femme,
vibrante de bonté!. .. Roger détoul'Oa ses yeux que
truublait une tri~es
désespérée, et dit tout dans
on seul mot:
- Oui.
Alors, elle comprit. Doucement, avec des précau·
tÎons infinies, sentant ce qu'il fallait à. cette douleur,
elle montra les trésors de pitié que celait son âme,
ct sans secousse le secret vint aux lèvres de Roger,
soulageant le cœur trop plein de lui.
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
) 5S
Comment cela est-il venu? Je ne sais. La
première fois que JI! la VIS, il ml! ~embla
l'avoir
toujours connue. Pourtant je ne croyais pa!> l'aimer.
DepuIs, j'y pl!nsals sans cesse ... quclefoi~,
je la
voyais de IOIll, sans oser me mellre sur son pa~
sage ... je craIgnais de lui déplaIre, JI me sl!mblalt
qu'une tdle audace l'irriteraI\. .. Pourquoi?
Ali ddlOrs, la pluie tomhalt toujours, lourdl! ct
morne, dans la nuit qUI venait; ks choses s'cn\'<.:loppalent d'ombre; dans le salon parfumé dc violettes et d'iris, on y voyait à peine; les voix s'0taicnl
abUls~e,
el les mots semblalen t SI graves ct si
ùoux dans ce crépuscule !1ottant, teinté de myst\:rl!,
que nul ne songeai! à rompre le charme, ct qu'lis
causèrent ainsi longtemps, longtl!lllpS, ju~q'à
la
nuit close.
XXVII
M. le curé de l\lont!"cll semblait raJeunir. Au
dermer catéchisme, les plus désespérant s de !il S
catéchumènes avalent su sur le bout du dellgt 1l!s
commandements de DIeu, et, pour comhll; de ravIssement, lui avail!nt ùonné une expIJcat!110 fort at:cl!ptable du symboll! des Apôtres.
Antolllette et Béatrix, tout hl:ureuses des ~uc<:.,
de leurs protégés, redoublèrent de zèle. Entre les
giboulées de printemps, ll! mignon Jardll1 du Cottage devint Il! rendez-vous quutldien ùes enfants
pauvres du pays. AntOInette y venaIt chaque joUI,
apportant à celle œuvre toute son ardeur gl:nérl!LlSe
et, chaque jour aussi, le lien d'amitié se faisait plus
fort entre elle et la marqui~c
Pail'cru1I.
Toutes ses visiles étaient accueillies avcc joie.
OliVIer lui-même se plaIsaIt à entendre son babillage, parfois enfantin, qu'éclairaient d'une vive
lueur son intelligence et sa bonté. Elle aImait à
parler des choses entrevues qui jadIS l'attIraient, Je
la vie parisienne; surtout des gens célèbres, dl:~i
rant savoir d'eux ce que le public Ignore.
- A quoi bon tout cela? dIsait l'artlstc, aimezVOUS tant les déceptIOns? L'homme Intlllle est trop
�.
156
LE RltVE D'ANTOINETTE
souvent le triste envers de l'homme connu. Ne regardons pas les médailles du c6té pile .
Pourtant il la tenait au courant des menus événements du tourbillon parisien, tandis que Béatrix
lI1dulgente les écoutait « potiner» en tncotant les
petits bas et les petits jupons qui devaient combler
d'aise tant de pauvres mamans.
- Vous savez que Jean Renoir va se marier?
dit-il un jour.
- Jean Renoir, l'auteur de Madame Gilquill et
des Reflets de Pl'oJleIlce? Mais quel âge a-t-il ?
- Il est très Jeune, à peine trente ans.
- Et déjà célèbre 1 Que sa femme sera heureuse 1
Quelle est cette mortelle chérie de la fortune?
., - Une jeune fille très l'lche, très jolie, très charmante et très épl'l se.
- Naturellement. Beaucoup voudraient bien être
cette demOiselle-là 1
- Vous, par cxemple.
- Je ne diS pas 110n.
- MaiS pourqUOI cela, mon Dieu?
- Parce que ce doit être exquIs d'être la femme
d'uil homme ainsi possédé d'idéa l, et doué d'un tel
talc nt. A côté de ces unions, tous les autres mariages me semblent misérables.
- Vous exagérez .
. - Non, c'est mon avis absolu.
- Alors, mademoiselle Antoinette, sous peine de
trainer une eXistence infortun6c, il vous faut épouser un homme célèbre.
- Célèbre ou digne de l'étre.
- Vous re ndez hommage à la vertu malheureuse,
c'est beau.
- Mais, faute de rencontrer ce que je veux, il est
probable que je ne me marierai pas.
- Ce serait bIen tl'lste . Il vaut mieux: tâcher de
découvrir votre grand homme. Nous el1 connaissons
un petit choix; venez nous voir l'hiver prochain A
Pari
~ , 110U S vous les montrerons.
- Et je pourrai choisir? interl'ogea-t-elle amusée.
- Certainement. Mademoiselle Antoinette, c'est
entendu, nous voulons VOtlS marier. Il y en a trois
surtout, continua Olivier levant les yeux au plafond
et comptant sur ses doigts, oh 1 mais tl'oi" charmants: un poète, genre Lamartine, en plus nouveau,
�LE RÊVE p'" KTOINETTE
157
11'<':5 nouveau ml:mc; un peintre, mon genre, en
mieux; un musicien, genre Chopin, en plus triste.
L'ennui, c'est qu'il ya égalité d'avantages ct que lc
choix sera lrl:s embarrassant.
- Ne vous tourmentez pas si tôt, déclara la jeull":
fille en riant; d'ici là, l'égalité actuelle peut subir
quelque trou hie qui arrangera tout l'l'ur le mieux.
Chl:re Béatrix, je vous dis à demain. Tante Virgini··
doit m'attendre, c'est presque l'heure Lie son Jin"r.
Dans l'all';e encadrée de pivoines ct de jacinthes, sous un lilas en fleurs, Antoinette croisa un
jeune homme qui, sans la regarLier, salua. Elle eut
à peine le temp de voir son visage mince ct gr:l\e.
- Je ne connais pas ce monslCur, pensa-t-elle en
s'éloignant. Oui peut-il être '?
Quand elle revint au Cottage le lendemain, n' ltrix l'attendait sur le pas de la porte.
- Venez vite , ma cbérie, tous nos bambins sont
là. La petite Félicie est superbe avec II! beau lablicr
rose que vous lui avcz confectionné, et surtout elle
est si contente 1
Les deux Jeun~
femmes eurent bien vite rejol!)t
leur gentil troupeau ; la leçon, patiemment ct clairement expliquée, fut suivie d'une abondante distrihulion de tartines de confiture, ell'he\1re de douce
intimité sonna, comme la veille, dans le jour un peu
pâli d'une fin d'après-midi de mai .
l! faisait beau, Olivier n'était pas là. Elles s'attardèrent toutes deux sous le ~rand
platane, roi Liu joli
jardin.
- Dites-moi, Béatrix, quel est donc cc monsieur qui entrait chez vous, hier, comme je sortais?
- Vous l'avcz rencontré Î' Je m'en dtlutai:i. r.'e~t
un ami d'Oliyier.
- Un ami de 1\1. Pah'crini ci l\lontreil? Se.; crflyai'i
qu'il ne connaissait personne ici '?
- Pensez-vous, ma chGre, que l'idée d'une villé~iature
en ce pays soit notre propriété exclusive?
Les bois et les vallons du voisinage regorgent d'artistes, sans compter les amateurs de belle nature
et les touristes. Il y en a deux, tout à fait installés au
Coq-d'J1)'gelll, paralt-il : un jeune Normand qu~
ie ne connaIs l'ag, ct Vaudrecourt.
�158
LE RÊVE D'ANTOINETTE
Vaudrecourt? il a au moins cent ans 1
l'as tout ù rail, seulement tluare-vingc~,
ce
qui ne J'empGcl!e pas de peindre des choses d0licie uses.
- Et cc monsieur que j'ai aperçu hier, est-il au~
artiste?
- Oui, éli.:ve ct ami de mun mari.
- Je lui souhaite de marcher sur les traces de son
illustre maUre. Vous ne m'en aviez pas parlé.
- Nous l'avons rencontré par hasard, tout il fait
par hasard. Il est venu nous faire vi ite hier, ct nous
uspCrons bien le vOir très souvent cet été.
- Ah! el ... (Antolllettc hésita un peu) est-il un
peintre connu? comment s'appelle-t-iJ ?
- Il s'appelle ... Bernard Valin, cela ne vous dit rien?
- Non, mais je SUIS si ignorante des choses d'art
ct d'actualité! 1
- Bah 1 vous ayez l'avenir devant vous. En attendant, profitons du présent si calme, si rose, si parfumél Venez sur le balcon, nous yelTons le soleil
descendre derrii.:re les montagnes, Je ne sais rien au
monde de plus beau et de plus reposant.
XX V!lI
A n/oinclle à Thél'iJsc.
, Chère amie, ne dites plus CJue je vous néglige, et
que jcs nouveaux venus me font oublier les anciens
amis, vous me feriez beaucoup de pei ne! ce n'est
pas mon besoin d'expansion qui est moins vif, comme
vous le prétendez, c'est mon te~îps
qui se raréfie.
(' N'en soyez pas jalouse: je ne connais plus l'ennui! [l me faut chaque matin organiser mes journées
heure par heure pour y faire tout tenir, el encore je
n'y parviens pas toujours.
« Je dois avouer que l'amitié prend une grande
place dans ces programmes quotidiens, mais comme
les heures passées au Cottage contribuent toutes à
mon amélioration intellectuelle et morale, je n'en ai
point de ren)Ords et ne considère pas ce temps
comme perdu.
�LE RÊ.VE n'ANTOINETTE
159
« r~las
1 notr·' douce int Imité va se trouver
quelque peu rompue, Je le crains. Il ya maintenant
des étrangers dans notre vic, je Ics supporte parce
qu'ds ;,ont arhstt: , mais combien je les ain1\.:rals
mieux chacun dans son atelier respectift
« C'est avant-hier, Jeudi, le jour de Béatrix, que
j'al falt leur connaissance .
.. Nous étions au salon pendant une fin d'averse,
BéatriX, M. Palverini et moi, quand Je valet de
chambre annonce: M. Vaudrecourt, M. cie la Mare 1
« Vous connaissez Vaudrccourt de réputation et
par les très jolies tOiles que nous avons de lUI au
mus~e
du Luxembourg; vous savez qu'il est très
vieux, la renom~
vous a parlé de sa belle pr..:stance et de son taknt, les maul'aises langues de son
caractère orageu.\, variable cumme le temps au mOIs
de mai (en Ct: moment, je ne trouve pas de comparaison plus expre!'sive) .
• J'étai donc fort curieuse de rèncontrer le propriétaire de tant de notoriété. Quant à 1\1. de
la Mare, son nom ne me disall rien, et j'al vu entrer
sans émotIOn un très joli monsieur, jeune, portant
bi\:11 la tête, et tout à fait à l'abc dans ses COITccts
vêlements de drap gros bleu. Vaudrecourt est ab<;olument semblable au portrait qu'a donné de lUI la
Semaine ilil/sln:e cn nO\'embre ou décembre.
4 Cher monSieur, désolé d'aVOir manqué 'o'olre
visite l'autre jour, dll-il au maUre Je céans <11'1'\.:5
avoir alué Béatnx. Vous êtes bien aimable d'étre
venu ju qu'à mon antre.
~ - Cher maitre, j'avais appris votre arl'll'ée à
Montrei!. Au J'Isque d'être indIscret, ,'al voulu "ouo
présenter mes devoirs.
« - Pas indiscret du lout ... on ne me d~l'ange
jamais .. je SUIS toujours sorti .•
« Pendant ce tcmp'S, le M. de la Mare faisait la
plue; piteu5l! iigure. Par une petite toux sèche, il
rappela discrètement sa présence.
« - Ah! ,'oubliais, fit Vaudrecourt. Madame, je
vous présente M. Othon de la Mare. Au fait, pourqU(11 « Othon ", dit-il en se retournant vers l'infortuné, on ne s'appelle pas Othon, c'est un nom d'cmpen':llf, \'ous n'êtes pas empereur, Enfin, Othon (.u
.lean-Pierre, je l'OUS présente M. de la Mare, qui se
tilt peintre ... ' et arti, te, encore 1 •
�160
LE RÊVE D'ANTOINETTE
Béatrix tendit la main au nouveau venu.
Vaudrecourt continua:
,( - Il n'y' a eu ni fin ni cesse, il a HlUlu venir
avec moi quand je lui ai dit que J'allaIs VOliS voir. Je
lui ai fait observer que cela ne vous donnerait aucun
plaisir, que vous ne teniez pas le ~oins
du monde à
sa visite, attendu que vous ne le connaissiez pas, à
quoi il a eu l'audace de répondre que je me trompais:
il n'est pas un inconnu ... vous avez sùremcnt remarqué au dernier Salon deux infâmes paysages qu'il a
exposés, une prairie rose et une marine mauve. »
« Le pauvre Othon eut un gémissement de protestation, la barbe de Vaudrecourt se hérissa.
« Oui mauve, mauve ct rose ... et vous appdez
cela de l'impressionnisme l Ah l elles sont jolies \"os
impressionsl Si vous voyez les choses comme cela,
1I1aut vous faire soigner, mon garçon. »)
« Béatnx et son mari, habitués aux manières de
Vaudrecourt, souriaient placidement j moi, je me sentais un peu gên~e.
« - Ennn, pour me débarrasser de lui, j'ai consentI à m'en embarrasser une heure et à vous l'amener. C'est un bon garçon, au fond, malgré ses extravagances pseudo-artiq~,
et je vous demande de
ne pas lui faire tf(~p
sentir votre mépris pour ce qu'il
appelle son génie. »
« Othon avait pris le parti de rire. Cette preuve de
bon caractère nous mit tous à l'aise.
« Vaudrecourt m'amusa beaucoup par ses innombrables saillies. Le pauvre de la Mare, désepr~
de
ne pouvoir placer un mot qui ne {Clt aussitôt rabroué,
s'était résigné à se taire. Cela dura ainsi jusqu'à
l'arrivée d'un nouveau personnage.
« - M. Bernard Valin! »
" Encore un artiste, cellll-Ià, ami et disciple de
Palveri ni. Vaudrecourt le regarda d'abord en dessous,
puis sembla ignorer complètement son existence. Le
jeune homme ne s'émut pas de cette attitude plutôt
p'eu sympathique, et par sa parfaite aisance me produisit une très bonne impression. Il m'a semhl~
modeste, d'une modestie voulue, supérieure à celle
du pauvre Othon forcée par la présence de son redoutable VOi5111. Et puis, l'amitié des Palverini m'est le
meilleur garant de sa valeur morale.
« Othon, enchanté d'avoir un auditeur complai~nt
«
«
�p~ldant
LE RÊVE D'ANTOIl 'ETTE
161
qUé: B~atrix
écoutait Vaudrecourt, parlait
avec amour de son art et de ses th60rieti 6tonnantes
sur le. couleurs; puis il d6plora le mauvais teml's
qui l'emp~ch
tl'aller peindre dans la campagne ses
pay"'~1.
fantsiqle~.
Faite dl.!' effets de pluie, conscilla 1\1. Valin
tr:'~
calm.:'.
(. - J'cn ai déjà une Jenll-douzainel
• - Alors faitc~
de la musiq ue, cela \(lUS 6pargnLl'a
d" couleurs! conclut Pah·erini. De ljuel instrum..:nt
jOUCI.-VOllS ~
" - Du \ iolon, du piano, de la, ..
" - Flütc! lança Vaudrecourt qui a\'ait entendu,
du hautbni.;, de la clarinette, de lacuntrebasse, que
sai '-je enC(lre :- .. , Il prétend que l'art ne peut se cant(lI1n~r
ct qu'un artiste doit pouvoir jouer du gong et
du violoncelle aus. i bien que dessiner des fusains et
bro.;,er Jes tableaux. Je vous en prie, ne vous donnel:
pa~
la peine Je l'écouter 1
« - M. de la .i\lare e-t tout à fait précieux pour la
mtl~ique
J'ensemble, fit aimablement Béatrix. J'esp::re qu'il voudra bien nous prêter son concours si
n,)us organi~;
quelques symf honies les jours de
mauvais temps. M. Valin e~t
très bon musicien,
Mil,; d'Aircuille a un lort joli talent de pianiste, ce
sera parfai t. »
~ Les jeunes gens se conrondirent en remerciements tanuis que j'allais gr,)nder mon amie d'a\'oir
ain ... i parlG de mon paU\TC pellt talent. Demain, ~'il
pleut, nous auruns notre première réunion,
" V,)US ne vous plaindrez pas de la brièveté de
cette lettre, chère Thérèse. En voici puur un peu de
temp,., je le crai n~,
mais vous, écrivez-moi .
•, Pour vous h:nir au courant de ma vic sans avoir
à trluyer deux ou truis heures pour faire une lettre,
,.~cria
chaque soir quelques mots, une sorte de journal, moin~
que cela, un résumé de mes ImpreSSions
du JOLI r: une minute me suffira pour le faire. A.insi
vous saurcz tout d vous ne me gronderez plus,
" A bient0t, je vous embrasse tendrement.
« -
I(
ANTOINETTE . "
�lG:.!
LE REVE D'ANTOINETTE
XXIX
- Ob! ma chérie, vous êtes indignement
coiffée.
Et tandis que la jeune fille s'approchait pour l'embrasser, Mme Palverim fit tomber les épingles qui
retenaient les cheveux d'Antoinette et, d'un tour de
main, renoua gracleusemeut leur masse souple et
dorée.
- Là! ,'ous êtes beaucoup mieux ainsi. Depuis
quelque temps, vous ne savez plus vous hablller,
vous prenez un petit air campagne qui ne vous sied
pas du tout. Quelles idées avez-vous en tête?
- Aucune idée, chère B~atrix,
seulement je n'ai
plus le temps de faire mieux, et puis j'avoue qu'aujourd'hui Je juge singulièrement ,frivoles les préoccupations de toilette qui m'1I1téressaient tant il ya
quelques mois.
- Mais, chêne, vous vous embarquez dans une
voie déplorable! Ce n'est pas mal que de mettre à
s'habiller le goüt c10nt on est capable. De l'mdifférence, on tombe vite dans la négligence; c'est à mon
al/is une chose mauvaise. Il faut respecter l'ouvrage
deDieu, à conditIOn bien entendu de ne pas exagérer. V(Jus a vez apporté de la musique? c'est gentil.
Nos Jeunes gens vont bientôt arriver, mon man aussi,
)epen,e.
- Croyez-vous que le mOlS de mai sera très plu\lIeux cette année? demanda AntOinette.
- PourquoI cette questIOn?
- Parce que les jours de pluie amèneront des
étrangers entre vous et moi. Or, je vous déclare que
i'aime beaucoup le soleil.
- C'est tout à fait gentil à vous, Toinon, de me
dire aussi délicatement que nous vous suffisons,
mai s, vous le savez, la monotonie est mère de l'enn UI
ef je ne SUIS pas fachée de vous distraire un peu de
mon éternelle présence. Ces messieurs sont Cor·t
aimables, je suis sûre que vous aurez du plaisir à les
~oir.
-
Vous croyez?
�LE RÊVE D'J\NTOINETTE
163
Certainement, 1\1. de la l\Iare n'a-t-il pas l'air
d'un brave garçon?
Pauvre homme, )e fait est qu'il a unc l'atiencd
Et M. Valin, ne le trouvez-vous l'as distingué?
- Si, si, il esl tr1.:s bien. A-t-il beaucoup uc talent?
fi e~t
très artiste.
Alors, il vient à :\lontreil pour l'cindre? Où
est-il descend LI ?
- Au l'elit-Château. Cest un peu grand pour lui,
mai. si jolt! ct 11 déleste la vic d'hôtel.
Les Joues fraiches d'Antollll!tle ,\;mp(lurprèrent.
- Le Pelit-Chàteau! Votre mOl1sil!llr d011 étre en
relatIOns amicales ct sUivies al"CC lc fameux notaire.
Un Je ce~
Jours il va vous l'amenl!r, 011 nl! l'CITa plus
que lui, chez vous. Je vous seraI bien rcconnaissante
de me prévenir de ses vi~IC!:.
- TranL\1Ilisez-Y(~,
ma I11If.;tlllnI1C, 1\1. Yalin
n'amènera personne, Je vou "le l'rllmetl:;.
A cc moml!nt, le personnage cn que~tlOn
arnl'Hlt
au collage en compagnie J'Olivier; sa tunuc élégantu,
sa fière prc~tanu,
sa phYSIOnomie grave ct duuce
soutenaient bnllamment la comparaison avec le bd
artiste, Au prelTiier coup J'œil, ,\ntoinette en fut
frappée.
« Il n'y a que!.;!,; artistl!S au mondl!! • pensa-t-elle,
Et bon plus gracieux suunre a..:cuedlit l'hute des
PaherilH. On s'occupa tout de suite du ..:hOl:\. d'une
partitIOn. Béatrix proposa le FI'cischiil,. Olilïer inclinait pour l\lendel sohl1.
- Et l'OUS, Antoinette. que Jiles-I,)u, ?
- Jl! ne sais trop, une symphonl<! de Haydn,
peut-C:tre, réponuit-ell.:: en feuilletant un album de
musique.
- Jl! propose la symphonl':: la Slt'pi~e,
lbt B(;rnarJ Valill.
- C'est l'rai, c'est exquis.
- Et pas trop dif(j..:ile; nous pourrons nous en
tirer tant bien que mal avec piano, harpc, VIOlon,
\'ioloncclle et basse, déclara Olivier. M. de lal\larc
sera la basse, Je lUI al dit de ne pas oublier d'apporter son instrument. Il en a ici toute une collec,
tlOn qu'Ii es,aye de cacher à Vaudrecourt sans
grand succès. Tiens, le vol\à.
L'infortuné arrivait, rouge, o.:xcité, Jirigeant al'ec
angoisse les pas chancelants d'un garç(lnnet à demi
�)(i.~
LE RÊVE n'ANTOINETTE
écrasé sous le poids d'une énorme machine. II eut
un cri de lerreur en voyant le tout trébucher et
s'incliner plus que de raison.
- lvlalheureux ! vous ne savez donc pas que c'est
très fragile?
Tout le personnel du COllage vint à la rescousse
et introduisit la machine dans le salon, avec mille
précautions.
- En(l n 1 s'~cria-tl,
en épongeant son fronl
ruis selant de sueur. J'ai cru que nous n'arriverions
jarnai s.
- Comme c'est grand 1 murmurait Antoinette
terrifiée.
- Oui, 'mademoiselle, c'est grand, et cependant
cela me suit partout, je ne voyage pas sans elle.
C'est très rare et trl!S utile dans la musique d'ensemble. Avec elle j'ai toujours pu rendre service à
quelqu'un.
La jeune (Ille fut impressionnée par cette idée
touchante de faire plaisir aux autres au prix d'un tel
encombrement.
- Et Vaudrecourt, que dit-il de cela? interrogea
Olivier.
- Vous pouvez le supposer, et cependant vous
n'arrivez pas à ,la moitié de la réalité. ,l'a\'ais laissé
cn consigne pendant trois jours tous mes instruments, pour le dépister, et j'ai profité de son
absel1ce pour les faire amener à ma chambre.
Grace à un cabinet noir, j'ai pu les cacher pendant
trois autres joul·s. Le quatrième jour, croyant qu'il
était parti pOUl' loute la matinée, j'ai étudié un peu
cette basse. A u bout d'un quart d'heure à peine,
M. Vaudrecourt faisait irruption chez moi en se
boucbant les oreilles. Vous devinez tout ce qu'il a
pu me dire 1
Lc brave de la !vlare riait de si bon cœur au souvcnir de son infortune que chacun l'Imita, et la
délicieuse symphonie de Haydn commença au
milieu d'un bien-être général.
Rien ne met les gens d'accord comme un morceau
de musique compris de bonne sorte et exécuté de
raçon suffisante. Ce fut le cas avec la Sln"prise.
Peut-être que, cie-ci, de-là, quelques notes furent
croquées, peut-être que bien des ,trilles et des traits
manqui.:rcnt d'agilité ou de perlé; peut-être que la
�LE R1!:VE D' A~TOI'mE
165
bizarrerie des instruments réunis là eussent donné
Je doux auteur de la Surprise, mais Pilme d\! la sym-
phonie chantait, c'était as ez pour émouvoir ses
interprètes et mettre sur leurs lèvres, après le dernier accord, le sourire de ceux qui ont vu ou senti
dcs choses très lointaines et très douces.
Le soir, Antoinette écrivit à la première page de
son bloc-notes:
~ Les étrangers n'ont pas mis de trouble dans
notre vie. C'e 't pour Pàme un inexprimable délassement que la bonne et saine musique; merci à eux
qui nous l'ont apporté. L'un est d'une bonté touchante, l'autre m'intimide un peu. - J'aime la
musique, mais j'espère qu'il fera beau temps
llemain. »
Il fit assez souvent beau temps, mais il plut
quelquefois ...
Béatrix s'était prise d'une belle ardeur pour ces
concerts improvisés, et trouvant insuffisants les
jours nuageux, elle organisa le quintette deux fois
par semaine, après dlner. On déchiffrait beaucoup
et l'on étudiait ensuite les partition" qui avaient
réuni les suffrages de tous les exécutan~s.
La
musique classique cédait parfois le pas à la musique moderne. Saint-Saens, Massenet, Wagner
passèrent tour à tour sous l'archet ou dans les
doigts des hôtes du Cottage. Et puis, quand les
bras retombaIent fatigués et que les têtes S'Inclinaient saturées d'harmonie, Béatrix s'enveloppait
d'un long chàle souple et l'on s'en allait, à petits
pas, reconduire Antoinette.
Le chemin le plus long était le prL:féré, il était
lard, on y voyait à peine, mais l'on sentait flotter
une odeur de printemps, et l'on devinait que tout à
l'entour était vert et fleuri. La mousse des aubépines semblait, dans la nuit, des vapeurs légi.:res
d'apparitions; la lumière des étoiles brillant dans
l'air sombre jetait un mysti.:re sur les colilOCS
endormies; un frisson passait, qui semblait délicieux,
De la Mare disait parfois des histoires terrifiantes
de spectres et de revenants, le frisson se faisait plus
fort, et nul, ensuite, ne disait plus rien. EJ quand
�166
LE RÈVE D'ANTOINETTE
après un dernier bonsoir, Antoinette rent rait dans la
maison grise el regagnait sa chambre, elle demeurait longtemps devant les feuilles légères de papier
transparent, la plume entre les doigts et le regard
au loin. Le vol d'un papillon passant devant sa
lampe, le bruit d'un oiseau de nuit sur la fenêtre,
un rien la ramenait ici-bas ... Elle écrivait en hâte:
« Temps délicieux aujourd'hui, Montreil deVient
charmant. Nos bambins ont su leur catéchisme.
Bonne musique ce sOir. Le printemps est joli cette
année. »
xxx
Le prIntemps s'écoulait très doux pour les habitants du Cottage et leurs hôles. Une franche amitié
s'0lait établ ie entre tous les membres du corps
mUSical, comme disait en fiant le bon de la Mare.
Sa bienveillance, sa joyeuse bumeur étaient toujours
accueillies avec plaisir; pourtant on se ménageait
parfoIs un peu d'intimité sans lui.
- Il est charmant, je vous l'accorde, déclarait
OJiviel', mais j'al bien le droit de vouloir de temps
en temps mes amis pour moi tout seul!
Et dans les longues causeries qui s'attardaient le
soir sous les platanes, quelque chose de doux passait, comme des reOcts d'âme, où le frémissement
de jeunes cœurs qUI s'éveillenl. ..
BéatriX se taisait volontiers, sa nature contemplative se plaisant au silence; un mot d'elle, dit à
proros, dirigeait toujours la conversation. On parlaiL
ainsi d'art, très peu; de musique, beaucoup; de
littérature et, parfois, de morale et de ph ilosophie.
Olivier et Bernard, souvent cie même avis, discutâient à l'occasion leurs opinions respectives avec
éloquence, montrant ainsi leurs intelligences et
leurs cœurs.
Antoinette, d'abord entra'inée dans la causerie,
finissait par se taire, se trouvant trop au-dessous de
ces choses; mais chacun des mols qu'elle entend aiL
se gravait en son esprit el s'y fixait à jamais par une
ardente admiration.
Chos~
étrange! elle et le jeune artiste se parlaient
�LE RÊVE D'ANTOINEl"lE
107
à peine; pourtant on les devinait toujours de pen sée
sem,blable, exprimée dans un geste approbateur,
dans un sourire ou dans un regard bien vite
détourné. Elle comprenait comme lui la loi divlIlc de
bonté, comme lui eHe voulait un idéal dans sa vie,
Idéal d'honneur, de tendresse ct de paix, et en
écoutant les grandes vérités se faire si douces dans
le timbre care sant de cette voix, elle se prenait à
mépriser un peu le côté fragile qu'elle avait mis
lusque-là à cet idéal: art, poésie, célébrité.
Bien souvent, sa nature enjouée prenait sa
revanche, elle redevenait l'Antoinette d'autrefoIs.
- Je SUIS très lIlquiète, dit-elle d'un air drOkment
sérieux pendant la demi-heure de repos que se donnait le quintette à l'heure du thé. Je suis vraiment
très inquiète, je crains que tante Virginie n.: fasse
une maladie.
- Mon Dieu 1 pourquoi cette crainte?
- Parce que Mme Morisson et sa fille sont parties mystérieusement en voyage mardi dernier,
sans cllre où elles allaient ni quand elles rentreraient. Ma tante se creuse la tëte pour deviner ce
que cela veut dire, elle n'en dort plus, ne boit ni ne
mange. Vous pensez bien qu'un tel régime ne peut
durer longtemps.
- Qu'est-cc que cela peut lui faire? demanda de
la Mare intéressé.
- Oh 1nen absolument, ce qui ne l'empêche pas
,l'en rêver dans ses rares minutes de sommeil. « Ce
doit être un mariage pour la petite, me dit-elle quelquefois, cependant cela m'étonnerait un peu;
Mme Morisson, femme intelligente et pratique, ne
désire pas chercher ailleurs ce qu'elle a sous la
main. Elle a une idée, Mme Morisson, une fort
bonne idée, qnoique peut-être Impraticable. )
Antoinette s'arrêta.
- Et quelle est cette idée? interrogea Othon.
- A quoi bon vous redire les potins de l'endroit?
répliqua Antoinette amusée par la curiosité du
jeune homme, vous ne connaissez personne à 11ontreil, tout cela ne peut pas vous Intéresser.
- Pardon. On trouve SI peu de gens ayant des
idées, que ceux qui, par hasard, en sont hantés
m'intéressent comme des phénomènes.
- Merci pour notre intellect, dit Olivier.
�IGt{
LE RÈVE D'ANTOINETTE
Les artistes ct leurs familles sont hors de
cause, cela va sans dire. fil vivement le jeune
homme. A lors, l'idée de celte dame ?...
- SI vous y tenez tant que cela 1 L'Idée de cette
dame est de faire épouser à sa fille le notaire de
l'endroit.
- Cc monsieur est-il bien?
- Comme tous les notaires, je suppose.
- Est-il riche?
- Très riche.
- Ce n'est pas une idée, cela, c'est un calcul.
- Jc SUIS de votre aVIs. Pourtant ce calcul semble
bon, car toutes les m~rcs
de filles à marier l'ont fait.
Elles se l'arracbeot, parait-il. Deux familles amies se
sont brou illées à mort à son sUJet, l'u ne reprochant
à l'autre d'attirer l'oiseau dans srJO piège.
- On sc l'arrache r le vOlldrais bien être cc
notairc, gémit le pauvre Othon rappelé au souyel11r
de certames petites déceptions matrimoniales .
- Oh r monSieur, Dieu vous en gardel
- Pourquoi? Cc notaire est un homme heureux,
bien tranquille, assis tout le l0Ul' clans un bureau
frais en été, chaud en hiver, rarement dérangé,
Jouissant en paix de ses ,olies rentes, lïer de sa
gloire de Jeune homme à marier, content avec sa
pIpe, son chien, sa table bien servie ...
- Pouah! exclama AntOinette, quelle borreur 1
- .L'.lon cher, vous dites des choses répugnantes,
interrompit Olivier riant aux larmes. Regarder. ma
femme, elle en rougit pour vous, et le pauvre ValIn
cst suffoqué d'indignation.
De fail, le doux VIsage de Béatrix s'élait empourpr6; par contre, le silencieux Bernard, très calme,
tournait lentement sa cUiller dans sa tasse en souriant. A l'exclamalion d'OliYler il releva la tête ct
regarda TOl11o!1.
- Pourquoi ce cri de dégoût, mademoIselle?
de1l1anda-t-il.
Rart.!ment, bien raremenl, il s'adressait ainsi à la
jeune fille, plus rarement encore il osait l'interroger
sur ses propres actIOns. Elle fut étrangement troublée par ceUe question nette, articulée d'une "oix
lente et blCn posée . Ses idées romanesques, ses
préyentions, ses préjugés se dressèrent devant elle
dans leur puérilité et leur folie; eUe eut honte
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
J69
d'avouer ses sottes chimi.:res à cet artiste qui, pourtan.t, lui inspirait une confiance absolue, ct,' ne
pouvant soutenir son regard droit et grave, elle
détourna la tête.
Mais Il insista.
- Pourquoi ce dédain?
Et elle, domptée, frémissant en son âme de toutes
ses folle Idées vaincues, dut lui répondre tOlile la
v';nté:
- Je ne sais pas l. ..
Comme Je SUIS encore mauvaise 1
" ... 10 JUIl1. Comme l'opinion des autres m'est encore sensible 7
L'idée que quelqu'un puisse me mépnser me cause
une douleur intolérable. Je ne pUIS nen écnre, je
suis trop malheureuse, les larmes m'aveuglent. ..
Théri.:se, quand serai-je comme vous au-dessus de
ces misi.:res! »
XXXI
Le prl!mier jour de juin se leva si beau, qu'Olivier, sacrifiant quelques heures de travail au dé,.;ir
de sa femme, déCida une excursion SUI' la Vivctte,
dans la « Ilolle des Palvennl ».
Il,, prirent Antoinette au passage, ct tous trois se
dlflgi.:renl gaiement vers le Pctlt Château.
- MademOiselle Antoinelle, dit le pellllre, vous
étes toute pâle, je SUIS sûre que vous mourez de peur.
- De peur ... pourquoI '?
_ Parce que les arbres mystérieux qui abritent
mon Djillll cachent aussI pcut-élre des spectres ou
des cauchemars ! ...
- Je comprends tri.:s bien ce que vous voulez
dire, mais ce n'est pas de celle crainte que je mourrai, tranquillisez-vous. Même, faut-Il vous l'avouer ? ...
je désire presque rencontrer ce cauchemar pour
v(,ir comment il est fait.
- Je croyais qu'lI était chauve, rouge, épaiS,
couvert de breloques!
- Probablement, mais je n'en suis pas sûre, je
m'en fais peut-être une idée inju ste.
- Voilà mon Antoinette qUI deVient raisonnable,
dit affectueusement Béatflx, en voulant compter
�170
LE REVl:.: D'ANTOINETTE
avec son Jugement plutôt qu'avec sa trop primesautière imagination.
- Vous devenez même si raisonnable, continua
Olivier, que vous n'aimez plus les artistes.
- Comment cela?
- Vous dédaignez mon amI Valin, ou vous l'avez
pris en grippe, vous ne le regardez pas, vous lui
parlez à peine, comme si vous ne pouviez le supporter, n'est-ce pas, Béatrix?
La jeune femme eut un sourire étrange.
- Ce ne sont pas tes affaires, mon ami, laisse
Toinon en paix.
Pauvre Antoinette 1 pouvait-elle leur dite combien
une première méprise avaIt rendu son âme peureuse
et défiante. Ella craignait maintenant à l'extrême son
imagination; et trouver Bernard si sympathiquè
dans ses idées, son jugement, son regard, même
dans le son de sa voix, lui causait une terreur folle.
La première fois que cette sympathie s'était
révélée, oh 1 presque tout de suite, elle avait juré de
n'être plus la dupe de ses chimères, et s'était promis
de ne pas l'aimer, Elle oubliaIt son idée fixe, nettement exprimée, de n'épouser qu'un artiste : tout
calcul, toute combinaison d'avenir disparaissait dans
le trouble que lui causait la présence du jeune
homme, et dont elle ne voulait pas convenir. Elle ne
cherchait pas à comprendre l'ardente sympathie
cru'elle devinait en Bernard, et qu'elle sentait à
travers sa froideur; l'attraction invincible qu'exer«ait
sur elle ce sentiment, si bien caché en lui que personne autre n'eût pu le soupçonner; et si parfois
elle se recueillait un instant pour écouter battre son
cœur, elle repoussail bien loin ces « délires d'imagi.
nation» ct se traitait de pauvre folle.
Elle croyait conjurer tout péril et prévenir toute
déception en étant avec lui d'une froideur extrême,
lui parlant peu pour n'y pas penser ensuite et ne
pas se faire 1( des idées ».
Fortifiée ainsi contre toute surprise, elle s'aban.
donnait sans remords au plaisir que lui donnait la
présence du jeune artiste. Ce plaisir était bien
troublé «à et là par un orage imprévu, comme la
veille, où elle avait cru deviner en lui un blàme pour
elle, mais bientôt elle haussait les épaules, disait:
Qu'importe! et voulait n'y plus penser.
�LE RÊVE n'ANTOIl'ŒTTE
17 1
Tout en devisant, ils ariv~ent
à la porte du parc
uont 01 ivier avaIt la clé j ils entrtrent, ct en quelques
pas furent au cœur d'un fouillis de verdure où se
nichaient des merles et des fauvettes, où s'épanouissaient des lilas, des églantines et des cytises, parmi
les rais de lumière blonde qui, droits et fins, trayersaient l'épaisseur des allées.
Ils s'engagèrent, charmés, sous la VOllte odorante
que formaient des rameaux enlacés d'acacias j leurs
pieds s'enfonçaient dans un tapi:; moo.:lleux d'herbe
yerte j du lierre ct des liserons rampaient ou s'accrochaient aux troncs d'arbres j devant eux, j'allée
b'alon~eit
pour s'';panouir en un éblouissemelll :
la rivière dont le remous semblait charrier mille
soleils, parmi les roseaux et les nénuphars; et par
dclà ses bords, l'immense prairie où paissaient des
bœufs, ct que bordaient à l'horizon les grandes
montagnes embuées de poudre d'or.
C'était vraiment un jour de fête. Une langueur
délicieuse emahissait l'tllne d'Antoinette, une paix
immense ct douce. Il lui sembla soudain que rien
au monde ne pourait ëtl'e plus profondément compri' par elle-même que cette nature, ce calme, cette
ombre parfumée, et que tout ce qu'elle voudrait
tenter pOUl' s'en détourner serait une méprise,
peut-être m(;me une faute ...
- Bonjour, mes amis, criait joyeusement Oli\'ier.
Dans l'ogive lumineuse où s'enchâssait l'horizon,
deux silhouettes ressortaient en sombre, Bernard et
l'aimable Othon venaient à leur rencontre, le sourire
de l'un 's'épanouissant sur des dents très blanches,
celui de l'autre semblant s'ouvrir sur quelque coin
d'âme où dormait un secret.
- Nous venons de voir le DjillN, c'est un modLle
de patience, criait à tuc-tête le brave Othon.
- Hein? fit Olivier.
- Oui, il vous attend sans broncher, depuis un
mois qu'il gît ici, abandonné, le pauvrel Il aurait pu
se venger à sa façon; mai.s non, il est intact et
superbe, ne prend pas l'eau et semble tout di posé
à promener César et sâ fortune. Voyez plutôt!
Après de vigoureux shake-hands, il entrainait
les arrivants vers l'anse verdoyante, où, sous les
longues branches tra'mantes des saules, le joli
bateau cachait sa coque blanche arrondie et les
�172
LE REVE D'Al-JTOINETTE
Jettres dorées de son nom. Après bien des lenteurs,
bjen des paroles inutiles et joyeuses, on s'embarqua.
Olivier et Othon tenaient les rames, 1\1. Valin était
au gouvernail, ces dames à j'avant. Dans le bruit
soyeux de J'eau frôlée en cadence, la flotte des
Palverini remonta le cours de la Vivette .
... Ce jour dû printemps passa comme un rêve: les
longues haltes dans les prés, la cueillette des nénuphars et des myosotis, le goûter sur l'herbe aupr~s
d'un églantier en fleurs, tout semblait trop doux,
trop joli pour être la réalité.
On prit à regret le chemin du retour, il était tard;
dans les prairies, les cloches des troupeaux s'~loi
gnaient... à la joie de tout le jour succédaIt une
adorable mélancolie; sur le Djil/Il on ne parlait pa .
Béatnx avait voulu prendre le gouvernail; Bernard
s'était assis auprès d'Antoinette: 11 la dépassait de
tOute la tête.
Elle fit un mouvement, son bouquet de myosotis
tomba; il se pencha pour le ramasser; sous l'ombre
du chapeau tout ennuagé de mousseline leurs
regards se rencontrèrent et, pour la première fois,
ne se détournèrent pas ...
C'était presque la nuit quand ils débarqul.'rent.
Le parfum capiteux de l'allée s'exagérait dans
l'ombre; des pétales tombés sur l'herbe y faisaient
des taches blanches; on entendait dans les bUIssons
des frôlements d'ailes et de feuilles froisé~.
- De la Mare, donnez-moi un coup de main!
disait la voix d'OlivIer sous les saules.
Le bon garçon s'empressa, Béatrix resta avec eux.
Bernard et Antoinette, qui n'avalent rien entendu,
contll1uèrent à marcher, lentement, vers le fouillis
de verdure où nichaient des merles et des fauvettes,
Où s'épanouissaient ues lilas, des églanti nes et des
cytises dans la lueur vague et molle d'un radieux
crépuscule.
Ce parc est ravissant, murmura la jeune fille.
- Vraiment, Je pensez-vous?
- C'est un délice, et vous devez être bien heureux
d'y vivre.
- Heureux 1.. . Mademoiselle, si nous vivons, les
yeux fixés en haut; si nous attendons tout de Celui
qui peut tout; si nous voulons ce qu'II veut, et (sa
voix trembla lég~remnt)
si nous gardons au cœur
�LE RÊVE D'ANTOŒETTE
) 7j
une espérance, nous pouvons toujours être heureux,
Ici ou là, qu'importe? pour celui qUI aime ct qui
croIt, le bonheur est partout.
Malgré cette afl1rmation, un peu de tristesse
fléchissait dans les mots nettement dits. Antoinette
eut le cœur serré ... et sans rien trouver à répondre,
elle continua à marcher lentement auprès de lui, ne
voyant, ne sentant, ne comprenant plus rien.
~ I l juin. - Les myosotis ont, ce printemps, un
azur merveilleux. J'en ai rapporté de ma promenade,
un gros bouquet que j'ai mis là, sur ma table, tout
près de moi; j'aime ces jolIes Oeurs ...
~ M. Valin a de bien beaux yeux ...
« Tl m'a confié ce soir qu'il est heureux. Chez certaines âmes très nobles, le bonheur est parfois une
vertu, la plus difficile de toutes, que l'on acquiert à
force d'énergie et de soumission au Ma1tre suprême .
.T'ai cru deviner cette réSIgnation victorieuse dans les
mots qu'il m'a dits ... AuraIt-il un chagrin, refoulé
par sa volonté? Peut-être une peine d'amour 1
" Quelle est cette espérance qui, partout, lui
donne le bonheur?
« Je suis triste ce soir. »
XXXII
- B'::atrix, M. Valin est-il marié?
La jeune marquise sursaute à cette question.
Quelle idée? non? mais quelle idée, Antoinette?
- Serait-ce donc si extraordinaire?
- Certes non! Il pourraIt être marié, mais vous
savez bien qu'il ne l'est pas.
Antoinette rougit.
Elle avait eu tant de peine à faire franchir au llom
de Bernard le rempart de ses lèvres 1 Depuis deux
jours, vingt fois par heure elle ouvrait la bouche
pour faire la même question, et toujours le courage
lui avait manqué. Aujourd'hui, fermant les yeux, el
parlant très vite, elle avait formulé sa pensée obSédante ... La surprise de Béatrix augmentait son
malaise.
�I7 +
LE RÊVE D'ANTOINETTE
Comment saurais-je ces choscs, chère amie? ..
M. Vall11 ne me fait pas ses confiLlences.
- Ail çà, TOinon, est-ce donc un sccret que
d'avou' une femme, et faut-il tant de mystè're pour
en parler?
- Un secret r non certes., mais on n'est ras
oblig0 de tout dire aux étrangers ...
Elle pensait en même temps à certain artiste de sa
connaissance Clue, pendant une semaine, elle avait
vu chaque jour sans se douter qU'Il l'li! marié. AusSltot elle eut conscience d'avpir dit ~l 13éatrix une
0normlt0.
A la ngucur, on peut vivre près d'un étranger
quelques heures par jour, (uutl.! une semaine, sans
non apprendre de sa vic; mais un mois 1. .. C'est
invlaisemblable. Et puis, là-bas, dans la for'::I, ils
0talcl1t seuls, 1l1connus l'un à l'autre, sans aucune
l'al 'on pour rien dire d'eux-mèmes ou de leur
famille, tandis qu'Ici, au Cottage, les Palyel 1Ill, étant
amis de Bernard, l'auraient été ll1évitablement de sa
femme ct en auraient souvent parlé.
Pauvre Toinonl l'absurdité de sa question lui
faisait monter le rouge au visage. Que devait 1 enser
B0atrix? Mais 13éatnx ne semblait pas le moins du
monde étonnée.
- Vous avez raison, disait-elle, on n'est pas
obligé LIe tout dire ...
Elle se tut. Et Antoinette d6sirail tant sal'Olr
:lutre chose! Elle avait eu tant de peine à mettre la
conversation sur cc sujet troublant!
D'une VOIX mal assurée, ct les Ii:vres tremblantes,
clIe cont 111 ua :
- C'est du reste ce qu'il fait.
- Vraiment! (La jeune femme SOUrit.) Que
l'Oudriez-vous donc savoir de lui r
- Ah 1 rien 1 cela m'est égal, vous comprenez ...
mais .. . c'est un monsieur tl'1:s maître de lUI-même,
qUI ne montre de ses impreSSIOns que ce qu'il en
veut bien montrer, et sait admirablement garder
pOllr lui toulle reste.
Pourquoi, malS pourquoI 6tall-elle si troubl6e?
Que tui faisait tout cela?
13éatrix continualt à SOllrtI'C.
- l\la chérie, vous (;tes étonnante, dit-elle . .Tc ne
vois rien en lui de SI compliqué. Que savons-nous de
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
175
ses impressions? et qu'en devlOz~ous
d'inexprimé?
- Je ne puis guère le dirc, car, je vous le rép\:te,
cela m'est indifférent ...
- Dites toujours.
- Par exemple, je crois qu'il peut parfaitement
être joyeux avec un chagrin dans l'àme.
- Oh! oh! vous pouvez avoir raison.
- N'est-ce pas? Ne lUI trouvez-vous pas parfOIS
l'ail' d'un résigné?
Comme Béatrix ne répondait pas, Antoinette
continua, le cœur palpItant ù lui faire mal.
- Il a peut-être des chagrins d'amour. ..
- Peut-être.
La marqlllse articula ce mot lentement, presque
solennellement.
- Peut-être ... dii-elle une seconde fois. Je crois
que vous avez bien jugé. Vous êtes perspicace,
l'olllon .
. Elle appuyait sur chaque mot, comme pour y
mcttre une intention voulue. Intéressl:c sans doute
par les arabesques de' sa tapisserie, elle ne vit pas
la pàleur d'Antoinette que les paroles de son amie
avaient bouleversée .
. Après quelques rélleJ.:lons banales sur le temps,
sous un prétexte futlle la jeune fille se retira.
Le SOir, elle n'écrivit rien sur son block-notes,
car, Incapable de penser, elle ne voyait plus dans
le chaos de son esprit. Etait-ce la jOie ou la d()u~
leur qui l'engourdissait all1SI ?.. Par moments,
elle ressentait une douceur extrême, quelque chllse
d'Imprt:vu, de nouveau et J'immense qui la transportait en plem rêve enchanté... puis une sou!:'
france aiguë, inexpitcabJe, cassait les ailes de ce
rêve, et son cœur, à chaque battement, se tordait
d'angoisse. Peu à peu, l'apaisement se fit, et dans
la lu~r
confuse de son esprit encore troublé elle
VIt pourquoI elle souffrait ainsI.
« Il a une peine, je m'en doutaiS bien, une peine
d'amour!. .. Qui donc pourrait être 1l1ddlérenl à
cela? "
A genoux devant le crucifix, elle l'na pour /1//,
de toute SOI1 âme .
• Mon Dieu, mon Dieu 1 ayez pitié de lui, faites
qu'il SOit héureux; Il est SI dIgne de tout le bonheur
qU'II peut rêver 1 »
�'71)
LE RÊVE n'ANTOINETTE
Inse~iblmt
détournée de sa pnère, elle laissa
ses pensées s'en aller au loin parmi l'enchantement
de cc rêve de bonheur.
Que voulait-il pour ètre heureux? Un foyer paisible, quelques bons amis éprouvés et fldi:les, une
noble cause à protéger ou à défendre ... ct surtout
épouser celle qu'il aimait, celle par laquelle il souffraIt aUlourd'hul ·sans sc plaindre. Un éblouissement pas::;a devant les yeux d'Antoinette, la même
angoisse affolante lui tordit le cœur:
u [1 aime 1 ct celle qu'il aime est assez insensée
pour le faire souffrir 1... »
l<:lle voyaIt alors avec une lucidité singulière ct
dans ses plus intimes replis l'âme de l'étranger,
sa noblesse, sa bonté, son exquise modestie, ct
elle s'indignait contre l'ingrate incapable d'apprécier un tel trésor.
.\lais qu'ai-je donc, sc dit-elle enfin, ct que
peelt me faire toule cette histoire? "
Son Irouble, un moment apaisé, l'elll'ahit de plus
bel!..: ; une fOlS encore elle s'àdressa à Celui qui sait
tau!. Sa tète enfoUle dans ses mains, elle eut avec
lui un entretien suprême.
Quand elle se relel'a, ses paupières élaient rougies de larmes, mais une paix profonde souriait
dans ses yeux.
" ~lon
DICU, murmurait-elle, vous savez que je
ne le! voulais pas, je le cl'aignais, l'ai tout fail pour
que ce ne soit pas ainsi ... Mon Dieu, vous savez
qu~
je ne suis pas coupable 1 Si je me trompe celle
fois encure, éclairez votre pauvre petite Toinon qui
VOliS aime, guidez-la, montrez-lui sa route. »
Puis, le l'l'ont illuminé de cette douccur extrêmc
qui d'abord l'engourdissait de joie, celle douceur
nouYelle, imprévue et immense, elle conclut, les
FU.>( fixés au crucifix:
" :\lals je ne me trompc pas, vous le savez bien,
mon Dieu 1 »
f(
�LE RÊVE D'ANTOINE.TTE
177
XXXIII
M.1. Vaudrecourt et de la Mare quittèrent Montreil dans la prl!miè:re quinzaine de juin. On regretta
le bon garçon joyeux ct insouciant et son inépuisable complaisance; on regretta sa basse encombrante qui tenait dans l'étroit salon une place e."agérée; on regretta son cor de chasse, sa Oüte ct
son triangle, ct pourlant quand tout cela fut parti,
les « survivants )l, comme disait Olivier, éprouvl:rent un sentiment inJvoué de bien-être intime, la
satisfaction de se trouver enfin P-llll'e soi.
On fit moins de musique, le bon Othon n'étant
plus là pour toutes les corvées. Et puis, ces dames
étaient fort occupées par l'approche de la première
communion. Antoinette apportait à l'œuvre de catéchisation un dévouement admirable, ayant pour
chaque enfant des attentions particulil:rcs ct touchimtes, si bien que tous ceS petits l'adoraient.
Quand elle !!n rencontrait un dans la rue. il accourait vers elle pour lui dire bonjour et lui confier
qu'il n'avait pas désobéi à maman ni mal répondu à
grand'mère. Elle récompensait le bambin d'un
sourire ou d'une caresse et sc hâtait pour remplir
toute sa tâche; elle avait tant de choses à faire 1
Des robes blanches à coudre, une leçon à expliquer, une autre à préparer pour le lendemain, et
puis ses petites protégées à garder 1
C'étaient deux enfants très pauvres dont les
petites àmcs négligées ne demandaient qu'à s'épanouir au doux soleil de la tendresse et de la foi.
Elles trouvaient au Cottage, el surtout prl:s c1'Antoinette, que son amie voulait au premier rang dans
l'œuvre de bonté, cette lumil:l'e el cette chaleur, ct
leurs bons petits cœurs reconnaissants la payaient
de sa sollicitude avec usure par l'éclosion de charmantes verlus. Antoinette s'en émerveillait ct en
parlait sans cesse, redisait de jolies phrases de
Suzanne ou la sagesse d'Eugénie, si bien qu'au
Cotlage les deux enfants étaieFlt à l'ordt:e du jour,
ct qu'on ne s'abordait plus qu'en demandant des
nnuveIJes de « ces petites».
�J 78
LE RtVE D'ANTOINETTE
Olivier avait manifesté le désir de les VOIr, ml:111e
il sollIcitait de temps à autre l'honneur d'être admIS
au catéchisme, et faisait la JOIe de tous les bamb1l1s
d'abord par ses poches gonflées qu'on devlOait
plemes de bonnes choses, et puis par la manIère
ingémeuse dont 11 mterrogeaIt les petits élèves et
expliquait la leçon.
- QueUe couleur préfi:res-tu? demanda-t-II un
jour à une flUette souriante et mutine.
Le bleu, monsieur le marqUIs.
- Bleu claIr ou foncé?
- ClaIr, monsieur le marquis, très clair.
- Bon, alors tu es contente quand on te donne
des rubans et d'autres objets de cette nuance.
- OUI, monsieur.
- Et' SI tOI-même tu as quelque chose à donner,
il te semble que ton présent sera plus agréable s'il
est bleu claIr, garni ou enveloppé de bleu claIr,
i'en SUIS sûr.
- C'est vrai, monsieur le marquis.
- Tu veux faire plaisir au bon Jésus, n'est-ce
pas?
- Oh 1 oui, bien sûr 1 répondIt la petite avee ferveur.
- Alors, donne-Jui des rubans bleu pâle.
Les enfants se regardi:!rent étonnés.
OlIvier sourit.
- Es-tu douce? interrogea-t-tl à brûle-pourpoint.
LUCIe confuse baIssa la tête, maIS encouragée
par la voix bienveillante de l'artIste, elle osa le
regarder en face.
- Non, monsieur le marquis, dit-elle.
- Je m'en doutais. Eh 1 bIen, 11 faut le devenir
SI tu veux avoir l'âme. bleu pâle, et pour donner des
rubans de cette nuance au bon Jésus, Il faut faIre
d'Ici demaIn autant d'actes de douceur que tu
voudras offnr de rubans. Vous riez, continua-t-i
en s'adressant à tous les catéchumi:!nes, et pourtant, Je dIS vrai, chaque vertu a sa couleur .. La
pureté est blanche, l'amabilIté est rose, la douceur
est bleu pâle, la franchIse bleu ardent, la modeshe
mauve, le dévouement orangé, la bonté dorée ou
plutët d'or fin et brillant.. etc. Or, Jésus aime
beaucoup les rubans, ,e vous propose de lui en
()ffrir pour demain une corbeille pleine; chacun les
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
179
donnera de sa couleur préférée; vous m'en apporterez la liste au catéchisme.
- On voit bien que M. le marquis est peintre,
déclara l'audacieux Victor, qUI avait réponse à tout.
Les enfants s'en allèrent, très amusés par cette
façon nouvelle de pratiquer la vertu. Tout le soir
Ils Virent rose, bleu ou doré, et le lendemain chacun apporta sa liste slI1cère de petits actes de vertu.
Béatrix et Antoinette racontaient en riant les
« inventions
d'Olivier à Bernard Valin. Celui-ci
écoutalt tout avec plaiSir, demandait ce que faisaient les enfants, semblait s'lOtéresser énormément à l'œuvre dévouée dcs clcux Jeunes femmes,
maIS ne demandait Jamais à VOIt" les protégées
d'Antoinette, et loin de réclamer comme son alTI!
la faveur de venll" au catéclllsme, paraissait fuir
avec soin toutes les occasIOns de la rencontrer.
- Ce n'est pas gentil, pensalt la Jeune fllle.
Et elle voyait là une preuve d'II1Jdlérence profonde pour clic, de la part de l'artiste. Cette preuvè
était sa grande force contre la Jouceur de certains
regards attendns qu'elle croyait surprendre lorsqu'il la voyait, le SOir, entourée du nuaf!e de mousseline blanche où elle taJ!lUlt les robes vaporeuses
que mettraient les peti/es le Jour de la première
communIOn ... ou quand il écoutait vibrer son âme
aux mots de devoir et de chanté qu'elle prononçait
parfois, timidement, tout effarouchée de le sentir
là. Ces regards attendris se faisaient plus longs et
plus fréquents depUIS qu'elle-même a\alt daos ses
yeux, dans son sounre, dans ses moindres gestes
quelque chose de recueIlli et de rayonnant qui
l'idéalisait et la transformaIt au pomt de la rendre
mC:connaissable.
- Comme Anlollletle embellit 1 disait Olivier,
Elle est tout simplement exqUise.
Et, avec Béatrix, JI sounait, du sounre mystérieux qui maintenant leur venait aux lêvres au
seul nom de leur amie.
Embelltssait-elle vraiment? En tout cas, elle ne
s'en SOUCIait gUl:re, ct redoublait de tendresse pour
Eugénie et Suzanne, afin de remplacer celle qu'oll
ne voulait pas leur dewner; ct qui leur était bien
due, pensaIt-clic un peu dépitée.
Le matin, elle les faisait venir chez tante Virginie
)l
�LE REVE D'ANT OINET TE
[Jour leur appren dre à coudre ; S<lU\'ent elle les
t!mmen ait avec elle cherche r du muguet dans le
bois; l'après- midi, elle les retrouv ait au Cottage à
l'heure du catéchi sme.
Un Jour, elle les vit arriver toutes joyeuse s tenant
chacun e un gros paquet à la main.
- Madem oiselle Antoin ette, voyez comme on
nous gate, s'écri1: rent-ell es, ce sont de jolies étoffes
pour nous faire de belles robes pour le lendem ain
Je la premiè re commu nion.
Et elles montra ient en riant deux pièces de lainage l'un bleu, l'autre grenat, à petites fleurett es
blanche s,
- C'est magnifi que 1 Qui vous a donné cela?
- M . Marelle .
- .M. Marelle ? quel M. Marelle ?
- Le notaire ... Il est bien bon.
A ntoinet te fronça le sourct! ;
- Vous le connais sez?
- Oh 1 oui, madem oiselle, il vient souven t chez
nous et nous apporte toujour s quelqu e chose; de
il
fa viande, des fruits, des habits pour papa. Iller
nous
en
tant,
ns
désirio
nous
que
cela
a donné
demand ant de prier pour lui et pour quelqu 'un.
- Il ne vous a pas dit qui? interrog ea Antoinette, rougiss ant de sa curiosit é.
- Non, Il ne l'a pas dit.
- Oh 1 c'est mystéri eux, pensa Antoine tte.
Aurait-i l lui aussI un amour au coeur ?.. , Un notaire
tout, il n'a pas cu.
amoure ux 1 c'est gentil. Apr~s
l'intenti on de me faire du mal, ce garçon ; s'il aime
quelqu 'un, je souhait e qu'il l'épous e 1 Quand il sera
marié, tante Virgini e sera plus calme, elle se résignera sans doute a la rareté de ses visites, car il
n'y a pas â dire, il ne vient plus la voir et elle ne
s'en console pas 1. •. Oui, mes chéries , dit-elle aux
petites filles, nous allons vous tailler vos robes tou t
de suite, je vous promet s qu'elles seront prêtes,
soyez tranqui lles.
Le soir même, au Cottage , Antoin ette se mettait
à l'oeuvre.
- Regard ez comme • mes petites » seront gentilles, Jit-elle en déploya nt les rouleau x d'étofTe.
r.'est un cadeau qu'on leur a fait, vous ne devineriez jamais qui.
ISO
�LE RÊVE
D'ANTOINETTE
J81
Aussi ne chercherons-nous pas, dit Olivier.
Le nom?
- 1\L 1\1arclle, ,'ous savez, votre propriétall'e,
ajouta-t-elle en regardant Bernard.
-Ahl
Faisant un violent effort sur elle-même, pour
accomplir œuvre de justice, et peut-être aussI. ..
peut-être ... pour se réhabiliter dans une opinion
précieuse, elle continua:
- C'est tr~s
gentil à lui, n'est-ce pas? Du reste,
il est très bon, ce « notaire lI, parait-il.
Dans ces mots « ce notaire )l quelque chose passait qu'elle n'aurait pas voulu y mettre.
- Suzanne et Eugénie l'aiment beaucoup, il falt
du bien à leur famille; son tact et sa générosité ...
Olivier l'interrompit en riant.
- Mademoiselle, c'est une apologie complète; je
commence à croire que J'air de Montreil VOliS gagne:
vous nous avez dit un jour que, ici, on s'arrache ce
monSleur. .. C'est Lait, vous èt es sur les rangs.
- Moi? Jamais de la vie 1
Toutes les idées enfuies revenaient dans cette
exclamation, puis, honteuse de sa vivacité, elle
reprit:
- D'abord, je ne suis pas une jeune fille à
marier, molkje ne me marierai jamais.
- On. ne doit pas dire: « Fontaine ... », murmura
Béatrix en souriant.
- Est-il très IOdiscret de vous demander pourquoi? interrogea Palverini.
- Oui, très indiscret, répondit Antoinette, s'efl'orçant vainement de donner à sa VOIX un ton de plaisanterie.
Bernard S'était. levé et, prè!s de la fenêtre, regardait
avec attention la marche affolée d'une coccinelle
égarée sur le rebord intérieur de la croisée. Le
pauvre insecte lui faisant peine à voir, il prit dans sa
poche un morceau de papier, y fit monter la bestiole
et, avec mille précaullons, laissa glisser le tout en
dehors sur les rosiers odorants qU! tapissaient le
mur au-dessous de la fenêtre.
Dans la chambre bien éclairée on ne pouvait voir
son visage, mais Antoinette remarqua cette pitié
pour un tr<:s petit ct, le cœur serré d'émotion, pensa:
• Comme il est bon 1 )l
�I~!
lE RÊVE D'ANTOINETTE
XXXIV
- C'est vous, Toinon? Bonjour, bonjour.
Mlle d'Ait cuille qui, au même moment, ouvrait
la grille du Cottage, s'arrêta et, levant la tête, vit au
balcon son amie, charmante dans un long peignoir
blanc.
- Comme YOUS êtes matinale, disait Béatrix, ou
plutôt comme je suis paresseuse! Voyez, je ne suis
pas encore prète à descendre.
- Excusez-moi de venir à cette heure inconvenante, mais je voulais vous consulter au sujet du
cadeau à 1\1. le curé: il paraH qu'il faut donner une
réponse ce matin, à cause des initial es à graver sur
le manche des couteaux. Robinat demande six jours
pour les terminer.
- Vous me raconterez tout cela dans un quart
d'heure, ma mignonne, rien qu'un petit quart
d'heure. Pouvez-vous attendre un peu?
- Oui, par extraordinaire j'al le temps. Ne vous
presser. pas. Sa\'ez-vous, Béatrix, continua-t-elle en
souriant, savez-vous que YOUS ct votre balcon formez
un tableau délicieux par celle matinée de juin lumineuse ct jolie. Tenez, comme cela, ne bougez pas:
avec votre robe blanche, YOS cheveux qui scintillent
(c'est la premii.:re fois que je vois scintiller des
cheveux aussi noirs, et c'est charmant), votre main
sur la rampe de bois, ct ces guirlandes qui montent,
descendent, moutonnent, sans que l'on sache
comment ni pourquoi, on dirait Juliette, dona Sol,
ou Roxane ...
- Ces héroïnes ne se ressemblent pourtant pa 1
C'est miracle que tle Jeur ressembler à toutes trois
en même temps.
- C'est ainsi, cependant. .. Je vous assure que ce
bakon s.erait le décor à souhait pour faire jouer
Cyrano. Quand je vous regarde ainsi, toute la sc(:ne
me reyient à la mémoire.
Et, accentl1ant les mots tendres, elle récita;
�LE REVE D'ANTOINETTE
183
Chaque regard de toi suscite une ,'ertu
Nouvelle, une vaillance en moi 1 commences-tu
A complrendre, à présent '1 Voyons, te rends·tu compte '1
Sens-tu mon !lme un peu dans cette ombre qui monte?
Oh 1 mais vraiment ce soir, c'est trop beau, c'est trop doux ...
Je vous dis tout cela, vous m'écoutez, mol, YOUS 1
C'est trop 1...
- Bravo Toinon, vous avez du talen!. .. on dirait
que vous pensez ce que vous réCitez.
- Ces vers sont très touchants et je les aime
beaucoup. J'ai toujours eu pour le pauvre Cyrano
une immense compassIOn. Ne trouvez-vous pas que
Roxane était une sotte de ne point discerner le véritable amour de l'autre, et de s'attacher autant aux
vulgaires et fragiles avantages de la beauté?
- Sommes-nolis bien süres qu'à la place de
Roxane nous n'eussions point agi comme elle? dit
lentement la marquise.
- Oh 1 Béatrix.
- Il faudrait vivre les événements pour pouvoir
les juger. Que celui de nous qui ne s'est jamais
trompé lUi jette la première pierre.
- Chère amie, votre indulgence est sans limite,
mais je ne suis pas de votre avis. Ainsi moi, je saurais
bien apprécier Je bonheur d'un tel amour, et je ne
passerais pas à côtl: sans le voir.
- Roxane l'a vu, reprit Béatrix de la même voix
Jente, mais trop tard. Heureux ceux que la grâce
éclaire à temps et qui ne rejettent pas sa lumit:re.
Souvenez-vous de ces paroles, mon amie. Mais nous
nous faisons attendre mutuellement, ajouta-t-elle cn
reprenant son ton enjoué. Pardonnez-moi comme je
vous pardonne. Entrez prendre un livre dans le salon
ou, si vous préférez, promenez-vous dans le jardin:
vous verrez si notre rose France est épanouie.
Béatrix rentra dans sa chambre ct AntoÏlH:He
courut au massif de rosiers.
Je ne ferai point ici la description de cette matinée de juin, sur ce sujet tout a· été dit cent fois. Du
reste, Antoinette ne cherchait pas à détailler le
charme qui, par la voix des oiseaux, le coloris des
fleurs ou le parfum de l'air léger s'infiltrait jusqu'au
plus intime de son cœur; elle voyait tout cela,
l'aimait et s'en grisait sans se demander pourquoi.
Sous la fenêtre du salon. les roses déployaient
�(8+
LE RÊVE D'ANTOINETTE
leur magic; bengales, bouquets de mariée, gloires,
baronnes, tout un armorial, toute la gamme des
jaunes, des roses, des blancs, embaumaient. L'ancien locataire du Cottage, passIOnné pour les roses,
avait fait de ce COIll de Jardin un conte des Mille et
une Nuits. Antoinette ct Béatnx l'aimaient et
venaIent chaque jour surveiller l'éclosion des Jeunes
fleurs. Une France donnaIt les plus belles promesses,
on la réservaIt comme bIen d'autres à la décoration
de l'église pour la premIère communion et le progrès
des gros boutons gonflés intéressait fort Antoinette
à chacune de ses visites au parterre. Elle eut un cri
de Joie en Y arnvant ce malin-là. La rose était
superbe, exubérante de vie et de fralcheur, comme
une jeune rellle au milieu de ses sujels inclinés à ses
pieds.
« Elle durera bIen quatre Jours, Jusqu'à dimanche,
pensa TOlllon, et pUIS sa sœur cadette grandIra J'ici
la. Notre église sera bien Jolie avec toutes ces roses 1 »
Son regard enchanté parcouraIt la mousse soyeuse
et nacrée des pétales odorants ... Sous la fenêtre,
contre le mur, une chose vulgaire et laIde retInt ce
regard que les corolles merveilleuses avaielll laIssé
passer: c'était un vulgal re morceau de papIer
gnsaille suspendu aux épines d'une branche ... cl ce
simple chIllon mIt un SOUrIre aux yeux penSIfs de
Toinon. Elle revoyaIt une petite bête à bon Dieu
courant affolée, une mall1 nerveuse et brune suspendue au-dessus d'elle, et tous les détatls du
sauvetage, l'incompréhensIOn de l'insecte, la ruse de
Bernard qui, rel1rant cette ma1l1 effrayante, n'avait
laissé que l'instrument de salut... et cette douceur
du geste pour mel tre dehors, parmi les herbes et les
fleurs, la coccinelle sans lui raIre de mal.
Toute celte sc\;ne de la vetlle vivait encore en sa
pensée ... Mue par un sentIment Irraisonné, Antoinette marcha entre les rosiers jusqu'au chiffon
grisaille dont le tremblement l'attirait.
- La coccinelle n'y est plus, murmura-t-elle.
Elle nt aussItôt de sa sottise el de son trouble
étrange qUI lui soufClait de telles idées, mais tout de
suite le rire s'arrêta, tandis que ses yeux dilatés
regan.lalent frissonner la br.anche souple où le morceau de papier honteux, semblait-il, se cachait à
demi. C'était une env..:loppe de lettre un peu déchi-
�LE RÊVE D'Ai'TOINETTEI:85
rée, mais d()nt l'adresse demeurait intacte: « Monsieur Roger Marelle, notaire à Mon treil. "
Un probl1;me se posait dans l'cspnt d'Antoinette
Comment cette enveloppe a"ait-elle été en la pos
sc,;sio!1 de Bernard? Le maHre du Petit Château Cl
son locataire sont-115 c.1e\·enus si bons amis que lef
lettres de l'u n SOient dans la poche de l'autre. l\1a~
non, une chose était plus probable, Bernard avait
trouvé cette enveloppe vide chet lui, dans le parc
ct l'a\'alt ramassée pour y mettre une neur, un trènC'
à quatre feuilles, une pierre intéressante , ou peut
étre pour aider quelque insecte à sortir d'lin mauvl~
pag. Malgré celle réponse sat isfaisante, le romt
d'interrogatIOn demeurait encore debout, et cc fui
d'un aIr absent qu'elle accueillIt Béatrix qui venaIt (;
clle les ma1l1S tenùues, dans l'Irradiation enchante,
l'esse de ce merveilleux jour d'été' ,
L'examen de catéchisme cul lieu le lendemain
matJl1 dans l'église de Montrei!.
Dl:s dix heures moins un quart Antolllette était
arrivée; Béatnx et Ollvler VlO rent ensuite, tous trOIS
voulant donner à leurs petits protégés cette marqur
d'intérêt, et peut-être aUSSI, déSIrant voir SI leun
leçons avaient réellement été profitables.
Les enfants arrivaient deux ou troIs ensemble
Chaq ue fois que la porte s'ouvrait, A ntoinelte tournait la tête, et enSUite, confu:;e de cette faiblesse
un peu d6pltée aussi, reprenait son rosaire et disait
avec ferveur les Ave Maria. C'est que, la veille
M. Valin avait promis de venir ...
Il avait posé tant de questions sur l'organisatiol
de cel examen, sur le nombre et la quaht(; des exa
minateurs, sur les chances de succès de chaque
aSpirant, qu'OliVier Impatienté finit par lUI d1re:
- l\1on cher, si cela VOLlS intéresse autant, il es'
bien plus Simple d'aller vous-même vOir cOl11men'
cela se passe; c'est à diX heures, entrée ltbre.
- Non, vraIment, je ne pUIS.
- SI, si, vous pouvez, l'epnt J3éatrix; je VOU&
assure que vous pouvez.
Antoinette se rappelait la marlll:re ùont elle avait
acccntu6 ces deux clcl'llwrs mots.
- Ne serai-je pas indiscret?
- Pas le moins du monde. Avouez que \'ous en
mourez d'envie.
�]~b
LE REVE D"ANTOlNETTE
Cela m'intéresserait certainement beaucoup.
El c'est pourquoi, ce jour-là, AntoInette avait tant
de peine à ne point se distraire de sa prière. Elle
s'inquiétait un peu de trouver si délicieuse la perspeo.
tive de le vOir là, occupé des mêmes choses qu'elle,
amené enfin à ce catéchisme où, il lUI fallaIt bien se
l'avouer maintenant, elle avait si ardemment désiré
qu'il vint 1 Elle s'en inquiétait, et serrant avec plus
de force les grams de nacre, prononçait avec ferveur:
« Ora pro nabis, peccatoribus ...
Dix heures moins deux. Cette fois, c'est lui. Elle
n'a pas tourné la tête, mais elle l'entend, le devine,
le sent là, tout près. Oui, c'est bien lui 1 Distraite
encore, elle lève les yeux et le regarde venir, sérieux
et grave, par la nef gauche de l'église. Pour arriver
jusqu'aux places des Palverini, il doit passer devant
le groupe des enfants ... La jeune fille, surpnse, voit
alors tous ces petits lui sounre, le saluer genllment,
comme une vieille connaissance.
« C'est drôle 1 pense Antoinette ... Il les a donc
déjà vus? »
Tout occupée de cet incident, elle suivit mal les
phases de l'examen, le brio de la petite Félicie,
l'embarras du gros Victor, les transes de Béatrix à
ce moment redouté; mais elle recouvra pour
quelques mlOutes sa présence d'espnt pendant
l'épreuve de Suzanne et d'Eugénie, qui du reste s'en
tirèrent fort bien, à la plus grande gloire de leur
protectrice.
- Mes félicitations, mademoiselle, dit Bernard à
la sortie de l'église.
Elle le regarda bien en face, sans répondre, mais
très vite détourna les yeux, trou blée jusqu'à l'àme
par ce qu'elle devinait en lui d'émotion attendrie,
et la question qu'elle voulait faire trembla un
moment sur ses lèvres et demeura inexprimée ...
Après quelques remarques sur l'examen de catéchisme, la promesse d'aller au Cottage dans la soirée, le jeune homme s'éloigna. Tandis que Béatrix
restait encore sur le perron de l'église, attendant ses
petites élèves, Antoinette regardait la silhouette, la
marche souple de l'artiste et s'accusait de le trouver
tant à son goût. Au milieu de la place, il croisa un
groupe de dames et salua. Vivement intéressée, elle
découvrit sous un large chapeau bleu le visage réjoui
l)
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
187
de la femme du docteur. Aupr1.:s d'elle marchaiellt,
l'une guind0e, l'autre bonne fille, les dcmois<.;_.es
Vadier.
- Laquelle salue-t-il? Puisqu'il les connalt,
pourquoi n'en park-t-il jamais?
Sans sc douter de l'émoi qU'Il laissait derri1.:re lui,
Bernard se hâtait.
Quelques pas plus loin, il rencontra un brave
homme en bourgeron, ses outils sur l'épaule. L'ouvrier l'aborda ct parla avec' a11lmatlOn ... Ce fut très
court, Bernard dit quelques mots et continua son
chemin.
li allait prendre la 'rue Saint-Jean quand un gros
monsieur essoufflé, qui venait, lui frappa familièremcnt sur l'épaule. Le jeune homme se retourna,
sourit et pnL la main qu'on lui tendait. .. AntOInette
avait reconnu Mc BenoIt, notaire,
- Pour le coup, c'est trop fort 1 pensa-t-elle.
- Ma mignonne, à quoi songez-vous? Voici deux:
(ois que je vous propose de rentrer.
Béatrix, prenant affectueusement le brr\s de son
amie, cherchait à l'entraîner.
Antoinette avait une lueur étrange dans les yeux.
- Pardonnez-moi, je suis si dIstraite ... Béatrix,
dit-elle après un silence, 1\1. Valin connalt-il beaucoup de monde à Montreil?
- Pourquoi celle question? ... Il connait, nous ...
ct peut-être d'autres encore; quand on est dans une
petite ville depuis quelque temps ...
Savez-vous s'il connaît Mme l'\'lonn?
Quelle idée 1
El les demoiselles Vallier? et 1\1. Benoit ?
Pourquoi? 111alS pourquoi?
Vous en a-t-il jamais parlé?
Toinon, vous m'inquiétez.
Toinon ne poussa pas plus loin son interrogatoire;
elle ne fit pas remarquer à Béatrix qu'aucune de ses
quest ions n'avait reçu de réponse valable, mais elle
vit fort bien l'embarras de son amie ct la rougeur
qui rendait plus charmant cncore son doux et beau
visage.
Le soir, elle sembla nerveuse, contre son habitude,
avec, dans ses paroles, une iro11lC qu'on nc lui connaissait pas. Elle demanda à Bernard mille renseignements sur les dernit.:res expositions d'art, les
�188
LE REVE D'ANTOINETTE
procédés modernes de peinture, ct le s arl
~ t e s les
plus connus dés deux salons; elle s'impatienta
parce qu'Olivier prenaJlla parole quand on ne l'en
priait pas et s'empressait de réponJre aux li eu et
place de son ami; elle insista pour que le jeune
homme montrât quelques-unes de ses œuvres arti stiques et, voyant quelque chose de grave et d'attri sté
dans de beaux yeux dont plusieurs fois elle avait
rêvé, sc leva, se plaignit d'une migraine et demanda
qu'on voulüt bi en la faire reconduire chez ellé.
~ 30 juin. - Ne m'abandonnez pas, mon Dieu 1
Mon Dieu, ayez piti t:! de moi 1 »
xxxv
Des envolée s de mou sselin e blanche, des lueurs
mystiqu es de cierges, des parfums des fl eurs et
d'encen s, les grandes portes s'ouvrent, la cérémoni e
est termin ée. Sur les marches de l'église, des yeux
d'anges extasi és sous leurs voiles, et gardant la
pensée de la miraculeuse union.
11 est quatre heures, tout est fini, le soleil es t rlu s
doux, une joie flotte dans l'air, et presque tous, à
petits pas, prennent le chemIn du Cottage.
Antoinette et Béatrix se sont hâtées pour arriver
les premières, pour accueillir à leur venue ceux q Ué
l'on fête aujourd'hui; amis et parents sont in vit0s
aussi: ne faut-il pas que tout le mond e soit heureux?
La salle à manger, la véranda, le salon ont leurs
portes grandes ouvertes; sous le balcon, parmi les
branches folles des rosiers grimpants, un lunch est
préparé, la maison entière a pris un air de fêt e. Bon
gré mal gré, tout doit sourire.
Antoinette fait comme les autres, et son sourire
garde quelque chos e de vague et d'incertain tandis
qU'arrivent, joyeuses et recueillies, ses chères petit es
protégées. Elle les embrasse longuement, mais elle
doit être à tous, et remet à plus tard les confidences
que l'on voudrait lui faire.
- Toinon, voulez-vous m'aider à offrir le s gâteaux ?
Les deux jeunes femmes s'empressent\ les visiteurs
sont nombreux.
�LE RÊVE D'ANT OINET TE
r~
- Ah 1 monsie ur Valin 1 vous êtes \el1u, ,'f t
"cn IiI.
'" Ét Antoine tt c, pourtan t tout occu pée d'autre cho e,
l'entend distinct ement répond re ft Béatrix :
- Oui, madam e ... à la gràce de Dieu!
Depuis le soir de l'exame n, elle ne l'a pas l'CYl!;
ces dernier s jours ont été si surmen és 1 Et puis, clk
se sent trop profond ément troublé e pour pou\oir
rester de sang-fro id un seul momen t en face de lui 1...
n est là, dans cc cadre de (,êIC, elle sent SOI! regard
posé sur elle ... elle vuudrai t le regarde r aussi ct ne
peut pas 1
Le lunch est terminé , les petits frères et les petifLs
sœurs, tout bébés, finissen t les dernier s gâteau:. .
Olivier propose aux garçons de chanter un cantHjllC
qu'il leur a enseign é. Antoin ette, dans un coin
d'ombr e, sous les volubili s de la véranda , ose cnlin
lever les yeux. Elle voit autour d'elle les visa~(
heureux des enfants , et ceux attendr is des parents ,
elle voit le profil régulier de Béatrix , la main d'Oli
vier qui, soulevé e en cadenc e, bat la mesure , ct C'l ·t
tout: • Il n'y a plus personn e 1 il n'est plus là 1 »
Un peu soulagé e, tout assomb rie aussi, elle s'aperçoit enfin du geste supplia nt de la petite EU;;iLLli.;
qui la cherche et voudrai t lui parler.
Oh 1 madem oiselle, j'aimera is tant vous dire
comme je sqis heureus e!
- Chère mignonnl.! 1 viens a\ec moi dans le jardin,
nous serons mieux pour causer.
Toutes deux, elle sortent , si doucem ent que personne ne le sait. Elles yont dans le parterre de rose'
ct dc géraniu ms, et penché e sur celle joie, la jeune
fille écoute la confide nce d'une Jolie âme toule
pkine de la divinité
De peur d'effaro ucher le bon heur qui rôde par ici,
clics marche nl si lég1;rement qu'un oiseau percM au
bout d'une branch e ne les entend pas. Elles arrivent
ai nsi à l'allée de platane s oü tant de fois, par de
lumine ux soirs de printem ps, elle a entrevu la
douceu r enchan tée d'un rêve ...
Toute pâle, Antoin ette serre plus fort la main de
l'enfant ... Il est là ... à la place même qui était devenue la siemte. Mais avant qu'clic pCtt lui parler ou
s'enfuir , Eugéni e s'était élancée , joyeuse , vers lui.
- Monsie ur Marelle 1 disait-e lle de sa voix chan-
�190
LE RÊVE D'ANTOINETTE
tante, monsieur Marelle, je vous ai vu tout à l'heure,
et je n'ai pas pu vous dire mercI pour le beau
cierge ... Nos robes sont faites, et très jolies, nOlis les
mettrons demaIn.
Elle tendait son front ft son cher bienfalleur, pour
qu'il y mlt un baiser. 1\1<'IIS lui, tout occupé d'autre
chose, n'écoutait pas, ne voyait nen qu'Antoinette
appuyée au platane, ct si pàle, avec ses yeux fermés,
qu'il eut un moment l'hornble crainte de la voir
mounr là devant lui.
L'enfant insistait.
- Ma petite Eugénie, va rejoindre ta sœur, il est
déjà tard, on pourratl te chercher.
Sans rien dire, avec celle science du cœur et cette
di\'inallon qu'ont les âmes très pures, l'enfant s'éloi.
gna. Alors, il vint tout près du visage tant aimé, ct
d'une voix très basse, il parla.
- Vous sarez tout, maintenant, je n'ai plus à vous
din; ce secret si lourd que c'était un martyre pour'
moi de le supporter. Oh 1 comme vous devez me
mérn~e
de vous al'Olr ainsi trompéel Mais pourquoi êtes-vous venue au travers de ma vie, pourquoI
vous al-je tant adorée ? ... Ils disaient que vous détestiez mon nom sans me connaitre, el qu'en cachant
ce pauvre 110111 que je rêvaiS de vous offrir, J'arriverais peut-ètre un JOur à 111e faire allner de l'OUS ... Et
moi, trop désireux de voir se réaltser le rêve llnpossible ... j'ai dit oui, et j'ai rait tout ce qu'ils ont voulu.
J'ai bientôt compris toute ma l'vIle en vous voyant
si bonne, si angélique, si digne d'un meilleur que
moi ... Un jour, j'al cru voir dans vos yeux ce que je
youlais y lire ... la joie fait mal ... mais un mal eniYrant. Dieu est bon d'avoir mis cette heure-là dans
ma vic.
I! parlait d'une voix brève, saccadée, en hachant
les phrases. Antoinette demeurait les yeux clos,
appuyée contre le grand platane,
- Si vous me méprisez, continua-t-il, ayez au
m01l1S un peu de pitié, n'accusez que mon amour
immense qui, toujours, quand je voulais parler,
gardait mes lèvres closes. Je craignais tant de vous
voir vous éloigner de moi ... je cralgnals tant ce qui
arrive aujourd'hui 1. ..
Il se tut, épiant sur le cb<!r visage la trace d'une
irollii! ou d'un dédain.
�LE REVE n 'ANTOINETTE
191
Elle ouvnt les yeux lentement, JOIgnit les mains
comme en extase, et dans un regard montranl toute
son âme, dit avec ferveur:
- Oh 1 que c'est bon d'être aImée ainsi 1
S'éloignant d'elle, il reprit d'un ton apre et sourd:
- Vous n'avez donc pas compris? Vous n'avez
donc pas entendu Eugénie tout à l'heure 1. ..
A son lour elle s'approcha de lui, et d'une voix
vibrante de tendresse:
- J'avais devmé, je savais tout, dit-elle.
Roger pâlit, le cœur gonflé d'espérance.
- Oh 1. .. vous le saviez 1. .•
- Oui, et j'al cru mounr de honte; vous aViez SI
bIen le droil de mépnser ma sotl~e,
et si bum le
droit de me garder rancune l,Oh 1 dites encore que
vous me pardonnez 1
Des larmes tremblaient dans ces mots.
- Que Je vous pardonne 1 s'écria-l-i1 éperdu, oh 1
chère, chère bien-alméel ...
Par le chemin encadré de géraniums et de roses,
Btlatrix venait. Dans l'ombre vaporeuse de l'allée,
elle Vit Roger, les yeux fous de bonheur, prendre la
matn d'Antotnette extasiée ...
Alors, mettant dans un sounre toute sa jOie et
toute son âme, la jeune femme repnt à pas légers le
chemin de la maIson.
Autour d'clle, les roses s'effeuillaient; dans le
vieux lilas défleuri, un oiseau en pépiant constrUIsait son OId.
XXXVI
• 5 juillet. - Thérèse chéne, je vous envoi'e mon
block-notes: vous n'y lirez rien, mais je croIS que
votre amitié profonde y découvrira ce que le ne voulais pas écrire. Et vous aurez comme toujours raison,
ma Thérèse, car je l'aime, je l'aime de toute mon
âme.
~ Mon amour est si grand qu'Il me semble presque
superflu de vous dire que, sous un pseudonyme
d'artiste, il cachaIt Je nom et la personnalité de
Roger Marelle, le notaire détesté. Tout cela m'Importe si pel.!, maintenant 1 C'est son âme que J'aime,
�LE RÊVE D'ANTOINETTE
son àme rencontr.:!c, connue et si bien comprise par
la mienne ...
« J'ai beaucoup souffert, mon amie, quand j'ai
deviné son cher no 111 : ne pouvais-je pas crainure
qu'il 111Gprisàt ma folie? et, n'est-cu pas étrange? je
prdérais mille fois son estime sans amour à son
amour sans estime .
« Dieu est bon; Roger m'a comprise mieux que je
ne me comprends moi-même et, tout tremblant de
son indignit.:!, lui 1. .. Il m'a demandé de devenir sa
femme. lVla mission bénie en cc monde, ma Thérèse,
sera Jonc de lui raire oublier il force de tendresse
tout ce que je lui ai fait souffrir, d'apporter la joie à
son doux foyer, à ce nid délicieux qui, par un pressentiment peut-t:trc, me semblait un coin du paradis.
« Tante Virginie exulte: elle savait bien que j'en
arriv\!rais là ... elle savait bicn que je finirais par lui
cGdcr ... .Te la laisse dire, ne youlant pas gàter sa joie
par une trop cxacte et déceyante remise au point.
« .\icrci à Dieu seul, qui envoya, dans Béatrix, un
ange pour nl'~
montrer ma voie.
« Et malgré ses fulles chimères, malgré tous ses
rf:yes de gloire, dans un mois votre Toinon, mille
fois heureuse, sera .. . femme de notaire . »
FIN
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I1 DES OUVRAGESnrDAMES
N' i 1
rOl · m~ l .
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le cont«;nu
plu. i e u 1" s a i b u m s : L A Y E TT E, ltngerre
d'enfants, blanchissage, rep a ssa ge, ameublement.
exposition des différents trallau x d e dames,
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L'ALBUM
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Ses
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romans sont eélèl)J:es l)OI~r
leur lutlte qllalité,
aillsi que sa rédaction, sa mode,
ses COtlrl'Jel's.
Abollnemeu t d'un an : 1Ur. - BIran ger: 18 Er.
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Collection Stella
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Publisher
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Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
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Le rêve d'Antoinette
Creator
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Le Maire, Eveline (1876-1961)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1921]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
192 p.
18 cm
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Description
An account of the resource
Collection Stella ; 30
Type
The nature or genre of the resource
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Language
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Rights
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Identifier
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