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COLLECTION FAMA
94, Rue d'Alésia
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BIBLIOTHÈQUE RÊVÉE DE LA FEMM E ET DE LA
JEUNE FILLE PAR LE CHOIX DE SES AU TEURS I ~
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Chaque JeuJi, un volume nouveau, en '\lente pa rtout:
1 Ir. 50
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§
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L'E loge de la COLLECTION FAMA n'est plus à faIre: ello est
connue de tous ccux et celles qui aiment à se distraire d'une
manière honnête, et ils sont légion. Sa présent ation élégante et
son format pratique autant que le charme captivant de ses
romans expliquent son succès croissant.
PATRON JOURNAL
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PARAIT TOUS LES MOIS
Le Numéro: 1 Ir. 50
Les numéros de Mars et Septembre: 5 francs
(Ce$ Jeux numéros, tras Importants, donn ent
toutes les nouveautés de début de saison)
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France et Colonies
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d'Édilions, PubticalioDs el Induslries Annexes
94, rue J'Alé3ia, PARIS (XIVe)
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LA ROMANCE AUX ÉTOILES
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GEORGES ·LE FAURE
LA ROMANCE
AUX ÉTOILES
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D'~ITONS
PUBLICATIONS ET INDUSTRIES ANNEXES
AND LA MODE
94, Rue d'Alésia, 94 -
NATIONALE
PARIS (XIve)
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LA ROMANCE AUX ÉTOILES
,
CHAPITRE PREMIElt
LES Df:RACINÉS
Brusquement, la campagne avait fait place à de petites
agglomérations qui, peu à peu, se ' soudaient les unes
aux autres pour former des faubourgs .
Progressivement, l'allure du train se modérail.
:
On approchail du terme du voyage.
- 11ère, fit la jeune fille en se penchant vers' son
voisin, assoupi dans un coin du wagon, père, nous voici
près d'arriver.
Elle avail parlé tout bas, comme si eIle eût craint que
le bruit de sa voix n'éveillât le donn eUl', ct cependant ...
Mais il avait une si pitoyable mine, avec son visage
que la' maladie creusait chaque jour un peu davantage,
qu'en vérité ce lui paraissait un crime de lèse-charité
que de ne pas le laisser profiter jusqu'au dernier
moment de ce sommeil, grâce auquel le malheUl'eux
oubliait durant quelques instants les difficultés de la
vie...
.
Aussi, la jeune fille demeurait-elle inclinée sur ]111, la
main suspendue au-dessus de l'épaule qu'elle hésitait li
efflourer, retenant son souffie, contempLant le dormeur
avec attendrissement.
Et, dans celle posture de protection filiale, eon visage,
reflétant l'alIeclion profonde dont son cœur rayonnait,
elle paraissait plus jolie encore .
La finesse de ses traits, le teint ombré de lia peau, si
délica le ([LI 'il semblait que l'on vît courir le sang dans
le réseau a7.Uré de ses veines, l'éclair lumineux ùe ses
prunelles bleues, le dessin de sa bouche - petite - dont
les lèvres un peu forles (lisaient la honté, tout en elle,
(lès le premiel' abord, attirail la sympathi.e.
�L\
hO~lANCg
AUX th(\Il.~8
Un sourire tris Le crispait sa face, tandis que sou regard
enveloppait de Lendresse attentive le dormeur, lamentable épave humaine, échouée dans cc compartiment de
troisième classe - comme pour un dernier voyage.
Et Dora Claudius se demandait - au momenl où !!e
terminait celle première étape d'une aventure dans
laquelle elle avait voulu sc lancer - si elle n'avait pas
assumé là une bien lourde responsabilité.
Celle longue randonnée n'aurail-elle pas épuisé les
forces déclinantes de ccl être chel', que des soins attentifs
avaient jusqu'alors défendu contre le destin qui le
guellait P
Mais, aussi, quelle autre résolulion eût été préférable?
Frappé par une maladie implacable, Edouard Claudius,
le chanteur réputé, avait dfl quiller la scène depuis plusieurs années déjà ct les économies à grand 'peine amassées par l'artiste - au temps de sa vogue - avaient peu
à peu fondu aux mains des médecins et des pharmaciens.
Peu à peu, aussi, Dora avait dû restreindre le train de
maison, cependant fOit modeste, vendant, sous la pression cie la nécessité, un meuble, un bijou; puis, ç'avait
été l 'humble maisonnette campagnarde d'où les avaient
expulsés les créanciers.
Alors, il avait iallu prendre une décision énergique, et
la jeune fille, devant l'inéluctable, avait proposé li son
père de tirer parti de sa voix.
La nature l'avait. douée - pal' atavisme - d'un organe
ravissant don telle n'avait, jusqu'alors, usé que pour
charmer 10 malade au cours des tristes soirée5 passées
auprès du feu ...
Pour rien au monde, il n'avait voulu entendre parler
pour sa ~le.
de la carrière thMtrale ; par expérience, il
en connaIssait li fond les déboires el les dangers.
En dépit de ses succès, il en avait éprouvé les rigueurs,
- rigue\lrs qui, pour lllle femme, sc décuplent, - rl la
jeune fille s'éloÏl inclinée pieusement.
Mais quand, les dernières ressources épuisées, son cbel'
malade s'était Irouvé acculé à la misère, elle lui avait
démonlré qu'il serait impardonnable de ne pas utiliser
le don pr{>cieux que lui ovail départi la nature, et il
s'était résigné.
Maintel)nnt, on allail arriver. Qu'est-cc que lui réservait le lellrlemain et quel serail le résultal de la lulle
qu'il lui allait falloir entreprendre P
Elle se sentait - quoiq llO eITrayoo un peu -- pleillr
�L"- t\OMANCIl AUX ÉTOILES
7
d'énergie; mais 1ui ? .. aurait-il la torce de r~site
allx
émolions qui l'uttendaient?
Comme il dormait bien !. ..
Cependant, les autres voyageurs réunissaient leurs
minces colis et se préparaienl à descendre; le l[·ain roulait maintenant tout doucement; c'éLaient les derniors
Lours de roues.
CeLte fois, il n'y avait plus li hésiter.
- Père, fil-clic, en posant sa main sur l'épaule de
M. Claudius, père, nous sommes arrivés ...
D'entre les paupières soulevées, filt·a un pauvre regard
incertain qui ballit, durant une seconde ou deux, 1"intérieur clu compartiment, pour s'anNer finalement sur
le visage aimant, penché vers lui; alors, un sourire
affectueux et rassuré effleura les lèvres du malade.
- Nous sommes arrivés ... père, répéta la charmante
enfant.
Une secousse assez violente souligna cet averlissement :
la locomotive venait de prendre un peu trop brusquement contnct avec le butoir.
- Comment vous sentez-vous? interrogea-t-elle.
- Bien ... ce sommeil m'a tout li fait remis d'aplomb,
déclara-t-i! avec une vaillance factice ...
Il fil effort pour sc mettre debou t ct, comme elle avait
sauté légèrement sur le quai, il lui passa les menus colis
dont s'encombrait lel,Jr exode.
- Et rnaÏlJlenant, interrogea-t-il, en suivant les porteurs cllargés de leurs bagages, 011 allons-nous?
Il était comme un petit enfanL - miné lJu'il était par
la maladie - eL s'abandonnaiL li celle qu'il aurait Ml
protéger.
- Ne vous inquiétez pas, déclara-L-elle, j'ai relevé clans
le compartiment plusieurs aflresses cie lIlaisons meublées ; nous allons commencer par celles ql1i sc trouvent
le plus près de la gare - cc qui nous évitera de prendro
une voiture .
. Cinq minutes plus lanl, ils pénélrnienl dans un
lmmeuhlo rIe modeste appArence.
Père, Ilt-elle en l'Înstollanl dans le vestibule, gnrdien ùe lous les colis, ne llOugez pas ... penùllnl que je
1I10n te voir si l'on peu t s'installer ici.
ql~ntJ"e
li quatre, elle gravit les morclles et, arrivée au
troisième élage, sonna à une pOl·te sur laquelle étail
clouée une pancarte portant ces mols:
Madame veuve HEnMANN
Logements à louer
.
�LA ROMANCll AUX ÉTOILllS
Presque aussilôt, la porte s'ouvrit et, dans l'encadrement, apparut l'imposante silhouette de la propriétaire.
- C'est pour le logemen t, dit la jeune fille.
Et, devinant - au regard que la vieille femme attachai t sur elle - que sa jeunesse, sa beauté prédisposaient mill en sa faveur, Dora ajouta aussitôt:
- Mon père est en bas ... avec nos bagages ...
Le visage transformé aussitôt, la logeuse déclara cependant, avant de dégager le seuil ;
- C'est trois cent vingt francs par mois .. .
. " Ulle somme qu'elle estima it évidemment quelque
peu clisproporUonnée avec la len ue plus que simple de
la jeune fille, car elle ajouta, restriction importante:
- ... Payaùles d'avance ...
Son inlerlocutrice comprit et se ho.la de préciser:
- Mon père a de l'argent... ct si le local me convient. ..
_ Donnez-vous la peine d'entrer, invita Mme Hermann, avec empressement.
Mais, lout de suile, Dora demanda:
- Il Y a un piano 1. ..
- .. , Et excellent, affirma la logeuse.
Et, lout aussilôt, curieuse professionnellement:
- Mademoiselle esl artisle ~
La jeune fille se content.a de dire vaguement;
- J 'éludie le chanl. ..
Elle jugeait inutile de préciser, au cns où celte logeuse,
d'allure bourgeoise, eût pris peur à la pensée d'héberger
une arliste ...
Tout en introduisant la visiteuse, Mme Hermann crut
devoir expliquer;
- Dnns la maison voisine - dont la cour est commune avec la nôtre, - il Y a un musicien de talent, qui
compose, paraît-il, M. Georges Wellig ... Vous connaissez,
peul-(lLre P
ta jeune Hile ]lIlUSSa les épaules en signe cl'ignorance.
~
Nous arrivons (le province, expl if! ua-t-elle ...
La 10gellRe acqu iesça cl'un signe ùe tllte et poursltivit,
parnissnlll nère de pouvoir donner quelque luslre à l'immeuble cru 'elle habilait ;
- .Te sais celn par une de nos localilires, hAbilleuse de
thélllre, qui est liée avec la gouvernanle de M. Wetlia,
Mlle Lisbeth.
Dora, cependant, parcourait le logement, examinant
avec soin tous les détails, cherchant 11 sc rcnlll'e compte
s'il serail aisé à entrelenir et si bon père pourrait y jouir
�LA ROMANCE AUX ÉTOIL!.>:;
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d'un confortable - relatif, hélas 1 - nécessaire à son
état de san té.
La logeu se, cependant, poursuivait, bavarde:
- M. WetLig a inventé un instrument merveilleux qui
remplace la voix: humaine par l 'u tilsa~on
des ondes
éthérées ...
Dora interrompit des explications qui menaçaient
d'être longues et ne présentaient pour elle aucune espèce
d'intérêt.
- Eh bien 1 madame, dit-elle, voici qui cst entendu ...
je descends prévenir mon père, et nous prenons immédiatement possession du logement.
D'un pas alerte, elle gagna la porte eL descendit vivement l'escalier ...
- C'est fait, déclara-t-elle à M. Claudius, qui commençait à trouver le temps long; nous avons été bien
inspirés, en commençant nos visiles par cette maison;
vous allez voir, c'est fort bien .. .
- Cher? interrogea-t-il cl 'une voix hésitante ...
- Pour ce que c'est, non; trois cent vingt irancs par
mois ...
- C'est beaucoup, objecta le malade ...
- Basle Illien peu de chose pour cc que je gagnerai 1. ..
déclara-t-elle avec un enjouement forcé ... vous allez voir:
on va se débrouiller rapidement, papa ...
Elle se chargeait du soin des carl.ons, des paquets, ne
lui laissant porter que quelques hibelots de faible poids,
et trouvait encore moyen de le soutenir dune main
ferme pour lui faciliter la montée de J'escalier.
- ... EL il y a un piano ... ajouta-t-elle, grosse économie ...
Comme ils atteignaient le palier du premier étage,
au-dessous cl 'eux, le vestibule qu'ils venaient de quilter
s'emplit d'un bruit de voix qui attira leur attention .
. Curieusement, Dora se pencha sur la rampe el vit une
VIeille femme 'lu 'encadraient deux agents de police.
L'un d'eux demallda d'un ton bourru:
- Où habite-t-il, votre musicien P
- Dans le fond de la cour, au quatrième étage, je
vous ni di!. . .
Il sembla à MU. Claudius que ceUe réponse était bredouillée li 'une voix empâtée, comme celle des ivrognes.
La vieille, cl 'une marche mal équilibrée, ayant disparu
dans la cour, 'toujours encarlrée des deux agents, ln jeune
fille et son père continuèrent leur ascension pénible et
lente.
Sur le palier, la logeuse les attendait.
�L\ aOMANCl<: AUX ÉTOIl.ES
- Dieu du ciel 1 s'excJama-t-elle en joignant les mains,
comme ce pauvre monsieur paraît fatigué 1
Dora lui f1l rliscrètement signe de mellre une sourdine
à ses manifeslations apitoyées ct répondit du ton le plus
naturel du monde:
- Qui ne le serait, après une nuit passée en wagon P
Puis, tandis que Mme Hermann déposait dans la salle
les menus paqllels dont elle avait soulagé, dès l'entrée,
les mains de ses locataires, Dora emmenait M. Claudius
dans la chambre à coucher.
- Un bon lit, père, pour vous reposer tout à votre
aise; quand vous aurez dormi, il ne paraîtra plus rien
de votre fatigue...
.
Elle eut le courage de lui sourire, pensant lui donner
le change, et se relira.
La porte refermée, elle demeura, durant quelques
secondes, une main appuyée au mur, l'aulre essuyanlles
larmes qui lui inondaient le visage.
Elle se sentait si triste 1. .. et persollne à qui confier ses
pensées, ses appréhensions ...
Et puis, celle grande ville dans laquelle elle échouait
lui donnait l'impression d'une Iorêt sauvage dans
laquelle il lui fallait s'aventurer sans défense ...
Où éta.i ent la petite maison ct aussi le calme jardin où
s'était écoulée SOli enfance heureuse entre une mère
adorée, un père chéri P
Que de souvenirs elle avait laissés là-bas! Quelles douleurs, aussi!
Sa pauvre maman, seule maintenant daus Je pelit
cimetière où personne ne viendrait pins fleurir sn
modeste lomlJc 1
Dieu ne la punirait-elle pas de l'avoir ainsi aùandonnée P
Mais Dieu savait bien qu'il lui avait fallu agir ainsi
pour tenter de sauver celui (lui vivait encore, mais que
la maladie rendait incapable de subvenir à leur double
exislence.
Et ses yeux emhués de larmes sc fixaient sur la portu
derrière laquC'lIe s'entendail la respiration baletante du
malade.
La vue des paquets, qui giRaient à même le parquet,
f1l divcrsion II son chagrin; en un clin cl 'œil, elle cul
lout mis en place.
Alors, elle s'arrilla el songea que, maintenant, il convenait qu'elle nll:\l prendre conseil de sa logeuse.
Ignorant tout de la ville, elle n'avait pas (lc temps à
perdre pour se mellre en qu~te
d'un emploi: la pm-
�L.\ 1lOMAN GB AUX É1'OIl
. E~
]1
dence lui commandait de ne pas attendre que ses faibles
ressources fussent épuisées pour assurer J'existence de
son père et la sienne.
Ayant frappé à une porte, Mme Hermann vint lui
ouvrir et, ayant entendu la requête ùe la jeune fillo, lui
dit avec un sourire aimable:
- C'est Dieu lui-même qui vous a conduite chez moi,
ma chère demoiselle; je vois ce qu'il vous faut, ct cela
vous le trouverez dans la maison m(\me.
Et comme Dora ouvrait des yeux pleins d'étonnement:
-- Au premier, habile Mme de Wanda.
- :Wuo de Wanda! répéta la jeune fille.
- Oui. .. la directrice d'une agence artistique; c'est
elle qu i procu re des engagemen ts li ceux que leur notoriélé n'impose pas au choix des directeurs.
Dora saisit sponlanément les mains de la vieille dame,
s'exclamant:
- Oh 1 madame, vous me sauvez la vie 1. ..
- Ne vous hôtez pas de vous réjouir outre mesure,
déclara la logeuse; rien ne dit que Mm. de Wanda aura
ce qu'il vous faut .. . peut-être devrez-vous attendre
un peu ... Allez-y de suite; comme cela vous saurez, sans
tarder, ce qu'i! vous faut espérer.
Dora, ainsi ccngédiée, regagna son logement et elle
s 'apprêtait, ayant mis un peu (l'ordre dans sa lenue, li
gagner l'escalier, quand, par la fenêtre ouverte, mais
que masquaient les vol ets fermés, un murmure confus
de voix parvin t jusqu'à elle.
Curieusement., elle approcha de la fenetre et, pOl' les
lam elles des volets, glissa ml regard au dehors .
Ce dehors était la cour de l'immeuble, commune avec
l'immeub le voisin; au même étnge que son propre logement, oll e vit dans la maison qui lui faisait face une
fenêtre grande ouverte, dan s l'encadrement de laquelle
une scène pénible lui apparu\.
Dons le rond, entre deux agents de police, la vieille
femme que Dora avait aper çue dans le ves tibule cl, sur
!e devant de la pièce, debout auprès d 'un piano, un
Jeune homme qui paraissait en proie à l a plus vive indi·
gnation.
- C'est vous 1 Coisait-il, c'est VOU g 1...
Et la vieille gémissait :
PardOll! pardon! je lI'aurais pas dO donner ton
adresse ...
Le jellne homme ne répondit que par un gesle accahlé .
1. '\lTl des :1gen 1.9 i1emanda (1'une voix bOllrrll e :
�]2
LA ll0MANUE AU.'( A:TOILES
- Alors, vous connaissez cette femme P
La vieill es'excl ama :
- C'est moi sa servante ...
- C'est ma nourrice ... expliqua le jeune homme d'une
voix pleine de tristesse; elle m'a recueilli tout petit,
abandonné dans la rue ... elle a cu pitié de moi... ne
dois-je pas avoir pitié d'elle P
La vieille était tombée à genoux, gémissant:
- Oh 1 Georges... Georges ...
TI fit quelques pas, sc pencha vers elle ct la poussa
tout doucement vers une porte.
- Va te reposer, ma bonne Lisbeth, va ...
Quand elle eut disparu, il revint vers les agents. 1
- Il ne faut pas lui dresser de contravention; c'est
une bonne et brave créature qui a eu beaucoup de
malheurs dans la vie ... el qui cherche dans la boisson
un peu de consolation ... Mais elle a été si charitable
envers moi que je ne peux que la plaindre.
Dora écoutait, toule saisie par le charme musical de
cette voix et aussi par la bonté qui s'en exhalait. Les
agents semblaient se consulter entre eux: ramassée en
état cl 'ivresse sur la voie publique, hospitalisée au poste
pendant toute la nuit ...
Ils hésitaient.
Le jeune homme prit dans une boîte disposée sur le
piano une poignée de cigares qu'il leur lendit. .. et qu'ils
se partagèren t.
La cause de la vieille était gagnée et, après une cordiale poignée de main, échangée avec le généreux donateur, les agenls gagnèrent la sortie.
Celte scène avait profondément attendri Dora qui, par
un singulier miracle, se sentait moins seule, moins
perdue dans cette grande ville inconnue, puisque là, tout
près d'e11e, sous le même toit, vivait un être de bonté et
de cbnriLé.
Elle lie le connaissait pas 1 Tout cc qu'elle savait de
lui, c'est qll'j) se nommait. Weltig, qu'il était musicien,
et que salis doute elle n'élait pas appelée à le connanre
davantage.
.
Une idée nlora lui vin t : proflter de ce que son père
reposait dans sa chambre pour faire sans t.arder une
démarche auprès de celle Mm. de Wanda dont lui avait
parlé la log-eusc.
.
Peul-être la Providence lui permettrait-elle <le donner
il son cher malade, dès son réveil, une bonne nouvelle
qui chasserait ses humeurs sombres et aurait sur son
�LA ROMANCE AUX ÉTOll,Ei'\
13
état de santé, ' si précaire, . une meilleure influence que
les produits du pharmacien ...
En un tournemain, elle eut remplacé par unè toilette
modes le, m<j.is fraîche, son costume de voyage, forcément
poussiéreux et fripé, coiffa ses cheveux blonds d'un petit
chapeau qui lui allait à ravir et, prenant parmi les partilions déposées sur le piano deux ou trois de celles qui
lui étaient les plus familières, - il lui fallait lout prévoir
et se lenir prêle à auditionner si celle qu'elle allait voir
lui en témoignait le désir, - elle sortit sur la pointe des
pieds, pour ne pas attirer l'altention de son père.
Les lrois étages leslement descendus, elle avisa sur le
palier, une porte où se trouvaient gravés sur une plaque
de cuivre, ces mols:
Mm. Eva de WANDA
Agence artistique
Le cœur battant avec force, mais ne voulant pas se
donner le temps de réfléchir, Dora lourna le bouton,
ainsi que l'y invilaill'avis gravé sur la plaque de cuivre,
et la porte s'ouvrit au milieu du vacarme tintamarl'esque d'un carillon.
Un domestique apparut aussitôt, en splendide livrée,
pour s'enquérir de ce que désirait la visiteuse.
- Madame a rendez-vous? interrogea-t-il d'un ton
hautain.
Effarée, Dora attacha sur lui un regard suppliant.
- Je viens de la part de Mme Hermann, balbuliat-elle.
Le visage rogue du domestique se dérida .
- C'est autre chose, condescendit-t-il à dire ... je vais
vo~r
... le secrétaire; peut-être consentira-t-il il vous rece·
VOIr .. .
Présentant une fiche:
- Veuillez écrire votre nom là-dessus.
9uelf),ues inslants plus tard, la jeune fille élait introdUJ te dans le cabinet du secrétaire.
- Claudius jI interrogea-t.il. .. Peut-être êtes-vous parente d'Edouard Claudius, le musicien il
- Je suis sa fille, monsieur. ..
Le secrétaire palissa une petite exclamation et, pré!lentant une chaise à la visiteuse avec un empressement
de bon augure, s'assit à son tonr ; puis il déclara:
- Je doute IJUS Mm. de WanQ.a, fort oqoupée à d.iMmtor
le8 clau~
d'un important eaga«emont, puisse rou~
�14
LA novrANcE AUX ÉT01Lkti
recevoir aujourd 'hui; mais je puis la remplacer; veuillez
aoire que je suis à votre enlière disposition ...
S6duiLc par cet accueil, la visiteuse, après une courte
hésitalion, murmura:
- l\lon père, fort malade, a dtl abandonner la situation qu'il avait en province cl je suis venue ici pour
tenter de tirer parti de ma voix que j'ai, déclare-t-oIl,
superbe.
Elle présenta les partitions dont elle s'était munie,
ajoutant:
- Si vous voulez me faire auditionner ...
Mais, d'un geste de la main, il déclina la proposi lion,
avouant:
- Je ne suis pas compétent; seule, Mme de "Vanda
est à même d'apprécier votro laIent; malheureusement,
d'ici quelques jours, elle ne pounl1, je le crains, vous
recevoir.
Dora prit une mine consternée, répélant :
- D'ici quelques jours 1. ..
- Hélas 1 oui... et vous Nes pressée P
- .Je dois avouer, commença la jeune fille, dont les
joncs s'empourprèrent. ..
Mais son interloculeur, très discrètement, l'empêcha
de poursuivre plus loin sa confidence.
- Il suffl t... dit-il, j'ai compris et je voudrais vous
faire gaguel' du temps, s'il était en mon pouvoir ...
Durant quelques instants, il garda le silence, réUéchissant, donnant l'impression ci 'une sincérité absolue;
puis, se levant:
-- Vous permettez que je consulte mes dossiers f dit-il.
D'un classeur, il ava it extrait plusieurs fiches dont il
parcourait Je conlenu d'un regard rapide, inscrivant de
temps à autre un nom sur un bloc-note dont il arracha
la feuille qu'il lendit à la jeune fille, en expliqu:l.lll:
- Voici une liste cl 'établissemenls olt VOliS pouvez
vous présenler de la part de Mm. de Wanda, donl je VOl1S
l'ernets cl 'ailleurs une carto qui vous servira (l'introduclion; peul-êlre aurez-vous lu chance do lrouver un engagemenl che7. quelqu'un d'enlre oux.
Dorll, d'un coup d'œil, lul : Opéra municipal, Schola
canlorum, ThMtre Offenbach, Salle Beethoven, Concert
Thalin, Odéon Lyrique.
Rouge de plaisir, elle murmura:
- Combien je vous suis reconnrussante, monsieur 1. ..
Mais lui, proteslent:
- C'est le moills qui sc doive en faveur du gr/HIll
artisle Claudius.
�LA nO.\lAi\CE AUJ\. ÉTOIL.t:::S
15
Et il ajouta:
- Si, par impossible, vous ne trouviez pas votre
aJIaire dans quelqu'un de ces établissements, revenez ici;
Mm. de Wanda est de bon conseil et vous procurera certainement quelque chose.
Il s'était levé pour la reconduire; SUl' le seuil ùe la
porle, il lui tendit la main.
- Donne chance, mademoiselle 1.. dil-il.
Dora, en remonlant l'escalier, sc sentait l'ùrne toute
réelluuffée par ce sympathique accueil; aussi, est-ce gaiement qu 'elle se mit, en profitant du sommeil de son
père, à arranger un peu le logement dans lequel ils
étaient appelés à vivre ... provisoirement, tout au moins;
car l'imaginalion, à cet âge, est vive et, de celte vi sile,
la jeune fllle rem porlaiL l'espoir que leur situaI ion allait
chullger rapidement.
Il n'était pas possible, en effet, que sa voix ne lui
ouvrît pas tou tes grandes les portes de l'un quelconque
des établissements dont on lui avait donné la lisle, et
qu'un bon engagement ne lui procurât pas, sans trop
larder, les mo)ens d'installer son malade daus un appar·
lement où il eùt tout le confort que réclamait son élat
ue san lé.
L'avenir lui apparaissait sous les couleurs les plus
roscs el son exil lie lui écrasait plus le cœur, comme une
houre auparavant.
Ello all(Jit cl venait à travers les pièces, rangeant dans
les placards les affaires, au fur ct à mesure qu'elle les
~ortai
des sacs, écoulant d'une oreille distraite les mélodies donl s'omplissait la cour et qui paraissaient sortir
d 'une fen~Lr
grande ouverte, juste bn Iace du logemen t
Wettig .
Celle fenOlre était celle du studio de ~I.
(c. Unc jOlie voix! » murmura-t-elle Lout à coup.
l'oroillo, tellement
L L elle s'aIT/Ha pour mieux pr~Le
b?U âme d'artistc s'était soudainement trouvée impress lo.nnée par les noles si pures, si cristallines qui ùominalCnt en cc momcntl'accompagnemont du piano.
SlIr la pointe des pieds, comme si elle eOt craint de
Lroubler J'cnchantement auquel olle était 011 proie, olle
approcha de III rcu()lre, qu'elle culrc-bililla, puis s'immobilisa.
Elle élait toute troublée, un peu jlliouse peul-être, se
demandant si Sil propre voix, que son père aIfirmait
cependant incomparahle, églliait celle qu'elle cntendait
là,
Elle Il 'osait )Jtlllscr « lui était supérieuJ'e », car SR
modestie ég-ol)l\it son talent.
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
Une inslinctive et compréhensible c\lriosilé lui fit
tenter de découvrir dans l'encadrement de la fenêtre
de M. Wetlig la sil houetle de la chanteuse.
Elle eill désiré voir sos trails.
Mais elle avait beau faire effort pour percer la
pénombre dont élait plein le studio d'on face, il lui élait
impossib le de rien dis linguer.
En tout cas, détail singulier ct qui provoqua l'étonnement de I l jeune fille: la chanteuse de,'ait sc tenir dans
le fond de la pièce.
Le piano, en effet, se trouvait on pleine lumière et elle
distinguait nettement, devant l'instrument, M. Wellig.
Mais ce qui accroissait l'étonnement de Dora, c'est
qu'au lieu d'~tre
assis il so tenait debout, parcourant 10
clavier ct 'une main, la gauche, tandis que de l'autre , la
droite, il se livrait à une sorte d'incantation mystérieuse.
Ses doigts s'agitaient en des gesles rythmiques, tantôt
comme s'ils eussent pincé les cordes d'une harpe, lanlôt.
comme s'ils eussent eIfleuré les touches d'un piano, ou
encore Cai t glisser un archet sur les cordes d'un violon.
L'oreil le très musiciellne de Dora se rendait parfaitement comple que certains accords, d'une mélodie inconnue d'elle jusqu'à présen t, 11e pouvaien t provenir du
clavier, non plus que cerlaines noles dont vibrail soudainement l'espace ne sortaient d'un gosier humain.
Lui fallait-il donc croire que c'étaient les doigts de
M, WellÎg qui les arrachaient à l'almosphère même dont
était empli le studio.
Supposition invraisemblable... et, repondan l, elle se
rappelait mainlenant les quelques explications fournies
par la logeuse quand elle avait étr amenée à prononcer
le nom de M. Wellig.
Elle nvail dit qu'il lravaillait à une invention quasi
diabolique, ne tendnnt li rien moins qu'à remplacor la
voix humaine par un instrumenl pllrcment mécanique.
Sur le premier momen L, la jeu ne fille n 'av a il pas prNé
attenllon à ces propos, n'y voulant voir qu'un « papotage » de vieille femme; mais, maintenallt, elle sc
demandnit si elle ne devait pas considérer la chose
comme possible, puiequ6 sell oreilles entendaient,
puisque ses yeux voyaient.
Et quel !IiI' inspiré aVilit le musicien 1
Beau? l'était-il vraiment nu sens strict du mot P Non .
Sa face offrait des traile sans régularilé que le génie
de l'inspiration contraclait désagréablement; mais le
trOD l ~Hait
largo el hau t.·.. les yeux brillaient o'une
namme qui semblait jaillir de 1'11,.8 ml'nne 1
�LA 1\O~lANCE
AUX BTOILES
17
Dora ne pouvail s'empêcher de l'admirer, toul en se
senlant prise de haine contre lui.
Le génie créateur de cel homme ne cherchait-il pas à
détruire ce qu'elle avait en elle de plus précieux, ce qui
devait êlre son gagne-pain ... ce qui devait peut-être la
mener à la gloire?
Qu'il pût meUre au point son invention, ct l'art du
chan Leur était à jamais détruit 1
Que deviendrail-elle, alors P
Et son pauvl"C père ùont sa voix élait la seule resSource P
De colère, elle ferma la fenêtre si bruyamment que, de
l'autre côté de la cour, le musicien en fut troublé.
La cour devint immédiatement silencieuse ...
M. Wetlig quitta le piano et, durant un instant, se
planta dans l'encaùrement de la fenêtre, cherchant visiblement d'où avait pu partir le bruit qui l'avait troublé.
Durant quelques instants, ses yeux demeurèrent obstinément fixés sur le logement Ol! venaient de s'insLaller
M. et MUe Claudius, comme s'il eût conçu le soupçon que
c'était là que se Lenaient les coupables.
Peut-être bien un rideau avait-il tremblé sous la main
de Dora, embusquée là, touLe frémissanLe.
Un long moment, il demeura deLout, immobile, allendant qu'un basard lui permît de satisfaire sa curiosité.
POur quelle raison éLait-il ainsi intrigué du fail d'une
renatre un peu brusquement fermée P Quel instinct le
poussait à établir entre cette fermeture et les recherches
qu'il poursuivait lin rapport quelconque P
Il Y avait toutes raisons, selolt l'évidente apparence,
pOur que ce geste ICIt sponLané, car, jusqu'à présent, nul
locataire de l'un ou l'autre immeuble n'avait témoigné
qu'il se trouvât gêné par les résonances que renforçaient
les accents du mystérieux orchestre, constitué par les
onde~
Sonores que cuptuient dans l'espace ses doigts harmOl1leux.
Bien au contraire, il avait remarqué qu'aussitôt que
résonnaient duns son studio les premières barmonies,
les fenlltres de la cour s'ouvraient sans bruit et les locaLaires sc lenaient à l'affût, dissimulés dans J'ombre de
leur apparlemen l.
Seules, les fenêtres du logement en face du sien
demeuraient closes.
Et, cependant, le 10gemenL, vacant depuis plusieurs
semaines, avait maintenant des occupanLs, le jeune
homme l1'en voulait pour preuve que cetle fenêlre, un
�18
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
moment encore auparavanl ouverte, qui venait ùe se
refermer si brusq uement.
C'était donc que les nouveaux localaires n'aimaient pas
la rnusique ... ou, ùu moins, sa musique à lui.
.El, cependant, combien il la chérissait, celle symphonie dans laquelle il avait mis toute la poésie qui
chantait en lui l. ..
Depuis des mois et des mois, il ne vivait que par elle
el pOllr elle.
Pendant des jours, des semaines, il avait rêvé d'une
inlerprétation vocale, seule capable de traduire le sentimenl extra-humain qui dominait l'œuvre.
Et il n'avait pas trouvé l'interprète rôvée.
Vainement, s'était-il adressé à tou tes les célébrités dont
les noms s'étalaient, glorieux, sur les murs des théâtres,
des salles de concerts ...
Aucun n'avait voulu risquer sa voix pour une entreprise aussi bardie.
Nul gosier humain, avait-il été contraint de constater,
n'était capable d'alleindre aux invraisemblables hauteurs conçues par son génie musical.
C'est ..lIors qu'il s'était acharné ù la mise au point
d'Lille idée qui, depuis toujours, hantait son cerveau
inventif, mis en éveil par le miracle des temps récents.
. Pourquoi ces ondes hertziennes, capables de porter au
loin la parole humaine, ne renfermeraient-elles pas en
elles-J'nêmes des sonorités que le compositeur pourrait
utiliser pour traduire sa pensée, plus fidèlement que ne
le pouvaient faire les plus in~éeux
instruments, les
\oix humaines les plus assouplies.
Il avait cherché avec acharnement et il avait trouvé un
dispositif merveilleux qui mellait à sa disposition un
orchest re tou t enlier, nuquel sc joignaien t des sonoriLés
Ilouvelles, inconnues jusqu'alors, et qui permettaien Ldes
polytonies insoupçonnées.
Seule la voix humaine, reproduite artirlciellernent, ne
1lIi don'nait pas Ulle entière satisfaction: cerLnillernen t,
les ondes alleignnient sans errorl aux hnllieurs inaccessibles pour les gOl>iers humains, tuais il leur manrlllUit
ln vic même de l'être vivan t.
De 10 de fréquents désenchantements, de profonds
nbandor:s de soi-rnllme, qui faisaient le désespoir cie la
vieille Lisheth.
Souvent, l'oreille collée conlre une porte, elle écoulaiL
travailler son maJlre el, ne pou van t dominer son émolion, pénétrait dans le studio.
�T.A ROMANCE AUX ÉTOILE"
19
- Oh! Georges, mon petit! que c'est beau! s'écriaitelle, la face ruisselante de larmes.
Mais lui, mécontent de lui-même, jamais satisfait, la
renvoyait rudement.
Indifférente à sa rudesse, elle s'ol.JstinalL à déclarer que
jamais ... jamais elle n'avait entendu une voix pareille.
- On dirait les anges qui chanten t !
Alors, hors de lui, comme si cetle pauvre créature eût
pu le comprendre, il criait :
- Eh! précisément, c'est ce qui me désespère !... C'est
trop céleste 1... c'est trop divin 1. .. cette voix, ça manque
tl'humanité ... on ne sent pas sous cette voix la souffrance d'une créature torturée par mille pass ions, par
mille regrets, par mille aspiration s ...
Il lui secouait les mains, répélnn t, en proie il. un désespoir profond:
- Comprends donc ça : pour s'émouvoir, il Jaut que
le public sente un être semblable li lui, souffrant comme
il souffrirait lui-même, palpitant des mêmes espérances ...
El, frappant d'un poing rageur sur l'appareil, comme
s'il l'eût rendu responsable de son impuissance à traduire les élans de son cerveau:
. - Une onde 1. .. clamait-il, une onde 1 ce n'est pas ulle
Iet;nme! Oh 1 ma vie, ma vie, pour une femme qui pourrall ...
Ces crises de désespoir se rellouvelaient fréquemmenL,
au grand désespoir de la vieille, CJ:ui s'enfuyait du studio,
épouvnntée.
CHAPn'RE Il
JOlE
!...
IJÉSIlSI'OIH! ...
Trois semaines élDicnl déjll écou.lées depuis que
M. Claudius eL sa fille, misérables épaves humaines,
étaient venus s 'échouer au q lIalrième étage de l'~m
mcuble géré pnr M'no Hermann, et aucune umélOfntIOll
not~ble
ne s'était produile clans leur siluation.
BlOU au contraire celle-ci s'élail aggravée, en ce sens
que l'élat rIe santé ;iu malade, incapahle de rrsisler aux
émotions et aux fatigues qu 'cntra1naien t pour lui les
démarches auxquelles il élait astreint, avai t empiré.
En dépit des supplicatipns de sa fille, il avait tonu à
l'accompagner dans les établissements où elle venait
llroposer scs services.
l1 ai~s(jl
mioux fJuc personne
HOlllme dn lhé!\tre, il cOl
�LA llOI\lANUE AUX ÉTOlLhS
les dangers auxquels se trouve exposée une jeune fille
ct c'était contraint ct forcé qu'il envisageait la perspective de la voir « monter sur les planches )l, ainsi qu'il
disait d'une voix aigrie; mais du moins voulait-il, en
l'accompagnant, montrer au directeur que la postulante
était une jeune fille comme il faut, qui avait droit au
respect.
Le père Claudius était, comme on le voil, vieux jeu,
car nous ne sommes pas à une époque où des considérations de ce genre soient de nature à protéger une jeu lie
fille contre les embûches que les hommes, au théâtre,
ou ailleurs, savent si bien tendre aux femmes.
11 pensait en outre, le pauvre homme, pouvoir juger au
premier contact les direcleurs auxquels Dora avait affaire
ct leur en imposer par sa présence.
Enfantines naïvelés : Dora n'était pas une « pelite oie
blanche », quoique élevée en provi nce ; elle était parfailement capable de sc défendre elle-même et elle avait fait
l'impossible pour obtenir de son père qu'il la laissât
aller seule; elle se rend ai t comple que sa présence, loin
de lui êlre du moindre secours, la desservait plutôt.
Mais, surlout, elle conslalait que ces démarches étaient
pour le malade Ulle fatigue au-dessus de ses forces.
Chaque jour augmenlail sa faiblesse, car les étages à
monler et 11 descendre, les longues slations dans les établissemenls où ils sc présentaient, les allées et venues
à lravers celle ville inconnue, usaient peu à peu l'énergie
physique du malade, en même temps que les échecs successifs provoquaient cbez lui une tension nerveuse contre
laq ueHe il lui étai t bien difficile de réagir.
Dans tous les élablissements, en effet, où Dora s'était
présentée sur la recommandation de Mme do Wanda, elle
avait, pour une raison ou une aulre, successivement
échoué.
Chez les uns, on avait argué que, la troupe se trouvant
au conlplet, il élait mt'me inutile C[U 'elle « audilionnât » ; chez les autres, on expliquait que la saison était
trop avancée, mais « qu'on verrait pour la saison prochaine» ; d 'nulres, encore, déclarant sa voix fort belle,
lui avaient promis une prompte réponse, qui, au bout de
quinze jours, n'était pas ellcore venuc ...
Et 1\1. Clal](lius, désespéré, c1rcouragt!, 11 'était plus Cil
,Itat de quilter ln chambre.
D'lin crayon ragcur, il avait successivement barré sur
la liste fournie par le sec rétaire de Mme de Wanda les
!Iorn~
Iles Nahlis~emn
à la porte desquels ils étaienl
Illutllemellt allés frapper, ~a Olle cl lui.
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
21
TI n'cn restait plus qu'ull : l'Odéol1 Iyriqlle.
C'était leur dernier espoir, et Dora, pour lellLer tir
relever uu peu le courage de son malade, Ile cessai 1 de'
déclarer que, pour celui-là, elle avait bon espoir.
Mais, depuis trois jours, M. Claudius se sentail Lellement faligué qu'il lui avait été impossible d'ellvisager
les fatigues cl 'une nouvelle démarche; et Dora, pour ne
pas le conlrarier, avait renoncé 11 sc présenter seule li
J'Odéon lyrique.
Cependant, les jours s'écoulant, elle conslataH avec
effroi que, depuis leur Ilrrivée, les maigres économies
donl elle avait III garde avaient, quelque précaution
qu'elle mît à en disposer, fondu Ilvec une déconccrtante
rapidité.
Le loyer payé d'avance, les visites du médecin, les
médicaments et les frais quotidiens s'étaient chargés de
vider la bourse.
Dans huit jours il faudrait payer à nouveau le montant du loyer mensuel. ..
La pauvre nlle était effarée, vraimenl, et il lui fallait,
par surcroH, ne rien monlrer de son inCluiétude à son
père qui, tout entier préoccupé de l'avenir de sa fille, ne
songeait mllme pas à la situation matérielle.
Le docteur avail recommandé instamment de le
ménager et de lui éviter tou t sujet de contrariété Oll
d'émotion que son état cardiaque le rendait incapable
<1e supporter ...
Cependant, après quatre jours cl 'attente, Dora, sentant
l'Ju:il devenait indispensable de jouer la dernière carle
ClUl leur J'estait, ct devan t l'impossihilité ct 'attendre
d.avantage, insinua au malade, avec loutes les précaulJons possibles, C[U 'elle allait faire une démarche auprès
du directeur de l'Odéon lyrique et qu'clle avait l'impression que, celte fois, elle rapporterait une Lonne
réponse.
Contrairement à ce qu'elle redoulnit, le malade n'éleva
aucune protestation; la nllit n'aVilit pas été mauvaise et
SOn état d'esprit paraissait s'Otre quelque peu amélioré .
. Aussi l'espoir que proclamai! sa nlle le gagna-toi! ct
JI sc laissa docilement installer dans le g-rand fauteuil Oll
m~intea
il passait ses après-midi, auprès dll poille
qUI ronronnait doucement .
. - Essayez de dormir un peu, mon papa, déclara la
Jeune fille, en jouant ln gaîté, je suis certaine de vous
rnpporlcr une bonne nouvelle.
Elle J'ernhrnssa Lendrement au front cl, après s'Nre
�22
LA Hm'ANcr~
AUX ÉTOJL~S
assurée qu'il ne manquerait de rien durant son absence,
elle quilla la pièce.
Au dehors, elle rencontra Mme Hermann, à laquelle elle
fit mille recommandations, et enfin s'élança dans l'escalier, un peu inquièle de laisser seul son malade, mais
ayan t cependant au cœur le pressen timent que cette
ultime démarche aurait un heureux résultat.
Dans la rue, elle marchait vile, ayant hôte d'arriver ail
hut.
Après une attente assez longue, elle pénétra enfin dans
le bureau du directeur de l'Odéon lyrique. C'était un
homme jeune, d'allures assez communes, et dont le
visage cauteleux, les regards singuliers eussent dû, si
elle eût eu lin peu plus l'expérience de la vie, la melLre,
dès le premier moment, en défiance.
Après l'avoir, tout en l'observant d'un air singulier,
laissé exposer le but de sa visite, M. Téodor inclina la
tête ct dit:
- Claudius!'.. Ah 1 oui... Claudius... j'ai entendu
parler ...
- Un grand artiste 1 proclama-t-elle.
- Certes!. .. Et vous lltes sa fille P
n la détaillait de la têle aux pieds de façon assez osée
qui la gênait un peu; mais elle comprenait qu'elle
n'élait pas en posture do protester; si elle voulait réussir
ù tout prix, il fallait qu'eJle réussil.
Elle insinua, domplant sa timidité nalurelle :
- Tout le monde est unanime à déclarer que j'ai ure
magnifique voix de théâlre.
~1.
Téodor s'inclina avec polilesse, proclamant:
- Je n'en cloute pas ... ma chère enranl. ..
- ... D'ailleurs, poursuivit-elle avec empressement,
vous allez pouvoir juger par vous-même ...
Et, se levant, elle alla prendre sur la lnhle, où elle les
avait déposées en en lran t, les deux ou trois partitions
qu'elle avait soin d'emporter avec elle à chacune de ses
démarches.
S'approchant du piano, elle demanda:
- Quo préférez-vous, monsieur ... Werlher? .. ou bien
dll Wagner P..•
M. Téodor eut un geste de la main qui protestait
contre celle proposition ct, uyec un sourire:
- Ni WC,.thcr ... ni Manon ... ni Wagner, déclara-t-i/.
La mine de ln jeune fille s'effara:
- Eh 1 mon Dieu 1 balhntia-l-elle, c'est que je n'ai pas
a]1porlé nutre chose ...
�LA nO~IANCE
AUX I~TOl.ES
- Pardon, vous avez apparié bien plus que celu,
mnrlemoiselJe ... l'élégance de voire lournure ... le charme
de \'olre visage .. .
Daru, rouge de confusion, baissa la t~e
.
Le direcleur déclara tou t net:
. - .le vous engnge ...
Ces Irais mots résonnèrent à l'oreille de la jeune fille
COmme la plus suave des musiques ...
Joign::mL les mains, elle s'exclama:
- VrnimenL 1 monsieur, vraimenl !...
Sa joie Lransparaissait si complèle <lu 'il éclala rIe
rire.
- Vraiment? mais qu'est-ce que cela a donc rie ~i
exlraordinaire P
.TI continuait à la délailler d'un re/;rard aigu qui l'eûL
fml frémir, en dépit de sa candeur, si c1le l'etH remarqué ; mais elle élait tout à la joie qui l'inondait jusqu'au
plus profond cl 'elle-même.
- Oui, poursuiviL-il, à dater du premier du mois proch:lin, je vous engage ... Trois mille francs par mois ...
Cela vou~
convien t-i1 ?.. .
Pour taule réponse, elle joignit les mains; mois,
c~'oyant
distinguer sur son visage les Iraces d'une hésit:llion, il ajoula, tentateur:
- '" Payables d'avance.
· Et lout CIe suite, remarquant la lenue modes le de 10
Jeune fille, 'il compléta:
- ... EL même payables à la signature de voire engagement.
C'en élait Irop ; Dora explosa naïvemenL :
- Monsieur, c'est trop de bonlé 1... Ma reconnaissance ...
- Valls me la mrmifesterez, coupa-t-il, lin peu gêné,
en. vous mon Lrant, en Lou tes circonsLances, li ne pensionnaire modèle.
T.onl en parlant, il griffonnait quelques mols sur une
feutlle CIe papier lou L imprimée, mais où quelques
blancs étaienl mén:lgés.
· .- Tenez, fil-il, en la lui présentant, votre signalure
lCl. .. ct ici...
Quonrl elle eut écrit son nom, il demanda:
- Vous êLes majeure P
- Oui...
- Parfait 1 Cela simpline ; car, autrement, il eM fallu
la signa Lure de M. votre père.
· Après avoir ajouté son paraphe à côté de celui de la
Jeune fille, il lui tendit un exemplaire de l'engagement
�21
qu'elle venait de signer ct f[ll'ellc lilt nvrr IInr admiration non dissimulée.
- Ce n'esl pas tout, fil-il en sourian t.
Il ouvril un tiroir-caisse, d'où il tira lIlIe' lias!'r de hi]lets de banque dont il lui tendit une pillcuc.
- ... Et me voici en règle vis-à-vis de vous, déclari!t-i! en lui tendant les billets qu'elle prit d'une main
encore bési tan te.
n demanda alors, curieux:
- Quoi. .. qu 'avez-vous ~
- J'aurais désiré que VOliS m'entendiez, bal1JUtiat-elle.
Mais il se leva, indiquant que la vi sile avait pris fin,
s'exclamant:
- Ob J aujourn 'bui, impossible; mon temps est pris
et, si je vous ai reçue, c'est à cause de la recommandation
de Mme de Wanda ... lIne vieille amie à moi; au surplus,
mon jugement ou rien, c'est la mOme chose; le public
seul esl juge ...
El, l 'ny:ml reconduite à la porte:
- D'ailleurs, je suis sans crain le, ajouta-t-il , la fi lle
du grand Claudius ne peul être f[u'une artiste de talent.
EJ1e s'inclina, confuse, et lui. tendil gentiment la
main, qu'il ]1aisa.
La porte refermée sur elle, M. Téodor regagna son
hureau en sc frottant les mains d'un air tout à fait satisfail, et il s'assit en murmurant:
« ExcelJen te recrue ... »
Si Dora avait pu voir l'expression on regard qu'en
prononçant ces mots le directeur de l'Odéon lyrique
at tachait dans la direction 011 venait de disparaître
sa nouvelle pensionnnire, elle eOt frémi. ..
Mais, tout à sa joie, la pallvre petite n'avait qu'un
désir: rapporter sans tarner celle bonne et rrconfortantc
nonvelle à son père.
Comme elle sc hiltait pnr les rtles, une idée lui vint _
elle passnilll ce moment devanL un magasin de com~sti
hies, - une idée qui allaiL un peu retarder son retolll',
mais qu'elle n 'eul.pas, le courage de repousser, heur~
de fnire une surpnse a son l'11er mnlade.
Précisément, de J'autre côté fIc lu rue, se dressait la
fnçnde cl 'un bureau de poste; elle y Courut, en francbit
Je seuil el pénétra comme un bolide à l'intérieur.
MAis, à cette heure, l'afnuence au lélrp}lOne était
granc}e, toutes les cabines étaient occupées et une Il u ellll
assez impressionnante de clients s'allongeait clevant le
guicbet.
�- Vous avez le nO J6, mademoiselle, fit la préposér,
une gelltille brunette, en offrant un carton à la jeune
fille qui le repoussa <le la main, gémissant:
- Oh! mon Dieu!
11 Y avait lant de désespoir dans cette exclamation que
l'employée s'en trouva touchée.
- C'est si pressé que cela P interrogea-t-elle, prise
d'une sympathie subite pour cette étrangère dont le joli
visage paraissait Lorturé d'angoisse.
- Il s'agit cl 'un malade ... mon père ... auquel j'aurais
voulu ...
L'employée murmura d'une voix apitoyée:
- Oh 1 je comprends ...
D'un geste discret <le la main, elle l'invita à se pencher vers elle, et elle-même, engageanl sa tête dan s
l'étroite ouverture nu gu ichet, murmura Lou t bas, de
façon Il n'être pas entendue de la foule qui faisait queue:
- Entrez dans mon bureau, c'est la porte à côté.
Vous trléphonerez avec mon appareil.
Et elle meUait l'extrémité <le son doigt sur ses lèvres
pour recommander Je silence.
- Oh 1 que vous êtes gelltille 1 s'exclama Dora.
- Chut! recommanda J'autre, failes vite ... pendant
'lue je suis seule.
PrestemenL, Mlle Claudius se glissa dnns le lJureau et,
COuranl à la petite employée:
- Comment vous remercier ~ explosa-t-ellc.
- En vous dépêcban t; si un che! entrait, je serais ù
l'nl11cnr!C' .
Dora s'était précipitée vers l 'nppareil et le meLtait en
mouvement.
- AllÔ 1... appela-L-elle... Mme Hermann ~.
Ici,
1.~l
Claudius ... Oui, c'est moi 1. .. Voulez-vous _'lIre assez
aImable pOUl" appeler papa à l'appareil, je vous prie P
Elle attendi l, impatienLe.
- M. voLre père est malade ~ interrogea l'employée
aVec solliciLude .
. - Oni ... autremrnL, je n'nuroi s pas accepté voLre offre
SI gentille, qui risque de vous aUirer des d6sagréments.
L'ouLre répondit avec un petiL haussement d'épaules.
- JI faut bien s'enlr'aider entre soi.
La LûmlO de Dora, modesLe r'(Lrt'mement, égalisait, aux
yeux de la préposée, 100Jn; classes, différcn les cependant.
- Allô 1. .. fil Dora, aLlentivr ... Oui, j'entends; non,
Tlon, ne le réveillez pas. Il a trllcment l1csoin de repos,
)e pauvre père 1. ..
lJne minute S'6collla, puis:
�26
LA ROMANCE AUX ÉTOILE:!
- S'il s'éveille .. . dites-lui que je reviens avec une
bonne nouvelle.. . Oui... oui... j'ai réussi, mon engagement est signé ...
Le visage de la pauvre petite irradiait de joie.
- Ou plutôt non, ne lui diles rien .. . .Te ne veux pas
me priver du plaisir de lui annoncer moi-même la chose:
d'ailleurs, je rentre directement, le lemps de faire qu elques achats et je suis à la maison.
L'appareil raccroché, Dora se Lourna vers l'employée,
la main au porle-monnaie.
- Combien vous dois-je P demanrla-t-ell e.
- Mais cc n'est rien; les employées jouisse nt ne la
gratuité des communications.
Elle ajouta, en souriant gentiment:
- El puis, quand bien mt'me,les artistes n'ont-ils
pas droit à quelques privilèges ~
Dora devint toute rouge.
- C'est vrai, murmura-t-elle, en désignant d'un
hochement de tôte l'appareil téléphonique, vous avez
entendu P
- Naturellement, malgré moi. Oh 1 c'est un appareil
inrliscret que le télépholle!
Elle riait, et Milo Claudius l'imita; elle était si heureuse que sa joie cherchait le premier prétexte pour
éclater.
VOliS me permettrez do vous offrir des places quand
je débuterai, pour vous remercier rIe votre gentil lesse.
- Oh 1 je veux bien; ct c'est moi flui, alors, serai votre
obligée.
- A qui me faudra-t-B les adresser? interrogea
~fl1o
Claudius.
- A Minnie ... Minn ie Paster... bureau 21.
Dora lui tendit la main, déclarant:
- C'est donc entendu ainsi; à la semaine prochaine;
et, si je le puis, je vous apporterai moi-même les billets.
- Mon plaisir sera double, afnrma Minnie, et je vous
remercie par avance, mademoiselle... mademoiselle ...
comment P.•.
- Dora Claudius.
- Claudius 1 Oh 1 mais je connais cc nom-là 1 Je l'ai vu
dans les journoux.
- Un grand artiste ... déclara son interlocutrice av oc
un orgueil non ùissimul6.
Puis, gagnant la porte:
- Au revoir, mon amie Minnie!. .. lonça-t-elle cl 'une
voix joyeuse.
Si la petite employée l'etH os6, elle eût répondu du tac
�LA IlO'IANCE AUX I~TOLES
27
au tac: « Au revoir, mon amie Dora! » Mais elle n'osa
pas, elle, modeste employée des postes, en user aussi
familièrement envers une artiste, fille d'un artiste
connu.
Elle se contenta de répondre:
- Au revoir, mademoiselle 1. ..
Et elle suivit d'un regard admirateur et sympathique
la jeune fille, sortie cie son bureau, jusqu'à ce qu'elle eOt
franchi définitivement le seuil (le l 'élablissement.
Dora avail le cœur tout allégé de la réponse que lui
avait faite Mon. Hermann: son père reposait, pour la première r01S depuis de hien longs jours 1 Et, il son réveil,
il se trouverail tout ragaillardi pour supporter le choc
de la honne nouvelle qu'elle rapportait, en même temps
que pour goûter pleinement la joyellse surprise qu'elle
lui réservait.
La rue traversée, elle pénétra chez le marc11and de
comestibles dont la devanture, quelques instants auparavant, avait fait naître dans son cerveau l'idée d'un fin
l'epas dont se pourrait régaler le malarle.
La question d'argent ne l'arrêtait pas.
Songez donc 1... Dans son réticule, elle avait ses appoin.
temenLs d'un mois 1 Une petite for Lu ne ...
Oh 1 ce clirecteur avai 1 cu une fameuse idée en lui
offrant ceLLe avance 1. .. Grâce à elle, un peu de hien-être
all ait pouvoir enlrer ùans le pauvre intérieur et rendre
il II malade l 'existence moins oùieuse.
Ln jeune fille, dans son exaltation, allait cl 'un comploir li l'autre, achetant tout ce flu'il y avait de plus fin,
de plus <1élicat ...
fiien n'étaiL trop bon pour SOH cher malarle\. .. Elle
voulaiL flue, cl 'un seul coup, fûL chassé cie sa mémoire
le souvenir cles mauvrlis jours passés.
Par avance, elle se réjouissai 1 du plaisir cyu 'alla it lui
caUSer celle clînell.e-surprise, ct elle riait en voyant
devant elle sc dessiner le:; trails chéris, tout enluminés
de bonheur.
Llls employés ne pouvaient s'emptlcher de rire aussi
en. la voyanL, les bras chargés de paquets qu'elle 5 'eClorÇf1lL de maintenir en équilibre, aller et venir par le
I1wgasin, bulinant à lous les cornptoirs, avec l'affaireIllent d 'llne nbeille dans un parterre de Oeurs.
EnOn, etle sortit et gagna en IlnLe la mai~on
de
Mme Hermann, don t elle mon ta l'escalier avec la prudente lenLeur d'un équil ibriste.
Parvenue au quatrième, elle introduisiL discrèLement
ln clé dAns la serrure et referma la porte sans bruit, par
�28
v\ nOM ,\Nr.E AUX I;;TOILES
crainle d'éveiller trop brusquement le malanc; après
quoi, elle pénétra sur la pointe des pieds dans la grande
pièce, qui jouait le double rÔle de studio et de salle à
manger.
A SOll grand étonnement, elle constata que le malade
continuait de reposer; alors,. elle décida de ne l'éveiller
CJue lorsque jout serait préparé pour la petite fête dont
elle se promettai t une telle joie.
A travers la pièce, elle allait donc discrètement, effleurant à peine le plancher de ses pieds légers, et - l 'heureux bénéficiaire de ce repas gargantuesque poursuivant
son sommeil - le couvert se trouva mis, tout parfumé
d'un bouquet que Dora avait acheté dans la rue.
D'un papier de soie, elle tira trois gros cigares, minutieusement choisis parmi ceux dont M. Claudius préférait l'arome, et elle les mit dans son assielte, recouverts
de sa serviette.
Dans l'un des verres, disposés sur le dressoir à côté
d'une bouteille de vin mousseux, elle déposa, en forme
d'éventail, son engagement.
Cela, ce serait le dessert ...
Aurait-elle la patience d'altendre la fin du repas pour
annoncer à son père la bonne nouvelle qui motivait cette
petite fêle gastronomique P
Dora ne le pensait pas; mais, enfin, le principe voulait
qu'il en fût ainsi; si les choses se passaient autrement,
le repas n'en serait pas moins bon ni la joie du vieillard
moins complète.
Maintenant, tout était prilt, el la jeune fille, désœuvrée,
frémissai t d'impatience, a li endanl CJue le dormeur
enlr'ouvrît seulemen t les paupières.
Comme elle se jetterait alors dans ses bras 1. •.
A quoi pourrait-elle bien occuper son désœuvrement P
Elle promenait de droite el de gauche ses regards, cherchant quelque chose à faire, mais vainement; la femme
qui consacrait chaque malin une couple d'heures à entretenir le petit ménage était la conscience mÔme, et lout
était d'une propreté irréprochable.
Pas le moindre grain de poussière à enlever ...
Alors ~ ... Elle ne pouvait cependant pas employer son
temps à demeurer là, jmmobile, regardant un dormeur
qui paraissait mettre une insislnnce particulière il ne
pas vouloir s'éveiller.
On eût dit C[u'ille faisait exprès pour la faire enrager.
Pauvre père, de quoi allait-ellc l'accuser, lui si bOT!. ..
dont le cœm' était plein d'amour pour sa fille chérie!
Non, son sommeil n'était pas simulé, il était même
�2!.l
LA ROMANCE AUX ÉTOiLES
profond... Dora se réjouissait à constater que, pour la
première fois depuis si longtemps, son malade jouissait
enfin d'un repos véritable, complet, absolu ...
« Quand je pense, songeai t-elle, que, depuis mon
départ, ilu'a pas changé de posilion ... C'est un véritable
miracle ... »
Et elle demeurait là, le contemplant avec amour, de la
joie plein l'âme.
Cependant, l'impatience cOJ1lmençait à la gagner; les
petits plats qu'elle avait mis ou feu pour <lu'ils sc tinssent chauds menaçaient de brùler, ct le vin mousseux,
qui doit être bu frais, tiédissai t à la température de la
salle.
Cependant, le ma lade dormait de si bon CŒur (lue la
jeune fille ne pouvait se décider à le réveiller.
C'était de la santé qu'il gagnait.
Enfin, n'y tenanl plus, elle dit à mi-voix: .
- Le maestro est servi 1. ..
Le dormeur ne répondU pas.
La jeune fille s'approcha du fauteuil ct, se penchant,
répéta loul haut:
- Le maestro esl servi 1. .•
Celle fois-ci encore, aucune réponse ...
Alors, tout 11 coup, elle eul peur el sc rejeta en arrière.
Ce silence, celle immobilité, mainteuanl lui paraissaienl suspects 1. .. Mon Dieu t si. ..
Elle n'osa formuler plus nettement l'horrible
appréhension qui, soudain, venait de s'abattre sur clIc
el, en dépit de sa volonté de s'assurer de son mal fondé,
elle recula.
El cependant, non ... non ... cc n'était pas possihle t
Comme une folle, clle traversa la pièce, passa ùans
l'entrée, arriva âu logement de M'no Hermann et se mil
à frapper contre la porte avec une violence désespérée .
. La logeuse parut au houl d'un moment, le visage
Indigné.
- Que sc passe-toi! donc? dernanda-t-elle.
-:- Oh t madame, balbutia la jeune fille... si VOliS
savlCZ ... mon père ... mon père ...
La vieille dame répéta:
- Votre père ... ch fluai ? .. qu'a-t-il, votre père ~
Dora. lui avait saisi les mains ct les élreignait désespérément, comme fonl les lIaufragés de la. bouée 11
laquelle ils s'accrochent.
Elle ojoll ta, la voix étranglée cl 'angoisse:
- J'ai peur, maùamo ... j'ai peur._.
La logeuse comprit cl s'exclama:
1
�30
L.\ HOMANCE AUX ÉTOILES
- Ce n'est pas possible 1. .. Tout à l 'heure en~or,
il
dormait si paisiblemen t !. ..
_ Moi aussi, j'ai cru qu'il dormait; j'ai respeclé son
sommeil, puis, je l'ai appelé ... Alors, comme il ne répondait pus ... comme il demeurait immobile ... je me suis
penchée vers lui. Oh! madame ... ce visage, celte immoj)i1ité ... et je suis accourue vers vous ...
La logeuse demanda:
- Comment, vous ne vous êtes pas assurée s'il élait ...
Mais, devant les regards éplorés qu 'allachai t sur elle
la jeune fille, elle n'osa achever sa phrase; le mot qu'elle
avait à pronOl1cer étuil lrop cruel cl elle sc contenta de
dire:
- Venez avec moi. ..
Et elle entraîna la pauvre Dora, qui la suivit docilement, comme e(H fail un lout pelit enfant, en parUe
déjà réconforlée par celle aide.
Dès le seuil de la pièce où se trouvait le vieillard,
~IDlo
Hermalln fut fixée. M. Claudius uvail cessé de vivre.
Alors, elle sc retourna vers Dora ct murmura d'une
voix pleine de compassion :
- Ma pauvre enfant 1...
La jeune fille chancela ct mt Lombée sur le plancher
si les bras de la logeuse Ile se fussent trouvés là pour lu
recevoir.
l\1'UlO Hermann la porla sur le divall, où elle s'occupa de
la faire revenir à elle.
Dans la cour, l'orchestre de Georges Weltig semblait
pleurer sur le malheur qui frappait la jeune Illle.
La logeuse s'en fut doucement Jenner la fenlltre;
ensuite, elle prit dans le vase al! elles trempaient les
fleurs destinées à égayer le repas de M. Claudius el vinl
les placer entre les m<lins du défunt.
Celte attention rellouvela la douleur de la jeune fille;
elle était si heureuse de la nouvelle qu'elle rapportait!. ..
Elle voulait que la joie emplîl la maison 1
Et c'était la douleur, maintenant, qui y régllait.
L 'homme qui dormait là son dern ier sommeil,
n'avait-il clone pas cu, au cours de sa vic Loule de travail,
une assez large part d'inrorLulle pour qu 'un peu de
honheur lui fût ré&ervé durallt ses derniers jours?
- Ah 1 père, gémissait-elle, père ...
Quoique la fenêtre eOt été poussée par 1\'1'1110 Hermann,
les échos de la symphonie montaient - atténués, c'est
vrai - dans la pièce.
Dora étendit le bras, gémissant:
- Ob 1 ceUo musique l. ..
�LA, ROMANCE AUX ÉTOILES
31
Elle lui semblait insulter à sa douleur ...
La logeuse sortit vivement.
Maintenant (lue le premier coup était porté, elle esli mait qu'il 11 'y avait pl us aucun inconvénient à laisser
Dora seule avec sa douleur.
Arrivée dans son logement, elle ouvrit sa felllllre et
appela doucemen t :
- Mademoiselle Lisbetb ...
Presque tout de suite, une fenêtre, qui n'était
qu'entre-bâillée, s'ou vri t, et, dans 1'encadremen t, paru t
le busle puissant ùe la vieille servante du compositeur.
- Mademoiselle Lisbelh, at Mm. Hermann, les deux
mains autour de la bouche en forme de porLe-voix, il y
a un grand malheur chez moi. .. mon nouveau localaire
est mort. ..
La servante leva les bras au ciel.
- Et de quoi donc, grand Dieu P
- Est-ce qu'on sail P... D'épuisement, peut-être de
privations ! ...
- Vous n 'a uriez pas dû lui louer ... Un mort dans
une maison, ça fait loujours mauvais effet .. .
- Esl-ce que je pouvais me douLer P Et puis, ce n 'eù t
pas éLé charitable ...
Mlle Lisbelh eut un court acquiescement de tête.
- Tout ça, poursuivit M1DO Hermalln, pour vous dire
qlle la pauvre demoiselle est désespérée ... qu'elle pleure à
fendre l'Ilme ... et que la musique de M. Wetlig lui fail
mal; en sorte que, si vous pouviez aller le prier ...
La servante dressa ses ])ras dans un granù geste
indigné.
- ... Le prier de cesser de Lravailler, Il 'est-ce pas ~
S'écria-t-elle, eL juste au moment du passage le plus difficile 1. .. Vous n'y pensez pas, madame Heflnnl\lll Songez
donc, voilà huit jours qu'il lutte saIlS pouvoir arriver
à trouver cc qu'il cherche.
Elle ajoula, d'une voix pleine de compassion:
-. Tl deviendrn Cou, le pauvre peti t. .. avec ses ondes
que le diable emporte 1
Son accent était chargé ùe colère.
Mm. Hermann observa:
VOLIS l'aimez beaucoup, voLre maître, n'est-ce pas P
JIllo Lisbeth protesta contre l'expression de la logeuse:
- Mon maltre 1... Vous voulez ùire flU'il est comme
mon fils ... car, enfin, c'est moi qui l'ai élevé, pui squ'il
(IVail à peine huit mois quand je l'ai récollé, après la
mort ùe sa mère, qui était ilia VOIsine ...
- Une bomw aclioll ... COli céda alon; i\lwe Herm.ann.
�32
LA nOMANCl> AUX ÉTOILlŒ
- Pas même; j'ai plutôt agi par égoïsme, en le prenant avec moi: ça m'a donné un bu t dans la vie ...
- Vous êtes une brave personne, mademoiselle
LisbeLh ...
- Oh 1 si je n'avais pas ce vilaiu défaul!. .. s'exclama
la vieille femme.
Elle soulignait ces paroles d'une mimique expressive,
portant la main aux lèvres, le pouce imitant le goulot
d'une bouLeille.
- Ça le rend malheureux, ajoula-t-elle, le pauvre
enfanl car il m'aime heaucoup, lui aussÎ. .. Je fais tout
mon p~sible
pour me corriger ... mais c'est plus fort que
moi... c'esl comme si je voulais l'empêcher, lui, de faire
de la musique 1. ..
Elle éLendit le bras vers la cour, loule bruissanle
d'harmonies.
- Ecoulez-moi ça 1 clama-t-elle, ct 'une voix vibrante ...
Esl-ce beau? Esl-ce beau P..• El encore, il dit que cc
serait plus Leau oncore s'il pouvait lrOllver ce qu'il
cherche el ce que ces maudiles ondes sonores se refusent
à lui donner.
Elle conel ul, irritée vraiment:
- Ah 1 les chieunes 1
Mm. Hermann songeait à part elle quo ces harmonies,
qui enchantaienl les oreilles de la vieille servante, déchiraient l'arne de la pauvre orpheline.
Elle allait donc insisLer à nouveau, quandl 'aulre reprit :
- El Iailes-vous, madame Hermann, une idée de
l'élat dans lequel esl cc malheureux pelill... Mm. de
Wanda - vous savez, qui dirige une agence arlistique
dans volre maison - lui a demandé à « auditionner son
appareil » 1
Ses yeux 1uisaienl d'orgueil, d'u Il orgueil pour ainsi
dire materne] 1
Soudain, les ondes sonores rlont hruissail la cour
sc turenl cl, ail milieu du silence, une voix de femme
s'éleva, d'une pureté lello que, dans l'encadrement de la
fenêtre de son sludio, Georges WeLlig apparul.
Ses lrails éti.lient comme lransngurés par une intense
curiosité admiralive, landis que, visiblement il cherchait à surprendre d'où partaienl les accents qui le
ravissaienl.
Mm. Hermann, le premier moment de stupeur passé,
CJuilla la fenll.lre ct, t,raver.sant son logement, se précipita rions celUI de M. Claudius.
Dora, debout à côté du fauteuil Ol! reposait le corps
ùe IiOIl père, chantait.
�LA ROMANCE Il UX ÉTOILES
J3
CHAPITRE III
J'lEUR EUX PRÉSAGES
-
Veuillez prendre place... Je m'en vais prévenir
la directrice ...
Et, laissant dans un coin de la pièce Georges Wettig,
tout embarrassé par les regards qu'aUachaient SUT lui
les solliciteurs des deux sexes, dont était emplie la salle
d'attente, et qu'intriguait l'appareil posé à terre auprès
ùu compositeur, le secrétaire pénétra dans le cabinet
directorial.
Mme de Wanda était une blonde assez forte et dont le
visage, un peu empâlé par l'âge, conservait encore les
lraces d'une grande beau té.
Vêlue avec une élégance tapageuse, qui convenait peu
au nombre d'années ([u 'accusait la flétrissure des traits,
elle était parée de bijoux comme Ulle chllsse, souvenirs
de la situation brillante qu'elle occupait jadis dans le
monde des théâtres.
Une maladie, qui avait eu sur sa voix une déplorable
influence, l'avait contrainte II renoncer li son art; mais,
pour ne pas briser toule relation avec les planches, 011
olle avail vécu ùepuis sa pl us tendre enfance, elle avait
eu l'idée de monler celle agence qui, toul au moins, la
maintenait en conlac!. avec les artistes.
Pour tenter de se rajeunir aux yeux de sa clien tble, elle
sc donnait des petits airs compassés qui ne lrompaienl
personne ct ne contribuaient, bien au contraire, en la
rondant grotesque, ({u 'à souligner davanlage l ':\ge
qu'elle tentait de dissimuler.
Au demeurant, une borme personne, pL qui Ile man I!uait pas de gOÎlt.
Dérangée alors qu'elle éludiai!. les clauses d'un engagemenl que le tilulaire devait venir signer au cours de
la journée, Mm. de Wanda, Cil entendal\t ouvrir la porte,
releva la tÔle et, fixant sur le secrélaire un regard irril6 :
- - Qu 'y a-l-il ~ demantlil-l-elle ; j'avrüs interdit qu '011
l11e L1érangeil.l.
- Vous m'excuserez, marlamc, JJalbulin le malheufOUX ; mais li y Il ln un visiteur 'lu 'il m'a paru urgent
de vous annoncer, car je suis persuadé qu'i! vous intéressera grandement.
Devanl une telle affirmation, la (]iroclflce parnt dis~}()ée
à prOt.er une oreille a lten live.
- Qlli est ce vieitellT P interrog'M-t-clle.
Mme
9
�LA HOMANCE AUX ÉTOILgS
C'est GeorgesWettig, dont les journaux ont parlé
voici quelque temps.
-- Georges Wettig P Connais pas .. , Quel genre de
voix ~
- Il ne chante pas ... Il a inventé un appareil bizarre,
qui fonctionne par le moyen des ondes éthérées et supplée merveilleusement, non seulement aux instruments
d'orchestre, mais encore à la voix humaine.
Mme de Wanda haussa les épaules:
- C'est pour ça que vous me dérangez ~ ... Je dirige
une agence artistique 1 Je ne m'occupe pas d'instruments
mécaniques ...
Elle eut un geste qui renvoyait le secrétaire.
Mais celui-ci insista:
- Madame, vous savez que j'ai toujours pris les in tél'Ms de votre maison. Eh bien 1 aujourd 'hui, en refusant
de recevoir ce jeune homme, vous laisseriez échapper une
belle affaire.
Et il poursuivait cl 'une voix emballée:
- L'époque est à la musique mécanillue!. .. Voyez Je
sorl prodigieux du gramophone, le succès mondial de
la T. S. F., de la radiophonie 1. .• Madame, l'invention de
Georges Wettig est une chose merveilleuse!. .. Son iJUltrument, Il 'une docilité parfaite, réagit au moindre mouvement de la main; selon qu'on l'en éloigne ou qu'on l'en
approche, on obtient, aussi bien dans le registre grave
que dans le registre aigu, des sons que nuL instrumelll"
nulle voix humaine no peuvent égaler.
Le3 sourcils haussés d'étonnement. Mme de Wanda eut
cependant un mouvement d'épaules qui dénonçait
quelque incrédulité.
- Oh 1 la voix humaine... observa-t-elle,.. la voix
humaine... Je demanderais à voir... ou plutôt à
entendre, ..
- C'est précisément pour cela qu'il est l~.
solLicitaul
que vous vouliez bien le recevoir.
Mme de 'Vanda rejeta son stylo et, affectant une cerlaine impatience, destinée li masquor une curiosité
grande, s'exclama:
- Soil, faites-le entrer et que je m'en débarrasse 1.._
- J'espère, madamo. déclara le secrétaire .e n regagnant la porte. que vous ne vous repentiroz aucunement
tic l'avoir reçu .
.Et il sortit précipitamment, ayant peine à cacher son
contentement.
n traversa d'un pas rapide la foule de coux qui oUOTl naient et se précipitaient vors lui, nemandont si « ça
�LA HO,\1ANCB AUX ÉTOILES
35
allait bientôt être leur tour )), et, rejoignalll Wellig :
- Vile, fil-il, suivez-moi ...
Sous les regards Curieux des v:si teurs, qui ne pouvaient comprendre comment celui-là, arrivé Je dernier,
était reçu Je premier, le jeune homme embolLa le pas à
son guide.
- Madame, tlit celui-ci, après ayoir introduit ('inventeur dans le cahillet directorial, voici M. Georges
Wetlig.
-- ... Qui VOtlS remercie tout ct 'abord tic LunabitiLé
grallde dont vous failes preuve en consentanl ù le recevoir ct à l'entendre, pronollça le jeulle homme .
Celte phrase, d'une courtoisie à laquelle elle n'était pas
hahituée de la part de sa clientèle ordinaire, séduisit
-'lm. de Wanda; elle prit SOIl fa ce-à-main cL considéra
le visiteur avcc une visible complaisance, puis:
- Alors, demanda-l-clle d'un Ion léger, vous lenez
nbsolulllenL à me faire entendre volre mécanique ~ ...
Le jeune homme ne releva pas cc ([II 'il Y avait d'un
pell m(:prisan L tians l'expression.
- Madame, t1éclara-L-il, je vous certifie qu 'nprès
rn 'avoir enleutlu, vous n 'hésiterez pas à m'accortler votre
nppui pOlir me permettre de produire mon appareil (Jans
Ulle manHeslalioli devant Je grand public.
Ime eal un pelil sourire qui tr:1his~al
SOIl doute.
- .le nie permeltrai de vous (lire, par avnllCC, qu'il llies
yeux rion Ile peul !~galer
la voix hllmaÏllC! J'ai. chauté,
autrefois ... je puis dOlic CIl parler en connaissance tic
cause ...
Wetlig s'inclina.
- .Je )e sais, madame, (Ul-il, el c'esl précisément parce
que je connais vol l'e compétence l'II ln l11l\lière que r"i
tenu à (lIre reçll p~r
VOliS.
te fnce-;I-JTlnin de ;\IWU de Wanda cul lllt petil gesl<:
qui ~igl[j:
qu'elle Nnit sensihle ;) ('e compliment.
L ïn vell t cu r .. jou lit :
- .Je suiH d'aileur~
coJt1plètemcl1L du même avis que
Yous sut' cc poinL: la voix l.uunaine esl au-dessus de
toul; mais mon nppnreil n sur elle cet avanl<Jge qu'il
alleinl " des registres inconnus de )a voix ct 'lu 'il en
donnc l'illusioll.
- Nous allons voir, sc cOTltenta-l-eJlo de clire,
'F0t!l en disposant SOIl appareil, Georges Wettig pour~HIYmt
:
- J'ai cl'pellllnnt cru, ces temps derniers, .,voÏl' ren contré la mer\cille des ntervcillob ... je \'eux dire ulle voix
telJomelll élevée que jan tais de la vie je Il'avais supposé
�I.A TlOMANCE AUX ÉTOILES
que le soprano le plus aigu pût atteindre jusque-là !. ..
cL d'une pureté ' .. . d'un modelé 1. .. vous en eussiez élé
ravie 1. ..
- Et alors P...
- Cette personne, à la suite d'un deuil cruel, dut être
conduite dans une maison de san lé, où elle se trouve
encore actuellement.
- Voilà qui est déplorable pour l'art, prononça gravement Il,pn. de Wanda; mais peut-Otre parviendra-t-on à
lui rendre la san Lé ...
- La santé, peut-Otre, car elle est jeune, mais la
raison P•. .
- Comment, la raison 1 Elle serait folle P•.•
Il inclina la LOte, ajoutant:
- Et, chose plus navrante: dans sa f.olie, c 'est un passage de ma symphonie qu'elle chantait. ..
Mm. de Wanda écoutait sans comprendre; aussi son
interlocuteur crut-il devoir expliquer:
- Elle habitait avec son père votre maison, ct les fenêtres de SOIl logement donnaient exactemenL en face des
miennes; c'est ainsi qu'elle a pu m'entendre travaHier
et que, frappée de congestion à la suite de la mort subite
de son père, elle s'est brusquement mise à chanter la
dernière parUe de ma symphonie, celte que j'avais écrite
initialement pour un soprano.
Le secrétaire insinua:
- C'est sans doute celle personne dont je vous ai
parlé, madame, ct qui est venue un jour ici avec une
carte de recollnnandalion de Mm. Hormann.
- Et jeune, jolie P interrogea la directrice .
Croyant que c'était à lui que s'adressait ecUe question
Georges Wettig répondit:
'
- J'ignore, jc ne l'ai jamais vue.
- Mais 1I10i, je l'ai vue, déclara 10 secrétaire· colle
avoir à pei~
dixma.lbcureuse est jeune ~ elle p~ra.isot
hUIt ans, cl, par surcroIt, fort Jolie.
Mm. cie Wanda crut devoir formuler:
- Co qui rcud plus reg.rellable ellcoro le coup qui l'a
attein le; clouée d 'une VOIX comme celle qui vous a si
vivement frapI)é, elle eût fait une excell\lnte recrue pOUl'
Je tbMtre.
- Et quelle collaboratrice pour moi 1 répéta le compositeur.
Mais W1l6 de Wanda observa, avec lIne pointe de
malice:
- Cependant, puisque votle appareil peul remplacer
la \oix humaine ...
�LA I\O\fANCE AlIX BT01LES
:37
- Celle voix-là éLait exceptionnelle, et mon appareil
est impuissan t à l'égaler.
.- DaIlS l'impossibilité d'établir une comparaison avec
une voix qu'il ne connaît pas, et pour cause, le public
se conLentera peut-être de ce que vous pouvez lui offrir
mécaniquement.
Le compositeur acquiesça d'un mouvement de tête
plein de tristesse, puis, son appareil éLant au poin t :
- Je pourrai commencer quand VOllS voudrez,
madame, déclara-t-B.
- Allez-y, prononça Mm. de Wanda en se calant dans
SOn fauLeuil et en braquant son face-à-main sur l'appareil devant lequel l'inventeur se lenait debout, les mains
étendues.
Presque inslantanément, après avoir pressé un bouton,
des flots d 'harmonie emplirent la pièce, modulés au gré
des doigts qui paraissaient pétrir l'air, le modeler comme
Un sculpteur fait de la glaise.
C'était vraiment merveilleux que ce concerl d'instru·
TlJ.ents invisibles et à la construction desquels il semblait
(IUO se HU comIllu quelque luthier d'essence divine.
Mmo de Wanda, sous le charme, allendail cependant
aVec une curiosité, dont elle ne cherchail d'ailleurs pas
Ù dissimuler l'impatience, le moment où la voix humaine
devait sc faire enLendre.
Et, lou t à coup, ceLte voix s'éleva, si pure, séraphique
POur ainsi dire, qu'elle ne songea plus à se d.éfendre
Contre l'émotion qui s'était emparée d'elle.
Quand la dernière note se lui fait entendre, des larmes
Coulaient sur ses joues, au détriment du fard auquel
SOn teint devait celle fra1cheur faclice dont elle s'euorgUeillissai l.
- Admirable ... délicieux ... exlraordinaire ... divin ...
syllabes lui jaillissaienL des lèvres en flols pressés,
l Ce~
an(l1s que ses mains endiamantées applaudissaient
COmIne si elle se fûl trouvée dans \lne salle do concert.
. Et Georges Wellig saluait, très ému llli-mtime de cet
o.Ccueil enLhousiaste.
Il Crut devoir demander:
- Celle dernière partie vous donne-L-elle satisfaction,
Inaclame P
n...·le vous assure ... en t·~ tere ...
-1 E
'n lore
1 Soupira:
- Combien VOliS eussiez été plus sati~Ile
encore, si
vous aviez pu enlendre, comme je J'ai enlendue, celle
pauvre jeune fi Ile ... Mon Omc de composi teur était alors
�08
L \ HOMANCE AUX lhou,ES
conquise ... c'était la réalisation absolue de ce que j'avais
rêvé.
toule vibranle d'enthousiasme,
Mme oe Wanda,
déclara:
- Consolez-vous 1.. . Ce que vous avez bien voulu me
Cairc en tendre rencontrera au près du public l'accueil
auquel volre talent de composileur el votre génie d'inventeur peuvent prélendre.
Tremblant d'émotion, le jeune homme demanda:
-.Te puis donc compter, madamc, sur votre
concours?
- Aussi complet que mon organisation me le permet.
_ Ah 1 madame, croyez à ma reconnaissance ...
- .le demande seulement volre succès, interrompilelle, en femme qui connaît la vie el ne se paie pas de
mots' ce sera l 'honneur de ma carrière que d'avoir contribué à révéler au monde musical une découverte aussi
miraculeuse! Seulement ...
Wettig, subitement inquiet, répéta:
- Seulement ~
- Je vous demande le temps de réfléchir à ce qu'il
'Y a lieu de ~aire
}?our rendre at~si
concluante qu~
possible la mamfeslatlOn à laquelle Je rêve ... Cela ne s organise pas en un jour ...
Le jeune homme approuva .
- Voilà, déclara-t-il, qui correspond à mon secret
dé~ir.
A l 'exécu tion, je viens de m'apercevoir que certains
passages de ma symphonie ont besoin d'être revus ...
amendés... complétés.:; J '.ai encore à lravailler, notamment le chant, CJue J aVAlS conçu en VUe d'une inl.erprétalion humaine et que les ondes sonores lraduisent
imparfai tement...
- Alors, c'est au mieux, déclara Mme de Wanda eIl se
levnnt, pour lui faire comprendre que l'audience élait
terminée ... Et Cluel titre avez-vous donné à votre symphonie P interrogea-t-elle.
- La Romance aux Etoiles, (lit-il timidemenl comme
s'il eM craillt Clue ce lilre n'obtînt pas les ~ufragcs
de celle entre les mains de laquelle il venait de l'emeUre
sa (Iestinée.
Mm. de Wanda répéta:
~
La Romance aux Eloi/es ... c'est joli 1 Cela sonne
bien 1... Sur les affiches, ça sc lira admirablement ...
Allons, c'esl parfait 1
El, comme ils avaient alleint le seuil de la pièce, elle
lui tondit la main.
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
- Au revoir; ct, dès que je serai prête, je vous aviserai
par un mot. .. D'ici là, travaillez 1
Et, pour lui montrer qu'elle ne manquait pas de
cul ture, elle conclut:
- Le poète a dit: cc Vingt fois sur le métier, remettez
votre ouvrage. Polissez·le sans cesse, et le repolissez. »
D'une voix pleine d'enthousiasme, le jeune homme
s'exclama:
- Je veux un chef·d 'œuvre 1
Et, lui ayant baisé la main, il s'élança dan:; l'esca·
lier.
Mais il était tellement ému que, arrivé li l'étage infé·
rieur, il dut s'arrêter et s'appuyer il la muraille; subi·
tement, il venait d'avoir l'impression que ses jambes
étaient prêles à se dérober sous lui et que la respiration
allait lui manquer.
C'est qu'en eHet, c'était trop de honheurl. .. un
bonheur auquel il n'aurait pas osé songer ...
Sa symphonie lancée par IIne grande maniCesl.ation
publique 1. ..
C'élait une carrière qui débutait magnifiquement !. ..
Un avonir superbe ouvert devant lui !. ..
Et voilà que, soudain, sa joie so trouva trouhlée 1
A son oreille résonnèrent, tout à coup, les échos de
celle voix qui lui élait parvenue quelques semaines
auparavallt, la voix tle celte pauvre folle qui, illcons·
clemment, répélait les passages les plus mélodiques de
Sa symphonie ...
S'il avait pu substituer aux ondes éthérées cette voix
céleste, combien plus hrillant eilt élé le sort ne sa corn·
posilion 1
TI l'avait dit à M'no de Wanda, et maintenant voilà
Il.u 'un regrel cuisant coupait Jes ailes Il son enthou.
slusme 1. .. voilÀ qu'il doutait du succès 1. ..
Il regagna son logis, la ll'te allsorbée par celte idée
fixe.
- Ma pauvre Lisbelh, dit·il à la vieille servante, qui
S'inquiétait du résultat de sa démarche, ln vois 1111
homme désespéré.
? ..
- Tu as échou~
- Au contraire, j'oi rênss\... Irop l'omplOternenl
réussi, répondit·iI d'une voix morne.
- Alors, je ne comprends plus ...
- Les ondes son! merveilleuses, au point de vue
orC.best!"ul, mais il n'y a que la voix humaine qui
PUisse vraiment chanter et VOllS aller au cœur, vous
prendre aux entrail~
...
�40
LA lIOM/\NCE AUX ÉTOILES
Alors P. .. demanda la vieille, toule troublée de le
voir si plein cl 'angoisse.
- Alors, je songe 1l. cette voix entendue dans la cour,
il y a quelque temps ...
Lisbelh leva les bras au ciel et s'exclama:
- Que vas-tu t'occuper d'une folle P•••
- Folle ou non ... elle chante comme un ange 1
Il 6lail lombé, accablé, SUI' un siège, et la vieille proposa, pOUl' tenter d~
ran::oer ?n lui, un peu d'énergie:
- Veux-lu que Je m mqulète d elle auprès de sa
logeuse il
Il lui saisi l les mains, suppliant:
- Oh 1 oui, va, va vite 1. .. tâche cl 'avoir des détails ...
Lisbelh avnit quitté le studio avec la prestesse d'une
souris: du moment qu'il s'ngissait de donner salisfactian ù un vœu exprimé par SaIl fils, - s'il n'était l'enfant cie sa chair, il était celui de son cœllr, -- rien
n'était capable de la rebuter ...
Quelques instants plus tard, elle frappait à la porte
de Mme Hermann.
L'étonnement de la vieille dame fut grand, car elle
n'entretenait avec la servante du compositeur que des
l'apports lointains; Je gOlJt exagéré de Mlle Lisbeth pour
les lihations la rendait peu sympalhique li ses goûts
bourgeois.
- Vous demandez P interrogea-t-elle, avec brusquerie.
'-- C'est M. Wettig qui m'envoie, madame, rapport à
la demoiselle que vous aviez comme locataire ...
_ Mlle Claudius ~ ...
- Peul-Olre, je ne connais pas son nOIn ... Est-ce que
vous savez cc qu'elle est devenue P M. 'VetLig aUl'l,Iit le
plus vif rléRir de la retrouver.
Mme Herrnann, dont le visage avait instantanément
traduit une grande pitié, déclara:
- De M"e Claudius, je sais pell de chose; en constatant la mort de SOli père, elle avait été frappée par une
commotion cérébrale telle qne son transport dans une
maison de salllé avait dO (llre effectué de suite par les
soins du service de police que j'avais fail prévenir... si
hien que J'enterrement du pouvre M. ClAudius a dCt
avoir lieu sans que sa fille Irlt t accompagner le corps
jusqu'au cimetière ...
La vieille Lisbet11 eut un geste II 'apitoiement.
- Et, demanda-t-elle, celte pauvre demoiselle est
1011jOurS inLernée ?
_ No!\, elle esl sortie de la maison de san lo ; void huit
�LA l\OMANGH AUX ÉTOILES
41
jours environ, elle s 'est pr6~enté
ici, a enlevé les
quelques affaires qui lui appartenaient... j'ai de nouveaux locataires, qui prennent possession du logement à
la fin de la semaine ...
'- Elle vous a laissé sa nouvelle adresse P
- Elle ignorait encore où elle devait loger; je lui
avais conseillé de continuer à demeurer ici, disant que
j'étais prête à lui consentir une diminution de loyer,
pour l'aider à se retourner; mais elle m'a remerciée,
déclarant que ce serait encore trop cher pOUl' elle ... et
qu'elle allait chercher un logement plus modes le .
.
La vieille Lisbeth paraissait toute désappointée, songeant combien grande allail être la déception de 5011
{( petit Georges ».
- Alors, murm ura-t-elle, vous ne savez rien d'elle P
- Rien autre ... elle donnait l'impression d'être revenue II la raison et elle paraissait très triste; elle
m'a demandé dans quel cimetière son pauvre père avait
été enterré .. . Voilà toul ce que je peux vous dire ...
La servante soupira:
- Quelle désolante nouvelle à rapporter à M. Wetfig 1
Mais J'entret.i.en avait trop duré au gré ùe MDle Hermann, à laquelle son imagination faisait sentir dans
l'atmosphère des 'relenls d'alcool.
Elle brusqua les choses, disan t :
- Vous m 'excuserez, j'ai à f<lire .. .
Et, poussant la visiteuse vers la porte, elle la mit
Courtoisement, mais fermement, sur le palier,
,L~s
I:en~cig
I.s ' qu~
1I11lUe ' lIe~n;
VCllUÙ d'e f~ur
nlr à la vieille Lisbeth, sur le comple (le Mue Claudius,
étaient strictement conformes à la pénible situation de
la pauvre Dora.
Quand la jeune fille avait dû s'incliner devant l'affreuse vérité, quand elle avait riel constater que ce père
chéri, vers lequel eJle accourait toule joyeuse, n'était
plus, le coup qui l'avait frappée Ilvait été si violent
qu'un Lransport au cerveau s'en était suivi.
On se souvient que Mme Hermann s'était précipiLée
au dehors pour aller dire à Mlle Lisbeth de prier son
l11 u1,tre de faire cesser le jeu de son instrument, dont le
hl'lHt paraissait insulter à la douleur de l'orpheline ...
d' Quand elle était. revenue clans le logemenl de Milo Claulns, elle avait Irouvé celle-ci cllllnlant, auprès du
cadavre de son père.
La malheureuse avait perdu la raison 1...
]~L
la logeuse n'avait pas trouvé d'autres moyens de
�meUre un terme à celle scène tragiquement douloureuse que de courir prévenir la police qui, d'office,
avait conduit la malheureuse Dora dans un asile d'aliénées.
Là, quinze jours de soins, accompagnés d'un calme
absolu, avaient suffi pour lui rendre la raison; alors,
~eulmnt,
C{uand elle s'était souvenue, la jeune fille
s'élait rendu compte de la siluation affreuse dans
laquelle elle se lrouvail cl elle avait amèrement pleuré
sur son sort.
Mais c'étail lIne nature énergique que le malheur ne
pOllvait abattre; et, après avoir repoussé la lentation de
suicide, qui, sur le premier moment, avait eineuré son
cerveau, elle avait examiné j'avCllÏr avec sagesse ...
Après une longue visile au cimetière, où, à genoux
sur la tombe, elle s'était longuement entretenue avec
l'être cher qu'elle avait perdu, lui faisant serment de ne
jamais s'écarter de la ligne droite, conformément aux
principes rIe rigine morale qui avaient été la base de
son éducation, Mlle Claudius s'était mise à la recherche
d'un logement plus en rapport avec la mérllocrilé ile
ses ressources.
Tous comptes faits, ayant payé les frais t'le médecin, de
pharmacien el de funérailles, il lui restait en poche une
somme si minime (lU 'à peine il lui serail possible de
subvenir à sa nourriture quotidienne, lrès modeste
cependant.
Le mois de location chez Mon. Hermann finissait le
lendemain cl son engagemenl à l'Odéon lyrique courait
du lfi seulemC'lll...
JI y avnil là une période de fJuinze jours, iluranl
lOllllelle elle serait nslreinle à la plus stricte économie
sans cornpler qu'elle Il 'nvail pas l'argent nécessaire pou;
payer (l'avance un loyer aussi élevé que celui du logement où ils s'étaient, SOli père ct elle, instll1l6s le jour
(le lenr arrivée.
D'ailleurs, celui-lil ~Iail
hien trop grand pour elle,
mai n ICI111nt fJ. ue les (')rconslances l'obligeaient à vivre
seule.
Elfe s'élait rlOIlC mise ft hnUfe le fjuArlier du thMlre
ne voulant pus avoir à fuire, le soir, sitôt son servic~
terminé, une longue course; passé lIne certaine heure,
les rues sont peu sûres pour une fpll1me jeune pl inexpér im en lée.
Le lendemnin m~e
de sa sortie cie la maison de santé,
Dora s'installait dans un minuscule logement, composé
de ileux pièces et une cuisine; la première était une
�LA l\OMANCE AUX ÉTOILES
chambre à coucher, la seconde devait lui servir de studio,
où son premier soin fut d'inslaller un piano loué dans
de bonnes conditions à un facleur voisin.
Elle se proposait de lravailler beaucoup: c'était ellcore
le meilleur dérivalif à sa douleur et, ce faisant, elle avait
conscience de causer à son père, si de Ut-haut il pouvait
la. voir, la plus grande joie que pôt ressentir son ~me
ct 'artiste.
D'ailleurs, douée d'une certaine dose d'amour-propre,
elle voulait se distinguer, dès ses débuts, et contraindre
le directeur de l'Odéon, qui l'avait engagée pour ainsi
dire sur sa bonne mine, à reconnaHre qu'il avait affaire
non à une jolie femme mais à une artiste, au sens le
plus stricl du mot.
Ti ·y avait là, élU surplus, un point noir qui ne laissai t pas que de l'inquiéler un peu, au fur et i\ mesure
que se rapprochait la date à laquelle elle devait dé})\! ler
ù l'Odéon.
Sur le premier mouvement, toute sa pensée obnubilée par la joie qu'eHe éprouvait à l'apporter à son père
une si heureuse nouvelle, la jeune fille n'avait pas trop
prôlé alten tion ù la façon un peu rapide don l le directeur l'avait engagée ...
Elle n'avait demandé aucune explication, tellen;lent elle
était pressée de courir retrouver son cher malade, et elle
avai t signé, sans songer ù s'étonner que le directeur
ll'etH même pas désiré l'enlendre dans quelque morceau
(le son répertoire.
Et cependanl, qùand il s'agit d'une chanteuse, le
moins qu'on puisse faire, c'est de s'assurer qu'elle a (le
la voix, el quel genre de voix.
Son argent louché, elle s'élait pour ainsi dire enfuie,
comme si elle avait eu le feu aux talons ... Maintenallt,
elle réfléchissait el elle n'élait pas sans appréhensiolJ.
Mais c'élait - nOlis l'avons dit - une vaillante fille à
laquelle les difficultés ne luisaient pas peuf; maintenant qu'elle élait seule, que pouvaient lui importer les
Complications ~ ...
Elle s'élait donc mise à travailler, dès le lendemain de
Son installation, flprès litre passt1e Ù l'Oclllon lyrique pour
prévenir Je directeur de la transformation de son exislence. JI était absent, et, dans un court billet, laissé
aux mains rl 'une manière de secrétaire, elle lui avait fait
part de son changement cl 'adresse.
Quelques joUl"s plus tard, lui élait arrivé une note de
service, lui rappelant que S011 engagement courait du
quinze du présent mois et la priant d'arriver de bonne
�14
LA ROMANCE AUX ÉTOIr.ES
heure au thMtre, de façon à pourvoir à ce que nécessitait
son emploi~
Ces derniers mots lui avaient paru étranges, vagues
et un peu inquiétants.
Mais comme on était au treize du mois, elle réfléchit
qu'elle n'avait pas longtemps à s'inquiéter et continua
de travailler.
Sa voix, un moment altérée par la dépression physique
qu'avait occasionnée chez elle la perte cruelle qu'elle
avait faite, s'était rapidement stabilisée et la jeune fille
avait conscience qu'elle était, en tous points, prête à
affronter le public.
Cc fut donc pleine de quiétude que le quinze, vers
sept heures du soir, elle se fit annoncer au directeur.
Celui-ci la reçut d'une façon charmante.
- J'étais presque inquiet de vous, lui dit-il, aussitôt
son entrée, et si j'avais osé, je me serais présenté chez
vous pour avoir de vos nouvelles.
- Je vous remercie, monsieur, de votre sollicitude,
répondit-elle, mals les grandes douleurs ont besoin cl 'être
seules ...
- Elles onl besoin aussi d'être consolées ... et VOus
trouverez, j'en suis sûr, un grand apaisement, en vous
consacrant ù votre chant.
I! ajouta, d'une voix qui parut à Dora un peu singulière :
- Il vous aidera aussi à supporter avec Imtrain les
quelques rliff1cuJtés qui vous attendent et vous étonneront peut-être un peu dès le début.
Intriguée pur ces mots, elle allait le pt:ier de bien vouloir lui en préciser la signiflcaLi.on, mais olle n'en eut
pas le loisir. Tout de sulLe, il l'invita ù le suivre, car elle
n'avait que pell do temps, avant que le rideau se levât,
pour se mettre au courant.
Se mettre au courant 1. .. De quoi P...
N'e(H-il pas été naturel qu'il lui indiqu:1t sans tarder
ù quelle sorte cl 'emploi il la destinait... '
,
Tl lui avait bien dil, lors de sa première visite,
qu'avant de lui confier un rÔle il l'essaierait dans un
« tour de chant )l.
Or, quelque bonne musicienne qu'elle fÎlt, elle eût
désiré, et celo se comprend, n'~tl"e
pas prise al! dépourvu.
Mais sa timidité l'empt'cha (le poser au (lirecteur les
questions que comportait cependant la sitnnLion ... ot
clic trottinai t derrière M. Téodor, qui circulni t li grandes
enjambées li travers les couloirs sombres et poussiéreux.
Une porte ouverle, Dora pénétra li la suite du directeur
�LA HOMANCE AUX ÉTOILES
45
dans Ull local peu séduisant qu'elle reconnut, dès l'entrée, être un magasin à costumes.
- Madame Anna, appela-t-il d'une voix rude, s1 transformée que la jeune fille ne l'eût pas reconnue,
madame Anna 1. ..
Une vieille femme, à mine peu engageante, surgit
de derrière un amas de vêtements accrochés au mur, et
demanda d'une voix revêche:
- Qu'est-ce qu'il y a encore ~
- Voici notre nouvelle pensionnaire, dit le directeur,
en poussant Dora, de façon qu'elle ïû t éclairée en plein
par la lumière douteuse qui tombait d'une lampe accrochée au plafond; il s'agit de trouver à cette enfant-là
quelq ue chose qui mette en relief ses qualités physiques.
La vieille grommela quelques mots inintelligibles qui
causèrent à la jeune fille une désagréable impression,
mais à laquelle elle n'eu t pas le loisir de s'attarder.
- VeuiJlez me suivre, dit M. Téodor.
De nouveau, ils circulèrent à travers d'autres couloirs
et arrivèrent devant une porte derrière laquelle s'entendait un concert confus de voix et de rires.
- Je vais vous présenter à vos nouvelles cmnarades,
n t le directeur .
Et il poussa la porle.
Dora eut un mouvement de recul, landis CJue des
exclamations effrayées jaill issaienl cl 'IITIe demi-douzaine
.
de bouche~
. - Quel est cc vacarme jI interrogea sévèrement le
dIrecteur. Où VOliS croyez-vous donc ~
Puis le silence s'étant Jail:
- Zazu 1 appela-t-il.
. UI~e
jeune femme se détacha du groupe que l'arrivée
lUopmée de M. Téodor avait figé dans une immobilité
de statue et, s'approchant, demanda aimablement:
- Monsieur le directeur ~
- Mn chère enfunt, Ilt-il, en s'adressant à la nouvelle
vehnue, je vous présente MJJ& Zazu, une petite personne
e annnute qui se fera un plaisir de vous melln' au
COurant.
P.uis, s ·adressaut aux camarades de Zuzu, qui tendaient
curIeusement leur minois chiffonné et tout blanc do
POudre de riz:
. - MeSdemoiselles, voici '\111. Dora, votre nonvelle
Ci!ltnAarade Il laquelle je VOtlS demnnde de foire bon accueil.
tt-dessus, il sorfil, rn IIdressant de la main Ct DOTa lin
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
petit salut que soulignait un plissement des paupières,
rempli de sous-entendus.
La porte refermée par M. Téodor, les jeunes femmes
étaient venues former le cercle autour de Dora et considéraient avec une curiosité dénuée d'aménité la nouvelle
pensionnaire de l'Odéon lyrique.
D'où venait celle-là, dont l'attitude les froissait, sur
les traits de laquelle se pouvaient lire autant de frayeur
que de mépris P
Et les interjections de pleuvoir sur la malheureuse,
totalement ahurie.
- Oh 1 là, là 1 une princesse, sans doute 1
- Pour sÛr, Mademoiselle est née sur les marches
cl'un trône ...
- Non 1 mais, regardez-moi ça 1. .. dirail-on pas mademoiselle Paris 1
Et la pauvre Dora, ahurie, tournait de droite et de
gauche des regards pleins de supplicaLlons.
Les autres, davantage excitées par ce geste, se monIrèrent plus mauvaises encore.
- Tu sais, la nouvelle, faut pas nous la faire à la
marquise 1. .. Ici, toules les camarades se valent...
Ce fut un concert de voix piaillardes.
Une cependant eut pitié, qui carrément entoura d'un
de ses bras la taille de Dora, dans un geste de proteclion; c'était celle qne M. Téodor avaiL présentée h la
jeune mIe.
- N'ayez pas peur, mademoiselle, fil-elle, elles :;ont
plus bêtes que méchantes; dans quelques jours, elles
~eront
pour vous d'excellentes camarades.
Les au tres la huèren 1. ..
- Oh 1 zu t, nt l'une cl 'elles, voilà Znw qui va nous
faire un sermon 1 Zut... zut, et puis Zllt!."
Et. la troupe des petites Cemmes s'ellvolil, comme une
bando de rnoinefwx à laquelle on a jeté UIlO pierre.
Un peu rassurée, Dora murmura :
- Mais 01'1 snis-je P... Où suis-je P•••
L'huhillellsc entra, portant sur son 11I·a! un vôtement,
si tant est qu'on pût donner ce nom à Ull petit morceau de tulle pailleté dans lequel se trOllvaiont taillés uu
corsage et une jupe.
- Voilà qui fera parfailement ton nffnire, déclarn·
1·elle, cn s 'ndressan t n Dora .
. Celle-ci ne put dominer sn répugnAnce pt s'écarta si
~Iolemnt
Illle la vieille prote"tll:
. - ()uoi" .. /11:1 helln!. .. je n'ui pas de )n~adÎt!
conl;!·
~J(use
1. ..
�LA ROMANCE AUJ;. llTOILJo:S
17
Et, furiouse, elle jeta le costume sur un meuble,
grognant:
- Et puis, après tout... tiens 1 voilà tes nippes 1
Débrouille-toi comme tu pourras!
Et elle sortH en faisant claquer la porto.
Dora, alors, se mit à pleurer; olle se sentait si seule,
si abandonnée 1. ..
- Ah 1 père, murmura-t-elle au milieu de sos sanglots,
père 1. ..
MUe ZUlU, au contraire de ses camarades, n'avait pas
qiulté la pièce; sans doute, son cœur plus généreux
avait-il été pris de pilié à la vue d'une misère morale
si grande.
Elle s'approcha et de sa voix la plus douce demanda:
- Pourquoi pleurez-vous P••• Il ne faut pas pleurer
comme ça, mais faire ce qu'il faut; il n'y a qu'à aller
trouver le directeur, lui dire qu'il y a maldonne ... et partir ...
Intelligente, elle avait, dès le premier moment, compris que la nouvelle venue était d'autre essence que les
autres pensionnaires de l'Odéon lyrique.
- Votre place n'est pas ici. ..
A entendre ces paroles compatissantes, Dora sentait un
peu de calme renaUre en elle; elle avait cédé li un mouvernen t nerveux incompréhensible pOUl" elle, d'ordinaire
rnaitresse de sa volont6 ; cc que venait oe d.ire Zazu était
la vérité même.
Elle n'était pas prisonnière ici, oil nul ne pOllvait la
retenir de force 1
Essuyant sos larmes, elle serra les mains de Zazu,
h redouillant :
b - Merci, merci... mademoiselle, au moins, vous êtes
onne, vous 1
.~t clIe frissonnait, en pensant li cette troupe de jeun~
mIJaurées acharnées après elle; mais Zuzu protestn :
- Elles ne sont pas méchantes, je vous assure; jeunes
~elmn,
cl, elles aiment bicn s'amuser. Alors, vous
UVlez l'air si déconcerté, disons le mot, si éberlué,
qu'clIes n'ont pu résister au désir de plaisanter un peu.
ElIe ajouta d'une voix changéo :
- La vic n 'csl pas si drÔle que ça, ici 1
Dora se senliL apitoyée el murmura:
- Pauvre fille 1
Puis, serranl la main de Zazù, clle s'élança vers Jo
Porte d~clarn
:
- Je vais c111''' le directeur 1
�LA nOMANCE AUX ÉTorLRS
CHAPlTHE IV
AU CHAMP DU REPOS
Il Y avait quinze jours déjà que l\IUe Claudius comptait
au nombre des pensionnaires de l'Odéon lyrique.
Ainsi qu'elle l 'avai t ùit, en quittant Mlle Zazu, elle
s'était rend1le chez le directeur.
- Comment 1 avait-il demanùé d'un ton sévère, pas
encore habillée!. .. Mais vous avez le numéro cinq sur le
programme.
- C'est possible, avait déclaré la jeune fille, mais je
me suis trompée... et je ne reste pas ici. ..
Les sourcils de M. Téorlor s'étaient haussés de surprise.
- Trompée 1 répéta-t-il, comment ça P..• Sur qui P.••
Sur quoi P...
- Votre établissement n'est pas un théâtre, c'est ...
- Eh là 1 l'avait-il arrêtée, laiLes attention à vos
paroles, je ne suis pas d 'humeur à tolérer le moindre
écart de langage de la part d'une de mes pensionnaires ...
- Jolies pensionnaires 1 ct moi, je slIis une jeune
mie... vous m'entendez 1 une jeune fille 1... Savez-vous
seulement ce que c'est qu'une jeune fille P.•.
Dora était. déchaînée; l'indignation la dominait, elle
penl<1i t tout con t rÔle sur elle-même.
Elle avait conclu d'une voi.x ferme:
- Donc, je quille celle maison où je n'aurais jamais
dO mettre les pieds.
Sans protester, le direct:eur s'éLait incliné.
:- Je .l"?greLte. votre décisio?, avait-il déclaré; j'eusse
pns pl Ul Sil' à glllder vos prenuers pas dans Je chemin dc
la gloire.
Cc à quoi Dora avait répondu:
- Une gloire conquise de celle manière-là ... je Il 'ell
veux à aucun prix 1. .. Je vous salue, monsieur .. .
Et olle s'éLait dirigée vers la porLe.
- Un momeTlt, je vous prie, avait dit alors M. T60dor .
aVllnt de vous en aller, remboursez-moi la somme ql~
je vous ai avancée.
L(I jeune fille s'était arrêlée net, regardant d'un œil
atlerré le reçu que le directeur lui présentait courtoisement élu bout des doigts.
Un moment, toute troublée, ('(Je étnit r]cmmJréo silen-
cieuse ;
-
pui~,
l'nHn :
Quand je 5uis venue vous trouver, il y
il
quinze
�49
LA ROMANCE AUX ÉTOILEI
jours, je vous ai avoué la situation difficile dans laquelle
je me trouvais.
_ Et c'est même cette raison qui m'a poussé à vous
laire, contruirement au règlement de la maison, l'avance
de cette somme.
Il avait ajouté, avec aigreur:
_ Je suis singulièremeJlt récompensé de mon mouvement charitable; mais mes moyens ne me permettent
pas de vous faire une aumÔne aussi considérable 1
_ Monsieur, avait alors halbutié la pauvre fille, très
mortifiée, je vous ai dit que j'avais perdu mon père ...
- Et je vous ai déclaré, et vous déclare encore, que
c'est un grand malheur, mois auquel l'éLat de ma
caisse ne me permet pas de compatir plus complètement.
- Je ne vous le demande pas 110n plus, avail-elle
répondu avec vivacité; je vous prie seulement de m'autoriser ù m'acquiller peu à peu, aussitôt que j'aurai
trouvé une situation qui me permette de vivre.
- Je ne puis, quelque désir que j'aie de vous obliger, vous laisser aller sans êLre remboursé intégralement: vous partez, il me va falloir vous remplacer ...
d'Ml, des frais supplémelltaires que je ne puis ni ne
veux supporter.
Troublée, Dora avait balbutié, prilLe à pleurer:
- Mais puisque je n'ai pas d'argent.
- Vous avez voLre talent, qui est amplement suffisant pour vous permetlre de vous acquilLer envers moi.. .
Voulez-vous me perJ11ettre de vous donner un conseil,
le consei! d 'nn ami véritable et qui arrangera tout, si
vous voulez hien le suivre.
La jeune fille était devenue attentive.
_ Je comprends que, sur le premier moment, ~ous
ayez été quelque peu surpi~e
des allures de mes penSiOnnaires ; mais, quand 011 sait sc tenir à sa place, on peut
t~ujors,
où qu'on se trouve, remplir son emploi av.ec
dIgnité; donc, resLez ici un mois au bouL d'un mOlS,
vous ne me nevrez plus rien ... J~ vous aiderai m~J1e,
daus la mesure de mes possibilités, à vous trouver une
autre situatioIl ... on ne peut être plus cOllciliant...
Elle avait dO. reconnaître que c'était là le langage de
la raison.
Le directeur avait ajouté:
_ Si vous refllsez, je serai contraint d'avoi,~
recours
à des moyens qui me répugnent, mais que m Imposent
les circonstances: je devrai déposer contre vous u~le
clou hie plainte en rupture de r,ontrllt eL on escI'Ollllefll'.
,
�50
LA l\OMA.NCE AUX nTOILES
Ce dernier mot avait cinglé Dora au visage comme
l 'eù t pu faire la lanière d'un foueL .
_ Jo suis une honnête fille 1 avaü-elle clamé, hors
d'elle.
_ Une honnôle fille respecte sa signature ... et paie ce
qu'elle doit, avait riposté durement le directeur.
Doru avait courbé la tille, pensant à son père qui avait,
toute sa vic, passé pour un honnête homme, en dépit de
toules les difficultés contre lesquelles il lui avait fallu
lulter.
Une honnête fille 1 venait de dire M. Téodor.
Et il avait raison: l'argent qui lui avait été avancé,
elle devait le rendre, quelque cruel que lui fClt le moyen
mis à sa disposition pour payer sa delte.
Elle s'était donc inclinée.
Ce que voyant, le directeur de l'Odéon lyrique avait
ajouté:
- Vous allez voir que je ne suis pas aussi mauvais
homme que je puis vous le paraître. Je vais laire pour
vous une chose que je n'ai jamais faile pour aucune
de mes pensionnaires; au lieu de vous imposer un réperloire, vous chanterez ce que vous voudrez ... Opéra, lied,
mllme du classique ... avouez que je suis bon diable 1
La jeune fille dut en convenir.
- Mais là, avait conclu le directeur, s'arrêteront mes
concessions; pour le resle, il vous faudra vous plier
aux règles de la maison.
Inquiète, elle eOt voulu avoir quelques explications;
mais il quoi bon ~ Puisque, aussi bien, elle était contrainle de s'incliner, elle verrait bien.
Elle avait ùonc ùit oui.
Et, depuis près de quinze jours, elle devait endosser
des coslumes conlre lesquels sc révoltait sa p11deur.
IIeureusement, elle avait été dispensée, son numéro de
chant lerminé, de circuler dans la salle, en vendant le
morceau qu'elle venait de chanler, ct de subir les compliments des speclateurs, au besoin, mllme, accepler de les
accompagner au bar el do boire avec eux une coupe de
champagne ...
Mais, lorsqu'elle regagnait la loge qu'elle partageait
avec la petile Za7.U, c'étaient chaque soir les mêmes crises
de révolte. Vainement, sa gentille camarade S 'oflorçaitelle de l'apniser, de la consoler 1
~a
pauvre Dora porlai 1 pour ainsi dire brisée et ren50n pelil logemenl solilairo où l'altenrlail un
trolt <l~ns
~nmcd
Imll hlp p;tr cl 'nff rp. 11 x ca1Jl:bf'm:ns.
�LA llOI\'lANCE AUX ÉTOILES
61
Et voilà quinze jours que durait cette misérab le existence.
- Prends patience , lui répétait Zuzu, chaque jour qui
s'écoule te rapproc he du terme de ta souffran ce 1 Dans
quinze jours, tu seras libre d'échap per aux griffes du
Téodor et tu pourras rentrer dans la vie normal e ...
Quinze jours, c 'est bien vite passé ...
Dora Ile trouvai t de consola tion que dans la visite quotidienne qu'elle faisait il la tombe de son père.
Chaque jour, quelque temps qu'il fît, elle se rendait
au cimetiè re où elle se plaisait à entrete nir un véritabl e
parterre de fleurs.
Là, elle se sentait comme épurée des répugn antes promiscuil és que lui imposa it l'existen ce il laquelle elle
était condam née.
Elle causait avec son père, dont il lui sembla it entendr e
la voix consola trice sortir de terre.
(( Vous qui me voyez et me jugez, ne cessait-elle de
répéter, vous reconnaissez que je n'ai pas cessé de mériter
votre estime, que je continu e il marche r dans la voie
droite que vous m'indiq uiez de votre vivant.. . Oh 1 mon
papa si bon ct si cher 1.. Il
Et quand elle sortait du cimetiè re, elle se sentait
tout apaisée ; aussi y prolong eait-elle le plus possible
Sa présenc e, tant lui était odieuse lu perspec tive do
rentrer dans ce logis où ne l'allend ait personn e, où
aucune consola tion ne s'adress ait il son cœur désolé ..
Malheu reusem en t, la saison, avancée, mainte nant, la
Contrai gnait il abréger ses visites: la pluie, le vent lui
rendaie nt trop souven t impossi ble une longue présenc e
et, alors, plutôt que de rentrer chez elle, Dora préféra it
errer par les rues, comme un corps sans âme.
Elle eOt pu emJ)loyer son temps, cependa nt, à Caire des
démarc hes pour s'assure r un emploi, aussitÔt qu'elle
SCrait lib6rée de son bagne; ses maigres économ ies touil leur fin, il lui faudrai t bien trouver un gagnech~nt
pain.
Mais de cela, elle Ile sc préoccu pai t pas. Le jour où
c!le n'aurai t plus de quoi manger , clic viendra it au cimes'ételld re sur la tombe et allendr ait que la mort
~Ière
a r.éunît à l'être cher qu'elle avait perdu.
ni personn e ne la rclenaie nt il la vie qu'elle
1~len
qUIttera it sans regrets .
. Cc jour-là, donc, comme d 'habitud e, elle sc trouvai t au
Clmetière, rort activc à remplac er un certain nombre de
eurs que l'orage de la nuit précéde nte avait détruit es;
a pluie avait cessé, mais le vent qui, plusieu rs heures
r
�52
LA nOMANCE AUX ÉTOILES
durant, avait secoué les cheminées et fait s'envoler les
ardoises des toitures, continuait de souffler en trombe,
ce qui ne facililait pas sa besogne.
Tout à coup, la bourrasque, redoublant de violence,
fit voltiger autour d'elle, parmi les feuilles arrachées aux
.son. atten.tion.
arbres, des 'p apiers qui atirèe~
Elle en ramassa un et tressal111t ; 11 .était couvert de
notes de musique.
Les autres étaient sans doute toutes pareilles ...
Alors, obéissant à un secret pressentiment, elle se lança
à leur poursuite à travers les tombes, pour, soudain, se
trouver face à face avec un jeune homme, qui, lui
aussi, pourchassait !es feuilles musicales:
_ Ceci est fI vous, sans doute P dIt Dora, en lui
tendant sa récolte.
- Eh 1 oui, mademoiselle, répondit-il, tout essoufflé,
et combien je vous remercie de votre aide; sans vous,
je n'aurais jamais réussi à détourner de moi une véritahle calastrophe ...
Comme elle le regardait, ne comprenant pas, il expliqua:
_ Imaginez-vous que je travaillais, assis SUI' un banc,
près d'une tombe, quand le vent m'a assailli à l'improviste, el le désastre s'est produit.
Dora écoutait; son premier mouvement, aussitôt
après avoir remis à son interlocuteur les papiers qu'elle
avait réussi à raltraper, avail élé de tourner les talons.
Mais ne voilà-t-il pas que, dans cet interlocuteur, il
lui avail semblé reconnaître le musicien enlrevu par elle
dans le studio qui occupait le fond de la cour de l'immeuble qu'elle avait habité avec son père ...
L'auteur de celte musique si prenante dont encore
mainlenan t les harmonies lui chantaient à l'oreille 1
Elle demeurait donc captivée.
N'était-ce pas comme un lien qui renaissait entre ellc
el son existence passée P
Et puis ... ct puis ... quel contraste entre cette musique
- de la vraie musique 1 - et les pauvres airs que,
chaque soir, elle élait contrainte d'entendre ...
Georges Weltig, cependant, poursuivait :
- Vous me direz qu'un cimetière est un singulier
studio pour composer une symphonie 1... Et, cependant,
si vous étiez musicienne, vous comprendriez qu'il est certains sujets qui demandent, pour /ltro traités, certaine
ambiance ... or, j'écris une symphonie ...
Il s'ar:êl.a brusquement, la regarda, el se mit à sourire.
MalS Je VOUS raconle tout ça ... je vous demande par-
�1.A HOMANCE AUX RTOII.ES
1)3
rlon .. . ce ne peu t être d'aucun intérêt pour VOliS; seulement, je voulais vous faire comprendre ...
- Mais je comprends, l'interrompit-elle ... j'adore ln
musique ...
Il s'exclama:
- Comme je vous félicile 1 La musique, c'est le grand
honheur de la vie, la suprême consolalion, ne trouvezvous pas P
Les larmes aux yeux, car elle songeait à son père,
elle inclina la tête approbativement.
Tl remarqua alors qu'elle pleurait.
- Ce que je viens de vous dire vous a fait de la
• peine ?... balbulia-t-il. Quel maladroit je fais 1... J'aurais
dCt comprendre que votre présence ici était motivée par
la perte d'un être cher.:.
Et, spontanément, lui prenant los mains:
- Je vous demande pardon 1...
Voyant qu'elle avait les doigts souillés de terre et
même qu'un peu de sang se môlait à ces souillures, il
devina à quelle bosogne elle se livrait, et, tout aussitôt:
- Vous orniez une tombe? insinua-t-il, et vous vous
êtes distraite de votre cher travail pour m'obliger 1
Comme je vous suis reconnaissant 1
Elle protesta d'un geste et esquissa un mouvement
Pour s'éloigner; mais il ln relin t :
- Voici le temps qui devient mauvais, dit-il en montrant ùe gros nuages qui s'accumulaient au-dessus de
leurs têtes ... avant quelques instants, nous allons avoir
de la pluie... Permettez-moi, pour vous marquer ma
reCOnnaissance du service quo VOliS m'avez rendu, de
VOUS 011 rendre un, à mon tour, en vous aidant à parachever votre pelit jardinage.
Le premier mouvement de la jeune fille avait élé
de repoussor celte offre et ceJ1onrlon t elle l'accepta.
Il y avait si longtemps qu'elle n'avait entendu vibrer
Il. son oreille une voix sympathique que cela lui était
lin réconfort réel...
Le jeune homme, tout plein de son œuvre, poursuivit
I 'entretien:
- J'en Mois arriv6 - il parlait en frappant sur la
masso de feuillets qu'il tenait à ln main - à un point de
mn symphonie où il me faul substituer li la voix
1,umaine, que j'avais r!1vée, le chant des instruments; et
l'ambiance des tombes était favorable li mon inspiraIon ... Vous comprenez P
- Je comprends, dit-elle.
1
�54
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
Au bout de quelques pas, elle demanda, cédant à
une compréhensible curiosité:
- Mais pourquoi remplacer la voix humaine ?... Il me
semble !Tue, parlois, elle est de beaucoup supérieure aux
instruments.
- C'est mon ilvis, également; la preuve, c'est que
ma symphonie était écrite dans ce sens; malheureusement, nous sommes exposés aux déceptions les plus
cruelles, au moment de la réalisalion ... J'avais rêvé cl 'un
registre trop étendu ... Je dois me résigner ...
Dora fut sur le point de s'écrier:
- Mais moi. .. je puis essayer ...
Elle se tut; rl'ailleurs, ils avaient rejoint la tombe, et,
le jeune homme s'était agenouillé sur ln
de lui-m~e,
terre pour continuer la besogne demeurée suspendue.
- Laissez ... laissez .. disait-il li tous moments ù Dora,
qui voulait intervenir, la Lerre est dure et froide, je vais
plus vite que vous ct la pluie nous guette ...
Elle sc contentait donc de lui passer les fleurs qu'il
meltait en terre avec une vivacité qui aurait pu faire
croire qu'il n'avait jamais eu d'autre occupation.
Des gouttes de pluie se mirent à tomber, comme il
finissai l.
- Il était temps 1 observa-t-il ; heureusement que j'ai
pris mes précautions.
Et il désignait un parapluie f{U 'il !wait déposé à Lerre
sllr les feuillets de sa partition, pOllr empt'cher qu'ils nc
s'envolassent à nouveau.
L'ouvrant, il l'offrit Il la jeune fille:
- Faites-moi le plaisir, dit-il, <1e vous aJJriler .. sinon,
vous serez trempée et n'aurez même pas le temps de
chercher une voiture.
Devant l'impossihilité <1e faire aulrement, Dora fuL
contrainte cl 'accepter l'offre aimahle de Georges Wellig
ct tous cIeux se dirigèrent, cÔLe li cÔLe, sous l'ayerse, vers
la sortie du cime lière.
Lit, elle 3ur:liL bien voulu se séparer rIe son compagnon, mais la pluie redoublait cl, (la1ls ce quartier
(léserl, aucune voiLure ne passait.
Force lui rut bien (le poursuivre sa route, sous l'orbe
de soie du jeune homme.
- Si vous permellez, proposa celui-ci, je vals VOliS
conduire jusque che7. vous.
J lIsque chez elle 1
,La joune fille éprouva une instinctive répulsion 11
laIsser son compagnon pénétrer plus avant dans son
�LA J\OMANCE AUX ÉTOILES
intimité; aussi répondit-elle, après un instant d'hésitation :
- Je ne rentre pas chez moi.
Et, tout aussitôt:
- Je vais li mon bureau.
Ce 11 quoi il répliqua, avec bonne humeur:
- Peu importe, pourvu que je vous mône à l'abri;
dans quel quartier, votre bureau P
Elle était prise et contrainte d'avouer qu'elle avait
menti, quand, soudain, un souvenir se présentant inopinément à elle:
- C'est le bureau de poste central, déclara-t-eUe.
- Parfait! déclara-t-il, ce n'est pas très loin, et nOlis
pouvons parfaitement aller à pied jusque-là.
Et ils continuèrent à cheminer silencieux; il semblait
qu'une gêne fOt subitement tombée entre eux; peutêtre bien, était-ce du fail du mensonge de Dora 1 Pourquoi l'avaiL-elle (ait ~
Eh 1 mon Dieu 1 elle avait deviné sur les lèvres de son
compagnon une question toute naturelle et à laquelle
elle voulait par avance répondre.
Il lui Dvnit dit qu'il était compositeur ... il allait lui
demander ce qu'elle faisait dans la vie; ct le rouge de
la honte lui était monté au front à la pensée ne lui
avouer qu'ello chanLait à l'Odéon lyrique.
Les circonstances la contraignaient li cc triste métier,
mais, li nllcun prix, elle n'elU voulu l 'nvouer à quiconque.
Et comme elle cherchait dnns sa cervelle quelle réponse
faire, voilà que, tont li coup, elle s 'él ait rappelé celte
jeune employée des pos les qui s'était montrée si aimable
le jour 011 elle avait voulu téléphoner 11 son père, ce jour
de triste mémoire, où elle devait, en rentrant, le trouver sans vic, étennu dans son fauteuil.
Tout de suite, elle s'en souvenait, un courant i'-ympathlquo s'était créES en tre elle ct Minnie, ainsi s 'nppelait
ceLLe jeune fille.
Et c'est ce qui lui avait suggéré l'idée cie ce menSonge qui lui évitnit cl'avouer il son compagnon ct son
nom et sa personnnliLé.
- Ah 1 murmura Georges Wellig, vous (ltes fonctionnaire P__ _
- Fonctionnaire ... oui 1... Mais cela parait vous 5\11'prendre 1
- A vous dire vrai, ne m'étnis-jc pas imaginé 'lue
vous étiez musicienne P...
�LA J\OMANCb: AUX ÉTOILES
Elle eul un petit cri étonné, s'exclamant d'une voix
qui sonnait un peu faux:
- Sans être curieuse, je voudrais bien savoir ce qui a
pu vous donner celte idée P
- Ob 1 je conviens que c'e!t un peu ridicule de ma
part; mais il m'avait semblé que vous aviez paru int6ressée par les détails que je vous donnais ... et puis, il
y avait l'empressement que vous avez mis lt vous lancer
à la poursuite , de mes feuillets... interrompant votre
besogne .. ,
- J'aime beaucoup la musique, concéda-t-elle.
- C'est déjà un point en faveur de ma perspicacité,
répéta-t-il ; vous aimez la musique, mais vous n'êtes pas
musicienne'
- Si vous voulez dire que je ne joue d'aucun instrument, c'est la vérilé 1 décInra-t-elle.
Alors, il ne pu t se retenir de s'exclamer:
- Eh bien 1 en toule franchise, je suis surpris : à
l'inlonation de volre voix, j'aurais juré que vous chantiez...
,
- Moi 1. .. chanter 1. .. eh 1 oui 1. .. je chantonne, comme
tau t le monde, quand j'ai le cœur en joie ... mais c'est
tout ...
Un nuage passa sur le front de Wettig, qui soupira :
- Tant pis
- Pourrflloi tant pis P s'étonna-t-elle.
- JI faut me parrlonner ma néception, fit-il, mais cette
symphon ie m 'hallucine corn piètement; je slIis tellement acharné à rendre ce qlle j'entends que je ne puis
me trouver devant une femme, sans espérer que, peutêtre, je rencontrerai en elle l'interprète rûvée.
Dora tressnillit ct détourna un peu la tête pour masquer son trouble.
Georges Wellig poursuivit, la voix lrémissante:
- Et, cependan l, il est impossible qu'elle n'existe
pas par la terre celle qui me permettrait d'atteindre à
la perfeclion 1
Un silence suivit, au bout nuque! Dora murmura:
- Soyez pcrsuail6 que je suis désolée de vous causer
une lelle déception.
'
Le pauvre garçon eut un geste vague qui disait sa résignation.
Dora déclnra, en s'arrêtant devant le bureau de poste:
- Mc voici arrivée; il ne me 'rest.e plus mainlenant
qu'à prenrl re cong6 de vous, en vous remerciant de
volre amabililé ...
Il avait refermé son parapluie et pénétrait dans le
�LA I\OMANCE AUX ÉTOII.I,;t!
57
bureau, où elle le suivH, uu peu décon tenancée, se
demandant où il voulait en venir.
Tou t de suite, il murmura d'une voix embarrassée:
- Ainsi, c'est ici que vous travaillez?
Elle crut remarquer dans celle queslion un peu de
énervement sous un ton
défiance; et, masquant ~on
enjoué:
- Oui; et même, si cela peut vous intél'6sser, voici
mon bureau.
Elle désignait de sa main étendue le guichet dans
l 'encadrement duquel apparaissait la tête de Minnie,
penchée sur son lravail.
- Ah 1 fit-il, sans même avoir regardé dans la direction indiquée.
Visiblement, sa pensée était ailleurs .
- Mainlenanl, dit-elle, il faul que je vous quille.
Elle lui tendH genliment la main, qu'il prit, demandant après une hésilalion :
- Ne vous reverrai-je pas P
S'il n'eClt posé celle question si timidement, elle eQt
protesté certainement contre son inconvenance; mais les
Paroles de protestation lui demeurèrent dans la gorge
et elle rit doucemenl, d'un rire embul'I'assé, 8'exclallJant :
- En voilà une question 1
Alors, voyant qu'elle ne 8e meltait pas en colère, il
osa dire:
, - Vous m'avez avoué que vous aimiez la musique, et
j aimerais Lan t que vous en tend iez ma symphonie 1
Dora tressaillit; quelque chose lui disait qu'en elletnême une curiosilé montait égalemenl de pouvoir
entendre li nouveau ces harmonies qui, déjà, avaient
f~armé
ses oreilles, le soir fatal où son pauve père
avalL quittée pour toujours.
La voynnt hésitante, le jeune homme se fit pressant.
- Comment vous expliquer P•.• C'est comme un preshentiment que j'ai soudain que vous me porterez
onheur ...
t - Singuller pressentiment 1... protesla-t-elle, toule
toublée.
d'- Cela ne se discute pas, affirma-t-il, l'enveloppant
\In regard suppliant.
l' - Soit donc, envoyez-moi une pInce pour Je jour de
haudition: « Mademoiselle Dora, auxil iaire des postes,
ureau nO 31 », ct j'irai enlendre volre symphonie.
Elle all ait le quitter, mais il la retint:
- Ce n'est pas cela que je désirerais, murmura-toi!.
�lA HOlllANCE AUX ÉTOILES
- Et que désirez-vous donc?
- Vous la faire entendre avant, pour connaître votre
sentiment, déclara-t-il.
Elle fu t sur le point de protester ct de répondre pal'
un refus; mais elle le vit devant elle si implorant." et
puis, dans son for intérieur, elle se sentait prise par
une si vive curiosité qu 'clle demanda:
- Comment cela se pourrait-il ?
- En consentant à venir chez moi.
Elle eut un haut-le-corps involontaire, quoiqu'elle
s'attendît à ce qu'il venait de dire.
Chez lui !... elle 1...
Elle pensa tout [\ coup à son père et fut sur le point
de protester avec indignation contre l'invitation qu'il
avait osé lui adresser.
Mais elle sc sentait si seule nu monde qu'à la pensée
que quelqu'un pourrait s'intéresser à elle, il lui semblait
que sa poitrine se trouvait soudain soulagée d'un poids
énorme qui l'écrasai t.
Comme clic se laisait, le jeune homme insista:
- Vous viendrez, n'est-ce pas P... dites-moi que vous
viclHlrez !.. . J'ai une si violente envie de vous faire
entendre ma symphonie. 1... Songez flue, dans quelflues
jours, peut-être va-t-elle nffronter le puhlic et que personne encore ne m'a donné sur elle une opinion désintéressée. Certes, on m'a bien <léclar6 que mon ulilisalion
des ondes tenait du prodige, mais c'est comme invenleur qu'on me félicite.. Or, le com posileur a besoin
(l'un réconfort que vous pourriez me donner. Vous, une
étrangère que n'unit à m.oi non selllement aucun liell
fi 'amitié, mais même de sympathie, vous seriez pour
moi un juge désintéressé, conséquemment impartial...
D'une voix 011 sc sentait de l'angoisse, il conclut:
- El j'ai ]lesoin de savoir .. "
Em ue, Dora dit alors:
- Peut-lllre alors, du moment qu'il s'agit de vous
rendro service, viendrni-je ...
)) ...
- Oh! implora-l-il, il ne faut pas dire « pel-~tr
donne7.-rnoi une cerli tude ...
JI allachail sur elle de pauvres regnrds implorants;
alors, incapable de résister au mouvemenl secret qui
la poussa il vers lui:
- Soit, donc, déclara-L-elle, je viendrai 1
- Quand? demnin soir P...
Elle lres~ai1t,
songeant que, le soir, elle n'était pas
libre.
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
69
- Pas libre 1. .. elle eut un geste des épaules qui disait
son dégotîl.
A mi-voix, comme honleuse de menlir,' elle murmura:
- C'est que, le soir, je ne peux pas, je travaille ...
- Ici P.•. questionna-t-i1, incrédule.
- Oui, ici. .. j'ai besoin de gagner ma vie; ct comme
:n.es ?ppointements ne suffisent pas, le soir, je reviens
ICI faire des heures supplémentaires.
Le jeune homme l'enveloppa d'un regard chargé de
pitié.
- Pauvre petite 1 murmura-t-il.
Comme il semblait vouloir prolonger l'entretien, ellc
s'éloigna, disant:
- Je vois ma camarade qui m'appelle 1. .. Je suis en
retard et il suffirait qu'un cheC s'en aperçoive pour
m'attirer une réprimande.
- A demain 1. .. recommanda-t-il.
- Oui... li demain ...
El elle s'engouffra dans le bureau .
Minnie lança d'une voix joyeuse:
- Ah 1 voilà qui est gentil de me rendre visile 1. ..
Je commençais 11 croire que vous m'aviez oubliée ...
- Oh 1 protesta Dora, comment avez-vous pu penser
cela P
La poti I.e employée hocha la lôte vers le guichet et
dit, en souriant:
- JI est charmant, vous savez!. ..
- Charmant P... qui cela P..•
- Ne faites donc pas la cachottière 1 Je l'ai vu ... et.
je le vois encore ... il ne s'en va pas 1...
- Mais qui cela donc P insisla Dora.
Minnie eut une moue genlille pour reprocher:
.
- Enlre amies, il faut se faire confiance ... ct YOllù
que vous vous défiez de moi 1 Comme si, depuis un gran.cl
qunrt d 'heure, je ne vous aVilis pas vu causer a~ec
lUI 1
Wle Claudius sc sentil rougir jusqu'à la racme des
cheveux el prolesta avec vivacité:
- Cc monsieur n'esl pas pour moi cc que vous paraissez supposer, je vous assure ...
La petile employée des postes pinça les lilvres ct dit, en
proteslant de la main:
- Ne vous défendez pas ainsi, ma chère 1 Cc so~t
.Ià
vos aRaires el non les miennes; ce que je vous disaiS,
c'était avec le désir de vous faire plaisir; j'ai un fiancé,
moi aussi; mais il ne m'est nullelment désagréable
de m'en entendre faire des compliments.
�GO
LA ROMANe/:: AUX éTOII.ES
Dora comprit qu'involontairement elle avait froissé la
jeune fille el, tout aussitôt, câline:
- Excusez-moi, fit-elle, vous vous méprenez sur mes
sentiments; je n'ai rien à cacher ... c'est pourquoi je
n'ai rien à avouer ... J'ai rencontré ce monsieur il y a
une heure au cimetière, où j'étais allée porler des neurs
sur la tombe de mon père, mort il y a trois semaines;
et, surprise pal' le mauvais temps, j'ai dû accepter l'offre
qu'il m'a faite de lU 'accompagner avec son parapluie.
Minnie sen lit qu'elle était sincère; Dora poursuivit :
- Comme il témoignail le désir de me reconduire
jusque chez moi, ce que je voulais éviter, pour me débarrasser de lui, j'ai menti en lui disant que j'étais
employée des posles et que je venais prendre mon travail.
CeLLe explication donnée, la jeune fille conclut:
- Je m'excuse d'avo\r ainsi envahi votre bureau et de
vous avoir dérangée dans votre travail.
Spontanément, Minnie l'attira vers elle et l'embrassa.
- C'est moi qui vous demande pardon d'avoir mis
votre parole en doute; cela dit, je maintiens mon
impression prem ière: il est charmant et je regrette
pour vous de m'être trompée sur la nalure de vos relations.
Dora détourna la 1Ne pour masquer son embarras.
- Il a un front intelligent, poursuivit l'employée des
posles, et quand on a un front aussi grand, on est quelqu'un.
Vivement, Dora déclara:
- Mais il est quelqu'un 1. ..
- Savez-vous cc qn 'il fait dans la vie ~
- C'est un musicien ... un compositeur, veux-je dire.
Et ellc conla à son amie dans quelles conditions elle
avait fail la connaissance de Georges Wetlig.
- Un nom qui sera célèbre avant peu, proclama-t-elle
d'une voix vibrante.
La jcone fonctionnaire la regorda, surprise et sourianle, la mena('(1 gentiment du doigt.
'
- C'est la grace que jo lui souhaite et à vous aussi,
petile amie.
- Oh 1 à moi... protesta faussement Milo Claudius .
. - Ta ta ta ta ta 1. .. fit Minnie,. mon petit doigt me
rht que le succl!s de Georges Wett.lg ne vous serait pas
aussi indifférent quo vous voudriez me le faire croire .. .
Voynnl un pli se creuser au front de la visiteuse:
- Mois c'est là votre secret, ma chère; je ne vous
demande qu'une chose, venir me trouver quand le
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
61
bonheur vous aura visitée; je serais si heureuse pour
vous 1
Elle avait lancé ces mots avec une spontanéité telle que
Dora, la sentant sincère, lui rendit son baiser de tout
cœur; puis, se levant:
- Maintenant, je vous laisse travailler et. je me sauve 1
- Merci tout de même pour votre gentille visite, lUI
lança Minnie, et ne restez pas si longtemps sans venir
me voir.
- Promis 1 répondit Dora, en ouvrant la parle du bureau, non sans quelque trouble; car elle venait de se
prendre subitement à redouter que GcoJ'ges Wettig
n'eût pas encore quitté le bureau, attendant ...
Heureusement, elle en- fut pour ses appréhensions;
le hall était vide.
Elle poussa un soupir de soulagement et, rêveuse, prit
le chemin de son domicile; l'entretien !,Iu 'elle venait
l'avoir avec Minnie avait éveillé en elle des sentiments
singuliers, retenant son attention sur un incident qui
n'eôt dû être que banal et qui, maintenant, prenait à
ses yeux une plus grande importance.
Georges WeHig était charmant! Il avait le front haut
et Intelligent 1... Il serait certainement quelqu'un 1...
Evidemment, tout cela aurait dC! la laisser indifférente.
Et maintenant, elle se l'cndait compte qu'il n'en était
rien et que son souvenir occupait sa pensée plus qu'il
n'aurait dû.
Durant qu'elle marchait la silhouette élégante du
jeune homme cheminait à' son côté et à son oreille
bruissait doucement l 'écho de sa voix musicale.
Un moment, elle s'arrMa et, la figure mécontente,
murmura:
« Eh bien 1 il ne manquerait plus que cela 1... Ce serait
complet! ... »
Mais elle sourit, ajoutant avec un haussement
d'épaules :
« Elle est folle, cette Minnie avec ses suppositions .. . »
Rentrée chez elle, Dora sc j~la
dans un fauteuil.. mécontente: ce Georges Wettig avait bien besoin vflument
de venir troubler sa vie! ...
Oui, il était charmant.. . Oui, il avait l'air intelIl·
gent!... Oui, il avait été très bien avec clle 1...
Mais c'esl précisément pour cela qu'à aucun prix elle
n'cOt voulu lui avouer CJ.u'elle chanlait · à l'Odéon
lyrique 1...
~lutô
ne jamais le revoir, quelque ennui qu'elle, en e11 t
mamtennnt !... Car elle sentait bien que, tout li. 1 heure,
�62
LA l\OMANCE AUX ÉTOILES
quand elle avait accepté d'aller chez lui entendre sa
symphonie, ce n'était pas la curiosité de juger de sa valeur au point de vue musical qui lui avail fait faire
cette promesse ... non, c 'étaille désir de le revoir, lui...
Elle s'étail hypocritement donné comme excuse que
lui refuser ce plaisir eOt été de sa part mal reconnaître
l'amallilité dont il avait usé ù son endroit.
Elle se mentait ù elle-même.
Une sympathie était née en elle pour cet inconnu dont
la voix était si douce, si charmante, si musicale.
Depuis la mort de SOli pauvre père, eUe était tellement
sevrée d'affecLion 1
Et elle en avait tant besoin 1
Brusquement, l 'heure sonna ù la pendule et son
timbre aigu troubla soudain le cours des iùées auxquelles s'abandonnait la jeune fille.
Huit heures 1
Son masque se durcit à la pensée qu'il lui fallait,
comme chaque soir depuis trois semaines, se rendre làbas.
Là-bas 1 c'était son supplice quotidien 1...
CHAPITRE V
LE CALVAInE n'UNE HONNÊTETÉ
Depuis quelques jours, de singuliers bruits circulaient
dans les coulisses de l'Odéon lyriq Lle.
L 'établissemen t, disait-on de bouche en bouche, n'étai l
pas en brillante situation el ce, au grand étonnement de
chacun; car il é1ait loisible de consta1er que les recl~
quotidiennes devaient être des plus fructueuses.
Seulement, M. Téodor, pour nous servir d'une expression consacrée, jetait l'argent par les fenêtres.
Et maintenant, il é1ait 11 la côte et cherchait des capitaux.
Son humeur s'était transformée; brusque ordinairement avec les pensionnaires, il ùevenait brutal, leur faisant 11 propos ùe rien des observations qui leur arrachaient les larmes des yeux.
El cependallt, Dieu sait qu'elles laisaien t 10 possible ct
l'impossible pour remplir llU mieux les dures conditionS
auxquelles elles 6/,lienl astreintes de par leur contrat.
11 ne suffisait pas, en effet, fIl! 'elles débitassent des couplets d 'li ne bêtise à pleurer, il fallait encore qu'elles
�LA ROMANOE AUX ÉTOILES
63
fissent acte de présence au bar, leur tour de chant une
fois fini, et missent tout leur entrain el leur malice à
pousser les clients à la dépense.
Dora, exceptionnellement, avait été dispensée de celte
corvée.
Non pas que M. Téodor conçû t pour sa nouvelle pensionnaire une considération particulière, mais il avait
cOllstaté que la nature de son répertoire, choisi tout
entier dans les œuvres classiques, relevait un peu le
niveau moral de son établissement.
Milo Dora devait conserver intact le prestige de la scène
el ce, pour la sauvegarde des inlérllts de M. Téodor.
Aussi, dès son tour de chant terminé, avait-elle licence
de demeurer dans la loge qu'elle partageait avec Zazu,
aUCune pensionnaire n'étant, en vertu des règlements,
autorisée à quitter l'établissement avanl le baisser définitif du rideau, el comme le directeur ne voulail pas
parailre par lrop partial vis-à-vis de sa nouvelle pensionnaire, Dora demeurait là, travaillant à quelque ouvrage
de broderie, ou causant avec Za7.l1, quand celle-ci « n'était
pas de corvée », cornIlle elle cl isait.
Une gentj))e amitié s'était établie entre elles ct c'était
!l'rUce à sa camararle que Dora avait pu supporter avec
Philosophie celle pénible existence.
De quoi s'agissait-il, en effel P lui avait démontré Zazu
a~ec
entrain: d'éviter qu'aucun incident grave se produiSIt en Ire elle et la direction ..
« Pourvu que cela dure ainsi! » soupirait ])ora .
.Ce à quoi, invnriablemen l, Zazu répondait avec l 'optiIlllsnre qui lui était naturel:
- Quelle raison pour que cela ne dure pas?
Rt Dora le souhaitait ardemmellt ; depuis sa renconlre
avec Georges Wetlig, la vie lui apparaissait moins
~On:rbe,
non cru 'elle formât le moindre projet cl 'avenir,
Il'a~s
ce lui était un précieux réconfort de penser qu'il y
~vnl,
de par Je monde, quelqu'un qui pensait à ellc
tOl'lln\C elle-mtlmc pcnsaiL à lui.
,Car elle éLait contrainLe de reconnaître que sa pensée
~ envolait bien souvent vers celui qu'elle avait rencontré
au cimetière, huit jours auparavant.
ElIc ne voulaiL pour preuvo de l'impression qu'il avait
~bodui
le sur elle quo le soin qu'elle avait pris de lui cac el' son emploi à l'Odéon lyrique .
Il lui semb lnit qu'à le lui avouer elle fOt morle de
bOnte.
v ~ plusieurs repriscs, M. Téoùor s'était inqui6lé de sa()Ir si elle ne consentirait. pas Il renouveler son engage-
�64
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
men t et il était visible qu'il espérait une réponse, sinon
affirmative dès l'instant, mais qui lui permît néanmoins
de conserver un espoir.
Sur le conseil de Zazu, Dora avait réservé sa réponse,
par crainte que, de dépit, le directeur de l'Odéon lyrique
ne se départit brutalement de l'attitude réservée qu'il
observait envers sa pensionnaire.
Il n'y avait donc aucune raison pour que les choses
changeassent ct cependant Dora n'élait pas tranquille : il
lui semhlait qu'un danger rôdait autour d'elle, dont elle
ne pouvait prévoir la nalure.
Elle 11 'avait pas encore répondu à la très pressante iJ;lvi·
tation de Georges Wetlig, quoique l'envie l'en tînt très
fort; mais quelque chose la releuait qui faisait que,
chaque malin, en se réveillant, eUe décidait que ce serait
pour l'après-midi, et que l'après-midi se passait sans
qu'elle eût tenu sa promesse ...
Mais la comédie hum iliallle qu'elle avait dû jouer au
bureau de poste, la confidence qu'clle avait été cont.rainte
de faire à Minn'ie, lui revenaient en mémoire.
Mieux valait attendre quelques jours encore que son
trisle séjour à l'Odéon lyrique îCll relégué dans le passé;
alors, en taule franchise, elle pourrait se présenter chez
le composilelU, en jeune fille, en vraie jeune fille n'ayant
rien à se reprocher.
Ah 1 quand donc sonnerait cette heure si impatiem·
ment attendue P.• .
Pour la centième fois peul-ôlre, elle venait, en causant
avec Zazu, de formuler cc vœu, quand la parLe de la
loge s'ouvrit, Iivranl passage à M. Téodor, que suivait
un personnage, gardénia ù la boutonnière, monocle à
l'œil.
- Ma petite, dit le directeur, en s'adressant à Zazu,
failes-nous dOllC le plaisir de nous laisser un instant,
monsieur et moi; nous avons à parler à Mlle Dora 1
Celle-ci eut Ull geste comme pour supplier son amie de
ne pas l'abandonner; mais le direcleur était all é luimême ouvrir ln porte qui communic[ullit avec 10 logement
de l 'habilleuse dans lequel il poussait la jeune femme.
La porle fermée, il revinl près ùe Dora:
- Ma chère pelite, lui dit.i1, je vous préselile M. le
corn Le cl 'Urdclan, Ull de vos plus fidèles et plu! arùents
admirateurs, qui vous demande la permission de vous
témoigner les senLiments que ... quo ...
H paraissai t légèremen l pris de vin, M. Téoùor, et sa
langue, quelque peu pâLeuse, éprouvait quelques difficultés à formuler nettement sa pensée.
�65
LA nO:.IANCE AUX ÉTOILES
Son compagnon, lui aussi, semblait avoir un peu .abusé
du champagne: le leinl étail coloré cl les yeux brillants
plus liU 'il ne convenait.
, - Ça va, coupa-l-il, grossièroment i vous manqu~z
d éloquence ... D'ailleurs, un homme sUlcèrernent épns
Tl 'a pas besoin d'inlerprète pour exprimer ce qu'il ressent ... La sincérité. des sentimenls sail trouver les
expressions qui conviennent pour toucher la personne li
qui il s'in téresse ...
1 Dora, lour li tour livide et congestiollnée, demeurait
à, ne sachant que dire Ili que faire.
On heUI·ta li la porte et un mailre d 'hOlel t'ntra, portant sur un plateau un seau de glace dans lequel se
trouvait une bou leille de champaglle et des vorres.
Il vint placer le tout sur la table de toileLle, devant
~aqUel
élait assise Dora, el se relira, suivi discrètement
e M. Téodor ...
1 La jeune fille avait voulu se lever; mais le visiteur,
a prenanl par la main, la contraignil li demeurer en
place el lui-même s'installa li .ôté cl 'elle.
peux coupes aussitOt emplies, il lui ell présenta une et
prit l'autre.
- A vos t ccès 1 déclara-l-il d'une voix: llaIou ill ante.
El il la vi , l ct 'un seul trait'.
- Ne me : .l'ez-VOUS pas raison P inlerrogea-t-il, penchant vers t.:1.e son visnge dont olle n'évita le contact
qu'en se rejel.l11t brusquement on arrière.
Ilri~an,
d ' une voix pAlause :
- Eh 1 el.1 pas familière, la demoiselle 1...
. Il s? versa une seconde coupe, qu'il vida d 'un tral~,
Jusqu à l~ dcnJÏère gou Lle, tandis que Dora promenall
autour d elle un rcgord éperdu, épouvanlée de se trouYer seule avec ccl individu.
- Voyons, dil-iJ, 110 soyez pas si farouche 1... Jp suis
un ami...
- Jc no vous connais pas el vous prie de sortir 1
Il s'était levé Ù sail lour très congcslionné, le regard
fou.
'
- Partir 1 balbuLia-l-lI cc n'était vraiment pas la peine
qUe j'entre 1...
'
El, furieux:
- Alors, le direcleur s'esl mOCJué do moi 1... ~fa!s
ça
ne sc passera pas ('omme ça ... il me renclra ma Inule ...
:- Votre tl'aile P répéla la joune fille, qui ne compreTlaJl pas.
Lo comle d'Urdelau ovula une nouvelle coupe de cham-
pagne.
li
�66
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
- Je vais vous expliquer ... commença-t-il, d'une voix
bredouillante.
Mais elle avait retrouvé toute son énergie:
- Je n'ai pas besoin de vos explications ... allez-vousenl. ..
Emporté par une fureur aveugle, il balaya d'un revers de main le plateau déposé sur sa Labie de toiletl-e :
la bau leille, les coupes roulèrent li lerre avec un épouvantable vacarme de verre brisé qui attica Zazu.
Se précipitant vers le comte, elle 10 poussa vers la porte,
suppliant:
- Allez-vous-en 1 allez-va us-on 1
Plus gris que jamais, égayé par la violonce même de
celle scène, le pochard ne voulait pas q uitler la place,
répétant:
- Il m'a volé 1 Il m'a volé 1
Zazu finit cependant par le metlre dehors, criant:
- Eh bien 1 plaignez-vous à votce voleur 1
La parle refermée, elle couru t à Dora, toute secouée
maintenant par celle ign<lble scène.
- Je veux partir 1 disait-elle . .le veux partir 1
Lui prenant les mains, Zazu conseillait, d'une voix
pleine de douceur:
- Pauvre petite, je vous plains de tout mon cœur,
mais vous avez tort; n'ayant plus que huit jours à
attendre, quelle imprudenco serail-ce de votre part de
provoquer un conflit don t vous ne pouvez sortir à votre
avantage 1 Fort du contrat que vous avez signé, le directeur vous fera condamner à un fort dédit que vous serez
incapable de payer ...
Muelle, Dora pleurait de rage.
- Patienlez... et, dans huit jours, vous serez hors
d'ici.
- Et pendanL huit jours encore, il me faudra être
exposée li des scènes semblables 1
- Il fauL espérer que non ... le Téoclor, instruit par
l'expérience, se Liendra, sans doute, tranquille. Mais,
filez 1 Demain, tout Je monde sera calmé eL les choses
s'arrangeront peuL-litre beaucoup mieux que vous ne
pouvez le croire en ce momen L.
Dora se laissa habiller, inconscienLe.
En la conduisant jusqu'ù la parLe de lu loge, Zuzu lui
dit:
- D'autanL plus que, demain, vous pourrez penser:
« Plus que sept jours 1. .. )l
Malgré elle, la pauvre petite sourit à celte perspective
de délivrance si proche et s'élança dans l'escalier lor-
�LA ROi\1ANCE AUX: ÉTOILES
67
tueux réservé aux seuls machinistes; ainsi aurait-elle la
chance d'éviter le directeur au cas où il prendrait fantaisie à cel ui-ci de venir la' relancer dans sa loge.
Cela ne pouvail manquer.
La jeune fille av ail à peine mis le pied clans la rue
que M. Téodor faisait irruption dans la loge où Zazu
5 'occupait à refaire son maquillage un peu mis à mal
par les larmes de Dora.
- Oll est-elle? gronda le directeur, fouillant la pièce
d'un regard furieux.
- C'est Dora que vous cherchez? demanda la jeune
Iemme. Elle est partie!
- Elle n 'en avait pas le droit 1
:- Malade, il lui fallait rentrer au plus vile pour se
sOJgner ; pour un peu, je l 'aurais accompagnée 1
- Il n'aurait plus manqué que cela 1. .. Ça vous aurait
coCHé cher ...
- Moins cher, en lout cas, qu'un tête-à-tête avec le pochard que vous 1ui avez amené tout à l 'heure 1. ..
- Un homme très riche ...
- ... Et qui se grise comme un portefaix 1 rétorqua
Zaz u .
Et elle montrait les fragments de verre ct de cristal
dont la bouteille et les coupes aVDieut jonché le sol.
M. Té.odor ne put s'empêcher de constater, qu'en effet,
ce gentIlhomme était allé un peu fort.
- Dora n'est pas Zazu 1. ..
- Evidemment 1. .. acquiesça Je directeur.
Puis, à la petite chanteuse:
- Demain, parlez-lui à Dora' faiLes-lui comprendre
que l'Oùéon lyrique n 'e~t
pDS le grand Opéra ...
- Comptez sur moi monsieur le direcleur 1 répondit la jeune femme heureuse d'avoir réussi à apaiser
l'orage.
'
Pendant qu'à l'Odéon lyrique se poursuivait ce petit
entretien, la pauvre Dora avait atleint son logement,
dans un élat de trouble facile à comprendre; la scène
do ce soir l'avait profondément indignée, d'aulant plus
que, dopuis quelques jours, un sentiment, Lout nouveau
pour elle, l'agitait.
EIle songeail à Georges WelLig.
Devait-elle croire qu 'il eût fail sur elle, en une seule
entrevue, une impression si profonde ?..
.
Durant un long moment, elle demur~
pensive,
cffra.yée ct heureuse, tou t à la fois, d'une parellIe constatation.
Seule dam la vie, lui était-il permis d'espérer que, dé-
�68
LA ROMANGE AUX ÉTOlLES
sonnais, pour la soutonir dans sa solitude, clIc aurait
les agpirtjon~
d'un cœur tout neuf, tel qu'était le
sien?
Le bonheur ne peut résulter que d'un amour réciproque, et pourquoi les sentiments de ce jeune homme,
presque un inconnu pour elle, répondraient-lis li ceux
qu'eUe croyail deviner, à l'étal embryonnaire, en elle P
Mais dans l'élal de déroule où se trouvall son esprit,
n'était-il pas providentiel qu'un pareil mirage pût lui
masquer la misère de sa situa lion 1
Une partie de la nuit, les idées les plus contradictoires s'étalent croisées dans son cerveau.
Vers le milieu de la malinée seulement, - elle ne
s'était endormie qU':.lvec l'aurore, - elle s'était éveillée,
résolue à agir.
Décidément, elle serait trop bêle de repousser, elle
solitaire, une sympalhie qui s'était offerte à elle si spontanément 1
Et puis, elle éLait hanLée par le souvenir de celle symphonie, si profondément cntrée dans sa mémoire que
les mélodies chanlaient dans sa lête, aussi pmes, aussi
nelles que si elJe les eût enLendues la veille seulement,
car, salis pouvoir sc rappeler dans quelles circonstances,
elle avait cependant l 'impression qu'elles avaient déjà
charmé SOli oreille.
L'après-midi m~e,
elle sonnait li la porle du logIs
de Georges WeLlig.
Ce fuL la vieille Lisbeth qui vint lui ouvrir.
- Mon maître travaille, répond il-elle à la jeune fllle ;
je ne sais si je dois le déranger.
- Veuillez lui dire que c 'cst l'employée des postes
qu'il a renconLréc, l'autre jour, au cimetière, déclara
la jeune fille; il se souviendra ...
Mlle Lisbeth euL un sourire enLendu.
- Oui, oui, fil-cne, je sais, il m'a raconté ... cal' il me
dit tout. .. faut que vous sachiez que c'est commo mon
fils, ce grand gurçon-Ià ; je l'ai élevé ... alors, c'est bien
naLurcL .. D'ailleurs, il n'u pas pu faire autremenL que
de me meUre au courant, quand je J'al attrapé parce
qu'il l'entroiL Lrull1pé jusqu'aux os; il a bien {allu qu'il
m 'cxpliq uâl qu'il avait parLagé son parapluie avec une
persollJle qu'il avai 1 rencontrée au cimeLière ... où il était
al lé 1ravaillcr il sa grande machine; il a mOrne ajouté
qu'ciie élail forl jolie ...
Dora ne pu l s 'em pllcher de rougir; olle écou t ail la
vieille scrvanle avec UII ~i vi~blepasr
que l'autre, n·ll.turellement bavarde, parut toute disposéi A continuer.,.
�L," l\O:\I."!'ICE AUX ÉTOILKS
69
, _ Ah 1 faut croire que vous In'ez produit sur lu.i une
Impression profonde, ma petite, car, depuis l'autre jour,
il ne cesse de parler de vouS.
- Vraiment P... fil la jeune I1l1e, tout 6mue.
_ Comme je VOllS le clis: chaque jour, il vous al~n
dait pour prenclre le thé, et il me fallait tout préparer
sur le plateau, et, chaque soir, il était tout chagrin parce
que vous n'élier. pas venue ....
-:- V.raimont P répéta la jeune fille, dont l'émotion
crOIssaIt. Alors, aJ]('z vite le prévenir 1...
La vieille Lisbelh, haissant la voix, observa. sur un
ton de confl(lence :
- Je n'aurais pas dÙ vous dire ça ... car, moi, j'avais
espér6 pour lui un autre flirt; c'est Ull nrlisle 1... lui, un
grano artisle 1... cl il lui aurail faIlli quelqu'un qui le
comprît .. Or, une employée des postes ...
Dora ne la lalss3 pas achever.
- Vous aVe7. raison, déclara-t-elle, en dominant son
trouble; mieux vaut que je m'en nille ...
un mou\cmenl pour gagner la
Elle avait esqui~é
porte; mais MU. l.ishoth lui barra cnrrrment le passnge.
- Vous en nller P... Jamais de ln vic 1... S'il opprenoit l'fliC VOUR ~teg
venue et que je vous al laissé parlir, il serail capahle fle me renvoycr 1
Mois Dora persl~tn.
:- ~c
n~ suis VCIlUC, expliqua-I-l'lIc, que parce qu'il
m aVIlit {aIl promettre .... mais ne rroyc7 pas que de mon
rOto; ... seulement, re que vous venez cie me dire me fait
réfléchir et entrevoir CJue ma visile peut avoir des consrquenccs /l'rllves pour lui ...
Pauvre pclite 1 elte s'efforçait de mn~ql1cr
son trouble.
Ainsi, il avait parlé cl 'elle ... il avait attendu sa venue
chaque jour ....
N'en était-il pas oc mtlme d'ellc P
N:avni~-el1
pns pris, ehnquc mnfln, la r~sol\in
de le
vcnlr VOLr ct, en C01lrs de journée, ne renonçait-elle pas
11 son benu projet?
Elle ~tul
VCflUC, nénnmoim, le mornl nh1mé pllr la
scl'ne qui s'rlnit rns~ée
la vpille rlnns ~o toge, espt'rflnl
trouver clans la sympathie de l'artiste un peu de réconforl.
El voilh quc le hnvnrdage de la vieille sorvnnte ln Irou·
blait proclonclPtnent.
.
La sympathie <lue son inslinct 11li ovalt fnil J:lresnt~
rhel le jcune homme n 'étuit pa~
(lc ln sympnthIC ... ~f\lS
plus que rlc III l\~mJntÎc
el, comme () la lueur d un
éclair, elIc venait de voir en elll'.,.
�70
LA ROUANCE AUX ÉTOILES
C'est pourquoi elle avait manifes té le désir de s'en
a lIer. ..
Une porte s'ouvrit ct Georges vVeltig parut sur le
seuil ; sa ns voir Lout d'abord la visiteuse, noyée d'ombre,
n demanda:
- Que fai s-tu donc P... Je t 'appelle, je t 'appelle ...
tu me ...
Il s'interrompit et pou ssa un cri de joie:
- Vous 1. .. c'est vous 1. .. enfin 1. ..
Il se précipi ta, prit les mains de Dora, qu'il conserva
dans les siennes, ajou tan t :
- Comme vous m'avez faiL attendre 1. ..
Il l'entraîn a, disan t :
- Venez, venez vile; pui sque vous voici, j'oublie tout
et vous parnonne ...
Comme elle, il s'efforçait à lui masquer son trouble.
Elle en avait conscience et ne cette comédie malhabile,
son trouble, à elle, s'augmentait d'autant.
- Li sbeth, demanna-t-il, le plateau esL prêLP
- Comme cbaqlle jo ur, mon pelil. ..
- Vite, alors, apporte-le; ensuite, tu t'en iras chez
Je pâtissier du coin chercher des gâteaux ... beaucoup de
g,Heaux ... el les meilleurs.
Lfl vieille tOUrTIfl les talons et regag na sa cuisine, en
!)ougonnant enlre ses dents:
« Il est fou, ma parole 1 »
Lui, avait enLraîné Dora dans son studio et, tout de
suite, lui montranL son piano couvert de feuilles de papier à musique.
- C'est elle 1 déclara-t-il, d'une voix vibranLe.
- Votre symphonie P
Il inclina la têle, pllis, rlésignant une sorle (le boîte
hérissée de liges de métal, auxquelles aboulissaienL une
quantité de m s électriques:
- 8t voici mon orches tre 1 ajouta-t-i1, non sans un
certnin orgueil.
Dora, curieuse, exnminait le singlllier appareil.
_ Ce sont également mes voix, ponrsuiviL Georges
Wetlig, mais autant je suis sa ti sfait des instruments
autanL les voix me satisfont peu...
'
JI demanda:
- Voulez-vous que nous prenions le Lhé tout de
suite ... ou préférez-vous ...
- '" Que vous me jouiez la symphonie ... interrompitelle; oh 1 jouez, mon sieur Wetlig, jouez 1. .. Songez que
je ne suis venue que pour ça 1 -'
�LA ROlliANCE AUX ÉTOILES
71
. Comme elle menlait bien, désireuse de cacher ses sen
hments 1
Il sembla qu'une ombre passâL sur le visage du jeune
homme.
Comme il e plaçait devant son appareil, Lisbelh entra,
porlant le plaleau.
- Voici le lhé, déclara-t-elle .
. Georges ne fut pas maître d'un mouvement d'impahence que comprit la vieille.
- J'arrive mali déclara-L-elle d'une voix aigre.
- Non 1 mais j'allais commencer... alors, Lu comprends Poo.
- Oui, je comprend~
1... Eh bien 1 je le remporle et
reviendrai quand tu in 'appelleras.
Elle .élait vexée; cc que voyanl, Dora sc perm il d'inlervemr.
- Mais non ... mon ieur mais non; preuons le thé
maintenant; puisque Ma(l~me
a fait des rôties, qui,
enlrc parentbèses, parai 'cnt des meneilles, ne risquons
pas de les manger froides.
Le vi age un moment renfrogné de Georges s'éclaira.
- En ce cns, ftl-i1, pose le plateau sur ce meuble.
- Il ne faut pa servir ~ proposa Lisheth.
.
- Ne prenez pas ceLLe p ine, madame, d6clal'a Vivement Dora; c'est moi qui vais m'en occuper ...
Et le jeune homme d 'ajou leI' :
- Va-l'en plulôt chercher les gâteaux, pendant que
1l0~S
allons commencer par les rÔlies ... Yn vjl~
...
Lisheth fil la grimnce ; et comme clio venait de ref~
mer la porle sur elle, Dora constata qu'i! y avait troIS
las cs sm la tnble.
Les monlrant à Georges Wctlig.
_ Oh 1 observa-l-elle la pauvre femme avait pensé ...
. _ ... Prendre le thé' avec nous 1 protesta-l-it, o~ 1 bien,
Il ne manquernit plus que çn 1 chaflnullte r~ceplOn
...
_ Mais si elle a l'hahilude ... illterrogea la jeune fllle .
._ Aujourd'hui n'e t pas UII jour ordill(lire 1 prolestal-ll.
Il ajouta avec une emphase comique:
- Jo reçois.
,
_ Ello va m'en vouloir d'/llre pour elle la cause ù une
déception, in inua Dora.
S'a
' ~ey(\nl,
ello (lit:
'
_ Maintenanl, faisons vile ... car il me larde d enlendro ln s mphonie.
.
1'(,lltendlez, pour
-:- loi aussi, (lil-i1, j'ai bille que \'Ol1~
aVOir volre avis.
�72
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
- Oh 1 protesta-t-elle, un avis bien humble et qui ne
peut guère vous i\tre utile ...
- Ne diles pas ça 1 s'exclama-t-il. Ce que j'ai écrit doit
aller à l 'âme du grand public; ou, alors, c'est que je me
serai trompé grossièrement... c'est l'âme du public que
j'ai voulu toucher, et vous, dans votre condition mo·
deste, vous in carnez celle Ame à mes yeux ...
Mlle Lisbeth entra, essoufflée, déclarant;
- Il n'y a plus de gâteaux.
Comme Georges prenait une mine cons ternée, Dora
lança :
- Tant mieux, nous aurons plus vite fini et vous
pourrez commencer à jouer.
Lisbeth était sortie, tête basse, paraissant de fort mauvaise humeur; la désignant d'un hochement de tête,
Dora murmura;
- VOliS voyez ... VOllS voyez ... elle m'en veut ...
- Ça lui passera 1 déclara-t-il.
La jeune fille implora :
- Si vous vouliez être bien gentil et me faire un grand
pla isir, VOliS iriez chercher celle brave (emme ct Id contraindriez 11 ven ir prendre le t11é uvec nous.
- Elle refusera ...
- Vous hli (lirez que c'est mol qui l'invite.
Le jeune homme se leva, et, d 'un pas ennuyé, gagna
la porle, landis que Dora, se levant, allait curieusement
se pIncer devant le piano: c'était plus fort qu'elle 1 la
musique de Georges l'attirait; elle ernellfait les touches
de ses floi g ls ngiles, chantonllan t il mi-voix les Iiol es, sa n s
s'apercevoir qu'nu Cur el à mesure que la parUtion sc
développai l, elle laissait sa voix gngner progressivement
en ampli Lude.
Vint un moment Oll ses cordes vocales ayant retrouvé
toule leur sonoril.é, elle lança les 110les filiales avec un
brio tel que la porte s'ouvrit brusquement et quo
Georges parut sur le seuil.
Il était lout. pâle, el, immobile, la regardait, ponlÎssant ne pouvoir s'imaginer qu'il ne fQl pas la proie d'uno
hallucinalion.
Elle s'é lait tue, loute saisie de s'ôlre laissé slITprllll drc.
- Jo vous demande pardon 1. .. murmura-t-elle, confllse.
Mais, courant 11 elle, il prot.esta :
-- Pardon 1. .. vous me demnndez pat'clon, vous P.. .
II lu i avait saisi les mains cl la contemplait avec
qcs Inrrnes dans les yeux 1
�LA RQ::\fANCE AUX ÉTOILES
73
CHAPITRE VI
COMPLICATION
Une réelle sympathie était née, dès les premiers jours
de leur rencontre, entre Dora cl Minnie; l'orpheline
avait insensiblement pris l'hahitude de venir l'attendre,
midi et so ir, au sortir de son burenu.
Les quelques instants qu'elle passait en sa compagnie,
lui étaient un réconfort précieux dans la triste existence
qu'elle menait.
'
Seule au monde, c'était pour Dora un soulagement que
de pouvoir causer cœur à cœur avec quelqu'ull qui la
comprenait, qui l'encourageait et la consolait au besoin.
Elle avait, bien entendu, mis sa nouvelle amie au cou:ant. du pénible métier que les circonslanccs lui avaient
Imposé, ct aussi du petit mensollge qu'elle avait cru
devoir faire à Georges Weltig .
. - Jamais, avait-elle dit, je n'aurais os6 lui avouer que
Je chAn te à l 'Odéon lyrique.
.
- Et vous avez bien rail, ma petite Dora, av,~l
approuvé son amie; les hommes sont si étranges, qu Il
s'en serait tenu sans doute aux apparences .
Et ce m'eût été vraiment ulle chose cruelle quo
d'encourager son mépris.
- Je vous comprendrais s'il ne s'agissait d'un étranger, Avail poursuivi Minnie, car ce Georges WeLlig n'est,
et ne peul Nre pour vous...
.
de~ralt
- '" Qu'un étranger; vous avez raison. Il n~
titre fIue cela, en erret ; mais si je ne suis pour lUI. qu une
étrangère ... je crains fort que, pour moi, il Cil SOit autrement ...
LA petite fonctionnaire sourit malicieusement, et la
menaçA du doigt:
- Tien~
1 liens 1 plaisanta-t-elle, voyez·voUS ça P
Et, hllissllnt la voix:
- AmOllreuse P demanda-t-ene.
Pour toule réponse, Dora se je la au cou do son amie
et cacha son visage dans son épaule.
_ Savez-vous que c'est grave P opina l'autre avec une
gravité feiliie.
Dora s' r la i l l'Ccl ressée.
.
J~
_ Comprenez-volis les angoisses dans lesquJ~
suis, de 10 voir slIrprcnnre tout li COIIP ce ~l?
Je 1111
cache si sOigneusement? Et c'est pourquoI J~
vous
demande instamment de m'aidor à lui Illll'O crolre ...
�74
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
... Que vous êLes fonctionnaire ~ ... Mais, ma chérie,
je ne vois à cela aucun inconvénient. .. el bien au conlraire, un avanLage pour vous; car, enfin, pourquoi n'enLreriez-vous pas réellement dans l'administration P
Comme Dora e quissait un geste de surprise :
- Laissez-moi poursuivre, fi L Minnie, une fois sortie
de l'ellfer dans lequel vous vivez, que ferez-vous ~ Sans
avoir reçu voLre confldence sur ce point, j'ai cru comprendre que vous n'aviez aucune fortune.
- Aucune ...
- JI vous faudra donc, dans quelques jours, vous
assurer des moyens d'exisLence ; oui, je sais, vous avez
votre voix, mais la carrière d'artisLe esL remplie d'aléas
et comporLe (les risques que vous ne me paraissez pas
de nature à affronter vaillamment. .. ELre fonctionnaire,
évidemment, ne procure pas les mômes satisfactions que
d'être artisLe; mais la vic, par conLre, est plus calme,
plus remplie de sécurité ... n'en convenez-vous pas ~
- Il le faut hien ...
- Evidemment, c'est une situaLion qui ne vous rapprochernil pas de M. Wellig; mais elle aurait du moins
le sérieux avantage de ne pas l'éloigner de vous ... est-ce
vrm. 1 •• •
Dora avniL inclIné approbativement la têle ; puis, explosant:
- Si vous saviez l'après-midi délicieux que j'ai passé
en sa compagn ie 1. .. ct le grand artisle qu'il est t et cette
symphonie 1... celle symphonie ... quel cheI-d'œuvre, ct
comme j'aurais donné gros pour avoir l'immense
bonheur de la chanler 1...
- Que ne 1ui avez-vous proposé ~
- ... Pour risquer qu'il apprenne le genre d'exisLence
que je mrne P••. fil Dora avec effroi.
- Vous ne faiLes rien de mal.
- D'accord, mais, lout à l 'heure, vous l'avez dit vousmême: les hommes sonL enclins à s'arrêLer aux apparences.
Et, d'une voix dclcidée :
- Non, dans quelques jours seulement, quand je serai
sortie de là-bas, peul-ôlre me hasarderai-je à lui faire
conna71re la vérité, el à lui proposer mon aide ... mais,
jusqll 'à ce qlle j'aie reconquis ma 1ibcrlé, je veux rester
à ses yeux ce que je lui ai fait croire que je suis ... ne
m'appro\1vez-vous pas?
- Eu 1011s poinls, mais jo vons approuverai bien
davanlnge si VOllS vous résignez à suivre mon conseil, el
à formuler une demande pour enlrer comme auxiliaire
~
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
75
d.ans l'administration; alors, seulement, VOliS vous sentin,ez .en sécllrilé et ce n'e~t
pas parce que .vos moyel~s
d e~lsLnc
~eraint
modesLes que voLre VOIX ell serait
n~os
belle et qu'il en repousserait le concours, au cas
Ou li en aurait besoin.
Dora avait reconnu que son amie parlait le langage
de la raison, ct elle avait accédé à sa proposition, en
Poussant un soupn·.
Fonrtionnairo 1 elle, une artiste, fille d'arListe, qui,
depuis toujours, avait eu des aspirations élevées, se résigner li ce Lerre ù terre L ..
Et, avant de quiller le bureau elle avait signé d'une
~ain
tremblante une demande d/admission dans l'admil1lstra lion des postes.
- Mais surtout, avait-elle recommandé li Minnie, qui,
Son service Lerminé, accompagnait son amie jusqu'à la
porto du thMtre, pas d'imprudence; qu'il Ile sache pas .. :
- Soyez tranquille; dès que je pourrai, je préviendraJ
mes co!lègues, pour qu'au cas improbable où il se présenteraJl, on lui réponde comme il convient.
Do~·a
avait manifesté quelque inquiétude, car, depuis
l~ veille, elle était en proie li une extraordinaire nervo-
Sllé.
- Quel dommage, avait-elle observé, que vous n'ayez
pas pensé li le Iaire avant de partir L..
.
. - Calmez-vous, lui avait répondu Minnie, en sounant,
Je su~
prise cet après-midi à la direction, mais dès
demam moLin, je ferai Je nécessaire .
.Et elles s'élaient séparées sur ces mots proncé~
par
M:mnie, au momen t où Dora franchissait le seull de
l'Odéon Lyrique.
- Plus que Lrois jours 1 quelle délivrance 1
et de
Et elle gagna sa loge, se moquant d'el-mn~
Ses appréhensions 1 trois jours encore 1 ct ensUlte ...
,.Que pouvait-il survenir pendant trois jours P•.•• Avec
1 Insouc!~e
de son âge, la jeune Olle ne songe;.Il,t pas
il. ce qu 11 y a de vrai dans la parole du poèle, qu entre
la coupe et les lèvres, il y a tOlljours place pour un
malheur.
~\
r~alheu
devait précisément naître de cet après1"11ldl SI charmant que, la veille, avaient passé ensemble
Dora et Georges Wettig.
.
été c~armé
TOllt comme elle, Je jeune homme avl~
Par sa jolie illvitée· mais son lime d'artiste avmt été
Surtout conquise par' ce qu'il avait senti de sublime dans
.
la voix de la jeune fille.
Après son départ, il y avait rllvé, se demandant SI,
�76
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
dans le désarroi où le jetait sa symphonie, la Providence
ne lui envoyait pas là un appoint inespéré 1
Et, tout de suite, il s'étaU mis au travail, transformant
dans une fièvre heureuse toute la dernière partie de sa
composition.
Qu'étaient les ondes, si éthérées fussent-elles, en comparaison du merveilleux instrument qu'est la voix
humaine ... ou, du moiris, une voix semblable à celle
dont il avait surpris les secrets P
Evidemment, elles pouvaient, dans la généralité des
cas, suppléer à l'insufnsance de l'organe de la femme
ou do l'homme.
Mais, dans le cas présent, comment no feraiL-il pas l'impossible pour utiliser les accents suhl imes qui pouvaient
s'échapper du gosier de celle jeune fille.
Toute la nuit, il avait travaillé avec Ardeur, toute la
matinée aussi, et quand, à midi, la vieille Lisbeth était
venue le trouver pour lui demander s'il n'avall pas perdu
la raison de se tuer ainsi, il arpentait avec exnltation le
studio, donnont l'impression d'un véritable (ou.
Il avait couru à elle el, la prenant dans ses bras, s'était
lancé dans une valse échevelée.
- Perds-tu la tête P s'cxclama-t-clle, tout cssoufnée.
- On la perdrait à moins ... Sougo un peu, ma vieille
Lisbeth, que la jeune fllle qui est venue prendre le lM
hier ... a une voh: dont le regislre dépasse celui auquel
j'ai atteint par les ondes .. .
- Qu'en sais-lu P elle a chanté P...
- Non ... fredonné seulement; mais cela m'a suffi ...
pour la juger .. .
La mine de Lisbeth s'étnit renfrognée; l'emballement
du jeune homme venait subitement de faire nailre en
elle un sentiment jalouJl'.
- Tu ne songerais pns, j'itnFlgit1e, ohserva-l-elle d'un
ton aigre, à raire challler par elle ta symphonie P... Une
fonction naire n'est pas une artisle ...
Il ln regarda, ébahi.
.
- Mais elle a une Il.me cl 'artisle 1 prolesta-t-il; bien
quo j'aie eu lr<ls peu l'occasion de causer avoc e1l0, il
ne m'a pos fallu être sorcier pour découvrir en Dora des
trésors de sensihilit6.
Mais la vieille ne le laissa pns poursuivre.
- Et ail oz donc 1... te voilll pris, pauvro innocent...
- Assez 1 commanda Je jeuue homme irrité.
rvlais elle se rebiffa:
- Tu peux imposer silence à la servante, déclarat -olle ; mais celle qui t'a élové a le droit de te montrer
�77
LA ROMANCE AUX ÉTOIJ.ES
Ie5 dangers du chemin dans lequel tu t'engages.
- Celle qui m'a élevé manque de l'inslinct qui fait
pressentir aux véritables mères ce qui est avantageux
pOur leur enIanl, ùéclara alors Wetlig, hors de lui.
en
Touchée au cœur par cette riposte, Lishetb ~ondil
larmes et, au milieu de ses sanglols, elle répétall :
- Tu verras 1 tu verras 1 méchanl enfant 1 sans cœur 1. ..
Mais le désespoir de Li8beth ne paraissait aucunement
toucher le jeune homme habitué de longtle date il Ulle
sensiblerie, due la pl upa;t du temps il un abus des petits
verres de liqueur dont elle était fort frlande.
Elnervé, il lui tlit :
- Va-l'en pleurer dans ta cuisino et laisse-moi travailler.
Alors, irritée, olle déclanl :
- Non, ce n'est pas dans ma cuisine que j'irai pleurer,
mais dans la loge de l\Ime Betling, mon anlÎe ... eUe,
au moins, sail me comprendre ct compatir, comme il
Convien t, à mes peines.
Mais le jeune homme, loin de se laisser attendrir par ce
ton larmoyant, lança ironiquement:
C'est cela, va demander il son eau-de.vie de prune
la consolation dont tu as besoin ...
MU. L1sbeth, irritée, salis prononcer un mot, sortit de
la pièce, ell faisant claquer la porte derrière elle ...
Demeuré seul, Georges Wettig, ha\lssant les épaules,
grommela:
« Tout de même, elle va un peu loin ... »
11 revint 5 'asseoir devant sa tahle de travail et, ramas&ant les feuillets épars de sa symphonie, les parcourut
d'un regard rapiùe.
Soudain, s'interrompant, il murmura:
C( Pourvu qu'elle veuille ... »
Il considérait avec une hésitation visible le titre qui,
en belles leUres rondes s'étalait sur la couverture:
Homance aux Eloiles: symphonie pour orchestre à
cordes ct ondes éthérées.
Un momellt, sa main demeura en suspens; puis, hrusquomellt, Ù 'un trait de plume, il barra le tout et le remPlaça par cos mots:
(( Symphonie pour orchestre il corrlfls et SOp rfl1l » .
. Un long moment, il considéra aver une siltf~cO
V~sible
ce qu 'il venait ri 'écrire; puis, avec un sounre, Il
ajOuta ell manière de dtSdlr./lce :
« A Illon interprète, Mil. Dora ... »)
•
Co nom écrit, il y appuya ses lèvres avec dévol1on ...
Il était profondément ému, repentant:
.o.
�78
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
« Pourvu qu'elle consente... ))
Quittan t sa table, il se lança à travers le studio dam
une course nerveuse que bientÔt il interrompit pour se
camper devant l 'horloge accrochée au mur.
« Quatre heures et demie 1. .• )) murmura-t-il, en proie
à une indécision douloureuse.
Puis, soudain, il jeta à mi-voix:
« Non 1. .. non 1. .. je n'atlendrai pas plus longtemps 1. ..
c'est tout de suite qu'il me faut savoir. ))
Il courut aux patères où se trouvaient accrochés son
manteau dont il se vêtit, son chapeau qu'il enfonça d'un
coup de poing sur sa tête; après quoi, il quitta la pièce,
murmurant:
« Pourvu que je la trouve ... »
Mais il rénéchit que les employés des postes ont des
heures régulières de travail et qu'il n'y avait pas de
raison pour que Mlle Dora fit exception à la règle.
En passant devant la cuisine, dont la porte était entrebâillée, il appela :
- LislJeth 1... Lisbeth l...
La cuisi ne était vide J Il se rappela alors que la vieille
servante l'avait prévenu qu'elle allait se consoler chez la
concierge.
« Vieille folle, maugréa-t-l1, il faut cependant que je la
prévienne ... »
Tirant de sa poche une feuille de papier, il griffonna
hiltivement :
« Fais un bon petit ilf~er
; il est probable que j'aurai
une invitée. »
La feuille disposée bien en vue, il sortit de la cuisine,
murmurant:
« Cela va la mettre de mauvaise humeur, mais tant
pis J »
Une fois dehors, il prit hâtivement le chemin du
bureau de poste, serrant sous son bras la précieuse partiLion dont il voulait montrer à Dora la suscription pour
la décider à accéder à sa demande.
Il avait beau so répéter qu'il n'y avait aucune raison
pour qu'elle refusnl. .. qu'elle ne pouvnit faire autrement
que d'accepter; en fJ;anchissant le seuil du bureau de
poste, il était en proie à une Iocte émotion.
Maintenant qu'il était sur place, il avait beaucoup
mOlliS d'assurance que lorsqu'il était décidé à Iaire cette
démarche; el, un long moment, il erra h travers ]e hall,
SO!lgeant à attendre que Dora sorUt, pour ] 'aborder el
son énervelUl faire part du motif qui l'a.menait ; mai~
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
79
~ent
était tel qu'il dut reconnaiLre qu 11 lUi 6tait impossIble d'imposer celte atLenle à son impalience.
~ 'y tenant plus, il se dirigea vers le guichet qui correspondait au bureau de la jeuue fille et y frappa doucement.
Le guichet 5 'ouvrit et Georges Wetlig se trouva tout
décontenancé en voyant paraître un visage d 'homme.
- Vous désirezP fit l'employé d 'uJJ ton rauq ue.
, - J~ vous demande pardon, balbutia le jeune homme:
c est blOn dans ce bureau que travaille Mlle Dora P
-:- Dora 1 répéta l'autre, les sourcils levés, Dora 1. .. COllnaIS pas.
--:- C'est donc que je me serai tromp6 de bureau, balbutIa le jeune homme; je vous demande pardon.
L'employé crut devoir ajouter:
:-. Je pyis même vous assurer qu 'il Il 'y a dans l'admmlstratlOn personne qui porte ce nom-là.
Ce à quoi Georges Weltig répliqua;
-:- Vous m'excuserez d'insister, monsieur; mais j'ai
mOI-:nême accompagné cette personne jusqu'à ce bl.lreau!
que Je reconnais bien maintenant, et daus lequel Je l'al
vu entrer.
- Peut-être bien venait-elle voir MilO Minnie la titulaire, mais, je vous le répète, je ne connais ici personpe
de ce nom.
Mais Georges ne se tenait pas pour battu; comme
l'employé allait refermer le guichet, il insista:
:-. Exc~sez-moi.
un renseignement encore: r;e pourrais-Je VOIT Mlle Minnie ... P elle pourrait me renseigner et
me dire ...
L'employé expliqua, en réprimant un sourire, que ce
pauvre Monsiour jouait vraiment de malchance.
- Milo Minnie est, depuis deux jours, détachée auprès
du chef de bureau ...
. Cependant il parut apitoyé par l'attitude désolée du
Jeune ~om
et explirrua :
.
,
- SI VOllS voulez la voir ... attendez-ln à la 50rllO ... c est
l'affaire de quelques instants' l'heure va sonner.
Et ~l lui montrait l'horloge:
Il ajouta encore, avec complaisance:
- La sortie du personnol so trouve à côté do l'entr6e
du bureau de poste; vous verrez une gronde porle ronde
avec battants de bois clair.
Cela dit, le guichet se ferma et le jeune hom~
demeura un moment tout désemparé, 'ne sachant à quoI
se r6soudre ; en fin de compte, il sortit et vint se placer
Sur le trolloir qui faisait face à une grande porte au-
�80
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
dessus de laquelle se trouvaient ces mots: « Entrée réservée au personnel )l.
Il était lemps : déjà, des employés des deux sexes apparai6saient, )Jruyants, heureux de sortir de leur cage.
Combien était grande l'impalience du malheureux
garçon 1 Avec quels yeux ardenls il Iouillait la foule,
dense mailllenant des employés, cherchalll à distinguer
du plus loin qu'il était possible, l'aimable et souriant
visage de Mlle Minnie 1
Enfin, il la découvrit I}ui sortait, diseutant genliment
avec des camalUÙCS.
Et, en même temps, il reconnut, qui s'approchait
d'elle, l'employé auquel il venait d'avoir affaire.
Sans doule lui expliquait·il la vitiiLe qu'il avait reçue,
car Georges Wellig, qui s'était élancé vers elle, la rejoignit au mOlllent où I·employé la quittait, disant:
- Tenez ... Minnie 1. .. c'est ce monsieur-là.
Minnie reconIlul Georges et parut très embarrassée,
d'aulant plus que l'employé ajoutait:
- J'ai dit il Monsieur que nous n'avions pas de Dora
à l'adminh.lralioll .. .
La jeune Cille, avec présence d'esprit, expliqua:
- Mais si... c'est uno nouvelle ... Elle est attachée au
service du contrÔle ... je la cOllllais bien 1 c'est mon amie ...
c'esl moi qui l'ai fait enlrcr ...
El se délachant du groupe cIe s'es camarades, elle
entraÎua Georges Wettig à part, }lOUr l'empêcher d'entOlldre les réflexions que son audacieuse explication
n'allait pas manq uer de provoquer do la part des autres
employés.
- C'est un garçon tout récemment entré dans notre
service, expliqua-t-elle, en désigllanl d'un bochement de
lête ccl ui Guq uel Georgos avait eu aUaire ; il ne connaît
pas le personnel. ..
Le jeune hommo ohserva d'un ton désappointé:
- Ime Il'e~t
ÙOIIC pas venue à son bureau, aujourd'hui ~
Minllie allait répondre par la négation, quand elle
aperçul Dora, se hâlant vers le bureau ùe poste où elle
vellait alLenclre chaque soir son amie, laquelle l'accompagnait emuile jusqu'à l'OMon lyrique .
Cc soir-là, elle élait un peu en retard, et ce relard fut
~ur
le poillt de provoquer une catastrophe ...
Heureusement, Minnie Cotait d'espril avisé, et les circOl~ane!,
quelles qu'elles fussent, la prenaient rarement au dépourvu.
~
Mais si, répondit-eUe à Georges,
e~t
"enlie
.n.
�81
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
c?mme d'ordinaire; mais le chef l'a envoyée en commisSIOn à la Direclion centrale et, sans doute, voyant
l'heure, aura-t-elle jugé inutile' de revenir au bureau.
EUe s'exclama, désignant Dora, qui, lout inlerdite en
apercevant le jeune homme ne savait quelle contenaJlce
tenir.
'
- Ah bien 1. .. par exemple, le proverbe dit vrai, que
lor~qu
'on parle du loup 1. •• la voici précisément... . .
M pour encourager Dora à s'approcher, elle lUi cna :
j'expliquais à Monsieur que le c~leI
- Pré~isment,
VOUS avarL envoyée à la Direction, et que sans doule avICZvous été retardée ...
Dora, un peu revenue de son émotion, et comprenant
q.ue l'explication donnée par son amie avait sauvé la
sltuation, ~es avait rejoints.
. .
. - MOIl~eur,
sallS doute, a à vous parler, fil l\hnme ;
Je vous laIsse et je me sauve, car je suis en retard ...
Elle serra la main que lui tendait Georges ... em])rassa
Dora, lançant cl 'une voix pleine d'en train:
- A demain!. ..
Et s'envola.
Maintenant, les deux jeunes gens demeuraient face ~
face, un ~eu
troublés: Dora en proie à une émollO!1 s~
douce qu elle avait presque envie de pleurer, et lUI, SI
heureux de ]a voir, qu'il en ouhliait la raison pour
laquelle il avait souhaité la rencon trer.
La jeune Hlle demanda:
- Eh bieul depuis l'autre jour, vous avez trav~ilé
p •
- Beaucoup, dit-il, heureux que celle questlOD lUi
P~mîL
d'aborder le motif qui l'avait amené ... beaucoup 1
J al mêr~e
pris une décision capiLale ...
- Vrmmenl P fil·elle, curieuse, si capitale que cela P
- V<?us allez en juger ... lisez ccci...
Il lUI tendait avec un petit sourire de mystère, sa
parlition.
'
~ peine eul·elle jeté un coup d 'œil sur la couverture
qu elle poussa Ull cri ct devint toule plUe.
- Oh 1 bégaya-t-elle d'une voix à peine (listincle . .
SO!l émotion élait si grande qu'il lui élait impOSSIble
de dire sa stupéfaction ... sa joie ...
Il demanda, tremblant de crainte:
- Vous acceptez, n'est-ce pas P... je puis compler snr
vous p
. Dora essuya du boul du doigt nne larme. qui, silenCIeusement, zébrait sa joue d'un sillon humide..
,
_ Je ri 'ose vmiment. .. balbut.ia-t-elJe, ma VOIX n est
peut-être pas suf11sante ...
6
�82
LA ROMANCE AliX ÉTOILES
Mais il protesLa véhémenLement contre cet excès de
modestie.
- Ce que j'en ai entendu, déclara-t-il, me permet de
vous affirlller que vous pouvez avoir confiance ... comme
j'ai conJiance moi-même.
- C'est pour vous une si grosse partie à jouer qu'accepter serait pour moi une responsabilité bien lourde.
- .. . Que vous pouvez assumer en Loute quiéLude ;
d'ailleurs, où voyez-vous de la responsabiliLé, puisll ue
c'est moi qui vous deman~
.. .
Il ajouta, la voix ardente:
- .. , Qui vous en supplie 1
Le oœur bondissant dans sa poitrine, Dora l'écouLait
parIer, se demandant si elle n'élait pas la proie de
quelque délicieux cauchemar ... si c'était vraiment à eUe
que s'adressaient ces paroles vibranles ...
Comme elle se taisait, cherchant à rompre le charme
dont elle se senLait enveloppée, il eut peur que ce silence
ue cachât un relus.
- Vous acceptez, n'esL-ce pas ~ insista-l-il.. . vous
accoptez ~ .. .
Alors, elle murmura, délicieuselllent émue:
- Il Jo faut bien.
Et elle laissait, en signe d'accord, tomber sa main dans
celle du jeune homme, qui, la parlan l à ses lèvres, la
]Jaisa passionnément.
Un long maillent, ils cheminèrent côte à cOte, les
mains nouées, sans se rien dire.
El, soudain, remarquant que les gens qu'ils croisaient
les regar'daient en souriant, Dora se dégagea vivement,
rougissanle.
- On nous prend pour des amoureux 1 murmuraL-elle.
Une lueur passa dans les prunelles de Georges Wettig,
qui laissa échapper ces mots:
- Où serait le mal ?
Dora lressailliL eL s'arrôLa loule troublée; l'exclamalion du jeune homme faisait si exactement écho auX
vaguos pensées qui la hantaient depuis quelques jours,
qu'elle sc sonlil soudain tauLe bouleversée.
Lui, l'enveloppait d'un regard plein d'amour.
- Alors, diL-il enfin, puisque nous sommes d'accord,
ne perdons pas de lemps ... renlrons chez moi, cl mettonsnous au travail.
Comme el le allait acquiescer, la LÔle perdue de joie,
l 'llOrloge d'une église égrena loul à coup les huil coups
do l'heure.
�J,A nO~rANCE
AUX ÉTOILES
83
La jeune fille pou ssa une exclamation tl 'effroi, rappelée
soudain à la situation.
Huit heures 1... mais au quart elle devrait être à
l'Odéon lyrique pour être prête à entrer en scène à la
demie 1. ..
Le moindre retard l'exposait à des sanclions sévères ...
une amende plus ou moins forte qu'il lui faudrait payer
pal' une proJongation de présence.
Or, cela, elle ne le voulait à aucun prix J
Trois jours encore à rester dans cet enfer et elle serait
libre ,... Pour rien au monde elle ne consentirait à y
rester un jour de plus.
Adieu le joli rêve qu'elle faisait 1 Elle retombait dans
la triste réaJité.
Georges Wettig, remarquant son trouble, demanda:
- Qu'avez-vous donc P... Vous paraissez ...
- J'ai que la joie me fait perdre la tête, déclara-t-eHe,
reconquérant SOIl sang-froid; je ne puis aller chez vous
en ee mOHl.ent... il faut que j'aille au bureau.
P
- Vous travaillez dOllC le ~oir
- Cc soir ... oui ...
- J'ai cependant as~ité
au départ des employés.
- Mais il me faut achever Ulle besogne pressée que
mon alJsence de tantôt m'a fait laisser ell suspens ...
t, puisq ue ceLLe abseuce a été motivée par
- Cepl~dan
Une a!1aire de service ... objecta-t-il, tout déséljJpointé.
- Qui VOus a dit ça P
- ~otre
petite colJègue.
. .
- ElJe s 'est trompée; j'avais demandé une , perml~JO?
pour aller au cimetière sur la tombe de mon père, c ctalt
aujoul'd 'hui l ' anivel's~r
de sa mort.
Ce mensonge lui était venu spontanément aux lè"re~,
for?ée qu 'elle était de fournir au jeune homme UllC exphcalloll de nature à lui donner le change.
Il poussa un soupir et murmura simplement :
- Soit... puisqu'il le faul. ..
Et, tournant les talons, il ajouta:
Hel1lettons cela à demain soir ...
Mais vivement elle l'épliq ua :
.
- Oh 1 demain, nOI1, impossible, j'ai . promIs à mon
amie de dîner avec elle 1
Et comme elle le sentait prêt à proposer Je surlendemain, elle s'empressa d'ajouter;
- El, après-demain, je passe Ja soirée avec une collègue qui a teuu absolument à me présenter à sa.mère ..
Elle parJait avec une volubilité nerveuse, qUl trahISsait le 1rouble profond auquel elle était en proIe.
�84
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
Que n'eût-elle pas dit, que n'etH-elle pdS fait pour
masquer au jeullo homme l'existence qu'elle menait jl
Comme elle le voyait touL déconfit, elle s'empressa
d'ajouter :
- Mais la fin de la semaine je serai toute à vous 1 et
nous travaillerons pour rattraper le temps perdu
A la fin de la semaine, elle aurait rompu sa chaIne ...
Elle serail libre 1 libre 1...
A celte pellsée, son cœur bondissait dans sa poitrine,
pour un peu elle eù t dansé de joie à la pensée du
bonheur qui l'attendait.
Le pauvre Georges murmura:
- Hemellons doue cela à samedi.
nru~qeml,
elle s'arrêta et, lui tendant la main:
- A samedi donc 1
- Laissez-moi au moins vous accompagner jusqu'au
bureau, supplia-t-il.
Mais elle secoua la tête, effrayée par cette perspective
qui IIurait dénoncé au jeune homme le mensonge auquel
elle avait recours pour lui cacher la vérité.
- Non, d.i t-eHe d'une voix qu'elle s'efforçait d'affermir, cela n'esl pas possible ... voyez-vous que nous renconlrions quelque collègue 1 Déjà, ce lantôt, on plaisantait; que diraÏl-on P
Il acquiesça de la tête, murmurant:
- Vous avez raison; il ne faut pas vous compromellre à cause de moi; à samedi P... Je vous attendrai
aussitôl volre sortie du bureau, et vous me ferez le plaisir de dîner avec moi...
- Chez vous 1 répéta-t-clle, un peu effrayée.
- Chez moi 1 avec ma vieille Lisbeth pour nous surveiller, plaisanta-l-i! ; de la sorle, les convenances seront
sau vegardées.
- A sameùi 1 lui lança-l-elle, en s'échappanl.
Elle courail, non pas lant par crainte d'être en retard
que pour rompre plus rapidement le contact avec lui, car
elle sc mél1ail du sentiment qui l'emporlait vers Georges .
Il resta imrnohile, à la même place, jusqu'à ce qu'il
l'eûl vu disparaître au coin de la rue; puis il tourna
les lalons cL prit tristement le chemin du logis.
Lui, qui s'était fail une fêle de celte soirée passée en
tille à têle avec celle qu'il considérait déjà comme son
interprète, il rentrait seul, tris le, désemparé.
En ouvrant la porle, la première chose qui frappa ses
regards, dans le vestibule, fut une feuille ùe papier épinglée au mur.
C'était un mol de Lisbelh, le prévonant qu'après
�LA nO:\[ANCE AUX tTO/Lee:;
85
l'avoir atlemlu vainement pour rlÎncr, elle partait, ayallt
rendez-vous avec son amie, Mme Betting, qui j'cmmenait au lhéGtre.
« Les occasions de se distraire, cli~at
ln vieille servrmle, sont trop rarcs pour ((u 'on les néglige, quand
elles se pré enlen t ; le couvert est drrssé pour deux personnes comme lu me l'as recommandé; 111 lrou\eras ton
r pas au chaud clans le four. II
Georges Wellig haussa les épaules. Que lui importait
J'emploi que faisait Lisbeth ùe sa soirc"cP La sienne, à
lui, Mail gt\chée.
!l traversa la salle à manger, adressa un regard rempli de regrel à la tallle où deux couverts se faisaienl
vi~-às,
songean l qU'eÙe el'!t pu être UI, en face de
luI.
Rentré (lans son studio il s'assit devant son piano,
Meidé à travailler,
'
La suhstitution rie la voix humaine aux ondes élht.lrées nécessitait dans J'orchestralion certaines modificalions.qu'ji élail préréralJle qu'il fil de suite.
MaiS. le Irnvnil qui ne naH pas spontllnrmelll est un
!nouv!lls trovniJ, si bien qu'auhoul rie qllelques instants
11 sc leva, furieux, décontenancé ct groJ\(lunt :
« Je suis un iiliot 1. .. »
Il se .Iança clans une Jlromenade rlrsoJ'rlOllnre 1\ travers
le stucho, effaré de constaler la violence avec laquelle la
pensée de la jeune Olle s'imposait 11 lui.
L'aimrrait-i1 clone PoO, Voilà qui Mait pour le déconcerier 1 Il sc jefa ~\lr
Ull divnn, rrsolu 1\ uu sérieux examen rIe ses srntiments l't, après 1'0\'oir fourné cl ret~)lIné
Sur foufes scs faces il dut reconnaître que lc sentllnent
qui l'agitait, c'était'I'amour.
Tout Il'ahord, il voulut plaisanler croire 11 unc erreur,
~ une de ces passiollllelles ouxqcl~s
salit snjcls tous les
Jeu nes gens.
A ce momrnl, il cnlcnrlit se rcfrnner la porte d'enlrée :
c'étn~
Lisbeth qui revenait (lu théntrr 1
.
DéJn l. .. Snrpris, " regarda ln pendule; ello marquait
Onre heures et (lemie.
Comme le temp nvnit passé 1
Doucement, la vieille servante heurta à la porte ; ay~t
V11 ~ltrc
(10 ln lumière, elle vcnait ~oulJ1itr
le bonsOJr
nu Jetme homme.
- Tu as encore hu 1 s'c-.:c1amn-I-il, rI 'un ton de
reproche, en ln voyalll apparaître le chnprnu de travers,
la face enluminée la démarche peu (l'nplomb.
Mais elle, sons 'répondrc, de ! 'e 'clamer :
�86
LA nOMANCE AUX ÉTOILES
- Ah 1 mon pauvre petit 1. .. au lieu de reproches, ce
sont des remerciements que tu devrais m'adresser 1. ..
Sans moi, dans quelles aventures tu te lançAis 1. .. Ton
employée des postes 1 une jolie jeune fille, Lu sais 1. ..
C'est une pensionnaire de ]'Odéon lyrique ...
CHAPITUE VII
LES ANGOISSES
D'UN
AMOUREUX
On imagine l'épouvantable nuit qu'avait passée
Georges et ]'impatience torturée avec laquelle il avait
allendu de pouvoir inlerroger Lisbeth.
L'état dans loqnel était rentrée la malheureuse la
meLtait dans l'impossibilité de fournir au jeuno homme
la moindre explication et il lui avait fallu la guider vers
sa chambre pour qu'elle pût demander à un sommeil
réparateur 10 retour à la possession de ses iacunés.
Pendant de longues heures, Georges avait erré à travers son studio, cherchant il se persuader qu'il avait mal
entendu, mal compris, que l'ivresse de la vieille l'avait
fait se mal exprimer.
Sans cesse, à son oreille, résonnaient ces deux mots :
« Odéon lyrique )), auxquels s'accolait le nom de Dora 1
Pour lui, il élait inadmi ssible que Lisbelh n'eM pas
commis une incompréhensible orreur.
Dora, la petite jeune mie 1 Dora, l'employée ingénue
qu'il connaissail... qu'il aimail. ..
Allons donc 1
rnisons Lishelh aurait-el le
Mais, d'aulre pnrt, fJleI~s
eues d 'in ven 1er celle II istoire ?
La jalousie, pont-être; car la vieille servanle, animée
à l'égard du jeune homme d'un sentimenl qunsi malernel, avait toujours vu d'un mnuvais œil une sympathie
étrnngère s'interposer en trc son cœur et cclui qu'elle
avait élevé comme son propre enrnnt.
Et Georges se rendait comple qlle, depuis quelque
temps, il se InissaiL aller li traduire trop clairement les
sentiments nouvcallx qui l'animaient 11 )'égarr1 ne Dora.
Ce n'était plus chez lui l'al' liste qni s'cmballait à la
pcnsée d'une interprèle capable de meUre en valeur
] 'œuvre qu'il avait conçue.
C'{>llIil l'homme, ému j1lsqu'au plus profonrl de luim~e
au contact d'une créatme dons loque1Je il mettait le honheur <le sa vic.
�LA nmIANCE AUX ÉTOILES
87
Rt Lisbelh avait det prendre ombracre de cet élat d'esprit.
De là, cependant, à inventer de loutes pièces un aussi
épouvantable mensonge, il y avait loin, ct le j?~ne
homme ne pouvait arriver à se persuader que la vIeIlle
servan le etH osé ...
E.l, cependant, que de vraisemblance dans ce qu'ello
avait dit: d'abord, le mot qu'il avait trouvé en rentrant,
lui disant qu'aynnt assez altendu pOlir le dîner elle
partait retrouver la vieille Betlin"" qui l'emmenait au
tMAtre.
.
0'
O:, la vieille Belling élait, Georges ne l'ignorait pas,
h ahllleuse dans un établissemenl ciont il ignorait Je
nom.
Cela était vl'ai. .. mais le resle?
Pour quelle raison Lishcth aurail-elle dil de Dora ce
qu'elle avait dit, s'il n'y avait dans son bavardage
quelque bribe de vérité.
l\:nis qlle celle vérité alHll jusqu'à lui permellre cie
traiter la jeune fille ainsi qu'elle l'avait f~il,
il Y nvait
Ile la marge.
d,~ar
enfin, plus il y réfléclliss[lil, pIns il se !raitait
1 Ins.ensé pour avoir pu prllLer crédit aux insanItés de
a mlsérahle créalure.
Dora 1 une simulatrice 1
Mais, enOn, il élait, lui, rn pleine posc~i
cie ~on
~on
sens 1 Tl avait reconduit la jeune Dlle Jllsqu au
ureau de poste 1 TI l'avait vu enlrer comme chez clle
dnns le boxe où elle travaillait, il avait causé avec sa
Compagne ...
r Alors P•.• TI Illi !:mdrait clone croire quo lout cela était
au,<. qu'if tlvait pris, comme on dit, Il (le: vessies pour
des lanternes ))?
Et cet~
d(>monstration par l'ahsunle l'a\ 'it, dunnt
qUelernes Il1slanls, ragaillardi.
.
MaiS ses soupçons TI 'avaien t p:lS Inrclr à rrH'nlr :'1 la
;escOlls8e. TI se rnppelail la rl1pollSe cie l 'crnpln)/; :lllfinel
II s'était ndressé ail cours de celte mrmc soirée, réponse
très C(1légoriqnc':
- MIl. DOTa 1 connais pas ... connnis ml'me personne
dn n !; l'aclminislralion qui porle cc nom!. ..
C'était net, cl pourlant cela III' lui avait pas ouvert les
Y('ux ...
~ourqi,
rI 'ailleurs, aUTtlit-il snsprcl{O la hOI.1I1r roi de
1,1, .I.l'une mIe P••• Elle llli avail toujours paru Sll1cl're, ct,
dalllcms, ill'aimnil...
."
.1
Au surplus, Clunnd, suivant Je consrll rIe 1 employé, l
0
�88
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
était allé l'atlendre à la sortie du personnel, Minnie ne
lui avail-elle pas donné de l'absence de sa collègue une
explicnlion plausible, don lIes fails presque aussitôt
avaien l démonlré l 'exacli Lude P
Dora éta.il arrivée el, nalurelJemqJ.t, la vérité était ressortie de leur échange de propos.
Alors P alors P
El le malheureux, devant l'impossibiliLé pour lui de
trouver la sol ution de ce problème, en revenait à sa supposilion première.
La vieille servante avait dit n'imporle quoi ... cc qui lui
passaiL par la Lêle, uniquement pour se venger de ce
flue son maÎI re étaiL renlré lard, seul... et qu'eUe avait
inuLilemenL préparé un petit dîner, bien soigné et propre
à régaler S011 invitée.
Cerlainement, elle n'avait pas songé à l'effet que prorluirnienl ses propos, que, sans doute, revenue à la
raison, elle allail être la première il démentir.
Aussi ntlenrlall-il aveo impa Lience le moment où il
lui serail possible de l'interroger.
Ennn, l'aurore vinl bl:mchir les vitres de la fenêLre;
peu à peu, les heures s'égrenèrenL eL enfln la porte, s'ouvrant, livra pnssage à Lisbelh, qui apporLait, comme
d'ordinaire, le café fumnnl et les rôlies bien beurrées.
Le visnge de la vieille servante porLail les traces d'une
faligue mnl rlissimulée.
Le jeu Ile homme 1n regnrdaiL, s'efforça n t de découvrir
jusflu 'ù quel point il lui serait possible de chercher à
lu i arrncher la vérité.
Le silence rlevenail gênan t cl Lisbeth murmura:
- Je le demande pardon ...
Il cru t ([U' lie voulait lui avouer qu'elle avait menti,
ct, le cœur iélivré d'une angoisse, demanda avec vivacité:
- QII 'ni je à Le pardonner P
Tille bni sséo, mais le reganlall.l en dessous, elle balbuLia :
- Je me suis encore laissé prendre, hler; mais j'étais
lellement ennuyée pOlir loi ... ([Ile j'ai cherché à oublier;
cL puis, la vieille Betling a de la si bonne eau-de-vie de
prunes 1
En prononçan t ces moLs, lille élincclle de gourmandise luisaiL dans les prunelles de la vieille.
Georges nvaÏl lressailli; LisbeLh, d'elle-mCme, s'onrait
à l'inlcrrognloire.
- Ouhlier quoi P demanda-L-il." Pourquoi étais-lU
ennuyée P
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
89
Il avait posé cette double question d'une voix calme,
cherchant à lui donner l'impression d'une totale indifférence, si bien qu'elle se laissa prendre.
- A cause de la jeune Olle ... déclara-t-elle.
- Ah 1 oui de Mlle Dora 1 s'exclama-t-il, comme si seulement le souvenir lui fût revenu de l'entretien de la
veille ... oui, je me rappelle .. . lu m'as raconté quelque
chose d'invraisemblable... mais je ne me souviens plus
bien.
'
Il ajouta, sur un lon de reproche:
- D'ailleurs, tu étais dans un tel état que tu ne
paraissais pas savoir beaucoup ce que tu disais ...
Piquée au vII, la vieille se rebiffa:
- Pardon 1. .. protesta-t-elle. Pardon 1. .. il faut distinguer 1. .. Que j'aie abusé un peu d'eau-de-vie de prunes
de M , m~
Hendick, cela, je le l'accorde, mais, pour le
reste'.Je savais parfaitement ce que je disais. ..
.
Le Jeune homme faillit s'emporter; mais il compnt
que, s'lI vOlllait savoir, il ne 'lui fallait à aucun prix
rebuter son interlocu1rice . aussi demanda-t-U d'un ton
indifféren t :
"
- Te souviens-tu seulement de cc que tu as
dit p'
- SI je mé Souviens 1. .. mais comme si j'y étais; je
t'ai dit que cette fille se moquait de toi 1. .. qu'elle. n'éla~t
pas plus fonctionnaire des Postes que je ne SUIS mOlmême évêque; qu'en fait de timbrer des enveloppes dans
l'administrnlion, elle paradait et chantait sur la scène
d'un caf' conc', dans une tenue légère .
. Elle avait rléllilé son' couplet d'une seule traite, c~mn:e
SI elle elÎ t craint d'être interrompue avant d aVOIr
complètement terminé ,
. Mais Georges ne paraissait avoir aucunement l'in tentlon de l'empllcher cl 'aller jusclu ':m bO\lt ... Très calmement, en apparence, car il lui fnllait une volonté grande
pour ne pas sauter sur Lisbeth ell'empoigller à la gorge,
I I demanda:
- Sur quoi te }Jases-tu pour dire d'elle des choses
pareilles P
- Sur cc que j'ai vu ct enlendu .. . rien que sur cela;
mais c'est la meilleure des preuves, hein P
Croyant surprendre sur le visage de Georges une
expression de doute, elle ajoula :
- ... Et, à ce moment-là, je n'avàis pas encore got1té
à l'eau-de-vie de la mère Belli ng.
Le jeune homme demanda:
�90
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
- Peux-tu me donner quelques détails ~ ... Quelques
preuves ~ ...
- Oh 1 des preuves, des preuves ... je ne puis te dire
que ce que j'ai vu eL entendu. Il esL bien clair que, si
tu ne me crois pas, matériellement, je n'ai aucune
preuve à te donner.
- Je Le croirai, si Lu L'expliques, déclara-t-il avec
effort.
- C'est très simple: comme t'en prévenait mon billet,
la mère Betting m'avaiL demandé si je voulais aller avec
elle, le soir, pour lui donner un coup de main à son
théâtre, la personne qui l'aide ordinairement étant souffrante, elle prévoyaiL qu'elle aurait beaucoup de peine à
faire, toute seule, face à la besogne.
- Dans quel théâlre est-elle employée P interrogea
Georges, qui Lremblait à chaque phrase prononcée par
Lisbeth.
1ainlenant, il lui semblait qu'lI eût préféré demeurer dans l'obscurilé.
- Elle esl habilleuse à l'Odéon lyrique; je l'ai donc
accompagnée là-bas; après m'avoir expliqué mon travail, elle m'avait laissée pour aller au sien... quand
voilà-l-il pas que je m'égare dans les coulises; impossible de reLrouver mon chemin pour gagner le magasin
allx costumes; ma foi, j'ar~te
une artiste qui passait
près de moi, el voi là que j~ reconnais ... qui P celle Dora
qui esl. venue ici prenrlre le Lhé, il y 0 quelques jours.
- Cc n'esl pas possible, tu as fait erreur ...
- Je le croyais, moi aussi, mois je lui ai parlé ... ou
plutôt non, c'est elle flui m'a parlé, oui, parlé la première, cnr elle m'avnil reconnue, elle aussi 1 Alors, tout
de Sll il e, elle m'a pris les mains, me suppUan t de ne
rien le dire ... qu'elle ne pouvait encore m'expliquer,
mais que, flans quelques jours, elle pourrait. ..
Geor/!es Weil ig s'écria d'une voix indignée:
- Elle !... elle 1...
Li s})('th ajouta:
- Même elle m '0 offert de l 'argen t pour que je me
taise ...
Georges s'emporta :
- Cc n'esl pas vrai 1 cria-l-il, Lu mens 1. .. ou }}ien tu
élais grise l'lIeore ... TI n'esL pas possible qu'elle m'ail
jour ainsi la comMie .. ,
D'II ne voix grave, Lisbeth clrclara, 10 main levée dans
un gesle de serment:
,-:- .SlIr m,OH salllL élernel, je le jnre que j'ai dit la
verIte .. , cl 'aIlleurs, c'est bien facile ~ loi do savoir ... lu
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
91
n'as qu'à interroger Mme Betting. Je vais nller la chercher, et tu verras ...
. Mais le jeune homme, révolté à la perspective d'une
Sl dégradante enquête, déclara:
- Je te le défends! et aussi de parler de cela à qui
que cc soil!. .. tu entends ... je te le défenùs expressément.
n Mait parvenu à se dominer ct conclut cl 'une voix
calme:
- D'ailleurs, pour l'importance !ple ça a, que celle
demoiselle Dora chante dans un caC' conc' ou timbre des
lelt:es dans un bureau de poste ...
Llsbeth demanda, se laissant prendre à cc calme apparent:
- Vrai 1 cela ne te fait rien, bien vrai P
-:- Et que veux-tu que ça me fasse? demanda-t-il.
EVidemment, au point de vue de ma symphonie, cela me
gêne un peu .. car elle a vraiment la voix rêvée pour
chante: la dernière partie; j'en vais être quitte pour la
remanIer de fond en comble... Voilà tout... Autrement...
Il fit ~laquer
ses doigts, et ajouta:
.
. - Mam Lenant, laisse-moi; je vais me meUre Immédiatement au travail.
La vie.ille ne s'en alla pas tranquille. A jeun, elle ne
F~nCfl:1a
pas de perspicacité, et son flair quasi materne!
.UI faisait appréhender que le jeune homme ne lUI
JouAt la comédie.
D'une part, elle regrettait d'avoir parlé, car il devait
être très malheureux.
Mais, d'aulre port, n'était-il pas rIe son ùevoi~
d'éclai:
rCr son fils adoptif et de lui enlever ries illUSIOns qUI
eussent pu l'entraîner à compromettre 50 vie tout
entière.
C'était un rêveur, et, d:ms l'engouement nu. premier
,
morne,:t, parfaitement capa hIe de faire une ~)(ltse.
~USI,
voulait-elJe espérer flue la révélatIOn qu elle
aVOlt,.eu le courage de lui fflire, anrnÏl arraché du cœu:
de 1 Imprudent garçon la pelite fleur bleue, ct aussI
que les racines n'y étaient pns enfoncées si profonllémenl
que I.'opéra lion l'cM foit par trop sou rfrir. .
.
Mamtenant, elle était en proie à lIne anXIété qUI confinait presqtle au remonls.
.
. Erfonrlrée sur une chaise, flans l'office, elle ciCmel!rmt
llnrnobile, l'oreille tenrlue vers le slnrlio; le pIano
demeurait obstinémcnt mueL .. Georg-es l'avait renvoyée
POur travailler ct il ne travaillait pas.
�92
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
Ah 1 elle avait Cait du propre 1
Et elle s'en voulail. ..
Un heurt léger se fit entendre à la porle de l'oIfice.
Elle alla ouvrir et fu t très étonnée de se trouver en
face du secrétaire de Mm. de Wanda; il tenait à la main
une lettre qu'il lui tendit d'un air mystérieux.
- Une bonne nouvelle, annollça-t-U en souriant; la
patronne prévient M. Weltig que les concerts Thalla
acceptent sa symphonie.
Joignant les mains, MUe Lisbeth s'exclama, incrédule;
- C'est-y DIeu possible 1
- Votre maltre lui-même vous le confirmera; et
même je puis vous donner ce détail: l'exécution publlq ue aura lieu dans la grande salle de l'IIarmouie, le
samedi 2~ courant, à hull heures trente du soir ... Vous
voyez que je suis précis ...
Il ajouta, en plaisantant:
- C'est moi qui ai écrillu lellre ...
Lu porte refermée our Jui, la viellle Lisbeth parut fort
perplexe; e11 loute autre circonstance, elle eût été au
comble de lu jOie. Son jeune maHre, SOli fils, pour ainsi
dire, arrivait au but qu'il visait depuis si longtelllps, sans
espérer l'atteindre jamais.
Celle symphonie, à laquelle il travaillait depuis tant
d'années avec Ull acharnement sans égal, allait enfin lui
rapporter la gloire qu'il mérHail.
(JueHe joie lui eCtt procuré celle nouvelle, en UII lout
autre momenll
Comrnellt allait-lI l'accueillir, si vraimelll, comme elle
le redoutait maintenant, les détails qu'elle lui avait
donnés sur celte Dora - que le diable COllfollde 1 l'avaiellt sérieusemen t tourhé au cœur?
Elle demeurait dOliC là, immobile, la leUre à la main,
ne sachant décidément que faire.
Mais, d'Ull autre côté, s'il était réellement malheureux,
cette llouvelle était de nature, sillon à le con:.oler, du
moim à faire Ù SOIl chagrin une diversion efficace.
Ouvrant dOllC la porte de l'office avec précaution, elle
sc dirigea sur la pointe ùes pieds vors le studio; mais
une fois là, au lieu de frapper, elle courha son visage à
hauteur du lrou de la serrure el y colla SOli œll.
Allollgé sur son divan, le jeune homme était immobile,
la face clans ses maills, cl les épaules Crlssonnaules,
commc !; 'il pleura i l.
Lisbeth CIl ent le cœur crevé de chagrlil. Lui... lui. ..
pleurer 1. .. c'était clonc qu'il avait menti, ell al1ectanL
UIlC indillél'ell('U qu'il était si loin do rCl!selltir P...
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
Et c'était ceLLe fille qui était cause de cela P...
93
Maudile soiL-elle ' celle Dora de malheur, pour avoir
si calme si heureuse dans Je
ainsi bouleversé l '~xi s lenc
travail, de ce pa uvre pelit.
'
Néanmoins, toule désolée qu'elle fOt, la vieille servante
selllait bien qu'il lui étail impossible de conserver cetle
leltre, qu'elle devait la remetlre ... el tout de suite ...
Tout de suite ... Non, il fallait qu'auparavant ...
Tou.rnant les talons, elle gagna l 'oJ'flce, et, sortant su~
le palIer, descendit J'escalier aussi rapidement que le lUI
permettait sa corpulence.
De J 'au.tre côté de la rue, presque en face de la ~aison,
Une boulJCl ue de fleuriste meltait son élaJage mulLlColore.
MUe Lisbelh achela un bouquet le paya sans marchander, contrairement à son habitude et regagna le logis;
cette fois, elle étail décidée.
'
- Entre 1 grogna le jeune homme, quand elle euL
1rappé timidement.
d' En la ~oyant
pénétrer, les mains fleuries, il demanda
lIue VOIX bougonne:
-:;- Qu '~st-ce
qui Le prend P... Tu cs folle P...
EUe .IUI présenta la Jet~r,
disant simplement:
- L~s,
tu verras si je suis folle...
.
.Il pnt la lettre, la lut et la jeta sur la table, sans nen
du'e.
Décontenallc6e, Lisbeih balbutia:
- Et moi qui m'imaginais que tu allais être si content.!. ..
- COIltent 1 tu sais donc ce que contient cette lettre P...
- Le secrétaire de Mm. de Wanda me J'a dit, confessat:el/ e, frémissanLe; alors, pour donner à la nouvelle un
an' de filLe, j'ai acheté ...
EUe 1u~ présen tait le bouquet; à peine y jeta-t-i1 les
Yeux et dlL d'uno voix indifférente:
- MeLs-les dans un vase.
ALLerrée, LisbeLb murmura:
- .M~n
pauvre peLit, tu es malheul'eux, n 'osl-ce pas P
MalS Il sUI'~uLa,
répéLant, furieux:
.
-;; Malbeureux, moL. Lu veux rire!. .. on a du chag nn
Pour ft ui en vauL la peine ... mais pour cetLe DDra 1. ..
allons donc 1. ..
Il s 'élaiL l'edressé, écJa ta de rire et lança:
- Prépare-moi mes vôlements des dimanches ...
- Tu sors ... où vas-lu P
, - Hejoinùre les camarades et m "amuser un peu 1.:.
~ ~SL
bien mon tour, j'imagine ... depuis le t.emps que Je
rmle commo un forçat 1
�LA nO;\IANCE AUX ÉT01I.E5
La vieille le contemplait d 'un air navré.
- Mon pauvre pelit 1. •• murmura-t-elle.
lIIais lui, furieux, marcha vers elle et lui jela en plein
visage, d 'une voix exacerbée:
- Je te défends de me plaindre 1... je ne suis pas
malheureux, tu entends ... pas malheureux 1.,.
EUe lui dit, montrant la lettre de Mm. de Wanda:
- Tu ferais mieux de travailler, 1I10n cher petit. .. C'est
pour le 22, tu sais, ..
- Et après P... D'ailleurs, qui te dit que je consentirai
à ce qu '011 la joue comme ça 1
- Tu m'avais dit qu'il te fallait la modifier ...
- Oui, mais s'il ne me plait pas de la laisser jouer
sans voix humaine, c'est mon droit, j'imagine ... et d'atLendre que le husard me serve à nouveau, comme il
paraissait m'avoir servi une fois.
LbbeLh Lenla de lui [aire entendre raison.
- Mais après lout, insinua-t-elle, pourquoi te mellre
en un pareil état P... Est-ce que de chanter à l'Udéon
lyrique enlève, rien aux qualités de sa voix P...
Il fixait sur elle des yeux agrandis de slupeur, ne comprenanl pas où elle voulait en venir.
- Que l'imporLe, poursuivit la vieille, que celle Dora
soil. ce qu'elle est. .. il suftil que sa voix puisse le servir ...
Les bras croisés, il marcha sur elle, la regardanl d'un
air scandalisé, comme si elle eûl prononcé des paroles
sacrilèges.
- On voil bien que lu ne sais pas ce que c'esl que
d'aimer 1...
Le toit s 'effondran l sur sa lête, Lisbelh n 'eû t pas été
frappée d 'une stupeur plus grande que par cetle phJ'use
jaillie des lèvres du jeune hOllJme.
- Tu l'aimes 1 baJbutia-L-elle, Lu l'aimes vraiment P...
oh 1 mOIl pauvre petil...
Elle courba la têle, ne sachanl que dire; puis, soudain,
eUe s'exclama:
- Mais cc n'est pas possible 1.., On Il 'aime pas comme
ça .. . suus savoir pourquoi... à propos de rien ... une
inconuue ...
Pleill de colère, il riposta:
- Tais-Loi, Lu parles de cela san!! savoir ce que c'est 1. ..
où as-tu pris que, pour aimer, il fallait avoir des r/lisons P... mais lu cs Colle 1. .. l'amour, ça ne sc raisollne
pas, Oll 10 subit, el c'est précisélllellt pour cela que c'est
l'amour ...
M,ellallt dans sa voix touto la Lendresse quasi maternelle ùonl son cœur élait plein :
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
95
- Tu le consoleras 1. .. aucune peine n'est étel'nelle 1. ..
le travail..,
1I1ais il l'interrompit avec violence:
. - Oui, je sais, je connais l'antienne 1. .. Le travail tient
heu de tout 1. .• non, décidément, je ne veux plus t'enlendre ... va-t'en 1 va-t'en 1. .•
El!e s'en alla donc et, quand elle eut refermé la porte
derrIère elle, il se jeta sur le divan et, le visage entre ses
main.s, se mit à pleurer.
PUIS, quand ses yeux se furent vidés de toules les
la~mes
qui lui montaient du cœur, après avoir pris et
rejeté successivement loutes les déterminations qui se
pré~entai
à son esprit en déroule, un peu de calme lui
revlllt et il se prit à réfléchir.
Dans ce que Lisbeth, obéissant à la simplicité de son
cœur, lui avait dit, il était bien obligé de reconnaître
qu'il y avait des choses justes ... conformes à la réalité
de la vie .
. Qu'avait-il besoin, en eITet, de sc préoccuper de savoir
SI Dora lui avait dit ou non la vérité jl
Ce qui, lui. importait, ce qui devait lui impo!ler uniqu?ment, c étalt qu'elle possédait une belle VOlX, une VOlX
exceptionnelle, dont il po.t se servir pour l'exécution de
l 'œuvre qu'il avait conçue.
Le reste ne devait pas exister pour lui.
Quel reproche avait-il le droit d'adresser à Dora P
A quel titre la considérait-il comme obligée de lui dire
la vérité Sur son mode d'existence P
Inconnue de lui, était-elle obligée de lui rendre des
comptes P
Si elle avail menti c'est salis doute qu'elle avait pour
cela de bonnes raiso~
... des raisons qu'elle n 'était aucunernent tenue de lui Caire connaître.
Une seule chose devait compter à ses yeux: la beauté
de sa voix, capable de conlribuer puissamment à meUre
en valeur sa fameuse symphonie.
Mals Georges avait beau se répéter sur tous les tons ces
sages arguments son cerveau comme SOli cccur Y demeuraient réIactil'~s.
Il était malheureux.
.
Vainement, au cours de la joumée, s'efforça-t-ll de
Suivre le conseil que lui avait donné la vieille servante ct
avait-il tenté de travailler à sa symphollie ... Mais les ,nOI?S
dansaient devan t ses yeux el son cerveau refusalt cl obéIr
~ sa volonté, tout plein qu'il élai t de la pensée de la
Jeune fille.
p~s
Alors, il se résigna à ne rien faire, ce qui éta~
encore; car, de la sorte, il ID.chail la lJride à son Imng 1-
�96
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
nation, qui s'en donna à occur joie de galoper à travers
toutes les suppositions possibles.
Finalement, il en arriva à conclure qu'il se pouvait
fort bien que celte vieille ivrognesse de LisbeLh lui eût
raconté des stupidités; qu'elle fût allée à l'Odéon
lyrique, cela élail parfaitemen t admissible; qu'en compagnie de sa vieille amie, Mille Detting, elle eû t abusé
plus qu'il n'était souhailable de l'eau-de-vie de prune,
cela aussi était plus que probable ...
Dans ces conditions, était-il déraisonnable, à lui, d'admettre que, sous l'empire de la boisson, elle eût pris
(( des vessies pour des lanternes » P... non, mille fois
non ...
Et le jeune homme sen lit brusquement se fondre son
désespoir, en même temps qu'il se moquait de lui pour
sa stupidité.
Comment avaiL-il pu croire ce que lui avait conté cette
vieille femme, au point de s'être mis, pendant un
après-midi entier, dans un pareil état et d'avoir négligé
sa symphonie? Alors qu'il avait un moyen si simple de
metl re les choses au pain l ; aller trouver Dora et, sans
para1lre, bien enLendu, prêter aucun crédit à Lisbeth,
meUre la jeune fille au courant des racontars de la ser·
van le.
L'expérience devait Nre concluante; la façon dont réaglra.il la jeune fille l'éclairerait sans nul doute sur la
vérilé.
Commenl n'y avait-il pas songé plus tôt P
Un regnrd jeté sur la pendule lui fll espérer arriver
au bureau de poste avant sa fermeture. Il mit son cha·
peau el, sans prévenir LisbOlh, sortit vivement; il avait
hale d'en /Avoir fi ni avec ce cauchemar.
Mais voilà qu'au fur et à mesure qu'il approchait du
but de sa course, une hésitation s'emparait de lui.
Dora n'allait·elle pas s'éLDnner de le voir et aux premiers mots qu'il lui adresserait touchant l'emploi de son
Lemps, ne devinerait-elle pas le but d~
celte visite intempestive ?
Elle élait ])ien capable de s'en sentir froissée. Il est
vrai qu'jl avait, pour la venir trouver, plus qu'un prétexte, une raison, ct majeure; lui faire part de la communication de Mmo de Wanda: l'exécution publique de
sa symphonie avait ét.é fixée eL si la jeune fille consenLait
li lni prf-ler SOli concours, il était Lemps qu'elle commençi\ l à lravailler avec lui.
Voi.là qui étaiL fo .. t plausible.
MalS cela n'était pas Cil causa; cc qui était cn cause, et
�LA ROMANCE AUX ÉT01LES
cela seul, c'était ce qu'avait raconté Lisbeth, et WeLLig
sentait par avance qu'il lui serail impossible, en dépit de
tous ~es
détQurs, de ne pas poser à la jeune fille cetLe
quesLlOn catégorique:
« ~sl-iJ
vl'ni ([ue vous chantez à l'Odéon lyrique p»
.
QUI pouvait lui garantir . que Dora, orrensée, ue lUI
répondr:ait pas, en lui montranlla porle P
Et pourrait-il l'en blâmer P
DOllC, par avance, il senlait qu'il né la questionuerait
po..s ; mais, Cil ce cas, il se rendait compLe qu'il continuerall à avoir l'esprit empoisonné par ce dilemme dans
lequel il serait eufermé : ({ Calomnie ou vérité ».
Alors que deviendraH son amour ... son pauvre amour,
auquel il tenait par-dessus tout P
S'il devait être brisé, qu'au moins ce fût par la vérité
seulement.
Mais celte vérité, comment la savoir P
. Pauvre imbécile qu'il était 1 Il y avait un moyen si
~lmpe,
un moyell aucfUel il s'étollllH it, après ~voi!,
er~é
es heures durant à travers le quarUer, de n aVOlr pdS
Songé plus Lôt.
Sal~
questionner Dora, il pouvait savoir ce qu'il y av~it
de Vl'al dans ce qu'avait raconté Lisheth ; il lui ~umsat
,
Po~r
cela, ct 'aller passer la soirée à l'Odéon Iynque ou,
aVall, pretendu la vieille servanle Dora faisait un numéro
de chant.
'
lIiUa Il t le plI S, il pril le chemin deI' é tablis6cmen t, et
SOn promier ~oin,
avant d'en franchir le seuil, lut de COllsUlLer l'afJ1che.
Le .nom de Dora ne s'y trouvait pas .
.
~;lJS
son intenloin n'était pas ùe s'imposer, la SOl rée
onllùro, le supplice d'allendre.
Par avance, il le sontaH au-dessus de ses forces. C'était
tout de suile lfU 'il lui fallait aire renseigné .
. Au Iiell donc de passer par la parle réservée aux apec}:\teurs, il sc glissa par une petite entrée, au-d~so
~e
ilquolle se trouvaient ces mots: ( Héservée à 1 admllllSll"alion ct aux artisles. »
Mais une fois clans l'intérieur, il se trouva tout (1ése~
paré, au milieu de cc dédale à moitio obscur, de coulOIrs
'
el cl 'esca 1iers.
Croisant un employé, il lui dit :
- Je vOl1drais parler li mademoiselle...
,
d' - Impossible, coupa l'autre, il est formellement 1111.erIl aux artistes do recevoir nes 'Visites dans leurs loges ...
~lijs,
si je puis vous donner un conseil, c'est d'aller l'atendro at~ bllr.
1
�98
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
Au bar P. .. quel bar?
- Vous n'êtes donc jamais yenu à l'Odéon lyrique P
s'exclama le machiniste, plein de condescendance; eh
bien 1 à l'extrémité de la saHe, il y a Ull bar auquel les
arU3tes, après leur tour de chant, vieJlnent conSoll"uner
ce qu'il plaît aux spectateurs de leur o11rir ... lK~aez
vous-y et attendez.
Et le machilliste s'éloigna, en riant, du provincimjsme
de ce garçon qui Il 'avait jamais mis les l'ieds à l'Odéon
lyrique.
GeoI'ges, comme hébété, quitta les coulisses et, suivant
le conseil qui venait de lui être donné, s'en Iut prendre
place au bar, résigné à attendre, en proie à une inexprimable angoisse, la fin de son supplice.
CHAPITRE VIII
TOUT SE BRISE
LisDelh avait bien dit la vérité: le récit qu'eIJe avait
fait li Georges \Vettig de sa rencontre avec Dora dans les
coulisses de l'Odéon lyrique était en tous points conforme à la réalité.
Comme la jeuno fille, son numéro de chant arrivé,
s'apprêtait à entrer en ticùne, elle s'était brusquement
trouvée nez il nez avec la vieille servante du compositeur.
CeJJe-ci, très probablement, ne ['ourait pas reconnue,
tellement elle s'attendait peu 11 rencoutror en un tel lieu
la. petite fonctionnaire des postes.
Mais Dora Il 'avait pas été mailresse d'elle-même et
avait laisé échapper ulle toile exclamation do stupeur, et
aussi de crainte, que Lisbeth ll'avait pu faire aurement
que de la regarder ...
Peut-être encore sa mémoire, déjà un peu e!:'lbrumée
par quelques peUls verres, n'aurait-elle pas réussi à :identitîer les traits de la chanteuse avec ceux de l'employée, si
la jeuue fi lie , persuaclée qu'elle avait été reconnue, n'avait
couru à elle, la suppliant ùe se Laire, allant mOrne jusqu'à
lui offrir de l'argent pour acheler son silence.
Malheureusement, iL lui avai tété irnpossilJle de prolonger cetle scène péniblo; Je régisseur était venu la
prendre pllr le bras et l'avail enlraînée.
Déjà, daus la salle, le public 8 'j mpatien tait, pressé de
voir apparaître ceLLe nouvolle artiste qui, depuis le commencement du mois, s'élait conquis pal' le chll.rme de sa
voix une cllentèle enthousIaste.
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
99
Force avait donc été à la malheureuse petite de quitter
Llsbeth avant d'avoir pu lui arracher l'engagement
formel de taire au compositeur la rencontre qu'elle avait
faite.
On imagine donc dans quel état d'esprit il lui avait
fallu chanter et le désarroi dans lequel elle s'était trouvée,
l~rqu'en
quittant la scène elle avait constaté que la
vieille servante avait disparu .
. Elle avait espéré, en effet, la retrouver dans les couhsses et pouvoir poursuivre l'explication interrompue par
le régisseur, lui donner tous les détails que comportait la
situa~n
et se défendre contre les apparences qui la coI?danmalent, menaçant de briser le joli rêve auquel, dellUls
quelques jours, elle avait attaché son existence.
Personne 1. .•
Elle avait donc quitté le théâtre, en proie à un véritable désespoir, ayant le pressentiment que cette
malheureuse rencontre aurait des conséquences funestes
pour son bonheur .
.Au .cours de la journée, elle était allée rendre visite à
Mmllle et l'avait mise au courant de la catastrophe, el~
ne pouvait donner un autre nom à ce qui lui survenait, _ et la petite fonctionnaire avait, inutilement, usé
de tous les arguments que lui suggéraient son esprit et
Son cœur, pour la rassurer un peu.
- Au cas, lui avait-elle dit où la vieille aurait raconté
sa rencontre à son maître de 'deux choses l'une; ou bien
celui-ci, connaissant ses' habitudes d'intempérance, ne
c~oira
pas un mot de ce qu'elle lui dira el vous n'av~z
flen à craindre' ou bien son attention mise en évell,
quelque invrase~bl
que cela lui paraisse, il voudra
contrÔler son récit; et, alors, il viendra ici pour s'assurer
que vous ne lui avez pas menti ...
- Et il ne trouvera pas.
. '
_ Il vous trouvera si vous voulez bten vous Installer
dans un petit coin d~ mon bureau et y demeurer bien
sagement.
_ Non, car peut survenir un chef do ser;ice "lui .vous
demanderait de quel droit vous donnez 1 hosplialllé à
une personne n'apparlenant pas à l'adminis.tralio n , ct je
ne veux pas que vous vous créiez des ennUIs à cause de
moi ...
voyait
. Minnie, par wn silence, prouva que son. ami~
JusLe ; déjà, les jours précédent5, elle s'é~at
altlrée de~
?bservations à propos de la fréquence des vls.ll es de Do~a
, ,\(~;j.
11 fallait donc qu'elle se Doardâl de donner heu à de n "·o~
'U ~. ~
tJ '.'
I.L;
\,...
• OV· ·
�100
LA nmlANCE AUX ÉTOILES
veaux reproches, sous peine d'oncourir quelqlle sanction
sévère.
- En tout cas, observa-t-elle, si ce jeune homme vient
et CJue vous Ile soyez pas là, je saurai expliquer votre
absence comme j'ai faiL l"autre jour.
- Et s'il n'est pas dupe ...
l\lil1llie eut un hochement de lêle entendu.
- Comptez sur moi pour savoir lui présenter la chose
comme tout li fnit vraisemblable.
Dora avait quitté son amie, uu pell rassurée par celle
décluratioIl, ce qui ne l'avait p.as empêchée de passer un
après-midi épouvantable; elle tremhlait presque Cil
ullaut, le soir, attendre Minnie à la sortie du )JUreau, à la
pellsée cl 'apprell(lre que Georges éLait venu rendre visiLe
à la peLite fonclionnaire.
Du plus loin qu'elle aperçu t son amie, celle-ci lui fit
de la main des signes joyeux, l)our la rassurer )?ar
aVilnce .
Quand elle l'cuL rejoinle, cHe lui prit Je bras el, l 'enLrainant hors de la foule des employés :
- Personlle, lui dil-elle très vile, je n'ai vu personne,
preuve (lue j'avais raison 1 II n'a allaché aucune importance à cc que lui a raconté la vieille , en admettant
même qu'elle eÎlt songé à lui racoJller quelque chose; en
LouL cas, ses habiLudes d'intempérance n'engagent pas
les gens il lui faire créc1il. .. Voyons, vous ne pouvez
nier Il ue cela Ile soit Lout ù fail vraisemblable.
- Vraisemhlahle seulemeuL, soupira la jeune fille.
Impatienlo de la voir Bi peu crédule, Minnie frappa
du pied.
Elle ajouta:
- Et puis, ct puis .. . ennu, de quel drolL so permcltI"ûÎl-i1 tl'cIlrjullter sur voLre vic P
Dora aLLacha sur son aillie srs grands yeux remplis
de Inrmes.
- Du droil, hégaya-t-elle, pleilJe ùo confusion, du
droiL qne je l'aime ...
l\{illllic haussa les épallles :
- Jolie raison 1 s'C")(clmna-t-elle, mais pour qu'il g'incluiéUil de vous, il faudrait qu'il YOUS aimât, lui aussi ;
Of, \'()llS aime-L-i1 P
- Hélas 1 murmura Dora, comment le saurais-je P•••
- S'il VOlIS (limnit, il serait venu savoir cc qu'il y
avait de vrai duns le l'écit do lu vieille, el il li 'èst pas
veHIl ; donc ...
Alors, Dora se laissa aller aux bras de SOli amis, iémis-
SUJIL :
�J,A nmIANCE AUX J~TOIU<:S
101
- Mais, en ce cas, je serais encore plus malheureuse 1
MInnie s'exclama comiquement:
- Alors, la siluation est inextricable ... cL vous n'avez
plus qu'à vous jeter à l'eau 1...
Puis, sérieusement, la caressant tendrement pour leIlter de la consoler:
- Ecou tez, dit-elle, vous vous conduisez comme une
énfant... Qu'avez-vous ù crainrhe P... Anjomcl 'hui, à
l~iut,
votre engagement prend t1n ; demain, VOliS serez
ltbre ... rien ne vous menace plus, ct vous aurez donc
toute possibllit6 pour lui afflrmer ne rirn comprendre à
ce qn 'il vous dira, en admettllnt qu'il ose VOUS dire
quelque chose ... et l'incident sera clos ...
- Mais, pour l'administration, il me faudra bien lui
avouer que je lui ai menti ...
. - Ça dépend, vous pouvez vraisemlllablemcnt lui
dIre que la fréquence de ses visites au blll'enu indispose
le chef, qui vous a priée d'aller parLer ailleurs votre
activité.
- Encore un mensonge! protesta la jeune fille.
L'autre, la mine déconDle, balllutia :
je ne vois plus guère par quel moyen vous
- ~lors,
POurrIez vous en Urer ... à moins que ...
Elle s'arrêta, réfléchissan t li une idée qui venait lou t
Ù coyr de lui passer par la LNe; puis, souriant d'un air
mahcleux:
- J'ai trouvé, je crois, posn-t-elle. Ecou lez-J?loi bien:
V?US avez un premier mensonge sur ln conSCI61lce ; ÇA,
C est un lait acquis, ct VOllS n 'y pouvez revenir ; cepend.ant, en l'avouant, cela soulagera toujours votre consCience.
- Lui avouer que j'ni menU 1 protesta Dora.
- Parfailemen t, 111ais Cil donnan L li vol rc mensonge
llne ca~ls
parfailemen t avouahle : Ja décision que vo~s
aVe7. prise, ne voulan t pas renoncer li J'espoir de le reVOIr,
<le ne paS luI donl1er votre adresse, por crainte qll'il ne
vînt vous y réclamer ... Il n'a pas le droi 1 de vous reprocller d'ayoir voulll conserver votre ind6pendallce.
Dora secoua la tête :
- Mais c'esL e11core du mensonge 1 opina t-clle.
Minnie, sur le poin t de perdre pn [iencr, rJrclnra:
cI'aller car- Celle fols, je renonce, ct vous cOlsi~
r6menL prendre j'initiative d'un aveu C)1lI pcut lout
f?mpre ... mais, du moins, aurez-voliS libéré voIre COlISClOnce .. .
Dora, désespérée, demanda:
- Vous me trouvez ridicule? VOllS m'en voulez P...
�102
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
- Ridicule 1 oh 1 oui, et pas qu'un peu ... Quant à vous
en vouloir, je suis trop votre amie pour cela; seulement, je 5Ms chagrin e de ne pouvoir vous rassure r un
peu.
L 'heure approch ait où Dora devait se rendre au
thMtre, et Minnie l'accom pagna jusqu'à la parle; là, en
l'embra ssant, elle lui dit:
- Courage, c'est la dernièr e fois que vous franchissez
le seuil de cet enfer ... demain , vous serez libre, et le
l)onheu r vous sourira .
- Puissiez-vous dire vrai 1 soupira Dora, qui s'engouffra dans le couloir sombre et humide menant aux
coulisses.
En arrivan t dans la loge, elle trouva Zazu qui l'attendait avec inquiét ude; voyant l'aiguil le courir sur le cadran de l 'horloge, elle appréhe ndait de la part de la
jeune fille un coup de tête qui eût pu la mettre en
mauvaise posture vis-à-vis de la directio n.
Toujou rs poursui vie par sa même hantise , Dora interragea, <l'une voix qui trembla it un peu:
- Rien de nouvea u P
- Non, rien ... Que voudrai s-tu qu'il y eût P
- Personn e n'est venu me demand er P prééisa la jeune
fille.
- Si 1 le Téodor, il est m()me venu plusieu rs fois,
s'étonn ant que tu ne fusRes pas encore arrivée, et c'est
ce qui me faisait telleme nt craindr e que tu t'amène s en
retard ... cela lui aurait donné barre sur toi, à cause do
ton engnge ment.
En cc momen t, la vieille Betting , l'habille use, entra,
ct s'adress ant à Dora:
- On te demand e à la directio n.
La jeune mIe tressail lit et aLlacha sur Zazu un regard
plein cl 'inf[uiét urIe.
- Que peut-il me vouloir P inlerrogea-l-elle.
La vieille, croyant que c'était à elle que s'adress nit la
quesLion, répond it grossiè rement :
- Qu'en puis-je savoir P..• .Tc ne suis pas le direcleu r ...
t'as qu'à y oller ... tu le saurns ...
lazu, Salifiant à J'air effaré de sa compogne, lui
dit:
- Elle a rai son ... c'est le seul moyen. Il ne te mangera tout de mÔme pas, ct puis, enfin, lu ne peux refuser fi 'y aller; c'est le patron ...
C'est le patron 1
Ces trois mots firellt frissonn er la pauvre petite, évoquant dans sa mémoir e le souveni r de la scène terrible et
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
103
~épugna1e
dont sa loge avail été le lhéâlre plusieurs
Jours auparavant.
Elle voyait encore devant elle le masque congestionné
par l'ivresse du fameux cam te, amené vers elle par le
patron, mieux valait dire « imposé ».
En la voyant paraître sur le seuil, M. Téoclor s'avança
vers elle avec empressement.
. - Eh bien 1 ma chère enfant, fit-il d'un ton paternel,
II a. fallu que je VOliS envoie cbercller pour que vous me
fisl~z
vos adieux 1. .. Voilà qui m'étonne d'une personne
aUSSI comme il faut.
- Croyez, monsieur, répondit Dora, que je n'eusse
pas quillé l'Odéon lyrique SRns venir vous saluer.
- Mc saI uer 1 quelle expression protocolaire 1 Me prenez-vous pour un minislre ... ou un t1mJ)assacleur P N'ai -je
pas élé pour VOUS, durant votre court, trop court séjour
dans mon établissement comme un véritable oamarade
cl ,n?Jl comme un patr~n
il
.
l<Ulsant effort pour contraindre lrs mots li sor l.lr de
sa gorge conlractée, la jeune fille balhu Ua :
- Je reconnais, en effet, monsieur, que je n'ai rien à
VOus reprocher...
.
Celle Mclaralion parut causer a1l directeur une satisfaction très vive.
- A la bonne heure 1 s'exclama-1-il, voilà qui m'encourage li vous demander un pelit service.
.
déclAra très simplement, quoique cc langage !tu
. D~ra
InspIrât quelque inquiétude:
- Je vous écoute, monsieur, ct soyez assuré que si
1a chose est possilJle ...
- Elle no dépend que de vous: mais, cl 'ahord, êtesvous hien décidée li vous en aller P
- N,'en ai-~e
pas le droit, pHI' mon engagement?
- J espéraJs qu'un nouveau contrat, plus avantageux ...
- N'insistez pas coura-t-elle nel.tement, je suis déciliberté; je me suis, le jour même de
dée il reprcnnre m~
~on
.ent.rée ici, expliquée lrès rlaircmc;tt sur l'?lTeu r ql~
J IlValS commise, en signant ce trailé ; Je vous aI demandé
avec insist.ance ùe le résilier, vous avez refusé.
- Quanrl on Il la chance de mottre ln main sur une
pensionnaire de volre valeur 011 ne s'en sépare pas ...
c'est pourquoi, pour vous co~serv,
je suis prllt à tous
les sacri fices.
_ M'offririez-vous une fortune, monsieur, je refuserais, déclara la joune fille.
Dissimulant sous un sourire contraint Sil rancœur:
�104: '
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
- Il ne me reste donc qu'à m'incliner, murmura-t-il,
en vous exprimant lous mes regrels.
- Maintenant, fit Dora, qui relrouvnit son aplomb,
dilés-mol quel genre de service vous attendez de moi.
Le visage du directeur avait changé d'expression.
- Oh 1 service, prolesta-t-il, n'esl pas tOllt à fait le
terme exact; quoIqu'il en soit, voici ce <'Ion t il s'agit :
ICB pensionnaires de l'Oc1pon lyrique sont tenues, vous
le savez, à certaines obligations euvers la clienlèle de
l'établissement; or, à ces obligations, vous vous êt.es
toujours dérobée.
- Mon étal de sanlé .. . commença-l-elle.
Mais il ne la laissa pas continuel'.
- Si peu que vous soyez hahituée aux usages du
théâtre, vous n'ignorez pas qu'une artisle ne pelll être
dispensée de tout ou par lie de son service q ne sur la
production cl 'un ]mllelin signé clu médecin .
- J'eusse pu au besoin vous en fournir un.
Les mains étendues, il riposta:
- Il est depuis longtemps enlendu qu'une jeune et
jolie femme peul tout ce llu'elle veut.
Cette prélenllon nt s'empourprer le visage de Dora.
- Vous ne devez celle faveur (JI! 'b l'inlervention d'une
personne désireuse de vous éviter avec le public urt
conlact qui VOliS cst clésagréoble.
Méftnn le, la jeu ne I1l1e demanda:
- y aurait-il indiscrélion il me la faire connoÎlre, pour
que je puisse, en parlant, lui adresser mes remerciements P
- Celle personne, vous la connaisser. ; ct m~e
vous
l'avez assez malmenée, la seule fois où elle a voulu vous
présenter ses hommages ...
Dora poussa un cri:
- C'est du . comle que vous voulez parler P••• Jo n'ai
rien à écouler concernant co vilaill individu, el je vous
prie de me laisser m'on aller ...
M. TtSodor s'élai t dressé :
~
Vous m'écoulerez jusqu'au hout; vous rlescemlrez
dans la sallo après volre tour de rhant, à l 'oxemp le, d 'oilleurs, de loules vos camarades, cl vous vendrez vos neurs
à la clien lèle du har, couformémen l aux uRngcs de la
maison ... Si vous vous y rerusez, VOliS n'aure? il VallS
en prcnore qu'à VOltS des cOllséquences... désagréahles
de vo Ire refus .
. E ll e rlernellfa 11 n moment ail errée par celle ùéclaralJ on catégorique; M. 'féodor crut devoir ajoutor d'ulle
voix moins rude:
�t.A nmfA 'CE AUX t;'fOILE!;
105
- Je m'excuso d'avoir rlo. vous pnrler dAns ce~
termes;
mais nussi valls ln~erjz
1111 Mini, /lyee voire attitude! La clicnli'lc de rOdpon l 'dque n 'l'st pas composée de hrutes 1 cl jl' ne snchc pas r(llC jnmnis aucune do
vos romp<1p'ncs ait el1 sujet de ~ '('n plnilHlre ...
~ongrt
que le Jlu~
Mge
Elle rleme1Jfnit IMe hn~qc,
était de s'incliner' avait-elle in Irrt'[ à provoquer nn scandnle, <1lors que, d;:ns quelques heures, clic aurait seroué
pour toujours la pOl~ière
do ses ehallssures sur le
sou il rIo l 'Orl(>on hrirpJ('.
déclnra- '
- .To ferai ro ([Iio YOllS m'ordonnez, mOl~ie\r,
t-ollo,
llll Ile mes princi- Je vous rcmercie ... r.o comIn e~l
paux. commnnrlilaircs ; il egt rlj~p(é
11 mrllre cl<1ns mon
61ahIJssemeni rIe nouveaux capilaux, ct vous me permeltrel!: rIe gaaner IIne partie imporlanle rlonl ma vie poull'tre est l'enjeu.
C~s
derniers mots, il le~
aVAit pronc~s
d'une voi:
lra~qe
qui. impressionna la jeune fille. .
.
le ihrecleur ml'nnçait de sc tller SI le l'amie 1111
.~l1SI,
refusait l'ar/lenl nont il Avait on si irnp6rirux be~oil1
;
el r? 1'~ItJs,
il Mpcndnil rI 'elle ne le provoquer. .,
~Insl,
elle pouvait l'tre ln Cll1lSe rl'lll1 drillne qUI )ellerml du sang slIr SOli cxislelicP lout enlil're ... ct pourr[lloi P••• Par crainle <l'nno parole dtlplaisanle, d'un geste
trop nuclRcieux!
En re momont la voix du régisseur 50 nt enlendre au
dcllOrs :
'
- Le numéro quntre en scène r
L<1 je1lne fille 1ressnilli l.
- C'est mon tour r s'exclama-I-elle, en courant ,"CfS la
porto,
Lc rlirecleur ln rrjoig-nil et, ln relenant pllf la main,
demonrlo encore rl 'unl' voix pleine rl'nnxi(olé :
- C'esl dil, n'cst·ce pas? Jc pllis romplrr.snr VOl1~P
TI 61ail si Ili~rnho
1\ voir qu'clio sc senht le C(l'ur
.
.
soule\(1 de pilir.
- Oui, finil-cllo por dire ... ;\fnis laissrr-lI1oJ pnrllr ...
jf' vais mnllrplPr maIl entrre ... VOIlS voy('Z hien que je ne
suis pns hnhil1rr 1
1.11 porl(' rrnllc11ie, clic R'enfuit pAr les couloirs et
gagna ~n logr, Ioule Irl'mhlonlr ...
L'hnhillplISe l'olll'n(laii loule hou)cversre pllr les récriminations du rrgissc1l; .
dl' lroi~
fois qu'il "ienl, dit-clip, en
. - Voilà pl~
UHlllnt la jClInr. fil/e à ~e <Iév(ltir. ..
La porle s'éhranla sous tm coup de poil1g,
�106
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
- Eh bien! cria le régisseu r, ça y est? ou bien va-t-il
falloir faire une annonc e P
Dora, s'échap pant aux mains de l'habille use, s'élança
hors de la loge, traversa les coulisses en coup de vent,
et jaillit en scène, tel un bolide, au momen t où l'orchestre allait jouer pour la troisièm e fois la ritourne lle
qui précéda it son morcea u.
Le public, qui s'impat ientait fort, tapant des pieds et
siflIant, l'applau dit à tout rompre , en la voyant paraître.
Comme elle allaqua it le dernier couplet , une énorme
gerbe de lIeurs fut jetée sur la scène d'une loge où le
plastron d'une chemise , encadré dans le gilet d'un
habit noir, plalJuait une note claire.
Dora sentit un frisson 1ui courir le long de l'échin e;
celui qui J'applau dissait ainsi, c'était celui qu'elle s'était
engagée à ailer relrouv er dans quelque s instan ts, et elle
se demand a si elle aurait le courage de tenir sa promesse.
Mais presque aussitôt se dressa devant elle le visage
torturé de M. Téodor et la perspec tive du drame que
pouvait entraîn er un manque de parole de sa part.
Les fleurs, qu'elle avait automa tiqnem ent ramassé es,
sembla ient lui hrOler la poitrine .
La dernièr e noIe lancée, elle salua, sortit de scène;
puis fut conlrain le, poussée aux épaules par le régisseu r,
de revenir en scène, deux, trois et quatre fois, pour
répondr e à l'enthou siasme du public.
Le comle s'était dressé dans sa loge, applaud issant
l'artisle avec frénésie.
- Dis 1 cria-l-i1 d'une voix qui dom ina le tumulte .
Et les spectate urs, Ioules brides Iachées à leur ardeur,
de hurler:
- Dis 1 his 1
Néanmo ins, la jeune fllle renlra dans les couliss es;
mais le régisseu r, lui barrnnt le chemin , lui enjoign it de
rcnl rer cn scène.
- N'entenclez-vous pns qu'ils vous réclame nl P
- Je suis épuisée, réplilJua-t-elle, eL incapab le de chanter li nouvea u.
- Voulez-vous donc IJu 'ils démolis sent l'établis sement P Ecoutez-les 1
Un bruit inferna l régnait dans ln salle, les pieds baltaient avec frénésie, les petits bancs claquai ent les uns
conlre 100 aulres comme de véritabl es battoirs , les voix
hurlaie nt.
�LA I\O:\1ANCE AUX :éTOILES
107
POllssée par le régisseur, Dora ful bien contrainLe
d'obéir.
Quand elle parut, le public en clélire la salun rl'npplaudissements frénétiques et un long momenL s'écoula avant
qu'elle pût se faire entendre.
Enfin, elle chanta !... Dès les premières notes, les
spectateurs s'étaienl tus el ce ful au milieu d'un silence respecLueux que l'arliste se Dl en tenclre.
Elle salna eL quiLla la scène, refusanL de revenir snluer le public qui ta réclamail cependant à grand renfort de cris
Zazu, quand elle arriva dans sa loge, à houl de forces,
la salua de ces mols:
- Enfin, le voil11 délivrée, tu es lihre!
- Pas encore, hélas 1
.El elle raconta cc qui s'était passé dans le cnllinet du
(hrect~l
et. la faiblesse C]u'elle avait eue de consentir à
cc C]u Il IU1 demandait.
- Eh 1 conseilla Zazu, lu n'as qu'à filer à l'anglaise 1. ..
Tl ne (,o~lra
pas apri's loi 1... El pllisque ton engagement finIt ce soir, il ne peuL exercer contre loi aucune
revend iea lion.
pire que Dora n'avait pas songé à cela 1 Fuir 1 oui,
fUIr 1 Celte ressource lui restait...
Elle allait donc commencer à se c1éshahiller, quand la
porte s'ouvrit, livranl passage au directeur, déhordanl
cl 'en lhousiasme.
_ Quel succrs 1. .. s'exclama-l-i! Cil lui aisissanl les
mains; j'espère que, devant une ;nanifesLalion pareille,
vous restez .. ,
- Comment entendez-vous cela?
, _ Nous signons un nouvel engagemenll.., Vos condilions seronl les miennes ...
- .Tc veuX' ma liberté 1. ..
-.:- VOliS n '~tes
pas liùre 1... Votre succès VOliS fait
maltreRse. de la situation 1. .. supplia le direct~u.
, '" SI peu, que vous me contraigne? ce SOIr IJ u;t acte
qUl me répugne ... el donl je VOliS supplie de me dIspenser .. ,
-: C'esl de la folie 1 Le pulJlic sAil que VOUS devel.
venIr au har ... il vous attend 1. .. Vous ne pouvez vous
d6rober ... Tl serait cllrable de tout briser 1. ..
La pouvre nille sc laissa entrnÎner par M. 'féodor;
il lui avait passé autour du cou le ruban de S,oie ~ol
sc soutenait la corbeille de fleurs Ilu 'clle de~lI.
dls~T
huer li see arlmiteu~
conformément il lobliga.tlOn
inscrite nu contrat des p~nsioare
de l'Odéon lyfJque
�108
LA nOMANCE AUX ÉTOILES
de venir - leur tour de chant terminé - au bar pour
y consommer en compagnie des spectateurs.
Certain maintenanl qu'elle ne pourrait échapper, le direcleur j'abandonna, lui soumant à l'oreille:
- Bonne chance!. ..
Des exclamalions avaient jailli de toules les bouches,
saluanl l'apparition de l'arliste cl celle-ci, en proie à une
sorle d'hallucinalion, allait par les groupes, offrant,
ainsi qu'un automate, ses fleurs aux clienls emballés
qui l'accablaient de complimellis.
Soudain, elle s'nITêla, figée de stupeur; !Jomme elle
s'approchait du bar, un client qui s'y trouvait accoudé,
dans une alti lude de proslat ion, bien singulière en lm
semblable milieu, sc relourna.
- Vous!... bégaya-L-clle, affolée, en reconnaissant
Georges Wellig.
- Ainsi (Ionc, c'élait vrai? clama le jeune homme.
Voilà le mélier que vous failes 1. ..
Suppliante, chancelanle presque, elle bégaya:
- Je ~ous
expliquerai 1. ..
Elle voulut lui prendre les mains; mais il la repoussa ])rulalemcnl, grondant:
- Vous comprenez que lout est fini entre nous, après
une pareille honte ...
Elin Lenla cie le relenir ; mais il sc dégagea de son
Plrcinle cl sortit comme un fou, bousculanl lout Je
monde SIlI' SOli pas ~ age
.
Quant 11 ])01'0, anéantie, frappée au coeur, elJe chancela et fCIl lombée, si un brus IlO se fiH lrouvé là juste
à ]loin l ]Jour la sou tenir.
Ce lJ'a~
Mait celui ri.l l coulle ...
CIIAPunE
rx
Lu voiture s'élnit nrrêtée Ilevant la porle de la jeune
nlle cl le COOl le, aprl's l'avoir aiclée 11 descendre, lui avait
dit, en la saillilllt rcspectueusement:
- Je Ille pcrmellrui de venir demain prcJI(lre de vos
nouvelles.
JI lilail lCIDOIlIé eu voiture, lu Inissimt seule sur le
trolloir, tellmncnl il oyail pellr qu'elle ne rût tenlée de
voir 1111 mouvais dcssrill embusqué derrière son empresseillenl li s'occuper d'clic.
Ln lÔle Ioule brisée encoro par ln scèlle affreuse dont
�LA l\O:IIANCE AUX L:TOILES
109
le bar avail élé le lllMlre, la pallue Dora rlemeurait là,
s'étayant cl 'une main tremblante au chambranlo de la
porte, ne sachant ce qu'clIo allail faire.
Rentrer chez elle 1. .. A quoi hall P.••
Mourir J. .. Oui, pourquoi ne mourrait-elle pas, mnintCllant que son rQ\'e s'élait évaJ)oui pour loujoms jl •.•
Devant ses prunelles brouillées de lal'l1108 so Ilressail le
vi~age
bouleversé do colère de Georges; à ses oreilles
])ourdonnaient les paroles terrilJles donl il l'avait flagellée.
~{ais
lu pensée de son père la retenait sur la peule du
cnm~
auquel elle songeait.
.' .
,LUI, qUI la savail innocente, commenl la Jugerall-ll de
s abundonner à ce coupable dessein el, dnlls ccl au-delà
auquel elle croyait, commellt oserail-elle sc présenter
devanl lui, si, ayanl aUenlé à ses jours, elle devançait
l'heure marquée par Dieu pour la rappeler à lui ~ ...
maiH hésitante, elle poustia la porte, longea le
]) '~ne
co~l,r
plein cl 'ombre et pénétra dalls SOli logelllent.
hUe. bauilail un pelit rez-dc-clHlIlSsééc donl la fenêtre
donnaIt sur la rue ; à peine eul-elle lourllé le COlllmutaleur que les vunlaux de celte fenl'tre, demeuréS
cnlr'Ollverts ù cause de la chaleur, sc raùallircnt violemment cOHlre la muraille cédanl li u ne poussée extérieure,
cl, qu'enjambant l'apI;ui, UII homme saula dalls lu
chambre.
Sur le premier moment, Dora crut li l'invasion de
quelque cambrioleur el s'appn1lait li appeler au secours.
les yeux
M,us, presque aussitôt elle 1J'iIlnob~a,
déllorllilés, balhutiunl: '
-:;-: V?llS 1: .. C'esl vous 1. ..
~ élalt Georges WelLig.
hll1bllsqué aux abords de la mai<ol1, il avait guetté
le l'olour de la jeune fllle ; fou de chagrin ct la raison
chancelant sous l'impression cl 'lIllC Îvrrsse COlTlll1ença~le,
il n'avait, d ellUis le Lor, <Iu 'une idée Ilxe : la revOlrl
Dam quel dessein ~
Trouvail-il insuffisante la comte oxplieaLion qu'il avait
cuo avec elle P Esli/lwil-il qn'i] lie l'nvait pas assez
cruellement flagellée de son mépris?
,
Ou bien était-cc un autre sentilllenl qui randl pousse P
Toujours esl-il qu'i! élnil lit, à l'aflt1l, nltendflul.
Comment s'étuil-il dOliC }Jrocun~
SOli ad~ ' cse?
'
J'avail servi: !Ill de ces dernIers Jou.rs ,o~
, Le ~asrcl
Il étl;t1l allé aux ahords du bUI'C/JU de posto pOUl 1 li
tendre li ~a sortie, et qu'il était arrivô un pt/LI en re-
�110
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
tard, il l'avait aperçuu, suiyant le trottoir en compagnie de Minnie, que la jeune fille était venue cherche r,
comme elle en avail pris l'habitu de, depuis qu'eUe avait
fait sa connais sance.
Au lieu d'abord er les jeunes filles, ainsi qu'i1 eût été
naturel , le compos iteur, mû par une pensée, - pas très
jolie, - les avuit suivies de loin, espéran t se procure r
ainsi l'adress e de Dora, quo celle-ci s'était toujour s
reîusée à. lui Laire connaît re.
C'est ainsi qu'arriv ées devant le logis où elle s'était
réfugiée, en quittanL l'appar tement de Mme Herman n,
le jeune homme uvaiL été rensoig né.
Quand il l'avait vu descend re ùe voilure, en compaétait fallu
gnie du comte, il avait vu rouge et peu ~'en
qu'il ne se précipiUl.l sur eux; la rage, le désespo ir lui
avaient fait perdre le peu de raison que lui avaient laissé
les verres d 'alcool avalés coup sur coup, à l'Odéon
lyrique.
Mais il n'avait pas eu le temps d'agir, le départ précipité du comte rendan t inutile l 'acLe qu'il méditai t. ..
Résolu à voir Dora, il avait eu l'instinc L de comprendre que la rue était mal choisie pour avoir avec lu
jeune fille l'explic ation qu'il méditai t et il allenda it un
instant, reprena nt peu à peu possession de lui-mûm e,
avanL d'aller frapper à. sa porLe, quand il avait vu une
fenûtre du rez-de·c haussée s 'éclairer soudain et se profiler derrière les vitres la silhoue tte de la jeune fille.
Alors, sans r6Jléc11ir, il avaiL couru à la fenêtre, l 'avait
ouverte eL, d'un bond, avait pénétré à. l'intérie ur.
Ull
M Ul' l 1I1 01l10n l, ils
élaiont domourés Luco Il face ,
immolji les, m unis ....
Puis, ello s'était écriée, pleine ùe sLupeur et d'augoisse : « Vous L.. C'est vous 1.'0 )) ; il marcha sur elle, Je
visage tollomcn l convllI s6 Il Il 'olle eu L peur et recula .
- Oh 1 ue craigne z l'ielll bégaya- t.il, d'une voix que
l'al cool faisaiL tremble r, je ne vous frapper ai pas 1. ..
- Alors, que voulez-vous ~ Duns quel hllt me poursuivre jusqu'ic i P.•• gémit-e lle. Ne Lrouvez-vous pas que
vous m'avez falL assez de mal P
- Bah 1 ricana-L-il, cc ne sont pas les consola tions
qui vous manrjue l'ollli
Elle poussa un cri ù 'indign ation.
SupplianLo, mains jointes, elle murmu ra:
- Allez-vous·cn 1. .. Allez-vous-en 1. .. Vous n'avez pas Je
droit de me Lorturer ainsi 1
- Les homme s ont les droits qu'ils prenne n L..
Il conlinu ait à avancer, en chancel ant, les bras tendus.
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
III
Frappée de terreur et comme dénuée de raison, elle
se mit à fuir à travers la pièce.
de
Ayant perdu tout contrôle sur lui-même, il t~nail
la saisir .
. Tout à coup, comme elle était acculée à la porte, cellec! céda; elle se trouva dans le couloir qu 'elle parcourut, en courant, et atteilinait la rue dans laquelle elle
se lança à toutes jambes.
Son imagination alIolée lui faisait entendre le bruit des
pas lancés sur ses talons et dût-clic mourir, elle était résolue à tout faire pour échapper .
. C'était l 'p.cure de la sortie des théâtres, les voitures
cIrculaient nombreuses et rapides, sillonnant en tous
sens la chaussée où la malheureuse 5 'était aventurée.
Soudain, un cri jaillit de la foule et, comme miraculeus.ement, la circulation se trouva arrêtée par les agents,
subllernent accourus de toutes parts.
En un clin d 'œil, un groupe compact se trouva formé
~,utor
d'une voilure qui venait de renverser une femme 1
land!s que les agents s'efforçaient de dégager Je corps,
les gens invectivaient le chauffeur qui cherchait vainement à s'expliquer.
'
Quelques-uns voulaient même lui faire un mauvais
parti.
- J'ai cependant ralenti, en la voyant traverser la
c?aus~ée
comme une folle... puis, brusqr,lOl!lex: t, el~
s est Jetée sous le capot ... j 'ai stoppé... mUlS Il étalt
trop lard ...
- Un suioido, alors P üüorrogea un agent.
- pout-êtrc bi en ... Je HC puis rien alt1rmol' ...
Uno volx dWl8 lu foule Jallçu ;
- Commode à dire .. . pour s'en tirer 1...
Cepelldant, on avait réussi à relever Dora, que deux
ugenl~
emportaient, inal1imée, chez le pharmacien; cou verte de sang, elle vivait encore .
. Une jeune .femme, qui suivuit le trotloir au ~bment
ou le groupe douloureux allait franchir le seml de. la
pharmacie, poussa une exclamation qui attira l'attentIOn
des agents.
.
- Vous la connaissez P interrogea l'un d'eux,. t~nd5
que son collèguo expliquait au pharmacien ce qm 5 élaIt
passé.
- Si je la connais t répliqua Zazu, c'est u~e
amie.:.
une artiste de l 'Odéon lyrique 1... Ah 1 mon Dleu 1 mUlS
que lui csl-il survenu P
•
_ 0111 rien que de très banal... olle IruversRlt la
chaussM, une o.uto l'Il renversée ... et voilit!
�112
LA R0'lANCE AUX BTOILES
Zazu, loule bouleversée, demanùa, pénétrant dans le
magasin:
- Est-ce gravo ~
Le p!lannacien, qui avait entendu, répondit :
- POUl' l'inslant, non: plus de peul' que de mal;
mais les suiles, nul ne peul les prévoir 1 On a à redouter
des complicaliolls internes.
L'agenl demanda à la petile artiste, qui demeurait là,
mains joinles, conlemplant le visage tout blanc encadré
des li liges du pansement:
- A-l-elle un domidle olt on puisse la transporler ...
ou Laul-il la laire meller à l'hôpilal jl ...
Le pharmacien ajoula :
- Elle a besoin de surveillance ct de soins.
Zazu pro lesta avec horreur:
- L'hôpilall ... AllI pour ça, non !... Elle a un chez
elle, qu'oll l'y conduise; pour ce qui esl de la surveiller,
je IIl'en c!large 1. .. Et pour les boins aussi.. On fera,
s'il le faut, une collecle au théâtre ... mais il ne sera pas
dit qu 'tille arUsle de l'Odéon lyrique aura élé menée ù
l'hOpilall
l'enrlant qu'il achevait de fixer Jo pansement, le pharmacien expliquait:
- Alors, écoulez ce qu'il y a li faire: de la glace
sur le fronl, salls arrt3l, jusCJu 'à demain; 'la commotion
céréhrale a été forte et il comient de sc prémunir contre
la congestion; ensuite, des sinapismes aux jambes ct
aux bras ... enfin, cl surtout, du calme. Aucune agitalion autour cl 'elle, aucun prélexte à surexcitalion ; donc,
auculle visite ...
L'agenl demallda à ZUlU :
- Vous connaissez l'adresse de la JJlessée il
- Je vais vous COll(luire ...
Pour la chanteuse, le soi-disant accident n'était pas
autre chose qu'uu suicide.
El elle so promettait de ne point quiller le chevet de
Dora avant qu'elle ne fClt complèlemenl rélablie.
l\evenue à la ,aulé, elle aviserail au moyen de lui
rendre l'existence supporlable ... cc qui Ile serail, certes,
])a~
la par lie la pl us aisée de sa Ukhe.
Une foili la lJh~sbée
mbe au li l cl les prescriptions du
pharmacien suivies, Zazu s'illslalla dans un fauteuil ct la
"cil~
douloureuse commençail à peille que Dora se mit
ù délirer.
--- Non ... nOI1 ... disait-elle, il n'est pas coupable!. ..
C'est moi... c'est moi... qui ai voulu ... oui... oui... la
voituro 1... la délivrance ... o11l1n !...
�LA nOlltANCE AUX nTOILBS
113
Elle se t1\t et Zazu dut remettre en place le sac de
glnce qu 'clle avait placé sur la lêle de lu pauvre llIle.
Mais, hientùl, son imagination recommcnça Il bat/re
la CH 111 Jlllgne.
- l'oll/quoi m'accmer P... m'insuller P... Je n'ai rien
lail de mail. .. Mais il me fallail /)iell n\oir de quoi le
soigner 1. .. PaJlH ... mou papa ... pardolllw-Illoi , ...
. Vans ~on
délirc, cles larmes jaillin'ul de ses youx et
sillolllll\rcnt son \ isage p.lIe.
Puis, des mains, elle cut des gesles désorrlonnés,
co III III 0 si clio cherchail dans J'espace quelquc cho e ou
I{uelql! 'un qu'elle se (IH efforcée de relenir.
- Mail allIour 1. .. :'lIon cher amour l. .. bégaya·l-elle.
Ensuile, elle se lul; la crbe était po:.sée ct la nuit
s'ache\u, puisible.
;\u jour, Zaw 5 'assoupit, mais pas pour longtemps, réveillée Cil su rsau l par lIll beurt qui se Cai 'ai l en tenclre à
la porte; elle alla ouvrir sur la llOillle des pieds ct sc
trouva fuce à facc OYrC ulle jeune femmc, qui lui demallùa d'une voix altérée:
- C'est bien ici qu'habite Mlle Dora Claudius?
Za7.11 III it un doigt sur la bouche pour lui recommander do parler IJ[ts.
- Oui ... mais ne failes pas de bruit, elle repose 1
dit la visiteuse, en p61lélrallt, sur
- Je /luis ~tine,
un gcsle cie Za/.u.
Puis, ,"oyallt (lue celle·ci ne }laraissait pas comprendre,
elle Wécisli :
- FOllcliolllloiro des Posres... elle ne vous a jamais
parlé de moi ~
- JUJllili·/... ü'uiJieurs clle l!lait lrès résen{oe ...
i\!illllÏe dClIlullda .
'
- C:e l vIili, ce 'qu'ou Ill'a dil, qu'il lui est arrh·é
1I11 uccHfcnt, hier soir ~
-: (lui, clio u J'ailli elre luée par ulle voilure 1
J\IulJlie joignif le5 f1wius, explicluaul :
.
- . Il ('ollèl!l1e, 'lui fail des heures supplélllcntiUres,
Sorlll1t hier 'oir clu hln~au,
quand, Yo)ulll dans la rue
Uil glil1ld rassemblemcnl, il s'est approché el a apc~çu,
au Il.IOTllCIIl Cl II 011 la Ir[tn~poai
chez le pharmacle.n,
ulle JCUIIC felllme dalls laquclle ila rel'oCll,lue mon 'lInie.
- Ah 1 fit l:1I Il , c'élait volre amie r...
,
- l:llo ,"cllait SOllvcnt me voir, 1111 bureau ... tst-cc
grave ~
_ l.e plwflllacicll a dit que ÇiI pouvait l'Nre ... qu'il
fallnit raire' ln'.::> Illlcnlion ct bif?J1 la t;oi(l'Ilcr.
- Le lu6tl('cin e~l-i1
venu P
8
�114:
LA ROMANCE A UX ÉTOILES
Pas encore ... je ne pou'ais pas la quitter ... vous
comprenez ... cl pUiS, je crois li u 'elle ne doi l pas avoir
beaucoup d'argent.. .
.\1innie prOlllell1t sur le pauvre mobilier un rcgard
apiloyé, puis, déclara:
- Moi nOIl plus ... mais, dans la vic, il faul bien
s'enlr'aider 1... Tencz, voiJil lout ce que j'ai sur moi ...
Et elle déposail sur un meuble une mince poignée ùe
billets, ajoutanl :
- Demain, j'Cil rapporterai d'au tres ...
- 1\1oi, je ferai une collecle parmi les camarades du
lhMtre.
- Alors, vous êtes Zazu? interrogea Minnie.
- Elle VOliS a parlé tic moi P
- Oui ... pour me dire comlJÎen vous étiez gentille
avec elle ... Vous seule lui faisiez supporter l'existence
dans cel enfer auquel elle élail condamllée; je vous
aimais sans vous connaître.
Lcs maius dcs deux jeunes femmes sc joignirenl;
puis, la petite chanleuse insinua:
- Le malhcur c 'esl que, le soir, je ne puis demcurcr
ici; il faul quc j'aille au théâtrc où je reste souvent très
,}\ alll dans la nuit .. ,
lillc ajoll ta, avec cmb\lrras :
- A causc du IH\r ...
Minnie s'cmprcsso dc déclarcr :
- Ne vous inquiétez pas; moi, qui suis libre, je
viendrai vous remplacer ell sortanl de mon hureau;
seulemelll, il me faudra partir de bon matin, prendre
Illon service aux postes.
Zazu batlil des maillS silencieusement, murmuranl:
- Comme cela, ça va très Jlien; elle ne restera pas
seule.
~linc
gagna la portc .
. - Maintcnanl, il foul quc je mc sauve; j'ai prétcxl6
cl 'une course b. faire pour le scrvice, afin ùe venir jusqu'ici; muis je ne peux }Jus rc~te
longtemps, je me
fcrais altraper 1
- Parlcl, fil Zazu ; moi, jc resle .....
- A cc soir, alors?
- A cc soir 1...
El la pelile postière disparul, landis quc Zazu allait
roprendre sa f<lc:lion dans le fautcuil.
.
. . . . . ..
Il Y avait Ci "illlO jours quo J 'cxistence coulait ainsi
ljuo l'avuielll organisée les doux jeunes fcmmes.
Avrc UII dé,ollcmcnl qlli IIC s'étail pas 1'01l1c1l6 un seul
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
115
instanl, elles s'étaient relayées au chevet de la blessée, à
elles avaient prodigué les soins les plus atlenLIis ...
Des infirmières n'eussent pu mieux faire.
Dora s'acheminaiL maintenant, rapidement, vers la
guérison et ne savait trouver assez de mots touchants
pour exprimer à ses deux amies toute la reconnaissance
dont son cœur était plein.
Mais leur sollicitude, leur tendresse élaien l impuissantes à chasser le nuage qui, depuis qu'elle avait reprIs
sa connaissance, assombrissait son visage pâli.
On sentait que ses lèvres se crispaient sur des paroles
qu'elle répugnait à prononcer et qu'elle mettai t toute sa
volonté à ne pas laisser échapper.
Enfin, un jour, après une hésitation visible, elle demanda:
- Pendant ma maladie, personne ne s'est inquiété de
moi P•••
C'était à. Zazu qu'elle posait cette quesl.ion.
- Pardon 1 répondit la pelite artiste, au théâtre,
chaque jour, toules me demandenl de tes nouvelles ...
eUes ont même été très gentilles et ont toutes donné il
~ne
collecte que j'al faite parmi elles ... avec la permisSIOn du patron, bien entendu 1
- Oh 1 fit Dora, en rougissant.
- Dame 1 expliqua Zuzu, qui crut voir un blâme ?ans
celte rougeur, on ne pouvait cependant pas te laIsser
mourir, faute de soins' et d'autre part, j'avais peur
(lue ta peUte amie aie besdin de l'argent qu'elle avait
avancé ...
- Quoi! s'exclama la convalescenle, Minnie ...
- ... Avait donné tout ce qu'elle avait et, dame 1 le
médecin, le pharmacien, ça coMe cher 1
Des larmes coulaien t sur les joues fiévreuses de Dora.
Au boul d'UIl moment, poursuivie ]Jar son idée fixe!
elle questionna, avec une grande hésitation, COl?Ine SI
elle eO l redoulé la réponse qui allait lui être falle :
- ... E t personne n'est venu prendre de mes nouvelles P
Zuzu comprit à quoi Dora voulait faire allusion; elle
secoua la tIlte, répugnant cependant à prononcer ce
(( non » qui tomberait cruellement sur le cœur de la
pauvre amoureuse.
_ Maintenant, formula-t-eJ!e, il se peu l que, dur:tn t
• que Minnie élait ici ... il sQit venu ...
Mais, éclAtant en sanglots, Dora bégaya: .
- fi.! innie eO L été trop heureuse de me le dIre 1
l~queU
�116
LA ROMANCE AUX U'l'OILES
Et Zuzu l'entendit qui, au milieu de son désespoir, balbuliai l :
- Oh 1 le méchant! le méchant 1. .•
La petite chanteuse tentait vainement de la consoler;
ses eHorls, qui se traduisaient par des phrases maladroites, n'aboutirent qu'à celte exclamation doulourcuse :
- Pourquoi ne suis·je pas morte P
- Il ne faut pas parler ai1lsi, ma chérie 1 A ton âge,
ail n'a pas le uroH de perdre toute espérance; la vie
est longue ...
- 011 a plus 10nglemp5 1\ 50uffrir 1. .. répliqua Dora,
dont la douleur croissait.
Ce rut à ce moment que Miuuie anivu, venant, comme
chaque soir, }H'endre son service: mise au courant de ce
qui motivait celle scène de désespoir, elle gronda doucement la malade .
.- Tu as bien tort de te faire ainsi du chagrin pour
quelqu'un qui le mérite si pou; c'est un triste garçon
auquel tu ne dois accorder aucun regret J
Mais alors, Dora ten la de le défendre:
- Les apparences étaient contre moi J roconnut·elle.
- Même coupable à ses yeux, tu avais frôlé la mort
de trop près pour qu'il ne s'inquiétât pas de loi 1
- Il ignore cc qui m'ost flnivé 1. .. Comment l'eÙt·i1
sU P...
- C'était dans les journaux, déclara Minnie, qui pa·
ruissuit auimée, conLre l'auteur de ce ùrame qui avait
failli causer la mort dc SOIl amie, d'un ressentiment pro·
fond.
- Peut-être lie lit·i1 pas les journaux, occupé comme
il doit l'êlre par sa symphonie 1 murmura ]a pauvre
i :
amoureuse.:
Cette lois, Zazu sc mit en colèro.
- Eh Ilion 1 non, et nOI\ 1. .. C'est trop Mte de te
laisser te faire ainsi du chagrin 1. .. Si, il sait ce qui t'est
aniv6; bien mieux, il sait qu'il ne s'agissait pas d'un
aceidenl. .. (lue III as vOlliu te tuer ... 1\ cause de lui 1
- Qui a pu lui dil'e P... s'exclama Dora.
- Moll. .. lu entends ~ ... moi, qui suis olléo chez lui
pOlir le Illettre au courall t. ..
La Irlolade devint toute pale; les mains appuyées sur
sa poitrine pour contenir les battements de son cœur
qui ll1i semhlait près d'éclater:
- Toi 1. .. Loi 1. .. tu as fail cela P...
- Je l~ voyais si malheureuse, 'lIlC j'aurais fait n'im·
porle quoI. .. Lu comprenùs P... n'importe fluoi 1
�LA ROMANCE AUX ÉT01LES
lI7
Dora gémit douloureusement:
_ Crois-tu que, maintenant, mon malheur ne soit pas
plus grand encore P••. Comment 1 tu lui as dit ce qui
m'était arrivé ... quc j'étais enlre la vic et, la morl, el cela
l'a laissé Insensible ...
;- II faut croire, puisqu'il n'est pas accouru auprès de
tOl...
- Oh 1 le cruel, Je cruel l. ..
Au bout d'un moment, elle dcmnllcln, ne pouvant s'accoutumer à cette idée que celui qu'elle aimait tant mt un
si triste personnage:
_ Ainsi clone, il n'n pas cu pour moi un mot de
pilié P
_ Ça, jo no sois pnB ... je ne pf'lIX pas savoir ... mais
la meilleure preuve, c'est qu'il n'cst pas ven1l ...
_ Comment 1. .. Tu ne peux pas ~avoiJ'
P Cependant,
quand tu l'ns vu, qu'a-t-i1 dil?
- Je ne l'ai pas vu .. mais seulement une vieille
femme ... sa servante .. .
_ Ah 1 oui.. . Lisbeth ; ct c'est ù elle que tu as dit,l- .
- ... Tout ce qui est arrivé, en lui recommanilnnt de
mettre, aussitôt qu'il renlrerait, son mallre au courant;
j'ai même ajouté, pensant le faire accourir au plus vite,
que tu le réclamais ...
Dora rlevint toute rouge et protesta:
_ Oh 1 pourquoi P... pourquoi P•.•• puisque ce n'est
pas vrai.. .
-:- Parce que tu étais incapable de pronon.cer un mot;
mms avoue donc que si tu avais pu ...
- ... Sur Je premier moment ... 01li, peut-être 1
_ PeuL-être 1 st1roment 1 et maintenant encore, s'il
était possible ...
Dora plongea son visage dans ses mains pour cacher
sa confusion; puis elle se mit à pleurer iloucemenl et
son amie la prit par les épaules pour tenler de la consoler.
_ Vraiment, lui dit-elle, il no m6rite pos que tu te
fasses ainsi du chagrin pour lui; son indifférence Le
prouve il quel point tu t'6lais méprise sur son compte ...
Elle dit, ayant regardé la pendule:
_ II faut que je me sauve 1. .. Je vois me meUre en
reLard 1. ..
?t, d'ull clin cl 'œil, elle fit signe à Minnie de la
SUIvre dans l'enlrée; là, elle lui dit tout l)ns:
_ Elle me fait de la peine .. . je crains qu'elle ne fasse
montor la fièvre.
.
_ C'est ma crainte, à moi aussi 1. .. Mais que faIre P•.•'
�118
-
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
J'm envie de courir, en allant au lhéâtre, jusque
chez lui el le supplie r de venir ...
- Il refusera ... s'il avait d-Q. venir, il l'aurait fait
depuis longtem ps ...
- Et pourtan t, nous avons tenté tout ce qu'il nous
était possible 1... Ne trouvez-vous pas ~ ...
- Cerles, dit Minnie, d'un ton accablé ; mais ceUe
crise est fâcheuse 1... Depuis deux jours, elle n'avait plus
de lempéra ture, le sommei l était revenu et l'appéti t
qu'elle se serait levée aujouraussi; je croyais m~e
d'hui.
- Elle n'a pas voulu ... prétext ant le désir d'être plus
solide demain ; mais, toute la journée , elle a été triste ...
ne parlant qu'à peine ... absorbé e ...
La voix de Dora se fit entendr e de l'au lre côté de la
porte.
- Minnie !... Minnie 1... appela-t-elle, d'une voix su. bilemrn t altérée.
- Voilà 1 voilà 1... répond it la pelite fonclion naire.
El, poussan t Zazu vers la porte du palier:
- Allez donc ... fil-elle lout bas, par crainte d'être
entendu e par la malade, ct tâchez de le ramene r avec
vous 1...
La chan leuse bondit comme une chèvre dans l'escalie r
cl se lança dam la J'ue, où elle se mit à Iller à travers les
groupes de passant s avec la prestess e d'une anguille .
Quatre à quatre, elle mon la l'escalie r qui conduis ait à
J'étage où hahitai t Wetlig, mais, avant de sonner, ell e
attendi t un peu, pour reprend re haleine .
De la profond eur de l'appar tement arrivaie nt jusqu'à
elle les échos harmon ieux; le compos iteur travaill ait.
La ;iellne femme hésita un peu à le trouble r; mais
ln pensée lIe Dora mit en fuite ses scrupul es et olle
appuya le doigt sur le bouton de la sonnell e, donl le
tinteme nt fil a\lsitôt cesser los harmon ies dont était
empli l':\ppar tement.
Puis, des pas résonnè renl ct, la porte s'ouvra nt, parut
Gcorges, l'air courrou cé, 1'œil mauvai s.
11 était en manrllCs de chem ise el, son col, cravaté de
hIAIlC, inrl iquaiL clnirem enl qu'il se proposa il de sortir,
dès son travail terminé .
- VOliS désircz ? clernanda-l-il, d'une voix bOllrrue.
Zazu, intimid ée, J)(l)]JUlia :
- Parler li M. Georges Wellig.
- C'ost moi ... qu'ove7.-volls Il me (lire ~
Toute trouhlre par lin orcueil aussi rude, ]a petito
chan leu se, pour reprend re courage , dul penser à Dora
�119
J.A RO:\IANCE AUX ÉTOILES
qui, là-bas, était si malheureuse et à laquelle il s'agissait d'apporter un peu de bonheur .. ,
Elle balbutia, craintive:
_ Vous excuserez ma hardiesse, monsieur; mais elle
est malade encore ... ct sc dé~('spère
parce qlle vous n'êles
pas venu la voir ...
Surpris, Georges répliqua:
_ Je ne comprends pas ce que vous voulez dire !...
De qui parlez-vous P...
_ De Dora Claudius, monsieur.
Le masque du jeune homme se durcit el il déclara:
_ Celte personne sait qu'il ne peut plus rien y avoir
de commun entre elle et moi ...
Il faisait mine de rerermer la porte, repoussant ainsi
la visiteuse; mais celle-ci s'était mis en tille de tout faire
pour réussir dans sa tentative ...
_ Avez-vous donc, monsieur, le cœur si dur qu'à la
pensée qu'elle aurait pu mourir, il ne vous vienne pas un
peu de pitié P...
Georges avail tressailli et il demanda, d'une voix aIlérée:
_ Mourir, elle 1... Quelle est donc cette plaisanterie P. ..
:- Ce n'est pas une plaisanterie, monsieur; elle paraissaIt n'avoir que fJuelques heures à vivre, quand je suis
accourue ici, l'autre jour, ponr vous prévenir et vous
su pplier cl 'accourir lui serrer la main pour la dernière
fois ...
~ne
stupeur proJomle, et qui paraissait sincère, s'était
pemte sur le visage du jeune homme.
Il demanda, tau t bouleversé:
- Vous /Iles venue ... dites-vous?
_ Il Y a quinze jours ... oui ... le soir même de l'événement ...
Tl passa ~a Inain snr son Cront, comme s'il etH tenté
de rasscmbler ses idées cn déroute el répéta:
- L'événement... qnel événement ?...
Ce fut au tour de Zalll de témoigner de la stupéfaclion .
. _ Voyons... voyons... monsieur, VallS me paraIssez
slflcère el vous avez vot re bon sens ... Vous ne savez pas ...
011 ne vous 11 pas dit 'lue Dora avait voulu sc tucr P.. .
Un cri douloureux s'échappa des lèvres du jeune
homme.
- Se lI/cr ... Dorn .... pourquoi P...
•
_ Pour qui P voulez-vous dire... riros1a la Jeune
eu
femme... pOlir vous (Ionc... ponr ,'OtlS !... ~In.is
hnporle, la question n'esl pas là ; nous avons fall Ilm-
,r
�120
LA ROMANOE AUX ÉTOIl.ES
possible pour écarter la morl d'elle, mais il fau t nous
aider, quels que soicnl les sentimenls que, à lor1 ou
à raison, - ce n'est pas le moment d'éclaircir cela vous nourrissez contre elle; vous ne pouvcz la détester
au point de vouloir sa mort. ..
- Sa marlI. ..
- Oui, car elle se désespère a11 poinl que nous craignons, nous qui la soignons depuis quinze jours, de voir
la fièvre s'abàttre de nouveau sur elle ... et, alors, nous
ne pourrions pl us rien ...
Georges Wettig paraissait à son tour avoir perdu la
têle el la chan1euse -en tait bien qu 'elle avait part.ie gagnée.
Du fond de l'appar tement, quelqu'un cria:
- Georges 1 Georges 1 lu vas te mettre en retard 1. .. Le
concert est annoncé pour huit hel\re6 . .
Mais lui, sans prêler allenlion il celle voix, avait pris
les mnins de Zazu et, l'en traînant dans l'enlrée , disait:
- Je ne sais rien ... personne ne m'a rien dit ...
- Pourlanl, c'est moi-même qui su is venue, affi rma la
jeune femme; j'ai élé re çue par 11l1e vieille personne, li
laquelle j'ai tau 1 r aco n té ct qHi m'a (li l que vous étiez
absen t, mais qu'aussitôl votre relour, elle vous feralL la
commissiOll ...
En cc moment, une porte s'ouvrit et Lisbeth parut sur
le scull, déclarant:
- Mais Georges, Il quoi penses-tu ~ ...
Elle ne put poursuivre; le jeune homme s'élait
élancé vers elle ct, lout fréml
s~:1nt
, demanda, désignant
ZaZll :
- Est-ce vrai, ce que dit Madame P... Elle sera it venue
il y a quinze jours me dire que Dora était près de mourir el lu me l'aurais caché ...
Efrarée, éperùue, la vieme servante courba la t~e
et
murmura:
- C'est vrai ... je te l 'ni caché ...
- Misérable 1 coquine 1 cria Georges Wcttig, en levant
all-clessns d'olle ses poin gs crispés.
Elle lenla de sc déronc1re, ballJulianl. lout d'un troH :
- Je reeJoulais l'iufluenre que pourrait avoir celle fille
sur la vic ... Après tant d'efrorts, tu clais sur le point ùe
réussir ... et puis , clle avnit si aoclacieusemrnl men IL..
Mais, lui, la secouant aux épnllles :
- Tais-loi! lais- loi 1... enjoignil-il. Elle va mourir ct
e'esl moi qui en scrai cause 1. .. Malheur SUl' toi 1. ..
Ln vieille femme, éperllue, sllppliail:
- Georges 1 Georges 1 il faut me pnrdollncr 1. .. C'est
pour Lon bien que j'ai ngi ct puis, ellc risquait de me
�LA ROMANCE AUX ÉTorLES
121
prendre ton cœur ... mais je le reconnais, j'ai eu tort !...
Pardon 1. ••
Le jeune homme, s'adressant à Za7.U, lui dit:
- Partons !... Guidez-moi'-vers elle, venez 1. ..
Lisheth supplia:
- Je t'en cOil.jure ... on t'atlencl, ln-bas 1. .. Ton avenir
va se jouer /. .. Ne le compromels pas pnr une folie 1. ..
- Vile folie, quand il s'agit de sauver celle que j'aime 1
celle que, malgré ma colère, mon désespoir, je n'ai jamais cessé d'aimer /. ..
El Lisbeth de répéter:
- Pardon 1 pardon 1. .. Je ne savais pas ... je croyais
faIre mon devoir!. ..
. - Ton devoir n'était pas d'assassiner cette pauvre pebte/. .. Car tu "as assassinée, tu m'enlendsP en la poussant nu suicide 1.. .
La vieille servante s'accrochait à Georges, cherchant
à l'empêcher oc suivre Zazu, éperdue devant cette scène
qu'avait provoquée sa venue.
Elle pri t la parole.
- Ecoutez, monsieur Wettig, Madame a raison ... Tl
ne ~aut
rien compromettre et la pauvre Dora elle-même
Beralt désespérée si elle apprenait qu 'cHe est la cause
d'un aussi grand malheur pour vous 1. .. Elle vous aime
tr?fol pour iltlmeltre que vous vous sacrifiiez P?ur elle 1.. :
D mlleurs, ellc nc me le pardonnerait pas cL Je serais SI
cruellement pGinée, en étant privée de son amitié, que
c'est. moi qui vous supplie en son nom dG faire voire
devou· .. .
. - . .. El dG ne pas répondre à son appel!. .. protesta le
Jeune homme avec inoignalion.
, - Je lui dirai que je vous ai vu ... que vous ne saviez
flen ... qu'aussilOI libre, vous accourrez auprès d'elle ...
- Si tu le veux Georges COll lIa Lisbelh, je vals aller
ave~
MarlemoiselIc;" j'avouerai à Dora CJue c "est mOl ...
ma l .s eule, qui ai fait tant le mal... que je m'en accuse,
que JO lui en demande pardoll ... mais, par pitié, va là où
on t'atlend el reviens loi-mllme lui annoncer ton
triomphe 1
.
Et, s'adressant à Zuzu :
-:- N'est-ce pas, madame, que c'esl cc qu 'il fn~lt
I~ire
P
M~lS
Dora elle-même, si elle était là, te supplierait de
SUivre mon conseil. .. Si elle t'aime, elle était avoir, plus
~Ie
loi-même, souci de ta gloire ... et puis, songe ù sa
1010, on le voyant paroHre tout glorieux .. .
.
- Cc serail Sil guérison assurée 1 ajoll La Zaz~
Elle prit Lisbeth par la main et ajouta:
�122
LA nO~rANCE
AUX ÉTOILES
- Venez vile, madame, ne lui faisons pas allendre
plus longtemps la nouvelle du bonheur qui lui est promis!. ..
El li Georges Wettig :
- Quant li vous, monsieur, mellez toute votre lime
à conquérir celte gloire dont elle sera si fière et si
heureuse 1
Comme elle gagnait l'escalier, Georges, éperdu, cria à
Lisbeth :
- Dès que lu l'auras vue, que lu l ui auras dit que je
l'aime, que c'est en pensant à ello que je vais conduire
mon orchestre, reviens vite à la salle, et, de loin, faismoi signe que lu l'as vue, qu'elle a compris, qu'elle me
pardonne mon abandOll el qu'eUe veut vivre 1
De loute la vitesse de ses vieilles jambes, Lisbelh suivail Zazu, qui dégringolait les marcbes de l'escalier tellement était grande sa Mte de répéler à la malade les paroles ardentes du jeune homme.
C'était la guérison, la joie, le bonheur qu'elle rapportait avec clle . ..
Mieux que les soins, mieux que les médicaments,
l'amour de Georges opérerail le miracle souhaité ...
Silencieusement, Lisbeth sc hlllait derrière elle; son
cerveau élail rempli de lrouble et sa gorge était serrée
au poiut qu'il lui eût été impossible d'articuler une sylla.be.
Qualld elles arrivèrent devant la maison, la petile
chanlellse, désignant le rez-de-chaussée où Dora agonisait (le douleur, murmurlJ.:
- C'est 11\ 1. ..
Lis}Jeth s'arrêta, bégayant:
- Je n'oserai jamais !. .. .l'ai honle 1. ..
- C'est J'expiation, déclara Zazu, cl puis, songez à ce
pauvre g'arçon, donl le cœur a élé brisé par vous, à cette
pauvre fille dOl1l vous avez Cailli causer la mort. .. Vous
n'aurez votre conscience cn repos qu'après vous être confessve li elle.
El elle l'entraîna duns l'allée qui conduisait au logis
de la jeune Olle.
Comme elle s'apprêtait li frapper, elle s'étonna de voir
que la porle n'était pas fermée, et son étonnement presCJue AUSSitôt sc doubla d'inquiélude.
- Restez là, recommanda-t-clle li la vieille, je vais
entrer ln première pour la pr6parl'r à votre visile ; elle
est si fragile en rare !Jill' vol rc vile pouTrait lui causrr
Hne rmotion qu'elle serail peul-Nre incapable de supporter.
�L.\ RO\IANCE AUX ÊTOrLES
]23
Mais à peine eut-elle pénétré dans le petit logement
qu'elle poussa un cri de stupeur.
Personne 1
Lisbelh entra, en proie à un trouble extrôme.
C'était vrai, la chambre était vide, vide aussi le cabinet de 10UeLle ... comme aussi la petile cuisine ...
Aucune trace de Dora, non plus que de ~liùne.
Qu'étaient-elles dOllc devnu~
p
Que fallait-il déduire de celle brusque disparition P
Les vêtements de Dora, jetés p~le-mê
sur les sièges,
témoignaient tl'un départ précipilé ...
Mais quelle cause soudaine l'avait motivé P
Où avaient pu aller les jeunes filles P
.Sur le lit, un journal froissé aurait peut-~r
pu renseigner Zazu 1. ..
Mais elle avait la tête tellement 110uJeversée que l'idée
ne lui vin L pas qu'i! pouvait la renseigner.
En première page, en effet, imprimé en gros caractè~es,
un écho annonçai L pour le jour m~e
« 1<1 premlère audition, à la salle ]\falhis, de la Romance aux
Etoiles, symphonie d'un tout jeune com110siteur, Georges
WeLtig )J.
Un COllp d 'œil jeté sur ces lignes eÎl L fait deviner ù
la petite chauteuse la raison pour laquelle la malade
aV81t trouvé la force de sortir de son lit.
Lisbeth, consternée, tournait de tous côtés ses regards
comme si elle co.t espéré trouver la solution du déconcertant prolJlèrne.
E1lc finit par murmllrer :
- Et que faire P
-'- Hélas 1 répondit Zazu, où aller P où chercher P...
EnlenrlanL sonner l 'heure elle tressaillit, s'exclamant:
_ Il va falloir que je vou's quille! Je devrais déjà /ltre
au lhéâtre 1. ..
_ Mais, moi !... moi 1. .. que IrIllI.-i1 qlle je fusse P.. :
CommenL lui annoncer celle nouvelle P... .Je 11 'oserai
jamais 1...
Zaw, qui avail réfléchi, déclara:
_ Vous 11 'av('z qu'ulle chose 11 faire: aller ù la salle
de concerl ct faire cc qll'il VOIlS a ordo11né ..
_ Mais son trouble va être extr{\mc, en Ilpprcnn nL ..
_ Il n 'npprcndra rien; conlcntez,vous de vous mOIltrer ct lilissez faire le deslin ...
Elle s'envola, (]i~anL
:
_ Demain malin je viendrai aux 11ouve11('s 1
Lishelh, demlré~
~el
dans le 1o{l'i s' vide, se mil à
�124:
pleurer 1 Ah 1 comme elle regrettait maintenant son coupable silenre 1...
I~l
c'étai~
elle, qui aimait tant son Georges ... ] 'enfnnl. .. sinon de sa chair ... du moins ùe son cœur ...
c'était elle l'artisnn (le son malheur 1...
le chemin de la salle
l\'1achillalement, elle avait pri~
de concerl, rrsolue à slIivre le conseil de la petite
arlisle. Il arriverait ensuite ce qu'il plairuit au destin 1...
ta salle était pleine 0 craquer; la puhlicité faite par
me de Wanda avait été nssez halJi1e pour créer dam! Je
puhlic une curiosilé intense.
Au moment mOrne Oil Lisheth se glissait (]iRcrètement
jusqu'à la place où il étilil impossible que Georges ne
l'apprçflt pas, le~
applaudissements cr(lpitntent, saluant
l'exécution I1ll1gistrnle de l'alldante, qui venait de finir.
Le jelllle homme sc retourna pour saluer et Lisheth
reçu l tin choc au cœur à le voir si pâle que c'était à
croire qu'il nllnil défaillir.
Aynnt 1"6pon1lu <lUX acclamations de la fonle, il allait
sc retourner, le 116lon levé, pour aLtaquer 10 finale, quand
il aperçut Lisbeth.
Son hras dernellTa figé; vainement, s'efforçait-il de rlevlnl'r sur ln fare de ln vieille servante de quelle nature
rtait la nouvelle ql! 'elle rapportait...
Rit'n ... pas tin muscle ne tressaillil; dons le regard
qu'emhuaienl les larmes, li grand'peine contenues, pas
une 11lcur de joie.
ta mort sc ni Cil lui 1. .. Il lui semhla que son cerveau
sc vi(lait (le tOlIte intelligence, cl, comme un automate,
il se tOllrna vers l 'orch slre, laissant avec accablement
retomber m:1chinnlcmenl ~on
hras.
Les illstrnmpnlistcs, ol~iant
?t cc qu'ils considéraient
comme un ordre, allaqu!!rcnl. le flnale.
Inconscient, o!J{>issnnt ?t son instinct musical, le chef
hatlait la mesure ct les inslrme~t,
s:ms direction,
Mroutrs, le regardnienl, guetlant la cataslrophe qui
allait. falalemenl sc produire.
Encolc qllelquf's Jn('Sllres ct on allait arriver au passage
(Jll la voix hllmiline, émise par l'appareil, devait s'élever,
accompnp-nre en sourdine par les violons.
Or, le chef ne plri1~sat
pas songer il son appareil; les
flches, deslin(;rs Il relier les fils au courant élcclriqur.
Jlemlail'lll li parlée de so main, saliS qu'il sc préoccupât
<1 'l'Il faire 1Isa~re
...
De1lx meS1lres encore ... ct l'orchestre, faule de clirf'ction, nllai t litre ohligé de Il 'arrMer..
'1
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
125
Le triomphe, qui déjà s'annonçait certain, se transformerait en déroute ...
Tous le regardaient, inlerdits par ce visage crispé, par
ces yeux aux regards hagards errant à travers l 'e~pac
,
qui lrahisen~
l'incohérence du cerveau.
EnfJn, arrivèrent les deux mesures de silence, précédant l 'enlrée en jeu de l'instl'umelLt sonore; les instrumentistes, figés de stupeur, aLLendaienl, les regards fixés
S).lr le chef qui, de sa baguelle, battai\: les Lemps.
Elle allait s'alJaisser, cette JJaguelle falale, indiquant
à l'orcheslre le point précis où il devait, en sourdine,
accompagner l'appareil, quand, tout à coup, une voix
s'éleva, _ une voix humaine, celle-là, - si pure, si
éthérée, qu'en vérité elle semblait descendre de l 'au-delà,
émise par quelque gosier céleste ...
Georges Weltig parut frappé d'hallucination; durant
quelques secondes, il demeura comme hébété, ne sachant
s'il rêvait ou bien s'il se trouvait en présence de la
réalité.
Cessant de conduire} 'orchestre, il s'élait retourné et,
de ses prunelles dilalées par la surprise, il cherchait,
ùans Je centre de la salle, d'où pouvait venir ce limbre
de crIslal, quand, soudain, dressée au premier ran~
du
b.nlcon, il vit _ apparition sUfIlutul'tllle - une mUlce
SIlhouette blanche, vers laquelle étalent tournés tous les
regards.
C'était Dora 1... Dora qui chantait!...
Au comblo ùe l'extase, il la contemplait, oubliant 1'01'ch?Slre, qui, conquis, entraîné par le surnaturel de celle
VOIX, la suivait de lui-même.
Lui, tle stupeur, de ravissement, pleurait.
Cc fut du délire 1 11 semblait que la salle allait s'écrouler sous les trépignements et les vitres voler en é~las
sous los vilmllions des applaudissements qui DJonlawnt
comme un encens vers le jeune maître.
Mais délournant do lui ces hommages enthousIastes,
les bras tendus vcrs Dora, qu'il t1ésignaiL à la fou.le
COTllmo la vérilalJlo triomphatrice, Georges lui envoyaIt,
dans un long baiser, son cœur éperdu 1
FIN
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LA PETITE FILLE EN ROSE
Par JAcgUES SEMPRS
PROLOGUE
- A demain 1... dit la petite fille.
Elle ramassa son grand chapeau de paille qui traîna!t
sur l'herbe, esquissa un sourire en signe d'adieu el partIt
en courant.
Lorsqu'elle eut franchi la clôture blanche qui sépara it
le Jardin de la route et que Jérôme ne vit plus sa ~'obe
cl~re
dan.s le soleil, il rangea ses pinceaux, recou~Jl
la
Lode à peme ébauchée siffla son chien ct descendit vers
la mer.
'
Une sourde allégresse le portait et rendait plus lég~re
'3a .marche difficile dans le pelit sentier en peu te raIde
• [.UI , du côté opposé à celui de la rouLe, s 'amorçait derrière sa maison ct débouchait direcLement sur la plage .
. De grands pins parasols, s'étageant presque jusqu'au
fJvage, tordaient les muscles rougeâLres de leurs brn n chcs tourmellLées. Leur ombre faisait sur le sol des arabesques fantaisisLes dont cedaines allaient ùanser dans
que de minces vagues ourlaient à
le .Ilot tout l)J'och~
pClIIC.
A droite et à gaucJ1C, la côle, trop cOllsLruile, s'étirait,
par?sseuse et artificielle comme une jolie' femme. .
BlCn que la calme immensiLé de la mer et la ligne
rigoureuse de l 'horizon donnassent à ce paysage do Provence, lout ruisselant de soleil, un air de décor prév,u et
ordonné auquel le peintre JI 'était plus guère se.nsJl Jle ,
c'est vers lui, pourtant, qu'iJ venait aujourd'hUI pour
savourer su joie, uno joie profonde ct doul~res
qu~
,
par une dernière surprise du destin, lu VIC réservait
encor/' /) son cœur vieillissant.
(A sui/Ire.)
�lmp. J. T6qul, 3 bis, rue de la Sablière, Paris (France). -
465-7-36
�1""""""""""111111111111"""""""""""111"111"""111'"""11111111""""111_11"
§
1 LA
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Le Faure , Georges (1856-1953)
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A name given to the resource
La romance aux étoiles : roman
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Société d'éditions publications et industries annexes
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impr. 1936
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Collection Fama ; 486
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�LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE
DE FRIDETTE
CHAPITRE PREMIER
LE
PASSAGER DE L'« AUVERGNE
».
- Beau tempsl s'exclama André Routier en met~
tant le pied sur le pont chargé de senteurs salines.
- Oui, approuva distraitement M. Heldrick, fort
occupé à couper av Cl: son canif l'exLrémité d'un
cigare.
11 déclara presque aussitôt, d'un ton mécontenL :
- Un fumeur ne devrait jamais voyager ... rien
n'altère un cigare commé l'humidité de la mer .. .
Les sourcils du jeune homme haussés trahis sant sa
surprise, son compagnon expliqua avec un sourire
large:
- Vous autres, Européens, vous ne pouvez guère
comprendre cette passion-là, mais, aux Iles, nous
sommes d'enragés fumeurs.
André Routier eut de la tête une inclinaison polie
et parut s'absorber dans la contemplation des vagues
molles qui s'étendaient juslJ.u'à l'infini.
�6
LA MYSTtlUEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
Savez-vous à quelle heure on entre dans le
canal? demanda M. Heldrick.
- J'ai entendu tout à l'heure le commandant parler de vingt-trois heures, l'épondit André ...
- En ce cas, je connais quelqu'un qui ne verra pas
les ruines ...
- On dit pourtant qu'au clair de lune, c'est un
spectacle fantastique ...
- Possible, mais la lune se lève beaucoup trop
tard pour moi, fit le Hollandais en riant ...
En ce moment, l'attention des deux causeurs se
trouva concentrée toute sur une jeune fille qui venait
d'apparaltre sur le pont et se dirigeait vers eux ...
Vêtue d'une robe d'étofIe claire, chaussée de toile
blanche, un béret de laine sur ses cheveux blonds, la
nouvelle venue, avec sa démarche légore et ses gestes
harmonieux, donnait l'impression de la sportive par
excellence) impression que soulignait la raquette
qu'elle tenait à la main . ..
Son visage, aux traits fins, exprimait l'énergie en
môme temps que le regard, jailli droit de la prunelle
sombre, ainsi qu'une lame d'épée, disait la franchise
et la crânerie ...
Un grand chien de montagne marchait gravement
sur ses talons ...
- Comment va M. Dubreuil? ... demanda André
qui, le premier, avait rejoint la jeune fille ...
- Mon père est mieux, je vous remercie, pas as ez
bien cependant pour avoir pu venir s'asseoir à table
�LA MYSTtRIEUSE AVENTURE DE FRIDE'rTE
7
1
pour le déjeuner ... , mais, cependant, H m'a chargée
de vous dire qu'il se ,tenait à votre disposition pour
la revanohe qu'il vOus doit.
- Où est-il? .. dans le fumoir? .. au petit salon? ..
- 11 vous demande de vouloir bien le rejoindre
dans sa oabine, car il ne se sent pas assez bien pour
faire toilette.
- La mer Rouge esL toujours un peu caniculaire,
observa M. Heldrick, et quand on n'en a pas l'habi·
tude ...
- Vous avez souvent fait la traversée? interrogea
la jeune fine ...
- Je viens ~ m Hollande r~gulièemnt
tous les
dix-huit mois. Le séjour de Sumatra est quelque peu
anémiant pour les Européens.
Hochant la tête vers la raquette, il ajouta avec
enjouement:
- Vous voici prête ù combattre? ..
- .. . Et à triompher ...
- A vos ordres, mademoiselle, répondit M. Heldrick, qui, arrêtant un boyau passage, le pria de
descendre dans sa cabine chercher sa raquette et sa
veste de jeu.
- Alors, je vous quiLLe, dit André Routier à la
jeune fille; je craindrais qu'à la longue votre père ne
s'impatientât ...
- Emmenez Fellow, dit-elle; il nous gênerait pour
iouer ...
Accompagné du molosse, André Routier se dirigea
�8
LA MYSTÉRIEU SE AVENTURE DE FIIIDETTE
vers l'escalier qui menait aux cabines de seconne
classe.
C'était un grand garçon d'une trent.aine d'années
f]u'une société financière a vai t envoyé prospecter en
lndo-Chine.
Sorti premier de l'École Polytechnique, entré premier à l'école d'a .. Lillerie de Fontainebleau, une cillite
de cheval, au cours de manœuvres, l'avait contraint
de renoncer ù la Carrière et il avait dû se faire une
position civile.
Mince, agile ù tous les exercices du corps, ayant
m ême sous le veston conserv é la tournure militaire,
en dépit d'une lég0re claudication, suite de son accident, il était séduisant et sympathique.
Aussi, plus d'une fois déjà, l'occasion s'était-elle
oITel'te à lui d'un mariage avantageux, mais toujours
il l'avait écartée, ayant sur certains points des idées
très arrêtées avec lesquelles rien ni personne n'eût pu
Je faire transiger . ..
Fils d'un officier blessé en 70 et dont la famille,
installée dans les provinces envahies, avait subi le
contact de l'ennemi, André Routier avait été élevé
dans la haine farouche du vainqupur eL dans l'âpre
espérance d'une revanche ...
Aussi, il était bien décidé à ne lier sa vie qu'à une
femme qu'il saurait en communion étroite de
sentiments avec lui, voulant pouvoir compter entièrement sur elle, le jour où sonnerait l'heure si impatiemm ent attendue ...
�LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
9
A bord, il fréquentait peu de monde : son caractère, naturellement réserv é, se prêtait peu à ces relat ions de table d'hôte et de fumoir qui, seules, cependant, permettent de supporter avec résignation les
lenteurs d'une longue traversée.
Un courant sympathique s'était pourtant établi
presque tout de suite entre lui et M. Dubreuil, un
passager que le hasard lui avait donné pour voisin
de table.
L'un et l'autre passionnés pour le jeu d'échecs, ilf;
avaient fait plus ample connaissance, en manœuvrant
pendant des heures les tours et Jes cavaliers; bien des
id ées s'étaient révélées,à eux, communes, qui avaient
cimenté plus étroitement leurs amicales relations ... ,
Joignez à cela que MilO Fridette Dubreuil, dont lè
caractère enjoué et l'esprit éveillé avaient séduit
André, était comme lui fervente de tous les sp'orts;
ils avaient l'un et l'autre des sujets. d'entretion qui
leur faisaient passer de longues heures sur le pont,
étendus sur des rocking-chairs, tandis que le soleil
tombait là-bas, aux confins de l'horizon, rIa Of; les flots
incendiés de ces derniers rayons ...
- Entrez, nt M. Dubreuil, dont la main avait saisi
celle du visiteur pom l'attÏt'ol' dans ]'inl(· rieur de la
cabine ...
Ayant refermé la porte et l'ayant. masquée herml~
tiquement d'une des couvertures de la couchette ...
- Ne vous étonnez pas, fit-il, aSReycz -vous et écoutez -moi...
�10
LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
C'était un homme d'une soixantaine d'années, mais
dont les épaules larges et la puissante carrure Bornbla.ient porter allègrement le poids des années; son
visage large respirait l'honnêteté et s'éclairait d'yeux
bieus où luisait un regard franc dont l'éclair rappelait
oelui des yeux de sa fille ...
- DItes-moi, fit-il à voix basse, quand il eut pris
place sur le pied de sa couchette de façon à se trou·
ver plus près du jeune homme, quand Fridette vous
a prié de venir me rei oindre, vous étiez seul? ..
Mais, sans laisser au jeune homme le temps de lui
répondre, M. Dubreuil, se levant, se dirigea, marchant sur la pointe des pieds, vers la porte ... qu'il
ouvrit brusquement.
La tête passée dans l'entre-bâillement, il jeta de
droite et de gauche dans le couloir un regard inquisiteur.
Après quoi, il referma soigneusement la porte, tira.
la tenLure improvisée ct revint prendre place sur le.
pied de son lit.
- On avait marché cependant, dit-il d'une voix
inquiète.
Les regards d'André s'attachaient sur lui, avec une
expression de surprise à laquelle sc mêlait un peu
d'inquiéLude .
- Si vous saviez dans quel état d'angoisse perpéLuelle je vis, confessa M. Dubreuil, vous comprendriez
les précautions que je suis obligé de prendre .. • Oui,
je sens depuis quelque temps rôder autour de moi un
�LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
11
invisible ennemi ... j'ai l'impression d'être étroitement
épié, surveillé.
Au fur et à mesure que parlait son interlocuteur,
André sen Lait croître en lui son impression première
que la raison de M. Dubreuil ohancelait.
- Ne jouons-nous pas? interrogea le jeune homme
pour tenter de détourner les idées de son interlocuteur ...
De IJbuveau, M. Dubreuil se leva, mais, cette fois,
ce fut pour s'en aller coller !lon oreille à la cloison
qui séparait sa cabine de la voisine, murmurant:
- Il m'a semblé entendre marcher à côté ... dans
la cabine de M. Heldrick.
S'étant assis, il prit enke ses mains celles du jeune
homme et tout de suite ...
- Monsieur RouLier, commença-t-il, vous avez dîl
constater, depuis que nous avons fait connaissance,
quelle somme de sympathie vous avez su exciter en
moi: sympathie instinctive et que rien tout d'abord
ne justifiait ... Muis vous êtes Français, vous avez
a)Jparlenu à l'armée: double raison pour mériter ma \
conftance.
- Monsieur Dubreuil, murmura le jeune homme
tout étonné, en même temps qu'ému d'un semblable
préambule, croyez que je suis profondément touché ...
- Laissez-moi poursuivre, et surLout parlez bas;
je vous le répète, un instinct me dit que je dois me
méfier ... On m'épie ...
- Qui ?... et pourquoi ?...
�1J
LA MY STÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
- Qui? Si je le savais, je ne serais pas si inquiet:
c'est précisément parce que mes soupçons ne peuvent
se portel' sur personne que vous me voyez si troublé ...
Quant à la raison pour laquelle chacune de mes
paroles, chacun de mes gestes sont surveillés ... vous
allez la connaître; c'est pour m'ouvrir à vous que je
vous ai prié de venir me trouver ...
La gravité de ces paroles n'augmentait pas peu,
on l'imagine, l'étonnement d'André Routier, dont les
regards se fixaient avec incrédulité sur son interlo7
euteur ...
- Je sais cc que je dis, affirma le vieillard; voici
des mois et des mois que la mort rôde autour de moi,
embusquée sous les formes les plus diverses, sans
qu'il m'ait encore été possible de JlIi arracher le
masque l:lOUS lequel elle se dissimule .•• J)'un moment
à l'autre je puis être frappé; eh bicn! il ne faut pas
que ma mort assure le triomphe des ennemis de mon
pays, qui sont en même temps les ennemis du vôtre ...
Jusqu'à présent André avait l:ru que M. Dubreuil
était Français ... et voilà que ...
- Je suis né à Martigny, dans le canton de Vaud,
et le nom que je porte n'est pas le mien ... En réalité,
je m'appelle François Mtlrlier ... Mais j'ai changé de
nom en même temps que je m'expatriais pour tenter
de soustraire aux ennemis de mon pays le secret que
je détiens.
cc J'aime beaucoup la France, monsieur Routier;
j'ai pOUl' elle la même aITection, le mûme dévouement
�LA MY
S Tf ~ RlEUS
AVENTURE DE FRlDETTE
13
que j'aurais pour une seconde paLrie ... J'y ai v écu de
longues années ... J'ai rail mes éLudes techniques à
Lyon. Le peu que je sai ~ , c'esL à votre pays que je le
dois, eL c'est pourquoi je voudrais le sauver ... en
même Lemps que je sauverais ma propre pal.ri e, du
sort qui les attend t.outes les cleux.
M. DlIbreuil sc leva, H'en rut o11vril' une vali se ,
que rermait une serrure compliql1 tlc, el, en sor!.it une
carte d'éLat-major qu 'il ét ala sur la lablelte, à la
place du jeu d'écll l'CS , repoussé d'une main nerveuse :
- Suivez-moi hi en, dit-il en soulignant ses expli caLions rie son index promeflé avec assurance sur la
carle; C::\l', VOUH aul,res, en France, YOUS parais:;ez ne'
rien voil', ne rien comprendre de cc qui se passe en
Europe! Et cependant, Lous leurs écri vains militairef.\
l'ont déclaré, et Bernhardi en tête, l'attaque contl'e
la France devra être brusquée et emprunter le territoire de Belgique .. . où déjà lems voies de p énétration sonL Lracées... Les voici... A moins que cette
atlaque ne sc produise de ce côté.
EL son doigl, brusquement abaissé, venait sc promenordanslarégionde Brigue, sur la fl'onLièreila lienne,
qu'il suivit pour retrouver 10 territoire autrichien.
- Les SuiRses ne sont pas gens ù so laisser envahit,
~ans
pl'OlesLer, riposta André.
- Et leurs fusils protesteraient. ferme, je vous Il'
jure, déclara François Merlier avec véhémence. l\'ai~
il est des procédés flusceptibles d'annihi 1er une défensl',
quslque énergiquo soit-elle ...
�14
LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE l'RIDETTE
- D'ailleurs, vous parler. de la frontière italienne!
Rien ne prouve qu'en cas de conOit entre l'Allemagne
et nous l'Italie prendrait partie contre nous ...
- D'accord ... et je veux croire le contraire: mais
savez-vous qu'en Italie même le nombre d'aventuriers prêts à se jeLer sur noLre frontière an premier
signal dépasse plusieurs milliers? ..
- Ce n'est pas avec une poignée d'aventuriers
qu'on tente un coup pareil, protesta André ...
- A moins que ne vienne à la rescousse une combinaison machiavélique, de la nature de celles qua
peuvent enfanter des cerveaux allemands ...
Et, contraignant le jeune homme à se pencher sur
la carte:
- Tenez, voyez-vous là... entre Kandersteg et
Brigue, cetto ligne qui se relie au tunnel du Simplon ...
dont le terminus est Domodossola, en Italie? .. C'est
celle du tunnel de Lôtschberg. Eh bien! il Y a dixneuf kilomètres de voies ferrées souterraines qui
seraient pour les Suisses, en cas d'inyasion, d'utilité
première pour amener dans le Tessin les corps d'armée
indispensables à la défense de leur territoire ... Supposez le tunnel détruit et les Suisses contraints à
emprunter des chemins muleLierd, pour courir barrer
le passage il l'envahisseur ... Les Allemands, ou leurs
alliés les Autrichiens, seront depuis longtemps ù Lyon
que nos forces commenceront à peine à arrive l' sur le
terrain ...
Cette conception d'une attaque allemande sur le
�LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
15
flano français par la région lyonnaise, était si nouvelle, si invraisemblable, que le jeuno homme ne put
réprimer un soul'Ïre d'incrédulité ...
- Ne croyez pas à des com~inas
folles, nées'
dans un cerveau surexcité par le patriotisme 1. .. Si je
vous pa.rIe ninsi, c'est parce que je sais, parce que j'ai
VIJ ... paroe que j'ai agi!. .. Vous entendez, j'ai
agi!. ..
" Et c'esL parce que j'ai agi. .. que je sons la mort
l'Oder ainsi sans trêve autour de moi t... Car moi, je
puis annihiler leurs plans 1 Ils le savent, et le jour où
j'aurai dispa.ru, ce sera pOUl' eux; oomme s'ils avaient
gagné une bataille ...
« Pend~t
près de dix ans, j'a.i tra.vaillé oomnle
QOntromaitre électricien à la. construction du tunnel
de Lêitschberg, et c'est ainsi qUe j'ai été amené à
découvrir les manœuvres de leurs agents ... Longuement, patiemment, ils ont miné le tunnel en des points
que je suis parvenuà repérer ... Moi, alors, j'ai contreminé de mQn côté, retournant contre eux leurs cQmbi-'
naisons, si bien·qu'au jour où il~ voudraient agir, c'est
moi qui, les devançant, agirais ... Et malgré taus leurs
,effol,'ts,Loutes leufEi recherohes, jls ne sont pa$ parveml/) à décQuv~'ir
le point sensible, celui où un doigL,
appuyé !lUl' un commutatour, suffira à ruine~'
les belles!
combinaisons du kaiser •••
Sa bouche 313 tendit dans 1.111 rirA Flilcncieux :
~
Si j'ai changé dl,'> nom, dtl nfltionalitô; 61 je me
suis expatriro, c'est paroe que je sentaie l'odel' auto~
�16
LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
de moi des ennemis invisibles qui se sont juré de
m'arracher mon secret ...
- Si l'exil assurait votre secret, demanda André,
pourquoi revenir? ..
- Parce que les temps sont proches, déclara le
vieillard d'une voix prophétique. En cas de guerre,
ma place de combat est là-bas, là où, d'un geste, je
puis sauvegarder et la Suisse et la France d'une criminelle agression ...
Se courbant vers son interlocuteur, au point que
ses lèvres eHleurèrent son oreille, il ajouta:
- Ma.is, s'il m'arrivait malheur, je ne veux pas
que ce moyen de défense inespérée puisse manquer à
ces deux pays que j'aime d'une égale affection 1. .. Il
faut qu'à mon défaut un autre que moi puissè déclèn'cher la catastrophe de salut ... Et cet autre, j'ai décidé
que ce serait vous!
-Moi!
- Vous êtes actif, énergique, courageux !... Eh
bien! ce ne sera pas assez de toute votre activité,
de toute votre énergie , de tout votre courage pour
triompher de l'esprit malfaisant d'un Mornstein ...
- Mornstein? répéta interrogativement André ...
- C'est le nom tIe l'agent allemand dont j'ai
surpris les manœuvres et dont j'ai réussi à déjouer
les pièges depuis si longtemps!
~ C'.est · l'adversaire le plus audacieux, le plus
redoutable qui soit ... Entre lui et moi, c'est un duel
à mort ...
�LA III'YSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDE'fTE
17
En ce moment, au dehors, Wle voix s'entendit:
- Père! c'est l'édition du (( Sans fil ».
- Nous reprendrons ceLto conversaLion, dit
M. Dubreuil, car maintenant il fauL que je vous
donne les indications nécessaires pour retrouver
l'endroit ...
Puis un doigt sur les , lèvres pour recommander le
silence au jeune homme, il s'en fut enlever la couverture qui masquait la porte et tira le verrou ...
Sur le seuil, Fridettc apparut, l'ose et joyeuse,
annonçant:
- Vous savez, père, M. Heldrickl je l'ai battu ...
ohl mais, là, battu à plates coutures ...
Et tendant, avant de repartir un papier à André:
- Voici le « Sans fil » qui vient de paraîtré ...
C'était la polycopie des nouvelles communiquées
par la T. S. F. au transatlantique, ainsi qu'il était
coutume de le faire, aussitôt que l'on était entré dans
la zone de la plus proche station marconigraphique.
Soudain, le jeune homme sursauta :
- Lisez ... fit-il en tendant le papier au vieillard.
Le T. S. F. disait ceci:
« Au Lo/cal Anzeiger, on télégraphie de Berne que
le commandant Otto von Mornstein, le célèbre alpiniste auquel l'armée allemande est redevable du
traité de manœuvres en montagne, vient de trouver
la mort au cours d'une randonnée au Grosshorn, de
sinistre réputation.
2
�18
LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
« Entrainé par une avalanche, l'intrépide ascen-
sionniste, qui n'avait voulu être accompagné d'aucun
guide, giL dans quelque crevasse où son corps sera
retrouvé sans dout.e il la prochaine fonte des neiges ...
« Cette nouvelle :1 fait naître de très vifs regret!!
dans les mondes militaire et soientifique de Berlin. )')
En proie à une vive émotion, M. Dubreuil murmura:
..!... Enfin ... je vai!; donc pouvoir vivre ..•
CHAPITRE II
LE 2
AOUT
1914..
Le matin, au sortir du canal de Suez, on avait
le corps du pauvre M. Duhreuil et, a cette
occasion, les passagers, en assistant à la triste cérémonie, 8v&icnL tenu à donner à l'orpheline une preuve
de l'ananime sympathie qtùllle avaiL su inspirer ...
Le père de Fridettc avait succombé à une embolie,
avait-il ét.é déclaré par le médecin; ceUe déclaration,
Iaite sur l'ordre du commandant, avait l'avantage do
ne pas jeter la panique parmi les passagers en leur
révélant qu'un crime avait èté co.mmis à bord; en
même Lemps, olle parmettaH à l'enquêle de se pour8uivro dan3 rios conditions de discrétion ahsolue ...
Par qui eL pOUl' quello l'aison M. Dubl'euiJ avait-il
éta a(,~t.bind?
•••
imn~ergé
�LA MYSTÉRIEU SE AVENTURE PE FRIDETTE
19
Double question II laque lle il a vai.t été impossible
jusqu'à présent. de rt·pondre ; vain ement, le commandant avait-il conféré dans sa cabine avec André Rou tier, dans l'espoir d'obtenir quelque l'enseignement
susceptible de jeter un peu de clarté dans cett e obscurité : le jeune homme n'avait pn que ropéter Of,!
qu'il savait ...
La veille, 19urprise de ne pus voir son père descendre
pour le déje uner, Fridette était allée frapper à la
porte de la cabine de M. Dubreuil; ne r8cevant aucune
réponse, elle aVl;l.it fait ouvrir la porte au moyen de
la double clef du maître d'hCtel.
La cabine présentaü l'aspect du plus grand désordre; les valises ouvertes et leur contenu épars sur le
plancher donnaien t l'impression d'un cambriolage
hâtif; quant ft M. Dubreuil, il avait été trouvé couvert de sang, l'IHanL et prononçant des mots sans
suite ...
André Routier n'avait pu s'empêcher d'établir une
corrélation étroite entre ce crime et la conversation
qu'il avait eue, l'avant-veille, avec le vieillard au
sujet du Lotschberg .•.
.Évidemment, c'était quelque émissaire de Berlin
qui avait agi ... comme d'ailleurs semblait l'indiquer
suisse au moment
le nom prononcé par le patrio~e
de mourir ...
- Mornstein 1 avait-ill'épété par deux: fois.
Et André Routier ne pouvait se souvenir sans un
réel chagrin de cette fin si rapide, ponctuée par les
0-
�20
LA MYSTÉRIEU S E AVRNTURE DE FRIDETTE
sanglots de FI'idetLe ép erdu e et les sourds gémissem ents de F ellow, dressé des quatre pattes sur le lit
eLtendant v ers son maîtr3 sa grosse face üplorée .. _
Détail curieux et qui a vait, vivem ent frapp é Houti er; c'Hait le nom d e son chi en que le moribond
avait pronon cé , qu elqu es second es a vanL le mom enl
ra tal. .. e l, il y avait dan s ce Lte voix, qui se mblait déjù
'enir d'outre- tombe, un a ccent de vol ont" singlllie:'
qui r ésonnaiL eJl COl'è à J'oreille du jeune h omme.
Pourquoi F elIow avait-il à ce p oint fixé l'atLenti on
du vieux pa triote avant de mourir ? ..
M. Heldrink a vaiL ét é l'un des pl'emi ers Ù affirmel
à Fridette la part, très grand e, qu 'il p re nai t au m nlli eur qui la happait et fl'ü LaiL spontan ément mis à sa
di ~ po s il.on
p our lui fnil'e escorte jusqu 'au Lerm e (l A
son voyage . ..
- Sais-je se ul em ent ce que je veux fail'c Il ...
Et sur cette r é ponse d{'solée eL éVA siv e, ils s'étai ent
séparas lorsqu'un homme de service, R'approchant de
M. Heldri ck, l'informa qu e l e commanda nt le priait
de vouloir bi en le rejoin(lre da nR sa cabin p- ...
- Ch el' mon sie Lll', lui dit l'officier en lui d ésignant
un siège , lp.s circo nsta nces me contraignent Ù VOU f;
mettre au courant de faiLs qu e j'avais d écidé dp. \'l'nil'
cach és jusqu'à nouvel orùre ; cl on c, d onn ez-moi votre
parole d'honneur qu'une foi s fran r hi le seuil de ceLLe
pièce VOUf; aurez oubli é ce qu e je vous aurai dit.
M. lIeldri ck Hendit la main, di sant d'un e voi x
gI'ave:
�LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRlDETTE
21
- Vous avez ma parole, commandanL ...
- Eh bien! M. Dubreuil a ét6 assassiné!
On imagine le haut-le-corps exécuté sur son 3iège
par le passager.
- Assassiné 1 répéta-t-il, la parole coupée par la
,tupeur, assassiné!... l\Iais comment cela s'est-il pu
faire? .. Et puis qui? .. Dans quel butll •• •
- Le vol, sans doute: quand nous sommes entrés
dans sa cabine, nous avons trouvé teut en désordre ...
Jes valises ouvertes, bouleversées ...
- Transportait-il donc de fortes sommes?
- 11 m'avait confié, comme le font la plupart des
passagers, quelques valeurs pour être déposées dalls
le coUre-fort du bord; pour le reste, j'ignore absolument ...
11 y eut un silence entre les deux hommes; puis le
commandant expliqua :
- Je dois avoir recours ù votre amabilité pour
me permettre de poul'suivre avec toute la discrétion
possible l'enquête à laquelle je me li vre .
- De quoi s'agit-il?
- De m'accompagner dans votre cabine ...
M. Heldrick sursauta, tandis que ses yeux sc
fixaient sur le commandant , pleins de stupeur eL
d'indignation . ..
- Ne voyez'dans ma demande, afIirœa l'officier, rien
qui puisse vous offenser, cher monsieur; mais cetle
visite s'impose en raison de la mitoyenneté de votre
:;abine avec celle de M. Dubrouil: n'ayant pu jusqu'il
�22
LA M'YSTÉRlEUSE AVENTUR:;: DE FRlDETTE
présent, en dépit de mes reoherches, fixer de façon
précise par quel chemin a passé l'assassin pour pénétrer chez la victime, j'ai besoin de me rendre oomptc
de certains détaib .. ,
-~
Quoi d'invraisemblable à ce que le meurtrier scit
ras~é
toutbonnement par la porte , et qu'au cours d'une
discussion violente, l'irréparable se soit accompli ...
- :Évidemment, acquiesça le commandant, cette
"Mse pourl:ait se soutenir, (Ji la porte n'avait été Îlitédeurement fermée à clef.
- Le tour de clé peut avoir été donn6 par
M. Dubreuil, une fois le visiteur introduit . .
- Possible, encore ... mais qui donc l'eût donné
après le départ du meurtrier? ...
- Alors, demanda M. Heldrick, que penser? ... Cal'
E,i l'assassin n'a pu s'enfuir par la porte, je n6 vois
pas trop par quelle issùe il aurait pu sortir.
- Et le sabord? ...
- Mais c'est pratiquement impossible\...
- Difficile, oui; impossible, o'est una autre affaire.
et o'est précisément ce dont je veux me rendre compte
en allant dans votre cabine ...
- Vous supposez donc que le meurtrier l'aurait
nmpl'untée pOUl' gagner celle de M. Dubreuil ?
- Je n'ai guère d'autre alternati va? ...
- Mais pour pénétrer chez moi ... Comment s'y
ro.t-il pris? ... J'on ai toujours la clé SUl' moi ...
-- Vous oubliez que le garç.on do service possède
lin double .. .
�LA btYSTtRlBUSE AVENTtJRE DE FRIDET'l'E
:2:::
Une fois le seuil franchi, l'officiel' promena autoUl'
lui un regard investigatem' et, tout de suite,
d~clar
avec un hochement ùe tête vers le hublot :
- Évidemment, c'est ass.3Z large pour que rrueJqu'un puisse passer .. , Ne trouvez-vous pas ?.. ,
Ayant pressé sur le bouton d'appel, il ordonna au
garçon qui se présenta:
- Va dire il l'officier de service de me l'aire venir
de suite, ici , le quartier-maUre Leguadec .. ,
Et, le gal'çon une fois sorti, il expliqua :
- C'est un Breton qui a été autrefoifl moniteut'
de gymnastique à bord et dont l'adresse était pro~e
biale .. , S'il déclare le tou!' de force inexécutable, je
m'inclinerai .. ,
- Sino?~.,
- Sinon, .. Je saurai il quoi m'en tenir sur 10
chemin qu'aura pu prendre l'assassin et je poursuivrai mon enquête en conséquence ...
En ce moment, on frappa à la porte et, sur l'invitation du commandant, Yves Leguadcc franchit- le
seuil de la cabine ...
- Avance un peu et écoute bien, commença
l'officier: il s'agit de prouver que tu es toujours le
brillant moniteur dont les exercices de voltige faisaient
se pâmer d'aise les petites bonnes do Recouvrance,
quand nous tenions garnison à Brest .••
Le matelot, à ce souvenir, devint tout rouge: il se
Gontenta de répondre, la main au béret:
- Bien, commandant ..•
ue
�24
LA MYST~RIEU
AVENTURE DE FRJDETTE
- Il s'agit, paSf'ant par ici, de pénétrer dans la
c.abine voisine, au moyen du hublot qui l'éclaire ...
- Ma douél s'exclama le matelot ...
- Regarde bien, réfléchis bien avant de r6pondre.
Le marin alla au sabord, passa la tête, examina
soigneusement le dehors, puis, revenant dans J'intérieur de la cabine, en foui lIa les coins et les recoins
d'un coup d'œil investigateur.
En un tour de main, il eut défait la eoueheLte
et attaché l'un à l'autre les deux draps, ce qui constituait une corde de longueur assez respectable.
L'une des extrémités de cette corde improvisée
l'ut attachée Rolidement pal' lui à l'un des pieds de la
cou'c hette, l'autre fut rajet('le pnr j'encadrement du
hublot,.
Après quoi, rnlevant sa veste, son trirot, s.cs
chaussures, pour être plus agile, il se glissa au dehors.
Là, cramponn(\ des deux mains à la corde, il réus&iL
Ù marcher oonLI'e la coque même du bâtiment en !\'archou tant dl' touLe la force de ses jarrets; ainsi peut-Il
~'aproche
in~rsblemL
ttu hublot de la c.abins'
voisine, suivi dans ce vertigineux exercice par: le
commandant qui le regardait, le buste engagé dans
l'encadrement.
A plusieuri:! reprises, l'audacieux Leguadec se
trouva rejeté clans le vide par un subit mouvement
de roulis; il la seule force de ses poignc;ts, il dut de
n'être pas prrcipiLé ù la mer, Cl" ~anB
l'ôlastieité de
~es
jarrets, il se fût br.i~u
contre la coque du bâtiment: ..
�LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
25
Dans la cabine, 'M . Heldrick interrogcait le commandant, suivant par la pensée la progression du matelot.
A une exclamation souùainement arrachée à l'officier, il demanda:
- TombéÎ' .. .
- Non pas ... Il vient d'empoigner l'encadrement
du sabord!... Il se hisse 1... Là ... Il Y est 1. ..
Et, s'adressant au matelot:
- Inutile d'entrer, cria-t-il, reviens ...
Frappant sur l'épaule du passager, il ajouta:
- Maintenant, J'enquête va marcher rondement.
- Alors, pour vous, commandant? ...
- ... ~:as8in
de M. Dubreuil a emprunté votl'e
c~lambI'e
pou~
gagner la sienne ... l'expérience vient de
l~ prouver surabondamment .. .
En ce moment" Leguadec ,se glissait par le hublot
et, lestement, sautait SUI' le plancher de la cabine ...
-- Tu peux disposer ...
, E~,
le q~artiel'-mî
étant sorti: ,
- Il ne me reste plus qu'à vous remercier. de votre
complaisn~
. e,
fit le commandant en prenant congé,
et à vous demander la ~iscréton
la plus absolue....
, ,Comme ,il ,meLtait le pied hors de la cabine, un
oflicier l'accosta avec une fébrilité étrange:
- Nos marconigrammes sont interceptés ...
- C'est une plaisanterie ... Interceptés 1. •• par qui? ..
A propos de quoi?..
- Vous le saurez en m'accompagnant, l'épandit
l'autre avec un laconisme étrange.
�26
LA MYSTtRIEUSE AVENTURE DE FR1DET~
Et ils gagnère1}t la cabine de l'opérateur.
Celui-ci, sans que le commandant eüt besoin de
l'interrogor, lui tendit une feuille de papier, celle SUl'
laquelle s'enregistraient les messages ...
(c Hier soir, il dix heures, l'Allemagne a déclaré la
' « guerre à ., .
- A . .. qui? .. . interrogea le commandant d'une
vOÎ..'é brève, étranglée d'émotion ...
Le fatal papier à la main, il examinait alternativement l'officier et l'employé, comme s'il eût espéré,
découvrir sur leuI' visage l'explication de cette
angoissante énigme ...
- ... La guerre!... A qui? murmura-t-il ...
- A nous, pout-être, s'exclama son interlocuteur,
d'une voix vibranLe ... Depuis quarante ans qu'on
attend ... ce ne serait pas trop tôt ..•
- Pourquoi nous?.. interrogea le commandant.,
nous n'avùns rien à voir dans les aITaires cerbes .••
-- Eh 1 s'ils veulent la guerre .. . le premier prétexter
venu leur suffiI'a .. .
- Gn Lout cas, il faut veiller au grain ...
S'adressant à l'opérateur :
- Vous, recommanda-t-il, ne cessez d'envoyer des'
t l H' ~ sage
... et, à la promière alerte, avisez-moi. .•
Puis, ù l'officier:
- Descendez aux machines et dites qu'on force'
les feu_ ' .. . 11 ne s'agit pas de trainer en route ...
�LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRlDE'r'rE
27
CHAPITRE III
TORPILLÉS.
La cloche du bord venait, de piquer le quart de
minuit.
Le vent était dur, la mer houleuse et une brume
légère flottait à la surface des flots.
Au sortir de table, après le repa.s qu'il avait présidé avec son amabilité ooutumière, le commandant
avait regagné Ea cabine: il avait hâte d'être seul et
de pouvoir se débarrasser de la con~raite
à laquelle
il avait dû, toute la journée, s'astreindre pour
n'altérer en rien la oonfiance de ses passagers •..
C'était bien assez déjà de cette malheureuse mort
de M. Dubreuil sans venir compliquer les choses par
la politique ...
La sagesse ordonnait de ne rien mettre au pirfl et
d'attendre en oonfiance .••
Mais attendre ? .. Le commandant ne faisait que
cela depuis près de vingt-quatre heures 1...
Encore maintenant, il rôdait à travers sa cabine,
guettant, par-dessus le sifflement. de la brise, le bruit
d'un pas précipité dans le oouloir, le pas du messager
qw viendrait l'avertir que les ondes enfin avaiont
parlé ... que ...
Il s'arrêta soudain, 1igé par l'écho d'une marche
rapide au milieu du silence de la nuit ...
�28
LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
Avant que l'on eût frapp é à sa porte, le commandant l'avait ouverte et, sur le seuil, se trouvait nez à
nez avec le second officier.
- Eh bien! ça y est! mon commandant, dit celuici d'une voix que l'émotion étranglait ... Ça y est 1. ..
Il tendait à son supérieur la transcription d'un
marconigramme arrivé quelques secondes plus tôt ...
« Ministre marine française ù tous commandants
navires en mer: rallier par tous moyens rapides proch,ain port français en prenant toutes précautions
d'usage contre torpillage. »
Cette lecture achev ée, les yeux du c.ommandant se
fixèrent sur l'officier qui sc tenait debout, immobile,
devant lui.
Pui
~ , spontanément, leurs mains se nouèrent, et
leurs faces graves s'illuminèrent d'un sourire radieux.
Depuis si longtemps, ils attendaient cette heure ...
- Faites fermer les sabords, ordonna enfin la
commandanL d'une voix ca lme ...
Il ajouta:
- Je monte sur le pouL...
Là-haut, la nuit était noire: il semblaiL que le ciel
voulût favoriser la sécurité du bâtiment en masquanL
d'un écran épais la lumière même des étoiles ...
La surface de la mer, sombre elle aussi, ne se devinait qu'à la mousse d'argent qui se formait sous la
poussée de l'étrave ...
Sur la passerelle, l'officier de quart ados~é
ù la
rambarde. scrutait l'horizon. tout en fumanL paisible-
�LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FnIDE'rTE
29
ment un cigare dont l'extrémité rougeoyante mettait
dans la nuit un point pourpre.
-Je prends le quart moi-même, fit le commandant;
veillez à ce que les canots soient parés et à ce que les
ceintures de sauvetage soient prêtes à être capel'ées ...
Que les garçons de service se lèvent. pour éveiller les
passages au premier signal.
Comme déjà J'officier avait descendu quelques
marches, le commandant le rappela:
- Allez à la cabine du colonel, éveillez-le et priezle de vouloir bien me rejoindre le pIns tôt possible ...
BouLonnant en hâLe sa vareuse, le colonel, tout
engourdi ùe sommeil, gravissait, titubant, les maI'·
ches de la passerelle.
Après une poignée de main énergique, le comman·
oallt lui dit ~
- La guerre est déclarée .. , Je reçois ordre de rallier
3u plus tôt le plus prochain port français eL de prendre
mes précautions contre une tentative possible de
torpillage ...
Le r,olonel, un vieux rolonial, se ft'ottait les mains
en signe de saLisfaction :
- Ahl nom d'un chien ... Ahl nom d'un chien 1
gl'ommela-t-il, voilà assc'z 10ngLemps qu'on cogne
Sur des Chinoi,> ou sur des Marocains ... On va pou.
voir se payer un peu de Boches ...
- Pour l'insLant, colonel, il s'agit que les Boches
ne se paient pas notre peau. Si, donc, je vous 'a i prié
de venir me trouver, c'est pour que, prévenu, vous
�30
LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
examiniez à l'avance ce qu'il convient de faire pour
vos hommes ... Il faut à tout prix éviter, en cas d'acci·
dent, un tumulte dont, pourraient souffrir les manœuvres de sauvetage, et, par suite, se trouver corn·
promise la sécurité de mes passagers ...
. - Le nécessaire va être fait immédiatement ...
- Un quartier-maUre SQ mettra à votre disposition
et à celle de vos officiers pour toutes les questions
de détail... Ceinture de sauvetage, canots, radeaux ...
- Baste! fit le colonel, nous serions dans le Nord
qu'à la rigueur on pourrait craindre de ces gens-là
quelque sale coup ... Mais ici, en Méditerranée ... il
leur faut le temps voulu de venir ...
En ce moment, du faux mât, une voix tomba,
sinistre, s.u milieu de la nU1t :
- Feu à l'avant ... par tribord 1. ..
Presque aussitôt, un mince faisceau de lumière creva
l'omb!' . balaya le ciel quelques secondes, pnis subitement disparut!...
Les deux ofIiciers s'étaient tus, muets, penchéa sur
la rambarde, fouillant i'horizon, comme s'ils eussent
espéré, même avec leur lunette, découvrit- quelque
chose au milieu de tout ce noir dont ils étaient
environnés ...
- Que pensez-vous que ce soit?
- Comment voulez-volIs mettre un nom sur une
lueur anonyme qui jaillit ainsi soudain dans la
nuit? ..
Un nouveau feu, en ce moment, zébra le ciel,
�'LA MYSTÉ:RIEUSE AVENTU RE DE ?RIDET TE
31
serutan t dans tous ses recoins, comme s'il eüt été à
la recheroha de quelques bâtime nt. Puis ce fut la
nuit, la nuit opaque et sinistre avec ses embfiches
masquées GOUS les !lots glauques que l'étrave fendait.
- L'ombr e heureu sement nous protège , murmu ra
le colonel, et l'extinotion rapide des feux rend notré
repérage, sinon impossible, du moins difficile, ..
Comme il acheva it ces mols, voilà qu'à l'avant du
navire une lueur brilla, raya l'espace, perpendiculaf.
ment au pont du bâtiment., pour s'immobiliser à une
oinqua ntaine de mètres de haut; après quoi, elle
s'épano uit tout à coup en fonne de ohandelle romaine, .•
de coulour bleue et Touge ...
Puis, plus rien ... extinction subite ... Et le nOll' ..• un
noir plus intense et plus tragiqu e, ..
Les deux hommes, le comma ndant et le oolonel,
penchés en avant fl perdre l'équilibre, regarda ient,
sans pronon cer une parole ...
- Qu'est·ce que c'est que ça? .. gronda le premier.
- Un signal, fit le second ... Vous avez un traftre
à bord, comma ndant ...
Celui-ci n'avait pas cu le loi3ir de l'épondre que du
fond de l'horizo n Ull faiscean lumine ux jailliss ait.
trouan t la nuit, )lOUl' venir balaye r le bâtime nt qui,
durant quolqueR secondes, seprofiIa inondé de clarLé ...
Écarta nt le colonel qui lui barrait la route, le
comma ndant lança des ordre;:;, ..
Le timonier donna un coup do barre si brusqu e
qu'il sembla que le bât.iment virevol tait Sur lui-même
�32
LA MYSTÉnIEUSE AVENTURE DE PRIDETTE
comme une gigantesque toupie ... Le jeu des. pistons,
~n
même temps, s'accéléra, et le navire parut piquer
une tête dans la nuit ...
Sur le pont, d'abord, ce fut une course éperduc
d'hommcs armés, lancés dans la direction de l'avant:
un officier, revolver au poing, était à leur tête ...
Penché sur la rambarde, le commandant criait:
- Ne le laissez pas échapper 1. .. il me faut cet
homme! ...
Puis, les équipes préposees à la manœuvre des
chaloupes de sauvetage prenaient leur place, cependant que, guidés par le personnel du bâtiment, les
pasgerui~l1t
sur le pont, se.vêtant en hâte des
habits qui leur était tombés sous la main ...
Et le commandant, tête levée vers l'ombre, criait:
- Rien en vue, Leguadec? ...
- Rien, commandant ...
Au-dessous de la passerelle s'entendaient les pas
lourds et cadencés d'une troupe qui se rassemblait:
c'était le bataillon de légionnaires qui, en ordre,
pronaient place sur le pont, sac au dos, comme s'il se
fût agi d'un simple rassemblement, avant de procéder
à l'exercice quotidien.
En ce moment, une voix cria:
- Un homme à la mer ... par bâbord ...
- Tenez ... là! fit le colonel, le bras étendu vers
1
une tache plus claire qui venait d'apparaitre dans 10'
creux d'une lame, non loin du bâtiment.
- C'est notre homme qui se sauvel ...
�LA MYSTJ!:mEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
33 '
A paine ces mots dits, plusieurs dé~o)atins
éclatèrent et des lueurs zébrèrent l'obscurité ...
Sans s'être donné le mot, l'officier et le colonel
venaient de faire feu de leur revolver dans la dirèc-'
tion de la tache signalée ...
- Torpille bâbord 1 avant!. ..
Le commandant, penché sur son appareil téléphonique, prononça:
- Machine arriore ... touLe ...
Le bâtiment vibra dans son ossature, puis, obéissant
h la manœuvre, recula.
Mais l'ordre avait était lancé trop tard ...
Brusquement, un choc se produisit, terrible, et l'on
eut, l'impression que le bâtimenL était aLLeinL.
Puis une explosion eut lieu, soulevant une colonne
d'(;au ùont le pont fut arrosé.
- Colonel, dit le commandant avec calme, à vos
JLOmmes ...
Ensuite, avec une méthode admirable, il donna ses
ordres, ï'esprit présent à tout, le regard surveillant,
au milieu de l'obscurité, l'exécution des mouvements
p l'escl'Ï ts ...
Apros avoir lancé l'appel par T. S. F., il avait espéré
Pouvoir, en forçant les feux, atteindre Malte par ses
propres moyens ...
Mais subitement, l'eau ayant envahi la chambre
des machines, celles-ci avaient cessé de f oncLionner
cl, l'Au(Je/'gne n'avait plus été, à partir de ce moment, qu'une monstrueuse épave, abandonnée au
3
�34
LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
caprice des vents et à l'agitation des flots ...
Sur le pont, les passagers, avec l'aide des matelots,
s'empilaient dans les embarcations qui, à force de
rames, s'éloignaient par crainte que le navire, en couta.nt, ne les entraînât dans le gouffre liquide.
P~r
leE, soins d'André Routier, MUe Dubreuil avait
trouvé place dans le premier canot qui avait quitté le
bord: Fellow n'avait pas abandonné sa maîtresse et
s'était glissé à sa suite ...
André, lui, avait. refusé de l'accompagner, déclarant
que sa place était à bord, tant qu'il y resterait une
femme ou un enfant ...
.' Cependant, le bâtim9nt continuait de flotter et un
officier, que le commandant avait envoyé inspecter
la cale, était remonté, déclarant que la voie d'eau
pouvait aisément, avec quelques heures de travail,
être aveuglée; cette nouvelle, aussitôt transmise aux
passagers et à l'équipage, avait ramené la confiance ...
Néanmoins, pal' prudence, le commandant avait
continué à faire procéder à l'embarquement ...
Sur aa dunette, le cigare aux lèvres, il surveillait
lee mouvements du bord, d'un œil calme, comme s'il
se fôt agi d'une simple manœuvre ...
- Un havane, proposa-t-il du haut de la dunette
au colonel qui Iaisai t les cent pas devant ses hommes;
ceux-ci, sac à terre, les fusils en faisceau, attendaient
leur tour d'embarquement ...
Lestement, le colonel gravit les degrés qui montaient
à la passerelle.
�LA MYSTÉRIEUSE AVEl'lTURE DE FttlDETTE
35
Tandis qu'il choisissait un havane dans le portecigare que lui présentait le commandant, celui-ci lui
dii, tout bas, à l'oreille:
- Nous coulons ... Tenez vos hommes en mains .. .
A peine si j'aurai le temps d'évacuer les passagers .. .
11 ne faut pas de tumulte ...
- Compris ...
Et, après cette laconique réponse, le oolonel, serrant
énergiquement la main du commandant, quitta la
passerelle.
Presque aussitôt, dominant le vacarme des manœuvres, s'étendiL la voix cuivrée du clairon sonnant le
« Garde il vous ».
Comme dans la. COUI' du quartier, les hommes, sac
au dos, formèrent 10 carré ...
Au centre, le drapeau, déployé, élevait ses couleurs
que la brise fai sait claquer au-dessus ùe sa garde,
baïonnette au canon.
Soudain une explosion fit trembler 10 bâtiment
jusque dans ses œuvres vives, leI:! chaudières venaient
d'éclater ..•
Le bâtiment commença alors d'enfoncer; déjà les
flots atteignaient le pont arrière ..•
Un frémi ssement, cependant, courait parmi les rangs
ùes soldats: l'approche de la mort les hantait.
Le colonel eut l'instinct que ses hommes allaient lui
échapper .•.
- Au drapeaul commanda-t-il soudain .. .
Instinctivement, les coloniaux rectiflèren\ la posi-
�36
LA MYSTÉRIEUSE AVENTUnE DE FRIDET~
tion et portèrent les armes, tandis que les officiers,
sabres au clair, s'immobilisaient comme à la
parade ...
Le colonel, lui, dans un geste plein do noblesse,
r1leva son al'me ct, lorsque la garue de Cll ivre atteignit
la hauteur de sa bouche, il y colla ses lèvres dévotement, mettant dans cet héroïque baiser, comme en
dernier adieu, tout co que son ûme contenait d'amour
pour la patrie et d'aITection pour les siens . ..
Et le navire continua de couler, tandis que les clairons envoyaient aux quaLrevents leurs sonneries jl'eau
montait et maintenant atteignait leurs 'jarrets, qu'ils
raidissDient dans ce dernier salut à la France ...
- Mes enfants, cria tO'Jt à coup le commandant
qui venait de voir le dernier radeau quitter le bord ...
Mes enfants, merci 1songez à vous ... Adieu, colonel!. ..
Ce furent ses ultimes paroles 1. ..
Dans une explosion dernière, le bâtiment S'OUV1'Î 1
en deux et le drapeau sombra dans les flots, encadl'é
de sa garde d'honneur ...
CHAPITRE IV
HEURES D'ANGOrSSE.
Un hasard av aiL mis ù portée de la main d'André
Routier, lorsqu'il avait saut() ù Pean, une épave à
laquelle il s'était accroché.
�LA MYSTÉR IEUSE AVENTU RE DE FRlDET TE
37
Les canots, chargés à couler, s'éloign aient à force
de rames, ne voulan t rien entend re de ses appels ...
Comme il avait conservé tout son sang-froid, il nc
se fit pas longtemps illusion et se résigna à son sort ...
Au surplus , il était impossible que les appels
lancés par la T. S. F. n'eusse nt pas été entend us ...
Bientô t, des bâtime nts accour aient au secours des
naufragés ...
L'essentiel, pour lui, était de se mainte nir à la surfaee assez longtem ps pour que ces navires sauvete urs
arrivas sent ...
L'épav e à laquelle instinc tiveme nt il s'éLait accroché
était une énorme planch e arraché e par l'explo sion au
basting age: d'une surface de deux mètres carrés, elle
ofTrait une stabilit é BumsanLe pour que, une fois his!;Q
dessus, il y pût demeu rer en équilib re.
Un couran t l'entrai nait vers l'Ouest , au milieu de
l'obscu rité redouta ble qui envelo ppait la mer comme
d'un suaire de deuil...
Au ciel, pas une étoile; autour de lui, le silence
sinirstre d'une nuit calme où les floLs sembla ient dormir ..•
A plusieu rs reprises, les mains rGunies en forme
de conque autour des lèvres, il lança uu appel désù::;péré ...
Nulle voix ne lui répond it ct bientôt , cédant ù la
faLigue, ill:l'endormit. ..
Combien de temps demeura-Loi! ainsi?
Lu chaleur' d'un soleil brûlan t le fit revenh' ù lui.
�38
LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE. DE FRIDETTE
Autour de lui, les èpaves flottaient: ft quelque distance, un point noir se mouvait, avec lenteur.
Un canot, un radeau ... peut-être.
Tout espoir de salut n'était pas perdu ...
Réunissant ses forces, il réussit à se dresser debcut
et, arrachant sa veste, l'agita à bout de bras, tandis
que, de toute l'énergie de ses poumons, il envoyait à
ses compagnons d'infortune un appel désespéré ...
Ses cris sans doute ne parvinrent pas jusque-là, non
plus que ses gestes ne furent aperçus ...
Une:voilefuthissée et le vent entraina l'embarcation
dans la direction opposée.
Alors, désespéré, André Routier se laissa retomber
sur son épaYe et de nouveau s'endormit ...
Des heures passèrent, puis il s'éveilla encore .. ,
Le soleil s'abaissait, tout rouge, à l'horizon, et voilà
que, soudain, le vent s'éleva, poussant devant lui les
flots gonflés, semblables à une troupe immense de
monstres marins.
Et, comme si une main invisible eût tiré Un rideau
devant la lumière du soleil, la nuit se fit, intense,
opaque, insondable, pendant que le tonnerre, tout à
coup déchaîné, roulait terriblement dans les prùfondans de l'espace ...
Cramponné à son épave, le naufragé se donnait
l'impression J'un volant qu'une raquette géante eût
eté vers le ciel, pour le plonger dans le c l'eux des
jabimes et le faire remonter ensuite il la crête des
vagues ...
�J,A IIJYSTÉR IF:USE AVENTU nE DE FRlDE1' TE
39
A toute second e, le malheu reux s'atten dait à se voir
plongé dans logoufl're oùil retrouv erait les victime s du
sous-m arin ennemi ...
Tout à coup, il eut comme une halluci nation : à la
lueur blafard e d'un éclair ne lui avait-il pas semblé
apercev oir, à trois ou quatre encâblu l'es à peine, une
tache sombre , sur laquell e des f1)rmes plus claires
s'agitai ent ...
Et ces formes claires avaien t quelqu e ressem bl.a nce
avec des silhoue ttes humain es, ..
- Ohé 1... fit-il, du bateau l ...
Pendan t JOi1gtem ps, il s'époum onna ainsi, m ais le
heurt forœid ables des vagues , le gronde ment du ton'nerre couvra ient sa voix ...
Le même coura nt (tui les avait emport és Join du
lieu du sinistre les y avait ramenp s; et mainte nant,
son épave et le radeau qu'il aperce vait flottaie nt à
l'avent ure, ob éissant aux mêmes caprice s de h
mer ...
S'il eOt fait jour, on l'eOt aperçu et peut-êt re alors
le sauveta ge eût-il pu s'op érer ...
Mais au milieu de cette nuit noire comme de la poix,
qu'avai t-il le droit d'atten dre ?...
Avait-i l même l'espoir de voir so lever l'auror e? ...
Anéant i de fatigue et de faim, à peine pouvai t-il
E'ncore se crampo nner à l'épave qui le porLait ...
Avant peu, ses doigts, brisés, engour dis, lâchera ient
prise, et la première vague un peu forte l'empo rterait.
�40
Y.A MYSTJ!;I\JEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
AP1"')S LouL, ce :lm'ait la fin de son agollie ...
Il cn éLaiL arriv é à so uhaiter ulle mort prompte ...
Par moments une gracieuse silhouette de femme se
dressait devant lui , celle de Mlle Dubreuil, et il so ngeaiL avec reg ret qu'elle eût été une jolie compagne
pOUl' sa vic .. .
Ensuite, il réfléchissait aux confidences de M. Dubreuil, confidences auxquelles sa mort tragique donnait une acuité mystérieuse, vraiment sensa tionnelle.,.
Et il se disait, que, si las circonstances lui eussent permis de vivre , il eût eu certainement un rôle à remplir.
Dépositaire du secret du vieux patriote suisse , il
eût. put tenter de se substituer à lui dans la mission
qu'il s'était assignée ...
La France, en cette aITaire, étlit aussi bi en en jeu que
la Suisse, et cc que la mort avait empêehé le vaillallt
Dubl'euil, do faire il lui eût apparLenu , à lui, nouLier, de 10 faire.
Tout cela dansait dans la têLe du pauvre garçon "
dont les idées s'agitaient confuses et doul eureuses,
ainsi que dans un cauchemar dernie!' ...
Peu à peu, là-bas, aux confins de l'horizon, uno
ligne blafarde apparut, roflet premier de l'auroro
lugubro qui déjà se préparait ù surgir des flots
apais ;s ...
-- Puis un rayon de so leil enfl amma l' 'Rpace ...
C'était le jour!. .. enfin!. ..
Cette vue galvanisa l'é nergio abaLLue d'André Rou tier : il ré ussit ù se dresgel' SUI' srs genou x et, 0.101':-1,
�LA MYSTÉR IEUSE AVENTU RE DE FfllDET TE
41
:i.l aperçu t nOll loin l'upave (!u'il avait confus ément
<listingu 'e au milien <lo la nuit ...
C'était bien un canot surchar gé de naufrag és.
Quelques-ulls tenaien t des avirons dont iJs paraissaient jouer pénible ment, tandis que les autrefl,
immob iles, prostré s, sembla ient drjà en agonie .. .
- Ohé!. .. Oh!. .. du canot! cria-toi! J'une voix dans
laquell e il mit toutes ses forces .. .
On sembla ne pas l'enten dre".
Alors , désespé ré de sentir le salut si près de lui et
de le voir lui échapp er, il fit un efTort et se mit debout
SUI' l'étroit e épave qui le portait ...
En agitant les bras pour attirer sur lui l'attent ion,
il nt un mouve ment trop brusqu e, perdit l'équili bre
'
ct tomba à l'eau...
La somati on du froid lui fut comme un réactif :
d'un vigoure ux coup de pied, il remont a à ]a sUl'face
ct se mit ù nager dans la directio n du canoi.. . Mais il
s'épuis ait mpidem ent et senlait venil' le momen t où
il allait couler à pic ...
Désesp érémen t alors, il cria ...
Une vague, en cc môme momeu t, le s' lbmeJ'gea et
sa gorge s'empl it d'eau.
Alors, tout chavira en lui : bl'usqu ement, il eut ln
sensati on d'ôtre happé énergiq uement par ses vêtements el d'être mainte nu ù la surface par une poigne
vigoure use ...
Mais il était si lug qu'il avait une peine infinie il
sou level' ses paupièl'es qui lui fleHlblaient de pJomu ...
�42
LA MYST~RIEU8
AVEN1'URF. DF. FRIDF.TTF:
Il enLendit pourtant une voix qui criait:
- Fellow!. .. ici 1. .. Fellow 1. .. amène!. .. amène!..
Il crut être la proie d'un cauchemar.
- Fellow? .. On appelait Fellow! ...
Et cette voix qui appelait!. .. mais c'était la sienne .. ,
Une énergie nouvelle lui fit ouvrir les yeux ...
Et alors, il s'étonna! Ce qu'il avait pris pour une
poign~
humaine, c'était une mâchoire formidable
d'animal.
Et cet animal, Ille reconnaissait: c'était Fellow!. ..
La brave bête, quoique alourdie par ce fardeau,
nageait vigoureusement, encouragée par les appels
ininterrompus qui partaient d'une embarcation, à
quelque cent mètres de )ù . . •
Debout dans cette embarcation, une femme encourageait du geste la bête . Cette femme, c'était Fridette."
Cette vue galvanisa ce qui restaiL d'énergie dans les
muscles du jeune homme: senLant que le chien commençait à s'épuiser, il s'efforça de nager.
De leur côté, ceux qui montaient, l'embarcation
s'ingéniaient, avec les moyens de fortune dont ils
disposaient, à se diriger vers lui . ..
A bout de forces, le malheureux put enfin accoster,
et quelques-uns de ceux que trente-six hem'es ùe souffrances et de privations n'avaient pas trop affaiblis
unirent leurs eiIorts pour le hisser à bord ...
Là, par exemple, il s'évanouit ...
Quand il revint à lui, la joumée entière s'était
écoulée et le crépuscule commençait à tomber ...
�LA MYSTÉR IEUSE AVENTU RE DE FRlDET TE
43
autres
Assise à côté de lui, un peu il l'écart de~
avec
réveil
son
naufragés, Mlle Dubreuil guettai t
une angoisse que chaque seconde écoulée accroissait ...
La situation empira it d'heure en heure, au fur et à
mesure qUfl ses compagnons d'infortune désespéraient
davantage de tout secours .••
Le peu de provisions que, dans l'affolement promier, on avait jetées dans 113 canot était épuisé déjà ...
L'eau manqu ait et, pour comble d'infor tune, plusieurs
de ceux qui so trouva ient là, frappés de folie, menaçaient les autres ...
Déjà, quelques-cns s'étaien t jetés à la mer ...
En outre, l'emLarcation, fort éprocvée pal' la tempête qu'elle avait dû essuyer au cours de la nuit précé.
dente, commençait à faire eau, et, si parmi les naufragés, il ne s'en était trouvé , plug conscients du danger, pour avoir le courage d'écoper sans arrêts, depuis
longtemps l'embarcation et ceux qui la montaient
fussent allés par le fond ...
Il apparahlsait donc à ceux qui avaien t conservé en
eux le plus âpre désir de vivre que l'alègement de
l'embarcation s'imposait, par n'importe quel moyen ...
Tout has, Fridett e murmu ra à l'oreille de Routie r:
- J'ai peur que ces gens -là ne profitent de la nuit
pour jeter par-dessus bord tous ceux: qui n'auron t
pas la force de 6e ùéfcndru ...
Le jeune homme, fouetté par ces paroles, lui
déclara tout bas :
�44
LA MYST1mXEUSE AVENTURE DE PRIDETTE
- N'ayez crainte, ceux qui approcheront de vous
auront affaire à moi ...
- Oh! répondit-elle avec crânerie, ce n'est pas à
moi que je pense: j'ai Fellow et ils n'oseraient me
toucher . .. Mais vous êtes si faible ...
André sc redressa :
- Qu'ils y viennent! gronda-t-il en serrant les
poings .. . ils verront ...
- Si vous saviez comme j'ai eu de la peine il les
faire stopper quand j'ai aperçu vos signes de détresse.
Aucun ne voulait s'arrêter, prétendant qu'un passager de plus pourrait faire chavirer l'embarcation ...
Les mains d'André cherchèrent celles de la joune
fille et les pressèrent avec efTusion .. .
- C'es\' à vous que je dois la vie, murmura-t-il.
- Ne m'aviez-vous pas sauvée, vous le premier,
quand le bâtiment a coulé?.. Si voc.e ne m'aviez
portée dans cc canot, où serais-je en ce moment ? ..
] ,a nui\' s'était faiLe complètement, une nuit sans
luno et ~ans
étoiles: on avait l'impression de naviguer
HUI' dos flots d'encre. ,.
Épui~ée,
Fl'idetLo s'était allongée SUl' le (olld même
üe l'embarcation, la tô\'e appuyée sur los genoux
d'André, un peu il l'écart des autres naufragés ...
Fellow, assis tlur son train do derrière, fai sait, de
sa masse imposan\'e, un rempart à sa maiLresse, rompart impressionnant par la dou bIe rangéo de crocs
que découvrait par moments sa lèvre grondunLe.
'\lH.lré, lui, l'l, 'il au guoL, l:>urveillaiL los omLrc!i
�LA MYST1Œ mUsE AVENTU RE DE FnTDE'f TE
~5
qui s'agitai ent à l'avant , menaçantes et hurlanLes ...
Les heures s'écoulaient lentes, angoissantes, désespérante s, rappro chant le dénoue ment fatal.
Soudain, dressé comme par le décler.chement d'un
ressort, André cria;
- Navire J. .. Navire 1. ..
Tous ceux qui en avaien t conservé la force furent
aussitô t debout, écarqu illant les yeux, s'el1'orçanL Ù
percer l'écran qui barrait à quelques mètres l'horizon ...
Ne voyant rien, ils s'empo rtèrent , claman t;
- C'est un fou 1... A l'eau 1. .• A l'cau!. ..
Mais, le bras étendu , André répéta avec plus
d'énergie encore ;
- Navire 1. .. A bâbord 1. .. Navire 1. ..
Et il se mit à cl'ior de toutes sos forces:
- Oh 1. .. du bateau 1 Oh 1. ..
Les naufragés, aITolés de colère, firent mine de se
ruer sur lui ... Alors, Fridett e, d'un bond, se plaça
Jevant lui, faisant au jeune homme un bouclier de
son corps, en même temps qu'elle comma ndait:
- A moi 1. .. Fellow 1. ..
Le molosse vint "c camper aux pieds de sa maîtres se
eL, immobile, los crocs prêts, fit face aux assailla nts ...
CeLte vue coupa leur élan, et ils se conten tèrent de
gronde r:
- A l'eau 1. .. le fou 1...
Mais Andl'é, sans se laisser in timider , criait, les
mains autour de la bouche en l'orme de porte-v oix:
�~6
T,A lttYS'i'ÉRIF:USE AVENTUnll: 'DE FRJt)ETTF.
•
- Oh 1... du navire 1... oh 1... du navire 1...
Fridette alors se joignit au jeune homme, et bientôt, entrainés par l'exemple, soutenus par l'espoir
insensé d'un sauvetage miraculeux, tous, oubliant
leurs menaces, se mirent, eux aussi, à hurler à l'unisson:
- Oh 1 du navire 1. .. Oh 1. •.
Mais, n.u bout de quoIque temps, épuisés, découragés, ils se turent.
- Allons ... camarades, supplia André, allons,
du courage, et tous ensemble 1•••
Recommençant à crier, pour leur donner l'exemple:
- Oh 1. .• du navire 1••• Oh 1...
Rien 1. .. touj ours rien 1. •.
- Ah 1 gronda-t-il, se prenant la tête à deux mains
dans un geste de désespoir, je ne suis pas fou, cependant 1. •. j'entends 1. .• j'entends 1. ..
n rouillait de ses regards la nuit épnisse, cherchant
à repérer co bruit qui frappait ses oroilles, Ce bruit
qui lui montrait 10 ,<;alut ù leur portée, et qui menuçait peut-être de passer près d'eux ...
Soudain, au milieu de l'ombre, ce fut comme si uu
œil gigantesquo oû.t lui!. ..
Le canot so trouva enveloppé de clarté. Puis tout
redevint sombre, plus sombre même qu'nuparavant ...
- Il nous a vus! hurla André, pour redonner
confiance ù ses compagnons. Il nous a vus ... 1
Et, de toutes lef\ for('e~
de ses poumons, il se mit ù
~rie
une fois encore;
�LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FIUDETTE
47
- Oh 1. .. du navire!. .. Oh !. ..
Les autres, en proie à une surexcitation folle, se
joignirent à lui:
- Oh 1. .. du navire!. .. Oh !. ..
Et, tout à coup, d'un geste brusque du bras, André
leur imposa silence.
- Ils viennent:. déclara-t-il, d'une voix que
l'angoisse étranglait, ils viennent 1... Écoutez 1. ••
entendez-vous le bruit des avirons qui battent l'eau 1. ..
C'est un canot qu'on envoie à notre recherche i. ..
Crions ... les amis l... Crions pour les guider 1•..
Et, à perte d'haleine, il recommença à lancer dans
la nuit cet appel éperdu, toujours le même, semblable
à un refrain désespéré :
- Oh 1... du canot 1... oh 1. ..
Et alors, voilà que soudainement, de la nuit opaque,
arrivèrent ces mots, clamés en italien:
- Courage! ... nous voilà! ...
Un moment, à bord de l'embarcation, ce fut un
silence plein de stupeur •..
Cette voix, bruissant ainsi aux. oreilles de ces mal.
heuroux, voués, semblait-il, à la mort, leur parut
comme une providentielle bouée de sauvetage p!'ête
à les arracher aux. flots ...
Sans dire un mot, ils tombèrent aux bral:\ les uns
des autres, sanglotant comme des enfants ...
Seuls, André Houtier et Mue Dnbreuil, séparés par
de gêne, se contentèrent
un inexplicable ~entim
de s'étreindre les mains •..
�48
LA MYST É RI EUSE AV EN TURE DE F RlDETTE
Follow, lui, comme s'il oût eu l'insLÏn ct du salut
;qui s'aunonçaiL, poussa un aboi joyeux ; puis, ava nt
'q ue la jeune fille eût pu pressenLir ce que se propo13ait l'animal, il sauLa par-dessus IJord, nugeant ft
'toules pattes au milieu de l'eau noire.
- Va 1. .. va!. .. cria la jeune fille ; appu yée des
deux mains sur la lisse de l'embarca Li on, elle se penchaiL à perdre équilibre p our s'ell'orcer de suivre à
t ravers la nuÜ la silhouette du brave unima!. ..
Mais, a u bouL de quelques brasses , celui-ci a vait
disparu... Seuls, s'enLendaient, par- dessus le bruit
des vag ues , les japp ements d'app el qu'il p oussait.
Guid '8 pal' sa v oix , les sa uveLeurs finirenL pa.r
1l' OU ver le bon chemin, cL bi enLôt émergoa de la lluiL
un e grande barque monLée par un e demi-dou zaine de
ma rins peinant sur leurs avirons ...
A la vue du chien qui nageait vers eux, ils poussèrent une exclamation de soulagement : depuis des
h eures et des heures , ils erraient à l'aventure dans la
nuit, à la rech erche des rescap és .
Mais en vain appelèrent-i 15 l'animal, celui -ci refusa
de monLer ù bord, a yant conscience du rôle qu 'il
avait à jouer: pivotant sur lui-môme, il se remiL ù
/l ager dans la direc tion des naufragés , entraînant le
canot ft sa suite ...
Moi ns d'un q ua rL d 'heure plus lard , Au dl'é,
Mil O Dubl'e uil eL leurs compagnons emb:HquaienL ù
h OJ'd de la Scwoia, torpill eur de la marine italienne ;
un des premi ers louch és pal' le mal'coni gra mme de
�LA MYSTÉR IEUSE •.\VENTU RE DE FRIDET TE
49
l'Auvergne, il était arrivé depuis plusieu rs heures sur
le lieu du crime et s'emplo yait à sauver les victime s
de la kultur allema nde.
CHAPI TRE V
LE
MORT SERAIT VI \' ANT
!...
Le chalet des époux Bienth all, oncle et tante de
Fridett e Merlier , se trouva it constru it sur le chemin
muletie r qui condui t au Reisch orn, à environ cinq
cenls métres au-dess us d'Eisch enenso e.
le buL obligat oire de tous ceux
Eischen ensee ! C'os~
qui passen t dans la vallée de Kander steg ; et le peLit
chalet, qui mire dans les eaux transpa rentes du lac
son fronton de bois découp é, voit s'asseo ir il sa ter·
rasee chaque I)aison des milliers ct des milliers dé
Consom mateur s ...
De là, parten t les difl'érents chemillI:! qui condui sent
aux somme ts neigeux dont los cimes crèven t le ciel,
tout autour du lac ...
On peuL même tl'EischeneJltlee gagner , pal' le
chemin des écolier s, la fameuse Jungfra u, dont les
hauteu rs immac ulées se profile nt à l'horizo n, par delà
le lac de Thoune ...
La Weisse Frau, la second e étape des voyage urs à
ne sc marqua it à l'attent ion
dcstir,a tion du Hei~chorn,
de ceux-ci que par Ull chalet d'assez grande s dimeu4
�50
LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDET'Fl!:
sions OÙ se restauraient les excursionnistes et OÙ,
même, pouvaient passer la nuit ceux d'entre eux qui
désiraien t réparer leurs forces avant de tenter la dernière étape, plus dure naturellement que celles qui
les avaient amehés depuis la vallée ...
C'était la demeure de M. et Mme Bienthall.
Fridette avait vécu avec ses vieux parents durant
une grande partie de son enfance et de sa jeup.esse :
ayant perdu sa mère, alors qu'elle avi~
à peine cinq
alfs, sa tantG maternelle avait ollert fi François Merlier de se charger de l'enfant, le veuf ayant peu de
loisirs ÈJ. lui consacrer.
Aussi avait-il accepté avec joie J'ofTre de S~ hellesœur, et celle-ci avait pour aimi dire servi de mère à
la fillette jusqu'à J'âge de quinze aI).s.
C'est vors cette époque que MerIier, attaché, au
tunn.:!l du Lôtschberg, dont la construction commenç&it, était venu habitor \Kandersteg, point central
qui lui permctLait de rayonner aisément sur toute la
ligne. Alors, il avait repris sa fille avec lui .. _
Ce départ de Ja jeune fillo avait, on le devine,
creusé1!n grand vide dans l'existence des deux vieux,
dont le cœur s'était brisé au brusque départ de Merlior, un an auparavant, départ entouré de circonsLances mystérieuses.
L'ingénieur n'avait mllme pas pris le temps de monter à la Weisso Frau pour fairo sos adieux aux Bienthall; il los avait prévonus par un coup de téléphone,
sans mêmo leur dire ni la raison de ce départ sou-
�LA MYSTÉR IEUSE AVENTU RE DE FRIDET TE
51
dain, ni la destina tion de ce voyage inatten du ...
Depuis lors, à la Weisse Frau, on n'avait reçu
aucune nouvel le des voyage urs: étaient -ils morts? ..
vivaien t-ils encore ? ..
L'anxié té des deux vieux , déjà grande , s'était
accrue davant age encore lorsque la guerre Imbitem ent
s'était déchaln ée sur l'Europ e.
Où était Fridett e? .. En quelle partie du monde
vivait- elle? Était-e lle au moins à l'abri de l'affreu x
catacly sme qui menaça it d'attein dre la Suisse elle-
même, en dépit de sa neutralit,é ? ..
Aussi, quelle stupeu r joyeuse , lorsqu' un soir deux
'Voyageurs étaient venus frapper à leur porte 1
Fridett e 1. .. mais combie n changé e 1. ••
Pauvre petite 1 La mort mystér ieuse de son pêre
et les événem ents dramat iques auxque ls elle a'vait
été mêlée n'avaient. pas peu contrib ué à creuser ses
joues et à cercler d'un cerne doulou reux ses grands
yeux rêveurs j ses lèvres, si rieuses jadis, avaien t
mainte nant un pli de douleu r et de préocc upation ,
et ses pi'unelles si lumine uses sembla ient perpétu ellement embrum ées de larmes difficilement eontenu es ...
Après les premie rs embras sement s, la jeune fille,
se tourna nt vers son compag non, l'avait présen té :
- M. André Routie r, un ami de mon pauvre papa,
et notre compag non de voyage depuis l'Indo-C hine ...
Vous pouvez lui serrer la main, car sans lui, sam
dOute, serais-j e. avec beauco up d'autre s, an fond de
l'eau ...
�52
LA ~ JY
r S'
É RIEU
S E
AV 1j; NT U RE DE FRlDETT E
Dans un élan de reconnaissance affectueuse, les
mains des deux vieillards avai ent saisi cell es du jeun e
homme et les étreignit'ent av ec efTusion.
- Mademoi sell e, avait recLil1 (> André vivement,
négli ge de vous ùire que san s elle, moi aussi, j'aura.is
eu le sort ùe mes compagnons d'infortune ...
- Sans F ellow, voulez-vous dit'e, avait répliqu é
la jeune fill e avec enjouement.
Ces rapid es explications fourni es , il avait fallu que
FrideUe mlL ses paren~
s au courant des dramaliquefi
aventures qui avaient coûté la vie à son père et donL
elle-même avait failli ê tt'e victim e.
André uvait tenu à acc ompagner la jeune Hil e
et à. la remettre aux mains de ceux qui constituaient
sa seule famill e ; mais Fridette n'avait pas admis
qu'il reparLit ainsi de suite, san s leur fuire à tous le
plaisir de séjourner, ne fût-cc que quelqu es jours, fi.
la Weisse Frau. Elle avait fait valoir', comme argument, que la santé du jeune homme avait ét é fOJ't
ébranlée par son long séjour dans l'cau ù la suiLe dll
torpillage de l' A n~ e r g n e .
Où lui serait-il poss ibl e de le tt'ouver mieux qu'à
la Weisse Fr'au ce repos de calme et de sil ence ? ...
Ainsi s'é tait install é, depuis près de quinze jours,
André Routier, au ohalet des Bienthall e t, en ces quinw
joufs,ses foroesé tai entrevenues suffisamm ent pour qu' il
eût commencé il oirouler par la. montagne, a ttir é invinciblement V'::!'3 L;CS somw cLs dont 10 pauvre François
~r e rli e l' avait, pl'ollvnc é les noms avant ùe mourir ...
�RE DE FRID ETT E
LA MYS TÉR IEUS E AVE NTU
53
déta il de cett e
Comme on le pense bien, auc un
et bien sou ven t,
aiTreuse agonie n'ét ait oublié de lui,
es, soit au cours de
soit la nui t pen dan t ses insomni
rcha it le sens des
ses solitaires pro men ade s, il che
par le viei llar d au
noms si mys téri eus eme nt jeté s
e.
milieu des alTres de sa mor t trag iqu
prit du patr iote
AssUl'ément, ces nom s, dans l'es
dram atiq ues confisuisse, se liai ent inti mem ent aux
hant. le Lotschberg
dences qu'il lui ava it faites touc
re destinés à lui
repè
et con stitu aien t des poin ts de
mys téri eux trav ail
per met tre de déc ouv rir la clé du
machiavélique de
destiné par lui à min er le plan
tise l'av ait pou rl'ab omi nab le Mornstein, don t Ja han
suivi jusq u'au seuil de la mo rt l. ..
ré ava it rem onté
Sans on rien dire à personne, And
de cartes, de plan s,
de }(andersteg tou te une collection
étai t allé il Brigue ct
ùe bro chu res relatifs au tun nel; il
y ach eter tous les
ava it poussé jusq u'à Berne pou r
er SUl' ]a genèse de
documents susceptibles de l'éc lair
it Iluivi mèt re par
ces fameux trav aux ; ct il cn ava
er de surp rend re Ir,
mèt re la marche, de façon it tâch
cu le tom ps de lui
srcreL quo le mor iho nd n'av ait pas
livr cr ...
.;
: aprè s plu~ier
Tous sos cITorls ava ient été", ains
uré
cuto
r
dem eure
jOllr.; d'eiTorts, il con tinu ait il
d'om bre ct de mys tère ...
en lui; ]a sym'eul, un cha nge men t s'ét ait opéré
rap por t avec Fri.
pali de, que, tou t de suite mis en
la jeune fille, s'étaiL
·jcll e, il ava it s ntie en lui pou r
�54
LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIIlETTE
muée peu à peu en un sentiment sur la nature duquel
il lui était impossible de s'illusionner ...
Il aimait Mue Merlier ...
Chez tout autre, moins probe et moins droit, c'eût
été une raison pour prolonger son séjour.
Lui, au contraire, décida son départ brusquement.
D'ailleurs, en France, Jes événements se précipitaient et, bien que réformé, il se sentait le devoir
d'aller se mettre quand même à la dispositon du
recrutement.
Qui sait? Peut-être pourl'3it-on utiliser son concours
dans un quelconque des nombreux services auxiliaires.
Ah 1 s'il eût eu la moindre espoir qu'en prolongeant
son séjour il pût arri ver à ses fins, André eût estimé
de son devoir de demeurer à la Weis8e Frau pour
tenter d'arracher à la montagne Un secret duquel
pouvait dépendre le sort de son pays ...
Mais il était découragé de oe côM, et, déjà, il avait
fait ses adieux à la famille Bienthall.
Son départ devait avoir lieu dans deux jours ...
Comme, à la fin d'une après-midi radieuse, il remon.
tait d'Eische!1cnsee, dont il avait VOUhl, une fois
encore, admirer le féerique panorama, en Compagnie
de Mue Merlier, il se mit à. tousscr ...
- Vous avez pris froid à demeurer si longtemps
devant. le lao, observa-t-elle d'une voix de gl'ondurie
aITectueuse ...
Et ello lui tendit un foulard
son col de dentelle
(lA
soie dont s'ornait
�LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
55
- Mettez cela autour de votre cou, enjoignit-elle
doucement. .. cela vous protégera un peu; la montagne est froide ...
- Les wagons aussi sont froid s, avait-il dit en
s'efforçant de sourire , car il était fort triste ...
Alors, gentiment, en rougissant un peu:
- Vous le garderez, avait-elle dit... et je serai
trop hemeuse de songer que, peut-être, il vous préservera d'un de ceB vilains rhumes qui vous rendent
si malade ...
- Vous êtes gentille! s'exclama-t-il en lui prenant
la main dans un mouvement irréGéchi.
.
Elle laissa sa main dans celle du jeune homme
durant quolques secondes, puis, comme si elle se füt
aperçue de son inconséquence, elle s'cxclama, Je bras
tendu verg le chalet, soudainement aperçu au détour
du sentier:
- Tiens 1 l'oncle Bienthall a une visite 1. ..
UIl mulet stationnait en c!iet devant la porte de
la demeure, avec sur son bât des valises, des couvertures, l'attirail accoutumé des excursionnistes ...
- Sans doute quelqu'un qai monLe au Reischorn,
insinua André.
En cc moment, tante Bienthall apparut sur les
degrés de bois du perron et, les apercevant, fit des
gesLes avec ses bras, criant:
- Dépêclle, Fridette ... Il Y a ici un ami à toi 1. ..
- Un ami 1. .• Quel ami? ..
mitant le pas, ils virent venir à eux, les mains
�56
LA lIfY ST É RI E USE AVEN 'fURE DE FRIDETTE
tendues , balbutiant d'une voix pleine d'émotion,
M. Heldl'i ck.
- Ah t ma chère demoiselle t. .. mon ch er mon si eur !. ..
Après une étreinte prolon gée, tous rentrèrent dans
la grande salle où, auprèl> d'un bon feu, Olt s'expliqu a ...
- Si vous saviez, mademoiselle , eomm enç'a -l-i
pal' dire à la jeune fille, quell e joie ça a ôt é pour moi,
lorsqu'ü Florence, j'a i lu dan s les journaux la liste
des h eureux rescap és d11 naufrage de l'Auvergne et
que j'y ai vu votre n om!. .. C'es t vra i, pendant les
longues semaines de notre tl'a versée , j'avai s con çu
pour vou s ' et pour votre pauvre pèro un o alTection
v ('l'ita ble , .• Et vou s a ussi, mon sieur noutiel', je suis
bi en heureux ... cl' oye7. -m oi, bi en heureux , de vous
se rrO l' la main.
Quant à lui, cramponné pendant dos h oures à un
débris du bordage auquel ses main s s' ' Laient accroch ées in stin cti vement, il al1 ait co uler, fp ui sr ei
grelottant, lorsqu ' il :lV ait enfin (.LI' rer. l1 cilli par 11/1
cha luti er italien ...
P assant ù Bern e, où mes alTaires m'appelaiont,
pours uivit-il, j'ai appris ù l'hôtel q Il e jo ne me trouvais pas loin de la Weisse Frau ... Jo n'ai pu r és i s t ~ l'
au plaisil' de venir vous présentel' mes hommages ...
- Voilà qui est tout à fait gentil, s'exclama le
père Bienthal1, et nous vous sommes très reconnaissants, mon chel' mOJlsieUl', ma femme et moi, de
�LA MYSi É RfRU SE AVENTURE DE FRIDETTE
57
J'amitié que vous voulez bien porter à notre ni èce ...
- Aussi, poursui.vit la t,ante Bienthall, vous nou s
ferer. le plai sir ct l'honneur de demeurer parmi nons
qu elques jours ...
- Mais VOUG n'y pensez pas, mes bons am is !. .. se
rt"c l'ia M. lIeldri ck. .. J'ai mes afTaires et des rend ezvous m'app ellent ù Lucerne ...
Nr.,anmoins, cédant ù d'aussi aimables instances ,
le Ioliand
~
on~ti:'
demeurer et, fai sant décharger ses bagages , il l'env oya il Kand el's teg, où il les
avait 10utJs , guidu et mul et ...
(I lle ehambl'e élait vacante au l'oz-de-ehau ssée, tl
coti) d cell e des épo lr," Bienthull : on l'y inslalla
aus~i
confortablement que poss iblr. ...
Andrr , cédant ,\ lIlI mOllvement premle!' de l'ourtoi sie, l'ut sur le point de lui diro qllO, s'il préférait
un o chambrl' a u premier, la Ail'nn o se rait libre le
surlendC'main ... puisqu' il partait...
On in stin ct singulirt' lui forma la bou che SUl' SO I1
départ, qui, maintenant, ne lui semb lait pins au s8 i
immin ent qu e C{uelqlles instants auparavant. ..
En quoi la presence du Hollandais au chalet de la
Weisse 1"1'all (' tait-elle de nature ù modifi er ces intc;)LionB pl' mi \l'es ? ..
Une foi R l'etil'o dan s sn chambre, accoudü ft sa
l'enêtre, il ùcmeul'a longtemps, les rega rds fi xés sur le
Blumlisnlp dont ln cime neigeuse étincelait so us la
clarté lunaire, spectacle sublime qu e nombre de fois
il s'était pris à admiJ'er durant des Leures .. •
�58
LA MYSTÉRIEUSE AVENTUE.E DE FRIDETTE
Mais, ce soir-là, la beauté féerique du décor n'était
pour rien dans sa contemplation : c'était en dedans
de lui-même qu'il regardait, et c'était avec effroi qu'il
croyait comlater dans son âme les germes d'un senti.
ment inconnu jusqu'alors de lui ...
n n'en pouvait douter, c'était l'ari'Îvée inopinée
de M. Heldrick qui le faisait hésiter maintenant à
quitter la Weisse Frau ... Et pourquoi ce brusque
revirement? ..
Hélas 1 parce qu'il se rappelait avee una précision
singulière de quelles attentions, à bord de l'Auçergne,
Mlle Merlier avait été l'objet de la part de leur Compagnon de vo yage ...
Déjà , à oette 6poque, les allures et le langage du
Hollandais avaient le don de l'énerver quelque peu ...
Hll1S qu'il pût se rendre compte du pourquoi ...
Mais maintenant ... maintenant ... il comprenait que
c'était la jalousie qui le mordait de ses dents acérées ...
Oui!. .. la jalousie 1. .. André était jaloux de l'étranger qui osait témoigner à ceLte jeune tille un 8entiment
que lui-rnême, éprouvait pour elle, et il attendrait pour
quitter la Weisso Frau que M. HelJrick l'eût quittée
lui ·même ...
Et c'esL ainsi que, les jours s'ajoutant aux jours,
chacun deR deux mettant sur le compte de la beauté
et du charmo du paysage la répugnance qu'il éprouvait à boucler sa valise, le chalet des époux Bienthall
avait conservé ses hotos bien au delà du terme
aSbigné.
�LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
5S
Le temps était employé par eux: en excursions
multiples qui les amenaient à connaitre, dans ses
plus petits délails, tout le massif montagneux: de
ID. région ...
SOl\vent Fridette les accom.pagnait : toujours, pal'
exemple, Fellow était de la partie.
Le molosse paraissait avoir pris André en affection
, sRrieuse, sans doute en vertu du principe qui attache
étroitement un sauveteur à celui qu'il a sauvé ...
Et les journées s'écoulaient ainsi, rapides; mais
leur charme se troublait pour André des inquiétudes
que lui cauo,alt la situation générale. Dans ce coin
perdu de montagne, les nouvelles arrivaient irrégulièrement et avec des retard!! consi.dérables, à ce
point qu'à plusieurs reprises, ne l'louvant dominer
son impatience, le jeune homme descendait à Kandersteg prendre le train qui le menait, suivant l'heur-tl,
soit à Berne, soi t à Interlaken.
Là, au moinR, il trouvait des journaux, des dépêches
qui 10 renseignaient exactement, et il remontait à la
'Neisse Frau, avec de l'espoir plcin le cœur ou le
cerveau embrumé d'inquiétude ...
Assurément, nous avions arrêté lea Allemands su::,
la Marne; mais, maintenant, ils s'étaient ancrés solidement, dans nos déparLements du Nord, et il ne semblait pas probable qu'on pût les en délogor ais ément ...
Dopuis quelques jours mêmo, le bruit se répandait
que, désespérant de pouvoir poursuivre l'exécution
do son plan primitif, l'étaL-major allemand étudiait
�GO
LA MYSTÉRIEUSE AVr;NTURE DE FRlDETTE
une autre manœuvre dont le r érmltat devait étr'e
aussi foudroyant que déci if.
Une autre man œuvre 1. .. Laquelle i' ...
Et André RouLier, assis dans ]a sall e de lecture,
au kursaal d'Interlaken, où il était allé, sui vaut son
habitude, consulter les journaux, tournait et retournait dans son esprit cette question:
Quelle manœuvre ?...
Machinalement, en attendant l'afiichago des cornmllniqué3, le jeune homme feuilletait les publications
qui sc trouvaient à portée de sa main, et dont pluRieurs remontaient ù plusieurs semaines ...
So udaill, ses regards sc trouvèrent accrochés par
uu portrait d'homme qu'une rovue allemande publiait: c'était celui d'un officiel' sup ér ieur de l'arm ée
prussienne en grande tenue ...
- Tiens, rwng0u Allur!', voilà Ulle l'esbemblance
bizarre !...
Et il exuminait Je pOI'lraif avec plu, d'attCl1lioll ,
d{>couvrant ù lout inslant dans les 1rails durs ct hautaills, daus les regards à l' '-"pression !Uena~tc
ct
cruelle, dans 10 l)li de ia bouche que crispait un sourire plein de morgue, llLlel<J.uc chose de llf.jü vu, de
eOl111U ...
- Oui ... répétait-i l. menta lement..., oui, certes, je
connais ce visage-ILL ..
Mais il poussa une exclamation lorsque le l itl'e
de J'article - un al'LicIe n,:'cl'oJogique - lui appl'it
que ce portrail dait celui du commanùant ütlo Vu n
,\
�LA MY ST}; RlEU S E AVEN T URE DE F RJD ETTE
61
Morn stein, je fameu x alpiniste dont s'Hait enorgueilli e, durant plusieurs années , l'nrmée pru ss ienne> .
Intéressé malgré lui, le jeune homm o parcou rut
distraitemen t l'articlo, éprou vant une r éell o satisfac tion à y trouv(' l' la confirmation tl o la nouvelJ t>.
dont s'était r 6joui le so i-d isant M. Dubre Llil".
Le maître d'hôtel, en ce m om ent, s'ap proch a pO Ul"
le pl'évenil' que les co mmu niqul-s éla ipnt an1chég
da ns le ha ll.
Lui montrant alors la revue qu 'il tenait ft la main,
le jeun e homme demanda :
- Cela a dû faire beaucoup do brui t , dans la région,
ce tte mort Chl C0 mmandant von Morn stoin ? ..
- Ah! oui ... dit l'autre en rian t ... jo sais 1... et
monsieur n'est pas le premi el' qui m'en parl e ... Eh
bien 1 non, mon sieur, la m ort du comm a ndant Mornfl tein n'a fait au cun bruit da ns la région ... par la b onn e
l'a ison, qu e, dans la r égion, il y a ùeux a nn au m o in ~
qu'il n'y a e u au cun acc id ent de monLagne ... L e~
journau x allemands ont été mal renseignés ... ou bi en
ils av aient quelque bon motif pour publior cotte nouvelle-là ...
- Quel moti[! interrogea le jeune homme ...
Maie l'a utre, ooud ainement l'Pservr , d éclara:
- La Suisse es t pays neutre, monsieur, et je manquerai3 il la neutralité ùe mon pays en me laissant a ller
ù ùos réOexions d ésobli geantes pOUl' l' une quelconque
des nation 3 belligérantes ...
Et il s:éloig na plein de dignit(; ...
�62
LA JI!YSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
Evidemment, André ne pouvait 80nger à mettre en
doute la déclaration du maître d'hôLel: Inte.rlaken,
centre de toutes les excursions de la région, n'eût pu
ignorer un fait dont la chronique locale se fût
emparée.
D'un autre côté, était-il admissible que la presse
allemande eilt fait autour de cette fausse nouvelle un
tel bruit, s'il n'y avait. eu à ce bruit une raison? ...
Et quelle autre raison pouvait-lI y avoir, vraiment,
'q ue le désir d'inspirer toute quiétude à ceux que le
grand état,-major de Berlin savait au Courant des
machinations de Mornstein, principalement Merlier ...
Merlier qui, à l'époque où avait été lancée cette nouvelle, vivait oncore et dont il s'agissait d'endormü 10
défiance ...
Et le jeune homme demeurait les yeu~
llxés sur le
portrait du fameux commandant, tundis que sa pensée
se reportait vers la mort de Mel'lier, que le torpillage
ùu bâtiment, interrompant l'enquête commencée par
)e commandant, avait laissée inexpliquée.
Et voilà que dè nouveau sonnaient aux oreilles du
jeune hO.m me les derniers mots prononcés par le moribond ...
« Mornstein 1 avait-il répété à plusieurs reprises
avec un accent de terreur ... Mornstein 1... ))
Pas un moment alors André n'avait soupçonné que
le commandant allemand pût être lié à la fin tragique
du vieillard, puisque Mornstein était mort ...
Mais maintenant que la nouvl'llle 6ta.it fa.usse 1...
�LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
63
Y avait-il, dans ces conditions-là, invraisemblance
s Merlier fût, sinon
à croire que le meurtre de Franç~i
l'œuvre directe de Mornstein, du moins celle d'un
homme Il lui, perdu parmi les passagers de l' Au(Jergnei
Bien plus 1 N'était-il pas à supposer que le meurtrier de Morlier eût provoqué le torpillage du paqulr
hot pour interrompre une enquête qui dflvait fQtcé.
ment aboutir à sa déeouverte? .. •
Et André frémissait de colère Î:I. la penl'lée que peutêtre il avait eu l'occasion, au cours de ln traversée, de
lIerrer la main de ce misérable ...
Ses regards s'étaient à nouveau portés sur le portrait publié dana la revue, et il rép éta soucieux:
- Mais où donc ai-je vu eette figure-là? .•
CHAPITRE VI
NnlT n'UORREUR.
Pourquoi, en rentrant à la Wei~
s e Frau, André
Roul.ier a vait-il gardé par devers lui la découverte
faito il. Interlaken, alors qu'il éLaü décidu à en entretenir et Fl'ideLte el, M. Holdri ck?
A quel secret dessein avait-il ob0i en cad lant soigneuRement la revue rapport\\e d'Interlaken pour leur
montrer le portrait de Mornstcin, au lieu , de la leur
meUI e sous les yeux? ..
Un détail aVilit suffi à lui faire ainsi radicalement
�64
LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
changer de ligne de conduite: à peine franchi le seuil
de sa chambre, il avait constaté que quelqu'un, en son
absence, y avait pénétré et que ce quelqu'un avait
opéré dùns ses alfaires une perquisition mirlutieuse ...
Une main experLe a vaiL tout inventorié, nOll seulement dans ses valiscti, mais encoro.dans ses vêLements,
poussanL la curiosité jusqu'à en découdre la doublure
pour 6e bien assurer qu ~ enLr
cette doublme eL l'étoITe,
rien Ile setro uvaiL Gaché!
Bt, tout de lJuiLe , le Hom d'Heldrick lui vint à
l'esprit!. ..
Si, pal' exemple, on lui avaiL demandé il qucl mobile
il attribuaiL cette perquisition, le jeune homme eût
été bien empêché de répondre.
Bn touL cas, cet acte ne devait pail contribuer à
augmenter beaucoup le peu ùo sympaLhie que déjà
il éprouvait il l'endroit de M. lIoldrick ... bien au
contraire ...
Et, e'il n'eùt pas dû se séparer bienLût de lui, certaillement ccL incideni l'eût-il poussé à il vancer la date
ùe son propre ùépa!'L ...
l'Jais le Hollandais avait alllloncé le sien üonuno
ImmillenL, cL André sc décida à sc taire jusqu'à ce quo
la Weisse Fl'au eût été débarrassée de coL encombrant
cL pou discroL personnage ...
Au cours de la soirée, môme, fut arrêtée enLre eux
la basc d'une grande excursion ù faire dans le massif
du BoLhom ...
CeLle cxcuri"lio!l, Andl'é y sungeait dopuis IungLemp H;
�LA MYSTtRIEUSE AVEN'rURE DE FIUDETTE
65
de tous les points cités par le père de Fridette à son
lit de mort" le Rothorn était le seul où il n'eût pas
encore perquisitionné.
Le lendemain, André était descendu à Spietz pOUl'
y faire l'acquisition d'un piolet et d'un sac à provisions, ces deux accessoires indispensables d'une ascension sérieuse lui manquant ...
Au fond, cette course n'avait été qu'un prétexte
destiné à lui permettre de vérifier ce qu'il pouvait y
avoir de vrai dans ses soupçons sur le Hollandais ...
Fridette devait descendre, elle aussi, jusqu'à Kandersteg pour accompagner les époux Bienthall,
qu'une affaire de famille appelait pour quelques jours
à Brigue.
M. Heldrick serait ainsi absolument libre de ses
mouvements, et les soupçons d'André ne pourraient
s'égarer au cas où il serait amené à faire, à son retour,
les mêmes constatations que la veille ...
On imagine que ce ne fut pas sans une certaine
émotion que, le soir venu, le jeune homme réintégra
sa chambre: une investigation serréo ne tarda pas à
lui montrer qu'une main étrangère s'était, une fois
encore, promenée parmi ses papiers ...
Tout avait été l'objet d'une perquisition sérieuse,
le visiteur sachant avoir devant lui tout 10 temps
nécessairo, et l'ion n'avait été négligé, rien ... pas
même les vieux journaux rapportés par 10 jeune
homme d'Interlaken la veille ...
Et, parmi ces journaux, il sembla tout il coup à
5
�66
~
LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE PRIDETTE
André que la revue allemande où se trouvait publié le
portrait du commandant Mornstein avait été l'obj et
d'un examen plus sérieux, plus prolongé ...
La page où se trouvait gravé le portrait du fameux
alpiniste prussien avait disparu ...
André, ceUe constatation faite, cherchait à Comprendreà quel sentlment pouvait bien avoir obéi
M. Heldrick en ngissant ainsi. _
En quoi le commandant von Mornstein POuvait-il
importer ù ce commerçant hollandais?
A moins que ...
Et voilà quo, tout à coup, une exclamation de stupeur lui jaillit des lèvres.
- Voyons ... voyons , murmura-toi), je suis fou 1. .•
En vérité ... fou à lier ... Cependant ...
Les yeux fermés, il rovoyait 10 portrait qu'avait
publié la revue, Landis qu'il contraignait sa mémoire
à se souvonir de mille petits détails, qui lui rendaient
plus sévère , plus implacable, la comparaison avec un
auLre visage ... Et, Bans doute, se débattait-il contre
l'évidence, car il finit par murmurer:
- Los cas de ressemblance aussi Ilagl'anto se sont
présentés, c'est oerLain ... Mais pourtant ...
Il ajouta, après un instant de réflexion:
- Pourtant, pourquoi avoir fait disparaltrc ce portrait, Ai cc n'est pour empêcher une comparaison SI
aisée, vu les circonstances ...
Il réfléchit, puis au bout de quolques instants:
- Il est vrai qu'il avait un autre moyen de s'oppo-
�LA MYSTEi UEUSE AVENTU RE DE FnIDET TE
67
sel' à cette compa raison, c'était de partir ... Qu'en
revena nt tout à l'heure , je ne l'aie plus trouvé au Ghalet et je demeurais dans le vague en ce qui le concernait ... Mais, d'un autre côté, sa présence ici n'a pas
unique ment, pour but de contem pler les admira bles
sites de la Weisse Frau .. . 11 doit avoir, à demeurer,
dan s la contrée , des raisons majeures, des raisons puissantefl, peut-êt l'e les mêmes que j'ai, moi aussi, ù
y demeurer ... Le secret de ce malheu reux Merlier ...
comcc Dans ces conditi ons-là, il a détruit la pièce de
paraison, se proposant de voir venir ct d'agir d'après.
mon atLiLude ... Eh bien 1 moi aussi, je verrai venir ...
ct j'agirai suivan t les circonstances . ,.
Et voilà pourqu oi Andr6 Routie r avait gardé 10
silonce sur l'intére ssante découverte qu'il avait faiLe.
Sans en rien laisser para1tre - du moins en fut-il
persuadé - le jeune homme étudiai t il la dérob ée
M, I1eldrick et, de plus en plus, demeu rait persua dé
que sa perspicacité avait vu au juste: 10 Hollan dais
o!Trait avec la gravur e allomande des points de l'es'"
semblance tels qu'il aurait fallu être fou pour ne pas'
s'y arrêter . ..
Assurément André ne pouvai t encore rien affirmer:
avant toutes choses, il lui fallait réunir un faisceau de
preuvel! convai ncantes qui lui permis sent d'agir en
toute certitud o .. ,
EL il s'ap-plaudissait, mainte nant, de l'excursion
projeté e pour le lendemain, au cours de laquelle les
�68
LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
occasions de contrôle s'offriraient indubitablement
nombreuses ... ct lumineuses . ..
Comme le départ avait été fixé à l'aube, la soirée
fut écourtée et les deux hôtes du chalet, ayant pris
congé de Fridette, regagnèrent de bonne heure leur
chambre ...
Retirée dans la sienne, la jeune fille demeul'a longtemps à rôder sans raison , allant d'un meuble à l'autre
suivie du regal'd dans son étrange manège par Feldow, qui, assis sur son train de derrière, laregardait,
étonné d'un changement si grand dans les habitudes
de sa jeune maîtresse .. .
Celle-ci onfin s'approcha de lui et, s'agenouillant,
comme une enfant, devant le molosse, prit entre ses
deux mains l'énorme tête de l'animal pour le Contraindre cl concentrer toute son attention sur ce qu'elle
allait lui dire ...
Fellow attendait, fixant sur elle ses larges prunelles
aux reflets d'or.
- Écoute, mon vieil ami, lui murmura-t-elle d'une
voix qui tremblait d'émotion.. . écoute et retiens
bien .. . J'ai peur ... Oui, c'est bête, mais c'est ainsi.. .
J'appréhende cette excursion de demain!. .. Les accidents sont si vile arrivés en montagne ... Je sais bien
qu'ils sont deux et qu'à deux il y a moins de danger ...
Mais, je ne Dais pourquoi, j'ai de mauvais pressentiments. Aussi, n'est-ce pas? tu feras attention ... Tu
connais la montagne, toi 1. .. Tu sais comment il faut
s'y prendre pour reconnattre la crevasse, sous la
�LA MYSTÉm EUSE AVENTU RE DE FRIDET TE
69
co uche de n'3ige qui la recouvre ... Tu les guideras ...
tu les protége ras ... n'est-ce pas ... ? Tu veilleras sur
lui 1. ..
Elle avait ùes larmes dans les yeux ...
...
- Tu compre nds bien, dis 1. .. insta~-el
On eût dit que l'anima l se rendait compte de l'importanc e de ces recomm andatio ns: sans un mouve ment, les yeux fixés sur sa jeune maîtresse, il faisait
entend re de presqu e imperc eptible s gémissements,
comme s'il eût voulu la rassure r ...
Le lendem ain, après une nuit entreco upée de cauchemar s, Fridett e fut éveillée en sursau t par le bruit,
sur les marches de l'escalier, des lourdes chaussures
d'Andr é qui, cepend ant, descendait avec toutes les
précautio!ls possibles pour alléger sa marche ...
Avant qu'elle se fût levée, la porte du chalet, cnLr'ouverte sans bruit, laissait sc glisser au dehors les
deux excursionnistes ...
Un peignoir jeté en hâte sur ses rpaules , elle ouvrit
sa fenêtre.
_ Bonne pl'omonade, fit-elle.
Déjà, ils étaient à quelque distanc e: ils se retournèrent et agitère nt la main au-dessus de lour tête ...
Elle cria:
_ Prenez Fellow avec vous 1. ..
Et, sans tenir compte du geste de dénéga tion do
M. Holdl'ik, elle s'on fut ouvrir la porte au chien, qui
so rua dans l' scalier en poussa nt un aboi sonoro ...
Quelques bonds le firent les rattrap er au tourna nt
�70
LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
du sentier, et elle eut le temps d'apercevoir André penché vers l'animal et le flattant doucement ...
Ensuite ils disparurent, mais longtemps après retentit encore à son oreille la voix de Fellow fai sant sonner
les échos de la montagne ...
>1<
'" *
La journée s'éLait écoulée morne et d éseopérément
longue pour la jeune fille: c'était la première fois,
depuis la mort de son père, que les circonstances la
m eLtaient seule, face à face avec ses souvenirs ot sc.n
cl1agrin . ..
Un à un, ell e s'étai~
remémoré dans tous leurs détails
les événements douloureusement tragiques auxquels
lie avait été mêlée depuis plusieurs semaines, ct les
sombres pressenLiments, qui l'avaient agitée si péniblement la veille, l'avien~
assaillie , le soir venu, avec
p lus de force encore ...
Vainement, avait-elle tenté de se rai sonner, de sc
démontrer l'inanité de semblables papillons noirs,
s'eITorçant de les chasser au loin: c'était autour d'elle
commo une brume de poix dans laquello elle s'enlisait
à chaque instant davantage, au fur ot Et mosure quo
s'écoulaient los heures ...
Enfin, avec une répugnance qu'elle avait cu grand'peine à surmonter, elle s'Mait mise au lit ...
Mais le sommoill'avaient fuie: une il. uno, 0110 avait
enLcr.du sonnor les heures ù la grande horloge de Lois
�LA MYSTÈRIEUSE AVENTURE DE FRlDËTTÉ
71
dont, le baklncier troublait seul le silence de la salle
du rez-de-chaussée ...
•
Enfin, de lassitude, elle avait fini cependant par
céder au sommeil...
' Brusquement, elle s'éveilla et, d'un mouvement
machinal, dressée sur son séant, tendit l'oreille ...
Sur le sol durci du sentier, devant le chalet, un paslourd venait de résonner ...
Puis, ce fut le bruit d'une clé que maladroitement
on cherchait à introduire dans la serrure ...
Aussitôt, elle eut l'instinct d'un accident survenu
aux excursionnistes et qui les l'amenait plus tôt qu'il
n'avait, été prévu ...
Le crour étreint par l'angoisse, elle saut,a ù bas du
ht et courut à la fenêtre, qu'elle ouvrit violemment ...
Au-dessous d'elle, dans l'obscurité profonde, se
dessinait une silhouette, immobile sur le seuil.
- C'est vous, monsieur 11outier? interrogea-t-elle
d'une voix hésitante ...
La silhoueUe, au même moment, ouvrait la porte
qui, presque repoussée brutalement, claqua ...
La jeune fillû sortit alors de sa chambre, ot, penchée sur la rampe de l'escalier, répéta sa question ...
Alors, unt;) voix rude, qu'elle eut grand'peine à
reconnaître, répondit:
- Non ... c'est, moi ... Heldrick ... Ne vous dûrangez pas ...
Elle faillit pousser une ~xclamtion
de terreur,
tellemellt ses pressentiment,s la saisirent ù la gOT'ge ...
�72
LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
Ce n'éLait pas M. RouLier!... Pourquoi n'était-ce
pas lui? ..
Vivement, de ses mains tremblantes, olle se vêtit
sommairement et descendit l'escalier ...
n fallait qu'elle sût le motif de ce retour inattendu
et de l'absence du compagnon de M. Heldrick.
Celui-ci, au moment où elle apparaissait sur le seuil,
lui tournait le dos: debouL devant le bu/Tet, il avalait
un grand verre d'eau-de-vie qu'il venait de se verser ...
Brusquement retourné, il considéra un moment la
ieune fille d'un air singulier et balbutia:
- Vous m'excuserez ... Mais il fait un tel froid dans
la montagne que, vraiment, j'av:l.is besoin de ~e
réchau/Ter ...
D'un geste las, il avait laissé glisser sur le plancher
la lourde charge qu'il parLait sur le dos: déjà dans un
coin se trouvaient son piolet et sa carabine, déposés
en entrant: ..
Et il demeura là, regardant la jeune fille avec des
regards étranges que paraissait troubler déjà la lampée
d'alcool qu'il venait d'avaler d'un trait ... Puis, comme
gêné par la stupeur de FrideLte, il détourna la tête ...
- Vous êtes seul? interrogea-t-elle ... et M. Routier? .. ct le chien? ..
Il s'assit lourdement, les jarrets comme subitement
coupés:
- M. Routier m'a quitté ... oui ... il a voulu, malgré
mcs avis, pousser jusqu'à un 11asflage dangereux en
ceLtc saison, ù cause des avalanches ... Et, ma Ioi,
�LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
73
comme je n'ai pas pu lui faire entendre raison, je l'ai
laissé agir à sa guise ...
- Vous n'auriez pas dû vous séparer de lui 1clamat-elle, afTolée .. .
M. Heldrick, chez lequel, sousl'influence de l'alcool,
une certaine excitation commençait à se manifester,
aS5énasurlatable uncoupde poing violent et gronda :
- Qui vous dit que je l'aie abandonné? ... C'est lui,
au contraire, qui m'a quitté ... Moi, je l'ai attendu
pendant onze heures, au risque Je périr de froid, à
l'endroit où nous nous étions quittés l.. . Au bout de
ce temps, comme je gagnais la mort au milieu de la
neige, je suis revenu ... pensant d'ailleurs qu'il s'était
débrouillé tout seul et que je le retrouverais ici ...
Sa réponse sentait l'insincérit.é et, comme le regard
de la jE:une fille pesait à nouveau sur lui, pour faire
diversion, il empoigna la bouteille d'eau-de-vie ct se
versa une nouvelle rasade, qu'il lampa d'un trait.
_ Bast, fil-il, no vous inquiétez pas ... JI reviendra ...
n so leva péniblement, titubant presque, car l'alcool, tombant da!)s son stomac vide, avait produit
un elTot quasi foudroyant, ot olle le regardait en silen co
traverser avec peine la salle.
_ Bonsoir, bafouilla-t-iJ, je vaif) me coucher ...
H avait gagné sa chambre, dont, maladroitement,
il réussit à ouvrir la porLe, et il di.sparut avant qu'elle
eût eu la présence d'esprit de lui demand er de plus
amples exrli.caWo~
.. .
�1'4
LA MYSTtRIEUSE AVENTURE DE FnIDETTE
Alors elle remonta l'escalier, à regret, les jambes
'lqurdes, la poitrine étreiTlte, et longuement, longuement, avant de s'endormir, elle agita dans son cer"
'veau les diITérontes éventualités qui pouvaient se pré.,
senter ,
Assurément, les choses pouvaient s'être passéos,
commelo lui avait succinctement racontéM. Heldrick,
otAndré, victimodeson imprudence, s'étant ég2.1'é dans
la montagne, avoir été contraint d'accepter l'hospi~
talité dans quelque étable ... Aussi convenait-il de ne.
rien mettre au pire ot d'attendre au lendemain pour
donner à l'excul'flionniste le temps do l'allier le chaletl
de la Woisse Frau ...
Ce sont là incidents qui sc voient fréquemment en
montagne, 01. Fl'ldeUe en 6tait trop avortie pOUl' s'émo.
tionner outre mesure, lorsque la réflexion eut atténué
la promièro improssion - franchement mauvaise _
qu'avait produiLo sur ello l'aLtitude du Hollandais ...
hl. elle se réservait de l'interroger plus longuemont ]e
lendomain, lorsqu'il 'aurait ses esprits.
Mai:; au matin, lorsqu'ello descondit, M. IIoldrick
n'éLait plus au chalot ...
D'ailleurs, il éLait tard : s'étant ondormio fort avant
dans la nuit, la jouno fillo avait fait la grasse mat.inée,
ct olle supposa qu'inquiet, lui aussi, il avait dû aller
Ù la rcchorche de son compagnon ...
Ce fut dans l'attonte do 80n retour quo s'écoula la
journée, plus longue, plus morne que la précédente,
alourdio en outre par l'angoisse, plus poignan .e
�LA MYSTÉHIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
75
au fur et à m esure que s'écoulaient les heures ...
Le soir tomba, et les étoiles s'allumèrent une à une
au ciel, la lune monta à l'horizon et rien . .. personne .. .
Alors, ce fut la pleine nuit, ct, incapable de se
mettre au lit, Fridette, accoudée à sa fenêtre, guetta
les bruits mystérieux de la montagne ...
Comme onze heures sonnaient à l'église d e Kandersteg, il y eut au loin, sur le sentior qui descendait
du Grosshorr., un bruit de pas claquant sur le sol
durci ...
Un espoir gonfla le cœur de la jeune fille ... dont les
regards se braquèrent sur Je point où le sontier fait
un coude brusque et d'où seulemenL se pouvaient
apercevoit' los nouveaux arrivants ...
Une soulc silhoueLLe apparuL .. . cL ceLLo si lhou rLte
n' était pas colle qu'elle littendait .. .
Cramponnée à la Larre d'appui, c'est à peine si elle
eut la force de demandel', quand 1\1. IIeldJ'ick atteignit le seuil du chalet ;
- Pas de nouvelles? ..
11 ne r.:'pondit même pas ct entra, fai sant claquer
la porte deJ'l'ière lui ...
Jnterdi le, elle s'apprêtait il descendre l'intenoger
lorsq u'elle entendiL un double tour de clé grincer
dans la serrure, lu), démùnirant ainsi l'inulilité de
toute tentali ve de conversa Lion ...
Elle demeurait là, comme figée, n'osani faire un
mouvoment; en bas los lourdes chaussures de M. Helul'ick so mirent à battre le plancher de la nulle basse,
�76
LA MYSTÉRIEUSE AVENTUltE DE FRIDETTE
et cette promenade ininterrompue, au milieu du grand
silence de la nuit, prenait une allure tellement impres·
sionnante, tellement sinistre que la jeune fille n'osait
plus bouger .. .
Oui. .. oui .. . Elle avait peur ... peur terriblement,
irraisonnablement 1.. .
Au point qu'ayant, sur la pointe des pieds, gagné
un fauteuil , elle s'y blottit, ayant fini par mettre ses
maint; sur ses oreilles, pour fuir ce ma.i'telage hallucinant, odieux ...
Brusquement, il cessa et, pendant un long moment,
un silence de plomb enveloppa le chalet...
Puis s'entendit un grincement produit par les pieds
d'un siège qu'on repoussait pour so lover.
Le Hollandais allait-il donc recommencer son impressionnante promenade? ..
Non; tout doucement, l'oreille de Fridette surprit
sa marche glissanle sur le planchor de la salle; ensuite,
avec mille précautions, la clé crissa dans la serrure eh
la porte de la salle tourna sur ses gonds avec un petit
bruit particulior que la jeu~
fille connaissait bien.
Fridette, redressée, écoutait les pas feutrés qui
l'esca)il3r: le buste penché en
maintenant gravis~nt
avant, les yeux fixes, elle elÎt voulu pouvoir de ses
regards traverser l'épaisseur ùes planches pour suivre
dans son asc.onsion celui qui montait ...
C'est à ello qu'il en avait, 1... Elle le prossentait , et
elle sc bâillonna inst,inctivement les lèvres pour ret,enir le cri d'angoisse prêt il en jaillir...
�LA MYSTÉmEU~
AVENTURE DE FRIDETTE
77
Maintenant il était sur le palier!...
La jeune fille se souvint alors que, Ja veille, elle
avait - tellement était grand son trouble - oublié
sa clé à l'ext ;rieur dl) la serrure ...
Elle était donc à la discrétion du visiteur t...
Mais, subitement, elle sc souvint que sa porte était
munie d'un venou et, ses pieds nus glissant sur le
plancher, sans bruit, elle gagna la porte; alors, silencieusement, elle poussa le verrou ...
Il était temps: su: le palier, l'autre approchait et,
retenant sa respiration, elle attendit le moment où le
visiteur allait constater l'inutilité de sn tentative ...
Un long moment, il s'immobilisa, tout contre la
porte, cherchant sans doute ù s'assurer si elle dormait ...
Puis, tout à coup, à sa grande surprise, elle perçut
le déclic prudent de la clé dans la serrure ...
M. Heldrick venait de l'enfermer! ...
Ensuite, à pas de loup, comme il l'avait monté, il
redescendit l'escalier ...
Et elle demeurait 1:)" sans souffle, sans mouvements 1
faisant appel ù toute sa volonté pour dompter l'épouvante qui, de seconde en seconde, la gagnait davantaga ...
Pen dant une partie de la nuit, elle écoula le bruit
de Jo. marche cadencée à travers la salle, car, une fois
en bail, M. HeJdriek avait recommencé sa promenade ...
De temps à autre, il s'arrêtait: le silence se faieait
�78
LA MYSTÉRIEUSE AVEN7UHE DE FRIDETTE
duranl quelques instants; après quoi, son manège
reprenait ...
Soudain, elle n'entendit plus l'ien ...
Alors, intriguée, apeurée da.vantage, elle s'agenouilla sur le plancher, cherchant à surprendre
quelque indice de ce qui se passail au-dessous d'elle ...
Mainlenant, elle entendait comme des gémissementR
rauques qui trahissaient la sou D'rance ou l'eITroi.
Saisie de compassion, elle appliquà sa bouche
conlre le plancher.
_ Monsieur Heldrick, appcla-t-elle, avez-vous
besoin de soins? .. Montez m'ouvl'id... Je pourrai
m'occuper de vous? ..
En gu ise ùe l'éponse, parvinrent à la malheureuse
d'afTreuses invectives qui mirenl le co mble à son
épouvanle ...
Qu'est-cc que cela voulait dire?.. Était-il devonu
subitement fou? ...
Et elle étail seule dans le chalet !. .. enfermée 1... à
la disposiLion de cet homme l. ..
COlite que COlite, cependant, cal' elle étail d'âme
énergique, il lui fallait savoir il quoi s'en tenir : à
l'aide d'un couleau, elle praLiqua dans le plancher do
sapin uno ouvorture assez grande pour lui permettre
do glisser un rogard dans la salle du roz-de-chausséo ...
Cc qu'elle vit l'épouvanta davantage encore ...
M. Heldrick était assis devanl la table: près de lui,
il avait uno bouleillo d'eau-de-vie dont il porlait, à
tout moment 1 le goulot à 8es lèvres. v
�LA MYSTÈRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
79
Quand il avait bu, il demeurait fig é dans la môme
at,Litude, comme hypnotisé par un e vision qui sc
dressait devant lui et que, de ses bras agiLés avec vio lence, il t enLait, d'écarter ...
- Non 1. •. non 1. .. grondait-il d'une voix gul,tul'ale ... va-L'en 1.. . va-t'en!. ..
Son masque avait quelque c.hose d'effrayant à
regarder, convul sé , sinisLremenL éclairé de ses pru·
nelles dans lesquelles luimicnL un éclair de folie ...
Et FrideLte pensa que c'élaÏL bien cela: M. Hel·
drick éLaiL fou I fou d'alcool!. . .
Une ha ve frangeait ses lèvres que contractaient de
sourds g '·missemenLs.
Elle eut alors comme l'impreRsion qu'il pouvait, a
voir et, pour se m ettre hors de sa portée, elle sc
redressa d'un bond .
Au bruit, il se leva lo urdcmenL; alors une angoi sse
uJTreuse s'empara d'elle : le fou allait monter pour'
enfoncer sa porte et la tuer peut-ôLre ...
DésespérémenL, elle tralna Rur le seuil de sa
chambre une table, une commode, des chaises, improvisant en 'luelques secondes une barricade solide el,'
susceptible d'oppo ser aux efTorts du misérable une:
résistan ce suffisante.
Après quoi, obéissant quand même à une invincible,
curiosité, elle s' a ge n~)Uila
de nouveau sur le plancher,
la :ace penchéo ven l'ouverture .
Son épouvante s'accrut do co qu'elle vit ...
A11né de son fu sil, M. Heldrick rôdaiL )0 long de la
�80
LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDElTE
muraille, comme s'il eût aurveillé un ennemi que son
instinct lui faisait pressentir à l'extérieur ...
Un moment, il s'arrêta contre la porte, le cou
tendu en avant, prêtant l'oreille à un bmit que, seul,
il entendait, car autour du chalet tout était silencieux.
Soudain, il poussa les verrous intérieurs et amena,
comme elle venait de le Caire elle-même, un lourd
bahut en travers de la porte .. .
Ainsi barricadé, il se mit à crier d'une voix qui
n'avait rien d'humain:
- Va-t'en 1... mais va-t'en donc! .. .
n s'adressait à quelqu'un du dehors ... à quelqu'un
qu'il sentait s'eJTorcer de vouloir forcer l'entrée du
chalet: même, à un certain moment, il s'arc-bouta
au buJTet, pour renforcer la barricade.
Mais, tout à COl!P, il poussa un cri, bondit jusqu'à
une fenêtre, l'ouvrit et p..oussa le volet qui claqua
contre la muraille ...
Ensuite, passant par la baie l'extr0mité de son fusil,
il ajusta longuement et fit Ieu ...
Fridette demeura aJTolée pal' ce geste. Que se passait-il donc? Qui était là?.. Sur qui venait-il de
tirer? ..
Une seconde fois, il br(lla une cartouche et, de
nouveau, l'écho de la détonation roula sinistrement
à travers la montagne.
M. IIeldrick referma ensuite le volet, puis la fenêtre;
après quoi, il déposa son armo dans un coin et vint
s'effondrer devant la table.
�LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
81
Là, il se versa une large rasade d'eau-de-vie, qui le
laissa un long moment inerte, hébété ...
C'est alors que l'idée vint à Fridette d'aller regar·
der au dehors.
Sur la pointe des "pieds, elle gagna la fenêtre de sa
chambre, l'ouvrit sans bruit et se pencha dans la
nuit; mais elle eut beau écarquiller les yeux, elle ne
vit rien.
Alors, incertaine mais angoissée, elle rejoignit son
poste d'observation: 1\1. Heldrick buvait à même la
bouteille; son arme, prête au coup de fau, était allongée sur la table, ù portée de sa main ...
Puis, elle le vit soudain se renverser sur le dossier
de son siège , la tête inclinée sur sa poitrine : il était
vaincu par l'alcool.
La jeune fille demeurait"là, le regardant, se demandant ce qu'elle allait devenir avec ce fou 1...
Et voilà que, tout à eoup, elle entendit au dehors
un bruit léger ... Quelqu'un était là, qui paraissait
chercher à entrer dans le chalet, et, tout de suite, la
pensée d'André Routier lui vint à l'esprit ...
Elle allait se précipiter vers la fenêtre; mais elle
resLa immohile, regardant M. Heldrick, dont le buste
venait de se reo.rosser et qui faisait de vains eITorts
pour se mettre sur ses jambes ...
Mais ses jarrets, coup és par l'alcool, refusaient de
sc l'aidir et, il demeurait là, le cou Lendu, la face menaçante, tandis que sa main cherchait il atteindre son
fusil. ..
6
�82
LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
Elle, comme hypnotisée, attendaiL ...
Cependant, du dehors monta ce bruit qui, tout
ù'abord, avaiL atir~
son attention ct celle, en même
temps, de M. Heldriclc ... Alors, incapable de dominer plus longtcm ps son angoisse, elle gagna la
fenêtre ...
Ef1ectivement, il y avait là, dans l'ombre, contre
la porte du chaleL, quelqu'un dont il était impossible
même de distinguer la silhouette, mais qu'elle entenJuit parfaitement bien.
Tout bas, pal' crainte d'exciter la eolere du fou:
- Monsieur André, al,pe la-t-elle ... Est-co vous? ...
Le bruit cossa , ct un gémissemont S'éleva que, tout
de suite, ell e reCOllllut·.
- Fellow 1. .. ll1urm ura-t-olle.
CetLo foi s, un aboi joyeux lui r t;pondit, et elle so
sentit la poitrine comme soulagée d'un poids énorme ...
- Fellow 1 recommença-t-ello toute joyeuse, lllon
vicux Fellow 1...
L'animal RC mit à gratter do nouv(lan avec acharnement, ct auss itôt une crainte la prit que le fou na
lui Lirât dessus ...
Elle courut jusqu'à la meurtrièrc pratiqu6e dans le
plancher et regarda: M. Heldrick &.vait r6uBsi à se
dresser; il tenait son arme à la main, mais il ne pouvait quittor le fautouil auquel il so cramponnait; son
instinct l'avertissait qu'il s'écroulerait au promier pas
qu'il ferait ('n avant.
Do cc côté-Jà, donc, FriJctte 'tait tranquille; tant
�LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
83
qu'il serait terrassé par l'ivresse, le fou ne seraiL pas
i: craindre .
Alors, vivement, elle improvisa à l'aide de ses draps
et de sa couverture une corde dont elle attacha une
extrémité à la barre d'appui de sa fenêtre: après quoi,
se laissant glisser, elle gagna le sol. ..
Une fois là, sans té fléchir davantage, ello se lança
dans la montagne, entraînant Fellow bondissant de
joie .. .
Et, elle allait ... elle allait , dans le noir, titubant aux
pierres du sentier, s'aocrochant aux arêtes vives den
l'oches, mais contiauant sa course , avec cette idée
fixe en tête : ohercher du secours , ù tout prix.
Quand elle atteignit enfin, au petit jour, 10 gasthaus
d'Eschinensee, les tenanoiers enlevaient leurs volets ..•
On imagine leur stupeur en voyant u1'l'ivel' il une
pareille heure et dans un semblable état la nièce de
le)lrS vieux amis Bienthall ...
Mais elle était dans un toI état de troublo que,
pendant les premiers instants, il lui fut impossib.le
de rien se rappeler.
Subitement, la vue de Fellow , gi'aVemênt assis
devant elle, acheva de l'o.O'olel'. ELlo venait de remarquer, au collier fle l'animal, 10 foulard de soie que ,
quelques jours aupuravnnt, ello avait donné à André
fiouLier : celui-ci l'y avaiL attach6 comme un appel
désospéré ...
Les vieillards, mis au courant, furent d'avis Ilu'jl
IulIaiL Ogil' sans Larder ...
�84
LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
Il Y a des troupes cantonnées non loin d'ici,
dans la montagne ... les chefs ne demanderont PdS
mieux que d'intervenir pour mett.re cet infortuné
monsieur dans l'impossibilité de causer un malheur
et pour aller à la rechercho du jeune homme . ..
Moins d'un quart d'heure plus tard, ils atteignaient
un col où un capitaine se hâtait d'organiser la défense:
l'exemple de la Belgique, si sauvagement envahie,
excitait les Suisses à ne pas s'endnrmir naïyement
dans la foi des traités . .. , et les pioches, les pelles, la
mine jouaient activement contre le roc ...
L'officier, séance tenante, prit ses dispositions et,
quelques instants plus tard, une dizaine d'alpins, porteurs de cordes, de piolets, de civières, se mettaient
en route, sous les ordres d'un sou~-mcier,
pour la
Weisso Frnu.
Fridot,to avait proposé que Fellow servit de guide;
aussi aurait-elle voulu qu'on partit de suite à la
recherche d'André; mais le sous-officier, dans la vie
civile, appartenait au corps des guides d'Andermatt
et élait expert ea la matière; il déclara que, pour
faciliter les recherches de l'animal, il fallait le ramener à son point de départ, c'est-il-cl ire au chalet ...
C'est de là quo, quarante-huit heures plus tôt, il
s'était lancé dans la montagne, on compagnie de celui
qu'il faUait retrouver: c'était de là que devait partir
sa quêto ...
D'ailleurs, quand bien mGmc ceLLe théùrio n'eQt
�LA lIIYSTÉ,RIEU S E AVENTUnID DE FRIOET1'F:
85
pas été basée sur une longue expériencfl, il impo::tait
de gagner tout d'abord la Weisse Frau.
Ou Lien M. Heldrick était véritablement fou, et il
fallait s'assurer de lui, avant qu'il ne se je~ât
dans la
montagne où il serait plus difficile de le rejoindre .. .
Ou bien sa sur~xciLaton,
due à l'abus de l'alcool,
n'était que passagère, et quand elle aurait disparu,
il serait possible de l'interroger sur les conditions
dans lesquelles il s'était séparé de son compagnon ...
Dans l'intérêt même d'André, mieux valait adopter
cette façon de proc6dor qui ferait gagner un temps
précieux.
Fellow marchait on tôte do la petite troupe, la
queue on panache, 10 museau lev6, humant l'air,
comme s'il eût, compris 10 rôle qui lui était r0servé ...
Quand on arriva à proximité du chalet, la jeune
fille recommanda la prudence.
Pendant qu'ello parlait avec le sous-officier, Fellow
s san~
des abois furieux.
s'était rué vers le chale!', pou
Soudain, un v01e~
s'ouvrit, claquant avec force
contro le mur, et dans l'oncadrement ùe la fenêtre
apparut la ha'lto silhouette de M. Heldrick, le fusil à
l'épaule ...
Uno dl3Lonation éclata et, atteint par une balle,
Follow roula sur le soL ..
Sans se sOl,;.cier du danger, Fridette courut à l'animal cl" agenouillée sur le sol, s'efforça de s'assurer de
la gravité de la blessure ...
�80
LA ~,fYSTÉRIEU
AVENTURE DE FRlDETTE
. Presque aussi brusquement qu'ils s'étaient ouverts,
les volets se refermèrent et le silence se fit ...
Tandis que deux hommes aidaient Fridette à transparLer Fellow à l'abri de la fusillade, le sous-officier
se concertait avec ses hommes pour s'emparer saas
trop df3 risques du l'ou 1. .•
Uno parLie du !Jetit détachement s'embusqua Boigneusement non loin de la porte, la surveillant, pour
s'opposer à tauLe ten~aLiv
do sO l' tie du meurtrier.
Pendant cc temps, le reste des soldats contournaient Je chalet ct, escaladaut par des moyens de fortUlle Je mur jusqu'au toit, pratiquaient sans bruit ,
au milieu ùes tuiles, une ouverLure pal' laquelle ils se
glissaient il l'intérieur du grenier ...
SilenoieusemenL, ensuite, ils descendirent l'esealie!" ,
arrivés contre la porte de la salle, ils se tapirent immobiles, attendant que ceux du dehors se fussent conformés aux instructions du chef ...
Ces instrucLions ,jtaienL simples : olles consistaient
à occuper l'attention de l'adversaire, en simulant subimenL une aLLaque conLre une des fenêLres ...
Les auLres , alors, enfonceraienL la parLe intérieure
de la salle dans laquelle ils feraient irruption Sur
les derrières de l'ennemi; cfllui-ci, surpris, se laisserait capLurer, snns que l'on cOt il déplorer aUCuIle
perLe ...
j,Jais Fridette qui, Fellow UGO fois pansé sommairemollL, éLaiL venue les rejoindro, leur expliqua quo
�LA. MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
87
ce plan avait peu de chances de réussir, vu que la
porte se renforçait à l'intérieur d'une solide barricade.
improvisée par le fou et contre laquelle les assaillants
se heurteraient.
- Diable 1 grommela le sous-officier, voilà qui se
présente ma! ? ..
Mais la jeune fille, s~ fai sant sui vre sans bruit par
les soldats, remonta l'escalier et les condui:it dans so
chambre:
- Regardez [ fit-elle en montrant au sous-officier
la petite ouverture qu'elle avait pratiquée dans le
plancher, vous vous rendrez mieux compte de l'éLat
de la place qu'il s'agit d'empol'ler ...
En un instant, quelques planches furent enlevées
au parquet de façon il former une ouvel'ture suflisante
pour livrer passage à un homme ...
Cela n'alla pas, comme on peut l'imaginer, sans
que IIeldrick, aussitôt qu'il eut surpris la manœuvre,
ne s'eITorçât de l'inLarrolftpre, en envoyant dans le
plafone;. des coups de feu ...
Mais comme il était obligé de faire face :on même
temps ù l'attaque qui venait de l'extérieur, le sousolTicier et ses hommes purent arriver il. leurs fins eans
dommage aucun: il s'agissait bien entendu de s'emparer du malhouroux vivant.
Il y avait là, on ce qui concernait Heldrick , non
seuloment une question d'humanité, mais aussi un
intérôt capital relativement à André Routier; si l'on
voulait savoir d~
j'où eo qu'il é tai~
adve~lU
de so n
�88
LA MYSTÉRIEUSE AVENTUnE DE FnIDET'!'E
compagnon, il était indiepensable qu'on lui laissât la
vie sauve ...
Profltant d'un moment où le dément s'occupait il
recharger son arme, un alpin se laissa tomber sur lui,
par l'ouverture pratiquée au milieu du plancher ...
Surpris, Heldrick roula il terre .
Avant qu'il eût pu se redresser, il était garrotté
solidement et mis dans la complète impossibilité
de nuire ... Alors, on débarricada la porLe et on entra.
Le prisonnier, assis sur un fauteuil, était v é ri~
LaJ)lement enrayant à regarder, avec Son masque
convulsé , dans lequel les yeux roulaient pleins de
rage, tandis que de ses lèvres jaillissaient le::! pires
injures ...
Vainement tenta-t-on de lui arracher quelque r e n~
Geignement sur son compagnon d'excursion; il fut
im possible d'obtenir de lui autre chose que des paroles
incohérentes, coupées parfois de cris de terreur.
En d ésespoir de cause, on cessa de l'interroger.
- MainL enant, d éclara le RouR-officier, OCCupon snous de ['autre. }\ve7.-V OUS un obj et ayant appartenu
au voyageur? ..
Presque aussitôt, la jeune fille tendit au sous-ofilcieI'
une casquette qu'ell e était all ée prendreuu portemanteau.
Alors, on se dirigea vers l'endroit où Fellow l'epor.u it, tout dol ent de la blessure eur laqu elle les so ldats avaient som mairement appHquô leur pansemenL
individuel...
�LA MYSTÉmr:USE AVENTURE DE FRiDETTE
89
L'animal, dès qu'on lui eut présenté la casquette,
la flaira, huma l'air et se redressa sur ses pattes; puis,
1& casquette aux dents, il se mit en route ...
Derrière lui venaient le soldat qui le tenait en laisse,
puis la jeune fille avec le sous-officier; enfin, fermant
la marche, le petit détachement avec les diITérents
impédiments n écessaires au sauvetage ...
Seuls, deux hommes étaient demeurés au chalet
pour surveiller le fou ...
Fellow, quoique assez grièvement atteint, marchait ferme, paraissant n'avoir aucune hésitation sur
la direction à suivre ...
Sans une défaillance, le nez collé au sol, il allait,
reLrouvant imperLurbablement les traces que les deux
excursionnistes et lui-môme avaient laissées l'avantveille sur le sentier ...
E't, à chaque pas fait en avant, Fridette sentait son
âme se contracter <l'angoisse, ft la pensée qu'un
miracle allait peuL-êLre lui permettre de sauver celui
qu'elle aimait. ..
Car elle l'aimait 1... cela maintenant était indéniable : durant les dernières heures écoulées, sous
l'inf1ence de l'anxiété, l'amour avait atteint en elle
Son apogée, ainsi que, ùans l'atmosph 're surchauITéc
d'une serre, une plante exotiquo, subitement en pleine
croissance, fait, en l'J:uelques minutes 1 s'épanouir une
lieur merveilleuse.
�90
LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
CHAPITRE VIII
ACCIDENT DE MONTAGNE.
Pendant trois houres, le détachement alla ainsi,
escaladant des sentiers, parfois à pic, d'autres fois
plongeant dans des goufTres vertigineux ...
Brusquement, Fellow s'arrêta et, derrière lui, tout
Je monde fit halte.
Pendant quelques instant::!, visiblement, il fut en
déroute, allant, venant, rovenant encore, flairant des
traces de paa, humant l'ail' avec force ...
On so trouvait al01's à près de deux millo mètres
d'altitudo : SUl' la droiLe, se dressait ù pic une hauto
muraille de granit dans les flancs de laquelle des
marches étaient creusées, si 6troÏte:\ quo c'est à peine
si le pied para'issait pouyoir s'y poser tOJ1L entier ...
A plusieurs reprisos, l'animal revint il la base de
cet escalier, cc qui surprit fort ses compagnons, car il
Hait insupposable que, par un chomin semblable, il
eût pu accompagner les excursionnistes ...
A gauche, un sentier raide descondait, après av oÏl'
traversé une passerelle jetée sur un gouf1'l'e, vers une
petite vallée emplie de neige qui s'étendait ù une centaine do mètres au dessous de l'espèce de plate-forme
où on avait fait halte.
- IIelmonL, fiL tout li coup le sous-officier au sol-
�LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
91
dat le plus proche de lui, viens donc un peu ici. . .
Il était agenouillé ct, penché vers la pente, l'examinait avec attention.
- Ne dirait-on pas du sang ... cette Lache , là-bas,
sur la neige, .. à droite du irone de sapin brisé? ..
- Si ça n'en est pas, ça y ressemble 1. .•
FridetLe regardait, elle aus"li, toute frissonnante.
Du sang 1. .. Mon Diou, celui d'André, peut-être 1. ..
Fellow, en ce moment, commo s'il eût compris le
sens des paroles du Eous-oITicier. s'arc-bouta des
quatre pattes eL, le museau poinLé dans la direction
indiquée, il 50 miL à aboyer lugubrement...
- Nous devons approcher, déclara le sous- officier.
Faisons attention ...
Ii avaiL rendu la liberté ù l'animal: celui-ci, aussitôt, fila par une sente, Lout d'abord inaperçue; contoul'nanL une roche énorme, elle descendait vers la
vallée, raide et dangerellse, comme accroch "e au fJanc
de la montagne, mais cependant praticable ...
Sur la neige fraîche, on apercevait des trace~
de
paLtes de chien ...
Follow était déjà venu là 1. ..
Hapidemont, la petite colonlle descen dit il ln suite
de l'animal pour arriver à la passerello ...
Sans hésiter, lOR soldats, montagnards hahitués de
longue date il triompher de lous les vertiges, s'engagèrent sur le tronc d'al'bro chancelant qui reliait l'une
Ù l'nutre des doux cl'ôLes du gc ulTl'e ...
Au delù do la passerelle, Je sen lier cont inl~
sa
�92
J.A MYSTÉ1 UEUSE AVENTU RE DE FRIDET TE
descen te et bi,mtôt toute la petite troupe eut atteint
la vallée ...
Tout à coup, au milieu du silence impres sionna nt
dont s'envel oppait la montag ne, une sorte de hurlement retenti t, si troubla nt qu'en même temps que
_ ts le chien lui-mê me fit halte.
les sold~
Et Fellow , la tête dressée , se mit à pousse r des
petits grogne ments inquiet s et comme Co'Jères ...
Toutes les têtes se levèren t et. des gorges de tous
Jaillire nt aussitô t des exclam ations terrifiées ...
Dans l'espac e, fine comma une perche striant le
ciel bleu d'une ligr.e sombre , la passere lle appara issait.
Et voilà qu'un. homme , surgiss ant tout à coup du
do
sentier accroch é au flanc de la montag ne, venai~
s'y engage r d'une allure désord onnée.
Il tenait à la main uno de ces grande;; haches dont
8e serven t les bûcher ons pour abattre les sa~in
énorme s dont les troncs, emport és par leur poids,
glissen t ensuite tout seuls jusqu'a ux vallées .
- Le fou 1lança le sous-officier, plein de stupeu r,
en roconn aissant celui qu'il l'lvait laissé à la Weisse
Frau sous la garde de deux de ses soldats .
- Oui. .. oui... c'est le fou 1. .. s'excla mèrent los
autres.
Mainte nant, on le disting uait bien : c'était lui,
vêteme nts en désord re, choveu x au vent, agitant
dans dos gesLes de menace la hacho au-dess'us do sa
tête ..•
�LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
93
Il s'avançait fi. pas délibéi.'és, conservant par un
miracle son équilibre au-dessus du gouiTre.
Soudain, comme il avait atteint le milieu de la
passerelle, Heldrick s'arrêta et demeura immobile, figé
dans une attitude de défense, son arme levée ...
Manifestemer..t, dans sa folie, il venait d'apercevoir
quelqu'un qui s'avançait à sa rencontre ... lui barrant
le chemin... Durant quelques instants, il parut
attenùre l'attaque de cet adversaire imaginaire ...
Et, tout à coup, cette attaque se produisit, car
Heldrick abattit sa hache ...
L'arme.frappant dans le vide, il faillit perdre l"équilibre; et ceux qui, d'en bas, suivaient cette lutte
extravagante d'un homme contre un fantôme, erurent
qu'il allait choir dans le goufTre ...
On le vit, dUl'ant une seconde ou deux, osciller de
droite et de gauche ... Mais un miracle se produisit qui
le replaça d'aplomb sur ses jambes ...
La hache en main, il poursuivit alors sa route ...
A peine faits un pas ou deux, il s'arrêta.
Un nouvel incident venait de se produire : sans
1
douto, un ennemi, contraint à la retr9.ite, ~'étailembusqué et l'attendait-il sur 10. rive à laquùUe aboutissai t la passerelle ...
Alo l'S, pour lui barrer définitivement le chemin, le
fou s'a ttaqua ù l'arbre lui-même ...
A grands coups de hache, il frappait sur le tl'onc,
dont on voyait les fins copeaux voltiger dans l'espace ...
Les soldats assistai en L, étreints pal' l'angoisse, à
�94
LAMTàTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTË
cet émouvant spectacle. Que tenter pour arracher ce
misérable au sort qui l'attendait? ..
Peut-être en se hâtant, serait-il possible d'arriver à
temps ...
_ Courez! ordonna le sous-officier il. deux soldats
qui s'élancèrent 'Par le sentier.
Mais la hache voltigeait avec une rage croissante
et, tout il. coup, il y eut un craquement qui résonna,
au milieu du silenc~
avec l'intensité d'une détonation.
La passerelle, SOUil le poids de l'homme, se brisa
nettement et le fou, tournoyant dans l'espaoe, pa9~,
avec la rapidit6 d'une flèche, devant les yeux 6pouvant6s des soldats; pencMs sur le bord du goulTre, ils.
suivirent durant quelques secondes sa chute vertigineut:le dans l'ombre bleue où il s'abîma.
Durant un moment, ils demeurèrent silencieux,
im prr.ssionnés par oe drame rapide dont ils n'avaient
pu être que des speotateure impuissants.
Puis, sans un mot, ils se remirent en marche, à
la suite ùu chien reparLi en avant, le noz collé il. la
neige ...
Depuis un moment assez long, ils marchaient ainsi,
lorsque, il. ses pieds, soudain, le èous-olficier ramassa
un objet qu'il avait YU Fellow flairer longuement ...
C'6tait un de ces havresacs do toilo qui servent aux
excursionnistes ù transpol'ter, avec des provisions,
quelques vêtements de rechange ... Les courroiea en
étaiant rompues et la fermeLllre briséo.
�LA MYSTERIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
95 '
Un pel1 plus loin, dans la même direction, un pio- '
let gisait sur le sol, puis, plus loin encore, un ohapeau de feutte qu~
Fridette reconnut pour celui:
d'André ...
Enfin, en(oui dans la neige tomb ée au COurs de la
nuit précédente, le corps d'un homme ...
Fellow, qui avait précédé le détachement, lui
iéchait le visage et les mains, bientôt rejoint par Fridette, anxieuse de savoir.
- C'est lui! ... s'e xclama-t-elle , !J'est lui!... Il vit!. ..
Les soJ.datR s'efforcèrent de la seconder. Tandis que
l'un d'eux, à l'aide de la lame de son conteau, cntr'ouvrait les mâchoÎl'es contractées du bless6 , le sergent y
vOl'sait goutte à goutte un pcu de rhum.
Ensuito, il se mit ?l frictionner éncrgiquement le
vj ~ age
cL les mains du maiheureu.\ , c10ntles paupières
se soulevèrent enfin.
JI promena autour de lui lm regard vitreux, qui se
fixa sur Mlle Merlier ; puis, d'une voix éteinte, il murmura:
-- Mornstein!. ..
Et il referma les yeux ...
- Mornstein t répét A. à mi.vobt FrideLte ...
Maintenant, lui revenait en mflmoire, comme un
écho lointain, 0e noIn , entendu une fois déjà, il y avait
plusieurs semaines do cela .
C'était à bord de l'Au,vergne, alors que Bon père
frapp é par une main inconnue aeor.isait ...
Avant de mourir, Francois Medie!', lui aussi, avait
�96
LA MYSTÉnII!:USE AVENTURE DE FnIDETTE
prononcé ce nom balbutié par And.rci Routier ...,
Qu'a'4aient-ils voulu dire tous les deux et quel rôle
avait donc joué dans leur fin également tragique, cet
homme, mort déjà plusieurs mois avant eux?.,
Il Y avait là un mystère que la disparition subite
de François Merlier avait empêché d'éclaircir, mais
que peut-être André Routier, lui, pourrait élucider,
si Dieu lui faisait la grâce de le maintenir en vie ...
Les soldats cependant, avaient disp~é
avec d'in~
finies précautions sur la civière le corps inanimé du
blessé ...
Mais alors un détail frappa le Gous-officier: la taille
d'André se ceinturait encore d'un fragment de la
corde qui reliait l'un à l'autre les deux ascenio~
nistes ...
Or cette corde sc trouvait rompue à trois où quatre
pouces de son point d'attache j et c'était sans nul
doute cette rupture qui avait occasionné la chute
qu'un miracle seul avait empOché d'avoir des conséquences mortelles ...
Et voilà que, soudain, le sous-officier, qui exami~
nait la corde avec aten~io,
s'exclama:
- Elle n'a point été rompue, mais coupée 1...
Et il montra à Fridette, aux soldats, soudainemont
groupés autour do lui, la secLion pa.rIaitement notte
et visiblo faHe aux ligaments do chanvre par un instru~
ment tranchant...
- La chose est claire ... Il no s'egit plus d'accident,
mais de crime! ... On a voulu assassiner cet homme!
�LA
UYST~RIE
AVENTURE DE FRIDETTE
9i
- Assassiné! répéta d'une voix étranglée Fridette ... .
Comme mon pauvre papa, alors !...
Et c'était ce M. Heldrick qui aurait commis cet ,
épouvantable crime 1...
Mais M. Heldrick était à bord de l'A UClergne , luI'
aussi... Fallait-il donc lui attribuer la mort de'
M. Merlier? .. Voilà qui était bien invraisemblable!. ..
Pourquoi l'un après l'autre? .. Oui, pourquoi? ...
Et elle marchait derrière la civière, s'eITorçant d'élucider ce mystère; mais, au fur et à mesure qu'elle
tournait et retournait dans sa tête les diITérentes hypothèses, les t énrbres ne fa.i.saient que s'épaissir en
olle ...
Tous les kilomètres, les soldats se relayaient: la
charge, déjà lourde, s'était augmentée du poids de
F ellow, incapnble maintenant de mettre une patte
dovant l'autre ...
Au chalet de la Weisse Frau, une surprise douloureuse attendait )0 so us-officier. Les deux hommes qu'il
avait - on s'en souvient - laissés à la garde du fou
furent retrouvés sans connaissance, dans une mare
de sang ...
L'un portaiL à la base du crâne une fracture terrible
causée par un coup de crOSBe de fu sil; l'autre avait été
atteint en pleine poitrino par un COtlp do feu tiré il
bout portant.
On los chargea sur la litièro d'où l'on venait de tirer
André Routier, etle d6tachemo!lt se mit on roule pOUl'
le cantonnement, le sous-offici er ayant promis de t,6Ié7
�98
LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
phoner aussitôt à Thoune pour qu'un médecin moùtât.
à la Weisse Frau ...
Lebless6, confortablement installé dans sa chambre,
parut aussitôt éprouver un soulagement. énorme . Ses
paupières se soulevèrent; l'expression de sa physionomie se transforma et mzme un léger sourire erra
sur ses lèvres pâles ..•
- C'est vousl murmura-t-it.. .
Sa main s'agita péniblement sur le drap comme si
elle eût voulu se glisser vers celle de la jeune fille .. .
- Ne parlez pas ... Ne bougez pas? supplia celle-ci .. .
Le docteur va venir.
Il ]a regardait ..•
Mais saml doute y avait-il dans les prunelles, voilées
encore par la souffrance, un refiet du sentiment intime
qui l'agitait, car ]a jeune Hlle, détournant la tête,.
caressa Fellow, étendu à ses pieds.
Lui aussi, le brave animal, était blessé; lui aussi
avait droit à des tendresses et à des soins ...
Un petit gémissement poussé par lui attira l'atten-tion d'André; une ombre inquiète s'étendit sur son
front et de nouveau ses lèvres s'agitèront.
révoillé dans l'esprit.
Cet appel du chien avi~
endolori du blessé cerœins souvenirs.
- Heldrick 1. .. murmura-t-il soudain d'une voix
angoissée ... Prenez garde à Hcldrickl ...
- Tranquillisez-vous, déolara-t-elle, il est mort .. .
Uno brusque crispation tordit les traits d'André, qui
trouva la force de sc relever sur un coude.
�\
LA lIIYS'I'ÉRIEUSE AVÊN'rURE DE t'IlInETTE
99
- MOl'tl ..•
Mais; de ses mainE! douoement posées sur les
éplHl1esj F;ridette le contraignit à se recoucher, sup~
pliant:
- Calmez-voUs ... vous alléZ img'ffienter la fi~vre,
..
Attendez sagement Je docteur... ou bien vous aUez
créer des complications ...
- Oui... ouL .• VOUÉ! avez raison ... je nê bougerai
plus ... je ne pArlorai plus... silulement, racontezmoi... dites-moi tout ... Cela ne mil fatiguer3 pas
d'éooutèr ...
- Mieux Vl1udrait vous reposer ...
Il c()tnme~ai
à so suréxcitel' et, soua une poussée
de fièvre, son teint sc colorait ...
Alors, pOUl' 10 calmer, 0110 cOnsentit ct, assise au
chevet du lit, laissant dans la main du blesacl sa mllin
donb il s'était emparé, tlinsi qu'on abandonne un jOUtlt
à un enfant malade, Fridette cotnrnen.ça 10 Nloit des
épouvantables heUres d'angois!lo qu'elle avait passées
au ohalet, seulo avec le déIllent ...
CHAPITRE IX
LE
SECRET DE FELLOW.
Apr~s
quinzo jours passés entre la vi e et la mort.
André Routier était entré en convalescence j depuis
la veilla, il avait reçu du docteur l'autotil!atioh
,' ;, \
l
.
r...,.;
,.J
. g~;I
�100
LA
~ MYS'rÉnl.W~
AVENTURE DT; nIIDE'l"!'!::
de fai.re une courte promenade auLou!' du chalet.
Au bras de Fridette, il avait pu aller jusqu'au
détour du sentier duquel on a vue sur Eschinense; là,
les deux jeunes gens s'étaient assis côte à côte.
- Maintenant, dit-elle, je vous autorise il me raconter dans ses détails le drame dont vous a vez failli être
victime ...
André Routier devait s'attendre à cette quesLion ct
il avait pr\paré par avance sa réponse ...
Depuis que la fièvre l'avait moins talonné, il avait
mQ.rement réfléohi à ce qui s'était passé, et sa conclusion avait été aussi précise que lui permettaient de
l'établir de simples déductions: M. Heldrick n'était
autre que MOl'nstein.
Ayant échoué dans son plan contre le père de Fridette, Mornstein était revenu à la Weisse Frau, uniquement pour y reprendre ses recherches; mais la
présenoe au chalet d'Andr3 Routier lui avait l'ait tout
de suite deviner, dans ce Français, compagnon de
voyage du vieux Merlier, un continuateur de l'œuvre
patriotique de celui-ci ...
De là les perquisitions secrètement opérées dans la
chambre du jeune homme afin de contrôler sea suppositions. La découverte, parmi les papiers de ce dernier, de la revue contenant son propre portrait, avait
confirmé le'3 soupçons de l'espion ...
De ce moment, la perte du jeune homme avait éLé
décidée; et c'est ainsi que le lendemain, au cours de
cette ascension au Grosshol'll, alors qu'ils so hissaient.
�LA MYSTÉR IEUSE AVENTU RE DE FniDET TE
101
pénible ment le long d'une cornich e, attaché s l'un à
l'autre, brusqu ement, d'un coup de son coutea u, le
misérable avait tranché la corde.
André avait roulé dans le gouffre, et Mornstein, sûr
désormais de pouvoi r agir en toute liberté, avait repris
le chemin du chalet.
Mais, quand il en avait touché le se.uil, déjà un travail s'était fait en lui sous l'influence de l'alcool que
conten ait sa gourde et dont il avait absorb é la totaliLé, moins pour se réchauITer que pour tenter de fuir
les sinistres papillo ns noirs qui comme nçaient à voltiger autour de son cerveau ...
Il n'en était cepend ant pas à son premie r crime, et
l'audac e avec laquell e il s'était débarra ssé de Franço is
Merlier aurait dû le Lrouver cuirassé contre les émotions d'un second meurtr e ...
Mais, peut-êt re, Je décor tragiqu e dans lequel il
avait dû opérer, la côté mystér ieux de cette nuit noire
et pleine de silence, silence coupé par le tonnerr e des
avalanches, le sanglo t des torrent s, l'aspec t fantom atique des pics neigeux, pellL-êtl'e tout cela avait-il
contrib ué ù l'impre ssionne r profon démen t et sinistre menL. ..
C'est pourqu oi, à peine rentré, il s'élait jeté sur le
litre d'eau-de-vie dont plusieu rs rasades successives
avaien t porté ft non cervea u un coup funeste ...
l'avaie nt
Alors, l'alcool agissan t, des halJuci~Lons
uer unc
provoq
par
avaien t fini
assailli qui, rl\pétc~,
lésion au cervea u.
�102
LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
On c')nnaH la suite ...
Mais convenait-il que le jeune homme mit Fridette
exactement au courant du drame dont il avait été
victime 1. ..
En lui dhant la vérité, n'irait-.il pas oontre la
volonté du vieux François Merlier qui jamais n'avait
voulu que sa fille fût initiée à la mission qu'il avait
assumée? ..
Le vieux patriote estimait, en effet, qu'un seoret
n'est jamais mieux gardé que par soi-même, surtout
lorsqu'il a trait à la Patrie ...
En conséquonce, André avait arrangé par avance
uno Cable qui pût, dans uno cortaine mesure , donner
satisfaction à la curiosité bien naturelle de Fridette ..•
Donc, à la question qu'il pre8sentait, il l'épondit :
- Vous douLioz-vous que M. Heldrick était venu
ici parce qu'il vous aimait?..
- Moi! s'écria la jeune fille, les joues subitement
empourprées.
- Ne vous en étiez-vous donc pas aperçue ft bord
de l'Au"ergne ? interrogea André.
- Oh! hionsfir, expliqua--t-ello, assez embarrassée,
j'avais remarqué qu'il était très occupé dl) moi et
qu'il cherohait toutes los occasions susceptibles de
nous réunir ... Seulement, je m'étais imaginée que co
n'ôtnit là qu'un moyen de rendre plus intimes BeB
rapports avec mon pauvre papa ...
- Dans quel but, je vous le deml\nde un peu, co
rapprocnemont?.. et puis, votre püre une fois dis-
�LA :r.rYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
103
paru, quel intérêt pouvait pousser M. Heldrick à vous
relancer jusqu'ici? .•
Et avec- force:
- Non ... non ... je vous dis, moi, s'il eRt venu à
la Weisse Frau, c'est parce qu'il vous aimait d'un
amour profond, violent! La preuve ... c'est qu'il a
cherché à se débarrasser de moi 1. ..
Elle le regarda, ne comprenant tout d'abord pas ...
- Je vous demande pardon de vous parler ainsi,
mademoiselle Fridette, dit-il tout embarrassé, mais
vous m'interrogez ... il faut bien que je vous réponde ...
Fridette aussi devint toute rouge et balbutia:
- Alors, c'est à cause de moi que ce misérable
aurait tenté de vous, assassiner?
- '" J'en ai la conviction. ,Quand il m'a rencontré
au ohalet, Bon désappointement a été profond ... je
m'en suis aperçu ... Sans doute, Ba jalousie a-t-elle
pris ombrage de ma présence ...
Elle lui prit la main en murmurant:
- Vous me voyez désespérée.
Il la regarda longuement, comme s'il eo.t hésité
à parler, puis, enfin, d'une voix qui tremblait un
peu:
- Vraiment, Fridette, regrettez-vous autant que
cela que ce misérable ait pu êtm jaloux de moi?..
Elle détourna la tête et garda le sllence.
Alors il comprit qu'il ne pouvait se tairc davantagc
et, sc penchant vers elle, murmura:
- Si je vous disais que sa jalousie avait raison
�104
LA MYS'l'EnIEUSE AVENTURE DE FRIDE'l'TE
d'être 1. .. Oui, sur le bateall, déjà, quand vous jouiez
au tennis avec lui, j'enviais sa légèreté, son adresse,
qui lui permettait cette fréquentation dont je m'exaspérais ...
- André .. . interrompit-elle ...
- - ... Je me sentais ::<i invinciblement attiré vers
vous.
- Oh 1 André 1... André 1...
Et elle ajouta, mise en confiance par cet aveu, si
simple, si t.ouchant :
-Moi aussi, je vous aime .. . et je ne saurais vous
dire les transes eITroyables par lesquelles j'ai passé
durant ces troi
~ jours que j'ai vécus, seule ici, avec ce
misérable, soupçonnant le sort aITreux: qui devait être
le vôtre et ne pouvant rien pour vous ...
Ils demeurèrent Jong~emps,
sans parler, les yeux
rivés sur l'admirable panorama que faisait à leur pied
le miroir étincelant du lac, dont les caux, frappées
par les dernières lueurs du jour, semblaient d'argent
poli ...
Enfin le soleil disparut derrière le Grosshorn et
subitement l'espace s'assombrit.
- Rentrons, fit-elle tout Il coup en se levant.
- Je voudrais pouvoir rester éternellement ici; il
me semble que l'ail.' cst encore tout vibrant de votro
aveu, et ce m'est une musique délicieuse ...
- Venez, dit-elle gentiment ,moqueuse; cetto
üLre pernicieuso, ù"auLuuL plus
mu nique pourrait vou~
qu'au chalet, bien au chaud dans la sall0, vous pour-
�LA MYSTÉRIEUSE AVE NTURE DE FRIDETTE
105
l'ez l'entendre encore, si elle vous charme à cc point ...
- Oh! Fridette !.,. petite Fridette 1. ..
Et ils regagnèrent la Weisse Frau, lui appuyé sur le
bras de sa fianc ée, elle guidant ses pas avee une
sollicitude quasi maternelle, toute fi ère de le sentir
si faible encore et contraint d'avoir recours à
olle ...
En arrivant au chalet, ils trouvl'rent la vi eille tante
Bie!lthall, affligée et inquiète .
- Fellow ne va pas, déclara-t-elle; il est demeuré
couch6 toute l'après-midi près du poêle, et il,se plaint
sans discontinuer ... Tenez , l'ontendez-vous ?...
Pal' la porte do la cuisine arrivaient en efTet des
gémisscment.s légers et doux , comme ceux d'un
enfant ...
- Pauvre Fellow, murmura AndJ'é, jamais il ne
s'est remis de sa blessure.
- Oh! monsieur Routi01'... monsieu r Routier ...
venez donc voir ... le pauvre Fellow 1.. .
André s'empressa et trouva la jeune fille agenouillée près de l'animal: Fellow haletait, la langue pendante hors do sa gueule qu'une bave épaisse salis-
sait...
Ses yeux Lornes se fixaient a voc une sorte de prière
sur sa maîLresse, semblant lui dire :
- Tu vois dans quel état je suis ... et tu ne fais rien
pour me soul ager 1... Cepen dant, Loute ma vie, je me
su is ingé'nié il t'aimer du mieux que j'ai pu ...
La jeuno mIe avait conscience de ces muets
,
�106
LA MYSTÉRIE'JSE AVENTURE DE FRIDETTE
reproches; les paupières débordantes de larmes, elle
s'écria:
- Je vais descendre jusqu'au chalet d'Eschinensee
et, de là , je téléphonerai au vétérinaire de Kandersteg de monter de suite ...
- Tu es folle! clama la tante Bienthall; descendre
à Eschinensee 1 par la nuit qui vient 1...
- On ne peut pas laisser mourir Fellow 1. ••
- Non, certainement, déclara André; aussi, est-ce
moi qui vais descendre 1
Et, déjà, il reprenait son chapeau et son bâton,
lursque soudain un étourdissement le fit chanceler et
il dut se soutenir pour ne pas tomber ...
- Vous voyez bien 1 déclara Fridette, cette promenade seule vous a fatigué plus qu'il n'aurait fallu 1...
Vous allez rester ici ... bien au chaud, à vous reposer ...
Moi, je n'en ai pas pOUl' longtemps ... je connais des
raccourcis qui abrégeront la route .. .
Tout en parlant, elle prenait sa cape, un bâton, Q"lC
lanterne ..•
Voyant ces préparatifs, Fellow témoigna l'intention
d'accompagner sa maîtresse, mais il retomba sur le
flanc en poussant un gémissement doulr~x
...
La jeune fille s'agenouilla, recouoha la bête avec
une autorité tendre; puis, à André:
- Je vous le recommande ... Soignez-le bien durant
mon absonce .. .
Pendant quelques instant,s, le jeune homme
demeura immobile, l'oreillo tendue vers le bruit
�LA MYSTÉR IEUSE AVENTU RE DE FRIDETT P:
107
des pas pressés qui claqua ient SUl' le sol durci.
Après quoi, il gagna la salle où un grand feu briilait, mettan t de la chaleur et de la gaiLé dans le plus
petit recoin ... Et, comme il avait de la joie plein
l'âme, il s'instal la, tout heureu x, au coin de la cheminée, revivan t avec délices chaque momen t de ce
délicieux après-m idi.
Ainsi donc, Fridl3tte l'aimai t!. ..
C'était , par tout son être, une sensati on intime de
bonheu r parfait L ..
Ah! comme ce bonheu r eût été absolu , comple t ...
si, brusqu ement, ses regards étant tombés sur un
journal déplié sur la table, un titre en gros caractères n'avait attiré son attenti on .. .
C'ëtait l'heure angoissant.e des attaque s SUl' l'Yser,
alors que les Allemands rêvaien t de leur marche sur
Calais 1...
Le journa l suisse, comme ntant les nouvel les, laissait entend re que, peut-êt re bien, y aurait- il lieu.pour
la Conféd ération de songer un peu à elle-mê me, avant
qu'il fût longtem ps ...
Des agents allema nds sillonn aient les canton s de
Berne et de Vaud, avec des allut'es singuli ères et des
curiosi tés inquiét antes.
« Peut-ê tre, disait-i l, l'Allem agne serait-e
lle prochaine ment tentée d'empr unter le territoi re helvétique pour faire passer dos trouJ:!i3s, afin d'opére r sur
le flanc français une utile divel'sion 1 ))
Ces mots rappelè rent alors à André les confidences
�108
LA MYSTÉR IEUSE AVENTU RE DE FRIDET TE
du vieux Merlier, et desque lles, D.vait-iJ déclaré , dépendaient le sort de la Su:sse et peut-êt re même celui de
la France ...
Vainem ent, le jeune homme avait fouill é en tous
sens la contrée pour découv rir ce point dont la victime de Morste in avait emport é le secret dans la
tombe, ce point qui suffisai t à anéant ir les combin aisons de l'envoy é du grand état-ma jor de Berlin ...
Que n'eût-il pas donné pour pouvoi r le repérer , ce
point mystérieux ? ..
Hélas 1 Mornst ein lui-mêm e, un fort entre les forts ,
s'y était, épuisé et avait Hni par y laisser sa raison et
sa vie ...
-. Eh bien 1 mon vieux Fellow 1 murmu ra 10 jeune
homme interro mpu dans ses médita tions par l'arrivée
du chien ... Comm en t ça va, mon camara de?
L'anim al, sous le lancin eme nt de la soufl'rance,
a vait trouvé l'énergie de so trainer jusqu'à ::H'S pieds,
ct là, co uché sur le flanc, levait vers lui 8a grosse
tête.
- Tu souffre s ? .. mon vieux ? .. interro gea Je
jeune homme en se pencha nt vers la hète, dont il
caressa it la toison épaisse avec sollicit ude ...
Quelque douce que fût la ca resse, Fellow cepend ant
en soufIrit ct Ul1 gümissement lui échapp a ...
- Pour examine!" la blessuro plus attenti vemen t ,
il eût fallu coupe,· Lout <,Il, murmu ra André.
Il palpait doucem ent le chi en, cherch ant, en éca,.tanL les poils) ù se rcndre compte de l'état de la bles-
�LA MYSTf;I\JEUSl> AVENTUHE DE l' lllOE 'fTE
109
sure ... Mai~
la toison était si épaisse qu'il ne pouvait
y parvenir sans arracher au patient des petits gémissements douloureux ...
Alors, comme une paire de ciseaux trainait sur la
table, il s'en servit pour dégarnir les 3.bords de la
blessure, dont les lèvres lui parurent suppurer fortement ...
Evidemment, André pouvait (( y voir plus claÏ!' )l,
comme disent les praticiens; mais le travail des
ciseaux étaiL encore bien imparfait; la toison était
tellement drue qu'il était douteux que les remèdes
pussent agir ayec toute l'efficacité désirable.
André alors se souvint que, dans sa toute jeunesse,
à la suite d'une chute, une plaie lui étant, venue à la
tête, le chirurgien, pour pouvoir appliquer }Jlus utilement son pallsement, avait été contraint de lui raser
une parLie du crâne .
Qui l'empêl.;he d'en faire auLant pour Fellow? Et
le voilà qui, le blaireau en main, se met à la besogne ...
Sous les coups du rasoir, la toison disparalt profondément et alors,... sOùdain, sur la peau de l'animal,
apparaît un singulier tatouage .
A mesure qne la tonsure s'élargit, ces lignes prennent entre elle une coordinaLion bizarre.
Il active fiévreusement son travail, mais sa main
ne tremble pas . Il a l'insLinct que des inLérôts sacrés
sont en jeu.
Peut-êLre Lionl ·illa clé dt: mystère qui le préoccupe
depuis si longLemps 1. ..
�110
LA MYSTÉRIEUSB AVENTURE DE l' RIDl!!TTE
Oui ... (JtJi ... maintenant, il ne peut plus avoir de
doute : ces lignes, ces l'ointés, ces hachures, cos
chifl'res ... ce sont tous les détails d'tIn plan topogt'aphique ...
Et ce plan, c'est celui de la région de Kander~tgl.
..
Voici le tracé du tunnel... voici BrÎgue ... et de ce
côté Spietz 1. .. puis, ici, les pics de la Jungfrau ... etle
Gtosshorn ... ct la Weisse Frau, et le cours de la
Kander ... et lù les glaciers d'Aletsch.
André Routier n'en peut croire ses yeux!... et
cepêndant, aucun doute n'Mt possible : le viE!uX
François Merlîer Il voulu confier à lion fidèle COll1l'agnon le Sêcret duquel dépend sa patrié 1. ..
Oui, oui, Fellow porto sur lui l'itinéraire qui doit
perlnettre d'accéder au poInt mystérieux que Mornstein a cherché durant si longtemps à sUl'pr·endre.
Une ca:te à la main, André compare les deux tracés, et il repère aisément au moyen du pOintillé qui,
sur le del'nHl de l'animal, indiquo la route ù suivre à
travers les pics et les précipices ...
C'est bien, loin de la région de ln Weisse Frau,
presque dans celle de la Jungfrau, que François Met'.
lier a accompli son mystérieux travaiL .•
Mais soudain, la jolo du jeuno hommo s'étoint : au
fur et à mesute que, sous la lame du rasoir, l'épidorme
de la bêLé apparalt plus net, il découvro que certaines
parties du plan se sont trouvéos déchirées par la
balle dont Mornslcin Il frappé Fellow 1... et Pl'écisémont les parLies les plus essentielles 1...
�LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
111
Seulement, peut-êtro, à l'aide d'études complémen- '
taires, en compulsant avec attention les rapports des
ingénieurs sur les travàux du tunnel, André parviendra-t-il il suppléer, par les déduotions d'un homme·
de métier, aux laounes creusées au flanc de l'animal'
par la balle du meurtrier ...
Et, plein d'espoir, le jeune homme comprend'
alors la signification qu'avait, danil ln bouche do
:François Merlier, ce nom:
- Fel10w 1. •• Fellow 1. .•
CHAPITRE X
L'ENPER DE GLACE.
Près de trois semaines déjà s'étaient écoulées depuif~
la découverte étrange qu'avait faite Andrée Routier;
ot cos trois semaines avaient été consaorées par le jeune
homme à un travail aoharné .•.
n avait pu réunir sur la marcho des travaux du
tunnel bien des détails dont l'ensemble avait projeté
un91umièro vive sur des points du problème demeurés
obSCurs ...
C'ost ainsi <iue, des circonstances dans lesquelles.
s'étaient produit le fameux effondrement des travaux
au COurs de l'année, il avait tiré dos conclusions qui
l'avaient amené fatalement, par la seul puissance de
la logique, à ot'Ïenter ses suppositions vers un point
bien spécifié.
/
�112
LA lIIYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
Une mine, préparée par François Merlier, devait:
déterminer une crevasse dans la poche d'eau que forme
souterrainement la Kander, dont le cours se trouve .
superposé à la voie dans certaine partie du massif
montagneux traversée par le tunnel...
Cette rupture du sol tendait à faire envahir par les
llaux torrentueuses le parcours du tunnel tout entier,
en en rendant toute utilisation matériellement impossible ..•
Voilà à quelle conclusiol1 était arrivées les études
et les réflexions du jeune homme ...
Cela bien établi, il ne lui restait plus qu'à se lancer,
sur le terrain même, à la recherche du point que la
halle de Mornstein avait effacé sur le plan de Felow.
Seulement, pour cela, il fallait attendre que l'animal fftt valide: André ne pouvait mettre en doute en
e/Tet qu'il eût accompagné son maît~e
- qu'il no quittait jamais - dans cette expédition; ct, bion que
plusieurs années se fussent é,coulées, Je jeune homme
avait bon espoir que l'instinct et le flair do l'animal
lui seraient un adjuvant précieux ...
A/Tectueusement soigné par Fridette, le chien ,
d'ailleurs, s'ét,ait remis rapidement Sur patLes, et le
jour du déparL avait pu être fixé ...
Lorsque, au matin, tout équipé, André descendü ft
pas de Jou p l'escalier qui conduisait ù la salle, il fut
Lout surpris en voyant Fridette paraître sur le seuil
de la pièce.
Elle était en Lenue de montagne, juponnée de court"
�LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FIUn-ETTE - -H3
de fortes chaussures aux pieds, haut guêtrée, le buste
serré dans une veste en peau de chamois et coiffée du.
bonnet fourré destiné à protéger les oreilles contre le
froid des glaciers ...
Ah! il n'eut pas besoin de l'interroger: il comprit :
tout de suite son dessein ...
- Quoi 1 fit-il, lui ayant saisi les mains pour la
rapprocher de lui, vous voulez .. .
- ... vous accompagner! oui ... Ohl ne dites rien,
ne cherchez pas à me dissuader de ce que j'ai résolu! ..•
~
Mais réfléchissez ...
- Je ne veux réfléchir qu'à une chose: c'est que,
par votre aveu de l'autre jour, vous m'avez donné des
droits sur votre vie et que, cette vie qui m'&ppartient
un peu déjà, j'ai le droit de veiller sur elle .••
- Ma.is il y a danger ...
- C'est précisément pour cela que je veux être à',
vos côtés, non pas tant pour vous protéger que pour·
les partager ...
L'émotion d'Anùré était telle qu'il lui était impos~
!lible de proférer une parole : ses mains étreignaient
celles do la jeune fille.
Non, il ne dirait l'ien 1... Non, il n'opposerait à la
courageuse décision de Fridette aucun argument ...
Ello voulait l'accompagner, associer ses efforts aux
tliens pour la recherche de la vérité; elle voulait, elle
aussi, fou:nir sa quote-part d'éuergie morale ct physique à la lutte du droit et de b justice contre la barbariel ...
1
8
�'114
LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIUETTE
Qu'il en fût ainsi qu'elle le voulait! Avec elle à ses
et sa
côtés, il sentait se décupler son énargie p~ysique
valeur morale ...
Quelques instants plus tard, comme les premiers
feux de l'aurore rosissaient au loin le sommet du Grosshorn, ils quittaient le chalet, précédés de Fellow.
Le brave animal marchait la tête droioo, Jo panache
de sa queue dœssé comme un drapeau; on eût dit qu'j 1
avait conscience du rôle qui lui incombait .
.Depuis dos heures et des houres, ils oirculaient à
travers le massif tragique des Alpes bernoises, et la
nuit allait tomber lorsqu'ils atteignirent un point
porté sur le plan de François Merlior comme ayant
été pour lui une première étape pour passer la nuit.
Dès l'aubo, ils repartirent d'ur:. bon pied; il leur
tardait d'atteindre le point mystérieux et qui restait
à déte~'minr
Bur le plan en partie détruit par la balle .
de Mornstein.
Au milieu du jour, ils arrivaient sUt' les contreforts
du Blumlisalp, et là, il sembla tout à coup que Fellow
se reconnut: il marchait en tête, quêtant de droite eL
de gauche, allant et revenant sur see, pas, tatttôt montant sur le sommet d'arêtes souvent il pic, tantôt sc
laissant. glisser sur les pentes raides des gouffre!! ...
Évidomment, des souvenirs lui revenaient en foule,
d'un chemin déjà parcouru et dont il cherchait les
détails liOUS la neige L'aïchement tombéo .•.
Enfin, il parut avoir retrouvé le Iii conducLeur eL,
sans hésitation, s'engagea dans une manière de couloir
�LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDE't'Tf:
115
creusé par la force des eaux entre deux !Ilurailles de
granit qui escaladaient le flanc de là. montagne .. .
Comme le soleil, à son déclin, dorait la cime extrêm('
de l'Eiger, ils d6bouchèrlmt enfin sur le 1.lanc du glacier.
LIl, une hutte, rudimentàire abri destiné aux à.sce!'lsionni&te-s montant à la .J ur.gfrau, leul' olhi\. pour lu
nuiL l;nè toiture protectrice.
Follow, comme inquiet, rôda an dehors une parLie
de la nuit, en dépi\' dèS appels des deux jeune!1
gens.
Avec les premiè:'ss luon '8 dll jou!', jls ~e mirent en
route, toujvurs soUs la conduite du chien qui, ceLte
fois, marchait avec une ussurance dans laquelle ils
puisaient uno grande confiance ... , ce qui était d'autant plus irnpol'Lnnt qu'à purtir d'Aletshol'n le plen
tatoué pal' FI'an~
, ois
Merliei' sur le flanc de ranimai '
avaiL été touL boulevPl'sé par la balle do Mornstein
et quo la blessuro, an se cicatrisant, en avait eITacé
tous les détaHR,
Dans l'impossibilité de repérer Ron chemin, l'unique
ressource d'André était donc Je s'en remettre au fiaÎl'
de Fellow.
On avn~it,
cependant, avec précaution, contrôlant SUl' la carLe l'iLinéraire sui vi par la bûto : évidemmcnt, c'éLait vers le lac de Maerjelen, qu'elle se dirigeait. En étudiant la région, André avait appris que
)0 lac donne naissance ft un torrent, affluent de la
Kandel', dont il gl'ossiL les eaux si tumultueusement
que lesingéur~
suisses, pour en endiguer la violence,
�116
L.~
MYSTÉRIEUSE AVENTUnE DE FRlDETTE
avaient dû construire un ouvrage souterrain d'une
puissance extrême .
. Autrement, à l'époque de la fonte deB neiges, il eût
été à craindre que la force unie des deux 00urs d'eau
ne bouleversât toute la vallée de la Kander, entralnant
comme des fétus les ouvrages d'art qui constituent
une grande partie de la voie de Spietz à Brigue ...
Pour la troisième rois, après a voir atteint Eggishorn, il leur fallut camper au .nilieu des glaces, auqui dresse à quatre mille
dessous du pic d'A~etshorn,
mètres dans !'espace sa tête glacée ...
Une ombre froide tombait de ce géant des monLs
sur toute la rugion avoisinante, et les deux infortunés,
sans feu, n'ayant pour sc protéger conLre le sol glacé
que leur mince couverture, n'eurent d'autre ressource,
pour lutter contre le froid, que de battre la semelle
jusqu'au lever du jour ... où ils se remirent en route,
à travers un chaos véritable de roches monstrueuses.
Bientôt le sol se transforma: tout humus avait disparu ... les pierres elles-môme cessèrent de rouler sous
leurs pieds: c'était de la glace pure sur laquelle ils
cheminaiont ...
De droite et de gauche, comme les l'ives surélevées
d'un flouve immobile, des moraines désolées se dressaient, les encadrant. ..
- Le glacier d'AJetsh, déclara André après avoir
consul té la carte.
C'était un chemin d'épouvante qu'ils suivaient à la
auile de Fellow, chemin coupé de fondrières au fçmd
�desqu~l3
LA MYSTÉR IEUSr; AVENTU RE DE FRIDET TE
117
rugissa ient de sinistre s eaux d'un bleu
glauqu e, et qu'il leur fallait, à l'aide de leur bâton de
montag ne, franchi r d'un bond sous peine de faire des
détours de plusieu rs kilomè tres ...
Et cepend ant, ils allaien t quand même, souten us
: l'assura nce du. chien les entraipar une foi inv~ble
s qu'jls étaient de se trouve r
certain
eux,
nait malgré
dans la bonne voie ...
Mainte nant, ils redesce ndaien t un peu, ce qui était
conform e aux indicat ions du plan tracé par Franço is
Merlier , ayant Eggish orn comme point de directio n.
Depuis une couple d'heure s, donc, ils chemin aient
en plein inconn u, n'ayan t pour guider leurs pas que le
seul flair de lj3ur compa gnon ...
Le ciel, d'un gris de cendre dlJpuis ]e début de la
davant age et,
journée , s'était soudai nemen t a~sombri
neige tourde
re
par momen ts, une impalp able poussio
billonn ait, avant-c ourière d'une procha ine tour1
mente ...
Sans en J'ien dire à sa comp'lg ne, André était
inquie t: si, à l'horre ur de la contrée , venait s'ajout er
]e danger d'une tempêt e, qu'alla ient deveni r les deux
cxcursionnisi-cs? ..
Le jeune homme savait que souven t, en montag ne,
il suffit d'un coup de tonner re, ébranla nt l'atmos phère,
pour déclenc her une avalanc he 1
Et conLre une avalanc he, quel refuge cherch er? ..
Et voilà que soudai n, devant eux, une murail le 1;;0
dressa, si haute que leurs yeux n'en pouvai ont aperce-
�118
LA MYSTÉRIEUSE AVEN'rURE DE FRIDETi'E
voir lu crête, tellement à pic que lours efforttl eussent
'té impuissants à leur en fairc atteinf.l.re le sommet.
Arrêtés, ils prom enèr ent autour d'eux un regard
désespéré : de tous côtés, la m ême barrière s'élevait
infranchissable 1 Ils avaient abouti à un gigantesque
cul-de-sac, n 'ofIr::mt d'issue que le couloir qu'ils avaient
suivi jusque-là ...
Fellow rôdait au pied de cette muraille, reniflant
l'espace, grat.tanL le Bol glacé de ses griffes rageuses ,
comme s'il eût espéré pouvoir 3'ouvrir un passage à
travers cette barricade de géantfJ ...
Par instants, il prenait sa course, paraissant obéir
à uno impulsion irraisonnée, et suivait il toute vitesse
la base de l'ob3t&.cle , grondant, aboyant, oomme s'il
eût app(>lé quelqu' dll qui se fût trouvé de l'autrc
coté ...
André finit pu::, remarque:' la singulière attitude de
l'animal; il abandonna un instant sa compagne et s'en
fut en courant rejoindre F eJ1ow, histoire de se :rendre
ompte ...
EL voilà que, soudain, comme il examinait d'un
((il déseflpéré cetLe barri ère infranohissable, ses regards
furent frappé.:; pur des signes apparus /tla eurface d'une
roche qui, on certain pndroit, émergeait de la glace ...
C'étaient comme dos formules aJgébriques qU'lcom~
pagnaicnL cCl'tnim caractères hi8I'oglyphiques.
PexdaTllll lion qui, tout li cour, lui échappa, Ffit!etto accourutlo rojoilldre : uws prononcer une parole,
il étendit le bras et nIor.!, Lous deux, saisis du mômo
�LA MYSTÉRIEUSE AV EN T URE DE FRIDETTE
11 ~
pressent.iment, ils s'étreignirent les main s en silence ...
Tant de comtance allait -elle enAn se trouve r récompensée? Le pauvre François Merlier n'&.urait-il do nc
pas donn é sa vie en vain ? .. On eût dit qu ~ F ellow
avait l'intuit ion de ce qui se passait en eux, car il grattait de plus belle à la base de la muraille de glace ,
poussant de sourds grognements ...
- C'èst là ! paraissait-il leur dire ... c'est lù!. . .
En dépit de la neige qui tourbillonnait en flocon s
de plus en plus serrés , André tira de son sac la car te
relev ée par lui sur le flanc de l'animal et, hissé sur
une roche pour atteindre au plus près de ces singulières inscription s, les examinait avec la volont.é te nace
d'arriver à déchilTrer le my stère qui se trouvait inseritla.
Soudain, sautant à t erre, il serra en un élan fou la
jeune fille dans ses bras, en hurlant de joie :
- Les m êmes signe s 1. .. les m êmes signe!:l l. ..
Mais, en ce moment, un f['aeas énorme ébranla .
l'atmosphère !.. .
JI sembla qu e, sous Dne poussée titanesque, le sol
craquait, en même t emps que, tout autour d'eux, les
montagnes oscillaient ...
Vainement, André tonta-t-il de conser ver son équili bre : il avait l'impression d'être il l<l ~ ur f a ce d'uno
mer dém ontée dont les Jam es ri gides l'eusf>ont al ternativem ent projeté sur Jellrs crêtes pour le laisser ensuite
retombor dans de&goulTres sans fond ...
Le tonnerre rouJ
a~t
sans interruption avec un bruit
�120
LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
d'artillerie formidable, tandis que, tout autour d'eux,
les avalanches se précipitaient du haut des pics comme
des cataractGS aveuglantes",
Désespérément, le jeune homme avait étreint sa
compagne, inanimée déjà, voulant, s'il devait mourir,
du moins mourir uni à olle.
Puis, il ses pieds, une crevasse s'ouvrit : il poussa
un grand cri avec la conscience que l'ultime instant
était arrivé .. ,
Quand il reprit connaissance, il était étend u SUr un
roc, enfoui presque en entier sous une épaisseur de
neige dont les paLLes agiles de Fellow s'acharnaient
à le déharrassel' ...
11 était lui-même incapable de COOp0I'er à son propre sauvetage; ses membres glacés par le froid n'eussent pu faire le plus petit mouvement, et son cerveau,
comme ankylosé, eût été incapable de produire le '
moindre effort ,
Tout co dont il était incapable était de constater
qu'autour de lui le soleil brillait, éclatant ...
Le cataclysme avait cessé, la naturo alpestre avait
repris sa sauvage immobilité : c'était comme si André
eùL 'té la proie d'un épouvantable cauchemar ...
Entre ses bras, il tenait toujours le corps inanimé
de sa compagne: cette vue suffit à faire renaitre en
lui une énergie suffisante et un imp érieux désir de
vivre ...
FelIow, cependant, Ll'a vaillait activement à déblayer
la neige qui ensevelissait son ami, ct peu ù peu le froid
�LA MYSTÉR IEUSE AVENTU RE DE FRlDE1' TE
121
glacé qui pesait sur la poitrin e d'Andr é s'allége ait,
permet tant à sos poumo ns de jouer plus aiséme nt ...
Bientô t débarra ssé comp lèteme nt, il put se redresser, et sa première pensée fut pour jeter autour de lui
un regard plein de curiosi té angoiss ée .
Où était-il ? " Dans quelle région nouvel le l'ayalanche l'ayait- elle précip ité?".
Et la barri ère de glace, tombea u du secret de
Franço is Merliel', qu'étai t-elle devenu e? .. ,
Cette incel'tiLude suffit à lui rendre miracu leusem ent
sa force de volont é ...
Les yeux ley és à la recherc he de points de repère,
il reconnu!., dressan t au-dess us des monts yoisins leurs
cimes orgueilIeusea que le catacly sme avait épargn ées,
]e Grossh orn, puis, sur sa droite, le Reitho rn ... et
enfin, lù, SUI' la gauche , "Veisse Frau ...
Mais alors il uyait roulé dans un gouffre, et il suffisait qu'il eOt l'énerg ie nécessaire de s'acroc her aux
aspérit és de glace qui l'entou raient pOUl' qu'il 1ui fllt
possible de sortir de cette t,ombe ...
Ayec l'âpre désir de vivre et surtou t de sauver sa
compag ne, il tenta l'ascen sion, suivan t Fellow que
son instinc t guidait à travers les détours de ce labyrinthe de glace ...
Et il en sortit 1.,.
Mais quelle décepti on l'attend ait en haut r. ..
Lézard ée, transfo rmée, lubarri cade glacée ft laquell e
il s'était heurté et sur la paroi ùe laquell e il avait
retrouv é les signes tracés par la main de Fl'ançois
�122
LA ~tYS'rÉJUE
AVENTURE DE FRIDET1'E
Merlier n'était plus qu'un amoncellement titanesque
de blocs cahotiques sous lesq:uels se trouvait enseveli
à jamais le secreL du vieux patriote ...
André poussa un cri de désespoir j puis, comme
subitement frappé de folie et d'épouvante au milieu
de ce désert glacé où nul bruit ne s'entendait plus,
ùans lequel même le grondement sourd des torrenLs
s'éLait éteint, ayant l'impression d'G~re
descèndu
vivant dans une tombe, il se mit ù fuir, précédé de
Fellow. Guidé par son instinct, l'animal l'entraînait
pal' des fissures que le cataclysme avait creusées dans
les parois de cette prison de glace, où il se trouvait
quelques heures auparavant enfermé ...
Et, pendant longtemps, aans a voir même conscience
de la fuite des heures, la tête perdue, les jambes flageolantes, soutenu pal' une seule idée, id6e fixe comme
en ont les fous, il alla, gravissant les pics, descendant
Jes moraines, fouillant j'horizon pour y découvrir le
toit sauveUl' ... aspirant au momer,t où il sentirait
enfin sous Bon talon un sol de l'OC au lieu ùe cette surface glacée sur laquelle patinaient ses pieds brisés de
fatigue... 1
Et voilà que, tout à coup, ù ses yeux, dans le creux
d'une vall6e vel'doyante, des maisons apvarurent,
touLes petites, ainsi que des jouets d'enfants ...
Fiesch 1. .. c'était Fiesch!. ..
Et cette vue, tout à coup, rendit à sQn cerveau Lou~
sa lueidiLé!. ..
En quelques secondes, il ut conscience ùu miracle
�LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE DE FRIDETTE
123
accompli, miraclé qui r éparait le désastre causé par
.la furi euse tourmente qui l'a vait assailli, anéantissant
d'un seul coup tous les efforts de François Merlier l...
Non, ce n'était pas en vain que le corps du patriote
f\ èlisso reposait au sein dos flots méditerranéens!. ..
Sa patrie Pot en même temps celle d'André Routier,
_ qu'il avait voulu protéger contre la traîtrise du
l~ai s
er,
- pourraient êtro sauvegardées quand même.
Par le chomin que venait de ~uivre
André, chemin
({u'avec l'aide de Fellow il se fa.Î F.ait Jort de retrouver,
les troupes suisses pourraient arriver dans le Tessin
quarante-huit heuros plus tôt que si clles dovaient
emprunter la route de la Fürka ou du Grimsel...
Ainsi se trouverait barrée la rouLe aux envahisseurs
qui, au mépris dos traités, envahiraient le territoire
de la Confédération t ••.
De joie, André faisait l'effet d'un homme pris de
boisson: il titubait ea marchllnt, fl w ~ ombant
SOU1'\ le
poids de !Ion cher fardeau ...
Et, tout à coup, son pied glissant, il 3'affala sur le
glacier dont il s'apprêtait à franchir la moraine, pour
regagner une l'outtl aperçue non loin, serpentant :iUX
flancs de ln montagne et sur laquelle manœuvraient
des troupes.
Maifî , en pm'dant connaissance, il avait l'inlime
jowasancc d'avoir accompli sondevoir, tout son devoir
bon Français ... Il suffisaiL mainlonant qu'il vécût
assez pour no pas omporter, lui auss i, son socrel dans
ue
~ n
tombe ...
�124
LA MYSTÉRIEUSE AVEI'ITURE DE FRIDETTE
Mais Fellow cc était là pour un coup D, comme on
dit vulgairement; celui qui avait réussi à tii'er ses
amis des embûches mortelles de la montagne allait
savoir aussi assurer leur salut.
C'était là pour lui besogne en{e.ntine.
En un raid rapide, il atteignit la route et, par Son
m~n
ège
, il eut tôt fait d'attirer l'attention d'un ollicier, qu'il contraignit à le s uivre .. ,
~ions
d'une demi-heure plus tard, les corps inanin)és de RouLier ct de Fridette, étendus sur une voiture d'ambulance, étaient transportés au camp voisin,
où des soins assidus leur étaient. prodigués ...
En rovenant ù lui, aussitôt qu'il so trouva rassuré
sur le sort de sa co mpagne, le jeune homme fit
demander à l'offi cier commandant de vouloir bien
"enir s'asseoir à son chevet: il avait à lui confier un
secret d'importance , duquel, affirma-t-il, dépendaient
ct la sécurité de la Suisse et le salut de la France ...
Lorsqu' une heure plus tard l'offici er quittait le lit
du jeune homme, il portait sur son visage l 'empreinte
d'une préocc upation grave, en même temps qu'une
luellr d'espoir brillait dans ses rega rds .. ,
Lui aussi, une foi s ent.endues les explications
d;André, avait senti calméos en lui les appréhensions
que le misérable so rt imposé 11 la Delgifluç par la
félonie al!e:nundo lui avait inspirées pour la liberté
helv étique ...
�LA. MYSTtR IEUSE AVENTU RE DE FRIDET TE
125
***
Un lisait dans le journal Le Temps, ft la date du
18 décembre 1914 :
Notre correspondant particulier de Berne nous écrit:
« Il était jusqu'à présent reconnu par l'état-major fédéral que, si un ennemi réussissait par surprise à s'emparer de Brigue, tête de la ligne du Simplon et cam mandant par
là même la sortie du tunnel du Lotschberg, l' armée sl~ie
ne pourrait interpenir efficacement qu'en eMoyant des
troupes de l'Oberland bernois par la route dlL Grimsel, ou
de la région dlL GotlLard, pai' la roule de la Fürka; mais
ces paies de communications nécessitent des marches tort
longues et fort pénibles ...
un détachement
Il La questùm se posait de saiJoir si
ant par le
descend
el
u
empruntant la paie de la Jungfra
glacier d'Alelsh ne pourrait pas gagner qu,arante-huit
sur l'itinéraire jusqu.'à présent indiqué.
leu~s
d'infanterie de
Il Eh bien 1 hier, UIl bataillon bernois
montagne a exécuté brillamment cette manœupre: parti cl
sept hellres dlL matin du col de la Jungfrau par lme tempête de neige, il est arripé à la tombée de la nuit à l'Eggis!torn, après apo:r lipré un combat acharné aux troupes
palaisiennes qu'il a SILrprises et totalement défaites. »
Et les jOUl'naux suisses conclu aient avec orguei l:
« Les Boches pwpent iJenir ... nOllS les auendonsl »
FIN
�§I1UCliTnHf~
=
E
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!
1. le Radeau de la Médu00, 11 . Les Grnlldes EscadreG du ;;
par AUi. BAIl.l.Y (Prix Las.
Mar'chal cie Tourville, ~
€-
.
12. Dumont d'Urvil14, par .ê
2. Jelln-Bart, par Henri MAJ.o
(Jt l'Acaddrflic dt Marine).
!3. ~;ialoG:fjh,
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3. Lei Prbuestes du Bailli de)
Léon LIllVloNNI.cR .
§
Suffren, pIIr Georges LE- 14. ChtwmUers de III Mer, par
COMTE
~
1
1
Léon BF.RTHAtJT.
(de l'Académie Fran-
Ë
15. 1.a Lutte pour la Mer, par
4. Le Breton Yves de KerJ.-H. ROSNY Jeuoe, def'Aca_
guelen, par Aug. DupouY.
démie Goncourt.
5. L'Ile de la Tortue, par 16. Ariàtidç du Petit-Thou Ql'!I
Fr. FUNCK-BRF.NTANO.
par Roland CIIARMY. Lettre_
préface de Cluudc F ARRÈ 'l f.
6. La Guerro des Euseif!tles, 17. Le Chevalier Paul, par
par Louis GUICHARD (Prix
Léon VœANE et le lieuterIe l'Académie de MaTine,
C
1928).
naot de vaisscau llASSIN.
çaise).
p . L'Épopée tranlnùantique,
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§
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t8. Un grand enneœ.i : Ne}..
E
André GEI\VAlS.
• par l'Amiral X.. .
Préfa~c
de Paul CHACK.
~
8. JllcquesCassard,Corsllire 19. Tempête, PM Pierre HUM- 5
de Nantes, par Marc ELIlO:JRO.
~
DER (Prix GonClJurt).
20. Sir Francis Drake, par =
Léon LEMONNIER.
§
9. Une :Épopée Canadienne,
5.
par Ch. DE LA RO:'lClJlltE.
21. ~E,
Bihan, par Stéfane ~ '
1
10. I.e Voyage de 1. Porouse
ê (1785-1788),
de
ê
ê
par ' H. LE MARQUANI>.
serre).
Clcudc
r
SOli, . par
1
22. le. Corsaim Pellot, par
préface
ARRÈRE.
~
TIuerry SANOI<E (Prix Con-
court 1924).
~
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�Pour paraître jeudi prochain
1001
le
00
373 de la collectioJl .. FAMA •
LA FÉE DU BLED'
Par
JACQUES DE
CHAMBON
CHAPITRE PREMIER
- Prends garde, Christi ane. Tu sais que la région
n'esL pas sûre ...
- Je 80rai pruden te, mère; sois tranqu ille!. ..
Adress ant de la main &n signe amical à ses parent s,
qui la regarda it parLir, debO'\lt sur le seuil de la porte :
de ln ferme, ChriStiane Muller talonna doucem ent
la jument blanch e fort occupée à se défend re oontre
le:; attaque s implac ables des moucl1es et des taons ...
L'anim al poussa un lOger hennis sement , puis s'ébran la'
et fonça, vantre ft terre, à traver3 le chemin ombrag é
l]1le bordaie nt les orange rs ...
Pendan t quelqu es instantf:l, la jeune nUe s'occup a
Rouleme nt d'encou rager de la voix sa montur e, puis,
brusqu ement, olle se retourn a sur sa seHe et hasard a
un long regard en arrière ..•
A demi dissimulée par les palmie rs eL par la verdure, l'cxploiLation d'Albe rt Muller, son père, s'étalaiL
à sa vue, éclairée par les rayons d'un soleil aveugl ant
ct implac able ... Çà et là, elle pouvai t aperce voir les
silhoue ttes des Kabylos et dos auLres indig ' nes qui,
éparpil lés, travail laient dans les champ s, ou bien qui
gardaie nt le6 troupeaux: de mouton s do la ferme. Los
terres, soigneu sement irrigu60s grâce à un ingénioux:
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Le Faure , Georges (1856-1953)
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La mystérieuse aventure de Fridette : roman
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impr. 1934
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Type
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