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La Tringle e' -PaoI.9
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13
COLLECTION D~AVENTURES, 3, rue de Rocroy, ' Paris (X: )
-
��COLLECTION D'A VENTURES
•
ri gle e
a
o
•
PAR
•
1
Jean de
KERLEC~
.
,
.
PARIS
ÉDITION DE LA COLLECTION D'AVENTURES
3.
RUE DE ROCROY,
3
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1
�.1
LA .TRINGLE ET PAOLO
/
l
La foire Saint-Romain
Le 4 novembre 19 ... (premier dimanche
après la TO"\lssaint), l'mlÎmation était
grande à Rouen, sur les boulevards.
Les chemins de fer avaient amené
en file, ce jour-là, un contingent inusité de
voyageurs.
Il faisait un temps superbe, le soleil
C],ui, le matin, avait paru vouloir bouder,
, s était tout à coup dévoilé dans toute
sa splendeur, réchauffant l'atmosphère
de ses rayons étincelants.
Les citadins eux-mêmes, non blasés
encore, étant montés vers la foire SaintRomain, il était difficile de circuler sur lés
chaussées encombrées et les trottoirs
're~orgeant de monde,
foute cette foule exubérante et bariolée se poussait, s'entassait, s'interpellait
à plaisir.
La joie resplendissait sur tous les
visages.
.
Sur 'tout cela, plane une odeur écœurante
de friture; car sur le côté du grand cirque, à
gauche, se dressent quelques baraques lépreuses où l'on débite des harengs, des pomtp.es de terre, du fromage qui marche tout
seul (ce qui n'estpasune·mince attraction).
1
1
Enfin, il y a les marchands de pâtisseries et de gaufres qui font des affaires
d'or.
Toute la turbulente jeunesse se réfugie
dans les manèges, aux steppes, où ont
lieu de mémorables batailles de confetti.
de pacifiques combats de serpentins.
Gallici refuse du monde;· Grenier ne
sait où donner de la tête; la voyante
MiarlŒ est débordée; les cinématographes
ont une indigestion de visiteurs.
... Cependant 1il en est qui ne s'amusent
\ pas ...
n
Pintard et CIe
Tout au fond du Bouligrin, entre
un manège de steppes et un petit chemin
de fer qui fait, pour dix centimes, le
voyage de Saint-Pétersbourg à Londres
en passant par le Mont-Blanc, s'élevait
un cirque en toile d'aspect misérable;
sur l'estrade un homme de trente-cinq
ans environ pérorait, taillé en hercuÙ!,
haut de deux, mètres, avec un cou de
taureau et des épaules à supporter l'obélisque, il retenait l'attention de la foule.
Il n'avait rien d'engageant cependant, cet homme; son visage était banal
et sordide; son front. anormalement bas
�4
nA TRINGLE EP PAOLO
et étroit, indiquait une intelligence audessous de la moyenne; son Fegard était
fuyant et ses lèvres lippues. Il - donnait
au total l'impression d'un être insignifiant,
pas méchant peut-être, mais bestiaI à
coup sûr, exclusivement matériel.
A la qtissë, trônait une matrone assez
volumineuse, borgne, à la mine renfrognée, aux cheveux rares et luisants. Près
d'elle, debout un coude appuyé sur le
meuble, se tenait un homme dans toute
la force de l'âge, au teint bronzé, aux cheveux longs et frisés, son visage aux pommettes saillantes, barré d'une balafre
écarlate avait une indicible expression
d'avarice et de férocité.
A gauche de la caisse, un jeune homme
de vingt-cinq ans, un enfant de quatorze
et un autre de sept ans environ, figuraient
un .semblan) d'orchestre.
Le plus agé jouait du trombone à
coulisse; le second de la grosse caisse
agrémentée d'une cymbale, et le troisième,
chétif et mince, tapait de son mieux sur
un tambour crasseux ; derrière lequel il
disparaissait presque tout entier.
Le bonisseur, qui s'était tu un moment,
reprit de son verbe voilé d'ivrogne:
- M'sieu, s'dames; hâtez-vous de
venir applaudir l'incomparable troupe du
cirque Pintard, vous n avez pas tous les
jours l'occasion d'en voir une pareille;
chu.z nous, on ne fait pas de boniments,
on donne du travail, et quel travail !
Ce n'est pas comme chez Flèche ou
chez Raincy; ici, vous verrez les plus
granùes· attractions du monde entier et
vous ne paierez pas si cher qu'à côté (il
jeta, à ce moment, un rCf$ard de ùédain
sur le cirque de pierre vOlsin). Parmi Ir.s
numéros qui vous srront présentés, il
convient de signaler plus particuli~rement
(il oublia de dire qu'ils fbrmaient tout le
programme), M. Torquemada, magicien
antique et liseur de pensée. surnommé le
sorcier blanc de la Forêt-Noire, c'est
celui-là qui joue du trombone à coulisse.
Ce n'est pas la crottinière d'à côté qui
pourra vous montrer de pareils sujets!
Voici également Mlle Tortillon, la plus
gracieuse ballerine qu'il vous ait été donné
de voir. Sous ce nom d'emprunt se cache
une personnalité que je ne puis vous
révéler, car cela donnerait lieu a des complications diplomatiques; mais je puis
vous dire que cette jeune fine est de la plus
haute extraotion, elle est née princesse
des Sicambres. Vous le voyez, c'est de la
noblesse authentique! Elle. parle le sanscrit, l'iroquois et le mahratte; avis aux
personnes qui voudraient s'entretenir
avec elle.
Ce petit fluet qui j oue de la grosse
eaisse avec la grâce d un lapin empaillé,
c'est M. La Tringle; un joli nom pour un
vilain physique; il a des qualités, cela
compense! c'est un personnage idoine,
très précieux dans un établissement
comme le nôtre; il n'a pas de rival comme
homme caoutchouc, c'est le seul, l'unique
qui puisse, sans ce casser la colonne
vertébrale, encadrer sa tête entre ses
jambes, avec cela, incomparable comme
jockey ù'Epsom; pitre de la bonne
école également.
Puis, ce petit-là, qui tape sur la peau
de son frère avec ùes baguettes de buis;
c'est le jeul1e Paolo, encor~ un garçon de
bonne famille; il n'a que Itrut ans à peine;
c'~::;t un petit prodige, jong.leur et équilibnste de première force, il n'en craint
aucQn; ses conir{ores peuvent venir s'aligner!
Comme vous pouvez en juger, il est
�LA, TRINGLE ET PA OLO
très distingué; il n 'est chétif qu'en apparence; son courage est sans borne~; c'est
lui qui traverse toute la longueur du
cirque, à six mètres de hauteur, sur le fil
de la mort ; cet exercice, dans les conditions où il est exécuté, est cent fois plus
dangereux que la flèche humaine, le' tourbillon infernal ou le lopingue-saloupe !
Il fait le trajet les yeux bandés, sans
balancier, et vous pourrez vous rendre
compte que ce n'est pas de la balançoire 1
Enftn, près de la caisse - il est toujours
près de la caisse - vous voyez l'honorable M. Pintard, le propriétaire et le
directeur du célèbre cirque que l'Europe
ct les deux Amériques nous envient;
c'est un ancien ministre qui a eu des
malheurs, il n'a pas su conserver son
portefeuille, cela ne l'empêche pas d'être
bien conservé. Il fait pâlir les plus grands
écuyers de la terre et dresse, en un tour
de main, les chevaux les plus rétifs.
Voici encore cette brave Mme Pintard,
toujours fraîche et jolie, qui trône derrière son guichet, attendant la clientèle 1
c'est une aim~ble fem~e qui reç<;it l:arge.nt
avec un graclCux sounre et qUI salt faIre
la quête, à la fin de chaque représentation, avec une distinction qui n appartient qu'à elle; elle n'a qu'un œil, mais
elle le fourre partout, aussi n'essayez
pas de pénétrer dans la salle sans avoir
passé sous ses fourches caudines.
Il ne me reste plus qu'à me présenter
moi-même: Marcassin, pour vous servir!
athlète et lutteur de race; arrière-petitflls de Million de Cretonne, qui décol1vrit
le million de la cantinière ct inventa la
toile qui porta son nom; descendant en
ligne directe de Goliath et d'Urstls, en
ligne collatérale de Jupiter et d'Apollé on 1er ; frère puiné d'Atlas et arrière-
cousin de Samson qui se livra, nous dît
l'histoire sainte, à la culture du dahlia ...
Notez bien, m'sieu, s'darnes, que je ne fa)s
pas en ce moment l'âne pour avoir du
Samson; tout ce que je vous dis là est
l'exacte vérité, elle sort du puits, et si
vous avez de bons yeux, vous pourrez la
voir s'en échapper.
Allons! j'arrête ici les flots de mon élo·
quence, je ne voudrais pas abuser plus
longtemps de votre bienveillante attentian; car je vois dans vos yeux avec
quelle impatience vous attendez le moment
de pénétrer dans le Cirque Pintard.
Il y a des places à vingt sous, capitonnées; des places à dix sous, très confortables; des places à trente centimes, où
l'on est bien placé; il n'y·aura pas d'autre
séance en matinée, qu'on se le dise ...
Maintenant, en avant la musique! »
La foule se précipita 1
III
La Tringle
Quand la Tringle et Paolo - plus
communément appelé Pâlot, ~l cause de
sa mine blafarde et de son teint maladif
- curent éteint les derniers quinquets
et nettoyé la piste encrottinée, ils allèrent,
comme à l'ordinaire, se coucher au fond
d'une vieille roulotte qui servait aux
Pintard pour remiser leur matériel.
Dans le fonel, parmi un tas d'accessoires hétéroclites et d'instruments de
cuisine hors d'usage, se. trouvait un grabat
innommable, fait de couvcrtuH,'S en loques
et de matelas indéfinissables.
C'est là que, depuis des années, les
deux enfants. côte à côte, reposaient.
�LA TRINGLE ET PAOLO
Comme il faisait froid, ils se blottirent
frileusement l'un contre l'autre': le plus
âgé, qui répondait au nom de La Tringle,
seri-a son compagnon dans ses bras, et
demanda. tendrement, maternellement
presque:
- As-tu froid, mon Pâlot?
-
Oui.
- Approche-toi bien, à nous deux,
nous nous réchaufferons.
Et, comme le petit claquait des dents:
- Qu'est-ce que t'as, mon gosse?
- J'sais pas!
- Tu trembles?
'- -
Oui.
- Pourquoi?
L'enfant hésita, puis:
- J'ai faim!
La Tringle sc redressa:
- C'est vrai 1 le patron ne nous a
même pas jeté une croûte ce soir ; il était
trop pressé d'aller compler son argent.
Pâlot passa ses petits bras autour du
con de la Tringle,
- Dis donc, mon grand? _..
- Quoi?
- 1" as faim aussi?
Pour ne pas ailliger son petit compagnon d'infortune. l'enfant mentit:
- Pas trop!
'/
Résigné, Palot proposa:
- Dormons, alors, si tu veux?
- 011i... Qui dort dîne; comme dit
M. Pintard.
- Bonsoir, mon grand!
Le jeune .acrobate embrassa le gamin.
- BonSOIr, mon gosse.
.
Ils s'étaient si bien enlacés que leurs
corps n'cn formaient plus qu'un; la tiédeur
de lcur haleine les réchauffait un peu.
Un grand silence planait mamtenant
dans Ill. roulotte.
-,
Au dehors, tout s'était tu j les orgues
eux-mêmes dormaient sous leurs gaines
de toile; sur les boulevards, où tantôt
circulait une foule bruyante et amusée,
pas un passant attardé ne se détachait 1
la lune répandait sa clarté blafarde sur
tout le Boulingrin, faisant, par derrière,
jusqu'au sommet de la côte, vers NotreDame des Anges, étinceler les vitres des
maisons endormies.
Là-haut, dans le ciinetière monumental, les morts reposaient en silence, dans
le recueillement austère de la nuit automnale.
La fête, à présent, avec ses baraques
entoilées, ses rampes de gaz éteintes
et ses estrades vides, semblait elle-même
un vaste cimetière; quelque chose comme
la caricature d'une ville morte.
Cependant, les almées de bois peint qui
sup~ortent les arches des manèges, continuaient de sourire facétieusement.
A l'extérieur des steppes, de chaque
côté de l'entrée principale, un cuirassier
français et un fantassin russe, criblés
d'ampoules électriques, montaient la
garde, dans une immobilité inquiétante.
Il n'était pas jusqu'aux lions de plâtre
de la ménagerie Pezon qui ne fissent risette
à la lune, largement, avec une voluptueuse c1éten tion de la mâchoire.
Le théâtre du petit Poucet sc refroidissait sous le ciel étoilé. M. Guignol et son
ami Polichinelle avaient déserté . leur
maison où, toute la journée, ils s'étaient
tenus 'p'0ur l'amusement des petits; ils
sommeIllaient au fond de quelque boîte,
pêle~mêle, avec le gendarme ct le juge,
fraternellement désarmés, le cœur sans
haine ct le sourire aux lèvres 1
Saint Antoine avait obtenu quelques
heures de répit; les princesses de l'enfer
�LA TRINGLE ET PAOLO
mettaient à profit cette trêve pour se
- Pauvre petit 1
_
, Et tout bas:
reposer aussi dans leur domaine de carton à côté de la mère Gigogne, qui n'a pas
- Tout de même 1 si ce n'est pas une
moins de quarante-trois enfants, et du abomination de laisser ainsi souffrir un
petit Chaperon rouge que messire Loup chérubin si tranquille et si doux 1
avala tout cru !
•
Paolo n'avait guère plus de sept ans:
La Tringle en avait quatorze.
. . . . .
Cependant, La Tringle s'était redressé
Il se sentait presque un homme, il en
à demi, avec précaution·, pour ne pas avait le courage du moins.
déranger son petit camarade; il demanda
Bien des fois, à la suite des mauvais
tout bas, comme dans un soufRe:
traitements dont il était l'objet, l'idée
lui était venue de partir avec le gosse,
- Dors-tu?
L'enfant, n'ayant pas répondu, il répéta, mais où aller?
Il n'avait pas encore de barbe au menton,
un peu plus haut, cette fois:
- Dors-tu, mon gosse?
personne ne le prendrait au ' sérieux, les
N'obtenant pas davantage de réponse, gendarmes qui vont par les chemins ne
tarderaient pas à les arrêter tous les
il se pencha sur, le gamin et écouta :
deux. On les séparerait, qui sait? ... .Cette
- Il dort 1 fit-il en se relevant.
perspective épouvantait La Tringle:
Puis il ajouta:
- Pauvre petit 1. .. Ça vaut mieux ,...
Et puis l... il avait un,e peur instinctive
des gendarmes; la vue d'un bicorne
il ne souffre pas pendant ce temps-là.
Il embrassa Paolo à la . naissance des lui donnait le frisson.
cheveux, discrètement, pour ne pas l'éveilPour que le j)atron les craignit tant
lui-même, il fallait qu'ils fussent en réalité
ler.
bien redoutables!
- Il est glacé! dit-il.
Mieux valait prendre encore, pendant
Avec une adresse inouïe. il se dégagea
des bras de l'enfant et sauta sur le plan- quelque temps, son mal en patience.
Pour partir, il fallait de l'argent, beaucher; lorsqu'il fut debout, il retira sa
veste et la mit sur le corps de son petit coup d'argent 1. .. Ils n'en avaient ni l'un
ni l'autre.
ami.
La lune entrait par la lucarne entr'ouPa~lo' ét~it' si 'be~u 'da;ls 'SOl~ s~m;neil
verte; il sembla au jeune acrobate qu'elle
était de la maison, il lui sut gré de l'éclairer que La :rringlc se pencha sur. lui, de nou~
et la salua d'un sonrire; puis, empressé, veau, pour l'embrasser; p'uis, se parlant
à lui-même, il reprit, en montrant le poing
il Tevint vers le gosse.
Paolo donnait toujours; sa poitrine dans la direction de la rouloUe occupée
se dilatait sous un rythme léger, si léger par les Pin tard :
- Sales bêtes, va!
qu'il était à peine perceptible; sa respiration était silencieuse et son visage {si
A voir les traits fatigués et la maigreur
pâle, qu'on l'aurait cru de marbre.
de son compagnon, le jeune garçon
La Tringle le contemplait tout ému, les ne pouvait contenir son indignation.
yeux humides.
Qu'ils ne me donnent pas à manger,
.
. . ..
...
�8
~A
TRINGLE ET PAOLO
soit! moi, je suis grand! je trouverai
Il redressait orgueilleusement sa petite
toujours bien quelque chose ... une croûte taille, enfin! il avait un peu, à son tour,
par-ci par-là; mais lui, ce môme, comment la rue à lui - à lui tout seul t
Il parcourut presque toute la longueur
ferait-il, s'il ne m'avait pas? ...
Comme la faim le tiraillait, sans savoir, de la foire; il s'arrêta seulemen,t à la rue
au juste ce qu'il allait faire, La Tringle Jeanne d'Arc; la vitesse de sa {:ourse
quitta la roulotte et descendit sur le l'avait un peu réchauffé, mais il sentait
plus vivement les tiraillements de son
Boulingrin.
.
D'abord, il eut peur. Toute cette ombre estomac.
silencieuse le glaçait jusqu'aux moelles;
Immobile et comme fasciné, il contemil peuplait de spectres mystérieux et pla, pendant quelques minqtes, la rue
redoutables les renfoncements et les déserte avec son chapelet de becs de
carrefours où la nuit se faisait plus épaisse. gaz.
- Rentre t lui disait sa raison oblitélée.
Cela lui parut amusant au possible;
- Va donc! lui criait impérieusement il sourit candidement, heureux de cette
prodigalité de lumières.
son estomac.
- C'est pour moi, tout cela 1 flt-il.
Il s'en alla, le pauvre petit, tremblant, le
Le brouillard, de nouveau, tomba plus
long des arbres, suivant la file des baraques
en planche, derrière lesquelles reposaient froid sur ses épaules; il reprit sa course
brioches et chaussons aux pommes) gaufres vers le Boulingrin, mais sur l'autre côté
- du trottoir, et, tout en cheminant, il monoet madeleines 1
logua:
_
- Tout de même!... je mangerais
IV
bien quelque chose ... n'importe quoi L..
Le gâteau
Dire qu'il y a des bêtes qui mangent à leur
fuiru... tandis que moi... La Tringle!
Ah! comme la plus petite d'entre comme disait M. Pintard, lorsque j'étais
toutes ces friandises l'eut comblé de tout mÔme t... La Triugle 1... le nom m'est
joie 1 Comme le plus petit morceau de resté 1... en voilà un nom t... Est-il perpain eût été le bienvenu 1
mis à mon âge de s'appeler La Tringle?
Il grelotta bientôt, car il n'avait sous
Puis, ayant réfléchi un moment, il
son gilet trop large, qu'une très ancienne haussa les épaules avec insouciance et
chemise de coton à trous.
conv:int:
- Au fait! il faut bien que je me conIl prit le pas de course, suivant toujours la -rangée -de boutiques; espérant t ente de ce nom -là, puisque je n'en ai pas
d'autre !... Il Y a des enfants qui s'appel·
il ne savait trop quoi 1
Pas un être vivant ne se trouva sur lent Georges ou Jacques, Louis ou Charles ;
, son chemin, cela lui semT)la très bon de se moi je m'appelle La Tringle 1... S'appeler
voir seul ainsi, maîtrc de sa personnc sur ainsi et n'avoir pas de quoi mallger, ça va
cette voie majestueuse d'où les passants, très bien ensemble; j'aurais tort de me
qu lquefois le chassaient brutalement, plaindre, mon bonheur est complet!
Tout à coup, cessant de gouailler"
parce qu'il était mal vêtu.
�LA TRINGLE E1' PAOLO
la gorge étranglée, par un sanglot, il soupira:
- C'est égal... c'est amer tout de même.
Honteux de s'être laissé aller à
l'émotion, il s'emporta contre lui-même:
- Eh bien, quoi!... en voilà des
manières, à présent!... tu ne vas pas,
j'espère, te mettre à pleurer ... faudrait
voir... tu sais !
Il hâta le pas, fébrilement, et se retrouva
tout à coup, devant les boutiques des
marchands de Râtisseries il pensa:
'
- Dire qu il y a là-dedans un tas
de choses qui ne servent à .personne;
qui seront peut-être demain, n'etant plus
fraîches, jetées aux chiens, tandis que la
moindre d'entre elles me ferait tant plaisir!
Il avait retraversé la place Beauvoisine; la lanterne rouge du poste de
police l'intrigua une seconde ; puis, les
mains dans les poches de son :r.antalon, il
continua sa promenade, tranquillement, en
propriétaire, s'arrêtant parfois pour contempler l'extérieur des loges de luxe,
dont l'or des moulures insultait à sa pauvreté.
- C'est beau, tout de même, fit-il,
en manière de consolation ... C'est mieux
que chez M. Pintard.
La baraque de la femme poisson
retint plus longuement son attention ;
il s'attarda devant une toile grossière
qui repr~ntait une SIrène prenant ses
ébats dans un océan furieux.
- Ça doit être joliment curieux 1
pensa-t-il, il faudra que je vienne voir
ça avec Pâlot un soir, après qu'on aura
fiI,ü notre travail. 1
Tout à coup, il poussa cri de joie; il
venait d'apercevoir, à ses pieds, dans le
ruisseau, un morceau de frangipane à
peine entamé; il avait été jeté là, sans
9
doute, par quelque jeune muscadin tôt
dégoûté.
La Tringle se baissa pour le ramasser,
et, l'ayant glissé dans la poche de son
pantalon, il regagna sa roulotte sans
plus tarder.
Lorsqu'il se retrouva dans la voiture,
il lui sembla qu'elle avait un aspect riant J
la perspective de voir sa faim satisfaite,
lui faisait tout apercevoir en rose.
Il trouva meilleur -M. Pintard, et plus
douce la vie.
Comme il allait se régaler 1
. . . . . . . .
..
.
Paolo, soudain, s'éveilla, et, ayant
constaté l'absence de son compagnon
il eut un cri d'inexprimable angoisse.
- Mon grand !...
La Tringle eut un sursaut; n'avait-il
pas, dans son égoïsme, oublié un moment
son petit compagnon; il s'élança
vers lui, magnifique d'abnégation et de
tendresse infinie, et lui tendant le mor~
ceau de frangipane:
- Tiens, mon gosse 1... c'est pour
toi 1
Le gamin repoussa la main de son aîné,et
protesta:
- Mais toi... t'as faim aussi 1
La Tringle haussa les épaules - geste
qui lui était familier - et, sur le ton de
la conviction, il dit:
- Moi? ... parbleu 1... J'ai plus faim 1
- T'as donc mangé?
- Oui !... comme quatre 1
.
Paolo sourit:
- Gourmand, va 1
Il mangea de grand appétit sous les
yeux extasiés de l'acrobate, puis, avec
l'insouciance du jeune âge:
- 'Merci, mon grand 1 fit-il.
Et il se rendormit.
2
�LA TRINGLE ET PAOLO
V
La répétition
Le lendemain, vers Heuf heures, M. Pintard entra en coup de vent dans la rou\lotte où reposaient encore les enfants.
- Debout! hurla-t-il.
Les petits les yeux encore bouffis
de sommeil se dressèrent sur le grabat.
- Hein? ...
- Debout 1 répéta le directeur d'un
ton qui ne souffrait pas de réplique.
Les infortunés ne se le firent pas répéter
une troisième fois; ils sautèrent pr9tement sur le plancher de la roulotte.
M. Pintard s'exclama:
- Eh quoi!. .. qu'est-ce ~ue ze voÎs ...
vous couchez tont habillés 1 .. c'est aune
dérision!
1
- Mais 1. ..
- Assez 1. .. vous savez que je vous
l'ai déjà défendu.
La Tringle objecta:
- Voyons, patron, par ce temps,
fi fait si froid, la nuit. ,
~
- Ça m'est égal 1 Ze ne veux pas
de ça ; si vous recommencez encore aune
fois, ze vous enlèverai les couvertures.
Les gosses eurent un frisson; rien que
d'y penser, leur sang se glaçait.
M. Pintard reprit:
. - Allons 1 dépêchons, c'est l'heure de
la répétition 1
A ces mots, les deux enfants devinrent
d'une pâleur extrême.
\
La répétition 1
Ils savaient tout ce que ce mot contenait pour eux de souffrances, de tortures
et de mauvais traitements.
La répétition 1
C'étaient des coups de fouet à travers
la figure; des coups de pied dans les
jambes, des coups de poing dans les côtes,
des gifles à tour de bras et cent autres
aménités.
Ils se serrèrent l'un contre l'autre,
grelottants de frayeur.
- Eh bien! reprit Pintard, qu'est-ce
que vous attendez? ... faut-il qüe j'aiUe •
quérir le chat à cinq queues?
La Tringle fIt un pas, sans abandonner
son petit compagnon, qu'il temiit contre
lui comn:: four le 'protéger. Il dit:
- VoIlà .... quOI ... on y va ... on y
va 1
Le patron écuma:
- Ze ne veux pas que tau me parles
sour ce ton... gare à toi, petite crapoule 1
L'acrobate hoeha la tête:
- J'dis rien 1. .. j'obéis ... Qu'est-cc qu'il
vous faut de plus? ...
Pintard leva la main.
- C'est oune correction qu'il te faut!
Ze vais te la donner, tu vas voir 1
Avant que le gamin eflt eu le temps
de sc garer, il avait reçu, sur la tête, un
tel coup de poing qu'il s'en alla rouler au
fond de la voiture parmi les accessoires.
- Cela ·t'apprendra à faire la mauvaise
tête, petit garnement 1
Paolo tremblait de tous ses membres.;
il regarda son ami se relever, encore ,tout
étourdi, et vint se placer auprès de lui:
- Viens 1 conseilla-t-il tout bas; viens,
il te tuerait.
Le enfants descendirent de la roulotte
à la suite de l'homme; quelques instaI1ts
apr?1s, ils foulaient aux pieds la p:ste du
cIrque.
Ils avaient les yeux caves ct renfoncés,
les joues creuses, le regard brillant de
�LA TRINGLE ET PAQLO
fièvre, les jambes lourdes et se traînaient
avec peine.
~ En voilà des tortues! fit Pintard,
hors de lui, qu'est-ce que vous avez à
marcher comme ça?
- C'qu'on a? ... On a faim, parbleu!
~ Ah! c'est ça 1. .. Eh bien! commencez d'abord par travailler, vousmanzerez ensouite !
_
M. Pintard tendit une corde dans toute
la longueur du cirque et, s'adressant à
Paolo:
- A toi de commencer, petit!
L'enfant, timidement objecta :
- Vous savez bien que je ne peux pas 1...
je vais me tuer si j'essaye...
Le patron fit une grimace significative.
- Tou ne peux pas L.. tau ne peux pas!
- Mais non ...
- Hein 1. .. qu'est-cc que tau dis! 1
L'enfant, timidement, répéta pour la
seconde fois :
- Je ne peux pas.
Pintard perdit péftience :
- Ze t'ai déza dit que ze ne veux pas
que tou dizes ce mot-là!
La Tringle, indigné protesta:
- Vous savez bien, patron, que ce
n'est pas possible ce que vous lui demandez de faire .
Le directeur se tourna vers son jeune
pensionnaire.
- Toi 1 ze te conseille de te mêler
de cc qui te regarde!
Puis, levant les bras en l'air, d'un
geste désespéré:
- Pas possible 1. .. pas possible 1... si
on peut dire une chose pareille 1... en
voilà des histoires 1... Rien n'est impossible à 1 homme.
- Sauf de marcher sur une corde
la tête en bas, fit La Tringle en se rapprochant plus encore.
M. PiMard bondit vers l'enfant.
-. CrJ.poule 1. .. Ze vais te donner oune
correction.
Mais l'acrobate sauta par-dessus les
premiers bancs avec agilité : l'homme
savait qu'il ue pouvait lutter de vitesse
avec son pensionnaire; il revint donc vers
Paolo.
- Veux-tou oui ou non?
Le gamin se mit à pleurer.
- J'peu~ pas !... J'peux pas !...
L'Italien, furieux, s'agita:
- Encore !... tau vas voir qu e ze
vais te frotter les côtes ... tau sais? ..
Insensiblement La Tringle se rapprocha.
- Allons !.. . veux-ton oune lois ... de'lx
fois ... trois fois? interrogea Pintard la
main levée.
- Oui! fit le gosse à lravers ses larm~s)
je veux bien.
- G'est heureux !
Le patL-on saisit alors le petit à plein
corps et le déposa su r le plateall auquel
la corde était fixée.
- Va 1 fit-il, et tau sais ... pa.s de grimaces ... ze ne veux pas de grimaces 1
L'enfant eut la résignation d'un martyr,
il sc mit debout sur ses mains, mais il
resta, les jambes en l'air, la tête congestionnée, tâtonnant le plateau dan:; cette
' position difficile.
( - Allons! va! .. sur la corde ou ze ...
- J'ai peur !
Pintard vint jusque sous le petit.
- Es-tau parti, crapouie?
Paolo vit le fouet tournoyer au-dessus de
sa t.ête, il entendit la lanière .siffler sous le
geste envolé du patron et s'engagea sur
la corde.
�12
LA TRINGLE ET PAOLO
devint vert de rage devant son impuissance.
- Petit misérable! vociféra-t-il en
s'élançant à la poursuite du gamin;
ze vais te châtier comme tou le mérites!
La Tringle, dont la souplesse était véri4
tablement merveilleuse, ne tarda pas à
mettre toute la largeur du cirque entre
lui et son bourreau écumant, et, heureux de
p~uvoir épancher sa colère, il répéta vingt
fOIs:
- Oui! oui!... vous êtes un grand
Vl
lâche ... lâche!... lâche 1. .•
Un courageux chevalier
Ne pouvant se défendre par la force,
l'acrobate accablait l'Italien des noms
Il Y eut de part ct d'autre, un moment les plus désobligeants, le noyant en
. de stupeur; Pintard releva la tête et quelque sorte sous un flot d'épithètes
demeura silencieux, étonné de l'audace injurieuses.
Hors de lui, furieux de ne pouvoir
de l'acrobate; La Tringle, de son côté,
se tenait immobile, ne se rendant pas atteindre le jeune garçon, M. Pintard
exaçtement compte de la situation; ne revint vers Paolo, hideux de férocité,
voyant qu'une chose: la brutalité de terrible comme un fauve assoiffé de
sang.
l'homme envers (, son petit ».
- Ah!... petite crapoule ... , tout cela
Enfin, résolument, il dit d'un ton fé 4
c'est de ta faute ... tou vas payer pou" ton
missant d'indignation:
chevalier... tou vas payer 'pour deux!
- Grand lâche 1
L'Italien abandonna Paolo et marcha
Il s'était emparé d'une tnque énorme
sur l'adolescent.
et marchait sur le gosse plus pâle qu'un
- Quoi?.. Qu'est-cc que tou dis cadavre, plus tremblant qu'un fil de la
encore? ... de quoi te mêles-tou?
vierge par un matin de mai.
- Je dis que vous êtes un grand lâche,
Tout à coup, une voix vibrante d'anrépéta l'enfant sans sourciller.
goisse s'éleva, et c'était celle de La
Pintard fit tournoyer son fouet et Tringle:
d'un geste brusque il en envoya un grand
- Me voilà, patron, me voilà! faites
' coup dans la direction du vIsage de La pas de mal au petit 1
En voyant le danger que courait son
Tringle.
Mais, prestement, l'acrobate s'était protégé, l'adolescent avait pâli ; il venait,
baissé, le coup ne porta pas et la lanière simplement, se remettre aux mains du
s'enroula autour du dossier d'une chaise cruel, pour que Paolo ne fût pas battu.
des premières.
Pintard ne fut J?as désarmé par ce
Le directeur tira de toutes ses forces, superbe héroïsme, Il jeta loin de lui le
mais le fouet ne se déroula point; l'homme bâton et les poings tendus, il bondit sur
Mais, à peine y avait-il posé les mains
qu'il perdit l'équilibre et tomba sur le
sables avec un cri étouffé.
Pintard fUlieux, cramoisi, bondit sur
le gamin et le frappa avec la dernière vi0 4
lence.
- Tiens!... tiens!... Ah!... tou veux
faire la mauvaise tête 1. ..
La Tringle, à ce moment, sauta dans
la piste.
�LA TRINGLE ET PAOLO
La Tringle qui l'attendait maintenant,
prêt à tout, décidé à tout souffrir, ayant
fait stoïquement le sacrifice de sa vie pour
sauver celle du petit, Gar il savait Pintard
assez misérable pour ne reculer devant
aucune extrémité.
- Ah 1 ze te tiens, crapoule! hurla
l'Italien, tu vas voir de quel bois ze
me chauffe 1 1
Et, saisissant son pensionnaire par les
épaules, il l'envoya tomber deux mètres
plus loin, au milieu des places à cinquante.
La Tringle ne se releva pas; il resta
étendu, sans mouvement, évanoui par la
violence du choc, tandis que l'Italien satisfait reculait vers les écuries.
Inquiet de cette immobilité, Paolo
s'approcha de son bon ami. .
, - Mon grand ! fit-il, les yeux remplis
de larmes.
Pintard se retourna rageusement:
- Laisse-le, tou m'entends? Ze ne
veux pas que tou loui causes ... Ce n'est
rien, c'est oune crapoule, oune sale crapoule; il ne crèvera pas.
Le gosse se releva et regardant le bourreau bien en face, grandi en quelque sorte
par l'immensité de sa douleur et de son
ressentiment, il dit:
- Oui 1 oui, La Tringle avait raison,
vous êtes \ln lâche, un grand lâche.
Surpris de . cette audace, Pintard ne
broncha pas.
L'enfant reprit:
Ce n'est pas à Marcassin que vous
feriez cela.
.
- Pourquoi?
- Parce qu'il est plus fort que vous,
Marcassin.
L'Italien haussa les épaules.
- Ze ne sais, moucheron, ce qui me
retien t de te casser les reins.
13
Le gosse s'offrit.
- Faites! si ça vous fait plaisir...
Printard eut un geste vague.
- Faites!... faites 1. .. on n'a pas idée
d'oune toupet pareil!... Pas aujourd'houii
le leçon souffit ... mais tou ne perdras rien
pour attendre.
Et, tournant les talons, avec une
indifférence affectée, il quitta le cirque,
laissant les deux enfants en présence,
sans plus s'occuper de La Tringle q1:li
perdait son sang en abondance par une
blessure large et profonde à la naissaRce
des cheveux.
VII
Mon grandi
Dès que Pintard eut disparu dans
les éCUrIes, Paolo revint vers son ainé
et s'agenouilla près de lui.
- Mon grand! fit-il.
Comme l'adolescent ne lui répondait
pas, il s'inquiéta plus tendrement encore:
- Es-tu malade, dis?
'
N'obtenant pas davantage de réponse,
fi se mit à pleurer à chaudes larmes.
- Mon grand 1 réponds-moi... tu me
fais peur ...
La Tringle demeura insensible à la
voix de son petit protégé 1 alors, Paolo
ne se contint plus.
- Mon grand 1... parle-mol 1... C'est
ton Pâlot qui t'en prie ... tu sais bien,
ton gosse 1
Il saisit dans ses mains frêles la tête
de son ainé, elles s'empourprèrent d'un
sang chaud et clair, il frissonna:
- Mon chéri 1... mon petit La Tringle 1..
réponds-moi 1... tu rue fais tant de p'eine 1
Puis, désolé de ne pouvoir révelller la
�~A
~RINGLE
EP PAOLO
sensibilité du blessé, il se releva boule- dizaine de fois, au bout desquelles La
versé, et, d'un ton où semblait s'être Tringle fit entendre un soupir profond,
réfugiée toute la douleur du monde une plainte plutôt.
depuis la nuit des temps, il dit :
Le visage anxieuX' du bambin s'illumina
- Mon Dieu 1... il est mort 1
enfin.
- Mon grand! dit-il, -va, tu peux te
Il resta quelques minutes comme privé
(Je vie lui-même, écrasé, sous le poids réveiller, le méchant n'est plus là 1. ..
de sa détresse, désemparé, se demandant
Au son de cette voi~ bien aimée,
il tout cela était bien vrai: s'il n'était l'acrobate tourna légèrement la tête et
pas encore sous le coup de l'un de ces balbutia quelques mots inintell~gibles .
cauchemars affreux dont ses nuits étaient
- Hein? ... Quoi qu'tu dis?i" quespresque toujours troublées.
tionna Paolo attentif aux moindres mouIl se souvint enfin qu'un jour où vements de l'acrobate.
La Tringle s'était replongé dans un
Marcassin s'était blessé en tombant d'une
échelle, alors qu'il procédait au montage silence complet.
Le gosse, en face de ce corps mutilé,
du cirque on l'avait fait revenir à lui,
en humectant sa plaie avec de l~eau fraîche. perdit la tête; les sanglots l'étreignirent à
Il quitta le blessé et, étant entré dans la la gorge et, d'une voix brisée, il appela:
roulotte qui leur servait d'asile, il s'em- Au secours !. .. La Tringle se meurt 1
para d'une vieille boîte en fer blanc et
Aucune voix ne répondit à la stenne:
courut l'emplir d'eau à la fontaine la plus une grande paix régnait au dehors, pas
un bruit ne venait du champ de foire
proche: pUIS il rentra dans le cirque.
La Tringle n'avait pas bougé; un long encore ensommeillé.
Paolo, épouvanté, s'échappa en coufilet de sang avait glissé jusque sur son
menton, sa chemise en était au surplus rant dans la direction de la roulotte qu'occupaient en commun MM. Marcassin et
toute maculée.
Paolo était bouleversé, son petit cœur Torquemada, ainsi que la princesse des
battait à tout rompre dans sa poitrine Sicambres; il en gravit d'un bond les
étroite: il se pencha de nouveau sur son quatre mar:ches et repoussa la porte avec
bruit.
.
protecteur:
Chacun dormait encore, Marcassin était
- Mon grand! tu ne peux pas rester
là ... voyons ... viens!... je vais te conduire étalé de tout son long sur une paillasse, les mains nouées derrière la tête,
jusqu'à notre lit ... dis ... veux-tu?
La Tringle avait l'immobilité d'un la bouçhe entr'ouverte, laissant voir une
cadavre, son aspect aussi.
dentition malsaine.
Comme il se trouvait plus à portée
Le gamin posa sur le sol sa boite en
fer blanc et, ayant tiré de sa poche un de lui, Paolo se pencha sur le lutteur
chiffon indéfinIssable. - qui pouvait et le secoua de son mieux:
- Marcassin!... venez tout de suite 1
avec de l'indulgence passer pour un mouLe frère puiné d'Atlas fit entendre un
choir":'" il le trempa dans l'eau glacée
grognement tout à fait en rapport avec
et en humecta les tempes du blessé.
Paolo renouvela cette tentative une son état civil.
/
�tA TRINGLE ET PAOLO
15
- Marcassin! si vous le vcyiez 1. ..
Hein?
- Venez ! réitéra l'enfant qui cher- ' il est si pâle 1. .. il ne bouge plus.
- Tant mi eu~ !
chait, bien inutilement d'ailleurs, à ébran- Il est peut-être mort à présent.
ler cette masse de chair.
Marcassin s'était replongé dans son
-- Alors il est inutile de me d~rallger .
- Si 1... venez tout de même ... ·
sommeil, Paolo, en désespoir ' de cause
- Non!
héroïquement, lui tira une oreille.
Paolo supplie avec une éloquence que le
Cette fois, furieux, le lutteur ouvrit les
lutteur ne lui connaissait pas.
yeux:
i
- Ah ça 1. .. Qui donc m'empêche de
- Vtmez!. .. et tous les sous que l'on
dormir, qui d'onc a envie de recevoir mon me donnera, eh bien 1... ce sera pour
V0US; tous, vous entendez bien, Marpied quelque part?
cassin.
Le gamm supplia:
- Marcassin 1... venez!
- Des sous 1. .. des sous!... où irais-tu
en chercher des sous?
L'homme repoussa l'enfant .
- Il y a des messieurs et des dames
- Laisse-moi, c1ampin.
- Je VO"ijS en prie, venez 1. .. venez tout des fois qui m'en donnent 1
Il crut surprendre et vaincre les derde suite.
Indigné, l'athlète fit un demi-tour nières résistances du géant paresseux.
- Vous savez l, .. le mois dernier on
SUr son grabat.
- Tout de suite 1. .. tu donnes des or- m'en a clonné sept!
Le cousin de Samson ricana:
dres 1. .. veux-tu bien te sauver, crapaùd!
- Sept! Que veux-tu que je fasse
Paolo, de nouveau, sanglota désespéréavec sept sous?
ment:
- Mais 1... je ne sais pas moi 1. ..
- Oh 1... si vous saviez !
Cepenelant le lutteur s'était peu à
- Quoi?
peu réveillé; l'accent si sincèrement
- La Tringle est blessé.
désespéré de l'enfant l'avait touché.
Le ~éant s'indigna:
Bien qu'il fût habitué à voir les gamins
- Et c'est.. pour cela que tu me réaüpcement maltraités et qu'il considérât,
veilles de si bon matin?
ordinairement, ce srectacle d'un œil indif- Il saigne.
férent, il se dit qu'i s'était peut-être passé
- Ça l)1'est égal!
quelque chose /de plus grave que de cou- Beaucoup.
tume. Il eut également conscience que, si
- Ça le soula~era 1
jamais la police venait à s'inquiéter des
- Il va mounr.
menées criminelles de Pintard, il pourrait
- Je m'en moque.
La douleur de Paolo ne connut plus bien lui, Marcassin, être également pourde bornes; il tomba à genoux, la tête dans suivi pour avoir laissé se consommer de
pareilles abominati911s.
ses mains crispées.
Cette perspective acheva de le décider.
- Mon Dieu 1 Que vais-je devenir ...
Il s'habilla à la hâte et suivit l'enfant
Avec le courage et l'entêtement du
sans plus tarder.
désespoir, il revint à Marcassin.
�16
LA TRINGLE ET PAOLO
Paolo ne savait comment manifest er
sa reconnaissance.
- Oh! merci !... vous verrez, Marcassin, comme je vous aimerai bien.
- C'est bon l... C'est bon !
Le lutteur et le gamin pénétrèrent
ememble dans le cirque.
Le petit montra le blessé.
-. Tenez!... le voyez-vous !
La Tringle était toujours dans la même
pOEÏtion; le sang, sur la joue, s'était coagulé, donnant au visage un aspect sinistre.
Marcassin ne put retenir un juron:
- Non d'un chien de nom d'un chien !..
cette fois, c'ost sérieux.
Il se tourna vers le petit:
- y a longtemps qu'il est comme
ça?
- Oh oui 1
- Combien?
Paolo rassembla ses idées:
- J'sais pas, vous savez ... un quart
d'heure peut-être.
- Pourquoi n'es-tu pas venu plus
tôt?
- Mais... oui, je suis venu... mais
vous dormiez si fort que vous ne m'ent endiez pas.
- C'est juste!
Il Y eut quelques instants de silence:
penché sur La Tringle, Marcassin paraissait soucieux, un grand pli barrait son
front bas, lui donnant une singulière
expression d'ennui et de colère à la fois.
Paolo pleura.
- Uue vas pas mourir, dites?
- Non, Pâlot, je ne crois pas.
- Je ne veux pas qu'il meure.
- Tu ne veux pas... tu ne veux
pas 1. ..
- Si vous saviez comme il m'aime
ct comme je l'aime.
- Je le sais!
- Guérissez-le, je vous en prie.
- Je vais es sa yer.
L'homme était mécontent, il saisit le
blessé dans ses bras robustes et l'emporta
avec précaution.
Paolo, par derrière suivait tristement.
Sur le seuil du cirque, le lutteur rencontra M. Pintard qui, bénévolement,
fumait une grosse pipe, il l'interpella:
, - Dites donc, patron; c'est vous qui
a vez arrangé ce gamin de cette façon?
Pintard, un peu gêné, affirma:
- C'est moi.
- Vous avez été un peu loin, dites
donc!
- Il me narguait.
- Ce n'est pas une raison.
- Vous trouvez?
- Bien sûr que je trouve ... Faudrait
voir à ne pas recommencer, n'est-ce
pas?
- Pourquoi?
- Parce que je ne veux pas.
L'Italien bomba sa poitrine impertinemment:
- Oh 1 oh 1... vous ne voulez pas 1...
- Parfaitement 1 Et si vous recommencer~ fit le géant devenu agressif, c'est
à moi que vous aurez à faire.
M. Pintard contint à grand'peine un
geste de fureur; puis il dit, apparemment
très calme:
- Ah ça 1 qu'est-ce qui vous prend?
Marcassin reprit, le verbe haut:
- U me prend que je ne veux pas
que vous les assomnuez 1 Corrigez-les tant
qlle vous voudrez et tant qu'ils le mériteront, ça m'est égal... arrangez-vous 1 mais
pas comme ça, vous entendez. Tenez 1
voulez-vous que je vous dise? ... vous êtes
un saligaud 1
�LA
~rRINGLE
Blême de rage, incapable de se contenir
plus longtemps, l'Italien répliqua:
- Ze f rai Ct; qui me plaira ... Ze 50ui5
le maître après tout!
Le géant se rapprocha, terrible:
- En tout cas ... si vous recommencez,
nous serons deux !... à bon entendeur,
~alnt !
Et, lentement, le lutteur s'éloigna,
toujours suivi de Paolo.
n pleurait Je joie et de reconnaissance
Je cher petit! il se sentit, tout de suite, une
grande affection pour le géant:
- Vous verrez, répéta-t-il, comme
je vous aimerai bien ... je vous donnerai
tons mes sous !
Mais, presque durement, :.\Iarcassia
rfpliqua :
-- C'est bien! garde tes sous. Je n'en
ai pas hr.soin.
VIn
Un nouvel ami
Le lutteur déposa. le blessé sur le grabat, ct, sc tournant vers le bambin, il
dit:
- Pàlot, reste près de lui ... je m'en
vais.
- Comment! vous allez laisser mon
grand comme c la?
-- Mais non! sois tranquille, seulel11enç je vais aller chercher quelque chose
pour k faire rev nir ~l lui.
Et il partit.
L'enfant, étant demeuré seul près ùe
Lt Tring11', se r.rit à rêver de nOllveau ; les
y~ 'lIx humides 11 cOlltcmpla If- maU1cureux.
Un grand vide venait de sc faire en son
âme tourmentée, il sc posait cl'tte qUf'SHem av('e une angoisse aHr 'USe' :
73.
ET PAOLO
17
- Que deviendrais-je sans lui? ... Qui
m'aimerait s'il n'était plus là?
Tous les deux ils s'étaient si tendrem.ent aimés, et soutenus, et consolés! Ils
avaient mieux supporté leurs souffrances,
les avaient même presque trouvées douces.
Mais l'un sans l'autre, que feraient-ils
sur la terre? ... La vic ne leur serait plus
tenable ... elle ne leur était déji:t pas très
miséricordieuse cependant!
Et Paolo se disait tout bas qu'il vaudrait mieux faire comme un petit garçon
qu'il avait connu dans une loge voisine, à
Paris, pendant la foire de Montmartre et
qui, pOlU échapper aux mauvais traitemcnts dont il était l'objet, n'avait pas
craint, un soir, pendant la rcprésentation, de se laisser tomber volontairement sur le sol où il s'était fendu le
crâne ct hrisé les cleux jam bes.
Celui-là, au moins, était débarrassé,
:Uarcassin, en rentrant, mit fin aux
amères réflexions de l'enfant:
- Eh bien! a-t-il remué?
- Non!
- - Pas une plainte?
- Rien!
Le lutteur tenait un flacon à la main,
il ~'approcha du blessé.
- Nous allons voir.
Il se pencha sur La Tringle, lui fit re.,pirer le contenu de la bouteille, puis il 111i
CH 11ll111ecta les lèvres et les tempes.
Bientôt, - avec un gémissemenl douloureux, l'acrobate s'agita.
Paolo battit des mains.
Il remue!
En effet, le blessé tourna :-.es regards
\ t'rs Je bambin et lui sourit trislement.
- :VIon gosse !
L'enfant ne se tenait plus de joj,,,
il sc précipita vcr:-l La Tringle :
3
�LA TRINGLE ET P.-l OLO
t8
- Mon grand!
Il Y avait tant d 'amour dans cette
simple exclamation que le géant luimême en fut remué; cependant, comprenant combien tout excès d'émotion pouvait être préjudiciable au blessé, il repoussa doucement le petit.
- ' Pas si vite, Pâlot, tu vas le fa tiguer.
Il ne fallut ricn moins que cette perspective pour que l'enfant sC" décidât à
abandonner son ami, il dit, can ùide~
ment.
- C' ·,!' t vrai! je ne suis pas raisonnable.
Le ILLttcur sourit; puis, s'adressant
au malade, il questionna:
- Eh bien, toi, ça va mieux?
La Tringle éto11né de voir le géant
à son chevet roula de gros ycux, puis,
encore un .p eu méfiant, il répondit:
- Merc!, Marcass in, oui, ça va mieux;
cc Il' est pas encore pour cctte fois !
Paole> se rapprocha de son grand; puis)
mystériûll!:'ement :
- N'aie pas peur, mon grand! Marcassin ne " cut pas te faire de mal, au
con u-aire. N'est-cc pas, Marcassin ?
Lr· lu tteur approuva:
- Bien sûr, (lue je .ne veux pas.
Le fios,c expliqua:
- ' .a ft-pate, hein! de te lelroLl vcr
sur St)!1 Hl. pas vrai? ...
()ui !
- Eli hien ! c'est Marcassin qui t'a
rapporté lit, comprends-tu maintenant ?
L'acrobate n'en revenait pas; il cut cc
l11011Vemûnt d'épaules qui lui était particulier et dit:
- Tu blagm's!
Ma.!!' Paolo protesta:
- HCln! \Tai de vrai 1 ce que le le
dis, c'est pas des blagnes ... C'pas, Mar. ?
cassm
....
Le lutteur affil111a :
- Ben oui! c'est moi 1... et après? ...
La Tringle était prêt il pleurer, il balbutia, la gorgc serrée:
- Alors !... c'est vrai !... vous êtes
avec nous à présent ?
Marcassin hésita, puis :
- Avec vous !.. .1 avcc vou 1: .. ça dépcnd! ;1 faut marcher dans lc métier, et
obéir! vous entendcz? .. Scnlel11cnt, voilà !... jc nc YCUX pas qu'il VOllS assomme;
c'est compris? ...
Les pctits saisirent dans leurs doigts
frêles, chac un, l'une des grosscs mains
velues dc luttcur et la portèrent à leurs
lèvrcs avec un enscmble touchant.
- Oh merci 1...
Le géant toussa, pass::t ses doigts un
peu nervcux sur son épaisse moustache
noire, puis, rcco\lchant l'acrobate:
- Veux-tu bien te tenir, clampin!
tu mériterais que je t'envoie mon soulicr q uelq \lû part !
L::t Tringle ct Paolo s::tnglotaient, le
cœur débordant de reconnaissance; ils
répétaient tous ÙÛll X :
~ _. Merci 1... oh merci 1
Le luHeur, qui craignait peut-être
de s'attendrir, hurla, en fronçant les
sourcils :
- - Silence, sapcrlipopct te 1... Ma parole,
on n'entend quc VOli S ici 1... c'est du
propre 1
Puis, rcyenant vers le blessé.
- Cc n'est pas tout; il Y a cette plaie;
fandrait voir!
Cc·ttc plaie ! La Tringle l'avait, dans sa
joie, ouhliée; il dit de l'amour plein ks
ycux:
Malc.lssin 1... Jle vous inquiétez
�LA TRINGLE ET PAOLO
19
pas ... ce n'est rien ... rien qu'un bobo! riode de répit et presque ' de ' bonheur.
L'homme, toutefois, s'empara de la
M. Pintard paraissait avoir renoncé
tête de l'acrobate et examina la plaie, à l'idée de faire traverser le cirque, sur
puis, après un instant de silence, il s'in- une corde, la tête en bas, 'Par son jeune
digna:
'
pensionnaire.
~ Rien !... Ah 'ça ! tu me prends donc
Il était devenu un peu moins brutal.;
pour un hurluberlu! Rien! mais, petit peut-être uniquement parce qu'il redoumalheureux, il aurait pu te tuer! Je suis tait une intervention de Marcassin.
étonné que tu n'en sois pas mort!
Cependant ce dernier avait repris,
vis-à-vis des enfants, son air de désintéLa Tringle sourit.
• ressement ; il ne paraissait plus s'ape.ce- J'ai la vie dure.
- Heureusement! Toutefois, il va voir de la présence de ceux qu'il ·avait un
falloir soigner ça... et série usement!
moment défendus; le matin seulement,
Le géant tira de sa poche quelques quand ils le saluaient poliment, il réponbandelettes de toile et un pot de pom- dait évasivement:
made; il éteudir sur la plaie une couche
- Bonjour, les mômes 1
Puis il disparaissait dans l'ombre de sa
légère de cette préparation, puis, avec une
précaution inf1l1ie, il se mit en devoir de roulotte.
bander la tête de l'adolescen t; cette
Huit jours exactement s'étaient passés
ttlche pieuse terminée, 11 se releva brus- depub la scènp;'sanglante au cours de
laquelle La Trlngle avait failli perdre la
quement :.
-- Là 1... ça y est!... maintenant, vic, le front ouvert par le choc contre
adieu! arraugez-vous !
l'armature des banquettes à cinquante.
Et, sans que les enfants eussent cu
Huit jours qu'il n'avait pas paru devant
le lell1ps de le remercier, il partit.
le public!
La Tringle sc sentait mi.eux ; il voulut
Il doutait de son bonheur 1
se lever sur-le-champ, mais Paolo, éner- Te "oilà devenu rentier! disait
giquement, s'y opposa:
Paolo en ~ouriant .
-- Non 1 pas encore, fit-il; et, ayant
- Pourvu que cela dure! répliquait
rejet u 1a couverture sur le blessé, il l'acrobate sur le ton de rincrédulité.
ajouta d'un ton tendrement impérieux :
Ils n'osaient trop s'applaudir de cet
état de choses; ils avaient l'intuition q lie
- Dors mon grand!
la férocit é du cruel Italien n'était qu'endormie.
' Ils craignaiept le réveil du tigre!
IX
Une mère
Tant que dura la maladic dc La Tringle,
Paolo ne quitta point le chevet de son
and.
Cl' fut pour les deLlx enfants une pé-
. La.
. . . . . .. .. . . .
Tringle, depuis le matin, a vai t
ôté son pansement; la plaie s'était CiC,ltrisée, mais elle avait laissé une trace
si profonde que Paolo, cœur sensible, ne
pouvait la regarder sans frémir.
- Oh! le mauvais homn"ie 1 disaiL-il,
�:::0
LA TRINGLE ET PAOLO
jamais je ne lui pardonnerai de t'avoir
fait cela!
Il était près de cinq heures, l'ombre
envahissait la roulotte; au dehors toutes
]es baraques allumaient leur rampe de
gaz; le sifflet des manèges à vapeur déchirait l'air; à côté, le petit chemin de fer
trépidait.
Paolo, qui venait de figurer à la matinée du cirque Pintard, était, aussitôt après
son numéro, rentré dans la roulotte auprès
de son ami.
115 causaient tOllS les deux, à voix basse,
mystérieusement.
'Paolo disait:
- Tu sait, mon grand, nous sommes
riches, à présent!
- Ah!
- Oui, tantôt, il y a un petit garçon
qui était avec une dame - une belle
dame, tu sais! - qui m'a donné dix
~ous.
- Qui ça? ... la dame ou le petit garçon?
- Le petit garçon;
Ia Tringle hocha la tête et répéta, d'un
air profond:
-- Dix sous 1
- Oui!
- Pourquoi qu'il t'a donné dix sous
k petit garçon?
Paolo fit un geste vague:
- j'sais pas, mon grand 1
- Pourtant, il t'a bien dit queJ~'!1(1
chose?
.
- Ben voilà! j'étais en train (i(! récure)
1llOll tambour sur le devant du cirque
(!uand une ùame vint à passer avec un
beau petit garçon de mon âge à peu près51 tu avais vu, mQn grand, comme il était
hi en habillé - il s'arrêta devant moi et
dit ;\ sa mère - car bien sùr c'est sa
mère - (' Regarde donc comme il a l'air
malheureux ce petit-là quil nettoie le
tambour. » La dame me regarda, puis
elle dit: (, Tu as raison, petit Pierre;
il n'est pas à coup sûr aussi heureux 9ue
toi. Il n'a peut-être pas de maman, lUI 1 ))
Alors, le petit garçon vint à moi et mè
demanda: (' Dis donc, toi qui nettoies le
tambour et qui as l'air si pauvre, est-ce
que tu as une maman? (, Comme je m'étais
mis à pleurer sans savoir pourquoi, la
dame essaya de me consoler, elle me dit,
d'une voix douce - une voix presque
aussi douce que la tienne, mon grand 1 (, Ne pleure pas, mon enfant, mon fils
n'a pas voulu te faire de la peine. ,) Pierre
s'approcha de moi et, à son tour, il me
dit comme ça : <s Non, je n'ai pas voulu ~
et, fouillant dans la poche de son gilet
- car il avaif un gilet, tu sais! - il en
retira dix sous qu'il me donna et VOml 1
La Tringle répéta:
- Dix sous, mon gosse, c'est une
somme!
Paolo s'étant penché plus avant sur le
cher blessé proposa:
- Les veux-tu, dis, mon grand?
L'acrobate protesta hautement:
- Oh 1 non, garde-les.
- Pourquoi qu't'en veux pas?
,-,Parce que c'est à toi qu'on les a donnes.
- N'en voilà, une raison !... quoi
qu'tu veux qu'j'en fasse, moi?
La Tringle reprit, du rêve plein les
yeux:
- Garde-les pour le jour où nous nous
en irons tous les deux.
Paolo posa la pièce sur le lit:
- Non! j'aime mieux que ça soit
toi qui les garde ...
- A cause?
�L,>l
1'RINGLE ET PAOLO
21
- A cause que t'es mon grand et
- Alors ... il faudrait que je rencontre
qu'on n'osera pas te les prendre: tandis bien des dames ct des petits garçons comme
cUisses de tantôt?
que moi!
- Oui!
- Toi?
On me les volerait.
La vision de ce bambin de son âge, tout
- Qui ça? ..
emmitouflé de fourrures, se laissant pares- j' sais pas moi! M. Pintard p't.'être seusement traîner par la main de sa mère,
hantait le cervcaucll' Paolo.
bi<.'l1 !
, Après une nouvelle pose, pendant la- Tu les cacheras.
- j'sautais pas les cacher, j'suis trop quelle il s'efforça de débrouiller J'écheveau
môme! Et puis, c'est toujours le plus de leur vie à tous les deux , il sc tourna vers
vieux qui tient la caisse.
La Tringle, ct, subitement, sur un ' ton
La Tringle, enfin, se laissa convaincre; grave, il demanda:
puis, tout bas, comme dans un souffle,
- Dis donc, mon grand! comment
comme s'il eût craint que 1 s murs eux- qu'Ç;l s'fait que nous n'avons pas de
mè!re, nous?
mêmes ne l'entendissent:
- Tu sais, mon Pâlot, j'ai déjà treize
- J'sais pas!
Le bam bill insista.
sous de côté.
- Puisqu'il en avait biell une, lui,
- Ça fait vingt-cinq alors!
- Mais non! ça fait gue vi llgt trois.! le petit garçon ...
- C'est vrai!
Paolo compta sur ses doigts, puis, au
bout d'un moment:
- Voyons! En as-lu eu, une mère, toi,
- T'as raison, ça fait que vingt-trois; La Trit'lgle?
Cette demande, par sa sillgularit~,
j'aurais bien voulu pourtant que ça fasse
renversa l'acrobate.
vingt-cinq.
- J'crois pas 1
- A cause?
Il ne parla pas davantage, il resta tout
- Parce que ça nous aurait fait deux
sous (le plus, parùine!
songeur, la t.ête dans '-C'''' mains. Jamais
-. Comme t'cs gosse! fit La Tringle il n'avait envisagé cette per!>pcctive:
n'avoir pas ùe m{'re; jJ trouvait cela
en embrassant l'enfant.
presque nat.ure], ayant toujours été ))1:11Paolo, naïvement, ùcrfw.nùa:
heureux.
- C'est pas assez pour s'en aller?
La question naïve de :"O!1 pel il. prot.ég(o
L'acrobate cnt un sourire de condes,'en ait d'é\'eiller en lui Ull selltiment
C<'lldance.
- Oh! non, n'en faudrait des pièces nouveau; il s'étonna cle sC' scntir, tout :t
('our ùcs ellvies <le pleurer ; ~l ce momcnt
blanches, tu sais!
seulement., il venait d'avoir pleinement
- Ah! c'est dommage)
conscicJJr' du vide imllll'IISe de la ,·ic.
- Oui, pour toi surtout.
Paolo s' ~erra contre l'adolescent:
- Et pour toi aussi, mon grand.
~ J't'ai fait de la peine? Illon grand.
-- Si iu veux 1
Paolo, après un mOlllC'nt de réflexion,
La Tringle emhra""a le g . '~
Non 1. .. tn ::;ai:; bkn ! ,.:J4 /-:.
n.prit :
;, ~ l'L ili _Ïo
':)
'"
�~A
TRINGLE EP PAOLO
- J'avais cru ! en tous cas, je l'aurais
pas fait exprès 1
- Oui t... oui 1. .. je sais ...
Ils se turent tous les deux, une émotion
poignante les envahissait; une émotion
dont ils ne pouvaient se rendre compte
et qu'ils cherchaient en vain à analyser;
il leur semblait seulement que quelque
chose de redoutable et de doux cependant
planait sur eux et qu'il y avait: à ce moment, dans la roulotte, comme une essence
de tristesse non dépourvue de channe
mélancolique.
La Tringle, dont les yeux déborclàient
de laones, se tourna vers Paolo.
- Tu pleures, mon gosse !..,. faut
pas 1
Le bambin tout surpris, répondil :
- Mais... toi aussi tu pleures, mon
grand.
- Moi!... fit l'acrobate étonné.
- Bien sûr! nous pleurons tous les
cleux : c'est bête, puisqu'on sait pas pourquoi!
La Tringle soupira.
- Je sais bien pourquoi nous pleurons, moi!
~ AhL.
Lentement, tristement, l'adolescent
dit:
- Eh bien, mon gosse, nous pleurons
parce que ...
- Parce que?
- ... Nous n'avons pas de mère t
Le silence emplit de nouveau la rouloUe, ct cc silence avait quelque chose de
poignant comme la mort, de vaste comme
le chaos universel 1
Le.; <:nfants, extasiés, se regardaient
sans se voir, l'âme baignée en pll'in ciel;
leur:'! prunelles étincelaient pourtant"
comme si de l'autre coté du zénith, un
étoile s'était allumée pour eux tout à
coup; tout leur petit être tressaillait d'un
enthousiasme mystérieux; 'une foi profonde illuminait leur visage transfiguré.
Paolo, le premier, parla.
- Ah 1 si nous avions eu une mère!
comme nous l'aurions aimée, pas, mon
grand?
-- Oh oui 1
- Ils ne connaissen t pas leur bonheur
ceux qui en ont une,
- C'est vrai 1
Le gamin, tendrement, embrassa l'acrobate :-- Moi 1. .. j'me plains pas, puisque
j't'ai; c'est comme si j'avais une mère,
un vraie mère; mais toi, mon grand 1
- ]\'l oi t répliqua La Tringle en pressant Paolo contre lui... moi 1... c'est
comme si j'avais nn enfant!
X
Le femme-poisson
Cc soir-là, Marcassin, très en voix,
jl ne s'était pas saoulé depuis deux
jours 1 - fit une annonce pompeuse:
- M'sieurs, dames: ce soir, pour la
rentrée du célèbre acrobate et jockey La
Tringle, grande soirée de gala avec toute
la troupe en tête de laquelle figurera,
parée de tous les bijoux qui forment son
trésor d'Etat, la gracieuse princesse des
Sicambres qui a bien voulu, pendant
toute la durée de la foire, descendre de
son trône pour venir se raire admirer du
public rouennais sur la piste du non moins
célèBre cirque Pintard.
(' Vous verrez aussi le troublant Torquemada dans son nOuvea,l.1 numéro sensa-
�L A T RINGLE ET PAOLO
tionnel. J e n e vous en dirai rien pour vous
laisser t out le plaisir de la surprise. Vous
verrez également notre aimabl e direct eur, le sublime M. Pinta,rd Q1Ü fera , pour
la première fois clans cette ville, travailler
six ours blan cs dans une cage à mouches
(inutile d'aj outer que les ours blancs
n'exist ent que dans l'imagination de l'ingénieux bonimenteur). A l'occasion de
cette solennité, le poète normand Sébastien R imenlair vo us dira Lln sonnet inédit
de sa compo~i tio n , en st yle grouillant
et cn "ers :ronge urs, écri t spéc ialement
à votre intenlion sur du papier à chandelles avec un crayon antimigrain e.
(, Après le spectacle aura lien le tirage
d' Ull . tombola formidab le et, chose appréciablt: , a bsolument gratnite; le gros lot
n'e~t a utre que le veau qui ob tint le pre111 11'[" prix au dernier concou rs agricole e t
qui fig ura durant tro is jours entre Je
pn~ " iill:nt du comice et le p lus gros dindon Il<' l'arrondissement. Ce Yl.!a u, m 'sien 's,
dame", n 'est pas encore majeu r, il es t à hl
flelll' de l'âge com me VO liS \'oyez, il prendra \'lngt' an s a ux prochain,; lilas.
«Tout le mond e emportem un lot:
il y aura des boît es de poud re à punaises
pour les dessinateurs; de let pouùre à
belle-mère pour les ge ndres éplorés ; de
la poudre d'esca mpette pour les caissiers
inftcll'ks ; de la po udre à canon pour les
ivr Ign~'s ; de la poucl re a ux ye l~ x p<?ur les
b anqulCl's, no t ~Lll'es, agen ts cl affaIres et
autres bancbgisles.
<, Chacun, je le répète, emportera un
pelit souvenir de cette soiré mémorable
qui marq ucra clans les :tll Il <1 les artistiq ues de ce tte "ille.
< Les moins favorisés s'e n iront , p our
le mo ins, avec ùes pll CCS sa va nles qui
dansen t, ba tifolent, joue nt ü .~allle-mo u-
t on
et fo n t mille autres gentillesses.
« Allons, m 'sieu's, clames, n'hésitez pas :
vous ne n:gretterez pas votre argent.
Il y a des places pour t outes les bourses
- sauf pour les bourses plates : - les
gens sans place n'auront plus b esoin
désormais d 'aller jusqu'à la bourse clu
trà\rail, ils en trouveront une ici qui n 'est
pas ordin aire. Il y a chez nous, pour cinquante centimes, de quoi rire et s'amuser
pour le rest ant de votre vie. Allons 1
prenez vos p laces , vos billet s !.. . E n avant
la musique! »
L'orch es tre a ttaqua avec une telle
fur ia jranase q ue l' extrémité du trombon e à co ulisse de M. Torquemada alla
frap per en plein sur le nez d 'un paysan
ql1l éco utait, b ouche bée, le boniment de
Marcassin.
Celui-ci, ,wssitôt, se précipita avec un
empresscment rare vers le blessé.
- Ça n 'a pas d 'impor tance, fit-il , entrez
tout de m ême ... vous ne paierez pas p lus
ch er.
La foule, enth ousiasmée, pllt le hureau
d' assaut.
Mnw Pintard ne savait tl qui répondre ;
elle en profita pour n e pas rendre la. mon n aie à une demi-douzaine de bonnes têtes,
lesquelles s'ét ant permis de réclamer,
furent passées it t abac - et à la porte par l'honorable ct pétulant M. Pinla rd.
La recette, bien entendu, fut brillante;
le direct eur, après la représenta tion,
doubla a.u x eniants leu\' portion de pain
sec et les autorisa, minuit n 'étant p as
encore sonn é, ~l aller faire un t our su r les
b oulevards.
La Tringle qui, depuis longtemps, avait
son idée , proposa :
- Dis donc, mon gosse, venx-tu venir
voir la Lentil le- poisson ?
�-LA FRINGLE EP PAOLO
---- On s'rait pas battus.
- Où ça?
- Là-bas, place Beauvoisine, tout
- Peut-être bien !
- On aurait du pain.
à côté du poste.
L'enfant, rayonnant, battit des mains.
- Oui!
- Oh! oui!
,. - A sa faim.
- Alors, partons tout de suite, car ça
- Sans doute.
Ils étaient arrivés devant la loge de
va bientôt fermer.
la femme-poisson; tout d'abord, ils s'attar- Si tu veux, mon grand!
Ils partirent tous les deux, bras dessus, dèrent à regarder les panneaux.
- C'est drÔle, tu trouves pas, mon
bras dessous: s'an:êtant par moments
pour écouter les derniers boniments des grand, cette femme qu'a pas de jambes?
L'acrobate éclata de rire.
pîtres.
- Grand' bête 1 bien sûr qu'elle n'a
La Tringle observa sérieu sement:
- C'est égal! ils ne sont pas aussi pas de jambes, puisque ç'est une femme
poisson.
épatants que Marcassin.
- Ah ! ça ùoit être joliment curieux à
- Oh 1 -non!
voir une femme-poisson 1
- C'est un type, :Marcassin .
- Pour sûr qu'il est rigolo!
La Tringle consulta son compagnon:
- As-tu entendu ce soir ce qu'il leur a
- Ça coûte deux sous pour entrer,
à nous deux ça fera quatre sous, c'est cher.
raconté aux badauds?
- Moi, tu sais, j'suis un môme, j'ai pas
- Il ne nous restera plus que dixneuf sous.
très bien compris.
L'acrobate eut un sourire entendu:
Résolumen t Paolo dit:
~ Ça fait rien! c'était drôle, tout à
- Alors, mon grand, vaut mieux pas y
à fait drôle. Y a des badauds qui sont aller, tu sai:.;.
ntrés croxant voir des ours blancs! Tu
- Pourquoi?
parles qu'ds ont été de la revue 1 Marcas- Parce qu'on est pas assez riches,
.
sin se tordait... et le patron donc! ... si tu parbleu!
l'avais vu, lui que ne rit jamais!
La Tringle, cependant, avait bien envie
- Le patron ... il ne nous a pas battus ce de voir la femme-poisson dont l'anato.
soir, c'est étonnant, tu trouves pas? ...
mie l'intriguait, il murmura à l'oreille
- C'est parce qu'jl est content de la de son petit.
.
- Laisse-moi faire, tu vas voir, on
recette
- Pourquoi qu'il nous bat quand il n'est va entrer pour rien.
- Ça serait pas honnête.
pas content? ... qui que ça lui donne? ...
- Grand'bête 1 avec la permission de
I.a Tringle haussa les épaules.
-- J'sais pas, moi, mon gosse... ça la patronne.
- Comment ça?
J'console faut croire 1
- On dira qu'on est de chez Pin- Il faudrait qui fasse autant d'argent
tous les soirs ... on ~f'rait plus tranquilles tard.
Tu crois qu'ils vont bien voupas vrai?
loir?
- Pour sûr!
�LA TRINGLE ET PAOLO
- Tiens! puisqu'on est du bâtiment,
comme dit Torquemada.
- Pourtant, s'ils allaient nous refuser?
- On en serait quittes pour s'en
aller.
- C'est vrai.
- Allons, viens 1... je vais essayer.
La Tringle tenant toujours Paolo d'une
main se présenta poliment au ' contrôle
la casquette sous le bras.
-- Madame! Pâlot que voilà et moi,
votre serviteur, on voudrait bien entrer
voir la femme-poisson.
La caissière, imperturbable, dit:
- Ces deux sous par personne, mon
petit ami.
- j'sais bien, madame, à nous deux
ça ferait quatre sous, mais ...
- Quoi donc?
- Mais... nous, c'est pas la même
chose, on est du bâtiment.
La femme les regarda cette fois avec
ahn rissement.
_ . De quel bâtiment?
OrgueillclIsement, La Tringle sc redressa:
- Du cirque Pin tard, madame.
_.- Ah !... Et qu'est-cc que vous y
failes au cirque Pintard?
- Moi, madame ! ... presque rien! j'fais
J'homme caoutchouc et le jockey d'Epsom .
- Et ton petit camarade?
- Pâlot? ... il fait le ftl de la mort.
- Le fil de la mort? ... qu'est-ce que
cette invention?
- C'est un exercice très dangereux.
- Mais encore ...
- Pâlot, madame, est le seul au monde
- à cc que prétend 'Marcassin - qui
fasse cct exerCice.
La patronne n'était pas méchante, elle
73.
s'était plue à faire causer les bambins
parce qu'elle admirait leur candeur ct
leur naïveté:
- C'est bien, entrez! dit-elIc.
La Tringle s'inclina poliment:
- Merci, madame.
Puis, se tournant vers Paolo:
- Tu viens, Pâlot? ... la dame yeut bien.
A son tour, le petit remercia:
- Merci, madame.
Ils entrèrent les yeux brillants de
joie et de cmiosité.
Enfin 1 ils allaient la voir tout ùe même,
la fameuse femme-poisson!
Leur désillusion fut grande quand ils
aperçurent seulement, par suite d'un
ingénieux jeu de glaces, une jeune femmc
- faite comme toutes les autres feillilles qui prenait ses ébats dans un immcnse
aquarium rempli d'eau jusqu'aux bords,
et qui, sur l'invitation des assistants,
fumait ou lisait tour ~t tour; avcc, apparemment, du liquide par-dessus la tete,
aussi commodémcnt que dans un fauteuil.
La Tringlc ne put cacher son dépit:
- C'cst ça!
Paolo lui-même remarqua:
- Ah 1 tu vois bien qu'elle a des
jambes!
- Parbleu! c'est pas une fc:mmcpoisson.
- Alors?... la vraie femme-poi~son,
cst-ce qu'on va nous la montrer?
- Plus souvent!
- Y en a pas.
La séance terminée, - elle Il:avait
pas été bien longuc, - ils remercièrcnt
honn{':tcmcnt la patronne ct partircn ~
dans la direction du Boulingrin pour
réintégrer leur roulotte, car un hrouillard fpais descendait du ciel sombre
~
�~A
PRINGLE ET PAOLO
et le froid commençait à se faire sen tir.
La Tringle cut un hochement de t ête
du bitatlf : .
.
-- HCèuenscment, dit-il, que ça ne
nous a rien coùté !
P aolo surenchérit:
-- Oui, heureusement!
-- Ori a été de la revue nous aussi!
.- On aurait dù s'en douter.
L':\.crobate, mécoritent do la désillusion qu'il venait d'éprouver, conclut:
- C'est égal! ils sont encore plus
vù]eurs qu e le patron!. ..
contenté de la promettre, il l'avait donnée,
et les deux infortunés, l'échine meurtrie
ct l'estomac vid~, étaient rentrés dans
leur roulotte sans insister davantage.
Et maintenant, assis sur le bord du
grabat, les jambes pendantes, ils songeaient. La Tringle, le premier, prit la
parole:
'- As-tu faim, mon gosse?
Paolo répondit par une autre quc:stion 1
- Et toi?
- Oh moi, tu sais, pas trop l
- Moi non plus !
- C'est égal, tu mangerais bien tout
de même qu elque chose, pas?
XI
- Oui ... ct toi ?
- Moi aussi.
Pl'oiets d'enflfnts
L'acrobate insista :
- Tu sais, mon Pâlot, s1 vraiment
Il avait fait, ce soir-là, un t emps épou~ t'as faim, faut le dire, faut pas te gêner
van table ; la rafale soufflait :wec une telle tu sais qu'on a bien de l'argent à 110US.
violence, emportant sur son passage les
- Combien qu'on a ?
tables et les chaises, à la terrasse des cafés,
- Vingt-trois sous toujours, puisqu'on
les panneaux-réclame des forain s ct les n'a rien dépensé.
étalages des loteries en plein air, que la
Paolo d'un air grave dit:
plupart des loges étaient restées closes par
- Ecoute, mon grand, on ne meurt
stlite de pénurie complète de promeneurs. pas de ne pas manger, pas vrai?
M. Pintard, à son grand regret, a.vait
- Cela dépend ... ~l la lon gu~!
dû se résigner comme les autres, à ne
Le gamin, après réflexion, reprit:
point donner de représentation
Vaut mieux garder notre argent
Cela l'avait rendu de fort mauvaise pour la jour où qu'on s'en ira; on en
humeur, aussi, quand les bambins s'étaient aura peut-être encore plus besoin qu'au~
présontés ~our recevoir le morceau de jourd'hui.
pain quotIdien, ne leur avait-il délivré
- T'as raison, mon gosse ... pourtant
que des taloches.
si t'as faim ... bien faim!
'
- Vous n'êtes pas honteux, petits
Paolo sc défendit
misérables? de réclamer quelque chose,
-:- Be~, . non 1 pa~ plus que ça !..
quand vous voyez que ze perds ma soirée r. pUlsque J'al mangé Iner !
p.\S de recette, pas de pain! Voulez-vous
- Ça n'emp,êche. pas. ., ,
bien vous sauver, sinon ze vais vous don- Non 1.:. ] te ,c1!s. que .J 11'l. el~. pass'rai
ner . une çorrection.
bien ... à m0111S qu t ales faIm, tOl :'
M. Pintanl, au reste, ne s'était pas
La Tringle eut un geste d'indifférence:
�LA TRI NG LE ET PAOLO
- Moi 1.., cst-cc que j'ai faim
quelquefois!
Et avec un sourire amer, il ajouta:
- C'est égal!. .. on est rien malheureux 1
.
L'acrobate se mit ~l pleurer, Paolo,
bouleversé, lui prit la main:
- Tu pleures, mon grand?
- Non 1
- Mais si 1... je le vois bien 1.. , pourquoi que tu pleures?
- Parce qu'on est trop malheureux ,
- Ça t'ennuie?
- Oh ! pas à cause de moi, bien sûr 1
- A cause de qni, alors ?
- A cause de toi, parbleu 1 .
-- Grand'bête ! est-cc que je me plains?
- Oh 1 non! pourtant.., tn/pourrais !
Paolo protC'sta :
- '["as tort de te f;üre du mal pour ça.
_. y a de q\1oi, va !
Mai s non! y- en a qui sont cn core pIns malheureux qu e nous, mon
grand.
.'- TIL trou ves?
Mystéricu sC'ment, le petit affirma:
-. J'en ai vu.
Lt Tringle eut un llOchcmC'llt <le tUe
clnbibt,if. .
1
- J crOlS pal-> !
- Si 1 si! j'en ai \'u que j'te dis !... tn
le dppdles pas ;\ Paris' ù côté cle nous,
celni qu'on appelait Marcel? ...
- Oui!
- y s'cst tué, lui!
- Y a ùes fois où j'ai bien envie d'en
faire aul~mL
Paolo devint tont pflle, il serra. son aîné
clans ses petits bras, comme si 10. mort
(~bit l~I, tQ\1tC' proche, décidée .\ lui enlever son grnncl, il (lit, d\me voix étranglé(; :
27
Dis pas ça 1. .. Qu'est-ce que je devi ensans toi.
Tringle secoua sa tête brune :
J'y pense 1... c'pst pour ça qu'je
l'fais pas!
Pénétré de son idée, Paolo repti,t :
- Nous, eh bien !... on est ~\ l 'abri ...
y en a peut.-Hre qui n'y sont p as.l
L'acrobR.t c fnt frappé de la justesse du
raisonnem ent. ùe son petit ami:
- C'est vrai!
Le gamin ' continllJ , les yeux brouillés
par une lann e :
- :VIoi ... je t 'ai !... Y en ;:t peut-être
qu'ont. personne!
L 'acrobate ~lI.lira. l'< 'nIant cont re lui:
- T'as rai son, mon gOSSf' ; comme il:;
doivent souffrir ('cllx· l:l !
., Tu vois bien 1
La Tr.ingle aVJit. p:tS S (~ S(':, Illas autotlt'
(ln cou de P:tolo.
- ()ui ' ... Cps t /;:1 qui ' d!Jil ètre dm
(l'avoir personne ... !?(,'r:'ioll1w 1..
L'cnfant, t.rès sérieux, clt' mam]a :
- Dis donc, mon gra nd, quand t'auras
de la mon stachf' comme lVrarcassin ... es tcc qll e tu te marieras?
-- - J'sais pas, mon PttlM ... pOurq110i
<tU(! tll me cl emnmlcs ça?
PaniC) hési ta lln inl-> tant, pni ~ :
- Parce '1n(' ... parce <p1\', \- \là !... si
lu t.e maries ... (·h hi en !
- Ouoi?
- :~. Tn m'aimeras phI !> antan!:.
La Tringle souri t :
- Sois tranquille, alor s, tam que je
t'aurai jc ne me m:llif'rai pas. .
Paolo douta:
- Oh ! tn dis ça !
L'aîné reprit:
- VCllx-tn que jt! t'p }Jrç,p ..,se une
chose ? ..
cIrais
La
-
�LA TRll TGLE ET PAOLO
28
-
Oui.
-
Voil,\ 1. .. je me marierai., si tu te
maries 1
L'cllIant cul un gc"lc qui cll1ul'assa toul
un monde.
~ Moi!... j'ai bien le temps ... j'suis
si môme!
Puis, curieux:
- Ouand tu seras marié .. , est-cc que
t'achè'teras des enfants?
- Pour sÎlr!
- Moi aussi!
-- On les fera jouer ensemble.
- C'est ça!
- T'auras des filles ct moi, j'aurai
dh garçons.
- Si tu veux.
- On les mariera entre eux,
Paolo battit des mains :
- Oh 1 oui!
Ils trouvaient l'idée superbe, ils riaient,
faisaient de lointains projets, discuta.ient
sérieusement
Le petit, redevenu calme, interrogea:
- Dis donc, mon grand !... quand
t'auras des mômes ...
- Eh bien?
- ... Est-ce qu e tu les ba.ttras?
- Oh non!
- Moi non plus!
- Est-ce que tu les priveras de nourriture?
- Au contraire, je leur dirai: mangez
tant qu'il vous plaira.
_. Moi aussi. Je leur donnerai quelqUL: chose de bon à manger avec leur
pain.
. Certainement!
- Enfin ... je voudrais qu'ils soient très
bien habillés.
- C'est justé 1
Paolo montra ses guenilles:
- Voyons! si t'avais des mômes, vou·
drais-tu qu'ils soient comme nous?
- Non!
-
De qui y. u 'on a l 'air comUle ça,
luO U
grand? .. veux-hl que je te l'dise, moi, de
qui qu'on a l'air?
- Si tu veux.
. Avec solennité, sur un ton severe, le
petit laissa tomber ces mots :
-- Eh bien !... on a l'air de rien.s dtt tout!
La Tringle soupira:
,--C'est vrai.
L'enfant reprit:
- ' Si 011 avait seulement un pannelo t
comme Torquemada.
- Ça s'rait rien bath!
- Pourquoi, dis donc, qu'il a un pannetot, Torquemada?
- Parce qu'il gagne de l'argent.
- Pourquoi qui gagne de l'argent lui?
- Parce qu'il est grand.
- T'es grand aussi toi!
- Peuh !... pas assez, tu vois!
Paolo ne comprenait pas:
- Pourtant, nous, on travaille aussi.. .
pourquoi qu'on nous donne pas d'argenl ?
- Parce que nous on est des gosses,
et que les gosses on les paie pas 1
- Non 1... on les bat!
- C'est moins amusant, pour nous.
- Et ça coüte moins cher au patron L,.
Dis donc l... quand on sera grand, est-ce
qu'on nous paiera aussi?
- Faudra bien 1
- Pourquoi?
- Parce que si 011 nous paie pas ... ch
bien, on s'en ira.
- Si on :;'en allait maintenant?
- Où aller?
- Chez d'autres!
- Chez d'autres, mon gosse ... Ça s'rait
la même histoire !
�L A TRINGLE ET PAOLU
•
dc~
-
Pourtant... puisqu'on doit s'en aller 1
Oui, mais pas pour retourner chez
forains.
Où que c'est q u'on ira , a lors~
- N'importe où, par les chemins ...
- Mendier ? .. C'est pas permis.
- Mais non ! ... pas mendier! On ira
sur les places et dans les rues, dans les
maisons ct dans les cours des fermes. Tu
feras des cabrioles et moi je ferai l'hommeserpent ... Tu verras comme on llOU S donnera des sous.
- Tu crois?
- J'en suis sûr 1
- Alors, si on s'en allait tout de
suite ?
- Ça s'peut pas.
- Pourquoi ?
- Parce qu'il nous faut un peu d'argent
d' aYance.
- A cause?
- Si norts n'avions pas d'argent, les
gendarmes nous mettraient en prison.
- Pourtant! c'est pas un crime d 'avoir
pas d'argent... Tu trouves pas, toi, mon
grand?
- Paraît que si .. . tu vois !
Paolo ne comprenait pas, malgré son
bon vouloir, .il reprit:
- Et qu'est-cc qu'on en fera de notre
argent ?
- On achèlera des cravons, des enveloppes, des plumes, du papier it lettres.
L'enfant regarda l'acrobate avec inquiétude :
- - Grand' bêle ! puisqu'on sait pas
écrire 1
- C'est pas pour écrire, mon gosse.
- Pourquoi faire alors ?
_
- C'est pour les gendarmes.
- Pour donner aux gendarl11es~
- Non! pour leur montrer se ulement.
- Qui que ça peut leur faire am: gen ·
dannes qu'on ait du papier à lettn s ?
-
P arce ""lie, s'ils no us de manden t ce
qu e n ou e: t:.'Ilsons ... on leu r dir :
11:(':;-
sieurs, on vend du papier à lett,es.
- Alors?
- Comme c'est un métier que de vendre
du papier à lettres, ils ne pourrcl1t pa'>
nous mettre en prison ; ils SCl'Oi lt de Lt
revue, eux aussi!
Pao lo n'en reyenait pas.
- Pas possible !
Son cerveau sc rdus:til à salSlr Les
nuances ; toutes ces choses lui paraissaient obscures, anormales.
.
On arrêtait les gells parce qü'ib ùaicnt
sans argent, et on les laissait en liberté,
parce qu'ils ayaient du papier à lettres!
Cela surpassait sa compréhension enfantine.
Il y a de drôles de choses dans la vi,',
pas, mon grand ?.. .
- Oui! et de drôles de gens, va!
Ils étaient glacés maintenant, l'ail; du
dehors qui entrait par la Incarne leur m ll'brait le visage.
La Tringle dit:
\
- Couchons-nous, tiens, ça v aud l l
mieux, on aura moins froid.
- Si tu vieux !
Bientôt, dans les bras l'un de l'aulre,
ils s'embrassèrent :
- Bonsoir, mon grand 1
- Bonsoir, mon Pâlot!
XI(
Le secret de la
Triugh~
Paolo, le soir, a près la rcpré::;cntaii n,
dit à son ami La Tringle:
�30
LA 'fRINGLE ET PAOLO
- Dis donc, mon grand! C'est-il vrai
que Je ,suis, le fils à M. Pintard?
L acrobate eut un sursaut de surprise.
- Qutest-ce- que tu racontes?
L'enfant reprit:
- Je te demande ça, parce que tantôt
le patron l'a dit.
- Qu'est-cc qu'il a dit?
- Il a dit : « Voilà mon fils! ,) en me
montrant à un monsieur qui était avec
deux agents,..
- Le commissaire de police?
- Oui!... c'est comme ça que Marcassin l'a appelé.
- Alors ... qu'est-ce qu'il a dit encore
au commiS,saire, le patron?
- J'sais pas; j'ai pas tout entendu ...
il lui a montré des papiers. ,. il appelait
des actes de naissance.
.- Ah!
- C'est à cc moment-l~t qu e le commissai1:c lui ayant demandé à voir son fils
il me montra,
-.- Pas possible! après?
- Après! le commissaire lui dit en me
regardant du haut eri. bas: « Il ne porte
pas son âge, cet enfant. ,) ,
- Et qu'est-cc qu'il a répondu le
Pintard?
- Il a répondu comme ça : « En effet,
monsieur le commissaire, il est un peu
cMtif pour ses neuf ans. ') Alors, mon
grand, tu crois, toi, que je stlis le fils au
patron ct que j'ai neuf ans?
Gravement, La Tringle dit:
- Non! tu n'as pas neuf ans, et tu n'es
pas lç fùs de cc vilain bonhomme.
- Pourtant! il a dit ça au monsieur.
- Le fourbe!
.
- Il paraît que je m'appelle PaoloVincenlc Pintarclini, comme le patron.
Il a menti.
- C'est cc que je me disais, car, croistu que s'il était mon papa il me ' ferait
tant de mal?
- Non!
- Et elle, la patronne, crois-tu que si
elle était ma maman elle me donnerait des
coups de bâton?
- Non!
- Pourquoi, alors, qu'ils ont menti au
monsieur?
- J'sais ,pas.
La Tringle s'était tu ; il paraissait-plongé
dans d'amères réflexions et être en proie
à une grande perplexité.
Paolo respectait le silence de son grand:
il le regardait de ses yeux étonnés, su rpris
de voir l'acrobate devenu soudain si
sérieux.
Enfin La Tringle releva la tête.
- Ecoute, mon Pâlot, tu dois avoir
sept ans; t'es grand à présent, et raison·
nable, je vais te dire la vérité.
- Ouelle vérité?
'
- Celle de ta naissance.
Paolo devint attentif, il sursauta :
- Tu sais donc où je suis né, toi ?
- Oui.
- Pourquoi que tu 'me l'as pas dit plus
tôt?
- Parce que t'étais irop petit.
- Oh! parle vite.
La Tringle s'inquiéta:
- Surtout, tu n'en diras rien au patron?
- Grand'bête ! bien sCtr que je ne lui
dirai pas,
•.t
- S'il savait cela, il me tuerait.
- Oui ! et pIns encore.
'
- Je le sais, ct c'est ~our cela qu 'aujourd'hui je vais tout te dIre.
La tringle, après avoir réveillé t ous les
souvenirs qui reposaient en lui, commença
en ces termes :
�LA TflIYGLE' ET FÂOLO
- « Les patrons n'ont pas toujour s eu
un cirque à eux, En ce temps- là, ilS allaien t
de village en village dans une roulott e
tout usée et disjoin te, dans laquelle l'air
entrait par un tas d'ouve rtures; le toit
était si abîmé que, quand il pleuva it au
dehors, il pleuva itégale rncnt dans la voiture ; le cheva) qui la traînai t était presque
aussi usé qu'elle,
« Il était vieux L.. vieux! et fai!3ait
pénible ment trois lieues par jour, au pas.
« Le patron avait beau l'assom mer de
coups de fouet, il n'allait jamais plus vite!
Ça me faisait de la peine, tu sais !. .. si le
pauvre animal ue m'avai t pas eu quelquefois pour lui cueillir de l'herbe , je crois
qu'il serait mort de faim, telleme nt on le
négligeai l, car il faut te dire qu'on ne le
dételai t pas souven t; le patron avait la
flème de S'CH occuper ct la patronn e aussi,
tu vois s'il était'he ureux le pauvre animal .
« Ils n'avaie nt, dans ce temps-Ih, personne avec que moi, .Je ne sais pas comment ça cc fait, moi, j'ai toujour s été avec
eux!
« Ah! si, pardon ! j'oublie qu'ils 'lvaien t
cu \ln môme, un tout môme de trois ans
tt peu près qui s'appel ait Paolo et qui était
mort tle la coqueluche, il cc que j' ntendis
dire.
«'Cc gosse-lü, tu parles, alors, qu'ils
l'aimai ent! bien sûr qu'il était ~l eux, Ils
me battaie nt des fois pour le faire rire.
Ah ! le sale gosse! il s'amu~ait à me pincer,
à me battre, à me donner tles coups de
fouet pour voir la tête que je faisais, ct il
ne fallait pas que je ~ne plaigne si je n~
voulais pas GI1 rcceVOlr le double ! AUSSI
quand il mouru t ne fut-il regrett é que tle
ses parents .
« Il y avait ~t peu près huit jours qu'on
l'avait cnt rré quand, un soir qu'on avait
fait halte au pied d'un beau château, un
homme vint trouve r le patron avec un
gosse dans les bras et lui dit:<lVowez-vous
emport er cet enfant? ~ M, Pi:œta.:t'dinl
répond it: ,« Ça dépend 1~
Paolo interro mpit :
- Pourqu oi qui s'appel le plus Pintardini, M. Pintard ?
- Ça, j'en sais rien ... peut-êt re 'que
le gênerai t.., peut-êt re que." j'sais pas
quoi!
- Alors, .. le patron?
La Tringle reprit son récit;
- « Ça dépenù , fit le patro11, SI vous y
mettez le prix! » le monsie ur jetai sans
les compte r, des billet:; de banque sur la
table. « Tenez! voilà !... emport ez cet
« enfant qu'ou ne leJ retrouv e jamaü{!» di
'
il s'en alla.
« Cet enfant, mou Pâlot, c'était toi ! ')
Paolo était suspen du aux lèvres de SOli
«grand.), tout.e sa vie sembla it ;,,'être réfugiée dans ses yeux agrand is, il deman da:
- C'était mOll père, le monsÏ'etlr?
L'acrob ate réfléchit un instant et dit:
- Non .. , je ne pense pas", bien sùr c
n'ét.ait pas ton père.
- Pourqu oi?
- Parce que - le mécha nt! - il
n'avait pas l'air ùe t'aimer bei:!ucoup ; je
me souviens même qu'en :,ortant , il te
montra le poing ct cela me fit tle la :pèinc .. .
- Mon grand L .. tu m'aima is déjà !.. .
- Je t'ai aimé tout de suite,
Paolo posa son front contre l'épaul e de
'
l'acrob ate, avec aballdoll :
- Après? ..
- Bien sûr que c'était pas ton p.üe, il
était vieux, très vieux, tout courbé, vilain,
la peau ridée sous ses cheveu x blancs
- Alors, qui que c'était?
- Je l'iS'11ore !
"a
�3'2
L A TRllYGLE ET PAOLO
- Tu t'en doutes pas un peu, toi, mon
grand?
- Ben 1. .. tu sais... on peut pas savoir. ..
- Pourquoi qui. m'en voulait cet
homme, à moi, un môme - un tout
môme!
D'un ton ext.rêmement grave. La Tringle dit:
- y a des choses dans la vie ... des fois !
- Quelles choses?
L'acrobate parut embarrassé, il répJi~
qua cependant au bout d'un moment:
,
- Des choses ... des choses qu'on peut
pas dire à des mômes.
- Pourquoi ?
- Parce que les mômes y doivent pas
tout savoir.
Paolo n'insista pas, mais, impatient
d'apprendre la fin du récit de son grand, il
fit :
- Après? ..
« !Après.. M. Pintardini ramassa l'argent et dit à sa femme: « Bonne affaire!. ..
mais, je crois qu'il est prudent de déguerpir. f) Elle approuva: « Partons, tout de
suite! ,) Le patron, alors, vint à moi et me
saisit à la gorge. « Malheur à toi, dit-il, si
jamais tu dis un mot de ce que tu viens
d'entendre ou de voir ... je te tuerai! ,)
« Une demi-heure après, nous repartions malgré le mauvais temps.
« On t'avait dé~osé, comme ça, sur le lit.
«M. Pintardil1l conduisait; la patronne
faisait la cuisine à l'avant de la roulotte,
el moi, un peu triste, je regardais le joli
clair de lune en frottant mes pieds avec de
la chandelle, car, je m'en souviens encore,
ce jour-là, j'en avais bien souffert, le
patron m'ayant forcé il marcher Vieds nus,
pour me punir - de quoi, je ne 1 ai jamais
su! - me les ayant trempés dl1ns du
vinaigre.
«Tout à coup. M. Pintardilù me dit,
en me donnant un coup de fouet dans les
jambes. (, Déshabille le môme qui est su r
le lit ,), alors, moi, je t e déshabillai.
« Je me souviens, tu avais dll beau
linge blanc, très fin, et une petite robe
bleue ; tout cela était marqué avec une
lettre comme ça (ici La Tringle traça un
vaste J dans l'espace. Un jour où Marcassin était de bOlIDe humeur, je lui ai
demandé comment on appelle cette lettrelà, il m'a répondu, comme ça, que ça s'appelle un ].
Paolo docilement, répéta: Un J.
L'acrobate reprit:
- « Tu t'appelais donc Jacques, J ean,
Jules ou Joseph ou bien d'un autre nom
qui commence par la même lettre.
« Soudain, je faillis pousser un cri: je
venais d'apercevoir à ton cou, un petit
médaillon; sans trop savoir ce que j'en
ferais ni à quoi il me servirait, mais, uniquement parce qu'il était gentil, je le mis
dans ma poche.
(, J e tremblais d'avoir été aperçu par les
Pintard; heureusement qu'il n'en était
rien.
« Je remis tes effets au Patron qui les
donna i:t sa femme en lui ordonnant de leg
brûler, afin de ne laisser aucune trace. Ce
qu'elle fit.
.
« Il fut, en outre, convenu entre eux que
si quelqu'un de la police venait, ils dira.ient
que l'enfant n'était autre que leur fùs
:Paolo; car, l'ayant eux-mêmes enterré, ils
n'avaient point déclaré sa mort.
«Ils marchèrent toute la uuit et le jour
suivant, enfin dans un endroit absolument
désert et montagneux, ils arrêtèrent la
voiture : le vieux cheval n'en pouvait
plus, il soufRait tant que j'en avalS pitié,
ses pauvres iambes tremblaient comme le .
�LA TRINGLE ET PLlOLO
blé des champs et ses yeux étaient tout
injectés de san~.
« M. Pintardmi descendit de voiture et
nous ordonna d'en faire autant, moi, je
te portais dans mes bras, malgré mes souffrances. Le patron dit à sa femme: « Puis« que nous avons de l'argent maintenant,
« mieux vaut ne pas nous compromettre
« bêtement; abandonnons ici la guimbarde
(<' et le canasson qui à eux deux ne valent
«pas cinquante francs, nous sommes assez
« riches à présent, pour en acheter d'autres. »
« La patronne' approuva, et, le soir
même, nous prenions le chemin de fer
qui nous conduisit dans une grande ville
où l'on ne parlait pas français.
« Il y avait dans cette ville une véritable
foire d'animaux, on y vendait de tout:
des lions, des tigres, des ours, des éléphants
des chameaux, des phénomènes, des
manèges, des musées et un tas d'autres
choses encore. C'est là que le Pintard
acheta son cirque et tout le matériel,
revint en France aussitôt et il engagea
Marcassin, puis Torquemada. »
Paolo avait écouté son ami avec tm
respect quasi religieux, mais, quand La
Tringle eut terminé son récit, il questionna
- Et le médaillon, mon grand! qu'estce que t'en as fait?
L'acrobate se releva et répondit:
- Je l'ai !... il est là ... Je l'ai gardé
au prix de mille ruses; l'heure est venue
de te le remettre; je vais le faire!
La Tringle fouilla longuement dans leur
paillasse immonde et en tira un vieux
Journal qu'il déplia soigneusement; alors,
apparut un medaillon superbe, dans le
cadre duquel était fixée une miniature
d'une finesse remarquable et qui représentait une jeune et graciense femme de vingt
ans.
33
Paolo s'extasia:
- Comme c'est beau!
Puis, considérant le médaillon qu'il
serrait pieusement entre ses mains tremblantes :
- Regarde, mon grand, comme elle est
jolie, cette dame!
La Tringle était rêveur, il répéta:
- Elle est jolie, oui !... bien jolie!
L'enfant, de nouveau, questionna:
Sais-tu, toi, mon grand, ce que c'est
que cette dame-là?
L'acrobate serra le petit contre sa poi·
trine, puis, la voix chargée, il dit:
- C'est... c'est peut-être ta maman.
Cette idée transporta le bambin:
- Oui, mon grand! bien sùr que c'est
eUe!
Et, les yeux remplis de lannes, plus
tremblant encore, un peu pâle, il pressa
tendrement le médaillon contre ses lèwcs.
. - Maman! disait-il... ma petite
maman
Et ses yeux éblouis, ouverts Lout ~l coup
devant la splendeur d'une aurore nOl1\'clle,
ne pouvaient se détacher de l'image de
celle qu'il croyait être sa mère.
- Maman !... maman!
Il répétait cc mot, sans cesse, avec des
intonations tour à tour suppliantes ct
câlines; et ce nom si doux, si nOU\Teau
pour lui, lui caressait le cœur étrangement
au dedans de la poitrine; il avait à ses
oreilles l'enchantement d'une musiqur:'
mystérieuse et céleste jusqu'alors inconnue
et ~on .âme, débordante d':lmour, s'épanOUlssall !
Il regarda La Tringle et fut tout surpri"
de le voir pleurer, lui aussi; dans un elan
de pitié instinctive, il enlaça le cou d,'
l'acrobate et, de sa "oix plus douce qu'un
cl1ant d'oiseau, il dit:
�--
LA T RIN GLE E T P AOLO
34
- Tu pleurcs aussi, t oi? .. pourquoi
pleures-tu ?
L'acrobat e dont les yeux semblaient
condenser toute une essence. de rêve,
répondit :
- T'as de la chance, toi, mon gosse de
savoir que t'a::; eu une mère ! illoi !... j'en
ai pas 1... j'en ai jamais eu ... C'est dur, tu
sais...
Paolo mbrassa La Tringle éperdument.
- ilIon grand 1 Si jamais je la ret rouve
ma maman .. . tu seras mon gosse aussi 1
XIII
Un numéro sensationnel
Un matin, dès neuf heures, les enfants
furent réveillés par des coups de poin!5' et
ce cri vociféré par le verbe éraille de
M. Pint.ard les ftt t.ressaillir :
- Debout, vi te !
La Tringle le premier se frotta les
yeux :
- Qu'est-ce qu'y a ?
. - La répétition 1
Cc mot redoutable eut un effet magi9ue ; comme des moutons vont à l'abattOlr, docilement, parce qu'ils sâvent
que t.oute résistance serait vaine, les bambins se levèrent ct suivirent leur bourreau, t ête basse, l'échine craintive.
1\1. Pintard, voulant écraser son concurrent, était résolu, coûte que cOlite (pourvu
bien entendu, qu'il ne déboursât pas un
sol) à donner aux foules extasiées la primeur d'un numéro absolument xtraordinaire -, quelque chose de parapharamineux !
Mais cc numéro, il fallait le mont.er Sans
supplément de personnel; sans débours
d'argent pour acquisition de matérid,
avec les moyens dont il disposait.
Cela avai t été, commepourla pantomime
une première difficulté.
Bref! après réfl exion, M. Pintard avait
décidé de montrer au public l'Homme
I nsensible.
.
Le suj et était tout trouvé : Paolo.
Il s'agissait de l'amener à marcher,
sans souffrance apparente, sur du verre
pilé, des clous, des épines, et autres
engins généralement redontés dcoo épidermes normaux.
Le gamin suivait l'Italien sa115 se
clouter encore de l'horrible sort qui l'attendait.
Pintard avait son visage des mauvais
jours ; la balafre qui coupait en deux son
visage sordide avait une t einte violacée
ce qui indiquait chez lui une prédi sposition
~l la violence.
Ils pénétrèrent t ous trois dans le cirque.
Marcassin, desc hiffons d'une main,
lll1e boîte de brillant belge de l'autr<.>, nettoyait les lampes de cnivre ; Torquemada,
en balayant, soulevait des nuages, de
poussière, et la princesse ,des . ïcambres
essuyait très aristocraliq\1 eJ11cnt 1('5 vcrres
que lui passait le peli t cousin ch, . amson.
Au milieu de la piste, s'étendait lin
large panneau de bois sur lequel une main
distraite avait jeté, an hasard, des tessons
de bouteille et des morceaux de '('!Te de
différentes grosseurs.
- Défais tes chaussures, et. vivem nt 1
dit l'Italien sur un t on impérieux ('n
s'adressant à Paolo.
L'enfant. obéit et r sta assis les jamhes
pendantes, les pieds nus, sur le cadre de
la piste, grelottant de froid, blêm( d'angoisse.
�LA TRINGLE ET PAOLO
3.5
1
A l'entrée des enfants, personne n'avait tingué ni très parlementaire - ou -plutôt
même levé les yeux: Torquemada conti- l'est-il beaucoup trop!
nuait paisiblement son travail en chanAu reste, ce doux pays ignore-t-il le
tant, aussi à l'aise dans l'océan de mi- protocole? En ce cas, qu'il soit béni!
crobes qu'il remuait sous son balai, qu'un
Torquemada, de plus en plus, tenait à
poisson d'eau douce dans une eau tran- • son idée, il reprit:
quille! La princesse des Sicambres fai- Je te clis que c'est toi parce q11e ça
sait, avec son haleine, de la buée sur les va très bien bien avec ton métier, le baverres de lampe et Marcassin vigoureuse- layage c'est de ton ressort.
ment . astiquait en sifflant la Valse de
La princesse, cette fois, ne daigna
Faust (son air favori) sur un rythme de répondre que par ces mots.
galop, ce que, très certainement, Charles
- Ah! la barbe!
Gounod n'avait pas prévu.
Le Sorcier Blanc de la Forêt-Noire daiM. Pintard s'était retiré dans l'écurie; gna expliquer.
La Tringle contemplait Paolo avec inquié- Voyons 1... conviens-en puisque t'cs
tude, se demandant ce que le patron allait la maîtresse de ballet.
encore exiger d'épouvantable de l'innoEt très, fier de ce détestable jeu de
cente victime.
mots. il partit d'un gros rire.
Torquemada interrompit le silence que
Tortillon daigna sourire.
troublait seul, à présent, le sifflet puis- Farceur, va!
sant du lutteur.
A cc moment, :\1. Pintard r~part1t,
- Ohé, Tortillon!
il tenait. à la main un flacon; il s'approcha
La princesse releva la t ête :
de Paolo.
- Ouoi?
- Avance t es quilles!
Le 'Sorciel' Blanc de la Ji'olH Noire
L'enfant présenta ses· maigres jambes
observa:
ct l'Italien, longuement les frotta avec
-- Ce n'est pas moi qui devrais ba- le contenu de sa bouteille, puis St:. rl'drcslayer.
sant, il dit:
- Ah! bah ... ct qui donc alors, s'il te
- )'Iarche!
plaît?
Paolo obéit, il sentit ses jambl:::- deve- Toi, parbleu!
11ues très lourdes, son épiderme soudain
Tortillon couvrit le liseur de pensées plus épais, plus résistant, iiI s'- rrêta
d'un regard courroucé.
surpris, inquiet aussi.
- - :\Ioi?... non mais des fois !... tu
- Marche! répéta le palron.
lVl. Pintarcl montra il Paolo le p.:mneau
ligoles !
Lui, buté, réitéra.
sur lequel le verre pilé brillait dans une
-- Je te dis que c'est toi 1
poussière de soleil.
Elle haussa les épaules.
- - Marche là-de:sus maintenant
- Des dattes. oui 1... tu peux te
L'e~fant, un instant, crut que l'homme
fouiller!
voulalt seulement lui faire peur il "ut un
Comme on le voit le langage employé demi-~;ourire.
'
Pintard répéta:
à la cour des Sicamhres n'est ni très clis-
�LA TRINGLE ET PAOLO
J
- Allons, marche !... Qu'est ce que
tou as à me regarder avec tes yeux de
crapaud... est-ce que ze souis oune .phénomène?
- Non, monsieur, mais ...
- Mais quoi? ... est-ce alors que ze ne
parle pas sOl1ffisamment bien le français? •
- Monsieur!...
Un grand frisson venait de passer le
long de l'épine dorsale de l'infortuné
gosse.
Alors? ... c'était donc pour de bon que
le patron lui demandait cette chose?
Pintard, la main levée, marcha sur
le gosse:
,
- Est-cc pour aujourd'hui?
Paolo se gara, le bras levé, dans un
geste protecteur.
- Voyons ... monsieur, vous savez bien
qu'on peut pas marcher là-dessus.
- Ze te dis qu'on peut, moi!
L'enfant se mit à pleurer.
- . Non ... c'est pas possible.
- Si !
En désespoir de cause, le bambin dit:
- Ça s'peut pas .. . j'vous jure ... monsieur ... demandez à Marcassin.
Pintard serra les poings:
- Ze De m'occupe pas de Marcassin ..
Ze ne loui demande pas son avis .. . Ze souis
le maître ici .. . marche!
L'enfant, suppliant, tomba à genoux:
- Monsieur ... je vous en prie ... Ça
va me faire du mal. .. vous savez bien!
- Non! ... ça ne va pas t'en faire après
ce que je t'ai mis sur les jambes...
Le gamin n'était pas convaincu, il
c$saya de se reculer, mais ces petits
pieds lui semblèrent si lourds qu'il n'en
eut pas la force.
- J'peux pae; !...
Pintard éC\lma:
/
-. Veux-tou bien marcher! Ze compte ...
oune fois ... deux fois !...
L'homme avait l'aspect si féroce que
l'enfant, résigné à tout, répoudit d'une
voix triste:
- Oui!
La Tringle avait laissé les chaises,
et, depuis un instant en silence, il contemplait cc spectacle; enfin, il dit :
- C'est abominable!
l'mieux, l'Italien se dressa du coup:
- Hein! q~'est-ce que tou oses dire,
toi, vilaine bête?
Courageusement, La Tringle fit deux
pas en avant .et, regardant bien le patron
dans les yeux, il répéta:
Je dis que c'est abominable!
XIV
Une leçon de boxe
Pintarc1 resta un instant interdit de l'audace de l'acrobate, puis, il bondit 1,out à
coup sur La Tringle le saisit par les che·
veux et l'ayant jeté à terre flt sonner
sur le sol le crâne du malheureux.
L'adolescent, stoïquement, supporta les
premiers coups, puis, jngeant sl\ns doute
que la mesure était comble, il donna deux
vigoureux coups de pieds dans les tibias de
son patron.
Pintard hurla:
- Sanla Maria!. .. Ze souis blt:s::;è !...
Ze vais te touer comme oune hête malfaisante !
Mais, en un instant, La Tringle fut
tout en haut du cirque ct se redressa,
orgueilleusement.
- Viens-y donc t
Pintard encore sous le coup de la dou-
�LA TRINGLE ET PAOLU
37
leur se frotta les jambes; il n'était pas
- Tou vois bien, bambino, que ça ne
très souple; il ne voulait pas donner à te fera pas de mal!
son personnel le spectacle d'une scène
L'enfant, toutefois, hésitait encore, ce
ridicule, dont tout le grotesque lui eût gros tas de verre, au centre duquel émergeaient des tessons de bouteille, ne lui
incombé.
Etre odieux, passe encore; mais gro- inspirait pas confiance. Pintard fit :
- Eh bien?... tou ne veux pas martesque!
Cela eut compromis la diglùté de cher?
sa personne et le prestige directorial.
Il leva son fouet en l'air et fit avec
- Ze ne veux pas courir après toi, impatience tourner la lanière au-dessus
craponle! mais tou ne perdras rien pour de sa tête. ;
Paolo fit deux pas ct posa son pied droit
attendre.
Il revint vers Paolo.
sur le tas; cette fois l'excès de la dou--:- Ze te le l'épète pour l::t dernière leur lui arracha un grand cri; il recula, tout
pâle:
fois; veux-tou marcher, oui on non ?
- y a pas moyen!
- Je veux bien ...
Marcassin emplit tout le cirque des
Pintard devint menaçant extrêmement:
brillantes modulations de la Valse de
- Veux-tou bien recommencer ~
Pour la première fois Marcassin releva
Faust.
La Tringle redescendit de quelques la tête; il posa son torchon à côté de lui
et regarda; le rythme de la Valse de
degrés.
Paolo, blême, s'engagea sur le panneau; Faust se ralentit considérablemcn t.
tout son petit corps tremblait; ses yeux
La. Tringle, lui, se tenait à présent les
renvoyaient de l'épouvante et de l'an- bras croisés sur la bordure de la piste.
- Marche pas, mon gosse! fil-il en
goisse.
Et cef'endant le clair soleil de novembre s'adressant il son petit protégé.
Sans paraître prêter attention :l Ja
entrait a flots dans le cirque, lui donnant
presque un aspect riant; jetant sur toutes réflexion de l'acrobate, Pintard réiléra.
- Va !. .. et tout ùe souite.
les choses ambiantes comme une poussière
Marcassin arrêtant son sifflet au beau
d'a pothéose.
Quelques menus morceaux de verre se milieu d'une roulade ce qui était chez
détachaient un peu, il l'éœrt des autres; lui le signe d'un calme effrayant il dit
'
ils étaient à quelques centimètres seule- simplement:
ment de l'un de ' pieds du. bambin, il le
~ Pa~ronl ... c'est assez comm~ ça, llcin ?
L Italien, le regard mauv'<us tuurna
posa dessus et fut tout surpris ,de ne pas
'
. la tête vers le lutteur:
ressentir une grande douleur.
- .vous, Marcassin, oCCOUpCZ.-VOllS de
Son épiderme rendu plus épais par la
préparation d~ I:Italien (é~her, chlor~. ce qUI YOUS regarde, je souis le maître.
Le petit cousin de Samson, insen::ibleforme, mélanges a un trOiSIème prodmt
Connu de lui seul) le protégeait contre la ment, éleva la voix ..
-.Je m~occupe de ce qui me plaît,
soufirance.
monSIeur Pm-tar-di-ni 1
L'Italien exulta.
�L A T RIN GLt ET P A OLO
..
Le brutal, devint très pâle, il dit:
par les épaules, et l'envoya rouler dix
- On voit bien que vous êtes encore pas plus loin.
- Ramasse-toi.
saoûl. .. vous êtes toujours saoûl, vous 1
mêlez-vous de ce qui vous regarde,
Ecumant de fureur, le monstre se releva
ivrogne, espèce de dégoûtant.
et marcha sur Marcassin, mais çe dernier
Marcassin ouvrit grands les yeux et, était déjà en position pour la -boxe, il
avec un air très posé, sur un ton chantant, défia son adversaire.
- Allons ! espèce de macaroni !.. arrive
presque sous le nez de son directeur:
- Ah! ça !... dites donc ! Est-ce que ici si tu n'est pas un lâche !
L'Italien haussa les épaules, il ne jugeait
vous me prenez pour un cochon !
_. Mais .. .
pas prudent de se mesurer avec son pen-- J e m'appelle Marcassin, c'est vrai, sionnaire dont il connaissait la force :
- Ze me venzerai, dit-il.
mais ! faut pas confondre !
- En attendant tu t e sauves.
Et, d'un pas majestueux, il retourna
- Ze me sauve, moi! pr.otesta l' Itaà ses lampes, sans hâte, comme si rien
lien en reculant toujours vers l'écurie.
lle s'était passé.
Mais le lutteur ne l'entendait pas ainsi,
Pintard t out bas, mais sur un ton qui
ne souffrait pas de réplique, glissa dans il reprit, s'échauffant à mesure:
- Arrive donc !... feignant !... arri ve
l'oreille de Raolo immobile:
. :Uarcll e !.. . si t ou ne marches pas , ici que je t e casse la g ... argoul ettc!
E t , avant que le patron n 'eüt eu l e ~
tou auras à faire à moi.
L'enfant terrifié ne bougea pas ct , de temps de se reconnaître, il avait reçu, en
plein visage, un coup de poing qui al\rait
nouveau , :.vrarcassin se redressa.
Le visage de' Pintard prit une indi- pu, à. la rigueur, assommer un éléphant
cible expression de rage, ses yeux s'in- ou écraser un bœuf.
- Tiens, ramasse ! fit Marca~sjn ... c'est
jL'ctèrent (le sang, ct, saisissant le frêle petit
être dans ses mains, il le lança, ~l toute un petit acompte... et iu sais, ceh1i -l ~t,
c'est pas du chiqué !
volée, sur le tas de verre pilé.
J)u coup tout le monde s'arrêta c1e travailler; il Y eut un instant de silence
XV
poignant, gros d'orages, ,
Paolo, sanglant, sc roulait sur le panLe rêve de Paolo
neau , hurlant de doul eur.
Huit jours s'étaient pass(~;, depuis
Marcassin, qui était une seconde resté
béant de surprise et d'indignation, fran- la scène que nous venons de raconter.
chit d 'un bond toute la largeur de la Paolo, dont le corps était tout meurtri , dit
piste ct se campant devant Pintard, il à la Trin gle, après la représentation du soir
tt laquelle, d'ailleurs, il n'avait jamais
dit:
- Sale bête, va 1 pourceau 1 tn méri- cessé de prendre part, le patron Dr:! l'ayant
pas permis :
t l'rais qnc je te casse les reins.
- Dis donc, mon l?rand, quand je serai
L'Italien ricana: - Vous !...
Hors de lui, le lutteu~ saisit le bourreau guéri. on s'en ira, c pas?.. .
�nA TRINGLE ET PAOLO
- Oui, mon gosse.
-L'enfant, à la perspective de la. liberté
prochaine souriait, reprjt:
- Tu feras l'bomme-serpent , pas, mon
grand?
- Oui!
- Et moi, je ferai des galipettes pour
faire rire les enfants des riches.
- Oui.
- - Tous les sous qu'on gagnera on les
mettra. de cô té, c'pas ?...
La Tringle, étonné, regarda l'enfant:
- De côté... pourquoi faire?
- Parce que... quand on en a.ura
assez ... on pourra, si tu veux, acheter une
voiture.
L'acrobate sourit:
- Mais, mon gosse, tu sais pas, t oi 1. ..
il en faut beaucoup de sous pour avoir
une \y iture il soi.
P aolo ne connaissait pas d 'obstacles.
- Eh bien 1. .. on en gagnera beauco up,
na !
La Tringle obj ecta encore .
- Il faut un cheval pour traîner
une voiture.
- Tiens !... bien sl1r.
- Ça coûte cher.
- Combien de sous?
- Beaucoup ... beaucoup.
- Cent?
- Plus 1
- Deux cents ?
- Bien plus.
- Cinq cents?
- Plus... encore plus 1
- Eh bien ... mille fois cent?
- P eut-êtrc bien.
Paolo était songeur.
- Ah! fit-il, en faudra faire des galipcttes pour gagner tant de sous.
- Surement.
l e silence, un instant régna dans la
voiture; l'enfant, les yeux pleins delurrùère,
voyait dans son imagination, sur une
route ensoleillée, une jolie roulotte peinte
en yert foncé avec, au milieu, une grande
barre rouge, et dans les brancards, un
robuste chenl blanc, dont Je hehnissement joyeux réveillait les échos de la
plaine. La Tringle, solennellement, tenait
les rênes en main, et lui, Paolo, faisait la
popotte - -- ct quelle popotte 1
Cc rêve était doux au cœur de l'enfant l
il s'y attardait complaisamment et ses
narines sc dilataient comme si ùéj à une
bonn e odeur de soupe avait plant; dans
l'air et ses yeux - ses grands yeux! poursuivaient sa chimère, tr~s ]oin ...
par dessus les étoiles !.
Paolo, tout ~l coup dit:
- Dis donc, mon grand?
- Ouoi?
- J e connais quelqu'un qùi nous
en donnerait bien Ulle voiture.
- Toi? ...
- Oui!
- Pas possible !
- Si 1. .. et un cheval avec!
La Tringle n 'était pas cOlw::unCl.1,
il haussa les épaul~s .
- T'es gosse, tout de même !
Paolo, très sérieux, reprit:
- Th m'crois pas ?... t'as tort!. . ce que
je t e clis, c'est pour. de vrai!
- Voyons !. .. ' dis-moi qui, alors"
Heligieusement, l'enfant dit:
- C'est ma maman.
La Tringle, attendri, caressa les cheveux
du petit.
- Pauvre gosse ! Y a pas m')yell.
- Pourquoi?
.
- Parce que tu ne sn.i s mênk pas où
elle est ta mère ...
�LA TRINGLE ET PAOLO
Paolo n'avait pas emisagé cette difficuIté ; il se rembrunit tout à coup et devint
très grave.
.. ,
J"saiS pa~,
, 1
- - C' cs t vIal....
Ses yeux s'étaient voilés de Lannes, il
reprit, anxieux:
- Mon grand! ...
- Hein? ...
- ... Ma mère ...
- Eh bien?
- Est-cc qu'on pourrait pas sayoir où
eUe est, ma mère?
- Non!
- Pourquoi ?
- Parce que, sans doute, elle a fait,
elle-même, tout cc qu'elle a pu pour sayoir
ce que tu étais devenu ... et n'a pas réussi.
De l'angoisse plein la voix, Paolo
demanda.
- Alors? ... mon grand 1... tu crois, toi,
que j'la reverrai jamais?
La Tringle s'en voulait déjà d'avoir
chassé l'espoir du cœur de son ami, il
protesta d un geste:
- J'ai pas dit ça 1... bien sûr que si que
tu la reverras!
- Quand?
- Plus tard.
- Fourquoi pas tout de suite?
L'acrobate fut embarrassé par cette
question naturelle.
- Parce que, .. parce que ... j'sais pas!
- Comment 1... toi, mon grand !... tu
sais pas.
- Non ... j'pcux pas savoir, moi.
Paolo sc 111lt il pleurer plus encore, il
plongea sa petite tête dans les chiffons
qui leur servaient de draps.
- Oui ... oui ... , fit-il..., tu ne veux pas
me le dire .. , mais je comprends, va !
-- Onoi?
- J'la reverrai iamaÏs.
- Mais si ... m~.is si ...
- Non:
- J e t'assure 1
Paolo se redressa :
- Voyons, mon grand, tu VOIS ... j'suis
plus un môme, sois franc avec moi, dismoi, la vér:té !
- J'suis franc .
- C'est pas vrai!
- Je le suis, mon gosse ..
- Sincère?
- Oui ... oui ...
Paola sc replongea dans ses pensées,
puis, au bout d'un instant:
- A1ors... pourquoi qu'elle voudrait
pas de!moi tout de suite, ma petite mère? ..
Est-cc qu'elle trouve que j'ai pas encore
été assez malheureux?
- C'est pas pour ça, mon gosse 1...
faut pas parler quand on sait pas.
- All' m'aime pas, alors?
- Si, elle t'aime.
La gravité de l'enfant s'accentua:
- Voyons, mon grand, c'est pas,gentil
de mentir à ton gosse .. , J'vois bien c'qu'est
la chose vraie ...
( - Quclle chose?
Le peti t sanglota:
- Alle est l11Qrte ... ct tu voulais pas me
le dire ... c'est pour ça, sans doute, qu'a
peut pas me reprendre.
La Tringle prit un air solennel :
- Faut pas dire ça ... tu frais pleurer
la sainte Vierge.
•
- Puisque c'est vrai.
- Mais non, t'en sais rien !... ta mhe ...
- Ma mère?
- Elle sais pas, peut-ètre, où qu't'es.
- Tu crois?
- Parbleu, c'est certain! si elle le
sayail, elle le laisserait pas chez M. Pintard.
�LA TRINGLE ET PAOLO
.p
~---------------------------------------------------------------- Comment qu'ça se fait qu'aU' sache savants et de bourrades variées; cela
était de la monnaie courante.
pas où que je suis?
Tant que l'Italien ne dépassait pas
La Tringle secoua la tête.
- Tu sais 1... Y a des mystères des ce programme, Marcassin ne sourcillait
que d'un œil.
fois !...
Ils se turent tous les deux: Paolo,
Mais, pour se venger de l'humiliation
la tête dans ses mains, clierchait en vain que lui avait infligée son redoutable pensionnaire, M. Pintard faisait aux enfants
à résoudre ce problème.
Il tira le médaillon dessous sa chemise une guerre sourde, dissimulée, hypocrite,
où il le tenait caché depuis le jour où La plus cruelle que l'autre, parce qu'elle
Tringle le lui avait remis, car, nuit et jour, n'avait pas de cesse.
Il imposait aux infortunés - avec un
il ne le quittait jamais.
Il contempla l'image fixement, filiale- sourire-des tortures de tous les instants.
ment, avec amour, puis il dit:
n ne leur donnait de pain que tout juste
- Comme elle est belle tout de même! pour ne pas les laisser mourir de faim et
si, par hasard, il y joign:tit d'autres ali-- Oui!
- Ça doit être une personne riche. ments il les mélangeait toujours aVec des
ordures ou des matières immondes.
- Bien sùr.
Il leur portait à manger, devant le
- Comme elle doit pleurer de plus
lutteur, avec ostentation, comme pour
avoir son gosse.
.
faire voir à celui-ci qu'il ne les oubliait
- Oui, mon Pâlot.
- Alors ... tu crois qu'elle est malheu- pas et que la nourriture ne leur était pas
épargnée.
reuse?
l\Iarcassin était bien loin de soupçon- Certainement.
ner les manœuvres abominables qu'emPaolo devint tout triste:
ployait, en dessous, le misérable Italien
Pa\lVre maman! fit-il.
et les pauvres petits étaient en réalité plus
malheureux qu'avant.
Ah! si l'athlète n'avait pas été l'âme
XVI
de sa trou~, avec guelle satisfaction
Les chiens de faïence
:\1. Pintard l eût flanque à la porte; il s'en \
était ouvert à sa femme, mais celle-ci qui
l)jnlard et Marcassin se regardaient en appréciait les talents de :Mareassin à leur
juste valeur, {s'était récriée:
CllllCmis, maintenant.
- Chasser le lutteur L.. autant fermer
L'Italien ne pardonnait pas au lutteur
d'être intervenu en faveur des enfants, la boîte ... tu ne comprends donc pas que
et surtout, d'avoir :ütenté à la majesté c'est lui, lui seul, qui fait marcher les
affaires.
de sa personne.
Le misérable avait été forcé d'en con11 n osait plus, en présence du géant, les
accabler de mauvais traitements, mais il venir.
- Qui ferait mieux que lui le boni·
ne leur épargnait pas, quand même, tout
un répertoire de gifles, de coups de pied ment, avait repris la' patronne ... Qui tom-,
�LA TRINGLE E T PA OLO
berait mieux les amateurs !. .. et son « han!
son famellx «han ! »
- Pourtant!
- T'imagines-tu quelle tuile, s 'il allait
porter son (\ han » au cirque d'à côté!
A cette pensée, le sang de M. Pintarcl
n'avait fait qu'un tour et il avait dit:
- Ce serait la rouine !... tou as raison l... gardons cette crapoule.
Non 1 il ne pouvait pas sc passer de
Marcassin; cet homme lui était par trop
précieux; apte à toutes les besognes, il
montait le cirque à lui seul en moins de
temps qlil'il n'eût été possihle n. trois
hommes de:' le faire.
Voilà pourquoi M. Pinta rd, ec;prit pratique, . conservait le lutteur.
De son côté, Marcassin ne t enai t point
à quitter le cirqu e lépreux de l'Italien
parce qu'il y jOUlssalt d'une libC' l'té complète.
Doué d'un très ma.uvais caractère, le
lutteu): ne pouvait supporter l::i. moindre
contradiction ou le plus petit ordre.
Peur peu qu'on lui laissât toute latitude, il faisait des merveilles, travaillant
comme pour lui-même, n'épargnant ni
son temps ni sa force, mettant de L'amourpropre à se tirer d'une difficulté.
Mais la pIns petite observation lui
enlevait toute bonne volonté, il « lâchait ,>
le travail ct, d'un ton rageur disait:
- 'renez 1. .. espèce d'outil!. .. si vous
êtes plu:; II'alin que moi, prenez place,
j'en suiS pas jaloux.
Et, les mains dans ses poches, en sifflant
la Valse de Faust, il allait au cabaret le plus
proche siffler quelques bouteilles de vin.
On n~ le revoyait plus de toute la
jomnrc.
Aussi, Plntard qui ll' col111:l issait bien
iui lais!iait-il la direction de tout.
Mais, combien d'autres directeurs, moins
intéressés ct plus jaloux de leurs pérogatives" n'auraient pas supporté les empiétements du lutteur.
Pour ces raisons, les deux hommes tout
en se détestant cordialement ne pouvaient
se résoudre à sc séparer.
_. Ah! si je potlYais me passer de
toi! pensait M. Pin tard , a vec quelle
joie ie t 'enverrais voir à Pompéi si j'y
suis !
Ma rcassin , de son côté, sc disait:
- E spèce de sale macaroni! si je
n 'étais pas le maître ici rt que je n 'aie
p as la ce rtitude de ne jamais t'rom'er
ailleUl';; p::l1'eill e lihert~, :wC'c qu elle ivresse
je te désosserais 1
1\1. Torquemada , q1li Sl' fl attait d' êlre
d'une belle indiCf('re llcc, disait ~t la prinCC'sse des Sicambrrs, avec un sourire mo~l1 eur, en nettoyant son trombone à, 'coülisse :
- Tortill on!
:.'1[011 gros?
- Tn ,"ois ccs del1x chi l!llS dr faïellct'?
- On i , eh hien?
- E h bien, ma petite, le jour où ils
sc mordront... on rigolera 1
XVII
Cœur d'enfantl
Il ne sc passait plus de jour maîntenant, sans que Paolo parlât de sa maman.
Le soir, quand il était seul avec La
Tringle, il tirai t le médaillon de sa cachette.
ct le plaçait devant lui, au pied du grabat,
puis il dr\nanclait :
_. Dis don t , Ill()n grand ?
Qn 'l>,; l-cl' q\le tu W\lx ?
�LA WRINGLE EP PAOLO
-
'Ma Maman ...
Oui... et bien?
Si elle me voyait COlline je suis
là, sur des chiffons, crois-tu qu'elle serait
contente?
- Non
- C'est bien ce que je me disais !...
Tu verras, mon grand, quand on sera
chez elle; elle nous fera cç>ucher tous les
deux dans un grand lit en bois, avec des
rideaux bleus et des draps blancs comme
celui de M. Pintard.
La Tringle objecta:
~ Mais ... tu ne sais pas si ta maman
voudrJ. que je reste avec toi, moi, un
va-nu-pieds, un gahTaudeux, un qui sait
seulement pas d'où qu'il est, un qu'a pas
de nom!
.
-:.... Pourquoi qu'a voudrait pas?
- Dame! elle n'aura pas les mêmes
raisonS' de me garder. .
- Oh! si, elle voudra bien ... j'te dis,
moi, qn'cllc voudra bien!
- Pas sûr.
- Ecoute, mon grand; écout.e bien: je
lui dirai comme ça: Madame ...
- Mon gosse !... c'est maman qu'il
faudra dire.
- C'est vrai ... tu sais ... mol... j'ai pas
encore l'habitude.
- Tu la prendras bien vit.e, va!
- Je lui dirai comme ça : maman!
~i tu veux que je reste .avec ,t.,o~, eh bien!
Il faut garùer mon ami La l nngle, sans
ça".
-. Sans ça? ..
~ Sans ça ... j'suis plus t.on gosse.
'- Si elle refuse?
- Elle ne refusera pas.
- l'en sais rien.
- Si, j'en suis sùr; elle voudrait pas
faire de peine à son môme.
43
La Tringle, curieuse!l1ent. insista.
- En admettant qu'elle refuse?
- Alors, je lui dirai: madame .. ~
- Maman! te dis-je.
- Non! cette fois, je lui dirai: madame!
- Après ...
- Madame! Vous ête~ ème méchante
femme! Ah! c'est comme ça!. .. vous ne
voulez pas de mon grand qui m'a si tant
aimé 1...
- Eh bien! ... quoi? ...
- Madame 1 adieu! je (m'en retomne
chez M. Pintard.
La Tringle ne put cont.enir ses brnws;
il embrassa l'enfant éperdûment. .
- Bon petit gosse, va!
Paolo passa ses deux bras autuur dll
cou de l'acrobate.
- Voyons, mon grand! j'te cluis bic'n
ça !... si je ne t'avais pas cu qn'cst-cc que
je serais dC"cnu?
- Un antre peut-NI'(' t'aurait aimG.
- Oni ?
- :K1:arcaso.ill, par ('}..cmplc.
- Oh non !... ça n'aurait pa,; l;lé la
même cllooie qne toi!
Ils s'étaicnt lu,;, mais, l,. main dan'.
la maiIl, ib se rcgard,lil'nt cxtaoiié:-.,
buvant avic1 'llll1lCnt tout l.:.amour (pli
s'él?andp.it dc l(Ours yeux troubles; leurs
pehtes a~n:s sc parlment llll 1ang,lg('. muC't
et myst.ertl'UX, plllS tendre ct plus éloquent que tout. aut.re.
Paolo l't'prit:
. - Il Y a une chose, mon grand, 'lue
Je me demande quelquefois.
- Ah! lacluelle?
.
- Si je pourrai jamais micux a inwr ma
mère que t(li.
Il le faudra.
- Eh bien non je Ile l'aimerai pas
�44
LA TRINGLE ET PAOLO
P aolo battit des mains.
mieux. je l'aimerai autant, voilà toutl. ..
et je suis sûr qu'elle ne m'en voudra
- C'est ça !... on lui en donnera t ant,
qu'il sera saoùl tous les jours.
pas.
Dans le lointain, à ce moment, du
La T ringle regarda avec inquiétude la
côté du boulevard Saint-Hilaire, 0n enten- chandelle vissée clans le goulot d'une boudit, sur un rythme de pas redoublé, la teille.
_ - Flûte ! dit-il , elle est à moitié :
célèbre Valse de Faust.
J_a Tringle qui avait t endu l'oreille soufflons-la, parce que demain on n 'en
aurait plus.
f/:marqua : .
Tiens ! voilà Marcassin qui s'en va!
- Si tu veux, mon grand! fit Paolo.
A ce moment, clans l'embrasure de la
- Où çà?
- Au café!
/
porte apparut la silhouette bien connue
- Pourquoi qui va toujours au café, de 1'ltahen maudit.
- Ne vous gênez pas ! dit-il.
Marcassin?
- Parce qu'il aime ü se saoûl er.
- C'est pas bien.
- Que veux-tu! il n'a pas d'autre
XVIII
p laisir.
Le médaillon
Après une p ause, Paolo dit, d 'un ton
convain cu :
A l'aspect de leur maître, les enfants
- J e l'aim e bien, Marcassin ... et toi?
eurent un geste ùe t erreur folle et recu- :;\Ioi aussi,
- Quand nous serons chez ma maman, lèrent en toute h â te jusqu' a u fond cle la
rouloUe,
on le prendra avec nous, tu veux?
La Tringle ne put s'empêcher de sourire,
J~e visage de Pintanl était plus effrayat~t
encore que de cou tume ; sa balafre ét aIt
il approuva:
- Moi! je veux bien, mais ta maman, noire, ses yeux étin celants de férocité ;
d'un geste il désigna la chandelle.
eUe ne voudra peut-être pas,
- De la lumière, maintenant, cle la
- Oh 1 si, elle voudra bien 1 J e suis
sûr qu'elle voudra tout ce que voudra lumière ! l' ne vous gênez pas, petites
crapoules, pourquoi p as de l'électricité !
'bl'
' " . d
l" d'
son- gopsse,
OSS1 e , malS, ) al ans 1 ee que
Comme les gosses, immobiles et trem Marcassin, lui, ne voudra pas.
bl ants ne lui répondaient pas , il questionna
en sc rapprochant d'eux .
- Pourquoi?
- Qu'est-ec qui vous a donné cette
- Il aime mieux faire le lutteur, le
métier lui plaît .. . ü ce qu'il dit.
chandelle?
La Tringle hasarda.
Après avoir mûrement réfléchi, l'enfant
- 'C'est Marcassin:
interrogea, sérieusement; comme si déj à
. Pi 1t::.rd devint pâle de col(~ re .
il avait disposé d'inunensp.c; ressources.
- ~ Ah! c'est Marcassin !
- Qu'est -cc qu'on ~ou rra bien faire
- Oui, vous pouvez lui demalHlf r.
pour Ini, alors?
- C'est inoutik 1
- Lui donner du vin.
�LA TRINGLE ET' PAOLO
L'Italien tremblait de rage; l'évocation de son ennemi venait de réveiller
toutes ses haines, il savait le lutteur loin de
lui à cette heure, avachi sur la table de
quelque obscur cabaret, hypnotisé par so'n
verre; il eut un sourire que Satan n'eût
pas désavoué.
- Ah! répéta-t-il, c'est cette immonde
bête de Marcassin !
- C'est lui.
Il ne fit qu'un bond sur les enfants
et, tapant furieu sement sur l'un ,et sur
l'autre, au hasard, il vodféra.
- Tenez! portez-loui ça à votre Marcàs·
sin!
Sa brutalité ne connut plus de bornes,
sans vouloir mesurer le danger de ses
coups, il frappa à tort et à travers, visant
de préférence aux en(Iroits sensibles et
toUjOUl~, il répétait:
- Encore ou ne pour le Marcassin t
là! encore oune 1. .. portez-loui ça de ma
part à cet ivrogne!...
Mais, tout à coup, il s'arrêta; ses regards
venaient de rencontrer le médaillon, il
laissa les enfants.
- Tiens 1. .. qu'est-ce que c'est que ça?
Paolo en oublia ses souffrances, il
courut vers son cher médaillon et le çouvrit de son corps.
- Ça, monsieurl c'est à moi.
- Ah ... c'est à toi.
-.:. Oui.
VI talien railla:
- A toi ... à toi! petite crapoule 1... en
v0ilà oune bonne plaisanterie !... ton n'as
licn à toi ici, bambino.
Mais Paolo était résolu. Jamais le
bourreau ne l'avait vu ainsi.
- Ça 1 c'est pas à vous; répéta-t -il,
- A qui c'est alors, mO"l1cheron?
- C'est ~t moi 1
45
~ Encore?
- Puisque c'est la vérité.
- Qui te l'a donné?
- Personne.
- Tou l'as trouvé alors?
- Non.
Le visage de l'homme se décomposa, il
dit, d'une voix sourde :
~ Marcassin, sans doute?
- Non.
La Tringle intervint.
- C'est moi, là ! qui le lui ai donné.
- Toi !... c'est pas vrai!
- Si 1. .. c'est moi.
- Ah! vraiment !... et toi, . fripone !
ou as-tou eu ça?
- C'est pas votre affaire.
Stupéfait d'une pareille audace l'Italien
crut avoir mal entendu:
- Tou dis?
- Je dis que ça ne vous regarde pas.
- Ah !... ça ne me regarde pas !
attends un peu, insolent!
Il bourra de nouveau La Tringle et
Paolo, allant de l'un à l'autre, mais sans
parvenir à les ébranler; ils défendaient
le médaillon de toutes leurs forces avec
la rage du désespoir.
Pintard avait l'aspect d'un fou furieux.
- Ce médaillon... ze le veux !
- Vous ne l'aurez pas.
- Ah !... et pourquoi?
L'acrobate dit:
- Parce qu'il ne vous appartient pas
- Tout ce qui est ki m'appalii nt.
- Sauf le médaillon.
- Si !... le médaiJlon avec.
- :\J enteur 1
L'Italien se jeta en avant, tête baissé!',
le choc fut si bmtnl que les deux go<;~".cs
tombèrent.
�nA TRINGnB EP PAOLO
- Lâche!. .. làchc 1. .. fit La Tringle en
sc relevant péniblement.
Pintard avait saisi le médaillon, il le
considéra attentivement à la lueur blafarde de la chandelle.
- C'ëst de l'or... de 'la boune or ! fit-illes
yeuXJ étincelant!> d'avarice, hideux à voir.
Paolo, aidé de son ami, s'était relevé,
lui aussi, it revint vers l'homme et essaya
üe ressaisir le portrait, mais le misérable
lui lança un grand coup de pied dans les
côtes et l'enfant alla s'étaler de tout son
long . sur un tas d'instruments de cuisine
hors d'usage.
.
- Ah ça! hurla l' 1t.jlliell; veux-tou
bien rester tranquille dans ton coin;
qu'est-ce qui m'a donné oune petit entêté
de cette- trempe!
Et tandis que La Tringlé s'empressait
auprès du gamin, l'Italien, de nouveau,
consid6;:ait l'objet:
- C'é:;t de l'or!. .. de l'or 1. .. ça vaut
plous de cent frallcs.
Puis, se tournant vers La Trillgle :
- Où pS-tou eu ça, tui?
- j'sais pas.
- ~rends garde t IH; fais pas la mauvaise tête.
- J'la fais pas.
- .l'ou l'as volé, n'est-ce pas?
Indigw';. l'acrobate redressa sa petite
taille.
- .Volé l... volé!... vous vous trompez,
patron! moi j'l.n'appelle pas ·P intard.
La Tringle reçut. une taloche.
- Bah 1 fit-il, battez-moi, tuez-moi si le
cœur vou~ CH dit, mais vous ne saurez
rien, parole d'honneur 1
Pintanl lllemlf, il :
- Zc saurai bi<'11 te faire causcr si zc
veux
-
Vou;?
- Veux-tu parier?
- Essayez voir!
L'Italien mit le portrait dans sa poche,
ct, saisissant l'acrobate par les oreilles,
il lui cogna la tête contre les parois de la
roulotte avec une brutalité inouie.
- Veux-tou parler maintenant!
Comme l'enfant, étourdi, nc répliquait
pas, il continua son manège, mais Paolo,
héroïquement avait saisi, à son tour,
l'I talien par le bas de son veston et essayait
de l'attirer en arrière pour dégager son
infortuné camarade, et il di~ait :
- Monsieur ... je vous en prie ... laissez-Ie! c'est mon grand 1. ..
Pintard lâcha La Tringle et sa fureur
un moment suspendue sc porta sur le petit.
- Ah! ah !.. . Tou veux aussi de cette
musique! attends !...
Il allait snisir Paolo; quand l'acroùat.c,
qui s'était mis dehout avCt: reine, inlcrvinl.
NOll ! pas lui !... moi .... c'est assez !..
tiens 1. .. frappe encore si tu veux.
Et, tranquillement, le torse bombé
le regard dérJaigneu.', l'hérolq ue adolescent s'offrit aux coups de son bourreau.
L'Italien demeura béant de surprise,
un tel renoncement, malgré lui, lui en imposait; il cracha par t.erre avec mépris.
- Des gosses comme vous, dit-il, c'est
moins que des chieus L .. ça ne vaut même
pas la peine qu'on sc donne à les hattre.
Mais tout à coup, ~l l'autre bout du
Boulingrin, s'élevèrent, comme une mel1<lCe, les pl' mih,,·:; mesures dc la. Valse de
Faust. f
Pintard prêla l'oreille et écouta un
inslanl, soudain devenu très calme ...
Le sifflet venait, sc rapprochant lent.emcnt, avec des modulations inédites,
brillantes, fantaisistes s'amplifiant généreusement dans ks notes élevées.
�LA TRI NGLE ET PAOLO
L'Italien gagna la por te, et, le regard
haineux, il dit, avant de descendre les
degrés de 1'escabeau:
A la prochaine !
XIX
Le fiancé de la. prmcesse .
Depuis di..'{ jours, le cirque Pintard
fait unique - avait un habitué.
Tom les soirs, à l'ouverture des bureaux, un même jeune homme de dix-huit
ans erwiron, vêtu à la dernière mode, l'air
un pell niais, se présentait avec une grande
pohtc''''''c et réclamait d'une yoix tim ide :
- Madame, voulez-vous avoir l'obligcancr· de me donner un (, fauteuil d' orchestre ,).
- Yoilù, monsieur! '
- J'ai bien l'honneur de vous remer.
Cler,/ macl ume.
Chaque fois, cela lui coûtait vingt
sous. Que pouvait venir fa ire ce jeune
éphèbE', t ous les soirs, en la crottinière de
M. P intard ?
Cela d'abord avait été un mystère
pO\1r tout le monde; l'Italien avait conclu,
Un peu à la hâte, que ce client sérieux
n'était a ttiré que par l' heureuse CO~1 position
du programme, la valeur des artlstes présentés C't la splendeur de la pantomIme
néronicllll C'.
Son amour-propre en avait été agréablement chatouillé.
Erreur! trois fois erreur! le «client
sérieux 'l se moquait bien de la pantomime
et de tout le bastringue de M. Pintard!
Unc· seule chose, ou plutôt une senle
personn l'attirait: la princesse
des
Sicamlm.:s.
-
j •
47
Ce naïf coquebin était épris de Tortillon
et souhaitait l'épouser'
.
M. Pintard, estoma~ué, l'avait appris
un jour où, ganté de blanc, cravaté de
même, ce doux fùs à papa était venu le
trouver dans l'écurie pour lui demander
la main de la princesse.
.'
Le patron s'était récusé, il n'avait pas
l'honneur d'ê tre le père de la gracieuse
balleri ne.
'
La vérité est qu'il ne t enait pas du
tout ,~_ laisser partir la princesse qu'il ne
paymt pas beaucoup plus cher que les
enfants, tou tefois il ne voulait pas davan.
t age perdre un' si bon client, il ne l'avait
pas découragé ; le tuteur de la princesse
serait consulté et, aussitôt que ~ossible
la réponse de celui-ci serait communiquée
à l'intéressé.
L' « Intéressé,) rayonnant, s'était retiré
poliment, après avoir congratulé M. Pin.
tard, comme il sied entre gens du monde.
Aussi m aintenant l'éphèbe ne pénétrait-il plus dans le cirque sans s'être
au préalable, muni, d'un énorme bouquet'
qu'il faisait remettre par le chef d'or~
chestre (il. qualifiait ~insl1e joueur d'orgue)
à la sédUIsante mmtresse de ballet, qu'il
se plaisait déjà ~l considérer comme son
adorable fiancée.
;
Un soir, décidé à en fmir, il fit re1l1etlre
à sa promise le poulet suivant:
4
Priucsse !
«Votre place n'est pas ici.
• « Si j'en juge par l'état de votre posihon actuelle, vous avez dû éprouver de
bien cruels revers.
(~ Des factieux, peut-être, VOliS ont
élolgnée du trône de vos ancêtres.
« Il faut y remonter.
.
1
�LA TRINGLE ET PAOLO
(, Que vous manque -t-il?
" Un Du Guesclin? une Jeanne d'Arc,
une Louise Michel? ..
(, Si vous voulez, je serai tout cela.
(. J e mets ma fortune et mon épée au
service du malheur exilé.
(, J e ne demande rien en échange de
mon sacrifice: que votre main si nous
sommes vainqueurs.
(, Vous ne pouvez pas raisonnablement
rester plus longtemps chez M. Pintard.
(, Ce serait faillir à votre devoÏl-.
~ Vos suj ets vous réclament à coup sûr:
rien qu'à votre vue, ils ouvriront toutes
grandes les portes de la capitale.
(' J e puis avoir quelques billets de
mille; je suis également en bons t emles
avec l'Empereur du Sahara ; je connais
M. Potin; avec de t els atouts nous pourrons lever 11l1e armée de volontaires.
(' Quelle joie se sera pour moi de vous
avoir aidée à remonter sui- le trône !
(, J e veux que, défendue par vous, la
cause des Sicambres, en moins de quinze
jours, ait réuni plus de cent mille partisans.
il Avec cela et un dÏl"igeable - on
peut en quelques semaines réduire nos
ennemis.
« Princesse! l'occasion ne se représentera J?eut-être jamais pour vous d'avoÏl"
un aussI fidèle lieutenant.
il Ne la laisse? pas échapper, saisissezla par les cheveux (je parle de l'occasion
bien entendu, et non du lieutenant).
il Ce soir, après le spectacle, je vous attendrai sur le Boulingrin en automobile.
Je vous conduirai vers le pays de vos pères.
Ne parlez à personne de nos projets,
cela pourrait les faÏl"e échouer.
(, Il ne faut pas que l'histoire ait à
enregistrer une défaite.
I(
(, Morts ... ou vainqueurs ! Telle doit être
notre devise.
.
(, J'ai déjà acheté trois revolvers ct un
couteau de chasse ; 110S ennemis - souffrez
que je considère les vôtres comme les
miens - n'ont qu'à bien se tenir.
(' C'est entendu, n' est-ce pas?
(' Veuill ez agréer,
Princesse,
l'a?surance du respect avec lequel je
S Ul s, de votre altesse royale,
C RÉ Tl NVILLE
(César-Auguste-Napoléon);
!ils ct petit-fils de Mros. ~
xx
Le départ pour la
~l'oisade
Quand l\Imo Tortillon, princessc' des
Sicambres et des Patagons, eut lu et
reIn cctfe lettrc, elle sc demanda encore
si elle ne rêvait pas; elle courut aux
écuries où le Sorcier Blanc de la ForêtNoire harnachait le chcval piard.
- Pince-moi, Torquemada! demandat-elle.
- Tc pinccr?
- Oui!
- Pourquoi faire ?
.....,.. Ça ne te regardc pas,
- Ah ça! tu deviens folle!
- Non 1... seulement pince-moi!
Le Sorcier obéit, sans conviction.
- Plus fort!
Cette fois, Torquemada fit la chose
en conscicnce.
- Tiens !
- ~Ierc j! fit la princesse en s'éloi-
�LA TRINGLE ET PAOLO
gnant; puis, encôre tout abasourdie, elle
ajouta, èntre ses dents:
- Alors ... c'~st vrai... Je ne rêve pas?
Elle relut la lettre une fois encore pour
en bien saisir toutes les nuances; alors,
avec toute la (5râce que doit avoir une
princesse des Slcàmbres, elle conclut:
- y a pas à dire; c'est écrit 1 Alors,
quoi! il est fou celui-là.
Elle était si joyeuse qu'elle esquissa
un entrechat.,
'
- Ça y est, dit-elle. Ah! ce que
je vais lâcher avec joie le père et la mère
Pintard! Non! quelle tête ils feront
demain, en constatant le départ de leur
maîtresse de ballet! En route pour la
croisade!
Cette idée de la déception du patron la
transportait de joie; que n'aurait-elle
pas donné pour assister à la scène, à l'abri
de tous les regards! Elle ne regrettait que
cela.
'
Dep.1lis cinq ans qu'elle était chez
l'ItalIen, elle attendait l'heure bénie
de la fuite. .
L'occasion était superbe. Elle avait
une trentaine de francs d'économies,
elle se ferait conduire jusqu'à la plus prochaine gare, et, après avoir remercié fort
civilement M. Crétinville ébahi, elle prendrait seule un train, n'importe lequel;
pour faire demain, n'importe quoi! Elle
se placerait au besoin dans une ferme 1
pourvu qu'elle ne revît plus iamais les
Pintard, peu lui importait le reste. Elle s.e
sentait du courage ct de l'honnêteté.; Il
n'en faut pas davantage pour se tirer
d'affaires.
Avec quelle impatience elle attendit
la fin de la représentation!
Elle fut, ce soir-là, en public plus
séduisante que jamais.
49
Son fiancé n'était pas à sa place habi·
tuelle.
- Îl prépare la fuite, pensa-t-elle.
Par trois fois, noblement, com,Plaisamment, elle revint saluer le pubhc transporté.
- Prends-en pour tes six sous, murmurait-elle à part soi; car ce n'est pas
de sitôt que tu reverr'as la princesse des
Sicambres!
Elle se déshabilla à la hâte et se déma·
quilla promptement pressée d'arriver au
dénouement de cette aventure.
Elle ne possédait pour toute fortune
- en plus de ses trente francs - que
trois mouchoirs de poche, une serviette
et un presse-papier queTorquemada-elle
ne sut jamais pourquoi - lui avait offert
pour ses étrennes.
Elle dédaigna d'emporter ces objets:
- Les mouchoirs, dit-elle, ça servira
au père Pintard pour pleurer la princesse!
Guillerette, elle rentra dans sa roulotte,
et, pour ne pas donner l'éveil, fit semblant de se coucher; puis, quand Marcassin et Torquemada se furent retirés
- comme ils avaient coutume de le fairepour aller traîner leurs savates' dans 1 les
caboulots du boulevard Beauvoisine, elle
quitta précipitamment la roulotte et descendit sur le Boulingrin.
Il était plus de minuit; la représentation du grand cirque municipal était
depuis longteml?s terminée; la vie des
forains paraissait comme suspendue; la
lune, facétieusement, souriait dans le
ciel astral, la princesse, cordialement,
la salua de la main et chantonna sur
un ton badin :
Bonsoir, madame la lune 1
Bonsoir 1
f
�~A
~R1NGLB
Un moment, elle eut peur, la Valse
de Faust, à deux pas d'elle, venait de préluder.
Elle se cacha derrière le théâtre des
Levergeois.
Il était temps, Marcassin passait, les
mains dans 'ses poches, l'air heureux,
la bouche arrondie, sifflant comme un
rossignol.
•
Elle le regarda s'éloigner et s'attendrit
un moment, rêveuse .
..:... Pauvre bougre!
Puis, se tournant vers le fond de la
place, elle aperçut le cirq}1e sordide des
Pintard et son ressentiment dèborda:
- Sale bête, va!... Sale boîte! ditelle en leur montrant le poing.
Elle mettait dans ces deux épithètes
toutes ses révoltes et toutes ses rancœurs,
tout ce qu'elle avait amassé de haine
durant cinq années.
En avait-elle assez vu, tout de même,
là dedans 1
Elle honorait d'un mépris égal - et
souverain -le cirque et le patron.
Son cœur se serra au souvenir de La
Tringle et de Paolo qu'elle avait vus
tan t souffrir.
- Pauvres ~osses ! murmura-t-elle, qui
donc vous déhvrera, vous!
Son sort lui parut heureux ; au moins,
elle n'aurait plus de pitreries à faire, plus
de ronds de jambe à exécuter, plus de
jetés, plus de glissades! Plus d'injures à
receyOIr, plus de verres de lampe à néttoyer, plus de brutalités à subir.
Mais eux, les pauvres petits! verraientUs un jour la fin de leur épouvantable
martyre?
Un instant, elle eut l'intention de retourner sur ses pas, de gravir l'escabeau vermoulu qui pendait comme une loque
EP PAOLO
» )
devant la roulotte occupée par les enfants
- elle aurait voulu, avant de partir, les
embrasser tous deux.
Mais le temps pressait. Et puis, à
quoi bon cette imprudence?
Si elle allait sottement se jeter dans les
bras de M. Pintard?
Elle frisonna. Adieu la liberté, adieu
le bien-être et la paix.
Non! elle ne devait pas compromettre
tout cela dans un mouvement irréfléchi
de son cœur trop sensible.
Pourtant, son dernier regard et sa
dernière pensée furent pour ses anciens
compagnons de misère; puis, insouciamment, elle se dirigea vers la baraque, derrière laquelle devait l'attend.r;e son chevalier.
,
La lettre n'avait rien exagéré; il Y
avait là une superbe automobile, agrémentée d'un étendard flambant neuf dont
les plis tressaillaient agréablement sous le
vent léger de la nuit.
Respectueuse des conventions, avec un
grand sérieux, Tortillon demanda:
- Sicambre?
Un visage jeune apparut à la portière
de la voiture, illuminé d'un saint enthousiasme et une voix 'vibrante de foi répondit:
- Dieu et la princesse ,.
La portière s'ouvrit; le jeune homme
sauta à terre; puis, s'inclinant à la façon
des marquis de l'ancien régime, il dit,
en offrant à son idole le secours de sa main
gantée de clair: /
- Montez, princesse.
Torlillon ne se fit pas prier, elle grimpa
prestement à l'intérieur du véhicule et
se carrant avec une désinvolture toute
ro~ale sur les copssin moëlleux, elle dit :
- C'est très bien, chez vous.
,
�LA 1,.ldlGLE ET PAOLO
M. Crétinville (César-Auguste-Napoléo>n)
demeura un instant interloqué~ J""'lis il
répondit:
- Ah! princesse !... vous vernoil ~ua.nd
nous vous aurons réinstal ée SUl' le trr'ln~
de vos pères, cela sera ewcore bi~rl ;paun
épatant l... A propo.s... Ot' faut··n ~m
conduire?
. .
Tortillon redevint sérit'..f~:t. :
- A la gare, dit·elle.
- A la gare, répéta le j'eune \,~;$lJll!l.
pourquoi faire?
- Pour prendre le train, parble1.\l t
- Comment 1 moi qui comptais 'Vous
conduire en auto!
- En auto 1 Où cela? · questionna la
danseuse.
- Mais ... à votre principauté 1
La jeune fille éclata de rire.
-Grand niais, dit-elle, je ne suiv ~
1
•
pnncesse.
- Ah 1 qui êtes· vous donc?
- Ur:e pauvre mIe qui attend d1 vo\o.;j
un serVlce.
- Lequel?
- Celui de la ~onduir.e à la gare la
plus proche afm de lui permettre de fuir
ses bourreaux.
Ils'inclina, plein de bonne grâce, prenant
son parti de la mésaventure un peu ridicule dans laquelle il s'était engagé.
.
- Soit! fit-il.
Il monta sur le siège près du thauffeur,
et peu de temps après l'auto pénétrait dans
la cour de la gare de la rue Verte.
Tortillon sauta vivement à terre. Après
avoir remercié son sauveur, elle ajouta;
-- Et une autre fois, monsieur, soyez
plus sérieux. Au lieu de venir applaudir
des princesses comme moi, et vouloir les
épouser, restez au foyer de vo~ paren!s,
puisque vous avez le bonheur den aVOlr.
~
Un peu triste, . elle s'éloigna · sur ce~
mots, et le jeune homme, penaud, rentra.
chez lui.
XXI
J
A quelque chose malheur est bon
Qu.a nd le lendemain M. Pin tard s'aperçut de la disparition de sa maî.tresse de
ballet, son désespoir ne connut plus de
bornes, il faillit devenir fou.
- Ze souis rouiné! Ze souis rouiné 1
répétait-il sans cesse sur un ton lamentatable et pleurnichard.
D'abord, il eut l'intention d'aller informer la police de cet événement cléplora,ble et il ep. parla à sa femme.
Celle-ci protesta:
'
- A! ça 1... tu as donc tout à fait
perdu la tête 1... la police ici ... Y songes-tu?
Il s'assit avec découragement:
- C'est vrai 1... Ze ne sais plous ce
que ze dis ... Ze souis tout désemparé!
La patronne était de bon conseil, heul cusement qu'il l'avait consultée.
Cette gamine qu'il avait ramassée
cinq ans plus tôt, il ne savait plus où ni
cbmment, serait capable de lui faire avoir
l~ plus graves ennuis.
-- Qu'elle aille au diable cette mâtine 1
dit-il fort mécontent.
Ce qui l'embarrassait le plus, c'était
de re!l1pla~er Tortillon a.u pied levé.
Q1ll mamtenant, dans la pantomime
ferait l'impératrice?
'
Ah 1 s'il avait tenu M. César Crétinville, avec quel plaisir il lui aurait enfoncé
quelques côtes 1
- C'est oune sottise de ma part se
lamentait-il, z'aurais dou me méfie; de
ce garnemént.
�52
LA TRINGLE ET PAOLO
A ce moment Torquemada parut.
- Dites donc, patron! alors, quoi?..
y a plus de princesse? ...
- Non ... elle est partie.
- Alors... y a plus moyen que je
fasse mon numéro.
L'Italien n'y avait pas encore songé.
Misère humaine!... désolation de la
désolation 1 C'était vrai pourtant! qui,
maintenant, ferait le médium dans le
numéro si impressionnant du Sorcier
Blanc de la Forêt-Noire?
Madame Pintard? ..
Il n'y fallait pas songer 1 .quatre
hommes et un caporal n'auraient pas
réussi à la faire entrer dans le maillot
de Tortillon.
En outre, n'est pas médium qui veut 1
dJl moins ne l'est-on point du premier
coup.
Cat exercice demande beaucoup de
perspicacité et d'attention, une certaine
roublardise; la directrice, d'autre part,
ne conna:issait 120int le lanl$age conventionnel adopté, fil la significatlon des gestes
du compère.
M Pintard était comme écrasé par ce
dernier coup.
Et la maîtresse de ballet, coquin de
sort 1 Qui maintenant ferait la maîtresse
de ballet?
Marcassin, à coup sûr, même avee
un retit supplément, ne voudrait rien
saVOlr.
L'Italien considérait avcc terreur l'étendue de son malheur; ce n'était pas un
sujet qu'il perdait, c'était toute une troupe
Le ravisseur lui avait du coup enlevé
la princesse des Sicambres, un médium,
une maîtresse de ballet et une impératrice romaine.
Oh I l ce César-Auguste-Napoléon 1
- Dire 1 reprenait M. Pintard, que
z'ai t enou ce misérable à portée de ma
main et que ze ne l'ai pas étranglé.
- C'est bien de ta faute, aussi r
remarqua la patronne, si tu rie l'avais pas
encouragé.
- Encourazé, moi r
- Evidemment, tu aurais dû tout de
suite le passer à la porte; pourquoi ne
l'as-tu pas fait quand il est venu, comme
un niais, te demander la main de Tortillon?
- Ze ne l'ai pas fait parce que ze ne
croyais pas ... ze ne pouvais pas supposer. ..
c'étaitl ounJ boni client... oun habitoué
(M. Pintard prononça ce mot aveccomplaisance), oun habitoué, tou entends, Nita? ..
- Te voilà bien avançé ... pour vingt
francs peut-être que cela nous a rapportés 1
Il serra les poings, désolé de son impuis~
sance, humilié d'être convaincu de sottise
devant l'un de ses pensionnaires.
Enfin, relevant la tête, il dit a:vec
une conviction amusante:
- Qui sait r si ze l'avait augmentée de
quinze sous par semaine, 'peut-être bien
qu'elle ne serait ras partle r
Quand, le soi~, i trouva la serviette, les
trois mouchoirs et le presse-papier, son
visage renfrogné se détendit un peu.
- Au moins 1 fit-il en emportant tout
cela, nous ne perdons pas tout.
Pourtant il fallait aviser sans retard
à remplacer Tortillon.
Comme médium, pour l'instant, il
n'y fallait pas songer, l'apprentissage
étant long et pénible.
Par exemple, comme impératrice romaille, la fugitive pouvait être plus facilement doublée.
Marcassin, débrouillard, fut chargé du
recrutement de l'impératrice.
Recruteur d'impératrices 1quelle gloire 1
_______________________________________________________ 1
�LA TRINGLE ET PAOLO
Cet article n'est pas aussi rare qu'on
pourrai't communément le supposer; le
madré lutteur en découvrit une dans les
prix doux: douze sous par soirée et un
billet de faveur.
La nouvelle impératrice, en temps
ordinaire, exerçait la profession de repasseuse et se prénommait Amélie (Mélie
pour ses familiers).
,
Peut-être que plus tard, en lui don~
nant cinq sous de plus, on en pourrait
faire une maîtresse de ballet avantageuse
et une danseuse-étoile convenable.
Toutefois, par respect pour le public,
il était bon de le prévenir du changement
qui venait de s'opérer dans la troupe du
cirque Pintard; le patron fit tracer, au
blanc d'Espagne, sur le tableau noir, devant l'entrée, l'avis ~uivant:
AVIS AU PUBLIC
Ce soir, par suite du déPart de la princesse des Sicambres, rappelée par le conseil des ministres et le parlement de son
pa~s, elle sera remplacée, au pied le'l1é,
par Mroo la duchesse de X .. , bien connue
ditns la haute société de cette ville.
A
L'OCCASION
DE
CETTE
SOLENNITÉ
les places seront augmentées de dix centimes.
QU'ON SE LE DISE. '
XXII
Ennuis
Paolo ne s'était pas consolé de la perte
de son médaillon.
53
Chaque jour il en causait avec La
Tringle.
Cela lui semblait bien pénible de ne
plus dormir sous le regard bleu de sa
mère, qui semblait autrefois, du fond de
son cadre, lui sourire avec amour.
N'avoir eu cette image vénérée que pour
la l?erdre sitôt, n'était-ce pas cruel
infimment?
Il lui manquait quelque chose à présent,
la nuit s'était faite plus profonde dans sa
petite âme un instant ensoleiHée.
L'affection même du bon La Tringle
ne parvenait pas à le dérider.
C'était tout son cœur que le cruel Italien avait emporté; c'était toute sa vie.
Il se sentait moins fort à présent
contre l'adversité; ii lui semblait que
l'homme, en lui ravissant l'image de sa
mère, lui avait, du même coup, ôté tout
espoir de la revoir un jour.
Il ne faisait plus, comme autrefois, des
projets d'avenir; il ne parlait plus de la
roulotte que traînerait par les chemins
de France un vigoureux cheval blanc
harnaché de cuir fauve.
Tout cela s'était évanoui 1
C'était le vide etle désespoir maintenant.
Quand La Tringle essayait de le consoler, Paolo répétait avec entêtement:
- Je veux ma maman ... je la veux, nal
- Que faire? ... se demandait l'acrobate
avec inquiétude.
Essayer d'attendrir le patron?... il
n'y fallait pas songer; autant demander
à Marcassin de faire du magnétisme du vrai 1
Du reste, depuis le départ de la princesse des Sicambres, M. Pmtard ne décolérait plus.
Sa nouvelle impératrice romaine ne lui
donnait nullement satisfaction.
�54
LA TRINGLE ET PAo,Lq
EHe n'avait pas le chic parisien de
Tortillon; et dites-moi un peu ce que
c'est qu'une impératrice romaine qui
n'a pas le chic parisien?
Les spectateurs prenaient la nouvelle
Impératrice pour une cusinière. ,
~ J'ai dû la voir dans un bouillon à
vingt sous ! observa D1ême un soir un
assistant peu révérencieux.
M. Pintard se lamentait toute la journée, à rendre des points à ]érémi.e, de
biblique mémoire :
- Ah! disait-il avec un soupir qui
eût attendri la Vénus de Milo elle-même:
Ah ! si la princesse était là !
Le malheur, c'est qu'elle n'était plus
là!
Si même elle avait fait du soixante à
l'heure depuis son départ, elle devrait être
à présent aux environs du pôle.
Le malheureux directeurmaudissaittout
le monde.
Ce qui le rendait surtout maussade
c'est que les recettes baissaient notablement.
Tortillon n'était plus là, à la parade,
pour attirer le dessus du panier de l'aristocratie rouennaise.
Mélie n'avait aucun succès, elle n'attirait personne sinon le~ titis de toute la
ville qui l'accablaient de leurs lazzis.
L'impératrice romaine ùe M. Pintard
était devenue populaire, elle déridait les
plus farouches hypocondres ; chacun voulai t la voir, mais à la Iparadelseulement, et
cela n'augmentait pas les recettes de la
direction.
Une seule chose pouvait encore sauver
la situ3ltion compromise: un numéro
sensationnel.
Mais, ce numéro, il fallait le découvrir.
Le patron avait dû renoncer à l'HommeInsensible " trouver quelque chose qui
égalât eette attraction n'était véritablement pas facile.
Il avait songé un moment à l'Ecrasé
Vivant, mais la frêle constitution de Paolo
résisterait-elle à cet exercice?
La Balle h1t11taine, il n'y fallait pas
penser, car un appareil spécial était
nécessaire ; la Cible vivante demandait
un entraînement de plusieurs mois.
Le Looping, le Cercle de la m.ort,
r A 1ttomate : vieux jeu!
Le T ourbülon 1:nlerntil était par trop
dangereux.
•
Cl'! n'est pas :que l'Italien red()1,l tât
que cet exercice mît fin à l'exist ence
misérable du petit; mais il craignait t'intervention de la police... La police !...
rien que ce mot lui glaçait le sang dans
les veines ... Et puis 1. .• il Y avait MaI"cassin qui n'aurait peut-être pas souffert
qu'on martyrisât l'enfant.
L'honnête M. Pintard était en proie
à une extrême perplexité.
Il avait écrit à Paris dans les grandes
agences pour traiter de l'engagement
de quelques artistes, mais les prix demandés par ceux-ci l'avaient fait bondir
d 'indignation.
Il ne pouvait pas, sans courir le risque de
se « rouiner », augmenter ses dépenses
journalières.
Marcassin, voyant l'embarras du patron,
ne le ménageait point. Il ne l'appelait
plus que M. Macaroni.
C'était le commencement de la débâcle.
�.
LA
,
~RINGLE
XXIII
Oonspiration
Mécontent de ses affaires, M. Pintard
n'épargnait aux enfants ni les coups ni les
mauvais traitements ; il leur demandait
avec cela un surcroît de travail.
Il fallait, disait-il, suppléer à l'insuffisance du programme.
Aussi, les autres ne voubnt rien savoir,
Se rabattait-il sans cesse sur les enfants.
En plus de son numéro de l'HommeSerpent, La Tringle faisait le jockey
d'Epsom et le jongleur équilibriste.
.
Paolo, qui n'était pas dispensé du
Fil de la mort, devait en outre se livrer,
sur le trapèze, à des exercices périlleux.
amais les deux enfants n'avaient
ét plus surmenés ; couchés tard, ils
devaient, dès huit heures et demie, le
matin, se rendre au cirque pour la répétition. /
Cependant Paolo ne parlait plus de s'en
aller; si La Tringle faisait allusion à leur
futur départ, il gardait le silence obstinément, et cela ùüriguait l'acrobate.
. Un matin, enfin, l'aîné prit la résolution
de connaître 1a cause du revirement qui
s'était opéré dans l'esprit du bambin.
Paolo avait-il fini par accepter son sort
et la perspective de tou~e une vie de
souffrances dans le bagpe de M. Pintard?
La Tringle ne le croyait pas.
Une après-midi qu'ils étaient sous deux
dans leur roulotte à dévorer les croûtes que
Venait de leur octroyer généreusement
Mme Pintard, La Tringle, tout à coup, se
leva et dit:
- J'en ai assez du patron, à la fin 1. ..
et toi, mon gosse?
'
l
ET PAOLO
55
- Moi aussi: va 1
- C'est' une sale bête.
- Pour sûr 1
- Un macaroni comme dit Marcassin,
qui s'y connaît .
- Sûrement!
- n nous fera mourir, tu verras.
- Ça s'est vrai!
La Tringle, après un moment de silence,
dit, en regardant son petit compagnon
'
droit dans les yeu,x :
- Si on s'en allait?
Paolo baissa la tête.
- Non!
- Pourquoi?
'
Le gosse hésita un instant, puis:
- y a plus moyen.
- Mais si 1. •• puisque nous avons de
quoi acheter du papier à lettres.
- C'est pas pour ça.
- Dis·moi pourquoi, alors.
- C'est parce que... parce que ...
- Eh bien?..
'
- P arce qu'il a le portrait de ma maman.
L'acrobate hocha la tête:
- C'est vrai qu'il l'a l... c'est bien
malheureux, c'est sûr 1... mais enfin ...
c'est p,,\-s une raison pour rester chez ce
méchant homme.
.
Paolo ne fut pas ébranlé.
- Si 1... c'est une raison !. .. je ne puis
p'lus partir, parce que. vois-tu, mon grand,
11 me semble que si je m'en vais, je serai
plus loin d'elle.
La Tringle réfléchit: convaincre l'enfant de son erreur, il n'y songea pas un
instant; il la trouvait d'aillcUl's trop
respectable pour vouloir tenter de la combattre; il prit une résolution énergique
et dit:
- Ce médaillon, il nous le faut.
�LA TRINGLE ET ?AULO
- Oh 1 oui 1
- Et nous l'aurons.
- Comment faire? objecta Paolo,
M. Pintard ne voudra jamais nous le
rendre, il ést -trop avare, tu sais bien 1
- Nous le lui prendrons.
- De force?
- Oui!
- Chez lui?
- Oui.
- Mais, puisqu'o'n sait seulement pas
où qu'il est!
- Nou's chercherons.
L'enfant posa son menton sur la paume
d'une de ses mains, puis, après réflexion,
il reprit:
- C'est pas facile, tu sais, c'que tu
veux faire là 1... le patron ne quitte
jamais sa voiture, à moins que Mme Pintard n'y soit.
L'acrobate fut. tout interdit:
- C'est vrai! dit-il.
L'enfant continua:
- Eh puis 1 quand même je ne voudrais pas que tu fasses ça.
- Pourquoi?
- Parce que... s'il te surprenait... il
te prendrait 'pour un voleur.
- Mais ... Je ne veux pas lui prendre
autre chose que le médaillon 1. .•
- Ça fait rien; y t'croirait pas!
- Tant pis!
- Il te ferait du mal... Non! vrai,
j'veux pas qu'tu fasses ça.
- Je me défendrai... tu te rappelles
dans le cirque les coups de pied que je lui
ai donnés?
~ Oh 1. .. bien sûr que je me rappelle ...
tu sai~ bien qu'il est plus fort que toi.
- T'as raison 1.. mais si, cette fois, je lui
envoyais un méchant coup de pied dans
le ventre, est-cc qu'il l'aurait volé, lui? ,
- Ah! bien non 1... ça serait joliment bien fait... mais ... il te tuerait!
- Pourtant, mon gosse, tu vois ... y a
pas d'autre moyen.
- Tant pis, mon grand! j'aime mieux
me passer du médaillon plutôt qu'il
t'arrive du mal.
- Et rester ici?
- Oui!
- A travailler tout le temps ct à recevoir des coups pour récompense?
- Oui, oui, oui !
La Tringle se replongea dans ses
réflexions, puis, au bout d'un instant:
- J'ai trouvé.
- Quoi?
- Le moyen de reprendre le médaillon
sans craindre d'être surpris.
- Comment?
- Pendant la rerrésentation du soir.
- Mais ... puisqu il faut C}.ue nous y
soybns, nous, à la représentation.
- Je le sais bien.
- Alors?
- Alors, nous profiterons du moment
où il fait travailler les chevaux du désert.
- On n'aura pas trop de temps.
- Tant mieux 1 nous n'en perdrons
pas!
- Surtout! mon grand, si tu vois
qu'il y a du danger tu ne te risqueras
pas, dit?
- Non.
- Tu me le promets?
- Oui.
Paolo embrassa La Tringle.
- Comme je t'aime, mon grand, si
tu savais.
L'enfant, à la pensée de retrouver
son cher médaillon était redevenu tout
joyeux, il reprit gaiment:
- T~ parles 1... c'est moi qui vais être
�LA TRINGLE ET PAOLO
content; tu peux pas t'en faire une idée.
La Tringle caressa le petit:
- Tant mieux si t'es content !... ça
me faisait tant de peine de te voir si
t riste tous les jours'!
Paolo affirma :
- Ce qui m'ennuyait le plus, c'était
de savoir que ma maman était dans les
mains de M. Pintard ; j'aurais mieux
aimé l'avoir perdue tout à fait, pour de
bon! C'est un homme si méchant que
M. Pintard 1 il l'aurait vendue pour avoir
des sous.
- Ça! c'est probable.
- Hein?" . tu trouves pas ça abominable, toi, mon grand?
- Oh si!
'- Je serai bien heureux de la ravoir,
va! C'est pas moi qui la vendrai jama4;,
ma maman; j'aimerais mieux mourir d'e
faim; et tu sais, j'te dis ça parce que c'est
la chose vraie.
- Ii faudra bien la cacher.
. '- ' Oui.
- Où qu'c'est qu'on la mettra, pour
qu'il ne puisse pas la trouver, dans le cas
Où qu'il croirait que c'est nous qui l'avons
repnse?
La chose méritait réflexion ; tous deux
Se mirent en quête d'un endroit propice
pour dissimuler le po~ait .
La Tringle proposa.
- La paiUas$e?
.
- Non, mon grand, ça serait pas conVenable.
- Tu sais ... dan s notre situation.
- J'sais bien !.. .. mai:, j'aimerais mieuk
autre chose si ça t'fait rien.
- Comme tu voudras.
Après bien des hésitations ct des controverses, il fut décidé gue le médaillon
serait dissimulé dans le pavillon d'un vieux
57
clairon à demi-écrasé, dont on ne se servait plus depuis l'avant-dernière pantomime : l'Entrée des Français à Pékin.
- Pourvu, dit l'enfant (;n embrassant
La Tringie, pourvu que le coup réussisse.
Et, l'aîn'é, avec une froide résolution :
- Sois tranquille, cher petit, €oûte
que coûte, il réussira !
XXIV
Le coup !
Ce ne fut pas sans impatience que Paolo,
ce jour-là, attendit l'heure de la représentation.
Dix fois dhs la journée, il demanda :
Mon grand !
....... Qui que tu veux?
- Quelle heure qu'il est?
- Cinq heures.
- Ah 1... ça marche pas aujourd'h~ü .. .
encore quatre heures à attendre.
Son petit cœur battait plus fort; il se
sentait fiévreux et énervé.
L'expédition proj etée prenait, à ses
yeux, l'importance d'un véritable coup
d'Etat.
Ils avaient convellU d'y prendre part
ensemble. Tandis que La Tringle se
glisserait dans la voiture, Paolo ferait
le guet.
.
Les premières mesures de la Valse de
Fa~tst devaient indiquer un danger tout
proche.
Enfin, l'heure tant dés irée sonna.
La Tringle qui ouvrait le spectacle dans
son numéro de l'Homme lcaoutchouc,
s'empressa d'expédier son travail, car,
immédiat ement après lui, venait M. Pintard avec ses chevaux du désert (il se
�58
LA PRINÇLE EP PAOLO
gardait bien de dire qu'il les avait achetés
aux abattoirs de la Villette) .
Marcassin, l'homme le plus fort du
monde, succédait au pa:tron, ensuite
c'était le tour de Paolo avec le Fil de la
mort.!
De cette façon 1 si rien d'inattendu ne
venait troubler l'hannonie de leurs projets, tout se passerait heureusement
pour les petits conspirateurs.
A peine M. Pintard en habit noir et
cravate blanche (?,) eut-il mis les pieds
dans l'arène, précédant les nobles coursiers du désert, que La Tringle et P aolo
s'esquivèrent par les écuries.
'
La Tringle avait seulement jeté sur
ses épaules un vieux pardessusappartenant
à Torquemada, présentement occupé à se
maquiller le visage avec du cold-cream,
de l'ocre rouge et du bouchon brûlé.
L' aspect du Boulingrin éblouit les
enfants ; la fête battait son plein; ce
soir-là étant un jeudi, toute la place était
encombrée d'une foule bruyante, dans
Jaqpelle dominaient les enfants.
~ucJ ques personnes les ayant dévisagés ,
La YTringle et Paolo s'empressèrent de se
soustraire à la curiosité publique, en se
glissant dans une ombre propice, derrière
les baraques.
La roulotte de M. Pint ard était là,
accotée à deu~ chariots de matériel,
dissimulés à dro~te et à gauche par deux
autres roulottes : celle des enfants et celle
qu'occu.paient en commun Marcas~in et
Torquemada.
Les enfants se rassurèrent complètement, car personne, d'un côté 0 1,1 de
l'autre, ne pouvait les apercevoir.
Ils pouvaient donc opérer en t oute
sécurité.
La Tringle s'engagea résolument dans
l'étroit espace libre, laissant sous l'un
des chariots son camarade aux aguets.
Il gravit d'un pas ferme l'escabeau de
trois marches qui menait au domicile
des Pintard, s'arrêta un moment, se
détourna, regarda autour de lui et tourna
le bouton.
.
A sa grande surprise et à son grand
désappointement la porte ne s'ouvrit
point: elle était fennée à clef.
Il pâlit. Comment n'avait-il pas pensé
à cela ?
Allait-il, à deux pas du succès, renoncer à son entreprise?
Il fallait bien , hélas 1 s'y résoudre, car il
ne posséaait aucun des instruments qui
facilitent aux cambrioleurs de profession
l'accès des maisons.
.
n se disposait, désolé, à faire part de
ce- maudit contre-t emps à son petit protégé, quand ses yeux se portèrent sur la
lucarne de la roulotte pat ronale, son visage
aussitôt s'éclaira d'un sourire de joie.
A demi-voix, il appela : ....
- Pssst 1 mon gosse 1. ..
P aolo 1?arut.
~ Quol? ... Ça y est déjà ? ,
- Non 1. .. la porte es t fermée.
- Alors?
- J e vais passer par hi. f&,nêtre ; tu
vas m'aider ~t grimper.
Le petit remarqua:
. ~ Mais, mon gr~nd 1.tu P9urra jamais
passer par là 1... c est S1 petit.
La Tringle se redressa orgueilleusement :
- J'pourrai pas 1... tu blagues 1...
voyons ça serait pas la peine d'être
l'Homme caoutchouc 1
- Tu vas t'blesser, j'veux pas 1...
- Mais non.
- Si!... tu vas t'blesser.
�LA TRINGLE ET PACLO
Impérieusement cette fois l'acrobate
répliqua:
. - Mon gosse, on n'a pas de temps à
perdre, tu sais 1
- Oui...
- C'est bon; plus un mot, si tu veux .. ,
Prête-moi tes épaules, vite 1
Paolo s'approcha docilement, s'arcbouta de 'son mieux -contre la roulotte,
et tendit à son ami son pauvre dos si
étroit qu'il faisait pitié.
En une seconde, sans trop s'appuyer
SUr l'enfant, La Tringle atteignit la
lucarne.
Paolo regarda, émerveillé, le corps
cOu,Ple de son grand ami passer tout
entIer par l'ouverture et disparaître de
l:autre côté; puis le visage blême de
1 acrobate réapparut par la fenêtre.
- Ça y est Lfit-il, je suis dans la place;
toi, retourne à la tienne, et tu sais, s'il y
a du danger... la valse de Marcassin 1.. '/
tu la connais?
- Oh 1 oui!
- A tout à l'heure, alors.
La Tringle disparut de nouveau et Paolo
se remit en observation.
Deux minutes qui parurent à l'acrobate une éternité, se passèrent sans
qu'il put tout d'abord se reconnaître.
La roulotte était plongée dans une
obscurité complète, aucune clarté ne
Venait da dehors.
.
Enfin, jugeant qu'il ne pouvait re~ter
plus longte~ps dans cette expectatIve,
l'acrobate se décida à frotter une alluJ
tnette.
Puis il se dit aussitôt que cela n'était
Eoint prudent, qu'il ne fallait pas qu'~n
Orain, égaré par hasard en cet e~1drolt,
Pllt apercevoir de la lumière dans la roulotte des Pintard: cela aurait donné
l'éveil, tous les banquiste~ étant à cette
,
heure, à leurs spectacles. "
Alors, les yeux encore pleins; de la
rapide vision qu'il venait d'avoir des
objets ambiants, grâce à son allumette,
La Tringle se dirigea vers une petite
commode · situés ' au fond, près du lit;
et tira le premier tiro"ir. 11 y promena ses '
mains avec une précaution infinie; ne
laissant point, cependant, le moindre
coin inexploré.
'
Dans le premier tiroir, rien.
Il fit ghsser le second; mais à ce moment, la Valse de Faust fit entendre ses
premières mesures.
La Tringle se redressa, tout pâle.
Qui venait?
Ami ou ennemi?
Il se blottit dans un ,fl.ngle de la voiture, contre la couchette et s'y écrasa
presque.
Son cœur battait à tout rompre, une
sueur froide &"lissait sur son front barré
d'un pli soucleux.
Que se passerait-il s'il était découvert
par l'un des Pintard?
Les coups, il ne les redoutait point, il
en avait assez reçus pour n'y être plus gue
très peu sensible; ils glissaient sur lm, à
présent, comme la pluie sur une toile
cirée. .
Mais !... ce qui le bouleversait, c'était
la certitude que, si quelqu'un survenait, il
le prendrait sürement pour un voleur,
lui, La Tringle 1
•
Un voleur!
Cela lui retournait le cerveau.
Un voleur!
Ce mot avait à ses oreilles les sonorités
lugubres d'un glas de mort.
.Il voyait passer, dans son imagination,
tout un cortège d'agents, de gendalmes,
�60 .
J
1
LA TRINGLE ET PAOLO
de juges sévères en d'éternelles robes de
deuil.
Etre jugé et condamné, traîné en prixxv ·
son, il ne le voulait pas.
Merci mon grand!
Mieux valait la mort que l'opprobre.
Et cependant, il ne regrettait rie?';
il n'incriminait .. nullement son petit ;
Le cœur de La Tringle s'épanouit, il
il lui faisait, au contraire, avec une grande gagna la fenêtre et regarda au dehors;
joie, le sacrifice de sa vie, comme il lui l'enfant était blotti, à gauche, contre la
aurait fait, sans . phrases, aveC" le même roue, en voyant son aîné, il se dévoila:
renoncement affectueux, le sacrifice de
- C'est moi! fit-il.
son honneur et de sa liberté.
- Qu'est-ce qu'y a? fit l'acrobate à
Mais une chose l'effrayait par dessus sOn tour.
Paolo reprit.
tout: sans lui, que devlendrait Paol??
A quelles effroyables tortures ne seralt- C'est un sergent de ville qui pas.
il pas en proie? De quels bourreaux im- sait.
- Est-il parti?
mondes serait-il encore le jouet et le
souffre-douleur? ...
- Oui.
Que deviendrait l'enfant aux mains
- T'a-t-il parlé?
d'un être sans entrailles comme Pintard?
- Non.
Moins qu'un fêtu de paille; plus fra- M'a-t-il vu?
- Non plus.
gile que lui 1
Quelques coups discrets frappés contre
- C'est bien, retourne à ton poste'
l'une des parois de la roulotte, interrom- mais ne me dérange maintenant que s'li
y a du danger.
pirent les réflexions de La Tringle.
Il resta encore un moment immobile,
In CfUiet, l'enfant demanda:
retenant sa respiration, ne sachant s'il
- Alors? ... tu l'as pa~?
devait, ou non, se montrer.
- Non!
Il tendait l'oreille avidement, attentif à
- Ecoute, mon grand, j'ai peur ... Vienstous les bruits extérieurs, le cœur chaviré, t-en, j'aime mieux ça.
la tête en feu, dU trouble et de l'obscurité
La Tringle secoua la tête:
plein de cerveau.
- Non... il faut que je le trouve.,.
Enfin les coups redoublèrent plus forts et tu sais quand j'ai quelque chose làet une voix enf:.antine, la voix de Paolo dedans 1. ..
les accompagna:
- Je t'en prie!
- Mon grand 1... es-tu là?..
Va, mon gosse : va! relourne à ton
poste; tu më fais perdre mon temps.
Et, sans vouloir entendre plus longtemps les supplications de Paolo, l'acro.·
bate disparut et repoussa la fenêtre.
La Tringle retourna vers la commode'
ses mains de nouveau, légèrement, glis~
�LA TRINGLE ET PAOLO
sèrent sur le linge, le palpant avec
attention, mais avec un soin infini,
pour ne pas déranger l'harmonie des
piles de mouchoirs et de serviettes,
desquelles montaient une odeur de lavande qui chatouillait agréablement les
narines.
Dans le deuxième tiroir, rien 1
L'acrobate le repoussa et tira le dernier; avec les mêmes précautions il poursuivit son inspection.
La Providencè, sans doute, eut pitié
de l'acrobate ; le premier objet qui
tomba sous sa main tremblante, fut le
médaillon.
Une grande joie se peignit sur le visage
du brave enfant: ses yeux étincelèrent, les
couleurs revinrent à ses joues ; il mit précipitamment le portrait dans sa poche,
repoussa le tiroir et gagna la lucarne; il
l'ouvrit silencieusement, et, ayant avancé
sa tête, il appela:
- Pssitt 1
Paolo parut.
- Hein?
- Ça y est.
Le petit qui n'osait en croire ses oreilles,
fit, d'un air anxieux:
- Tu l'as?
- Oui!
Tant de bonheur lui paraissait impossible, il reprit:
- T'e$ bien sùr que c'est lui?
- J'en suis certain.
Paolo pleurait de joie.
- Oh 1 mon grand l... mori grand!
comme l'es bon 1...
1
Mais La Tringle jugea qu'ils n'avaient
pas (le temps à perdre en manifestations de
recon naissance.
- Attention, dit-il, je vais mclaisser
tom ber: rccois-moi!
"
61
De nouvèau Paolo tendit ses épaules,
l'acrobate sé laisse glisser lentement, et
biéntôt il bondit, sur les pieds 1
- A présent, partons!
Ils avaient hâte de s'éloigner du lieu
de leurs exploits; il leur semblait que
quelqu'un les avait suivis; qu'un œil
mystérieux les avait vus.
La Tringle, le premier, interrompit le
silence :
On va rien se faire attraper, dit-il
dans son langage primitif.
Pourquoi?
- Dame! voilà plus d'une heure qu'on
est parti; ton tour est passé!
Paolo frémit; il savait ce qui l'attendait, quelle copieuse distribution de
taloches il aurait au retour.
- C'est vrai 1 dit-il, il doit être maintenant plus de minuit.
- Peut-être pas, mais le spectacle
doit toucher à sa fin.
- Si on nous demande ce qu'on a'
fait ... qui qu'on va dire?
La Tringle demeura perplexe une seconde, puis:
- On dira qu'on a été voir la. Femme
Poisson.
Paolo hocha la t ête à plusieurs Tepri s :
- Mince de séance ! dit-il... qué qu'on
va r'cevoir comme frottée !...
- Y a des chances!
- Moi, poursuivit le petit, ça me
fait r~en d'ê~rc 1?attu, pl}isque j'ai le
portraIt ... malS tOl?... des coups.. . toujours des coups 1... c'est tout ce qui t'en
reviendra.
- Bah 1 j'y suis fait !... un de plus
ou de moins, tu sais... j'les comple
plus 1
Ils pénétrèrent dans les écuries sans
�nA WRINGLB EP PAOLO
62
11
être vus de personne ;1 ils furent tout surpris de constater que Marcassin était
encore sur la piste à jongler avec les
poids, accompagnant ses gestes de « hans l,)
formidables.
M. Pintard, à ce moment, passa devant
eux; il n'avait pas l'air plus furieux~ que
d'habitude, il dit à Paolo:
- Eh bien! Qu'est;ce que tu attends,
toi?
L'enfant balbutia:
- Rien, monsieur.
- Comment rien! petite crapoule 1. .•
c'est ton tour à présent.
Les enfants aValent à peine été dehors
plus de dix minutes, mais ces minutes,
pour eux, avaient été si longues 1
Ils respirèrent.
- Sauvés ! fit l'acrobate dans un
élan de reconnaissance envers Dieu.
Puis, délicatement, il remit à sa place
le pardessus du Sorcier Blan c de la Forêt
Noire ct, après avoir jeté autour de lui un
regard furtif.pour voir si l?ersonne n' épiait
ses. gestes, il glissa le médaillon dans les
mal11S -de P aolo :
- Tiens !. .. et lâche de ne pas te le
laisser rcprCl'lCIre.
L'enfant parut fransfiguré, il porta
l'image vénérée à ses lèvres piouses et,
se jetant, tout en larmes, dans les bras de
l'acrobate :
- Merci, mon grand! fit-il.
X XVI
Un budget
Les cnfants ne parlaient plus ; leurs
yeux extasiés brillaient de convoitise ;
tout leur petit être était comme transporté par la perspective .du bonheur prochain.
Paolo, tout à coup, se redressa et regardant La Tringle blen en face.
\
~ Ah ça, mon grand? ... est-ce qrl'on
restera encore longtemps chez M. Pintard?
- Oh! non!
~ C'est un méchant homme. C'est'
pèut-être pas -bien ce que je vais t e dire,
mais c'est la vraie vérité: M. Pintard ...
eh bien j'le regrdtterai pas !
~ Oh !... moi non plus, va!
\
- As-tu 'vu, ce matin encore, comme
il m' a battu?
- Oui 1... c'est un lâche !... si Marcassin avait été là, il t 'aurait pas
battu.
- Ça c'est vrai!... Mais .. . toi ... pourquoi que t u lui dis des so ttises quand il
me bat?
- P arce que cela me fait de la peine 1
c'est pas de ma faute ; j'peux pas m' en
empêcher.
- Oui, mais !... il t e bat aussi... ça
fait qu' au lieu d'un battu, y en a deux .
Ça n'avance à rien, tu vois 1
Cette réflexion fit sourire le bon La
Tringle ; Paolo continua :
- Veux-tu que je t e dise une chose,
mon grand?
- Dis'!
•
- E h bien! si tu voulais... on s'èn
irait auj ourd'hui. Pourquoi qu'on resterait encore, p uisqu'on a repris le por trait
de ma maman?
- Il faut des sous.
~ Combien qu't' en as, toi, dis, mon
grand?
- Trente-neuf 1 et toi, mon gosse?
- Quatorze, tu vois 1
�;'
LA TRINGLE ET PAOLO
....
La Tringle se leva et, résolument, il
dit:
C'est entendu! nous partirons ce
soir.
XXVII
La Fuite
- Et maintenant... qu'est-ce qu'on
sera?
- C'est le bon Dieu qui . le sait J
pas ...nous 1... mais, en tous cas, on ne
p<?urra pas souffrir plus qu'on a souffert
ICi.
- Ça c'est vrai 1
- Alors, tu vois, nous ne risquons
Pendant tout le restant de la journée, rien.
les enfants ne parlèrent que de leur fuite
- Au contraire.
imminente.
- Certes 1... nous ne pouvons qu'y
Ils avaient convenu qu' aussitôt après gagner.
la représentation ils rentreraient dans
Une heure sonna à l'horloge d'une
leur roulotte et attendraient le moment église toute proch e i elle fut bientôt
propice pour partir.
répét ée p ar celle des autres églises et
Aussi, les heures qui s'écoulèrent jus- monuments de la ville.
qu'à, l'ouverture des bureaux (?), fu rentLa Tringle dit, en repoussant la lucarne
elles, pour eux, t outes de fièv re ct d'im- sans bruit, et sa voix malgré t out trempatience.
blait un peu:
Ce fut avec une indiffé rence amusée
- G'est l'heure !
qu'ils reçurent de la part de n ,t alien
P aolo, fiévreux , approuva :
quelques coups de pied , agrément és de
- P artons !
gifles retentissantes et de bourf(l.des.
Ils avaient latissé, entrebâillée, la porte
, -- Va ! murmura La T ringle en aparté, de leur roulotte qui, d'ordinaire ne s'ou vrait
prends-en pour souvenir! tu ne recom- qu'eo grinçant douloureusement.
tnencems p as de sitôt, espèce de macaLe vent du dehors leur foue tta le vironil
sage :
Ils n e se parll:rent plus, serré~ l'un contre
- Brrr 1... fait froid !... fit Paolo.
l'autre, ils regardai.ent le ciel épais ct
Ils descendirent les trois marches qui
lOurd , dans lequel couraient de gros les séparaient du sol, leurs maigres jambes
nuages qui voilaient la cl arté timide tremblaient de frayeur; ils redoutaient
de la June.
la sub ite apparition de leur bourreau,
Un e grande émotion faisait battre mais aucun bruit ne venait jusqu'à eux ;
leurs cœurs ; ils revivaient, en cet instant, un grand silen ce planait sur toute la ville
r~utc leur vic sil courte,1 et cependant
pour quelques heures encore en lé th!J.rgie.
s~ p1cine de tri bul ations, de t ortures phyLa Tr.ingle saisit la main brûlante de
Paolo.
,Slques el morales.
Paolo enfin traduisit les pensées com- Vite 1... v iens, mon gosse.
munes:
- On a ét é bien malheureux tout
de même'!
- Oui 1
�LA TRINGLE ET PAOLO
XXVIII
Indécision
Ils se glissèrent sous les chariots de
matériel, pour ne pas passer trop près
de la roulotte où dormment.les Pm tard 1
puis, devant lIa conciergerie du grand
cirque de pierre, cauchemar de l'Italien, ils
s'arrêtèrent avec incertitude.
- Où allons-nous? fit La Tringle tout
à coup, inquiet. .
Ils ne s'étaient jamais posé cette question pourtant si simple.
Paolo, à _son tour, répéta:
- Oui t... où allons-nous?
FIN
,
Les principaux personnages de ce roman se retrouveront
dans le prochain volume intitulé :
LE MARTYRE DE PAOLO, le
petit acrobate
��Le Volume
25
cenl.
Collection d'Aventures
Le Volume
25
ceDi.
TITRES DES VOLUMES PARUS
l,
Épuisé.
2.
Epui. é.
3. Les Myltèrel dn Métro...
4, La Bande de l'Auto rouge.
5. La Fille du Contrebandier.
6, Le Signe mystérieux......
7, Le o,evalier de Marana.
,8. Pol l'01onnois. '" ... ...
9. Le. Rangeur. de la Mer
10. Les Héro. de la Flibuste.
Il, Le Roi des Boxeurs... ...
12. Lei Nouveaux exploita de
Marcel Dunot... ... ...
13. lei Pirates des glacel ...
14. Le Renégat d'Ourga ......
15. Le Cbampion assassin ...
16. ' L'Amiral de Mascate .....
17. Le Croiseur pirate ... ...
18, Entre 1. feu et l'eau... ..,
19. RossignoleUe, cambrioleuse ..................
20. L'Anneau de fer ....... ..
21. Seule au Monde... ... '"
22. L'Héroïque Solange ..... .
23. John Strobbins, le Détective cambrioleur ... ...
24. Le. Mystères de San
Francisco .........
25. L'Espion du fort Angel ...
26. La Maison du Lotus ... '"
27. L'Auto Infernale ........ .
28. Les Pendeur. du Danube ...
29. Le. E.pions de Moudros ...
30. Le Re;tre d'Erzeroum. ...
3 1. Roultaball... ... .. . . ..
32. L'Homme an Bandeau, ...
33. Baron Stromboli ...... .. .
34. Le Million de la TourJuliuI •
35. Robert Macaire et Bertrand
36. Les Aventures d'une Héri.
tière. ... ... ... ... ...
37. Le Document secret ... . ..
38. Le Triomphe de Petit Louis.
39. Lucieu Valfranc,le Vengeur
Alain DARCEL.
H. SAINTILLAC.
Jo ,VALLE.
E •• G. BRE:zOL.
Pierre AGAY.
G . GUITTON.
G . GUITTON .
G.GUITTON.
José MOSELU.
José
José
José
Jo. ê
José
José
José
MOSELLI.
MOSELLI.
MOSELL!.
MOSELLI.
MOSELL!.
MOSELLI.
MOSELL!.
H.DE LA TOUR
Jacques MAHAN.
Gaston CHOQUET
Gaston CHOQUET
José MOSELLI.
Jo~é MOSELLI.
José MOSELLI.
José MOSELLI.
José MOSELLI.
José MO SELLI.
José M OSELLI.
José M OS ELLI,
J. F AB IEN.
J. FABIEN.
José MOSELLI ,
José MO SE LLI .
A . C ROZI I:. RE. '
A. CROZI ERE.
J. de C.
J. de C.
du" Va de l'Avant ". -A . MONJII.RDlN.
Daniel, l'enfant trouvé ... E. BR EZOL.
Seul contre Toul ... ~..... E . BR ÉZOL.
Maurice Gillar, détective. M arcel IDIE " S.
L'Homme à la tête de cbien . Marcell DIERS.
Jean .Flair '" .. , G . DAM et José MOSELU.
La Bande des 7. G. DAM et José MOSELLI.
La Malle à secret. G. DAM et José MOSELLI.
L'Immeuble de la
Cage à mouches. G DAM et José MOSELLI.
48. L'Espionne aux cheveux
'
rouges ... '" ...... . .. José MOSELLl.
49. La Mission secrète .... .. José MOSELLI.
50 . Prisonniers du Mahdi .. . G aslon CHOQUET.
51. Les Vautours à la curée. G astonCHOQUET.
52. La Cité du mystère ... . .. G aston CHOQUET.
53. W... Ver~ ... .. .. , ... . .. josé MO SELLI.
54. Le Bra. qui frappe dans
l'o'ftbre • ... ... ... ... José MOSELL!.
55. Les Ecumeurs du YangT.é-Kiang .. ..... . .. Jo.é MOSELLI.
56. La Tour de porcelaine
José MOSELU.
57. La Sirène fauve. ... .. .
Pierre AD"M ,
58. Le. Buveurs d'or ..... . ... 1 Pierre AD AM.
59. Belzébuth le Damné .. .
A. CROZIERE.
60. Pernè., le célèbre Baudit
A. d e BR ÉVILLE.
andalou ...
61. La Bande des Masquesrouges A. CROZI ERE
62. Le Fils de Daki ... . .. Jacques RINET .
63. Fernando, le faux Bohémien Jacques RI~ET.
64. Le Conspiratel'r ... .., A . CROZIERE.
65. L'enfant volée... ... ." ... E. BRÉZOL.
66. Les Aventures du Capitaine
Montana . ......... ... X .
67. Le Brigand justicier. ...... X.
68. La fin d'un conspirateur .. . X.
69. Le Bouton de manchette . .. . S ,} ElOI.
70. L'Enigme de la rue Lafitte. SREIDI.
71. Un Trésor anonyme.. ... ... X .
72. La Revanche du Nègre ...... X.
73. La Tringle et Paolo .. ...... J. de KERLECQ.
40,
41.
42.
43.
44.
45.
46.
47.
T ous
ces volumes sont exp6diéa franco à domicile sur demande accompagnée d'un
mandat, adressée à l'Administration, 3, rue de Rocroy, Paris (X<).
Ajouter au prix de chaque volume 10 centimes pour le port.
CoRBEIL. -
IIiP. CaÉTt.
,
�
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Collection d'Aventures
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An unambiguous reference to the resource within a given context
BUCA_Bastaire_Collection_Aventures_C91953
Title
A name given to the resource
La Tringle et Paolo
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Kerlecq, Jean de (1882-1969)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions de la collection d'aventures
(Paris)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[19..]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
64 pages
18 cm
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Description
An account of the resource
Collection d'aventures ; 73
Type
The nature or genre of the resource
text
Source
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Bibliothèque de l'université Clermont Auvergne
Language
A language of the resource
fre
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Domaine public
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PDF Text
Text
[~~~~~~n®k:I®'~~~~v/!!)~~~~
LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT A€ROBATE
Par JEAN DE KERLECQ
COLLLCflON D'AVENTURES, 3. rue de Rocroy, Paris (xe)
14
��COLLECTION
,
,
D~A
VENTURES
le petit acrobate
PAR
Jean de KERLECQ
PARIS
Il
ÉDITION DE LA COLLECTION D'AVENTURES
3, RUE DE ROCROY, 3
�1
te
l,
-
�,
Le Martyre de Paolo, le petit acrobate
l
Monsieur de Savignac
Par un beau soir de septembre, un
homme je:une enc?re, rêveur, était a;;sis
sur une énorme pIerre, et, du haut d un
promontoire, son regard s'étendait au
lointain sur la mer; il suivait d'un œil
indifférent les évolutions des barques de
pêche, venues de la Rochelle et de Sablanceaux; son esprit, évidemment, était
ailleurs.
Son visage portait 1'empreinte d'une
grande tristesse; ses chevenx qui poussaient un peu au gré de la nature, sa
sa barbe blonde, non taillée, attestaient
le peu de souci que l'inconnu avait de
sa toilette.
Et, sûrement, ce laisser-aller n'était
pas sans surprendre chez un homme de
cet âge; M. de Savi~nac - il se nommait
ainsi - 'ne paraissaIt pas, en effet, avoir
dépassé de beaucoup la trentaine.
Depuis près de sept années, à la suite
d'un drame intime dans lequel avait
sombré le bonheur de toute sa vie, il
habitait une 'maison d'aspect lugubre, sur
la falaise.
Cette m.aison était agrémentée d'un
parc immense, embroussaillé, triste et
négligé comme le maître; une enceinte de
mlàrs entourait toute la propriété et la
dissimulait aux regards indiscrets.
Cela, au reste, n'était pas bien utile,
car, pour gravir à travers bois - et quels
bois! - la côte à pic que surmontait la
propriété de M. René de Savignac, il
fallait vraiment y être cOQtrain t par la
nécessité la plus absolue.
Le gentilhomme était à l'abri de la
curiosité humaine et plus isolé chez lui
qu'un aigle dans son alré.
Il vivait seul; cependant deux fois 'par
semaine, un paysan taciturne et discret
lui apportait les aliments indispensables
à sa subsis'tance.
C'était là toute la distraction de M. de
Savignac, le seul lien qui le rattachait
à la société.
/
Tout le temps que le jeune homme
ne passait l?as dans sa chambre à compulser d'anclens papiers dont la lecture, si
souvent faite cependant, lui tirait des
larmes amères, il le passait à. rêver sur le
promontoire où nous l'avons vu assis tout
à l'heure.
,
,Peu de vies avaient été aussi troublées
que celle de ce malheureux.
Orphelin de bonne heure, livré à luimême, M. de Savignac avait, tout jeune,
dilaJ1idé une grande partie de sa fortune.
Sauvé de la misère imminente par un
fidèle et prévoyant ami de sa fami.lle.
�4
LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
le comte Manduit de Tracy, M. de Savignac avait renoncé à Paris, à ses pompes
et à ses œuvres, pour venir s'enterrer en
Vendée chez son bienfaiteur.
M. de Mauduit de Tracé, veuf depuis
de longues années et ayant perdu son
fils Raoul du même âge à peu rrès que
M. de Savignac, vivait en son chateau de
Tracy en compagnie de sa nièce Suzanne,
orpheline à peine âgée de vingt ans.
M. de Tracy avait rêvé de faire de
-Suzanne la femme de Raoul, mais au
décès de ce dernier, abandonné de tous,
_ sans famille désormais, effrayé de son
isolement et du vide immense de sa
maison désertée, il avait supplié Mlle de
Mauduit de demeurer avec lm et de partager sa solitude. Là, dans la paix de la
vieille demeure, à jamais endeuillée, ils
causeraient du cher mort.
$uzanne de Mauduit avait accepté
d'être la consolatrice de ce vieillard
désolé; elle croyait remplir un pieux
devoir et rendre ainsi un perpétuel hommage à la mémoire de son père et de
son -fiancé.
Pauvre jeune fille qui, à vingt ans à
peine, avait dit héroïquement un adieu
.
suprême à la vie 1
Elle s'était, avec un dévouement sans
limites, vouée à cette tâche admirable,
essayant de réchauffer, d'un rayon de sa
jeunesse, cette âme à son déclin.
Elle avait fermé son cœur - à .tout ce
qui n'était pas piété, et le soir,devant l'âtre
le vieillard et la jeune fille pleuraient en
causant de leurs morts. Cela avait quelque
chose d'effrayant: M. de Tracy dans
l'égoïsme de sa douleur avait trouvé
tout naturel de ravir au soleil et au
printemps cette jeune beauté en plein
épanouissement et de la vouer féro-
cement à l'éternel veuvage de son cœur.
Et pourtant.. . est-ce qu'à la longue
les plus grands désespoirs ne s'usent
pas?
N'est-ce pas le privilège ' du temps
d'effacer dans sa course immuable les
peines et les joies?
Malheureux qui ne l'avait pas compris;
criminel qui n'avait pas voulu tenir compte
de cela!
N'était-ce pas, en effet un crime enver,s
Dieu, envers l'humanité, envers cette
enfant innocente qui, ne connaissant rien
de la vie, avait cru candidement à l'éternité de son chagrin, au deuil immuable de
son cœur à peine entr'ouvert .
M. de Tracy avait été bien coupable
de ne l'avoir pas deviné et d'avoir, dans
son égoïsme, exigé de sa nièce la promesse qu'elle ne se marierait jamais.
Mais, est~ce qu'à vingt ans le cœur peut
se contraindre à ce mortel adieu quand
il a entrevu, un jour, sa part de soleil?
Ce serait mourir deux fois.
***
C'est à cette époque que René de
Savignac, à peu 'près ruiné, avait fait
appel aux conseils de son vieil ami.
M. de Tracy était accouru, malgré son
grand âge.
René n'avait-il pas été le plus cher
camarade de _Raoul? ... les deux familles
n'avaient-elles pas été toujours unies par
la plus étroite affection?
Le comte, avec son esprit pratique
et décisif à la fois, n'avait pas tardé à
régler' les affaires de René de Savignac ;
il avait rapidement liquidé la situation
et sauvé de la débâcle une c:cntaine de
mille francs.
�LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
Puis,il avait tenu au jeune homme ce
langage affectueux.
- J'espère que tu en as assez de la
capitale 1 Ta santé d'abord, ta situation
ensuite, te commandent le repos, la paix,
l'isolement de la campagne. Il y a une
place vide à mon foyer -,- celle de Raoulprends-la, je reporterai sur toi l'affection
que j'avais pour mon fil s.
Et René était venu.
Le premier contact entre M. de Savignac et Suzanne de Mauduit avait été
un peu froid. La jeune fille se méfiait
de ce « P ari sien» pommadé, souriant,
inactif, que son oncle avait ramené et qui
passait pour avoir bien niaisement prodigué le patrimoine familial; puis, les
jeunes gens s'étaient vus sans déplaisir.
M. de Savignac avait eu des torts,
certes, mais il s'était ressaisi; ce n'était
point le plat gandin pour lequel rien
n'existe en dehors du 'plaisir. Il paraissait
, fermement décidé à vivre normalement
et honorablement.
Doué d'un esprit aimable et de solides
qualités de cœur, il avait fini par faire
partager à Suzanne de Mauduit la profonde sympathie qu'elle lui avait inspIrée.
Un amour idéalement pur et noble était
né dans leurs cœurs attirés l'un vers
l'autre irrévocablement.
René de Savignac n'avait désormais,
d'autre désir que d'épouser la jeune fille.
Celle-ci, respectueusement consultée par
M. de Savignac, avait déclaré que cette
union l'eût honorée et comblée de joie,
mais qu'il y avait un obstacle à sa réalisation étant donnée la promesse que lui
avait arrachée son oncle.
.
M. de Savignac avait juré d'obtenir
le consentement du vieux gentilhomme et
l'idylle avait suivi son cours.
5
Contrairement à 'ce qu'avait espéré
René, M. de Tracy, quand il avait eu connaissance des proj ets ébauchés par les
jeunes gens, était entré dans une violente
fureur. Dans une minute d'égarement, il
ava it chassé René de sa maison. Le
jeune homme, la mort dans l'âme, était
parti .
Mais l'absence n'avait fait que développer les sentiments des jeunes gens et,
un an après, malgré les prières, les injures
et les menaces de l'obstiné vieillard,
le mariage avait pu s'accomplir.
M. de Tracy en avait conçu un violent
dépit; il avait voué une haine implacable
aux nouveaux épolL,{ et avait juré de se
venger férocement de ce qu'il appelait
injustement leur forfaiture.
Et, en effet, il n'avait que trop tenu
parole.
Un enfant étant né, le vieillard vindicatif n'avait pas hésité à voler l'enfant, peu
après sa naissance, et à le remettre, avec
une somme d'argent, à des roulottiers qui
campaient ce soir-là au pied du château
sur le chemin désert.
Suzanne en était morte. .
M. de Mauduit de Tracy n'avait guère
survécu à cette catastrophè, incapable de
réparer le mal qu'il avait causé.
Cette impuissance avait fait le déses- .
poil' et le tourment de ses derniers jours,
car, en face de la mort, cet homme implacable avait regretté sa dureté et son
injustice.
L'enfant, malgré des recherches patientes, n'avait jamais pu être retrouvé,
sa trace avait disflaru, comme celle de
l'homme qui l'avaIt emporté.
Et cela avait empoisonné la vie de
M. de Savignac.
Il se demandait avec angoisse ce
�.
"-
LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
6
'.
llu'était devenu l'enfant, en quelles mains
était tombé le cher petit être.
Etait-il heureux?
Bien souvent le gentilhomme se posait
cette question.
.
Il n'osait cependant s'y attarder, car il
se souvenait de l'atroce .confidence de
M. de Tracy: « L'enf.ant? .. pour vous
punir, je l'ai donné à. des bohémiens! »
M. de Savignac tressaillait de douleur
à la pensée que l'innocente victime était
peut-être, à présent, le souffre-douleur
d'une brute infâme. Enquêtes, recherches,
annonces, promesses, tout était resté
sans résultat.
On avait bien découvert quelques
enfants perdus ou volés, mais ni le1ll âge,
- ni leur sexe, ni leur constitution ne répondaient au signalement du fils de M. de
Savignac.
Et la vie s'écoulait, pour le malheureux
père, sans une joie, sans une consolation 1
Il vivait dans un état de sauvagerie
furieuse, refusant obstinément de se
mêler au tourbillon de la vie;- dans une
solitude complète il retrempait son âme
désabusée, il pleurait sur 16 passé, sur
Suzanne qu'il avait 1>i dévotement aimée
et que la douleur avait couchée dans la
tombe, à vingt-deux ans!
Pendant cinq années, ayant mis en
mouvement toutes les polices du monde,
tous les détectives célèbres, il avait espéré
revoir un jour son enfant: pendant
cinq années, il avait vécu dans les transes,
passant .par des alternatives de joie et de
désespoir.
L'enfant était resté introuv.role.
~Il commençait à désespérer de Dieu
et des hommes, quand, quelques mois
plus tôt, deux jeunes gens de son âge
à peu près étaient venus, dans des circon-
stances tragiques, lui demander l'hospitalité.
Il les avait obligés sans enthousiasme
d'abord, parce qu'il haïssait le Irlonde
et qu'il était un J?eu mécontent d'être
dérangé da~~ sa solitude; puis, gagné par
leur franchise et par leur loyauté, il
s'était pris pour eux "d'une sympathie
réelle.
.
Quant aux jeunes gens: Nicolas Leroux - un bon gros paysan - et Georges
Maréchal - lm citadin distingué - --ils
avaient voué au gentilhomme un véritable culte.
Mis au courant du passé de M. de
Savignac, Nicolas Leroux qui, bien que
simple et d'as.pect assez naïf, avait toutes
les qualités du J?olicier - qualités qu'il
,avait eu l'occasIOn d'exercer deux fois
déjà avec un plein succè.s - Nicolas
L;roux avait promis à M. de Savignac de
retrouver son fils .
\
Nicolas, qui était berrichon et par conséquent obstiné, s'était aussitôt mis en
campagne sans autres indications que les
renseignements qu'avait pu lui donner le
gentilhomme et qui, en réalité, se bornaient à peu de chose.
Il savait, par exemple, qus le ravisseur
était Italien et balafré, que sa femme était
borgne et qu'ils étaient accompagnés
d'un enfant de sept ans environ qui
répondait au nom curieux de La Trin~le .
C'était tout ce que M. de SaVIgnac
avait pu tirer du comte de Tracy, lequel
d'ailleurs n'en savait pas davantage.
C'était maigre.
Et cependant, courageusement, le digne
Berrichon s'était mis en campagne.
Pendant un mois, le gentilhomme
avait reçu de nombreuses lettres ·· d~
Nicolas Leroux. L'honnêtç garçon parlait
�1
LE MARTYRB DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
7
\
Muni des maigres indications que lui
d'espoir, de confiance en l'avenir, mais
sans beaucoup de conviction, semblait-il avait données M. de Savignac, il avait
déjà parcouru une grande partie de la
à M. de Savignac.
Puis cette corresspondance avait tout à I France, allal1t de ville en ville, courant les
fêt es et les foires annuelles, badaudant
..
coup cessé..
Cela, très vivement, avaIt afflIgé le les journées entières, mêlé à la populace.
Il épluchait soigneusement toutes les
gentilhomme:
Nicolas Leroux et Georges Maréchal loges, disséquait pour ainsi dire toutes les
étaient les seuls êtres qui l'avajent un familles, tressaillant au moindre irldi.ce,
moment rattaché à l'humanité et qui la ne se laissant pas rebuter par l'insuccès
lui avaient fait trouver moins abjeCte '; persistant de ses démarches.
Nicolas avait passé par des alterna~
et voilà que, égoïstes comme les autres,
ingrats également, ils paraissaient ne plus tives d'espoir et de découragement. En
avait-il assez rencontré de femmes borgnes
se souvenir de lui.
Les hommes étaient-ils vraiment les et d'hommes balafrés! Jamais, avant cette
bêtes féroces -gu'il avait .toujours mépri- expédition, il ne s'était douté qu'il y
sées, qu'il aVait évitées de toute la hau- avait dans le monde tant d'êtres disgraciés par la nature.
teur de son dégoût?
Quelle jolie collection de femmes borgnes
Et cependant, ceux-là, il leur avait
il avait admirée!
rendu un irlappréciable service ...
Tout en devisant de la sorte, M. de
Son appareil photographique ne le
Savignac par l'étroit sentier qui domine quittait jamais... Voyait-il une dame
un peu mûre et qui ne possédait 9u'un
la mer, regagnait son logis.
Le crépuscule du soir peuplait les bos- œil: v'lan 1 il faisait jouer le déclic de
quets, décharnés déjà, d'ombres légères son kodak!
Et, sur un ton gracieux, il disait à
et de sylphides gracieuses.
Le jeune homme goûtait le charme sa victime ébahie:
- Mâdame, voys êtes bien aimable,
exqùis de cette ~eure .délicie~se qui pr:éëèd~
.
la nuit, dans 1 agome du Jour, malS qUl je vous remercie honorablement.
Qu.elquefois il y gagnait une bordée
n'est ni l'un ni l'autre. ,
11 se retournait, de tèmps en temps, d'injures, mais il s'en allait dédaigneux,
pour jeter sur l'océan immense, un regard de son même pas tranquille, à la recherche
de nouveaux sujets.
de poète.
Au reste, il se demandait parfois, pOlIrquoi il prenait tant de portraits, si cela
II
lui ser::ut vraiment bien utile, mais, avec
Éahecs
son gros bon sens, il se répondait à luimême, qu'on ne pouvait jamais savoir 1. ..
A l'époque où les enfants, dont nous qae cela peut-être un jour ne serait pas
avons décrit les tribulations, s'c'xhibaiént perdu.
au cirque Pintard, Nicolas Leroux était
Et plus que jamais il photographiait 1
en campagne depuis deux mois déjà.
Il avait également rencontré quelques
�B
LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
variétés de La Tringle, mais aucun parmi
ces jeunes gens ne répondait à l'âge de
celm qu'il recherchait et qui ne devait pas,
à présent, avoir moins de quatorze ans.
Et les Italiens donc 1 il ne pouvait faire
un pas sur les foires sans se heurter à un
sujet de Victor-Emmanuel! Il en avait coudoyé de tous les âges, de toutes les tailles,
de toutes les couleurs, des gras, des maigres,
des entrelardés, balafrés ou non.
Il . commençait à désespérer du succès
de sa mission.
Toutefois il n'abandonnait pas la
partie; outre qu'il aurait considéré une
aésertion comme indigne de lui, il se
fiait, pour le servir, sur le hasard, ce
dieu capricieux qui sait, quand il le veut,
si bien faire les choses.
Il se liait avec tous les forains qu'il
rencontrait et, entre deux verres de
vin, les coudes sur la table, il essayait
de les faire causer, feignant de s' intéresser également à la prospérité de leurs
affaires, çe dont, au fond, il se moquait
souverainement!
Il n'épargnait ni son temps, ni ses peines
il n'épargnait que son argent!
Il mettait une sorte de pudeur à ne
faire appel, ~ue dans les moments d'absolue détresse, a la caisse de M. de Savignac,
qui avait tenu à ,Prendre à sa charge les
frais de l'expéditIOn.
.
Nicolas Leroux avait d'abord tenu
a~ régulièrement le gentilhomme au
courant des progrès de son enquête, puis,
comIJ;le ses recherches n'aboutissaient
qu'à de pi~tres résultats, il avait momentanément cessé d'écrire, désolé de ne pouvoir envoyer à son bienfaiteur d'excellentes llGlUvelles.
Est-ce que pour la première fois son
habileté se trouverait en défaut?
L'amour-propre du Berrichon en était
fort diminué, mais son entêtement, par
contre, ne faisait que croître.
Il se disait à part lui, le front barré d'un
pli volontaire, avec une ob;;tination furieuse:
.
- Et pourtant 1. .• cet enfant, il faudra '
que je le découvre, ou bien je ne serai plus
Nicolas Leroux, celui de Valençay 1
III
Sous le joug
1
La Tringle se souleva sur le grabat
et d'une voix éteinte demanda:
- A boire!
Paolo s'empressa de le satisfaire; il
lui tendit un verre d'eau avec une sollicitude maternelle.
.
- Tiens, mon grand 1
Le yeux de l'acrobate avaient une
fixité étrange; ils s'allumèrent de convoitise.
L'enfant recommanda:
--;- Bois pas trop vite, tu sais 1
- Non.
La Tringle avala le liquide tout d'un
trait, puis, sup:pliant :
- Encore dls!
- Non 1. .. pas tout de suite.
- Je t'en prie 1
Paolo gronda:
- Voyons, mon grand, sois raisonnable,
sinon tu vas faire de peine à ton g€>sse.
- A boire 1
- Ça te ferait du mal.
- Non 1
.
- Si 1 je t'assure.
La Tringle, résigné, se tut; il ne voulait
pas contrarier son cher Paolo.
/
�LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
La fuite ne leur avait pas réussi, aux
chers petits l
'
.
A peine M. Pintard s'était-il, le lendemain, aperçu du départ de ses jeunes
pensionnaires qu'il était allé, sans plus
tarder, prévenir la gendarmerie pour que
celle-ci commençât immédiatement des
recherches.
A l'aide de faux papiers d'état.:-civil
il avait, on le sait, fait passer Paolo pour
son fils; de cette façon, sa démarche était
toute naturelle~
Les gendarmes avaient, le jour même,
découvert les infortunés dans une ferme
. appelée les Rouges-Terres, près d'Isneauville, au Point-du-Jour.
Le fermier/le brave père Rhételle avait
trouvé les enfants, le matin, en allant
porter son lait à la ville.
C'était un bon homme que le père
Rhételle, sa.figure joviale et ouverte, son
teint fleuri, aussi frais et rose qu'une
pomme de reinette, était populaire dans
tout le canton de Darnétal et à Rouen
même.
Rien qu'à voir son visage éternellement souriant, on était en gaité tout de
suite. On l'invitait à toutes les noces parce
qu'il n'avait pas son pareil poür dérider les
plus moroses.
Ses concitoyens l'avaient surnommé
Papa-la-Joie et, certes, il ne faisait pas
mentir cette épithète .
Mais quand, étant descendu de sa voiture, il avait constaté l'état des bambins,
Papa-la-Joie n'avait pas eu envie de rire;
il avait été, du coup, tout bouleversé.
- Bon sang de Guieu 1 avait-il dit,
ma parole, y sont morts!
La Tringle et Paolo n'étaient point
morts, mais ils n'en valaient guère mieux.
9
Le premier surtout était si froid si raide, .
si insensible .qu'il avait tout l'air d'un
cadavre.
Le brave Rhételle, n'écoutant que son
bon cœur les avait tous ies deux déposés
au fond de sa voiture, et, fouette la Grise 1
il avait tourné bride et était retourné chez
lui en toute hâte.
Mme Rhételle était dans la cour de
la firme, occupée. à donner à manger
à ses volailles; son mari, du chemin,
l'avait interpellée.
- Eh! la maîtresse!... arrive ici ...
ouvre-moi la barrière .
La maîtresse était restée un instant tout
esbaubie:
- Hein! c'est toi 1... et le lait? ... et la
clientèle? ...
- La clientèle?... elle attendra, je
j'apporte deux pauvres petiots du bon
Dieu!
- Des petiots?
- Deux, oui 1 y sont gentils comme
tout, mais j'ai bien peur qu'y soient morts.
La fermière en avait eu le Gœur chaviré:
- Quoi ! ... morts L. qué qu'tu dis là?
Papa-la-J oie avait hoché la tête, puis,
d'un ton découragé:
- La vérité vraie!
Elle avait vu la brave femme et
n'avait pas été moins émue que son mari:
- . Sainte mère de Dieu, y sont g'lés !
Elle avait alors allumé un grand feu de
bourrée, et les avait calés, tous les deux
- ils étaient si petits! - dans un immense fauteuil, l unique fauteuil, le fauteuil farriilial, dans lequel tant de générations avaient majestueusement présidé.
Puis, après avoir bassiné son propre
lit, elle les avait, aidée de son mari,
fourrés dedans, ensemble.
2
�10
n~ MARTYRE
DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
La chaleur les avait peu à peu ranimés; Paolo lé prt:mier avait repris ses
IellS; il avait promené ses regards autour
de lui avec étonnement, il avait eu, un
Instant, la sensation de s'éveiller dans
un autre monde; dans un monde souriant,
ml les tout p,etits ont des lits et du pain 1
Puis, il s était tourntvers La Tringle:
- Eveille-toi, mon grand !...
crois
qu'on est au ciel 1
Et il le croyait sincèrement le pauvre
petit, car, jamais, il n'avait éprouvé un
tel bien être.
•
,
C'est alors que, dans la tiède atmosphère
de cette demeure hospitalière pour ne pas
dire providentielle, les deux pauvres petits
martyrs purent reconstituer leuf'poignante
odyssée.
Maintenant ils se souvenaient.
Ayant hâte de s'éloigner de la rourotte
d.e Pintard,les deux fugitifs avaient marché
devant eux, au hasard, sans prendre garde,
dans leur innocen,e ignorance et'dans leur
affreuse détresse, d'une tempête de neige
qui s'amoncelait à l'horizon et qui allait
les surprendre à peine vêtus et le .ventre
vide.
Au bout d'une heure de marche Paolo
résistait encore, mais La Tringle en apparence plus vIgoureux se traînait avec
peine.
A un moment tous les deux s'étaient
sentis envahis par un grand frisson.
_ Marchons plus vite avait dit tout à
coup La Tringle en entraînant l'enfant.
Paolo, silencieusement, avait suivi.
Il regardait son grand avec inquiétude;
le filet de sang coulait toujours sur le front
de ce dernier, devenait plus large, se
congelait à mesure, sous l'action de la
température exceptionnellement rigoureuse.
La Tringle, la gorge serrée, lils yeux
fous, demandait, tendrement touj ours:
- Es-tu fatigué, mon gosse?
- Non 1... et toi, mon grand?
,
- Moi!... un peu!
- Arrêtons-nous, si tu veux?
L'acrobate s'était redressé: '
- Non !... marchons!
- Comme tu voudras, mon grand 1
Ils firent encore quelques pas, mais
bientôt, La Tringle s'étaIt arrêté et, la
voix angoissée, il dit :
- J'en peux plus!
Paolo conseilla:
- Assieds-toi un peu.
-
Où ça?
1
1
,
- C'est vrai! y a rien !...
L'adolescent se lamentait:
- Pauvre gosse, va! ... pauvre Pâlot !...
pourquoi que j'tai amené là !... c'est
affreux !... On aurait mieux fait de rester '
chez Pil1tard !... .
La Tringle n'avait plus fIgure humaine;
la folie, :?lus encore, emplissait ses grands
yeux nOIrs; il sentait que c'était fini...
qu'il allait tomber.
Il se demandait ce que deviendrait son
gosse, tout à l'heure, dans ~ette plaine
immense, où la mort semblait régner en
maîtresse.
Il eut un sourire étrangement amer et
murmura:
- Ah! il est beau le chemin de la
vie 1...
- Pauvre môme !... embrasse-moi!..
Puis La Tringle s'était abattu, les bras
en avant, demeurant étendu dans cette
position, le visage enfoui dans la neige
Immobile.
Paolo avait senti son cœur se glacer; il
lui sembla que son cerveau venait de
se retourner, qu'un glaive invisible venait
�LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE -
de faucher sa vie i il se précipita sur le
corps de son ami, avec un sanglot, puissant comme la fatalité.
- Mon grand 1... mon ~rand 1...
Mais If silence, alors, était dev'ènu plus
vaste, il eut l'ampleur de l'éternité, la
souveraineté de ln. mort.
,
L'enfant s'était relevé.
J?aolo s'était trouvé seul, tout seul
devant le ciel et la terre, dans la tranquille
horreur de la nuit tragique immuable et
' majestueuse.
.
La "Tringle ne donnait :plus signe de
vie; il sembla,it petit à petit, lentement,
sûrement s'enfoncer dans la neige.
Paolo s'étaIt agenouillé et il avait soulevé dans ses petites mains la tête sanglante de son compagnon d'infortune qui,
tant de fois, l'avait consolé et soutenu;
et, les yeux remplis de larmes, la gorge
affreusement contractée, il suppliait:
- Mon grand t... mon grand 1. .. réponds
moi... dis?.. C'est moi... ton gosse... ton
Pâlot... qui t'en supplie 1...
Mais, le corps de La Tringle avait pris
l'immobilité d'un cadavre; la voix de son
'" (' petit » ne le réveilla point.
Alors Paolo s'était évanoui et à son
tour il s'était trouvé enveloppé dans le
linceul immense que la nature avait filé
pour eux.
. . ..
.,
.. . . . .
La Tringle se retournait, voluptueusement, dans les dra:ps parfumés; le feu
magistral qui pétillait dans l'âtre, emplissait toute la pièce d'une grahde clart~ ;les
mu~s semblaient s'illuminer eux-mêmes.
Rhételle, rassuré sur le sort des bambins, était remontç dans sa voiture et
roulait, à présent, vers Rouen, de toute
la vitesse dont son bidet gris était capable.
II
La brave femme s'était approchée
de Paolo.
- Eh bien 1 mon petit gâs, ça va t'y
.
?....
mIeux
L'enfant était ravi, pour la première fois
il sentait planer sur lui la sollicitude
d'une femme.
- Oui, madame!
- Veux-tu-prendre quelque chose?
Tant de tendresse déroutait l'enfant,
il demanda, avec, dans les yeux plus de
lumière:
Est-ce que c'est vous, madame
qu'êtes ma mamam?
.
- Non, mon chéri, ce n'(;lst pas moi!
Ille regretta presque, le petit, tant cett~
brave femme lui paraissait bonne; il dit
enfin:
' .
- C'est vrai! vous' ne lui ressemblez
pas 1
- Pourquoi, t'a-t-elle laissé sortir,
ta mère, par ce vilain temps?
- Ce n'est pas elle, maùame, c'est
M. Pintard.
- Qui ça M. Pintard?
- Un vilain bonhomme qui nous fait
bien du mal à La Tringle et à moi,
'
- Qui ça La Tringle?
- Mon granQ, qui dort, là, à côté ùe
moi. \ .
- \\h !T Pourquoi ta maman souffre-telle qu'on te fasse du mal?
- Parce qu'elle ne le sait pas.
- Où est-clIc, ta maman?
- J'sais pas!
- Il Y a longtemps que tu l'as quittée;
Paolo. eut un sourire qui avait toutf'
l'éloquence d'un sanglot:
- Je ne l'ai jamais connue 1...
Mme Rhételle , n'insista pas; elle pres..
sentait une grande détresse ct préférait
ne pas affliger l'enfant davaQtage, plutô~
�12
LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE '
que de satisfaire sa propre curiosité.
L'enfant de nouveau se tourna vers
La Tringle:
.
- Dis donc, mon grand! faut t'éveiller!
si tu voyais comme c'est beau ici 1 ya du
feu 1
Mais l'acrobate gardait son insensibilité.
Inqui ète, la fermière, à son tour s'approcha de l'acrobate, elle vit la plaie de la
tête et recula épouvantée, pâle soudain.
- Il saigne! qui est-ce qui lui a fait
ça?
- M. Pintard.
- Mais .. . c'est donc un monstre que
ton M. Pintard?
- Oh 1 oui; il est bien méchant!
- Pourquoi qu'tu restes avec lui?
- Faut bien, puisque- j'ai pus ma
mère.
- Et ... qu'est-ce que tu fais chez ce ·
bonhomme?
- Moi... j 'fais l'Fil de la mort.
- Qu'est-ce que c'est que ça?
- Ça, c'est un exercice tr~s dangereux.
- Et ton petit compagnon? Qu'est-ce
qu'il fait, lui?
- Mon grand? ... Oh! lui, c'est encore
plus épatant: y fait l'Homme serpent l ,
La brave femme tombait 'de surprise
en surprise.
Inquiète de l'immobilité persistante de
l'acrobate, elle lui fit prendre un cordial,
aidée de Paolo. •
Au bout de qiuclques instants,La Tringle
ouvrit les yeux; il dit, avec méfiance:
- Où suis-je?
Paolo, tendrement, dit à son tour:
- Aie pas peur, mon grand, t'es chez
lune dame qu'est tout plein bonne.
- Ah 1. .. c'est vrai c'que tu dis là ?...
- Bien sûr, tu sais; regarde 1
L'acrobate, péniblement, se dressa sur
ses coudes:
- Fais bon, ici ~ dit-il.
Puis, embrassant Paolo:
- Alors quoi 1. .. on n'est pas Il1ort?
- Faut croire puisqu'on vit 1
La T,-ingle reprit:
- Comment qu'ca s'fait qu'on est
ici, dans cette maison?
La fermière expliqua:
- C'est mon mari qui vous a trouvés.
- Où ça?
.
- Dans la plaine.
L'acrobate demeura songeur un instant,
puis il demanda:
- Et votre mari, ma bonne dame,
où qu'c'est qu'il est?
- Il est à la ville.
- Pourquoi faire?
- Pour le lait.. . à cause de la clientèle.
Les deux enfants pâlirent; tout ce qui
leur rappelait la ville les épou~antait, La
Tringle questionna angoissé:
- Y a longtemps qu'il y va à la ville?
- Des années.
- Alors... y vend du lait, comme
ça?
- Oui 1
- Ça doit être rudement bon 1
- Comment 1. .. vous n'en avez jamais
pris, vous autres?
- Non!
- Vrai de vrai?
Très gravement, La Tringle affirma:
- Parole d'honneur 1
- En voulez-vous?
- Oh 1 madame 1. .. non ... merci... vous
êtes bien trop bonne!
.
- Mais non 1... mais non 1... vous
avez peut-~tre faim?
- Dame oui 1... un peu ... y a si longtemps qu'on n'a pas mangé 1
�I:.E MARTYRE DE PAOLO, I.E PETI'P ACROBATE
Emue devant urie telle détresse la
brave femme dit:
- Attendez, mes pauvres petiots, j'vas
vous faire de la soupe, ça vous réchauffera
mieux.
Et, tout de suite, avec un empressement maternel, elle mit du lait dans la
marmite, la plaça sur le feu et quand le
liquide entra en ébullition elle y jeta du
pain.
L'odeur du lait monta bientôt, appétissante, atlx narines des enfants:
- Ça sent bon! fit La Tringle.
La soupe était prête, la fermière en
prépara deux grandes assiettées, puis:
- Faut core attendre un instant, ça
vous brûlerait.
Ils ne se tenaient plus de joie, les pauvres
petits, jamais ils n avaient été à pareille
fête 1
Ah 1 qu'ils se trouvaient bien dans ce
grand lit, aux rideaux de cretonne bleue à
ramages.
Ils se regardaient, extasiés, les yeux
écarquillés, se demandant s'ils ne rêvaient
point.
,.
- Comme c'est beau ici, disait La
Tringle.
,
- Oui 1 dans les contes de fée, y
a des histoires comme ça 1
- Quelles histoires, mon gosse?
- Des histoires de mômes qu'étaient
bien malheureux, et qui, un jour, se
réveillent dans le palais de la bonne fée,
t'as pas entendu raconter ça, toi,. mon
grand? ...
1
- Si... si 1..
- Tu ris? ... pourquoi?.. t'y crois
pas, toi, aux fées?
.,
.
.
- Bien sûr que J y CroIS, pUIsque
aujourd'hui, on en a' rencontré une!
La soupe s'était refroidie, la fermière
•
13
prit une assiette dans chaque main et
les l'~ésenta aux enfants, ' avec un bon
sounre.
'
- T'nez, mes gosses 1 mangez ça 1
Ils ne se firent pas prier, les petits
gueux 1 ils avaient tant d'appétit, et,
dans les yeux tant de reconnaissance que
la brave femme se sentit prête à pleurer.
- Pauvres petiots 1 vous n'avez donc
point mangé depuis deux jours?
- Oui! par là 1. •. fit La Tringle la
bouche pleine.
- Tout près, approuva Paolo.
La fermière les regardait manger avec
une affectueuse pitié; elle les trouvait
gentils comme 'tout, les moutards!
Elle ressentait, à cette heure, plus vivement le regret de n'en avoir jamais cu .
Elle songeait qu'il doit être bien bon
d'avoir,- près de soi, des petits êtres
que l'on voit grandir lentement, et qui
répandent autour d'eux la douceur 'prestigieuse. de leur jeunesse et de leur gaîté;
qu'il doit être consolant, quand les années
sont venues, et que l'heure du départ
est proche, de' songer ~ue l'on ne meurJ:
pas tout entier, mais qll on laisse, derrière
soi des êtres dans lesquels on a mis Ull
peu de soi-même, dans lesquels on revit 1
Paolo, le premier, tendit à la fermi.~re
son écuelle vide.
- Merci bien, madame 1
La Tringle, encore très faible, mangeai t
plus lent ement, car, sa gorge serrée laissait difficilement couler les. aliments.
Enfin, il 'remit à son tour l'assiette aux
mains de l'excellente femme.
- Eh bien, mes ch~r:s petits ... Ça vou~
a t'y semblé bon?
- Oh! madame l... jamais on n'avait
rien mangé de pareil.
....
La fermière était heureuse de la satîs-
�LE MART YRE DE PAOLO , LE PETIT ACRO BATE
faction qui se peignait sur le visage souffre- ·
teux des bambins, elle dit:
- Il ne faut pas trop manger à la
fois, pàrce que ça pourraIt vous faire du
mal, mais dans une heure j'vous donnerai
une autre bonne assietté e 1
Puis, bordan t soigneusement les petits
.
dans leur lit, elle deman da:
- ,voyons 1... ça vous f'rait-y plaisir
de rester chez nous?
Les enfants n'en croyaient pas leurs
oreilles. La Tringle enfin, dit:
- Oh 1 certainement, madame, mais ...
ça vous gênerait.:. pas vrai?
- Mais non 1... mais non 1... en travaillant 1
- Oh 1 oui 1. .. en travaill ant 1
- Y aura du pain pour vous, de la
soupe, tant que vous voudrez et..un bon
lit 1 Alors, c'est entendu?
Il sembla aux infortunés qu'ils voyaient,
p'0ur la première fois, la lumière du soleil j
ils eurent la sensation de s'éveiller ~eule
ment à la vie, et dans un élan de reconnaissance, ils tendire nt vers Mme Rhételle
leurs petits bras amaigr is:
- Oh 1 madam e 1... madam e 1...
A ce moment, deux gendarmes paruren t.
L'un d'eux, le brigadier, dit:
/ - Oui 1 ce sont bien eux 1
Les pauvres petits, à l'entrée des reprécentant s de la loi s'étaien t blottis l'un
contre l'autre, les traits soudain décomposés, et La Tringle, éperdument, se'rrait
le gamin dans ses bras.
Le bonheur qu'ils avaient échafaudé
déjà venait de s'eftrondrer.
Leur cœur, qui s'était un momen t
arrêté, battait mainte nant à grands coups
au fond de leur poitrine.
Voici ce qui s'était produit 1
A peille le bre.ve père Rhételle avait-il
repris la route de Rouen qu'il avait renc0x;t.tré les .ge~dar~es de ..Quimcampoix
CJ.u Il connaIssaIt bIen. Etonné de les voir
sItôt à cheval à trotter dans fa neige il
les avait interpellés joyeus ement: '
- Bonjour messieurs, ça va-t-y?
- Bonjour, mon père Rhételle l ça
val
- On est du matin aujourd 'hui.
- Oui, nous cherchons quelqu 'un.
- Qui ça.:. des voleurs? ,
- Pas précisément 1 deux gamins qui
se sont enfuis de chez leur père, un nommé
Pintard , un forain.
- Un petit et un grand?
- Oui.
- Maigriots?
- ] ustement!. .. Ah 1ça, l\Jonsieur illlételle, vous les connaissez donc?
Papa-I a-] oie avait pris un air import ant:
- Si je les connaIS 1. .• J'crois bien!
- Comment cela?
- Parbleu! c'est moi qui les ai découvers dans la neige, ce matm.
- Pas possibl e!
- C'est sûr comme vous et moi
j'sommes là à babiller 1
- Et, où sont-ils à présent?
- Tiens 1. .. Y sont chez moi, pardine 1
- Merci, nous allons les y chercher.
Rhételle avait observ é:
- Pauvre s gosses y sont bien; j'suis
sûr qui auraien t 1?as demandé mieux ,que
de rester à la maIson.
- Possible 1 mais, cela ne se peut pas 1
nous avons reçu l'ordre de les reconduire
à Rouen ; il nous 'faut obéir.
~ C'est fâcheux 1
- La consigne 1... un bon gendarme
ne doit pas connaître autre' chose 1
"SoudaIn attristé , le fermier avait repris:
- Tout ça, ,messieurs, c'est votre
•
•
�LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
affaire et ça ne me regarde pas... Seule~eut, tout de même, y sont pas bien
solides les pauvres moutards !... y en a
un surtout, on dirait qu'il est mort 1 ça
Sait pitié, bon sang de guieu !
Sans vouloir en entendre davantage, les
gendarmes, obéissant à leur devoir, avaient
salué le cultivateur et étaient repartis, au
petit trot dans la direction des I{ou~es
Terres.
Arrivés à destination, ils avaient mis
pied à terr~ et, après avoir attaché leur~
montures a la barrière de la ferme ils
étaient entrés dans la maison.
Malgré les supplications des bambins
et de la fermière elle-même, ils avaient
fait lever les infortunés et, vu leur état
de faiblesse, les avaient fait monter dans
une charrette réquisitionnée à cet effet .
Quelques heures après ils réintégraient
l'affreuse roulotte de M. Pintard qui ne
leur épargnait n(les coups ni les menaces.
IV
Le chemin de la mort
..
h
L'état de l'acro"b ate\ empll"alt
caque
jour.
. ,
.
M. .pjntard, malgré sa féroclte, avait
dû renoncer à le forcer à venir s'exhiber
au cours des représentations.
Le programme - à sa grande fureur s'était trouvé diminué d'autant; le spectacle, à présent, était lamentable; les
recettes presg.ue nulles.
Paolo aVaIt dû remplacer La 'Tringle
comme jockey d'Epsom.
Mais, le petit manquait d'entraînement n'avait aUcune habitude des chevaux' aussi lui arrivait-il fréquemment
15
de tomber sur le cadre de la piste où très
souvent il se blessait; ce qui ne l'empêchait
pas de recevoir, après les lazzis d'un
public ignorant et frondeur, une râclée
magistrale de la part de son farouche
directeur.
- Tiens! tiens! hurlait l'Italien, ça
t'apprendra à mieux te tenir, petite cra·
poule!
Toutes les heures qu'il ne passait pas
dans le cirque à travailler, Paolo les
écoulait près de S011 grand ami, et c'était
attendrissant de les voir si étroitement
enlacés.
Avec une sollicitude tOl.\chante, le petit
demandait:
.
- Eh bien, mon grand, ça va-t-y un
peu mieux?
(
Invariablement, . l'acrobate répliquait:
- Oui, tu vois... j'ai bonne mine.
Et il essayait de sourire.
Mais le visage dQ malheureux étai t si
hâve, si déchaI"né que Paolo, découragé, se
'
laissait aller à pleurer.
Pour ne pas trop fatiguer le malade,
il allait s'asseoir, au pied du lit, sur
un ~ieux tambour et silencieusement, il
contemplait La Tringle, le cœur horriblement serré.
La maladie de l'acrobate n'avait pas
humanisé l'Italien 1 ses instincts de bête
féroce demeuraient adéquats, semblaient,
au contraire, se manifester avec plus d'intensité à mesure, que la vie se retirait du
c0rps de l'infortuné.
.•
Un morceau de pain, telle avait toujours
été, telle restait la nourriture des deux
petits.
Le brave père Rhételle, chaque matin,
en passant, leur donnait du lait plein une
vieille casserole.
Cela, 2U commencement. avait rendu
�16
LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
furieux M. Pintard; il avait voulu interdire au fermier d'approcher les enfants ;
mais un mot et un geste de Marcassin
avaient suffi. pour le faire revenir sur sa
décision.
.
La visite de Rhételle était pour les
enfants un rayon de soleil dans J'horizon
sombre de leur vie; le brave homme, le
matin, pénétrait dans la roulotte, la
figtl!'c largement épanouie; il avait toujOllrs le mot pour rire; bien que la triste
nosition des enfants lui eût donné plutôt,
très souvent, des envies de pleurer.
Quand Rhételle était parti: les petits
gueux avaient hâte d'être au lendemain.
pour revoir leur vieil ami, ils l'appelaient
de toute la force de leur détresse, de
tout le vide de leur existence, privée de
tendresse et d'amour.
Le brave homme, effrayé de leur état,
attristé de les voir si malheureux, leur
procurait, de temps en temps, quelques
adoucissements; il leur avait ainsi, dès
le début, apporté, une couverture de laine
pour les gara~tir contre le froid; il leur
avait également donné quelqu'es vieux vêtements, réparés tout exprès par sa femme.
Mais La Tringle, à pas lentS'; s'en allait
vers la mort 1. ..
. Il se rappelait, avec amertume, la
réponse qu'il avait faite à Paolo, le soir
de leur départ quand ce dernier lui a,vait
demandé:
- 'De q.uel côté allons-nous, mon grand?
- Du côté de la vie, avait-il répondu !
Ce n'était plus du côté de la vie qu'il
allait à présent; c'était de l'autre r
Et, il ne l'eût pa.c; regretté, bien sûr! s'il
n'avait laissé derrière lui que sa dépouille
mortelle; mais il se demandait avec terreur ce que deviendrait son cher petit
Paolo.
QUi donc maintenant prendrait soin de
lui? Qui donc l'aimerait et le protégerait?
Le prétérit repassait devant ses ,yeux
avec toutes ces horreurs, toutes ses abominations,
Il revoyait avec un cruel serrement de
cœur son petit compagnon, hurlant de
douleur sur le panneau, parmi les débris
de verre et les tessons de bouteille.
Alors il se redressait: il se cabrait
contre la mort, appelait à lui les derniers
spasmes de vie qui l'agitaient encore et,
saisissant dans ses bras meurtris, son
ami tant aimé, il le pressait contre sa
poitrine, avec des sanglots de désespoir,
avec un cri de révolte suprême: .
1
• gosse ....
- Mon
mon pauvre gosse !...
V
/ La dernière
étape
,
r
Ce matin là, La Tringle dit:
- Mon Pâlot, faut que je te dise une
. chose ...
- Quoi donc, mon grand?
- Je v~is bientôt m'en aller.
Paolo se troubla.
- T'en aller, toi! où ça, mon grand?
L'acrobate montra le ciel clément,
d'un geste large, puis il dit :
- Par là 1. .. de l'autre côté des étoiles.
C'était la première fois que devant
l'enfant il faisait allusion à la mort. Le
,tout petit se mit à pleurer.
- Oh! dis pas ça, mon grand 1... tu
me ferais mourir aussi'
La Tringle reprit:
- Pauvre petit!...
:puisque
c'est
l'heure ... il faut bien que Je t'en parle 1...
- Pourquoi?
�LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROEATE
D'un ton profond, l'acrobate dit:
Demain ... on sait pas !.. , peut-être
bien qu'il serait trop tard.
, -Oh!...
- Toi, tu ne mourras pas de sitôt;
tu n'es pas comme moi atteint jusqu'au
cœur !... la vie pour toi ne fait que s'ouvrir; tu peux un jour retrouver tes
parents ...
Paolo se jeta dans les bras de La
Tringle, puis, d'un accent déchirant:
-'- Je t'en prie, mon granù! si tu
m'aimes, tais-toi... tais-toi !...
L'acrobate secoua la tête.
- Non! faut que je te parle !
- Un autre jour... si tu veux.
- Aujourd'hui.
- Non !... non !... cela va te fatiguer,
dors ... tu feras mieux.
.
- J'ai pas envie.
- Ça fait rien, repose-toi.
Mais, décidé, le malade reprit:
- Si je te fais de la peine aujourd'hui,
moi qui t'ai tant aimé, c'est parce qu'il
le faut , tu comprends? ... Je t'en prie,
écoute-moi, ne m'interromps plus.. . Je
suis si faible!. ..
L'acrobate se tut un moment pour
reprendre haleine, puis:
- Je ne regretLe rien, va ! ... ce qui
pouvait m'arriver de mieux ... c'était de
mourir !.. . toi, tu n'es qu'un enfant perdu ...
t'as une famille ... un jour viendra, tu la
retrouveras, .. ça, je le sens !.. . j'en suis
sûr 1... tandis que moi?.. . j 'sais même
pas où j'suis né f.. . j'suis arrivé au monde
en gêneur, sans doute !... on m'aura
trouvé laid .. . compromettant... de trop !.. .
alors, on m'aura déposé n'importe où .. .
au coin d'une borne ... dans un rui3Scau .. .
comme une ordure !.. . Pourtant !... j'avais
pas (kmandé à venir, moi! Pourquoi donc
~
74.
17
qu'yen a qui ont des enfants pour les
perdre? .. pour en faire des gueux comme
nous? ... On voit bien qu'ils ont souffert
ceux-là !... sans ça !... y feraient pas tant
souffrir les autres 1 Moi L.. qu'est-ce que
j'suis venu faire sur la terre? ... l'Homme
serpent ?.. . c'est pas drôle 1.. . Y en a qui
reçoivent des caresses, des cadeaux, des
étrennes 1.. . moi 1. .. j'ai étrenné tous les
jours!... Y en a qui mangent à leur faim ,
tant mieux pour eux! ... Ceux-là, y font des
crèpes à la mi-carême ... moi 1.. . j'ai fait
le carême tonte l'année L.. Si j't'avais pas
eu, mon Pâlot !.. . j'aurais même jamais
su c'que c'est que d'aimer !... Sans toi,
mon gosse 1... y a longtemps que j's'rais
parti ! ...
A cause de toi .. . j'suis resté tant qU'J'ai
pu !... maintenant 1... Y a plus moven ...
faut que j'm'en aille 1...
Tu pleures?... faü t pas pleurer!... y
s'ra assez temps quand j'serai plus là ...
si tu veux !... Pauv' môme 1... qui qu'tu
va devenir à présent?.. . Tu soufÜ'jras
encore peut-être?... tâche de supporter
ça le mieux que tu pourras ... si l'occasion
s'présente pour t'en aller ... va-t-en 1...
mais réfléchis bien avant !... fait pas
comme on a fait ! ... tu t'rappelles là-bas .. .
dans la neige? .. c'était pas drôle, hein? .. .
Tiens 1 aurait mieux valu qu'on en soit
mort tous les deux ... comme ça, 011 s'rait
resté ensemble ... ensemble, tu comprends?
Te rappelles-tu aussi nos projets?... la
roulotte peinte en vert, avec une barre
rouge au milie.l..1? ... Etions-nous assez gosses
tout de mème 11!
J'en aurai une, de roulotte, bientôt...
mais elle sera peinte en noir 1... qui donc
qui suivra ma roulotte? ... toi ... et puis ..
c'est tout 1
J'aurai plus peur des gendarmes à
3
J
,1
�18
~E
MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
présent ... et je pourrai, si ça m'plaît, du
fond de ma grande boîte, me moquer de
leur chapeau!
T'en souviens-tu du temps où nous
rêvions de faire des ~aljpettes pour faire
rire les enfants des nches?
.
J'vais en faire une, de galipette! ...
une, épatante, que je recommencerai
pas 1... et y aura personne pour m'applaudir... c'est amer !. .. Les clients de M. Pintard verrons plus l'Homme serpent...
A propos l. .. si le patron veut . te le faire
faire, l'homme-serpent, marche pas!...
ça fait mourir!... tu diras à Marcassin
que je l'aimais bien aussi, lui !... parce qu'il
t'a protégé ... il est pas méchant celui-là ...
c'est rar~ !... il s'saoûle ... c'est malheureux 1. .. il m'a bien amusé ... quelquefois .. .
avec ses boniments 1. .. Ton médaillon .. .
veilles-y bien l... n~ te laisse jamais
reprendre... tiens-y comme à la vie!. ...
car ... lui seulement, .. tu entends? pourra
te faire reconnaître de ceux qui, sans
doute, te cherchent!. ... Elle est bien belle,
la dame ... elle te ressemble !... comme
j'aurais voulu, moi aussi ... en avoir une
maman comme celle-là !... Moi! est-cc
que j'en ai cu seulement? ... j'crois pas 1. .•
T'as un nom, toi; un nom pour de vra.i !...
Pâlot? c'est pas l'tien ... L'tien un jour, tn
l'sauras ... et ça te fera plaisir, tu verras,
d'avoir un nom 1. .. Moi! j'en ai jamais
cu ... j'en aurai jamais !... La Tringle? ..
c'est pas un nom!. .. sais-tu c'que ça veu t
dire La Tringle, toi, mon gosse? ... tu
sais pas? .. Eh bien!. .. La Tl:inglc, ça vent
dire Hien! tu comprends?... Rien! ça
, veut dire que moi, ton grand, et rien,
, c'est la mème chose! ! !
Il éclata en sanglots; SOI1 visage émacié prit une expression douloureuse;
puis, refoulant avec ses dernières forces
l'émotion qui l'étreignait, il reprit d'une
voix sourde :
- On pourra même pas mettre un
nom sur ma tombe !... Si on met La Tringle
ça f'ra rire les gens qui pass'ront !... Y
diront comme ça : «( Tiens! v'là un pauvre
bougre qu'avait pas d'nom!. .. Qu'est-ce
que j'suis venu faire sur la terre, moi? ..
J'voudrais bien l'savoir! j'me l'suis toujours demandé !... Ah 1 oui !... j'suis fou,
tiens !... j'suis bête!. .. c'que j'suis venu
faire, parbleu l... je l'sais 1... j'suis venu
t'aimer ... c'est assez!
- Mon grand!... Mon grand l. ..
Tout son petit corps était secoué par
les sanglots, il se cramponnait après son
grand ami, désespérément; ne trouvant
dans sa détresse, pas d'autres mots que
ceux-ci:
.
- Mon grand l... Mon grand l...
Mais, dans ces mots, il y avait l'intonation souveraine d'un désespoir plus grand
que l'Eternité, plus vaste que le ciel, et
qui semblait être l'expression même de
ta douleur universelle.
La Tringle s'agita de nouveau; ses
yeux. alors: eurent une fixité étrange; ses
Joues légèrement se colorèrent; il sembla
bientôt en proie aux plus étranges hallucinations; le délire commença :
L'acrobate, sur un ton très sérieux,
reprit:
/
- Avec notre argent !... on achètera
du papier à lettres et des... crayons 1...
- Pourquoi?... puisque tu sais pas
écrire 1... grand bête' ...
- Mais, mon gosse, c'est pas pour
écrire !.... c'est pour faire la nique aux
gendarmes 1... C'est un métier que de
vendre du papier à lettres!... ils ne pourront pas nous mettre en. prison 1... Ils
seront de la revue... eux aqssi 1. ..
�LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
- y a de drôles de choses dans la vie,
pas, mon grand? ..
- Oui ... mon gosse!. .. et de drôles de
gens 1...
- Tas froid?.. couchons-nous 1 ça
vaudra mieux!. .. Bonsoir, mon grand 1...
- Bonsoir, mon Palot 1. ..
Paolo prit le malade par le cou:
- Qué qu'tu dis, mon grand 1. .. pourquoi qu'tu répètes tout ça ... dis ... répondsmoi!... m'fais pas peur, dis? ... j't'en
prie.
Mais l'acrobate reprit de nouveau:
- r Ecoute, mon Pâlot! tu dois avoir
sept ans, t'es grand à présent et raisonnable ... faut que j'te dise une chose ...
c'était dans l'temps... dans l'temps où
les patrons avaient un gosse ... .un gosse
qui s'amusait à me pincer. .. et qui voulait
qu'on me batte :rour ~e fai!'e rire ... un
jour ... un homme vmt... Il avaIt un enfant..
dans les bras.. . il dit: « Voulez-vous
emporter cet enfant?}) « Ça dépend!})
« Vous voulez de l'argent? .. tenez 1. .. en
voilà l...})
Paolo ne se connaissait plus, il serrait,
à l'étouffer, le malade dans ses petits
bras:
- Oh 1... tais-toi 1... tais-toi 1
- Me ta\re?
- Oui!
_ Mais... c'est pas moi qui parle ...
- Si!
- Non!
_ Qui c'est alors?
- C'est l'homme.
- Quel homme?
_ L'homme qui jetait des billets
de banque, sans les compter.. sur la
table 1. ..
La Tringle voulut se lever. Paolo
essaya de l'en empêcher.
-
19
Où vas-tu?
Voir l'homme.
- Il n'est pas là.
- Oui!
- Mais non ... je t'assure!
- J e le vois.
- Où ça?
- Là!
Et le malade désignait, dans un coin
de la roulotte, un être imaginaire.
Paolo sentait sa raison comprollli~e .
- Non 1. •. non! disait-il... Y a pusonne !. ..
- Si! si 1. ..
- J e te jure que non, mon gl<U1d 1
- Voyons!... puisque je le vois! il a
des cheveux blancs 1. ..
L'enfant supplia:
- Couche-toi ... dis ... si tu m'aimes 1. ..
Le malade sur un ton impérieux, fit:
- Si je t'aime L.. d abord 1... l remièrement... je n'aime que mon Pâlot !. ..
Paolo se traîna à genoux:
- MalS... c'est moi 1... ton Pâlot...
regarde-moi ... tu vois bien L ..
L'acrobate ne paraissait plus le voir;
il reprit, amèrement:
- La Tringle 1... en voilà un nom
c'est le mien pourtant ... La Tringle!. ..
ça vent dire rien; moins quc ricn ... Es tu
fatigué, mon ~osse. .. Non!... Et toi, mon
grand? .. J.\101? .. un peu ... Assieds-toi
là ... Où ça? ... c'cst vrai!... y a rien !...
Pauvre gosse, va!. .. pourquoi t'ai-je amené
là ... Ah 1. .. il est beau le chemin de la
vie ... J'cn peux plus ... Embrasse-y!10i!
La Tringle retomba sur sa couche pour
la seconde fois; sa respiration devint
pénible, une humeur visqueuse vint .s'écrasel' sür ses lèvres violettes; ses' yeux
devinrent vitreux. L'enfant se ieta sur
le corps de son ami:
�20
LE MARTYRE DE PAOLO, LE' PETIT ACROBATE
- Mon grand !... Mon grand !...
Mais le « grand 1) ne parla plus; sa
poitrine avait d'inquiétants soubresauts,
les veines de son cou d'étranges palpitations; ses mains, aux doigts fuseles et
si décharnés qu'ils semblaient déjà appartenir à un squelette, se crispaient funeuseil. la couverture offerte par Rhételle.
Paolo eut peur, il s'éçhappa et courut
dé toute la vitesse de ses petites jambes
dans la direction du cirque._
Il Y pénétra, en coup de vent, le cœur en
proie à d'atroces palpitations.
Pintard était avec Marcassin, en train
de réparer un pan de la toiIc, déchiré
par les dernières rafales.
L'enfant hurla:
- Venez 1. .. venez !... La Tringle se
meurt , ...
L'Italien haussa les épaules.
- Ça fera oune crapoule de moins!
- Venei: !... venez !... de grâce!... répéta Paolo.
Marcassin dit:
- Patron! il faut y aller.
- Pourquoi faire?
- Pour voir.
Pintard, conciliant, acquiesça:
- Soit!
Paolo les précédait:
- Vite! vite 1... il est peut-être mort.
Les deux hommes, il. la suite de l'enfant,
pénétrèrent dans la roulotte.
Pintard alla droit au grabat :
- Eh bien quoi! tou veux faire le
malade pour ne pas travailler?
La Tnngle ne répondit point.
L'Italien répéta, en le seconaut un peu:
- Entends-tou quand ze te cause?
Et, comme l'acrobate restait obstinément silencieux, le directeur le tira par
un hras:
- Allons! lève-toi!
Paolo intervint:
- Voyons, MonsieurPintard, vous voyez
bien qu'y peut pas.
L'homme riposta, rageur:
- Il ne peut pas, parce qu'il ne veut
pas, pardine ! c'est oune habile dissimulateur.
Et re\"enant vers l'agonisant:
- Encore oune fois, veux-tou te lever?
Cette scène révoltante, à la fin ébranla
Marcassin; à son tour, il dit :
- l'ne peut pas, c'est clair.
- Ze vous dis qu'il peut, moi 1
L'Halien allait se livrer à quelque nouvelle violence, quand le lutteur le -retint
par le bras:
- Laissez-le, vous êtes une brute.'
- Ze souis oune brute? ... moi!
- Oui! je le répète J
- C'est tî'op fort !... quand cette
petite crapoule .... en fait exprès 1. ..
Marcasslll dédaigna de lui répondre 1
et se tournant vers Paolo:
- y a longtemps qu'il est comme ça?
- Non !... il m a parlé encore, tout à
l'heure.
Le lutteur dit à l'Italien:
- Il faut aller chercher un médecin.
Pintard se récria:
- Un médecin pour une pareille fripouille?
- Voyons !... regardez-le 1
- Zc vous dis qu'il fait ça pour nous
ennouyer!
- Je Vous dis que non, moi!
- A votre aise 1 mais ze ne dépenserai
pas cent sous pour loui 1
Marcassin le regarda avec un air de
souverain mépris, puis:
- Comme vous voudrez !... je paierai
moi 1
�LE MARTYRE - DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
Et, se tournant vers Paolo:
- Va, petit!
VI
Encore un martyr
Paolo ne tarda pas à revenir avec un
doeteur; ce dernier, tout de suite, demanda:
- Pourquoi ne m'a-t-on pas fait appeler plus tôt? on aurait dû le faire.
Pintard resta un moment embarrassé;
pUIS, effrontément:
- Ça vient seulement de le prendre.
Le médecin examina le malade, puis
il dit :
- Vous m'étonnez!
L'Italien tressaillit!
- Pourquoi?
L'homme de la science devint sévère, il
regarda l'Italien dans les yeux:
- Cela m'étonne, monsieur, parce que
l'état de cet enfant est très grave.
- Pas possible!
- Oui 1. .. ct il me paraît être le résultat
d'une série de mauvais traitements.
M. Pintard n'était pas à son aise; il
paya de toupet.
- Si on peut dire 1. •. Ze souis la douceur même; demandez plutôt à ce petit !...
Le docteur fit à Pintard cette réponse
qui lui glaça le sang da,ns les veine~ :
- Je ne vous accusalS pas, monSIeur.
- Mais !...
~ Mais vous venez de vous accuser
vous-même.
- Ce n'est pas vrai.
- La justice appréciera.
Ce mot de justice fit tomber toute
l'assurance et aussi toute la morgue du
misérable Italien:
\
21
- Comment !... il est si malade qUf~
ça, le pauvre bambino? .. qu'on le soigne .. '
qu'on le sauve .. . qu'on Jl'épargne rien ...
oune enfant que z'aimais comme mon
propre fils.
Le docteur continuait à examiner La
Tringle, il aperçut bientôt la plaie de la
tête.
- Qu'est-ce que c'est que cela?
Pintard expliqua:
- C'est oune plaie... apparemment...
- Vous en êtes sûr L.. · railla le médecin.
- Ze le crois ...
- C'est heureux 1. .. Et... qui la lui a
faite, cette plaie?
- C'est loui, monsieur le docteur, c'est
loui, ze vous le zure 1. .. en tombant.
- En tombant, comment cela?
- Il zouait avec l'autre petit... ils
sont tombés tous les deux ... loui dessous ...
sour oune pierre!
- Ah !... c'est bien! j'accepte vos
explications jusqu'à preuve du contraire;
mais toutefois je vous dispense de les
?!$rémenter de serments que personne ici,
j'Imagine, ne vous demande ... Je n'ai pas
qualité pour enquêter.
. L'Italien était de plus en plus mal à l'aise :
il mesurait maintenant, l'étendue de SOl
responsabilité; il répéta:
- Qu'on le sauve 1. .. il faut qu'on le
sauve ... oune si brave enfant!
Le médecin haussa les épaules:
- Vous en parlez à votre aise, vous:
à présent qu'il est trop tarel.
Pintard, hypocritement, sc lamenta:
- Trop tard!... c'est épouvantable !. ..
oune si brave enfant 1. .. si zentil, si agréable, si aimé de tout le monde !.. . ze ne
m'en consolerai zamais ... zamais! ze Ile
le retire p'as !... C'est pour nous oune perie
�LE
MA~TYRE
DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
irréparable, n'est-ce pas Monsieur Marcassin?
Le lutteur parut sortir d!.un rêve,
il regarda le patron méchamment, et dit :
- Oui l. .. c'est une perte 1. .. une grande
perte; ne faites-vous que de vous en apercevoir?
.
Le brave garçon ne voulut pas devant le
médecin s'expliquer davantage, car il
se disait qu'en livrant son patron, il allait
se mêler lui-même à une mauvaise affaire,
mais il se réserva de lui dire, plus tard,
ce qu'il pensait de lui.
L~ médecin, debout, rédigeait une
ordonnance; il la tendit à Marcassin
qu'il pressentait meilleur que l'ignoble
Italien.
- Tenez !... voici; j'ai marqué làdessus une potion qu'il faudra administrer
au malade toutes les demi-heures, par
cuillerées à dessert.
Demain matin, si cet enfant es~ encore
de ce monde - ce dont je doute - faitesmoi prévenir, car alors, peut-être auronsnous chance de l'arracher à la mort. En
tout cas, donnez-lui tout ce qu'il vous
demandera, ne lui refusez rien; dans
l'état où il se trouve, il y attrait de la
cruauté à le faire .
. Paolo qui n'avait rien perdu des paroles
du docteur se précipita vers ce dernier:
- Oh! mon bon monsieur! ... je vous
en prie! ... sauvez-le!... c'est mon f.,'Tand !...
si vons saviez comme je l'aime !...
Le mé(iPcin sourit tristement:
- Je ferais tout ce qui dépendra de
moi, cher petit l. .. cela je te le promets.
Et il !'ortit, le front soucieux, fiévreux
et agité; le cœur envahi d'une pitié
immense.
- Encore des martyrs par là, mur·
mura-t-il, pauvres gosses J
. Pintard avait prudemment regargné
le cirque.
Marcassin, près de l'agonisant, songea1t.
VII
Les yeux qui se ferment
Marcassin, à présent, cOI].sidérait l'ordonnance d'un regard hébété; toutes ces
formules rédigées dans un style spécial
composées de produits aux noms rébar~
batifs, inconnus delui, ne lui inspiraient pas
confiance; il lui semblait que, lorsque l'on
en est réduit à faire prendre aux malades
de pareilles drogues, c'est qu'en réalité
leur cas est désespéré.
Enfin, il tendit la feuille à Paolo et,
fouillant dans la poche de son pantalon,
il en tira une pièce de cinq francs.
- Tiens! prends ça, et va chez le
pharmacien 1. .. tu sais ... place Beauvoisine ... il y en a un, en face du poste de
police.
L'enfant remercia, et courut chez le
commerçant de toute la vitesse de ses
petites jambes.
Comme l'apothicaire ne préparait pas
le remède assez vite, au gré de l'enfant,
il supplia:
•
- Vite monsieur? .. je vous prie.
- Tu es pressé, petit?
- Oh 1 oui 1 monsieur; c'est pour
mon grand qu'est bien malade.
- Qui ça, ton grand?
- La Tringle qui faisait l'Homme
serpent chez M. Pintard.
Le commerçant sourit et se hâta:
- Tiensl
- C'est combien, monsieur?
- Quinze sous, pour toi.
�LE - MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
Le bambin paya et partit; quelques
minutes après, il était ,de retour près de
La Tringle que Marcassin n'avait point
quitté.
Il déboucha la bouteille, mais, il ne
, possédait point de cuiller, force lui fut
donc de s'en passer, car, il ne voulait
point qu'on demandât rien à M. Pintard.
Marcassin souleva la tête du malade:
- Verse-lui en un peu dans la bouche!
Paolo s'exécuta avec d'infinies précautions; le lutteur reposa La Tringle dans
la couchette et l'enveloppa dans la couverture avec un grand soin.
- Pauvre gosse!
Ils restèrent ainsi, ensemble le
lutteur et l'enfant - jusqu'au soir, à
veiller le mourant, toutes les demi-heures,
ils lui faisaient prendre à peu près la
valeur d'une cuillerée à dessert de la
potion.
Vers huit heures, la bouteille étant vide,
La Tringle parut se ranimer un peu: la vie
se cramponnait à ce jeune corps ; la mort
faisait de laborieux efforts pour l'en
déloger et tout ~'être du. pauvre petit. en
était secoué, agité, palpItant: la resp1ration devenait moins sifflante; ses yeux
s'éclaircissaient un peu.
Qu'ils étaient tristes et beaux les yeux
de l'acrobate!
Qui dira jamais l'étrange éloquence du
regard. d'un mourant; qui peindra .sa
mystén euse profondeur? Ne semble-t-tl
pas, déjà, refl~ter les troublants horizons de l'au-dela !
Paolo était affaissé sur le tambour,
au chevet de LaTringlc, épiant, avec avidité le plus petit geste de ce dernier;
le premter regard, le premier mot du
malheureux furent pour l'enfant:
- Mon gosse! ...
23
Paolo fit à La Tringle un collier de ses
bras; puis, sur un ton désespéré:
-- Mon grand 1. .. mon grand!. .. j'veux
pas qu'tu· t'en ailles ... dis ... j'veux pas ...
qu'est-ce que je devi endrais sans toi? ..
L'acrobate eut un sourire navré;
- Ça dépend pas d'moi, tu sais 1. ..
Marcassin s'approcha à son tour :
- C'est pas tou ça, dit-il, il est huit
heures, faut que j'm'en aille, la représentation va commencer.
Il se pencha sur l'agonisant, et, pour
la première . fois, l'embrassa:
- Dors, petit !. .. je reviendrai.
Et, comme honteux de sa faiblesse, il
s'échappa sn courant dans la direction du
cirque, en essuyant une larme - b première de sa vie! - qui avait coulé jusque
dans S:J. moustache.
Paolo resta !:lcul auprès de son ami!
Ça va-t-y mieux, mon grand?
- Non!. ..
Le gamin se tut, il se courb~l ver;; la
terre, la tête dans ses lJ1ctins, le \ isage
inondé de larmes ...
- Mon Dieu 1... Mon Dieu!... que
j'suis malheureux!
La Tringle reprit :
- Te désole pas, va!
- Mon grand!... si tu sayais !...
- Oui! j'comprends! ça s'ra pas d ôle
pour toi, d'ê,.tr' tout seul, mais !... qué
qu'tu veux 1... puisqu'il le faut... Te
décourage pas ... toi ... t'auras des jours
meilleurs.
- Non 1... pas sans toi ! ...
- Tu dis ça... en ce moment... mais •• .
quand t'auras, plus tard, retrouvé ta
mère ... tu penseras p't'être plus à moi 1
-
�LE MARTYRE DE PAOLO, LE PEl1T ACROBATE
Paolo eut un sanglot déchirant:
- Oh!... dis 'pas ça! mon grand! dis
pas ça!
te mourant reprit:
- Et puis quoi î Quand tu pens'rais
plus à moi, qui qu'ça fait 1. ..
L'enfant lui ferma la banche avec un
baiser:
- Si tu savais 1... comme tu m'fais
d'la peine.
La Tringle eut un geste saccadé:
- T'as raison, aujourd'hui, j 'suis pas
bon 1. .. j'te fais de la .peine, mon gosse ...
c'est mal!
Mais, vois-tu ... quand on a, comme moi,
reçu de la vie qu'du malheur et des souffrances ... et bien ... ça vous rend injuste
quéqu'fois ... pardonne-moi 1. ..
***
Les deux enfants se serraient l'un contre
l'autre; toute leur vie, à cette heure, était
concentrée dans leurs yeux; ils ne pouvaient délier leurs regards. Ils se buvaient,
pour ainsi dire, sentant que bientôt ils
ne sc verraient plus.
Et ce muet désespoir était tragique,
infiniment.
... Tout à coup, Pintard parut, et
s'adressant à Paolo:
- Qu'est-ce que tau fais là, toi encore?
- ~'fais... monsieur... j'soign(' mon
grand, puisque vous l'faites pas!
- Veux-tau bien venir à la représentation, lazarone!
- ~lonsjeu: Pin.tard 1. .. P?~r une fois ...
je vous en pne, laISSeZ-mOl ICI!
- Ah ! tau crois que ze vais te nourrir
à rien faire, petite crapoulc 1
- Voyons 1. .. vous voyez bien qu'il
est malade, mon grand J
- Ça ne me regarde pas 1... allons...
viens!... et tout de souite !
Résolument, l'enfant répondit:
- J'irai pas 1. ...
L'Italien écuma.
- Quoi 1. .. tou veux faire la mauvaise
tête à présent... c'est oune comble!
- Non! je ne veux pas faire la mauvaise tête, seulement, ce soir, je n'laisserai
pas mon grand.
La Tringle, ému, se tourna vers l'enfant:
- Vas donc! pauvre petit 1. .. je mourrai bien tout seul, va 1. ..
- Non!
- Va 1. .. il te battrait.
- Non!
- Je t'en prie ... obéis!
- Non!
- Mon gosse 1... ne me fais pas de
.
r
pell1e
...
.:
Mais, la résolution de l'enfant était
inébranlable, une gran_de volonté se lisait
dans ses yeux.
-- Je reste r
Pintard, hors de lui, s'avança la main
levée:
- Ah ça ! petit entêté ... veux-tau Oune
fois ... deme fois? ...
- Non!
- Encore oune fois... veux-tou?
Mais, il n'acheva pas. La Tringle, aussi
pâle que le cadavre qu'il serait bientôt,
s'était levé.
Il était é,Prouvantable à voir, ce mort
qui marchaIt.
Il vint se placer devant Paolo et le
protégeant du prestige de sa faiblesse et
de son agonie.
- Tape pas... fit-il... j'te l'défends!
Paolo saisit la main du mourant et,
dévotement:
�LE MART YRE DE P40LO , LE PETIT ACRO BATE
..
- Mon grand 1... t'fais pas d'mal, j't'en
prie 1. .. j'ferai comme tu voudra s ...
Pintard , superst itieux, comme tous
les gens de sa race, avait reculé d'un pas,
il balbuti a, effrayé, plus qu'il ne le voulait
paraîtr e:
.
- Qu'est- ce qui te prend ... toi?
La Tringle, dans un geste impérie ux,
montra la porte à l'Italie n:
- Va-t-en 1 c'est assez d'un cadavr e 1. .•
Pintard , de nouvea u, recula, il était
mainte nant sur la première marche de
l'escab eau; La Tringle fit encore deux pas
vers son bourre au :
- Tu m'as tué 1... que te faut-il
encore? .. ,
L'Italie n était blême; il y avait tant
.d'auto rité dans cette voix qui, déjà,
n'aPl?a rlenait plus à la t erre, qu'il descendlt les deux autres marches.
L'acrob ate était arrivé mainte nant au
seuil de la roulotte , son regard tomba, une
fois encore, sur l'homme ; il répéta :
- Va-t-'e n 1. .. mais 1. .. va-t-en donc ...
Pintard crut voir dans cette apparit ion,
plus blanche et plus diapha ne qu'un
spectre , la redouta ble image de la vengeance, et comme la menace suprèm e
ùes châtim ents procha ins; il s'enfui t
épouva nté.
La Tringle épuisé par cet eHert s'appuy a
contre la cloi;;on.et appe~a Paolo qUl, tout
trembl ant, s étaIt réfugté au fond de la
roulott e:
- Mon gosse, viens là !. ..
L'enfan t, bouleversé, s'empre ssad'ac courir:
- Qui qu'tu veux, mon grand? ...
- Aide-moi à regagner le lit.
Paolo offrit son bras à l'acrob ate, et, à
petits pas, lentem ent, avec d'infini es
précautIOns, HIe reconduisit vers le grabat.
74.
Et, c'était beau, c'était sublim e de voir
cet enfant, qui soutena it le mouran t, avec
sollicitude.
Quand La Tringle se fut recouché, il dit:
- Cette fois 1... c'est fini; jamais je
ne verrai plus cet homme 1.., c'est une
consola tion!. .. Mais, toi tu l'verras encore 1
il te frapper a encore 1. .. si je n'avais pas
cette idée, je mourra is· san.s regret...
enfin ton martyr e ne durera pas tant que
le mien ... je l'espère du moins I ... car alors,
mieux vaudra it, pour toi, t'en aller aussi,
par de là le ciel bleu 1 Surtou t!", s'il te
réclame jamais le portrai t de ta mère ... ne
lui donne l?as 1... tu lui diras que c'est
moi qui l'al !. .. que je l'ai emport é dans
la terre ... il ne viendra pas l'y chercher,
sans doute!
L'enfan t supplia it:
- Assez 1 mon grand 1... Je t'en prie ..
tu me. fais tant souffrir.
- Pauvre gosse !... bientôt , tu ne
m'ente ndras plus! ça me semble si bon de
te parler encore 1... Je n'aurai connu
qu'une seule joie dans ma vie; c'est de
t'avoir aiIIlé ... mon gosse 1... aussi, je ne
regrett e pas les souffrances que j'ai enrlurées 1... c'est rien ça !... rien du tout !...
auprès de mon bOhheur... toi 1... c'est
tout ce que la terre m'a donné de joie
et de consolations ... Plus tard 1... quand
tu seras riche ... -quand t'rturas retrouv é
les tieJ?s ... ne m'oubl ie pas ... pense à mOl
quelquefois ... si tu veux 1... Dis-toi bien
qu'on pourra t'aimer autant que j't'ai
aimé ... peut-êt re!. .. mais plus, c'est pas
vrai !.. .
La Tringle retomb a sut le grabat, les
yeux, de nouvea u, voilés, la respira tion
. bruyan te, sifflante, et saccadée. - A
boire 1 fit-il.
Paolo se souvin t que le docteu r avait
4
�LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETI']} ACROBATE
Le cadavre, en attendant le transport
au cimetière, fut laissé dans la roulotte ;
Paolo, seul, le veilla.
Oh! cette veillée !...
Le petit, obstiné, malgré les pires memices, ne voulait point quitter le corps
de l'acrobate.
- Veux-tou venir oune fois, deux
fois? ... disait l'Italien furieux.
- Non 1...
- Encore oune fois ... veux-tou?
- Non 1 non 1 rép'liquait l'enfant .. .
j'veux pas... tant qU'lI sera là ... Après .. .
si vous voulez... tout ce que vous voudrez 1. .. mais je l'quitterai pas.
La main levée, l'Italien avait marché
sur Paolo, prêt à frapper, mais, soudain,
• il s'était reculé, blême, tremblant à son
tour...
,
,
Il avait cru voir remuer le cadavre, et
s'était enfui, terrifié, renonçant à ramener
son pensionnaire au cirque.
- Oh! cette veillée!...
Il aurait voulu, le cher petit, qu'elle
durât éternellement.
La pensée que le lendemain on· lui 'enlèverait son grand l'affolait.
Au moins, il l'avait encore près de
lui 1 Il pouvait l'embrasser, lui donner les
plus doux noms; mais après?.; que lui
resterait -il? ...
Il ne pouvait croire à son malheur, il
s'imaginait parfois que tout cela n'était
qu'un vûain rêve, que, tout à l'heure La
Tringle allait s'éveiller en lui disaht
comme toujours, sur un ton chantant:
- Bonjour, 111011 gosse!
Mais l'acrobate restait obstinément
immobile, grandi, superbe,'imposant, dans
la majesté de la mort.
Les tendres appels, les caresses, les
supplications de son petit ne le réveillaient
dit de ne rien lui refuser, il lui tendit ce '
qu'il lui demandait:
.
-.: Tiens, mon grand ... , bois lentement ...
pour' pas te faire de mal.
L'acrobate but tout d'un trait et poussa
un soupir de satisfaction.
- Merci 1
Il ne bougea plus; dès lors, ses lèvres,
seulement s'agitèrent, ses yeux, une dernière fois se tournèrent vers Paolo:
.- Mon gosse 1. .. murmura-t-il.
Ce fut tout 1 Sa petite âme s'envola
dans la nuit profonde, dans la nuit immuable de la mort; et Paolo, éperdu, ne
serra plus, dans ses bras, qu'un cadavre.
VIII
La veillée
Le docteur qui avait soigné La Tringle
-- oh! si peu! - ayant fait un raJ?port
au parquet, le médecin de l'état-ciVlI fut
commis pour examiner le cadavre.
/ On fit· une courte enquête, 'mais on ne
p,lt réunir, contre Pintard, aucune preuve
sérieuse:
Marcassin ct Torquemada avaient jugé
prudent de se taire pour né pas être
mêlés à UJ1f mauvaise affaire; quant à
Paolo, tout a sa douleur et, en outre, terrorisé \ par le féroce Italien, il ' n'avait
rien voulu' dire, ne répondant que par
monosyllabes aux questions qu'on lui
posait, ne voyant qu'une chose : le corps
l11:1nill1é de son ({ grand »,
On ne fit même pas l'autopsie, on
délivra le permis d'inhumer après quelques
formalités insignifiantes.
Cela com~te si peu, dans le monde, la
vic d'un petIt gars qui n'avait pas de nom!
..
�LE MART YRE DE PAOLO , LE PETIT ACRO BATE
point, ses yeux ~'étaient à jamais fermés
sous le baiser perfide de la camard e; son
âme était partie, là-bas.. . là-bas. .. de
l'autre côté du zénifu.
Quand Paolo compri t que tout était
fini, il lui sembla que lui aussi allait mourir; il en fnt presque heureux .
R ejoindr e son grand! N'est-ce pas
pour lui le bonheu rsnprêm e? .. _
Mais la mort, capricieuse, était sourde,
à sa voix ; elle ne répond jamais aux désespérés gui l'appel lent: la mort est une
coqu ette, elle sc fait désirer 1
Il sembla it au petit que quelqu e chose
s'ét.:tit brisé en lui; les choses n'avaie nt
pIns, pom lui, le même aspect ; il avait
la "ensati on cl'être plongé dans un autre
rnilicu; d~ subir un exil, dont bientôt il
s",ra'i t délivré.
1Tais les heurcs cruelles œùform.èment se
succédaient . La Tringle ne bougea it.pas';
ses yeux, plus profond ément, s'enfonçaient. clans lcm orbite, ses joues, plus
avan t, sc creusaient.
C'était fini, bien fini 1 jamais plus son
(\ grmld » ne sc lèverait de cette couche
où la. mort l'avait étendu ; jamais plus La
Tringle ne le c.aressc rait, ne le défendr ait.
C'était hien fini; il n'avait plus per5011nc pour l'aimer.
Paolo avait peur 'majnte nant, tout
5enl dans cette rOlllott e.
Il ava it pem dn jour qui, demain ,
immua blement; sc lèverai t; il avait
pem de l~ ~uit q~1Î se ~aisait, autour .ùe
lui, plus epmsse ; Il avmt pe'Ur de la VIe ;
il avait peur de la mort!
C"e cn.davre, il présent , l'épouvantait.
ùans son inquiét ante immob ilité et la
saillie étrange de ses membres grNCi>
sous la couver ture de laine.
Tl n'osait plus passer devant le corps,
parce que Ln. Tr inglp, :1.vr,r: ses yeux
éteints, demi-clos, sembl ait IG regarder
encOre.
Trois heures sonIl èr('nl (Ul'{ églises de
la ville; le silence rpligic-ll x qui planait
sur tout le Boulingrin l'nt, un mompnt ,
déchiré par la Val~e dé Faust, sifilée ù
pleines lèvres, par nn noctambule en
baUade.
Paolo se dit. :
- Voilà Marcassin qni rem! l
Il sc rappela it CJ.ue La Tringle , la veille
de sa mort, lui awnt dit :
- y aura personn e que t oi derrière
ma roulott e.
L'enfan t ne vOlllait pEls que cela fllt ;
comme le lutteur passai f· :\ portée dl' sa
voix, il l'appel a :
- :vrarcassi n !
L'homm e s'approcha :
- Qu'est-ce gue tu ven ' , pd ir ?
- Montez L ..
~ J'ai pas l't emps t .. . j ' \' ~is m ' CO ll·
cher.
- Ull e lll inult' .. . seulem ent!
l\Jarcas sin grimpa i ani bif'n que ma l
l'escab eau de trois marches qui meTla it
à la roulotL c; il jet a, sm If' COrp !i de L L
Tringle un regard évasif, puis:
- Dépêch e··t oi! qu(. qu'tn \l'llX,?
L' e~ant C'xpliqu a :
- C est demaill qu'on l'entc-rr .
- Oui, après?
- J'vol1 clrn.i s pa'; Iju 'i s't'TI aille il) It
seul...
- Où ça?
- Au cimelière.
- Ah L.. Eh l)ien 1 t Il l 'y (:ond1\i. r a'~ .
- Ça s'ra tri st e !
- Bien sûr !
- J'aurais pas vonln être ,011 t seul ;\
suivre mon grand.
1
�28
LE MART YRE DE PAOLO , LE PETIT ACRO BATE
- Pourquoi?
- Il était si bon 1
- C'est vrai 1
- Alors j'aurais voulu que ... vous y
veniez aussi, vous, Marcass n.
- Moi! t'es fou!
- Non! il vous aimait tant!
- Tu crois?
- Oh! oui!
- Ça m'fait plaisir, c'que tu m'dis là,
. '
mais, j'irai pas '!
_- Je vous en prie ...
- Non!
- Pourquoi?
- Parce que ça m'emb ête!
Paolo supplia :
- Oh ! dites pas ça 1 mon grand aurait
été si heureu x!
- Peut-êt re, mais mainte nant, qu'est-ce
que tu veux qu'ça lui fasse?
-- Faites-le pour moi.
- Ça ne le ressuscitera pas!
- C'est si triste, pourta nt de s'en
aller comme ça, sans personne,..
- Allons! tu m'emb êtes; j'aurais pas
demandé mieux que de lui rendre service ;
mais ça, c'cst pas un service !
-- C'est mieux qu'un service.
- Tu trouves? ...
- Oui ... c'est lm devoir!
Marcassin réfléchit, puis:
-- Non! décidément, j'irai pas! qu'estce que tu veux ... ça lui rendrai t pas la
vie.
L'enfan t pleura, il leva vers l'homme ses
petits hms, dans une attitud e de prière:
- Accordez··moi ça et, je vous le jure,
j'vous demanderai plus rien 1. ..
MarcOissin haussa les épaules, et répéta :
- J'irai pas ... j'irai pas ... Tu m'embêles à la fm 1.. .
Et il s'en alla.
Quand Paolo fut seul, il se sentit plus
triste encore, le iutteur lui sembla moins
bon, il regrett a de l'avoir supplié; et se
tourna nt vers le mort, il dit, des larmes
plein les yeux:
- T'avais raison, mon grand !... t'auras qu'moi !
,
IX
Le dernie r devoir
Paolo demeur a auprès de son ami tout
le restant de la nuit.
Assis sur le tambou r à la tête du lit,
il tenait, dans ses petites mains, les doigts
glacés du mort; s'imagi nant, dans sa
naïveté, qu'il parvien drait peut-êt re ainsi
à les réchauffer.
Ses ,terreurs s'étaien t dissipées.
Une seule chose, à présent, lui apparaissait dans toute son horreu r: dans quelques
heures on viendra it lui voler ce cadavr e
pour le porter en terre. Pourquoi, au
fond, ne le lui laissait-on pas? Il aurait, avec une jOle triste, passé
tout le restant de sa vie auprès de ce
corps inerte, à lui causer de ses chagrins, de
ses espoirs ct de ses déceptions.
Et cela lui aurait semblé doux, crudlement.
Ah! que les hommes étaient donc
méchants 1
Pourquoi, par un raffinement de cruauté
lui prenaient-ils le seul être au monde qui
l'eût aimé?
Pourquoi ne le laissaient-ils pas, pieusement fidèle à cet amour sublime, veiller
éternellem~nt la ~épouille de son grand?
PourquOl? ... pUIsque cela ne coûtera it
rien à personne? ... pas même un morceau
de pain pour le mort 1...
�LE MART YRE DE PAOLO , LE PFTIT ACRO BATE
29
de n'pas m'faire de peine ... et v'là que
depuis deux jours, tu fais qu'ça .. Voyon s!
si tu voulais t'réveiller ... on pourra it s'en
Il ignorait, le pauvre petit, cette retourn er ... On irait partou
t ... partou t...
maxime de l'Ecritu re: « Tu' es poussière on chercherait ma
p'tite mère... on la
et tu retourn eras à la poussière!»
.trouve rait un d'ces. jours, pas vrai? ...
Il ne savait pas que, lorsque la vie est tu verrais comme
a t'aimer ait bien aussi,
retirée, les chaIrs se décomposent, les os, elle!... et papa!.. . papa,
comme de très vieilles pierres, s'effrit ent! ter des beaux habits j'y dirai., d't'ach eIl croyait seulement que son Grand ne enfants des riches 1... comme en ont les
serait- plus qu'une chose inanim ée; une deux, un grand lit. on aurait, pour ,.ous
un lit comme celui
chose qui ne manger ait plus, qui ne souffri- de la dame!. .. qui.. sentira
it bon!. .. on
rait plus, qu'on ne pourra it plus battre!
serait dans une belle chambre ... où qu'y
Oh 1 si on la lui avait laissée, cette aurait du feu ... tu t'rappe
lles? .. chez la
chose! que 'de sollicitude, que de pielL'C dame? ... y en avait!.
.. Papa!. .. y nous
amour il aurait 'eus pour elle!
achèter ait tout ce qu'on
Mais non! bientôt, des hommes vien- belle roulotte, peinte en voudra it 1. .. une
draient qui l'enfermeraient dans une barre rouge!. .. Ça t'dit vert... avec une
rien? ... alors, on
boite pour que personne ne puisse plus pourra it rester à la maison
, à s'chauffer. ..
jamais la voir.
on aurait des joujoux... (l es beaux! .. ,
Et ses yeux ne pouvai ent se détache r tu verrais ...
du cadavre, il lui parlait, à mi-voi x:
- Mon grand L.. pourquoi qu't'es
Pourquoi qu'ton nez il est plus grand
comme ça?.. Dis? .. Pourqu oi qu'tu qu'hier? pourqnoi qu'tu
s toujours
.
j
,
remues :pl us... pourquoI qu tu m causes du même côté?: .. T'a., regarde
peur qu'il entre,
plus ... dis? .. Tu m'aime s plus, alors? ... M. Pintard ? ... Y viendra
pas ... dors tranTu reconnais pas ton gosse? ... Tu sais, ton quille ... depuis qu'tu
... il est pas
gosse .qui t'aim~it tant ... q,:i s'est en ,allé, v'nu l... Pourquoi qu'tasdors
un SOlr, avec tOl, dans la neIge ... Tu t rap- Autrefois... tu m'réch toujour s froid? .. ,
!... mainte pelles de c'soir-Ià? .;. fa~sait froid... p.as nant... c'est moi quiauffais
t'réchauffe... ct
vrai? ... Comme tu m as fmt peur cette fOIS- encore !... j'peux pas !. .. j'suis
bon à rien.,
là ... t'étais pâle comme aujourd 'hui ... plus tu vois? .. .
pâle encore!. .. ct pourtan t... .après .. .
...
tu m'as recausé ... tu t'es remis debout ... tu
*
*
m'as ranimé !... Tu t'rappelles, la dame? ...
Toute la nuit, il parla ainsi, inquiet
elle nous en avait donné des bonnes et désolé de ne pouvoir obtenir
de réponse.
choses l... Veux-tu qu'Jail le la chercher
Au matin seulement, sur son tambou r, il
la dame? ... peut-êt re qu'a. nous e~ donne- s'endormit, la tête posée près
de celle de
rait encore? ... Voyons ... SOIS pas muchant ... son grand.
cause-moi 1. .• Tu veux pas? C'est-i qu'tu
Il fut réveillé vers neuf heures, par
m'aimerais moins?,.. pourta nt 1... tu des inconnus, tout de noir
habillés
m'avai.s bien p'romis d'm'aim er touiour s !...
L'un d'eux lui dit brutalc me qMT " .
**...
•
•
•
•
•
•
•
•
.
• •
"
Il
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t...:...:..y
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"
1. ,
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. • /, ...T
�l.E MART YRE DE PAOLO, LE PETIT ACRO BATB
3°
~ Ote':toi de là, petit! /
Il s'ôta, docilement, se deman dant avec
angoisse; ce\ que voulaient ces hommes.
Il les vit se pencher sur La Tringle ; il se
1•
rapprocl).a, anxieu x:
- Qu'est-ce que vous lm voul~z, à ,
mon grand? ..
Les deux hommes sourirent, Paolo
repri~ :
- . Voyons !... laissez-le dormir ... y fait
pas d'malI . ..
C'ést alors seulement qu'il aperçu t la
boîte dont La Tringle avait parlé; la
boite, du fond de laquelle il pourra it
faire la nique aux gendarmes, 'e t se moquer
de leur ch peau! Elle n'était pas belle,
la boîte, ni grande !
Il protest a:
- Dites, messieurs? ..
- Quoi?
- Vous aller mettre mon grand là
dedans?
L'tm des croque-morts répond it:
' - Oui !... pourquoi ça, petit?
-- Parce qu'il ne pourra même pas
se remuer.
Ils sourirqp.i, les \ hommes, puis ils
empoignèrent le mort.
Paolo, tout en larmes supplia :
.- Je vous en prie, mes bons messieurs!
laissez-le-moi encore.
.
-- Ça s'peut pas!...
- Pourqu oi que ça s'peut pas?
- Parce qu'il est mort?
- Qui qu'ça fait 1. .. j'l'aura i toujour s
avec moi ... y gênera personn e.
Voyant l'inutili té de ses prières, il
se précipita sur le corps que les hommes
venaient <te déposer dans le cercueil. Il
serra contre ses lèvres la tête inerte de
La Tringle qu'il avait saisie dans ses-
mains.
1
- Mon grand! ... mon grand l... tu
vois ... si tu t'réveilles pas... y vont t'em~
nlener l... et'j'te verrai plus ... voyons 1. .•
fais pas l'entêté ... lève-toi ... viens L .. on
s'en ira de chez Pintard !... tu fras plus
l'homme-serpent ... on ira chez ma lnère.;,
Tu sais? .. ma mère.:. toi qu'en as jamais
eue ... ça fra comme si t'en avais une!. ..
Les croque-morts ne sont pas tendre s;
cependant, tant de douleur naïve et de
confiance les émut, l'un d'eux ëcarta
l'enfan t, sans brutali té.
- Voyons, sois raisonnable, mon Petit,
il fauf- que nous l'emportions... mais,
tu le reverras.
- Où ca?
- Plus tard!
Paolo secoua la tête:
- Non 1... j'vous crois pas... c'que
vous m'dites là, c'est pour me consoler ...
je le revelTai jamais ...
- Si! si 1... ,
Tout en causan t, ils avaien t cloué le
cercueil; Paolo éclata en sanglo ts'
- C'est fmi ... 1).ni 1... je r'verrai plus
mon grand 1. ..
Le corbillard attenda it près du cirque
un pauvre vieux corbillard aussi misérable
que le mort. On glissa la bière sur les
rouleaux, puis, on releva le pannea u.
Il n'y avait personne dans les environ s;
le Boulingrin dormai t encore ; une boutique de mru;chand de pain d'épices, seule~
ment, était ouverte. Les étuis dorés des
nonnet tes riaient au soleil levant parmi
des monceaux de pavés de pain d'épices
et de rectangles de nougat.
Point de clergé, point <;le cloix, personne; La Tringle, quoi 1. ..
Le corbillard s'ébran la, cont01nl1a la
place, passa devant le bureau des tram~
ways et monta la rampe Saint-Hilaire
�LE MART YRE DE PAOLO, LE PEnT ACRO BATE
11
pour prendre, ensuite, l'avenu e du cime- inonder de sa lumière
tière Monumental et se rendre au ci~e llant; il s'étonn a de le paysage environ
tière du Nbrd, voisin de son confrère paysage avait un aspectconst.ater que c·
riant; il fut surélégan t!
,
pns d'enten dre, comme chaque soir, les
Paolo, tête baissée, suivai~. Ses yeux orgues qes loges Ïoraine
s moudre
ne pouvai ent se détache r de la terre dans des airs à la mode
laquelle, tout à l'heure on enfouirait son affligé d'enten dre ... des airs gais l Il fut
grand, comme on enfouit un chien sans nettoya nt ses lampesMarcassin siffler, en
, l'éternelle 1-'aIse de
maître.
Fa'ust.
C~el1dant, un bruit de pas, à côté de
Conun ent! La Tringle était parti ct
lui, lui fit relever la tête:
rien sur la terre, ne paraiss ait s'en a.perMarcassin, à sa gauche, suivait la cevoir; il Y avait,
comme autrefois,
dépouille de l'acrobate.
.
des rires, des chansons, de l'allégresse et
Une grande émotion s'empa ra de des fleurs? ...
l'enfan t; il lui sembla que tout son cœur
Contra int par les taloches, 11 dut revenait de fondre et s'en allait en larmes prendre ses exercic
es au cirque Pintard .
par ses yeux.
De nouveau, il fit le jockey &"Epsom.
Il s'appro cha du lutteur , et posa sur le Fil de la mort et cent
autres pitreries.
lui son regard d'une éloquence surhuIl dut, pour faire rire les spectat eurs,
maine, son regard fidèle et doux, plus donner la réplique au patron
et faire de:,
clair qu'un rayon de lune, plus beau qu une nielles à Torque mada.
aurore . et prenan t dans l'une de ses petites
Qu~nd, par
mains d'enfan t le bout des doigts velus ga~alent, quandhasard, les larmes le
des sanglots s'éehapdu lutteur :
paJent de sa gorge avec des intonat ions
- Oh merci! ... merci!. .. fit-il.
déchirantes, infimm ent douloureuses, le
Peu après, l<t terr\e sc refermait sur le public, jnconscient, riait
aux éclats .
• corps de La Tringle - ct sur le cœur de
On applaudissait à tout rompre ; 011
Paolo.
le trouva it vraime nt drôle ce petit 1
Eh! mon Dieu, oui !. .. c'etait risible
Il faisait beau ce jour-là !
pour les indifférents, "Pour ceux qui ne
savaien t pas 1 C'était risible de voir cc
visage d'enfan t tout enfariné, grotesque.
:x
la bouche à dessein fendue jusqù'a ux
oreilles ; les yeux largement, ridiculement
Détresse
(
arqués, et qui pleurai t comme une personne véritab le!
Paolo s'éioml a en consta tant que rien
Que c'était
ces larm€s qUI, en
n'était changé dans le monde ; et qu'il y glissant sur lesdrôle,
joues
plâtrées, laissaient
avait encore dans la. rue des gens qui de petits sillons capricie
ux 1
souriaient-.
.
.
.
.
, . .
. .
Ils' ne savaien t donc pas, ceux-là?
.
'foutes ses heures de liberté, Paolo
Il s'étonn a de voir le soleil, facétieux, allait les passer dans
le cimetière du
~
�32
LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
Nord, sur la tombe de son grand; penché
vers la terre, tendrement, il lui causait,
étonné qu'aucune voix ne lui répondit.
Il regardait le sol obstinément avec
d'étranges pensées, de furiel,lX désir,,;
il aurait voulu qu'on le laissât gratter la
terre de ses petites mains pour aller jusqu'à son amI, et le revoir encore.
Celui lui paraissait étrangement cruel
de penser que La Tringle était là, à quelques mètres seulement et qu'il ne pouvait
pas, comme autrefois, le presser contre
lui.
Il se jetait à genoux sur la tombe, se
courbant sur le sol, qu'il embrassait furieusement, car il lui semblait que quelque chose de l'ac.;robate y était attaché ;
il prêtait l'oreiJe, attentif, attendant il
ne sava t quoi!
Mais, la tombe gardait jalousement
sa proie, elle restait silencieuse, effroyablement; et Paolo s'en retournait, emportant un peu de la terre dans ses mains;
il rentrait dans la roulotte, indifférent
aux rebuffades, superbe de mépris pour
les coups; il refermait la porte, soigneusement, pour mieux vivre son rève.
Dans l'atmosphère que son ami avait. si
longtemps respirée, il sc sentait plus
près de lui encore; s'attendant à le
voir entrer avec son visage maigre, souffreteux, mais riant quand même 1
Il se confinait, de préférence, dans les
coins où La Tringle s'etait tenu le plus fréquemment; il posait sa tête sur le grabat,
à la place où son grand avait posé la
sienne; il lui parlait, sourdement, sur
un ton mystérieux.
- Mon grand? .. est-u là? .. . pourquoi
qu't.u m'laisses tout seul? pourquoi qu'tu
r'viens pas... tu vois, pourtant, combien
j'suis malheureux l...
Et, en effet, il était malheureux sou.verainement, le pauvre petit. Sa détresse
était sans bornes; la vie lui semblait un
fardeau bien lourd à porter.
La nuit, surtout, son chagrin prenait
plus d'ampleur; ses regrets, plus de vastitude. Quand il s'éveillait, il était tout
étonné de se trouver seul sur le grabat, que
l'autre avait toujours partagé avec lui.
Alors! la réalité l'empoignait de nou,veau; il se dressait sur ses poignets, les
yeux humides de larmes, et promenait son
regard autour de la roulotte.
A ses pieds, il voyait le tambour sur
lequel son grand tant de fois s'était assis;
sur lequel, lui-même, l'avait veillé.
Il se rappelait leurs conversations,
leurs projets: la roulotte peinte en vert
qui s'en irait par les chemms de France!
. .
. . .
..
..
. .
La visite du laitier Réthelle, tous les
matins, l'arrachait-il pour un instant à son
obsession douloureuse. Il parlait de la
Tringle avec Rhételle, et cela lui faisait
du bien r
. Marcassin avait pour l'enfant quelques
attentions, il suppléait par des reliefs de
viande ou de charcutene à l'insuffisance
de la nourriture offerte par M. Pintard qui
était, invariablement, composé de pain
sec et d'eau saumâtre.
Mais, rien ne rattachait plus Paolo à la
vie, que le souvenir de son ami. Il pensait
moins souvent à sa mère, parce qu'il se
disait que son grand ne serait plus là, maintenant, pour partager son bonheur.
Il n'enviait plus le sort des enfants
riches qu'il voyait passer, souriants et
heureux, Dien vêtus, choyés, chaudement
engoncés dans des cols de fourrure.
Tout cela ne valait pas son grand 1
�LE MART YRE DE PAOLO , LE PETIT ACIWB ATE
XI
La débâcl e
La débâcle allait s'accen tuant au cirque
Pintard .
La mort de La Tringle avait jeté un
nouveau vide dans la troupe déjà fort
réduite.
Il n'était plus possible, à présent, de
donner une pantomine.
Le public, fatigué de toujours voir les
mêmes têtes, ne venait plus chez Pintard .
Les parades les plus savantes, les lazzis
les plus drôles de l'ingénieux. Marcassin
restaient sans résulta t appréCIable.
Les passants, amusés, s'arrêta ient un
moment, souriaient.... et s'en allaient
ailleurs porter leur argent. Les initiés
prétendaIent que ce qu'il y avait de
-~illeur 'chez Pintard , c'était ce qu'on
eiitendait à l'extérieur.
M. Torque mada parlait de s'en aller,
afin de reeonstituer ailleurs son numéro
spnsationnel du Sorcier Blanc de la Forêt.
Noire.
Marcassin ne disait rien, mais ses allures
n'étaie nt pas naturel les; on sentait qu'il
médita it quelque <.:hose.
Il n'allait ,p.us se vautrer dans les cabarets, on ne) entend ait plus siffler la Valse
de Faust.
Il rôdait des heures entières aux alentour .de la roulotte des IP.intard, dispaparaissant comme par enchantement ,
sit.ôt qu'il aperçcvait la'. silhouette. de
l'Italien ou le profil étrOIt de sa digne
,
.
épo use. .
Pintard s'était, de nouveau, ltvré a des
voies de fait sur l'infortuné Paolo, qu'il
33
avait, en l'absence du lutteur , à moitié
assommé! .
Le laitier Rhételle avait trouvé un
matin, le petit évanoui sur son grabat et
s'était empressé d'avert ir la police. Une
enquête était ouverte.
Pintard avait été mis en présence de
l'enfant, ce qui avait donné lieu à une confrontation des plus émouvantes.
Paolo, se sentan t soutenu, avait raconté
la vérité: le martyr e douloureux de La
Tringle, et le sien propre. Il avait raconté au
juge l'histoire de sa naissance, telle qu'il
la tenait de son aîné.
Pintard , se voyant perdu, avait exhibé
ses papiers, cherchant à prouve r l'inanit é
et le mensonge de Paolo.
- Ne croyez point ce qu'il vous dit,
monsieur le zouze 1... c'est oune petite
misérable!. .. oune crapoule que zereni e
pour mon fils, bien qu'il le soit pour notre
malheur. .. car il l'est, monsieur le zuze,
ze le zure sour la Boune Mère!
- C'est bon 1. .. c'est bon !.. . nous ne
vous demandons pas ce que vous pensez
de cet enfant.
- Cet enfant... c'est oune enfant sans
cœur, sans entrailles ... vous 1?0uvez m'en
croire, monsieur le zuze !... il fait notre
désespoir; il a fait mourir de chagrin sa
mère naturelle.
Et M. Pintard , affolé, exhibait des contrats de mariage, des actes de baptêm e,
de décès, des livrets de famille.
- Vous le voyez, monsieur Je zuzc,
je ne crains rien .. . ze souis oune honnête
homme ... Je souis marié en secondes noces
avec Nita, c'est vrai 1. .. mais ce n'est pas
un crime. Cette petite crapoule il a toué
ma première femme! Tenez, monsieur le
zuze, voilà son acte de naissance.
Et, triomp hant, l'Italie n avait rcmi5 sur
�LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
34
le bureau dn « zuze» un papier sur lequel
il était écrit que le 12 novembre 18 ... était
né, du sexe masculin, un enfant qui avait
reçu les noms de Paolo-Luigr-Mario' et qui
était le fils de Pintardini Emilio-Vincente
et de Tosti Maria-Mathilde.
Toutefois, le juge n'avait pas paru très
convaincu, le Paolo à lui présenté ne
lui paraissait pas avoir l'âge porté sur
l'acte de naissance, et il avait invité Pintardini à se tenir à la disposition de la
ius~ice.
L'Italien était rentré chez lui en proie
à une extrême agitation; décidément,
les choses. se gâtaient; il ne redoutait rien
taht que l'immixtion de la justicè dans
ses affaires; car il avait sur la co~ience
plusie,urs peccadilles qu'il préférait tenir
_ cachées.
Il lui en avait coùté, tout d'abord,
d'avouer que Pintard n'était que le diminutif de son nom et qu'en réalité il était
Italien et s'appelait Pintardini ; car il se disait que si la justice française se renseignait
près de celle de son pays d'origine, elle
serait tout de suite édifiée et n'hésiterait
pas une minute à le mettre en état d'arrestation, alors ce serait pour lui l'irréparable catastrophe. Aussi en entrant dans
sa rouloUe" le soir, il dit à sa femme:
- Nous ne zouerons pas cc soir.
La mégère le regarda, surprise, pressentant quelque catastrophe:
- Pourquoi?
- Il faut partir.
- Tout de suite?
- Dès cette nouit 1
- C'est si grave que ça?
- Oui!
Il passa la main sur son front eomme
pour en chasser d'obsédantes pensées,
puis:
- Viens avec moi, nous allons aller à
la gare pour savoir l'heure des trains' en
rentrant nous ferons un paquet de ce 'que
nous avons de plus précieux.
. Pe~d~nt 'qu"ils' se' di~'ig~nt' ve~s ia gare
de la rue Verte, voyons ce qui se passe
dans leur roulotte.
XII
« Ze souis l'ouiné!»
A peine les Pintard avaient-ils disparu. dans ~a nuit! qu'un ho~e qui s~
tenaIt depms plusleurs heures, munobile
sous l'un des chariots voisins, se leva. '
Il était grand, fort, bien découplé 1
sa silhouette épaisse se détachait, imposante, sous le clair de lune.
Il promena ses regards autour de lui
avec méfiance.
~ersonne dans ce coin désert ne passait ;
malS, à quelques pas de là, une foule
bruyante s'agItait, s'arrêtant pour écouter
les calembours des bdnimenteurs et le:
facéties des pitres qui font la parade.
Le sifflet des manèges à vapeur déchirait l'air; les orgues, qui" jouaient tous
ensemble, des airs di'fférents, fonnaient
une cacophonie étourdissante, dont se
trouvaient .offensées les oreilles res moins
musicales.
Mais l'attention de l'homme était COllcentrée sur tout autre chose, il paraissait ne rien entendre de ce qui se passait
à quelques mètres de lui.
Après avoir écouté pendant un instant
satisfait sans doute, et rassuré, son vjsag~
se détendit.
- Ça va 1 fit-il.
�LE MARTYRE DE P;j.OLO, LE PETIT ACROpATE
Il marchà droit à la roulotte occupée
par les Italiens et, ayant gravi l'escalier,
tenta d'y pénétrer.
La porte était fermée, mais l'homme
avait, sans aucun doute, prévu cet obstacle
car il tira de , la profondeur d'une
des poches de son pantalon, un outil à
l'aide duquel il fit de fortes pesées.
La serrure fi'était pas trop résistante,
elle ne tarda pas à céder et bientôt l'in~
connu fut dans la place.
.
Il referma la porte soigneusement et
ayant pris d~ns uue autr~ poc~1e une 12etite
lampe électnque portatIve, Il se lmt en
devoir d'en promener la lueur autour de
lui.
'
Après cette courte inspection générale,
il se précipita vers la commode que nous
connaissons bien et dans laquelle, un soir,
le bon La Tringle était venu chercher
le médaillon de son cher Paolo.
Moins méticuleux - et plus pressé
sans doute! - que l'acrobate, l'homme
pour simplifier sa tâche, vida sucessivement les trois tiroirs sur le parquet.
Son désappointement . fut grand de
n'y pas découvrir ce qu'il cherchait.
- Ah, ça! dit-il, où donc cet animal
de M. Macaroni a-t-il été cacher son
argent?
Il àllait poursuivre ses recherches lorsqu'un bruit de pas lui fit relever la tête.
Il prêta l'oreille et p~rut vivement
inquiet, car les pas semblment se rapprocher toujours.
_ Est-ce qu'ils reviendraient déjà?
murmura-t-il, un peu pâle.
Ayant constaté que quelqu'un se dliigeait vraisem.blablcment vers.lél; roulotte,
il se retira dans le fond et se dIssImula derrière les rideaux du lit.
Il était te}l1ps, un jeune homme de
35
vingt-cinq ans environ venait, d'un seul
bond, de sauter les trois marches et se
tenait sur le seuil de la voiture, Îlnmobile, hésitant; il demanda, d'une voix un
peu tremblante, et mal assurée:
- Est-ce qu'il y a quelqu'un?
Bien entendu, le premier visiteur sc
garda bien de répondre; le second reprit,
se parlant à lui-même: ' _
- C'est épatant ça! la porte est
ouverte!
~l tira, également, une petit.:! lampe
ùe sa poche et examina les lieux; à
l'aspect du contenu des tiroirs, épal~s sur le
pl<:tncher, il ne put retenuir un cri de surpnse:
- Tiens!... est-cc que j'aurais été
précédé? ...
Le rideau, dans le fond, s'~tant agité,
il alla droit vers lui, résolument et l'~carta ;
deux exclamations partirent en même
t emps :
- Marcassin!
- Torquemada!
Le lutteur" le premier, prit la parole,
après s'être entièrement démasqué:
- Qu'est-ce que tu viens faire ici
toi, brigand? ...
Sans se laisser émouvoir, le «( brigand »
questionna à son tour:
- Et toi, canaille?
Marcassm expliqua très sériW5cmcnt :
- Tu vois!'" j'prends l'air!
Sur le même ton, enjoué et ' naturel,
Torquemada répondit:
.
- Comme c'est drôle !. .. moi a1.lsSJ. !
- Pas possible!
\
. - Tu vois! c'est possible.
- Ah 1... ça. m'fait plaisir de t'rencontrer.
Ils restèrent un moment 5ilcnciel1x et
gênés, ptlis le lutteur reprit:
�LE
~IARTYRE
DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
- Ecoute, Torquemada; c'est pas la
peine de faire du chiqué... J'suis venu
pour désargenter les Pintard ... toi aussi,
. pas vrai?
.
- C'est vrai 1
- Etant donné que je suis le premier
occupant, je pourrais, galamment, te
passer à la porte; je n'en ferai rien, car je
ne suis pas un égoïste 1
- Je le sais!
- Aussi 1 si tu veux, nous allons
ensemble; les parts seront moins grosses,
voilà tout 1 Ça te va?
Torquemada, joyeux, frappa dans la
main gue lui tendait le colosse.
- l;a m'va! tu es un copain!
Marcassin expliqua:
- Nous n'avons pas de temps à perdre,
les Pintard peuvent rentrer d'un moment à l.a}.ltre ; dépêchons-nous.
- C'est prudent!
- Aussi, pour aller plus vite en besogne
nous allons inspecter chacun de notre
côté,
- C'est ça même.
- Quel côté prends-tu?
- Ça m'est égaL
- Bon! moi a.ussi, prends à droite,
je prendrai à gauche,
- Bonne chance,
- Toi aussi 1
Ils sc mirent en devoir de tout bouleverser; meubles, vaisselles, cadres; au
bout de cinq minutes, ils n'avaient rien
trouvC-.
- Ça, c'est é-patant 1 fit Torquemada.
Marcassin réplIqua:
- Les crapules ! ... je les soupçonne
d'avoir fourré leur pognon dans quelque
cachette ..
- Je le crois également 1
- Il faut se hâter de trouverlacachette.
- C'est mon avis!
- Alors cherchons; sapons dans les
cloisons, et sondons le parquet .
- Oui! cherchons 1
L'un avec un marteau, l'autre avec des
tenailles, frappèrent quelques coups sur le
parquet, sans succès d'.ailleurs.
- Zut 1 fit le lutteur; ça 'serait pas
rigolo d'être venu pour rien?
- Surtout qu'on ne pourra plus recommencer.
- Pourquoi?
- Ils partent ce soir. '
- T'en es sûr?
- Oui 1 Je les ai entendus causer
de ça dans les écuries; c'est même pour
ça que j'ai précipité les événements!
- Moi, y a déjà pas mal de jours que
je voulais partir de chez ces crapules-là 1
- Oui, pour de la canaille, c'en est,
et de la fameuse!
- C'est pour ça que je me suis proposé de les soulager de leur argent.
- Moi aussi 1. .. ils n'auront que ce qu'ils
méritent, les misérables 1
- Si ç'avait été des honnêtes gens,
jamais je n'aurais fait ça.
- Moi non plus!
- Mais eux 1...
- Des crapules!
Satisfaits de s'être mis d'accord st\r ce
point important pour leur dignité ils
reprirent leur investigations. Après quelques nouvelles minutes de recherches
vaincs, Marcassin proposa:
- Si on regardait sous le lit?
- Ça c'est une idée 1
Ils dérangèrent la couche et « l'auscul.
tèrent» en tous sens.
De magot... 'point 1
Le désappomtement le plus complet se
peignit sul' le visage des deux compères.
�LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
Ils recommencèrent leurs sondages sans
plus de bonheur d'ailleurs.
- Où ont-ils pu cacher leur trésor 1
répéta avec ingmétude le Sorcier Blanc
de la Forêt-NOIre.
Dépité et furieux, Marcassin frappa un
grand coup du talon de ses galoches sur le
parquet de la roulotte.
.
Le lutteur resta un moment sans VOlX,
stupéfié, immobile!
Il lui avait semblé entendre un sofi
argentin, là, tout près ... sous lui!
Il recommença sa tentative, le même
son frappa son oreille - et ce son bien
connu, avait la douceur d'une musique 1
- Ah 1 ah 1 fit Marcassin.
- Oh 1oh ! ponctua Torquemada. Plus de doute: le magot était là !
Alors, furieusement, rapidement, pour
ne pas perdre de temps, ils soulevèrent
les planches.
BientÔt, leur visage s'éclaira, une grande
J016 se peignit sur leurs traits.
Ils venaient de découvrir deux sacs
de petites dimensions: l'un renfermait des
pièces d'or, l'autre de la menne monnaie
d'argent; à cÔté, gisait un portefeuille;
ils l'ouvrirent: une liasse de billets de
banque s'cn échappa.
.
Leur satisfaction ne connut plus de
bornes.
Marcassin, alors!... C'est la bonne
affaire 1
Plus prudent, Torquemada conseilla:
- Dis donc, Marca?
.
- Quoi?
- Je crois qu'il ser:ait prudent de déguerpir, qu'en penses-tu(
_ T'as raison, mon fi, caltons 1
Ils comblèrent leurs poches avec la
monnaie et ils gagnèrent la porte.
Ils ew:ent la précaution de la refermer.
37
- Ça vaut mieux!.. fit Torquemada
facétieux; on sait pas, des fois, ce qui peut
arriver 1
Et ils s'empressèrent de déguerpir.
Moins de dix minutes après leur départ
Pintardini - nous lui donnerons so~
véritable nom désormais - réapparut,
toujours escorté de sa fequne.
Il était presque joyeux, dans son malheur!
.
Les circonstances semblaient lui être
favorables; en effet, à trois héures cinq du
matin, passait, en gare de Rouen, un express
se dirigeant sur le Havre où devait 'avoir
lieu, le jour même, le départ du transatIanla Touraine pour l'Amérique.
Ainsi, dans moins de dix heures, il aurait
mit l'océan entre la justice française et lui!
Il pourrait se moquer de toutes les
enquêtes; et, à l'aide des quelques billets
de mille francs qu'il avait de cÔté, aller
par delà les mers, recommencer ses exploits.
-Quand il eut monté les trois marches de
l'escabeau 9,ui donnait accès à son intérieur, M. Pmtardini devint blême.
Il lui sembla qu'il venait de recevoir
un coup de massue sur la tête.
Sa femme était restée quelques pas plus
loin, il l'appela, d'une voix brisée :
- Nita!
EUe accourut:
- Eh bien?
II montra la porte que le vent, railleur
avait rouverte.
'
- C'est toi, Nita, qui as laissé cette
porte co m,me cela?
- Non ... tu le sais ... je l'avais fermée
'
fermée à double tour.
II faisait très noir clans la roulotte en
toute hâte, l'Italien frotta une allum~tte.
Aussitôt, le désordre de la voiture lui
apparut.
�LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
\
Dans son saisissement, il laissa choir
le tison; l'obscurité se fit plus profonde.
La femme avait le cœur chaviré; elle
s'impatienta:
.
- Allume la lampe, donc 1. .. allume !...
pourvu qu'ils n'aient pas trouvé notre
argent.
.
- Oui 1... toute notre fortoune! ...
Pintardini était si nerveux, ses mains
étaient si tremblantes, qu'il ne parvenait
pas à retro\lver la boîte qu'il avait, un
instant auparavant, posée sur un guéridon
voisin.
Leur cœur était en proie à des battements désordonnés; ils étaient bouleversés à la pensée que, peut-être, on avait
emporté leurs économies. Enfin, la femme,
plus maîtresse d'elle-même, parvint à
allumer la lampe placée sur la fausse cheminée ..
Tout de suite, l'Italien repoussa le lit
et se pencha sur la cachette.
La cachette était toujours là - la
couchette aussi! - mais l'argent n'y
était plus! ...
Il pâlit affreusement:
-- Ze souis rouiné !... Ze souis rouiné !
Il s'arrachait les cheveux de désespoir.
La ' femme, atterrée, s'était laisséo
tomber sur un fauteuil d'osier.
Ils criaient tous les trois: l'homme, la
femme et IG fauteuil!
C'était à fendre l'âme.
- Rouiné !... plous pouvre à présent
qu'ounG lazarone! gémissait Pintardini.
Ils' étaient tellement écrasés par ce coup
inattendu qu'ils restaient stupides, incapables ùe réagir, de prendre une décision.
L'Italien était le plus affecté.
Ouand il ouvrait la bouche, c'était
secletnent pour dire, sur un ton larmoyant:
- Ze souis, roui né 1. ..
Au bout d'une grande demi-heure de
prostration, la femme reprit, la première,
contact avec la réalité: elle demanda:
- Qu'est-ce que tu vas faire? .. C'est
bien de toujours dire: « Ze souis rouiné 1),
mais, ce n'est pas suffisant.
Il dit:
- Ze vais aller chez le zuze.
Elle se redressa, inquiète:
- Nous !... aller à la police ... _-\.h ça !...
tu perds donc la tête?
- Pourquoi?
- Ou tu rêves !...
- Pourquoi pas? pouisque nous sommes
les victimes d'oune cambrioleur!
- Voyons ... y songes-tu bien?
- Certainement, z'y songe!
- Sérieusement?
Elle se leva:
- En ce cas ... je te tire ma révérence.
- Hein? ... tou t'en vas, NHa?
- Je te crois!
- Où ça?
/
- N'importe où!
- Sans moi?
- Evidemment.
Il reprocha, piteux:
- En ce moment, quand ze n'ai plOUf>
un sou !...
- Ce n'est pas pour ça, dit"elle.
-.:.. C'est pourquoi, alors?
- Parce q~lC je n'ai pas envie de n)c
faire coffrer!
- Coffrer.. toi?
1
- Oui ... et toi aussi!
- Comment!... nous !... les volés? ...
Elle le regarda dans les yeux, durement:
- Voyons! ... es-tu devenu assez insensé
pour avoir oublié qu'une instruction est
ouverte contre nous; et qu'on n'attend
qu'un , prétexte pour nous arrêter?
�LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
39
Il baissa la tête:
Elle lui fit de la main un petit salut
-:- C'est vrai !... Ze l'avais oublié 1
narq.uois et disparut dans la nuit.
- Je m'en souviens, moi.
Pmtardini se laissa tomber parmi le
- Hélas 1. .. qu'allons-nous devenir?
linge, épars, la tête dans ses mains et
- Cherche 1... en tous cas nous ne reprit son refrain mélancolique: - Ze souis rouiné!. ..
pouvons rester ici; demain, nous serions
arrêtés.
'
Mais, i..aut à coup, il se redressa; il
- C'est vrai'!
venait de se rappeler que sa femme avait,
- Oue vas-tu faire?
_
sur elle, le porte-monnaie qui contenait
- .le ne sais pas.
la recette des trois derniers jours, il
Elle l'écrasa sous un regard de mépris.
- sortit en toute hâte et appela:
- Comment 1... toi 1... un homme!
- Nita 1. ..
tu ne sais pas ce que tu vas faire, en pareille
Anita, et pour cause, ne répondit point.
circonstance 1... c',st triste, tu sais 1... Elle était déjà loin; le dernier tramway
tu n'es vraiment pas fort!
circulaire l'emportait vers la gare du
- Ze cherche !...
du Nord, par laquelle elle se proposait de
gagner la Belgique,
- Eh bien !.... moi .. . j'ai trouvé!
- Ouoi?
Il jugea inutile de la poursuivIe; il la
- Je m'en vais... Quant à toi... savait trop rusée pour aller, bért~volearrange-toi!
'
ment, se jeter dans la gueule du loup.
Pintardini voyait fondre sur sa tête, à la
Alors, dans un besoin d'épanchement,
f();s, toutes les foudres du ciel, il supplia: et presque de protection, il se dirigea
- Ne t'en vas pas... ze t'en prie... vers la roulotte qu'occupaient, ordinaireze vais aviser ... tou vas voir.
ment, ses 'pensionnaires de maFquc. Il
- Aviser à quoi?
appela, plamtivement:
- A nous tirer d'affaire...
- Marcassin!
Elle gagna la porte.
Comme personne ne lui répondait il
- Aviser... toi?... tu n'en es pas pensa que le lutteur, suivant sa louable
capable.
. habitude, était parti s'enivrer de mauvais
- Si !...
vin dans les cabarets du boulveard.
- Nol'll .. . imbécile 1... tu ne sais que
En désespoir de cause, il appela le
torturer des enfants.
Sorcier Blanc.
H pâlit, car il eut conscience en cette
- , Torquemada!
minute que c'était le châtiment qui comMême silence.
mençait.
Il pensa:
Il tenta de reconquérir sa femme:
- Ils sont, sans doute, à m'attendre
Tou verras, Nlta, ze me dé- dans les écuries.
Il s'y rendit en tou~c hâte.
brouillerai...
Là aussi, l'obscurite régnait en maîElle était maintenant en bas de la
roulotte elle dit, sarcastique:
tresse; il alluma la lanterne et promena
_ AI~rs ... débrouille-toi tout seul!... ses regards autour de lui, espérant déc ouadieu, et bonne chance.
vrir le lutteur à ronfler dans une stalle,
�LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
comme cela lui arrivait fréquemment,
après ses soulographies.
Quand Marcassin, en effet, n'avait
plus assez d'énergie pour monter les trois
marches de sa roulotte, il allait s'étendre
sur hi. paille, où il demeurait sans mouvement jusqu'au lendemain.
La stupeur cloua Pintardinhur place.
Le cheval piard et le mulet avaient .disparu. Il ne restait que la rossinante qui,
tranquillement, tirait du râtelier un
vieux reste de paille d'avoine. La lumière
se fit dans l'esprit de l'Italien:
- Ce sont eux! ...
Il tendit le poing furieusement:
- Oh! les misérables 1
Il retourna dans la roulotte, naguère
encore occupée par le lutteur et le sorcier;
toutes les affaires appartenant aux deux
hommes avaient disparu également.
Marcassin, bonne âme, avait pourtant
laissé le vieux paletot qu'il portait les
jours de pluie, quand ses occupations
l'appelaient au dehors. Un brocanteur en
aurait bien donné cinq sous.
Torquemada moins tendre - cela va
de soi - avait emporté jusqu'à sa brosse
à dents.
Il ne restait pas même, à l'infortuné
Pintardini, de quoi se brosser!
C'était navrant 1
Fuir!... mais comment?
Sur la rossinante? ...
Elle mettrait bien huit jours pour aller
jusqu'à Pissy-Pôville!
Le désespoir au cœur et l'amertume à
l'âme, l'Italien pénétra dans le cirque; il
voulait le revoir une dernière fois avant de
s'en aller. Le vide de la salie, son désarroi,
:;on in[mie tristesse de chose abandonnée,
lui tordit le cœur affreusement.
ramais plus il ne présiderait aux repré-
1
sentations; jamais plus il ne verrait le
public se pr~sser sur .les banquettes,
f~apper ~es pled~ avec Impatience; trépIgner d enthousIasme, applaudir à tout
rompre.
Tout celaètait fini, bien fini 1
Il lui sembla qu'on venait de lui prendre
la vie.
.
Il s'assit sur un banc avec découragement. Qu'allait-il devenir?
Sans argent, sans amis, sans appui
il était trop âgé pour recommencer so~
existence.
Sa femme avait raison; il était incapable de réagir, parce qu'il était incapable de rien faire ne connaissant aucun
métier.
.
Cette fois, c'était bien vrai, il était aussi
pauvre que le plus misérable des lazaroni
qu'il avait vus errer dans les rues de
Naples àla recherche d'un morceau de pain.
Lui, .un lazarone!... non 1... tout de
même, il ne fallait pas que cela füt !
La tête dans ses mains, il songea.
Tout le passé revivait en lui en cet
instant.
Le passé avec ses horreurs, ses ignominies, ses lâchetés!
Et, cependant, nul remords ne montait
de cette âme trouble.
En avait-il une âme, seulement?
Il en doutait lui-même.
Soudain, il se releva, hagard, et recula
comme si quelgue bête .venimeuse avait
marché sur lUI.
Près de la place q~'il venait d'occuper,
sur le banc, se voyaIt une grande tache
brune.
Il se souvint.
C'était là <l.u'un matin de répétition
La Tringle était tombé; la tache, c'était
une tache de sang 1
�LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
L'Italien, secoué par la terreur, se
recula plus encore.
Les yeux dilatés par l'effroi, il revoyait
l'acrobate, pantelant, étendu sur le banc,
immobile, avec un trou dans la tête d'où
le sang s'épandait lentement.
La Tringle était là, si pâle qu'on l'aurait
cru mort.
Cette vision obsédait le misérable.
Tout le cirque, à présent, s'emplissait
de petits martyrs, diaphanes, au visage
souffreteux; d'agonisants qui levaient,
dans un geste suprême, leurs bras dècharnés pour le maudire ultimement et le désigner au courroux éternel.
Effrayé, J'homme gagna Ja sortie et
s'enfuit en hurlant.
Xln
" '1
Un peu de bonheur.
Le lendemain matin un groupe d'hommes
envahit la roulotte où Paolo, de}?uis
le déct'!s de son grand, reposait seul.
Réveillé en sursaut, l'enfant, inquiet, se
dressa sur ses coudes.
- Qu'est-ce qu'y a?
Il entendit vaguement qu'on le plaignait.
Des voix compatissantes disaient sur Wl
larmoyant:
- Pauvre petit!
Il Iut tout bouleversé.
.
Allons bon !... ' qu'est-ce <iui lui arnvait encore? .. ,..
Parmi ces hommes assemblés autour de
lui il y avait deux agents, cela lui fit peur.
Il se recula contre la cloison.
, Qu'avait-il fait pour être si tôt dérangé
par ce gens-là?
41
On ne le laisserait donc jamais tranquille?
Un monsieur en noir, les reins serrés
par une écharpe tricolore s'avança jusqu'au pied du grabat et demanda, sur un .
ton où n'entrait que de la pitié:
- Comment t'appelles-tu, mon enfant?
Le petit se rassura un peu, ct dit:
- Paolo, monsieur.
- Très bien ... en ce cas tu es sans doute
le fils de M. Pintardini?
L'enfant eut un geste de dénégation
et presque d 'épouvante.
- Oh 1 pour ça non, monsieur!
- Alors ... Paolo ce n'est pas ton nom?
- J'sais pas, moi, monsieur 1... c'est
celui que M. Pintard m'a donné.
- Et ... il Y a longtemps que tu t'appelles ainsi?
- Longtemps, oui.
- r Combien?
- Des années!
Le commissaire réfléchit un instant:
évidemment il ne tirerait rien de bien
intéressant de cet enfant, cependant il
reprit:
- As-tu un autre nom que Paolo?
- Bien sûr!
- Dis-le moi.
- J'le connais pas_
- Comment se fait-il que tu ne le connaisses pas?
- On ne me l'a jamais dit.
- Comment sais-tu alors que tu n'es pas
le fils de 1\1. Pintardini?
- C'est mon grand qui m'a dit ça
- Qui ça, ton grand?
L'enfant se mit à pleurer:
- La Tringle!
Le commissaire tombait de surpnses en
surprises, il reprit, étonné:
- La Tringle?
�LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
- Qui! celui qui m'aimait tant 1. .. qui
m'a servi de maman ...
- Ton frère?
- J'sais pas si c'était mon frère ... mais ..
c'était tout pareil!
- Où est-il, cet ami?
Les pleurs de Paolo redoub lèrent:
- Il est mort!
- Ah 1. .. quand- y a plus qU'IIlll' semai ne!
Le commissaire se souvint.
- Ah! oui ... je 1111' rappelle ! ...
Il reprit:
- ~e gue! pays es tu?
- J saIs pas.
- Tu n\; t'cu duul(;::; pas Ull peu?
- Non ! ... mais ... si mon grand était là,
il vous l'aurait dit. lui!
Ille savait?
Non !... m:1is il vous aurait expliqué.
- Que te di..sait-il?
- Il mc disait, comme ça, que c'était
un soir, v'):l six uliS bientôt, qu'un méchant homme blanc Ill'avait apporté chez
M. Pintarrl...
.
- Mais ... dans qHcl pays? ...
- C'était dans un pays uù qu'y avait
un beau château, avec des murs ...
Le commissaire sourit tristement.
Il ne pouvait, avec d'aussi faibles
indi,es, tenter ùe n'constituer le drame
qu'il so upçonnait avoir s\1ivi la nai:;sancc
de l'infortuné.
Ils fourmillent, Cil France, les pays
où il y a des châteaux, avec des murs !...
Il se tourna vers ks agents, et dit':
-- Pauvre gosse !... si personne ne S'Cil
charge ... Ilfaudra le remettre à l'assistance
publique.
- Je m'en charge moi! fü un~ voix.
C'était le laitier Rhételle qui venJ.it
d'arriver seulement, et qui ava.it entendu
les dernières paroles du magistrat~
Ce dernier connaissait le brave homme,
il ne fit aucune objection; au contraire, il
applaudit à son bon cœur.
- Il a l'air bien gentil, ce petit, je
crois qu'il ne vous donnera que de l'agré.
ment.
Rhételle approuva:
- Je sais ce qu'il vaut, c'est pour ça
que je le prends.
Paolo, à l'entrée du cultivateur, avait repris confiance; mais quand il eut mmpris
que celui-ci consentait à se charger G{: lui,
il fut tout à fait rassuré, et son visage
s'éclaira:
- 0 merci, monsieur !... vous ,"errez
comme je vous aimerai bien 1
Le bonhomme l'embrassa:
- J'en suis sûr, va, petit ... et on te
le rendra également.
Le commissaire, les agents, les curltux.
tout le monde s'était retiré; il ne restait
plus, dans la roulotte, què le cultivateur
et l'enfant.
.-:. Dépêche-toi de t'habiller, fit Rhételle; on va partir tou de suite 1. .. c'est
la maîtressp ct ui sera contente 1
L'enfant, naturellement, ne se fit pas
:erier; cependant, au moment de partir,
Il dcmandn, nnxir.ux encore:
- !\lai" ... qu'est-r.e qu'il va dire M. Pintard ?
Le ltliticr le rassura:
-- Soi,; tranquille! il ne t'embêtera
plus, cc méc.b.ant homme.
-- Pourq 110i?
- Il est parti.
Où?
Ah! ça, j '"ais pas!
Et Mme Pintant?
Aussi..
�LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
- Et Marcassin?
- Aussi!
- Et Torquemada?
- Aussi!.
L'enfant ne comprenait pas en vertu de
quel miracle, tout ce monde s'était évanoui en une nùit.
- Alors? .. ya plus personne?
- Non!
- J' s'rai plus batlu?
- Non!
•
- J'aurai à manger? .
- Oui! tant qu'tu voudras!
Il n'en pouvait croire ses oreilles, le
cher petit!
Quoi! il Y avait encore, da.ns la vie,
un peu de bonheur pour lui!
Cependant une chose l'attristait; Marcassin ~tait. parti SLtns lui dire adieu, pourquoi?
Il se douta qu'il y avait là-dessous
quelque mystère et n'en parla plus, ne
v.oul... nt pas fatiguer, par sa curiosité,
le brave homme qui venait de lui donner
une telle preuve d'intérêt.
Cependant, au moment de Il.10lltrer dans
la voiture du laitier, il se ravisa:
~ Dites, monsieur?
- Ouoi donc, mon p'tit?
- Vous voudrez bien, n'est-ce ~as,
que j'aille voir mon grand, quelquefois.
- Où ça?
- Au cimetière.
Très ému, le cultivateur répondit:
_ Bien sûr, va 1. •. tu lui porteras des
fleurs si tu veux.
Cette idée enchanta le petit.
- Oh! oui!
Puis considérant Rhételle:
- C'est vrai, tout de même, que vous
avez; l'air bon, vous, monsieur!
- Tu trouves?
43
- Sûr alors 1... c'est pas comme M. Pintard!
- Pauvre petiot! C'est bien ton tom'
d'être un peu tranquille ct heureux .
L'enfant, les yeux pleins de rêve ct la
voix pleine de sanglots, répondit:
- C'est vrai, c'que vous dites là 1. ..
mais, mon grand ... il l'aura jamais été,
heureux ... lui!
Et, après une pause, profondément:
. - Il avait tant mérité de l'arc, pourtant!
- Tu l'aimais donc bien, ton grand?
- Oh! oui, monsieur 1. .. autant qu'il
est possible d'aimer quelqu'un.
- Et lui?
- C'était pLtreil.
L'homme ct l'enfant montèrent ('n
voiture.
Peu après, au trot de la jument grise,
ils défilaient devant les baraques, sur le
boulevard.
.
Le gamin c1emLtnda :
- Alors ... vrai ... c'est fini? .. J'ferai
plus jamais le Fil dc la mort?
Non!
- Ah! tant mieux!
- Pourquoi?
- Parce quc ... voyez-vous ... j'aurais
bien fini par tomber!
- Paune petiot... pourquoi qu'tu faisais ça?
-Dame! monsieur, fallait bicn! lU. Pintard il nous demandait pas notrc avis.
- .. Tu t's'rais tué peut-être, ft la fln?
- Sûr!
Et il ajouta, mystérieucsmcnt :
- Quand m011 grand a été dans la terre ... j'me s'rais bien tué exprès ... mai~ ...
j'ai r'pensé que j'av:J.is une maman ... el 1
qu'un jour jc la rejoindrais.
- Comment !. .. tu às une maman toi !. .•
et tu ne m'cil avais pas causé!
�44
LE MARTYRE DE PAOLO, Lb PET!'F ACROBATE
Bien sûr, monsieur, qu'j'en ai une;
tenez! voilà son portrait!
Et l'enfant ayant entr'ouvert sa chemise montra le médaillon au cultivateur
étonné.
- Qu'est-ce qui t'a donné ça?
- C'est mon grand.
- A quel moment?
- Avant qu'on s'sauve tous les deux ...
vous savez bien .. . dans la neige!
- Et ton grand, où avait-il eu ce portrait?
~ Amon cou.
- Comment 1... à ton cou!
- Sûr!... mais y a longtemps vous
savez!
- Ah!... quand cela?
- Quand le méchant homme il m'a
apporté' chez M. Pintard ... j'm'en rappelle pas, moi, vous savez 1. .. c'est mon
grand qui m'disait ça.
Rhételle, intrigué, questionna:
- Et tamère, elle ne t'a jamais réclamé?
- C'est parce qu'elle sait pas ce que
j'suis dev'nu, sans doute ...
- C'est probable!
- Mais ... j'la r'verrai bien sûr puisque
mon grand m'l'a dit.
Le laitier recommanda:
- Garde-le précieusement, ce portrait;
peut-être que c'est lui qui t't'ra r'trouver
ta maman.
-- Oui, vous avez raison, monsieur,
mon grand aussi y m'disait ça !
Tout en devisant de la sorte, ils avaient
quitté les boulevards pour prendre la route
de Neufchâtcl.
J>aolo se tut; il sc raypelait qu'un soir
où il neigeait, il avait pns le même chemin,
('11 compagnie de son granù; ils allaient
alors vers j'inconnu, sur le chemin de la
~ouffrance.
Aujourd'hui que le bonheur semblait
venir à lui, il le montait tout seul, le che- ,
min!
Il Y avait vraiment, dans la vie, de bien
tristes phoses !. ..
Et sincèrement, il se disait, le petit
qu'il aurait mieux aimé souffrir encor~
mille tortures, endurer mille privations
et recevoir des coups comme par le passé'
pourvu que son grand fût là pour le con~
soler, pour l'aimer, et pour recevoir ses
caresses!
La voiture avait passé la mairie de BoisGuillaume, et descendait à une allure plus
rapide la côte des Rouges-Terres.
- J' s'rons bientôt cheux nous, fit le
laitier.
Paolo, encore tout à ses pensées, releva
la tête; la présence de cet homme, maintenant, le gênait, l'intimidait, lui donnait
de l'angoisse.
Il son€?eait que tout de même, il n'était
pas privilégié sur la terre !
.
Il était comme l'oiseau sur la branche
qui couche n'importe où, parce qu'il n'~
pas de nid.
Lui non plus n'avait pas de nid'
Serait-il toujours aÙlsi, vagabond sans
famille, incertain du lendemain?
Aujourd'hui chez celui-ci, demain chez
celui-là.
A la merci du caprice d'uu homme 1
N'aurait-il jamais, comme tant d'autres
un endroit où il pût, tranquillement; con~
stamment, reposer sa tête avec la certitude
d'y pouvoü- demeurer toute sa vie?
Non 1. .. il.serait toujours la feuille que
le vent ÙU SOIr emporte par les vallons obscurs et les chemins perdus.
Et il pensait:
- Heureux ceux qui ont une maison ...
aussi modeste, aussi petite soit-eUe ... mais
�LE MARTYRE .DE PAOLO, LE PETiT ACROBATE
ùans laquelle ils se sentent chez eux chez eux!
Heureux ceux qui ont un foyer ... et une
famille 1une mère pour les aimer... un père
pour les guider sur le chemin de la vie!
Heureux ceux qui savet1t qu'ils ne s'éteindront pas, comme les chiens, sur la
route, sous les regards indifférents des
curieux assemblés.
Heureux ceux qui s'en vont sans horreur, de l'autre côté des étoiles, parce
qu'Us emportent dans leurs yeux demiclos la vislOn suprême de tout ce qu'ils ont
aimé!
Un foyer 1... des parents l. .. des amis 1. ..
Comme il aurait béni Dieu s'il avait
eu tout cela!
Hélas Il à peine était-il entré dans le
monde, que ç'avaitétépour souffrir et pour
pleurer!
**
>1<
La voix du fermier Rhételle, de nouveau,
le tira de ses réflexions.
- Nous v'là arrivés!
Le fermier mit pied à terre, et, tiran,t
sa jument 'par la bride, il pénétra dans la
COur au sem de laquelle s'élevait sa maiSon; et comme sa femme paraissait sur le
seuil, avenante et curieuse, il annonça:
- Vite 1... fais du feu, la maitressc !...
Je t'amène un pensionnaire.
Et saisissant le frêle Paolo dans ses bras
robustes il le déposa entre ceux de sa
femme ravie, en disant, tout le corps
secoué d'un rire bon enfant:
- Tu ne t'attendais pas à celle-là...
hein? .. . Allons, embrasse-le! .. . c'est le
llôtre à présent 1
45
XIV
Cœur d'enfant
Paolo éta,it, depuis huit jours, définitivement installé chez le fermIer Rhételle.
Ce dernier n'avait qu'à se louer de l'enfant, qui faisait, 'pour lui plaire, tout ce qui
dépendait de lUI.
Rien ne le rebutait; jamais il n'était
fatigué lorsqu'il s'agissait de rendre service
à son bienfaiteur ou à la femme de celui-ci.
n s'ingéniait en que1CJ.ue sorte à devancer leurs désirs; il se pliaIt, de bonne grâce,
à toutes les besognes; allant du poulailler
aux écuries et des écuries à l'étable.
Pas un instant il ne restait inactif, cherchant toujours si, autour de lui, rien ne
péchait.
Les braves gens lui savaient gré de
l'empressement qu'il meHait à se rendre
utile, et lui, leur était reconnaissant de la
plus petite attention.
Uumot affectueux, une parole prononcée
avec douceur le troublaient jusqu'aux
larmes.
.
Jamais il n'avait éprouvé un bien-être
pareil et, n'é~ait l'absence de La Tringle,
Il se fût conSIdéré comme le plus heureux
des enfants.
Il racontait ses prouesses, vantait ses
talents,
" , sa bonté infinie,
. son cœur <1'or,
sa gmte.
- Quêquefois... on riait tous les
deux ... il était tout plein drôle quand il
voulait!
11 était heureux que les paysans l'eussent connu. Souvent, il leur demandait:
- Vous rappelez--vous mon grand
comme il était beau?
�LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
.- Oui 1
- Vous souvenez-vous comme il était
bon?.. comme il me serrait dans ses bras
quand les gendarmes voulurent nous
emmener? , .. Ah! c'est qu'il aimait tant son
gosse,L.. c'est que son gosse l'aimait
tant t
Puis, désignant le grand . lit aux rideaux bleus:
- C'est là qu'on était couchés tous les
deux!.. . lui... il était au bord ... moi, dans
le fOltd l... Il était lout pâle ... y avait du
sang sur son front ... pauvre grand, va !...
Il avait bien souffert 1... Moi, encore, ça
pouvait aller... j'avais lui pour m'ainler...
mais lui... quand il était petit... il avait
personne 1... C'est-y mallleureux qu'il
soit mort.,. c'pas? on aurait été si bien, à
présent, tous les deux 1
Et il se taisait, les lannes l'étouffant.
Rhételleet sa femme, émus, respectaient
l'inlmense douleur du petit.
Puis, quand il avait bien pleuré, il reprenait, soulagé, les yeux illuminés d'un
saint enthousiasme:
- Bien sÎlr que j'l'oublierai jamais !...
Avant d'mourir, y m'a dit comme ça:
« Un jour tu m'oublieras 1... » il a pas su la
peine que ça m'a fait 1. .. mais, j'lui pardonne, y savait plus ... il allait mourir 1...
Tant que j'vivrai, tous les jours j'y pens'rai !... Y en a jamais eu de si bon sur la
terre .. . c'est pas possible 1... Et puis !... il
était si courageux /. .. y se s'rait fait tuer
pour moi ... Si vous l'aviez vu ... avant qu'y
meure, comme y m'a défendu quand
M. Pilltard est v'nu m'chercher pour aller
au cirque ... Il s'est levé d'dans son lit pour
Ile lUcttre1L Lt parie ... pourtant. .. il en pouvail plu:> 1. .. il ét,lÎt si pâle ... il avait si lllauvaise mine, que le patron a eu peur ... y
•s'est. sauvé 1 Ulle autre lois, tenez 1... dans
l'cirque ... y s'est fait battre à ma place 1...
L'émotion, de nouveau, empoignait le
petit, et, pour qu'on ne le vît pas trop saugloter, il sortait.
Il s'en allait dans l'étable, et,comme si
la douleur eûttté trop forte, il se jetait sur
la paille et s'y roulait avec des spasmes
de désespoir, des appels, des supplications, dans lesquel~ le nom de son grand,
sans cesse, revenaIt.
Deux fois déjà, il était allé sur la tombe
de La Tringle et y avait déposé des fleurs.
Il restait à parler à son ami jusqu'à ce stue
- aux heures de femleture - le gardIen
le chassât.
Alors, le cœur serré, les yeux bouffis
de larmes, il regagnait les Rouges-Terres.
La fermière, ces jours-là, avait pour lui
plus d'attentions encore que de coutume.
Elle le sentait si malheureux qu'elle-même
en était émue.
Elle l'entourait d'une tendre sollicitude
- d'une sollicitude maternelle - faite
d'indulgence et de bonté, parce qu'elle
avait deviné les tr~sors d'amour et de douceur qui reposaient en lui.
Rhételle avait accroché le médaillon audessus du lit où l'enfant s'endormait chaque soir, de sorte que son dernier regard
était pour sa mère, comme aussi, sa première pensée pour son grand.
Quelquefois il se plaisait à s'asseoir
dans le grand fauteuil où La Tringle et lui,
côte à côte, dvant le feu, s'étaient réchauf.
fés.
Il, cherchai.t la place où son gran~l avait
poses ses mams, pour y poser les Slennes ;
et, souvent, il s'endormait dans cette
position, en r&vant à l'absent.
Et la fermière, attendrie, le regardait,
heul'Cux, de le sentir si fidèle au culte du
souvenirl si reconnaissant aussi, si plein
�LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
d'amour encore pour celui qui l'avait tant
aimé!
.
Parfois, les lèvres de l'enfant s'agitaient, et, c'était toujours les mêmes mots
qui montaient de son cœur:
- Mon grand !. .. mon grand!. ..
Des larmes silencieuses coulaient le long
des joues du petit, ~es traits. se c~ntrac:
taient, tout son Visage grImaçait, lm
donnant une expression comique presque; et cependant, cela ne donnait pas
envie de rire, tant c'était beau tragiquement, tant cette douleur muette avait de
grandeur, de noblesse et de majesté.
xv
L'épreuve
Le lendemain de la fermeture de la foire
Saint-Romain, un homme ayant toute
l'apparence d'un paysan endimanché,
aJ?rès avoir soigneusement refermé la barl'1ère, marcha d'un pas déluré vers la
maison de ferme de M. Rhételle.
Il s'arrêta poliment sur le seuil et demanda, le chapeau à la main :
- M. l{hételle, s'il vous plaît?
Le cultivateur, paisiblement, lisait son
journal; il le posa sur la table, releva ses
lunettes et dit, d'un ton posé:
- M. Rhételle ... c'est moi 1... qui qu'y
a pour votre service?
L'inconnu s'inclina derechef:
- J'ai bien l'honneur de vous saluer,
monsieur 1
- Moi aussi 1
Le fermier, rassuré par la mine honnête,
le visage franc et ouvert du nouveau venu,
l'invita à entrer et lui montrant un siège,
n .ajouta:
47
- Asseyez-vous ... c'est le même prix.
. L'homme ne se fit pas prier, il prit ses
.
aIses et commença:
- C'est bien vous, monsieur qui avez
recueilli un enfant, dernièrement?
- Oui.
- Un enfant qui avait été abandonné la
nuit même par des saltimbanques?
- Oui!
... Des Italiens? ...
- C'est ça même!
- ... nommés Pintard ou, plus·exactement, Pintardini?
,
- Vous y êtes J
Le visage de l{hételle se rembrunit:
que voulait-on encore au pauvre petit?
il questionna à son tour, sur la défensive.
- Vous êtes de la police, peut-être?
,
- Moi... pas du tout!
- Alors ... pourquoi qu'vous vous occupez de c't enfant... Etes-vous de sa
famille?
- Non!
- En ce cas, qui qu'vous y voulez?
- Je ne suis pas de sa famille, e'est
vrai 1. .. mais je suis chargé par sa famille
- si toutefois l'enfant est bien celui que je
pense - de faire des recherches.
Le laitier, d'un geste, acquiesça:
- En c'cas-là!. ..
Puis, toujours défiant, il demanda:
- Avec tout ça ... vous ne m'avez pas
seulement dit comment qu'vous vous appelez!
_ Le visiteur hocha la tête.
- Bah!. .. mon nom ne vous apprendra
rien ... mais ... s'il vous plaît de le connaître,
voilà: je m'appelle Nicolas -Leroux.
- Ah!. ..
Réthelle reprit:
- Alors? .. vous pensez qu'l'eilfant que
vous cherchez est celui qu'est cheux moi?
�LE l1tlAR1fYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
- Je le crois!
Le fem1Ïer se rembrunit davantage.
- Tout de même 1. .. c'est pas sûr 1. .•
Tenez, j'voudrais bien qu'vous vous trompiez.
- Pourquoi?
- Parce qu'il est gentil comme tout
et que j'demanderais pas mieux que de
l'garder.
.
.
Tout à coup Nicolas Leroux tressaillit;
il venait d'apercevoir le médaillon que
nous connaissons et que Réthelle avait
accroché au-dessus du lit où la nuit le
petit reposait.
- C'est à vous, ce portrait? demanda
le Berrichon soudain très ému.
- N6n l, .. c'est au gamin.
- Vous en êtes sûr?
.
- Puisque j'vous l'dis 1 Avec ça qu'y
prétend qu' c'est l'portrait d'sa maman 1
- Ah !. .. il dit cela 1
- Oui.
Leroux, tout joyeux, trancha:
- Alors .. , plus de doute ... c'est lui!
- Qui?
- Lui! l'enfant que je cherche et que
wn père depuis tant d'années pleure dans
la solitude.
- Et sa mère? ...
- Elle est morte.
- y a longtemps?
- Oui.
Le laitier soupira:
- Pauv' petit.! il a pas d'chance tout
d'même! il en parlait si souvent d'sa
mère!
- Alors!. .. ne lui dites rien de ceci ...
:li sera toujours temps de le désabuser.
- Evidemment.
A ce moment, Paolo parut, tenant
une bourrée plus grosse que lui, dans ses
pdits ùras si frêles.
Le fennier dit:
-,- Tenez, le ,,'là!
. Nicolas sentit son cœur battre plus fort.
Il s'approcha de l'enfant, anxieux, et lui
montra le médaillon:
- C'est bien à toi, ça petit? ..•
- Mais oui, monsieur!
- Qui te l'a donné?
~ Je l'ai toujours eu.
- Tu en es bien sûr?
- Oui!
- Quel est ce portrait?
- C'est celui de ma maman 1
- ' Qui te l'a dit?
- Mon grand 1
- Qui ça, ton grand?
Les yeux de l'enfant s'illuminèrent, il
dit, religieusement:
j
- Celui qui est mort et qui me wotégeait ; celui qui se faisait battre pour moi;
celui qui m'a servi de mère; celui qui m'a
vu apporter chez M. Pintard, un soir, par
un vilain homme aux cheveux blancs.
Nicolas haletait, il était d'une extrême
pâleur; c'est qu'il avait tant peur de se
tromper encore!
- Dans quel pays cela se passait-il?
- Dans un pays où il y avait un château avec des murs.
- Tu ne sais pas son nom?
- Je l'ignore.
- Oui t'a donné ces détails?
- Mon grand 1
- Et... il est mort?
- Oui!. .. voilà plus de deux semaines.
Plus Nicolas regardait le médaillon,
plus il était convaincu que Paolo était
bien l' nfant qu'il cherchait.
II y avait entre le portrait de la femme
et les traits de l'enfant une ressemblance'
qu'on ne pouvait attribuer au hasard seul;
en outre le cadre était pareil ü un autre
�LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIll ACROBATE
49
,
qui était aux mains de M. de Savignac et
Le doute n'était plus pennis, à moins
qui contenait des cheveux de la. morte. d'y mettre un, entêtement ridicule. La
Nicolas Leroux reprit:
conviction du Berrichon était faite; il
~ Voyons, sais-tu autre chose sur ton
attira l'enfant et lui demanda, affectueusement:
ongme.
- Serais-tu confent, mon petit ami,
- Non!
de retrouver tes-parents?
- Cherche bien?
- Non! répéta l'enfant, c'est tout ce '
Les yeux de Paolo eurent des reflets
d'extase :
que je sais 1
Puis, soudain, se rappelant,
- Oh! oui, monsieur 1
- Ah 1 si!... mon grand m'a dit que
Nicolas se leva:
le linge que j'avais sur moi quand le mé- Eh bien 1 en ce cas, prépare-toi à
chant homme, m'a apporté à M. Pintard, partir, tu seras demain dans les bras de
était fin, et qu'il était marqué d'une lettre .. ,ton père.
Leroux, pour mieux s'affennir dans sa
L'enfant doutait, il ne pouvait croire à
.
conviction, résolut de tenter une dernière tant de bonheur.
- C'est bien vrai, monsieur!... ce que
expérience, pour voir s'il prendrait l'envous me dites là?
fant en défaut, il reprit donc:
- Oui, mon enfant 1 c'est vrai!
- Cette lettre... c'était un L sans
Alors, une lanne tomba des yeux de
doute?
- Non !... ce n'était pas ce que vous Paolo:
- Pauvre grand 1. .. , dit-il... tu me
dites.
l'avais bien dit 1
- C'était un D alors?
- Non plus 1
- Un M? ...
- Non 1
XVI
Paolo traça un signe dans l'espace et dit:
- r C'était une lettre comme ça.
Le vœu de Paolo
Nicolas doutait encore, il essaya de
tromper l'enfant:
Quelques heures après, l'enfant et le Bcr- Ah! je vois 1... c'etait un H.
- Non 1 fit Paolo, c'était une lettre richon prenaicntplace dans un compartiment de secqnde classe d'un train en parcomme ça!
Et il rccommença à décrire dans l'espace tance pour Paris.
Nicolas Leroux avait télégraphié à son
avec son doigt un énorme J.
L'expérience était concluante; il n'y ami Georges Maréchal pour IUl annoncer
avait, maintenant, plus de. doute à avoir, l'hcureuse nouvelle et pour le prier de se
tenir à sa disposition, en vue du retour
Nicolas dit:
chez M. de Savignac.
- C'était un J?
Ce n'était pas :;ans lannes que Paolo
Paolo arprouva.
_ Oui c'était ainsi que Marcassin et avait quitté ses nouveaux amis.
Il s'était pris pour eux d'une réelle affecmon grqnd nommaient la lettre.
�5°
LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
tion·; affection, d'ailleurs,' qui lui était
payée. de retour, sincèrement. Il avait
eXIgé de Leroux la promesse qu'ils reviendraient, avec 1D0n père, visiter les
fermiers.
.
Le Berrichon n'avait pas cru devoir
refuser au petit cette légitime satisfaction, persuadé que M. de Savignac ne
pourrait qu'applaudir aux sentiments de
reconnaissance de son fils. ,
Et puis 1ce n'était pas seulement les fermiers qu'il voulait revoir, ë'était aussi
- c'était surtout - .la tombe de La Tringle.
Il racontait toute sa vie maintenant au
Berrichon qui l'écoutait avec intérêt.
Paolo ne tarissait pas d'éloges sur son
grand, il ne causait que de lui et, avec de
tels élarts d'amour, de telles larmes de
regret, -que Nicolas Leroux, cœur tendre,
partageait son émotion.
- Il faudra, disait l'enfant, que papa
lui fasse faire un tombeau comme en ont
les enfants des riches.
Nicolas approuvait.
- Tout ce qu'il y a de plus beau, n'estce pas, monsieur? reprenait le petit.
- Oui!
- Avec des couronnes.
- Oui!
- Des couronnes grandes comme ça 1
- Aussi grande que tu voudras.
- Et sur le devant un grand ange qui
pleure ...
- Oui.
- Qui pleure de vraies larmes.
- Oui, mon enfant.
- Il Y aura toujours des fleurs sur la
tombe de mon grand, c'pas?
- Toujours 1
- Des fleurs qui sentiront bon.
- C'est cela.
- j'irai le voir tous les jours, mon
grand; et je lui parlerai.
- Si tu veux.
- Vous croyez, monsieur, que papa
voudra bien?
- Il voudra tout ce que tu voudras,
cher petit 1
Paolo se sentait bien heureux à la pensée que son ami tant aimé aurait une sépulture di~ne de lui, et qu'il reposerait en
paix à l'abri des ailes déployées d'un archange 1
.
•
. Il ne parlait plus. Il regardait, sans les
voir, les paysages se succéder: les bois, les
maisdns, les vallées, les poteaux télégraphiques emportés dans une course rapide,
vertigineuse.
Mais, toute sa pensée s'envolait vers
le mort; toute son ame était pleine du souvenir de celui qui, pendant des années,
avait été son unique soutien, son seul
amour; de _celui qui l'avait aimé jusqu'à
en mourir!
Il était ressaisi par le :passé, heureux
quand même, puisqu'il, avaIt conten'b tant,
de tendresse et d'abnégation, tant d'obscur dévouement et de renoncement silencieux, tant d'héroïsme muet et d'admirable stoïcisme 1
Il comprenait pourquoi, pour qui, plutôt, La Tringle avait supporté, sans murmurer, son douloureux l;l1artyre 1
C'était pour lui 1 pour lui seul J...
Oui 1 il était resté tant qu'il avait pu,
le pauvre petit, il était resté pour souffrir,
pour défendre, et pour aimer J
Et, toute la beauté, toute l'héroïque
et majestueuse simplicité de .cette vie
d'enfant, qui n'avait fait que passer, sur
le chemin sanglant et rocailleux des fé~
cités humaines, apparaissait aux yeux de
Paolo comme tout ce que la terre et le ciel
�LE MARTYRE DE PAOLO, LE p'ETIT ACROBATE
peuvent contenir de souverainement bon
et noble, de sublime et de grand.
.. . . . .
***
Il est temps, à présent, que nous disions
par quel hasard Nicolas Leroux était parVenu à retrouver la piste de l'enfant perdu.
C'était à Paris, vers le milieu de novembre, à la foire de Montmartre; il s'était
lié d'amitié avec un lutteur, auquel il avait
fait part de la mission dont il s'était
chargé lui-même, et du peu de succès qu'il
avait rencontré jusqu'alors.
Le lutteur l'avait laissé causer, puis,
simplement, il avait dit:
- Je crois, dans les portraits que vous
venez de me décrire, reconnaître mes
anciens directe,lr~
Nicolas q.vait fait un bond.
- Pas possible 1
- Si 1. •• ça m'a tout l'air de ça Il'homme, un balafré, àccent italien ; la femme,
borgne, petite roulotte; un enfant qui
s'aJ;'peIle La Tringle 1 c'est tout le portraIt des Pintard!
- Avaient-ils, avec eux, un autre enfant que celui qu'ils appelaient La Trin' .
gle?
- OUl... un au t re... qu 'ils faISaIent
passer pour leur fils... mais qui, à coup
Sûr, ne l'était pas r car ils le faisaient trop
souffrir 1
- Et, comme l'appelaient-ils, celui-là?
- Paolo 1
Ce nom n'avait rien 'appris à Nicolas
Leroux, mais, comme le lutteur, il av~it
pensé que, sa?~ doute, l'enfant avait une
tout autre ongme.
Le Berrichon avait repris:
- Et ... où sont à. présent le.s Pintard?
5I
- Ah 1... je l'ignort11
- Vous ne connaissez pas quelqu'un
qui pourrait me renseigner à ce sujet?
Complaisamment le lutteur avait répondu:
- Eh que si!... Il Y a ' Conrad, le
dompteur, qui sait, à peu de chose près,
où sont tous les forains de France,·si bien
qu'on l'a surnommé l'Annuaire des banquistes.
- Où pourrait-on le voir ce Conrad?
- A sa ménagerie.
- C'est loin d'ici?
- A deux pas!
Nicola.., s'était levé:
- Allons-y!
•
Peu d'instants après, ils étaient chez
le célèbre Conrad.
Nicolas, généreusement, avait offert
une tournée générale, ce qui lui avait
va~u, tout de suite, l'amitié du belluaire,
pUlS: '
- A propos, monsieur Conrad, pourriez-vous me dire où se trouve, présentement, le cirque Pintard? ...
Conrad n'avait pas hésité:
- Les Pintard? ... ils sont à Rouen, à
la foire Saint-Romain.
- Vous en êtes sûr?
Froissé dans son amour-propre )e
dompteur s'était redressé:
'
- Vous saurez que je suis toujo\:irs sûr
de cé que j'avance ... : quand je ne sais pas
je ne dis rien.
- Je me permettais d'insister parce
que j'ai besoin de les voir et que je ne
voudrais pas me déranger pour rien.
- Eh ce cas, dépêchez-vous, la SaintRomain se termine le vingt-trois de ce
mois; c'est-à-dire cette semaine.
- Et... savez-vous où ils iront après?
Conrad s'était exclamé:
�LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
,
- Si je le sais, parbleu 1... bien sftr que en songeant qu'il pourrait enfin payer à
je le sais ... ah ça ! vous ne connais8ez pas M. de Savignac, la dette de reconnaissance
Conrad! Conrad sait tout, jeune homme! ... qu'il avait contractée envers lui.
Après ... si rien ne les en empêche - car,
avec ces gens-là on ne peut être absolument affirmatif - ils iront à Nantes :
XVII
c'est leur itinéraire.
.
Reunis
Nicolas, n'ayant pu partir que le .surlendemain, étaIt arrivé juste à temps pour
apprendre le départ précipité de toute
Le lendemain du jour où Nicolas Leroux
la troupe pmu une destination inconnue. avait repris Paolo desmains du fermier
C'étaIt jouer de malheur.
Rhételle, trois voyageurs, arrivant de
Il se disposait à quitter la ville pour Paris, après être descendus du train à La
regagner Paris, et, en attendant l'heure Rochelle, se firent conduire en voiture
du départ du train, dégustait une fine jusqu'au hameau de Lucimont, près
champagne clf.ns un établissement voisin duquel était située la maison de M. de
.
de la $'é\.re, lorsque, pour prendre patience, Savignac.
il avaIt demandé au ·garçon un journal de
Ayant mis pied à terre devant l'hôtel
de l'Ecu de France, ils s'engagèrent sur
.la localité.
Mais le garçon qui, lui-même, lisait le le chemin étroit et rab_oteux qui conduit
journal du jour s'était empressé de donner au promontoire du haut duquel on domine
au Berrichon le premier journal qui lui l'océan, et où la vue s'étend jusqu'au
delà de Saint-Martin-de-Ré.
était tombé sous la main.
Or, il était vieux de huit jours.
Ils étaient, tous les trois, nerveux et
Nicolas qui n'avait pas tardé à s'aper- agités; le cœur leur battait fort au fond
cevoir de cette supercherie, allait réclamer de la poitrine. C'est que bientôt allait se
énergiquement, lorsque sés yeux, tout à dérouler une scène qui ne devait pas mancoup, s'étaient portés sur un entrefilet quer de grandeur ni de sainte émotion.
intitulé: « L'affaire Pintard », et dans
Nos lecteurs ont, sans doute, reconnu
lequel on relatait l'abandon de Paolo et les voyageurs qui ne sont autres que
wn adoption par le fermier Rhételle.
Nicolas Leroux, Georges Maréchal et
Inutile d'ajouter que Leroux admirant, Paolo.
une fois de plus, les bienfaits du hasard,
Le Berrichon avait e.xigé que son ami
avait remis son retour à plus tard, se l'accompagnât, car, outre qu'il trouvait
réservant d'aller dès le lendemain chez le gue sél;ns lui ~a fête n'eût pas été complète,
cultivateur, ne doutant point qu'au COlU- il a val! besom de son concours actif.
missariat central on ne connût l'adresse
Il jugeait, en effet, que M. de Savignac
ne s'attendant pas à l'arrivée de son
exacle du laitier.
On la lui avait, en effet, donnée sans enfant, il était non seulement nécessaire
'
difficullé. Le brave Berrichon, on le voit, mais prudent, de l'y préparer.
n'avait pas perdu son temps.
En conséquence NIcolas Leroux avait
Et maintenant, il tressaillait de bonheur décidé qu'il entrerait seul tout d'abord
�.
LE MARTYRE DE PAOLO,
chez le gentilhomme et que progressive~
ment, petit à petit, il l'amènerait à envi~
sager comme tout proche le retour de son
fils.
Pendant ce temps, ·Paolo, sous la garde
de Georges Maréchal, attendrait, pour
entrer à son tour, un signal du Berri~
chon.
Bientôt, les trois voyageurs furent en
VUe de la maison du jeune solitaire.
A présent que toutes les feuilles étaient
tombées, elle se détachait mieux sur l'en~
chevêtrement des branches décharnées et
le gris du ciel de novembre.
Le cœur de l'enfant se serrait à le faire
crier, à la pensée que tout à l'heure il
retrouverait son père, qu'il aurait comme
les autres une famille et un foyer! qu'il ne
serait plus l'être misérable et vagabond
qu'il avait, jusqu'ici, toujours été!
Avec de grands Iménagements Nicolas
Leroux lui avait appris la mort de sa mère;
et cela l'avait bien chagriné; :puis, tl s'était
résigné, se disant qu'il devaIt se trouver
bien heureux d'avoir encore un papa.
+*.
Le soir commençait à tomber, quand les
Voyageurs s'arrêtèrent devant la grille
d'entrée de la propriété de M. de Savi~
gllac.
Lero}lx laissa Georges et Paolo, dissi~
lllulés derrière q,n rideau de coudriers, et
sonna.
Peu après, dans la brume, apparut. la
haute silhouette du gentilhomme.
M. de Savignac venait à pas lents ,le
front barré de rides, les s0urcils froncés;
cependant, à l'aspect du Berrichon, son
Visage s'éclaira:
- Tiens 1... c'est vous mon brave
L~
PE:rIl' ACROBATE
53
Leroux!... je suis bien heur~ux de vous
voir.
- Et moi aussi, monsieur!
Les deux hommes se serrèrent cordialement la main; puis, le misanthrope
guida Nicolas Leroux jusqu'à la maison
et le fit entrer dans la salle où, pendant
tant de jours, aux heures d'adversité, ils
avaient, en commuh, pris leurs repas.
- Vous arrivez fort à propos, mon ami,
fit le solitaire; je ne me fais plus apporter
mes provisions que deux fois par semaine
et, justement, on est :venu ce matin, ainsi,
vous le voyez, nQUS aurons aujourd'hui
de quoi manger!
Le Berrichon sourit :
- Tant mieux 1. .. car, je vous réponds
que, ce soir, vous et moi aurO.{lS de 1 appé~
tit.
- Pourquoi?
- J'apporte d'excellentes nouvelles
Le front du gentilhomme s'éclaira:
- Seriez-vous enfin, sur une piste
sérieuse?
Nicolas répondit, fermement:
- Je le crois!
Le jeune homme était redevenu taci~
turne.
- Oui 1 des présomptions toujours 1. ..
- Presque des certitudes !
- Vous le croyez 1... et bientôt, il faut
déchanter 1. .. On reconnaît que l'on s'est
tromfé une fois de plus!", C'est bien triste,
allez ces alternatives d'espoir et de découragement!
. - Ne vous laissez donc pas abattre
alllsl ....
- Que voulez-vous 1 Depuis six ans
que mon fils m'a été enlevé ... qui sait ce qu'il est devenu!... un misérable peut~
être 1 un de ces pauvres petits que des
bT.l:ltes infâmes ont élevés dans l'habitude
.,
�5.4
LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT ACROBATE
du vice, dans. la profession du vol et de la
mendicité.
- Bon sang ne peut mentir!
- Cela n'a que la valeur d'un proverbe;
et rien n'est plus faux g,u'un proverbe!
- Cependant l'hérédité ... l'atavisme ...
comme dit M. Georges.
- Des sottises !. .. l'éducation est tout.
- Je ne le pense pas 1
- Si, mon ami! l'éducation corrige
l'instinct=
.....:- Pas .complètement !...
- Soit! mais le'mauvais grain jeté
dans une âme neuve, dans une âme d'enfant, germe toujours; il en reste, quand ·
même, quelque chose.
Nicolas Leroux se leva, solennel.
- Monsiel1r, votre enfant est resté ce
qu'il ne pouvait cesser de devenir, l'être
le plus pur, le meilleur et le plus noble!
M. de Savignac pâlit affreusement.
- Mon ami, taisez-vous 1.:. pourquoi
me leurrer d'un espoir qui ne se réalisera
PQint ... pourquoi m'ouvrir des horizons
qui, demain, me seront fermés ... l?ourquoi
!pe faire entrevoir un bonheur qUi ne sera.
jamais le mien... Prenez garde!... j'ai
presque accepté mon triste sort:.. je suis
résigné à pa~ser seul dans la vie ... à n'avoir
auprès de moi, personne pour me fermer
les yeux... Ne prononcez pas des paroles
si graves ... la déception serait, après, plus
cruelle, le vide plus grilnd, la solitude
plus pesante, les re~rets plus amers! ... Et
on meurt quelquefOls--de ces choses-là: 1. ..
Nicolas s'approcha du malheureux:
- Monsieur 1calmez-vous 1. .. ce bonheur
que je vous fait entrevoir ...
- Eh bien? ... Ce bonheur? ...
- Va se réaliser 1
Les ~eux du gentilhomme prirent une
expresslOn indéfinissable:
- Oh 1... assœ ... assez!
- Pourquoi?
- Vous me feriez mourir.
- Rassurez-vous ... je sais ce que je
dis!
- Mais ... si l'enfant que vous croyez
être le mien ... ne l'était pas?
Leroux se redressa :
- Monsieur! quand on se charge d'une
mission aussi délicate, on ne saurait s'entourer de trop de précautions .
- Sans ' doute ... mais ... de bonne foi...
on peut se tromper; cela s'est déjà vu ...
- Oui! j'en conviens! mais cette fois,
il n'y aura pas d'erreur.
- Vous avez des preuves?
- Oui!
- Certaines?
- Oui!
- Indéniables?
- Oui !... Et, la meilleure, c'est l'enfant lui-même! quand vous l'aurez vu,
vous ne .douterez plus 1...
- Pourquoi? ...
- C'est tout le portrait de sa mère.
M. de Savignac était au comble de
l'exaltation, il marchait à grands pas
autour de la salle; il reprit enfin:
- C'est étonnant... tant de joie! tant
de bonheur, me paraissent impossibles.
Il me semble que je rêve ... , que tout ce que
j'entends depuis dix minutes n'est que le
résultat d'une hallucination, et que, tout
à l'heure, je vais me rév~iller plus mal.
heureux encore 1
- Non! vous ne rêvez point 1
- Olt 1... mon ami 1... mon ami 1...
si vous avez fait cela, il n'y aura pas dans
toute l'éternité assez de reconnaissance
et d'affection pour vous payer 1
Nicolas, simplement, dit:
- Vous exagérez 1 ce que j'ai fait est
�LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIT A.CROBATE
55
naturel ! je paie mes dettes, moi, voilà
Le j'eune homme, extasié, avait pris,
dans ses mains, la t ête du petit et la consitout!
M. de Savignac était haletant:
dérait '/
- Et .. . cet enfant? .. Quand le verrai- Cher enfant 1. .. comme il est beau 1. .•
c'est bien le fils dé Suzanne 1. ... Comme il
je?
lui ressemble !
- Quand vous voudrez !
- Eh bien!. .. dès que ce sera possible ...
Et M. de Savignac serrait de nouveau
Paolo dans ses bras ;
demain, par exemple.
- Cher petit 1... si je t'avais ren- Cela se peut.
Le misanthrope ajouta, au comble de contré... je t'aurais reconnu 1. .. tu es tout
le portrait de ta mère.
l'exaltation :
~
- Je voudrais qu'il fût déjà près de
Et l'enfant d'ajouter, naïvement.
- Toi aussi, je t'aurais reconnu 1
moi.
A ce moment, à la grande surprise de quand je rêvais <:\un papa ... il te ressem.
Nicolas, on entendit, dans le vestiblJle, ~~!
un bruit de pas. Puis, la porte de la sille
Les yeux pleins de rêve, étincelants ,
S'ouyrit et Paolo parut , précédant Georges , d'~mour, le père et le fils se regardaient;
NIcolas, du revers de sa veste, essuyait les
Maréchal.
/
M. de Savignac chancela, il porta la larmes qui coulaient le long de ses joues:
main à ses yeux, n'osant croire encore à la
- Allons bon! disait-il; voilà que moi
réalité de cette vision, puis, il s'élança aussi, je pleure.
en avant, les bras tendus, dans un appel,
Certes, il pleurai.t le brave garçon, honfurieux et .sublime, d'amour et d e pater- nêtêment, sans retenue, sans mauvais
orgueil, et Georges aussj pleurait!
nité:
- Mon enfant !... mon enfant!
Enfin Paolo s'arracha des bras de son
Il avait saisi PaoTo et le serrait à l'étouf- - père et courut vers Nicolas ;
fer mouillant de ses la,rmes le visage pâle
- Il faut que je t'embrasse aussi, toi
'
monsieur, tu l'as bien mérité!
du' petit; . et touj ours, il répétait:
- ' Mon enfant 1. .. mon enfant!
L'excellent garçon se laissa .faire comPaolo, lui-même, pleurait, couvrant de plaisamment; puis, à son tour, embra.ssa
baisers les joues du gentilhomme:
l'enfant.
- Papa 1... mon papa chéri !...
- Et toi, pauvre petit 1. .. tu n'as pas
Georges. et Nic~las s'étaient retirés volé ton bonheur.
dans un cam de la ]?lèce, et, profondément
M. de Savign1tc prit la main de Leroux,
remués, contemplaient cette scène atten- et dit:
- J e ne sais pas, mon ami, si vraiment
dr~sante .
~t véritablement il était beau et rée onvous aviez contracté une dette envers
fort~t de voir ces deux êtres, si long- moi : en ' tout cas, je sais que vous vous
temps séparés qui"ne I?ouvaiellt, à présent, êtes généreusement acquitté; c'est moi,
se résoudre à se qUltter 1 Ils s'embras- aujourd'hui, CJ.ui vous suis redevable .. .
saient avec des transports inouïs de ten- Rien ne saurait exprimer ma reconnaissance, ce que vous avez fait est au-dessus
dresse et l'adoration.
n
�LE MARTYRE DE PAOLO, LE PETIll ACROBATE
de toute récompense; permettez-moi de
vous embrasser à mon tour.
Le Berrichon se défendit:
- Oh !... monsieur ... je vous jure !...
ça ne vaut pas la peine ... mais enfin ... si
vous croyez .. .
Et les deux hommes échangèrent · une
affectueuse accolade, tandis que Paolo,
tout bas, avec tristesse, murmurait:
- T'es pas , d'la fête... toi... mon
grand!
Et tout son être tressaillait d'émotion
ses yeux s'emplissaient de pleurs tr~
doux et comme de dévotion.
Mais la pensée du jeune homme s'envolait vers "cl autres images; il n'écoutait son
fils qu'avec distraction.
Chaque fois, depuis la mort de Suzanne
qu'il était revenu à Tracy, pour prie;
sur la tombe de sa femme, il avait été
ressaisi par le passé,' hanté par de lointainesSlsions.
1
.A .pr~sent, ~~ tfop savoir ce qu'il
faIsaIt, 11 entralDait 1 enfant sur le chemin
XVIII
tortueux qui mène au château de Tracy
Mirage.
où s'était ébauché son amour.
Il était toujours là, le château, avec ses
Huit jours après la scène que n,.ous grands murs gris; le château dont La
venons de ra,conter, les habitants de Tracy- Tringle avait si souvent parlé à Paolo i
cn-Vendée voyaient passer avec surprise mais, comme il était triste à présent'
et cUliosité, SUl;: le chemin communal, un comme il était laid.
'
homme qu'ils connaissaient pourl'avoir vu
Le comte l'avait subitement abanautrefois chez le comte de Mauduit de donné pour s'en aller nul ne savait où et
Tracy.
•
avec lui étaient partis les deux do~es~
Cet homme était accompagné d'un petit tiques qui lui restaient de son nombreux
garçon .de sept ans environ qu'il tenait personnel, aucun d'eux n'était revenu
par la main avec une sollicitude touchante depuis dans le pays.
et qu'il couvait des yeux avec une tenM. de Tracy, dIsait-on, était mort.
dt-esse admirative.
Ceperidant M. de Savignac s'était
C'étaient M. de Savignac et son fils ap:proché du mur d'enceinte sur lequel la
Jean -lé Paolo du cirque Pintard - qui nUlt toute proche semblait mettre un peu
venaient prier sur la tombe de Suzanne de plus de tristesse et de mélancolie.
Un désir impérieux de revoir les lieux
Mauduit.
1\1. de Savignac paraissait rajeuni, son qui avaient été témoins de son idylle travisage ordinairement sévère, s'était enfin gique et malheureuse s'imposait à l'esprit
détendu; il écoutait, .non sans plaisir, le du gentilhomme.
babiUage de l'enfant.
.
Un brouillard épais et rance envahissait
Paolo - ou plutôt Jean - ne tarissait le paysage d'alentour; tous les paysans
pas; il retraçaIt pour la centième fois la étalent rentrés chez eux, nul ne le verrait
vie misérable et sublime de son grand, pourquoi n entrerait-il'pas dans le parc?
s'attendrissant au souvenir des souffrances
Le gentilhomme connaissait, au lwrd
endurées en commun; des actions géné- de la propriété, dans le mur, une petite
reuses accomplies par le défunt.
porte en bois qui ne fermait jamais, car,
�LE MART YRE DE PAOLO , LE PETIT ACRO BATE
pour y parvenir, il fallait travers er un
fossé large et profond qui jadis était rempli d'eau.
Aujour d'hui, le fossé était à sec, mais
tout embroussaillé, envahi par des végétations peu engage antes: orties, épines,
joncs marins desséchés et genêts morts.
Mais le désir insensé du voyageur ne
connaissait point d'obsta cle; il saisit son
enfant dans ses bras et, au risque de se
déchirer les genoux dans la brousse, il
s'élança dans le fossé.
Paolo se laissait faire, étonné, ne comprenan t pas, mais se doutan t qu'un ins. tinct, plus fort que la raison, guidait son
père.
Il ne dit rien, ne questio nna pas son
père, saisi pourta nt d'une vague et mystérieuse terreur.
M. de Savignac avait franchi le fossé;
il s'arrêta deval;1t la porte et l'ouvrit , puis
il posa son fils à terre, et, le reprena nt par
la main, il l'entraî na avec lui, dans le
parc ...
Il eut un frisson. Ce parc, jadis si gai,
si pimpan t dan~ sa simplicit~ rustiqu~,
avait à présent l aspect et la tnstess e POIgnante d'un vieux cimetière abando nné.
Tout était dans un état de délabre ment
comple t; l'herbe avait tout envahi : les
allées les parterr es, les bannet tes où,
jadis,' s'épanouissaient les fleurs les plus
rares.
Le seuil même de l'habita tion, sous
l'influence 1 d'une humidi té persi'stante
était devenu d'un vert sale et gluant ;
la mousse régnait en maîtresse sur les
dalles leur donnan t des airs de vieilles
tomb~s .
Dne ambiance de misère et de désolation, d'immu able mélancolie planait sur
tout cela.
57
On sentait que le malheu r était passé
par là, avec son cortège de souffrances et
de fatalités.
Pas un être vivant ne se montra it aux
alentou rs; nulle trace d'anim aux domes
tic(ues, pas même un oiseau! Rien!. ..
rien 1
Un silence adéqua t, plus effraya nt que
le néant.
Un recueillement lourd et pénible
comme il doit en peser autour du tabernacle d'un temple abando nné, dans une
ville morte, dans une ville souterr aine
ensevelie sous des larves imbriquées, et
dans laquelle depuis vin~ siècles aucun
homme n'aurai t promen e ses rêveries.
Cela donnai t l'impression d'une agonie
univers elle; de la marche lente d'un
monde qui s'éteint , vers le chaos finall
M. de Savignac parcou rut successivement tous les cours et jardins du châtea u;
partou t planaie nt le même silence souverain, la même solitude morne et mysté
rieuse, poigna nte jusqu'à l'angoisse.
La maison était plus triste encore.
On aurait dit l'un de ces château x
de contes de fée qu'un enchan teur aurait
touché du bout de sa baguet te magiqu e
pour l'endor mir et le stigma tiser jusqu'à
la fin des temps.
Paolo mainte nant avait peur, il serrait
plus fort la main de son père, mais, sans
oser pourta nt rompre l'augus te silence,
s'imagi nant que le moindr e bruit, que le
son de la voix humain e ferait crouler
toutes ces choses.
.
Le lierre montai t en maître, orgueilleusement, le long des murs décrépits et
lé:cardés ; les volets, déchirés, arraché s de
leurs gonds, pendai ent lament ableme nt
comme des loques.
Le toit,--crevé par places, laissait voir
�58
LE MART YRE DE PAOLO , LE PETIT ACRO BATE
les poutres , pourries par les pluies torrentielles des derniers hivers.
Sous les posque ts dégarnis, les feuilles
mortes formaie nt un tapis épais que le
pas des visiteurs faisait crier.
Et c'était, mainte nant, le seul bruit
qui troublâ t la sérénité puissante, extraterrestr e, de l'heure crépusculaire.
Le cœur de M. de Savignac était serré
étrange ment dans l'étau meurtr ier d'une
infinie tristesse, d'une mélancoVe angoissante.
C'etait là pourta nt qu'il avait aimé
- d'un unique amour ; c'était là qu'il avait
goûté les plus douces joies de sa vie; c'était
là qu'il avait souffert et pleuré ùes lannes
de sang 1
Le front brûlant de fièvre, la gorge con-tractée par une émotion sans égale, il continuait sa promen ade silencieuse à travers
les allées du grand parc.
***
Tout à coup, dans son exaltat ion, M. de
Savign ac poussa un cri étouffé, un cri
délirant; un cri de folie, de douleu r et de
joie!
Là, devant lui, était le banc de pierre,
le vieux banc de pierre où ils avaient
rêvé, par les doux sGirs de printem ps, sous
le regard bienveillant des étoiles, sous la
clarté propice de la lunc.
C'était là, les fous! qu'ils avaient
.
espéré 1
Et sur ce banc, ce soir, comme autrefois une femme était assise.
Non 1 pas une femme! mais un être
mystériemc, diaphane, ét?éré! Une ~~pa
Iition extrate rrestre, d essence divmc,
plus bclle qu'un ciel ;i!;tral par un soir
d'été 1
Elle était là !...
Elle ~tait là, dans la même attitud e de
tranqui lle bonheu r, de sérénité enfantine; elle paraiss ait l'attend re:
- Je savais bien que tu viendrais.
Comme il la trouva it jolie, ce soir, dans
sa longue robe de soie, taillée dans un
lal11beau de soleil; vêtue ainsi que les martyrs et les , séraph ins; la tête nimbée
légèrement, coquet tement inclinée su;
l'épaul e; les cheveu x adorab lement blonds
où se jouaien t les coloris éteints des roses
et la blanch eur des lys célestes.
René de Savignac avait tendu les bras:
- Suzann e 1... ma Suzann e! ...
Ses mains, tendues 'pour saisir la chère
image, étaient retombées inertes, n'ayan t
rencon tré que le vide.
Tout cela n'était qu'un mirage, qu'une
halluci nation de son cerveau enfiévré.
Tout éela n'était qu'un rêve!
Le banc de pierre était bien là, mais
nul être n'y était assis.
Une épaisse couche de mousse s'était
accur.nulée à la surface, a!testa nt que,
depUIS de nombreuses annees, personne
n'était venu s'y reposer. ,
M. de Savign aè prit la main de son ms:
-:... Regard e!. .. regarde bien cette maison, mon petit Jean; c'est là que demeurait ta maman ; c'estlà que je l'ai rencontrée
pour la première fois ... regarde 1
Et comme l'enfan t, tout ému, se mettai t
à pleurer, il ajouta :
- Ne l'oublie jamais ! cati: elle t'aimai~
tant qu'elle en est morte 1
...
�..
!-E MART YRE DE PAOLO , LE ' PETIT ACRO BATE
XIX
Sur une tombe
1
La nuit était venue, mais le ciel s'était
éclairci, cependant, car les nuages s'étaien t
dissipés et la lune brillait dans tout son
éclat.
M. de Savignac avait pris, pour sortir
du parc, le même chemin qu'il avait
emprun té pour y pénétrer.
Bientô t il se retrouv a, avec son fils,
SUI' la route qui coupe en deux le modest e
village de Tracy.
'
Paolo deman da:
- Dis donc, papa... où allons-nous
mainte nant?
Le jeune homme gravement, répond it:
- Au cimetière.
/
- Sur la tombe de ma petite mère? •
- Oui, mon fils.
- Elle était jolie, maman , pas?
- Oui, bien jolie 1
- Comme une fée?
- Plus encore.
- Et bonne?
- C'était la meilleure des femmes et
la plus sainte des mères.
Paolo devint tout triste :
- Comme c'est malheu reux qu'elle
Soit morte!
- Oh 1 oui, tu peux le dire.
- Je l'aurais tant aimée.
- Ene méritai t bien de l'être t
- Où est-elle mainte nant?
M. de Savignac montra le ciel.
- Là-hau"t.
- Avec mon grand, alors?
- Oui.
L'enfan t hocha la tête.
59
- Eh bien, vois-tu, papa... tout de
même, je suis bien conten t qu'ils soient
tous les .deux ensemble.
- Pourquoi?
- Parce que mon grand ... eh ! bien ... il
a une mère mainte nant, .. et ma mère, elle
a un enfant.
Une grande émotion les étreign ait tous
deux et ils ne chercha ient point à la dissimuler.
Ils marcha ient côte à côte, en sileIfce .
tout à leurs pensées, du rêve plein les
les yeux.
Paolo voyait, là-bas, de l'autre côté des
étoiles, son grand dans les bras de sa
mère; son grand choyé par des mains de
femmes !
L'acrob ate avait mainte nant de quoi
q;anger à sa faim, touS les gâteau x du
Clel lui étaient offerts par des anges empressés. Il ne souffrait plus; il n'avait
plus, sur le corps, des plaies sanguinolentes. Il ne faisait plus l'Homm e serpent
ni le jockey d'Epsom, mais il riait des
facéties des pîtres du bon Dieu !...
Et La Tringle, comme autrefois, lui
souriai t candid ement; il avait son visage
des jours heureux, lorsque, par hasard, on
ne l'avait paS battu. Il attenda it son
gosse, pa tiemme n t, en faisan t des galipet tes
pour faire rire les anges blonds et les
chérubins. roses.
Tout bas, Paolo murmu rait:
- Sois tranguille, mon grand 1 j'irai
te rejoindre un Jour, va 1. .. et nous auron!?
tous deux le même papa 'et la .,même
maman !
Paolo se grisait de son rêve l '
Il se voyait, avec son grand, sur le
devant d'une roulott e peinte en vert foncé,
avec une barre rouge au milieu; ses
parents étaient dans le fond, l'un près de
�60
LE MART YRE DE PAOLO , LE PETIT ACRO BATE
- C'est ici.
l'autre, et ils les regarda ient doucement.
L'enfan t se découvrit et se mit à
x"
chevau
des
par
La voiture, traînée
dans une attitud e de prière fergenoux
ailés et plus blanqs que des lys, s'e!l allait"
d'humi lité naïve, et faisant
et
vente
du
cœur
u
jusqu'a
d'azur,
chemin
un
par
de croix, il comme nça:
signe
grand
un
.
soleill
Père ...
du
nom
Au
. . . . . . . . . . . .
lui-même s'était prosac
Savign
de
M.
.
s'arrêta
soudain
ac
M. de Savign
coulaie nt le long
larmes
grosses
de
terné-;
qui
Le cimetière était là devant eux
c~ur lui faisait un mal
son
joues,
ses
de
gentille
lune;
la
sous
issait
se refroid
affreux .
homme dit à "l'enfa nt:
C'est qu'à cette heure, avec cet enfant,
.- Entron s!
sentait mieux combien la morte leur
il
:
Paolo questio nna
ait.
manqu
- C'est là qu'elle est ma maman ?
fils, à présent , était à l'abri des
Son
.
fils!
mon
- Oui,
elavie; mais jamais ilnecon cadesd
embus
- y a longtemps?
se immuable d'une mère
tendres
- Oui ... presque depuis ta naissance. naîtrai t la
ne saurait le combler,
rien
vide,
ce
et
triste.
très
u,
L'enfan t se tut, de nouvea
des délicatesses qui
ont
femmes
M. de Savignac entraîn ait son fils à car les
elles, des tendresses
qu'à
nt
rtienne
n'appa
queldont
tombes
travers un dédale de
cer.
rempla
peut
ne
qu'on
ques-unes étaient complètement abanvenu demanétait-il
aussi
oi
Pourqu
données.
... pourquoi,
Tracy
de
comte
au
asile
der
Paolo,
de
Cela augme nta la mélancolie
n'avait -il pas
encore,
temps
était
il
lorsqu'
:
il dit
?
- Pourquoi, papa, qu'y a plus rien fui la maison de cet hommement expié le
cruelle
assez
-il
L'avait
sur ces tombes-là? .. pourquoi qu'elles
bonheu r si court de sa jeunesse 1 .
sont toutes pleines d'herbe s
N'avait -il pas, à présent , droit au repos
qui
- Parce que, sans doute, les morts
les autres? ...
com~e
ni
,
parents
ni
plus
n'ont
ici
t
dormen
r, hélas! ne serait jamais
bonheu
Le
amis.
pour lui que relatif, car les so'uffrances
L'enfan t, profondément, dit:
qui ne s'efface
- C'est triste ça, d'avoir plus personne laissen t une emprei nte
point.
qui vienne vous voir.
Il y aurait toujours, pour empoisonner
- Oui ... c'est triste!
vic, le souven ir du martyr e enduré par
Sa
sa
t
'Paolo s'écart ait parfois, étudian
e, privée de son enfant, morte en
Suzann
une
sur
pieds
les
poser
pas
ne
pour
marche
encore, éperdu ment.
ant
l'appel
pour
hie
tombe, le cœur plein de sympat
Il regarda it la tombe avec un effroi
tous ceux qui dormai ent là, à côté de sa
grandis san t.
mère.
Oui. M. de Tracy n'avait pas menti
Enfin, M. de Savignac s'arrêta devant
il leur avait dit, dans un jour de
quand
te
exemp
non
ité
simplic
un mausol éed'une
tout cela était son ouvrage.
que
colère,
de grande ur.
quand il mettai t sa situation
nt,
Pourta
fils.:
son
ver.t'
Il se tourna
�LE MART YRE DE PAOLO , LE PETIT ACRO BATE
présent e en regard du passé, il se trouvait presqu e heureu x.
N'avait -il pas mainte nant pour le
consoler un petit être en qui revivai t la
chère morte, avec toutes ses qualité s,
avec toutes ses délicatesses, avec son
cœur généreu x, avec son âme infmim ent
tendre, douce et bonne!
Comme cet enfant lui était cher!
comme il se promet tait de repOlier sur
lui l'infmi de la tendres se qu'il avait eue
pour la mère.
La morte pouvai t-elle lui laisser u.n
don plus précieux?
Le père et le fils, abîmés dans une
ardente prière, ne pouvai ent se détach er
de la tombe.
Cepend ant la nuit se faisait plus épaisse ;
de nouvea u, quelqu es lluages se poursu ivaient dans le ciel; le cimetière se peuplait d'ombr es mystér ieuses ; les oiseaux
de nuit reprena ient leur obscure chanson,
et de la plaine, au loin, venait la plainte
mélancolique des grillons et des raineUes.
Au-dessus de la tombe de la jeune
dame de Savignac, le saule pleureu r,
avec ses hranch es dégarn ies, scmbla it
Une main de génie, aux doigts fuselés,
qui se serait ouverte là pour protége r
cette dépouille contre le ciel et la terre,
contre les êtres et les choses.
Une grande paix régnait dans le Jardin
des Morts; le marbre blanc des socles
prenait , dans la pénomb re, d'étran ges
formt s, de singuliers contou rs.
Il sembla it aux visiteu rs que bientôt
le défunts allaien t surgir de leurs tombeaux pour rêver à la lune ct jouer la
Comédie de la vie, après avoir secoué la
poussii're de leurs os !
Ils s'atten daient à voir comme ncer la
61
chevau chée des ombres et les saturna les
des sylphid es et des larves.
Mais, domina nt le tout, se dressai t
devant leurs yeux la petite croix en fer
forgé qui surmon tait le sode de pierre
verdi par les ans sur lequel on pouvai t
lire:
CI-GIT
Lucien ne-H enrieiie -Suzann c
née
DE SAVIGN AC .
DE MAUDU IT DE TRACY .
MORTE
A l'âge de vingt-d eux ans.
Elle lut bonne épouse
Et
Bonne mere.
Elle ne laissa que des regrets.
De Profun dis!
Et cette vision les rappela it à la réalité,
aux matéria lités de la vie - à sa vanité
aussi.
Ils s'étaien t levés tous les deux et contempla ient d'un œil mome cette tombe
qui s'était refermée sur tant de jeunesse
et de beauté, sur cette blonde jeune femme
qui n'était apparu e dans la vie que pour
en recevoir les blessures.
L'enfan t pleurai t à chaude s larmes :
- ML man !. .. ma pauvre maman 1
M. de Savign ac ne pouvai t détach er
ses regards de la tombe où reposai t sa jeunesse, son bonheu r, toute sa vie enfin!
Il considé rait au revers du socle, cette
inscrip tion qu'il avaiL pieusem ent tracée
un soir sembla ble, cinq ans plus tût, ct·
que le temps déjà avait presqu e effacée:
ELLE SOUFFR IT
ELLE AIMA: '
QU'ELL E SOIT m'mIE!
�LE MIIRT YRE DE PAOLO , LE PETIT ACRO BATE
62
Oui! toute la vie de Suzann e était
là! Qu'elle soit bénie, cent fois bénie:
cette malheu reuse que la douleu r avait
couchée prémat urémen t dans la terre,
à l'auror e de la ~, dans tout l'éçlat de
sa beauté !
M. de Savigl!ac prit la main de son fils
et sortit du cimetière, très·triste.
L'enfan t, lui-même, était en proie
aux pensées les plus graves.
,
Son esprit s'envol ait vers Rouen.
,
lIa
sur
haut
en
tout
là-bas,
avait
Il Y
côte, une autre tombe qui lui était également chère;1 et sur cette tombe il n'y avait
•
•
... nen.
nen
Ah, si! des caillou x un bouque t, fané
mainte nant et deux planches réunies par
un clou - deux planche s qui s'efforç aient
de rassem bler à une croix. E-t: il se disait
que son grand, lui aussi, avait bien mérité
qu'on se souvîn t de lui, de lui qui avait
égalem ent souffert, égalem ent aImé.!
Il se disait naïvem ent que, pUIsque
La Tringle était là-haut , dans les étoiles
avec sa mère, il serait juste que leurs
dé~ouilles fussent aussi réunies . Et, tandis
qu ils regagn aient le village, dans la féerie
de la nuit lumineuse, l'enfan t d.eman da:
- Dis donc, papa 1. .• mon grand, il n'a
rien, lui ... sur sa tombe ... je voudra is qu'il
eût, comme maman , un' monum ent...
quelqu e chose de beau ... de très beau, tu
sais? ... une grande pierré blanch e avec
un ange qui pleure ... qui pleure des larmes
véritab les ... Tu voudra s bien, n'est-ce pàs,
./
papa?
M. de Savign ac acquie sça:
- Oui, mon enfant.
- C'est que ... tu sais !... mon grand ...
eh bién, il m'a aimé comme s'il avait été
ma maman . Quand j'étais tout petit...
c'est lui qui me berçait ... l entre ses bras
\
je faisais bien dodo!. .. Sans lui, j'serais
pas là aujour d'hui avec toi ... Sais-tu , papa,
c'que j'voudr ais?
- Non, mon enfant.
- Eh bien !... voilà... j'voudr ais que
mon grand soit ici ... à côté de ma vraie
maman ... j'suis sûr que ça leur ferait
plaisir à tous les deux.
- Tu as raison, cher petit; et je dois
bien cela à celui qui si longtem ps t'a protégé; dès demain nous partiro ns pour
Rouen et je ferai le nécess1lire.
Paolo s'était tu. mais une grande émotion se peigna it sur son visa,ge ; ses yeux
illuminés sembla ient embras ser tout le
passé, dans une vision radieus e, infiniment douce, rapide mais vivante encore 1
Il tourna vers son père son regard extatique, et dit, sur un ton que la plume ne
saurait rendre, avec un accent poigna nt
de regrets et d'amou r, de douleu r et de
reconn aissanc e:
- Ah 1 papa!. .. Si tu l'avais c.onnu
mon grand !...
XX
Le pardon
Jean de Savign ac est mainte nant un
gr-and et beau garçon de dix-hui t ans; il
porte avec. une grâce toute naturel le
l'élégan t costum e des polytec hnicien s;
l'élévat ion de ses pensées, l'extrêm e bonté
de son cœur et la maturi té de son esprit
font l'admir ation - l'édific ation aussi de tous ceux qui ont l,e bonheu r de l'appro cher.1I estlajo ie, l'orgue il et la consola tion
de son père ... ~
. . . .
..
..
Ce jour-là , comme MM. de Savign ac
�LE MART YRE DE PAOLO , LE PETIT ACRO BATE
. passàie ntsurl' avenue des Champs-Elysées, du cheval piard, du
fermier Rhételle,
ils furent accostés, à l'angle de la rue de de la nuit.su rtout
où
il
s'était échapp é
Chaillot, par un miséreux qui, sur un ton avec son grand, dans
la neige ...
d'obséquiosité extrêm e, leur dit:
Le méndia nt réitéra :
- Messieurs, je souis oune pauvre
- Mon bon monsie ur ... ze zouis oune
ouvrier sans travail. .. ne m'oubl iez pas ... honnêt e père de famille
... z'ai des bams'il vous plaît... Ze chôme depouis quatre binos à la maison ... monsie
ur, ze vous en
mois et ze souis chargé de famille.
prie, soyez charita ble.
Cet accent fit relever la tête du jeune
Jean prit son
homme : il considéra le mendia nt avec dit à Pintard . porte-m onnaie et le tenattenti on et ne put réprim er un mouve - Tenez 1. .. que vous ayez, ou non, des
ment de stupeu r.
enfants !
Celui qui, à cette heure, lui deman dait
- Z'en ai, ze vous le zure 1...
l'aumône n.'était autre que son ancien
Puis, n'en croyan t pas ses yeux, il
directe ur, l'odieu x et cruel Pintard ini.
dit:
A cetînst ant, tout le passé revécu t dans
- C'est pour moi ... tout?
l'esprit de Jean - le Paolo de jadis L'homm e remercia sur un ton emphail revit le cirque, le FP. de la mort, les tique:
répétitions, les parades , son grand ami
~ Mon bon Monsieur...
vous êtes
La Tringle couché sanglan t, inanimé, sur bien bon du pauvre monde
... ze VOU!!
la banque tte des places à dix sous; il remercie.
se revit lui-même, hurlan t de douleur,
Puis il ajouta la formule obligatoire %
Sur le pannea u, parmi les débris de verre;
- Que Dieu bénisse la main qui ...
puis il se rappela tous les coups qu'il avait
Mais Jean de Savign ac l'interr ompit.
reçus, toutes les souffrances, toutes les pri- Il regarda l'homme longuement,
et, douvations qu'il avait \:nduré es; son long cement, sans haine, sur un
ton
où il
et doulou reux martyr e; il se souvin t n'entra it que de la pitié, il dit:
de Marcassin, le bon lutteur , de Torque - Souvenez-vous de Paolo 1
tnada, de la' princesse des Sicambres,
Et il s'éloigna au bras de son père.
FIN
Pour paraître prochainemen.t dans la même collec tion:
L' OC ÉA NI E
,
EN
BA LL ON
��Î
i
l'
.
\
�/'
Le VoIaa.
25 ....L
Collection d'Aventures
Le Volume
25 -.
TITRES DES VOLUMES PARUS
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
li
:'. ,
1
Épuisé.
Epuisé.
Les Mystères da Métro•••
La Bande de l'Aato rouge.
La Fille du Coatrebandier.
Le Sipe my.térieux. •• •..
Le Cbnalier de Marua.
Pol 1'00oanoia. '" ... ...
./ 39. Lacien Valfranc,le Vengenr
da" Va de l'Avut ". A. MONJARDIN.
40. Duiel, l'eafut trouvé... E. BR ÉZOL.
Alain DARCEL.
Seul contre ToDS... ...... E. BRÉZOL.
H . SAINTILLAC.
42. Maurice GilIar, détective. M arcel IDIERS.
Jo VALLE.
43. L'Homme à la tAte de cbieD. Marcel 1DlERS.
E.-G. BRÉZOL.
Pierre AGAY.
G. GUITTON.
9. Les Ranceur. de la Mer G . GUITION.
10. Les Héros de la Flibuste. G.GUITION.
Il. Le Rai de. Bozeurs... ... José MOSELLI.
,. 12. , Les Neuve&u ezploita de
Marcel Dunot... ... ._ José MOSELLI.
U; Le, Pirates ~ Kiaces ... JOlé MOSELLI.
14. Le Renégat d' Ourga.... _ José MOSELLI.
IS. Le CLampion auallin
José MOSELLI.
16. L'Amiral de Mascate ..." JOIIé MOSELLI •
17. Le Croiseur pirate ... ... José MOSELLI.
18. Iatre le feu et l'eau ...... José MOSELLI.
19. Rompolette, cambrioleuse .................. H.DE LA TOU R
20. L'Aueau de fer ......... Jacques MA HAN.
21. Seule aa Mond.... ... '... G aston CHOQUET
22. L'Héroïqu. Solange ..... . G aston CHOQUET
23. Jou Strobbins, le Détec·
tive cambrioleur ... ... José MOSELLI.
24. Les Mystères de San
Franci. co .., ........ . José M OSELLI.
25. L'Espion do fort Augel ... .los' M OSELLI.
26. La Maison du Lotas ... •.. José M OSELLI.
27. L'Auto Infentale ... ... ... José M OSELLI.
28. Les PeDdeurs du Danube .. . José M OSELLI.
29. Les Eapions de Moudrai .. . José M -.lSELLI.
30. Le Reitre d'Erzeroum . .. . JOlé M OSE LLI.
3 1. Roultaliall ... ... ... ... •.. J. F A Fl IEN.
32. L' Homme aa Bandeaa ... . .J. F A BI EN.
33. !Juon Strom boli ..• ... •.. José MOSE LLI.
34. Le MiUion de la TourJuIiu•• José M OSE LLI.
35. Robert Macaire et Bertrand A . C ROZltCRE.
36. Les Aventures d'une Héritière. ... ... ... ... .. . A. C ROZ IÈRE.
37. Le Docament secret ... ... J. de C .
38. Le Triompbe de Petit Louis. J. de C.
4'.
44. Jean Flair ... ... G . DAM et José MOSELLI.
45. La BaDde des 7. G. DAM et José MOSELLl.
46. La Mall. à secret. G. DAM et J05é MOSELLI.
47. L'Immeuble de la
Cag. à moueLe.. G DA M et José MOSELLI.
48. L'EapioDDe aux eL_
roage.... '" ... ..... . José MOSELLI.
49. La Mission secrète ..... . José MOSELLI.
50. Prisonniers da ·Mahdi .. . G aston CHOQUET.
51. Les Vaatours à la cude. G astonCHOQUET.
52. La Cit' du mystèr. ... .. . G aston CHOQUET.
53. W... Vert .. ......... .. . José MOSELU.
54. Le Bra. qui frepp. dans
l'ombre . ........... . José MOSELLl.
55. Les Écumeurs du Yang.
Tsé.Kiang .. .. , ..... . José M OSELLI.
56, La Tour de porcelaine .. . José MOSELLI.
57. La Sirène fauve. ... ... .., Pierre ADAM.
58. Le, Buveurs d'or ..... , ••• P ierre ADAM.
A. CROZIÈRE.
59. BelzébatL le Damné '"
60. Pemts, le célèbre Bandit
andalou ..•
A. de BR ÉVILLE.
61. La Bande des Masques rouges A. CROZI ÈRE.
62. Le Fils de I;)aki ... ... Jacques RINET.
63. Fernalldo, le faux Bobémien Jacques RIl~ET.
64. Le Conspirateur ... . .. A . C ROZIERE.
65. L'enfant volcle... ... ••• ... E.BR EZOL.
66. Les Aventures du CapitaiDe
Montana. '" ... ... .. . X.
67. Le Brigand justicier. ." ... X.
68. La fiq d'lUI conspiratenr .. . X.
69. Le Bouton cie manchette... . S REIOt.
70. L'Enigme de la rue Lafitte. SRElOl.
71 . Un TrHor allOnyme..... .. . X.
72. La Revanche du Nègre ..... . X.
73. La Triltlle et Paolo...... .. J. de K E RLECQ.
74. Le Martyre de Paolo, le
Petit Acrobate ... ... •.. J . de KERLECQ.
T ous
ces volumes sont exp6diés franco A domicile .ur demande accompallnée d'lID
mandat. adre,.ée à J'Administration. 3. rue de Rocroy. Paris (Xe).
Ajouter an prix de chaque volume 10 centimes pour le port.
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1... Curt.
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The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Collection d'Aventures
Relation
A related resource
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Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
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Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BUCA_Bastaire_Collection_Aventures_C91954
Title
A name given to the resource
Le martyre de Paolo, le petit acrobate
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Kerlecq, Jean de (1882-1969)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions de la collection d'aventures
(Paris)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[19..]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
64 pages
18 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Collection d'aventures ; 74
Type
The nature or genre of the resource
text
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque de l'université Clermont Auvergne
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Domaine public
Relation
A related resource
vignette : https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/thumbnails/51/78202/BUCA_Bastaire_Collection_Aventures_C91954.jpg
-
https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/original/10/44799/BCU_Bastaire_Stella_139_C92625_1110449.pdf
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L a M od e Française
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A b o n n e m e n t : un a n , 2 4 f r a n c s ; E t r a n g e r , 3 5
L I S E T T E , Journal des Petites Filles
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G U I G N O L , Cinéma des Enfants
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C e t a lb um , qu i ’ para it qua tre fo is pa r an, c h a q u e fo i» sur 32 p n g e s,
d o n n e p ou r d a m e s , m e s a i e u r s et e n f a n t » , d e » m o d è le » »im p ie »,
pr at iq u es et fa c ile s à e x é c u te r . C 'e s t le m oin s c h e r et le plus c o m p le t
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L e n u m é ro : 1 fra n c.
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fr a n c s ;
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fr . 5 0
E tr a n g e r : 5
fra n cs.
A d r e s s e r c o m m a n d e s et m a n d a t s -p o s t e à M . Io D ir e c t e u r
d u P e t i t E c h o d e t a M o d e , 1 , r u e G a z a n , P a r is ( 1 4 ).
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es t la c o l l e c t i o n id é a l e d e s r o m a n s p o u r la f a m ille
et
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p o u r le s je u n e s fille s . E ll e est u n e g a r a n t ie d e
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q u a lit é m o r a le e t d e q u a lit é litté ra ire .
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::
E l l e p u b lie d e u x v o lu m e s c h a q u e m o is .
V o l u m e s p a r u s d a n s la C o lle c t i o n :
MathÜde ALANIC : 4 . L e s E s p é r a n c e s .
56. M o n e tte .
—
28.
A ntoine ALH1X : 3 3 . C o m m e u n e p l u m e . . . —
L e
D ev o ir
40. C h e m in
du
fils .
—
m o n ta n t.
Jean d A N IN : 107. L a q u e l l e ?
H enri A RDE L : 41 . D e u x
A m o u r a.
M. de» AR NEAUX : 8 2 . L e M a r i a g e d e G r a t i e n n e .
L oui« d ’ A R V E R S : 15. L e M a r i a g e
p e r o n . ( A d a p t é s d e l'an gla is )
de
lo rd
L o v ela n d .
— 62. L e C h a
G . d ’ A R V O R : 134. L e M a r i a g e d e R o s e D u p r e y .
L ucy AUGE : 112. L ’ H e u r e d u b o n h e u r .
Salva du BEAL : 18. T r o p
—
p e tite .
31 . L e M é d e c i n
Em ile BERGY : 130. I r è n e .
Julie BORIUS : 20 . M o n
de
L o c h r is t.
,
M a r ia g e .
Baronne S. de B O UAR D : 106. C œ u r t e n d r e e t f i e r .
M arie Anne de B O VE T : 2 4 . V e u o a g e b l a n c .
B R A D A : 9 1 . L a B r a n c h e d e r o m a r in .
Jean de la BRETE : 3. R é v e r e t v i v r e .
34 . U n R é v e i l .
—
25. I l l u s i o n
m a s c u li n e .
—
Rhoda B R OU GH T ON : 9 8 . L ’ O b s t a c l e .
Clara-L ouise BURNH AM : 125. P o r t e à p o r t e .
Mme E. C A RO : 103. I d y l l e
n u p tia le .
A.-E . CA STL E : 9 3 . C œ u r d e p r i n c e s s e .
Com tesse de C A ST E L L A N A -A C Q U A V IV A : 9 0 . L e S e c e t d e M a r o u s s i a .
C H A M P O L : 67 . N o ë l l e . —
113. A n c e l h e .
A . CH EVAL IER : 1 14. M è r e e t F i l s .
C om tesse CL O : 137. L e C œ u r c h e m i n e .
H- de COPPEL : 53 . L a
F ille u le
de
la
m er.
Jeanne
de COULOM B : 2 6. L ’ I m p o s s i b l e L i e n
— 48. L e C h e v a lie r
c la ir v o y a n t. —
6 0 . L ' A l g u e d ' o r . — 79 . L a B e l l e H i s t o i r e d e
M a g u e lo n n e .
E d m on d COZ : 70. L e V o i l e d é c h i r é .
Jean D E M A IS : I. L ’ H é r o ï q u e A m o u r .
A . D UB AR RY : 132. L a M i s s i o n
de
M a r ie -A n g e .
V ic to r FELI : 127. L e J a r d i n d u s i l e n c e .
Jean F1D : 116. L * E n n e m i e .
Zénaïde FLEURIOT : I I I . M a r g a . —
136. P e t i t e B e l l e .
M ary FL ORAN : 9 . R i c h e ou A i m é e ? — 32 . L e q u e l
6 3 . C a rm e n c i7 a . — 83. M e u r t r i e p a r l a v i e l —
A to u t. —
121. F e m m e d e l e t t r e s .
l ’ a i n ia it )
100.
—
D ern ier
Jacques dos G ACH ONS : 9 6 . D a n s l ’ o m b r e d e m e s j o u r s ,
Claire GENIAUX : 12. U n
m a r ia g e
" in
ex tre m is " ,
P ierre G OURDON : 8 9. A i m e z N i c o l e !
Jacques G R A N D CH AM P : 4 7 . P a r d o n n e r . — 58. L e C œ u r n ’o u b l i e p a j
—
78. D e l ’ a m o u r e t d e l a p i t i é . — 110. L e s T r u n e s s ’é c r o u l e n t
M. de H A RCO ET : 37
D er n ie r s
R a m ea u x.
M arc HELYS : 22 . A i m é p o u r l u i - m é m e . ( A d a p t é d e r « n s 'n i s .)
J.-P h. HEUZEY : 126. L a V i c t o i r e d ’ A r i e t t e .
( S u it e art v e r s o .)
1 3 9 -1
�V o l â m e s p a r u s d a n s la C o lle c t i o n
( S u it e ) .
Jean JEGO : 109. S o u s l e s o l e i l a r d e n t .
L. de K ERANY : 10. L a D a m e a u x g e n ê t s . —* 16. L e S e n t i e r d u
h e u r . — 4 3 . L a R o c h c - c t i x - A l g u e s . — 131. P i g n o n s u r r u e .
bon
R enée L A B R U Y È R E : 105. L ' A m o u r l e p l u s f o r t .
Eveline LE M AIRE : 30. L e R ê v e d ' A n t o i n e t t e .
P ierre LE ROH U : 10 ». C o n t r e l e f l o t .
M m e L E SC 01 : 9 5 . M a r i a g e s d ’ a u j o u r d h u l .
G eorge» de LYS : 124. L ' E x i l é e d ’ a m o u r .
H élène M A T H E R S : 17 . A
tr a v e r s
le s
s e ig le s .
R aoul M A L T R A V E R S : 9 2 . U n e B e l l e - m è r e . —
L ionel de M O V E T : 27. C h e m i n
135. C h i m è r e e t V é r i t é .
secret.
B. NEULLIES : 7. T a n t e G e r t r u d e . —
128. L a
V o le
C laude N1SSON : 13. I n t r u s e . — 5 2 . L e s D e u x
8 5 . L ' A u t r e R o u t e . — 129. L e C a d e t .
de
l’a m o u r .
A m ou rs
d 'A g n è s .
B aronne O RC ZY : 8 4 . U n S e r m e n t .
P ierre P E RR AU LT : 8 . C o m m e u n e ê p a v e .
A lfre d du P R AD EIX : 9 9 . L a
F orêt
A lice PUJO : 2 . P o u r l u i ! —
d 'a r g e n t.
6 5 . P l i y l l i s . ( A d a p t é * d o l a n g la i« .)
Jean SA IN T -R O M A IN : 115. L ’ E m b a r d é e .
Isabelle SA ND Y : 4 9 . M a r y l a .
P ie rre de SAXEL : 123. G e o r g e s e t M o l .
Y vonne SC HULT Z : 69 . L e M a r i d e V i v i a n e .
N orbert SEVE STR E : 11. C y r a n e t t e .
R ené ST A R : 5 . L a C o n q u ê t e d ’ u n c œ u r . —
8 7 . L ’ A m o u r a t t e n d .. .
G uy de T E R A M ON D : 119. L ’ A v e n t u r e d e J a c q u e l i n e .
Jean T H IER Y et H élène M A R T IA L ; 120. M o r t o u
v iv a n t.
Jean T H I E R Y : 4 6 . V i c t i m e s 59. L e R o m a n d ’ u n v i e u x g a r ç o n . —
8 8 . S o u s j e u r s p a s . — 108. T o u t à m o i l — 138. A g r a n d e v i t e s s e .
M arie T H IER Y : 2 3 . B o n s o i r , m a d a m e l a L u n e • — 3 8. A u d e l à d e s
m on ts. —
5 7. R ê v e e t R é a l i t é . — 102. L e C o u p d e v o l a n t . —
133. L ’ O m b r e d u p a s s é .
Léon de T1NSEAU : 117. L e F i n a l e d e l a s y m p h o n i e .
T . T R ILBY : 2 1. R ê v e d ’ a m
P e t i o te . — 42. O d e tte d e
61 . L ’ I n u t i l e S a c r i f i c e . —
f i l l e m o d e r n e . — 122. L e
ou r, —
29 . P r i n t e m p s p e r d u . — 3 6 . L a
— 50. L e M a u v a is A m o u r . —
T r a n sfu g e , — 97. A r ie tte , je u n e
L tjm a ille.
8 0. L a
D ro it
d 'a i m e r .
A ndrée V E R T IO L : 14. L a M a i s o n d e s t r o u b a d o u r s .
— 4 4 . L a T a r t a n e a m a r r é e . — 72 . L ’ E t o i l e d u
F l e u r d ' a m o u r . — 118. L e H i b o u d e s r u i n e s .
39.
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L ’ Id o le.
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94.
L a
Com m andant de W A IL L Y ; 101. L e D o u b l e J e u ,
E X IG E Z
P A R T O U T
R E FU SE Z
le s
la
c o lle c tio n s
“ Co lle c tio n
s im ila ir e s
qui
S T E L L A '* .
peuvent
vous
ê t r e p r o p o s é e s e t q u i n e s o n t p o u r la p lu p a r t q u e d e s c o n t r e
fa ç o n s n e v o u s d o n n a n t p a s le s m ê m e s g a r a n tie s .
D e m a n d e z b ie n " S I E L L A
. C est la s e u le co lle ct io n é d it ée
p a r la S o c i é t é d u " P e t i t E c h o d e la M o d e ” .
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v o lu m e :
1 fr . 5 0 ;
v o lu m e s a n
fra n c o :
1 fr. 7 5 .
c h o ix , fr a n c o :
8 fr a n c s .
L e c a ta lo g u e c o m p le t d e la c o lle c tio n est e n v o y é f r a n c o c o n tr e O f r . 2 S
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L a m a is o n d e s B o r d e r e a u x .
C ’e s t u n e é t r a n ge h is t o ir e q u e ce lle d e la m a is o n
d e s Bo r d e r e a u x, d ’a u t a n t p lu s é t r a n ge q u e n u l n e la
co n n a ît ; ce q u i p e r m e t a u x im a gin a t io n s fer t ile s do
t o u t s u p p o s e r , m ê m e le p ir e — s u r t o u t le p ir e .
P o u r t ou t d ir e , l’a s p e ct d e ce t t e m a is o n a b a n
d o n n é e e s t a s s e z s in gu lie r . R e p r é s e n t e z- vo u s u n e
vie ille b â t is s e ca r r é e , a u x m u r s lé za r d é s et ve r d is pa r
le t e m p s , d e s vo le t s d is lo q u é s , u n p e r r o n glu a n t d e
m o u s s e , u n e vé r a n d a r o u illé e , a u x vit r e s a b s e n t e s ,
et , e n va h is s a n t le t o u t , u n e vé gé t a t io n s a u va ge ,
p u is s a n t e , e n ch e vê t r é e , q u i s ’e n la ce et s ’é t r ein t ,
gr im p e ju s q u ’a u t oit d e t u ile s q u ’a r o n gé le ven t â p r e
d e s h ive r s .
Le s a n cie n s d u p a ys s e r a p p e lle n t p o u r t a n t q u ’elle
fut a u t r e fo is viva n t e , et q u e d e s r ir e s je u n e s s’é p a r
p illa ie n t s o u s le s a llé e s a u p a r c.
Au jo u r d ’h u i, le p a r c s e m b le m or t .
L e s c yp r è s , les m é lè ze s , le s s a p in s n o ir s , lui
d o n n e n t u n e p h ys io n o m ie p r e s q u e lu gu b r e , et les
r a r e s ch a u m iè r e s d u h a m ea u s’e n é ca r t e n t , co m m e si
e lle s en a va ien t p e u r .
J ’ai d e m a n d é s o n s e cr e t à la m a is o n d e s Bo r d e r e a u x,
et la m a is o n n ’a r ien d it a u x o r e ille s d e m on à m e.
Le m u r d ’e n ce in t e a s u b i, lu i a u s s i, l’in ju r e d e s
a n n é e s ; d e s cr e va s s e s l’é m a ille n t , d e- ci d e- là , et l’on
p o u r r a it se d e m a n d e r s’il n e fut p a s , ja d is, p a r d e s
n o m m e s e m b u s q u é s , p e r cé d e m e u r t r iè r e s .
Il n ’en e s t r ie n . Le m u r m e u r t d e vie ille s s e , voilà
t ou t .
J e l’ai fr a n ch i u n s oir . J e m e s u is p r o m e n é d a n s les
a llé e s d é s e r t e s . J ’ai r êvé p lu s d ’u n e h e u r e s u r un vieu x
b a n c d e p ie r r e , et j’ai b at i là l’a r m a t u r e d ’un r o m a n ,
q u e je ju geai a lo r s d ’u n e p r é cie u s e o r igin a lit é ; m a is
q u a n d , p lu s t a r d , j’ai co n n u l’h is t o ir e é t o n n a n t e du
ch â t e la in d e s Bo r d e r e a u x, j’ai co m p r is q u e m on
r o m a n n e va lait r ien et q u e , cet t e fois e n co r e , la r éalit é
d é p a s s a it d e b e a u co u p l’ar t co n ve n t io n n e l d os p lu
m it ifs.
Ce n ’e s t d o n c p o in t u n r o m a n q u ’il m e fau t é cr ir e ,
�LE SE CR E T D E L A F O R Ê T
m a is la r e la t io n fid èle d ’u n d r a m e t r ès p o ign a n t .
Dr a m e à la fois t e n d r e et fa r o u ch e , t e r r ib le et p a s
s io n n é m e n t a t t a ch a n t , d o n t je m ’e ffo r ce r a i, le p lu s
s im p le m e n t d u m o n d e , d e r e t r a ce r les p h a s e s e s s e n
t ie lle s.
Au s s i e n n u ye u x q u e p u is s e p a r a ît r e l’e xp é d ie n t ,
a u le ct e u r im p a t ie n t d e co n n a ît r e le m ys t è r e d e la
m a is o n vid e , il m e faut p o u r t a n t r e m o n t e r a s s e z loin
d a n s le p a s s é p o u r y r e ch e r ch e r les é lé m e n t s d ’un
in d is p e n s a b le p r o lo gu e , s a n s le q u e l la s u it e d e ce t t e
a ven t u r e e xt r a o r d in a ir e s e m b le r a it in e xp lica b le .
Il y a d e cela q u e lq u e vin gt a n s , la m a is o n d es
Bo r d e r e a u x ét ait h a b it é e p a r u n o r igin a l q u ’on
a p p e la it gé n é r a le m e n t d a n s le p a ys , je n ’ai jam a is
su p o u r q u o i,« o n cle Au b e r t in ».
M. Au b e r t in n ’a va it à cet t e é p o q u e gu è r e p lu s d e
s o ixa n t e a n s . C ’ét ait u n vie illa r d a im a é le , in d u lge n t ,
a d o r a n t la je u n e s s e et la vie, t o u jo u r s p r êt à r ir e. Le
co m m e r ce l’a va it e n r ich i. Il n ’en t ir ait n i h o n t e ni
va n it é. Il a va it s u « fa ir e s e s a ffair es », d isa it -il a ve c
b o n h o m ie , h o n n ê t e m e n t , et s e flat t ait d ’ê t r e r est é
l’am i d e s e s a n cie n s clie n t s .
M . P a s ca l Au b e r t in n e s ’ét ait ja m a is m a r ié , n on
q u ’il eu t d é d a ign é d e p r e n d r e fe m m e , — a u co n t r a ir e ,
ca r r ie n n e lu i s e m b la it p lu s d é s ir a b le q u e le s joies
s a in e s d e la fa m ille, — m a is , h o m m e d e d e vo ir , il avait
co n s a cr é s a vie à l’é d u ca t io n d ’u n n e ve u — u n vr ai
celu i- là — q u ’u n d r a m e d e fa m ille avait fait o r p h e lin .
Or , o n cle Au b e r t in a va it p e n s é q t ie, s ’il eû t fait
s o u ch e lu i-m êm e, p e u t - ê t r e s e s er ait - il s e n t i m o in s
d ’e n t h o u s ia s m e p o u r la t a ch e q u ’il s ’é t ait d é lib é
r ém en t t r a cé e .
Il n ’a vait r ien n égligé p o u r fair e d u d it n eve u ,
R o ge r Ca za r e l, u n h o m m e d a n s t ou t e l’a cce p t i o n d u
fer m e .
Ava it -il r é u s s i ?
C ’e st ce q u e s a n s d o u t e l’a ve n ir n o u s a p p r e n d r a .
R o ge r Ca za r e l n e fa isa it p o u r t a n t , a u x Bo r d e r e a u x,
q u e d e co u r t e s et r ar es a p p a r it io n s ; s e u le , la sa iso n
d e la ch a s s e l’y r a m e n a it p o u r un t e m p s p lu s lon g.
Il fallait vo ir a lo r s les d e u x h o m m e s , e n r a gés n em r o d s , p a r t ir d e gr an d m a lin , le fu sil s u r l’é p a u le , p o u r
n e r e n t r e r q u e le s oir , la gib e ciè r e b ie n r e m p lie , la
jo u r n é e a u s s i, a p r è s a vo ir d é je u n é au h a s a r d d e la
co u r s e d a n s u n e a u b e r ge ch a m p ê t r e .
Q u a n d R o ge r eu t a ch e vé s e s é t u d e s d e d r o it , s u r
les in s t a n ce s d e s o n o n cle , il vin t s ’in s t a ller a u x
Bo r d e r e a u x, en a t t en d a n t q u ’il eu t p r is d e s é r ie u s e s
d is p o s i t i o n s p o u r o r ga n is e r sa vie.
On cle Au b e r t in s o u h a it a it m a r ie r son n eve u . 11 n e
n égligea r ien p o u r cela. 11 s e cr é a d ’u t iles r ela t io n s
d a n s'ïe ca n t o n d e Bu ch y, o r ga n is a d e s ch a s s e s , d o n n a
6
�L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
7
d e s d în e r s et n e t a r d a p a s , sa r o n d e u r a id a n t , à fair e
d e s Bo r d e r e a u x le lieu d e r e n d e z- vo u s d e t ou t e
l’e xu b é r a n t e je u n e s s e d e s a le n t o u r s .
Il r é u s s it a in s i à se lier , a s s e z é t r o it e m e n t , a vec
les La Bo r d e r ie , vie ille fa m ille d u p a ys q u i, d e t e m p s
im m é m o r ia l, h a b it a it le ch â t e a u d e R a u ze r a y s u r le
p la t e a u d e Bo s c- R o ge r .
P a s c a l Au b e r t in r êva it s e cr è t e m e n t d ’u n ir la r o t u r e
d e s o n n e ve u R o ge r à la n o b le s s e d e s L a Bo r d e r ie .
N o n q u ’il y m it d e p u é r ile a m b it io n , m a is s im p le
m e n t p a r ce q u e M lle F r a n ço is e d e la Bo r d e r ie r e p r é
s en t a it à s e s ye u x la p e r s o n n ifica t io n d ’u n id é a l q u ’il
e û t s o u h a it é r e n co n t r e r ja d is p o u r lu i-m êm e.
L e s je u n es ge n s s ’é t a ie n t r e t r o u vé s t r è s s o u ve n t ,
t a n t ô t a u x Bo r d e r e a u x, t a n t ô t au ch â t e a u d e Ra u ze r a y.
La s im ilit u d e d e le u r s go û t s , d e le u r s id é e s , n ’avait
p a s t a r d é à le s r a p p r o ch e r d a va n t a ge .
R o ge r ét ait d ’u n n a t u r el a im a b le , e n jo u é ; la jeu n e
fille , d ’u n e b e lle et s a in e ga ît é. Ils s e p lu r e n t ,
s ’a im è r e n t ; et , q u a n d M . d e la Bo r d e r ie co m p r it en fin
o ù le b o n h o m m e Au b e r t in en vo u la it ve n ir et q u ’il
p r é t e n d it fa ir e m a ch in e en a r r iè r e , il é t a i‘ d é jà t r op
t ar d .
M . d e la Bo r d e r ie e s t im a it Au b e r t in , h o m m e d r oit ,
a u p a s s é ir r é p r o ch a b le ; R o ge r n e lu i ét ait p a s m oin s
s ym p a t h iq u e , m a is il a va it e u , p o u r F r a n ço is e ,
l’a m b it io n lé git im e d e l’u n ir à q u e lq u e p e r s o n n a ge
m o in s é t r a n ge r à son m ilie u s o cia l.
O n ch u ch o t a it m ê m e à Bu ch y q u e M . L e P r ib o r a n ,
ge n t ilh o m m e fe r m ie r , gr o s p r o p r ié t a ir e fo n cie r en
Bla in ville , ava it d e m a n d é , à d e u x r e p r is e s , la m a in
d e M lle d e la Bo r d e r ie , et q u ’il n e se t en a it p a s p o u r
battu.
Le ch â t e la in d e R a u ze r a y n e vo u la it p a s p lu s d é c o u
r a ger M . L e P r ib o r a n q u ’é vin ce r ir r é m é d ia b le m e n t
R o ge r Ca za r e l, a u q u e l F r a n ço is e s e m b la it t e n ir
a u t a n t q u ’à la vie.
Br e f il ava it a d o p t é la s e u le a t t it u d e q u i s ’im p os a it
en u n e cir co n s t a n ce a u s s i d é lica t e : la t e m p o r is a t io n .
Il co n t in u a it à r e ce vo ir s im u lt a n é m e n t H en r i Le
P r i b o r a n et R o ge r Ca za r e l. Ce s d e u x je u n e s ge n s ,
d ’a ille u r s , b ie n q u e r iva u x, s e vo ya ie n t s a n s d é p la is ir :
Ro ge r , p a r ce q u ’il n e d o u t a it p a s q u e le s u ccè s final
n e fû t à s o n a va n t a ge ; L e P r ib o r a n , p a r ce q u ’il
p e n s a it , d e s o n cô t é , q u e l ’in flu e n ce d u p è r e s er a it
u n jou r d é t e r m in a n t e ... en sa fa ve u r .
Ce p e n d a n t , o n cle Au b e r t in , en s a q u a lit é d ’a n cie n
n é go cia n t , es t im a it q u e « le t e m p s c ’e st d e l’a r gen t ¡>
et q u ’on n e d o it p e r d r e ni l’un ni l’a u t r e s a n s r is q u e r
d e co m p r o m e t t r e la b o n n e m a r ch e d ’u n e affair e.
P a r t a n t , il p r e s s a it R o g e r ; il p r e s s a it m ôm e, un
p e u t r op à son gr é , M . d e la Bo r d e r ie .
�LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
Le ch â t e la in , p o u s s é en s e s d e r n ie r s r e t r a n ch e
m e n t s , d é cla r a t ou t n et q u e R o ge r , ce r t e s , n e lu i
d ép la ir a it p a s p o u r ge n d r e , m a is q u ’il n e d o n n e r a it
jam a is s a tille à u n o is if, q u ’il co n ve n a it d o n c
d 'a t t e n d r e q u e le n o u ve a u d o ct e u r en d r o it eû t u n e
sit u a t io n .
C ’ét ait r e n vo ye r le p r ojet a u x ca le n d e s gr e cq u e s .
P a s ca l Au b e r t in s ’en m on t r a for t m a r r i. Qu a n t à
R o ge r Ca za r e l, il en co n çu t u n vio le n t d é p it q u ’il
d is s im u la p o u r t a n t s o u s le far d d e s b e lle s m a n iè r e s .
Il e u t u n e e n t r e vu e a ve c ce lle q u ’il co n s id é r a it d éjà
co m m e s a fia n cé e et r en t r a a u x Bo r d e r e a u x e n t iè r e
m en t r assu r é.
To u t s e m b la it d o n c s ’a r r a n ge r au m ie u x d es
in t é r ê t s d u n e ve u d ’Au b e r t i n .
P o u r q u o i failu t -il q u e la fat alit é s’en m ê lâ t ?
Da n s la s e m a in e q u i s u ivit , e xa ct e m e n t le 18 o ct o b r e
1898, a u co u r s d ’u n e b a t t u e d a n s le b o is d e M o r n e r ive, on t r ou va P a s ca l Au b e r t in é t e n d u au p ie d d ’un
a r b r e a ve c t r o is ch e vr o t in e s d a n s la figu r e.
La m o r t avait ét é fo u d r o ya n t e .
Ce p é n ib le é vé n e m e n t n e fut co n n u q u ’a s s e z t ar d
d a n s la s o ir é e , q u a n d on eu t co n s t a t é l’a b s e n ce
p r o lo n gé e d e P a s c a l Au b e r t in a u r o n d - p o in t du
R e n d e z- Vo u s .
Le co r p s fu t a u s s it ô t r a m e n é a u x Bo r d e r e a u x au
m ilie u d e la co n s t e r n a t io n gé n é r a le .
La d o u le u r d e R o ge r Ca za r e l fit p e in e à voir . Il
d e m e u r a lo n gt e m p s a cca b lé , la t êt e d a n s s e s m a in s ,
d eva n t l’im m e n s it é d e son m a lh e u r .
La ge n d a r m e r ie , p r é ve n u e , fit u n e e n q u ê t e , d o n t
le r é su lt a t n e fut gu è r e d ém on s t r a t if.
Le fu sil d u m or t co n t e n a it d e u x d o u ille s vid es .
O n cle Au b e r t in avait -il ét é vict im e d e s a p r o p r e
im p .r u d en ce , a in s i q u ’il a r r ive si s o u ve n t en p a r e ille
cir co n s t a n ce ; au co n t r a ir e , d evait - on im p liq u e r la
m a la d r e s s e d ’un c h a s s e u r ?
Ava it - il e n co r e ét é l’o b je t d e la ve n ge a n ce s o u r n o is e
d ’un ga r d e co n gé d ié , a in s i q u e le p r é t e n d ir e n t , s o u s
le m a n t e a u d e la ch e m in é e , q u e lq u e s p a ys a n s t r op
p r u d e n t s p o u r r ien r é vé le r à la ju s t ice d e s in q u ié
t u d e s d e le u r c o n s cie n ce ?
Nu l n’a u r a it p u le d ir e a ve c ce r t it u d e .
L ’a ffair e fut cla s s é e , l’h yp o t h è s e p r e m iè r e a va n t
p r éva lu .
N é a n m o in s , on p a r la lo n gt e m p s , à Bu ch y et a u x
e n vir o n s , d2 la fin t r a giq u e d ’o n cle Au b e r t in . Ils
fu r en t q u e lq u e s : u n s à p le u r e r ce d ign e h o m m e , d on t
la ch a r it é in é p u is a b le laiss ait un vid e im m e n s e d a n s
la co n t r é e . P ie u s e m e n t , R o ge r Ca za r e l fit co n n a ît r e
q u ’il co n t in u e r a it le s lib é r a lit é s d e son o n cle d o n t la
m or t l’avait fait h é r it ie r . Se u l d é s o r m a is , ce jeu n e
8
�LE SE CR E T DE L A F O R E T
ç
h o m m e n e d eva it p o in t t a r d e r , p e n s a it - o n , à é p o u s e r
M lle d e la B o r d e r ie d o n t la t e n d r e s s e fid è le lu i ét ait
a cq u is e , et d o n t l’a m o u r s e ch a r ge r a it , p e u à p e u ,
d e d is s ip e r la d o u le u r s ile n cie u s e .
Ce en q u o i le s b o n n e s ge n s s e t r o m p a ien t .
R o ge r Ca za r e l, q u e lq u e s jo u r s a p r è s l’in h u m a t io n
d e s o n o n cle , fit u n e vis it e à R a u ze r a y; il en r evin t
a s s e z s o u cie u x.
M lle F r a n ço is e , m a la d e , n e s ’é t ait p o in t m o n t r é e .
E lle n e s e m o n t r a p a s d a va n t a ge la fois s u iva n t e.
Un e t r o is iè m e t e n t a t ive n e fut p a s p lu s h e u r e u s e . ..
M . d e la Bo r d e r ie , t r ès e n n u yé , fut au r e gr e t d e fair e
co n n a ît r e au je u n e h o m m e q u e F r a n ço is e , en p r o ie a u x
a ffr e s d ’u n e s o u d a in e n e u r a s t h é n ie , t o t a le m e n t in e x
p lica b le , n e d é s ir a it p lu s r e vo ir s o n a m i d ’a u t r e fo is .
E p e r d u , R o g e r o s a é cr ir e d e s let t r e s s u p p lia n t e s .
E lle s d e m e u r è r e n t s a n s r é p o n s e .
Il co m p r it a lo r s q u e t ou t ét ait fin i et q u it t a les
Bo r d e r e a u x, où n u l n e le r evit ja m a is.
D e s a n n é e s s ’é co u lè r e n t .
On su t q u e M . Ca za r e l, d e ve n u m a gis t r a t , s’¿t a it
m a r ié à P a r is , q u ’il avait eu un fils, p u is q u e sa
je u n e fe m m e ét ait m or t e.
De s o n cô t é , F r a n ço is e d e la Bo r d e r ie , en fin gu é r ie
d u m a l s e cr e t q u i la r o n ge a it , ava it c o n s e n t i à
é p o u s e r M . Le P r ib o r a n .
Un e fille, Cla u d e , ét ait n ée d e cet t e u n io n .
M a in t e n a n t ve u ve à s o n t o u r , M m e Le P r ib o r a n
d e la Bo r d e r ie s e co n fin a it en s o n ch â t e a u d e
Ra u ze r a y, n e r e ceva n t p e r s o n n e , o p p o s a n t a u x
a p p e ls d u m o n d e u n e r é s e r ve h a u t a in e.
Le joli r ir e d e s e s vin gt a n s é p a n o u is s ’é t ait à
ja m a is en fin .
' Q u e s ’é t ait -il d o n c p a s s é d a n s ce lt e â m e ?
P o u r q u o i le n o m d e Ca za r e l ava it -il, p ou ' i n t , le
d on d e l’é m o u vo ir e n c o r e ? P o u r q u o i n e p as- »¡t-elle
ja m a is s a n s u n for t b a t t e m e n t d e c œ u r d eva n t le
p a r c a b a n d o n n é d e la m a is o n d e s Bo r d e r e a u x?
Aim a it - e lle e n co r e , n ’a va it - elle ja m a is ce s s é d ’a im e r
R o ge r Ca za r e l ?
Bien m a lin q u i eû t d e vin é le s e cr e t q u e ga r d ait
ja lo u s e m e n t en elle M m e Le P r ib o r a n d e la Bo r d e r ie . ..
II
Où l ’o n v o i t r e p a r a î t r e M . R o g e r C a z a r e l .
Vin gt - cin q a n s s e s on t é co u lé s d e p u is le jo u r où
R o ge r Ca za r e l a q u it t é la m a is o n d e s Bo r d e r e a u x, où
il s e m b la it q u ’il n e vo u lu t ja m a is r e n t r e r .
Or , q u e l n e fut p a s l’é t o n n e m e n t d e s h a b it a n t s du
�ro
L E SE CR E T DE L A F O R E T
h a m ea u s olit a ir e d e vo ir a r r ive r , en a u t o m o b ile , p a r
un cla ir m a t in d ’a vr il, u n m o n s ie u r , in co n n u d a n s le
p a ys , d o n t le p r e m ie r soin fut d e q u é r ir u n s e r r u r ie r
à Bu ch y afin d e p r o cé d e r à l’o u ve r t u r e d e la gr ille
d u p a r c, d o n t la r o u ille avait b lo q u é le s go n d s et
r on gé la fer r a ille.
Le le n d e m a in , t r ois e n t r e p r e n e u r s fu r e n t co n vié s
a u x Bo r d e r e a u x p a r l’in co n n u , un a r ch it e ct e , et la
m a is o n livr ée a u s s it ô t à d e s é q u ip e s d ’o u vr ie r s ,
d on t le p r e m ie r soin fut d ’o p é r e r u n e t oilet t e gé n é
r ale d a n s le s p iè ce s où r é gn a ie n t u n e h u m id it é m a l
sa in e et u n e a cr e o d e u r d e m o is i.
P e i n t r e s , m e n u is ie r s , ch a r p e n t i e r s , c o u vr e u r s ,
co n n u r e n t la fièvr e d ’u n t r avail in t en s if.
M . Ca za r e l, p r é t e n d a it - o n , a llait r e ve n ir en fin en
la vie ille d e m e u r e d é la is s é e .
M lle Le P r ib o r a n d e la Bo r d e r ie — e lle ve n a it
d ’a vo ir vin gt a n s — r e cu e illit ce t t e r u m e u r au co u r s
d ’u n e p r o m e n a d e et s’e m p r e s s a , en r e n t r a n t à
Ra u ze r a y, d ’en r a p p o r t e r l’é ch o à s a m èr e.
Au gr a n d é t o n n e m e n t d e Cla u d e , la n o b le d a m e
r e çu t ce t t e n o u ve lle a ve c u n e e xt r ê m e a git a t io n . E lle
d e m e u r a u n lo n g m o m e n t s ile n cie u s e et t o u t e p â le
s o u s le s b a n d e a u x d e s e s ch e ve u x p r é m a t u r é m e n t
b la n ch is , p u is , d ’un t on q u i s ’effo r ça it en va in d e
d is s im u le r s o n é m o t io n in t é r ie u r e :
— Tu es s û r e q u ’il s’a git b ie n d u r e t o u r d e s
Ca za r e l ?...
— D a m e .. . on le p r é t e n d ...
— ...E t n on d e l’a r r ivé e d ’u n n o u ve a u p r o p r ié
t a ir e ?...
— N o n p a s ...
— De q u i t ien s- t u le p r o p o s ?
— De M. l’a b b é M o r t in , cu r é d e Bo s c- R o g e r ... fi
s’e s t e n t r e t e n u a ve c l’a r ch it e ct e . Ce d e r n ie r s ’est
b ie n affir m é le m a n d a t a ir e d e M. Ca za r e l. Il a m ê m e
a jou t é q u e le m a gist r a t d é s ir a it s’in s t a lle r au p lu s
t a r d p o u r l’As ce n s io n .
— Ah l . . . gé m it M m e L e P r ib o r a n .
— Ce la t ’e n n u ie ?
— M o i? .. . p a s d u t ou t .
— Ce t t e in s t a lla t io n va r e d o n n e r u n p e u d e vie
à ce co in d é s o lé .
— Sa n s d o u t e ...
— Tu co n n a is ce s o e n s - là ?
— C ’e st - à- d ir e q u e | e les ai co n n u s . .. o u , d u m o in s ,
l’ai co n n u a u t r e fo is M . Ca za r e l.
— C ’ét ait u n h o m m e a im a b le ?
— Ce r t e s .
— Il fr é q u e n t a it i c i?
— P a r fo is ...
— Al lo n s , t a n l m ie u x... v o u s r e fe r e zco n n a is s a n ce .
�LE SE CR E T DE L A F O R E T
M m e L e P r ib o r a n s e r e d r e s s a b r u s q u e m e n t :
— N o n , d it - elle.
— Pourquoi ?
— P a r ce q u e .. . p a r ce q u e ... ce la n e m e co n vie n t
p a s.
— N o t r e fa m ille a u r a it -e lle eu à s e p la in d r e d e ce
m o n s ie u r ?
— P a s q u e je s a ch e .
— Alo r s . .. ce t t e e x c lu s i o n ?
— N e m ’en d e m a n d e p a s d a va n t a ge .
D o cile , Cla u d e a p p r o u va :
— C ’e s t e n t e n d u .
— D ’a ille u r s , r e p r it la ch â t e la in e , je d o u t e fort
q u e ce r e ve n a n t s e p r é s e n t e ici.
— M a is .. . p o u r t a n t ... s’il cr oit d e vo ir n o u s fair e
u n e vis it e d e p o lit e s s e ?
— J e fer ai r é p o n d r e q u e je s u is a b s e n t e .
— S ’il in s is t e ?
— J e se r a i a u r e gr e t d e lu i fa ir e co m p r e n d r e q u ’il
a u r a it t or t . Il n e p e u t y a vo ir — t u e n t e n d s b ie n ? —
r ien d e co m m u n e n t r e ce t t e fa m ille et n o u s - m ê m e s .
— J e m e le t ie n d r a i p o u r d it . P e r m e t s - m o i s e u le
m e n t d e t e fair e r e m a r q u e r q u e M . Ca za r e l est un
m a gis t r a t .
— J e s a is ...
— Q u ’il e s t a u s u r p lu s ch e va lie r d e la Lé gio n
d ’h o n n e u r .
— E n s er ait - il gr a n d - cr o ix q u e ce la n e m o d i
fier ait en r ien m on a t t it u d e à s o n é ga r d .
Cla u d e n e cr u t p a s d e vo ir in s is t e r . E lle p r o fe s s a it
p o u r s a m è r e u n r e s p e ct s a n s b o r n e s et eû t ét é b ien
en p e in e d e lu i d é s o b é ir .
Au s u r p lu s , M m e Le P r ib o r a n , d e p u is s o n ve u
va ge, n e r e ce va it p e r s o n n e , n e q u it t a it p r e s q u e
jam ais R a u ze r a y. Q u ’elle n e vo u lû t fa ir e e xce p t io n en
fa ve u r d u ju ge Ca za r e l, q u ’y a vait -il à ce la d ’e xt r a o r
d in a ir e ?
E n fin , p e u t -ê t r e avait -il e xis t é ja d is , e n t r e le s d e u x
fa m ille s , u n a n t a go n is m e s e cr e t d o n t il n e p la isa it
p a s à M m e ^ Le P r ib o r a n d e la Bo r d e r ie d e fair e la
co n fid e n ce à s a fille.
Rie n n ’est p lu s t e n a ce q u e d e s r iva lit é s , d e s h a in e s
d e villa ge. E lle s se t r a n s m e t t e n t p a r fo is d e p è r e en
fils, a u t o m a t iq u e m e n t , s a n s q u ’il y ait à la b a s e ,
p o u r t a n t , r ie n d e b ie n s é r ie u x.
Ain s i s on ge a it Cla u d e , t a n d is q u e s a m è r e , le
s o u r cil fr o n cé , feu illet a it n e r ve u s e m e n t un livr e
q u ’elle n e lisa it p lu s d e p u is q u e la je u n e fille lui
avait, à b r û le - p o u r p o in t , a n n o n cé la n ou ve lle .
Q u e lq u e s s e m a in e s s ’é co u lè r e n t . On a p p r it q u e
M. R o ge r Ca za r e l a va it fait a u x Bo r d e r e a u x, en t r e
d e u x t r a in s , u n e r a p id e in s p e ct io n , et q u ’il se
�¡2
L E SE CR E T D E L A F O R E T
d é cla r a it e n ch a n t é d e la t ou r n u r e q u e p r en a it son
d o m a in e , q u ’il s e r e p r o ch a it d ’a vo ir si lo n gt e m p s
d é la is s é .
En fin , la ve ille d e l’As c e n s i o n , h o m m e p o n ct u e l,
! s’in s t a lla d é fin it ive m e n t , b ie n q u e le s d é co r a t e u r s
n’e u s s e n t p a s a ch e vé le u r lâ ch e .
To u t d ’a b o r d , il d e m e u r a h u it jo u r s s a n s q u it t e r
ies Bo r d e r e a u x, p r é s id a n t a u x d e r n ie r s t r a va u x,
d ir igea n t lu i-m êm e u n e é q u ip e d e t e r r a s s ie r s , d on t
il a t t en d a it la t r a n s fo r m a t io n co m p lè t e d u p a r c
e m b r o u s s a illé en u n b e a u ja r d in a n gla is .
Bie n t ô t le lo gis s é vè r e , co m m e m é t a m o r p h o s é s o u s
la b a gu e t t e d ’u n e fée , r e t r o u va s a s p le n d e u r d ’a n t a n .
Ce ' fu t a lo r s q u e le m a gist r a t d é cid a d e co m m e n ce r
s e s vis it e s d ’in s t a lla t io n .
On le vit r o u le r d a n s u n e s u p e r b e lim o u s in e , s u r
les r o u t e s d u ca n t o n . Il fut r e çu n on s a n s fa veu r , à
Bois - I I é r o u ld , au H é r o n , à M o n t - La m b e r t .
M m e d e la Bo r d e r ie , m is e a u co u r a n t p a r s a fille
d e ce s d é m a r ch e s d e b o n vo is in a ge , s’a p p la u d it un
m o m e n t q u e le ju ge n e la vie n d r a it p a s vis it e r , p u is
q u ’il p a r a is s a it o s t e n s i b le m e n t ign o r e r R a u ze r a y.
E lle se t r o m p a it .
Un m e r cr e d i a p r è s - m id i, t a n d is q u e Cla u d e ,
r ê ve u s e , s’e n fo n ça it s o u s le s s e n t ie r s d u p a r c, elle
p e r çu t le b r u it d ’u n m o t e u r d a n s l’a llé e d e s a p in s
p r é cé d a n t le s ja r d in s et , s ’é t a n t p e n ch é e , r e co n n u t
!a lim o u s in e d u m a gis t r a t .
La jeu n e fille s’e m p r e s s a , p a r u n ch e m in d é t o u r n é ,
d e r e ga gn e r la m a is o n et , t ou t e s s o u fflé e , fit pa r t à
sa m è r e d e cet é vé n e m e n t .
L ’a u s t è r e vis a ge d e M m e L e P r ib o r a n d e la Bo r
d e r ie s’a lt ér a s o u d a in :
— Ah ! fit - elle... il o s e !
P u is , co m m e h o n t e u s e d ’a vo ir la is s é é ch a p p e r ce
cr i d u cœ u r , elle r e p r it , a ve c u n ca lm e q u i n ’ét ait
q u ’a p p a r e n t s
— C ’est d o m m a ge .
— M a m a n .. . r is q u a Cla u d e . . . n o u s n e p o u vo n s
ou t d e m ê m e p a s n o u s m o n t r e r gr o s s iè r e s e n ve r s
u n h o m m e cjui p r e n d la p e in e d e ve n ir n o u s p r é
s e n t e r s e s n o m m a ge s ... R e ce vo n s - le , ve u x- t u ? .. .
s im p le fo r m a lit é ... Tu o u b lie r a s d e lu i r e n d r e sa
visit e , et t o u t s e r a d it ... Il co m p r e n d r a .
— N o n !. .. ce n t fois n o n ! t r a n ch a la vie ille d a m e .
P u is , s o n n a n t J a cq u e s , s o n d o m e s t i q u e , t a n d is
q u e l’a u t o s t o p p a it d eva n t le s m a r ch e s d u p e r r o n :
— Vo u s d ir e z à ce m o n s ie u r q u e je n ’y s u is p o u r
p er son n e.
— Bie n , M a d a m e .
Et , r e p r e n a n t u n o u vr a ge d e fr ivolit é en t r e se9
�L E SE CR E T D E L A F O R Ê T
13
m a in s fr é m is s a n t e s , M m e L e P r ib o r a n p a r u t s ’a b
s o r b e r d a n s la t a ch e co m m e n cé e .
Ce p e n d a n t , à l’a b r i d e s lo u r d e s t a p is s e r ie s , Cla u d e
jet a it u n r e ga r d à l’e xt é r ie u r .
E lle vit M . R o g e r Ca za r e l d e s ce n d r e d e sa vo it u r e ,
t ir e r s o n p o r t e fe u ille , e n e xt r a ir e u n e ca r t e q u ’il
t e n d it a u d o m e s t iq u e .
F id è le à la co n s ign e , ce d e r n ie r fit u n e o b je ct io n .
L e s d e u x h o m m e s p a r le m e n t è r e n t un m o m e n t ; en fin ,
Un p e u p â le , le j u g e r e m o n t a d a n s sa lim o u s in e , et ,
b ie n t ô t , le r o n fle m e n t d u m o t e u r s e p e r d it d a n s
l’é lo ign e m e n t .
J a c q u e s r a p p o r t a n é a n m o in s la ca r t e co r n é e .
— M e r ci, n t la ch â t e la in e , s a n s s e d é p a r t ir d e son
flegm e.
E t elle a jou t a , t a n d is q u e le m e s s a ge r s e r e t ir a it :
— Q u ’a d it ce m o n s ie u r ?
— Q u ’il p r é s e n t a it s e s p lu s h u m b le s h o m m a ge s à
Madam e.
— C ’est t ou t ?
— Ou i, M a d a m e .
— Il n ’a p a s la is s é e n t e n d r e q u ’il r e vie n d r a it ?
— Non , Ma d am e.
Il y eu t u n in s t a n t d e s ile n ce .
Vo ya n t q u e M m e Le P r ib o r a n ava it r e p r is son
o ccu p a t io n fa m iliè r e , l’h o m m e s e r e t ir a d is cr è t e
m en t .
' Le s y e u x d e Cla u d e s ’é t aien t vo ilé s d e t r is t e s s e .
E lle ét ait u n p e u h o n t e u s e p o u r e lle - m ê m e d e la
s é ch e r e s s e a ve c la q u e lle s a m è r e a va it a ccu e illi la
d é m a r ch e d ’un h o m m e vis ib le m e n t s ym p a t h iq u e et
d on t d éjà la r u m e u r p u b liq u e s ’a cco r d a it à va n t e r le s
m ér it e s et l’in é p u is a b le ch a r it é .
— J e cr o is , h a s a r d a -t -e lle , q u e le co u p a p or t é.
— J ’en s u is for t a ise.
— C ’e st éga l... n o u s a u r io n s p e u t - ê t r e p u ...
M a is M m e L e P r ib o r a n d e la Bo r d e r ie fixa s u r
Cla u d e u n r e ga r d si n e t t e m e n t r é p r o b a t e u r q u e la
je u n e fille s’e m p r e s s a d e d é t o u r n e r la co n ve r s a t io n .
A p a r t ir d e ce jo u r , co m m e p a r u n a cco r d t a cit e,
e lle s é vit èr e n t m ê m e d e p r o n o n ce r le n o m d u p r o
p r ié t a ir e d e s Bo r d e r e a u x.
III
U n m o n s i e u r b ie n o b lige a n t Q u e lq u e s m o is s’é t a ie n t é co u lé s d e p u is le r e t o u r
a u x Bo r d e r e a u x d u ju ge Ca za r e l.
B le s s é d a n s son a m o u r - p r o p r e , s a n s d o u t e , Je
m a gis t r a t n ’a vait p a s r e p a r u û R a u ze r a y.
�LE SE CR E T DE L A F O R E T
M a in t e n a n t , d ’a ille u r s , i l1 s o r t a it p e u d e son
d o m a in e , s ’o ccu p a it d ’é le va ge , s ’in t é r e s s a it vo lo n
t ier s a u x t r a va u x d e s e s vo is in s , le u r d e m a n d a it d e s
co n s e ils , le u r p r o d igu a it d e s e n co u r a ge m e n t s à
l’o cca s i o n , s a n s ce s s e r d e m o n t r e r a u x p a u vr e s d e
l’e n d r o it u n e s ym p a t h ie a gis s a n t e .
Au s s i , s a r é p u t a t io n d ’n o m m e e xce lle n t gr a n d is
sa it - elle ch a q u e jou r .
Q u e lq u e s ja lo u x p r é t e n d a ie n t q u ’il n o u r r is s a it d e s
a m b it io n s p o lit iq u e s , m a is q u e n e d it-on p a s au
villa ge ?
A la vé r it é , M . Ca za r e l n e d e m a n d a it q u ’à vivr e
t r a n q u ille m e n t d a n s s o n co in .
J u ille t t o u ch a it à s a fin ; d e s flot s d e lu m iè r e
r u is s e la ie n t s u r la ca m p a gn e , le s b lé s h a u t s s u r t ige
et gr os d e gr a in fr is s o n n a ie n t s o u s le ve n t t ièd e .
Ce jou r -là, a p r è s le d é je u n e r , Cla u d e dit à s a m è r e :
— Si n o u s a llio n s fa ir e u n e p r o m e n a d e en vo it u r e ?
Il fait si b e a u ...
— Y p e n s e s - t u s é r ie u s e m e n t ? fit la b o n n e d a m e
s o m n o le n t e ... p a r ce t t e ch a le u r !.. .
— P o u r t o u t d ir e , r e p r it Cla u d e a ve c u n e p e t it e
m o u e , je m ’e n n u ie u n p e u .
— Ah ! vr a im e n t !
— D a m e .. . je s u is la s s e d ’ê t r e t o u jo u r s e n fer m é e.
M m e L e P r ib o r a n , en s o n for in t é r ie u r , con vin t
q u e , p o u r u n e je u n e fille d e vin gt a n s , l’e xis t e n ce à
R a u ze r a y ét ait en elïet u n p e u m o n o t o n e .
— M o n D ie u , d it - elle, si vr a im e n t t u é p r o u ve s
l’e n vie d e s or t ir , fa is a t t e le r le t i lb u r y.. . J a cq u e s te
co n d u ir a où tu vo u d r a s .
— D é r a n ge r cet h o m m e p o u r m oi s e u le ?... n on ,
m er ci. Si t u le p e r m e t s , je va is p lu t ô t fair e u n p et it
t ou r à b icycle t t e .
— P o u r r e ve n ir a ve c u n e in s o la t io n .
— M a is n o n , m a m a n ... je t’a s s u r e ... a ve c un
ch a p e a u a u x la r ge s p r o p o r t io n s on n e cr a in t r ie n ...
— E n fin ... q u a n d je t e s a is s u r ce t t e m a ch in e , je
n e s u is ja m a is t r a n q u ille .
— Tu e xa gè r e s t es a la r m e s . J e s u is p r u d e n t e .
— Soit . Va d o n c, si tu y t ie n s , m a is n e q u it t e
p o in t la gr a n d ’r ou t e .
— C ’e st e n t e n d u .
— De q u e l cô t é va s- t u t e d ir ige r ?
— Ve r s F o r ge s .
— Il y a la cô t e d e M a u q u e n ch y.
— J e t e p r o m e t s d e n e p o in t la d e s c e n d r e . J e
m ’a r r ê t e r a i s u r la h a u t e u r à co n t e m p le r le p a ys a ge
L ’h o r izo n s ’é t e n d à l’in fin i, le sit e est a d m ir a b le .
— Tu a im e s la n a t u r e ?
— On a im e ce q u ’on p e u t ... ce q u i e s t b é a i
r ep r it la jeu n e fille en r o u gis s a n t u n p e u .
H
�L E SE CR E T D E . L A F O R Ê T
15
E t , d e p e u r q u e M m e L e P r ib o r a n n e r evin t s u r
la p e r m is s io n q u ’e lle ve n a it , s a n s e n t h o u s ia s m e ,
d ’a cc o r d e r , Cla u d e e m b r a s s a la d ign e fe m m e et
s ’e s q u iva .
P e u a p r è s , la je u n e fille, le co r p s m o u lé d a n s u n e
r o b e d e p iq u é b la n c, p é d a la it d a n s le s a llé e s d u p a r c.
— Su r t o u t , p a s d ’im p r u d e n ce s .. . p a s d ’e m b a lle
m e n t d a n s le s co t e s ... cr ia e n co r e M m e L e P r i b o r a n . . .
— O u i.. . o u i.. . s o is t r a n q u ille .
Bie n t ô t la fin e s ilh o u e t t e s ’e ffa ça , et la m è r e,
s o n ge u s e , r e n t r a d a n s s o n b o u d o ir .
L a co n ve r s a t io n r a p id e , en a p p a r e n ce in s ign ifia n t e,
q u ’e lle ve n a it d ’a vo ir a ve c sa fille lu i r e ve n a it à
l’e s p r it .
E vid e m m e n t , Cla u d e n ’a va it p a s t ou t à fait t or t
q u a n d e lle s e p la ign a it d e la cla u s t r a t io n d a n s
la q u e lle e lle s viva ien t .
J u s q u ’à p r é s e n t , p a r in s o u cia n ce p lu t ô t q u e p a r
in d iffé r e n ce , M m e Le P r ib o r a n n ’y a va it p a s so n gé .
M a is .. . t ou t d e m ê m e ... Cla u d e ven a it d ’a vo ir
vin gt a n s . Ce t t e e xis t e n ce d e r e clu s e n e p o u va it , à la
lo n gu e , q u e lui p e s e r .
La ch â t e la in e s ’a ccu s a d ’é go îs m e . E lle a va it d e p u is
lo n gt e m p s r e n o n cé a u x r o s e s d e la vie ... E t a it - ce u n e
r a is o n p o u r p r ive r ce t t e en fa n t d u b o n h e u r d e les
cu e illir ?
Ain s i p e n s a it m a in t e n a n t M m e Le P r ib o r a n d e la
Bo r d e r ie .
E lle n ’a va it p a s ét é s a n s r e m a r q u e r le t o n u n p e u
d é s a b u s é s u r le q u e l la jeu n e fille ava it d it :
« On a im e ce q u ’on p e u t ... »
P a r b le u . .. à cet â ge , le c œ u r le p lu s ch a s t e n e
n ou r r it - il p a s d e lé git im e s e s p é r a n ce s ? Q u e l r igor ist e
p o u r r a it le t r o u ve r m a u va is ? N ’e s t - ce p a s la loi
n a t u r e lle , la loi d e D ie u m ê m e ?...
Aim e z- vo u s !...
M m e Le P r ib o r a n s o u p ir a .
P o u r la p r e m iè r e fo is , l’h yp o t h è s e d u m a r ia ge d e
Cla u d e lu i a p p a r u t . E lle n e fu t p a s s a n s lu i ca u s e r
u n e a m è r e d é s illu s io n .
Ai n s i , à l’a u t o m n e d e s a vie , il lu i fa u d r a it se
s é p a r e r d e cet êt r e ch a r m a n t et d é lica t en q u i elle
a va it m is t ou t e son e s p é r a n ce et t o u t e s s e s a ffec
t io n s ? E lle s er a it s e u le ... s e u le ...
Tr a giq u e m e n t s e u le 1 p e r d u e d a n s le s o m b r e s du
p a s s é , à r e m u e r la ce n d r e d e s s o u ve n ir s , en face du
s e cr e t r e d o u t a b le q u i p e s a it s u r elle e n co r e d e t ou t
son p o id s é cr a s a n t .
E t , d eva n t la t r is t e s s e d e s h e u r e s e n t r e vu e s ,
M m e Le P r ib o r a n s e p r it à p le u r e r ...
A p le u r e r ? ... et p o u r q u o i ? . .. p o u r q u o i s ’in s u r ge r
co n t r e le d e s t in ?
�ib
L E SE CR E T DE L A F O R E T
Sa iille p a r t ir a it u n jo u r t e n a n t l’a m o u r en t r e s e s
m a in s ...
I n é lu ct a b le fa t a lit é !
Ta n d is q u e s a m è r e s o n ge a it a in s i, la b lo n d e
Cla u d e p é d a la it a ve c e n t r a in s u r la r o u t e d e F o r ge s le s - E a u x. E lle a va it p a s s é Bo s c- Ba r d e l et filait m a in
t e n a n t s u r la p e n t e .
E lle s o u r ia it , se r e p r é s e n t a n t le s t r a n s e s d e son
e xce lle n t e m èr e q u a n d il lu i p r en a it fa n t a is ie , en la
p r é s e n ce d e la b o n n e d a m e , vr a im e n t p a r t r op
t im o r é e , d e s e la is s e r a lle r a u gr é d e s r a p id e s d e s
ce n t e s .
E lle s o u r ia it a u s s i d e se s e n t ir u n p e u d e lib e r t é ,
d e r e s p ir e r le lar ge e s p a ce , d ’a voir s o u s les ye u x un
a u t r e d é co r q u e ce lu i d u p a r c — à la lo n gu e fast i
d ie u x.
Elle s o u r ia it ... s a n s s a vo ir p o u r q u o i.. . le cœ u r
d ila t é p a r u n e im p r e s s io n h e u r e u s e , in d é fin ie ...
co m m e si, a u p a s s a ge , le b o n h e u r lu i eû t sou fflé d a n s
la figu r e s o n h a le in e d e fleu r s.
Ce r t e s , elle a im a it la vie ille d e m e u r e , elle a d o r a it
sa ch è r e m a m a n , m a is p a r fo is , vr a im e n t , elle s ’e n
n u ya it .
Ün m o m e n t , elle s ’é t ait fla t t ée q u e M m e Le P r ib o r a n r e n o u e r a it d e s r e la t io n s a ve c la fa m ille Ca za r e l,
q u ’e lle avait co n n u e a u t r e fo is , et q u ’il n a ît r a it d e cet
é vé n e m e n t u n p e u d e d is t r a ct io n . ( Or , p lu s q u e
ja m a is, M m e L e P r ib o r a n s ’é t ait e n fe r m é e d a n s sa
t ou r d ’ivo ir e.)
F o in d e la t o u r ! P a s m ê m e la co n s o la t io n d e
gr im p e r au s o m m e t , p o u r voir , co m m e s œ u r An n e ,
si l’e s p é r a n ce n e vie n t p a s !
Tou t d e m ê m e , p o u r u n e cr é a t u r e je u n e , p le in e d e
for ce et d e vie, et q u i n e d e m a n d a it q u ’à d é p e n s e r
sa joie et s o n a ct ivit é, c ’ét ait r a ge a n t .
P o u r l’in s t a n t , la b e lle fille, t o u t e à l’ivr e s s e d e la
co u r s e , n e s e s e n t a it p o in t à l’à m e l’o m b r e d ’u n e
am er tu m e.
Elle s o u r ia it ...
Ain s i, elle n e t a r d a p a s à a t t e in d r e le p o in t cu l
m in a n t d u p la t e a u d e M a u q u e n ch y. E lle s e s ou vin t ,
a vec r egr et , a vo ir p r o m is à M m e L e P r ib o r a n d e n e
n as a lle r a u d elà . E lle m it d o n c p ie d à t e r r e, p o s a sa
b icycle t t e co n t r e u n t a lu s et s ’é t e n d it p a r m i la fou
gè r e , a in si q u ’u n e b ic h e , à la lis iè r e d ’u n b o q u e t e a u
d on t la r a m u r e la co u vr it d ’u n p e u d ’o m b r e et do
fr a îch e u r .
E lle r e st a là, s a n s m o u ve m e n t et s a n s p e n s é e ,
d a n s u n a n é a n t is s e m e n t d é licie u x.
La va llé e se d é p lo ya it d evan t elle, im m e n s e , p r o
�L E SE CR E T DE L A F O R E T
17
fo n d e , d a n s u n in fin i d e d é t a ils q u e l’œ il n e p o u va it
e m b r a s s e r s a n s e xt a s e .
L e d u r s ole il avait p o u r t a n t d e s s é ch é le s p r a ir ie s ;
de gr a n d s b œ u fs m é la n co liq u e s s ’e s s a ya ie n t à
lé ch e r e n co r e ce q u i r e s t a it d ’h e r b e r o u s s e , m a is
là - b a s , t r è s loin , co m m e u n e o a s is , s ’é t e n d a it le
m a n t e a u s o m b r e , t o u jo u r s ver t , d e l à for êt d e Lyo n s .
Vo lo n t ie r s , Cla u d e Le P r ib o r a n fû t d e m e u r é e
lo n gt e m p s en ce t t e co n t e m p la t io n m u e t t e , m a is , p eu
à p e u , le s o le il s ’in clin a it ve r s la t e r r e ; un b e r ge r
r a m e n a it s e s m o u t o n s s u r la r o u t e p o u d r e u s e ; la
je u n e fille cr a ign it q u e sa m è r e n e s ’in q u ié t â t s é r ie u
s e m e n t d ’u n e a b s e n ce u n p e u p r o lo n gé e .
E lle s e le va co m m e à r e gr e t , r e p r it s a m a ch in e ,
s a lu a u n e d e r n iè r e fois d u r e ga r d le m e r ve ille u x
d é c o r et p a r t it , à t o u t e a llu r e, d a n s la d ir e ct io n d e
Bu ch y.
Dé jà a p p a r a is s a ie n t le s p r e m iè r e s m a is o n s d e
Bo s c - Ba r d e l, q u a n d s o u d a in Cla u d e s en t it se d é go n
fler b r u s q u e m e n t le p n e u a r r iè r e d e s a b ic ycle t t e .
Aya n t s a u t é à t e r r e , la jeu n e fille n e d o u t a b ie n t ô t
p lu s d e son m a lh e u r .
Un gr o s clo u d e fer à ch eval s e p r é la s s a it s u r l’e n
ve lo p p e é t r e n n é e la ve ille !
Le joli m in o is s ’a llo n ge a d a n s u n e m o u e d e d é s a p
p o in t e m e n t .
« E n co r e , p e n s a Cla u d e , si ce t a ccid e n t m ’ét ait
a r r ivé en vu e d e la m a is o n ... m a is n o n ... cin q kilo
m èt r e s à fair e à p i e d .. . Q u e va p e n s e r m a p a u vr e
m am an ? »
Br a ve m e n t , la jeu n e fille se m it en d e vo ir d e r é p a
r er le d é s a s t r e . E lle d é m o n t a l’e n ve lo p p e , r e p é r a la
fu it e, p r it s o n t u b e d e s o lu t io n , u n e r o n d e lle en
ca o u t cn o u c, l’a p p liq u a s u r le b o ya u .. . et la r o n d e lle
d e m e u r a co llé e à s e s d o igt s ... P a s m o ye n d e la fair e
lâ ch e r p r is e .. . la glu , vo u s d is- je 1
Dix fois Cla u d e r e co m m e n ça le m a n è ge . L a r o n
d e lle s ’o b s t in a it à a d h é r e r à s e s d o igt s p o is s e u x.
A la fin , M lle L e P r ib o r a n p e r d it p a t ie n ce .
E lle n e s o u r ia it p lu s . E lle avait p lu t ô t d e s e n vie s
d e p le u r e r .
R e n fr o gn é e , elle r a m a s s a t ou t s o n p e fit m a t ér iel.
A ce m o m e n t , p é d a la n t à t o u t e vit e s s e , u n cyclis t e
la r ejoign it .
Le r e ga r d d e Cla u d e fu t sa n s d o u t e d ’u n e b e lle
é lo q u e n ce , ca r , s a n s h é s it a t io n , le n o u ve a u ven u
sa u t a à b a s d e sa m a ch in e et , m e t t a n t sa ca s q u e t t e
à la m a in , il d it , aved u n e p o lit e s s e r a ffin é e :
Il vo u s est a r r ivé u n a ccid e n t , m a d e m o is e lle ?
— Ou i, m o n s i e u r .. . r id icu le .
— Un p n e u cr e vé , s a n s d ou t e .
— A p la t , ou i, m o n s ie u r .
�Vo
L E SE CR E T DE L A F O R E T
— Vo u s a vez e s s a yé d e le r é p a r e r ? .. .
— De m o n m ie u x.
— E t vo u s n ’y a ve z p a s r é u s s i ?
— H é la s !
— Vo u le z- vo u s m e p e r m e t t r e ?
— O h ! m o n s ie u r .. . vo u s ê t e s t r o p a im a b le .. . je
cr a in d r a is d ’a b u s e r .
— D u t o u t ... d u t ou t ...
D a n s le fo n d , Cla u d e ét ait r a vie. E lle r e m it sa
m a ch in e a u x m a in s d e l’ob lige a n t in co n n u q u i n e
t a r d a gu è r e à d é m o n t e r la r o u e . Il s o u r it en vo ya n t le
t r avail d é jà e xé cu t é p a r la je u n e fille.
— Vo u s n ’a vez p a s l’h a b it u d e ...
— O h n o n , m o n s ie u r .
— Ce la s e voit . Vo u s n e fa it es p a s b e a u co u p d e
b icycle t t e .
— Si.. . m a is j’a i la ch a n ce d e n e cr e ve r ja m a is .
— C ’e s t u n e ch a n ce , en effet , a s s e z r a r e.
Il go n fla la ch a m b r e à a ir , la p lo n ge a d a n s l’ea u
cr o u p is s a n t e d ’u n fo s s é , s e p e n ch a , r e ga r d a , p a lp a
et p r o cé d a s u r - le - ch a m p à la r é p a r a t io n .
Cla u d e , à la d é r o b é e , co n s id é r a it s o n ga la n t ch e
va lie r ... E lle a va it l ’im p r e s s io n d e l’a vo ir d éjà vu ...
O ù .. . e lle n ’a u r a it su le d ir e ...
P e u t - ê t r e , au r e s t e , n ’é t ait - ce q u ’u n e r e s s e m b la n ce .
Q u a n d il e u t a ch e vé s a b e s o gn e , l’in co n n u se
r e le va :
— J e cr o is , m a d e m o is e lle , q u e vo u s p o u r r e z
a in s i r e n t r e r ch e z vo u s .
— J e vo u s s u is b ie n r e c o n n a is s a n t e , m o n s ie u r .
— Il n ’y a vr a im e n t p a s d e q u oi.
— Au co n t r a ir e ... vo u s m ’a vez r e n d u u n fa m e u x
s e r vice .
E lle s o u r ia it . Lu i, r o u gis s a n t , a va it d éjà r e p r is sa
m a ch in e et s e t e n a it p r êt à l’e n fo u r ch e r .
— Au r e vo ir , m a d e m o is e lle .
— Au r e vo ir , m o n s i e u r , et m e r ci e n co r e ...
11 s ’en a lla t r è s vit e et p é d a la é n e r giq u e m e n t ,
afin d e p e r m e t t r e à la je u n e fille, q u ’il n e vou la it
p o in t co m p r o m e t t r e , d e t r a ve r s e r s e u le le villa ge de
Bo s c- Ba r d e l.
Cla u d e fut s e n s ib le à ce p r o cé d é d é lica t .
P a r ve n u au s o m m e t d e la cô t e , e lle p lo n ge a son
r e ga r d d a n s le va llo n , o ù la r o u le m e t t a it s a n ot e
cla ir e .
Le cyclis t e ét ait lo in , m a in t e n a n t , et co n t in u a it
d ’a p p u ye r s u r le s p é d a le s , co m m e s’il e û t cr a in t
d ’êt r e r a t t r a p é , p u is , b r u s q u e m e n t , il t o u r n a à ga u ch e
et d is p a r u t e n t r e les ch a m p s d e b lé , d a n s le gou le t
q u e for m ait le ch e m in e n ca is s é d e Bo s c- R o ge r .
« Qu i p e u t b ie n êt r e ce m o n s i e u r ? » s o n ge a
Cla u d e a s s e z in t r igu é e.
�L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
19
E lle a r r iva it en vu e d e I la u ze r a y.
M m e L e P r ib o r a n l’a t t e n d a it à l ’e n t r é e d e l’a llé e
d e s s a p in s .
— T o i!.. . en fin t o i!.. . a h I tu m ’en as ca u s é u n e
i n q u ié t u d e !. .. M o n D ie u !. .. q u e t’est -il a r r ivé ?
— M a is .. . r ie n d e fâ ch e u x, m a ch è r e m a m a n ... u n
in cid e n t d e r ie n d u t o u t : m o n p n e u a cr e vé .
— La m a u d it e m a ch in e q u e le d ia b le e m p o r t e !., .
Alo r s . .. t u as r é p a r é ?
Cla u d e n e su t m e n t ir .
— Ah b ie n o u i.. . p a r lo n s - e n ! J e s u is d ’u n e ga u
ch e r ie en ce s ge n r e s d e t r a va u x!.. . H e u r e u s e m e n t ,
j’ai r e n co n t r é u n cyclis t e p lu s e xp e r t . Il m ’a offer t
s on co n co u r s .
— E t t u a s a cce p t é ?
— L e m o ye n d e fa ir e a u t r e m e n t ?
— Sa n s d o u t e ... Q u e lq u ’u n d u p a y s ?
— J e l’ign o r e ... u n m o n s ie u r t r è s a im a b le en t ou t
ca s, d ’u n e d is t in ct io n p a r fa it e et d ’u n e é d u ca t io n
ir r é p r o ch a b le . Il n e m ’a m ê m e p a s la is s é le t e m p s
d e le r e m e r cie r .
— E n effet .
E t n a ïve m e n t , a ve c t ou t e s a fr a n ch is e n a t u r e lle ,
Cla u d e r é p é t a :
— T r è s b ie n .. . u n vr ai ge n t le m a n .
IV
Un e s e m a in e s ’é co u la .
Cla u d e a va it r e p r is s e s p r o m e n a d e s à b icycle t t e .
Le « ge n t le m a n » n e s ’ét ait p a s m o n t r é d a n s s o n
o r b it e .
E n r é a lit é , la jeu n e fille n e s’en p r é o ccu p a it p a s
a u t r e m e n t . N é a n m o in s , elle n ’e û t p a s ét é fâ ch é e d e
le r e vo ir , d e s a vo ir q u e l ét ait son n o m ...
E lle fit , le lu n d i s u iva n t , d e u x fo is le t o u r d u
m a r ch é d e Bu c h y, co m p t a n t y r e n co n t r e r le b el
in co n n u . Il n ’y p a r u t p a s .
E n fin , u n s o ir q u ’e lle r en t r a it à R a u ze r a y à
b ic ycle t t e , s a n s p lu s p e n s e r à ce jeu n e h o m m e , elle
s e t r ou va , b r u s q u e m e n t , face à fa ce a vec lu i au t ou r
n an t d e la r o u t e d e Sé n a r p o n t .
Il m a r ch a it d ’u n p a s r a p id e , t en a it u n ch eva le t
d ’u n e m a in ; d e l’a u t r e , u n e b o it e d e co u le u r s . Il
r e co n n u t M lle Le P r ib o r a n , la s a lu a gr a ve m e n t d ’u n e
lé gè r e in clin a is o n d e t èt e et p a s s a .
Cla u d e , s u r p r is e , n ’a va it p a s eu le t e m p s d e lui
r e n d r e sa p o lit e s s e . E lle en é p r o u va u n vif r egr et . Il
lui en co û t a it d e p a s s e r p o u r u n e in gr a t e, a u x ye u x
�20
LE SE CR E T DE L A F O R E T
d ’u n h o m m e e n ve r s le q u e l e lle a va it co n t r a ct é d e s
o b liga t io n s . P e u t - ê t r e y a vait -il a u s s i, d a n s ce s e n t i
m e n t , q u e lq u e ch o s e d e p lu s ... q u e lq u e c h o s e d ’im
p r é cis , q u i d éfia it l’a n a lys e , et a u q u e l Cla u d e eût
b ie n ét é e m p ê ch é e d e d o n n e r u n n om .
— C ’est u n p e in t r e ! d it - elle t r io m p h a le m e n t à sa
m è r e en p o u s s a n t la p o r t e d u s a lo n où Aim e Le P r ib o r a n s o m n o la it d o u ce m e n t .
— Q u i c e la ? fit la b o n n e d a m e q u i, d é jà , avait
o u b lié l’in cid e n t d e la s e m a in e p r é cé d e n t e .
— M o n ge n t le m a n ...
— Un p e in t r e ? .. . en b â t i m e n t s ? .. .
— F i d o n c!.. . t u n e vo u d r a is p a s !.. . U n a r t is t e
p e in t r e , m a ch è r e m a m an .
— D e q u i t ie n s - t u ce r e n s e ign e m e n t ?
— D e p e r s o n n e .. . J ’ai r e n co n t r é ce m o n s ie u r .
— Tu lu i a s d o n c p a r lé ?
— O h !. . . ce r t e s n o n l.. . J ’ai vu s e u le m e n t q u ’il
p o r t a it t o u t u n a t t ir a il s p é cia l...
— Il d e m e u r e d o n c d a n s le p a y s ?
— Il fau t cr oir e .
— J ’en p a r le r a i à l’a b b é M o r t in q u i co n n a ît t a n t
d e m on d e.
D è s lo r s , Cla u d e p e n s a un p e u p lu s à s o n a im a b le
ch e va lie r — m a is elle en p a r la b e a u co u p m o in s .
E lle a u r a it s o u h a it é q u e l’a b b é vin t t ou t d e s u it e
à R a u ze r a y, m a is l’a b b é avait s a n s d o u t e d ’a u t r e s
o c c u p a t i o n s ; il n é glige a it le ch â t e a u . E lle le lu i r e
p r o ch a en son for in t é r ie u r .
P a r u n e in s t in ct ive p u d e u r , e lle e s p a ça d a va n t a ge
s e s r a n d o n n é e s . E lle fû t m o r t e d e h o n t e d e la is s e r
s o u p ço n n e r q u e l’a r t is t e , d é cid é m e n t , l’in t é r e s s a it .
D ’a ille u r s , s’e n r e n d a it - elle c o m p t e ?
E lle s ’en a lla d o n c à p ie d , à t r a ve r s ch a m p s , ju s
q u ’à u n p e t it b o is s it u é a u m ilie u d e la p la in e d e
R a u ze r a y et q u ’e lle a ffe ct ion n a it d e p u is l’e n fa n ce .
Or , q u e lle n e fut p a s sa s u r p r is e , et a u s s i s a gè n e ,
d ’y t r ou ve r u n jou r , in s t a llé , l’a r t is t e d o n t le s o u
ve n ir co m m e n ça it à l’o b s é d e r .
II la vit a r r ive r p a r le p e t it s e n t ie r , s e le va a u s s it ô t ,
p o r t a la m a in à s o n b é r e t et s ’e xcu s a :
— M a d e m o is e lle .. . .h: vo u s d e m a n d e b ie n p a r d o n ...
Ce b o is e s t vo t r e d o m a in e , s a n s d o u t e ?
— Il fait p a r t ie d e R a u ze r a y, o u i, m o n s ie u r .
— A h l J e s u is d é s o lé d a vo ir in t e r r o m p u vo t r e
r êve r ie.
— P a s d u t ou t , m o n s ie u r . C ’e s t à m oi p lu t ô t d e
m ’e xcu s e r d ’a vo ir t r o u b lé vo s t r a va u x.
— J e vais m e r et ir er .
— N ’en fa it es r ien , je vo u s en p r ie .
— M a is , e n fin ... p u is q u e je s u n s u r u n e p r o p r ié t é
p r ivé e ...
�21
LE- SE CR E T DE L A F O R Ê T
— Ou ve r t e à t o u t ve n a n t ...
— ...E t q u e ce t t e p r o p r i é t é e s t la vô t r e ...
— R a is o n d e p lu s , m o n s ie u r , p o u r vo u s r é in s
t a lle r en t o u t e q u ié t u d e . N o n s e u le m e n t je vo u s le
p e r m e t s , m a is ... je vo u s en p r ie , e n co r e u n e fois ...
II r e s t a u n m o m e n t s ile n cie u x, le p i n ce a u t r e m
b la n t e n t r e s e s d o igt s n e r ve u x, le r e ga r d b a is s é , les
lè vr e s fr é m is s a n t e s , et , t r è s r o u ge , d ’u n e é m o t io n
d on t il n e s e s en t a it p a s le m a ît r e :
— P u is q u e vo u s in s is t e z... b r e d o u illa - t - il.
— A p r o p o s , r ep r it-elle,, e n h a r d ie p a r ce t t e t im i
d it é, j’ai d e s e xcu s e s à vo u s fa ir e ...
— A m o i, m a d e m o is e lle !
— O u i... l’a u t r e jo u r , je vo u s ai r e n co n t r é .. . vo u s
m ’a vez s a lu é e ... je n e vo u s a i p a s r é p o n d u .. .
— Vo u s é t ie z à b ic ycle t t e . ..
— Et je vo u s ai r e co n n u t r o p t a r d .
Il o s a r e le ve r s e s p a u p iè r e s et s o u r it :
— J e m ’e n s u is d o u t é .
P u is , t r è s vit e, d ’u n e vo ix à p e in e in t e llig ib le :
— J e p r ofit e r a i d o n c d e la p e r m is s io n q u e vo u s
vo u le z b ie n m e d o n n e r , m a is à u n e co n d it io n .. . c’est
q u e vo u s m e fer e z le gr a n d h o n n e u r d ’a cc e p t e r la
t oile q u e je co m m e n ce a u jo u r d ’h u i.
P r im e s a u t i è r e , Cla u d e n e s ’a t t a r d a p a s à r é flé ch ir .
E lle n e vit q u e le p la is ir q u e lu i ca u s a it ce t t e offr e.
E lle a d o r a it le joli s it e . Le p o s s é d e r e n im a ge lui
p a r a is s a it in fin im en t d é s i r a b le .
— J e se r a i r a vie ... r a vie.
E lle ét ait m a in t e n a n t t ou t p r è s d e l’a r t is t e , vis ib le
m en t d é vo r é e d u d é s ir d e je t e r u n c o u p d ’œ il s u r
l’œ u vr e en fo r m a t io n .
E n fin , elle n ’y t in t p lu s :
— Vo u s p e r m e t t e z ?...
Il p r o t e s t a :
— Ce n ’est e n co r e q u ’u n e é b a u ch e .
— Ce r t a in e m e n t .. . je s a is.
Il s'e ffa ça co m p la is a m m e n t .
Cla u d e p o u s s a u n e e xcla m a t io n d e s u r p r is e :
— M a is .. . c’e s t t r è s b ie n !. . . t r è s b ie n I... Il y a
lo n gt e m p s q u e vo u s t r a va ille z à ce la ?
— N o n .. . je vie n s ici p o u r la t r o is iè m e fois.
— P e s t e ! vo u s ê t e s u n e n t h o u s ia s t e .
— C ’e s t p e u t - ê t r e m o n s e u l m ér it e .
— ...Et u n m o d e s t e . J e vo u s fa is t o u s m e s co m
p lim e n t s ... Allo n s , m o n s ie u r .. . b o n co u r a ge ...
— Vo u s p a r t ez ?... là ch a -t -il... p r e s q u e in vo lo n
t a ir e m en t .
— J e vo u s la is s e t r a va ille r ...
— Vo t r e p r é s e n ce , cr o ye z- le b ie n , n ’e û t ét é p o u r
m o i d ’a u cu n e gê n e .
�22
LE SE CR E T D E L A F O R E T
Il a u r a it a jo u t é : « Au co n t r a ir e , » m a is il n ’osa .
D ’a ille u r s , il a u r a it m en t i.
Cla u d e avait r e p r is le s en t ier .
—
E h b ie n , d it - elle a va n t d e d is p a r a ît r e , je r e
vie n d r a i.
E lle s’e n a lla t r è s vit e, et l’a r t is t e, le r e ga r d e m b u é
d e m é la n co lie , la r e ga r d a ju s q u ’à ce q u ’e lle eû t en
t iè r e m e n t d is p a r u .
Cla u d e s’a ch e m in a ve r s R a u ze r a y, a s s e z é m u e de
ce t t e r e n co n t r e in a t t en d u e .
La s ym p a t h ie q u e lu i in s p ir a it l’in co n n u s’affir
m a it e n co r e p lu s viva ce ; n é a n m o in s , elle s e r e p r o
ch a it d éjà d ’a vo ir a cce p t é l’offr e s i s p o n t a n é e du
je u n e h o m m e .
Q u e d evait - il p e n s e r ?
E lle s ’a ccu s a d e lé gè r et é , se p r o m it d e veiller ,
à l’a ven ir , s u r le s é la n s ir r é flé ch is d e sa n a t u r e im
p u ls ive et d é cid a , p o u r m ie u x lib é r e r s a co n s cie n ce ,
d e n e r ie n ca ch e r à s a m è r e d e ce q u i ve n a it d e se
pa sser .
M m e L e P r ib o r a n d e la Bo r d e r ie la vit en t r er ,
r o u gis s a n t e , m a is s e ga r d a b ie n d e la q u e s t io n n e r .
E lle co n n a is s a it la b e lle fr a n ch is e d e Cla u d e et
a t t e n d a it q u ’il lu i p lû t d e s ’é p a n ch e r .
Ce la n e t a r d a gu è r e .
Cla u d e s ’é t ait a s s is e p r è s d e la fe n ê t r e et , d e s o n
m o u ch o ir d e fin e b a t is t e , é p o n ge a it s o n fr on t m oit e ,
a vec u n e m b a r r a s vis ib le . Br u s q u e m e n t , e lle t r a n ch a
d a n s le vif.
— J e vie n s d u b o is d e l’E p in e .
— P a r cet t e ch a le u r l.. . r e p r o ch a M m e L e P r ib o
r a n , il y a d e q u o i en r a m e n e r u n e in s o la t io n .
— Oh I ce b o is est d ’u n e fr a îch e u r 1
— J u s t e m e n t ... L ’a r d e u r d u s o le il, s u r la p la in e
n u e , n e s’e n fait e n s u it e q u e p lu s r u d e m e n t se n t ir .
J e ga ge q u e t u n ’a s s e u le m e n t p a s e m p o r t é t on o m
b r e lle ?
— En efiet , co n fe s s a Cl a u d e ; j’a d o r e m e p r o m e n e r
les m a in s lib r e s , ce q u i m e p e r m e t d e cu e illir , en
r o u t e , un joli b o u q u e t d e fleu r s d e s ch a m p s .
P u is , ch a n ge a n t d e t on , p r e n a n t un a ir e n jo u é :
— Tu n e d e vin e r a is p a s q u i j’ai r e n co n t r é là - b a s ?
— D a m e l. . . Tu s a is q u e le s r é b u s n e s on t p a s
m on for t.
— Le p e in t r e I... lâ ch a la je u n e fille.
— Le p e in t r e ? .. . r é p é t a M m e L e P r ib o r a n st u
péfait e.
E lle co n s id é r a Cla u d e u n m o m e n t , s cr u t a les
b e a u x ye u x cla ir s et d a ign a s o u r ir e .
E lle r e p r it p o u r t a n t :
�L E SE CR E T D E L A F O R E T
23
— E t q u e fa isa it , d a n s n ot r e b o is , ce t é m u le de
Rap h aël ?
— P a r b le u . .. il p e ign a it .
— Se u l ?
— N a t u r e lle m e n t . Il a m ê m e u n joli t alen t .
— N ’e m p ê ch e q u ’il a u r a it p u ch o is ir u n a u t r e s it e.
Q u e lle id é e d e ve n ir s’in s t a lle r e n cet e n d r o it s o
lit a ir e.
— C ’e s t u n r ê ve u r , s a n s d o u t e .. . et u n h o m m e
p a r fa it e m e n t b ie n é levé. Q u a n d il a su — ca r je n e
le lu i ai p o in t ca ch é — q u ’il s e t r ou va it s u r R a u ze r a y, il s ’est e x c u s é , s ’e s t le vé , m ê m e , p o u r p lie r
b a ga ge ...
— E t il est p a r t i ?
— N o n .. . ca r je l’ai p r ié d e n ’en r ie n fair e.
— Il t ’a d it s o n n o m ?
— P a s d u t ou t .
— C ’est d o m m a ge . O n a im e a s s e z s a vo ir à q u i
l’on a affair e.
— J e n e p o u va is p o u r t a n t le lu i d e m a n d e r .
— E vid e m m e n t !... Alo r s .. . c’e s t t ou t ï
— H é la s 1 n o n ... fit Cla u d e en r o u gis s a n t d e n o u
ve a u ... I m a gin e- t o i q u e , p o u r m e r e m e r cie r d e lui
a vo ir p e r m is d e r e s t e r s u r n o s t e r r e s , il m ’a p r o p o s é
d e m e d o n n e r sa t o ile d è s q u ’e lle s er a it t e r m in é e .
— Tu a s r e fu s é , j’im a gin e ?
— N e m e gr o n d e p a s , ch è r e m a m a n ; je n ’ai p a s
r é flé ch i.. . L e t a b le a u ét ait r a vis s a n t , la p r o p o s it io n
si ge n t im e n t , si s im p le m e n t fa it e , q u e )’ai a cc e p t é
a ve c le m ê m e n a t u r e l.
M m e Le P r ib o r a n fr o n ça le s s o u r cils :
— Tu n ’a u r a is p a s d û .
— C ’est b ie n ce q u e j’ai p e n s é .. . a p r è s !. . .
— Br e f! n o u s vo ilà o b ligé e s d e r e ce vo ir ce m o n
sieu r .
— P e u t - ê t r e ... A m o in s q u ’il n ’o u b lie sa p r o m e s s e .
— J ’en d o u t e for t.
— P a r ce q u e ?
— P a r ce q u e .. . j’ai d a n s l’id é e q u e ce n ’est p e u t êt r e là q u ’u n e m is e en s cè n e .. . q u ’u n p la n r é flé ch i...
— Oh !
— E t q u e ce jeu n e h o m m e c h e r ch e p lu t ô t à se
r a p p r o ch e r d e t oi.
— Ala m a n !...
Ce t t e a ffir m a t ion n e fut p a s s a n s ca u s e r q u e lq u e
ém oi à Cla u d e . E lle lui ét ait à la fois a gr é a b le et im
p o r t u n e , p a r ce q u ’e lle ou vr a it à M m e Le P r ib o r a n
d e s h o r izo n s q u e sa fille n ’a va it p a s e n t r e vu s et
q u i lui ca u s a ie n t u n ce r t a in m a la is e , où la p u d e u r
vo is in a it a ve c la h o n t e . Ag r é a b le , en fin , p a r ce q u e
ce b e a u je u n e h o m m e n e lui ét ait p lu s in d iffé r en t .
Elle s e d é fe n d it — et le d é fe n d it en m ê m e t e m p s :
�24
LE s e c r e t d e l a f o r ê t
— J e t ’a s s u r e , m a m a n , q u e tu ca lo m n ie s ce m o n
s ie u r . J e n e s a is r ie n d e lu i, m a is je p u is t ’a ffir m er
q u e c’e st la d is cr é t io n m ê m e , la co r r e ct io n p e r s o n
n ifiée. 11 m ’a d o n n é l’im p r e s s io n d ’u n êt r e t im id e ,
d 'u n e fr a n ch is e u n p e u n e r ve u s e
— Tu p la id e s b ien !
— P a s d u t ou t , j’e xp r im e m o n s e n t im e n t . Fau t -il
a jo u t e r , p o u r te r a s s u r e r co m p lè t e m e n t , q u ’il ign o r e
q u i je s u is , et q u e , for t p r o b a b le m e n t , n o u s n ’e n
t e n d r o n s jam a is p a r le r d e lui.
— N o u s ve r r o n s b ie n , d it M m e L e P r ib o r a n .
E t , p o u r co u p e r co u r t à ce d é b a t gê n a n t , e lle s p a r
lèr en t ch iffon s.
A p e in e M lle Le P r ib o r a n s ’ét a it - elle e ffa cé e au
d é t o u r d u s e n t ie r q u e le je u n e p e in t r e r e t o u r n a it à son
ch e va le t . Il co n s id é r a s o n œ u vr e d ’u n œ il m o r n e ,
ca r s a p e n s é e ét ait a ille u r s . Il r e p r it p o u r t a n t u n p e u
d e ver t s u r la p a let t e, p o in t a la t oile et fr o n ça les
s o u r cils : sa m a in t r e m b la it .
Il e s s a ya u n m o m e n t d e lu t t e r , p u is , co m p r e n a n t
q u e c’en ét ait fait , ce jou r -là , d e s o n b e a u zè le , il
p lia b a ga ge et p r it le ch e m in d u r et ou r .
L ’im a ge d e Cla u d e l’o b s é d a it , au p o in t d e lu i fa ir e
o u b lie r Ta b e a u t é s e r e in e d u p a ys a ge d é p lo yé d evan t
lu i.
Bie n q u e n o u ve a u ve n u d a n s le p a ys , il co n n a is s a it ,
d e n o m , R a u ze r a y, m a is n e s e s ou ve n a it p lu s d e
ce lu i d e s p r o p r ié t a ir e s . Il s e p r o m it d e le d e m a n d e r
à s o n p è r e , et d e t â ch e r d ’o b t e n ir , p a r ce d e r n ie r ,
q u e lq u e s r e n s e ign e m e n t s s u r la fa m ille d e ce lle
q u ’il ve n a it d e r e n co n t r e r p o u r la s e co n d e fois.
11 co u p a à t r a ve r s ch a m p s , ga gn a Bo s c - R o g e r et ,
s a n s s ’a t t a r d e r a u p r e s b yt è r e , a in s i q u ’il lu i a r r iva it
p a r fo is , p o u r ca u s e r a r ch é o lo gie a ve c l’a b b é , il se
liàt a d e r e n t r e r a u x Bo r d e r e a u x.
Il ét ait à ce p o in t a b s o r b é p a r s o n r êve q u ’il
n 'e n t e n d it p o in t M . Ca za r e l l’in t e r p e lle r d e t r ès loin .
Ils s e r e t r o u vè r e n t s e u le m e n t d eva n t la gr ille d e leu r
p r o p r ié t é .
— J e t ’ai a p p e lé , d it le ju ge ... es-t u d eve n u s o u r d ?
— P a s le m o in s d u m o n d e .. . J ’ai b ie n en effet
va gu e m e n t p e r çu le s o n d ’u n e vo ix, m a is , n ’a ya n t
p o in t r e co n n u la t ie n n e , je n ’v a i p a s p r êt é a t t en t io n .
— Tu m a r ch a is ... tu m a r ch a is ... J ’ai d u p r e n d r e
un s e n t ie r d e t r a ve r s e p o u r a r r ive r ici en m ê m e
t e m p s q u e t oi.
— J e te d e m a n d e p a r d o n ... je s u iva is u n e id ée.
— Bie n a b s o r b a n t e ?
— O h l . . . je n e s a is i. ..
— J e n e t ’a t t e n d a is p a s sit ô t ... J e cr o ya is q u e tu
�LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
25
d e va is a lle r p r e n d r e q u e lq u e cr o q u is ve r s le Ch e t d e - l’E a u ?
— Le h a s a r d en a d é cid é a u t r e m e n t . 11 faisait
ch a u d . J e s u is en t r é d a n s le p r e m ie r b o q u e t e a u q u e
j’ai r e n co n t r é s u r m on ch e m in , et , d a m e , le site
m ’a ya n t p lu , je n ’ai p a s p o u s s é p lu s lo in ...
— Tu n ’a s p a s t r a va illé ?
— Si fa it ... J ’é t ais m ê m e a s s e z co n t e n t d e m oi,
q u a n d l’a r r ivé e d ’u n e p e r s o n n e est ve n u e in t e r r o m p r e
m on in s p ir a t io n .
— Au d ia b le le gê n e u r 1...
— Ce gê n e u r é t a it u n e gê n e u s e I... .
— Ce c i est p lu s gr a ve.
— E lle d a ign a m ’a p p r e n d r e q u e m o n b o q u e t e a u
lu i a p p a r t e n a it ...
— J e vo is ce la d ’i c i!. .. E lle t e p r ia d e s o r t ir ...
— Au co n t r a ir e ... e lle m e d e m a n d a , co m m e u n e
gr â ce , d e n e p a s in t e r r o m p r e m a t a ch e.
— Iih b ie n ?...
— N o u s - é ch a n ge â m e s q u e lq u e s p r o p o s a s s e z
b a n a u x.. . p u is elle p a r t it ... J e n e s a is p o u r q u o i, il
m e fut im p o s s ib le d e r e p r e n d r e le p in ce a u .
— E lle ét ait jolie ?
— Un e m a d o n e !
— Tien s I t ien s !
— E n fin ... ce n 'ét a it p a s la p r e m iè r e fois q u e n o u s
n o u s t r o u vio n s fa ce à fa ce . Dé jà , s u r la r o u t e , j’a va is
euii;l’o cca s io n d e lu i r e n d r e u n m e n u s e r vice ... Tu
s a is ... ce t t e h is t o ir e d e p n e u cr e vé q u e je t ’ai
r a co n t é e ?...
— P a r fa it e m e n t , je m ’en s o u vie n s ... Br e f! ce lt e
jeu n e p e r s o n n e t’i n t é r e s s e ?
— As s e z.
— M a fo i... r e p r it b o n n e m e n t M . R o ge r Ca za r e l...
lu e s en â ge d e t e m a r ie r ... Tâ ch e d e s a vo ir co m
m en t e lle s’a p p e lle .. . Si elle co m p t e p a r m i la b o n n e
s o cié t é d u p a ys . .. o n p o u r r a it vo ir ... s e r e n s e i gn e r ...
As - t u u n e in d ica t io n ?
— J e s a is q u e le p et it b o is fait p a r t ie d u d o m a in e
d e R a u ze r a y.
— De R a u ze r a y, r é p é t a le juge en p â lis s a n t .
— C ’est , d u m o in s , ce q u ’e lle d a ign a m ’a p p r e n d r e .
Il y eu t u n lo n g m o m e n t d e s ile n ce ; M. le juge
Ca za r e l, m a l r e m is d e son é m o t io n , fo u e t t a it , d e sa
b a d in e , le cu ir fa u ve d e s e s gu ê t r e s .
— Tu d o is co n n a ît r e ce t t e fa m ille ? r e p r it An d r é ,
s a n s r e m a r q u e r le t r o u b le d e s o n p è r e .
^
| e la
�LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
An d r é s ’a r r êt a , r e ga r d a son p è r e et , d ’u n e vo ix
a lt é r é e :
— N e s e r a ie n t - ils point, r e s p e c t a b le s ?
— O h !. . . il n e s ’agit p o in t d e ce la ... il n 'e s t , d a n s
t ou t ce p a ys , d e p lu s h o n o r a b le fa m ille ... m a is ...
— Ce t t e r e s t r ict io n !
— ...M a is . .. M m e Le P r ib o r a n est u n e fe m m e t r è s
fér u e d e n o b le s s e .. . et q u i r ê ve p o u r s a fille u n m a r i
b ie n t it r é...
— P u é r ilit é I
— Sa n s d o u t e ... m a is ... q u ’y p o u vo n s - n o u s fa ir e ?...
P o u r m a p a r t , il m e d é p la ir a it d ’e s s u ye r u n r efu s .
Or , tu p e u x t e n ir p o u r ce r t a in q u e la co n s id é r a t io n
q u e je t e s ign a le e m p o r t e r a t o u t e s le s a u t r e s .
— C ’e s t a v o i r ! fit An d r é , p é n ib le m e n t a ffect é d e
ce la n ga ge q u i fa u ch a it s o n r ê ve en s a p r e m iè r e
é clo s io n .
M . R o g e r Ca za r e l p r it le b r a s d e s o n fils :
— E co u t e , An d r é . . . e n t r e n o u s . .. le s e n t im e n t q u i
s e d e s s in e en t o i n e p e u t p a s a vo ir e n co r e clés
r a cin e s b ie n p r o fo n d e s ... Cr o is - m o i. .. é co u t e - m o i...
je t ’e n p r ie ... la is s e le s Le P r ib o r a n à le u r s p r é ju gé s
d e ca s t e .
— Q u i t e d it q u e ce t t e je u n e fille le s p a r t a ge ?
Un in s t a n t d é m o n t é , le | uge d e m e u r a p e n s il, p u is :
— So it ... Ad m e t t o n s q u e M lle L e P r ib o r a n , e s p r it
la r ge , c œ u r s im p le , ait d e s vu e s p lu s h a u t e s q u e sa
m è r e . Il n ’en r e s t e p a s m o in s d e s p e r s p e ct i ve s d e
co n flit . Il n e fa u t ja m a is t e n t e r l’e s ca la d e d ’u n m ilieu
q u i se r e fu s e à vo u s a ccu e illir . D ’a ille u r s ... t u es
b ie n je u n e e n co r e .. . N ’a s- t u p a s le t e m p s d e s on ge r
à te m a r ie r ? ... Tu n e s e r a s jam a is p lu s n e u r e u x q u ' â
p r é s e n t ... La is s e - m o i fa ir e... J ’ai d a n s ce p a ys , et
a ille u r s , le s m e ille u r e s r e la t io n s , je s a u r a i b ie n te
d é co u vr ir la fem m e q u ’il ta fau t .
— J e t ’a s s u r e q u e ce t t e p e r s o n n e m e p la is a it
én or m ém en t.
— E lle n ’e s t p o in t s e u le en son ge n r e , q u e d ia b le I
F a is - m o i cr é d it . Tu n e va s p a s t ’è n fla m m e r p o u r le
p r e m ie r m in o is a gr é a b le q u e t u r e n co n t r e s ici. J e t e
cr o ya is p lu s p o n d é r é .
— J e le s u is , m o n ch e r p è r e , et je vo u d r a is , s a n s
co m b a t , cé d e r à t on co n s e il... P o u r q u o i fau t -il q u ’en
m oi q u e lq u e ch o s e p r o t e s t e ?
— En fan t !
— Et p u is . .. je n e t ’ai p a s t ou t d it . I m a gin e- t o i
q u e , p o u r r e m e r cie r cet t e d e m o is e lle d e la p e r m is
s io n q u ’elle m ’a cco r d a it d e r e s t e r s u r son d o m a in e ,
j’ai co m m is l’im p a ir d e lu i p r o m e t t r e la t oile q u e je 1
ve n a is d ’é b a u ch e r .
— J e n e te r e co n n a is p lu s ... Co m m e n t , t oi, d ’or d i- n air e si r é s e r vé , t u a s o s é ...
20
�LE SE CR E T D E L A F O R Ê T
27
— J e n ’ai co m p r is q u ’a p r è s co u p c o m b ie n j’a va is
ét é a u d a cie u x.
— M a is , e lle ... q u ’a-t -elle d it ?
— L ’offr e a p a r u lu i p la ir e .
— J ’ai d a n s l’id é e q u e m a in t e n a n t , à la r é fle xio n ,
elle n ’e n e s t p a s m o in s e n n u yé e q u e t oi. M m e Le
P r ib o r a n a d û t a n ce r s a fille d ’im p o r t a n ce .
— Q u e fa ir e ?
— Le m o r t ... On t ’en s a u r a gr é.
— Si j’en é t a is s û r ...
— Cr o is - e n m o n e xp é r ie n ce . E t p u is , ve u x- t u m e
p e r m e t t r e d e t’e xp r im e r u n d é s ir ?
— J e t ’en p r ie !
— E vit e d é s o r m a is d e r e n co n t r e r M lle L e P r ib o r a n
d e la Bo r d e r ie .
— As - t u d e fo r t e s r a is o n s d e m e d o n n e r ce co n s e il ?
— Ou i, m o n ch e r e n fa n t ... E t , p u i s q u ’il fa u t t ou t
te d ir e , s a ch e d o n c q u ’à m o n a r r ivée ici je s u is a llé
à R a u ze r a y.
— Et a lo r s ?
— On m ’a fait l’a ffr on t d e n e p a s m e r e ce vo ir .
— Est -il vr a i? fit An d r é , r o u ge d e h o n t e .
— Su r l’h o n n e u r .
L e visa ge u n m o m e n t a s s o m b r i d u je u n e h o m m e
se d é t e n d it , p u is :
— M a is .. . p e u t - ê t r e ce s d a m e s n ’é t a ie n t - e lle s p a s
ch e z e lle s q u a n d tu t e p r é s e n t a s ?
— E lle s y ét a ie n t . M m e L e P r ib o r a n p o u s s a l’in s o
le n ce ju s q u ’à m e r e n vo ye r m a ca r t e .
Le jeu n e h o m m e s e r r a les p o in gs d e r a ge :
— E t ... t u es r e s t é s u r ce t t e in s u lt e ?
— Le m o ye n d e fair e a u t r e m e n t ? A q u i vo u la is - t u
q u e je d e m a n d e r a is o n ? .. . E lle s viven t s e u le s .. . Le s
fe m m e s p e u ve n t t o u t s e p e r m e t t r e .
— E n fin , gr o n d a An d r é , il fau t a vo ir u n b ie n p u is
s a n t m o t if d e ... d e m é p r is , ou d e r e s s e n t i m e n t , p o u r
se p e r m e t t r e u n t e l m a n q u e m e n t a u x r è gle s a e la
p lu s é lé m e n t a ir e co r r e ct io n .
— C ’e s t ce q u e j’ai p e n s é .
— Tu n ’a s r ie n t r o u vé d a n s le p a s s é q u i ju st ifie
cet a ct e in q u a lifia b le ?
— R ie n a b s o lu m e n t .
— C ’e st b ie n , dit le fils Ca za r e l, je n e r eve r r ai
ja m a is M lle Le P r ib o r a n .
V
S u r le s e n t i e r .
Et , en effet , An d r é Ca za r e l n e r e t o u r n a p lu s au
b o is d e l’E p in e . N é a n m o in s , il n e p u t s’e m p ê ch e r d e
p e n s e r à la fille d e la ch â t e la in e d e R a u ze r a y. Il
�28
LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
r e gr et t a it p r e s q u e d ’a vo ir p r o m is à son p è r e d ’o u b lie r
la Delle je u n e t ille, p o u r la q u e lle il a va it s e n t i, d ès
le p r e m ie r jou r , s o n c œ u r b a t t r e a ve c p lu s d e vio le n ce .
P a r t a gé en t r e s o n a m o u r n a is s a n t et s a d ign it é
o u t r a gé e en la p e r s o n n e d e s o n p è r e , il r egr et t a it
d ’ê t r e ve n u p e r d r e , en ce p a ys , la s é r é n it é ét ale de
s o n a m e.
N ’e û t ét é l'a ffect ion p r o fo n d e q u i l’a t t a ch a it a u
ju ge , il s e r a it vo lo n t ie r s r e p a r t i p o u r P a r is , m a lgr é
le s m ille a t t r a it s d u s ou r ia n t ét é. Là - b a s , s a n s d ou t e ,
il au r a it vit e « s e m é », d a n s la fièvr e d e s a vie d ’a r t ist e ,
l’im a ge q u i le h a n t a it .
Ap r è s ce q u i s ’ét ait p a s s é d a n s le b o is d e l’E p in e ,
et ce t t e offr e si im p r u d e n t e d e ce t a b le a u , m a in t e
n an t r e lé gu é a u gr e n ie r d e s Bo r d e r e a u x, An d r é ,
co m p r e n a n t la fa u s s e t é d e s a p o s i t i o n , s’a t t a ch a à
évit e r les o cca s io n s d e s e r e t r o u ve r en p r é s e n ce d e
M lle L e P r ib o r a n . Il ce s s a d ’a lle r lu i- m ê m e p o r t e r à
b icycle t t e son co u r r ie r à Bu ch y. Il n e s e r is q u a
q u ’a ve c p r u d e n ce s u r la r o u t e d e F o r ge s et ch e r ch a
l'in s p ir a t io n t r è s loin d e I la u ze r a y.
On le vit à Bo is - H é r o u ld , à Sa in t e - Cr o ix, à Sain t M a r t in - d u - P le s s is , e r r e r s a n s b u t d éfin i, s ’a r r ê t a n t
p a r fo is p o u r d é p lo ye r s o n b a ga ge , é t a le r s e s co u
le u r s , p u is r e p a r t a n t b ie n t ô t , s a n s a vo ir s e u le m e n t
é b a u ch é , a u cr a yo n , u n cr o q u is s u r la t oile.
Un s o ir q u ’il s’en r e ve n a it , s o lit a ir e , p a r d es
ch e m in s im p o s s ib le s , d ’u n e p r o m e n a d e à t r a ve r s les
la n d e s s a u va ge s d e M a u q u e n c h y, il a p e r çu t , s o u s le
co u ve r t d ’u n e fu t a ie , M lle L e P r ib o r a n q u i, à p ie d ,
s u ivie d ’u n b e r ge r a lle m a n d a u x o r e ille s p o in t u e s ,
s e d ir ige a it d e son côt é.
Il en ép r 'ou va u n vio le n t co u p a u c œ u r et e u t un
in s t i n ct i f m o u ve m e n t d e r e t r a it e . N é a n m o in s , il
s ’e ffo r ça d e ga r d e r s o n ca lm e et d e fair e b o n n e
co n t e n a n ce .
Cla u d e l’ava it r e co n n u .
E lle p â lit , s e r aid it et co n t in u a d ’a va n ce r .
Il s ’é t ait r a n gé s u r le b o r d d u ch e m in , a fin d e
la is s e r la m e ille u r e p la ce à la jeu n e fille. Il s o u le va
s o n ch a p e a u et sa lu a.
Cla u d e r é p o n d it d ’u n e lé gè r e in clin a is o n d e t êt e.
Le u r s r e ga r d s s e r e n co n t r è r e n t . I ls d e vin è r e n t leu r
é m o t io n et n ’en m a r q u è r e n t q u e p lu s de. h a u t e u r .
An d r é Ca za r e t fut s u r le p oin t d e se r e t o u r n e r . La
cr a in t e q u ’à ce m o m e n t M lle Le P r ib o r a n n ’en fit
a u t a n t le r et in t d ’e s q u is s e r ce ge s t e .
E p u is é t o u t à l’h e u r e , il s e s en t a it d e s a iles à
p r é s e n t . Il a va it co m p r is , a u t r o u b le m al d é gu is é d e
Cla u d e , q u ’il n e lu i ét ait p a s in d iffé r e n t . L ’é t in ce lle
d e leu r s r e ga r d s a/ ait r avivé la fla m m e d e leu r
a m o u r n a is s a n t .
(
�L E SE CR E T D E L A F O R Ê T
29
Le u r s â m e s , il en é t a it s û r , s e ch e r ch a ie n t ! Qu i
sa it m ê m e si q u e lq u e t é lé p a t h ie m ys t é r ie u s e n e le s
avait a t t ir és e n s e m b le d a n s ce s e n t i e r d é s e r t ?
I ls s ’a im a ie n t ... Ils s’a im a ie n t !
I ls n ’a va ien t p a s b e s o in d e s e le d ir e : t o u t le u r
ê t r e le cr ia it à la fa ce du m o n d e !
Ils s ’a im e r a ie n t , d e m a in co m m e a u jo u r d ’h u i, et
la r h é t o r iq u e 'd e le u r s p a r e n t s n ’y p o u r r a it r ie n fair e,
p a r ce q u ’ils n ’é t a ie n t d éjà p lu s m a ît r e s d e ce s e n t i
m e n t ... n é d e q u o i ?... ils n ’en s a va ien t r ie n . r
Co m m e n t ce la a va it - il co m m e n cé ? I ls e u s s e n t ét é
b ie n e m b a r r a s s é s d e le d ir e . Il le u r s e m b la it q u ’i!s
s’ét aien t t o u jo u r s co n n u s . Ils é t a ie n t ce r t a in s , d é s o r
m a is , q u ’a u cu n e p u is s a n ce h u m a in e n e s a u r a it se
je t e r e n t r a ve r s d u d é cr e t d e D ie u : I ls s ’a im a ie n t !
P o u r la p r e m iè r e fo is , An d r é Ca za r e l e u t u n e
r e s t r ict io n à l’é ga r d d e s o n p è r e : il n e p a r la p a s d e
cet t e r e n co n t r e .
L e ju ge r e m a r q u a p o u r t a n t , e n d în a n t , l’e xa lt a t io n
d e l’a r t ist e .
— Q u e l e n t h o u s ia s m e t e p o s s è d e , m o n ch e r e n fa n t ,
t o i, h ie r e n co r e , si a b a t t u ?
— E s t - ce q u e je s a is ?... Il s e p a s s e d e si cu r ie u s e s
r é vo lu t io n s en l'à m e d e ce u x q u i s e la is s e n t e m p o r t e r
p a r le u r s ch im è r e s .. . il y a d e s jou r s o ù , s a n s ca u s e
a p p a r e n t e , je m e t r o u ve t r ès m a lh e u r e u x. P a r co n t r e ,
je m e s e n s p a r fo is , s a n s s a vo ir p o u r q u o i, l’égal d ’u n
d ie u ... E s t - ce b ê t e !
M . R o g e r Ca za r e l s o u r it a ve c in d u lge n ce :
— T u s e r a s t o u jo u r s u n p e u fou .
— E h !. . . q u e s e r a it la vie , s a n s ce s fo lie s - là ?
L e ju ge co n s id é r a s o n fils a ve c p lu s d ’a t t e n t io n . Il
n e d ou t a it p a s q u ’il y eû t , à ce r e vir e m e n t , u n e ca u s e
p r o fo n d e , m a is il n e lui p la is a it p a s d e fo r ce r le
s e cr e t d e ce c œ u r é t o n n a m m e n t p r o m p t à s ’é m o u vo ir .
Il n e lu i vin t p a s à l’i d é e q u ’An d r é a va it p u
r e n o u e r d e fu git ive s r e la t io n s a ve c M lle L e P r i b o r a n .
II co n n a is s a it t r o p la lo ya u t é d e ce filSj p e u t - ê t r e un
p e u n u a ge u x, m a is si p a r fa it e m e n t d r o it .
Il se d it q u e , p e u t - ê t r e , il l’a va it r e n co n t r é e et
s’e m p r e s s a d ’a igu ille r la co n ve r s a t io n s u r u n su jet
m o in s é p in e u x."
M lle L e P r ib o r a n s e m o n t r a m o in s d is c r è t e :
— Tu s a is , m a m a n , ce p e in t r e q u e je cr o ya is
r e p a r t i...
— E h b ie n .. . il est r e ve n u ?
— J ’ign o r e si ja m a is il s ’en e s t a llé , m a is le
h a s a r d , q u i fait p a r fo is d e si d r ô le s d e ch o s e s , n o u s
a m is t ou t à l’h e u r e en p r é s e n ce d a n s u n ch e m in p e r d u .
— E t ? .. .
— R ie n .. .
�30
LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
— Il n e t ’a p a s a d r e s s é la p a r o le ?
— N o n .. . Il s’est effa cé s im p le m e n t p o u r m e la is s e r
p a sser .
— Alo r s , d it s e n t e n cie u s e m e n t M m e Le P r ib o r a n ,
il m e fau t en co n ve n ir : ce jeu n e h o m m e est b ie n élevé.
— O u i.. . m a is il n e m ’e n ve r r a p a s m o n t a b le a u .
— Die u s oit lo u é ! co n clu t la ch â t e la in e .
Ce r t e s , Cla u d e ava it fa it , d é lib é r é m e n t , le d eu il
d e ce t t e t o ile , a cce p t é e à la lé gè r e ! Il lu i ét ait m ê m e
a gr é a b le , au fon d , de- p e n s e r q u e le p e in t r e avait
o u b lié s a p r o m e s s e , p u is q u e M m e L e P r ib o r a n
s ’ét ait m o n t r é e p e u s a t is fa it e d e ce t t e e n t r é e en
co n n a is s a n ce . N é a n m o in s , e lle é p r o u va it u n ce r t a in
d é p it , a u p lu s in t im e d e s o n ê t r e , q u e le jeu n e
h o m m e n ’eû t p a s ch e r ch é à la r e vo ir ; m ie u x, q u ’il
p a r û t au co n t r a ir e é vit er d e la r e n co n t r e r .
P o u r q u o i, m a in t e n a n t , s ’a t t a ch ait - il à la fu i r ? ca r ,
elle n ’en d ou t a it p a s , le b e l a r t is t e , p o u r d e s r a is o n s
q u i lu i é c h a p p a ie n t , s e m b la it p r é o ccu p é d e jet er s u r
le p a s s é , s u r le u r s e m b la n t d ’id ylle , le voile d e l’o u b li.
E t ce t t e co n vict io n n ’ét ait p a s s a n s ca u s e r à Cla u d e
un m a la is e q u e , d a n s sa s p le n d id e in n o ce n ce , elle se
t r ou vait b ie n e m p ê ch é e d ’a n a lys e r .
L ’in co n n u l’in t é r e s s a it ; d e ce la , s e u le m e n t , elle se
r e n d a it co m p t e . Q u ’il lu i fû t s ym p a t h iq u e , e lle n ’en
d o u t a it p a s ; q u ’elle lu i p a r û t a im a b le , elle osa it à
p e in e s’en p e r s u a d e r , p a r m o d e s t ie ; p o u r t a n t , elle se
leu r r a it d e ce t e s p o ir .
Alo r s ?
Q u e s ign ifiait ce t t e a t t it u d e gla cia le , d é m e n t ie p a r
u n e é m o t ion p lu s s in cè r e , ca r la p â le u r d e l’a r t ist e,
sa r é s e r ve m ê m e , la m é la n co lie d e s o n r e ga r d , a va ien t
b ie n le u r é lo q u e n ce — m ê m e p o u r u n e jeu n e fille
d on t le cœ u r , fr a îch e m e n t é clo s , n e s’e n t r ’o u vr e q u e
t im id e m e n t a u x s p le n d e u r s d e l’a u r o r e n ou ve lle .
S ’il ét ait d e b o n n e fa m ille, lib r e d e t o u t e a t t a ch e
s e n t im e n t a le , q u e n e s e faisait -il co n n a ît r e ?
Cla u d e n e p o u s s a it t ou t d e m ê m e p a s l’h u m ilit é
ju s q u ’à ign o r e r q u ’e lle p o u va it se p r é t e n d r e u n pa r t i
co n ve n a b le p o u r u n h o m m e d e s o n m o n d e , et , s a n s
s e la is s e r a lle r à la fr é n é s ie d ’un s t u p id e e m b a lle
m en t , e lle s e d is a it q u ’il n e lui eû t p a s d é p lu d ’a vo ir
p o u r co m p a gn o n , s u r le ch e m in d e la vie, ce m o n s ie u r
un p e u t im id e , m a is d on t le gr a cie u x visa ge r eflét a it
la lim p id it é d ’u n e b e lle à m e.
N ’ét ait - elle p a s a s s e z r ich e p o u r lui ?... Au co n t r a ir e ,
l’ét ait -il t r o p p o u r e lle ?
Cla u d e , in ce r t a in e , in q u iè t e , se p o s a it ce s q u e s
t io n s , et b ie n d ’a u t r e s a u s si.
�L E SE CR E T D E L A ' F O R Ê T
31
E lle b r û la it d ’e n vie d e co n n a ît r e le n o m d e ce
jeu n e h o m m e , m a is n ’osa it le d e m a n d e r , p a r u n e xc è s
d e p u d e u r , à ce u x q u i e u s s e n t p u la r e n s e ign e r . E lle
cr a ign a it d e la is s e r p e r ce r l’in t é r ê t q u ’e lle p o r t a it à
« son » p e in t r e .
P u is , co m p r e n a n t la fr a gilit é d e s o n r ê ve et co m
b ie n ét ait im p r o b a b le le d é n o u e m e n t e s p é r é , elle
s 'e ffo r ça d ’o u b lie r ce lu i a u q u e l e lle d e va it cet t e
p r e m iè r e p a lp it a t io n d ’à m e.
On la r evit , à b ic yc le t t e , s u r le s r o u t e s e n s o le illé e s ,
e s s a ya n t d ’e n d o r m ir s a p e n s é e d a n s la lo u r d e u r
d ’u n e fa t igu e p h ys iq u e .
R e s t a it - e lle à R a u ze r a y ? e lle s e m e t t a it a u p ia n o .
Se s d oigt s , e r r a n t s u r le cla vie r , t r a d u is a ie n t , en d e s
im p r o vis a t io n s m é la n co liq u e s , à s o n in s u m ê m e , s e s
p r é o ccu p a t io n s in t im e s .
Le s h e u r e s lu i s e m b la ie n t lo n gu e s , 'les jo u r s in t e r
m in a b le s et fa s t id ie u x. E lle s e r e p r o ch a it p a r fo is ,
a s s e z d u r e m e n t , d e n e p lu s p r e n d r e a u cu n p la is ir au
t êt e- à-t êt e d e s s o ir é e s s o u s la la m p e , o ù M m e Le
P r ib o r a n se fa is a it l’é ch o d e s n o u ve lle s d u p a ys .
P o u r la p r e m iè r e fo is . Cla u d e s en t a it u n e la cu n e
d a n s sa vie.
VI
U n c o i n , d u vo i le . . .
— M a m a n , d it la jeu n e fille s it ô t a p r è s le d é je u n e r ,
¡1 y a lo n gt e m p s q u e n o u s n e s o m m e s p a s a llé e s à
Sa in t e - Cr o ix, ch e z le ch e va lie r d e Br e s le s . L ’a u t r e
jou r , s u r le m a r ch é d e Bu c h y, j’ai r e n co n t r é Lu cie n n e .
Elle m ’a r e p r o ch é d e la d é la is s e r . E lle a r a is o n , je
l’o u b lia is . .. et p o u r t a n t n o u s s o m m e s d e s a m ie s
d ’e n fa n ce , d e s co m p a gn e s d e p e n s io n .. .
— E n effet ... p o u r q u o i la n é glige s - t u ? Lu cie n n e
est u n e je u n e fille ch a r m a n t e et d e b o n co n s e il.
— J ’y p e n s a is .. . Si n o u s a llio n s la s u r p r e n d r e cet
a p r è s - m id i? E lle s e r a it r a vie.
— J ’en s u is s û r e . Il n e m e s e r a it p a s m o in s
a gr é a b le d e la r e vo ir ; m a lh e u r e u s e m e n t , le s fo r t e s
ch a le u r s n e s on t p a s s a n s m ’i n d is p o s e r . J ’h é s it e à
s o r t ir p a r ce s o le il cu is a n t .
— Ve u x- t u q u e n o u s a t t e n d io n s q u a t r e h e u r e s ...
q u a t r e h e u r e s et d e m ie m ê m e , si lu v e u x ?
— N o n .. . il y a loin d ’ici à S a in t e - Cr o ix, n o u s
a r r ive r io n s t r o p t a r d ... Va d o n c d e s u it e ch e z M . d e
Br e s le s , si ce la n e t e r e b u t e p a s .. . E xcu s e - m o i p r è s
d e lu i, e m b r a s s e p o u r m oi Lu cie n n e , et d is - le u r q u e
j’ir ai un p e u p lu s t a r d , en s e p t e m b r e , m a is q u ’en
a t t en d a n t je s e r a is r a vie q u ’ils vin s s e n t ici.
�32
LE SE CR E T DE L A F O R Ë Î
Cla u d e eu t u n e p e t it e m o u e d e d é p it , r é flé ch it u n
m o m e n t , h é s it a , p u is :
— Ta n t p is , je n ’ir ai p a s .
— Allo n s , gr o n d a M m e Le P r ib o r a n , n e m e fais
p a s ce ch a gr in d e t e p r ive r d ’u n e s o r t ie . J e p r é fé r e
r a is e n co r e b r a ve r l’in s o la t io n .
— J e n e le s o u ffr ir a is p a s .
— E h b ie n , p a r s ... N o u s vivo n s ici co m m e d es
lo u p s .. . or , à t on â ge , on a b e s o in d e se d is t r a ir e ...
P a r fo is tu es t r is t e ... t u t’e n n u ie s .
— Oh ! m a m a n I... p r è s d e t oi I
— Ce t t e p r o t e s t a t io n m e t o u ch e in fin im en t , elle n e
p a r vien t p a s à m ’a b u s e r . C ’est e n t e n d u , n ’e s t - ce p a s ,
tu ir a s ch e z le ch e va lie r d e Br e s le s .
— So it , p u is q u e tu l’e xige s .
— P a r d o n , je n ’e xige r ie n ... Si vr a im e n t cet t e
p r o m e n a d e est u n e ch a r ge p o u r t o i...
— P a s d u t o u t ...
— J e t e d e m a n d e r a i s e u le m e n t d e n e p a s r e ve n ir
t r op t a r d ; j’a i si p e u r q u ’il n e t ’a r r ive u n a ccid e n t .
Cla u d e s o u r it :
— Un p n e u q u i cr è ve ... la b e lle a ffa ir e !
— Il n e s e t r o u ve p a s t o u jo u r s , s u r la r o u t e , u n
cyclis t e co m p la is a n t .
Au s o u ve n ir d e s a p r e m iè r e r e n co n t r e a vec l’a r
t is t e p e in t r e , la je u n e fille eut u n p et it p in ce m e n t au
cœ u r . Afin d e ca ch e r sa r o u ge u r s u b it e , elle p a s s a
d a n s l’a n t ich a m b r e , s e coiffa d ’un lé ge r ch a p e a u d e
t o ile , p u is r e n t r a d a n s le s a lon p o u r d o n n e r à sa
m èr e le b a is e r d u d ép a r t .
— Tu a u r a is p u te m et t r e un p e u p lu s en fr ais
d e t o ilet t e, o b s e r va M m e Le P r ib o r a n , q u i n ’ava it
ja m a is su s e d é b a r r a s s e r d u p r o t o co le m o n d a in d e
s e s je u n e s a n n é e s .
— O h !. . . N e s o m m e s - n o u s p a s à la ca m p a g n e ? .. .
et p u is , tu n e vo u d r a is p a s q u e je m e gê n e a ve c
Lu cie n n e .
— So it !. .. M a is il y a son p èr e.
— On n e le voit ja m a is. E n fin , ce q u i fait ju s t e
m en t le ch a r m e d e n o s r e la t io n s , c’est q u ’ e lle s s on t
e xe m p t e s d e t ou t e co n t r a in t e . Le d é co r u m y p e r d
p e u t - êt r e, l’a m it ié y ga gn e ce r t a in e m e n t .
E lles é ch a n gè r e n t un b a is e r et Cla u d e se r et ir a.
P e u a p r è s , elle r ou la it d a n s la d ir e ct io n d e Sa in t e Cr o ix .
P o u r q u o i s o n c œ u r b at t ail- il si vio le m m e n t ?
P o u r q u o i in t e r r o gea it - elle la r ou t e a ve c t a n t d ’a n xié t é ?
C ’est q u ’elle s o u h a it a it et r e d o u t a it à la fois d e
vo ir a p p a r a ît r e la s ilh o u e t t e si p e r s o n n e lle d e ce lu i
q u ’elle a p p e la it en son for in t é r ie u r « son gr a n d am i
in co n n u ».
E lle a r r iva p o u r t a n t au ch â t e a u d e Sa in t e - Cr o ix
�L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
33
s a n s a vo ir fait cet t e r e n co n t r e . D ’o r d in a ir e , elle
t r ou vait Lu cie n n e d a n s le p a r c, in s t a llé e d eva n t sa
Cor beille à o u vr a ge ou p a r co u r a n t le s a llé e s
o m b r e u s e s en co m p a gn ie d e s o n ch ie n Sa m y. N e
l’a ya n t p o in t a p e r çu e , elle la is s a sa b ic ycle t t e co n t r e
le t r o n c d ’un fr ê n e et p é n é t r a d a n s le ve s t ib u le .
U n d o m e s t i q u e , q u ’elle co n n a is s a it d e lo n gu e
d a t e , vin t à s a r e n co n t r e .
— M a d e m o is e lle est s o r t ie p e u t - êt r e ? q u e s t i o n n a
Cla u d e .
— N o n , m a d e m o is e lle , elle est a u s a lon .
— Il y a d o n c u n e visit e ?
— Ou i.
Le vis a ge d e la je u n e fille e xp r im a , a s s e z vi s ib le
m e n t , s o n d é p it .
— J e r e vie n d r a i.
— P a s d u t o u t ... E n t r e z d o n c ! M a d e m o is e lle s er a it
d é s o lé e .. . J e s a is q u ’e lle est t r è s im p a t ie n t e d e vo u s
voir .
Un p e u à co n t r e - cœ u r , Cla u d e s e la is s à co n d u ir e .
— M lle Le P r ib o r a n , a n n o n ça le d o m e s t iq u e .
Il y eu t d a n s le s a lo n u n b r u it d e ch a is e s r e m u é e s ,
d e p a r o le s co n fu s e s , et , s u r le d é co r lu m in e u x de
la b a ie , a p p a r u t la h a u t e s ilh o u e t t e d e « l’a m i
in co n n u ».
M lle Le P r ib o r a n eu t u n h a u t - le - co r p s et b a l
b u t ia :
— O h ! p a r d o n ... je vo u s d é r a n ge ...
M a is M. d e Br e s le s p r o t e s t a it :
— P a s d u t ou t !...
Ta n d is q u e , é ga le m e n t s a isi, l’a r t ist e e s q u is s a it 'u n
m o u ve m e n t d e r et r a it e .
— O h !. . . je vo u s en co n ju r e , s u p p lia Lu cie n n e .. .
n e p a r t e z p a s ... Vo u s n ’ê t e s p a s d e t r o p , m o n s ie u r
Ca za r e l... Qu a n t à t oi, Cla u d e ... n ’es-t u p a s m ie u x
q u ’u n e a m ie ... u n e s œ u r !
E lle e m b r a s s a M lle Le P r ib o r a n à d e u x r e p r is e s ,
p u is , p r é s e n t a n t ch a cu n :
— M lle Cla u d e Le P r ib o r a n d e la Bo r d e r ie , m a
co m p a gn e et m a co n fid e n t e d e t o u jo u r s ... M . An d r é
Ca za r e l, n ot r e n o u ve a u vo is in ... u n a r t is t e d é lica t ...
u n e s p r it d is t in gu é .
Le s je u n es ge n s s ’in clin è r e n t , s e s e r r è r e n t la m ain
a ve c u n e co u r t o is ie u n p e u s o le n n e lle et r e p r ir e n t
le u r p la ce a u t o u r d u gu é r id o n .
— Ce n ’e st p a s la p r e m iè r e fo is , d ’a ille u r s , q u e
j’ai l’h o n n e u r d e r e n co n t r e r m o n s ie u r , a vo u a Cla u d e .
— Co m m e n t !. .. vo u s vou s co n n a is s e z.. . et vo u s
m e la iss ie z vo u s p r é s e n t e r ? .. . C ’est m al !... on n e se
m o q u e p a s d e s ge n s a in s i, gr o n d a d ’u n t on b a d in
M lle d e Br e s le s .
— C ’e st - à- d ir e , r ect ifia le jeu n e h o m m e , q u e n o u s
1 8 & -II
�L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
n e n o u s co n n a is s io n s p o in t d e n o m . J ’ai eu le p r é
cie u x a va n t a ge d e r e n d r e u n jo u r à m a d e m o is e lle
u n m é ch a n t p e t it s e r vice ...
,
—
Vo u s êt es m o d e s t e , m o n s ie u r ; s a n s vo t r e in t e r
ve n t io n , il m ’a u r a it fallu co u vr ir à p ie d , p o u r r e n
t r e r à R a u ze r a y, je n e sa is co m b ie n d e kilo m è t r e s .
Il y e u t u n a s s e z lo n g t e m p s d e s ile n ce . As s e z
é m u s t o u s d e u x, les jeu n e ge n s n e s a va ie n t p lu s q u e
d ir e . I ls s’e n t r e -r e ga r d a ie n t à la d é r o b é e , a ve c u n e
s o r t e d e joie in t im e q u i le s e xt é r io r is a it co m p lè t e
m en t .
Ils en a va ien t o u b lié le u r s h ô t es .
U n e é m o t io n p é n é t r a n t e , p e u à p e u , e n va h is s a it
t ou t l’ê t r e d e M lle Le P r ib o r a n . E lle t r e s s a illa it , à la
fo is , d e b o n h e u r et d e va gu e cr a in t e , d e va n t l’in
co n n u q u i d ér o u la it d eva n t e lle d e s p e r s p e ct i ve s
e n co r e ch a r gé e s d e t é n è b r e s .. .
E lle avait l’in t u it io n q u e , d a n s u n a ve n ir p lu s ou
m o in s é lo ign é , ce jeu n e n o m m e jo u e r a it u n r ô le d a n s
s a vie.
E t a it - ce d o n c p o u r r ie n q u e le d e s t in s’a ch a r n a it
à les r a p p r o ch e r >
Lu i, n on m o in s t r o u b lé , m a is p lu s m a ît r e d e soi,
s’effor cait d e m o n t r e r le vis a ge r e p o s é d e l’in d iffé
r e n ce p o lie .
M . d e Br e s le s , en fin , r e p r it , s’a d r e s s a n t à An d r é :
— J ’ai b e a u co u p co n n u , ja d is, m o n s i e u r vot r e
p è r e ... C ’ét ait d u t e m p s d e ce vie u x b r a ve h o m m e
q u e n o u s a p p e lio n s t o u s « o n cle Au b e r t in »... Un
vr ai t yp e !. . . m a is q u e l c œ u r e x ce lle n t !. .. q u e lle
e x q u is e n a t u r e l.. . Un p e u lo u r d d ’a s p e ct , t r a p u ,
jovial, a im a n t à r ir e ... m a is d ’u n e s p r it si fin ...
d ’u n e o b s e r va t io n si ju st e 1 II n e fallait p a s s’y t r o m p e r !
— E n effe t ... m on p è r e m ’en a s o u ve n t dit le p lu s
gr a n d b ie n .
— J e co m p r e n d s ce la i II a im a it son n eve u et avait
p o u r lui d e s a m b it io n s ... Q u ’il s er a it h e u r e u x d e les
vo ir a u jo u r d ’h u i a m p le m e n t r é a lis é e s !.. . Q u ’il ser ait
fier a u s s i, ca r il n e ca ch a it p a s s e s s e n t im e n t s !.. .
Q u a n d il m ou r u t , si m a lh e u r e u s e m e n t , d ’u n a cci
d e n t d e ch a s s e , il n ’y eu t , d a n s t o u t e la co n t r é e ,
q u ’u n e vo ix p o u r cr ie r s e s lo u a n ge s . Il fut p le u r é
p a r t o u s co m m e u n a m i t r è s ch e r , co m m e u n p a
r e n t ... Il ava it o b ligé t an t d e m o n d e . E n fin , voici
M . Ca za r e l d e r e t o u r au p a y s ; la m a is o n d e s
Bo r d e r e a u x a s e co u é la p o u s s iè r e d e s a n s . J e m ’a p
p la u d is d ’a vo ir r e t r ou vé en vo t r e p è r e un ca m a r a d e
d e m a je u n e s s e é va n o u ie , u n a m i, u n vo is in d ’un
co m m e r ce si a gr é a b le .
— M o n p è r e s er a it r avi d e vo u s e n t e n d r e , ca r je
vo u s a s s u r e q u e le s s e n t im e n t s q u e vo u s e xp r im e z
o n t u n é ch o d a n s s o n cœ u r .
34
�L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
35
L e s je u n es filles s ’é t aien t r e t ir é e s u n p e u à l’é car t
et p a r la ie n t e n t r e e lle s m o d e , ch iffo n s , livr e s ...
m a is l’e s p r it d e Cla u d e ét ait a ille u r s . D e t e m p s à
a u t r e , son r e ga r d s e p o s a it s u r An d r é , lu i d é c o u
vr an t u n ch a r m e n o u ve a u , u n e d is t in ct io n p lu s
a ffir m ée .
E lle ét ait h e u r e u s e m a in t e n a n t d e co n n a ît r e son
n om . E lle ava it cr a in t , u n m o m e n t , q u ’il n e fût
q u ’u n p a s s a n t d a n s le p a ys , u n é t r a n ge r ve n u là au
ca p r ice d u « fa r n ien t e », u n b o h è m e p e u t - êt r e.
Or , An d r é Ca za r e l ét ait le fils d ’u n m a gis t r a t r e s
p e ct é , ch e va lie r d e la Lé gio n d ’h o n n e u r , d ’u n
n o m m e d on t ch a cu n s ’a cco r d a it à r e co n n a ît r e les
h a u t es q u a lit é s m o r a le s , le s ve r t u s d o m e s t i q u e s . La
for t u n e d e s Ca za r e l p o u va it r iva lis e r a ve c ce lle d e s
Le P r ib o r a n .. .
En t ou t ét at d e ca u s e , les o b s t a c le s q u e , d a n s son
im a gin a t io n s u r e xcit é e , Cla u d e ava it d r e s s é s s u r la
r o u ie d e s o n b o n h e u r s ’é va n o u is s a ie n t u n à u n ...
So u d a in , le joli vis a ge d e M lle Le P r ib o r a n s ’a s
s o m b r it . E lle ve n a it d e se r a p p e le r les p r o p o s d e sa
m èr e t o u ch a n t le ju ge Ca za r e l, s o n r e fu s d e le r e ce
voir à Ra u ze r a v...
Q u e p ou va it - il b ie n y a vo ir eu e n t r e e u x ja d is ?
E lle s’é t o n n a it q u e M m e Le P r ib o r a n , n a t u r e lle
m e n t in d u lge n t e , s ’a t t a ch a n t à p r ê ch e r le p a r d o n , à
le p r a t iq u e r , eû t ga r d é si viva ce ce t t e r a n cu n e q u i
n e vo u la it p a s d é s a r m e r .
E lle se p r o m it d e q u e s t io n n e r a d r o it e m e n t sa
m è r e , d e se r e n s e ign e r ... d e t â ch e r , p a r la s u it e , d e
t r io m p h e r d e ce t t e p r é s o m p t io n in e xp liq u é e .
M a in t e n a n t e lle r e d o u t a it q u e fce jeu n e h o m m e ,
s u b is s a n t l’in flu e n e e d e la vin d ict e p a t e r n e lle , n e fit
effor t p o u r o u b lie r q u ’ils s’é t a ien t r e n co n t r é s .
E lle se r a s s u r a q u a n d s e s ye u x r e n co n t r è r e n t les
ye u x p e n s ifs d e l’a r t is t e .
Il avait r o u gi. To u t à l’h e u r e , au t r e m b le m e n t d e
ce t t e m a in t im id e m e n t offer t e, elle a va it d evin é
l’é m o t io n d ’An d r é .
P e u t - ê t r e l’a im a it - il?
Ce t t e id é e n e m a n q u a p a s d e ca u s e r u n e ce r t a in e
s a t is fa ct io n à M lle Le P r iDor a n .
D é s o r m a is , e lle s ’e ffo r ça d ’é vit e r le r e ga r d d u
jeu n e h o m m e . Lu i o b s e r va p lu s d e r é s e r ve e n co r e ,
m a is ils n ’en s e n t ir e n t p a s m o in s q u ’ils d e m e u r a ie n t
en co m m u n io n ét r oit e .
La co n ve r s a t io n , a p r è s a vo ir effleu r é u n p e u t o u s
le s a r t s , la n gu is s a it à p r é s e n t , car , à l’e xce p t io n du
ch e va lie r d e Br e s le s , d ’u n e p a r fa it e lib e r t é d ’e s p r it ,
le s je u n e s ge n s , Lu cie n n e co m p r is e , ét aien t t r o p s o u
cie u x d e le u r s p r o p r e s s e n t im e n t s p o u r s u ivr e lon g
t e m p s le fil d ’u n e id é e ét r a n gè r e.
�36
LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
— Co m p t e z- vo u s d e m e u r e r lo n gt e m p s p a r m i
n o u s ? q u e s t i o n n a e n co r e M . d e Br e s le s .
Le p e in t r e se t o u r n a lé gè r e m e n t ve r s Cla u d e , p u is ,
éleva n t u n p e u la voix, d a n s l’in t e n t io n d ’ê t r e co m
p r is d e la jeu n e fille :
— J e n e s a is ... p e u t -ê t r e u n e s e m a in e ... p e u t -ê t r e
u n m o is ... p e u t -ê t r e d a va n t a ge ... Ce la d é p e n d r a d e s
cir co n s t a n ce s ...
— Où se r ie z- vou s m ie u x, ce t ôt é, q u e s o u s le s fr ais
o m b r a ge s d e s Bo r d e r e a u x ?
— Ce r t e s .. .
— E n fin ... q u e d e vie n d r a it m o n s ie u r vot r e p è r e ?...
Il s’e n n u ie r a it .
— Lu i ?... Vo u s n e le co n n a is s e z p a s !. .. D e p u is
so n a r r ivé e ici, il n e t ien t p a s en p la ce .. . Il s’i n t é r e s s e
à t o u t , et à t o u s ... Il s’o c cu p e d e je n e s a is co m b ie n
d ’a ffa i r e s . . . Le s u n s et les a u t r e s vie n n e n t le co n
su lt e r .
— Sin gu liè r e fa ço n d e se r e p o s e r .
— C ’e s t ce q u e je lu i ai fait r e m a r q u e r . Il se
fa t igu e é n o r m é m e n t p o u r d e s ge n s q u i n e lui en
sa ve n t a u cu n gr é. N ’im p o r t e 1 il a im e r e n d r e s e r vice .
— Ce c i est co n n u ; a u s s i, s o ye z b ie n ce r t a in q u ’il
jou it d a n s le p a ys d e la co n s id é r a t i o n gé n é r a le .
An d r é Ca za r e l s ’é t a it levé.
— J e vo u s d e m a n d e r a i m a in t e n a n t la p e r m is s io n
d e m e r et ir er .
— D é jà ! fit Lu cie n n e a ve c u n e n u a n ce d e r egr et ,
vo u s ê t e s d o n c b ie n p r e s s é , m o n s ie u r Ca za r e l.
Il b a lb u t ia :
— J e cr a in d r a is d ’a b u s e r .. .
— Q u e vo ilà d o n c u n e vila in e p a r o le ! p r o t e s t a
M . d e Br e s le s ; je vo u s a t t e n d s co m m e la m a n n e . J e
n ’ai m a lh e u r e u s e m e n t p a s , p o u r m e d is t r a ir e , le s
r e s s o u r ce s in é p u is a b le s d e m o n s ie u r vo t r e p è r e ...
P a r fo is , je m ’e n n u ie ...
— M e r c i 1 r ailla Lu cie n n e , c’e st ce q u i s’a p p e lle
êt r e ga lan t 1
1- En fa n t 1r é t o r q u a le ch e va lie r ... p o u r q u o i vo u lo ir
d is ce r n e r en m e s p a r o le s u n e in t e n t io n q u ’e lle s n ’on t
p a s ? . . . Ce r t e s ! je p r e n d s u n p la is ir e xt r ê m e à ta
co m p a gn ie ; n é a n m o in s , cela n e m ’e m p ê ch e p a s d e
r e gr et t e r q u e lq u e fo is d e n ’a voir p a s , p lu s s o u ve n t ,
l’a va n t a ge d ’é clia n ge r d e s id é e s a ve c u n a m i. J u r e r a is tu q u e tu m e t r o u ve s t o u jo u r s in t é r e s s a n t ?
— Sa n s d ou t e .
— Tu m e flat t es. N é a n m o in s , il t’e st a gr é a b le d e
ca u s e r , a ve c m a d e m o is e lle , d e s u jet s q u i m e s on t
t o t a lem e n t é t r a n ge r s .
Et , p o u r co u p e r co u r t à ce t t e p e t it e co n t r o ve r s e ,
M. d e Br e s le s p r o p o s a :
— Si n o u s a llio n s fair e un t ou r d e p a r c?
�L E SE CR E T D E L A F O R Ê T
37
— Vo lo n t ie r s , a p p r o u va le jeu n e h o m m e ; vo u s m e
r e co n d u ir e z ju s q u ’à la gr ille.
— A h l m a is n o n , p r o t e s t a Lu cie n n e , s i c’e s t p o u r
vous r e c o n d u ir e , m o n s ie u r Ca za r e l, n o u s r e s t e r o n s
ici e n co r e u n b o n m o m e n t . N o u s a vo n s si r a r e m e n t
le plaisii* d e vo u s vo ir à Sa in t e - Cr o ix.
Ils d e s ce n d ir e n t le s m a r ch e s d u p e r r o n , s ’e n ga
gè r e n t , t o u t d ’a b o r d , d a n s u n ja r d in a n gla is .
M . d e Br e s le s p r é cé d a it le s vis it e u r s , le u r s ign a la n t
d e jo lies va r ié t é s d e fle u r s p r é c ie u s e s , in d iq u a n t d u
d oigt u n s it e , u n joli s o u s - b o is .
— Te n e z, m o n s ie u r An d r é , vo u s q u i ê t e s p e in t r e .. .
q u e d it e s - vo u s d e c e l a ?
— Ch a r m a n t I...
— M a is ... r e ga r d e z d o n c ce jeu d e lu m iè r e à t r aver s
les b r a n c h e s d e ce s a u le a r ge n t é . Vo u s vo u s p la is e z
su r t ou t , je cr o is , à p e in d r e la n a t u r e ?
— Où t r o u ve r p lu s a d m ir a b le su jet d ’in s p ir a t io n ?
— L a n a t u r e s e u le m ér it e n o s e n t h o u s ia s m e s . To u t
le r e s t e e s t p u é r ilit é et co n ve n t io n , a u s s i n e q u it t é- je
gu è r e Sa in t e - Cr o ix.
— L ’h ive r , ce p e n d a n t ...
— J e m ’y p la is p e u t -ê t r e d a va n t a ge .
— Il fau t vo u s a ir e , m o n s ie u r Ca za r e l, q u e p a p a
est u n e n r a gé ch a s s e u r .. . M o i q u i n e p a r t a ge p a s
s o n e m b a lle m e n t p o u r le s p o r t ch e r à N e m r o d , je
vo u s a s s u r e q u e je t r o u ve lo n gu e la m a u va is e s a is o n .
— Ce n ’est p a s u n m ot if, r e m a r q u a le ch e va lie r ,
p o u r s o r t ir à ce t t e é p o q u e s a n s ch a p e a u .. . J e cr o ya is
les je u n e s filles p lu s s o ign e u s e s d e le u r t e in t ...
Le vis a ge d e Lu cie n n e s ’e m p o u r p r a :
— C ’e s t ju st e, d it - e lle... E xcu s e z- m o i u n in s t a n t .
E lle s e h â t a ve r s la m a is o n , t a n d is q u e M . d e Br e s le s ,
p o u r a ffir m er s a r é p u t a t io n d e ga la n t e r ie , cu e illa it les
p lu s jo lie s r o s e s à l’in t e n t io n d e la vis it e u s e .
An d r é et Cla u d e d e m e u r è r e n t u n m o m e n t s e u ls ,
au m ilie u d u ch e m in , et d a n s u n e m b a r r a s d o n t
t o u s d e u x s e r e n d ir e n t co m p t e .
— M a d e m o is e lle , b a lb u t ia le je u n e h o m m e .. . je
vo u s a va is p r o m is u n t a b le a u .
— Ah vr a im e n t ? fit M lle Le P r ib o r a n , fe ign a n t d e
b a t t r e le r a p p e l d e s e s s o u ve n ir s .
—Vo u s vo u s s o u ve n e z,là - b a s .. . d a n s le p et it b o is ? ...
Cla u d e r o u git , p u i s :
— E n e ffe t ... J e n ’a va is p a s p r is ce t t e offr e a u
s é r ie u x.
— Est -il vr a i ?
— ...S a n s q u o i, je l’e u s s e d é clin é e .
— P e u t - ê t r e m e m o n t r a i- je , en eflet , u n p e u ir r é
fléch i... J e n e vo u s co n n a is s a is p a s a lo r s ... N e ve u ille z
co n s id é r e r q u e la b o n n e in t e n t io n .
Il é t a it s i h u m b le , si e m b a r r a s s é d e s e s m a in s , si
�38
LE SE CR E T DE L A F O R E T
t o u ch a n t d e s in cé r it é ... La je u n e fille a u r a it vo u lu
p o u vo ir lu i d ir e q u e lq u e p a r o le q u i le r a s s u r â t , m a is ,
n on m o in s t r o u b lé e q u e l’a r t is t e , elle n ’en t r ou va p a s
et n e p u t q u e b a lb u t ie r :
— Ce r t a in e m e n t , m o n s ie u r , ce r t a in e m e n t .
Il s’e n h a r d it u n p e u .
— Ta n d is q u e , m a in t e n a n t ... vo u s a ya n t ét é
p r é s e n t é ... si vr a im e n t ce t t e J o ile , d ’a ille u r s in a
ch e vé e , vo u s ét ait a gr é a b le ?... je p o u r r a is , s a n s d o u t e ,
m e p e r m e t t r e ... s a n s m a n q u e r a u x co n ve n a n ce s ...
— Vo t r e offr e m e t o u ch e in fin im e n t , m o n s ie u r , et
je p u is vo u s a ffir m er , d e m on cô t é , en t o u t e s in cé r it é ,
q u ’il m e s er a it in fin im en t a gr é a b le d ’y r é p o n d r e .
Se u le m e n t ... a u r o n s - n o u s e n co r e l’o cca s io n d e n ou s
r e n co n t r e r ? .. . j’e n d o u t e ...
Il la r e ga r d a a ve c u n e e xp r e s s io n p r e s q u e d é ch i
r an t e.
— Oh I m a d e m o is e lle !.. .
— D ’a u t r e p a r t , m on e xce lle n t e m a m an se m o n t r e
p a r fo is d ’u n e s é vér it é !... J e cr a in d r a is d e la
co n t r a r ie r .
Le n o m d e M m e Le P r ib o r a n , a in s i jet é d a n s le
d é b a t à l’im p r o vis t e , fit à An d r é l’effet d ’u n s ou fflet .
Il s e so u vin t d e l’in ju r e in fligée à s o n p è r e , d e la
p r o m e s s e fait e à ce d e r n ie r d e n e p lu s ch e r ch e r à
r evo ir M lle Le P r ib o r a n .
— Ah !. . . s’il en est a in s i... je n e vo u d r a is p a s ...
n o n ... je n e vo u d r a is p a s in s ist er .
Il p o u s s a u n s o u p ir p r o fo n d et s e d é t o u r n a de
Cla u d e , t a n d is ‘q u e Lu cie n n e r e p a r a is s a it , r ie u s e ,
s o u s la fin e p a ille d ’u n ch a p e a u b e r gè r e q u i lu i se ya it
à r avir .
E lle s o u r it à Cla u d e , à An d r é , et , d e n o u ve a u , son
b a b il d ’o is e a u s ’é p a r p illa s o u s le s gr a n d s a r b r e s .
Il a p p a r u t à Aille Le P r ib o r a n q u e son a m ie se
m e t t a it en fr ais p o u r a t t ir er l’a t t en t ion d u fils Ca za r e l,
et q u e ce d er n ie r , en ve in e d ’a m a b ilit é , s e m b la it
p r e n d r e p la is ir à ce jeu.
E lle en é p r o u va p lu s d e p e in e q u e d e d é p it .
E lle avait cr u un m om en t à la s ym p a t h ie t e n d r e d e
l’a r iis t e . E lle s’ét ait le u r r é e d e l'e s p o ir d e lui p la ir e ...
M a in t e n a n t , p e r p le xe , en p r o ie à u n m al o b s c u r
u u ’e lle n ’avait e n co r e ja m a is é p r o u vé , elle ét ait
d é vo r é e d e l’e n vie d e s’en a lle r ... d e s ’en a lle r vit e ...
afin d e p o u vo ir p le u r e r .
An d r é Ca za r e l ét ait -il u n fa m ilie r d u ch â t e a u de
Sa in t e - Cr o ix ?
Y
ven a it-il s e u le m e n t p o u r le p la is ir d u ch e va lie r ?
Au co n t r a ir e , Lu cie n n e , s e u le , l'in t é r es s a it - elle ?
M o d e s t e , Cla u d e co n s id é r a it son a m ie a ve c p lu s
d ’a t t e n t ion et la t r ou vait m ê m e ... p lu s t e n t a n t e, p eu t -
�L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
39
êt r e, a ve c s e s ye u x r ie u r s et s o n b a b il d ’o is e a u ...
L ’a r t ise p r éfér a it - il le s b lo n d e s ?
E lle ét ait b r u n e ...
Ils fir en t d e u x fois le t o u r d u p a r c, p u is , a ya n t
vis it é la fe r m e , ils s’a t t a r d è r e n t e n co r e u n p e u s o u s
la fu t a ie. E n fin An d r é Ca za r e l m a n ife s t a , s é r ie u s e
m en t , l’in t e n t ion d e r e n t r e r a u x Bo r d e r e a u x, où son
p è r e l’a t t e n d a it , affir m a it -il, ve r s cin q h e u r e s . On le
r e co n d u is it ju s q u ’a u ch e m in d e Bo s c - R o ge r . Il p r it
con gé d e s d e m o is e lle s a ve c l’a is a n ce d ’u n ge n t le m a n
a cco m p li, s e r r a é n e r giq u e m e n t la m a in d u ch e va lie r ,
p r om it d e r e ve n ir et p a r t it à gr a n d s p a s .
M é la n co liq u e , Cla u d e L e P r ib o r a n le r e ga r d a
s ’e ffa ce r d e r r iè r e u n e h a ie d ’a u b é p in e s .
— N ’e s t - ce p a s q u ’il e s t ch a r m a n t ? r e m a r q u a
Lu cie n n e .
— Ce r t e s .
— E t d ’u n e d is t in ct io n !
— Ra ffin é e.
— Tu a s p a r u b e a u co u p p la ir e à n o t r e vo is in .
— Tu cr o is ? fit Cla u d e , p â le d ’é m o i.
— Da m e ... il m e s e m b le .. .
— M a is .. . il n ’a va it d ’ye u x q u e p o u r t oi!
— J ’en s u is r avie I a vo u a la r ie u s e Lu cie n n e .
La co n ve r s a t io n t o m b a b r u s q u e m e n t .
E lle s m a r ch è r e n t u n lo n g m o m e n t d a n s u n s ile n ce
lo u r d , t a n d is q u e , in t a r is s a b le , le ch e va lie r é n u m é r a it
s e s va r ié t é s d e r o s e s :
— L ’E t o ile d u Su d .. . M m e M ille t - R o b in e t . ..
P r é s id e n t M ille r a n d ( u n e n o u ve a u t é ) ... la Glo ir e
d u J a p o n .. . et c e lle - ci!.. . m a is , vo ye z d o n c !. . . n e
d ir a it - on p a s d e l’o r en fu s io n ?
— E lle s ’a p p e lle ? fit Cla u d e , p a r p u r e p o lit e s s e .
— P r in ce E d o u a r d .
Le s o le il le n t e m e n t b a is s a it à l’h o r izon .
— Allo n s ! r e m a r q u a Mlle Le P r ib o r a n .. . il m e fau t
a u s s i vo u s q u it t er .
— D é jà ! p r o t e s t a le ch e va lie r .
— O u i.. . à ca u s e d e m a m a n ... Si vo u s s a viez
co m b ie n elle est p r o m p t e à s ’a la r m e r . .. N ’est -il p a s
vr ai, Lu cie n n e ?
— S a n s d o u t e ... m a is ... n e sa it - elle p a s q u e t u es
ici ?
— Bie n ce r t a in e m e n t .
— Al o r s ? . . . Acco ir d e - n o u s e n co r e u n e h e u r e . ..
u n e p e t it e h e u r e ...
— N o n ... je t’a s s u r e .
— Tu r e vie n d r a s ?
— Ou i.
— Bie n t ô t ?
— J e te le p r o m e t s .
— Qu e l jo u r ?
�40
L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
— J e n e p u is le fixe r à l’a va n ce ... à ca u s e d e
m a m a n , m a is co m p t e s u r m o i... co m p t e s u r n o u s . ..
E lle r e p r it sa b ic ycle t t e , t àt a le s p n e u s et t e n d it la
m a in à M. d e Br e s le s .
— Vo u s s a ve z q u e je r e t ie n s vo t r e p r o m e s s e ?
in s is t a ce d er n ie r .
P u is , s a n s p e n s e r à m al :
— N o u s ir o n s ju s q u ’a u Be l... u n sit e b ie n cu r ie u x.
M . Ca za r e l s e r a d e s n ô t r e s ... Allo n s 1 c’e st en t e n d u ...
à ve n d r e d i, n ’es t - ce p a s ?
— J e t â ch e r a i, d it Cla u d e .
E lle p a r t it , et le s d e Br e s le s s ’a t t a r d è r e n t u n
m o m e n t à la s u ivr e d u r e ga r d s u r la r ou t e p o u d r e u s e .
— Un e e xq u is e cr é a t u r e , d it le ch e va lie r .
— J e l’ai t r o u vé e a u jo u r d ’h u i a s s e z n e r ve u s e .
— P e u t - ê t r e la p r é s e n ce d e M . Ca za r e l l’a-t -elle un
p e u é m u e ... J e la cr o is t im id e.
— Ba h ! ce la p a s s e r a q u a n d ils s e co n n a ît r o n t
m ie u x.
Ils r e n t r è r e n t d a n s le p a r c o ù , d éjà, d e s c e n d a it la
fr a îch e u r d u s o ir p r o ch e .
Au lo in , p a r d e là la p la in e b lo n d e où se b a la n
ça ie n t e n co r e d e s é p is d ’or , l’a n gé lu s t in t a it ...
VI I
C r u e ll e é n i g m e .
Ta n d is q u ’e lle p é d a la it ve r s R a u ze r a y, M lle Le
P r ib o r a n s e r e m é m o r a it t o u s les in cid e n t s d e sa
visit e à Sa in t e - Cr o ix, s o n e n t r é e d a n s le s a lon d e
M . d e Br e s le s , la p r é s e n ce d u fils Ca za r e l, s e s r o u
ge u r s s u b it e s , le t r e m b le m e n t d e sa vo ix q u a n d ils
a va ien t é c h a n gé q u e lq u e s p a r o le s , t a n d is q u e le
ch e va lie r , s o n s é ca t e u r à la m a in , d r e s s a it u n e ge r b e
a ve c m é t h o d e .
Ils n ’a va ien t r ie n d it p o u r t a n t q u e d e b a n a l...
n é a n m o in s , u n m o m e n t , elle avait cr u q u e le cœ u r
d e l’a r t is t e ét ait p r o ch e d u s ien . P u is , t ou t à co u p ,
le vis a ge d ’An d r é s ’é t ait a s s o m b r i.. . la flam m e d e
s o n r ega r d ét ait m o r t e ... e lle n ’ava it p lu s sen t i q u ’u n
fr o id gla cia l.
P o u r q u o i ? . . . q u e s’ét ait -il p a s s é en l’e s p r it d e ce
jeu n e h o m m e ?
Lu cie n n e ?
P e u t - ê t r e !. .. et p o u r t a n t , b ie n q u ’il s’e ffo r çâ t d e se
m o n t r e r a im a b le e n ve r s M lle d e Br e s le s , l’a r t ist e
n^ avait p a s , en lui p a r la n t , d e ce s ga u ch e r ie s si d é li
cie u s e s q u e d é cè le l’a m o u r ...
L ’a im a it-il n é a n m o in s ?... Le u r s p a r e n t s a va ien t - ils
fo r m é d éjà q u e lq u e p r o je t ?
�L E SE CR E T D E L A F O R Ê T
41
Cla u d e s e p o s a it t o u t e s ce s q u e s t io n s a ve c u n e
in s is t a n ce q u i t en a it d e l’a n go is s e .
En fin , en h a u t d e la cô t e , a p p a r u t R a u ze r a y, d a n s
un o cé a n d e ve r d u r e . R a u ze r a y et s o n p ige o n n ie r
b yza n t in , et s e s fe r m e s t a s s é e s a u t o u r d u ch â t e a u , et
Son im p o s a n t e a llé e d e s a p in s q u e p r é cé d a it u n e
b a r r iè r e co u ve r t e en ch a u m e d a n s le s t yle n o r m a n d .
M lle L e P r ib o r a n s ’é t o n n a it d ’é t r e a r r ivé e a u s e u il
du d o m a in e m a t er n e l, t an t a b s o r b é e p a r s e s p e n s é e s
q u ’elle ava it o u b lié le d é co r a m b ia n t .
P o u r la p r e m iè r e fo is , e lle s e p o s a ce t t e q u e s t i o n
em b a r r assan te :
« F a u t - il « e n p a r le r » à m a m a n ? »
E lle co n n a is s a it l’a n t ip a t h ie q u ’in s p ir a it à s a m èr e
je n o m d e Ca za r e l, et , b ie n q u ’elle en ign or â t t o u
jou r s le m ot if, e lle p a r a is s a it cr o ir e q u ’il d eva it êt r e
sé r ieu x.
Co m m e n t M m e Le P r ib o r a n a lla it -e lle a ccu e illir
ce t t e n o u ve lle ?
La t a ir e n ’ét ait gu è r e p o s s ib le . .. D e m a in , p e u t ê t r e , la c a p r icie u s e Lu cie n n e lui r e n d r a it s a vis it e à
Ra u ze r a y... Ba va r d e , e lle n e m a n q u e r a it p a s d e jet er
d a n s la co n ve r s a t io n le n o m d u fils Ca za r e l. M m e Le
P r ib o r a n p o u r r a it , à b o n d r o it , s ’é t o n n e r q u e Cla u d e
lui eû t ca ch é s o n e n t r e vu e a ve c ce jeu n e h o m m e ,
a p r è s lu i a vo ir fait la co n fid e n ce d e le u r s p r e m iè r e s
r e n co n t r e s .
Au s u r p lu s , Cla u d e r é p u gn a it à la d is s im u la t io n .
Au s s i , a p r è s le s é p a n ch e m e n t s d u r e t o u r , lâ ch a t-elle im m é d ia t e m e n t :
— E n fi n !. .. je s a is le n o m d e « m o n » p e in t r e !
— Vo ilà d u n o u ve a u ! Il n e t’a p a s a r r ê t é e s u r la
fo u t e , j’im a gin e ?
— O h ! ce r t e s n o n !
— Tu n e lu i a p a s d e m a n d é s a ca r t e d ’é le ct e u r ?
L ’id é e p a r u t a m u s a n t e à Cla u d e .
— Si.. . a u co n t r a ir e ... et s o n p e r m is d e ch a s s e I
— M a is .. . la c h a s s e n ’est p a s o u ve r t e !.. . Al l o n s !. . .
t r êve d e p la is a n t e r ie s ... M . d e Br e s le s , s a n s d o u t e ,
t’a r e n s e ign é e ?
— M ie u x !... j’ai t r o u vé ce jeu n e h o m m e en a r r iva n t
à Sa in t e - Cr o ix.
— Il s é jo u r n e au ch â t e a u ?
— N o n ... il y ét ait en visit e.
— Alo r s ... il s ’a p p e lle ?
Cla u d e h é s it a u n e s e co n d e , p u is , t r è s vit e :
— An d r é Ca za r e l.
Le b u s t e in clin é d e M m e L e P r ib o r a n s e r e d r e s s a
du co u p :
— Ca za r e l? . . . a lo r s .. . ce s e r a it le fils d e cet
h om m e ?
— D u juge Ca za r e l, ou i, m a m a n .
�42
L E SE CR E T DE L A F O R E T
Il y eu t u n s ile n ce p é n ib le :
— Ca za r e l.. . Ca za r e l... gr o n d a la vie ille d a m e ...
e n co r e lu i!...
E t o n n é e , Cla u d e su ivait s u r le vis a ge d e s a m û r e
l’é m o t io n q u i en a cce n t u a it le s r id e s et la gr a vit é .
Un in s t a n t , M m e Le P r ib o r a n ava it fer m é le s ye u x.
E n fin , le s n a r in e s fr é m is s a n t e s , e lle r e p r it :
— Il t ’a r e co n n u e ?
— Oui...
— Le p r e m ie r ?
— N o n ... c ’e s t m oi q u i. .. J e t ’a s s u r e q u ’il s ’est
m o n t r é t r ès d is cr e t s
— Il n e m a n q u e r a it p lu s q u ’il eû t agi a u t r e m e n t !
— Le s d e Br e s le s p a r a is s e n t le t e n ir e n h a u t e
es t im e.
— Ce c i le s r e ga r d e.
— M a is , m a c n è r e m a m a n ... t u n e le co n n a is p a s ...
Si le p a s s é t e p e r m e t d e ga r d e r q u e lq u e r e s s e n t i
m en t e n ve r s le p è r e ... je te s a is t r o p ju s t e p o u r
e n glo b e r le fils d a n s la m ê m e r é p r o b a t io n .
— Le fils n e m ’in t é r e s s e p a s p lu s q u e le p è r e .. . et
je p u is t e ce r t ifie r q u e je n ’e u s s e ja m a is , d e va n t t oi,
p r o n o n cé le u r n o m , si cet h o m m e n ’ava it cr u d e vo ir
se p r é s e n t e r ch e z m o i... E t c e t t e fâ ch e u s e h is t o ir e d e
t a b le a u ?
— E n t e r r é e !... J e lu i ai fait co m p r e n d r e q u e
m ie u x valait en r e s t e r là.
M m e Le P r ib o r a n s e d é r id a :
— J ’en s u is r a vie ... E t a lo r s ?
— J e d o is à la vér it é d e d é cla r e r q u e ce t t e s o lu t io n
n ’a p a s p a r u lu i d é p la ir e .
— To u t est b ie n q u i fin it b i e n l co n clu t la b o n n e
d am e.
Q u a n d elle s e r e t r o u va , le s o ir , d a n s le s e cr e t d e
s a ch a m b r e , Cla u d e en é p r o u va d u s o u la ge m e n t .
Se s n e r fs , t r op s u r e xcit é s p a r le s é vé n e m e n t s d e ce t t e
jo u r n é e , la t e n a ie n t é lo ign é e d u s o m m e il. E lle p o u s s a
un fa u t eu il p r è s d e la fen êt r e et la is s a e r r e r s e s
r e ga r d s s u r le p a r c d éjà ver t d e lu n e .
De s é t o ile s s e m ir a ien t d a n s l’e au d o r m a n t e d e
l’é t a n g m in u s cu le , où les gr e n o u ille s d o n n a ie n t un
co n ce r t m é la n co liq u e , t a n d is q u ’a u loin le ch ie n d e
la fer m e t r a d u is a it s o n e n n u i en d ’i n ce s s a n t s ja p p e
m en ts.
An d r é , s’il n ’eû t ét é lu i- m ê m e a m o u r e u x, n’eû t p a s
m a n q u é d ’a d m ir e r u n jeu cu r ie u x d e lu m iè r e gla u q u e
à t r a ve r s le s b r a n ch e s h é r is s é e s d e s a r a u ca r ia s .
Cla u d e , d ’o r d in a ir e , p lu t ôt co n t e m p la t ive , d e m e u
r ait in d iffé r e n t e à la b e a u t é gr ave et s e r e in e d e la
n u it . Sa p e n s é e , ca p t ive , s ’a t t a ch a it au s o u ve n ir d e
�L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
43
ce jeu n e h o m m e d o n t elle ch e r ch a it en va in , m a in
t en a n t , à d é m ê le r les s e n t im e n t s .
Qu e n ’a u r a it - elle d o n n é p o u r s a vo ir s’il s o n ge a it
u n p e u à e lle ... q u e lle im p r e s s io n e lle ava it la is s é e
s u r ce t t e à m e ... et p o u r q u o i, s o u d a in , s a n s ca u s e
a p p a r e n t e , An d r é avait p a r u s e r e p r e n d r e ?
Sim p le ca p r ice ?... s a t is fa ct io n m o r b id e d e ca u s e r
u n d é p it ... u n e s o u ffr a n ce ? .. . h é s it a t io n d ’u n c œ u r
q u i n e sa va it e n co r e à q u i se d o n n e r ? .. .
La p o it r in e go n flé e d e s o u p ir s , le r e ga r d e m b u é
de t r is t e s s e , Cla u d e é vo q u a it l’in s t a n t d e l’a d ie u , s u r
le ch e m in où t o m b a it l’o r s a n gla n t d u s o le il à son
d é clin . La m a in d ’An d r é s ’ét ait t e n d u e h é s it a n t e , et,
co m m e à r egr e t , M lle L e P r ib o r a n n ’e n avait p a s
sen t i, co m m e la p r e m iè r e fois , la ch a u d e é t r e in t e .
Elle s e r e m é m o r a le u r s m o in d r e s p r o p o s , l’in s is
t a n ce a ve c la q u e lle l’a r t is t e ava it p a r lé d ’u n d é p a r t
éve n t u e l.
P o u r q u o i ce d é p a r t ? Q u i p o u va it le r e t a r d e r ?
P o u r q u o i a u s s i Cla u d e s e s e n t a it -e lle p r e s q u e
m a lh e u r e u s e à la p e n s é e q u e ce jeu n e h o m m e d is p a
r aît r ait b ie n t ô t d e l’h o r izo n d e s a vie, et q u ’elle
r e p r e n d r a it s a r ou t e s o lit a ir e d a n s la b r u m e d ’u n
a ve n ir in ce r t a in .
E lle s ’a ccu s a d e légè r e t é , d ’in co n s é q u e n ce , se
p r o m it d e ju gu ler s o n cœ u r , d e n e p lu s s o n ge r à
l’é t r a n ge r q u i l’ava it fait b a t t r e a ve c p lu s d e vio
le n ce .. .
N e s’êt ait - elle p a s t r o p h â t é e d e s e d o n n e r ?
Ap r è s t ou t , r ie n n ’ét ait p e r d u .. . E lle p o u va it
e n co r e s e r e p r e n d r e . E lle n ’avait q u e vin gt a n s . E lle
se d it q u e , ce r t a in e m e n t , d e m a in ou p lu s t a r d , elle
o u b lie r a it le gr a cie u x vis a ge d e ce lu i q u ’e lle avait
a p p e lé « s o n gr a n d am i in co n n u ».
E lle e s s a ya d e s e p e r s u a d e r d e ce t t e évo lu t ion
lib é r a t r ice , fin it p a r la cr o ir e p o s s ib le , in é lu ct a b le ,
et n e fut p a s s a n s le r egr et t er .
La lu e u r d e sa la m p e p r ojet an t s u r la p e lo u s e un
lo n g ca r r é d e lu m iè r e , Cla u d e s’e m p r e s s a d e fe r m e r
les r id e a u x, afin d ’é vit er t ’a vo ir , le le n d e m a in , à
r é p o n d r e a u x q u e s t i o n s d e s '. mi-r e E lle se m it au lit r a p id e m e n t 1, p u is , la t ê t e e n fou ie
d a n s le s o r e ille r s , le c œ u r gr o s d ’u n e p e in e ju s
q u ’a lo r s ign o r é e , elle a p p e la le s o m m e il d e t o u s s es
vœ u x.
E lle n e d or m it p o u r t a n t gu è r e ce t t e n u it -là.
An d r é Ca za r e l ét ait r e n t r é a u x Bo r d e r e a u x d a n s
un ét at d ’a git a t ion q u e le ju ge r e m a r q u a d è s l’a b o r d .
C e s d e u x ê t r e s , h a b it u é s à se m a n ife s t e r , m u t u e l
le m e n t , la p lu s a b s o lu e co n fia n ce , n e p o u va ien t
�LE SE CR E T D E L A F O R Ê T
d e m e u r e r lo n gt e m p s s u r la r é se r ve . Le m a gis t r a t
a t t e n d it d o n c, p a t ie m m e n t , q u ’il p lu t à s o n fils de
le p r e n d r e p o u r co n fid e n t d e cet é m o i m a l d é gu is é .
D e s o n cô t é , p r e s s é d e s ’é p a n ch e r , An d r é n e
t a r d a gu è r e à r é p o n d r e au d é s ir d e ce p è r e a t t en t if.
— J ’ai d e s e xcu s e s à te fa ir e ...
— P o u r q u o i ce la ?
— J e s u is en r e t a r d , u n p e u m a lgr é m oi, d ’a ille u r s .
I m a gin e -t oi q u ’a u m o m e n t o ù je m e d is p o s a is à
p a r t ir M lle L e P r ib o r a n e s t e n t r é e ch e z M . de
Br e s le s .
— E t vo u s a vez r e n o u é co n n a is s a n ce ?
— C ’e s t - à - d ir e ...
— B r e fl tu n ’é t a is p a s fâ ch é d e !a r e vo ir 1
An d r é s e m o r d it le s lè vr e s , s ’e m p o u r p r a , p u is :
— M o n D ie u .. . p o u r q u o i le ca cn e r a is - je ?...
J ’a vou e q u e je n e l’ai ja m a is r e n co n t r é e s a n s en
é p r o u ve r u n ce r t a in p la is ir .. . et q u ’il m e s e r a it t r ès
d o u x d e p e n s e r q u e n o u s p u is s io n s n o u s r e t r o u ve r
e n co r e ... Se u le m e n t , je m e s u is s o u ve n u à t e m p s d e
m a p r o m e s s e .. . d e l’in ju r e q u e n e t ’é p a r gn a p a s la
m è r e d e ce t t e jeu n e fille ...
— E t a lo r s ?
^ — J e cr o is a vo ir m o n t r é a s s e z d ’in d iffé r e n ce ...
E lle co m p r e n d r a q u ’il n e s a u r a it y a vo ir d e le n d e
m a in à ce t t e id ylle à p e in e é b a u ch é e .
La vo ix d u je u n e h o m m e s ’ét ait b r u s q u e m e n t
a lt é r é e .
— De q u e l t o n d is- t u c e l a ? r e m a r q u a le ju ge ...
L ’a im e r a is - t u s é r ie u s e m e n t ?
— J ’en ai p e u r .
M . Ca za r e l in clin a ve r s la t er r e s o n fr on t s o u cie u x.
— F â c h e u s e a ve n t u r e .
— Sa n s d o u t e ... m a is ... e st - on m a ît r e d e s o n c œ u r ?
— Tu s o u ffr e s ...
— Q u ’im p o r t e , si je n e d é vie p a s d e la r o u t e q u e
tu m ’a s t r a cé e.
Ils r e s t è r e n t u n m o m e n t s i le n cie u x, en co m m u
n io n in t im e d e p e n s é e s . Le m a gist r a t , p r o fo n d é m e n t
r e m u é , co n s id é r a it le je u n e h o m m e , le pli a m e r d e
s e s lè vr e s co n t r a ct é e s p a r u n e é m o t io n in t é r ie u r e
co n t e n u e à gr a n d ’p e in e . Il r e p r it :
— M o n ch e r e n fa n t ... je n e s a va is p a s q u e ce
s e n t im e n t eû t d e s r a cin e s si p r o fo n d e s . J e t’ai
e n ga gé à t’é lo ign e r d e M lle L e P r ib o r a n p a r ce q u e
j e « r o ya i s s in cè r e m e n t q u ’a u b o u t d e t on r êve tu n e
p o u va is r e n co n t r e r q u ’u n e â p r e d é s illu s io n , m a is je
m e r e p r o ch e r a is for t , je m e r e p r o ch e r a is t o u jo u r s ,
d ’ê t r e p o u r q u e lq u e cn o s e d a n s ce q u e t u p o u r r a is
co n s id é r e r co m m e u n e in fo r t u n e .
— Q u e ve u x-t u d ir e ?
— Q u e si |’a u gu r e m al d e s d is p o s it i o n s d e M m e Le
44
�L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
45
P r ib o r a n d e la Bo r d e r ie à n o t r e é ga r d je n e vo u d r a is
pa s q u ’à ca u s e d e m oi t u a b a n d o n n a s s e s u n e lu t t e
d on t t o n b o n h e u r e s t le p r ix. P e r s o n n e lle m e n t , je
n e p u is r ie n .. . m a is en fin ... ce t t e je u n e fille a vo ix
au ch a p it r e ... et si e lle p a r t a ge le s e n t im e n t q u ’elle
t ’in s p ir e ... p o u r q u o i n e t e n t è r ie z- vo u s p a s d e vo u s
en ten dr e ?
— Le s m o ye n s ?
— Q u e sa is- je , m oi ?... I ls s on t n o m b r e u x.. . L e s
a m o u r e u x s on t p lu s a p t e s à le s d é co u vr ir q u e le s
vieu x b o n s h o m m e s co m m e m o i... M lle Le P r ib o r a n
est , je le s a is , u n e p e r s o n n e d e m o r a lit é s u p é r ie u r e ,
d ’u n e é d u ca t io n u n p e u co lle t m o n t é ... p a r co n s é
q u e n t , je n e s a u r a is t r op te co n s e ille r la p r u d e n ce , le
t act , la d is cr é t io n .. . m a is en fin ... q u a n d d e u x ê t r e s
s ’a im e n t ... il n e le u r est p a s d é fe n d u d e s e le d ir e ... a ve c
t ou t e la r é s e r ve q u e co m p o r t e u n t el a ve u . .. A u r e s t e ,
il n ’est p a s t o u jo u r s n é ce s s a ir e d ’e xp r im e r s e s s e n t i
m en t s a ve c d e s m o t s ... il y a d e s r e ga r d s q u i en d is e n t
P lu s lo n gs q u e d e s d is c o u r s .. . M lle Le P r ib o r a n
t’a im e -t - élle ?... To u t le p r o b lè m e e s t là.
— J e le cr o is .
— T ’a im e -t -elle a s s e z p o u r t r io m p h e r d e s r é s is
t a n ce s d e sa m è r e ... p o u r cr i e r b ie n h a u t le s r é vo lt e s
d ’u n c œ u r o p p r im é ?
— D e ce la je n e s u is p a s s û r .
— Tu m ’as d it q u ’elle fr é q u e n t e Sa in t e - Cr o ix ?
— Ou i.
— As s i d û m e n t ?
— J e p r é s u m e . M lle d e Br e s le s e s t s o n a m ie
d ’e n fa n co .
— Eh b ie n .. . p o u r q u o i n e fer ait -on p a s p r e s s e n t ir ,
p a r le s d e Br e s le s , M ile Le P r i b o r a n ?
— L ’id ée m e p a r a it e xce lle n t e , a p p r o u va An d r é .
— L e ch e va lie r e s t u n a m i s û r , il n e d e m a n d e r a
q u ’à s e m u e r en d ip lo m a t e p o u r m ’êt r e a gr é a b le ...
Ce t t e co m b in a is o n a -t -elle t on a s s e n t im e n t ?
— E lle m ’e n t h o u s ia s m e I
P u is , e m b r a s s a n t s o n p è r e a ve c u n e e fiu s io n
ju vé n ile :
— J e n e te s a u r a i ja m a is t r o p d e r e co n n a is s a n ce .
— Al l o n s ! a llo n s ! p r o t e s t a le m a gis t r a t ... q u e n e
fer ait -on p o u r s o n fils ?... p o u r u n fils co m m e t oi ?
R a d ie u x, An d r é Ca za r e l n e p u t ca ch e r s o n o p t i
m is m e .
— J ’é p o u s e r a i Mlle L e P r ib o r a n .
— P u is q u e tel est t on d é s ir , je le s o u h a it e d e t o u t
m on c œ u r , co n clu t M . Ca za r e l.
11 r e ga r d a s o n fils, t r a n s figu r é , s ’é lo ign e r e n sifflan t
un a ir d e ch a s s e .
P o u r t ou t d ir e , M . le ju ge Ca za r e l n ’a va it p a s d u
tou t co n fia n ce ...
�4.6
LE
SE CR E T
DE
LA
FORÊT
VII I
Av e u x .
L e s jou r s q u i s u ivir e n t n e fir en t q u ’a u gm e n t e r
l’a n xié t é d e M lle Le P r ib o r a n . To u t d ’a b o r d , elle
ava it d é cid é d e n e p lu s r e vo ir An d r é Ca za r e l, d o n t
l’a t t it u d e é n igm a t iq u e n ’ét ait p a s s a n s la b le s s e r
d a n s s e s s e n t im e n t s le s p lu s in t im e s . E lle offr ait à
s a m è r e ce d o u lo u r e u x s a cr ifice , co m m e u n h o m m a ge
fe r ve n t d e s a p ié t é filiale.
N o n !... il n ’ét ait p a s p o s s ib le q u ’a ya n t t o u jo u r s
ét é si é t r oit e m e n t u n ie s e lle s en vin s s e n t à se s é p a r e r
m o r a le m e n t à ca u s e d e cet é t r a n ge r !
J u s q u ’a u jeu d i m a t in , s a r é s o lu t io n n e fa ib lit p a s ;
p u is , au fil d e s h e u r e s , le n t e s et m o r n e s , e lle s en t it
gr a n d ir s e s r egr et s h é r o ïq u e m e n t r e fo u lé s . E lle
s ’e n fo n ça d a n s le p a r c, cr u e lle m e n t in ce r t a in e ,
a p p e la n t é p e r d u m e n t u n s e co u r s m or a l q u i n e ve n a it
p o in t . E lle n e p e r ce va it p lu s q u e le s b a t t e m e n t s
p r é cip it é s d e son c œ u r n o s t a lgiq u e . E t , d a n s le
r é ve il en fa n fa r e d e s a d o u le u r a s s o u p ie , elle p u isa it
à p r é s e n t d e s é lé m e n t s d e r évo lt e co n t r e sa p r o p r e
t yr a n n ie ...
E lle a im a it .
Le s o ir , elle ét a it p r e s q u e d é cid é e à r e t o u r n e r , le
le n d e m a in , au ch â t e a u d e Sa in t e - Cr o ix, a in s i q u e le
lui avait d e m a n d é le ch e va lie r d e Br e s le s .
E lle s’e n d o r m it t a r d , et son s o m m e il fu t p e u p lé d e
ca u ch e m a r s . E lle s ’é veilla à la p o in t e d u jou r , la
t ê t e lo u r d e , les m e m b r e s b r is é s — et p a s p lu s
a va n cé e q u e la veille.
I r a it - e lle ? N ’ir ait -elle p a s ?
Vin gt fois elle p r it d e s r é s o lu t io n s d éfin it ives ,
b ie n t ô t r e m p la cé e s p a r d e s d é cis i o n s co n t r a ir e s .
Aim e Le P r ib o r a n l’o b s e r va it a ve c é t o n n e m e n t ,
a la r m é e d e la vo ir si d iffé r en t e d ’e lle - m ê m e , si
d é t a ch é e d e ce q u i, n a gu è r e , m e u b la it s a vie q u o t i
d ien n e .
Cla u d e , vis ib le m e n t , en ét ait a r r ivée à la p é r io d e
cr it iq u e où le s je u n es filles sen t e n t s’é ve ille r en e lles
les p r o d r o m e s d ’u n e cr is e s e n t im e n t a le q u e le
m a r ia ge vien t à p r o p o s d é n o u e r .
L ’e xce lle n t e d a m e n e p e n s a it p a s d u t ou t q u e sa
fille eu t d is p o s é d e son coeu r s a n s la co n s u lt e r ,
co m m e elle en avait co u t u m e à p r o p o s d u ch o ix
d ’u n e ét oile ou d e la for m e d ’u n ch a p e a u . L ’e û t -elle
m êm e s o u p ço n n é q u ’e lle n ’e u t a t t a ch é q u ’u n e
im p o r t a n ce s e co n d a ir e à cet é vé n e m e n t .
Qu e lle jeu n e fille p e u t se va n t e r d ’a vo ir é p o u s é le
�L E SE CR E T D E L A F O R Ê T
47
p r e m ie r h o m m e a u q u e l, t r è s in n o ce m m e n t , elle
s’in t é r e s s a en s o n vin gt iè m e p r in t e m p s ?
N é a n m o in s , d a n s la cr a in t e q u e ce coeu r in q u ie t
n e s e d o n n â t in co n s id é r é m e n t , se p r o m it - elle d e le
d ir ige r d a n s la vo ie q u i lu i p a r a is s a it la m e ille u r e .
D e p u is lo n gt e m p s e lle s viva ien t en r e clu s e s .
Q u e ce t t e e xis t e n ce , à la fin , p a r û t m o n o t o n e à
Cla u d e , q u o i d e p lu s n a t u r e l ?
E h b ie n ! fa is a n t vio le n ce à s a n a t u r e , à s e s
p r o p r e s go û t s , à s o n a m o u r d e la p a ix, du s ile n ce ,
d u d é co r fa m ilier , e lle e n t r a în er a it sa fille ve r s ce
q u ’il e s t co n ve n u d ’a p p e le r « le m o n d e ». E lle s
fe r a ien t , t o u t d ’a b o r d , le t o u r d e la fa m ille , p u is
elles ir a ien t à la m e r o u à la m on t a gn e .
Sa lu t a ir e d ive r s io n p o u r ce t t e p e t it e t ê t e fa r cie d e
s o n ge s cr e u x.
Ain s i s o n ge a it M m e Le P r ib o r a n d e la Bo r d e r ie ,
'a n d is q u e , fé b r ile m e n t , Cla u d e s e p r é p a r a it à
Par t ir .
— Alo r s , in s is t a la je u n e fille, tu n e t e d é cid e s
p a s à ve n ir à Sa in t e - Cr o ix ?... M. d e Br e s le s a, je
cr o is , p r o je t é u n e p r o m e n a d e .. . C e s e r a t r ès
am u san t I
— Un e p r o m e n a d e I r é p é t a M m e L e P r ib o r a n ,
r a ison d e p lu s p o u r q u e je m ’a b s t ie n n e .. . Tu s a is
b ien q u e je n e s u is p lu s b o n n e m a r ch e u s e .
— N o u s ir o n s en vo it u r e ...
M a is la b o n n e d a m e b r a n la la t ê t e :
— N o n ... je n e s o r t ir a i p a s d ’ici p a r ce s fo r t e s
ch a le u r s . Il fa it - si b o n d a n s le s o m b r a ge s d e Ra u ze r a y 1
Cla u d e s ’é t o n n a d e co n s t a t e r q u e le r e fu s o b s t in é
d e s a m è r e n e lu i ca u s a it q u ’u n e d é ce p t i o n r e la t ive .
E lle p a r t it .
M a in t e n a n t , e lle n e s ’a t t a r d a it p lu s à r é flé ch ir ...
Le sor t en ét ait je t é l E lle a llait r e vo ir An d r é Ca za r e l.
E lle t â ch e r a it d e lir e p lu s cla ir e m e n t en ce t t e â m e
t o u r m e n t é e , et si, d é cid é m e n t , e lle n ’y d is ce r n a it
q u ’o b s cu r it é et in d é cis i o n , e lle t o u r n e r a it à ja m a is
cet t e p a ge d e s a vie .
E lle a r r iva a u ch â t e a u d e Sa in t e - Cr o ix u n p e u
a va n t t r o is h e u r e s . An d r é Ca za r e l ét ait là d e p u is
d éjà a s s e z lo n gt e m p s et s ’e n t r e t e n a it a ve c les d e
Br e s le s à l’o m b r e p r o p ice d e s p la t a n e s . A l’a s p e ct
d e M lle L e P r ib o r a n , ils r e p o u s s è r e n t vive m e n t le u r
r o ck in g- ch a ir et s ’a va n cè r e n t e m p r e s s é s .
— P a r b le u ! fit le ch e va lie r , r a d ie u x, je s a va is b ie n
q u e vo u s vie n d r ie z, ch è r e p e t it e a m ie 1 M . An d r é
s o u t e n a it le con t r a ir e .
— Tie n s I s ’e xcla m a Cla u d e , et p o u r q u o i ?
— Sa n s d o u t e p a r ce q u ’il n ’e s p é r a it p a s ce
bon h eu r.
�48
L E SE CR E T D E L A F O R Ê T
L e p e in t r e r ou git lé gè r e m e n t et ga r d a u n m o m e n t ,
d a n s le s s ie n n e s , la m a in d e la je u n e fille, a s s e z
p o u r q u ’e lle co m p r it q u e , d a n s ce ge s t e , il se d o n n a it
t ou t e n t ier , p a s t r op ce p e n d a n t p o u r q u ’elle p u t le
t a xe r d e fam ilia r it é .
Le jeu n e h o m m e , vis ib le m e n t , s ’ét ait m is en fr ais
d e t oilet t e. Il n e p r êt a it p lu s q u ’u n e o r eille d is t r a it e
a u b a b illa ge d e la b lo n d e Lu cie n n e . D e t e m p s à
a u t r e , son r e ga r d b le u effle u r a it Cla u d e , u n p e u
p â le, à p r é s e n t q u ’é t ait t o m b é e sa r o u ge u r in it ia le.
Il ch e r ch a it à p la ir e , à fair e o u b lie r l’é t r a n ge t é d e
s e s a t t it u d e s p a s s é e s .
M a is , d éjà, Cla u d e a va it p a r d o n n é .
— E h b ie n , d it le ch e va lie r , n ’a vio n s - n o u s p a s
d é cid é d ’a lle r a u Be l?
— L e B e l ? in t e r r o ge a le p e in t r e d ’u n a ir a s s e z
é t o n n é.
— Un e n d r o it a s s e z cu r ie u x.. . R e t r a n ch e m e n t
ga llo -r o m a in , a s s u r e n t les u n s ; ve s t ige d ’u n c a m p e
m en t d u t e m p s d e s gu e r r e s d e r e ligio n , d is e n t les
a u t r e s . J ’a vo u e n ’a vo ir p a s d ’o p in io n en la m a t iè r e ...
E n t ou t ca s , le s it e offr e u n in t é r ê t ce r t a in . D ’a ille u r s ,
vo u s en ju ge r e z t ou t à l’h e u r e . .. Lu cie n n e , ve u x-t u
d ir e à Co n s t a n t d ’a t t ele r la ch a r r e t t e a n gla is e ?
— Si vo t r e r e t r a n ch e m e n t n ’est p a s t r o p é lo ign é ,
r e m a r q u a An d r é , p e u t -ê t r e p o u r r io n s - n o u s n o u s y
r e n d r e à p ie d ?
— Sa n s d o u t e , s’il n e s’a gis s a it a u s s i d ’en r e ve n ir .
N o u s a von s d e s ch a u s s u r e s r a t io n n e lle s , t a n d is q u e
ce s d e m o is e lle s , a ve c le u r s h a u t s t a lo n s , n e s a u
r a ien t , s a n s r is q u e r la fâ ch e u s e e n t o r s e , a lle r p a r
les ch e m in s où il n o u s fa u d r a it p a s s e r . D ie u ! q u e
ce s m o d e s s on t r id icu le s !
Cla u d e s o u r it . E lle ét ait h a b it u é e a u x s a r ca s m e s
d e son vieil a m i, à s e s p a r a d o xe s , et e lle s’en a m u
sait vo lo n t ie r s .
— Si vo u s cr o ye z q u e la m o d e m a s cu lin e est
t o u jo u r s d ’u n goû t p a r fa it !
— J e vo u s le co n cè d e ; a u s s i, p o u r m a p a r t , n ’y
sa cr ifié- je p a s : Re d in go t e , a u x fin s d e b a p t ê m e s ,
m a r ia ge s et e n t e r r e m e n t s ; co m p le t ve s t o n n oir , d e
for m e d r o it e , p o u r le co m m u n a e s jou r s ; je n e s or s
p a s d e là. Q u a n d ce s vê t e m e n t s son t u s é s , je m ’en
fais t a ille r d ’a u t r e s s u r le m ê m e p a t r o n . E t vo ilà !
— Ce n ’e s t , en elïet , p a s t r è s co m p liq u é ! fit
Cla u d e .
A la fa veu r d e ce c o llo q u e , An d r é Ca za r e l p ou va it
à lo is ir e xa m in e r la jeu n e fille. E n a m o u r é , il lui
d é co u vr a it m ille gr â ce s n o u ve lle s et t r e m b la it en
s o n ge a n t q u ’e lle p û t le t r o u ve r r id icu le . Il a u r a it
s o u h a it é q u e , m ê m e au p é r il d e s a vie, u n e o cca s io n
lu i fût offer t e d e s e d is t in gu e r a u x y e u x d e Cla u d e .
�L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
49
Q u ’avait -il b e s o in d e se m e t t r e m a r t e l en t ê t e ?
M lle Le P r ib o r a n n ’ét ait ve n u e là q u e p o u r lu i!...
M a is .. . p o u va it - il s a vo ir ? ... L ’eût -il cr u s e u le m e n t ?
So u d a in , le s a b le d e s a llé e s cr is s a s o u s le s r o u e s
d e la ch a r r e t t e , et Lu cie n n e p a r u t s u r le s iè ge , t e n a n t
les gu id e s en m a in .
— Qu i m ’a im e m e s u ive ! fit -elle jo ye u s e m e n t .
Elle s ’a t t e n d a it p e u t -ê t r e à ce q u e le je u n e a r t ist e
se p r é cip it â t , m a is , r é s e r vé m a in t e n a n t , il d e m e u
r ait d a n s l’o m b r e d e Cla u d e .
Lu cie n n e a ya n t s a u t é à t e r r e , le ch e va lie r la r e m
p la ça s u r le s iège.
— P r e n e z vo s p la ce s , vo s b ille t s ! s ’e xcla m a
Lu cie n n e .
Cla u d e se t e n a it a u m ilieu d e l’a llé e d a n s u n e
cer t a in e a n xié t é . P r è s d e q u i a llait - elle s’a s s e o ir ?
E lle r e d o u t a it q u e le ch e va lie r n e l’in vit â t à p r e n d r e
p la ce p r è s d ’An d r é Ca za r e l, ce q u i n ’eû t p a s m a n
q u é , en d é p it d u p la is ir q u ’ils en e u s s e n t p e u t -ê t r e
r e ss e n t i, d e cr é e r u n e a t m o s p h è r e d e co n t r a in t e d on t
s’a la r m a it , p a r a va n ce , le u r t im id it é.
M. d e Br e s le s d evin a -t - il le u r ét at d ’e s p r i t ? Au
co n t r a ir e , avait -il en t ê t e u n e id é e m o in s in n o ce n t e ?
— M a d e m o is e lle Cla u d e , p r op o s a - t - il, vo u le z-vou s
m o n t e r à l’a va n t a ve c m oi ?
— Ave c gr a n d p la is ir .
11 t e n d it la m a in à la je u n e fille.
— A ga u ch e , s ’il vo u s p la ît , à ca u s e d e s fr e in s ...
e n fin ... ce la m ’est p lu s fa cile p o u r co n d u ir e .
P u is , s e t ou r n a n t ve r s s a fille a ve c la q u e lle An d r é
Ca za r e l s’e n t r e t e n a it d e l’a ir d u t e m p s :
— Qu a n t à vo u s , je u n e s ge n s , t e n e z b o n la r a m p e
à l’a r r iè r e . Ga r e a u x ca h o t s et a u x t o u r n a n t s !
Il fou et t a le ch e va l, et le vé h icu le d é m a r r a d a n s
u n e é ch a p p é e d e s ole il.
At t e n t if a u x in cid e n t s d e la r o u t e , le ch e va lie r
p a r la it p e u , t e n a n t son ch e va l b ie n en m a in , à ca u s e
d e s d e s ce n t e s r a p id e s et d e s e m p ie r r e m e n t s r é ce n t s .
Cla u d e , a s s is e d o s à d o s a ve c An d r é Ca za r e l,
p r êt a it in co n s cie m m e n t l’o r e ille au ga zo u illis d e son
a m ie. Lu cie n n e a ffect a it d e s ’in t é r e s s e r p r o d igie u s e
m en t à l’a r t d u jeu n e h o m m e , ém et t a n t d e s a p e r çu s
q u i, p a r fo is , n e m a n q u a ie n t p a s d ’o r igin a lit é.
An d r é , les lèvr e s fle u r ies d ’u n s o u r ir e s t é r é o t yp é ,
a p p r o u va it d e la t êt e et p a r la it p e u .
En fin , la vo it u r e en t r a d a n s le b o u r g d e Bu ch y,
t ou t en lo n gu e u r , h o s t ile , la m e n t a b le m e n t d é s e r t ,
p a s s a d eva n t l’é glis e et p r it , s u r la ga u ch e , u n
ch e m in à p e in e ca r r o s s a b le , a b o u t is s a n t à u n b o u
q u e t d ’a r b r e s .
— L e B e l! a n n o n ça M . d e Br e s le s en a r r ê t a n t son
é q u ip a ge .
�50
LET SE CR E T DE L A F O R E T
Le s je u n e s ge n s m ir e n t p ie d à t e r r e , t a n d is q u e le
ch e va lie r a t t a ch a it l’a n im a l au t r o n c d ’un jeu n e n êt r e.
I ls t r a ve r s è r e n t u n ch a m p d e t r èfle et se t r ou vè
r en t d eva n t u n fo s s é p r o fo n d , e m b r o u s s a illé , p a r faim e n t cir cu la ir e , q u e s u r p lo m b a it u n r e m p a r t de
t e r r e , h a u t d e t r ois m èt r e s e n vir o n , lar ge d ’a u t a n t ,
d e r r iè r e le q u e l s’é t e n d a it u n e va st e cu ve t t e où q u e l
q u e s ce n t a in e s d ’h o m m e s p o u va ie n t é vo lu e r à l’a ise.
D e gr a n d s a r b r e s a va ien t p o u s s é et p r o s p é r é s u r le
t ou t , au h a s a r d . N é a n m o in s , le ca r a ct è r e in it ial d e
ce for t in r u d im e n t a ir e , é levé d e m a in d ’h o m m e ,
r est a it a p p a r e n t et s u ffis a m m e n t é vo ca t e u r .
M . d e Br e s le s fit r e m a r q u e r q u e , d e ce p o in t
cu lm in a n t , on p o u va it fa cile m e n t s u r ve ille r la p la in e
e n vir o n n a n t e . Il n ’é t ait p a s im p o s s ib le q u e ce fût là,
e n effet j le ve s t ige d ’u n o u vr a ge m ilit a ir e r e m on t a n t
p e u t -ê t r e a u t e m p s d e l’in va s io n r o m a in e .
An d r é Ca za r e l, fé r u d ’a r ch é o lo gie , é co u t a it a ve c
u n in t ér êt m a r q u é les e xp lica t io n s d u ch e va lie r .
Lu cie n n e fa isa it u n e a m p le cu e ille t t e d e fr u it s s a u
va ge s . Cla u d e , p e n s ive , é vo q u a it , p a r la p e n s é e , les
t e m p s h é r o ïq u e s o ù , n ’a ya n t p o u r s e d é fe n d r e q u e
d e s in s t r u m e n t s r u d im e n t a ir e s , d e s h o m m e s Cou r a
ge u x n ’en lu t t a ien t p a s m o in s é n e r giq u e m e n t p o u r
d é fe n d r e le u r lib e r t é m e n a cé e p a r clés lé gio n s p r é
t o r ie n n e s , m ie u x o u t illé e s , au s e r vice d ’u n im p é r ia
lis m e im p la ca b le .
E t e r n e lle h is t o ir e d e l’h u m a n it é 1 lu t t e in ce s s a n t e
d u for t co n t r e le fa ib le I
Q u ’y a va it-il d e ch a n gé , s in o n q u e le s h o m m e s
a va ien t p e r fe ct io n n é les m o ye n s d e se d é t r u ir e ?
Le p e in t r e s ’ét ait fr a yé u n p a s s a ge à t r a ve r s les
r o n ce s et o b s e r va it à l’in t é r ie u r d u cir q u e u n ce r t a in
n o m b r e d e ca vit é s , en p a r t ie s co m b lé e s p a r d e s
é b o u le m e n t s , où il p r é t e n d a it vo ir d ’a n cie n s e m p la
ce m e n t s d e h u t t e s , d e s t r o u s à feu ...
Cla u d e , d e p lu s en p lu s in t é r e s s é e , l’a va it r e join t
et a p p r o u va it d e la t êt e.
Ga la m m e n t , a ve c d ’in fin ies p r é ca u t i o n s , An d r é
é ca r t a it le s b r a n ch e s , é cr a s a it le s r o n ce s .
—
P r e n e z ga r d e , m a d e m o is e lle . Ici, il y a u n e fo n d r iè r e ... At t e n t io n à ce r é s e a u d ’é p in e s .. .
M a is Mlle Le P r ib o r a n co n t in u a it à a lle r d e l’ava n t .
Un m o m e n t , a s s e z é t o n n é s d e l’a ve n t u r e , ils se
t r ou vèr e n t , fa ce à fa ce, au fo n d d ’u n gr a n d t r ou
s o m b r e , q u ’e n va h is s a it le lier r e t e r r e s t r e . Ils se
r e ga r d è r e n t fu r t ive m e n t , r o u gir e n t et n e p u r e n t
t r ou ver u n e p a r o le . La r e s p ir a t io n co u r t e , le s m a in s
fr é m is s a n t e s , ils t e n t a ie n t en va in d e va in cr e leu r
é m o t io n .
^
An d r é avait b a is s é le s ye u x. Un gr a n d co m b a t se
livr ait en lu i. J a m a is , p e u t -ê t r e , il n e r e t r o u ve r a it
�LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
51
o cca s io n m e ille u r e d e r é vé le r à ce t t e je u n e fille l’a d o
r a t ion fe r ve n t e q u ’elle lui avait in s p ir é e .
De vait - il p r ofit e r d e la co m p licit é d e s cir c o n s
t a n ce s ?
Co m m e n t Mlle Le P r ib o r a n a lla it -elle a ccu e illir
cet t e d é cla r a t io n ?
E n va in , An d r é ch e r ch a it - il u n e p é r ip h r a s e q u i
e xp r im â t , s o u s la for m e la p lu s a n o d in e , l’ét at t u m u l
t u e u x d e son cœ u r .
Cla u d e , la p r e m iè r e , r e co u vr a s o n s a n g- fr oid .
— Il s’agit d e savoir ,' m a in t e n a n t , co m m e n t n o u s
a llo n s s or t ir d e là.
— O h l. . . s a n s d ifficu lt é , m a d e m o is e lle ... Si vo u s
vo u lez b ie n m e d o n n e r vo t r e m a in ...
— Vo lo n t ie r s .
Il
s ’a ccr o ch a s o lid e m e n t d e la m a in ga u ch e a u x
b r a n ch e s d ’un jeu n e ch ê n e et , d e l’a u t r e , at t ir an t
Cla u d e d o u ce m e n t ve r s lu i, r é u s s it à lu i fair e
r e p r e n d r e p ie d en u n t e r r a in m o in s p r é ca ir e .
— Qu e lle a ve n t u r e ! fit M lle Le P r ib o r a n en s ou r ia n t .
— Un e a ve n t u r e ch a r m a n t e , b é ga ya - t -il.
— Sa n s d ou t e .
Ils r e m o n t a ie n t le p e t it s en t ie r , cô t e à cô t e .
L ’a r t ist e s ’efTorçait , b ie n in u t ile m e n t , d e m o n t r e r
q u e lq u e a u d a c e ; sa vo ix s ’é t r a n gla it d a n s sa go r ge ,
il ava it co m m e d e s é b lo u is s e m e n t s . En fin , il b a lb u t ia :
— M a d e m o is e lle .. .
P e u t - ê t r e Cla u d e a t t en d a it - e lle ce m om e n t - là , ca r
elle n e p a r u t p a s a u t r e m e n t s u r p r is e .
— M o n s ie u r ? . ..
— J e... il y a lo n gt e m p s q u e .. . d e p u is le jo u r où ...
Le m a lh e u r e u x n ’a lla p a s p lu s ava n t .
Le cœ u r d e Cla u d e s e m it à b a t t r e fu r ie u s e m e n t .
Ils o s è r e n t u n in s t a n t s e r e ga r d e r . Il n ’e n fallut
p a s p lu s p o u r q u ’ils s e co m p r is s e n t . .. I ls s e s ou r i
r e n t ... Le u r s m a in s s e r e n co n t r è r e n t et , d a n s u n e
ét r ein t e m u e t t e , ils p a r a ch e vè r e n t le u r a cco r d .
A ce m o m e n t , la vo ix d u ch e va lie r s ’éleva s o u s le
co u ve r t :
— Ah ç ù !... où ê t es - vo u s d o n c p a s s é s ?
— Au x o u b lie t t e s ! fit An d r é , s u r gis s a n t d ’un
t aillis é p a is . ..
— M a foi, r e m a r q u a M lle Le P r ib o r a n , le fait est
q u e s a n s la m a in s e co u r a b le d e M . Ca za r e l p e u t -êt r e
y s er a is- je r e st é e.
— Et a lo r s ... r ep r it M . d e Br e s le s , vo u s êt es
e n ch a n t é s d e la p r o m e n a d e ?
— J e cr o is b ie n ! a p p r o u va l’a r t ist e.
Cla u d e n e dit r ie n , m a is u n p â le s o u r ir e effleu r a
s e s lè vr e s .
P e u a p r è s , ils r e m o n t a ie n t en vo it u r e .
Ce r t e s ! M lle Le P r ib o r a n ét ait e n ch a n t é e !
�52
LE
SE CR E T
DE
LAI F O R E l'
IX
So u ffr ir .. .
— E h b ie n I m on a m i, fit a ve c u n e cu r io s it é n on
d is s im u lé e M . le juge Ca za r e l... elle e s t ve n u e ?
— Ou i.
— Ah b a h 1
Le m a gist r a t , in fo r m é d e • l’e xcu r s io n p r o je t é e ,
n ’avait p a s cr u q u e M lle Le P r ib o r a n r é p o n d r a it
fa vo r a b le m e n t à l’in vit a t ion d e s d e Br e s le s . Le co n
t r air e le s u r p r e n a it , lu i o u vr a it d e s p e r s p e ct ive s
in a t t e n d u e s . Cla u d e p a r t a ge r a it - e lle le d o u x s e n t i
m e n t q u ’An d r é e n t r e t e n a it à s o n e n d r o it ? Il n ’o s a it
e n co r e se leu r r e r d ’u n t el e s p o ir . Il r e p r it :
— E lle s’est m o n t r é e a im a b le ?
— Tr è s 1
— Et t oi ?
An d r é s o u r it :
— J ’ai fait ce q u e j’ai pu .
— To n im p r e s s io n ?
Le je u n e h o m m e h é s it a u n m o m e n t , p u is :
— Tu m ’e m b a r r a s s e s . ..
— Allo n s , m on e n fa n t , n i m o d e s t i e n i fa u x a m o u r p r o p r e en t r e n o u s ... So is fr a n c.
— M o n D ie u .. . je cr o is q u e je lu i s u is p lu t ô t s ym
p a t h iq u e ...
— Sa n s p lu s ?
— . . . E t q u ’e lle s er a it p e u t - ê t r e d is p o s é e à
m ’a im e r ...
— Qu i te fait cr o ir e ? . .. Ave z- vo u s eu le lo is ir d e
ca u s e r e n s e m b le ?
— T r è s p e u .. . s e u le m e n t ... n o s cœ u r s s e s on t
e n t e n d u s ... n o s m a in s se s on t lié e s u n m o m e n t ...
— F ich t r e I
— O h !. . . b ie n t im id e m e u t ... N é a n m o in s , d e ce
b r e f co n t a ct , j’ai r a p p o r t é un e n co u r a ge m e n t .
— Qu i m e r é co n fo r t e ... ca r ... je t ’a vo u e r a i fr an
ch e m e n t q u e , p o u r m a p a r t , je n e cr o ya is gu è r e à
cet h e u r e u x d é n o u e m e n t .
— D é n o u e m e n t ? .. . r eleva An d r é . N o u s n ’en s o m
m e s , h é la s !.. . q u ’a u p r o lo gu e .
— Qu i va p ia n o va s a n o l... Q u e d ia n t r e !... il m e
s e m b le , au co n t r a ir e , q u e d e p u is vin gt - q u a t r e h e u r e s
tu as fait un p a s d e gé a n t ... I m p a t ie n t e et folle jeu
n e s s e 1 En fin , te voilà n e u r e u x.
- - Co m m e u n d ie u !.. . s e lo n l’e xp r e s s io n co n s a
cr é e .
— P a r fa it . M a in t e n a n t , q u e va s- t u fa ir e ?
�LE
SE CR E T
DE
LA
FORÊT
53
— J e m e d is p o s a is ju s t e m e n t à t e d e m a n d e r
co n s e il.
Le ju ge r é fléch it q u e lq u e s s e co n d e s , p r it u n e
ciga r e t t e d a n s u n ét ui d ’a r gen t , en oftrit u n e à son
fils, l’a llu m a et r e ga r d a un m o m e n t s ’é le ve r ver s
le p la fo n d , p u is s e p e r d r e , le s vo lu t e s d e l’o d o r a n t e
fu m ée .
— E h b ie n ? r e p r it le je u n e h o m m e , t a p e n s é e
in t im e ...
— M m e L e P r ib o r a n d e m e u r e l’o b s t a cle q u ’il
fa u d r a e m p o r t e r d e h a u t e lu t t e . Ava n t d e r ien
t e n t e r d e ce cô t é- là , j’en r e vie n s à m o n id é e , il fa u
d r a it fa ir e t à t e r le t e r r a in ... Le ch e va lie r d e Br e s le s ,
a vec s a b o n h o m ie , s a fin e s s e n o r m a n d e , m e p ar ait
p lu s q u e ja m a is in d iq u é .
Le fr o n t d ’An d r é s ’a s s o m b r it :
— J ’e u s s e p r é fé r é t ou t a u t r e t r u ch e m e n t .
— Tu n ’en s a u r a is t r o u ve r d e m e ille u r .
— J ’en s u is co n va in cu ... ce p e n d a n t .. .
— Q u e l est ce m ys t è r e ?
— Vo ici.. . Au r is q u e d e p a s s e r à t es ye u x p o u r un
fat, je t ’a vo u e r a i q u e M lle d e Br e s le s m ’a p ar u
é p r o u ve r p o u r m o i... u n e in clin a t io n ...
— O h l o h !.. . vo ici u n e co m p lica t io n .
— N o t e b ie n q u e ce n ’e s t p e u t -ê t r e q u ’u n e im
p r e s s io n .. .
— O u i.. . je co m p r e n d s .. . Ap r è s t o u t , p o u r q u o i
ce la n e s er ait - il p a s ? . . . T u n ’es p a s si m al t o u r n é ...
les je u n e s ge n s à m a r ie r n e s on t p a s t r ès n o m b r e u x
d a n s ce p a ys , s u r t o u t d a n s n ot r e m ilie u s o c ia l; les
d e Br e s le s s or t e n t p e u .. . Lu cie n n e est m a je u r e
d e p u is u n an . E lle voit p o in d r e à l’h o r izo n le b o n n e t
d e s a in t e Ca t h e r in e .
— Oh !... c ’e s t q u ’e lle r e ga r d e d e lo in !
— E lle est ch a r m a n t e , e n jo u é e , fr a n ch e , d e ca r a c
t è r e t o u jo u r s é ga l... son p è r e est u n am i d e t ou
jo u r s ... M a fo i... je cr o is b ie n q u e si j’é t ais à ta p la ce
je la p r é fé r e r a is à M lle Le P r ib o r a n . Si t u vo u la is ...
a h ! d e ce côt é- là le s ch o s e s ir a ien t t o u t e s s e u le s .
— M a t s , p r o t e s t a An d r é , j ’a im e M lle L e P r ib o r a n .
— Et t u n ’a im e s p a s Lu c i e n n e ?
— C ’est ce la m ê m e .
— D o m m a g e ! ...
Ce n ’ét ait p a s la p r e m iè r e fois q u e M . le ju ge
Ca za r e l s o n ge a it à M lle d e Br e s le s p o u r son fils.
Ce t t e u n io n e û t r é a lis é u n r êve co m p la is a m m e n t
ca r e s s é ; e lle eû t , en o u t r e , c o u p é co u r t à d e s t r a ct a
t ion s e n vis a gé e s s a n s p la is ir , et p e u t -ê t r e à d e n ou
ve lle s h u m ilia t io n s .
— ...O u i.. . t r è s d o m m a ge ! r ép ét a -t -il.
— M a is , e n fin ... p u is q u ’il en e s t a i n s i !.. . r ep r it
An d r é a ve c u n p e u d ’h u m e u r .
�54
L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
— J e n ’y p u is r ie n ... ni t oi n on p lu s , je s a is i. ..
Br ef, n ’en p a r lo n s p lu s . R e s t e à t r o u ve r le t r u ch e
m en t ... Un r ô le d élica t , je t e p r é vie n s . Il fa u d r a jo u e r
s e r r é , s e m o n t r e r d ip lo m a t e .
An d r é d e m e u r a s o n ge u r u n lo n g m o m e n t . N o u ve l
le m e n t ve n u en ce p a ys , il n e co n n a is s a it q u e p e u
d e m o n d e . Sa u va ge p a r t e m p é r a m e n t , il n ’avait
p o in t co n s e n t i à se la is s e r p r é s e n t e r p a r s o n p è r e
d a n s d e s m a is o n s où fr é q u e n t a it vo lo n t ie r s ce d e r
n ier . Il p r éfér a it a u x p a la b r e s d e s s a lo n s la s o lit u d e
p r o p ice à la m éd it a t io n et n ’é p r o u va it d e p la is ir
r éel q u ’à d e lo n gu e s r a n d o n n é e s à t r a ve r s la ca m
p a gn e , h e u r e u x q u a n d , p a r h a s a r d , il ava it d é co u
ver t u n b e a u sit e, u n e vie ille m a s u r e , d e m a igr e s
r u in e s ... II est im a it p e r d u e t o u t e jo u r n é e r avie à
la p e in t u r e , à la p r o m e n a d e ou au t r avail d e l’e s p r it .
Sa in t e - Cr o ix ét ait sa s e u le r e la t io n . Et e n co r e avait il m is q u e lq u e t e m p s à s ’a cclim a t e r d a n s ce m ilie u ,
p o u r t a n t si h a r m o n ie u x, si s im p le et a ccu e illa n t .
— J e n e vois gu è r e ... fit le je u n e h o m m e d é p it é .
M . Ca za r e l p è r e t r io m p h a :
— H e in !... q u a n d je te d is a is q u e la p r o fe s s io n
d ’e r m it e n ’est p a s s a n s in co n vé n ie n t s ! Sa n s se jet er
à co r p s p e r d u d a n s le m o n d e .il fa u t p r e n d r e co n t a ct
a ve c s e s s e m b la b le s , si l’on n e ve u t p a s se t r ou ver
p a r fois for t e m b a r r a s s é . H e u r e u s e m e n t q u e t on p è r e
s’est m o n t r é a u t r e m e n t s o cia b le .. . et q u ’il a p lu s
d ’u n a m i d a n s s o n s a c. J e ver r a i d e m a in le d o ct e u r
Bo m b e lle s .
— Ce vieil o r igin a l?
— Un h o m m e d e gr a n d m é r it e ... l’u n d e s r ar es
m é d e cin s , l’u n d e s d e r n ie r s , q u i é lèven t e n co r e leu r
ar t a u - d e s s u s d u m e r ca n t ilis m e e n va h is s a n t . J e s a is
q u e M m e Le P r ib o r a n d e la Bo r d e r ie le t ien t en
p a r t icu liè r e e st im e . Il n e d e m a n d e r a q u ’à n o u s
s e co n d e r ; et tu p e u x t e n ir p o u r a s s u r é q u e s’il n e
r é u s s it p a s d a n s sa m is s io n , c’est q u e n u l, à sa
p la ce , n ’a u r a it t r io m p h é d e la c a p r icie u s e ch â t e la in e
d e R a u ze r a y.
— Soit , a p p r o u va An d r é , je r e m e t s m o n sor t
e n t r e ^ s e s m a in s .
Le m a r d i s u iva n t , M . le ju ge Ca za r e l et son fils
a t t en d a ie n t , a ve c u n e fé b r ile im p a t ie n ce , s o u s les
p la t a n e s d e s Bo r d e r e a u x, le r e t o u r d u d o ct e u r Bo m
b e lle s , p a r t i d e p u is e n vir o n d e u x h e u r e s p o u r
Ra u ze r a y.
— Il t a r d e I r e m a r q u a An d r é .
— Bon sign e.
— Tu c r o i s ?
— Da m e , s ’ils d is c u t e n t !.. .
Le jeu n e h o m m e q u it t a b r u s q u e m e n t le b a n c d e
�LE
SE CR E T
DE
LA
FORÊT
55
p ie r r e s u r le q u e l il s’ét a it a s s is ü n m o m e n t et
r e p r it s a m a r cn e s a cca d é e .
Le ju ge, n on m o in s a git é q u e s o n fils, s ’effor cait ,
p o u r t a n t , d e p a r a ît r e ca lm e . Il p r it le b r a s d ’An d r é :
— O u i... j’ai b o n e s p o ir .. . N é a n m o in s , a d m e t t o n s
un in s t a n t q u e Bo m b e lle s é ch o u e ?... eh b ie n ! m a is ...
il te r e s t e r a u n e co m p e n s a t io n q u e b e a u co u p , à ta
p la ce , e n vie r a ie n t .
— La q u e lle d o n c ?
— Lu cie n n e .
— E n c o r e !. ..
— D a m e .. . n e s e r a it - ce q u e p o u r m o n t r e r a u x
d a m e s d e R a u ze r a y q u e t u n ’a s q u e l’e m b a r r a s du
ch o ix.
— P iè t r e co n s o la t io n .
L ’a r t is t e s ’ét ait a r r ê t é et é co u t a it .
— E n t e n d s - t u ... N e d ir a it - on p a s le gr e lo t d u
ch eval d e B o m b e lle s ?
— D i a b le !.. . J e n ’ai p a s t on o r e ille a ve r t ie ...
— O u i.. . c’est b ien lu i... D ’a ille u r s , vo ici là- bas
q u ’a p p a r a lt le t ilb u r y d u d o ct e u r .
— Ve u x- t u q u e n o u s a llio n s à s a r e n co n t r e ?
— A q u o i b o n ? . . . Si la n o u ve lle est b o n n e .. . fai
s o n s p é n it e n ce u n m o m e n t ... si elle e s t m a u va is e ,
vivo n s e n co r e q u e lq u e s m in u t e s d ’e s p o ir .. . au s u r
p lu s , n e vau t -il p a s m ie u x ca ch e r à ce b r a ve h o m m e
la viva cit é d e n o t r e é m o t i o n ?
— P e u t - ê t r e ...
Ils r e p r ir e n t le u r p la ce s u r le b a n c.
Bie n t ô t le t ilb u r y d e Bo m b e lle s e n t r a d a n s le p a r c,
p a r la gr ille d e m e u r é e o u ve r t e . An d r é in t e r r o ge a le
vis a ge d u vie u x m é d e cin , m a is Bo m b e lle s s ou r ia it ,
co m m e t o u jo u r s , a ve c la m ê m e p a t e r n e lle d o u ce u r .
Le s d e u x h o m m e s s ’é t a ien t le vé s , t a n d is a u ’un
d o m e s t i q u e , e m p r e s s é , p r e n a it p a r la b r id e le cn e va l
d u m é d e cin .
— N e le la is s e z p a s à l’o m b r e , d it ce d e r n ie r ; il
e st en s u e u r .
P u is , s e h â t a n t ve r s le s Ca za r e l :
— M e s ch e r s a m is ...
— Vo u le z- vo u s e n t r e r au s a lo n ? d e m a n d a le ju ge.
— Au s a lo n ? .. . p o u r q u o i fa ir e ? N e s o m m e s - n o u s
p a s b ie n ici?
Il p o s a s o n ch a p e a u s u r u n gu é r id o n d e r ot in ,
s ’a s s it s a n s fa ço n en t r e le p è r e et le fils, e s s u ya son
fr on t m oit e et s ou p ir a .
« R ie n d e b o n ! » p e n s a An d r é . E t il se r aid it .
Bo m b e lle s , vis ib le m e n t , ch e r ch a it s e s m o is . Ce
fut le m a gis t r a t q u i, le p r e m ie r , r om p it le s ile n ce :
— Alo r s , m on vieil a m i... m a u va is e n o u ve lle ?
Le m é d e cin h o ch a la t êt e :
— H é la s !
�5b
L E SE CR E T D E L A F O R Ê T
Il y e u t , d e n o u ve a u , u n t e m p s d e s ile n ce . Le
d o ct e u r s ’é p o n ge a it le s jo u es a ve c fr é n é s ie . An d r é
t r a ça it , a ve c s a b a d in e , d e s s ign e s h ié r o g lyp h iq u e s
s u r le s a b le d e l’a llée. L e ju ge , m o r n e , r e ga r d a it
p a r d e là le p r é s e n t , ve r s la je u n e s s e , é ga le m e n t
t r a h ie p a r l’a m o u r .
— Ce la n e m ’é t o n n e q u ’à m o it ié , là ch a - t - il en fin .
— P o u r t a n t , r e ct ifia An d r é , u n m o m e n t t u a va is
e s p é r é .. .
— J ’a va is t or t .
— M a is en fin , r e p r it le je u n e h o m m e , il s ’e s t b ie n
p a s s é q u e lq u e ch o s e ,
— An 1 ce r t e s , ou i I... J ’en fu s m ê m e a s s e z e n n u yé .
— M o n a m i, s ’e xcu s a le ju ge , je s u is d é s o lé ,
d é s o lé , d e vo u s a vo ir im p o s é ce t t e co r vé e ...
— Un e c o r v é e ? . .. Vo u le z- vo u s r e t ir e r ce vila in
m ot ... Ah 1 p a r e xe m p le I n o u s en vo yo n s b ie n
d ’a u t r e s , n o u s a u t r e s m é d e c in s !. .. M o n s e u l r e gr e t
est d e n ’a vo ir p a s r é u s s i.
— A l’im p o s s ib le n u l n ’e s t t e n u , d it An d r é .
P u is d ’u n e vo ix r a u q u e :
— M a is .. . M lle Cla u d e . .. vo u s l’a vez vu e ? vo u s
lu i a vez p a r lé ?...
— J e l’ai vu e en a r r iva n t , c e r t e s !. . . Un e b ie n
a im a b le p e r s o n n e .. . D è s q u e M m e L e P r ib o r a n eu t
d evin é la t o u r n u r e q u ’a llait p r e n d r e l’e n t r e t ie n , elle
s ’e st e m p r e s s é e d e co n gé d ie r s a fille, s o u s je n e s a is
p lu s q u e l p r é t e xt e . E n t r e n o u s , je p r é fé r a is ce la ...
N o u s a llio n s p o u vo ir p lu s lib r e m e n t ca u s e r .
— Vo u s ê t e s en r en t r é d a n s le vif...
— P a s d u t ou t !... je n ’ai p a s la is s é e n t e n d r e q u e
j’a va is u n m a n d a n t p r é cis .. . j’ai lo u vo yé .. . j’a i p a r lé
d ’u n e id é e q u i m ’ét ait ve n u e ... j’a i d it d e m o n p r o
t é gé t ou t le b ie n q u e je p e n s a is .. . j’ai fait l’é loge
d u p èr e.
— E t a lo r s ?
— M m e Le P r ib o r a n m e r e ga r d a it a ve c d e s ye u x
fo u s ... M a p a r o le , elle, o r d in a ir e m e n t si ca lm e , s e m
b la it t r a n figu r ée ... Ah ! la b iza r r e cr é a t u r e ! E lle m e
la is s a p o u r t a n t é p u is e r t o u s m e s r a is o n n e m e n t s . J e
fis va lo ir s d e s a r gu m e n t s d e co n ve n a n ce , d e s e n t i
m e n t ... t o u t e la lyr e , q u o i !
— E t q u a n d vo u s e û t e s fini d e p a r le r ?
— E lle m e d é cla r a t r è s n e t t e m e n t — p a r d o n d e
vo u s l’a vo u e r s a n s a m b a ge s — q u e ja m a is s a fille
n ’é p o u s e r a it M . An d r é Ca za r e l... J e n e m e t in s
ce p e n d a n t p a s p o u r b a t t u ... J ’in s ist a i, r e p r is u n à un
t o u s le s é lé m e n t s d e m on a r gu m e n t a t io n ; j’en jet a
d e n o u ve a u x d a n s la b a la n ce .
— Sa n s p lu s d e s u ccè s .. .
— Ce fut p ir e ... elle se leva ... m oi a u s s i.. . et n o u s
Con t in u â m e s d e d is cu t e r â p r e m e n t . « M a is en fin ,
�L E SE CR E T DE L A F O R E T
57
o b je ct a i- je , si ce s je u n e s gen s, s ’a im a ie n t ? » E lle
p â lit .. ., M a p a r o le , je cr u s , à ce m om e n t - là , q u ’e lle
allait d é fa illir . « S ’ils s ’a im a ie n t , r é p é t a - t - e lle ...
eh b ie n !.. . ce ser ait t an t p is p o u r e u x. » J e cr o is
b ie n q u e , o u b lia n t le s e xe d e l’a d ve r s a ir e , l’in d ign a t io n
m ’a r r a ch a q u e lq u e m é ch a n t e p a r o le ... J e m e m on t r ai
im p la ca b le p o u r ce t t e d u r e t é d e cœ u r ... J ’exige a i
u n e r a iso n s é r ie u s e .. . u n e e xp lica t io n s a t is fa is a n t e ...
M m e L e P r ib o r a n n ’en fut p a s é b r a n lé e .. . « N o n .. .
n o n ! r e p r it - e lle , je n e p e r m e t t r a i p a s c e la i — P o u r
q u o i? d is - je ... M a d a m e , vo u s n ’a vez p a s le d r o it d e
n i’o p p o s e r u n r e fu s n on m o t ivé ... u n r e fu s q u i ser ait .
Pou r l’h o n n e u r m ê m e d e M . Ca za r e l, et p o u r celu i
d e son fils, u n e s a n gla n t e in ju r e. » E lle d evin t livid e
et s’e n t ê t a : « Non..", je n e p u is vo u s d o n n e r a u cu n e
r a is o n ... je n e p u is . .. c ’e st im p o s s ib le .. . » E lle r âla,
ba t t it l’a ir d e s e s b r a s ... J e n ’e u s q u e le t e m p s d e la
r e ce vo ir . J e lui p r o d igu a i m e s s o in s les p lu s
d é vo u é s ... E lle d e m e u r a u n lo n g q u a r t d ’h e u r e s a n s
p r o fé r e r u n e p a r o le ... Vo u s p e n s e z si j’en m e n a is
la r ge !... E n fin , e lle r ou vr it le s ye u x . . . s ’e xcu s a , m e
r e m e r cia ... J e m e ga r d a i b ie n , n a t u r e lle m e n t , d e
r a t t a ch e r le gr e lo t ! D ’a ille u r s , a ffo lée , M lle Cla u d e
a llait et ven ait a u t o u r d e n o u s.
— J e co m p r e n d s vo t r e r é s e r ve , a p p r o u va An d r é . ..
C ’e st à n ’y r ie n co m p r e n d r e . .. Ce t t e fe m m e est
b iza r r e , en effet .
— N o n , p r o t e s t a le d o ct e u r , je la s a is p a r fait e t e m e n t é q u ilib r é e . C ’e s t u n ca r a ct è r e .
— E n fin ... il fa u d r a it p o u r t a n t s a vo ir ?
— Vo u s n e s a u r e z r ie n . So u s m e n a ce d e m or t ,
M m e L e P r ib o r a n n e p a r le r a it p a s.
— N o u s n e lu i a vo n s ce p e n d a n t ca u s é a u cu n
p r é ju d ice ...
— P a r b le u , c ’e s t é vid e n t .
Le jeu n e h o m m e s e t ou r n a ve r s le ju ge :
— Vo yo n s . . . en ch e r ch a n t b ie n d a n s le p a s s é .. .
tu n e vo is r ie n ?
— R ie n .. .
— E h b ie n , j’ir ai la t r o u ve r !
— N o n I t r a n ch a le m a gis t r a t , livid e , p a s ce la ! J e
te le d é fe n d s . .. N o u s a u r io n s l’a ir d e p r ie r ... d e n ou s
cr a m p o n n e r . .. Tu vo is , le d o ct e u r lu i- m ê m e affir m e
q u ’en a u cu n ca s M m e Le P r ib o r a n n e co n s e n t ir a à
livr er sa p e n s é e .. .
— ...E t je le r é p è t e , en co n n a is s a n ce d e ca u s e , dit
le m é d e cin .
P u is , s er r a n t la m a in d u jeu n e a r t is t e :
— Vo u le z- vo u s p e r m e t t r e à u n vieu x b o n h o m m e ,
q u i n ’est p a s s a n s e xp é r ie n ce , d e vo u s d o n n e r un
b o n co n s e il ?
— J e vo u s en pr ie...
�58
LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
— E h b ie n , à vo ir e p la ce , je lâ ch e r a is d ’o u b lie r
M lle Le P r ib o r a n .
— N o u s n o u s a im o n s ... De ce la , je s u is s u r ...
— J e le cr o is , p u is q u e vo u s l’a ffir m ez... m a is je
d ou t e q u e cet t e jeu n e p e r s o n n e co n s e n t e à r o m p r e
a ve c sa m è r e p o u r vo u s é p o u s e r . Vo ilà t o u t cr û m e n t
m o n s e n t im en t .
— C ’est à vo ir ...
— Allo n s !. . . vo u s ê t e s u n h o m m e d e cœ u r . Vo u s
n e vo u d r ie z p a s jet er la d é s u n io n d a n s ce t t e fa m ille ...
Vo t r e b o n h e u r vou s s e m b le r a it a r n er ...
— Alo r s ... q u e fau t -il fa ir e ?
— P a r b le u ! vou s co n n a is s e z le p r o ve r b e p o p u la ir e ,
p e r m et t e z- m o i d e vo u s le se r vir , b ie n q u ’il s oit , en
l’e s p è ce , u n p e u ... ve r t : « Un clo u ch a s s e l’a u t r e ... »
Il n ’y a p a s q u e M lle L e P r ib o r a n s o u s le so le il.
M a is An d r é s e b o u ch a les o r e ille s :
— Ta is e z- vo u s ... t a is e z- vo u s !... N e vo ye z- vo u s
p o in t co m b ie n vo u s m e fa it es d e m a l?
— M o n p a u vr e a m i!. .. je vo u s offr a is ce p e n d a n t
le seu l r e m è d e — p u is q u e , p a r vo ca t io n , il m ’a p p a r
t ien t d ’en d o n n e r .
— E t si je n ’en ve u x p a s .. . q u e m e r est e-t -il ?
L e b o n h o m m e r e ga r d a le je u n e h o m m e a ve c u n e
p it ié p r o fo n d e :
— A s ou ffr ir !
— E h b ien ! dit fa r o u ch e m e n t l ’a r t is t e , je s ou ffr ir a i !
Bo m b e lle s , é m u , s e leva et p r it co n gé ...
Bie n t ô t , le gr e lot d u t i lb u r y ce s s a d e r e t e n t ir d a n s
la p la in e q u ’a s s o m b r is s a ie n t les a p p r o ch e s d u soir .
M . le ju ge Ca za r e l a t t ir a s o n fils d a n s s e s b r a s :
— M o n ch e r e n fa n t ... jo t o l’a va is b ie n d it ...
o u b lie - la ...
An d r é p le u r a it ...
X
La do ule ur errante.
A la s u it e d e la t e r r ib le s e c o u s s e n e r ve u s e q u ’elle
d evait à l’in t e r ve n t io n d u d o ct e u r Bo m b e lle s ,
M m e Le P r ib o r a n d e la Bo r d e r ie d e m e u r a t r ois jou r s
sa n s q u it t e r la ch a n 'b r e et d a n s u n tel ét at d e p r o s
t r at ion q u e Cla u d e cr u t d e vo ir p r ie r le vie u x m é d e cin
de r e ve n ir à R a u ze r a y.
Bo m b e lle s s 'e ffor ça d e r a s s u r e r la jeu n e fille et
feign it n e p o in t co m p r e n d r e l'a llu s io n d is cr è t e q u e
fit ce lt e d e r n iè r e à ce q u i s’é t ait p a s s é e n t r e s a m èr e
et lui.
Cla u d e n ’o s a p a s in s is t e r , b ie n q u ’e lle fût d é vo r é e
d u d é s i r d e sa vo ir .
P o u r q u o i fallait -il q u e l’im p r e s s io n si d o u c e , si
�LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
59
viva ce , la is s é e en s o n â m e p a r ce t t e p r o m e n a d e
s en t im e n t a le d a n s le s s e n t ie r s d u Be l, fût a s s o m b r ie
d éjà ?
Aille L e P r ib o r a n a d o r a it sa m èr e et sou ffr a it p r o
fo n d é m e n t d e la s e n t ir si lo in t a in e , si r e n fe r m é e .
E lle a u r a it s o u h a it é q u e l’e xce lle n t e fem m e lui
t é m o ign â t p lu s d e co n fia n ce .
De le u r s é p a n ch e m e n t s s er a it p e u t -ê t r e n ée cet t e
lu m ièr e a p p e lé e en va in , t a n d is q u e le u r s r é t ice n ce s
cr é a ien t u n ét at la t en t d e t r o u b le , u n e o b s cu r it é
gé n é r a t r ice d ’a n go is s e .
Qu a n d M m e lie P r ib o r a n , la cr is e a p a is é e , r e p r it
s es o ccu p a t i o n s co u t u m iè r e s , Cla u d e , l’e s p r it p lu s
lib r e, t e n t a d ’a m e n e r h a b ile m e n t sa m è r e à d e d em ico n fid e n ce s .
M a is la ch â t e la in e s e t e n a it s u r s e s ga r d e s ; elle n e
fut p a s m o in s im p é n é t r a b le q u e le d o ct e u r Bo m
b e lle s , et la jeu n e fille r e t o m b a d a n s son a n xié t é .
Sa p e n s é e s ’e n vo la it ve r s An d r é , d on t elle avait
sen t i p a s s e r la fla m m e . E lle s u b is s a it , ch a q u e jou r
'■ 'avantage, le ch a le u r e u x e n t r a in e m e n t d e ce t t e p a s
sion s ile n cie u s e .
E lle n e co n ce va it p a s , à p r é s e n t , q u ’ils p u s s e n t
r e d e ve n ir , l’u n p o u r l’a u t r e , d e s é t r a n ge r s .
Il est d e s a cc e n t s q u i n e t r o m p e n t p a s , d e s r o u
ge u r s q u i p a r le n t à l’â m e , d e s ye u x q u i n e sa ven t
m en t ir .
An d r é , vivan t p o è m e , s ’é t ait livr é...
Q u a n d , et co m m e n t , se r e ve r r a ie n t - ils ? ...
Il s e m b la it à Cla u d e q u ’u n t e m p s t r è s lo n g s’ét ait
é co u lé d e p u is q u e , p o u r la d e r n iè r e fois, la m a in d e
son « gr a n d a m i » a vait p r e s s é la s ien n e .
Q u e faisait-il à ce t t e h e u r e ?
At t e n d a it - il a ve c u n e é ga le im p a t ie n ce l’in st an t
q u i d evait les r é u n ir ?
Ou i, ce r t e s I
M m e Le P r ib o r a n d e la Bo r d e r ie , du co in de l’œ il,
o b s e r va it la jeu n e fille.
— Bo m b e lle s t ’a-t-il p a r lé ? d it-elle à b r û le - p o u r
p oin t .
— De q u o i ?
— M a is je n e s a is ... d e n ot r e co n ve r s a t io n ?...
— Non .
Il p a r u t à Cla u d e q u e le visa ge de sa m èr e se d é
t e n d a it .
— Q u ’a vez- vou s b ie n p u d ir e d e m ys t é r ie u x ?
r ep r it -e lle a p r è s u n co u r t s ilen ce .
— De m ys t é r ie u x ?... r ien , q u e je s a ch e ... Tu con
n ais Bo m b e lle s ? . . . u n h o m m e fr u s t e... m a is e xce l
len t ... Il n ’a p a s l’h a b it u d e d e m â ch e r les m ot s ... et
ce q u ’il d it est t o u jo u r s p o u r le b ie n .
�L E SE CR E T D E L A F O R Ê T
— J e n ’en d o u t e p a s.
— Ce la n ’e m p ê ch e q u ’il lui a r r ive , co m m e à t ou t
au tre, d e se tr om p er .
— N u l n ’est in fa illib le, a p p r o u va Cla u d e m olle m en t , et s a n s t r op p e n s e r à ce q u ’elle d is a it .
Un m o m e n t , elle a va it e s p é r é q u e M m e Le P r ib o r a n a llait s o r t ir en fin d e s a r é s e r ve , m a is , d éjà , sa
m è r e s’ét ait r e p lo n gé e d a n s la le ct u r e d ’u n e r evu e .
N o n , d é cid é m e n t , elle n e p a r le r a it - p a s .
D é çu e , Cla u d e s ’a ch a r n a , d e s o n cô t é , n e r veu se m e n t s u r u n o u vr a ge d e b r o d e r ie .
E lle s n e t r ou va ie n t p lu s r ie n à se d ir e .
L ’h a le in e ch a u d e d e l’é t é e n t r a it p a r la p o r t e fe n êt r e, o u ve r t e à d e u x b a t t a n t s . Le p a r fu m d é lica t
d e s r o s e s s e m êla it à l’o d e u r p é n é t r a n t e d ’u n s e r in ga
d o n t lè s b r a n ch e s , ch a r gé e s d e fleu r s ivo ir in e s ,
e s ca la d a ie n t la vé r a n d a , p o u r a t t e in d r e le s fe n ê t r e s
d u p r e m ie r ét age.
Ch a q u e a n n é e , u n m e r le ve n a it b â t ir s o n n id au
cœ u r d e l’a r b r is s e a u . Cla u d e , d e s a ch a m b r e , s u r veillait la p o n t e , p u is P é clo s io n d e s œ u fs , p r e n a n t
p la is ir , e n s u it e , à vo ir gr a n d ir ce t t e p e t it e fa m ille
d ’o is illo n s , a t t en t ive à s o n p r e m ie r vo l...
Or , ce p r in t e m p s - là , u n p e t it fa u ve , m a r t r e ou
p u t o is , avait r e p é r é le n id ...
Un e n u it , Cla u d e , r é ve illé e p a r le s cr is d e s e s fr a
gile s a m is , s ’ét ait m is e à la fen ê t r e . De vin a n t le
d r a m e , elle ét ait d e s c e n d u e . . . T r o p t a r d , h é la s ! Déjà
le r a p a ce a va it m is à m a l la co u vé e e n t iè r e .
Et Cla u d e a va it p le u r é d eva n t ce n id d é va s t é .
D e p u is , le s ile n ce ét a it s u r l’a r b r e .
A ce t t e h e u r e , M lle Le P r ib o r a n a va it o u b lié ce
t e r r ib le é vé n e m e n t . E lle s ’é t o n n a it q u e p lu s r ie n n e
l’in t é r e s s â t . An d r é Ca za r e l o ccu p a it t ou t e s a p e n s é e .
— Cla u d e ! d it t o u t à co u p M m e Le P r ib o r a n .. .
t e p lair a it - il d e ve n ir à R o u e n d e m a in ?
Ce t t e p e r s p e ct ive n ’e n ch a n t a it gu è r e la jeu n e fille ;
n é a n m o in s , elle n e s e r é cu s a p a s .
— Co m m e il te p la ir a .
— E h b ie n , p o u r n ’a vo ir p a s t r o p à s o u ffr ir d e la
ch a le u r , n o u s p r e n d r o n s le p r e m ie r t r ain et r e n t r e
r o n s p a r ce lu i d o d ix-h u it h e u r e s .
— Soit .
— N o u s ir o n s d é je u n e r ch e z n o s co u s in s d u
Be lla y...
— E xce lle n t e id ée.
L ’in d iffé r e n ce d e Cla u d e é t a it si vis ib le q u e
M m e Le P r ib o r a n n e p u t s ’e m p ê ch e r d e la r e m a r
q u er .
— Ce la n e te fait p a s p la is ir ?
— Au co n t r a ir e ... je t ’a s s u r e .
— Eh b ie n , n o u s p a r t ir o n s d e m a in .
6o
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I
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i
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61
— M a is .. . n e va u t - il p a s m ie u x p r é ve n ir ?
— A q u o i b o n ? Le s d u Be lla y n e p a r t ir o n t p a s
p ou r la m e r a va n t u n e d iza in e d e jou r s ; je le lie n s
d e Ga s t o n lu i-m êm e.
Cla u d e n ’o b ie ct a p lu s r ie n .
Aim e Le P r ib o r a n s o n ge a it ...
Ga s t o n d u Be lla y ven a it d ’a vo ir t r en t e a n s . C ’ét ait
un ca va lie r a cco m p li, joli d e vis a ge , d ’u n e é lé ga n ce
t r ès r e m a r q u é e . Il p a r la it b ie n , s o u r ia it b e a u co u p et
n ’a p p r o ch a it ja m a is M lle Le P r ib o r a n s a n s lu i d é co
ch e r q u e lq u e ga la n t co m p lim e n t .
Vis ib le m e n t , Ga s t o n d u Be lla y ch e r ch a it à a t t ir er
su r lu i l’a t t e n t io n d e Cla u d e .
P a r a ille u r s , Cla u d e h o n o r a it d ’u n e s ym p a t h ie
t ou t e co r d ia le ce co u s in , u n p e u é lo ign é , q u i, n o n o b s
tan t u n e a s s e z jolie for t u n e , n e d é d a ign a it p a s d ir i
ger u n é t a b lis s e m e n t in d u s t r ie l d o n t il lir a it e n co r e
d ’a p p r é cia b le s b é n é fice s .
L ’e xce lle n t e fem m e ve n a it d ’a vo ir u n e id é e q u ’en
s on fo» in t é r ie u r elle q u a lifia it d e lu m in e u s e !
P a r b le u ! Ga s t o n fer ait u n ge n d r e for t co n ve n a b le ,
un m ar i e m p r e s s é , h o n o r a b le à p r o d u ir e . E n fin ,
Cla u d e n e sor t ir a it p a s d e s o n m o n d e .
E vid e m m e n t , M . d u Be lla y ava it d ix a n s d e p lu s
q u e sa co u s in e , m a is ce la n ’im p o r t a it gu è r e ; t r ès
jeu n e d ’a llu r e , t o u jo u r s en m o u ve m e n t , il sa u r a it
e fla ce r la d is t a n ce ...
E n fin , l’h o m m e n e d e m e u r e- t -il p a s p lu s lo n g
t e m p s ju vé n ile q u e la fem m e ?
M m e Le P r ib o r a n s ’é t o n n a it d e n ’a vo ir p a s so n gé
Plu s tôt à ce t t e u n io n p o s s ib le . Sa n s co n n a ît r e An d r é
Ca za r e l, elle n ’h é s it a it p a s à e s t im e r q u e Ga s t o n d u
Be lla y lui ét ait , à t o u s p o in t s d e vu e , in fin im en t su
p é r ie u r . Co m m e n t sa fille p o u r r a it - e lle t e r give r s e r
en t r e ce s d e u x h o m m e s ?
D è s lo r s , M m e Le P r ib o r a n se s en t it e n t iè r e m e n t
s ou la gé e .
Le le n d e m a in , vin gt m in u t e s avan t l’a r r ivée d u
t r ain d ’Am ie n s , les d a m e s d e R a u ze r a y p é n é t r a ie n t
d a n s la ga r e d e M o n t e r o lie r - Bu ch y. E lle s p r ir e n t
leu r s b ille t s et s e r e t ir è r e n t d a n s la sa lle d ’a t t en t e.
E lle s y é t aien t d e p u is p e u , q u a n d l’a r r ê t b r u s q u e
d ’u n e vo it u r e , le lo n g d u t r ot t oir d e la s t a t ion , le u r
fit s o u d a in r e le ve r la t êt e.
Un h o m m e , t e n a n t à la m a in u n e va lis e d e cu ir
fa u ve, sa u t a s u r la ch a u s s é e et se d ir igea ve r s l’e n t r é e.
Cla u d e , s t u p éfait e,; r e c o n n u t ' An d r é Ca za r e l.
11 ve n a it , le vis a ge s o m b r e , le s o u r cil fr o n cé , su ivi
à p e u d e d is t a n ce p a r son p è r e , é ga le m e n t s o u cie u x.
A l'a s p e ct du m a gist r a t , M m e Le P r ib o r a n ava it pâli.
�LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
Cr a ign a n t q u e sa fille n e d is ce r n â t son é m o t io n ,
elle fitj d ’u n t on a s s e z d é d a ign e u x, en d é s ign a n t
An d r é d ’u n h o ch e m e n t d e t ê t e :
— Le fils... s a n s d ou t e .
— Ou i...
Le s d e u x h o m m e s , s’é t an t , t o u t d ’a b o r d , d ir igé s
ve r s le gu ich e t , n ’a va ien t p a s e n co r e a p e r çu t e s
d a m e s d e Ra u ze r a y.
An d r é se d is p o s a it à p é n é t r e r , lu i a u s s i, d a n s la
sa lle d ’a t t en t e, q u a n d il r e co n n u t Cla u d e , m a r m o
r é e n n e , s u r la b a n q u e t t e d e ve lo u r s ver t .
Ils é ch a n gè r e n t a lo r s u n lo n g r e ga r d e xp r e s s i f,
in t e r r o ga t e u r et si d é ch ir a n t q u ’ils p u r e n t à gr a n d ’p e in e r et en ir u n cr i.
Ce p e n d a n t , le fils Ca za r e l s ’ét ait r e s s a is i. Il se
t o u r n a lé gè r e m e n t ve r s s o n p è r e :
— P a s s o n s p lu t ôt s u r le q u a i, dit -il.
Et il e n t r a în a le juge s t u p é fa it — et n on m o in s
t r o u b lé q u e lui.
Cla u d e , fr é m is s a n t e , ava it r e cu lé . E lle p o r t a l’u n e
d e s e s m a in s à s o n c œ u r :
— J ’ét ou ffe, d it -elle.
— Ra id is - t o i, s u p p lia M m e Le P r ib o r a n . T u n e
vo u d r a is p a s d o n n e r , à ce s h o m m e s , le s p e ct a cle d e
t on é m o t io n ? I ls en r ir a ie n t !
— Ils s on t p a s s é s .. . b é ga ya la je u n e fille.
Un in s t a n t , elle fe r m a les ye u x, fit effor t su r ellem êm e , r a m a s s a s o n sa c à m a in , p u i s :
— Vo ici le t r a in , h à t on s - n o u s .
E lle s se levèr e n t .
Ce t t e fois e n co r e , les ye u x d e Cla u d e r e n co n t r è
r en t les r e ga r d s , co m m e ch a r gé s d e r e p r o ch e , d e
ce lu i q u ’elle avait a p p e lé s o n gr a n d am i.
Qu e s ign ifia it ?... Q u e s e p a ssa it - il d o n c en lui ?
Il p a r t a it !... Il p ar t ait p o u r lo n gt e m p s ... p e u t -êt r e
p o u r n e p lu s r eve n ir .
Alo r s . .. il n e l’a im a it d o n c p a s ? Il ava it d o n c
m en t i là- bas s o u s le h a llie r d u Be l ?...
N o n I n on !... ce la n ’ét ait p a s p o s s ib le !... Qu e lle
a t r o ce fat alit é s ’a ch a r n a it s u r e u x ?...
E lle a u r a it vo u lu p o u vo ir cr ie r à celu i q u i la
fu yait :
« Ne p a r s p a s !. . . n e sa is-t u p oin t q u e m on cœ u r
t ’a p p a r t ie n t , co m m e m on à m e ... et q u e si tu m ’a b a n
d o n n e s il n ’y a u r a ja m a is p lu s p o u r m oi d e r e p o s ?...
J e ser ai la d o u le u r e r r a n t e ... la feu ille q u e s o u lè ve
u n ven t ca p r icie u x... l’é p a ve q u i n e sait où l’e m p o r t e
le d e s t in ... N e p a r s p a s !. . . So u vie n s - t o i q u ’e n s e m
b le , d a n s le s ile n ce gr a ve d u s o ir m a u ve , n o s êt r es
se son t fo n d u s au cr e u s e t d e l’a m o u r ... et q u e Die u
s’est p e n ch é p o u r n o u s b é n ir . Est -il vr ai q u ’a u jo u r
d ’h u i tu le ve u ille s o u b lie r ? Q u e va s- t u fa ir e ?... Où
62
�L E SE CR E T D E L A F O R Ê T
63
vas-t u ?... An d r é !... n ’e n t e n d s - t u p a s m o n c œ u r
co m m e il b a t ? Il t e s u it !... il t ’a p p e lle ... An d r é ,
au s e co u r s !
An d r é Ca za r e l e m b r a s s a it son p è r e ; u n e m p lo yé ,
à la h â t e, r e fer m a it le s p o r t iè r e s .
Seu l m a in t e n a n t s u r le q u a i, le m a gist r a t faisait d e
la m a in u n u lt im e s ign e d ’a d ie u .. . Le co n vo i s ’é b r a n
lait ... La t è t e d e l’a r t is t e a p p a r u t u n m o m e n t ... Ce
fut t ou t ...
Re n co gn é e d a n s s o n co m p a r t im e n t , Cla u d e d é vo
rait son m o u ch o ir ...
. Qu a n d le t r ain e n t r a en ga r e d e Ro u e n - M a r t a in v*lle, M m e Le P r ib o r a n s ’a t t a r d a à r é u n ir les m e n u s
ob jet s d o n t elle fa isa it , d ’o r d in a ir e , s e s co m p a gn o n s
de vo ya ge ; p u is , le n t e m e n t , elle s e d ir igea ve r s la
sor t ie.
Cla u d e ch e r ch a d e s ye u x !a s ilh o u e t t e d ’An d r é
Ca za r e l, m a is elle n e le vit p a s p a r m i la co h u e d e s
vo ya ge u r s .
La d a m e d e R a u ze r a y r e s p ir a lo n gu e m e n t .
~~ Qu e lle ch a le u r !
La je u n e fille n e r é p o n d it p o in t . Un e s u e u r fr o id e
Per lait à son fr on t et son c œ u r ét ait d e gla ce .
.E t , ce p e n d a n t , la m a gie d e l’ét é s’é t e n d a it s u r la
ville.
XI
Lo in des ye u x .
« C ’e st fin i, b ie n fin i, s o n ge a Cla u d e , il n e
■n’a im a it p a s ... il n e m ’a im a it p a s a s s e z!. .. J e m e
su is la is s é p r e n d r e a u m ir a ge d ’u n e é m o t io n
fa ct ice ... Ce t a m o u r , q u e je cr o ya is s in cè r e et p u is
sa n t , co m m e le m ie n , n ’a va it , en r éa lit é , q u e d es
r a cin e s p e u p r o fo n d e s ... u n s ou ffle en a b a la yé
l’é p h é m è r e flo r a is o n ... »
P a r la gla ce b a is s é e d e l’a u t o q u i le s e m p o r t a it
ve r s le q u a r t ie r Sa in t - Ge r va is , où ôtait s it u é l’h ôt el
d es d u Be lla y, Cla u d e , la s s e , l’e s p r it a b s e n t , r egar
dait d é file r le s p e ct a cle d e la r u e.
Su r le t e r r e - p le in d e» la p la ce d ’Am ie n s , fa ce à la
ca s e r n e H a t r y, d e je u n e s m ilit a ir es fa is a ie n t l’e xe r
cice , s o u s les o r d r e s d ’un s e r ge n t fort en ve r ve ; d e s
e n fa n t s , n o n loin d ’e u x, jo u a ie n t a u s o ld a t ; t ou t le
lon g d e la r u e Ar m a n d - Ca r r e l, ju s q u ’a u m a r ch é
Sa in t - M a r c, s e d é p lo ya it u n e t h é o r ie d e vo it u r e s à
b r a s ch a r gé e s d e lé gu m e s ; d e s m a r ch a n d e s d e
Qu a t r e - s a is o n s in t e r p e lla ie n t la clie n t è le m o u va n t e ;
d ea t r a m w a ys p a s s a ie n t a ve c u n gr a n d b r u it de
r o u es m al u r a is s é e s .
M ile Le P r ib o r a n , é t o u r d ie , la t ê t e lo u r d e , r e gr e t
�e>4
LE SE CR E T DE L A F O R Ê T '
t a it d ’a vo ir q u it t é R a u ze r a y, d on t le s ile n ce s’h a r m o
n isa it m ie u x a ve c l’a u s t é r it é de sa p e n s é e .
A cet t e h e u r e , il n ’y avait p lu s p la ce en elle p o u r
la s o u lïr a n ce : elle ét ait u n e ch o s e in e r t e, s a n s ;
vo lo n t é ; son cœ u r , co m m e u n r e s s o r t b r is é , s’ét ait
d éten d u b r u sq u em en t .
Elle n e s’é veilla d e ce t t e t o r p e u r q u ’a u m o m e n t o ù ;
le t a xi s ’ar r êt a , r u e d u R e n a r a , d eva n t la m a is o n d e s
d u Be lla y.
Ta n d is q u e M m e Le P r ib o r a n r égla it le ch a u ffe u r ,
la jeu n e fille, m or n e , co n s id é r a it l’h ôt e l s ile n cie u x,
p r o p r e , fr a îch e m e n t p e in t , d e s e s co u s in s . E lle n e le ,
t r ou vait p lu s d u t ou t d ’a s p e ct a ccu e illa n t .
Ce p e n d a n t , au r e z- d e - cn a u s s é e , u n r id ea u s’ét ait
s ou le vé .
La p o r t e s’o u vr it la r ge m e n t , avan t m ê m e q u e le s
d a m e s d e R a u ze r a y e u s s e n t so n n é .
D e u x t ê t e s b r u n e s , je u n e s , a p p a r u r e n t ; les vis a ge s •
s’é p a n o u ir e n t .
— Ah ! la b o n n e s u r p r is e !.. . C ’e st gen t il à vou s
d ’ê t r e ve n u e s ...
Et les d e u x s œ u r s de Ga s t o n d u Be lla y, An n e et
M a r ce lle , se p r é cip it è r e n t a u -d e va n t d e s vo ya ge u s e s , |
les e n t r a în èr e n t à l’in t ér ie u r , t a n d is q u e l’a u t o
d ém a r r a it , s ’éloign a it au r o n flem en t d e son m o t e u r .
An n e , l’a în é e , s’e xt a sia it p a r p r in cip e s u r la b o n n e
m in e d e s d a m e s Le P r ib o r a n .
— On voit b ie n q u e vo u s vivez a u x c h a m p s !. ..
Son r êve, à r e n co n t r e d e s a s p ir a t io n s d e sa s œ u r ,
u n e r affin ée, ét ait d ’h a b it e r la ca m p a gn e , d e r é gn e r
s u r u n e b a s s e - co u r , d ’é le ver d e s p o u le s , d e s la p in s , I
d e s ’h a b ille r co m m e u n e fe r m iè r e , d ’a lle r ch a q u e ;
s e m a in e au m a r ch é le p lu s p r o ch e .
M a r ce lle , é léga n t e , e s cla ve d e s m o d e s les p lu s
r é ce n t e s , le visa ge légè r e m e n t p o u d r é , le s m a in s
lo n gu e s , b la n ch e s et fin e s, a u x o n gle s s o ign e u s e - i
m en t p o lis , e s p ér a it le m a r ia ge q u i la jet t er ait d a n s
le t ou r b illo n d e P a r is .
Re ce vo ir , a lle r en vis it e s , co u r ir le s m a ga s in s , le s i
co u t u r iè r e s , les m o d is t e s , d o n n e r d e s t h é s d e cin q
h e u r e s , d e s d în e r s où b r ille r a it la fin e fle u r d e s p e r
s o n n a lit é s d u m om e n t , tel é t a it son id éa l.
La d ive r s it é d e le u r s goû t s n 'e m p ê ch a it p a s le s
je u n es filles d e s ’a im e r t e n d r e m e n t . M m e d u Be lla y
n ’e n co u r a ge a it p as p lu s le s go û t s d e M a r ce lle q u e
ce u x d e sa s œ u r . Elle le u r r e p r o ch a it é ga le m e n t d e r
m a n q u e r d ’é q u ilib r e , s a n s p o u r t a n t d é s e s p é r e r d e i
l’a ven ir . Se s filles n ’a va ie n t p a s vin gt a n s . To u t s’a r - j
r a n ge r a it .
Ce p e n d a n t , M m e s d u Be lla y et Le P r ib o r a n ;
s ’ét aien t a s s is e s d a n s le p et it s a lo n , où la fa m ille s e :
t en ait d ’o r d in a ir e , t a n d is q u ’An n e et M a r ce lle
�L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
65
e n t r a în a ie n t Cla u d e à l’ét a ge s u p é r ie u r , d a n s le u r
ch a m b r e co m m u n e , u n e p iè ce va st e , m e u b lé e s é vè r e
m en t , s a n s t a p is n i t e n t u r e s , s e lo n le s p r e s cr ip t io n s
d e l’h ygiè n e m o d e r n e .
— E n lève t on ch a p e a u , m a ch é r ie , m et s- t oi à t on
aise. Tu va s r e s t e r ici p lu s ie u r s jo u r s, n ’e st -ce p a s ?
E lle s s e r é cr iè r e n t lo r s q u e Cla u d e a n n o n ça q u ’elle
ne p a s s e r a it à R o u e n q u ’u n e jo u r n é e .
— Ga s t o n s e r a t r è s co n t r a r ié , dit An n e ; il t’a im e
b e a u co u p .
Elles b a b illè r e n t , t a n d is q u e , d eva n t le la va b o ,
Cla u d e lis s a it s e s ch e ve u x é b ou r iffés .
— On n e s e voit p lu s ! r e p r o ch a it M a r ce lle ... E n ce
m om e n t , n o u s co m p r e n o n s ce la , à la r igu e u r ... m a is
l’h ive r ?... q u e n e ve n e z-vou s vo u s in s t a lle r à
R o u e n ? . .. ce ser ait si a m u s a n t I
Ta n d is q u ’e lles b a va r d a ie n t a in s i, d e b r ic et de
b r o c, les m è r e s s’e n t r e t e n a ie n t gr a ve m e n t .
— J ’ai t r o u vé Cla u d e t r ès en b e a u t é , m a is p lu s
s ér ie u s e , u n p e u t r o p s é r ie u s e p o u r son â ge ...
vo yo n s ... e lle vien t d ’a vo ir vin gt a n s , si je n e m e
tr om p e?
—■ C ’e st cela .
— L ’à ge d e M a r ce lle . .. E lle s’e n n u ie p e u t -ê t r e à
R a u ze r a y ?
— P a s q u e je s a ch e .
— Il n ’y a u r a it r ien d ’é t o n n a n t ... Le d é co r e s t u n
p e u s évè r e p o u r u n e jeu n e fille... Vo u s d evr ie z
sor t ir ... vo ya ge r . .. Ce n ’est , s a n s d o u t e , p a s à Bu ch y
q u e tu t r o u ve r a s u n m a r i p o u r ce t t e ch è r e p e t i t e ?
A ce t t e q u e s t io n in s id ie u s e , M m e Le P r ib o r a n
co m p r it q u e s a co u s i n e ava it u n e a r r iè r e - p e n s é e ; q u e
P eu t - êt r e, a u s s i, elle a vait s o n gé à u n e u n io n p o s
s ib le en t r e son fils et Cla u d e .
— N o n , ce r t e s ! a p p r ou va - t - e lle . J e t ’a vo u e r a i q u e ,
lu s q u ’à p r é s e n t , l’id é e d e m a r ie r Cla u d e n e m ’ét ait
p a s s é r ie u s e m e n t ve n u e .
— E vid e m m e n t , il n ’y a r ien d e p e r d u . T o u t e
fois... ce la d é p e n d ...
— D e s o cca s io n s ?
—■ C ’est b ie n ce q u e je vo u la is d ir e ... Ain s i tu n ’as
p e r s o n n e en vu e ?
— P e r s o n n e .. . Et G a s t o n ?
— Rie n d e n e u f d e ce cô t é . N o u s lui a von s ce p e n
d an t p r é s e n t é d e b e a u x p a r t is.
— Il n e veu t p a s s e m a r ie r ?
— C ’e st - à- d ir e — d u m o in s , j’ai ce t t e id é e — q u ’il
a son siège fait.
— E h b ie n .. . q u ’a t t en d - il ?
— L ’o cca s io n d e se r é vé le r ... la ce r t it u d e d ’êt r e
b ie n a ccu e illi. Il est u n p e u fier ... Il n e vo u d r a it p a s
co u r ir à un é ch e c.
1 3 9 -m
�bb
L E SE CR E T DE L A F O R E T
— J e co m p r e n d s cela.
Il y eu t un m o m e n t d e s ile n ce . Ce s d a m e s se
co n s id é r a ie n t a ve c le d ésir , in t im e d e vo ir l’a u t r e
lâ ch e r en fin son s ecr e t .
Vo ya n t q u e M m e Le P r ib o r a n n e s’a va n ça it p a s ,
et q u e , vr a is e m b la b le m e n t , elle n e d ir a it r ie n ,
M m e d u Be lla y s e d é cid a à p a r ler .
— Q u a n d Ga s t o n s o n ge r a it à Cla u d e ...
— Tu c r o is ?
— Da m e ... il n e m ’a p a s fait d e co n fid e n ce ...
m a is , n o u s a u t r e s fe m m e s , n o u s a vo n s ce r t a in e s
p e r s p ica cit é s .. . Br e fl s i ce la é t a it ... q u ’e n p e n s e r a is - t u ?
— A b r û le - p o u r p o in t , ce t t e q u e s t i o n m ’e m b a r
r a s s e u n p e u , m en t it M m e L e P r ib o r a n .. .
— En fin , elle n e t e t r o u ve p a s , « à p r ior i », r é fr a ct air e ?
— P a s d u t o u t , Ga s t o n e s t u n ê t r e ch a r m a n t , et
q u e j’e s t im e p r o fo n d é m e n t ; il m e p la ît b e a u co u p .. .
m a is ce ci r e ga r d e Cla u d e . J e m e s u is ju r é d e n e
p e s e r su r son e s p r it q u e t ou t ju s t e p o u r l’e m p ê ch e r
d e fair e u n e s o t t is e ... ou d e co n t r a ct e r u n e u n io n
d é s h o n o r a n t e ... Or , ce n ’es t p a s le ca s .
— J e s u is r avie d e te t r o u ve r en d ’a u s s i fa vo r a b le s
d is p o s it i o n s .. . P u is - je co m p t e r s u r t oi p o u r t o u ch e r
u n m ot d e ce va gu e p r o je t à n ot r e ch è r e p e t it e ?
I ci, M m e Le P r ib o r a n s e r é cu s a :
— N e s er a it - ce p a s u n p e u p r é m a t u r é ?
— P o u r q u o i?
— D ’a b o r d , p a r ce q u e , en effet , je n e la cr o is p a s ,
a ct u e lle m e n t , s u s ce p t i b le d ’y p r ê t e r t ou t e l’a t t e n t ion
q u ’il m é r it e. Cla u d e m ’a s o u ve n t r é p é t é q u ’e lle
vou la it d é co u vr ir e lle - m ê m e s o n fia n cé , q u e r ie n ne
lui s e m b la it m o in s d é s ir a b le q u ’u n e u n io n p r é p a r é e
d e lo n gu e m a in p a r d e s p a r e n t s q u i o u b lie n t s e u le
m en t d e co n s u lt e r le cœ u r d e l’in t é r e s s é e . P a r a d o xe ,
s a n s d o u t e ... m a is ét at d ’e s p r it d o n t il fa u t , n é a n
m oin s , t e n ir co m p t e . Cla u d e — je n e t ’a p p r e n d r a i
r ien — est u n e n a t u r e r ich e d e q u a lit é s , u n e â m e for
t em en t t r em p é e , m a is un ca r a ct è r e a s s e z in d é p e n d a n t .
— Ce n ’es t p a s m oi q u i le lu i r e p r o ch e r a i. Qu e
fa u d r a it -il fa ir e s elo n toi ?
— M u lt ip lie r , t ou t d ’a b o r d , le s o cc a s io n s d e
m et t r e ce s je u n e s ge n s en p r é s e n ce .
— Eh b ie n , ve n e z p a s s e r q u e lq u e s jo u r s ici.
— N o n , d it M m e L e P r ib o r a n . .. Se r a it - ce co n ve
n a b le ?
— Oh 1... en t r e co u s in s 1....
E lle s r é fléch ir e n t u n m o m e n t , p u is , s o u d a in ,
M m e d u Be lla y p r o p o s a :
— P o u r q u o i n e vie n d r ie z- vo u s p a s à D ie p p e ?
N o u s a llo n s n o u s v in s t a lle r t o u s d a n s q u e lq u e s jo u r s ..
�L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
67
— Vo u s a vez lo u é u n e villa ?
— R u e Agu a d o , à d e u x p a s d e la m er .
— N o u s n e t r o u ve r o n s p lu s où n o u s lo ge r à cet t e
ép oqu e.
— Oh !... il y a d e la p la ce e n co r e d a n s les h ô t e ls .
— Eh b ie n ... c’e s t e n t e n d u , a cq u ie s ça M m e Le
P r ib o r a n ; n o u s n o u s r e t r o u ve r o n s là - b a s . N o s je u n e s
gen s a u r o n t le t e m p s d e s’o b s e r ve r .
— E t a u s s i d e s e p la ir e — e s p é r o n s - le 1
— J e n ’ai p a s d ’a u t r e d é sir .
A ce m o m e n t , le s je u n e s filles fir en t ir r u p t ion .
— N o u s d is io n s d o n c ? fit la d a m e d e R a u ze r a y.
E t e lle s p a r lè r e n t d e t o u t a u t r e ch o s e .
On se s o u vien t q u e , s u r le s in s t a n ce s d e son p è r e ,
su r le s co n s e ils m ê m e s d e M . Bo m b e lle s , An d r é
Ca za r e l a va it r e n o n cé à a lle r d e m a n d e r à M m e Le
P r ib o r a n d e s e xp lica t io n s q u ’il ju ge ait in d is p e n
s a b le s .
Qu a n d il e u t b ie n p le u r é , il o u b lia sa r a n cœ u r ,
P ou r n e p lu s r e t e n ir q u e la d o u lo u r e u s e r é a lit é :
Cla u d e lu i é ch a p p a it , Cla u d e s ’in clin a it d eva n t le
ve r d ict d e s a m è r e. Le b o n h e u r , q u i s ’é t ait offer t un
m om en t , s e r e'culait à ja m a is, n e lui la is s a n t q u ’a m e r
t u m e et d é s illu s io n .
Il p a s s a la n u it d a n s u n e a git a t ion e xt r ê m e . Il
co m p r it , à s a s o u ffr a n ce , co m b ie n d éjà Cla u d e t en a it
de p la ce d a n s sa vie , co m b ie n lo n gu e et p é n ib le
ser ait la gu é r is o n .
Et ce p e n d a n t , r é s o lu à t o u t fair e p o u r la h â t er , il
d é cid a d e p a r t ir s a n s r e t a r d .
O ù ? . . . il n ’en sa vait r ie n e n co r e .
M a is q u ’im p o r t a it ! p o u r vu q u ’il n ’eût p lu s , s a n s
ce s s e , s o u s le s ye u x, le fr ais d é co r d o n t s ’ét ait
h a billé son r êve , p o u r vu q u ’il n e lui fût p a s p o s s ib le
d e ch e r ch e r à r e vo ir ce lle d o n t la m a in s ’é t ait a b a n
d o n n é e , un in s t a n t , d a n s sa m a in fr ém is s a n t e .
,11 avait cr u en l’é lo q u e n ce d e ce t t e p r e s s io n , en la
s in cé r it é d e ce r e ga r d lim p id e . ..
To u t n’ét ait q u e m e n s o n ge et d é r is io n .
Il p a r t ir a it !
...Il s ’e n a lla d o n c.
»
* *
M a in t e n a n t , d a n s le t r ain q u i l’e m p o r t a it ve r s
la Ba s s e - N o r m a n d ie , An d r é Ca za r e l, t r is t e m e n t ,
é vo q u a it les é t a p e s d e ce t t e id ylle b r u s q u e m e n t d é
n o u ée : le u r p r e m iè r e r e n co n t r e s u r la r ou t e d e
F o r ge s .. . l’e m b a r r a s d e Cla u d e d eva n t son p n e u d é
go n flé.,. le s o u r ir e a im a b le d o n t elle ava it p a yé le
s e co u r s in e s p é r é .. . p u is la cla ir iè r e d u d o i s d e
�(>S
L E SE CR E T D E L A F O R Ê T
l’E p in e
le u r é t o n n e m e n t d e s e r e t r o u ve r fa ce à
fa ce
le u r e m b a r r a s ... s o n é m o t i o n . .. Dé jà , à ce
m om e n t - là , il l’a im a it ... p u is le u r t r o is iè m e e n t r e vu e ...
le ch e va lie r d e Br e s le s .. . Lu cie n n e e m p r e s s é e ...
Cla u d e a r r iva n t , r o s e , d é licie u s e d e s im p licit é . « O h l
n a r d o n , je vo u s d é r a n ge 1... » Il a va it s u r p r is le re
ga r d d e ce t t e je u n e fille a t t a ch é s u r lu i... I l l’in t é r es
sa it d o n c u n p e u ?...
.
F o u q u i s’é t ait le u r r é d e ce t e s p o ir !
E n f i n
ce t t e p r o m e n a d e a u Be l.. . le u r p â le u r , leu r
t r o u b le , q u a n d ils s ’é t a ie n t s e n t is si p r è s l’u n de
l’a u t r e , d a n s la fo n d r iè r e q u e d is s im u la it à t o u s les
r en a r d s u n r id e a u d a r b r is s e a u x fr is s o n n a n t s ...
M e n s o n ge e n co r e , ce t a cco r d s ile n cie u x.
Et p o u r t a n t ... s u r le q u a i d e la ga r e , il avait cr u
lir e q u e lq u e ch o s e d e p a r e il a u fo n d d e s gr a n d s ye u x
t r is t es d e M lle Le P r ib o r a n .
I llu s io n d é ce va n t e e n co r e , s a n s d o u t e ?...
N o n , d é cid é m e n t , il n e p e n s e r a it p lu s à cet t e jeu n e
fille. Ah !... p o u r q u o i le d e s t in le s avait-il r a p p r o.
ch é s u n jo u r ?...
. . . . . .
I ls s’ign o r a ie n t a lo r s ... ils é t a ie n t h e u r e u x . .. ie
p r in t e m p s ch a n t a it en le u r c œ u r t r a n q u ille ... j| s
go û t a ie n t le ch a r m e p r e n a n t d e s cr é p u s cu le s , la
b e a u t é s e r e in e d e s s o ir s , p u is ils s ’e n d o r m a ie n t , p a is ib le s , et le u r s r ê ve s é t a ie n t d e ca n d e u r .
Q u e n ’ét a ie n t -ils d e m e u r é s d e s é t r a n ge r s ?
An d r é s o n ge a it , à p r é s e n t , à la d o u le u r d e son
p i r e , in n o ce n t e vict im e d e ce t a m o u r co n t r a r ié , à sa
s o lit u d e , à s e s in q u ié t u d e s . .. Il se r e p r o ch a it de
l’a vo ir q u it t é , d e n ’a vo ir p a s s u m o n t r e r , à l’a d ver
s it é, u n vis a ge d e lu m iè r e I
Re s t e r a it - il t o u jo u r s ce fa ib le a d o le s ce n t , d on t le
r êve avait fa u s s é le r e s s o r t d ’é n e r gie ? N ’au r aii-ii
ja m a is a s s e z d e fe r m et é d ’â m e p o u r t e n ir t êt e à
l’o r a ge ?
Ah ! s o n p è r e le co n n a is s a it b ie n , p u is q u ’il n’avait
r ien t e n t é p o u r le r e t en ir ...
Mo r t ifié , An d r é Ca za r e l r e ga r d a it d é filcr le p a ys a ge .
Il a r r iva , e n ga r e d ’Ar gc n t a n , ve r s la fin d e l’a p r è s m id i. Un e s im p le ch a r r e t t e n o r m a n d e , n on b â ch é e
l’a t t en d a it à la ga r e. P r è s d u ch e va l, u n g r o s p e r
ch e r o n lu is a n t , u n p a ys a n s e t e n a it , p la cid e . An d r é
le r e co n n u t t o u t d e s u it e .
— Bo n jo u r , m on ch e r Bo u t i gn y.. . ç a va ?
— P a s m a !, m o n s i e u r Ca za r e l.. . et vo u s ?
— Da n s la m o ye n n e .
— C ’e st ge n t il d e ve n ir fa ir e u n t o u r a u p a ys . Vo u s
t r o u ve r e z e n co r e d e s a m is , là - b a s , vo u s sa ve z I On n e
vo u s a p a s o u b lié à M a r ce i.
�LE
SE CR E T
DE
LA
FORÊT
69
I ls s e s e r r è r e n t la m a in a ve c e fiu sio n ; p u is An d r é ,
s’a id a n t d u h a u t m a r ch e p ie d , e s ca la d a l’a va n t d e la
vo it u r e , s ’in s t a lla s u r le b a n c q u e r e co u vr a it u n e
p e a u d e m o u t o n d éjà for t u s a gé e .
— Vo u le z- vo u s u n b o u t d e co u ve r t u r e s u r les
ja m b e s , m o n s ie u r Ca za r e l ?
— N o n , m e r ci... ie n ’ai p a s fr oid .
Le fou e t cla q u a d a n s l’a ir s e c, et le vé h icu le s ’en
ga ge a s u r la r o u t e d e Sé e s .
An d r é é p r o u va it u n e s o r t e d ’a p a is e m e n t à se
r e t r o u ve r d a n s ce p a ys , où le r a t t a ch a ie n t t a n t d e
p r é cie u x s o u ve n ir s d ’e n fa n ce .
M a r ce l I C ’ét ait là q u ’a u t r e fo is h a b it a ie n t s es
gr a n d s - p a r e n t s , là q u ’il ven a it , c h a q u e a n n é e , p a s s e r
s e s m o is d e va ca n ce s , là q u ’il ava it co n n u l’ivr e ss e
d e s gr a n d s e s p a ce s , d e la lib e r t é ... Dé jà m éd it a t if,
il s ’é t ait e n fo n cé au c œ u r d e la fo r ê t ; il a va it é co u t é
ch a n t e r le s r u is s e a u x au fon d d e s ch e m in s cr e u x,
ciu’il fallait t r a ve r s e r s u r la p o in t e d e s p i e d s , en s ’a i
d a n t d e gr o s s e s p ie r r e s , p o u r n e p o in t s ’e n lis er .
Là , s a n s d o u t e , à la fa veu r d e n o s t a lgiq u e s é vo c a
t io n s , il r e t r o u ve r a it sa s é r é n it é.
Ap r è s a vo ir fr a n ch i la lign e d u ch e m in d e fer , le
vé h icu le t r a ver s a M a u va is ville , cô t o ya la vie ille ch a
p elle d e Sa in t - M a r t in - d e s - Ch a m p s , la is sa Sa in t - Lo ye r
à ga u ch e , Vr ig n y à d r o it e , lo n ge a Co r d a y, p u is , à la
m a is o n d e la P u ce , q u it t a la r o u t e n a t io n a le p o u r le
ch e m in vicin a l.
Le fils Bo u t ign y, t a cit u r n e , ava it p e u p a r lé ; An d r é ,
t ou t à s e s p e n s é e s , s ’ét ail co m p lu d a n s le s ile n ce
gr a ve d e s ch a m p s .
Il n ’é t ait p a s ven u « au p a ys » d e p u is la m or t d e sa
gr a n d ’m è r e et le r et r ou va it tel q u ’il l’a va it a im é : s im
p le , p a t r ia r ca l. L e gr a n d ca lva ir e ét ait t o u jo u r s d e
b o u t . Il le s a lu a d ’u n ge s t e où il e n t r a it s u r t ou t la
p ié lé d e s s o u ve n ir s .
A ce t t e h e u r e , l’im a ge d e Cla u d e ét ait loin d e lui.
Il avait u n e â m e n e u ve — son â m e d ’e n fa n t . Se u l, il
s e lut la is s é a lle r à ve r s e r d e s la r m e s d ’a t t e n d r is
sem en t.
La m a is o n d e s p a r e n t s ét ait là, gr is e s o u s la p o u s
s iè r e d e s a n s . Le s e s p a lie r s , n o u e u x, n e s e m b la ie n t
p a s a vo ir vie illi ; s e u ls , les o cc u p a n t s a va ien t ch a n gé .
Le c œ u r d e l’a r t is t e s e s e r r a u n p e u p lu s . Il r evit p a r
la p e n s é e s o n gr a n d - p è r e , u n vie illa r d d e h a u t e
t a ille, au vis a ge m a igr e , e n ca d r é d e fa vor is gr is , h a le
tan t t o u jo u r s u n p e u ; s a gr a n d ’m èr e, u n e p et it e
b o n n e fe m m e a u x ye u x b le u t u r q u o is e ,a u r ega r d d ’en
fa n t , au t ein t h à lé p a r le soleil d e s m id is , a lla n t et
ve n a n t d a n s la co u r , p lié e en d e u x, co m m e p o u r
é co u t e r les co n fid e n ce s d e la t e r r e ... Ge n s s im p le s ,
p a ys a n s a u s s i, q u i n ’a va ien t ja m a is co n s e n t i à q u it
�rjo
LE
SE CR E T
DE
LA
FORET
t e r ce co in p e r d u , a u fo n d d u va llo n , où ils a va ien t
c o n n u les s a in e s é m o t io n s d ’u n e e xis t e n ce b ie n
r e m p lie .
An d r é a u r a it d o n n é b e a u co u p p o u r r e p r e n d r e
ce t t e vie ille m a is o n , d o n t le s r u in e s a va ien t ga r d é
l’é ch o d e s vo ix ch è r e s .. . Il l’a u r a it m e u b lé e s im p le
m en t , s ’effor çan t d e r e s p e ct e r l’a r r a n ge m e n t d ’a u t r e
fois, afin d e m ie u x r e s s u s cit e r le p a s s é .
Il h a ïs sa it p r e s q u e , s a n s les co n n a ît r e , les é t r a n
ge r s q u i l’h a b it a ie n t à p r é s e n t — co m m e s ’ils lui
e u s s e n t a r r a ch é u n la m b e a u d e son cœ u r .
La ch a r r e t t e s’a r r ê t a d e va n t la vie ille é glis e q u ’e n
t ou r a it u n cim e t iè r e s u r é le vé , a u q u e l on a ccé d a it
p a r u n e s ca lie r d e s ix m a r c h e s d e gr a n it . Là , d o r
m a ie n t le s p a u vr e s vie u x.
Ce p e n d a n t , le fils Bo u t ign y, a ya n t sa u t é à t er r e,
ou vr a it la b a r r iè r e à d e u x b a t t a n t s et , t ir a n t le ch eval
p a r la b r id e , le co n d u is a it ju s q u ’à la p o r t e d e la
m a is o n d e fer m e . Su r le s e u il ve n a it d ’a p p a r a lt r e ,
un t o r ch o n à la m a in , la m a m a n Bo u t ign y.
Ce t t e fer m e , q u ’on a p p e la it e n co r e d a n s le p a ys la
« Ba r o n n ie », ava it ga r d é u n ce r t a in a ir d e m a je st é
a ve c sa t o u r ca r r é e , a u x fe n ê t r e s e n ca d r é e s d e
p ie r r e s s cu lp t é e s .
Au ce n t r e d e la co u r , u n p ige o n n ie r d e va s t e s
p r o p o r t io n s t o m b a it en r u in e s . De r r iè r e la m a is o n
s’é t e n d a it , ju s q u ’a u x ve r t es p r a ir ie s , u n é t a n g p o is
s o n n e u x, s u r le b o r d d u q u e l r et e n t is s a it , t ou t le
jou r , le b a t t o ir d e s la va n d iè r e s m oin s b r u ya n t p o u r
t an t q u e le u r ja ct a n ce .
La fe r m iè r e , co m m e a u t r e fo is , avait e m b r a s s é
An d r é Ca za r e l.
— Q u e vo u s vo ilà , à p r é s e n t , b e a u ga r ço n I un
p e u p â lot t ou t d e m ê m e ... Q u e lle b o n n e id ée
d ’ê t r e ve n u ch e r ch e r d e s co u le u r s à M a r ce il.. .
Alo r s . .. ça vo u s a p r is t ou t d ’un c o u p ?
Il r ou git u n p e u :
— J e n’ai n as cr a in t d e vo u s d é r a n ge r ...
— N o u s d é r a n ge r ? .. . a h ! b ie n o u i!.. . co m m e si
n o u s n o u s gê n io n s a ve c v p u s l... Vo u s s a ve z b ien
q u e vo u s ê t e s co m m e ch e z vo u s .. . Vo u s ir e z et vien
d r e z à vo t r e gu is e , et » lia cu n ici co n t in u e r a à va q u e r
à s a b e s o p n e ... D ’a ille u r s ... vo u s sa ve z b ie n ...
Il s o u r it , h e u r e u x d e ce t t e co r d ia lit é q u i n ’ét ait
p a s d e co m m a n d e .
D e p u is la m or t d e s e s gr a n d s - p a r e n t s , An d r é ét a it
r e ve n u t r ois a n n é e s , co n s é cu t ive m e n t , à la « Ba r o n
n ie », d u r a n t le s m o is d ’a o û t et d e s e p t e m b r e .. . Il
a vait p r o m is d ’o b s e r ve r fid è lem e n t ce r it e, p u is , la
vie l’a ya n t r e p r is , il o u b lia it ce t t e p r o m e s s e , p o u r
co u r ir les la n d e s et le s gr è ve s b r e t o n n e s , d on t la
r u d e s s e ' n ’ét ait p a s s a n s le ch a r m e r .
�L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
71
Ii s 'a ccu s a it :
— On n e fait p a s t o u jo u r s ce q u ’on ve u t , m a m a n
Bo u t i gn y.. .
— Sa n s d o u t e I L ’im p o r t a n t e s t q u e vo u s vo ilà ...
p o u r lo n gt e m p s , j’e s p è r e ?
— Oh I ce r t e s !
Lé o n , le fils, a va it d é p o s é le s a c d u vo ya ge u r su r
la gr a n d e t a b le en b o is d e m e r is ie r .
— Vo u le z- vo u s q u e je vo u s c o n d u is e à vo t r e ch a m
b r e ... t o u jo u r s la m ê m e ... C ’est co m m e si vo u s l’a viez
q u it t é e h ie r l
— E n ce ca s , n e vo u s d é r a n ge z p a s .. . J e co n n a is
lé ch e m in .
— S o i t !. . . m a is fa it e s b ie n a t t e n t io n a u x m a r
ch e s .. . e lle s s on t d e p lu s en p lu s ve r m o u lu e s . So u s
p r é t e xt e q u e la m a is o n s ’en va, le p r o p r ié t a ir e n e
veu t fair e a u cu n s fr a is. Vo u s n ’ê t e s p a s ve n u ici p o u r
vo u s ca s s e r la ja m b e !
— Da m e , j’e s p è r e !
Il s ’é la n ça d a n s l’e s ca lie r , t a n d is q u e M m e Bo u t i gn y r e t ou r n a it à s e s ca s s e r o le s , ca r , p o u r l’a r r ivé e
d ’An d r é , elle a va it p r é p a r é u n p o u le t a u b la n c et
d u la r d a u x p o m m e s d e t e r r e.
Le je u n e h o m m e , r et ir é d a n s ce t t e ch a m b r e q u ’il
r e t r ou va it , en effet , t elle q u ’il l’a vait la is s é e d e u x a n s
a u p a r a va n t , r e s se n t it u n im m e n s e b ie n - ê t r e .
L e s m u r s , b la n ch is à la ch a u x, é t a ie n t d é co r é s d e
gr a vu r e s n a ïve s. Un b é n it ie r a n cie n , e n t e r r e ém a illée, s u r p lo m b a it le lit , d on t le s d r a p s , d ’u n e b la n
ch e u r é cla t a n t e , fle u r a ie n t l’ir is et la la va n d e.
An d r é s’a s s it p r è s d e la fen ê t r e , e n jo livé e d e gé r a
n iu m s . D e s h ir o n d e lle s a va ien t b â t i le u r n id d a n s
le cin t r e . L ’u n e d ’e lle s a lla it et ve n a it s a n s c e s s e , se
p o s a it s u r l’o r ifice , d is t r ib u a it la p â t u r e à t r o is p e t it s
b e c s lar gem en t o u ver t s.
Le jeu n e h o m m e p r it p la is ir à s u ivr e , d a n s le ciel,
les ca p r icie u s e s a r a b e s q u e s q u e d é cr iva it le gr a cie u x
vo la t ile .
Un e gr a n d e p a ix d e s ce n d a it en lu i. II s ’a p p la u d is
s a it d ’ê t r e ve n u ch e r ch e r là d e s a lu t a ir e s é m o t io n s
et n e d ou t a it p lu s d ’en r e ve n ir gu ér i.
XI I
E vo c a t i o n .
An d r é p a s s a le s p r e m ie r s jo u r s d e s o n sé| Our à
M a r ce i d a n s u n o u b li p r e s q u e t ot al d e sa d o u le u r
a s s o u p ie . Il s’e n a lla, d e fer m e en fe r m e, d e m a is o n
en m a is o n , ch e z d e s a m is , u n p e u o u b lié s , q u i se
m o n t r è r e n t e n ch a n t é s d e le r e vo ir . Il d u t vicier q u e l-
�7a
LE SE CR E T DE L A F O R E T
n u e s p ich e t s d e cid r e , go û t e r à d e vie ille s ea u x-d evie où s e r é vé la it l’o d e u r d e la p o m m e et l’a m e d u
t e r r o ir . P u is , s e s vis it e s t e r m in é e s , il s ’en alla,
co m m e a u t r e fo is , p a r ch a m p s et la n d e s , p a r m o n t s
et b o is , cu eilla n t s u r son p a s s a ge les fleu r s d u
s o u ve n ir .
Il m a r ch a d es h e u r e s e n t iè r e s , s a n s r e n co n t r e r
â m e q u i vive, s ’a s s it en d e s o a s is d e ve r d u r e , r e ga r
d a n t co u le r d e s s o u r ce s à s e s p ie d s , é co u la n t clian ter les h ôt es d e s h a llie r s. Il s ’é ga r a d a n s le s m a r a is
d e s N o é s , se p e r d it d a n s d e s p r é s . La s o lit u d e ,
p r o p ice au r éve, n e t a r d a p a s à le r a m e n e r à d e s
p r é o ccu p a t io n s q u ’il cr o ya it , p u é r ile m e n t , avoir
é ca r t é e s d e son e s p r it .
L ’im age d e Cla u d e fut la co m p a gn e d e s e s r a n d o n
n é es . D é s o r m a is , p a s à p a s , elle s u ivit An d r é , d u
b o is M a h e u à M o r t r é e , d e la H a ye à M o n t m e r r e i, d e
Co r d a y à Sa in t - Ch r is t o p h e , p a r t o u t où il lui p lu t d e
p r o m e n e r s a r e d o u t a b le o isive t é.
D i s lo r s , il s e sen t it t r ès m a lh e u r e u x. So n cœ u r ,
s evr é d e t e n d r e s s e , lu i p a r u t s i lo u r d à p o r t e r q u ’il
se d e m a n d a , u n m om e n t , s ’il n e va u d r a it p a s m ie u x
r ep a r t ir , s ’en a lle r p lu s lo in , t o u jo u r s p lu s lo in ...
Il e s s a ya p o u r t a n t d e lu t t e r , d e s’é t o u r d ir . Il
a cco m p a gn a le s Bo u t i gn y a u x ch a m p s , p r it u n e
fo u r ch e , "un r â t e a u , t r ou va q u e lq u e d ét e n t e d a n s le s
jo ies d e la fe n a is o n , p u is , la s p h ys iq u e m e n t , u n p e u
gê n é d e l’in t ér êt q u ’il s u s cit a it , d e s p la is a n t e r ie s
in n o ce n t e s d e s e s a m is , il r e n o n ça à ce t t e vo ca t io n
t a r d ive p o u r r e p r e n d r e le co u r s d e s e s e xp é d it io n s .
Ain s i n e fit q u e gr a n d ir s a m o r b id e a n xié t é .
Un m a t in q u ’il s ’ét ait le vé p lu s s o m b r e e n co r e
q u e d e co u t u m e , n e s a ch a n t q u e / a ir e, il p a r t it à la
r e n co n t r e d u fa ct e u r , afin d ’a vo ir , un p e u p lu s t ôt ,
s o n co u r r ie r .
Il co r r e s p o n d a it r é gu liè r e m e n t , t o u s les d e u x
jo u r s , a ve c son p è r e . Le ju ge l’e n t r et e n a it d e t ou t ét
d e r ie n , s a n s fair e a u cu n e a llu s io n a u x r a is o n s q u i
a va ien t m ot ivé cet exil. Ré s e r ve n é ce s s a ir e , s a n s
d ou t e . P o u r t a n t , cet a m o u r e u x é p e r d u a u r a it s o u
h a it é q u ’il lu i vint un é ch o d e R a u ze r a y. Il eû t t r ou vé
d o u ce m e n t a m e r le m ot s u r le q u e l son cœ u r a t t e n t if
e û t p u se p e n ch e r . Il a u r a it é p r o u vé , cr o ya it - il, d u
s o u la ge m e n t à p a r le r d ’e lle ...
M a is M. R o ge r Ca za r e l s e ga r d a it b ie n d ’é cr ir e le
n om d e Cla u d e .
An d r é lu i an vo u la it u n p e u d e ce t t e r é s e r ve
ca lcu lé e .
Or , q u e l n e fut p a s , ce jou r -là, (’é t o n n e m e n t d u
je u n e h o m m e d ’a p e r ce vo ir , s e d é t a ch a n t au co u r a n t
d e s lign e s , à la p r e m iè r e p a ge d ’u n e let t r e o u ve r t e à
la h â t e, le n om d e s Le P r ib o r a n .
�LE
SE CR E T
DE
LA
FORÊT
73
Il r e m e r cia le fa ct e u r , q u i ve n a it d e lu i r em et t r e
la m is s ive , et ga gn a r a p id e m e u t u n p et it ch e m in de
t r a ve r s e , où il lu i s e r a it lo is ib le , a s s is à l’o m b r e d es
gr a n d s ch ê n e s , d e lir e ce t t e lo n gu e m is s ive s a n s
cr a in t e d ’ê t r e d é r a n gé .
E n t r e a u t r e s c h o s e s , a s s e z in d iffé r e n t e s à n ot r e
h é r o s , vo ici ce q u e d is a it M . le ju ge C a z a r d :
« J ’ai r e n co n t r é h ie r n ot r e a m i, le ch e va lie r d e
Br e s le s . Il m ’a d o n n é d e s n o u ve lle s d e s d a m e s Le
P r ib o r a n .
« T ’ai-je d it q u ’e lle s o n t q u it t é R a u ze r a y p o u r u n e
d e s t in a t io n in co n n u e ?
« E t vo ici ce q u e j’ai a p p r is :
« P a r d o n n e - m o i, tout d ’a b o r d , si ce t t e in fo r m a
t ion t e ca u s e q u e lq u e d é p it . .. J ’ai p e n s é q u e m ie u x
valait n e p oin t t e le ca ch e r . E lle co r r o b o r e b ie n ,
d ’a ille u r s , ce q u e je t ’a va is la is s é p r é vo ir t o u ch a n t
M a d e m o is e lle Le P r ib o r a n , s a vo ir : q u e tu a va is
gr a n d e m e n t t or t d e t e fair e d e s illu s io n s s u r la
p r o fo n d e u r d e s s e n t im e n t s q u e tu lu i s u p p o s a is .. .
« Il y a u r a it , p a r a it - il, u n p r ojet d e m a r ia ge ...
« Ave c q u i? . . . Le ch e va lie r le sa it p e u t - ê t r e , m a is ,
Com m e, en s o m m e , il n e s ’a git e n co r e q u e d ’un
p r o je t , il s ’e s t ga r d é d e p r o n o n ce r a u cu n n om .
« E n t ou t ca s , il est ce r t a in q u e le d é p a r t d e s
d a m e s d e R a u ze r a y e s t en r e la t io n é t r o it e a ve c ce
d essein .
« J ’a im e à cr o ir e q u e t u a ccu e ille r a s ce t t e n ou ve lle
p h ilo s o p h iq u e m e n t .
« D ’a ille u r s , p o u r q u o i s e la m e n t e r ? N ’e s t -ce p oin t
l’a b o u t i s s e m e n t fat al d u cé lib a t p o u r u n e jeu n e p e r
s o n n e a gr é a b le , ce r t e s , et for t b ie n d o t é e .
« Il n e te r e s t e p lu s q u ’à l’im it er , à la d e va n ce r
s ’il se p e u t ...
« Et j’ai d a n s l’id é e q u ’il n e t ien t q u ’à t oi...
♦ J ’ai r e n co n t r é a u s s i Lu cie n n e d e Br e s le s . Elle
est b ie n t r is t e d e p u is t on d é p a r t , a u q u e l e lle n ’a
r ien co m p r is .
« J e m e s u is e ffo r cé d e lui d o n n e r le ch a n ge .
« E lle est ch a r m a n t e , et je p u is t ’a s s u r e r q u e son
c œ û r est e xce lle n t .
« An d r é l. . . tu t ie n s le b o n h e u r à p o r t é e d e ta
m a in , le la is s e r a s - t u fu ir ? ...
« Ali !... si j’é t a is à ta p la ce , je s a is b ie n ce q u e je
fe r a is !.. .
« M o n e n fa n t !.. . t o n p è r e s ’e n n u ie .. . N ’a u r a is- t u
q u e çe t t e co n s id é r a t i o n ...
« Allo n s !. . . u n b o n m o u ve m e n t ! J a m a is les Bo r
d e r e a u x n ’o n t ét é p lu s jo lis . J ’en a p p e lle à l’a r t ist e.
« J e t ’e m b r a s s e .
« To n p è r e d é vo u é ,
« R. C a z a r e l . »
�L E SE CR E T DE L A F O R E T
P â le , An d r à frois s a la le ttre pate rne lle .
Ain s i d o n c, c’é t ait vr ai, Cla u d e d éjà l’o u b lia it V
A h l elle n ’avait p a s m is lo n gt e m p s à s e m e r l’im
p o r t u n s o u ve n ir . E lle n ’ét ait q u e ca p r ice et fr agilit é.
Son coeu r , t r o p p r om p t à s’é m o u vo ir , s a n s d o u t e , n e
sa va it e n co r e où se p o s e r .
74
Lib e llule I
I n s e n s é , q u i n’avait p a s su d is ce r n e r le m e n s o n ge
d e s ye u x l Naïf, q u i s’ét ait la is s é p r e n d r e au m ir a ge
d e s p a r o le s , à la p o é s ie r é vé la t r ice d e s s ile n ce s ...
Il n’y avait r ien d a n s t ou t ce la q u ’im p o s t u r e I
Cla u d e n ’a va it - elle p a s ri, en s e cr e t , d e s é m o t io n s
p a r elle s u s cit é e s ? .
So it ! .. le r êve fin is s a it en b o u ffo n n e r ie . Il ne
r est a it p lu s q u ’à r a ille r la d o u le u r s a in t e , q u ’à
p ié t in e r les fleu r s d u r êve , q u ’à r e le ve r le défi.
E t r a n ge r s d é s o r m a is , ils p e r p é t u e r a ie n t la h a in e
in e xp liq u é e d e s Ca za r e l et d e s L a Bo r d e r ie 1
C ’en ét ait fait I
Da n s l’e xa lt a t io n d e sa fu r e u r d é ch a în é e , An d r é
Ca za r e l d é ch ir a le b illet q u i lui a p p o r t a it la p r eu ve
é cla t a n t e d e l’h u m a in e d u p licit é , d e la d é r is io n d e
l’a m o u r , d e la légè r e t é d ’u n ê t r e , h ie r e n co r e h is s é
s u r le p a vo is d e l’a d o r a t io n .
« J e sou ffr ir a i 1... » avait -il d it .
E h b ie n , c’ét ait fin it ... n o n l n o n l.. . p a s cet t e
d u p e r ie 1 il r ir ait d e ce q u i l’a va it fait p le u r e r 1
A gr a n d s p a s , le jeu n e h o m m e r e d e s ce n d it ver s
M a r ce i, en t r a en co u p d e ve n t à la « Ba r o n n ie ».
— M a d a m e Bo u t ign yt .. . Lé o n p o u r r a it -il, a u jo u r
d ’h u i m ê m e , m e co n d u t r e à Ar ge n t a n ou , s ’il p r éfèr e,
à Alm é n è c h e s ?
— Au jo u r d ’h u i... e st - ce si p r e s s é ?
— Tr è s p r e s s é !
— Q u e se p a s se - t - il d o n c, m o n s i e u r C a z a r e l i .
Vo u s êt es t ou t p a le.
— Un e let t r e q u e je vie n s d e r e ce vo ir .
— Eh b ien t
— Il faut q u e je p a r t e.
— Rien d e fâ ch e u x... M o n s ie u r vot r e p è r e ?
— C ’est lui ju s t e m e n t q u i m ’é cr it .
— Ah I... tan t m ie u x.. . A vo u s vo ir si a git é , j’a va is
cr a in t q u ’il n e lu i fût a r r ivé q u e lq u e a ccid e n t .
— N o n ... m a is il m ’a p p e lle . •
— Ah !. . . en ce ca s ... Lé o n vo u s co n d u ir a ce soir .
— M e r ci.. . m e r ci...
Il se r et ir a d a n s s a ch a m b r e , r a s s e m b la ses
o b je t s d e t oilet t e, q u e lq u e s m e n u s s o u s - vê t e m e n t s et
fu t t ou t é t o n n é d e s e t r o u ve r d éjà pr êt à p a r t ir .
N e s a ch an t p lu s q u e fa ir e , il s’a ssit p r è s d e la
�L E SE CR E T D E L A F O R Ê T
75
ch e m in é e , d a n s l’u n iq u e faut euil- d e la m a is o n
a p p o r t é là à s o n in t e n t io n , et s e r e m é m o r a les
t e r m e s d e la le t t r e q u ’il r egr et t ait à p r é s e n t d ’a vo ir
d é ch ir é e . Il en d e m a n d a it p a r d o n à son p è r e .
Il n e r e st a it p lu s r ien d e ce t t e folie d é va s t a t r ice
q u i l’ava it t e n u u n m o m e n t . Sa co lè r e ét ait t o m b é e .
Il p a r d o n n a it à Cla u d e d ’a vo ir t r a h i le s e r m e n t d e
leu r s â m es .
Il n ’ét ait p a s é cr it q u e , p a r elle , il s e r a it h e u r e u x.
Q u ’im p o r t a it !
E s t - ce q u ’à ca u s e d e ce t t e a m è r e d é ce p t io n
l’a ve n ir lu i s er a it fe r m é ?
N ’y avait-il p a s e n co r e d e b e a u x ye u x p e n s ifs , d e
je u n e s et fr ais vis a ge s , s o u s le cie l r ia n t d e s é t é s ?
P e u t - ê t r e sa ign er ait - il e n co r e ? . ..
P u is .. . d e s e s d o igt s d e fé e , Lu cie n n e d e Br e s le s
p a n s e r a it la b le s s u r e .
— Alo r s , fit Lé o n Bo u t ign y en p a s s a n t la t ê t e p a r
l’e m b r a s u r e d e la p o r t e , c ’e s t - y vr a i q u e vo u s n o u s
q u it t e z, m o n s ie u r An d r é ?
— I lé la s ! ou i, m on a m i.
— M a is vo u s r e vie n d r e z?
— O h ! ce r t a in e m e n t .
— Bie n t ô t ?
— P a s ce t t e a n n é e .
— Q u o i. .. c ’e s t le gr a n d d é p a r t ?
— O u i.. .
— M a m a n n e m ’ava it p a s d it ... E lle s e r a d é s o lé e .. .
et t ou t le m o n d e a ve c elle . Gr a n d s d ie u x ! q u e se
p a sse -t -il d o n c, p a r ch e z vo u s ?
An d r é , in t e r d it , u n p e u r o u gis s a n t , é lu d a la
q u e s t io n .
— Affa ir e s d e fam ille.
— O h ! a lo r s , je co m p r e n d s .
Affa ir e s d e fa m ille, p o u r ce N o r m a n d , s ign ifia it :
q u e s t i o n d ’a r ge n t . Il a d m e t t a it p a r fa it e m e n t q u e
l’a r t is t e n e co m p r o m it p a s s e s in t é r ê t s .
Il se r et ir a , t a n d is q u ’An d r é , fé b r ile , allait et
ve n a it à t r a ve r s la p iè ce , d o n t ch a q u e o b je t s e m b la it
lui r e p r o ch e r sa d é s e r t io n .
Il s e s o u ve n a it d u b o n h e u r co n n u ja d is en t r e ce s
q u a t r e m u r s , d o la p a ix u n m om e n t r e t r o u vé e là!
Il p a r t a it ! De q u o i s er a it fait le le n d e m a in ?
Il n e cr o ya it p lu s à la p o s s ib ilit é d u b o n h e u r ; son
n a t u r e l o p t im is m e ét ait m or t .
Il r e d e s ce n d it , e s s u ya e n co r e u n e fois le s r egr et s
d e la m a m a n Bo u t ign y, p u is s ’en a lla à t r a ve r s la
co u r , fr a n ch it la b a r r iè r e , s e d ir ige a ve r s le cim e
t iè r e, afin d e p r e n d r e co n gé d e s e s d é fu n t s . Il
�L E SE CR É T D E L A F O R E T
•nviait le u r sor t,- d éjà las d e lu t t e r , d e lu t t e r p o u r
les fin s o b s c u r e s , a ve c la s e n s a t io n d ’u n e vie in si
pide q u ’il lu i fa u d r a it t r a in e r co m m e u n fa r d e a u .
A h l q u ’il a d m ir a it l’e xis t e n ce , s a n s h e u r t et s a n s
m p r é vu , d e s e s gr a n d s - p a r e n t s , é co u lé e t o u t e n t ièr e
i l’o m b r e d e ce clo ch e r , s o u s la p r o t e ct io n d u q u e l,
m is e n co r e , ils d o r m ir a ie n t / 'usqu’au jo u r d u r éve il
les t o m b e s ...
Q u ’ét ait -il ve n u fa ir e ici- b a s ? A q u o i ét ait -il b o n ?
Il se r e le va p o u r t a n t p lu s ca lm e , p r e s q u e r a s s é
r én é, d a n s la t o r p e u r d ’u n fa t a lis m e t o u t or ien t a l.
Il se s ou vin t q u ’il p o s s é d a it là q u e lq u e s a m is
d on t il n e p o u va it m a n q u e r d e s e r r e r le s m a in s
lo ya le s. Il t r o u va le s u n s ch e z e u x, le s a u t r e s a u x
:h”a m p s , h o ch a n t la t ê t e à l’a n n o n ce d e ce d é p a r t
gu i r e s s e m b la it à u n e fu it e . Il r e t o u r n a voir , u n e
lois d e r n iè r e , la m a is o n d e s vie u x, d o n t l’o ccu p a n t
a ct u el ét ait , lu i a u s s i, d e ve n u son a m i. Il e n t r a d a n s
a m a is o n a ve c u n gr a n d b a t t e m e n t d e cœ u r ,
é ch a n ge a q u e lq u e s b a n a le s p a r o le s a ve c le n ou ve a u
p r o p r ié t a ir e et d e m e u r a s o n ge u r , p r è s d e la fen ê t r e ,
à la p la ce q u ’o ccu p a it a u t r e fo is sa vie ille gr a n d ’m èr e. Il fer m a le s ye u x u n m o m e n t et p r ê t a l’o r eille,
;o m m e s ’il se fut a t t e n d u à q u e lq u e m ir a cle , à
q u e lq u e p r o d igie u x r e t o u r s u r le p a s s é .
C ’é t aien t t o u jo u r s le s m ê m e s b r u it s e xt é r ie u r s : le
:r is s e m e n t d e la p o u lie d u p u it s , i c ch a n t in in t e r
r om p u d e s gr illo n s d a n s le p r é vo is in ; u n e va ch e
n eu gla it d a n s l’é t a b le ; un co q b a t t ait , d e s cs a ile s
J o r ée s, le r a p p e l d e s p o u le s é p a r s e s ; u n p in s o n
¡’é ve r t u a it , d a n s la t o n n e lle , à cr ie r au s o le il, t r op
!o u r d ? o n n e sa va it q u o i.. .
M a is il y a vait p o u r t a n t q u e lq u e ch o s e d e ch a n gé .
\ n d r é n ’en t e n d a it p lu s , s u r le d e va n t d e la m a is o n ,
le t r o t t in e m e n t m e n u d e la p e t it e vie ille n i le s s a b o t s
( r ain an t s d u gr a n d - p è r e . Le p a s q u i ven a it d u
fou r n il ét ait jeu n e et s a cca d é .. .
Alo r s , An d r é r ou vr it le s ye u x :
—
M o n s ie u r , je vo u s d e m a n d e p a r d o n ... J e vo u s
a va is u n p e u o u b lié .. . J e n e p u is , s a n s u n e é m o t io n
t r op for t e, p a s s e r le s e u il d e ce t t e m a is o n .
Il sa lu a la fe m m e q u i r e n t r a it , u n s e a u p le in de
lait a u b o u t d e ch a q u e b r a s , s e r r a la m a in d e l'o b li
gean t p a ys a n et p a r t it , é cr a s é d ’a n go is s e .
Ava n t d e d is p a r a ît r e , il s e d é t o u r n a e n co r e u n e
fois.
La m a is o n gr is e , in o n d é e d e s o le il, n ’ava it p o u r t a n t
| )lus s a ga ît é d e ja d is : elle s e m b la it p o r t e r le d eu il
l e s b o n s vie u x, t r a n s is d a n s le u r s u a ir e .
Alo r s , le c œ u r d ’An d r é s e d é ch ir a . Il pr it sa
co u r s e en e xh a la n t u n lo n g s a n glot .
Le s gr illo n s , d a n s le p r é , s ’o b s t in a ie n t à ch a n t e r .
¡O
�LE
SE CR E T
•
DE
LA
FORÊT
77
XIII
I n c e r t it u d e .
An d r é r e n t r a a u x Bo r d e r e a u x le le n d e m a in clans
l’a p r è s - m id i. Son a b s e n c e n ’avait p a s d u r é p lu s de
t r ois s e m a in e s . Ce p e n d a n t , le ju ge Ca za r e l n e p u t
s’e m p ê ch e r d e m a r q u e r s o n é t o n n e m e n t d u ch a n ge
m en t r a p id e q u i s ’é t ait o p é r é en son fils :
— Ce vo ya ge n e t ’a p a s r é u s s i.. . Tu a s m a igr i...
Se r a is - t u s o u ffr a n t ?
— N o n .. . s e u le m e n t , j’ai p r is b e a u c o u p d ’e xe r cice .
— M a is .. . ici m ê m e , tu n e t e n a is gu è r e en p la ce ...
M . Ca za r e l n ’ign or ait p oin t le s r a is o n s p r o fo n d e s
d e ce t t e m é t a m o r p h o s e . Il n e le s r e le va p a s . Le m al
é t a it p lu s a igu q u ’il n e l’a va it , t o u t d ’a b o r d , s u p p o s é .
Il fa u d r a it p r o d igu e r à ce gr a n d e n fa n t s e n t i
m e n t a l d e s s o in s a e t o u s le s in s t a n t s , afin q u ’il
n ’eû t gu è r e le lo is ir d e s e p e n c h e r s u r la p la ie
s a ign a n t e e n co r e . Il n e fa illir ait p a s à cet t e t â ch e .
—. Alo r s . . . a u p a ys d e t a m è r e . .. tu n ’a s p a s
t r o u vé le r e p o s , le ca lm e q u e t u e s p é r a is ?
— J ’y ai t r o u vé d e s ê t r e s s i m p le s et b o n s , d o n t le
d é s ir e û t ét é d e m e ga r d e r p lu s lo n gt e m p s . P o u r q u o i
le s ai-je q u it t é s si vit e ? . .. Les" ai-je s e u le m e n t
r e m e r c i é s ? . . . r e m e r cié s a in s i q u ’il co n ve n a it ? .. . J e
n e s a is q u e l d é m o n m e p o s s è d e .
A t a b le , An d r é n e p a r la gu è r e ; M . Ca za r e l l’in vi
t a it à m a n ge r , t a n d is q u e , le r e ga r d va gu e , p e r d u
d a n s u n r ê ve , il r e m o n t a it le s e n t ie r d u Be l...
— Vo yo n s . . . a p r è s cet t e jo u r n é e d e vo ya ge , tu
d o is a vo ir fa im .
— T r è s p e u .. . A h l ce t t e ch a le u r ! on ét ou ffait
d a n s le co m p a r t im e n t !
Ap r è s le d în e r , ils s ’en a llè r e n t , à p a s co m p t e s ,
s o u s les a llé e s d u p a r c.
— Il fait b o n ici, d it le ju ge .
— O u i...
— Tu a s r e çu m a le t t r e ? .. . r is q u a - t - il e n co r e .
— Sa n s d o u t e ... C ’est m ê m e à ca u s e d ’e lle q u e je
s u is r eve n u .
Un s e cr e t e s p o ir e m p lit le coeu r d u m a gis t r a t :
— J ’en s u is h e u r e u x .. . b ie n h e u r e u x.. . L e ch e va
lie r n e l ’est p a s m oin s .
— Ah !... il sa if ?
— O u i.. . je l’ai r e n co n t r é , c e m a t in m ê m e , au
b u r e a u d e p o s t e . Il m ’a p a r u e n ch a n t é d e t on
r e t o u r ... Il t’a im e b e a u co u p .
An d r é , in s e n s ib le à ce t t e a s s u r a n ce , co u p a cou r t
a u x co n fid e n ce s q u e m éd it a it son p è r e .
�78
LE SE CR E T D E L A F O R Ê T
— Et le s clam es d e R a u ze r a y? . .. t o u jo u r s en
vo ya ge ?
— fo.u jou r s.
— Sé r ie u x.. . ce p r ojet d o n t tu in’a s e n t r e t e n u ?
— Da m e ... on en p a r le ... à Bu c h y m ê m e ...
— Et q u e d it - on ?
— M o n D ie u ... tu co n n a is l’e s p r it d e s h a b it a n t s
d e ce s b o u r g a d e s ? y s on t tôt fait d e b â t ir d e s
r o m a n s ...
— Ils on t , en effet , d e s la n gu e s !
— D e q u o i ve u x-t u q u ’ils s ’o c c u p e n t ?
— ...Si ce n ’e st d u p r o ch a in !
— Q u a n d ils n ’en d is e n t p a s d e m a l... il n’y a r ien
à r e p r e n d r e . On n e p e u t p a s t o u jo u r s p a r le r p o li
t iq u e .
— T u a s vu Bo m b e lle s ?
— F r é q u e m m e n t . N ’est -il p a s t o u jo u r s p a r vo ies
et p a r ch e m in s .
— Il n e t’a r ien a p p r is t ou ch a n t le s d a m e s Le
P r ib o r a n ?
— Il n e m ’en a sou fflé m ot .
— C ’est q u ’il sait q u e lq u e ch o s e .
— P e u t - ê t r e ! m a is ... ali ç à l . . . e lle s t’in t é r e ss e n t
d o n c e n co r e ? J e cr o ya is t e t r o u ve r en d ’a u t r e s d is
p o s it io n s .
— Oh !... ce q u e j’en d is !
Le t o n d é m e n t a it ce t t e e xp r e s s io n q u a s i in d iffé
r en te.
Ile s e t u r en t un m o m e n t , p u is , co n t in u a n t leu r
p r o m e n a d e , p a s s è r e n t la gr ille et s’e n ga gè r e n t su r
la r ou t e d e Bo s c- R o ge r .
La s o u ve r a in e p a ix d e s s o ir s s ’é t e n d a it , p e u à p e u ,
s u r la ca m p a gn e . Le cie l, d u cô t é d e R a u ze r a y, ét ait
d ’u n e s p le n d e u r in fin ie. De p e t it s n u a ge s flo co n n e u x
s e p o u r s u iva ie n t , s e co n fo n d a ie n t , cr é a n t d e n o u
ve a u x effet s d e lu m iè r e et co m m e d e s p a ys a ge s d e
r êve, où l’œ il d e l’a r t is t e d é co u vr a it d e s ’ p e r s p e c
t ives in co n n u e s a u p r o fa n e : la cs où s e m ir a it
l’a gon ie d u s o le il r o u ge , m o n t a gn e s n e i ge u s e s a u x
cr ê t e s d o r é e s , ca s ca d e s d e fleu ves m u lt ico lo r e s où
d o m in a it la ga m m e d e s m a u ve s . M ir a ge où se n o ya it
l’â m e é p e r d u e d u jeu n e h o m m e .
Us r e n t r è r e n t , a ya n t m a r ch é .p lu s d ’u n e h e u r e . La
lu n e r iait m a in t e n a n t a u fir m a m e n t . Un e ét o ile s cin
t illait a u - d e s s u s d e s s a p in s gr ê le s . Un lé ge r voile d e
b r u m e d e s ce n d a it s u r le s ch a u m e s .
An d r é fr is s o n n a .
Le juge n ’avait p oin t s o m m e il.
— Ve u x- t u q u e n o u s p r e n io n s u n e t a s s e d e t h é ,
en jou an t u n e p a r t ie d e ja cq u e t ?
M a is le jeu n e h o m m e p r é t e xt a les fa t igu e s d u
vo ya ge :
�LE SE CR E T D E L A F O R Ê T
79
— D e m a in , dit -il.
E n r é a lit é , il lu i t a r d a it d e s e r e t r o u ve r s e u l d a n s
s e s p e n s é e s en d é s a r r o i.
I ls s e q u it t è r e n t à la p o r t e d e le u r a p p a r t e m e n t
r e s p e ct if.
An d r é e n t e n d it lo n gt e m p s le m a gis t r a t feu ille t e r
le s p a ge s d ’u n livr e , p u is il y eu t q u e lq u e s m in u t e s
d e s ile n ce ; e n fin , le s ou ffle p lu s r é gu lie r , p lu s p r o
fo n d d e M . Ca za r e l, fu t la r é vé la t io n d ’u n s o m m e il
t r a n q u ille .
L e je u n e h o m m e , a lo r s , s e r e p r it à s o n ge r . ..
I l a va it cr u t r o u ve r u n e s o r t e d e d é t e n t e p r è s d e
s o n p è r e et s ’ét ait a b u s é . Se u l, les p r e m ie r s jo u r s ,
M a r ce l lu i avait p r o cu r é u n a p a is e m e n t p a s s a ge r . Il
co m p r it q u e , q u o iq u ’il lit , le m a l n e le q u it t e r a it
p a s , q u e le d é co r n e l’in flu e n ce r a it q u e m é d io cr e
m e n t , q u e la gu é r is o n e s p é r é e s e r a it le n t e a ve n i r . Il
s e r é m é m o r a les p a r o le s t r ivia le s , m a is é t e r n e lle m e n t
vr a ie s , d u vie u x Bo m b e lle s :
« Un clo u ch a s s e l’a u t r e ... Il n ’y a p a s q u e M lle Le
P r ib o r a n s o u s le s o le il... »
C ’ét ait ju st e. Il s e le r é p é t a it à ch a q u e h e u r e , m a is
n ’en d e m e u r a it p a s m o in s im p u is s a n t co n t r e ce t t e
in fir m it é p s yc h iq u e , à la q u e lle n e p o u va it r ie n ch a n ge r
la s a ge s s e m ê m e d e s n a t io n s .
Il b â t i s s a it t ou t à co u p d e s p r o je t s in s e n s é s : il
irait t r o u ve r Cla u d e , lu i p a r le r a it u n la n ga ge à la
fois si h u m b le , si s u p p lia n t , si e xp r e s s if, q u ’e lle se
la is s e r a it t o u ch e r p a r l’in t e n s it é d ’u n a m o u r q u e n e
d é co u r a ge r a ie n t p a s les o b s t a cle s s a n s ce s s e r e n a is
sa n t s .
P u is , co m p r e n a n t la fo lie , l’im p o s s ib ilit é d ’u n t el
e xp é d ie n t , il e n vis a ge a it , d e n o u ve a u , la p e r s p e ct i ve
d ’u n e xo d e lo in t a in et p r o lo n gé j u s q u ’à la gu é r is o n
t ot a le — ve r s d e s p a y s où l’a ccu m u la t io n d e s d a n
ge r s s e r a it u n d é r iva t if à s e s p r é o cc u p a t io n s s e n t i
m en t a le s .
Il en r e vie n d r a it n jieu x a r m é co n t r e la fa ib le s s e d e
s o n cœ u r , a gu e r r i en fin co n t r e le s é m o t io n s fa ct ice s
d e l’a m o u r .
Et l’o n r ir ait b ie n , s a n s d o u t e , p a r a ille u r s , de
ce t t e r id icu le é q u ip é » ?
Bo m b e lle s s e u l a va it r a is o n !
Lu cie n n e l’a im a it !.. .
Il s e la r e p r é s e n t a t elle q u ’il l’a va it vu e à Sa in t e Cr o ix , la d e r n iè r e fois , m u t in e , d is t illa n t la gr â ce
d e s e s s o u r ir e s , a d o r a b le m e n t b lo n d e . P e u t - ê t r e
u n p e u t r o p p u é r ile m e n t e n t h o u s i a s t e , m a is si
s in cè r e , si fr a n ch e m e n t b o n n e , si p e u c o m p liq u é e !
La r o u t e s e r a it d o u c e à q u i la s u ivr a it a ve c u n e
t e lle co m p a gn e .
An d r é Ca za r e l r e le va la t êt e.
�b'b
LE SE CR E T D E L A F O R E T
« C ’e s t à vo ir ... » r ép é t a -t -il.
Le jo u r s u iva n t , u n p e u a p r è s le d é je u n e r , An d r é
se d is p o s a it à s or t ir , q u a n d s o n p è r e , d e la fen êt r e
d e son ca b in e t , l’in t e r p e lla :
— Tu p a r s ?
— O u i... je va is ju s q u ’à Bo s c- Ro ge r .
— C ’est q u e ... fit le m a gist r a t a ve c un p e u d ’e m
b a r r a s ... j’a va is un p r ojet .
— Tu n e m ’en as p o in t p a r lé ?
— J e t’e n vo u la is r é s e r ve r la s u r p r is e .
An d r é se r a p p r o ch a :
— Q u e sign ifie ce m ys t è r e ?
— O h ! r ie n !. . . J ’ai p r ié , t ou t s im p le m e n t , le
ch e va lie r d e ve n ir p r e n d r e le t h é a u jo u r d ’h u i avec
Lu cie n n e .
— Q u e lle id é e !
— E lle te co n t r a r ie ?
— P a s p r é cis é m e n t . Se u le m e n t , je t r o u ve q u e tu
va s Un p e u vit e.
— P a r d o n ! s’e xcu s a M . Ca za r e l, il s’a git , d ’u n
t h é, d ’u n e p o lit e s s e , r ie n d e p lu s . Tu co m p r e n d s q u e
je m e ga r d e r a is b ie n d e m ’e n ga ge r à la lé gèr e e n ve r s
un a m i tel q u e M . d e B r e s le s ; e n fin ... il y a a u ss i
Lu cien n e.':.
— Tu t ie n s à m é n a ge r s o n c œ u r ?
— Le t r o u ver a is - t u m a u va is ?
— Au co n t r a ir e .
Il y eu t u n co u r t s ile n ce , p u is An d r é fit q u e lq u e s
p a s ve r s le p é r is t yle :
— C ’est b o n , ie r e st e .
E t il s ’a s s it d a n s u n r o ckin g- ch a ir , t a n d is q u e le
m a gist r a t , r efer m a n t la fen ê t r e , s e h a t a it d e r ejoin d r e
s on fils.
— Tu n e m ’en ve u x p lu s ?
— Ce r t e s n o n !
— N o t e b ie n q u e je n e te p o u s s e r a i ja m a is à é p o u s e r
u n e p e r s o n n e ve r s la q u e lle tu n e te s en t ir a is n u lle
m en t a t t ir é. Le m a r ia ge est u n e ch o s e a s s e z gr a ve
p o u r q u ’on y r e ga r d e à d e u x fois a va n t d e s’en ga ge r .
Au s s i est -il b o n d e m u lt ip lie r les o cca s io n s de
s’é t u d ie r , d ’é ch a n ge r d e s id é e s . S ’il n ’y a p a s in co m
p a t ib ilit é a b s o lu e ' s u r ce p o in t -là , on p e u t t o u jo u r s
a r r ive r à s’e n t e n d r e s u r le r e st e . Au r is q u e d e
p a r a ît r e r a b â ch e r u n e vé r it é vie ille co m m e le m o n d e ,
| e t e r é p é t e r a i : « La b e a u t é p a s s e , les q u a lit é s
d e m e u r e n t . » Or , Lu cie n n e t ’offr e les a va n t a ge s
m o r a u x, et la b e a u t é p a r s u r cr o ît . So n ge s - y b ie n .
— Q u e m e m a n q u e r a it - il p o u r êt r e h e u r e u x, n ’est . ce p a s ?
— J u s t e m e n t . P u is s e s - t u le co m p r e n d r e .
— J e te p r o m e t s d ’a p p o r t e r t ou t e m o n a t t en t io n à
l’é t u d e d e ce p r o b lè m e .
�LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
8l
L e « p r o b lè m e » a r r iva p e u a p r è s , d a n s la ch a r r e t t e
a n gla is e d e M . d e Br e s le s . La r e n co n t r e fut co r d ia le .
fi p a r u t à An d r é q u e Lu cie n n e s ’é t ait é p a n o u ie .
Le r o s e d e s e s jo u e s a cce n t u a it e n co r e la b la n ch e u r
la it e u s e d e s a p e a u . Le b le u s o m b r e d e s p r u n e lle s
s ’a n im a it d ’u n éclat p lu s vif. Le s m è ch e s fo lles d e s es
b lo n d s ch e ve u x e n ca d r a ie n t le vis a ge r ie u r , d ’un
o va le t r è s p u r .
« Co m m e n t p e u t -il lui p r é fé r e r M lle Le P r ib o r a n ? »
s o n ge a it le m a gis t r a t .
Et p o u r t a n t , d evan t ce d é p lo ie m e n t d e gr â ce fé m i
n in e , An d r é d e m e u r a it in s e n s ib le , p o s s é d é p a r u n e
a u t r e im a ge , au p oin t d e t r o u ve r ce lle- ci p e u e n via b le .
Il e s s a ya p o u r t a n t d e s e m o n t r e r a im a b le , p a r la d e
M a r ce i a ve c e xt a s e . Il a u r a it vo u lu p o u vo ir vivr e là,
en s im p le . .. vivr e d e r ie n ... Il e xp o s a s e s id é e s d e
p o è t e s u r la b e a u t é d e s e xis t e n ce s t ou t e n t iè r e s
co n s a cr é e s a u r ê ve , s u r l’in a n it é d e s e ffor t s d e l à
fo u le, s e u le m e n t p r é o ccu p é e d e co n glo m é r e r .
Lu cie n n e a p p r o u va it d e la t êt e.
Le ch e va lie r avait d e s a r gu m e n t s p r ê t s p o u r la
co n t r o ve r s e , m a is il se ga r d a d e le s s or t ir , h e u r e u x
d u b o n h e u r d e s a fille, l’e n ve lo p p a n t d ’u n r e ga r d
a t t e n d r i.
E t p u is , à q u o i b o n d i s c u t e r ?
Le ju ge fu t m o in s r é s e r vé :
— fo u t ce la est b ie n , m on ch e r e n fa n t , m a is , si
ch a cu n r a is o n n a it d e la s or t e, il n ’y a u r a it p a s d e
s o cié t é p o s s ib le . M ê m e r ich e , s u r t ou t r ich e , l’h o m m e
d oit t r a va ille r , d o n n e r l’e xe m p le . N u l n ’a le d r o it d e
vivr e en p a r a s it e s u r la co lle ct ivit é ... n e p r o d u ir a it - il
q u e d e s lé gu m e s p o u r son u s a ge p e r s o n n e l.. .
— E h b ie n , dit gr a ve m e n t An d r é , je cu lt ive r a i
m on jar d in .
— Et le vê t e m e n t ?
— 11 s ’h a b ille r a d e p e a u x d e b ê t e , d it le ch e va lie r .
L ’id é e p a r a is s a n t a m u s a n t e à Lu cie n n e , e lle r it de
b o n c œ u r ; et ce lui fut u n e o c ca s io n d e m o n t r e r
d e s d e n t s m a gn ifiq u e s .
Ils p a s s è r e n t d a n s la s a lle à m a n ge r o ù , d éjà , le
s e r vice ét ait d r e s s é .
— N o u s n o u s co n fio n s à vo s b o n s s o in s , m a d e
m o is e lle , dit le ju ge.
Lu cie n n e , a cq u ie s ça n t d ’u n s ign e d e t ê t e, ve r s a le
t h é o d o r a n t d a n s le s t a s s e s .
An d r é la r e ga r d a it a lle r et ve n ir a u t o u r d e la
t a b le , offr an t d e s gâ t e a u x, d u s u cr e , d u p a in d ’é p ice
a ve c u n e e xt r ê m e h a r m o n ie d e ge s t e s . Il s 'a t t a ch a it
en vain à d é co u vr ir d e s im p e r fe ct io n s à ce t t e b e lle
je u n e fille. E lle d éfia it la cr it i q u e la plu » ch a gr in e .
Il fut u n p e u flat t é d e p e n s e r q u ’il lui fa u d r a it p e u
d ’e lïo r t s p o u r c o n q u é r ir ce t t e p e r fe ct io n .
�82
L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
Lu cie n n e , d e t o u t e é vid e n ce , s ’in gé n ia it à lui
^ U n Cm o m e n t , le u r s r e ga r d s s e r e n co n t r è r e n t . Bo n
p r in ce , il d a ign a s ou r ir e .
P e u à p e u , il gliss a it s o u s le ch a r m e q u i é m a n a it
d e M lle cfe B r e s le s ; m a is , d e là à lu i vo u e r u n r éel
a m o u r , il y ava it u n p a s fo r m id a b le . An d r é n e
p e n s a it p a s q u ’il pu t j a m a i s le fr a n ch ir .
M . Ca za r e l, t r ès fier d e s s e r r e s q u ’il ve n a it de
fa ir e in s t a lle r a u fo n d d e s o n p a r c, p r o p o s a b ie n t ô t
a u ch e va lie r d e le s lu i m on t r e r .
M . d e Br e s le s , gr a n d h o r t icu lt e u r , r o s ié r is t e
r e n o m m é , n e s e fit p a s fa u t e d ’a cce p t e r .
L e s je u n e s ge n s s e le vè r e n t p o u r s u ivr e le s d e u x
h om m es.
— M o n D ie u , fit le ju ge , si ce la n e vo u s in t é r e s s e
p a s , vo u s p o u ve z r e s t e r ici... il y a le p ia n o .
An d r é co m p r it - il, et n e vo u lu t - il p a s p r e n d r e la
p e r ch e q u e lu i t e n d a it s o n p è r e ? . . . il p r o t e s t a :
— P a s d u t o u t , p a s d u t o u t ... J e s u is ce r t a in q u e
M lle d e Br e s le s s e r a r avie.
— Ce r t a in e m e n t , dit la je u n e fille. D ’a ille u r s , je
n ’o s e p lu s m ’a s s e o ir d e va n t u n p ia n o .
— P o u r q u o i?
— J ’en jou e si r a r e m e n t q u e m e s d oigt s on t p e r d u
le u r s o u p le s s e d ’a n t a n .
— Q u e fa it e s - vo u s d o n c ?
— Il y a b e a u co u p d e t r ava il d a n s u n e m a is o n .
M. d e Br e s le s cr u t p o u vo ir , cet t e fois e n co r e ,
m a r q u e r u n a va n t a ge .
— Un e vr a ie p e t it e fe m m e d ’in t é r ie u r 1
— N ’e m p ê ch e q u e l’on p e u t jo in d r e l’u t ile à
l’a gr é a b le , d it An d r é .
E lle s ’e m p o u r p r a , p u is :
— Sa n s d o u t e ... vo u s a ve z r a is o n ...
I ls s o r t ir e n t . M M . d e Br e s le s et Ca za r e l a va ien t
p r is le s d e va n t s et m a r ch a ie n t d ’un p a s r a p id e .
Lu cie n n e s’a t t a r d a it d eva n t le s p la t e s - b a n d e s , se
p e n ch a it s u r le ca lice d e s fle u r s , r e s p ir a it le p a r fu m
d é lica t d e s r o s e s .
Le jeu n e h o m m e e n cu e illit u n e et l’ofTfrit à
Lu cie n n e , a ve c u n e r é vé r e n ce t r ès P o m p a d o u r . E lle
fut s e n s i b le à cet h o m m a ge et r ou git d e p la isir .
Ils r e p a r t ir e n t .
Dé jà , M . Ca za r e l et s o n a m i a va ie n t d is p a r u d a n s
la ser r e.
Le s je u n e s ge n s ch e m in è r e n t q u e lq u e s in s t a n t s
cô t e à cô t e .
L u cie n n e s’a t t e n d a it à ce q u e s o n co m p a gn o n
e xp r im â t q u e lq u e p a r o le , a t t e n d u e a ve c u n s ecr e t
e s p o ir , m a is il n e t r ou vait p lu s r ie n à d ir e .
�L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
83
E lle d e m e u r a , u n p e u d é çu e , au m ilieu d u ch e m in ,
t e n a n t la r o s e en t r e s e s d o igt s t r e m b la n t s .
M a in t e n a n t , il p a r a is s a it si loin t a in q u ’elle p o u va it
cr o ir e q u ’An d r é o u b lia it q u ’ils é t a ie n t d e u x.. .
E lle s o u p ir a . Alo r s , r a p p e lé à la r é a lit é , il t r a n ch a
le s ile n ce lo u r d :
— J o li, ce p a ys , t ou t d e m ôm e 1...
— Vo u s t r ou vez ?
Il p e n s a it e xa ct e m e n t t o u t le co n t r a ir e ; il r e ct ifia :
— Ce la d é p e n d s o u s q u e l jo u r on le r e ga r d e ,
é vid e m m e n t ...
E lle r e m a r q u a à s o n t o u r :
— On t r o u ve t o u jo u r s b e a u le p a ys où l’on est
h e u r e u x.
— C ’e st u n fait.
— E t le p lu s joli co in d u m o n d e d oit la is s e r b ie n
in d iffér en t celu i q u i vien t y c a ch e r sa d o u le u r .
Le t im b r e d e la vo ix cr is t a llin e ét a it s u b it e m e n t
d e ve n u gr a ve . An d r é r e ga r d a Lu cie n n e et fut tou t
s u r p r is d e lui t r o u ve r u n vis a ge n o u ve a u .
— Co m m e vo u s d it e s ce la 1 r ep r it - il.
— D a m e !. . . c ’est u n e im p r e s s io n .. .
— Il s e p e u t , con vin t - il... Vo u s a im e z vo t r e p e t it e
p a t r ie ?
— Ce r t e s I
— C ’e s t d o n c q u e vo u s y ê t e s h e u r e u s e ?
— J ’a u r a is m a u va is e gr â ce à n e p a s le r e co n
n aît r e.
E lle s o u r it , m a is ce s o u r ir e ét ait fait s u r t o u t d e
m é la n co lie .
— P u is s ie z- vo u s lu i t r o u ve r t o u jo u r s le m êm e
at t r ait ! d it An d r é .
A le u r t ou r , ils e n t r è r e n t d a n s la s er r e. M. le ju ge
Ca za r e l, la ca n n e le vé e , in d iq u a it la p la ce q u ’o c c u
p e r a ie n t les p la n t e s et le s a r b u s t e s co m m a n d é s a u x
p é p in iè r e s d ’An g e r s et d ’O r lé a n s . Le ch e va lie r
d o n n a it d e s co n s e ils d e s a vo ix d o u ce , a u x in t o n a
t ion s un p e u ch a n t a n t e s .
— Eh b ie n , les e n fa n t s , vo u s a vez fait le t o u r d u
ja r d in ?
— Ou i, dit Lu cie n n e , r e d e ve n u e jovia le. On a
m ê m e cu e illi p o u r m oi la p lu s bello.^ des r o s e s .
— Un e « Glo ir e d e Ve r d u n », p e s t e I M . An d r é
fait b ie n le s c h o s e s , dit le ch e va lie r .
Il se t o u r n a , ch e r ch a n t à lir e u n e p e n s é e s u r le
visa ge d u jeu n e h o m m e , m a is , im p é n é t r a b le , le fils
Ca/ .ar el r ega r d a it au d elà d e l’h o r izo n fe r m é ...
— E h b ie n I m on ga r ço n , d it le ju ge , q u a n d le s d e
Br e s le s e u r e n t q u it t é les Bo r d e r e a u x, elle te p laît f
— P e u t - ê t r e , m u r m u r a le je u n e h o m m e .
�84
LE
SE CR E T
DE
LA
FORÊT
XI V
Le s iè ge d ’un cœ ur.
T r o is h e u r e s .
L a m e r m on t a it . Le s o le il r u is s e la it s u r le s ga let s
d e la p la ge . D é jà q u e lq u e s b a ign e u r s , le t o r s e
b o m b é , s ’é ch a p p a ie n t d e s ca b in e s , d o n t la lo n gu e
t h é o r ie s ’é t e n d a it au d e là d e s ja r d in s d u ca s in o . Au
la r ge , q u e lq u e s b a r q u e s , u n s t e a m e r , d e u x d r a gu e s .
A d r o it e , d a n s u n r e p li d e t e r r a in : P u y s ; à ga u ch e ,
P o u r ville , Va r e n ge ville , le p h a r e d ’Ai lly, d e s fa la is e s
b la n ch e s fe s t o n n é e s d ’h e r b e r o u s s e .
Un e la s s i t u d e gé n é r a le . D e s h o m m e s r on fla ien t
s a n s ve r go gn e , le ch a p e a u s u r le s ye u x , le s b r a s
r e p lié s s o u s la t ê t e. D e s fe m m e s , p o u r t a n t , p a p o
t a ie n t e n co r e ; q u e lq u e s - u n e s m ê m e fa is a ie n t du
cr o ch e t ; d e s e n fa n t s , b r a va n t l’in s o la t io n , b â t is s a ie n t
d e s ch â t e a u x d e s a b le . Un vie u x m o n s i e u r lan ça it
d e s p ie r r e s d a n s le s va gu e s , q u i s e m b la ie n t , elles m ê m e s , fa t igu é e s , e xcit a n t s o n ch ie n , u n e gr a n d e
b ê t e r o u s s e , la id e et s ym p a t h iq u e , à le s a ller
c h e r ch e r à la n a ge.
On s ’a m u s e co m m e on p e u t a u b o r d d e la m er .
Su r le b o u le va r d m a r it im e , q u e lq u e s p r o m e n e u r s :
c e u x q u i n ’on t q u ’u n e jo u r n é e à p a s s e r s u r le lit t or al
et q u i n ’e n ve u le n t r ie n p e r d r e , q u e lq u e t e m p s q u ’il
fa s s e .
D e s vis a ge s cr a m o is i s , d e s p ie d s t r a în a n t s : un
in co m m e n s u r a b le e n n u i.
L e lo n g d u c a s in o : d e s b o u t iq u e s q u i s e r e s s e m
b le n t co m m e d e s s œ u r s . D e s s cu lp t e u r s s u r ivo ir e ,
b o n ze s , in d ilfé r e n t s et gr a ve s , t r availlen t , s a n s m ê m e
le ve r le s ye u x s u r les p a s s a n t s cla ir s e m é s .
D e s t e r r e s cu it e s , d e s p e t it s b a t e a u x, d e s e n cr ie r s
en co q u illa ge s , d e s filet s d é p ê c h é , d e s p e lle s m in u s
cu le s , d e s ca r t e s p o s t a le s , d e s a lb u m s : t o u t e la
p a co t ille , fa b r iq u é e en gr a n d e s ér ie , d e s s t a t io n s
b a ln é a ir e s .
So u s u n e t e n t e , d e p r o p o r t io n s a s s e z va s t e s ,
s ’ét ait r é fu gié e la fam ille d u Be lla y.
M m e d u Be lla y, le s ye u x m i- clo s , é co u t a it le b a b il
d e s e s filles. An n e , le s p ie d s n u s d a n s le s a b le , au
gr a n d s ca n d a le d e sa s œ u r , ch a u s s é e d e b o t t e s
m o n t a n t e s , e s s a ya it d e d é r id e r Cla u d e L e P r ib o r a n
q u i ve n a it d ’a r r ive r a ve c s a m è r e.
Ga s t o n ava it cé d é s a p la ce e t s e t e n a it a ccr o u p i
s u r le s a b le , ca m b r a n t la t aille , s u p p o r t a n t s t o ïq u e
m en t le s 40 d e gr é s q u e d is p e n s a it le s o le il. D e
t e m p s à a u t r e , il se r e t o u r n a it et a d r e s s a it q u e lq u e s
�L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
85
m o t s à Cla u d e , d o n t la p e n s é e s e m b la it a b s e n t e .
I ls s e vo ya ie n t là ch a q u e jo u r ; le s o ir , d a n s la
villa d e la r u e Ag u a d o , ils s e r e t r o u va ie n t e n co r e .
Si le t e m p s le p e r m e t t a it , on fa is a it le t o u r d e la
p la ce , on p o u s s a it m ê m e j u s q u ’a u p h a r e d e la je t é e ;
et l’on s’en r e ve n a it p a r la p o is s o n n e r ie , le q u a i
H e n r i I V et la r u e D u q u e s n e . Tr a d it io n .
M m e d u Be lla y, u n p e u p in cé e , d r o it e , ge n r e
a n gla is , d is co u r a it a ve c s a co u s i n e . Le s d e m o is e lle s
b â illa ie n t s a n s ve r go gn e . Cla u d e s ’e ffo r ça it d ’êt r e
a im a b le , t a n d is q u e Ga s t o n s e d o n n a it é n o r m é m e n t
d e m al p o u r d é r id e r le fr on t p e n ch é .
M lle Le P r ib o r a n p r é fé r a it le s jo u r s gr is , la b is e
gla cé e , la p e t it e p lu ie fin e , q u i t e n a ie n t la fa m ille
e n fe r m é e . On fa isa it u n p e u d e m u s iq u e . Ga s t o n
ch a n t a it , t o u r n a it le s p a ge s d e p a r t it io n . P a s b e s o in
d e s e d o n n e r u n e co n t e n a n ce , in u t ile d e p a r a ît r e
p r ê t e r u n e o r eille a t t en t ive . La m u s iq u e a p p e lle le
r ê ve — et le ju st ifie.
— E h b i e n l fit t ou t à co u p la jo ye u s e An n e , à
q u o i p e n s e s - t u d o n c, m a b o n n e C l a u d e ? Q u e lle
gr a vit é I
L a je u n e fille p a r u t s e co u e r la t o r p e u r a m b ia n t e .
— A- t - o n s e u le m e n t la fo r ce d e p e n s e r ? . ..
— Il e s t vr a i, a p p r o u va Ga s t o n , q u e p a r ce t t e t e m
p é r a t u r e a cca b la n t e !
— Q u e lle id é e a u s s i, r e p a r t it M a r ce lle , d e ven ir
s ’i n s t a lle r ici à p a r e ille h e u r e .
— Où vo u d r a is -t u a lle r ?
— E h b ie n l m a is ... il y a le ca s in o à cô t é .
— Bie n m e r ci, p r o t e s t a M m e d u Be lla y. Ca s in o
le m a t in , ca s in o l’a p r è s - m id i... b ie n t ô t , ca s in o t o u s
les s o ir s . N o n , t ou t d e m ê m e , n o u s n e s o m m e s p a s
ve n u s à la m e r p o u r n o u s e n fe r m e r e n t r e q u a t r e
m u r s.
— I ci l’o n gr ille , c’e s t u n lait , a p p r o u va An n e ,
m a is n e p o u r r a it - o n , d e t e m p s à a u t r e , p r e n d r e u n e
vo it u r e ?... Il y a d e jo lie s p r o m e n a d e s a u x e n vir o n s :
Ofir a n ville , la va llé e d e la Scie , la for êt d ’Ar ciu e s . Il
v a m ê m e p a r là les r u in e s d ’u n ch â t e a u ... J ’a d o r e
le s r u in e s ... et t oi, Cla u d e ?
— E lle s m ’i n t é r e s s e n t a s s ez.
— E h b ie n ! se h ât a d e d ir e Ga s t o n d u Be lla y,
n o u s ir o n s à Ar q u e s ; n ’e s t - ce p a s , m a m a n ?
— J e n ’y vois p a s d ’in co n vé n ie n t ... et p u is q u e
ce la est a gr é a b le à Cla u d e ...
M m e d u Be lla y m u lt ip lia it le s o cca s io n s t d ’êt r e
a gr é a b le à Cla u d e ». Le s s œ u r s n ’a va ie n t d ’a t t e n
t io n s q u e p o u r elle. Ga s t o n , b ie n q u e r é s e r vé , ét ait
à s e s p ie d s . Co m p lo t .
�8b
LE
SE CR E T
DE
LA
FORÊT
— P o u r q u a n d , ce t t e p r o m e n a d e ? in t e r r o ge a
M a r c e l l e q u i, d a n s le d o s d e s a m a m a n , s e t a m p o n
n a i t le s jo u e s a ve c u n e m in u s cu le h o u p p e t t e à p o u d r e
d e riz.
— M a is .. . q u a n d il p la ir a à Cla u d e .
— D e m a in ?
— De m a in , fit M a r ce lle a s s o m b r ie , j’ai r en d ezvo u s ch e z la co u t u r iè r e .
— O h ! r ailla G a s t o n .. . c’e s t u n e c h o s e e xce s s ive
m en t im p o r t a n t e .
— Sa n s d o u t e , m o n s ie u r . Il fau t êt r e e xa ct e , si
l’on ve u t a vo ir le d r o it d e s e p la in d r e q u a n d on vo u s
m a n q u e d e p a r ole .
— l'r ès ju s t e ! Alo r s . .. je u d i?
Ce s d a m e s s ’e n t r e- r e ga r d è r e n t . P e r s o n n e n ’a ya n t
élevé d ’o b je ct io n , le p la n fut d é fin it ive m e n t a r r êt é.
On ir ait vis it e r le ch â t e a u d ’Ar q u e s a p r è s - d e m a in .
Qu a t r e h e u r e s .
Le s b a ign e u r s , m a in t e n a n t p lu s n o m b r e u x, e n co u
r agea ien t le s h é s it a n t s :
— E lle e s t t r è s b o n n e .. . t r è s b o n n e .
— Tu n e te b a ign e s p a s a u jo u r d ’h u i ? q u e s t io n n a
M m e d u Be lla y, vo ya n t q u e s o n fils n e b o u ge a it
t o u jo u r s p a s.
— Si, fit-il.
Il se r e le va , fit d e s gr â ce s a u x d a m e s et s’e n alla
ve r s s a ca b in e . Il en r e s so r t it p e u a p r è s en m a illot
n oir , ca m b r a n t la t a ille , t e n d a n t le jar r et , le s ch e
ve u x r ejet és en a r r iè r e . Il sou r it en p a s s a n t p r è s d e
sa fa m ille, p u is , b ie n q u e ce t t e s e n s a t io n n e lu i fût
q u ’à d e m i a gr é a b le , se jeta b r a ve m e n t en p le in e e a u ,
d is p a r u t u n m o m e n t , r ep a r u t r u is s e la n t , s’é b r o u a
et , en q u e lq u e s b r a s s e s vigo u r e u s e s , ga gn a le la r ge,
h e u r e u x à la p e n s é e q u e Cla u d e s u iva it s e s é b a t s
a u d a cie u x.
M a is M lle L e P r ib o r a n , d é jà , se d é s in t é r e s s a it d u
n a ge u r .
Q u a n d il r e vin t , vin gt m in u t e s p lu s t a r d , gr elot
t a n t , cla q u a n t d e s d e n t s , le s ch e ve u x d a n s la ligu r e,
il fila p a r la t a n ge n 'e .
Un q u a r t d ’h e u r e s ’é c o u la , p u is M a r ce lle , im p a
t ien t e d u t h é q u o t id ie n , r e m a r q u a :
— Ah çà ! q u e fait d o n c Ga s t o n ?
— Sa t o ilet t e, dit An n e .
— Il y m et le t e m p s .
— C ’est q u ’il est co q u e t .
— ...Et q u ’il vise à p la ir e a u x d e m o is e lle s .
Le s d e u x soeu r s r e ga r d è r e n t le u r co u s i n e , s o u r i
r en t d ’u n e ce r t a in e fa ço n , q u ê t a n t u n e a p p r o b a t io n
q m n e vin t p a s.
E lle s a d o r a ie n t Cla u d e et s o u h a it a ie n t , a u m o in s
�LE SE CR E T D E L A F O R Ê T
87
a u t a n t q u e le u r m è r e , ce t t e u n io n q u i d e va it r e s s e r
r er e n co r e le s lien s d e la fa m ille.
E n fin , r e ga illa r d i, t ir é à q u a t r e é p in gle s , t en d a n t
b ie n le jar r et , M . d u Be lla y r e p a r u t .
So n p r e m ie r r e ga r d fut p o u r Cla u d e . Il a t t en d a it
u n co m p lim e n t , u n r e p r o ch e m ê m e à p r o p o s de
son a u d a ce . Il n ’o b t in t q u ’u n s o u r ir e a s s e z in d if
fér en t .
— J e vo u s d e m a n d e p a r d o n d e vo u s a vo ir fait
a t t e n d r e a in s i, fit-il a ve c u n e o m b r e d e m é la n co lie .
J ’ai d û m e p a s s e r d ’e a u c h a u d e .. . le s e r vice est
d ’u n e le n t e u r ...
— J e vo u s p la in s , r a illa Cla u d e .
— Oh I ga r a e z- m o i vo t r e p it ié p o u r d e p lu s gr aves
s u je t s I
— E n a u r ie z- vo u s b e s o i n ?
— P e u t - ê t r e ... on n e sait ja m a is ...
— E h b ie n ! r a s s u r e z- vo u s ... elle vo u s est e n t iè r e
m e n t a cq u is e . J ’e s p è r e b ie n , t o u t e fo is , n ’a voir
ja m a is à vo u s la p r o d igu e r .
Il p e n s a : « Ce c i d é p e n d r a d e vo u s , » m a is il
n ’a p p u ya p a s .
— J e s u is à vo s o r d r e s ...
— P o u r ...
— P o u r vo u s co n d u ir e ch e z le p â t is s ie r ... N ’est -ee
p o in t l’h e u r e ?...
— Si fait ! dit M a r ce lle en s e levan t . E lle est m êm e
lé gè r e m e n t p a s s é e . Il t ’en co û t e r a , p o u r m a p a r t ,
u n e b r io ch e d e p lu s .
E lle s r a m a s s è r e n t les m e n u s o b je t s é p a r s a u t o u r
d ’e lle s , t a n d is q u ’à la h â t e Ga s t o n r e p lia it sa t e n t e ,
r en t r a it le s s iè ge s d a n s la ca b in e , lo u é e n a gu è r e
p o u r la s a is on .
Ils s ’en a llè r e n t le n t e m e n t , p a r la r u e Go s s e lin ,
ve r s la p â t is s e r ie d e la Gr a n d e - R u e 0C1, d ’o r d in a ir e ,
ils go û t a ie n t .
Le s s œ u r s a va ien t p r is le s d e va n t s . M m e d u
Be lla y s u iva it a ve c M m e Le P r ib o r a n d e la Bo r d e r ie ;
Ga s t o n , q u e lq u e s p a s en a r r iè r e , s ’a t t a r d a it a ve c
Cla u d e d eva n t le s m a ga s in s d ’a n t iq u a ille s . Ils a d m i
r è r e n t d e vie u x b ijo u x n o r m a n d s . Le je u n e h o m m e
vo u la it offr ir à sa co u s in e — en ca m a r a d e — un e
jolie b r o ch e é m a illé e d ’u n t r avail a s s e z cu r ie u x.
Cla u d e n e le lui p e r m it p a s . Il in s is t a , p u is , vo ya n t
q u ’e lle se fâ ch a it lo u t r o u ge , r e n o n ça à s o n id é e .
I ls s e h â t èr e n t d e r e jo in d r e le p e t it gr o u p e , a r r êt é
s u r le t r o t t o ir , d e va n t l’ét al d u p â t is s ie r . Dé jà M a r
ce lle a va it fait son ch o ix. Ils e n t r è r e n t , s ’a s s ir e n t à
l’é ca r t a u fon d d e la b o u t iq u e , r a vis d e t r o u ve r là
un p e u d e fr a îch e u r .
Ga s t o n , o r d in a ir e m e n t t r ès en ve r ve , t r ès b o u t e - e n t r ain , n e p a r la gu è r e . Un e o m b r e p a s s a it , p a r fo is ,
�88
LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
su r s o n visa ge gr a ve. Cla u d e s’é t on n a it d e lui t r ou
ve r m oin s d ’a is a n ce , d e co n s t a t e r q u ’il lu i a r r iva it
m êm e d e r o u gir s u b it e m e n t e n lu i p a r la n t .
Ce r t e s , a u jo u r d ’h u i, le b r illa n t Ga s t o n n ’ét ait
gu è r e a m u s a n t .
D ’a u t r e s , à la p la ce d e M lle Le P r ib o r a n , e u s s e n t
p e n s é : « C ’e s t q u ’il m ’a im e , » m a is l’a t t en t ion de
ce t t e jeu n e fille n ’ét ait p o in t r e t e n u e p a r ce d ét a il.
Bie n q u ’e lle s'e ffor çâ t d e n e p lu s s o n ge r au fils
Ca za r e l, e lle n e p o u va it c h a s s e r d e s o n e s p r it le
vis a ce a lt é r é d e « s o n p e in t r e >* et ce ié ga r d é lo
q u e n t , ce r e ga r d d e r e p r o ch e , d o n t il l’avait co u ve r t e
là - b a s , s u r le q u a i d e la ga r e.
. .
,
P o u r q u o i ce d é p a r t s o u d a in , ce t t e lu it e é p e r d u e ,
à l’h e u r e m ê m e où s e m b la ie n t s e le ve r d e s p r o
m e s s e s d e b o n h e u r d a n s le s p e r s p e ct i ve s d ’u n r ian t
a ve n ir ?
Q u e s’ét ait -il p a s s é d a n s cet t e a m e ?
Cla u d e a p p e la it en vain la lu m iè r e . Au t o u r d ’elle,
le s t é n è b r e s s ’é p a is s is s a ie n t , et , d a n s l’im m en s it é
d e s o n d é s a r r o i, elle s e d e m a n d a it à q u o i se r a ccr o
ch e r , é t o n n é e , a u s u r p lu s , d e s e s e n t ir si é t r oit e
m e n t p r is o n n iè r e d e s o n cœ u r .
Ah 1 Ga s t o n d u Be lla y p ou va it d é p e n s e r p o u r elle
t o u t e s les r e s s o u r ce s d e son b r illan t e s p r it ; il p o u
va it e n co r e se co n t r a in d r e à d e s s ile n ce s é lo q u e n t s ,
à d e s t im id it é s r é vé la t r ice s p o u r t ou t o b s e r va t e u r
u n p e u a t t en t if, Cla u d e n e sa u r a it r ien d e t ou t ce la ;
s a p e n s é e , va ga b o n d e , er r ait d ’un b e r ce a u d e fe u il
lage au ch e m in cr e u x d ’un h a m e a u ... d é co r s où se
m ou vait u n e im a ge q u e l’é lo ign e m e n t , s e m b la it -il,
r en d a it p lu s viva n t e e n co r e !
M a r ce lle r ailla :
— M a is ... r e ga r d e z d o n c ce u x- là co m m e ils on t
l’a ir d e s’a m u s e r ! N e d ir a it - on p a s q u ’ils r en t r e n t
d e l’e n t e r r e m e n t . Allo n s ! a llo n s ! s o u r ie z!.. . Vo u s
n e vo u s b o u d e z n a s , j’im a gin e ?
— N o u s b o u d e r ? fit Cla u d e é t o n n é e , q u e lle
id é e ? . . . et p o u r q u o i ?
— Q u e s a is- je ?
— Ce n ’est t o u jo u r s p a s p a r ce q u e je lui ai r e fu s é
u n jo u jo u ! dit p la is a m m e n t Ga s t o n . J e vo u la is , au
co n t r a ir e , lu i offr ir u n e vie ille b r o ch e .. . elle a failli
s e fâ ch e r .
— O h l la s o t t e ! r e p r o ch a M a r ce lle . .. Si t u ve u x
fa ir e l’e xp é r ie n ce a ve c m o il
— N o u s ve r r o n s cela u n p e u p lu s t ar d .
Ga s t o n r égla la n o ie au co m p t o ir , et la fam illo se
r et r ou va b ie n t ô t s u r le p a vé d e la r u e.
Ce soir - là , les d a m e s Le P r ib o r a n d e va ie n t d în e r
r u e Ag u a d o , ch e z le u r co u s in e . Le p et it gr o u p e se
s é p a r a a p r è s a vo ir p r is r e n d e z- vo u s p o u r sep t h e u r e s .
�L E SE CR E T D E L A F O R Ê T
89
M m e d u Be lla y r e n t r a ch e z e lle a ve c s e s filles.
Ga s t o n , la s , s ’en a lla a u h a s a r d , t a n d is q u e M m e Le
P r ib o r a n , a ya n t q u e lq u e s a ch a t s à fair e, s ’e n go u f
fr ait , en co m p a gn ie d e Cla u d e , d a n s u n gr a n d
m a ga s in .
Q u a n d e lle s e u r e n t a ch e vé le u r s e m p le t t e s , e lle s
r e p r ir e n t le ch e m in d e le u r h ô t el.
M m e Le P r ib o r a n avait eu a ve c sa co u s in e , q u e l
q u e s h e u r e s p lu s t ôt , u n co llo q u e s e cr e t , b r e f et
d é cis if, au co u r s d u q u e l e lle s a va ien t co n ve n u d e
b r u s q u e r les ch o s e s , le p a u vr e Ga s t o n s e d e s s é
ch a n t d ’in ce r t it u d e .
Au s s i l’e xce lle n t e d a m e n e p u t lo n gt e m p s ca ch e r
s e s p r é o ccu p a t i o n s in t im es .
— N e t r o u ves -t u p a s q u e t on co u s in n ’e s t p lu s le
m êm e ?
— G a s t o n ? . . . tu cr o is ? ..« .qu ’a-t-il d o n c d e ch a n gé ?
Ser ait - il m a la d e ?
— L u i l J e n e co n n a is p a s d e p lu s b e lle s a n t é I
— E h b ie n ?
— J e le s o u p ço n n e d ’êt r e a m o u r e u x.
— D a m e ... c’est d e son â ge ... Ce p e n d a n t . .. je ne
co m p r e n d s p a s t r è s b ie n .. . 11 n ’y a p a s là d e q u o i
l’a s s o m b r ir .. . a u co n t r a ir e , j’im a gin e I
— Ce la d é p e n d .
— De q u o i ?
— E h m a is ... d e la t o u r n u r e q u e p e u ve n t p r e n d r e
les é vé n e m e n t s ?
— Q u e ls é vé n e m e n t s ?
— Ou , p lu s e xa ct e m e n t , le s o b s t a cle s q u i p e u ve n t
s e d r e s s e r en t r e s o n b o n h e u r et lu i- m é m e .
11 y eut u n lo n g m om e n t d e s ile n ce , p u is , d ’u n e
vo ix m al a s s u r é e , Cla u d e t r a n ch a :
— N o u s a vo n s t o u s , p lu s ou m o in s , n o s d é
ce p t io n s . ..
— Ave c q u e l a cce n t tu d is c e la i
— Qu i p e u t se va n t e r d ’a vo ir s u ivi la vo ie d é s ir é e ?
To i- m ê m e p e u t - ê t r e ...
M m e Le P r ib o r a n r e ga r d a sa fille et fr ém it . Qu e
vo u la it - elle d ir e p a r ce s é n igm a t iq u e s p a r o le s ? Qu e l
s e n s ca ch é y fallait -il d é co u vr ir ?
M a is le visa ge d e la je u n e fille s ’é t ait d é t e n d u . Il
n e p a r u t p a s à M m e Le P r ib o r a n q u ’u n e p e n s é e
o ccu lt e h a n t a it ce ce r vea u - là . E lle r e s p ir a et r e p r it ,
a ve c u n e d o u ce u r p e r s u a s ive :
— O h l . . . la vie n ’est p a s s e u le m e n t fait e d e
r ê ve s ... d e m ir a ge s ... Il n e fau t p o in t la c o n s id é r e r à
la façon d e s p o ' t es.
— J ’e n t e n d s b ie n .
— J e t e s a is — et j’en s u is fièr e — s o lid e m e n t
é q u ilib r é e .. . E vid e m m e n t , on n e d oit p a s fe r m e r les
o r e ille s à la vo ix d e son c œ u r , m a is il faut se ga r d e r ,
�90
LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
s u r t o u t , d ’o b é i r à s e s n e r fs , à son im a gin a t io n , à
l’e xa lt a t io n d ’u n s e n t im e n t q u i s e m b le p r o fo n d et
q u i, le p lu s s o u ve n t , n ’e s t q u e p a s s a ge r . E n a m o u r ,
on s e t r o m p e s o u ve n t d e b o n it e foi.
— P o u r q u o i d is -t u c e la ?
Mme Le P r ib o r a n, e mbar r as s ée , che r c ha ses mots
u n in s t a n t , p u is :
.
_ Mo n Die u ... je te d is ce la... p o ur t ’éclair e r à
l’o cca s io n .. . s a n s b u t p r é cis .. . p a r ce q u e tu es m a
fille et q u e je d o is t e gu id e r d a n s le d é d a le d ’un
c œ u r t o u t n e u f, où le s a s p ir a t io n s se h e u r t e n t , s’en
ch e vê t r e n t ... et p e u ve n t d o n n e r lieu à co n fu s io n .
— J e s u is p r o fo n d é m e n t t o u ch é e d e ce t t e s o llici
t u d e , d it m o d e s t e m e n t la jeu n e fille ; m a is , en ce q u i
m e co n ce r n e , le t e r r a in est u n p e u d é b la yé .
— Ou i, je s a is ... t u n’es p a s co m p liq u é e .
— O h l p o u r ce la , n on !•
— Et ce s e r a , ce r t e s , le m e ille u r m o ye n d e sor t ir
d e s d ifié r e n d s q u i p o u r r a ie n t n aît r e d ’u n con flit d e
s e n t im e n t s ...
— M a ch è r e m a m a n , le m ie u x est d ’é vit er le
con flit .
— C’est b ie n ce que je pe ns e ... e t... p o ur l’évite r.. .
— ...I l n ’y a q u ’à s u ivr e son p e n ch a n t n at u r el.
— L o r s q u ’il s’a cco r d e a ve c l’h o n n e u r .
— Bien e n t e n d u .
Ah ç à !... où Cla u d e vo u la it - elle en ve n ir ?
C e la n ga ge im a gé , ce s r é t ice n ce s é n igm a t iq u e s ,
n ’é t a ien t p a s s a n s a u gm e n t e r le t r o u b le et la p e r
p le xit é d e M m e L e P r ib o r a n .
Cla u d e n ’a va it - elle p a s u n e id é e d e d e r r iè r e la
t ê t e ? u n s e cr e t q u ’il n e lu i p la is a it p a s e n co r e d e
livr er t ou t e n t ie r ?
An d r é Ca za r e l?
N o n , n o n ... ce la n ’ét ait p a s p o s s ib le I .. . E lle n’y
vou la it p a s p e n s e r . .. D ’a ille u r s ... le fils d u m a gist r a t
s ’en ét ait a llé ...
La d a m e d e R a u ze r a y - r ega r d a it a u t o u r d ’e lle,
r e m o n t a it d a n s le p a s s é , n e vo ya it r ie n ...
E lle in s in u a :
— On ch e r ch e s o u ven t b ie n loin ce q u ’on p o u r
r ait t r o u ve r à p o r t é e d e s a m a in .
— Qu o i d o n c ?
— Un m a r i, p a r e xe m p le .
Cla u d e n e p u t s ’e m p ê ch e r d e s ou r ir e .
— Ne d ir a it -on p a s q u e je s u is en q u ê t e ?
— P o u r q u o i p a s ? . . . q u o i d e p lu s n a t u r e l?
— J ’ai b ie n le t e m p s , fit la jeu n e fille é va s ive m e n t .
— O h l.. . on dit ce la ... m a is ... d a n s le fo n d , on
p e n s e s o u ve n t le co n t r a ir e .
— J e t’a s s u r e q u e ce n ’est p a s m on ca s.
— Il y a u r a it lé gè r e t é à la is s e r fu ir l’o cca s io n .. .
�LE SE CR E T D E L A F O R Ê T
91
— L ’o c c a s i o n ? .. . q u e s ign ifie ? ... s e p r é s e n t e r a it elle ?
— Peu t-êt r e.
— E xp liq u e - t o i, d it Cla u d e , a ve c p lu s d e cu r io s it é
q u e d ’é m o t io n .
Ain s i m is e a u p i e d d u m u r , M m e L e P r ib o r a n
h és it a . E lle co n n a is s a it le ca r a ct è r e in d é p e n d a n t d e
sa fille, la fier t é d e Ga s t o n .. . La s it u a t io n n e m a n
q u a it p a s d ’ê t r e d é lica t e . E lle r is q u a :
— C ’est u n e id é e à m oi.
— J e b r û le d e sa vo ir .
M m e Le P r ib o r a n b a is s a la vo ix, co m m e si e lle eû t
cr a in t d e la is s e r t o m b e r s o n s e cr e t d a n s u n e o r eille
é t r a n gè r e .
— J e cr o is q u e si tu vo u la is ...
— Allo n s I... p a r le . Il n ’y a m ê m e p a s d e m u r s
ici... Au t a n t en e m p o r t e le ven t d e m e r !
— Ga s t o n ...
Le vis a go d e Cla u d e e xp r im a u n si co m p le t é t o n
n e m e n t q u e M m e Le P r ib o r a n n e d o u t a p a s d e la
p a r fa it e in d iffé r e n ce d e s a fille à l’e n d r o it d e le u r
co u s in .
— G a s t o n !.. . r é p é t a Cla u d e . .. et c ’e s t là t on
« id é e » ?
'
— O u i- d à ... E lle t ’é t o n n e ?
— J ’a vo u e q u ’i! n e m e s e r a it ja m a is ve n u à l’id ée
d e p e n s e r q u e Ga s t o n p û t d e ve n ir m o n m a r i.
— Il n e te p laît p a s ?
— Au co n t r a ir e ... c’e s t u n ch a r m a n t ga r ço n .
— E h b ie n ... ve u x-t u m e p e r m e t t r e ...
— Quoi ?
— D ’en p a r le r a ve c sa m è r e ?
— Ga r d e - t ’en b ie n ! fit Cla u d e le s s o u r cils
fr o n cé s ... Ah ! p a r e xe m p le ! il n e m a n q u e r a it p lu s
q u e ce la ! Tu n ’a s, j’e s p è r e b ie n , ou ve r t la b o u cn e à
p e r s o n n e d e ce p r o je t ?
— A p e r s o n n e , m e n t it la m èr e.
— H e u r e u s e m e n t ... Q u e ce ci d e m e u r e s e cr e t
e n t r e n o u s , n ’e s t - ce p a s ?
— Alo r s .. . le ca s é ch é a n t ... tu r e fu s e r a is ?
— J e te d is q u e ce t t e h yp o t h è s e est si n o u ve lle ...
si in a t t e n d u e ...
M m e Le P r ib o r a n co m p r it la n é ce s s i t é d e n e p a s
e ffa r o u ch e r d a va n t a ge l’o m b r a ge u s e je u n e fille et
e s q u is s a un m o u ve m e n t d e r et r a it e .
— N o t e b ie n q u e r ie n , ni p e r s o n n e , n o m ’a a u t o
r is é e à é m e t t r e u n e t elle s u gge s t io n .
— Tu as p r is ce la s o u s t o n b o n n e t .
— C ’est le m ot .
— E h b ie n ! r é p o n d it Cla u d e , q u e t on b o n n e t luim é m e n ’en s a ch e r ien .
P u is , a s s o m b r ie , elle co n clu t :
�92
L E SE CR E T D E L A F O R E T
T u co m p r e n d s , s i p a r e ille c h o s e ve n a it à t r an sje s e r a is t r i s . . . t r è s gê n é e ... Ga s t o n a u ss i
s a n s 'd o u t e .. . N o u s n o u s vo yo n s s i s o u ve n t ... J e
s e r a is d é s o lé e q u e n o s r a p p o r t s p u s s e n t d eve n ir
m o in s co r d ia u x.
_
_ O u i.. . o u i... il n e fa u d r a it p a s q u ’il y eut q u e l
q u e c h o s e d e ch a n gé e n t r e vo u s.
_ C ’est a lo r s q u e ce r t a in s n e m a n q u e r a ie n t p as
d e t ir e r d e s d é d u ct i o n s .
E lle s é t a ie n t a r r ivé e s d eva n t la m a is o n d e la r ue
—
n ir e r
AfD ’u n e m a in q u i t r e m b la it u n p e u , Cla u d e a p p u ya
s u r le b o u t o n d u t im b r e .
XV
Ce qu’ils se dire n t sous le platan e .
Cla u d e , b ie n co n va in cu e q u e le s p r o p o s d e sa
m è r e é t a ie n t s a n s c o n s é q u e n ce a u cu n e , et q u e cet t e
id é e d ’u n e u n io n a ve c Ga s t o n n e p o u va it p a s a voir
ge r m é d a n s u n ce r ve a u é t r a n ge r , n e t a r d a p a s à
r e co u vr e r s a s é r é n it é .
To u t e fo is , m is e en é veil, e lle o b s e r va , d é s o r m a is ,
a s s e z a t t en t ive m e n t s o n co u s in . E lle co n s t a t a , en
effet , q u e q u e lq u e ch o s e ét ait ch a n gé d a n s son at t i
t u d e . ils s’é t a ien t co n n u s d e t ou t t e m p s . Ga s t o n ,
d éjà je u n e h o m m e à l’à ge où elle p o r t a it e n co r e s u r
le d o s s a n at t e d e p e n s io n n a ir e , l’ava it t r a it é e a s s e z
t ar d en p e t it e fille, n e s e gê n a n t gu è r e a ve c elle,
a lla n t et ve n a n t s a n s fa ço n , fu m a n t et sifflan t d evan t
elle , la t a q u in a n t vo lo n t ie r s .
P o u r q u ’il s e m on t r ât si r é s e r vé , si a t t en t if, si p r é
ve n a n t , il fa llait é vid e m m e n t q u ’il s e fût p r o d u it en
lui u n e r é vo lu t io n r a d ica le .
Ga s t o n l’a im a it , le d o u t e n ’ét ait p lu s p e r m is .
Bie n q u e m o d e s t e , Cla u d e n e se t r ou va p a s
m o in s fla t t ée d e ce d is cr e t h o m m a ge d ’u n h o m m e
q u e ch a cu n s’a cco r d a it à d é cla r e r ch a r m a n t ; t ou t e
fois, fid è le m e n t a t t a ch é e au s o u ve n ir d ’An d r é
Ca za r e l, elle n e se s e n t a it n u lle m e n t d is p o s é e à
a ccu e illir fa vo r a b le m e n t son co u s in a u ca s où il lui
a u r a it p lu d e se d é cla r e r .
Un e fr êle e s p é r a n ce se b a la n ça it e n co r e a u - d e s s u s
d e la t e m p ê t e d e son cœ u r . D e q u o i ét a it - elle fait e V
E lle eû t ét é b ie n e m p ê ch é e d e le d ir e .
Et p u is . .. m ê m e co n t r a in t e d e r e n o n ce r à ja m a is
au r êve u n in st a n t ca r e s s é , e lle au r a it cr u m a n q u e r
d e d ign it é en a cce p t a n t le s h o m m a ge s d ’un h o m m e
q u ’elle n e p o u va it a im e r .
E lle se fût m é p r is é e d e jo u e r ce r ôle d e co q u e t t e
�LE
SE CR E T
DE
LA
FORÊT
93
q u i p a r a ît si a m u s a n t à d e p e t it e s t ê t e s é b o u r iffé e s .
P e u t - o n , q u a n d on p o r t e s o i- m ê m e u n e p la ie d a n s
la p o it r in e , jo n gle r a ve c le c œ u r d e q u i s’a p p r ê t e à
s o u flr ir ?
Ce fut en ce t t e d is p o s it io n d ’e s p r it q u e M lle Le
P r ib o r a n , a p r è s u n e s o ir é e ch a r m a n t e a u co u r s d e
la q u e lle Ga s t o n d u Be lla y s e m o n t r a e n co r e p lu s
e m p r e s s é q u e d ’o r d in a ir e , r e n t r a ch e z e lle a ve c sa
m è r e.
Bie n q u ’elle eû t p r o m is d e n e p lu s a b o r d e r ce
su jet é p in e u x, la m è r e n e p u t s ’e m p ê c h e r d e r e
m ar qu er :
— E h b ie n I q u e t ’a va is- je d it ?
Cla u d e n e cr u t p a s d e vo ir r u s e r .
— P e u t - ê t r e as-t u r a iso n .
— Si j’ai r a ison !... Il su ffit d ’o b s e r ve r G a s t o n .. .
il n ’a d ’ye u x q u e p o u r t oi.
— M a is a lo r s .. . s a m è r e ?
— L ’a p e u t -ê t r e a u s s i r e m a r q u é .
M lle L e P r ib o r a n p in ça les lè vr e s , p u i s :
— Ce la d e vie n t e n n u ye u x.. .
— Pou rqu oi ?
— Il n ’e s t p a s ce r t a in q u e n ot r e co u s in e n e p r e n
d r a p a s o m b r a ge d ’u n é vé n e m e n t q u i p e u t co n t r a r ie r
s e s a m b it io n s le s p lu s lé git im e s .
— O h !. . . je s e r a is b ie n é t o n n é e q u e L a u r e n e m it
p a s a u - d e s s u s d e t o u t e a u t r e co n s id é r a t i o n le b o n
h e u r d e Ga s t o n . D ’a ille u r s , t u n ’e s p a s u n p a r t i
à d é d a ign e r ... J e n e s a is vr a im e n t ce q u ’u n e m è r e
p o u r r a it s o u h a it e r d e m ie u x p o u r s o n fils.
Cla u d e e s t im a b o n d e co u p e r co u r t à ce d é b o r d e
m en t d ’o r gu e il m a t e r n e l.
— Il m e s er a it in fin im e n t d o u lo u r e u x d e ca u s e r
à Ga s t o n u n e p e in e , m ê m e lé gè r e .. . c e p e n d a n t ...
— Q u e va s- t u fa ir e ?
— R ie n , r a s s u r e - t o i... R ie n , d u m o in s t a n t q u e le s
c h o s e s s’a r r ê t e r o n t lû.
— E t si e lle s p r e n n e n t u n e a u t r e t o u r n u r e ?
— J e fer a i co m p r e n d r e a u p a u vr e ga r ço n , a ve c
t o u s les é ga r d s p o s s ib le s , q u ’il s e r a it in o p p o r t u n
d ’in s is t er .
— Tu m ’a ffliges s in cè r e m e n t , s o u p ir a M m e Le
P r ib or a n .
— J e n e s u is p a s m o in s a ffe ct é e d e t ’e n t e n d r e e x
p r im e r d e s r e gr e t s ... J e n e p u is q u e te r é p é t e r q u e le
m o m e n t e s t m a l ch o is i p o u r m ’e n t r e t e n ir d ’u n p r ojet
q u e lco n q u e . .. J e s u is la s s e ... t r è s la s s e m o r a le m e n t ...
j’ai b e s o in s u r t o u t d e r e p o s , d e ca lm e , d e d ive r s io n ...
J ’a va is co m p t é t r o u ve r t o u t ce la ici. .. E s t - ce t r o p
d em an d er ?
— Qu e n on p as.
— Ou fau d r a -t -il c h e r ch e r a ille u r s ?
�04 .
LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
E lle s s’e m b r a s s è r e n t s u r le s e u il d e le u r ch a m b r e
et s e q u it t è r e n t u n p e u t r is t e s ...
• •
Un p e u a va n t d e u x h e u r e s , le je u d i s u iva n t , a in si
a u ’en a va it d é cid é Ga s t o n , u n e a u t o d e lo u a ge ven a it
r a n ge r r u e Ag u a d o , d eva n t la villa d e s du Bella y.
M a r ce lle e n ch a n t é e d e s o n e s s a ya ge d e la veille,
n e t a r is s a it
p a s d ’é lo ge s s u r s a co u t u r iè r e ; An n e ,
^ G a s t o n ' L ^ k ' r e n Î o y Î T l e ch a u ffe u r et visit ait scr u D u le u s e m e n t le m o t e u r . E n fin , sa t isfa it d e cet
e xa m e n , il s a u t a s u r le s iège , p r it en m a in s le volan t
et s e d é cla r a p r ê t à p a r t ir .
Bie n t ôt le vé h icu le r o u la s u r le s p a ve s in é ga u x d e
la r u e d u Gé n é r a l- Ch a n zy, ga gn a le fa u b o u r g Sa in t P ie r r e , p u is la p le in e ca m p a gn e .
Da n s la gr is e r ie d e la vit e s s e , Oa s t o n o u b lia it les
co n s e ils d e p r u d e n ce q u e M m e du Be lla y n e m a n
q u a it p a s d e lui p r o d igu e r ch a q u e fo is q u ’e n s e m b le
ils p a r t a ie n t en a u t o.
_
_ P a s s i vit e !... p a s si vit e !... s u p p lia ie n t le s d e u x
^ M a fs Ga s t o n s ou r ia it . Il s en t a it Cla u d e r avie d e
ce t t e r a n d o n n é e et n e m a n q u a it p a s u n e o cca s io n
d e m et t r e en va le u r sa vir t u o s it é d e co n d u ct e u r .
Le t r a jet , d ’a ille u r s t r è s co u r t , s ’e ffe ct u a s a n s
in cid e n t .
Ga s t o n r e m is a la vo it u r e d a n s la co u r d ’u n e fer m e
d o n t l’o ccu p a n t t en a it é ga le m e n t u n ca fé - é p ice r ie .
Le s d a m e s , en fin r a s s u r é e s , m ir en t p ie d à t er r e.
M m e d u Be lla y p r o p o s a d e vis it e r d ’a b o r d la
vie ille é glis e , m o n u m e n t h is t o r iq u e , et Ga s t o n , fin
co n n a is s e u r , fit a d m ir e r d e cu r ie u x o b je t s d ’ar t d e la
R e n a is s a n ce . Ap r è s u n e st a t ion d evan t l’o b é lis q u e
co m m é m o r a t if cle la vict o ir e d e H en r i I V, la p e t it e
t r o u p e s e r en d it au ch a t e a u d on t le s ve s t ige s , im p n sa n t s e n co r e , s e d r e s s e n t s u r le co t e a u b o is é .
Ga s t o n avait p r is le b r a s d e Cla u d e et e n t r a în a it
la jeu n e fille un p e u à l’é ca r t d u gr o u p e for m é p a r
s e s s œ u r s et . les d a m e s , s ’e ffor çan t d e s e m o n t r e r
n a t u r e lle m e n t e n jo u é. 11 ét ait vis ib le , n é a n m o in s ,
q u ’u n e é m o t io n p r o fo n d e le p o s s é d a it t ou t en t ier .
Cla u d e n e t a r d a p a s à s e r e n d r e co m p t e d e cet
ét at a n o r m a l.
. .
— P o u r q u o i, fit -elle, m a r ch o n s - n o u s si vit e t ¡Nos
m è r e s on t p e in e à n o u s s u ivr e.
— Ba h ! n o u s les a t t e n d r o n s là -b a s à l’o m b r e d e s
p la t a n e s ... ce t a lu s n o u s offr ir a un b a n c n a t u r e l...
vou lez- vou s ?
�LE
SE CR E T
DE
LA
FORÊT
95
— M a is .. . je n e s u is p a s fa t igu é e , au co n t r a ir e ...
J e s u is b ie n a is e d e m e d é lie r le s ja m b e s ... N o u s
é t io n s u n p e u p r e s s é s d a n s ce t a u t o.
Il n ’o b je ct a r ie n t o u t d ’a b o r d , p u is , co m m e p r e n a n t
u n e r é s o lu t io n s u b it e :
— C ’e s t q u e , d it -il, j’a u r a is q u e lq u e s m o t s à vo u s
d ir e en p a r t icu lie r . »
Cla u d e eu t u n lé ge r s u r s a u t :
— Oh I... d u m ys t è r e , m a in t e n a n t !
— P a s le m o in s d u m o n d e . .. u n e co n fid e n ce , t ou t
au p lu s .
— ...Q u e m a m a n n e d o it p a s e n t e n d r e ?
— .. .Q u e vo u s p o u r r e z t r è s b ie n lu i r é p é t e r si le
c œ u r vo u s en d it ... E h b ie n , ê t e s - vo u s r a s s u r é e ?
— Sa n s d ou t e .
Ils fir en t e n co r e q u e lq u e s p a s en s ile n ce , p u is ,
s o u s le s m u r s m ê m e s d u ch â t e a u , ils s ’a r r ê t è r e n t .
— As s e yo n s - n o u s ici, p r o p o s a le je u n e h o m m e .
— So it , p u is q u e vo u s y t e n ez.
E lle p r it p la ce à q u e lq u e s ce n t im è t r e s d e s o n
co u s in et p a r u t s ’a b s o r b e r en d e s p e n s é e s gr a ve s .
Lu i, n on m o in s s o n ge u r , d e m e u r a it le fr on t p e n ch é ,
h é s it a n t e n co r e .
Cla u d e avait co m p r is et s e ga r d a it b ie n d e l’in t er
r o ge r . Co m p r e n a n t q u ’e lle n e l’a id e r a it p a s , q u ’il
n ’a va it à e s p é r e r a u cu n e n co u r a ge m e n t d e ce cô t é ,
il s e d é cid a à b r û le r s e s va is s e a u x.
— Cla u d e l ce q u e je va is vo u s d ir e e s t e xc e s s ive
m en t s é r ie u x.
— M o n D ie u , r ien q u ’à vo t r e t on ... je n ’en d o u t e
pas.
— Il s e r a it in d ign e d e vo u s , in d ign e d e m oi, d e
d is s im u le r p lu s lo n gt e m p s n o s s e n t im e n t s r é ci
proqu es.
— Cr o ye z b ie n q u e , p o u r m a p a r t , je n ’ai r ie n d e
ca ch é .
— J e n ’en ai ja m a is d o u t é , a u s s i ce t t e b e lle fr an
ch is e m ’en ga ge - t - elle à l’im it er . J e n e s a is q u e l
a ccu e il vo u s a lle z fair e à ce t t e c o n fe s s io n .. . p e u t - ê t r e
n e vo u s ser a - t - elle p a s a gr é a b le . D it e s - vo u s b ie n ,
t o u t e fo is , q u ’e lle é m a n e d ’u n c œ u r s i n cè r e . .. P r o
m e t t e z- m oi, p a r a va n ce , d e n e p o in t m e r e t ir e r vo t r e
a ffe ct io n ...vo t r e co n fia n ce ...
— J e vo u s le p r o m e t s .
— Vo u s a vez p e u t - êt r e e n t e n d u m on e xce lle n t e
m è r e d é p lo r e r le go û t q u e l’a llich a is n a gu è r e p o u r
le cé lib a t f
— O u i... en effet ...
— Eh b ie n .. . ce p e n d a n t .. .
— ...E n a u r ie z- vo u s ch a n gé .
— J u s t e m e n t ... e t ... c’e st à vo u s q u e je d o is s e m
b la b le é vo lu t io n .
�n6
L E SE CR E T D E L A F O R Ê T
' — A m o i, q u ’a u t r e fo is vo u s a p p e lie z « la ga m in e » 1
Z
vo u s
tou t
I __
P e s ° e l” fit Cla u d e en s o u r ia n t à d e m i.. . P u is q u e
d é n o n ce z vo s a u s t è r e s p r in cip e s , c ’e s t d o n c q u e
n ’e s t q u e fr a gilit é .
H o r m is , d it Ga s t o n d ’u n t on p é n é t r é , le t r ès
p r o fo n d a m o u r q u e j’é p r o u ve p o u r vo u s .
Un p e u h o n t e u x d ’a vo ir p o u s s e si loin le s lim it e s
d e l’a u d a ce , M . d u Be lla y d e n o u ve a u b a is s a la t è t e x
_ Ce c i e s t gr a ve , en eflet , d it Cla u d e .
— Ce la d é p e n d ...
— De q u o i ?
. .
— ...D e s d is p o s it i o n s en le s q u e lle s cet a veu vou s
t r o u ve .
— Il m e s u r p r e n d .
— Vo u s b le s se -t - il ?
— N o n .. . P o u r q u o i vo u d r ie z- vo u s ? J e vou s s a is
gr é , a u co n t r a ir e , d e m ’a vo ir p a r lé a ve c cet t e fr an
ch is e .
— Un e fr a n ch is e en va u t u n e a u t r e .
— J ’y p e n s a is .
— E n b ie n ?
E lle e n ve lo p p a Ga s t o n d ’un lo n g r e ga r d d e co m
p a s s io n .
.
*
— J e s u is jeu n e e n co r e ... J e n ai p a s a s s e z r é flé ch i...
Et p u is , t e n e z !... je ve u x vou s d o n n e r la p lu s
gr a n d e m a r q u e d e co n fia n ce q u e p u is s e offr ir u n e
fe m m e : m o n c œ u r n ’e s t p a s lib r e.
il p â lit et , d ’in s t in ct , se r a p p r o ch a :
— Q u e d it e s - vo u s ?
— La vé r it é .
— Vo u s a im e z?
E lle eut u n ge s t e d u b it a t if.
— J e n ’en s a is r ie n ... J e l’ai cr u ...
— E t m a in t e n a n t ?
— J e ch e r ch e u n e cla r t é ... J ’a t t e n d s ...
— Q u o i?
Cla u d e s o u p ir a :
— J e le s a is m o in s e n co r e .
— M a is .. . ce lu i q u e .. . q u e vo u s a vez d is t i n gu é . ..
— J ’ai cr u a u s s i, u n m o m e n t , q u ’il m ’a im a it ...
— N e vo u s l’a-t -il ja m a is d it ?
— N o n ... m a is ... il y a d e s r e ga r d s ... d e s s ile n ce s
m ôm e q u i s on t d e s a ve u x...
— J e s a is ce la .
— O r ... il est p a r t i.
— L ’in gr a t 1
— J e n e l’a ccu s e p a s ... N o t r e id ylle — s i je p u is lu i
d o n n e r ce n o m — s ’e n ve lo p p e d e m ys t è r e .. . je n e
s a is q u o i d ’é t r a n ge p la n e s u r e lle ... on d ir a it u n e
m a lé d ict io n ...
— Vo u s m ’e ffr a ye z I
�L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
97
I ls d e m e u r è r e n t u n lo n g m o m e n t s a n s p a r le r , le
c œ u r é cr a s é d ’a n go is s e .
Cla u d e s e r e p o r t a it q u e lq u e s s e m a in e s en a r r iè r e ;
ce t t e p r o m e n a d e lu i r a p p e la it l’e xcu r s io n a u Be l.
E lle se r e vo ya it d é gr in go la n t la p e n t e ... s e d é b a t t a n t
a u m ilieu d e s r o n ce s . .. La m a in d ’An d r é Ca za r e l se
t e n d a it ve r s e lle ... Elle en s en t a it e n co r e le fr é m is
s e m e n t . E lle ava it ga r d é viva ce la vision d e s gr a n d s
y e u x s o m b r e s , d e s gr a n d s ye u x h u m b le s , d o n t le
r e p r o ch e l’a va it s u ivie s u r le q u a i d e la ga r e et q u i,
d e p u is , n e la q u it t a it p lu s .
Ce p e n d a n t , Ga s t o n d u Be lla y s’é t ait r a s s é r é n é .
— Am o u r e t t e .. . dit -il.
— Q u ’e n t e n d e z- vo u s p a r c e m o t ?
— F lir t a ge ... p la t o n iq u e é m o t io n ... m a is , m a ch èr e
p e t it e , t o u t e s le s je u n es filles on t co n n u ce la ... Vo u s
a vez vin gt a n s ... Vo u s s e r ie z la s e u le à n ’a vo ir p a s
sen t i l’a p p e l d e l’a m o u r ...
— Co n s é q u e n c e ?
— Il faut vo u s m a r ier .
— Ave c vo u s ?
— N a t u r e lle m e n t .
Il dit ce la s u r u n t o n d e co n vict io n si s in cè r e q u e
Cla u d e , à son t o u r , s e d é r id a .
— Vo u s a vez u n e fa ço n d ’a r r a n ge r le s c h o s e s ! . . .
— E lé ga n t e , co n ve n e z- é n ?
— Ce r t e s .
»
— Br e f!... Il m e r est e à t ir er u n e m o r a lit é d e cet t e
co n ve r s a t io n ...
— L a q u e lle ?
— C ’e s t q u e n o t r e m u t u e lle fr a n ch is e n e" s er a
n u lle m e n t m is e en é ch e c p a r ... cet in cid e n t ...
— Oh !... b ie n s u r !
— E t q u ’e n fin — et c’est ià le p o in t p r in cip a l — r ien
d e d é fin it if e n co r e n ’est e n visa gé .
— Sa n s d ou t e .
— D o n c, je r e n t r e d a n s m a co q u ille .
— Vo u s ê t e s a m u s a n t !
— J e m e r é s e r ve ... j'a t t e n d s ...
— P a r d o n !. .. je n e vo u s d o n n e p a s u n e lu e u r
d ’e s p o ir .
— C ’est e n t e n d u .
- J e ne vou s cr o is p a s , le m o in s d u m o n d e , e n ga gé .
— So it ...
— J ’es Sa icr a i d e vo u s m a r ier .
— O h !.. . p o u r ce la ... je vo u s m e t s a u d éfi.
— J u s t e m e n t ... j’a va is p e n s é à vo u s p o u r u n e d e
m e s a m ie s ...
— J e la co n n a is ?
— J e cr o is b ien !... N o u s s o m m e s a llé s p lu s d ’u n e
fo is e n s e m b le ù E o r ge s - le s - E a u x... à b icycle t t e ...
Vo u s vo u s s o u ve n e z ?
1 3 9 IV
�g8
LE
SE CR E T
DE
LA
FORÊT
— M lle de Br e s le s ?
■
'
_ C ’e s t ce la même . N ’est- elle pas r avis s ante ?
— E x q uis e ... et je vous r e me rcie de m ’avoir honor é
d
Alor s°!.X je p u is lu i t o u ch e r u n m ot d e m on
p r ^ letAh ! m a is n o n l... je vo u s le d é fe n d s b ie n .
A ce m o m e n t , le s d a m e s d u Be lla y et Le P n b o r a n
p a r a is s a ie n t a u d é t o u r d u ch e m in .
— Sa n s r a n cu n e ? d it Cla u d e .
*
_ O h l . . . e st - il b e s o in d e le d ir e . _
I ls s e s e r r è r e n t fu r t ive m e n t la m a in .
D è s lo r s , ils p a r u r e n t o u b lie r ce q u ’ils a va ien t dit
s o u s le p la t a n e ...
XVI
Sur le pe n chan t...
Q u e Ga s t o n d u Be lla y l’a im â t , Cla u d e Le P r ib o r a n
n ’en d ou t a it p a s ; t o u t e fo is , elle n e p o u va it s’e m p ê ch e r
d e r e m a r q u e r co m b ie n ce t a m o u r ét ait d iffér en t d e
ce lu i q u ’e lle a va it d e vin é ch e z An d r é Ca za r e l, et
q u ’e lle p a r t a ge a it — b ie n q u ’elle la is sâ t e n t e n d r e
q u ’e lle n ’en é t a it p a s e n co r e t r ès ce r t a in e ...
En s o m m e , Ga s t o n avait p r is a s s e z p h ilo s o p h i
q u e m e n t s o n p a r t i d e l’a ve n t u r e .
Si la r é vé la t io n d ’u n r iva l h e u r e u x l’a va it u n in s t a n t
d é s a r ço n n é , il n ’avait p a s t a r d é à r e p r e n d r e s o n
a s s ie t t e , à r e t r o u ve r u n e co n fia n ce q u i n ’ét ait p a s
s a n s ca u s e r à Cla u d e u n e ce r t a in e im p r e s s io n .
Eh q u o i, M. d u Be lla y ét ait d o n c ce r t a in d e t r io m
p h e r , fin a le m en t , d e ce co m p é t it e u r ign o r é ?
Ce t t e t r a n q u ille a s s u r a n ce avait t ou t d ’a b o r d fait
n a ît r e , ch e z la jeu n e fille, un d é s ir p lu s a r d e n t d e
r é s i s t a n ce , p u is , s e r e m é m o r a n t le s p r o p o s t e n u s p a r
s o n co u s in , n o t a m m e n t s u r la fr agilité d e s s e n t im e n t s
q u ’elle a vou a it , elle avait sen t i s e d r e s s e r le d o u t e
a n go is s a n t .
Aim a it - e lle r é e lle m e n t , p r o fo n d é m e n t , An d r é
Ca za r e l ?
C e je u n e h o m m e , a u co n t r a ir e , n ’a vait -il ét é q u e le
p r é t e xt e à l’é vo lu t ion s e n t im e n t a le d e s e s vin gt a n s ?
Cr u e l p r o b lè m e I
Et q u a n d , a n xie u s e m e n t , Cla u d e s ’in t e r r o ge a it , elle
r e n co n t r a it le r e ga r d cu r ie u x d é Ga s t o n , u n r e ga r d
ce r t e s p le in d e r e s p e ct où p o u r t a n t l’in t é r e s s é e
d é m ê la it d e s é lé m e n t s d e co m p a s s io n et , p a r fo is
m ê m e , u n e p o in t e d ’ir o n ie ...
Il n e d ou t a it d o n c p a s q u e d e m a in — o u p lu s
t a r d — e lle vie n d r a it à co m p o s it io n .
�LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
99
E lle lu i en vo u la it p r e s q u e d e ce t t e a u t o r it é m o r a le
q u ’à son in su p e u t -ê t r e il e xe r ça it s u r elle.
Tr o p s p ir it u e lle p o u r lui m a r q u e r son d é p it , elle
d e m e u r a a im a b le e n ve r s son co u s in , s ' e ffo r ça m ê m e
d e p a r a ît r e e n jo u é e , d ’o u b lie r q u ’ils a va ien t é ch a n gé
d e cr a ve s p a r o le s , s a n s p a r ve n ir à d o n n e r le ch a n ge
à M m e Le P r ib o r a n q u i, in q u iè t e d e s in s o m n ie s , d e s
é n e r ve m e n t s d e s a iille, s e la m e n t a it d e l’in s u ccè s
d e l'effor t t e n t é p a r le joli m o n s ie u r du Be lla y.
«... M a is e n fin I ... q u e fau t -il à C l a u d e ? . . . q u e lu i
fau t -il ? » s on ge a it - e lle .
M m e Le P r ib o r a n n e p o u va it co m p r e n d r e q u ’u n e
jeu n e fille in t e llige n t e p û t h é s it e r , u n seu l in s t a n t , à
a ccu e i llir les h o m m a ge s d ’u n ca va lie r a u s s i a cco m p li
q u e le u r co u s in , s u r t o u t q u a n d ce ca va lie r , d o u é
d ’u n b e a u n om et d ’u n e for t u n e a p p r é cia b le , se
m o n t r a it p r êt à fa ir e, p o u r l’a m o u r d e s a fe m m e,
t o u t e s le s co n ce s s io n s q u ’il p la ir a it à ce t t e d e r n iè r e
d e lui d e m a n d e r .
La d a m e d e R a u ze r a y vo u a it à l’e xé cr a t io n ce
m a u d it b a r b o u ille u r ’d ’An d r é Ca za r e l, q u ’elle a ccu s a it
d e t ou t le m al.
P o u r q u o i ce t r o u b le - fê t e s ’ét ait -il t r o u vé s u r le
ch e m in ?
M m e Le P r ib o r a n s ’a cco r d a p o u r t a n t u n e p a r t de
r e s p o n s a b ilit é . P o u r q u o i a u s s i a va it -elle la is s é sa fille
r o u le r s e u le à b ic ycle t t e s u r le s ch e r t iin s ? ...
p o u r q u o i ?., p o u r q u o i ?
E lle e n glo b a it à p r é s e n t , d a n s u n e m ê m e a m e r t u m e ,
le fils Ca za r e l, le s p o r t cyclis t e et l’é d u ca t io n
m o d e r n e q u i p e r m e t a u x je u n e s filles u n e é m a n ci
p a t io n q u e le u r s m a m a n s , ja d is , d é p lo r è r e n t s a n s
d o u t e n e p a s co n n a ît r e !
M m e d u Be lla y, a ffe ct a n t d ’ign o r e r ce q u i s ’ôtait
p a s s é e n t r e les je u n e s ge n s , s ’a p p liq u a à n e r ien
m o d ifie r d a n s s e s a t t it u d e s , b ie n q u ’a u fon d l’in
s u c c è s d e son fils n ’e û t p a s ét é s a n s la m o r t ifie r
q u e lq u e p e u . E lle a u s s i s e p o s a it ce t t e ir r it a n t e
q u e s t io n :
« Q u ’e s p è r e - t - e llc d o n c ? »
An n e et M a r ce lle r e d o u b la ie n t d e ge n t ille s s e a
l’égar d d e le u r co u s in e , s a n s p a r ve n ir p o u r t a n t à
d is s ip e r lo n gt e m p s l’o m b r e d e s o n r egar cl.
L e s d a m e s , s o u c ie u s e s , s e co n ce r t è r e n t :
— Il faut la d is t r a ir e , d it M m e d u Be lla y.
— La d is t r a ir e ,., s a n s d o u t e ... m a is c o m m e n t ?
— N o u s m e n o n s ici u n e e xis t e n ce d e r e clu s e s , d e
p e t it e s b o u r ge o is e s .. . Il fau d r ait s or t ir , vo ir d u
m o n d e . .. n e p lu s n o u s co u ch e r à n e u f h e u r e s et d e m ie ,
m a is a lle r a u ca s in o ch a q u e s o ir ... La m u s iq u e ,d é t e n d les n e r fs ... ch a s s e les p a p illo n s n oir s.
— Ce la d é p e n d
�IOO
L E SE CR E T D E L A F O R Ê T —
... De la q u e lle , é vid e m m e n t . N o u s t â ch e r o n s
d e lu i "éviter le s s a n glo t s d e Be e t h o ve n , les la r m es d e
Ch o p in , la p le u r n ich e r ie d e s va ls e s à la m o d e ...
D è s lo r s , le s d e u x fa m ille s fu r en t p a r m i les p lu s
« o c c u p é e s ». On le s vit s u r le s h ip p o d r o m e s d es
e n v i r o n s ; e lle s p a r t icip è r e n t à d e s r e d o u t e s fleu r ies,
à d e s k e r m e s s e s ; e lle s d e vin r e n t le s fa m iliè r e s d u
ca s in o .
Ga s t o n d u Be lla y s e m b la it là d a n s s o n é lém e n t .
Il fu t , co m m e t o u jo u r s , b r illa n t , d a n s e u r a d r oit ,
d is er t . Il a cq u it u n e m a n iè r e d e n o t o r ié t é d a n s le
m o n d e é lé ga n t , o b t in t d e s lo u a n ge s , d e s s u ccè s
p r è s d e l’e s s a im gr a cie u x d e s je u n e s p e r s o n n e s ,
et e u t le b o n go û t d e n e p a s p a r a ît r e s ’en a p e r
ce vo ir .
M m e d u Be lla y, b ie n q u ’e lle eû t d é s ir é for t l’u n io n
d e s o n fils et d e Cla u d e , co m m e n ça it à t r ou ve r q u e
ce t t e d e r n iè r e e xa gé r a it , et q u e , en s o m m e , Ga s t o n
avait b ie n t or t d e t a n t la p r ie r ... q u ’il n e m a n q u a it
p a s , à D ie p p e et a ille u r s , d e filles à m a r ie r q u i
n’a va ie n t r ie n à e n vie r à M lle Le P r ib o r a n .
E lle n e s e gô n a p a s p o u r e xp r im e r cet t e p e n s é e
d eva n t Ga s t o n . Le je u n e h o m m e s e ga r d a b ie n d ’e n
t r er d a n s d e t e lle s vu e s. Il a im a it Cla u d e et ét ait
d é cid é , p lu s n u e ja m a is , à a t t e n d r e « s o n h e u r e »,
p e r s u a d é q u ’elle s o n n e r a it .
Il t r ou va it en s e s s œ u r s d e p r é cie u s e s a u xilia ir e s .
M a r ce lle s ’ét ait r é jo u ie à la p en sé'e q u e le n o u ve a u
m én a ge ir ait h a b it e r P a r is , q u ’e lle en d e vie n d r a it la
co m m e n s a le , ju s q u ’au jo u r o ù , q u e lq u e fa m ilier de
la m a is o n l’a ya n t d is t in gu é e , e lle p a r t ir a it à s o n t ou r
à la co n q u ê t e d u b o n h e u r co n ju ga l.
An n e d é s ir a it ce t t e u n io n p o u r d e s r a is o n s m oin s
é go ïs t e s . E lle a im a it Cla u d e d e t ou t s o n c œ u r et
ét ait p e r s u a d é e q u e Ga s t o n n e p o u va it t r o u ve r c o m
p a gn e p lu s p a r fa it e . 11 lui ét ait a gr é a b le d e p e n s e r
q u ’e lle s se ve r r a ie n t p lu s fr é q u e m m e n t .
Au s s i , Cla u d e e n t e n d a it - e lle s o u ve n t ch a n t e r les
lo u a n ge s d e Ga s t o n , s a n s q u e s e s s e n t im e n t s , d ’a il
leu r s , en fu s s e n t en r ien m o d ifié s .
Ce r t e s , la s vm p a t h ie q u e lui in s p ir a it son co u s in
n ’avait p a s b e s o in d ’ê t r e r e n fo r cé e . D e p u is lo n g
t e m p s , elle en avait a p p r é cié la va le u r m o r a le , les
s o lid e s q u a lit é s , le ca r a ct è r e t o u jo u r s é ga l... Elle n e
d ou t a it p a s q u ’il a p p o r t â t la ce r t it u d e d ’un t r a n
q u ille b o n h e u r à la fe m m e q u ’il a u r a it ch o is i e .. .
m a is é t a it - ce a s s e z p o u r q u ’e lle jet ât le vo ile d e
l’o u b li s u r un p a s s é e n co r e ch a u d d e s u b t i le s et
r a r e s é m o t io n s ï
M m e Le P r ib o r a n , s e n t a n t , p e u à p e u , s a co u s in e
se d é t a ch e r d u r êve q u ’e lle s a va ie n t e n s e m b le
�L E SE CR E T D E L A F O R Ê T
IOI
ca r e s s é , s ’e fïo r ça it d e b a t t r e en b r è ch e le s s cr u p u le s
d e s a fille :
— M a ch è r e e n fa n t , j’a i b ie n p e u r q u e t u n e la is s e s
la p r o ie p o u r l’o m b r e ...
— Q u e ve u x-t u d ir e ?
— Ga s t o n t ’a im e ... t u le co n n a is .. . t u s a is ce
q u ’il va u t ... Où t r o u ve r a is - t u d e p lu s s o lid e s ga r a n
t ies ?
— Sa n s d o u t e ...
— E h b ie n .. . n e lu i fa is p a s a t t e n d r e p lu s lo n g
t e m p s u n e r é p o n s e q u i m e t t r a le co m b le à s o n
bon n eu r .
— Q u o i 1... il t ’a r a c o n t é ? ...
— Ce r t e s !... N e m e co n s id è r e - t - il p a s co m m e
u n e s e c o n d e m è r e ?... Il s ou ffr e, s a ch e - le .
— O h !. . . je n ’en cr o is r ie n .
— Tu a s t o r t ... Il ca ch e s a d o u le u r s o u s d e s
d e h o r s a im a b le s , m a is il s ou ffr e , je t e le r é p è t e .
N ’e s t - ce p a s d é p lo r a b le ?... a lo r s q u ’il s u ffir ait
d ’u n m o t ... d ’u n m o t d e t o i p o u r fa ir e d e s h e u r e u x.. .
ca r ce n ’est p a s Ga s t o n s e u le m e n t q u i s e r a it
e n ch a n t é ... m o i- m ê m e je s e r a is r a vie ... n o t r e co u
s in e é ga le m e n t . Q u a n t à M a r ce lle , e lle en t r é p ign e
d ’im p a t ie n ce ... J e n e p a r le p a s d e la d o u ce An n e
q u i fait d e s n e u va in e s p o u r la r é u s s it e d e n ot r e
p r oje t à t o u s .
— J e p u is t’a ffir m er , r e p a r t it Cla u d e , q u e le s s e n
t im e n t s q u e Ga s t o n é p r o u ve p o u r m oi n e m e la is
sen t p a s in s e n s ib le .. . D ’a ille u r s ... je n ’ai p lu s à t e
ca ch e r q u e n o u s a vo n s é ch a n gé à c e su jet q u e lq u e s
id é e s .. . m a is p o u r q u o i vo u s m o n t r e r p lu s p r e s s é e s
q u e le s in t é r e s s é s e u x- m ê m e s ?
— C ’e s t q u e , a vo u a M m e L e P r ib o r a n , n o n s a n s
e m b a r r a s , il p e u t s u r ve n ir d e s co n t in ge n ce s .
— J e n e co m p r e n d s p a s ...
— Ga s t o n o b t ie n t ici d e s s u c c è s .. . Il n ’e s t p a s
u n e m è r e q u i n e le s o u h a it e r a it p o u r ge n d r e .. . p a s
u n e fille q u i n e le vo u d r a it p o u r é p o u x.
— Alo r s ?...
— D a m e .. . on n e sait ja m a is ... Il t’a im e ... je n ’en
p u is d o u t e r .. . t oi n o n p lu s .. . Ce p e n d a n t . .. à la lon
gu e ... il p o u r r a it se la s s e r d ’a t t e n d r e u n « o u i » q u i
se fait p a r t r o p d é s ir e r ... e t ...
— ...E n é p o u s e r u n e a u t r e , n ’e s t -ce p a s ?
— C ’e s t ce la .
— E h b ie n ! d it Cla u d e gr a ve m e n t , en ce d e r n ie r
ca s , je n ’a u r a is r ien à r e gr e t t er .
M m e Le P r ib o r a n n e t r ou va r ien à r e d ir e à cet t e
p a r o le . D ’a u t r e p a r t , co n n a is s a n t le ca r a ct è r e r éflé
ch i, d é t e r m in é , d e la je u n e fille, e lle ét ait p e r s u a d é e
q u e le m e ille u r m o ye n d ’a m e n e r u n e d é cis i o n ét ait
e n co r e d e n e r ie n b r u s q u e r .
�102
l e
sec r et
d e
l a
f o r ê t
Ap r è s to ut, Cla ude n ’avait pas to ut à fait tort.
O u Ga s t o n l’a im a it p r o fo n d é m e n t , et il a t t en d r a it
q u ’elle p r it u n e d é cis i o n , o u il n e s’a gis s a it q u e
d ’u n ca p r ice , et q u e lq u e a u t r e jolie fille se ch a r ge r a it
d e l’en fair e ch a n ge r .
E n s o m m e , le m a r ia ge e s t u n é vé n e m e n t a s s e z
gr a ve p o u r q u e d e u x ê t r e s b ie n é q u ilib r é s n e l’en vi
s a ge n t p a s s a n s u n e s e cr è t e a p p r é h e n s i o n . Co m b ie n
d ’u n io n s h â t ive s , a cce p t é e s s a n s e xa m e n , co n clu e s
à la lé gè r e , s e m u e n t en e s cla va ge , s e ch a n ge n t en
h o s t ilit é s s o u r d e s o u s e d é n o u e n t d a n s la h a in e 1
Or , la d a m e d e R a u ze r a y, p a r e s s e n ce m ê m e , se
s e n t a it t r è s p e u d is p o s é e à e n d o s s e r u n e r e s p o n s a
b ilit é q u e lco n q u e . ..
Ce r t e s , Ga s t o n ét ait ch a r m a n t ... e lle eû t ét é r avie
d e l’a vo ir p o u r ge n d r e , m a is , d û t M m e d u Be lla y le
t r o u ve r m a u va is , e lle s’en t ien d r a it d é s o r m a is à
l ’e xp e ct a t ive . To u t e fo is , s e n t a n t la n é ce s s it é d ’un
d é n o u e m e n t , q u e l q u ’il fu t , e lle o b t in t d e Cla u d e
la p r o m e s s e q u ’elle fer ait co n n a ît r e sa r é p o n s e a van t
la fin d e le u r villégia t u r e.
M m e Le P r ib o r a n s ’e m p r e s s a d e p o r t e r la n ou ve lle
à sa co u s i n e . Ga s t o n s o u r it . P u is q u e Cla u d e d éjà se
d é fe n d a it m o in s , il n e d o u t a it p lu s q u ’a p r è s un
co m b a t e lle n e s e r e n d it .
M a r ce lle , p é n é t r é e d e ce t t e id é e , eu t u n lo n g co n
cilia b u le a ve c sa co u t u r iè r e , t a n d is q u ’An n e , e n d es
let t r e s à s e s a m ie s d e p e n s io n , la iss a it p r é vo ir les
p r o ch e s fia n ça ille s d e son fr èr e .
Ce fut a in s i q u e le b r u it s e r é p a n d it à B u c h y d ’un
p r ojet d o n t le ju ge Ca za r e l s’ét ait fait l’é ch o p r ès d e
s o n fils.
M a in t e n a n t , Cla u d e Le P r ib o r a n a va it u n d oigt
d a n s l’e n gr e n a ge ...
XVI I
U n d ram e d e la m er.
D e p u is q u a r a n t e - h u it h e u r e s u n ve n t vio le n t s o u f
flait d u n o r d - o u e s t . La m e r , d é m o n ié e , b a la ya it la
p la ge , e n va h is sa it le b o u le va r d m a r it im e , co m m e a u x
p lu s m a u va is jo u r s d ’h iver . P a s u n b a ign e u r . Le s
t e n t e s a va ien t d is p a r u , les m a r ch a n d s d e b e r lin go t s
é t aien t r e n t r é s s o u s t e r r e. De r a r e s p r o m e n e u r s ,
e m m it o u flé s , le col d u p a r d e s s u s r e le vé , r e ga r d a ie n t
b o n d ir le s va gu e s a ve c m é la n co lie , é ch a n ge a n t
en t r e e u x d e r a p id e s p r o p o s s u r le b r u s q u e ch a n ge
m en t d e t e m p s , s e la m e n t a n t s u r le u r s va ca n ce s
co m p r o m is e s , q u ê t a n t d é s e s p é r é m e n t u n p r o n o s t ic
r assur an t :
�Ï .E SE CR E T DE L A FORÊT*
10 3
— M o n s ie u r .. . je vo u s a s s u r e .. . le b a r o m è t r e
m o n t e ...
— M a is . .. h é la s 1 la p lu ie d e s ce n d 1
Le s d a m e s L e P r ib o r a n a va ie n t d é je u n é r u e
Agu a d o . M a r ce lle , a u p ia n o , a va it ch a n t é , t a n d is
q u e , p e n s if, Ga s t o n gr illa it u n e ciga r e t t e .
De t e m p s à a u t r e , le je u n e h o m m e glis s a it ve r s
Cla u d e u n r e ga r d t e n d r e . Ils s e s o u r ia ie n t : elle u n
p e u t r is t e , d e ce t t e t r is t e s s e d o n t et le s e s en t a it
l’a r t is a n e ; lu i s o n ge a n t : « P a r le r a - t - e lle b ie n t ô t ? »
S ’il a va it d o u t é , a u d é b u t , d e la p r o fo n d e u r d e s
s e n t im e n t s q u i l’in clin a ie n t ve r s Cla u d e , il n ’en ét a it
p lu s d e m ê m e à p r é s e n t : il s en t a it co m b ie n d e p la ce
elle t en a it d a n s sa vie, et co m b ie n il s ou ffr ir a it d ’en
êt r e s é p a r é .
A m e s u r e q u e gr a n d is s a it s o n a ffe ct io n p o u r sa
co u s i n e , il p e r d a it un p e u d e s o n a s s u r a n ce in it ia le.
Le s u ccè s , t o u t d ’a b o r d t e n u p o u r ce r t a in , lu i a p p a
r a issa it d é s o r m a is p r o b lé m a t i q u e . Il s e r e p r o ch a it
d ’a vo ir , u n p e u lé gè r e m e n t , t r a it é l’é p in e u x su jet
a ve c Cla u d e , là - b a s , s o u s les p la t a n e s a ’Ar q u e s .
P e u t - ê t r e l’a va it - elie p r is p o u r u n fat et le m é p r i
sa it - elle ?...
Ce t t e p e n s é e , à la lo n gu e , p r it le ca r a ct è r e d ’u n e
o b s e s s io n et d e vin t à Ga s t o n d u Be lla y si d o u lo u
r e u s e q u ’il s e p r o m it d e p r o fit e r d e la p r e m iè r e o c ca
s ion p o u r s e la ve r d e l’in ju s t e s o u p ço n .
An n e s ’ét ait le vée et in t e r r o ge a it le cie l, gu et t a n t
u n e é cla ir cie .
M m e d u Be lla y s o m n o la it d a n s u n fa u t e u il, p r ès d e
la d a m e d e R a u ze r a y, m o r n e , d o n t le r e ga r d er r a it
d e Cla u d e à - G a s t o n .. . et d e Ga s t o n à Cla u d e .
Q u e s e p a s s a it - il a u fo n d d e ce s d e u x ê t r e s ?... .
D e q u o i d e m a in ser a it -il fait ?... Se jo in d r a ie n t - ils
en fin ? Au co n t r a ir e , s ’en ir a ie n t - ils , a ve c u n e r a n cœ u r
in a vo u é e , ch a cu n d e leu r c ô t é ?
D o m m a ge .
An n e , q u i s ’e n n u ya it à m o u r ir d a n s ce s a lo n im p e r
s o n n e l, s a lu a , co m m e u n s a u ve u r , le t im id e r a yo n d e
soleil q u ’u n gr o s n u a ge ve n a it d e lib é r e r .
— Vo ilà le t e m p s r e m is a u b e a u l d é cla r a - t -e lle .
— P o u r co m b ie n d ’in s t a n t s M it M a r ce lle .
— Q u ’im p o r t e ... on é t ou ffe ici... Si n o u s p r o fit io n s
d ’u n e a cca lm ie p o u r fair e c e q u ’il est co n ve n u
d ’a p p e le r u n p et it t o u r ?
— M o n D i e u l r é t o r q u a le jeu n e h o m m e .. . si ce la
est a gr é a b le à Cla u d e . ..
— C e s e r a co m m e vo u s vo u d r e z.
— N o n m a is , vr a im e n t ... ce la vo u s d it ?
— To u t d e m ê m e !... An n e a r a is o n , n o u s n e s o m m e s
p a s ve n u s ici p o u r n o u s e m m u r e r .
�10 4
LE
SE CR E T
DE
LA
FORÊT
— D’a ille ur s , de la je tée , le s pe ctacle d o it être
aS— Y' i m a g i n e , r a illa M a r ce lle ... Il d o it y a vo ir d e s
c h a p e a u x , q u i volen t et d e s p a r a p lu ie s r e t o u r n é s ...
N e s o m m e s - n o u s p a s ici a u x p r e m ie r e s lo ge s p o u r
le s vo i r ?
— N o u s n e t ’o b lige o n s p a s a ve n ir a ve c n o u s ,
r e m a r q u a Ga s t o n .
— C ’est ce la , je s u is d e t r o p ... s e m e z-m oi.
— Oh 1 ce t t e p e n s é e 1 d it Cla u d e .
— F i, la m é ch a n t e I r e p r it An n e . N e vo ye z- vo u s
p o in t q u ’elle r a ille ?
E t p o u r d o n n e r r a is o n a sa s œ u r , M a r ce lle , p a s s a n t
d a n s l’a n t i ch a m b r e ,s e coiffa d ’u n é lé ga n t p e t it ch a p e a u
d e t oile cir é e q u ’e lle n ’a va it p a s e n co r e e u le lo is ir
d ’é t r e n n e r . P e u t - ê t r e b é n is s a it - e lle le cie l d e lui en
fo u r n ir l’o cca s io n .
M m e d u Be lla y, t ir ée d e s a t o r p e u r , h t b ie n q u e lq u e s
d ifficu lt é s , m a is , M m e Le P n b o r a n a ya n t d é cla r é
q u ’en effet la p lu ie a va it ce s s é , elle fin it p a r se la is s e r
co n va in cr e .
Bie n t ô t le s d e u x fa m ille s s e r e t r o u vè r e n t s u r le
b o u le va r d q u e la m e r avait lavé à gr a n d e ea u . Un
b a n c co u ve r t a va it u n p e u s ou ffe r t , d e u x ou t r ois
ca b in e s jo n ch a ie n t le ga let , é ve n t r é e s , m a is , en
s o m m e , le s d é gâ t s s e r é d u is a ie n t à for t p e u d e ch o s e .
P e u à p e u , la p r o m e n a d e se r e p e u p la it . Le s m a r
ch a n d s d e b e r lin go t s s o r t a ie n t d e la t o m b e . Br a ve m e n t ,
u n e d e n t e lliè r e s ’é t ait r é in s t a llé e p r è s d e l’e n t r é e d e s
b a in s et fa isa it s a u t e r , en t r e s e s d o igt s a gile s , les
fu s e a u x d e s o n m ét ie r . D e s ca m e lo t s p r o p o s a ie n t d es
ca r t e s p o s t a le s r e p r é s e n t a n t la m e r d é m o n t é e , le
n a u fr a ge d ’u n s lo o p au lar ge d e Ta n ca r ville , l’en t r é e
d ’u n e « go b e » ( i) o b s t r u é e p a r u n a m o n ce lle m e n t d e
ga le t s .
Ap r è s a vo ir d o n n é u n r e ga r d a u x r a r e s b a ign e u r s
cjue n e r e b u t a it p a s la va gu e e n co r e r u d e , le s fa m ille s
d u Be lla y et Le P r ib o r a n s’é t a ie n t , à p a s len t s ,
a ch e m in é e s ve r s la jet ée.
M m e d u Be lla y, p o u r la ce n t iè m e fois, d é s ign a it
h ô t e ls et villa s au p a s s a ge :
— Ici d e m e u r a le p r in ce St o u r d za .. . u n R o u m a in .. .
Le ch a le t n o r m a n d q u e fit co n s t r u ir e le co m t e d e la
M o n t â t . .. u n p e u t r is t e d ’a s p e ct ... Le p r o p r ié t a ir e de
ce p a la ce a é p o u s é la fille d ’u n ch ir u r gie n c é lè b r e
q u i. ..
A ce m o m e n t , u n cr i r e len t it .
M m e d u Be lla y s ’a r r êt a c o u r t ; Ga s t o n d r e s s a
l’o r e ille , t a n d is q u e , m u e t t e d ’h o r r e u r , Cla u d e
( / ) " G o b e » , d a m lo la n g a g e d ic p p o U , h a b it a t io n
lo fa la is e .
p r a t iq u é e dan®
�L E SE CR E T D E L A F O R E T
IO5
m on t r ait d u d oigt u n je u n e ga r ço n q u e b a llo t t a it la
va gu e s o u s le s y e u x é p o u va n t é s d e s e s p e t it s
ca m a r a d e s , d e s e n fa n t s d u p e u p le , q u i s e d é s h a
b illa ie n t , s a n s fa ço n , en p le in a ir s u r le ga let .
— L ’im p r u d e n t , m u r m u r a Ga s t o n .
— M a is .. . il va s e n o ye r .
— J ’en ai p e u r .
— ... Et p e r s o n n e p o u r lu i p o r t e r s e co u r s .
M . d u Be lla y p o s a s u r Cla u d e u n r e ga r d in e xp r i
m a b le , p u is , e n le va n t s o n ve s t o n à la h â t e et le je t a n t
s u r le b r is e - la m e s :
— C ’e s t à vo ir l
— Ga s t o n ! s u p p lia la m è r e , q u e va s- t u fa ir e ?
L e je u n e h o m m e ét ait d éjà loin . Sa n s h é s it e r , il
s ’é la n ça d a n s le s va gu e s , fen d it l’e a u h a r d im e n t et
p ar t it à la s u it e d e l’a d o le s ce n t q u e h a p p a it le r e s s a c.
L ’e n d r o it ét ait m a u va is ; le co u r a n t , r a p id e ,
m e n a ça it d e p r o je t e r le n a ge u r é p u is é s u r le gr a n it d e
la jet ée.
Ga s t o n r e d o u b la it d | efïor t s. S a t ê t e é n e r giq u e et
fièr e s’e n fo n ça it p a r fo is , ju s q u ’à d is p a r a ît r e , d a n s
le s flot s é cu m a n t s , p u is , r e d r e s s é e , r u is s e la n t e ,
é m e r ge a it d e n o u ve a u d a n s u n e n ch e vê t r e m e n t d e
s a r ga s s e s .
E p e r d u e , M m e d u Be lla y s a n glo t a it , e n t o u r é e d e
s e s d e u x filles. Cla u d e , é cr a s é e d ’a n go is s e , s e r r a it à
la b r is e r la m a in d e sa m è r e :
— Ah l . . . le b r a ve c œ u r !. . . le b r a ve cœ u r !
E n u n in s t a n t , u n e fou le c o m p a ct e s ’ét a it a m a s s é e
s u r le m ô le et s u iva it a ve c a n xié t é le s p é r ip é t ie s d e
ce d r a m e p o ign a n t .
— M o n en fa n t !... gé m it M m e d u Be lla y.. . m o n
p a u vr e Ga s t o n !
— M o n D ie u !... s o u p ir a M m e L e P r ib o r a n , le
co u r a n t le s e m p o r t e ... Ils von t s e b r is e r co n t r e la
d igu e .
L ’a d o le s ce n t , en effet , n e lu t t a it p lu s q u e fa ib le
m e n t ; Ga s t o n p a r a is s a it lu i- m ê m e s ' a b a n d o n n e r au
gr é d e la va gu e.
Un d é n o u e m e n t s e m b la it im m in e n t .
An n e , les m a in s jo in t e s d a n s u n e p r iè r e m u e t t e ,
s e m b la it im p lo r e r le Ch r is t p a n t e la n t s u r la cr o ix d u
I la b le ; M a r ce lle s ou t e n a it sa m è r e p r è s d e d éfa illir .
Un in s t a n t , le s m a lh e u r e u x, s u b m e r gé s , e n t r a în é s
d a n s l’a b lm e , s ’e ffa cèr e n t co m p lè t e m e n t a u x r e ga r d s
d e s s p e ct a t e u r s h o r r ifié s , p u is la t ê t e b r u n e du
co u r a ge u x s a u ve t e u r r e p a r u t , et d e la fou le s o u la gé e
u n cr i d ’e s p é r a n ce m on t a .
Ga s t o n m a in t e n a n t d o m in a it la m e r . So n b r a s lib r e
fr a p p a it la va gu e en ca d e n ce ; s a m a in ga u ch e , c r is p é e
s u r la n u q u e d u jeu n e ga r ço n p o u s s a it ce d e r n ie r
ve r s le r iva ge.
�IOÔ
L E SE CR E T D E L A F O R Ê T
Il é t a it vis ib le p o u r t a .it q u e le s fo r ce s d u jeu n e
h o m m e d é clin a ie n t . Il n e r e s p ir a it q u ’a ve c p e in e , s e s
ve u x h a s a r d s n e q u it t a ie n t p lu s le p et it gr o u p e d e s
ê t r e s ch e r s , d o n t la vie ét ait co m m e s u s p e n d u e à la
Sl T o u t à co u p , u n e la m e d e fo n d s a is it Ga s t o n et le
p r oje t a en a va n t s u r un b r is e - la m e s .
m e r, c omme apais ée ) se re tirait^ lais s ant de ux
co r p s é t e n d u s s u r le s a b le .
M m e d u Be lla y vo u lu t s’e la n ce r ve r s s o n fils, m a is
s e s ja m b e s s e r e fu s a ie n t à la p o r t e r .
Ce p e nd a nt, la foule s Vt a it p r e cip it e e ve r s les
n a u fr a gé s ; d e s h o m m e s s ’e m p r e s s a ie n t a u t o u r d ’e ux,
le s h is s a ie n t s u r le ga let , t a n d is q u e M m e Le P n b o r a n ,
Cla u d e et M a r ce lle a cco u r a ie n t , et q u e M m e du
Be lla y un p e u r a s s u r é e , m a is n on e n co r e r e m is e de
son é m o t i o n , d e m e u r a it a cco u d é e s u r le p a r a p e t , p r ès
d e sa fille a în é e .
Un m é d e cin fen d it le ce r cle d e s cu r ie u x, se p e n ch a
t o u t d ’a b o r d s u r G a s t o n d o n t u n la r ge filet d e sa n g,
s ’é co u la n t d ’u n e p la ie au fr on t , a cce n t u a it e n co r e la
p â leu r .
Cla u d e et M a r ce lle se fr a yè r e n t u n p a s s a ge à le u r
t ou r .
,,
— M o n s ie u r I in t e r r o gè r e n t - e lle s e n s e m b le , il n ’est
pas m or t?
— N o n , m e s d e m o is e lle s , r a s su r ez- vo u s .
— M a is ce s a n g...
— . .. P r o vie n t d ’u n e b le s s u r e s u p e r ficie lle , a u t a n t
q u e j’e n p u is ju ge r q u a n t à p r é s e n t .
— Il r e s p ir e 1...
— M a is o u i... T e n e z!.. . il o u vr e le s ye u x .. .
M m e d u Be lla y n e t a r d a p a s à r e join d r e M a r ce lle .
— Vo u s ê t e s la m è r e , s a n s d o u t e ? fi t le d o ct e u r à
l’a s p e ct d u visa ge b o u le ve r s é d e cet t e p e r s o n n e d ’à ge
ca n o n iq u e .
— Ou i, m o n s ie u r . Q u e fa u t - il fair e?
— Vo u s h a b it e z D i e p p e ?
— Ici p r è s , r u e Ag u a d o .
— E h o ie n , il fau t t r a n s p o r t e r vo t r e fils ch e z vou s
sa
lu s t a r d e r .
o u s n o u s a cc o m p a gn e r e z, n ’e s t - ce p a s , m on s ie u r ?
— Vo lo n t ie r s .. . m a is .. . il y a a u s s i ce jeu n e
h o m m e ... vo u s p e r m e t t e z?
— Il ch e r ch a d e s ye u x l’im p r u d e n t , ca u s e in it ia le
d e ce d r a m e , m a is d éjà l’a d o le s ce n t avait r e p r is s e s
s e n s , s e t â t a it le s m e m b r e s et b a lb u t ia it e n cla q u a n t
des d en ts:
— J e l’ai é ch a p p é b e lle !
Cr a ign a n t p e u t - ê t r e d ’ê t r e l’o b jet d ’un p r o cè s - ve r b a l
p o u r in fr a ct io n a u x r è gle m e n t s d e p o lice in t e r d is a n t
�LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
10 7
le s b a ign a d e s en ce t e n d r o it , le q u id a m s’é b r o u a
et , co m m e u n b a r b e t , s ’e m p r e s s a d e d is p a r a ît r e ,
t a n d is q u e le s d a m e s L e P r ib o r a n p a r t a ie n t à la
r e ch e r ch e d ’u n t axi.
P e u a p r è s , Ga s t o n d u B e lla y r é in t é gr a it son d o m i
cile .
XVI I I
« J ’aim e e t je ch an te . »
Ga s t o n r e s t a p lu s i e u r s jou r s cla u s t r é d a n s sa
c h a m b r e ; la p la ie d e s o n fr on t n ’ét ait p a s a u s s i
s u p e r ficie lle q u e le m é d e cin l’avait cr u t ou t d ’a b o r d .
E lle s e co m p liq u a d ’u n ét a t fié vr e u x d o n t , à t or t
d ’a ille u r s , M m e d u B e lla y s e m o n t r a for t a la r m é e ,
p u is q u ’il n e t a r d a p a s à cé d e r s o u s l’a ct io n d ’u n e
m é d ica t io n a d é q u a t e .
Ce p e n d a n t , le je u n e h o m m e , t r è s é b r a n lé p a r ce t t e
s e c o u s s e n e r ve u s e , d e m e u r a it t a cit u r n e . Cla u d e .
s ’e ffo r ça it p o u r t a n t d e le d é r id e r , d é p lo r a n t n ’y
r é u s s ir q u ’à d em i.
As s i s p r è s d e la fen ê t r e , Ga s t o n , d ’u n œ il m o r n e ,
co n t e m p la it ce t t e m e r , a u jo u r d ’h u i si ca lm e et q u i
p o u r t a n t avait failli d e ve n ir s o n t o m b e a u .
— Vo u s s o u ffr e z? in t e r r o ge a la je u n e fille a ve c u n
in t ér êt t r ès m a r q u é .
— N o n ...
— P o u r t a n t .. . ce r e ga r d s o m b r e .. .
Il s o u r it .
— Un s o u ffle ... Vo t r e p r é s e n ce l’a d is s ip é .. .
An n e en t r a s u r la p o in t e d e s p ie d s :
— J e n e s u is p o in t d e t r o p ?
— Oh !... p e u x- t u cr o ir e ! p r o t e s t a Cla u d e .
— Q u o i d e n e u f? fit Ga s t o n d ’un t on a s s e z in d if
fér en t .
— N o u s ve n o n s d e r e ce vo ir u n e visit e .
— J e s a is ... Q u i e s t - ce d o n c ?
— Un a ge n t d e p o lice .
— D ia b le !. .. et q u e vo u la it - il?
— C ’e st à p r o p o s d e ce t t e a ffa ir e...
M . d u Be lla y n ’a im ait gu è r e q u ’on la lu i r a p p e lâ t ,
m ê m e p a r a llu s io n s ; n é a n m o in s , il p e r s ifla :
— Ah ç à l il n ’es t p a s ve n u p o u r m e d r e s s e r u n e
co n t r a ve n t io n ?
— Tu n e vo u d r a is p a s .. . Au co n t r a ir e , il p a r a it
q u e tu e s p r o p o s é p o u r u n e r é co m p e n s e .
— De q u o i s e m êle- t - on ?
— M a is , m on ch e r Ga s t o n .. . lu a u r a is m a u va is e
gr â ce à te p la in d r e ... Le s jo u r n a u x on t r ela t é le fait
et va n t é t on co u r a ge . M . le m a ir e a fait p r e n d r e d e
t e s n o u ve lle s ce m a t in e n co r e .
�L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
— O n l’a r e m e r cié , j’im a gin e ?
10 5
—• Ce r te s
— E t ce je u n e im p r u d e n t ?
— P a s d e n o u ve lle s .
Il y eu t u n co u r t s ile n ce , p u is Cla u d e r e p r it ;
_ Vo u s n e vo u le z p a s s o r t ir a u jo u r d ’h u i ?
— J e n e m e s e n s p a s la t ê t e e n co r e t r ès s olid e .
— M a is le ja r r e t ?
— To u jo u r s b o n , j’im a gin e.
An n e glis s a ve r s s o n fr è r e u n r e ga r d d e co m p licit é .
J e s u is s û r e q u e s i l’o n t ’ofTrait l’a p p u i d e
ce r t a in b r a s . ..
Il r o u git :
— P e u t - ê t r e a lo r s m e la is s e r a is - je t e n t e r , dit -il.
— Si le m ie n p e u t vo u s s u ffir e ... r is q u a Cla u d e .
— J e n ’e n vo u d r a is p a s d ’a u t r e , ce r t e s I
_ E h b ie n 1 je vo u s le d o n n e d e gr a n d cœ u r .
Il
p e n s a : « Q u e n e m e d o n n e - t - e lle p lu t ô t sa
m a in , » m a is il s e t in t s u r la r é s e r ve .
— M a fo i... la p r o p o s it i o n e s t t e n t a n t e ... j’ai s o if
d e gr a n d a ir ... d e s o le il...
— N o u s p o u r r io n s a lle r , en a u t o, ju s q u ’a u p h a r e
d ’Ailly.
— N o n .. . fa is o n s s e u le m e n t le t o u r d e la p la ge ...
— Co m m e il t e p la ir a .
M m e d u Be lla y, in fo r m é e d e la d é cis io n d e son
fils, s ’en m o n t r a for t sa t isfa it e.
— Alo r s .. . t u t e s e n s t ou t à fait b ie n ?
— C ’e st le m ot .
E lle ét ait r a vie, a u s u r p lu s , d e s e m o n t r e r s u r la
p la ge a ve c ce fils d on t la ch r o n iq u e d ie p p o is e , a p r è s
a vo ir r e la t é le s s u ccè s m o n d a in s , avait e xa lt é la
va illa n ce et va n t é la m o d e s t ie .
Ils s ’en a llè r e n t t r ès le n t e m e n t , s u r le t a p is m o e l
le u x d e s p e lo u s e s .
Cla u d e , a t t en t ive , a ve c d e s ge s t e s d ’in fir m iè r e ,
in t er r o gea it le ch e r vis a ge un p e u t ir é :
— Un p e u é t o u r d i? . .. r em a r q u a -t -e lle .
— A p e in e . Ce t t e p e t it e b r is e e s t d é licie u s e .
P u is , fa isa n t u n e p a u s e , il r e sp ir a it a ve c s a t is fa c
t ion , la r ge m e n t , et s ou r ia it à sa co u s i n e :
— Ave c vo u s , m a ch è r e , j’ir a is au b o u t d u m on d e !
— A p ie d ?
— Sa n s d o u t e ...
— Ce ser ait u n b ie n lo n g vo ya ge .
— Vo u s t r o u ve z?. ..
E lle r ou git , et ils d e m e u r è r e n t u n lo n g m om e n t
s a n s p a r le r .
E lle avait co m p r is l’a llu s io n et , b ie n q u e flat t ée
d a n s son a m o u r - p r o p r e d e fem m e q u ’il lui d e m e u r â t
fid èle en d é p it d u t e m p s et d e s o b s t a cle s , elle sou f-
�LE
SE CR E T
DE
LA
FORÊT
10 9
fr ait en s o n for in t é r ie u r d e ce t a m o u r o b s é d a n t
q u ’e lle n e p o u va it p a r t a ge r .
E lle e s s a ya it p o u r t a n t d e s e r a is o n n e r , d e s e p e r
s u a d e r q u e s o n r êve ét ait m or t , q u ’An d r é Ca za r e l
n ’ét ait p lu s q u ’un s o u ve n ir d é jà p e r d u d a n s u n lo in
t ain t é n é b r e u x.. . E lle a im a it .
P u is . .. e lle n ’a im a it Ga s t o n q u ’e n p a r e n t d é vo u é ,
en b on ca m a r a d e ; elle s en t a it b ie n q u e ja m a is e lle
n ’a u r a it p o u r lu i d ’a u t r e a ffe ct io n . Ga s t o n lu i ét ait si
ch e r , ce p e n d a n t , q u e p e u t -ê t r e lu i e û t - e lle s a cr ifié
s o n p r o p r e b o n h e u r , a ve c ce r e n o n ce m e n t jo ye u x
d ’u n e â m e m a gn ifiq u e m e n t d o u é e , m a is s a d r o it u r e ,
son c œ u r fo n ciè r e m e n t h o n n ê t e , lu i in t e r d is a ie n t
l’é q u ivo q u e s e n t im e n t a le , le m e n s o n ge d e s a t t it u d e s ,
la co m p licit é m ê m e d e s s i le n ce s .. .
E lle ét ait s û r e à p r é s e n t q u ’elle a va it a im é , q u ’elle
a im a it e n co r e , q u ’elle a im e r a it t o u jo u r s , et q u e le
t e m p s , ce gr a n d m é d e cin , s e r a it im p u is s a n t à gu é r ir
la b le s s u r e t o u jo u r s s a ign a n t e .
Q u e p lu s t a r d , b e a u co u p p lu s t a r d , e lle s e r é s i
gn â t à c h a s s e r co m m e u n p a p illo n n o ir l’im p o r t u n
s o u ve n ir ... s o it ... m a is , à p r é s e n t , le t e n t e r e û t ét é
p u r e folie.
Ga s t o n le co m p r it - il?
S a n s d o u t e , p u i s q u ’en le s jo u r s q u i s u ivir e n t il se
m o n t r a p lu s r é s e r vé .
D ’a ille u r s , le m a la d e ava it p r o m p t e m e n t r e co u vr é
s e s fo r ce s . Il r e p r it b ie n t ô t le co u r s d e s e s o ccu p a
t io n s jo u r n a liè r e s . On le r evit a u ca s in o , o ù la b e lle
je u n e s s e lui m é n a ge a u n e r e n t r é e d is cr è t e m e n t s ym
p a t h iq u e . Il r e çu t , r u e Ag u a d o , la visit e d u jeu n e
ga r ço n , n a gu è r e a r r a ch é à u n e m or t ce r t a in e . C ’ét ait
le fils u n iq u e d ’u n e ve u ve d e gu e r r e . Ce t t e fe m m e
d e m a n d a la fa veu r d e co n n a ît r e le s a u ve u r d e s o n
e n fa n t . Ga s t o n , s a n s fa ço n , s e r e n d it à s o n a p p e l
et r eçu t d e t o u ch a n t e s m a r q u e s d e r e co n n a is s a n ce .
S e p t e m b r e t o u ch a it à s a fin. Déjà , s u r la p la ge ,
le s b a ign e u r s s e fa is aien t m o in s n o m b r e u x. M m e d u
Be lla y p a r la it d ’un r e t o u r p r o ch a in à R o u e n . Ga s t o n ,
s o u t e n u p a r s e s s œ u r s , p r é t e n d a it q u ’on a va it b ie n
le t e m p s .. . Cla u d e , s a n s b u t , s a n s p r é fé r e n ce , p r e s
q u e s a n s p e n s é e , s e la is s a it gu id e r p a r s a m è r e .
M m e Le P r ib o r a n d e la Bo r d e r ie p a r la it d ’u n
vo ya ge à P a r is , d ’u n a s s e z lo n g s é jo u r d a n s la ca p i
t a le, où M a r ce lle , un p e u p lu s t a r d , les r e jo in d r a it .
E lle n e m é n a ge a it p a s les a llu s io n s , vo ir e le s a ve r t is
s e m e n t s à s a fille, b ie n q u ’e lle le s e n ve lo p p â t d e s
fleu r s p a n a ch é e s d e s a r h é t o r iq u e .
—
M a ch è r e fille... p e u t - ê t r e glis s o n s - n o u s ve r s
l’i r r é p a r a b le ... On a s s u r e q u e le b o n h e u r p a s s e ,
u n e fois au m o in s , à p o r t é e tle n ot r e m a in . Il n e fau t .
p a s la is s e r p a s s e r l'h e u r e .. . On a t o r t , p a r fo is , d e *
�HO
L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
fe r m e r l’o r e ille à la vo ix d u b o n s e n s ... P o u r q u o i
s ’éu a r er d a n s le s ch e m in s d e t r a ve r s e , q u a n d la
r o u t e e s t b e lle q u i s ’ollr e d eva n t n o u s ? . .. Co m b ie n
d ’a u lr e s vo u d r a ie n t êt r e à ta p la ce .. . Ah ! . . . si jeu
n e s s e savait !...
M a is M m e Le P r ib o r a n p r ê ch a it d a n s le d é s e r t :
Cla u d e n ’e n t e n d a it s e u le m e n t p a s ce ve r b ia ge , d ict é
p a r le n a t u r e l é go ïs m e m a t er n e l.
Un m a t in , la jeu n e fille t r ou va d a n s s o n co u r r ie r
u n e let t r e d e Bu ch y. L ’é cr it u r e , lar ge et d r o it e , ét ait
d e Lu cie n n e d e Br e s le s .
Cla u d e pr it l’e n ve lo p p e d a n s s e s m a in s et la co n
s id é r a u n m om en t a ve c u n e s o r t e d ’a n go is s e et la
q u a s i- ce r t it u d e q u ’e lle lu i ca u s e r a it q u e lq u e a m e r
t u m e n o u ve lle .
Ce p e n d a n t , c o m m e , d u c o i n d e l’œ il, M m e Le
P r i b o r a n l’o b s e r v a i t , e l l e r o m p i t l e v é l i n e t a n n o n ça :
— Lu cie n n e .. .
— Vo ilà lo n gt e m p s , m e s e m b le -t - il, q u ’elliT n e t ’a
é cr it .
— E n effet .
— E lle va b ie n ?
— J e p r ésu m e.
E t , p r e n a n t u n e p r o vis io n d e sa n g- fr oid , elle p a r
co u r u t les q u a t r e p a ge s d e ce t t e é p lt r e où la cn a r m a n t e en fa n t d on n a it lib r e co u r s à sa fan t a isie.
E n s o m m e d e m e n u s é ch o s d e la vie q u o t id ie n n e :
le s r o s e s d u ch e va lie r , la b a s s e - co u r , les é lè ve s d e
Lu cie n n e , d e s d o lé a n ce s s u r la s é ch e r e s s e , u n e
p e t it e p o in t e d ’e n vie a m ica le s u r le b o n h e u r d es
| eu n es p e r s o n n e s q u e le u r m a m a n co n d u it à la m er ,
et en fin ce p a r a gr a p h e q u e Cla u d e n e p u t lir e s a n s
un fort b a t t e m e n t d e cœ u r .
« ...M a is ce lle s q u i r e st e n t a t t a ch é e s à le u r fo ye r
on t p a r fo is d e s co m p e n s a t i o n s .. .
« Il est r e ve n u , n ot r e ge n t il ch eva lie r .
« N o s p è r e s s o n t d e ve n u s in s é p a r a b le s ; il n e se
p a s s e gu è r e d e jo u r s a n s q u ’ils se r e n co n t r e n t d e
q u e lq u e fa ço n , t a n t ô t ch e z l’u n , t a n t ôt ch e z l’a u t r e .
M o n s ie u r le ju ge Ca za r cl p r e n d d e s le ço n s d e t a ille, d e
gr effe p r ès d e p a p a . J e cr o is q u ’en é ch a n ge il in it ie
m on p è r e à la b o t a n iq u e et , ce q u i est p is , a u x
d é lice s d u ja cq u e t , ca r , les p a r t ie s s’é t e r n is a n t ,
p a r fo is il a r r ive a u x jo u e u r s d ’o u b lie r q u ’ils on t
d es e n fa n t s ... d e gr a n d s e n fa n t s q u i n e p a r t a ge n t p a s
le u r s p la is ir s .
« F o r t h e u r e u s e m e n t , M o n s ie u r An d r é Ca za r cl est
h o m m e d e r e s s o u r ce s . Q u e l ê t r e d é licie u x et q u e l
ca u s e u r ch a r m a n t , q u a n d il lui p laît d ’e xp r im e r
q u e lq u e s - u n e s d e s p e n s é e s o r igin a le s q u i le p r é o c
cu p e n t !
�111
L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
« H ier , n o u s s o m m e s a llé s , t o u s q u a t r e , ju s q u ’à
F o r ce s .
« J e m e s u is s o u ve n u e , n on s a n s t r is t e s s e , q u e
q u e lq u e s s e m a in e s a u p a r a va n t , p a r u n m ô m e t e m p s
id é a l, tu é t a is d e s n ô t r es .
« Tu t e s o u vie n s . .. ce t t e p r o m e n a d e a u B e l ? . . .
co m m e t u é t a is co n t e n t e d e ce t t e jo u r n é e p a s s é e
e n s e m b le .. .
h e u r e u s e là - b a s ?,
___
î, p u is q u e t on s é jo u r s e p r o lo n ge ...
« J e t’e n via is , t ou t à l’h e u r e . .. e h b ie n I n o n .. .
c’é t ait s e u le m e n t p o u r t e t a q u in e r , ca r , m o i a u s s i,
je s u is h e u r e u s e . L ’é ch o d u Dois r e t e n t it p a r fo is d e
m e s ch a n s o n s . J e s u is r e s t é e l ’o is e a u t a p a ge u r d e
n o s q u in ze a n s ir r é flé ch is .
« J ’a i m e ? . . . q u i ? . . . q u o i ? . . . M o n D ie u , t ou t m e
p a r ait a im a b le ... je n e c o n ço is p a s q u ’il s e p u is s e
t r o u ve r d ’e s p r it s ch a gr in s ...
« To u t e s t b e a u , t ou t e s t b o n , d u m o in s d a n s ce
q u i m ’e n t o u r e , et je n e ch a n ge r a is p a s m o n clo ît r e
co n t r e u n .h ô t e l a u fa u b o u r g à a in t - Ge r m a in .
« ...J e ch a n t e 1...
« E n t e n d s - t u l’é ch o d e m e s t r ille s ? .. . »
So n ge u s e , Cla u d e L e P r ib o r a n la is s a r e t o m b e r la
let t r e.
— R ie n d e fâ ch e u x ? fit la d a m e d e R a u ze r a y d on t
la cu r io s it é s ’e xa s p é r a it d e la d is cr é t io n d e s a fille.
— O h l n on t
— lit le ch e va lie r ?
— 11 t ’e n vo ie s e s r e s p e ct s .
— Le ch e r h o m m e 1
— ...I l t a ille s e s r o s ie r s .
— Q u e vo u d r a is - t u q u ’il l i t ? . . . q u ’il m o u r u t ? . .. Il
est t r op je u n e .
— Gr â ce à D ie u , s a sa n t é est e xce lle n t e .
— Et ce lt e ch è r e p e t it e ?
— To u jo u r s la m ê m e .. . un vr ai p in s o n ,
D ’o r d in a ir e , Cla u d e p a s s a it à s a m è r e le s le t t r e s
q u i lui ve n a ien t d e le u r s a m is co m m u n s . E lle n ’ét ait
ou r t a n t p a s p r e s s é e d e lu i co m m u n iq u e r ce lle- là .
e n om d e Ca za r e l, p lu s ie u r s fois r é p é t é , n e p o u va it
q u e r é ve ille r ch e z M m e Le P r ib o r a n d e s s e n t im e n t s
q u i n ’é t a ie n t p a s s a n s ca u s e r à s a fille q u e lq u e
d é s a r r o i.
Il lui ét ait p é n ib le d 'e n t e n d r e l’e xce lle n t e fem m e
p o r t e r s u r ce t t e fa m ille d e s ju ge m e n t s q u e d é m e n
t aien t l’o p in io n p u b liq u e et ce q u ’e lle co n n a is s a it
elle - m ê m e d u ju ge et d e s o n fils.
Vo ya n t q u e Cla u d e , d é cid é m e n t , r a n ge a it l’e n ve
lo p p e d a n s s o n s a c à m a in , M m e Le P r ib o r a n , un
p e u d é çu e ,
r et ir a d a n s s a ch a m b r e .
P e u t - ê t r e , en d ’a u t r e s c ir co n s t a n ce s , la je u n e fille
E
�« 12
LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
e u t -e lle r e m a r q u é , ch e z s a m '-r e, u n lé ger m o u ve
m e n t d ’h u m e u r , m a is à ce m o m e n t , t r o p e s cla ve d e
s a p e n s é e , e lle n ’a va it d ’a t t e n t io n q u e p o u r s o n r êve
in t é r ie u r .
.
« J ’a im e et je ch a n t e 1... » so n ge a it - e lle .
Ai n s i , An d r é Ca za r e l ét ait r e ve n u ... An d r é er r a it
d e n o u ve a u , là - b a s , d a n s le s ch e m in s où , p a le s
d ’é m o i, ils s ’é t a ie n t r e n co n t r é s .
An d r é o u b lia it le ch o c d e leu r s â m e s et le u r a ve u
s i le n cie u x.
An d r é é co u t a it ch a n t e r la gr a cile Lu cie n n e !
Ca r e lle n ’ét ait p a s d u p e d e ce t t e p e t it e co m é d ie :
Lu cie n n e d e Br e s le s a im a it An d r é . Ce n ’ét ait p a s
d ’a u jo u r d ’h u i q u ’e lle a va it d e vin é ce la .
.. .E lle ét ait h e u r e u s e ...
C ’ét ait d o n c q u e ...
Cla u d e p â lit . E t o u r d ie , elle p o r t a s e s m a in s à son
fr o n t ; il lu i p a r a is s a it q u e , t ou t à co u p , le ciel s’ét ait
vo ilé , q u ’u n e a ile d e t é n è b r e s l’e ffle u r a it , q u ’u n
lin ce u l s e r e fer m a it s u r son c œ u r gla cé .
« J ’a im e et je ch a n t e ! »
To u t n ’ét ait d o n c q u e m e n s o n ge et c o m é d ie ? . ..
Il n e fallait p lu s cr o ir e à r ie n .. . ni à la d ivin it é d e
l ’a m o u r ni à l’h o n n e u r ... L ’é go t s m e r égn a it en
m a ît r e s u r u n e h u m a n it é ga n gr e n é e p a r la d é ca d e n ce
d e s e s m œ u r s , et ce u x- là m ê m e s q u i le fu s t ige a ie n t
vo lo n t ie r s s ’en co n s t it u a ie n t , p a r le u r s a ct e s , les
t r is t e s d is c ip le s !
An d r é l’avait -il jam a is a im é e ?
Le cr o ir e , n ’ét a it - ce p a s s e le u r r e r ju s q u ’au
r id icu le ?
P a s u n m o t p o u r elle , p a s u n m o t d ’elle, d a n s
ce t t e let t r e, p a s le p lu s b a n a l co m p lim e n t : M . An d r é
Ca za r e l ign or ait Cla u d e Le P r ib o r a n . Us n e s ’é t a ien t
ja m a is r e n co n t r é s ... le u r s r e ga r d s a va ien t m en t i,
le u r s m a in s s’é t a ien t h e u r t é e s p a r h a s a r d .. . ils
ét a ie n t é t r a n ge r s l’un à l’a u t r e !
Cla u d e , é cr a s é e p a r le p o id s fo r m id a b le d e sa d o u
leu r , con t in t à gr a n d ’p e in e u n s a n glo t .
O h !. .. elle n ’in cr im in a it p a s le s o r t . Il n ’y avait
p la ce en son c œ u r n i p o u r le m é p r is ni p o u r l’a m e r
t u m e : Lu cie n n e d e Br e s le s ét ait t o u jo u r s la ge n t ille
ca m a r a d e , si fr a n ch e , si p r êt e à se d é vo u e r , si d ign e
d e co n n a ît r e le s d é lice s d u p a r a d is h u m a in ; An d r é
d e m e u r a it d e b o u t s u r le p a vo is où l’a m o u r , n a gu è r e ,
l’a va it t r a n s p o r t é ; s e u le m e n t , Cla u d e , a ve c d é s e s
p o ir , s e d é t o u r n a it d e l’id ole.
Ejle avait m e s u r é son a m i à s a p r o p r e t a ille
et jau gé le c œ u r d e l’in fid è le à la ca p a cit é d u
sien !
D u p e r ie !
E lle ét ait s e u le d é s o r m a is ...
�LE
SE CR E T
DE
LA
FORÊT
115
XI X
Ab an d o n ...
S e u le !.. .
Se u le !...
E t r e s e u le q u a n d on a r ê vé d e s ’a p p u ye r s u r le
b r a s d ’un a m i d e p r é d ile ct io n , êt r e s e u le q u a n d on
a sen t i p a s s e r le sou ffle p u is s a n t d e l’a m o u r . .. êt r e
s e u le q u a n d , au t r é fo n d s d e s o n c œ u r fr é m is s a n t ,
on avait ga r d é la p e t it e fleu r b le u e d e l’e s p é r a n ce .. .
Se u le .. . a b a n d o n n é e .. . n e p lu s s a vo ir q u e p le u r e r
s u r d e s r e gr et s s t é r ile s . .. t r a în e r le fa r d e a u d es
jou r s s o m b r e s .. . r e ga r d e r p a s s e r l’a llé gr e s s e d e s
a u t r e s ...
S o i t !. . . p u is q u ’on a va it a in s i d é cid é le d est in
fa t al...
Cla u d e s o u r it a m è r e m e n t .
A q u i m a in t e n a n t se r a ccr o ch e r ? . ..
Il d e m e u r e à ce r t a in e s , p a r fo is , l’a m è r e co n s o la
t io n d e se p e n ch e r s u r le coffr et d e s s o u ve n ir s , de
r e lir e u n e let t r e fa n é e , d e b a is e r u n e r e liq u e , de
s a n glo t e r s u r u n p o r t r a it , s u r u n e t o m b e m êm e ...
et c ’est u n p e u d e b o n h e u r e n co r e .
Q u e r est a it -il d e ce t t e p a ge d ’a m o u r ? . .. p a s m êm e
d e s ce n d r e s !. ..
E h b ie n ! elle«' r e n fe r m e r a it sa d o u le u r m u e t t e au
p lu s in t im e d e s o n ê t r e , elle s’e ffo r ce r a it d e la is s e r
cr o ir e à la s é r é n it é é t ale d e sa vie.
Q u ’im p o r t e à p r é s e n t ce ci o u c e l a ?
I,e s o ir t o m b a it p e u à p e u .
Le s d a m e s I.e P r ib o r a n a va ien t d în é r u e Ag u a d o .
Un ven t t iè d e , ch a r gé d e l’o d e u r p é n é t r a n t e du
go é m o n , p é n é t r a it d a n s la s a lle p a r la fen êt r e
o u ve r t e ; la m e r avait à p e in e un t r e s s a ille m e n t ; de
gr a n d e s t r a în é e s m a u ve s s’é t ir a ie n t e n co r e d a n s le
cie l.
— Si n o u s a llu m io n s , fit M a r ce lle .
— O h ! n on , p r o t e s t a Cla u d e . . . Vo ici l’h eu r e
e xq u is e où l’à m e s c r e p o s e .. . où la p e n s é e s’en va
a u fil d u r ê ve ...
— Vo u s a im e z les c r é p u s c u le s ? d it Ga s t o n .
— O u i.. . le s d e m i- t e in t e s en gé n é r a !... Le gr a n d
s o le il m e ca u s e d e s é b lo u is s e m e n t s .. .
— Alo r s , l’a u t o m n e ...
— ...E s t la s a is o n q u e je p r é fè r e . La n a t u r e r evêt
a lo r s u n e p a r u r e d o n t je n e m e la s s e p a s d ’a d m ir e r
a d ive r s it é ... j’a im e s o n ch a r m e n o s t a lgiq u e .
�L E SE CR E T D E L A F O R E T
— J e p a r t a ge e n t iè r e m e n t vo t r e a vis, d it Ga s t o n ,
a u s s i s i c e s 3 a m e s vo u la ie n t s e r e n d r e à m e s r ai
s o n s ’n o u s r e s t e r io n s ici ju s q u ’a u i 5 o ct o b r e .
— ’M a is , o b je ct a M a r ce lle , D ie p p e n ’e s t p a s la
11 4
ca m p a g n ^ ig
^
^
s j p r o ciie> N o u s s o m m e s à
d ix m in u t e s d e la for êt d ’Ar q u e s . . . en fin , t o u t e la
va llée d e la Scie n o u s offr e d ’in co m p a r a b le s p e r s
p e ct ive s . Sa in t - Au b in , Lo n gu e ville , Au ifr a y, s on t d e
ch a r m a n t s b u t s d e p r o m e n a d e .
_ Ce c i m e r a p p e lle , r e le va An n e , q u e t u n o u s
a va is p r o m is d e n o u s co n d u ir e à Va u d r e ville .
— Sa n s d o u t e , si ce t a ccid e n t n ’ava it p a s d ér a n gé
m e s p r o je t s .
_ N e n o u s a va is- t u p a s p a r lé d ’u n m u s é e ? . . .
_ ... P a r t i cu lie r m a is n o n m o in s cu r ie u x. Un
m o d e s t e e n fa n t d u p a ys , E d m o n d H a r e l, a r éu n i là
u n e n s e m b le d e p iè ce s in t é r e s s a n t l’h is t o ir e d e
ce t t e p a r t ie d e la N o r m a n d ie . Vo u s y ver r ez, en
r é s u m é , la r ela t io n d e s p r o gr è s d e l’in d u s t r ie h u
m a in e , d e p u is le s r u d im e n t s d e l’à ge d e la p ie r r e
ju s q u ’a u x co n q u ê t e s d e la s c ie n ce m o d e r n e . La
gé o lo gie lo ca le y est éga le m e n t r e p r é s e n t é e , la n u m is
m a t iq u e y vo is in e a ve c la b r o ca n t e . L’e n s e m b le est
d ’u n p i t t o r e s q u e ce r t a in , et l ’h o m m e , d ’u n a ccu e il
ch a r m a n t , d ’u n e é r u d it io n fa ci le , s e r a r avi d ’a vo ir
l’o cca s io n d e n o u s m o n t r e r s e s r ich e s s e s .
— E h b ie n l d e m a n d a M a r ce lle , à q u a n d cet t e
e x c u r s io n ?
— Q u a n d vo u s vo u d r e z.
« D e m a in , r ailla le je u n e h o m m e , si la co u t u
r iè r e , la m o d is t e , le b o t t ie r o u la m a n u cu r e le p e r
m et t en t .
— M é ch a n t ! r ip o s t a la je u n e d e m o is e lle d u Be lla y,
n e d ir a it - on p a s q u e je n e p e n s e q u ’à m a p e t it e
p e r s o n n e ?...
M m e Le P r ib o r a n co u p a co u r t à ce d é b a t .
— E xce lle n t e id é e , a p p r o u va - t - e lle , Cla u d e a
b e s o in d e ch a n ge r d ’a ir ...
— J e la t r ou ve , en effet , u n p e u p â lo t t e , d it
M m e d u Be lla y. 11 y a d e s t e m p é r a m e n t s q u i s’a c
co m m o d e n t m a l d e la m er .
— A vr a i d ir e , a vo u a Cla u d e , | e n e s e r a is p a s
t â ch é e d e r e n t r e r à Ra u ze r a y.
— N e d evie z- vou s p a s a lle r à P a r i s ?
— Un p e u p lu s t a r d ...
.
Ga s t o n , à la d é r o b é e , o b s e r va it la jeu n e fille. Lu i
a u s s i la t r ou vait u n p e u ch a n gé e . L ’o vale d u visa ge
s'ôt ait a m in ci; l’œ il, p lu s p r o fo n d é m e n t e n fo u i d a n s
l’o r b it e , b r illa it d ’u n é cla t in a cco u t u m é d a n s u n
ce r cle d e b is t r e . Ain s i, Cla u d e ét ait p lu s jolie
e n co r e .
�LE
SE CR E T
DE
LA
FORÊT
115
Q u e s e p a s s a it -il d e r r iè r e ce m a s q u e d ’in d iffé r e n ce ?
Q u e n 'eû t p a s d o n n é Ga s t o n p o u r le s a vo ir ? Qu e
n ’eû t -il p a s t e n t é p o u r r a m e n e r le s o u r ir e s u r les
lèvr es q u ’e lïle u r a il p a r fo is u n r ict u s a m e r ?
Un gr a n d s ile n ce m a in t e n a n t r é gn a it s u r le d é co r .
Cla u d e , p e n s ive , r ega r d a it a u d e là d e s m u r s t e n d u s
d ’é t oile cla ir e ... L e r u b a n p o u d r e u x d e la r ou t e de
F o r ge s se d é r o u la it s o u s le s o le il... E lle ét ait là,
é n e r vé e , s ’e ffo r ça n t d e r é p a r e r u n e ch a m b r e à a ir ...
u n c yclis t e p a r a is s a it , b ie n d r o it s u r s a m a ch in e ;
r o u gis s a n t , il m et t ait p ie d à "t er r e:
« M a d e m o is e lle .. . on voit b ie n q u e vo u s n ’a vez
p a s l’h a b it u d e ... Vo u le z- vo u s m e p e r m e t t r e ? .. . »
E t c’ét ait t ou t le p a s s é , si p r o ch e e n co r e , q u i se
d é r o u la it d a n s la p o é s ie é vo ca t r ice d e s ch o s e s
m or tes.
An n e s’ét ait m is e a u p ia n o et jou a it , en s o u r d in e ,
le s p r e m iè r e s m e s u r e s d e la S o n a t e p a t h ét iq u e d e
Be e t h o ve n .
Se n t a n t a u t o u r d ’e lle u n e r e ligie u s e a t t en t io n ,
l’a r t ist e s’e n h a r d it et , d o n n a n t t o u t e sa m e s u r e , fit
p a s s e r e lle - m ê m e , d a n s 1’ « a d a gio », q u e lq u e ch o s e
d e son à m e.
H a le t a n t e , Cla u d e é co u t a it s e p e r d r e en ca s ca d e s
le s flot s d e ce t t e h a r m o n ie p é n é t r a n t e ; son c œ u r se
fo n d a it ; e lle n e r e s s e n t a it p lu s r ie n q u ’un r a vis s e
m en t é t r a n ge et d o u lo u r e u x. E lle n e fit n u l effort
p o u r co n t e n ir s e s la r m e s . Se u l, Ga s t o n , a s s is p r è s
d ’e lle, le s vit . Il n e cr u t p a s d e vo ir in t e r r o m p r e
l’a u gu s t e s ile n ce , m a is , o s a n t p r e n d r e la m ain
b la n ch e q u i p e n d a it s u r le b r a s d u fa u t e u il, il la
s e r r a , t r è s d o u ce m e n t , s a n s q u e Cla u d e eû t s e u le
m en t l’id é e d e s e d é fe n d r e d e ce t t e p r e s s io n s ym p a
t h iq u e q u ’a cco m p a gn a it u n r e ga r d d 'u n e h u m ilit é si
gr a n d e .
Il faisait p r e s q u e n o ir à p r é s e n t .
An n e ava it jou é d e m é m o ir e . E lle la is s a r e t o m b e r
s e s m a in s , et le ch a r m e s e d is s ip a .
— Tu n o u s a s ca u s é u n e s e n s a t io n r a r e, dit Ga s t o n
en s e r e leva n t .
— J e cr o is , m a p a r o le , q u e j’en ai p le u r é , fit
Cla u d e a ve c u n s o u r ir e q u i vo u la it d o n n e r le ch a n ge
s u r s o n t r o u b le é vid e n t .
— J e n e te s a va is p a s ce t a len t - là , ço m p lim e n t a
M m e Le P r i b o r a n ; tu d e vr a is le cu lt ive r d a va n t a ge .
Il y a en t oi l’ét offe d ’u n e gr a n d e a r t ist e.
— N o u s p o u r r io n s
p e u t - ê t r e a llu m e r m a in
t e n a n t ?... r e m a r q u a M a r ce lle .
— Sa n s d o u t e .
— ... Et t e r m in e r ce t t e s o ir é e au c a s i n o ? . . .
— M a fo i... si Cla u d e y p r e n d q u e lq u e p la is ir ...
M lle Le P r ib o r a n h o ch a la t ê t e :
�I l6 '
L E SE CR E T D E L A F O R Ê T
— N o n , d it - elle, je s u is s o u s l’im p r e s s io n d ’u n e
e xq u is e é m o t io n , je vo u d ia is la ga id e r e n co r e .
— C ’e s t t r o p ju st e.
— Alo r s ... vo u s r e n t r e z? r e p r it M a r ce lle .
_ O u i.. . je m e s e n s u n p e u la s s e ...
— E h b ie n , a lle z vo u s r e p o s e r , d it Ga s t o n . J ’irai
vo u s p r e n d r e d e m a in m a t in , d e b o n n e h e u r e , en
a u t o ... N o u s ir o n s vis it e r d ’a b o r d le m u s é e d ’E d m o n d
H a r el, p u is n o u s d é je u n e r o n s à Lo n gu e ville . N o u s
r e vie n d r o n s le s o ir à la fr a îch e u r . Ce la vo u s co n vie n t ?
— A me r ve ille .
L e s d a m e s Le P r ib o r a n a va ie n t r e m is le u r ch a p e a u .
Ga s t o n s ’offr it à le s r e co n d u ir e ju s q u ’à le u r h ôt el,
a ya n t b e s o in , d isa it - il, d ’a ch e t e r d e s ciga r e t t e s .
Ils p a r t ir e n t d a n s le s o ir ca lm e .
Un e m yr ia d e d ’é t o ile s t r o u a ien t le b le u s o m b r e d u
ciel ; a u lo in , la lu n e s e r ega r d a it d a n s la m er . Le s
flo n flo n s d ’u n o r ch e s t r e s ym p h o n iq u e ve n a ien t on
n e s a va it d ’o ù ... co m m e d ’u n m o n d e im m a t ér ie l.
Su r le s e u il, Ga s t o n s ’a t t a r d a u n in s t a n t .
D e n o u ve a u ,' Cla u d e s en t it la p r e s s io n p r e s q u e
d é s e s p é r é e d e ce t t e m a in .
E lle r en t r a ch e z elle en s ou p ir a n t .
•
#•
Cla u d e , t r è s é n e r vé e p a r les é m o t io n s d e s d e r n ie r s
jo u r s , a t t en d it le s o m m e il ju s q u ’a u x p r e m ie r s feu x d e
l’a u r o r e . Ce fu t M m e L e P r ib o r a n , d é j à h a b illé e , q u i
la r é ve illa :
— E h b ie n ... p a r e s s e u s e !
— Q u e lle h e u r e est -il d o n c ? fit la je u n e fille en
s’é t ir a n t .
— Se p t h e u r e s et d e m ie .
— Alo r s . .. la is s e - m o i d or m ir .
— Et ce t t e p r o m e n a d e ? . ..
— Ah ! . . . c ’est ju s t e !. .. je l’a va is o u b lié e .
E t , t a n d is q u ’à la h a t e sa fille p a s s a it u n p e ign o ir ,
la d a m e d e R a u ze r a y p r en a it p la ce d a n s u n fa u t eu il
et d e m e u r a it a t t en t ive a u m o u ve m e n t m a t in a l d e la
ville.
E n r éa lit é , elle ch e r ch a it u n e o cca s io n d ’a m o r ce r
un d é b a t , a ya n t e u , la ve ille e n co r e , un co n cilia b u le
a ve c M m e d u Be lla y, d o n t l’im p a iie n ce gr a n d is s a it à
m e s u r e q u ’a p p r o ch a it l’é p o q u e d e la d is lo ca t io n
gé n é r a le.
— Ce t t e e xcu r s io n n e t e fait p a s p la is ir ? . ..
— Si fait..
— O u i... je s a is q u e t u a im e s la ca m p a gn e ...
— Be a u co u p , m a is j’a im e é ga le m e n t la m er .
— Il t ’a u r a ii p lu d ’y p r o lo n ge r t o n s é jo u r ?
— O h !, . , êt r e ici ou là!
�L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
1 17
— Co m m e t u d is c e la i La u r e t e t r o u ve ch a n gé e .
— A m on d é s a va n t a ge ?
— Ai- je d it c e la ? .. . J e n e s u is p a s loin d e p a r t a gei
s o n s e n t im e n t ... Au t r e fo is tu n ’é t a is p a s in d iffér en t e
à n o s d é p la ce m e n t s .. . t u for m a is d e s p r o je t s ...
— A p r é s e n t , je m e la is s e vivr e , n ’e st - ce p a s
m ie u x ?
— C ’e st s e lo n .
— Br e f 1... o ù ve u x-t u en ve n ir , m a ch è r e m a m a n ?
— A ce ci : Ga s t o n s e r a it h e u r e u x q u e s a m èr e
co n s e n t it à r e s t e r ici ju s q u ’a u i 5 o ct o b r e .
— J e s a is ...
— N o n q u ’e n r é a lit é D ie p p e e xe r çâ t s u r lu i un
at t r a it p a r t icu lie r ... je cr o is p lu t ô t q u ’il n o u ir it un
e s p o ir .
— Le q u e l ?
— Tu s a is b ie n .. . T u n o u s a va is la is s é e n t en d r a
ue p e u t - ê t r e ... E n fin ... t u es lib r e ... t u a s a s s e z
’e s p r it et d e cœ u r .. . et ce n ’est p a s m oi q u i p è s e
r ai s u r t a d é cis io n .. . Il fa u d r a it p o u r t a n t p r e n d r e
un p ar t i.
— Ou i, d it Cla u d e , t u a s r a is o n .
— J e s u is b ie n h e u r e u s e d e te vo ir r e n t r e r d a n s
m e s vu e s , d it la b o n n e d a m e en s ou r ia n t .
E lle ju ge a b o n t o u t e fo is d e n e p a s in s is t e r , se
m o n t r a p a r t icu liè r e m e n t e m p r e s s é e e n ve r s s a fille,
lui p a r la d e Ga s t o n en d e s t e r m e s é lo gie u x, va n t a n t
s on co u r a ge , s a m o d e s t i e , s a s im p licit é d e s e n t i
m en t s.
— En vo ilà u n , d u m o in s , q u i n ’e st p a s co m p liq u é .
N ’êt r e p a s co m p liq u é , t el ét ait p o u r M m e Le Fr ib o r a n d e la Bo r d e r ie la ve r t u s u p r ê m e , le d é fin it if
éloge.
Cla u d e s o u r it :
— J e s a is ...
E lle ava it fin i d e s’h a b ille r . M m e L e P r ib o r a n
d o n n a it e n co r e d e s co n s e ils :
— P r e n d s t on é ch a r p e , à ca u s e d u ve n t , et ta
fo u r r u r e , p o u r le r e t o u r ... Le s s o ir é e s s on t h u m id e s .
— N o u s n e r e n t r e r o n s p a s à la n u it t o m b a n t e ?
_ Sa n s d o u t e ... b ie n q u e Ga s t o n m é d it e je ne
s a is q u e lle r a n d o n n é e p e u r a s s u r a n t e ... Ave c lu i, on
n e sait ja m a is où l’on va.
— J e s u is b ie n t r a n q u ille .
E lle s d e s ce n d ir e n t d a n s la s a lle , p r ir e n t le u r pet it
d é je u n e r , p u is fe u ille t è r en t les jo u r n a u x.
So u d a in , l’a p p e l r é p é t é d ’u n e t r o m p e le u r fit r e le ve r
la t ê t e j e lle s a p e r çu r e n t Ga s t o n , r o b u s t e , t r è s en
fr a îch e u r , q u i le u r s ou r ia it . E lle s s ’e m p r e s s è r e n t d e
le r e jo in d r e et gr im p è r e n t d a n s l'a u t o, q u i s ’en
r e t o u r n a r u e Ag u a d o , où la fa m ille d u Be lla y a t t e n
d a it , p r êt e à p a r t ir , d a n s le co r r id o r d e la villa. Et
3
�II8
LE SE CR E T D E L A F O R Ê T
l’on s e m it en r o u t e d a n s l’a llé gr e s s e gé n é r a le.
L ’a ir fr a is d u m at in avait d is s ip é la fièvr e d e
Cla u d e . E lle a s p ir a it à p le in s p o u m o n s l’o zon e
d e la t e r r e . Un e s e n s a t io n é t r a n ge d ’a n é a n t is s e m e n t ,
p r e s q u e d e b ie n - ê t r e , la t e n a it é lo ign é e d e t ou t e
p e n s é e . E lle s e la is s a it e m p o r t e r lo in , t r è s loin ,
co m m e d a n s u n r ê ve , ve r s u n e o a s is e n co r e h ier
in e s p é r é e .. .
Ga s t o n , a u vo la n t , lu i s e m b la it u n p e u le m a ît r e de
s a d e s t in é e .
D e t e m p s à a u t r e , il s e r e t o u r n a it et lu i sou r ia it
fu r t ive m e n t , ca r , in q u iè t e , r e d o u t a n t le s co n s é q u e n ce s
d ’u n e s e c o n d e d ’in a t t e n t io n , M m e d u Be lla y se
cr a m p o n n a it à la ca r r o s s e r ie .
Ils a r r ivè r e n t , u n p e u a p r è s n e u f h e u r e s et d e m ie ,
a u m u s é e d e Va u d r e ville , d o n t le p r o p r ié t a ir e , u n
b r a ve h o m m e b e d o n n a n t , à la for t e m o u s t a ch e gr is e ,
a u x p e t it s ye u x vifs et s p ir it u e ls , le s a ccu e illit a vec
u n e co r d ia lit é s o u r ia n t e . Il s e fit vo lo n t ier s le cice r o n e d e s e s vis it e u r s , n e le u r m a r ch a n d a p a s les
e xp lica t io n s et les r e co n d u is it ju s q u ’à s a b a r r iè r e ,
n on s a n s le u r a vo ir ve n d u u n e vieille h o r lo ge , q u e
Ga s t o n s e p r o p o s a it d e r e ve n ir p r e n d r e la s e m a in e
s u iva n t e .
*
D e là, le s e xcu r s io n n is t e s ga gn è r e n t le b o u r g d e
Lo n gu e ville et vis it è r e n t ce q u i r est e d e s r u in e s du
ch a t e a u où la fr o n d e u s e d u ch e s s e An n e - Ge n e viè ve
co n n u t le s a m e r t u m e s d e l’e xil.
Ap r è s u n d é je u n e r à l’h ô t e l, M m e d u Be lla y se
d é cla r a u n p e u la s s e et d é cid é e à p r e n d r e u n e
h eu r e ou d eu x d e r ep os.
Ga s t o n a ya n t p r o p o s é u n e p r o m e n a d e d a n s les
b o is e n vir o n n a n t s , M m e Le P r ib o r a n a p p r o u va fort
ce t t e id ée , m a is a jo u t a q u e , p o u r s a p a r t , e lle p r é fé
r ait r e s t e r à t e n ir co m p a gn ie à s a co u s i n e . Le s
je u n e s ge n s s ’e n a llè r e n t d o n c ju s q u e s u r lés
h a u t e u r s d e Sa in t e - F o y.
Un s o le il lo u r d , q u e t e m p é r a it à p e in e la fr a îch e u r
d e s b o is , s ’in s in u a it à t r a ve r s le s b r a n ch e s .
Cla u d e , fa t igu ée p a r la m o n t é e r a p id e , n e t a r d a p a s
à t r a în e r la ja m b e. M a r ce lle et sa s œ u r , jo ye u s e s ,
s’é t aien t u n p e u é ca r t é e s d u ch e m in et cu e illa ie n t
d e s fleu r s s a u va ge s .
— Vo u le z- vo u s q u e n o u s n o u s r e p o s io n s un
m o m e n t ? fit Ga s t o n , t e n d r e m e n t e m p r e s s é .
— P a s d u t o u t ...
— Vo u s ê t e s e s s o u fflé e . .. vo t r e c œ u r b a t ...
la iss ez- m oi d u m o in s vo u s offr ir m o n b r a s .
— Vo lo n t ie r s , d it - elle.
Ils m a r ch è r e n t a in s i, en s ile n ce , p e n d a n t q u e l
q u e s m in u t e s . Ga s t o n r o u la it d a n s sa t êt e m ille
�LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
1 19
p e n s é e s co n fu s e s . Cla u d e , s o m b r e , r e ga r d a it o b s t i
n é m e n t la t e r r e.
— Un e b e lle jo u r n é e , t ou t d e m ê m e , dit le jeu n e
h om m è.
— O u i.. . t r è s b e lle .
— E lle n e vo u s d é r id e p a s .
— C ’est q u e , b ie n m a lgr é m oi, p a r fo is , je m e
s e n s a s s a illir p a r d e d é p r im a n t e s p e n s é e s .
— Vila in e 1 r e p r o ch a - t - il... Alo r s q u ’il n e t ien d r a it
q u ’à vo u s d ’êt r e h e u r e u s e .
Il lui s e r r a le b r a s lé gè r e m e n t et l’in t e r r o gea du
r e ga r d ; m a is elle n’avait p a s levé le s ye u x. 11 r ep r it :
— To u jo u r s d e s s o n ge s cr e u x...
— D e s r é m in is ce n ce s .. . à p e in e ...
Il s ’e n h a r d it :
— Ah ! . . . n ’es t - ce q u e c e la ? .. . J e m e r e p r e n d s à
esp ér er .
An n e et M a r ce lle a va ien t d is p a r u . Ga s t o n s ’a r r êt a ,
p u is , m o n t r a n t le t a lu s ga zo n n é s u r le b o r d d e la
r ou t e :
— Si n o u s n o u s a s s e yio n s ic i? . .. n e s e r a it - ce q u e
p o u r la b e a u t é d u s it e et la p a ix s o u ve r a in e d e s
b o is .
E lle a cq u ie s ça d ’u n sign e d e t èt e. Il jet a son
m a n t e a u s u r le s ol. Ils p r ir e n t p la ce l’u n p r è s d e
l’a u t r e et d e m e u r è r e n t un lo n g m om e n t d a n s l’a u s
t è r e r e cu e ille m e n t d e le u r s â m e s in q u iè t e s .
E n fin , Ga s t o n h a s a r d a :
— Vo u s vo u s s o u ve n e z d e n ot r e co n ve r s a t io n
s o u s les fr o n d a is o n s d u ch â t e a u d ’Ar q u e s ?
— O u i.. .
— N ’a ve z- vou s p a s r é flé ch i, p a r fo is , a u x p r o p o s
q u e n o u s é ch a n ge â m e s a lo r s ?
— O u i... j’y ai p e n s é s o u ve n t .
— E t q u e vo u s a dit vot r e co eu r ?
E lle h é s it a e n co r e , p u is , d ’u n e voix b r è ve , co m m e
si elle eu t vo u lu s e fa ir e p a r d o n n e r cet a ve u :
— M o n c œ u r est u n o is e a u b le s s é q u i n e fait
q u ’e s s a ye r s e s ^ iles... Ga s t o n .. . vo u s ê t e s u n h o m m e
s in cè r e et d r o it ... je le s e n s .. . j’en s u is s û r e ... J e n e
vo u d r a is p a s vou s t r o m p e r .
Il fut t o u ch é d e ce t t e co n fia n ce .
— P a u vr e p e t it e !
— O h ! m on a m i, n e m e p la ign e z p a s l
— J e vo u s a im e , dit -il s é r ie u s e m e n t , c ’e st m ieu x.
P u is , p r e n a n t la m a in d e Cla u d e :
— Allo n s !. . . je vou s s a is gr é d e m ’a vo ir t o u jo u r s
p a r lé a ve c ce t t e fr a n ch is e ... S ’il fut u n n u a ge en t r e
n o u s , m on gr a n d a m o u r l’a d is s ip é .. . Il n ’en r e st e p as
m ê m e le s o u ve n ir . Vo u s o u b lie r e z d e m a in ce q u i
vo u s fit h ie r p le u r e r ... J e vo u s y a id e r a i... vo u s
ve r r e z... J e p a n s e r a i la p la ie d e l’o is e a u b le s s é .. .
�120 '
L E SE CR E T D E VL A F O R Ê T
C ’est e n t e n d u , n ’e s t - ce p a s ? . . . Vo u s vo u le z b ie n ?
Il s’ét ait in clin é ve r s elle a ve c u n e é m o t io n gr a n
d is s a n t e . Il a t t e n d a it q u ’e lle p a r lâ t , m a is , d a n s
l’im m e n s it é d e s o n d é s a r r o i, elle n e su t q u ’e xh a le r
u n s a n glot .
Alo r s , il lu i m it s u r le fr on t u n b a is e r d e fr èr e.
I ls s ’é t a ie n t co m p r is .
XX
Au-dessus de l ’amour...
D e p u is lo n gt e m p s , M . le ju ge Ca za r e l et le ch e va
lie r d e Br e s le s s ’é t a ie n t m is d ’a cco r d s u r le p r in cip e
d ’u n e u n io n en t r e le u r s e n fa n t s.
Le ge n t ilh o m m e ét ait t r o p p e r s p ica ce p o u r n ’a voir
p a s d e vin é e n q u e lle t e n d r e e s t im e sa h lle t en a it le
je u n e a r t is t e . C e c h o i s n ’ét ait p a s fait p o u r lui
d é p la ir e .
D e s o n cô t é , M . Ca za r e l s e r é jo u is s a it d e vo ir se
r e s s e r r e r d a va n t a ge e n co r e le s lie n s d ’a m it ié qu i
l’a t t a ch a ie n t a u r o s ié r is t e .
R e s t a it An d r é .
Bie n q u e p r e s s é p a r s o n p è r e , le p e in t r e n e se
h â t a it gu è r e d e p r e n d r e u n e r é s o lu t io n d éfin it ive.
So n e s p r it , e n co r e t r o p p r é o ccu p é d e Cla u d e , n e se
p lia it p a s a u x e xige n ce s d e la s it u a t ion . Au co u r s
d e s e n t r e vu e s fr é q u e n t e s q u e M. Ca za r e l lui m é n a
ge a it a ve c Lu cie n n e , il d e m e u r a it si lo in t a in q u e
t o u t e a u t r e q u e ce t t e p a t ie n t e jeu n e fille l’e û t d e p u is
lo n gt e m p s r e n vo yé à s e s r ê ve s .
Ce jou r -là , d a n s le p a r c d u ch â t e a u d e Sa in t e Cr o ix , An d r é et Lu cie n n e d evis a ie n t s e u ls , t a n d is
q u e le ch e va lie r e n t r a ln a it le ju^ e ve r s la r o s e r a ie .
M . Ca za r e l r a yo n n a it . So n fils, en effet , lu i avait
p r o m is , le m a t in m ê m e , d ’é ch a n ge r a ve c M lle d e
Br e s le s d e d éfin it ive s p a r o le s .
Q u a n d le s d e u x h o m m e s e u r e n t d is p a r u , An d r é ,
gr a ve, r e le va la t è t e et , en t r an t im m é d ia t e m e n t d a n s
le vif :
— M a d e m o is e lle , d it-il, il est d e s in s t a n t s où le
p lu s é lo q u e n t s e t r ou ve b ie n e m b a r r a s s é d ’e xp r im e r
les p e n s é e s q u i l’a git e n t ... P o u r m a p a r t , je cr o is
q u e le m ie u x e s t d ’a lle r d r o it a u b u t .
— J e p a r t a ge e n t iè r e m e n t ce t t e m a n iè r e d e voir .
— E h b ie n . . . je n e vo u s s u r p r e n d r a i p a s si je vou s
d is q u e m on p è r e ve r r a it ce r t a in e u n ion s e d e s s in e r
a vec u n p la is ir e xt r ê m e ... Vo u s m e co m p r e n e z? .. . Il
p a r a it q u e M . d e Br e s le s s er a it , lu i-m ê m e, d is p o s é à
a ccu e i llir fa vo r a b le m e n t u n e d e m a n d e q u e j’a u r a is
gr a n d p la is ir à lu i fair e.
�L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
12 1
Lu cie n n e s o u r it , p u is r o u gis s a n t :
— O u i.. . j’ai co m p r is .
— M a is il r e s t e a u x in t é r e s s é s à s ’e n t e n d r e .
— Sa n s d o u t e .
Ici, An d r é Ca za r e l p e r d it le p e u d ’a p lo m b d o n t il
s ’é t ait a r m é.
— J ’ai r é flé ch i lo n gu e m e n t ... J e n e vo u s ca ch e r a i
p a s q u e vo u s m ’in s p ir e z b e a u co u p d e s ym p a t h ie ...
— J e vo u s a vo u e r a i, d e m o n cô t é , q u e je p a r t a ge
e n t iè r e m e n t ce s e n t im e n t ... m a is .. . e s t -ce a s s e z p o u r
u n ir d e u x d e s t in é e s ?
— Q u e vo u le z- vo u s d ir e ? fit-il a ve c é t o n n e m e n t .
— Q u e la s ym p a t h ie cr é e l’a m it ié.
— E lle est a u s s i gé n é r a t r ice d ’a m o u r .
— P a s t o u jo u r s .
Il r e s t a q u e lq u e s s e co n d e s in t e r lo q u é . Lu cie n n e
a va it t r o q u é s o n m a s q u e r ie u r co n t r e u n visa ge
m a r m o r é e n , m a is il ét ait vis ib le q u ’u n e ém ot io n
gr a n d is s a n t e l’é t r eign a it . Sa r e s p ir a t io n co u r t e et
s a cca d é e , le fr é m is s e m e n t d e s e s n a r in e s , le b a t t e
m e n t p r é cip it é d e s e s p a u p iè r e s , d é ce la ie n t u n e
a git a t ion e xt r ê m e .
— M o i a u s s i, r e p r it - e lle , j’ai b e a u co u p r éfléch i.
J ’ai c r u ( u n m o m e n t , q u e vo u s m ’a im ie z, et je m ’en
s u is in t im e m e n t r é jo u ie.
— E t m a in t e n a n t ?
— M a in t e n a n t ? ... P o u r q u o i vo u s ca ch e r a is - je m a
p e n s é e ? J e s u is s û r e cjue vo u s n e m ’a im e z p a s.
— O h l p r ot est a - t - il a ve c ch a le u r ... Co m m e n t
o s e z- vo u s d ir e ?
...Q u e vo u s n e m ’a im e z p a s co m m e l’on doit
a im e r la fem m e q u e l’on s o u h a it e p o u r é p o u s e .
— J e vo u s a s s u r e ...
— N o n , m o n a m i... Il y a d e s in d ice s q u i n e
t r o m p e n t p a s ... d e s n u a n ce s s u b t ile s q u e d e vin e le
c œ u r p r o m p t à s’a la r m er .
— Vo u s m ’e ffr a ye zl
— Su is - je t r o p p e r s p i ca c e ?
Il "n’o s a r é p o n d r e d ir e ct e m e n t :
— J e vo u s s u p p lie d e vo u s e xp liq u e r .
— J e l’a u r a is fait d e m o i- m ê m e , d u s s é - je n ou s
b le s s e r e n s e m b le , ca r il im p o r t e q u e n o u s s a ch io n s
en fin s u r q u e l ch e m in n o u s m a r ch o n s . .. J e vo u d r a is
s u r t ou t vo u s é p a r gn e r le s é p in e s .
— M a is vo u s ?...
— O h ! m oi, fit -elle a ve c u n s o u r ir e t r is t e , il y a
lo n gt e m p s q u e j’en ai r e çu le s é gr a t ign u r e s ...
— M a d e m o is e lle !... vo u s m e ca u s e z u n e p e in e
in fin ie.
— N e d it e s p a s ce la ... J e vo u d r a is q u e vo u s fu s s ie z
h e u r e u x.
— Il n e t ien t q u ’à vo u s.
�122
L E SECRET DE L A F O R E T
— Te le cr o is , d it - elle é n igm a t iq u e .
Il n e co m p r it p a s le s e n s ca ch é d e ce t t e p a r o is et
se r a s s é r é n a .
— E h b ie n ... vo u s n ’a ve z q u ’u n m ot à d ir e .
— J e le d ir ai.
— Me r ci* fit-il en e s s a ya n t d e s a is ir le b o u t d e s
d oigt s fin s q u e Lu cie n n e la is s a it p e n d r e s u r le b r a s
d e s o n fau t eu il.
La je u n e fille r e t ir a sa m a in :
— J e le d ir a i, r e p r it - e lle ... m a is ce n e s e r a p oin t
ce lu i q u e vo u s a t t e n d e z.
— Vo u s vo u s jo u e z d e m o i, c’e s t m al.
— Ce s e r a m ie u x, r a s sifr e z- vou s.
E lle se r e cu e illit u n m o m e n t , p u is , t ou t d ’u n e
t r ait e, co m m e si elle e û t cr a in t q u e , p a r la s u it e , le
co u r a ge lu i m a n q u â t p o u r a lle r ju s q u ’a u b o u t de
ce t t e in a t t e n d u e co n fe s s io n :
— M o n a m i... je vo u s ai d it , t ou t à l’h e u r e , q u ’u n
m o m e n t j'ai cr u q u e vo u s m ’a im ie z, j’a jou t er ai q u e
je m e s e n t a is a t t ir ée ve r s vo u s p a r u n s e n t im e n t p lu s
fort q u e la s ym p a t h ie . P e u t - ê t r e e u s s é- je ét é r avie,
a lo r s , d e r é p o n d r e à l’a p p e l q u e vou s ve n e z d e m e
fa ir e ... J e l’e u s s e ét é s û r e m e n t ... Die u n e J’a p a s
p e r m is . R e m e r cio n s - le . N o u s s e r io n s a u jo u r d ’h u i
d e u x m a lh e u r e u x.
— J e s a is is m al.
— E h b ie n , je m ’e xp liq u e r a i m ie u x... Vo u s a im e z
Cla u d e Le P r ib o r a n .
— M a d e m o is e lle !.. .
— E s t - ce vr ai ?
Il n ’o s a p o in t n ie r :
— M o i a u s s i, un m o m e n t , je l’ai cr u .
— Vo u s l’a im e z t o u jo u r s , vo u s d is- je 1
— Et s u r cet t e h yp o t h è s e vo u s m e r e p o u s s e z?
— N e cr o ye z p a s ce la . J e m e s e n t a is , je m e se n s
e n co r e , je m e s e n t ir a i t o u jo u r s a s s e z d ’a ffect ion p o u r
vou s , p o u r m ’é le ver a u - d e s s u s d ’u n e m e s q u in e
ja lo u s ie ... J ’a u r a is co n s e n t i à d e ve n ir vo t r e fçm m e .
J e m e s e r a is a t t a ch é e a ve c p ié t é à p a n s e r ce t t e b le s
s u r e ... Un jou r , p e u t - ê t r e , l’a u r a is - je cica t r is é e — et
vo u s m ’e u s s i e z a lo r s u n p e u m ie u x a im é e .
— Vo u s ê t e s u n e cr é a t u r e e x q u i s e ; et je n e ve u x
p lu s d 'a u t r e b o n h e u r q u e ce lu i q u e vo u s m e la is s e z
e n t r e vo ir .
— Vo u s vo u s t r o m p e z vo u s - m ê m e , m on a m i, et , si
je r e fu s e ce r ôle d e s œ u r d e ch a r it é , ce n ’est p o in t
q u e je le ju ge a u - d e s s u s d o m e s fo r ce s .. . J e m ’y
so u s r a is , n on p o u r m oi, m a is à ca u s e d e vo u s, p o u r
q u e p lu s t a r d , h e u r e u x, vo u s m e b é n is s ie z. Vo u s
a im e z Cla u d e ?... s a ch e z d o n c q u e Cla u d e vo u s
aim e é ga le m e n t ... et q u ’e lle vo u s a im e et q u ’elle
vo u s a t t en d ... Un m a le n t e n d u vo u s s é p a r e ... n e le
�L E SE CR E T D E L A F O R Ê T
123
la is s e z p a s s ’a ggr a ve r . N ’a t t e n d e z p a s q u e l’ir r é
p a r a b le s oit a cco m p li. Vo le z où vo t r e c œ u r vo u s
a p p e lle .
,
11 t r e s s a illit , p u is , h a let a n t , o u b lia n t , d a n s son
e s p é r a n ce r é ve illé e , la d o u le u r h é r o ïq u e m e n t r e
fo u lé e d e ce t t e jeu n e fille :
— E lle m ’a im e ... d it e s -vo u s ?
— J ’en s u is p lu s q u e ce r t a in e.
— M a is .. . e lle m ’a fui ?
— Cr o ye z- vo u s ?
— On dit q u ’e lle va s e m a r ie r .. .
— D é s e s p o ir . Allo n s !... p a r t e z !... a va n t q u ’il
soit t r o p t a r d .
— Où ce la ?
— A D ie p p e .
Il co n t in t m a l u n s a n glo t , s ’in clin a t r è s b a s ,
b a is a fu r t ive m e n t la jolie m a in :
— Oh ! m a d e m o is e lle ... vo u s ê t e s u n e sa in t e .
— P a r t e z!.. . et si... si...
E lle h é s it a , s e m o r d it le s lè vr e s , p u is , m aît r is a n t
son é m o t i o n :
— E t s i... s i... on n e sait ja m a is ... il ét ait t r op
t a r d ... a lo r s ... r e ve n e z...
— J e s u is in d ign e d e vo u s , r âla An d r é .
E lle l’e n ve lo p p a d ’u n in e xp r im a b le r ega r d .
— P u is s i e z- vo u s , là - b a s , - r et r ou ver la p a ix.
— Il m e r e s t e r a t o u jo u r s u n r e m o r d s .
A ce m o m e n t , le ch e va lie r r e p a r u t , t en a n t le juge
p a r le b r a s :
— Eh b ie n , m e s e n fa n t s , fit-il, q u e vo u s vo ilà d o n c
s o le n n e ls !
— N o u s a vo n s ca u s é d e ch o s e s s é r ie u s e s .
— Et vo u s vo u s ê t e s m is d ’a cco r d ?
— E n t iè r e m e n t , d it Lu cie n n e .
Le s d e u x h o m m e s é ch a n gè r e n t u n s o u r ir e s at isfait.
Le le n d e m a in , An d r é p a r t a it p o u r D ie p p e .
XXI
T r o p t a r d !...
An d r é Ca za r e l a r r iva à D ie p p e ve r s le m ilie u d e
l’a p r è s - m id i d a n s u n e e xa lt a t io n gr a n d is s a n t e .
Il avait eu la ve ille u n e e xp lica t io n a ve c s o n p èr e.
P o u r la p r e m iè r e fois, le ju ge s ’ét ait m o n t r é s évèr e.
—
Tu n ’a s p a s le d r o it , a va it - il d it , d e jo u e r a ve c
le c œ u r d e ce t t e p e t it e ...
Sa n s d o u t e ... s a n s d o u t e ... c’ét ait m a l.
An d r é , à cet t e h e u r e , en é p r o u va it p r e s q u e du
r e m o r d s , il a im a it ...
11 n e s o n ge a it p lu s q u ’à ce s p a r o le s d e L u c i e n n e :
�12 4
L E SE CR E T D E L A F O R Ê T
« Cla u d e vo u s a im e é ga le m e n t ... E lle vo u s a t t e n d ...
Se u l, u n m a le n t e n d u "vo u s s é p a r e . .. P a r t e z 1 Vo le z
où vo u s a p p e lle vo t r e c œ u r .. . a va n t q u ’il soit t r op
t a r d ... »
Il ét ait p a r t i... p a r t i s a n s a u t r e in d i c e : D ie p p e !
To u t en lo n ge a n t le b a s s in Bé r ig n y, An d r é s e r e
p r o ch a it a m è r e m e n l ce t t e fo lie : M a r ce i. ..
P o u r q u o i avait -il d o u t é ? P o u r q u o i ét ait -il p a r t i ?
Cla u d e l’a im a it : ce r t it u d e . L a r iva le d é d a ign é e ,
e lle - m êm e , le p r ocla m a it .
Il s e r a p p e la it m a in t e n a n t le r e ga r d p r e s q u e d é
ch ir a n t q u ’u n in s t a n t M lle Le P r ib o r a n a va it p o s é
s u r lu i, a lo r s q u e , é p e r d u d e d o u le u r , il fu ya it .
An d r é , d ’u n p a s s a cca d é , m a r t e la it le p a vé .
T r o p t a r d ?... Ah ! ce t t e p e n s é e !
T r o p t a r d ?... n o n , n on !... ce la n ’ét ait p a s p o s s i
b le . Cla u d e n e p o u va it p a s , d éjà , a vo ir o u b lié ce
q u e le u r s cœ u r s a va ie n t d it s o u s le s fr o n d a is o n s
d u Be l.
Ils s ’a im a ie n t ... R ie n n e d eva it p lu s co m p t e r à
le u r s y e u x q u e ce t t e vé r it é s o u ve r a in e : ils s’aim a ie n t 1
.
Q u ’im p o r t a it la vie ille h a in e d e s fa m illes e n n e
m ie s ? q u ’im p o r t a it le vet o d ’u n e m èr e im p la ca b le ?
q u ’im p o r t a it le p a s s é , t o u s les o b s t a cle s a ccu m u lé s ?
Ve n u p o u r t r io m p h e r , il n e s ’e n ir ait q u e va in
q u e u r ou ...
An d r é Ca za r e l n ’a ch e va p a s s a p e n s é e , p u is ,
h a let a n t , r e p r it s a co u r s e .
Où a lle r ?
Il s e r e n d it d ’a b o r d s u r la p la ge , la p a r co u r u t d e u x
fois en t o u s s e n s , d é vis a ge a n t les p r o m e n e u r s , t r e s
sa illa n t ch a q u e fois q u ’u n e s ilh o u e t t e é léga n t e lui
r a p p e la it ce lle q u ’il ch e r ch a it .
D é s e s p é r é , il p e n s a u n m o m e n t s’in fo r m e r au
b u r e a u d e s n o m b r e u x h ôt e ls d e la r u e Agu a d o ,
p u is a b a n d o n n a p r e s q u e a u s s it ô t cet t e id é e, d a n s la
cr a in t e d e se t r o u ve r s o u d a in fa ce à fa ce a ve c les
d a m e s Le P r ib o r a n . E n fin , n ’é t ait - ce p a s s e m o n t r e r
p a r t r o p in d is cr e t ?... o u vr ir la p o r t e à la m a lve il
la n ce ou p e r m e t t r e , t ou t au m o in s , à la cu r io s it é du
p e r s o n n e l s u b a lt e r n e d e s ’e x e r c e r ?
Q u e fair e ?
Il r e p r it sa m a r ch e e n fié vr é e , a lla n t d e la Gr a n d e R u e au q u a i H en r i I V, et d e l’a va n t -n or t à la jet ée,
é t o u r d i p a r le gr a n d a ir , le cla ir s o le il, le va-et -vien t
d es p r om en eu r s.
Il s o n ge a it :
—
Où e s t - elle ? Q u e fa it - e lle ? ... Est -il p o s s ib le
q u ’il soit t r o p t a r d ?
Il r evin t , p a r la r u e D u q u e s n e , s u r le b o u le va r d
�L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
12 5
m a r it im e , d e s ce n d it s u r le ga let , in t e r r o ge a n t les
p h ys io n o m ie s , jet a n t u n r a p id e co u p d ’œ il d a n s les
c a b in e s gr a n d e s o u ve r t e s .
Il sou t ir a it co m m e on sou ffr e à d ix- h u it a n s
q u a n d t o u t p a r a it vo u s m a n q u e r a ve c le p r e m ie r
a m o u r q u i s ’effa ce ou se r e fu s e ... Il s ou t ïr a it co m m e
si q u e lq u e m a u va is gé n ie lu i eu t la b o u r é la p o it r in e
ou é c r a s é le cœ u r .
Il s ’a s s it à la t e r r a s s e d ’u n ca fé, p r è s d u ca s in o ,
afin d e m ie u x vo ir d éfile r le p u b lic é lé ga n t , m a is ,
b ie n t ô t , r e p r is p a r sa folie, il r e p a r t it , s ’e n ga ge a
d a n s le p a s s a ge d e P h ôt el d e ville en co u p d e ven t .
So u d a in , livid e , il s ’a r r êt a ...
Cla u d e ve n a it d e t o u r n e r la r u e d e s Ba in s . P r è s
d ’e lle m a r ch a it u n jeu n e h o m m e d ’u n e t r en t a in e
d ’a n n é e s , vêt u d e fla n elle b la n p h e , et d o n t le s o u r ir e
a n n o n ça it le co n t e n t e m e n t in t im e . Un p e u en a r r iè r e
ve n a ien t d e u x d a m e s , p u is d e u x je u n e s filles.
An d r é Ca za r e l n ’ava it p a s b o u gé . Se s ye u x,
a gr a n d is , d e m e u r a ie n t fixé s s u r le c o u p le a ve c u n e
e xp r e s s i o n d e d é m e n ce .
— Vo u s a vez vu ce m o n s ie u r ? fit n églige m m en t
Ga s t o n d u Be lla y.
Cla u d e ava it r e co n n u le p e in t r e . E lle b a lb u t ia :
— O u i...
— Ah !... je co m p r e n d s .. .
Il eu t u n s o u r ir e d o u lo u r e u x et e n t r a în a la jeu n e
fille.
Q u a n d ils e u r en t t r a ve r s é la p la ce d e la Co m é d ie ,
Ga s t o n se r e t ou r n a .
An d r é Ca za r e l les r e ga r d a it e n co r e . L e vis a ge du
ge n t ilh o m m e s ’a s s o m b r it .
— Q u e d ia b le vien t -il fa ir e ici ? làch a - t - il.
— J e l’ign o r e.
— Se r a it - ce à ca u s e d e vo u s ?
— Ce r t a in e m e n t n on .
— Et si ce la ét ait ?
Cla u d e fr o n ça les s o u r cils .
— Si cela ét ait ... eh b ie n ... je s a u r a is d ’un mot
lui fair e co m p r e n d r e q u ’il n e d o it p lu s n o u r r ir a u
cu n e e s p é r a n ce .
Ga s t o n s e d é r id a . _
— J e vo u s r e m e r cie , d it -il.
Ils e n t r è r e n t d a n s la villa d e la r u e Ag u a d o , où les
d a m e s Le P r ib o r a n é t aien t p r ié e s à d în e r ce s o ir là.
Bie n q u ’e lle s’effor çât d e ca ch e r s o n é m o t io n ,
Cla u d e s en t a it s e s ja m b e s s e d é r o b e r , s o n cœ u r
b o n d ir à gr a n d s co u p s , s e s r e ga r d s s e vo ile r de
b r u m e . ..
Le p a s s é , t o u t le ch e r p a s s é , ven a it d e s e d r e s s e r
d eva n t e lle a ve c ce t h o m m e , q u ’elle a va it cr u p o u
vo ir o u b lie r . Et il la r e p r e n a it .
�I2b
LE SE CR E T D E L A F O R Ê T
Q u o i q u ’e lle fit , elle n e s e co u e r a it ja m a is l'in effa
ça b le et r e d o u t a b le e m p r is e .
Ah !... p o u r q u o i ét ait -il r e n t r é d a n s s a vie, à l’h e u r e
m ê m e où la gu é r is o n lui p a r a is s a it p o s s ib le .
E h q u o i!.. . fa u d r a it - il lu t t e r e n co r e , s e d é b a t t r e et
s o u ffr ir ?
So u ffr ir ... a lo r s q u e Ga s t o n , la ve ille m ê m e , avait
r e çu sa p r o m e s s e .. . P le u r e r en s e cr e t q u a n d , à la
fa ce d e t o u s, il lui fa u d r a it r ir e ...
E lle a u r a it vo u lu ê t r e s e u le a ve c s e s p e n s é e s , s eu le
et s e r e cu e illir , s e u le et p r ie r , ca r en q u e ls b r a s se
r é fu gie r à p r é s e n t ?...
M m e Le P r ib o r a n d e la Bo r d e r ie , fe m m e a u s t è r e ,
n e co m p r e n d r a it p a s ce r e t o u r ve r s u n p a s s é q u ’elle
e n ve lo p p a it d e r é p r o b a t io n ; e lle n e s a u r a it q u e
co n d a m n e r ce t t e n a t u r e lle é m o t io n .
Et p o u r t a n t , p lu s q u e ja m a is p e u t - ê t r e , Cla u d e
ava it b e s o in d e s e n t ir u n c œ u r b a t t r e à l’u n is s o n du
sie n , u n e à m e s e p e n ch e r s u r le d é s a r r o i d e son
âm e.
E lle s o n g e a : « J e vo u d r a is ê t r e m o r t e ... »
Ce p e n d a n t , a u t o u r d ’e lle, p a p o t a ie n t s e s co u s i n e s .
M m e d u Be lla y d is cu t a it a ve c a r d e u r les m ér it e s
d ’un vio lo n ce llis t e a u q u e l le p u b lic d u ca s in o avait
r é s e r vé , au d e r n ie r co n ce r t , u n a ccu e il a s s e z fr oid .
Ga s t o n glis s a it , d e t e m p s à a u t r e , q u e lq u e s o b s e r
va t io n s , m a is ce n ’ét ait q u e p o u r m ie u x d is s im u le r
l’in t ér êt q u ’il p r e n a it a u x m o in d r e s a t t it u d e s de
M lle Le P r ib o r a n .
Q u e Cla u d e a im â t ce je u n e h o m m e , à p r é s e n t , il
n ’en d ou t a it p lu s . Ce t t e d é co u ve r t e lu i ca u s a it u n e
d é ce p t io n a m è r e ; n é a n m o in s , il n e s e r évolt ait p a s.
Il p la ign a it Cla u d e et r e gr e t t a it , p o u r lu i- m ê m e , ce
r éve il d 'u n s e n t im e n t q u ’il s ’ét ait flat t é d ’é t e in d r e .
So n o r gu e il d e b e a u ga r ço n en sou t ir a it p lu s q u ’il
n ’ét ait d is p o s é à en co n ve n ir , et cet t e b le s s u r e
d ’a m o u r - p r o p r e t e m p é r a it , p a r ce r t a in s cô t é s , u n e
a m e r t u m e a u x s o u r ce s p lu s n o b le s .
P o u r q u o i Cla u d e lui p r é fé r a it - elle ce gr a n d ga r ço n ,
h a s a r d et ch e ve lu , d o n t la t e n u e ét ait p r e s q u e ce lle
d ’ù n r a p in ?
I n s o n d a b le m ys t è r e d ’u n c œ u r d e fe m m e .
Co m m e n t cet a m o u r ét ait -il n é ?... Co m m e n t n ’ét ait il p a s m or t ?... Co m m e n t , lu i, Ga s t o n d u Be lla y, n e
l’avait -il p a s t u é ?
Un m o m e n t , il p e n s a a b a n d o n n e r la lu t t e , r e n o n
ce r à ce t t e m a in q u i n e s ’ét ait q u e la is s é p r e n d r e ,
p u is il r e p o u s s a ce lt e id é e . Cla u d e n e lui a va it - elle
p a s p r o m is d e s e d é fe n d r e co n t r e l’im p o r t u n , en
a d m e it a n t q u ’il e û t l’a u d a ce d e la r e la n ce r ? Il savait
q u ’elle t ien d r a it p a r o le , q u o i q u ’il a d vin t , q u ’il p ou -
�LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
J 27
va it co m p t e r s u r la fer m e t é d e s a co n s cie n c e , s u r la
d r o it u r e a b s o lu e d e s o n cœ u r .
Q u ’é t ait -il b e s o in m ê m e d e lu t t e r ?
E t , co m m e Cla u d e , p a le, l’in t e r r o ge a it d u r ega r d ,
p le in d e co n fia n ce , Ga s t o n lui s o u r it .
Il y ava it ce s oir - là gr a n d ga la a u ca s in o , un festit ival Sa in t - Sa é n s , à la m é m o ir e d u m a ît r e q u e D ie p p e
s ’h o n o r a it d e co m p t e r p a r m i s e s e n fa n t s d ’a d op t io n .
D e s vir t u o s e s d e l’a r ch et r e h a u s s a ie n t d e le u r p r é
s e n ce l’é cla t d e ce t t e fêt e gr a n d io s e .
Un s ile n ce r e ligie u x r égn a it d a n s la s a lle d e s
co n ce r t s . L e s fa m ille s d u Be lla y et le P r ib o r a n ,
a r r ivé e s u n p e u t a r d , n ’a va ien t p u t r o u ve r q u e d es
p la ce s d is s é m in é e s p r è s d e la p o r t e .
Cla u d e ét ait ve n u e là p r e s q u e à co n t r e - cœ u r . E lle
s e s en t a it is o lé e a u m ilie u d e ce t t e fo u le , et s o n
e s p r it ét ait a ille u r s . E lle r e vo ya it le vis a ge d é co m
p o s é d ’An d r é Ca za r e l, s e s gr a n d s yeux" s o m b r e s ,
e xa lt é s . Ce r t e s , il avait b e a u co u p ch a n gé d e p u is
q u ’ils s ’é t a ie n t r e n co n t r é s s u r le q u a i d e la ga r e p o u r
la d e r n iè r e fois.
II avait d o n c s ou ffer t ?
Le n égligé m ê m e d e sa t oilet t e r évé la it u n d é s a r r o i
p r o fo n d , p r e s q u e vo is in d e l’a b a n d o n .
Q u e s ign ifiait ?
P o u r q u o i ét ait -il ve n u à D ie p p e ?...
Q u e ce fû t p o u r e lle , Cla u d e n ’en a va it p a s d ou t é
un in s t a n t .
M a in t e n a n t , e lle a va it p r e s q u e p e u r .
Q u e vou la it - il ?... Q u ’e s p ér a it - il ?... Q u ’allait -il
fa ir e ?... Q u e s ’ét ait -il p a s s é ?
Au t a n t d e q u e s t io n s a u xq u e lle s elle n e sa va it q u e
r é p o n d r e ...
E lle a u r a it vo u lu n e p a s p e n s e r à t ou t ce la et fai
sait elTort p o u r ch a s s e r l’im p o r t u n e et ch è r e im a ge ,
m a is elle ét ait là, d e b o u t , h a ga r d e ...
Là , d a n s ce t t e fou le a t t e n t ive ... là, s u r la s cè n e ,
p a r m i lé s a r t is le s c h e ve lu s ; là, d a n s le s fr is e s ... là,
d a n s u n co in d u cie l e n t r e vu ..
E lle ét ait là, d a n s le c œ u r ét r ein t d e Cla u d e d e
L e P r ib o r a n I
La c h a s s e r ? . . . a llo n s d o n c l
L e s vio lo n s p le u r a ie n t , le s vio lo n ce lle s a va ie n t
d e s gé m is s e m e n t s h u m a in s , la h a r p e m ê m e m o d u
lait u n e p la in t e .
Ah I ce t t e m u s iq u e !... oh ! p o u vo ir é ch a p p e r à
l’o b s e s s io n , p o u vo ir p le u r e r s o i- m êm e à gr a n d s s a n
glo t s, é t o u ffe r d a n s son m o u ch o ir le cr i d e son a m e
r é vo lt ée co n t r e le d e s t in q u i s ’a ch a r n e . .. d é ch a r ge r
�128
I ,E SE CR E T DE L A F O R Ê T
son c œ u r d u p o id s é cr a s a n t d e la s o u ffr a n ce f...
Et ce t t e s ym p h o n ie d é ch ir a n t e q u i s e m b la it u n
é ch o loin t a in d e ce m u et d é s e s p o ir !. ..
Cla u d e s en t it m o n t e r co m m e u n levain d ’a m e r
t u m e d e s p r o fo n d e u r s d e son êt r e.
P o u r q u o i a va it - elle a b d iq u é s a p a r t d e b o n h e u r ?
p o u r q u o i a va it - elle c é d é à l ’e n t r a in e m e n t d ’u n a m o u r
q u ’e lle n e p a r t a ge a it p a s , q u ’e lle n e p a r t a ge r a it
ja m a is , q u o i q u ’ii a d vin t ? E lle s ’a ccu s a d e lâ ch e t é.
N ’a u r a it - elle p a s d û t e n ir t êt e à ce t t e co a lit io n q u ’e lle
sen t a it o r ga n is é e a u t o u r d ’e lle ?
E lle en vo u la it à sa m è r e d e l’a vo ir a m e n é e là ;
elle s’en vo u la it d ’a vo ir cé d é . E lle r e p r o ch a it à Ga s t o n
d e l’a voir a ccu lé e a u p a r ju r e , à s e s co u s in e s d e
s ’ê t r e fait es le s co m p lice s d ’u n e s or t e d e vio le n ce
m o r a le !. . .
P u is e lle s’a cc u s a d ’in ju st ice .
Ga s t o n l’a im a it ... N'ét ait -il p a s n a t u r el q u ’il eut
t ou t m is en œ u vr e p o u r t r io m p h e r d e s r é s is t a n ce s
d ’u n p a u vr e c œ u r in ce r t a in ?...
Ne s ’ét ait -il p a s m o n t r é in d u lge n t , p a t ie n t , fr at er
n e lle m e n t a t t e n t if?
M m e Le P r ib o r a n avait fait son d e vo ir ... les d e m o i
s e lle s d u Be lla y n ’a va ien t é co u t é q u e le u r a ffect ion
p o u r d e s je u n e s ge n s q u i s e m b la ie n t n é s p o u r s ’e n
t e n d r e .. .
Où ét ait le m al ?
Cla u d e s e r e p r é s e n t a , un m o m e n t , la p e in e in fin ie
q u ’u n e d é fe ct io n d e la d e r n iè r e h e u r e ca u s e r a it a u x
ch e r s ê t r e s d on t elle co n n a is s a it la t e n d r e s s e .
E lle s e co u a sa t êt e b r u n e .
Le s or t en ét ait jet é , elle n e s e d ét o u r n e r a it p a s
d e son d e vo ir ! M ie u x va lait q u ’e lle fût s e u le à s o u f
fr ir .
Ce p e n d a n t , le s vio lo n s co n t in u a ie n t d e gé m ir ,
l’e n vo lé e é p e r d u e d e s a r ch e t s avait d e s r é s o n n a n
ce s ju s q u e s u r les co r d e s t r o p t e n d u e s d e ce t t e
à m e , o ù s e h e u r t a ie n t , s ’e n ch e vê t r a ie n t , tant d e s e n
t im e n t s co n t r a ir e s , é ga le m e n t p u is s a n t s .
Cla u d e n ’y t in t plus". E lle se leva, q u it t a fu r t ive m e n t
sa p la ce . Se u le , M m e L e P r ib o r a n avait r e m a r q u é
ce t t e m a n œ u vr e .
D ’un s o u r ir e , Cla u d e r a s s u r a sa m è r e et s e glis s a
h o r s la sa lle.
La n u it ét a it t iè d e et p a r fu m é e . Le ch a m p lu m i
n e u x d e s é t o ile s r e s p le n d is s a it d e m a je s t é . La m er
l é c ’ia it le r iva ge à p e t it s co u p s , et le b r u it d u r est-ac
ét ait à p e in e p e r c e p t i b le .
Cla u d e , s o m b r e , s ’e n fo n ça d a n s le jar d in .
E lle s’e ffo r ça it d e fu ir ce t t e m u s iq u e q u i la h a r ce
lait s a n s r é p it , la sa t u r a it d e la n gu e u r , lui e m p lis s a it
t o u t e l’à m e d ’elle n e sa va it q u e lle m o r b id e s e n s a t io n .
�L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
129
Un e o m b r e s 'e ffa ça d eva n t Cla u d e , m a is elle n e
la vit p o in t . E lle s ’e n fo n ça d a va n t a ge d a n s les a llées
déser tes.
Le s vio lo n s , là - b a s , s e m b la ie n t é le ve r ju s q u ’à Dieu
l’e xa lt a t io n d e le u r p r iè r e ...
M lle Le P r ib o r a n s e la is s a t o m b e r s u r u n b a n c,
au sein d ’u n b o s q u e t s o lit a ir e , et r e s p ir a b r u ya m
m en t .
La s é r é n it é d u ciel fut s a lu t a ir e à son ét at.
P e u t - ê t r e s e n t it -e lle, à ce m om en t - là , d evan t l’im
m en s it é d e s m o n d e s , la p u é r ilit é d e n o s lu t t e s , la
fr a gilit é d e n o s b o n h e u r s é p h é m è r e s .
Q u ’im p o r t a it ce ci o u ce la ?...
E t p o u r t a n t ... le c h œ u r d e s vio lo n s s ’ét ait t u ...
Se u l, u n a r ch e t d e r êve , d a n s u n e in e xp r im a b le
e n vo lé e , t r a d u is a it l’a p p e l d é s e s p é r é d ’u n e d o u le u r
e xt r a - h u m a in e .
Alo r s , Cla u d e , la t êt e d a n s s e s m a in s , s e p r it à
p le u r e r .
Elle d e m e u r a là q u e lq u e s m in u t e s , d a n s un r a vis s e
m e n t a m e r , a ve c u n e s e n s a t io n d e s o u la ge m e n t , p r e s
q u e d e d é livr a n ce , t r ou van t à sa t o r t u r e m ê m e un
ch a r m e n o u ve a u , u n e s a ve u r p r é cie u s e et r ar e,
co m m e en sa ve n t p r o cu r e r ce r t a in s p o is o n s d o n t
l’e n ivr e m e n t , e xa lt a n t le s s e n s et F im a gin a t ion , co n
d u it p lu s s û r e m e n t ve r s la m o r t .. .
So u ffr ir et p le u r e r !. .. c a ch e r s a d o u le u r s o u s les
fleu r s t r o m p e u s e s d ’un p r in t e m p s a vo r t é , soit I...
N ’é t a it - ce p a s se ga r d e r e n co r e la par t d e s d ie u x ?
Le n t e m e n t , Cla u d e r eleva la t êt e.
I m m o b ile , les b r a s cr o is é s d a n s u n e a t t it u d e à la
fois h u m b le et d é t e r m in é e , un h o m m e s e t en ait
d evan t elle. E lle n e p u t r e t e n ir un p et it cr i, vo u lu t
s e le ve r , m a is , d ’un ge s t e , l’in d is cr e t la r et in t :
— M a d e m o is e lle , r a s s u r e z- vo u s ... vo u s m e co n
n a is s e z...
E lle b a lb u t ia :
— Q u e vo u le z-vou s ?
— Se p eu t -il q u e vo u s le d e m a n d ie z I
E lle fr o n ça les s o u r cils , pr it un visa ge s é vè r e :
— Vo u s ê t e s d ’u n e a u d a ce I...
_ O h ! m a d e m o is e lle ... je s a is ... je co m p r e n d s
t ou t ce q u e p e u t a v o i r d e ch o q u a n t ce t t e d é m a r ch e .
P e u t - ê t r e n ’a u r a is- je p a s dû la fa ir e ... J ’ai b ien h és it é ...
m a is ... q u a n d il s’agit d e t ou t e u n e vie... et q u ’il
suffit d ’un m ot p o u r q u ’e lle soit à jam a is h e u r e u s e
ou m is é r a b le , e s t -ce q u ’on s ’a r r êt e d evan t le fr êle
o b s t a cle d e s co n ve n t io n s h u m a in e s ?
Cla u d e ne sut q u e r é p o n d r e . Cet h o m m e la d o m i
n ait d e t ou t e sa h a u t eu r . Il r ep r it , p lu s d o u ce m e n t :
— P a r d o n n e z- m o i... si vo u s s a vie z co m b ie n fa i
sou ffer t I
18 9-v.
�130
LE
SE CR E T
DE L A
FORÊT
— Sou ffer t ?... r é p é ia - t - elle a ve c é t o n n e m e n t .
— Vo u s en d o u t e z? Re ga r d e z- m o i.
Il fit un p a s et m on t r a so u s la cla r t é b lê m e d e la
lu n e s o n vis a ge r a vagé.
— Re co n n a is s e z- vo u s ce lu i d o n t la m a in t r em
b la n t e r et in t un m om e n t la vô t r e , là - b a s , s o u s les
b o u le a u x d u Be l ?
— J e d o u t e d e m e s ye u x, d it - elle, et p lu s e n co r e
d e m e s or e ille s .
— Pou r qu oi ?
— Vo u s ét ie z, n a gu è r e , p lu s m o d e s t e .
— J e n ’a va is p a s à d é fe n d r e m o n b o n h e u r . J e le
cr o ya is p r o ch e .
— Vo u s l’a vez fui.
— M o i ? . . . je l’ai fu i? . .. J e s u is p a r t i p a r ce q u e
je p e n s a is q u e vo u s m e m é p r is ie z.
— Vo u s m é p r is e r , m o n s ie u r , et p o u r q u o i ?
— L e s ais- je ?... Ap r è s ce q u i s’ét ait p a s s é en t r e
n o u s ... a p r è s ce t t e p a r o le d ’e s p é r a n ce , j’a va is cr u
q u e vo u s a u s s i vo u s m ’a im ie z...
— J e vo u s a im a is I
Il t r e s s a illit , la r e ga r d a u n m om e n t s a n s p a r le r ,
p u is :
— Et p o u r t a n t m on m e s s a ge r r evin t t êt e b a s s e ...
— Vo t r e m e s s a g e r ?
— Bo m b e lle s .
— Co m m e n t !... B o m b e lle s ? .. . le Dr Bo m b e lle s .. .
II vin t d o n c d e vo t r e p a r t ?
— Ou i ? et au n o m d e m o n p è r e .
— A h ! . . . fit Cla u d e a ve c a cca b le m e n t , je corn
p r e n d s m a in t e n a n t ...
— Q u e co m p r e n e z- vo u s ?
— L ’é m o t io n d e m a m è r e, cet t e cr is e ...
‘
— M a is .. . a p r è s .. . M m e Le P r ib o r a n d e la Bor d e r ie n e vo u s a p p r it r ie n ?
— Rie n .
— E lle n o u s d é t e s t e d o n c b e a u c o u p ?
— J e s a is q u e le n o m d e Ca za r e l su ffit à l'a s
s o m b r ir .
— La r a iso n d e ce t t e in im it ié ?
— J e l’ign or e.
— J e s u is en d r o it d e la co n n a ît r e .
— M o n s ie u r !.. . m a m èr e n ’en d o it r é p o n d r e q u ’à
a s e u le c o n s cie n ce .
\
— Vo u s a vez r a is o n ... J e s u is fo u ... m a is vou s ,
m a d e m o is e lle , vo u s p o u vie z p e u t - ê t r e ...
— T r op tar d.
Il se r e d r e s s a co m m e a igu illo n n é .
— T r o p t a r d !... Q u e vo u le z- vo u s d ir e ?
— Q u ’il faut jet er s u r le p a s s é le voile d e l’o u b h .
— C ’est im p o s s ib le .. . im p o s s ib le .. . n o n , n o n !.. .
ce q u e l'on p r é t e n d n ’est p a s vr ai.
�LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
131
— E t q u e p r é ie n d - o n , s’il vo u s p la it ?
— Q u e vo u s ê t e s e n ga gé e .
— C ’est e xa ct .
11 p â lit , ch a n ce la s o u s le co u p .
— Vo u s vo ye z b ie n , r ep r it Cla u d e a ve c u n e ¿m o
t ion q u i n’a p p a r a is s a it q u e t r o p , vo u s n ’avez p lu s
r ien à fa ir e ici.
11 r u g i t
:
— P lu s r ien à fair e q u a n d on m ’a r r a ch e le coeu r ?
— J ’ai d o n n é m a p a r o le .
— Vo u s la r e p r e n d r e z.
E lle e u t u n s o u r ir e d o u lo u r e u x.
— Co m m e si ce la ét ait p o s s ib le f
— O u i.. . o u i.. . ce la se p e u t ... je vo u s ju r e q u e
ce la se p e u t ... p u is q u e r ie n e n co r e d e d é fin it if n ’e st
a cco m p li.
— M a is si, p o u r t a n t , je r efu s e ? _
— Oh I... n e m e t o r t u r e z p a s a in s i... c ’e s t t r op ...
a h ! si vo u s s a vie z!. .. je s e n s p a r fo is m a r a ison qu i
ch a n ce lle .. . Il m e s e m b le q u e m a t ê t e va é cla t e r ...
Av e z p it ié ... m a d e m o is e lle !
E lle o s a , à son t ou r , le r e ga r d e r b ie n en fa ce :
— E t si je n e vo u s a im a is p a s ?
— M a is vo u s m ’a im e z!. .. d ’a b o r d , vo u s ve n e z de
l’a vo u e r .. . et p u is ... je le cr o is . .. j’en s u is s û r l . . .
d ’a u t r e s m e l’on t a ffir m é q u i vo u s co n n a is s e n t b ie n ...
et n o u s on t d e vin é s .
— D ’a u t r e s ?
— Lu cie n n e d e Br e s le s .
—• Ah 1 o u i, fit -elle a ve c s o n s o u r ir e d o u lo u r e u x.
E lle s e r a p p e la s o u d a in le s t e r m e s d e la let t r e où
s’é p a n ch a it le c œ u r d e s o n a m ie :
« Il est r e ve n u , n o ir e ge n lil ch e va lie r ... M o i a u s s i,
je s u is h e u r e u s e .. . J ’a im e et je ch a n t e ... E n t e n d s - t u
l’é ch o d e n o s t r ille s ... »
— Lu cie n n e d e Br e s le s , r é p é t a Cla u d e . J ’ai t o u
jo u r s p e n s é q u ’e lle vo u s a im a it .
— Et ce p e n d a n t , d it -il la vo ix ch a n gé e , c’e s t elle
q u i m ’e n vo ie ver s vo u s .. .
— Se r a it - il vr ai ?
— T e n e z!. . . je vai3 t ou t vo u s a vo u e r ... Mo n p è r e
s'ét a it a p e r çu d e ce q u e vo u s d it e s . .. Ble s s é du
r efu s ca s s a n t o p p o s é p a r M m e Le P r ib o r a n à la
d e m a n d e q u i lui ét ait fa it e, il a u r a it s o u h a it é q u e
je ce s s à s s e d e s o n ge r à vo u s ...
—
. . . p o u r p e n s e r à Lu cie n n e .. .
— C ’est cela .
— E t vo u s lu i o b é ît e s ?
— J e n e sa va is p lu s q u e p e n s e r ... | e d e s e s p e r á is
d e vo u s ... je fis co m m e vo u s , je m ’a b a n d o n n a i M a is
Mlle d e Br e s le s est u n e cr é a t u r e d élit e ... E lle ne
t a r d a p a s à d e vin e r l’ét at d e m on cœ u r .
�13 2
L E SE CR E T DE L A F O R E T
— E t e lle vo u s r e n d it vo t r e p a r o le ?
— N o n ... e lle fit m ie u x. E lle m e d o n n a le co n s e il
d e p a r t ir ... d e vo le r ve r s vo u s . .. d e m e d r e s s e r en
fa ce du m a u va is d e s t in q u i n o u s gu e t t e .
Il la is s a r e t o m b e r s e s b r a s le lo n g d e s o n c o r p s :
— Alo r s , d it -il s im p le m e n t , je s u is ven u .
Le violon s olit a ir e s ’ét ait tu, et le c h œ u r r e p r e n a it ,
a ve c u n e vio le n ce a ccr u e , un m o t if la r ge et p é n é t r a n t
d o n t l ’o b s e s s io n t en a it la fou le s o u s u n ch a r m e
é t r a n ge et co m m e t yr a n n iq u e .
Il s e m b la it à Cla u d e q u e c ’ét ait l’é ch o m ôm e d e
s e s p r o p r e s t o u r m e n t s q u ’a p p o r t a it le ve n t d e la
fa t alité.
— T r o p t ar d I
Il o s a p o u r t a n t s e r a p p r o ch e r :
— M a d e m o is e lle .. . je vo u s a i m e . . . Il n ’e st p a s
vr ai q u e vo u s m ’a ye z o u b lié .. . 11 n ’e st p a s vr a i q u e
vo u s vo u liez n e p lu s vo u s s o u ve n ir «le ce q u e d is en t
n o s c œ u r s ... J e s u is à vo u s co m m e le r e s s a c est à la
m e r ... J e r e vie n s ! et vo u s m e d ir e z si je d o is vivr e ou
m o u r ir !
— M o n s ie u r !.. . je vo u s en s u p p lie .. . la is s e z- m o i.
P a r t e z I p a r t e z, s ’il est vr ai q u e vo u s m ’a im e z e n co r e ..
N e s e n t e z- vo u s d o n c p a s co m b ie n je s o u ffr e d e ce
d é b a t p é n ib le ... J e vo u s d is q u e je n e s u is p lu s lib r e .
— Un m ot e n co r e .
— A q u oi bon ?
— Un s e u l, et je m ’e n ir ai sa t isfa it .
— Dit e s .
— M ’a im e z- vo u s e n co r e ?
Cla u d e n e r é p o n d it p a s . Un lon p s o u p ir gon fla ba
p o it r in e . E lle p o s a s u r An d r é Ca za r e l un r e ga r d
d é s e s p é r é , p u is , é cla t a n t b r u s q u e m e n t en s a n glo t s ,
s e ca ch a le vis a ge d a n s les m a in s .
An d r é , b o u le ve r s é , s’a t t a r d a u n in s t a n t à la
co n t e m p le r .
— M e r ci, d it -il.
P u is il p a r t it .
L ’a m e d e s vio lo n s a ch e va it d e m ou r ir .
Un t o n n e r r e d ’a p p la u d is s e m e n t s é b r a n la it le ca sin o.
Tr is t e m e n t , Cla u d e r e n t r a ...
�LE
SE CR E T
DE
LA
FORÊT
133
XXI I
Le pacte .
— M . d u Be lla y est -il ici ?
— N o n , m o n s ie u r , m a is il n e s a u r a it t a r d e r à
r e n t r er . J e cr o is q u ’il e s t a llé ch e z le co iffe u r .
Vo u le z- vo u s a t t e n d r e ?
— Vo lo n t ie r s .
La d o m e s t i q u e in t r o d u is it An d r é Ca za ze l d a n s le
sa lo n .
— Si m o n s i e u r ve u t fe u ille t e r le s r e vu e s ...
— M e r ci.
— Qu i fau d r a - t - il a n n o n ce r ?
— M o n n o m n e d ir a it r ie n , s a n s d o u t e , à vo t r e
m a ît r e . Il s ’agit d ’u n e a ffair e p e r s o n n e lle et d e la
p lu s h a u t e im p o r t a n ce .
— Bie n , m o n s ie u r , je le lu i d ir a i.
An d r é s ’a s s it m o d e s t e m e n t d a n s u n a n gle d e la
p i ' c e et d e m e u r a p e n s if, son ch a p e a u e n t r e le s
m a in s .
Il co m p r e n a it p a r fa it e m e n t la gr a vit é d e sa
d é m a r ch e , sa s in gu la r it é . To u t d ’a b o r d , il avait
r e p o u s s é cet t e id é e h a s a r d e u s e , co m m e u n e folie,
p u is , p e u à p e u , il en ét ait a r r ivé à la co n s id é r e r
co m m e la s e u le ch a n ce d e s a lu t q u i lu i r est a it .
Cla u d e l’a im a it — ce s a n glot en ét ait l’é cla t a n t
a ve u . N é a n m o in s , a ya n t d o n n é sa p a r o le , il ét ait p e u
p r o b a b le q u e ce t t e je u n e fille co n s e n t it à la
r ep r en d r e.
Se u l, Ga s t o n d u Be lla y — d o n t il n’a vait p a s t a r d é
à d é co u vr ir le n om , la q u a lit é et l’a d r e s s e — p o u va it
la d é lie r d e sa p r o m e s s e .
Ce q u ’il avait e n t e n d u d ir e d u co u s in d e s d a m e s
Le P r ib o r a n lui fa isa it b ie n a u gu r e r üe l’e n t r e t ie n .
An d r é a t t e n d it p r è s d ’u n e h e u r e , p u is u n e e le f
gr in ça d a n s la s e r r u r e d e la p o r t e d ’e n t r é e . Il y cu i,
d a n s le ve s t ib u le , u n d ia lo gu e r a p id e .
Ga s t o n d u Be lla y p a r u t .
Ca za r e l s ’ét ait levé.
A l’a s p e ct d e cet h o m m e d on t le s t r ait s ét aien t
d e m e u r é s p r o fo n d é m e n t p r a vés en s a m é m o ir e , le
ge n t ilh o m m e n e put d is s im u le r un m o u ve m e n t de
s u r p r is e . Il se r e s s a is it p o u r t a n t et , d ’u n t on p r o
fo n d é m e n t p o li :
— Vo u s d é s ir e z m e voir , m o n s ie u r ?
— En e ffet ... J e vo u s p r ie d e m ’e xcu s e r si | e vou s
d é r a n ge .
�13 +
L E SE CR E T D E L A F O R E T
— P a s d u t ou t . P r e n e z d o n c la p e in e d e vou s
a s s e o ir . P u is - je vou s d e m a n d e r vo t r e n o m ?
— An d r é Ca za r e l.
— Le b u t d e vo ir e vis it e ?
— N o u s t o u ch o n s au p oin t d élica t .
— Ra is o n d e p lu s p o u r l’a b o r d e r d e fr on t .
— On m ’a dit q u e vo u s ét ie z un h o m m e d ’h o n n e u r
et u n b r a ve c œ u r .. .
— M o n s i e u r ... je vo u s en p r ie ... t r êve d e co m p li
m en ts.
— C ’est p o u r t a n t ce q u i m ’a d é cid é à t e n t e r u n e
d é m a r ch e q u i, à la vé r it é , va vo u s p a r a ît r e p o u r le
m o in s s in gu liè r e .
— Ce p r é a m b u le est p r o m e t t e u r .
— Il t ie n d r a p lu s q u e vo u s n ’en a t t e n d ez.
Un s ile n ce d e q u e lq u e s s e co n d e s s u ccé d a à ces
p a r o le s .
L e s d e u x h o m m e s , a in s i q u e d e s a d ve r s a ir e s q u i
s’a p p r ê t e n t a u co m b a t , s e co n s id é r è r e n t u n m om en t .
E n fin , d ’u n e vo ix r a u q u e , An d r é r e p r it :
— On m ’a a s s u r é q u e vo u s a lliez é p o u s e r Mlle Le
P r ib o r a n ...
— M a co u s in e .. . o u i, m o n s ie u r .
— L ’a cco r d est fait en t r e vo u s ?
— D e p u is p e u , m a is il est fait .
L ’a r t ist e s e r e cu e illit e n co r e un in s t a n t , p u is a vec
eflor t :
— C ’est un gr a n d m a lh e u r ...
— Un m a lh e u r ? Ah <;à, m o n s ie u r , m ’e xp liq u s r e zvo u s ?
— J ’a im e Mlle Le P r ib o r a n .
— Ce ci est , en eflet , t r è s fâ ch e u x.
— P o u r vo u s , ou i, m o n s ie u r .
— P o u r m oi ?...
— Ca r ¡’en s u is é ga le m e n t a im é .
— Vo ilà q u i s er a it p lu s gr a ve ... m a is p e u t - êt r e
vo u s illu s io n n e z- vo u s ?
— M o n Die u , m o n s ie u r , si je le cr o ya is , je ne
s e r a is p a s ve n u ch e z vo u s .
— Q u ’e u s s ie z- vo u s fait ?
— J e m e s e r a is effacé.
— Est - il vr a i?
— J e vo u s le ju r e p a r ce q u é j’ai d e p lu s s a cr é . Or ,
je s u is s u r — p a r d o n n e z- m o i! — u u e ce t t e u n ion ne
p eu t p a s fair e le b o n h e u r d e Mlle Le P r ib o r a n .
— Cr o ye z- vo u s ?
— Non ’, m o n s ie u r , p a r ce q u e s o n c œ u r m ’a p p a r
tien t et q u ’e lle n e sa u r a it o u b lie r le d on q u e je lui fis
du m ien ... Il n e se p eu t p a s q u e vou s r e fu siez d ’e n
t e n d r e la vo ix d e la r a iso n . Il n e s e p e u t p a s q u e ,
la r r on d ’a m o u r , vo u s e m p o r t ie z co m m e u n e p r o ie la
co m p a gn e q u e Die u m ê m e m ’a d e s t in é e . Vo u s n i
�LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
13 5
fe r ie z p a s ce la , ce s e r a it p is q u ’u n cr im e ; et vo u s
ê t e s un h o n n ê t e h o m m e !.. . Te n e z, m o n s ie u r , é co u t e z
e n co r e .. . é co u t e z ce q u e d ir a cet t e je u n e fille ...
I n t er r o gez- la ... 11 n e se p e u t p a s q u ’e lle m e n t e . ..
Vo u s l’a im e z, d it e s - vo u s ? .. . Eh b ie n , vo u s n e p o u ve z
q u e d é s i r e r son b o n h e u r . Le vé r iia b le a m o u r est fait
d e s a cr ifice ... d e gé n é r o s it é ... d e p a r d o n ... Et p u is ...
vo u s n e vo u d r ie z p a s vo u s p e n ch e r s u r d e s ye u x q u i
r e ga r d e r a ie n t s a n s ce s s e d a n s un loin t a in r e gr e t t é...
vo u s n e vo u d r ie z p a s é co u t e r le s b a t t e m e n t s d ’un
cœ u r q u i t r e s s a ille r a it a u s o u ve n ir d ’u n a u t r e ...
vo u s n e vo u d r ie z p a s t r a în e r t o u t e u n e vie le fa r d e a u
d ’un r e m o r d s .
P r o gr e s s ive m e n t , An d r é Ca za r e l avait h a u s s é le
t on . M . d u Be lla y le co n s id é r a it a ve c p lu s d ’é t o n n e m en t q u e d e r é p r o b a t io n .
— M o n s ie u r .. . ce q u e vo u s m ’a p p r e n e z là n ’e st p a s
s a n s m e t r o u b le r p r o fo n d é m e n t ... J e r é flé ch ir a i...
J e vo u s p r o m e t s d e n ’é co u t e r q u e m a s e u le co n
s cie n ce .
An d r é se leva :
— P a r d o n e n co r e , m o n s i e u r .. . J e vo u s a i, s a n s
d o u t e , ca u s é q u e lq u e a m e r t u m e ? .. . et p o u r t a n t je
p u is vo u s ce r t ifie r q u e , a ya n i m o i- m ê m e s ou fier t ,
j’e u s s e s o u h a it é vo u s é p a r gn e r ce t t e b le s s u r e .. . Le
sor t d e d e u x ê t r e s est en t r e vo s m a in s ... Il vo u s
a p p a r t ie n t d e le s p lo n ge r d a n s la gé h e n n e ou d e
le u r p e r m e t t r e d e co n t in u e r e n s e m b le la r o u t e d e
lu m iè r e.
— J e fer ai ce q u e s o u h a it e r a M lle Le P r ib o r a n .
— M e r ci, m o n s ie u r . Vo u s ê t e s b ie n tel q u e je
co m p t a is vo u s r e n co n t r e r ... E h b ie n , t e n e z! je n e
ve u x n a s ê t r e a ve c vo u s en r e s t e d e gé n é r o s it é . Si
Mlle Le P r ib o r a n n’est p a s a u s s i for t em e n t a t t a ch é e
au p a s s é q u e je m e s u is p lu à le cr o ir e , je m ’in cli
n er a i, s a n s c o l ' r e et r a n s n a in e , d evan t son ve r d ict .
J e p a r t ir a i, et ja m a is , ja m a is p lu s , vo u s e n t e n d e z? . ..
vo u s n e m e t r o u ve r e z s u r vo t r e r o u t e ... E s t - c e a s s e z ?
P e u à p e u , la r a n cœ u r d e Ga s t o n d u Be lla y
s’é m o u s s a it d evan t ce d é b o r d e m e n t do p a s s io n
fr aîch e et d e ju vé n ile co n fia n ce .
— J e p r e n d s a ct e d e vo s b o n n e s p a r o le s , d it -il, et
vo u s r e m e r cie d e vo u s êt r e e xp liq u é a ve c ce t t e s in cé
r it é. J e ver r ai b ie n t ô t M lle I P r ib o r a n .
Il se leva et t en d it la m a in à son r ival :
— Qu o i q u ’il en s o it , m o n s ie u r , je vo u s ga r d e
m on e s t im e .
.
An d r é Ca za r e l s’in clin a :
.
— Co m m e je vo u s ga r d e la m ie n n e ... Ad ie u ,
m o n s ie u r .
. . .
,
Ga s t o n r e co n d u is it le p e in t r e ju s q u à la p o r t e , p u is,
s o n ge u r , il r e n t r a d a n s le s a lon .
�I 3b
LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
Il n ’avait p a s a t t e n d u la visit e d ’An d r é Ca za r e l
p o u r s e fa ir e u n e o p in io n s u r la n a t u r e d e s s e n t i
m e n t s q u e Cla u d e é p r o u va it p o u r lu i. Le u r co n ve r
s a t ion s o u s le s m u r s d ’Ar q u e s , les r é t i ce n ce s , les
h é s it a t io n s d e la je u n e fille, r évé la ien t a s s e z cla ir e
m en t son ét at d ’a m e . X e s lie n s q u i l’u n is s a ie n t à cet
h o m m e ét aien t t r o p p u is s a n t s p o u r q u ’ils p u s s e n t
êt r e r o m p u s p a r le seu l effor t d e la vo lo n t é .
M . d u Be lla y s o u p ir a . Il lu i en co û t a it , m a lgr é
t ou t , d e r e n o n ce r à son r ê ve .... E t , p o u r t a n t , i l ' e n
sen t a it la n é ce s s it é im p é r ie u s e , in é lu ct a b le .
Ou i, An d r é Ca za r e l a va it r a iso n : u n e u n io n co n
s a cr é e s o u s d e t e ls a u s p ice s ét ait im p o s s i b le ; elle
s er a it p ir e q u ’un cr im e.
So n p ar t i ét ait p r is : il r e n d r a it à Cla u d e s a p a r o le ...
Il se s en t it , d è s lo r s , en p a ix a ve c s a co n s cie n ce .
Cla u d e ét ait r e n t r ée au ca s in o b o u le ve r s é e .
M m e Le P r ib o r a n , q u i co m m e n ça it à s ’in q u ié t e r
d e l’a b s e n ce p r o lo n gé e d e s a fille, s e d is p o s a it à
p a r t ir à s a r e cn e r ch e ; e lle r e m a r q u a a u s s it ô t l’alt é
r at ion d e s c s t r ait s.
— Tu e s s ou flr a n t e ?
— P a s p r é cis é m e n t .
— La ch a le u r , p e u t - êt r e ?
— O u i.. . je s u is t ou t ét o u r d ie .
— Tu vo u d r a is p a r t ir ?
— Vo lo n t ie r s .
Cla u d e , en r é a lit é , avait h â t e d e q u it t e r cet t e fou le,
d e r e n t r e r d a n s sa ch a m b r e , afin d e m é d it e r à loisir
s u r ce t t e r e n co n t r e , s u r s e s co n s é q u e n ce s p o s s ib le s .
P o u r la p r e m iè r e fois, elle eu t q u e lq u e ch o s e d e
ca ch é p o u r sa m è r e. Elle n e dit p a s un m ot d e la t en
t at ive d ’An d r é Ca za r e l, p e r s u a d é e à l’a va n ce d e
n ’ê t r e p a s co m p r is e , ce r t a in e q u e M m e Le P r ib o r a n
n e sa u r a it q u e m a u d ir e l’im p o r t u n d o n t le s e u l n om
co n s t it u a it u n e t a r e in d é lé b ile .
E lle s s ’é c lip s ' r en t d is cr è t e m e n t , afin d e n e p a s
o b lige r le s d u Be lla y à les r e co n d u ir e , et r e ga gn è r e n t
le u r h ô t el le n t e m e n t .
De t e m p s à a u t r e , Cla u d e s ’a r r êt a it p o u r a s p ir e r
l’a ir fr a is d e la n u it . Le ven t lé ge r q u i ven a it d u lar ge
calm a it la fièvr e d e son ce r ve a u . Vo lo n t ie r s , s e u le ,
elle fi t d e m e u r é e , a s s is e s u r le ga let , à r e ga r d e r la
m e r ; m a is M m e Le P r ib o r a n , in q u iè t e , la p r e s s a it
d e r en t r e r .
Lo n gt e m p s , ce soir -là , l’e xce lle n t e fe m m e s ’a t t a r d a
d a n s la ch a m b r e d e sa fille. D é s e s p é r a n t la vo ir en fin
se r et ir e r , Cla u d e d u t fe in d r e le so m m e il.
�LE SE CR E T D E L A F O R Ê T
13 7
R a s s u r é e p a r ce ca lm e a p p a r e n t , M m e Le P r ib o
r an b a t t it en r e t r a it e s u r la p o in t e d e s p ie d s .
Alo r s , d a n s l’o m b r e , Cla u d e s e r e d r e s s a . Son
cœ u r , a t r o ce m e n t s u r m e n é , b o n d is s a it d a n s sa
p o it r in e ; le s ve in e s d e son co u , t e n d u e s co m m e d e s
co r d e s , s e p o n d a ie n t , e m p lis s a n t s e s o r e ille s d ’u n
b o u r d o n n e m e n t co n fu s .
T o u s les d é t a ils d e ce t t e s o ir é e lu i r eve n a ie n t
n e t t e m e n t à l’e s p r it . E lle r e vo ya it An d r é t r a giq u e ,
d e b o u t d evan t elle , les b r a s cr o is é s , co m m e p o u r lui
d e m a n d e r co m p t e d e s a d éfa illa n ce .
E lle s ’é t ail a t t a ch é e à m o n t r e r u n visa ge im p a s s ib le ,
à d o n n e r le ch a n ge s u r s e s p r o p r e s - s e n t im e n t s , à
la is s e r cr o ir e à la m a ît r is e d e s o n c œ u r , a lo r s q u e
jam a is p e u t -ê t r e elle n e l’a va it sen t i m o in s a r m é
co n t r e cet a m o u r p lu s for t q u e s a vo lo n t é , va in q u e u r
d u t e m p s et d e l’e s p a ce , et d o n t r ie n n e p o u r r a it
co n t e n ir l’im p é t u e u x élan .
M a in t e n a n t , la d é t e n t e s ’o p é r a it .
Cla u d e n ’ét ait p lu s q u ’u n e p e t it e ch o s e , fr agile et
d o u lo u r e u s e , q u i n e savait q u e p le u r e r .
« T r o p t a r d ! » a va it - elle d it .
T r o p t a r d ... E lle en ét ait p e r s u a d é e et s e r on ge a it
le s p o in gs d e d é s e s p o ir .
Ga s t o n d u Be lla y, d e p u is vin gt - q u a t r e h e u r e s ,
avait s a p r o m e s s e . Le s d e u x fa m illes se r é jo u is sa ien t
q u ’en fin elle eût p a r lé . P o u va it - e lle s e r é cu s e r s a n s
ca u s e r à d e s ê t r e s q u i lu i ét aien t ch e r s u n e ir r é m é
d ia b le b le s s u r e ?
A q u o i m a in t e n a n t s e r a ccr o c h e r ? .. . ve r s q u i
t e n d r e le s b r a s ? . . . s u r q u e lle p o it r in e r é fu gie r sa
d o u le u r ?
L ’h e u r e fat a le avait s o n n é . Le d e s t in s ’a cco m p lir a it .
E lle é t ou ffa un sa n glot d a n s le cr e u x d e son o r e iller .
E lle a im a it ... elle avait a im é d i s le p r e m ie r in s
t a n t . Q u ' y p o u va it - elle ? Sa it -o n s e u le m e n t p o u r q u o i
l’on a im e ? E lle a vait o b é i à l’é t e r n e lle loi...
E lle é vo q u a , u n e fois e n co r e , les é t a p e s d e cet
a m o u r , vo u é d è s son e n fa n ce à l’h o lo ca u s t e .
Elle r evit le fr ais visa ge d ’An d r é Ca za r e ! et s es
r o u ge u r s s u b it e s , t a n d is q u e d a n s le b o is d e l’E p in e
il lui la iss ait a d m ir e r sa t oile.
E s t -ce b ie n le m ê m e q u i, ce s oir , s’ét ait d r e s s é
d a n s l’o m b r e d e s la u r ie r s - r o s e s ?
m
P o u r q u ’il fût à ce p o in t ch a n gé , il fallait d o n c
q u ’il eû t r é elle m e n t sou ffer t ?
Et p o u r q u o i t ou t c e la ?
Cla u d e sen t a it u n e im m e n s e p it ié s o u r d r e d e son
c œ u r p o u r cet êt r e in fo r t u n é q u i n ’avait p a s cr a in t
d e b r a ve r s a co lè r e m ê m e p o u r l ’a r r a ch e r à l’e m
p r is e d e la fa t alit é. So n a m o u r se t ein t ait d e r e co n
n a is s a n ce .
�l'3 &
LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
Q u e n e p o u va it - e lle a lle r ve r s lui p o u r le r a s s u r e r ,
le co n s o le r , p o u r r e le ve r s o n co u r a ge d é fa illa n t ?
E lle s e fût p e n ch é e s u r lu i a ve c u n e t e n d r e s s e
s or o r a le . I ls a u r a ie n t m ê lé le u r s p le u r s ...
M a is ce la n ’ét ait p lu s p o s s ib le : elle ét ait la fia n cé e
d e Ga s t o n d u Be lla y.
Cla u d e , a p r è s u n e n u it a git é e , s’é ve illa t a r d . E lle
s a u t a à b a s d u lit, lir a le s r id e a u x, je t a s u r la r u e un
lo n g r e ga r d .
E lle avait r êvé d ’An d r é .
L e je u n e h o m m e s e co n s u m a it d e d é s e s p o ir ,
s ’a b a n d o n n a it , d é la is s a it son a r t , n ’ét ait p lu s q u ’u n e
é p a ve h u m a in e . Il d r e s s a it le p o in g ve r s elle , la m a u
d is s a it , l’a ccu s a it d e lâ ch e t é , cfe t r a h is o n ... s ’en
allait , é ch e ve lé , p a r d e s ch e m in s im p o s s ib le s .. . p u is ,
s a n s q u ’e lle s e r a p p e lâ t à la s u it e d e q u e l s in is t r e
é vé n e m e n t , elle le r et r ou va it in a n im é s u r le ga zon ,
le s b r a s en cr o ix, le r ega r d o b s t in é m e n t fixé s u r un
co in d e cie l e n t r evu à t r a ve r s d e s n u a ge s .
E n co r e s o u s l’im p r e s s io n d e ce ca u ch e m a r a cca
b la n t , Cla u d e L e P r ib o r a n s ’h a b illa . D e t e m p s à
a u t r e , in s t in ct ive m e n t , elle a llait à la fen ê t r e , in t e r
r ogeait la c h a u s s é e , a ve c le s e cr e t e s p o ir d ’a p e r
ce vo ir le fils d u ju ge.
E lle n e p r êt a q u ’u n e o r eille d is t r a it e a u x p r o p o s
q u e t in t , en d é je u n a n t , M m e Le P r ib o r a n :
—
Tu s a is q u e n o u s r e n t r o n s ce t t e s e m a in e à
R a u ze r a y. Ga s t o n n o u s y r e jo in d r a un p e u p lu s t a r d
a ve c sa m è r e et s e s s œ u r s . Le s fia n ça ille s s e r on t
a lo r s officie lles , et tu p o u r r a s a n n o n ce r la b o n n e
n o u ve lle à t e s a m ie s . J ’e n s a is p lu s d ’u n e q u i t ’en
vier a , ca r , en s o m m e , t u fa is là u n b e a u , u n t r è s
b e a u m a r ia ge ... A t o u s le s p o in t s d e vu e , ce la est
t r è s b ie n ... t r è s b ie n . Le s p e t it e s s o n t r a vie s ;
M m e d u Be lla y a u s s i. Br e fI t ou t le m o n d e e s t co n
t en t . Q u e d e m a n d e r d e m ie u x ? Il va fa llo ir t ’o cc u p e r
d e s t o ile t t e s . Ga s t o n vou d r a it s a vo ir ce q u e tu
s o u h a it e r a is co m m e b a g u e . .. Un s o lit a ir e ? d e s
e n t r e la cs ? .. . d e s p ie r r e s d e c o u le u r ? Il t e r é s e r ve
u n e m o n t r e e n r ich ie d e d ia m a n t s , u n vie u x b ijou d e
la m ille, u n s o u ve n ir h is t o r iq u e , m a ch è r e 1
Cla u d e s o n ge a it :
« Q u e fait-il à ce t t e h e u r e ? .. . Çh'i est -il ? P o u r q u o i
m ’a-t-il q u it t é e a in si b r u s q u e m e n t ? Q u e lle s p e n s é e s
l’a git a ie n t ? ... P o u r q u o i ce « m e r ci • é n igm a t iq u e ?
Se r e co n n a lt -il va in cu ? . .. a u co n t r a ir e , se p r é p a r e t-il p o u r q u e lq u e lu t t e in s e n s é e ? »
Ce t t e d e r n i' r e p e r s p e ct ive ca u s a it à M lle L e P r i
b o r a n u n e cr a in t e m it igé e d ’in a vo u é e e s p é r a n ce .
Elle r e d o u t a it q u ’il n e fit u n é cla t et s o u h a it a it
p o u r t a n t q u ’il t en t â t q u e lq u e ch o s e .
�LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
139
Qu oi"?... e lle eû t é t é b ie n e m b a r r a s s é e d e le d ir e .
E lle p r ia it Die u d e la p r e n d r e en s a gr a n d e p it ié ,
d ’a id e r An d r é Ca za r e l, d ’é p a r gn e r Ga s t o n , d e per .
m et t r e q u ’un m ir a cle le s s a u va i, t o u s , d ’u n e catas^
t r o p h e d o n t elle sen t a it l’im m in e n ce .
— Tu s a is , dit la d a m e d e R a u ze r a y, q u e n o u s
d é je u n o n s ch ez L a u r e l
— Ah ! fit Cla u d e , r a p p e lé e s o u d a in à la r éa lit é .
— Q u o i! tu l’a va is o u b lié ? . . . N ’a ve z- vou s p a s
p r oje t é u n e p r o m e n a d e en m e r ... J e cr o is m ê m e q u e
l’id ée est d e t oi.
— O u i.. . je m e s o u vie n s .
— Ga s t o n n e sa it q u e fa ir e p o u r t ’ê t r e a gr é a b le .
Qu e l gen t il ga r ço n !
— Sa n s d o u t e .
— J ’ai l’in t e n t ion d e p o r t e r q u e lq u e s fleu r s à
La u r e . D é p ê ch e - t o i d e m et t r e t on ch a p e a u , n o u s
ir o n s les a ch e t e r e n s e m b le , p la ce N a t io n a le .
— J ’a u r a is vo u lu é cr ir e q u e lq u e s let t r e s , o b je ct a
la jeu n e fille. P o u r q u o i n ’ir ais-t u p a s s e u le ?
— J e r e vie n d r a i te p r e n d r e ic i?
— C ’est cela .
— So it . J e co m p r e n d s q u ’il te t a r d e d e t ’ép a n ch e r ...
— J ’ai n égligé Lu cie n n e .. .
— Un e si b o n n e a m ie !.. . C ’est im p a r d o n n a b le .. .
Allo n s ! tu a s r a is o n ... r é p a r e ce t o u b li... d is- lu i q u e
je l’e m b r a s s e .
M m e Le P r ib o r a n s e r et ir a, et Cla u d e , s e u le , se
r ep r it à s o n ge r .
E cr ir e à Lu cie n n e , soit !... D e p u is h u it jo u r s elle y
p e n s a it , s e p r o p o s a it d e lui d ir e u n e fo u le d e ch o s e s .
A p r é s e n t , elle n e sa va it p lu s q u o i...
E lle pr it p o u r t a n t la p lu m e , m a is d e m e u r a le
r ega r d p e r d u d a n s le vid e , le m e n t o n d a n s la m a in ,
d a n s u n e t ot ale im p u is s a n ce .
A ce m o m e n t , q u e lq u ’un fr a p p a s u r le p a n n e a u de
la p o r t e .
— E n t r e z, d it Cla u d e , s a n s d é t o u r n e r là t êt e.
Ga s t o n d u Be lla y p a r u t . Il ét ait p â le, m a is son
œ il cla ir , le p or t d é cid é d e sa t êt e, r évéla ien t u n e
r és o lu t io n b ie n a r r êt ée. Il jet a s o n ch a p e a u s u r un
fa u t eu il, p u is :
— Vo u s ê t e s s e u le ?
_ Co m m e n t !... c’e st vo u s , G a s t o n !. . . J e ne
m ’a t t e n d a is p a s au p la is ir d e vo t r e vis it e ... m a m a n
n on p lu s . .. J u s t e m e n t elle vien t d e sor t ir .
— Ta n t m ie u *, dit -il.
St u p é fa it e , Cla u d e leva le s ye u x s u r son co u s in .
— Q u e vo u le z-vou s d ir e ?
— Q u e je n ’e s p é r a is p a s vo u s r e n co n t r e r s e u le
ici, m a is q u e je s u is r avi d e l’o cca s io n q u i m ’est
�¿40
L E SE CR E T DE *LA F O R E T
offer t e d ’a vo ir a ve c vo u s u n e e xp lica t io n d é cis ive .
— Un e e xp lica t io n ?
E lle co m p r it , au t r e m b le m e n t d e la vo ix d u jeu n e
h o m m e , q u ’il s ’ét ait p a s s é , d e p u is la ve ille , q u e lq u e
ch o s e d e gr a ve. E lle s e r aid it , m o n t r a u n s iè ge ,
p u is , d ’u n ton q u i s’efïor çait d ’ê t r e ca lm e :
— As s e ye z- vo u s d o n c.
Il o b é it , m a is d e m e u r a t ê t e b a s s e , la ca n n e à la
m a in , à s u ivr e les co n t o u r s d ’u n e r o s a ce s u r le
t a p is . En fin , s e r e d r e s s a n t b r u s q u e m e n t :
— J e vie n s d e vo ir An d r é Ca za r e l.
So u s la r u d e s s e d u co u p , Cla u d e ch a n ce la :
— An d r é Ca za r e l !...
— O u i.. . vo u s s a ve z b ie n !. . . Il s o r t d e ch e z m oi.
— O m on Die u !...
— Ra s s u r e z- vo u s , l’e n t r e t ie n a é t é co r r e ct , p r e s
q u e co r d ia l.
E lle r e s p ir a :
— J e n e le p o u va is co n ce vo ir a u t r e m e n t .
— Vo u s a vez a im é ce je u n e h o m m e ?
— Vo u s l’ai-je ca ch é ?
— N o n ... et je n e p u is q u e vo u s fé licit e r d e vo t r e
b e lle fr a n ch is e ... J ’a va is e s p é r é q u ’il n e s er a it
jam a is p lu s q u e s t io n d e ... cet in cid e n t .
— J e s a is, d it Cla u d e , ce q u e je vo u s d o is , et ce
q u e je m e d o is à m o i- m ê m e . J e vo u s ai d o n n é m a
p a r ole.
— Et si je vo u s la r e n d a is ? .. .
Cla u d e , fr é m is s a n t e , s e leva :
— C ’est d o n c q u e vo u s n ’a u r ie z p a s co n fia n ce en
m oi.
Il sou r it t r is t e m e n t :
— O h l . . . c h ' r e p e t it e !. .. co m m e n t a vez- vo u s p u
cr o ir e , u n s eu l in s t a n t , q u e je p u is s e a vo ir u n e si
m is é r a b le p e n s é e ! J e s a is q u ’a u - d e s s u s d e t ou t
vou s p la ce z l’h o n n e u r et q u e , d u t vo t r e c œ u r en
êt r e d é ch ir é , vou s n ’a u r ie z p a s m ê m e un r e ga r d ve r s
ce p a s s é q u e vo u s vo u s e ffo r çâ t e s , si n o b le m e n t ,
m a is si va in e m e n t , d ’o u b lie r . .. Il n e s ’a git p a s d e
ce la . .. J e s u is ve n u vo u s p a r le r à c œ u r o u ve r t ,
p a r ce q u e je vo u s a im e et q u e je s u p p o r t e m al
l’id é e q u e vo u s p u is s ie z, il ca u s e d e m oi, d e m a
folie, d e m on é go ïs m e , n ’êt r e p a s h e u r e u s e ! J e
ve u x q u e vo u s le s o ye z !. .. et q u e vo u s le s o ye z p a r
m oi... à ca u s e d e m o i... Vo u s p o u ve z m e d o n n e r d u
b o n h e u r e n co r e ... Cla u d e . .. n e m e r e fu s e z p a s cet t e
co n s o la t io n .
E t o n n é e , la jeu n e fille co n s id é r a M . d u Be lla y.
— Mon a m i... je s u is p e r p le xe .. . To u t ce ci est si
é t r a n ge , si co m p liq u é .
— N o n ... t ou t ce ci e s t s im p le , lim p id e . .. P u is - je
e s p é r e r q u e vo u s a lle z, s a n s vo u s a r r ê t e r à a u cu n e
�L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
141
co n s id é r a t io n , r é p o n d r e à m a q u e s t io n a ve c u n e
a b s o lu e fr a n ch is e ?
— O u i .. . d e cela vo u s p o u ve z êt r e sû r .
— Aim e z- vo u s e n co r e An d r é Ca za r e l?
Cla u d e n e r é p o n d it p a s t ou t d ’a b o r d . E lle a u r a it
vo u lu t r o u ve r u n e fo r m u le q u i m é n a ge a i la s e n s ib ilit é
d e cet êt r e ch a r m a n t , d on t elle ava it d e vin é d é jà le
gé n é r e u x e ffa ce m e n t .
— Vo t r e s ile n ce m ê m e est u n a cq u ie s c e m e n t ,
r e p r it Ga s t o n .. . E h b ie n , p u i s q u ’il n ’est p a s t r o p
t a r d , n e n o u s m é n a ge o n s p o in t , p o u r l’a ve n ir , d e
s t é r ile s r e gr et s . J ’a va is fait u n r ê ve ... je l’o u b lie r a i...
Il s e tut t o u t à co u p , s e m o r d it le s lè vr e s a ve c
fu r eu r .
— G a s t o n !.. . d it Cla u d e p r o fo n d é m e n t t o u ch é e ,
je n e v e u x p a s d e vot r e gé n é r e u x s a cr ifice ... Ce ser ait
p a ye r t r o p ch e r u n b o n h e u r a u q u e l j’a va is d é lib é r é
m en t r e n o n cé .
Il h o ch a la t ê t e.
— N o n , n o n !.. . Vo u s n e m e co n va in cr e z p a s ...
J e n e p u is cr o ir e q u ’il n e d e m e u r e , au p lu s in t im e
d e vo t r e êt r e, u n e p la ie s a ign a n t e e n co r e .. . Allo n s n o u s , d a n s u n a s s a u t d e gé n é r o s it é , n o u s d é t o u r n e r
d e la vo ie où la P r o vid e n ce s e m b le vo u lo ir n o u s
e n ga ge r ? A q u o i a b o u t ir a it ce t t e fo lie ? Dem a in
ou p lu s t a r d , n o u s s e r io n s d e u x à la d é p lo r e r . S ’il
p e u t êt r e u n e co n s o la t io n à m o n ch a gr in , je n e la
t r o u ve r a i q u e d a n s la ce r t it u d e d ’ê t r e allé j u s q u ’au
b o u t d e m on d e vo ir ... Cla u d e l n e m ’e n le ve z p a s
ce t t e co m p e n s a t io n .
— ...Bie n m in im e ...
— N ’en cr o ye z r ien .
E lle leva s e s b e a u x ye u x h u m id e s s u r s o n co u s in ,
p u is , les a b a is s a n t d e n o u ve a u :
— Vo u s ê t e s b o n ... vo u s m ’a im e z... J ’a u r a is s o u
h a it é vo u s d o n n e r tou t le b o n h e u r q u e vo u s m é r it e z...
— Vo u s le p o u ve z, je vo u s le r é p è t e ... La is s e zm oi a s s u r e r le vô t r e ... je n ’en d e m a n d e p a s d a va n
t age.
E b r a n lé e , elle o b je ct a p o u r t a n t :
— M a is ... q u e d ir o n t d e ce la vo t r e m è r e ... vo s
s œ u r s ? E lles n e m e p a r d o n n e r o n t p a s d ’a vo ir a in s i
p ié t in é vo t r e cœ u r .. . J e n e s a u r a is le leu r r e p r o
ch e r ... Il m ’en co û t e r a it d e p e r d r e le u r a ffe ct ion .
— Ce s cr u p u le est lé git im e , a cq u ie s ca G a s t o n ; il
vo u s h o n o r e . J ’ai p e n s é à ce q u e vou s d it es .
— E h b ie n ?
— J ’ai t r ou vé la s o lu t io n ... m a is , p e u t - ê t r e , vot r e
a m o u r - n r o p r e en sou flr ir a-t -il ?
— Oh ! s’il n e s ’agit q u e d e ce la !
— Vo ici : je s u is un ê t r e ve r s a t ile .. . u n vie u x
ga r ço n in vé t é r é ... j’a va is cr u t r o u ve r le b o n h e u r
�I.| 2
LE
SE CR E T
DE
LA
FORET
d a n s le m a r ia ge ... o r ... t ou t à co u p je m e p r e n d s à
r e gr et t er le cé lib a t , la lib e r t é ... et co m m e , a u fon d ,
vo u s n e t e n e z p a s t r o p à ce m a r ia ge, et q u e vou s
ê t e s m a co u s i n e , et q u e n o u s n o u s a im o n s a s s e z
p o u r n e p a s n o u s gê n e r .. . je m ’o u vr e à vou s d e cet t e
é vo lu t io n ... vo u s la co m p r e n e z... n o u s n o u s e m b r a s
s o n s co m m e fr èr e et s œ u r .. . et t ou t est d it ...
— Vo u s a vez u n e fa ço n d e p r é s e n t e r les ch o s e s 1
y — I n gé n ie u s e , vo u s en co n vie n d r e z... Allo n s , c’est
e n t e n d u , n ’es t - ce p a s ?
— O u i... j’a cc e p t e .. . Vo u s ê t e s b ie n l’ê t r e le p lu s
e xq u is q u e je co n n a is s e .
Il p e n s a : « Ap r è s M . Ca za r e l, » m a is il eu t l’é lé
ga n ce d e t a ir e ce t t e vé r it é in co n t e s t a b le .
— ...E t jam a is je n e p o u r r a i m 'a cq u it t e r d e la
d et t e d e r e c o n n a is s a n ce q u e je co n t r a ct e e n ve r s
vo u s a u jo u r d ’h u i.
Si Cla u d e eu t m oin s a im é An d r é Ca za r e l, p eu t êt r e, en cet in s t a n t , e u t -e lle é p r o u vé q u e lq u e
r e m o r d s , m a is An d r é Ca za r e l la p o s s é d a it e n t iè r e
m en t . Elle n e vit q u e la r a d ie u s e p e r s p e ct ive d e son
a m o u r en fin t r io m p h a n t .
— Vo u s m e p a r d o n n e z ? fit -elle t im id em en t .
— De gr a n d cœ u r .
E lle t e n d it la m a in à M . d u Be lla y.
— M e r ci e n co r e .
Il p o r t a ce t t e p e t it e m a in à s e s lè vr e s , p u is , s a n s
a jo u t e r un m ot , il p a r t it .
Cla u d e , p r o fo n d é m e n t é m u e , é co u t a m o u r ir
l’é ch o d e s o n p a s.
« P a u vr e g a r ço n !.. .» s o n ge a- t - elle .
Q u a n d M m e Le P r ib o r a n r en t r a q u e lq u e s in s t an t s
p lu s t a r d , e lle s ’a p e r çu t a ve c é t o n n e m e n t q u e sa lïlle
avait p le u r é ; m a is , co m m e cet t e d e r n iè r e s ’efior çait
d e s o u r ir e , elle se ga r d a b ie n d e la q u e s t io n n e r , de
p e u r d e r é ve ille r en elle q u e lq u e vie u x s o u ve n ir ...
E lles s ’en a llèr en t un p e u a van t m id i, ve r s la m e r ;
p u is e lle s se r e n d ir e n t ch e z M m e d u Be lla y, et la
jo u r n é e s’é co u la co m m e si r ien n e s ’é t ait p a s s é ...
XXI I I
L ’accusation.
Ce t t e b o n n e M m e Le P r ib o r a n n ’ét ait p a s e n co r e
r e ve n u e d e sa s t u p e u r . R e n t r é e ¿\ R a u ze r a y d e p u is
la ve ille , e lle se d e m a n d a it s i elle n e vivait p a s q u e l
q u e fict ion in s e n s é e .
Alo r s q u e , d e p u is q u a r a n t e- h u it h e u r e s s e u le m e n t ,
le s fia n ça ille s d e Cla u d e et d e Ga s t o n s e m b la ie n t
d é cid é e s , ce d e r n ie r , b r u s q u e m e n t , s ’ét ait r é cu s é .. .
�LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
143
O h ! ce r t e s , e n e n ve lo p p a n t ce m o u ve m e n t d e r e t r a it e
d e t o u s les m é n a ge m e n t s p o s s ib le s . .. N é a n m o in s ,
le fait b r u t a l écla t a it .
El Cla u d e n e s ’ét ait p a s r é vo lt é e !... E lle avait
a ccu e illi ce t t e m a u va is e n o u ve lle a ve c s é r é n it é ...
E lle ch an t a it !
M m e Le P r ib o r a n l’e n t e n d a it a lle r et ve n ir d ’ur.
p a s lé ge r , d a n s s a ch a m b r e , en ga zou illa n t .
Ce t t e in d iffé r e n ce
n ’ét ait - elle
q u ’a ffe ct a t io n ?
Cla u d e vo u la it - elle a in s i m a s q u e r s o n d é p it , ca r ,
en fin , u n e je u n e fille n e se voit p a s « r e m e r cié e »,
m ê m e p a r un h o m m e q u ’e lle n ’a im e p a s , s a n s r e s
s e n t ir u n e ce r t a in e h u m ilia t io n .
Aim e d u Be lla y, in d ign é e et co n fu s e , n ’ava it p a s
ca ch é à s o n fils co m b ie n e lle r é p r o u va it ce p r o cé d é
in co n ve n a n t . An n e et M a r ce lle a va ien t join t , b ien
in u t ile m e n t , le u r s in s is t a n ce s à ce lle s d e leu r m i r e .
Ga s t o n s ’ét ait o b s t in é d a n s s a d é p lo r a b le a b e r
r a t io n .
E t Cla u d e avait ga r d é son s o u r ir e in d u lge n t . Bien
p lu s , elle avait a p p r o u vé h a u t em e n t la d é cis io n d e
s on co u s in , q u a lifié e , p a r elle, d e lo u a b le s cr u p u le .
Br e f, p a s d e p r o p o s a igr e s - d o u x, u n e in a lt é r a b le
co r d ia lit é , u n e a t m o s p h ' r e d e co n fia n ce , d e m u t u e lle
e s t im e .. . On s ’ét ait e m b r a s s é !
En s o m m e , p u is q u e t ou t s ’ét ait b ie n p a s s é et q u e
Cla u d e ch a n t a it , il n ’y ava it q u ’à b é n ir la P r o vi
d e n ce q u i n ’ava it p a s p e r m is q u e le s ch o s e s a lla s s e n t
p lu s lo in .
«
*
Ta n d is q u ’a in si s o n ge a it la d a m é d e R a u ze r a y,
Cla u d e ou vr a it d e s p la ca r d s , d e s t ir o ir s , s e r é in s t a l
lait a ve c d é lice s d a n s s o n m ilieu fa m ilier .
E lle ava it b ie n ét é , u n m o m e n t , a t t r ist é e p a r la
ce r t it u d e d ’a vo ir ca u s é u n gr o s ch a gr in à Ga s t o n .
E lle -avait sou ffer t d e l’e n t e n d r e a ccu s e r , a lo r s q u e
t o u s les t or t s é t a ien t d e s o n cô t é , p u is la p e r s p e c
t ive d e son b o n h e u r fu t u r ava it d is s ip é ce n u a ge
ép h ém èr e.
E lle ch a n t a it .
E lle n ’avait p a s r evu An d r é , m a is Ga s t o n l’avait
r e n co n t r é , e r r a n t s u r le m ô le . I ls a va ien t é c h a n gé
q u e lq u e s b r è ve s p a r o le s :
— M o n s ie u r , je cr o is q u e vo u s p o u ve z d é s o r m a is
vo u s r éjou ir .
— Ser a it - il vrai ?
_ j c vie n s d e r e p r e n d r e m a p a r o le ... Le s d am u a
Le P r ib o r a n r e p a r t e n t ce s o ir p o u r R a u ze r a y.. . Ad i e u ^
m o n s ie u r ...
Et Ga s t o n s ’ét ait é lo ign é r a p id e m e n t , la iss an t
Ca za r e l in t e r lo q u é , n e s a ch a n t s ’il d evait r ir e ou
�144
LE s e c r e t d e l a f o r E t
p le u r e r , a ve c p o u r t a n t u n e e n vie folle d e co u r ir a p r è s
ce jeu n e h o m m e , d e le p r e s s e r d a n s s e s b r a s , d e lui
d em a n d er p ar d on .
M a is , d éjà, M. d u Be lla y s ’ét ait p e r d u d a n s la
fo u le s u r le b o u le va r d m a r it im e ...
An d r é ava it r e p r is le p r e m ie r t r ain p o u r Bu ch y.
Lu i a u s s i ve n a it d e r e n t r e r d a n s la m a is o n a t t r ist ée ,
où le ju ge d é p lo r a it l’o b s cu r e folie d e ce fils a u cœ u r
t r o p s e n s ib le ...
So u r ia n t e , Cla u d e fit ir r u p t io n d a n s le s a lo n où
n o u s a vo n s vu r êve r M m e Le P r ib o r a n . E lle s e jet a
d a n s le s b r a s d e s a m è r e :
— M a ch è r e p e t it e m a m a n , il fa u t q u e je t ’a vo u e
u n e ch o s e gr a ve ... t r è s gr a ve ... q u e je d é ch a r ge
m on c œ u r d u p o id s q u i l ’o p p r e s s e .. .
La d a m e d e R a u ze r a y cr u t q u e s a fiHe fa isa it a llu
s ion a u x é vé n e m e n t s q u i ve n a ie n t d e s e d é r o u le r à
D ie p p e et s o u p ir a :
— J e co m p r e n d s t on ch a gr in ...
— M a is il n e s ’agit p a s d u t o u t d e m o n ch a gr in ...
Au co n t r a ir e ... je s u is h e u r e u s e .. . t ou t à fait h e u
r e u s e ... et , si j’ai p a r lé d ’u n p o id s , c’e s t q u ’il m ’en
co û t e d ’a voir p o u r toi q u e lq u e ch o s e d e ca ch é .
— J e n e co m p r e n d s p lu s .
— E h b ie n I s a ch e d o n c q u e c ’e s t p o u r m e fair e
p la is ir , r ien q u e p o u r ce la , q u e Ga s t o n a r e n o n cé à
m a m a in .
— Q u ’e n t e n d s - je ?
— La vér ité. Tu s a is co m b ie n j’ai h é s it é a van t
d ’a ccu e i llir f£ # or a blem en t la d e m a n d e d e n ot r e
co u s in ?
— H é la s !... p e u t -ê t r e e s t -ce à ca u s e d e ce la q u ’au
d e r n ie r m om en t il s’e s t r é cu s é !
— P a s d u t ou t ... Il s ’est r é cu s é p a r ce q u ’il est b o n ,
ch e va le r e s q u e , et q u ’il m ’a im a it p lu s q u e lu i- m ê m e .
Il s ’est r é cu s é p o u r m e p e r m e t t r e d e s u ivr e l’in clin a
tion n a t u r e lle d e m on cœ u r .
— Alo r s . .. cet t e c o m é d i e ? .. .
— Ar r a n gé e en t r e n o u s ...
— C ’e s t m a l, r e p r o ch a M m e Le P r ib o r a n , le s ou r cil
fr on cé .
— Au r a is - t u p r é fé r é q u ’u n é cla t fût u n e ca u s e d e
r u p t u r e e n t r e n os d e u x la m ille s ?
— N o n , ce r t e s !
— Tu vo is !.. . Il n’y avait p a s d ’a u t r e m o ye n d e
s o r t ir d e l’im p a s s e ou n o u s n o u s é t io n s e n ga gé s ...
M a m a n ... s o is ge n t ille !.. . d is -m oi q u e t u m e p a r
d on n es.
— E n co r e fa u d r a it -il q u e je s u s s e p o u r q u o i.. . ou à
ca u s e d e q u i lu a s fait ce t t e vila in e c h o s e .. . J e n e
�LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
14 5
s u p p o s e p a s , je n e ve u x p a s cr o ir e q u ’il s ’a gis s e d e
cer t ain p e r s o n n a ge ...
Co u r a ge u s e m e n t , Cla u d e r e le va la t ê t e :
— J e r e gr et t e, m a ch è r e m è r e , d e t’e n le ve r u n e
illu s io n . J e d é p lo r e q u e , p o u r u n e fois, m e s s e n t i
m en t s n e s o ie n t p a s en co m p lè t e h a r m o n ie a ve c le s
t ien s.
— Q u o il il s ’agir ait e n co r e d u fils d e ce m a gis t r a t ?
— De lu i- m ê m e ...
F r é m is s a n t e , la vieille d a m e se le va :
— Ah I c ’est a in s i... Ca za r e l... An d r é Ca za r e l!. ..
— M a m a n ... je t ’a s s u r e ...
— Ta is - t o i!.., J e t e d é fe n d s ... je t e d é fe n d s e xp r e s
s é m e n t , t u e n t e n d s ? d e r e vo ir ce jeu n e h o m m e !
— O h !. . . c ’e s t im p o s s ib le !.. . je l’a im e ... et il
m ’a im e ...
— Ta n t p is !. ..
— Tu n e vo u d r a i» p a s êt r e cr u e lle à ce p o in t .
— J e t e d is q u ’il n e p eu t y a vo ir r ien d e co m m u n
en t r e cet t e fa m ille et la n ôt r e.
— P o u r q u o i ? . . . P u i s q u ’il en e s t a in s i, d it Cla u d e ,
d r e s s é e à son t o u r , j’ai b ien le d r o it d e s a vo ir ! P o u r
p ié t in e r a in s i le c œ u r d e d e u x ê t r e s , il fau t a vo ir
vr a im e n t d e b ie n gr a ve s r a is o n s ..
— J ’en a i... d e t r è s gr a ve s !
— P a r le .
— N o n .. . n e m e d e m a n d e p a s ce la ... J e n e le
p u is . .. c ’est im p o s s ib le .. . c’est à p e in e si j’o s e r a is
co n fie r ce la à m on o m b r e .
— M a m a n ... je t’en s u p p lie .. . si tu m ’a im e s ...
— M a lh e u r e u s e ! Co m m e n t p e u x- t u p r o fé r e r d e
t e lle s p a r o le s !.. . J e n ’ai q u e toi s u r la t e r r e ... tu es
t ou t e m a jo ie ... t o u t e m a co n s o la t io n ... Eh b ie n ,
s a ch e - le : p lu t ô t q u e d e vo ir u n jo u r s e r é a lis e r ce t t e
u n io n , j’a im e r a is m ieu x m ou r ir .
E n p r o ie à u n e vio le n t e cr is e d e la r m e s , M m e Le
P r ib o r a n d e la Bo r d e r ie s 'e ffon d r a
Le s je u n es ge n s se r evir en t p o u r t a n t .
Cla u d e fit p a r t à son a m i d e s r é s is t a n ce s d e sa
m èr e. Ils p a s s è r e n t a in si d e s h e u r e s t r is t es ;\ co n s i
d é r e r les ce n d r e s d e le u r im p o s s i b le b o n h e u r .
L ’e s p é r a n ce s ’é lo ign a it d ’e u x, la d o u le u r ét ait
l’h ôt e d e l e u r cœ u r . Ils s ’a im a ien t .
Or , q u a n d on s ’a im e , se la iss e- t - on r e b u t e r p a r le
d e s t in m a u va is ? Ils s ’é t a ie n t p r o m is d e lu t t e r , ils
lu t t e r a ie n t .
Q u e fair e en a t t e n d a n t ? ... p a t ie n t e r ? .. . s a n s
d o u t e ...
Ils p a t ien t è r e n t u n e s e m a in e ... p u is d e u x.. .
�14 6
LE SE CR E T D E L A F O R Ê T
M m e Le P r ib o r a n s e m b la it a vo ir o u b lié le r êve d e
sa fille et r e d o u b la it d ’a ffe ct io n , d e p r é ve n a n ce s ,
e n ve r s l’in fo r t u n é e , d on t elle n e p oiivait ign o r e r le
ch a gr in p r o fo n d ... Rie n p o u r t a n t n e p e r m e t t a it d ’e s
p é r e r q u ’e lle se laiss ât un jo u r a t :e n d r ir .
J a m a is un m ot t o u ch a n t le s Cri '« r el, ja m a is u n e
a llu s io n a u p r ojet é b a u ch é .
A la lin , Cla u d e s e r évolt a.
C ’é t ait t r o p s ou ffr ir l
I ls t in r e n t co n s e il.
An d r é a s s u r a q u e s o n p è r e , o u b lia n t le m au va is
a ccu e il r eçu à Ra u ze r a y, ét ait d is p o s é à t e n t e r u n e
d é m a r c h e . Ce r t a in e q u ’il n e s er a it p a s r e çu , Cla u d e
n e vo u lu t p a s e xp o s e r le m a gist r a t à e s s u ye r un
n o u ve l a ffr on t . Ils co n vin r e n t q u e M . R o ge r Ca za r e l
se co n t e n t e r a it d ’é cr ir e.
E t , en elïet , le s o ir m ê m e , le m a gist r a t fit p o r t e r à
R a u ze r a y ce t t e let t r e p le in e d e d ign it é :
« Madam e,
« Vo u s a u r ie z s o u h a it é p e u t - êt r e q u e n o s fa m illes
d e m e u r a s s e n t à ja m a is é t r a n gè r e s .
« P o u r q u o i ?... J ’en s u is e n co r e à m e le d e m a n d e r .
« J a d is n e fu r e n t - e lle s p a s é t r o it e m e n t u n ie s ?
« E s t - ce p o u r ce la q u e le d e s t in , s o u s le m a s q u e
r a d ie u x d e l’a m o u r , a vo u lu le s r a p p r o ch e r ?
« J ’ign or e — j’ai t o u jo u r s en vain ch e r ch é — la
ca u s e d e l’in im it ié q u e vo u s m ’a vez vo u ée t ou t à co u p
— et q u e r ie n , ce r t e s , n e fa isa it p r é voir .
« J e p e n s a is q u e le t e m p s s e ch a r ge r a it d e la
d is s ip e r .
« Il n ’en a r ien ét é.
« So it l j’en a cce p t e p o u r m oi t o u t e s le s co n s é i
q u e n ce s .
« D e va n t q u i m e b le s s e a u p lu s in t im e d e m on
ê t r e, je m ’in clin e a ve c r e s p e ct .
« 'I r a it e z- m o i d o n c t o u jo u r s en e n n e m i, h a ls se zm o i, m a is n e fait es p a s , p a r ca p r ice , le m a lh e u r d e
d e u x e n fa n t s .
« Q u e d e m a n d e z- vo u s ? .. . Q u e d é s ir e z- vo u s ?. ..
Q u e fau t -il fa ir e ?...
« Vo u s n e p o u ve z p a s d é t e s t e r m on fils... Vo u s ne
le co n n a is s e z p a s ... Et je n e p u is q u e le d é p lo r e r ...
Si vo u s s a vie z q u e lle b o n n e et lo ya le n a t u r e c’e s t ...
« Vo u le z- vo u s q u e je m ’e ffa ce ? .. . q u e je r e n o n ce
à m on fils ? ... So it l je s u is p r êt à vo u s l’a b a n d o n n e r ;
m a is n e vo u s m o n t r e z p a s p lu s lo n gt e m p s cr u e lle
e n ve r s d e p a u vr e s a m o u r e u x q u i n e a e m a n d e n t q u ’à
vo u s a d o r e r .
« J ’en a p p e lle à vo t r e c œ u r d e m è r e.
« Cr o ye z, M a d a m e , à m on in fin i r e s p e ct . »
« R o ge r C a z a r e l . »
�LE SE CR E T DE L A F O R E T
147
M m e Le P r ib o r a n ét ait s e u le lo r s q u e ce m e s s a ge
p a r vin t a u ch a t e a u . E lle le p a r co u r u t t ou t d ’a b o r d
a ve c u n e h â t e fé b r ile , le r elu t p o s é m e n t et d e m e u r a
s o n ge u s e un lo n g m om e n t , p u is , le fr ois s a n t en t r e s e s
d o igt s t r e m b la n t s , elle m o n t a à sa ch a m b r e , s ’y
e n fer m a et pr it d a n s le t ir o ir se cr e t d ’u n p et it b u r e a u
E m p ir e u n o b jet q u ’e lle co n s id é r a a ve c u n e é m o t io n
e xt r ê m e .
Ah !. . . cet h o m m e n e co m p r e n d r a d o n c ja m a is 1
v Tr è s p â le, M m e Le P r ib o r a n pr it u n e ca r t e à son
n o m , y t r a ça q u e lq u e s m o t s , fit u n p et it p a q u e t de
l’o b jet m ys t é r ie u x et r e d e s ce n d it a u s a lo n ; p u is ,
s on n a n t J a cq u e s :
— Ve u ille z p o r t e r ce ci a u x Bo r d e r e a u x, ch ez le
juge Ca za r e l!. .. Vo u s le lui r e m et t r e z en m ain
p r op r e.
— Et s ’il n ’e st p a s là ?
— Vo u s r e vie n d r e z.
— F a u t - il a t t e n d r e la r é p o n s e ?
— N o n , il n ’y en a p a s .
Le d o m e s t i q u e p a r t it a u s sit ôt .
M . R o ge r Ca za r e l ven a it d e r en t r er d ’u n e p r o m e
n a d e à ch eva l q u a n d le d o m e s t iq u e d e M m e Le
P r ib o r a n a r r iva a u x Bo r d e r e a u x. Le m a gis t r a t
r e co n n u t ce t h o m m e et l’a ccu e illit a im a b le m e n t . Il
a t t e n d a it u n e let t r e et par u t s u r p r is d e r e ce vo ir u n e
p e t it e b o it e o b lo n gu e d on t le co n t e n u , m a l a s su jet t i,
r e m u a it en t r e les p a r o is .
Et , co m m e J a cq u e s e s q u is s a it u n m o u ve m e n t d e
r e t r a ile , il fit u n ge s t e p o u r le r et en ir .
— On n e vo u s a r ien dit ?
— N o n , m o n s i e u r , s e u le m e n t q u ’il n ’y ava it p a s
de r ép on se.
M . Ca za r e l s’in clin a et r e n t r a ch e z lu i, for t in t r igu é.
Q u e p o u va it b ie n s ign ifie r ce t t e é n igm e ?
P r e s s é d ’en a vo ir le m ot , le ju ge r o m p it les ca ch e t s ,
s o u le va le co u ve r cle d e la p e t it e b o i t e .. . et r e ga r d a
un lo n g m o m e n t s a n s co m p r e n d r e .
« Ah çà !... q u e s i gn ifi e ? .. . q u e ve u t - elle d ir e ?...
e s t -ce u n e p la is a n t e r ie ? »
P u is , s o u d a in , co m m e é t o u r d i, il s ’é cr o u la s u r un
d iva n , a r r a ch a b r u t a le m e n t le co l d e sa ch e m is e .
« Oh 1 b a lb u t ia - t - il elTaré, e s t - ce p o s s ib le ?...
Q u o i.. . e lle a u r a it eu ce t t e p e n s é e ... ce t t e p e n s é e
a ffr e u s e ? ... Et c’est à ca u s e d e cela q u ’a u t r e fo is elle
m ’a u r a it d é la is s é ? . .. E t , vin gt a n s , | e s u is d e m e u r é
s o u s le c o u p d e l’a ccu s a t io n m u e t t e d e cet t e
c o n s cie n ce a b u s é e . C ’e s t h o r r ib le I »
Il r a m a s s a la b o it e q u e , d a n s sa s t u p e u r , il avait
la is s é t o m b e r à s e s p ie d s et , d ’u n e m a in q u i t r em
bla it e n co r e , p r it le m e n u o b je t d on t la s e u le
�14 8
L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
vu e l’a va it p lo n q é d a n s u n si co m p le t d é s a r r o i.
C ’J tait la d o u ille vid e d ’u n e ca r t o u ch e Le fa u ch e u x
d u ca lib r e 12.
Un e ca r t e ét ait r o u lie à l’in t ér ie u r .
Le m a gist r a t la t ir a d e ce t ét u i im p r o vis é , la Iu*,Ia
r e lu t , l'e xa m in a en t o u s s e n s , co m m e s ’il eu t h és it é
à en cr o ir e s e s ye u x.
E lle p o r t a it , g r a v i s , le n o m d e M m e Le P r ib o r a n
d e la Bo r d cr i e et ce t t e m e n t io n m a n u s cr it e :
« 18 o ct o b r e 1898.
« So u ve n e z- vo u s d u b o is d e M o r n e r ive . »
M . le ju ge Ca za r e l fr o is s a le b r is t o l a ve c co lè r e .
Le r o u ge d e la h o n t e ét ait iiur s o n fr on t .
« Oh 1 m o n D i e u !. . . a vo ir p e n s é c e l a ! . . . a voir
cr u ce t t e ch o s e h o r r ib le !.. . »
Il s e r e leva , fr é m is s a n t d ’in d ign a t io n .
« Ah m a is !. . . m a in t e n a n t il fa u d r a b ie n q u ’elle
m ’e n t e n d e ! »
Il p a s s a d a n s l’a n t i ch a m b r e , p r it son ch a p e a u et
s'en a lla à gr a n d s p a s ve r s R a u ze r a y.
Ce u x q u i vir en t p a s s e r , ce jo u r -là , AI. le juge
Ca za r e l s u r le ch e m in d e Bo s c- R o ge r s e d e m a n d è
r en t ce q u e p o u va it b ie n a vo ir ce t h o m m e , h a b it u e llem en t s i p o n d é r é , q u i ge s t icu la it co m m e u n fou ...
XXI V
Re ga rd s sur le passé.
E n p r o ie à s o n id é e fixe , M . Ca za r e l, s a n s m ê m e
q u ’il s ’en r e n d it co m p t e , fr a n ch it la gr ille d e Ra u ze r a y.
Cla u d e , q u i, d e sa fe n ê t r e , le vit e n t r e r , en é p r o u va
u n e co m m o t io n si for t e q u ’e lle p e n s a s’é va n o u ir .
Q u e s e p a s s a it -il ?...
Co m m e n t M . Ca za r e l p è r e osa it - il a ffr on t e r
Aim e L e P r ib o r a n ?
Cla u d e t r e m b la p o u r s o n b o n h e u r , e lle t r e m b la
p lu s e n co r e p o u r An d r é .
Q u ’avait -il fait ? Se u l, u n é vé n e m e n t d e la p lu s h a u t e
gr a vit é a va it p u d é t e r m in e r le ju ge à fo r ce r l’e n t r é e
d ’u n e m a is o n d o n t on l’ava it ign o m in ie u s e m e n t
ch a s s é .
Un in s t a n t , Mlle L e P r ib o r a n e u t la p e n s é e q u ’un
a ccid e n t ét ait a r r ivé au fils d e ce t h o m m e , o u q u e ,
d a n s l’in ce r t it u d e où il se t r o u va it e n co r e d u len d e m a in
e s p é r é , il s ’ét ait livr é à q u e lq u e e xt r é m it é .
La je u n e fille a u r a it b ie n vo u lu s a vo ir . E lle fut s u r
le p o in t d e d e s ce n d r e au sa lon où M m e Le P r ib o r a n ,
m a l in ga m b e , p a s s a it u n e p a r t ie d e s e s jo u r n é e s , en t r e
�LE SE CR E T D E L A F O R Ê T
i »9
sa t a b le à ou vr a ge et s e s r e vu e s , p u is elle s e r a vis a ,
p e r s u a d é e q u e sa p r é s e n ce n e p ou va it q u ’a p p o r t e r
un é lé m e n t d e t r o u b le d e p lu s en t r e le s a ct e u r s d u
d r a m e in t im e q u e , d ’in s t in ct , e lle sen t a it p r o ch e .
E n p r oie à la p lu s e xt r ê m e é m o t io n , elle s ’a s s it
d eva n t son b u r e a u et s ’e ffor ça d e r a n ge r q u e lq u e s
p a p ie r s — m a is s o n e s p r it ét ait a ille u r s , son e: p r it
ét ait t ou t e n t ie r p o s s é d é p a r ce t t e p r é o ccu p a t i o n :
An d r é .
Ce p e n d a n t , M . Ca za r e l ven a it d e gr a vir les d e gr é s
d u p e r r o n , p a r le m e n t a it a ve c le d o m e s t i q u e , t ir ait
son p o r t e fe u ille , t b n d a it sa ca r t e , p r ê t a it l’o r e ille .
Il e n t e n d it n e t t e m e n t M m e Le P r ib o r a n la is s e r
t o m b e r ce t t e p h r a s e d é d a ign e u s e :
— J e n ’y s u is p a s p o u r ce m o n s ie u r .
Alo r s , M . le ju ge Ca za r e l fr a n ch it le s e u il d e la
porte.
— M a d a m e , dit -il d ’un t on si im p é r ie u x q u e la
d a m e d e R a u ze r a y en d e m e u r a in t e r d it e et p r e s
q u e d o m in é e ; m a d a m e , je le r e gr e t t e ... et je vo u s
d e m a n d e in fin im e n t p a r d o n , m a is vo u s m ’e n t e n d r e zI
E t , co m m e J a cq u e s , in d ign é d ’u n e t e lle a u d a ce , se
p r é p a r a it à in t e r ve n ir , M m e L e P r ib o r a n lu i fit u n
sign e im p é r a t if :
— La is s e z- n o u s .
P u is , s e t ou r n a n t ve r s le fâ ch e u x:
— P a r le z, m o n s ie u r , p u i s q u ’il p a r a it q u e je n e p u is
m e d is p e n s e r d e vo u s e n t e n d r e .
Gr a ve , s évè r e , le ju ge Ca za r e l co n s id é r a it la ch â t e
la in e . E lle co m p r it au fr é m is s e m e n t d e s e s lè vr e s , à
la fla m m e d e son r e ga r d , co m b ie n vio lçn t e s é t a ien t
les p a s s io n s q u i l’a git a ie n t à ce m o m e n t .
Il d it en fin :
— J ’ai r eçu vo t r e e n vo i. J e s u is ve n u ... Ain s i d o n c,
si j’ai b ie n co m p r is , vo u s m ’a cc u s e z? . . . Vo u s m ’a c
cu s e z d ’un cr im e o d ie u x, d u p lu s m o n s t r u e u x d e s
fo r fa it s ... Vo u s cr o ye z q u e , p o u r h é r it e r ja d is d e
P a s ca l Au b e r t i n , p o u r vo u s é p o u s e r , j'ai t u é m on
b ie n fa it e u r ... vo u s cr o ye z cela !
— Ou i, dit à son t o u r co u r a ge u s e m e n t la d a m e
d e R a u ze r a y, je l’ai cr u ... je le cr o is e n co r e .
— M a is , m a d a m e , s ’il en e s t a in s i, p o u r q u o i jad is
n ’a ve z- vou s p a s p a r lé ?... P o u r q u o i vo u s ê t e s - vo u s t u e
ju s q u ’à ce jou r .
L ’a r gu m e n t ét ait p é r e m p t o ir e , la lo giq u e ir r é fu t a b le ,
M m e Le P r ib o r a n d e m e u r a u n lo n g m o m e n t in t e r
d it e.
— Allo n s , m a d a m e ... p a r le z! Vo u s n ’a vez p a s le
d r oit d e v o u s t a ir e . P o u r la is s e r p la n e r s u r q u e l q u ’un
d e p a r e ils s o u p ço n s , il faut r é e lle m e n t d e b ie n p u is
s a n t e s r a is o n s .
�150
LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
— J ’en ai.
— Do n n e z- le s .
So u s le m a gn é t is m e du r e ga r d d e cet h o m m e , ja d is
a im é , M m e Le P r ib o r a n avait co u r b é la t è le . Un
r u d e co m b a t s e livr ait en elle . E lle sen t a it fa ib lir
s o n a s s u r a n ce in it ia le. E lle r e p r it p o u r t a n t :
— Le s é vé n e m e n t s q u i s e d é r o u lè r e n t d a n s la
jo u r n é e du i8 o ct o b r e iftijSson t r e s t é s si p r o fo n d é m e n t
gr a vé s d a n s m a m é m o ir e q u e je p o u r r a is , a u jo u r d ’h u i
e n co r e , n ’en p a s o m e t t r e u n d ét a il. Il avait p lu u n e
p a r t ie d e la n uit p r é cé d e n t e . Au p et it m a t in , le t e m p s
s ’ét ait r e m is au b e a u . Un cla ir s o le il d ’a u t o m n e r iait
d a n s le ciel et s e m b la it in vit e r a la ga it é ... et ce p e n d a n t
je m ’ét ais le vé e a s s e z t r is t e ... J e vo u s a im a is ... vo u s
ve n ie z q u o t id ie n n e m e n t p a s s e r q u e lq u e s h e u r e s à
R a u ze r a y.. . or , ce jou r -là, je s a va is q u e vo u s
m a n q u e r ie z à ce t t e ch è r e t r a d it io n . Vo u s m ’a viez
p a r lé d ’u n vo ya ge à R o u e n . .. d ’un a ct e à s ign e r ch ez
un n o t a ir e ... m a ît r e D e fo u gy, si j’ai b o n n e m é m o ir e ...
Le b le u d u cie l s e t e in t a it p o u r m o i d e gr is a ille ... J e
vo u s a im a is.
S o u s l’e m p ir e d e l’é m o t io n , M m e Le P r ib o r a n
s ’a r r ê t a q u e lq u e s s e co n d e s . To u t ce p a s s é , é vo q u é
à la fois, éveilla it en elle u n é ch o p r ofo n d .
— E n s u it e , dit le ju ge , s a n s se d é p a r t ir d e son
ca lm e im p o s a n t .
— J e p a ss a i d a n s m a c h a m b r e u n e p a r t ie d e la
m a t in é e . J e m e s e n t a is m o in s s e u le d ’ê t r e a ve c vo t r e
s o u ve n ir . J ’e s s a ya i d e m e r e p r é s e n t e r vo s fait s et
ge s t e s . .. J e vo u s s u iva is p a r la p e n s é e d a n s les r u es
d e la ville - m u s é e ... J e m a r ch a is à vo s cô t é s ... Si gr a n d
est le m ir a cle d e l’a m o u r ! Ap r è s le d é je u n e r , n e
s a ch a n t q u e fa ir e, in ca p a b le d e m e livr e r à m e s
t r avau x h a b it u e ls , je p a r t is à t r aver s la ca m p a gn e ...
j’allai d u cô t é d e Bo s c- R o ge r . .. je p a s s a i d eva n t les
Bo r d e r e a u x.. . Il m e s e m b la it a in si m e r a p p r o ch e r de
vo u s . .. F o lle q u e j’é t a is ... J e n e s a is p lu s p a r q u e l
h a s a r d ou q u e lle fa n t a is i e ! — je m e t r ou va i t ou t à
co u p au coeu r m ê m e du b o is d e M o r n e r ive ... J ’a va is
e m p o r t é un livr e... u n livr e d on t vo u s m ’a viez r e co m
m a n d é la le ct u r e ... J e m ’a s s is , en p le in fo u r r é , à q u e l
q u e s m è t r e s s eu le m e n t du r o n d -p o in t d u Re n d e zvo u s ... J ’é t a is l à d e p u i s u n c h e u r e e n vir o n ,q u a n d j’en t e n d i s c r a q u e r d e s fe u ille s m o r t e s s o u s le p a s lo u r d
d ’un h o m m e . J ’e u s u n e s e co n d e d ’é m o t io n , p u is je m e
r a s s u r a i. Ce t h o m m e n ’ét ait a u t r e q u e vot r e o n cle
Au b e r t i n . Il t en ait son fu sil s o u s son b r a s d r o it et
p a r a is s a it s u ivr e q u e lq u e t r a ce s u r le sol e n co r e fr ais.
La p r u d e n ce m ’eût co n s e illé , é vid e m m e n t , d e r évé le r
ma p r é s e n ce .. . P o u r q u o i n ’en fis-je r ien ? je l’ign o r e...
P e u t - êt r e s im p le m e n t p a r ce q u e , le ch a s s e u r m e
t ou r n an t le d o s à p r é s e n t , je p e n s a is n ’a vo ir r ie n à
�LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
151
r e d o u t e r d e s e s co u p s . N é a n m o in s , je n e le p e r d is
p a s d e vu e, d é cid é e à m e m o n ir e r au ca s où je ju ge r a is
u t ile cet t e p r é ca u t i o n .. . Or , M . P a s c a l Au b e r t i n , à
l’affû t , l’œ il a u x a gu e t s , n e b ou ge a i! p a s ... So u d a in , je
vis s’é ca r t e r d e s b r a n ch e s .. . Un h o m m e r a m p ait s o u s
le h a llie r ... Il se r a p p r o ch a d u vie illa r d , le co u ch a en
jou e et t ir a...
Ici, l’œ il h a ga r d , M m e Le P r ib o r a n fit u n e n o u ve lle
p ause.
— Ah !... fit le ju ge ... je co m p r e n d s !... ce t h o m m e .. .
— C ’ét ait vo u s .
— M a lh e u r e u s e ! r u git M . Ca za r e l.. . et c’e st p o u r
ce la q u e vo u s a vez b r is é m a vie !
— M a is .. . selon vo u s , j e m e s e r a is t r o m p é e ?
— Do is - je m ’en r é jo u ir ou fau t -il le d é p lo r e r ? . ..
Ah ! co m m e n t vo u s , q u i p r é t e n d ie z m ’a im e r a lo r s ,
a vez- vou s p u a vo ir u n e p e n s é e p a r e ille !
— Ce p e n d a n t .. . m e s ye u x.. .
— Vo u s a b u s è r e n t , vo ilà t o u t !
— Ce c i est facile à d ir e .
— Et p e u t e n co r e , h e u r e u s e m e n t , êt r e co n t r ô lé .
— M a in t e n a n t ? . .. et co m m e n t ?
— Vo u s ve n e z d e m e r a p p e le z vo u s - m ê m e q u e , ce
jou r -lâ, j’allai à Ro u e n .
— M a is .. . vo u s n’y a llâ t e s p a s !
— C ’e st ce q u i vo u s t r o m p e ... je m ’y r e n d is ... J e
p r is le tr ain d e n uit h e u r e s q u a r a n t e ... J e p a s s a i ch e z
l’a r m u r ie r H a u ve a u , vo u s vo ye z, je p r é cis e t . . - J e fis
u n e co m m a n d e d e ca r t o u ch e s , d on t les livr e s d e ce
co m m e r ça n t o n t , s a n s d o u t e , e n co r e ga r d é la^ t r a ce.
— A h ! . . . a p r è s t an t d ’a n n é e s !
— A b e a u m e n t ir q u i vien t d e loin , n’e s t - ce p a s ?
a in s i p e n s e z- vo u s ?... m a is il r e st e , fort h e u r e u s e m e n t ,
cet a ct e n o t a r ié ... Ce lu i- là , d u m o in s , n ’est p a s p e r d u .
N o u s le r e t r o u ve r o n s q u a n d n o u s vo u d r o n s , en les
m in u t e s d e l’é t u d e ... J e r en t r a i d e Ro u e n p a r le t r ain
qu i q u it t e cet t e \ ille à six h e u r e s d ix d u s o ir ... Il
ét ait p r è s d e sep t h e u r e s et d e m ie q u a n d j’ar r ivai
a u x Bo r d e r e a u x, et c’est m oi q u i, s u r p r is d e n ’y p oin t
t r o u ve r m on o n cle Au b e r t i n , fis p a r t ir à sa r e ch e r ch e .
Vo u s vo u s s o u ve n e z, s a n s d o u t e , q u e les co n s t a t a t io n s
ju d icia ir e s fir en t r e m o n t e r la m or t d e ce p a u vr e
n o m m e à q u a t r e h e u r e s et d e m ie e n vir on ; or , à ce
m o m e n t - là , j’ét ais ch ez le n ot a ir e, où m a p r é s e n ce ,
je vo u s le*r ép èt e, p eu t êt r e e n co r e r e le vé e . Ah ! p o u r
q u o i n ’a vez- vou s p a s p a r lé ?
— P o u r q u o i? . .. So u ve n t , e n effet , je m e le s u is
r e p r o ch é .. . J e fu s lâ ch e ... je n e s a is à q u e ls é t r a n ge s
s cr u p u le s j’o b é is a lo r s ... p o u r q u o i | e ga r d a i ja lo u s e
m en t ce s e cr e t . .. J e vou s a im a is ...
— Et vou s a vez fait le m a lh e u r d e d e u x ê t r e s , ca r
il n ’est p a s p o s s ib le , m a d a m e , q u e vo u s a ye z o u b lié
�152
LE SE CR E T DE L A F ORÊ T
les p a r o le s q u e n o u s é ch a n ge â m e s en la fr a îch e u r d e
n o s vin gt a n s , s o u s le s fr o n d a is o n s d e ce p a r c... Il
n ’e s t p a s u n b o s q u e t q u i n ’ait ga r d é l ’é ch o d e n o s
ser m en ts.
— Ta is e z- vo u s 1 s u p p lia M m e Le P r ib o r a n en
p a lis s a n t .
P u is , a ve c un lége r d o u t e e n co r e :
— P o u r t a n t , j'ai b ie n vu cet h o m m e s e glis s e r .. .
j’ai e n t e n d u la d é t o n a t io n , j ’ai vu P a s ca l Au b e r t i n
s ’e lïo n d r e r ... J e m e s u is e n fu ie co m m e u n e folle. J e
n e s a is p lu s co m m e n t je s u is r e n t r ée à Ra u ze r a y. J e
m e d e m a n d e co m m e n t je n e s u is p a s m or t e a lo r s ...
— Vo u s p e n s ie z à m oi, r ep r it t r is t e m e n t le ju ge
Ca za r e l, vo u s y p e n s ie z d e p u is le m a t in ... Il s ’est
p r o d u it , s a n s d o u t e , en vo t r e e s p r it , u n p h é n o m è n e
d ’a u t o - s u gge s t io n .
— Ce t h o m m e , en t o u t ca s , vo u s r e s s e m b la it .
— Vo u s vo u s s o u ve n e z d e s b r u it s q u i co u r u r e n t
à la s u it e d e ce t r is t e é vé n e m e n t ... L a | u st ice fit u n e
en qu ête.
— E t l’on co n clu t à u n a ccid e n t .
— J e n ’a d m is p a s ce t t e ve r s io n .
— Vr a im e n t ?
— J e n iai l’é vid e n ce m ê m e — ou ce q u e l'on m e
d o n n a p o u r t el ; — m oi a u s s i, je fis u n e e n q u ê t e .
— Q u e lle s fu r en t vo s d é d u c t io n s ?
— Q u e P a s ca l Au b c r t in avait b ie n ét é a s s a s s in é .
— Da n s q u e l b u t ?
— P o u r le d é p o u ille r .
— De q u o i ?
— De q u a t r e m ille fr a n cs q u ’il p o r t a it s u r lui et
q u i n e fu r en t ja m a is r e t r o u vé s .
— M a is , a lo r s ... vou s s o u p ço n n e r ie z q u e lq u ’u n .
— O u i, m a d a m e , j’a i s o u p ç o n n é q u e lq u ’u n . J ’a u r a is
dû p o u r s u ivr e la t a ch e ve n ge r e s s e , j’a u r a is d û m ’a t
t a ch e r o b s t in é m e n t à la r e ch e r ch e d e la vér it é.
— P o u r q u o i n e le t lt e s- vou s p a s ?
— A ca u s e d e vou s, m a d a m e 1
— De m o i... J e n e co m p r e n d s p a s.
— L’ét at d e fièvr e et d e d é s e s p o ir où m e jet a vot r e
a b a n d o n m ’e n le va t o u t e é n e r gie , t ou t co u r a ge ...
J e n ’e u s p lu s q u ’u n e p e n s é e : fu ir le s lie u x q u i
m e r a p p e la ie n t m on in fo r t u n e , et p lu s d e vin gt a n s
s ’é co u lè r e n t s a n s q u e je m e s e n t i s s e la fo r ce d e les
r evoir .
— M a is e n co r e ... ce t t e e n q u ê t e ...
— Vo u s vo u d r ie z s a vo ir ce q u ’e lle m e r é vé la ?
— J ’a vo u e q u ’il n e m e d é p la ir a it p a s d e vo ir se
d is s ip e r co m p lè t e m e n t les t é n è b r e s d on t ce t t e afiair e
d e m e u r e e n co r e e n t o u r é e à m e s ye u x.
M. le juge Ca za r e l se r e cu eillit un m om e n t , co m m e
s’il e u t in t e r r o gé sa co n s cie n c e , p u is , b a is s a n t la vo ix :
�I.E S E CRE T DE LA F ORÊ T
153
— Il fa u d r a it q u e ce ci r est a i s e cr e t en t r e n o u s .
— P o u r q u o i ? . . . la vé r it é , la ju s t ice, n ’on t -e lle s p a s
in t ér êt à s ’é t a le r au gr a n d jo u r ?
— Ou i, q u a n d il s’a git d e s a u ve r u n in n o ce n t ou
d e ch â t ie r u n co u p a b le .
— E h b ie n ?
— ... Le co u p a b le — o u ce lu i q u e je co n s id é r a i
co m m e tel — est m or t vo ici q u e lq u e s a n n é e s d é jà ...
m or t é cr a s é p a r sa p r o p r e ch a r r e t t e , u n s o ir d e
m o is s o n ... Die u l’a ju gé ... Il n ’est p lu s , m a is il a la is s é
u n e fa m ille ... une- fa m ille n o m b r e u s e , h o n o r a b le ,
q u ’il s e r a it o d ie u x d e p lo n ge r a u jo u r d ’h u i d a n s
l’a b je ct io n .
— C ’ét ait d o n c un h a b it a n t d u p a ys ?
— O u i.. . u n fe r m ie r d e m on o n cle , Ar m a n d
Co c h e b o is .. . P e u t - ê t r e l’a ve z- vou s co n n u ?
— Ce r t e s I... M a is .. . co m m e n t fû t e s - vo u s a m e n é à
p o r t e r s u r lu i vo s s o u p ço n s ?
— Vo ici 1... Co c h e b o i s d eva it d e u x a n r iée s d e
for m a ge à m on o n cle et p r o m e t t a it s a n s ce s s e d e
s ’a cq u it t e r , s a n s fair e le m o in d r e effor t d a n s ce s e n s ...
Au co n t r a ir e , n o u s n o u s r e n d îm e s co m p t e q u ’il ch e r
ch a it le s m o ye n s d e se s o u s t r a ir e à s e s o b liga t io n s .
11 ve n d a it cla n d e s t in e m e n t d e s b e s t ia u x, d u m o b ilie r
r u r a l et m ê m e d e s r é co lt e s q u i, au t e r m e d e son b a il,
e u s s e n t d û n e p a s s o r t ir d e la fer m e . M o n o n cle
ét ait b o n , gé n é r e u x ; d éjà il avait fait à Co c h e b o i s
d ’im p o r t a n t e s r e m is e s s a n s q u e le s a ffa ir es do ce
d e r n ie r s ’a m é lio r a s s e n t . Co c h e b o is , m a u va is t r a va il
le u r , d é p e n s a it en b o m b a n ce s p lu s q u ’il n e ga gn a it ,
a u s s i m on o n cle Au b e r t i n ét ait b ie n d é cid é à m et t r e
u n t er m e à ce q u ’il co n s id é r a it , à b on d r o it , co m m e
u n d éfi. M is en d e m e u r e d e s ’a cq u it t e r en fin ,
Co c h e b o i s p r o m it u n e fois e n co r e , fixa m ê m e u n e
d a t e, le 18 o ct o b r e .
« O n cle Au b e r t in n e co m p t a it gu è r e q u ’il t ie n d r a it
p a r o le ; n é a n m o in s , il d r e s s a d e u x q u it t a n ce s , m e
les m on t r a , a jou t a n t q u ’il p a s s e r a it d a n s l’a p r è s - m id i,
en ch a s s a n t , ch e z son d é b ile u r . Ce q u ’il fit.
— Co c h e b o i s p a ya ?
— Du m o in s , p lu s t a r d , le p r é t e n d it - il.
— Il lui fallu t m o n t r e r s e s q u it t a n ce s .
— 11 les m on t r a .
— J e n e vois p a s en t ou t ce la d e s o lid e s é lé m e n t s
d ’a ccu s a t io n .
— At t e n d e z !. . . Ou P a s c a l Au b e r t i n ava it t o u ch é
s e s q u a t r e m ille fr a n cs , et il le s p o r t a it s u r lu i...
Q u a n d on le r a m e n a a u x Bo r d e r e a u x, on n e t r ou va,
d a n s s e s p o ch e s , q u e d o u ze ou t r eize fr a n cs d e m e n u e
m o n n a ie . D o n c q u e lq u ’u n lui a va it p r is ce t a r gen t .
— P r is ... ou r ep r is.
— Ou il n ’avait r ien t o u ch é ...
�15+
LE SE CR E T DE L A F O R E T
— Et l’o n eu t d û r e t r o u ve r le s q u it t a n ce s ?
— C ’e s t ce la m ê m e . Or , e lle s é t a ie n t a u x m a in s d e
Co c h cb o i s .
— M a is ... q u i p r ou ve q u e cet h o m m e , en r éa lit é ,
n ’avait r ien ve r s é ?
— C ’est ici où m o n e n q u ê t e p r o jet t e q u e lq u e
l u m i ' r e . Ar m a n d Co c h e b o i s a va it d e s d et t e s
cr ia r d e s .. . L e m a lin m ê m e , à l’h u is s ie r d e l’e n d r o it ,
M . Ca lvé , il a va it r e fu s é d e p a ye r u n e t r a it e en
s o u ffr a n ce et a vou é sa p é n u r ie .
— D e q u i t e n ez- vo u s ce s d é t a ils ?
— De l’h u is s ie r lu i- m ê m e.
— Et vo u s la is s â t e s le cr im e im p u n i ? r e p r o ch a
e n co r e M m e le P r ib o r a n .. . Si vo u s a viez p a r lé à ce
m o m e n t - là , n o u s n e n o u s s e r io n s p a s s é p a r é s .
— P o u va is - je s a vo ir ?... J a m a is l’id ée m ê m e q u e
vo u s la is s ie z p la n e r s u r m oi u n e t elle a ccu s a t io n ne
m e vin t p a r la s u ile .. . J e n e co m p r is p a s ... J e co m p r is
s e u le m e n t q u e vo u s m ’a b a n d o n n ie z, et q u ’il me
fa u d r a it s o u ffr ir e t p le u r e r . J e p a r t is d o n c.
— Sa n s r e vo ir C o c h e b o i s ?
— Ah ! m a d a m e , d a n s l’ét at où j’é t a is a lo r s , je vo u s
a s s u r e q u e je n e p e n s a is gu è r e à ce m is é r a b le . J ’a va is
d ’a u t r e s p r é o ccu p a t i o n s .
— Ce p e n d a n t .. . il n e vo u s vin t p a s à l’id é e d e fair e
q u e lq u e ch o s e ?
— N o n , m a d a m e , je vo u s le r é p è t e . J ’a u r a is d û ,
à ce m om en t -là , s a n s d o u t e , c o m m u n iq u e r m e s
s o u p ço n s à la ju s t ice ... m a is ... je s ou ffr a is ... j’a va is
s o if d e p a ix, d e r e cu e ille m e n t ... J ’a lla i en Su is s e .. .
J e r est a i un an d a n s la m on t a gn e . Et p u is , u n d ou t e
s u b s is t a it en m on e s p r it ... Si | e m ’é t a is t r o m p é ? . . .
Si, p a r je n e s a is q u e l m ir a cle , Ar m a n d Co c h e b o i s
s ’ét ait b ien r é e lle m e n t a cq u it t é ?... Si j’a lla is ê t r e la
ca u s e d ’u n e é p o u va n t a b le e r r e u r ju d icia ir e . J e m e
s e n t a is , m o i- m ê m e , t r op m a lh e u r e u x p o u r je t er d a n s
la h o n t e e t la d o u l e u r t o u t e u n e fa m i l l e , c a r , s i Ar m a n d
Co c h e b o i s ét ait in d ign e d e p it ié , sa fe m m e ét ait u n e
s a in t e . Ils a va ien t cin q e n fa n t s . La h o n t e r e ja illir a it
s u r e u x, m ê m e si le p è r e ét ait in n o ce n t .
— Alo r s ?...
— J e m ’en r e m is à la ju s t ice d e Die u . L e s h o m m e s
n e s a u r a ie n t lo n gt e m p s é ch a p p e r à celle- là . Ar m a n d
Co c h e b o i s a e xp ié . P a ix à s o n â m e .
M .le ju ge Ca za r e l s o u p ir a :
— Et n o u s fû m e s , p a r .s u r cr o lt , vict im e s in n o ce n t e s
d e ce cr im e im p u n i.
M m e Le P r in o r a n d e la Bo r d e r ie b a is s a la têt e.
— Si j’a va is su !...
P u is , t en d a n t la m a in à l’a m i d ’au t r efois.:
— M o n s ie u r .. . p a r d o n n e z- m o i.
— Oh !... b ie n vo lo n t ie r s , m a d a m e . J e n ’ai ja m a is eu
�L E SE CR E T D E L A F O R Ê T
15 5
co n t r e vo u s ni h a in e ni co lè r e . L e s o u ve n ir d e s J our s
lo in t a in s où n o u s é c o u t â m e s ch a n t e r n o s cœ u r s a
suffi p o u r é t e in d r e en m oi :ou t r e s s e n t i m e n t ... et si
p a r fo is j’ai s e n t i, au t r é fo n d s d e m o n ê t r e , 'u n p e u
d ’a m e r t u m e , ce n ’ét ait , je vo u s le ju r e !.. . q u e d e vo u s
a vo ir p e r d u e . M a is t ou t ce ci est le p a s s é . N o u s n o u s
s o m m e s t o u r n é le d o s s u r le ch e m in d e la vie, n o u s
a vo n s eu ch a cu n d e s d e vo ir s , d e s a fîe ct io n s ... Le
d e s t in , p o u r t a n t , s e m b la it v o u lo i r 1 fa ir e é clo r e u n
p r in t e m p s s u r n o s m o r n e s a u t o m n e s , et je m e r é jo u is
s a is d e cet in a t t e n d u r a p p r o ch e m e n t . J e co m p t a is
q u e vo u s p a r d o n n e r ie z a u p è r e — je n e sa va is
q u o i — à ca u s e d e l’e n fa n t ... J e s o u fïr is d e vo u s
s e n t ir si fa r o u ch e m e n t in fle xib le .
— P a r d o n n e z- m o i! r é p é t a M m e L e P r ib o r a n . J e
m e fa is h o r r e u r à m oi- m êm e.
— M a d a m e .. . n e d it e s p a s ce la ... N o u s n e s o m m e s
p a s ici p o u r d r e s s e r le b ila n d e n o s fa u t e s , d e n os
e r r e u r s . J ’é t a is ve n u s e u le m e n t d é fe n d r e m on
h on n eu r .
— Et m a in t e n a n t ?.,.
— Il s or t ir a d e cet e n t r e t ie n ce q u e vo u s vo u d r e z...
J e n ’ai ce s s é d ’a vo ir foi en vo t r e cœ u r .
— M e r ci, d it en r o u gis s a n t M m e Le P r ib o r a n d e
la Bo r d e r ie .
E lle s o n n a . J a cq u e s p a r u t . D ’un r e ga r d o b liq u e , il
co n s id é r a le ju ge. S ’a t t en d a n t à q u e lq u e é cla t , il se
t e n a it p r êt à t ou t e e xt r é m it é . 11 s e m b la t r è s é t o n n é
d e co n s t a t e r q u e les vis a ge s s ’é t aien t d é t e n d u s , q u e
M. Ca za r e l m ê m e s ou r ia it . Il b a lb u t i a :
— M a d a m e d é s ir e ?
— M a d e m o is e lle est -elle s o r t ie ?
— J e n e cr o is p a s , M a d a m e . J e l’ai a p e r çu e , il y a
p e u d ’in s t a n t s , à la fen ê t r e d e sa ch a m b r e .
— Dit es - lu i d e d e s ce n d r e au s a lon .
— Bie n , M a d a m e .
Il s ’en alla for t p e r p le xe . L ’in im it ié d e M m e Le
P r ib o r a n p o u r les Ca za r e l ét ait t r o p co n n u e p ou r
q u e la d o m e s t icit é l’ign or àt .
Q u e s ’ét ait -il d o n c p a s s é en t r e ce s p e r s o n n a
ge s ? . ..
J a cq u e s avait b ie n p r êt é l’o r eille , m a is ,le s lo u r d e s
t e n t u r e s ét ou ffa n t le s o n , il n ’a vait e n t e n d u q u ’un
br u it co n fu s d e voix.
L ’é t o n n e m e n t d e Cla u d e n e fut p a s m o in s gr a n d ,
q u a n d J a cq u e s , d ’iune voix e m b a r r a s s é e , lui t r an sm it
l'in vit a t ion d e sa m a lt r e s s e . E lle p e n s a t ou t d ’a b o r d
q u e cet h o m m e ava it m al co m p r is et lui fit r é p é t e r
le m e s s a ge .
— Vo u s ê t e s b ie n s û r d e n e p a s vo u s t r o m p e r ?
in s is la - t - e llc e n co r e .
�15 6
L E S E CRE T DE LA F O R Ê T
— Ab s o lu m e n t ce r t a in , M a d e m o is e lle .
— C ’e s t b ie n . J e d e s ce n d s .
An x i e u s e , Cla u d e su ivit d e pr ';s le d o m e s t i q u e .
A q u e lle s e i n e fâ ch e u s e a lla it -elle a s s is t e r ?
XXV
Où l ’o n s ’e m b r a s s e .
T r è s p â le , M lle L e P r ib o r a n p o u s s a la p o r t e .
— M a m i r e . . . tu m ’as fait d e m a n d e r ?
— O u i.. . p o u r u n e co m m u n ica t io n u r gen t e .
E t , co m m e , é t o n n é e , Cla u d e co n s id é r a it le ju ge ,
d e b o u t et fr é m is s a n t e , elle a jo u t a :
— J e n e s a is si t u co n n a is m o n s i e u r ? .. .
— D e vu e ...
— Il s ’a git d e M . R o ge r Ca za r e l, n o t r e vo is in ... le
p è r e d ’u n je u n e h o m m e q u i. .. q u e .. . d o n t je cr o is
q u e t u m ’a s p a r lé n a gu è r e ...
D e livid e, Cla u d e d evin t r o u ge :
— . En effe t ...
— M . R o g e r est u n a m i d e vie ille d a t e ... Un m a l
e n t e n d u fâ ch e u x, e t q u i m ’e s t u n iq u e m e n t im p u t a b le ,
n o u s a lo n gt e m p s d ivis é s .. . F o r t h e u r e u s e m e n t ,
a u jo u r d ’h u i, il n ’en s u b s is t e p lu s r ie n ... m a is j ’ai
b e a u co u p à m e fa ir e p a r d o n n e r .
— Oh ! m a m a n 1
— M . Ca za r e l, t ou t r é ce m m e n t , m ’a fait l’h o n n e u r
d e s o llicit e r t a m a in p o u r s o n fils. J ’ai r e fu s é ... J e
d é p lo r e ce t t e e r r e u r . Si M . Ca za r e l n e m ’en ga r d e
p a s r a n cu n e , s ’il lui p la ît e n co r e d e m a in t e n ir ce t t e
d e m a n d e , et q u ’elle t ’a gr é e , — ca r tu es la p r in cip a le
in t é r e s s é e , — | e lu i fer a i, à l’in s t a n t m ê m e , t e lle
r é p o n s e q u e t u ju ge r a s b o n n e .
S o u s le co u p d e l’é m o t io n , la jeu n e fille b a lb u t ia :
— O h l . . . t u co n n a is m o n s e n t im e n t ... il n ’a p a s
va r ié.
— E h b ie n , r ep r it la d a m e d e R a u ze r a y e n se
t o u r n a n t ve r s le m a gis t r a t , vo u s p o u r r e z d ir e à
m o n s ie u r vo t r e fils q u e n o u s l’a t t e n d o n s .
A ce m o m e n t , J a cq u e s e n t r ’o u vr it la p or t e.
— M a d a m e I... il y a q u e lq u ’u n ...
— Ce t t e fo i s . . .je n ’y s u is p o u r p e r s o n n e et j’e s p t r e
q u e n ul n ’o s e r a fo r ce r la co n s ign e .
— Q u e lq u ’un q u i ch e r ch e M. le ju ge Ca za r e l.
— Mo i !... fit le m a gist r a t s t u p é fa it , q u e s ig n ifie ? .. .
M e s d a m e s , vo u s p e r m e t t e z?
— Sa n s d o u t e , m o n s i e u r .. . N o u s e s p é r o n s q u e
r ie n d e fâ ch e u x.. .
M a is , d éjà , le ju ge s’ét ait r e t ir é.
L e s d a m e s d e R a u / c r a v l’e n t e n d ir e n t p o u s s e r u n e
�LE SE CR E T DE L A F O R Ê T
15 7
e xcla m a t io n d e s u r p r is e . Il y eu t un b r e f co llo q u e et
R o ge r Ca za r e l r ep a r u t ; p u is , s ’e fla ça n t p o u r la is s e r
p a s s e r u n p e r s o n n a ge in vis ib le e n co r e :
— M o n (ils... An d r é Ca za r e l!
An d r é p a r u t , cr a m o is i, le s c h e ve u x en b r o u s s a ilie ,
la p o it r in e h a le t a n t e :
— M e s d a m e s .. . p a r d o n n e z- m o i... j’a i co u r u .. .
— Q u e s ’est -il d o n c p a s s é ?
— J e s u is r en t r é a u x Bo r d e r e a u x p e u a p r è s le
d é p a r t d e m on p è r e .. J ’ai su q u ’il avait r e çu un
m e s s a ge d u e h a t e a u et q u ’il ét ait p a r t i a u s s it ô t d a n s
un ét at d ’a git a t ion e xt r a o r d in a ir e ... si e xt r a o r d in a ir e
q u ’il n ’a vu ni s a lu é p e r s o n n e en ch e m in . J ’ai p r is
p e ü r ... j’ai cr a in t je n e s a is q u o i.. . je s u is a cco u r u .. .
J e n ’en cr o is , m a in t e n a n t , ni m e s ye u x ni m e s o r e ille s .
Il p a r u t s ’a p e r ce vo ir s e u le m e n t d e l’in co r r e ct io n
d e sa t e n u e et s’e x cu s a :
— M e s d a m e s .. . je s u is co n fu s .. . je n e p e n s a is
p a s a voir l'h o n n e u r .
— M o n s ie u r , dit u n p e u s e n t e n cie u s e m e n t M m e
L c P r i b o r a n , n o u s s o m m e s t r op h e u r e u s e s d e vo u s vo ir
a r r ive r en cet in s t a n t s o le n n e l p o u r a t t a ch e r la m o in
d r e im p o r t a n ce à d e s ch o s e s fu t ile s . Il p a r a it q u e m a
fille vo u s e s t s ym p a t h iq u e .
— C ’e st t r o p p e u d ir e ...
— J e p u is vo u s a s s u r e r q u ’e lle p a r t a ge vo s s e n t i
m e n t s ... Ce c i fut m ê m e la ca u s e d e n ot r e p r e m ie r
d is s e n t im e n t ... m a is ... n e p a r lo n s p a s d u p a s s é ,
t o u r n o n s - n o u s ve r s l’a ven ir , p u is q u e lu i seu l
im p o r t e ... J ’e s p è r e , à fo r ce d 'a ffe ct io n , e ffa ce r la
t a c h e n o i r e q u e j e fi s n a l t r e à l ’h o r izo n d e vo t r e a m o u r ,
j’e s p è r e q u e vo u s n e m e t ie n d r e z p a s r ig u e u r d ’u n e
r é s is t a n ce d o n t la s o u r ce e s t à p r é s e n t t a r ie . J e m e
la is s a i a b u s e r p a r d e s a p p a r e n ce s , et , q u a n d je p e n s e
à t ou t le m al q u ’e û t p u ca u s e r m o n a ve u gle m e n t , je
r e s t e co n fo n d u e , et c’e s t à p e in e si j’o s e p a r t a ge r
vo t r e joie.
An d r é Ca za r e l, r e m is d e s a p r e m iè r e é m o t io n ,
s e r a p p r o ch a :
— O h ! m a d a m e ... je s u is p e r s u a d é q u e vou s
n ’a vez p a s fait a u t r e ch o s e q u e ce q u e vo u s co n s i
d é r ie z co m m e un d evoir .
— Et c’est m a s e u le e xcu s e .
— E n p o u r r a it -o n t r o u ve r d e m e ille u r e ?
To u jo u r s im p a s s ib le en a p p a r e n ce , M . le juge
Ca za r e l co n s id é r a it les je u n e s ge n s . S e s r e ga r d s
a lla ien t d e s o n fils, r a yo n n a n t s o u s le fa r d d e la
t im id it é , à Cla u d e , en la q u e lle il r e t r ou va it la fe m m e
q u ’il avait a im é e ja d is d ’u n si co m p le t a m o u r et p o u r
la q u e lle , si lo n gt e m p s , il avpit p le u r é d a n s la gé h e n n e
d e s n u it s d ’in s o m n ie . To u t e l’a m e r t u m e a ccu m u lé e
d e p u is vin gt a n s ve n a it d e se d is s ip e r co m m e p a r
�15S
L E SE CR E T DE L A F O R Ê T
m ir a cle ; u n e é m o t io n t r è s d o u ce , t r è s p u r e , le p é n é
t r a it t ou t e n t ie r . Il t o u ch a it en lin la r a n ço n a e sa
je u n e s s e s a cr ifié e . Le r êve r e p r e n a it c o r p s . An d r é
r e cu e illa it le s p le n d id e h é r it a ge d u p a s s é . Lu i, p a u vr e
h o m m e , n ’ét a it p lu s q u ’un co m p a r s e , q u e le jou et
d is lo q u é d u d e s t in ... et p o u r t a n t il p o u va it ê t r e
h e u r e u x e n c o r e .. . h e u r e u x d a n s s e s e n fa n t s ...
h e u r e u x d e la joie s a in t e q u ’il n ’ava it p a s co n n u e .. . et
q u i ser ait la le u r ...
Il p r it la m ain d e Cla u d e :
— M a d e m o is e lle .. . vo u s p e r m e t t e z... J e s u is à
p r é s e n t q u e lq u e ch o s e co m m e un vie u x p a p a ...
la is s e z- m o i vo u s e m b r a s s e r .
— O h !. .. b ie n vo lo n t ier s.
Un in s t a n t , il fer m a le s ye u x, b a is a la jeu n e fille
a u fr on t , p u is , la p o u s s a n t d o u ce m e n t d a n s les b r a s
d e s o n fils :
— Allo n s . .. p u is q u e M m e Le P r ib o r a n y co n s e n t .
Il r e cu la ; s e s ye u x r e n co n t r è r e n t ce u x d e M m e Le
P r ib o r a n d e la Bo r d e r ie . .. ils s e s o u r ir e n t , m a is le s
b a t t e m e n t s d e le u r s p a u p iè r e s t r a d u is a ie n t m ie u x
leu r s s e n t im e n t s in t im e s . D a n s le d é co r in ch a n gé
du s a lo n , s o u s les r a m e a u x d u p a r c, d a n s le s s e n t ie r s
fleu r is d e ja cin t h e s s a u va ge s et d e s r e n o n cu le s , d e u x
o m b r e s glis s a ie n t fu r t ive m e n t ...
Ils s ’é t a ie n t co m p r is .
Ain s i Cla u d e Le P r ib o r a n d evin t M m e An d r é
Ca za r e l. H e u r e u x, ils a llè r e n t h a b it e r les Bo r d e r e a u x
q u e le ju ge le u r a b a n d o n n a .
Il le u r a r r iva it p a r fo is d e s o n ge r a ve c m é la n co lie à
Lu cie n n e d e Br e s le s , à Ca s t o n d u Be lla y, q u i s ’ét aien t
un p e u s a cr ifié s p o u r q u ’ils co n n u s s e n t la joie
d ’a im e r .
Cla u d e ava it u n p la n .. . u n p la n q u i, d ’a ille u r s ,
d a t a it d ’a van t son m a r ia ge ... E lle en fit p a r t à son
m a r i q u i l’a d o p t a d ’e n t h o u s ia s m e .
Lu i a u s s i avait ù p a ye r u n e d et t e d e r e co n n a is s a n ce .
Ils n ’eu r e n t d e ce s s e q u ’ils s e fu s s e n t a cq u it t é s .
Co m m e n t ? Allo n s , le ct e u r s , vo u s a vez d e vin é 1
To u t est b ie n q u i fin it b ie n , n ’e st -il p a s vr ai ?...
FIN
�L e p r ocha in rom an (n° 14 °) ** paraître
dans la Collection " S T E L L A
”
AC C U S É E !
p ar
PIERRE GOURDON
FrREIÆIIÈiBŒ!
PARTIE
I
D o it-Il l ’aim e r?
— E n co r e !
— E n co r e . .. q u o i ?
C ’ét ait à d em i- vo ix, m a is d ’u n t on p o in t u , q u e
M lle Alic e P é n a b e r t , ca u s a n t a ve c sa n iè ce I lé lt n e ,
ava it fo r m u lé cet t e e xcla m a t io n . C ’ét ait d ’u n e vo ix
u n p e u r u d e , d ’un t on m é co n t e n t et p r e s q u e sévù r e
q u e son n e ve u E m m a n u e l, p o s a n t s u r la t a b le le
jou r n a l q u ’il lis a it , lui r é p o n d a it p a r ce t t e q u e s t io n .
La vie ille fille r ou git , p r é vo ya n t u n o r a ge , m a is
elle r eleva la t ê t e, d ’u n ge s t e é n e r giq u e r e s s e m b la n t
à u n d éfi.
— J e d is : « E n co r e ! » d écla r a - t -e lle , p a r ce q u ’H él' n e m e r a co n t e q u e M m e d e Ch a lin d r e y a e n co r e
r e n vo yé u n e d o m e s t iq u e . C ’e st la t r o is iè m e d e p u is
six m ois.
�ACCU S É E
— Q u ’e s t - ce q u e ce la vo u s fa it ?
— O h ! ce la m ’est co m p lè t e m e n t in d iffé r en t . J e
n 'ai a u cu n s o u ci d e s fait s et ge s t e s d e ce lt e p é co r e .
Ce fut E m m a n u e l q u i r o u git , cet t e fois. Un îlot d e
s a n g e n va h it s o n visa ge o s s e u x, a u x t r ait s for t em e n t
a cce n t u é s , q u e , s o u s l’a r c p r o é m in e n t d e s s o u r cils ,
é cla ir a ie n t d e s ye u x d ’u n b le u p â le , q u e b ar r a it u n e
é p a is s e m o u s t a ch e b lo n d e a u x p o ils r u d e s , co u p é s
co u r t .
Il s e leva. Sa h a u t e t a ille , en h a r m o n ie a ve c s e s
é p a u le s la r ge s et s e s m e m b r e s fo r t s , lu i d o n n a , p r è s
d e s d e u x fe m m e s a s s is e s , l’a p p a r e n ce d ’un co lo s s e .
Il m a r ch a ve r s la vie ille d e m o is e lle q u i, d ’un ge s t e
d ’effr oi in s t in ct if, r e cu la u n p e u s o n fa u t eu il.
— Vo u s ê t e s p lu s q u e s é vè r e , m a t a n t e , d it -il
d ’u n e vo ix gr a ve , lé gè r e m e n t a lt é r é e , co m m e ce lle
d ’u n h o m m e en q u i gr o n d e u n e co lè r e , m a is q u i e s t
a s s e z m a ît r e d e soi p o u r s a vo ir la co n t e n ir .
Il .s’a r r ê t a u n in s t a n t , p u is r e p r it :
— O u i, vo u s ê t e s p lu s q u e s é vè r e , vo u s ê t e s
in ju s t e.
So u s ce r e p r o ch e , Mlle P é n a b e r t b lê m it .
— I n ju s t e ! s’é cr ia -t -e lle . J e s u is in ju s t e p a r ce q u e
je co n s la t e q u e n o u s a vo n s u n e vo is in e q u i n e
s ’e n t e n d a ve c p e r s o n n e l
— Q u ’en s a ve z- vo u s ?
— M a is , je te r é p è t e q u e , p o u r la t r o is iè m e
fo is , en s ix m o is , e lle vien t d e co n gé d ie r s a n s m o t i f
u n e s e r va n t e .
— J o vo u s r é p è t e à m on t ou r q u e vo u s fo r m u le z
là u n e a ccu s a t i o n s a n s p r e u ve .
— Co m m e n t , s a n s p r e u ve ! je co n n a is ce lle q u ’elle
r e n vo ie . C ’e s t u n e e xce lle n t e fille, t r a va ille u s e , p r o
p r e , h o n n ê t e . N o u s l’a vo n s e u e ici q u e lq u e t e m p s
p o u r a id e r à la cu is i n e et j’ai ét é e n ch a n t é e do son
s e r vice .
— P a r d o n , m a t a n t e , o b ie ct a H é lè n e q u i n ’a vait
e n co r e r ie n d it et q u i, d e p u is le d é b u t d e la d is cu s
sio n , r e ga r d a it son fr èr e a ve c d e s ye u x e xp r im a n t
u n e t e n d r e a ffe ct io n .
A su iv r e.
�? L’ A L B U M D E S O U V R A G E S DE D A M E S N' i
<y
d o n n e , sur 108 pa ge s gr a n d fo rm at, le c o n t e n u d e p l u s i e u r s
a lb u m s : L a y e t t e , l i n g e r i e
d 'e n fa n ts ,
b la n c h is sa g e ,
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rep a ssa g e,
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a m eu b lem en t,
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M ODELES G R A N D E U R
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C h a q u e A lb u m , 6
fr a n c * ;
F ra n co
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d iffé r e n ts
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D ’E X É C U T IO N
6 fr. 7 5 ;
p o ste,
E tra n g er,
7 fr. 7 5 .
t L ’ A L B U M D E S O U V R A G E S DE D A M E S N* 2
A L P H A B E T S E T M O N O G R AM M E S G R AN D E U R D 'E X É C U T I O N
£
11 co n tie n t, dan s s c s -108 pa ge s gran d fo rm at, le plus gran d c h o ix
d e m o d è le s d e C h i f f r e s p o u r D r a p s , T a i e s , S e r v i e t t e s ,
N a p p es, M o u ch o irs, e tc.
::
::
::
::
C h a q u e A lb u m , 6
fr a n c s ; F r a n c o
6 fr. 7 5 ;
p o ste,
E tra n g er,
7 fr. 7 5 .
L’ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N“ 3
C e t albu m c o n tie n t, dans ses 1 0 8 p a g e s g r a n d f o r m a t ,
le plus gran d c h o ix d e m o d è le s en b r o d e r ie ang laise, b r o d e r ie
au p lu m etis, b r o d e r ie au p a s ié . b r o d e r ie R ic h e lie u , b r o d e r ie
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::
::
C h a q u e A lb u m ,
X
6 fr a n c s ;
7 fr. 7 5 .
con tien t le* F ABLE S DU BON LA F O N TAIN E
E n ca rrés gr an de u r d 'e x é c u t io n , en b r o d e r ie ang laise. L a m «n a g e r ie ch ar m an te c r é é e pa r notre gran d fab uliste est le su je t de s
c o m p o s it io n s les plus intéressantes p o u r la t a b le , l'a m e u b le m e n t,
ainsi q u e p ou r les pe tits ouv rag es qui fo nt la grâc^ du fo y e r .
V
■y*
P r i x d o l 'A l b u m
: 4
fr a n c s ; F r a n c o p o s t e , 5 fr a n c s ; E t r a n g e r , 5 fr. 5 0 .
L’ A L B U M D E S O U V R A G E S DE D A M E S N‘ 5
Le
30
Ÿ
^
E tra n g er,
L ’ A L B U M D E S O U V R A G E S DE D A M E S H* 4
Ÿ
i
6 fr. 7 5 ;
F r a n c o p o ste,
File t
p a ges con ten a n t
P r i x d o l 'A l b u m
: 7 fr a n c » ;
Bro dé.
280
m o d è le » d e
fra n co
to u s g e n re s .
p o s t e , 7 fr . 7 5 ; E t r a n g e r , 8 fr. 7 5 .
i L ’ A L B U M D E S O U V R A G E S DE D A M E S N' 6
LE T R O U S S E AU M O D E R N E : Lin g e d e c o r p s , d e t a b le , d e m a is o n .
56
P r i x d o l 'A l b u m
d o u b le s p a g e s. F o rm a t
37>^57
: 7 fr a n c s ;
7 fr. 7 5 : E t r a n g e r , 8 fr. 7 5 .
F ra n co
p o ste,
1 2.
L’ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N" 7
Le
Trico t
et
le
Cr o c h e t .
100 p i g e s gr an d form at. C on te n a n t plu* d e 2 3 0 m o d è le * variés
p o u r B é b é * . F ille tte s , Jeu n es F ille *, G a r ço n n e ts. D a m e * rt M e s •icur*. G r a n d c h o i x d e d e n te lle * p o u r lin g e rie et a m e u b le m e n t.
L 'A l b u m
n’
7
: 7 fr a n c * ; f r a n c o
p o ste,
7 fr. 7 5 ; E t r a n g e r . 8 fr. 7 5 .
L’ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N° 8
Am e u b le m e n t
V
O
^
V
>C
et
Bro de rie .
C e t a lb u m , d - 100 pa ge * grand fo rm at, c on tie n t 19 m o d è le »
d 'a m e u b le m e n t, 176 m o d è le » d e b r o d e r ie », do nt
120 en
::
:: : : :: gr an d eu r na tu re lle
:: : : :• : :
;•
E n
v en te
p a rto u t:
7 fr a n c » ; f r a n c o
p o ste.
7 fr. 7 5 ;
E tra n g er,
8 fr. 7 5 .
L a C O L L E C T I O N c o m p lè t e d e 8 A lb u m * : 4 2 fr a n c s *
f r a n c o p o s t e , 5 3 fr a n c s ; E t r a n g e r , 6 3 fra nc».
A d re iter toute» les com mande» avec m andat-poste ( p a s d e m a n d a t - c a r t e )
à M . le D irecteur du “ Petit Echo de la M o d e ” , 1, rue Gazai), PA RIS (X IV * ).
�N' 139. *
Collection STELLA ★
15 Décembre 1925
Les Romans de
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L e g a r a n t : J c a u L t i J A Ï l O . — l m p . <iu M o n t i o u r i s . 7 , r . L c in a i g n a n , P a n s - 1 , * . — U . C . S ê l o e 5 3 8 '
�
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Title
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Collection Stella
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Description
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
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Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
Le secret de la forêt
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Kerlecq, Jean de (1882-1969)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1925]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
158 p.
18 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Collection Stella ; 139
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_139_C92625_1110449
Source
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Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
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