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LA COLLECTION" FAMA"
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BIBLIOTHÈQUE Rf.vÉE DE LA FEMME ET DE LA
JEUNE FILLE PAR LE CHOIX DE SES AUTEURS
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LE SPECTRE VOILÉ
,1
�M.~A
HULLET
LE SPECT E VOILÉ:
ROMAN
Spectre toujours voilé qui nous suis côte à côte. "
Et qu'on nomme demain /
VICTOR Hl/CO
ËDITION3 DE .. LA MODE NATIONALE ..
94, Rue d'Alésia 94, -
PARIS (XIve)
�LE SPECTRE VOILÉ
CIIAPITHE PHEMlER
Suivant une expression vulgaire, il faisait, ce jourlà, un temps à ne pas mettre un chien dehors. Le vent
glacé d'hiver 1 en cette contrée environnée ùe montagnes,
avait amené avec lui des nuages si sombres et une
pluie si pénétrante qu'on ne pouvait songer à sortir
sans nécessité.
La petite Laurence Dastier était contente de cette'
exagération de pluie et de vent. Elle n'aimait pas se
promener par le froid , et il lui était douloureux de
revenir à la nuit tombante, pieds et mains gelés, le
cœur attristé par les observations do Rita, la bonno
d'enfants, et l'esprit hum.ilié par la conscience de son
infériorité physiqul) vis-à-vis de Claire, d'Odilo et
d'Édouard Martel.
Ils étaient « grands et forts pour Jeur âge», tandis
qu'ello était « chétive et rabrougl'ie »; ils étaient beaux,
elle étaiL laide; ils avaient des (c teints de fleufs », son
teint à olle était (( terreux et brouiUé )~. suivar.t le$
�6
LE SPECTflE VOIL É
3xpressions de Mme Martel, à la fois heureuse more
des uns et malheureuse tante de l'autre ; enfin ce qui
était pire que tout, et toujours d'après cette même
tante, Laurence possédait tous les défauts, tandis que
Claire , Odile et Édouard n'avaient que « les défauts
de leurs qualités ».
Mme Martel, étendue sur une chaise-longue Empire,
et entourée de ses trois chéris qui, pour le moment,
ne se dispuLaient ni ne se battaient, semblait parfait ement heureuse. Une psyché , non loin d'elle, lui l'en·
voyait son image, et elle avait l'illusion, avec ses
cheveux courts bouclés à la Titus, de contempler le
portrait de Mme Récamier peint par David, à cette
difIérence près , qu'elle ne remarquait pas, mais qui
sautait aux yeux de ses familiers : la pose Geule l'apparentait à la célèbre et charmante amie de Chateaubriand.
Elle avait interdit à Laurence Dastier ùe se joindre
au groupe de ses enfants, en déplorant ln nécessité où
elle se trouvait de l'en tenir. éloignée:
- Quand Rita témoignera de vos eITorts pour acqu érir un caractère plus sociable et plus enfantin, des
manières qui ne soient pas des manières de sauvagesse
ou de fille des bois, quand vous ne serez plus une
hypocrite et une harpie, peut-être pourrai-je, sans
danger pour eux, vous laisser approcher des enfants
normaux, de mes enfants.
-Ritaa encore raconté des histoires sur moi? Qu'est·
ce que j'ai encore fait, ma tante?
- .Te vous ai défendu cent fois de me questionner.
�LE SPECTRE VOILÉ
7
Mettez-vous dans un coin et l'estez tranqui lle j1;lsqu'à
ce qu'on vous appelle.
Une petite salle à manger ouvrait sur le salon;
Lauren ce s'y glissa. Dans une bibliothèque dont les
rayons étaient remplis à craque r de livres enfanti ns,
elle eut vite fait d'en choisir un orné de gravur es.
Elle se plaça dans l'embra sure d'une fenêtre à guillotine, son coin préféré et, ayant déployé un parave nt,
elle se trouva enfermée dans une pièce minuscule.
Tout ce qui se trouva it il sa droite était caché; à sa
gauche la vitre unique et claire la protége ait, mais
ne la séparai t pas, d'une triste journée de décembre.
De temps :l autre, en retourn ant les feuillets de
son livre, elle étudiai t l'aspec t de cet après-midi
d'hiver . Au loin, elle voyait une ligne pâle de brouillard et de nuages, au premie r plan un feuillage
mouillé et des bosque ts battus par le vent lourd de
pluie.
Elle revena it alors à son livre, le Journa l de Marguerite, et les mornes de Bourbon, et ses jardins
fleuris lui faisaient, de page en page, oublier le
spectacle désolé qui se jouait devant ses yeux.
Et la fiUette était heureuse à sa manièr e, bonheu r
dû tout entier à l'imagi nation; elle ne craignait qu'une
chose, que ce bonheu r fût interro mpu. Cette interru ption redoutée ne se fit guère attendr e. La porte de
la salle à manger fut viveme nt ouverte .
- Où est la sournoise? eria la voix impérieuse et
défoagréable d'Édou ard l'vlartel.
�8
LE SPECTIŒ VOILÉ
Puis il s'arrêta dans son élan en avant car la pièce
~ui
sembla vide.
1 - Vous ne savez 'pas où elle est, vous autres?
continua-t-il en s'adressant à ses sœurs. Je suis SQ1'
'que la sale bête est allée courir en chaussons, sous Ja
Ipluie. Il !aut le dil'e à maman pour qu'elle soit privée
,de dessert cc soÏ!'.
; - J'ai bien fait de déployer le paravent, songea
ILaurence, quî, pour faire moins de bruit qu'une
mouche, ne tournait pas la page achevée et retenaH
sa respiration.
Mais Claire s'6tant avancée dans la pièce s'écria:
- Je suis sûre qu'elle est derrière ce paraveItt, qui
ne se trouve jamais à cet~
place.
~
1
Laurence se montra immédiatement, car elle tremblait d'être retirée de sa retraite par son cou- :
sin.
1 _
Que désirez-vous? lui demanda-t·elle avec une
timidité pleine de respect.
- Je vous prie d'être polie.
- Je le suis.
- Non; vous avez appris qu'on doit ajouter, dans
la conversation, les mols monsieur, madame ou
mademoiselle, même quand le sens de la phrase
n'exige pal' leur emploi. Avez-vous compris?
. -Oui.
- Encore! Dites: (( Oui, monsieur Martel".
Laurence s'exécuta sans broncher.
- Maintenant répétez la phrase de tOl.lt ~ l'heure
1
�LE SPECTRE VOILÉ
9
de la manière que je viens de vous enseigner: C( Que
désirez-vous, monsieur Martel?»
; - Que désirez-vous, monsieur Martel?
, - Je désire que vous vous teniez debout devant
moi en restant bien droite et en me regardant franchement dans les yeux. Vous avez le regard fuyant,
dit maman.
; Ce jeune tyran était un collégien de qua"torze ans,
Laurence n'en avait que dix. Fort et vigoureux pour
son âge, son visage, sans beauté, sans délicatesse,
aux traits rudes, était encore déparé par de nombreux'
boutons, dus au chocolat et aux sucreries dont sa
mère le gavait; cependant elle ne l'excluait pas, pour
au~nt,
du fC teint de fleur» mérité, il est vrai, par
les deux fillettes.
Édouard n'avait beaucoup d:affection ni pour sa
mère, ni pour ses sœurs, quant à sa cousine il ne
pouvait la souffrir. Il la malmenait, III maltraitait,
non pas de temps en temps, mais continuellement,
pour peu que des vacances ou une convJ.lescence le
maintinssent à la maison. Chacun des nerfs de la fillette
le redoutaiL et chacune de ses fibres tressaillait à son
approche. JI y avait de. moments où elle était ahurie
menaçait ou mettait à exécude terreur car lor~qu'ia
tion ses menaces, elle ne pouvait en appeler à pe'rsonnc. Rita aurait craint de se faire renvoyer en
prenant sa défense, ct Mme Martel, cette réplique de
Mme Récamier moins la beauté, semblait avoir pris
à l'égard de son fils cette maxime extrême-orientale ,
�10
LE SPEC TRE VOILÉ
du bonheur: «Ne rien dil'e, ne rien voir, ne rien
Entendre )).
Laurence avait l'habitude d'obéir à Édouard. En
entendant son ordre, elle s'approcha donc de sa
chaise . Il passa quelques minutes à lui faire des
grimaces variées, qui le faisai ent ressembler à un
magot chinois et comme la mIette savait qu'elle
allait être frapp ée, elle regardait avec effroi sa figure
repoussante.
Tout à coup, en effet, il cessa de se tirailler les
coins de la bouche, de s'écarter le nez, de se brider
les yeux et, se levant sans parler, il lança, à la
manière des boxeurs, un coup de poing dans l'estomac
de sa cousine.
- Ça, c'est primo, pour l'insolence avec laquelle
vous avez r6pondu à maman, secundo, pour avoir eu
l'audace de d6placer le paravent, tertio, pour m'avoir
parlé sans respect. Vous devriez, en bonne justice,
recevoir lrois coups; vous n'en recevez qu'un, estimez.
vous contente. Maintenant, r épondez-moi sans
Hmbages: à quoi tl'avniIiiez-vous derrière le paravent?
_ Je lisais, monsieur Martel.
- Allez me chercher le livre; si c'est un livre, la
,'evue, si. c'est une revue,
Laurence retourna vers la fenêtre et rapporta
aussitôt le Journal de Marguerite ,
- Je vous défends de vous servir de ce qui nous
appartient. Maman dit qu o nous vous recueillons par
�LE SPEC TRE VOI LÉ
11
charHé. VOUS n'avez rien à vous. Votre père ne vous
a pas laissé un centime. Vous devriez mendier sur
les routes ou à ]a porte des églises et non vivre ici
avec nous. Ce que maman vous donne, c'est autant
qui nous est enlevé, eL elle le regrette assez. Pour
nous vous ôLes une mendiante propre, rien de plus.
Maintenant, pour vous apprendre ù mettre notro
bibliothèque au pillage, allez au p.otoau d'exécution:
une, deux, trois, on avant, marche 1. .. Je vais, mademoisolle, vous appliquer la peine du talion. Le ohâtiment sera égal à l'offeme. Vous avcz péché par un
livre, vous serez punie par un livre. Vous y êtes?
Attention!. ..
Laurence, docilement, s'était dirigée vera le poteau
d'exécution, en l'occurrence la porte fermé e, qui lui
était désignée d'un doigt impérieux, sans comprendre,'
d'abord, l'intention de son tortionnaire. Mais quand
elle le vit soulever le Journal de Marguerite et
esquisser le geste de le lui lancer à la tête, elle se
reoula d'instinot vers une potiche placée sur une
sellette, sachant bien qu'Édouard respectait les objets
ornant la maison, ct qu'il n'était rien de tel que Je
voisinage d'un objet fragile pour la protéger contre
ses coups. Tou.tefois, elle ne sc déplaça pas assez vile.
Le lourd volume relié vola dans l'air, l'atteignant ù
la tête. La fillette trébucha, tomb:l SUl' la poticilO,
qui se brisa, la blessant à la nuque.
L'agneau, b!'usquement redressé, était devenu
enragé :
�LE SPE CTR E VOI LÉ
12
Vous
êtes un criminel, cria it la fillette.
irez en prison entre des gendarmes.
ler ainsi, à moi,
-- C'est il moi que vous osez par
à moi ? ..
uard.
L'audace de Laurence suffoquait Édo
t elle ose
men
- Claire, Odile, vous entendez com
s
an, mai ava nt ...
me par ler? Nous irons le dire à mam
tendue, il prit
Joignant le geste à la menace sous-en
la secouer de toutes
la fillette par les épaules ct se mit à
pure qui saignait.
ses forces, sans se soucier de la cou
elle débordait.
C'en étai t trop, la coupe étai t pleine,
fillette. MainteLa colère décuplait les forces de la
Du secours arriva,
nan t Édouard criait, se débattait.
e. La cuisinière,
Claire et Odile amenaient leur mèr
battants furent
la bonne d'enfants suivaient. Les com
bras au ciel :
séparés et Rita s'écria en leva nt les
ter la main sur
- Quelle petite furie 1 Oser por
M. Édouard!
, emmenez-la
- Emmenez-la immédiatement, Rita
et enfermezelle
immédiatement tou t en hau t de la tour
la à clef.
r un mouvement
Laurence résista. Elle savait que pou
seraient in!ligées,
de révolte de sévères punitions lui
se soumettre.
mais elle étai t bien résolue à ne pas
, dit Rita à la
- Félicie, tenez-lui la main gauche
te au groupe. On
femme de chambre qui s'ét ait join
chien enragé.
dirait qu'elle a été mordue par un
duire ainsi avec
- Je ne sais comment elle ose se con
le fils de sa bienfaitrice.
-
VOUS
�LE SPECTRE VOILÉ
Tout en lui prodiguant les observations et les
semonceil, les deux servantes l'avaient conduite dans
la tourelle et jùtée SUI' une chaise.
Le premier mou vement de Laurence fut de se lever
d'un bond: quatre mains l'arrêtèrent.
- Si vous ne restez pas tranquille, on va vous
attacher. Félicie, cherchez de la ficelle dans un tiroir
ou coupez le cordon de tirage de ce rideau.
-Necherchez rien, ne coupez rien, s'écria Laurence.
Je ne bougerai pas.
Et pour prouvel' qu'elle pensait ce qu'elle affirmait,
elle se cramponna à son siège.
- Et surtout ne vous levez pas, dit Rita.
Quand cette dernière fut certaine que l'enfant était
bien décidée à obéir, elle la lâcha en disant:
- Elle >l'en a jamais fait autant. Ce pauvre monT
sieur Édouard avait les mains tout égratignées.
- Il ne faut pas se fier à elle.
Rita ne répondit pas, mais bientôt, s'adressant à
Laurence, elle lui dit:
- Vous savez pourtant bien que vous devez tout à
Mme Martel, qui vous élève avec ses enfants. Si elle
vous chassait, vous iriez à l'Assistance.
Ces remarques sur l'état de dépendance où se trouvait l'enfant n'étaient pas nouvelles pour elle. Les
souvenirs les plus anciens de sa jeune vie se rattachaient à des paroles semblables; elles étaient le leitmoti v entrecoupant toutes les observations qui lui
Haillut adressées.
�14
LE SPEC'l'R E VOILÉ
- VOUS n'allez pas vous croire l'égale de M. Édouar d
et de ses sœurs parce que Madame a la bonté de
vous faire élever avec oux. Ils seront riches et vous
serez pauvre . Vous devez donc être soumise et tâcher
de vous faire oublier plutôt que dû voua regimb er
Loujours comme un coq en colon' . Ce qu'on vous dit
est pour votre bien, conclut Rita, qui n'était pas une
mauvûise personne et avait Ulle asse z bonne éducati on.
Si vous devenez insupp ortable , on vous renverr a et
vous serez encore plus malheu reuse qu'ici.
Cette chambr e de la tomelle où les bonnes avaien t
condui t Lauren ce étaü glaciale. Le chauffage central
ne montaü pas jusque- là et comme on n'y entrait que
de temps en temps, pour les nettoya ges indispe nsables ,
elle prenait , aux yeux de l'enfan t, l'aspec t mystér ieux
des pièces qu'on n'habit e jamais.
La lumière du jour comme nçait à décliner. Les
nuages qui couvraient le ciel devaie nt amener bientôt
l'obscu rité tant redouté e et, dans cette pièce, append ice
inutile du fier château des Cèdres, pas la moindre
source de clarté artificielle permet tant de compen set
la déficience du soleil.
Et la nuit se fit complète autour de l'enfan t délaissée,
que les ténèbre s, peuplées de réminiscences do contes
fantast iques, épouva ntaient ...
�LE SPECTRE VOlLÉ
15
CHAPiTRE II
Dès que la sensation se réveilla ùans Laurence, il
lui sembla sortir d'un affreux cauchemar. Elle
entendait parler à voix basse. L'agitation, l'incerti.
tude et, par-dessus tout, un santiment de terreW'
avait jeté le trouble dans son âme . Au bout de
quelques minutes, elle senli t quelqu'un s'approcher
do'elle, la soulever ct la placer, sur son oreiller, dans
une position commode. Personne ne l'avait jamais
traitée avec autant de sollicitude.
Bientôt le nuage qui embrumait son cerveau sc
dissipa. Elle s'aperçut qu'elle ne se trouvait plus dans
la chambre de la tourelle, mais dans son lit. Rita;
debout à côté d'elle, tenait en mains un fla con d'eau
de Cologne et une serviette, tandis qu'un inconnu,
assis sur une chaise, auprès de son oreiller, la regar.
dait en silence.
Elle éprouva un inexprimable soulagement, une
conviction qu'elle était protégée, en s'apercevant que,
dans la chambre, se trouvait un étranger, étranger à
la fois au château et à la famille de Mme Martel.
Détournant son regard de la benne d'enfants, Laurence examina le visage de l'inconnu.
- Me reconnaissez-vous, mon enfant?
Oui, la filJ,elte savait maintenant que c'était là le
médecin appelé de temps en temps au chevet de l'un
�16
LE SPECTR E VOILE
des membres de la famille Martel. Ses idées s'éclaircissaient en même temps que se dissipaient l~s brumes
de son cerveau.
Après avoir prescrit certains soins et déclaré qu'il'
reviend rait le lendemain, il partit, au grand regret de
l'enfant. Elle se sentait si bien protégée par sa présence.
Quand il eut fermé la porte derrière lui, la chambre
sembla s'obscurcir et le découragement accabla de
nouveau Laurence. Une inexpri mable tristesse la submergea.
- Voulez-vous dormir? demanda Rita d'une voix
presqu e douce.
- Je n'ai pas sommeil, mais je vais fermer les yeux
pour vous faire plaisir.
- Voulez-vous boire un peu d'cau minérale ou
manger quelque chose de léger?
- J'ai soif, mais je n'ai pas faim ....
- Buvez lentement. Ensuite j'irai me coucher, cal'
il est une heure du matin. Vous pourrez m'appeler si
vous avez besoin de quelque chose.
Que d'égards! La fillette s'enhar dit jusqu'à ques":
tionner, ce qui lui était sévèrement interdi t d'ordinaire.
- Pourquoi le docteur Lormier est-il venu? Ai~je
été malade ?
- C'est-à-dire qu'à force de p!(mrer, de criel' et
d'avoir peur, vous vous êtes trouvée mal dans la
t.ourelle . Madame ne voulait pas qu'on aille vous
délivrer, mais il a bien fallu qu'on se décide.
�LE SPECTI1E VOILB
Ello s'arl'êta soudain , ne voulant pas se compr~ltJ'e
par des propos inconsidérés, et sortit de Ja pièce.
Laurence passa le nuit dans une veillo craintive.
Ses oreilles, ses yeux, son esprit étaient tendus par
la fl'ayeur, une fray eul' que les enfants seuls peuvent
éprouver.
Aucune maladie longue ou sérieuse ne suivit cet
incident; cependant les nerfs de Laurence en reçurent
une secousse dont elle se ressentit longtemps . Toute.fois, le lendemain, assez tard dans la nntinée, elle
Se leva, s'habilla, et après s'être enveloppée dans un
vieux manteau, chaud et souple, elle s'assit, le dos
à un radiateur. Elle se sentait faible et brisée, mais
sa plus grande souITl'ance provenait d'un inexpriqui lui arrachait des pleurs
mable abt~men,
secrets. A peine une larme essuyée, une autre suivait,
et pourtant l'enfant aurait dû se sentir tranquille car'
la famille Martel é~ait
sortie au grand complet.
Félicie cousait dans une autre pièce, et Ri.ta , qui
allait et venait pour procéder à divers rangements,
adressait, de temps à autre, à Laurence, une parole
d'une douceur inaccoutumée.
La fillette aurait dû se croire au paradis, habituée
comme elle l'était à une vie d'incessants reproches et
d'eITorts méconnus; mais ses nerfs étaient tellement
ébranlés que le culme extérieur n'avait plus le pouvoir
de les apaiser.
Rita descendit à la cuisine ct en rapporta bientôt
que1ryues friandises dans une assiette de Saxe, où des
2
�18
LE SPEC'l'RE VOILÉ
personnages, vôtus de coslumes Louis XV, dansaient
un menuet sur un fond de verdure. Laurence avait
&ouvent demandé qu'on lui permit de tenir cette
assiette et de l'examiner de près, mais jusque-là olle
avait été jugée indigne d'uno telle faveur . Maintenant la précieuse porcelaino était posée à proximité
de sa petite main et on l'oflgageait à manger les bonnes
choses qu'ello contenait . Faveur venant trop tard! La
seule vue des sucreries l'écœurait et olle n'avait
même pas la curiosité do les écarter pOUl' contompler le gracieux couple qu'elles recouvraient.
- Vouloz-vous un livre? lui demanda Rita.
Aussitôt elle songea au volume qui avait été la
cause de sa blessure à la nuque, car elle no gardait
pas rancune aux: objets, instruments inconscients
dans de jeunes mains cruellos:
- Oui, je serais contento de lire tranquillement 10
Journal de lI1arguerite.
. Elle avait toujours lu et relu des bribes de cet incomparablo ouvrage avec un nouveau plaisir, et elle
éprouvait pour Mario ot Marguerite une affection
qu'elle était loin de ressontir pour Claire et, Odile , si
dépourvues de cœur. Cependant, quand co volume
aimé fut placé entre ses mains, quand elle se mit à le
feuilleter en cherchan t, dans les reproductions de lu.
Hore tropicale, le charme qu'elle y avnit toujours
trollyé , tout lui apparut sombre et désolé. Les gigant esques flamboyants, aux fleurs d'un rouge brillant,
lui semblèrent aussi dé-pourvus d'intérêt que les
�LE SPECTRE VOILÉ
19
pavots des blés, et les mornes pelés, et los volcan s
aux pentes abruptefl, rio petilos éminencos de terrain
semblables il celles qui boursouGaient la campagne
environnant les Cèdres. Les Alpes, quoique visibles,
étaient trop lointaines pour paraît 1'0 élevées.
Elle ferma le livre et le plaça, ti\m geste las, ù côté
de l'assiette.
Rita ayant fini ses rangements, ouvrit un tiroir
rempli de coupons de toile de soie rose, et se mit i:t
tailler, puis à coudre une combinaison pour Odile.
Les dessous de crêpon de coton étaient réservés à
Laurence.
Tout en cousant, la jeune fille chantait une mélodio
que Laurence entendait toujours avec plaisir, car
Rita avait une voix très agréable. Aujourd'hui, l'enrant trouvait il ces accents famili '!['G une infinie tris-'
tesse et elle se mit ù pleurer de nouveau.
Tandis qu'elle tamponnait ses yeux, le médecin
enLra:
- Eh bien, Jit-il en enSrant, introduit par Félicie,
Cornmen t allons-nous aujourd'hui?
- Mais, beaucoup mieux, Docteur, répondit Rita.
- Alors, si eUe va mieux elle ne devrait pas pleurer.
Venez ici, ma petite fille . Vous 'Vous appelez Laurence,
je crois?
- Oui, Monsieur, Laurence Daswer.
- Eh bien, Mademoiselle Dastior, pourriez-vous
/me diro pourquoi, tout en allant beaucoup mieux,
Ivous faites s.i triste visage?
�20
LE SPEC'fRE VOILÉ
- Je ne sais pas, Monsieur'.
- Elle pleure sans doute parce que Madame ne lui
a }1a8 fait place dans l'auto.
Froissée qu'on pût penser quo son chagrin avait
une cause aussi mesquine, l'enfant répondit, vivement:
- Jo ne pleure pas pour si peu de chose . Je déteste
sortir avec ma tante. J'ai du chagrin parce que je suis
malheureuse.
- Ce n'est pns joli) cc que vous d ites là, Mademoisolle Laurence. Si i\farlame vous entendait!
Le docteur rvrolier sembla embar r':\ssé . Il examina
l'enfant en si lence et reprit :
- A la suite de quoi avez-vous été malade hier?
- Elle est tombée, répondi t vivement Hita .
- Comme un petit enfant qui ne tient pa:! sur Res
jambes) fit le médecin en souriant,.
Laurence, de nouveau blessée dans son amour-proprè,
~'éc
ri a vivement :
- Je tiens très bien snI' mes jambes. Si je su is
tombée' c'est parce qu'on m'a jeté cc gros livre à la
tête ... Et encore, ce n'est pas ce qui m'a renùue
malade. On m'a enfermée seule dans !a chambre de la
tourelle .
A ce moment , de .la cuisin!) , on sonna fiita pO:lr
qu 'elle y descendît. Elle eût préféré rester ; cependant
oll e quitta la p ièce après que le doeteur Moliel' lui
eût alYirmé qu'il n'avait pas besoin d'olle .
- Qu'a donc de si particl11ier la. ehambre de la toul'~ l e pour vous avoll' l'enùuo malade:'
�LE SPECTRE VOILÉ
21
- Éùouard dit que, la nuit, les revenants s'y promènent. Personno ne voudrait y dormir et c'était très
méchant de m'y enfermer seule, sans lumière ... Mais
co n'est pas pour cette raison seulement quo je suis
malheureuse. Il y en a d'autres.
- Pouvez-vous me les dire?
- Jo n'ai ni papa, ni maman, ni frère, ni sœur.
- Mais vous avez une tant.e et des cousins qui sont
hons pour vous.
- C'est mon cousin Édouard qui m'a lancé le
Journal de Marguerite à la tête, . et c'est ma tante qui
m'a enfermée dans la tourelle.
- Vous ne pensez qu'à la tQurelle, mais n'êtes-vous
pas heureuse d'habiter un beau château comme les
Cèdres?
- Non. Je serais bien contente de partir.
- Aimeriez-vous aller en pension?
- Oui, du moment que ni ma tante ni mes cousins
ne m'y suivraient.
- Qui sait? Peut-être cela viendra-toi!? dit le docteur Molier en se levant. Il ajouta, comme se parlant à
lui-même: cc Il faudrait à cette enfant un changement
d'entourage. Les nerfs ont besoin de repos et de
détente. n
l'lita revint. Au môme moment, on entendit le klaXon de l'auto.
- Est-ce Mme Martel? demanda le docteur. Je
Voudrais lui parler avant de partir.
�22
LE SPEC'l'TIE VOILÉ
CIIAPI THE III
Laul'ence s'avanç a ver.; la fenêtre de sa cham~re
minusc ule, l'ouvri t ct regarda devant elle . Au premie r
plan se décou pait, SUI' un fond de hauts platane s, les
deux ailes du pension!lat où elle venait de passer
huit années de sa vic et, au delà du mur de clôture ,
l'horizo n de montag nes qui empêch ait ses yeux (e
voir plus loin.
Orph elinat plutôt que pension nat, : t' '-; travaux
manuel s su.rt.out étaient enseign és à Béthanie; cependant, par fav eur toute spécial e, quelqu es jeunes fill es
bien douées y recevai ent tant bien que mal une instructio n primai re supérie ure, et Lauren ce était sur le
pmnt d'en sortir, munie de ses deux brevets d'institutrice.
Son cxpérie n0e sc bornait presqu e exclusi vement à
la connais sance de ce que lui avaien t enseign é les
livres, car la r ègle de la maison ne prévoy ait pas do
profess eurs se consac rant uniquement à l'enseig nement. Les jeunes filles les mteux douées travaill oient,
beauco up seules, se conten tant de quelqu es houres
pal' semain e d'éclair cissements ct d'expli cations
pour les points les plus obscurs des pl'ogl ammos . T outefois l'étude des langues v'vante s leur oITrait d'assC'z
grande s facilités , CClI' plusieu rs pension naires do
Jlationa lité étrangè re se metLaient volonti ers à la disposition de Joues compng nes.
�JJE SPECTRE VOILÉ
23
Et Lanrence, les yeux perdus dans le vague, se
disait que la terre est grande et quo bien des champs
d'espoir, de crainte, d'émotion et d'imprévu étaient
ouverts à ceux et à celles qui possédaient assez de
courage pour aller de l'avant et chercher, au milieu
des périls, munis de bons principes, la connais!lance
do la vie.
Elle embrassait d'un long coup d'œil tous les objets
qui s'oITraient à sa vue, et ses yeux s'arrêtèrent enfin
SUl' les pics bleuâtres les plus éloignés, avec le désir
de les franchir.
Son regard pal'courait ceLte grande route qui contournait le pied de la montagne ct disparaissait dans
une gorge , entre deux c011ines. Elle aurait désiré la
suivre des yeux plus loin encore. Elle se mit ù penser
au temps où elle avait descendu cette même route,'
venant dû la petite gare de Grésy-sur-Aix, à la faible
lueur d'un quartier de lune.
Un siècle semblait s'être écoulé depuis le jour où
elle étai~
arrivée ft JJéthanie. Jamais elle n'avait quitté
cette solitude; elle y avait mêmo passé ses vacances.
Jamais Mmo Martel ne l'avait fait venir aux Cèdres.
Ni elle ni aucun membre ùe sa famille ne s'était
dérangé pour rendre visite ù l'orpheline. Pas l'ombre
d'une lettre n'était venue lui rappeler que, dans le
vaste monde, un être humain pensait à elle.
'. Le règlement, les devoirs, les habitudes, les voix,
l'uniforme, les préférences eb les antipathies de la
pension étaient tout ce qu'ellc savait de l'nxlstenco,
�24
LE
SPE c'rnE
VOILÉ
et elle sentait maintenant que ce n'était pas a ~s oz . En
une seule après-midi, cette routine de r.euf années
lui était devenue pesante. Elle désirait la liberté ou,
à défaut de liberté, une autre servitude, car il fallait
travailler ferme dans cet établissement méthodiste
qui avait eu, pour son bon marché, les préférences de
la sèche Mme Martel et se servir du balai et du plumeau,
tout en étudiant.
- Une autre servitude, se disait-elle. Ce mot doit
avoir un sens pour' moi, car il ne résonne pas trop
doucement. Ce n'est pas comme les mots liberté,
bonheur, sons délicieux, mais pour une jeun e fille
d~nuée
de fortune et de charmes, sons vains, fugitifs
et sans grande signification. Vouloir me les répéter en
secret, c'est perdre mon temps, mais une servitude
vaut la peine qu'on y pense. Tout le monde peut
sùvir. Ici je l'ai fait neuf ans. Mais maiiltenant je
veux partir', reprendre ma liberté, tout au moins ma
liberté d'action.
Et la jeune fille sOllgeait à un nouveau pays, à
une nouv ellr. maison , à des visages et à des événements
nouveaux. Elle ne se voyait pas, dans une grande
'ville, allant et venant d'un petit chez elle à un
quelconque bureau. Elle voulait, entre quatre murs
'inconnus, se dévouer, être utile, utile à une âme ou à
:quelques âmes d'enfants. Elle se voyait elle-même
'toute petite et malmenée dans la famille Martel, et
elle au:-ait aimé se consacrer à une sorte de seconde
6dit~on
d'elle-mûme, Le Prince C,harmanL, le mari age,
�LE SPECTRE VOILt
25
an , comme cet idéal de la plupart. des jeunes filles
était, pour le moment, loin de ses rêves.!
Elle se mit à passer ct à repassor dans son esprit son
projet encore vaporeux. Toute préoccupée elle descendit au réfectoire où la cloche l'appelait, puis, sans en
avoir rien dit à personne, elle sc coucha et s'endormit.
A l'aube, elle était levée. Avant l'heure du réveil de
ses compagnes, elle écrivait à une agence d'enseignement libre de Paris, en indiquant ses diplômes, ses
prétent.ions modestes, son grand désir de sc consacrer,
dans une famille, à l'éducation de jeunes enfants.
Par le même courrier elle adressait une autre lettre à
Sa tante; quilui donna, dans le minimum de temps , l'autorisation d'agir comme bon lui semblait, ayant, depuis
longtemps, renoncé à se mêler de ce qui la concernait.
Quelques jours plus tard arrivait une lettre ainsi
rédigée:
cc Mademoiselle,
« Après renseignements pris sur vous dans l'établis-
sement où vous avez été élevée, j'ai l'honneur de vous
annoncer qu'une situation vous est offerte dans une
famille ... Vous n'aurez à vous occuper que d'une seule
élève, une petite fille de neuf ans ... »
, Sttivaient des détails sur les appointements, 1es loisirs,
le caractère de l'enfant et l'adresse :
Madame Deltour, château de Haute-Forêt, par
Pont-de-Claix (Isère).
Lau!'ence examina longtemps la lettre. L'écriture,
�26
LE SPECTR E VOILÉ
quelque peu {,remblée, trahissaitla maind'ulle personne
âgée. Pont-de-Claix, dans le massif de la GrandeChartreuse .• . Le lieu devait être austère ... Mais une
enfant de neuf ans , quel attrait 1 A cet âge-là, comme
elle-même avait été malheureuse!
Elle attendit un jour, deux jO\lrS, mais rien d'autre
ne lui fut indiqué par l'intermédiaire de l'agence qui,
sans doute, ne voulait pas t.rop la dépayser. Pont-deClaix n'était guère qu'à soixante-dix kilomètres de
Grésy-sur-Aix où elle se trouvait en ce moment.
Et aujourd'hui. ses bagages étaient prêts. Demain,
dans la matinée, une auto la conduirait, à travers une
contrée accidentée, jusqu'au château ùe Haute-ForêL.
Une des phases de sa vie finsa~
ce soir, une autre
allait commencer le lendemain.
Elle méditait sur le passé, comme cela lui arrivait
souvent, et tâchait, avec des données insuffisantes,
;d'échafauder l'avenir, quand une domestique vint lui
annoncer qu'un dame l'attendait.
Elle descendit , s'appràtant à se rendre au parloir,
quand elle fut arrêtée au passage , dans le couloir qui y
conduisait.
- Vous voilà, Mlle Laurence. Je vous aurais reconnuo
entre mille, s'écria une jeune femme en lui prenant la
main ... Ma is j e vois , Mademois
e ~le,
que vous ne me reconnaissez pas. Mon chapeau ... mes cheveux coupés .. . un peu
d'embonpoint .. . et puis beaucoup d'oubli de votre part.
- Rita 1 Oh, comme je suis c011tente de vous revoir,
~, 'écria
la jeune fille en l'ombra ssant.
�I.F. li PECTRE VOILÉ
27
Dans le parloir, où touLes deux venaient d'entrer, se
trouvait un p otit garçon.
_. Voilà 1110n fils , dit ln. jeune femme . Je suis mal'iée
depuis cinq ans. J'ai laiss é, à la maison , une petite
fille plus jeune que j'ai appelé'J Laurence, en souvenir
de vous, car je vous aimais bien, mais il fallait être
s6vère pOUl' fDire plaisir à Madame.
- Alors vous n'ôt es plus aux Cèdres ?
- Mais si, toujours ; avec mon mari nous sommes
gardiens de la propriété. Il est jardinier.
- Donnez-moi des nom"elles de tout le monde, Rita.
Je serais contente de vou s entendre parler du passé.
- Vos cousines sont mariées, l'une à un ingéniem
wrti de l'Écolo Polytochnique, l'autre à un officier de
marine ... Mais parlons aussi de vous. Vous n'avez pas
très bonne mine. Sal}s doute ne vous a-t-on pas bien
soignée?
- Mais si, très bien, répondit la jeune fille qui ne
VOtùait pas s'appesantir sur d es détails de cc genre.
« Est-cc ma tante qui vous a envoy0e?
-. Non, jl: suis venue de moi-môme en apprenant
que vous alliez sortir de pension pour travailler 1 Il Y a
longtemps que j'avais envie de vous revoi!'.
- Mc trouvez-vous changée?
- Très peu, Mademoiselle. Vous êtes bien la jeune
fi lle que promeLtait l'enfant.
- Votre regal'd me dit que cette jeune fille ne vo us
s0mble pas précisément nn e merveille, fiL Laurence en
l·iant.
�38
LE SPEC'l'RE VOILÉ
- Bien sûr que vous ne SOl-ez pas choisie comme
miss Europe ou miss France, répondit Rita songeuse,
mais croyez-moi, Mademoiselle, il vaut bien mieux
être aimée pour ses qualités mo rales que pour sa
beauté: l'affection est alors plus solide.
Quelle fille d'Ève ne désire plaire? Laurence fut un
instant attristée par la remarque de Rita, mais n'en
laissa rien paraitro. Elles continuèrent à filer la
quenouille du passé, suivant une expression désuète,
et se séparèrent au bout d'une heure. L'une s'apprêtait
.à retourner aux Cèdres, où son humble vie était faite,
l'autre à se laisser conduire vers une nouvelle vie et
une destinée lourde d'inconnu.
CHAPITRE IV
1
Laurenüe se leva ét s'habilla avec soin. Bien qu'elle
flît obligée d'être simple, car elle ne possédait ~ien
de
luxueux, elle n'avait cependant pas l'habitude de
dédaignerl'apparence et dene pas songer à l'impression
qu'elle produirait. Au contraire, elle avait toujours
désiré paraître aussi bien que possible et plaire à
ceux qui l'approchaient, autant, du moins, que le permettait son absence de beauté. Souvent elle avait
regretté de n'être pas jolie, souhaité des joues naturellement veloutées, un nez plus pe~it,
des lèvres mieux
dessinée3. A ses yeux cependant elle ne trouvaiL rien
à reprendre et elle avait raison. A eux seuls ils pro-
�LE SPECTRE VOILÉ
29
jetaient sur le J'este de son visage une lueur qui en
trunsflgurait les im perfeclions, les faisait même totale.
ment oublier.
Sa toilette achevée, Laurence pensa qu'elle était
digne de paraltre devant Mme Deltour, qu'elle n'avait
,pas vue 10. veille, et que sa jeune élève ne s'éloignerait
pas d'elle avec antipathie. Après avoir ouvert toute
grande su fenêtre, et examiné d'un dernier coup d'cciI
si tout ce qu'elle laissait derrière elle était en ordre,
elle sortit de sa chambre et descendit un imposant
escalier à la rampe sculptée, d'un assez beau travail.
Elle arri va dans un vaste hall, entièrement vitré à
l'est, d'où les re<rurds embrassaient en entier la chaine
de Belledonne, '"les Grandes Rousses, et, au lointain,
les cimes bleutées du massif de la Vanoise.
, La porte vitrée étant ouverte, la jeune fille en pro~
fita pOUl' descendre la vingtaine de marches du perron.
, C'était une belle matinée de début d'automne. Le
soleil brillait sans nuage sur les bois de premier plan
qui commençaient à jaunir, ct sur les prés encore
verts. La jeune fille avança de quelques pas dans le
parc et regarda le château.
A vrai dire, ce château était tout simplement une
maison commode et de vo.stes dimensions, mais sans
prétent.ion aucune à la reproduction d'Ull style quel,conqu e.
Construit il la fin du Premier Empire, l'arrière
grand-père du possesseur actuel s'était attaché à
l'épaisseur des ,murs, à l'orientation, à la distribution
�30
I.E SPECTRE ' VOIL~
judicieuse des pièces. Par la suite les descendanls
avaient songé au confort, qui ne laissait rien à désirer
au moment où Laurence Dastier y était entrée.
- Trente personnes vivraient à l'aise ici, sougeait
Laurence. Cependant on croirait le châLeau de la
Belle au Bois Dormant, tant le silence y est complet.
- Comment, déjà dehors, Mademoise lle? Vous
êtes bien matinale.
La jeune fille s'avança vers la personne qui venait
de l'interpeller d'une fenêtre ÙU rez-de-challss&e.
- La maison vous plait-elle, mon en fant?
- Oh, oui; beaucoup , Madame.
- N'es t-ce pas? Le site est merveilleux; il est vrai
qu'à foree de voir les choses , les yeux s'y habi tuent et
l'admiration s'en ressent.. Sans doute M. de Pyrmont
est-il de cet avis car nous ne le voyons que de loin en
loin: rares sont les séjours qu'il faiL dans 3es terres.
- M. de Pyrmont, est-ce là le nom du châtelain?
- Châtelain est beaucoup dire. Enfin, oni, c'est
aim:!i que s'appelle le propriétaire de ce domaine de
Haute ..Forêt. Nè le saviez-vous pas?
- Non. Je pensais que le château etses d6pendances
appartenaient à Mme Deltour, qui me demandait do
venir ici pour m'occuper d'une fillette de neuf
ana.
- MDl. DoHour, c'es t moi-môme, mais je ne suis ici
qu'une salariée, une gouvernante, une économe, enrl n
ce que vous voudrez COmme appellation. M. de Pyrmol.~
fA Wl.lro oonfiazwe on moi et; je crois quo je la
�LE SPECTRE VOILi
31
mérite. Nombreuse3, déjà, sont les anntles passées à
Son service ct à celui de son pore.
- Et ma future élè.ve?
- C'est une nièce de M. de Pyrmont. La pauvre
petite n'a que lui au monde, cependant il se soucie
assez peu d'elle. Du moment qu'elle ne manque de
rien matériellement, qu'il pourvoit à son instruction
et à son éducation, il estime avoir faitson devoir envers
elle. Qui songerait à l'en blâmer? Pas moi ,. certes, et
Sabine Dormoy - c'est le nom de votre petite élève
-est encore plus heureuse ici qu'en pension.
A cc moment une filIette toute frai che des ablutions
matinales, de la coiffure récente, de sa robe blanche
sans la moindre ombre doutemo, arriva dans le parc
où Mme Deltour avait rejoint Laurence.
- Venez vite, Mademoiselle Sabine, dire bonjour à
MUe Dastier, qui doit être votre institutrice, et qui
fera de vous une jeune fille accemplie.
- Gu.teX/, Morgen, Frazûein, dit lu fillette en tendant
sa main soignée à Laurenco, puis elle se mit à rire en'
disant: Ah 1j'oubliais que Mademoiselle est française et
,ne vient pas pour remplacer Ida.
Laurence trouva en Sdbine une élève assez docile,
mais difJicile à rendre attentive. Jusqu'à présent
l'enfant avait nté beaucoup livrée à des domestiques
étrangores qui, tont en s'occupanlJ, par la force des
choses, dellliensejgnet leur langue maLernolIe, avaient
totalement négligé la formation de son cœur et do
son esprit, ce qui, à la vérit6, n'était pas leur aITaire.
�32
LE SPECTnE VOILJ~
Et Lamence se réjonit à la pensée de se consacrer
ù cette jolie fillette blonde, aux joues fraiches comme
des roses du Bengale.
L'enfant n'ayant pas été habituée à des occupations
régulières, il ne fallait pas trop cxiger d'elle pour
commencer; aussi, après lui avoir expliqué une leçon
de grammaire et dicté un texte court et simple, Laurence
la laissa, pour cette première matinée, àses distractions
favorites: poupées et confection de leur trousseau.
Comme Laurence traversait le hall pour se rendre
quelques instants dans le parc, Mme Deltour l'appela.
- Vous avez bien fait, lui dit-elle, de nc pas retenir
tl'Op longtemps Sabine, pour la première matinée.
'D'elle-même et peu à peu, vous verrez, elle demanclel'a
:à rester plus longtemps avec vous.
-- C'est bien ce que j'espère. Elle me rappelle ce
que je fus moi-même, une orpheline, dans une maison
qui n'était pas la mienne; mais ici, au moins, personne
ne la tyrannise ...
- Ah, certes, non. Elle a en moi presque une
grand'mère, si elle ne trouve pas en M. de Pyrmont
un oncle très affectueux. Je suis contente qu'eHe ait
une personne jeune et sympathiqne comme vous
auprès d'elle.
Mme Deltour avait appelé Laurence d'une pièce
magnifique où elle frottait des objets d'art, statuettes,
bibelots, après le nettoyage par le vide.
- Pour le fini, rien ne vaut la peau de chamois, ditelle.
�33'
LE SPECTRE VOILÉ
- Que cette pièce est spacieuse et luxueusement
meublée, dit la jeune fille. JQ 'n'ai encore rien vu de
tell
- A votre âge, élevée comme vous l'a Vf;lZ été, permettez-moi de vous faire remarquer que vous n'ave z pas
vu grand'chose. Cependant, vous avez raison, le style
:E:mpire de si bon goût se trouve rarement. Ce salon
est beau .. . Tout doit être maintenu en parfait état de
propreté. Les visites de M. de Pyrmont sont rares,
mais imprévues. Jamais le moindre mot n'annonce son
retour. Comme pour le jugement dernier, ajouta la
vieille dame en souriant, il faut être toujours prêt.
- M. de Pyrmont est-il donc si
terrible?
l
,
- Non. Seulement, comme il paye en conséquence,
il exige que chacun fasse son devoir. C'est un homme
qui a beaucoup voyagé, qui a fait des études très
complètes. Ah, certes, ce n'est pas Monsieur Tout-Iemonde ...
La manière si simple, si cordiale, dont Laurence
avait été reçu,e à Haute-Forêt semblait annOll,cel' une existence facile, agréable, laissant peu do
prise à l'imprévu. Mme Deltour était bien ce qu'elle
~vait
paru d'abord à la jeune fille, une femme douce,
Instruite, intelligente.
Sabine se montrait un peu vive; un pe,u emportée,
parfois, mais elle était capable d'efforts pour plaire à
qui s'occupait d'ello, car elle était avide, instinctivement, d'inspirer de la sympathie.
Vie étrange, en somme, que cet isolement abl301u.
~ Dastier
3
�34
LE SPECTRE VOILÉ
Vie d'ermites plutôt que de femmes modernes. Rien
qui pût faire soupçonner, à part le confort intérieur,
que Laurence n'élevait png une fillette de 1830.
Jamais la moindre visite ne venait égayer le triste
domaine. Jamais des pneus d'auto n'imprimaient leur
empreinte dans l'allée principale du parc. La route
étant assez éloignée , il fallait un vent favorable pour
apporter, de temps à autre, jusqu'aux oreilles des
habitants de Haute-Forêt, les vibrations atténuées
d'un klaxon.
L'automne, le commencement de l'hiver se pasè~ent
. ainsi, dans un morne silence. Un après-midi de fin
décembre, Sabine dut rester quelques jours au lit à
cause d'une bronchite.
C'était une belle journée calme, quoique très froide.
Laurence était lasse d'être demeurée tranquillement
assise dans la bibliothèque pendant toute la matinée.
et elle se décida à sortir, seule, comme lorsqu'elle
n'accompagnait pas sa jeune élève.
Le sol était durci par le gel, l'air tranquille, les
chemins déserts. Laurence marchait vite pour se
réchauffer.
Elle se trouvait dans un sentier qui serpentait entre
iJ.es haies fleuries d'aubépine en mai, noires du fruit
de la roltlce en août, bleues de prunelles en automne,
maintenant hérissées d'épines, de branches dénudées,
auxquelles pendaient des stalactites de glace.
Au delà des haies, l'coiI ne découvrait que des
champs accidentés, où les vaches ne venaient plus
�LE SPECTRE VOILÉ
35
hrouter, et, àu lointain, comme le temps était clair, le
massif de la Vanoise avec ses sommets couverts de
neiges éternelles.
Le sentier conduisait, en montant, jusqu'à Uriage.
Arrivée à mi-chemin, la jeune fille s'assit sur un talus.
Elle serra étroitement son manteau autour <L'elle, elle
cacha ses mains dans son écharpe roulée en, manchon
de façon à ne pas sentir le froid très vif.
Du lieu où elle était assise, elle apercevait le
château, qlli avait assez fière allure dans l'ensembl e
du paysage. Au delà., à. l'ouest, s'élevait la forêt de
haute futaie, en partie déboisée à l'heure actuelle,
de laquelle le domaine tirait son nom.
La jeune Hile demeura là longtemps, insensible à.
la basse température. La nuit, qui vient si vite à cette
époque de l'année, la surprit dans sa rêverie, rêveri,o
dangereuse car une invincible somnolence s'emparait
d'elle, très douce mais au plus haut point dangereuse,
étant donnée la ba ss o temp érature.
Un bruit, indistinct tout d'abord, mais de plus en
'plus perceptible vint, heureusement, rappeler Laurence au sentiment de la réalité. Le bruit était causé
pa'!' le pas d'un choval non attelé. Quelle voiture, en
erret, eût pu s'engager dans cet étroit sentier, où la
glac!: comblait les ornières?
Afin de laisser la place libre, la jeune fille se leva,
s'apprêtant à franchil' la haie à une ouverture située
à une faible distant,? ( LI talus où elle était assise, an n
de passer dans le champ voisin, m!lis, au bout de
�36
LE SPECTR E VOILÉ
quelques pas, elle se retourna, son attention ayant été,
attirée par le bruit d'une chute, accompagnée d'une
exclamation de colère. Monture et cavalier étaient
tombés.
Instinctivement, la jeune fille revint sur ses pas.
:Elle trouva le voyageur - voyageur peu moderne s'efforçant de se débarrasser du cheval, qui lui coinçait la jambe droite.
blessé, Monsieur? demanda la jeune
- ~tes-vou
,fille. Et elle ajouta aussitô t: Que puis-j e faire pour vous
aider?
- Rien, ' absolument rien. Éloignez-vous, au
Icontraire, car, en se relevant, ce stupide .animal
pourra it vous blesser ... Il est vrai que ce n'est pas sa
faute s'il a glissé, n'étant pas ferré à glace ... Tenez,
donnez-moi tout de même la main ... Là, je vous remercie ...
Puis, .au bout de quelques efforts:
- Voilà qui est fait, dit l'inconnu, en se plaçant
d'abord sur ses genoux, ensuite en se dressant de toute
sa hauteur.
Il voulut marcher pour vérifier si pieds et jambes
étaient toujours en bon état, mais le résulta t fut
sans doute négatif, car il se laissa tomber aussitôt
sur la terre gelée.
- Si vous êtes trop grièvement blessé pour continuer votre route, je puis aller chercher de l'aide à
Haute-Forêt, dont vous ap'ercevez d'ici la façade
éclairée par la lune . •
�LE SPECTRE VOILÉ
- Je VOUS remercie, Madame ou Mademoiselle.
- Mademoiselle.
- Eh bien, Mademoiselle, je vous remercie pour
votre offre obligeante, mais je n'ai rien ~e brisé. Il
s'agit, je pense, d'une simple entorse.
11 voulut de nouveau essayer de marcher, mais,
involontairement, il poussa un cri.
La clarté déversée sur la terre par la lune qui
h'avait pas encore fini de croUre, était trop indécise
pour permettre à la jeune fille de distinguer les traits
de l'étranger. Elle ne voyait pas les détails, même
'Ceux du costume, mais l'ensemble: grand, mince,
icheveux sombres, assez toufTus, semblait-il, taillés en
'brosse sans souci de la mode, et dégageant bien les
tempes ... Trente-deux ans, peut-être trente-cinq ... '
La voix était rude, autoritaire.
- Je ne puis vous abandonner seul dans ce sentier
rJ,vant de vous voir de nouveau monté sur votre
cheval.
- Seul dans ce sentier, comme vous dites, vaut
lllieux pour un homme de mon âge que pour une
jeune fille du vôtre. Où habitez-vous?
- Pas bien loiJ;! d'ici, répondit Laurence, évitant
tille réponse précise. Par ce froid, je n'ai pas peur.
Chacun est rentré chez soi. D'ailleurs, il fait assez
"JOur pour se guider.
- Demeurez-vous, par hasard, dans cette maison
'où, tout à l'heure, vous proposiez d'aller cheroher de
l'aide? demanda l'étranger en désignant le château
�38
LE SPECTRE VOILÉ
de Haute-Forêt, que la lune éclairait de ses blarat'ds
rayons .
Laurence ne pouvait se dérob er et répondit par
l'affirmative.
- Et savez-Yous à qui appartient ce château?
- Certainement, bien que je n'en connaisse pas le
propriétaire, ne l'ayant jama;s vu.
- Savez-vous où il se trouve?
- Je l'ignore.
- Est-il indiscre t de YOUS demander vos fonctions?
- Elles n'ont rien de myaLérieux. Je suis l'institutricr. de la nièce de M. de Pyrmont.
- Voilà qui est parfait ... Ce qui l'est moins, c'est
cette jambe ... ce pied ...
De nouveau l'inconnu essaya de marcher, mais il
ne put réprimer un gémissement qu'il voiJa aU3sitôt
d'une exclamation de colère.
- N'allez pas me chercher du secours , ce serait
trop long, mais aidez-moi, si ce n'est pas trop vous
demander ... La nécessité, Mademoiselle, me contraint
à solliciter votre appui.
L'inconnu posa une main, qui n'avait rien de léger,
sur l'épaule de Laurence, et arriva ainsi jusqu'à son
cheval, puis, cn cavalier accompli, malgré la vive
douleur qu'il éprouvait, il sauta sur sa selle sans
pousser ni cri ni gémissement, mais en se mordant la
lèvre inférieure jusqu'au sang .
.- Je vous remercie inl1niment, Mademoiselle.
fl ans vous, je n'aurais pu continuer ma rouLe.
�LE SPECTRE VOILÉ
Il donna un coup d'éperon au cheval qui rua, puis
partit au galop et tous deux disparurent sans laisser
plus de traoe qu'un oiseau qui effleure une branche
en vol,aut.
Laurence oontinua son chemin. L'aventure était
terminée. Ce n'était pas un roman, à peine une nouvelle de cent lignes, cent lignes qui n'avaient rien de
bien palpitant. La jeune fille, cependant, y attachait
sa pensée, à cause de l'instant d'imprévu introduit
dans sa vie monotone. On avait eu besoin d'elle,
on lui avait demandé une aide qu'elle avait accordée.
La monotonie de son existence, c'était là un thème
qu'elle n'abordait jamais avec Mme Deltour, son unique
compagne, mais qui reveRait à son esprit aux heures
assez nombreuses où elle était seule avec elle-même'.
Il lui arrivait parfois d'envisager les orages d'une vie
précaire et pleine de luttes, même de les désirer. Elle
se faisait l'effet d'un homme assis trop longtemps
dans un fauteuil et que tourmente le besoin d'agir.
Pour le moment, il s'agissait simplement, pour
Laurence, de renLrer.
, A l'intérieur du château, CCl n'était pas, oe soir-là,
le silence accoutumé et le clair-obscut' habi tueI. Dans
le hall toutes les appliques murales avaient été allumées, de même que les deux lustres. Le salon, la salle
à manger étaient éclairés comme un soir de grande
réception. Des domestiques ciroulaient dans l'escalier.
La sonnerie du téléphone s'imposait, impérieuse.
�40
LE SPECTRE VOILÉ
- Qu'y a-t-il donc? demanda Laurence à Lucie, la
femme de chambre qui était venUe lui ouvrir la
porte .
-M. de Pyrmont vient d'arriver, blessé, et M Ille Deltour a téléphoné, tout à l'heure, à Grenoble, pour en
,faire venir un médecin ... ce doit être lui qui rappelle
jan ce moment.
CHAPITRE V
A partir du jour où M. de Pyrmont fut de retour,
~e
château changea d'aspect. Il ne fut plus silencieux
comme un temple en dehors des offices . A chaque
~nsta
on entendait ouvrir et fermer des portes,
,marcher dans les eouloirs, dans les salles, résonner
des voix nouvelles, retentir la sonnette de la lourde
grille de fer forgé.
Les jours qui suivirent son arrivée inopinée, Laurence ne vit que peu M. de Pyrmont. Le matin, ses
affaires l'occupaient et, dans l'après-midi, il recevait
des visites d'amis de Grenoble ou de châtelains des
environs. Quand son pied alla asse2 bien pour lui
permettre de monter aisément à cheval, il resta
dehors une partie de la journée afin de rendre les
visites qu'on lui avait faites, et il ne rentrait généralement que fort tard. Il dédaignait complètement
l'auto, peu pratique étant donnée la situation du château, alors que son cheval semblait un prolongement
~e
sa personne.
�LB SPECTRE VOILÉ
41
Pendant ces premiers jOUl'S, M. de Pyrmont
demanda rarement sa nièce; quant à Lamence, elle
ne le voyait que lorsqu'elle le rencontrait, par hasard,
dans le bail, dans Je vestibule ou dans le parc.
Quelquefois il passait devant elle, daignant à
peine la saluer avec, hauteur et lui jetel' un regard
distant.
Cependant il reslait à ·Haute-Fbrêt. Les semaines
passaient et il ne songeait pas à s'on éloigner de nouveau.
- Quinze jours, disait Mme DelLour, etles murs du
château semblent l'étoufIer, et il faut qu'il parte ...
Beaucoup s'estimeraient heureux avec ce qu'il possède, cependant il est loin de se tenir pour satisfait de
son sort.
L'attitude de M. de Pyrmont vis-à-vis de l'institutrice de sa nièce se transformait peu à peu. Il l'avait
invitée quelquefois à sa table avec sa jeune élève. Il
avait renoncé à ses accès de froid dédain. Quand il
rencontrait Laurence, il lui souriait et avait toujours
un mot agréable à lui dire. Puis il rechercha la conversation de la jeune fille et sembla beaucoup apprécier, malgré son inexpérience totale de la vie, l'originalité de son esprit.
Laurence, cependant, parlait peu, mais le peu
qu'eUe disait on avait plaisir à l'entendre. M. de Pyrmont, de son côté, malgré sa froideur apparente, était
communicatif et, ayant beaucoup vu, avait beaucoup
à raconter.
�42
LE SPECTR E VOILÉ
Sa manièr e d'être, correcte et cordiale à la fois,
délivra bientôt la jeune fiUe de toute contrai nte. Elle
fut attirée pal' la franchise amica1e avec laquelle on la
traitait . Il Y avait des moments où elle con8idé~at
M. de pyrmo nt comme un camara de, bien que, parfois , il montrâ t encore, de temps à autre, son caractère impéri eux, mais de plus en plus rareme nt.
Ce nouvel intérêt ajouté à la vie de Lauren ce la rendit si heureu se qu'il lui sembla soudain que tout ses
vœux informulés étaient exaucés , et au delà, et qu'il
ne lui restait plus rien à désirer en ce monde.
M. de Pyrmo nt n'était pas beau, si l'on entend par
beauté la perfection des trails, leur grande régular ité;
pourta nt la jeune fille ne connai ssait rien d'aussi
uaréable à regarde r que son visage au teint clair et
o
rosé, au front un peu carré sous des cheveu x bruns
coupés en brosse, aux yeux limpides comme une eau
sans fond entre des paupiè res légèrem ent bridées.
Un sourire dé ces lèvres minces au dessin assez flou et
ce visage se transfigurait. On eût dit que, de la racine
des cheveu x à la pointe du menton , une lumière intérieure fusait par tous les pores, rendan t plus bleus
ces yeux d'eau calme et donnan t un attrait incomparable à une physionomie qui, au premie r abord, ne
s'impo sait pas par sa beauté .
Lauren ce s'était couchée , mais n'arriv ait pas à
s'endor mir. Elle pensait ct repens ait sans cesse Ù une
conver sation qu'elle avait eue dans la soirée avec
M. de PYI'lOont sur ce sujet assez rebattu : le bonheu r.
�LE SPECTRE
vonE
- Être heureux, moi, à Haute-Forêt? Impossible,
absolument impossible. D'autres peuvent y trouver
Q4elgue agrément; pour ma part ...
CeLte phrase était restée en suspens, interrompue
par une rêverie quo la jeune fille n'avait osé troubler.
Questionner, quêter des explications , ce n'était pas
là le rôle d'une salariée , car elle ne perdait jamais de
vue ce qu'elle était au château: l'institutrice de Sabine,
rien de pl ilS. Cependant, rétléchir sur ce qu'clle
avaiL en lendu ne lui éta it pas int erdit, pas plus que
de se demander pOUl'quoi le bonheur était impossible
dans cette soliLudc, qu'en erret il fuyait toujOUl's.
indéeiscs et elle allait cnfin
Ses pensées devenaient
1
s'endormir quand , tout à coup , elle entendit au-dessus
de sa tête un m Ul'mure vague ct étrange qui la fit
tressaillir. Elle sc leva, s'assit SUl' son lit et prêta
l'oreille, mais le brIliL avait cessé.
Elle essaya do se rendormir, mais sa quiélude habituelle avait fui soudain. Un quart d'heure peut-être
se passa dans le plus grand silence, ce silence absolu
d'une maison où tout dort quand, au dehors, pas le
moindre souffle ne passe entre los branches de s
;lI'bres.
Les quatre coups mélodi eux, annonçan t qu'une
h eure du matin allait sonner, résonnèrent à l'horloge
monumentale du hall. A ce moment, il sembla à la
jeune fille qu' une main glissait sur sa porte comme
pom tâter le chemin le long du sombre corl'Ïdor.
Sombre, il l'6tait a95U.l'6ment, car pal' l'imposto
�44
LE SPECTR E VOILÉ
vitrée ménagée au-dessus de la porte de sa chambre,
pas la 'moindre lueur ne filtrait.
_ Qui est là? demanda-t-elle .
Personne ne répondit. La jeune fille tremblait de,
frayeur.
Elle réagit, cependant, se disant que ce frôlement
pouvait bien être produit par Ajax, le berger alle·
mand, qui aimait mieux passer la nuit dans la maison
que dans le parc, et profitait souvent d'une distraction des domestiques pour s'endormir en quelque coin
et se laisser enfermer .
Cette pensée tranquillisa un peu Laurence, qui se
recoucha. Quand elle n'enten dit plus aucun bruit, le
sommejl appesantit de nouveau ses paupières, mais
il était sans doute écrit qu'elle ne dormirait pas oette
nuit-là . En efIet, à peine perdait-elle la conscience du
monde extérieur qu'un bruit assez efIrayant la lui fai·
sait brusquement retrouver.
C'était un rire étrange, qui semblait résonner à la
porte de sa chambre. Elle se demanda même un instant si ce n'était pas dans la pièce même, à une
faible distance de son lit. Non, clle était bien seule.
Le rire retenti t de nouveau et il 'é tait clair, maintenant qu'il venait du corridor. Le premier mouvement de
la jeune fille Iut - le verrou étant déjà poussé - do
fermer sa porte à clef. Verrou ... sorrure ... il était
bien improbable qu'on entrât avec eITraction.
_ Qui est là? cria-t-elle encore.
Pas de réponse, mais de nouveau le rire inepte et
�LE SPECTRE VOILÉ
45
incompréhensible qui la glaçait jusqu'aux moelles.
Quand, de nouveau, le silence fat absolu, prolongé
pendant quelques minutes, Laurence se décida à
ouvrir sa· porte pour se rendre compte, après coup,
s'il était possible, de ce qui avait pu se passer.
Sa surprise fut grande quand elle s'aperçut que l'air
étaitlourd, difficilement respirable. Elle regarda autour
d'elle. D'où provenait donc cette atmosphère opaque?
Alors, distinctement, elle sentit une odeur de brûlé.
Du bois craqua: c'était la porte de la chambre à
Coucher de M. de Pyrmont qui se fissurait sous la
pression du feu et de la fumée.
Laurence ne réfléchit pas longtemps. En une
seconde, elle fut dans cette chambre qui allait bientôt
devenir un brasier. Cependant, si profond était le sommeil du châtelain qu'il ne se réveillerait sans doute
que lorsque le rou l'aurait atteint.
Il n'y avait pas de temps à perdl'e. Les draps, qui
pendaient du lit jusqu'à terre, Oambaient déjà ... Un
cabinet de toilette attonait à la chambre; la jeune
fille y emplit les récipients qui lui tombèrent sous la
main, après avoir appelé M. de Pyrmont pour qu'il
se levât, mais il avait le sommeil très dur.
Le sifflement des flammes mourantes et surtout la
fraîcheur de l'eau finirent par le réveiller. Il était
furieux.
- Quelle est cette plaisanterie? Je suis trempé.
Est-ce une pluie d'orage entrée sans cri cr gare par
la fenêtre ouverte?
�46
LE SPECTRE VOI LÉ
- Non; ce n'est pas cela, mais un incendie maintenant éteint. Je m'en vais. Levez-vous, car vous ne
pouvez continuer à dormit' dans l'eau.
- Comment, c'est vous , Mademoiselle Dastier, qui
vous trouvez dans ma chambre à cette heure?
- C'est moi, Monsieur, par la force des événements.
J'aimerais mieux dormir bien tranquillement, je vous
assure. Bonsoi!', Mnnsieur.
- Bonsoil', c'est bientôt dit. Vous me devez une
explication pour ce J'emue-ménage et des excuses pour
le rhume J e cerveDU que je vais vous devoir. Sortez
un instant, ann que je m'habille, et revenez.
Quand la jeune nUe revint, M. de PY1'mont examinait les dégâts causés par le feu, arrêté soudain grâce
à l'eau jetée copieusement ...
- Qui a fait cela, demanda-t-il. Le savez-vous?
Laurence conta co qu'elle avait entendu,parla d'un rire
étran ge , de pas furtifs dans le corridor sans lumièJ'e.
l\L de Py rmont écoutait la jeune fille. Sa physiollomi e exprimait plus de tristesse que d'étonnement.
Quelques minutes, il demeura siloncieux.
Voulez-vouf> que j'avertisse Mme Deltour ~
demanda Laurence.
- Non. De quelle aide me serait-elle? Elle n'est
plus bien jeune, laissez-la dormir tranquille.
- Alors je réveill erai Lucie.
- Non encore. Restez bien tranquille ici tandi ,; que
j'irai visiter les ét.ages supérieurs. Ne bougez pas.
N'appelez pprsonn e.
�LE SPECTRE VOILÉ
47
Au bOut de vingt minutes environ, M. de Pyrmont
revint. Il semblait tl'ès ému.
- J'ai tou~
découvert, dit-il, tout. C'est bien cc que
je pensais.
Laurence risqua un timide :
- Est-ce quelqu'un de la maison?
Sans doute cette question ne fut-elle pas entendue
car M. de Pyrmont demanda:
- Avez-vous vu quelque chose d'anormal au
moment où vous avez ouvert la porte de votre
chambre?
- Absolument rien que l'air déjà chargé de fumée.
- Mais vous avez parlé d'éclats de rire. Est-ce la
première fois que vous les entendez.
- En vérité, je ne sais que dire. Les domesLiqw?s
rient, de même que Mme Deltour, que moi-même ...
- Alors ne padons plus de cet incident, si ce n'est
moi, pour vous remercier de m'avoir sauvé la vie.
Sans vous, que serais-je devenu? Mon sommeil
s'interrompt si difficilement 1 Je suis conLent d'avoir
contracté envers vous cette dette immense ...
Il s'arrêta, regarda à terre, comme s'il n'osait porter ses yeux sur la jeune fille.
- Bonsoir, Monsieur, répondit-elle eimplemenl.
Croyez qu'ici il no peut être question de dette . Ce
que j'ai fait était tout naturel. Il était impossible,
sachant que le feu couvait dans votre chambre, de ne
pas faire l'impossible pour l'éteindre .
- Je maintiens ce que j'ai dit.
�48
LE SPE CTR E VOI LÉ
_ Je Buis heureuse de m'être trouvée
éveillée.
La jeune fille regagna sa chambre,
son lit, mais san8
songer à dormir. Elle songeait aux
événements de
la nui t et, plus encore qu'a u feu, à
ce rire incompréhensible et mystérieux qui l'av ait
précédé.
CHAPITRE VI
Le jour qui suivit cette nui t mou
v4:'mentée, Laurence s'étonnait d'éprouver comme
une vague crainte
de voir M. de Pyr mon t et, par
une contradiction
étrange, elle red out ait anssi de n'av
oir pas à le rencontrer.
La matinée se passa commo de cou
tume. Rien ne
vin t interrompre les tranquilles leço
ns de Sabine.
A un moment, Laurence ont end it
du bru it du côté
de la chambre de M. de Pyr mon t.
Elle distinguait les
voix de Mm e Deltour, de la cuisiniè
re, de la femme de
chambre, du jardinier ...
_ Quel bonheur, disait Mme Deltou
r,que Monsieur
se soit réveillé à temps et ait eu la
présence d'es prit
d'éteindre le feu avec les récipients
qui lui tombaient
sous la main, mais pourquoi n'a-t-il
réveillé oerfionno ?
Moi, j'ai toujours dit que l'électricité
étai t d;ngereuse,
à cause des courts-circuits.
Après bien des réflexions, des sup
positions et des
exclamations, tou t fut l'emis en état
, pour ce qui étai t
immédiatement réparable.
�49
LE SPECTRE VOILÉ
Laurence ne vit ni n'entendit M. de Pyrmont de 1a
journée.
- I l est parti tout de suite après son déjeuner, lui
dit, à l'heure du thé , Mmo Deltour. Sans doute ce qui
est arrivé cette nuit ne lui a pllS fait plaisir. Risquer
d'être brûlé vif 1 Il a dû vouloir se changer lea idées ...
- Rentrera-t-il ce SOLI:' hasarda Laurence.
- Pensoz-vous, Mademoiselle! Quand Monsieur
s'en va, c'est toujours pour plusieurs semaines. Cette
fois-ci , cependant, je serai moins affirmative. Il est
au château de l'Aigle, au bord du lac d'Annecy, chez
les DarJand, les grands facteurs de pianos et orgues.
Immense fortune ...
- Et ... il Y a des dames dans ce château?
- Je crois bien 1. .. Mme Darland d'abord, qui est
très belle encore, et scs trois filles, dont l'une,
Mlle Irène, est la plus ravissante personne qu'on
puisse imaginer. M. de Pyrmont a même dit, un jour,
qu'il ne devrait pas être permis d'élire une miss
Univero tant que Mlle Irène Darland n'aurait pas posé
sa candidature.
- M. de PYl'mont a dit celai'
- Je ne mettrais pas ma main au feu que ce sont
exactement ses paroles, mais à deux ou trois mots
près . ..
- La connaissez-vous?
- Certainement. Elle est déjà venue ici.
- Comment est-olle?
- La décriro est bi en diffioile. Il faut l'avoil' vue.
q.
�50
i ·E SPECT RE VOiLÉ
Au premier abord, il est impossible de n'être pas
ébloui . .. Ses cheveux. ressemblent à une mousse d'Of;
quant à son visage, c'est la perfection môme. Je ne
peux rien diro de plus ... Et elle chante!
-- Tant de porfections réunies dans un seul êtee :
comme elle doit être heureuse !
- On le serait à moins ... Tenez , il me revient
enCQi'e quelque chose ...
- Quoi donc , Madame Doltour?
- M. de Pyrmont dit que, lorsqu'elle chante, elle
ressemble à un ange de Memm1ing. Si vous le ~
entendiez, tous les deux, chanter des duos ...
- M. de Pyrmont? Je ne savais pas qu'il chantait.
- Mais si, el t rès bien. Sa voix s'accorde merveilleusement avec cello do Mlle Darland.
- Comment se fnit-il qu'une jeune fille si riche et
si admirable ne soit pas encore mariée ?
- C'est qu'clle est, sans aucun doute, lrès diffici le ...
Mais vous 11 0 mangez rien.
- Non , je n'ai pas faim , oe 8oir.
- Et puis vous êtes toute rouge. Un peu de fièvre,
peut-être? Pourvu que vous 11e couviez quoIque
maladie!
- N'ayez aucune crainte. J'avoue cependant que
cotte histoiro d'incendie dont nous aurions pu être
tous victimes, m'a un peu bouleversée.
Mais, en parlant. ainsi, Laurence savait hien que,
si elle disait la vénté, eHe ue la disait cependant pas
Lout entière.
�LE SPECtRE VOILf
51
CHAPITHE VII
Quelques jours se passèrent sans que M. de Pyl'mont
donnât de ses nouvelles. Au houi de trois semaines,
il n'était pas encore revenu . Mme Daltour dit à
Laurence qu'elle ne serait pas étonnée, qu'en quittant
le château de l'Aigle, il se rendit ù Paris, à moins que
ce ne fût à Madrid ou à Athènes.
En ce cas, ajoutait.ello, il pourrait rester
plusieurs mois absent. C'est son habitude de séjourner
longtemps à l'étranger.
En entendant énoncer cette dernière posaibilité,
Laurence sentit quoIque chose chavirer en elle. Illlli
sembla tout à coup qua, en plein jour, il taisait subi·
tement nuit.
Cependant elle s'eITorça de ramener son imagina·
tion dana une voie moins dangereu se et de chasser de
son esprit la ponsée que les faits et gesles de
M. de Pyrmont pussent avoir tant d'intérêt pour
clle. Elle sC dit, non sans rai80n1 que c'est folie chez
une femme ùe laisser s'allumer en elle un amOnr
secret qui, s'il n'est ni connu ni partagé, doit dévorer
sa vie et qui, s'il ost connu et partngé, la plongera
dans dos ùifficultés ùont il lui son impogsible de
~ol,tir.
Avant tout, elle devllit demeurer à sa place, à peu
de chose près au même rang que Mme Deltouf', et
�52
LE SPECTR E VOILÉ
chasser de son cœur et de son âme un amour qu'on
ne lui demandait pas et que, sans dO\1tè, on mépriserait.
Il y avait environ trois semaines que M. de Pyrmo nt
était absent quand Mme Deltour reçut une leUre de
lui.
- Quelquefois je me plains de notre tranquillité"
dit-elle à Laurence, mais cette fois-ci je crois bien
que j'aurai à dép lorer le contraire ... Imaginez-vous
que M. de Pyl'mont revient à la fin de la semaine,
et pas seul. Il demande de mettre en état les plus
belles chambres du château et de s'occuper de trouve r
des extras, à Grenoble, pour la cuisine. Les dames
amèneront leurs femmes de chambre. Tout sera plein
à craquer et on ne se plaindr a plus du silence.
Il y eut, en effet, beaucoup à faire penda,nt les
cinq derniers jours de la semaine. Le château, cependant admirablement entrete nu, ne semblait pas
encore assez propre à la consciencieuse Mme DeltoUl'.
L'aspir ateur électrique ne fut pas jugé suffisant.
Tous les tapis furent décloués, les tentures décrochées,
les peintures lavées, les matelas et les oreillers mis à
l'air, C'était un remue-ménage indescriptible.
Sabine courait au milieu do ce désordre. Les préparatifs de la réception et la perspective de tous les
gens qu'elle o.l1ait voir la rendait folle de joie. Elle
entrait dans toutes les chambres, sautait .sur les
sommiers, essayait tous les matelas, s'amus ait à
empiler aussi haut qu'elle le pouva.it oreillers et
�LE SPECTRE VOILÉ
53
traversins. Elle était libérée de toutes ses leçons.
Laurence passait ses journées entières à l'office et
à la cuisine où elle renJait des services plus précieux,
pour le moment, que ses leçons habituelles.
Elle ne trouvait pas le tomps de poursuivre ses
chimères, et elle fut aussi gaie et active que les
domestiques elles-mêmes. Cependant, quelquefois, sa
gaîté Iaisait trêve et , en dépit de sa volonté, elle so
laissait de nouveau aller aux pensées décevantes et
tristes. Il faut dire aussi que la cause de l'incendie,
qui n'avait pas été tirée au clair, continuait à la
préoccuper. Il lui semblait absolument impossible
qu'un malfaiteur se fût introduit du dehors. Existaitil CÙJnc, à l'intérieur même du château, un être hostile
à M. de Pyrmont?
Le samedi arriva. Les pl'éparatifs avaient été
achevés la veille au soir. Tout était remis en place,
astiqué, brillant. La poussière avait été délogée de
ses rocoins les plus secrets. Des fleurs avaient été .
disposées à profusion, par 108 soins de Laurenco,
dans des vases de prix.
Mais cela fai t, la jeune fille ne voulut pas assister
à l'arrivée des visiteurs. Elle craignait dB souffrir et
souhaitait que la souffrance, si olle dovait en être
atteinte, vint le plus tard possible ... Et puis, elie se
raidissait:' " Pourquoi éprouver quelque douleur du
fait que M. de Pyrmont reçoit des invités? Qu'y a-t-il
de commun entre lui ct moi? Je ne suis même pas
l'institutrice de la fille de la maison, mais cello de la
�L'Il: SPEC'lnJ~
VOIL É
54
nièc e, recu cillie par charilé com
me je l'ai judis été
moi-mêm e. »
Elle s'eITorça donc de lire en ferm
ant auta nt que
possible ses oreillea aux bru its exté
rieu rs, mais il lui
fallait une véri tabl e tens ion de
l'es prit pou r compren dre ce qu'e lle lisa it.
D'ailleu rs commen t s'isoler com
plèt eme nt, alors
que Sab ine pouvai.t alle r et ven
ir comme bon lui
sem blai t? Com men t ferm er la bou
cbe de cet insconscien t ct cruel age nt de liais on?
_ Si vou s savi ez quelles elles dDm
es il y a en bas ,
Mademoiselle, et que lles jolies toil(~es
elles ont! Il
Y en a une surtout. qui est plu
s gran de que vous,
ave c des cheveu x tou t tIoré s. Et
elle sen t bon , bon ..•
Voulez-vons que je vous dise com
men t est sa rob e?
_ Non . Ce n'es t pas l'aiTaire d'un
e peti te fille de
s'oc aup er de la toil ette des dam
es. Pen sez à autr e
chose, à votr e dine r, par exempl
e.
- Croyez-vous qu'o n nou s invi tera
tout es deu x en
has, ou moi tou le scule ?
- Non. Nous aUons dine r ense
mble dan s la salle
d'étl:ld es où nous serons serv ies
bien tôt et puis vou s
vou s coucherez, comme d'ha bitu de.
Comme d'ha bitu de aussi, à la môm
e heu re exa ctemen t, Lau renc e se coucha.. Elle fut
loin de s'en dor mir
nus sitô t ..• Une fem mAcha nta alors
que le sommeil alla it
onfin la sou stra ire/ pou r que lque s heu
res, à ses préocoupationsdominant,9s. Ah, comme il
ava it fui, le som mei l!
LQ , Qlo Iut. lIuiV'i tl'un duo
ot d'un oheaur. DanB 19!J
�LE SPECTRE VOILf:
55
intervalles le murmure d'urie conversation animée
parvenait jusqu'à elle. Elle écouta longlemps, étudiant
toutes les voix et cherchant ù distinguer, au milieu
.de ce bruit confus, celle de M. de Pyrmont. Enfin tout
se tut. Des pas nombreux montèrent l'escalier,
orrèrent ensuito dans les couloirs, quelques éch:.ts de
voix encore, des porteD ouvertes, refermées. Moins
d'une demie-heure après, le plus profond silence.
, Le jour suivant fut consacré à une excU!'sion au
Lautaret et :\ ia Meije. Laurence, un peu aguerrie,
nssista, d'une fenêtre voilée par un rideau) au départ
puis au retour. Deux autos emmenaient la plupart
des invités - quelques-uns préféraient passer leur
journée dans le parc. Irène Darland, seule, montait
;'J cheval, M. de Pyrmont trottant à côté d'elle.
- Regardez le beau couple 1 dit Mme Deltour à
Laurence. Ne dirait-on pas qu'ils sont créés l'un poU!'
l'autre?
.- CerLes, Mlle Darland a fière allure, mais je n'ai
pas encore vu, de près, son visage.
- Voyez-vous, nous autres, on nous oublie. Nou"
sommes payées pour fairo un ouvrage; nous nous en
acquittons de notre mieux, c'est tout ce qu'on
demande de nous. Les révolutions peuvent passer,
jamais los hommes ne seront égaux socialement, et
c'est bien ainsi. Vous savez, comme moi, à quell e
ttnarchie on arrive ùans ces nivellements par la basa ...
Mais qu'est-ce que je vais vous contel' lù? Je raison1le
comme u!'Ie vieille femme qui 1l'est plus à la page,
�LB RPE CT RE VOIL"
56
;;
comme on dit ma-i ~e
nat.
Mais nous parlions de
Ml le Irène, do nt vo
us n'avez aperçu le vis
age que de
loin . Vous le verrez de
pr ès ce soir.
_ Comment cel a?
_ J'a i dit à M. de
Py rm on t combien Sabin
e
dé sir ait voir les dames.
Il veut bien qu'elle de sce
nd
e
au salon ap rès dîner et
que vous l'accompagnie
z ..
_ Oh , mais cel a mc
contrarie tou t à fait. Je
n'a i
au cune ha bit ud e du mo
nde et je me seu tir ai
tou
te
dépays ée. N' y a-t-il pa
s un moyen d'évit er
cette
corvée?
_ Non. Il est bon qu
e vous accompagniez
votre
élève puisqu'on désil'e
la voir.
_ Pens ez-vous qu e tou
t ce monde restera lon
gtem ps à Haute-Forêt.
_ Quinze jours, trois sem
aines, je ne sais au juste.
Sans doute, Monsieur s'a
bsentera-toi! pour longte
mps,
car il n'a pas l'h ab itu
de de s'éterniser ici,
surtout.
l'été.
Et La ure nc e de scendit
a u salon ce soir-là, et
les
soirs su iva nts , pour
accompagner son élève
.
Elle
pu t se convaincre qu
e Mm e Deltour n'ava
it. pa s
exa géré en s'exta sia nt su
r la beauté d'I rèn e, s'en
convaincre et en souffrir,
stoïquement, sans en
rie n
montrer. Qu 'ét ait -elle,
si dénuée de charmes, à
côt é de
ce tte spl endide créatu re
que 1\1. de Py rm on t admi
rait.?
Hélas, Laurence aim ait
André, car c'est. ainsi
que
ses intimes le nommaie
nt et qu'elle sc pe rm ett
ait de
le nommer en son cœ ur.
Elle ne pouvait. faire
tai re
�LE SPECTRE VOILÉ
57
cet amour uniquement parce que M. de Pyrmont ne prenait plus garde ù elle et pouvait passer
des soirées entières à quelques mètres d'elle sans tourner une seule foïs les yeux de son côté. Non, bien
qu'elle sentit que celui qu'eUe aimait épouserait bientôt Irène Darland, ses sentiments ne changeaient pas
sur une simple injonction de sa volonté.
Tout ce qu'elle pouvait se dire n'avait pas pour
résultat de bannir ou même de refroidir son amour,.
Dl.ais de susciter le désespoir et la jalousie.
Pourtant Mlle Dat'land méritait-ello de provoquer
ce ùerni~
sentiment, si tOl'turant pOUl' celles qui
l'éprouvent? Non, tout en étant une beauté accomplie,
elle était au-dessous de la jalousie de la jeune institutrice. Elle était brillante, mais non remarquable.
Elle possédait certains talents, cultivés par de bons
maUres, mais son esprit était pauvre et son cœur
sec.
Laurence discernaH avec clairvoyance eL impartialité les lacunes du cal'actèro do la jeune fille.
Était-il possible que la beanLé seulo, sans qualités
, morales, eût enlevé d'emblée le cœur de M. 'de Pyr,
mont?
Laurence se le demandait, et olle n'osait se
répondl'e pal' l'affirmative. Elle craignait qu'il ne
s'agît d'un mariage de convenances avec une femme
de même milieu et de fortune équivalente.
Si M. de Pyrmont eût été sincèrement épris d'Irène,
Laurence, anc une abnégation totale d'eHe-même, se
�58
LE RP~CTF.
VOI Lle
(ftt détournée de la route de ces
deux êtres ot se serait
considérée comme morte pour eux
, mais elle était,
loin de les sentil' unis par un
atta che men t réci·
pro que .
Elle ava it beau étudier Irène, -- et
que faisail-elle
d'au tre, le soir, au salon, où elle
se relé gua it en
quelque coin avec un ouvrage de brod
erie? - elle ne
découvrait chez la jeune fille rien
de spontané. CL)
n'ét aien t que continuels sourires,
incessants coups
d'œil, manières étudiées , a ors qu'e
lle eût été si charmante en rest ant simple, en rest
ant elle-même, cha rma nte, extérieurement s'en tend
.
Laurence étai t perdue dan ses rêve
s douloureux,
bien loin, à co moment, de ce qui
se pas sait auto ur
d'elle qua nd, tout à coup, les notes
incomparablement
douces el, sonores d'un piano Dar land
la tirè ren t de sa
rêverie .
_ Chantez 1 dil une peti te voix auto
ri.taire qu'elle
n'el1tendait jamais sans un pinc
ement p6nible au
cœur.
(t
Chantez 1 D e'MaiL à M. de Pyl'ffion
t. qu'I rène
ndl'e
s ai ~ netto injonction un peu
sèche, mais adoucie
cependant. par l'expression câline
d'aùmirables youx
du ton cha ud des saphirs.
-- Voici le moment de m'échapper
Gans êtro remarquée, songeo Laurence, qui s'aPllrê
tait il faire signe à
Sabine de la suivre, mais IGS prem
iers accords de
l'accompagnement d'une m , ~loùic
qu'elle l'e(;onais~t
10. firent rester malgré elle.
�LE SPECTHE VOILI'.
59
Irène n'avait pas continué la sérénade de Schubert
commencée quelques minutes plus tôt, car M. de Pyrmont avait recouvert d'un hymne religi eux le ch;mt
d'amour qu'elle avait choisi. Au lieu de la Sérénade de
Schnbert qu'elle s'apprêtait à accomp agnel' :
N'en tends-tu pas comme il soupire
Ce chantre des bois?
Il te conte mon martyre
Par sa douce "oix.
Elle avait maintenant devant les yeux: PLUS PRÈS
Tor, UON DIlW 1ce chœur impresf;Ïonnant joué près
de viDg~
et un ans plus tôt par l'orche!itre du Titanic,
tandis que le chantait à pleine voix l'équipage
du paqu?bot éventré par un iceberg, et qui somhl'ait.
En quelques mots, M. de Pyl'mont rappela l'admirable exemple de maîtrise de soi-même donné par
tous.. . rène fit une moue d'ennui, réprima un bâillement. Eile connaissait cette vieillo histoire. Pourquoi
celui qu'elle ,oonsidérait d éjà comme son fiancé venaitil évoquer aujourd'hui cette tragédie?
- C'est de mauvais goî~t
, en vérité, oongoa-t-elle,
et no rime à rien. Les autres invités n'étaient pas
loin de partager SOIl a vis.
Cependant sa voix monta dans un absolu silence :
DI>
Plus haut, plus hant, c'est Ù! ,ri de ma foi.
S'il taut, eoutJrir et passer sous ~ glai"6,
�60
LE SPEC TRE VOI LÉ
Je veux encor que mon âme s'élè"e
Plus près de toi, mon Dieu, plus près
de toi.
Lorsque la nuit se fait autour de moi,
Quand j'erre seul dans le désert immense
,
Que de mon âme encor ce cri s'élance:
Plus près de toi, mon Dieu, plus près
de loi.
Prends, ô mon cœur, les ailes de la foi,
Vole au-dessus des monts et des "allées,
Chante à trallers les plaines étoilées :
Plus près de toi, mon Dieu, plus près
de toi.
Laurence écouta iusqu'aux dernière
s vibrations ces
notes pleines et sonores, en se dem
andant à quelles
préoccupati?ns profondes de M. ~yr.mont
d~ ce cha nt
faisait aUu81On. Quelque cho ~ e dlsa
lt à la Jeune fille
que le choix en était voulu et i~ lui
sembla tou t à coup
être environnée de dangers mco
nnus, de dangers
n'ay ant aucun rapport avec des
fiançailles immi·
nentes.
Peu t-êt re n'était-cc là qu'une impl'ess
ioll, mais elle
s'an(',rn it en elle si soudainement, et
avec tan t de force,
qu'elle lui produisait l'effet d'un véri
table pressentimen t.
Elle atte ndi t que le mouvement
causé par letl
compliments d'usage se fût un peu
calm é; alors elle
s'ap prê ta à sortir par la porte de
côté dont elle no
s'éloignait jamais aussi longtemps que
sa présence dans
le salon étai t exigée pour la surveilla
nce de Sabine.
�LE SPECTRE VOILÉ
61
Or, tandis que M. de Pyrmont chantait, tandis que
résonnait l'accompagnement, cette porte s'était
ou verte sans brui t.
Un inconnu, qui n'avait pas été annoncé, se tenait
sur le seuil, aussi immobile et silenc:leux que s'il e1lt
été pétrifié.
Personne ne le voyait, même pas Laurence, dont
l'attention allait tout entière à Irène et au chanteur.
L'étranger, par contre, examinait tout le monde, de
dos, il est vrai.
Filt-ce l'effet de quelque fluide émané de ses yeux?
Toujours est-il que M. de Pyl'mont se retourna,
aperçut l'homme. Son visage prit instantanément
une expression si tragique que Laurence se retourna
aussi, apercevant alors la cause de cet émoi soudain.
Mais déjà M. de Pyrmont s'était ressaisi et il s'avançait vers l'inconnu en disant:
- Tiens, Dormoy, quelle surprise 1
Laurence, cependant, ne pouvait s'empêcher de se
dire que le vaisseau de Haute-FOI'ôL venait peut-être
de recevoir au flanc une blessure) mortelle, ct elle se
sentit tout à coup triste à en mourir.
CHAPITRE VIII
Laurence avait oublié de clore ses persirnnes. La
nuit était .r.almc, la lune pleine et brillante, et lorsque
ses rayons vinrent frapper ses vitres, leur éclat, que
�62
LE SPECTR E VOILÉ
rien ne voila~,
la révcilll:'.. Elle ou.vrit les yeux et
reO'arda les objets qui l'entou raient, éclairés par les:
ra;ons blafarùs. Son imagination leur prêtait , tout'
familiers qu'ils lui fussent devenus, un nspect fantas-·
tique. Elle aimait mieux l'obscurité complète et s~
leva pour fermer les persiennes .
Mais elle demeu ra comme clouée sur place.
Un cri aigu, sauvage, perçan t, qui dut retenti r
d'unb~t
à l'autre du château , venait de trouble r le'
silence et le repos de la nuit.
11 sembla à la jeune fille que son cœur cessait de
battre, que son bras lûndu pour tourner l'espagnolette de la fenêtre se paralys ait, tondis qu'une sueur
olacée bien réeHe, l'inond ait du front aux talons. Elle
o
'
attenda it presque un second hurlem ent, tout en :le
disant. qu'une créature humaine aurait pu difficile·
ment imposer pareil eŒort 0. ses cordes vocalefl.
Le cri sortait de la chambre placée au-dessus de
ùe celle de la jeune fille. Elle prêta l'oreille eL enten'
dit un bruit de lutte, d'un-e lutte qui devait être tel'rible. Une voix, qui semblait étouffée par un Millon
ou par une main implacable, cria:
- Au secours!. .. Au secours! ... Pyrmo nt ... venez ...
vous en supplie 1. ..
Uno porte s'ouvrit. Quelqu'un se précipita dans le
corridor. Laurence ontendit les pas d'une personne
qui entrait dans la chambre où sc pa3sait la lutte. Un
objet très pe~ant,
ou un corps humain , tomba à terre
et tout l'edevint silencieux.
�LE SPECTRE VOILÉ
63
Malgré la terreur et le tremblement qui agitait ses
membres , la jeune fillo se vêtit et sortit dé sa chambre.
De nombreux hôtes en avaient fait autant, car les
portes s'ouvraient les unes après les autres.
Les suppositions s'cntre-croisaient.
- Est-co le feu?
- Avez-vous entendu ce criil Le feu ne ferait pas
.nurler une seule fois et de cotte manière.
- Pout-être s'agit-il d'un animal échappé d'une
ménagerie? Le puma crie ainsi .
- Non. Je penserais plutôt que c'ost un malfaiteur
qui a pris quelqu'un à la gorge.
- Si l'on savait seulement d'où cela vient, on irait
voir , au lieu de risquer Lant de suppositions qui ne
reposent sur rien de sérieux.
- Où est M. de Pyl'mont? demanda une dame.
- Oui, où est Andr6? dit un ami.
- Me voici, répondit une voix, la voix de cel ui que
chacun d6~irat
voir pOUl' se rassurer.
En une seconde, MUa Darbnd fut auprès ue lui .
- Dites-nous vite ce qui s'esL passé, je vous en
prie ...
-- Mais rien , absolument rien qui puisse motivel'
Une telle elfel'veseence . Un cauchemar, et c'est touL.
11 s'agit d'une femme de chambre norveuse ... Elle a
Cru qu'lm malfaiteur était entré chez elle avec effl'aoLion ... Et maintenant, regagnez vos lits, tous, Messieurs ,
:vtesdames, je vous en prie.
Laurence n'attendit pas cette invitation, faite d'un
�64
LE SPE CTR E VOIL:É
ton assez impérieux, pour se retirer.
Elle était sortie '
sans qu'on la remarquât et ren tra inap
erçue .
Mais elle ne sc recoucha pas : au
contraire, elle
acheva de s'babiller. Le bru it et les
appels étouffés
qui avaient suivi le cri n'avaient été
entendus que par
eUe car ils venaient d'une chambr
e située au-dessus
de l'a sienne et eUe savait bien que
ce n'était pas le
cauchemar d'une femme nerveuse
qui avait alarmé
toute la maison. Elle savait bien que
l'explication de
,M. de Pyrmont avait pour unique
but de rassurer ses 1
invités.
Laurence demeUl'a longtemps assise
auprès de sa
fenêtre, regardant le parc sileacieux
et les montagnes
auX sommets éclaÏl'és par la lUM. Elle
attendait elle
ne savait trop quoi. Il lui semblai
t cependant que
quelque chose devait suivre co cri
atroce ct cette
lutt e.
Pou rtan t, le calme revint. Tousles mur
mures s'éteignirent peu à peu et, au bout de moi
ns d'une beure,
le domaine enlier de Haute-Forêt étai
t redevenu silencieux.
A peu près rassurée, - pas assezco
pendant pour se
Irecoucher, - Laurence s'étendit tou
t habillée sur son
lit. A peine s'y trouvai~le
qu'on frappa discrèt~
'ment à Ba porte.
- Qu'y a-t-il? demanda-t-eUe sans
trop d'effroi.
_ Si vous Hea levée et habillée,
comme tou t à.
l'heure, venez vite, j'ai helloin de VOU
I' ; sinon apprêtez-vOUS le ?lus vit-e poasible.
1
�65
Ll!; SPECTRE VOILÉ
--.:... Me voici, Monsieur, fit-elle en ouvrant sn pOl'te.
- Montez avec moi, sans faire de brlüt, muis auparavant prenez do l'eau de Cologne ou de l'eau de
mélisse, enlln un alcool quelconque ... Si vous n'avez
rien de ce genre Gans votre chambro, allez jusqu'à
l'armoire des produits pharmaceutiques, mais vite,
n'est-ce pas?
Laurenco fit ce qui lui était demandé et monta
l'escalier. 1\1. de Pyrmont l'attendait sur le palier.
- Croyez-vous pouvoir SUppol'ter la vue du sang?
Si vous deviez vous trouver mal à l'aspect d'une blessure, il vaud l'ait mieux retourner sur vos p as et regagner votre chambre.
- Je n'ai pas l'habitude de m'évanouir. Prévenue,
je crois pouvoir répondre do moi. A l'improviste , e'eût
été différent.
TOtU'nant alors la clef que, tout en parlant, il avait
introduite dans la serrure, M. de Pyrmont s'eITaça
pour laisser entrer la jeune fille . Celle-ci se SDU vint
alors d'avoir vu cette chambre lorsque Mme DcltoLlr lui
a vaÜ fait visiter le cllâtGau. A ce moment, ello était
entièrement tendue de tapisserie, maiEl cette tapisserie sc trouvait aujourd'hui relevée en un point, mettant à découvfJrt une porte naguèr'o cachée. CeLto
porte était ouverte et menait dans une chambre brillamment éclairée, d'où sortaient dos sons ressembl ant
8esez à des grognemonts de chiens qui se disputent.
M. de Pyrrnont, alla dans cette chamblle et en l'essortit presque aussitôt en fermant la porte deuièro
:.
�66
LE SPECTRE VOILÉ
lui. Il avait prononcé quelques mots d'une voix brève
et los grognements semblaient s'être calmés. Mainte- \
nant il passait derriôl'o un paravont placé dans la pièce
d'entrée, où se tenait toujours Laurence immobile, et
, il fit signe il la. jeune fille de le suivre.
Sur une chaise-Jongue, un homme était étendu. Il
paraissait calme. Ses yeux était clos, son visage euan- :
aussitôL en ce
gue i cependant Laurence reonu~
, blessé - CUI' du sang maculait une serviette qui lui
recouvrait le bras - l'étranger dont l'arrivée imprévue
nvaiL provoqué une Ili vive émotion chez M. de Pyrmont.
Ce dernier alla emplir, dans un cabinet do toilette
voisin, une cuvetto d'eau où il versa le contenu d'un
flacon.
Revenant au chevet du blessé, il écarta sa chemise,
découvrant l'épaule ct le brus, et se mit à laver deux
blcbsures dont le sang s'échappoit doucement.
- Est-ce grave? murmura Dormoy.
- Non, ne vous tourmn~ez
pas. Je vais appeler,
par téléphone, un chirurgien de Gl'Olloble et je suis
persuadé quo, àès demain, voua pourrez repartir ... Et
puis, réflexion faite, je fais un saut jusque-là et vnis
l'amener chirurgien et inn rmièrc dans mon auto ... '
Mademoisello DasLier, je suis fOl'c6 de vous laisser ici
une how'e ou doux. Vuus prendrez de l'eau fraiche
dans laquelle vous mettrez cetto composition que
voici, et vous tamponnerez les blessuros ainai que
VOUo me l'avez vu faire. En cas d'évanouissoment,!
�LE SPECTRE VOILÉ
67
VOIOI un cordial dont vous ferez couler quelques
gouttes dans la bouche du blessé eL vous verserez , sous
les narines, quelques gouttes d'eau de Cologne. Ne
lui parlez pas. Exigez de lui un silcnce absolument
complet. Vous n'avez rien à lui dire, rien à entendre.
Celte consigne doit être rigoureusement observée
pour éviter la fièvre. Vous entendez, lVIax, si vous
deSSErrez les lèvres; je ne réponds plus de rien.
Le pauvre homme fit, de nouveau, entendre l,m
gémissement. Il n'osait pa.s remuer. La crainte de la
fièvre, de la mort, ou peut-être de quelque autre danger, semblait le paralyser.
- Souvener.-vous bien de ce que je vous ai dit,
Mademoiselle Dastier : pas un mot 1
Sur cette dernidre injonction, M. de Pyrmont q 'ù itta
la chambre et, bientôt A.près, Hauto-Forêt.
La jeune fille éprouva une étrange sensation d03
qu'elle sc trouva on tête il Wlo avec If;: blessé. Elle
songeait au hurlement no'Cturne, à la lutte qui avait
suivi, et olle se dis lit quo le criminel qui avait ~i
cruellement traité oet homme n'ûtnit séparé d'oUe quo
par une simple porte, du moins llls apparences le lui
r~isaenl
supposer.
Et pourtant il follait resler à son posto, l'egarder 00
visage livide, ces lèvres violaoées auxquelles il était
interùit de s'ouvrir', ces yeux, tanô~
fermé~,
tantôt
erranL autour de la chambre, ou se fixant sur elle, roaü
toujours remplis d'eITroi.
Penda~
cetto veillée lugubre, elle se demandait
�68
LE SPECTRE VOILÉ
quel étail le mystère qui se manifestait par le feu et
par le sang aux heures d'o~inare
. p~isble
de la
nuit. Et commentcethomme s y irouVUll-ll mêlé? Pourquoi acceptait-il. si faci~en:ot
d.e garder le silence, ce
silence que lui ImposaIt ImpérIeusemont M. de Pyrmont? La fièvre? Mais la fièvre ne monie pas pour
quelques mots prononcés ~t
entendus. Prétexte,
simple prétexte: malgré sa Jeunosse <:t son inexpérience, Laurence le sentait bien. D'aillours, il y avait
autre chose: le trouble violent qui s'était emparé de
M. de Pyrmont en apercevant Max Dormoy.
- Quand reviendra-t-il? se demandait-olle, car la
nuit avançait. Bientôt il ferait jour et la maison S'éveillerait . Le blessé semblait perdre de plus en plus ses '
forces, et elle n'osait demanùer de l'aide ù personno.
Elle sontait bien que la plus grande discrétion était ,
ici, de rigueUl'.
Le jour venait peu à peu. Bientôt, après avoir
entendu sonner lentement cinq heures, la jeune fille
ontencliL 10 klaxon ùe l'auto. Elle se sentit renaitre.
Mainlenant M. de Pyrmont entrait, avec le chirurgien, dans la chambre du blessé, mais sans infirmière.
- Dûpêchez-vous, jo vous en prie, Docteur. Il faul
,qu'il soiL en étal de partir dans moins d'une heure.
- 11 me semble que VOUg demandoz l'impossible.
- Mais nOD ... mais non ... Donnez-lui de cc cordial
Jénergique que je vons ai prié d'apporter et lout ira
!bien. Il ne fauL pas qu'il se laisse allor.
Pui~
b'adressant au blessu :
�LE SPECTRE VOILÉ
69
- Comment vous sentez-vous?
- Extrêmement faible.
- Pour le moment, mais dans quelques jours VOU3
ne vous ressentirez plus de rien. Il vous faut beaucoup
de CODrage ... Docteur, je vous en prie, rassurez-le.
- Je le !erai en toute tranquillité de conscience,
car je penso, vraiment, qu'il n'y a aucun danger. Une
seule remarque : prévenu plus tôt, les blessures
auraiont saigné moins longLemps. Mais co n'est ni
votre faute ni la mienne si je n'arrive que maintenant.
Vous ne pouviez m'appeler avant que le malheur so
fût produit.
Ea silence, sans faire aucune réfloxion, Je chirurgien
p~nsait
les plaies. Il ne quostionnait pas non pluSile
blessé pour apprendre de sa propre bouche dans
quelles circons(,ances elles s'étaient produites. Sans
doute M. de Pyrmont avait-il dît, à ce sujet, lout ce
qui ôtait nécessaire pendant le trajet de Grenoble à
Haule-F orôt.
- Quello nuitl murmura le blessé.
_. Vous l'oublierez ... Dans un instant, vous serez
prêt à partit' ... Dans moins d'uno demi-heure, 10 parc
de Haute-Forêt sera franchi. La doctour voudra bien
vous garder quelques jours dans sa clinique ... Vous
vous ronpensez bien que jo n'ai pas la cruauL6 c~o
voyor à travers 10 vaste monde dans l'état où vous
ôtes ...
-- Duvoz ceci, dit le chirurgien. Pendant deux
heures, vous vous sentirez fort comn c un homme qui
�70
LE SPECTR E VOILÉ
n'a pas perdu de sang. Ensuite, vous vous reposerez .. :
_ Oui, jusqu'à ce que vous puissiez suppor ter sans
encombre la travers ée ... Mainte nant, ei>sayez de vous
tenir debout ... Un instant ..• Je vais aller cherch er
tout ce qui est né<'.essaire pour vous habiller propre ment, Les vêteme nts de dessous ne sont pas co qui
manqu e ici et nous sommes de même taille.
, _ Dans ma valise, il y a tout ce qu'il faut.
, - Laissez ... Je me reconnais mieux dans mesafiaires
que dans les vôtres ... Je remonte tout de suite.
..
Souten u par le docteur et pnr M. de Pyl'mo nt, le
blessé sembla it en état de suppor ter assez bien le
petit trajet, en auto, jusqu'à Grenoble.
- Prenez bien soin de lui, Docteu r; gardez-le jusqu'à oe qu'il soit tout à fait remis. J'irai souven t
'prendr e de vos nouvelles, dit-il on s'adres sant à Max
Dormoy.
Les trois hommos étaient arrivés dans le parc.
- Au revoir, à biontôt .
- A bientôt, André, ot prenez bien soin d'elle ...
quand môme .. , malgré tout ...
, - Jusqu'ioi j'ai fait mon devoir, pout-êt re même
plus que mon dovoir. Il n'y a pas de raIson pOUl' que
jo cesso . Au rovoir ...
- Je vous renverr ai l'auto, on r emorqu e, par mon
oha.ufieur, dit le chirurgien.
- Oui, mais c'est un détail ct celo. no prouse paE.
ALtendez plutOt quo je l'on voio chol'cher.
Laurence, afin de no déranger.personne, avait porté
�LE SPECTRE VOILÉ
11
jusqu'à la voiture la valise du blessé. Quand]a porA
tièl'O fut refermée, la jeune fille voulut s'éloigner, mais
M. de Pyrmont la retint.
- Après une nuit pareille, venez respirer l'air frais
ùu matin pendant quelques inatant3. Six heures, dit
il on consultant su montre de poignet. Personne, parmi
les domestiques, n e descendra av:;nt Ulle demi-heure;
quant ù nog invités, le plus matinal ne se montre
,guère avant sept h emes et demie, huit heures ...
Tous deux so promenèrent quelqu es instants en
silence.
- Vous avez passé une nuit bien étrange , dit enfin
M. de Py rmont.
- En offet, MonsieUl'. Je n'aimerais pas en ViVN
souvent de semblables.
- Espérons quo l'ion d'anormal no so produira plus ...
Vous ôte3 toute pûle cc matin. Avez-vous eu peur
quand je vous ni laisséo seule avec Max Dormoy?
- Oui ... C'esl·ù-dire que j'avais peur ùo voil' sortir
quelqu'un de la chambro ù côté...
- Il n'y a pas do chambro ù côtô 0\1, plutôt , il y en
Il une, muis inhabitée. C' es t trois pièl.les plus,loin .. .
M. ùo Pyrmont s'arrOla soudain mais , expliqua
ccpe oc1unt :
- - Vous n'aviez rien Ù cl'o.inùro de co côté. J'a vais
ferm é ln porte à clef.. . Ah, oubliez tout oela, détour.
n~z-e
votre esprit avec foreo.
- Il ma semble, Monsiour, que otre vie est en
A
,danger.
�72
LE SPECTR E VOILÉ
_ Ne vous tourme ntez. pas à mon sujet, je vous en
prie ...
_ pourta nt il me semble que bien des périls vous
menacent.
_ Peut-êt re dites-vous vrai . Tant que Dormoy
n'aura pas mis l'Océan entre lui et Haute- Forêt, il ne
m'est pas permis d'être tranquille.
- Pourta nt il semble facile à mener. Il a consenti
ù tout cc que vous avez voulu.
- Vous ne pouvez comprendre en quoi il peut me
nuire. Un mot, quelquefois, nous fait plus de mal
qu'une épée ...
- Alors, l\'lonsiuur, si e'est un mot que vous craignez, demandez-lui de ne pas le dire.
- Imposs ible, mon onmnL, tout ù fai.t impossible.
Il est des faveurs qui ne se peuven t demandel'. Dormoy
n'est pas ml·chan t, au sens absolu du mot, peut-être
même ne l'est-il pas du touL, - vous savez que, dam
ce domaine, nous risquons so uvenL des jugements
téméraires ; - cependant, PHI' lui,je puis soulTl il' pIns
que par quiconque en ce monùe .
Lnurence dom ' ura songeu so un instant et cliL :
-- Voulez-vous, Monsieur, mc permet tre de vous
pOEer une quesLion?
- J\lais cel tainernent, cepend ant je ne vous promeLs
pas d'y répondre.
- Il me ~emh
l e quo, lorsqu'on redonLe t:mL une
paroIl.', ceLle parole no peut êLro qu'un sl'creL qu'on
redoule do voir dévoller.
�LE SPECTRE VOILÉ
73
- Est-ce bien là une question, Madem
oi ~e le
Dastier ?
- Non. Ce n'est par.; une question. C'est plutôt
l'expression de ce quo je pense.
.
- Alors, puisque ce n'est pas une question, pensez
ce que vous voudrez: je ne vous r épondrai pas ...
Écoutez-moi , cependant.
Ici M. de Pyrrnont fit une pau~e,
comUle s'il voulait
donner pIns de poids, plus d'imporLance , à ce qu'il
allait déclarer:
- Imaginez-vous un homme qui s'est trompé en
aiguillant sa vie. Et, aggravunl ct~
el'J'eUl' initiale,
imaginez encore que cotte homme a dû subir une
catastrophe tdle qu'il est difficile d'on imagiI).er une
plus cruelle ... Me suivez-vous?
- Je vous suis, Monsieur, et je tâche de comprendre.
- Cet homme rencontre un jour uno femme dont
la seule vue, la seule présence le console des tristesses
passées, auprès de laquelle il semble renaître, que
dis-je? ressusciter. Oui, i.l désire alors une nouvelle
vic en faisant table rase de l"ll1cienne ... Pour atteindre
ce but, a-t-il le droit de surmonter l'obstacle de l'ha·
hitude, l'obstacle de la routine et des préjugés? ... Notez
que je ne parle pas ùo la loi, mais, je le répète, de la
l'ouline et des préjugés de certains milieux?
M. de Pyrmonl s'arrêLa ct attendit une réponse qui
tUl'ùait il se faire entendre. La jeUDI, fille réfléchissait
et gardait le Rilenco.
�74
1.F. SPE CTR E VOI d:
_ Je pose ma CIllestio rl d'un e autr
e man ière : est- il
perm is, pou r acq uéri r la paix de
l'es prit , la séré nité
du cœu!' et de l'âm e, c'est-à- dire
le bon heu r en ce
mon ùe, de b!'ll vcr les préj ugé s et
de s'at tach er à jam~_
il une fem me?
_ pou r r üpo ndr e selo n ma
consci.clnce , il me
faud rait savo ir cc que vou s ente
nde z p ar préj ugé s et
roul 1ne . Cep end ant, je ne veu x
pas ,ê re indi scrè te en
vou s que stio nna nt à mon tOU t',
co qui noUl~
entr a1!1eralt peu t-êt re dan s des cas ùe
con scie nce trop pel'flannals; aussi, saU!'! atte ndr e l'éc
lair ciss eme nt qui me
sera it nécessa:irc, je pui~
von s dire dès mai nten ant que
la paix ùe l'csp ri t, la. séré nité du
cœu r et de l'âm e,
ne doiv ent pas être che rché s dan
s des être s frag iles
com me nou s, roorteli> com me
nOliS, sujets ù mill.e.
fluc tuat ions ...
_ C'es t-à- dire que ?
___ C'es t-ù· diro quo la paix de
l'es prit , la séré nité
du creu"!' et de l'âm e doiv ent se
fond er plua hau t .••
PltlS ha.ut! plus hau t! Vous l'avez
cha nté hier au
soir •.• Ln re ~n me
vien t pas surc roît •.. seu lem ent
si la
femmo est pos sibl e.
_ Oh! mad emo isel le Dastiol', qu'o
lle moraliste vous
fait.es!. .. Maie jo ne sais pourquo
i nons agitons COil
questions qui n'on t gU(lre d'in térê
t, vrai men t, ou,
plut ôt, qui n'on t qu'u n intorêt pur
ement spéc ulut if.
Vou s pen sez bien qu'i l ne s'ag
it pus d'un ca}.l de
con scie nce personnel. Ma con scie
nce, je ne la mon tre
pas , à nu, l'lns tltu tric e de mu n·
ùce.
�LE SPECTRE VOILÊ
75
Changeant complètement de ton:
- Tiens, on dirait qu'on s'agite, que les persiennes
s'ouvrent ... La vie reprend à Htlute-ForÔt. Avant de
'nous quitter, pour reprendre nos oocupations, laissezmoi vous faire pnrt d'un projet quo je voulais vous
soumettre avant d'en parler à quiconque. Voici : j'ai
l'intention d'épouser Mlle Darlnnd. Croyez-vous, depuis
le temps que vous l'observez, le soir, en silence, avec
vos yeux qui voient loin, que mon choix soit heureux?
On parle quelquefois du glaive, du serpent de la
jalousie ... La première atteinte, justifiée, de oette
terrible furie, est l:IOuffranoe infernale. Laurence
l'éprouva, ù cette heure, danfl toute son intensité.
Elle répondit, néanmoins, d'une voix qui ne trahissait
riEm de l'émotion de son âme:
- Mais oui, Monsieur, pourquoi pas? MUe Darland
est si bollo!
- Certes , l'enveloppe possède oette qualité à un
degr6 émineDt, et j'aime à supposer que l'âme COlrespond absolument à la forme, si séduisante ... No le
pensez-vous pas aussi?
-- Mais si, Nous devons toujours supposer le mieux
de nos semblables.
- Ah, quo jo serai coni"ent de vous pO,l'!or de t emps
en temps de celle que j'aime, quand olle Sf:l'a partie,
maintenant quo vous la connaissoz. M'écouLorez-vous
avec intérGt?
- Mais oui, Monsieur, Je Gui;:; ici pour servir ...
sOl'vir mômo de confidente.
�76
LE SPECTRE VOILÉ
N'employez pas ce mot, qui sent la domesticité.
- Qu'il ne vous eITraie pas! Servir, c'est ce que
j'ai désiré en cherchant une situation d'institutrice
dans une famille. N'ai-je pas déjà vu mon ambition
satisfaite, relativement à Sabine, d'abord, pour
laque1le je suis venue à Haute-Forêt, à vous aussi,
Monsieur, la nuit où le feu s'est déclar6 dans votre
chambre? à M. Dormoy cett.e nuit même? Et avant
qu'arrivent vos invités, n'ai-j,e, pas sel'vi, tout simplement, il l'office et dans la cUIsme? A co moment, 'je
crois m'être rendue utile à tous vos domestiques qui
ont eu besoin de moi ...
- Oui, je sais que vous êtes une petite personne sur
laquelle on peut compter et je 5a urai m'en souvonir ...
mais je m'610igne, car je me doi s à mes hôtes... à
Mue Darland ... A bienlôt l Madomoiselle.
- A bientôt, monsieur.
CHAPITRE IX
Laurence revenait à Hante-Forêt après une abseneo
d~m
mois, passé aux Cèdres, Elle pensait aux derniers
moments de sa tante, qui s'étail montrée si dure pour
elle pendant son enfance. Elle revoyaiL son visage
décomposé ; elle entenuait sa voix altér6e, ceLte voix
sèche que les derniers moments avaient à pùine
adoucie ~ elle se J'appelait lojour ùos fun <iraillos: 10 cel'-
�LE SPECTRE VOILÉ
77
cueil, le corbillard, la longue flle des fermiers avec
leur famille, les ch'Îtelains des environs, l'église trop
petite, les chants accompagnés d'un simple harmonium .
Puis elle songeait à ses cousines, toutes deux mariées,
au tortionnaire d'autrefois devenu jeune père de
famille aimant tendrement sa femme et son fils ...
Aucun ~embr
de sa famille n'avait d'histoire qui
valût la p eine d'être contée; elle seule en avait une
qui avait commencA à sa naissance, se poursuivait
maintenant, finirait de quelle manière?
POUl' le moment, Laurence retournait à HauteForêt, mai s pour combion de temps? Elle était p ersuad ée que son séjour n'y serait pas de longue durée.
Elle avait reçu une lettre de Mme Deltour lui
annonçant que les invités venaient de quitter 10
ehâtoauetquo M. de Pyrmont était en pleins:préparatifs
en vue do son prochain mariage avec Mlle Darland.
Lau rence se demandait où elle irait dans quelques
so maines, et pourLant elle so sen Lait heureuse de voir
le ch emin s'abréger devant olle, si heurouse qu'olle se
demandait, tout ~lonée,
ce que signifiait cette joie.
Elle sc répétait à satiété qu'ello no retournait pas
choz cll e, ni dans un pays où elle devait toujours
reste r, ni m êm e chez des amis qui so r éjouiraient de sa
venue. Elle savait que Mme Deltour l'accueillerait
cordialomont, sans plus, Sabino, avec une joio d'enfant,
mais cc n'6tail pas à la manifestation do cos tièdes sentimonls qu'ollo aspirait. TouL son êLl'O av a iL soif de
quelquo chose de plus chaud, de plus ardent, ùe plus
�78
LE SPEC't'RE
von.t
confOl'rr.e il son âge, et cela, elle savait bien qu'elle ne
10 trouverait pas à Haute-Forèt.
Pourtant, avec l'illogisme do !a jeunesse, elle
espérait contre toute espérance. NI. de Pyrmont lui
avait èlitson intention d'épousei' M~lc
Dm'land, Mme Deltour parlait, pIllS précisément, de préparatifs en vue
d'un prochain mariage : quand mèmo, ello espérait
encore l Et en quoi conaistait, au juste, celte osp t5rance?
- Je le verrai, se disait-elle, n'est-cc pas un
bonheur?
Oui, un bonheur qui avait, par moments, un relent
d'agonie.
Ulle auto l'avait conduite ùes Cèùrûs à Pont-ueClaix.
- Laissez-moi ici, dit-elle au ohauITeur loraqu'elle
fuL en vue du chûteau. Ma. mallette n'ost pas lourde,
je la porterai ...
Pour entrer, elle voulait choisir son hourc, passel'
inaperçue, ct que le bruit du moteuL' n'at~irù
pU3 les
domestiques, Mmo Deltour ... peut·êLre mêmo M. de
Pyl'mont.
Elle voulo.i t être de Doa VI)IlU installée dans la
maioon quand ello le verrait, éviter l'accueil du
retour où, quelquefois, involontairement ou pal'
politesse, ou exagore le plaisir dUl'ovoir. Elle craignait
que M. do Pyl'monL n'oxagénH dans ce sens, elle
l~raignü
aussi d'en oprouve' une satisfaotion ne
reposant sur rÎun de rtiol.
�LE SPECTRE VOILÉ
79
Par quelle porte passerait-elle? Par une porte de
côté. Elle était à peu près sûre qu'il ne s'y trouverait
:pas. A tr&vers la petite grillé, elle verrait d'assez loin
.et retournerait SUl' ses pas si, par hasard, eUe l'aper;,cevnit.
Il était là ...
La joune voyageuse aurait pu s'y attendre, et
pourtant eUe sentait ses jambes se dérober sous elle
et son sang battre dans ses veines. Si la poignée de
sa mallette eût été douée de fiensibilité, oe morceau de
cuir aurait perçu le frémissement saccadé des vaisseaux de ln main qui le serrait avec force.
Non, pendant quelques minutes, Laurence ne fut
pas maîtresse d'elle-même. La passion la dominait.
EUe eût voulu courir, bondir, voler ... Cependant elle
demeurait clouée sur place, regardant, fascinée, oelui
qui lisaiL à vingt mètres d'eHe et ne la voyait; pas.
- Dès que je pourrai marcher, se disait-elle, je
retournerai sur mes pas, je passerai pal' une autre
porte... celle qui donne côtA ouest, à l'opposé de
(',ello-ci.
Mais les entrées eussent/-elles été aussi nombreuses
quo les quatre pointa cardinaux, unis aux points
servi de rien, car M. do Pyrcollatéraux, cela n'eu~
mont, maintenant, avait aperçu Laurence.
_ Tiens, mademoiselle Dastier 1 dit-il en venant au
devant de la jeune fille, vous vous déc'
~ z enfin à
rantrer au bercail? Ce n'est pas trop tôt. Mais, ditesmoi, la diligence vous a laissée sami doute à l'un dea
�80
LE SPE CTR E VOI LÉ
relais de la route natioDl~,
que vous arrivez sans
crier gare, une valise à la mam, com
me une voyageuse
de 1830?
u En outre, de même que
l'existence des autos,
vous devoz ignorer aussi l'invention
du télégraphe et
du téléphone, puisque vous n'av
ez pas trouvé le
moyen de me faire connaitre le
jour et l'heure où
vous aviez l'int enti on de quitter la
maison dont vous
venez. Vous savez bien, cependant,
que je n'aurais
pas demandé mieux que de vou
s enYoyer mon
chauiTeur, ou môme d'aller vous che
rcher personnellement ... Mais entrez, entre:!: donc, ne
restez pas ainsi,
sur le seuil, comme si la V'JO de
Haute-Forêt vous
ava it transformée, comme la fem
me de Loth, en
statue de sel.
Laurence ava it il peine conscience
de son atti tud e.
Son soul désir, cependant, étai t de
paraltre calme et
surt out do dominer l'expression
de son visage qui,
rebelle à sa volonté, exprimait peu
t-êt!'e ce qu'olle
ava it résolu de cacher.
Elle so rem it, cependant, et retr
ouva 3ssez dEl
présence d'esprit pour donner quelque
s détails qui lui
étai ent demandés sur la mOI't de sa
tant e, pOUl' dire
combien elle étai t contente de rotr
ouver sa petito
élève, Mme Doltour, le parc ...
- Et vous, Monsieur, vousl car
où vous vous
trouvez se trouve aussi mon paradis
terresLre.
Mais cette petite phrase enfla.mmée.,
el~
ne la dit
pas. Son cœur seul la olama. tand
is que ses youx
�81
LE SPECTRE VOILÉ
demeuraient baissés afln qu'ils ne trahissent pas son
cœur.
CHAPITRE X
En ce jour de fln d'été, la chaleur avait été accablante.
Sabine, fatiguée d'avoir passé l'après-midi à cueillir
des myrtilles dans les bois avoisinant le château,
s'était couchée avec le soleil. Quand Laurence la vit
' endormie, elle la quitta pour le parc.
C'était bien l'heure la plus agréable de la journée.
Lcs rayons brûlants d'une fournaise implacable
avt.Ïent fait place à une agréable brise d'est qui
apportait, dans son souffle, un peu de la fralcheur
des hauts sommets.
~ auprès d'un
Ellc se promena quelques insta
bosquet de troônes disposés autour d'un banc circulaire. Les dernières roses de l'été s'épanouissaient au
milieu d'une plate-bande proche, bordée d'millets
tardifs au parfum capiteux. Un jasmin de Syrie, un
seringa déversaient dans l'atmosphère, l'un ses suaves
effluves, l'autre sa senteur capable d'asphyxier l'imprudent qui la respirerait longtemps dans une
chambre close. En plein air, cette combinaison de
parfums était déliceus~
et Laurence s'en grisait un
peu.
Mais bientôt une odeur légère et bien connue, celle
1e la fumée d'une cigarette, parvint jusqu'à elle, et
6
�LE SPE CTR E VOI LÉ
82
tou t à c,oup œillets, réséda, jasm
in, seringa, roses
cessèrent d'exister. Laurence savait
bien qu'il s'agis~ait
là de certain nuage bleuté qu'elle ne
voyait pas aujourd'hui, mais qui roaniest~
.n6am~is
son voisinag e: M. de Pyr mon t devalt etre
aSSl S sur le ban c
circulaire, derrière la ceinture de
troènes.
La jeune fille songea aussitôt à
s'éloigner ava nt
d'avoir ô\'é aperçue ou ente ndu e;
mais comme elle
par tait , emp run tant une pelouse
afm que le sable
ne criâ t pas sous ses sandales,
olle fut arrêtée
net :
_ Pourquoi disparaître de cette
manière furtive,
Mademoiselle Dastier? Craignez-vous
de trou bler ma solitude? Reven.ez. Par un si beau soir
il serait dommage
de rester enfermée, et personne ne
pout désirer dormir
quand le soloil couchant fait pince
ù la pleine lun e qui
se lève ... Na' !l'lÏroz-vous pas co
globe de feu qui
semble sortir do la pointe du Casque
de Néron? (1)
Laurence ne désirait pas 50 promen
er dana 10 parc,
à cette houre, avec M. de Pyr mon
t; cependant elle ne
pouvait trouver aucun motif possible
pour le qui tter .
N'était-il pas ridioule de fuir un hom
me auquel elle
étai t indifféronte, bion plu s: un
homme amoureux
d'une autre femme qu'il s'ap prê tait
à épouser?
Elle le suiv it lentement dans los
allées dq parc ,
tou t en cherchant cependant un Ilrétoxt
o de délivrance,
puis elle éprouva une véritable hon
te de 80n propl'o
(1) Nom d'une montagne qui domine
Gronoble.
�LE SPECTRE VOILÉ
83
trouble, en faco de cet homme si grave et si calme,
pour lequel elle n'existait pas.
- No trouvez-vous pas, Mademoiselle, que HauteForêt est un séjour fort agréable en été?
- En ét é comme en toute saison, oh 1 si, Monsieur 1
- Vous vous ôtes attachée à cette bâtisse?
- A toutes ses pierres, ù tous ses coins, oui.
- Il me semble que vous êtes for~
attachée aussi à
votre élève et même à Mme Deltou!'. Quand DOUR
aimons les personnes, nous :limons aussi le lieu où
elles demeul'en t.
- Cc que vous dites est trèfl vrai.
- Et vous amiez du chagrin s'il VOU ii rallait vous
éloigner dérmitivem cnt?
- Beaucoup de ohagrin.
- C'est très malheureux, oui , veaiment, mais vous
savez aussi bien que moi qu'il 'n est toujours ainsi.
A peine se sent-on h eureux en un point quelconque
ùe la terre, qu'i 1faut repli o}" sa tonto ct aller plus loin.
Nol lieu quo DOUS pui ssions considérer comme un
rléfinitif Thabol' et il !li} nOIl. est. pas plus permis qll'Ù
Saint Piecrn de nous éorier : c( SrignclII', il fa it bon
ici 1 )1
_ . Saint Picll'e a (j ll cc droit.)
- C'o st vl'aj~
le droit rie dit'a, maid non cclui Je
ré uliscr. La lonte qu'il désirait, il n'a pab eu l'clutorisali on do la dro3sc,· . Une socondo de bonheur, et il a
fallu redescenùre.
�84
LE SPECTRE VOILÉ
- Dois-je partir, Monsieur? Dois-je quitter HauteForêt?
- Je crois que c'est le mieux, mon enfant. Je le
regrette ... Je le regrette beaucoup, mais c'est sans
doute inévitable.
Il est des heures cruE'lles. Laurence était à l'une de
ces heures-là. Néanmoins, elle fit bonne contenance.
- Eh bien, je partirai dès qu e viendra l'ordre du
départ 1
- Cet ordre, je le donne ce Roir.
- Il est donc bien vrai que vous vous mariez? J'ai
senti tout de suite que je déplaisais ù Mlle Darlalld.
- Elle ne m'a jamaiR fait l'ombre d'uno confiùence
à ce sujet. En tant cas, oui, je l'épouse ... Permettezmoi de vous rappeler que vous uvez (,té la. première
à me dire que, dans le cas où je me déciderais à me
marier avec MUe Dal'land, vous quitteriez IIaute-Forêt..
Ce n'était pas tl'ès gent.il, avouez-le, pour celle qui
allait devenil' ma femme. Vou s voyez que je me SOlIviens, en temps utile, de la sagesse de voLre résoluLion .
- Je m'adresserai donc, de nouveau, ù l'agence de
l'Enseigm
~nt
.
- Et comme un vaillant scout , vous porterer.
ailleurs votre t enLe ... Dans un rnois environ j'espère
être marié ; d'ici là, je m'occuperai de vous trouver un
autre emploi; ainsi vous n'aurez pas ù vous adresser
à l'agence.
- Je vous remercie beaucoup, Monsieur. Jo regrette
d"! vous donner ceL embarras.
�LE SPECTRE VOILÉ
85
- Ne me remercioz pas. Quand on a servi comme
vous (permettez-moi d'employer cc terme que vous
affectionnez), on a aussi le droit d'exiger des égards
de celui qui vous a employé ... Mais, j'y songe, ma
fiancée a, en Algéri0, une tante qui cherche, pour ses
deux filles, une imtitutl'ice. Pourquoi n'iriez-vous pas
jusque-là, sous ce ciel merveilleux où il lait si bon
vivre? Toutes les leçons doivent s'y donner en plein
air, commo en s'amusant. Qu'en dites-vous?
- Je dis que c'est bien loin.
_ Bien loin de quoi? de qui? Vous n'avez pas de
famille. Une jeunû fille raisonnablo et sensée comme
vous l'êtes doit se réjouir à la pensée de faire un beau
voyage.
- Je ne songe pas au voyage, mais à la distance
qui me séparera de la France ... de Haute-Forêt... et
do ...
- Eh bien?
- El de vous, Monsieur!
Ces derniers mots lui avaient échappé sans qu'elle
pût les retenir.
_ Comme c'est loinl dit-elle oncore, pour les atténuer.
_ 11 est certain que, lorsque vous serez en Algérie,
je ne VOLIS verrai plus, car· je n'aimo pas beaucoup
oette contrée, trop décor d'opéra-comique ... Puisque
nous sommes il la veille de nous séparer, - duns quelques jours ce sera chose faile, - pas sons nu moins l'un
pros de l'atitre 10 peu de temps qui nous re sto.
�86
LE SPECTRE VOILÉ
M. de Pyrmont se tut, sembla se recueillir, puis
reprit:
- Si partir vous fait de la peine, c'est donc que
vous m'êtes un peu attachée?
Laurence ne répondit pas. Elle était si violemment
'mue qu'elle n'eüt pu le faire sans larmes.
- Vous ayez trouvé ici une bienveillance à laquelle
vous n'étiez pas accoutumée . Votre enfance fut rude
eL malmenée, vos années de pensionnat, sans tendresse.
A votre Hge) le cœur a besoin de sc donne: tout entier
ct il se donnera ainsi le jour où Se trouvera SUr votre
route le Prince Charmant auquel rêve toute jeune
fil le. Vous m'oublierez, Laul'ence 1
- Jamais , Monsieur) jamais 1. .•
- On dit cela, et puis les jours passent, effaçant l'image, peu il peu, peu à pou .. .
La jeune fille nû protestait pas . Elle en eût été bi&n
incallable . Elle sanglolait comme savent sangloter les
femmes quand leur volonM no s'exerce plus. Elle
éprouvait dans chaque fibre do son aLre une souffrance
atroce cL lorsqu'elle retrouva l'usage de la parole CG
fut pour déplorer FlVCC véhémence le jOUl' où elle
était n ée cL ccl'lÎ où les circonslances) plus que sa
volont6, l'avaient conduite à IInute-Forêt.
-
C'est
de teI'fe ?
dOllC
si elTraynnL de quittoI' co potit coin
- Ob oui) CUL' je l'aime comme je no pensais pas
qu'il füt pos!Jiblc d'all:,:el' un objet inanim6. Partir, co
n'est pas mourir un p eu, c'csL mourir Lout il fait.
�LE SPECTRE VOIL~
87
- Alors vivoz. Pourquoi partir?
-- Pourquoi? Parce que vous m'avez presque chassée.
- J'ai en effet l'air d'un épouvantail, d'nn chassemoineaux .
. - Non, mais je dois faire place à vot/re fiancée .
- Pensez à la grande quantité de chamhres inoccupées : n'yen aura-t-il pas une pet.ite pOUl' vous?
- Je ne veux pas. Après ce que je vous ai dit, il
est impossible que Mlle Dm'land et moi vivions sous le
même toit, aussi vaste soit-il.
- Et si nous la laissions tout si mplement sous celui
qui la recouvre en ce moment? Qu'en pensez-vous?
- J'en pense que je no veux plus restel" J'it'ai en
Algérie, et si ce n'est en Algérie, ce sera ailleurs, ailleUl's, mais pas ici.
- Calmez-vous, voyons, calmez·vous. Il n'y a
jamais eu de fiançailles, au vrai sons du mot, entre
Mlle Darland et moi . Je sais que ce projet d'union lui
souriait assez, de même qu'à sa famille : c'est tout,
Maintenant, après noLre conversation de ce 30ir, une
union avec elle me serait impossible. Et puis, fnut-il
]e dire? Comme vous j'ai le culte de certains objets
inanimés. De même que vous aimez Haute-Forêt et
que vous nc sauriez vivre heureuse loin de ses vieill e!!
pierres, de même je ne saurais me passer d'apercevoir
certaine robe bleu marine toute simple, cel'tain manteau beige quand 10 temp s est frais, sans parler des
livr'O$ qtlC vou oubliez un pflll pll.rtO\lt, Maùemoiselle,
�88
LE SPF.CTR E VOILÉ
et que j'aime lire aux pages où ils s'ouvre nt seuls.
_ Vous vous moquez de moi et, indirec tement , vous
vous me faites compre ndre que je manqu e d'ordre .
_ Telle est mon intenti on, en effet, mais si j'en
avais, en même temps, une autre?
- Une autre? .
- Oui, une autre intentio n.
- Laquelle?
- Celle de vous faire comprendre que je serais
heureu x si vous consentiez à devenir ma femme?
- Je no veux pas 10 devenir. Je n'ai pas confiance
en un homme qui change si vite de fiancée.
- Fiancé e, elle ne l'était pas encore. f{ien n'a ét.é
promis , rien n'a été rompu. Avais-je de l'amou r? Non.
En avait-e lle pour moi? Non encoro . En voici la
preuve : j'ai fait courir le bruit que ma fortune était
à peine le quart de ce qu'on la suppos ait et je me suis
arrangé, ,ù l'aide d'un ami de toute confiance, pour
que ce bruit parvin t jusqu'à ses oreilles ; ensuite je lui
ai rendu visite pour constat er le résulta t de mes insinuations indirec tes . J'ai été très froidem ent reçu. En
rétablis sant la vérité, rien ne serait perdu, mais,
mainte nant, j'aime mieux me condam ner à un célibat
perpétuel que de l'épouser. Cepend ant elle est jolie,
vous ne l'êtes pas. Elle a uno assoz Lcllo fortune, vous
ne possédez rien de ce qui s'achèl e, ct vous n'avez
aucun moyen do vous procure r dos objots de quelqu e
valeur.
- Monsieurl
�LE SPEC-rn E VOILl!;
89
- Laissez-moi finir ... Et pourta nt, dénuée de tout
co qu'on apprécie le plus en ce monde : l'enveloppe,
la fortune, j'aime cet incomparablo joyau: "ous.
Et M. de Pyrmo nt :louligna le mot en le pl'ononçant.
- Vous, c'est-à-dire ce qui persiste éternel lement :
votre âme. Un tel amour n'a-t-il pas un fondement
Bolide? Est-il conslru it sur le sable ou sur le l'oc? .. Et
mainte nant ne m'appelez plus monsieur et dites-moi
que vous voulez bien deveni r ma femme.
- Tout à l'heure vous m'ordonniez de partir, est-il
possible que mainte nant vous me demandiez de rester
toujours?
Au momen t do quitter Lauren ce, M. de Pyrmo nt
l'embr8s1;a. Ils se trouva ient au pied de l'escalier qui
allait conduire la jeune fille à sa chamb re. Lauren ce
regal'da a.1ors aulout' d'ello et aperçu t Mme Del tour et
sa mine eO'urée. Elle lui lit un léger signe de tête en se
dlsant : « Tout s'expli quera ».
Cepend ant, lorsqu'elle fut seule, sa porte refermée,
la pensée qu'un seul momen t la brave femme avait pu
se mépren dre SUL' la signification de ce qu'ello avait
'Vu l'attrist a. Il est vrai qu'au bout de quelques instants de solilude, la joie efIaça tout autre sentim ent
ct c'ost dans une quiétude complète de l'esprit eL du
CQ!ur que bienl8t elle s'endor mit.
�LE SPECTRE VOILt
CHAPI TRE XI
Le lendem ain, tout en s'habill ant, Lauren ce repassait dans son esprit les événom ents de la veille et elle
se deman dait s'ils n'étaio nt pas un rêve. Elle ne fut
bien convain cue de leur réalité qu'un psu plus tarù,
lorsque M. de Pyrmo llt lui parla de nouvea u de son
amour.
Pour 10 momen t elle était encore se ule et se regGrdait dans une glace avec plus de compla isance que
d'habit ude. Elle ne Re trouvai t pas désagré able à voir.
Son visage était plein de vic; B03 yeux brillaienL d'un
éolat inaccou tumé.
_ Il m'a trouvéo laide, n'a pas craint de me 1':) dil'e,
mais il faudra bien qu'aujo urd'hui il modifie son opinion à cc sujet.
Elle s'habil laavec plus deroch ercho que de coutum e,
ajoula un collier de fantaisie à une robe qu'elle n'avaiL
!Oise quo quelque fois sous un mantea u, ne lu trouvan t
pas assez simple, pas assez conforme L\ sa situatio n
subalte rne pour la portor à découv ert. Auj0ur d'hui
qu'elle n'était plwl seulom ont l'instit utrice mais aussi
la fiancée, elle pouvai t so permett,re un peu plus
d'élégancû sans encour ir le blâm tacite de Mmo Deltour, des domest iques, ct même den visitoU\'fI.
Dès qu'elle fut au rez-do· chaussé e, olle nperçu~
lit
~OlV
.In'\lIta .
�LE SPECTR E VOIU;
91
- Vous êtes en retard pour votre petit déjeun er,
Mademoiselle. Votre élève vous attend.
U y avait une réproba tion flous-entendue dans la
voix de la brave dame, qui avait été S{:andalisée du
baiser surpris.
La jeune fille avait sérieus ement baissé dans son
estime.
Pendan t le repas, Mmo Deltou r fut glaciale, mais
Lauren ce no pouvai t pl'endre sur elle de la ramene r à
un moins sévère jugeme nt. Il fallait attendr e que M. de
Pyl'mo nt voulû.t bien tout expliqu er '3t, jusque -là,
demeu rer très pruden te, très réservée, afin de ne
plus donner prise à la criLique.
Tandis que, tout en prenan t son café au lait, eIl
médita it sur la condui te à tenir désormais, M. de Pyrmont ontr'ou vrit la porte cl e la salle ft mange r et dit:
- Je vous attends daus quelques minute s, MademoisfJlle. Vous me trouver ez dans mon bureau .
Ce Iut tout. La porte se referm a. Lauren ce acheva
vivemo nt lion léger repas ot, sans plus songer à l'opinion qu'elle suscita it, elle sc dirigea vors le bureau .
11 lui sembla it avait' des ailes,
- Vous êtes fraîche comme une l'Olle ct tout à fait
jolie. :Btes-vous heureuse? Est-cc le bonheu r qui VOU!!
tl'ansformo à ce poil! L?
- Peut-êt ro, Mon ' ÎCUl'.
- Vous DO r('pondez qu'à ma seconde questio n
nluis, si vous m'aim z, vous ne pouvez manquer
d'ôtro heurouse. Dans un mois, Lauren ce, m~e
dAns
�92
LE SPECTUE VOILÉ
trois semaines si c'e3t possible, vous serez ma femme.
_ Pardonnez-moi, Monsieur, mais il me semble que
VOllS lisez à haute voix un conte de fée . .Tc ne puis
m'imaginer qu'il se réalisera bientôt, dans un mois,
dans trois semaines. C'est trop beau, cc ne sera pas
vral.
- Ce sera vrai, petite pessimiste. Cc conte de fée.
comme vous dites, je le r(aliserai en dépit de vos
doutes. Comme Peau d'Ane, vous aurez des robes couleur de lune ct de soleil et des bijoux, .. ceux de ma
mère, d'abord, et de plu~
modernes aussi.
- Ne parlons pas de cela, c'est tout il raIt secondaire. Le seul que je désire. ah 1 mais, celui-là, ardemment, c'est un anneau tout simple, l'anneau qu'on ne
quitte même pas au moment de la mort.
- Celui-là vous l'aurez dans trois semaines. Aujourd'hui même nous irons le choisir à Grenoble. Je vous
ai dit que nous serions mariés dans un mois, mais un
mois me semble trop long ... Trois semaines ... J'irai
trouver un prêtre, qui nous unira dans la chapelle du
château, fermée depuis bien longtemps ... Quel beau
jour ce sera, ma petite Laurence 1
- Oh, oui, Monsieur!
- Est·ce que vous m'appelleroz encore a.insi quand
nous serons mariés? Je me nomme André, Mademoiselle, tâchoz de ne plus l'oubliel' à l'avenir ... El maintenant, venez m'embrasser. Un fiancé, cela s'embrasse.
- Je youx bien, mais pour avoir 10 droit de le faire
sans l'emordB, il ne fauL pas quo les fiançailles soient
�LE SPECTR E VOILÉ
93
tenues secrètes. Commu niquez donc nos intenti ons à
Mme Deltou r. Elle nous a vus hier au soir au momen t
de nous séparer et elle a été scandalisée. Je l'ai lu sur
son visage. Je ne veux pas passer pour une dévergondée ou une intriga nte ...
- Vous avez une robe charma nte ... Je vous emmèn e
ainsi à Grenoble ... Nous déjeun erons au restaur ant...
Nous choisirons les anneau x ... les chers anneau x ...
Que direz-vous d'une branch e de lierre ciselée s'enrou lant autour devott' e doigtai menu? Certes, les feuilles
n'en seront pas nombre uses ... POUl' un bracele t, il y
en aura davant age et de plus larges .. Pour un collier
aussi. Oh, ce sera charma ntl Jo vais vous couvri r de
lierre comme un vieux mur. Aimez- vous le symbo le
de celte pIanLe?
. - Je crois bienl Je meurs où je m'attac he ...
- Alors, allez mettro voLre chapea u. Jê vous
pmmèno. Pendan t que vous serez dans votre chambr e,
je vai~
rassure r la brave Mme Deltou!' eL l'invite r
à notl'o mariag e. Ah, quo je suis heureu x, Lauren ce 1
J'ai vingt ans 1
Lo chapea u fut vile mi::;, les renseig nemen ts vile
donnés . Quand Lauren ce entend it M. de Pyrmo ut
quiLLer la salle ù mange r, où se trouvai t encol'e la gouvernan te, elle 50 hala do descen dre.
Suivan l son habitud o, aussitô t son peLit déjeun er
achové , Mme Dellou r lisait pendan t uno heure environ .
Quelquos instant s seul omenL étaient réservé s au journal, une lecLUl'c édifian to suivait . A la lumière arLifi-
�94
LE SPECTRE VOILÉ!
cielle, elle évitait les caractères d'imprimerie, afin de
ne pas fatiguer ses yeux.
Pour le moment, Mme Denour semblait bien loin de
son livre, qu'elle avait refermé à l'entrée de M. de
Pyrmont. Toute l'expression de son visage manifestait la surprise et même la stupéfaction. En voyant
entrer Laurence, elle se leva, fit un effort pour sourire
et murmura quelques mots de félicitations, mais le
sourire expira sur ses lèvres e~ les souhaits de bonheur'
demeurèrent à demi formulés.
'- .To suis tellement étonnée, Mademoiselle, que je
He sais que vous dire, Il paraît que M. de Pyrmont
yons a demandé de devenir sa fomme : a,reZ-VOUf)
accepté?
- J'ai accepté. Cela vous étonne?
-- Beauooup ... Voilà une chose ù laquelle jo ne
comprends rien. Il y a quelque temps, il n'ôtait
question quo de Mlle Darland j maintenant vou~
prenez sa place ... Savez-yous ce que j0 crois? Me pel'mettez-vous de voua le dire?
- Dites tout ce que vous voudroz pourvu que jo
puisse vous quitter aussitôt que M. do Pyrmont
m'appeilel'a, oar il m'emmène en auLo à Grenoble ..•
- Touto Boule?
- Mais, sans douto ? .. N'oublioz pas que vous vou~
liez me dévoiler votre pensée reJativemonL ù Mlle Da.\'land.
- Ah, oui... Eh bien, je pense que MOllsieur n'a
jumais eu l'intentIon de l'épouser, maia de VOUB t'ondre
�LE SPECTRE VOILt
95
jalouse en vous le faisant croire. Peut-être était-ce son
moyen, à lui, de se faire aimer de vous, car à ce
moment-là, vous pensez bien qu'il vous avait déjà en
tête. Cela ne lui est pas venu brusquement maintenant, mais brusquement aussitôt qu'il vous a connue,
du moins c'est mon avis., Eh bien, c'est une ohose que
je ne puis comprendre.
- Quoi donc?
- Qu'il vous aime, qu'il vous épouse, qu'il dédaigne
une jeune fillo belle, élégante, riche, pour vous
pt'endre, vous, qui n'avez pas grand'chose pour plaire.
Laurence fut tellement blessée par oos paroles;
froides et dures quo ses youx se remplirent de larmes.
- Je suis fâchéo do vous faire de la peine, mais
vous êtes jeune, vous avez peu d'expérience et vous
connaissez si mal les hommes! A votro âge, on s'en
tient à l'apparenoo, on Cl'oit toules les belles paroles,
au mien on demando à voir le dessous des cartes et
on ne croit qu'avec dos preuves à l'appui des mots.
Tonoz, j'ai souiferL presque autant qu'une mère, la
nuit passée, quand vous vous ôtes attardée dans le
parc. En surprenant voLre baiser, au pied de l'esoalier, j'ai Lremblé pour vous.
_ Eh bien, peu importe main tenru1t ce que' vous
avez pu croire puisque toul se t.ermine pal' un mal'iage,
qui s'est conclu le jour même de l'aveu.
- Et j'espère quo les choses iront sans encombre
jusqu'à la fin. Un proverbo affirme qu'il ya loin do la
coupe aux lèvros. J'ni souvent oonstaté sa vérité. Je
�96
LE SPECTRE VOILÉ
voudrais bien qu'entre la coupe que vous convoitez et .
vos lèvres rien ne se glisse qui vous empêche de la
boire. Je vous dis donc: méfiez-vous de vous-même
autant que de votre fiancé.
A ce moment la porte de la salle à manger s'ouvl'Ît
toute grande et Sabine s'y précipita en coup de
vent.
- Sabine, Sabine, un peu de pondération! gronda
Mme Deltour, cal' Laurence était à cent lieues de
l'enfant. Son bouleversement était profond.
Mais, en lui prenant la main, Sabine la rappela à
ses devoirs immédiats.
- Mademoiselle, je vous en prie, laissez-moi allel
avec vous à Grenoble. Mon oncle ne veut pas de moi.
n dit que je suis plus encombrante qu'un cageot de
poulets qu'on mène à la foire. Mais vous savez bien,
vous, que ce n'est pas vrai et que jo peux restor tranquille. Dites, parlez pour moi à mon oncle.
- Oui, tout de suite, répondit Laurence, satisfaite
de la diversion apport.ée par l'enfant.
La jeune fille se hâta de s()rtir, heureuse d'échapper à celle qu'elle comparait il. un oiseau de mauvais
augure . . L'auto, d'ailleurs, attendait déjà devant le
perron. '
- Voulez-vous bien, Monsieur, que Sabirie vienne
avec nous?
- Je ne reviens jamais sur mes décisions, du moina
vill-à-vis det! enfants. Je lui ai dit non, je co ntinue il
ùire non. Reste donc avec Mme Deltour.
�97
LE SPECTRE VOILÉ
- Pour me faire plaisir, Monsieur, je vous en
prie ...
- Vous voyez cette enfant du matin au soir, le
sacrifice ne peut être très grand de la laisser ici...
Mais qu'avez-vous donc ~ On dirai/t que toute joi.e
s'est effacée de votre visage. Vous n'êtes plus la même
que ce matin. Quelque malentendu se serait-il glissé
entre nous?
- Ceci simplement: je désirerais emmener Sabine.
- Va donc t'apprêter, et vivemont. Je regarde ma
montre: je to donne dix minutes.
Dès que l'enfant se fut éloignée.
- Après tout qu'importe cette contrariété, - car
6'en est une pour moi, - bientôt je vous vorrai autant
que je voudrai, sans aucune contrainte... Dans
quo)ques jours, d'ailleurs, ma nièce entl'era dans un
})ensionnat.
-- Le sait-elle?
- Pas encoro.
- Alors n'en parlez pas. Ne gâtez pas sa journée
par cotte perspective. D'ailleurs, en agissant suivant
votre projet, vous me causorez une grande peine ... La
voioi ... Taisons-nous, mais auparavant, promettezmoi, d'un mot, que vous la garderez à Haute-Forêt
après notre mariage.
_ Tout cc que vous voudrez ...
:&t tandis que l'auto l'emport.ait, rapide, vers des
toilettes et vers l'anmpu, Laurence se demandait si la
coupe myslél'jeuse bO l'cnvcl'seraiL ou sc briserait
7
�98
LE SUCTRE VOIL!!:
ava11t qu'elle eût le temps d'en approcher Sès
lèvres.
CHAPITRE XII
Non pas trois semaines, ni un mois, mais bien oinq
semaines s'étaient écoulées. La date du mariage était
fixée, tout était prêt. La toilette de mariée, le voile
s'étalaient sur un large lit, dans une ohambre inoccupée.
Les bagages eux-mêmes étaient bouclés, exoepté,
toutefois, ceux de la dernière minute. Tous portaient
une étiquette sur laquelle on pouvait lire;
Madame de Pyl'ffiont
Hôtel de France.
Brindisi.
M. de Pyrmont, lui-même, avait éorit. avec amour
le nom de sa jeune feItlme. 11 avait voulu qu'on rangeât les belles malles de cuir fauve dans la oh ambre
de Laurenoe-institutrice afin qu.'elle touohât du doigt
sa dignité et son bonheUl' de demain.
- Mme de Pyrmont, se disait ln jeune fille, n'existe
pas encore. Laurence Dastier ne se transformera pas
du jour au lendemain, suns oérémonie, on oette riohe
et noble dame. Jo veux la voir revenir de l'autel ,
paréo de ses lis et Je ses roses blanches, pour oroire à
son existence. Je veux être aussi raisonnable, à vingt
�LE SPECTRE
VOILt
99
ans, que Mme Deltour il soixanle. Je veux que le
malhour me trouve pI'ête s'il doit arriver.
Laurence n'était pus seulement agitée par l'activité
de!) préparatifs et par la pensée do la nouvelle vie qui,
demain, allait oommencer pour elle. Ces deux choses
concouraient sans doute à lui donnor cette agitation
qu'elle ressentait, co :soir, dans tous ses membres;
mais il existait 3ncortJ une troisiùmo CIl USO plus forte
que les autres.
Blle était en proio à une préoccupation éLl'ange ct
douloureuse. Elle venait d'êLre viotime d'une sorte
d'a.ecident qu'ello ne pouva.it comprendre et dont
seule elle avait connaissance. L'événement avait eu
lieu la nuit précédente. M. de Pyrmont s'.Jtait absenté
deux jours plus tôt et n'était pas enoore rentré. Des
aJIairesl'o.vaienL appel6 à Lyon, dont il fallait absol ument qu'il s'occupât lui-m ême avant de quittel' lu
France pour son voyage do nocos.
Laurenco attendail av oc d'autant plus d'impaLiencli
10 rotour de son fiancé qu'olle désirait soulagor son
esprit du troublo qui l'agi lait, on même tomp" quo
recherohor - et non plus seule - la solution d'une
in quiétanle én igme.
Ello so dirigea vers l'un ùes murs du parc afin d'y
trouver, tout en restanL ù l'air libre, un abri contre
le vent qui, pendanL toute lu jouméo, avait soul!lé
du sud-ouest, suns pour oela amener une goutte de
pluie. Au lieu de se calmer, il somblait l'cdoublGr sc
muoÎssement!;. Les a bres pliaient. tOU.1 du mtlm r;'
o
~.
l'
fllu'<l
.) ,_J
�LE SPECTRE VOILÉ
1.00
côté sans jamais se tordre en différenta sens; ils ne
relevaient pas leurs branohes une seule fois en une
heure, tant était violent le vent qui inclinait leurs têtes
au nord-est.
Les nuages couraient rapides et so:nbres, bouohant
les coins de ciel bleu aussitôt qu'ils se montraient.
_ Oh, oomme je voudrais qu'il rftt enfin auprès de
moi 1 se dit Laurence dans un accès de tristesse.
J'espérais qu'il arriverait vers trois ou quatre heures
cIe l'après-midi. Voici la nuit ct il n'est pas enoore là 1
Pourvu qu'il n'ait pas été retardé par quelque panne 1
L'événement de la nuit précédente sc présenta de
nouveau à son esprit et, luUant contre la superstition,
elle se défendit d'y voir' l'annonce d'un malheur.
Comme tout les êtres malmenés au début de la vie ,
elle était assez encline au pessimisme et vivait dans
une perpéluelle appréhension de la tuile détachée
du toit. Elle avait peur que ses espérances fussent
trop belles pour se réaliser. Elle avait été si heul'euse
ces derniers temps qu'elle craignait que son bonheur
ne rnt arrivé au faite.
- Le déclin, se disait-elle, va peut-être bientôt
commencer.
Lasse d'attendre dans le parc, elle sortit.
Le chemin difficile avait été aplani, élal'gi et le!4
autO!4 maintenant venaient commodément ù Haute.
Forêt. M. de Pyrmo~t
délaissait un peu son cheval,
car Laurence ne savalt pas monter en selle et n'aurait
pu l'accompagner.
�LE SPECTRE VOILÉ
\ 101
La jeune fille marchait vite, mais elle n'alla pas loin.
Elle n'avait pas fait cinq cents mètres qu'elle aperçut,
à' un tournant, les phares d'une auto. Plus de t.ristes
pressentiments, c'était lui, c'est-à-dire la protection
jncarnée contre tous les périls. André vit Laurence,
s'arrêta.
Quelque chose de nouv,eau s'est-il produit, que
vous venez au-devant de moi à pareillo heure? Rien
de fâcheux, je suppose?
! - Non, mais jo croyais que vous n'arriveriez jamais.
Je ne pouvais me résigner à vous attendre tranquillement à la maison. Jo n'y aurais pas tenu en place.
. - On dirait que vous avez la fièvre. Vos mains,
vos joues sont brûlantes, vos lèvres sèchos. Ditesmoi, jo vous Gn prie, dites-moi ce que vous avez.
- Plus rien, du moœent quo vous êtes là.
- Alors, avant mon retour?
- Jo vous oonterai cela plus tard, mais je suis sûro
que vous rirez de mes alarmes.
- Je rirai surtout quand la matinée do do main sera
loin de nous. Jusque-là, jo n'ose pas ... J'ai pour que
mon potit oiseau ne s'envolo au momenL où je m'apprôterai à fermer la porte do sa cage ...
Bien que la voiture roulât tout doucement, elle était
arrivée aU bas du perron.
_ Apprêtez-yous à venir partager mon repas de ce
lIoir. La veillo de notre mariage, me refuserez-vous
cetto petite faveur? Ensuite, pendant longtemps, sauf
imprévu, nous resterons longLemps saus mangor à
1
-
�102
LE SPECTRE VOILÉ
Haute-Forêt. Vous connaUrez alors la cuisine internationale des hâtels.
_ Tous ces projets me paraissent encore si loin
d'être réalisés! Tout, d'ailleurs, depuis un mois, me
Iait l'effet d'un rêve.
_ Demain, vous verrez bien que vous êtes éveillée.
Que vous êtes lente à croire au bonheur 1 Tous vos
préparatirs sont-ils acbevés?
(( Avez-vous été aidée un peu par Mmo Deltour?
_ Un peu par elle, beaucoup par la femme de
chambre .
_ Vous devriez être gaie, radieuse; cependant je
vois comme un vôile de tristesse tendu sur votre visage.
Dites-moi maintenant ce qui vous tourmente : dans
PauLo, vous me l'avez promis. Confiez-vous donc à
moi. Dites-moi jusqu'aux moindres nuances de vos
pensées.
- C'est bien difficile. Cependant, je vais vous diro
Gr:> fJui me tourmente. l,es nuances de mes pellflées,
cela viendra plus tard, dans Je cœur à cœur quotidien.
-- Embrassez-moi, Laurenco, pour cette bonne
parole.
- Non. Jo vous embrasserai demain. Ce soir, pour
vous, pour moi, il vaut mieux consel'ver, non notre
cuirasse , mais noLre mince pellicule de glace. Si nous
nous approohons trop l'un de l'autrEl, elles fondront
ussitôt.
- Comme vous êtes raisonnable!
- Croyez-vous que je vout! en aime moins parce
�LE SPEC'fRE VOILÉ
103
que je m'impose et vous impose une contrainte, voire
une véritable discipline? nt) le pensez pas. Mais sans
mère, libre, comme je dois être vigilante pour nous
protéger contre nous-mêmes et nos intimes impulsions 1
-- Je YOUS comprends, Laurence, mais vous m'avez
promis de me dire la cause de votre tristesse. Le
moment n'est-il pas v :mu de m'en parler?
- Oui, écoutez-moi.. . La nuit dernièrc,j'étais seule
ùans la maison avec Mme Deltour et les domestiques.
Toute la journée j'avais été très occupée et je me sentais heureuse au milieu de cette activité. J'étais pleine
de confiance, et je pensais que le ciel regardait d'un
œil favorable mon futur bonheur.
- Pourtant, vous êtes toujours sujette il certaines
appréhensions.
- C'est vrai, mais plutôt pa.rce qu'elles me sont
suggérées pal' dos réflexions de Mma Deltour, de vous,
,qu'émanées de moi-même.
- N'approfondissons pas trop les causes. EnsuÏle?
- Avant de me coucher, je me suis promenée long,t emps dans le parc en pensa.nt ù vous. Si j'évite un
peu votre présence, en revanche, quand 'vous n'êtes
pas là, j'aime à vous imaginer auprès de moi. Je pensais
à l'existence qui m'altendait ct je me la peignaîs sous
des couleurs assez riantes, même en faisant la part
des mauvais jours, qui ne many'ucnl à aucune destinée.
_ CeLte parl, dans votro esprit, doit êLre assez
large?
- Laissez-moi finir'. J'en fmis, justement, Il l'un d&
�104
LE SPECTR E VOILt
ces jours néfastes ... Donc, tout en me promen ant,
tout en songea nt, l'heure d'aller me couche r était
'nsensi blemen t venue. Je m'endo rmis vite, mais d'un
sommeil pénible , peuplé de cauche mars dont je ne me
sOllviens d'ailleu rs pas. M'en souviendrais-je que
j'hésite rais de vous les raconte r , car je n'attac he aucune
import ance aux rêves.
, - Vous avez raison. Ils sont le plus souven t - à
l'excep tion de certain s songes historiq ues - le résulta t
de repas trop copieux, ou d'une très grande surexci tation de l'esprit ; ce dernier cas est le vôtre.
- Je dormai s donc en rêvant qu'un cambri oleur
dardai t sur moi un rayon de sa lantern e sourde, mais
vous allez voir qu'ici jo touche à la réalité ... Je
,m'évei llai. L'élect ricité brillait à l'uno des lampes
murale s. Ce n'était donc plus l'obscu rité complète que
j'aime pour dormir . La porte de la chambr e contiguë
il la mienne , do cette chamb re où sc trouva it ma robe
et mon voile, était ouverte . Oui, au contrai re do colle
où je venais de dormir , elle était brillam ment éclairée.
On avait dû allume r toutes les petites appliqu es
murale s ainsi que le plaConnier. Je criai : « Est-ce
vous, Madame Deltou r? )l, mais'personne ne me répon_
dit. Je ne trouvai s pas la force de moleve r pour regarde r
qui circulnit à une si faible distance de moi. D'aille urs
ce n'était plus nécessaire i on s'appro chait de mon lit
etee n'était ni Mme Deltout' ni a ucune des domest iques.
-- Vous n'aviez jamais vu la personne en question?
- Jamais !
�L1:~
SPECTRE VOILÉ
105
- Un peu de surexcitation nerveuse, une chemise
de nuit à la place d'une robe que vous avez l'habitude
de voir dans la journée, et il n'en faut pas plus pour
faire d'une innocente et curieuse domestique un
fantôme.
- Ne vous pressez pas de m'attribuer de semblables
hallucinations. Je n'y suis pas sujette, je vous assure,
et c'est bien la première fois de ma vie que pareille
chose m'arrive.
- Dites-moi comment était cette (emme, car, d'après
vous, c'en était une?
- Oui, et elle n'avait pas les cheveux coupér.
comme ceux de nous toutes, ici. Non, elle avait deux
grandes nattes SUL' le dos, attachées au bout avec des
rubans rouges. Pourtant ce n'était pas une fillette de
haute taille, mais bien une femme de trente-trois à
trente-cinq ans, autant que j'ai pu en juger dans mon
émoi. Son visage, pourtant, je ne l'oublierai jamais
tant il avait une expression hagarde. Cette femme,
s'apercevant que jo l'avais vue, retourna dans la
chambre qu'elle vt!nait de quitter ct où toutes les
lampes étaient restées allumées. Elle en revint bientôt
traînant derrière elle ma robe blanche, et sans dire
un mot, ouvrit la fenêtre ct la jeta dans 10 parc.
- Que dites-vous là ? .•
- La vérité, et ce n'était pas une hallucination, je
pense, que de trouver, au matin, après un évanouissement dont je ne puis évaluer la durée, ma pauvre
robe accrochée aux 1 osiers grimpants. J'ai été la
�106
LE SPECTRE VOILÉ
première à la découvrir, mais endomml;l.gée par les
épines qui a vaiont agrippé, au passage, le fragile
tissu ... Je n'ui raconté cette aventure qu'à vous seul,
mais maintenant je vous demande de me dire qui est
cette femme .
_ Je maintiens que c'est une domestique, mais
défigurée par une crise de somnambulisme. Peut-être
éprouve-t,-elle quoique jalousie en vous voyant m'épouser.
_ L'explication esL ingénieuse, mais elle ost loin
de me satisfaire, car je ne la crois pos confol'me à la
vérité.
_ PourtanL, il ne faut pas douter . Je sais qui esl
cette personne, cause ùe votre efil'oi. Ello n'a l'ion de
partioulier. VoLl'o émotion seule lui a donnu ce visage
effrayant qu'en réalité elle n'a pas. Vous allez exigel'
des explications. Je no vous en donnerai aucune pour
le moment. 11 fnut avoir confiance en moi. Le voulezvous?
- Jo ne demande pas mieux. Quand on aime , on
veut croire.
- Nous qlliLLerons Haute-Forêt pour pl'ÔS d'une
année. Je vous ferai voir des visogos qui ofIacoront
celui qui vous a cfTrayée, dos contrées nouveU(;s qui
vous feroIlt oublier los fortes émotions éprouvées à
Haute-F orêt, ct, au retour, je satisforai votre légitime
curiosité. Cette nuit, fermoz bien votre porte, et celles
de la chambre qui communique avec la vôtre. Vousme
semble:.: oublier '1 ue1 fJuelois ces élémontaires précau-
�LE SPECTRE VOILÉ
107
tions. Et maintenant vous n'avez que très peu d'heures
de Bommeilavantlegrandjour. Bonne nuit, ma Laurence
chérie,
fiancée bien-aimée, ma femme de demain.
ma
CHAPITRE XIIl
Laurence, mariée dès huit heures du matin à
l'humble mairie villageoise, ne savait si la journée
était radieuse ou non. En se dirigeant maintenant vers
la petite chapelle du château, ornée de fleurs blanohes
pOUl' ln circonstanoe et ouvel'tc à qui voudrait y entrer,
car on y accédait dircctement. du parc, sans emprunter
les corridors de Haute-Forêt, la ~eun
femme ne regardait ni le deI ni la terre . Son cœur s'unissait à ses
yeux et tous deux n'étaient occupés que de M. do
PyI'l'\ont qui, tout il l'heure, sel'ait son mari devant.
Dieu, comme il l'était déjà devant certains hommes.
Elle aurait voulu voir la chose invisible su!' laquelle
il paraissait aLtacher un ardent regard, pendant que
l'auto avonçait vers la chapelle où tintait une cloche
au ::ion grêle. Elle aurait voulu connaltre la ponsée
qui semblait vouloir s'omparer de lui avec force, et
contre laquelle il avait l'air do lutter.
Laurenoo et M. de Pyl'illont s'agenouill6rent sur 108
prie-Dieu qui leur avaient été préparés.
Ln jOU7l0 Cf'mme, au boul de quelques minutes, sa
retourna afin do voir qui sc trouvait dans la petite
ollapollo. En dehors Jes domestiquos, do quelques
fermiers eL dos témoins choisis parmi des amis de
�108
LE SPECTR E VOILÉ
M. de Pyrmo nt n'habit ant pas le pays, il n'y avait
person ne.
Le prêtre, après avoir deman dé aux assista nts de
signaler les empêch ements dont ils pouvai ent avoir
connaissance, commonQa aussitô t:
- André, Franço is Duroc de Pyrmo nt, voulez-vous
prendr e Lauren ce, Anne, Marie Dastier , ici présen te,
pour votre légiLime épouse, selon le rite de la sainte
:Église, notrc mère?
Ah 1 de quel cœur André, Franço is Duroc de
Pyrmo nt lança le oui qui allait l'unir pour toujours à
celle qu'il aimait 1
- Lauren ce, Anne, Marie Dastier , voulez-vous
prendr e André, Franç.ois Duroc de Pyrmo ntpour votre
légitim e époux, selon le rite de la sainte Eglise, notre
mère?
- Oui, répond it Lauren ce d'une voix ferme.
Mais au momen t où le prêtre se reoueil lait pour
pronon cer le solennel :
Eco conjungo (Jos in matrimoniam. ln nomine Patris
et tilii et Spiritus sancti, la porte s'ouvri t, se reforma,
ot uno vOLX s'éleva tout à coup dans l'assist ance:
- Pardon nez.mo i, monsie ur l'Abbé, si j'ose prendr e
la parole en cette chapelle où los laïques , quand ils
ne prient ni ne ohante nt, ont le devoir de garder le
silence, mais n'est-H pas ordonn é, d'autre part, de
dévotler, sous peine de faute grave, les empêchementA
dont on pourra it avoir connaissance? Or, ici il y a
empêch empnt ...
�LE SPECTRE VOILt
109
- Monsieur l'Abbé, veuillez continuer, dit d'une
voix ferme M. de Pyrmont, livide comme il le serait
le lendemam de sa mort.
- Je ne le puis, répondit le prêtre, avant de
connaître 10 motif de l'mterruption. De quel empê:chement voulez-vous parler, Monsieur, et quelles
,preuves apportez-vous?
- M. de Pyrmont a déjà une femme.
• Peu à peu la chapelle s'était vidée. Par discrétion,
:assistants et témoins avaient gagné les allées du parc.
Illeur était pénible d'assister à cos contestations.
M. de Pyrmont, debout, s'était tourn6 vers l'inconnu:
- Qui êtes-vous, lui demanda-t-il?
- Vous ne m'avez pas vu assez longtemps, il y a
dix ans, pour pouvoir me reconnatLre. J'arrive de
Naples où j'ai été, Monsieur. témoin de votre mariage
avec, MllO Anita Andriani, on l'égliso San Gennaro.
« Et voici une copie de votre acte do mariage,
ajouta l'étrangor en dépliant un papier sous enveloppe
qu'il avait jusqu'à présont tenu à la main.
Dans la chapelle vide, le préltre s'était approché do
M. de Pyrmont tandis que sur sa chaise, enveloppée
de son voilo, Laurence demeurait absolument immobile, face à l'autel, n'ayant pour témoin do sa douleur
indiciblo et muette que Celui qu'elle prenait, quelques
minutos plus tôt, pour témoin do son immense bonheur.
Aucun des trois hommes on présence, placés main·
tenant derrière elle, à quelque distance, ne pouvait
'voit' sa phYl3ionomie.
�110
lE SPECTR E VOIL:s
- Si ce papier est authen tique, dit M. de PYI'mont,
il peut prouve r que j'ai M,é marié, mais il ne prouve pas
que la personn e dont il est questio n est encore vivante .
- Elle l'était il y Cl peu do temps encore.
- Qui vous l'a dit?
Son propre (l'ore, qui signe de ce pseudo nyme:
~
Max Dormo y, les articles de vulgari sation scientif ique
qu'il fait pal'anr e, do temps fi antre, dans des revues
spéoial isées cn cos q uesLiona, mais so nomme en réa.
lité, vous le sa vez aussi bien quo moi, puisqu 'il est
votre beau-fr ère, Sil vio Andria ni.
- Où est-il?
M. de Pyrmo nt s'atten dait peut-êt re à entend re le
nom d'une contrée lointain e. Il n'en Iut l'ion.
- Jo n'ai qu'à ouvrir la poI'te do la chapell e. lice
tient sur le seuil, aLtend ant que je lui fasse signe
d'entre r. Monsio ur l'Abbé , vous êtes ioi 10 maître
après Dieu, qu'en ditos-v ous?
- Peut-êL re cotte entrevu e n'ost-el le pas nécessa iro
si M. de Pyl'mo nt no nie pall les faits qui lui sont
imputv s et s'il nous les expliqu a lui-mômo.
- M. Dormo y-Andr iani peue entrer. On l'inter.
rogera ... Cela m'ost indilTé rent. Tout m'est indifl'érellt
désorm ais.
...
- En ce cas, dit le prê~e
Et, d'un gosLe, il indiqu ait Ù oelui qui se prétend ait
témoin du mariag e napolit ain de M. de Pyrmo nt,
d'ouvri r la porte ct de faire enLrer l'homm e qui lie
trou vait sur 10 seuil.
�LE SPECT,RE VOILÉ
111
- Pouvez·vous nous dire, demanda doucement le
prêtre à DorDloy qui s'avança aussitôt, si la {emnie
de M. de Pyrmont vit enoore?
- Non seulement elle vit, mais elle habite sous le
même toit que son mari, au château de Haute-Forêt,
par conséquent à très peu de distance de oette
chapelle.
bien sûr de ce que vous avancez?
- ~tes·vou
- Ahsolument sûr, monsieur l'Abbé.
- Quand avez·vous vu oette dame? aujourd'hui?
hier?
-Il y a deux mois ... Il est vrai que, tlopuis, elle
a eu le temps de mourir, mais oela n'est guère vraisemblable ...
- En voilà assez, interrompit brusquement M. de
PyrmouL, qui semblait avoir pris une résolution soudaine ... Monsieur l'Abbe, le mariage n'aura pas lieu
aujourd'hui. .. Mou beau-frère a raison, ma femme vit
encore ...
A ce moment, Laurenoe, qui était demourée il sa
place sans faire un seul mouvemen t, Be lova ot se
glissa dehors, sans regarder personne eL sans que nul
songeât à la reLenir, ù l'accompagner ou à la consolel'.
La conversation, mll.inlenant, se poursuivait dans
une petite sacristie attenante il lu chapelle. M. de
Pyrmont était méconnai sAable. En quelques heures,
il avait vieilli de dix ans.
Il essayait do 80 justifior aux yeux du prêtre:
~
Oui, j'ai cu cette intention, tout en ayant déjà
�11"2
LE SPECTRE VOILÉ
une femme légitime de nationalité italienne, de
vouloir épouser Mue Dastier. Je le eais, aucune séparation, même civilement légale, n'a été prononcée
entre nous. Le cas était d'une complexité extrême.
Les lois de mon pays admettent, à la rigueur, le
divorce pour moi, méme marié en Italie avec une
Italienne, mais les lois de son pays n'admettent le
divorce ni pour moi, ni pour ma femme. Pourtant nOU6
ne sommes pas unis sous la législation nouvelle, qui ne
date que de trois ans, et n'admet plus que le mariage
religieux, mais, en Italie, onn'a jamais admisledivorce.
_ Vous savez bien que, pOUl' les catholiques, il n'y
a que le mariage religieux qui compte, non depuis
trois ans, mais depuis un nombre respectable de siècles.
Unis par l'Eglise, il n'y a pas de séparation possible.
Vous vous apprêtiez à être doublement bigame,
devant les lois civiles et., ce qui esL infiniment plus
grave, devant Dieu. M. Andriani a bien fait de parler.
En se taisant il corrunetlait, pur omissiQP, une faute
très grave. VOU!! lui devez, nonde la rancune, mais de
la reconnaissance.
_ Ln bigamie existe néanmoins puisquo nous
sommes mariés civilement depuis ce matin.
_ Bien entendu, mais pour cela vous tâcherez
d'arranger les choses sans scandale ...
_ J'ai été prévenu trop tard pour empêoher ce
malheur, dit Andriani, .qui avait les larmes aux yeux.
11 m'a 6Lo donné, néanmoins, d'arriver à temps pour
empêcher l'irr6pa able de se produire.
�LE SPECTRE VOILÉ
113
- Prévenu? .. Par qui?
- Permettez-moi, André, de garder le silence à co
sujet. Je vous demande seulement de me pardonner
la peine immense que je vous cause, que je ne pouvais
me dispenser de vous causer. Souvenez-vous du soir
où je suis arriyj dans votre salon, à l'improviste . Vous
chantiez l'hymne des naufragés du Titanic. Ces
paroles : S'iljarLtsouOriret passcrsous le glai"e, je vous
les ai appliquées, car je savais que vous alliez souffrir:
j'avais vu les yeux: de Mile Dastier fixés sur vous et,
quelques heures plus tard, pendant la nuit où j'ai
été blessé par qui vous savez, j'ai vu les vôtres fixés sur
eHe. AloJ's sachant quel myslère vous cachiez entre
les murs de la Haute-Forêt, j'ai pris toutes prt3cautions
pour êlre avert.i, en t('mps utile, de ce que vous pourriez LenLer d'irrégulier pour (( refaire votre vic »,
comme l'on dit maintenant.. Jo me doutai.s presque
que vous profileriez de l'ignorance où se trouvait votre
ontourage actuel, relativement. à cm'taine partie de
votre passé, pOUl' tenter de vous appropl'ier, en légitime union, légiLime tout. im moins on apparonce,
une jeune fille qui ne voudrait jamais enLendre parler
d'union libro.
- Maintenant, monsieur l'Abbé, que vous connaissoz l'accusation, si vous vouloz entendre ma défense,
je vous invite à venir faire visite à ma femme ellemôme. Ses propos insensos plaideront en ma faveur.
Mmo de PyrmonL ost folle dopuis tles années ot est
SOignl'C, par une illfirmièro qunlifiée, dans Bau l "-Forêt
8
�11'*
LE SPECTR E VOILÉ
possédé, avec moi,
même. A dire vrai, elle n'a jami~
mois, un médeci n
leB
Tous
raison.
la plénitu de de su
Mes servite urs,
voir.
aliénisl e vient discl'ètr;ment la
ainsi que Mme Deltoul' et l'infIrmiore, croient qu'il
s'agit là d'une de mes sœurs mariée à un haut ioneLionnairo colonial, et revenu e au châte,au pour éviter
le climat meurtr ier pour ello do l'Illdoc hine. En
réalité, ma sœur ost toujour s là-haB, auprès de son
mari, et c'est ma femmo qui habiLe sous le même toit
que moi-même. Notez bisn que touter; les fois que
l'infirm ière relâche sa 6uI'veiJJance, oublie de fermer
nne porte à clef, sa malade en profite pOUl' fairo dos
siennes. Un jour elle u voulu me bl'ûlel' vif, un autre
jour elle u blessé son fl'ol'e qui u commil:l l'impru dence
.le dormir dans une clJdmbre voisine, après avoir
tenLé on vain - du moins l'a-t-il CI'U -Lle se faiJ'o l'CC on-
naitrc d'elle.
- Certes, MOIlsieUl', dans votre Cas il y a ùes circons!;ances atténua ntes, mais c'est tout. Le dovoÎl' n'en
demeur e pas moins impéri eux, de renonc er à une
autre uniol1 aussi longtem ps que l'un des conjoints vit
encoro.
- C'est cruel, monsie ur l'Abbé.
- C'est la loi, la loi divino. Dura lex ... Il n'y a pas
quo les lois humain es qui soient dures, parfois.
- Etlo droit au bonheu r, qu'en faites-vous il
- Pormet tez·mo i, Monsieur do Pyrmo nt, de vous
dire qu'ioi nous ne parlons pas la môme languo : vous
pensez on païen et vous vous exprimer. en païen. Les
�LE SPECTR E VOILÉ
115
chrétie ns ne parient pas du droit au bonhou r on ceUe
vie, mais du droi~
au bonheu r dam une autre, quand
ils ont fait leur devoir ici-bas pour le gagner. Et il en
ebt qui le gagnen t, comme vons, comme MllO Dastier ,
héla8, non seulem ent ù la sueur de leur front, mais
avec toutes les larmes , les larmes de sang de leur
cœu~'
1
Depuis quelqu es minute s déjà, Andl,jais'ét~reL6:
Dans la peLite pièce aLtenante il la chapell e, le
prêtre était seul avec M. de Pyl'fnont, qui n'essay ait
mi3me plus de conserv er ses yeux Hees, sa grande
ambitio n au milieu des circons tances les plus poigna ntes
de la vie.
- Oui, pleurez , mon pauvre enfant, mais pas seul.. .
pas seul... et doucem ent, quoiqu e invinoi blemen h
M. dePyrm ont sc:: sentait poussé, de lapetit epièce oùilse
t.enaiL, vers la chaise et le prie-Di eu ou il aurait dCt se
tenir ù côté de sa fianoée tandis qu'aura ient été prononcées les paroles desLinées à sanctifi er leur impossible amour.
CHAPI TRE XIV
Quand, après s'être glissée hors de la chapell e, Laurenco so retrouv a dans sa chamb re, où elle se rendit
slltlsitôt, éviLanL ù lu fois IVI me Dell ou. d les domestiques, elle se deman ua :
- Que faut-il que je falise?
�116
LE SPECTRE VOILÉ
Il lui sembla qu'une voix lui répondait:
- Il faut quitter Haute--Forêt tout de suite.
La réponse de sa conscience fut si prompte, si n~te,
"
si catégorique, qu'elle se boucha les oreilles comme si
elle avait entendu réelloment ces paroles.
Ne pas être, en ce moment, la femme de M. de Pyrmont, s'éveiller des plus doux songes pour ne trouver J
autour d'elle, que le désert, intérieurement, que 1'isolemen t du cœur, c'était terrible, mais elle eilt supporté,
croyait-eUe, de reste l' à Haute-Forêt, comme par le
passé, en n'y remplissant d'autres fonctions que celles
d'institutrice de Sabine ...
Cependant ù peine sc fuL-elle formulé cet Le pensée
qu'elle sentit combien laréalisation en était impossible.
HabiLer sous le même toit qu'un bigame, au point do
vue de la loi, môme après l'annulation de l'union
civile, souloverait contre elle l'opinion. Peu imporLait que, personnellement, elle demeurât sans reproche.
D'ailleurs elle n'était pas seule, il y avait André et la
tentation qu'il éprouverait à vivre sans cesso auprès
d'elle.
Plongée dans ses douloureuses réflexions depuis
une heure, deux heul'es peut-être, elle en fut sortie
par un heurt léger à sa porte. Elle ouvrit aussitôt.
C'était M. de Pyrmont.
Il se t enait immobile devant elle, dans l'aLtitude
d'un coupable.
- Je suis là depuis de longues minutes, oui, des
comme dos journées, tant j'appr6henminuLes lon~ues
�LE SPECTR E VOILl!;
117
dais de vous voir, tout en désiran t éperdu ment cette
entrevu e. J'ai écouté et je n'ai même pas entend u un
sanglot. Ainsi vous m'évite z , vous vous enfermez et
vous pleurez seule. J'aurai s préféré vous voir venir
me trouver dans un accès de violence. Je m'atten dais
à une scène, je m'étais préparé à voir VOd larmes , car
·je désirais que vous ne pleuriez pas seule. Mais vous
n'avez pas pleuré. Votre douleu r à vous a été tout
intérieu re parce que vous ne l'avez confiée à personne
et que personn e ne s'esL penché sur vous pour vous
consoler.
Lauren ce regarda it M. de Pyrmo nt sans répond re.
- Vous me trouvez bien criminel, n'est-ce pas?
Il s'étonn ait sans doute du silence ct de la douceu r
de la jeune fille, mais sa passivi té appare nte avait
surtout pour cause, en co momen t, une faiblesse toule
physiq ue.
Depuis quelques jours, Laul'once mangea it peu. Le
malin môme, elle n'avait. rien pl'Ïs et l'heure du
déjeun er était passée sans qu'clio sc mit à lable. M. de
Pyrmo nt le compri l el fil le nécessairo pour que la
syncope menaça nte ne se produi sil pas.
Quand la jeune fille Iut un peu réconfortée et en
état de l'enten dl'e, il lui dit tout ce qu'il croyait
propre à sc justifier à ses yeux. C'ent alors qu'il exposa
tout au long les circonstances atténua nt la culpab ilité
de l'acle qu'i1s'a ppl'êla it à accomplir.
- Vous me lrouvez bien coupab le, n'est-ce pail?
l'rp(Ha-L-il,
�118
LE SPECTR E VOILÉ
- Oui.
- Oh, cc oui s! secl... AloI'1l vous avez résolu de
deveni r une éLran;ère pour moi, de vÎ'.'1'O sous ce toit
simplem ent comme l'institu trice de Sabino , et encore
ne consentirez-vous sans doute à y demeur er que GÎ
je n'y fais que de très brèves apparit ions. Vous vous
croiroz obligée de me fuir comme un animal danger eux
que vous m'aper cevrez.
ausitô~
D'une voix qu'elle s'efforçait de rendre fermo,
Lauren ce J'épondit :
- Tout est changé pOUl' moi ct moi aussi il faut que
je change. Il n'existe qu'un moyen d'évite r d'entre prendre contre mes propre s sentim ents une lutto
destinée à une défaite plus ou moins tardive , c'est do
quitter HauLf;l-Forêt. Ainsi j'échap perai à J'emprise des
souven irs.
- Laur'euce, Laul'ence, dit M. de PyI'mOnL (car ce
n'était qu'un homme et les résolut ions prises dans lu
chapell e 6taienL hien chanco lantes mainte nant qu'il
devanL lui celle qu'il chériss ait vraime nt de
UVA.i~
ne m'aime z donc pas. Vous
âme), vou~
toute ~on
n"étiez tentée que par ma situatio n dans le monde ,
le milieu auquel j'u;JpUl'tenai3. Tout cc quo vous
ambitio nniez, c'était d'ô'Ll'o appelée ma femme ', aussi',
maintenanL quo vous me cr'oyez incapab le do devoni r
votro roal'Ï, vous n'admel,t,oz pas I!U'Ull ntLachemonL
ntro nous.
}1crmis ~ubsite
- Jo vous aime, vous 10 savez, mai, jo ne dois ni
avoir', ni monL:'cl", ni culLive r un senLimonL défenùu. Le
�LE SPECTUE VOILÉ
119
changer d'éLiquette serait de l'hypocrisie. Vous ne
deviendrez pas poue moi, du jour au lendemain, un
frère parce que je l'aurai décrété.
- Vous ne m'avez jamais aimé .
-Si vous rép ~ ' Lez encore ceLte phrase, je n' y répondrai
. plus. Pour la dernière I"ois je vous di s : je vous ai
aimé. Je VOll S aimerai toujours, mai.s je ne le l'épp.terai
jamais. M. de Pyrmont, il faut que je vous quitte.
- Pour eombien de lemps?
POUl' toujours. Il faut que je commence une
exislence nouvelle, dans un milieu nouveau, parmi
dos visages jamais vus.
- Je voux que vous restie7. avec moi, loin d'ici. Je
vais achet::!I' une délicieuse maison, non loin de
Cannes, au bord de la Méditerranée. Nous emmènel'ons
lV!m(' DelLour, si le voulez,-elloou une auLre personn e
d'âge respectable, - 0t là je vous chérirai et vou s
respecterai comme ma sœur ou comme ma fille.
- Monsieur de Pyrmont, dit Laurence dont 10. voix
tremblnit mais qui s'cJJOl'çait de lui donner un ton
hautain et dédaigneux, votre femme existe. Si je
vivais auprès de vous comme vous le désirez je ne
serais ni votre fille, ni votre sœur... Niel' cc que j'ai
dans la pensée, mais que je ne veux pas dire, serait
un mensonge.
_ Laurence, vous voulez donc me fo.iro mourir de
chagrin?
- On ne mew·t pas de chagrin; sans cela combien de
lIlèreiaW'vivraient àleul's fils, de femmes ù lùUl'5 mo.l'is ?
�120
LE SPECTRE VOILÉ
Celui quinous envoie l'épreuve nous envoie en même
temps la force de la supporter.
- Oh, je connaiscela, mais il faut une santé robuste,'
des organes en parfait état ...
- Eh bien, Monsieur, n'avez-vous pas tous ces
avantages? Et puis, ce n'est pas parfaitement exact. ...
« L ~ s femmes, engénél'al, ne.sont pas des colosses et
elles supportent des peines dont, souvent, elle croient'
mourir. Elles continuent à vivre cependant.
- Pauvre petite Laurence 1 Il me semble que ce
n'est plus vous tant vos traits sont ravagés, et vous
ne pleurez pas ... Oh, dites, vous resterez avec moi,
quand mêmo.
- Co serait mal...
Il Y out un moment de silence.
- Pourquoi vous taisez-vous?
La jeune fille subissait une rude épreuve. Une main
de fer semblait lui étreindre le cœur bien qu'elle
trouvât la force do se montrer presque impassible.
Moment terrible, plein de luttes, d'horreur et de
souITrance. Nul être humain ne désirait, autant que
cette orpheline, aimer ct être aimée, ct il lui fallait
renonoer à son amour en même temps que détruire
l'amour qu'on avait pour elle! Son douloureux:
devoir était contenu tout entier dan s oc seul mot: se
séparer!
VoyanL la luUe muette qui se livrait dans la jeune
fille, M. de Pyrmont poursuivit, voulant la fléchir:
- Savez-vous à quoi vous me condamnoz en ~art.JlL?
�LE SPECTRE VOILÉ
121
A une vie mauvaise. Ce que vous ne voulez pas être
pour moi, d'autres le deviendront ... Le désespoir
sera la cause de ma conduite dissolue.
- Je ne vous condamne pas plus à une existence
honLeuse que je ne m'y condamne moi-même. Nous
sommes faits pour souITrir et lutter, vous aussi bien
que moi. Quelle erreur de croire quo seules les femmes
doivent tout supporter et les hommes rien. Résignezvous donc. Vous m'oublierez avant que je no pense
plus à vous.
- Comme je vous ai menti - en me taisant dans une circonstance grave, vous ne croyez pas à ma
loyauté. Je vous ai dit que je ne changerai jamais et
vous m'affirmez en face que je changerai bientôt. Jo
vous affirme, moi - et je me connais - que vous me
désespérez. Alors je vous demande: EsL-il mieux de
précipiter un de sea somblables dans le désespoir que
do violer une loi lorsque personne ne doit en souITI'ir?
Car vous n'avez pas de parents qne vous craignez de
peiner en demeurant avec moi.
Ce dernier argument porta. Pendant que .M. do
Pyrmont parlait, la conBcienco de Lauronce s'obscurcissait. Oui, cette conscience, si délicate pourtant, lui
criait presque aussi haut que son cœur:
_ Cèùe 1 Côde enfin 1 Penso à sa souITrance, pense
au danger que tu lui fais courir. Entre deux maux, ne
faut-il pas choisir 10 moindre? Or n'est-ce pas un
moindre mal pour lui de demeurer avec toi que de so
trouver on bULte aux entreprises de créatures indignciii
�122
LE SPECTRE VOILÉ
de lui? Parmi les suites de son désespoir, ne faut-il
pas aussi envisager le suicide? Console-le, sauve-le,
aime-le 1 Dis-lui que tu l'aimes et que tu seras il lui.
Qui s'inquiète de toi sur la t erre? Qui sera ofTensé ou
atri~':,
8 par ta conduite? Des milliers de femmes ne
viV6nt-elIes pas ainsi en marge de la société, sans que
personne s'en doute? Tu sora3, pour le nouveau milieu
dans lequel tu vivras, Mme de Pyrmont, tout au ssi
bien qu e si tu étais mariéo .
Mais la conscience eut un sursaut de révolte et si,
tout ù l'heure, elle avait balbutié, mainlenanL ell e
criait bien haut.
- Tu te dois à toi-même. Plus tu as isolée, moins
tu as de parents et d'amis, plus tu dois te respecter :
c'es t surtout ohez les isolées que l'ablmc appelle
l'abîme, qu e la faute appell e la Iaute, oar il n'y a pas
de mères pOUl' les relever au premier faux pas. 'ru
respeoleras les lois divines, tu seras fidèle aux principes que tu as acceptés quand tu étais raisonnabl e,
et non pas déboussolée comme maintenant. Le3 lois et
les principes ne nous ont pas été donnés pour les
jours sans épreuves. Ils ont été faits pour des moments
comme celui·ci, alors que le cœur et l'ûme se révoltent
contre leur intransigeance. Ils sont durs, mais tu ne '
Jes violeras pas. A cette heurooù tu n'us plus toute ta
présence d'esprit parce que ton cœur parle plus haut
que ta raison, tu dois t'en tenir à ce que tu jugeais
bon en temps normal. C'est sur ce roo qu'il faut
del1lew'er. et non recheroher le terrain où l'oD.s'en!iat.
�LE SPECTRE VOILE
123
Entre ces deux êtres régnait un silence profond .
M. de Pyrmont pensait peu, n'ayant aucune décision
à prendre. Il était vrai mont abruti de chagrin et il
attendait que parlât Laurence.
Mais Laurence ne dit rien. Elle le regarda simplement et dans les yeux de la jeune 111Ie il Iut sa condamnation à la solitude, oui, à la solitude, car il se
rappela, à ce moment, ce que lui avait dit le prêtre,
dans la chapelle, quelques heures plus tôt. 11 resterait
seul et ne se souillerait pas.
Ce que M. de Pyl'mont éprouva ,alors, nous n'essayerons pas de le dire. Il y a des douleurs qui échappent
à la mei:lUl'e du temps commo elles échappent aussi
aux descriptions et aux dissertations humainos. Une
seulo minute résume parfois tout. oe qui se peut
souffrir en ce monde.
Laurence et M. de PyJ'monL étaiont tous deux ft
celLe minute-là.
- Oh, dit-il enfin dans un déchirant sanglot,
Laurence, mon amour', ma vie 1
La jeune liIle avait déjà gagna lu porte en passant
devant tous lOt! bagages pl'éparés on vue de sou
voyago de noces. Hi or une si douce espérance, et une
Lelle menace en embuscade 1 Pour un jouI' si plein de
promesses, quoI sinistre lendemain!
Oui, elle était déjà dans ]0 corridor', car elle voulait
,rafraîchir soo front hl ûl!lnt il l'air du parc, maie olle
revint GUI' ses paa, s'ogenouiHn auprès du malhoureux .
C'est ù co momcnL n.ôme qu'clIo voulait lui <lire
�124 '
LE SPECl'llE VOILÉ
adieu, à ce moment où il pouvait espérer la revoir le
lendemain et peut-être les jours suivants, car les
sentiments et les résolutions de l'homme connaissent
le flux et le reflux, comme les flots de la mer. 1
, Demain, peut-être, M. de Pyrmont viendrait à la
rescousse, demain, peut-être, par affaiblissement
d'énergie, ello céderait ...
Et tandis qu'il était là sanglotant, sans forces, sans
ressort, elle s'agenouilla aupl'ès de lui et embrassa au
Iront sa tête penchée.
- Ne pleurez plus ... Cherchez la force où elle se
trouve, je prierai pOUl' qu'elle vous soit envoyée.
Jamais je ne vous oublierai ... jamais ...
Avant de desoendre dans le parc, elle passa par la
cuisine. Les domesliques n'avaient pas osé 8e montrer.
La journée entière s'était passée dans le désarroi et
les larmes, touLe vie normale suspendue.
Laurence savait bien que nous ne sommes pas de
purs esprits, qu'âme et corps sont étroitement mêlés,
et qu'il faut noUl ril' la machine à laquelle l'âme
imprime de si rudes secousses.
Elle prépara du bouillon chaud, auq uol 0110 incorpora deux jaunos d'œuf, cl, le monta à M. de Pyrmont:
- Tenez, prenoz ceci. .. C'est léger et no vous fora
pas de mal. Bu vez aussi un peu de vin ...
Et tandis qu'elle donnait ces soina si humbles, si
terre à terre;
- Adieu l. .. Adieu 1. .. criait son cœUl' qui plomait
Jel:! larmû3 ?Je sang.
�LE SPECTRE VOILt
125
Quinze ans après.
r(
Préventorium deV .. , 15aoû.t 19...
{( Mon cher André,
« C'est l'heure de la sieste. Mon pP,tit monde dort.
Si ]a mère un instant respire et se repose, comme
dit le poète, l'infirmière aussi.
Il faut que je vous remercie pour les beaux jouets,
bien arrivés, qlli font ]0. joie de tous. Il y en a eu
pour les nécessités et les goûts divers, pour les assis,
les allongés, les remuants ...
« Vous me demandez comment je vais? Je vous ai
dit souvent que dopuis la terrible nuit où jE' me suis
glissée hors de H&ute-Forêt, après un baiser sur le
front de Sabine endormie, j'ai foit abstraction
complète de moi-même et je m'occupe peu de ma
pauvre personne, si offacée, si anonyme sous le voile
blE:u.
« Certs~
je ma soigne de mon mieux, cal' toute via
est utile et le promier des devoirs est de se maintenir
on bonne santé, afin qu'il n'y ait pas de fléchissement
dans cette utilité, maia je no recherche d'autre
satisfaction en ce monde que celle du devoir accompli.
« Mon cœur ne peut plus aimo!', mon cœurne peut
plus s'attacher à personne, et je n'ai pour les pauvres
enfants qui me sont confiés qu'une tendresso de
volont&i mais celle-là, croyez.lo, peut ôlre aussi
�126
LE SPECTRE VOILÉ
grande qu'une tendresse de sentimcnL. Bile a, non
le mérite, mais l'avantage , pour ceux qui en sont
l'objet, d'être plus régulière, plus universell e, moins
sujette au caprice, d'être , aussi , inac
e~s
ible
à la
préférence .. .
Il Vous m0ritez vingt sul' vingt, m'ad,
~c la'
é rautl'e
jour la Direc tl'Ïce en souriant: inaltérable paLience,
sérénité, dévo uem,mL.,. et vous êtes si précieuse,
avec votre brevet supérieur, pOUl' ceux qui ont dû
quitter mom entanément l'école pOUl' cause tic j'aible
s~
ou de menace de tuberculose 1...
u Voilà ce qu'on pense de moi, mon cher André, de
moi qui suis détachée <le lout en ce monde, si ce
n'esL ... Mais j'ai promis de vivre sans répéter jamais
ce que vou s suvoz aussi bien que moi.
Il : ' ouis heureuse de la résolution que vous avez
pri
~ l ' JI Y a bientôt quinzo ans, ct dans laquelle vous
a, . persévéré: de vivre, oblat, à S ... , et de vous y
occuper ùe grande culture ct d'élevage, sous la protection d'une règle sévère. J'ai reçu des exemplaiI'ee
ùe la Vie à la Campagne qui montraient de vos produits: c'est merveilleux. Vous voyez bien que , pOUl
se consoler, il n'ost pas indiqué de se lancer dans una
vie dissolue.
« P auvre Haute-Forêt, incendié si peu de jours après
mon départ ot dont il ne rcsLe pas pierre sw' pierre,
il csL toujours debout dans mon souvenir et n'en
disparaÎll'a jamais 1 Et dites-vous bien qu'il vaut
mieux pOUL' tous comme pour olle-même que Mme de.
�127
LE SPECTRE VOILÉ
P ... soit étroitemenL surveillée dans un \tablissement
~ A bientôt, mon cher André.
cc Mme la Directrice autorise volontiers votre visite
cette année comme les années précédentes , autnnt
que p.oBsible au commencement d'octobre, car
alo1"1.; beaucoup d'enfants partent et nous respirons un
peu.
a Sérénité )l, a bien voulu dire, à mon sujet, Ja
Directrico.
cc En efIet, le désespoir existe- t-il pour ceux qui
savent que cette vie n'est pas toute la vie et qu'un
jour, demain, nos larme!! seront séchées?
LAURE NCE. l)
FIN
2860·32. -
CoRBEIL. ImprlmerlD
oure.
�,
POlir paraitre
jC:1m
procl.ain
lODS
le nO 335 de la collection ..
FAi'IIA. "
MARIÉE QUAND MËME
par MARTHE
FIEL
CHAPITRE PREMIER
M. Lecontepol est un commerçant à la veille de
se retirer des affaires. Il a beaucoup travaillé dans
sa vie et n'a plus qu'une ambition : vivre à la
campagne.
Donc, quelques années avant de céder son fonds,
s'est-il promené dans tous les environs de Paris,
afin de choisir ]e lieu où il finira ses jours.
Chaque vendredi, son jour de congé, car il éLait
charcutior, il parLait, l'espoir dans l'âme, certain
de trouver, avant le soir, l'habitation et le séjour
rô vés.
Mais il sc montrait be:wco up plus difficile qu'il
ne s'en doutait, et chaque maison qu'il visitait
soulevait ses objecLions.
A dire vrai, les villages qu'il distinguai L, au
petit bonheur, ne comportaient pas beaucoup de
logis in ol;ul1 pés, et les paysans s'affirmaient assez '
rrcDlcitrnnLs devant les demandes de ce visitaur
étranger ù la région.
M. Locontepol, ainsi que sa femme, étaient du
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suivre.)
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Title
A name given to the resource
Collection Fama
Relation
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Text
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Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Hullet , Marie-Anne (18..-19..)
Title
A name given to the resource
Le spectre voilé : roman
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Ed. de "la mode nationale
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
impr. 1932
Description
An account of the resource
Collection Fama ; 334
Type
The nature or genre of the resource
text
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
application/pdf
Language
A language of the resource
fre
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BUCA_Bastaire_Fama_334_C90802
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Relation
A related resource
vignette : https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/thumbnails/36/73250/BUCA_Bastaire_Fama_334_C90802.jpg